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1806, 10-12, t. 26, n. 272-284 (4, 11, 18, 25 octobre, 1, 8, 15, 22, 29 novembre, 6, 13, 20, 27 décembre)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME VINGT - SIXIÈME .
1
VIRESACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ;
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
1806
DIDL. UNIV,
GENT
T
1
(NO. CCLXXII. )
(SAMEDI 4 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE..
POÉSIE.
HÉRO ,
CANTATE (I )
(Elle sort de sa tour, au milieu de la nuit, après avoir
allumé leflambeau qui doit servir de guide à son amant. )
RÉCITATIF.
L'ASTRE brillant des jours n'éclaire plus le monde ;
Déjà règnent partout le silence et la nuit;
Tout l'univers , plongé dans une paix profondé ,
Cède au pouvoir du sommeil qui me fuit;
Et de Phébé l'image étincelle dans l'onde ,
Qui doucement frémit .
La tremblante Héro vous implore,
O vents , de l'Hellespont respectez le repos !
Voici l'heure charmante ou celui que j'adore,
Pour me revoir encor', va traverser les flots
CANTABILE.
Veille sur lui , puissante Cythérée !
Amour des Dieux, et reine dès mortels ,
1
(1 ) Cette cantate a été composée pour le grand prix de musique , remporté
par M. Bouteiller fils , âgé de dix-huit ans. Elle sera exécutée dans
laséancede l'Institut , du4 octobre ,
A2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Ate servir, ennaissant consacrée ,
Mes mains n'ont point profané tes autels !
•Ilva venir.... Exauce ta prêtresse;
Et daigne encor veiller sur son retour .
Tu dois un prodige , ô déesse ,
Ace prodige de l'amour !
RÉCITATIF.
Je vais le voir !... Quel espoir pleinde charmes !
Non, jamais noeuds plus doux n'ont uni deux amans .
Quel bonheur ! quels transports ! mais aussi que d'alarmes !
Qu'il me faut payer cher ces fortunés momens !
Le moindre bruit m'agite.... Un retard m'épouvante....
Je crains tout , et la nuit et la trompeuse mer,
Et le zéphir qui trouble , en voltigeant dans l'air ,
De mes légers fanaux la lumière tremblante.
Ecoutons .... N'ai- je pas entendu quelque bruit ? ...
C'est le vent , dont le souffle agite le feuillage....
Ce sont les flots émus qui frappent le rivage ....
Hélas ! il ne vient point, etle ciel s'obscurcit !
Déjà s'enfle et mugit la vague blanchissante ;
Un nuage , des nuits a voilé le flambeau.
Cher amant , que fais- tu ? Dieux ! la tempête augmente....
As-tu quitté le port ? ... Pour revoir ton amante
Braves-tu le courroux et des vents et de l'eau ?
CAVATINE.
D'Abydos rejoins le rivage ,
Unique objet de mes amours !
Tu dois préserver du naufrage
Des jours dont dépendent mes jours,
Ne crois pas qu'un moment d'orage
Puisse m'ôter tout mon bonheur :
L'espérance et ta douce image
Resteront au fond de mon coeur.
D'Al ydos rejoins le rivage , etc.
RÉCITATIR
:
O Vénus , ai-je done mérité ta colère ? ..
La tempête en fureur confond les -élémens ;
Et les vents , déchaînés dans cette horrible guerre,
Aux coups redoublés du tonnerre
Mêlent d'horribles sifflemens .
La foudre, à longs sillons , déchire et fend lanue;
;
OCTOBRE 1806. 5
Seule , elle brille au sein decette nuit d'horreurs ....
Grands Dieux , prenez pitié d'une amante éperdue ! ...
Aux livides clartés de ses feux destructeurs
Quelobjet sur les flots vient s'offrir à ma vue ?
Courons.... Orage affreux je brave tes fureurs ....
C'est lui ... Dieux ! c'est Léandre... O destin quime tue...
C'est lui... pâle... glacé...Cher amant !... je me meurs...
AIR.
Vénus, o fatale déesse ,
Que t'ai-je fait pour me trahir ?
Courage, amour, beauté , jeunesse,
Pour lui rien n'a pu te fléchir !
Restes chéris qu'en vainje presse,
Hélas , ni les voeux que je fais ,
Ni mes regrets , ni ma tendresse
Ne vous ranimeront jamais !
Destins , il vous faut deux victimes :
Destins jaloux, soyez contens !
A
20
Perfide mer , dans tes abymes
Réunis encor deux amans .
(Elle seprécipite. )
FRAGMENT
Tiré du premier chant du poëme de LA NATURE.
Contre le Duel, et sur le véritable Honneur.
ELÈVE de Palès , &mortel généreux ,
Toi qui d'un fer paisible ouvre tes champs heureux,
Jamais l'affreux Duel , monstre impie et farouche ,
La fureur dans les yeux et l'insulte à la bouche,
De rage, de vengeance et de sang altéré ,
N'arına tes mains d'un glaive aux meurtres préparé !
Tune la conçois pas cette horrible folie
Qu'adopta du Français la cruauté polie ,
Et qui , fermant l'oreille aux cris de la pitié,
Pour venger des égards égorge l'amitié.
La raisoncalmeroit la fureur qui l'anime;
Mais d'un blame moqueur l'effroi pusillanime ,
Précipitant son bras à ces tristes exploits ,
Le jette entre la mort et la rigueur des lois.
3
3
1
MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! ces Grecs , ces héros , au-dessus de l'outrage ,
Par ces lâches fureurs souilloient- ils leur courage ?
L'art du gladiateur, vil aux yeux des Romains ,
Aces meurtres obscurs n'instruisoit pas leurs mains :
Citoyens désarmés à l'ombre des murailles ,
Us cherchoient aux combats d'illustres funérailles ;
Vengeurs de la patrie , ils ne daignoient périr
Qu'aux yeux de l'univers et pour le conquérir.
Mais vous , héros du meurtre, inhumains par foiblesse,
Impatiens d'un mot, d'un geste qui vous blesse ,
Barbares , vous plongez au coeur de vos amis
Ceglaive réservé pour des flancs ennemis !
O sainte Humanité , par tes cris, par tes larmes ,
Arrache de leurs mains ces parricides armes !
Enfans de la nature , ils osent l'outrager !
A ses yeux , sur son sein , ils courent s'égorger !
Ah, cruel , entends-la soupirer et te dire :
<<< Tu ne saurois créer ; oseras-tu détruire ? >>
Tu l'oses ! ... Vois le prix dont ton glaive est jaloux;
Vois ce corps tout sanglant , tout percé de tes coups.
Tu reçules d'horreur ! ton pied tremblant s'égare !
Ton coeur même s'écrie : Ah ! qu'as-tu fait , barbare !
Où fuir ? ... Ton coeur sans cesse accusera ta main;
La nature voudroit le bannir de son sein.
De ton féroce honneur connois donc l'imposture ;
Va, le crime commence où cesse la nature .
Ose sur ta vertu mieux consulter sa voix ;
Faux brave , du Brave Homme ( 1 ) admire les exploits ;
Vois-le , sept fois plongé dans ces flots pleins de rage,
Ravir sept malheureux aux horreurs du naufrage ;
Vois cette humanité , qu'on ne sert pas en vain ,
D'un obscur matelot faire un mortel divin .
Plus utile à ton roi , plus brave encor peut- être ,
Quand un flatteur l'aveugle , ose éclairer ton maître ;
Sauve la vérité du naufrage des cours .
La cabane indigente appelle ton secours.;
Verse un or généreux sur ces pâles victimes
Aqui la faim peut-être eût conseillé des crimes :
Dans la nature alors tout va rire à tes yeux ;
Le prix est dans ton coeur, il paye avant les Dieux.
Par M. LE BRUN , de l'institut.
(1) Personne n'ignore l'action héroïque du matelot Broussard , surnommé
le Brave-Homme.
OCTOBRE 1806. :
A MON CAVEAU.
Dans ce caveau frais et joli ,
Où , sans me vanter , je vous range ,
Tous les ans après la vendange ,
Mes vingt feuillettes d'un Marli
%
Que je bois toujours sans mélange ,
O mon vin , prête-moi tes feux !
Je vais entonner ta louange ;
Il nous fautun prodige étrange :
Enivre-moi si tu le peux.
Parfois plus d'un auteur fameux
Vit blanchir et fumer son verre
Des flots d'un Champagne écumeux.
Qui s'irritoit dans la fougère;
Et soudain buvant sa colère ,
Lui dut les traits les plus heureux.
Que de fois ta verve légère ,
Aï , dans des soupers brillans ,
En mille éclairs étincelans
Fit jaillir l'esprit de Voltaire !
Ta séve agitant les cerveaux ,
Rompant ses fers , bacchante aimable ,
Autour de lui tomboit à table,
En torrent de mousse adorable ,
De ris , de verve , et de bons mots.
Corneille , au front mâle et sévère ,
Français avec un coeur romain ,
Grace au Beaune , grace au Madère ,
Se mettoit quelquefois en train.
Ce bon homme , sa coupe en main ,
Creusoit plus d'un grand caractère ,
Et , terrible au fond de son sein ,
Comme en un volcan toujours plein ,
Entendoit gronder son tonnerre.
Je crois que nos vins de Marli
Ne l'auroient pas si bien servi :
Sur ce point là je me résigne .
Ah! le Parnasse a des coteaux ,
Des bosquets , des fleurs , des ruisseaux,
Et pas un seul arpent de vigne.
Quel oubli ! le Bacchus gaulois
A
4
MERCURE DE FRANCE ,
NIS
V
Versa tous ses dons à la fois
Sur la Champagne et la Bourgogne .
Mais je bois sans être jaloux ,
Je bois rondement , sans courroux ,
Et sans que mon front se refrogne,
Nos vins d'Auteuil et de Saint-Clou ,
Et de Nanterre et de Chatou ;
Et le Surene et le Boulogne ,
Que Dieu fait croître auprès de nous :
Le même bois les produit tous.
« L'important, disoit feu Grégoire ,
>> En payant du vin , c'est de boire.
Qu'il soit veillé, fait au logis ,
<< Bien cuvé , clair comme un rubis ,
« Que grain à grain on vous l'égrappe ,
« Bu sans eau , notez bien ici ,
« Je vous réponds d'un vin qui tape ,
<< Autant au moins que vin du pape ,
<<<Fût-il ou de Garche ou d'Issi. »
Maître Adam pensoit bien ainsi ,
Lorsqu'à Nevers , dans son délire
Il célébroit , sous son caveau ,
Son vin d'Arbois vieux ou nouveau,
En vers qu'il dédaignoit d'écrire ;
Mais qui , sortis de son tonneau ,
Sans rabot, sans maillet, sans lime,
Opulens de verve et de rime ,
Montoient fumans à son cerveau.
Vin fécond , quel est ton empire !
Vin charmant , tu n'as qu'à sourire ,
Le triste amant est consolé !
Sur les maux que me fit Ismene,
Ton nectar à peine eut coulé ,
Que je voyois , moins désolé,
Se perdre dans ton jus perlé
Les rigueurs de mon inhumaine.
Que le Falerne chez Mécene
D'Horace égayoit les festins !
C'est là , content de ses destins ,
Qu'il oublioit dans ses ivresses
Et tous les torts de ses maîtresses,
Et les vers de tous les Cotins .
DesGraces le poète antique,
Sur sa lyre anacreontique ,
:
9
OCTOBRE 1806.
Chantoit au déclinde ses jours :
« O vins enchanteurs de la Grèce !
>> Soyez pour moi , pour ma vieillesse ,
>> Encor plus ohers que mes amours ! >>
Lorsque Rabelais en folie ,
Lajoieet le ris dans les yeux ,
D'esprit , d'ivresse radieux,
Plongeoit sa raison dans l'orgie ,
Ce n'étoit point, je le parie ,
En lui versant du vin de Brie?
C'étoit à coups de Condrieux.
Et quand notre bon La Fontaine ,
Sans bruit dans un coin fortuné
Vous avoit pris son Hypoerène ,
Vieilenfant , sans soins et sans peine ,
Comme il dormoit après dîné !
Mais quel est, tenant une lyre,
Cemortel que Saint-Maur admire ,
Dont mon oeil d'abord est charmé ?
C'est Chaulieu , ce convive aimable ,
Pour les fleurs , le sommeil , la table,
Les beaux vers , les belles formé ,
Chaulieu des Graces tant aimé,
Prêchant le plaisir par l'exemple ,
S'enivrant aux banquets du Temple
D'un vin par le temps parfumé,
Amant léger , mais ami rare;
Du tendre et délicat La Fare,
S'il apprit à sentir l'amour ,
A La Fare il apprend à boire ,
Entre les Muses et la Gloire ,
Entre les Ris et la Victoire ,
Vénus , Vendôme , et Luxembourg.
Le dur Caton buvoit dans Rome;
Chapelle au vin donnoit la pomme;
Piron buvoit ; et l'on sait comme
Boileau buvoit; je bois aussi ,
Car j'ai toujours en honnête homme
Honoré le vin , Dieu merci.
"
र
M. DUCIS , de l'Institut.
10 MERCURE DE FRANCE ,
LE CHIEN DE PAUL ,
ANECDOTE HISTORIQUE.
Le chien , dont voici l'aventure ,
Etoit loin d'être un inconstant ;
Foible , timide en son allure ,
Et se perdant à chaque instant.
A ce chien d'humeur vive et folle,
Que je peux vous peindre d'un mot ,
Il ne manquoit que la parole :
Bien des gens ont cela de trop .
Ce chien , on le nommoit Barbiche,
Et le nom lui convenoit fort :
C'étoit un superbe caniche
A l'esprit subtil et retord .
Oui, si je ne craignois pas d'être
Aux yeux de Paul un insolent ,
Je vous dirois : plus que le maître
Le chien étoit intelligent .
Un beau jour, Paul étant en route ,
Avec Barbiche et deux amis ;
Ces messieurs osent mettre en doute
Des talens prônés et chéris .
Soudain Paul , cherchant la manière
De prouver l'esprit de son chien ,
Jette six francs dans une ornière :
Notez que le chien n'en voit rien .
On avoit fait plus d'une lieue ,
Lorsque Paul s'arrête tout court ;
Barbiche, remuant la queue ,
Vers son maître aussi- tôt accourt.
« J'ai perdu. » Ces deux mots suffisent ,
Le chien en devine le sens ;
Il part , et les amis se disent :
« Adieu Barbiche et les six francs . »
On poursuit chemin , on arrive ;
Mais Barbiche ne revient pas .
De Paul, toujours sur le qui-vive ,
Ses amis se moquent tout bas .
1
OCTOBRE 1806.
Messieurs , messieurs , point d'imprudence
Dans vos préjugés incertains :
Ne jugez pas sur l'apparence
Les chiens ainsi que les humains.
Vous desirez savoir, sans doute ,
Ce que Barbiche est devenu :
Un homme a traversé la route;
Cet homme a ramassé l'écu :
Notre chienreconnoît la place ,
Et, dirigé par son instinct ,
Lestement se met sur la trace
Du quidam qu'enfin il atteint.
Avec mainte et mainte caresse
Il aborde le voyageur,
Qui , charmé de sa gentillesse ,
Lui fait l'accueil le plus flatteur .
Et puis il l'emmène à sa suite ;
Etdesirant se l'attacher,
Luidonne bon souper, bon gite,
Dans sapropre chambre à coucher.
Le voyageur qui se dispose
Abien dormir toute la nuit ,
Quitte sa culotte, et la pose
Sur une chaise près du lit.
Le chien qui la guettoit , la hape ,
Et crac .... le voilà décampé.
On crie : « Arrête , arrête , attrape ! »
Mais l'homme seul est attrapé .
Barbiche, tout fier de sa proie ,
Rejoint son maître à son logis ;
Et vous devinez sa surprise
Et celle de ses deux amis .
Accompagné de plusieurs autres ,
Paulrevoit l'écu qu'il attend.
Or, apprenez , vous et les vôtres ,
Comme il faut placer son argent.
ENIGME.
RADET.
BLANCHE ou noire , grande ou petite,
Onconnoît partout mon mérite.
Leriche et l'indigent , tous ont besoin de moi;
Lesexe enfaitsur-tout un plus fréquent emploi.
12 MERCURE DE FRANCE ,
Mais si
Je suis parfois brillante ,
Et toujours très-piquante ;
jeperdsis la tête, adieu tous mes amis,
Je suis enbutte alors au plus parfaitmépris.
LOGOGRIPHE.
DIX lettres composent mon nom :
Je suis personne , je suis chose ;
Et certainement quiconque ose
Mevioler est un fripon.
Cependant, lecteur, je t'assure
Que lorsqu'on pénètre chez moi ,
L'on peut êtrede bonne foi;
Mais alors je suis un parjure.
Trève à ces contradictions
Qui pourroientme faireconnoître :
Voici de sûres notions'
Qu'on trouve en disséquant mon être.
Delanature en moi je porte le rival ;
De plus un petit animal
Qu'à détruire l'homme s'obstine ,
Parce qu'il vit à ses dépens ;
Souvent même l'on s'imagine
Le trouver chez d'honnêtes gens ,
Remplis d'esprit et de talens;
J'offre encore le synonyme
D'une défectuosité;
De Boileau le genre sublime;
Unmonstre de l'antiquité ;
Levieux nomd'une isle conquise
Par les Musulmans , sur Venise ;
Cemal- adroit qui traversa les airs ,
Et se noya , laissant son nom aux mers;
Le royaume d'Hiram; une fort grande cruche;
L'undes profits qu'on tire d'une ruche;
L'abri d'unjardinier; ce qu'un sage doit faire ,
Ainsi que moi , si je veux plaire ;
Car à la fin tu me découvrirois,
Etquand je m'ouvre trop tu me trouves mauvais.
CHARADE.
Dès qu'un enfant peut doubler mon premier ,
Il enchante l'oreille et le coeur de son père;
Mon second et l'Amour accompagnent Glycère.
Quand reviendrai-je , hélas! habiter mon entier.
Parun Parisien relégué enTouraine.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Chaine.
Celui du Logogriphe est Corsaire, où l'on trouve roi, cor,or,rosaires
rose.
Celui de la Charade est Chauve-souris,
T
1
OCTOBRE 1806. 13
Lettres inédites de Mirabeau , Mémoires et extraits de Mémoires
écrits en 1781 , 1782 et 1783 , dans le cours de ses
procès de Pontarlier ( en réhabilitation ) , et de Provence
(enséparation ) avec sa femme. Le tout faisant suite aux
lettres écrites du donjonde Vincennes. Unvol. in-8°. Prix :
6 francs , et 7 francs 50 cent. par la poste. A Paris , chez
le Normant, libraire , rue des Prêtres Saint- Germainl'Auxerrois
, n°. 17.
?
COMME on parloit devant Voltaire du projet qu'on avoit
de faire imprimer ses lettres à l'abbé Moussinot , croyez-moi ,
dit-il , brûlez ces paperasses , je crains qu'on ne m'y voie
trop en laid ou trop en négligé. - On vousyverra , lui
répondit - on , tel que vous avez été; et ces lettres furent
bientôt après publiées.Qu'eût-il dit s'il eût pu prévoir l'horrible
abus qu'on feroit après lui de l'imprimerie , et que le
moment viendroit , où , non-seulement ses lettres à l'abbé
Moussinot , mais toutes ses lettres, et non - seulement les
siennes , mais cellesde tout homme un peu connu , et nonseulement
les lettres , mais encore les mémoires , les extraits
de mémoires , toutes les paperasses qu'on pourroit recueillir
d'unhomme qui auroit fait du bruit, seroient imprimés , et
qu'au moyendes préfaces , des notes, des explications dont on
les chargeroit , on en feroit de gros livres , plus gros qu'aucun
des chefs-d'oeuvre de l'antiquité ? Qu'eût-il dit ? C'est alors
qu'il eût tremblé pour sa gloire; et je ne crois pas qu'il se
fût contenté de manifester froidement son improbation. ::
Ainsidonc, il ne sera plus permis à l'homme qui a quelque
renominée , d'épancher son coeur dans une lettre , ou quand
il le fera , il devra trembler d'être un jour traduit pour cette
lettre même au tribunal de la postérité , et d'y être jugé sur
14 MERCURE DE FRANCE ;
les confidences même qu'il aura cru ne faire qu'à l'amitié.
Ainsi , lorsqu'il lui arrivera d'écrire quelques phrases sans suite
etsans ordre , qui ne doivent servir qu'à lui rappeler d'autres
idées dont il veut faire usage en un autre temps , il aura toujours
à craindre que ces mêmes phrases ne soient données un
jour comme l'expression de son caractère ou la mesure de
son talent. Et les grands écrivains , après avoir passé de longues
journées et de plus longues nuits à chercher les mots propres
et les meilleures tournures , après avoir péniblement travaillé
toute leur vie à faire dire à la postérité , qu'ils furent des
auteurs corrects et élégans , seront forcés de comparoître
devant elle, chargés de toutes les négligences qui annoncent les
mauvais écrivains ! Et pour comble d'injustice , ceux qui les
montreront en cet état auront le courage de dire qu'ils les font
voir tels qu'ils ont été.
Travaillez maintenant , hommes célèbres ; polissez , limez
vos ouvrages ; tâchez de ne rien offrir au public qui ne soit
digne de la réputation que vous vous êtes acquise : avec du
temps et de la peine , vous en viendrez peut-être à bout ;
et dans ce cas , si un critique trop sévère s'élève contre vos
succès , le public lui-même s'élévera contre le critique , et
vous vengera de son injustice. Mais qui vous protégera contre
cette armée d'éditeurs toujours aux aguets pour surprendre
tous les chiffons mal déchirés par vous , et qui n'attendent
que le moment de votre mort , pour les faire imprimer ,
comme faisant suite à vos oeuvres ; qui iront de tous les côtés,
mendier les divers billets que vous aurez écrits pour en faire
lemême usage , qui peut-être publieront jusqu'à ceuxmêmes
quevous leur aurez adressés , et qui se vanteront encore d'être
vos amis et vos admirateurs ? Amis mal - adroits , mille
fois plus redoutables pour vous que les censeurs mêmes
les plus injustes , puisque ceux- ci au moins ne cherchent des
fautes que dans les ouvrages que vous avez vous-mêmes exposés
à la censure , et que les autres vous poursuivent jusque dans
OCTOBRE 1806. 15
:
T
le fond de votre retraite , pour y surprendre tous vos secrets
et toutes vos foiblesses : admirateurs imprudens qui ramassent
toutes les ordures de votre cabinet , et qui les vendent au
public comme des trésors précieux ; charlatans ridicules , qui
ne nous font voir de vous qu'un portrait défiguré , chargé de
haillons , et qui nous crient encore que vous voilà tel que vous
futes.
Mon intention n'est pas de me rendre ici le champion de
M. de Mirabeau , ni de défendre jamais sa mémoire contre
ceux qui l'attaqueront franchement , c'est-à-dire en lui opposant
les actions qu'il a faites , et les écrits qu'il a publiés.
Certes , ce n'est pas moi qui me porterai pour défenseur d'un
tel homme , et d'un tel écrivain. Je pense au contraire qu'il
ne fut ni un homme assez remarquable , ni un auteur assez
distingué , pour qu'on ait pu raisonnablement se flatter , que
sonnom , placé sur le frontispice d'un livre , suffiroit à le faire
acheter. Mon unique intention , c'est de dire , et de bien faire
entendre à tous les lecteurs , que ce livre , quand même
il ne seroit pas de M. de Mirabeau , ne seroit et ne pourroit
être encore qu'un fatras inutile , un recueil de paperasses,
indigne de l'attention publique. Mon unique but , c'est de ne
laisser passer aucune occasion de verser sur de pareils livres
tout le mépris qu'ils méritent.
Des lettres inédites , des mémoires , des extraits de mémoires',
le tout faisant suite , etc. Il me semble que tous les
hommes qui se sont fait un nom fameux par leurs actions ou
par leurs écrits , devroient se liguer contre tout éditeur d'un
recueil qui porteroit un pareil titre : il s'agit ici de leur intérêt
le plus cher , il s'agit de leur gloire même, qui est toujours
par quelque endroit attaquée dans ces sortes de compilations.
Je dis plus ; tous les amis de la bonne littérature devroient
aussi réunir leurs efforts pour les décréditer ; car , enfin , il
n'est pas vrai que tout ce qui est tombé d'une plume célèbre ,
soit fait par cette raison seule pour nous intéresser. Au con16
MERCURE DE FRANCE ,
traire, unmauvais ouvrage , lorsqu'il est produit par un bon
écrivain , n'endoit paroître que plus mauvais; et il mesemble
encoreque, par respect pour son auteur (on sent bien que je
ne parle pas de M. de Mirabeau ) , par celui qu'on doit aux
bonnes études , par celui qu'on doit au bon goût; loin d'en
multiplier les copies , il faudroit , s'il étoit possible , en effacer
jusqu'au souvenir. Qu'on y prenne garde , les grands hommes
entout temps sont rares; mais le nombre de ceux qui prétendent
à ce titre est toujours fort grand ; et si on s'accoutume
à estimer , à rechercher un ouvrage , sur le nom seul de celui
qui l'a fait , sans considérer ni le fond , ni la manière dont
le sujet est traité , on ne manquera jamais d'écrivains qui se
croieront assez importans pour pouvoir se présenter au public
dans leur négligé. Alors plus d'études , plus de travail: tout
homme qui aura une fois fait un livre estimable , croira avoir
acquis le droit d'en publier de mauvais , sans que sa gloire ou
ses intérêts en souffrent ; son exemple en entraînera d'autres
qui en publieront de plus mauvais encore ; et de proche en
proche , la paresse deviendra le défaut de tous les auteurs , et
la négligence celui de tous leurs ouvrages.
Proscrivons donc ce fatras d'écrits inutiles , dont le moindre
inconvénient est d'en faire naître de plus inutiles encore. Surtout
n'ayons point d'indulgence , pour les éditeurs de lettres ,
jedis , de ceux même qui font imprimer des lettres qui ne leur
ont pas été adressées , de ceux même qui , en le faisant , n'ont
dumoins pas violé le dépôt qui leur fût confié par l'amitié.
A plus forte raison , repoussons sans ménagemens ceux qui
publient des lettres de leur ami , des lettres , où ils nous le
font voir sous des traits tantôt communs et tantôt odieux, et qui
nous disent : « voilà mon ami , le voilà tel qu'il fut ». Car
enfin , mettons les choses au pire , et supposons ( ce qui étoit
le cas de Voltaire et du plus grand nombre de ses correspondans
), que ce soient des conspirateurs qui s'écrivent. Je dirois
à un éditeur : de quel droit révélez-vous les secrets de votre
complice?
DEPT
DE
LA
S
OCTOBRE 1806.
5.
complice? Ayez du moins la morale des brigands , et ne vous cen
rendez pas sans nécessité le dénonciateur de celui qui com
plotaavec vous. Quoi ! ces lettres que , du vivant de celui
qui vous les écrivit vous n'auriez osé lire peut-être devant
votresociété ordinaire , vous les livrez après sa mort au public !
Vous les lui vendez ! Vous les faites imprimer , quoiqu'elles
soient sans intérêt, etqu'elles ne contiennent riende nouveau !
Et cela , par le motifseul , que le nom de votre ami étant
célèbre , vous espérez qu'il fera acheter votre recueil ! Ainsi
donc , vous ne trafiquez pas seulement de son secret, vous
trafiquez de sagloire; et vous vendez l'un et l'autre au priz
dequelque argent.
Je ne connois que deux occasions où les lettres familières
⚫ d'unhomme célèbrepuissent inspirer quelqu'intérêt au public,
etdans lesquelles il soit vraiment utile de le montrer lui-même
tel qu'il a été dans sa famille et avec ses amis. La première
'est celle oùses lettresrappellent des moeurs etdes vertus dignes
d'être imitées , et peuvent par cela même servir à l'instructiondesesdescendans.
Parexemple , dans les lettres de Racine,
je ne reconnois pas l'auteur d'Athalie et d'Iphigénie ; mais
j'aime ày voir que dans le siècle de Louis XIV , les grands
auteurs , après avoir fait leurs grands ouvrages , ne songeoient
pas à nouer des intrigues pour les faire réussir , et qu'ils se
délassoient du travail de la journée , en s'occupant le soir de
l'éducation de leurs enfans. Les petits détails dont ces lettres
sont pleines , ne me peignent pas le grand homme ; sur-tout
ils ne me le peignent pas mieux que tant de chefs-d'oeuvre
qui ont rendu son nom immortel ; mais aujourd'hui il n'est
peut-être pas inutile d'apprendre que ce grand homme préféra
une fois leplaisir de manger une carpe avec sa famille, à celui
d'aller recueillir des applaudissemens à un dîner de beaux
<esprits, etque la crainte d'affliger son épouse par son absence ,
•l'emporta sur cellede désobliger un grand prince par son refus.
Otemps , & moeurs ! Eh! bien, je ne doute pas que dans le
B
BIBL. UNIV,
8 MERCURE DE FRANCE ,
siècle de Louis XIV, on n'eût désapprouvé la publication de
cettemême correspondance : on eût trouvé peut-être qu'il étoit
inconvenant de représenter un grand homme sous ces traits
petits et communs.... Sont-ils communs aujourd'hui? Et avonsnous
le droit d'en juger comme dans le siècle de Louis XIV ?
Le second cas ( on me prévient ) est celui , où un homme
célèbre après avoir travaillé toute sa vie à faire prévaloir des
opinions dangereuses , se présenteroit à la postérité environné
d'un éclat qui pourroit faire illusion , et donner du crédit à
ses erreurs. Alors il importe de détruire son influence ; alors
il faut dévoiler toutes ses menées , toutes ses intrigues ; il
faut , si on peut , mettre le public dans la confidence de tous
ses secrets. Ce n'est pas qu'il n'y ait encore dans la publication
qu'on fait de ses lettres quelque chose de bas et de vil , qu'un
honnête homme ne se permettroit pas; mais il est sûr pourtant
qu'il est utile de les connoître. Ceux qui les font imprimer
rendent , sans en être plus estimables , un grand service à la
société : ils sont en quelque sorte les exécuteurs de sa justice.
Ainsi , les éditeurs de la correspondance de Voltaire firent ,
sans le savoir , et sur-tout sans le vouloir , un des recueils les
plus instructifs qui aient été publiés dans ce siècle. Lorsqu'on
parcourt ces lettres si connues , et qui ne le seront
jamais assez , on croit voir l'antre de Cacus , tel qu'il parut à
tous les yeux , après qu'Hercule eût étouffé le brigand :
Abjuratæque rapinæ
Cælo ostenduntur , pedibusque informe cadaver
Protrahitur.
L
<< Ses vols désormais perdus sont produits au grand jour , et
le hideux cadavre est traîné au-dehors par les pieds. » Ce
cadavre , c'est celui de la philosophie , non pas seulement
vaincue , mais réellement morte et à jamais déshonorée dès
l'instant qu'on eût révélé au public par combien de ruses ,
d'astuce , de faussetés , on étoit parvenu à établir son empire.
Ces lettres de nos philosophes sont un véritable miroir où
OCTOBRE 1806.
19
: {
ils doivent frémir de se regarder ; et désormais , quand on
voudra les réduire au silence , il suffira de le leur présenter.
Enfin elles sont presque toutes de Voltaire ou de d'Alembert ;
et il étoit utile , nécessaire même , que le public connût Voltaire
et d'Alembert tels qu'ils étoient ; c'est- à - dire , l'un
comme un énergumene qui , tout en criant contre le fanatisme,
étoit lui-même un vraifanatique d'erreur ; et l'autre comme
un vrai fourbe , un intrigant subalterne , ne sachant que
tirer du feu les marrons qu'il n'y avoit pas mis. Qui m'a
fourni ces expressions ? Qui les a peints ainsi ? Ce sont euxmêmes
; et après eux ce sont leurs éditeurs qui nous ont revélé
tous leurs secrets ; et on peut dire qu'en cette occasion , mentita
est iniquitas sibi.
Mais quelle nécessité y avoit-il de peindre M. de Mirabeau
tel qu'il étoit ? L'influence que cet homme exerça sur
son siècle , et celle qu'il exerce encore parmi nous , sont-elles
donc si grandes , qu'il soit important de le faire voir au
public dans son négligé , ou , pour employer l'autre expression
de Voltaire , de le montrer dans toute sa laideur ? c'est
ce qu'il est temps d'examiner.
M. de Mirabeau eut l'air d'exercer pendant deux années une
grande influence sur son pays. Semblable à ces comètes à la
queue flamboyante , à la chevelure enflammée , qui se montrent
de temps en temps , et auxquelles le vulgaire attribue tous les
malheurs qui précèdent et qui suivent leur apparition, il parut
au milieu des tempêtes , et selon l'usage , on l'accusa de les
avoir rassemblées. Je crois cependant que M. de Mirabeau
borné par la nature au talent de profiter quelquefois habilement
des circonstances , n'eut pas celui de les faire naître . Le
feu couvoit sous la cendre : laissons-lui la honte de l'avoir
attisé. Les élémens de la révolution fermentoient dans toutes
lés têtes ; avouons qu'il contribua plus qu'un autre à leur
réunion. Ensuite qu'en a-t-il fait , et qu'est-il resté de tout
le fracas qu'il a causé ? Non , je ne puis voir dans M. de Mi-
4
B2
20 MERCURE DE FRANCE;
✔rabeau un grand homme; c'est à d'autres traits qu'on recon
noît les vraishommes d'Etat; et si on s'obstine à nous dire qu'il
fut du moins un grand orateur , je me contenterai de deniander
ce qu'il faudra penser désormais de la définition que
Cicéron nous a donnée de l'orateur ( 1 ) .
1
$
14
Si M. de Mirabeau fut éloquent , qu'on me dise donc
pourquoi on ne lit plus aucun de ses discours. M. de Mirabeau
ungrandhomme ! Non , je ne ferai pas à mon siècle le tort
de prodiguer ce titre à untel homme et à un tel écrivain !
Veut-on que nos descendans surpris des éloges que nous lui
aurons donnés , et ne sachant plus sur quels titres , s'écrient
dans leur étonnement : Voilà donc les grands hommes du dixhuitième
siècle ; ils ont paru comme ces globes de feu qui
brillent un instant dans les ténèbres , éclatent tout - àcoup
, et s'évanouissent , comme des torrens formés par les
orages , et qui ne laissent , pour toutes traces de leur existence
påssagère , que les débris qu'ils accumulent en se précipitant.
Que nous reste-t-il en effet de M. de Mirabeau ? Ses opinions,
ses discours , ses écrits, tout le fracas, tout le mal qu'il fit ,
ne fut-il pas dans un même jour et dans une même tombe
enseveli avec lui ? Il est mort , mort tout entier, et ce n'est
pas à présent qu'on peut craindre de le voir revivre. Quelle
influence exerce-t-il sur nous ? Quelle illusion peut-il nous
faire ? Je dis plus , quelle illusion a-t-il jamais faite ? Eh !
n'a-t-on pas toujours su ce qu'il étoit ?
On avoit vraiment grand besoin qu'un compilateur vint
nous dire pour la millième fois , que M. de Mirabeau fut un
mauvais fils et un mauvais époux , et qu'il préludât par les
troubles qu'il suscita dans sa famille , à ceux qu'il devoit un
jour fomenter dans l'Etat. Nous ignorions peut-être que sa
vie entière ne fut qu'une lutte continuelle contre son père et
contre son épouse, et sans ces lettres, jusqu'à présent inédites ,
(1) Vir bonus , dicendi peritus
يف
د
(
OCTOBRE 1806. 21
هب
nous l'aurions toujours ignoré ! Et quel est l'homme qui
3
publie ces lettres? Quel est cet éditeur bénévole qui croit
nous instruire de tous ces détails ? C'est un ami de M. de
Mirabeau , unhomme dumoins qu'il appèle son ami,, son
bien bon ami. Oh ! le livre rare. Oh ! l'ami fidèle. Oh ! les
détails curieux.
A
1.
Je me trompe : ces lettres renferment des détails qu'on ne
trouveroit point ailleurs. Par exemple , on savoit très-bien
que M. de Mirabeau ne se piquoit pas de constance dans ses
principes; car on le vit tour-a-tour contribuer au renversement
de la monarchie , ensuite la défendre , et même , dit- on ,
travailler sourdement à la rétablir. On l'entendit dans les tribunaux
invoquer toutes les lois , même celles qui protégeoient
la sainteté du mariage, et dans la tribune soulever toutes les
passions contre ces mêmes lois. Mais on crut, jusqu'à présent ,
que , ferme dans son aversion pour les vertus douces et paisibles
, il n'avoit jamais cherché à plaire à son père : on le
croyoit parfaitement incapable d'éprouver ces préventions de
famille qui sont si naturelles aux bons coeurs. Enfin on lui
faisoit l'honneur de penser qu'il n'avoit jamais admiré les
ouvrages de l'ami des hommes , ni adoré la fameuse idole
qu'on appeloit le docteur Quesnay. On étoit dans l'erreur.
Jetrouvedans ces lettres que M. de Mirabeau eut une fois la
fantaisie d'élever un monument à son père , et voici quel en
devoit être le plan. D'abord un pré à l'anglaise : dans cepré,
un bosquet en lauriers qui devoit étre l'enceinte du templede
la vérité : dans cette enceinte , une coupole à l'antique, et au
milieu de tout cela, l'ami des hommes léguant ses ouvrages
au temps et à la vérité. Voilà , il faut l'avouer , un legs qui
aété répudié par ses héritiers. Mais continuons. Là , Bacon,
Galilée, Socrate , tous les grands hommes persécutés et
méconnus par leur siècle , devoient trouver leur place ;
mais le groupe , objet du monument , c'étoit la statue de son
père dédiant ses livres à la déesse que le temps dévoilera. Il
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
faudra , continuoit M. de Mirabeau , trouver un moyen de
placer d'une manière flatteuse et distinguée...... le docteur
Quesnay qui a été le précurseur de mon père ..... ; et voilà ,
si je ne me trompe , un sujet capable d'échauffer un artiste.
En effet , l'Ami des hommes , Socrate , Galilée , Bacon , le
docteur Quesnay , auroient formé un singulier groupe , et il
y avoit là de quoi exercer toute l'imagination d'un Calot .
Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans ce projet , c'est
que M. de Mirabeau le formoit en attendant. En attendant !
Et qu'attendoit-il ? Lecteurs , il faut vous le dire : son père
'étoit malade , sa vie étoit menacée , il trembloit , il avoit
grandpeur ( ce sont les expressions de sa lettre ) ; et ce qui
prouve combien il étoit vivement affecté , c'est qu'il s'occupoit
de ce groupe en attendant sa guérison ; car ce dernier
mot se trouve aussi dans la lettre , et je ne veux pas citer
faux(1).
J'avoue que je ne saurois trouver dans ces détails même
rien de bien honorable à la mémoire de M. de Mirabeau , et
comme ce volume entier ne renferme rien de plus curieux ,
on a quelque lieu de s'étonner quand on entend l'éditeur
crier dans sa préface : « J'offre le complément de tout ce
>> que l'on a pu connoître jusqu'à présent des productions de
>> Mirabeau..... Je tire de la poussière des grefs , j'arrache à
>> des arrêts parlementaires , aux ordres ministériels , plu-
>> sieurs morceaux d'éloquence , dignes de la plus belle anti-
>> quité...... Enfin , cette collection peut être regardée comme
>> une suite très-immédiate , je dirois presque nécessaire des
>> lettres sorties du donjon de Vincennes , etc. etc. » Lecteurs
honnêtes , rassurez-vous , ceci n'est que le style ordinaire
(1) Apropos de ce monument ,le bon éditeur nous fait observer dans
unenote que cet hommage rendupar Mirabeau à son père ne sauroit
étre suspect. Et yra ment non,on voit qu'il part du coeur. Mais ce qui
m'a édifié encore plus que cet hommage , c'est de voir Mirabeau à genoux
devant le docteur Quesnay.
OCTOBRE 1806. 23
des éditeurs. Ces lettres jusqu'à présent inédites , et qui auroient
dû le rester toujours , n'ont du moins pas le tort d'être
la suite de l'ouvrage scandaleux qui fut publié comme sorti
de Vincennes. Elles sont inutiles , ennuyeuses; elles ont tous
les torts d'un mauvais ouvrage , excepté celui d'être dangereuses.
Examinons maintenant les premières phrases , et pour
cela commençons par les traduire en français.
On croiroit , à entendre M. de V. , qu'il n'y a rien au
monde de si éloquent qu'un procès-verbal de greffier , ou un .
arrêt du Parlement , ou un ordre ministériel . Il est certain que
rien ne se fait mieux écouter ; mais communément ce n'est
ni dans lesgreffes , ni dans les bureaux ministériels, que se font
les pièces d'éloquence ; et sans blesser le respect qui leur
est dû , on peut assurer que toute la force de M. de V. ne .
suffiroit pas à leur arracher des morceaux de ce genre dignes
de la plus belle antiquité. Le sens de cette phrase est donc
que M. de Mirabeau fit beaucoup d'éloquence à propos de
ces procès , de çes ordres et de ces arrêts. Par conséquent elle .
a aussi le tort de nous faire souvenir que M. de Mirabeau ,
toujours poursuivi par des ordres ministériels sollicités par
son père , et toujours parvenant pour son malheur à les faire
lever , finit par se précipiter dans de tels écarts , que la justice
publique ne put être plus long-temps contenue, et que nonseulement
il fut flétri par une sentence , mais condamné à
mort.
C'est pour faire révoquer cette sentence qu'il fut obligé de
se rendre à Pontarlier. On l'accusoit d'avoir séduit l'épouse
d'un vieillard respectable dont il avoit reçu l'hospitalité , de
s'être enfui avec elle , et de l'avoir entraînée dans les pays
étrangers. Il prouva très-bien que l'on peut inspirer de tendres ›
sentimens à une femme , et même y répondre , sans être un
séducteur ; que l'on peut s'enfuir le même jour qu'elle , et
être surpris dans le même lieu , sans être sou ravisseur ; enfin
qu'on peut vivre très-intimement avec elle, sans qu'il en suive
24 MERCURE DE FRANCE ,
nécessairement qu'on s'est rendu coupable d'adultère. Ces trois
vérités sont , dis-je ; si bien démontrées dans l'un de ses mé
moires , que, transporté lui-même d'admiration pour son
propre génie , il s'écria après l'avoir fait : « Si cen'est làde
>> l'éloquence inconnue à nos siècles esclaves , je ne sais ce
>> que c'est que cedon du ciel si séduisant et si rare. ».Mais
falloit-il tant d'éloquence pour prouver que tout cela, quoiqu'invraisemblable
,n'estpas rigoureusement impossible ?Nos
siècles esclaves ! Orateur imprudent , dites nos siècles da
corruption; et alors vous nous expliquerez par ce seul mot
comment ilarriva que ce même procès et ces mêmes mémoires
vous firent tout-à-coup une si brillante réputation : car dans
tout autre siècle que le nôtre, sivous aviez été absous au tribunal
des juges , vous auriez été pour jamais flétri à celui du
public.
La sentence fut révoquée , parce qu'en effet des jugesne
peuvent se permettre de condamner un homme à la mort,
quedans le cas où son crime est constaté jusqu'à l'évidence,
etpar les preuves les plus rigoureuses. Mais lorsque , fier du
triomphe qu'il venoit de remporter à Pontarlier , M.de Mira
beau se rendit à Aix , et qu'il vouluty prouver que n'étant
plus condamné à mort pour le fait dont il avoit été accusé,
il n'y avoit par conséquent aucune raison de ne pas se fier
pleinement à lui , et que son épouse devoit s'empresser de lui
rendre et toute sa confiance et toute sa tendresse , on trouva
que saconséquence n'étoit pas juste : son éloquence n'eut pas
le même succès; et le parlement d'Aix , sans s'arrêter aux
figures de rhétorique dont il sema ses plaidoyers , décida que
madame de Mirabeau étoit , sous la garde de son père , beaucoup
mieux gardée que sous celle de son époux.
Je finirai par une observation qui pourra donner une idée
de la manière dont M. de Mirabeau écrivoit ses lettres et ses
mémoires , et de celle dont on fait maintenant les livres.
C'est une grande erreur de penser que deshommes tels que
3
,
OCTOBRE 1806. 25
1
M. de Mirabeau, se peignent dans leurs discours familiers ,
beaucoup mieux que dans leurs autres ouvrages. La vérité est
qu'ils jouent un rôle avec leurs amis , et qu'ils en jouent
un autre avec le public , et qu'on ne sait pas mieux ce
qu'ils furent lorsqu'on a lu leurs lettres, que lorsqu'onalu
le reste de leurs oeuvrés.
Ecoutez M. de Mirabeau lorsqu'il parle à son ami , son
meilleur ami , M. de V.: vous diriez qu'il lui ouvre son
caur tout entier , et qu'il lui parle avec toute l'effusion
de la confiance la plus intime. Cependant , alors même,
it garde soigneusement une copie de ses lettres ; et s'il
ya , par hasard , inséré quelque page brillante, il n'entend
pas que son bon ami en jouisse seul. Cette page est en
quelque sorte une pierred'attente , qui , se joignant à d'autres ,
formera dans quelques années cequ'on appellera des mémoires
éloquens , écrits avec beaucoup de chaleur et de verve. Ce
qu'il ya de sûr, c'est que la page de ses lettres inédites nediffereen
rien de lapage 171 de ses mémoires,etque la page 15
est encore la même que la page 170 , avec cette différence
pourtant que lune finit par cesmots : bon soir , mon ami;
et l'autrepar ceux-ci: rassurez-vous, bon lecteur. On pourroit
conclure decette observation, que M. de Mirabeau ne pensoit
pas plus à son ami lorsqu'il lui écrivoit ses lettres si affectueuses,
qu'il ne pensoit à ses juges lorsqu'il composoit ses
mémoires si éloquens , et que c'étoit au publie qu'il adressoit
véritablement et ses lettres et ses mémoires. Mais le bon
M. de V. qui n'en sait pas tant, admire dans sa préface jusqu'au
soin que M. de Mirabeau avoit de ne rien perdre deson
esprit , et il ne s'aperçoit pas que sa compilation en est
dovenueencore plus ridicule.
GUAIRARD.
26 MERCURE DE FRANCE ,
SALON DE 1806.
( II Article. )
:
"
Une Scène de Déluge, par M. Girodet. La Mort d'Annibal,
: par M. Lemire , jeune.
La plupart des tableaux sur lesquels j'ai hasardé quelques
observations dans le numéro précédent , appartiennent au
genre historique : les actions qui y sont représentées sont
grandes et importantes , et les principaux personnages quiy
figurent sont d'avance réclamés par l'histoire. Toutefois ces
compositions intéressantes peuvent être universellement applaudies
, quoiqu'elles n'offrent pas dans un degré éminent ,
ce qui distingue spécialemeut les chefs-d'oeuvre où revivent
les grands hommes de l'antiquité , je veux dire cette noblesse
de forme , et ce beau idéal qui se trouve jusque dans les
plis de leurs vêtemens. Ce que nous demandons avant tout à
l'artiste, qui nous met sous les yeux les faits célèbres qui se
sont passés de nos jours , c'est la fidélité de la représentation ,
c'est la ressemblance des personnages ; nous n'approuverions
pas celui qui ayant à peindre un homme cher à la patrie ,
éléveroit trop sa taille sous prétexte de la rendre plus imposante
, ou qui ignorant que le génie et l'héroïsme aiment à secacher
sous des formes simples et affables , ne verroit d'autre
moyen de faire lire ses grandes qualités sur le visage de son
héros , qu'en lui donnant une expression sombre et sévère ,
plus propre à inspirer la crainte que l'admiration. C'est la
vérité de la composition qui donne tant de prix au tableau de
M. Debret , quoiqu'on puisse desirer plus de noblesse à la
plupart des personnages. Le style de M. Gros a en général
plus d'élévation ; mais néanmoins son dessin se recommande
bien plus par l'expression et la vérité , que par ce beau choix
OCTOBRE 1806. 27
de lignes et cette pureté de formes que l'on admire dans les
ouvrages de son maître , et qui n'étoient point nécessaires dans
un sujet si récent.
Il n'en est pas ainsi de la Scène de Déluge , que M. Girodet
a exposée : en représentant des personnages nus , il s'est mis
dans l'obligation de déployer toutes les richesses du dessin ;
etpuisqu'il ne peignoit point pour retracer un fait réel , mais
seulement pour émouvoir l'imagination , il a dû montrer tout
ce que l'imagination peut concevoir de plus noble et de plus
parfait dans les forınes humaines. De si grandes difficultés auroient
effrayé un artiste vulgaire ; mais M. Girodet semble
les rechercher , pour avoir la gloire de les vaincre.
C'est une idée à la fois simple et frappante , que d'avoir
attaché la destinée de toute une famille à un seul arbre , qui ,
en se rompant , trahit le dernier espoir qui lui reste. Ce beau
sujet appartenoit de droit à la peinture , et il ne pouvoit même
convenir qu'à elle. Toutes les images que la poésie offre à
l'esprit , seroient sans effet pour retracer une pareille scène :
il faut qu'on la voie. Ce qui la rend sur-tout propre à faire
dans l'ame du spectateur une vive impression de terreur et
de pitié , c'est qu'en frappant sa vue , elle laisse encore un
champ libre à son imagination ; c'est qu'en même temps qu'il
voit tous ces malheureux sur le bord de l'abyme , il se peint à
lui-même la mort affreuse qui les attend ; et il est encore plus
effrayé de ce qui va suivre , que de ce qu'il a sous les yeux.
C'est le sort d'un bel ouvrage d'être examiné et discuté dans
tous ses détails. Aussi se demandoit-on dans les premiers
jours de l'exposition , pourquoi le peintre avoit mis dans la
main du vieillard une bourse pleine d'or , circonstance qui ne
paroissoit bonne qu'a indiquer un vice peu fait pour accroître
l'intérêt ? M. Girodet a répondu à cette critique tout ce qu'on
pouvoit y répondre ; mais j'avouerai que ses raisons m'ont
paru spécieuses , et ne m'ont pas convaincu. Cette bourse lui
a servi , dit- il , à caractériser la prévoyance ordinaire à la
28 MERCURE DE FRANCE ,
Vieillesse ; mais elle peut aussi désigner l'avarice reprochée
souvent à cet age ; et il suffit que ce symbole ait eu besoin
d'explication , et que tant de spectateurs aient pu s'y méprendre,
pour conclure qu'il n'est pas assez clair et qu'il falloit
lerejeter. L'auteur avoit heureusement imité Virgile en plaçant
le vieillard aveugle sur les épaules de son fils , comme le
poètenous a montré Anchise sur ceux du pieux Enée. Puisqu'il
vouloit absolument quelque signe propre à peindre aux
yeux le caractère moral de la vieillesse , ne pouvoit-il pas en
emprunter un au même modèle ? Il nous eût vivement intéréssé
en nous montrant son vieillard emportant avec lui ses
dieux domestiques. La piété distingue cet âge aussi bien que
la prévoyance; et la première est assurément plus noble , plus
touchante , plus poétique que la seconde.
Ilmesemble encore que l'enfant , qui le premier va tomber
dans les flots , pourroit naturellement se retenir aux draperies
de samère , au lieu de la saisir si cruellement par les
cheveux. La scène étoit assez terrible en elle-même , pour qu'il
ne fût pas besoin d'en augmenter gratuitement l'horreur. On
vent lacontempler long-temps pour jouir de la terreur et de
la pitié qu'elle fait naître; mais les yeux sont tentés de se
détourner au moment où ils se portent pour la première fois
sur cette partie du tableau ; et cette sensation qui prévient le
raisonnement, et qui est commune à tous les spectateurs ,
prouve que l'artiste a outrepassé le but qu'il devoit se contenter
d'atteindre.
1
Voilà à-peu-près tout ce qu'une critique sévère pourra
reprendre dans une composition si neuve et si hardie; mais
combien de beautés supérieures pour la désarmer ! C'est une
vigueur d'exécution et une science de dessin qui seroient enviées
des plus grands maîtres. C'est un style vraiment historique,
et une noblesse de formes , qui se retrouvant dans tous
les personnages , offre en quelque sorte le type de la beauté
dans les différens âges de la vie. C'est tout l'ensemble de l'ou
OCTOBRE 1806.
29
yrage dont l'effet lugubre est si bien en harmonie avec la scène
qu'il représente. Je sais que cette belle production n'est peut
être pas encore autant et aussi généralement appréciée qu'elle
doit l'être. Mais du moins si ceux qui l'admirent trouvent
encore quelques contradictions , ce ne sera point parmi les
artistes qui ne sont point aveuglés par l'envie ; ce ne sera pas
non plus dans la partie la moins éclairée du public , qui ne
connoît d'autre juge du mérite d'un ouvrage que la sensation
qu'il lui fait éprouver. Ce sera plutôt parmi ces auteurs dédaigneux
, qui , trop pleins de confiance dans des études super
ficielles , n'estiment les productions des arts qu'autant qu'elles
sont conformes aux théories arbitraires qu'ils se sont faites ,
toujours prêts à disputer contre leurs propres émotions , et
trouvant bienplus de plaisir à raisonner sur des défauts qu'à
se passionner pour des beautés, Ceux-là s'appuyant de quelquesprincipes
fort connus, sur la manière dont il faut grouper
ordinairement les figures , ne peuvent pardonner à M. Girodet
cette longue ligne sur laquelle il a rangé tous ses personnages,
Ne seroit-il pas plus juste de rendre hommage à l'art avea
lequel il a dissimulé tout ce qui pouvoit déplaire à l'oeil dans
une disposition commandée par son sujet, et de le louer
d'avoir laissé à sa composition un caractère d'originalité qui
est toujours un mérite , mais qui auroit sans doute dégénéré
en bizarrerie entre les mains d'un artiste ordinaire ? Au reste ,
les critiques injustes s'oublieront bientôt. L'ouvrage restera ;
et il trouvera la place qu'il mérite parmi ceux qui attesteront
àla postérité la prééminence de l'école française du dixneuvièmesiècle.
Non loin d'un tableau qui accroît la réputation depuis
long-temps acquise à son auteur , j'en vois un qui doit commencer
celle d'un peintre qui ne s'étoit encore annoncé au
public par aucun ouvrage , mais qui paroît aussi destiné à
prendre un jour sa place parmi les maîtres : c'est laMort
d'Annibal, par M. Lemire jeune...
1
30 MERCURE DE FRANCE,
Cequi fait sur - tout reconnoître l'artiste né avec le génie
de son art, c'est que , quelque sujet qu'il traite , il en saisit
tous les traits caractéristiques , et il s'empare de toutes les
circonstances qui peuvent lui donner une physionomie particulière.
Le vague des idées détruit tout intérêt dans la peinture
comme dans la poésie ; et c'est peut - être le symptôme
le plus affligeant d'une incurable médiocrité. On ne reprochera
pas ce défaut à M. Lemire. Par une disposition ingénieuse ,
il a fait voir dans le fond du tableau la partie supérieured'une
galerie où l'on découvre l'aigle Romaine et les casques des
soldats , qui vont s'introduire jusque dans le dernier asile du
héros. Cette circonstance fait bien sentir tout ce qu'il y a de
critique dans sa situation , et qu'il ne lui reste plus qu'un
moment pour échapper à ses ennemis. C'est ce que n'avoient
pas su faire les artistes moins habiles , qui jusqu'ici avoient
cru traiter ce sujet en représentant un homme qui s'empoisonne
sans songer à faire voir ce qui le réduit à cette extrémité.
Tous les moyens employés dans cette composition , sont aussi
simples et aussi naturels : il semble qu'elle ne fasse que reproduire
avec des traits plus nets et plus précis , ce que chaque
spectateur avoit confusément dans l'esprit , et elle lui révèle ,
pour ainsi dire , ce qu'il a pensé. La figure d'Annibal est telle
que se la peindra toute imagination fortement frappée des
exploits etdu caractère de ce grand homme. Dans son attitude
ferme et assurée , on croit voir l'empreinte de la résolution
forte qu'il vient de prendre. D'une main il repousse machinalement
l'esclave qui le conjure de vivre ; de l'autre , il va
porter à la bouche la coupe empoisonnée. L'élévation de son
ame , le courage inébranlable , et sur-tout le dédain se peignent
sur son visage. Son esclave s'est jeté à ses pieds : il y a
dans son attitude , dans son geste et dans l'expression de sa
douleur , quelque chose de servile qui fait deviner sa condition.
Attentifà rappeler toutes les circonstances particulières
à la mort d'Annibal , l'artiste a montré sur le plancher la
C
ОСТОBRE 1806. 31
bague où , suivant la plupart des historiens ce grand homme
portoit le poison qui termina ses jours. Mais afin de pouvoir
ennoblir son geste , il a supposé avec vraisemblance qu'à l'approche
des Romains ce poison avoit été jeté dans une coupe.
Peu de personnes remarqueront dans un bas-relief, qui décore
le lieu de la scène , le même Annibal après la bataille de Cannes,
voyant défiler les prisonniers, tandis qu'on verse à ses pieds un
boisseau rempli d'anneaux de chevaliers Romains ; mais les
spectateurs instruits aimeront à voir l'époque la plus glorieuse
de la vie duhéros , en opposition avec ses derniers instans. Les
grands maîtres ont toujours recherché ces contrastes ingénieux;
et ils augmentent ainsi les moyens d'un art qui ne peut saisir
à-la-fois qu'un seul instant dans l'histoire de ceux qu'il fait
revivre.
On voudroit qu'en faisant preuve d'un talent si distingué
dans l'invention et dans le dessin , M. Lemire eut également
réussi dans le coloris. Ce n'est pas qu'il n'y ait de la vérité dans
l'effet général , et une harmonie de tons et de couleurs qui
plaît à l'oeil , et qui l'invite à s'y reposer ; mais l'artiste n'a obtenu
cette qualité précieuse qu'en renonçant trop à l'éclat , et
il a distribué la lumière avec une sorte de timidité. Les draperies
sont en général un peu ternes , les ombres trop noires
et trop peu transparentes. Au reste , il est juste de remarquer
que ce défaut n'en est guère un , qu'à une exposition générale
où il faut un effet brillant pour attirer l'attention. Il peut
diminuer le succès sans ôter beaucoup au mérite réel de
l'ouvrage , et il suffit d'ailleurs qu'on en ait fait une fois
l'épreuve , pour apprendre à s'en préserver.
Dans le numéro prochain , je continuerai à examiner rapidement
les compositions importantes, et je terminerai par une
revue générale du Salon. :
C
32 MERCURE DE FRANCE ,
Eloge historique de Jacques-Martin Cels, lu à la séance
publique de la classe des sciences physiques et mathéma-
⚫tiques de l'Institut national, du 7juillet 1806,parG. Cuvier,
secrétaire perpétuelpour les sciences physiques.
Jacques-Martin Cels, cultivateur-botaniste , membre du
conseild'agriculture , établi près le ministère de l'intérieur ,
etde la sociétéd'agriculturedu département de la Seine, appartenoit
à l'Institut national , depuis la première formafion
de cette compagnie, dans la section d'économie rurale
etd'art vétérinaire.
Né àVersailles en 1743,d'un père employé dans les bâti
mensdu roi , il étoit entré , dès sa première jeunesse , dans
les bureaux de la ferme générale, et s'y étant distingué par
des talens et de la probité , il avoit obtenu de bonne heure
l'emploi assez lucratif de receveur des fermes près de
l'une des barrières de Paris . Mais dès sa jeunesse aussi , tout
en s'occupant avec assiduité des devoirs de ses places , il sa
voitencore trouver du temps pour l'étude, et s'y livroit avec
ardeur. Il aimoit les livres , et mettoit à en acquérir une
grandepartie de ses économies. Portant dans leur connoissance
un esprit d'ordre qui lui fut toujours naturel , il desira
deperfectionner les méthodes bibliographiques , et rédigea
dans cette vue, deconcert avec le libraire Lottin , l'ouvrage
intitulé : Coup -d'oeil éclairé d'une grande bibliothèque à
l'usage de tout possesseur de livres , 1 vol. in-80. 1773. Се
n'est, àproprement parler , qu'un recueil d'étiquettes faites
pour être placées sur les rayons , afin de distinguer les livres
d'après les sujets auxquels ils se rapportent; et comme le dit
l'auteur lui-même , il ne peut tenir sa place dans une bibliothèque
qu'après avoir été disséqué et mis en lambeaux.
Mais, si l'on examine avec un peu de soin , on voit bientôt
qu'une suite aussi complète et aussi méthodique de subdivisions
suppose des idées générales et philosophiques de
toutes les matières dont il peut être traité dans les livres.
C'estunesorted'arbre des connoissances humaines d'après
leur objet , et la simple lecture n'en est pas sans instruction.
Cependant M. Cels s'abstint d'y mettre son nom , comme
à laplupart des ouvrages qu'il a publiés depuis .
Ce goût pour les distributions et pour l'étude approfondie
des rapports des choses, pouvoit naturellement conduire
M. Gels à l'amour de la botanique , qui n'est que
l'application
OCTOBRE 1806. 33
5.
ken
P'application de l'art général des méthodes à l'un des règnes
de la nature ; mais qui en est peut-être l'application la plus
'ingénieuse , la plus complette et la plus nécessaire .
Il paroît , en effet , qu'il s'y livra de bonne heure : on le
voit suivre les herborisations de Bernard , de Jussieu , et se
lier assez intimement avec le Monnier le médecin , Jean-
Jacques Rousseau et d'autres amateurs des plantes . Il se
forma de bonne heure aussi un jardin de botanique où il
passoit les momens de loisir que lui laissoit son emploi.
Dès 1788 , il se vit en état d'établir une correspondance et
des échanges qui ne tardèrent point à rendre ce jardin l'un
des plus riches que possédassent des particuliers. Mais bientôt
la révolution supprimant les impôts indirects , et le privant
de sa charge , le livra tout entier à son goût favori ,
qui devint à la fois son unique occupation et sa principale
ressource . Retiré au village de Montrouge , près Paris , il
s'y fit entièrement cultivateur et commerçant de plantes ;
résolution prise avec courage et exécutée avec persévérance
; redoublant d'activité dans la correspondance com ne
dans le travail manuel , il se procura des végétaux de tous
les pays du monde , parvint à en multiplier un grand
nombre , et les distribua aux amateurs avec une abondance
dont on n'avoit pas eu d'idée jusqu'alors . On imagine bien
cependant que ce jardinier, d'une espèce nouvelle , ne cessa
point d'aimer les sciences . Les étudians étoient toujours
mieux reçus que les acheteurs , et cela sans qu'ils eussent
besoin de la moindre recommandation .
C'est dans son jardin qu'ont été dessinées et décrites plusieurs
des espèces nouvelles , publiées dans les Stirpes novæ
de l'Héritier ; dans les plantes grasses et les astragales de
M. de Candolle , et dans les liliacées de M. Redouté , l'ouvrage
le plus magnifique dont la botanique ait été jusqu'à
présent redevable à la peinture. C'est ausside là que viennent
originairement quelques-unes des plantes que M.
Ventenat a fait connoître dans sa superbe description du
Jardin de la Malmaison. Mais l'ouvrage auquel le jardin
de M. Cels devra plus particulièrement la durée de sa réputation
, c'est celui que M. Ventenat vient de lui consacrer.
Les botanistes ont publié depuis long-temps des descriptions
des jardins publics , et de ceux des princes ou des
hommes riches qui ont mis une partie de leur gloire à
encourager la science aimable des végétaux. Ici , c'est un
ami qui fait connoître l'oeuvre de son ami; tous les deux
sont de simples particuliers . Le jardin et le livre sont des
C
- :
"
34 MERCURE DE FRANCE ,
produits d'entreprises privées , et néanmoins la richesse des
matériaux fournis par le jardin , et la beauté de l'exécution
du livre , surpassent une grande partie de ce qu'on voit dans
les entreprises antérieures , quoique favorisées par l'opulence
ou par le pouvoir. Il faut citer sans cesse ces exemples
, qui montrent ce que peuvent encore pour les sciences
les hommes réduits à leur courage ou à la force de leur
volonté.
M. Cels en particulier fut pour long-temps privé de tout
autre moyen , par un malheur qui dérangea entièrement
la petite fortune que son économie avoit commencé à lui
faire. Lors du pillage des barrières , en 1789 , une somme
considérable avoit été enlevée de sa caisse. Les fermiersgénéraux
, pour qui sa probité étoit notoire depuis vingt
ans , n'avoient pas eu la pensée de le rendre responsable
du crime d'autrui ; mais des juges qui n'avoient pas les
mêmes données , n'osèrent décider par la seule équité une
cause devenue celle du trésor public , et les hommes qui
faisoient alors la loi ne voulurent pas êtres justes. Cette
perte causa dans ses travaux des retards incalculables. Obligé
de se défaire de sa belle bibliothèque , réduit à cultiver sur
le terrein d'autrui , et successivement en différens lieux ,
après vingt années de soin , il ne se trouvoit pas plus avancé
quedes cultivateurs nouveaux. Il déploroit ces contrariétés
mais il ne s'en laissoit point abattre. Après chaque événement
fâcheux , son industrie active avoit bientôt reproduit
tout ce qui pouvoit se passer de temps .
,
Il fautdire qu'il fut constamment secondé par les amis de
la science et par les voyageurs . Ceux-ci confioient de préférence
leurs graines et leurs plants à l'homme qui savoit le
mieux les faire fructifier. L'éducation des végétaux , comme
celle des hommes , exige une sorte de dévouement et de
sollicitude , qu'une véritable passion peut seule inspirer ; et
personne n'est mieux fait pour en sentir la nécessité que
ceux qui, par une passion d'un autre genre, ont exposé mille
fois leur vie pour procurer à leur pays quelques plantes
nouvelles . M. Cels dut plus qu'à tout autre à l'intrépide
voyageur André Michaux , né comme lui à Versailles ,
qui réunissoit comme lui , à un goût invincible pour les
plantes , quelque chose d'agreste dans le caractère et un
courage indomptable , et qui après avoir parcouru les déserts
brûlans de l'Arabie et de la Perse , après s'être enfoncé
dans les forêts épaisses de l'Amérique du Nord , en avoir
gravi les chaînes les plus escarpées , en avoir fait connoître
beaucoup de productions , aux propres habitans du pays ,
こ
OCTOBRE 1806. 35
vient de périr dans un dernier voyage , où il vouloit encore
visiter les îles les plus réculées de la mer du Sud . M. Olivier
, M. Bosc , M. Broussonnet , M. Delabillardiere et
d'autres voyageurs botanistes , imitèrent Michaux ; les
étrangers eux-mêmes se firent un plaisir de partager avec
M. Cels leurs richesses végétales , et il recevoit chaque
année de nombreux tribus de tous les pays où la botanique
est en honneur .
Il est vrai que ces dons ne pouvoient être mieux placés ;
les espèces les plus délicates réussissoient chez lui. Il sembloit
qu'elles connussent ses soins, et voulussenty répondre.
On y admiroit , par exemple , deux proteas , arbres du
Cap-de-Bonne-Espérance , très -difficiles à élever , et dont
aucun jardin d'Europe n'offroit de si beaux individus. Il
s'attachoit sur-tout aux arbres et aux arbustes qui peuvent
devenir utiles à notre climat. Ily a beaucoup répandu le
néflier du Japon , seul fruit mangeable de ce pays-là , qui
n'est sans doute pas aussi important pour nous , mais qui
fait toujours un gain pour nos tables. C'est chez lui qu'a été
décrit pour la première fois le robinia viscosa , arbre d'un
effet très- agréable pour les bosquets , et qui produit une
gomme singulière. Il éleva le premier ici , et donna beau
coup de soins au pinkneya pubens , excellent fébrifuge , que
l'onestime pouvoir , en plusieurs cas , remplacer le quinquina.
Il y avoit beaucoup multiplié les différens chênes
de l'Amérique-Septentrionale , et sur-tout le quercus tinctoria
, qui donne une belle couleur jaune.
Nous regarderons toujours comme l'un des principaux
devoirs de notre place de constater ainsi les inventeurs ou
les introducteurs des choses utiles ; et ne semble-t- il pas en
effet qu'il y ait quelque chose de déshonorant pour la société,
dans cette ingratitude qui lui a fait oublier jusqu'aux
noms de ceux à qui elle deit ses principales jouissances ?
M. Gels n'étoit point découragé par cet oubli ; car il ne
pensoit point à la gloire ; et dans beaucoup d'occasions il
négligeoit celle que ses travanx auroient pu lui procurer le
plus légitimement.
Ainsi , ayant été chargé par l'administration de rédiger
différentes instructions pour faire connoître aux gens de la
campagne les meilleures pratiques agricoles , il ne mit point
son nom à la plupart de ses ouvrages , quoiqu'ils eussent
pu lui faire honneur par leur netteté et la saine doctrine
qu'ils renfermoient.
Il faisoit mieux encore que d'être indifférent à sa gloire ,
il servoit ardemment celledes autres ; il ne refusoitjamais à
Ca
36 MERCURE DE FRANCE ,
ses amis les observations qui pouvoient avoir place dans
leurs ouvrages ; il permettoit de faire dans son jardin et
sur ses plantes toutes les expériences qui pouvoient éclairer
la science: il en suggéroit lui-même; pourvu qu'elles se
fissent , il ne lui importoit point que son nomy fût attaché.
A peine l'a-t-il laissé mettre aux éditions auxquelles il a
contribué de divers ouvrages d'agriculture , comme Olivier
de Serre , le nouveau la Quintinie , et quelques autres. Au
reste , si dans ses travaux il s'occupoit peu de sa gloire , dans
ses fonctions il s'occupoit encore moins de motifs plus puissans
sur beaucoup de gens ,
L'intérêt , le crédit , le danger même ne purent jamais
rien sur lui . Toujours il conserva son caractère d'homme
des champs ; étranger aux ménagemens de la société , toujours
il fut inflexible sur ce qu'il crut juste ou vrai ; et l'on
sait assez que depuis qu'il fut appelé près de l'administration
, aucun genre de foiblesse n'a manqué d'épreuve .
D'abord la populace faisoit la loi; elle faisoit plus , elle
gouvernoit , et gouvernoit en détail dans chaque lieu ; la
démocratie étoit devenue un despotisme mille fois multiplié,
et l'apologue du sauvage , qui abat l'arbre pour en
cueillir le fruit , trouvoit une application dans tous nos
villages. Il falloit détruire les grands établissemens d'agriculture
, parce qu'ils avoient appartenu à des riches ; il falloit
calmer la disette , avec les animaux des plus belles races ;
il falloit couper les futayes et les avenues pour planter des
pommes-de-terre ; on desséchoit les étangs pour les ensemencer
, et l'on frappoit de stérilité un canton tout entier,
en lui enlevant la source de ses arrosemens ; on punissoit de
mort ceux qui semoientdes prairies artificielles : qu'on juge
de la position d'un conseil d'agriculture à une telle époque.
Il est vrai que M. Cels étoit plus propre qu'un autre à
résister aux chefs de ce temps-là ; il avoit pour le bien la
même sorte d'énergie agreste qu'eux pour le mal , et savoit
au besoin leur parler leur langage, et les combattre avec
leurs armes , Mais bientôt l'astuce et l'avidité remplacèrent
la fureur : on ne voulut plus détruire les richesses des autres,
mais les prendre pour soi; contre de nouveaux ennemis ,
il auroit fallu des armes nouvelles ; mais si M. Cels n'eut
pas toujours autant de succès, il n'eut jamais moins de courage
; s'il ne put empêcher tout le monde de se faire une
part du bien de l'Etat , il voulut du moins que chacun eût
aussi la part de réputation qui devoit lui revenir ; et ce
que dans les deux époques , et malgré tous ses obstacles ,
il a effectivement contribué à sauver , en propriétés publiOCTOBRE
1806. 37
ques et particulières , en jardins , en troupeaux , en pépinières
, est incalculable .
Beaucoup de fugitifs lui doivent , sans peut- être le savoir ,
ce qu'ils ont retrouvé de leurs fortunes , et nul ne sait ce
que seroient devenus les parcs et les maisons royales si , au
moment où ils étoient les plus menacés , ils n'eussent été
mis sous la garde d'une commission dont il étoit membre .
Qui ne sait qu'on ne remplissoit alors des commissions
semblables qu'au périlde sa vie? Leseul motif qui ait jamais
pu déterminer ce caractère inflexible , à dévier un peu de
son attachement rigoureux à la règle établie , c'est lorsque ,
dans ces temps affreux où l'assassinat avoit le nom dejustice
, il y avoit quelqu'espoir de sauver une des victimes
désignées par les bourreaux qui gouvernoient. Le célèbre
botaniste l'Héritier étoit de ce nombre , et comme ancien
magistrat , et comme académicien , et comme passant pour
jouir de quelque fortune : on imagina de le cacher dans le
jardin Marboeuf , en qualité de garde-bosquet ; mais il falloit
que M. Cels consentît à la fraude , et ceux qui ne connoissoient
pas son coeur craignoient sa rigidité. Il se prêta
avec la plus grande joie à prendre sur lui toute la responsabilité
d'une bonne action , alors si dangereuse . Les
hommes qui ont su , comme lui , résister aux pouvoirs
oppresseurs ou imprudens qui se sont élevés successivement
pendant nos troubles , et qui ont conservé pour des
temps plus heureux , soit des hommes précieux aux sciences
et à l'Etat , soit quelque portion importante de la fortune
publique , méritent plus d'estime que ceux qui ont fui chaque
fois que leurs principes ne prévaloient plus , et doivent
sur-tout être soigneusement distingués de ceux qui ont fait
varier les leurs au gré de chacun des dominateurs du
moment .
•
Lorsqu'une suite d'événemens presque miraculeux eut
ramené la France , après des malheurs dont l'histoire n'offre
guère d'exemples , à un degré subit de splendeur et de
puissance dont elle en offre peut- être encore moins ,
M. Cels fut continué dans les fonctions qu'il avoit si honorablement
remplies , sous tant de régimes divers . Toutes les
branches de l'administration se régénérant avec rapidité , les
campagnes attendoient aussi leur police particulière ; le
conseil d'agriculture fut chargé d'en préparer le Code , et
M. Cels eut une grande part à la rédaction. Ce travail étoit
immense ; il falloit s'instruire des usages de chaque canton ,
de leurs avantages , de leurs inconvéniens , des rèmèdes
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
possibles , M. Cels s'étoit procuré ces renseignemens au
moyen de questions rédigées avec soin , et adressées par
tout l'Empire .
Il falloit ensuite discuter les dispositions projetées , avec
des collègues et devant ses chefs , et ici se déployoit mieux
encore que dans toute autre occasion la fermeté de son caractère
; et avec raison sans doute , car l'influence d'une
mauvaise loi est bien plus funeste que celle d'un mauvais
système dont peu de gens sont dupes , ou d'une déprédation
qui n'a qu'un effet local ou momentané. Il donnoit pour
base principale à ses projets de réglemens , l'extension la
plus illimitée possible du droit de propriété , et c'étoit à la
défendre qu'il mettoit le plus de chaleur. Il falloit , selon
lui , donner aux propriétaires tous les moyens de s'instruire
, et leur laisser ensuite tirer parti de leurs biens par
tous les moyens qui ne nuisent point à leurs voisins ; mais
non prétendre ériger l'instruction en loi , et vouloir être
sage pour tout le monde , en faisant dans le cabinet des
réglemens généraux qui ne manquent jamais d'être impraticables
en beaucoup de lieux.
On pourroit presque dire qu'il a été le martyr de sa doctrine;
car il prit sa dernière maladie en retournant à son
jardin , un jour qu'il avoit mis toute la chaleur de son
esprit à soutenir une disposition importante à l'agriculture ,
contre laquelle on apportoit des motifs tirés d'autres parties
du service public.
Cette maladie fut violente comme son tempérament , et
lemit en peu de jours au tombeau le .... de mai dernier ,
La nouvelle de sa mort nous arriva presque aussitôt que
cellede sa maladie , et toutes ces circonstances étoient faites
pour augmenter notre surprise et notre douleur .
Parmi tant de vieillards d'un tempérament foible ; parmi
tant d'hommes livrés aux méditations sédentaires et à la vie
mal- saine du cabinet , il en étoit un robuste de corps , s'exerçant
aux travaux champêtres , vivant dans l'air pur de la
campagne , et c'étoit lui quela mort étoit venue choisir dans
nos rangs ; elle l'avoit atteint au moment de l'année le plus
heureux pour lui , lorsque les seules richesses qu'il connût
se renouveloient dans tout leur éclat,
Ce jardin , son plus bel ouvrage , d'où il fallut enlever son
corps ; cette verdure , ces fleurs , ce luxe de végétation , ces
paysans du voisinage qui croyoient venir aux obsèques d'un
de leurs camarades , et se trouvoient mêlés à quelques-uns
de nos magistrats , de nos savans les plus illustres ; ce simple
discours d'un bon curé de campagne , déplorantun parois
OCTOBRE 1806. 39
::
sien vertueux , suivi de harangues qui préconisoient un
- digne membre de notre première institution littéraire ; enfin ,
cette famille en larmes , tout cet appareil de deuil et de douleur
, au milieu de la pompe naturelle de la plus riche campagne
et du ciel le plus pur; cet ensemble et ces contrastes
produisirent sur nous une impression dont le souvenir ne
s'ffacera point , et que je ne me reproche pas d'exprimer
encore , parce que je sens que ses amis , ses collégues , ceux
qui viennent d'être entretenus de ses services , doivent les
partager.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'exposition publique des produits de l'industrie française
s'est ouverte le 26 à midi , par un temps favorable , avec un
ordre parfait et un concours brillant de spectateurs. La partie
de l'exposition renfermée dans les bâtimens de l'administration
des ponts et chaussées (autrefois l'école polytechnique ) offre
un coup-d'oeil aussi riche que nouveau. Là sont développées
les productions de nos plus précieuses manufactures; les chefsd'oeuvre
de l'orfévrerie , de la bijouterie , les porcelaines , les
-cristaux , les bronzes , les dentelles , les broderies , couvrent les
tables prolongées en perspective , pendant que les tapisseries
des Gobelins , de la Savonnerie , de Beauvais, etc. , des étoffes
de soie servent de tentures ; que des meubles magnifiques , des
instrumens forment les ornemens de ce vaste local ,
Une semblable suite de salles couvertes , réunies dans le
même édifice , avoit manqué aux précédentes expositions , et
cette circonstance suffiroit pour donner à l'exposition de cette
année un intérêt nouveau. Elle a permis de recevoir un grand
nombre d'objets précieux qu'on avoit peine à placer dans les
portiques ouverts; elle a permis de les rapprocher de manière
à ce qu'ils puissent être comparés. Quelques autres caractères
distinguent essentiellement cette exposition des précédentes :
elle est beaucoup plus complète , et présente un concours de
près de cinq mille fabriques; les départemens y ont pris la
part qu'ils devoient occuper , et le spectateur y trouve en
abrégé le tableau presqu'entier des manufactures françaises.
Aussi le public continue à s'y porter en ſoule. Les fabricans
4
40 MERCURE DE FRANCE ,
qui exposent sont autorisés à vendre les objets qui ne seroient
pas nécessaires pour motiver les décisions du jury. Les échantillions
envoyés des départemens avoient d'abord été classés
par genres , afin qu'on pût d'un coup-d'oeil comparer les
qualités. Maintenant on les distribue par départemens ; chaque
département aura son portique ou du moins son panneau dans
un portique. On suivra l'ordre alphabétique observé dans la
Notice; en sorte que la notice à la main, on pourra successivement
connoître les genres principaux de fabrication , les
fabriquans les plus distingués de chaque partie de l'Empire.
On aura sous les yeux un tableau de notre géographie industrielle.
Cette distribution offrira un nouveau sujet d'instruction
et de curiosité pour les spectateurs. L'ordre le plus parfait
regne au milieu de cet immense concours ; les agens du
ministre de l'intérieur veillent la nuit à la conservation des
objets. Les fabricans mettent la plus grande complaisance
àmontrer leurs productions. Le terme de l'exposition n'est
pas encore fixé .
- La classe des beaux- arts de l'Institut impérial , ayant
jugé le prix de composition musicale dans sa séance du 24
septembre , le grand prix a été remporté par M. Bouteiller
fils , de Paris , âgé de 18 ans , élève de M. Tarchi , d'après
un rapport fait par M. Méhul , et rempli des expressions les
plus flatteuses pour le second candidat. Le second prix a été
accordé à M. Gustave Dugazon , âgé de 25 ans. Nous avons
donné à l'article Poésie , la cantate proposée par l'Institut ,
et exécutée par les deux aspirans couronnés.
-S. Exc. M. le grand-chancelier de la Légion-d'Honneur
est allé , le 28 septembre , voir les travaux qu'il fait faire ,
d'après les ordres de S. M. l'EMPEREUR et Ror , au château
d'Ecouen , l'un des domaines de la Légion - d'Honneur , et
destiné à l'éducation des filles des membres de la Légion. Ces
travaux sont dirigés par M. Peyre , membre de l'Institut et de
la Légion-d'Honneur, et architecte du palais de la Légion.
S. Exc. lui a témoigné toute la satisfaction que lui inspiroit le
zèle si actif et si éclairé avec lequel il restaure un monument
aussi intéressant pour les arts que le château d'Ecouen , donne
à ce bâtiment les dispositions les plus convenables pour sa
nouvelle et importante destination , et accélère les travaux de
manière que le 1er janvier prochain , on puisse commencer d'y
remplir les intentions paternelles de S. M. I. et R. , pour les
jeunes filles des membres de la Légion-d'Honneur.
هتلم
Conformément aux intentions de S. M. l'Empereur et
roi , le grand - maréchal Duroc a fait remettre à M. Simon ,
graveur du cabinet , les pierres fines brutes qui se trouvent
OCTOBRE 1806 . 41
à la bibliothèque impériale , afin d'exécuter les ouvrages
que S. M. lui acommandés . S. M. a daigné en même temps
entretenir cet artiste sur des objets relatifs à son art , et à la
manière de graver la pierre fine .
Un arrêté du ministre de l'intérieur du 16 juin dernier
, porte l'établissement, dans l'école impériale vétérinaire
d'Alfort , d'une chaire d'économie rurale , MYvart ,
propriétaire et cultivateur , membre de la société d'agriculture
de Paris , et connu par divers ouvrages estimés ,
et notamment par l'amélioration remarquable qu'il a introduite
dans le vaste domaine qu'il cultive à Maison-Alfort ,
est nommé professeur. Ce cours commencera le premier
novembre prochain ; il aura pour objet , les notions élémentaires
de botanique économique et de physique végétale appliquées
à l'agriculture , la théorie et la pratique des engrais
, celles des assolemens , des irrigations , des défrichemens
et des desséchemens , l'art des constructions rurales ,
la connoissance et l'emploi des produits de l'agriculture ,
l'arpentage , les prairies naturelles et artificielles , les plantations
et la culture des arbres , la tenue des registres ruraux,
les principes du code rural , et en général toutes les connoissances
relatives à l'économie rurale. Les leçons de pratique
se donneront sur le domaine cultivé par le professeur,
à Maison-Alfort. Les élèves qui se destineront à suivre ce
cours , seront assimilés aux élèves civils , à leur frais , dans
l'école impériale vétérinaire d'Alfort ; ils auront gratuitement
le logement et l'instruction , et n'auront à payer que 24
fr . 80 cent. par mois pour leur nourriture. Les candidats
pourront s'adresser au ministère de l'intérieur , pour obtenir
leur admission à l'école ; ils devront savoir lire et écrire correctement
, et fournir à l'appui de leur demande un certificat
de bonne vie et moeurs , délivré par les autorités locales
de leur domicile .
-On emploie depuis quelque temps à la décharge et au
chargement des diverses marchandises dans les bateaux, une
machine fort ingénieuse ; elle est montée sur un bateau
placé sur la rive de la Seine qui borde le quai Voltaire ,
en face de la ci-devant église des Théatins ; elle est mise
chaque jour en mouvement . Elle est construite à l'instar des
grues qu'on voit dans les ports maritimes ; elle présente dans
le haut de sa construction deux becs semblables à ceux des
grues , mais elle anticipe de beaucoup sur les avantages de
dernières . Le travail en est aussi prompt que facile
L'auteur de cette nouvelle invention a trouvé les moy ens d
mettre en pratique ce qu'on appelle la quintessence du lé
ces
42 MERCURE DE FRANCE ,
vier ; par conséquent il a tout obtenu de sa nouvelle machine,
économie de bras , de temps et force supérieure ,
pour la mise à bord et à terre de grands fardeaux , en garantissant
encore tous les accidens trop susceptibles d'arriver
fréquemment aux hommes employés à la manoeuvre de ces
sortes de machines. Il a trouvé aussi le précieux avantage
d'abriter pendant le travail les hommes qui y sont employés,
de manière qu'ils se trouvent à l'abri des pluies , du vent et
de l'ardeurdu soleil, ce qui leur ôte une partie de leur force
lorsqu'ils y sont exposés . La navigation , le commerce et les
ports sur la Seine , à Paris , manquoient depuis long-temps
d'une machine si utile ; elle a une grande supériorité sur
celles inventées jusqu'à ce jour pour ces sortes d'opérations.
Il ne reste maintenant qu'à la propager , en l'utilisant sur
tous les ports .
- Lamémoire du maréchal de Vaubansera toujours chère
à la France , comme doit l'être la mémoire de tout homme
qui a réuni de grandes vertus à des talens éminens et utiles.
Mort à Paris au mois de mars 1707 , les restes de M. de Vauban
avoient été transportés dans sa terre de Basoche , département
de la Nièvre. En 1793 , le tombeau de M. de Vauban
fut violé , il n'y resta qu'une boîte de plomb dans laquelle son
coeur est enfermé , et qui fut portée dans l'église d'Avallon.
Le corps impérial du génie , desirant honorer la mémoire du
fondateur de ce corps, a obtenu de S. M. l'EMPEREUR l'autorisation
de faire transporter à l'Hôtel des Invalides le coeur du
maréchal. Le premier acte de cette translation vient d'avoir
lieu à Avallon, où la cérémonie , faite avec toute la pompe
qu'offre toujours la religion , a été dirigée par M. le souspréfet
de cette ville. Après le service solennel , auquel ont assisté
les militaires , les autorités locales et le clergé des environs,
Ja boîte renfermant le coeur de M. de Vauban, a été remise à
M. Lepelletier d'Aunay , ancien maréchal de camp, etarrièrepetit-
fils du maréchal de Vauban, choisi , à cet effet , par
S. Exc. le ministre de l'intérieur , conformément aux intentions
de S. Μ.
-On écrit de Venise , 20 septembre : « Nous éprouvions
depuis long-temps une grande pénurie d'huile , occasionnée par
l'augmentation de la consommation. Heureusement on vient
d'introduire dans nos contrées la culture du raifort de la Chine,
qui donne une huile préférable à toutes celles connues , nonseulement
pour la cuisine et pour l'éclairage , mais aussi
pourlesusages de la médecine. Il résulte de diverses expériences
faites en dernier lieu par le docteur Fraucisco di Oliviero , de
Vérone , qui habite Venise , que cette huile est extrêmement
OCTOBRE 1806. 43
utile dans les affections rhumatismales et pulmonaires , et
dans les pleurésies. Elle n'est pas sujette à s'altérer comme
les autres. On l'a encore employée avecbeaucoup de succès dans
les toux convulsives. Nous sommes redevables de cette plante à
M. de Grandi , qui l'a apportée en Italie , et n'a rien négligé
pour la naturaliser dans nos provinces. »
- M. Adelung , le meilleur grammairien de l'Allemagne ,
vient de mourir à l'âge de 74 ans.
- Beaulieu , ancien acteur des Variétés , directeur du
théâtre de la Cité , après avoir renvoyé ses deux enfans à sa
femme , qui étoit à la campagne , s'est tué d'un coup de pistolet
le samedi 27 septembre.
-
Le roi d'Espagne , pour témoigner sa satisfaction à
M. Antoine Boudeville , éditeur du Voyage pittoresque en
Espagne, vient de le nommer peintre de sa chambre. M. Boudeville
avoit déjà le titre et avoit rempli les fonctions de
peintre de S. M. Catholiqne.
MODES du 50 septembre.
Onnevoitpoint encore de douillettes; mais les schalls sont d'un usage
presquegénéral . Les tabliers approchent tellement , que ce sont de vraies
robes fendues par-derrière. Communément onles festonne , et l'on brode
au plumetis une fleur entre chaque feston. Le devant de beaucoup de
robes est fait en fichu ..
La mode des capotes de perkale dure toujours . Les chapeaux de paille
jaune, à petit bord. sont devenus rares . Depuis qu'il y a exposition près
des Invalides , la coiffure négligée la plus commune est une Pamela de
paille jaune , avec un rebord de paille frisée ou chenille , tout autour.
:
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 20 septembre.
On a reçu de Paris , mercredi dernier 16 de ce mois , une
seconde dépêche du général major de Knobelsdorf.
On attend ici des nouvelles importantes de Saint-Pétersbourg.
Le lieutenant-colonel de Krusemarck est parti le 17
pour s'y rendre.
C'est demain que S. M. part définitivement pour l'armée.
Le cabinet et les aides-de-camp suivront le roi. Le ministre
d'Etat comte de Haugwitz part lundi pour se rendre aussi au
quartier-général de S. M. La reine accompagnera le roi jusqu'à
Mersebourg , d'où elle reviendra à Berlin.
Les gardes-du-corps se sont mis en marche aujourd'hui.
Dresde , 23 septembre.
La forteresse de Koenigsten est mise dans le meilleur état
e défense possible. Les troupes saxonnes , sous les ordres du
ac de Saxe - Weimar, se sont encore approchées des
russiens. Outre cela la garnison de cette ville,composée de
44 MERCURE DE FRANCE ,
quatre régimens d'infanterie et d'un régiment de cuirassiers ;
a l'ordre de se tenir prête à marcher. Toutes les affaires politiques
continuent à se traiter avec le plus grand secret. Quant
aux dispositions militaires , elles sont un peu mieux connues.
Nous craignons beaucoup que notre pays , jusqu'à présent si
fortuné , ne devienne le théâtre d'une guerre terrible. Tout le
monde est ici dans les plus vives alarmes. Cependant on assure
que l'électeur de Saxe n'est pas du tout disposé à faire cause
commune avec la Prusse. Le prince de Hohenlohe , en se rendant
de Berlin à Dresde , a demandé à l'électeur le libre
passage par ses Etats pour son corps d'armée , d'environ
3000 hommes : l'électeur lui a répondu qu'il ne pouvoit
pas s'y opposer; mais que , par la suite , il ne pourroit pas
non plus s'opposer au passage de toutes autres troupes
étrangères; qu'il alloit réunir son arméepour protéger, autant
que possible , sa neutralité; mais qu'en cas de guerre , il ne
se prononceroit pour aucune des puissances belligérantes .
Le pays de Magdebourg a offert à S. M. prussienne un régimentde
chasseurs. Les Etats de Silésie ont aussi offert de lever
un régiment à leurs frais.
Mecklembourg , 22 septembre.
Le bruit se répand que , sous peu de temps , un corps de
troupes russes doit débarquer à Warnemunde , et que l'on a
déja ordonné de préparer à Rostock des logemens pour la
recevoir. Cette nouvelle mérite confirmation.
Hambourg , 24 septembre.
M. le baron de Jacobi , précédemment ministre de S. M.
prussienne à Londres , est arrivé ici de Berlin. On dit qu'il
retourne en Angleterre.
On mande de Koenigsberg que l'on embarque des troupes
russes dans plusieurs ports de la Russie.
Augsbourg , 25 septembre.
Les lettres de Vienne annoncent qu'on y a reçu la nouvelle
officielle que l'amiral russe Siniavin a refusé positivement
d'évacuer les Bouches du Cattaro , et qu'il a déclaré , dans les
termes les plus formels, que si les Autrichiens insistoient pour
ydébarquer , on seroit forcé de les traiter en ennemis , etde
brûler leurs vaisseaux. Cette nouvelle a été transmise à la cour
de Vienne par le général de Bellegarde , qui doit être en route
avec les troupes sous ses ordres pour revenir à Trieste.
On se rappelle que le principal auteur de ces discussions
désagréables pour la maison d'Autriche , a perdu toutes ses
places , et a été exilé dans la Transylvanie .
La Haye , 27 septembre .
Le général Monnet, commandant dans l'île de Walcheren ,
OCTOBRE 1806. 45
après avoir déclaré la ville de Flessingue en état de siége , a
pris toutes les mesures convenables pour l'exécution des deux
ordres du jour pris le 21 septembre , tant pour l'approvisionnement
de la place,que pour sa défense en cas d'attaque.
Le camp de Zeyst est entièrement levé ; les troupes qui le
composoient sont en pleine marche vers le Bas-Rhin.
Aix-la- Chapelle , 26 septembre.
Avant-hier, à deux heures de l'après-midi , S. M. la reine
de Hollande a quitté Aix-la-Chapelle pour se rendre à la
Haye.
La voiture de la reine étoit précédée , environnée et suivie
par la jeunesse d'Aix-la-Chapelle qui s'étoit réunie à plusieurs
brigades de gendarmerie pour escorter S. M. jusqu'à la frontière
du département.
Mayence , 28 septembre.
L'arrivée de LL. MM. II. et RR. a été un jour de fête pour
les habitans de cette ville et des environs. On savoit qu'elles
devoient être ici dans la journée , et une foule de curieux de
tout rang s'étoit portée au-devant d'elles.
S. A. I. le grand-duc de Berg étoit rendu ici depuis plusieurs
jours. On annonce aussi l'arrivée prochaine de S. A. I.
le prince Jérôme. Leurs Excellences Mgr. le prince de Bénévent
et le secrétaire d'Etat sont attendus ce soir.
PARIS , vendredi 3 octobre.
Lettre de S. M. l'Empereur des Français , roi d'Italie ,
à S. M. le roi de Bavière.
Monsieur mon frère , il y a plus d'un mois que la Prusse
arme , et il est connu de tout le monde qu'elle arme contre
la France et contre la confédération du Rhin. Nous cherchons
les motifs sans pouvoir les pénétrer. Les lettres que S. M. prussienne
nous écrit sont amicales ; son ministre des affaires étrangères
a notifié à notre envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire
, qu'elle reconnoissoit la confédération du Rhin ,
et qu'elle n'avoit rien à objecter contre les arrangemens faits
dans le midi de l'Allemagne .
Les armemens de la Prusse sont-ils le résultat d'une coalition
avec la Russie , ou seulement des intrigues des différens
partis qui existent à Berlin , et de l'irréflexion du cabinet ?
Ont-ils pour objet de forcer la Hesse , la Saxe et les villes
anséatiques à contracter des liens que ces deux dernières puissances
paroissent ne pas vouloir former ? La Prusse voudroitelle
nous obliger nous-mêmes à nous départir de la déclaration
que nous avons faite , que les villes anséatiques ne pourront
46 MERCURE DE FRANCE ;
entrer dans aucune confédération particulière ; déclaration
fondée sur l'intérêt du commerce de la France et du midi de
l'Allemagne , et sur ce que l'Angleterre nous a fait connoître
que tout changement dans la situation présente des villes anséatiques,
seroit un obstacle de plus à la paix générale ?
Nous avons aussi déclaré que les princes de l'Empire germanique
qui n'étoient point compris dans la confédération du
Rhin, devoient être maîtres de ne consulter que leurs intérêts
et leurs convenances ; qu'ils devoient se regarder comme par
faitement libres ; que nous ne ferions rien pour qu'ils entrassent
dans la confédération du Rhin , mais que nous ne souffririons
point que qui que ce fût les forçât de faire ce qui seroit
contraire à leur volonté , à leur politique , aux intérêts de leurs
peuples. Cette déclaration si juste auroit-elle blessé le cabinet
de Berlin , et voudroit-il nous obliger à la rétracter ? Entre
tous ces motifs , quel peut être le véritable ? Nous ne saurions
le deviner , et l'avenir seul pourra révéler le secret d'une conduite
aussi étrange qu'elle étoit inattendue. Nous avons été
un mois sans y faire attention. Notre impassibilité n'a fait
qu'enhardir tous les brouillons qui veulent précipiter la cour
de Berlin dans la lutte la plus inconsidérée.
Toutefois les armemens de la Prusse ont amené le cas prévu
par l'un des articles du traité du 12 juillet , et nous croyons
nécessaire que tous les souverains qui composent la confédération
du Rhin , arment pour défendre ses intérêts , pour ga
rantir son territoire et en maintenir l'inviolabilité . Au lieu de
200,000 hommes que la France est obligée de fournir , elle
en fournira 300,000 , et nous venons d'ordonner que les troupes
nécessaires pour compléter ce nombre , soient transportées en
poste sur le Bas-Rhin; les troupes de votre majesté étant toujours
restées sur le pied de guerre , nous invitons votre majesté
à ordonner qu'elles soient mises , sans délai , en état de
marcher avec tous leurs équipages de campagne , et de concourir
à la défense de la cause commune , dont le succès , nous
osons le croire , répondra à sa justice , si toutefois , contre
nos desirs et même contre nos espérances , la Prusse nous met
dans la nécessité de repousser la force par la force.
Sur ce , nous prions Dieu , mon frère , qu'il vous ait en sa
sainte et digne garde.
Signé NAPOLÉON.
Donné à Saint-Cloud , le 21 septembre 1806,
- Une lettre semblable a été écrite à S. M. le roi de Wur
temberg , et d'autres dans le même sens ont été adressées à
S. A. I. le grand-duc de Berg , à S. A. R. le grand-duc de
Bade , à S. A. R. le grand-duc de Hesse-Darmstadt , à S. A. F.
:
8
OCTOBRE 1806. 47
le prince-primat , et au Collége des princes de la confédération
du Rhin. Journal officiel.
- Le prince souverain de Wurtzbourg , frère de l'Empereur
d'Autriche , a positivement accédé à la nouvelle confédération
qui a été formée par les princes du midi de l'Allemagne.
Ainsi , on doit regarder l'Etat de Wurtzbourg comine
faisant partie de la confédération du Rhin. Journal officiel.
Le mardi , 23 de ce mois , LL. MM. l'EMPEREUR et l'Impératrice
ont daigné honorer de leurs signatures le contrat de
mariage de M. Paul-Philippe de Ségur , maréchal-des-logis
de S. M. l'EMPEREUR , c' ef d'escadron de chasseurs , fils de
S. Exc. M. le grand-maître des cérémonies , avec mademoisellede
Luçay , dame du palais, adjointe de madame sa mère ,
et fille de M. de Luçay, premier préfet du palais.
- L'envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de
Prusse , M. le général de Knobelsdorff, est parti le r octobre
pour aller rejoindre l'EMPEREUR à Mayence. On croit que
c'est en conséquence d'un courrier qu'il a reçu de Berlin, le
surlendemain du départ de S. M. I. et R.
- On écrit de Brunswick , en date du 20 septembre ,que
le prince héréditaire Charles-Georges-Auguste de Brunswick
est mort , le 19 , des suites d'une colique affreuse. Cette perte
inattendue a causé la plus vive douleur aux habitans de ce
duché. Le prince Charles étoit né à Londres , le 8 février 1766 ,
et avoit épousé , en 1790 , la princesse Frédérique-Louise-
Guillelmine d'Orange.
Un décret impérial , du 20 septembre , contient les dispositions
suivantes :
NAPOLÉON , Empereur des Français et Roi d'Italie ,
Quoique l'organisation de tous les pouvoirs publics assure
à tous nos sujets les moyens de présenter leurs demandes , et
d'obtenir justice , nous avons considéré qu'ils peuvent desirer
dans certains cas étrangers à la marche ordinaire de l'administration
, de faire arriver leurs réclamations jusqu'à nous ; la
sollicitude pour le bien-être de nos sujets , et l'exacte distribution
de la justice , qui nous ont porté à établir un moyen de
recevoir les pétitions qui auroient pour objet un juste recours
à notre autorité , nous ont déterminé à donner à cette institution
une organisation définitive et plus étendue ; à quoi voulant
pourvoir , de l'avis de notre conseil d'Etat , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
Art. Ier . Il yaura une commission des pétitions , composée
de deux conseillers en notre conseil d'Etat, quatre maîtres des
requêtes et quatre auditeurs .
II. Cette commission sera renouvelée tous les trois mois.
:
48 MERCURE DE FRANCE ,'
t
III. Son service sera réglé de manière qu'ily ait trois fois
par semaine , depuis dix heures du matin jusqu'à midi , en
notre palais imperial des Tuileries , l'un desdits conseillers
d'Etat , deux maîtres des requêtes et deux auditeurs , lesquels
seront chargés de recevoir les pétitions et d'entendre les pétitionnaires.
IV. Une fois par semaine , la commission se réunira dans
la salle des séances de notre conseil d'Etat , pour procéder à
l'examen des petitions.
V. Une fois par semaine , un des deux conseillers d'Etat
nous apportera les pétitions qui seront dans le cas d'étre mises
sous nos yeux , et pour lesquelles la commission pensera qu'il
seroit besoin d'une decision spéciale de nous. Pendant la durée
de nos voyages , ces pétitions seront adressées , avec l'avis de
la commission , à notre ministre secrétaire d'Etat.
-La commission des pétitions , composée de MM. Bigot-
Préameneu ,et Maret , conseillers d'Etat ; Molé , Pasquier ,
Portalis , Wischer de Celles , maîtres des requêtes; Canouville
, Lafond , Redon , Tournon , auditeurs , recevra les
pétitions et entendra les pétitionnaires , les lundi , mercredi
et vendredi de chaque semaine , de dix heures à midi , au
palais des Tuileries.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE SEPTEMBRE.
DU SAMEDI 27. - Ср. 0/0 c. J. du 22 mars 1806 , fermée . oof ooc.
ooc.poc. ooc ooc ooc oc. oof oof ooc. oof.
Idem . Jouiss . du 22 septembre 1806 63f. goc. 80c 750 800 7. c. 750 στο
Act. de la Banque de Fr. oooof oo oooof our cooof. oooof coc
DU LUNDI 29. - C p . olo c . J. du 22 mars 1806 , fermée. coc oof oof.
ooc . oof coс осоос ооc . ooc . ooc oос
Act. de la Banque de Fr. 1127f. 50c. 1126f 25c j . du 23 sept. oooof.
Idem . Jouiss . du 22 septembre 1806 64f. 63f 80c 6oc ooc ..
DU MARDI 30. - C pour 0/0 c . J. du 22 sept. 1806. 64f 631. guc 700
6oc . 63f 50c ooc . oof oof toc oof.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807.61f. ooc oc. ooc . ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooof. j . du 23 sept. ooc . oooof ooc.
DU MERCREDI 1Cr. octobre . - C p. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 63f.
:
Soc. 850 800 75c 64f. 63f goc ooc. ooc . ooc oof.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1806. 61f of. ooc . ooc ooc ooc one
Act . de la Banque de Fr. 1131f 50c 1134f j . du 23 sept . ooc oof ooc.
DU JEUDI 2. -Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 6,1 150 200 250 200 000
oof
OOC OOC OOC.OOC OOC COC
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof coc oof ooc ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1136f. 5oc. 35c. 25c jouiss . du 23 sept. oooof
DU VENDREDI 3. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 64f 100 250 200
Зэс . оос . сос goc boc ooc oof
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.61f 000 000. ooc ooc coc
Act. de la Banque de Fr. oooof jouiss , du 23 sept. oooof ooc. ooc.
:
(No. CCLXXIII. )
DEPTDE LA
(SAMEDI 11 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LE TRIOMPHE DE NOS PAYSAGES ,
ODE (I ).
Quor ! de Tibur, de Lucrétile
Horace a vanté les douceurs ;
Et nous , dans un oubli stérile
Nous laissons nos bords enchanteurs :
Nous taisons ces frais Elysées ,
Ces retraites favorisées
De Zéphyr, du calme et des eaux,
Où l'oeil croit , loin des rives sombres,
Voir tout le peuple heureux des ombres
Errer encor sous des berceaux.
Seroit-ce l'onde de Pénée
Qui serpente dans ces vallons?
Tivoli , Blanduse , Albunée ,
Vous n'êtes plus que de vains noms !
Ah ! mieux que dans les bois d'Algide
Orion suit le daim timide "
Sur les hauts chênes de Sennar;
L
5.
EtCéphale, toujours fidèle,
Yvoit d'une aurore plus belle.
Etinceler l'humide char . ob
(1) Cette ode a déjà été imprimée ; mais l'auteurya fait des changemens
; et elle paroît aujourd'hui , pour la première fois , telle qu'elle est
avouée par lui . ( Note du rédacteur.)
D
50 MERCURE DE FRANCE ;
La Seine et l'Aurore descendent
Vers la reine de nos cités;
Leurs ondes , leurs rayons s'étendent
Entre des palais enchantés :
Un double fleuve la partage ;
Le Louvre y baigne son image
Peinte dans ce vaste miroir ;
Plus loin le pavillon de Flore(1)
Verra le soleil qui le dore
Rougir les nuages du soir.
Jardin pompeux qui nous étales ( 2 )
Le faste du trône et des arts ,
Je laisse tes ombres royales :
Là m'appelle le Champ-de-Mars ;
Là , Vincenne , honneur des Dryades ,
Passy, fameux par ses Naïades ,
Auteuil , qu'aima le dieu des vers ( 3 ) ,
Fontenay, couronné de roses ,
Et toi , Meudon, toi qui reposes
Sous des ombrages toujours verts.
La colline qui vers le pôle (4 )
Borne nos fertiles marais
Occupe les enfans d'Eole
A broyer les dons de Cérès ;
Vanvres , qu'habite Galatée ,
Sait du lait d'Io , d'Amalthee,
Epaissir les flots écumeux;
Et Sèvre d'une pure argile
Compose l'albâtre fragile
Où Moka nous verse ses feux.
Je sais que l'amant d'Erigone
De Surêne a fui les coteaux ;
Mais là Montreuil fixe Pomone
Dans ses labyrinthes nouveaux :
י ז י
(1) Beau pavillon des Tuileries , au bord de la Seine, à l'aspect du midi
et du couchant.
(2 ) Les Tuileries .
(3) Village consacré par les maisons de campagne de Molière et de
Boileau.
(4) Montmartre,
OCTOBRE 1806: 5
Ici les bois de Romainville
Couronnent ce vallon fertile ( 1 )
Dont le sol n'a jamais trompé ,
Et qui n'oppose à la rapine
Que Véglantier et l'aube-épine ,
Seul rempart du nouveau Tempé .
Mais le dieu léger d'Idalie
Me ramène à ce bois charmant
Où l'infortune de Pavie
M'offre un antique monument ( 2) .
Mille chars dans ces routes sombres
Se croisant sous leurs vertes ombres ,
Ypromènent mille beautés ;
Tous les papillons de Cythère
Y suivent d'une aile légère
Ces coeurs par Zéphyre emportés.
8 1
Est-ce l'art imagique d'Armide
Qui te suspend à ces coteaux ,
Toi qui fais d'un cours si rapide
Descendre l'ombrage et les eaux (3) ?
Que de cascades bondissantes
Tombent en nappes blanchissantes
Et s'engouffrent dans ces bassins;
Tandis que l'écume élancée:
De l'onde par l'onde pressée, i
Rejaillit au front des sapins! って
Hébé plus fraîche et moins orné
Plaît mieux que l'auguste Junon;
Versailles , ta pompe étonnée
Cède aux graces de Trianon :
Oui , tes fastucuses merveilles
Epuisèrent les doctes veilles
Des arts soumis à tes desir's ;
Louis te combla de largesses :
Tume présentes des richesses ;
Et mon coeur cherche des plaisirsa
(1) Les Prés Saint-Gervais.
(2) Le château de Madrid , actuellenient détruit .
(3) Saint-Cloud.
res
:
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
Frais bocages de Morfontaines ,
Quevos aspects sont gracieux !
Que de vos routes incertaines
Le dédale est mystérieux !
Qu'avec plaisir loin des orages
Tu prépares ces doux ombrages ;
Et que tes jours y seront purs ,
Toi , par qui la Seine vengée ,
D'un vil obstacle dégagée ,
Coule avec gloire dans nos murs !
Quede l'arbre cher à Dodone
Navarre soit toujours paré !
L'Iton coule , erre , fuit , bouillonne
Sous le feuillage révéré.
Je te consacre à la mémoire,
Noble asile qui dus to gloire ( 1 )
Aux charmes de tes belles eaux !
Viens avec tes roches hautaines ,
Tes bois , tes cygnes , tes fontaines ,
Décorer mes riches tableaux.
Toi quim'inspires et m'appelles ,
Tu ne seras point oublié ,
Beau lieu ( 2) si cher à nos Apelles ,
Plus cher encore à l'amitié !
Je ne vois plus ta roue humide
Blanchir un cylindre rapide
De la dépouille des guérets ;
Mais garde hien le nom champêtre
Que tedonna ton premier maître ,
Utile esclave de Cérès.
Laisse au faste qui se ruine
Gâter la nature à grands frais ;
De ta simplicité divine
Conserve les touchans attraits :
Ces vieux saules ridés par l'âge ,
Cesponts cachés sous le feuillage ,
Ces bords aux contours ondoyans ,
Où la Seine , embrassant tes îles ,
Se plaît sous les voûtes mobiles
De tes ombrages verdoyans.
( 1 ) Fontainebleau.
(2) Moulin-Joli .
COCTOBRE 1806. 53
}
Je voulois chanter sur ma lyre
Ermenonville et Chantilly ,
Mais le printemps vient de sourire
Dans les bocages de Marly :
Epris de ses graces nouvelles ,
Mon coeur y vole sur les ailes
Et de Zéphyre et de l'Amour.
Que j'aime ces légers portiques
Couronnés de ces bois antiques ,
Que respectent les feux du jour !
Vénus n'est plus dans Amathonte ,
Vénus habite ces jardins ;
L'Olympe céderoit sans honte
Au charme de ces lieux divins .
Là , quand la paisible Diane ,
Promenant son char diaphane ,
De ses feux argente les airs ,
Des Nymphes la troupe folâtre
Danse, et foule d'un pied d'albâtre
L'émeraude des tapis verts.
Toujours sur ces rives fleuries
Les Graces cueillent leurs bouquets ;
Toujours les tendres rêveries
Sont errantes dans ces bosquets;
Des fleurs l'haleine parfumée ,
Le doux bruit de l'onde animée,
Tout rend ces bords délicieux :
L'oeil s'y plaît , le coeur y soupire;
C'est ici que j'aimai Delphire ! ...
Muse, couronne ces beaux lieux.
Par M. LE BRUN, de l'Institut.
VERS
Faits en voyant le Tableau d'une Scène de Déluge ;
par M. Girodet.
D'HORREURS et de beautés quel sublime mélange
D'un peuple transporté captive ici les yeux ?
Le divin Raphaël et le fier Michel-Ange ,
Pour animer la toile, ont-ils quitté les cieux ?
3
54 MERCURE DE FRANCE;
Quoi ! le tendre pinceau qui , sous d'épais feuillages ,
Des amours , du sommeil traça l'aimable accord (1) ,
M'offre des élémens les combats , les ravages,
Et les tristes mortels luttant contre la mort ?
Tableau touchant, affreux , dont l'aspect m'épouvante ,
Qui fais couler mes pleurs , qui séduis mes regards ,
J'éprouve en te voyant, et la pitié charmante,
Et la douce terreur que je dernande aux arts !
८
Poursuis , cher Girodet : rival de la nature,-
Suis d'Homère immortel le vol audacieux ;
Vénus, ainsi qu'à lui , te prêta sa ceinture ,
Et, comme lui, tu peins les Héros et les Dieux .
J. B. DE SAINT -VICTOR
L'AMANT INCURABLE ,
ROMANCE
LISE , malgré sa perfidie,
Toujours me plaît ;
C'est que Lise fut mon amie ,
En ai regret;
Mais l'ame , qui fut enchaînée
Des noeuds d'amour,
Point n'efface dans une année
Trace d'un jour.
Voudrois oublier l'infidelle,
La voudrois fuir ;
Mais mon dépit me la rappelle
En souvenir.
L
Cherchai dix fois une autre belle
Pour m'attacher .
Dix fois me retrouvai près d'elle
Sans la chercher .
Lise m'aima plus d'une année
Si tendrement !
Elle a failli l'infortunée
Unseul moment....
(1)Tout lemondeconnoît le beau tableau d'Endymion , de M. Girodets
OCTOBRE 1806. 55
Pource moment faut que j'oublie
Tant doux attraits
Endélaissant plaintive amie
Atout jamais.
Non; dis-moi : « Ne suis point coupable,
>> Toujours t'aimai ,
Mon inconstance est une fable , »
Je le croirai,
Ai vu pourtant Lise infidelle....
C'est une erreur.
Ah ! mes yeux , laissez-moi , près d'elle ,
Croire à mon coeur ! 4
H. GASTON
LA VEILLE , LE JOUR ET LE LENDEMAIN,
CHANSON.
CES trois mots nous offrent l'emblême
De la course agile du temps :
Des Dieux la sagesse suprême
Ainsi partagea nos instans;
Notre vie , hélas ! est pareille
Au jour ténébreux ou serein;
De ce jour l'enfance est la veille,
Lavieillesse, le lendemain.
La veille , amour vit d'espérance;
Le jour, amour est satisfait ;
Le lendemain vient en silence
Le souvenir ou le regret .
Ledesir fatigué sommeille....
Amans , tel est votre destin :
Vous êtes plus heureux la veille
Que le jour et le lendemain !
Damis , avant le mariage ,
Paroît tendre , empressé, soumis.
Le jour vient ; dès qu'hymen l'engage ,
On ne reconnoît plus Damis ;
Amour s'endort , soupçon s'éveille.
D'où vient ce changement soudain ? ...
C'est qu'il étoit anant la veille ,
Qu'il est époux le lendemain.
:
56 MERCURE DE FRANCE ,
Pour le méchant , dans la nature ,
Il n'est plus un seul jour serein;
Mais l'innocence, calme et pure ,
Ne craint jamais le lendemain.
L'homme de bien quand il sommeille,
Voit en songe sur son chemin
Les heureux qu'il a faits la veille,
Ceux qu'il fera le lendemain .
M. MILLEVOYE,
ENIGME.
IRIS , aux yeux des grands ma vue est importune;
Quoique flatteur, humble et respectueux ,
Je ne fais pas souvent fortune .
Une lettre de moins mon sort est plus heureux ;
Car tous les matins j'emprisonne
Les trésors de ton sein et ta taille mignonne,
LOGOGRIPHE,
Je suis gracieux et brillant ,
Et pourtant je suis invisible.
Tantôt je suis affable , honnête , sémillant ,
Tantôt méchant , bourru , dangereux et terrible.
Si je me montre arrogamment ,
Souvent aussi j'aime à ne point paroître.
Enfin c'est moi qui, seul en ce moment ,
Chloé , vous aide à me connoître.
Six pieds forment mon corps , et vous y trouverez
Ce qui du laboureur renferme le salaire ;
L'ordre prescrit pour nos devoirs sacrés ;
Ce que tous les cinq jours on donne au militaire ;
Un plant de qui le fruit subjugue la raison;
Ce que l'on voit, Chloe, voltiger sur vos traces ;
Et sans décomposition ,
Chez vous j'accompagne les Grâces.
CHARADE .
1
Mon premier, chez les grands , est untitre d'honneur ;
Monsecond , à tes yeux , offre un lieu solitaire ,
Où , parfois , un amant à sa tendre bergère
Exprime sur mon tout son amoureuse ardeur.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Epingle.
Celui du Logogriphe est Secrétaire .
Celui de la Charade est Pa- ris.
OCTOBRE 1806. 57
7
OEuvres d'Evariste Parny, nouvelle édition , corrigée et considérablement
augmentée.AParis , chez Debray, libraire ,
place du Muséum , nº 9. Portefeuille Volé. A Paris , au
magasin de librairie , rue Saint-Honoré , vis-à-vis celle
du Coq.
LEE
premier de ces recueils , avoué par l'auteur , lui a fait une
réputation parmi les poètes érotiques ; le second qu'il a eu la
pudeur de ne pas signer , mais qu'il a publié malgré l'accueil
peu favorable qu'on a fait à la Guerre des Dieux, porte le
même caractère de foiblesse que ce dernier ouvrage. Ony voit
la même prétention à fouler aux pieds toutes les convenances
sacrées et humaines , et la même impuissance à être agréable
et piquant. On peut appliquerà ces productions d'autant plus
misérables qu'elles n'annoncent pas même le talent du vice
séduisant , ce que disoit Pascal des hommes qui passoientleur
vie à étre sottement libertins.
Nous nous étendrons sur le premier recueil ; et nous ne
parlerons du second que pourmontrer combien l'impiété dépourvue
d'imagination et d'esprit est quelquefois absurde ,
plate et ridicule.
Avant d'examiner les poésies érotiques de M. de Parny , il
ne sera pas inutile de faire quelques observations sur le genre
dans lequel il s'est exercé : c'est une question littéraire qui n'a
pas encore été traitée à fonds.
Pourquoi la réputation des Tibulle etdes Properce marchet-
elle presque de pair avec celle d'Homère etde Virgile , de
Sophocle et d'Euripide ? Tibulle et Properce n'offrent pourtantni
cette raison supérieure , ni cette fécondité d'imagina ,
tion, ni cette richesse et cette variété de coloris que l'on a
toujours admirés dans les grands poètes épiques et tragiques
dont nous venons de parler : quelle est donc la raison qui a
4
4
58 MERCURE DE FRANCE,
'donné aux premiers tant de célébrité ? Personne ne pourra
soutenir qu'une certaine pureté dans le style , une certaine
élégancedans la versification , une certaine mollesse de sentiment,
puissent être mises en parallèle avec les grandes conceptions
de l'Epopée , et de la tragédie , sur-tout lorsque ces
qualités se trouvent dans ces belles productions toutes les fois
que le sujet l'exige. Il faut donc chercher dans le coeur humain
la solution de ce singulier problème.
Les hommes accordent volontiers leur suffrage aux ouvrages
qui flattent leurs passions. C'est peut- être mal à propos
que l'épopée , la tragédie et la comédie prétendent corriger
nos penchans vicieux par le tableau des excès auxquels ils
peuvent nous entraîner. Mais du moins elles ne peignent nos
passions qu'en général : elles n'offrent point , comme les poésies
érotiques , les détails de volupté si chers aux hommes
corrompus. Le ton élevé de l'épopée , la représentation
publique de la tragédie et de la comédie , s'y opposent. La
muse d'Homère et de Virgile fut toujours chaste; et les
hommes assemblés au théâtre se sont assez respectés euxmêmes
pour ne pas souffrir que leur poète leur manquât par
des développemens licencieux. L'exemple d'Aristophane ne
prouve rien contre cette dernière assertion. Sa licence tenoit à
un gouvernement vicieux ; et elle fut interdite à ceux qui lui
succédèrent. Il n'en est pas ainsi de l'élégie et de l'héroïde :
elles flattent sans ménagement les goûts même les plus dépravés;
elles pénètrent dans les plus secrets replis du coeur humain
, pour y éveiller tous les penchans dont il est succeptible.
On ne se rend jamais bien compte de ses goûts ; mais n'estil
pas permis de penser que le plaisir qu'on éprouve en lisant
Homère et Virgile , et celui que procurent Tibulle et Properce,
sont d'une nature différente? Il se mêle dans le sentiment
qu'on a pour les premiers une admiration , un respect et une
estime qui rendent cette jouissance plus délicate et plus pure.
Comme les hommes ont malheureusement une propension
OCTOBRE 1806. 59
naturelle à aimer ceux qui flattent leurs passions , il n'est pas
étonnant qu'ils aient accueilli avec faveur les poètes érotiques.
Mais ils ne nous plaisent que comme des flatteurs complaisans
, qui entrant dans le secret de nos foiblesses , se montrent
livrés aux mêmes passions que nous aimons à éprouver , et les
réveillent en nous par le tableau séduisant qu'ils nous en retracent.
Le siècle de Louis XIV n'a point produit de poètes dans le
genre érotique , car on ne peut compter madame de la Suze
aunombre des classiques. Cette singularité à une époque où
presque tous les genres de littérature furent portés à leur
perfection, sert à confirmer l'opinion que nous avons eu déjà
l'occasion d'émettre , c'est que les écrivains de ce siècle regardoient
comme indigne d'eux de flatter les passions des
hommes.
Cependant Boileau , le législateur de notre Parnasse , a
compté l'élégie au nombre des genres de poésies dont il a
donné des règles ; malgré sa sévérité , il a cru que ce genre
devoit entrer dans une poétique. Nous aurions tort de nous
montrer plus rigoristes que lui ; et quoique en général les
poésies érotiques soient une lecture dang ereuse pour les jeunes
gens dont elle amollit le coeur et étouffe les nobles penchans ,
nous considérerons celles de M. de Parny sous un rapport
purement littéraire..
Quand on veut perdre quelques momens à parcourir des
poésies érotiques , on desire d'y trouver les développemens
variés d'une passion qui se modifie de mille manières différentes
suivant les caractères et les situations . Si le poète revient
sans cesse sur les mêmes idées et les mêmes mouvemens , s'il
reproduit à chaque instant les mêmes expressions , s'il rappellejusqu'àla
satiété le contraste usé de l'amitié et de l'amour,
s'il parle toujours de roses , defleurs , on ne peut s'empêcher
de convenir qu'il amanqué son but: une lecture que l'on a
cruamusante fatigue et ennuie. M. de Parny n'est pas exempt
60 MERCURE DE FRANCE ;
de ces défauts qui tiennent à une grande stérilité d'imagination.
Il est aussi nécessaire dans ces collections d'élégies , qu'ily
ait une action qui attache. Des incidens bien amenés doivent
réveiller l'intérêt sur les deux amans : le tableau toujours uniforme
de leurs jouissances ne peut fixer long-temps l'attention
du lecteur. En cela Bertin l'emporte de beaucoup sur M. de
Parny. Ses amours avec Eucharis sont souvent troublés; et les
situations où le poète se met lui inspirent des sentimens énergiques
et variés que l'on ne trouve presque jamais dans
P'amant d'Eléonore .
1
M. de Parny a cependant un avantage sur Bertin ; et nous
nous plaisons à le reconnoître. Son style est beaucoup plus
pur; il y règne en général une douce élégance ; et il est à présumer
que si les louanges outrées que l'on donnaà sespremiers
essais ne l'avoient pas aveuglé sur ses défauts , le poète auroit
été beaucoup plus loin. M. de Parny paroit avoir étudié
Tibulle avec soin: c'étoit le meilleur modèle qu'il pût choisir.
Il l'imite souvent ; mais il développe trop ses idées , et ne
s'aperçoit pas que la peinture des passions les plus voluptueuses
et les plus molles doit avoir la précision qui lui est
propre. En les délayant , on les affoiblit ; et , quoique leurs
développemens ne soient que trop séduisans , elles fatiguent si
elles s'étendent trop. Nous citerons un exemple de ce défaut.
Tout le monde connoît les vers charmans où Tibulle suppose
que sa înaîtresse lui survivra :
Te spectem suprema mihi cum venerit hora ,
Te teneam moriens deficiente manu ( 1) .
M. deParny donne à cette peinture des développemens trop
étendus.
L
1
1
O ma maîtresse ! un jour l'arrêt du sort
Viendra fermer ma paupière affoiblie :
(1) Tibulle , Eleg. 1 , lib . 1 .
1
1
OCTOBRE 1806. 6г
Lorsque tes bras , entourant ton ami ,
Soulageront sa tête languissante ,
Et que ses yeux , soulevés à demi ,
Seront remplis d'une flamme mourante;
Lorsque mes doigts tâcheront d'essuyer
Tes yeux fixés sur ma paisible couche ,
Et que mon coeur s'échappant de ma bouche ,
De tes baisers recevra le dernier;
Je ne veux point qu'une pompe indiscrète
Vienne trahir ma douce obscurité ,
Ni qu'un airain à grand bruit agité
Annonce à tous le trépas qui s'apprête .
Ces vers sont beaucoup trop négligés , même pour l'élégie
qui exige moins de rigueur que les autres genres de poésies ;
il y a profusion d'épithètes , et incohérence fréquente d'expression
. L'arrét du sortne vient pasfermer une paupière : c'est
donner du mouvement à ce qui ne peut en avoir. Soutenir la
tête d'un malade n'est pas la soulager; le lit d'un mourant
n'est pas une paisible couche. On peut dire en poésie que le
coeurd'unhomme qui expire s'échappe de sa bouche , mais on
ne peut dire que ce coeur en s'échappant reçoit un baiser. Ily
auroit encore un grand nombre d'observations à faire sur ces
vers; elles seroient superflues: les fautes quenous avons relevées
suffisent pour prouver que M. de Parny se laisse trop souvent
égarer par sa facilité.
Cepoète a un talent qu'on ne peut lui contester , et dont il
aplus d'une fois abusé , c'est celui de rendre en mots décens
les idées et les tableaux les plus licencieux. Presque aucun
poète n'a porté plus loin cette espèce de délicatesse qui consiste
à garder une mesure entre la grossièreté des objets , et les
termes destinés à les exprimer. On devine facilement tout ce
que l'auteur a voulu dire ou peindre : à l'aide d'une circonstance
habilement placée , le voile de la pudeur se lève , sans
que l'expression puisse faire rougir. Ce talent , si c'en est un ,
est le fruit d'un rafinement digne du 18° siècle : nos lecteurs
jugeront s'il doit être admiré ou condamné.
62 MERCURE DE FRANCE ,
Le morceau le plus intéressant de ce recueil est un poëme
scandinave , intitulé : Isnel et Aslega. Le coloris en est quel
quefois brillant ; les sentimens sont en général naturels et bien
exprimés; et le poète a su se préserver de l'abus qu'on a fait
trop fréquemment de nos jours de la poésie ossianique. Nous
citerons un passage de ce poëme , qui , sans être très- remarquable,
n'est pas dépourvu d'élégance et de pureté. Une
femme craint le sort des combats pour celui qu'elle aime :
:
Jeune héros , des amans le modèle,
Dans le sentier où la gloire t'appelle
Tes premiers pas rencontrent le tombeau.
Astre charmant , astre doux et nouveau ,
Tu n'as pas lui long-temps sur la colline !
De ton lever que ta chute est voisine !
Tu disparois : que de pleurs vont couler !
On pourroit faire beaucoup d'observations sur le plan de ce
poëme ; mais l'exécution fait oublier quelquefois les défauts
de combinaison .
Parmi les pièces fugitives , nous en avons remarqué une
qui mérite d'être distinguée : c'est le réveil d'une mère. Il
étoit difficilede peindre mieux les jouissances pures qu'éprouve
une femme vertueuse en voyant les jeux de ses enfans. Adèle
et son frère entrent le matin dans la chambre de Céline :
Tous deux du lit assiégent le chevet ;
Leurs petits bras étendus vers leur mère ,
Leurs yeux naïfs , leur touchante prière ,
D'un seul baiser implorent le bienfait.
Céline alors d'une main caressante
Contre son sein les presse tour-à-tour ;
Et de son coeur la voix reconnoissante
Bénit le ciel et rend grace à l'amour .
Non cet amour que le caprice allume ,
Ce fol amour qui, par un doux poison ,
Enivre l'ame et trouble la raison ,
Et dont le miel est suivi d'amertume;
Mais ce penchant par l'estime épuré ,
Qui ne connoît ni transports , ni délire ,
Qui sur le coeur exerce unjuste empire,
Et donne seul un bonheur assuré.
:
OCTOBRE 1806. 63
Cette peinture de l'amour maternel est pleine de charme et
de vérité. On ne peut s'empêcher d'être étonné que M. de
Parny l'ait si bien rendue, lui qui s'est consacré toute sa vie à
exprimer une toute autre espèce d'amour.
Des trois ouvrages qui composent le Portefeuille Volé,
nous ne parlerons que du premier qui est une froide parodie
du Paradis Perdu de Milton. On ne peut concevoir quel a été
le but de l'auteur dans cette production bizarre : tout ce que
l'onydécouvre , c'est unehaine impuissante contre la religion.
Il cherche à tourner en ridicule les mystères ; et comme ses
traits sont toujours émoussés , le ridicule tombe nécessairement
sur le poète. Onne trouve qu'une chose assez vraie dans
cet ouvrage : l'auteur prête aux esprits infernaux les goûts et
les passions des philosophes et des révolutionnaires. Ony voit
leculte de la raison , et les rêveries des prétendus savans qui
croient trouver dans la connoissance imparfaite qu'ils peuvent
avoir de la nature , des argumens en faveur de leur incrédulité.
Un adversaire des sophistes du 18° siècle n'auroit pas fait autrement
que M. de Parny : il auroit jugé, comme lui , dignes
de l'enfer , ces nouveaux Érostrate. Le passage où M. de Parny
fait ces aveux précieux se trouve dans le premier chant du
Paradis Perdu. Les démons tiennent conseil : un chimiste se
lève :
Que trouvons-nous dans cette horrible enceinte ?
Un air infect et lourd , des rocs brûlans ,
Des mers de feu , des gouffres , des volcans.
De tous ces corps vous extrairez sans peine
Carbone , azoth , oxigène , hydrogène ,
Et calorique ( il abonde aux Enfers ) :
Recomposez ces élémens divers ,
Variez- les , sous votre main féconde
De nouveaux corps naîtront subitement.
Pour être Dieux , pour faire un autre monde ,
Vous avez tout , matière et mouvement.
Un autre diable n'a pas grande foi à la chimie ; il répond au
savant :
Si ta chimie est bonne ,
Elle auroit dû fondre le fer maudit
64 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
Qui dans le ciel deux fois te pourfendit.
Je connois peu l'azoth et le carbone ;
Je sais la guerre , et la ferai : j'ai dit .
Satan , après avoir recueilli les avis , donne le sien , et
s'adressant aux démons , il les peint , comme les sophistes se
peignent souvent eux-mêmes !
Vous qu'on nomme rebelles ,
Vous , à l'honneur, à la raison fidèles ,
De l'esclavage éternels ennemis,
Pour la vengeance à jamais réunis ,
Ala valeur alliez la prudence. :
Dans les productions qui composent le Portefeuille Volé ;
on ne trouve aucune trace du talent que M. de Párny a dé
ployé dans ses poésies érotiques. La licence est sans délicatesse,
le comique est froid et forcé, et le badinage manque
absolument de grace. On prouveroit facilement la justesse de
ces critiques , si la décence permettoit de faire quelques
citations. Il suffira de direque ces poèmes sont très-au-dessous
de la Guerre des Dieux , ouvrage qui , malgré les circonstances
à l'époque desquelles il parut, malgré la licence effrénée
quiy règne , n'a pas été lu , même par ceux qui partageoient
les opinions de l'auteur..
Ces poëmes , comme nous l'avons dit , ne portent pas son
nom : ainsi M. de Parny peut encore les désavouer ; et nous
nous empresserions d'insérer dans ce journal ce témoignage de
son repentir. Heureux s'il pouvoit en faire autant à l'égard de
la Guerre des Dieux , qu'il n'a pas rougi de signer !
P
:
{
Voyage
DEPT
DEL
OCTOBRE 1806. T 65
5
cen
Voyage de l'Inde à la Mecque; par Abdoulkérim , favori de
Tahmas-Qouly-Khân - Voyage de la Perse dans l'Inde,
etdu Bengale en Perse, avec une Notice sur les révolu
tions de la Perse , un Mémoire historique sur Persépolis ,
et des notes. - Et le Voyage pittoresque de l'Inde , fait
depuis 1780 jusqu'en 1783 ; par William Hodges, peintre
anglais. Traduits de différentes langues orientales et européennes
, par M. Langlès, membre de l'Institut , conservateur
des manuscrits orientaux à la Bibliothèque Impériale,
et professeur de persan à l'Ecole spéciale des langues orien
tales vivantes. Ginq vol. in-18 , et atlas. Prix : 15 fr. , et
20 fr. par la poste. A Paris , chez Delance , libraire , rue
des Mathurins ; et chez le Normant , imprimeur-libraire.
M. LANGLÉS est certainement un de nos savans les plus
laborieux , et qui remplit avec le plus d'honneur pour lui ,
et le plus d'utilité pour le public , le poste où sa connoissance
des langues orientales l'a fait appeler , puisqu'il traduit
tout ce qu'il trouve d'intéressant dans les manuscrits confiés
àsagarde , et qu'il les fait passer dans notre langue. Son zèle
pour compléter son instruction et la nôtre sur le caractère ,
les moeurs , les lois et les coutumes des peuples de l'Asie ,
ne se borne même pas au simple travail d'un traducteur , qui
lui mériteroit cependant de justes éloges ; il consacre encore
à cette étude d'assez fortes sommes , lorsqu'il s'agit de se procurer,
à grands frais, ce que nos voisins publient de plus pré
cieux sur ces mêmes nations , et il n'épargne ainsi ni peines ,
ni soins, ni fortune pour nous composer un fonds de rensei
gnemens que des circonstances favorables peuvent quelque
jour nous rendre très-avantageux. Les vastes contrées de
l'Orient sont comme un héritage vacant; c'est une succession
ouverte aux nations civilisées ; il faut apprendre à la connoître
avantde la recueillir .
66 MERCURE DE FRANCE ,
Quoique les différens voyages , dont M. Langlès a donné
successivement la traduction à diverses époques , datent déjà
d'un temps assez éloigné , eu égard aux grands événemens qui
se sont passés dans l'Inde , depuis que ces voyages avoient été
entrepris , il leur reste encore assez d'intérêt pour les faire
rechercher par un lecteur curieux de connoître , entr'autres
choses , l'état politique des Anglais dans ces contrées avant
ces derniers événemens , et de savoir par quels moyens ils
semaintenoient d'abord dans la possession des premiers établissemens
qu'ils avoient pu former dans un pays qui se trouve
aujourd'hui soumis entièrement à leur domination. Le premier
de ces voyages , fait et écrit par Abdoulkérim , favori de
Tahmas-Kouly-Khân , est un journal exact des marches militaires
de ce conquérant au retour de son expédition de l'Indoustan,
depuis 1739jusqu'en 1741 , à la suite duquel se trouve
le pélérinage d'Abdoulkérym à la Mecque , par Bagdad , Alep
et Damas. L'auteur de cette espèce d'itinéraire s'est appliqué ,
par dessus tout , à donner des notes sur les distances de tous les
endroits habités , ou qui sont remarquables par leur situation et
par les accidens pittoresques qui les distinguent. Il pourroit , au
besoin , servir de guide , et les géographes pourront le consulter
avec confiance. Le second voyage de la Perse dans l'Inde
est antérieur au pélerinage d'Abdoulkérym , de trois cents ans;
il sembleroit , par cette raison , qu'il auroit dû être placé à la
tête de toute la collection ; mais c'est une traduction de l'oririginal
persan , faite par M. Langlès après celle du premier
voyage qu'il avoit traduit de l'Anglais. L'auteur de ce voyage
est un ambassadeur persan envoyé par son maître au roi de
Bisnagor ( Golconde ) , pour établir entr'eux des liaisons politiques
et commerciales. Sa relation est aujourd'hui plus
curieuse qu'utile ; elle pourroit seulement donner le moyen
d'établir quelque comparaison entre l'état ancien des pays qu'il
parcourt , et l'état dans lequel ils se trouvent maintenant, si
samanière de voir les choses étoient toujours d'un homme
OCTOBRE 1806. 67
sage , et si cette comparaison même pouvoit produire quelque
bien. Ce n'est pas tant ce qu'un pays a été que ce qu'il peut
devenir encore , qu'il s'agit de considérer . Le troisième voyage,
que M. Langlès a cru devoir joindre au deuxième , est celui
de M. William Franklin , fait en 1787 et 1788 , du Bengale à
Chyraz en Perse; il est rempli d'observations intéressantes : et
les Européens pourront y remarquer avec orgueil l'énorme
différence qu'il y a entre leurs écrivains et ceux des Persans.
M. Franklin a joint à son voyage une notice historique qui
offre une belle matière à réflexions sur l'insuffisance de la
morale et de la politique des Orientaux, pour donner à leur
gouvernement la stabilité que nous voyons s'attacher aux Etats
des princes chrétiens. M. Langlès a mis à la suite de cette
notice un mémoire historique sur Persépolis ; et , à tout ce
que les voyageurs racontent de ses fameux débris , et de l'oria
gine de cette ville antique , il a joint ses propres conjectures ,
qui sont plus ingénieuses que convaincantes. Le cinquième
et dernier voyage pourra plaire à un plus grand nombre de
lecteurs; c'est celui d'un savant peintre anglais , M. Hodges ,
le compagnon du capitaine Cook. Cet habile dessinateur ,
après avoir déjà fait le tour du monde , se rendit dans l'Inde ,
pour observer le sol du pays , et pour le transporter en quelque
sorte dans sa patrie. M. Langlès a fait réduire quatorze de
ses desseins les plus agréables , et ils forment un joli petit atlas
séparé du corps de l'ouvrage..
"
Atous ces voyages , à la notice historique sur la Perse , et à
son mémoire sur Persépolis , notfe infatigable traducteur
français a joint une grande quantité de notes qui décèlent un
travail considérable , beaucoup de connoissances sur tout ce
qui concerne les contrées orientales , et un desir ardent de les
rendre utiles àson pays. Ces notes , particulièrement destinées
à éclaircir des passages obscurs , réveillent souvent le lecteur
par quelques traits historiques , et il faut avouer que les auteurs
persans ont besoin de ce secours ; peu de nos Français
Ea
68 MERCURE DE FRANCE ,
seront curieux de savoir combien ilyade Farsangk de Cachemire
à Delhy , au lieu que tous aiment à s'instruire d'un fait
intéressant , dans lequel ils reconnoissent le coeur de l'homme.
Nous en citerons deux , que nous prendrons dans les récits de
nos voyageurs. Le premier appartient à M. Hodges ; et quoique
ce qu'il raconte soit l'effet d'un usage indien aussi connu que
condamné dans toute l'Europe , les détails de cet usage , qui
consiste à sacrifier la veuve aux mânes de son mari , ne nous
étant pas aussi familiers , on ne les lira point avec indifférence.
Voici ce qu'il rapporte :
<<Pendant que je m'occupois à Bénarès , dit-il , des travaux
>> de ma profession , je fus informé d'une cérémonie qui alloit
» avoir lieu sur les bords du Gange , et qui piquoit vivement
>> ma curiosité. J'avois souvent lu et souvent entendu dire
>> que chez les Indoux , la race d'homme la plus humaine et
>> la plus douce que l'on connoisse , régnoit le plus barbare de
>> tous les usages , celui qui prescrit aux femmes de s'immoler
>> après la mort de leur mari , par un moyen qui fait frissonner
>> la nature , par le feu. >>
Il observe ensuite que cette coutume existe non-seulement
dans la classe la plus élevée , où l'orgueil a pu la faire naître
et la conserver , mais encore dans la classe moyenne , qui
ne pourroit s'en exempter sans décheoir de son état. Il cite
l'exemple d'une jeune veuve de dix-sept à dix-huit ans , d'une
haute naissance , qui fit le sacrifice de sa vie , en 1742 , malgré
les sollicitations de ses parens , de ses amis et de ses trois
petits enfans. Ensuite , arrivant au spectacle dont lui-même
a été le témoin en 1781 : « La veuve que j'ai vue , continue-
t-il , étoit de la tribu ou caste bhyse, c'est-à-dire ,
>> marchande. En arrivant sur la rive du fleuve , à la place ou
>> la cérémonie devoit se passer, je trouvai le corps du mari
>> dans une bière couverte d'un linceuil , déjà placé à terre
» immédiatement au bord de l'eau . Il étoit environ dix
» heures du matin , et il n'y avoit encore qu'un petit nombre
:
,
1
OCTOBRE 1806. 69
>> de spectateurs rassemblés , qui ne paroissoient pas prendre
>> beaucoup de part à la catastrophe qui alloit avoir lieu ,
» et qui montroient même , je le puis dire , l'indifférence la
>> plus apathique. Après avoir été attendue assez long-temps ,
>> la femme parut , accompagnée des brahmanes , de la mu-
» sique et de quelques parens. La marche étoit lente et solen-
» nelle. La victime s'avançoit d'un pas ferme et assuré ; son
» maintien annonçoit la tranquillité de son ame. Elle s'ap-
>> procha du corps de son mari , et le cortége s'y arrêta
>> quelque temps. Elle adressa , de sang froid , la parole à ceux
» qui étoient auprès d'elle , sans la moindre altération dans
» sa voix ni dans son maintien. Elle tenoit de sa main gauche
» une noix de coco , dans laquelle étoit délayée une couleur
» rouge; elley trempa l'index de la main droite , et marqua
» ceux qui étoient autour d'elle , et à qui elle desiroit donner
>> une dernière preuve de son intérêt. Je me trouvois en ce
» moment près de cette femme, qui m'observa attentive-
» ment, et me marqua sur le front avec sa couleur. Elle pou-
» voit avoir de vingt-quatre à vingt-cinq ans. A cette épola
fleur de la beauté est déjà flétrie sur les joues des
» habitantes de l'Inde ; mais celle-ci en conservoit encore
> assez pour montrer qu'elle avoit dû être belle . Sa figure
» étoit petite , mais d'une coupe élégante ; la forme de ses
>> mains et de ses bras me parut parfaitement belle. Son
» vêtement étoit une robe blanche et flottante qui descen-
> doit librement depuis la tête jusqu'aux pieds. Le lieu du
» sacrifice étoit sur le bord du fleuve , plus haut d'environ
>> cent brasses que la place où nous étions alors. Le bûcher
» étoit composé de branchages , de feuilles et de joncs des-
» séchés ; sur un des côtés étoit pratiquée une porte ; la
>>partie supérieure étoit couverte et arrondie en voûte ; à
>> côté de la porte se tenoit un homme debout , ayant à la
> main un brandon allumé. Depuis le moment où la vic-
>> time parut , jusqu'à celui où le corps fut enlevé pour être
α
que,
3
70 MERCURE DE FRANCE ;
» porté au bûcher, il s'écoula une demi-heure , qui fut con-
>> sacrée à prier avec les brahmanes , et à donner des marques
:
» d'intérêt adressées à ceux qui étoient près d'elle , et à conver-
> ser avec ses parens .Dès que le corps fut enlevé, elle le suivitde
>> près, accompagné du chef des brahmanes; et quand il futsur
1.
(1
>> le bûcher, elle salua tout autour d'elle , et entra sans proférer
>> une parole. Apeine fut- elle entrée , que la porte se ferma ; on
> mit le feu aux matières combustibles , qui s'enflammèrent
>> en un instant; puis on jeta sur le bûcher une grande quan-
>> tité de bois sec , et d'autres substances. A cette dernière
>> partie de la cérémonie se mélèrent les cris de la multi-
>> tude , qui devenue alors très-nombreuse , présentoit l'as-
>>> pect d'une masse de peuple rassemblée pour une réjouissance
>> publique. Quant à moi , ajoute-t-il , j'étois agité de senti-
>> mens bien opposés , etc. >>
Nous prions le lecteur de remarquer ici la différence des
sensations qu'éprouvèrent les spectateurs indiens et le seul
européen qui se trouvoit au milieu d'eux: elle pourroit servir
de réponse aux philosophes qui prétendent que l'homme
civilisé est un être dépravé.
L'autre fait que nous avons promis , est d'un intérêt bien
moins sévère; il peut figurer tout à-la-fois dans l'histoire naturelle
des animaux et dans celle de l'homme , pour y servir
d'exemple de l'instinct des uns et de l'intrépidité de l'autre,
L'ambassadeur persan à la cour du roi de Bisnagor , assure
qu'entr'autres merveilles dont il a été le témoin dans cette
caur, il a vu des éléphans énormes montés sur des poutres à
peine assez larges pour recevoir un de leurs pieds , et s'y tenir
en équilibre au mouvement de la musique ; qu'il en a vu d'autres
balancés sur de pareilles poutres mobiles , élevés à une
grande hauteur, et descendus ensuite par des contre-poids ;
qu'ils marquoient la cadence par le mouvement de leurs corps ,
et battoient la mesure avec leur trompe. Il décrit la manière
de prendre ces animaux dans des fosses recouvertes. « Quand
OCTOBRE 1806. 74
> un éléphant y tombe, dit-il , personne n'en approché pendant
deux ou trois jours : au bout de ce temps-là , un seul
> homme se présente, et lui donne plusieurs coups de bâton.
» Un autre survient, met en fuite le premier , lui arrache
>> son bâtonet le brise devant l'éléphant , en feignant de pren-
» dre sa défense , et ensuite lui donne à manger. Ces deux
>> hommes répétent ce manege , jusqu'à ce que l'éléphant
» prenne en amitié le second, qui alors s'approche de lui
> pen-a-peu , le caresse et lui donne à manger des fruits
> qu'ils aiment. A la fin il lui met une chaîne, et le mène à la
>> rivière pour le faire boire.
>> On raconte à ce sujet , ajoute-t-il, qu'un éléphant pris
>> de cette manière s'étoit échappé , et étoit retourné dans les
> forêts; mais en allant boire , il portoit un tronc d'arbre
n avec sa trompe , et sondoit le chemin par où il passoit ,
ń pour éviter de tomber dans quelque fosse; de sorte qu'il
>> fut impossible de le reprendre dans le même piége. Comme
> le roi vouloit qu'on le reprît de quelque manière que ce
>> fût, un des plus courageux chasseurs d'éléphans se porta
>> sur un arbre auprès duquel l'éléphant avoit coutume de
>> passer en allant à la rivière. Dans l'instant que cet animal
>>passoit, il se lança sur son dos et saisit la chaîne dont il
>> avoit été lié par le milieu du corps , et qu'il avoit emportée
» en s'échappant. L'éléphant eut beau se tourner, se défendre
» avec sa trompe, et se jeter par terre, tantôt d'un côté, tan-
>> tôt de l'autre , il ne put jamais se délivrer du chasseur , qui
>> évitoit adroitement sa trompe ; et quand l'éléphant étoit à
>> terre d'un côté , il passoit aussitôt de l'autre , en lui donnant
» en même temps de grands coups sur la tête enfin , il le
>> mit hors d'état de nuire et de se défendre. Après l'avoir
> enchaîné par le corps et par le cou , il le mena devant le
>> roi, qui le récompensa comme il le méritoit. »
Il nous seroit facile de citer plusieurs autres traits attachans
répandus dans ces Voyages , et de faire sentir que
4
74 MERCURE DE FRANCE,
M. Langlès ne s'est pas exercé sur des sujets d'une utilité déz
pouillée de tout agrément ; mais le peu que nous venons d'en
extraire suffira peut-être pour en donner une idée suffisante ;
et nous ne devons pas perdre de vue qu'après avoir donné de
justes louanges à sonamour pour le travail et aux intentions
honorables qui l'animent , il nous reste à observer que ce n'est
pas sans peine qu'on rencontre dans toutes ses traductions
une foule de mots orientaux que personne ne peut prononcer,
et qu'on reconnoît à peine , parce qu'il a cru devoir en changer
l'orthographe, et la rendre plus conforme à l'étymologie.
Si l'usage établi ne s'opposoit pas à ce changement , la
raison de M. Langlès auroit sans doute plus de poids , mais
elle ne suffiroit pas encore, parce qu'il faut d'abord qu'il y
ait dans les organes du peuple auquel on propose de nouveaux
sons , tout ce qui est nécessaire pour les rendre avec facilité ;
et qu'il est en outre indispensable que ces sons se trouvent en
harmonie avec ceux qui composent le fonds de son langage
habituel, Les organes de la voix s'arrangent pour prononcer
la langue maternelle , et l'oreille se façonne à l'audition de ses
accens. Pour parler ou seulement pour entendre parler une
autre langue , il faut une autre étude , et ce n'est pas en par
courant un Voyage en Perse qu'on prétend apprendre le
persan. On n'est jamais obligé de conserver l'étymologię
qu'autant qu'elle s'accorde avec les sons de la langue dans
laquelle on traduit; et quand on ne la conserve point , on ne
doit pas s'embarrasser si nos voisins nous entendront plus
difficilement , ou si les Turcs , les Arabes , les Indoux , les
Tartares et les Persans reconnoîtront leur langue dans un traducteur
européen, L'important est d'écrire en français pour
des Français , et de franciser autant qu'il est possible les noms
étrangers qui ne peuvent s'offrir à notre prononciation sans
rompre la douce habitude de nos mouvemens.
Nous souhaiterions vivement que ce reproche fût le seul que
nous pussions adresser à M. Langlès ; mais il en est un beaucoup
OCTOBRE 1806. 73
plus grave auquel il doit s'attendre de notre part, et que nous
lui ferons avec toute la liberté que peut inspirer la franchise de
son caractère. Nous lui demanderons donc ce qu'il y a de commun
entre tous les voyages qu'il traduit et ses opinions religieuses
; s'il croit qu'il est utile aux progrès des langues , des
sciences oudes lumières engénéral , de laisser soupçonner qu'il
n'aime point la religion chrétienne, et qu'il méprise ses ministres;
si c'est bien l'expression de sa pensée qu'il a déposée
dans tant de notes philosophiques , faites il y a déjà sept ou
huit ans , ou si ce n'est qu'un hommage involontaire rendu
aux principes de ces temps d'anarchie et de désastres ? Malheureusement
, nous venons de qualifier son caractère, et nous
ne pensons pas qu'il soit capable d'un tel déguisement. Cette
pensée est douloureuse , sans doute; car enfin M. Langlès a
des talens , il est laborieux, et il a des vertus privées. Le temps
n'est plus où les livres d'algèbre pouvoient traiter avec succès
de la politique , de la religion , fronder les souverains et les
prêtres, aux grands applaudissemens d'une nation en délir ,
Un nouveau siècle s'ouvre , où , pour se faire écouter , il faudra
parler de ce qu'on sait ; et si l'homme religieux se laisse
apercevoir dans un livre étranger à la religion , ce ne sera
plus désormais que d'une manière digne à la fois d'un sage
écrivain, d'un honnête homme et d'un ami de son pays. C'est
ce que M. Langlès paroît avoir parfaitement senti dans des
ouvrages plus récens que ceux que nous annonçons aujourd'hui
, puisque le savant seul s'y montre , et qu'il a évité d'y
rien faire entrer qui ne puisse être avoué dans tous les temps
et dans toutes les circonstances.
G.
74 MERCURE DE FRANCE ;
?
SALON DE 1806.
( III et dernier Article. )
M. Aparicio, Mad. Mongès , Mlle Lorimier, etc.;
revue général du Salon.
M. APARICIO s'étoit fait connoître à la dernière exposition,
par sontableau d'Athalie : les moyens d'exécution en parurent
encore foibles ; mais la noblesse et la clarté de la composition ,
l'expression juste et vraie des divers personnages , promettoientunvéritable
talent. Voilà sans doute pourquoi plusieurs
journalistes ont cru pouvoir avant l'exposition, annoncer avec
de grands éloges le nouvel essai de cejeune artiste , représentant
l'Epidémie d'Espagne en 1804 et 1805. Mais le public
n'a pas tout-à-fait ratifié ces louanges indiscrètes et peut-être
n'ont-elles servi qu'à le rendre plus sévère. Le groupe principal
représente le père de l'Auteur , qui , frappé de la contagion,
reçoit dans ses derniers momens une lettre et le portrait
de ses deux fils. Cette scène seroit pathétique , si tous les
moyens d'exécution répondoient à l'idée. Le torse nud du
vieillard est d'un dessein qui n'a ni correction, ni noblesse.
Le turban qu'il a autour de la tête , la fait paroître d'une
grosseur choquante , et un vieillard près d'expirer , ne devroit
pas être debout. Sa fille qui lui présente le portrait est froide
et sans expression , et le prélat qui l'assiste n'a pas assez de
calme et de dignité : on voudroit voir dans ses traits cette
piété courageuse et ferme qui inspire la confiance aux mourans.
En général il y a peu de partie dans ce tableau qui ne
laisse quelque chose à desirer : d'ailleurs les différens groupes
ne sont point assez liés entr'eux, et la composition manque
absolument d'unité ; mais elle annonce de l'imagination dans
l'artiste qui l'a conçue , et elle ne dément point les espérances
qu'a données son premier ouvrage. Elles seront remplies sans
doute si M. Aparicio a le courage de préférer une critique
sévère et impartiale aux éloges trompeurs qui voudroient lui
persuader qu'il a déjà atteint le but , lorsqu'il ne fait qu'entrer
dans la carrière.
Plusieurs femmes ont acquis une juste célébrité dans la
peinture , mais jusqu'à Mad. Mongès , aucune n'avoit osé
s'élever aux grandes compositions historiques.Elles demandent
une force de tête et une persévérance dont peu d'hommes sont
capables : mais tant de difficultés ne peuvent arrêter
Mad. Mongès , et déjà elle les a vaincues presque toutes. Il
y a du nerf et de l'exécution dans son tableau de Thésée et
OCTOBRE 1806. 75
Pyrithous délivrant deux femmes des mains de leurs ravisseurs
: son plus grand défaut est d'offrir deux groupes absolument
séparés. Il faut convenir encore que les deux héros
manquent de noblesse et que sans le secours du livret , il seroit
assez difficile de deviner quels sont les brigands.
,
Mile Lorimier a moins d'ambition : elle ne sort point des
sujets gracieux où son sexe a naturellement tant d'avantage.
Elle pense avec raison qu'il est toujours glorieux d'exceller
même dans ungenre secondaire , et que le public aime mieux
être touché des beautés d'un ouvrage , qu'étonné des difficultés
qu'il présentoit. On ne sauroit choisir ses sujets avec
plus de goût et de bonheur que Mile Lorimier : cette année
ellea représenté n°. 362 Jeanne de Navarre, conduisant son
fils Arthur , au tombeau qu'elle a fait élever à la mémoire de
son époux Jean IV , duc de Bretagne. Ses traits et son attitude,
expriment une mélancolie profonde , et non l'égarement de
la douleur. La tête de l'enfant est pleine de naïveté et d'attention.
L'héroïne n'est point vêtue de noir , comme un peintre
ordinaire n'auroit pas manqué de la représenter. Si elle porte
encore une couleur sombre , c'est qu'elle convient à sa tristesse
habituelle ; mais le terme de son denil est expíré depuis
long- temps. Cette idée si délicate et si touchante suffiroit
pour faire deviner le sexe de l'auteur , et c'est de quoi il faut
le féliciter ,
lui
Je vois sous le n°. 155 , un tableau de M. Devosge représen
tant le beau trait de Cimon qui vint se mettre en prison à la
place du corps de Miltiade , son père. M. Lordon a exposé le
même sujet sous le n°. 361. Il peut être intéressant de comparer
en peu de mots ces deux compositions ; l'une et l'autre
sont simples et bien conçues. M. Devosge a eu l'idée de laisser
apercevoir dans le fond du tableau le bûcher préparé pour
recevoir le corps de Miltiade , ce qui complète l'explication
du sujet. La soeur de Cimon qui s'appuie tendrement sur
est bien liée à l'action , et contribue à appeler l'intérêt sur le
jeune homme; il est encore juste d'observer que M. Devosge
a abordé plus de difficultés d'exécution, puisque ses personnages
sont de grandeur naturel : tels sontles avantages qu'il a
sur son rival , qui dans tout le reste me paroît avoir beaucoup
mieux réussi. Ses airs de tête sont plus expressifs , etses figures
mieux groupées. Parmi ses personnages il a introduit un
guerrier qui apporte une armure et des branches de laurier ,
manière ingénieuse de rappeler les exploits de Miltiade. Mais
cequime paroît surtout digne d'éloge , c'est l'attitude dujeune
homme , qui sans faire attention aux chaînes dont le géolier
a déjà chargé ses mains , reste immobile , les yeux fixés sur le
76 MERCURE DE FRANCE ,
corps de son père. Cette seule idée suffit pour attester dans
l'artiste une belle imagination , et pour faire tout espérer
d'untalent qui s'annonce si heureusement.
En face de ce tableau on verra aussi avec intérêt (n°. 303)
la mort de Marc-Aurèle , par M. Trèzel. Ce sujet est heureusement
choisi; et l'attitude de Commode qui , au lieu
d'écouter avec recueillement les instructions de son père ,
saisit la couronne et porte un oeil avide sur les marques de la
dignité impériale , indique aussi un artiste qui pense. Les
autres personnages prennent bien part à l'action, suivant leur
age , leur profession et la crainte ou l'espérance qui les agite.
On peut reprocher à cette composition d'être trop portée sur
un seul côté du tableau; on peut desirer plus de noblesse
dans quelques airs de tête : mais ce qu'on veut sur-tout dans le
premier ouvrage d'un jeune peintre , c'est la justesse des
expressions : avec le temps il apprendra à être à-la-fois noble
et vrai.
C'està regret que je renonce à parler de plusieurs tableaux
très-dignesd'une mention particulière , tels qu'Atala et Chactas,
nº. 255; les reproches d'Hector à Paris , et sur-tout les
honneurs rendus à Raphaël après sa mort , n°. 24 ; ouvrage aussi
remarquable par l'intérêt de la composition , que par la beauté
de l'effet; mais je suis forcé de quitter les tableaux d'histoire
pousjeter un coup d'oeil sur les portraits.
L'ouvrage de ce genre le plus important , qui même, à
considérer la dignité et le style de l'exécution, rentre dansles
compositions historiques , est le portrait de S. M. l'Empereur
et Roi , par M. Robert Lefebvre. Il est destiné à orner l'une
des salles du Sénat Conservateur. L'Empereury est représenté
sur son trône , et revêtu des ornemens impériaux. Son attitude
est noble et simple. Tous les accessoires sont traités avec beaucoupd'effet
etde vérité , et avec une grande facillité de pinceau .
L'or et les broderies brillent aux yeux , sans trop les arrêter. Le
fond du tableau est d'unbeau style d'architecture , etla lumière
yestbien conduite. L'expression de la tête pourroitêtre moins
vague et plus historique : mais malgré ce défaut cet ouvrage
est digne de sa destination , et de l'artiste habile à qui on
l'avoit confié.
On sait qu'Alexandre n'accordoit qu'a un seul artiste l'honneur
de reproduire ses traits sur la toile , et qu'il ne pouvoit
souffrir....
qu'un artisan gross'er
Entreprît de tracer d'une man criminelle ,
Unportrait réservé pour lepinceau d'Apelle.
Il n'en est pas de même aujourd'hui : dès qu'un grand
OCTOBRE 1806. 77
komme s'est rendu cher à la patrie par de brillans exploits et
d'immortels services , il doit s'attendre à être chanté par les
bous et les mauvais poètes , représenté par les artistes les plus
ignorans comme les plus habiles. C'est un inconvénient attaché
à sa gloire; c'est une sorte de dépendance où le met sa
grandeur même. Je suis obligé de dire que cette réflexion
m'est venue à propos d'un tableau de M. Ingres, (n°. 272 ) où
il a aussi représenté l'Empereur sur son trône. A ce choix
bizarre de lignes , à ce soin minutieux des détails , qui détruit
toute espèce d'effet , on seroit tenté de croire que cet artiste
avoulu employer tout ce qu'il a de talent à faire rétrograder
l'art à sa première enfance.Eût-il prétendu peindre Dagobert
ou quelqu'autre roi de la première race , il n'auroit pas choisi
de plus gothiques ornemens , ni donné à sa figure une attitude
plus froidement symétrique; il n'auroit pas enfoncé la
tête dans une fraise plus roide, surchargé le corps de plus
lourdes draperies .
Les grands maîtres ont chacun un caractère particulier qui
distingue tous leurs ouvrages , et que leurs imitateurs les
plus heureux ne peuvent jamais parfaitement saisir. M. Ingres
paroît ambitionner le même avantage. Aussi ses productions
sont incontestablement très- originales; et l'on peut même
prédire que personne n'osera tenter de les imiter. Si l'on en
vouloitune autre preuve , il suffiroit de regarder un portrait
qui est sous le n°. 273. On y voit un artiste devant son chevalet.
Il tient à la main unmouchoir qu'il porte , on ne sait
trop pourquoi , sur une toile encore blanche , mais destinée
sansdoute à représenter les objets les plus effrayans , si l'on
en juge par l'expression sombre et farouche de son visage. Sur
son épaule est jetée une volumineuse draperie qui doit prodigieusement
le gêner dans le feu de la composition , et dans
P'espèce de crise que son génie paroît éprouver. Le livret ne
noimme pas le modèle de cette caricature : pour moi je serois
tenté d'y reconnoître le peintre enthousiaste de l'Intrigue
Epistolaire , alors qu'il va retracer sur la toile le terrible
combat de Tancrède et d'Argant .
J'avouerai avec plaisir que M. Ingres a des dispositions
très-marquées , qu'il y a même beaucoup de talent dans les
mauvais ouvrages qu'il y a exposés cette année. Je les aijugés
sévèrement; mais cette opinion ne m'est pas particulière ,
c'est celle de tout le public, et des savaus comme des ignorans.
Il faut espérer que cet artiste , doué des plus heureuses
dispositions , abandonnera au plutôt une fausse route , où il
ne pourroit que s'égarer de plus en plus, et qu'il aimera
78 MERCURE DE FRANCE ,
mieux avouer qu'il s'est trompé , que de s'en prendre àl'envie
de ses rivaux et au mauvais goût de ses contemporains.
Les portraits exigent peu de frais d'imagination , et des
études beaucoup moins profondes que les tableaux d'histoires.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'il y en ait un si grand nombre
à l'exposition. Mais en félicitant les artistes qui tirent
ainsi de leurs talens un parti avantageux pour eux-mêmes , et
agréable pour ceux qui les emploient , il faut les blâmer de
s'obstiner a encombrer le salon de leurs portraits les plusmédiocres.
L'exacte ressemblance qui donne à ces portraits beaucoup
de valeurauxyeux de ceux quien connoissent les originaux
est un mérite absolument perdu pour le public. Rien de
moins intéressant pour lui qu'une figure bourgeoise qui semble
s'applaudir d'être regardée , ou même que deux époux qui
souvent ne sont ni jeunes , ni beaux , souriant aux petits
jeux de leurs enfans. Mais le peintre se persuade facilement
que les scènes les plus communes deviennent nouvelles sous
ses pinceaux; et l'honnête bourgeois qui s'est fait peindre ,
aime à venir admirer l'effet qu'il produit au salon, et paroît
presque aussi fier que l'artiste lui-même , si quelques
regards s'arrêtent un moment sur son image. Pour qu'un
portrait mérite d'être exposé, il faut que l'exécution en
soit supérieure, qu'on y trouve, pour ainsi dire , le mou
vement et la vie : car tous les spectateurs sont juges de cette
espèce de ressemblance. Tels sont les portraits peints par
M. Robert Lefebvre , par M. Girodet , par M. Gros , par
M. Bonnemaison , par M. Henry. Tel est sur-tout celui du
général Vaillongue, tué il y a peu de mois au siège de Gaëte,
que tous ceux qui ont connu cet excellent militaire , ne
peuvent regarder sans une douce et triste émotion.
Les miniatures ne sont pas moins nombreuses que les portraits
à l'huile . J'ai remarqué celles de M. Saint , de M. Hollier
, de Mlle Capet. M. Isabey n'a rien exposé dans ce genre
qui lui a fait une si juste réputation; on ne voit de lui qu'un
grand dessin représentant S. M. l'Empereur visitant la manufacture
de toiles peintes à Jouy. Cette scène devoit être
intéressante ; mais les figures sont roides , mal dessinées , sans
grace et sans expression. Il faut croire que l'artiste gêné par
l'obligation de les faire toutes ressemblantes n'a pu varier
leurs attitudes et les grouper à son choix; il seroit tempsque
M. Isabey renonçât à ces dessins pointillés qui séduisent la
multitude , mais dont les connoisseurs font peu de cas , parce
qu'ils n'ont la plupart du temps aucune vérité.
Ilfaut aussi dire un mot des vues d'intérieurs , où l'artiste
OCTOBRE 1806.
79
déploie tous les secrets de la couleur et du clair obscur pour
produire une illusion parfaite , genre qui a son mérite puisqu'il
a faitla gloire de l'école flamande. Personne n'y excelle
autant queM. Drolling. M.Richard s'y est fait aussi beaucoup
de réputation. Cependant ses tableaux sont moins regardés
cette année qu'aux expositions précédentes. Il faudroit qu'il
s'attachât à varier ses sujets. Ses souterrains , ses cloîtres , ses
chapelles , étonnent la première fois par la vérité de l'imitation;
mais ils se ressemblent tous , et ces effets perdent
presque tout leur mérite , dès qu'ils sont connus. M. Richard
estsorti fort heureusement de cette espèce d'uniformité dans
un petit tableau très-agréable qui représente madame de la
Vallière surprise par Louis XIV ( p°. 430) .
Enfin onne me pardonneroit pas de quitter le Salon sans
jeter au moins un coup d'oeil sur les paysages , l'une des parties
les plus intéressantes de la peinture , celle du moins qui
procure au peintre les jouissances les plus douces et les
plus fréquentes , puisqu'elles lui apprend à admirer avec
transport toutes les beautés de la nature , sur lesquelles le
commundes hommes promène au hasard des regards indifférens.
A cette exposition , comme aux précédentes , plusieurs
paysagistes se disputent la supériorité , et plaisent chacon
par des qualités qui lui sont propres. On admire dans
M. Valenciennes la variété et la richesse des compositions; le
bon goût des fabriques , la belle forme des arbres. M. Bertin ,
son élève , réunit à ces différentes qualités , une manière de
faire plus agréable , mais il ne sait pas disposer aussi heureusement
ses figures et ses groupes , et c'est une partie essentielle
de l'art du paysagiste. Il faut qu'il fasse envier au spectateur
le bonheur d'un personnage qui paroît jouir d'un beau point
de vue ou de la fraîcheur d'une forêt. M. Demarne ne retrace
pas dans ses tableaux une nature aussi choisie ; mais la couleur
en est plus brillante et plus vraie, et il les anime par des
scènes pleines de vie et de gaieté. M. Crépin a une supériorité
marquée dans les marines. M. Taunay et M. Bidauld, soutiennent
leur juste réputation , et M. Lecomte commence
la sienne par plusieurs ouvrages d'une grande vérité d'effet
etde couleur. C'est ce qui fait sur-tout le mérite de la vuedu
lac de Garda au soleil couchant , l'un des beaux paysages qu'il
yait au Salon.
La revue rapide que je viens de faire suffit pour prouver
que l'exposition de cette année ne le cède sous aucun rapport
à celle qui l'a précédée. Elle présente deux ou trois ouvrages
d'un merite supérieur; et lorsqu'on réfléchit que la plupart
de nos premiers artistes n'y ont point apporté les résultats de
leurs travaux, on ne peut s'empêcher d'applaudir à l'état
80 MERCURE DE FRANCE ,
florissant de l'art, et de concevoir pour l'avenir les plus brillantes
espérances. Tout annonce que ces espérances ne seront
pas trompées. La marche générale des artistes , le discernement
avec lequel le public apprécie leurs productions ,
semblent garantir que la peinture , loin d'avoir a craindre cet
étatde langueur où leslettres sont plongées ,n'a fait encore qué
commencer un nouveau siècle de gloire. Le bongoût a meme
repris plus d'empire depuis peud'années. Les arts d'imitation
furent aussi livrés à l'influence révolutionnaire. La manie
d'innover , l'exagération et la barbarie qui en sont la suite ,
menaçoientd'en dénaturer le caractère. La plupart des artistes
s'exerçoient alors exclusivement sur des sujets qu'ils appeloient
mâles et sévères, mais qui étoient en effet hideux et repoussans.
Avoir leurs figures allégoriques du peuple souverain ,
ou les farouches républicains d'Athènes et de Sparte qu'ils
reproduisoient dans tous leurs ouvrages , on auroit cru qu'ils
n'avoient fait que jeter la toge ou le pallium sur les épaules
des orateurs célèbres dans les comités révolutionnaires. A
quelques exceptions près , les compositions pittoresques ont
aujourd'hui un caractère plus sage , plus noble et plus gracieux.
Cependant on ne sauroit trop souvent rappeler aux
jeunes artistes qu'en cherchant des beautés originales , ils
doivent être toujours en garde contre la bizarrerie et lemauvais
goût; qu'il vaut encore mieux rester en deçà du but que
de le dépasser , parce qu'il est plus difficile d'y revenir dès
qu'une fois on l'a laissé derrière soi , que de s'élancer encore
de quelques pas pour l'atteindre ; que la seule route qui y
conduise estdepuis long-temps tracée , et qu'on s'égare infailliblement
dès qu'on l'abandonne. Il faut , en un mot , que tous
leurs efforts se dirigent à appliquer à des sujets neufs la manière
des grands maîtres , et à produire ainsi des effets nouveaux
avec les moyens même que ces peintres immortels ont
si supérieurement employés. Ladifficulté est prodigieuse sans
doute, mais le succès seroit peu glorieux , si des talens mé
diocres et de vulgaires efforts suffisoient pour l'obtenir. C.
Notice des travaux de la classe des beaux-arts de l'Institut
national, depuis le 1 vendémiaire un 14; tue dans la
séance publique du 4 octobre 1806 , par Joachim Lebreton,
secrétaire perpétuel de la classe , membre de celle
d'histoire et de littérature ancienne, et de la Légion d'Hon
: neur.
•
•
•
L'école de Rome nous a confirmé les promesse de succès
qu'eile
DEPT
DE
NE
OCTOBRE 1806 .
qu'elle avait données l'an dernier , et dont je présentai Lap
perçu. Enquelques jours , la classe mettra sous les yeu
public, dans une des salles de ce palais , une partie des trav
d'émulation des pensionnaire de l'école de Rome : car cet
envoi précieux, et trop différé, nous est enfin parvenu.
,
Il est composé, pour la peinture , d'une étude du nu
( d'une proportion plus forte que nature ) , par M. Gaudar
représentant Roland qui arrache l'arbre sur lequel sont écrits
les noms d'Angélica et de Médor; d'une composition lavée
au bistre , par le même , représentant Ulysse de retour à
Ithaque ; de onze études faites au Vatican , d'après Raphaël ,
encore par le même pensionnaire.
: L'on verra de M. Honnet un Athlète vainqueur ( aussi de
proportion plus grande que nature ) , et un tableau représentant
la reine de Candaule au bain ; une copie de la Vierge au
Chardonneret , d'après Raphaël. Ce dernier tableau est l'ouvrage
d'émulation exigé des pensionnaires pendant leur quatrième
année de séjour à Rome ; il appartient au Gouvernement,
ainsi que le tableau original que les mêmes pensionnaires
doivent exécuter pendant leur cinquième année. Des
circonstances ayant empêché MM. Honnet et Guérin d'acquitter
cette obligation , qu'eux-mêmes regardent comme
sacrée , ils ont obtenu un délai que le talent de l'un et de
l'autre compensera avantageusement. Cesdeux tableaux doivent
être regardés comme faisant partie des travaux d'émulation
de l'année.
Nous aurions dû recevoir en même temps un tableau de
feu M. Harriet , peintre d'une grande espérance ; mais M. le
directeur de l'Ecole a vu dans la grandeur de cet ouvrage un
obstacle que nous regrettons qu'il n'ait pas tâché de surmonter.
L'envoi en est ajourné avec celui des travaux de sculptureque
la difficulté des transports retient à Rome depuis long-temps.
Il est fâcheux que la classe ne puisse pas en faire jouir le public,
et qu'elle-même ne puisse pas juger des progrès qu'ont
faits les pensionnaires sculpteurs. Ce qu'attestent les comptes
rendus par M. le directeur de l'Ecole , c'est qu'il y a eu une
constance de zèle et une ardeur d'émulation remarquables
dans MM. les pensionnaires sculpteurs. Deux d'entre eux
MM. Callamar et Dupaty , ont obtenu de Son Exc. le ministre
de l'intérieur une année de prolongation de pension ,
qui permet au premier de terminer une statue en marbre ,
de l'Innocence , et au second d'entreprendre l'exécution , aussi
en marbre , d'une statue de Philoctete , en même temps qu'il
prépare une Etude de grandeur naturelle , représentant une
Vénus céleste.
F
,
82 MERCURE DE FRANCE ,
M. Marin n'ayant pas pu , faute de marbre , exécuter la
copie d'une statue antique que les pensionnaires sculpteurs
doivent faire pour le Gouvernement , pendant leur cinquième
année , a produit des ouvrages d'une petite dimension.
M. Milhomme travaille au marbre desa Psyché qu'il exposa
l'année dernière, et au modèle de la statue de Ganymede enlevé
par l'aigle de Jupiter.
Enfin, M. Egenviller, ledernierdes pensionnaires sculpteurs
arrivé à Rome , termine le modèle d'un Mercure , de grandeur
naturelle.
Les architectes se sont distingués par des travaux importans.
Les règlemens de l'Ecole leur imposent l'obligation de
faire pendant les deux dernières années de leur séjour àRome :
1º. la restauration d'un édifice ou monument antique ; 2°. un
projet de monument ou d'édifice de leur invention , applicable
a la France. Ces pensionnaires ont rempli ce devoir avec
zèle et succès.
M. Dubut a choisi la restauration du temple de la Pudicité
patricienne , à Rome. Il en a présentéles vestiges tels qu'ils se
trouvent maintenant engagés dans les constructions modernes,
ensuite le plan, dégagé de ces constructions , avec l'élévation,
la coupe et les détails. Pour projet d'invention , il a composé
celui d'une bibliothèque publique.
M. Coussin a donné la restauration du petit temple corinthien,
de forme circulaire , connu sous le nom de Temple de
Vesta , à Rome. Il a fait pratiquer , au pied de cet édifice ,
des fouilles qui lui ont permis de voir et d'en mesurer le
stylobate , resté enseveli jusqu'a cejour. Ila fait , de son invention
, un projet de thermes , à l'intar de ceux des anciens.
Le mausolée de Cécilia Metella , dont les ruines si pittoresques
sont un des ornemens les plus piquans de la voie
Appienne , a été l'objet des études de M. Grandjean , qui a
pu reconnoître , au moyen d'excavations dirigées avec intelligence
, toutes les parties inférieures de ce monument et en
former une restauration beaucoup plus complète que toutes
celles tentées jusqu'ici. M. Grandjean a donné en outre tous
les détails duforum de Nerva, à Rome, et de l'arc de Trajan,
à Bénévent. Le projet d'invention qu'il a composé est un
forum ouplace publique, autour de laquelle sont distribués
les hôtels des ministres et des principales autorités du gouvernement
.
M. Clémence a composé , pour travail de sa cinquième
année, unprojet de caserne , avec plan, coupe et élévation .
L'undes monumens les plus imposans de l'antique magnificence
romaine , le seul peut-être où la grandeur del'ensemble
OCTOBRE 1806. 83
se trouvé réunie à la beauté des détails et à l'exécution la plus
exquise , le temple de Mars vengeur , a fixé l'attention de
M. Gasse. Il en a fait plusieurs dessins dans lesquels ce monu
ment , ainsi que le forum d'Auguste où il a été érigé , se
trouvent représentés dans leurs différens états et avec tous
leurs détails. Le même artiste a fait , pour projet d'invention ,
les plans et coupes d'un Musée de sculpture.
Le fruit immédiat de ces divers travaux des pensionnaires
architectes est de former une suite de projets qui pourronty
servir à marquer la marche de l'art et le progrès des études;
de composer une suite de monumens et d'édifices antiques ,
mesurés et dessinés soigneusement. Cette double collection
recueillie , mise en ordre et publiée par la classe des Beaux-
Arts de l'Institut , avec ses observations , pourra présenter un
cours complet des antiquités d'Italie , dans lequel ces monumens
seront décrits avec beaucoup plus d'exactitude et de
développement qu'ils ne l'auront été jusqu'alors.
Mais un autre avantage plus grand encore de cette nouvelle
direction donnée par la classe aux études des pensionnaires
architectes, c'estddeecréer une pépinière d'artistes aussi profondément
instruits dans la pratique que dans la théorie , et
capable de diriger l'exécution des vastes projets du gouvernement.
Déjà le public peut apercevoir des effets heureux de ces
études ; car àpeine les jeunes artistes que nous venons de citer
ont- ils fini leurs cinq années à l'Ecole de Rome, et déjà
plusieurs d'entr'eux se signalent en publiant des ouvrages intéressans
sur leur art. M. Dubut a donné , et continue avec
succès , un recueil de maisons de ville et de campagne de
toutes les formes , propres à être élevées sur des terrains de
différentes grandeurrss..MM.Grandjean et Famin se sont réunis
pour publier un ouvrage intitulé : Architecture toscane, lequel
contient les palais , maisons et édifices remarquables de
cette terre classique , le berceau des arts modernes.
M. Gasse prépare une description de la ville antique de
Pompéïa dont il a levé tous les plans et les détails avec la précision
scrupuleuse que desiroient depuis long-temps les artistes
et les antiquaires.
Tels sont les résultats qu'offre,cette année, l'Ecole de France,
à Rome , et dont les détails sont contenus dans le compte
annuel que le directeur de cet établissement rend à la classe
avec autant de zèle que de fidélité. Tels sont les effets des
moyens d'instruction offerts aux arts , et de l'utile munificence
de S. M. l'EMPEREUR et Ros envers l'Ecole de Rome.
1
Lagravure et la musique n'ayantpoint eu de pensionnaires
F2
(
84 MERCURE DE FRANCE ,
à Rome , cette année , n'ont point fourni leur contingent de
travaux. Il enrichira le tableau de l'an prochain : car cette
lacune est déjà réparée en partie , et elle le sera bientôt complétement.
Dans l'Ecole de Paris, la classe des beaux-arts a donné aux
élèves sculpteurs un moyen d'émulation que nous annonçâmes
l'andernier comme un présage heureux , et dont nous
avons déjà senti la réalité cette année : en décidant que le concours
pour le grand prix de sculpture seroit une figure de
ronde bosse , d'un mètre de proportion , au lieu d'un basrelief,
nous avons obligé les artistes qui se proposoient de
concourir , à étudier l'art plus en grand , plus d'après nature;
et la classe a reconnu avec satisfaction le fruit de leurs études ,
un progrès sensible dans leur talent.
La classe s'est persuadée aussi qu'elle feroit un travail utile ,
si elle déterminoit les acceptions des mots usités dans les
beaux- arts , et elle s'est livrée avec beaucoup de zèle à la formation
d'une espèce de dictionnaire des termes techniques ou
usuels . Il y en a beaucoup qui n'ont aucun de ces rapports
d'analogie , d'étymologie , de composition ou de décomposition,
qui peuvent faire connoître d'où ils dérivent, ni ce qu'ils
signifient; cependant ils ont un sens déterminé et un droit de
possession dans la langue des arts. C'est à la classe chargée de
la confection du dictionnaire de la langue usuelle , qu'il appartiendra
de choisir ceux qui pourront mériter d'y être admis
; mais ceux même qu'elle rejetteroit , ont leur sens qu'il
est utile de déterminer. Tel est le but que s'est proposé la
classe des beaux-arts ; dans le cours de l'année , elle a discuté
environ la moitié des mots de la lettre A. Ceux des membres
qui ont soumis le plus d'articles à la discussion , sont MM. Vincent,
Taunay , Dufourni , Heurtier , et M. Framery , correspondant
, qui , depuis que la classe se l'est attaché , prend part
àses travaux avec zèle , constance , talent , et qui se contente
de notre estime pour prix de son dévouement aux arts .
La première question que doivent faire ceux qui se livrent
à la profession des arts , et même ceux qui ne desirent que les
connoître , pour en jouir mieux , c'est de demander quelle est
la bonne route à suivre , et quelles sont les mauvaises ? Quels
sont les caractères du bon , et ce qui constitue le mauvais et le
médiocre ? Il n'appartenoit qu'à un artiste en France de par-
Jer en législateur sur cette matière ; c'étoit au restaurateur de
l'école française , à M. Vien , et il a eu le zéle de l'entreprendre.
Les arts lui auront cette obligation de plus . L'un des disciples
qui honore le plus son école , M. Vincent , vous offrira dans
cette séance un extrait des sages observations de son maître.
1
OCTOBRE 1806. 85
M. Quatremerre de Quincy, membre de la classe d'histoire
et de littérature ancienne , et qui appartient aussi à la classe
des beaux-arts , du moins par ses goûts , ses connoissances
relatives , et par l'estime qu'on y fait de son savoir , nous a
lu une dissertation qui offre un autre genre d'intérêt. Comme
le Mémoire de M. Vien, elle a rempli deux de nos séances.
L'auteur s'y propose de démêler et de déterminer plusieurs
causes qui ont une influence générale sur les arts.
Sa dissertation a pour titre : Considérations morales sur
les ouvrages de l'art , dans leur rapport avec leur destination et
leur emploi ; ou de l'Influence des causes morales ,accessoires
ou locales sur la production de ces ouvrages , sur la manière
de les estimer et sur les impressions que l'on en reçoit.
M. Ponce , membre de plusieurs Sociétes littéraires , est
venu aussi apporter à la classe un tribut qui l'a beaucoup intéressée
: ce sont des observations sur le beau idéal , considéré
sous le rapport des arts du dessin. Cette dissertation
ayant été publiée , ne peut trouver place ici que pour être
recommandée à l'attention.
Notre correspondance a eu , cette année , un aliment qui
semble à peine tenir aux arts , mais qui peut fournir beaucoup
de substance d'instruction. Dans le compte de nos travaux
de l'an XII , nous annonçâmes l'intérêt que la classe des
beaux-arts avoit pris aux recherches de M. Louis Petit-Radel ,
sur les constructions de monumens militaires de l'antiquité.
Cet objet de recherches , comme beaucoup d'autres, appelle la
réunion de connoissances si diverses , que deux des classes de
l'Institut ont trouvé matière à s'en occuper : la classe d'histoire
et des langues anciennes , pour méditer si les preuves
sur lesquelles reposent les aperçus nouveaux et vastes qu'ouvre
M. Petit-Radel sont historiquement fondées , et la classe
des beaux-arts , pour connoître et juger les caractères d'un
genre d'architecture antérieur à toutes les époques de l'art.
En l'an 12 , la classe des beaux-arts fit imprimer , et elle a
fait répandre depuis dans l'Europe savante , une série de questions
et de demandes d'éclaircissemens qui commencent à
présenter des résultats dignes d'être annoncés. C'est à nos savans
confrères de la classe d'histoire et des antiquités qu'il appartiendra
d'examiner et de juger la plus grande partie de ces
résultats. Nous ne réclamons que le plaisir de les avoir provoqués
, et quelques connoissances pour l'histoire de l'architecture
antique.
Je me bornerai donc à une simple annonce des diverses
correspondances: celles qui promettent , et qui déjà ont fourni
le plus de renseignemens intéressans, sont dues au ministère
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
des relations extérieures , où l'on trouve dans le chefsuprême,
et dans les chefs de chaque partie , le zèle que leshommes
éclairés montrent toujours pour augmenter les lumières.
C'est principalement dans quelques contrées de la Grèce ,
de l'Afrique et du Nord , où il est extrêmement difficile d'observer
qu'on auroit besoin de faire des recherches ou des
vérifications. MM. Allier , sous-commissaire des relations extérieures
à Héraclée , de Pont , Fauvel , également sous- commissaire
à Athènes , que l'amour des arts lui a fait en quelque
sorte adopter pour patrie , Jean-Bon Saint - André , qui a
rempli aussi une mission dans le Levant, ont répondu diversement
à l'appel qui a été fait à tous les hommes que leurs
connoissances ou leur position mettent à même de prendre
part aux questions proposées.
M. Allier a envoyé le dessin d'un mur qui se voit à Délos.
Il est haut de 4 mètres, et forme une enceinte hémisphérique
d'environ 80 mètres ; il est de construction cyclopéenne la
plus compliquée et la plus ancienne, à en juger du moins
par comparaison avec le trait des monumens d'Erectrée et de
Corinthe,que notre confrère M. Dufourni avoit copié autrefois
sur les dessins de la bibliothèque Barberini , et que
M. Dagincour , correspondant de l'Institut , a fait recopier
de nouveau pour envoyer à la classe,
M. Castellan , gendre de M. Peyre , notre confrère , a communiqué
le dessin des fortifications de Nauplia , nommées
cyclopéennes par Strabon .
M. Viot , commissaire des relations extérieures à Barcelonne
, a procuré , par l'entremise de M. Chevalier, qui a mis
beaucoup de zèle à ouvrir ces communications , M. Viot ,
dis-je , a procuré des élévations très-détaillées des murs de
l'antique Tarragone , qu'un savant espagnol , D. Antoine de
Marty, a fait lever avec tout le soin possible , et dont il
résulte que des constructions en pierres énormes , mais taillées
dans le système de la construction asiatique , servent de fondation
aux constructions romaines , et celles-ci aux constructions
mauresques ; ce qui se trouve confirmé encore par une
vue partielle , mais plus détaillée , que M. Delaborde a bien
voulu communiquer, et qui sera gravée dans son bel ouvrage
sur les antiquités d'Espagne.
Une copie du même plan de D. Ant. de Marty , a été envoyée
, encore par M. Viot , à M. de Voize , commissaire français
à Tunis , pour servir à vérifier s'il n'existe point de constructions
cyclopéennes à Carthage , et si l'opinion qui fait
venir des côtes de la Phénicie et de l'Afrique les premières
colonies qu'on suppose avoir civilisé notreEurope , ne devrait
OCTOBRE 1806. 87
1
pas être appuyée de monumens semblables à ceux sur lesquels
le même L. Petit-Radel se fonde pour prouver que notre
Europe avoit une civilisation antérieure etqui lui étoit propre.
La réponse de M. de Voize à M. Viot rappelle , ce qu'on
savoit déjà , qu'il n'existe plus rien de Carthage que sept citernes
et quelques traces de son port ; mais elle apprend qu'à
sept lieues de Tunis , au Zaurans, les vestiges d'un temple ,
et à Baalbeff les murs de la ville offrent la même dimension ,
la même forme , la même taille , que les murs de Tarragone.
Les débris qu'on trouve autour de Tunis dans une cir
conférence de 50 lieues , sont aussi , comme à Tarragone ,
composés d'énormes blocs carrés. Cette coïncidence est propre
, en effet , à persuader que le système de construction ,
que dévoile M. Petit-Radel , seroit passé d'Afrique en Espagne
, dans des temps fort reculés.
M. Fauvel semble avoir confirmé aussi une autre conjecture
de l'auteur , en vérifiant à-la-fois que la construction
cyclopéenne n'existe point à Athènes , et qu'elle existe dans
la Cadmée de Thèbes en Béotie.
Les éclaircissemens du nord de l'Europe arrivent plus lentement,
mais peuvent devenir du plus grand intérêt. L'Académie
de Pétersbourg , à laquelle l'auteur s'étoit adressé
depuis long-temps , et de laquelle il attendoit beaucoup , n'a
rien fourni; mais M. le comte Hittroff , général -major russe ,
a fait espérer un résultat plus heureux: il a emporté les
calquesdes dessins de M. Petit-Radel,, pour les confronter
avec les monumens de la Sibérie etde laPerse, dont il projette
levoyage.
M. Nyerup , bibliothécaire de S. M. le roi de Danemarck ,
et professeur à Copenhague , promet à M. Heiberg ( du ministère
des relations extérieures ) , des observations sur les
plus anciens monumens militaires de cette partie du Nord.
Tous ces témoignages semblent confirmatifs des vues de
M. Petit-Radel. Mais en même temps que les faits et les analogies
se rassemblent et se classent,les savans de l'Allemagne
commencent à agiter cette question, qu'il fautbien reconnoître
pour nouvelle , sur-tout étant liée comme elle l'est et formant
système. Ceux qui ont commencé à la traiter encritiques sont-
MM. Bartholdy, Wieland , le conseiller Hirt , Genelli ,
Geuz , Bode , Stieglitz , Weinbrenner. M. Petit-Radel aura
à juger si M. Wieland n'a pas fait une critique anticipée de
ses vues historiques qui ne sont point encore connues ,
quelqu'autre n'a pas glané dans son champ , sans le dire: ce
sont les savans litiges attachés aux grands travaux de l'érudition.
Quant à la classe desBeaux-Arts , elle voit que les éclairsi
4
88 MERCURE DE FRANCE ,
1
cissemens qu'elle a demandés , faisant faire de toute part des ...
recherches sur les constructions des plus anciennes villes d'Europe
, procurent la connoissance de beaucoup de monumens
en pierres carrées parallélogrammes ; que ces connoissances et
ces monumens observés et comparés , serviront à éclaircir ,
s'il est vrai , comme le conjecture M. Petit- Radel , qu'il
existe dans les monumens militaires de la plus haute antiquité
une ligne chronologique constante de démarcation entre les
monumens cyclopéens et ceux qui tiennent au système de
construction asiatique . ..
Parmi les correspondans de l'Institut , M. Tagliafichi ,
architecte , membre de l'Académie de Gênes , a communiqué ..
àla classe plusieurs plans de travaux publics pour la ville et
le port de cette capitale de la Ligurie , et il a invoqué des
conseils dont il n'a pas besoin .
Il me resteroit à mettre sous vos yeux le tableau que présentent
les beaux-arts cette année ; mais le magnifique spectacle
des expositions publiques du Louvre , de l'Ecole des
ponts-et-chaussées et du préau des Invalides , vous a mieux
instruits que je ne le pourrois faire avec des paroles. Vous
avez vu au salon du Musée Napoléon , des talens dignes de
célébrer les grandes actions de l'armée et de son illustre chef,
quoique tous les peintres qui sont classés parmi nos premiers
artistes ne s'y soient point présentés ; vous y avez vu encore
des talens aimables peindre avec fidélité et intérêt diverses
scènes de la nature ou de la vie ; vous avez vu des prodiges de
talent dans le sexe d'où l'on attend que de la grace .
A l'Ecole des ponts-et-chaussées et aux Invalides , vous
avez été saisis d'étonnement et de respect pour l'industrie
française; et vous avez jugé que , quelque grand que soit le
monarque , quelque puissante que soit la nation , les arts et
l'industrie sont prêts à s'élever au même niveau .
Parmi les ouvrages sur les arts qui ont été présentés à la
classe , elle a remarqué avec un intérêt toujours croissant , la
belle galerie du Muséum , que l'on doit aux soins de M. Robillard-
Péronville. Cette vaste entreprise a commencé par
exciter nos jeunes talens en gravure , à produire , en même
temps qu'elle occupoit les premiers graveurs dans toute l'Europe.
Les jeunes talens s'y sont formés , des graveurs qui
s'étoient bornés au genre du portrait, ont dépassé ses limites,
etont donné de très-belles estampes d'histoire. Ainsi une
seule entreprise , bien conduite et soutenue par de grands
moyens , peut servir les arts et honorer une nation.
Les liliacées de M. Redouté l'aîné, se continuent et se font
toujours admirer. MM. Landon et Baltard continuent da..
OCTOBRE 1806. 89
même succès, l'un la vie des peintres avec leur oeuvre gravé au
trait : l'autre, la description de nos beaux monumens de Paris.
M. Lenoir , administrateur du Musée des Monumens français ,
a publié le 5º volume de la description de cette collection ,
qu'il a formée et conservée avec tant de zèle. M. Salvage n'a
plus qu'une livraison à publier de son utile ouvrage d'anatomie
appliquée à l'art .
Ceux qui aiment qu'une instruction solide soit réunie au
bon goût , dans les ouvrages d'art , desiroient l'achèvement
de celui de M. Clerisseau , sur les antiquités de la France. Cet
estimable artiste , secondé des lumières de son gendre , M. Legrand,
architecte , vient d'en publier une suite digne de ce qui
avoit précédé.
Entre les services et les faveurs que les arts ont obtenus de
S. Ex. le ministre de l'intérieur, ily en a deux qui exigent de
nous un hommage public de reconnoissance ; c'est d'avoir rétabli
l'ordre régulierd'envoyer chaque année à l'Ecole de Rome
les artistes couronnés dans cette solennité , et d'avoir fixé leur
départ à un terme très-prochain du prix qui leur acquiert
cet avantage inestimable. L'autre faveur est d'avoir rétabli
encore l'usage de décerner , avec les grands prix dont la classe
des beaux-arts est juge et dispensatrice , des médailles qui en
consacrent le souvenir : elles perpétueront de même celui de
la libéralité du gouvernement et la bienveillance paternelle
du ministre sous lequel sont placées les écoles spéciales des
beaux-arts .
:
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
:
Errata.- Il s'est glissé plusieurs fautes dans l'impression
de l'article publié le 15 septembre , sous le titre de Considérations
politiques sur l'Argent, etc.,par M. de Bonalde. Page 487,
ligne 18 , ainsi s'est, lisez ainsi est. Page 489; ligne 13 , de
signe , lisez de moyen. Page 500, supprimez les deux alinéa qui
commencentpar cesmots : Siméme l'on considère, et Ilsemble.
Page 506 , ligne 26 , et revendu , lisez Et revendu. Page 507 ,
ligne 30, les assignats et le peu de numéraire , lisez les assinats
, et avec les assignats le peu de numéraire. Même page ,
ligne32, l'argentmonnoyé est détourné, lisez l'argent mongo
MERCURE DE FRANCE ,
noyédétourné. Page 508 , ligne 21 , est le plus à l'abri , lisez
est plus à l'abri.
N. B. La suite de cet article , qui paroît avoir fixé l'attention
publique , sera insérée dans un très-prochain numéro.
-On annonce, comme devant être publiée dans quelques
jours, une nouvelle édition des Mille et une Nuits , avec une
continuation par M. Caussin de Perceval , professeur de langue
arabe au Collège Impérial. Peu d'ouvrages ont eu autant de
succès ; cependant la plupart des éditions sont à peine lisibles,
les meilleures même sont extrêmement fautives . Il paroît
que cet inconvénient n'aura pas lieu dans la nouvelle , si l'on
en juge par un Avertissement que les éditeurs nous ont communiqué
, et que nous croyons devoir faire connoître :
« Toutes les éditions des Mille et une Nuits qui ont précédé
celle-ci , sont tellement remplies de fautes d'impression
et de ponctuation , que la lecture en est non-seulement pénible
, mais qu'ony rencontre des pages tout-à- fait inintelligibles.
L'édition in-8°. qui fait partie de la bibliothèque des
Fées , est plus belle que les autres , mais non plus correcte.
Les éditeurs ont suivi , avec une espèce de soin , les fautes de
tout genre qui défiguroient les éditions précédentes.
>> Nous avons donc pensé que le public accueilleroit avec
plaisir une édition des Contes Arabes , purgée non-seulement
des fautes d'impression et de ponctuation, mais même des
nombreuses incorrections qui appartiennent au traducteur.
C'est ce travail que nous publions aujourd'hui. En corrigeant
ce qui nous a paru nuire à la clarté et à la correction , nous
avons scrupuleusement respecté le fonds du style , qui a le
mérite rare d'être facile et naturel , et par conséquent convient
parfaitement au genre.
: >> Comme les Contes Arabes sont , sans contredit , l'ouvrage
le plus propre à faire connoître les moeurs , les usages et la
religion des peuples orientaux , nous avons joint au texte des
notes rares et courtes , qui feront de cet ouvrage un livre plus
instructif sans être moins amusant.
>> Nous avons cru devoir aussi mettre en tête de cette
édition, une Notice historique sur M. Galland , nous avons
préféré celle que M. Bose , secrétaire perpétuel de l'Académie
des Inscriptions, a prononcée dans cette société célèbre , dont
le traducteur des Mille et une Nuits a été un des membres
les plus distingués. Enfin , après cette Notice , on lira sûrement
avec plaisir le jugement de M. de La Harpe , sur les
Contes Arabes. Ce morceau curieux est extrait d'une dissertation
de cet habile critique sur les romans.
>>Nous renvoyons , pour de plus grands détails, à la pré
OCTOBRE 1806.
91
face que M. Caussin de Perceval, traducteur des deux derniers
volumes de cette édition , a mises en tête du huitième
tome. >>
-Depuis quinze jours , il n'a paru aucune nouvelle production
remarquable sur les différens théâtres , à moins qu'on
ne veuille donner ce titre à Philoclès , opéra comique en trois
actes , représenté pour la première fois , le 4 octobre , sans
succès. Les paroles sont de M. Justin et la musique de
M. Dourlens , qui a remporté le grand prix de musique
l'année dernière. Peut-être faudroit-il ajouter la parodie de
Joseph , intitulée Omasette , par MM. Barré , Radet , Desfontaines
et Dieu-la-Foi . Le Théâtre de l'Impératrice
donnera , dit-on , après la Conversation faite d'avance , une
nouvelle pièce de M. Picard , auquel il faut moins de temps
ponr faire une comédie , qu'à ses comédiens pour l'apprendre.
Jamais auteur n'a moins suivi le précepte du maître :
-
Travaillez à loisir, quelqu'ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse .
Hatez-vous lentement , et , sans perdre courage ,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Puisse la postérité ne pas juger que M. Picard a trop négligé
ces sages conseils de Boileau !
- La classe des beaux arts de l'institut a tenu le 8 octobre une séance
publique.
La séance a été ouverte par la lecture d'une notice des travaux de la
classe, depuis le premier vendém aire an 14 , par M. Lebreton , secrétaire
perpétuel de la classe. ( Voyez plus haut l'extra't de cette notice. )
M. leprésident a distribué ensuite les grands prix de peinture , de
sculpture , d'architecture , de gravure en taille douce et de composition
musicale.
Le grand prix de peinture, dont le sujet étoit le retour de PE. fant
prodigue, a été dé erné à M. Félix Boisselier , né à Omphale , département
de la Marne , élève de M. Regnault.
Le second prix a été décerné à M. François-Joseph Heim , né à Béfort,
département du Haut-Rhin , élève de M. Vincent,
Le grand prixde sculpture , dont le sujet étoit Philoctète blessé à la
jambe et marchant au siège de Troie , a été décerné à M. Pierre-
François Giraud , né au Luc , département du Var , élève de M....
Le second prix a été accordé à M. Jean Pierre Cortot , de Paris, élève
de M. Bridan , fils .
Le grand prix d'architecture , dont le sujet étoit un palais pour le
chef lieu dela Légion d'HHoonnnneeuur, a été décerné à M. Jean-Baptiste
Dedeban , de Paris , élève de MM. Vaudoyer et Percier.
Le second prix a été accordé à M. Jean Provot , de Paris , élève de
M. Percier .
Le grand prix de gravure en taille-douce, dont le sujet étoit , 1º. uné
figure dessinée d'après l'antiqué ; 2°. une figure dessinée d'après
nature et gravée au burin, a été décerné àM. Joseph-Théodore Richomme,
de Paris , élève de MM. Regnault, peintre, et Coiny, graveur.
92 MERCURE DE FRANCE ,
Le second prix a été décerné à M. Jean- Louis Potrelle, de Paris ,
élève de MM. Denoyers et Tardieu.
Grandprix de composition musicale. Le sujet étoit , 1°. un contrepoint
double à la douzième et à quatre parties ; 2°. un contrepoint qua .
druple à trois parties; 3°. une fugue à trois sujets et à quatre voix; 4°. ane
cantate, composée d'un récitatif obligé , d'un cantabile , d'un récitatif
simple , et terminée par un air de mouvement.
Legrand prix a été décerné à M. Guillaume Bouteillier fils , de Paris ,
élève de M. Tarchi .
Le second prix a été accordé à M. Gustave Dugazon , de Paris
élève du conservatoire .
La séance a été terminée par l'exécution dela scène qui a remporté le
grand prix de composition musicale .
Les ouvrages d'art qui ont été couronnés dans cette séance, ont été
exposés depuis dans l'ancienne galerie d'architecture du palais des
beaux arts.
Nous devons ajouter , que la classe a décerné un deuxième second
prix à M. Louis-Hippolyte Lebas , tant pour le mérite de son projet.
qu'en considération de ses précédens succès. M. Hippolyte Lebas , de
Paris , âgé de vingt-cinq ans, et élève de MM. Vaudoyer et Percier ,
avoit déjà obtenu dix médailles d'émulation dans l'école spéciale d'architecture
, et remporté le prix du département , en l'an 12.
La classe des beaux- arts de l'Institut n'a pas tenu cette séance au Louvre ,
ainsi qu'il étoit d'usage , mais au ci-devant colléze des Quatre- Nations ,
édifice consacré à l'institut , depuis que le Louvre a reçu une nouvel'e
destination .
La nouvelle salle des séances publique de l'Institut n'est pas aussi
grande que celle du Louvre ; elle est pratiquée dans l'église du collège ,
et quoiqu'elle contienne moins de monde que la première, les spectateurs
étant plus rassemblés dans des amphithéâtres et tribunes de forme circulaire
, l'assemblée paroît plus nombreuse et plus commodement placée,
pour voir et pour entendre. Les issues sont faciles et multipliées , de sorte
qu'on peut y entrer et en sortir sans confusion .
Le jour d'en haut que reçoit cette salle est très-agréable ; il devient plus
vif par la nouvelle coupole intérieure qui a été construite pour retenir la
voix de l'orateur. Cete salle est décorée de statues et de peintures analogues
au sujet : au fond est pratiquée une enceinte plus riche , destinée
à recevoir la statue de S. M. l'Empereur , confiée au ciseau de
M. Roland .
Les autres salles qui accompagnent la salle d'assemblée, rendant ce
local infiniment plus commode que le premier , et pour le public et pour
les membres de l'institut . La séance qui vient d'avoir lieu , à la fin de
laquelle on a exécuté le prix de musique remporté par M. Bouteiller ,
prouve que cette salle est aussi favorable à la voix , pour la musique ,
que pour la lecture. Sa décoration n'a rien de recherché; elle a la noble
simplicité qui convient au sujet. On asu mêler les nouvelles constructions
aux anciennes , en en déguisant adroitement la liaison et sans rien changer
àl'ordonnance de l'architecture.
L'artistequi a dirigé ces travaux est M. Vaudoyer , architecte des bâtimens
civils du ministère de l'intérieur .
La classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
national , chargée de la rédaction des inscriptions pour les
OCTOBRE 1806. 93
divers monumens de la capitale , a arrêté l'inscription suivante
pour la fontaine de l'Ecole de Médecine :
NAPOLEONIS. AVGVSTI . PROVIDENTIA
DIVERGIUM . SEQVANÆ
CIVIVM. COMMODO . ASCLEPIADEI . ORNAMENTO . MDCECVI.
On lit aujourd'hui cette inscription gravée sur le monument
que nous venons de désigner.
Il paroît une troisième édition du poëme de M. Treneuil
, intitulé : Les Tombeaux de l'Abbaye royale de
Saint-Denis ( 1 ). L'auteur y a fait des additions et des corrections
nombreuses .
S. A. I. le prince Jérôme a apporté avec lui une collection
d'animaux divers de la Guyane ; elle étoit composée de
46 caisses , qui ont été expédiées pour Paris , par eau. Parmi
ces animaux, sont un crocodille fort grand , le singe papion ,
d'une assez forte espèce ; le aras bleu et jaune , le roi des vautours
, l'oiseau royal ou la grue couronnée, le hocco , et une
petite gazelle.
-Les tragédies de Tancrède et de Mahomet , traduites
par M. Goethe, àWeymar , ont dans ce moment le plus grand
succès sur les premiers théâtres d'Allemagne,
La société d'agriculture , sciences et arts d'Agen , vient
de publier le programme des prix qu'elle doit distribuer dans
sa séance publique du mois de juin 1807. Premier prix : Indiquer
les meilleurs gypses ( pierre à plâtre ) qui se trouvent
dans le département de Lot et Garonne , le degré de calcination
, et les autres préparations qui leur conviennent , pour
être employés à la construction on à la décoration des bâtimens.
- Prix de poésie. La société remet au concours les trois
sujets qu'elle avoit proposés l'année dernière , et que les concurrens
pourront traiter à volonté , savoir : 1 °. le rétablissement
du culte en France par le concordat ; 2° . l'institution
des grand prix décennaux par le décret impérial du 24 fructidor
an 12 ; 3°. l'influence que les femmes exercent sur l'opinion
publique , et le moyen de les diriger le plus utilement...
Les pièces seront au plus de 200 vers . Prix de littérature.
L'éloge de Bernard Palissy , né à Agen , et mort à Paris vers
la fin du 16º siècle. Bernard Palissy , de simple pottier de
terre , devint géomètre , dessinateur , architecte , peintre , physicien
et chimiste. La société attend des concurrens qu'ils
(1 ) In-8º . grand- raisin . Prix , pap. ordin .: 1 fr. 50 c. , et 1 fr. 80 c. par
la poste. Pap. vélin , broché en carton : 2 fr. , et 2 fr . 30 c . par la poste,
AParis, chez Giguet et Michaud, libraires, rue des Bons-Enfans; et
chez le Normant , imprimeur- libraire .
94 MERCURE DE FRANCE ,
sauront apprécier les obstacles qu'eut à vaincre cet homme
étonnant , ses découvertes en histoire naturellee,, en physique
et en chimie , les terreurs qu'il eut à combattre , les vérítés
qu'il fit connoître , etc. Chacun des trois prix sera une somme
de 200fr.
-La mort vient d'enlever aux arts M. Clément-Louis-
Marie-Anne Belle , professeur-recteur des écoles spéciales de
peinture et sculpture , membre de l'ancienne académie de
peinture , et inspecteur à la manufacture des Gobelins , décédé
àParis, le 29 septembre 1806 , à l'âge de 84 ans. On a de lui
plusieurs tableaux d'histoire fort estimés, tels que la Réparation
des saintes Hosties , qui se voit dans l'église de Saint-Médéric,
à Paris; un Christ destiné à décorer une des salles du parlement
de Dijon ; Ulysse reconnu par sa nourrice : ce dernier
tableau fut en 1761 celui de sa réception à l'Académie. Pendant
son séjour à Rome, il obtint du pape Clément XIV la
permission de calquer sur papier transparent les fresques de
Raphaël qui décorent les salles du Vatican, et il exécuta ce
travail avec une extrême perfection. M. Belle n'est pas moins
célèbre par les importans services qu'il a rendus à la manufac
ture des Gobelins , dont il a relevé la réputation et dirigé les
beaux ouvrages pendant plus de trente ans.
-M. Philippe Grouvelle , ancien ministre de France en
Danemarck , et correspondant de la troisième classe de l'Institut
, vient de mourir d'une maladie inflammatoire qui l'a
enlevé presque subitement. Il étoit connu dans la littérature
légère par une assez grande quantité de pièces fugitives :
depuis quelque temps il s'étoit livré à la littérature historique:
il laisse une Histoire des Templiers : il étoit l'éditeur de la
belle édition des Lettres de Madame de Sévigné qui a paru
il y a deux ans , édition qu'il classa dans un nouvel ordre et
qu'il accompagna de notes biographiques et historiqués. Il
étoit aussi l'éditeur pour la partie littéraire , conjointement
avec M. de Grimoard, pour la partie militaire , des oeuvres
de Louis XIV, qui viennent de paraître.
MODES du 5 octobre.
Lesschalls, que , pendant long-temps , on voulut si amples , avec lesquels
on sedrapoit avec tant de prétention , se portent aujourd'hui pliés
si étroitement , et se montent si haut , qu'il n'y a de visibleque les
palmes.
Le rose atoujours la vogue. Les modistes font en rose beaucoup de
capotes qu'elles plissent à plis creux dans l'intervalle d'une coulisse à
l'autre , et qu'elles bordent d'un tulle . Pareilles capotes , en taffetas
blanc, se coupent avec des liserets ponceau : celles de taffetas gros vert,
sont, àl'exception du tulle ,tout-à- fait vertes.
OCTOBRE 1806. 95
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin, 27 septembre.
Le ministre de France , M. Laforêt , qui , comme on sait ,
ademandéses passeports , est néanmoins toujours ici. S. Exc . a
reçu avant-hier un courrier de Paris , qui lui a apporté des
dépêches de la plus haute importance. Elles ont été envoyées
sur-le-champ au roi . Le courrier français, que l'on dit être un
secrétaire du département des relations extérieures , a voyagé
avec la plus grande diligence. M. Laforêt a congédié la plus
grande partie de sa maison.
Wurtzbourg , 1. octobre.
Le 28 septembre , après- midi , S. A. S. le prince Alexandre
Berthier est arrivé dans cette ville , et est descendu à l'hôtel
de Bavière. Le général Béliard , chefdel'état-major du prince
Joachim , et plusieurs autres officiers-généraux s'y trouvent
aussi. Le quartier-général de l'armée française y est maintenant
établi.
Du 8 octobre. L'Empereur des Français est arrivé ici hier
àsix heures du soir. Le prince Ferdinand est allé àsa rencontre
jusqu'au bas des escaliers de son palais , et a reçu S. M. au
sortir de sa voiture. L'Empereur a visité ce matin la citadelle
qui , de ce moment, est occupée par nos troupes , et va être
mise en état de défense. Le prince Murat est parti ce matin
pour Bamberg , où il va établir son quartier-général.
La Haye, 3. octobre .
Le roi est parti aujourd'hui à six heures du matin pour
Utrecht , d'où il doit se rendre à Wesel , Dusseldorff, etc.
S. M. est accompagnée du secrétaire-général d'Etat , de deux
auditeurs , et de plusieurs personnes de la cour. La reine et
les deux princes partent après demain ; on croit toujours que
S. M. se rend à Mayence auprès de son auguste mère. On
assure que le voyage du roi peut être changé, par l'arrivée d'un
courrier venant de Mayence , et chargé pour notre souverain
d'une lettre de S. M. l'Empereur des Français.
PARIS , vendredi 10 octobre .
- L'EMPEREUR est arrivé à Aschaffembourg le 2 , à sept
heures du matin. Il étoit accompagné de S. A. I. le prince
Jérôme. S. M. a été reçue au bruit du canon et au son de
toutes les cloches de la ville ; la bourgeoisie et le militaire
étoient sous les armes. S. A. E. le prince-primat étoit allé à la
rencontre du monarque jusqu'au pont du Bois. Après avoir
déjeuné , l'EMPEREUR a continué sa route pour Wurtzbourg.
Parmi les personnes de sa suite sont M. le général Caulaincourt,
grand-écuyer ; le général Clarke , secrétaire du cabinet
et conseiller d'état ; et le général Savary, commandant la gendarmerie
de la garde impériale.
96 MERCURE DE FRANCE ,
-S. A. I. le prince Jérôme a été promu au grade de
contre-amiral , par un décret du 19 septembre.
-M. de Forbin est nommé chambellan de S. A. I. madame
la princesse Pauline , princesse Borghèse , et duchesse de
Guastalla.
-
:
- M. Durand , ministre de S. M. l'EMPEREUR et Rot près la
cour de Saxe , est arrivé , le 2 octobre , de Dresde à Mayence.
Des nouvelles particulières de Bamberg , du 3 de ce
mois , disent que les troupes françaises et prussiennes ne sont
plus séparées que par le Mein , et la Rednitz. Les avantpostes
des deux armées sont si près les uns des autres , qu'il
s'est établi entre les soldats des conversations familières. Il n'y
avoit point encore eu d'hostilités .
-On lit dans une gazette allemande , une article des frontières
de la Turquie , du 15 septembre , ainsi conçu :
* « Nous recevons en ce moment, de Bucharest , la nouvelle,
aussi importante qu'inattendue , qu'une armée russe
des 80,000 hommes , qui étoit sur les frontières de la Moldavie,
est entrée subitement dans la Valachie; 40,000 hommes
de cette armée s'avancent rapidement vers Orajowa ( à environ
20 milles au nord-est de Widdin. ) »
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE.
DU SAMEDI 4. -Ср. 0/0 с. J. du 22 sept. 1806, 64f 200.64f. 63f.
goc 64f ooc oc. oof oof ooc. oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 oof.000.000 000 ๐๐๐๐๐๐.๐๐๐๐๐๐๐๐๐
Act. de la Banque de Fr. 113of 1132f 500 000 oooof. oooof coc .
DU LUNDI 6. -C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 631 30c 50c oof oof.
ooc . oof ooc oocoocooc . ooc.oocooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 of. oof 000 оос оос
Act. de la Banque de Fr. 1130f. 1128f 75c. 113ofooc 0000f.
:
DU MARDI 7. -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806.63f 50c. 600 706
75c. oof ooc ooc. oof oof ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof. 000 бес. бос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1132f 50c oooof. ooc. oooof ooc .
DU MERCREDI 8. C p. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 64f. 64f 10e 25c
150.0000 € ooc oof. oof orc ooc . ooc . ooc oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof oof. ooc . ooc ooc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1137f 50c oooof orc oof ooc . oof
DU JEUDI 9. -Cp. oo c. J. du 22 sept, 1806 , 64f 50c 60c 80c 60c 65€
OOC OOC OOC.OOC OOC OOC
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof ooc oof. ooo ooo ooc oof ooc
Act . de la Banque de Fr. 1140f. ooc. coc. ooo oooof
DU VENDREDI 10. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 64f 85c.75c70€
50с. бос. 50c 40c 5oc boc oof
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof 000 000. oo oo ooc
Act. de la Banque de Fr. 1137f 50c. 1138f 75c.
ةيل
۴۰
D
:
(No. CCLXXIV. )
(SAMEDI 18 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ÉPITRE
A M. DE BOISJOLIN ,
Sur l'Emploi du Temps,
Ecrite de Lyon en 1790 .
Sur les bords de la Saône , heureux dans ma retraite ,
Possédant plus de biens qu'il n'en faut au poète ,
Ma volage pensée au milieu de Paris
Court retrouver encor tous ceux que j'ai cheris ,
Ces premiers compagnons des goûts de ma jeunesse ,
Qui préféroient aux rangs , aux dons de la richesse
Les rêves de la gloire , à cet âge si chers ,
Une heureuse indigence , et l'amour, et les vers.
Boisjolin, c'està toi qu'aujourd'hui je m'adresse.
Nous aimons tous les deux les arts et la paresse :
Peut-on nous en blamer ? Sans nous , assez d'auteurs
De leur fécondité fatiguent les lecteurs !
Il est doux de rêver ; il l'est si peu d'écrire !
Plus d'un Linière encore appelle la satire ;
Mais tout a son excès : n'attendons pas trop tard;
On railla justement le sommeil de Conrard.
Exerçons la pensée : elle croît par l'usage.
Les vers combie l'amour vont si Lien au jeune age !
5.
ken
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
Mets-le à profit , crois-moi : tout fuit, cher Boisjolin;
Et trop tôt le talent a ses jours de déclin .
Quand il naît tout l'accueille ; on aime son aurore.
Rappelle-toi ces jours où , commençant d'éclore ,
Ta Muse , qui brilloit des plus fraîches couleurs,
Orna d'attraits nouveaux la Déesse des fleurs ,
Alors que ton crayon , pur et brillant comme elles ,
Accroissoit du printemps les graces immortelles.
O jours d'enchantemens ! L'Espérance à tes yeux
Ouvroit dans un ciel pur ces lointains radieux
D'où la Gloire, au travers de cent miroirs magiques,
De son temple élevé fait briller les portiques .
La course étoit immense et ne t'effrayoit pas.
Quelle langueur oisive a suspendu tes pas !
Tu m'as trop imité : les plaisirs , la mollesse
Dans un piége enchanteur ont surpris ta foiblesse.
La Gloire en vain promet des honneurs éclatans ;
Un souris de l'Amour est plus doux à vingt ans ;
Mais à trente ans la gloire est plus douce peut-être .
Je l'éprouve aujourd'hui : j'ai trop vu disparoftre,
Dans quelques vains plaisirs aussitôt échappés
Des jours que le travail auroit mieux occupés.
Oh , dans ces courts momens consacrés à l'étude
Combien je chérissois ma doete solitude !
J'y bornois tous mes voeux ; et charmant mon loisir,
Chaque heure fugitive y laissoit un plaisir .
Là d'un air recueilli , mais sans être farouche ,
Le Silence pensif, et le doigt sur la bouche,
Ecartoit loin de moi les vices , les malheurs ,
Les dégoûts , et l'ennui pire que la douleur.
Alors indépendante , et même un peu sauvage,
Ma Muse ne cherchoit qu'un solitaire ombrage ,
Ou venoit , quand Vesper a noirci le coteau,
S'asseoir sur les débris des tours d'un vieux château,
Qu rêvoit au milieu de ces tombes champêtres ,
Qui du hameau voisin renferment les ancêtres .
Quelquefois plus riante, elle ornoit un verger,
Un jour dans les cieux même elle osa voyager .
Les Alpes , le Jura l'appeloient sur leurs cîmes.
Elle aimoit à descendre au fond de leurs abymes;
Dans ces antres sacrés d'où sort la voix des Dieux,
D'où montoient jusqu'à moi ces sons mystérieux,
Ces accens inspirés , que dans un saint délires
:
OCTOBRE 1806.
99
L'enthousiasme seul peut entendre et redire .
Tels étoient mes plaisirs ; tels ont été les tiens;
Et nos illusions nous donnoient tous les biens .
Malheur an vil mortel , malheur à l'amant même
Qui méconnoît des vers la puissance supreme !
Ce grand art dont l'éclat souvent m'enorgueillit ,
M'embellissoit l'amour par qui tout s'embellit.
Que n'es- tu près de moi ? Les lieux où je t'écris,
A l'amant, au poète offriroient des abris .
Tu chantois le printemps ; ses beautés m'environnent.
Du front de cent coteaux que les vignes couronnent ,
Mon regard abaissé sur d'immenses moissons ,
Voit des Alpes au loin resplendir les glaçons.
Deux fleuves en fuyant dans leurs eaux réfléchissent
Une antique cité que les arts enrichissent .
Quel contraste ! En ces champs peuplés d'heureux troupeaux
Des cruels triumvirs ont flotté les drapeaux :
Làfut placé leur camp; là des vierges modestes
D'un palais des Césars foulent aux pieds les restes :
Ces débris sont leur temple; et leurs pieuses mains
Cultivent quelques fleurs sur des tombeaux romains.
Iciplus d'une fois rêva l'auteur d'Emile ,
Et cet antre écarté fut, dit-on , son asile :
Ami de la nature , il aimoit ces beaux lieux.
Qui peindra ces tableaux qu'ont admiré ses yeux ?
Pour Delille et Vernet qu'ils seroient favorables !
Jadis la poésie , au siècle heureux des fables ,
Eût dit qu'en ces vallons dans le mois des amours ,
Les Nymphes à dessein reprenant leurs atours ,
De la Saône à mes pieds par le Rhône entraînée ,
Viennent orner le lit , et fêter l'hymenée.
Un jour, ô jour fatal , les Nymphes dans leurs pleurs ,
Rejetèrent soudain leurs couronnes de fleurs !
Plus de jeux , plus de chants ! Les deux fleuves gémirent ;
De lamentables voix sur les eaux retentirent,
Qui de ces deux amans, l'un par l'autre immolés ,
Annoncèrent la mort aux vallons désolés.
Thérèse et Faldoni , vivez dans la mémoire !
Les vers doivent aussi consacrer votre histoire.
Héloïse , Abeilard , ces illustres époux,
Furent- ils si touchans , aimoient ils mieux que vous ?
Comme l'amour en deuil à jamais vous regrette !
Qu'il console votre ombre , et vous donne un poète.
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
Viens , ami , leurs malheurs sont dignes de tes chants.
Ta voix qu'instruisit Pope en tes plus jeunes ans ,
Des bosquets de Windsor ressuscita la gloire.
Jeune , tu vis les champs embellis par la Loire ;
Mais ceux où je t'invite ont encor plus d'appas.
Comme on voit , quand l'hiver a chassé les frimas ,
Revoler sur les fleurs l'abeille ranimée ,
Qui six mois dans sa ruche a langui renfermée ,
Ainsi revole aux champs , Muse , fille du ciel ;
De poétiques fleurs compose un nouveau miel ,
Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
A la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire ;
Pour toi , saisis l'instant ; marque d'un oeil jaloux
Le terrain qui produit les parfums les -plus doux ;
Reposant jusqu'au soir sur la tige choisie ,
Exprime avec lenteur une douce ambrosie ;
Epure-la sans cesse , et forme pour les cieux
Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.
M. DE FONTANES.
ÉLÉGIE
A M. DE B ***,
Sur la Mort de mon Fils.
Tous deux adorateurs des Nymphes de Mémoire ,
Caressant tour- à- tour et Vénus et la Gloire ,
Amans aimés tous deux , tous deux amans trahis ,
D'une beauté parjure ayant tous deux un fils ,
Tous deux nous confiant nos plaisirs et nos peines ,
D'une égale amitié nous serrâmes les chaînes .
Nos coeurs s'applaudissoient d'avoir un même sort.
Hélas ! mon fils mourant trouble ce doux accord .
La Parque a moissonné cette rose charmante ;
Pour la seconde fois j'ai perdu mon amante.
Dans nos coeurs divisés peut-être quelque jour
Il eût éteint la haine et rallumé l'amour.
Ou, s'il n'eût pu fléchir une amante perfide ,
Du moins il m'eût offert les traits d'Ad laïde.
J'aurois vu , dans mon fils , ses charmes épurés
Qu'un parjure odieux n'eût pas déligurés :
Dans ses yeux ingénus j'aurois cru voir la flamme
Dont sa mère enivroit et mes yeux et mon ame ;
Et j'aurois cru sentir, dans ses bras innocens ,
D'Adélaïde encor les baisers ravissars .
OCTOBRE 1806. 101
Mais où va m'égarer un plaisir trop funeste ?
Tout bonheur m'est ravi ! ... ce doux espoir te reste.
Ami ! c'est pour toi seul que , fléchis par mes voeux,
Vont luire des cieux purs et des soleils heureux.
Toi seul peux de la gloire encor suivre les traces ,
Et te mêler aux choeurs des Muses et des Graces;
Tu peux dire à Vénus : J'aime et j'ai pardonné;
Tu peux voir de tes feux le gage fortuné :
Un fils , un tendre fils , délices de son père ,
De ses bras caressans va t'unir à sa mère;
Et le mien ! ... n'est pour moi qu'un triste souvenir;
Sa mort change en désert mon funeste avenir .
Tout ce qui l'eût peuplé de riantes images
Me trahit , m'abandonne , ou tombe aux noirs rivages .
Ce fils , mon seul espoir, ma seule volupté,
Erre avec mon bonheur aux rives du Léthé.
Non , je ne verrai plus le Pinde et l'Idalie !
Un coeur tendre se plaît dans sa mélancolie;
J'aime mes pleurs; ces pleurs à mes sens éperdus
Sont une amante encor , sont un fils qui n'est plus ;
Et les Muses , Vénus, l'immortalitémême
Ne vaut pas la douceur de pleurer ce qu'on aime.
L'Amitié ! l'Amitié dont j'adore les lois ,
Peut seule à mes soupirs mêler sa douce voix ;
Elle seule à mes jours prête encore des charnies .
Je n'ai que deux plaisirs , son bonheur et mes larmes !
Le bonheur dans mon ame est expiré pour moi;
Cher ami ! que du moins il renaisse pour toi .
Puissent des jours d'un fils éclipsé à l'aurore ,
Les jours du tien s'accroître et s'embellir encore ;
Comme une fleur, mourante aux rayons du matin ,
Accroît d'une autre fleur la vie et le destin !
Puisse Amour te garder sa flamme la plus pure ,
Et mon amante avoir épuisé le parjure !
Hélas ! persécuté par un astre ennemi ,
Qu'au moins je sois heureux du bonheur d'un ami !
Quand Nisus en tombant vit sa palme échappée ,
Des succès d'un ami l'ame encore occupée ( 1 ) ,
Il suivoit Euryale et des yeux et du coeur ,
Et, dans son Euryale , il crut être vainqueur .
Par M. LE BRUN , de l'Institut.
(1) NontamenEuryali ; non ille oblitus amorum .
VIRGILE.
102 MERCURE DE FRANCE ,
/
ENIGME.
AIDÉ du feu l'on me produit,
Et par le feu l'on me détruit.
Le même jour voit la fleur la plus belle
Eclore et mourir ;
La même nuit me voit, comme elle ,
Briller et périr.
LOGOGRIPHE .
Je suis , mon cher lecteur, ta plus fidelle amie ;
Au faîte des grandeurs et dans l'adversité ,
Je te reste toujours : vois ma fidélité ,
Tu ne me perds qu'avec la vie.
Des malheureux amans
Je soutiens seule la constance ,
Et je leur dis : souffrez quelques mois de tourmens
Pour un instant de jouissance .
Dans mes neuf pieds , cherches , en t'amusant ,
L'amant courageux d'Andromède ;
Certain pays enchanteur , ravissant ,
Où parmi les plaisirs on trouve son remède ;
Ce qu'un gourmand aime à remplir ;
Un peuple très-fameux , vaincu par Alexandre ;
Un sentiment que tu ne peux comprendre ,
Et qui fuit loin de toi quand tu crois le saisir ;
Ce qui contient ton cerveau ;
Le fondateur d'un ordre austère ,
Où, tout vivant , on se plonge au tombeau.
Mais , j'en ai dit assez , il est temps de me taire ;
Je suis femme , et j'ai peine à subir cette loi .
Adieu , mon cher lecteur, je te laisse avec moi.
CHARADE .
Pour chercher mon premier tu cours jusqu'à la Chine ;
Au sein de tes foyers tu trouves mon second ;
Pour monter sur mon tout , souvent un lourd Pradon
De son maigre Pégase a fatigué l'échine ,
Et n'a remporté qu'un affront .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Placet.
Celui du Logogriphe est Esprit.
Celui de la Charade est Haut-bois ,
OCTOBRE 1806. 103
Baisers de Jean Second, traduction de Tissot. Un vol . in- 12.
Prix : 2 fr. 50 c. , et 3 fr. 25 c. par la poste. A Paris , chez
Fain et comp. , imprimeurs-libraires , rue Saint-Hyacinthe ,
n° 25; et chez le Normant. - Le même ouvrage , traduction
de P. S. Heu. In-8°. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la
poste. AParis , chez Arthus Bertrand, libraire , rue Hautefeuille;
et chez le Normant.
PARMI les divers genres de poésie , celui qui sera toujours
le plus cultivé , c'est le genre érotique. Nul autre n'offre autant
de facilités , d'attraits et d'encouragemens. La malheureuse
indulgence de l'homme pour tous ceux qui flattent bien
ou mal ses passions , assure éternellement aux poètes érotiques
des lecteurs et des succès. Onlira cent idylles , cent madrigaux
ou triolets médiocres , avant de jeter un seul coup d'oeil sur
les odes sacrées de Rousseau ou de Pompignan. Une académie
accueillira avec empressement l'auteur de quelques baisers
mielleux , et fermera ses portes à l'auteur du Poëme de la
Religion.
Aussi la plupart des poètes érotiques connoissent si bien
les dispositions des lecteurs , qu'ils s'abandonnent en toute
assurance à leur imagination ; ils savent qu'on leur fait grace
de tout en faveurdu sujet. La négligence est regardée comme
un aimable abandon , l'incorrection comme un affranchissement
nécessaire du joug pédantesque de la grammaire.
Se påmer , se trouver mal à tous momens , c'est une douce
sensibilité; ne savoir où l'on est , demander son chemin aux
passans , c'est un heureux délire; cueillir toujours des roses
oudumiel sur les lèvres de son amante ( 1 ) , c'est dela grace
et de la délicatesse.
Il ne faut donc pas s'étonner que les Baisers de Jean Second
aient été goûtés d'un si grand nombre de lecteurs. Ses Sylves,
ses Elégies , dont on peut louer en général le style et les pensées,
sont demeurées inconnues , tandis que quatre traducteurs
français ont pris plaisir à nous transmettre ses Baisers, Dorat,
Mirabeau , M. Tissot et M. Heu ; mais enfin le prestige commence
à se dissiper. Déjà , un des deux nouveaux traducteurs,
(1) Nondat basia, dat Neæra nectar.
JEAN SECOND.
104 MERCURE DE FRANCE ,
M. Tissot , avoue dans quelques endroits que l'auteur n'estpas
clair, et dans d'autres , qu'il n'a pas le sens commun. Cet aveu
m'encourage , et me donne plus de hardiesse pour approcher
des Baisers de Jean Second le flambeau de la critique.
Examinons d'abord le premier , celui de tous qui peut le
moins blesser les regards du lecteur :
:
Cum Venus Aseanium super alta Cythera tulisset
Sopitum , teneris imposuit violis :
Albarum nimbos circumfuditque rosarum ,
Et totum liquido sparsit odore locum .
Mox veteres animo revocavit Adonidis ignes,
Nolus et irrepsit ima per ossa calor. /
O quoties voluit circumdare colla nepotis !
Oquoties dixit, talisAdonis erat!
Sed placidam pueri metuens turbare quietem
Fixit vicinis basia mille rosis .
Ecce calent illæ , cupidæque per ora Diones
Aura , susurrantiflamine , lenta subit ;
Quotque rosas tetigit, tot basia nata repente
Gaudia reddebant multiplicata Deæ.
'At Cytherea natans niveis per nubila cyenis.
Totius terræ coepit obire globum ;
Triptolemique modo , fecundis oscula globis
Sparsit , et ignotos ter dedit ore sonos.
Inde seges felix nata est mortalibus ægris :
Inde medela meis unica nata malis.
Salvete æternum , miseræ moderaminaflamme
Humida de gelidis basia nata rosis .
En ego sum , vestri quo vale canentur honorés,
Nota Medusæi dumjuga montis erunt;
Et memor Æneadum , stirpisque disertus amatæ ,
Mollia Romulidum verba loquetur amor.
:
4
« Vénus ayant transporté à Cythère le petit Ascagne en-
>> dormi , le posa sur un litde violettes; elle étendit autour
» de lui des nuaggeess formés de roses blanches , et embauma
>> d'un parfum délicieux l'air qui l'environnoit. Bientôt la
>> vue du jeune Troyen rappelle à la déesse l'image de son
>> Adonis : ce souvenir rallume dans son ame tous les feux
>> dont elle fut jadis embrasée. O combien de fois elle voulut
>> presser Ascagne dans ses bras ! Combien de fois elle s'écria :
>> Tel étoit Adonis ! Mais craignant de troubler le sommeil
>> paisible de l'enfant , elle couvre de baisers les roses qui l'en-
>> vironnent; les roses s'enflamment sous les lèvres de la
>> déesse; le souffle amoureux des zéphyrs s'insinue avec un
>> doux murmure dans la bouche ardente de la déesse . Autant
>> elle touche de roses , autant elle fait naître de baisers , qui
>> rendent et multiplient ses plaisirs. Soudain , s'élevant légè-
>> rement dans les airs sur un char traîné par des cygnes écla-
)) tans de blancheur , elle commence à se promener dans tout
OCTOBRE 1806 . 105
»
> l'univers; comme Triptolème , elle sème des baisers dans le
sein de la terre fécondée , en prononçant trois fois des
paroles mystérieuses. Cette précieuse semence a produit
>> cette heureuse moisson qui adoucit les maux des mortels ,
>> cette unique consolation qui me soutient dans mon mal-
» heur. Salut , ô soulagemens délicieux d'une malheureuse
>> flamme ! Salut , baisers humides que des roses fraîches ont
>> enfantés , voici votre poète , qui consacrera ses chants à votre
>>gloire , aussi long-temps que la double colline sera connue
>> des mortels , aussi long - temps que l'éloquent amour,
>> protecteur d'Enée et de sa race chérie,répétera les tendres
>> accens des Romains qu'il inspira. >>>
Avant d'examiner le plan de la pièce , jetons rapidement
un coup d'oeil sur les vers. Les quatre premiers ont d'abord
le défaut de rappeler quatre meilleurs vers de Virgile :
Al Venus Ascanio placidam per membra quietem
Irrigat, et fotum gremio dea tollit in altos
Idaliliccee lucos, ubi mollis amaracus illum
Floribus, et dulci aspirans complectitur umbra.
.... Vénus sourit , et cueillant les pavots ,
Verse à son cher Ascagne un paisible repos ,
Leberce dans ses bras , l'enlève et le dépose
Sur la verte Idalie , où le myrte , où la rose
D'une haleine odorante exhalant les vapeurs ,
L'environnent d'ombrage et le couvrent defleurs ( 1 ) .
:
DELILLE.
Après avoir lu ces vers harmonieux de Virgile , on ne conçoit
pas comment Jean Second , ayant précisément la même
action à représenter, a pu faire un vers tel que celui- ci :
Albarum nimbos circumfuditque rosarum .
Enrapprochant ce vers de cet autre vers de Virgile , dont
lamarche est parfaitement la même :
Luctantes ventos, tempestatesque sonoras ,
on voit que Jean Second ne connoissoit nullement les règles
de l'harmonie poétique (2). Secondement,le que est rejeté beaucoup
trop loin à la fin du troisième mot et du cinquième
pied; il falloit nécessairement commencer le vers par albarumque.
Le mot circumfudit étoit déjà assez long , sans lui mettre
(1) Lemyrte et la rose étant des fleurs , je ne sais si on peut dire que
lemyrteetla rose couvrent Ascagne de fleurs. Il est vrai que M. Delille
ne le dit qu'après Virgile. Aussi je me renferme dans un doute respectueux.
(2) On trouve souvent dans ses vers de ces finales dures, tempora spicis,
juliasculpta,etc.
Sonquatrième Baiser finit par ergo ego.
106 MERCURE DE FRANCE ,
encore au bout ce que , avec lequel il termine si pesamment
le vers , qu'on croit entendre tomber l'Etna sur le pauvre
Ascagne. Nimbos rosarum rend mal l'idée de l'auteur, nimbus
signifiant toujours une nuée orageuse.
Ce vers , et totum liquido sparsit odore locum , se retrouve
dans un autre endroit avec un léger changement : Et totum
Cyprio sparsit odore torum.
L'idée et l'expression du vers suivant : Notus et irrepsit
ima per ossa calor, sont empruntées de Virgile. Talis Adonis
erat, est une exclamation bien froide dans la bouche d'une
déesse aussi enflammée que Vénus l'est ici ; et cette exclamation
paroît bien plus froide encore , quand on se rappelle ce
vers de Virgile :
Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat.
D'ailleurs , l'hémistiche qui précède , o quoties dixit , rend
la déesse ridicule ; car il semble qu'elle ne cessoit de répéter :
Talis Adonis erat , talis Adonis erat, etc. etc.
Mollia Romulidum verba présente deux sens également
faux. Ces mots signifient ou la mollesse de la langue romaine ,
ce qui n'est pas juste , ou bien les tendres accens des Romains
inspirés par l'amour ; mais Romulidum tout seul ne peut
jamais signifier que les enfans de Romulus. (2) M. Tissot a
traduit ainsi ce dernier vers :
Les chants harmonieux de la molle Ausonie.
Voltaire a dit la molle Ionie , en parlant des Ioniens, tourà-
tour esclaves des Grecs et des Perses; mais on ne peut dire
la molle Ausonie , en parlantdupeuple qui vaincu l'univers . a
Si nous passons maintenant au plande la pièce, nous trouverons
qu'il ne vaut pas mieux que la versification. Jean Second
avoit lu sans doute Homère : avec une imagination aussi sensible
quuee la sienne, comment a-t-il été assez peu frappé de
certains tableaux de l'Iliade , pour ne placer l'origine du baiser
que sept ans après la ruine de Troie (2) ? Cominent peut- on
commettre un si fort anachronisme sur le baiser ?
(1 ) J'aurois pu relever dans cette pièce bien d'autres fautes contre la
langue latine et contre l'élégance poétique. Je me contenterai d'indiquer
totius terræglobum , multiplicata, disertus stirpis .
(2) Jean Second, en prenant dans le premier livre de l'Enéide cette
aventure d'Ascagne , devoit faire attention à ce vers que Didon dit à Ence :
...... Nam tejam septima portat
Omnibus errantem terris etfluctibus æstas.
«Voilà sept ans que vous errez sur la terre et sur les mers depuis la ruine
de votre patrie . »
OCTOBRE 1806. 107
On ne voit pas ensuite pourquoi Vénus prend la peine
d'aller elle-même faire le tour duglobe, pour semer les baisers
dans toutes les campagnes. Jean Second pouvoit trouver d'autres
fictions plus heureuses dans les histoires de la mythologie :
celle de Venus récompensant Paris après son jugement, ou animant
la statue de marbre de Galathée; celle de Prométhée ,
ravissant le feu du ciel , auroient pu , avec un léger changement
, fournir une origine des baisers , plus naturelle et
plus raisonnable que celle qu'on vient de lire.
M. Tissot convient lui-même que les dernières pensées de
ce premier Baiser n'offrent pas toutes un sens clair et raisonnable;
et pourtant ce Baiser est plein de raison et de goût ,
en comparaison de celui qu'on va lire. Dans celui-ci, le poète
engage les abeilles à venir toutes sur les lèvres de Nééra ,
parce qu'elles y trouveront toutes les fleurs dont elles ont
besoin pour composer leur miel , ce qui leur évitera la peine
d'aller voyager si loin dans la campagne :
Mellilegæ volucres , quid adhuc thyma cana , rosasque
Et rorem vernæ nectareum violæ
Lingitis, autflorem late spirantis anethi ?
Omnes ad dominæ labra venite meæ ,
Illa rosas spirant omnes, thymaque omnia sola ,
2
Et succum vernæ nectareum violæ :
'Inde procul dulces auræ funduntur anethi
Narcissi veris illa madent lacrymis .
OEbalique madentjuvenisfragrante cruore
Qualis uterque liquor, cum cecidisset , erat,
Nectareque ætherio medicatus , et aere puro
Impleretfætu versicolore solum.
Sed me , jure meo libantem mellea labra ,
Ingratæ socium ne prohibete favis ;
Non etiam totas avidæ distendite cellas,
Arescant dominæ ne semel ora meӕ .
Basiaque impressans siccis sitientia labris,
Garrulus indicii triste feram pretium.
Heu non et stimulis compungite molle labellum ,
Ex oculis stimulos vibrat et illa pares .
Credite , non ullum patietur vulnus inultum :
Leniter innocuæ mella legatis apes .
«Diligentes abeilles , pourquoi cherchez-vous encore le
>> thym et la rose; pourquoi exprimez-vous le suc délicieux
>> de la violette printanière , ou de l'aneth qui embaume au
>>> loin les airs ? Venez plutôt toutes ensemble, venez sur les
» lèvres de ma maîtresse. Ces lèvres exhalent seules tous les
>> parfums de la rose , du thym et de la violette ; elles répan-
>>>dent au loin l'odeur suave de l'aneth ; elles sont encorehu-
>> mides , et des larmes de Narcisse , et du sang odoriférant
>> d'Adonis; elles sont encore trempées de cette double liqueur,
:
108 MERCURE DE FRANCE ,
>> tellequ''oonn la vit couler autrefois sur la terre , et faire sortir
>>de son sein tant de fleurs differentes , après avoir été mêlée
>> de nectar et de pur éther.
>> Mais ne soyez pas ingrates , et n'allez pas refuser de
>> partager avec moi le miel que je cueillois sur ces lèvres
>> qui sont mon apanage ; ne soyez pas non plus trop avides ,
>> ne remplissez pas de miel toutes vos cellules , de peur que
>> les lèvres de ma maîtresse ne soient desséchées par vos lar-
>> cins , et qu'imprimant mes baisers ardens sur ces lèvres
>> arides , je ne porte la peine de mon indiscrétion . Sur- tout ,
>> prenez bien garde de blesser avec votre aiguillon , les lèvres
>> délicates de ma maîtresse , car les traits qui partent de ses
>> yeux blessent autant que votre aiguillon , et je vous avertis
>> qu'elle ne se laissera pas piquer impunément ; avez donc
>> soin de cueillir le miel sur ses lèvres , sans lui faire du mal. >>
Jesoupçonneque la finde ce Baiser aura été perdue. Il n'est pas
probable que l'auteur se soit arrêté en si beau chemin ; et sans
doute il finissoit par mettre une ruche dans la bouche de
Nééra . Voilà pourtant ce que l'auteur de la Bibliothèque d'un
Homme de goût appelle les élans rapides d'un génie tendre ,
voluptueux et passionné. M. Tissot en juge plus sainement ,
et convient que ce Baiser est dénué de bon sens. M. Heu n'en
dit rien , mais il n'en pense pas moins. « J'avoue , dit M. Tissot ,
>> que les plus jolis vers du monde ne sauroient racheter à mes
>> yeux l'absence du bon sens , le premier de tous les mérites en
» poésie, comme en prose : aussi ai-je été vivement tenté de
>> supprimer ce Baiser ; mais comme traducteur je ne l'ai pas
>> dû peut-être. » Nous pensons que M. Tissot pouvoit trèsbien
supprimer non-seulement ce Baiser, mais biend'autres (1 ),
et peut- être tous , car ils ne sont guère plus sensés les uns que
les autres . Ou s'il avoit absolument envie de traduire des Baisers
, pourquoi ne pas nous donner plutôt ceux de Jean
Bonnefons , poète auvergnat , dans lesquels on trouve plus de
bon sens et de goût que dans ceux du poète hollandais ? (2) Ce
(1 ) Par exemple , le neuvième , où Jean Second avance que ses Baisers
sont très -chastes , et que l'instituteur le plus sévère les lira dans sa classe
à ses élèves :
Nulla hic carmina mentulata, nulla
Quæ non discipulos ad integellos
Hirsutus legat in scholá magister.
M. Tissot a bien raison encore de dire que cela n'est ni raisonnable , Di
vrai .
(2 ) Jean Bonnefons a un autre avantage sur Jean Second : le poète
hollandais n'a fait que dix-neuf Baisers , et est inort à vingt-quatre ans;
le poète auvergnat en a fait ledouble , et a vécu trois fois davantage.
:
OCTOBRE 1806.
109
n'est point parce que j'ai moi-même l'honneur d'être Auvergnat
(1) , que je vante ici les Baisers de mon compatriote ,
puisqu'ils ont tellement plu à M. Deguerle , qu'il en a publié
quelques imitations élégantes dans l'Almanach des
Muses. Pourquoi donc M. Tissot va-t-il chercher des Baisers
en Hollande , lorsque nous en avons de meilleurs à lui donner
en Auvergne ? Il devoit , en bon Français, préférer le Catulle
auvergnat au Catulle batave.
Mais il importe peu lequel des deux l'emporte sur l'autre.
Quelques moralistes , qui ne sont pas d'ailleurs très-sévères ,
prétendent, avec assez de fondement, que toutes ces traductions
de Baisers sont tout au moins inutiles , et qu'un poète peut
faire un meilleur usage de son temps et de son talent : nous
sommes assez de leur avis. La traduction de Mirabeau étoit
bien suffisante pour les amateurs ; et l'on ne sait à quelle
raison attribuer cet empressement extraordinaire et simultané
des deux nouveaux traducteurs , à couvrir au même instant
tous les piliers des spectacles et tous les murs de la
capitale des Baisers de Jean Second.
La marche différente qu'ont suivi les deux traducteurs ,
nous empêche de mettre ici en parallèle les deux traductions.
M. Tissot s'écarte trop souvent du texte : quand son auteur
est fou , ce qui arrive souvent , il se permet d'être raisonnable
pour lui , en quoi il est excusable ; mais alors ce n'est plus
traduire. Un poète qui a du talent , ne doit pas perdre son
temps à traduire un auteur qu'il faut sans cesse corriger.
M. Heu a conservé toutes les idées extravagantes du latin ,
mais il les amplifie , en mettant ordinairement pour deux vers
latins six vers français ; de sorte qu'un Baiser de Jean Second
étant presque toujours la paraphrase d'une strophe d'Horace
(2) ou de quelques vers de Catulle, il arrive que M. Heu ,
en amplifiant le Baiser de Jean Second, nous donne la paraphrase
de la paraphrase d'un Baiser.
M. Tissot ne s'est pas contenté de traduire Jean Second ; il
a voulu être original en fait de, Baisers ; et nous devons dire à
sa louange que cet essai ne lui a pas mal réussi. Les Baisers
qu'il nous donne de sa façon valent beaucoup mieux que
( 1 ) J'ai dit l'honneur, à cause de Pascal et de M. Delille .
(2) Le quatrième Baiser, qui commence par ce vers :
Non dat basia , dat Necera nectar,
est la paraphrase de ces deux vers d'Horace :
.... Oscula , quæ Venus
Quinta parte sui nectaris imbuit.
110 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qu'il a traduits : aussi nous lui conseillons , s'il veut
absolument travailler dans ce genre , de ne plus suivre aucun
modèle.
M. Tissot a traduit aussi quelques élégies de Jean Second.
Ces pièces- ci du moins valoient la peine d'être traduites. Nous
en avons déjà parlé avec éloge. Nous allons citer la plus courte,
enyjoignant la traduction de M. Tissot, sur laquelle nous lui
adresserons quelques observations .
Jean Second , obligé de quitter l'Espagne , dont le climat
avoit beaucoup altéré sa santé , lui adresse ainsi ses adieux :
Hesperiæ fines arentes linquimus ægri ,
Et petimus blandæ dulce solum patriæ ,
Et, quorum in manibus melius moriemur, amicos :
Cur invisa meum terra moraris iter?
Cur mihi tot montes , et saxa obstatis eunti ?
Vere quid in medio mefera pulsat hyems ?
Ninguida diluvium mittit liquefacta Pyrene ,
Et madidus pluvias Jupiter addit aquas .
Parcemeo cineri ;jam non , Hispania , vivo.
Quidjuvat , heu ! Manes sollicitare meos ?
Anvero, paucis cum sisfæcunda poetis ,
Laudem de tumulo quæris acerba meo ?
Ut lubet , ipse tamenfugiam terraque , marique ;
Nemihi sis etiam post meafata , gravis .
J'abandonne tes champs , ô brûlante Hespérie ,
Pour le sol fortuné de ma douce patrie :
Au sein de l'amitié Jean Second va mourir :
Terre ingrate , pourquoi veux- tu me retenir ?
Du haut de tes rochers, du haut de tes montagnes,
Au milieu du printemps , dans les vertes campagnes
Un déluge de neige accourt en tourbillons ,
Et le ciel en torrens descend dans les vallons :
Cesse de tourmenter, de retenir une ombre ,
Une ombre que Mercure appelle au manoirsombre.
Peu féconde en mørtels inspirés par les Dieux ,
Crois-tu que mon tombeau te seroit glorieux ?
Non, je ne mourrai point aux rives étrangères ,
Je veux mélerma cendre aux cendres de mes pères.
Cette pièce latine respire une douce mélancolie. Ici le poète
moderne atteint presque les anciens; il est aussi ingénieux , et
moins diffus qu'Ovide. Le traducteur ne paroît pas avoir lu
avec assez d'attention les vers latins. Après avoir embelli son
auteur dans d'autres pièces , il le défigure dans celle-ci . Il a
d'abord oublié de traduire dans le premier vers le mot ægri,
mot essentiel qui indique la cause du départ , et amène si naturellement
le troisième vers :
Et, quorum in manibus melius moriemur, amicos,
OCTOBRE 1806. 111
Ce vers n'est pas du tout reconnoissable dans celui du traducteur
:
Au sein de l'amitié Jean Second va mourir.
La poésie française admet quelquefois les noms propres ,
lorsqu'ils sont consacrés par l'histoire , oupar le respect fondé
sur l'ordre social , ou bien encore par le mérite de celui dont
on parle; mais elle ne souffre pas que l'on joigne au nom
propre celui de famille. Boileau a dit :
Que tu sais bien , Racine , à l'aide d'un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Il pouvoit dire :
Tu sais bien , Jean Racine , à l'aide d'un acteur,
Emouvoir, etc.
Mais il étoit aussi incapable d'apostropher ainsi Racine,
que Racine l'étoit de lui adresser une épître qui commençât
par : Tu sais bien , Nicolas Boileau. Voltaire , dans la Henriade
, dit souvent Henri, mais jamais Henri Quatre. Ce n'est
quedans des pièces d'un genre infiniment moins relevé , qu'il
s'est permis de dire Jules Second, Jean Calvin et Jean-Jacques.
Le traducteur devoit donc mettre Jean tout court. A la vérité
, Jean va mourir, n'est pas d'un grand effet ; mais aussi
pourquoi n'a-t-il pas suivi le latin , moriemur, et fait parler
son auteur à la première personne , en français comme en
latin. Le principal mérite d'un traducteur est de savoir bien
distinguer les cas où il doit s'attacher scrupuleusementau texte,
et ceux où il doit s'en écarter.
Les trois vers suivans : Du haut de tes rochers, etc. etc.,
m'obligent de rappeler ici un principe de versification française
, reconnu par Voltaire , et totalement oublié par nos
poètes actuels. Notre phrase poétique doit toujours être construite
de manière qu'en ôtant les inversions et les rimes , elle
puisse encore former en prose une phrase correcte. Si nous
appliquons ce principe aux trois vers que je viens de citer ,
nous aurons en prose la phrase suivante : « Un déluge de
>>neige accourt en tourbillon du haut de tes montagnes , du
>>haut de tes rochers , au milieu du printemps , dans les vertes
>> campagnes. » Ces quatre prépositions , en , du haut , au
milieu , dans , qui rendent cette phrase ridicule en prose ,
doivent pas la rendre meilleure en vers.
ne
Les deux vers suivans : Cesse de tourmenter, etc., ne rendent
pas la vivacité des deux vers latins :
Parce meo cineri; jam , non Hispania , vivo
Quidjuvat, heu ! Manes sollicitare meos.
۱
112 MERCURE DE FRANCE ,
Epargne ma cendre , o cruelle Hespérie ! Hélas , je ne suis
>> plus qu'une ombre ! Quel plaisir prends-tu à persécuter un
>> vain fantôme ? >> Cette apostrophe de Jean Second à l'Espagne
ressemble un peu à celle de Philoctète à Ulysse , dans
Sophocle:
Ἐκ βιας αγει
Κεκ οιδ' εναίρων νεκρον , ἢ καπνε σκιαν
Ειδωλον άλλως.
« Il veut me traîner dans le camp des Grecs , pour triom-
>> pher de moi : il ne voit pas que c'est triompher d'un mort ,
>> d'une ombre , d'une image vaine. » C'est avec cette chaleur
que M. de Fénélon traduit en prose les poètes grecs; c'est avec
le même feu que M. Tissot devroit traduireen veerrss lespoètes
latins .
Les deux vers suivans : Peuféconde en mortels , etc. , etc. ,
ne font pas assez bien sentir la pensée de l'auteur latin ;
Anvero, paucis cum sisfæcunda poetis ,
Laudem de tumulo quæris acerba meo ?
<<Honteuse de ne pouvoir être le berceau des poètes , ambi-
» tionnes-tu le triste honneur d'en être le tombeau ? >>>
Dans ces deux vers latins , le traducteur a suivi littéralement
l'original , mais il s'en écarte totalement dans les deux suivans :
Utlubet, ipse tamenfugiam terráque marique
Ne mihi sis etiam, post meafata , gravis .
<< Mais je saurai t'échapper , et par mer et par terre , afin
>> qu'après mamort tu ne me sois pas encore aussi funeste que
» pendant ma vie. » Ce sens est bien éloigné de celui du
traducteur :
Non, je ne mourrai point aux rives étrangères ,
Jeveux méler ma cendre aux cendres de mes pères.
Ce second vers est une imitation un peu trop forte de celui de
Rousseau :
Il faut mêler sa cendre aux cendres de ses pères .
Au reste , cette imitation et d'autres que nous aurions pu
relever , prouvent que M. Tissot s'est formé à une trèsbonne
école : on s'en aperçoit mieux dans la traduction qu'il
a faite d'un épisode de la Jérusalem délivrée. L'Herminie du
Tasse a conservé presque tous ses attraits entre les mains de
M. Tissot , et je lui conseillerois de n'avoir désormais de
commerce qu'avec les muses italiennes , si ce n'étoit exiger
de lui un trop grand sacrifice ; car il paroît fortement épris
des muses hollandaises. Dans la préface de sa traduction , il
semble regarder la Hollande comme la rivale de la Grèce.
« Elle
OCTOBRE 1806 . 113
SEING
«
2
ord
か
« Elle possède ( dit M. Tissot ) , dans les genr
élevés , des ouvrages où brillent des beaut
>> supérieur. Parmi ses poètes , les uns ont bouche avec
>> succès la trompette héroïque, les autres ont
>>Melpomène un langage digne d'elle , d'autres, do
>>la nature de la grace ou de la mollesse antio
>>de ranimer la lyre si long-temps muette d'Amchang
>> d'Ovide. Tels sont , Hooft , Catz , Poot , Reland
Nous reconnoissons sans peine que la Hollande aa produil
grand nombre d'auteurs très - distingués dans les sciences
et dans les belles lettres. Nous avouons même avec plaisir
les obligations particulières que nous avons à plusieurs
savans de cette nation si estimable sous tant de rapports:
Mais malgré toute notre bienveillance pour elle , nous
ne saurions voir des Homère , des Sophocle , des Anacreon
dans Hooft , Catz , Poot , Reland , Hoenfft. Au reste , cette
manière de voir a très-bien réussi à M. Tissot. Ceux dans
lesquels il avoit vu des Anacreon , l'ont honoré à leur tour
d'un coup d'oeil aussi perçant. Cette lettre-de-change qu'il
avoit tirée sur les poètes hollandais , a été acquittée par
M. Marron de la manière suivante :
Basia Tissotus ; Jano cantata secundo ,
Dum gallis offert , rite legenda suis ;
Aurato quantum aonio præstantior oestro ?
Et veneris rabido quam magis igne calens ?
Sæva cupidineis aptantur spicula nervis ,
Percussura novas spicula juliolas .
Haga, tuus blandæ vatessubrisitaanmanti,
Elysia et sensit vulnera vallé nova .
À la place de M. Tissot , je prierois l'auteur de refondre le
premier vers , à cause de cette rencontre comique de Tissotus
et Jano. Il y auroit bien d'autres remarques a faire sur ces
vers; mais cet article n'est déjà que trop long , et l'on rougit
presque de s'étendre sur de semblables matières , lorsqu'on
śe rappelle ce vers d'un poète païen , au sujet de tous les
auteurs et admirateurs de pièces érotiques :
O miseri , quorum gaudia crimen habent !
5
R.
H
114 MERCURE DE FRANCE ;
De la Distinction primitive des Pseaumes en monologues et
dialogues , ou Exposition de ces divins cantiques tels qu'ils
étoient exécutés par les Lévites dans le temple de Jérusalem .
: Nouvelle traduction , accompagnée de notes explicatives.
Tome premier. Vol.in-12. Prix : 2 fr. 50 c. et3 fr. 50c. par
laposte. AParis, chez Mad. Nyon, libraire, rue du Jardinet ;
et chez le Normant.
ILya des savans qui ontpassé leur vie entière à méditer
sur les Pseaumes , et à nous en développer les beautés; et tous
les jours cependant on y remarque encore des traits sublimes
qui avoient échappé à leurs recherches. Nos fameux orateurs
ne sont jamais plus éloquens que lorsqu'ils les citent , nos
grands poètes ne paroissent jamais plus grands que lorsqu'ils
empruntent leurs images et leurs expressions. Bossuet , Massillon,
Rousseau , Racine , La Harpe, Rollin, nos plus grands
hommes, nos plus illustres critiques s'accordent à nous présenter
le Pseautier comme un livre admirable , et les chants
dont il se compose , non pas seulement comme les plus vénérables
par leur antiquitié , mais comme les plus beaux que
nous ayons. Que peut- on ajouter de plus à leur éloge? Il semble
qu'après avoir cité des autorités aussi respectables , il ne
me reste plus rien a dire , et que je devrois m'arrêter.
Il y a pourtant un autre éloge qu'on peut en faire , un éloge
qui n'appartient qu'à ce livre, et que les autres n'obtiendront
jamais; c'est que ces mêmes Pseaumes qui ont été l'objet des
étndes et de l'admiration de tant de grands hommes , sont
aussi la lecture habituelle du peuple. Tandis que les savans y
découvrent de nouvelles beautés que leurs prédécesseurs n'y
avoient pas aperçues , tandis que le génie s'en nourrit , et que
la médiocrité elle-même va s'échauffer au feu divin dont ils
sont pénétrés , les simples et les ignorans y puisent à chaque
instant des instructions utiles. Pour les uns c'est une poésie ravissante
dont aucune autre n'a jamais approché ; pour les
autres , c'est moins un livre sublime que le livre de tous les
jours et le consolateur de tous les momens. Et ce qu'il y a
de bien remarquable , c'est que dans ce même livre , où les
premiers nous font remarquer des pensées si nobles et des
images si magnifiques , les derniers croient ne rencontrer que
leurs propres pensées et la simple expresssion de leurs sentimens.
Que l'antiquité vienne nous vanter ses chefs-d'oeuvre : ils
sont admirables sans doute , mais que sont-ils auprès de ceux
OCTOBRE 1806. 115
du prophète-roi ? Tu m'étonnes , fougueux Pindare , lorsque
planant au-dessus de la foule vulgaire de ces vainqueurs
qui te demandoient des louanges , tu t'élèves jusqu'au trône
du Dieuqui porte la foudre , et que tu parviens à saisir quelqu'unde
ses traits ; mais aussi quelquefois tu tombes , et alors
la hauteur du vol que tu avois pris ne sert qu'à rendre plus
sensible la profondeur de ta chute. Je te relirai toujours , ingénieux
Horace , sur-tout je relirai ces odes où tu nous fais des
peintures si ravissantes de la modération, de la constance du
sage , de la pauvreté , même du malheur ; mais puis-je oublierque
tu fus aussi quelquefois l'apologiste du vice , et que
souvent tu peignis nos foiblesses de couleurs encore plus séduisantes
que nos vertus ? Enfin , toutes ces beautés , toutes ces
pensées sublimes sont des trésors cachés pour le plus grand
nombre des hommes ; il faut avoir beaucoup travaillé pour
les sentir , et ce n'est qu'au prix de longues études qu'on peut
jouir du plaisir de les admirer. Le grand poète , le poèté
vraiment unique , c'est le psalmiste,parce qu'il est également
le poètedu peuple , et celui des savans et des gens de goût ,
parce qu'il se fait entendre à tous les hommes , parce qu'il est
àla portée de tous , et que par unprodige inconcevable , il se
fait également admirer de tous , sans jamais penser à se faire
admirer.
Il est un autre trait qui distingue encore le psalmiste de
tous les poètes de l'antiquité. Ce que nous admirons leplus
dans ceux-ci , c'est la magnificence de leurs expressions , la
vivacité des peintures , les graces de leur style , des qualités
enfin que nous autres modernes nous ne pouvons juger qu'imparfaitement;
et ce qu'ily a de bien sûr , c'est qu'elles s'évanouissent
presque entièrement dans les traductions que nous
en avons. Qu'y a - t - il donc de plus dans les Pseaumes ? Je
l'ignore; mais les traductions du Pseautier sont toutes presque
également belles , également admirables. Horace et Pindare
sont les plus grands sans doute des poètes lyriques ; cependant
il n'y a point de traduction de Pindare qu'on puisse
supporter , et je ne sais s'il y en a d'Horace qu'on puisse lire
quelque plaisir. Venez donc admirer lechef-d'oeuvre
génie: c'est une poésie si belle par elle-même, qu'aucune tradustion
ne peut ladégrader; cesont des pensées si sublimes ,
qu'elles le paroissent toujours, soit qu'on les revête des expressions
les plus brillantes et les plus harmonieuses, soit qu'au contraire
on les rende dans le style le plus incorrect et le moins
orné. Venez entendre Racine et Rousseau lorsqu'ils traduisent
lesPseaumes : n'est-il pas vrai que le premier s'est surpassé luimêmedans
les choeurs d'Athalie et d'Ester, et que le secondn'est
avec du
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
nulle part aussi grand que dans ses odes sacrées? Oh, qu'il doit
être grand le poète dont le génie a pu agrandir celui de Racine,
et animer d'un nouveau feu celui de Rousseau ! Cependant il
existe une traduction des Pseaumes , plus belle encore que
celle de ces deux fameux poètes. C'est celle que tous les savans
étudient , que tous les gens de goût admirent , et puisqu'il
faut finir par le dire , que le pauvre et l'ignorant récitent tous
les jours : c'est la Vulgate. O Pindare , o Horace , que deviendriez-
vous si vous étiez traduits dans un langage pareil !
Quel est donc ce livre qui , seul entre tous les chefs-d'oeuvre ,
se distingue par des caractères aussi singuliers ? Quelle est
cette poésie dont la parfaite intelligence semble être réservée
aux savans et aux gens de goût , et dont le langage est pourtant
toujours assez clair pour les esprits les plus vulgaires ,
que rien ne peut dégrader , et qui est la seule enfin dont on
puisse dire que sa traduction ne vaut pas moins que l'original ?
Hommes religieux , vous le savez , et c'est en vain que je le
demanderois aux autres ! Cette voix qui a retenti dans tous
les siècles , et qui y retentira long-temps encore après nous ,
qui se fait entendre à tous les hommes , qui pénètre dans tous
les coeurs , qui parle à tous les esprits , et qu'il n'est pas au
pouvoir humain d'affoiblir , c'est la voix de Dieu même qui
inspiroit le psalmiste , et c'est sur-tout à ces traits que vous
la reconnoissez .
L'objet principal de cet ouvrage n'est pas d'ajouter de
nouvelles preuves à cette vérité désormais assez bien démontrée
pour tous les bons esprits. Ce n'est pas non plus dans les pensées
et les expressions du prophète que l'auteur prétend nous
faire remarquer de nouvelles beautés , c'est de la coupe et de
la distribution même des Pseaumes qu'il fait sortir celles qu'il
croit y avoir observées ; et comme son idée m'a paru nouvelle
, je crois devoir la développer avec quelque détail.
Ceux même qui ne lisent les Pseaumes que pour s'édifier,
ne peuvent s'empêcher d'y trouver des défauts dont la rencontre
est , il faut l'avouer , assez fréquente ; il y a des mots
etdesphrases entières qui sont quelquefois répétés dans le
même Pseaume jusqu'à la satiété ; ony trouve des phrases qui
ne se suivent pas , d'autres qu'on entend avec peine ; et je ne
crains pas de le dire , il y en a qu'on ne comprend pas du tout.
On explique les répétitions de mots par le besoin qu'avoient
les anciens auteurs de suppléer dans leurs langues pauvres et
non encore perfectionnées , à nos superlatifs , et à tous les
moyens que nous avons de donner de l'énergie au discours..
C'est ainsi , par exemple , qu'encore parmi nous les enfans ,
dont le langage est pour le moins aussi borné que celui des
i
ОСТОВВE 1806. 119
natifs me semblent avoir quelque chose de plus solennel et
de plus majestueux ; peut-être même sont-ils plus adaptés au
goût général et aux habitudes du peuple. Si j'avois le temps
dedévelopper ici cette vérité, ce n'est pointparmi nos docteurs
et nos théologiens que j'irois chercher des autorités ; je les
trouverois parmi nos philosophes , et sur-tout dans celui d'eux
tous qui a le mieux connu la musique. Voyez ce que J. J.
Rousseau dit de ces grands choeurs à diverses parties , dont
l'harmonie , si ravissante pour nous , lui paroît entièrement
contraire à la nature. « Lorsque j'entends , dit-il , chanter
>> nos Pseaumes à quatre parties , je commence par être saisi ,
>> ravi de cette harmonie pleine et nerveuse; et les premiers
>>accords, quand ils sont entonnés bienjuste , m'émeuventjus-
>> qu'à frissonner. Mais à peine en ai-je écouté la suite pen-
>> dant quelques minutes , que mon attention se relâche , le
>>bruit m'étourdit peu à peu ; bientôt il me lasse , et je suis
»enfin ennuyé de n'entendre que des accords.>> Le même
philosophe prouve très-bien dans un autre endroit , que le
peuple ,dont il faut au moins consulter les habitudes , quand
on veut s'occuper de ses plaisirs , ne chante presque jamais
qu'à l'unisson; et enfin il prétend que ce plain-chant Grégorien,
qui paroît au premier coup d'oeil si simple et si monotone,
est pourtant un reste précieux, et le seul que nous
ayons de cette ancienne musique grecque qui , au rapport de
tous les auteurs , influeit si puissamment sur les ames.
Non', je ne conviendrai jamais que notre psalmodie , exécu
tée par un peuple entier, soit moins belle etmoins touchante
que des parties exécutées par une ou deux voix qui se répondent
symétriquement. Je n'accorderai pas même à notre
auteur que ces Pseaumes qui , dans la distribution de nos
offices, reviennent toujours les mêmes, aux mêmes jours de la
semaine , et aux mêmes heures de chaque jour, puissent , par
leur retour trop fréquent, exciter la critique , et qu'enfin nous
ayons , même à cet égard, quelque chose à envier aux Juifs.
Ecoutez , au moment que le soleil commence à éclairer notre
horizon , ces chants qui s'élèvent ; dans un instant il éclairera
unhorizon différent,et les mêmes chants salueront son retour
dans les divers pays. Lorsqu'il sera parvenu au milieu de sa
course , il entendra d'autres chants s'élever vers lui, et le
même cri de reconnoissance , parti de tous les points de la
terre, le poursuivra dans sa course entière. Demain, et le
jour suivant , le même concert recommencera encore , et de
siècle en siècle , de génération en génération , de pays en pays ,
il ne cessera d'entendre retracer les mêmes bienfaits , exprimer
les mêmes sentimens, et toujours aux mêmes heures , de la
4
120 MERCURE DE FRANCE ,
même manière , dans le même langage. Quelle sublime mono
tonie ! Quelle ravissante uniformité !
Ils sont tombés ces temples superbes que l'antiquité païenne
éleva à ses Dieux fabuleux , et à peine pouvons-nous retrouver
dans nos livres quelques restes de ces chants poétiques qui
les firent autrefois retentir. Il est tombé aussi le temple des
Juifs , et, comme eux , il ne se relevera plus ; mais dans ce
temple , le vrai Dieu fut autrefois honoré , et ces mêmes chants
par lesquels on y célébroit autrefois sa bonté et sa puissance ,
se sont conservés. La terre entière les répète , la terre entière
est devenue le temple de Dieu. Du milieu de nos villes , et du
milieu de nos campagnes , le même concert s'élève vers lui .
Fermez nos églises , renversez-les , il s'élevera du milieu des
chaumières. Non, il n'est plus au pouvoir humain de l'arrêter,
ou de le faire cesser .
Je ne sais enfin si la pompe avec laquelle notre auteur prétend
que les Pseaumes étoient chantés dans le temple des Juifs ,
valoit mieux que la simplicita avec laquelle nous les récitons
; mais lorsque , dans un jour de solennité , je parcours
des yeux une vaste campagne, j'aime à me dire que , de toutes
çes humbles églises dont la flèche attire de loin mes regards ,
les mêmes chants s'élèvent au même instant et de la même
manière vers le même Dieu , et que le pauvre habitant de nos
villages ne fait pas moins pour lui que le riche habitant de
nos superbes villes ; et lorsque je songe que ces chants sont
ceux qui furent autrefois composés pour un temple plus
magnifique , et que , depuis plus de quatre mille ans, on les
répète avec les mêmes accens , je ne puis que m'écrier encore :
Quelle sublime monotonie ! Quelle ravissante uniformité !
Je dois avouer que l'application que l'auteur a faite de ses
principes aux divers Pseaumes , ne m'a point paru toujours
également heureuse. Par exemple , dans le Pseaume qui commence
par ces mots : Exurgat Deus et dissipentur inimici
ejus , il suppose que ce premier verset étoit chanté par une
seule voix ; que le second, etfugiant qui oderunt cum a facie
ejus , étoit chanté par une seconde voix , et que le choeur
répondoit à ce dialogue par le troisième verset : Sicut deficit
fumus deficiant. Cela peut être vrai ; mais à moins que l'auteur
n'ait retrouvé la partition de cette musique , il lui seroit
difficile de le démontrer. Il n'y a pas de raison pour qu'on
ait employé deux voix à réciter successivement ce qui pouvoit
être très-bien dit par une seule ; et ici le choeur ne me
paroît encore faire autre chose qu'achever la phrase qui a été
commencée par les deux voix. Tout cela me paroît arbitraire ;
et s'il m'étoit permis d'avoir un sentiment en matière pa
OCTOBRE 1806, 117
premiers hommes , disent bon , bon , au lieu de dire excellent.
Les répétitions de phrases s'excusent jusqu'à un certain point
de la même manière ; mais l'incohérence au moins apparente
de quelques pensées , et ces sortes de refreins qui reviennent
quelquefois à chaque verset d'un Pseaume, ne peuvent bien
s'expliquer que par le système que l'auteur de cet ouvrage
cherche à établir. Laissons-le lui développer.
« Il reste , dit-il , à découvrir dans ces cantiques les beautés
>>de composition et d'ensemble , fruits de la régularité du
> plan et de la sagesse de la distribution , sans être dévoyé
>>par les écarts apparens de l'ode. Le principal moyen de
>> parvenir à ce but sera de remonter à la coupe primordiale
>> des Pseaumes , et d'en faire l'application à chacun d'eux,
»
.... Il n'existe aucun Pseaume qui n'ait été chanté en
» musique auprès du sanctuaire, au moins par une voix isolée,
>> et pour une partie de ce cantique , quand elle n'étoit pas,
>> chargée de l'exécuter en plein.... Le choeur des chantres ,
>> ajoute-il ailleurs , n'intervenoit pas toujours à l'exécution
>> des Pseaumes dans le temple de Jérusalem ; et lorsqu'il y
>> étoit admis , ce n'étoit jamais qu'un seul et même choeur,
» Nos deux choeurs alternatifs n'étoient pas connus des Hé-
>> breux. Ils distinguoient ces cantiqnes en monologues com-
>>plets ou incomplets , et en dialogues. Un Pseaume chanté
>>par une seule voix est un monologue complet, quand le
>> choeur n'y paroît point : il devient incomplet par l'intro-
>> duction du choeur ; et rarement le choeur est omis dans les
>>Pseaumes dialogués , ceux où plusieurs voix isolées se font
>> entendre. »
Cela posé , l'auteur exécute son travail sur le Pseautier ,
c'est-à-dire qu'il cherche quels sont les Pseaumes qui étoient
chantés par une seule voix, ceux qui l'étoient par plusieurs ,
etdans ceux-ci , quels étoient les versets chantés par la pre
mière voix , ceux qui l'étoient par la seconde , par la troisième
, etc.; enfin, quels étoient ceux qui l'étoient parle choeur:
Il est clairqu'onn'exigepasque deuxpersonnesquiserépoudent
mettent dans leurs idées la liaison qu'ona droit d'attendre de
celui qui fait un discours suivi : il est clair encore que ces
demi-phrases qu'on trouve quelquefois répétées à chaque
verset d'un Pseaume, loin de sembler des défauts , devien-.
dront de véritables beautés , lorsqu'on supposera que ce sont
des refreins qui étoient chantés par les choeurs. Par exemple ,
dans le Pseaume 135, chaque verset finit par ces mots:
Quoniam in sæculum misericordia ejus ( 1 ) : et cette répéti-
(1) Dans le Pseautier de Milan , au lieu de ces mots , on trouve ceuxa
ei : Quoniam bonus,
3.
118 MERCURE DE FRANCE ;
tion paroît assez fastidieuse , au moins dans nos églises , où
ces mêmes mots sont à chaque instant chantés par les deux
choeurs. Mais si on suppose que la première partie du verset
est chantée par une seule voix qui expose successivement tous
les bienfaits du Créateur , et que c'est le choeur qui répond à
chaque partie de ce tableau par l'expression de sa reconnoissance
toujours la même , il me semble que ce refrein donne
alors au Pseaume entier une solennité , et à ce tableau une
magnificence à laquelle il est impossible de rien ajouter.
Jene suis point de l'avis de l'auteur dans les motifs qu'il
prête à David , et qui , selon lui , l'engagèrent à distribuer ses
pseaumes de cette manière : << 11 falloit , dit-il , à un peuple
>> conduit par les sens une musique plus attrayante et plus
>> diversifiée qu'une simple psalmodie à deux choeurs consé-
>> cutifs . Des dialogues avec le choeur ou sans le caoeur , et
>> des monologues complets ou incomplets avoient pour lui
>> des charmes tout autrement séduisans et enchanteurs. Il ne
>> devoit quitter qu'à regret le temple du Très-Haut , et le
>> plaisir qu'il avoit savouré à y entendre et comparer plu-
>> sieurs voix , à prononcer sur leur agrément , leur éclat , leur
>> flexibilité , à discuter le mérite de la touche ou du jeu des
>> instrumens qui accompagnoient ces voix et le choeur, le
>> passionnoit pour ce genre de spectacle.... Le roi prophète
>> connoissoit le caractère de son peuple ; il n'a rien omis
>> pour le captiver, etc. >>>
Il y a dans ces réflexions une sorte de bonhomie qui est
bien respectable sans doute , mais que j'aime encore mieux
trouver dans les hommes que dans les livres. Ne diroit-on pas
que le roi David appeloit les Juifs dans le temple du Très-
Haut comme à un spectacle, pour l'amuser , et lui donner le
plaisir de juger des voix , de prononcer sur leur éclat , leur
flexibibité , de discuter le mérite de la touche ou du jeu deš
Instrumens , etc. ? Si cela est , il ne reste plus qu'à chercher
si le lendemainde chaque fête , il ne paroissoit pas quelque
Feuilleton où l'en rendoit compte de la manière dont chaque
partie avoit été exécutée , et où on discutoit aussi le mérite
de chaque acteur.
Ce peuple étoit conduit par les sens! Eh ! quel peuple ne
l'est pas ? Croit-on que notre psalmodie , toute monotone
toute uniforme qu'elle est , ou du moins qu'elle paroît à notre
auteur, n'influe pas aussi très -puissamment sur l'imagination,
et que l'Eglise , sans avoir pour objet de donner du plaisir au
peuple, n'ait pas cherché à distribuer ses fêtes de manière å
remuer nos ames par le moyen des sens ? La musique des Juifs
pouvoit être plus belle et plus agréable : nos choeurs alter→
OCTOBRE 1806 . 123
ministrationdes ponts-et-chaussées , et dans les portiques construits
sur la place de l'hôtel impérial des Invalides. Ses décisions
seront incessamment rendues publiques , et les manufacturiers
et les artistes qui l'auront emporté sur leurs concurrens,
recevront les prix dus à leurs talens et à leurs efforts. :
La distribution des prix sera faite dimanche matin 19
octobre , par S. Exc. le ministre de l'intérieur .
Les salles de l'administration des ponts-et-chaussées seront
fermées dimanche soir , à cinq heures.
Dès lundi 20 , les fabricans qui ont exposé , seront libres
de retirer leurs produits.
MODES du 10 el du 15 octobre.
.On ne s'aperçoit encore, ni pour la coiffure , ni pour l'ensemble du
costume , que la belle saison soit sur son déclin : le blanc domine toujours;
et l'on porte , comme en été , de la paille , et , sur du taffetas ,
des agrémens en paille à jour. Les chapeaux de paille à dessus plat et à
haute forme comme les chapeaux d'homme , ont maintenant , outre le
rubanqui fait le tour , et la touffe qui les garnitper devant , un ruban
qui prend du kord , près de chaque oreille , et va se nouer en dessus.
Quoique le rose soit encore la couleur dominante , il est à remarquer
quelesmodistes emploient plus de vert et de gros jaune qu'elles n'avoient
coutume de faire .
Les lingères font encore des capotes de perkale : le fond de toutes ces
capotes est renfoncé sous la passe , et ordinairement la passe est garnie
des quatre côtés . Le tulle festonné à grandes dents , a, pour ces garnituros,
une vogue presque exclusive .
Plusieurs couturières froncent le dos des douillettes de scie. On ne sait
encore quelle sera la forme des redingottes de drap.
Les cachemires pliés ont jusqu'à ce moment tenu lieu de douillettes aux
femmes les plus élégantes. On n'a encore vu ni toques , ni chapeaux de
velours; mais le noeud du ruban sur le devant de quelques chapeaux de
paille jaune , à forme haute et à petit bord , a été remplacé par une touffe
de velours , et l'on a garni quelques capotes en velours . Ces capotes sont
oblongues , comme de coutume , et le velours noir ou ponceau.
Les couturières ont ordre de faire les redingotes de drap fort évasées;
on veut y introduire de doubles collerettes fort larges , qui cependant ne
cachent pas trop la gorge. Beaucoup de ces redingotes seront bleues, et de
l'espèce de brun qu'on est convenu d'appeler bronze.
124 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES POLITIQUES.
Lisbonne , 30 septembre.
Enfin l'escadre anglaise , commandée par lord Saint-Vincent,
aquitté notre port. Elle ramène le négociateur extraordinaire ,
milord Rosslyn ( 1 ) , qui n'a rien obtenu de notre cour. C'est
à la fermeté et au zèle éclairé du chevalier d'Aranjo pour les
vrais intérêts de son souverain , que le Portugal doit cette fois
de n'être pas entraîné dans le tourbillon où tant d'Etats mal
conseillés ont été engloutis.
Lord Saint-Vincent n'avoit que six bâtimens de guerre dans
le port même de Lisbonne , pour ne pas excéder ouvertement
les clauses des traités. Mais le reste de son escadre , composé
d'un bien plus grand nombre de bâtimens , croisoit au large
sur les côtes de ce royaume.
Londres, 4 octobre.
-On remarque la plus grande activité dans le département
des affaires étrangères. Des courriers sont à chaque ins→
tant expédiés de Downing-Street pour Vienne , Saint-Pétersbourg
et Stockholm. La cour de Russie a adressé la circulaire
suivante à ses ministres près les cours étrangères :
« Il est généralement connu que , d'après des insinuations de M. Lesseps
, commissaire-général des relations commerciales de France , M. le
conseiller d'Etat d'Oubril reçut l'ordre de se rendre à Paris , pur y disouter
les moyens de rétablir la paix entre la Russie et la France . Animée
des plus purs sentimens , S. M. I. saisit cette occasion, dans l'espérance
de pouvoir mettre un terme aux calamités qui avoient depuis si longtemps
accablé l'Europe , et , par une conséquence nécessaire de cette
disposition , S. M. desiroit ne pas conclure une paix séparée qui n'établiroit
pas la tranquillité sur des fondemens solides , et qui ne seroit pas
honorable à la fois pour la Russie et ses alliés .
>> Les instructions que reçut M. d'Oubril étoient parfaitement con
formes à ce voen de S. M.; c'étoit uniquement sur les principes ci- dessus
mentionnés , qu'il fut autorisé à traiter avec le gouvernement français :
mais toute proposition juste et équitable a été rejetée par ce gouvernement
, et on obtint de M. d'Oubril de signer une pièce qui n'étoit nullement
propre à remplir l'objet que S. M. avoit en vue. S. M. a, en
conséquence, refusé, sans la moindre hésitation , de la ratifier ; et ce
refus a été notifié par son ordre au cabinet des Tuileries .
>> Pleinement convaincue des heureux effets qui résulteroient d'un
rapprochement entre les deux puissances , s'il étoit fondé sur des principes
équitables , S. M. I. a en même temps chargé ses ministres de faire
connoî're au gouvernement français les bases sur lesquelles elle seroit
disposée à renouer la négociation , et les seules conditions admissibles de
(1) C'est le ci-devant M. Wedderburne, puis lord Loughborough, l'un
des auteurs de la guerre d'Amérique,
OCTOBRE 1806 . 121
reille, je croirois au contraire que ce Pseaume étoit commencé
par le choeur .
Ces paroles , exurgat Deus dissipentur et inimici ejus ,
sont les mêmes qui étoient prononcées dans le désert au mo
ment que les Lévites levoient l'arche , soit qu'on eût à s'avan
cercontre l'ennemi , soit qu'on voulût simplement changer
de station . Aïebat Moïses : c'est l'expression de l'Ecriture ;
mais il est probable que ces paroles de Moïse étoient répétées
par le peuple entier. Il me semble qu'elles renferment l'expression
d'une ardeur et d'un enthousiasme dont un homme
seul n'est pas capable. Doit-on supposer que David eût voulu
en affoiblir l'effet , et qu'il eût établi l'usage de faire dire par
une seule voix, dans le temple, ces paroles qui s'étoient transmises
d'âge en âge comme le cri d'un peuple entier plein de
confiance en son Dieu ?
:
Ces observations sont peu importantes , et je desire sincèrement
que l'auteur continue son travail , dont il ne publie
encore que le premier volume. Je ne dirai rien de sa traduction
, qui m'a paru avoir le mérite de toutes les traductions des
Pseaumes , c'est-à-dire celui d'édifier , et de se faire lire avec
intérêt. QUAIRARD,
VARIÉTÉS,
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
N. B. L'importance des pièces officielles publiées cette
semaine , nous oblige à donner, dans ce numéro , plus d'étendue
à la partie politique.
-M. Barthez , médecin consultant de S. M. I'EMPEREUR et
Ror , membre de la Légion d'honneur , associé de l'Institut ,
président de la Société médicale d'émulation ,distingué par de
yastes connoissances , de longs et d'ntiles services , et par des
travaux nombreux qui ont enrichi les sciences anatomiques ,
physiologiques et médicales , est mort mercredi dernier , 16
octobre , dans un âge avancé , à la suite d'une maladie longue
etaiguë. :
- L'Académie des Sciences , Arts et Belles - Lettres de
122 MERCURE DE FRANCE ,
Dijon avoit proposé les sujets suivans , des prix qui devoient
être distribués dans sa séance du 7 septembre dernier :
1º. Quelles sont les méthodes de cultiver la vigne et de
faire le vin dans les vignobles renommés des départemens
de la Côte-d'Or et de Saône-et- Loire; comparer les diverses
méthodes, exposer les motifs de leurs différences, faire connoître
leurs avantages et les améliorations dont elles sont
susceptibles.
Les mémoires reçus n'ayant pas satisfait l'Académie , elle
remet au concours le même sujet. Le prix sera une médaille
d'or de la valeur de 300 fr .
2º. L'Eloge du célèbre Daubenton, néà Montbard, département
de la Côte-d'Or.
Par le même motif, l'Académie propose de nouveau cet
éloge. Le prix sera une médaille d'or de 200 fr .
3°. Quels sont les moyens de rendre perenne le cours du
Suzon?
Un seul mémoire a concouru . Il n'a pas paru à l'Académie
mériter de fixer son attention. Plusieurs considérations la
portant à retirer ce sujet , elle propose à sa place , avec l'agrément
de M. François ( de Neufchâteau ) , qui a fait les fonds
de ce prix , la question suivante :
47
Quels sont les moyens les plus efficaces de détruire la
cuscute dans les prairies artificielles ?
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 300 fr.
Ce sujet a été proposé deux fois , par la Société Royale
d'Agriculture de Paris, en 1787 et 1788. Deux mémoires
avoient obtenu , la première fois , la mention honorable.
Quant au second concours , le prix qui devoit être adjugé
dans le courant de 1790, ne l'a pas été , probablement à
raison des circonstances.
Les pièces ou mémoires ne seront reçus que jusqu'au
1 août 1807. Ils devront être adressés , francs de port , à
M. Durande , maire de Dijon , secrétaire de l'Académie.
-Le jury national des Arts a terminé l'examen des objets
aussi nombreux que variés qui , depuis trois semaines , attirent
les connoisseurs et la foule des curieux dans les salles de l'adOCTOBRE
1806. 125
sapart, comme étant conformes au bien général , à la dignité de son
tròne et aux intérêts de ses alliés . La manière dont ces conditions seront
admises ou rejetées par le gouvernement français , mettra l'Europe en état
d'apprécier le degré de sincérité que la France a pu mettre dans les ouvertures
qu'elle a faites à diverses époques .
» En fa sant cette communication à votre excellence , pour qu'elle
puisse en donner connoissance à la cour près de laquelle elle réside , j'ai
'honneur d'être , etc.
Londres, 4 octobre.
BUDBERG. »
Lord Morpeth , qui est parti le 1er de ce mois pour Berlin ,
en qualité d'ambassadeur extraordinaire , est accompagné du
fils du comte de Carlile, du gendre de feue la duchesse de
Dewonshire , de M. Frère , précédemment accrédité à Berlin
et à Lisbonne , et de M. Ross , qui a été secrétaire d'ambassade
de lord Gower à Saint- Pétersbourg. Trente mille hommes
de nos troupes sont encore destinés à être embarqués pour le
continent. On dit que l'Angleterre prendra à sa solde des
troupes mecklembourgeoises.
On mande de la Trinité que le général Miranda en est
parti le 24 juillet , pour exécuter ses projets de révolution
dans l'Amérique méridionale. Il a enrôlé à la Trinité 300 volontaires
et plusieurs officiers expérimentés. Il prend le titre
de Général en chefde l'armée de Columbia, et c'est sous ce
titre qu'il expédie les brevets qu'il donne. La chaloupe
anglaise Lilly , les bricks Express et Attentiver , les schooners
Prevart , Mosambique , Trimmer , et trois chaloupes
canonnières , sont tout ce qui compose ses forces navales.
D'après les dernières nouvelles , il avoit débarqué à Guiera ,
dans le golfe de Paria, et comptoit marcher de là sur Cumana,
et ensuite sur Barcelone , dans l'espoir de grossir en chemin
sa troupe du nombre de ses partisans.
On répand le bruit qu'une escadre anglo-russe est arrivée
auprès de Constantinople , et qu'elle a bloqué ce port en
même temps qu'une armée russe a pénétré dans la Valachie.
Bamberg , 9 octobre.
S. M. l'EMPEREUR et Ror , après avoir passé deux jours à
Wurtzbourg , est arrivée ici le 6 de ce mois. Elle en est
partie hier à trois heures du matin pour se rendre à Cronack .
La proclamation ci-jointe a été envoyée à l'armée.
C
Proclamation de l'EMPEREUR et Roi .
Soldats,
<< L'ordre pour votre rentrée en France étoit parti ; vous
vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches . Des
1
126 MERCURE DE FRANCE ,
fêtes triomphales vous attendoient , et les préparatifs pour
vous recevoir étoient commencés dans la capitale.
>> Mais , lorsque nous nous abandonnions à cette trop confiante
sécurité , de nouvelles trames s'ourdissoient sous le
masque de l'amitié et de l'alliance. Des cris de guerre se sont
fait entendre à Berlin; depuis deux mois , nous sommes provoqués
tous les jours davantage.
>> La même faction , le même esprit de vertige qui , à la
faveur de nos dissentions intestines , conduisit , il y a quatorze
ans , les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne ,
domine dans leurs conseils. Si ce n'est plus Paris qu'ils veulent
brûler etrenverser jusque dans ses fondemens, c'estaujourd'hui
leurs drapeaux qu'ils se vantent de planter dans les
capitales de nos alliés ; c'est la Saxe qu'ils veulent obliger à
renoncer , par une transaction honteuse , à son indépendance ,
en la rangeant au nombre de leurs provinces ; c'est , enfin ,
vos lauriers qu'ils veulent arracher de votre front. Ils veulent
que nous évacuions l'Allemagne à l'aspect de leur armée !
Les insensés !!! Qu'ils sachent donc qu'il seroit mille fois plus
facile de détruire la grande capitale , que de flétrir l'honneur
des enfans du Grand-Peuple et de ses alliés. Leurs projets
furent confondus alors ; ils trouvèrent dans les plaines de
Champagne la défaite , la mort et la honte : mais les leçons
de l'expérience s'effacent , et il est des hommes chez lesquels
le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais.
» Soldats ! il n'est aucun de vous qui veuille retourner en
France par un autre chemin que par celui de l'honneur. Nous
nedevonsy rentrer que sous des arcs de triomphe.
, >>Eh quoi ! aurions-nous donc bravé les saisons , les mers
les déserts ; vaincu l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous ;
porté notre gloire de l'orient à l'occident , pour retourner
aujourd'hui dans notre patrie comme des transfuges , après
avoir abandonné nos alliés , et pour entendre dire que l'Aigle
française a fui épouvantée à l'aspect des armées prussiennes....
Mais déjà ils sont arrivés sur nos avant- postes....
>> Marchons donc , puisque la modération n'a pu les faire
sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne
éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans !
qu'ils apprennent que s'il est facile d'acquérir un accroissement
de domaines et de puissance avec l'amitié du Grand-
Peuple , son inimitié ( qu'on ne peut provoquer que par l'abandon
de tout esprit de sagesse et de raison ) est plus terrible
que les tempêtes de l'Océan.
>>Donné en notre quartier-impérial , à Bamberg , le 6
octobre 1806. » Signé NAPOLÉON.
OCTOBRE 1806. 127
Du 10.- L'armée française se porte rapidement en avant;
une partie est déjà parvenue au-delà de Steinwissen. On
s'attend à des nouvelles importantes. L'armée prussienne
paroît vouloir se tenir sur la défensive , ou du moins attendre
les Français dans laposition concentrée qu'elle occupe , depuis
Erfurtjusquesdu côté de Hof; ellea , en conséquence , évacué
laprincipautéde Bayreuth , ainsi que les pays de Cobourg et
de Meinungen. La ville de Bayreuth a été occupée par le
maréchal Soult , qui s'avançoit avec son corps par le Haut-
Palatinat.
Avant-hier , les Français ont ramené ici environ 20 chariots
chargés de tonneaux de farine , qui faisoient partie d'un
magasin prussien établi à Erlang , et qui n'a pu être entièrement
évacué.
Le quartier-général du roi de Prusse est actuellement à
Erfurt.
2
Franefort , 12 octobre.
On vient de recevoir à l'instant même, connoissance d'un
ordre du jour , que S. M. l'Empereur des Français a fait
publier et distribuer dans tous les corps de la grande armée ,
immédiatement après son arrivée au quartier-général à Wurtzbourg.
S. M. ordonne dans cet ordredu jour , la création d'autant
de dépôts qu'il y aura de corps d'armée. Chaque dépôt
aura un officier qui établira le dépôt dans les villes suivantes
: celui du premier corps d'armée à Kronach , place
de la principauté de Bamberg , située sur les frontières du
duché de Saxe-Cobourg ; celui du troisième corps d'armée
dans la même ville; celui du quatrième corps d'armée,, aà
Forcheim , entre Nuremberg et Bamberg ; celui du cinquième
corps d'armée , à la citadelle de Wurtzbourg; celui
du sixième corps d'armée à Forchheim ; celui du septième
corps d'armée , à la citadelle de Wurtzbourg ; celui de la
division du général Dupont, dans la même citadelle. Tous
les dépôts de cavalerie , c'est - à - dire , tous les hommes et
chevaux qui ne seront pas en état de suivre l'armée, cantonneront
dans le voisinage de Forchheim , et se rendront ,
si cela est nécessaire , dans cette place. Le grand-duc Joachim
( prince Murat ) nommera un général pour commander
tous ces divers dépôts. Lorsque l'armée sera en marche ,
tout ce qui viendra de la France ou des hôpitaux en Bavière
, se rendra directement à l'endroit où se trouveront
les petits dépôts des reconvalescens de leurs corps : il est
expressément ordonné , que dès à présent , personne ne partira
sans un ordre du major-général , qui désignera la route
128 MERCURE DE FRANCE ,
à prendre. On formera de ces troupes des détachemens ,
qui seront ensuite dirigés sur l'armée. S. M. ordonne de
plus, d'envoyer tous les équipages des états-majors , ainsi que
des divers corps d'infanterie et de cavalerie , les femmes et
tout ce qui peut être à charge , dans les endroits designés
pour les dépôts. Dès que l'armée s'avancera , on indiquera
les nouvelles places fortes , qui serviront aux dépôts ; le
grand état-major déterminera le jour où les dépôts de la
première ligne se rendront aux places de la nouvelle ligne.
Les généraux et commandans des corps remarqueront que ,
comme les dépôts se trouvent dans des places fortes , rien
de ce qui s'y trouve ne court aucun risque. Les états et
pièces des régimens , les magasins et tout ce que les officiers
et les soldats ne portent pas avec eux , restera dans
les dépôts . Les commandans des places de Wurtzbourg ,
Forchheim et Kronach , désigneront autant de dépôts particuliers
, qu'il y aura de corps d'armée , dont les reconvalescens
, se trouvent dans leurs forteresses , etc.
PARIS , vendredi 17 octobre.
Le Journal officiel d'aujourd'hui n'a point encore donné
des détails de la victoire remportée par S. M. l'Empereur ,
sur l'armée prussienne , le 11 octobre. Voici tout ce que l'on
sait jusqu'ici d'une manière certaine : Les hostilités ont com
mencé le 10 ; les armées se sont également battues le , et
l'armée française poursuit ses victoires. Le premier corps
prussien battu , estcelui commandé par le prince Hohenlohe :
on lui a fait six mille prisonniers , pris trente canons ; et le
prince Ferdinand , cousin du roi de Prusse , a été tué sur le
champ de bataille.
:
-Lord Lauderdale a quitté Paris le It octobre , pour
retourner en Angleterre .
L'EMPEREUR a rendu , le 7 octobre , à son quartier-général
de Bamberg , le décret suivant :
Art. 1. Tous les Français au service militaire de la Prusse
sont rappelés. 2. Ceux qui , avec ou sans autorisation , sont
dans ce service en qualité d'officiers , et qui , en exécution de
l'art. 1º , ne seront pas rentrés sur le territoire de l'Empire
français dans le mois de la date du présent , perdront , conformément
à l'art. 21 du code civil , leur qualité de Français ,
ne pourront rentrer en France qu'avec notre permission , et
recouvrer la qualité de Français qu'en remplissant les conditions
imposées à l'étranger pour devenir citoyen. 3. Ceux
desdits officiers qui seroient pris les armes à la main , seront
punis de mort. 4. Ceux desdits officiers qui seroient pris sur
le territoire étranger, même sans avoir les armes à la main ,
seront
OCTOBRE 1806. 5.
DEPT
cen seront punis de mort , s'il est prouvé qu'ils ont
servir après le délai d'un mois accordé par l'art. 2. 5. Tout
sous-officier et soldat qui profitera de la première occasion
pour obéir au rappel fait par l'art . 1º , sera censé avoir été
jusque-là retenu par la force , et ne sera soumis à aucune
peine. 6. Tout Français qui rentrera , se présentera aux avantpostes
, et déclarera s'il veut, ou non , prendre du service ;
et dans le cas où il n'en demanderoit pas , il lui sera délivré
un passeport pour l'intérieur.
-Hier, àmidi , en exécution des ordres de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire
s'est rendu au sénat.
Le prince a été reçu avec le cérémonial accoutumé ; et
après avoir pris séance , il a dit :
<< MESSIEURS ,
>> La lettre que S. M. l'EMPEREUR et Roi écrit au sénat , et
les communications que je viens faire de sa part , ont pour
objet de vous instruire d'une résolution devenue nécessaire
par la conduite du gouvernement prussien. On se demande
quelles sont les causes d'une rupture difficile à prévoir, d'après
la bonne intelligence qui depuis plusieurs années a régné
entre la France et la Prusse , et sur-tout d'après les rapports
d'intérêts communs aux deux nations. La solution de cette
question se trouve dans les rapports faits à S. M. par son
ministre des relations extérieures , et dans plusieurs notes
échangées par les ministres des deux puissances.
>>La lecture que vous allez entendre de ces pièces vous
convaincra , Messieurs , que S. M. n'a rien négligé pour la
conservation de la paix , et qu'elle en a eu long-temps l'espérance.
Vous reconnoîtrez aussi que la dignité de sa couronne
et les obligations qu'imposent à S. M. la protection et la garantie
qu'elle accorde aux Etats confédérés du Rhin, ont dù la
déterminer à repousser la force par la force. Aucun souverain
n'est moins que l'EMPEREUR dans le cas de redouter la guerre ;
aucun ne sera , dans tous les temps , plus disposé à arrêter
l'effusion du sang , par le rétablissement de la paix.
>> Dans la guerre qui commence , comme dans celles qui
ont été si glorieusement terminées , S. M. a pour elle le
témoignage de sa conscience et la justice de sa cause : elle
compte sur l'amour de ses peuples et le courage de ses armées ;
elle place aussi une confiance entière dans votre zèle si souvent
éprouvé pour son service et pour le bien de l'Etat , qui
en est inséparable.>>>
S. A. SS.. a remis ensuite, 1°. une lettre de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , à MM. les président et membres du sénat; 2°. deux
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
rapports adressés à S. M. l'EMPEREUR et Ror par le prince de
Bénévent , ministre des relations extérieures; 3°. six notes
diplomatiques ; desquelles pièces la teneur suit :
Lettre de S. M. l'EMPEREUR et Roi .
« Sénateurs ,
>> Nous avons quitté notre capitale pour nous rendre au
milieu de notre armée d'Allemagne , dès l'instant que nous
avons su avec certitude qu'elle étoit menacée sur ses flancs
par des mouvemens inopinés. A peine arrivé sur les frontières
de nos Etats , nous avons eu lieu de reconnoître combien
notre présence y étoit nécessaire , et de nous applaudir des
mesures défensives que nous avions prises avant de quitter le
centre de notre Empire. Déjà les armées prussiennes , portécs
au grand complet de guerre , s'étoient ébranlées de toutes
parts; elles avoient dépassé leurs frontières ; la Saxe étoit envahie;
et le sage prince qui la gouverne étoit forcé d'agir contre
sa volonté , contre l'intérêt de ses peuples. Les armées prussiennes
étoient arrivées devant les cantonnemens de nos troupes ;
des provocations de toute espèce, et même des voies de fait ,
avoient signalé l'esprit de haine qui animoit nos ennemis , et
la modération de nos soldats , qui , tranquilles à l'aspect de
tous ces mouvemens , étonnés seulement de ne recevoir aucun
ordre , se reposoient dans la double confiance que donnent
le courage et le bon droit. Notre premier devoir a été de
passer le Rhin nous-mêmes , de former nos camps , et de faire
entendre le cri de guerre. Il a retenti aux coeurs de tous nos
guerriers. Des marches combinées et rapides les ont portés
en un clin-d'oeil au lieu que nous leur avions indiqué. Tous
nos camps sont formés ; nous allons marcher contre les armées
prussiennes , et repousser la force par la force. Toutefois ,
nous devons le dire, notre coeur est péniblement affecté de
cette prépondérance constante qu'obtient en Europe le génie
du mal , occupé sans cesse à traverser les desseins que nous
formons pour la tranquillité de l'Europe , le repos et le bonheur
de la génération présente ; assiégeant tous les cabinets
par tous les genres de séductions , et égarant ceux qu'il n'a
pu corrompre; les aveuglant sur leurs véritables intérêts , et
les lançant au milieu des partis , sans autre guide que les passions
qu'il a su leur inspirer. Le cabinet de Berlin lui-même
n'a point choisi avec délibération le parti qu'il prend ; il y a
été jeté avec art et avec une malicieuse adresse. Le roi s'est
trouvé tout-à-coup à cent lieues de sa capitale , aux frontières
de la confédération du Rhin , au milieu de son armée ,
et vis-à-vis des troupes françaises dispersées dans leurs canOCTOBRE
1806. 131
tonnemens , et qui croyoient devoir compter sur les liens qui
unissoient les deux Etats , et sur les protestations prodiguées
entoute circonstance par la cour de Berlin. Dans une guerre
aussi juste , où nous ne prenons les armes que pour nous défendre
, que nous n'avons provoquée par aucun acte , par
aucune prétention , et dont il nous seroit impossible d'assigner
la véritable cause, nous comptons entièrement sur l'appui
des lois et sur celui de nos peuples , que les circonstances
appellent à nous donner de nouvelles preuves de leur amour ,
deleur dévouement et de leur courage. De notre côté , aucun
sacrifice personnel ne nous sera pénible , aucun danger ne
nous arrêtera , toutes les fois qu'il s'agira d'assurer les droits ,
l'honneur et la prospérité de nos peuples.
>>Donné en notre quartier - impérial de Bamberg , le
7 octobre 1806. » Signé NAPOLÉON.
Premier rapport adressé de Mayence à S. M. l'EMPEREUR et
Roi , par le ministre des relations extérieures , le 3 oct .
SIRE ,
Votre Majesté , à la première nouvelle qu'elle reçut des
armemens de la Prusse , fut long-temps sans y croire. Forcée
d'y croire , elle se plut à les attribuer à un mal-entendu. Elle
espéra que ce mal-entendu seroit promptement éclairci , et
qu'aussitôt ces armemens cesseroient. Les espérances de V. M.
avoient leur source dans son amour constant pour la paix.
Elles ont été trompées. La Prusse n'en est plus à méditer la
guerre , elle la fait : par quels motifs ? Je l'ignore , et je ne
lui en connois aucun .
:
Si la Prusse eût eu quelque sujet de plainte , quelque grief,
quelque raison d'armer , se seroit-elle obstinée à les taire? Le
ministre de V. M. à Berlin n'en auroit-il pas été instruit?
M. de Knobelsdorffn'auroit-il pas été chargé de les faire connoître?
Tout au contraire, M. de Knobelsdorff n'a apporté
à V. M. qu'une lettre du roi fort amicale, et il a reçu des
assurances également amicales de la bouche même de V. M.
Le ministre de V. M. à Berlin voyoit les préparatifs se poursuivre
, l'arrogance s'accroître , les provocations s'accumuler ,
à mesure que V. M. montroit plus de modération et d'impassibilité.
Mais s'il demandoit quels pouvoient être les griefs
de la Prusse , on n'en articuloit aucun, on ne lui donnoit
aucune explication ; de sorte que sa présence étoit devenue
inutile à Berlin; de sorte qu'il n'y étoit plus que le témoin de
procédés et de mesures contraires à la dignité de la France.
1
En supposant que des bruits absurdes , accueillis avec une
inconcevable crédulité , eussent inspiré au cabinet prussien de
vaines alarmes , V. M., qui avoit tout fait pour les prévenir ,
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
avoit aussi tout fait pour les dissiper. De quels dangers la
Prusse vouloit-elle se garantir ? La France, loin de la menacer,
ne lui avoit jamais donné que les preuves les plus signalées
de son amitié ; à quels sacrifices vouloit -elle se soustraire ?
V. M. ne lui a rien demandé ; de quel déni de justice avoitelleà
se plaindre? Tout ce qu'elle eût demandé de juste , V. M.
étoit disposée à le lui accorder ; mais elle n'a fait aucune demande
, parce qu'elle n'en avoit point à faire.
Est-ce l'existence de la confédération du Rhin ? Sont- ce les
arrangemens qui ont eu lieu dans le midi de l'Allemagne ,
qui ont porté la Prusse à prendre les armes ? On ne peut pas
même le supposer. La cour de Berlin a déclaré qu'elle n'avoit
rien à objecter contre ces arrangemens. Elle a reconnu la confédération;
elle s'est occupée à réunir avec elle , dans une coufédération
semblable , les états qui l'avoisinent.
V. M. a déclaré , il est vrai , que les villes anséatiques doivent
rester indépendantes et isolées de toute confédération . Elle a
déclaré encore que les autres Etats du nord de l'Allemagne
devoient être libres de ne consulter que leur politique et leurs
convenances ; mais ces déclarations , fondées et sur la justice ,
et sur l'intérêt général de l'Europe , n'ont pu fournir à la Prusse
un motif de guerre ,ni même un prétexte qu'elle puisse avouer .
La guerre de la part de la Prusse estdonc sans aucun motifréel .
Cependant les arinées prussiennes ont dépassé leurs limites ;
elles ont envahi la Saxe; elles menacent le territoire de la confédération
du Rhin , de l'inviolabilité duquel V. M. est garante.
Les troupes même de V. M. sont menacées ; à peine arrivées
devant nos avant-postes , les troupes prussiennes ont fait le
service de guerre. Elles ont refusé aux officiers français l'entrée
de la Saxe , et la guerre s'est trouvée commencée , sans que la
cour de Berlin ait fait connoître quels sujets de mécontentement
elle prétendoit avoir , sans qu'elle ait tenté les moyens de
conciliation , sans qu'elle ait rien fait pour éviter une rupture.
Un silence si obstiné , si peu naturel , si incompréhensible d'une
part; de l'autre , une précipitation non moins inconcevable
prouvent assez qu'il ne faut point chercher de motif même
apparent , ce qui n'est que le résultat d'une déplorable
intrigue.
à
,
Deux partis , dont l'un veut la guerre , l'autre la paix ,
divisent depuis long-temps la Prusse. Le premier , dont les
tentatives avoient été constamment déjouées , sentant qu'il
ne pouvoit réussir que par l'artifice , n'a eu qu'une pensée ,
qu'un dessein , qu'un but ; c'étoit d'exciter des défiances , de
présenter comme nécessaires des mesures qui devoient forcer
Ia France à en prendre de semblables ; d'écarter ensuite toute
OCTOBRE 1806. 133
explication,d'empêcher queles deux gouvernemens ne puissent
s'entendre , et de les placer dans une situation telle que la
guerre en devînt une conséquence inévitable : projet malheureux
, exécutéavec un succès que ses auteurs eux-mêmes pourront
être un jour forcés de nommer funeste.
Non , la guerre présente n'a point d'autre cause. Il n'en
existe point d'autre que ces passions aveugles qui ont égaré
tant de cabinets , dont la Prusse s'étoit long-temps préservée ,
mais dont il semble que la Providence l'ait condamnée à être
aussi victime , en la livrant aux conseils de ceux qui comptent
pour rien les calamités de la guerre, parce qu'ils ne doivent
point en partager les dangers , et sont toujours prêts à sacrifier
à leur ambition, à leurs craintes , à leurs préjugés , à leurs
foiblesses , le repos et le bonheur des peuples.
:
Si toutefois ces passions ne sont pas l'unique mobile du
cabinet de Berlin , et si quelque motif d'intérêt personnel lui
a fait prendre les armes , c'est incontestablement et uniquement
le desir d'asservir la Saxe et les villes anséatiques , et
d'écarter ou de surmonter les obstacles que les déclarations de
V. M. lui ont fait craindre de rencontrer dans l'exécution
d'un tel dessein. La guerre alors , quels que soient les regrets
que V. M. éprouve de n'avoir pu la prévenir , lui offrira du
moins une perspective digne d'elle , puisqu'en défendant les
droits et les intérêts de ses peuples, elle préservera d'une injuste
domination des Etats dont l'indépendance importe , non-seulement
à la Franceet à ses alliés , mais encore à toute l'Europe.
Signé Ch. Maur. TALLEYRAND , prince de Bénévent.
Copie de la première note adressée à S. Ex. M. le général
de Knobelsdorff, par S. A. S. le prince de Bénévent ,
ministre des relations extérieures , en date du 11 septembre.
Le soussigné , ministre des relati ns extérieures , est chargé , par ordre
exprès de S. M. l'EMPEREUR et Ror, de faire connoître à S. Ex. M. de
Knobelsdorf , que de nouveaux renseignemens venus de Berlin , sous la
date des premiers jours de septembre, ont appris que la garnison de cette
ville en étoit sortie pour se rendre aux frontières , que tous les armemens
paroissient avoir redoublé d'activité , et que publiquement on les présentoit
, à Berlin meme , comme dirigés contre la France .
Les dispositions de la cour de Berlin ont d'autant plus vivement surpris
S. M. , qu'elle étoit plus éloignée de les présager d'après la mission de
M. de Knobelsdorff , et la lettre de S. M. le roi de Prusse , dont il étoit
porteur.
S. M. l'EMPEREUR et Rot a ordonné l'envoi de nouveaux renforts à son
armée : la prudence lui commandoit de se mettre en mesure contre un
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
projet d'agression aussi inattendu qu'il seroit injuste. Mais ce ne seroit
jamais que malgré lu' et contre son voeu le plus cher qu'il se verroit forcé
de réunir les forces de son empire , contre une puissance que la nature
même a destinées à être l'amie de la France, puisqu'elle avoit lié les deux
Etats par une communauté d'intérêts avant qu'ils fussent unis par des
traités . Il plaint l'inconsidération des agens qui ont concouru à faire adop
ter, comme utiles et comme nécessaires, les mesures prises par la cour de
Berlin. Mais ses sentimens pour S. M. le roi de Prusse n'en ont été ni
changés ni affoiblis , et ne le seront point aussi long-temps que S. M. ne
sera point forcée à penser que les armemens de la Prusse sont le résultat
d'un système d'agression combiné avec la Russie contre la France; et lorsque
l'intrigue, qui paroît s'être agitée de tant de manières et sous tant de formes ,
pour inspirer au cabinet de Berlin des préventions contre son meilleur et
son plus fidèle allié , aura cessé ; lorsqu'on ne menacera plus par des préparatifs
une nation que jusqu'à cette heure il n'a pas paru facile d'intimider .
S. M. l'EMPEREUR regardera ce moment comme le plus heureux pour luimême
et pour S. M. le roi de Prusse . Il sera le premier à contremander les
mouvemens de troupes qu'il a dû ordonner , à interrompre des armemens
ruineux pour son trésor ; et les relations entre les deux Etats seront réta
b'ies dans toute leur intimité,
C'est sans doute une chose satisfaisante pour le coeur de S. M. de
n'avoir donné ni directement , ni indirectement , lieu à la mésintelligence
qui paroît prête à éclater entre les deux Etats , et de ne pouvoir jamais
être responsable des résultats de cette singulière et étrange lutte , puisqu'elle
n'a cessé de faire constamment, par l'organe de son envoyé extraordinaire
et par l'organe du soussigné , toutes les déclarations propres à
déjouer les intrigues , qui , malgré ses soins , ont prévalu à Berlin. Mais
c'est en même temps pour S. M. I. un grand sujet de réflexion et de douleur
, que de songer que lorsque l'alliance de la Prasse sembloit devoir lu
permettre de diminuer le nombre de ses troupes et de diriger toutes ses
forces contre l'ennemi commun, qui est aussi celui du continent , c'est
contre son allié même qu'elle a des précautions à prendre .
Les dernières nouvelles de Berlin , diminuant beaucoup l'espoir que
l'Empereur avoit fondé sur la mission de M. de Knobelsdorff , et sur la
lettre de S. M. le roi de Prusse , et semblant confirmer l'opinion de ceux
qui pensent que l'armement de la Prusse , sans aucune explication préalable
, n'est que la conséquence et le premier développement d'un système
combiné avec les ennemis de la France , S. M. se voit obligée de donner
à ses préparatifs un caractère général , public et national Toutefois , elle a
voulu que le soussigné déclarât que même après la publicité des mesures
extraordinares auxquelles S. M. a dû recourir , elle n'en est pas moins
disposée à croire que l'armement de la cour de Berlin n'est que l'effet d'un
mal-entendu , produit lui -même par des rapports mensongers , et à se re
OCTOBRE 1806 . 135
placer, lorsque cet armement aura cessé , dans le même système de bonne
inteiligence , d'alliance et d'amitié qui uniss it les deux Etats .
Signé CH . MAUR. TALLEYRAND , prince de Bénévent .
Copie de la note de M. de Knobelsdorff au ministre des
relations extérieures , en date du 12 septembre 1806.
Le soussigné sentant combien il est de la plus haute importance de
répondre tout de suite à la note que S. Exc. le prince de Bénévent , ministre
des relations extérieures , lui a fait l'honneur de lui adresser ce
soir , se voit forcé de se borner à représenter les observations suivantes .
Le motifs qui ont engagé le roi mon maître à faire des armemens , ont été
l'effet d'une trame des ennemis da la France et de la Prusse , qui , jaloux
de l'intimité qui règne entre ces deux puissances , ont fait l'impossible
pour alarmer par de faux rapports venus à le fois de tous côtés . Mais ,
sur-tout , ce qui prouve l'esprit de cette mesure , c'est que S. M. ne l'a
concertée avec qui que ce soit , et que 'a nouvelle en est venue plus tôt à
Paris qu'à Vienne , Pétersbourg et Londres . Mais le roi mon maître a fait
faire à l'envoyé de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , use
communication amicale au sujet de ces mesures . Ce ministre n'avoit
po'nt encore donné de réponse sur cette communication. La relation des
intéressans entretiens que S. M. I. a daigné avoir avec le soussigné et le
marquis de Lucchesini , ne pouvoit encore être arrivée à Berlin . D'après
cct exposé , le soussigné ne peut que témoigner à S. Exc. le ministre des
relations extérieures le voeu le plus ardent que les actes publics restent
encore suspendus jusqu'au retour d'un courrier dépêché à Berlin .
Signé le général KNOBELSDORFF .
Copiede ladeuxième note du ministre des relations extérieures
à M. de Knobelsdorff, en date du 13 septembre 1806.
Le soussigné a mis sous les yeux de S. M. l'EMPEREUR et Ror, la note
que S. Exc . M. de Knobelsdorff lui fit hier l'honneur de lui adresser .
S. M. y a trouvé avec plaisir l'assurance que la Prusse n'étoit entrée dans
aucun concert hostile contre la France ; que l'armement qu'elle a fait n'avoit
eu pour cause qu'un mal-entendu; que le départ de la garnison de Berlin ,
quoique effectué depuis la lettre écrite par S. M. le roi de Prusse , ne
devoit être considéré que comme l'exécution d'un ordre antérieur , et
que le mouvement imprimé aux troupes prussiennes cesseroit aussitôt que
l'on connoîtra à Berlin ce que S. M. l'EMPEREUR et Ror a bien voulu dire
à MM. de Knobelsdorff et de Lucchesini , dans les audiences particulières
qu'il leur a accordées .
S. M. a ordonné , en conséquence , que les communicationsqui devoient
4
136 MERCURE DE FRANCE ,
Ir
être faites au sénat lundi prochain , seront différés , et qu'aucunes troupes,
autres que celles qui sont actuellement en marche vers le Rhin, ne seroient
mises en mouvement jusqu'à ce que S. M. connoisse les détermina ions et
les mesures que la cour de Berlin aura prises d a' rès le rapport que
MM. de Knobelsdorff et de Lucchesini lui ont fait ; et si ces déterminations
sont telles quel armée française en Allemagne ne soit plus menacée ,
et que toutes choses soient remises entre la France et la Prusse sur le même
pied qu'elles étoient il y a un mois , S. M. fera rétrograder immédiatement
les troupes qui se rendent actuellement sur le Rhin. Il tarde à S. M.
l'EMPEREUR et Ror que ce singulier mal-entendu soit éclairci. Illui tarde
de pouvoir se livrer , sans aucun mélange d'incertitude et de doute
sentimens dont il a donné tant de preuves à la cour de Berlio , et qui ont
toujours été ceux d'un fidèle allié. Le soussigné , etc.
,
aux
Copie de la troisième note adressée par le minis re des relations
extérieures à M. de Knobelsdorff, le 19 septembre.
Le soussigné ministre des relations extérieures a exprimé à S. E. M. de
Knobelsdorff , dans la note qu'il a eu l'honneur de lui remettre le 15 septembre
, les dispositions confiantes avec lesquelles S. M. I'Empereur a
reçu les assurances données par M. de Knobelsdorff , que les mouvemens
militaires de la cour de Berlin n'étoient le résultat d'aucun concert hostile
contre la France , mais uniquement l'effet d'un mal- entendu , et qu'ils
cesseroient au moment où les premiers rapports de S. Exc. seroient parvenus
à Berlin .
Cependant les nouvelles qu'on en reçoit chaque jour portent tellement
tous les caractères d'une guerre imminente , que S. M. I. doit avoir quelque
regret de l'engagement qu'elle a pris de ne pas encore appeler ses
réserves , et de différer la notification constitutionnelle d'après laquelle
toutes les forces de la nation seroient mises à sa disposition. Elle remplira
cet engagement ; mais elle croiroit contraire à la prudence et aux intérêts
de ses peuples , de ne point ordonner dans l'interieur toutes les mesures
et tous les mouvemens de troupes qui peuvent avoir lieu sans notication
préalable .
S. M. a en même temps chargé le soussigné d'exprimer de nouveau à
S. Exc . M. de Knobelsdorff , qu'elle ne peut encore s'expliquer par quel
oubli de ses intérêts , la Prusse voudroit renoncer à ses rapports d'amitié
avec la France. La guerre entre les deux Etats lui paroit une véritab'e
monstruosité politique ; et , du moment où le cabinet de Berlin reviendra
à des dispositions pacifiques et cessera de menacer les armées d'Allemagne
, S. M. prend l'engagement de contremander toutes les mesures
que la prudence lui command it de prendre . Elle saisira avec plaisir ,
comme elle ne cesse de le faire dans toutes les circonstances , l'occasion
OCTOBRE 1806 . 137
de t'maigner à S. M. le roi de Prusse , le prix qu'elle attache à son
amitié , à une union fondée sur la saine politique et sur des intérêts réciproques
, et de lui prouver que ses sentimens sont toujours les mêmes , et
qu'aucune provocation n'a pu les altérer .
Le soussigné se félicite de pouvoir donner à S. Exe . M. de Knobelsdorff
une assurance aussi formelle des dispos tions de S. M. , qui sont
tellement étrangères à toute idée de guerre avec la Prusse , qu'elle a déjà
commis une faute militaire très -grave , en retardant d'un mois ses préparatifs
, et en consentant à la sser p sser quinze jours encore , sans appeler
ses réserves et ses gardes nationales .
Cette confiance que S. M. aime à conserver , prouve combien elle
apprécie la parole que lui a donnée S. Exc . M. de Knobelsdorff , que
la Prusse n'étoit entrée dans aucun concert avec les ennemis de la France ;
et que les assurances qu'elle a reçues , en mettant un terme au mal- entendu
qui vient de s'élever , féroient cesser les armemens qui en ont été la suite.
Seconde note de M. de Knobelsdorff au ministre des relations
extérieures , du 20 septembre 1806.
Le sonssigné , envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiare de
S. M. le roi de Prusse , a reçu hier la note qui lui a été adressée par
S. Exc. M. le prince de Bénévent , ministre des re'ations extérieures .
Si , dans cet office , le soussigné a retrouvé avec une extrême setisfaction
l'assurance précédemment consignée dans la note du, 13 septembre ,
que S. M. l'EMPEREUR et Ror rempliroit l'engagement qu'elle a pris
d'attendre le résultat des explications données au marquis de Lucchesini
et au général de Knobelsdorff, avant de prendre un parti sur les notifications
constitutionnel'es qui mettroient toutes les forces de la nation française
à la disposition du gouvernement , il a appris avec une peine infinie
que S. M. ait eu quelque regret de cet engagement , et que , tout en le
remplissant , elle croit nécessaire d'ordonner toutes les mesures et tous les
mouvemens de troupes qui peuvent avoir lieu sans notification préalable.
Le soussigné s'empresse de réitérer à S. Exc . M. le prince de Bénévent
l'assurance que S. M. le roi Prusse , loin d'avoir jamais eu l'idée de
renoncer à ses rapports d'amitié avec la Frauce , partage à cet égard tous
les sentimens de S. M. I. et R. , exprimés dans l'office auquel cette note
sert de réponse : que loin d'être entrée dans un concert avec les ennemis
de la France , S. M. prussienne a toujours cherché à calmer tous les res .
sentimens pour facilliter le rétablissement de la paix générale ; enfin , que
loin de menacer les armées françaises en Allemagne par ses armemens ,
ceux- ci n'ont eu lieu qu'à la suite d'avis reçus à Berlin , et qui étoient telleme
nt alarmans , qu'il n'eût pas été possible de négliger des mesures de
précaution commandées par la prudence pour le salut de l'Etat.
138
MERCURE DE FRANCE ,
Le soussigné se plaît à renouveler à S. Exc. M. le prince de Bénévent
l'assurance qu'en prenant ces mesures , S. M. le roi de Prusse n'a pas
renoncé un seul instant à l'assurance de voir se dissiper les nuages élevés
entre elle et la France : et le général Knobelsdorff est persuadé que lte
sera le résultat des explications qui ont eu lieu.
En priant M. le prince de Bénévent de faire parvenir à la connoissance
de S. M. l'EMPEREUR et Roi cette réponse à son office , le soussigné
a l'honneur de renouveller à S. Exc. les assurances de sa haute considération
.
Second rapport adressé de Mayence à S. M. L'EMPEREUR
et Ros , par le ministre des relations extérieures , le 6 oct.
SINE ,
Lorsque , dans le rapport que j'eus , il y a peu de jours ,
l'honneur d'adresser à V. M. , j'établissois que si la Prusse
avoit quelque raison d'intérêt personnel qui la portât à faire
la guerre , ce ne pouvoit être que le desir d'asservir la Saxe
et les villes anséatiques , j'étois loin de prévoir qu'elle osât
jamais avouer un tel motif. C'est néanmoins un aveu qu'elle
n'a pas craint de faire et de consigner dans une note que M. de
Knobelsdorff m'a envoyée de Metz , et que j'ai l'honneur
d'adresser à V. M.
Des trois demandes que renferme cette note , la première
et la troisième ne sont faites que pour déguiser , s'il est possible
, qu'on n'attache d'importance réelle qu'à la seconde.
La Prusse , après avoir vu d'un oeil tranquille les armées françaises
en Allemagne pendant un an , n'a pu s'alarmer de leur
présence , lorsque leur nombre étoit diminué, qu'elles étoient
dispersées par petits corps , dans des cantonnemens éloignés ,
lors sur-tout que V. M. avoit solennellement annoncé qu'elles
retourneroient en France aussitôt que les affaires du Cattaro ,
cause de la prolongation de leur séjour en Allemagne, auroient
été réglées par un accord fait avec l'Autriche , et que déjà
l'ordre pour leur retour étoit donné.
La Prusse , qui parle d'une négociation pour fixer tous les
intérêts en litige, sait bien qu'il n'y a point d'intérêt quelconque
en litige entre les deux Etats : la discussion amiable
qui doit fixer définitivement le sort des abbayes d'Essen et de
Werden , n'a point été différée par aucune lenteur du cabinet
français. Les troupes françaises ont évacué ces territoires , que
le grand-duc de Berg avoit fait occuper dans la persuasion
intime où des documens nombreux avoient dû le mettre ,
OCTOBRE 1806 . 139
qu'ils faisoient partie du duché de Clèves , et qu'ils avoient été
compris dans la cession de ce duché.
Ainsi les demandes de la Prusse sur ces divers points et
d'autres de même nature , et les prétendus griefs qu'elles
semblent indiquer , n'offrent point la véritable- pensée duz
cabinet de Berlin. Il ne la révèle , il ne laisse échapper son secret
que lorsqu'il demande qu'il ne soit plus mis de la part
de la France aucun obstacle quelconque à laformation de
la ligue du Nord , qui embrassera , sans aucune exception ,
tous les Etats non nommés dans l'acte fondamental de la
Confédération du Rhin.
Ainsi , pour satisfaire l'ambition la plus injuste , la Prusse
consent à rompre les liens qui l'unissoient à la France , à appeler
de nouvelles calamités sur le continent , dont V. M. vouloit
cicatriser les plaies et assurer la tranquillité , à provoquer
un allié fidèle , à le mettre dans la cruelle nécessité de repousser
la force par la force , et d'arracher encore son armée
au repos dont il aspiroit à la faire jouir , après tant de fatigucs
et de triomphes .
Je le dis avec douleur , je perds l'espoir que la paix puisse
être conservée , du moment qu'on la fait dépendre de conditions
que l'équité repousse et que l'honneur repousse également
, proposées , comme elles le sont, avec un ton et des
formes que le peuple français n'endura dans aucun temps et
de la part d'aucune puissance , et qu'il peut moins que jamais
endurer sous le règne de V. M.
NOTE.
Le soussigné , ministre de S. M. prussienne , par le même courrier
porteur de la lettre à S. M. I. , qu'il a eu l'honneur de transmettre aujourd'hui
à S. Exc . M. le prince de Bénévent , a reçu l'ordre de s'acquitter des
communications suivantes . Leur but est de ne plus laisser en suspens la
relation des deux cours . Chacune d'elles est si éminemment intéressée à
ne plus rester dans le doute sur les sentimens de l'autre , que le roi s'est
flatté de voir S. M. l'EMPEREUR applaudir à sa franchise .
S. M. prussienne a déposé dans la lettre susmentionnée , sa pensée
tout entière , et l'ensemble des sujets de plainte qui , d'un allié fidèle et
loyal , ont fait d'elle un voisin alarmé sur son existence , et nécessairement
armé pour la défense de ses intérêts les plus chers . Cette lecture aura
rappelé à S. M. I. et R. ce que la Prusse fut depuis long-temps à la
France . Le souvenir du passé pourroit-il n'être pas pour elle le gage de
l'avenir? Et quel juge assez aveuglé pourroit croire que le roi eût été neuf
140 MERCURE DE FRANCE ,
ans envers la France , si conséquent et peut-être si partial , pour se pla
cer volontairement avec elle dans un rapport différent lui qui plus d'une
fois a pu la perdre peut-être , et qui ne connoît que trop aujourd'hui les
progrès de sa puissance .
1
Mais si la Franee a dans ses souvenirs et dans la nature des choses , le
gage des sentimens de la Prusse, il n'en est pas de même de cette dernière ;
ses souvenirs sont faits pour l'alarmer. Elle a été inutilement neutre
amie , alliée même. Les bouleversemens qui l'entourent , l'accroissement
gigantesque d'une puissance essentiellement militaire et conquérante, qui
l'a blessée successivement dans ses plus grands intérêts , et la menace dans
tous , la laissent aujourd'hui sans garantie. Cet état de choses ne peut
durer. Le roi ne voit presque plus autour de lui que des troupes françaises
ou des vassaux de la France prêts à marcher avec elle. Toute les déclarations
de S. M. I. annoncent que cette attitude ne changera point. Loin
de là , de nouvelles troupes s'ébranlent de l'intérieur de la France. Déjà
les journaux de sa capitale se permettent contre la Prusse un langage dont
un souverain , tel que le roi , peut mépriser l'infamie , mais qui n'eu
prouve pas moins ou les intentions ou l'erreur du gouvernement qui le
souffre. Le danger croît chaque jour . Il faut s'entendre d'abord , ou l'on
nes'entendroit plus .
Deux puissances qui s'estiment , et qui ne se craignent qu'autant
qu'elles le peuvent , sans cesser de s'estimer elles- mêmes , n'ont pas
Lesoin de détour pour s'expliquer . La France n'en sera pas moins forte
pour être juste, et la Prusse n'a d'autre ambition que son indépendance
et la sûreté de ses alliés . Dans la position actuelle des choses , elles risqueroient
tout l'une et l'autre en prolongeant leur incertitude . Le soussigné
a reçu l'ordre en conséquence de déclarer que le roi attend də
l'équité de S. M. I. ,
1 °. Que les troupes françaises , qu'aucun titre fondé n'appelle enAllemagne,
repassent incessamment le Rain , toutes , sans exception , en commençant
leur marche du jour même où le roi se promet la réponse de
'EMPEREUR , et en la poursuivant sans s'arrêter ; car leur retraite instante
, complète , est , au point où en sont les choses , le seul gage de
sûreté que le roi puisse admettre.
2º. Qu'il ne sera plus mis de la part de la France aucun obstacle quelconque
à la formation de la ligue du Nord , qui embrassera , sans aucune
exception , tous les Etats non nommés dans l'état fondamental de la confédération
du Rhin .
3°. Qu'il s'ouvrira sans délai une négociation pour fixer enfin d'une
manière durable tous les intérêts qui sont encore en litige , et que pour
la Prusse , les bases préliminaires en seront la séparation de Wesel de
l'Empire français , et la réoccupation des troisabbayes par les troupes
prussiennes.
OCTOBRE 1806
141
•
Du moment où S. M. aura la certitude que cette base est acceptée , elle
reprendra l'attitude qu'elle n'a quittée qu'à regret , et deviendra pour
la France , ce voisin loyal et paisible qui tant d'années a vu sans jalousie
lagloire d'un peuple brave, et desiré sa prospérité . Mais les dernières
nouvelles de la marche des troupes françaises , imposen tau roi l'obligation
de connoître incessamment ses devoirs. Le soussigné est chargé
d'insister avec instance sur une réponse prompte , qui , dans tous les cas ,
arrive au quartier-général du roi le huitième octobre ; S. M. conservant
toujours l'espoir qu'elle y sera assez tốt pour que la marche inattendne et
rapide des événemens , et la présence des troupes , n'aient pas mis l'une
ou l'autre partie dans l'obligation de pourvoir à sa sùreté .
Le soussigné a l'ordre sur-tout de déclarer de la manière la plus solennelle
, que la paix est le voeu sincère du roi ; qu'il ne demande que ce qui
peut la rendre durable. Les motifs de ses alarmes , les titres qu'il avoit à
attendre de la France un autre rapport , sont développés dans la lettre du
roi à S. M. I. , et sont faits pour obtenir de ce monarque le dernier gage
durable d'un nouvel ordre de choses. Signé KNOBELSDORFF .
Paris , le 1er octobre 1806.
Le sénat , après avoir entendu le rapport de M. Lacépède ,
au nom d'une commission spéciale , adélibéré une adresse à
S. M. l'EMPEREUR et Roi , laquelle lui sera portée à son quartier-
général-impérial , par une députation composée des sénateurs
d'Aremberg , François ( de Neufchâteau ) et Colchen.
Le ministre des cultes , à MM. les évéques de France.
Monsieur l'évêque , après les événemens glorieux qui ont amené la
paix de Presbourg , S. M. l'EMPEREUR et Ror , uniquement occupé de
laprospérité intérieure de ses Etats et du repos du monde , avoit tourné
toutes ses pensées vers le rétablissement de la paix générate . S. M. se
plaisoit à croire qu'il ne restoit plus aucun cabinet en Europe que l'expérience
du passé n'eût éclairé sur ses véritables intérêts , et qui n'aspirât
à mettre enfin un terme au fléau sans cesse renaissant d'une guerre
dévorante qui a constamment réagi contre ses provocateurs , et confondu
par ses résultats les folles espérances de l'envie , et les profonds calculs de
la haine. Combien sur tout elle étoit loin de prévoir que le sonverain ,
assez ennemi de sa propre gloire pour entrer le premier dans la lice ,
seroit celui qui ayant joui d'une paix inaltérable durant le long tumulte de
nos dernières guerres , avoit obtenu , par les bons offices de la France , un
accroissement notable de puissance et de territoire ! Cependant, cet esprit
de vertige et d'erreur auquel la Providence abandonne quelquefois les rois ,
s'empare du cabinet de Berlin . Vainement l'EMPEREUR a-t-il opposé la
modération , la patience même, à des provocations graves ! Vainement
a-t-il réclamé des explications que l'intimité des relations passées devoit
142 MERCURE DE FRANCE ,
rendre loyales et sincères ! Vainement a- t- il retardé jusqu'aux préparatifs
d'une juste défense , pour donner au roi de Prusse le temps et les moyens
de se rattacher au seul système compatible avec ses véritables intérêts ! Les
villes anséatiques ont été menacées , la Saxe envahie ; le prince sage qui
la gouverne , forcé d'agir contre sa volonté ; les frontières des Etats de la
confédération du Rhin entourées , les troupes de S. M. traitées hostilement
, et la paix publique de l'Europe indignement violée , et sans motifs .
Dans ses conjonctures , M. l'..... , S. M. I. et R. desirant maintenir
l'honneur de sa couronne , celui de la nation et la sûreté de ses alliés , a
tiré du fourreau cette épée qu'elle reçut sur l'autel du Dieu vivant pour le
triomphe de la justice et la défense de la patrie. C'est dans ce moment
solennel où ellevient de notifier au sénat ses résolutions souveraines, que je
vo is invite , en son nom , à appeler sur ses aigles victorieuses la continua
tion des bénédictions célestes . Rassemblez les peuples dans les temples ;
que tous les fidèles réunis prient et pour l'auguste père de l'Etat , et pour
ceux de leurs enfans qui volent à la défence commune ; qu'ils demandent
au Dieu des armées , par qui règnent les rois , le salut du prince , la con
servation des soldats , la victoire et la paix.
Recevez , Monsieur l' .... , l'assurance de ma considération distinguée.
Signé PORTALIS .
Le ministre de l'intérieur aux préfets de l'Empire.
Monsieur , la guerre continentale vient de recommencer ; la modéra
tion de l'EMPEREUR n'a pu la prévenir. La France a été provoquée par
un souverain qui fut long-temps son ani , et dont elle a si fort accru la
puissance. L'EMPEREUR pouvoit n'être que juste envers lui , il s'est montré
généreux jusqu'au dernier moment : sa justice a été méconnue , sa géné
rosité a été repoussée . L'EMPEREUR est forcé de vaincre. C'est en vain
qu'il veut donner la paix à l'Europe , en bornant sa propre grandeur ;
un inconcevable aveuglement s'oppose à l'accomplissement de ces voeux de
l'humanité , et la partie de l'Earope qu'avoit respecté jusqu'à présent le
fléau de la guerre , en appelle sur elle-même toutes les fureurs et tous les
maux.
Le territoire de la France con tinuera de jouir de tous les bienfaits de
la paix. Pour lui épargner les ravages de la guerre , l'EMPEREUR s'éloigne
de ses frontières ; it va au loin affronter de nouveaux hasards pour la défense
de son peuple. Que son peuple le seconde ! Que ceux qui sont appelés
à partager ses dangers et sa gloire , volent au poste que leur montrent
l'honneur et la patrie ! Que les sacrifices d'un autre genre qui peuvent
servir au succès de nos armes, soient faits avec promptitude et dévouément
! C'est principalement par une stricte exécution des lois et par une
obéissance empressée à ce qui est commandé en leur nom , que chaque
OCTOBRE 1806 . 143
citoyen peut prouver son attachement à l'EMPEREUR, et l'intérêt qu'il
prend à la prospérité de son pays. Mais c'est sur- tout aux fonctionnaires
publics qu'il appartient d'en donner l'exemple ; l'absence de l'EMPEREUM
est un motif de redoubler de zèle. Ils doivent prouver que son esprit vit
au milieu d'eux , et qu'ils sont dignes du choix dont il les a honorés . Que
la Franee plus tranquille , et voyant dans son intérieur un ordre plus invariable
que jamais , atteste ainsi à l'Europe étonnée, l'esprit qui l'anime,
l'immensité de ses ressources provenant de l'union de tous ses citoyens ,
sa confiance dans le génie qui guide ses armées , et son dévouement à son
souverain qui a tant fait pour son bonheur , pour sa gloire , et qui fera
davantage encore pour sa prospérité , lorsque ses ennemis auront été
forcés d'accepter la paix généreuse qu'il n'a cessé de leur offrir.
Tel sera , Monsieur , le spectacle que présentera votre département .
Vous y contriburez de tous vos efforts et par l'emploi de tous vos moyens .
Je sais que vous connoissez dans toute leur étendue les devoirs qui vous
sont imposés , et tout ce qu'y ajoute l'importance du moment actuel ; et
vous me procurerez la satisfaction de faire connoître à l'EMPEREUR que
vous les avez tous remplis .
Recevez , Monsieur , l'assurance de ma parfaite considération.
-
Signé CHAMPAGNY.
Le collége électoral du département de la Creuze a
nommé candidat au sénat conservateur M. de Bressieux,
ancien officier au régiment de Lorraine , infanterie.
- Les Anglais ont fait une seconde tentative sur Boulogne ;
elle a eu le même succès que la première , c'est-à-dire qu'elle
a produit un tapage épouvantable , sans avoir coûté la vie à
aucun homme ; aucun magasin , aucun édifice public n'ont
souffert ; la flottille est intacte; et le dommage se borne à
quelques maisons particulières.
On fait à Meaux les dispositions nécessaires pour l'établissement
d'un haras , qui sera composé de quarante étalons
des meilleures races de la Normandie.
- Les élèves du Prytanée militaire de Saint-Cyr ont été
appelés à partager la gloire des élèves de l'Ecole polytechnique
et de celle de Fontainebleau; plusieurs places leur ont
été accordées par S. M. I. dans l'armée active. Cette faveur a
été reçue avec enthousiasme , aux cris répétés de vive l'Empereur
! Le général Duteil , chef de l'établissement, n'a en
besoin que de contenir l'ardeur générale , en présentant ceux
que leur âge et leur instruction rendent les plus propres au
métier des armes , et qui se trouvent dans ce moment au
nombre de cinquante, parmi lesquels on distingue les jeunes
144 MERCURE DE FRANCE ,
Desaix et Kleber, neveux des héros dont la perte excite encore
les regrets de la France .
-On écrit de Mayence , que par décret impérial , les forts
deCassel et de Kostheim , sur la rive droite du Rhin , qui ont
été cédés à la France , sont réunis à l'Empire.
-Les frégates la Revanche , capitaine Leduc , et la Syrène ,
capitaine Lambert , sont rentrées dans les ports de France , le
22 septembre. Elles étoient parties de Lorient le 26 mars ,
avec la Guerrière , qui s'en est séparée dans les brumes et dans
les glaces. Elles ont croisé sur les Açores , et ensuite sur le cap
Clarc ; elles se sont dirigées en mai vers les mers septentrionales ,
et sont parvenues au milieu des glaces jusqu'au Spitzberg , par
le 76º deg. 10' de latitude. Cette division a pris ou coulé
28 bâtimens anglais et un bâtiment russe , amené en France
294 prisonniers , sans compter ceux qu'elle a envoyés en
Angleterre sur un parlementaire.
-Aujourd'hui , les actionnaires de la Banque de France ,
réunis , ont nommé censeur M. Robillard ; et régens ,
M. Charles Davilliers , et MM. les receveurs - généraux
Pierlot , Muguet-Varanges , Gibert , Vital-Roux , Guiton ,
Olivier.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE.
DU SAMEDI 11. - C p . o/o c . J. du 22 sept. 1806 , 64f 6oc. 75c.65c
10c of ooc oc . oof oof ooc. oof.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 00. 000 000 000 000.000 000 000 .
Act. de la Banque de Fr. 1140f ocoof ooc ooc oooof. oooof coc .
DU LUNDI 13. - C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 651 25c 350 3ос 6 с
50c. 35c 30c 35c 30c 55с. сос . олс оос
Ilem . Jouiss . du 22 mars 1807 o f. oof ooc oос бос
Act. de la Banque de Fr. 1140f. 1141f 50c. 114of one oooof.
DU MARDI 14. Cpour o/o c . J. du 22 sept. 1806.64f 7pc. 750 700
Soc . 750 800 ooc . oof oof oof oof.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807.61f. 700 orc.000.000
Act. de la Banque de Fr. 1137f 50c 1138f. 75c. 1140f ooc.
DU MERCREDI 15. - Cp.ooc. J. du 22 sept . 1806 , 65f. 200 100 200
20.1502 0 150200.3.C2 C250.000. ooc oof.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof oof. ooc . ooc ooc oос ос
Act. de la Banque de Fr. 1140f ooc o00of one oof ooc . oof
DU JEUDI 16.-C p . ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 661 306 15c 66f 150 200
100 1503c. 200 000 сос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 63f ooc oof. ooc ooc oc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1145f. ooc. coc. one oooof
DU VENDREDI 17. - Ср. 00 c . J. du 22 sept. 1806 , 66f3cc 750 700
67f. ooc . ooc ooc ooc ooc oof
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.63f 500 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1150f ooc . ooof coc.
(No. CCLXXV . )
:
SEINE
(SAMEDI 25 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
T
DEPT
DE
LA
♡
5.
cen
VERS 1
Faits en voyant le Tableau des Héros d'Ossian , par
M. Girodet.
PROTOGENE nouveau , tu sais par quels miracles
Ton magique pinceau créa ces demi-Dieux :
T'appelant loin du monde à de plus grands spectacles ,
L'imagination t'emporta dans les cieux.
LeBarde ( 1 ) , environné de ses ombres guerrières ,
Te reçut au milieu des palais enchantés ;
Et là, noble rival de ses Muses altières ,
Tu peignis les héros tels qu'il les a chantés.
Assis au premier rang de ces fils de laGloire ,
Un jour tu reverras les campagnes du ciel ;
Tu dois vivre avec eux : ainsi que la victoire,
Les sublimes talens rendent l'homme immortel.
J. B. DE SAINT - VICTOR.
(t) Ossian .
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
SANS être poule j'ai mon coq ;
J'ai mon cordon sans être sous le froc ;
J'ai mon fuseau , j'ai mon aiguille
Sans être ni femme , ni fille.
Mais j'en dis trop pour un lecteur madré :
Tu me connois déjà , sans doute ?
Pasencor; eh bien ! écoute :
Sans être fou , j'ai le cerveau timbré ,
Et j'ai ma clé sans être voûte.
LOGOGRIPHE.
QUOIQUE d'un naturel assez dur et stupide ,
Plus d'une jeune Iris sait me toucher souvent .
Sans raison je résonne , et mon premier talent
Est de donner le ton et de servir de guide
Aux sujets d'une des neuf Soeurs.
Que l'on m'analyse d'ailleurs ,
J'offre l'heure la plus hardie :
Je renferme en mon sein un utile animal ;
Ce que parfois à son rival
Oteunamantpar jalousie ;
Une ville de Normandie ;
Une autre de Piémont ; un endroit sombre et bas ,
Avec ce qu'on y sert , dont souvent les appas
Balancent ceux d'Ismène : un fameux hérétique ;
Une liqueur très-peu bachique ;
Ce que souvent la beauté rend;
Ce qu'au mouton chaque an l'on prend ;
Enfin, lecteur, ce que fillette
Veut être à ce qu'elle aime bien ;
Ce que n'est guère une coquette ,
Quoique ce soit pour plaire un assez sûr moyen.
CHARADE.
DANS presque tous les corps mon premier prend naissance ,
Trouve ses alinens , y fait sa résidence ;
Mon dernier, très - puissant , exprime tour-à-tour
Le mépris , l'amitié , la colère ou l'amour ;
Pour mon entier, que l'univers admire ,
On le vante , on l'exige en tout autre que soi ;
Mais chacun en secret se soustrait à sa loi .
Lecteur, pour deviner, cela doit te suffire .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Chandelle.
Celui du Logogriphe est Espérance.
Celui de la Charade est Thé- atre,
OCTOBRE 1806. 147
Pensées de Nicole , de Port-Royal , précédées d'une Introduction
et d'une Notice sur sa personne et ses écrits ; par
M. Mersan. Edition stéréotype , d'après le procédé de
Firmin Didot. Un vol. in- 18. Prix : 70 cent. , et 1 fr. par la
poste ; papier fin , go cent. , et 1 fr. 20 cent. par la poste.
A Paris , de l'imprimerie et de la fonderie stéréotype de
Pierre Didot l'aîné , et Firmin Didot; et chez le Normant.
LE
Le nom de Nicole est aujourd'hui plus connu que ses écrits.
Ses Essais de Morale , justement admirés par des hommes
tels que Boileau et Racine , par des femmes telles que la
duchesse de Longueville et madame de Sévigné , n'étoient lus
dans les derniers temps que par les ecclésiastiques , et par un
petit nombre de gens de lettres : aucune nouvelle édition n'en
avoit été publiée. Cependant Nicole doit être mis au nombre
de nos grands moralistes et de nos bons prosateurs. On reconnoît
dans ses pensées et dans son style l'esprit de l'excellente
école de Port-Royal , dont il faisoit partie. La pureté de diction,
la justesse d'idée , la force de dialectique qui distinguent
les productions de cette société célèbre , se retrouvent dans
les Essais de Morale. La doctrine est sévère , il est vrai ; mais
elle ne s'élève jamais au-dessus des forces humaines. Proportionnée
à notre foiblesse , si elle nous montre la perfection ,
ce n'est qu'avec ces modifications heureuses qui n'exigent rien
d'impossible , et qui , en indiquant le but , ne prescrivent pas
d'y atteindre , mais n'enlèvent point l'espoir d'en approcher.
Nicole enseigna la rhétorique à Racine. On sait qu'il ne
dépend pas d'un professeur de donner du talent à son élève ;
mais quand il trouve dans le jeune homme dont l'éducation
lui est confiée , les dispositions naissantes qui annoncent le
génie , il peut le préserver des écarts , lui indiquer la véritable
route , et lui donner ces excellens principes dont le souvenir
se conserve toute la vie , et qui servent de règle dans
tous les ouvrage qu'on entreprend.
La doctrine littéraire de Nicole étoit digne du beau siècle
à la gloire duquel il contribua. Ses préceptes sur l'éloquence
furent ceux de son illustre élève; et l'on ne peut remarquer
sans plaisir l'étonnante conformité qui se trouve entre la théorie
de Nicole , et celle que Racine a si bien mise en pratique.
Ka 1
148 MERCURE DE FRANCE ,
« Il y a, dit Nicole, deux sortes de beautés dans l'élo-
>> quence. L'une consiste dans les pensées belles et solides ,
>> mais extraordinaires et surprenantes. Lucain , Sénèque et
>> Tacite sont remplis de ces sortes de beautés.
>>L'autre, au contraire, ne consiste nullement dans les
>> pensées rares , mais dans un certain air naturel, dans une
>> simplicité facile, élégante et délicate, qui ne bande point
» l'esprit , qui ne lui présente que des images communes ,
>> mais vives et agréables , et qui sait si bien le suivre dans ses
>> mouvemens, qu'elle ne manque jamais de lui proposer sur
>> chaque sujet les parties dont il peut être touché , et d'ex-
>> primer toutes les passions et les mouvemens que les choses
>> qu'elle représente y doivent produire : cette beauté est
>> celle de Térence et de Virgile; et l'on voit par-là qu'elle
>> est encore plus difficile que l'autre, puisqu'il n'y a point
>> d'auteur dont on ait moins approché que de ceux-là. »
Nicole , en donnant cette définition si juste des véritables
beautés poétiques , ne s'attendoit pas que son jeune élève
réaliseroit l'idée qu'il s'étoit formée de l'éloquence. Il est à
présumer que ses sages préceptes contribuèrent puissamment
àmaintenir Racine dans la bonne route. Aucun poète ne
mérite mieux que lui d'être comparé à Virgile , par ces beautés
simples et naturelles qui , aux yeux vulgaires, paroissent communes
, mais qui , comme l'observe très-bien Nicole, sont les
plus difficiles à concevoir et à rendre.
Quoique Nicole ait peu écrit sur la littérature , on voit
qu'il savoit en parler en maître. Ses jugemens sur quelques
auteurs français confirment cette opinion. Il en a jugé quatre
des plus célèbres , avec ce tact ferme et sûr qui annonce un
homme exercé dans la critique , et éminemment raisonnable.
Il n'estimoit la philosophie de Descartes qu'en ce qu'elle
montre le vide de la science humaine , et notre impuissance à
pénétrer dans les mystères de la nature. Du reste, il ne considère
le système de ce grand philosophe que comme l'histoire
d'un monde imaginaire qui ne peut jamais exister. Dans
l'Histoire Universelle de Bossuet, Nicole admire sur-tout la
seconde partie qui , selon ses expressions , montre que tout ne
subsiste que pour Jésus- Christ et par Jésus-Christ. Quoique
la première présente le tableau sublime , éloquent et rapide
des événemens qui changèrent autrefois la face du monde ;
quoique, dans la troisième , on se sente transporté d'admirationàla
vue d'un homme qui , inspiré par Dieu , balance
d'une main ferme les grandes destinées des empires , Nicole
permet aux femmes de n'en faire qu'une lecture rapide ; mais
il leur recommande de s'appesantir sur la seconde , et de s'ac
OCTOBRE 1806. 149
coutumer à chercher leur divertissement dans la vue de ces
grands objets qui fournissent à l'ame une nourriture forte et
solide. On voit que Nicole avoit affaire aux Longueville , aux
Sévigné , aux la Fayette. Les femmes d'aujourd'hui , qui ne
trouvent de plaisir qu'à la lecture des romans et des brochures
modernes, se moqueroient d'un pareil avis , et ne manqueroient
pas de traiter de pédant quiconque oseroit leur faire
une semblable proposition. Nicole juge un peu sévèrement
les Pensées de Pascal , ce livre où , dans les matériaux informes
d'un grand ouvrage, on trouve tant de traits de lumière ,
tant d'aperçus immenses , tant de pensées éloquentes , et , si
l'on peut s'exprimer ainsi , le premier jet du génie. On connoît
l'admiration du moraliste pour l'auteur des Provinciales :
ce jugement prouve son impartialité. Cependant , il jus
tifie Pascal d'une manière très-ingénieuse sur la hardiesse de
quelques pensées. Selon lui , elles doivent être comparées à
des pierres d'attente destinées à un vaste édifice. On auroit
tort de prendre à la lettre tout ce qui échappe à Pascal. Ses
idées , jetées à la hate , ressemblent, dit Nicole, à des pensées
hasardées que l'on écrit seulement pour les examiner
avecplus de soin. Du reste , il le trouve un peu trop dogmatique
: il avoue naïvement que ce grand génie incommode
son amourpropre, qui n'aime pas à étre régenté sifièrement.
Nicole juge très-bien Montaigne. Malgré l'aversion de tout
cequi tenoit à Port-Royal contre cet auteur, il se plaît à lui
reconnoître des lumières et une grande connoissance du
monde. Il lui accorde beaucoup de finesse et de pénétration;
mais, ajoute-t-il , comme il ne connoissoit guère d'autre vie
que celle-ci , il a conclu qu'il n'y avoit donc rien àfaire
qu'à tácher de passer agréablement le petit espace qui nous
est donné. Cette dernière réflexion est un excellent résumé
de la philosophie de Montaigne.
M. Mersan a fait un travail utile en puisant dans les Essais
de Morale un recueil de pensées. Par le soin qu'il a eu de
n'adopter que les idées les moins sévères , et en même temps
les plus susceptibles d'application , il a, pour ainsi dire , mis
Nicole à la portée du monde actuel : son choix annonce un
homme éclairé et judicieux. La religion , conforme en tout
à la raison, a toujours proportionné les remèdes aux maux.
Quand un homme relève à peine d'une maladie mortelle ,
les antidotes violens ne lui conviennent pas ; il lui faut, au
contraire, des alimens propres à réparer ses forces et à soutenir
saconvalescence. Notre siècle se trouve dans cette position ,
relativement aux moeurs. Incapable de soutenir la rigueur de
la morale de Nicole , il faut qu'une main indulgente l'adou
3
150 MERCURE DE FRANCE ,
cisse en la lui présentant. Il est possible de citer un exemple
qui ne laissera aucun doute à cet égard. A l'article des spectacles,
M. Mersan n'a pris dans les Essais que quelques propositions
générales qui montrent les dangers de la comédie.
Quelles clameurs n'auroit-il pas provoquées , s'il eût donné
plus en détail le système de Nicole sur cet objet ? Que diroient
les personnes qui présentent le théâtre comme une école de
morale , et qui nous ont traités de rigoristes outrés lorsque
nous leur avons contesté ce point, si on leur faisoit lire le
Traité de la Comédie , qui tend à prouver l'assertion avancée
par Port - Royal , dans les Lettres à un Visionnaire : Les
auteurs de romans et les poètes de théâtre ne sont que des
empoisonneurs publics ? :
Il est à regretter que M. Mersan n'ait pas adopté un plan
régulier dans la distribution des pensées de Nicole. Ce plan
auroit facilité l'étude du livre; et les lecteurs auroient pu ,
sans peine , graver dans leur mémoire les excellens principes
qu'il contient. Il est à regretter aussi que l'éditeur n'ait pas
fait usage de deux chapitres de la Logique de Port-Royal , qui
sont de Nicole , et qui ont pour objet d'indiquer tous les
sophismes auxquels nos préjugés et nos passions peuvent
nous entraîner dans les différentes positions où nous nous
trouvons. Ces défauts , qui peuvent être réparés dans une
seconde édition , n'empêchent pas que le travail de M. Mersan
ne soit digne d'estime : il le range au nombre des écrivains
estimables qui se consacrent à réparer les maux que les crreurs
en morale ont produits.
La manière dont il présente les pensées de Nicole le prive
malheureusement des développemens qui peuvent les expliquer
et en indiquer l'application. C'est en général le défaut
de tous les recueils d'idées morales détachées. Parmi le grand
nombre d'exemples qui pourroient appuyer notre opinion ,
nous n'en citerons qu'un:
Nicole parle des actions et des sentimens ; il développe sa
pensée en distinguant les actions qui prouvent notre respect
pour les grands , et nos sentimens qui mettent ces derniers à
Ieur place , quelles que soient nos démonstrations extérieures :
« Nos actions , dit Nicole , n'ont pas tout-à-fait la même règle
>> que nos sentimens ; car il y a des personnes à qui on doit
>> plus de respect extérieur, quoiqu'on leur doive moins d'ap-
>> probation et d'estime; parce que la civilité extérieure se
>> règle sur les rangs que le monde a établis , au lieu que
>> l'estime intérieure ne doit se régler que sur la raison .>>
Cette pensée est très-juste , mais elle ne présente pas une
application assez claire. M. Mersan auroit pu la trouver dans
OCTOBRE 1806 . 151
les Essais de Nicole. L'anecdote étoit assez curieuse pour être
rappelée , et nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en la
rapportant. Elle est peu connue ; et le grand homme qui y
joue le principal rôle augmente l'intérêt qu'elle peut exciter.
Le duc de Chevreuse avoit un fils prêt à entrer dans le
monde; il desira que Pascal lui donnât des leçons sur la
manière dont il devoit se conduire. Pascal , retiré alors dans
une solitude , ne refusa point de se prêter au desir d'un seigneur
que Port-Royal estimoit et regardoit comme son protecteur.
L'auteur des Provinciales eut trois conférences avec
le jeune duc : elles furent recueillies par Nicole , qui eut le
bonheur de les entendre. Dans la seconde , Pascal traite la
matière dont il est question ; voici comme il s'exprime :
(1 ) « Il est bon , M. le duc , que vous sachiez ce que l'on
>>vous doit , afin que vous ne prétendiez pas exiger des
>>hommes ce qui ne vous seroit pas dû ; car c'est une injus-
>> tice visible , et cependant elle est fort commune à ceux
>> de votre condition , parce qu'ils en ignorent la nature.
>> Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs : car
>>il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs natu-
» relles. Les grandeurs d'établissement dépendentde la volonté
>>des hommes , qui ont cru , avec raison , devoir honorer
>> certains états , et y attacher certains respects. Les dignités
>>et la noblesse sont de ce genre. En un pays, on honore
>> les nobles ; en l'autre , les roturiers ; en celui-ci , les aînés ;
>> en cet autre , les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu
> aux hommes. La chose étoit indifférente avant l'établisse-
> ment ; elle devient juste , parce qu'il est injuste de la
>> troubler.
;
>>Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépen
>> dantes de la fantaisie des hommes parce qu'elles consistent
>>dans des qualités réelles et effectives de l'ame ou du corps ,
>>qui rendent l'une ou l'autre plus estimable , comme les
>> sciences , la lumière , l'esprit , la santé , la force.
>> Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces
>> grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature différente ,
>>nous leur devons aussi différens respects. Aux grandeurs
>> d'établissement , nous leur devons des respects d'établisse-
>> ment; c'est-à-dire , de certaines cérémonies extérieures
» qui doivent être néanmoins accompagnées , comme nous
» l'avons montré , d'une reconnoissance intérieure de la jus-
>> tice de cet ordre , mais qui ne nous font pas concevoir
» quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette
(1) Essais de Morale, tome II , édition in-12 , 1701 , page 254.
4
152 MERCURE DE FRANCE ,
>> sorte : il faut parler aux rois à genoux; il faut se tenir
>> debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et
>> une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs .
>> Mais pour les respects naturels , qui consistent dans l'es-
>> time, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles , et
>> nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qua-
>>lités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas néces-
>> saire , parce que vous êtes duc , que je vous estime ; mais il
>> est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête
>> homme , je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de
» ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que
>> mérite votre qualité de duc , ni l'estime que mérite celle
>> d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête
>> homme, je vous ferois encore justice : car en vous rendant
>> les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à
» votre qualité , je ne manquerois pas d'avoir pour vous le
>> mépris intérieur que mériteroit la bassesse de votre esprit.
>>Voilà en quoi consiste lajustice de ces devoirs ; et l'in-
>> justice consiste à attacher les respects naturels aux gran-
>> deurs d'établissement , ou à exiger les respects d'établisse-
>> ment pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus
>>grand géomètre que moi; en cette qualité , il veut passer
» devant moi : je qu'il n'y entend rien. La géométrie
>> est une grandeur naturelle : elle demande une préférence
>> d'estime; mais les hommes n'y ont attaché aucune préfé-
>> rence extérieure. Je passerai donc devant lui , et l'estimerai
>> plus que moi en qualité de géomètre. De même si , étant
>> duc et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse
>> découvert devant vous , et que vous voulussiez encore que
>>je vous estimasse , je vous prierois de me montrer les qua-
>> lités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez , elle vous
>> est acquise , et je ne vous la pourrois refuser avec justice;
>> mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la
>> demander; et assurément vous n'y réussiriez pas , fussiez-
>> vous le plus grand prince du monde. >>
Cediscours est un peu long; mais on ne pourroit l'abréger
sans le défigurer. Il rend d'une manière dramatique , et avec
des exemples frappans , le sens de la pensée de Nicole. Nous
croyons être sûrs que les lecteurs l'auroient vu avec plaisir
dans le recueil auquel a présidé M. Mersan.
Ce qui distingue éminemment Nicole des autres moralistes,
c'est une sévérité qui , sans être portée à l'excès , ne fléchit
cependant jamais devant aucune considération humaine. La
morale chrétienne n'a point eu de plus fidèle interprète. En
saisissant ainsi l'esprit des livres saints dans ce qui a rapport
OCTOBRE 1806. 153
aux actions ordinaires des hommes , le moraliste s'est préservé
de la rigueur des stoïciens : les vertus qu'il exige ne s'éloignent
jamais de la douceur et de la charité évangélique. Un modèle
inimitable de cette humanité , c'est le chapitre des Essais intitulé
: Des Moyens de conserver la Paix avec les Hommes.
M. de Voltaire le considéroit comme un chef-d'oeuvre auquel
on ne trouve rien d'égal dans l'antiquité. On regrette que
M. Mersan n'y ait pas puisé un plus grand nombre de pensées
: il auroit pu en tirer une série de préceptes excellens sur
la manière dont on doit se conduire dans le monde , quelle
que soit la situation dans laquelle on est placé.
On a reproché à Nicole de la sécheresse dans le style , et
une certaine stérilité dans les idées. Ces reproches , fondés sur
un passage mal interprété de La Bruyère , n'ont besoin, pour
être réfutés, que des suffrages illustres qui honorèrent les
Essais quand ils parurent.
Quelquefois le moraliste s'élève aux plus hautes pensées , et
son style prend un caractère d'originalité. « L'homme est si
>>misérable, dit-il , que l'inconstance avec laquelle il aban-
>> donne ses desseins est en quelque sorte sa plus grande vertu;
>>parce qu'il témoigne par- là qu'il y a encore en lui quelque
>>reste de cette grandeur qui le porte à se dégoûter des choses
» qui ne méritent pas son amour et son estime. » Cette pensée
a quelques rapports avec l'idée que s'étoient formés plusieurs
Pères de la vie pastorale , état dela société très-inférieur, sous
les rapports humains , à la vie agricole et à la vie civile. « Cette
>> vie , disoientces Pères , paroît plus parfaite , parce qu'elle
>> attache moins les hommes à la terre. >>
D'autres fois , Nicole emploie des tournures piquantes ; on
peut citer un exemple qui tient de la naïveté de La Fontaine
et de la finesse de La Bruyère. « Il y a , dit-il , des hommes
>>qui sont sots si doucement, qu'ils ne s'en aperçoivent pas
>>> du tout. »
On auroit desiré que M. Mersan n'eût rien changé aux
pensées de Nicole. Quoiqu'on n'ait pas tout comparé , on a
remarqué dans quelques articles des suppressions qui affoiblissent
le sens , et des changemens qui , sans le dénaturer, ne
laissent pas d'y apporter quelqu'altération .
La Notice nous a paru dans d'excellens principes moraux :
elle est écrite avec ce style élégant et naturel qui convient
au genre. Peut-être eût-il été à ddeessiirer que M. Mersan eût
gardé un peu plus de mesure en parlant des Jansénistes ,
dont les erreurs furent justement condamnées par l'Eglise.
Les louanges qu'il donne à leurs talens n'auroient pas dû
s'appliquer aussi à leur conduite. L'auteur, cependant, n'a
154 MERCURE DE FRANCE ;
rien avancé qui puisse être rigoureusement blâmé ; il ne peut
craindre que les conséquences qu'il seroit possible de tirer de
quelques phrases. Il y a dans cette partie de l'histoire du siècle
de Louis XIV des matières si délicates, qu'elles ne sauroient
être traitées aeec trop de soin et de réserve.
P.
Childéric, roi des Francs; parmadame de Beaufort- d'Hautpoul.
Deux vol. in -8° . Prix : 7 fr . 50 c. , et 10 fr. par la poste. A
Paris , chez Ch. Cocheris , libraire , quai de Voltaire ; et
chez le Normant.
:
:
L'ACCUEIL momentané que le public a daigné faire aux
romans historiques que nousavons vu paroître dans ces derniers
temps , devoit réveiller les écrivains qui sont dans l'habitude
de faire imprimer tous les rêves de leur imagination , et les
encourager à retourner toute l'histoire de France , pour nous
accabler des productions les plus bizarres et les plus extravagantes.
Mais , au petit concert de louanges flatteuses qui s'est
fait entendre à la naissance de ces sortes d'ouvrages , la voix
sévère de la critique vint mêler ses graves accens , et tempérer
un peu l'ardeur productive de tous ces écrivains. Ses
utiles leçons nous ont sans doute épargné les plus grands abus
qu'ils pouvoient faire d'un genre qui , lui même , est une
licenceen littérature , et c'est à elles que nous devons l'agréable
silence des uns et la sage retenue des autres.
Madame de Beaufort-d'Hautpoul, qui n'a pas cru devoir
pousser la discrétion jusqu'à son dernier point, a pensé avec
raison que , s'il peut être permis d'appliquer à des personnages
historiques des aventures inventées à plaisir , il faut au
moins choisir ces personnages dans les temps les plus obscurs
de l'histoire , ou parmi les héros dont elle ne nous a conservé
que les noms, afin de ne pas se trouver en contradiction trop
sensible avec des faits déjà connus , et de suppléer , autant que
le peut une imagination féconde , au défaut même de l'histoire.
Avant que madame d'Hautpoul eût fait cette réflexion ,
nous ne connoissions guère de notre ancien roi Childéric , fils
de Mérovée et père de Clovis , que la place que les chronologistes
lui assignent au rang des fondateurs de notre monarchie;
mais aujourd'hui, nous voilà mieux instruits des vingt premières
années de sa vie , que des vingt dernières du règne de
OCTOBRE 1806 . 155
1
notre bon roi Henri , qui estcependant assez bien connu. Tous
les faits et gestes de Childéric , toutes ses paroles et ses pensées
se trouvent renfermées dans les deux volumes dont nous allons
présenter à nos lecteurs un abrégé rapide , afin de répondre
àla juste impatience qu'ils éprouvent sans doute de connoître
enfince qui , depuis quatorze siècles , n'avoit jamais été revélé.
Childéric étoit blond ; et il avoit les yeux bleus : à douze
ans il s'enfuit de la maison paternelle , emportant avec lui le
javelot de Pharamond. Un beau desir de s'illustrer venoit de
l'arracher aux douces caresses de sa mère qui l'idolâtroit , et il
avoit résolu de se rendre au camp, poury combattre sous les
yeux de Mérovée , qui étoit en guerre avec Attila. Quelques
historiens prétendent que ce roi des Huns n'existoit plus à
l'époque où madame d'Hautpoul le fait encore guerroyer ;
mais quand on veut s'amuser à la lecture d'un roman historique,
il faut tout croire sans examen. La bataille s'engage ;
Chilpéric tombe dans la mêlée avant d'avoir pu se signaler.
Un Chinois , nommé Gélimer, est touché de sa jeunesse et du
péril où il est exposé; il le relève d'entre les chevaux qui
alloient le fouler aux pieds , et il l'entraîne au fond de la
Germanie , dans une grotte environnée de forêts impénétrables
. Mérovée resta vainqueur, mais il retourna dans ses
Etats , sans avoir pu retrouver son fils , et sans savoir ce
qu'il est devenu ; la reine s'affligea tellement de cette perte ,
qu'elle succomba àson chagrin : on lui fait de superbes funérailles;
et chaque assistant a soin de jeter sur ses restes sacrés
une poignée de sa terre natale.
Il existoit dans ce temps à la cour de Mérovée un chevalier
appelé Winadame , qui se représente ici sous le nom de
Viomade : c'étoit , si l'on veut , le gouverneur du jeune
Childéric. Le roi le lui avoit recommandé avant de livrer bataille
; mais Viomade l'avoit abandonné pour voler au secours de
Mérovée , et lui sauver la vie aux dépens de la sienne : il n'étoit
cependant pas mort ; il avoit seulement reçu une blessure
de laquelle il étoità peine guéri , lorsqu'il résolut de se mettre
en campagne , pour chercher l'héritier de la couronne. Il se
laisse persuader , par un prisonnier fait sur Attila , que ce
barbare retient Childéric parmi ses captifs , qu'il lui sera
facile de s'en emparer , et qu'il pourra le ramener en
France. Le piége étoit grossier : c'étoit un traitre qui vouloit
livrer undes hommes les plus habiles d'entre les Français à
lavengeance du roi des Huns. Néanmoins cet habile homme
suit son guide à travers les forêts les plus épaisses ; et , lorsque
celui-ci le croit hors d'état de jamais pouvoir s'en tirer , il
lui vole ses armes et l'abandonne sans moyen de subsis- 2
156 MERCURE DE FRANCE ;
tance , dans un pays perdu, sauvage , et rempli de bêtes
féroces. Il périssoit infailliblement de faim , de fatigue , ou
déchiré par les loups , si madame d'Hautpoul n'avoit eu
l'humanité de lui faire rencontrer un petit sentier qui lemena
tout droit à la grotte où Childéric et Gélimer s'étoient refugiés.
Gélimer étoit devenu aveugle ; mais Childéric étoit
frais et vermeil , content comme un prince , et ne se souciant
pas plus de son père ni de sa mère, que si jamais il ne les
avoit connus. Du reste c'étoit un très-bon fils : car il pleura
beaucoup lorsque Viomade lui eut dit que la reine sa mère
étoit mortede chagrin.
Gélimer avoit confié à Childéric toutes les aventures de sa
vie , mais Childéric ne lui avoit rien dit des siennes , et son
ravisseur ne s'en étoit pas même informé. Il fut donc étrangement
surpris , lorsque Viomade lui eut dit que c'étoit un
fils de roi qu'il avoit ramassé sur le champ de bataille ; il comprit
tout de suite qu'il alloit le perdre ; et comme il ne vouloit
pas le suivre à la cour de France , il trouva qu'il étoit sage de
s'enfoncer dans le coeur le javelot de Pharamond. Childéric et
Viomade retirèrent cette arme du sein de Gélimer expiré , et
ils se mirent aussitôt en route , pour retourner dans leur
patrie : le prince connoissoit un chemin sûr et peu long; il
ne lui fut pas difficile d'aller porter quelque consolation dans
le coeur de son père , qui le reçut fort tendrement , et qui se
garda bien de lui reprocher , et l'incertitude cruelle où il
l'avoit laissé si long-temps , et l'oubli de toutes les bontés de
sa mère , qu'il avoit cruellement abandonnée à tous ses
regrets; et l'incroyable insouciance qu'il avoit témoignée sur
son état , sur ses devoirs , et sur tout ce qui pouvoit arriver de
bien et de mal pendant son absence. Il est vrai que Childéric
auroit pu répondre qu'il s'étoit engagé par serment à ne pas
abandonner le bon Gélimer ; à quoi son père auroit pu répliquer
que c'étoit là justement ce qu'il ne falloit pas faire ; et
Childéric auroit été forcé d'avouer qu'il ne s'étoit conduit
dans cette aventure d'une manière si ridicule , que pour faire
plaisir à madame d'Hautpoul ; qu'il savoit bien qu'il seroit
blamé de tout le monde; mais qu'il n'avoit pu résister au
charme d'obliger une aimable Française ; qu'il avoit seulement
voulu lui fournir un beau sujet de roman historique ; et que ,
pour le grossir , il étoit encore prêt à recommencer , au risque
de perdre le reste de sa famille et même sa couronne; que la
galanterie d'un chevalier exigeoit tous ces sacrifices , et qu'il
les comptoit pour rien. Mérovée se seroit sans doute contenté de
ces bonnes raisons , et il auroit admiré l'étonnante prévoyance
son cher fils. Quoi qu'il en soit , le monarque se réjouit
de
OCTOBRE 1806. 157
beaucoup , et il ordonna des fêtes publiques , dans lesquelles
toutle monde chanta ces paroles remarquables : Au Guy l'an
neuf, c'est-à-dire apparemment, laneuvième année du règne
deMérovée. Madame d'Hautpoul ne dit pas sur quel air ce
peu de mots fut chanté , mais il faut penser qu'il exprimoit
mille choses plus agréables les unes que les autres ,puisque la
chanson étoit si courte qu'elle ne signifioit absolument rien.
Peut-être l'auteur auroit-il dû traduire cet air par quelques
jolis couplets , tels que ceux qui se trouvent répandusdansson
ouvrage. Mais peut-être aussi ces quatre syllabes renfermentelles
quelque chose de mystérieux qu'il faut admirer sans le
comprendre. Quelque temps après qu'on eut chanté le Guy et
l'an neuf, Mérovée mourut ; Childéric monta sur le trône ,
et, pour récompenser Viomade du service qu'il lui avoit
rendu enle tirant de la grotte , il le chassa de sa présence, et
l'obliga d'aller chercher fortune hors de son royaume. Ce
procédé ne plut pas autant à la nation que l'abandon qui avoit
fait mourir la reine. On lui reprocha de négliger les intérêts
de son royaume , pour les beauxyeux d'une étrangère à laquelle
ils'étoit attaché ; il persista danssa passion: les esprits s'aigrirent,
et on le chassa de ses Etats. L'histoire , qui est beaucoup plus
sévère que madame d'Hautpoul , accuse nettement ce prince
de s'être livré à la débauche, et de n'avoir pas même respecté
lesdames les plus qualifiées dela cour. Dans l'ouvragede notre
auteur, l'amour de Childéric est aussi pur que la lumière da
soleil ; mais en exilant Viomade, on lui fait faire une chose toute
contraire au rapport de l'histoire , qui assure que ce courtisan
resta à la cour pour ménager les intérêts de son maître. A
quelqu'opinion que le lecteur veuille s'en tenir , il sera toujours
contraint de convenir que la plume de madame d'Hautpoul
estplus chaste que celle des meilleurs historiens , puisque
son héros reste constamment dans les bornes de la déconce
la plus scrupuleuse , et qu'il offre partout un beau modèle
de politesse et d'urbanité françaises .
Childéric , poursuivi dans sa fuite , reçoit une profonde
blessure; il se réfugie chez les Druïdes , où une main invisible
vient le soigner et le guérir : c'est le fidèle Viomade qui
lui rend encore ce service ; il s'étoit réfugié dans la même
enceinte , et le hasard , qui est d'une si grande ressource dans
les romans, y avoit conduit Childéric. Ce roi détrôné fut bien
surpris d'y rencontrer un homme qu'il avoit disgracié sans
sujet; il le chargea de retourner à la cour d'Egidius , qui
l'avoit remplacé sur le trône ( les historiens français l'appellent
Gilles) , et de lui ménager un parti. En lui donnant cette
commission , Childéric oublioit que c'étoit l'envoyer à la
158 MERCURE DE FRANCE ;
mort , puisque ce Gilles ou cet Egidius étoit précisément
celui qui avoit fait solliciter le supplice de Viomade , et qui
s'étoit ensuite restreint à demander son exil. Viomade ne se
souvient pas non plus qu'Egidius et sa femme sont ses plus
cruels ennemis: il obéit, sans faire aucune réflexion , aux ordres
de son maître ; il arrive; et , par un miracle que Mad. d'Hautpoul
peut seule expliquer , il est bien reçu , fêté , consulté; le
nouveau roi l'admet dans son intimité : aucun dessein ne se
forme et ne s'exécute que par lui.
Tandis que Viomade reçoit un si bon accueil d'Egidius ,
Chilpéric va porter ses regrets et ses espérances à la cour de
Basin , roi de Thuringe. C'est là que l'amour l'attendoit encore
pour lui faire éprouver toutes ses douceurs et toutes ses
cruautés. Il y avoit dans le palais du roi une jeune et belle
princesse , que quelques-uns croient avoir été femme de
Basin , que d'autres appellent sa fille, mais qui n'est plus que
sa nièce dans le récit de Mad. d'Hautpoul. Cette transformation
est d'autant plus heureuse , que si Basine ( cest le nom
de la princesse ) étoit restée femme de Basin , Childéric n'au
roit pu la rechercher en mariage ; ou que si elle avoit été sa
fille , Basin n'auroit pu penser à l'épouser. Dans l'un et l'autre
cas, les choses auroient pu s'arranger , comme on voit qu'elles
s'accommodent ordinairement dans le monde ; et ce n'est pas
ce qu'il faut pour composer un bon roman historique.
Basine étant donc devenue la nièce de Basin , lui et Childéric
peuvent prétendre à l'obtenir pour femme : ce qui est
toujours un excellent moyen pour les brouiller ensemble. En
outre, le père de cette princesse est un personnage de plus
qu'on peut rendre intéressant , en le faisant enfermer , par
l'ordre de Basin, dans le fond d'une roche sombre , et surtout
en ne le nourrissant qu'avec des mets empoisonnés. Ses
amis le tireront de ce trou , lui porteront des secours qui le
feront vivre encore quelques mois ; il sera libre de remonter
sur le trône qu'il partageoit avec Basin , dont il est l'aîné ; il
pourra révéler la scélératesse de ce fratricide , et l'en punir ;
il sera le maître d'assurer un état à sa veuve , et à sa fille qui
vient de naître ; mais , par un trait de bonté capable de toucher
les coeurs les plus durs , il ne fera rien de tout cela ; tout
au contraire , il apprendra que sa femme vient de mourir ,
que son assassin s'est emparé de sa fille ; qu'elle est par conséquent
exposée à périr misérablement. Il persistera dans son
silence , et il mourra dans l'obscurité , après avoir consenti
que son enfant , sa seule héritière , reste sous la garde d'un
traître dont il est la victime ; et cela s'appellera aimer avec
discernement, juger avec intelligence les hommes et les choses,
OCTOBRE 1806. 159
et voir clairement dans l'avenir tout ce qui doit arriver !
Cependant , nous verrons nous-mêmes dans un moment que le
sort , qui se joue de toute la prudence humaine , ne fera
rien de tout ce que ce bon frère avoit espéré.
Lorsque sa fille Basine fut grande, Childéric la vit à la cour
de Thuringe, et il en devint amoureux : dans le même temps
Basin voulut se l'approprier ; mais comme elle éprouvoit
quelque répugnance à lui donner sa main , ce nouvel amant ,
pour obtenirsonconsentement et ses bonnes graces , la fit jeter
dans le même souterrain où sonpère avoit étéabandonné. On lui
raconta l'histoire de ce malheureux prince , et elle ne manqua
pas d'admirer la sagesse de sa conduite qui l'exposoità recevoir
un pareil traitement , et qui lui procuroit une si belle occasionde
se montrer encore plus généreuse qu'il ne l'avoit été.
Elle délibéra cependant sur le parti qu'elle prendroit , parce
qu'elle se flattoit que Basin finiroit par reconnoître que Childéric
lui convenoit mieux ; mais il ne voulut pas la priver du
plaisir de faire admirer sa résignation: il lui fit dire qu'elle
pouvoit se disposer à mourir dans la Roche- Sombre , si elle
ne vouloit pas consentir à l'accepter pour époux. Cette énergique
galanterie , jointe au conseil d'un grand-prêtre, dépositaire
des dernières volontés de son père , la déterminèrent à
renoncer à Childéric et à devenir la femme de Basin . Il
l'épousa donc à sa grande satisfaction ; mais sa joiene futpas
de longue durée , comme nous le verrons tout à l'heure...
Pendant toutes ces tracaseries , Childéric étoit retourné en
France , pour deux bonnes raisons : Basin avoit aposté des
assassins dans son appartement, pour l'étrangler lorsqu'il rentreroit
, et le jeune prince avoit voulu éviter cette petite cérémonie
; Viomade lui avoit fait dire qu'on n'attendoit plus que
lui pour opérer une révolution, et il s'étoit hâté de profiter de
ladisposition des esprits ; il avoit chassé Egidius , et il régnoit
paisiblement. Le passé l'avoit un peu corrigé ; mais il étoit
toujours amoureux de sa chère Basine , qu'ilavoit laissée dans
laRoche-Sombre.
Il faut que tout finisse'; et c'est un grand malheur pour les
romans historiques. Childéric pensoit à se servir des moyens
qui se trouvoient à sa disposition , pour aller délivrer sa
princesse et punir le tyran; on vint lui annoncer qu'elle étoit
infidelle , et qu'il neluirestoit plus d'espérance. Cette nouvelle
l'accabla ; mais comme on prend assez bien son parti sur les
événemens qu'on ne peut plus changer , il commençoit à se
consoler, lorsque Basine elle-même s'offrit à ses yeux sous la
figure d'un barde chantant et s'accompagnant de là lyre. Elle
lui dit : « Je suis venue vers vous parce que je vous en crois le
160 MERCURE DE FRANCE ;
>> plus digne ; s'il étoit dans l'Univers un plus grand roi,
>> j'eusse traversé les mers pouraller le rejoindre. >> Childéric
auroit bien voulu lui répondre qu'il s'estimoit fort heureux
qu'elle n'en connût pas ; qu'il avoit pensé jusque-là qu'elle
s'étoit engagée avant qu'il fût roi , et que peut-être la délicatesse
ne lui permettoit plus de choisir entre tous les souverains
celui qu'elle jugeroit le plus grand. Mais il ne voulut pas la
mortifier ; et il vit bien que cette bonne princesse , troublée
par tout ce qu'elle avoit souffert , n'exprimoit pas parfaitement
sa pensée : il comprit qu'elle ne savoit pas d'ailleurs s'il
y avoitdes royaumes au-delàdes mers , puisqu'à cette époque
on ne les avoitpas encore traversées ; qu'elle prenoit mal àpropos
l'Univers pour la terre; car en supposant qu'ily eût
unempereur dans la lune , elle auroit eu beau parcourir les
mers, jamais elle ne l'auroit atteint ; et qu'enfin il étoit parfaitement
inutile de penser à faire le tour du monde pour aller
trouver un roi qui pouvoit habiter une ville voisine de son
petit pays. Il feignit d'entendre qu'elle lui disoit : « Je suis
>> venue vers vous parce que je vous aime , et que je crois à la
>>sincérité de vos sermens. Je souhaiterois qu'il y eût sur la
>> terre un plus grand roi dont je fusse aimée , afin de vous
>> prouver que je ne suis point guidée par l'ambition , et que
>> c'est de vous seul que je veux tenir tout mon bonheur. >> Il
lui fit l'accueil qu'elle méritoit dans cette supposition ; et il
apprit qu'au moment même où elle venoit d'être unie àBasin,
le grand-prêtre, qui lui avoit conseillé de l'épouser , l'avoit
réclamée devant tout le peuple , pour lui faire subir lemois de
retraite destiné aux larmes , parce qu'elle avoit été promise
dans son enfance au fils de Basin , mort à la guerre ; que le
tyran avoit été forcé de consentir à sonéloignement dela cour,
pour se conformer à l'usage du pays , et qu'elle avoit profité
de ce moment de liberté pour venir le trouver. La religion ,
les moeurs et les lois de ces temps réculés , s'accordoient également
pour rendre nulle une alliance qui les outrageoit si
cruellement ; et Basine , sous la protection du roi des Francs,
ne devoit plus rien au meurtrier de son père. Il paroît donc
assez inutile que madame d'Hautpoul condamne encore les
deux amans à souffrir les caprices d'un pareil monstre , et
qu'elle les fasse languir jusqu'à ce qu'il lui plaise de reconnoître
que son mariage est nul : comme si la volonté d'un
assassin étoit plus respectable , plus sûre et plus sacrée que les
premières lois de Cette dernière dlé'émtaerrncehleledjeuBsatsiciene! est conforme au récit des
historiens ; mais , nous le répétons, il ne faut pas vouloir chercher
la vérité dans un tissu d'événemens imaginaires , auxquels
1
DE
LA
SEINE
ОСТОBRE 1806 .
noms historiques po DE
inter
Ber
ery
quels l'écrivain attache quelques
resser plus sûrement le lecteur. Ces sortes d'ouvrages sont vérf
tablement comme les songes qui nous représententdes
sonnes avec lesquelles nous vivons familièrement, cous des
images étrangères et dans des situations qui ne leur conviennent
aucunement. Tant que le rêve ou le roman continue
notre esprit est enchanté , et il ne distingue pas le vrai d'avec
lefaux. Mais aussitôt que la raison s'éveille ou que le roman
estlu, tous les fantômesse dissipent comme une vapeur légère;
et la vérité nous appelle dans un monde réel ou si nous voulons
suivre tout droit notre chemin, il n'est pas plus permis de
liredes romansque de rêver.
G.
:
Exposition des Prédictions et des Promesses faites à l'Eglise
pour les derniers temps de la Gentilité; par le P. Lambert.
Deux vol. in- 12. Prix: 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste.
AParis , à l'Imprimerie des Sourds-Muets , rue S. Jacques;
chez Ad. le Clère , libraire , quai des Augustins ; et chez
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº. 17
( II . et dernier Extrait. Voyez le N°. da27sept.dern. ) :
Le rappel des Juifs ,une fois convertis , dans leur ancienne
patrie ; le rétablissement de Jérusalem et des autres villes de
laJudée; l'avénement intermédiaire de Jésus-Christ ; l'établissement
de son règne visible dans toute la terre ; en unmot,
LE RÉGNE DE MILLE ANS , tel est , suivant le P. Lambert, le
grand et magnifique dénouement qui se prépare pour des
temps qui ne sauroient éire bien éloignés : règne de paix etde
joie , où l'on verra , pendant une longue suite de générations ,
les pères transmettre à leurs enfans le double héritage des vertus
les plus pures et des plus éclatantes prospérités; règne glorieux ,
oùune nouvelle terre , éclairée par un nouveau ciel , honorée
de la présencede Jésus-Christ même dans tout l'éclat de sa
majesté,déploiera aux yeux de ses heureux habitans des merveilles
sans nombre , que l'oeil de l'homme n'a jamais vues ,
queson esprit n'a jamais conçues ;règne si expressément prédit
, et marqué dans les « livres saints en caractères si éclatans ,
> qu'il est impossible , quand on y va de bonne foi, et qu'on
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
>> ne veut point abuser de sa raison , de conserver là-dessus
>>> aucun doute.>>>
Une décision si tranchante nous avoit d'abord effrayés ;
mais bientôt nous avons vu l'auteur lui-même convenir que
le sentiment qu'il défendoit étoit susceptible d'être controversé
; nous nous sommes souvenus , comme il l'assure expressément
, que le sentiment contraire étoit devenu plus commun
dans l'Eglise depuis le cinquième siècle. Enfin nous avons relu
Bossuet, et son Commentaire sur l'Apocalypse, que M. de Sacy
appelle dans son explication de ce même livre une lampe qui
luit dans un lieu obscur; nous avons sur-tout consulté les
livres saints , où le P. Lambert trouve de si fortes armes , et
nous avons osé douter encore .
Bossuet , qu'il est toujours dangereux d'avoir contre soi ,
non-seulement a révoqué en doute le règne visible de Jésus-
Christ sur la terre pendant mille ans , mais il l'a formellement
combattu. Il a même trouvé que ce règne de mille ans ,
pris à la lettre , engageoit en des absurdités inexplicables ; et
peut-être s'étonnera-t-on qu'un arrêt si sévère , émané d'un
tel juge, n'ait pas imposé davantage à un écrivain qui proteste
continuellement de son respect pour une si grande autorité.
Au reste , il est juste d'observer que le millénarisme n'avoit
jamais reçu tant et de si précieux développemens. Le P. Lambert
, rejetant avec horreur les imaginations grossières et
impies d'un Cérinthe etde ses disciples ,nous présente le système
des millénaires sous le jour le plus favorable. Et tel sera
du moins l'avantage qui résultera du dernier combat qu'il
livre en faveurde cette doctrine : nous connoîtrons mieux que
jamais tout ce qu'elle a de fort ou de foible.
Les bornes d'un journal ne nous permettent pas d'exposer ,
comme nous l'aurions voulu, le système tout entier. Nous
avouerons d'ailleurs que nous avons eu quelque peine à découvrir
dans les vingt chapitres dont se compose l'ouvrage , l'enchaînement
des faits qui doivent amener , caractériser et suivre
le règnede mille ans. Mais nous avons cru apercevoir des
contradictions assez nombreuses ,de grandes invraisemblances ,
et au milieu des plus utiles vérités , des assertions fort étranges.
Plein d'amour pour la religion, et pénétré de respect pour
les écrivains qui consacrent leurs talens à la défense de cette
illustre abandonnée , nous avons cru devoir soumettre à l'un
'de ses plus zélés et de ses plus intrépides défenseurs , quelques
observations que l'intérêt seul de la vérité nous a suggérées.
<< Jésus-Christ lui-même sera le souverain du nouvel Empire
; et tous ceux qui auront échappé à la terrible vengeance
qu'il doit exercer sur les nations apostates et rebelles au jour de
OCTOBRE 1806. 163
son avènement , se soumettront à lui avec un respect plein
d'amour. Au don de la plus éminente sainteté , sera joint le
donplus précieux encore, de la persévérance. Toute la terre sera
remplie de la connoissance du Seigneur , comme le fond de
la mer est couvert de ses eaux. Ce que les plus grands saints,
ceque lesplus sublimes génies possèdent de connoissances en ce
monde , n'est que le foible crépuscule de l'éclatante lumière
qui se lèvera sur les justes de la nouvelle terre. Candidats de
la céleste Jérusalem, leur vie ne sera qu'une continuelle préparation
à l'ineffable jouissance qui les attend dans le ciel. Les
yeux de leur intelligence , dit Saint- Irénée , s'accoutumeront
ainsi par degrés à contempler, sans en être ébloui , ces clartés
éternelles qui environnent le trône de Dieu dans le séjour de
l'éternité , et à voir face à face la vérité même dans toute la
splendeur de sa gloire . L'expression de Saint- Irénée est magnifique
, ut paulatim assuescant capere Deum. >>>
Ainsi , une des principales fins du règne de mille ans seroit
d'accoutumer peu-à-peu les sainis qui habiteront la nouvelle
terre , àjouir de Dieu. Mais quoi ! est-ce donc là le privilège
d'un peuple de saints qui vivent sous l'empire immédiat et
visible de Jésus-Christ ? ou faut-il attendre un troisième
monde , pour obtenir un avantage que nous trouvons déjà
dans ce monde , tout corrompu qu'il est, et tout foibles et
tout imparfaits que nous sommes ?
N'est-ce pas un dogme de la foi catholique , « que les ames
>> des saints qui , au sortir de ce monde, sont parfaitement
>> purifiées du péché , etn'ont plus rien à expier , passent tout
>> d'un coup des misères de cette vie à la félicité éternelle par
>> la claire vision de Dieu dans le ciel ? » Le P. Lambert le
reconnoît : qu'il reconnoisse donc aussi que le règne de mille
ans est parfaitement inutile sous ce rapport à la gloire de
Dieu et au bonheur des Chrétiens.
Inutile , c'est peu dire : je crains bien que cette opinion , si
elle se répandoit dans le sein du christianisme , et parmi des
peuples déjà si violemment entraînés vers les biens terrestres et
sensibles , ne fût , contre les intentions de ses partisans , nuisible
aux hommes et injurieuse à Dieu. N'y a-t- il point de
danger que le Chrétien , accoutumé, comme parle Bossuet ,
accoutumé à transporter tous ses desirs au ciel , où il attend
unecitépermanentequi ne sera point bâtie de main d'hommes,
arrête avec complaisance ses pensées et ses desirs à un royaume
terrestre , où il possédera tout ensemble la présence de
l'Homme-Dieu , la plus parfaite justice , et l'abondance des
biens temporels dont sa piété sanctifiera l'usage. Plus heureux
mille fois qu'il n'eût été dans le paradis terrestre , en
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
conservant sa première innocence , aura-t-il le courage ou le
besoindedesirer encore ? Et prétend-on borner ses espérances ;
où n'est-ce rien que les retarder et les affoiblir ?
Ces premières considérations ne frapperont peut-être qu'un
petit nombre de Chrétiens zélés et fervens. Mais les invraisemblances
et les contradictions frappent tous les esprits : elless'offrent
en foule dans le système que nous combattons.
Après avoir représenté dans les premiers chapitres les
ravages qu'une philosophie à la fois voluptueuse et superbe
ne cesse de causer dans l'Eglise et dans la Société ; après nous
avoir montré la consolante perspective d'un peuple entier
adorant le Messie qu'il blasphème aujourd'hui , et se répandant
par tout l'Univers pour y porter avec la lumière de la
foi l'exemple de toutes les vertus , le P. Lambert ajoute que
les Juifs convertis seront tous rappelés dans leur ancienne patrie
, c'est-à-dire, dans la Palestine , où ils formeront comme
le fonds et la partie principale du royaume visible de Jésus-
Christ. « Les enfans d'Israël ne retourneront pas seulement à
>> la foi des patriarches ; ils rentreront en possession del'héritage
qu'ils occupoient au moment où ils en furent chassés
>>>par les Romains. La Palestine , en la renfermant même dans
>> ses plus étroites limites , suffiroit pour recevoir les Juifs
>> rassemblés de tous les lieux de la terre. Que sera-ce donc
>> si l'ony joint tout le pays que Dieu avoit promis à Abra-
>> ham et aux enfans de Jacob , et qui devoit s'étendre depuis
» l'Egypte jusqu'à l'Euphrate, et embrasser toute la côte
>> maritime que possédoient les Sidoniens , les Tyriens , les
>> Philistins , tout le pays des Moabites , des Iduméens , tout
» ce qu'avoit conquis David ... ? On verra donc le peuple
>>>juif sortir tout-à-coup de son assoupissement , entendre le
>> signal pour le retour , se former en nombreux pelotons ,
>> s'ébranler dans tous les lieux de la terre , se mettre en
১) marche de toutes parts pour revenir à Sion, vaincre tous
>> les obstacles qui pourroients'opposer à leur passage, rebâtir
>> les villes de la Judée , et sur-tout cette Jérusalem qu'ils ont
>> toujours si ardemment aimée ; repeupler leurs provinces ,
>> semultiplier sans mesure , jouir d'une protection miracu-
>> leuse , devenir par elle inattaquablesou invincibles ; posséder
>> avec la plus éminente piété tous les liens sensibles et natu-
>> rels dont elle sait faireun si bon usage. >>> :
Voilà demagnifiques promesses; etsansdoute on concevroit
que leur exécution, quoique très-éloignée des idées communes
, seroit néanmoins possible , si cette terre d'où les Juifs
ont été chassés par les Romains , devoit subsister à l'époque
où les Juifs seront rappelés. Mais quoi ! je lisplus loinque
OCTOBRE 1806. 165
l'avènement intermédiaire aura lieu avant le rappel des Juifs ;
que l'embrasement du monde par un feu vengeur qui consumera
tous les ouvrages de l'art et de la nature , doit concourir
avec cetavènement intermédiaire; qu'alors la terre sera brûlée
avectout ce qu'elle contient; dans cette conflagration universelle,
je me demande , non pas si Dieu pourra sauver ses
élus , ce qui n'est pas douteux , mais s'il restera quelque trace
delaPalestine etde tous ces pays conquis par David,ensorte
que les Juifs puissent rebâtir leur Jérusalem terrestre , depuis
là tour d'Ananaël jusqu'à la porte de l'Angle , porter le
cordeau encore plus loin jusqu'à la colline de Gareb , et le
faire tourner autour de Goath et de toute la vallée des Corps
morts etdes Cendres.
N'importe: les enfans d'Israël doiventrevenir dans laJudée ;
cette terre qui étoit inculte deviendra comme unjardin de
délices , et les villes qui étoient désertes , abandonnées et
ruinées seront habitées etfortifiées. Mais si cette prédiction du
prophète Ezechiel doit être entendue dans le sens littéral,
comment le P. Lambert expliquera-t-il ce qu'il fait dire au
même prophète de ces ennemis furieux , rassemblés des
quatre coins du monde , qui viendront , après les mille ans
accomplis , attaquer Israël dans un pays sans défense et sans
murailles, dans des villes sans murailles , où il n'y a ni barrières
ni portes. La contradiction n'est-elle pas ici trop
visible , ou faut-il admettre que des villes où il n'y a ni
murailles , ni barrières , niportteess,, sont cependant des villes
fortifiées , à la lettre ? ou bien encore les fortifications élevées
par les Juifs autour de leurs villes renaissantes , finiront-elles
par s'écrouler d'elles-mêmes vers la fin du règne de mille ans,
pour donner lieu aux insultes deGog et de Magog ? Dans le
sens figuré , toutes les prophéties reçoivent leur explication
plus ou moins satisfaisante; mais quand on veut se tenir au
sens littéral , la lettre tue.
Ce n'est pas que l'auteur n'ait plus d'une fois senti la nécessité
de recourir , comme l'ont fait Bossuet , Duguet et Sacy ,
au sens spirituel et figuré , pour expliquer, et sur-tout pour
concilier les paroles des prophètes. Mais ceci même se tourne
enobjection contre lui. On se demande par quels principes si
sûrs , inconnus à tant de savans interprètes , il a su déméler,
mieux que tous ensemble , les points précis où il devoit abandonner
la lettre , ceux où il devoit voit la suivre. Un exemple nous
fera mieux entendre. Suivant le P. Lambert , les prophètes
ont annoncé en termes exprès que les enfans de Madian, de
Saba , d'Epha , de Cédar et de Nabaïoth , c'est-à-dire les
descendans d'Ismaël et de Céthura , qui sont les Musulmans
3
166 MERCURE DE FRANCE ,
:
d'aujourd'hui , feront un jour la conquête des enfans d'Israël ;
qu'ils viendront se joindre à eux ; qu'ils imiteront leur foi ;
qu'ils offriront avec eux et par eux des hosties spirituelles au
Seigneur ; et voici ces termes exprès qui prédisent un événement
si mémorable. « Alors , ô Jérusalem , vous serez dans la
>> joie et dans l'éclat. Tout ce qu'il y a de grand dans les
>> nations viendra se donner à vous. Vous serez inondée par
>> une foule de chameaux , par les dromadaires de Madian et
>> d'Epha. Tous viendront de Saba vous apporter de l'or'et
>> de l'encens , et publier les louanges du Seigneur : on ras-
>> semblera pour vous les troupeaux de Cédar. Les béliers de
>> Nabaïoth seront employés pour votre service. On me les
>> offrira sur mon autel , comme des hosties agréables , et je
>> remplirai de gloire la maison de ma majesté. » Il n'y avoit
pas moyen cette fois de s'arrêter au premier sens que présente
Ja lettre. Il auroit fallu faire couler de nouveau le sang des
béliers et des boucs sur ces mêmes autels qu'arrose depuis
dix-huit cents ans le sang même d'un Dieu ; et comme le dit
si bien M. Duguet , le sens figuré est ici le sens littéral. Mais ,
alors , que le P. Lambert nous fasse donc voir clairement
pourquoi Jérusalem ne seroit pas la figure de l'Eglise dans une
prophétie , où les troupeaux de Cédar et les béliers de
Nabaïoth , sont la figure des Musulmans devenus enfans de
l'Eglise.
Un autre exemple prouvera jusqu'à quel point le savant
auteur , tout en se défendant d'adopter les sens trop charnels
et trop judaïques qu'on voudroit donner à l'Ecriture , est
épris du sens littéral. Tout le monde connoît ce beau passage
d'Isaïe, où nous avions accoutumé de voir , sous des images
aussi simples que frappantes , la douce influence de la doctrine
évangélique sur les caractères les plus fougueux , et sur les
peuples les plus barbares. « Le loup habitera avec l'agneau (1 ) ;
->> le léopard se couchera avec le chameau ; le veau , le lion ,
>>> les brebis demeureront ensemble , et un petit enfant les
>> conduira ; le veau et l'ours paîtront ensemble ; leurs petits
>>>reposeront ensemble ; et le lion comme le boeuf se nour-
>> rira de paille. L'enfant qui sera encore à la mamelle se
» jouera sur le trou de l'aspic , et celui qui vient d'être sevré
>>>portera sa main dans le trou du basilic , etc. » Il paroissoit
d'autant plus naturel d'entendre cette prophétie dans un sens
figuré , qu'elle se trouve dans le XIº chapitre d'Isaïe , précédée
et suivie de versets qui ragardent incontestablement le pre-
(1) Voyez dans ce Journal un morceau de M. de Bonald sur les Juifs ,
numéro du 16 août 1806.
1
OCTOBRE 1806. 167
mier avènement de Jésus-Christ , et la prédication de l'Evangile
aux Gentils. Loin delà , le P. Lambert s'attache à réfuter
les interprêtes qui ont eu recours aux figures et aux allégories ,
et il soutient qu'il faut revenir au sens littéral , le seul qui
convienne à cette prophétie. Il me semble que la raison et le
coeur souffrent également d'une semblable interprétation ; et
que c'est bien le cas de répéter avec Saint-Paul : la lettre tue
et l'esprit vivifie .
Cette étonnante résolution de tout prendre à la lettre , toutes
les fois que le sens figuré auroit été moins favorable au système
, a dû quelquefois embarrasser extrêmement l'auteur.
Nous avons peine à concevoir , par exemple , comment il
s'est tiré d'un autre passage d'Isaïe , d'où il fait résulter pour
les Juifs convertis et rassemblés dans Jérusalem , la promesse
d'une très-longue vie. Observez que les habitans de Jérusalem ,
pendant le règne de mille ans , sont tous , ou des saints ressuscités
et immortels , ou des justes parfaits qui transmettent
de race en race à leurs enfans une justice et une sainteté consommée.
Or , voici ce que porte la Vulgate dans l'endroit
même dont le P. Lambert leur fait l'application : « Non erit
>> ibi ampliùs infans dierum , et senex qui non impleat dies
>> suos ; quoniam puer centum annorum morietur , et pec-
>> cator centum annorum maledictus erit. » Ces derniers mots
qui paroissoient très- obscurs à M. de Sacy , même avec le
secours du sens figuré , sont vraiment inexplicables dans le
systême des millénaires , où il ne doit pas exister un seul
pécheur , sur-tout parmi les enfans d'Israël , la portion la
plus favorisée du peuple des saints. Aussi , est- il arrivé , je
ne sais comment , que ces paroles du prophète , répétées dans
deux endroits différens , ont reçu deux interprétations différentes
( 1 ) . Quoi qu'il en soit , il restera toujours à expliquer
comment il peut être question de pécheur âgé de cent ans
peccator centum annorum , dans une Jérusalem peuplée de
saints et de justes , sur cette nouvelle terre où Jésus-Christ
enpersonne règne visiblement au milieu de ses apôtres et de
ses martyrs , et verse sur tous ses sujets les plus abondantes
bénédictions.
2
Nous prions le P. Lambert de revenir sur ce passage , qui
nous paroît fournir une objection très-considérable contre le
règne de mille ans , en détruisant un de ses plus beaux et de
ses plus essentiels attributs , cette sainteté universelle , cette
justice parfaite qui doit briller à jamais dans tous les citoyens
de la nouvelle Jérusalem. Nous croyons d'autant plus difficile
(1) Voyez les pages 308 du 1er vol. , et 138 du 2 .
,
4
168 MERCURE DE FRANCE ,
de résoudre victorieusement cette difficulté dans le système
du millénarisme , qu'ici le texte est clair , et la Vulgate parfaitement
d'accord avec l'hébreu , ainsi qu'il est aisé de s'en
assurer .
Ceci nous conduit à une observation générale , que nous
soumettons aux lumières du savant théologien , et qui terminera
cet examen de la seconde partie de son ouvrage.
Il applique sans cesse à Jésus- Christ un grand nombre des
prophéties de l'Ancien Testament, telles que les suivantes:
Le Seigneur va sortir du lieu où il réside ( Isaïe , chap. 26 ) ;
le Seigneur sortira et combattra contre les nations ( Zacharie
chap . 14 ) ; Jérusalem sera appelée le trône du Seigneur
( Jérémie , chap. 3 ) ; le Seigneur habitera dans Sion ( Joël ,
chap.4 ) , etc. Dans tous ces endroits le mot hébreu que les
Septante ont traduit par xupros , la Vulgate par Dominus ,
les traducteurs français par le Seigneur , est JEHOVAH , le
grand nom de Dieu , ce nom ineffable que Dieu lui-même ,
parlant à Moïse dans le buisson ardent , s'est donné comme
étant son nom par excellence , et le seul qui exprimât toute
la majesté de son étre. D'où il suit que la véritable traduction
des passages que nous venons de citer , et que le P. Lambert
invoque à l'appui de son système , est celle-ci : Jehovah habitera
dans Sion ; Jehovah sortira et combattra contre les
nations , etc. Maintenant je demande si l'écriture donne également
ce nom de Jehovah à chacune des trois personnes
divines , et particulièrement si elle désigne ainsi le Dieu fait
homme , le Messie. Ne paroît-il pas plutôt par plusieurs passages
de l'Ancien etdu nouveau Testament ( 1), qu'elle consacre
se nom redoutable au Dieu créateur de l'Univers , au Dieu
trois fois saint considéré dans l'unité de ses trois personnes ,
Ja Sainte-Trinité , en un mot; ou du moins , qu'elle le réserve
à Dieu le père , à qui elle a coutume d'attribuer les oeuvres
de la Toute-Puissance ? Nous ne citerons qu'un seul exemple
qui nous a paru être d'un grand poids. Les Chrétiens ne
peuvent pas douter que David n'eût en vue le Messie , lorsque
, contemplant de loin la gloire immense d'un fils qui
seroit enmême-temps son Dieu , il s'écrioit dans un transport
d'admiration et de joie : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur :
>> Asseyez-vous à ma droite , jusqu'à ce que j'aie mis tous vos
> ennemis sous vos pieds. » Il est évident que l'Ecriture à
voulu parlerde deux Seigneurs , et que le second est Jésus-
Christ,
(1) Voyez, entr'autres , le second pseaume qui est certainement applicable
à Jésus-Christ , et le 1 chap, de l'Apocalypse , versets 4 ct 5.
ОСТОВКЕ 1806. 169
Le premier est donc Dieu le père , ou la Sainte-Trinité.
Et dans l'hébreu , nous retrouvons en effet la distinction
que les traductious grecque , latine et française ont faitdisparoître.
Letexte porte : JEHOVAH, dixit domino meo,JEHOVAH ,
dità mon Seigneur.
Nous ne nous arrêterons pas davantage sur cette observation,
faite peut-être ici pour la première fois. Si elle est
fondée , on voit assez qu'elle pouvoit fournir quelque lumière
pour l'interprétation des Ecritures , et qu'elle auroit dès à
présent la plus grande influence sur le système du P. Lambert.
Elle lui enleveroit tout-à-coup une foule de passages
dont il s'autorise pour établir le règne de mille ans , et un
second avénement de Jésus-Christ , différent de celui qui
doit terminer pour toujours la scène du monde , et nous
transporter dans l'éternité.
Mais, indépendammentdu plus ou moinsde justesse de cette
dernière réflexion , nous croyons que plus on approfondira
ladoctrine du millénarisme , même le plus épuré , plus on
se tiendra au sentiment de Bossuet , et plus on se convaincra
qu'un pareil système renferme d'insurmontables difficultés ,
et ne se nourrit souvent que de vaines imaginations.
Nous ne parlerons pas de quelques autres opinions qui ne
se lient pasàla doctrine du règne de mille ans , mais qui donneroient
lieu à des discussions trop sérieuses à la fois et trop
pénibles. Que l'Antéchrist , le plus terrible fléau de la colère
divine , doive être un des premiers pontifes de la religion de
Jésus-Christ; que la Babylone de l'Apocalypse ne soit pas
Rome conquérante et païenne, comme l'ont cru tous les
Pères, mais Rome chrétienne et apostate; que lagrande ville,
nommée Sodome et Egypte , dans ce livre tout rempli des
secrets de Dieu , soit évidemment Paris; toutes ces questions
nous paroissent tristement curieuses , et plus dangereuses
qu'utiles. Lemérite de proposer des conjectures plus ou moins
hardies , ne vaut pas le trouble que peuvent causer dans les
ames et dans l'Eglise de semblables controverses. Quand on
tremble, comme Bossuet , en mettant les mains sur l'avenir ,
on ne s'égare pas dans des questions qui sont au moins oiseuses,
etstériles pour le bien. Elles nous semblent sur-tout déplacées
, et conséquemment funestes , dans un temps où tant de
maux réels sollicitent à tout moment le courage et le zèle des
écrivains religieux; dans un temps où de faux sages , se jouant
insolemment de la morale autant que de la religion , attaquant
, renversant l'une et l'autre jusque dans leurs premiers
et plus intimes fondemens , disputent à l'homme sanature
àlasociété tous ses liens, a la conscience tous ses remords ,
,
170 MERCURE DE FRANCE ,
à Dieu son existence. Epouvanté de l'audace et des succès
d'une si coupable doctrine , nous avons encore ce surcroît de
douleur de voir les amis même de la Religion , ses derniers
défenseurs peut- être, ressusciter de vaines opinions de l'homme
au lieu de rappeler sans cesse la pure loi de Dieu ; faire fausse
route et se perdre dans des chimères, tandis qu'ils devroient
se rallier, réunir toutes leurs forces , et combattre de front
des ennemis puissans et habiles , qui épient toutes les occasions ,
tiennent registre de toutes les fautes , et profitent seuls de
toutes nos disputes L'auteur de l'ouvrage , que nous avons
tour-à-tour approuvé et combattu avec une égale franchise ,
est resté debout , mais pprreessque seul , au milieu de ruines qui
ne se réparent pas. Il lui appartient , plus qu'à tout autre , de
conserver pur et intact le dépôt des vérités saintes que nous
a transmises l'antiquité chrétienne , quod ubique , quod
semper. Toute doctrine , il le sait mieux que nous , toute
doctrine qui n'a pas cet auguste caractère , n'est point la
doctrine des Chrétiens .
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Au Rédacteur du Mercure de France .
3
Paris , 19 octobre 1806.
« Je trouve avec surprise , Monsieur , dans le dernier
» numéro du Mercure , des vers qui me sont attribués , et qui
>> sont peu dignes du public , et de l'ouvrage que vous rédi-
>> gez. C'est ainsi que dernièrement vous avez copié un alma-
>> nach littéraire dont l'éditeur, sans me prévenir, a réimprimé
>> des morceaux d'une traduction de l'Essai sur l'Homme ,
>> faite il y a plus de vingt ans. J'ai désavoué , à diverses
>> époques , dans plusieurs journaux , tous les fragmens poé-
>> tiques publiés dans majeunesse , et toujours fort mal impri-
>> més dans les recueils où ils sont ensevelis. Permettez que je
>>> renouvelle le même désaveu.
» Un imprimeur, en 1789 , commença une édition en
>> deux volumes de mes premiers essais. Quelques années de
>> plus me rendirent heureusement plus sévère. Je voulus que
>> l'édition fût anéantie , et je donnai deux cents louis à l'imOCTOBRE
1806. 171
>> primeur pour le payer de ses avances. J'ai donc bien acquis
>> le droit d'être oublié.
>> Si d'autres circonstances me permettoient de me livrer
>> encore à la poésie , je voudrois du moins choisir des sujets
>> dont l'importance pût dédommager les lecteurs de la foi-
>> blesse de mes talens.
>> Recevez , Monsieur , l'assurance de ma haute estime.
FONTANES.
-
H
Les débuts de Lafond dans la comédie continuent à
attirer la foule au Théâtre- Français . Mercredi , il a joué le
Misantrope , le rôle le plus difficile peut-être du théâtre , et
dans lequel Molé lui-même laissoit quelque chose à desirer.
Les applaudissemens que Lafond a reçus ne doivent être regardés
par lui que comme des encouragemens. Il ne paroît pas
avoir bien saisi le caractère d'Alceste , et la nuance délicate
qui sépare ce personnage des héros tragiques.
- La reprise de l'opéra comique intitulé le Roi et le
Fermier, a obtenu un succès éclatant. La musique charmante
de Montsigni a produit tout l'effet qu'elle ne peut manquer
de produire toutes les fois qu'elle sera bien exécutée. Ce grand
musicien , que Grétry seul , parmi les compositeurs français , a
quelquefois égalé , a été demandé à grands cris après la représentation.
Il n'a pas jugé à propos de paroître , et , suivant
nous , il a bien fait. Cet honneur est devenu trop souvent la
récompense d'une mauvaise pièce , d'une musique détestable ,
ou d'un mauvais acteur.
-On donne en même temps sur le Théâtre de l'Impératrice
undes chefs-d'oeuvre de la musique italienne. Si à
la première représentation la Frascatana n'a pas obtenu tout
le succès qu'elle mérite , la faute en est aux acteurs. Depuis ,
ils ont étudié ; et leurs efforts ont été heureux. On leur a fait
répéter l'admirable quatuor du second acte.Nous invitons ceux
qui pensent que la musique n'est qu'une mode laquelle varie
tous les dix ans , à aller voir la Frascatana et le Roi et le
Fermier. Nous donnons le même conseil aux compositeurs qui
croient que l'art s'est perfectionné depuis vingt ans , et qu'ils
seroient sifflés , s'ils faisoient aujourd'hui de la musique comme
en faisoient alors Monsigni et Paësiello .
- La classe de la langue et de la littérature françaises de
l'Institut , a élu , mercredi dernier, à la place vacante par la
mort de M. Target , M. le cardinal Maury, ci-devant l'un
des quartante de l'Académie Française.
Les arts viennent de perdre J. B. C. Jallier, l'un des
architectes des bâtimens civils du ministère de l'intérieur,
ancien pensionnaire de l'académie de France àRome. Ildevait
172 MERCURE DE FRANCE ,
bâtir l'hôtel de la caisse d'escompte en 1788, son projet ayant
eu la préférence , à la suite d'un concours public. Il est décédé
le 12du courant, âgé de soixante-neuf ans.
-Les écoles de droit de Toulouse et de Strasbourg , seront
ouvertes le 3 novembre. Tous les jeunes gens qui ont seize
ans accomplis , et qui se proposeroient de suivre les cours
d'une de ces écoles,doivent s'inscrire dans la première quinzainede
chaque trimestre, et représenter leur acte de naissance.
-La distribution des prix pour l'exposition des produits
de l'industrie française a eu lieu hier à 9 heures du matin ,
dans une des salles de l'administration des ponts et chaussées.
Elle a été faite par S. Ex. le ministre de l'intérieur , assisté
de M. Monge , président du sénat , et président du jury national
pour l'exposition, en présence de M. le conseiller d'Etat
préfet du département de la Seine , et du jury. Le rapporteur
duljury, M. Costaz aîné , a prononcé un discours dans lequel
il a annoncé que l'exposition de 1806 a prouvé un développement
et des progrès sensibles de l'industrie française , pendant
les quatre années qui se sont écoulées depuis l'exposition
de l'an ro; qu'un nombre de fabricans dix fois plus considérable
s'est présenté cette année au concours ; que cette
louable émulation s'est particulièrement montrée parmi les
manufacturiers des départemens , même les plus éloignés de
l'Empire. Le rapporteur a fait ensuite l'appel des fabricans
qui ont été jugés dignes d'une distinction particulière ; il a
rappelé d'abord ceux qui ayant été récompensés dans l'une
des précédentes expositions , et ayant paru à celle-ci , y ont
été jugés toujours dignes des honneurs qu'ils avoient mérités
par la constance de leurs efforts. Les récompenses décernéés
aux fabricans qui n'avoient point encore été couronnés dans
les expositions précédentes , ont été divisées en cinq classes;
1º les médailles d'or , au nombre de 26; 2° les médailles
d'argent de première classe , au nombre de 64 ; 3° les médailles
d'argent de deuxième classe , au nombre de 54 :
4º les mentions honorables ; 5º les citations. Les fabricans
proclamés qui se trouvoient à Paris ont été successivement
présentés à S. Ex. le ministre de l'intérieur par le président
du jury national .
-On écrit de Milan, que la troupe de comédiens français
sous la direction de mademoiselle Raucour , a commencé
ses représensations le 10 octobre , par la tragédie d'Iphigénie
enAulide , suivie des Fausses Infidélités.
-
La société libre des arts du Mans a proposé pour sujet
des deux prix de l'année prochaine , 1º. d'indiquer dans un
mémoire détaillé , quelles sont les meilleures tourbières du
OCTOBRE 1806. 173
département de la Sarthe , où la tourbe est abondante , où
la rareté du bois se fait de plus en plus sentir par sa cherté
successive. Le prix est une médaille d'or , ou 300 fr. , au
choix de celui dont le mémoire aura le mieux rempli les conditions
du prospectus ; 2°. l'éloge de M. Gaillard , aucien
membre de l'académie française , doyen de celle des inscriptions
, et correspondant de la société libre des arts du Mans.
Le prix sera une médaille d'or , ou 200 ff. ,, au choix de celui
dont l'ouvrage , en prose ou en vers , aura été jugé digne de
le remporter. Les éloges et mémoires seront adressés , francs
de port , avaut le 15 avril 1807 , à M. de Tournay , secrétaire-
général de la société.
-Sir Georges Staunton , fils de l'auteur célèbre de ce nom,
a établit alternativement son séjour à Canton et à Macao. Il a
traduit en chinois un ouvrage sur la vaccine , et depuis cette
époque , lavaccination est devenue presque générale à Canton.
Les Chinois ont vaincu à cet égard leurs préjugés contre
toute innovation qui vient de l'étranger. Ils ont rassemblé une
somme considérable , à l'effet de fonder un établissement qui
doit propager la vaccinedans les provinces voisines de Canton,
et avec le temps , dans le reste de ce vaste empire , où la petitevérole
eulève tous les ans un dixième de la population.
-La Gazette de la cour de Russie donne , dans les termes
suivans , sous la date de Pétersbourg , 23 septembre , l'itinéraire
du voyage autour du monde que viennent de terminer
les capitaines Krusenstern et Lisanski :
« Les vaisseaux le Nadeshda et la Newa , destinés à un
voyage autour du monde, partirent de Cronstadt , le 26 juillet
1803, sous les ordres du capitaine Krusenstern. Le chambellanResanow,
qui se trouvoit sur le premier de ces bâtimens ,
étoit chargéde réaliser les vues du gouvernement sous le rapport
du commerce. Ily avoit aussi à bord plusieurs savans ,
tant dans l'astronomie que dans l'histoire naturelle.
» Le 21 décembre , les deux vaisseaux arrivèrent au Brésil ,
près de l'île Sainte-Catherine ; ils remirent à la voile le 25 janvier
( 4 février ) , doublèrent le cap Horn , et atteignirent ,
au commencement de juin , l'île Owaiga , l'une des Sandwich.
De cet archipel , la Newa continua sa route sous les ordres
du capitaine Lissanski , avec la cargaison destinée pour nos
établissemens d'Amérique , et se dirigea vers l'île de Kadjak ,
où elle arriva au mois de juin. Le vaisseau le Nadeshda ,
conduit par le capitaine Krusenstern , entra , au commencement
de juillet , dans notre port de Saint-Pierre et Saint-
Paul. De la , ce dernier vaisseau se rendit sur les côtes du
Japon; et à son retour au Kamschatka , le 14 (26) juillet
174 MERCURE DE FRANCE ,
1705 , le chambellan de Resanovw passa à bord d'un bâtiment
particulier appartenant à la compagnie , et se rendit dans nos
établissemens d'Amérique, pour s'occuper des moyens d'améliorer
la civilisation de cette contrée.
>> Les vaisseaux le Nadeshda et la Newa, qui s'étoient réunis
le 20 novembre ( 2 décembre ) 1805 , arrivèrent le 27 du
même mois à Canton. Ils y échangèrent sans obstacles leurs
marchandises contre des marchandises chinoises ; et après
s'être vus traités de la manière la plus amicale par les Chinois,
ils levèrent l'ancre le 29 janvier ( 10 février ) , et passèrent
devant les îles de la Sonde. A leur retour , la Newa ne s'arrêta
point jusqu'à Portsmouth , et le Nadeshda jusqu'aux îles
Sainte-Hélène. Ces deux vaisseaux sont heureusement arrivés
à Cronstadt , le premier le 23 juillet , et le dernier le 7 août
(4 et 19 août). Ce qui honore particulièrement les commandans,
c'est que dans un voyage de trois ans , le Nadeshda n'a
pas perdu un seul homme de son équipage , et la Newa n'a
eu que deux morts. >>>
-Les obsèques de M. Barthez , archi-chancelier de l'université
de médecine de Montpellier , médecin consultant de
S. M. I. et R. , associé de l'Institut , membre de la Légion
d'Honneur, ont été célébrées , le 17 courant, en présence d'une
députation de l'Ecole de Médecine de Paris , des différens
corps académiques , auxquels avoit appartenu ce savant, et
du plus grand nombre de ceux des médecins de la capitale
qui avoient été ses élèves. M. Desgenettes , inspecteur-général
du service de santé militaire , a prononcé le discours suivant
sur le lieu même de la sépulture :
<< Messieurs , nous venons déposer dans son dernier asyle un
savant distingué , un érudit profond , et l'un des plus grands
médecins du siècle qui vient de s'écouler.
>> Paul-Joseph de Barthez annonça, dès l'enfance , sa pénétration
, son goût pour l'étude et la facilité de retenir fortement
, et de disposer avec ordre ce qu'il avoit appris.
>> Destiné de bonne heure à l'étude de la médecine, il en prit
les premières leçons dans l'Ecole de Montpellier , qui , peu
d'années après , devoit le compter parmi ses plus illustres
professeurs.
>> L'intervalle du temps qui s'écoula entre son doctorat et
sa nomination à une chaire de professeur , fut employé par
lui à suivre et à recueillir des observations , tant dans la Normandie
, alors aux ordres de M. le maréchal d'Estrées , qu'à
l'armée d'Allemagne , vers 1757 .
» Ce fut dans les hôpitaux militaires qu'il commença à
pratiquer notre art. Il se forma sur ce grand théâtre de mi-
1
OCTOBRE 1806. 175
sereshumaines , à l'habitude de voir , de comparer , de juger ,
d'arriver enfin à ces grand résultats qui ne peuvent avoir
d'autres bases dans la médecine-pratique , que l'observation
cent et cent fois répétée. Barthez poussoit déjà jusqu'à l'austérité
l'exactitude dans tous ses devoirs. Assidu , les jours entiers
, dans les hôpitaux et aux lits des soldats , il contracta
souvent les maladies dont il s'efforçoit de les guérir , et il
manqua plusieurs fois d'en être la victime. Tel est le témoignage
éclatant que j'ai eutendu rendre de ses services par
MM. Poissonier , tous deux premiers médecins des armées ,
et qui s'honoroient dans leur vieillesse d'avoir en quelque
sorte ouvert à Barthez la carrière de la célébrité. Cette assiduité
, ce caractère décidé qui ne permettoit jamais à Barthez
de montrer de l'hésitation dans les circonstances les plus
embarrassantes ; cette trempe d'ame vigoureuse dont il étoit
doué , et qui plaît tant aux hommes de guerre , avoient subjugué
leur confiance.
>> Dans les séjours momentanés que Barthez fit à Paris
( et il affectionnoit singulièrement cette capitale ) , il consacroit
tout son temps à l'étude la plus opiniâtre. Sans cesse
dans les bibliothèques publiques et particulières , il dévoroit
les livres , et commençoit à accumuler ses trésors d'érudition
variée et profonde, qu'aucun homme de notre temps n'a depuis
égalée (1) . La connoissance des langues savantes , anciennes et
modernes, fut un des moyens qui lui facilitèrent l'acquisition
de tant de lumières ; mais il dut sa prééminence sur les
autres érudits , à la dialectique à la fois subtile et robuste
qu'il porta dans l'examen et la discussion des auteurs les plus
célèbres , comme les plus obscurs , qu'il jugea tour-à-tour ,
après les avoir cités au tribunal d'une raison supérieure.
>> - Barthez devint professeur dans l'Ecole de Montpellier ; il
faut donc maintenant le considérer sous le double rapport de
l'instruction qu'il a propagée par ses leçons et par ses écrits.
>> A une époque où Lamure , Leroy'et Venety répandoient
le plus grand éclat , en venant s'asseoir à côté d'eux , il se
créa une réputation qui brillant par des talens différens et plus
variés , ne fut cependant pas rivale de la leur.
» Il enseigna successivement toutes les branches de la
médecine , et il entraîna trente ans la foule des auditeurs par
la méthode sévère qui régnoit dans l'exposition de ses doctrines
, par sa vaste érudition , par l'abondance et l'éclat de son
élocution. Ce que ses anciens disciples peuvent seuls assurer ,
( 1 ) M. de Barthez avoit lui-même formé une riche collection de livres ,
qu'il a léguée dans son testament à l'Ecole de Médecine de Montpellier.
176 MERCURE DE FRANCE ,
c'est qu'il répandoit sur ses leçons une clarté que l'on ne
retrouve pas toujours dans ses écrits ; ce que l'on doit princi
palement attribuer aux ménagemens dont il crut devoir user
par respect pour les idées dominantes , et pour assurer sa
tranquillité.
>>Barthez prononça à l'ouverture des écoles , en 1772 , un
discours de principio vitali hominis , qui fut suivi de son
Nova Doctrina, opuscules dans lesquels il préluda à ses
célèbres Elémens de la Science de l'Homme, ouvrage apprécié
depuis long-temps.
>> Barthez fut appelé à Paris quelques années après pour
occuper la place éminente de premier médecin de M. le duc
d'Orléans ( nous parlons de l'avant-dernier premier prince du
sang de ce nom. ) Il n'appartenoit plus au dernier duc quand
vint à éclater la révolution. Barthez la jugea bien dès son
début ; il s'éloigna de Paris , et vint sous le beau ciel du
Languedoc chercher l'obscurité et la paix. Dépouillé d'une
fortune laborieusement acquise , privé des honneurs et du
rang qu'il avoit obtenus par ses talens , il ne déguisa à ses
concitoyens'ni ses opinions ni ses mécontentemens ; mais il protesta
en même temps de sa résignation à la volonté générale ,
etde son éloignement pour les affaires et les places publiques;
ilput, à ces conditions , vivre tranquille.
>> Deux circonstances le tirèrent de sa retraite et le firent
appeler de Narbonne , sa patrie , au quartier-général de l'armée
des Pyrénées-Orientales. La première fois il arrêta par ses
conseils les ravages de la contagion développée par l'entassement
des malades dans les hôpitaux militaires de Perpignan ;
et la seconde fois appelé pour Dugommiergravement malade,
il prolongea les jours de ce grand capitaine.
>> Ces services éminens couvrirent Barthez d'une sorte d'égide,
et aux temps les plus malheureux de nos dissentions
intestines , il eut assez de loisirs et de calme pour rassembler
les matériaux de son Traité des Maladies goutteuses , de sa
Mécanique des Animaux , et pour préparer une nouvelle
édition de son ouvrage chéri, ses Nouveaux Elémens de la
Science de l'Homme , qu'il a depuis publiés , et où , la vérité
nous oblige de l'avouer, les partisans les plus zélésde sa gloire
ont trouvé avec peine quelques théories opposées aux plus
belles découvertes de nos jours.
>>Des affections mélancoliques , compagnes peut-être inséparables
des savans qui ont vieilli dans le cabinet , exigèrent ,
ily a environ dix-huit mois, une grande diversion , un changement
total et subit dans les habitudes de Barthez. Il résolut
de venirdans la capitaleydissiper ses chagrins, et chercher un
soulagement
OCTOBRE 1806.
5.
DEP
soulagement aux maux physiques qui s'accumuloient sur
depuis quelque temps avec rapidité. Il étoit mu sur-tout par
lebesoindecontempler celui qu'il appeloit sans cesse le Reparateur
de tous les maux de son pays.
>> Que ceux qui ont admiré , qui ont aimé Barthez , se
retracent les derniers jours de sa vie , et ilsy trouveront sans
doute des motifsde consolation. Avant de terminer sa carrière ,
il vit récréer la monarchiedans laquelle , suivant Montesquieu
qu'il citoit souvent , les peuples viennent se reposer de leurs
longues agitations.
>>L'auguste souverain de la France aggrandie et bientôt
sans rivaux , combloit Barthez des témoignages de sa munifi
cence, de son estime et de sa confiance. Conservant au milieu
des infirmités l'étendue de sa mémoire, la rectitude de son
jugement, toute la force de sa tête et sa philosophie , il a su
repousser les vaines terreurs de la mort. Tranquille sur l'avenir,
il a vu ses écrits consacrés par l'admiration publique ; et
l'envie, qui n'avoit point épargné sa renommée, réduite au
silence, s'est vu forcée d'honorer sa mémoire.
>> Dieux ! à combien de regrets l'Ecole de Montpellier estelledonc
destinée? ... Tandis que nous rendons ici , Messieurs ,
aux restes de Barthez ces honneurs funèbres , Fouquet a dû
cesser de vivre , et une semblable cérémonie réunit peut-être
autour de ses mânes ses concitoyens éplorés ! ...
MODES du 20 octobre:
Unfroidsubita fait recourir aux costumes d'hiver ; cependant nombre
de femmes tiennent encore au blane , sur tout aux capotes de perkale , qui
seportent avec des douillettes , même avec des redingotes de drap. Les
douillettes , presque toutes froncées dans le dos , ont un collet chiffonsé
et des manches à l'espagnole. Quelques robes qui tiennent beaucoup des
douillettes , montent jusqu'au col , se ferment sur la gorge , et ont des
pattes au bas de la taille. On a supprimé les pelerines à quelques redingotes
; à d'autres , la péterine se trouve plus ample et descend plus bas
que l'année dernière. Une petite toucle d'or , pour serrer la ceinture
d'une redingote, tire ce vêtementde la classe commune. Toutes les redin
gotes sont de couleurs foncées .
Lesmodistes n'ont encore fait que très-peu de chapeaux de velours ;
mais elles ont drapé avec du velours beaucoup de chapeaux , et rayé en
velours nombre de capotes. Il en est des chapeaux de velours plein ,
commedes redingotes; les demi-élégantes se sont empressées de les adopter,
tandis que les femmes riches semblent ne quitter qu'a regret les
Costumes d'automne.
M
E
178 MERCURE DE FRANCE ;
NOUVELLES POLITIQUES.
Wirtemberg , 14 octobre.
Il est passé depuis ce matin cinq courriers pour Berlin ;
malgré le sileuce des officiers prussiens , les nouvelles de l'armée
transpirent, et nous savons qu'elles sont désastreuses pour
eux. La mort du prince Louis de Prusse a fait une sensation
d'autant plus grande , qu'indépendamment de sa naissance , il
étoit respecté et chéri du soldat comme le plus brave officier
de l'armée . Il n'avoit pas encore 34 ans ; son éducation avoit
été dirigée , pendant quelque temps , par l'abbé Raynal .
P. S. Nous apprenons que les Français sont entrés à Leipsic'k;
nous devons nous attendre àles voir arriver ici demain.
De Mont-de-Marsan , le 13 octobre.
Un courrier de Madrid , qui est passé hier dans cette ville ,
adémenti la nouvelle de la déclaration de guerre de la cour
d'Espagne contre le Portugal , qui avoit été annoncée à une
maisonde commerce de Bayonne. Le même courrier a confirmé
la sortie de l'escadre de lord Saint-Vincent du port de
Lisbonne , et a ajouté que la neutralité du Portugal a été
reconnue et consentie par toutes les puissances belligérantes...
De Mayence , 18 octobre.
Aujourd'hui , vers midi , le préfet du département a reçu
la lettre suivante de S. Ex. le maréchal d'Empire Kellermann :
« Un courier , arrivé ce matin du quartier-général , apporte
la nouvelle que , le 14 , les Français ont livré bataille aux
Prussiens ; que leur roi commandoit en personne. Le résultat
de l'affaire a été la prise de plus de 25 mille hommes et 100
canons ; presque tous les généraux ennemis ont été blessés.
L'armée prussienne se retire , ou plutôt fuit en désordre. >>>
Signé , le maréchal d'empire KELLERMAN,
Aussitôt le bruit du canon et des cloches a solennellement
annoncé cette victoire . La bataille s'est livrée dans les environs
de Jena . L'Empereur, toujours habile à profiter des succès
et a en recueillir les fruits , a poursuivi l'ennemi en personne.
La journée du 15 a été remplie par de nouveaux combats
et de nouveaux succès. Au départ du courrier , les Francais
s'étoient portés de Jena à Weimar , d'où la reine de
Prusse ne s'est échappée qu'avec peine , notre cavalerie ayant
pénétré dans cette ville peude temps après sa fuite; et comme
OCTOBRE 1806.
179
la route qu'elle a prise est couverte de nos troupes , il est
possible qu'elle finisse , comme on l'avoit d'abord dit , par
tomber entre les mains des vainqueurs. On varie sur le sort
du duc de Brunswick et du général Ruchel , que les uns
disent seulement blessés , tandis que d'autres relations assurent
qu'ils sont , l'un et l'autre , morts de leurs blessures. On
compte parmi les blessés le prince Henri de Prusse ( que l'on
dit frère du roi , et qui n'est que son cousin, à moins qu'il n'y
ait erreur de nom ) ; et l'on ajoute qu'il se trouve parmi les
prisonniers six généraux et un très-grand nombre de colonels .
Notre perte , comparativement à celle de l'ennemi , est trèsfoible
; le nombre des blessés ne s'élève pas tout-à-fait à 5000.
Parmi les généraux , nous n'avons à regretter que le seul général
de brigade Debilly ; officier distingué. Toute l'armée a
fait des prodiges de valeur et d'habileté ; on cite particulièrement
les corps des maréchaux Soult , Lannes , Ney , et celui
dumaréchal Davoust qui a soutenu un combat glorieux contre
le centre des Prussiens, aux ordres du maréchal Mollendorff.
La cavalerie française , à la tête de laquelle on remarquoit le
duc deBerg , qui étoit par-tout , et qui a semblé se multiplier
pendant ces deux journées mémorables ; la cavalerie française
s'est couverte de gloire: elle a fait mettre bas les armes à plusieurs
bataillons carrés , qu'avoit formé l'infanterie prussienne.
On dit que le roi de Prusse et le maréchal Mollendorff se
retirent , avec environ60,000 fuyards , vers Magdebourg , dans
l'espoir de rallier ces débris sous le canon de cette place. On
porte à 28,000 le nombre des prisonniers faits pendant la
seconde journée , et quant à l'artilerie , on a enlevé à l'ennemi
presque toute celle qui avoit échappé le 14.
PARIS , vendredi 24 octobre.
PREMIER BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Bamberg, le 8 octobre 1806.
La paix avec la Russie conclue et signée le 20 juillet, des
négociations avec l'Angleterre , entamées et presque conduites
'à leur maturité , avoient porté l'alarme à Berlin. Les bruits
vagues qui se multiplièrent , et la conscience des torts de ce
cabinet envers toutes les puissances qu'il avoit successivement
trahies , le portèrent à ajouter croyance aux bruits répandus
qu'un des articles secrets du traité conclu avec la Russie, donnoit
la Pologne au prince Constantin , avec le titre de roi ; la
Silésie à l'Autriche, en échange de la portion autrichienne de
M2
180 MERCURE DE FRANCE ,
la Pologne; et le Hanovre à l'Angleterre. Il se persuada enfin
que ces trois puissances étoient d'accord avec la France , et
que de cet accord résultoit un danger imminent pour la
Prusse.
Les torts de la Prusse envers la France remontoient à des
époques fort éloignées. La première elle avoit armé pour
profiter de nos dissentions intestines. On la vit ensuite courir
aux armes au moment de l'invasion du duc d'Yorck en
Hollande; et lors des événemens de la dernière guerre , quoiqu'elle
n'eûtaucun motifde mécontentement contre la France ,
elle arma de nouveau , et signa , le 1 octobre 1805 , ce fameux
traité de Postdam , qui fut , un mois après , remplacé par le
traité de Vienne. Elle avoit des torts envers la Russie , qui ne
peut oublier l'inexécution du traité de Postdam , et la conclusion
subséquente du traité de Vienne. Ses torts envers
l'empereur d'Allemagne et le corps germanique , plus nombreux
et plus anciens, ont été connus de tous les temps. Elle
se tint toujours en opposition avec la diète. Quand le corps
germanique étoit en guerre, elle étoit en paix avec ses ennemis.
Jamais ses traités avec l'Autriche ne recevoient d'exécution
, et sa constante étude étoit d'exciter les puissances au
combat , afin de pouvoir , au moment de la paix , venir
recueillir les fruits de son adresse et de leurs succès.
Ceux qui supposeroient que tant de versatilité tient à un
défaut de moralité de la part du prince , seroient dans une
grande erreur. Depuis quinze ans la cour de Berlin est une
arène où les partis se combattent et triomphent tour-a-tour ;
l'un veut la guerre , et l'autre veut la paix. Le moindre événement
politique, le plus léger incident donne l'avantage à
l'un ou à l'autre; et le roi, au milieu de ce mouvement des
passions opposées , au sein de ce dédale d'intrigues , flotte
incertain , sans cesser un moment d'être honnête homme.
Le 11 août , un courrier de M. le marquis de Lucchesini
arriva à Berlin , et y porta, dans les termes les plus positifs ,
l'assurance de ces prétendues dispositions par lesquelles la
France et la Russie seroient convenues par le traité du 20 juillet
, de rétablir le royaume de Pologne , et d'enlever la Silésie
à la Prusse. Les partisans de la guerre s'enflammèrent aussitôt;
ils firent violence anx sentimens personnels du roi ; 40 courriers
partirent dans une seule nuit , et l'on courut aux armes.
La nouvelle de cette explosion soudaine parvint à Paris le 20
du même mois. On plaignit un allié si cruellement abusé ; on
lui donna sur-le-champ des explications , des assurances pré-
Cises ; et comme une erreur manifeste étoit le send motif de
ces armemens imprévus, on espéra que les réflexións calmé
roient une effervescence aussi peu motivée.
OCTOBRE 1806 . IĞI
Cependant le traité signé à Paris , ne fut pas ratifié à Saint-
Pétersbourg , et des renseignemens de toute espèce ne tardèrent
pas à faire connoître à la Prusse , que M. le marquis de
Lucchesini avoit puisé ses renseignemens dans les réunions
les plus suspectes de la capitale , et parmi les hommes d'intrigue
qui composoient sa société habituelle. En conséquence , il
fut rappelé ; on annonça pour lui succéder M. le baron
de Knobelsdorff , homme d'un caractère plein de droiture
et de franchise , et d'une moralité parfaite. Cet envoyé
extraordinaire arriva bientôt à Paris , porteur d'une lettre
du roi de Prusse , datée du 23 août. Cette lettre étoit remplie
d'expressions obligeantes et de déclarations pacifiques ,
et l'EMPEREUR y répondit d'une manière franche et rassurante.
Le lendemain du jour où partit le courrier porteur de cette
réponse , on apprit que des chansons outrageantes pour la
France avoient été chantées sur le théâtre de Berlin ; qu'aussitôt
après le départ de M.de Knobelsdorff les armemens avoient
redoublé , et que quoique les hommes demeurés de sang
froid eussent rougi de ces fausses alarmes , le parti de la guerre
soufflant la discorde de tous côtés , avoit si bien exalté toutes
les têtes, que le roi se trouvoit dans l'impuissance de résister
au torrent.
On commença dès-lors à comprendre à Paris que le parti
de la paix ayant lui- même été alarmé par des assurances mensongères
et des apparences trompeuses , avoit perdu tous ses
avantages , tandis que le parti de la guerre mettant à profit
l'erreur dans laquelle ses adversaires s'étoient laissé entraîner ,
avoit ajouté provocation à provocation , et accumulé insulte
sur insulte , et que les choses étoient arrivées à un tel point,
qu'on ne pourroit sortir de cette situation que par la guerre.
L'EMPEREUR vit alors que telle étoit la force des circonstances,
qu'il ne pouvoit éviter de prendre les armes contre son allié.
Il ordonna des préparatifs. Tout marchoit à Berlin avec une
grande rapidité ; les troupes prussiennes entrèrent en Saxe ,
arrivèrent sur les frontières de la confédération, et insultèrent
les avant-postes.
Le 24 septembre , la garde impériale partit de Paris pour
Bamberg, où elle est arrivée le 6 octobre. Les ordres furent
expédiés pour l'armée , et tout se mit en mouvement.
Ce fut le 25 septembre que l'EMPEREUR quitta Paris; le 28
il étoit à Mayence , le z octobre à Wurtzbourg , et le 6 à
Bamberg. Le même jour, deux coups de carabine furent tirés
par les hussards prussiens sur un officier de l'état-major français.
Les deux armées pouvoient se considérer comme en
présence. t
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
Le 7 , S. M. l'EMPEREUR reçut un courrier de Mayence ,
dépêché par le prince de Bénévent , qui étoit porteur de deux
dépêches importantes : l'une étoit une lettre du roi de Prusse ,
d'une vingtaine de pages , qui n'étoit réellement qu'un mauvais
pamflet contre la France , dans le genre de ceux que le
cabinet anglais fait faire par ses écrivains à 500 liv. st . par an.
L'EMPEREUR n'en acheva point la lecture , et dit aux personnes
qui l'entouroient : « Je plains mon frère le roi de Prusse ; il
>> n'entend pas le français , il n'a pas sûrement lu cette rap-
> sodie. >> A cette lettre étoit jointe la célèbre note de M. Knobelsdorff.
« Maréchal , dit l'Empereur au maréchal Berthier ,
>> on nous donne un rendez-vous d'honneur pour le 8 ; jamais
>> un Français n'y a manqué ; mais comme on dit qu'il y a
>> une belle reine qui veut être témoin des combats , soyons
>> courtois , et marchons , sans nous coucher , pour la Saxe. »
L'EMPEREUR avoit raison de parler ainsi ; car la reine de Prusse
està l'armée , habillée en amazone , portant l'uniforme de son
régiment de dragons , écrivant vingt lettres par jour pour
exciter de toute part l'incendie. Il semble voir Armide dans
son égarement , mettant le feu à son propre palais. Après elle
le prince Louis de Prusse , jeune prince plein de bravoure et
de courage , excité par le parti , croit trouver une grande renommée
dans les vicissitudes de la guerre . A l'exemple de ces
deux grands personnages , toute la cour crie à la guerre ; mais
quand la guerre se sera présentée avec toutes ses horreurs , tout
le monde s'excusera d'avoir été coupable , et d'avoir attiré la
foudre sur les provinces paisibles du Nord. Alors, par une suite
naturelle des inconséquences des gens de cour , on verra les
auteurs de la guerre , non-seulement la trouver insensée , s'excuser
de l'avoir provoquée , et dire qu'ils la vouloient , mais
dans un autre temps ; mais même en faire retomber le blâme
sur le roi , honnête homme , qu'ils ont rendu la dupe de leurs
intrigues et de leurs artifices .
1
Voici la disposition de l'armée française :
L'armée doit se mettre en marche par trois débouchés. La
droite, composée des corps des maréchaux Soult et Ney, et
d'une division des Bavarois , part d'Amberg et de Nuremberg,
se réunit à Bayreuth , et doit se porter sur Hoff, où elle
arrivera le 9. Le centre, composé de la réserve du grand-duc
de Berg , du corps du maréchal prince de Ponte-Corvo et du
maréchal Davoust, de la garde impériale , débouche par
Bamberg sur Cronach , arrivera le 8 à Saalbourg , et de là se
portera par Saalbourg et Schleitz sur Gera. La gauche, composée
des corps des maréchaux Lannes et Augereau , doit se
porter de Schwenfurth sur Cobourg , Graffental et Saalfeld.
OCTOBRE 1806 183
If BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Auma, le 12 octobre 1806.
L'EMPEREUR est parti de Bamberg le 8 octobre , à trois
heures du matin , et est arrivé à neufheures à Cronach . S. M.
a traversé la forêt de la Franconie à la pointe du jour du 9 ,
pour se rendre à Ebersdorf, et de là elle s'est portée sur
Schleitz , où elle a assisté au premier combat de la campagne.
Elle est revenue coucher à Ebersdorff, en est repartie le 10
pour Schleitz , et est arrivée le 1 à Auma , où elle a couché,
après avoir passé la journée à Gera. Le quartier-général part
dans l'instant même pour Gera. Tous les ordres de l'EMPEREUR
ont été parfaitement exécutés.
Le maréchal Soult se portoit le 7 à Bayreuth , se présentoit
le gà Hoff, a enlevé tous les magasins de l'ennemi , lui a
fait plusieurs prisonniers , et s'est porté sur Plauen le 10. Le
maréchal Ney a suivi son mouvement à une demi-journée de
distance. Le 8 , le grand-duc de Berg a débouché avec la
cavalerie légère , de Cronach , et s'est porté devant Saalbourg ,
ayant avec lui le 25º régiment d'infanterie légère. Un régiment
prussien voulut défendre le passage de la Saale ; après une
canonnade d'une demi-heure , menacé d'être tourné , il a
abandonné sa position et la Saale. Le 9, le grand-duc de Berg
se porta sur Schleitz ; un général prussien y étoit avec 10,000
hommes. L'EMPEREURy arriva à midi , et chargea le maréchal
prince de Ponte-Corvo d'attaquer et d'enlever le village ,
voulant l'avoir avant la fin du jour. Le maréchal fit ses dispositions
, se mit à la tête de ses colonnes ; le village fut enlevé et
l'ennemi poursuivi. Sans la nuit, la plus grande partie de
cette division eût été prise. Le général Watier, avec le 4º régiment
de hussards , et le 5º régiment de chasseurs , fit une belle
charge de cavalerie contre trois régimens prussiens : quatre
compagnies du 27° d'infanterie légère se trouvant en plaine,
furent chargées par les hussards prussiens ; mais ceux-ci
virent comme l'infanterie française reçoit la cavalerie prussienne.
Deux cents cavaliers prussiens restèrent sur le champ
de bataille. Le général Maisons commandoit l'infanterie
légère. Un colonel ennemi fut tué , deux pièces de canon
prises , 500 hommes furent faits prisonniers , et 400 tués.
Notre perte a été de peu d'hommes ; l'infanterie prussienne
a jeté ses armes , et a fui épouvantée devant les baïonnettes
françaises. Le grand-duc de Berg étoit au milieu des charges ,
le sabre à la main.
Le 10 , le prince de Ponte-Corvo a porté son quartier
184 MERCURE DE FRANCE ,
général à Auma; leu, le grand - duc de Berg est arrivé à
Ger . Le général de brigade Lasalle , de la cavalerie de réserve,
a culbaté l'escorte des bagages ennemis : 500 caissons et voitures
de bagages ont été pris par les hussards français. Notre
cavalerie légère est couverte d'or. Les équipages de pont et
plusieurs objets importans font partie du convoi ,
La gauche a eu des succès égaux. Le maréchal Lannes est
entré à Cobourg le 8 , et se portoit le 9 sur Graffenthal. Il a
atta qué le to , à Saalfeldt , l'avant-garde du prince Hohenlohe,
qui étoit commandée par le prince Louis de Prusse , un des
Champions de la guerre. La canonnade n'a duré que deux
heures ; la moitié de la division du général Suchet a seule
donné. La cavalerie prussienne a été culbutée par les 9º et
10º régimens d'hussards. L'infanterie prussienne n'a pu conserver
aucun ordre de retraite; partie a été culbutée dans un
marais , partie dispersée dans les bois. On a fait 1000 prisonniers
, 600 hommes sont restés sur le champ de bataille,
50 pièces de canon sont tombées au pouvoir de l'armée.
Voyant ainsi la déroute de ses gens, le prince Louis de
Prusse , en brave et loyal soldat, se prit corps à corps avec un
maréchal-des -logis du 10º régiment de hussards. Rendezvous
, colonel , lui dit le hussard , ou vous êtes mort. Le
prince lui répondit par un coup de sabre; le maréchal-deslogis
riposta par un coup de pointe , et le prince tomba mort.
Si les derniers instans de sa vie ont été ceux d'un mauvais
citoyen , sa mort est glorieuse et digne de regrets. Il est mort
comme doit desirer de mourir tout bon soldat. Deux de ses
aides-de-camp ont été tués à ses côtés. On a trouvé sur lui
des lettres de Berlin qui font voir que le projet de l'ennemi
étoit d'attaquer incontinent , et que le parti de la guerre , à la
tête duquel étoient le jeune prince et la reine , craignoit
toujours que les intentions pacifiques du roi, et l'amour
qu'il porte à ses sujets ne lui fissent adopter des tempéramens
et ne déjouassent leurs cruelles espérances. On peut dire que
Les premiers coups de la guerre ont tué un de ses auteurs.
Dresde ni Berlinne sont couverts par aucun corps d'armées
Tournée par sa gauche , prise en flagrant délit au moment où
elle se livroit aux combinaisons les plus hasardées , l'armée
prussienne se trouve , dès le début , dans une position assez
critique. Elle occupe Eisenach , Gotha , Erfurt , Weimar.
Le 12 , l'armée française occupe Saalfeld et Gera , et marche
sur Naumbourg et Jena. Des coureurs de l'armée française
inondent la plaine de Leipsick.
Toutes les lettres interceptées peignent le conseil du roi
déchiré par des opinions différentes , toujours dél ibérant, et
OCTOBRE 1806. 185
jamaisd'accord. L'incertitude , l'alarme et l'épouvante paroissentdéjà
succéder à l'arrogance , à l'inconsidération et à la
folie.
Hier 11 , en passant à Gera , devant le 27º régiment d'infanterie
légère , l'EMPEREUR a chargé le colonel de témoigner
sa satisfactionà ce régiment sur sa bonne conduite.
Dans tous ces combats, nous n'avons à regretter aucun
officier de marque : le plus élevé engrade est le capitaine
Campobasso , du 27° régiment d'infanterie légère , brave en
loyal officier. Nous n'avons pas eu 40 tués et60 blessés.
III BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Geraw, le 13 octobre 1806.
LecombatdeSchleitz qui aouvert la campagne , et qui a
été très-funeste à l'armée prussienne , celui de Saalfeld qui l'a
suivi le lendemain , ont porté la consternation chez l'ennemi,
Toutes les lettres interceptées disent que la consternation est
à Erfurt , où se trouvent encore le roi , la reine , le duc de
Brunswick , etc.; qu'on discute sur le parti à prendre , sans
pouvoir s'accorder. Mais pendant qu'on délibére , l'armée
française marehe. A cet esprit d'effervescence , à cette excessive
jactance , commencent à succéder des observations critiques
sur l'inutilité de cette guerre , sur l'injustice de s'en
prendre à la France , sur l'impossibilité d'être secouru , sur la
mauvaise volonté des soldats , sur ce qu'on n'a pas fait ceci ;
et mille et une autres observations qui sont toujours dans la
bouche de la multitude, lorsque les princes sont assez foibles
pour la consulter sur les grands intérêts politiques au-dessus
de sa portée.
Cependant , le 12 au soir, les coureurs de l'armée française
étoientauxportes de Leipsick ;le quartier-général du grandduc
de Berg entre Zeyst et Leipsick; celui du prince de
Ponte-Corvo , à Zeyst ; le quartier-impérial à Geraw : la
garde impériale et le corps d'armée du maréchal Soult à
Geraw; le corps d'armée du maréchal Ney à Neustadt ; en
première ligne , le corps d'armée du maréchal Davoust à
Naumbourg ; celui du maréchal Lannes à Jena ; celui du
maréchal Augereau à Kala. Le prince Jérôme , auquel l'Em-
PEREURa confié le commandement des alliés et d'un corps de
troupes bavaroises , est arrivé à Schleitz , après avoir fait bloquer
le fort de Culenbach par un régiment . :
L'ennemi , coupé de Dresde , étoit encore le 11 à Erfurt ,
et travailloit à réunir ses colonnes qu'il avoit envoyées sur
Cassel et Wurtzbourg , dans des projets offensifs, voulant
186 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrir la campagne par une invasion en Allemagne. Le Weser
où il avoit construit des batteries , la Saale qu'il prétendoit
également défendre , et les autres rivières , sont tournées à
peu près comme le fut l'Iller l'année passée ; de sorte que
l'armée française borde la Saale , ayant le dos à l'Elbe , et
marchant sur l'armée prussienne qui , de son côté , a le dos sur
le Rhin : position assez bizarre d'où doivent naître des événemens
d'une grande importance.
Le temps , depuis notre entrée en campagne , est superbe ,
le pays abondant, le soldat plein de vigueur et de santé. On
fait des marches de dix lieues , et pas un traîneur ; jamais
l'armée n'a été si belle.
Toutefois les intentions du roi de Prusse se trouvent exécutées
: il vouloit que le 8 octobre l'armée française eût évacué
le territoire de la confédération , et elle l'avoit évacué ; mais
au lieu de repasser le Rhin , elle a passé la Saale.
IV BULLETIN DE LA GRANDE -ARMÉE.
Geraw, le 13 octobre , à dix heures du matin.
Les événemens se succèdent avec rapidité. L'armée prussienne
est prise en flagrant délit , ses magasins enlevés , elle
est tournée .
Le maréchal Davoust est arrivé à Naumbourg le 12 , à neuf
heures du soir , y a saisi les magasins de l'armé ennemie , fait
des prisonniers , et pris un superbe équipage de 18 pontons de
cuivre attelés .
Il paroît que l'armée prussienne se met en marche pour
gagner Magdebourg; mais l'armée française a gagné trois
marches sur elle. L'anniversaire des affaires d'Ulm sera célébre
dans l'histoire de France .
La lettre ci-jointe , qui vient d'être interceptée , fera connoître
la vraie situation des esprits ; mais cette bataille , dont
parle l'officier prussien, aura lieu dans peu de jours. Les
résultats décideront du sort de la guerre.
Les Français doivent être sans inquiétude.
Lettre d'un officier prussien à un de ses amis à Berlin.
Naumbourg , le 12 octobre.
Le commencement des hostilités contre les Français s'est
passé d'une manière très-triste pour les troupes allemandes;
ils ont forcé un poste de l'aile gauche du corps d'armée de
Hohenlohe , et un combat meurtrier a eu lieu au corps de
Tauenzein : le prince Louis - Ferdinand de Prusse est resté
mort sur la place. Non-seulement les régimens Zastram et un
OCTOBRE 1806 . 187
bataillon de Bellet , les hussards verts et bruns , etc. , mais
encore les régimens saxons Princes Jean , Xavier et Rechten
ont terriblement souffert depuis hier après midi , et toute
cette nuit nous n'avons vu que des fuyards qui couroient après
leurs régimens ; on croit que les Français se portent en force
sur notre gauche , pour couper la communication de Leipsick.
Leur force doit être de 400,000 hommes commandés par
l'EMPEREUR qui , dans ce moment , doit être à Geraw, à
4milles d'ici. Nous apercevons déjà ici quelques patrouilles.
Nous avons ici des magasins immenses , sans trouver moyen
de les sauver ; on est ici dans des inquiétudes affreuses. Dieu
veuille que le roi , qui ne peut pas manquer d'être attaqué
sous peu, ne se laisse pas battre , car ce malheur seroit irréparable
!
D'après les dernières lettres , le corps d'avant-garde de
Blichert s'est porté sur la Hesse. L'état-major du corps de
Ruchel s'y est rendu aussi de manière que , excepté à Hameln ,
il n'y a plus un seul soldat dans les Etats hanovriens. Actuellement
il ne nous reste d'autre ressource que la bataille décisive
qu'il faut livrer à Napoléon. Dans cette triste situation ,
mon sort ne tient à rien , pourvu que l'issue de la crise actuelle
soit heureuse ; je te répète encore , mon ami , que notre situation
est des plus tristes et des moins rassurantes , etc.
N. B. Le courrier qui a porté ces bulletins , est arrivé
aujourd'hui à huit heures du soir. Une heure après , il a été
suivi d'un second courrier , chargé de deux dépêches de Mgr.
le prince de Neuchâtel , pour S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire .
Ces dépêches annoncent que , le 14 , S. M. l'EMPEREUR
et Roi a remporté auprès de Weimar une victoire complète
sur les Prussiens.
Les détails de cette mémorable journée ne tarderont point
à être publiés. ( Extrait du journal officiel. )
Ces détails n'ont point encore été publiés officiellement.
-Deux courriers ont apporté le 23 la nouvelle d'une seconde
victoire remportée le 15 sur le roi de Prusse en personne ; l'un
de ces couriers étoit lui-même tout couvert de lauriers. Les
détails qui circulent sont les mêmes que ceux envoyés dans les
lettre deMayence. ( Voyez notre article de Mayence ).
- S. M. le roi de Hollande a pris le commandement en
chef de l'armée du Nord , dont le quartier-général est à Wesel.
*Le général de division Lagrange est nommé chef d'état-major
de cette armée , ayant sous lui le géneral Bacop , comme chef
188 MERCURE DE FRANCE ,
d'état-major pour l'armée hollandaise , et l'adjudant-commandant
Lafays pour les troupes françaises.
- Les trois membres du sénat , chargés de porter l'adresse
de leur corps au quartier-général de l'EMPEREUR , sont partis
chacunde son côté pour leur destination. Ils se rejoindront à
Mayence.
-Mad. la marquisede Lucchesini a quitté Paris , il y a
quelques jours , avec un de ses fils , et a pris la route de
Lucques.
- Plusieurs ministres étrangers ont quitté Paris depuis
quelques jours , soit pour voyager , soit pour se rapprocher
de leurs souverains : ce sont le ministre du roi de Hollande ,
M. de Bransen ; celui du roi de Bavière , M. de Cetto; celui
de Hesse-Cassel , M. de Malsbourg ; celui de Bade , M. le
baron de Dalberg; celui du prince-primat , M. le comte de
de Beust; et le ministre du grand-duc de Wurtzbourg.
2
-Une division anglaise , forte de 31 voiles , s'est approchée
de Boulogne , le 9 de ce mois , pour répéter ses tentatives
d'incendie. Dans la nuit , cette division lança sur le port et
laville une centaine de fusées incendiaires , moyen de nouvelle
invention qui n'a pas eu plus de succès que tous ceux que l'ennemi
a essayés contre la flottille. Ces fusées se composent d'un
cylindre en fer de 4 pouces environ de diamètre ( deux pieds ct
demi de long ) , et se terminant par un cône très-pointu de 8
pouces de long. La machine est remplie d'un artifice , dont la
flamme sort par l'orifice supérieur et par des trous pratiqués
dans la base du cylindre et dans la longueur du cône qui le
termine. L'extrémité intérieure du cône paroît destinée à fixer
lamachine sur les objets qu'elle atteint.
Quoi qu'il en soit, le plus grand nombre de ces fusées a été
sans effet. Deux sont tombées surdes bâtimens, et ont été éteintes
sans difficulté , et sans que ces bâtimens en aient souffert. Une
maison qui contenoit des fagots, a été incendiée , parce que
personne ne s'y est trouvé àtemps pour arrêter l'effet de la
machine quiy avoit pénétré. On en a trouvé , le lendemain ,
sur la plage , àbasse mer , un grand nombre qui n'avoient pas
été employées. Il est probable que l'embarcation qui en étoit
chargée , a été coulée par le feu des batteries.
Dans la nuit du 10 au II les ennemis ont recommencé un
nouveau bombardement qui n'a produit d'autre effet que de
blesser par un éclat un jeune homme de 14 ans. Toutes les
mesures étoient prises d'avance pour remédier aux accidens.
Les batteries ont fait sur l'ennemi un feu qui l'a bientôt
obligé de prendre le large.
OCTOBRE 1806 . 189
Il en a été de même à Calais , dans la nuit du 13 au 14.
plusieurs bombes y ont été lancées sans produire le moindre
dommage, et les batteries ont forcé, en moins de deux heures,
l'ennemi à s'éloigner.
Les fusées incendiaires ont donc échoué cette année , tout
comme l'ont fait les années précédentes les bombes , les globes
à trois orifices , les brûlots submergés, les machines à détente,
et toutes les autres machines infernales dont l'Angleterre a
adopté l'usage. Mais ce qu'il y a eu de particulier dans cette
occasion , c'est que l'ennemi ait choisi , pour essayer de nouveau
l'incendiedes ports de Boulogne et Calais , le moment où
milord Lauderdale devoit se trouver dans l'un ou l'autre. En
effet, il est arrivé le 11 à Boulogne , peu d'heures avant la fin
du dernier bombardement. Toutes les mesures ont été prises
pour lui épargner le désagrément d'apercevoir l'exaspération
d'un peuple indigné. Ce ministre a desiré se reposer dans la
ville ; il y a couché chez le commandant de la flottille ; et
le 12 , dans la matinée , il a été transporté à bord d'une frégate
anglaise. L'Angleterre connoîtra sans doute , parmilord
Lauderdale , combien les procédés qu'il a éprouvés à Boulogne
contrastent avec l'animosité dont cette ville venoit
d'éprouver de nouveau les efforts toujours incendiaires , mais
toujours impuissans.
(Moniteur. )
-Les victoires de la Grande-Armée ont été célébrées le 22
dans un banquet , auquel M. le général Junot , gouverneur
de Paris , avoit invité tous les officiers de la garnison. Ala fin
du repas S. Ex. a porté le toast suivant : « Camarades , si nous
>> sommes assez malheureux pour ne pas partager les dangers
>> de nos armées victorieuses , soyons jaloux de les célébrer.
>> Si un prince immortel a dû monter encore une fois sur le
>> char de la Victoire , c'est pour remplir son voeu le plus
» cher , celui de donner à l'Europe une paix durable, et de
>> désarmer les ennemis du continent. Vive l'Empereur ! »
Cette acclamation a été répétée avec enthousiasme par les
convives. M. le maréchal Moncey, en partageant le regret de
tous les militaires présens , a ajouté : « Mais la sûreté de l'in-
>> térieur de l'Empire , le repos des citoyens et le maintien
>> des lois forment aussi un des objets de la sollicitude du
>> grand Napoléon. Puissent nos voeux parvenir jusqu'à lui ! »
-Le ministre de l'intérieur vient d'inviter de nouveau , par
une circulaire , les préfets à redoubler de zèle et de surveillance
pour faire cesser entièrement l'usage des anciens poids et
190 MERCURE DE FRANCE ,
mesures dans le commerce. S. Exc. y déclare , par ordre de
S. M. qu'il ne sera fait aucun changement aux dispositions
générales ordonnées jusqu'à présent pour le maintien du nouveau
système ; le gouvernement desire trop de voir cette opération
terminée , pour permettre qu'elle tombe dans un état
de stagnation qui ne laisseroit plus rien à espérer , même du
temps , et augmenteroit encore les désordres et les abus dont
on seplaint.
-Le vaisseau le Régulus , parti de Lorient le 31 oct. 1805 ,
avec deux frégates et deux bricks , est arrivé dans les ports de
France le 5 de ce mois , après une croisière de onze mois et
six jours, dans l'Océan Atlantique, les côtes d'Afrique, l'Océan
méridional , et sur les côtes de l'Amérique. Il a pris ou coulé
quarante bâtimens anglais , et s'est séparé des frégates dans
l'ouragan du mois dernier.
(Moniteur.)
-D'après une décision de S. M. , endate du 24 septembre ,
1º. la durée de l'engagement que contracteront les jeunes gens
admis dans les gendarmes d'ordonnance , embrassera seulement
la campagne , et ils seront libres de se retirer lorsqu'elle sera
terminée ; 2°. ils recevront une solde du gouvernement , mais
une solde simple ; 3°. ceux qui desireroient continuer la carrière
militaire , après le licenciement du corps , pourront
espérer d'être placés en qualité d'officiers dans l'armée , s'ils
se montrent dignes de cette récompense ; 4°. ceux qui desirent
seulement prouver leur dévouement à S. M. , en faisant la
campagne auprès de sa personne , pourront , si le corps étoit
conservé , se retirer à la fin de la guerre ; 5°. on n'exige point
pour les gendarmes à pied, la pension de 600 fr. prescrite
pour ceux à cheval ; 6°. les chevaux à courte queue seront
admis indifféremment ; 7° . les jeunes gens qui se présenteront
pour entrer dans ce corps , pourront se mettre en route du
moment où ils auront été admis ; 8°. il leur sera délivré un
simple passeport , pour se rendre à Mayence ; 9. à leur
arrivée à Mayence , ils auront étape et logement pour eux
et leurs chevaux.
-M. le colonel-général des dragons , Baraguay-d'Hilliers ,
est arrivé à Milan pour_recevoir les instructions de S. A. I. le
prince vice-roi , sous les ordres immédiats duquel il va
commander un corps d'armée rassemblé dans le Frioul et
l'Istrie , et dont le quartier-général est à Udine. L'armée de
Dalmatie , commandée par le général Marmont , a toujours
son quartier- général à Zara.
OCTOBRE 1806.
191
- On annonce l'entrée à Brest du Cassard , de 74 , faisant
partie de l'escadre du contre-amiral Willaumez . Če vaisseau
a détruit plusieurs bâtimens ennemis , et entr'autres , coulé ,
non loin du port , une lettre de marque , sortant d'Angleterre
à la destination de Buenos-Ayres , après avoir toutefois
enlevé la riche cargaison estimée près de deux millions. Il a
déposé à terre 80 prisonniers anglais.
- Le collége électoral du département de l'Aveyron a
nommé candidats au sénat conservateur , MM. de Villaret ,
évêque de Casal , président du collège , et Nogaret , préfet de
l'Hérault ; candidat au corps législatif, M. Clauzel de
Coussergues , propriétaire à Veysettes , président de la cour
criminelle. L'assemblée, avant de se séparer , a voulu que
l'hommage de son respect et de sa fidélité fût porté au pied
du trône par une députation composée de son président et des
candidatsélus , auxquels elle a adjoint M. de Bonald.
-On mande du Havre que depuis quinze jours les Anglais
semontrent en force dans ces parages ; ils y ont paru , dans
la matinée du 16 , au nombre de quatre vaisseaux de ligne ,
deux grosses frégates et deux bricks.
- Le préfet de Mayence a pris solennellement possession ,
au nom de l'EMPEREUR , de Cassel et Kostheim , situés sur la
rive droite du Rhin .
-
,
Le journal de Nancy annonce que la légation ottomane
a passé le 14 dans cette ville , se rendant au quartier-général
impérial.
Une décisiondu grand juge ministre de la justice, adressée
au maire de Nice , en réponse aux questions que ce magistrat
avoit soumises à S. Ex. , porte que « quoique le mariage soit
prohibé par le Code civil , entre l'oncle et la nièce , la tante et
le neveu , néanmoins la prohition ne s'étend pas à l'oncle
et à la nièce , ou à la tante et au neveu par alliance , et que de
tels mariages n'ont pas civilement besoin de dispenses pour
être célébrés. »
-Un bataillon d'environ 600 hommes des gardes nationales
du Pas-de-Calais est arrivé le 12 à Dunkerque , pour y tenir
garnison , et faire le service de la place et des côtes , de concert
avec la garde nationale de cette ville.
-
ro
Le collége électoral du département des Hautes-Alpes
a nommé candidats au sénat conservateur , MM. d'Hauterive ,
conseiller d'Etat , de la 1º division politique des relations
extérieures , et Anthoine , maire de Marseille ; et au corps
législatifs , MM. Farnard , secretaire - général , et Serres ,
conseiller de préfecture.
192 MERCURE DE FRANCE ,
-Il résulte d'un arrêt de la cour de cassation , que l'inserit
sur la liste des émigrés , qui , malgré la réclamation exercée en
temps utile , n'a été rayé définitivement , qu'après la loi du
12 ventose an 8 , n'en doit pas moins être réputé émigré , et
comme tel , a été frappé de mort civile pendant tout le temps
qu'a duré son inscription. Le même arrêt a jugé définitivement
, que la communauté conjugale aété dissoute par l'émi
gration du mari , tellement que les acquisitions faites par sa
femme pendant l'émigration, appartiennent exclusivement à
celle-ci , sans que le mari, réintégré dans ses droits civils par
sa radiation ou l'amnistie, puissey rien prétendre à titre de
conquêts.
Circulaire du ministre de la marine et des colonies, auz
amiraux et aux préfets maritimes.
Paris, e 12octobre 1806.
Monsieur , S. M. l'Empereur et Roi , provoquée depuis
deux mois par le roi de Prusse , a été obligée de faire marcher
son armée contre cette puissance; la guerre est déclarée et
tous les commandans des bâtimens de S. M. , ainsi que tous les
capitaines de corsaires , doivent courre sus aux navires prussiens
, et s'en emparer.
Recevez , etc. Signé DECRES.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE.
DU SAMEDI 18. — Ср. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806, 66f 80c. 70c. 65c
70080 700 750. 800 700 750. 700.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 63f. 5oc. ooc ooc 000 000.000 ০০১ ০০৫
Act. de la Banque de Fr. 1152f 50c oooof ooc coopf. oooofcoc.
DU LUNDI 20. - C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 66f 800 700 800 950
80c. 67f 6of 80c ooc coc . ooc. бос оос
Item. Jouiss. du 22 mars 1807 63f. 500 000/000-000
Act. de la Banque de Fr. 1155f. 52f 50c. 55f 1152f 50c.
DU MARDI 21. - C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 67f 40c. 30c358
40c. 35c 30c 40c. 3oc 40c oof oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof. 000 000.оос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1157f 50c 116f. 1157f 50c. ooc.
DU MERCREDI 22. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 67f. 25c roc 200
250. 300 250 200 250. 200 250 000. 000. ooc ouf.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof oof. ooc. 000 000 000 006
Act. de la Banque de Fr. 116of ooc oooof ooc oof ooc. oof
DU JEUDI 23.-Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 67f60c 500 750 700 750
700 750 000.000 ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 65fooc oof. ooc ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1175f. 1173f750.000. оос
DU VENDREDI 24. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 67€80c 850 goe
95c68f. 68f roc 68f ooc oof ८
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 65f ooc 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 118of 1181f25c. 11825 500.
SEINE
(NO. CCLXXVI. )
(SAMEDI 1er NOVEMBRE 1806.
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPS
DE
LA
5.
1
:
Erratum. Voyez, dans le dernier Numero , les vers sur le Tableau
d'Ossian , de M. Girodet; premier vers : Protogène nouveau, tu sais , etc.;
lisez : Protogène nouveau,je sais, etc.
:
L'AMOUR PRÉCEPTEUR ,
IMITATION DU GREC DE ΒΙΟΝ.
Ja sommeillois paisiblement,
Lorsqu'un songe m'offrit la reine de Cythère,
Conduisant par la main un jeune et bel enfant
Qui sourioit en regardant sa mère.
Elle me dit : « Chantre heureux des vergers ,
>>Prends avec toi mon fils : sois son guide et son maître;
>> Apprends-lui les chansons et les jeux des bergers. >>>
Elle dit ; et soudain je la vis disparoître.
Insenséque j'étois ! je crus qu'à mes leçons
L'aimable enfant voudroit s'instruire :
Je lui chantai le cercledes saisons,
L'astrebrillant du jour, l'inventeur de la lyre ,
Lesbiensde lavendange et les biens des moissons.
Mais j'eus beau vanter ces merveilles ,
Le petit Deu n'éccutoit pas ,
Il sembloit n'avoir point d'oreilles.
«Tout cela , me disois-je, a pour lui peu d'appas. »
Je me tus.... Aussitôt, d'une voix douce et tendre ,
I
::
194 MERCURE DE FRANCE,
Deshommes et des Dieux il chanta les amours, !
Les piéges irritans que la beauté sait tendre ,
Les aveux , les sert ens , les agaçans détours ,
La pudeur qui résite en brûlant de se rendre ,
Et ces momens d'ivresse et si vifs et si courts .
Quel feu dans ses regards ! Quel charme en ses discours !
Je ne me lassois point du plaisir de l'entendre ;
J'aurois voulu qu'il eût chanté toujours .
J'ignore enfin comment il put s'y prendre;
Mais j'oubliai ( Vénus sans doute en rit )
Tout ce qu'à cet enfant je m'efforçois d'apprendre ,
Et ne me ressouvins que de ce qu'il m'apprit .
M. BLIN DE SAINMORE.
ENIGME.
Je suis long , je suis rond, je suis droit et bossu ;
La nature m'habille en me mettant au monde
Mais l'art me dépouille tout nu ,
Honteux de me voir tel , je tourne et fais la ronde ,
D'une agilité sans seconde ,
Seulement pour être vêtu :
Mais ma condition en est-elle meilleure ?
Quel est enfin le prix de mon empressement ?
Je ne gagne qu'un vêtement ,
Et ne le garde pas une heure.
LOGOGRIPHE.
DANS huit lettres trouvez châtel ,
Etole,écho , lacet , hhoôtteell,,
Calote , lac , taloche , cole ,
Chat , côte , tache , cale , Eole.
CHARADE.
Tu fais sur mon dernier
Bien souvent mon premier ,
Mon tout , lecteur aimable ,
A trouver est passable.
1
,
:
I
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro:
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Montre à répétition.
Celui du Logogriphe- est Clavecin.
Celui de la Charade est Ver-tu.
t
NOVEMBRE 18064 195
CONSIDERATIONS POLITIQUES
SUR ARGENT.ET LE PRÊT A INTÉRÊT.
Deuxième Article
1
(Voy. le premier article, dans le Mercure du 13 sept.)
La dernière question qui se présente , est de savoir à quelles
conditions on peut légitimement prêter à intérét ou à bénéfice;
ou , en d'autres termes , dans quelles circonstances un profit ,
même légal, devient légitime ? Car je suppose le lecteur
instruit de la différence qui existe entre l'état légal et l'état
légitime : ces deux idées , qui , sérieusement approfondies ,
donnent la raison de toutes les lois , et comprennent tous les
devoirs.
Dans ces derniers temps , la religion et la politique se sont
divisées sur la question du prêtà intérêt , parce que la religion
a pris pour base de ses décisions des considérations d'utilité
publique , et que la politique n'a consulté que des motifs
d'intérêt personnel.
:
La religion voudroit nous faire tous bons , et la politique
nous rendre tous riches . La religion, par un heureux échange ,
rend le pauvre même assez riche par la modération qu'elle
prescrit à ses desirs ; et les riches , elle cherche à les rendre
pauvres par l'esprit dans lequel elle veut qu'ils possèdent
leurs richesses , et par l'usage qu'ils doivent en faire ; et elle
s'attache ainsi à prévenir , sans déplacement et sans violence,
entre ces deux classes toujours en présence et secrètement
ennemies, une rupture qui a été le grand scandale des sociétés
païennes , qu'elle n'avoit pu même empêcher chez un peuple
grossier appelé à de meilleures lois , qu'en ordonnant , après
un certain temps , l'abolition des dettes contractées et le retour
des héritages aliénés , ce qui , pour notre malheur et notre
honte , s'est renouvelé de nos jours chez un peuple chrétien.
Mais enprescrivant le travail à l'homme domestique , et de
N2
196
MERCURE DE FRANCE ,
plus nobles soins à l'homme public, la religion , dans l'ancienne
loi, et même dans la nouvelle (1) , semble préférer
pour tous la culture et la possession de la terre donnée à
l'homme comme le lieu de son exil et le sujet de ses labeurs ,
qui conserve la famille en la tenant à égale distance de l'opulence
et du besoin; lie l'homme à son semblable , par une
réciprocité de secours et de services ,etmême à son Créateur,
dont elle lui montrede plus près,dans l'ordre admirable de
lanature, la sagesse , la puissance et la bonté. En effet , si les
doctrines , qui défigurent l'idée de la Divinité , ont commencéchez
des peuples agricoles , les doctrines qui nient la
Divinité même , n'ont pris naissance que chez des peuples
commerçans. Sans doute la religion ne défend pas les bénéfices
d'un commerce légitime; mais elle craint pour ses enfans
plus qu'elle ne la conseille cette profession hasardeuse qui
jète continuellement l'esprit de l'homme et sa fortune dans
lesextrêmes opposés de la crainte et de l'espérance, de l'opulence
et de la ruine , peut profiter sur la détresse privée et
même sur lesmalheurs publics , et dans laquelle l'homme ,
fort de sa seule industrie, n'a besoin ni de la rosée du ciel , ni de lagraisse de la terre , et semble ne rien attendre des
hommes , et n'avoir rien àdemander à Dieu (2). La religion
n'avoit pas dédaigné de partager elle-même dans la propriété
territoriale des nations : elle avoit consacré à son culte les
prémices de leurs récoltes ; et ces institutions qu'elle avoit
fondées,ces institutions défendues du besoin par la richesse
(1) Jesus-Christ, dans l'Evangile , tire presque toutes ses comparaisons
de la famille propriétaire et de la culture de la terre.
(2) C'est je crois, à cette cause qu'il faut attribuer les suicides si
fréquens dans les villes de commerce. L'homme , qui ne peut attribuer
qu'à lui- même ses succès, n'accuse que lui de ses revers , et il se punit
lui-même de ses fautes . L'agriculteur supporte sans désespoir des pertes
dont il voit la cause dans une force supérieure à ses moyens ; et je ne
prois pas qu'on trouve des suicides même chez les malheureux échappes
au désa tre épouvantable qui a affligé la Suisse , et qui ont vu disparoître
en un instant leurs familles , leurs biens , et jusqu'aux lieux qu'ils habis
toient.
NOVEMBRE 1806 197
commune, et de la cupidité par la pauvreté individuelle,
modèles de toute société , dont la devise devroit être aussi :
Privatus illis census erat brevis , commune , magnum; ces
institutions ont enseigné l'agriculture aux Barbares , jus
qu'alors pécheurs et chasseurs , et défriché les forêts et les
marais qui couvroient la meilleure partie de l'Europe : car
partout la culture des terres a commencé avec le culte de
Dieu. La religion chrétienne portoit ses vues plus haut.Dans
sa profonde politique , que l'histoire justifie à chaque page,
elle savoit que les vertus publiques sont la véritable richesse
des Etats , et que la modérationdans le pouvoir, le dévouement
dans le ministre , l'obéissance dans le sujet , dans tous ,
l'attachement aux lois religieuses et politiques , l'affection
pour son pays , la disposition de tout sacrifier à sa défense,
même l'union entre les citoyens , se trouvent rarement chez
des peuples commerçans , toujours agités par leurs passions ,
jusqu'à cequ'ils soient subjugués parleurs voisins; et elleavoit
voulu faire des sociétés stables , et non des sociétés opulente.s
: Les gouvernemens ont , depuis long-temps , marché dans
d'autres voies. Ils n'ont pas considéré la richesse comme le
résultat inévitable et presque malheureux du travail , mais
comme la fin de tous les soins , de toute l'industrie des
hommes, et le but unique auquel ils doivent tendre , et
par les chemins les plus prompts. Ils ont forcé tous les moyens
de commerce pour accroître les richesses ; et bientôt, effrayés
de leur inégalité toujours croissante, résultat nécessaire des
succès du négoce , et même de ses revers , ils ont inventé le
luxe , comme un moyen d'égaliser les fortunes , et ils n'dat
su enrichir les uns qu'en corrompant les autres. Les riches
n'ont plus été des dispensateurs, mais des consommateurs ;
les pauvres n'ont plus été des frères qu'il faut admettre au
partage , mais des affamés qu'il faut appaiser, ou des ennemis
avec qui l'on doit capituler ; et ces idées abjectes, mises à la
place d'idées morales , ont ôté toute dignité à la richesse
toute retenue à la pauvreté. L'emploi des richesses le plu
extravagant a allumé la cupidité la plus effrénée, et sit eliz
les spéculations de fortune les pias criminelles.Tou les danis
3
198 MERCURE DE FRANCE,
1
étoient sous les armes , et n'attendoient que le signal : il a été
donné; et jamais les peuples n'avoient paru plus foibles
contre leurs propres passions et contre les passions de leurs
voisins ; et partout des hommes indifférens à tout , hors à l'argent,
n'ont vu , dans la révolution de leur pays , que des confiscations
à acheter ; dans la guerre, que des fournitures à
faire; ne verroient, dans la famine , que du blé à vendre , et
dans la peste , que des héritages à recueillir.
C'est dans ces considérations générales qu'il faut chercher
la raison générale de la sévérité des lois religieuses sur le
prêt, et du relâchement des lois civiles ; et cependant il s'établit
, à la faveur de cette différence entre l'intérêt de chacun
et sa conscience , une lutte dont la fortune souffre , et où , plus
souvent, la probité succombe. Les hommes timorés se ruinent
par délicatesse ; les hommes plus tranchans sur la morale ,
abusent contre les autres même de leur honnêteté . L'union
entre citoyens , qui ne peut être fondée que sur des principes
communs et une estime réciproque, en est altérée ; et il en
résulte dans la société un désordre plus grave qu'on ne
pourroit le dire , le scandale d'opinions différentes en morale
pratique , et de voies de fortune familières aux uns, et que les
autres s'interdisent.
4
Je viens à la question du prêt à intérêt. Il n'y a point de
difficulté lorsque l'argent est employé à l'acquisition d'un
fonds de terre ou autre immeuble , comme maison , charge ,
ou même effets publics, qui portent naturellement ou légitimement
un revenu , soit que le capitaliste acquière lui-même
l'objet productif, soit que , prêtant son argent à l'acquéreur , il
soit subrogé aux droits du vendeur, parce que , dans ce dernier
cas , il achète réellement , sous le nom d'autrui , et au prorata
de l'argent prêté , et il retient jusqu'au remboursement,
qui n'est , à proprement parler , qu'un rachat de la part de
l'emprunteur. La mise de fonds dans ce cautionnement d'un
office, la subrogation aux droits d'un légitimaire dont la portion
produit naturellement un revenu , si elle est en fonds de
terre , ou un intérêt légitime , si elle est en argent , offrent
encore au prêteur un motif suffisant d'exiger un intérêt de
ses fonds.
NOVEMBRE 1806. 199
Point de difficulté non plus pour l'argent mis en société
de commerce , et en partage de profits et de pertes : car la
question n'est pas de savoir, comme le dit le Publiciste du
15 septembre dernier, si l'argent peut produire 6 pour 100 ,
lorsqu'il est employé à faire valoir une manufacture qui
rapporte 15 pour cent de bénéfice, puisque, dans ce cas , on
peut prendre même 15 pour cent de profit; mais de savoir
si l'argent doit produire 15 lorsqu'il est employé à faire valoir
une manufacture qui ne rapporte que 6, ou même qui ne
rapporte rien.
Ainsi , l'argent prêté pour acquisition d'immeubles produit
légitimeinent un intérêt légal qui doit être calculé sur
le revenu général et présuiné des immeubles ; et l'argent
placé en société de commerce produit légitimement un
bénéfice qui doit être calculé sur le profit particulier de tel
eu de tel genre de commerce , et qui se compose , comme
nous l'avons dit', de la quantité de travail de l'homme , et de
dépérissement , déchets ou non valeurs de la marchandise.
Reste le prêt simple , ou prêt à jour, celui qui , n'étant
causé ni pour aucun objet productif, comme acquisition
d'immeubles ou d'autres valeurs qui produisent naturellement
et légitimement un revenu , ni pour société de commerce
, n'offre aucun motif public et légal à l'intérêt . Or ,
l'usure , qui est indépendante du taux fort ou foible de l'intérêt
, n'est au fonds qu'un intérét sans motif; et c'est peutêtre
la définition la plus juste , et même la plus complette
qu'on puisse en donner.
L'auteur d'un article signé P. N. , inséré au Publiciste du
12 septembre dernier, assigne trois motifs à la faculté d'exiger
l'intérêt de tout argent prêté :
1º . L'utilité que le préteur pourroit retirer de ce capital ,
s'il ne le prétoitpas. Il faut ajouter : et s'il le plaçoit en acquisition
de valeurs productives ou en société de commerce ;
car l'argent laissé dans le coffre ne produit rien à son possesseur.
Avec cette explication , ce motif est légitime : c'est le
lucrum cessans des théologiens. Mais il faut que le prêteur
ait la volonté et même l'occasion de retirer un profit réel et
১
4
200 MERCURE DE FRANCE ;
légitime de son argent, et qu'il puisse dire avec vérité à son
emprunteur : « Vous me paierez un intérêt convenu , parce
« que je me prive pour vous d'un profit assuré. »
2°. L'avantage qu'y trouve l'emprunteur si on le lui préte.
Ce motif suppose que l'emprunteur retirera un avantage
du prêt : car, s'il n'étoit pour lui qu'une occasion de perte ,
ce motif porteroit à faux ; et il seroit absurde et inhumain à
la fois , de dire à un emprunteur ruiné par les opérations
qu'il a faites avec votre argent : « Payez-moi l'intérêt de mon
>>>argent , pour l'avantage que vous en avez retiré. » Au
fonds , il y a ici un sophisme. Ce n'est pas l'avantage que
l'emprunteur retire de l'argent que je lui prête , qui est le
motif de l'intérêt que je peux en exiger , à moins que je ne
me soumette à partager les pertes qu'il pourra faire sur ce
même argent; c'est la perte qu'il me cause ,damnum emergens,
en me privant d'un argent que j'aurois pu réellement faire
fructifier de toute autre manière. En effet , la charité ne
m'oblige pas , dans le cours ordinaire des choses , à m'incommoder
moi-même pour faire plaisir à mon semblable ; mais
elle m'oblige à lui rendre tous les services qui dépendent de
moi , et sur-tout à ne pas voir d'un oeil d'envie les avantages
que je peux lui procurer , lorsqu'il n'en résulte pour
moi aucun dommage. Il faut distinguer ici la charité de l'utilité;
et le service que l'on rend, des secours que l'on donne.
Si ma voiture verse dans un chemin , et que des hommes de
peine, des journaliers m'aident à la relever , l'argent dont je
les gratifie est le prix , non du service qu'ils m'ont rendu , car
la charité ne se paie pas, mais du temps qu'ils ont mis à me
secourir , et qu'ils auroient employé ou dû employer, suivant
leur condition , à un autre travail. Cela est si vrai , que si des
hommes d'un rang plus élevé viennent à mon secours , je les
offenserois en leur proposant de l'argent , parce que ne pouvant
exiger le prix d'un temps qu'ils n'emploient pas à un
travail manuel et lucratif, ils ne pourroient considérer l'argent
que je leur offrirois que comme le salaire de la charité dont
ils ont usé envers moi. Ainsi , c'est la perte que souffre le
prêteur, et non l'avantage que retire l'emprunteur, qui
:
?
NOVEMBRE 1806. 201
est proprement le motif de l'intérêt que le prêteur peut
exiger.
3°. L'assurance contre le danger du retard et les pertes
possibles. Cette assurance , suivant l'auteur , doit étre en
raison des circonstances politiques plus ou moins heureuses ,
des tois civiles plus ou moins bonnes , des ressources de la
chicane plus ou moins grandes , de la nature des affaires de
l'emprunteur , et de sa moralité.
Ce dernier motif demande une discussion particulière : car
si , comme dit très-bien l'auteur que je cite, les mendians ne
doivent pas être les seuls rois de la terre , les usuriers ne doi-.
vent pas tout-à-fait être les seuls arbitres des affaires.
L
« Vous cherchez , dirois-je au prêteur à jour , dans l'in-
» térêt que vous exigez , une assurance contre le danger du
>> retard dans le remboursement et les pertes possibles. Je
>> vous entends : vous regardez le simple prêt comme un
>> contrat aléatoire , où l'on convient de part et d'autre de
>> compenser des pertes possibles par des gains assurés . A la
>>bonne heure; mais d'abord il n'y a d'assurance que pour
>> vous ; et loin de garantir votre emprunteur contre aucune
>>perte , vous ajoutez , en cas de malheur , à ses pertes l'intérêt
» que vous exigez de lui; et même en calculant l'assurance
» que vous demandez sur les événemens politiques , les lois
» civiles , les ressources de la chicane , les affaires de l'em-
>> prunteur, et sa moralité , toutes choses vagues , arbitraires ,
>>incertaines , que l'imagination et la cupidité peuvent éten
>> dre ou restreindre à leur gré , vous faites payer à votre
» emprunteur les dangers les plus hypothétiques , et vous ne
» lui tenez aucun compte des revers les plus communs. Mais
>> dans le contrat aléatoire le plus usité, l'assurance maritime ,
>>la chance de perte est présumée ; elle estmême prévue par
>>la loi , qui ne vous permet de retirer un bénéfice du succès ,
» qu'en vous soumettant à supporter votre part de la perte.
» Aussi , si la cargaison assurée vient à périr , la loi qui vous
>> oblige à payer l'assurance , ne vous donne pas plus de
>> recours contre le corsaire qui a capturé le navire , que
>>contre la mer qui l'a englouti , ou le feu qui l'a consumé.
1
202 MERCURE DE FRANCE ;
>> Dans le simple prêt , au contraire , vous pouvez , il est
>> vrai , craindre la perte , comme on craint vaguement tout
>> malheur possible ; mais vous ne la présumez pas : car vous
>> vous garderiez bien de prêter votre argent. La loi ne la
>> présume pas pour vous, puisqu'elle vous donne tous les
>> moyens de la prévenir , de l'empêcher ou de la réparer. Elle
>>> vous accorde , en cas de retard , l'intérêt d'un prêt même
>> gratuit , du jour que vous faites en justice la demande du
>> capital . Vous pouvez retenir en prison votre débiteur, saisir
>> et faire vendre ses biens , jusqu'à ce que vous soyez satisfait.
>> Vous vous faites payer le danger de la perte , et vous avez
>> soin de la rendre impossible , tantôt en prenant en nan-
>> tissement des effets d'une valeur supérieure à celle de l'ar-
>> gent prêté , ou en prêtant à des termes si rapprochés , que
>> votre débiteur n'a pas même le temps de manquer à ses
>> engagemens ; tantôt en exigeant une ou plusieurs signa-
>> tures de personnes notoirement solvables , ou même en
>> vous faisant consentir un titre double ( 1 ) qui expose , à la
>> vérité , les héritiers de l'emprunteur à payer deux fois , ou
>> les vôtres à exiger double somme; mais qui assure votre
>> capital , non-seulement contre le danger d'une faillite pos-
>*> sible , mais même contre le malheur d'une faillite déclarée.
>> Vous vous faites donc payer à l'avance des pertes qui n'arri-
>> vent point , et qui même , grace à vos précautions , ne
>> peuvent pas arriver. » Aussi , comme on l'a remarqué , ce
sont les sociétaires qui perdent dans les malheurs du commerce
, et jamais les prêteurs à gros intérêts ; et je ne connois
qu'un désastre pareil à celui de la Suisse , la chute d'une
montagne qui anéantisse à la fois les hommes , leurs engagemens
et leurs propriétés , qui puisse mettre en défaut la prévoyance
des marchands d'argent.
Ainsi , dans le cas du simple prêt , le profit réel dont on se
prive, ou le dommage actuel que l'on souffre, sont des motits
(1 ) Je remercie M. F. des éloges qu'il a donnés à mon premier article ,
des raisons qu'il y a ajoutées , et de ce qu'il m'a appris sur l'usage du
titre double. Ce sont des choses qu'on ne devine pas.
:
८
NOVEMBRE 1806. 203
1
d'exiger l'intérêt ; mais des profits ou des dommages supposés
, mais l'assurance contre les dangers imaginaires , mais
puisqu'il faut le dire , le besoin même du prèteur ou de l'emprunteur
ne sont pas des motifs , à moins peut- être , ce que
je n'oserois décider , que l'état d'une société qui seroit en
-révolution politique et commerciale ne rendît toutes les
fortunes mobiles , toutes les propriétés incertaines , tous les
dangers imminens , et, par conséquent , toutes les précautions
licites , et tous les moyens de dédommagement permis.
Et c'est ici le lieu de s'élever à des considérations générales ,
et d'observer en politique le changement qui s'est opéré dans
les transactions sur le fait du prêt à intérêt.
Autrefois , les diverses classes de citoyens possédoient des
genres différens de propriétés , tous relatifs à la diversité des
devoirs et des fonctions de chacune dans la société. Les familles
et les corps dévoués au service public , possédoient des
rentes foncières ou des propriétés territoriales , assez considérables
pour être exploitées par des fermiers ou des régisseurs
, et presque toujours inaliénables ou substituées. Les
bourgeois des villes , hommes de loi ou d'affaires , étoient
possesseurs de rentes constituées en argent ; l'habitant des
campagnes , censitaire ou fermier , cultivoit son héritage de
ses mains. Cette distribution de propriétés étoit favorable à
l'ordre public : elle laissoit les premières classes de la société
tout entières au service public,dans l'église,dans les tribunaux,
dans les armes; elle attachoit à la glébe ce peuple qu'on ne
sauroit trop défendre de l'oisiveté et du vagabondage ; elle
permettoit au bourgeois de vaquer sans distraction à l'étude
des lois ou à la pratique des affaires.
Cette distribution étoit favorable à l'économie domestique
et à la perpétuité des corps et des familles ; elle conservoit la
fortune des hommes publics contre leur éloignement de leur
'propriété et le peu de soins qu'ils pouvoient donner à leurs
affaires; elle tendoit à accroître par le travail , l'aisance du
laboureur; et rendoitla condition du capitaliste presque aussi
fixe que celle du propriétaire. Le père de famille qui laissoit
en mourant des capitaux placés à constitution de rente , ne
204 MERCURE DE FRANCE ;
craignoit pas qu'ils devinssent pour ses enfans une occasion
de prodigalité , de spéculations hasardées et de ruine. Ces
capitaux non exigibles, et dont il falloit surveiller le revenu
annuel et le renouvellement trentennaire , fixoient beaucoup
plus que des capitaux à jour les familles dans les lieux où
elles étoient établies , et empêchoient ces émigrations insensibles
qui dépeuplent un pays de ses anciens habitans, rompent
entre les citoyens d'une mêmecontrée les liens héréditaires
de parenté et d'amitié , et tôt ou tard amènent la ruine et
même la fin des familles transplantées. Je ne crains pas de le
dire : si quelques fortunes se sont élevées à la faveur de la
disponibilité des capitaux par le prêt à jour, un très-grand
nombre de familles ontpéri corps etbiens ,par cette mobilité
même , qui a mis aux mains de dissipateurs et d'étourdis , et
à la merci d'entreprises périlleuses , le fruit de l'économie et
du travail de plusieurs générations. C'étoit cependant à la
faveur de ces constitutions de rentes si décriées aujourd'hui,
-que s'étoient élevées honnêtement , que s'étoient accrues
lentement , et conservées contre les crises domestiques et publiques
, tant de fortunes modestes dont la médiocrité plus
favorables aux bonnes moeurs étoit également éloignée de
l'opulence scandaleuse et de la misère turbulente , fruits
malheureux de l'agiotage qui asuccédé.
Le système de Law, d'autres systèmes philosophiques et
économistes sur la nature de l'argent et sur sa circulation ,
de fausses opérations sur les rentes foncières , les emprunts
viagers , les tontines , les loteries , les jeux de hasard , tous ces
éveils donnés à la cupidité , tous ces appels à l'égoïsme qui
ne voit qu'un individu dans la société , et qu'un point dans
la durée , ont mobilisé, pour parler le langage du temps ,
tous les desirs, toutes les espérances , tous les principes ,
toutes les fortunes. Le propriétaire a vendu ses terres pour
placer en viager; le capitaliste a converti ses contrats de
constitution en traites à court terme ; l'artisan a mis à la
loterie le pain de ses enfans; et tous avides de jouir , et de
jouir vite et seuls , ont consumé dans l'isolement d'un célibat
criminel une vie inutile, ou rejeté sans remords sur lagént-
1
NOVEMBRE 1806. 205
ration qui devoitles suivre le fardeau des besoins, et le soin
d'upe fortune à recommencer. Le luxe jadis inconnu aux
provinces , et plus modéré dans la capitale; les variations de
modes ridiculesà forced'être répétées , et même coupables à
force d'être ruineuses , ont remplacé l'antique frugalité et la
noble simplicité de nospères. Les extrêmes les plus choquans
sont nés de l'exagération de tous les moyens d'amasser des
richesses, et de les dépenser.
Ily a eu plus de faste et plusde misère;plus de superfluités
efplusdebesoins réels;plusde jouissances et moinsde charité ;
plusdecommerce et moins de bonne foi; plus de mouvement
etplus dedésordres ; plus d'intérêts privés et moins d'affec
tionspubliques.
:
Les constitutions de rente , favorables à l'ordre public et à
l'économie domestique , secondoient encore beaucoup mieux
que le prêt à jour, les entreprises agricoles ou commerciales;
et l'emprunteur pouvoit fonder sur un capital gardé plus
long-temps , et à un intérêt modique , un espoir plus assuré
de faire ou de réparer sa fortune. Aujourd'hui l'agriculteur
ne peut et n'ose plus emprunter ; et le commerçant qui
court encore cette chance ruineuse , n'obtenant de l'argent
qu'à gros frais et pour un terme très-court , hate , presse ,
étrangle, pour me servir du mot consacré , ses spéculations
pour se débarrasser plutôt du lourd fardeau des intérêts. Il
tente les võies les plus périlleuses et quelquefois les moins
honnêtes , parce qu'elles sont les plus expéditives. Sans cesse
occupé à trouver de l'argent aujourd'hui pour payer demain,
incertain le matin s'ilne sera pas déshonoré le soir , il
sume son temps àdes reviremens , et son industrie à ouvrir
ou fermer des emprunts : état déplorable qui avilit , qui tue
lecommerce , et qui, joint au luxe qui s'est introduit de nos
jours dans cette classe modeste et modérée tant qu'elle ne
s'est pas regardée comme la première et la plus utile ,amène,
plus tôt ou plus tard,ces chutes scandaleuses où l'opinion
publique ne distingue pas l'honnête homme malheureux du
friponimpudent, et dont les prêteurs àgros intérêts et à jour
sont les complices beaucoup plus que les victimes.
conussi
les tribunaux et conseils de commerce , consultés suc
1
206 MERCURE DE FRANCE,
l'article 71 du projet de code civil : « Le taux de l'intérêt se
>>>règle dans le commerce comme le cours des marchandises, »
se sont attachés à démontrer les conséquences fatales au commerce
d'un intérêt excessif et arbitraire , et ont unanimement
demandé le rejet d'une loi qui déclare l'argent marchandise.
Le tribunal de Reims , placé dans un pays à-la-fois agricole
et commerçant , est allé plus loin , et il s'exprime ainsi :
«Lorsque la confiance dans le commerce étoit établie , et
>> que la moralité des principes présidoit aux transactions
>>> entre citoyens , le négociant honnête , le fabricant indus-
>> trieux trouvoient des ressources assurées et proportionnées
>>>à leurs besoins , dans des contrats de constitution dont l'in-,
>> térêt annuel modéré et fixé par la loi , étoit toujours en
>>> mesure des produits de l'industrie. Le remboursement laissé
>> à la volonté de l'emprunteur lui donnoit le temps nécessaire
>> de faire profiter ses fonds , d'accroître et de consolider sa ,
>>>fortune , jusqu'au temps où devenu maître de ses affaires ,
>>>il croyoit pouvoir dégager son bien de toute hypothèque
>> en remboursant ; mais il en est bien autrement aujourd'hui.
ככ Le commerçant se voit à la merci des agioteurs , et il suc-
>> combe forcé d'en subir les lois. >>>
Je finirai ce que j'avois à dire sur les constitutions de rente,,
par deux réflexions importantes :
L'une , que les constitutions de rente étoient entièrement
'dans l'esprit d'une constitution monarchique de société , où
tout , et même la fortune , tend à la fixité , à la perpétuité ,
à la modération ; et que le prêt àjour et sans motif, introduit
en Europe depuis la Réforme , est tout-à-fait dans l'esprit du
gouvernement populaire , où tout tend à la mobilité , au changement
, à un usage exagéré de toutes choses , où tout , pour,
mieux dire , est à jour, l'ordre , le repos , la fortune , la vie ,
les moeurs , les lois , la société. 2
Aussi c'est depuis que la société en Europe penchoit sur
l'abyme de la démocratie , que le prêt à jour, plus universellement
usité , et une circulation forcée de numéraire , ont
fait tomber en désuétude les constitutions de rentes en argent ,
et même à la fin rendu odieuses les constitutions deKrentes,
4
1
NOVEMBRE 1806. 207
foncières , le plus libre , le plus utile , le plus moral , et surtout
le plus politique de tous les contrats.
L'autre réflexion est que le capital , placé à constitution de
rente , étant comme le capital placé en fonds de terre , aliéné
pour un temps indéfini , et dont le terme étoit à la seule volonté
de l'emprunteur , il étoit raisonnable de supposer que
l'emprunteur , tant qu'il gardoit la somme , en retiroit un
avantage; et que le prêteur , tant qu'il en étoit privé , en
souffroit un dommage , parce qu'il étoit plus que probable
que s'il l'avoit eu à sa disposition , il en auroit fait , dans un
temps ou dans un autre , un emploi utile ; et il y avoit ainsi
pour motif légitime d'exiger l'intérêt, l'avantage qu'y trouvoit
l'emprunteur , joint au dommage qu'en souffroit le
prêteur.
3
Quoi qu'il en soit, il n'est pas impossible de rétablir l'usage
des contrats à constitution de rente , et de constituer le prêt à
intérêt , comme on a constitué tant d'autres choses. Il est
même probable qu'on y reviendra , et peut-être avec des modifications
qui rendront plus égale la condition des deux
parties . :.
Il n'est pas inutile de rappeler içi la série des questions que
nous nous sommes proposées au comimencement de cette discussion
:
31
L'argent n'est ni valeur ni marchandise , mais le signe
public de toutes les valeurs , et le moyen légal d'échange
entre toutes les marchandises.
L'argent produit légitimement un intérêt , lorsqu'il est
employé à acquérir des valeurs , qui portent naturellement
ou légitimement un revenu.
L'argent produit légitimement un bénéfice , lorsqu'il est
employé en société de gain et de perte dans le commerce.
L'intérêt doit être fixé sur le produit général des terres ,
fonds territorial , source de tous les produits , et régulateur
de toutes les valeurs.
Le bénéfice doit varier comme les profits du commerce.
-L'argent peut produire un intérêt , lorsque le prêteur
renonce àunprofit assuré , ou qu'il souffre un dommage
208 MERCURE DE FRANCE ,
réel, comme dans le prêt de commerçant à commerçant ; et
même dans ce cas , l'intérêt peut être le juste équivalent du
profit cessant , oudu dommage souffert.
Le prêt à constitution de rente produit légitimement un
intérêt ; parce que le capital étant aliéné pour un temps
indéfini , il est impossible que dans untemps ou dans un autre ,
le prêteur n'en eût pas retiré unprofit , ou qu'il n'en souffre
pasundommage.
Le prêt à jour qui n'est causé, ni pour acquisition de
valeurs productives , ni pour société de commerce , et dans
lequel le préteur disposant à tout moment de son capital , ne
peut alléguer , ni un profit auquel il doive renoncer , ni un
dommage qu'il puisse souffrir , produit un intérêt sans motif
suffisant et légal. Il a été considéré jusqu'à ces derniers temps ,
comme un prêt de consommation essentiellement gratuit , et
la raison en est évidente. En effet , l'argent n'étant que le
signe de valeurs productives ou de valeurs improductives ( 1 ) ,
le prêt à jour qui n'est pas causé pour valeurs productives ,
ne peut donc être le signe que de valeurs improductives en
denrées ou en travail. Mais si cent francs prêtés à jour sont le
signe de dix mesures de blé ou de cinquante journées de
travail , de quel droit exigerois-je que l'emprunteur me rendît
onze mesures de blé , ou cinquante-cinq journées de
travail?
L'assurance contre le danger d'une perte possible , n'est
pas un motif suffisant d'exiger l'intérêt , parce que cette
assurance se trouve dans les précautions que la loi permet au
prêteur pour prévenir la perte , ou dans les moyens qu'elle
lui fournit pour l'empêcher.
Le service rendu à l'emprunteur n'est pas un motif suffisant
, parce que ce service que je rends sans m'incommoder
moi-même , est une charité que je dois à mes frères, qu'ils
me doivent à leur tour, et qui ne peut s'évaluer , ni se
payer.
(1)Voyez le premier article, dans le N°. du 13 septembre.
4 Je
1
1
:
DE
NOVEMBRE 1806 .
cen
209
Je rappelle les lois jadis usitées en France et leurs motifs :
ces lois , à la faveur desquelles la société a prospéré , et les
moeurs s'étoient élevées au plus haut point de décence et de
dígnité. Je neme dissimule pas que ces lois sont sévères, comme
toutes les lois dont l'objet est de subordonner l'intérêt privé à
l'intérêt public. Sans doute la défense du prêt à jour apporte
une gêne quelquefois fâcheuse dans les affaires de la famille ;
mais la tolérance du prêt à jour produit un désordre intolérable
dans les affaires de l'Etat. En vain diroit-on que la loi
qui le défendroit ne seroit pas obéie : je répondrois que si
l'administration doit quelquefois empêcher ce qu'elle ne sauróit
défendre , la morale doit toujours défendre même ce
qu'elle ne peut empêcher.
J'ai rencontré la raison des lois religieuses sur le prêt , en
né cherchant que les motifs des lois politiques. C'est une
nouvelle preuve de la vérité de la doctrine chrétienne : je veux
dire de sa parfaite conformité sur tous les objets de la
morale aux rapports les plus naturels des choses. Ceux qui
s'obstinent à la combattre , peuvent remarquer que je n'ai
traité la question du prêt qu'en politique, et non en théologien
; et ce n'est pas ma faute si la vraie philosophie est en
tout d'accord avec la religion.
On a fait de longs traités sur la richesse dès nations , des
traités où l'on a voulu doctement enseigner ce que tout le
monde sait, et quelquefois ce que personne ne peut connoître.
Je doute qu'ily ait des livres plus abstraits , et qui pis est plus
inutiles. Mais , au fond , ces mots richesse des nations , présentent-
ils une idée assez juste pour en faire le sujet d'un ,
traité , et même le titre d'un ouvrage ? Les particuliers sont
riches , et les nations sont fortes; et comme l'opulence fait la
force politique d'un particulier , on peut dire que la force est
la seule richesse d'une nation. Il faudroit donc traiter de la
richesse des particuliers et de la force des nations : mais est-il
nécessaire de se livrer à de pénibles recherches sur la nature
et les causes des richesses; et les enfans du siècle , nous dit
l'Evangile, n'en savent-ils pas , sur les moyens de faire fortune,
bienplus que les enfans de lumière ? Et l'art de s'enrichir
210 MERCURE DE FRANCE ;
n'est-il pas beaucoup mieux connu des ignorans que des
savans et des gens d'esprit ? A considérer même la richesse
dans les nations , l'extrême misère ne touche-t-elle pas à l'extrême
opulence ; et la nation qui compte le plus de millionnaires
, n'est-elle pas toujours celle qui renferme le plus d'indigens
? Qu'on lise les Recherches sur la Mendicité en Angleterre
, par Morton Eden , et l'on y verra des villes , même
considérables , où la moitié des habitans est à la charge du
bureau de charité. Tout peuple qui est content de son sort ,
est toujours assez riche ; et , sous ce rapport, la stérile Suède
étoit aussi riche que la pécunieuse Hollande , et eût été beaucoup
plus forte. La richesse d'une nation n'est pas les impôts
qu'elle paie : car les impôts sont des besoins et non un produit;
et l'excès des besoins est plutôt un signe de détresse que
la mesure de la richesse. Je le répète : la richesse d'une nation
est sa force , et sa force est danssa constitution , dans ses moeurs,
dans ses lois , et non dans son argent. On peut même assurer
qu'à égalité de territoire et de population , la nation la plus
opulente , c'est-à-dire la plus commerçante , sera la plus
foible, parce qu'elle sera la plus corrompue , et de la pire de
toutes les corruptions , la corruption de la cupidité.
On peut le dire aujourd'hui que tout est consommé ; on
peut le dire , non comme un reproche pour le passé , mais
comme une leçon pour l'avenir : c'est moins le fanatisme
politique qui n'égaroit qu'un petit nombre d'esprits , que la
cupidité universelle produite par les nouveaux systèmes sur
l'argent , et par le relâchement de tous les principes de morale,
qui afait descendre la société chrétienne chez lepeuplele plus
généreux et le plus éclairé, au-dessous même de ces ignobles
et délirantes démagogies païennes , qui ne jugeoient que sur
des délations , ne gouvernoient que par des supplices , ne
vivoient que de consfications ; et où l'exil , la mort étoient
le prix inévitable de la vertu , et la proscription la condition
nécessaire de la propriété.
Nous nous croyons riches , et nous le sommes effectivement
de biens artificiels. Mais les vrais biens s'épuisent , et la nature
NOVEMBRE 1806 . 211
semble s'apauvrir. Il y a peu de villes en France où il ne soit
bientôt plus aisé de se procurer un meuble de bois d'acajou
qu'une poutre de bois de chêne pour soutenir le toit de sa
maison. Le bois à brûler coûte presqu'aussi cher que les
alimens qu'il sert à préparer ; et les toiles des Indes sont
à meilleur compte que les draps faits de la laine de nos
troupeaux. Comment se fait-il que les inventions modernes
des arts se dirigent à la fois vers les jouissances du luxe les
plus raffinées , et vers l'économie la plus austère sur les premiers
besoins ? La soupe du pauvre dans les grandes ville
coûte moins que la pâtée d'un serin : le malheureux auroit
une idée bien basse de ce qu'il vaut s'il ne s'estimoit que par
ce qu'il coûte.
On peut laver le linge avec de la fumée , éclairer se
appartemens avec de la fumée , se chauffer avec de la vapeur
, etc. Les machines remplacent l'homme ; et mêmes les
élémens , s'il faut en croire M. de Condorcet, se convertiront
un jour en substances propres à notre nourriture. Partout on
prodigue l'art pour économiser la nature. J'applaudis à ces
découvertes et j'en admire les auteurs ; mais peut-être faut-il
s'affliger de la cause qui rend ces découvertes nécessaires , et
les hommes si inventifs. A mesure que le luxe gagne la société,
les premières nécessités manqueroient-elles à l'homme ? Ces
premiers dons de la nature que la Providence avoit départis
d'une mains libérale à tous ses enfans , et dont les peuples
naissans sont si abondamment pourvus , commenceroient-ils
à s'épuiser dans la société avancée ; et comme des dissipateurs ,
après avoir consommé notre patrimoine , serions -nous réduits
à chercher notre vie dans les moyens précaires de l'industrie ?
Nous faudra- il désormais apprendre dans les savantes décompositions
de la chimie ou dans les inventions ingénieuses
de la mécanique , l'art si facile de vivre , hélas ! et la vie physique
deviendra- t- elle aussi pénible que la vie politique ? Je ne
sais ; mais nos grandes sociétés d'Europe ne ressemblent pas
mal à une place assiégée depuis plusieurs années , où après
avoir épuisé les magasins on a recours aux moyens les moins
naturels. On se chauffe avec les meubles; on fait de l'argent
2
212 MERCURE DE FRANCE ,
avec du papier , des alimens de tout , et l'on prolonge à force
de privations la douloureuse existence d'une garnison exténuée.
( 1)
4
DE BONALD.
(1 ) En 1777, l'Académie de Marseille proposa au concours cette question
: « Quelle a été dans tous les temps l'influence du commerce sur l'es-
>> prit et sur les moeurs des peuples ? » Le sujet fut traité, et le prix remporté
parun compatriote de l'auteur, M. Liquier *, négociant de Marseille,
où il étoit universellement considéré pour ses vertus et ses talens , mort
en 1790, à l'assemblée constituante , où il avoit été nommé député. Il osa
se décider contre le commerce, et prouva que le commerce extérieur ne
tend qu'à accroître sans mesure les deux maux extrêmes de la société ,
l'opulence et la misère , et à consommer les richesses naturelles pour
les remplacer par des richesses artificielles . C'est principalement au
commerce et à ses innombrables besoins , qu'il attribue le dépérissement
des bois , premier besoin des hommes civilisés . En effet , le défaut de
combustible est une cause bien plus prochaine de dépopulation , que la
rareté même de comestible , parce que l'un se transporte de loin, et non
pas l'autre. La révolution a fait dans ce genre des maux incalculables ,
et peut-être sans remède . Deux systèmes d'économie politique ont régné
en France : le système de Sully, système agricole , et par conséquent
producteur et conservateur des richesses naturelles ; le système de Colbert,
système commercial et manufacturier, consommateur des richesses natuelles
, et producteur des richesses artificielles . Le premier est plus favo
rrable aux moeurs , à la force politique d'un Etat continental , et ajoute à
l'aisance générale , parce qu'il alimente les petites manufactures de produits
indigènes , et le trafic intérieur qui sert à les faire circuler . Le
second est plus favorable aux arts , à la force maritime d'un Etat insulaire ;
et il élève de grandes fortunes par les fabriques d'objets de luxe , et de
productions étrangères , que le commerce extérieur importe brutes et
exporte manufacturées . La France ne peut pas balancer entre ces deux
systèmes ; car les mener de front paroît impossible , comme il le seroit à
un particulier d'exploiter une grande métairie , et de suivre en même
temps de grandes opérations de commerce.
* Discoure imprimé à Marseille chez F. Brebion , 1778.
1
2
:
NOVEMBRE 1806 . 213
MODES du 25 octobre .
Les redingotes de drap , faites nouvellement , ne sont pas encore trèscommunes;
mais en revanche , presque toutes offrent un singulier contraste
avec les robes qu'elles remplacent. Très-peu amples du devant , assez
serrées sur les hanches , les robes avoient , en général , un faisceau de plis
par derrière ; Isredingotes , au contraire , grimacent des côtés , bâillent
par devant, et ne forment pas unpli à la chute des reins .
Les collets de toutes les redingotes sont amples , et les manches comme
aux redingotes d'hommes , descendent quelquefois jusqu'à l'extrémité du
pouce.
Sur le modèle des petits chapeaux de paille jaune , qui n'avoient
presque pas de bord , et dont la calotte on forme étoit haute , presque
toutes les modistes font des chapeaux de velours noir, gros vert , rose , bleu
de ciel ou vert tendre , avec une grosse touffe ou une fleur sur le devant.
Pour les capotes , on a conservé les passes saillantes et la forme carrée.
Cellesde velours noir sont souvent doublées de taffetas blanc ou rose. Les
capotesblanches ont des liserets et des coques rose, ponceau , oujaune d'or.
Quoique les schalls façon de cachemire soient d'une belle apparence et
d'un prix modique , quelques élégantes , pour varier , mettent des tricots à
jour, fort grossiers , et qui coûtent fort cher . Il y en a en ponceau et en blane.
/
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 18 octobre.
Les courriers se succèdent , et n'apportent que des nouvelles
désastreuses; de courtes proclamations instruisent les
citoyens de la situation de l'armée , et leur recommandent la
tranquillité. La princesse héréditaire de Saxe-Weimar es
partied'ici hier , se rendant à Saint-Pétersbourg : le consetller
intime de cabinet , M. Lombard , est parti le même jour
pour Stettin , où l'on croit que se rendra le roi. S. M. est en
cemoment à Charlottembourg. La reine n'a fait que passer
dans nos murs ; arrivée hier au soir , elle est repartie ce matin.
On assure qu'elle a plusieurs fois couru le danger d'être
enlevée par les Français. On emballe et on fait partir tous les
effets précieuxdu château, le trésor, les archives, pour Stettin ,
on croit qu'ils seront transportés plus loin encore .
Londres , 20 octobre.
On continue à prétendre que Miranda obtient de grands
succès ; et l'on cite de lui une proclamation datée de Coro ,
3 août , dans laquelle il promet à ses concitoyens l'indépendance
, sous les auspices de l'Angleterre , et sous la protection
de la marine anglaise.Voici l'ordre qui accompagnoit sa proclamation
:
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
« Tous les officiers exerçant des charges au nom de la cour
de Madrid , sont suspendus de leurs fonctions. Les cours ecclé.
siastiques et judiciaires resteront provisoirement en exerciée.
Tous les citoyens âgés de 16 à 55 ans , se réunirons
à l'armée. Ceux qui feront cause commune avec les agent
espagnols , seront punis comme traîtres. Ceux qui exercent
des emplois et qui se joindront à l'armée , recevront des
honneurs proportionnés à leur zėle. Pour prévenir toute
insulte ou agression de la part des soldats , les magistrats
feront arborer au haut des clochers , l'étendard national ; il
sera respecté, comme signe d'union. >>
: Madrid , 20 octobre.
PROCLAMATION.
« Dans des circonstances moins dangereuses que celles où
nous nous trouvons aujourd'hui , les bons et loyaux sujets se
sont empressés d'aider leurs souverains par des dons volontaires
et des secours proportionnés aux besoins de l'Etat. C'est donc
dans la situation actuelle qu'il est urgent de se montrer généreux
envers la patrie Le royaume d'Andalousie favorisé par la
nature , dans la reproduction des chevaux propres à la cavalerie
légère ; la province de l'Estramadure , qui rendit en ce
genre des services si importans au roi Philippe V, verroient-ils
avec indifférence la cavalerie du roi d'Espagne réduite et incomplète,
faute de chevaux ? Non, je ne le crois pas ; j'espère ,
au contraire , qu'à l'exemple des illustres aïeux de la génération
présente , qui servirent l'aïeul de notre roi actuel ,
par des levées d'hommes et de chevaux, les petits-enfans de
ces braves s'empresseront aussi de fournir des régimens ou
des compagnies d'hommes habiles dans le maniement du
cheval , pour être employés au service et à la défense de
la patrie , tant que durera le danger actuel. Une fois passé ,
ils rentreront pleins de gloire , au sein de leurs familles.
Chacun se disputera l'honneur de la victoire ; l'un attri -
buera à son bras le salut de sa famille , l'autre , celui
de son chef, de son parent ou de son ami ; tous , enfin
s'attribueront le salut de la patrie. Venez , mes chers compatriotes
, venez vous ranger sous les bannières du meilleur des
souverains ; venez , je vous accueillerai avec reconnoissance ;
je vous en offre dès aujourd'hui l'hommage , si le Dieu des
victoires nous accorde une paix heureuse et durable , unique
objet de nos voeux. Non , vous ne céderez ni à la crainte ni à
la perfidie ; vos coeurs se fermeront à toute espèce de séduction
étrangère. Venez ; et si nous ne sommes pas forcés de
croiser nos armes avec celles de nos ennemis , vous n'encourrez
pas le danger d'être notés comme suspects , et d'avoir donné
une fausse idée de votre loyauté , de votre honneur, en refu
sant de répondre à l'appel que je vous fais.
2.
NOVEMBRE 1806. 215
>> Mais si ma voix ne peut réveiller en vous les sentimens de
votre gloire , soyez vos propres instigateurs ; devenez les pères
du peuple au nom duquel je parle; que ce que vous lui devez
vous fasse souvenir de ce quevous vous devezà vous-mêmes ,
àvotre honneur , et à la religion sainte que vous professez.
» Au palais royal de Saint-Laurent, le6 octobre 1806.
Signé, le PRINCE DE LA PAIX
Bamberg , 23 octobre.
Unordre du jour, publié le 19 , a fait une grande impression
sur toute l'armée , puisqu'il exprime le mécontentement
de S. M. I. sur la conduite du général de division Klein,
et du général de brigade Lasalle , qui ont laissé passer deux
colonnes ennemies qui étoient coupées , ayant l'un et l'autre
ajouté foi à l'assurance qui leur a été donnée par le général
prus sien Blucher , qu'il y avoit un armistice de six semaines.
Le r egret qu'ont éprouvé ces deux braves militaires en apprenanttqu'on
avoit abusé de leurs franchise ,' ne peut se peindre :
il es si cruel de manquer l'occasion d'acquérir de nouveaux
droits à l'estime publique , en faisant son devoir ! Mais , tout
en les plaignant sincèrement , il n'est personne qui n'ait
applaudi aux principes suivans , contenus dans l'ordre du
jour : « Depuis quand est-ce par le canal de l'ennemi que
» S. M. fait passer ses ordres ? L'EMPEREUR se flatte que
>> pareilles erreurs ne seront plus commises. Les lois mili-
>>taires prononcent les plus grandes peines contre les officiers
dans un pareil cas ; mais la peine la plus sensible pour
>> un officier de la Grande-Armée , est de n'avoir pas con-
>> couru en tout point à l'entier succès des opérations. >>
PARIS , vendredi 31 octobre.
Un décret rendu par S. M. l'EMPEREUR, au quartiergénéral
impérial de Halle, le 19 octobre 1806, contient les dispositions
suivantes :
M. Daru , conseiller d'Etat , intendant-général de notre
maison, estnommé intendant-général de l'armée. L'intendantgénéral
de l'armée organisera et dirigera l'administration des
pays conquis. Il nous présentera des sujets pour remplir les
fonctions d'intendant des provinces.
La cour de cassation a décidé récemment , 1 °. que
dans l'anciecne législation , le marirge contracté à l'extré->
mité de la vie n'étoit pas nul, lorsque les parties, après avoir
manifesté l'intention de s'épouser, en avoient été empêchés
4
216 MERCURE DE FRANCE ,
par des obstacles considérables ; 2°. que la preuve de ces
obstacles étoit admissable.
N.B. Vendredi , 31 octobre, au soir.-Quoique nous soyons
certains que les bulletins de l'armée sont déjà connus de tous
les lecteurs du Mercure , cependant nous avons cru devoir
donner en entier des pièces historiques d'une importance et
d'un intérêt aussi grand, Le 16º bulletin , que l'on trouvera à
la fin de ce numéro , est le dernier qui ait été publié jusqu'à
cemoment.
V BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE .
Jena , 13 octobre 1806.
La bataille de Jena a lavé l'affront de Rosbach , et décidé ,
en sept jours , une campagne qui a entièrement calmé cette
frénésie guerrière qui s'étoit emparée des têtes prussiennes.
Voici la position de l'armée , au 13 :
Le grand-duc de Berg et le maréchal Davoust , avec leurs
corps d'armée , étoient à Naumbourg , ayant des partis sur
Leipsick et Halle.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo étoit en
marche pour se rendre à Dornnbourg.
Le corps du maréchal Lannes arrivoit à Jena.
Le corps du maréchal Augereau étoit en position à Kahla.
Le corps du maréchal Ney étoit à Roda.
Le quartier-général , à Gera.
L'EMPEREUR , en marche pour se rendre à Jena.
Le corps du maréchal Soult, de Gera étoit en marche
pour prendre une position plus rapprochée , à l'embranchement
des routes de Naumbourg et de Jena.
Voici la position de l'ennemi :
Le roi de Prusse voulant commencer les hostilités au g
octobre , en débouchant sur Francfort par sa droite , sur
Wurtzbourg par son centre , et sur Bamberg par sa gauche ,
toutes les divisions de son armée étoient disposées pour exécuter
ce plan; mais l'armée française tournant sur l'extrémité
de sa gauche , se trouva en peu de jours à Saalbourg , à
Lobenstein , à Schleitz, à Gera , à Naumbourg. L'armée prus.
sienne , tournée , employa les journées des 9 , 10 , 11 et 12 ,
à rappeler tous ses détachemens; et le 13 , elle se présenta en
bataille entre Capelsdorf et Auerstedt , forte de près de
150,000 hommes .
Le 13 , à deux heures après midi , l'EMPEREUR arriva a
Jena ; et , sur un petit plateau qu'occupoit notre avant-garde ,
il aperçut les dispositions de l'ennemi , qui paroît manoeuvrer
pour attaquer le lendemain , et forcer les divers
débouchés de la Saale. L'ennemi défendoit en force , et par
une position inexpugnable , la chaussée de Jena à Weimar ,
et paroissoit penser que les Français ne pourroient déboucher
dans la plaine sans avoir forcé ce passage, Il ne paroissoit
NOVEMBRE 1806. 217
pas possible en effet de monter de l'artillerie sur le plateau ,
qui d'ailleurs étoit si petit que quatre bataillons pouvoient à
peine s'y déployer. On fit travailler toute la nuit à un chemin
dans le roc , et l'on parvint à conduire de l'artillerie
sur la hauteur.
Le maréchal Davoust reçut l'ordre de déboucher par
Naumbourg pour défendre les défilés de Koesen , si l'ennemi
vouloitmarcher sur Naumbourg , ou pour se rendre à Apolda ,
pour le prendre à dos , s'il restoit dans la position où il
étoit.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo fut destiné à
déboucher de Donnbourg , pour tomber sur les derrières de
l'ennemi , soit qu'il se portat en force sur Naumbourg , soit
qu'il se portât sur Jena.
La grosse cavalerie qui n'avoit pas encore rejoint l'armée ,
ne pouvoit la rejoindre qu'à midi; la cavalerie de la garde
impériale étoit à trente-six heures de distance , quelques fortes
marches qu'elle eût faites depuis son départ de Paris. Mais il
estdes momens à la guerre où aucune considération ne doit
balancer l'avantage de prévenir l'ennemi et de l'attaquer le
premier. L'EMPEREUR fit ranger sur le plateau qu'occupoit
l'avant-garde , que l'ennemi paroissoit avoir négligé , et visà-
vis duquel il étoit en position, tout le corps du maréchal
Lannes : ce corps d'armée fut rangé par les soins du général
Victor , chaque division formant une aile. Le maréchal Lefebvre
fit ranger au sommet la garde impériale en bataillon
carré. L'EMPEREUR bivouaqua au milieu de ses braves. La
nuit offroit un spectacle digne d'observation , celui de deux
armées dont l'une déployoit son front sur six lieues d'étendue,
et embrasoit de ses feux l'atmosphère ; l'autre dont les feux
apparens étoient concentrés sur un petit point : et dans l'une
et l'autre armée , de l'activité et du mouvement. Les feux des
deux armées étoient à une demi-portée de canon ; les sentinelles
se touchoient presque , et il ne se faisoit pas un mouvement
qui ne fût entendu.
Les corps des maréchaux Ney et Soult passoient la nuit en
marche. A la pointe du jour toute l'armée prit les armes .
La division Gazan étoit rangée sur trois lignes, sur la gauche
du plateau, La division Suchet formoit la droite ; la garde
impériale occupoit le sommet du monticule , chacun de ces
corps ayant ses canons dans les intervalles. De la ville et des
vallées voisines on avoit pratiqué des débouchés qui permettoient
le déploiement le plus facile aux troupes qui n'avoient
pu être placées sur le plateau; car c'étoit peut-être la première
fois qu'une armée devoit passer par un si petit débouché.
Un brouillard épais obscurcissoit le jour. L'EMPEREUR passa
devant plusieurs lignes. Il recommanda aux soldats de se tenir
en garde contre cette cavalerie prussienne qu'on peignoit
218 MERCURE DE FRANCE ,
comme si redoutable. Il les fit souvenir qu'il y avoit un an
qu'à la même époque ils avoient pris Ulm ; que l'armée
prussienne , comme l'armée autrichienne , étoit aujourd'hui
cernée , ayant perdu sa ligne d'opérations , ses magasins ;
qu'elle ne se battoit plus dans ce moment pour la gloire ,
mais pour sa retraite ; que cherchant à faire une trouée sur
différens points , les corps d'armée qui la laisseroient passer ,
seroient perdus d'honneur et de réputation. A ce discours
animé , le soldat répondit par des cris de marchons. Les tirailleurs
engagèrent l'action. La fusillade devint vive. Quelque
bonne que fût la position que l'ennemi occupoit , il en fut
débusqué ; et l'armée française, débouchantdans la plaine ,
commença à prendre son ordre de bataille.
De son côté , le gros de l'armée ennemie , qui n'avoit eu
le projet d'attaquer que lorsque le brouillard seroit dissipé ,
prit les armes. Un corps de 50,000 hommes de la gauche , se
posta pour couvrir les défilés de Naumbourg , et s'emparer des
débouchés de Koesen ; mais il avoit déjà été prévenu par le
maréchal Davoust. Les deux autres corps , formant une force
de 80,000 hommes , se porterent en avant de l'armée française
qui débouchoit du plateau de Jena. Le brouillard couvrit
les deux armées pendant deux heures ; mais enfin il fut
dissipé par un beau soleil d'automne. Les deux armées s'aperçurent
à petite portée de canon. La gauche de l'armée française
, appuyée sur un village et des bois , étoit commandée
par le maréchal Augereau. La garde impériale la séparoit du
centre qu'occupoit le corps du maréchal Lannes. La droite
-étoit formée par le corps du maréchal Soult ; le maréchal Ney
n'avoit qu'un simple corps de 3000 hommes , seules troupes
qui fussent arrivées de son corps d'armée.
L'armée ennemie étoit nombreuse et montroit une belle
cavalerie. Ses manoeuvres étoient exécutées avec précision et
rapidité . L'EMPEREUR eût desiré retarder de deux heures d'en
venir aux mains, afin d'attendre , dans la position qu'il venoit
deprendre après l'attaque du matin, les troupes qui devoient
le joindre , et sur-tout sa cavalerie; mais l'ardeur française
l'emporta. Plusieurs bataillons s'étant engagés au village de
Hollstedt , il vit l'ennemi s'ébranler pour les en déposter. Le
maréchal Lannes reçut ordre sur-le-champ de marcher en
échelons pour soutenir ce village. Le maréchal Soult avoit
attaqué un bois sur la droite ; l'ennemi ayant fait unmouvement
de sa droite sur notre gauche , le maréchal Augereau
fut chargé de le repousser ; en moins d'une heure , l'action
devint générale ; 250 ou 300,000 hommes avec 7 ou 800 pièces
de canon, semoient partout la mort et offroient unde ces
spectacles rares dans l'histoire. De part et d'autre , on ma-
- noeuvra constammentcomme à une parade. Parmi nos troupes,
il n'y eut jamais le moindre désordre , la victoire ne fut pas
NOVEMBRE 1806
219
un moment incertaine. L'EMPEREUR eut toujours auprès de
lui, indépendamment de la garde impériale , un bon nombre
de troupes de réserve pour pouvoir parer à tout accident
imprévu.
Le maréchal Soult ayant enlevé le bois qu'il attaquoit
depuis deux heures , fit un mouvement en avant. Dans cet
instant , on prévint l'EMPEREUR que la division de cavalerie
française de réserve , commençoit à se placer , et que deux
nouvelles divisions du corps du maréchal Ney se plaçoient en
arrière sur le champ de bataille. On fit alors avancer toutes
les troupes qui étoient en réserve sur la première ligne , et
qui se trouvant ainsi appuyées , culbutèrent l'ennemi dans un
clin-d'oeil , et le mirent en pleine retraite. Il la fit en ordre
pendant la première heure ; mais elle devint un affreux
désordre du moment que nos divisions de dragons et nos
cuirassiers , ayant le grand-duc de Berg à leur tête , purent
prendre part à l'affaire. Ges braves cavaliers frémissant de voir
la victoire décidée sans eux , se précipitèrent partout où ils
rencontrèrent des ennemis. La cavalerie , l'infanterie prussienne
ne purent soutenir leur choc. En vain l'infanterie ennemie
se forma en bataillons carrés ; cinq de ces bataillons
furent enfoncés ; artillerie , cavalerie , infanterie , tout fut
culbuté et pris. Les Français arrivèrent à Weimar en même
temps que l'ennemi , qui fut ainsi poursuivi pendant l'espace
de six lieues .
A notre droite , le corps du maréchal Davoust faisoit des
prodiges. Non-seulement il contint , mais mena battant pendant
plus de trois lieues , le gros des troupes ennemies qui
devoit déboucher du côté de Koesen. Ce maréchal a déployé
une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère , première
qualité d'un homme de guerre. Il a été secondé par les
généraux Gudin , Friant , Morand , Daultanne , chef de l'étatmajor
, et par la rare intrépidité de son brave corps d'armée.
Les résultats de la bataille sont 30 à 40 mille prisonniers ;
il en arrive à chaque moment ; 25 à 30 drapeaux , 500 pièces
de canon, des magasins immenses de subsistances. Parmi les
prisonniers se trouvent plus de vingt généraux , dont plusieurs
lieutenans - généraux , entr'autres le lieutenant - général
Schmettau . Le nombre des morts est immense dans l'armée
prussienne. On compte qu'il y a plus de vingt mille tués ou
blessés ; le feld-maréchal Mollendorff a été blessé ; le duc de
Brunswick a été tué ; le général Ruchel a été tué ; le prince
Henri de Prusse grièvement blessé. Au dire des déserteurs ,
des prisonniers et des parlementaires , le désordre et la consternation
sont extrêmes dans les débris de l'armée ennemie.
De notre côté , nous n'avons à regretter parmi les généraux
que la perte du général de brigade Debilly , excellent soldat;
parmi les blessés, le général de brigade Conroux. Parmi les
220 MERCURE DE FRANCE ,
:
colonels morts , les colonels Vergès , du 12º régiment d'infanterie
de ligne ; Lamotte, du 36° ; Barbenègre , du 9º de hussards
; Marigny , du 20º de chasseurs ; Harispe , du 16º d'infanterie
légère ; Dulembourg , du 1º de dragons ; Nicolas , du
61. de ligne; Viala , du 81° ; Higonet , du 108.
Les hussards et les chasseurs ont montré dans cette journée
une audace digne des plus grands éloges. La cavalerie prussienne
n'a jamais tenu devant eux , et toutes les charges qu'ils
ont faites devant l'infanterie ont été heureuses.
Nous ne parlons pas de l'infanterie française; il est reconnu
depuis long- temps que c'est la meilleure infanterie du monde.
L'EMPEREUR a déclaré que la cavalerie française , après l'expérience
des deux campagnes et de cette dernière bataille , n'avoit
pas d'égale.
L'armée prussiennea , dans cette bataille, perdu toute
retraite et toute sa ligne d'opérations. Sa gauche , poursuivie
par le maréchal Davoust , opéra sa retraite sur Weimar , dans
le temps que sa droite et son centre se retiroient de Weimar
sur Naumbourg. La confusion fut donc extrême. Le roi a
dû se retirer à travers champs , à la tête de son régiment de
cavalerie.
Notre perte est évaluée à 1000 ou 1100 tués et 3000 blessés.
Le grand-ducde Berg investit en ce moment la place d'Erfurt
, où se trouve un corps d'ennemis que commandent le
maréchal de Mollendorf et le prince d'Orange.
L'état-major s'occupe d'une relation officielle qui fera connoître
dans tous ses détails cette bataille et les services rendus
par les différens corps d'armée et régimens. Si cela peut
ajouter quelque chose aux titres qu'a l'armée , à l'estime et à
laconsidération de la nation, rien ne pourra ajouter au sentiment
d'attendrissement qu'ont éprouvé ceux qui ont été
témoins de l'enthousiasme et de l'amour qu'elle témoignoit à
l'EMPEREUR au plus fort du combat. S'il y avoit un moment
d'hésitation , le seul cri de vive l'Empereur ! ranimoit les courages
, et retrempoit toutes les ames. Au fort de la mêlée,
l'EMPEREUR voyant ses ailes menacées par la cavalerie , se portoit
au galop pour ordonner des manoeuvres et des changemens
de front en carrés ; il étoit interrompu à chaque instant
par des cris de vive l'Empereur ! La garde impériale à pied
voyoit , avec un dépit qu'elle ne pouvoit dissimuler , tout le
monde aux mains, et elle dans l'inaction. Plusieurs voix firent
entendre les mots en avant ! « Qu'est- ce? dit l'EMPEREUR ; ce
>> ne peut être qu'un jeune homme qui n'a pas de barbe qui
>> peut vouloir préjuger ce que je dois faire : qu'il attende
>> qu'il ait commandé dans trente batailles rangées , avant de
>> prétendre me donner des avis. » C'étoit effectivement des
vélites, dont le jeune courage étoit impatient de se signaler.
Dans une mêlée aussi chaude, pendant que l'ennemi perNOVEMBRE
1806. 221
doitpresque tous ses génératux , on doit remercier cette Providence
qui gardoit notre armée. Aucun homme de marque n'a
été tué ni blessé. Le maréchal Lannes a eu un biscayen qui lui
a rasé la poitrine sans le blesser. Le maréchal Davoust a eu
son chapeau emporté et un grand nombre de balles dans ses
habits. L'EMPEREUR a toujours été entouré , par-tout où il a
paru , du prince de Neuchâtel , du maréchal Bessières , du
grand-maréchal du palais Duroc , du grand-écuyer Caulaincourt,
et de ses aides-de-camp et écuyers de service. Une partie
de l'armée n'a pas donné, ou est encore sans avoir tiré un
coup de fusil.
VI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Weimar , le 15 octobre au soir.
Six mille Saxons et plus de trois cents officiers ont été faits
prisonniers. L'EMPEREUR a fait réunir les officiers , et leur a dit
qu'il voyoit avec peine que leur armée lui faisoit la guerre ;
qu'il n'avoit pris les armes que pour assurer l'indépendance
de la nation saxonne , et s'opposer à ce qu'elle.fût incorporée
à la monarchie prussienne; que son intention étoit de les
renvoyer tous chez eux , s'ils donnoient leur parole de ne
jamais servir contre la France ; que leur souverain , dont il
reconnoissoit les qualités , avoit été d'une extrême foiblesse ,
en cédant ainsi aux menaces des Prussiens , et en les laissant
entrer sur son territoire ; mais qu'il falloitque tout cela finît ;
queles Prussiens restassent en Prusse , et qu'ils ne se mêlassent
en rien des affaires de l'Allemagne ; que les Saxons devoient
se trouver réunis dans la confédération du Rhin sous la protection
de la France , protection qui n'étoit pas nouvelle ,
puisque depuis deux cents ans , sans la France , ils eussent été
envahis par l'Autriche , ou par la Prusse ; que l'EMPEREUR
n'avoit pris les armes que lorsque la Prusse avoit envahi la
Saxe; qu'il falloit mettre un terme à ses violences ; que le
continent avoit besoin de repos ; et que malgré les intrigues
et les basses passions qui agitent plusieurs cours , il falloit que
ce repos existât, dût-il en coûter la chute de quelques trônes.
Effectivement , tous les prisonniers saxons ont été renvoyés
chez eux , avec la proclamation de l'EMPEREUR aux Saxons , et
des assurances qu'on n'en vouloit point à leur nation. ( Cijoint
la déclaration signée par les officiers saxons. )
Nous soussignés général , colonels , lieutenans- colonels , majors , capitaines
et officiers saxons , jurons sur notre parole d'honneur de ne point
porter les armes contre S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et
ses alliés; et nous prenons le même engagement et faisons le mêmeserment
au nom de tous les bas-officiers et soldats qui ont été faits prisonniers
avec nous , et dont l'état est ci-joint , même si nous en recevions l'ordre
formel de notre souverain l'électeur de Saxe .
Jena, le 15 octobre 1806.
(Suivent la signature du baron de Niesemeuschel , lieutenantgénéral
saxon, et celles de 120 officiers saxons de toutgrade. )
3
222 MERCURE DE FRANCE ,
VII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Weimar , le 16 octobre 1806.
Le grand-duc de Berg a cerné Erfurt le 15 dans la matinée .
Le 16, la place a capitulé. Par ce moyen , 14,000 hommes ,
dont 8000 blessés et 6000 bien portans , sont devenus prisonniers
de guerre , parmi lesquels sont le prince d'Orange , le
feld-maréchal Mollendorf, le lieutenant-général Larisch , le
lieutenant-général Graver , les généraux-majors Leffave et
Zveiffel . Un parc de cent vingt pièces d'artillerie , approvisionné
, est également tombé en notre pouvoir. ( Ci -joint la
capitulation d'Erfurt. ) On ramasse tous les jours des prisonniers.
Le roi de Prusse a envoyé un aide-de-camp à l'EMPEREUR ,
avec une lettre en réponse à celle que l'EMPEREUR lui avoit
écrite avant la bataille; mais le roi de Prusse n'a répondu
qu'après. Cette démarche de l'Empereur Napoléon étoit
pareille à celle qu'il fit auprès de l'empereur de Russie,
avant la bataille d'Austerlitz ; il dit au roi de Prusse : « Le
>> succès de mes armes n'est point incertain. Vos troupes
>> seront battues ; mais il en coûtera le sang de mes enfans :
» s'il pouvoit être épargné par quelqu'arrangement compa-
>> tible avec l'honneur de macouronne, il n'y a rien que je
>> ne fasse pour épargner un sang si précieux. Il n'y a que
>> l'honneur qui , à mes yeux , soit encore plus précieux que
>> le sang de mes soldats. >>>
Il paroît que les débris de l'armée prussienne se retirent sur
Magdebourg . De toute cette immense et belle armée , il ne
s'en réunira que des débris.
7
Capitulation de la ville et citadelle d'Erfurt , faite entre
M. le colonel Preval , l'un des commandans de la Légiond'Honneur
, muni de pleins- pouvoirs de S. A. R. le prince
Joachim , grand-duc de Berg et de Clèves , lieutenant
de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , d'une
part; et de l'autre, M. le major Prueschenenk , comman
dant de la ville et citadelle d'Erfurt , ainsi que du fort
Cyriaxbourg , pour S. M. le roi de Prusse .
Demande . Art. Ir. La garnison sortira le 17 d'octobre avec les honneurs
de la guerre , aver armes , effets et bagages , y compris les pièces
de bataillon , les batteries de campagne , les boulangeries et le train de
l'armée . Elle marchera tambour battant , enseignes déployées et mèches
allumées , pour se rendre dans la ville la plus proche des Etats de S. M.
le roi de Piusse , à Halle .
Réponse. Les postes seront occupés dès-à -présent par les troupes de
S. M. l'EMPEREUR et Ror : demain 16 octobre 1806 , à midi , lagaruison
garuison
cortira avec armes , bagages , enseignes déployées et canons de bataillon .
Elle déposera ses armes sur le glacis de la place, et sera prisonnière de
guerre. MM. les officiers conserveront leur épée et leurs équipages . Ils
rentreront en Prusse sur leur parole de ne servir qu'après leur échange .
Les moyens de transport pour eux et leurs équipages leur seront accor
dés pour suppléer à l'insuffisance des leurs .
NOVEMBRE 1806 . 223
D. II . Les officiers , bas-officiers et soldats blessés qui se trouvent dans
la place , seront compris dans l'article précédent. Ceux qui sont en état
d'être transportés , suivront immédiatement la garnis n ; et ceux qui ne
sont point en état de faire la route , resteront aux frais de S. M. prussienne
, et seront soignés par ses employés . A mesure que ces blessés
seront guéris , ils rejoindront leurs corps respectifs , et obtiendront les
passeports nécessaires à cet effet .
R. Les officiers , bas -officiers et soldats blessés sont compris dans l'article
ci-dessus , et on doit s'en rapporter à la générosité française pour les
soins qu'on invoque en leur faveur.
D. III . Demain à midi la porte de Saint- Jean sera remise pour être
occupée extérieurement. La garde prussienne restera dans l'intérieur ; et
aussi long temps que la garnison prussienne restera en place , il ne
sera permis à personne d'y entrer , excepté les commissaires chargés de
remettre la place.
R. Compris dans le premier article .
D. IV. Si , nonobstant le contenu de l'article ci-dessus , les basofficiers
et soldats venoient en ville , ils seroient arrêtés et remis sur-lechamp
aux postes extérieurs . De même , il ne sera permis à aucun militaire
prussien de sortir de la place aussi long-temps que la garnison y
restera , à l'exception des officiers qu'on pourroit devoir envoyer au
quartier-général de l'armée française .
R. Compris dans l'article premier.
D. V. Il sera nommé des deux côtés des commissaires pour effectuer
tout cequi a rapport à la remise de la place , ainsi que pour convenir des
objets qui exigent un travail commun. Ceux-ci se réuniront du moment
que la garde française aura occupé la porte de Saint-Jean ,et les commissa
res continueront leurs travaux après le départ de la garnison. A
l'échéance de ce terine , il sera donné des passeports nécessaires aux commissaires
prussiens pour retourner dans les Etats de S. M. le roi de
Prusse .
R. Les commissaires s'occuperont dès demain matin , 16 , du recensement
et de la remise de l'artillerie et de tous les magasins. Les passeports
seront accordés pour le retour de ceux de S. M. le roi de Prusse .
D. VI . Les propriétés particulières seront respectées et mises sous la
protection de S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie.
A. Les propriétés seront respectées .
D. VII. Les effets des individus faisant partie de la garnison , ne
pouvant point être tous emportés à la fois , il sera fixé un terme de trois
mois , à dater dujour de lapprésente capitulation , pour que ces individus
puissent faire suivre leurs propriétés,, sans qquu'il leur soit tait de difficultés
, ni qu'ils soient chargés de droits quelconques.
K. Renvoyé au premier article ; seulement les soldats ne seront point
privés de leurs havresacs .
D. VIII . A dater du moment de la signature de cette capitulation , il
sera envoyé un officier prussien à S. M. le roi de Prusse , et on le munira
de tout ce qui peut accélérer son voyage.
R. Accordé.
D. IX. Les équipages de campagne de S. M. le roi de Prusse qui se
trouvent dans ce moment à Erfurt, seront envoyés de suite dans une ville
occupée encore par les troupes du roi.
R. Cet article sera soumis à S. A. I. le prince Joachim , grand-duc-de
Clèves et de Berg.
Cettecapitulation comprend MM. les officiers-généraux qui se trouvent
dans la place, pour quelque cause que ce soit.
AErfurt, le 15 octobre 1806 , à 11 heures du soir.
(L. S. ) Signé CHARLES DE PRUESCHENECK .
Signé HYPOLITE PRAVAL,
224 MERCURE DE FRANCE ,
VIII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Weimar ,le 16 octobre 1806 , au soir.
Les différens corps d'armée qui sont à la poursuite de l'en
nemi , annoncent à chaque instant des prisonniers , la prise de
bagages , de pieces de canon, de magasins , de munitions de
toute espèce. Le maréchal Davoust vient de prendre trente
pièces de canon; le maréchal Soult, un convoi de trois mille
tonneaux de farine ; le maréchal Bernadotte , 1500 prisonniers .
L'armée ennemie est tellement dispersée et mêlée avec nos
troupes , qu'un de ses bataillons vint se placer dans un de
nos bivouacs , se croyant dans le sien. Le roi de Prusse tâche
de gagner Magdebourg. Le maréchal Mollendorf est trèsmalade
à Erfurt ; le grand-duc de Berg lui a envoyé son
médecin. La reine de Prusse a été plusieurs fois en vue de nos
postes ; elle est dans des transes et dans des alarmes continuelles.
La veille , elle avoit passé son régiment en revue. Elle
excitoit sans cesse le roi et les généraux. Elle vouloit du sang ;
le sang le plus précieux a coulé. Les généraux les plus marquans
sont ceux sur qui sont tombésles premiers coups. Le général
de brigade Durosnel a fait , avec le 7º et le 20º de chasseurs ,
une charge hardie qui a eu le plus grand effet. Le major du
20° régiment s'y est distingué. Le général de brigade Colbert ,
à la tête du 3º de hussards et du 12°de chasseurs, a fait sur l'in
fanterie ennemie plusieurs charges qui ont eu le plus grand
succès.
IX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Weimar , le 17 octobre 1806.
La garnison d'Erfurt a défilé. On ya trouvé beaucoup plus
de monde qu'on ne croyoit. Il y a une grande quantité de
magasins. L'EMPEREUR a nommé le général Clarke gouverneur
de la ville et citadelle d'Erfurt et du pays environnant. La
citadelled'Erfurt est un bel octogone bastionné avec caseinate ,
etbien armé. C'est une acquisition précieuse , qui nous servira
de point d'appuiau milieu de nos opérations.
On a dit dans le 5º bulletin qu'on avoit pris 25 à 30 drapeaux
; il y en a jusqu'ici 45 au quartier-général. Il est probable
qu'il y en aura plus de 60. Ce sont des drapeaux donnés
par le grand Frédéric à ses soldats. Celui du régiment des
Gardes , celui du régiment de la Reine , brodé des mains de
cette princesse , se trouvent au nombre. Il paroît que l'ennemi
veut tâcher de se rallier sur Magdebourg ; mais pendant ce .
temps- là on marche de tous côtés. Les différens corps de
l'armée sont à sa poursuite par différens chemins.A chaque
instant arrivent des courriers annonçant que des bataillons
entiers sont coupés , des pièces de canon prises ; des ba
gages, etc.
L'EMPEREUR est logé au palais de Weimar , où logeoit
quelques
DEPT
DE
LA
NOVEMBRE 1806 . 25.
feu de
Cen
quelques jours avant la reine de Prusse. Il paroît que ce quon
adit d'elle est vrai . Elle étoit ici souffler le pour
guerre. C'est une femme d'une jolie figure , mais de peu
d'esprit , incapable de présager les conséquences de ce qu'elle
faisoit. Il faut aujourd'hui , au lieu de l'accuser , la plaindre;
car elle doit avoir bien des remords des maux qu'elle a faits à
sa patrie , et de l'ascendant qu'elle a exercé sur le roi son
mari, qu'on s'accorde à présenter comme un parfaitement ,
honnêtehomme , qui vouloit la paix et le bien de ses peuples,
X BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE: :
Naumbourg , le 18 octobre 18c6.
Parmi les 60 drapeaux qui ont été pris à la bataille de Jena ,
il s'en trouve plusieurs des gardes du roi de Prusse , et un des
gardes du corps, sur lequel la légende est écrite en français.
Le roi de Prusse a faitdemander un armistice de six semaines.
L'EMPEREUR a répondu qu'il étoit impossible , après une victoire,
de donner à l'ennemi le temps de se rallier. Cependant
les Prussiens ont fait tellement courir ce bruit , que plusieurs
de nos généraux les ayant rencontrés , on leur a fait croire
que cet armistice étoit conclu.
Le maréchal Soult est arrivé le 16 à Greussen , poursuivant
devant lui la colonne où étoit le roi , qu'on estimoit forte
de 10 ou 12,000 hommes. Le général Kalkreuth , qui la commandoit
, fit dire au maréchal Soult qu'un armistice avoit été
conclu. Ce maréchal répondit qu'il étoit impossible que
L'EMPRREUR eût fait cette faute; qu'il croiroit à cet armistice ,
lorsqu'il lui auroit été notifié officiellement. Le général Kal
kreuth témoigna le desir devoir le maréchal Soult , qui se
rendit aux avant-postes. « Que voulez-vous de nous? lui dit le
général prussien; le duc de Brunsvick est mort , tous nos généraux
sont tués , blessés ou pris; la plus grande partie de notre
armée est en 'fuite ; vos succès sont assez grands ; le roi a
demandé une suspension d'armes , il est impossible que votre
EMPEREUR ne l'accorde pas. M. le général , lui répondit le
maréchal Soult , il y a long-temps qu'on en agit ainsi aveč
nous ; on en appelle à notre générosité quand on est vaincu ,
et on oublie un instant après la magnanimité que nous avons
coutumede montrer. Après la bataille d'Austerlitz , l'EMPEREUR
accorda un armistice à l'armée russe ; cet armistice sauva
l'armée. Noyez la manière indigne dont agissent aujourd'hui
les Russes. On dit qu'ils veulent revenir ; nous brûlons du
desir de les revoir. S'il y avoit eu chez eux autant de générosité
que chez nous , on nous auroit laissés tranquilles enfin ,
après la modération que nous avons montrée dans la victoire.
Nous n'avons en rien provoqué la guerre injuste que vous
nous faites. Vous l'avez déclarée de gaieté de coeur; la bataille
de Jena a décidé du sort de la campagne. Notre métier est de
P
226 MERCURE DE FRANCE ;
vous faire le plus de mal que nous pourrons. Posez les armes,
et j'attendrai dans cette situation les ordres de l'EMPEREUR.
Le vieux général Kalkreuth vit bien qu'il n'avoit rien à répondre.
Les deux généraux se séparerent , et les hostilités
recommencèrent un instant après. Le village de Greussen fut
enlevé , l'ennemi culbuté et poursuivi l'épée dans les reins.
Le grand-duc de Berg et les maréchaux Soult et Ney
doivent , dans les journées des 17 et 18 , se réunir par des
marches combinées , et écraser l'ennemi. Ils auront sans doute
cerné un bon nombre de fuyards ; les campagnes en sont
couvertes , et les routes sont encombrées de caissons et de
bagages de toute espèce.
Jamais plus grande victoire ne fut signalée par de plus
grands désastres. La réserve que commande le prince Eugène
deWurtemberg , est arrivée à Halle . Ainsi nous ne sommes
qu'au neuvième jour de la campagne , et déjà l'ennemi est
obligé de mettre en avant sa dernière ressource. L'EMPEREUR
marche à elle ; elle sera attaquée demain , si elle tient dans la
position de Halle .
Le maréchal Davoust est parti aujourd'hui pour prendre
possession de Leipsick et jeter un pont sur l'Elbe. La garde
impériale à cheval vient enfin nous joindre.
Indépendamment des magasins considérables trouvés à
Naumbourg , on en a trouvé un grand nombre à Weissenfels.
Le général en chef Ruchel a été trouvé dans un village ,
mortellement blessé; le maréchal Soult lui a envoyé son
chirurgien. Il semble que ce soit un décret de la Providence ,
que tous ceux qui ont poussé à cette guerre , aient été frappés
par ses premiers coups.
XI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Mersebourg , 19 octobre 1806.
Le nombre des prisonniers qui ont été faits à Erfurt est
plus considérable qu'on ne le croyoit. Les passeports accordés
aux officiers qui doivent retourner chez eux sur parole , en
vertu d'un des articles de la capitulation , se sont montés
à600. Le corps du maréchal Davoust a pris possession , le 18 ,
de Leipsick.
Le prince de Ponte-Corvo , qui se trouvoit le 17 à Eisleben
pour couper des colonnes prussiennes , ayant appris que la
réserve de S. M. le roi de Prusse , commandée par le prince
Eugène de Wurtemberg , étoit arrivée à Halle , s'y porta.
Après avoir fait ses dispositions , le prince de Ponte-Corvo fit
attaquer Halle par le général Dupont , et laissa la division
Drouet en réserve sur sa gauche ;le 32° et le 9º d'infanterie
légère passèrent les trois ponts au pas de charge , et entrèrent
dans la ville soutenus par le 96°. Enmoins d'une heure tout
NOVEMBRE 1806. 227
fot culbuté. Les 2º et 4º régimens de hussards , et toute la
division du général Rivaut traversèrent la ville et chassèrent
l'ennemi de Dienitz , de Peissen et de Rabatz. La cavalerie
prussienne voulut charger les 8º et 96° d'infanterie , mais
elle fut vivement reçue et repoussée . La réserve du prince de
Wurtemberg fut inise dans la plus complète déroute et poursuivie
l'espace de quatre lieues. Les résultats de ce combat qui
mérite une relation particulière et soignée , sont 5000 prisonniers
, dont deux généraux et trois colonels , quatre drapeaux
et trente-quatre pièces de canon.
Le général Dupont s'est conduit avec beaucoup de distinc
tion. Le général de division Rouyer a eu un cheval tué sous
lui. Le général de division Drouet a pris en entier le régiment
de Treskow. De notre côté, la perte ne se monte qu'à quarante
hommes tués et deux cents blessés. Le colonel du gº ré
giment d'infanterie légère a été blessé. Le général Léopold
Berthier , chef de l'état-major du prince de Ponté- Corvo ,
s'est comporté avec distinction. Par le résultat du combat de
Halle , il n'est plus de troupes ennemies qui n'aient été entamées.
Le général prussien Blucher , avec cinq mille hommes , a
traversé la division de dragons du général Klein , qui l'avoit
coupé. Ayant allégué au général Klein qu'il y avoit un armistice
de six semaines , ce général a eula simplicité de le croire.
L'officier d'ordonnance près de l'EMPEREUR , Montesquiou ,
qui avoit été envoyé en parlementaire auprès du roi de Prusse
l'avant-veille de la bataille , est de retour. Il a été entraîné
pendant plusieurs jours avec les fuyards ennemis ; il dépeint
ledésordrede l'armée prussienne comme inexprimable. Cependant
la veille de la bataille, leur jactance étoit sans égale. Il
n'étoit question de rien moins que de couper l'armée française,
et d'enleverdes colonnes de quarante mille homines. Les
généraux prussiens singeoient , autant qu'ils pouvoient , les
manières du grand Frédéric .
Quoique nous fussions dans leur pays, les généraux paroissõient
être dans l'ignorance la plus absolue de nos mouvemens.
Ils croyoient qu'il n'y avoit sur le petit plateau de
Jena que quatre mille hommes; et cependant la plus grande
partie de l'armée a débouché sur ce plateau. L'armée ennemie
se retire à force sur Magdebourg. Il est probable queplusieurs
colonnes seront coupées avant d'y arriver. On n'a point de
nouvelles depuis plusieurs jours du maréchal Soult, qui a été
détaché , avec quarante mille hommes , pour poursuivre
P'armée ennemie. L'EMPEREUR a traversé le champ de bataille
de Rosbach ; il a ordonné que la colonne qui y avoit été
élevée , fût transportée àParis. Le quartier-général de l'EMPEREUR
a été le 18 à Merseburg; il sera le 19 à Halle. On
-1
Pa
228 MERCURE DE FRANCE ,
a trouvé dans cette dernière ville des magasins de toute
espèce , très-considérables.
XII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Halle, 19 octobre 1806.
Le maréchal Soult a poursuivi l'ennemi jusqu'aux portes
de Magdebourg. Plusieurs fois les Prussiens ont voulu prendre
position , et toujours ils ont été culbutés. On a trouvé à
Nordhausen des magasins considérables , et même une caisse
du roi de Prusse, remplie d'argent. Pendant les cinqjours que
le maréchal Soult a employés à la poursuite de l'ennemi , il a
fait 1200 prisonniers et pris 30 pièces de canon, et 2 ou 300
caissons.
Le premier objet de la campagne se trouve rempli. La
Saxe , la Westphalle, et tous les pays situés sur la rive gauche
de l'Elbe , sont délivrés de la présence de l'armée prussienne.
Cette armée , battue et poursuivie l'épée dans les reins pendant
plus de 50 lieues , est aujourd'hui sans artillerie , sans
bagages ,, sans officiers , réduite au-dessous du tiers de ce
qu'elle étoit il y a huit jours ; et, ce qui est encore pis que
cela , elle a perdu son moral et toute confiance en elle-même.
Deux corps de l'armée française sont sur l'Elbe , occupes à
construire des ponts. Le quartier-général est à Halle. La lettre
suivante,, qui a été interceptée , contient un tableau fort
détaillé de la situation des Prussiens après la bataille de Jena .
« Ma très-chère épouse , je suis encore en vie et bien portant , après
avoir assisté à la malheureuse bataille. Mais , hélas ! je ne puis m'empêcher
de te dire que nous y avons perdu la moitié de notre armée , ainsi
que tous nos meilleurs généraux. Mon bataillon s'est parfaitement conduitau
feu ; mais il a perdu ses canons dans la retraite. Ma compagnie
seule a perdu 4 hommes et le lieutenant Schweinitz. Si je te voulois faire
part de tous nos malheurs , il me faudroit un tempsinfini . Tous les bagages
de notre corps d'armée ont été pris à Weimar ; nos domestiques
mèmes u'ont pu se sauver .
>> Je suis arrivée le 16 au soir à Nordhausen , sans cheval , et dépourvu
de tout. L'armée est en pleine retraite sur Magdebourg. Sa Majesté
royale a reçu une forte contusion ; cependant elle se porte bien Tu peux
dire à la Schuberten que son als aîné a été tué , et qu'on ne soit ce qu'est
devenu l'autre , ainsi que Jarusch , Michalzecket Joseph Tyralla . Il nous
manque en outre cing sous- officiers , quatre musiciens , trois artilleurs et
deux sapeurs , ainsi que tous les grenadiers . Jablonousky a perdu tout son
monde. Fontanius de même. Ils sont tous nus comme des vers . Le major
seul a pu conserver un cheval. Plusieurs généraux sont tués . Sanitz et
Malchitz nous manquent. Le dur de Brunswick a perdu les deux yeux
d'un coup de fusil . Rachel et Winnig sont morts . Beancou de régiment
sont sans officiers ; d'autres ont des officiers et pas de soldats .
Notre perte est inimense . On ne distingue plus les corps tout est pêle.
mèle . Les batailions de Lostın , Borck et Grod na n'existent pous. Ils
faisoient partie de l'arrière-g rde qui a été entièrement hachée en morceaux
. On ne peut pas se faire une idée de l'acharnes ent avec lequel
Jes Français nous ont poursuivis . Tu pourras m'écrire au corps d'armée à
Magdebourg.
Nordhausen , le 17 octobre.
NOVEMBRE 1806 . 229
XIII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Halle , le 20 octobre 1806 .
Le général Macon , commandant à Leipsick , a fait aux
banquiers , négocians et marchands de cette ville , la notification
ci-jointe ( A. Voyez plus bas ). Puisque les oppresseurs
des mers ne respectent aucun pavillon, l'intention de
l'EMPEREUR est de saisir partout leurs marchandis et de les
bloquer véritablement dans leur île. On a trouvé dans es
magasins militaires de Leipsick , 15,000 quintaux de farine et
beaucoup d'autres denrées d'approvisionnement. Le grandduc
de Berg est arrivé à Halberstadt le 19. Le 20 , il a inonde
toute la plaine de Magdebourg , par sa cavalerie , jusqu'à la
portée du canon. Les troupes ennemies , les détachemens
isolés , les hommes perdus , seront pris au moment où ils se
présenteront pour entrer dans la place. Un régiment de hussards
ennemi croyoit que Halberstadt étoit encore occupé par
les Prussiens ; il a été chargé par le 22º de hussards , et a
éprouvé une perte de 300 hommes. Le général Beaumont s'est
emparé de 600 hommes de la garde du roi et de tous les équipages
de ce corps. Deux heures auparavant , deux compagnies
de la garde royale à pied avoient été prises par le maréchal
Soult.Le lieutenant-général comte de Schmettau, qui avoit été
fait prisonnier , vient de mourir à Weimar.
Ainsi , de cette belle et superbe armée qui , il y a quelques
jours , menaçoit d'envahir la confédération du Rhin , et qui
inspiroit à son souverain une telle confiance , qu'il osoit ordonner
à l'Empereur Napoléon de sortir de l'Allemagne avant
le8 octobre , s'il ne vouloit pas y être contraint par la force ;
de cette belle et superbe armée, disons-nous, il ne reste que
les débris , chaos informe qui mérite plutôt le nom de rassemblement
que celui d'armée.De 160,000hommes qu'avoit le roi
de Prusse, il seroit difficile d'en réunir plus de 50,000; encore
sont-ils sans artillerie et sans bagage , armés en partie , en
partiedésarmés. Tous ccs événemens justifient ce que l'EMPEREUR
a dit dans sa première proclamation , lorsqu'il s'est
exprimé ainsi : « Qu'ils apprennent que s'il est facile d'acquérir
un accroissement de domaines et de puissanc avec l'amitié
du grand-peuple , son inimitié est plus terrible que les tempêtes
de l'Océan. » Rien ne ressemble en effet davantage à
l'état actuel de l'armée prussienne que les débris d'un naufrage.
C'étoit une belle et nombreuse flotte qui ne prétendoit pas
moins qu'asservir les mers : les vents impétueux du nord ont
soulevé l'Océan contre elle. Il ne rentre au port qu'une petite
partie des équipages,qui n'ont trouvé de salut qu'en se sauvant
surdes débris.
1. Les lettres ci-jointes ( B. C. D. Voy. plus bas. ) peignent
230 MERCURE DE FRANCE ,
au vrai la situation des choses. Une autre lettre également cijointe
( E. Voyez plus bas. ) montre à quel point le cabinet
prussien a été dupe de fausses apparences. Ilapris la modération
de l'EmpereurNapoléon pourde la foiblesse. De ceque ce monarque
ne vouloit pas la guerre, et faisoit tout ce qui pouvoit
être convenable pour l'éviter , on a conclu qu'il n'étoit pas en
mesure , et qu'il avoit besoin de 200,000 conscrits pour
recruter son armée. Cependant l'armée française n'étoit plus
claquemurée dans les camps de Boulogne ; elle étoit en Allemagne
: M. Ch. L. de Hesse et M. d'Haugwitz auroient pu la
compter. Reconnoissons donc ici la volonté de cette Providence
qui ne laisse pas à nos ennemis des yeux pour voir , des
oreilles pour entendre , du jugement et de la raison pour
raisonner.
Il paroît que M. Charles L. de Hesse convoitoit seulement
Mayence. Pourquoi pas Metz ? Pourquoi pas les autres places
de l'ouest de la France ? Ne dites donc plus que l'ambition
des Français vous a fait prendre les armes ; convenez que c'est
votre ambition mal raisonnée qui vous a excité à la guerre.
Parce qu'il y avoit une armée française à Naples , une autre
en Dalmatie , vous avez projeté de tomber sur le grand
peuple; mais en sept jours vos projets ont été confondus.
Vous vouliez attaquer la France sans courir aucun danger ,
et déjà vous avez cessé d'exister.
On rapporte que l'Empereur Napoléon ayant , avant de
quitter Paris , rassemblé ses ministres , leur dit : « Je suis
innocent de cette guerre ; je ne l'ai provoquée en rien : elle
* n'est point entrée dans mes calculs. Que je sois battu si elle
⚫est de mon fait. Un des principaux motifs de la confiance
dans laquelle je suis que mes ennemis seront détruits , c'est
que je vois dans leur conduite le doigt de la Providence ,
qui , voulant que les traîtres soient punis , a tellement éloigné
toute sagesse de leurs conseils , que , lorsqu'ils pensent m'attaquer
dans un moment de foiblesse, ils choisissent l'instant
même où je suis le plus fort. >>>
Pièces indiquées dans le 13º Bulletin , sous les lettres
(A)
A , B , C , D , E.
NOTIFICATION.
Le général Maçon , sous-gouverneur des Tuileries , commandant de
laLégion-d'Honneur , grand croix de l'Ordre du Lion , et commandant
de la ville de Leipsick, aux banquiers , négocians et
marchands de la ville.
Messieurs ,
Le sort des armes a mis Leipsick dans les mains du Grand Napoléon.
Votre ville est reconnue en Europe pour l'entrepôt principal des marchandises
anglaises , et sous ce rapport une ennemie dangereuse pour la
France. L'EMPEREUR et Roi m'ordonne ce qui soit :
Art. Ier. Dans lesvingt-quatre heures qui suivront la présente notification
, tout banquier, négociant ou marchand , ayant des fonds ou
marchandises provenant des manufactures anglaises , soit qu'elles appar
NOVEMBRE 1806. 231
tiennent aux Anglais ou au marchand , en fera sa déclaration par écrit
sur un registre établi chez le commandant de la place.
II . Ces déclarations an'hentiquement faites , il sera fait des visites
domiciliaires chez les déclarans ou non déclarans , pour compu'ser leur
registre et vérifier les marchandises , afin de s'assurer de leur bonne-foi ,
et punir militairement la fraude si elle est reconnue.
IHI . MM . les magistrats feront également sous leur responsabilité,la
déclaration juste et détaillée des magasins militaires appartenant tant à
la Saxe qu'à la Prusse , ainsi que des magasins de poudre , même ceux du
commerce.
IV. Il sera nommé une commission chargée d'apposer les scellés après
demain sur tous les magasins ou fonds qui auront été découverts.
le
V. Toute contribution ou réquisition particulière soit en drap , argent
ou chevaux , si elle n'émane d'une autorité compétente , est rigoureuse
ment défendue. L'habitant ou magistrat qui aura eu la foiblesse d'y
souscrire sans en prévenir le commandant de la place , serapuni de quinze
jours de prison.
VI. La présente notification sera lue et affichée à tous les coins , places
et carrefours de la ville .
Donné à Leipsick , 18 octobre 1806.
( B ) A S. A. R. madame la princesse de Suède , tante du roi , prin
cesse abbesse de Quedlinbourg , par Brunswick , à Stockholm.
AQuedlinbourg , 19 octobre 1806 , à huit heures du matin .
Madame ,
V. A. R. aura daigné voir , par la lettre que ma femme a eu l'honneur
de lui adresser , jusqu'à quel point le commencement de la guerre a été
désastreux . Je pourrois ajouter beaucoup de traits à ce triste tableau ,
mais il suffit d'appliquer le mot de François Ier , que tout est perdu
fors l'honneur , car les troupes ont bien fait leur devoir. Pour ce qui
regarde la situation de cet endroit , je ne parlerai pas de la mienne , elle
est affreuse ; on attend les Français à chaque instant. Hier , et dans la
nuit passée , l'arrière- garde , commandée par le prince de Hohenlohe ,
accompagné de M. de Tauendzien , a eu le quartier-général dans la
ville : elle se portoit sur Magdebourg, où les débris de l'armée se rassemblent.
Depuis le départ du dernier courrier , la terreur panique et le
passagedestroupes et des bagages n'a pas discontinué àrépandre l'alarme.
Les troupes et les bagages arrivèrent tons à la débandade ; cela fendoit
le coeur. Ce matin à troisheures de signal du départ fut donné , apparemment
sur un rapport absolument faux ; car il étoit dit que les Français
arriveroient en trois heures de temps , et qu'ils avoient incendié plusieurs
villages au Gartz , que le rapporteur disoit avoir vu brûler. Malgré
l'authenticité qu'un pareil rapport devroit avoir , je n'ai pu voir la
moindre trace d'incendie à mon lever ; et à l'heure qu'il est , on ne voit
pas non plus de troupes françaises . Cependant il est certain qu'ils ont
suivi l'arrière-garde de fort près , car avant-hier au soir le général
Blucher a eu un engagement avec les Français près de Nordhausen, mais
il a été repoussé. Jusqu'à quel point la retraite a été précipitée, et combien
la perte des bagages doit avoir été considérable ! V. A. R. daignera
le juger, parce que , ni le prince Hohenlohe , ni mon beau-frèreTauendziennes'étoient
point déshabillés de huit jours, ni ehangé de chemise , que
je leur fournisseis , parce qu'ils avoient perdu leurs bagages .
Le duc de Brunswick a été mortellement blesséd'an coup de mitraille.
Il a déjà perdu les deux yeux , et l'on croit qu'il ne survivra pas longtemps.
Il a passé la nuit d'avant- hier à Ballenstedt ; de là il a été porté par
Neustedtet Thale à Blankenbourg, d'où il doit être parti hier à mi-chemia
de Brunswick . Grand Dieu ! si ce prince s'étoit bornéà faire le bonheur
de ses sujets ! D'après ce que disoient des officiers prussiens de l'état2
MERCURE DE FRANCE ,
ma o , le feld maréchal Mollendorff et le prince d'Orange doivent se
trouver à Erfurt , dans le casde capituler. On dit aussi que sur la pros
position faite d'un armistice , l'Empereur Napoléon auroit répondu qu'il
signeroit la paix à Dresde et à Berlin .
Lus réflexions que tout cela peut autoriser à faire se présentent d'ellesmêmes,
et les suites sont incalculables . Pour mon particulier ,je sens que
je suis à la veille de devenir le plus malheureux des hommes ; mais je
m'étourdis làdessus , et l'espérance me soutient que V. A. R. n'abandonnera
pas un fidèle serviteur .
Recevez en attendant , Madame , avec bienveillance , l'expression des
très-humbles hommages de ma femme, de Caroline , et de la famille
d'Amstedt. Au reste , je supplie V. A. R. de se charger gracieasement
de nos complimens pour sa cour , le comte et la comtesse de Henbock, et
pour le petit Magnus.
J'ai écrit au général français une lettre que Dube lui portera , dès qu'on
verra arriver les Français . J'y réclame sa protection pour l'abbaye en
général ; et pour la résidence , les domaines et la maison de Goetze, je
demande une sauve-garde .
Je suis avec le plus profond respect, Madame, de V. A. R. , le trèshumble,
très- obéissant et très-fidèle serviteur , DE MOTTZER.
(C ) Lettre d'un officier à son frère .
De Appenrode , 16 octobre 1806 .
Lerestedu régiment d'Aschersleben , d'à- peu-près 60 hommes , s'est
retiré dElbingerøde par Wernigerode , ainsi que le régimentdes gardesdu
corps. Notre armée est tout-à-fait battue , non-seulement le corps du
duc de Brunswick , mais aussi celui du général Ruchel. On accuse un
gééral prussien d'avoir trahi le mot d'ordre. Le roi se trouve depuis
quelques jours tout alarmé. L'artillerie française nous a fait beaucoup
dedommages.
(D) Lelire d'un gendarme de la maison durai , à safemme.
De Klostersteib , 17 octobre 1806.
Depuis cinq jours , nous n'avons à manger que du mauvais pain ; tous
les chevaux qui nous restent tombent de fatigue. Il n'est resté que seize
hommes du régiment de la reine , du régiment des carabiniers et du
rég ment d'Aschersleben. Le prince Louis-Ferdinand est mort , le prince
de Hohenlohe mortellement blessé. Le roi deux fois blessé, le prince Guillaume
de Brunswick et le duc de Brunswick blessés ; tout notre bagage a
été pris. Depuis dix-huit jours nous n'avons pas été payés. Les Français
sont toujours derrière nous. On dit que la paix se fera bientôt . Nons
marchons d'ici vers Magdebourg, où nous serons peut-être encore battus .
( E) A. S. Exc. M. lecomte de Haugwitz , ministre d'Etat et du
cabinet de S. M. le roi de Prusse , chevalier de ses Ordres , au
quartier-général du roi.
Monsieur ,
Louisenlund , 12 octobre 1806.
C'est toujours avec un vrai ploisir que je reçois le renouvellement si
flatteur des anciens sentimens de V. Ex . pour moi ; conservez-les-moi
comme à un ami qui vous a toujours inaltérablement chéri , et qui vous est
tendrement attaché . Je n'ai point manqué de mettresous les yeux du prince
royal la lettre de V. Exc. , mais je n'ai pu obtenir qu'une réponse évasive ;
le prince préfère les voies ministérielles, et je nesuis point en état de vong
marquer ses sentimens : pour les miens, vous les connoissez , mon trèscher
ami , et ne sauriez en douter. Je ne me permets point de revenir sur
une matière que vous avez traitée, dans la lettre que vous venez de me faire
Thonneur de m'écrire , si lumineusement et si entièrement à fond. Dica
:
NOVEMBRE 1806. 233
venille donner tous les succès les p'us heureux au roi et à ses armées ! Il
est à présent le vrai champion de la liberté universelle . Je ne crois pas que
Napoléon voudra lutter dans ce moment contre les forces prussiennes et
celles de l'Europe presque entière réunies contre lui , sans coalition , par
l'impu'sionde la seule sûreté personnelle de chaque Etat, combattant
pour sapropre cause, qui est en même temps la cause générale ; mais qu'il
préférerade négocier , et de sacrifier même peut- être quelques provinces
envahies à laPrusse, gagnant par-là du temps nécessaire pour la formation
de200 milte conscrits. Mais l'année prochaine , après avoir rempli ses
antres vueset vastes plans , il tâchera de faire payeri ,avec usure quand on
s'y attendra le moins , d'avoir été pris cette annee au dépourvu . C'est
pourquoi il seroit à souhaiter qu'on pût absolument ravoir Wesel à la paix,
ainsi que le présent grand duché de Berg , en compensation d'Anspach.
Mayence servira toujours , ainsi queWesel d'ailleurs , à des rassemblemens
considérables de troupes , qui inonderoient l'Allemagne septentrionale ,
quand on y penseroit le moins.
Sile Rhin et le Mein ne sont pas décidément frontières de la confédération
septentrionale , celle-ci ne sera pas en état de résister à aucune
agression imprévue des Français ; car qui peut être toujours armé ? Si
Franefort , aveè son territoire , Hochsh , Konigstein , ne deviennent pas
Hessois avec tout le pays intermédiaire , la Hesse sera mangée sans pouvoir
faire de résistance , tôt on tard , et l'état de la Prusse devient trèsprécaire.
En dédommageant le primat en Franconie , par Bamberg ,
Aschaffenburg pourroit dédommager Darmstadt de toutes ses possessions
en-deçà du Rhin; le cours entier du Bas-Rhin , depuis la Lahn , devroit
appartenir à la Frusse. Tout autre arrangement est sans aucune consistance,
et la guerre seroit dans ce moment bien préférable.
1
Pardonnez- moi,moncher ammii, mes rêveries ; maiscomme vousvoulez
me témoigner quelque confiance, je me croirois coupable de ne pas vous
ouvrir mon coeur sans retenue; c'est peut-être le dernier moment où on
pourra prévenir la ruine totale de l'Europe , en mettant quelques bornes
àce torrent dévastateur qui va tout engloutir. D'ailleurs , s'il peut parvenir
à formerde nouveau un royaume de la Pologne, principal but présent
de ses négociations , la monarchie universelle sera faite en peu. Je
crains d'enavoir déjà trop dit ; mais si vous le permettez , je ne vous laisserai
rienignorer, persuadé que vous ne me compromettrez point .
C'estavec une amitié parfaite , et la considération laplus distinguée ,
que je ne cesserai d'être ,
Monsieur ,
De votre excellence ,
Le très-humbre , très-obéissant serviteur et ancien
fidèle ami ,
CH. L. DR HASSE.
XIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Dessau, le 22 octobre 1806.
Le maréchal Davoust est arrivé le 20 à Wittemberg , et a
surpris le pont sur l'Elbe au moment où l'ennemi y mettoit le
feu.
Le maréchal Lannes est arrivé à Dessau; le pont étoit brûlé ;
il a fait travailler sur-le-champ à le réparer.
Le marquis de Lucchesini s'est présenté aux avant-postes
avec une lettre du roi de Prusse. L'EMPEREUR a envoyé
le grand - maréchal de son palais , Duroc , pour conférer
avec lui.
Magdebourg est bloqué. Le général de division Legrand,
234 MERCURE DE FRANCE ,
dans sa marche sur Magdebourg, a fait quelques prisonniers.
Le maréchal Soult a ses postes autour de la ville. Le grandduc
de Berg y a envoyé son chef d'état-major, le général
Belliard. Ce général y a vu le prince de Hohenlohe. Le langaaggee
des officiers prussiens étoit bien changé. Ils demandent
la paix à grands cris . « Que veut votre Empereur , nous
disent- ils ? Nous poursuivra-t- il toujours l'épée dans les
reins ? Nous n'avons pas un moment de repos depuis la
bataille. » Ces messieurs étoient sans doute accoutumés aux
manoeuvres de la guerre de sept ans. Ils vouloient demander
trois jours pour enterrer les morts. « Songez aux vivans , a
>> répondu l'EMPEREUR , et laissez-nous le soin d'enterrer les
>> morts ; il n'y a pas besoin de trève pour cela. »
La confusion est extrême dans Berlin. Tous les bons citoyens
, qui gémissoient de la fausse direction donnée à la
politique de leur pays , reprochent avec raison aux boutefeux
excités par l'Angleterre , les tristes effets de leurs menées.
Il n'y a qu'un cri contre la reine dans tout le pays.
Il paroît que l'ennemi cherche à se rallier derrière l'Oder.
Le souverain de Saxe a remercié l'Empereur de la générosité
avec laquelle il l'a traité , et qui va l'arracher à l'influence
prussienne. Cependant bon nombre de ses soldats ont
péri dans toute cette bagarre.
Le quartier-général étoit , le 21 , à Dessau .
XV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Wittemberg, 23 octobre 1806.
Voici les renseignemens qu'on a pu recueillir sur les causes
de cette étrange guerre :
Le général Schmettau ( mort prisonnier à Weymar ) fit un
mémoire écrit avec beaucoup de force ,et dans lequel il établissoit
que l'armée prussienne devoit se regarder. comme
déshonorée , qu'elle étoit cependant en état de battre les
Français , et qu'il falloit faire la guerre. Les généraux Ruchel
(tué ) , et Blucher ( qui ne s'est sauvé que par un subterfuge ,
et en abusant de la bonne foi française) souscrivirent ce mémoire
, qui étoit rédigé en forme de pétition au roi. Le prince
Louis-Ferdinand de Prusse ( tué ) l'appuya de toutes sortes de
sarcasmes. L'incendie gagna toutes les têtes. Le duc de Brunswick
( blessé très-grièvement ) , homme connu pour être sans
volonté et sans caractère , fut enrôlé dans la faction de la
guerre. Enfin , le mémoire ainsi appuyé , on le présenta au
roi. La reine se chargea de disposer l'esprit de ce prince , et
de lui faire connoître ce qu'on pensoit de lui. Elle lui rapporta
qu'on disoit qu'il n'étoit pas brave, et que , s'il ne faisoit pas
la guerre, c'est qu'il n'osoit pas se mettre à la tête de l'armée .
Le roi , réellement aussi brave qu'aucun prince de Prusse , se
NOVEMBRE 1806. 235
laissa entraîner sans cesser de conserver l'opinion intime qu'il
faisoit une grande faute.
Il faut signaler les hommes qui n'ont pas partagé les illusions
des partisans de la guerre. Ce sont le respectable feldmaréchal
Mollendorf et le général Kalkreuth.
On assure qu'après la belle charge du gå et du toº régiment
de hussards à Saalfeld, le roi dit : « Vous prétendiez
que la cavalerie française ne valoit rien; voyez cependant ce
que fait la cavalerie légère , et jugez ce que feront les cuirassiers.
Ges troupes ont acquis leur supériorité par quinze ans
de combats. Il en faudroit autant, afin de parvenir à les
égaler ; mais qui de nous seroit assez ennemi de la Prusse
pour desirer cette terrible épreuve ? >>>
L'EMPEREUR , déjà maître de toutes les communications et
des magasins de l'ennemi , écrivit , le 12 de ce mois , la lettre
ci-jointe , qu'il envoya au roi de Prusse par l'officier d'ordonnance
Montesquiou. Cet officier arriva le 15 , à 4 heures
après midi , au quartier du général Hohenlohe , qui le retint
auprès de lui , et qui prit la lettre dont il étoit porteur. Le
camp du roi de Prusse étoit à deux lieues en arrière. Ce prince
devoit donc recevoir la lettre de l'EMPEREUR au plus tard à
six heures du soir. On assure cependant qu'il ne la reçut que
le 14, à neuf heures du matin, c'est-à-dire , lorsque déja l'on
se battoit. On rapporte aussi que le roi de Prusse dit alors :
" Si cette lettre étoit arrivée plus tôt , peut-être auroit- on
>> pu ne pas se battre ; mais ces jeunes gens ont la tête telle-
>> ment montée , que s'il eût été question hier de la paix , je
>> n'aurois pas ramené le tiers de mon armée à Berlin. >>>
Le roi de Prusse a eu deux chevaux tués sous lui , et a reçu
un coup de fusil dans la manche.
Le duc de Brunswick a eu tous les torts dans cette guerre ;
il a mal conçu et mal dirigé les mouvemens de l'armée : il
croyoit l'EMPEREUR à Paris , lorsqu'il se trouvoit sur ses flancs ;
il pensoit avoir l'initiative des mouvemens, et il étoit déjà
tourné.
Au reste , la veille de la bataille , la consternation étoit déjà
dans les chefs ; ils reconnoissoient qu'on étoit mal posté , et
qu'on alloit jouer le va-tout de la monarchie. Ils disoient
tous : «Eh bien! nous paierons de notre personne. » Ce qui est
'ordinaire le sentiment des hommes qui conservent peu
d'espérance .
La reine se trouvoit toujours au quartier-général à Weimar;
il a bien fallu lui dire enfin que les circonstances étoient sérieuses
, et que le lendemain il pouvoit se passer de grands
événemens pour la monarchie prussienne. Elle vouloit que
le roi lui dît de s'en aller, et en effet, elle fut mise dans le
de partir,
cas
236 MERCURE DE FRANCE ,
Lord Morpeth , envoyé par la cour de Londres , pour
marchander le sang prussien , mission véritablement indigne
d'un homme tel que lui , arriva le ıı à Weimar , chargé de
faire des offres séduisantes , et de proposer des subsides considérables.
L'horizon s'étoit déjà fort obscurci : le cabinet ne
voulut pas voir cet envoyé ; il lui fit dire qu'il y avoit peutêtre
peu de sûreté pour sa personne , et il l'engagea à retourner
àHambourg , poury attendre l'événement. Qu'auroit dit
la duchesse de Devonshire , si elle avoit vu son gendre chargé
de souffler le feu de la guerre , de venir offrir un or einpoisonné,
et obligé de retourner sur ses pas tristement et en grande
hâte? On ne peut que s'indigner de voir l'Angleterre compromettre
de la sorte des agens estimables, et jouer un rôle aussi
odieux.
On n'a point encore de nouvelles de la conclusion d'un
traité entre laPrusse et laRussie ; etil est certain qu'aucunRusse
n'a paru jusqu'à ce jour sur le territoire prussien. Du reste
l'armée desire fort les voir : ils trouveront Austerlitz en
Prusse. :
Le prince Louis-Ferdinand de Prusse, et les autres généraux
qui ont succombé sous les premiers coups des Français , sont
aujourd'hui désignés comme les principaux moteurs de cette
incroyable frénésie. Le roi , qui en a couru toutes les chances',
et qui supportetous les malheurs qui en ont été le résultat ,
est,de tous les hommes entraînés par elle , celui qui y étoit
demeuré le plus étranger.
Ily a à Leipsick une telle quantité de marchandises anglaises,
qu'on a déjà offert soixante millions pour les racheter.
On se demande ce que l'Angleterre gagnera à tout ceci.
Elle pouvoit recouvrer le Hanovre , garder le Cap de Bonne-
Espérance , conserver Malte , faire une paix honorable , et
rendre la tranquillité au monde. Elle a voulu exciter la Prusse
contre la France , pousser l'EMPEREUR et la France à bout ;
eh bien! elle a conduit la Prusse à sa ruine , procuré à
l'EMPEREUR une plus grande gloire , à la France une plus
grande puissance, et le temps approche où l'on pourra déclarer
l'Angleterre en état de blocus continental. Est-ce donc avec
du sang que les Anglais ont espéré alimenter leur commerce,
et ranimer leur industrie ? De grands malheurs peuvent
fondre sur l'Angleterre; l'Europe les attribuera à la pertede
ce ministre honnête homme, qui vouloit gouverner par des
idées grandes et libérales , et que le peuple anglais pleurera
un jour avec des larmes de sang.
Les colonnes françaises sont déjà en marche sur Postdam et
Berlin. Les députés de Postdam sont arrivés pour demander
une sauve-garde.
Le quartier impérial est aujourd'hui à Wittemberg. -
NOVEMBRE 1806. 237
Lettre au roi de Prusse , portée par M. de Montes quiou ,
capitaine , officier d'ordonnance , parti de Gera , le 13
octobre 1806 , à dix heures du matin , arrivé au camp du
général Hohenlohe , à quatre heures après midi.
« Monsieur mon frère , je n'ai reçu que le 7 la lettre de
» V. M. , du 25 septembre. Je suis faché qu'on lui ait fait signer
>> cette espèce de pamflet ( 1 ) . Je ne lui réponds que pour lui
>> protester que jamais je n'attribuerai à elle les choses qui y
>> sont contenues ; toutes sont contraires à son caractère et à
>> l'honneur de tous deux. Je plains et dédaigne les rédacteurs
» d'un pareil ouvrage. J'ai reçu immédiatement après la note
>> de son ministre , du 1er octobre. Elle m'a donné rendez-
>> vous le 8 : en bon chevalier, je lui ai tenu parole ; je suis au
» milieu de la Saxe. Qu'elle m'en croie , j'ai des forces telles
>> que toutes ses forces ne peuvent balancer long-temps la
>>victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang? A quel but?
» Je tiendrai à V. M. le même langage que j'ai tenu à l'em-
>> pereur Alexandre deux jours avant la bataille d'Austerlitz .
>> Fasse le ciel que des hommes vendus ou fanatisés , plus les
>>ennemis d'elle et de son règne , qu'ils ne le sont des miens
>> et de ma nation , ne lui donnent pas les mêmes conseils pour
>> la faire arriver au même résultat !
» Sire , j'ai été votre ami depuis six ans. Je ne veux point
>> profiter de cette espèce de vertige qui anime ses conseils ,
>> et qui lui ont fait commettre des erreurs politiques dont
>> l'Europe est encore tout étonnée , et des erreurs militaires
>> de l'énormité desquelles l'Europe ne tardera pas à retentir.
>> Si elle m'eût demandé des choses possibles , par sa note , je
>> les lui eusse accordées ; elle a demandé mon déshonneur ,
>>elle devoit être certaine de ma réponse. La guerre est donc
>> faite entre nous , l'alliance rompue pour jamais. Mais pour-
>> quoi faire égorger nos sujets ? Je ne prise point une vic-
>>toire qui sera achetée par la vie d'un bon nombre de mes
» enfans. Si j'étois à mon début dans la carrière militaire
» et si je pouvois craindre les hasards des combats , ce lan-
>> gage seroit tout-à-fait déplacé. Sire , votre majesté sera
>> vaincue ; elle aura compromis le repos de ses jours , l'exis-
>> tence de sessujets sans l'ombre d'un prétexte . Elle est aujour-
>> d'hui intacte et peut traiter avec moi d'une manière con-
>> forme à son rang; elle traitera avant un mois dans une situa-
(1) Ceci a rapport à une lettre du roi de Prosse , composée de vingt
pages , véritable rapsodie , et que très certainement le roi n'a pu ni lire ni
comprendre . Nous ne pouvons l'imprimer, attendu que tout ce qui tient
à la correspondance particulière des souverains , reste dans le por tefeuille
de l'EMPEREUR , et ne vient pont à la connoissance du public. Si nous
publions celle de S. M. , c'est parce que beaucoup d'exemplaires en ayant
été faits au quartier-général des Prussiens , où on la trouva très-belle ,une
copie en est tombée entre nos mains . (Moniteur. )
238. MERCURE DE FRANCE ,
» tion différente. Elle s'est laissé aller à des irritations qu'on
» a calculées et préparées avec art ; elle m'a dit qu'elle
» m'avoit souvent rendu des services ; eh bien ! je veux lui
>> donner la plus grande preuve du souvenir que j'en ai ; elle
>> est maîtresse de sauver à ses sujets les ravages et les mal-
>> heurs de la guerre ; à peine commencée , elle peut la ter-
>> miner , et elle fera une chose dont l'Europe lui saura gré.
>> Si elle écoute les furibonds qui , il y a quatorze ans , vou-
>> loient prendre Paris , et qui aujourd'hui l'ont embarquée
>> dans une guerre, et immédiatement après dans des plans
>> offensifs égalenient inconcevables , elle fera à son peuple un
>> mal que le reste de sa vie ne pourra guérir. Sire , je n'ai
>>>rien à gagner contre V. M.; je ne veux rien et n'ai rien
>> voulu d'elle ; la guerre actuelle est une guerre impolitique .
>> Je sens que peut-être j'irrite dans cette lettre une certaine
>> susceptibilité naturelle à tout souverain ; mais les circons-
>> tances ne demandent aucun ménagement ; je lui dis les
> choses comme je les pense. Et d'ailleurs , que V. M. me
>> permette de le lui dire, ce n'est pas pour l'Europe une
>>grande découverte que d'apprendre que la France est du
>> triple plus populeuse et aussi brave et aguerrie que les Etats
› de V. M. Je ne lui ai donné aucun sujet réel de guerre.
>> Qu'elle ordonne à cet essaim de malveillans et d'inconsi-
>> dérés de se taire à l'aspect de son trône dans le respect qui
>> lui est dû , et qu'elle rende la tranquillité à elle et à ses
>> Etats. Si elle ne retrouve plus jamais en moi un allié , elle
>> retrouvera un homme desireux de ne faire que des guerres
>> indispensables à la politique de mes peuples, et de ne point
>> répandre le sang dans une lutte avec des souverains qui
>> n'ont avec moi aucune opposition d'industrie , de com-
>> merce et de politique. Je prie V. M. de ne voir dans cette
>> lettre que le desir que j'ai d'épargner le sang des hommes ,
>> et d'éviter à une nation qui , géographiquement , ne sauroit
>> être ennemie de la mienne , l'amer repentir d'avoir trop
» écouté des sentimens éphémères qui s'excitent et se calment
>>>avec tant de facilité parmi les peuples.
M
>> Sur ce, je prie Dieu , monsieur mon frère , qu'il vous ait
>> en sa sainte en digne garde.
>> De votre majesté , le bon frère. »
Signé NAPOLÉON .
Demoncamp impérial de Gera , le 12 octobre 1806.
XVI BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Le duc de Brunswick a envoyé son maréchal du palais
l'EMPEREUR. Cet officier étoit chargé d'une lettre par laquelle
le duc recommandoit ses Etats à S. M.
L'EMPEREUR lui a dit : « Si je faisois démolir la ville de
» Brunswick , et si je n'y laissois pas pierre sur pierre , que
NOVEMBRE 1806. 239
>> diroit votre prince ? La loi du talion ne me permet-elle
>> pas de faire à Brunswick ce qu'il vouloit faire dans ma
>> capitale ? Annoncer le projet de démolir des villes, cela
>> peut être insensé ; mais vouloir ôter l'honneur à toute une
>>armée de braves gens , lui proposer de quitter l'Allemagne
>> par journées d'étapes , à la seule sommation de l'armée
>> prussienne , voilà ce que la postérité aura peine à croire.
>> Le duc de Brunswick n'eût jamais dû se permettre un tel
>>outrage; lorsqu'on a blanchi sous les armes , on doit res-
>> pecter l'honneur militaire ; et ce n'est pas , d'ailleurs ,
>> dans les plaines de Champagne que ce général a pu acquérir
>> le droit de traiter les drapeaux français avec un tel mépris.
» Une pareille sommation ne déshonorera que le militaire
» qui l'a pu faire. Ce n'est pas au roi de Prusse que restera ce
>>déshonneur ; c'est au chef de son conseil militaire , c'est au
>> général à qui , dans ces circonstances difficiles , il avoit
>> remis le soin des affaires ; c'est enfin le duc de Brunswick
>> que la France et la Prusse peuvent accuser seul de la guerre.
>> La frénésie dont ce vieux général a donné l'exemple , a
>> autorisé une jeunesse turbulente et entraîné le roi contre
>> sa propre pensée et son intime conviction. Toutefois ,
>> Monsieur , dites aux habitans du pays de Brunswick qu'ils
>> trouveront dans les Français des ennemis généreux ; que je
>> desire adoucir à leur égard les rigueurs de la guerre , et
>> que le mal que pourroit occasionner le passage des troupes ,
>> seroit contre mon gré. Dites au général Brunswick qu'il
>> sera traité avec tous les égards dus à un officier prussien ,
>> mais que je ne puis reconnoître , dans un général prussien ,
>> un souverain. S'il arrive que la maison de Brunswick perde
>> la souveraineté de ses ancêtres , elle ne pourra s'en prendre
» qu'à l'auteur de deux guerres , qui dans l'une voulut saper
>> jusque dans ses fondemens la grande capitale , qui dans
>> l'autre prétendit déshonorer deux cent mille braves qu'on
>> parviendroit peut-être à vaincre , mais qu'on ne surprendra
>>jamais hors du chemin de l'honneur et de la gloire. Beau-
>> coup de sang a été versé en peu de jours , de grands désastres
>> pèsent sur la monarchie prussienne. Qu'il est digne de blâme
>>cet homme qui d'un mot pouvoitles prévenir , si, comme
>>Nestor , élevant la parole an milieu des conseils , il avoit
>> dit :
<< Jeunesse inconsidérée , taisez-vous ; femmes , retournez
>> à vos fuseaux et rentrez dans l'intérieur de vos ménages ;
>> et vous , Sire , croyez-en le compagnon du plus illustre
>> de vos prédécesseurs : puisque l'Empereur Napoléon ne
>> veut pas la guerre , ne le placez pas entre la guerre et le
>> déshonneur ; ne vous engagez pas dans une lutte dange-
>> reuse avec une armée qui s'honore de quinze ans de travate
240 MERCURE DE FRANCE ,
\
-
>> glorieux, et quela victoire a accoutumée à tout soumettre. "
« Au lieu de tenir ce langage, qui convenoit si bien à la
>> prudence de son âge et à l'expérience de sa longue carrière,
>> il a étéle premier à crier aux armes. Il améconnu jusqu'aux
>>> liens du sang , en armant un fils contre son père ; il a
» menacé de planter ses drapeaux sur le palais de Stuttgard ,
>> et , accompagnant ces démarches d'imprécations contre la
>>> France , il s'est déclaré l'auteur de ce manifeste insensé
>> qu'il avoit désavoué pendant quatorze ans , quoiqu'il n'osât
>> pas nier de l'avoir revêtu de sa signature. >>>
On a remarqué que pendant cette conversation, l'EMPEREUN,
avec cette chaleur dont il est quelquefois animé , a répété
souvent : « Renverser et détruire les habitations des citoyens
>> paisibles , c'est un crime qui se répare avec du temps et de
>> l'argent; mais déshonorer une armée , vouloir qu'elle fuie
>> hors de l'Allemagne devant l'aigle prussienne , c'est une
>> bassesse que celui-là seul qui la conseille étoit capable de
>>> commettre. >>>
M. de Lucchesini est toujours au quartier-général. L'EMPEREUR
a refusé de le voir ; mais on observe qu'il a de fréquentes
conférences avec le grand- maréchal du palais ,Duroc.
L'EMPEREUR a ordonné de faire présent , sur la grande quantité
de draps anglais qui a été trouvée à Leipsick , d'un habillement
complet à chaque officier , et d'une capotte et d'un
habit à chaque soldat.
Le quartier-général est à Kropstadt.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE .
DU SAMEDI 25. - С р . одо с . J. du 22 sept. 1806 , 68f 4oc. 30с. 200
6Sf 25c 300 000. 000 000 0ос. ооc.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 oof. o00.000 ooc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1185f 1183f 75c 118af. 50c 0000f coc.
DU LUNDI 27. - Cp . olo c . J. du 22 sept . 1806 , 681681 700 750 70€
750. 800 дос 80c 85c goc. 69f. ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 65f. 65f 75c 50c occ
Act. de la Banque de Fr. 1182f.500 11858 00oof 50c .
DU MARDI 28. - C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 69f69f 250 30
250. 400 250 0oc . ooc ooc oof oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 66f. ooc or c. ooc.оос
Act. de la Banque de Fr. 1190f ooc ooo f. oooof ooc . ooc.
DU MERCREDI 29. - C p. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 69f. 69f 5c 156
69f. 50 100 50 гос . оос оос ооc . ooc . ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 65f 500.75c . oof ooc coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 119of ooc oooof ooc oof ooc . oof
DU JEUDI 30.-Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806 , 68f goc 850c80c 200 300
69f 69f 1cc. 69f ooc ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oofooc oof, ooo ooo ooo oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1192f. 5cc . oooof oo८.०००
of
DUVENDREDI 31. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 6gf 40c 500 250
25c f. f oc fooc oof
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.66f25c 65f. ooc coc coc
Act. de la Banque de Fr. 1202f 506 00000f 0oc. oooof.
1
1
(NO. CCLXXVII. )
(SAMEDI 8 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
: POÉSIE.
DEPE
DE
LA
COMBAT DES TROYENS ET DES RUTULES ;
DISCOURS INSULTANT DE NUMANUS , ET SA MORT.
ENÉIDE , liv. IX , vers 569. ( 1)
ê
DÉJA Lucétius , à la porte ennemie ,
Une torche à la main attachoit l'incendie ;
D'un débris de montagne Ilionée armé ,
L'écrase sous ce poids sur le seuil enflammé.
Ortygius perit sous le fer de Cénée ;
Liger frappe Emathon , Asilas, Corinée :
L'un combattant de près , et l'autre dont le bras
A sa flèche lointaine attachoit le trépás.
Turnus atteint Génée enflé de sa victoire ;
Il tombe sous ses coups, mais ce n'est pas sans gloire ;
Turnus immole ensemble Arcas , Promole , Itys ,
Clonius , Dioxippe , Idas et Sagaris .
"
(1 ) Ce fragment est tiré du troisième et dernier volume de la traduction
de M. de Gaston. Les deux premiers se vendent , chez le Normant, 3 fr.
60 cent. par volume in-8°., et le double en papier vélin. La dernière
livraison de cette traduction , déjà adoptée pour toutes les écoles publiques ,
paroîtra dans le courant de l'hiver,
ED
९
5 .
en
SEL
242 MERCURE DE FRANCE ,
Priverne , par Thémille atteint d'une blessure,
Pour y porter la main écarte son armure ;
Imprudent ! de Capys le trait plus assuré
Vole , siffle , s'attache à son flanc déchiré ;
Et , sous ses doigts cloués à sa plaie agrandie ,
Rompt les tissus cachés où respire la vie .
Dans les champs phrygiens s'élevoit un héros ,
Dont la beauté sauvage effaçoit ses rivaux :
Nourri dans la forêt au dieu Mars consacrée ,
Le jeune Arcens , couvert d'une armure dorée ,
Vint des bords du Symèthe , où Diane aux mortels
Offre un pardon facile au pied de ses autels .
Envoyé par son père aux champs de l'Hespérie ,
Fier d'un tissu d'azur que broda l'Ibérie ,
Arcens paroît. Mézence a jeté son carquois ;
La fronde dans sa main tourne et gronde trois fois ,
Perce du plomb fatal cette tête charmante ,
Et de son jeune sang rougit l'herbe fumante .
Ascagne dans ce jour lança ses premiers traits :
Lassé d'épouvanter les monstres des forêts ,
Au milieu des dangers il vint chercher la gioire.
Son coeur sollicitoit une illustre victoire ,
Son bras sut l'obtenir. L'orgueilleux Numanus ,
Fier du noeud qui l'unit à la soeur de Turnus ,
Et de nouveaux honneurs enflant son espérance ,
Devant les premiers rangs insolemment s'avance ,
Et d'un cri menaçant provoque les Troyens :
<< Peuple deux fois captif, comme aux champs phrygiens
>> Entouré vainement d'un rempart sacrilége ,
» Oses-tu bien encore attendre un autre siége ?
>> Voilà donc quels guerriers prétendent en ce jour
>> Conquérir l'hyménée et commander l'amour !
>>- Insensés ! quel espoir, ou quel mauvais génie
>> Vous fit , pour une femme , aborder l'Italie ?
>> Ici point de Thersite , ici point de Sinon ,
>> Point d'Ulysse avec art couvrant la trahison.
>> Belliqueux rejetons d'une race guerrière ,
>> Nos enfans ont à peine entrevu la lumière
» Dans les eaux du torrent ils sont trempés soudain ,
>> Durcis sur les glaçons , éprouvés par la faim .
>> Leurs bras dans la forêt va tendre l'arc sonore ,
>> Pour devancer leur proie ils devancent l'aurore ,
>> Et pour eux c'est un jeu d'accoutumer au frein
>> Un coursier indompté qui résiste à la main.
NOVEMBRE 1806 .
243
» La jeunesse au travail ardente , opiniâtre ,
› Creuse péniblement une terre marâtre,
» Ou des grandes cités ébranle les remparts .
» Les pas de nos taureaux sont hâtés par nos dards ;
>> Même aux champs notre vie est une longue guerre .
» L'âge ne peut glacer notre ardeur printanière :
>> Le casque avec orgueil presse nos cheveux blancs ;
» Nos robustes vieillards se plaisent dans les camps ;
>> Et , chargés de butin , ils viennent sous la tente
>> Déposer des vaincus la dépouille récente.
>> Pour vous , de pourpre et d'or nuançant les couleurs ,
» Des parfums onctueux aspirant les vapeurs ,
» Au milieu des festins votre race amollie ,
>> Couronne ses cheveux d'une mître fleurie ;
>> Et vos bras , énervés sous un voile de lin ,
>> Ne soulèvent qu'à peine un léger tambourin .
» Phrygiens , ou plutôt infames Phrygiennes ,
>> Allez sur le Dyndime , où les flûtes troyennes
>> Frappent d'un double son l'antre mystérieux
» Consacré par vos chants à la mère des Dieux.
>> Déposez la cuirasse, et fuyez les alarmes :
>> Ce n'est qu'à des guerriers que conviennent les armes. >>>
D'un généreux courroux Ascagne transporté
Respirè la vengeance ; et d'un bras irrité
Il recourbe son are sur sa corde tendue ,
L'arme d'un trait ailé ; puis les yeux vers la nue :
« O Jupiter, dit- il , daigne exaucer mes voeux !
>> Ah , punis par mes mains ce Rutule orgueilleux !
» J'irai vers ton autel , chargé de mes offrandes ,
» Conduire un taureau blanc couronne de guirlandes .
>> Jeune encor, de sa corne arrondie en croissant
>> Il fatigue le tronc de l'orme vieillissant ;
>> Il provoque sa mère , il bondit dans la plaine ,
>> Du pied creuse la terre et fait jaillir l'arène. »
Jupiter l'entendit ; et sous un ciel serein
La foudre , vers la gauche , obeit au destin .
Soudain le trait fatal vole au bruit du tonnerre,
Et déjà le Rutule a mordu la poussière.
Insulte à ces Troyens par deux fois prisonniers ;
>> Voilà comme aux affronts répondent des guerriers. >>
Ainsi parloit Ascagne , et mille cris de joie
Proclamoient le héros et le vengeur de Troie.
H. GASTON.
Q2
2
244 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGME.
TOUJOURS en l'air , toujours en peine ,
Lamoitié de mon corps sur l'autre se promène ;
Tantôt je monte , et tantôt je descends ;
Je parois d'humeur noire à quiconque m'aborde ;
Je fais bien pis , je lui montre les dents ;
C'est pourtant sans que je le morde.
LOGOGRIPHE .
UNE Obscure prison , lecteur, est mon séjour,
Et jusques à me perdre on pousse mon supplice.
Malgré ces cruautés , et la nuit et le jour ,
Je suis en mouvement pour te rendre service.
Si ce début ne paroît assez clair ,
Enme définissant , tu pourras me connoître.
J'offredans les neufs pieds qui composent mon être ,
Cequ'on prend en été plus souvent qu'en hiver ;
Un fleuve , une arme à feu ; cet immortel génie
Qui nous intéressa pour l'amant de Junie;
Une montagne ou croît un bois fort odorant ;
Certain écrit légal qui pour un temps nous lie ;
L'endroit où les vaisseaux sont à l'abri du vent ;
Un peintre gracieux ; l'amante infortunée ,
Pour prix de ses bienfaits dans Naxe abandonnée ;
De son époux j'offre un surnom latin ;
Un faux Dieu révéré par le Samaritain ;
Pour les nochers un objet redoutable ;
Un pays dont le sort inspire la terreur ;
Un homme vertueux , et son frère execrable ;
Ce qui plus d'une fois fit tomber un acteur ;
La ville que fonda le petit fils d'Anchise ;
Mais de mon nom assez je t'ai fait l'analyse .
CHARADE.
C'EST par excès d'esprit qu'on devient mon premier ;
Lorsque l'on n'a pas d'or on devient mon dernier ;
Et c'est un grand défaut que d'être mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Fuseau.
Celui du Logogriphe est Echalote.
Celui de la Charade est Pas-sable.
NOVEMBRE 1806. 245
Les Mille et une Nuits , contes arabes , traduits en français
par M. Galland, membre de l'Académie des Inscriptions
et Belles - Lettres , professeur de langue arabe au Collége
Royal ; continués par M. Caussin de Perceval , professeur
de langue arabe au Collége Impérial. Neuf volumes in- 18.
Prix : 20 fr. , et 26 fr. par la poste . A Paris , chez le Normant ,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint - Germain -
l'Auxerrois , nº 17.
AVANT de parler des Mille et une Nuits, il ne sera peutêtre
pas inutile d'examiner quels sont les caractères de la
Fable, du Conte et du Roman, afin qu'on ne les confonde pas ,
et qu'on n'applique point aux uns ce qui ne convient qu'aux
autres. L'esprit de l'homme aime la lumière , et rien de ce
qui peut l'éclairer ne doit être négligé.
M. l'abbé Girard a dit que la fable est une aventurefausse
divulguée dans le public , et dont on ignore l'origine ; que le
conte est une aventurefeinte , et narrée par un auteur connu ;
que le roman est un composé et une suite de plusieurs aventures
supposées.
Nous observerons sur cette définition, plus succincte que
satisfaisante , que M. l'abbé Girard paroît n'avoir voulu parler
de la fable , que pour qualifier ces bruits populaires qui n'ont
aucun but , et dont l'oisiveté fait sa pâture habituelle ; qu'il
étoit plus convenable de les dédaigner, et de caractériser les
fables écrites , dans lesquelles nous puisons tout à-la- fois un
plaisir innocent et d'utiles leçons ; qu'il y a des fables, des
contes et des romans dont les auteurs sont connus ; qu'il y en
a d'autres dont l'origine est ignorée, mais que cette connoissance
ou cette ignorance n'est pas un caractère distinctif;
qu'on ne peut pas dire que l'aventure contenue dans une fable
est nécessairement fausse , puisqu'il est souvent arrivé que
des événemens véritables ont servi de fondement à plusieurs
fables; que la fausseté induit en erreur, et emporte l'idée
d'une tromperie; qu'il n'y a ni erreur ni tromperie dans
les fables , puisque les aventures qu'elles renferment ne sont
point présentées comme des faits véritables , et qu'elles sont
même assez ordinairement impossibles ; que cette réflexion
peut s'étendre aux contes , mais qu'on ne peut l'appliquer
aux romans , comme nous le verrons tout-à-l'heure ; que le
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
nombre des aventures qui composent une fable , un conte ou
un roman, n'estpas encore un signe qui puisse les faire reconnoître,
attendu que ce nombre est variable au gré de l'auteur;
et que fût-il déterminé par une règle expresse , il
ne pourroit pas indiquer la nature de chacun, puisqu'un
nombre ne porte à l'esprit qu'une idée simple de quantité ,
sans toucher au fonds du sujet.
C'étoit ce fonds qu'il s'agissoit de découvrir et de montrer
clairement. M. l'abbé Girard ne l'ayant point fait , nous
allons tâcher de suppléer à l'insuffisance de son explication.
La fable, telle que les Grecs et les Romains nous l'ont
transmise , et telle que notre La Fontaine l'a recueillie , est
ordinairement une aventure que l'on suppose appartenir à
des êtres vivans ou inanimés , mis en action pour amuser et
pour corriger les hommes.
Le conte , tel qu'il nous est venu de l'Orient , est une ou
plusieurs aventures familières , représentées d'une manière
simple ou merveilleuse , pour amuser et pour instruire.
Le roman , tel que nous l'avons conçu, est un composé
d'aventures extraordinaires , dans lesquelles on voit les hommes
tels qu'il est possible de desirer qu'ils soient , mais tels qu'ils
ne sont jamais.
Les aventures des fables sont inventées à plaisir, mais le
fonds de la morale que l'on en tire est rempli de vérité. Ces
aventures ne trompent personne ; elles plaisent à tout le
monde, et la morale en est toujours utile.
Les aventures des contes sont tirées de la vie commune
'de l'homme : si elles sont représentées simplement , on peut
les croire sans erreur et sans danger; s'il y entre du merveilleux
, les honnêtes gens s'en amusent encore , et quelquefois
ils y trouvent des exemples qui leur tiennent lieu de
l'expérience.
Les aventures des romans peuvent être véritables , mais les
sentimens que l'auteur prête à ses héros sont exagérés et faux;
ils jettent dans l'erreur et trompent les jeunes gens , qui les
préfèrent, dit M. l'abbé Girard , au naturel simple de la
vérité.
On peut donc dire qu'il y a plus de vérité morale dans
les fables , et plus de vérité d'action dans les contes que dans
les romans ; que l'erreur et la tromperie sont même inhérens
à la nature de ceux-ci: d'où nous concluons que les fables
sont des feintes utiles , les contes des suppositions agréables,
et les romans des faussetés pernicieuses ; que les fables corrigent,
que les contes instruisent, et que les romans troublent
l'esprit et le jugement.
NOVEMBRE 1806. 247
Il ne sera pas hors de propos d'observer, en passant , que
le caractère particulier de chacune de ces productions indique
tellement celui des peuples qui les ont cultivées , qu'il est
impossible de s'y méprendre : que les fables laconiques et
sentencieuses appartiennent évidemment aux petites républiques
de la Grèce ; que les contes amusans qui cachent leurs
leçons avec plus de soin , nous viennent des empires despotiques
et soupçonneux de l'Asie; et que les romans , remplis
d'illusions , sont les fruits modernes de la civilisation des
peuples de l'Occident. On remarquera que l'amour n'entre
pour riendans les fables, qu'il ne se présente dans les contes.
que comme accessoire , et qu'il est tout dans les romans
Ón reconnoîtra par là quel rang les femmes occupoient dans
l'esprit des peuples de la Grèce et de l'Asie , et le changement
prodigieux qui s'est opéré dans leur état depuis l'établissement
des grandes monarchies en Europe.
Nous avons cru devoir faire ces observations préliminaires ,
afin que la nature du conte et celle du roman étant bien connues
, on ne pense pas que ce qu'il nous arrivera de dire de
l'un puisse convenir à l'autre , et qu'il soit bien entendu que
le conte et le roman sont deux choses tout-à- fait différentes .
Il nous paroît maintenant que nous pouvons nous expliquer
sans craindre aucune équivoque.
Les contes arabes qui composent les Mille et une Nuits ,
existoient épars dans des recueils et dans le souvenir des
hommes, lorsque , vers le milieu du seizième siècle, un écrivain
arabe , qui nous est inconnu , forma le dessein de les réunir
en un corps d'ouvrage , et de les lier en quelque sorte à une
seule chaîne. Il imagina lui-même un conte dans lequel il
pût faire entrer tous ceux qu'il avoit recueillis. Il supposa
qu'un ancien roi de Perse , voulant se venger de l'infidélité de
ses femmes , et s'assurer la possession exclusive de toutes celles
qui leur succéderoient, en recevoit chaque jour une nouvelle,
et qu'il la faisoit mettre à mort le lendemain à son lever ;
que la fille du visir, pour mettre fin à cette barbarie, voulut
s'exposer au sort de ses compagnes , et qu'elle réussit dans
son dessein , en amusant le sultan chaque matin par un conte
dont elle suspendoit le récit dans un endroit assez intéressant
pour qu'il consentît à différer la cruelle exécution jusqu'au
jour suivant; qu'elle évita la mort de cette sorte , jusqu'à
ce qu'enfin , charmé par l'agrément de son esprit , et désarmé
par la tendresse paternelle , le tyran lui permit de
vivre et d'être aussi heureuse qu'elle le méritoit. L'intérêt
qu'excite cette situation violente se trouve répandu
dans tout l'ouvrage; mais il n'étouffe point l'intérêt particu
4
248 MERCURE DE FRANCE ,
culier de chaque conte; et celui-ci , qui fait suspendre la
vengeance du féroce sultan , s'empare tellement de l'esprit du
lecteur , qu'il finit par oublier le danger de la sultane.
Le nombre de ces contes est bien plus considérable que ce
qui en a été traduit jusqu'ici. Il paroît même qu'ils n'avoient
pas tous été rassemblés par celui qui s'en est occupé le premier;
mais que plusieurs autres écrivains y ont travaillé successivement.
Le champ n'avoit pas de limites , puisqu'après
avoir trouvé grace devant sa hautesse , la sultane continue de
raconter tout ce qu'elle sait d'intéressant , et qu'elle peut
apprendre chaque jour quelque chose de nouveau. C'est une
petite encyclopédie de contes , de voyages , de fables , et
même d'histoires , ouvertes à tous ceux qui voudront ydéposer
Jes fruits de leur expérience ou de leur imagination.
Les continuateurs arabes paroissent avoir amplement usé
de la faculté qui leur étoit offerte ; et lorsque M. Galland ,
le premier traducteur français , nous eut fait connoître les
deux premières parties de ce volumineux recueil , on ne
manqua pas , parmi nous , de les augmenter de plusieurs
autres contes du même geure , mais qui n'appartenoient pas
aux Mille et une Nuits. M. Galland continua sa traduction ;
et un autre écrivain français y ajouta depuis quelques aventures
traduites d'un manuscrit arabe également étranger à
celui que M. Galland avoit traduit.
Il a été fait de tout ce travail , et à différentes époques ,
plusieurs éditions , parmi lesquelles on peut remarquer celle
qui se trouve réunie à la Bibliothèque des Fées ; mais aucune
ne peut être comparée pour la correction typographique à
celle des nouveaux éditeurs. On a fait disparoître les nombreuses
fautes de ponctuation , et autres qui pouvoient embarrasser
, et même altérer le sens des phrases , et qui rendoient
inintelligibles des pages entières. On a revu toute la
traduction de M. Galland , en conservant toutefois le fonds
et le caractère de son style . Les éditeurs ont en outre augmenté
leur édition de l'éloge du traducteur , prononcé par
M. Bose à l'Académie des inscriptions et belles-lettres , il y
a près de cent ans. C'est un hommage intéressant qui plaira
certainement au public : il honore tout à-la-fois celui qui
en est l'objet et celui qui en est l'auteur. L'histoire de
M. Galland s'y rencontre tout naturellement , et elle méritoit
, par sa singularité , d'être connue et conservée. On lit
encore à la suite de cet éloge l'extrait d'une dissertation sur
les romans , par M. de La Harpe , dans laquelle on voit qu'il
estimoit beaucoup les contes orientaux, et qu'il les relisoit
tous les ans avec le même plaisir.
NOVEMBRE 1806 . 249
1
Toutes ces corrections et ces agréables additions suffiroient,
sans doute, pour mettre la nouvelle édition au-dessus de toutes
celles qui l'ont précédée ; mais à ces motifs de préférence il
s'en joint un autre qui la met tout-à-fait hors de pair; c'est.
le nouveau travail de M. Perceval , et la savante préface qu'on
lit en tête du huitième volume. Le succès mérité des Mille
et une Nuits à l'époque où elles ont paru pour la première
fois en Europe , et la réputation dont elles n'ont cessé de jouir
depuis ce temps , ont encouragé cet estimable traducteur à
nous faire connoître la suite du manuscrit original . Øn trouvera
donc dans les deux derniers volumes de cette édition une
traduction nouvelle des derniers contes qui avoient été ajoutés
aux Mille et une Nuits , par un littératenr qui ne connoissoit
pas la langue arabe , et qui les avoit travestis en romans mythologiques.
M. de Perceval y a joint quelques autres contes
tirés du fameux recueil , et il les a tous rendus avec la simplicité
convenable au sujet. Il seroit assez difficile au surplus
de faire remarquer aucune nuance entre le style de M. Galland
et celui de M. de Perceval. Le premier traducteur avoit certainement
le don de s'exprimer naturellement et avec facilité :
ce caractère précieux a été conservé avec soin , et tout l'ou
vrage pourroit passer aujourd'hui pour être sorti de la même
plume.
Le vif intérêt que l'on éprouve en lisant tous ces contes
remplis de merveilles incroyables , a quelque chose de
magique , dont on n'a peut-être pas encore donné l'explication.
Il seroit cependant assez curieux d'en révéler le mystère
, et de dire pourquoi l'homme grave , rempli de sagesse
et de raison , s'amuse encore comme un enfant , et se laisse
berner l'esprit par les fées , par les géans et par les enchauteurs
auxquels il ne croit pas ; pourquoi , par exemple , il
prend plaisir à suivre un pauvre pêcheur au bord de la mer,
à lui voir jeter son filet , à l'observer lorsqu'il le retire avec
effort.
Il y a dans ce conte quelque chose de surnaturel qui
pourra servir à notre dessein ; et nous en continuerons le récit,
pour asseoir notre explication sur un exemple.
L'espoir est danslesyeux du pêcheur, il augmenteses forces ;
la trame légère traverse l'onde , mais hélas ! il aperçoit la
carcasse d'un âne , et il n'apporte sur le rivage qu'un filet
fangeux , embarrassé dans les sinuosités du squelette ; il le
dégage tristement , et , levant les yeux au ciel , il le replonge
dans la mer. Le lecteur attentif suit tous ses mouvemens ; il
le voit qui s'apprête , d'un air soucieux , à reconnoître sa fortune;
la résistance qu'il éprouve remonte son courage ; il
250 MERCURE DE FRANCE ,
craint , il espère, il doute, lorsqu'il découvre les premiers liens
d'ungrandpanier limoneux , qui bientôt se montre tout entier.
Il le dépose encore à terre , et jette de nouveau son filet
avec aussi peu de succès : cette fois, il ne ramène que des
pierres et des coquilles marécageuses. Il pâlit , et le désespoir
trouble sa raison, mais il songe à sa famille ; et , portant
un regard pitoyable vers la demeure de celui dont il
attend du secours : << Seigneur , dit- il , vous savez que je ne
>> jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà
>> jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon tra-
» vail . Il ne m'en reste plus qu'une ; je vous supplie de
>> me rendre la mer favorable , comme vous l'avez rendue
>>> à Moïse. » Après cette prière , il se rassure , et il jette
ses filets pour la quatrième fois ; une nouvelle résistance
soutient encore sa confiance ; mais , au lieu du poisson qu'il
attendoit , il enlève un vase de cuivre jaune qu'il se hâte de
placer sur la grève ; il le regarde et le retourne avec empressement
, pour en connoître la valeur : sonpoids lui fait croire
qu'il est rempli d'objets précieux ; et le sceau de plomb qu'il
remarque sur le couvercle, dont il est hermétiquement fermé ,
confirme et fortifie tous ses soupçons .
Quel est maintenant l'observateur qui ne sera pas curieux
de savoir ce que renferme ce vase ? Qu'on se représente un
voyageur qui s'est arrêté dès le commencement de la pêche ,
et qui , placé derrière un buisson , peut tout voir et tout
entendre sans être vu : il oubliera l'objet de son voyage , ou
bien il se promettra de regagner , par une marche forcée , le
temps qu'il donne à sa curiosité.
Cependant le pêcheur a tiré son couteau de sa poche ; il
fait sauter le couvercle; il plonge sa vue jusqu'au fond du
vase , et il n'y voit rien. Il le repose lentement à terre , et il
le considère , en calculant froidement ce qu'il pourra le
vendre. Mais , o prodige inconcevable ! après quelques momens
d'attention , une fumée épaisse s'élance du vase comme
d'une fournaise : elle s'élève en tourbillons ; et bientôt ,
resserrant toutes ses parties , elle devient un corps solide ,
dont il se forme un Génie d'une taille au-dessus de tous les
géans. Le pêcheur effrayé veut fuir ; mais la crainte l'empêche
de marcher : il demeure immobile devant le géant. Celui-ci
regarde le ciel , et il s'écrie : « O Salomon , grand prophète
>> de Dieu , pardon , pardon ! jamais je ne m'opposerai à vos
>> volontés . J'obéirai à tous vos commandemens....... >>
Qu'il nous soit permis de faire ici une remarque. On a
prétendu que le moyen employé par la sultane , pour mettre
un terme à la plus féroce vengeance , étoit trop foible et trop
NOVEMBRE 1806. 251
incertain. Il semble , au contraire , qu'il est parfaitement approprié
au caractère du sultan ; car , comme ce tyran agit
sans aucune raison directe contre ses victimes , il pourra bien,
par un nouveau caprice plus motivé , suspendre un crime
insensé jusqu'au lendemain. S'il trouve du plaisir à faire
égorger tous les matins une épouse nouvelle , il peut en trouver
un plus grand à retarder la mort de celle qui a le secret
de l'amuser , et qui conserve , au milieu du péril le plus imminent
, la douceur la plus touchante , la plus parfaite tranquillité
, et l'esprit le plus présent et le plus agréable qu'on
puisse souhaiter. Supposons que la princesse se soit arrêtée ,
comme nous venons de le faire , au milieu de son conte , et
qu'elle ait dit simplement à sa soeur , toujours présente à ses
récits : << Ma chère soeur , vous entendrez demain des choses
» qui vous causeront encore plus d'admiration , si le sultan ,
>> mon seigneur , me permet de vous les raconter ; » croit-on
qu'il soit hors de la nature que ce maître superbe ait dit en
lui-même : « Laissons-la vivre aujourd'hui ; il sera toujours
>> temps de la faire mourir demain lorsqu'elle aura fini son
>> conte ? >>
1
Mais n'oublions pas notre voyageur , tapi derrière le
buisson, et le pauvre pêcheur tremblant devant l'énorme
génie qui vient d'apostropher le roi Salomon. « Esprit superbe,
>> lui dit le pêcheur , il y a plus de dix-huit cents ans que
>>>Salomon , le prophète de Dieu , est mort ; et nous sommes
>> présentement à la fin des siècles. >> A ce discours , le Génie
regarde le pêcheur , et le menace de le tuer. « La seule
>> grace que je puis t'accorder , ajoute- t-il , c'est de te laisser
>> choisir de quelle manière tu veux que je te tue. J'ai juré de
>> rendre riche , puissant et heureux celui qui me délivreroit
>> de ma prison pendant les trois premiers siècles ; mais furieux
>> de voir le temps écoulé sans qu'aucun mortel m'eût rendu
» ce service , j'ai fait serment d'exterminer celui qui me don-
>> neroit la liberté , et de ne lui laisser que le choix du genre
>> de sa mort. C'est pourquoi , puisque tu m'as délivré au-
>> jourd'hui , choisis promptement comment tu veux que je
>> te tue. » Etonné , accablé d'une aussi noire ingratitude , et
ne voyant aucun moyen de salut devant un colosse qui
pouvoit d'un coup de pied le jeter au milieu des flots , le
pêcheur a recours aux prières , aux larmes ; il le supplie de
lui laisser la vie pour conserver celle de sa famille. Vaines
prières ! le serment est irrévocable : il faut qu'à l'instant
même il fasse un choix ; ou la mort la plus douloureuse va le
frapper.
Ce ne sera certainement pas dans ce moment que le voya252
MERCURE DE FRANCE ,
geur pensera qu'il est temps de recharger son ballot, etde
continuer sa route.
La nécessité donne de l'esprit , dit fort bien l'auteur arabe
que nous suivons : le pêcheur imagina de demander au Génie
s'il étoit vrai qu'il fût renfermé dans le vase qu'il avoit retiré
du fond de la mer. Il feint de ne pas le croire , et il l'assure
qu'il mourra content , s'il peut lui faire voir une chose si
extraordinaire. Le Génie , qui venoit de s'engager à lui
répondre sur ce qu'il lui demanderoit , veut bien consentir à
le satisfaire : il se décompose , et se réduit en une colonne de
fumée qui rentre dans le vase par une succession lente et
égale. Aussitôt qu'elle y est , il en sort une voix qui crie au
pêcheur : « Hé bien , incrédule pêcheur , me voici dans le
>> vase : me crois-tu présentement ?>> Mais au lieu de répondre ,
l'alerte pêcheur s'empare du vase , le referme promptement ,
rétablit le sceau du prophète , et tend déjà son bras pour
le lancer dans la mer : « Arrête , s'écrie le Génie , garde-toi
>>de faire ce que tu projettes..... Ouvre le vase ; je te pro-
>> mets que tu seras content de moi. » « O Génie ! dit le pê-
>> cheur , si j'avois pu te fléchir et obtenir de toi la grace que
>> je te demandois , j'aurois présentement pitié de l'état où tu
» es ; mais puisque , malgré l'extrême obligation que tu
>> m'avois de t'avoir mis en liberté , tu as persisté dans la vo-
>> lonté de me tuer , je dois à mon tour être impitoyable. Je
» vais , en te laissant dans ce vase , et en te rejetant à la mer ,
>> t'ôter l'usage de la vie jusqu'à la fin des temps : c'est la
>> vengeance que je prétends tirer de toi. >> Il alloit le précipiter
, lorsque le Génie , pressé par le danger , lui promet
de révoquer son premier serment , et de le rendre puissamment
riche , s'il veut le délivrer une seconde fois. Les malheureux
sont crédules , et ils se livrent facilement à l'espérance.
Après avoir reçu du Génie le serment qu'il ne lui feroit
aucun mal , le pêcheur ouvre le vase , la fumée s'élance avec
impétuosité ; le géant se forme de nouveau ; il frappe le vase ,
et le fait sauter dans la mer. Cette précaution fait pâlir le
pêcheur; mais le Génie sourit de sa crainte , et le rassure. Il
lui commande de prendre ses filets et de le suivre.
Pense-t-on que notre voyageur voudra les laisser aller sans
les observer ? Nous ne le croyons pas. Apeine le génie et le
pêcheur ont-ils fait quelques pas qu'il les suit en se tenanttoujours
derrière quelqu'objet nouveau. Ilse disoit en marchant :
J'avois bien lu des histoires de génies et de géans , mais j'imaginois
que c'étoient des fictions inventées pour nous amuser ,
et je ne croyois pas qu'ils eussent rien de réel ; je pensois
seulement qu'on supposoit comme existant tout ce que
NOVEMBRE 1806. 253
l'homme peut se figurer de plus bizarre , tout ce qu'il est
possible aux purs esprits d'exécuter. Comment se fait-il que
je voie aujourd'hui quelque chose qui confond toutes mes
idées ? Tout ce qui est possible existeroit- il ? Je ne le crois
pas encore , malgré l'aventure dont je suis témoin. Peut-être
n'est-ce qu'une illusion , qu'un rêve possible qui m'abuse.
Mais , quoi ! je suivrois une vaine image et des fantômes , au
lieu decontinuer ma route ! Quelle est donc cette curiosité si
vive qui m'entraîne après des objets que je ne conçois pas ?
Je sens bien en moi quelque chose qui me dit que ce génie
n'est sans doute qu'un enfant de mon imagination. Mais mon
imagination peut-elle donc concevoir quelqu'objet qui soit
au-dessus de la puissance de celui qui peut tout , et pourroitelle
se former une idée non-seulement de ce qui n'existe pas ,
mais de ce qui même ne peut exister ? Seroit-ce donc parce
queje sens en moi toutes les facultés passives qui se rencontrent
en activité dans ces êtres supérieurs, que je prends plaisir
àvoir leurs aventures , et à m'entretenir avec eux ? Est-ce
l'instinct de ma destinée future qui m'avertit comme malgré
moi ? En un mot , est-ce parce que j'ai reçu une ame immortelle
que je me plais avec les immortels ; et le charme de leur
commerce n'est-il que l'effet de l'analogie qui se rencontre
entr'eux et moi ?
Tandis que le voyageur s'entretient de la sorte avec luimême
, le génie et le pêcheur arrivent sur le bord d'un étang
rempli de quatre sortes de poissons , c'est- à-dire , de blancs ,
de rouges , de bleus et de jaunes : il jette son filet , et il en
attrape un de chaque couleur. Le génie lui commande d'aller
les vendre au sultan , qui lui en donnera plus d'argent qu'il
n'en a manié dans toute sa vie ; il l'avertit de ne jeter son
filet qu'une seule fois chaque jour; et, après avoir frappé le
sein de la terre , il s'enfonce et disparoît dans ses entrailles . Le
pêcheur satisfait met son filet et son panier sur ses épaules ,
et il prend le chemin de la ville .
Le voyageur le regarde aller, en pensant aux poissons mystérieux
qu'il emporte , et dont il voudroit bien connoître l'histoire;
mais il n'y a aucune apparence qu'il puisse s'introduire
avec le pêcheur dans le palais du sultan , et , quand il le pourroit
, il ne seroit pas certain qu'ily apprendroit ce qu'il souhaite
de savoir : il pense qu'il fera mieux d'attraper quelques- uns
de ces mêmes poissons; il s'approche aussitôt de l'étang dans
ce dessein, mais il n'en voit plus aucun , et en même temps il
luisemble qu'une voix lui parle ainsi : « Voyageur curieux ,
qui te traînes si lentement sur ce globe terrestre , tandis que
ton ame , plus prompte que les vents et que la foudre, peut
254 MERCURE DE FRANCE ,
franchir tous les espaces en un clin-d'oeil , écoute ce que je
vais te dire.Tu te trouves dans un pays enchanté, où tout ce que
tu vois est inconcevable pour toi. Ton intelligence s'exerceroit
en vain pour l'expliquer. Si tu veux savoir ce que deviendront
les poissons qui viennent d'être pêchés dans cet étang,
prends le livre que je te présente, il t'enseignera bien d'autres
merveilles : avec lui tu pourras t'introduire dans le palais du
sultan sans être vu ; tu converseras avec les plus fameux enchanteurs
; tu verras les actions desbons et des méchans génies;
les plus grands malheurs t'environneront sans pouvoir t'atteindre;
tu seras le spectateur invisible de toutes les félicités
humaines , et tu jouiras , avant le temps , de la révélation des
crimes et des vertus de tes semblables. Mais prends bien garde
delequitter: car à l'instantmême tu te retrouverois sur le che
min où tu t'es arrêté pour considérer le pêcheur ; et ménagesen
la lecture avec discrétion , parce qu'avec elle doit finir ton
enchantement. >>>
La voix cessa de parler , et le voyageur étonné, regardoit
de tous côtés s'il ne découvriroit pas celui qui venoit de se faire
entendre: il ne vit rien , et il ne concevoit pas comment il
pouvoit recevoir un livre qu'on ne lui montroit pas ; mais en
se détournant pour examiner encore , il sentit quelque chose
qui lui fit diriger sa vue à ses pieds ; il aperçut ce même livre
qu'il ramassa bien promptement ; il l'ouvrit sur-le-champ , et
il reconnut que c'étoient les Mille et une Nuits.
G.
A
Les Amours Epiques , poëme héroïque en six chants ; par
M. Parseval- Grandmaison. Un vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et
6 fr. par la poste. A Paris , chez Dentu , libraire , quai des
Augustins ; et chez le Normant , imprimeur-libraire.
Tous les poètes épiques ont consacré un de leurs chants à
l'amour. Cette passion partage avec la gloire le coeur des
héros. Le myrte de Vénus est un ornement nécessaire des
lauriers de Bellone. Si des philosophes austères condamnent
cette alliance , on leur répond qu'il y a une morale particulière
pour la poésie comme pour la politique. Homère banni de la
république de Platon , jouit avec honneur des droits de cité
dans toutes les autres républiques ; et le sévère législateur de
notre Parnasse , en apprenant aux poètes leprincipal moyende
plaire , leur dit , en parlant de l'amour :
De cette passion la sensible peinture ,
Est, pour aller aux cooeurs , la route la plus sûre.
NOVEMBRE 1806. 255
Afin d'entrer dans les vues de Boileau , M. Grandmaison a
entrepris de traduire en vers les différens épisodes que les
plus fameux poètes épiques ont composés sur l'amour , et de
les enchaîner entr'eux de manière qu'ils forment un ensemble
régulier. Pour cela , l'auteur suppose que les plus
célèbres d'entre les poètes épiques se réunissent dans les
Champs- Elysées , au milieu de tous les manes empressés de les
écouter , et qu'ils répètent entr'eux les mêmes chants qu'ils ont
autrefois composés sur l'amour. Les poètes rivaux sont au
nombre de six : Homère , le Tasse , l'Arioste , Milton , Virgile ,
le Camoens. L'auditoire est composé de la manière suivante
:
On voyoit autour d'eux , cherchant à se placer,
Tous les chantres divins à l'envi s'empresser.
Ils brilloient tous , fameux par d'illustres merveilles .
Là , non loin de Sophocle , est l'aîné des Corneilles ;
A côté d'Euripide est son tendre rival .
Là Molière , tout seul ( 1 ) , cherche en vain son égal ;
Là, presque à son insçu , cher au dieu d'Hypocrène ,
Prèsd'Esope et de Phèdre arrive La Fontaine (2) .
On voit Anacreon qui jeune en cheveux blancs ,
Mêle avec son hiver les roses du printemps ;
Et le grave Boileau qui , conduit par Horace ,
Sut imiter son goût , sans égaler sa grace ;
Et le brillant Voltaire , au mobile talent ,
Trop léger quelquefois , toujours étincelant .
Sapho de ses fureurs y répand le délire ;
L'ingénieux Ovide y joue avec sa lyre ;
Tibulle y touche un luth arrosé de ses pleurs .
Plus loin se rassembloient, le front paré de fleurs ,
Ces poètes charmans , ces Chaulieu, ces Lafares ,
Au son des tambourins, des flûtes , des guitares ,
Fredonnant leurs couplets , aiguisant cent bons mots ,
Et du joyeux Momus agitant les grelots .
(1) L'abbé Conti , dans sa description du temple d'Apollon , y a placé
Corneille , Racine , Molière et La Fontaine de la même manière ; mais les
vers de M. Grandmaison semblent une copie décolorée de ceux du poète
italien :
Cornelio alto colosso , cinto d'allor le chioma,
Spira nel volto austero l'imagine di Roma .
Racine porta in fronte la maesta e' il dolore ;
E i coturni gli affissa , con gran rispetto , Amore.
Infra Terenzio et Plauto , Moliere giganteggia ,
Et trà Fedro ed Esopo il Fontene festeggia.
(2) Puisque La Fontaine consent à prendre place entre Esope et
Phèdre , si Molière croit déroger en se niettant à coté de Térence et de
Plaute, il ne sauroit du moins être déshonoré par le voisinage d'Aristophane
et de Ménandre.
256 MERCURE DE FRANCE ;
Là s'offre aussi Sakespear, monstrueux phénomène ,
Géant qu'avec horreur enfanta Melpomène;
Et ce Dante effrayant , dont les terribles vers
De la plus sombre nuit font jaillir mille éclairs .
:
Autour d'eux se pressoient les ombres bocagères,
En foule rassemblant leurs peuplades légères ;
Sur-tout celles qu'on vit céder au tendre amour,
Lorsquelles respiroient la lumière du jour .
Elles aiment encore en ce lieu de délices ;
Mais leur tendre penchant ne fait plus leurs supplices .
Andromaque y soupire , et des noeuds les plus doux
Ypresse entre ses bras son fils et son époux.
On y voit les beautés chères à Calliope :
C'est Hélène , Circé , Calypso , Pénélope ;
C'est toi , tendre Didon; toi de qui les malheurs
Dans mes yeux tant de fois ont fait rouler des pleurs .
Quelle est d'autres beautés cette foule charmante ?
C'est vous , Marphise , Olympe, Alcine , Bradamante ,
Fleur-d'Epine , Angélique; auprès de vous encor
S'offrent Zerbin , Roger, l'intéressant Médor.
Plus loin paroft Olinde auprès de Sophronie ;
L'heureux Tancrède aux bras de l'heureuse Herminie :
Herminie ! Oui , c'est elle ; oui , c'est cette langueur
Qui , si long-temps , du sort accusa la rigueur;
Voilà ses doux attraits et sa grace angélique ( 1 ) ,
Et de ses yeux rêveurs l'azur mélancolique ,
Et le charme touchant de son triste souris .
Quels coeurs a son aspect ne seroient attendris !
Mais où m'entraîne encor la ravissante Armide ?
Un art voluptueux à ses attraits préside ;
Une étude piquante ajoute à ses beautés ;
Renaud l'aime , et sans cesse il est à ses côtés .
Le calme règne au sein de l'assemblée immense ;
On se tait , on écoute .
Chacun des six poètes débite à son tour son épisode amou
reux; après quoi on distribue les prix. Par quels juges sont
distribués ces prix ? Quel est le président du concours ? C'est
ce qui'n'est point marqué d'une manière précise par l'auteur.
11 secontente de dire vaguement :
Atous, pour honorer leurs chefs-d'oeuvre suprémes,
Il fut distribué de brillans diadêmes ,
Ornés des attributs de leurs talens divers .
D'Homère et de Milton , dans leurs sublimes vers ,
On admira la verve et le puissant génie ;
Virgile obtint sur tous le prix de l'harmonie ,
Du style tendre et pur, et de ces vers divins
Qui s'échappent du coeur des profonds écrivains.
( 1 ) Comme la scène se passe dans l'enfer des Païens , je ne crois pas
qu'on puisse employer l'épithète d'angélique .
Le
NOVEMBRE 1806. 257
1
DEP
Le brillant Camoens , l'Arioste et le Tasse,
Rivalisant d'éclat , defraîcheur et de grace ,
Des riches fictions ayant cueilli les fleurs ,
Partagèrent le prix de leurs vers enchanteurs ;
Et les manes , charmés qu'à ces illustres sages
L'Elysée ait offert ce doux tribut d'hommages ,
Se séparent enfin , et sous leurs abris verts
Vont répandre leur foute en centgroupes divers .
Cette dernière tirade renferme quelques jugemens susceptibles
d'appel . Celui qui place Milton à côté d'Homère , ne
peut être ratifié qu'en Angleterre. Les Italiens ne souscriront
pas à celui qui place le brillant Camoens auprès de l'Arioste
etdu Tasse ; ils en appelleront au tribunal detoutes les nations,
qui admettra leur requête : ce tribunal confirmera à Virgile
leprix d'harmonie sur tous , excepté sur Homère ( 1 ) . En cela ,
il ne fera que suivre l'opinion même des Latins.
On est étonné de voir dans l'auditoire Calypso et Circé. Ce
sont deux nymphes immortelles qui , en cette qualité , ne
peuvent se trouver dans les Champs-Elysées , dans un dépar
tement de l'empire des morts , à moins que Pluton ou Proserpine
ne leur ait envoyé des billets d'entrée pour la séance de
l'institut élysien. La vertueuse Pénélope est assez. mal placée
auprès d'Hélène , de Calypso et de Circé , qui toutes les trois
ont de grands torts avec elle ; ensuite Hélène , Armide , Didon ,
Fleur - d'Epine , ne doivent pas entendre grand chose aux
amours d'Eve et d'Adam. Ces deux personnages sont absens :
et l'on voit bien que M. Grandmaison les a exclus de l'assemblée
pour ne pas encourir le reproche du mélange du sacré avec
le profane ; et pourtant il introduit des héros chrétiens , des
conquérans de la Terre-Sainte , Tancrède et Renaud. Cette
contradiction est une suite du plan défectueux adopté par
l'auteur . Milton ne devoit point paroître dans une lutte dont
le théâtre est dans les Champs-Élysées , et dans laquelle surtout
on lui oppose le Camoens. Les chastes amours d'Eve et
d'Adam ne doivent pas être mis en parallèle avec les orgies
crapuleuses des matelots portugais. Le lecteur se rappelle sans
doute que le Camoens , dans sa Lusiade , fait débarquer les
Portugais dans une île enchantée , qui sort de la mer pour le
rafraîchissement de Gama et de sa flotte. Le poète faisant un
mélange monstrueux des divinités du paganisme avec la religion
chrétienne , suppose que Vénus et Cupidon , de concert
avec le Père Eternel, rendent les Néréides amoureuses des
( 1) Voyez , dans le premier volume du Traité des Etudes de M. Rollin
lacomparaisondes yers d'Homère avec ceux de Virgile , sous le rapport
de l'harmonie.
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Portugais. Après cette fiction absurde et impie, il s'abandonne
sansménagement à la description des plaisirs les plus lascifs.
<< Cet épisode ( dit M. Delille ) est décrit avec si peu de ména-
>> gement , que l'île enchantée de la Lusiade ressemble beau-
>> coup plusà un lieu de débauche qu'au séjour des Dieux.
>> Ce seroit outrager Virgile que de lui comparer de pareilles
>> productions. » Voltaire dit lui-même qu'une île enchantée
dønt Vénus est la déesse ( 1 ) , et où des nymphes caressent des
matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un
musico d'Amsterdam , qu'à quelque chose d'honnête.
Nous observerons ensuite, que Milton ne devroit pas parler
avant le Camoens, auquel il est postérieur. Par la même raison,
l'Arioste et le Tasse ne devoient pas non plus parler avant
Virgile. Comme souvent ils ne font que le traduire, il est
naturel que la lecture de l'original précède celle des copies.
Et puis ces imitations , ces emprunts des poètes modernes ,
doivent produire un petit sourire malin de la part des anciens.
On dit qu'un poète français lisant un jour à Piron une
pièce dans laquelle il avoit emprunté plusieurs vers de nos
plus grands poètes , Piron avoit soin d'ôter son chapeau à
chacun de ces vers , et de les saluer comme des gens de sa
connoissance. Si les ombres portent des chapeaux , Virgile
doit ôter fort souvent le sien quand il entend l'Armide du
Tasse , dont les discours les plus passionnés sont quelquefois
traduits littéralement de ceux de Didon (2). Il ne doit pas l'ôter
(1) C'est une dérision impie de prétendre , comme fait un traducteur
du Camoens , M. Duperron de Castera , que , dans cette fiction , Vénus
signifie la sainte Vierge, que Mars est évidemment Jésus- Christ , etque les
principales Néréides représentent les vertus théologales. Le Camoens
avoit voulu lui-même sauver l'indécence de cette fiction, en s'écriant :
<<Mortels profanes , ouvrez les yeux ! Ces Néréides si belles , ces voluptés
" qui vous tentent, ne sont qu'une image des honneurs et de l'immortalité
>> qui suivent les grandes actions. » Cette déclaration explicative est fort
suspectedans la bouche d'un poète chassé de Lisbonne pour ses galanteries .
(2) Talia dicentem jamdudum aversa tuetur
Huc illuc volvens oculos ; totumque pererrat
Luminibus tacitis , et sic accensa profatur :
« Nec tibi diva parens, generis nec Dardanus auctor
>> Perfide , sed duris genuit te cautibus horrens
»
»
Caucasus, Hyrcanæque admorunt ubera tigres.
Nam quid dissimulo ?Aut quæ me ad majora reservo ?
>> Numfletu ingemuit nostro ? Num luminaflexit ?
>> Num lacrymas victus dedit , aut miseratus amantem est?»
Tandis qu'il parle ainsi , Didon le regarde d'un air indigné ; dans un
sombre silence, elle route sur lui des yeux égarés; enfin, sa colère éclate
ences mots :<< Perfide ! ce n'est pointune Déesse qui t'a donné le jour ;
» non , tu n'es pas du sang de Dardanus; l'affreux Caucase t'engendra
NOVEMBRE 1806 . 259
moins souvent quand l'Arioste lit son épisode de Cloridan et de
Médor, traduit littéralement decelui de Nisus et d'Euryale (1) .
›› dans ses rochers , et tu suças le lait d'une tigresse d'Hyrcanie. Car,
>> pourquoi dissimuler ? Quel plus noir outrage dois-je attendre ? A- t- il
gémidema douleur ?
gemi
A-t- il tourné les yeux sur moi ? A-t-il laissé
>> tomber quelques larmes ?A-t-il donné un soupir à mon amour ?
Già buona pezza in dispettosa fronte
Torva il riguarda , al fin pro rompe all' onté :
<< Ne te Sofia produsse, e non sei nato
>> Dell' Azio sangue tu : te l'onda insana
>> Del mar produsse , e'l Caucaso gelato ,
>> E le mamine allattar di tigre Ircana.
>> Che dissimulo io più ? L' uomo spietato
Pur un segno non diè di mente umana
>> Forse cambio color ? Forse al mio duolo
» Bagno almen gli occhi , o sparse un sospir solo ? >>
"
Armide, la colère et le mépris sur le front , lançoit depuis long-temp
sur lui des regards terribles ; enfin, elle éclate en ces mots : « Non, la
>> belle Sophie ne t'a point donné le jour ; non, tu n'es pas du sang
» d'Est. La mer encourroux , ou le Caucase couvert de neige, t'ont vu
>> naître; une tigresse d'Hyrcanie t'a fait sucer son lait. Porquoi dissi-
>>> mulerois-je plus long-temps ? Ce coeur de fer a-t-il donné le moindre
>> signe de sensibilité ? A-t-il changé de couleur ? A-t- il même donné une
larme , un seul soupir à ma douleur ?
»
LE TASSE , chant XVI.
(1) Nisus erat portæ custos acerrimus armis
"
Hyrtacides, comitem Æneæ quem miserat Ida
Venatrix , jaculo celerem levibusque sagittis ;
Etjuxta comes Euryalus , quo pulchrior alter
Non fuit Æneadum , trojana neque induit armá ,
Ora puer-primd signans intonsa juventá.
,
A l'une des portes étoit Nisus , fils d'Hyrtacus , guerrier plein de
valeur, sorti pour suivre Enée des forêts de l'Ida où la chasse l'avoit
> rendu habile à tirer de l'arc , et à lancer le javelot ; il avoit près de lui
>> Euryale, le plus beau guerrier qui fut alors parmi les compagnons
» d'Enée , ou qui eût jamais endossé les armes troyennes enfant dont
>> les traits encore tendres laissoient briller sur son visage la fleur de la
» première jeunesse .... Ensemble ils veilloient alors à la garde de lamême
>> porte. »
i
Cloridan cacciator tutta sua vita
ENÉID. liv. ΙΧ.
Di robusta persona era , ed isnella.
Medoro avea la guancia colorita
Ebianca e grata nell' eta novella ;
E fra la gente a quella impresa uscita
Non era faccia più gioconda e bella .
Cloridan, qui avoit été chasseur toute sa vie , joignoit la force à la
- légéreté. Pour Médor, il étoit dans la nouveauté de son printemps;
ses jones étoient encore blanches et fleuries. Parmi tous les Sarrasins
> qui partagcoient les dangers de cette guerre , aucun ne réunissoit plus
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
Ovide assis au rang des auditeurs , doit ouvrir de grandes
oreilles quand il entend l'Arioste lire le combat de Roger pour
délivrer Angélique , traduit du combat de Persée pour délivrer
Andromède. Horace doit trouver aussi fort étrange qu'on
fasse tant d'honneur au Camoens de sa fiction du géant
>> de grace et de beauté. Tous les deux étoient sur les remparts en sen-
>>> tinelle. »
Egressi superant fossas , noctisque per umbram
Castra inimica petunt , multis tamen ante futuri
Exitio. Passim vino somnoque per herbam
Corpora fusa vident : arrectos littore currus,
Inter lora rotasque viros , simul arma jacere
Vina simul. Prior Hyrtacides sic ore locutus :
« Euryale , audendum dextra : nunc ipsa vocat res ;
» Hac iter est : tu ne qua manus se attollere nobis
» A tergo possit , custodi , el consule longe :
» Hæc ego vasta dabo , et lato te limite ducam , »
<<Ils sortent , ils franchissent les fosssés , et , à la faveur des ténèbres ,
>> ils gagnent ce camp qui leur sera funeste , mais non pas sans qu'ils aient
» immolé auparavant bien des victimes . Ils voient de tous côtés des soldats
>> que le vin et le sommeil ont étendus sur l'herbe ; ils voient des chars
>> dételés près du rivage , les conducteurs couchés entre les harnois et
>> les roues , des armes jetées ça et là parmi des vases remplis de vin :
« Cher Euryale, dit le premier le fils d'Hyrtacus , il faut ici nous signaler ;
>> l'occasion nous y invite . Voici notre chemin : toi , dans la crainte que
>> des ennemis ne viennent fondre sur nous par derrière , fais sentinelle ,
>> et observe au loin ce qui se passe. Je vais nettoyer tout ceci , et t'ouvrir
› un large chemin. >> ENÉIDE , liv . IX .
Lascian fosse , e steccati , e dopo poco
Trà nostri son , che senza cura stanno .
Il campo dorme , e tutto è spento il foco ;
Perchè de Saracin poca tema hanno
Tra l'arme , e carriaggi stan riversi
Nel vin , nel sonno insino agli occhi immersi
Fermossi alquanto Cloridano , e disse :
« Non son mai da lasciar occasioni
>> Tu perchè sopra alcun non ci venisse
>> Gli occhi , e gli orecchi in ogni parte poni
>> Ch' io m'offerisco farti con la spada
>> Tra glinimici spaziosa strada , etc.>>>
« Ils traversent les fossés , les remparts , et bientôt se trouvent au milien
» des Chrétiens , qui ne sont pas sur la défensive. Tout le camp dor-
» moit , et les feux étoient éteints par out ; car on redoutoit peu les Sarra-
>> sins : les soldats , ivres et étendus au milieu des armes et des bagages ,
>> étoient plongés dans le plus profond sommeil . Cloridan s'arrête un
>> instant, et dit à son ami : « Jamais il ne faut manquer l'occasion. Ne
>> dois-je pas massacrer ces gens , qui ont ôté la vie à notre prince ? Et
>> toi , afin que personne ne nous surprenne , écoute, regarde de tous
>> côtés ; je te promets , avec mon épée , de t'ouvrir un large chemin au
>>> travers de nos ennemis . »
ARIOSTE , XVIII chant.
NOVEMBRE 1806 . 261
d'Adamastor , qui prédit aux Portugais tous les désastres qui
les attendent au-delà du Cap de Bonne- Espérance. Cette
fiction n'étoit pas difficile à imaginer , quand onavu le vieux
Nerée s'élever , du milieu des flots , au moment où Paris les
traverse avec Hélène , et lui annoncer tous les malheurs où се
perfide ravissement va plonger sa patrie et sa famille .
Ces observations nous conduisent naturellement au principal
défaut du plan de cet ouvrage. Il consiste dans l'uniformité
ennuyeuse que présente cette galerie de tableaux voluptueux
, presque tous calqués les uns sur les autres. Chacun de
ces tableaux produit un très-bon effet dans le poëme épique
où il se trouve , parce qu'il y contraste souvent avec des
scènes de carnage et de désolation , ou avec des tableaux d'un
autre genre , qui servent à le faire mieux ressortir. Mais enlever
chacun de ces tableaux de l'endroit où chaque poète les
avoit spécialement placés , les réunir et les entasser tous dans
un même ouvrage , c'est commettre une faute à-peu-près
semblable à celle de ces artistes , qui après avoir enlevé tous
les plus beaux mausolées des différentes églises pour lesquelles
ils avoient été spécialement construits , les ont tous amoncelés
dans un même dépôt , où n'étant plus éclairés du jour qui leur
étoit favorable , n'étant plus environnés de la majesté du temple,
ils n'offrent qu'un vain amas de ruines et de décombres.
Enfin il est une considération qui auroit dû effrayer l'auteur
, quand il conçut l'idée de cet ouvrage. Un traducteur
doit connoître à fond le génie de la langue de son auteur : or, si
unpoète français a souvent bien de la peine à connoître parfaitement
le génie de sa propre langue , comment pourroit- il
se flatter de connoître à fond celui de la langue grecque , de la
langue latine , de la langue italienne et de la langue anglaise !
Comment osera-t-il s'engager à faire passer les beautés de ces
différentes langues dans la nôtre ? Cet entreprise eût effrayé
Boileau lui-même , qui dans la traduction de quelques endroits
forts courts d'Homère , est resté encore si loin de l'original.
Il est à craindre qu'en voulant être tour-à-tour Homere
Virgile , l'Arioste , le Tasse et le Camoens , on ne soit rien
du tout. Ceci ne doit pourtant s'appliquer qu'avec beaucoup
de ménagemens à M. Grandmaison , qui annonce un véritable
talent pour la poésie , et auquel il échappe quelquefois
des vers très-heureux. Si dans cet ouvrage le succèsn'a pas répondu
à ses efforts , il faut en accuser beaucoup moins son
talent que les difficultés insurmontables de l'entreprise.
,
Comme l'auteur nous avertit dans sa préface que le Chant
de Virgile est le meilleur de son ouvrage, c'est dans ce Chant
que nous prendrons une pièce de comparaison entre
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
)
M. Grandmaison et Virgile. Le discours de Didon , au
moment où elle voit Enée partir avec sa flotte , est un de ces
endroits brillans qui , toujours cités , sont toujours relus avec
un nouveau plaisir :
Etjam prima novo spargebat lumine terras
Tithoni croceum linquens aurora cubile :
Regina e speculis ut primum albescere lucem
Vidit, et æquatis classem procedere velis ,
Littoraque et vacuos sensit sine remige portus :
Terque quaterque manu pectus percussa decorum ,
Flaventesque abscissa comas : proh Jupiter ! ibit
Hic , ait , et nostris illuserit advena regnis ?
Non arma expedient ? Totaque ex urbe sequentur ?
Diriprentque rates alii navalibus ? Ite ,
Feste catiflammas , date vela , impellite remos.
Quid loquor ! aut ubi sum ? Quæ mentem insania mutat ?
Infelix Dido , nunc te fata impia tangunt ;
Tum decuit , cum sceptra dabas . En dextra , fidesque ,
Quem secum patrios aiunt portare Penates,
Quem subiisse humeris confectum ætate parentem !
Non potui abreptum divellere corpus, et undis
Spargere ? Non socios , non ipsum absumere ferro
Ascanium , patriisque epulandum apponere mensis.
Verum anceps pugnæ fuerat fortuna ! fuisset :
Quidmetui moritura ? Faces in castra tulissem s
Implessemqueforos flammis; natum patremque
Cum genere extinxem , memet super ipsa dedissem.
Sot, qui terrarumflammis opera omnia lustras ,
Tuque harum interpres curarumet conscia Juno ;
Nocturnisque Hecate triviis ululata per urbes,
Etdiræ ultrices , et Dii morientis Elise ,
Accipite hæc, meritumque malis advertite numen ,
Et nostras audite preces . Si tangere portus
Infandum caput ac terris adnare necesse est ,
Et sicfata Jovis poscunt, hic terminus hæret :
Atbello audacis populi vexatus et armis,
Finibus extorris , complexu avulsus Iuli ,
Auxilium imploret, videatque indigna suorum
Funera ; nec , cum se sub leges pacis inique
Tradiderit, regno aut oplata luce fruatur :
Sed cadat ante diem , mediáque inhumatus arénd.
Hæc precor : Hanc vocem extremam cum sanguinefundo.
Tum vos, o Tyrii, stirpem et genus omnefuturum
Exercete odiis ; cinerique hæc mittite nostro
Munera : nullus amor populis , necfædera sunto .
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ,
Quiface Dardanios ferroque sequare colonos .
Nunc , olim , quocunque dabunt se tempore vires,
Littora littoribus contraria , fluctibus undas
Imprecor, arma armis : pugnent ipsique nepotes.
Déjà vers l'horizon , l'aurore matinale
Brilloit , abandonnant sa couche nuptiale .
La reine , qui veilloit à peine sur les mers,
NOVEMBRE 1806 . 263
Ava fuir les vaisseaux , a vu ses bords déserts ;
Son coeur a tressailli : de dou'eur effrénée ,
Arrachant ses cheveux d'une main forcenée,
Trois fois avec fureur elle meurtrit son sein :
Grands Dieux , il fuira done ! Quoi ! ce monstre inhumain ,
Ilm'outrage et me fuit ! Courez , prenez les rames ,
Des voiles , des soldats , des matelots, desflammes....
Que dis- je? Où suis- je ? Hélas ! dép'orable transport !
Malheureuse ! à présent tu sens quel est ton sort !
Il falloit le prévoir avant ton hyménée.
Et voilà cet amour et cette foi donnée ;
Voilà le tendre fils , voilà l'homme pieux
Qui porta dans ses bras et son père et ses Dieux !
Ne pouvois-je , écoutant la fureur qui me guide ,
Arracher de mes mains le coeur de ce perfide ,
De son corps en lambeaux disperser les débris ,
Frapper ses compagnons , frapper son proprefils !
Que dis -je ? en un festin dressé par ma colère
Le présenterfumant aux lèvres de son père.
Qui retenoit mon bras? les dangers à courir;
Les dangers ! en est-il pour qui cherche à mourir ?
J'aurois plongé son camp dans un vaste carnage ,
Submergé ses vaisseaux , égorgé dans ma rage
Et le fils et le père , et tout ce peuple affreux ,
Et moi-même à la fin j'eusse expiré sur eux.
Toi qui vois l'univers , soleil , vois mon injure !
Jun n, témoin des feux , des sermens du parjure ;
Hécate qui , la nuit , dans tes solennités ,
Entends hurler les murs des lugubres cités ;
Dieu d'Elise mourante , et toi , triple furie ,
Qui par les criminels n'est(1)jamais attendrie,
Entends mes voeux, et venge un coeur désespéré.
Si l'ingrat doit entrer dans le port desiré ,
Si c'est de Jupiter l'arrêt irrévocable ,
Que du moins , assailli par un peuple indomptable ,
Il voie indignement égorger ses soldats;
Qu'il se voie arracher son fils d'entre ses bras ;
Que, mendiant alors la paix la plus honteuse,
Il ne puisse obtenir qu'une trève orageuse;
Qu'à peine sur le trône il vive quelques jours ;
Qu'il meure , et que son corps soit en proiz aux vautours.
Voilà quels cris Didon , contre une tête impie ,
Vomit avec sa rage et son sang et sa vie.
Et toi , Carthage , entends mes formidables voeux :
Persécute ce traître et ses derniers neveux.
Je te lègue ma haine : avec eux point de trève ;
Que partout, poursuivis par la flamme et le glaive,
Ils soient tous immolés à mon ombre en fureur.
2
(1) Il faut dire qui n'es , et non pas qui n'est, le qui se rapportant
à toi. La même faute se trouve dans un autre vers : O toi , qui pour mon
coeur sera toujours sacrée. Il falloit : O toi qui seras. Ces fautes ne
sont sans doute que des fautes d'impression , et je les relève comme
telles , afin de faire sentir aux auteurs la nécessité de surveiller exactement
l'impression de leurs ouvrages.
4
264 MERCURE DE FRANCE ;
Sors de ma cendre , sors , implacable vengeur :
Poursuis , le fer en main , ces peuplades fatales ;
Que nos remparts rivaux , que nos flottes rivales
De ce jour à jamais , et sur terre et sur mer,
Arment les vents , les flots , et les feux et le fer ;
Que les flots , que les feux , que le fer les dévore ;
Quenos derniers neveux s'exterminent encore .
Quoiqu'il y ait dans ce morceau des vers bien tournés , et
qu'on y trouve de la chaleur et du mouvement , il faut
pourtant convenir que les plus beaux traits de Virgile sont
Inanqués. En lisant ce vers :
A vu fuir les vaisseaux , a vu ses bords déserts ,
on croiroit qu'il y a dans le latin :
Vacuos vidit sine remige portus .
Mais Virgile a dit :
Vacuos sensit sine remige portus .
Dans cette circonstance, sensit a bien une autre force que
vidit. Virgile pose notre main sur le coeur de Didon pour
nous faire sentir le battement qu'elle éprouve , à la vue de ce
port et de ce rivage , changés en solitude par le départ d'Enée
et desTroyens.
Ce début :
Grands Dieux , il fuira donc ! Quoi , ce monstre inhumain ,
Il m'outrage , il me fuit , etc.
commence avec le vers , au lieu qu'en latin il commence à la
fin du vers , par une coupe brusque au cinquième pied : proh
Jupiter ibit ; ce qui donne plus de vivacité au début. ( 1 )
En second lieu , le début en français est pris à contresens.
Didon parle comme une amante trahie : il m'outrage
et me fuit , etc. Au lieu qu'en latin, elle parle comme une
reine insultée avec ses sujets , par un étranger qui a abusé des
droits de l'hospitalité , nostris illuserit advena regnis . En
français , l'injure est personnelle à Didon , il m'outrage ; en
latin , elle est commune à tous les Tyriens , nostris regnis .
Ce langage est plus conforme à cette dignité , à ce reste de
pudeur que Virgile conserve toujours à Didon. Il est plus
conforme aussi à la nature : les personnes outragées cherchant
toujours à intéresser à leur querelle ceux qui y sont le plus
étrangers. Enfin , cette expression , nostris regnis , amène très-
(1) M. Delille a cherché à faire sentir cette finesse d'harmonie :
Se meurtrissant le sein : « Dieux ! quoi, ce parjure !
Quoi , ce lache étranger aura trahi mes feux !
NOVEMBRE 1806. 265
naturellement l'appel à tous les Tyriens : Non arma expodient;
au lieu qu'en français cet appel a quelque chose de
ridicule ; car le sens de la traduction revient à celui - ci : Je suis
trahie par mon amant ; Tyriens , courez aux armes.
Les trois vers latins :
Non arma expedient ? Totaque ex urbe sequentur ?
Diripientque rates alii navalibus ! Ite ,
Ferie citi flammas , date vella , impellite remos.
Quid loquor, aut ubi sum ?
sont rendus en français d'une manière trop courte.
Courez , prenez les rames :
Des voiles , des soldats , des matelots , desflammes (1 ) ..
Que dis - je ? Où suis-je ?
Cette briéveté affoiblit l'effet du retour de Didon sur ellemême
: Que dis-je ? Ou suis-je ? Au lieu que dans les trois vers
latins , tout rapides qu'ils sont, l'abondance des idées donne
assez d'étendue à l'égarement de Didon , pour rendre plus
frappant ce retour : Quid loquor , aut ubi sum ? Racine , en
`prêtant à sa Phèdre le même retour sur elle-même , le prépare
avec le même art et la même justesse :
Il faut perdre Aricie ; 11 taut de mon époux
Contre un sang odieux réveiller le courroux :
Qu'il ne se borne pas à des peines légères ;
Le crime de la soeur passe celui des frères .
Dans mes jaloux transports je le veux implorer .
Que fais je ? Où ma raison se va- t-elle égarer ?
M. Delille a senti qu'il ne falloit pas être plus rapide que
Virgile :
Il fuit ! et mes sujets ne s'arment pas encore ;
Ils ne poursuivent pas un traître que j'abhorre !
Partez , courez , volez , montez sur ces vaisseaux :
Des voiles , des rameurs , des armes ,desflambeaux !
Que dis-je ? Où suis-je ? etc.
(1 ) L'idée deflammes devroit être placée au commencement du vers ,
comme en latin ; car la première idée qui se présente à la fureur de
Didon est d'embraser la flotte d'Enée . D'ailleurs , il faut encore observer
que , malgré l'emportement de la passion , Virgile procède toujours avec
tant d'ordre et de clarté , qu'il joint à chaque nom le verbe qui lui est
propre : Ferte flammas , date vela , impellite remos. Ces idées , exprimées
d'une manière distincte et précise , sans trop de briéveté , frappent
l'esprit , au lieu qu'en français cette accumulation confuse de voiles ,
soldats , matelots , flammes , ressemble à la nomenclature sèche d'un
inventaire. Pour traduireferte citi flammas, on pouvoit faire usage du
yers de Racine :
Et la flamme à la main les suivre sur les eaux.
266 MERCURE DE FRANCE ,
Après avoir mal-à-propos abrégé Virgile dans les vers précédens
, M. Grandmaison tombe dans l'excès contraire , lorsqu'il
délaie en six vers français les trois vers latins suivans :
Non potui abreptum divellere corpus, et undis
Spargere , nonnsocios , non ipsum absumere ferro
Ascanium , patriisque epulanduma apponere mensis.
Ne pouvois- je , écoutant lafureur qui me guide ,
Arracher de mes mains le coeur de ce perfide ,
De son corps en ' ambeaux disperser les débris ,
Frapper ses compagnons , frapper son proprefils !
Que dis-je ? en un festin dressé par ma colère ,
Le présenterfumant aux lèvres de son père.
Ecoutant la fureur qui me guide est une addition oiseuse. Je
doute qu'on puisse dire en français les débris de son corps.
D'ailleurs ce mot débris , après celui de lambeaux , devient
un pléonasme. L'expression de corps en lambeaux , est plus
souvent employée pour exprimer un corps tombant en pourriture.
Racine a mieux dit :
Et de son corps hideux les membres déchirés .
1
Le traducteur ne dit pas où Didon dispersera ces débris. Le
latin dit que c'est dans la mer , undis spargere. Circonstance
qui n'est pas indifférente : car Didon en ce moment a les yeux
sur la mer. D'ailleurs , chez les anciens, le plus grand des malheurs
étoit d'être enseveli sous les eaux. Son propre fils n'est
pas aussi expressif que ipsum Ascanium , Ascagne lui-même ,
cet Ascagne qu'elle a souvent tenu dans ses bras , qu'elle a
souvent embrassé , qui est innocent des crimes de son père ,
ipsum Ascanium. Le monosyllabe fils , ne termine pas le
vers d'une manière assez ferme. La finale dure et sonore des
vers latins , absumere ferro , convient mieux au ton de la
colère. La suspension , que dis-je ? arrête mal-à-propos cet
emportement frénétique de vengeance , et sépare deux actions
que la fureur de Didon joint rapidement ensemble , absumere
ferro Ascanium patriisque epulandum , etc. Dressé par ma
colère , est un hémistiche pour la rime. Le mot lèvres n'est
pas assez noble. Le latin ne dit pas labris , ni même patri ,
mais patriis mensis. C'est un petit adoucisseinent que le poète
a cru devoir mettre à cette affreuse image , sur laquelle le traducteur
n'auroit pas dû enchérir encore par ce vers d'une
atrocité emphatique :
Le présenterfumant aux lèvres de son père.
Nous ne pousserons pas plus loin cette comparaison , qui
ramèneroit les mêmes détails de critique. Comme le nom de
Virgile rappelle toujours celui de M. Delille, et que notre
NOVEMBRE 1806 267
Virgile français se fait toujours lire avec plaisir, lors même
qu'il est inférieur au Virgile latin , nous allons transcrire ici
sa traduction , afin qu'on puisse examiner si M. Grandmaison,
avant d'essayer de franchir la distance qui le sépare deVirgile,
ad'abord franchi celle qui le sépare de M. Delille :
L'aurore abandonnoit la couche de Titon ,
Et la nuit pâlissoit de son premier rayon;
Didon, du haut des tours, jeant les yeux sur l'onde ,
Les voit voguer au gré du vent qui les seconde;
Le rivage désert , les ports abandonnés ,
Frappent d'un calme affreux ses regards consternés .
Aussitôt, arrachant sa blonde chevelure ,
Se meurtrissant le sein : « O Dieux ! quoi, ce parjure !
Quoi ! ce lâche étranger aura trahi mes feux , (1 )
Aura bravé mon sceptre , et fuira de ces lieux ?
Il fuit ! et mes sujets ne s'arment pas encore ;
Ils ne poursuivent pas un monstre que j'abhorre !
Partez , courez,volez , montez sur ces vaisseaux:
Des voiles , des rameurs , des armes , desflambeaux ! (3)
Que dis-je ? Où suis-je , hélas ? et quel transport m'ég re ?
Malheureuse Didon ! tu le hais , le barbare;
Il falloit le hair quand ce monstre imposteur
Vint partager ton trone et séduire ton coeur.
Voilà donc cette foi , cette vertu sévère ;
Cè fils qui se courba noblement sous son père;
Cet appui des Troyens , ce sauveur de ses Dieux .
Ah ciel ! lorsque l'ingrat s'échappoit
Ne pouvois-je saisir, déchirer le parjure,
Donner à ses lambeaux la mer pour sépulture;
Ou massacrer son peuple , ou de ma propre main
Lui faire de son fils un horriblefestin ?(3)
Maisle danger devoit arrêter ma furie :
Ledanger ! en est-il alors qu'on hait la vie ?
J'aurois saisi le fer, allumé les flambeaux ,
Ravagé tout son camp , brûlé tous ses vaisseaux ,
Submergé ses sujets , égorgé l'infidèle ,
Et son fils et sa race , et moi-même après elle .
de ces lieux
Soleil , dont les regards embrassent l'univers ,
Reine des Dieux , témoins de mes affreux revers ,
Triple Hécate ! pour qui , dans l'horreur des ténèbres ,
Retentissent les airs de hurlemens funèbres ;
Pales filles du Styx , vous tous lugubres Dieux ,
Dieux de Didon mourante ! écoutez donc mes voeux :
S'il faut qu'enfin de monstre , échappant au naufrage ,
Soit poussé dans le port , jeté sur le rivage ,
Si c'est l'arrêt du sort , la volonté des cieux ,
Que du moins , assailli d'un peuple audacieux ,
Errant dans les climats où son destin l'exile ,
( 1) Voyez la page 264.
(2) Voyez la note , page 265.
(3) Je ne sais si cette expression , empruntée de Racine, est aussi juste
dans la bouche de Didon que dans celle de Clytemnestre .
268 MERCURE DE FRANCE ,
Implorant des secours , mendiant un asile ,
Redemandant son fils arraché de ses brás ,
De ses plus chers amis il pleure le trépas ! ...
Qu'une honteuse paix suive une guerre ffreuse ;
Qu'au moment de régner, une mort malheureuse
L'enlève avant le temps ! Qu'il neute sans secours ,
Et que son corps sanglant reste en proie aux vautours .
Voilàmondernier voeu ! Da courrux qui m'enflamme
Ainsi le dernier ( ris échappe avec mon ame .
Et toi, mon peuple , et toi , prends son peuple en horreur;
Didon, au lit de mort , te lègue se fureur..
En tribut à ta reine offre un sang qu'elle abhorre ;
C'est ain i que mon ombre exige qu'on l'honore.
Sors de ma cendre , sors , prends rends laflammeet le fer,
Toi qui dois me venger des enfans de Teucer.
Que le peuple la'in, que lesfilsde Carthage
Opposés parles lieux , le soient plus par leur rage;
Quede leurs ports jaloux , que de leurs murs rivaux
Soldats contre soldats ,'vaisseaux contre vaisseaux ,
Courent ensanglanter et la mer et la terre ;
Qu'une haine éternelle éternise la guerre !
Que l'épuisement seul accorde le pardon !
Enée est à jamais l'ennemi de Didon !
Entre son peuple et toi , point d'accord, point de grace ;
Que la guerre détruise , et que la paix menace .
Que ses derniers neveux s' rment contre les miens ;
Que mes derniers neveux s'acharnent sur les siens ! (1 )
Ce n'est pas une médiocre consolation pour M. Grandmaison
de voir que son maître lui-même n'atteint pas toujours
à l'énergie et à la précision de l'original. Il pourra tirer
de cet exemple le même avantage qu'Ulysse tiroit de celui
d'Achille , et répondre à ceux qui lui reprocheroient d'avoir
fait semblant de traduire Virgile :
Si simulasse vocas crimen , simulavimus ambo ;
Haud timeo , si jam nequeo defendere crimen
Cum tanto commune viro .
OVIDE .
(1) Il y a de beaux vers dans l'imitation que M. de Pompignan a faite
de la fin de ce disconrs :
Tu vas fonder le trône où le destin t'appelle ,
Et moi je te déclare une guerre immortelle :
Mon peuple héritera de ma haine pour toi ;
Le tien doit hériter de ton horreur pour moi.
Que ces peuples rivaux , sur la terre et sur l'onde ,
De leurs divisions épouvantent le monde ;
Que pour mieux se détruire ils franchissent les mers ;
Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers ;
Qu'excités par mes cris , les enfans de Carthage
NOVEMBRE 1806. 269
Il me reste à observer que l'honneur de notre littérature
se trouve compromis dans le poëme de M. Grandmaison : car ,
dans cette séance académique des Champs Elysiens , toutes
les couronnes sont distribuées à des poètes étrangers. Il s'agit
d'amour, et les Français sont oubliés ; et le Camoens est couronné
en présence de Racine et de Voltaire ! M. Grandmaison
auroit pu facilement imaginer un plan plus favorable
aux intérêts de notre gloire littéraire ; il auroit du moins
pu faire entrer dans son ouvrage le neuvième chant de la
Henriade , et sur-tout l'admirable épisode des amours de
Télémaque et d'Eucharis , dans l'île de Calypso ( 1 ) . Les différens
caractères des personnages qui figurent dans cet épisode ,
les graces séduisantes et artificieuses d'Eucharis , les jalouses
fureurs de Calypso , la fragile innocence du jeune Télémaque
cédant aux premiers charmes de l'amour, la vertu calme et
paisible de l'austère Mentor, qui termine cette scène orageuse
par un dénouement vraiment neuf, en précipitant
Télémaque dans la mer ; et enfin , le but moral de l'auteur, qui
vouloit prémunir un jeune prince contre les séductions de
la cour la plus galante de l'Europe , tout cela forme un tableau
d'une beauté particulière , auquel il n'y a rien de comparable
chez les anciens ni chez les modernes.
En desirant que M. Grandmaison eût suivi un autre plan
dans sa collection d'Amours épiques , nous reconnoissons
d'ailleurs que son poëme offre plusieurs morceaux , où l'élève
de notre Virgile français a très-bien pratiqué les leçons de son
maître. Nous applaudissons au sentiment et au talent qui a
dicté les vers suivans , par lesquels il termine son poëme , et
par lesquels nous aimons à terminer cet article :
Ainsi je répétois , vers l'été de mes jours ,
Des poètes fameux les chants remplis d'amours ;
Jurent dès le berceau de venger mon outrage ;
Et puissent , en mourant , mes derniers successeurs
Sur tes derniers neveux être encor mes vengeurs !
(1 ) M. de Fénélon a fait , comme Virgile , la description d'une chasse ;
mais il se l'est appropriée par une foule de circonstances différentes ,
et toutes heureusement imaginées . Il a ajouté à l'intérêt de l'amour par
la peinture de la jalousie , moyen que le caractère du héros de Virgile
interdisoit à ce poète; et il est le seul qui ait mis dans sa prose poétique
assez d'harmonie pour faire oublier le charme des vers , que tous les
autres poètes ont jugé nécessaire à l'action épique.
( Note de M. Delille dans sa traduction de l'Enéide. )
:
270 MERCURE DE FRANCE ,
Tandis qu'aux bords du Nil le héros de la France
DesMamelucks altiers foudroyoit la puissance ,
Apprivoisoit l'orgueil de ce fleuve dompté,
Et préparoit au loin son immortalité.
Que dis-je ? A ses travaux j'associai moi-même
Mon nom, qui se paroit de sa gloire suprême :
Dans mon timide vol il daigna m'enhardir ;
Ames premiers essais je le vis applaudir.
Hélas ! pourquoi faut-il que ma Muse éphémère
Ne puisse à cet Achille offrir un autre Homère !
Je dirois ses exploits , et prenant mon essor .....
Ah! d'Icare tombé craignons le triste sort !
Qu'un autre ose vanter, endes vers dignes d'elles ,
D'Arcole et de Lodi les palmes immortelles ;
Qu'il ose, per le feu d'un prophétique vers,
Foudroyer Albion , et lui ravir les mers;
Moi, du joune héros que chérit la Victoire ,
End'informes croquis défigurant la gloire ,
A peine ai-je -je esquisse ses plus foibles rayons ,
J'hésite, je m'effraie , et brise mes crayons .
VARIÉTÉS.
R.
:
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'intérêt et l'importance des nouvelles politiques , et surtout
des bulletins de la Grande-Armée , nous oblige à différer
l'insertion de plusieurs articles littéraires dont quelques-uns
sont déjà même imprimés. Nous sommes aussi dans la nécessité
de ne pas donner à cet article Variétés l'étendue ordinaire.
Au reste , depuis quinze jours les nouveautés littéraires ont été
rares . Les théâtres n'ont rien donné qui méritât une mention
particulière. Les seuls ouvrages mis en vente depuis cette
époque , et dont la publication doive être remarquée , sont
la nouvelle édition des Mille et une Nuits dont on rend
compte dans ce numéro ; Charles Martel , ou la France
délivrée , poëme héroïque en douze chants , par M. de Saint-
Marcel ; et le Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes
, par M. Barbier. Nous parlerons prochainement de ces
deux derniers ouvrages.
MODES du 5 novembre.
Samedi et dimanche , les femmes étoient , à la promenade , vêtues ,
pour la plupart , comme, dans la belle saison , avec des robes blanches ,
des capotesblanches , et des schalls au lieu de douillettes . Quelques frileuses
cependant avoient mis des fichus d'une nouvelle espèce , bordés
les uns de cygne , les autres de martre , sur un costume d'été. A ces
fichus , tiennent des manches qui descendent au coude ; et à la pointe
de derrière sont cousus deux rubans qui forment ceinture et s'attachent
par-devant.
NOVEMBRE 1806.
271
On voit beaucoup de capotes de satin rose avec du tulle autour.
Quelques capotes avancées en velours noir , doublées de rose très -pâle ,
sont presque faites comme les capotes de perkale . Les chapeauxde velours
bleu se drapent généralement avec du satin blanc.
mais de
Il est impossible de dire encore quelle façon de redingotes prévaudra.
Jusqu'ici les grands collets en rotonde avoient paru dominer;
ddeeppuuiiss quelques jours on voit des redingotes sans pélerine , a
revers et collet comme ceux d'un habit d'homme , et des redingotes à
schall , c'est- à-dire , à collet et revers réunis . Pour la couleur , le
brun foncé , tête de negre , fumée ou bronze , l'emporte sur le bleu.
Quelques cordonniers font des souliers de drap , a bout carré , on
jes porte pareils aux redingotes.
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 22 octobre.
La gazette de la cour qui a paru hier au soir , a publié la
déclaration suivante de S. M. britannique :
« Les négociations dans lesquelles S. M. étoit entrée avec
la France , étant terminées sans succès , S. M. juge convevenable
de faire à ses sujets et à l'Europe , une déclaration
publique des circonstances qui ont amené ce résultat , dont
S. M est profondément affligée. Elle n'a rien de plus à coeur
que la conclusion d'une paix sûre et permanente. Elle déplore
la continuation d'une guerre qui trouble le bonheur de tant
de nations , et qui , malgré tous les succès de ses armes , est
si onéreuse pour ses fidèles est affectionnés sujets. Mais elle a
la confiance qu'il ne peut aujourd'hui exister qu'un seul sentiment
, soit dans ses Etats , soit dans les autres parties de
l'Europe , sur la difficulté de rétablir de sitôt la tranquillité
générale , dont l'injustice et l'ambition de l'ennemi retarde le
retour.
>> Le gouvernement français , peu satisfait de ses immenses
acquisitions sur le continent, persévère dans un système destructeur
de l'indépendance des autres nations. Il poursuit la
guerre , non pour sa sûreté , mais pour conquérir; et les négociations
de paix dans lesquelles il est entré , n'avoient d'autre
objet que d'inspirer aux puissances voisines une fausse sécurité
, tandis que la France préparoit , combinoit et exécutoit
ses projets toujours renaissans de conquête et d'aggression . Sa
conduite , pendant les dernières discussions , a offert mille
preuves de cette disposition .
» Les négociations qui viennent d'avoir lieu , étoient la
suite d'une offre faite par le gouvernement français de traiter
de la paix sur les bases de la possession actuelle qu'on présentoit
comme susceptibles d'admettre une compensation
272 MERCURE DE FRANCE,
réciproque. On ajoutoit à cela , l'assurance formelle que les
possessions allemandes de S. M. qui avoient été attaquées ,
sans le plus léger prétexte qui en pût motiver des hostilités ,
seroient rendues. Une proposition semblable avoit paru à
S. M. offrir un fondement juste pour des négociations . Elle
fut , en conséquence , accueillie par S. M. , avec cette réserve
que la négociation seroit conduite par S. M. de concert, avec
ses alliés.
: > Cette base n'eut pas plutôt été admise , que l'ennemi
s'en départit sur des points d'une si haute importance , que
S. M. se vit obligée de déclarer , qu'à moins que les prineipes
proposés par la France elle-même , ne fussent maintenus
, les communications qui avoient été ouvertes entre les
deux gouvernemens , seroient à l'instant même fermées.
Cette circonstance amena de nouvelles protestations de la
part de la France , qui parut vouloir faire des sacrifices considérables
pour le rétablissement de la paix , si l'on consentoit
à continuer les discussions ; et qui en même temps
élevoit des difficultés sur la validité des pouvoirs accordés
à la persone que S. M. britannique avoit chargée de faire
cette communication. Là-dessus , il fut pris des mesures par.
S. M. pour faire ouvrir une négociation régulière par des
ministres duement autorisés , à l'effet de s'assurer d'une
manière satisfaisante et authentique , si la paix pouvoit être
rétablie à des conditions honorables pour le roi et pour ses
alliés , et compatibles avec la sûreté générale de l'Europe.
>> Sur ces entrefaites , un ministre envoyé par l'empereur
de Russie , afin de traiter pour le même objet , de concert
avec le gouvernement de S. M. , fut induit, par les artifices
de l'ennemi , à signer un traité séparé , également contraire
à l'honneur et aux intérêts de S. M. I.
>> Sans s'émouvoir de cet événement inattendu , le roi
continua de négocier précisément sur les mêmes principes
qu'auparavant. Il se reposoit avec une confiance que l'événement
a justifiée , sur la bonne foi et la fermeté d'un allié
avec lequel il avoit commencé à traiter de concert , et dont
il a ensuite soutenu les intérêts , avec autant de fermeté que
les siens propres. Le gouvernement français , au contraire ,
fort de cet avantage , qu'il jugeoit être pour lui de la même
importance qu'une victoire décisive , se départit , de jour en
jour davantage , de ses propres offres et de ses premiers
engagemens. Non- seulement il prit sur lui de changer , à
sa volonté , les bases de ses négociations avec la Grande-
Bretagne, mais il viola , sur des points encore plus importans
, à l'égard de la Russie, tous les principes de la bonne
foi
۱
P NOVEMBRE 1806.
SEINE
foi. Le principal appât offert à cette puissance , comme le
prix de tous les sacrifices arrachés à son ministre , a été
la conservation de l'Allemagne. Cependant , avant que la
décision de la Russie, au sujet de traité , pût être com
nue , la France avoit déjà anéanti toutes les formes de la
constitution germanique . Elle avoit soumis à son joug utte
portion considérable des Etats et des provinces de cet Ent
pire; et , non contente de ce mépris formel d'obligations
s récemment contractées , elle avoit , en même temps , excité
la Porte à des mesures entièrement subversives de ses engagemens
avec la Russie.
« Tandis qu'on tenoit une telle conduite envers S. M , envers ses alliés
et envers toutes les puissances indépendantes de l'Europe , il restoit si peu
d'espérance pour une issue favorable des négociations , que les plénipotentiaires
de S. M. demandèrent des passeports pour revenir en Angle
terre. Cette demande fut d'abord éludée au moyen d'un délai contraire à
l'usage , et pour lequel aucune raison ne fat donnée ; et le gouvernement
français parvint ensuite à renouer les conférences , en faisant quelques
concessions importantes, et en donnant à entendre que d'autres plus considérables
encore pourroient être le résultat des discussions ultérieures . Ces
conférences se traînèrent jusqu'au moment où on sut à Paris que l'empereur
de Russie avoit rejeté avec indignation le traité séparé, conclu sans
autorisation.
En conséquence de cet événement important , le ministre de Sá .
Majesté reçutles assurances les plus fortes des dispositions de la France à
faire de très-grands sacrifices , afin de parvenir , en faisant la paix avec
l'Angleterre , à rétablir la tranquillité du monde. Mais le but de ces
assurances n'étoit , à ce qu'il parut , que d'engager S. M. dans une
négociation séparée , et dont ses alliés seroient exclus ; proposition qui
avoit été rejetée dès lé príncipe , et qui étoit d'autant moins admissible
alors , que la conduite de la Russie avoit imposé à 'Angleterre une plus
grande obligation de ne pas séparer ses intérêts de ceux d'un allié si fidèle .
S. M. refusa donc d'écouter ces ouvertures insidieuses ; mais elle prit les
mesures les plus efficaces pour éviter toute apparence de retad , et pour
amener, s'il ét itpossible, la négociation à un résultat prompt et favorable.
Lescommunications confidentielles qu'elleavoit constamment entretenues
avec la Russie , mirent S. M. en état de faire connoître les conditions
auxquelles cette puissance consentiroit à la paix , et son ministre à Paris
reçut ordre de notifier à la France , par addition à ses propres demandes ,
celles de son allié ; de réduire celles-ci en articles distincts , et même de
conclure sur les bases d'un traité provisoire , dont l'effet auroit lieu dès
que la Russie auroit annoncé qu'elle y accédoit . Cette forme de négociaton
fut, après quelques objections , acceptée par la France : des conditions
furentoffertes à S. M. , qui se rapprochoient beaucoup plus qu'anparavant
des premières bases de la négociation , quoiqu'elles fussent encore
très-loin de celles sur lesquelles S. M. n'avoit jamais cessé d'insister , et
qu'eile avoit plus que jamais raison de prétendre obtenir ; mais les justes
demandes de la Russie, et les conditions proposées par S. M. en faveur
de ses autres alliés , ayant été rejetées de la manière la plus péreni toire ,
il ne resta à S. M. d'autre partià prendre que d'ordonner à son ministre
de terminer la discussion et de revenir en Angleterre,
>> Cet exposé simple et rapide des faits n'a pas besoin de commentaires .
Les premières ouvertures qui ont conduit à une négociation , ont été faites
S
i 274 MERCURE DE FRANCE ,
par l'ennemi, et S. M. les a écoutées avec le desir le plus sincère delapaix.
Ellea saisi avec empressement tout ce qui a présenté l'apparence u ême
laplus élo gnée de la possibilité d'un accommodement , et la négociation
n'a pas été rompue tant qu'il a pu exister quelqu'espoir de la voir se ter
miner favorablement. Les demandes de S. M. ont été constamment justes
et raisonnables ; elles n'ont été dictées par aucune vue d'agrandissement
personnel, et leur objet atoujours été conforme àce qu'exigeoient indispensablement
l'honneur de sa couronne , ses engagemens avec ses alliés, et
l'attentionqu'elle soit aux intérêts généraux del Europe .
>> C'est avec un sincère regret que S. M. voit se prolonger les maux
toujours inséparables de l'état de la guerre ; mais la responsabil té n'en
peutpeserque sur ses ennemis , et S. M. se repose avec confiance , pour
le résultat de cette grande querelle , sur la justice de sa cause , les ressources
et le courage deson peuple, la fidélité de ses alliés ,et , par dessus tout ,
surla protection et l'assistance de la divine Providence.
» En contribuant aux grands efforts qu'une semblable querelle doit inévitablement
nécessiter , ses loyaux et fidèles sujets n'oublieront pas qu'il
s'agit de leurs plus chers intérêts ; qu'aucun des sacrili es qui leur seront
demandés ne peut être comparé à l'humiliation et au malheur de céder
auxinjustes prétentions de l'ennemi ; que la prospérité , la force et l'in
dépendance de leur patrie sont essentiellement liées au maintien inviolable
de la bonne foi et de l'honneur national , et qu'en défendant les droits et
ladignité de l'Empire britannique , ils défendent le plus puissant boulevard
de la liberté du monde. >>
Du 23 oct. - Le roi d'Angleterre a refusé de reconnoître
le nouveau titre de son gendre , l'ex-duc de Wirtemberg.
Du 24. - L'escadre de Willaumez n'a pas été assez heureuse
pour échapper à l'ouragan qui a fait tant de mal à
notre flotte de la Jamaïqne. Elle a été entièrement dispersée.
Le vaisseau amiral , le Foudroyant, de 80 , a été forcé de
relâcher à la Havane , où il n'est arrivé qu'avec la plus grande
difficulté. On croit que le Cassard a coulé en mer, et il
paroît cartain que l'Impétueux , démâté de tous mats , s'est
perdu près de la baie de Chesapeak. L'Eole , le Patriote et
la Valeureuse, sont entrés dans cette baie , ayant essuyé de
très-graves avaries. La Valeureuse avoit été forcée de couper
son mất d'artimon.
مت
( Oracle. )
( On sait que le Cassard est arrivé à Brest. Il faut espérer
que la nouvellede la perte de l'Impétueux ne se confirmera pas.)
-C'est avec beaucoup de regret que nous annonçons à nos
lecteurs que le chevalier Acton, que nous avons vu de tout
temps attaché aux intérêts de l'Angleterre , a été obligé de se
⚫démettre de sa place de premier ministre du roi de Naples , et
de la céder au marquis de Circello, homme à tous égards
au-dessous de lui pour la considération , les talens et le caractère.
Nous ne nous permettrons aucune réflexion sur les
meneurs actuels de la cour de Palerme. Nous disirons qu'ils se
montrent aussi sages et raisonnables , qu'ils passent pour être
imprudens. (Oracle. )
Du 29 octobre. Nous sommes bien fachés d'avoir à annoncerque
le général Miranda a été forcé de se rembarquer , après
NOVEMBRE 1806 . 275
un combat sanglant qu'il asoutenu contre les Espagnols. On
ne dit pas qu'il ait renoncé à ses projets , et secondé par les
Anglais , il pourroit encore réussir ; mais il faut avouer que
les probabilités de succès en sa faveur sont beaucoup diminuées.
Le parlementa été dissous par une proclamation du roi.
PARIS , vendredi 7 novembre.
XVII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Postdam , 25 octobre 1806.
Le corps du maréchal Lannes est arrivé le 24 à Postdam .
Le corps du maréchal Davoust a fait son entrée le 25 , à
10 heures du matin , à Berlin.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo est à Brandenbourg.
Le corps du maréchal Augereau fera son entrée à Berlin ,
demain 26.
L'EMPEREUR est arrivéhier à Postdam,et est descendu au palais.
Dans la soirée , il est allé visiter le nouveau palais Sans-Soucy,
et toutes les positions qui environnent Postdam. Il a trouvé
la situation et la distribution du château de Sans-Soucy ,
agréables. Il est resté quelque temps dans la chambre du grand
Frédéric , qui se trouve tendue et meublée telle qu'elle l'étoit
à sa mort. Le prince Ferdinand , frère du grand Frédéric , est
demeuré àBerlin. On a trouvé dans l'arsenal de Berlin cinq
cents pièces de canon , plusieurs centaines de milliers de
poudre et plusieurs milliers de fusils. Le général Hullin est
nommé commandant de Berlin. Le général Bertrand , aidede-
camp de l'EMPEREUR , s'est rendu à Spandau ; la forteresse
se défend; il en a fait l'investissement avec les dragons de la
division Dupont.
Legrand-duc de Berg s'est rendu à Spandau pour se mettre
à la poursuite d'une colonne qui file de Spandau sur Stettin ,
et qu'on espère couper.
Le maréchal Lefebvre , commandant la garde impériale à
pied , et le maréchal Bessières , commandant la garde impériale
à cheval , sont arrivés à Postdam le 24, à 9 heures du
soir. La garde à pied a fait 14 lieues dans un jour.
L'EMPEREUR reste toute la journée du 25 à Postdam. Le
corps du maréchal Ney bloque Magdebourg. Le corps du
maréchal Soult passe l'Elbe à une journée de Magdebourg ,
et poursuit l'ennemi sur Stettin. Le temps continue à être
superbe ; c'est le plus bel automne que l'on ait vu .
En route , l'EMPEREUR étant à cheval pour se rendre de
Wittemberg à Postdam , a été surpris par un orage, et a mis
; S2
276 MERCURE DE FRANCE ;
pied à terre dans la maison du grand-veneur de Saxe. S. M. a
été fort étonnée de s'entendre appeler par son nom par une
jolie femme ; c'étoit une Egyptienne , veuve d'un officier
français de l'armée d'Egypte , et qui se trouvoit en Saxe depuis
trois mois ; elle demeuroit chez le grand-veneur de Saxe ,
qui l'avoit recueillie et honorablement traitée. L'EMPEREUR
lui a fait une pension de 1200 fr , et s'est chargé de placer son
enfant. « C'est la première fois , a dit l'EMPEREUR , que je
>>>mets pied à terre pour un orage ; j'avois le pressentiment
>> qu'une bonne action m'attendoit là.>>>
On remarque comme une singularité , que l'Empereur
Napoléon est arrivé à Postdam et descendu dans le même
appartement , le jour même et presqu'à la même heure que
l'empereur de Russie , lors du voyage que fit ce prince , l'an
passé , et qui a été si funeste à la Prusse. C'est de ce moment
que la reine a quitté le soin de ses affaires intérieures et les
graves occupations de la toilette, pour se mêler des affaires
d'Etat , influencer le roi , et susciter partout ce feu dont elle
étoit possédée.
La saine partie de la nation prussienne regarde ce voyage
comme un des plus grands malheurs qui soit arrivé à la
Prusse. On ne se fait point d'idée de l'activité de la faction
pour porter le roi à la guerre malgré lui.
Le résultat du célèbre serment fait sur le tombeau du grand
Frédéric , le 4 novembre 1805 , a été la bataille d'Austerlitz ,
et l'évacuation de l'Allemagne par l'armée russe à journées
d'étapes . On fit quarante-huit heures après sur ce sujet une
gravure qu'on trouve dans toutes les boutiques, et qui excite
le rire même des paysans. On y voit le bel empereur de
Russie , près de lui la reine , et de l'autre côté le roi qui lève
la main sur le tombeau du grand Frédéric ; la reine ellemême
, drapée d'un schall à peu près comme les gravures de'
Londres représentent lady Hamilton, appuie la main sur son.
coeur , et a l'air de regarder l'empereur de Russie. On ne
conçoit point que la police de Berlin ait laissé répandre une
aussi pitoyable satire.
Toutefois l'ombre du grand Frédéric n'a pu que s'indigner
de cette scène scandaleuse. Son esprit , son génie et ses voeux
étoient avec la nation qu'il aa tant estimée , et dont il disoit que
s'il en étoit roi , il ne se tireroit pas un coup de canon en
Europe sans sa permission.
XVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Postdam , le 26 octobre 1806.
L'EMPEREUR a passé à Postdam la revue de la garde à pied,
composée de dix bataillons et de soixante pièces d'artillerie ,
servies par l'artillerie à cheval. Ces troupes, qui ont éprouvé
:
NOVEMBRE 1806 .
277
i
tantdefatigues, avoient la même tenue qu'à la parade de Paris .
Ala bataille de Jena , le général de division Victor a reçu
•un biscayen qui lui a fait une contusion ; il a été obligé de
garder le lit pendant quelques jours. Le général de brigade
Gardanne , aide-de-camp de l'EMPEREUR , a eu un cheval tué ,
et a été légèrement blessé. Quelques officiers supérieurs ont
eu des blessures , d'autres des chevaux tués , et tous ont rivalisé
de courage et de zèle.
L'EMPEREUR a été voir le tombeau du grand Frédéric. Les
restes de ce grand homme sont renfermés dans un cercueil de
bois recouvert en cuivre , placé dans un caveau sans ornement ,
sans trophées , sans aucunes distinctions qui rappellent les
grandes actions qu'il a faites. L'EMPEREUR a fait présent à
l'hôtel des Invalides de Paris , de l'épée de Frédéric , de son
cordon de l'Aigle- Noire , de sa ceinture de général , ainsi que
des drapeaux que portoit sa garde dans la guerre de sept ans.
Les vieux invalides de l'armée de Hanovre accueilleront avec
un respect religieux tout ce qui a appartenu à un des premiers
capitaines dont l'histoire conservera le souvenir .
Lord Morpeth , envoyé d'Angleterre auprès du cabinet
prussien , ne se trouvoit , pendant la journée de Jena , qu'à
six lieues du champ de bataille. Il a entendu le canon ; un
courrier vint bientôt lui annoncer que la bataille étoit perdue ,
et en un moment il fut entouré de fuyards qui le poussoient
de tous côtés. Il couroit en criant : Il ne faut pas que je sois
pris ! Il offrit jusqu'à 60 guinées pour obtenir un cheval ; il
en obtint un , et se sauva .
La citadelle de Spandau, située à trois lieues de Berlin , et
à quatre lieues de Postdam , forte par sa situation au milieu
des eaux , et renfermant 1200 hommes de garnison , et une
grande quantité de munitions de guerre et de bouche , a été
cernée le 24 dans la nuit. Le général Bertrand , aide-de-camp
de l'EMPEREUR , avoit déjà reconnu la place. Les pièces étoient
disposées pour jeter des obus , et intimider la garnison. Le
maréchal Lannes a fait signer par le commandant la capitulation
ci-jointe . On a trouvé à Berlin des magasins considérables
d'effets de campement et d'habillement ; on en dresse
les inventairės .
Une colonne , commandée par le duc de Weimar , est poursuivie
par le maréchal Soult. Elle s'est présentée le 25 devant
Magdebourg . Nos troupes étoient là depuis le 20. Il est probable
que cette colonne, fortede 15,000 hommes , sera coupée
et prise. Magdebourg est le premier point de rendez-vous des
troupes prussiennes. Beaucoup de corps s'y rendent. Les Français
le bloquent. !
278 MERCURE DE FRANCE ,
:
MM le prince d'Hatzfeld ; Busching , président de la police;
le président de Kercheisen ; Formey, conseiller intime ; Polzig ,
conseiller de la municipalité; MM. Ruek , Siegr et de Hermensdorf,
conseillers députés de la ville de Berlin , ont remis
ce matin à l'EMPEREUR , à Postdam , les clefs de la ville de
Berlin. Ils étoient accompagnés de MM. Grote , conseiller des
finances ; le baron de Vichnitz , et le baron d'Eckarlstein. Ils
ont dit que les bruits qu'on avoit répandus sur l'esprit de
cette ville , étoient faux ; que les bourgeois et la masse du
peuple avoient vu la guerre avec peine ; qu'une poignée de
femmes et de jeunes officiers avoient fait seuls ce tapage ;
qu'il n'y avoit pas un seul homme sensé qui n'oût vu ce qu'on
avoit à craindre , et qui pût deviner ce qu'on avoit à espérer.
Comme tous les Prussiens , ils accusent le voyage de l'empereur
Alexandre des malheurs de la Prusse. Le changement qui
s'est dès- lors opéré dans l'esprit de la reine , qui , de femme
timide et modeste , s'occupant de son intérieur , est devenue
turbulente et guerrière , a été une révolution subite . Elle a
voulu tout-à-coup avoir un régiment, aller au conseil ; et
elle a si bien mené la monarchie, qu'en peu de jours elle l'a
conduite au bord du précipice.
Le quartier général est à Charlottenbourg.
Capie de la capitulation de laforteresse de Spandau.
Nous , général divisionnaire au service de S. M. I. et R. ,
grand-cordon de la Légion-d'Honneur , chef de l'état-majorgénéral
du 5 corps de la Grande-Armée , fondé de pouvoirs
de M. le maréchal d'Empire Lannes, commandant en chefledit
corps d'armée ; et M. le major de Benekendorff, major au
service de S. M. le roi de Prusse , commandant de la forteresse
de Spandau , sommes convenus de ce qui suit :
Art. Ir. MM. les officiers de la garnison de Spandau se retireront
où ils voudront avec leurs armes , hardes , et autres
effets à eux appartenant. II. M. le maréchal Lannes s'engage
àdemander à S. M. I. et R. que les invalides et leurs femmes
conservent aussi leurs effets , et qu'ils puissent rester dans la
citadelle. III. Les sous-officiers et soldats formant la garnison
de la forteresse de Spandau , sont prisonniers de guerre.
IV. La forteresse sera sur-le-champ remise à l'armée française
, avec l'artillerie , armes , munitions , en général tous
ses approvisionnemens. V. MM. les officiers seront libres de
se retirer où il leur plaira. Il leur sera délivré un passeport
par le chef d'état-major du 5º corps de la Grande-Armée.
VI. Tout ce qui n'est pas nailitaire , sortira de la place sans
aucune condition , et emportera ses hardes et autres effets .
Spandau , le 25 octobre 1806.
Signé , le général de division VICTOR ,
et V. BENEKENDORF.
NOVEMBRE 1806 .
279
5
XIX BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Charlottenbourg , le 27 octobre 1806.
L'EMPEREUR , parti de Postdam aujourd'hui à midi , a été
visiter la forteresse de Spandau. Il a donné des ordres au
général de division Chasseloup , commandant le génie de
l'armée , sur les améliorations à faire aux fortifications de
cette place. C'est un ouvrage superbe ; les magasins sont
magnifiques. On a trouvé à Spandau des farines , cdes grains
de l'avoine , pour nourrir l'armée pendant deux mois , des
munitions de guerre pour doubler l'approvisionnement de
P'artillerie. Cette forteresse , située sur la Sprée , àdeux lieues
de Berlin, est une acquisition inestimable. Dans nos mains
elle soutiendra deux mois de tranchée onverte. Si les Prussiens
ne l'ont pas défendue , c'est que le commandant n'avoit pas
reçu d'ordre , et que les Français y sont arrivés en même
temps que la nouvelle de la bataille perdue. Les batteries
n'étoient pas faites , et la place étoit désarmée.
Pour donner une idée de l'extrême confusion qui règne
dans cette monarchie, il suffit de dire que la reine , à son retour
de ses ridicules et tristes voyages d'Erfurt et de Weimar,
a passé la nuit à Berlin , sans voir personne; qu'on a été longtemps
sans avoir de nouvelles du roi ; que personne n'a pourvu
à la sûreté de la capitale , et que les bourgeois ont été obligés
de se réunir pour former un gouvernement provisoire. L'indignation
est à son comble contre les auteurs de la guerre. Le
manifeste, que l'on appelle à Berlin un indécent libelle où
aucun grief n'a été articulé , a soulevé la nation contre son
auteur, misérable scribe , nommé Gentz , un de ces hommes
sans honneur qui se vendent pour de l'argent. Tout le monde
avoue que la reine est l'auteur des maux que souffre la nation
prussienne. On entend dire partout : Elle étoit si bonne , si
douce , il y a un an. Mais depuis cette fatale entrevue avec
l'empereur Alexandre , combien elle est changée!
Il n'y a eu aucun ordre donné dans les palais; de manière que
l'on a trouvé à Postdam l'épée du grand Frédéric , la ceinture
de général qu'il portoit à la guerre de sept ans , et son cordon
de l'Aigle noire. L'EMPEREUR s'est saisi de ces trophées avec
empressement , et a dit : « J'aime mieux cela que vingt mil-
>> lions .>> Puis , pensant un moment à qui il confieroit ce
précieux dépôt : « Je les enverrai , dit-il , à mes vieux soldats
› de la guerre d'Hanovre; j'en ferai présent au gouverneur
>> des Invalides ; cela restera à l'hôtel. >>
On a trouvé dans l'appartement qu'occupoit la reine , à
Postdam , le portrait de l'empereur de Russie , dont ce prince
lui avoit fait présent; on a trouvé à Charlottenbourg sa
correspondance avec le roi , pendant trois ans, et des Mémoires
rédigés par des écrivains anglais , pour prouver qu'on ne devoit
(280 MERCURE DE FRANCE ,
tenir aucun compte des traités conclus avec l'Empereur
Napoléon , mais se tourner tout- à-fait du côté de la Russie
Ces pièces sur-tout sont des pièces historiques; elles démon
treroient , si cela avoit besoin d'une démonstration , combien
sont malheureux les princes qui laissent prendre aux femme
l'influence sur les affaires po itiques. Les notes , les rapports ,
les papiers d'etat étoient musqués et se trouvoient mêlés avec
des chiffons et d'autres objets de la toilette de la reine. Cette
princesse avoit exalté les têtes de toutes les femmes de Berlin ;
mais aujourd'hui elles ont bien changé. Les premiers fuyards
ont été mal reçus : on leur a rappelé , avec ironie , le jour
où ils aiguisoient leurs sabres sur les places de Berlin , voulant
tout tuer et tout pourfendre.
Le général Savary , envoyé avec un détachement de cavalerie
, à la recherche de l'ennemi , mande que le prince de
Hohenlohe , obligé de quitter Magdebourg , se trouvoit ,
le 25 , entre Rathenau et Ruppin , se retirant sur Stettin. Le
máréchal Lannes étoit déjà à Zehdenick ; il est probable que
les débris de ce corps ne parviendront pas à se sauver , sans
être de nouveau entamés. Le corps bavarois doit être entrě
ce matin à Dresde : on n'en a pas encore de nouvelles. Le
prince Louis-Ferdinand , qui a été tué dans la première affaire
de la campagne , est appelé publiquement à Berlin , le petit
duc d'Orléans Ce jeune homme abusoit de la bontéidu roi,
au point de l'insulter. C'est lui qui , à la tête d'une troupe de
jeunes officiers , se porta , pendant une nuit , à la maison de
M. d'Haugwitz , lorsque ce ministre revint de Par's , et
cassa ses fenêtres. On ne sait si l'on doit le plus s'étonner de
tant d'audace , ou de tant de foiblesse.
Une grande partie de ce qui a été dirigé de Berlin sur Magdebourg
et sur l'Oder, a été intercepté par la cavalerie légère.
On a déjà arrêté plus de soixante bateaux chargés d'effets d'habillement
, de farine et d'artillerie. Il y a des régimens d'hussards
qui ont plus de 500,000 fr. On a rendu compte qu'ils
achetoient de l'or pour de l'argent à 50 pour cent de perte.
Le château de Charlottenbourg , où loge l'EMPEREUR , est
situé à une lieue de Berlin, sur la Sprée.
XX BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Charlottenbourg , le 17 octobre 1806.
Si les événemens militaires n'ont plus l'intérêt de l'incertitude,
ils ont toujours l'intérêt des combinaisons , des marches
et des manoeuvres. L'infatigable grand-duc de Berg se trouvoit
à Zehdenick le 26 , à trois heures après midi , avec la brigade
de cavalerie légère du général Lasalle ; et les divisions
de dragons des généraux Beaumont et Grouchy étoient en
marche pour arriver sur ce point.
La brigade du général Lasalle contint l'ennemi, qui lui
NOVEMBRE 1806 . 281
montra près de six mille hommes de cavalerie. C'étoit toute
-la cavalerie de l'armée prussienne , qui , ayant abandonné
Magdebourg , formoit l'avant-garde du corps du prince de
Hohenlohe , qui se dirigeoit sur Stettin. A quatre heures après
midi , les deux divisions de dragons étant arrivées , la brigade
du général Lasalle chargea l'ennemi avec cette singulière intrépidité
qui a caractérisé les hussards et les chasseurs français
dans cette campagne. La ligne de l'ennemi, quoique triple ,
fut rompue; l'ennemi poursuivi dans le village de Zehdenick ,
et culbuté dans les défilés. Le régiment des dragons de la
reine voulut se reformer; mais les dragons de la division
Grouchy se présentèrent , chargèrent l'ennemi , et en firent
un horrible carnage. De ces six mille hommes de cavalerie ,
partie a été culbutée dans les marais ; trois cents hommes sont
restés sur le champ de bataille ; sept cents ont été pris avec
leurs chevaux ; le colonel du régiment de la reine et un grand
nombre d'officiers sont de ce nombre. L'étendard de ce régiment
a été pris. Le corps du maréchal Lannes est en pleine
marche pour soutenir la cavalerie. Les cuirassiers se portent
en colonne sur la droite , et un autre corps d'armée se porte
sur Gransée . Nous arriverons à Stettin avant cette armée , qui ,
attaquée dans sa marche en flanc , est déjà débordée par sa
tête. Démoralisée comme elle l'est , on a lieu d'espérer que
rien n'échappera , et que toute la partie de l'armée prussienne
qui a inutilement perdu deux jours à Magdebourg pour se
rallier , n'arrivera pas sur l'Oder.
Ce combat de cavalerie de Zehdenick a son intérêt comme
fait militaire. De part et d'autre , il n'y avoit pas d'infanterie ;
mais la cavalerie prussienne est si loin de la nôtre , que les
événemens de la campagne ont prouvé qu'elle ne pouvoit tenir
vis-à-vis de forces moindres de la moitié . Un adjoint de l'étatmajor
, arrêté par un parti ennemi du côté de la Thuringe ,
lorsqu'il portoit des ordres au maréchal Mortier, a été conduit
à Custrin , et y a vu le roi. Il rapporte qu'au-delà de l'Oder ,
il n'est arrivé que très-peu de fuyards , soit à Stettin , soit à
Custrin ; il n'a presque point vu de troupes d'infanterie .
XXI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE .
Berlin , le 28 octobre 1806.
L'EMPEREUR a fait, hier 27, une entrée solennelle à Ber'in.
Il étoit environné du prince de Neuchâtel , des maréchaux
Davoust et Augereau , de son grand-maréchal du palais , de
son grand-écuyer et de ses aides-de-camp. Le maréchal
Lefebvre ouvroit la marche à la tête de la garde impériale à
pied; les cuirassiers de la division Nansouty étoient en bataille
sur le chemin. L'EMPEREUR marchoit entre les grenadiers et
les chasseurs à cheval de sa garde. Il est descendu au palais à
trois heures après midi ; il y a été reçu par le grand-maréchal
du palais Duroc. Une foule immense étoit accourue sur son
:
282 MERCURE DE FRANCE ,
passage. L'avenue de Charlottenbourg à Berlin est très-belle ;
l'entrée par cette porte est magnifique. La journée étoit superbe.
Tout le corps de la ville , présenté par le général
Hullin , commandant de la place , est venu à la porte offrir
les clefs de la ville à l'EMPEREUR. Ce corps s'est rendu ensuite
chez S. M. Le général prince d'Hatzfeld étoit à la tête.
L'EMPEREUR a ordonné que les deux mille bourgeois les
plus riches se réunissent à Thôtel-de-ville , pour nommer
soixante d'entr'eux qui formeront le corps municipal. Les
vingt cantons fourniront une garde de bo hommes chacun;
ce qui fera 1200 des plus riches bourgeois pour garder la ville
eten faire la police. L'EMPEREUR a dit au prince d'Hatzfeld :
" Ne vous présentez pas devant moi , je n'ai pas besoin de
» vos services. Retirez-vous dans vos terres. » Il a reçu le
chancelier et les ministres du roi de Prusse.
Le 28 , à neuf heures du matin , les ministres de Bavière ,
d'Espagne , de Portugal et de la Porte , qui étoient à Berlin ,
ont été admis à l'audience de l'EMPEREUR. Il a dit au ministre
de la Porte d'envoyer un courrier à Constantinople ,
pour porter des nouvelles de ce qui se passoit , et annoncer
que les Russes n'entreroient pas aujourd'hui en Moldavie , et
qu'ils ne tenteroient rien contre l'Empire ottoman. Ensuite
il a reçu tout le clergé protestant et calviniste. Il y a à Berlin
plus de dix ou douze mille Français réfugiés par suite de l'édit
de Nantes. S. M. a causé avec les principaux d'entr'eux. II
leur a dit qu'ils avoient de justes droits à sa protection , et
que leurs priviléges et leur culte seroient maintenus. Il leur
a recommandé de s'occuper de leurs affaires , de rester tranquilles
, et de porter obéissance et respect à César.
Les cours dejustice lui ont été présentées par le chancelier.
Il s'est entretenu avec les membres de la division des cours
d'appel et de première instance ; il s'est informé de la manière
dont se rendoit la justice.
M. le comte de Néale s'étant présenté dans les salons de
L'EMPER EUR , S. M. lui a dit : « Eh bien ! Monsieur , vos
>> femmes ont voulu la guerre ; en voici le résultat ; vous
>> devriez mieux contenir votre famille. >> Des lettres de sa
fille avoient été interceptées. « Napoléon , disoient ces lettres ,
>> ne veut pas faire la guerre , il faut la lui faire. » « Non,
dit S. M. à M. de Néale , je ne veux pas la guerre ; non pas
que je me néfie de ma puissance, comme vous le pensez, mais
parce que le sang de mes peuples m'est précieux, et que mon
premier devoir est de ne le répandre que pour sa sûreté et
sonhonneur. Mais ce bon peuple de Berlin est victime de la
guerre , tandis que ceux qui l'ont attirée se sont sauvés. Je
rendrai cette noblesse de cour si petite , qu'elle sera obligée
de mendier son pain. >> En faisant connoître ses intentious au
corps municipal , j'entends , dit l'EMPEREUR , qu'on ne
casse les fonètres de personne. Monfrère le roi de Prusse a
NOVEMBRE 1806 . 283
:
cessé d'être roi le jour où il n'a pas fait pendre le prince
Louis-Ferdinand , lorsqu'il a été assez osé pour aller casser
les fenêtres de ses ministres. »
Aujourd'hui 28 , l'EMPEREUR est monté à cheval , pour
passer en revue le corps du maréchal Davoust ; demain S. M.
passera en revue le corps du maréchal Augereau.
Le grand-duc de Berg , et les maréchaux Lannes et prince
dePonte- Corvo, sont à la poursuite du prince de Hohenlohe.
Après le brillant combat de Zehdenick , le grand-duc de
Berg s'est porté à Templin ; il y a trouvé les vivres et le
dîner préparé pour les généraux et les troupes prussiennes.
AGransée , le prince de Hohenlohe a changé de route , et
s'est dirigé sur Furstemberg. Il est probable qu'il sera coupé
de l'Oder , et qu'il sera enveloppé et pris.
Le duc de Weimar est dans une position semblable vis-àvis
du maréchal Soult. Ce duc a montré l'intention de passer
l'Elbe à Tanger-Mund , pour gagner l'Oder. Le 25 , le maréchal
Soult l'a prévenu. S'il est joint , pas un homme
n'échappera ; s'il parvient à passer , il tombe dans les mains du
grand-duc de Berg , et des maréchaux Lannes et prince de
Ponte-Corvo. Une partie de nos troupes borde l'Oder. Le roi
de Prusse a passé la Vistule .
M. le comte de Zastrovw a été présenté à l'EMPEREUR le 27
à Charlottenbourg , et lui a remis une lettre du roi de Prusse .
Au moment même l'EMPEREUR reçoit un aide-de-camp
du prince Eugène , qui lui annonce une victoire remportée
sur les Russes en Albanie.
Voicila proclamation que l'EMPEREUR a faite à ses soldats :
Proclamation de l'EMPEREUR et Ror .
Soldats !
rage que
Vous avez justifié mon attente , et répondu dignement à la
confiance du peuple français. Vous avez supporté les priva--
tions et les fatigues avec autant de courage vous avez
montré d'intrépidité et de sang-froid au milieu des combats.
Vous êtes les dignes défenseurs de l'honneur de ma couronne
et de la gloire du grand peuple; tant que vous serez animés
de cet esprit , rien ne pourra vous résister. La cavalerie a rivalisé
avec l'infanterie et l'artillerie : je ne sais désorınais à quelle
arme je dois donner la préférence..... Vous êtes tous de bons
soldats. Voici les résultats de nos travaux .
Une des premières puissances militaires de l'Europe , qui
osa naguère nous proposer une honteuse capitulation , est
anéantie. Les forêts , les défilés de la Franconie , la Saale ,
l'Elbe , que nos pères n'eussent pas traversés en sept ans , nous
les avons traversés en sept jours , et livré dans l'intervalle
quatre combats et une grande bataille. Nous avons précédé
àPostdam, à Berlin, la renommée a de nos victoires. Nous
:
284 MERCURE DE FRANCE ,
avons fait 60,000 prisonniers , pris 65 drapeaux , parmi lesquels
ceux des gardes du roi de Prusse , 600 pièces de canon ,
trois forteresses , plus de vingt généraux. Cependant , près de
la moitié de vous regrettent de n'avoir pas encore tiré un coup
de fusil. Toutes les provinces de la monarchie prussienne
jusqu'à l'Oder , sont en notre pouvoir .
Soldats , les Russes se vantent de venir à nous. Nous marcherons
à leur rencontre , nous leur épargnerons la moitié du
chemin; ils retrouveront Austerlitz au milieu de la Prusse .
Une nation qui a aussitôt oublié la générosité dont nous avons
usé envers elle après cette bataille , où son empereur, sa cour,
les débris de son armée n'ont dû leur salut qu'à la capitulation
que nous leur avons accordée , est une nation qui ne sauroit
lutter avec succès contre nous.
Cependant , tandis que nous marchons au-devantdes Russes ,
de nouvelles armées , formées dans l'intérieur de l'Empire ,
viennent prendre notre place pour garder nos conquêtes. Mon
peuple tout entier s'est levé , indigné de la honteuse capitulation
que les ministres prussiens , dans leur délire , nous ont
proposée. Nos routes et nos villes frontières sont remplies de
conscrits qui brûlent de marcher sur vos traces . Nous ne serons
plus désormais les jouets d'une paix traîtresse , et nous ne
poserons plus les armes que nous n'ayons obligé les Anglais ,
ces éternels ennemis de notre nation , à renoncer au projet de
troubler le continent , et à la tyrannie des mers . :
Soldats , je ne puis mieux vous exprimer les sentimens que
j'ai pour vous , qu'en vous disant que je vous porte dans mon
coeur l'amour que vous me montrez tous les jours.
De notre camp impérial de Postdam , le 26 octobre 1806.
Signé NAPOLÉON .
XXII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE .
Berlin , le 29 octobre 1806.
Les événemens se succèdent avec rapidité. Le grand-duc de Berg est
arrivé , le 27 , à Husleben avec une division de dragons . Il avoit envoyé à
Boitzenbourgle géréel Milhsud avec le 13º régiment de cha seurs et la
brigade de cavalerie légère du général Lasalle , sur Prentzlow . Instruit
que l'ennemi étoit en force à Boitzenbourg, il s'est porté à Wign eens forf.
A peine arrivé là , il s'aperçut qu'une brigade de cavalerie ennemie
s'étoit portée sur la gauche, dans l'intention de couper le général Milhaud.
Les voir, les charger , jeter le cores des gendarmes du roi da s le lac ,
fut l'affaire d'un uoment. Ce régiment se voyant perdu , demanda à ca
pituler. Le prince tonjours gériéreux , le lui accorda. Cing cents homines
mirent pied å terre et romirent leurs chevaux. Les officiers se retirent
chez eux sur parole . Quatre étendards de la garde , tous d'or, furent le
trophée du petit combat de Wigneensdorf , qui n'étoit que le prélude
de la belle affaire de Prentzlow .
Ces célèbres gendarmes , qui ont trouvé tant de commisération après
la défaite , sont les nêmes qui , pendant trois mois , ont révolté la villede
Berlin par toutes sortes de provocations. Ils alloient sous les fenêtres de
M. Laforêt , ministre de France , siguiser leurs sabres : les gens de bon
sens haussoient les épaules ; mais la jeunesse sans expérience , et les
femmes passionnées à l'exemple de la reine , voyoient dans cette ridicu'e
NOVEMBRE 1806 . 285
fanfaronade unpronostic sûr des grandes destinées qui attendoient l'armée
prussienne.
Le prince de Hohenlohe avec les débris de la bataille de Jena , cherchoit
à gagner Stettin . Il avoit été obligé de changer de route , parce que
le grand-duc de Berg étoit à Templin avant lui. Il voulut déboucher de
Boitzenbourg sur Hasleben , il fut trompé dans son mouvement. Le grandduc
de Berg jugea que l'ennemi cherchoit à gagner Prentzlow ; cette conjecture
étoit fondée. Le prince marcha toute la nuit avec les divisions de
dragons des généraux Beaumont et Grouchy, é lairées par la cavalerie du
général Lasalle . Les premiers postes de nos hussards arrivèrent à Prentzlow
avec l'ennemi , mais ils furent obligés de se retirer le 28 au matin devant
les forces supérieures que déploya le prince de Hohenlohe. A neuf heures
du matin, le grand-duc deBerg arriva à Prentzlow , et à dix il vit l'armée
ennemie en pleine marche. Sans perdre de temps en vain mouvemens , le
prince ordonna au général Lasalle de charger dans les faubourgs de
Prentzlow , et le fit soutenir par les généraux Grouchy et Beaumont , et
leurs six pièces d'artillerie légère. Il fit traverser à Golmitz la petite
rivière qui passe à Prentzlow , par trois régimens de dragons , attaquer
le flanc de l'ennerni, et chargea son autre brigade de dragons de tourner la
ville. Nos braves canonniers à cheval placèrent si bien leurs pièces , et
tirèrent avec tant d'assurance , qu'ils mirent de l'incertitude dans les
mouvemens de l'ennemi . Dans le moment , le général Grouchy reçut
ordre de charger; ses braves dragons s'en acquitterent avec intrépidité.
Cavalerie , infanterie , artillerie , tout fat culbuté dans les faubourgs de
Prentzłow. On pouvoit entrer pêle-mê e avec l'ennemi dans la ville ; mais
le prince le fit sommer par le général Belliard . Les portes de la ville
étoient déjà brisées. Sans espérance , le prince de Hohenlohe , un des
principaux boute-feux de cette guerre impie , capitula , et défila devant
l'armée française avce 16,000 hommes d'infanterie , presque tous gardes
ou grenadiers , six régimens de cav lerie , 45 drapeaux , et 64 pièces
d'artillerie attelées . Tout ce qui avoit échappé des gardes du roi de Prusse
à la bataille de Jena , est tombé en notre pouvoir. Nous avons tous les
drapeaux des gardes à pied et à cheval du roi. Le prince de Hohenlohe
commandant en chef après lablessure du duc de Brunswick , u
de
,
on prince
Merkenbourg-Schwerin et plusieurs généraux sont nos prisonniers.
<<Mais il n'y a rien de fait tant qu'il reste à faire , écrivit l'EMPEREUR
> au grand duc de Berg . Vous avez débordé une colonne de 8000 hommes
commandée par le général Blucher ; que j'apprenne bientôt qu'elle a
>> éprouvé le même sart . »
Une autre de 10,000 hommes a pas l'Elbe; elle est commandée par le
duc de Weimar. Tout porte à croire que lui et toute sa colonne vont être
enveloppés.
Le prince Anguste Ferdinand , frère du prince Louis the à Saalfeld et
fils du prince Ferdinand . frère du grand Frédéric , a été pris par nos
dragons les armes à la main .
Ainsi cette grande et belle armée prussienné a disparu comme un
brouillard d'automne au lever du soleil. Généraux en chef , généraux commandant
les corps d'armée , princes , infanterie , cavalerie , artillerie , il
n'en reste plus rien. Nos postes étant entrés à Francfort -sur-l'Oder, le
roi de Prusse s'est porté plus loin. Il ne lui reste pas 15,000 homme ; et ,
pour un tel résultat , it n'y a p'esqu'aucune perte de notre côté .
Le général C'arke , gouverneur du pays d'Erfurt , a fuit capituler un
bat illon saxon qui erroit sans direction. La capitulation est ci -jointe.
L'EMPEREUR a passé , le 28 , la revue du corps do maréchal Dayoust,
sous les mursde Berlin . Il a nommé à toutes les places vacantes; il a récompensé
les braves. Il a ensuite réuni les officiers et sous -officiers en cercle ,
et leur a dit : Officiers et sous-officiers du 3º corps d'armée , vous vous
>>êtes couverts de gloire à la batai'le de Jena ; j'en conserverai un éternel
>> souvenir . Les braves qui sont morts, sont morts avec gloire. Nous de
286 MERCURE DE FRANCE ,
>> vous desirer de mourir dans des circonstances si glorieuses. » En pasa
sant la revue des ra , 61º et 85º régiment de ligne qui ont le plus perdu
à cette bataille , parce qu'ils ont du soutenir les p'us grands efforts , l'EM
PEREUR'a été attendri de savoir morts ou grievement blessés beaucoup de
ses vieux soldats dont il connoissoit le dévouement et la bravoure depu's
14 ans . Le 12 régiment sur-tout a montré une intrépidité digne des
plus grands éloges .
Aujourd'hui à midi , l'EMPEREUR a passé la revue du septième corps
que commande le maréchal Augereau. Ce corps a très-peu soulfert. La
moitié des soldats n'a pas eu ocasion de tirer un cop de fusil ; mais tous
avoient la même volonté et la même intrépidité . La vue de ce corps étoit
mag ifique. « Votre corps seul , a dit l'EMPEREUR, est plus fort que
>>tout ce qui reste au roi de Prusse , et vous ne composez pas le dixième
>> de mon armée . »
Tous les dragons à pied que l'EMPEREUR avoit fait venir à la Grande-
Armée sont montés , et il y a au grand depôt de Spandau 4,0 o chevaux
seliés et bridés , dont on ne sait que faire , parce qu'il n'y a pas de cavaliers
qui en aient besoin . On attend avec i patience l'arrivée des dépôts.
Lepri a été présenté à l'EMPEREUR au palais de Berlin ,
après la revue du seeppttiièèmmee corps d'Armée. Ceprince a été renvoyé chez
son père , le prince Ferdinand , pour se reposer et se faire panser de ses
blessures .
prince Auguste
Hier, avant d'aller à la revue du corps du maréchal Davoust , l'Em-
PEREUR avoit rendu visite à la veuve du prince Henri , et au prince et à
la princesse Ferdinand , qui se sont toujours fait remarquer par la manière
distinguée avec laquelle ils n'ont cessé d'accueillir les Franç i .
Dans le palais qu'habite l'EMPEREUR à Berlin , se trouve la soeur du
roi de Prusse , princesse électorale de Hesse- Ca sel. Cette princesse est
en couche. L'EMPEREUR a ordonné à son grand- maréchal ,du palais de
veiller à ce qu'elle ne fût pas incommodée du bruit et des mouvemens du
quartier- général.
Le dernier bulletin rapporte la manière dont l'Empereur a reçu le
prince aHatzfeld à son audience. Quelques instans après , ce prince fut
arrêté. Il auroit été traduit devant une commission militaire et inévitablement
condamné à mort. Des lettres de ce prince au prince Hohenlohe
, interceptées aux avant-postes , voient appris que quo qu'il se dit
chargé du gouvernement civil de la ville , il instruisoit l'ennemi des mouvemens
des Français . Sa femme, fille du ministre Schulenbourg, est venue
se jeter aux pieds de l'EEMPEREUR ; elle croyoit que son mari étoit arrêté
à cause de la haine que le ministre Schulenbourg portoit à la France.
L'EMPEREUR la dissuada bientôt , et lui fit condoître qu'on avoit intercepté
des papiers dont il résultoit que son mari faisoit un double rôle ;
et que les lois de la guerre étoient impitoyables sur un pareil délt. La
princesse attribuoit à l'imposture de ses ennemis cette accusation qu'elle
appeloit une calomnie. « Vous connoissez l'écriture de votre mari , dit
>>>TEMPEREUR , je vais vous faire juge. Il fit apporter la lettre int rceptće
ét la lui remit. Cette femme, grosse de plus de huit mois , s'évanouissoit à
chaque mot qui lui découvroit jusqu'à quel point étoit compromis son
mari dont elle reconnoissoit l'écriture. L'EMPEREUR fut touché de sa douleur
, de sa confusion , des angoisses qui la déchiroient . « Eh ! bien , lui
>> dit- il , vous tenez cette lettre , jettez- la au feu ; cette pièce anéantie, je
>> ne pourrai plus faire condamner votre mari » ( cette scène touchante se
passoit près de la cheminée. ) Madame d'Hatzfeld ne se le fit pas dire deux
fois. Immédiatement après , le prince de Neuchâtel reçut ordre de lui
rendre son mari . La commission milita re étoit déjà réunie . La lettre soule
de M. d'Hatzfeld le condamnoit : trois heures plus tard, il étoit fusil é .
On est convenu entre M. Shee , capitaine aide-de-camp du général
de division Clarke , et délégué par lui , et M. le baron de Hund , com
mandant le 2 bataillon des grenadiers saxons , de la capitulation suivante
:
1
NOVEMBRE 1806. 287
Art. Ier. Le bataillon déposera , demain à midi, les armes à Sommerda ;
sur des voitures , pour être conduit de suite à la citadelle d'Efurt.
MM. les officiers conserveront leurs chevaux , leurs épées et tout leur
bagage, etles soldats leurs sacs .
II. Les fusils , gibernes et sabres des soldats seront déposés à la citadelle
d'Erfurt , pour être ensuite rendus , s'ily a lieu , d'après les ordres
de S. M. l'EMPEREUR et Ror , ainsi que les caissons de munitions et les
canons .
III . MM. les officiers donneront leur parole d'honneur par écrit , pour
enx et pour leurs soldats , dont il seva fourni une liste exacte , signée du
commandant , de ne pas servir contre S. M. TEMPEREUR et Roi ou ses
alliés, peudan: la guerre actuelleet jusqu'à leur parfaitéchange.
IV. Un capitaine , deux lieutenans et deux sous-lientenans , conduiront
le bataillon en Saxe , par une route dont l'itinéraire sera donné par M. le
général Clarke, gouverneur d'Erfurt . MM. les officers recevront des
passeports pour s'y rendre individuellement .
V. La présente e pitulation nes ra valable qu'après avoir été ratifiée
par M. le général Clarke .
Fait double entre nous , au petit Sommerda , le 23 o tobre 1806.
(Suivent les signatures . )
Sur la demande de M. le baron de Huud et des officiers de son bataillon
de grenadiers , et au nom de S. M. I Empereur des Français et Roi d'Italje
, par égard pour S. A. S. l'électeur de Saxe , j'accorde , en ratifiant la
présente capitulation , que les armes déposées sur des voitures au petit
Sommerda, en vertu de l'article 1er, c'est - à - dire , les fusils , gibernes et
sabres seulement des soldats , lesquels devoient être déposés à la citsdelle
d'Erfurt , resteront sous la garde d'un officier , de dix grenadiers saxons ,
etque ces armes suivront le bataillon saxon , vingt-quatre heures après
son départ , par la même route, et pour être remis au bataillon a Rochlitz ,
le 31 octobre. Le bataillon partira demain da petit Sommerda , et se
rendra a une liene au-delà de Butte'stadt , le 27 à Cambourg , le 28 à
Zeitz , le 29 à Altenburg , le 30 à Ro hlitz . Il restera le 3 à Rochlitz ,
pour recevoir les armes , et le novemore il ira à Eltzdorf , le 2 à
Wildsdruff , et le 3 à Dresde .
er
AErfurt , le 25 octobre 1806 .
Le generalde division , gouverneur d'Erfurt ,
Signé , CLARKE.
( Ce bulletin est le dernier publié jusqu'aujourd'hui ,
vendredi 7 novembre au soir. )
-Le général Marmont mande du Vieux-Raguse , en date du 4 octobre
1806, qu'il avoit à peine fait quelques dispositions relatives à laremisequi
devoit lui être faite des Bouches du Cattaro , que l'amiral russe Sinavin ,
informé de la nouvelle rupture , temporisa encore sous divers prétextes,,
et chercha même à s'opposer à l'enlèvement des approvisionnemens que le
général Marmont avoit rassemblés à Malonta.
Après s'être retiré au Vieux-Raguse , le général Marmont eut connoissance
d'un rassemblement de 6000 Russes et de 9 à 10,000 Monténégrins ,
à Castel-Novo dans la vallée de Satorina et sur le col de Débilibrich ; if
résolut de les attaquer et sor-tout de les déposter de ce col par où ils menacoient
sa communication avec Ragus .
La nuit du 29 au 30 septembre , le general Marmont se mit en marche
avec un corps d'environ six mille hommes composé des 5 , 10, 23º et
79º de ligne , du 18º d'infanterie légère et de la garde italienne. Les v -
tigeurs et grenadiers des 5 , 23º et 79º régimens , le général Lauriston à
lenr tête , dispersèrent les avant- postes russes , et soutenus par le 11 , ils
s'emparèrent du col de Débil brich , malgré la vive résistance des Monténégrins
dont une soixamaine resta sur le carreau ; l'ennemi se retira de
position en position sans combattre : la difficufté du terrein ne permettait
pas de le forcer a un engagement.
288 MERCURE DE FRANCE ,
Le lendemain , le général Marmont continue sa marche et s'approcha
de Castel- Novo , dirigeant le 79°, 23 , 18º régimens et la garde , par
échelons dans ' a v liée , et fai aut attaquer les hauteurs su face de la ville
par les troupes d'élite et par le régiment. Le général Laonay enleva ,
à la tête de ses grenadiers , cette position, défendue par une nuée de Monténégrins
et par un bataillon russe. Lº 11º régimen , commandé par le
colonel Bachelu et le général Aubrée , culbuta à la baïonnette deux bataillons
russes et dispersa les Monténégrins. Il laisèrent 400 des leurs
ou le champ de bataille.
Cette position enlevée , la colonne qui agissoit par la vallée , déboucha
et artiva sur une ligne da 4000 Rasses rangés en bataille ; le 79° formé en
colonnes se précipite aussitôt sur cette ligne et l'ébrante ; le 23º arrive ,
le cénéral Deizons à sa tête ; le général Marmont Ini fait prendre la droite,,
fait déployer le 79º en l'appuyant aux hauteurs de la gauche , et pendant
que ce dernier réximent entretient un feu de mousqueterie très- vif avec
L'ennemi , il ordonne au 25 de charger en colonne. Ce régiment s'avance
, le 18º vient prenare sa place en ligne et la garde reste en réserve;
l'ennemi ne peu résister à la charge conduite par le général Delzons
; sa droite est coupée , son centre debordé , il se retire en désordre
sous le canon de la place et de la flotte russe qui envoie des chaloupes
pour assurer sa fuite .
La perte de l'ennemi dans cette journée , a été de 500 hommes tués ,
autant de blessés et 200 prisonniers : nous avons eu 25 homines tués et
cent bles-és . L'adjudant-major Couturier du 23º , et l'aide-de-camp du
général Marmont, Gayet , ont été tués , le sous-lieutenant Courtot du
79º a été bles é en prenant un drapeau russe.
Les Monténégrins n'avoient cessé d'inquiéter les avant-postes du
général Marmont, même pendant la suspension des hosti'ités , il a
ordonné qu'on brûlât leurs villages et le fauboura de Castel- Novo, centre
de leurs intrigues , une seule maison dont le maître avoit sauvé la vie à un
Français , a été respectée.
Pendant que les vilages brûloient , plusieurs milliers de Monténégrins
se sont présentés pour nous attaquer ; mais ils ont été bientôt dispersés
par les 11 et 79º régimens , et par la garde italienne , qui en ont tué ou
blessé deux à trois cents; le chef de bataillon Rossy , de la garde , a été
blessé.
Après avoir ainsi jetté l'épouvante et la terreur parmi ces bandes de
brigands , le général Marmont a ramené son armée au Vieux- Raguse , et
et n'a pas vu un seal Russe ni un Monténégrin dans sa marche .
L'ammiral Sinavin continue de croiser ; mais l'échec qu'il a éprouvéle
met dans l'impossibilité de rien tenter ; ses moyens sont épuisés .
Toutes les troupes se sont distinguées; le général Marmont fait l'éloge
de tous les généraux et chefs de corps . ( Moniteur. )
- La division du général Davoust poursuit le petit corps
d'armée du général Blucher. Au départ du dernier courrier
l'on s'attendoit à recevoir , d'un moment à l'autre , la nouvelle
que ce général avoit été forcé de mettre bas les armes.
On ne doute pas que le duc de Weimar et le petit nombre
de troupes qu'il a réunies , ne soit réduit à prendre le
même parti.
:
FONDS PUBLICS.
DU VENDREDI 7. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 7of goc 71f 710
25c 60c. 72f 72f 25 72f 7 if 75c 7af
'Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 6gf5oc oof. ooc coc coc
Act. de la Banque de Fr. 1225f 12301000 000. oooof. oooofcop
in
5.
cen
1
(No. CCLXXVIII. )
(SAMEDI 15 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ÉLÉGIE PREMIÈRE ,
TRADUITE DE L'ANGLAIS , DE JAMES GRÆME ( 1).
Au retour du printemps Palouette ravie,
Fait retentir les airs de ses accens d'amour .
Déjà le laboureur, à la terre engourdie,
Deses nobles travaux demande le retour;
Et décoré déjà de sa feuille légère
( 1 ) James Grame , auteur de ces Elégies , et de plusieurs autres pièces
où respirent la plus douce sensibilité et une mélancolie profonde , étoit
-né à Carnwath en Lancastershire , le 15 décembre 1749. Son père , fermier
peu riche , ne négligea rien pour l'éducation de ses nombreux enfans , et
fut payé de ses sacrifices par les succès rapides qu'ils obtinrent dans leurs
études , particulièrement le plus jeune de tous , celui qui est l'objet de
cette note. A l'âge de dix-neuf ans , Græme fut choisi par un seigneur
anglais pour achever l'éducation de ses enfans. Retiré avec eux dans la
paroisse de Dunshyre , il consacra aux Muses tous les instans que lui laissoient
les devoirs de sa place. En 1769 , l'Université de Saint - André le
mit au nombre de ses professeurs ; mais , entraîné par son penchant , il
quitta sa chaire pour s'abandonner entièrement à la poésie. C'est alors
qu'il fit paroître ces Elégies , qui l'ont fait placer par la nation anglaise au
rang des meilleurs poètes de cette époque . En 1771 , il écrivoit à un ami :
« Je sens que je vais mourir... Je ne puis faire quelques pas sans souffric
T
290 MERCURE DE FRANCE ,
Le chêne , sous l'effort des autans furieux ,
Ne courbe plus sa tête altière :
Fils majestueux de la terre ,
Il cache son front dans les cieux .
Du printemps l'active puissance ,
De son philtre amoureux enivre l'univers ;
Du calice des fleurs que le zéphir balance ,
Mille parfums s'exhalent dans les airs .
Au murmure flatteur de l'onde fugitive ,
Du chantre des bosquets s'unit la voix plaintive;
Echappant au joug des hivers ,
L'agneau revient bondir sur l'émail de la plaine ;
» cruellement ... Ma tête et ma poitrine ne me laissent aucun repos . Je
>> respire difficilement . Je suis accablé de défaillances continuelles ; et les
» sueurs de foiblesse dont je suis mouillé à chaque instant ne m'annoncent
>> que trop ma dissolution prochaine. Si je vis encore une semaine , je
» vous écrirai , mon ami .... Si je ne vous écris plus... que Dieu ait pitié
>> de moi ! » Sa dernière lettre est datée du 13 octobre 1771 ; après avoir
gémi un instant sur son sort , il reprend : « Vous me mépriserez , mon
» ami , pour tant de foiblesse .... Ah je puis offrir à toutes mes connois-
>> sances un front serein ; je puis parler de sang froid avec elles ; mais
quand je pense à vous , mon ami , le coeur me manque , et ma raison ne
> peut persuader à mon coeur que ce soit une tâche si facile de quitter
>> celui que j'aimois tant ! Quelque désespéré que soit mon état, il faut pour-
» tant vous montrer plus de fermeté , et tâcher de retenir dans mes yeux
» affoiblis le peu de larmes qui me restent ..... Je n'ai pas besoin de vous
▸ dire que ma maigreur augmente tous les jours .... Je ne suis déjà plus
» qu'une ombre... Mes joues sont creuses et pâles ... Mes yeux sont ternes
» et caves ... Je ne m'abuse plus ... J'entends dans mes reins et dans ma
> poitrine une espèce de glas de la mort... Je ne prends plus que du lai-
> tage et quelques fruits : c'est l'ordonnance de mon médecin , et je m'y
>> soumets , décidé à mourir , secundum artem , dans toutes les règles de
>> l'art .... Le major White et son épouse me soignent comme un fils ...
» Que Dieu les récompense de leur bonté ! Je ne puis plus que les bénir...
» Et vous , mon ami , quand vous verrai-je ? .. Ah , j'entends une voix dans
>> mon coeur qui me répond : jamais ! ... Adieu , mon ami. Que Dieu te
> favorise et te conserve pour l'ornement utile de la société ! ... J'aspirois
>> à ce bonheur... Dieu ne l'a pas voulu ... Adieu , mon ami. »
Græme languit tout l'hiver, et expira sans un murmure, le 26 juillet 1772 ,
dans sa vingt-deuxième année . Sa vie avoit été innocente et vertueuse , sa
mort fut pieuse et exemplaire ; et son tombeau modeste fut arrosé des
pleurs de tous ceux qui avoient connu cet intéressant et malheureux jeune
homme. (Note du Traducteur.)
NOVEMBRE 1806. 29г
L'Amour anime tout de sa féconde haleine :
De la nature il a brisé les fers .
Il enflamme l'oiseau dans le vague des airs ;
Dans les vallons , au sommet des montagnes ,
Dans les sombres forêts , sur les vastes campagnes ,
Il rappelle au plaisir mille animaux divers ;
De son souffle de flamme il agite les mers ;
Le papillon s'unit à la rose naissante ;
Et des rugissemens de son ardeur brûlante ,
Le tigre fait gémir les antres des déserts .
Hélas , cette commune ivresse
Semble ajouter à mon malheur !
Tout parle autour de moi de plaisirs , de tendresse;
Et l'infortune est dans mon coeur !
Pour moi vous n'avez plus de charmes ,
O lieux jadis témoins de mon bonheur !
Mes yeux , en vous voyant , laissent couler des larmesa
Je n'entends plus ces chants mélodieux
Que redit l'écho du bocage.
Je n'entends plus Zéphir agiter le feuillage ,
Ou caresser la fleur de son souffle amoureux .
Jours fortunés du plus tendre délire ,
Où ma voix s'unissant , aux accords de ma lyre ,
Chantoit avec trasport la nature et l'amour !
Jours si beaux , êtes-vous écoulés sans retour ?
Ne chanterai-je plus la fraîcheur du bocage ,
Le ruisseau dont les fleurs tapissent le rivage ,
L'ombre de nos forêts et l'émail de nos champs ?
Ne chanterai-je plus les rapides torrens ,
Sur le sommet des monts la vapeur descendue ,
L'éclair qui déchire la nue ,
Et les doux parfums du printemps ?
Ne te verrai-je plus encourager mes chants ,
O toi , qui de mes vers eus le premier hommage ?
Mon bonheur a passé comme une jeune fleur ,
Dont l'approche du noir orage
A flétri les appas , a terni la fraîcheur .
Hélas , j'eus son éclat , j'eus sa beauté naissante ,
Et, comme elle , je cède au souffle destructeur !
O doux zéphir, de mon ame expirante
Recueille les soupirs ; et dis à l'inconstante
Qu'elle seule a cause tous les maux de mon coeur,
Etque mes derniers voeux sont tous pour son bonheur !
C. T. PITOT, de l'Iste de France.
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Nous sommes quatre enfans d'une grande famille ;
Et nous nous passons de nos soeurs;
A notre tête est la troisième fille ,
Et notre aînée a les seconds honneurs .
Celle qui de nous quatre a la taille plus grande
A la troisième place a soumis sa fierté ;
Et , par distinction , la dernière demande
Un petit ornement sur son chef ajouté .
Nous composons un tout : mettez-vous à sa quêle ;
Et , si vous le trouvez , demandez - le d'abord
Pour vous guérir du mal de tête ,
Que vous aura causé peut-être cet effort .
LOGOGRIPHE.
Mon tout est infini , quoique chose correcte ;
Ma fin est un arbre sans fruit ;
Me lisant à rebours , je méprise un insecte ;
Lettre de moins , c'est fait , je suis sec, je suis frit .
CHARADE .
Mon premier, en musique , est d'un fréquent usage ;
Le savetier, même le potentat ,
Ont fait de mon second une affaire d'état .
Mon tout , à l'employé , offre une triste image :
Car, dans ce qu'on appelle administration ,
Il est cousin-germain de la réduction.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Crémaillère.
Celui du Logogriphe est Balancier, où l'on trouve bain , Nil, carabine
, Racine , Liban , bail , baie , Albane , Ariane, Liber ( surnom de
Bacchus ) , Baal , banc , Calabre , Abel , Caïn , cabale, Albe.
Celui de la Charade est Fou-gueux.
NOVEMBRE 1806 . 293
LaMort de Henri IV, roi de France , tragédie en cinq actes
et en vers , par Gabriel Legouvé, membre de l'Institut
national et de la Légion-d'Honneur; représentée pour la
première fois sur le Théâtre Français,par les comédiens
ordinaires de l'EMPEREUR , le 25 juin 1806; suivie d'un
Précis historique. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la poste.
A Paris , chez Antoine-Augustin Renouard, libraire , rue
Saint-André-des-Arcs , n° 55 ; et chez le Normant...
ON
N avoit cru jusqu'à présent que le caractère d'un prince
plein de grandeur et de générosité , mais distingué par une
franchise naïve et joviale , ne pouvoit se concilier avec la
dignité de la tragédie. La Partie de Chasse , pièce qui avoit
habitué le public à ne considérer ce héros que sous quelques
rapports de sa vie privée , avoit pu servir à consolider cette
opinion. M. Legouvé a cru pouvoir surmonter les difficultés
qu'un tel sujet lui présentoit.
Nous nous sommes toujours montrés disposés à donner
notre suffrage aux poètes qui, sans s'éloigner des règles fon--
damentales de l'art , cherchent à ouvrir de nouvelles routes ;
et leurs efforts ne fussent-ils pas aussi heureux qu'ils pouvoient
s'en flatter, il nous a paru que , loin de les décourager,
nous devions , par une critique modérée et impartiale , leur
témoigner notre estime. C'est dans cet esprit que nous examinerons
la tragédie nouvelle de M. Legouvé.
Notre projet n'est pas de nous étendre sur le trait historique
qui fait le sujet de cette tragédie. Nous avons cependant
lu avec attention les réflexions de M. Legouvé ; nous
avons consulté de nouveau les sources où elles sont puisées ,
et nous sommes restés convaincus que les Mémoires les plus
défavorables à Marie de Médicis et au duc d'Epernon , ne
disoient rien de positif sur le crime qui leur est attribué
dans la tragédie. Il n'est pas permis d'expliquer le silence des
historiens , et , après deux siècles , d'interpréter leurs réticences.
Quoique la poésie puisse tout oser, sa hardiesse ne
doit pas aller si loin. La Muse tragique doit sur-tout être
très-réservée sous ce rapport. Combien de gens ne savent l'his
toire que par la tragédie ! Et, pour en donner un exemple ,
parmi les admirateurs de la tragédie de Charles IX, n'y en
1
3.
294 MERCURE DE FRANCE ,
avoit-il pas un grand nombre qui , pendant les premières
représentations, ne doutoient pas que le cardinal de Lorraine
n'eût assisté au massacre de la Saint-Barthélemi , et n'eût beni
les poignards ?
Les exemples que cite M. Legouvé, pour justifier sa hardiesse
ne prouvent rien, et peuvent même être tournés contre lui. II
sait mieux que nous que Sémiramis est un sujet presque fabuleux
, et que l'imagination des poètes peut s'exercer à son aise
dans ces temps reculés. Aucun historien n'a justifié Jeanne de
Naples du crime d'avoir consenti à la mort de son mari ; et le
sujet de don Carlos qui , comme l'observe très-bien M. Legouvé,
n'est fondé que sur un manifeste de Guillaume de
Nassau, ennemide Philippe II, fut toujours interdit au Théâtre
Français avant la révolution.
Les reproches qu'on a faits à M. Legouvé nous paroissent
donc fondés; ses réflexions historiques ne suffisent pas pour
les réfuter. Il seroit superflu de répéter ces reproches ; il ne
nous reste qu'à examiner sa tragédie sous les rapports de l'art.
Les divers effets que l'on peut produire dans la tragédie
proviennent de deux causes : la science du théâtre , et ce que
les comédiens appellent la connoissance des planches . L'une
est fondée sur une étude approfondie du coeur humain , l'autre
ne s'appuie que sur quelques notions locales que l'habitude
des spectacles peut facilement donner. La première , qui
n'emploie que des ressorts naturels , ne s'éloigne jamais de
la vraisemblance dramatique , ne blesse point la raison , se
trouve à l'épreuve de la réflexion , et n'obtient rien par surprise.
La seconde , au contraire, se sert de moyens forcés , et
par conséquent inattendus ; l'étonnement contribue beaucoup à
ses effets , et ses combinaisons souvent déraisonnables , mais toujours
extraordinaires , excitent quelquefois de grands applaudissemens.
On ne trouve dans Corneille et dans Racine aucun
exemple de cette connoissance frivole des treteaux; leurs situations
préparées avec art , long- temps attendues , ne produisent
pas des sensations aussi violentes ; mais les émotions qu'elles
procurent ne sont mêlées d'aucun nuage ; elles ne font point
éprouver ce sentiment pénible dont un homme raisonnable
a quelquefois peine à se rendre compte quand il assiste à une
pièce à grands effets : sentiment qui consiste à voir que la
situation dont on est frappé malgré soi, ne s'accorde pas avec
le bon sens. Thomas Corneille employa souvent ce charlatanisme.
Lagrange, son imitateur, le porta beaucoup plus loin;
et M. de Voltaire , dont le talent vraiment tragique pouvoit
se passer de cette ressource , s'en servit avec trop de succès.
Sa maxime defrapperfort plutôt quejuste , indique assez son
NOVEMBRE 1806 . 295
système tragique; et les critiques peu éclairés qui ont soutenu
qu'il étoit le plus pathétique de nos poètes , n'ont pas
remarqué que le pathétique forcé , dû à des situations invraisemblables
, a bien moins de mérite que la noble simplicité
des grands maîtres. Les faiseurs de romans et de drames
trouvent aussi le pathétique , et n'en sont pas moins mis à leur
place par ceux même dont ils font couler les larmes .
M. Legouvé ne s'est pas entièrement préservé de ce défaut ,
qui tient au goût de son siècle. On remarque dans sa tragédie
deHenri IVdes effets que la raison ne sauroit approuver. Par
exemple,dans le cinquième acte , il est hors de toute vraisemblance
qu'une reine de France se jette aux genoux de son sujet
pour obtenir la grace de son époux. Ce n'est point là une
situationdans le genre de celle de Clytemnestre et d'Achille.
Une mère qui n'a plus aucun moyen de sauver sa fille peut
très-naturellement s'humilier devant le héros qui doit la
défendre. Mais Marie de Médicis , bientôt régente de France ,
exerçant à ce moment toute l'autorité d'une reine , ne peut ,
sans choquer toutes les règles des convenances , se mettre aux
pieds d'un homme qu'elle devroit à l'instant faire arrêter et
punir. Le comble de la singularité est qu'elle charge ce même
hommedont elle connoît la perfidie, d'aller veiller sur les jours
de Henri IV. Ne devroit-elle pas plutôt donner cette commission
à un serviteur fidèle ? Doit-elle se fier à un scélérat
qui ne peut plus trouver son salut que dans la mort du roi ?
On remarque encore dans cette tragédie quelques situations
qui mériteroient la même critique : il a suffi d'indiquer
en quoi consiste le défaut dont il est question, pour mettre le
lecteur éclairé à portée de le distinguer quand il se rencontre.
Lorsqu'un poète tragique place sur la scène un héros qui a
figuré d'une manière éclatante dans l'histoire , il doit avoir
soin de rappeler les principales circonstances de sa vie. C'est
dans les moyens d'amener convenablement ces détails , que
consiste une des plus importantes parties de l'art. La tragédie
de Mithridate est un modèle dans ce genre; et , en général,
dans toutes ses pièces , Racine n'a rien négligé pour peindre
ses héros par le souvenir et le récit de leurs actions. Le caractère
d'un personnage historique célèbre ne peut être démêlé
que par la conduite qu'il a tenue : ainsi le poète tragique ,
après avoir fait une étude profonde de la vie de son héros ,
tâche de le mettre dans des situations propres à faire ressortir
son caractère. Trop heureux si , dans ses conceptions , il peut
trouver des positions analogues aux actions connues du personnage
! Pour nous servir du même exemple de Mithridate ,
avec quel art Racine a-t-il su placer son héros ? Quel plaisir
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
n'éprouve- t- on pas à entendre en de si beaux vers les discours
qu'il a tenus ou qu'il a dû tenir ! Cette belle fiction ne
réunit-elle pas le mérite d'un tableau dramatique, et celui d'un
tableau historique ? M. Legouvé n'a pas su tirer le même parti
dusujet de Henri IV. Ses grandes actions sont à peine rappelées
dans la tragédie : à une seule exception près , il ne se trouve
jamais dans aucune situation qui puisse indiquer son caractère
héroïque. Le poète s'est trompé encroyant qquu'il lui suffisoit
d'intéresser par la peinture d'un époux livré aux fureurs
et aux caprices d'une femme jalouse ; il auroit dû se rappeler
que Sully , en rapportant dans ses Mémoires ces disputes de
ménage , où il jouoit à regret le rôle de négociateur , observe
que ce n'étoit pas le plus beau côté de la vie de cet excellent
prince. On voit donc que le Henri IV de la tragédie de
M. Legouvé n'est pas le Henri IV de l'histoire. C'est un
prince éprouvant dans son intérieur des tracasseries , suites
inévitables de ses foiblesses ; et ce n'est pas cette situation que
l'on auroit dû choisir pour mettre sur la scène un si grand
monarque.
D'après la principale conception de M. Legouvé , le rôle
de Marie de Médicis étoit très-difficile à tracer. L'amour et
ła jalousie d'une femme mariée depuis plusieurs années , ne
ressemblent point aux mêmes passions éprouvées par une,
amante. Ainsi M. Legouvé ne devoit point prendre pour
modèle l'Hermione d'Andromaque. Il a cherché à surmonter.
cette difficulté en donnant aussi l'amour propre et l'ambition
pour motifs des fureurs de Marie de Médicis. Mais ces passions
réunies s'affoiblissent l'une par l'autre. Les grands
maîtres avoient soin d'éviter ces sortes de combinaisons , qui
n'ont aucune couleur décidée. Le poète , dans le commencement
de ce rôle , a cherché à fixer l'intérêt sur la reine ; son
amour seul paroît blessé :
Je l'attendois hier ! je l'attends aujourd'hui !
Je le demande en vain à ces lieux pleins de lui ;
Ces lieux ne l'offrent point à ma vue inquiète.
Pour un emportement , une plainte indiscrète ,
Bien dignes de pardon , c'est le tort de l'amonr,
Me faire desirer si long-temps son retour !
Me laisser sans pitié plus d'un jour alarmée !
Médicis ! Médicis ! non, tu n'es plus aimée.
Ces vers d'élégie ne paroissent pas convenir à une reinequi
a passé l'âge de la jeunesse ; ils peuvent encore moins être
adressés à un roi de cinquante-sept ans , que les affaires de
l'Etat ont pu occuper pendant un jour , sans que sa femme
aitdroit de s'en plaindre.
Ce rôle de Marie de Médicis est la cheville ouvrière de la
NOVEMBRE 1806 . 297
pièce. Il suffira de l'analyser pour donner une idée du plan de
la tragédie de M. Legouvé. Les premières scènes sont consacrées
au développement des projets de Henri IV contre la
maison d'Autriche. On remarque avec peine beaucoup de
sécheresse dans ces détails , qui auroient pu donner lieu à de
grandes beautés poétiques. D'Epernon et l'ambassadeur d'Espagne
annoncent ensuite leurs sinistres projets. Marie de Médicis
paroît alors sur la scène , inquiète , comme on l'a vu , de
l'absence de son époux. D'Epernon vient augmenter son
trouble : il lui fait croire que Henri IV est amoureux de
la princesse de Condé, et que cette princesse , retirée à
Bruxelles , est l'unique cause de l'entreprise du roi. Médicis
trop crédule , ajoute foi aux calomnies de d'Epernon ; cependant
elle exige une preuve que le duc promet. Aussitôt qu'elle
voit son époux , elle éclate contre lui en reproches outrageans ,
et le quitte en furenr. Le roi effrayé de cet orage , au point
qu'il ne sait plus où il est , et qu'il n'ose plus affronter un
nouvel entretien , prie Sully de remettre la paix dans son intérieur.
Cependant Henri a conçu quelques soupçons contre
l'ambassadeur d'Espagne: il charge le duc d'Epernon de veiller
sur lui ; ensuite il renouvelle à Sully la prière de voir et d'apaiser
la reine . Sullyy consent , à la condition que le roi ne s'engagera
plus dans de nouvelles amours.
Jusqu'ici le caractère de Médicis est odieux ; la scène qu'elle
a eu avec son mari a donné d'elle l'idée la plus défavorable.
Sully paroît; il rappelle sa souveraine aux sentimens de douceur
et de modération qui conviennent à son sexe ; il réveille
dans son coeur l'attachement pour un époux qu'elle a mal-àpropos
outragé , et parvient à la calmer entièrement. Dans
cette scène , le poète fait renaître l'intérêt en faveur de cette
princesse. Elle nous a paru la meilleure de la pièce ; elle annonce
une grande connoissance du coeur humain : ménagée avec art ,
elle montre l'empire qu'un homme vertueux et raisonnable
sait prendre sur une femme passionnée.
D'Epernon , instruit du succès de Sully , se croit perdu.
Cependant il lui reste des moyens pour renouer l'intrigue.
Henri IV profite du moment de repos qui lui est accordé ,
pour se livrer à ses projets de bienveillance envers son peuple.
C'est là que l'auteur a cherché, mais en vain,à rendre en terines
nobles le souhait du prince qui vouloit que chaque paysan eût
la poule au pot le dimanche. Ce repos de Henri IV ne dure
pas long-temps. D'Epernon revoit la reine ; il s'est procuré
une lettre sans adresse et sans date , que le roi avoit autrefois
écrite à mademoiselle d'Entragues. Il la montre à la reine , et
lui fait croire qu'elle vient d'être adressée à la princesse de
298 MERCURE DE FRANCE ,
Condé. Cette lettre contient une promesse de mariage. La
colère de Médicis se porte au dernier degré de rage: d'Epernon
profite de ses transports , et lui arrache la permission de faire
mourir le roi. Cette scène, fondée sur unmoyen invraisemblable
, puisqu'il ne peut se faire que la date et sur-tout
l'adresse manquent à un billet de ce genre écrit de la main
d'un roi ; cette scène a des rapports avec celle d'Egisthe et
de Clytemnestre de la tragédie d'Agamennon. Par une combinaison
bien extraordinaire , pour ne pas dire plus , la reine
consent au plus grand des crimes , au meurtre de son époux ,
en priant Dieu dans une église.
Tandis que l'ambassadeur d'Espagne et d'Epernon s'applaudissent
du succès de leur complot , le roi paroît et les congédie.
Il resté avec Sully, et bientôt des pressentimens affreux
P'agitent. Cette scène vraiment tragique , a encore l'avantage
d'être puisée dans l'histoire. Henri IV sort pour aller à l'Arsenal.
D'Epernon reparoît , et semble avoir quelques regrets
de son crime : l'auteur a vainement cherché à l'ennoblir, en
feignant qu'un de ses motifs est de venger Biron justement
condamnécomme traître. La reine revient dans le plus grand
désordre; elle veut sauver la vie de Henri IV. D'Epernon ,
sur qui le coup est porté , feint de lui obéir , et d'aller
arrêter l'assassin. Bientôt Sully vient raconter le mort de son
maître. Médicis égarée , avoue la part qu'elle y a eue ; le
ministre lui promet le secret , et sort en lui disant :
Adieu . Bien loin de vous je vais pleurer mon roi ;
Vous , madame , régnez .
On voit, par l'analyse rapide de cette tragédie , que le
caractère de Henri IV n'y est pas traité. Il est dans une situation
toujours passive : presqu'aucun des beaux traits de sa vie
n'y est rappelé. L'auteur n'a puisé dans les Mémoires de
Sully que les détails de ses querelles avec la reine , qui , comme
nous l'avons déjà observé , n'ont rien de bien héroïque. Si
M. Legouvé eût voulu peindre Henri IV noblement , il
auroit pu trouver dans les Mémoires de Cayet , les sentimens
que cegrand prince savoit exprimer avec dignité quand l'occasion
s'en présentoit. Dans ce recueil précieux , Henri IV a une
physionomie que les historiens n'ont pas saisie avec assez de
fidélité. Il est inutile de s'étendre sur les caractères de d'Epernon
et de l'ambassadeur d'Espagne : le premier est un scélérat
déterminé , auquel l'auteur n'a pas même donné l'attitude fière
et brillante que lui attribue l'histoire; le second n'est qu'un
intrigant subalterne , qui n'est là que pour exciter d'Epernon
au plus grand des crimes.
NOVEMBRE 1806.
299
Nous terminerons par quelques détails sur le style de cette
tragédie. C'est la partie à laquelle M. Legouvé a donné le
plus de soin; et son mérite , sous ce rapport , doit désarmer la
critique , et la rendre moins sévère sur les défauts essentiels de
l'ouvrage. Cependant on ne peut s'empêcher d'observer que
lenaturelymanque souvent. L'auteur cherche trop les alliances
de mots ambitieuses ; on voit qu'il tâche : et ce défaut , que
M. de Voltaire reprochoit à M.Thomas , est encore plus repréhensible
dans une tragédie que dans un éloge académique.
Nous ne présenterons qu'un exemple de cette affectation , pour
avoir ensuite le plaisir de citer quelques passages dignes du
talent que M. Legouvé avoit annoncé dans la Mort d'Abel .
Henri IV parle à Sully des chagrins que lui donne son épouse ;
il observe qu'elle est pieuse ,, chaste ; et il ajoute :
Mais elle méconnoît la douceur, la bonté ,
Devoir d'un sexe aimable , et son autre beauté.
Cette dernière expression est recherchée , et s'éloigne de la
noblesse du genre. Racine a eu l'occasion de parler de cette
douceur qui répand tant de charmes sur le commerce des
femmes : et l'on va voir qu'il a pris un ton bien différent de
celui de M. Legouvé. Dans Esther , Assuérus , au lieu de dire
à la reine que sa douceur lui donne une autre beauté, lui
parleainsi :
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grace
Qui me charme toujours , et jamais ne me lasse ,
De l'aimable vertu doux et puissans attraits !
Tout respire en Esther l'innocence et la paix.
Les vers qui suivent sont exempts de cette affectatien , et
développent avec élégance et vérité la situation malheureuse
de Henri IV :
Sa sagesse , en tous lieux par le peuple encensée ,
Du soin de mon bonheur croit être dispensée :
Altière , elle se livre à des emportemens
Qui dans de longs débats consument nos momens ;
Son silence lui- même est rarement paisible .
Hélas ! mon cher Sully, sur ce trône terrible ,
Où, du sein des partis qui l'avoient menacé ,
Ma gloire m'appeloit et mon bras m'a placé ,
Condamné sans relâche à cette vigilance
Que de leurs intérêts m'impose la balance ,
Souffrant de ne pouvoir guérir qu'avec lenteur
Les coups qu'à la patrie a porté leur fureur ,
Tourmenté des complots que l'étranger apprête ;
Et sans cesse voyant suspendu sur ma tête
Le fer des assassins que j'ai deux fois trompé ,
Et dont je sens qu'un jour je tomberai frappé ;
300 MERCURE DE FRANCE ,
J'avois besoin d'un coeur dont l'indulgence extrême
Consolât mes chagrins , m'arrachût à moi-même,.
Et sût , dans un commerce aussi tendre que doux ,
Du fardeau des grandeurs soulager un époux.
Je ne l'obtins jamais dans montriste hymenée.
Ah faut- il qu'une chaîne au bonheur destinée ,
Loin d'adoucir mes maux les rende plus affreux !
Peut-être que Henri méritoit d'être heureux !
Ce dernier trait est bien dans le caractère de Henri IV.
Nous avons dit que , sous les rapports héroïques , M. Legouvé
avoit une seule fois trouvé le moyen de mettre sou
principal personnage dans une situation heureuse. La reine ,
qui soupçonne son époux de ne faire la guerre que pour en-
Jever la princesse de Condé , lui propose de confier le commandement
de l'armée à ses généraux, et de rester à Paris.
Henri IV lui répond :
1
Le poste de la gloire est le seul de Henri.
Reine , de vos tourmens mon coeur est attendri;
Mais jugez moi :pour rendre à ma noble querelle
De tous mes alliés l'union plus fidelle ,
J'ai du commandement promis de me charger.
La parole d'un roi ne doit jamais changer.
Voulez- vous qu'évitant de tenir ma promesse ,
Je me laisse accuser d'une lâche foiblesse ?
D'ailleurs , quand mes soldats vont sur des bords lointains
Chercher de longs travaux et des périls certains ,
Resterai-je paisible au sein de ma famille ,
Comme ces rois couchés au trône de Castille ,
Qui , captifs couronnés, dans un repos honteux,
Vivent loin des combats où l'on périt pour eux ?
N'attendez pas de moi cet effort impossible .
Mes sujets à leurs pleurs m'ont toujours vu sensible ;
Ils ne me verront pas , à leur sang étranger,
Leur prescrire un péril , et non le partager .
Je prétends affronter ceux que je leur apprête;
Etje cours triompher, ou mourir à leur tête.
Il eût été à desirer que le poète eût cherché à peindre son
héros de cette manière dans tout le cours de sa tragédie. Il se
seroit alors rapproché des grands maîtres , qui dédaignoient les
situations romanesques , et qui avoient soin de choisir dans
I'histoire tous les traits frappans propres à jeter de l'éclat sur
leurs principaux personnages.
On voit avec peine que M. Legouvé n'a négligé aucune
occasion de répandre de la défaveur sur la religion, dont il a
l'air de confondre la doctrine avec les principes affreux des
Ligueurs. Etoit-ce ce que l'on devoit attendre du poète qui a
si bien peint dans le poëme du Mérite des Femmes , la tendre
NOVEMBRE 1806. 301
charité que la religion inspire ? Devoit-on attendre des déclamations
irréligieuses de l'auteur des vers suivans :
Là , des femm s portant le nom chéri de soeurs ,
D'un zèle affectueux prodiguent les douceurs.
Plus d'une apprit long-temps dans un saint monastère ,
En invoquant le ciel , à protéger la terre ;
Et vers l'infortuné s'élançant des autels ,
Fut l'éponse d'un Dieu pour servir les mortels.
O courage touchant ! ces tendres bienfaitrices ,
Dans un sejour infect où sont tous les supplices ,
De mille êtres souffrans protégeant les besoins ,
Surmontent les dégoûts des plus pénibles soins ;
Du chaovre salutaire entourent les blessures ,
Et réparent ce lit , témoin de leurs tortures ;
Cedéplorable lit, dont l'avare pitié
Ne prête à la douleur qu'une étroite moitié.
Et c'est à une religion dont M. Legouvé peignit ainsi les
vertus surnaturelles, qu'il attribue aujourd'hui les crimes les
plus noirs ! On avoit lieu d'espérer que le poète qui dut son
premier succès à un sujet religieux , ne se rangeroit pas sous
les bannières des sophistes. Le chantre d'Abel ne pourroit que
gagner à supprimer de sa nouvelle tragédie ces traits qui
n'ont pas même le mérite d'être brillans et poétiques .
P.
Histoire de France , depuis les Gaulois jusqu'à la fin de la
Monarchie ; par M. Anquetil , de l'Institut national , et
membre de la Légion - d'Honneur . Quatorze vol. in-12.
Prix : 42 fr . A Paris , chez Garnery , libraire , rue de Seine ,
ancien hôtel de Mirabeau ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
QUAND on a parcouru une longue carrière , et qu'on y a
recneilli quelque gloire , ou du moins qu'on y est parvenu à
tous les honneurs auxquels on pouvoit raisonnablement prétendre
, pourquoi ne s'arrête-t-on pas ? Un vieillard qui a
illustré sa vie par de bons ouvrages , devroit-il penser à autre
chose qu'à se reposer , et à jouir de la réputation qu'ils lui
ont acquise ? Sa tâche est remplie : qu'a-t-il besoin de se livrer
à de nouveaux travaux ? Par son âge seul , et par les souvenirs
qu'il rappelle , il est , pour la génération qui s'élève autour
de lui , un objet assez respectable ; et la juste considération
dont il jouit , ne peut désormais avoir de base plus solide que
302 MERCURE DE FRANCE ,
sa prudence et la sagesse avec laquelle il évitera de la compromettre.
Qu'il laisse donc , qu'il laisse les jeunes gens disputer
entr'eux de courage et d'activité ; qu'il applaudisse aux
efforts qu'ils font pour mériter un jour , comme lui, les palmes
et les honneurs de la littérature : ces combats conviennent
à leur âge ; et ces prétentions , lors même qu'elles sont peu
fondées , ont du moins pour excuse leur ardeur naturelle et
leur peu d'expérience. Pour lui , que , semblable au nautonnier
échappé du naufrage , il suspende à la voûte du temple des
lettres les armes qui firent sa gloire , et qu'il ne songe plus
désormais qu'à éviter les dangers .
Voilà ce qu'on a dû se dire , lorsqu'on a su qu'à près de
80 ans M. Anquetil pensoità composer uneHistoire de France .
Certes , c'étoit déjà bien assez qu'il eût voulu faire à cet âge
une Histoire Universelle ; et l'audace de cette entreprise , qu'il
croyoit avoir conduite à sa fin , avoit été suffisamment remarquée
pour qu'il dût désormais se montrer plus réservé. Il
semble qu'en effet l'auteur de l'Esprit de la Ligue , de
Louis XIV , sa Cour et le Régent , et de quelques autres
petits ouvrages qu'on avoit lus avec plaisir , n'avoit aucun
motif d'être mécontent de la réputation qu'ils lui avoient
faite , et que loin de la compromettre par des essais qui , à
tout âge peut-être , auroient passé ses forces , toute son ambition
devoit se borner à la conserver avec soin. Mais se
connoît-on jamais bien soi-même ? Les vieillards sont-ils plus
exempts que les jeunes gens des illusions de l'amour propre ?
Et les auteurs ne sont-ils pas , de tous les hommes , ceux qui
y sont le plus exposés ? On se flatte toujours d'obtenir encore
un succès : ceux que l'on a obtenus semblent eux-mêmes un
juste motifd'en espérer de nouveaux. Le talent , se dit-on ,
est comme les arbres : il s'accroît , il se fortifie de tout ce qu'il
enfante ; et à mesure qu'il enrichit le public de ses productions
, il se met en état d'en donner chaque année de plus
belles et de plus abondantes. Voilà ce qu'on se dit , et on
n'ajoute pas qu'il y a des arbres qui , par leur nature , sont
destinés à rester petits , et qu'on les frapperoit de stérilité si on
aspiroit à les élever ; on n'ajoute pas que les chênes eux-mêmes
vieillissent , et qu'il vient un temps où il faut empêcher les
plus grands arbres de produire , si on veut que , par leur
ombrage , ils soient encore long-temps Thonneur du verger.
On ne fait pas sur soi-même des réflexions si désagréables .
Oh ! qu'il est triste d'avoir à les faire , en parlant d'un auteur
qu'on ne peut s'empêcher d'estimer ! Qu'il est triste sur-tout
d'avoir à les faire sur son tombeau à peine fermé !
Cette histoire n'est pas bonne , et , dans un article qui de-
0
NOVEMBRE 1806. 303
voit, il y a près de deux mois , être inséré dans cejournal , je
le disois avec toute la franchise dont je fais profession : car je
ne pense pas qu'un auteur , parce qu'il est membre de l'Institut
, ait droit à plus de ménagemens qu'un autre. Au
contraiirree , c'est parce qu'il est assis parmi les maîtres qu'il
doit être jugé avec plus de rigueur : en occupant le trône
académique , il a contracté en quelque sorte l'engagement
de devenir un modèle de correction et de goût; sur-tout il a
contracté celui de donner aux élèves l'exemple et la leçon du
travail.<< Si vous êtes , lui dirois -je , un de nos maîtres , conservez
donc , avant tout , la tradition des vôtres ; observez
leurs lois ; n'oubliez jamais leurs conseils. Avant donc que
d'entreprendre un ouvrage , consultez long-temps votre esprit
et vosforces ; ensuite vingtfois sur le métier remettez votre
ouvrage ; polissez-le sans cesse et le repolissez. Si vous
venez vous vanter à moi d'avoir fait une grande histoire en
deux ans , et de l'avoir faite avec toute l'ardeur d'un homme
pressé de finir ( 1 ) , que voulez-vous que je vous réponde , si
ce n'est que le temps nefait rien à l'affaire , et que lorsqu'il
s'agit d'une histoire , l'essentiel n'est pas de la finir , mais de
la bien faire. » Lors donc qu'il arrive à un membre de l'Institut
de faire un mauvais ouvrage , ou de travailler comme
un écolier qui se hâte d'achever son thême , nous devons le
dire , et le dire plus haut encore , parce que c'est un membre
de l'Institut. Eh sur qui donc , bon Dieu ! exercerions-nous
nos censures ? Sur les jeunes gens ? Sur les auteurs sans nom
et dont l'exemple ne sauroit être dangereux ? Sur cette foule
de brochures qui s'écoulent continuellement de toutes les
imprimeries, sans qu'on s'en apperçoive, et sans qu'on s'informe
de ce qu'elles deviennent? Certes ce seroit bien mal connoître
les fonctions du critique , que de le réduire ainsi à ramasser
les écumes de la littérature pour en infecter le public. Pour
moi , je pense que son devoir est sur-tout de faire remarquer
ce qu'il y a d'imparfait dans un bou livre, de signaler au
public les mauvais exemples qui ont été donnés par les bons
auteurs ; et qu'enfin , il n'est jamais plus utile que lorsqu'il est
réduit à prouver que ce qu'il y a de plus respectable dans un
ouvrage qui fait du bruit , c'est le nom de celui qui l'a fait.
Mais M. Anquetil mourut au moment où je venois de
juger son ouvrage , et , pour mieux dire , où je venois de
recueillir le jugement que le public en a porté ; et je crus
devoir respecter par mon silence la douleur encore récente de
sa famille et de ses amis. Il est mort cependant , et , affranchi
(1) Ces expressions sont tirées de la préface de M. Anquetil. :
304 MERCURE DE FRANCE ,
àson égard de ces formules de politesse qui ne sont dues
qu'aux vivans , il ne m'est plus permis de faire entendre , en
parlant de lui , que le langage austère de la vérité. Je demande
seulement qu'il me soit permis de la dire aussi rapidement
qu'il me sera possible , et de m'en décharger comme d'un
fardeau qui pèse àma franchise.
Si j'en juge d'après quelques expressions qui sont échappées
à M. Anquetil dans sa préface , il a voulu refaire l'histoire de
MM. Velly , Villaret et Garnier. On en veut beaucoup à cette
histoire : sans la présenter jamais comme un ouvrage absolument
méprisable , on affecte d'en parler avec un dédain dont
elle ne me paroît point digne. Comme je pense que le meilleur
moyen de bien juger d'un livre , c'est de le comparer à ceux
qui l'ont précédé , j'ai rapproché plusieurs morceaux de
M. Anquetil de ceux qui leur correspondent dans cette histoire
, qu'on affecte d'appeler si volumineuse , et je me suis
convaincu que , dans sa longueur même , celle-ci est ordinairement
plus précise que toute autre. Je crois , enfin , qu'elle
est un des meilleurs ouvrages , et peut- être le meilleur en son
genre de tous ceux qui ont paru dans ce siècle , où il en a tant
paru de trop volumineux ; et j'espère qu'on me permettra
de donner ici quelques-unes des raisons sur lesquelles je
m'appuie pour en juger ainsi. Quels sont donc les reproches
qu'on lui fait ?
On l'accuse d'abord de n'être que l'histoire des rois. Ce
reproche est nouveau : on ne l'a jamais fait dans les temps
anciens aux historiens de la Perse ; et je crois que , depuis
Thésée jusqu'à Codrus , l'histoire d'Athènes elle-même n'étoit
etn'est encore pas autre chose. Elle n'est pas l'histoire des
peuples ! Comme si l'histoire d'une monarchie ne devoit pas
ètreavant tout celle de ses monarques ! Qu'on fasse donc lemême
reproche à Voltaire , qui non-seulement a écrit demême son
Histoire Générale , mais qui de plus a établi en principe qu'on
devoit l'écrire ainsi : « Les principaux personnages , disoit-il ,
>> en parlant de son Essai sur les Mcoeurs et l'Esprit des
Nations , sont sur le devant de la toile : la foule est dans
>> l'enfoncement. Malheur aux détails : la postérité les né-
>> glige tous ; c'est une vermine qui tue les grands ouvrages. >>>
L'histoire de Velly n'est pas l'histoire des peuples ! Non, elle
ne l'est pas : je conviens que Velly et ses successeurs ont été
assez heureux pour n'avoir presque jamais à faire que celle des
rois. Malheur aux temps dont l'histoire est celle des peuples ;
malheur aux historiens qui ont à l'écrire ! Quand lafoule est
sur le devant, il faut s'attendre à trouver , pour conclusiondu
tableau , que l'Etat fut dévoré par la vermine.
Mais
NOVEMBRE 1806. 3
DE
LA
SEI
Mais les temps où l'on porte sur des ouvrages,d'ailleurs
assez estimables , de pareils jugemens , ne seroient-ils pas les
avant-coureurs des temps que nous avons vus ? Cette fureur
de mettre le peuple sur le devant, n'annonçoit-elle pas la
révolution qui s'étoit déjà faite dans tous les principeset toutes
les idées ? Allons plus loin : le véritable tort de Velly ne seroitil
pas de ne s'être pas laissé entraîner au torrent de colt cette révolution
? Son style est sage, on en convient ; mais ses pensées
et ses récits le sont tout autant , et on ne le dit pas. Il n'est
pas frondeur ; il ne parle de nosinstitutions qu'avec le respect
convenable : voilà son tort. Si son histoire eût été , comme
celle de l'abbé Millot , uniquement celle des démêlés de nos
rois avec les souverains pontifes , on n'eût pas seulement
remarqué qu'elle n'étoit pas celle des peuples , mais on eût
fait observer qu'elle étoit pleine de philosophie ; et ce mot
eût suffi à son éloge. Les temps sont changés : on ne lit plus
l'histoire trop succincte de Millet , et l'histoire volumineuse
de Velly trouve encore beaucoup de lecteurs. On ne pense
plus qu'un auteur soit obligé , pour plaire à un parti , de
sacrifier à la vermine de certains détails le corps entier de
son ouvrage ; et un écrivain qui rempliroit maintenant une
histoire de France avec les seuls récits de nos querelles religieuses
, paroîtroit aussi ridicule que si , pour faire l'histoire
d'Athènes , il faisoit celle des démélés de la famille desEumolpides
avec celle des Eléobutades .
On reproche encore à cette histoire den'être pas celle de la
législation , du commerce et des arts , c'est-à-dire , de n'être pas
tout ce qu'elle nedoit pas être : car enfin , une bonnehistoire ne
doit être qu'un dépôt général de faits , d'après lequel on fera, si
onveut,une foule d'autres ouvrages.Ainsi,d'après Velly, Mézerai,
Daniel, on fera le tableau des progrès de nos sciences,de nos
lumières,de l'industrie; et tous ces tableaux seront des ouvrages
à part ; et ils ne seront bons qu'autant qu'ils seront en effet des
ouvrages à part. C'est aussi avoir un peu trop le goût de son
siècle , que de vouloir qu'on parle de tout , et longuementde
tout dans un même livre. Les estimables coopérateurs de
notre grande histoire ont noté l'établissement de chacune de
nos lois; ils ont fixé l'époque de nos principales découvertes.
Que devoient-ils faire de plus ? Falloit-il que leur histoire
fût une autre Encyclopédie ? Ils n'ont pas même oublié le
commerce; ce commerce si important, si nécessaire ; ce commerce
devenu la base des Etats ,quand la morale et la religion
ne l'ont plus été. Oui , ils ont dit du commerce tout ce qu'ils
devoient en dire. Mais quoi ! et c'est ici un de leurs torts
dontje dois convenir, ils n'ont pas donné , comme les histo-
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
riens anglais , la table des divers prix d'un boeuf et d'un mouton
, en chaque siècle et en chaque année.
Enfin, on les accuse d'avoir fait une histoire trop longue ;
et je réponds que ce n'est pas leur faute si la monarchie dont
ils racontoient les commencemens et les progrès avoit duré
quatorze siècles. Je leur reprocherai bien plutôt, je reprocherai
aussi à M. Anquetil d'en avoir fait certaines parties
beaucoup trop courtes. Par exemple , comment des historiens
instruits ont- ils pu se flatter de renfermer en un demi-volume
l'histoire suffisamment détaillée de quatre siècles et de trente
rois ? C'est pourtant là tout l'espace que Velly et M. Anquetil
ont donné au tableau de la première race. Mais il ya , dit- on ,
trop d'obscurité dans nos origines..... C'est pour cela qu'il falloit
employer plus de temps à les éclaircir. Nos anciens auteurs sont
infideles , et ne sont pas toujours d'accord ..... Il falloit donc se
donner l'espace nécessaire pour raconter leurs diverses opinions
, et les discuter. Mais les faits d'alors ne nous intéressent
presque plus.... Cela est-il bien vrai ? Eh ! que cherche-t-on
dans une histoire, si ce n'est le récit des faits anciens ? Pour
les événemens modernes , nous avons les Mémoires du temps
et une foule d'ouvrages qui sont tous à notre portée , et
que nous pouvons consulter. Ce que nous demandons à
des auteurs tels que Velly, Mézeray, ou même M. Anquetil ,
c'est de nous éviter la peine d'aller feuilleter les vieux livres.
Un homme qui passoit pour avoir l'esprit juste et pour
être un bon écrivain , et qui ne fut jamais qu'un grand géomètre
et un bon calculateur, a fait , dans le dernier siècle , un
petit ouvrage pour prouver qu'il faut étudier l'histoire à
rebours. Nos historiens vont plus loin, ils l'écrivent à rebours :
ils racontent longuement tous les événemens modernes , dont
nous pourrions être instruits sans tant de secours ; ils ne disent
presque rien de l'histoire des anciens temps , qui est à-peu-près
la seule que nous voulions apprendre d'eux. La vérité , disentils
, est trop difficile à trouver dans les vieilles chroniques et
les anciens monumens. Je le crois bien ; et c'est pour cela que
nous faisons grand cas de ceux qui l'y cherchent , et qui l'y
trouvent; mais , pour ces écrivains bavards qui ne font que
ressasser dans un nouveau livre ce qu'on a dit mille fois avant
eux, tout ce que nous pouvons faire , c'est de les plaindre
d'avoir si mal employé leurs journées.
Il seroit temps , peut- être , d'examiner si les descendans de
Clovis n'ont pas joué un assez grand rôle dans le monde ,
pour être dignes d'occuper une plus grande place dans notre
histoire , et si tous ces rois qu'on a nominés fainéans méritèrent
en effet l'ignominie de ce titre. Ce qui est sûr, c'est
\
1
NOVEMBRE 1806. 307
que la France entière étoit couverte des monumens de leur
grandeur et de leur munificence : il paroît que presque tous
emportèrent au tombeau l'estime et l'affection des peuples ;
et, ce qui est sûr encore , c'est que plusieurs d'entr'eux laissèrentdans
le souvenir, même des dernières classes de la nation ,
des impressions assez fortes pour que dix siècles entiers écoulés
depuis eux , n'aient pu les effacer. Bon Dagobert , votre nom est
encore dans toutes les bouches; le vulgaire vous célèbre dans
ses chansons , et les historiens nous parlent à peine de vos
enfans. Cependant les monumens de leurs règnes existoient
encore il n'y a pas vingt ans. La France entière parloit ;
l'histoire seule est muette. Murs augustes qu'on relève aujourd'hui
, temple de Saint-Denis , c'est vous que j'atteste : par
quelles mains fûtes-vous construits ? Quels furent les temps
qui vous virent naître ? Ils sont obscurs maintenant ; on
n'en parle qu'à peine. Eh bien ! relevez-vous , portez à la
postérité la plus reculée le témoignage des grandes choses
dont nous avons été les témoins , et , jusque dans cet éloignement
où les plus grandes choses s'oublient , dites-lui que
nos temps aussi furent féconds en prodiges.
Avec quelle légéreté M. Anquetil a traité cette partie de
notre histoire ! Non-seulement elle est trop courte , mais elle
est mal racontée : des faits importans y sont omis ; les noms
mêmes de nos anciens rois ne s'y trouvent pas tous , ou ilsy
sont mis de telle manière qu'on ne peut plus les reconnoître.
J'ai promis d'être court sur les censures , et de ne m'appesantir
sur aucune: qu'il me suffise donc de faire observer
qu'en faisant tant bien que mal l'histoire de Chilpéric I , fils
de Clotaire I , il l'appelle partout Chilpéric II ; ce qui ne
l'empêche pas de faire ensuite l'histoire du véritable Chilpéric
II , sans avoir l'air de se souvenir que c'est pour la
seconde fois que ce nom paroît dans son ouvrage. On trouve
dans l'histoire de Velly une erreur pareille. Dans celle-ci ,
Chilpéric II est appelé Chilpéric III : ainsi , dans l'une il n'y
a point de Chilpéric I , et dans l'autre il n'y a point de Chilpéric
II. On diroit que cette partie de nos annales n'étoit pas
digne de l'attention de nos historiens.
Mais , du moins , cette erreur est à-peu-près la seule que
l'on trouve dans tout l'ouvrage de Velly; et combien d'autres
je pourrois relever dans celui de M. Anquetil ! Il semble que
celui-ci se soit plu à ramasser dans les vieilles chroniques ce
qu'elles contiennent de plus romanesque et de plus invraisemblable
, pour en charger toutes ses pages. Partout ce sont des
contes , des anecdotes ; il écrit , dit-il , de mémoire : on le voit
bien; mais ce n'est pas ainsi qu'on écrit un bon livre. Ce
V2
308 MERCURE DE FRANCE ;
qu'il y a de plus curieux dans les auteurs, n'est pas nécessairement
ce qu'il y a de plus instructif; et ce qu'on retient le
mieux, n'est pas toujours ce qu'il auroit fallu retenir. Quand on
voudra louer M. Anquetil , on dira qu'il a recueilli toutes les
fleurs de l'histoire ; mais , quand on voudra dire la vérité , il
faudra ajouter qu'il en a laissé tous les fruits.Quelle instruction ,
eneffet , peut-on retirer d' un ouvrage composé dans un pareil
esprit ? Et s'il est vrai que M. Anquetil l'ait fait , comme
il le dit dans sa préface , pour que les jeunes gens
l'ouvrent et s'instruisent, et que les vieillards le feuillètent et
se souviennent , je demande quelle opinion il faudroit se formerd'unjeune
homme qui n'auroit que cette instruction , et
d'un vieillard qui n'auroit que ces souvenirs ?
M
Jene citerai qu'un exemple tiré de cette première partie;
et je choisis l'histoire du mariage de Clotilde avec Človis :
« Će caractère sanguinaire ( de Clovis ) auroit pu , dit M. An-
>> quetil, être modéré par les tendres insinuations d'une femme
>>douce et sensible; mais il ne paroît pas que Clotilde , qu'il
» épousa , ait été douée de ce caractère. Elle étoit fille de
>> Chilpéric , roi d'une partie de la Bourgogne. Gondebaud
>> son frère (sans doute de Chilpéric ) , qui possédoit l'autre ,
>> le fit assassiner pour réunir le royaume entier sous son
>> sceptre. La nièce garda un vif ressentiment de cette bar-
>>barie. Il ne put être étouffé par la condescendance qu'eut
>>son oncle de l'accorder à Clovis , quoiqu'en agréant ce
>> mariage , il dût craindre et l'ambition du prince et le carac-
>> tère vindicatifde sa nièce. Ces considérations , qui lui furent
>> présentées par son ministre , le déterminèrent à dépêcher
>> des gens pour ramener la princesse , à laquelle il avoit
>> permis de partir. Heureusement elle s'étoit déjà mise en
>> sûreté dans les Etats de son futur époux. De là , elle ordonna
>> qu'on mît le feu aux villages de la frontière de Bourgogne
>> les plus prochains , envoyant , pour ainsi dire , les tour-
>> billons de flammes qui s'élévoient de ces incendies , comme
>> des messagers de la vengeance qu'elle méditoit. >>>
C'est ainsi en effet que Mézerai , sur la foi de quelques
vieilles chroniques , a raconté l'histoire du mariage de Clotilde
avec Clovis ; et M. Anquetil qui toujours copie ou
Mézerai , ou Velly , ou quelqu'un de ses propres ouvrages ,
n'a pas manqué de s'emparer de cette anecdote. Elle est
curieuse , il faut l'avouer : cette histoire des gens dépéchés
pour ramener Clotilde , a un faux air de celle de Pénélope et
des efforts que fit son père pour la retenir auprès de lui. Il est
possible encore que Mézerai ait trouvé piquant de donner
àune Sainte, àcelle qui la première arbora en France l'étenNOVEMBRE
1806. 309
dard de la croix, un caractère vindicatif, et de lui faire par
pure vengeance incendier les villages de son propre pays. Le
fait peut être vrai : les Saints ne sont pas saints en tout;
ils ont , comme nous , leurs passions et leurs foiblesses , et leur
Sainteté consiste à en triompher plus souvent que nous. Mais
enfin le fait n'est pas constant; et Velly le raconte d'une manière
très-différente :
১)
<<Gondebaud , dit- il , roi des Bourguignons, avoit une nièce
>> d'une rare beauté. La réputation de ses charmes , de son
>> esprit et de sa vertu , toucha le coeur de Clovis. Il la fit
>> demander par ses ambassadeurs. La cour de Bourgogne
>> n'osa la refuser ; elle craignoit d'irriter un jeune conquérant
>> que la victoire suivoit partout. La princesse Clotilde fut
donc épousée , au nom du roi , par Aurélien , illustre Gau-
>> lois, qui lui donna , selon la coutume, un sou et undenier....
>> Tout étant prêt pour le départ de la nouvelle reine , elle
>> se mit en chemin, montée sur une espèce de chariot qu'on
>> appeloit une basterne. C'étoit la voiture la plus décente
>> et la moins rude de ce temps-là. Elle étoit tirée par des
>> boeufs , dont la marche, plus lente que celle du cheval , est
>> aussi beaucoup plus douce. Le mariage fut célébré à Sois-
› sons , aux acclamations des Gaulois et des Français. Le ciel
>>>bénit cette heureuse union. >>>
Je ne cherche pas , je n'ai pas le temps de chercher ici qui
a raison de Velly ou de M. Anquetil. Il me semble que le
récit du premier est plus vraisemblable , et cela suffiroit pour
me déterminer en sa faveur ; mais je demande à tous les gens
de goût quel est celui de ces deux récits qui est le mieux
écrit , qui fait le mieux connoître les moeurs du temps , qui
atout à-la-fois le plus de grace et le plus de précision ? Je
ne crois pas qu'ils y mettent le moindre doute: ils me répondront
tous que c'est celui de Velly. Cependant M. Anquetil
avoit fait de très-bonnes études , et son style ne manque
jamais de vivacité , et même d'un certain agrément. Quelle
est donc la cause de cette différence que l'on remarque soit
entreces manières de voir le même fait , soit entre ces manières
de le raconter ? Ne seroit-ce pas que la vérité n'avoit pas jeté
d'assez profondes racines dans le coeur de M. Anquetil? Je ne
sais comment développer ma pensée , sans quelle soit trop
offensante pour sa mémoire. Il étoit bon et sage sans doute,
puisqu'il étoit très - éclairé ; mais il a l'air d'avoir ignoré
que Clotilde est une sainte; mais , lorsqu'il parle de la religion,
il en parle tout à-la-fois avec un respect et une indifférence
qui m'épouvante ; mais enfin, son goût ne me paroît
pas avoir été suffisamment épuré au feu des grands principes
et des vérités éternelles. 3
310 MERCURE DE FRANCE ,
M. Anquetil est très-loin d'être un écrivain irréligieux.
J'ignore , je le répète , quels étoient ses principes : ce qu'il
faut dire à sa louange , c'est qu'il respecte les véritables , et
qu'il endémontre partout la nécessité. Il dit quelque part , en
parlant des Albigeois : « On sait trop combien l'irréligion
>> peut enfanter de désordres parmi le peuple ; quel boule-
>> versement de tous les principes , même civils ; quelle cor-
> ruption dans les moeurs l'affranchissement de toute crainte
» pour l'avenir introduit chez des hommes grossiers , et
>> combien elle les rend propres à lever l'étendard de l'insu-
>>> bordination et à violer toutes les lois. » Ah ! sans doute , on
ne le sait que trop , et M. Anquetil ne l'avoit que trop vu
par ses propres yeux. Je ne doute même pas que , si son sujet
l'y eût porté , il ne nous eût fait remarquer que l'irréligion
n'influe pas moins sur les gens instruits que sur lesgens grossiers
; que si , dans les seconds, elle déprave le coeur, dans les
premiers elle affoiblit au moins le goût; et qu'enfin , s'il y a
une vérité bien démontrée par l'histoire , c'est qu'il y a une
connexion nécessaire entre la décadence des lettres et la décadence
des principes religieux.
Mais M. Anquetil, dont l'eprit étoit trop sage pour ne pas
voir le mal où il étoit, n'avoit peut-être pas un talent assez
robuste pour y résister pleinement et en triompher. Ce qu'il
y a de sûr , c'est que ses expressions ne sont pas aussi étrangères
à son siècle que ses opinions. On a vu, par exemple,
comment il parle de la pieuse Clotilde : on ne sera donc pas
étonné que Saint Louis soit nommé dans son ouvrage Louis ,
que nous appellons leSaint. Al'entendre, on diroit que cette
dénomination ne renferme aucun sens déterminé , et que nous
disons Louis le Saint, comme on dit Louis le Hutin ou Jean
Sans- Terre.
Cette dernière étourderie (car je ne puis l'appeler autrement,
quoiqu'il s'agisse d'un vieillard d'ailleurs très-respectable
) peut avoir une autre cause, qu'il importe de faire
connoître. M. Anquetil a vécu , et sur-tout il a beaucoup écrit
dans un temps où l'on avoit perdu tout sentiment des convenances.
Il étoit beau alors , et j'oserois presque dire , il étoit
noble de parler d'un roi , ou d'un homme fameux, comme on
parleroit d'un homme vulgaire. Il a pris le ton du moment: il
I'a suivi comme on suit une mode; c'est-à-dire , sans y attacher
peut- être beaucoup d'importance ; ; mais enfin , il l'a suivie , et
les modes ne vont bien ni aux auteurs , ni aux vieillards. Ses
opinions, je le répète encore, n'étoientpeut-être pasde ce temps,
mais toujours ses expressions en ont pris la teinte, etvoilà pourquoi
son style n'a jamais aucune noblesse: car ce qui étoitbeau
NOVEMBRE 1806 . 311
alors , est précisément ce qui est devenu et ce qui sera toujours
inconvenant et ignoble.Ainsi, lorsqu'il parle d'un de nos rois,
c'est toujours par son surnom qu'il l'appelle; et s'il parle d'un
étranger, il ne sait le caractériser que par le nom de sa nation.
Des exemples me feront mieux comprendre : M. Anquetil dit
que le Sans- Terre n'osa s'exposer à la rigueur du tribunal,
etc. (il s'agit de Jean Sans-Terre), et que sous le Hardi se tint
àMontpellier une assemblée solennelle , etc. (Cela veut dire
sous Philippe-le-Hardi. ) , et que Jeanne , fille de Hutin ,
resta en bas âge sous ses deux oncles , etc. ( Il faut savoir
que c'est Jeanne, fille de Louis-le-Hutin ). Il raconte ailleurs
qu'un roi de France étoit en froid avec l'Allemand, et cet
Allemand étoit l'empereur Othon. Louis XVI , selon lui ,
retira sa confiance au Genevois , et pour le coup on devine
que c'est M. Necker. Mais que d'inconvenances il a fallu dévorer
avant d'arriver là ! Ne soyens donc plus étonnés de Louis
que nous appelons le Saint ; soyons-le plutôt de ce qu'il n'a
pas dit que le soudan d'Egypte battit le Saint. Du reste , il ne
craintpas d'employer l'expression vulgaire, et de donner quelquefois
comme un autre à Louis IX le nom de Saint-Louis..
Il fait même plus que tout autre: car , dans le titre de son
chapitre sur ce monarque, et dans le haut de toutes ses pages ,
il l'appelle Saint-Louis-Neuf.
Je ne finirois pas si je voulois relever toutes les inconvenances
politiques , morales , ou tout simplement sociales dont
cette histoire est surchargée. On y lit que l'amiral Chabot
étoit un bon marin; c'est comme si on disoit que M. de
Turenne étoit un bon soldat. Ailleurs on trouve qu'une chose
inquiétoit Henri IV, et que cette chose fait voir que , dans
les actions ordinaires de la vie, souvent les maîtres de la
terre sont réduits aux voeux comme les autres hommes. Or ,
quelle étoit cette chose ? C'étoit la crainte de rencontrer
unefemme laide et mauvaise. Voilà, il faut en convenir , une
singulière chose , et à propos de cette chose , une plus singulière
réflexion de l'historien. Mais est-ce qu'on remarque
aujourd'hui ces sortes d'inconvenances dans un ouvrage ?
Depuis que , grace aux romans et à la multitude des livres
dont nous avons été inondés, on ne lit plus que pour se désennuyer,
tout livre est bon quand il amuse. Or, cette histoire
est fort amusante. C'est une observation que je ne devois pas
oublier de faire , puisque je me suis chargé de recueillir aujourd'hui
les jugemens du public : il est certain que j'ai
entendu des personnes qui croyoient en faire un très -grand
éloge, en disant qu'elle les avoit beaucoup amusées. Qu'on
s'en amuse donc; mais cela ne doit pas m'empêcher de dive
312 MERCURE DE FRANCE ,
1
qu'elle n'instruit point , et que, si elle apprend quelque
chose , ce n'est assurément ni l'histoire, ni le français.
Je renonce à prouver , par un plus grand nombre de citations
, que M. Anquetil n'a refait l'Histoire de France qu'en
copiant les autres histoires. Mais il n'est peut-être pas inutile
de faire observer à ceux qui seroient frappés par quelquesunes
des réflexions qu'on y rencontre , que ces réflexions ,
lorsqu'elles sont gaies , sont toujours de M. Anquetil , et
que lorsqu'elles sont sages , elles sont ordinairement d'un autre
historien. Ainsi il dit, en commençant l'histoire de Philippe de
Valois, que les grands Empires s'établissent par un sage conscil
, qu'ils s'élèvent par le bonheur, et qu'enfin ils se ruinent
parle défaut de l'un et de l'autre. Mais cette réflexion est de
Mézerai. Il observe , en parlant du procès qui fut fait par
Philippe-le-Hardi à la reine Marie, son épouse , que c'està
la cour, où on se pique d'être au-dessus du préjugé vulgaire ,
que se trouve le plus de crédulité sur ce qu'on appelle astrologie,
divination , necromancie; et que cette crédulité vient
de l'importance que les grands attachent à leur existence ; mais
cetteobservation est de Velly. De tout ce que j'ai cité jusqu'à
présent , il n'y a que la chose qui inquiétoit Henri IV , que
je n'ai pu rencontrer ailleurs que dans M. Anquetil.
2
1
2
Releverai-je maintenant les erreurs sans nombre qui four.
millent dans toutes ses pages ? Dirai-je qu'il place Bouvines
la fameuse plaine de Bouvines , sur une des rives de laMeuse,
non éloignée de la ville de Lille ( 1 ), laquelle ville est très-loin
de la Meuse ? Ajouterai-je que , dans plusieurs exemplaires
de cet ouvrage que j'ai rencontrés , au lieu de Robert comte
d'Artois , frère de Saint-Louis, on trouve je ne sais quel comte
de Vermandois, qui n'a jamais existé ? Mais comment se fait-il
que cette faute ne soit pas dans l'exemplaire que j'ai sous les
yeux ? Ce qui est sûr , c'est que cet ouvrage en est encore à la
première édition. C'est un fait dont il faut demander l'explication
aux libraires; je le fais remarquer , afin que
les lecteurs
aient du moins un moyen de distinguer les exemplaires
qui ont été un peu corrigés, de ceux qui ne l'ont pas été du
tout?
Il me reste à prouver une dernière assertion : cet ouvrage
n'apprend pas mieux le français que l'histoire . M. Anquetil
dit, en parlant de Clovis , que la vie de ce prince fut toute
de combats , peu de revers, beaucoup de triomphes. Ainsi
(1 ) Il y a deux villages de Bouvinės. Celui qui est célèbre par la victoire
qu'y remporta Philippe-Auguste sur l'empereur Othon , est près de
la Deule , à deux lieues de Lille.
NOVEMBRE 1806. 313
voilà une vie qui fut peu de revers et qui fut beaucoup de
triomphes. Il dit que Louis VIII avoit trente-six ans quand il
monta sur le trône , et de Blanche son épouse des enfans dont
l'ainé atteignoit déjà l'adolescence. Est-ce qu'on ades enfans de
la même manière qu'on a des années ? J'aimerois autant dire
qu'unhomme passa une rivière et du fil dans une aiguille. II,
prétend que l'ordre de Frères-précheurs , et celui de Franciscains
qui parut quelques temps après, n'étoient pas riches .
Ils faisoient , ajoute-t-il , un singulier contraste avec les
moines de Cluni et de Citeaux qui regorgesient. Et de quoi
regorgeoient-ils ? C'étoit ce qu'il falloit dire : car ici le verbe
regorger ne peut pas se passer d'un régime. Veut-on des
phrases entortillées ? L'avantage de se concilier le clergé,
qui avoit un grand crédit sur le peuple, a fait malignement
conclure , par un raisonnement trop ordinaire , qu'il y cut
dans la conversion de Clovis moins de conviction que de
politique. Veut-on des figures monstrueuses ? Cette nue étincellante
d'éclairs , retentissante de tonnerre , qui menaçoit la
France ( c'est-à-dire la ligue de Cambrai ) , se fondit en
négociations partielles.Un avantage quifait conclure par un
raisonnement ! une nue qui sefond en négociations ! On est
étonné de rencontrer des phrases pareilles dans l'ouvrage d'un
homme qui a passé toute sa vie à écrire. Jeunes gens , jeunes
gens , qui avez la manie ou le talent d'écrire , je ne vous
répéterai pas qu'avant d'entreprendre un ouvrage vous devez
consulter long-temps votre esprit et vos forces. L'expérience
seule pourra vous éclairer là-dessus : c'est par vos chutes ou
par vos succès que vous apprendrez de quoi vous êtes capables.
Mais je vous dirai : Vingt fois sur le métier remettez votre
ouvrage ; polissez-le sans cesse et le repolissez. Ce n'est pas
seulement avec du talent , de l'esprit et des connoissances ,
que l'on fait de bons livres : c'est avec du temps et du travail.
GUAIRARD.
Elégies de Tibulle ; par M. Mollevaut. Un volume in-8°1
Prix : 3 fr. 75 c . , et 4 fr. 50 c. par la poste. AParis , chez
Debray, libraire , rue Saint- Honoré , vis-à-vis celle du
Coq; et chez le Normant, imprimeur-libraire
DORAT , dans une des longues préfaces de ses petits écrits ,
après avoir fait l'apologie de la poésie érotique , traduit à sa
manière , l'un des morceaux les plus voluptueux de Tibulle ;
puis il s'écrie : « S'il étoit un être qu'offensât un aussi doux
314 MERCURE DE FRANCE ,
>> tableau , je le plaindrois d'avoir de tels scrupules, et je ne
>>>me fierois pas à ses principes. » Voilà un véritable anathème,
et qui devroit du moins étonner , si cette formule ne se trouvoit
pas souvent sous la plume des sophistes du dix-huitième
siècle , au moment même où ils avancent quelque paradoxe
dangereux ou ridicule. Pour moi, je respecterois au contraire
depareils principes ; mais je dirois peut-être qu'il est permis
dene pas les adopter dans toute leur rigueur; et, tout en me
méfiant de l'influence que peuvent exercer sur ma manière de
penser les poésies séduisantes de Properce et de Tibulle ,
j'avouerois que je ne les crois pas aussi nuisibles aux moeurs
qu'elles l'ontparu à des écrivains respectables. On sait trop
qu'il y a un âge où la plupart des hommes ne choisit guère
qu'entre des dérèglemens honteux et une passion dangereuse ,
que la morale, il est vrai , peut rarement approuver , mais
quidu moins s'allie naturellement à des sentimens nobles et
généreux , et qui prend sa source dans ure sensibilité vive et
profonde. Les poésies érotiques ont sans doute le dangerde
renforcer un penchant auquel nous ne sommes que trop disposés
à céder; mais du moins elles ne célèbrent que des jouissances
où le coeur prend part , elles s'adressent plus à lui
qu'aux sens ; et si elles lui donnent quelquefois des émotions
trop vives et trop tendres, c'est du moins sans l'égarer et sans
Je pervertir. Ce qu'il faut arracher des mains de la jeunesse ,
cequ'il faut condamner sans réserve , ce sont les écrivains coupables
qui , non contens d'intéresser les passions , ou même
d'enflammer les sens par des images voluptueuses , s'efforcent
encorede corrompre la raison, en justifiant par des sophismes
les égaremens qu'ils retracent, eten réduisant , pour ainsi dire ,
le vice en principes. Voilà à-peu-près tout ce qu'on peutdire
en faveur des poètes érotiques ; et il y a loin de là aux prétentions
de l'écrivain frivole qui se flattoit de contribuer aux
progrès des moeurs en enluminant des froids ornemens du bel
esprit les médiocres vers de Jean Second.
Si la vivacité de la passion , si la vérité des sentimens et la
chaleur de l'expression font tout le prix des poésies amoureuses
, Tibulle est dans ce genre le poète le plus parfait que
l'antiquité nous ait transmis. On sent à la lecture de sesElégies
qu'elles ne lui furent inspirées que par le besoin d'épancherles
sentimens dont son coeur étoit plein, et que tous les vers qu'il
soupiroit lui étoient dictés par l'amour. Voilà ce qu'on ne
sauroit dire de la plupart de ses imitateurs. On s'aperçoit
trop qu'ils ont écrit pour le public autant que pour leur
maitresse, et que tout en feignant de ne point songer à leurs
lecteurs, ils n'ont pas perdu de vue le soin d'intéresser et de
NOVEMBRE 1806 . 315
plaire. C'est afin d'y parvenir qu'ils ont concerté les différens
sujets de leurs Elégies , et qu'ilsles ont assujéties à une espèce
de plan où l'art se fait aisément reconnoître. Ainsi le poète
agréable que ses amis se sont trop hâtés de proclamer le Tibulle
français , a voulu donner à ses poésies cette progression d'intérêt
et cette unité que l'on aime à trouver dans un roman :
il n'a voulu chanter qu'Eléonore. Tibulle aima Délie , Némésis
et Nééra : et il les chanta toutes trois. Il eût été plus
touchant sans doute qu'il n'eût jamais écrit que pour celle
qui eut ses premiers vers , pour celle dont il vouloit encore
presser la main de sa main défaillante ; mais il peignit ses
amours comme il les sentit. Quant à la gloire que devoient
lui procurer ses vers , on n'aperçoit pas qu'il s'en soit fort
inquiété. Il ne voyoit dans ses Elégies qu'un moyen de toucher
et de captiver des beautés qui n'étoient pas toujours
insensibles à des séductions d'une autre espèce. Aussi n'est-ce
pas pour chanter la guerre ou la marche des astres qu'il invoque
les Muses ; et si elles ne peuvent toucher sa maîtresse ,
il est prêt à leur dire adieu ( 1 ).
L'amour paroît donc la grande affaire de sa vie ; mais tous
les sentimens doux et tendres qui caractérisent une ame vraiment
sensible respirent aussi dans ses vers. Il aime la paix des
champs et la douceur de la vie rustique : car c'est aux champs
que le coeur recueille mieux ses douces émotions , et se repose
àloisir dans son bonheur. C'est du coeur qu'il célèbre la gloire
et les exploits de son cher Messala , de son protecteur et son
ami ; et son style s'élève alors à la sublimité de l'ode. Mais
l'éclat d'un nom célèbre et les honneurs réservés aux guerriers
ne lui inspirent aucune envie. Il ne dissimule pas qu'il
redoute le fracas des armes : il ne se vante pas de mépriser la
mort , et ses couleurs deviennent tristes et mélancoliques
toutes les fois qu'il pense aux approches de la vieillesse et à la
briéveté de la vie. Un tel caractère est loin d'être héroïque
sans doute ; mais s'il n'admet pas les vertns d'une ame forte et
élevée , il exclut aussi bien des vices. Il atteste d'ailleurs que le
poète dut vivre heureux et aimé ; et il n'en faut pas davantage
pour qu'il inspire à ses lecteurs beaucoup d'intérêt .
Tibulle a été traduit plusieurs fois en prose, et toujours sans
succès. Il y en a pourtant une version qui est assez connue :
(1) Ite procul , Musæ , si nil prodestis amanti
Non ego vos , ut sint bella canenda , colo .
Non refero solisque vias .
Addominamfaciles aditus per carmina quæro.
Iteprocul, Musæ , si nihil ista valent.
316 MERCURE DE FRANCE ,
elle doit cet avantage , si c'en est un pour un médiocre ouvrage,
au nom de Mirabeau, à qui on l'attribua dans l'origine,
quoiqu'on n'y trouve ni la chaleur ni la passion qui animent
les lettres de cet homme malheureusement célèbre. Aussi futelle
réclamée , il y a quelques années , par un écrivain qu'on
n'eut aucune peine à croire quand il assura qu'il en étoit
P'auteur. Quant aux traductions en vers , il y a peu de jeune
homme amoureux à qui il ne soit échappé des imitations
plus ou moins exactes de quelques Elégies de Tibulle. Mais
jusqu'à M. Mollevaut , aucun versificateur n'avoit osé le traduire
en entier.
C'est une tâche bien pénible que celle de faire goûter en
vers français les grands poètes de l'antiquité !
Sans parler des innombrables difficultés qui résultent de la
différence des idiomes , il en est une à laquelle on ne fait
guère attention , et qu'il est pourtant presque impossible de
vaincre , parce qu'elle tient aux préjugés des lecteurs. Ceux
d'entr'eux qui peuvent faire la réputation d'un traducteur,
sont familiarisés dès leur enfance avec les auteurs classiques ;
ils ont chacun une opinion déjà formée sur les passages les
plus difficiles à rendre ; et quand le traducteur ne saisit pas
précisément la même nuance que ses juges ont vue ou cru
voir dans l'original , eût- il parfaitement réussi , il est rare que
leur amour propre leur permette d'avouer qu'ils s'étoient
trompés , et qu'il ne leur fasse pas condamner ce qu'ils devroient
applaudir. De plus, quand nous lisons les anciens dans
leur propre langue , toutes leurs pensées , celles mêmes qui
ont été cent fois imitées par nos écrivains , conservent à nos
yeux un caractère de nouveauté que leur donne l'idiome
étranger dans lequel elles sont exprimées. Elles perdent nécessairement
cette espèce d'originalité dès qu'elles sont transportées
dans notre langue; et cet inconvénient inévitable , nous
ne manquons presque jamais d'en faire la faute du traducteur.
Toutes ces difficultés s'accroissent encore , s'il s'exerce sur un
excellent écrivain. Car alors c'est peu qu'il fasse de bons vers :
nous voulons encore que ces vers reproduisent exactement et
dans le même ordre toutes les pensées de l'ouvrage original ; et
cen'est pas sans raison que nous somme si exigeans , puisqu'on
ne peut ajouter à un excellent modèle , rien en retrancher ,
rienen déplacer sans lui faire perdre quelque perfection.
Outre ces écueils communs à toutes les traductions , Tibulle
en présente de particuliers au caractère de son style , et à la
nature de ses poésies. Le travail peut imiter ce que le travail
a produit ; mais rien n'est plus difficile à saisir que ces expressions
passionnées où l'art du poète n'est pour rien , et que
NOVEMBRE 1806 . 317
l'inspiration seule a données. Le traducteur enfoncé dans son
cabinet n'a à déplorer ni les infidélités de Délie , ni les rigueurs
de Némésis : il n'a pour s'inpirer que les vers de Tibulle ; et
pour les bienrendre , il faut , pour ainsi dire , qu'il travaille
à se pénétrer de ces sentimens tendres et de cette voluptueuse
mélancolie que la passion faisoit naître naturellement dans
l'ame de ce poète. La poésie érotique vit d'illusions qui ne
conviennent qu'à la jeunesse , et dont il semble qu'elle seule
puisse peindre toute la puissance ; cependant, pour traduire
Tibulle , pour donner une idée de ces expressions hardies et
originales qu'il offre presque à chaque vers , il faudroit une
expérience dans l'art d'écrire , et une étude approfondie des
ressources de notre langue , qu'il semble que l'âge seul puisse
donner.
Ces observations sont autant d'éloges ou d'excuses pour le
jeune littérateur qui , le premier , a entrepris de surmonter de
si grandes difficultés. Elles doivent le consoler si en se plaisant
à rendre hommage au mérite de son ouvrage , on est obligé de
direqu'il ne peut le regarder que comme une esquisse , qui
exige encore beaucoup d'efforts et de persévérance pour devenir
digne du modèle. La troisième Elégie du premier livre ,
insérée ily a environ six semaines dans ce Journal , a pu faire
apprécier à nos lecteurs le talent poétique de M. Mollevaut :
ils ont vu que son style n'est dépourvu ni de facilité , ni
même d'élégance , mais qu'il manque trop souvent de force
et de précision. Une Elégie prise au hasard confirmera cette
éloge et cette critique. Je tombe sur la troisième du second
livre :
Les champs et leurs travaux retiennent Némésis .
Qui ne voudroit la suivre aux bords qu'elle a choisis ?
La riante Vénus l'accompagne au village ,
Où son enfant s'exerce au rustique langage.
Oh ! qui me fera voir ces bords délicieux !
Là , si ma Némésis sur moi jetoit les yeux ,
Avec quelle vigueur ma bêche courageuse
Retourneroit alors la glèbe paresseuse !
Je forcerois mes boeufs à fendre un dur gravier,
Et mon corps sur le soc pèseroit tout entier.
Mon front nu braveroit la chaleur dévorante ,
Et mes bras endurcis la fatigue accablante.
Apollon chez Admète a conduit les troupeaux.
Amour, ses beaux cheveux courbés en longs anneaux ,
Et de ses sucs puissans la vertu secourable ,
Ne le guérirent point de ton mal incurable.
Ce dieu tres a le jonc qui , par un art adrot ,
Au lait emprisonné laisse un passage étroit.
Combien de fois Diane a rougi de son frère ,
Portant un foible agueau délaissé sur la terre !
:
318 MERCURE DE FRANCE ,
Combien de fois un pâtre et ses hoeufs mugissans ,
De sa lyre savante ont troublé les accens !
Souvent les chefs vaincus et la foule tremblante
Le consultoient en vain d'une voix suppliante .
Souvent , sous l'humble chaume et de grossiers habits ,
Latone , én le voyant , cherchoit encor son fils .
Apollon , que devient la voix de tes oracles ,
Le trépied prophétique et fécond enmiracles,
Ta divine prêtresse , et Delphes et Délos ,
Quand l'Amour te retient sous le toit des hameaux?
Age trois fois heureux , où l'Olympe sans honte
Aimoit ouvertement la reine d'Amathonte ,
On vous traite de fable , on rit de vos erreurs .
Eh bien ! moi j'en appelle à tous les tendres coeurs :
Qui ne préférera la fable enchanteresse ,
Et des Dieux amoureux à des Dieux sans foiblesse ?
Mais toi , dure Cérès , qui loin de nos cités
Entraînes Némésis dans tes champs detestés ,
Puisses-tu voir Cybèle , embrassant ma vengeance ,
Ne jamais féconder ton utile semence !
Et toi , tendre Bacchus , père du jus divin ,
Délaisse tes pressoirs , taris tes flots de vin.
Je ne souffrirai point que tes tristes campagnes
Avec impunité ravissent nos compagnes .
Les flots de ton nectar valent- ils un tel prix ?
Non, de son doux parfum ne soyons plus épris !
Nourrisons-nous de glands , buvons une onde pure :
Le gland à nos aïeux servoit de nourriture ,
Et dans leur course errante ils aimèrent toujours .
Eh! que leur importoient de pénibles labours !
Les bois , lesfrais gazons et la rose inclinée ,
Partout offroient un temple ouvert à l'hymenée.
Point de gardiens alors , point de cruels verroux.
Doux usage , reviens , ah ! reviens parmi nous .
{
Menez-moi dans ces lieux où Nèmésis respire :
Orgueilleux d'étre esclave en son heureux empire,
Je briserai la glèbe , et porterai ses fers ,
Sans envier l'éclat des rois de l'univers .
Il y a des détails heureusement rendus dans cette Elégie;
mais il y a aussi bien des fautes. J'en ai souligné plusieurs :
je ne parlerai que de celles qui peuvent donner lieu à quelque
remarque , et qui sont les plus habituelles à M. Mollevaut.
Oh ! qui mefera voir ces bords délicieux , n'est point dans
le latin ; et je n'en ferois pas un crime à l'auteur s'il n'avoit
pas transporté dans ce vers un mouvement qui devoit être
dans le suivant , pour être aussi touchant que dans le latin.
Q ego , cùm dominam aspicerem , etc. Eh bien ! moi j'en
appelle à tous les coeurs sensibles : transition froide et traînante
encore ajoutée par le traducteur. Qui ne preférera la
fable enchanteresse ?Interrogation vague, qui ne rendpoint
1
NOVEMBRE 1806. 319
cui sua cura puella est , « celui qui aime préférera la fable
» à des dieux sans foiblesse. » Les bois , les frais gazons,
la rose inclinée , un temple ouvert à l'hymenée , sont encore
des expressions vagues et parasites , trop au-dessous de l'énergique
précision du latin. Ces deux vers , orgueilleux d'étre
esclave en son heureux empire , et sans envier l'éclat des rois
de l'univers , ne sont pas dans l'original , comme on a pu déjà le
deviner. Tibulle ne cherche pas à paroître poète ; il ne pense
qu'au bonheur d'obéir à sa maîtresse , et il ne se refuse ni à
ses fers ni à ses coups : non ego me vinclis verberibusque
nego.
On peut voir par ces observations , qu'il seroit trop fastidieux
de multiplier , que le défaut principal de M. Mollevaut
est de changer sans nécessité les mouvemens du style ,
et de ne pas représenter assez fidellement l'attitude de son
modèle. Il commet cette faute dès le début :
Fortune , à tes amans , fiers de leur opulence ,
Tu donnes des trésors , un héritage immense ;
Mais les soins dévorans assiégent leur sommeil ,
Et poursuivent encor leur pénible réveil .
Le latin dit simplement ; « qu'un autre entasse des trésors ,
>> qu'il soit possesseur d'un vaste héritage , etc. >> Et ce début
si simple convient parfaitement aux sentimens doux et mélancoliques
qui régnent dans toute la pièce. Je n'examine point
endétail les quatre vers cités ; mais l'interpellation à la For
tune suffiroit pour leur ôter entièrement le caractère de
l'original.
Ces remarques et ces citations peuvent donner aux lecteurs
une idée juste de cette traduction , et faire sentir à M. Mollevaut
lui-même les défauts dont on voudroit la voir exempte.
Je desire biensincèrement qu'elles lui soient de quelqu'utilité,
's'il a'le courage de recommencer un travail dont le succès ,
il faut l'avouer , pourroit être encore douteux, mais qui , tel
qu'il est , annonce dans son auteur une pureté de goût devenue
trop rare chez les jeunes écrivains , beaucoup d'étude et de
pérsévérance , et des dispositions pour la poésie.
C.
320 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoires sur l'Aérologie et l'Electrométric; par M. le
docteur Thouvenel.
TELLE est l'annonce d'un ouvrage qui n'a point encore
paru , mais dont unample prosppeeccttuuss,, composantunebrochure
de trente-six pages , nous donne un extrait détaillé.
Cet ouvrage me paroît avoir pour objet de réduire au
même système , 1°. ce qui concerne la matière de la foudre ,
ou l'électricité ; 2°. l'action qu'acquièrent certains corps par
leur simple juxta-position , ou le galvanisme ; 3°. l'électricité
souterraine , et les divers moyens par lesquels son action parvient
à se manifester.
Cette dernière partie , c'est-a-dire, ce qui concerne l'électricité
souterraine , mérite principalement l'attention. Ceux
sur-tout qui s'occupent de l'étude des volcans , doivent regarder
comme une fortune des recherches qui en développant , comme
il convient , les phénomènes de l'électricité souterraine , ne
peuvent manquer de jeter un grand jour sur le principe de
la volcanisation , ainsi que sur la cause des grandes commotions
de la terre.
On ne peut douter qu'il n'existe une matière électrique
souterraine : les volcans et les tremblemens de terre en sont la
preuve. Cette preuve toutefois a été long-temps méconnue.
La science du monde souterrain a été regardée pendant plusieurs
siècles comme une espèce de mystère auquel on ne
pouvoit être initié que par l'entremise des esprits infernaux.
Il en a été de même de l'électricité; la foudre avoit beau
nous avertir de son existence. C'étoit des monades et de la
divisibilité de la matière qu'une science niaise s'obstinoit à
nous entretenir. On regardoit comme une sorte d'impiété de
s'occuper des météores aériens. On avoit peur d'être frappé de
la foudre , en s'occupant de sa nature.
Ala fin cette ancienne arme des dieux a été saisie par nos
mains, interrogée par nos yeux , soumise comme un simple
corps à nos balances et à nos calculs. Les sciences souterraines ,
cet autre objet d'effroi, ont été recherchées à leur tour. Les
opérations chimiques ont commencé à n'être plus regardées
comme une oeuvre de magie. En même temps que Franklin
découvroit la cause de la foudre , l'abbé Nollet s'approchoit
de la cause des volcans. Un mélange de limaille de fer , de
soufre , et d'eau , enfoui à quelques pieds de terre, développant
une effervescence violente , et des effets voisins
ceux de la volcanisation , on pouvoit tirer de cette grande
expérience beaucoup de lumières , si on avoit voulu; mais,
présentée
de
NOVEMBRE 1806 . 321
présentée commeamusement aux hommes légers , reléguée par
d'autres parmi les effets de la fermentation ordinaire , elle fut
méconnue ou repoussée par tout un peuple de savans , retranché
sur je ne sais quelle base ancienne , fausse ou mal interprétée,
de l'inertie essentielle à la matière, et de son indifférence
au repos ou au mouvement.
Des découvertes encore plus positives , s'ajoutèrent bientôt
à ces découvertes. Sulzer d'abord , et ensuite Cotugno et
Galvani , reconnurent que certains corps renfermoient un
principe d'action , sujet à s'exalter d'une manière sensible ,
quelquefois violente, par leur contact entr'eux , ainsi que par
leur contact avec nous. On eut le galvanisme. Mais de même
qu'on n'avoit point reconnu d'abord entre l'électricité et la
foudre les rapports intimes que le génie de Franklin et ses
expériences ont depuis constatés , on n'aperçut pas davantage
les rapports qui attachent le galvanisme à l'électricité souterraine.
Il est assez remarquable que M. Volta , qui s'est
saisi de cette découverte qu'il a considérablement étendue ,
ne lui ait aperçu d'affinité qu'avec l'électricité aérienne. Si
j'entends bien la pensée de M. Thouvenel , son objet est de
la réclamer comme appartenant plus particulièrement aux
phénomènes de l'électricité souterraine , ou plutôt son objet
est de faire de tous ces phénomènes un seul corps de science.
Je n'ai pas l'honneur de connoître personnellement M. Thouvenel
; je n'ai même aucune connoissance , si ce n'est par
son prospectus , de l'ouvrage qu'il va publier. Je ne puis des
lors juger dans cet ouvrage que ssoon esprit et samarche. Sous
ce rapport , je ne saurois lui donner trop d'éloges. Qu'il me
soit permis de dire que je ne suis pas tout-à-fait étranger à
ces méditations. Laroute que tient aujourd'hui M. Thouvenel ,
je l'avois marquée depuis long-temps comme la véritable. Le
trait suivant d'un ouvrage , publié en 1788 , sera la preuve
que bien avant le galvanisme et les autres découvertes nou
velles , j'avois entrevu cette affinité , proclamée aujourd'hui
entre la matière des volcans et celle de l'électricité.
Après avoir montré que la force volcanique qui produit le
feu , et qui s'accroît par le feu , n'est pourtant pas essentiellement
et primitivement le feu lui-même , j'ajoutois : «C'est
>>par cette raison que les feux des volcans , semblables en
>>quelque manière au feu électrique , ont une manière d'agir
>> tout-à-fait différente du feu ordinaire , et même du plus
>> violent feu de nos fourneaux. Je ne me hasarderai pas à
>> dire si le feu volcanique est plus fort ou plus foible. Je
>> dirai qu'il est autre : je dirai que son mélange avec l'agent
>>primitif de la volcanisation, le fait, en quelque façon ,
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
>>
>> participer de sa nature , en lui faisant opérer des phéno-
>> mènes qui n'ont rien de commun avec ce que l'art produit
>> dans lamain de l'homme. Peut - être , ajoutai-je encore ,
>> que cet agent primitif n'est lui-même qu'une production
semblable à la matière électrique dont l'énergie s'augmente
>> dans le sein de la terre , de la rencontre fortuite de certaines
>> matières antipathiques ; et alors on ne regarderoit le ton-
>> nerre que comme un volcanqui s'allume dans l'air , et les
>> volcans eux - mêmes que comme des tonnerres souter-
>> rains. » ( 1 )
Cette citation m'a paru nécessaire, ne fût-ce que pour
montrer que mon opinion n'est dictée en ce moment , ni par
l'amour de la nouveauté , ni par l'effet d'une prévention
trop favorable. Je déclare d'ailleurs que je suis loin de vouloir
me prévaloir , en aucune manière , de l'antériorité de
me vues. Je n'ignore pas qu'il est des savans , qui du moment
qu'un grand corps de doctrine vient à attirer l'attention
publique , réclament bien vite quelques traits qu'ils auront
jetés çà et là dans leurs ouvrages pour s'en faire un droit de
possession. M. Thouvenel peut me regarder d'avance comme
disposé à lui faire tout hommage. Le véritable auteur
d'une doctrine n'est pas celui qui l'entrevoit , mais celui qui
l'établit. Il y a une très-grande différence entre un système
vaste , composé de recherches pénibles et longuement poursuivies
, et un simple aperçu , tel que celui que je viens
d'esquisser.
Il paroît , d'après l'annonce qui vient d'être publiée , que
l'électricité souterraine va se présenter désormais avec le
même appareil de faits et d'expériences que l'électricité
aérienne et galvanique. M. Thouvenel nous prévient qu'on
ytrouvera les mêmes développemens, les mêmes explosions,
les mêmes détonations , écoulemens rapides
fluide vivement expansif, ainsi que la reproduction de ce
fluide , accompagnée , comme dans l'électricité aérienne et
galvanique, du concours de la décomposition de l'eau , de sa
recomposition , avec sa gazéité , et la transmutation réciproque
des gaz en sels , etdes sels en gaz.
Si M. Thouvenel répond à cette annonce, on doit le regarder
comme le Franklin de l'électricité souterraine. Le galvanisme
aura alors, comme science, son véritable sens. Certes , si
parce que Nicholson , avec sa pile hydro-métallique , a opéré
la décomposition de l'eau et l'oxidation des métaux , ces phé-
(1) Essai sur la théorie des volcans d'Auvergne , chap. 1o.
NOVEMBRE 1806 . 323
nomènes chimiques sont devenus une partie essentielle de
galvanisme, M. Thouvenel, qui les manifeste dans son électromérie
souterraine , peut les regarder à son tour comme faisant
partie du domaine qu'il a su s'approprier. O aveuglement
singulier , nous admirons tous les jours les propriétés
singulières du zinc , du cobalt, de l'argent , arrachés aux entrailles
de la terre , et exposés exhumés sur nos tables savantes ;
et notre esprit n'a pu imaginer qu'ils pourroient avoir les
mêmes propriétés dans leur lieu de gisement et de sépulture !
M. Volta cherche à attirer notre attention vers quelques phénomènes
qui se produisent dans les piles qu'il a dressées , et il
ne peut concevoir que les mêmes substances aient une action
semblable dans les piles que la Providence a pu dresser aussi
dans certaines parties de l'intérieur du globe !
Si tout l'ouvrage de M. Thouvenel reposoit sur cette question
, on ne pourroit douter qu'il n'y eût tout l'avantage.
Mais il est un autre point qui n'a pas sûrement autant d'importance,
et qui probablement attirera encore plus l'attention.
M. Thouvenel ne se contente pas de déterminer par une
suite de faits et de découvertes l'affinité dont je viens de parler,
il pense encore ( je vais citer ses paroles ) , que les métaux et
les mines, au lieu d'être de simples conducteurs d'électricité ,
sont en outre des électrophores ou des électromoteurs réels ,
des excitateurs puissans, ou des conducteurs relatifs de ce
fluide , selon les circonstances. Suivant lui , cette action électrique
minérale ou métallique , se rend sensible par des commotions
et autres affections diverses sur les corps organiques ;
plus sur les uns , dit-il , que sur les autres , et diversement sur
chacun d'eux , selon qu'elle est appliquée sur telle ou telle
de leurs parties ; qu'ainsi il existe une corélation manifeste et
spéciale entre la qualité électromotrice des métaux ou des
mines , et la faculté électrométrique et commossive des corps
organiques de certains individus , et de tels organes sur-tout ;
de manière que ces corps soumis à de semblables épreuves ,
peuvent être réputés les électroscopes les plus délicats,les plus
sûrs.
Tel est le second point de la doctrine de M. Thouvenel.
Je viens de citer ses propres paroles. Je ne dissimulerai rien
à cet égard. La tendance de cette doctrine est de remettre en
crédit une partie des prodiges attribués anciennement à la
baguette divinatoire. On sent combien une annonce semblable
doit faire naître d'oppositions et de débats.
Je n'ai point à m'expliquer sur une théorie dont les faits
mesontpeu connus. Il s'agit seulement d'examiner si elledoit
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
1
être mise en discussion. Qu'on me pardonne de rappeler une
des tristes formules de nos précédentes assemblées. Y a-t-il
lien à délibérer ? C'est la seule question que j'aie ici à traiter.
Il me paroît d'abord qu'on peut se dispenser de rechercher
si les phénomènes de ce qu'on a appelé baguette divinatoire ,
ont ou n'ont pas donné lieu à des illusions , et à des impostures.
Le sort de toutes les sciences à cet égard a été le même.
Ce seroit une mauvaise manière de juger aujourd'hui la
chimie, que de rappeler les prétendues merveilles du grand
oeuvre , et de la transmutation des métaux. Les merveilles de
l'électricité ont donné lieu aussi à des reveries . Il est encore
des pays en France où on exorcise les nuées. On a vu des
prêtres de nos campagnes , saisis comme de transport aux
approches d'une nuée d'orage, se faire retenir par une quantité
d'hommes robustes , à l'effet de se préserver du maléfice de je
ne sais quels habitans des nuées , supposés dispensateurs
de la foudre. Il est possible que l'imposture , profitant de
l'effroi attaché aux mystères du monde souterrain , ait cherché
à les entourer de prestiges. Ce qu'il y a de sûr , c'est que
M. Thouvenel ne présente ici que des faits physiques. Il ne
s'agit plus d'en imposer au public par l'étalage de je ne sait
quelle vertu miraculeuse ou extraordinaire ; c'est un électroscope
d'un nouveau genre qu'il se contente d'annoncer , et
qu'il propose au monde savant.
Cette prétention est moins contraire aux règles de la physique
générale , qu'on ne seroit porté à l'imaginer. Il ne me
paroît pas du tout contre la nature des choses que notre sensibilité
intérieure soit émue par la présence de certains objets.
Une sorte de prescience peut se remarquer à cet égard , même
dans les animaux. Ici, les poissons bondissent sur la plaine
liquide; là , les oiseaux se rassemblent par troupes dans les airs;
ailleurs , les bêtes fauves courent et rugissent dans les bois; les
animaux domestiques eux-mêmes heurlent et se répandent
dans les campagnes. L'homme s'étonne alors , et se demande
ce que signifie cette agitation nouvelle. Un tremblement de
terre , la chute d'une montagne , une tempête , un ouragan ,
quelque grand météore , vont lui apprendre que cette inquiétude
générale étoit le sentiment d'un état nouveau , qui sans
-être encore perceptible aux sens , s'étoit révélé par le contact
intime et secret qui lie les animaux à tous les mouvemens de
la nature.
Ce contact, qui ne se manifeste pas aussi sensiblement dans
l'homme , ne lui est pourtant pas étranger. Il se remarque de
préférence chez le malade. Dans la goutte, dans les rhumatismes,
dans lesmaladies chroniques, nous devenons suscepNOVEMBRE
1806. 325
1
tibles de sentir des variations athmosphériques, qui semblent
ne pas nous atteindre dans l'état de santé ordinaire.
Les phénomènes particuliers s'accordent avec ces principes
généraux. Dans les expériences galvaniques , la chair morte
peut s'émouvoir par un simple contact avec des matières
brutes. C'est ce que témoignent les nombreuses expériences.
faites sur les grenouilles, ainsi qquue sur les cadavres humains.
La chair vivante éprouve , comme on sait , les mêmes commotions.
Les vibrations plus ou moins fortes que nous ressentons
le goût salin qui se développe en certains cas sur les
houpes nerveuses de la langue , sont des preuves irrésistibles
l'action que peuvent avoir sur nous des matières d'une
apparence brute et inanimée.
Les effets de ce genre appartiennent certainement à une
cause réelle. Ils ne peuvent être compris parmi ce qu'on est
convenu de regarder quelquefois comme imaginaire. En
général, je trouve qu'on parle assez légèrement des effets de
P'imagination. Ce n'est sûrement pas parl'effet de l'imagination
qu'un paralytique gît sur un grabat; que l'homme travaillé
du mal de mer gémit et souffre ; et cependant , en présence
d'un grand événement ou d'un grand danger , l'un et l'autre
vont se lever : le cours de leurs maux paroîtra arrêté. Il
seroit assez singulier de contester à un homme tourmenté du
mal de dents la réalité de sa douleur, sous prétexte qu'en présence
du dentiste et de ses instrumens cette douleur a pu se
dissiper.
C'est dans cet esprit qu'il faut savoir apprécier les effets de
Fimagination. Il faut donner à la crainte à cet égard autant
qu'à l'espérance. M. Thouvenel a droit de réclamer qu'on le
juge avec cette mesure. Il ne suffira pas de lui objecter que
les effets éprouvés par le corps humain, en présence de matières
électromotrices , peuvent être un effet de l'imagination.
Il faut aussi s'attendre , en quelques cas , que l'individu qu'on
mettra en expérience pourra se trouver terrifié de cette nouvelle
espèce de congrès , et privé par-là d'une partie de ses
impressions ordinaires..
Je le répète : je n'ai aucune cognoissance de l'ouvrage de
M. Thouvenel , et des faits particuliers sur lesquels il s'appuie.
Mais je crois sincèrement à sa loyanté , ainsi qu'à ses grandes
connoissances. J'ai pour garant à cet égard le témoignage que
lui rendent ses amis , et quelques-uns de ses ouvrages que j'ai
lus avec attention , notamment son traité sur le climat de
l'Italie. Mon seul desir en ce moment est d'appeler un esprit
d'équité et d'impartialité en faveur d'une question sur laquelle
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
planent depuis long-temps de la prévention et de la défaveur.
Question qui présente toutefois une grande importance , et
qui me paroît mériter , de toute manière , une froide et sage
discussion.
MONTLOSIER.
Traité élémentaire d'histoire naturelle , par A. M. Constant-
Duméril , professeur d'anatomie et de physiologie à l'école
spéciale de médecine de París , etc. Ouvrage composé par
ordre du gouvernement , pour servir à l'enseignement dans
les Lycées. Deuxième édition avec 33 planches qui représentent
plus de 500 objets. Imprimé par Crapelet , sur de
beau papier. Deux volumes in-8°. brochés. Prix : 10 fr . , et
13 fr. par la poste. A Paris , chez Déterville , libraire , rue
Hautefeuille , n°. 8 ; et chez le Normant, imprimeurlibraire
.
A
La première édition de ce Traité avoit paru il y deux ans ;
et c'est déjà une grande preuve de son mérite , que la nécessité
d'en donner sitôt une seconde ; mais M. Duméril a jugé
que cet accueil du public , l'obligeoit à de nouveaux efforts :
il a fait à son ouvrage des corrections importantes , et un
grand nombre d'additions , qui l'ont porté à deux volumes.
On sait qu'il a marché dans son livre du simple au composé ,
commençant par les minéraux , passant de-la aux végétaux ,
puis aux animaux les plus simples , et s'élevant enfin jusqu'à
I'homme.
Il a conservé cette marche générale , mais il en a perfectionné
presque tous les détails.
Il a donné plus de vigueur à son exposition des minéraux ,
et s'il ne l'a pas étendue autant qu'il l'avoit projeté , c'est que
lapublication prochaine du Traité élémentaire de minéralogie,
dont M. Brougnéart a été chargé par le gouvernneemmeenntt,, suppléera
bientôt à cette partie de ll''ouvragedeM. Duméril.
La botanique forme la plus grande moitié du premier
volume. L'auteur à fort soigné ce qui concerne la physiologie
végétale , et les usages des diverses familles de végétaux. Ces
parties , trop négligées dans la plupart des élémens de botanique
, contribuera beaucoup à donner de l'intérêt à son
ouvrage.
La zoologie a été rendue plus méthodique , plus complète
par les travaux récens auxquels l'auteur a dû se livrer pour la
Σ
NOVEMBRE 1806. 327
rédaction de son ouvrage, intitulé: ZOOLOGIE ANALYTIQUE ,
qui a paru l'année dernière.
Les cours qu'il fait au Jardin des Plantes pour M. deLacépéde
, lui ont donné l'occasion d'étudier avec le plus grand
detail , et sur les objets mêmes, les deux importantes classes
des reptiles et des poissons.
M. Duméril n'est d'ailleurs étranger à aucun des progrès
que font journellement les sciences naturelles : progrès auxquels
il contribue lui-même si efficacement. Loin de rejeter
ou de négliger les observations des autres naturalistes , il s'est
empressé d'en enrichir son ouvrage lorsqu'il les a jugées
exactes .
Une additionqui rendra l'usage de son livre beaucoup plus
commode aux étudians , ce sont des planches qui représentent
au simple trait , mais d'une manière fort claire , les principaux
caractères de toutes les classes des êtres naturels.
Cet ouvrage remplit très-bien le but du gouvernement , en
offrant aux jeunes gens des principes solides , et appuyés sur
les observations et les découvertes les plus récentes ; et cette
addition doit ajouter encore par son succès à la réputation
déjà si bien méritée de l'auteur.
VARIÉTÉS.
G. CUVIER.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
N. B. L'importance des nouvelles politiques et l'intérêt
extrêmedes Bulletins de laGrande-Armée, nous faisant un devoir
de donner plus d'espace à la partie politique , et ne voulant
cependant pas négliger la littérature , objet principal du
Mercure , nous nous sommes décidés à ajouter une feuille à
ce Numéro. Nous prévenons les abonnés qu'ils recevront un
pareil supplément toutes les fois que les nouvelles politiques
nous paroîtront l'exiger , afin que sous tous les rapports , ce
Journal puisse suffire à ceux qui n'en reçoivent pas d'autres.
Le succès que le Mercure a obtenu , particulièrement depuis
un an , prescrit aux Editeurs l'obligation de ne rien négliger,
afin de lui donner tout l'intérêt dont il est susceptible. On
peut être certain qu'aucun sacrifice ne leur coûtera pour parvenir
à ce but, vers lequel ils dirigent constamment tous
leurs efforts.
1
4
328 MERCURE DE FRANCE ,
- Dimanche dernier , entre la représentation des Prétendus
, et celle du ballet de la Dansomanie , on a exécuté sur
le théâtre de l'Académie Impériale de Musique , un CHANT de
Victoire qui a été accueilli par les plus vifs applaudissemens.
Lamusique est de M. Persuis. On lira avec plaisir les paroles ,
qui sont de M. Dupuis-des-Islets :
CHOEUR GÉNÉRAL.
Victoire ! chantons la victoire !
Enivrons nos accens des a cens de la gloire.
UN GUERRIER.
Vive NAPOLÉON , nouveau Mars des Français !
Honneur aux compagnons de ses brillans succès !
LE CHOEUR .
Vive NAPOLÉON , etc.
I.
Amante des Français , la rapide Victoire
Revient toujours plus belle escorter ses drapeaux ;
Il enfante à nos yeux des miracles nouveaux ,
Et, rival de lui-même , il a vaincu sa gloire .
Vive NAPOLÉON ! etc.
II.
Un roi bravoit l'appui de son bras tutélaire :
Son bras vient d'engloutir dans de sanglans sillons
Le formidable amas de tant de bataillons
Que de ce roi jaloux vomissoit la colère .
Vive NAPOLÉON ! etc.
III.
Eh ! qui suivroit le vol du guerrier qu'il dirige
Sans cesse réveillant le bruit de ses exploits ,
Des échos fatigués il ranime la voix ;
Par lui , la vérité surpasse le prodige.
Vive NAPOLÉON ! etc.
IV.
Favori du Destin , dès qu'on le voit paroître ,
Tout semble avec orgueil se ranger sous sa loi ;
Et le peuple Français , guidé par un tel Maître ,
Sera toujours le Peuple-Roi.
1000
V.
Bientôt vengeur sacré des droits de sa couronne
Il viendra dans nos murs joyeux et triomphans ,
Respirer le bonheur au sein de ses enfans ,
Et consoler l'autel , la patrie et le trône.
Vive NAPOLÉON ! etc,
VI .
UNE JEUNE FILLE.
Bientôt l'ainable Paix à nos yeux va sourire .
Nos cités reprendront leur antique splendeur ;
UN CUERRIER.
Lecommerce sa force et les arts leur grandeur.
:
4
NOVEMBRE 1806, 329
-
UNE JEUNE FILLE .
Et chacun bénira son Monarque et l'Empire .
Vive NAPOLÉON , etc.
LE GUERRIER .
O fils de mes vieux jours , espérance si chère !
LA JEUNE FILLE .
Nos yeux l'iront chercher dans les rangs des vainqueurs .
LE GUERRIER .
Avec quel doux tran port , sur le font de ton frère ,
Ases nobles lauriers je mêlerai des fleurs !
Sa main viendra sécher les larmes de ton père :
La touchante amitié réunira nos coeurs .
UN AUTRE GUERRIER.
Rendons graces an Dieu dont le bras invisible,
Du grand NAPOLÉON guida le bras terrible :
« Dieu juste, Dieu puissant , maître de l'univers ,
Par toi, de vingt peuples divers ,
Il brise la ligue homicide.
Tel le vent du Midi chasse le sable aride
Epars dans les déserts . >>
CHOEUR GÉNÉRAL .
Rendons graces au Dieu dont le bras invisible,
Du grand NAPOLÉON guida le bras terrible :
Vive NAPOLÉON !
La seule nouveauté dramatique qui , depuis trois semaines
, ait mérité une mention dans un journal vraiment
littéraire , est une comédie en trois actes et en vers , représentée
sur le théâtre de l'Impératrice; elle est intitulée le
Mari intrigué. Ce titre ne promet pas une comédie de caractère,
aussi n'en est-ce pas une qu'a faite l'auteur M. Désaugiers.
Un vers heureux et d'un tour agéable
Ne suffit pas : il faut une action ,
De l'intérêt , du comique , une fable ,
Des moeurs du temps un portrait véritab'e.
Il n'y a assurément ni action , ni intérêt , ni comique , ni
fable , ni portrait véritable des moeurs du temps dans le Mari
intrigué ; mais quelques vers heureux et d'un tour agréable.
Cemérite très-rare , et qui suffit à la gloire d'un début dans
une carrière si difficile , a assuré le succès momentané de cette
comédie,
- On peut voir dans ce Numéro , et dans plusieurs autres ,
qu'en conservant à la littérature la plus grande et la première
place , nous ne négligeons pas les sciences. Nous publierons
incessamment de Nouvelles Observations sur les corps cristalisés
, renfermés dans les laves. Ces considérations , trèsimportantes
par elles-mêmes , le sont encore davantage par le
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
rapport profondément moral sous lequel l'auteur les a envisagées.
Nous en sommes redevables à un des savans les plus
recommandables de l'Europe , M. Deluc. Nous les avons
reçues trop tard pour les insérer dans ce Numéro .
M. Chénier , membre de l'Institut , va incessamment
ouvrir un cours de belles- lettres à l'Athénée de Paris .
- M. Houdon vient de terminer et de placer au Musée
Napoléon , le buste en bronze de M. le maréchal Soult.
- Le monument qui avoit été élevé dans l'église des
Invalides , à la mémoire de M. de Guibert , ancien gouverneur
de cet établissement , pèrede l'auteur de la Tactique,
et qui avoit été détruit pendant la révolution , vient d'être
rétabli par les ordres de S. M. l'EMPEREUR . ,
-L'Académie de législation, en attendant l'organisation dont
leGouvernement daigne s'occuper pour la constituer et utiliser
ses travaux , ouvrira ses cours le jeudi 20 novembre prochain.
Son enseignement n'éprouve aucun changement. Elle
s'appliquera néanmoins spécialement à offrir aux élèves une
grande répétition des cours établis à l'école de droit , afin de
leur éviter les frais des cours particuliers , et le Code civil sera
repris à son premier titre , pour les élèves de première année ;
et continué concurremment avec M. le professeur de l'école
de droit , pour ceux de deuxième année. L'Académie multipliera
les conférences sur les questions de droit pour fixer le
jugement des élèves dans les consultations et les discussions
qui éclairent la jurisprudence : elle remplacera en cela les
soins qui étoient autrefois donnés pour le même objet dans la
bibliothèque des avocats. MM. les licenciés et les élèves de troisième
année continueront à être chargés des rapports. L'Académie
s'attachera aussi à donner à l'exercice des plaidoiries
toute l'attention , tout le jugement qui doivent les rendre
utiles , et habituer les élèves à parler en public , afin qu'ils
ne paraissent pas inhabiles au barreau , après de longues
études. Les séances générales et publiques , si propres à entretenir
l'émulation et à donner aux élèves l'occasion de développer
leurs moyens , seront régulièrement tenues chaque
mois en présence du corps académique , et les licenciés en
droit réunis en college continueront ày remplir les fonctions
de président et de procureur impérial , comme ayant , par
leur instruction , plus de moyens pour diriger les efforts des
étudiansdans cesexercices où lapratique met lathéorie en action.
Les cours professés à l'Académie , et qui composent un système
complet de l'enseignement du droit , sont le droit de la
nature et des gens , l'économie publique et la statistique ,
P'histoire et les antiquités du droit , le droit romain dans
NOVEMBRE 1806 . 331
1
ses rapports avec le droit civil français , le droit public positif
français , le droit criminel, le droit privé français , la procédure
civile , le notariat , le droit commercial et maritime
, les questions médico-légales , le droit civil dans ses
rapports avec l'administration , la logique , la morale et
l'éloquence. Ils ont tous lieu le soir, pour ne pas contrarier
les leçons de l'Ecole de droit , qui ont lieu le matin.
Aucun élève ne sera admis s'il n'a justifié de son inscription à
l'Ecole de Droit , à chaque trimestre , à moins qu'il n'ait pas
encore atteint l'âge de seize ans , ou qu'il ne soit point destiné
à l'étude du droit , l'Académie , par les diverses parties
de son enseignement , ayant pour but non- seulement la
législation , la jurisprudence qui la fixe , et la pratique qui
fait l'application de l'une et de l'autre , mais encore l'économie
publique , la diplomatie , l'administration , et le droit
commercial et maritime. Il y a près de l'Académie et dans
le même local , un grand pensionnat où l'on a concilié la
liberté et les égards sociaux convenables à l'âge et à la noble
destination des étudians en droit , avec l'ordre et la discipline
nécessaires dans toute institution de ce genre.
- On a toujours reconnu la nécessité d'augmenter la culture
des chanvres en France , afin de diminuer l'espèce de
redevance que nous payons annuellement aux puissances étrangères
pour celui qu'elles nous fournissent , principalement
pour les besoins de la marine. L'obstacle qui s'est toujours
opposé à l'accroissement de cette branche si utile d'agriculture
provenoit des inconvéniens et des fâcheux effets du
rouissage, ordinaire qui , par les exhalaisons fétides qu'il produit,
occasionne presque toujours des épidémies qui deviennent
funestes aux habitans.
M. Bralle , d'Amiens , s'étoit depuis long-temps occupé de
cette partie intéressante , et à force de recherches , il étoit
parvenu à trouver un procédé qui rouissoit le chanvre en
peu d'heures , sans le mettre à macérer dans les eaux stagnantes.
Cette découverte fut approuvée par le gouvernement ,
qui s'empressa de la publier pour en propager l'usage. Mais
soit qu'elle présentât trop de difficulté dans son exécution, soit
qu'elle ait été considérée comme une nouvelle invention dont
les avantages n'étoient pas encore suffisamment reconnus , elle
tomba dans l'oubli , eiy seroit restée si M. Guys , qui l'avoit
mieux appréciée , n'avoit eu le courage d'en approfondir plus
particulièrement les résultats.
Il paroît aujourd'hui démontré d'après les nombreux échantillons
qu'il a produits , que le succès a couronné complétement
son entreprise . Il a rectifié , de concert avec l'inven332
MERCURE DE FRANCE ,
1
teur , le premier procédé , qui, comme toutes les connoissances
nouvellementacquises , avoit besoin d'être perfectionné.
Enfin il a obtenu , d'après les divers essais qu'il a faits sur les
chanvres de qualité ordinaire , même sur ceux qui avoient
étédéjà détoriorés par un rouissage imparfait et vicieux , une
filasse plus fine , plus facile à diviser , et par conséquent susceptible
d'être affinée au point d'égaler le lin pour les tissus
les plus délicats , tels que les baptistes et les dentelles . Ce
nouveau procédé évite les inconvéniens du rouissage ordinaire
; et en l'exécutant d'une manière plus prompte et avec
moins de déchet , il rend le chanvre susceptible d'une plus
grande valeur , puisqu'il le rend propre à être employé concurremment
avec le lin. Ce chanvre ainsi préparé lui deviendroit
même préférable pour les toiles fines qui acquerroient
plus de solidité , et deviendroient par conséquent d'un usage
plus économique.
M. Guys n'a ppas borné au chanvre seul ses expériences; il
s'est également occupé deslins , et ilest parvenu , par le même
procédé , à donner à ceux du département de la Somme la
mêmequalité et le même degré de finesse qu'aux lins les plus
estimés de la Flandre.
On nous a assuré que M. Guys s'occupe aujourd'hui , avec
son collaborateur , M. Bralle , de faire participer tous les
agriculteurs à leurs découvertes ; et pour remplir ce but, ils
veulent simplifier leur procédé de manière à réunir tous les
ingrédiens qui le composent, dans la forme et le mode le
plns économique , et en rendre l'application tellement facile
que l'homme ignorant puisse également l'employer comme le
cultivateur éclairé ,sans crainte de détériorer le chanvre ou le
Jin qu'ils voudroit rouir. De cette manière tous les obstacles
qui s'opposoient à la propagation de cette nouvelle méthode
seront détruits , et l'intérêt particulier et public concourront
également à la faire adopter.
-On a reçu de Londres les nouvelles du célèbre voyageur
Mungo-Park. Les détails suivans sont traduits d'une lettre
écrite par un membre de la société royale de Londres , en
date du 23 octobre dernier.
comme
« Ce que nous apprenons de plus certain sur notre voyageur
est tiré de quelques lettres qu'il a écrites de Gorée, à ses
amis d'ici , et du récit qu'a fait un guide qui l'avoit accompagné.
Il paroît que , loin d'avoir été assassiné à Sego ,
on l'a dit, le roi de ce pays , appelé Bambarra , l'a pris sous
saprotectionet lui a permis d'acheter un bon canot, que Parck
a équipé à Sansendeing , lieu situé sur la rivière Jolliba, un
peuau-dessous de Sego. D'environ quarante personnes qui
composoient d'abord l'expédition , il n'en restoit que cinq2
1
NOVEMBRE 1806. 333
Mungo-Park , le lieutenant Martyn , et trois soldats; tout le
reste avoit péri particulièrement par les maladies. Quant à
Park , il mande qu'il n'a pas été malade un seul jour. En quittant
Sansendeing , il descendit le Jolliba , pour aller à Tombueto,
vers les confins du pays de Bambarra , où le guide qu'il
avoit pris le laissa. Voilà les détails que je crois exacts : les
suivans n'ont pas la même certitude ; on les a reçus par des
lettres écrites de Majador , et dans lesquelles on mande les
bruits qui courent. Ces bruits portent que Park avoit descendu
sans accident le Jolliba , jusqu'à Cabra , port de Tombueto ;
que là il s'étoit arrêté , et avoit arboré un pavillon blanc pendant
tout le jour , sans que personne vint vers lui , et qu'on
lui donnât aucun signe d'hospitalité ; qu'en conséquence il n'avoit
pas jugé prudent de s'y arrêter plus long-temps , et que ,
dès le soir même , il s'étoit mis à remonter la rivière , comme
pour retourner à Sansendeing. Des personnes ici , qui connoissent
bien ses vues générales , pensent qu'en supposant la vérité
des détails ci-dessus , il aura feint seulement de remonter
le Jolliba dans la vue de passer dans la nuit par Cabra, sans
être aperçu , et de continuer son voyage en descendant le
Jolliba , le principal objet de son expédition étant de reconnoître
cette rivière jusqu'au lieu où elle se termine . >>>
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE .
Nous avons perdu , le 21 juin, un avocat plein de mérite,
et dont il est juste de faire mention dans votre Journal , qui
depuis long- temps supplée au nécrologe que l'on n'imprime
plus.
Jean-Claude Lucet étoit né en 1755 , d'un boulanger de
Pont-de-Veyle en Bresse. Il vint de bonne heure à Paris , et
se fit connoître par une dissertation en faveur de Catilina .
Il publia un volume in-4°., sous le titre de Principes
du droit canonique universel , qui contient l'analyse de tous
les ouvrages de Van-Espen , les usages de l'église de France ,
les lois canoniques , et la jurisprudence des cours souveraines.
Cela lui mérita une place chez le garde-des -sceaux pour
les matières ecclésiastiques. En 1792 il se retira à Vanvres ,
où il continua d'écrire :
Pensées de Rollin sur plusieurs points importans de littérature
, de politique et de religion.
Lettres sur différens sujets relatifs à l'état de la religion
catholique en France , in-8°.
Principes de décision contre le divorce , in-8°.
La religion catholique seule qui soit vraie.
L'enseignement de l'église catholique sur le dogme et sur
lamorale, recueilli de tous les ouvrages de Bossuet. 1804.
En 1805 , il en donna une édition en 6 vol., dont on fit
un grand éloge dans le Journal des Débats , du 25 mai.
334 MERCURE DE FRANCE ,
Il a laissé quatre enfans.
Comme M. Lucet étoit de monpays , c'est undevoir pour
moiderendre hommage à sa mémoire , comme je l'ai fait dans
le Journal de l'Ain , pour plusieurs de nos savans compatriotes;
et il y en a beaucoup dans cette petite province. DE LALANDE.
Au méme.
Dans le discours que j'ai prowoncé sur la tombe de M. Coulomb
, j'ai donné une idée de ses recherches sur l'aimant , et
des choses curieuses qu'il a trouvées. Pour compléter cette
notice , je dois dire quelque chose des travaux de M. l'abbé
Lenoble , qui ont eu un autre genre d'utilité , par les guérisons
qu'il a souvent opérées de maladies nerveuses et convulsives.
Louis-Jacques Lenoble , né à Dreux , le 31 mai 1728 , s'occupe
de physique depuis 40 ans ; j'ai vu chez lui un aimant
artificiel , qu'il a fait avec 15 fers à cheval , de 6 pouces
de hauteurs , il pèse 15 livres , et il en porte 230. Il n'a employé
que les pincettes de sa cheminée pour produire cette
étonnant résultat.
Il a fait des aimans de diverses formes , pour appliquer aux
différentes parties du corps; colliers , bandeaux , jarretières ,
bracelets , masques , plaques pourle diaphragme , la moëlle
épinière , les pieds. Sa pieuse charité ne refuse point les
secours qu'on lui demande ; il demeure rue de Turenne ,
n°. 28 ; et l'on peut avoir ses pièces aimantées , chez Ansselle ,
mécanicien , rue Galande , nº. 41 .
J'espère que le neveu de M. Lenoble , son élève , suivra un
exemple si édifiant , et qui peut devenir si utile.
On trouve les détails de ses succès dans une brochure de
Luneau de Boisgermain , imprimée en 1800 , intitulée :
Aimans artificiels de M. Lenoble , avec de nombreux certificats
de ses succès. DE LALANDE.
MODES du 10 novembre.
On porte peu de fleurs , la saison en est passée ; et , comme il y a
peu de grandes réunions , peu de plumes.
Les redingotes à pélerine ample et descendant fort bas , sont les plus
communes. On y met des boutons blancs ou pareils . Les douilleties ,
jusqu'à ce moment , sont en petit nombre.
-
PARIS , vendredi 14 novembre .
La nouvelle de la reddition de Magdebourg , annoncée
par plusieurs journaux et par des lettres particulières , paroît
prématurée. Il est certain du moins qu'à l'époque du 2
novembre elle tenoit encore , et que le corps d'armée du
maréchal Ney qui l'a investie, n'en avoit pas jusqu'alors commencé
le siége en règle. On ne croit pas , au reste , que cette
place , quoique très-forte , fasse une longue résistance. On
est instruit que la garnison et les habitans manquent déjà de
NOVEMBRE 1806 . 335
beaucoup de choses. C'est le 25 d'octobre que la garnison a
fait une sortie pour empêcher les Franèais d'approcher de la
place. Les Prussiens ont été vigoureusement reçus par les
assiégeans et obligés de rentrer dans la ville après avoir essuyé
une perte considérable. Le 50º régiment d'infanterie s'est couvert
de gloire dans cette affaire.
- M. de Thiard , chambellan de l'Empereur , a été nommé
par S. M. gouverneur de Dresde.
-Un bâtiment français qui arrive de l'Amérique espagnole,
et qui vient de relâcher à Bordeaux , a donné la nouvelle que
Miranda a été pris par des vaisseaux armés , sortis du port de
la Guyra , et qu'il a été conduit dans les prisons de Cumana ,
où son procès va être suivi avec activité.
- M. le préfet de la Haute-Garonne , ayant représenté
au ministre des cultes l'impossibilité où se trouvent la plupart
des communes de pourvoir au traitement des desservans des
succursales que le gouvernement a laissés à leur charge ,
S. Exc. lui a fait la réponse suivante :
<< Monsieur le préfet , j'ai reçu la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire , le 3 du courant , sur le sort des
desservans qui sont à la charge des communes. Je mettrai vos
observations sous les yeux de S. M. , qui certainement adoucira
le sort de ces ministres , dès que les nécessités publiques
le lui permettront. >>>
-
Dans le dernier numéro du Mercure , nous avons donné,
sous la date de Londres , la Déclaration du roi d'Angleterre ,
relativement à la rupture des négociations. Les réflexions suivantes
nous ont paru très-propres à faire sentir toute la
mauvaise foi qui a dicté cette Déclaration .
« Cette pièce mérite une attention toute particulière . Puisque le roi
d'Angleterre juge à propos de se justifier ind rectement de la guerre qui
vient de se rallumer sur le continent , il faut qu'il s'en reconnoisse l'auteur .
Et en effet, lorsqu'on lit attentivement sa déclaration , on y voit qu'il a
regardé la négociation qu'il entamoit ( depuis sur-tout que la maladie de
M. Fox l'avoit forcé de renoncer aux délibérations du conseil ) , bien
moinscomme un moyen de parvenir à la paix, que comme un artifice pour
organiser p'us sûrement la guerre. Les aveux qu'il fait et leslumières qui
s'échappent de cette pièce vague et ténébreuse , serviront à mettre ceite
opinion en évidence.
Il résulte des expressions mêmede cette déclaration , que c'est encore
la France qui a fait les premières ouvertures de la paix sur les bases d'une
possession actuelle et dans les termes les plus modéres. Mais cet aveu
seul justifie la France du reproche d'ambition que lui fait S. M. B. , et
accuse l'Angleterre de tous les maux de la guerre , car demande -t - on la
paix avec tant d'instances , et fait-on de si grands sacrifices pour l'obtenir ,
quand on nourrit des projets qui ne peuvent se réaliser que dans la guerre?
et quel autre sentiment que le desir extrême de rendre la paix au monde
a pu porter le plus grand capitaine qui ait encore paru , et le monarque
le plus puissant du monde , à descendre à toutes les démarches que nous
révèle S. M. B .; pour engager les cabinets de Londres et de Pétersbourg
à kire cesser les calamités de la guerre?
336 MERCURE DE FRANCE ,
|
» Dès le début de son manifeste , le roi d'Angleterre ne parle que de
ses allés : il semble qu'il eût pris avec l'empereur de Russie un engagement
formel de ne pas traiter l'un sans l'autre . Cependant il est notoire ,
et ladéclaration elle-même le laisse apercevoir , que des deux côtés , les
négociations ont d'abord été menées sans concert , et qu'un ministre
russe , pleinement autorisé , signa bientôt à Paris un traité séparé. Sans
doute , l'empereur Alexandre n'eût point consenti à traiter séparément ,
s'il avoitpris un engagement contraire. On ne peut donc attribuer la rupture
co numune qu'à des intrigues postérieures. Le changement de ministère
, opéré en Russie dans l'entrefaite de la négociation , est un fait
public qui parle plus haut que les dénégations de S. M. britannique , et
qui n'avoit laissé aucun doute sur la véritable cause de cette rupture. Tout
ce tripotage politique avoit fait trop de scandale , pour qu'on puisse abuser
aujourd'hui aucun des cabinets de l'Europe .
>> On ne voit dans cette déclaration vague et artificiuse , ni les conditions
proposées d'abord par la France , ni les restrictions qui ont été
successivement demandées par le cabinet anglais . L'empereur des Français
a montré plus de franchise, parce qu'il n'avoit point d'intérêt à
cacher la vérité. Il a fait connoſtre ces conditions , et tout hommecensé
a dû être étonné autant de la modération de celui qui les proposoit que
de l'aveuglement stupide ou de la perfidie qui les a fait rejeter.
>> L'impossibilité que de telles conditions fussent refusées a long-temps
fait croire que les préliminaires de paix avoient été signés . Mais on voit
dans la déclaration de la cour de Londres qu'au moment d'être terminée ,
la négociation avoit été sans cesse embarrassée par de nouveaux incidens .
Le secret de ces retards étoit d'attendre le résultat des intrigues alors
pratiquées pour faire changer le conseil de Russie , et pour agiter la
Prusse. Toutes les fois que les dispositions de ces deux cours paroissoient
pacifiques , on reprenoit les négociations : elles n'ont pris une tournure
décisive et belliqueuse qu'après le refus que fit l'empereur Alexandre de
ratifier le traité qu'il avoit promis de ratifier sans réserve. Alors il n'y
eût réellement dans la négociation que des formes diplomatiques .
>>Quand S. M. Britannique parle de ses alliés , il n'est point encore
question de la Prusse. Cependant le blocus des ports prussiens n'étoit
pas exécuté ; les deux cabinets étoient en rapports secrets fort intimes.
Mais on ne vou'oit pas compromettre la Prusse; l'attitude hostile qu'on
gardoit avec elle n'étoit qu'une mascarade politique . La déclaration dévoile
cette longue intrigue. La France , sans doute , n'en étoit point la
dupe; mais elle a peut- être mis trop de patience à souffrir si long temps
que lord Lauderdale fît un rôle qui paroissoit désormais inutile au bien
de l'Europe et indigne du caractère personnel de l'envoyé britannique.
>> Le ministre anglais n'a révélé con alliance secrète avec la Prosse , que
quand il l'a vue arrivée sur le champ de bataille. Alors il lui a envoyé un
ambas adeur et de l'argent; alors il a regardé l'armée prussienne comme
une armée britannique . On le voit d'abord à Texaltation avec laquelle il
a fait louer les troupes prussiennes par ses écrivains , ensuite par les
braits ridicules qu'il fait répandre de leurs victoires Rien ne feroit mieux
ressortir les succes de l'armée française , que de rapporter les extravagances
dont les écrivains anglais ont voulu bercer la crédulité publiques .
Nous regrettons sincèrement de ne pouvoir procurer ce plaisir à nos lecteurs.
Le souvenir d'Austerlitz auroit dû dégoûter pour toujours les
ministres anglais d'avoir recours à de si misérables subterfuges ; car aujourd'hui,
comme alors , l'inévitable vérité ne peut tarder à venir jeter sur
les colporteurs de ces nouvelles un ridicule ineffaçable.
>> Que
DEPT
DE
LA SEIN
NOVEMBRE 1866.
335
>>Que conclure , en généal , de cette déclarationet da ces menées not-
Velles ? sinon que la guerre s'est encore faite pantes instig ti/ns mpour
l'intérê de l'Angleterre. Après qu'elle a sacrifie ce projet cruel les
avantages qu'on lui proposont , il est singulier qu'elle ose encore ae user
l'ambition de la France et qu'elle lui reproche de vouloir envahir au
moment même où la France lui faisoit des cessions qui ont étonné
l'Europe .
» Mais ce qui frappe sur-tout dans la déclaration de la cour de
Londres, c'est que ceux que l'Angleterre appelle ses alliés sont évidemment
les ennemis de la France. D'où il suit que l'empereur Napoléon est
dans la nécessité de les réduire à l'impossibilité de renouer leurs éternelles
coalitions contre la France. La Grande- Bretagne le force à augmenter
l'ascendant et la prépondérance dont elle se plaint , et elle montre évidemment
que la paix doit être ajournée jusqu'à ce que l'A gleterre soit
tout-à-fait exclue des affaires du continent. >>> (Traduitddeell''Argus. )
XXIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin , 30 octobre 1806.
Le duc de Weimar est parvenu à passer l'Elbe à Havelberg.
Le maréchal Soult s'est porté le 29 à Rathnau , et le 30 à
Wertenhausen. Le 29 , la colonne du duc de Weimar étoit à
Rhinsberg , et le maréchal prince de Ponte-Corvo à Furstemberg.
Il n'y a pas de doute que ces 14,000 hommes ne
soient tombés ou ne tombent, dans ce moment , au pouvoir
de l'armée française. D'un autre côté , le général Blucher
avec 7000 hommes, quittoit Rhinsberg , le 29 au matin, pour
se porter sur Stettin. Le maréchal Lannes et le grand-duc de
Berg avoient trois marches d'avance sur lui. Cette colonne est
tombée en notre pouvoir, ou y tombera sous 48 heures.
Nous avons rendu compte , dans le dernier bulletin , qu'a'
l'affaire de Prentzlow , le grand-duc de Berg avoit fait mettre
bas les armes au prince de Hoheennlloohhee et à ses 17,000 hommes.
Le 29 , une colonne ennemie de 6000 hommes a capitulé
dans les mains du général Milhaud à Passevwalk. ( Copie de
cette capitulation est ci-jointe. ) Cela nous donne encore
2000 chevaux sellés et bridés , avec les sabres. Voilà plus de
6000 chevaux que l'EMPEREUR a ainsi à Spandau , après avoir
monté toute sa cavalerie. Le maréchal Soult , arrivé à Rathna ,
a rencontré cinq escadrons de cavalerie saxonne qui ont demandé
à capituler. Il leur a fait signer la capitulation cijointe.
C'est encore 500 chevaux pour l'armée.
Le maréchal Davoust a passé l'Oder à Francfort. Les alliés
bavarois et wirtembergeois, sous les ordres du prince Jérôme,
sont en marche de Dresde sur Francfort. Le roi de Prusse a
quitté l'Oder et a passé la Vistule ; il est à Graudentz. Les
places de Silésie sont sans garnison et sans approvisionnemens.
Il est probable que la place de Stettin ne tardera pas à tomber
en notre pouvoir. Le roi de Prusse est sans armée , sans
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
:
artillerie , sans fusils. C'est beaucoup que d'évaluer à 12 ou
15,000 hommes ce qu'il aura pu réunir sur la Vistule. Rien
n'est curieux comme les mouvemens actuels. C'est une espèce
de chasse , où la cavalerie légère, qui va aux aguets des corps
d'armée , est sans cesse détournée par des colonnes ennemies
qui sont coupées.
Jusqu'à cette heure nous avons cent cinquante drapeaux ,
parmi lesquels sont ceux brodés des mains de la belle reine ,
beauté aussi funeste aux peuples de Prusse , que le fut Hélène
aux Troyens. Les gendarmes de la garde ont traversé Berlin
pour se rendre prisonniers à Spandau. Le peuple qui les avoit
vus si arrogans il y a peu de semaines ,les a vus dans toute leur
humiliation.
L'EMPEREUR a fait aujourd'hui une grande parade , quia duré
depuis onze heures du matin jusqu'à six heures du soir. Il a
vu en détail toute sa garde à pied et à cheval , et les beaux
régimens de carabiniers et de cuirassiers de la division Nansouty:
il a fait différentes promotions , en se faisant rendre
compte de tout dans le plus grand détail. Le général Savary ,
avec deux régimens de cavalerie , a déjà atteint le corps du
duc de Weimar , et sert de communication pour transmettre
les renseignemens au grand-ducde Berg , au prince de Ponte-
Corvo et au maréchal Soult.
On a pris possession des Etats du duc de Brunswick. On
croitque ce duc s'est refugié en Angleterre. Toutes ses troupes
ont été désarmées. Si ce prince a mérité à juste titre l'animadversion
du peuple français , il a aussi encouru celle du
peuple et de l'armée prussienne : du peuple , qui lui reproche
d'être l'un des auteurs de la guerre; de l'armée , qui se plaint
de ses manoeuvres et de sa conduite militaire. Les faux calculs
des jeunes gendarmes sont pardonnables ; mais la couduite
de ce vieux prince , âgé de 72 ans , est un excès de
délire , et dont la catastrophe ne sauroit exciter de regrets .
Qu'aura donc de respectable la vieillesse , si , aux défauts de
son âge, elle joint la fanfaronnade et l'inconsidération de la
jeunesse?
Capitulation provisoirement conclue entre M. Hagel, brigadier
commandant le régiment de Treunfels et la colonne
détachée du prince de Hohenlohe , et le lieutenant-colonel
Guillaume , du 13º régiment de chasseurs à cheval , au
nom de M. le général Milhaud, commandant la cavalerie
d'avant-garde , et par ordre de S. A. I. le grand-duc de
Berg et de Clèves.
Art. Ir . La colonne tournée par la cavalerie du général
Milhaud,et composée ainsi qu'il suit : Infanterie. De Treuen
NOVEMBRE 1806 .
339
fels , de Zeuge , de Siech , du prince Ferdinand. Cavalerie.
Du comte de Heukel , d'Husing , de carabiniers , de Suenting
, de Holzendorf, de Balliodz ; un reste du train d'artillerie
, huit pièces de six , un caisson et un détachement de
hussards de Bila sont mis au pouvoir des troupes françaises .
II. L'infanterie et la cavalerie mettront bas les armes sur le
terrain qui seradésigné , et la colonne ainsi désarmée sera pri
sonnière de guerre. MM . les officiers de cavalerie, d'infanterie ,
d'artillerie et train d'artillerie , conserveront leurs chevaux et
bagages , et se retireront sur parole , si S. A. Mgr. le grandduc
de Berg et de Clèves veut bien le permettre. -Accordé
par ordre du grand-duc. Signé BELLIARD .
III . MM. les officiers feront la remise de tous les effets et
chevaux appartenans au roi de Prusse ; et considérant que la
colonne est entièrement tournée et mise dans l'impossibilité
d'agir , les chevaux de suite des officiers seront conservés , jusqu'à
ce que le prince grand-duc de Berg et de Clèves ait
statué sur la faveur accordée aux officiers prussiens de pouvoir
reprendre tous leurs chevaux.-Par ordre du grand-duc,
les officiers conserveront tous leurs chevaux.
IV. Les régimens prussiens mettront bas les armes devant
le 13º régiment de chasseurs à cheval et le 9º de dragons.
MM. les colonels Demangeot , commandant les chasseurs , et
Maupetit , commandant les dragons , seront chargés de l'exécution
de cette capitulation.
Fait à Passevwalk , le 29 octobre 1806.
( Suivent les signatures . )
GRANDE-ARMÉE . Quatrième corps.
Au quartier-général de Rathnau , le ag oetobre.
S. E. M. le maréchal de l'Empire Soult , commandant en
chef le quatrième corps de la Grande-Armée , prenant en
considération la confiance avec laquelle les troupes saxonnes
ei-après dénommées se sont rendues à lui , et la déclaration
que lui ont faite les principaux officiers de ces troupes , que
eette démarche a eu pour motif l'intime persuasion où ils
sont qu'il existe entre S. M. l'Empereur des Français et Roi
d'Italie , et S. A. l'électeur de Saxe , une convention qui ne
permet pas de douter que la paix ne soit déjà rétablie entre
les deux puissances; autorise ces troupes saxonnes à se retirer
à Dessau, à la charge par elles de tenir la promesse qu'elles ont
faite sur parole d'honneur de ne pas porter les armes pendant
la guerre actuelle , ou jusqu'à parfait échange, contre les
armées de S. M. l'EMPEREUR et Roi , ni contre celles de ses
alliés , dans le cas où la convention dont il a été question
n'existeroit pas réellement.
Ya
340
MERCURE DE FRANCE ;
S. E. M. le maréchal invite les autorités militaires de
Grande-Armée à laisser passer librement ces corps de troupes
saxonnes, et à leur prêter assistance . t
Ils tiendront l'itinéraire suivant : Partant le 26 de Rathnau ,
iront le même jour à Bramme ; le 30 , à Brandebourg ; le 51 ,
àBelzig ; le 1er novembre , à Dessau , destination provisoire.
M. le commandant de ce corps aura l'attention de se faire
précéder dans les endroits de passage par un officier qui en
annoncera l'arrivée. Ce corps est composé ainsi qu'il suit ;
savoir: Détachement du régiment , 15 officiers , 124 sous- officiers et soldats , et 117 chevaux. Détachement du prince
Albert , 14 officiers , 134 sous-officiers et soldats , et 128
chevaux. Détachement du prince Clément , 18 officiers , 175
sous-officiers et soldats , et 168 chevaux. Détachement cuirassiers
de Kochlizki , 3 officiers , 68 sous -officiers et soldats ,
et 54 chevaux. Détachement de Polentz , 1 sous-officier , et
2 chevaux. Détachement de carabiniers , 4 sous- officiers et
soldats , et 4 chevaux. Détachement de hussards , 14 sousofficiers
et soldats , et 9 chevaux. Corps du génie , I officier ,
5 sous-officiers et soldats , et 2 chevaux . Détachement d'artillerie
volante , 2 sous-officiers et soldats , et 2 chevaux.
Total , 51 officiers , 515 sous-officiers et soldats , et 486
chevaux.
A Rathnau , l'an et jour ci-dessus.
Par ordre de M. le maréchal ,
Signé le général de brigade , chefde
létat-major-général.
s'est
Au quartier-général de Rathnau , le 29 octobre 1806.
Nous soussignés , officiers de tout grade faisant partie de
divers détachemens composant un corps de troupes saxonnes ,
qui , dans l'intime
persuasion qu'il existe entre S. M. l'Empereur
des Français et Roi d'Italie , et S. A. l'électeur de
Saxe , une convention qui ne permet pas de douter que la
paix ne soit déjà rétablie entre ces deux pui sances ,
rendu au corps d'armée commandée par S. E. M. le maréchal
d'Empire Soult , sur la demande de S. E. et en considération
des bons motifs sur lesquels il l'a fondée , acceptons l'autorisation
qu'il a bien voulu nous accorder de nous retirer avec
nos troupes à Dessau , ou tout autre endroit qui pourroit être
ultérieurement désigné par S. A. le prince de Neuchâtel et
Vallangin , ministre de la guerre , à la charge par nous de nous
engager , comme en effet nous nous engageons sur notre parole
d'honneur, pournous et nos subordonnés , àne plus porter les
NOVEMBRE 1806. 341
armes contre les troupes de S. M. l'EMPEREUR et Rox, et
celles de ses alliés , dans le cas où contre notre persuasion , la
convention précitée n'existeroit pas réellement ; nous nous
engageons en outre , dans ce cas , à faire à l'armée française,
à sa première réquisition , la remise de nos armes et de nos
chevaux: notre engagement cesseroit dans le cas de paix ou
de parfait échange.
En foi de quoi , nous avons signé la présente promesse , à
Rathnau , l'an et jour ci-dessus.
Signé WELDIES CHRISTOPHE BARNER, colonel et commandant
de détachemens de cavalerie saxons .
( Suivent les signatures de tous les officiers des différens
corps compris dans la capitulation. )
XXIV BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Berlin , le 31 octobre 186..
Stettin est en notre pouvoir. Pendant que la gauche du
grand-duc de Berg , commandée par le général Milhaud,.
faisoit mettre bas les armes à une colonne de 6000 hommes à
Passevwalk , la droite , commandée par le général Lasalle , sommoit
la ville de Stettin , et lui imposoit la capitulation cijointe.
Stettin est une place en bon état , bien armée et bien
palissadée : 160 pièces de canon , des magasins. considérables,.
une garnison de 6000 hommes de belles troupes , prisonnière;
beaucoup de généraux, tel est le résultat de la capitulation
de Stettin , qui ne peut s'expliquer que par l'extrême découragement
qu'a produit sur l'Oder et dans tous les pays de la
rive droite , la disparition de la grande armée prussienne.
De toute cette belle armée de 180,000 hommes , rien n'a
passé l'Oder. Tout a été pris , tué , ou erre encore entre l'Elbe
et l'Oder, et sera pris avant quatre jours. Le nombre des prisonniers
montera à près de 100,000 hommes. Il est inutile de
faire sentir l'importance de la prise de la ville de Stettin,
une des places les plus commerçantes de la Prusse , et qui
assure à l'armée un bon pont sur l'Oder et une bonne ligne
d'opérations.
Du moment que les colonnes du duc de Weimar et du
général Blucher , qui sont débordées par la droite et la gauche,,
et poursuivies par la queue , seront rendues , l'armée prendra
quelques jours de repos..
Onn'entend point encore parler des Russes. Nous desirons
fortqu'il en vienne une centaine de milliors. Mais le bruit de
leur marche est une vraie fanfaronnade. Ils n'oseront pas venir.
ànotre rencontre. La journée d'Austerlitz se représente à leurs
yeux. Ce qui indigne les gens sensés , c'est d'entendre l'empe-
३
342 MERCURE DE FRANCE ,
reur Alexandre et son sénat dirigeant , dire que ce sont les
alliés qui ont été battus. Toute l'Europe sait bien qu'il n'y a
pas de familles en Russie qui ne portent le deuil. Ce n'est
point la perte des alliés qu'elles pleurent; 195 pièces de bataille
russes qui ont été prises , et qui sont à Strasbourg , ne
sont pas les canons des alliés. Les 50 drapeaux russes qui sont
suspendus à Notre-Dame de Paris , ne sont point les drapeaux
des alliés. Les bandes de Russes qui sont morts dans nos hôpitaux
ou sont prisonniers dans nos villes , ne sontpas les soldats
des alliés.
L'empereur Alexandre , qui commandoit à Austerlitz et à
Vischau avec un si grand corps d'armée , et qui faisoit tant
de tapage , ne commandoit pas les alliés. Le prince qui a
capitulé et s'est soumis à évacuer l'Allemagne par journées
d'étapes , n'étoit pas sans doute un prince allié. On nepeut que
hausser les épaules à de pareilles forfanteries. Voilà le résultat
de la foiblesse des princes et de la vénalité des ministres. 11
étoit bien plus simple pour l'empereur Alexandre de ratifier
le traité de paix qu'avoit conclu son plénipotentiaire , et de
donner le repos au continent. Plus la guerre durera , plus la
chimère de la Russie s'effacera , et elle finira par être anéantie.
Autant la sage politique de Catherine étoit parvenue à
faire de sa puissance un immense épouvantail , autant l'extravagance
et la folie des ministres actuels la rendront ridicule
enEurope.
Le roi de Hollande avec l'avant-garde de l'armée du Nord ,
est arrivé le 21 à Gottingue. Le maréchal Mortier avec les
deux divisions du huitième corps de la Grande-Armée , commandées
par les généraux Lagrange et Dupas , est arrivé le
26 à Fulde. Le roi de Hollande a trouvé à Munster, dans le
comté de la Marck et autres Etats prussiens , des magasins et
de l'artillerie . On a ôté à Fulde et à Brunswick les armes du
prince d'Orange etcelles duduc. Ces deux princes ne règneront
plus. Ce sont les principaux auteurs de cette nouvelle
coalition. Les Anglais n'ont pas voulu faire la paix; ils la
feront; mais la France aura plus d'Etats et de côtes dans son
système fédératif.
Voici le rapport que le prince de Hohenlohe a adressé au
roi de Prusse après la capitulation de son corps d'armée , et
qui a été intercepté :
A Sa Majesté le Roi.
Je n'ai pas eu le bonheur de pouvoir passer l'Oder avec
l'armée qui m'étoit confiée , et de la soustraire ainsi aux pour
suites de l'ennemi. Ayant atteint , après les marches les plus
pénibles, les environs de Boitzembourg , et me trouvant au
1
NOVEMBRE 1806. 343
momentde passer ce défilé pour atteindre Prentzlow, lemême
soir je le trouvai déjà occupé par l'ennemi. Quoique parvenu
à le forcer , je ne jugeai pas à propos de poursuivre directement
ma marche , ma cavalerie se trouvant sans fourrages , et
extrêmement fatiguée; et devant m'attendre à la pointe du
jour à une attaque dont l'issue malheureuse étoit bien à
craindre, je me tournai en conséquence le plus promptement
possible vers la gauche , et atteignis dans la nuit les environs
de Schonemarck. J'avois , dès deux heures du matin , ordonné
que de fortes patrouilles fussent poussées au-devant de l'ennemi
: ces patrouilles revinrent sans l'avoir rencontré. Pour
éviter de tomber dans un cul-de-sac , j'envoyai encore une
patrouille jusqu'à Prentzlow. Elle rendit compte qu'aucun
ennemi ne s'étoit montré dans les environs , et qu'a Prentzlow,
on n'avoit pas aperçu de ses patrouilles. Je me mis alors en
marche pour atteindre cette ville , où j'espérois trouver du
pain et des fourrages ; tout autour de moi on en demandoit ,
la détresse étoit parvenue à son comble. A peine avois-je
atteint les hauteurs de Prentzlow, que l'ennemi parut sur mon
flanc droit ; on en vint aussitôt aux mains. La supériorité de
l'ennemi et son artillerie me forcèrent à la retraite par Prentzlow;
l'espoir d'y trouver du pain et des fourrages fut donc
totalement deçu par l'arrivée de l'ennemi. Des corps ennemis
se montrèrent sur mon flanc droit. Les Français , bien supérieurs
à moi en artillerie et en cavalerie , se disposoient à
renouveler l'attaque sur mon centre : plusieurs bataillons se
trouvoient sans cartouches ; une batterie entière d'artillerie
légère étoit perdue , et d'après le rapport du colonel Hozen ,
il ne restoit plus à la plupart des autres pièces que cinq
charges.
Je me trouvois encore à sept milles de Stettin , et même
toute apparence de secours fondée sur cette marche étoit évanouie.
Coupé des secours restés à Lichen et du corps du
général Blucher ,sans cavalerie en état de combattre , puisque
l'abattement des hommes et la fatigue des chevaux lui avoient
ôté toute confiance en elle-même, sans munitions et sur-tout
sans vivres; enfin , persuadé que je sacrifierois la vie de cette
poignéed'hommes,sans aucune utilité pour le service de V. M.,
je me suis soumis à ma triste destinée , et j'ai capitulé avec
l'ennemi. Je suis à même de justifier ma conduite pendant
tout le cours de cette campagne aux yeux de mes contemporains
et de la pòstérité, à ceux de V. M. , et devant mes propres
regards , que je puis tourner avec calme et avec sérénité sur
moi-même. T
Je pense pouvoir prouver que j'ai été la malheureuse vic
4
344 MERCURE DE FRANCE ,
time de la non-exécution de mes premiers plans. Le malheur
seul m'atteint , et non la honte. La supériorité de la cavalerie
ennemie avoit déjà détruit en grande partie le détachement
du général Schimmelpenning ; et cependant la possibilité de
ma retraite ne reposoit que sur l'existence de ce corps qui
devoit brûler tous le ponts sur le Rhinau , la Havel et le
canal de Finaw .
J'ai conduit une armée qui , manquant de pain, de munition,
de fourrages , devoit atteindre un passage difficile , dans
un cercle dans toute l'étendue duquel l'ennemi étoit en
mouvement. L'impossibilité de l'exécution ne tenoit ni à mon
zéle , ni à ma bonne volonté , ni à la chose en elle-même ,
ni à l'insuffisance de mes dispositions. On doit plaindre
l'étendue de mon malheur, et l'on ne sauroit me condamner.
Je me réserve de déposer aux pieds de Votre Majesté un
rapport détaillé sur tous les événemens qui m'ont accablé
depuis le 14.
Prentzlow, le 29 octobre 1806.
Signé F. L. le prince DE HOHENLOHE.
Capitulation de la ville de Stettin.
Après que le fort dit Preussen et la place de Stettin ont été
nommées par le général Lasalle , au nom de S. A. I. et R. le
grand-duc de Berg , et que cette sommation , après un premier
refus , a été répétée avec instance , il a été conclu par
le lieutenant- général , le baron Romberg , gouverneur , et le
général - major Knobelsdorff, assistés par les généraux du
génie de Raudem , et le major du génie de Barun , de rendre
Ja ville de Stettin et le fort de Preussen , seulement sous les
conditions suivantes , à M. le général Lasalle , commandant
l'avant-garde de S. A. I. et R. le grand-duc de Berg.
Art. Ier . Toute la garnison actuelle ,y compris le petit étatmajor
et tous les militaires ne faisant pas partie de le garnison,
obtiendront librement la sortie avec armes et bagages , pour
se rendre , soit en Prusse occidentale et septentrionale , ou en
Silésie.
R. La garnison sortira avec les honneurs de la guerre , déposera
les armes sur les glacis , sera prisonnière de guerre ,
et envoyée en France. Les officiers seront prisonniers sur parole
, et il leur sera accordé des passeports pour se rendre où
bon leur semblera.
II. La garnison susmentionnée conserve ses propriétés , et
se rend sur parole au lieu qu'elle choisira.
R. Les officiers conserveront leur épée , leurs bagages,
leurs chevaux , et tout ce qui peut leur appartenir.
NOVEMBRE 1806 . 345
III. Il n'y a que les propriétés royales qui seront remises
aux troupes françaises.
R. Tout ce qui se trouve dans la place appartenant à S. M.
le roi de Prusse , sera remis aux troupes françaises .
IV. La garnison sortante recevra tous les secours nécessaires
.
R. Accordé.
V. Il sera accordé aux troupes prussiennes au moins vingtquatre
heures pour l'arrangement de leurs affaires .
R. Il sera accordé jusqu'à midi aux troupes prussiennes
pour l'arrangement de leurs affaires.
VI. Pendant cet intervalle de vingt-quatre heures , on remettra
aux troupes de S. M. l'Empereur des Français la porte
de Berlin.
R. La porte de Berlin sera remise aux troupes françaises ,
qui auront un poste sur le pont de l'Oder. Cesdeux postes
seront occupés à six heures du matin par les troupes françaises.
VII. Les troupes impériales françaises respecteront et protégeront
les propriétés des habitans de la place de Stettin , du
fort de Preussen et des faubourgs.
R. Accordé.
VIII . Les familles de tous les militaires peuvent compter
sur la protection des troupes impériales françaises.
R. Accordé.
IX. A dater de la ratification de cette capitulation , ces-
*seront toutes les hostilités contre la ville de Stettin.
R. Accordé.
>
X. Les malades et blessés de l'armée prussienne qui se
trouvent dans la place , sont abandonnés au traitement généreux
des troupes françaises.
R. Accordé.
Stettin , le 29 octobre 1806 , à six heures du soir .
Articles imposés par les Français.
XI. Le trésor qui se trouve dans la place sera remis aux
troupes françaises .
XII. Il sera nommé de part et d'autre des officiers d'artillerie
et du génie , pour remettre et recevoir tous les magasins
, munitions , cartes , plans , etc. , qui sont dans la place.
Au quartier-général de Mohringen, le 29 octobre 1806.
Le général de brigade commandant l'avant-garde du corps
de cavalerie de réserve , aux ordres de S. A. I. et R. le
grand-duc de Berg , lieutenant de l'EMPEREUR.
Signé LASALLE
346 MERCURE DE FRANCE ,
XXV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Berlin , 2 novembre 1806.
Le général de division Beaumont a présenté aujourd'hui à
l'EMPEREUR 50 nouveaux drapeaux et étendards pris sur l'ennemi
; il a traversé toute la ville avec les dragons qu'il commande,
et qui portoient ces trophées : le nombre des drapeaux,
dont la prise a été la suite de la bataille d'Jéna , s'élève en ce
moment à 200 .
Le maréchal Davoust a fait cerner et sommer Custrin , et
cette place s'est rendue : on y a fait 4000 hommes prisonniers
de guerre. Les officiers retournent chez eux sur parole , et les
soldats sont conduits en France. Quatre-vingt- dix pièces de
canon ont été trouvées sur les remparts; la place , en trèsbon
état , est située au milieu des marais ; elle renferme des
magasins considérables. C'est une des conquêtes les plus importantes
de l'armée ; elle a achevé de nous rendre maîtres de
toutes les places sur l'Oder.
Le maréchal Ney va attaquer en règle Magdebourg , et il
est probable que cette forteresse fera peu de résistance.
Le duc de Berg avoit son quartier-général le 31 à Friedlang.
Ses dispositions faites , il a ordonné l'attaque de la colonne
du général prussien Bila , que le général Becker a chargé sur
laplaine en avant de la petite ville d'Anklan , avec la brigade
de dragons du général Boussart. Tout a été enfoncé , cavalerie
et infanterie , et le général Becker est entré dans la ville avec
les ennemis , qu'il a forcés de capituler. Le résultat de cette
capitulation a été 4000 prisonniers de guerre : les officiers
sont renvoyés sur parole , et les soldats sont conduits en France.
Parmi ces prisonniers se trouve le régiment des hussards de la
garde du roi , qui , après la guerre de sept ans , avoient reçu
de l'impératrice Catherine , en témoignage de leur bonne conduite
, des pelisses de peau de tigre.
La caisse du corps du général Bila et une partie des bagages
avoient passé la Penne et se trouvoient dans la Pomeranie
suédoise. Le grand-duc de Berg les a fait réclamer..
Le 1 novembre au soir, le grand- duc avoit son quartiergénéral
à Demmin. Le général Blucher et le duc de Weimar
ayant le chemin de Stettin fermé , se portoient sur leur
gauche , comme pour retourner sur l'Elbe ; mais le maréchal
Soult avoit prévu ce mouvement, et il y a peu de doute que
ces deux corps ne tombent bientôt entre nos mains. Lemaréchal
a réuni son corps d'armée à Stettin , où l'on trouve encore
chaquejour des magasins et des pièces de canon.
Nos coureurs sont déjà entrés en Pologne .
Le prince Jérôme , avec les Bavarois et les Wurtembergeois
, formant un corps d'armée , se porte en Silésie .
S. M. a nommé le général Clarke gouverneur-général de
NOVEMBRE 1806 . 347
Berlin et de la Prusse , et a déjà arrêté toutes les bases de
l'organisation intérieure du pays.
Le roi de Hollande marche sur Hanovre , et le maréchal
Mortier sur Cassel.
XXVI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Berlin , 3 novembre.
On n'a pas encore reçu la nouvelle de la prise des colonnes
du général Blucher et du duc de Weimar. Voici la situation
de ces deux divisions ennemies et celle de nos troupes :Le
général Blucher , avec sa colonne , s'étoit dirigé sur Stettin.
Ayant appris que nous étions déjà dans cette ville , et que nous
avions gagné deux marches sur lui, il se reploya de Gransée ,
où nous arrivions en même temps que lui , sur Neustrelitz , où
il arriva le 30 octobre , ne s'arrêtant point là , et se dirigeant
sur Wharen , où on le suppose arrivé le 31 , avec le projet
de chercher à se retirer du côté de Rostock pour s'y embarquer.
Le 31 , six heures après son départ , le général Savary ,
avec une colonne de 600 chevaux , est arrivé à Strelitz , où il
a fait prisonnier le frère de la reine de Prusse , qui est général
au service du roi. Le 1er novembre , le grand-duc de Berg
étoit à Demmin , filant pour arriver à Rostock , et couper la
mer au général Blucher. Le maréchal prince de Ponte- Corvo
avoit débordé le général Blucher. Ce maréchal se trouvoit
le 31 , avec son corps d'armée, à Neubrandebourg , et se mettoit
en marche sur Wharen; ce qui a dû le mettre aux prises
dans la journée du 1 avec le général Blucher.
er
La colonne commandée par le duc de Weimar étoit arrivée
le 29 octobre à Neustrelitz; mais , instruit que la route
de Stettin étoit coupée , et ayant rencontré les avant-postes
français , il fit une marche rétrograde le 29 sur Wistock .
Le 30 , le maréchal Soult en avoit connoissance par ses hus- ,
sards, et se mettoit en marche sur Wertenhausen. Il l'a immanquablement
rencontré le 31 ou le 1. Ces deux colonnes ont
donc été prises hier ou aujourd'hui au plus tard. Voici leurs
forces : Le général Blucher a 50 pièces de canon , 7 bataillons
d'infanterie , et 1500 hommes de cavalerie. Il est difficile
d'évaluer la force de ce corps ; ses équipages , ses caissons ,
ses munitions ont été pris : il est dans la plus pitoyable situation.
Le duc de Weimar a 12 bataillons et 35 escadrons en
bon état; mais il n'a pas une pièce d'artillerie. Tels sont les
foibles débris de toute l'armée prussienne : il n'en restera
rien. Ces deux colonnes prises , la puissance de la Prusse est
anéantie, et elle n'a presque plus de soldats. En évaluant à
10,000 hommes ce qui s'est retiré avec le roi sur la Vistule ,
ce seroit exagérer.
n
M. Schullembourg s'est présenté à Strelitz pour demander
passeport pour Berlin. Il a dit au général Savary : « Il ya
L
348 MERCURE DE FRANCE ,
huit heures que j'ai vu passer les débris de la monarchie prussienne.
Vous les aurez aujourd'hui ou demain. Quelle destinée
inconcevable et inattendue ! La foudre nous a frappés. >> Il est
vrai que depuis que l'EMPEREUR est entré en campagne , il n'a
pas pris un moment de repos. Toujours en marches forcées ,
devinant constamment les mouvemens de l'ennemi. Les résultats
en sont tels qu'il n'y en a aucun dans l'histoire. De
plus de 150,000 hommes qui se sont présentés à la bataille
d'Jéna , pas un ne s'est échappé pour en porter la nouvelle
au-delà de l'Oder. Certes , jamais agression ne fut plus
injuste , jamais guerre ne fut plus intempestive. Puisse cet
exemple servir de leçon aux princes foibles , que les intrigues ,
les cris et l'or de l'Angleterre excitent toujours à des entreprises
insensées !
La division bavaroise , commandée par le général Wrede ,
est partie de Dresde le 31 octobre. Celle commandée par le
général Deroy est partie le 1er novembre. La colonne wirtembourgeoise
est partie le 5. Toutes ces colonnes se rendent
sur l'Oder ; elles forinent le corps d'armée du prince Jérôme .
Le général Durosnel a été envoyé à Odesberg avec un parti
de cavalerie , immédiatement après notre entrée à Berlin ,
pour intercepter tout ce qui se jetteroit du canal dans l'Oder..
Il a pris plus de So bateaux chargés de munitions de toute
espèce qu'il a envoyées à Spandau.
On a trouvé à Custrin des magasins de vivres suffisans pour
nourrir l'armée pendant deux mois.
Le général de brigade Macon , que l'EMPEREUR avoit
nommé commandant de Leipsick , est mort dans cette ville
d'une fièvre putride. C'étoit un brave soldat et un parfait
honnête homme. L'EMPEREUR en faisoit cas, et a été trèsaffligé
de sa mort.
ÉTAT - MAJOR GÉNÉRAL.
Au quartier-général impérial à Berlin , le 2 novembre 1806.
ORDRE DU JOUR .
L'armée est instruite que Custrin s'est rendu au maréchal
Davoust. Le général de division Gudin y est entré hier à sept
heures du soir. S. M. a vu avec plaisir les corps de cette division
, qui se sont tant distingués à la bataille d'Jéna , recueillir
la plus belle récompense , en entrant les premiers dans cette
belle et magnifique place forte. Il y avoit dans la place 4000
hommes qui ont été faits prisonniers , go pièces d'artillerie sur
les remparts , parfaitement approvisionnées , et des magasins
de subsistances considérables. La colonne du général prussien
de Bila a été faite prisonnière le 31 octobre sur les frontièresde
NOVEMBRE 1806. 349
!
I ,
:
laPomeranie suédoise , après le combat d'Anclam . Le général
de division Becker , à la tête de la brigade de dragons Boussard ,
a chargé vigoureusement l'ennemi , l'a fait prisonnier , et l'a
obligé à capituler. S. M. témoigne sa satisfaction au général
de division Becker et à la brigade de dragons Boussard . Elle a
déjà vu avec plaisir la conduite du général Becker aux combats
de Zehdenick et de Viemendorf.
Leprince de Neuchatel et Vallengin , major-général
de la Grande-Armée ,
Signé maréchal ALEX. BERTHIER .
Ordre du jour du 1 corps d'armée de réserve , au quartiergénéral
à Boulogne le 8 novembre 1806 , contenant le
21 bulletin de la Grande-Armée.
34
Soldats ,
Vous lirez quinze jours de suite dans vos chambrées la
proclamation sublime de S. M. l'Empereur et Roi à sa Grande-
Armée ; vous l'apprendrez par coeur ; chacun de vous attendri
répandra les larmes du courage , et sera pénétré de cet enthousiasme
irrésistible qu'inspire l'héroïsme. Souvenez-vous
toujours de ces mots sacrés de S. M. : « Soldats , je ne puis
>> mieux vous exprimer les sentimens que j'ai pour vous ,
» qu'en vous disant que je vous porte dans mon coeur l'amour
>> que vous me montrez tous les jours. >>
Signé maréchal BRUNE.
XXVII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin , le 6 novembre 1806 .
On a trouvé à S'ettin une grande quantité de marchandises anglaises ,
à l'entrepôt sur l'Oder : on y a trouvé 500 pièces de canon et des magasins
considérables de vivres .
Le 1er novembre , le grand-duc de Berg étoit à Demmin , le a , à
Teterow , ayant sa droite sur Rostock. Le général Savary étoit le 1er à
Cratzebourg , et le 2, de bonne heure, à Wharen et à Jabel. Le prince
de Ponte-Corvo attaqua le soir du 1er à Jabel , l'arrière -garde de l'ennemi.
Le combat fut assez soutenu , le corps ennemi fut plusieurs fois mis en
déroute ; il eût été entièrement enlevé si les lacs et la difficulté de passer
le pays de Medklembourg ne l'eussent encore sauvé ce jour-là. Le prince
de Ponte-Corvo , en chargeant avec la cavalerie , a fait une chute de
cheval , qui n'a eu aucune suite . Le maréchal Soult est arrivé le 2 à
Plauer.
Ainsi l'ennemi a renoncé à se porter sur l'Oder. Il change tous les
jours de projets . Voyant que la route de l'Oder lui étoit fermée , il a
voulu se retirer sur la Pomeranie suédoise. Voyant celle-ci également
inter eptée , il a voulu retourner sur l'Elbe ; mais le maréchal Sou t
l'ayant prévenus, il paroît se diriger sur le point le plus prochain des
côtes. Il doit avoir été à bout le 4 ou le 5 novembre. Cependant tous les
jours un ou deux hataillons et même des escadrons de cette colonne
tombent en notre pouvoir . Ele n'a plus ni caissons , ni bagages,
Le maréchal Lannes est à Stettin ;
350 MERCURE DE FRANCE ,
Le maréchal Davoust à Francfort;
Le prince Jerôme en Silésie .
Le duc de Weimar a quitté le commandement pour retourner chez
lui , et l'a laissé à un général peu reconnu.
L'EMPEREUR a passé aujourd'hui la revue de la division de dragons du
généralBeaumont, sur laplace du Palais de Berlin : il a fait différentes
promotions.
Tous les hommes de cavalerie qui se trouvoient à pied , se sont rendus à
Postdam , où l'on a envoyé les chevaux de prise. Le général de division
Bourcier a été chargé de la direction de ce grand dépôt. Deux mille dragons
à pied qui suivoient l'armée , sont déjà montés .
Ontravaille avec activité à armer la forteresse de Spandau , et à rétablir
les fortifications de Wittemberg , d'Erfurt , de Custrin et de Stettin.
Le maréchal Mortier , commandant le 8º corps de la Grande-Armée ,
s'est mis en marche le 30 octobre sur Cassel . Il y est arrivé le 31 .
Voicila note que le chargé d'affaires de France a présentée au prince ,
vingt-quatreheures auparavant.
Note.
Du 29 octobre 1806 .
« Le soussigné chargé d'affaires de S. M. l'EMPEREUR DES FRANÇAIS
et Rot d'ITALIE , est chargé de déclarer à S. A. S. le prince de Hesse-
Cassel , maréchal au service de Prusse , que S. M. l'EMPEREUR a une
parfaite connoissance de l'adhésion à la coalition de la Prusse de la part
de la cour de Cassel ;
» Que c'est en cons'quence de cette adhésion que les sémestriers ont
été appelés, des chevaux distribués à la cavalerie , la place de Hanau
approvisionnée, et abondamment pourvue de garnison ;
>> Que c'est en vain que S. M. a fait connoître à M. de Malsbourg ,
ministre du prince de Hesse-Cassel à Paris , que tout armement de la part
du prince de Hesse-Cassel seroit regardé comme une hostilité; que pour
toute réponse , la cour de Cassela ordonné à M. de Malsbourg de demander
des passeports à Paris , et de retourner à Cassel ;
>> Que depuis , les troupes prussiennes sont entrées à Cassel ; qu'elles y
ont été accueillies avec enthousiasme par le prince héréditaire , général au
service de Prusse , qui a même traversé la ville à leur tète ;
>> Que ces troupes ont traversé tous les Etats de Hesse - Cassel pour
attaquer l'armée française à Francfort ;
>> Qu'immédiatement après , le plan de campagne de l'armée française
étant venu à se développer , les généraux prussiens ont senti la nécessité
de rappeller tous leurs détachemens pour se concentrer à Weimar, afin de
livrer bataille;
» Que c'est donc par l'effet des circonstances militaires , et non dela
neutralité de la Hesse , que les troupes prussiennes ont rétrogradé sur
leurs lieux de rassemblemens ;
>> Que pendant tout le temps que le sort des armes a été incertain , la
cour de Hesse- Cassel a continué ses armemens , toujours en opposition
aux déclarations de l'EMPEREUR , qu'il considéreroit tous armemens comme
un acte d'hostilité ;
>> Que les armées prussiennes ayant été battues, et rejetées au-delà
de l'Oder , il seroit aussi imprudent qu'insensé de la part du général de
l'armée française de laisser se former cette armée hessoise qui seroit
prête à tomber sur les derrières de l'armée française , si elle éprouvoitun
échec ;
>Que le soussigné a donc reçu l'ordre exprès de déclarer que la
NOVEMBRE 1806 . 351
sûreté de l'armée française exige que la place de Hanan et tout le pays de
Hesses Cassel soient occupés ; que les armes , canons , arsenaux soient
remis à l'armée française , et que tous les moyens soient pris pour assurer
les derrières de l'armée contre l'inimitié constante qu'a montrée , à l'égard
de la France , la maison de Hesse-Cassel.
» Il reste au prince de Hesse-Cassel à voir, dans la situation des choses
s'il veut repousser la force par la force , et rendre son pays le théâtre
des désastres de la guerre. Toutefois cela étaut incompatible avec une
mission politique , le soussigné a reçu ordre de demander ses passeports
et de se retirer de suite. »
Signé SAINT- GENEST.
Voici ensuite la proclamation qu'a faite le maréchal Mortier.
Proclamation.
Edouard Mortier , maréchal de l'Empire , etc.
Du 31 octobre .
Hahitans de Hesse, je viens prendre possession de votre pays. C'est le
seul moyen de vous éviter les horreurs de la guerre. Vous avez été témoins
de la violation de votre territoire par les troupes prussiennes . Vous avez
été scandalisés de l'accueil que leur a fait le prince héréditaire . D'ailleurs
votre souverain et son fils , ayant des grades au service de
Prusse , sont tenus à l'obéissance aux ordres du commandant en chef de
l'armée prussienne. La qualité de souverain est incompatible avec celle
d'officier au service d'une puissance , et la dépendance des tribuuanx
étrangers.
,
Votre religion , vos lois , vos moeurs, vos priviléges seront respectés ; la
discipline sera maintenue ; de votre côté , soyez tranquilles . Ayez confiance
au grand souverain dont dépend votre sort : vous n'y pourrez éprouver
que de l'amélioration.
Signé ED. MORTIER.
Le prince de Hesse-Cassel , maréchal au service de Prusse , et son fils ,
général au service de la même puissance, se sont retirés : le prince de
Hesse-Cassel , pour réponse à la note qui lui fut remise , demanda de marcher
à la tête de ses troupes avec l'armée française contre nos ennemis :
le maréchal Mortier répondit qu'il n'avoit pas d'instruction sur cetteproposition;
que ce prince ayant armé après la déclaration qui avoit été faite
à Paris à M.de Malsbourg , son ministre , que le moindre armement
seroit considéré comme un acte d'hostilité ; son territoire n'avoit pas été
seulement violé par les Prussiens , mais qu'ils y avoient été accueil is avec
pompe par le prince héréditaire; que depuis ils avoient évacué Cassel par
suite de combinaisons militaires , et que ce ne fut qu'à la nouvelle de la
bataille d'Jéna que les armemens discontinuèrent à Cassel; qu'à la vérité
le prince héréditaire avoit eu le grand bonheur de marcher à la tête des
troupes prussiennes , et d'insulter les Français par toutes sortes de provocations.
Il paiera cette frénésie de la perte de ses Etats. Il n'y a pas enAllemagne
une maison qui ait été plus constamment ennemie de la France.
Depuis bien des années , elle vendoit le sang de ses sujets à l'Angleterre
pour nous faire la guerre dans les deux mondes , et c'est à ce trafic de ses
troupes que le prince doit les trésors qu'ils a amassés , dont une partie
est, dit en , enfermée à Magdebourg , et une autre a été transportée à
l'étranger. Cette avarice sordide a entrainé la catastrophe de sa maison ,
dont l'existence sur nos fontières est incompatible avec la sûreté de la
France. Il est temps enfin qu'on ne se fasse plus un jeu d'inquiéter qua
352 MERCURE DE FRANCE ,
rante millions d'habitans, et de porter chez eux le trouble et le désordre.
Les Anglais pourront encore corrompre quelque souverains avec de l'or ;
mais la perte des trônes de ceux qui le recevront , sera la suite infaillible
de la corruption . Les alliés de la France prospéreront et s'agrandiront ;
ses ennemis seront confondus et détrônés.
Les peuples de Hesse-Cassel seront plus heureux. Déchargés de ces
immerses corvées militaires , ils pourront se livrer paisiblement à la
culture de leurs champs; déchargés d'une partie des impôts , ils seront
anssi gouvernés par des principes généreux et liberaux , principes qui
dirigent l'administration de la France et de ses alliés. Si les Français
enssent été battus , on auroit envahi et distribué nos provinces ; il csť
juste que la Enerre ait aussi des chances sérieuses pour les souverains
qui la font , alia qu'il réfléchissent plus mûrement dans leurs conseils
avant de la commencer.
Dans ce terrible jeu les chances doivent être égales . L'EMPEREUR a
ordonné que les forteresses de Handu et de Marbourg soient détruites ,
tous les maga ins et arsenaux transportés à Mayence , toutes les troupes
désarmées , et les armes de H. sse-Cassel enlevées de toutes parts.
La suite prouvera que ce n'est point une amb tion insatiable , ni la
soif des conquêtes qui a porté le cabinet des Tuileries à prendre ce parti ,
mais bien la neces ité de terminer enfin cette lutte , et de faire succéder
une longue paix à cette guerre insensée , provoquée par les misérables
intrigues et les basses manoeuvres d'agens tels que les lords Paget et
Morpeth.
(Ce bulletin est le dernier publié jusqu'aujourd'hui vendredi.
)
FONDS PUBLICS DU MOIS DE NOVEMBRE.
DU SAMEDI 8.- Cp. olo c . J. du 22 sept. 1806 , 720 5oc 60c 75c73f
75c. 73f 73f 100 72f80c. 85c. 73f 72f 8cc goc Suc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1227f. 50c 1225f 1227f50c .
DU LUNDI IO. -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 72f 75c 60c 65c.
6oc. 80c 700 750. 8oc ooc ooc oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 69f. 6oc of c . ooc . ooc
Act. de la Banque de Fr. 1227f 50c 1225f. 1227f 50c. 1225f.
DU MARDI 11. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 72f 40c. 200. 400
150 100 72872 100. 40c 50c 50c. дос. бос бос
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807 69f. 6yf. 75c coc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1220f 1222f 50c 0000f. oo oooof coc.
DU MERCREDI 12. C p. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 72f. 40c 60c 75c
50c. 8oc goc 73f25c. 15c 40c 150. ooc. ooc of.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. Egf 6oc. ooc. oof ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 12a3f 75c 25f 3of 37f 50c 1240f
DU JEUDI 13.-Cp. ooc. J. du 22 sept. 1806. 74f 70c 75f 74f 80c 75f
74f 70c 75f74f 90c 75f 75f25c 50c 40 50 250 700 50c 30c 250 Зос 50c
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof ooc oof, oocooc oos oof ooc
Act.de la Banque de Fr. 1260f. 1265f 1262f 5 c. 126of
DU VENDREDI 14. -Cp. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 74€ 500 00 00
cococ . oof oof oo oof oof ooc oof ?
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 72f 150 oof. ooc бос сос
Act. de la Banque de Fr. 1246f 250 00000 00. 000of, oooof coc
%
(NO. CCLXXIX. )
cen
(SAMEDI 22 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ELVIRE ET AZOR ,
ROMANCE.
Azor adoroit Elvire ,
Elvire adoroit Azor ;
Un coeur étoit leur empire ,
Amour étoit leur trésor . :
Vénus , qui leur donna l'être ,
Voulut qu'au même séjour
Un beau printemps les vit naître
Tous les deux le même jour.
Dans les jeux de leur enfance
Leurs feux s'étoient révélés ;
Doux charines de l'innocence ,
Que nul remords n'a troublés .
Qui pourroit dans la nuit sombre
Compter les célestes feux ,
Auroit pu compter le nombre
De leurs baisers amoureux.
Leurs jours purs couloient ensemble
Comme l'on voit deux ruissseaux
Qu'un même penchant rassemble
Mêler,confondre leurs eaux.
Z
}
D
354 MERCURE DE FRANCE,
Elvire , Azor, n'ont qu'une ame ,
Et cette ame qu'un desir;
Hymen épura leur flamme
Sans faner fleur du plaisir.
Dieux ! Et la Parque jalouse
Frappe Azor, Azor, hélas ,
Au sein de sa jeune épouse ,
Qui meurt du même trépas !
Tous deux , pleins de leur martyre ,
Disoient , s'embrassant encor :
« Prends mon ame , chère Elvire !
« Prends mon ame , cher Azor ! »
De leurs bouches expirantes
Les deux soupirs n'en font qu'un :
Ainsi deux roses mourantes
Mêlent encor leur parfum.
Par M. LE BRUN , de l'Institut.
FRAGMENT
DE LA SATIRE DES VEUX , DE JUVENAL .
AINST l'homme, des Dieux humble et dévot client ,
Allume à leurs genoux son cierge suppliant.
Pour des dons superflus et trop long-temps funestes
Crains de solliciter les puissances célestes .
Vois Séjan , vois la haine attachée aux grandeurs,
D'un abyme à ses pieds ouvrir les profondeurs;
Ses titres éclatans renfloient de longues pages :
C'est un arrêt de mort ; il tombe , et ses images ,
Ces monumens si fiers , avec lui condamnés ,
Roulent , par les bourreaux honteusement traînés.
Vois les Romains en foule expier leur bassesse ;
Entends-tu retentir la hache vengeresse ,
Et les chevaux d'airain mutilés par le fer ?
Sous les soufflets bruyans entends-tu siffler l'air ?
La forge en frémissant s'allume ; le feu brille :
Ce Séjan colossal dans les fournaux pétille ;
Déjà coule à torrens le bronze révéré;
Déjà ce front superbe et d'un peuple adoré,
Ce front qui fut jadis le second de la terre,
Et disputoit l'encens aux maîtres du tonnerre ,
Devient vase , trépied , plat , cuvette , bassin.
NOVEMBRE 1806.
355
A
Va, cours; que des lauriers suspendus par tamain
Detes toits couronnés embellissent le f ite;
Iminole une victime et prépare une fête.
Cejour pour les Romains est un jour fortuné;
Séjan, le fier Séjan au supplice est traîné.
Quel spectacle ! on s'étonne, on célèbre sa chute;
Enfinà ses fureurs je ne suis plus en butte;
Je ne l'aimai jamais. Quels dédains , quel orgueil !
Comme il laissoit tomber un insolent coup-d'oeil !
De quoi l'accuse- t- on ? Qu'a-t- il osé commettre ?
Où sont les délateurs , les témoins ? Une lettre
Des roches de Caprée est venue au sénat ;
Sa prolixe longueur est un crime d'état.
J'entends, et ne veux pas en savoir davantage.
-Mais le peuple , le peuple ? Il suit l'antique usage :
Quand on est condamné, peut-on être innocent ?
Il hait le malheureux, adore le puis
Si le sort à Séjan n'eû pas été contraire,
Du lion endormi dans son triste repaire
Si l'imprudent sommeil avoit été surpris ,
Dans ce même moment tout ce peuple à grands cris
Salueroit empereur ce Séjan qu'il outrage.
puissant.
Feu THOMAS:
LES BLÉS ET LES FLEURS ,
FABLE.
PLUS galant que sensé, Colin voulut jadis
Réunir dans son champ l'agréable à l'utile,
Et cultiver des fleurs aumilieudes épis :
Rienn'étoit à son gré plus sage et plus facile.
Parmi es blés , dans la saison ,
Il va done semant à foison
Bluet, coquelicot , et mainte fleur pareille
Qu'on voit égayer nos gué êts ,
Quand Flore, en possant chez Cérès,
Alaissé pencher sa corbeille .
Dans peu, sedisoit-il , que mon champ sera beau !
Avantl'ample récolte aux moissonneurs promise ,
Que de bouquets pour Lucetteet pour Lise !
Partant, que de baisers ! Oui , cadeau pour cadeau ;
Ou rien pour rien , c'est ma devise.
Ledoux printemps paroît enfin ;
Le bluet naît avec la rosé :
En mai , le bonheur de Colin
Faisoit envie à maint voisin ;
En août, ce fut toute autre chose.
Tandis qu'il n'étoit pas d'endroits
Où la moisson ne fut certaine ;
Que les trésors de Beauce au loin doroient la plaine;
Qu'enfin le laboureur n'avoit plus d'autre peine
Que celle de trouver ses greniers trop étroits.
Zi
(
356 MERCURE DE FRANCE,
Trop tard désabusé de ses projets futiles,
D'un oeil obscurci par les pleurs ,
Colin , dans ses sillons stérilement fertiles ,
Cherche en vain les épis étouffés sous les fleurs .
Vous qui dans ses travaux guidez la foible enfance ,
Ceci vous regarde , je crois :
Chez vous on apprend à la fois
Le latin, la musique et l'algèbre , et la danse.
Au temps du bon Rollin c'étoit tout autrement :
Enseigner moins , mais mieux , entroit dans son système :
Colin, vous diroit-il , ne songeons qu'au froment ;
Le bluet viendra de lui-même .
ENIGM E.
M. ARNAULT .
On voit marcher sous ma tenture
Et l'honnête homme et le fripon :
On me voit de toute mesure ,
Neuf ou revêtu d'un jupon ;
Mais toujours en habit de soie
Je m'étale chaque saison;
Et lorsque ta main me déploie , -
J'intercepte ton horizon .
Toujours sur un pied je voyage ,
Et cependant, tout seul , je ne puis faire un pas;
Mais , suivant le nouvel usage ,
Quand je marche , chez moi le haut se place en bas.
Ainsi , pour les gens à la mode,
Je deviens utile et commode .
LOGOGRIPHE.
NON, il n'est rien de plus dur que mon coeur;
Si vous m'otez deux pieds il n'est rien de plus tendre.
Rendez-les moi , je m'adresse au Seigneur :
Lors il m'entend . Ne peux-tu me comprendre ?
CHARADE ,
UNE charade , Eglé ! Vons n'avez qu'à vouloir :
En musique aisément mon premier se fait voir ;
Vous êtes mon second, sans art et sans parure ;
Ne soyez pas mon tout, l'amour vous en conjure .
4
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Café.
Celui du Logogriphe est Tarif.
Celui de la Charade est Ré-forme.
NOVEMBRE 1806. 357
SUPPLÉMENT aux Observations sur les Corps
cristallisés renfermés dans les laves, qui ont paru
dans le cahier de la Bibliothèque Britannique
du mois de juin dernier , et dans le N° 115 du
Journal des Mines .
QUOIQUE la question qui fait le sujet de ces Observations
n'ait pas eu son origine dans le Mercure, c'est un sujet de
physique terrestre et de géologie assez important pour en
donner la suite dans ce recueil.
Il parut dans le Journal de Physique du mois de mai de
l'année dernière , un système sur l'action du feu des volcans,
où l'on considère les cristaux que renferment les laves comme
des cristallisations formées dans la lave même et de sa substance
pendant le refroidissement lent de sa masse.
Persuadé , au contraire , que ces cristaux sont étrangers à
la lave , et formés antérieurement par la voie humide dans
les couches que les feux volcaniques ont réduites en fusion ,
laissant intacts ces cristaux , parce qu'ils n'ont pas assez d'intensité
pour les fondre , je donnai les Observations que je
viens de citer, où j'ai démontré , par les faits et par leurs
conséquences immédiates , que mon opinion est parfaitement
fondée.
Pendant cette discussion , une lettre de M. Patrin , sur la
formation des basaltes , parut dans la Bibliothèque Britannique
du mois de mai dernier ; l'auteur la termine ainsi :
« J'ai fait voir, dit-il , dans l'article Basalte du nouveau
>> Dictionnaire d'Histoire Naturelle , que les systèmes des
>> Volcanistes et des Neptuniens, pris séparément , sont inad-
>> missibles ; mais qu'en les combinant d'une manière conve-
>> nable , on trouve la véritable solution du problème. J'ai
>> fait voir que la matière du basalte étoit véritablement
>> sortie des volcans , non dans un état de fusion comme la
>> lave, mais sous une forme tantôt pulvérulente et tantôt
>> vaseuse , dans le temps où les volcans étoient encore sous-
>> inarins ; de sorte que cette matière étoit délayée dans les
>> eaux de la mer, ensuite déposée , et enfin cristallisée , soit
>> enprismes, soit en sphéroïdes, selon les circonstances. L'ar-
> ticle cité contient le détail des preuves; et j'ai eu lacsatis
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
>> faction de voir M. Humboldt , si bon juge en cette ma
>> tière , déclarer, en présence de plusieurs savans qui se trou-
>> voient rassemblés chez lui à son retour d'Amérique , que
>> de toutes les hypothèses qu'on avoit publiées sur la forma-
>> tion des basaltes, c'étoit celle qui lui paroissoit de tous
>> points la plus satisfaisante. » Telle est la conclusion de
M. Patrin.
L'hypothèse qu'elle établit , que les basaltes ne sont pas
sortis des volcans dans un état de fusion , mais sous une forme
tantôt pulvérulente et tantôt vaseuse , et que cette poudre et
cette vase , délayée dans les eaux de la mer, s'est déposée et
cristallisée pour former des basaltes, est si étrange et si opposée
à tout ce que l'on connoît des volcans , qu'elle me détermina
à faire des Remarques , pour en montrer l'impossibilité:
elles ont été insérées dans la Bibliothèque Britannique
du mois de juillet suivant , et dans le N° du Journal
des Mines.
M. Patrin a fait une réponse à ces Remarques, qui a parų
dans la Bibliothèque Britannique du mois de septembre , dans
laquelle il revientà son opinion , que les cristaux contenus dans
les laves y ont été formés pendant leur refroidissement , renvoyant
aux articles Augite ( Schorl-Pyroxene ) et Leucite du
nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle , où « il croit avoir
>> démontré que ces cristaux , de même que tous les cristaux
>> volcaniques , ont été formés postérieurement à l'éruption
>> des matières qui les composent. >> Cette réponse m'engage
à ajouter de nouvelles réflexions sur ces questions importantes
en géologie et en physique terrestre : ces réflexions font
le sujet de cet article . ( 1 )
Les lecteurs du Mercure qui s'occupent de géologie et des
phénomènes volcaniques , liront avec intérêt la suite de cette
discussion: car des questions de cette nature doivent se terminer
par le triomphe des faits et des observations exactes.
Ayant déjà traité à fond la question principale , j'examinerai
seulement ici la manière dont M. Patrin présente les
argumens qu'il veut réfuter, et le silence qu'il garde sur les
autres.
J'ai terminé les Observations que je viens d'indiquer par
une suite de conclusions qui découlent des faits que j'ai établis.
La seconde de ces conclusions est en ces termes : « Les corps
cristallisés que renferment les laves leurs sont étrangers ; ils
ont été formés antérieurement par la voie humide dans des
(1 ) Tous les articles du nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle qui
concernent les volcans et la géologie , ont été faits par M. Patrin.
3
NOVEMBRE 1806 . 35g
1
couches que les feux volcaniques ont réduites en fusion , laissant
intacts ces cristaux , parce que leurs feux n'ont pas assez
d'intensité pour les fondre. » Cette conclusion est simple ,
sans complication , et elle est exprimée, ce me semble , en
termés clairs et précis. Cependant, voici comment M. Patrin
la présente , et je citerai ses propres termes :
« Quant à M. Deluc , il soutient que les cristaux volca-
>>niques non-seulement ne sont pas de formation nouvelle ,
>>mais encore qu'ils existoient avant la formation des roches
» qui , suivant lui , ont fourni la matière des laves. Ces roches
>> ont succédé à d'autres couches de la terre qui avoient été
>> détruites , et qui contenoient ces mêmes cristaux , qui ont
>> résisté à cette destruction. Mais , de cette manière , il semble
» que ces cristaux auroient dû exister avant la création : car,
>> s'ils n'ont pas pu être formés dans les couches actuelles 'de
>> la terre, on ne voit guère comment ils auroient pu l'étre
>> dans des couches antérieures. >>>
Je laisse au lecteur instruit et attentif à prononcer sur ce
qu'on doit penser de cette manière de présenter l'état de la
question. Elle est d'autant plus étrange que , quelques pages
avant la conclusion que je viens de rapporter , je m'étois
exprimé ainsi sur le même sujet :
<<Nous voyons que pour réduire en fusion les roches et
les minéraux , il faut les briser en très - petites parcelles ; cependant
, il n'y a ni pilons ni bocards dans les couches où les laves
prennent naissance ; et les feux volcaniques ne peuvent pas
mieux que ceux de nos fournaux fondre des roches en grandes
masses. Il faut donc que ces couches soient dans un état pulvérulent
et vaseux pour pouvoir être fondues. Alors on conçoit
que, dans de telles couches, les affinités chimiques peuvent
s'exercer et former des cristaux isolés et groupés , qui restent
enveloppés dans la matière en fusion. >>>
Quel rapport a cet exposé avec l'entassement de roches et
decouches,ddoonnt M. Patrin fait remonter l'existence des cristaux
jusqu'avant la création ? Il est aisé de critiquer une opinion
quand on la dénature à ce point. Que penser, je le répète ,
de cette manière d'argumenter ?
Je ne suppose pas que M. Patrin mêle ici ce que j'ai dit
de l'origine vraisemblabie des grenats qu'on trouve isolés
dans diverses espèces de roches : ce seroit par trop changer les
questions. J'ai attribué l'origine de ces grenats à des couches
qui ont été détruites dans l'ancienne mer ; et les grenats qu'elles
renfermoient, restés isolés après cette destruction, ont été
déposés dans des couches nouvelles , qui sont celles où nous
les trouvons aujourd'hui , comme on trouve dans les couches
1
4
360 MERCURE DE FRANCE ,
sableuses de la Westphalie des noyaux isolés d'échinites siliceux
, qui ont eu leur berceau dans des couches de craie
blanche, détruites de même dans l'ancienne mer. Il existe
encore une butte de ces couches de craie près de Lunebourg.
Je citerai à cette occasion un autre fait remarquable. On
trouve dans une couche des collines sableuses des environs
d'Aix-la-Chapelle, des fragmens roulés de diverses espèces
de fossiles marins. Mon frère m'en a envoyé une petite collection
qu'il a prise sur les lieux. Ce sont des tronçons d'orthocératites
de l'espèce dont les cloisons sont découpées en feuilles
de persil , des noyaux de térébratules lisses , de petites glossopétres
, des fragmens de bélemnites, de petits porpites d'une
très-jolie espèce , etc.; et ce qui prouve évidemment que
ces fragmens ont été roulés sur le fond de l'ancienne mer ,
c'est que quelques-uns ont des vermiculites attachés à leur
surface. Voilà donc un exemple sans réplique de la destruction
des couches qui contenoient ces divers fossiles dans leur
entier , dont les fragmens ont été déposés dans les couches
sableuses que la mer a étendues sur son fond depuis cette destruction
. M. Patrin ne pensera pas, sans doute , que , pour
expliquer ces transpositions , il faille supposer que ces fragmens
de fossiles marins ont existé avant la création.
Les exemples qui prouvent la vérité de ces destructions
sont si répétés , que j'en citerai un autre très-intéressant. On
trouve dans le nombre des coquilles fossiles de la montagne
de Turin , des limaçons de l'espèce appelée fripière , chargés
de petits galets roulés d'une espèce de serpentine. Une couche
de cette roche avoit donc été détruite , et ses débris dispersés
sur le fond de la mer quand ces limaçons y vivoient, puisque
leur coquille est couverte de ces débris. Et la couche où ils
sont déposés est toute composée de petits débris roulés de
cette même serpentine. Je possède quelques-uns de ces limaçons
, que nous avons trouvés séparément, mon frère et moi,
en différentes courses.
« Au reste , ajoute M. Patrin à la suite du paragraphe
>> que j'ai transcrit , comme M. Deluc est le seul qui sou-
>> tienne une semblable opinion (et je n'ai pas l'espérance de
>> le faire changer d'avis ), je ne m'y arrêterai point. >>
M. Patrin se trompe. Quand M. Haüy a nommé le schorl
'des volcans pyroxène, c'est-à-dire étranger aufeu , il a pensé
comme moi ; M. Dolomieu a pensé de même. Ainsi , loin
de me trouver dans l'isolement où M. Patrin veut me placer,
je suis réuni d'opinion avec deux des plus célèbres naturalistes;
et je suis bien persuadé que plusieurs autres observateurs
pensent de même : car les faits sur lesquels cette opinion
NOVEMBRE 1806. 361
est fondée sont trop évidens pour ne pas convenir de leur
vérité. Je rappellerai ici un de ces faits entre ceux que j'ai
cités dans mes Observations .
On trouve dans une même lave , dans un même fragment
de lave trois de ces corps cristallisés très-distincts.
La leucite , ou grenat blanc , de forme ronde , à vingtquatre
faces trapézoïdes et de couleur gris-blanc; ces cristaux,
de diverses grandeurs , sont quelquefois groupés par deux ,
trois et quatre cristaux réunis , quelquefois confondus en
partie les uns avec les autres , d'autres fois simplement adhérens
entr'eux , comme il arrive si fréquemment aux cristaux
formés par la voie humide.
Le schorl-pyroxene, cristal prismatique octaèdre à deux
pyramides diédes , de couleur olive foncé et quelquefois noir,
quelquefois aussi d'un vert plus tendre et un peu transparent.
Ces schorls sont de même fréquemment groupés sous toutes
sortes de modes de réunion; les faces du prisme varient dans
leur largeur, et le prisme lui-même varie beaucoup dans ses
proportions , comme il arrive si souvent aux cristaux de roche.
On en trouve aussi de microscopiques parfaitement réguliers .
J'ai cité encore des exemples de schorls et de leucites réunis ,
la leucite embrassant le schorl .
Le troisième corps est la chrysolite. Celle-ci , de couleur
de péridot et transparente , est le plus souvent en brises , et
par conséquent sans forme régulière .
Le schorl-pyroxene et la leucite se trouvent dans les laves
cellulaires , ou à boursoufflures , et dans les laves spongieuses ,
comme dans les laves compactes. On les trouve isolés en grand
nombre parmi les menues scories. M. Dolomieu cite à ce
sujet un fait bien remarquable : « Les leucites isolées , dit-il ,
>> sont si abondantes dans les environs de Rome , qu'on peut
>> dire que la route de Rome à Frascati en est couverte. >>>
Ces trois corps cristallisés , la leucite , le schorl et la chrysolite
, renfermés dans une même lave , dans un même fragment
de lave , sont séparés de la lave elle-même par une ligne
aussi tranchée que les petits cailloux qui composent un pouding
le sont de la pâte qui les réunit ; leur couleur, très-différente
entr'eux , est très-différente de celle de la lave ; et la
leucite , qui s'en sépare facilementt,, yylaisse encreux sa forme
ronde , et l'empreinte de ses facettes. Et le schorl en particulier
n'a point de rapport chimique avec la lave.
Voilà des faits exacts et vrais qu'il faut expliquer et concilier
, avant d'avancer l'hypothèse que les corps cristallisés
renfermés dans les laves se forment de leur substance pendant
leur refroidissement. Il faut expliquer comment il se pour362
MERCURE DE FRANCE ,
roit que trois cristaux , différant entr'eux de forme, de couleur
et de parties constituantes , et différant tous les trois de
la matière de la lave , ont pu se former dans son sein et de sa
substance. Et il faut fonder cette explication non sur des mots
et des phrases, car rien n'est plus facile que d'arranger des
mots et de faire des phrases, mais sur des raisonnemens clairs ,
précis , auxquels les observateurs, qui ne se contentent point
demots etd'arrangement de phrases, encore moins du silence
gardé sur les objections , puissent acquiescer ; et il ne faut
pas sur-tout dénaturer le sens des argumens auxquels on veut
répondre.
Si les cristaux contenus dans les laves du Vésuve et de l'Etna
naissoient de leur propre substance , il faudroit aussi que les
cristaux d'espèces différentes , contenus dans quelques laves
des anciens volcans d'Auvergne et dans les laves de l'Heckla ,
provinssent aussi de ces laves : c'est là une conséquence rigoureuse;
car l'une de ces origines ne peut pas être différente
de l'autre. Il résulteroit donc de cette hypothèse que les
schorls-pyroxènes, les leucites, les chrysolites, les lamelles
cristallines des laves de l'Etna , les amphiboles, les felds-paths
des laves d'Auvergne, les brises de quartz des laves de l'Heckla,
toutes substances différentes en forme, en couleur, en cristallisation
, en molécules constituantes , seroient sorties de la
substance d'une même matière en fusion ignée ! Il suffit de
présenter l'hypothèse sous ce point de vue parfaitement vrai ,
pour qu'elle soit appréciée.
Quand, par impossible , je serois le seul naturaliste , le
seul observateur, comme le prétend M. Patrin, qui soit persuadé
que ces corps cristallisés ont été formés par la voie
humide, antérieurementnt à leur dépôt dans la pâte incandescente
des laves, je ne m'en défendrois point.
Je suis aussi le premier, et peut-être le seul qui ait remarqué
qu'il n'existe de volcan brûlant que sous l'influence des
eaux de la mer : fait important , qui résout une grande question
géologique , en attestant que toutes les montagnes volcaniques
qui sont au milieu des terres ont brûlé , quand nos continens
étoient sous les eaux de la mer ; et quoique nombre
de phénomènes que j'ai cités proclament cette vérité importante,
elle m'est encore contestée !
Je suis le premier et le seul qui ait observé que les schorlspyroxènes
ne paroissent avec le poli de leur surface et l'intégrité
de leurs angles , que lorsque la lave qui les contient a
été décomposée par les vapeurs acide-sulfureuses du volcan ,
quand elles y ont été exposées , le schorl résistant à leur action.
Fait qui prouve avec évidence qu'il n'y a point de rapport
NOVEMBRE 1806 . 363
chimique entre les schorls et la lave: car ce rapport existeroit
nécessairement si ces cristaux étoient formés de la substance
même de la lave .
Je dirai encore que je suis le premier qui ait annoncé,
d'après la vue et l'observation du groupe des îles de Lipari ,
que, lorsqu'il y auroit des navigateurs instruits et observateurs,
ils trouveroient que les groupes d'îles et les îles soli-.
taires répandues au milieu des mers , dont on avoit peine à
se rendre raison, sont volcaniques , et par conséquent élevées
du fond des eaux: annonce que l'observation a depuis pleinement
confirmée.
L'hypothèse que les cristaux contenus dans les laves y ont
été formés pendant leur refroidissement n'est pas celle , ai-je
dit, que M. Patrin avoit d'abord adoptée. Il considéroit les
schoris-pyroxènes comme des substances qui avoient passé
de l'état aëriforme à celui de consistance solide , par l'effet
des attractions.
M. Patrin répond à cette remarque , que je lui prête
des idées qu'il n'a jamais eues : « car j'ai toujours , dit-il ,
›› soigneusement distingué deux espèces différentes de cris-
>> taux volcaniques ; savoir : ceux qui sont renfermés dans
>> les laves , et ceux qui sont isolés et qui tombent avec les
>> matières pulvérulentes pendant les éruptions. Comment
>> concevoir , ajoute-t-il , qu'ils aient été en même temps si
>> complétement dépouillés de leur gangue, et si parfaite-
>> ment conservés eux-mêmes , qu'ils n'ont perdu ni la viva-
>> cité de leurs angles , ni le brillant de leur poli ? Il me
>> paroît, continue-t-il, d'après cette difficulté, et une infinité
>> d'autres , que ces cristaux ne sont point préexistans dans
>> les laves, mais que ce sont des substances qui, en passant
>> de l'état aëriforme à une consistance solide, par l'effet des
>> attractions , ont pris une forme régulière , comme nous
>> voyons , dans nos laboratoires , le soufre se sublimer en
>> vapeurs, qui forment ces petits cristaux connus sous le
>> nom de fleurs de soufre.
>> Pour achever de faire voir, continue M. Patrin, que je
>> n'ai point varié d'opinion sur le mode: de formation de
>> ces cristaux , j'ajouterai que , dans le nouveau Dictionnaire
>> d'Histoire Naturelle , publié en 1803, au motAugite (schorl-
)) piroxène ), je rappelle de la manière la plus expresse cette
>>distinction entre les cristaux qui se forment dans les laves ,
>> et ceux qui se forment dans les airs. >>
1
M. Patrin perd facilement de vue les objections qu'on lui a
faites. Je les rappellerai donc ici en peu de mots, renvoyant
pour les détails à mes Observations sur les Prismes au Schonis ,
364 MERCURE DE FRANCE ,
volcaniques , publiées dans le Journal de Physique de ventose
ang( mars 1801 ). J'invite les naturalistes qui prennent intérêt
àcette question , qui est importante, à les lire avec attention :
ils jugeront si M. Patrin a répondu depuis long-temps, ainsi
qu'il le dit au début de sa réponse , à tous mes raisonnemens.
Il sembleroit suffisant d'énoncer cette étrange hypothèse
'd'une distinction de cristaux qui seforment dans les laves,
etde cristaux qui seforment dans les airs, pour la réfuter ;
car elle porte avec soi sa réfutation. Ces cristaux volcaniques
et ces cristaux aëriens , dont M. Patrin a imaginé la distinction
, est purement idéale : tous ces cristaux sont les
mêmes , même forme , même cristallisation , même substance.
Les miriades qui ont été lancées par le cratère du Monte-
Rosso de l'Etna , ( le sommet et la pente en sont couverts ) ,
ont tous retenu une croûte de la lave où ils étoient renfermés;
ce qui les rend ternes et rudes , et couverts de petites.
boursoufflures ; ils ne montrent ni le poli de leurs faces , ni
l'intégrité de leurs angles ; ils n'ont point été lancés seuls ,
mais mêlés à une infinité de petites scories ou brises de lave ,
qui elles-mêmes contiennent de ces cristaux , qu'il appelle ,
parce qu'il ne les connoît pas sans doute, matière pulvérulente;
ils sont mêlés à un grand nombre de ces petites lamelles
blanchâtres de forme irrégulière , dont plusieurs laves
de l'Etna sont remplies , qui paroissent être des éclats d'une
substance qui se dilate par la chaleur; ils sont mêlés à une
multitude de brises de ces mêmes schorls , rompus avec les
brises de la lave. Ce sont ces brises de schorls qui réfléchissent
tous ces points lumineux qu'on remarque avec surprise quand
onmonte par un beau soleil sur cet ancien cratère .
Les cristaux ou schorls dont la surface et les angles sont
nets et à découverts , sont ceux qui , étant tombés dans l'intérieur
du cratère , ont été exposés à l'action érosive des vapeurs
acides-sulfureuses qui ont dissout l'enduit de lave dont ils
étoient couverts , et laissé le schorl intact et dans son intégrité.
Cet effet n'est pas même complet sur plusieurs individus:
il ne s'est opéré très-souvent que sur le côté qui étoit
exposé aux vapeurs; d'où est résulté que ce côté a son poli et
l'autre sa rudesse.
Ce ne sont là ni des aperçus , ni des fruits de l'imagination
travaillant dans le cabinet , mais des faits exacts et vrais, dont
j'ai les preuves en grand nombre sous les yeux; que j'ai l'avantage
d'avoir recueillis moi-même sur les lieux qui les attestent.
Tel est le précis des faits et des raisonnemens que j'opposai
en 1801 à l'hypothèse de M. Patrin , qu'il a cependant répétée
en 1803 , et qu'il soutient encore.
NOVEMBRE 1806. 365
Il est bien étonnant que M. Patrin revienne à l'assertion ,
que les bouches des volcans qui , suivant lui , sont restés sous
les eaux de la mer, ne pouvoient point vomir des matières
fondues , mais seulement des matières vaseuses et incohérentes;
et que , pour l'appuyer, il donne comme un fait
prouvé par l'observation , que « plus la lave est en contact
> avec l'atmosphère , plus la fusion est complète ; qu'il faut
>> la combinaison subite de l'oxigène de l'atmosphère , qui
>> occasionne un dégagement de calorique, pour opérer la
>> fusion des matières vaseuses et incohérentes; >> car c'est dans
cet état d'incohérence qu'il prétend que la matière des laves
sort de la bouche du volcan, et qu'elle reçoit sa fusion au
contact de l'air.
J'ai cependant prouvé par les faits , avec toute la clarté de
l'évidence , dans les Remarques auxquelles répond M. Patrin ,
qu'il n'existe rien dans la nature de toutes les données sur lesquelles
il fonde son hypothèse.
Les bouches des volcans sous-marins , s'il en existe de tels ,
c'est -à-dire , qui n'aient jamais élevé leur sommet au-dessus de la
surface de la mer, vomiroient des matières en fusion, comine
ceux dont la bouche s'élève au-dessus de son niveau, parceque
la fusion de la lave se fait dans les foyers du volcan, et non
pas au contact de l'air. La présence de l'air, loin de contribuer
à la fusion de la lave , la fixe et la durcit presqu'aussitôt ;
c'est par-là que la lave laisse successivement toute sa matière
sur le terrain qu'elle parcourt. ;
<< M. Deluc , dit M. Patrin , s'est servi de la comparaison
>> que j'ai faite du cristal de roche et du verre de volcan bien
>> limpide , pour se jeter hors de la question , et m'attaquer
>> comme si je soutenois que le cristal de roche et le verre de
>> volcan ne sont qu'une seule et même chose. Il lui a paru
>> sans doute plus aisé de faire cette singulière excursion , que
>> d'expliquer comment une matière en fusion ignée pouvoit
>> former au fond de la mer des couches parfaitement régu-
>> lières , et de plusieurs lieues d'étendue , qui se trouvent
>> même quelquefois au nombre de cinq ou six , stratifiées les
>> unes sur les autres , sans rien perdre de leur régularité,
>> tandis que nous voyons les courans de lave du Vésuve et
>> de l'Etna , s'arrêter brusquement au bord de la mer, et s'y
>> accumuler en forme de promontoire.
>> C'est encore d'après la comparaison ci-dessus, que M. Deluc
>> trouve le moyen de me confondre avec ceux qui prétendent
>> que les roches primitives sont le produit du feu , quoique ,
>> dans la lettre même sur laquelle M. Deluc fait ses Remar-
>> ques, j'aie formellement protesté contre toute induction de
366 MERCURE DE FRANCE ,
>> cette nature , qu'on voudroit tirer de la prétendue ressem-
>> blance des cristallites des fournaux avec certaines roches. >>>
M. Patrin a une manière si extraordinaire de présenter les
passages qu'il veut réfuter, qu'on n'y reconnoît plus le sens
qui a été exprimé. Il fautdonc reprendre ce que j'ai dit , et
dans les mêmes termes :
« On pourroit dire, suivant M. Patrin , que le basalte est à
>> la lave ce qu'est le cristal de roche à un verre volcanique
>> parfaitement limpide. >>> ( Article Basalte du nouveau Dictionnaire
d'Histoire Naturelle. )
Voici les remarques que j'ai faites sur cette comparaison :
Rien n'est plus différent que ces deux substances. Le basalte
et la lave ont une origine commune , au lieu que le cristalde
roche et un verre volcanique n'ont entr'eux aucun rapport,
ni dans leur origine , ni dans leur formation , ni dans leurs
parties constitnantes. Lorsqu'on fait de telles comparaisons, il
n'est aucune erreur où l'on ne puisse être entraîné. De là sans
doute , ou de comparaisons semblables , est provenue cette
grande erreur en géologie , que les couches et les substances
des montagnes primordiales doivent leur origine au feu : le
feu nous offrant chaque jour, disent les partisans de cette
opinion , des produits qui leurs sont analogues , et méme
identiques.
Les conséquences que j'ai voulu présenter dans ces remarques
sont clairement exprimées ; elles s'appliquent uniquement
aux géologues et aux naturalistes qui , croyant voir une
analogie et une identité entre les produits du feu et les substances
des montagnes primordiales , en ont conclu une même
origine. Je n'ai donc point attaqué l'opinion de M. Patrin , ni
je n'ai pas dit qu'il pense que le cristal de roche et le verre
volcanique ne sont qu'une seule et même chose; je ne me
suis point non plus jeté hors de la question , mais j'ai montré
que c'est par des comparaisons semblables à celle qu'il a faite
entre deux substances qui n'ont entre elles aucun rapport ,
qu'on est entraîné dans les erreurs quej'ai relevées; car iln'y a
pas de différence , quant aux conséquences qu'ont tiré les géologues
et les naturalistes dont j'ai parlé, entre sa comparaison
et celle qu'on a faite des cristallites vitreuses et de la
substance minérale rayonnée appelée trémolite.
L'accumulation sans régularité des laves au bord de la mer,
dont parle M. Patrin , arrive quelquefois; ce qui dépend des
circonstances et de la matière plus ou moins compacte et
homogène de la lave; mais il se trompe beaucoup quand il
l'affirme généralement. Je lui rappellerai l'observation qu'a
faiteM. Dolomieu, rapportée dans son Catalogue des laves de
NOVEMBRE 1806. 367
Elna;jel'ai citée dans mon Mémoire sur les Basaltes, publié
dans le Journal de Physique de fructidor an 9 ( août 1801. )
« Quand on parcourt en barque le rivage de la mer, depuis
>> Catane jusqu'au château d'Iaci , dit ce célèbre observateur,
>> on voit que toutes les laves de l'Etna qui sont arrivées jus-
» qu'à la mer, sont figurées en colonnes prismatiques régu-
>> lières , qui s'élèvent du fond des eaux jusqu'à un ou deux
>> pieds au-dessus de leur surface ; la partie supérieure du
>> courant qui ne s'est pas plongée dans lamer, est divisée en
>> blocs informes qui reposent sur la tête des colonnes. On
>> pourroit calculer l'espace que ces courans ont envahi sur
>> la mer, en reconnoissant l'étendue de la partie cristallisée....
>> La lave de 1669, arrivée à la mer, a éprouvé le retrait régu-
>> lier dans quelques portions de la partiedu courant qui est
>> entré dans l'eau ; on y peut voir des colonnes et des ébauches
>> de colonnes dans les excavations que le prince de Biscari a
>> fait faire à l'extrémité de ce courant pour y pratiquer un
›› vivier.
>> Le Vésuve a formé également des laves prismatiques ,
>> lorsque ses courans sont parvenus jusqu'à la mer ; on en voit
>> de belles colonnes dans les escarpemens du rivage , sous le
>>> château de Portici . >> La même observation a été faite en
Islande sur les côtes voisines de l'Heckla .
Lorsque M. Dolomieu écrivoit ces observation , si on lui
eût dit qu'il se formeroit un jour des hypothèses absolument
contraires à ce qu'il avoit vu et observé tant de fois; que les
colonnes prismatiques qui , au pied du Vésuve et de l'Etna
bordent le rivage de la mer en masses dures et compactes ,
suite des courans de laves sortis de leurs flancs ou de leur
sommet , passeroient pour être sorties de ces volcans en poudre
ou en vase qui , délayée dans les eaux de la mer, s'étoit ainsi
déposée et cristallisée , et que cette hypothèse paroîtroit de
tous points la plus satisfaisante , quel n'eût pas été son étonnement
! Il existe encore heureusement des observateurs pour
opposer à ces nouvelles hypothèses la certitude des faits , et
des observations exactes.
<<En parlant des basaltes de l'île de Staffa , poursuit
>> M. Patrin , dont les colonnes sont curvilignes , M. Deluc
>> nous dit qu'il les admire beaucoup , et il a raison : car
>> dans la nature tout est admirable; mais je dois observer,
» à l'égard de ces basaltes , que la circonstance d'être curvi-
» lignes ne les rend pas plus merveilleux que ceux à colonnes
>> droites. Presque toutes les substances cristallisables pré--
>> sentent parfois cet accident, et même les cristallographes
> le regardent comme une grande imperfection.
368 MERCURE DE FRANCE ,
M. Patrin n'a point compris ce qui fait ici le sujet de mon
admiration: ce n'est pas sur une seule colonne curviligne isolée
qu'elle porte , et je l'avois clairement exprimée : je sais que le
prisme courbé d'un cristal quelconque , et ce cas est rare , est
une imperfection qui ne peut arriver que par accident. Ce
qui fait le sujetde mon étonnement et de mon admiration,
c'est cette réunion d'une multitude de prismes curvilignes, dont
l'ensemble présente un sphéroïde d'une dimension énorme.
Avant que des hommes instruits et attentifs eussent abordé à
l'île de Staffa , on étoit bien éloigné d'avoir seulement l'idée
'd'un pareil phénomène. La courbure de ces prismes n'est
donc ni une imperfection ni un accident, mais la suite d'un
ensemble qu'on ne peut contempler qu'avec étonnement et
admiration. Et quand M. Patrin dit que la circonstance d'être
curvilignes ne rend pas ces prismes plus merveilleux que ceux
à colonnes droites , il est loin de saisir le vrai merveilleux de
ce phénomène. Nous ne voyons même à l'île de Staffa qu'un
fragment de cet étonnant sphéroïde ; le reste , qui en faisoit le
complément, a été rompu et brisé dans les catastrophes arrivées
à la surface de notre globe. Les bouches d'où sont sorties
les matières qui ont produit ces masses énormes de colonnes
prismatiques droites et courbées , que sont- elles devenues ? Ces
bouches , sans doute , n'étoient pas sous-marines, puisque ces
masses s'élèvent plus de cent pieds au-dessus de l'eau.
M. Patrin n'admet pas ces catastrophes , quoiqu'elles soient
empreintes sur la surface de la terre , et qu'elles annoncent
que nous ne voyons dans les montagnes que des masures restées
debout de couches qui se sont rompues et affaisées dans
le sol . « Ces machines , dit-il , sont commodes pour le créa-
>> teur du système , mais elles ne conviennent point à la
>> marche de la nature , qui se montre toujours sage et
> uniforme. »
Il compare ces révolutions et ces catastrophes , citées en
preuves pour rendre raison de l'état présent de la surface
du globe , à une décoration d'Opéra , où les coups de baguette
d'un enchanteur opèrent des changemens subits et
prodigieux. Qui est désigné dans la pensée de M. Patrin , par
cet enchanteur d'Opéra produisant d'un coup de baguette des
changemens subits et prodigieux ? Seroit-ce CELUI qui , dit
l'historien sacré de la Genèse , se révélant au père de la seconde
race des hommes , lui annonça que lafin de toute chair étoit
venue devant lui ; car ils ont rempli la terre d'extorsions ,
et voiçi que je les détruirai et la terre avec eux. Les fontaines
du grand ahyme furent rompues , ajoute l'historien
sacré, et les eaux se renforcèrent et s'accrurent fort sur la
terre
!
DEPI
DE
NOVEMBRE 1806 . 369
terre. Les preuves de la réalité de cette sentence et de son
exécution, par l'affaissement des continens qu'belitait cette
race criminelle, etde leur submersion, désignées par rupture
desfontaines du grand abyme et l'accumulation prodigieuse
des eaux , sont présentées dans le plus grand détail , dans les
lettres sur l'histoire de la Terre et de l'Homme , adressées à la
reine de la Grande-Bretagne , et dans la sixième des Lettres
sur l'histoire physique de la Terre , écrites au professeur
Blumenbach , à Gottingue (1 ) .
« C'est à propos des basaltes, continue M. Patrin, que
» M. Deluc affirme qu'il faut bien se garder de faire des
>> recherches sur les causes de la cristallisation , attendu que
» c'est un mystère : nous ne devons faire autre chose que nous
>> taire et admirer. C'est , dit-il , un sentiment bien doux que
>> celui de l'admiration ! heureux le naturaliste qui éprouve
>> ce sentiment! il s'arrête où l'intelligence humaine ne peut
>> pénétrer; il s'élève à l'Auteur de la nature , et ne s'égare pas
» dans de vaines recherches. Je n'applique point , ajoute-
>> t- il , ces réflexions à la recherche des lois de la cristallisation;
>> cet objet de simple curiosité peut exercer l'imagination
» sans conséquences qui influent sur les principes religieux.
>> Ces dernières paroles m'ont paru dignes d'attention ,
>> venant sur-tout d'un homme aussi grave et aussi circons-
>> pect que M. Deluc : j'ai pensé que peut-être il m'étoit
>> échappé quelque expression mal sonnante dans ma lettre sur
>> la cristallisation du basalte ; j'ai reconnu qu'il n'y avoitpas
» un mot qui , de près ni de loin , pût fournir matière à cen-
>> sure théologique.
>> Cependant , comme M. Deluc n'est pas de ces écrivains
>> qui jettent les mots au hasard , il falloit bien qu'il eût un
» motif et unbut en parlant de la sorte. J'ai donc de nou-
>> veau pesé ses paroles , et lui-même m'a mis sur la voie par
>>la liaison qui se trouve dans sa phrase entre la recherche
» des lois de la cristallisation , et ce qu'il appelte de vaines
> recherches dont les conséquences peuvent influer sur les
>> principes religieux. Le sens de cette phrase étant indivi-
>> sible , elle devoit avoir pour objet quelque ouvrage où il
>> seroit question des lois de la cristallisation , et en même
>>temps de quelques recherches sur sa cause. J'ai pensé alors
>>à un Traité de minéralogie qui roule principalement sur
>> les lois de la cristallisation, et où probablement l'auteur
>> auroit parlé des causes de ce phénomène .
(1) Ces Lettres ont été imprimées chez Nyon , libraire, rue du Jars
dinet. 1798,
১
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
A
er
>> J'ai trouvé en effet à la page 10 du 1 volume , un pas-
>> sage qui , s'il étoit sorti d'une plume profane , pourroit
>> donner matière à interprétation ; il est conçu en ces termes :
» Les forces actives qui sollicitent les molécules d'un mi-
>> néral suspendues dans un liquide , ont un certain rapport
» avec lafigure de ces molécules , et c'est dans ce rapport
>> que consiste la tendance qu'ontpar elles-mémes les moléncules
à se réunir, conformément aux lois d'une aggréga-
» tion régulière. Mais pour qu'elles parviennent à ce but , il
>> faut qu'elles aient le loisir de se chercher, de s'appliquer
>> les unes contre les autres par les faces convenables , et de
>> concourir toutes en même temps à l'harmonie qui doit
» naître de leur ensemble .
>> Il est bien certain que si l'on prenoit littéralement les
>> expressions de ce passage , il en résulteroit que les molécules
>> minérales sont douées de la plus admirable intelligence ,
>> sur-tout si on les suivoit dans toutes leurs manoeuvres de
>> détails qu'elles semblent exécuter sous les yeux de l'auteur ,
>> et qui ressemblent aux évolutions de la plus belle tactique :
>> tout cela , je le répète , pris à la lettre , ne seroit nullement
>> orthodoxe ; mais comme les principes religieux de l'auteur
>> sont à l'abri de tout soupçon , il est évident que ce n'est
>> qu'un style figuré dont il se sert pour fixer de quelque ma-
>>> nière les idées du lecteur.
>> Mais je demande pourquoi M. Deluc fait tomber sur
>>ma tête une censure qui regarde un ouvrage qui m'est
>>> étranger ? >>>
Cette citation est bien longue ; j'aurois desiré l'abréger ;
mais il falloit la transcrire en entier pour en saisir l'esprit :
car il y a plus ici qu'une simple méprise.
Je n'aurois point relevé ces passages , qui n'intéressent pas
unequestionde physique terrestre ou de géologie , si dans sa
manière de transformer les passages qu'il cite , pour les faire
cadrer à sa critique , M. Patrin n'avoit pas introduit , de même,
à sa manière , un naturaliste célèbre et respectable. Que
penser de cette marche toujours la même? Quel est l'esprit
qui la dicte ? Il devient donc nécessaire que je répète ici ce
que j'ai dit , et dans mes propres termes.
>> Les différentes formes que prennent les basaltes , ai-je
dit , celles sur-tout où la masse entière se divise en colonnes
courbées présentant des segmens de cercle d'une dimension
énorme , tels qu'on en voit dans l'île de Staffa , sont des
formations qui restent dans le secret des mystères de la nature.
Nous les voyons comme nous voyons les formes des cristaux ,
où nous ne pouvons que contempler , jouir et admirer ; car
NOVEMBRE 1806.
371
plus nous cherchons à pénétrer dans le mystère de la cristalli
sation , plus nous avons lieu de nous persuader qu'elle est au
dessus de nos connoissances. Les expressions de molecules
similaires , d'affinités d'aggrégation, sont un repos pour la
pensée ; mais elles ne lèvent pas le voile , et le mystère subsiste.
Mais si nous ne pouvons qu'admirer, c'est au moins un senti
ment bien doux que celui de l'admiration. Heureux le naturaliste
qui éprouve ce sentiment! Il s'arrête où l'intelligence
humaine ne peut pénétrer; il s'élève à l'auteur de la nature et
ne s'égare pas dans de vaines recherches. Je n'applique point
cette réflexion à la recherche des lois de la cristallisation. Cet
objet de simple curiosité , peut exercer l'imagination , sans
conséquences qui influent sur les principes religieux. »
J'invite maintenant le lecteur à comparer ce passage et les
pensées qu'il exprime , avec la manière dont M. Patrin les
présente. Fort heureusement que , sans m'en douter,sans que
je pusse le prévoir , j'ai prévenu par la conclusion l'interprétation
que M. Patrin lui a donnée.
« Heureux le naturaliste , ai-je dit avant cette conclusion ,
>> heureux le naturaliste qui éprouve le sentiment de l'admiration
! Il s'arrête où l'intelligence humaine ne peutpéné
>> trer ; il s'élève à l'Auteur de la nature , et ne s'égare pas dans
>> de vaines recherches.
Cette exclamation et ces réflexions ont fort étonné M. Pa
trin ; il a cru un moment qu'elles s'adressoient à lui , quoique
leur application soit manifestement générale. « M. Deluc ,
>> remarque-t-il , n'est pas de ces écrivains qui jettent les
>> mots au hasard ; il falloit bien qu'il eût un motifet un but
en parlant de la sorte. >>>
Très-certainement ces mots ne sont pas jetés au hasard; ils
s'adressent à tous les écrivains qui , traitant des merveilles de
la terre et de l'univers , forment des hypothèses sans recourir
àl'intervention d'une cause première intelligente , qui leur
ait donné l'existence et placé dans l'ordre et l'harmonie où
nous les voyons. Cette disposition malheureuse de l'esprit , leur
fait imaginer ces hypothèses qui les égarent dans de vaines
recherches. C'est bien ce que j'ai voulu exprimer et ce que
j'ai eu en vue. Mais quand M. Patrin a dirigé ces réflexions
sur le Traité de Minéralogie dont il parle , et qui étoit loin
dema pensée , c'est là où il y a plus qu'une simple méprise.
Ceci me rappelle un passage de M. Patrin, contenu dans
une lettre qu'il écrivit le 12 septembre 1801 , publiée dans le
nº. 140 de la Bibliothèque Britannique.
Le sujet de cette lettre étoit la masse de fer de Sibérie ,
qui a joué un grand rôle dans les discussions sur les pierres
Aaa
372 MERCURE DE FRANCE ,
météoriques , quoiqu'elle n'ait absolument rien de commun
avec ces pierres. Le professeur Chladni de Wittenberg avoit
donné une hypothèse sur leur origine et sur celle de cette
masse de Sibérie. Dans la suite de ses raisonnemens on remarquoit
cette étrange opinion qu'il regardoit comme la plus
vraisemblable : « que la nature agissant sur la matière créée
>> possédoit la faculté de créer des mondes et des systèmes
>> entiers , de les détruire et d'en former de nouveaux avec
>> les débris des premiers. >>>
Je donnai une réfutation de ce système fantastique dansune
lettre du 5 juillet 1801 , insérée au nº. 134 de la Bibliothèque
Britannique , et deux mois après parut la lettre de M. Patrin ,
citée ci-dessus , où se trouve à la page 210, page 7º de sa lettre ,
le passage que je vais transcrire :
Quant à l'hypothèse de M. Chladni sur la formation des
>>corps planétaires les uns par les autres , elle ne paroît nul-
>> lement contraire aux lois de la nature. Pourquoi les globes
>> qui circulent dans l'espace ne pourroient-ils pas se multi-
>> plier par le moyen de leurs émanations comme les polypes
>> se multiplient par la division de leurs parties , et comme le
>> globe du Volvoce se multiplie par le moyen des globules
>> qui s'échappent de son corps, etqui vont à leur tour en
>> former d'autres par un mécanisme qui nous est totalement
>> inconnu ? Aux yeux de la nature un monde et un volvoce
>> sont gradués , à bien peu de chose près , sur la même échelle
suivant l'expression de M. Chladni ; et pourquoi donc leurs
>> fonctions ne pourroient-elles pas être analogues ? L'un
>> passe sa vie à rouler dans une goutte d'eau , comme l'autre
>> emploie son existence à rouler dans le fluide éthéré. D'un
› côté la masse , l'espace et la durée sont plus grands que de
>>l'autre , voilà toute la différence; elle est considérable à nos
>> yeux; mais dans un espace sans bornes et une durée sans fin ,
>> elle s'évanouit complétement. >>>
3)
Frappé des principes funestes énoncés dans ce passage ,
j'écrivis des réflexions que j'adressai à MM. les rédacteurs de
la Bibliothèque Britannique, sous ia date du 18 mars 1802 ,
qui parurentdans le n° 150. Et comme il est vraisemblable que
plusieurs lecteurs du Mercure ne lisent pas la Bibliothèque
Britannique , il peut être utile que je rappèle ici quelquesunes
de ees réflexions.
Aucun sujet de physique générale, comme de physique
particulière et de morale , ne peut plus intéresser que celui
dont il est ici question. Car il importe à l'homme plus que
toute autre chose , de se rendre raison , autant qu'il lui est
possible , de l'existence de l'Univers; de juger si les globes
NOVEMBRE 1806 . 373
quibrillent dansl'immensité des cieux , si les objets qui l'environnent
sur la terre, si le soleil qui l'éclaire , si le feu qui
l'anime , si l'eau qui l'abreuve etqui fertilise ses campagnes ,
si lesfruitsde la terre qui le nourrissent , si l'air qu'il respire
et qui vivifie tous les étres , si la lumière qui fait briller à ses
yeux les couleursqui embellissent la nature, sont un résultat
produit par une nature aveugle , ou si c'est l'oeuvre d'un
Etre-Suprême , éternel , tout-puissant , rémunérateur , dont
lasagesse infinie embrasse l'Univers .
Il lui importe sur-toutde se rendre compte de sa propre
existence , comment il est sur cette terre , si l'intelligence dont
il est doué est un effet du hasard , ou si elle est une émanation
d'une cause première et divine?Enfin, siauxyeux de cette cause
première, lui , être intelligent , est sur la même ligne que
l'insecte qui roule dans une goutte d'eau?
Que sont toutes les recherches en physique comparées à
cette recherche? Des objets de détails qui n'intéressent
l'homme que pendant son séjour sur la terre , tandis que
l'autre , qui embrasse toute son existence, doit l'intéresser
vivement sur son origine , sa destination et sa fin.
Peudepersonnes sont à portée de fixer leur attention et de
méditer sur les faits de physique générale , quoique très-importans
: il en résulte que , n'ayant pas acquis les connoissances
nécessaires pour apprécier des assertions et des hypothèses
telles que celles énoncées dans le paragraphe que je viens de
transcrire, on peut être entraîné par ces idées hardies , et se
persuader que le globe qui circule dans l'espace , que le
monde habité par des êtres sensibles , peuvent bien être en
effet comparés àl'insecte globulaire qui roule dans une goutte
d'eau , et n'avoir dans la nature pas plus d'importance . De là,
au doute sur la cause et l'origine de l'Univers le pas est
très-glissant : car de telles idées ne montrent ni grandeur ni
sagesse dans le but de la création.
Il n'est pas étonnant que l'astronome et le naturaliste qui se
séparent de l'AUTEUR de la nature pour suivre leurs seules
conceptions, errent dans le vague et l'obscurité , confondent
toutes choses , placent sur une même ligne des objets qui n'ont
entr'eux aucun rapport , ne voient ni liaisons, ni fins, ni harmonie
établies parune cause première intelligente , qui apprécie
les facultés, l'importance et la durée de ses créatures ;
qu'ils ne parlent que de la nature , mot vide de sens quand il
est employé à exprimer autre chose que l'ensemble des oeuvres
du CRÉATEUR , ou les lois qu'il a établies pour leur conservation;
il n'est pas étonnant, dis-je,que partant de cette cause
aveugle , qu'ils seroi ut bien embarrassés de définir eux-
3
374 MERCURE DE FRANCE ,
mêmes , ils comparent les globes qui se meuvent dans les cieux
par une marche harmonieuse et constante , a l'insecte micros
copique qui roule spontanément dans une goutte d'eau , et
qu'enfin ils enseignent que , semblables au polype qui se
multiplie par la division de ses parties , ces globes peuvent se
multiplier de même par leurs emanations.
Qu'est-ce que ces émanations des planètes auxquelles on fait
jouer le rôle du polype ou de volvoce microscopique ? Nous
connoissons les émanations de la terre , qui est une de ces
planètes, Ce sont des vapeurs et des fluides raréfiés qui s'élèvent
dans son atmosphère , où ils reçoivent une nouvelle élaboration
, et , par une circulation admirable , retombent sur elle
en sources de fertilité et de vie.
Si de la terre nous portons nos regards sur le globe qui
éclaire nos nuits et donne un mouvement régulier à la surface
des mers , voyons-nous qu'il s'en détache des parties ? Depuis
cequ'ontpunous transinettre la mémoire et les annales des
hommes , ne conserve-t-il pas sans altération sa forme sphérique
? Son mouvement circulaire autour de notre globe , et
celui par lequel il est emporté avec nous autour du soleil ,
ne sont-ils pas toujours les mêmes , ont-ils éprouvé aucun
changement?
Et lorsque de la lune nous élevons notre vue sur les globes
qui composent notre système , aidé de nos télescopes , qui les
approchent pour ainsi dire sous nos yeux , n'y découvronsnous
pas leur forme sphérique toujours entière , et leur révolution
périodique sur eux-mêmes , pour recevoir sur toute
leur surface l'influence vivifiante des rayons de l'astre central
de leur mouvement ?
Les quatre lunes de Jupiter qui éclairent les nuitsde cette
grande planète, ne circulent-elles pas autour d'elles par un
mouvementdont la régularité inaltérable soumet à nos calculs
le moment de leur éclipse ; et ce retour prévu et annoncé ,
qui se fait au même instant pour tous les lieux de la terre ,
devient un moyen certain pour déterminer leur longitude ,et
certifier au navigateur le point où il est dans cette direction et
assurer sa route.
Que d'objets intéressans présenteroit Saturne environné de
son anneau et de ses nombreux satellites , s'il étoit assez près
de nous pour que nous puissions observer distinctement et
lui-même et tout son cortége ! Ce que nousy découvrous, c'est
la régularité de leurs mouvemens; le temps toujours égal
que chacune de ces petites lunes met quand SSaturne revient
dans telle partie de son orbite , nous présentant tantôt la
surface de cet anneau , tantôt sa tranche, qui dans cette posis
2
NOVEMBRE 1806. 375
tion ,cesse pardegrés d'être visible à cause de son peu d'épaisseur
comparée à la grande distance où nous sommes de cette
planète. Que de merveilles ne découvriroit pas cet anneau
mystérieux , si nous pouvions en distinguer toutes les parties !
Les planètes inférieures , dont le mouvement régulier
autour du soleil , permet à l'astronome de calculer leur retour
sur la ligne directe du soleil à la terre , ne nous montrentelles
pas alors la rondeur inaltérable de leur disque sur la
surface lumineuse de l'astre du jour ? Je me rappelle toujours
avec le même plaisir , celui que j'éprouvai le 6 juin 1761 ,
lorsque je vis le soleil se lever avec la planète Vénus sur son
disque; cette jolie mouche , si nette , si distincte , si parfaitement
ronde qui le traversoit lentement, et l'ayant dépassé ,
disparut aux yeux de l'observateur .
Je n'omettrai pas la planète Mars parcourant solitairement
son orbite. C'est elle sur-tout qui , dans l'enfance de l'astronomie
, présentoit dans ses mouvemens , comme étant les
plus apparens , des difficultés insolubles. Tantôt paroissant
avancer sur sa route avec une vîtesse accélérée , tantôt paroissant
rétrograde , ou se montrant stationnaire ; ses contradictions
apparentes jetoient du doute sur la régularité du
mouvement des astres , et donnoient lieu à cette hypothèse
d'épicicles , dont la complication devenoit ridicule. Le télescope
, cet instrument successivement perfectionné , dont l'invention
fait un si grand honneur à l'esprit humain , ouvroit
enfinun champ nouveau et lumineux à l'observation. Les
phases très-distinctes de Vénus et de Mercure furent un trait
de lumière. Il en partit un autre des apparences de Mars. Le
télescope en nous découvrant son disque , le fit voir beaucoup
plus grand quand la terre est entre le soleil et lui , que lorsque
Mars parvenu à l'autre extrémité de sa course, la terre en est
plus éloignée de tout le diamètre de son orbite. Le soleil mis
alors à sa place réelle , au centre de l'orbite de la terre et des
planètes , toutes les positions s'expliquèrent avec la plus grande
clarté, et les irrégularités apparentes dans les mouvemens
firent place à la régularité la plus harmonieuse. Ah ! si le
télescope pouvoit de même découvrir à notre vue les merveilles
desglobes qui brillent dans le ciel , que d'objets et de
combinaisons sublimes s'offriroient à notre contemplation!
Et le Soleil! Cet astre dont les merveilles surpassent
l'intelligence de l'homme , dont les émanations annoncent si
magnifiquement la sagesse infinie et la toute-puissance de
l'Etre éternel qui le créa et l'environna de splendeur , n'est- il
pas toujours le même ? N'est-il pas comme il a toujours été ,
Jasourcede la vie de tous les êtres placés par la même sagessę
....
4
376 MERCURE DE FRANCE ,
sur les globes que sa masse et son influence retiennent autour
de lui,dontlenombre , qui nous est inconnu, a été déterminé
par le CRÉATEUR des cieux et de la terre.
Arrêtons-nous encore quelques momens sur le globe que
nous habitons considéré comme planète. Sur quoi sont fondés
les calculs de l'astronomie qui déterminent l'époque des
saisons , le lieu du zodiaque ou devront se trouver dans le
cours de l'année, le soleil , la lune et les planètes, sinon sur
le mouvement régulier de la terre,de la lune et de ces mêmes
planètes , et sur l'inclinaison invariable de son axe sur le plan
de son orbite? Sa révolution journalière sur elle-même , qui ,
aux beautés et à l'activité du jour fait alternativement succéder
le silence et le repos de la nuit , à la clarté brillante du
soleil, la lumière douce de la lune et des étoiles, à qui estelle
due? Car rien dans la nature n'a pu lui imprimer ce
mouvement. N'est-ce pas par une conséquence rigoureuse à
cette volonté première , à la voix de laquelle toute la nature
obéit ?Tous ces faits sublimes qui se passentsous nos yeux , et
dont nous avons le sentiment intime, n'annoncent-ils pas l'ouvrage
d'un Etre dont la toute-puissance préside sur l'Univers ?
Que sont les froides démonstrations des sciences exactes ,
quand elles se séparent de la source divine del'intelligence de
l'homme , comparées à l'évidence qui naît du spectacle de la
nature , dont les démonstrations brillantdu plus grand éclat ,
nous élèvent par le coeur et le sentiment vers le Dieu créateur
des cieux et de la terre!
J'ai remarqué que le télescope est une invention qui faitle
plus grand honneur à l'esprit de l'homme, et qui annonce
l'élévation de son origine. Mais au lieu de remonter à la
source divine d'où il a reçu son intelligence , et qui a donné
l'être aux substances qu'il sait mettre en oeuvre pour lui en
vendre graces , il n'applaudit bien souvent qu'à ses seules conceptions
et à son industrie, et pense qu'il ne doit rien qu'à elles
seules. Cependant ce n'est pas lui qui s'est donné la vie et
l'intelligence ; ce n'est pas lui qui a formé la matière vitrescible,
les sels et les minéraux dont il compose ses miroirs et
ses verres; ce n'est pas lui qui a donné l'existence au feu , cet
agentsi puissant renfermé , sans être aperçu , dans les substances
qu'il emploie , et qui est prêt à le servir quand il sol-,
licite son assistance; ce n'est pas lui qui a créé l'air quidomue
l'activité à ses fourneaux; ce n'est pas lui qui a produit la
lumière , sans laquelle toute la nature seroit sans vie dans les
ténèbres et le chaos. Il ne sait pas même comment les substances
qu'il emploie produisent par leur combinaison les effets
qui en résultent. Les termes nouveaux en physique et en
NOVEMBRE 1806 . 377
:
chimie qu'on a substitué aux anciens , ne lui ont pas donné
plus de science. Un physicien célèbre a dit à cette occasion :
« Il semble qu'on veuille faire consister la science dans les
> mots , ou s'emparer de l'opinion par l'attrait de la nou-
>> veauté. »
Tous les globes qui sont à la portée de notre observation ,
montrant dans leurs mouvemens la plus constante et la plus
parfaite harmonie ,annonçant un ordre inaltérable qui accomplit
les fins auxquelles ils furent destinés par la sagesse
éternelle , n'est-il pas de la saine raison et de l'analogie la
plus exacte d'en conclure,que tout dans l'Univers ayant été
ordonné par la même Sagesse,le même ordre doity régner
dans toute son étendue ? C'est donc une témérité que rien ne
peut justifier , que d'y supposer des dérangemens sujets aux
mêmes fluctuations que les conceptions humaines.
Sur quoi donc sont fondés ces systèmes qui détruisent les
globes qui existent , pour en former de nouveaux avec leurs
débris sous l'influence d'une nature aveugle ; qui brisent
les planètes par des chocs et des explosions qui ne peuvent
arriver , et donnent le jour à des comparaisons si étranges
qu'elles ne peuvent être comparées qu'à elles-mêmes? Car en
rapprochant les objets , il résulte que le globe terrestre avec
ses habitans est comparé à l'insecte que l'oeil nu ne peut
apercevoir.
On se garderoit bien de parler de DIEU , de CRÉATEUR , de
PROVIDENCE dans cette école des philosophes de nos jours.
Aussi les conceptions qui en émanent sont-elles dignes de
cette nature aveugle qu'ils encensent.
Les membres de cette école ne cessent de donner l'essor à
des hypothèses qui supposent dans l'arrangement de l'Univers
un concours fortuit de causes aveugles qui peut se détruire
comme il a pu se former. Ils ne se font aucun scrupule
de donner des forines fantastiques aux vérités les plus
évidentes , à celles mêmes où brillent avec le plus d'éclat la
sagesse inficie et la toute-puissance de l'Auteur de l'Univers.
Cette disposition de l'esprit devient le plus grand obstacle
dans toutes les recherches pour parvenir à la connoisance de
la vérité. N'étant point retenu dans les conceptions que suggère
l'imagination par ce sentiment intime que tout dans la
nature doit son existence à une cause infiniment sage , et que
tout s'y maintient par les lois qu'elle y a établies , on ne
cherche point à concilier ses idées avec ce but sage et permanent,
on adopte tous les plans de l'imagination dans quelque
égarement qu'elle entraîne; et , comme je l'ai déjà exprimé,
tout paroît possible jusqu'à l'impossibilité.
378 MERCURE DE FRANCE ,
Que ceux qui se plaisent et s'égarent dans ces tristes conceptions
les gardent pour eux : aucun homme raisonnable
ne les leur enviera. Mais les répandre pour enlever aux
hommes inattentifs et hors d'état de les apprécier , les douceurs
et les consolations qui naissent des sentimens religieux , c'est
se rendre bien coupable.
L'homme habitant de cette terre ou planète qui , aux yeux
de la nature ( être d'imagination ) est graduée , à bien peu de
chose près , sur la méme échelle que l'insecte qui roule dans
une goutte d'eau , qu'est- il aux yeux de cette nature , et dans
les conceptions de ceux qui font cette étrange comparaison ?
Comment existe-t- il ? A-t-il paru fortuitement sur la terre?
Quelle est selon eux son origine ? Est-elle un accident qui se
détruira avec le globe qu'il habite , pour reparoître sous telle
autre forme qu'il plaira à leur fantaisie d'imaginer , ou pour
ne plus reparoître du tout ? .... Que devient l'intelligence
humaine quand elle se sépare de la source divine de son existence!
Les hommes élevés à cette école ne sentent pas que rien
n'élève davantage l'homme , et ne le distingue plus éminemment
detoutes les autres créatures , que cette vérité révélée ,
que son amefut faite à l'image de son CRÉATEUR , auquel il
doit l'hommage des fruits de son intelligence.
son
L'homme créé libre peut choisir sans doute; et quand se
laissant dominer par la présomption, il méconnoît
CRÉATEUR , alors il se dégrade et tombe de cette prééminence.
C'est là où réside la source des maux qui ont tourmenté si
cruellement la société . Eh qui pourroit en assigner le terme !...
Il n'arrivera que lorsque les hommes persuadés enfin que les
conceptions humaines ne sont que vanité , reviendront aux
préceptes de charité , de vérité et de justice enseignés par le
Divinmodèle de toute sagesse.
Mais l'astronome et le naturaliste qui ne perdent pas de vue
l'AUTEUR de leur existence , en contemplant ses ouvrages , se
sentent environnés de sa présence , éclairés de sa lumière et
fortifiés par sa toute-puissance. Ils voient par-tout sagesse ,
bonté , harmonie , et dans les choses que l'homme ne peut
comprendre, (elles sont en grand nombre ! ) ils s'en remettent
avec confiance à la sagesse suprême.
Toute la nature proclame à leurs yeux et à leur entendement
, l'ouvrage d'un Etre puissant et sage , dont la Providence
veille à la conservation. Toute la nature proclame à
leurs yeux et à leur entendement que l'homme , être intelligent,
doué par sa raison de la faculté de s'élever jusqu'à
l'AUTEUR de son existence , et de lui rendre graces pour toutes
NOVEMBRE 1806, 379
ses créatures , est un des principaux objets de ses soins sur la
terre , et le sera sur tout dans une vie future , où l'ame de
l'homme vertueux , dégagée de son enveloppe mortelle , contemplera
de plus près le CRÉATEUR de l'Univers , et emploiera
son existence à le glorifier! Cette vérité sublime et consolante ,
révélée à l'homme par l'AUTEUR de ses jours , qui lui est annoncée
dans nos livres sacrés et par les annales du genre
humain , peut seule satisfaire sa raison , donner du repos à ses
pensées , remplir les desirs ardens de son ame , et le rendre
heurenx.
Aussi l'homme raisonnable et religieux , puise-t-il avec
plénitude dans ces contemplations , des motifs d'admiration ,
d'adoration et de reconnoissance , dignes de son ame immor
telle qui futfaite à l'image de Dieu !
Genève, le 5 novembre 1806. G. A. DELUC.
:
OPERE POSTUME DI VITTORIO ALFIERI .
Posthumes de Victor Alfieri.
- OEuvres
ALFIERI est presque le dernier écrivain dont l'Italie puisse
se glorifier aux yeux des Etrangers. Ce n'est pas qu'elle n'ait
encore un grand nombre de poètes célèbres ; mais on sait ,
que cette épithète ne prouve rien chez cette nation, à qui l'exagération
dans les éloges est plus familière qu'à toute autre.
Les ouvrages les plus vantés de ces poètes sont presque aussi
dépourvus d'idées que ces nombreux sonnets qui naissent et
meurent en un jour dans chaque ville d'Italie , et qu'on y
répand avec une égale profusion pour les événemens les plus
futiles ou les plus importans, au début d'une actrice ou d'une
danseuse , comme à la nouvelle d'une victoire ou d'un traité
de paix. Ce vide d'idées paroît sur-tout dans les ouvrages qui
exigent beaucoup d'invention et de génie , tels que les poèmes
dramatiques. Les tragédies les plus en vogue dans toute l'Italie
, ne sont ordinairement que des espèces de centons composés
de lambeaux de pièces françaises , mal adaptés les uns
aux autres. Plusieurs pièces d'Alfieri sont donc , avec la Mérope
de Maffei , toute la richesse de la littérature italienne dans le
genre tragique. Ce n'est pas que ces pièces puissent être comparées
à celles de nos grands maîtres. Alfieri a peu d'invention.
Ses tragédies,les moins défectueuses ne sont point
fortement conçues. Les personnages parlent beaucoup, et n'agissent
point. En s'interdisant mal-a-propos les confidens ,
:
380 MERCURE DE FRANCE ,
le poète se met dans la nécessité de multiplier les monologues,
et de renoncer à ces développemens de passions qui sont si
riches et si éloquens sous la plume de nos grands tragiques.
Ainsi , pour éviter le foible inconvénient d'introduire un ou
deux personnages qui ne prennent qu'une part secondaire à
l'action , il tombe souvent dans la sécheresse, et même dans
l'invraisemblance. Ces défauts sont rachetés en partie par la
sagesse et la simplicité des combinaisons , sur-tout par la
chaleur du style, et par une précision énergique dans ledialogue
, qui peut- être n'a été portée plus loin par aucun poète.
Voilà de véritables beautés qui durent d'autant plus frapper
les compatriotes de l'auteur, qu'elles étoient plus nouvelles
dans leur littérature .
Parmi nous , Alfieri n'étoit guère connu que des gens de
lettres ; mais plusieurs scènes de ce poète ayant été transportées
avec succès sur le Théâtre Français , sa réputation s'es
plus généralement répandue. On apprendra donc peut-être
avec intérêt que l'on vient de publier à Florence la premièr
livraison de ses oeuvres posthumes , qui étoient attendue:
depuis long-temps. Je ne dirai point avec l'emphase vraiment
italienne des éditeurs , que tout éloge de ces oeuvre
seroit désormais superflu ; que la réputation de l'immorte
auteur est sisolidement établie, qu'elle ne peut étre ni accru
par les éloges de ses contemporains , ni obscurcie par le
critiques de l'envie. Je pense , au contraire, qu'on peut tou
jours se méfier des collections complètes , sur- tout lors
qu'elles sont posthumes. Mais quand celle-ci ne seroit pas
également intéressante dans toutes ses parties , ceux qui veulen
connoître, du moins en résumé, l'état de la littérature étran
gère , aimeront à jeter un coup d'oeil sur les dernières pro
ductions d'un écrivain célèbre , et toujours original dans ses
défauts comme dans ses beautés. Les six premiers volumes
que j'ai en ce moment sous les yeux , contiennent la Mort
d'Abel , la première et la seconde Alceste d'Euripide , les
Perses d'Eschyle,le Philoctete de Sophocle, les Grenouilles
d'Aristophane, XIX satyres ; enfin , la Traduction de Salluste
etde Térence. On nous promet d'ici à peu de mois sept autres
volumes , qui renfermeront une traduction complète de Virgile
en vers, six Comédies, des Poésies diverses, et la Vie de
l'Auteur, écrite par lui-méime.
Je parlerai d'abord des deux Alceste. La première est ,
comme le titre l'annonce , la traduction de l'Alceste connue
d'Euripide. Alfieri met aussi la seconde sous le nom de ce
poète ; et sans doute le lecteur s'est déjà demandé quelle est
NOVEMBRE 1806. 381
cette autre Alceste qui avoit échappé jusqu'ici à toutes les
recherches des savans. Voici son histoire :
Alfieri étant à Florence en 1794 , y acheta un paquet de
vieux livres , parmi lesquels se trouvoit un manuscrit grec ,
dont le titre offroit le nom d'Alceste et d'Euripide. Il n'y fit
alors aucune attention; mais quelque temps après, s'étant livré
avec ardeur à l'étude du grec , dont jusque-là il savoit à peine
l'alphabet, il commença à lire dans leur langue les premiers
maîtres du bel art qu'il avoit long - temps pratiqué sans
en connoître les premiers monumens. Il lut successivement
Eschyle , Sophocle,Euripide, et fut sur-tout si touché de l'Alcestede
cedernierpoète, qu'il s'appliqua à la traduire. Apeine
eut - il commencé ce travail , qu'étant embarrassé sur le
sens d'un vers , où le texte lui paroissoitaltéré , il se ressouvint
de son manuscrit. Il veut aussitôt le consulter : il cherche
long-temps en vain le passage qui l'embarrasse ; et ce n'est
qu'après y avoir perdu bien du temps , qu'il soupçonne d'abord,
et qu'il reconnoît ensuite une Alceste toute différente
de la seule qui fût parvenue jusqu'à nous. Ravi de cette
découverte, il les traduit toutes deux; et après bien des nuits
dérobées au sommeil , il se prépare à faire paroître la nouvelleAlceste
, accompagnée de la version, de notes savantes
sur le texte, de conjectures , de dissertations, de remarques
de toute espèce. Le jour venu où tout ce grand travail alloit
être livré à l'imprimeur , l'auteur ouvre la cassette à laquelle
il avoit confié le précieux manuscrit ; mais , o disgrace imprévue
, le trésor en avoit été enlevé ! Il bouleverse tous ses
papiers , il retourne son cabinet , il s'obstine en vain à chercher
pendant plusieurs jours. Désespéré d'une perte si importante
, Alfieri prend un parti auquel on finit toujours par
se résoudre dans des malheurs encore plus grands : il va se
mettre au lit. Apeine le sommeil fermoit ses yeux , qu'un
portrait d'Euripide , qui étoit suspendu dans sa chambre ,
paroît s'animer et sourire en le regardant. C'est ce poète qui
lui parle : « Ne t'afflige plus , lui dit-il , de la perte de ton
manuscrit ; ma volonté expresse est que tu ne le revoies
jamais. Je le ferai paroître quand il ensera temps. J'ai voulu
t'éviter aujourd'hui le ridicule de prétendre passer pour érudit,
toi qui ne le fus jamais. Puisque tu as traduit exactement
mes deux Alceste, tu peux les faire paroître. Seulement , je
te défends toute préface , toute note, toute dissertation. Le
simple récit de ce qui t'arrive aujourd'hui sera suffisant.
Encore t'est-il prescrit de le faire en humble prose , pour ne
pas lui donner l'apparence d'une imagination poétique. >>
Ce discours , que j'abrège beaucoup , nous fait connoître
382 MERCURE DE FRANCE ,
Euripide pour le véritable auteur de la célèbre Alceste. Ceux
de nos lecteurs qui refuseroient de le croire , pourront
demander quel est le but d'une fiction qui , peut-être, ne leur
paroîtra pas bien neuve. / ٢٠٠
Pour leur répondre , il suffira de leur rappeler ou de leur
apprendre qu'Alfieri a terminé la collection de ses tragédies
par un serment poétique , où il annonce solennellement qu'il
abandonne pourjamais le cotharne. C'est sans doute pour ne
pas être appelé parjure à Apollon , qu'il a eu recours à un
stratagème qui ne lui sera reproché par personne , s'il a fait
ume bonne tragédie. C'est ce qu'il faut examiner :
L'Alceste d'Euripide n'est pas une de ses pièces les plus
régulières; mais on y trouve peut- être ce qu'il a fait de plus
pathétique et de plus touchant. Tel est cet admirable récit
où une esclave dépeint la douleur d'Alceste déja affoiblie ,
et voyant la mort prête à la saisir; où elle la représente tantôt
couvrant le lit nuptial de baisers etde larmes , tantôt au milieu
de ses deux enfans qui la retiennent par la robe , et qu'elle
prend dans ses bras l'un après l'autre pour les embrasser ;
puis présentant la main à ses esclaves désolées , leur parlant et
les écoutant avec bonté : circonstance touchante en elle-même ,
mais qui le devient bien plus encore dans la bouche de l'esclave
qui la raconte. Tel'e est sur- tout la scène , où d'une voix
foible et mourante , Alceste conjure l'époux pour qui elle perd
la vie, de conserver du moins le souvenir de son dévouement ,
de rester fidèle à sa cendre , et de ne point donner une inaratre
à ses enfans. C'est cette scène que Racine appelle merveil
leuse; mais il ne dit pas un mot de celles qui la suivent , et
sans doute il se seroit bien gardé de les imiter. En effet , elles
sembleroient plutôt appartenir à la farce qu'à la tragédie. Il
suffira de citer celle où Admėte reproche à Phérès , son père ,
de n'avoir pas voulu mourir pour lui. Les reproches burlesques
du fils , la réponse naïve du père , les injures qu'ils se
renvoient l'un à l'autre ; tout cela , il faut l'avouer , paroît du
plusbas comique. Pour s'expliquer comment un génie tel qu'Euripide
a pu tomber dans de pareilles disparates, il faut se rappelerqu'à
Athènes les tragédies ne se représentoient pas devant un
public choisi , comme celui qui se rassemble dans nos spectacles.
Le théâtre étoit ouvert à tout un peuple. Il paroît donc
que lorsqu'un poète avoit d'abord épuisé toutes les sources
du pathétique , il ne se faisoit pas scrupule , pour conduire la
fable jusqu'au dénouement, de se jeter dans quelques bouffonneries.
C'étoit un moyen sûr d'obtenir grace devant le grand
nombre des spectateurs qui n'aimoient pas moins à être égayés
qu'attendris , et qui ne refusoient jamais leurs suffrages à
NOVEMBRE 1806 . 383
ceux qui savoient les divertir. Les grands poètes trouvoient
quelquefois le secret d'être constamment nobles ettouchans,
mais il n'y avoit pas encore de règle fixe qui prescrivîtà la tragédie
un ton toujours élevé. C'est une loi dont les plus médiocres
poètes ne s'écartent pas aujourd'hui. Nos grands maîtres , euxmêmes
, n'ont pu surpasser les Grecs dans le pathétique , dans
le naturel et la vérité des sentimens. Mais ils ont appris à
donner à l'ensemble de leurs drames plus de régularité et
de correction. C'est que le génie suffit pour trouver les
beautés : tandis qu'il est des défauts que l'expérience seule
peut apprendre à reconnoître , et qu'elle rend ensuite faciles
à éviter.
Ce n'est que sous ce rapport qu'Alfieri a quelques avantages
sur Euripide. Il a mis plus d'art dans l'exposition : il
adonné une noblesse soutenue au dialogue. Le plus difficile
étoit de relever les caractères de Phérès et d'Admète ; et c'est à
quoi il a réussi. Il suppose que Phérès a envoyé consulter
l'oracle , sur les moyens de rendre la santé à son fils. L'oracle
répond que quelqu'un de son sang, ou lié à lui par les noeuds
les plus étroits , peut mourir à sa place. Alceste est informée
la première de cette réponse. Elle s'offre aussitôt à l'insu de
son époux et de son beau-père , qui ne sont instruits de ce
dévouement que lorsqu'il est irrévocable. Ces combinaisons
sont heureuses , et au premier coup d'oeil on les jugeroit préférables
à celles d'Euripide. Mais eny réfléchissantun peu , on
voit que ce qui fait ressortir le caractère de l'Alceste grecque ,
c'est la foiblesse des personnages à côté desquels elle est placée.
L'héroïne d'Alfieri est ferme et courageuse: elle étonne Phérès
par la force de sa résolution : elle cherche à consoler Admète
, en lui recommandant la soumission aux volontés des
Dieux. Il semble que ce caractère étoit naturellement donné
par le sujet , et l'on conçoit que tout autre poète auroit pu
l'imaginer ainsi. L'Alceste d'Euripide est bien plus foible et
bien plus touchante : elle pleure amèrement sa destinée , elle
voit la mort avec effroi ; mais elle n'auroit pu vivre sans son
époux. Voilà les sentimens qui rendent si originale et si
déchirante la scène sublime que j'ai déjà citée , et l'on peut
dire qu'une pareille conception ne peut appartenir qu'à un
géniedu premier rang. Ainsi le poète italien , tout en évitant
plusieurs défauts de son modèle , lui est encore très- inférieur :
cependant ses deux premiers actes sont pleins de sentimens
nobles et touchans. La scène qui étoit la plus difficile à traiter
est celle où Alceste apprend à son époux qu'elle va mourir à
sa place. Je la crois assez belle pour que le lecteur me sache
gré de lui en offrir ici le texte et la traduction.
384 MERCURE DE FRANCE ,
Admėte rendu à la vie est étonné de voir la tristesse peinte
sur tous les visages :
ADMÉTO.
Ma, che fia mai? ciascun di voi qui veggo
Del risanar mio ratto starsi afflitto
Quanto del morir mio pur dianzi il fosse ?
ALCESTE.
Adméto , ognor venerator profondo
Degl' Iddii , te conobbi.....
६
ADMÉTo.
E il son più sempre ;
Or che dal Divo Apollo in don si espresso
La vita io m' ebbi. Ah, fida sposa, allora
Dov' eri tu ? perchè non t' ebbi al fianco ,
In quell' istante si gradito , e a un tempo
Ame tremendo e sovruman pur tanto?
Allo sparir del sanator mio Nume,
Forse l'aspetto tuo mi avria del tutto
Francata in un la mente : al reo Fantasma ,
Che mi apparia poi tosto , ah tu sottratto
Forse mi avresti!
2
ALCESTE.
Oh sposo ! io non t'avrei
Per certo, ahi nnoo,, racconsolato allora ,
Come or neppure io ' l posso .
ADMÉTO .
Esia che vuolsi ;
Cessi alfine il mortifero silenzio
Di tutti voi. Saper dai labri io voglio ,
Ciò che cogli atti e col tacer funesto
Mi si va rivelando. Unica donna
Sposa adorata mia , sa il Ciel s'io t'ami ;
E se ragion null' altra omai mi fesse ,
AParagon dell' amor tuo , la vita
Bramare : con te sola , a me fia dolce
I di lei beni pochie i guai pur tanti
Ir dividendo. Ma giovommi or forse
Scampar da morte , quando a me sul capo
Una qualch' altra ria sventura ignota
Mi si accenna pendente ? Nè tu stessa
Negarmel' osi . Io raccapriccio ; e udirla.
Voglio; e d'udirla, tremo .
ALCESTE.
Adméto, in vita
Rester tu dei : scritto è ne Fati. È sacra ,
NOVEMBRE 1806. DEPT
LA
SEINE
ADMETE.
Quoi donc ! vous paroissez tous aussi affliges de ma guérison
, que vous l'étiez auparavantde ma mort.
ALCESTE.
Admète, je t'ai toujours connu un respect profond pour
les Dieux.
ADMETE.
Je les respecte plus que jamais, aujourd'hui que par une
faveur si expresse , le divin Apollon m'a rendu la vie. Ah !
chère épouse , où étois-tu alors ? Pourquoi ne t'avois-je pas
près de moi dans cet instant si doux et en même temps si
terrible ? Quand le dieu qui m'a sauvé a disparu , peut-être
ta présence eût - elle entièrement rappelé le calme dans mon
ame. Peut-être m'aurois - tu soustrait au spectre cruel qui
s'est montré à moi au même instant.
ALCESTE.
Cher époux , je n'aurois pu te consoler alors , et je ne le
puis encore à présent.
ADMETE.
Hé bien! que l'arrêt des Dieux s'accomplisse ; mais rompez
enfin le silence mortel que vous gardez tous. Il est temps de
me dire ce que votre conduite et ce silence même me révéleroient
bientôt. Femme adorée , ma seule amie , le ciel sait si
je t'aime , et si rien , autant que cet amour , a pu me faire
desirer la vie. Avec toi seule, il me sera doux de partager ses
biens si rares , et toutes ses douleurs. Mais quoi ? est-ce un
bonheur pour moi d'avoir échappé à la mort , alors que tout
m'annonce quelque désastre inconnu suspendu sur ma tête .
Toi-même , tu n'oserois le nier. Je frissonne ; je desire et je
crains de l'apprendre.
4
1
1
ALCESTE.
Admète , tu dois vivre : les destins le veulent. Ta vie est
sacrée; elle est nécessaire à tes parens sur le bord de la tombe ,
Bb
386 MERCURE DE FRANCE ,
È necessaria la tua vita a entrambi
I tuoi cadenti genitori ; a entrambi
I tuoi teneri figli ; all' ampio regno;
Ai tuoi Tessali tutti.
ADMETо.
Alceste, oh cielo !
E tutti , a cui fia d'uopo il viver mio
Fuorchè te stessa annoveri ? Che miro ?
E il mal represso pianto alfin prorompe
Su la squallida guancia ? e un fero tremito
La lingua e tutte le tue membra in guisa
Spaventevole scuote ! ....
ALCESTE.
Ah ! non più tempo
"
Èdi tacermi : un sì funesto arcano
Fia impossibil celartelo ; nè udirlo ,
Fuorche da me , tu dei. Deh , pur potessi ,
Misera me ! com' io la forza e ardire
Di compier m' ebbi il sacrosanto mio
Alto dover , deh pur cosi potessi
Gli effetti rei dissimularten meglio !
Ma imperiosa , su i diritti suoi
Rugge Natura : oimė ! pur troppo io madre
Sono ; e tua sposa io fui ....
ADMÉTо.
Qual detto ? ...
AL CESTE.
Più non poss' io , che il sono.
ADMÉTO.
Ah , dirti
Un mortal gelo
Al cor mi è sceso. Oh ciel ! non più mia sposa
Nomarti puoi ?
ALCESTE.
Son tua , ma per poch' ore...
ADMÉTO.
Che fia ? chi torti a me ardirebbe ?
ALCESTE.
INumi;
Quei , che già mi ti diero. A lor giurato
Ho il mio morir spontanea , per trarti
Da morte. Il volle irrevocabil Fato.
ADMÉTо.
Ahi dispietata , insana donna ! e a morte
Sottratto hai me, col dar te stessa a morte ?
Due n' uccidesti a un colpo : ai figli nostri
NOVEMBRE 1806 . 387
à tes tendres enfans , à ton vaste royaume , à toute la Thessalie.
ADMETE.
Alceste, o ciel ! tu nommes tous ceux qui ont besoin de ma
vie , et tu ne parles pas de toi ! Et tes pleurs mal retenus s'é
chappent enfin sur ton visage ! et tous tes membres frémissent.....
!
5
ALCESTE.
Ah! il n'est plus temps de me taire ce funeste secret ne
peut plus se cacher , et tu ne dois l'apprendre que de moi.
Malheureuse ! j'ai eu la force et le courage de remplir un
devoir sacré. Que ne puis-je , de même , en dissimuler les
suites cruelles ! Mais la nature impérieuse ressaisit tous ses
droits. Hélas ! je suis trop mère , et je fus épouse.
Que dis-tu?
ADMETE.
ALCESTE .
Ah! je ne puis plus dire que je le suis.
ADMĚTE.
Un froid mortel a glacé mon coeur. Oh ciel ! tu n'es plus
mon épouse!
ALCESTE.
Je la suis encore , mais pour peu d'instans.
ADMETE .
Qu'entends-je ? Qui oseroit t'arracher à moi ?
ALCESTE.
Les dieux de qui tu m'avois reçue. Je leur ai juré de
mourir volontairement, pour te soustraireà la mort. C'est
l'irrévocable arrêt du destin.
ADMETE.
Ah ! femme impitoyable ! Et tu crois, insensée , me soustraire
à la mort en t'y livrant toi-même. Tu nous a tués tous
Bb2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Toltohai tu , cruda , i genitori entrambi ,
E madre sei ? ALCESTE.
Fui moglie anzi che madre :
E ai figli nostri anco minor fia danno ,
L'esserdi me pria che del padre orbati.
ADMÉTO .
E ch'io a te sopravviva , o Alceste , il credi
Possibil tu ? ALCESTE.
Possibil tutto , ai Numi :
E a te il commandan essi. Or degg'io forse
Ad obbedirli , a venerarli , o Adméto ,
A te insegnar , che d'ogni pio sei norma ?
Essi infermo ti vollero ; essi , addurre
Poscia in forse il tuo vivere , poi , darti
Quasi vita seconda ; et, di te in vece ,
Vittima aversi alcun tuo fido : ed essi
( Dubitarne puoi tu ? ) me debil madre ,
Me sposa amante , al sagrificio eccelso
Degli anni miei per gli anni tuoi guidaro
Con invisibil mano , essi soltanto.
ADMÉTо .
I Numi ? ah , no : forse d'Inferno i Numi.
ALCESTE.
Ch' osi tu dire , oimè ! dal Ciel mi sento
Spirare al core inesplicabil alto
Ardir , sovra l'umano. Ah , mai non fia
Che il mio Adméto da me vincer si lasci
Nè in corraggio viril , nè in piena e santa
Obbedienza al Cielo . A me , se caro
Costi il morir , tu il pensa : ea te , ben veggo ,
Più caro ancor forse avverrâ che costi
Il dover sopravvivermi. Avicenda
E a gara entrambi , per l'amor dei figli ,
Perlagloria del regno e l'util loro ,
E per lasciar religioso esemplo
Di verace pietà , scegliemmo or noi ,
L'un di morir, di sopravviver l'altro ,
Bench' orbo pur della metà più cara
Di se medesmo. Nè smentir vorresti.
Tu i miei voti : nè il puoi , s'anco il volessi.
Di tua ragione omai non è tua vita :
Ei n'è solo signore il sommo Apollo ,
Ei che a te la serbava. E il di lui nume ,
Che spirto forse alle mie voci or fassi ,
*Già il veggo , in te inuto un tremore infonde ,
Nè replicarmi ardisci : e in me frattanto
Vieppiù sempre insanabile seperggia
La mortifera febbre .
NOVEMBRE 1806. 389
deux d'un seul coup. Barbare , tu nous a ravis l'un et l'autre
ànos deux enfans , et tu es leur mère !
ALCESTE .
Je fus épouse avant d'être mère ; et d'ailleurs nos enfans
perdentmoins en moi qu'ils n'eussent perdu dans leur père .
ADMETE.
Que je te survive , Alceste ; le crois-tu possible ?
ALCESTE.
Tout est possible aux dieux : eux-mêmes te l'ordonnent.
Est-ce donc moi , ô Admete , qui dois t'apprendre à leur
obéir , à les respecter ; à toi , le modèle de la piété ? Ce sont
eux qui avoient étendu leurs mains sur toi , et qui ont mis tes
jours en danger : ce sont eux qui ont voulu te donner une seconde
vie , et prendre quelqu'un des tiens à ta place ! ce sont
eux enfin , oui , ce sont eux seuls , qui d'une main invisible ,
m'ont poussée , moi , foible mère, moi , épouse et amante ,
au grand sacrifice de mes jours pour les tiens.
ADMETE.
Les dieux ! non, cruelle : les dieux infernaux peut- être.....
ALCESTE.
Qu'oses - tu dire ? C'est le ciel même qui inspire à mon
coeur une force inconnue et plus qu'humaine. Eh quoi , il faut
un mâle courage , une pleine et sainte obéissance , et mon
Admète se laisseroit vaincre par moi ! Tu peux penser s'il me
coûte de mourir , et je vois trop qu'il t'en coûtera plus encore
de me survivre. Hé bien ! à l'envi l'un de l'autre dévoués à nos
enfans , à la gloire et au salut de l'Etat , jaloux de laisser à l'avenir
un vrai et saint exemple de piété , nous avons choisi
l'un de mourir , l'autre de vivre , quoique privés de la plus
chère moitié de soi-même. Tu ne voudrois pas démentir ma
promesse , et tu ne le pourrois pas quand tu le voudrois. Ta
vie ne t'appartient plus : le grand Apollon en est le seul
maître , lui qui te l'a rendue. C'est son esprit , c'est lui qui
parle par ma voix. Déjà il t'inspire une sainte terreur qui
t'empêche de me répondre , et cependant la fièvre mortelle
s'allume de plus en plus , et circule dans mon sein , etc.
:
3
390 MERCURE DE FRANCE ,
Après cette belle scène qui termine le second acte , le poète
ne soutient plus son vol , et malheureusement il est encore
loin du terme de sa carrière . On voit dans le troisième acte
Alceste sur son lit de mort , employant un reste de vie à consoler
son époux et son beau - père. Ce tableau est touchant ;
mais la situation est trop prolongée. Admète , comme dans la
tragédie grecque , reproche à Phérès de n'avoir pas voulu
mourir à sa place. Cette discussion est traitée ici plus sérieusement
que dans Euripide , et elle n'en est peut-être que plus
bizarre.
La principale difficulté du sujet étoit de lier Hercule à
l'action , et de trouver un dénouement vraisemblable; car
celui de la pièce grecque ne peut être raisonnablement admis
dans une tragédie moderne. On prétend que Racine ne put
trouver de solution à cette espèce de problème , et que c'est
là ce qui l'empêcha de traiter un sujet qui lui paroissoit le
plus touchant de l'antiquité. Il eût été glorieux pour Alfieri
de triompher d'une difficulté que Racine avoit désespéré de
vaincre ; mais il ne l'a pas même tenté. Dans sa tragédie ,
Hercule arrive au quatrième acte , à la nouvelle du danger
d'Admète. Il apprend qu'Alceste va mourir à sa place ; il
forme le projet de la rendre à son époux, à qui il la ramène en
effet au cinquième acte . C'est , à quelques circonstances près,
lemême fonds que dans la tragédie grecque. Ala vérité , le
poète moderne s'est interdit la gaieté un peu triviale qu'Euripide
a prêtée à son Hercule. Il en résulte que ces derniers
actes auroient moins diverti le peuple d'Athènes , mais ils
n'en sont pour nous ni plus intéressans , ni plus vraisemblables.
Je reviendrai sur Alfieri dans l'un des prochains numérosa
C.
Coup-d'oeil sur quelques ouvrages nouveaux.
L'AGRÉABLE AUTEUR de la Gastronomie a voulu faire un
nouveau poëme , et en cela , comme dans tout le reste , le plus
difficile n'est pas de faire , mais de réussir. Son intention , en
le composant , étoit d'égayer ses lecteurs ; mais son oeuvre a
été trouvée froide , et personne n'a pu rire sans sujet. Voilà ,
en quatre mots , toute l'histoire du Poëme de la Danse, ou
les Dieux de l'Opéra ( 1 ) . C'est un spectacle assez triste que
(1)Unvol. in-12 . Prix : 3 fr. , et 3 fr. 75 cent. par la poste.A Paris
chezGiguet et le Normant,
NOVEMBRE 1806 . 391
celui d'un poète qui se démène pendant six chants sans pouvoir
dérider ses auditeurs ; et nous en aurions détourné la vue
*bien volontiers , s'il ne falloit pas savoir profiter des fautes
même qui peuvent échapper quelquefois aux hommes d'un
talent reconnu .
Toute la France et même toute l'Europe dansante connoît
le nom de Vestris ; celui de Duport promet d'égaler un jour
sa renommée , et peut-être d'établir la sienne sur de nouveaux
principes de saltation. Les deux danseurs ne sont
cependant pas rivaux. Duport s'apprête à remplacer Vestris ,
etVestris ne cherche point à imiter Duport : l'un acheve une
brillante carrière, l'autre la commence. C'est d'un fait si simple,
d'une succession si commune de talens , que M. Berchoux a prétendu
faire le sujetd'un poëme! Les petites passions qui circulentdansles
coulisses des théâtressont venues à son secours, et les
divinités de contrebande l'ont aidé de toute leur puissance d'emprunt,
sans pouvoir faire oublier la pauvreté du fonds , et
sans rien ajouter à lamédiocrité de son intérêt. La raison de
cette foiblesse du sujet n'est pas plus difficile à concevoir que
celle de l'impuissance des moyens accessoires. S'il est quelquefois
possible d'amuser le public par le récit historicoburlesque
de quelqu'aventure arrivée à des contemporains , il
faut que cette aventure ait au moins un air de vérité , et que
la situation des acteurs puisse prêter au badinage innocent.
d'une Muse joyeuse et légère. Aucune de ces conditions ne se
rencontre ici : Vestris n'est point en guerre avec Duport ; la
nature de leur talent et la différence de leur âge ne permettent
pas qu'on suppose une telle lutte. Le danseur qui , pour conserver
sa supériorité , s'efforceroit de surpasser tous les jeunes
élèves qui peuvent se présenter sur la scène , et qui n'auroit
pas lui-même le don d'une éternelle jeunesse , seroit un fou
qu'il faudroit lier , puisque sa chute seroit aussi inévitable ,
qu'il est assuré que la vieillesse et les infirmités viendroient le
surprendre dans ce combat perpétuel. Ajoutez à cela que le
vainqueur ne retireroit aucune gloire de ce triomphe facile ,
et que le vaincu ne recueilleroit de sa défaite d'autre honte que
celle du ridicule attaché à une entreprise extravagante. Un
artiste qui a long-temps joui d'un grand succès , ne peut pas
plus se trouver humilié par un successeur , qu'un père ne
peut être chagrin de se voir plus âgé que ses enfans. Supposer
de la jalousie entre le maître qui a fait une longue suite
d'élèves , et le dernier de ces élèves devenu maître , c'est
admettre qu'il peut y avoir égalité de forces et d'agilité dans.
l'un et l'autre , ou bien c'est se condamner à mettre en scène
lafolle prétention d'un radoteur. Une action de ce genre ne
G
392 MERCURE DE FRANCE ,
pourroit être intéressante qu'autant qu'elle auroit lieu entre
deux rivaux de même âge ou à-peu-près , qui se présenteroient'
ensemble sur le théâtre pour décider lequel resteroit en possession
d'amuser le public dans ses momens de loisir. Celle que
M. Berchoux a imaginée n'est pas attachante , parce qu'elle
n'est pas supposable ; la chute de Vestris n'est pas plaisante ,
parce qu'elle n'est pas vraie. Un danseur justement estimé du
public , peut tomber et se donner une entorse. Qui est-ce qui
pourra rire de cette chute ? Un débutant peut fort bien rester
sur ses deux pieds pendant toute la pièce , et tomber dans
l'esprit des spectateurs ; c'est là une de ces chutes dont on
s'égaie un moment , mais dont le danseur ne se relève jamais.
M. Berchoux a si bien senti l'inconvenance et l'insuffisance
de cette action , qu'il a cru devoir mettre une double annonce
dans le titre de son ouvrage , et que , malgré cette précaution ,
il n'est pas encore parvenu à en donner une idée claire. La
Danse n'est pas l'objet de ses chants , et les Dieux de l'Opéra
ne sont pas ses héros. Le fait qu'il représente n'est pas même
enveloppé sous ces deux titres. Le premier indique l'histoire
de laDanse , les principes généraux de cet art , ou les effets
qu'il produit ; le second fait espérer quelques scènes dans
lesquelles les danseurs et les danseuses de l'Opéra seront mis
en action , et réduiront en exemples les préceptes détaillés
dans les premiers chants. Au lieu de cela, le poète expose
une dispute entre deux danseurs , la chute de l'un et le triomphe
de l'autre. C'étoit donc là ce qu'il falloit que le titre
annonçât , ou qu'il fit au moins soupçonner. Quand Gresset
voulut peindre les petits soins des Visitandines de Nevers et
de Nantes , il intitula son poëme du nom de son héros , Vert-
Vert. Quand Boileau permit à sa Muse de badiner sur les ridicules
de quelques chanoines , il prit pour titre de son ouvrage
le nom même de Lutrin , sur lequel est bâtie toute sa fable.
M. Berchoux ne pouvoit-il pas trouver un titre qui fit un peu
connoître l'objet de son poëme ? Il n'y a pas de doute qu'il le
pouvoit ; mais il a refusé de le chercher ou de le donner,
parce que n'ayant à montrer qu'une fiction établie sur une
pure supposition , il n'a pas trouvé qu'il étoit convenable de
l'annoncer comme un fait véritable déjà connu du public .
C'est ce défaut de vérité dans le fonds de l'action, qui ne
permet pas qu'aucun intérêt s'attache à ce poëme , et c'est la
seule raison de son peu de succès. Il ne faut pas en chercher
d'autre dans l'oeuvre d'un auteur déjà connu par l'agrément
de ses idées originales , et même par la facilité de sa versification.
C'est en vain qu'il a mis en jeu dans cet ouvrage les
passions qui remplissent le coeur de l'homme , quand il est
NOVEMBRE 1806 . 393
:
auxprises avec la fortune les unes ont paru foibles , et les
autres forcées ; et quant aux divinités qui prêtent leur assistance
aux deux athlètes , on connoît si bien la portée de leur
puissance qu'on n'en attend aucun secours : en sorte qu'elles
ne sont là que comme les figurans dans les pièces à petite
scène et à grand spectacle .
On se tromperoit cependant si l'on imaginoit que ce poëme
se trouve privé de toute espèce de mérite. Il lui reste encore
des droits à l'attention des littérateurs ; et M. Berchoux a su ,
malgré l'aridité du sujet , l'embellir de charmans détails , et
le revêtir du coloris d'une diction légère et joyeuse. Il ne nous
sera pas difficile d'en fournir quelques preuves , que nous
prendrons au hasard. Vestris raconte à la reine d'Angleterre
I'histoire de la Danse :
« Les Grecs et les Romains , fort grands hommes d'ailleurs ,
( Pardon si je vous parle ici de ces messieurs . )
Tout puissans qu'ils étoient , tout fiers , tout formidables ,
Eurent assez long-temps des danseurs détestables ;
Leurhistoiredu moins donne lieu de penser
Qu'ils firent peu de cas des maîtres à danser ,
Jusqu'au temps où la Grèce , en prodiges féconde ,
Produisit deux mortels d'une adresse profonde;
Deux hommes que l'on vit honorer leur pays
Par des tours sans exemple et des sauts inouis ;
Qui comblèrent leur gloire en faisant , sur la scène ,
Danser du même pied Thalie etMelpomène;
Qui firent pirouetttteerr ,, dans leurs ballets nouveaux,
Les princes d'Ilion , de Mycène et d'Argos;
Qui, prenant leurs sujets jusque dans l'Empirée ,
Soumirent Jupiter aux lois de la Bourrée ;
Enseignèrent , enfin, maîtres des élémens ,
La gavotte aux Zéphyrs , le passe-pied aux Vents.
Pour votre instruction il n'est pas inutile
De dire qu'il s'agit de Pilade et Bathile.
Vous ne confondrez pas , s'il vous plaît , le premier
Avec le compagnon d'un héros à lier ,
Avec l'ami d'Oreste , infortuné sicaire ,
Meurtrier de Pyrrhus , de Thoas , de sa mère :
Ce confidentd'un roi bien digne de pitié ,
N'a rien fait pour la Danse, et tout pour l'Amitié .
Pour ses bons procédés on lui doit de l'estime ;
Mais c'est assez pour lui. Pylade , pantomime ,
Verra sa renommée et ses lauriers accrus ,
Quaand de l'ami Pylade on ne parlera plus . >>>
Dans le sixième chant , le même danseur a recours
dont il n'obtient que de vaines protestations d'intérêt .
àVénus,
:
" C'est assez , dit Vestris , il m'est aisé de voir
Que vous ne pouvez rien à force de pouvoir ;
Que vos bontés pour moi sont de vaines amorces ,
1
१
394 MERCURE DE FRANCE ,
QQuueejjeenne dois compter que sur mes propres ferces.
Un grand projet me rit et m'anime aujourd'hui ;
Il est temps que je mette un terme à mon ennui;
Il est temps que Paris, que le monde décide
Qui le doit emporter d'Adonis ou d'Alcide .
Entre un enfant t moije ferai prononcer.
Dans le même ballet on nous verra danser ,
Et je m'abaisserai jusqu à faire paroître
Le mortel près du Dien , l'écolier près du maître.
On verra qui des deux ira le plus souvent
Des cieux de l'Opéra toucher le firmament ;
Qui des deux , mieux servi par sa force et son zèle ,
Tournera plus long-temps sur un pivot fidèle.
Je n'y résiste point : je préfère la mort
A cette incertitude où je suis sur mon sort .
Vainqueur, je fixerai la gloire et la fortune;
Vaincu , je rentrerai dans la classe commune.
Je céderai mon trône et ma divinité
A l'Encelade obseur contre moi revolté.
La Danse ne doit pas diviser son empire .
Pour y donner des lois un Dieu seul doit suffire. >>
Le poète suppose que Vestris succombe dans un combat
imaginaire , et il termine ainsi son ouvrage :
« Peut-être j'aurois dû , plus habile poète ,
Célébrer le triomphe au lieu de la défaite;
Prendre pour mon héros Duport victorieux ;
Placer au second rang le héros malheureux.
Sans doute en m'éloignant de la route vulgaire ,
Je me suis mis bien loin de Virgile et d'Homère :
Le ciel sourit toujours au parti du vainqueur ..
Pour moi , comme Caton , je souris au malheur.
Un autre , plus fidèle aux lois de l'épopée ,
Auroit choisi César : j'ai préféré Pompée. >>
Quoiqu'en effet l'auteur de ce poëme n'ait pas eu le dessein
d'affliger un artiste célèbre , qui mérite plutôt des témoignages
de satisfaction et de reconnoissance publique qu'aucune
humiliation , il étoit impossible de ne pas l'exposer à ce
désagrément lorsqu'il le représentoit comme tombé , parce
qu'un nouveau danseur venoit de aroître. On sentira facilement
ce qu'une telle conception a de mortifiant et d'injuste ,
puisqu'en l'admettant comme fondée sur un fait réel , il s'ensuivroit
que les artistes , dont toute la science réside dans
l'exercice des facultés physiques, n'auroient jamais à recueillir,
pour prix de leurs efforts et des plus longs services , qu'une
chute honteuse , lorsque l'âge viendroit affoiblir ces mêmes
facultés. M. Berchoux n'a donc pas assez examiné son sujet ;
il se seroit assuré qu'il ne pouvoit pas être traité avec succès.
Cette précipitation dans le choix de son action ,et la rapidité
NOVEMBRE 1806 . 395
'de son exécution , rappellent trop la sentence d'Horace contre
ces sortes d'ouvrages :
Vos ó
Pompilius sanguis , carmen reprehendite quod non
Mulia dies et multa litura coercuit , atque
Præsectum decies non castigavit ad unguem . »
M. Berchoux auroit pu se donner le loisir d'attendre qu'un
sujet plus heureux vint s'offrir à sa plume déjà éprouvée. Sa
Muse n'a pas besoin d'un exercice qui peut la tuer. Il faut
laisser aux hommes obscurs les tours de force et les sauts périlleux.
Voici , par exemple , un auteur qui vient de faire
l'Eloge de l'Impertinence ( 1 ). C'est une espèce de mystification
, bien entortillée , dans laquelle on reconnoît l'intention
louable de faire ressortir le ridicule du système des philosophes.
L'écrivain , qui nous est inconnu , feint d'être luimême
un chaud partisan de la doctrine de ces messieurs , et ,
tout en l'élevant beaucoup , il la persiffle tant qu'il peut. Le
titre de l'ouvrage est une fausse enseigne pour exciter la
curiosité; l'impertinence , qui est un des caractères de la
sottise , ne pouvoit être ni louéc ni justifiée ; il n'étoit pas
même possible de plaisanter agréablement sur un pareil sujet :
l'auteur a pu s'en apercevoir , lorsque dans ses trois ou quatre
premiers chapitres , il a voulu tenir ce que son titre promettoit
; il s'est embarrassé dans un amas de vains discours trop
sérieusement plaisans , qui tiennent le lecteur dans une sorte
d'incertitude pénible sur ce qu'il doit penser de l'écrivain. Ce
n'est qu'après avoir parcouru cet inutile préliminaire , qu'on
entrevoit qu'il a voulu rire ; mais alors il n'est plus temps :
l'auteur tombe de tout son poids sur la philosophie , qu'on
ne s'attendoit pas à trouver là ; il la heurte d'une manière si
équivoque qu'on ne sait encore s'il veut la battre ou la carresser;
mais bientôt il exalte si fort tous les crimes dont elle
est capable , qu'il n'est plus possible de douter qu'il s'amuse à
ses dépens , et qu'il veut badiner. Le malheur est que ce sujet
n'est pas plus plaisant que celui de l'Impertinence , et , qu'avec
la meilleure volonté , il n'est pas possible d'en rire. L'auteur
paroît avoir encore senti qu'en effet il valoit mieux
traiter cette matière sérieusement que de laisser soupçonner
plus long-temps ses propres opinions. Il a donc terminé son
ouvrage sur un tout autre ton ; mais alors cet ouvrage rentre
dans la forme de tous les écrits que nous avons vu paroître
(1) Deux vol , in- 12 , avec une gravure . Prix : 1 fr. So cent. , et 2 fr.
50 cent. par la poste.AParis, chez Bertrand-Pottier , et le Normant.
396 MERCURE DE FRANCE ;
contre la philosophie , et nous ne nous sommes pas aperçu
qu'il dise rien qui n'ait été dit ; on voit qu'il a été fait sans
plan bien arrêté ; il ne donne pas ce que son titre promet ,
mais il parle de ce qu'il n'annonçoit pas. C'est une supercherie
dans le genre de celle de cet homme qui avoit publié
qu'il feroit voir le diable , et qui ne montra sur la scène ,
spectateurs mystifiés , qu'une bourse vide.
aux
La condition des auteurs qui font des romans est bien plus
agréableque celle des écrivains qui s'engagent à traiter quelque
sujet choisi ou donné ; ils peuvent à leur aise battre la campagne
sans qu'on leur en fasse un crime. Le titre de leur livre
ne les oblige jamais à rien. Qu'on me dise ce que signifie
Hippolyte et Clémence ( 1 ) , je le donne au plus fin à deviner.
C'estun roman, me dira-t-on ; sans doute , c'est un roman :
mais de quoi traite-t-il ? Vous n'en savez rien , ô vous qui ne
l'avez pas lu ! Eh , comment le sauriez-vous , puisque l'auteur
qui l'a fait n'en sait rien lui-même! Cela n'empêche pas , au
surplus , que ce roman n'en vaille bien un autre. Il est rempli
depersonnages qui se donnent le bonjour de la meilleure grace
ony voit un petit chien qui s'est déchiré la patte.
M. Necker y est loué; on saute vingt , trente , cinquante ,
cent pages , si l'on veut , cela ne rompt pas le fil de l'histoire ;
ellese renoue et ne s'entend que mieux. Un jeune homme
aime une jeune demoiselle; le jeune homme se marie en Angleterre,
et la jeune demoiselle s'en va gémir en Amérique. Le
jeune homme voyage avec sa femme , et il la perd en Portugal.
La jeune demoiselle s'établit avec son père et sa mère
dans les Etats-Uuis. Le jeune homme quitte l'Europe , et va
chercher sa maîtresse ; la jeune demoiselle, qui ne l'attendoit
plus , est bien étonnée de le revoir : ils se marient , et tout le
monde est heureux. Cette histoire , qui se trouve renfermée
ici dans l'espace de dix lignes , en occupe dix mille dans le
roman, ce qui la rend mille fois plus intéressante ; mais il faut
avoir le temps et le courage de la lire.
Nous l'avons parcourue à plusieurs reprises , et , pour balancer
la puissance de ses effets , nous avons étudié, dans la
dissertation de M. Cadet-de-Vaux (2 ) , la meilleure manière
de préparer le Moka. Nous avions l'intention d'en prendre
quelques tasses; mais la lecture de cette agréable et savante
dissertation nous en a tenu lieu ; elle nous a mis en état d'ache-
(1) Deux vol. in- 12. Prix : 5 fr . , et 6 fr. par la poste . A Paris , chez
Dhautel ,et le Normant .
( 2 ) Dissertation sur le Café. Un vol. in 12. Prix : 1 fr. 50 cent. , et
1 fr. 75 cent. par la poste. AParis , chez Mad. Panckoucke, et le Normants
NOVEMBRE 1806. 397
ver la lecture du roman , et nous avons encore trouvé quelque
peu de forces pour commencer celle d'un nouveau Chansonnier
du Vaud ville. ( 1 ) Il est vrai que nous n'avons pas été
loin : ce n'étoit plus le sommeil qui nous menaçoit. Le mé
lange bizarre qui remplit ce volume peut tenir le lecteur
éveillé pendant quelques instans ; le couplet galant et malin se
chante toujours avec plaisir , mais il faut qu'il soit délicat.
La tendre romance , qui soupire avec tant de grace , ne souffre
point à ses côtés la chanson libertine. Quel plaisir peut-on
prendre à chanter :
<< Pourquoi rougir d'être un pourceau ,
» Du nombreux troupeau d'Epicure ? »
La crainte de rencontrer de ces lourdes gaîtés , et peutêtre
quelque chose de pire , fait tomber le livre des mains .
Celui-ci renferme cependant plusieurs chansons fort agréables :
celle du Chien de Paul , par M. Radet , a été rapportée dans
Je Mercure il y a quelque temps , et nous terminerons cet
article par un couplet du même auteur, sur l'air des Portraits
à la mode :
« Jeunes auteurs dans le monde lancés ,
Qui consultez des critiques sensés ,
Quand on vous dit : corrigez , effacez ,
Vous pouvez croire sur parole.
Mais lorsqu'au lieu de ces sages avis ,
Vous ne trouvez que de foibles amis ,
Parqui vos vers sont toujours applaudis ,
Soyez certains qu'on vous enjole.>>
G.
:
Discours de bénédiction , de reconnoissance et d'actions de
graces pour l'anniversaire de la naissance de l'Empereur
Napoléon-le-Grand ; par M. Pierre Dejoux , membre de
la Société des Sciences et des Arts de la Loire- Inférieure ,
et de l'Académie Celtique. Prononcé à Nantes le 15 août
dernier.
CE Discours , consacré à la reconnoissance pour le plus
grand des bienfaits , le rétablissement de la religion , nous a
paru mériter une mention particulière dans ce journal. Il est
écrit avec chaleur. C'est à la fois un tableau animé de nos
(1) Troisième année. Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . So cent . , et a fr. 50 c .
par la poste . A Paris , chez Léopold Collin , et le Normant.
398 MERCURE DE FRANCE ,
malheurs , et une hymne à la louange du héros dont le bras
puissant en a arrêté le cours. L'auteur a pris pour texte ces
paroles touchantes de saint Paul , dans la seconde épître aux
Corinthiens :
« Béni soit Dieu , qui est le Père de Notre Seigneur
>>> Jésus-Christ , le Pere des miséricordes , et le Dieu de toute
>>> consolation . Car , Mes Frères , nous ne voulons pas que
>>> vous ignoriez l'affliction qui nous est survenue , dont nous
>>> avons été accablés successivement et au-dessus de nos forces;
>> en sorte que nous avons été dans une extrême perplexité ,
» même pour notre vie. - Et nous nous regardions nous-
» mêmes , comme étant condamnés à la mort ; afin que nous
>> n'eussions point de confiance en nous-mêmes , mais en
> Dieu qui ressuscite les morts. - Qui nous a délivrés d'un
>> si grand péril , et qui nous délivre encore ; et nous avons
>> cette espérance en lui , qu'il nous délivrera jusqu'à la fin . »
Une analyse , même très-détaillée , ne feroit pas mieux connoître
le sujet et les trois divisions de ce discours que cés mots
de l'Apôtre. M. Dejoux s'est parfaitement renfermé dans les
bornes que les paroles de saint Paul sembloient lui prescrire.
Une citation prise au hasard achevera de justifier nos éloges.
Après avoir retracé rapidement l'empressement de tous les
Français à célébrer cette grande époque , l'orateur s'écrie :
« Quel peuple , grand Dieu! quel peuple n'a point entendu
parlerdenos désastres , de notre délivrance ? La chute simultanée
et du trône et de l'autel ; le rétablissement de l'un et de
l'autre n'ont-ils pas retenti jusqu'aux rivages les plus éloignés
? Il n'est donc ici personne d'assez peu instruit du sujet
de nos bénédictions et de nos actions de graces , pour que je
doive le lui annoncer , pour que je lui dise , dans les paroles
mêmes des disciples du Sauveur : « Quoi ! étcs - vous donc
>> tellement étranger en Israël que vous ignoriez ces choses ?
>> Ne savez-vous pas que Dieu nous a délivrés à main-forte
» et à bras étendu , qu'il a racheté son peuple de la servi-
>> tude ? » N'avez-vous pas appris qu'il nous a suscité,un
puissant libérateur , un de ces hommes extraordinaires que le
ciel destine à consoler les humains ; que la Providence semble
créer rarement dans l'espace des siècles pour exécuter ses merveilleux
décrets , pour renouveler la face des Empires ; pour
prouver à l'univers , consterné des triomphes passagers du
crime , qu'il existe un Dieu !
>> O si je vous racontois nos malheurs inexprimables... Si
je repassois avec vous ces jours de deuil , ce détail de
touchantes infortunes , ces décrets de sang , ces attentats
parricides , ces combats civils, où la France toute entière,
:
NOVEMBRE 1806. 399
1
penchée sur la brèche , n'a échappé que d'une ligne à la
destruction; si j'entreprenois de rapporter tantd'événemens
étranges , de souffrances inouies , dignes de la plus profonde
commisération , vous n'auriez point assez de larmes à donner
à ce récit lamentable ; et les plaies de votre coeur , & vous
qui pleurez encore les blessés à mort de la fille de mon peuple ,
les plaies de votre coeur , à peine cicatrisées , se rouvriroient
avec violence et saigneroient de nouveau !
>> A Dieu ne plaise que j'aie pu en concevoir la pensée ,
et desirer néanmoins un si déchirant succès ! A Dieu ne
plaise , mes chers auditeurs , que , dans ce jour consacré à la
plus vive satisfaction, je veuille troubler , en insistant avec
imprudence sur des détails douloureux , l'alégresse générale !
Non , si je vous dois rappeler aujourd'hui les terribles fléaux
dont la main paternelle de Dieu nous a délivrés , c'est afin
de rendre plus sincère et plus ardente, envers notre divin
bienfaiteur , l'expression de la gratitude ; et si je parle sommairement
des périls mortels que nous avons courus , c'est
pour rehausser la joie , la joie inespérée de leur avoir
échappé.>>
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
N. B.- Nous donnons encore dans ce numéro un supplément
d'une feuille , afin de pouvoir pubiler en entier la
suite des bulletins de la Grande-Armée , sans rien retrancher
de la partie littéraire.
- On lit dans la Gazette de France de jeudi dernier , l'article
suivant :
« La réception prochaine de Mgr. le cardinal Maury à
>> l'Institut ( à la place de M. Target ) , occupe beaucoup les
>> amis des lettres , et même les salons de Paris. Le bruit court
» que cette cérémonie est retardée par deux questions impré-
>> vues : il s'agit de décider , 1º si , en adressant la parole au
>> récipiendaire , le président de l'Institut l'appellera Mon-
>> seigneur ou M. le Cardinal ; 2º s'il sera reçu en habit de
>> prince de l'Eglise , ou en costume de simple membre de
» l'Institut. On attend avec impatience la solution de ces deux
>> questions qui , comme on voit , importent beaucoup a l'éga-
>> lité académique. »
Ces deux questions paroîtront peut-être fort étranges ; mais
1
400 MERCURE DE FRANCE,
enfin elles ont plus d'importance qu'elles ne semblent en avoir
au premier aperçu. Pour les éclaircir , nous nous contenterons
de citer un de ces faits qui sont des lois dans un corps littéraire.
L'Académie a compté parmi ses membres plus de
vingt cardinaux élus par elle , avant qu'ils fussent revêtus de
cette dignité. Le cardinal Dubois est le seul qui ait été nommé
académicien étant déjà cardinal. Il fut reçu , en 1723 , par
Fontenelle , qui lui donna plusieurs fois le titre de Monseigneur
et de Votre Eminence . On peut consulter le discours de
Fontenelle , dans le recueil de l'Académie. On n'accusera pas
cet académicien célèbre de n'avoir pas été partisan de l'égalité
académique. Tout le monde sait qu'il répondit au Régent ,
qui vouloit le nommer président perpétuel de l'Académie :
<< Monseigneur, ne m'ótez pas la douceur de vivre avec mes
» égaux. » Ajoutons une observation : le gouvernement français
admet et reconnoît les cardinaux; il conserve et protége
leur rang et leurs titres honorifiques. On ne peut donc
demander à un cardinal , revêtu d'une dignité qu'il partage
avec tout le sacré collége , d'en abandonner les titres, que
l'Académie n'a jamais contestés à ses prédécesseurs ; et l'on ne
peut pas exiger de lui qu'il devienne volontairement , et de
son choix, le premier exemple d'une atteinte portée dans sa
personne à un privilége dont jouissent tous ses pareils.
-
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut , dans sa séance de lundi 17 de ce mois , a élu à la
place vacante dans la section de botanique et de physiologie
végétale , par la mort de M. Adanson, M. Palisot de Beauvois
, ancien correspondant de l'Académie des sciences , et
associé correspondant de l'Institut , connu par ses Voyages ;
par sa Flore d'Oware et de Benin; par le Recueil des Insectes
recueillis par lui en Afrique et en Amérique, et par ses travaux
sur les plantes Aéthéogames ( Cryptogames de Linné. )
-Point de nouveautés dramatiques sur les grands théâtres.
On en annonce trois pour la semaine prochaine : l'Avis au
Public , opéra comique en deux actes , au théâtre Feydeau ;
la Journée aux Interruptions , ou Comme on travaille à
Paris; il Podesta di Chioggia ( le gouverneur de Chioggia ) ,
an théâtre de l'Impératrice.
- On voit dans la grande salle du Muséum de l'Ecole de
Médecine deux pièces en cire qui surpassent tout ce que les
cabinets de Florence contiennent de plus précieux ; elles sont
destinées à représenter le système complet des vaisseaux lymphatiques.
C'est dans ce dessein que M. Laumonier, qui en est
l'auteur, a figuré le corps d'un jeune homme d'environ vingthuit
ans, d'une taille de cinq pieds quatre pouces. Il est à
demiDEPT
DE
LA
NOVEMBRE 1806.
401
demi-couché sur un lit d'ébène , dont le chevet est relevé
d'environ quarante-cinq degrés ; une jambe pend Kors du
lit , pour montrer la face interne de la cuisse , et un brigest
étendu au- dessus de la tête pour indiquer la partie voisine de
P'aisselle. La situation du sujet est telle que le spectateur, placé
aune très-petite distance du pied du lit, suit et embrasse aisément
l'ensemble des vaisseaux lymphatiques. Du même coupd'oeil
, on distingue les vaisseaux des organes , ceux des reins ,
de la rate, du foie , de la vésicule , du fiel , et les vaisseaux
lactées qui pompent le chyle dans le canal intestinal.
- Les travaux publics ne se ressentent ni de la guerre , ni
des approches de l'hiver ; par-tout ils sont poussés , dans la
capitale , avec une activité sans exemple , méme pendant les
plus longues paix , et sous les règnes les plus heureux. Le
nombre des ouvriers employés à l'exécution de ces travaux ,
est innombrable. Quais , boulevards , ponts , arcs- de- triomphe
, embellissemens et constructions de toute espèce , tout se
poursuit à-la-fois. La grille destinée à remplacer l'ancien mur
qui séparoit le jardin des Tuileries de la rue de Rivoli , est
déja posée en grande partie. Elle se trouve coupée , de distance
en distance par des colonnes carrées à chapiteau , qui
sont d'un efiet assez agréable. Il paroît qu'on le préfère à celui
d'une grille non interrompue , puisque celle qui sépare la
place du Carrouzel de la cour des Tuileries , etqquuii étoitdece
dernier genre , va recevoir des colonnes semblables dans des
coupures qu'on y fait de distance en distance . Les travaux du
Louvre et du quai qui le borde , avancent rapidement. Il reste
toutefois pour la campagne prochaine , à relever le quai d'un
mêtre , et en quelques endroits , de deux à trois , pour lui
donner le niveau prescrit par les plans qui s'exécutent. On
travaille dans la rue Froidmenteau à l'acqueduc couvert destinéà
remplacer l'égoût si désagréable qui passe sous la grande
arcade du Louvre , laquelle sera comblée elle-même presque
entièrement , par le surhaussement du quai. Le pont dont on
a commencé la contsruction vis-à-vis de Pacyet de l'Ecole-
Militaire , occupe une multitude de bras. Une grande quantité
de matériaux se trouve déjà réunie sur la rive gauche de
la Seine , pour cette cstruction ; une tranchée profonde est
ouverte du côté de l'Ecole- Militaire , pour recevoir la culée
de ce pont. La première arche , du côté de Pacy , passera audessus
de la route. On avoit cru que le pont a'Austerlitz ,
seroit rendu praticable pour les gens de pied, vers le 15 de
ee mois. Mais il n'y a pas d'apparence qu'il puisse leur être
ouvert avant quinze jours. La galerie en fer qu'onypose dans
cemoment est faite sur le modèle de celle du pontdes Arts.
Les trottoirs sont fort avancés. L'arc de triomphe de la place
Cc
SEINE
402 MERCURE DE FRANCE ,
du Carrouzel est très-avancé. Les huit colonnes de marbre qui
doivent l'orner , sont déjà en place.
On s'occupe de réparer la magnifique voûte de la Halleau-
Bled , qui a été détruite ily a trois ans par un incendie.
Une commission spéciale , chargée de diriger les travaux
relatifs à cette reconstruction , a été nommée par S. Exc. le
ministre de l'intérieur.
Les travaux de la salle que fait construire , au Panorama
, l'administration du théâtre Montansier , avancent
rapidement , et déjà les fondations sortent de terre.
M. Danié Despatureaux, docteur de la faculté de médecine
, et doyen des médecins de l'Hôtel- Dieu de Paris , vient
de mourir à l'âge de quatre-vingt-deux ans. Il a exercé la
médecine pendant cinquante ans , dont quarante à l'Hôtel-
Dieu. Il emporte les regrets du pauvre , et la réputation d'un
homme de bien.
- M. Ledoux , ci-devant architecte du roi , membre de
l'ancienne académie d'architecture , auteur de plusieurs monumens
publics , et entr'autres , de la salle de spectacles de
Besançon , et des barrières de Paris ; et d'un ouvrage précieux
par les dessins qu'il renferme , est mort le 19de ce mois à
Paris des suites d'une paralysie apoplectique.
- L'école de droit a reçu , dans sa séance du 12 de ce
mois , le premier docteur depuis son installation. L'assemblée
étoit nombreuse , et présidée par M. Treilhard , conseiller
d'état, doyen d'honneur. Le candidat admis au grade de docteur
étoit M. Dupin, ancien élève de l'académie de législation,
déjà connu par plusieurs ouvrages sur le droit civil.
On n'avoit jusqu'à présent découvert le nouveau métal
auquel on adonné le nom de platine , que dans les pos
sessions espagnoles de l'Amérique méridionale. On assure
qu'on en a trouvé dernièrement dans les mines de Guadalcanal
en Andalousie , et qu'il en a été adressé des échantillons
à l'Institut -National .
- Une lettre de Weimar donne quelques nouveaux détails
sur ce qu'a souffert , lors de la bataille du 14 , cette Athènes
de l'Allemagne , et sur son état actuel. Le beau parc du duc ,
ayant servi de bivouac à quelques régimens , a nécessairement
souffert beaucoup; et la belle salle de spectacle n'a retenti ,
pendant quelques jours, que des cris des blessés et des mourans
qu'on a été obligé d'y entasser en grand nombre. Quant au
palais de la duchesse douairière , les généraux français , qui y
ont logés, l'ont préservé de tout accident. Il est occupé maintenant
par les chefs de bureau topographique militaire, qui
lèvent les plans du champ de bataille et de tous les environs.
Les établissemens de M. Bertuch ont été conservés, et sa su-s
NOVEMBRE 1806. 403
perbe fabrique de cartes géographiques a été visitée depuis
par beaucoup d'officiers supérieurs français. Deux artistes
célèbres , MM. Krauss et Meyer ont perdu un grand nombre
de dessins et de gravures , qui leur ont été enlevée dans le
premier moment de confusion. M. Denon , qui a passé quel
ques jours à Weimar , logeoit chez M. Goethe , qu'il a
comblé de marques d'estime et d'amitié. M. Goethe , dont
l'hôtel est un des plus beaux de Weimar , a logé aussi les
maréchaux Lannes et Augereau. Le commandant français
s'empressa d'envoyer une sauve- garde à M. Wiéland , dès
qu'il sut que cet écrivain célèbre étoit membre associé de
l'Institut national de France. Les deux gymnases saxons de
Rossleben et de Pforts n'ont éprouvé heureusement aucune
perte.
MODES du 15 novembre.
Plusieurs redingotes de drap , faites nouvellement , n'ont point de
pélerine ; mais le collet debout est , dans toute sa longueur , plissé à
gros plis ; et les manches ont chacune une espèce de soufflet à l'entour
nure. Quelques-unes de ces redingotes sont d'un bleu clair , les autres ,
d'un brun foncé . Les boutons sont de nacre , unis et tant soit peu
bombés.
Ou porte des capotes blanches , de perkale , avec des redingotes .
Les collerettes , alors , sont de mousseline , un peu épaisse , plissée à
très-petits plis .
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 7 novembre.
Le général polonais Dabrowsky vient d'adresser à ses compatriotes
la proclamation suivante :
Jean -Henri Dabrowski , général de division décoré du
d'Honneur Légion , commandeur de -
grand
de la
l'ordre royal de la Couronne
aigle
defer;
Joseph Wybicki , représentant des villes à la diète de 1791 :
<< Polonais !
>> Napoléon- le-Grand , l'invincible , entre en Pologne avec
une armée de 300,000 hommes . Sans vouloir approfondir les
mystères de ses vues , tâchons de mériter sa magnanimité.
« Je verrai , nous a-t-il dit , je verrai si vous méritez d'être
>> une nation. Je m'en vais à Posen; c'est là que mes premières
>> idées se formeront sur votre compte. >>>
<< Polonais ! il dépend donc de vous d'exister et d'avoir une
patrie; votre vengeur , votre créateur est là.
>> Accourez de tous côtés au-devant de lui, commeaccourent
les enfans éplorés à l'apparition de leur père. Apportez-lui
vos coeurs , vos bras. Agissez , et prouvez- lui que vous êtes
prêts à verser votre sang pour recouvrer votre patrie. Il sait
que vous êtes désarmés ; il vous fournira des armes .
>> Et vous , Polonais, forcés par nos oppresseurs de com-
CC2
404 MERCURE DE FRANCE ,
1
battre pour eux et contre votre propre intérêt , venez ! ralliez
vous sous les drapeaux de votre patrie.
" Bientôt Kosciuszko appelé par Napoléon-le-Grand , vous
parlera par ses ordres. En attendant , recevez ce gage de sa
haute protection. Souvenez-vous que la proclamation par
laquelle on vous appela pour former des légions en Italie , ne
vous a pas trahis. Ce sont ces légions qui méritant les suffrages
de l'invincible héros de l'Europe , lui ont donné le premier
indicede l'esprit et du caractère polonais. >>
DABROWSKI , WYBICKI.
PARIS , vendredi 21 novembre.
XXVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin, le 7 novembre 1806 .
Sa Majesté a passé aujourd'hui , sur la place du palais de
Berlin , depuis orze heures du matinjusqu'à troisaprès midi,
la revue de la division de dragons du général Klein . Elle a fait
plusieurs promotions. Cette division a donné avec distinction
ala bataille d'Jena , et a enfoncé plusieurs carrés d'infanterie
prussienne. L'EMPEREUR a vu ensuite défiler le grand parc de
l'armée , l'équipage de pont et le parc du génie : le grand
parc est commandé par le général d'artillerie Saint-Laurent ;
l'équipage de pont par le colonel Boucher , et le parc du
génie par le général du génie Casals . S. M. a témoigné au
général Songis, inspecteur-général , sa satisfaction de l'activité
qu'il mettoit dans l'organisation des différentes parties
du service de l'artillerie de cette grande armée.
Le général Savary a tourné près de Wismar sur Baltique,
à la tête de 500 chevaux du 1º de hussards , et du 7º de chasseurs
, le général prussien Husdunne , et l'a fait prisonnier
avec deux brigades de hussards et deux bataillons de grenadiers.
Il a pris aussi plusieurs pièces de canon. Cette colonne
appartient au corps que poursuivent le grand-duc de Berg ,
le prince de Ponte-Corvo , etlemaréchal Soult;lequel corps
coupé du côté de l'Oder et de la Pomeranie , paroît acculé
du côté de Lubeck .
Le colonel Excelmans , commandant le 1 régiment de
chasseurs du maréchal Davoust , est eniré à Posen , capitale
de la Grande-Pologne. Il y a été reçu avec un enthousiasme
difficile à peindre ; la ville étoit remplie de monde , les
fenêtres parées comme en un jour de fête ; à peine la cava-
Jerie pouvoit-elle se faire jour pour traverser les rues. Le
général du génie Bertrand , aide-de-camp de l'EMPEREUR ,
s'est embarqué sur le lac de Stettin , pour faire la reconnoissance
de toutes les passes.
On a formé à Dresde et a Wittemberg un équipage de siége
pour Magdebourg ; l'Elbe en est couvert. Il est à espèrer que
cette place ne tiendra pas long-temps. Le maréchal Ney est
chargé de ce siége .
NOVEMBRE 1806. 405
১
XXIX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin, le 9 novembre 186 .
La brigade de dragons du général Beker a paru aujourd'hui'
ala parade. S. M. voulant récompenser la bonne conduite des
régimens qui la composent, a fait différentes promotions .
Mille dragons, qui étoient venus à pied à l'armée , et qui
ont été montés au dépôt de Postdam , ont passé hier la revue
du maréchal Bessières ; ils ont été munis de quelques objets
d'équipementqui leur manquoient, et ils partent aujourd'hui
pour rejoindre leurs corps respectifs , pourvus de bonnes
selles et montés sur de bons chevaux , fruits de la victoire .
S. M. a ordonné qu'il seroit frappé une contribution de
150 millions sur lesEtats prussiens et sur ceux des alliés de la
Prusse.
Après la capitulation du prince de Hohenlohe , le général
Blucher , qui le suivoit , changea de direction , et parvint à
se réunir à la colonne du duc de Weimar , à laquelle s'étoit
jointe celle du prince Frédéric-Guillaume Brunswick -Oels ,
fils du duc de Brunswick. Ces trois divisions se trouvèrent
ainsi sous les ordres du général Blucher. Différentes petites.
colonnes se joignirent également à ce corps. Pendant plusieurs
jours , ces troupes essayèrent de pénétrer par des chemins que
les Français pouvoient avoir laissés libres ; mais les marches
combinées du grand-duc de Berg , du maréchal Soult et du
prince de Ponte - Corvo avoient obstrué tous les passages.
L'ennemi tenta d'abord de se porter sur Anklam , et ensuite
sur Rostock : prévenu dans l'exécution de ce projet , il essaya
de revenir sur l'Elbe ; mais s'étant trouvé encore prévenu , il
marcha devant lui pour gagner Lubeck .
e
Le 4 novembre il prit position à Crevismulen ; le prince
dePonte-Corvo culbuta l'arrière-garde'; mais il ne put entamer
ce corps , parce qu'il n'avoit que 600 hommes de cavalerie ,
et que celle de l'ennemi étoit beaucoup plus forte. Le général
Vattier a fait dans cette affaire de très -belles charges , soutenu
par les généraux Pactod et Maisons , avec le 27º régiment
d'infanterie légère et le 8º de ligne. On remarque dans les
différentes circonstances de ce combat , qu'une compagnie
d'éclaireurs du 94º régiment , commandée par le capitaine
Razout, fut entourée par quelques escadrons ennemis ; mais
les voltigeurs français ne redoutent point le choc des cuirassiers
prussiens. Ils les reçurent de pied ferme , et firent un feu
si bien nourri et si adroitement dirigé, que l'ennemi renonça
à les enfoncer. On vit alors les voltigeurs à pied poursuivr
la cavalerie à toute course ; les Prussiens perdirent sept pièces
de canon et 1000 hommes .
Mais le 4 au soir , le grand-duc de Berg qui s'étoit po tê
sur la droite, arriva avec sa cavalerie sur l'ennemi , dont ta
406 MERCURE DE FRANCE ,
projet étoit encore incertain. Le maréchal Soult marcha par
Ratzebourg , le prince de Ponte- Corvo marcha par Rehna. Il
coucha du 5 au 6 à Schoenberg , d'où il partit à deux heures
après minuit : arrivé à Schlukup-sur-la- Trave , il fit environner
un corps de 1600 suédois qui avoient enfin jugé convenable
d'opérer leur retraite du Lauenbourg , pour s'embarquer
sur la Trave. Des coups de canon coulèrent les bâtimens préparés
pour l'embarquement. Les Suédois , après avoir riposté,
mirent bas les armes. Un convoi de 300 voitures que le général
Savary avoit poursuivi de Wismar , fut enveloppé par la
colonne du prince de Ponte-Corvo , et pris .
Cependant l'ennemi se fortifioit à Lubeck. Le maréchal
Soult n'avoit pas perdu de temps dans sa marche de Ratzebourg
, de sorte qu'il arriva à la porte de Mullen , lorsque le
prince de Ponte-Corvo arrivoit à celle de la Trave. Le grandduc
de Berg , avec sa cavalerie , étoit entre deux. L'ennemi
avoit arrangé à la hâte l'ancienne enceinte de Lubeck , il avoit
disposé des batteries sur les bastions ; il ne doutoit pas qu'il
ne pût gagner là une journée ; mais le voir , le reconnoître et
l'attaquer, fut l'affaire d'un instant.
Le général Drouet , à la tête du 27° régiment d'infanterie
légère et des 94° et 95° régimens , aborda les batteries avec
cesang-froid etcette intrépidité qui appartiennent aux troupes
françaises. Les portes sont aussitôt enfoncées , les bastions
escaladés , et l'ennemi mis en fuite , et le corps du prince de
Ponte-Corvo entre par la porte de la Trave. Les chasseurs
corses , les tirailleurs du Pô et le 26° d'infanterie légère , composant
la division d'avant-garde du général Legrand , qui
n'avoient point encore combattu dans cette campagne , et qui
étoient impatiens de se mesurer avec l'ennemi , marchèrent
avec la rapidité de l'éclair : redoutes , bastions , fossés , tout
est franchi ; et le corps du maréchal Soult entre par la porte
de Mullen. C'est en vain que l'ennemi voulut se défendre
dans les rues , dans les places; il fut poursuivi partout. Toutes
les rues , toutes les places furent jonchées de cadavres. Les
deux corps d'armée arrivant de deux côtés opposés se réunirent
au milieu de la ville. A peine le grand-duc de Berg put-il
passer, qu'il se mit à la poursuite des fuyards; 4000 prisonniers
, 60 pièces de canon , plusieurs généraux , un grand
nombre d'officiers tués ou pris, tel est lerésultatde cette belle
journée.
Le 7, avant le jour, tout le monde étoit à cheval , et le
grand-duc de Berg cernoit l'ennemi près de Schwartau , avec
la brigade Lasalle , et la division de cuirassiers d'Hautpoult.
Le général Blucher , le prince Frédéric-Guillaume de Brunswick-
Oels, et tous les généraux se présentent alors aux vainqueurs,
demandent à signer une capitulation , et défilent
NOVEMBRE 1806. 407
devant l'armée française. Ces deux journées ont détruit le
dernier corps qui restoit de l'armée prussienne , et nous ont
valu le reste de l'artillerie de cette armée , beaucoup de drapeaux
et 16,000 prisonniers , parmi lesquels se trouvent
4000 hommes de cavalerie.
:
Ainsi ces généraux prussiens qui , dans le délire de leur
vanité, s'étoient permis tantde sarcasmes contre les généraux
autrichiens , ont renouvelé quatre fois la catastrophe d'Ulm
la première , par la capitulation d'Erfurt ; la seconde , par
celledu prince Hohenlohe ; la troisième , par la reddition de
Stettin; et la quatrième , par la capitulation de Schwartau.
La ville de Lubeck a considérablement souffert : prise d'assaut,
ses places , ses rues ont été le théâtre du carnage. Elle ne doit
s'enprendre qu'à ceux qui ont attiré la guerre dans ses murs.
LeMecklembourg a été également ravagé par les armées
françaises et prussiennes. Un grand nombre de troupes se
croisant en tout sens , et à marches forcées sur ce territoire ,
n'a pu trouver sa subsistance qu'aux dépens de cette contrée.
Ce pays est intimement lié avec la Russie ; son sort servira
d'exemple aux princes d'Allemagne qui cherchent des relations
éloignées avec une puissance à l'abri des malheurs
qu'elles attirent sur eux, et qui ne fait rien pour secourir ceux
qui lui sont attachés par les liens les plus étroits du sang , et
par les rapports les plus intimes. L'aide-de-camp du grandduc
de Berg , Dery , a fait capituler le corps qui escortoit les
bagages qui s'étoient retirés derrière la Peene. Les Suédois
ont livré les fuyards et les caissons. Cette capitulation a produit
1500 prisonniers , et une grande quantité de bagages et
de chariots. Il y a aujourd'hui des régimens de cavalerie qui
possèdent plusieurs centaines de milliers d'écus.
Le maréchal Ney, chargé du siége de Magdebourg , a fait
bombarder cette place. Plusieurs maisons ayant été brûlées , les
habitans ont manifesté leur mécontentement , et le commandant
a demandé à capituler. Il y a dans cette forteresse beaucoup
d'artillerie , des magasins considérables, 16,000 hommes,
appartenant à plus de 70 bataillons , et beaucoup de caisses des
corps.
Pendant ces événemens importans , plusieurs corps de notre
armée arrivent sur la Vistule. La malle de Varsovie a apporté
beaucoup de lettres de Russie , qui ont été interceptées. On y
voit que , dans ces pays , les fables des journaux anglais trouvent
une grande croyance ; ainsi , l'on est persuadé en Russie
que le maréchal Massena a été tué , que la ville de Naples s'est
soulevée , qu'elle a été occupée par les Calabrois , que le roi
s'est réfugié à Rome, et que les Anglais , avec 5 ou 6000 h. ,
sont maîtres de l'Italie. Il ne faudroit cependant qu'un peu
de réflexion pour rejeter de pareils bruits. La France n'a-
/
408 MERCURE DE FRANCE ,
t-elle donc plus d'armée en Italie? Le roi de Naples est dans
sa capitale ; il a 80,000 Français; il est maître des deux Calabres
, et à Pétersbourg on croit que les Calabrois sont àRome!
Si quelques galériens , armés et endoctrinés par cet infâme
Sidney Smith , la honte des braves militaires anglais , tuent
des hommes isolés , égorgent des propriétaires riches et paisibles
, la gendarmerie et l'échafaud en font justice. La marine
anglaise ne désavouera point le titre d'infamie donné à Sidney
Smith. Les généraux Stuart et Fox, tous les officiers de terre
s'indignent de voir le nom anglais associé à des brigands. Le
brave général Stuart s'est même élevé publiquement contre
ces menées , aussi impuissantes qu'atroces , et qui tendent à
faire du noble métier de la guerre , un échange d'assassinats
et de brigandage; mais quand Sidney Smith a été choisi pour
seconder les fureurs de la reine, on n'a vu en lui qu'un de ces
instrumens que les gouvernemens emploient trop souvent , et
qu'ils abandonnent au mépris qu'ils sont les premiers à avoir
pour eux. Les Napolitains feront connoître un jour , avec dé--
tail , les lettres de Sidney Smith , les missions qu'il a données ,
l'argent qu'il a répandu pour l'exécution des atrocités dont il
est l'agent en chef.
On voit aussi dans les lettres de Pétersbourg , et même
dans les dépêches officielles , qu'on croit qu'il n'y a plus de
Français dans l'Italie supérieure : on doit savoir cependant
qu'indépendamment de l'armée de Naples , il y a encore en
Italie 100,000 hommes prêts à punir ceux qui voudroient y
porter la guerre. On attend aussi à Pétersbourg des succès de
la division de Corfou ; mais on ne tardera pas à apprendre que
cette division , à peine débarquée aux Bouches du Cattaro ,
a été défaite par le général Marinont; qu'une partie a été
prise , et d'autre rejetée dans ses vaisseaux : c'est une chose fort
différente d'avoir affaire à des Français , ou à des Turcs que
l'on tient dans la crainte et dans l'oppression , en fomentant
avec art la discorde dans les provinces. Mais , quoi qu'il en
puisse être , les Russes ne seront point embarrassés pour détourner
d'eux l'opprobre de ces résultats.
Un décret du sénat dirigeant a déclaré qu'à Austerlitz , ce
n'étoient point les Russes, mais leurs alliés qui avoient été
battus. S'il y a sur la Vistule une nouvelle bataille d'Auterlitz
, ce sera encore d'autres qu'eux qui auront été vaincus ,
quoiqu'aujourd'hui , comune alors , leurs alliés n'aient point
de troupes à joindre à leurs troupes , et que leur armée ne
puisse être composée que de Russes. Les états de mouvemens
et ceux des marches de l'armée russe sont tombés dans les
mains de l'état-major français. Il n'y auroit rien de plus ridicule
que les plans d'opérations des Russes, si leurs vaines
espérances n'étoient plus ridicules encore.
NOVEMBRE 1806 .
409
Le général Lagrange a été déclaré gouverneur-général de
Cassel et des Etats de Hesse. 2
Le maréchal Mortier s'est mis en marche pour le Hanovre
et pour Hambourg, avec son corps d'armée.
Le roi de Hollande a fait bloquer Hameln.
1
Il faut que cette guerre soit la dernière , et que ses auteurs
soient si sévèrement punis , que quiconque voudra désormais
prendre les armes contre le peuple français , sache bien avant
de s'engager dans une telle entreprise, quelles peuvent en
être les conséquences.
er
Ordre du jour du 8 novembre.
L'EMPEREUR témoigne sa, satisfaction au général Savary ,
ainsi qu'au 1 régiment de hussards et au 7º de chasseurs sous
ses ordres , qui ont pris à Wismar le général Husdunne avec
deux régimens de hussards forts de mille chevaux , deux
bataillons de grenadiers et deux pièces de canon.
Ordre du jour du 9.
L'EMPEREUR témoigne sasatisfaction au grand-duc de Berg,
au prince de Ponte- Corvo , au maréchal Soult , et aux corps
de troupes d'infanterie , cavalerie , artillerie et génie à leurs
ordres , pour leur conduite brillante à Lubeck , et pour l'activitéqu'ils
ont mise dans leur marche à la poursuite de l'ennemis
Vivementpressé, constamment débordé sur tous les points où
il cherchoit une retraite ; enfin , accablé de toute manière, le
corps du général Blucher , fort de 16,000 hommes d'infanterie
, 4000 de cavalerie , 80 pièces de canon , a été obligé de
capituler, et de se rendre prisonnier de guerre , pour être
conduit en France. Il avoit perdu tous ses bagages et ses
magasins.
Il ne reste plus aucune troupe ennemie en campagne endeçà
de la Vistule.
XXX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin , le 10 novembre 1806.
La place de Magdebourg s'est rendue le 8. Le 9 , les portes
ont été occupées par les troupes françaises : la capitulation
est ci-jointe.
Seize mille hommes , près de 800 pièces de canon , des
magasins de toute espèce tombent en notre pouvoir.
Le prince Jérôme a fait bloquer la place de Glogau , capitale
de la Haute-Silésie , par le général de brigade Lefevre ,
à la tête de 2000 chevaux bavarois. La place a été bombardée
le 8 par dix obusiers servis par de l'artillerie légère. Le prince
fait l'éloge de la conduite de la cavalerie bavaroise. Le général
Deroy, avec sa division , a investi Glogau leg : on est entré
en pourparlers pour sa reddition.
Le maréchal Davoust est entré à Posen avec un corps d'armée,
le 10. Il est extrêmement content de l'esprit qui anime
L
410 MERCURE DE FRANCE ,
les Polonais. Les agens prussiens auroient été massacrés , si
l'armée française ne les eût pris sous sa protection .
La tête de quatre colonnes russes , fortes chacune de
15,000 hommes ,entroit dans les Etats prussiens par Georgenbourg
, Olita , Grodno et Jalowka: le 25 octobre , ces têtes
de colonnes avoient fait deux marches , lorsqu'elles reçurent
la nouvelle de la bataille du 14 , et des événemens qui l'ont
suivie ; elles rétrogradèrent sur-le-champ. Tant de succès ,
des événemens d'une si haute importance ne doivent pas ralentir
en France les préparatifs militaires : on doit au contraire
les poursuivre avec une nouvelle énergie , non pour
satisfaire une ambition insatiable , mais pour mettre un terme
à celle de nos ennemis.
L'armée française ne quittera pas la Pologne et Berlin, que
la Porte nesoit rétablie dans toute son indépendance , et que
la Valachie et la Moldavie ne soient déclarées appartenant en
toute suzeraineté à la Porte .
L'armée française ne quittera point Berlin , que les possessions
des colonies espagnoles , hollandaises et françaises , ne
soient rendues , et la paix généralement faite .
On a intercepté une malle de Dantzick , dans laquelle on
a trouvé beaucoup de lettres venant de Pétersbourg et de
Vienne. On use à Vienne d'une ruse assez simple pour répandre
de faux bruits. Avec chaque exemplaire des gazettes , dont le
ton est fort réservé , on envoie sous la même enveloppe un
bulletinà la main , qui contient les nouvelles les plus absurdes .
Ony lit que la France n'a plus d'armée en Italie ; que toute
cette contrée est en feu ; que l'Etat de Venise est dans le plus
grand mécontentement , et a les armes à la main ; que les
Russes ont attaqué l'armée française en Dalmatie , et l'ont
complétement battue. Quelque fausses et ridicules que soient
ces nouvelles , elles arrivent de tant de côtés à la fois, qu'elles
obscurcissent la vérité . Nous sommes autorisés à dire que
'EMPEREUR a 200,000 hommes en Italie , dont 80,000 à Naples ,
et 25,000 en Dalmatie ; que le royaume de Naples n'a jamais
été troublé que par des brigandages et des assassinats; que le
roi de Naples est maître de toute la Calabre ; que si lesAnglais
veulentydébarquer avec des troupes régulières, ils trouveront
àqui parler ; que le maréchal Massena n'a jamais eu que des
succès, et que le roi est tranquille dans sa capitale , occupé
des soins de son armée et de l'administration de son royaume ;
que le général Marmont , commandant l'armée française en
Dalmatie , a complétement battu les Russes et les Monténégrins ,
entre lesquels la division règne ; que les Monténégrins accusent
les Russes de s'être mal battus , et que les Russes reprochent
aux Monténégrins d'avoir fui ; que de toutes les troupes de
l'Europe, les moins propres à faire la guerre en Dalmatie, sont
NOVEMBRE 1806 . 411
1
certainement les troupes russes ; aussi y font-elles en général
une fort mauvaise figure.
Cependant le corps diplomatique , endoctriné par ces fausses
directions données àVienne à l'opinion , égare les cabinets
par ces rapsodies. De faux calculs s'établissent là-dessus ; et ,
comme tout ce qui est bâti sur le mensonge et sur l'erreur ,
tombe promptement en ruine, des entreprises aussi mal calculées
tournent à la confusion de leurs auteurs . Certainement,
dans la guerre actuelle , l'EMPEREUR n'a pas voulu
affoiblir son armée d'Italie ; il n'en a pas retiré un seul
homme ; il s'est contenté de faire revenir huit escadrons de
cuirassiers , parce que les troupes de cette arme sont inutiles
en Italie. Ces escadrons ne sont pas encore arrivés à Inspruck.
Depuis la dernière campagne , l'EMPEREUR a au contraire augmenté
son armée d'Italie de quinze régimens qui étoient dans
l'intérieur, et de neufrégimens du corps du général Marmont.
Quarante mille conscrits , presque tous de la conscription de
1806 , ont été dirigés sur l'Italie ; et par les états de situation
de cette armée , au 1er novembre , 25,000 y étoient déjà arrivés.
Quant au peuple des Etats vénitiens , l'EMPEREUR ne sauroit
être que très-satisfait de l'esprit qui l'anime. Aussi S. M.
s'occupe-t-elle des plus chers intérêts des Vénitiens ; aussi
a-t -elle ordonné des travaux pour réparer et améliorer leur
port , et pour rendre la passe de Malmocco propre aux vaisseaux
de tout rang.
Du reste , tous ces faiseurs de nouvelles en veulent beaucoup
à nos maréchaux et à nos généraux : ils ont tué le maréchal
Massena à Naples ; ils ont tué en Allemagne le grandduc
de Berg , le maréchal Soult. Cela n'empêche heureusement
personne de se porter très-bien.
Capitulation de Magdebourg.
Art. Ir. La ville , citadelle et fortifications de Magdebourg
seront remises aux troupes du 6º corps de la Grande-Armée
française , avec leur artillerie , munitions , magasins , approvisionnemens
de toutes espèces et propriétés publiques , sans
aucune restriction , et dans l'état où toutes ces choses se trouveront
au moment de la capitulation.
II. La porte dite Ulrich , et les ouvrages extérieurs qui en
dépendent, seront remis à l'armée française , pour être occupés
par elle le 10 novembre , après midi.
III . La garnison aura les honneurs de la guerre ; elle sortira
le II novembre , à onze heures du matin , tambours
battant , drapeaux déployés , avec quatre piècesde campagne ,
par la portedite Ulrich. Elle mettra bas les armes , etla cavalerie
livrera ses armes et ses chevaux dans l'endroit qui sera
convenu , à la portée du canon de la place.
IV. Les armes déposées , la garnison sera prisonnière de
412 MERCURE DE FRANCE ,
guerre; les soldats seront conduits en France , et MM. les officiers
seront prisonniers sur leur parole d'honneur de ne point
servir avant échange , contre S. M. l'Empereur des Français et
Roi d'Italie , ni contre ses alliés , et ils auront la liberté de se
retirer aux lieux qu'ils désigneront. Cependant les seuls officiers
qui ont leur famille , et qui sont établis et mariés à
Magdebourg , pourront rester dans la ville.
V. MM. les officiers conserveront leurs épées , leurs bagages
et leurs chevaux. Les soldats conserveront aussi leurs havresacs
et porte-manteaux.
VI. Les cadets , porte-enseignes , feld- webels de l'infanterie
et premiers maréchaux-des-logis de la cavalerie , seront considérés
comme officiers , et traités comme tels .
VII. Les auditeurs , aumoniers , chirurgiens et quartiersmaîtres
ne seront point considérés comme prisonniers de
guerre.
VIII. Les deux compagnies incomplètes d'invalides qui se
trouvent dans la place , y laisseront leurs armes , et seront
renvoyés dans leurs anciennes garnisons : l'une à Peim , près
Hildesheim ; l'autre à Aacken , où elles recevront leur solde
et nourriture ordinaire, par les soins des autorités locales et
aux dépens du pays.
IX. Après le départ de la garnison ,, MM. les officiers rentreront
dans la ville, pour y recevoir leurs passeports , et partiront
après les avoir reçus. Les revers contenant parole
d'honneur de ne point servir avant échange seront préparés
d'avance.
X. Les soldats mariés et établis à Magdebourg ou dans
l'étendue de l'inspection , resteront dans leur famille , à condition
de ne point servir avant échange , et de ne point porter
l'habit militaire .
XI. Les officiers et soldats blessés et malades pourront
rester à Magdebourg jusqu'à leur guérison. Ils seront soignés
aux dépens de la ville.
Des chirurgiens-majors prussiens resteront dans la place en
nombre suffisant pour les soigner. Ils seront , pendant toute la
durée de leur séjour , traités par la ville comme les chirurgiensmajors
français.
XII. Les personnes , les propriétés particulières des habitans
, les cultes et les opinions religieuses sont inis sous la
sauve-garde des lois et de la loyauté française.
S'il y avoit dans la ville des personnes qui voulussent la
quitter , soit eny conservant, soit en vendant leurs propriétés,
il leur seroit donné les passeports et garanties nécessaires .
XIII . Il ne sera rien changé dans l'administration , ni dans
les institutions actuelles du pays. Les magistrats qui en sont
NOVEMBRE 1806. 413
chargés , continueront leurs fonctions, et recevront protection
de l'armée française.
XIV. Il sera nommé, de part et d'autre , des commissaires
pour l'inventaire et la remise des plans et cartess,, papiers ,
archives , artillerie , munitions de guerre et de bouche , et
de toutes les propriétés publiques , de quelque nature qu'elles
soient , qui peuvent se trouver dans la place.
i
XV. MM. les officiers supérieurs et autres, ainsi que les
cadets , porte-enseignes , feld- webels et premiers maréchauxdes-
logis qui se retireront, en vertu de la présente capitulation
, dans les provinces prussiennes occupées par les armées
françaises , ou qui viendroient à l'être par la suite , recevront
aux dépens de ces provinces , et par les soins des administrations
locales , leurs gages et appointemens sur le pied de paix.
Ces gages et appointemens devront être exactement payés
le i de chaque mois.
er
XVI. S. Ex. M. le gouverneur de Magdebourg aura'la
faculté d'envoyer , s'il le juge convenable , un officier à sa
cour , pour lui donner avis de la présente capitulation. Cet
officier recevra les passeports nécessaires.
XVII . Tous les articles de la présente capitulation qui
pourroient paroître présenter un sens douteux, seront interprétés
à l'avantage de la garnison.
XVIII. Il sera donné , de part et d'autre , trois otages du
grade qui sera convenu , pour la garantie réciproque de
l'exécution de la capitulation. Ces otages seront remis demain
9 novembre , et seront respectivement rendus après l'occu
pation de la place.
Faitdouble àMagdebourg , le 8 du mois de novembre 1806.
( Suivent les signatures . )
XXXI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin, le 12 novembre.
La garnison de Magdebourg a défilé le 11 , à neufheures
du matin, devant le corps d'armée du maréchal Ney. Nous
avons 20 généraux , 800 officiers , 22,000 prisonniers , parmi
lesquels 2000 artilleurs , 54 drapeaux , 5 étendards , 800 pièces
de canon , un million de poudre , un grand équipage de pont,
et un matériel immense d'artillerie .
Le colonel Gérard et l'adjudant-commandant Ricard ont
présenté ce matin à l'EMPEREUR , au nom des 1er et 4º corps ,
60 drapeaux qui ont été pris à Lubeck au corps du général
prussien Blucher : il y avoit 22 étendards. Quatre mille chevaux
, tout harnachés , pris dans cette journée , se rendent au
dépôt de Postdam.
Dans le vingt-neuvième bulletin, on a dit que le corps du
général Blucher avoit fourni 16,000 prisonniers , parmi lesquels
4000 de cavalerie. On s'est trompé ily avoit 21,000
414 MERCURE DE FRANCE , ン
1
prisonniers , parmi lesquels 5000 hommes de cavalerie montés;
de sorte que , par le résultat de ces deux capitulations ,
nous avons 120 drapeaux et étendards , et 43,000 prisonniers.
Le nombre des prisonniers qui ont été faits dans la campagne,
passe 140,000. Le nombre des drapeaux pris passe
250. Le nombre des pièces de campagne prises devant l'ennemi
et sur le champ de bataille , passe 800. Celui des
pièces prises à Berlin et dans les places qui se sont rendues ,
passe 4000.
L'EMPEREUR a fait manoeuvrer hier sa garde à pied et à
cheval dans une plaine aux portes de Berlin. La journée a
été superbe.
Le général Savary, avec sa colonne mobile , s'est rendu à
Rostock , et y a pris 40 ou 50 bâtimens suédois sur leur lest :
il les a fait vendre sur- le- champ.
Dépéche interceptée de M. de Duben au roi de Suède,
datée : Vienne, 15 octobre 1806.
(Traduction. )
:
Des nouvelles arrivées depuis quelques jours de Cattaro , et
qui semblent être authentiques , disent que , le 22 septembre ,
les Français ont essayé un échec considérable , et que les
Russes et Monténégrins leur ont tué beaucoup de monde , et
pris 18 pièces de canon (1). La vérité de tout ceci est à-peuprès
avouée par l'ambassade française à cette cour, qui ajoute
seulement que les canons ne sont pas tombés entre les mains
de l'ennemi , mais que les Français , voyant qu'il leur étoit
impossible de les sauver , les avoient jetés à la mer. Il paroît
que, pour le moment , Bonaparte a abandonné tout espoir de
faire des progrès dans la Dalmatie (2) ; et on sait avec assez
de certitude que toutes ses forces dans ce pays se réduisent
à 6 ou 7000 hommes (3) , depuis qu'un corps a été détaché de
(1) M. le ministre de Suède peut fort bien desirer la destruction de
l'armée française en Dalmatie : on ne conçoit pas cependant le délire qui
lui fait souhaiter que la Porte soit envahie et détruite par la Russie. S'il
est dans ces sentimens, nous en sommes fachés pour Ini. Ses liaisons à
Vienne lui en Le général Marmont complétement battu les
Russeset lesMonténégrins; illes a repoussésjusque dans Castel -Nuovo,
dort il a brûlé les faubourgs , et il a écrasé la garnison de Corſou , qui
étoit débarquée dans l'intention de faire de grandes entreprises. Ces
grandes entreprises ont été la montagne en travail , comme tout ce qui
vient de la Russie .
(a) Il y a bien de l'ignorance dans la lettre de ce ministre : quels progrès
peut faire l'EMPEREUR dans la Dalmatie , lorsqu'il est maître de
tout ce pays et des Etats de Raguse ?
(3) On reconnoît bien là la marche des ennemis de la France ! Avant la
guerre , ils prétendent que la France n'a pas de troupes. Quand ensuite
la France a remporté des victoires , elles n'étoient dues , disent- ils , qu'à
la supériorité du nombre : les Français étoient dix contre un. Hommes
incorrigibles et insensés , voulez-vous donc enfin voir s'écrouler sans retour
le trône de vos maîtres !
NOVEMBRE 1806 . 415
1
nouveau pour aller renforcer l'armée de Massena en Italie ,
laquelle, suivant tous les renseignemens , se trouve dans un
état pitoyable : de sorte que si Bonaparte n'est pas en état d'y
envoyer bientôt un renfort considérable , tout le royaume de
Naples sera peut-être sous peu évacué par lesFrançais (4).
Aussi parle-t-on d'un plan concerté par Joseph Bonaparte
et Massena, de se retirer sur les frontières des Etats du pape(5) ,
d'y concentrer leurs forces et attendre des secours.En général ,
la situation des Français par toute l'Italie est très-critique ; et
si l'on a des succès en Allemagne, la révolte gagnera de la
Calabre jusqu'aux Alpes (6). Bonaparte a bien voulu introduire
la conscription dans les Etats vénitiens nouvellement
usurpés , mais il n'y a pas réussi ; et un détachement degendarmerie
qu'on y avoit envoyé , pour faciliter les opérations ,
a été massacré. Cet événement , arrivé tout récemment ,
n'est pas connu du public , parce qu'on le cache avec tout
le soin possible ; mais je sais d'un côté sûr qu'il est authen
tique(7).
L'ambassade française à cette cour a cherché de nouveau à
répandre des bruits sur un arrangement amical entre la
France et la Prusse. L'absence de toutes nouvelles du théâtre
de la guerre , nous prive de tous les moyens de réfuter ces
bruits , qui au reste ne sont pas généralement crus , et on
espère apprendre à tout instant les premières nouvelles du
commencement des hostilités (8). Ce que l'on sait sur la
(4) En vérité , ce ministre de Suède a de singuliers raisonnemens !
Comment peut-il croire que , quand on est maître de Bologne et de
Rimini , on ne peut pas faire passer des secours d'Italie à l'armée de
Naples, et que l'on soit obligé d'en envoyerde Zara ? Et voilà les ministres
que les cabinets tiennent auprès des cours , pour être instruits de ce qui
sepasse , et qui sont chargés des plus grands intérêts des nations ! Ils ne
savent pas même la géographic .
(5) Comment le ministre de Suède connoîtroit-il le plan concerté entre
le roi de Naples et son général ? Les Français sont au fond de la Calabre.
Quatre-vingt mille Français sont dans le royaume de Naples. Toutes les
armées ennemies qui y débarqueront , y trouveront la défaite et la mort .
(6) Voilà de beles illusions ! Il n'y a donc plus qu'à faire entrer
quelques régimens de houzards , pour prendre possession de l'Italic.
Mais qui adit ces belles choses au ministre de Suède? Voilà ce qu'il seroit
curieux de savoir. Qu'on ouvre les archives des cabinetset les correspondances
des ministres , on y trouvera toujours la même marche et le
même langage , lorsqu'il s'agit de coalitions. Il faut plaindre les princes
qui règlent leur politique sur de pareilles informations.
(7) Le pays de Venise est un pays fier d'être sorti de l'oppression. Il
obéit aux lois , sans avoir besoin de gendarmerie pour l'y contraindre.
M. leministre suédois a bien peu de lumières et d'expériences , s'il pense
en effet qu'il soit possible de cacher des événemens assez notables pour
avoir une influence dans les a faires politiques du monde.
(8) Vos voeux sont remplis : quelques efforts qu'ait fait la France pour
empêcher la guerre avec la Prusse , ils ont été vains. Comme puissance
416 MERCURE DE FRANCE ,
position des armées , c'est qu'un corps français est entré dans
le pays de Bayreuth sans aucune résistance de la part des
Prussiens , qui avoient évacué cette province, afin de se concentrer
sur les frontières de la Saxe.
Des lettres particulières de Hanovre assurent que le général
Ruchel a enlevé un transport de mille chevaux venant du
Holstein, pour être délivrés aux fournisseurs de l'armée
française.
On assure que le consentement de l'électeur de Wurtzbourg
de se joindre à la confédération du Rhin , lui a été arraché de
cette manière : Ason arrivée à Wurtzbourg , Bonaparte commençoit
par l'assurance que le ministre de l'électeur à Paris
avoit déja signé le projet qu'on lui avoit présenté à cét égard ,
et qu'il espéroit que l'électeur ne refuseroit pas sa sanction.
La présence d'une grande partie de l'armée de Bonaparte dans
les Etats de l'électeur , a peut-être été l'argument le plus
persuasif pour arranger cette affaire (9) .
Le courrier turc n'est pas encore arrivé ; mais il court ici
depuis hier un bruit qui dit qu'à Constantinople il y a eu un
changement considérable dans le ministère , et que le parti
russe a gagné le dessus. Une armée russe est aussi entrée dans
la Valachie.
Cet après-midi , nous avons reçu la nouvelle désagréable
qu'une affaire a eu lieu hier entre les Prussiens et les Français ,
et que le général Tauenzien a été repoussé avec quelque
perte ( 10).
militaire , la Prusse n'existe plus ; comme puissance politique , elle est à
la dis rétion du vainqueur . Seize cents hommes . qui forment lacinquième
partie de vos armée suédoiss , ont été pris . Vos agens en Pomeranie ont
livré les fuyards qui sé'oient réfugiés sous la protection de vos hatteries.
Etc'est un Suédois qui parle, qui desire l'anéantissement de la France et
de l'empire ottoman, la gloire et la prospérité de la Russie ; qui préfère
un sentiment de haine irréfléchie , aux in érêts les plus chers de sa
patrie!
(9) Il est curienx de voir la tournure qu'on veut donner à l'accession de
Pélecteur de Wurtzbourg , à la confédération du Rhin. Le traité a été
signé à Paris , avant la guerre . L'Empereur , en donnant à ce prince le
duché de Wwtzbourg , en l'admettant ensuite daus la confédération , a
fait un acte d'affection personnelle et d'amitié pour le grand- duc. Ce n'est
certainement poiot par d'autres motifs qu'étant à Vienne, il a pu donner à
un archiducune possession aussi belle ! Cette iinngratitude révolte.
(10) Puisque les premiers succès des Français sont si désagréables à ce
loyal Suédois , nous sommes fachés de voir qui aura à passer des momens,
pius désagréables encore , en attendant que le sentiment des défaites de
sa nation succède dans son coeur à l'impression des défaites des Poussiens.
FONDS PUBLICS .
DU VENDREDI 2г. -Ср. 0/0 с. J. du 22 sept. 1806 , 720 250 300 156
72fo c. oof oof oo oof oof ooc onf
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 69f 40c oof. ooc ooc coc
Act. de laBanque de Fr. 12251 000 00000 00. 0000f. oooof006
}
(NO. CCLXXX. )
( SAMEDI 29 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE .
DEPT
DE
LA
5. \
cen
وا
SUR LES FEMMES AUTEURS .
CHEZ les oiseaux, ne vous déplaise ,
La femelle n'a point de chant.
Nature veut qu'elle se taise,
Même en dépit de son penchant.
Cette Philomèle vantéc ,
Si docte en bécarre, en bémol ,
Dont votre oreille est enchantée ,
Ne fut jamais qu'un rossignol.
Ceque vous nommez la fauvette
Est un mâle au gosier charmant ,
Qui , pour sa compagne muette , ..
Chante son amoureux tourment.
Vos La Suzes , rimant leur flamme ,
Traînent un vers efféminé.
Oque Racine a mieux peint l'ame
De leur sexe passionné !
T
Riches de grace et de plumage
Enchantez le double vallon,
Mais sans mêler votre ramage
Aux doctes cygnes d'Apollon .
f
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
Ne citez jamais vos La Suzes ,
Parlez de Sapho seulement :
Sapho couchoit avec les Muses ;
Elle fut presque leur amant.
Par M. LE BRUN , de l'Institut.
IMITATION D'YOUNG.
O NUIT, de l'univers reine antique et sacrée ,
Toi qui verras finir le jour et la durée ,
Si du fils de Jessé tu daignas autrefois
Monter la harpe sainte et soutenir la voix ;
Loin des bornes du monde où mon ame s'élance ,
Dans ces heures de paix , de deuil et de silence ,
Viens toi-même échauffer mes lyriques transports !
Viens .... que des immortels j'égale les accords !
,
L'enfant de Sibaris veille encore dans l'ombre :
Est- ce pour admirer les prodiges sans nombre
Qu'étale à nos regards la splendeur de la nuit ?
Non , non : la volupté , dont l'attrait le séduit ,
Le promène au milieu de ses fêtes impies .
De coupables beautés , rivales des harpies ,
Se disputent son or, l'abreuvent tour-d-tour
Du philtre , des poisons d'un impudique amour,
Et le soleil , levé pour éclairer le monde ,
Le retrouve abruti par la débauche immonde.
Arrête , malheureux ! Si ton coeur abattu
N'est pas sourd à l'honneur et mort à la vertu ,
Lève les yeux au ciel qu'épouvante ton crime ,
Et contemple avec moi sa majesté sublime .
S'il te faut des parvis et des dômes brillans ,
Où l'or se mêle aux feux des cristaux vacillans ,
Viens sous la voûte immense où Dia posa son trône ,
Et pour Jérusalem renonce à Babylone.
Vois l'astre au front d'argent : son éclat tempéré
Frappe ton oeil vers lui mollement attiré.
Plus doux que le soleil il caresse ta vue ,
Et te laisse jouir d'une scène imprévue.
Vois comme ses rayons tremblent sur les ruisseaux ,
Mêlent l'albâtre au vert des jeunes arbrisseaux ,
A
NOVEMBRE 1806 .
419
Seglissent divisés à travers le feuillage ,
Et blanchissent au loin les roses du bocage !
Du globe des vivans , du terrestre horizon ,
Détache à cet aspect ton coeur et ta raison.
Suis mes pas sans effroi : viens ; nouveaux Prométhées ,
Dérobons tous letirs feux aux voûtes argentées ,
Et , nous applaudissant de ce noble larcin ,
Réveillons la vertu qui dort dans notre sein.
Entre au sein du foyer où la foudre s'allume ,..
Où du rapide éclair bouillonne le bitume;
Mesure sans pålir, dans son orbe trompeur ,
Cet astre vagabond qu'exagère la peur,
Qui, les cheveux épars , et la queue enflammée ,
S'offre comme un fantôme à la terre alarmée .
Dans son horrible éclat vois un ciel orageux...
Mais plutôt , affranchi du tourbillon fangeux
Qui pesoit sur ton ame et la tenoit captive ,
Dans un ciel tout serein que ta vue attentive ,
S'égarant au hasard de beautés en beautés ,
Compte du firmament les berceaux enchantés .
L'alégresse , l'amour, dans ton coeur se confondent....
Tu viens parler aux cieux , et les cieux te répondent.
Quels sublimes objets ! Quel laxe éblouissant !
Le jour n'a qu'un soleil à l'horizon naissant ,
Et de mille soleils la nuit est éclairée.
Mille astres , à ma vue interdite , égarée ,
Epanchent à la fois des torrens lumineux ,
Qui sans les fatiguer réjouissent mes yeux.
Oh , que je puisse encore égarer ma pensée ,
Au gré de mes desirs dans l'espace élancée !
Qu'elle suive le vol de ces astres lointains ....
Desirs présomptueux ! Efforts trop incertains !
Je ne puis avancer, ma foiblesse succombe ;
Un long voile s'étend , et sur mes yeux retombe.
Dica seul et les esprits , chef- d'oeuvre de ses mains ,
De cet autre univers connoissent les chemins .
Faut-il donc s'étonner qu'aux jours de l'ignorance
Ces astres , qui des Dieux nous offrent l'apparence ,
Aient usarpé l'encens des crédules mortels ?
Le sage dans son coeur lui dresse des autels ,
Et respectant des cieux la maj sté suprême ,
Au milieu de la nuit se demande à lui-même :
«Quel art dut présider à ce dôme éclatant
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
» Sur un fleuve d'azur sans orage flottant ?
» Rien dans son noble auteur n'annonce l'indigence :
» La sagesse et le choix , l'ordre et l'intelligence ,
» Savamment combinés brillent de toutes parts.
>> Un seul lien unit tant de mondes épars.
» O surprise ! Tandis qu'un mouvement rapide
» Les emporte à travers cet océan du vide ,
» Que tout part , va , revient , se balance , s'étend,
» Roule , vole , et se suit dans un ordre constant ,
>> Quel repos solennel plane sur la nature !
» Quelle main de ces corps dessina la stature ?
» Quel invisible bras , par la force conduit ,
>> Peupla d'or et de feux les déserts de la Nuit,
» De ces astres roulans étendit la surface ,
» Et versa leurs rayons au milieu de l'espace ,
>> Plus nombreux mille fois que les sables des mers ,
>> Les perles du matin , les frimats des hivers ,
>> Et tous ces flots brûlans qu'en sa course agrandie ,
>> Au- dessus des cités entraîne l'incendie ?
>> C'est en vain que l'impie ose élever sa voix ,
>> Le hasard n'a point fait le monde planétaire ,
>> Et dépouiller encor l'Eternel de ses droits .
>> Ni ces globes qu'emporte un mouvement contraire. :
>> Il est sans doute un chef qui sous ses pavillons
>> De ce peuple étoilé range les bataillons ,
>> Les lie à ses drapeaux sans trouble et sans murmure ,
Fait d'un or immortel resplendir leur armure ,
›› Campe leurs légions dans un ciel radieux,
>> Discipline leurs rangs et les arme de feux. >>
Oui , la Religion est fille d'Uranie :
Tout d'un Dieu créateur dévoile le génie.
Mais combien il éclate avec plus de grandeur
Dans ce vaste appareil de flamme et de splendeur !
Vous , astres lumineux , vous , planètes errantes ,
Et de lois et de moeurs famille différentes ,
Qu'importe, dites-moi, cet éclat fastueux ?
Palais aériens , temple majestuenx,
Loges- tu l'Eternel ? ... Insensé , quelle audace !
Dès que je nomme Dieu , toute pompe s'efface :
La terre , comme un point , disparoît devant moi ,
Et le sujet se perd dans l'éclat de son Roi.
Et l'homme , chaque nuit , témoin de ces spectacles ,
Pour croire à l'Eternel , demande des miracles !
NOVEMBRE 1806 . 421
Des miracles ! ... Ingrat , contemple l'univers !
Dieu , sur tous les soleils , tous les mondes divers ,
Grave en lettres de feu son nom et sa puissance ;
Il nous poursuit partout de sa magnificence.
M. BAOUR - LORMIAN.
FIRAGMENTS
Du poëme intitulé : LE JARDIN DE KENSINGTHON.
• • • • •
Ici , sur l'arboisier , sur ces jeunes boutons ,
La chèvre en bondissant conduit ses rejetons :
Ils se livrent , joyeux , des guerres innocentes ,
Entrechoquant leurs fronts et leurs cornes naissantes.
Là , savourant les fleurs du cytise et du thym ,
Sur l'herbe humide encor des perles du matin ,
A peine revêtu de sa toison légère ,
L'agneau suit en bêlant les traces de sa mère ,
Et n'a point à frémir, au sein de ses ébats ,
D'un cerbère aboyant qui harcèle ses pas .
•
Navigateur pompeux , là le cygne nageant ,
Promène avec orgueil son plumage d'argent.
Tantôt au bruit flatteur des ondes carressantes
Il livre aux vents légers ses voiles frémissantes ,
Tantôt dans le cristal qui réfléchit les cieux
Il se mire , il se plonge , ou par un vol joyeux
Effleure en s'agitant sa limpide surface .
•
Mais si mon oeil admire et sa forme et sa grace ,
Mon ame admire encore un attrait plus charmant ,
L'instinct , ce doux instinct , rival du sentiment.
Tandis que sur son nid sa compagne fidelle
Couve en paix sur la rive , il voltige autour d'elle ;
Soudain quelque étourdi vient-il au bord de l'eau
De ses tendres enfans effrayer le berceau ,
Il s'élance , son cou se dresse , son oeil brille ,
Et sur son lit de jonc il défend sa famille.
DUPUY- DES- ISLETS.
3
423 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
A DEUX choses bien différentes ,
Un même nom convient Ce nom , qu'il faut trouver
Sans le secours des remarques suivantes ,
Pourroit , lecteur, te faire trop rêver .
Pour te faciliter ce que tu te proposes ,
Je te dirai que l'une de ces choses
S'exprime en genre masculin ,
Et l'autre en genre feminin .
L'une est gracieuse , agréable ,
D'un accueil doux et favorable ,
Et très-volontiers seproduit;
L'autre toujours est ténébreuse ,
Timide , inquiète , ombrageuse ,
Et s'effarouche au moindre bruit .
L'une fait toujours bonne mine ;
L'autre ne vit que de rapine ,
Et ravage partout où son corps peut passer.
L'une n'est qu'un gâte ménage :
D'amour et d'amitié l'autre est un témoignagne ;
Mais un moment aussi suffit pour l'effacer .
LOGOGRIPHE.
:
Un acolyte , un bac , un arc , un lit ,
Le troc , de broc , le lecet le cabrit ,
Un abricot , le roi , l'air et la Loire,
Ali , Lia , le baril et le bail ,
Roc , taire , un bloc , l'abri , le lait et l'ail ,
Clio ,le Caire , Erato , lire et boire ,
Coire , la Brie , un lac et le Loiret ,.
Latile , Albi , de la cire , un carbet ,
Jusqu'au rolet de ce bon La Fontaine ;
Tous ces objets , qui forment un hachis
Ou , pour mieux dire , un tudesque gachis ,
Ami lecteur , se rencontrent sans peine ,
En combinant les neuf pieds de mon nom :
J'offre à tes yeux la machine légère
Avec laquelle un autre Phaëton
Semble vouloir tout réduire en poussière.
CHARADE .
LORSQU'ENFLAMMÉ de mon dernier,
On veut te ravir mon premier ,
Tu es rempli de mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Parapluie.
Celui du Logogriphe est Pierre, où l'on trouve père , prière ,
Celui de la Charade est Re- belle .
NOVEMBRE 1806 . 423
:
Histoire de P. d'Aubusson- la- Feuillade , grand-maître de
Rhodes ; par le Père Bouhours , de la Compagnie de Jésus.
Quatrième édition , augmentée de Notices sur quelques-uns
des personnages de la maison de P. d'Aubusson , qui se sont
distingués dans ces derniers temps ; par M. de Billy, ancien
grand-vicaire de Langres, et chanoine honoraire de Besançon .
Un vol. in-4° . Prix : 9 fr. , et It fr. 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Goujon , libraire , rue du Bacq , n° 84 ;
Brunot , libraire , rue de Grenelle Saint-Honoré , n° 17 ;
et chez le Normant, imprimeur-libraire .
LES bons livres sont aujourd'hui si rares , que l'on est
presque toujours assuré du succès quand on réimprime des
livres anciens. L'histoire que nous annonçons méritoit les
honneurs d'une nouvelle édition. Le respectable éditeur n'a
rien négligé pour la rendre complète ; et l'on ne lit pas sans
intérêt une Dissertation sur Zizime, et des Notices sur quelques
personnages illustres de la maison d'Aubusson. Nous suivrons
la méthode que nous nous sommes tracée depuis long-temps ,
de parler avec autant d'étendue d'un bon livre réimprimé , que
si nous avions à annoncer un ouvrage nouveau. Le public
a paru approuver cette méthode , qui a l'avantage de fournir
l'occasion d'appliquer les anciens et les seuls bons principes
de la littérature.
Parmi les vies des grands hommes des temps modernes , il
en est peu qui fournissent une plus belle matière à l'historien
que celle du grand-maître d'Aubusson. Distingué dès sa jeunesse
par des exploits contre les Turcs , honoré de la bienveillance
de Charles VII et de l'empereur Sigismond , il
abandonna , à l'âge des passions , les délices d'une cour voluptueuse
, pour se consacrer entièrement à la défense de la religion.
Entré dans un Ordre militaire très-célèbre alors , et que
l'exemple des excès des Templiers et de leur châtiment sévère
avoit rappelé au but de son institution , d'Aubusson se distingue
aussitôt qu'il paroît dans cette nouvelle carrière. Sans
employer les ressources de l'intrigue , il parvient par degrés
aux premiers grades de l'Ordre. Les papes , les grands-maîtres,
conçoivent de lui les plus flatteuses espérances. Les dangers
extrêmes que court la chrétienté , menacée par les armes vic-
/
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
1
torieuses de Mahomet second , qui venoit d'anéantir l'Empire
Grec, fixent tous les regards sur ce héros. A ce moment terrible
, le vénérable Baptiste des Ursins , grand -maître de
Rhodes , termine sa carrière; et ses derniers momens sont
adoucis par l'espoir qu'on lui donnera d'Aubusson pour
successeur.
Cet espoir n'est pas trompé : d'une voix unanime le héros
est nommé chef de l'Ordre religieux et militaire destiné à
défendre le boulevard le plus important de la chrétienté.
Mahomet II , qui se connoissoit en hommes , renonce
pour le moment à faire le siége de Rhodes. Il entame des
négociations qui ont pour but de sauver au moins sa gloire ,
en obtenant de l'Ordre un léger tribut. Ces propositions sont
rejetées avec horreur par le grand-maître , qui aime mieux
s'exposer à attirer sur lui toutes les forces de l'Empire Ottoman
que de ratifier un traité humiliant pour la religion. Alors
Mahomet envoie contre une île de peu d'étendue , dont les
fortifications étoient à peine réparées , une armée innombrable.
C'est à ce siége que l'on a souvent lieu d'admirer des faits
d'armes qui semblent vous reporter aux temps héroïques ou à
ceuxdes premières Croisades. Ce siége, aussi fécond en événemens
extraordinaires que ceux de Troie et de Jérusalem , n'auroit
pas été indigne des pinceaux d'Homère et de ceux du
Tasse. Quel sujet favorable pour un historien dont les peintures
, sans rien perdre de l'exactitude , peuvent approcher
desi près les conceptions sublimes de l'épopée !
L'armée de Mahomet échoue devant les rochers de Rhodes.
Il meurt , et la division qui se met entre ses fils , donne aux
Chrétiens le temps de respirer. L'un d'eux ( Zizime ) , qui a
conçu pour d'Aubusson la plus grande estime, vaincu parson
frère Bajazet , vient implorer la protection du grand-maître,
l'ennemi naturel de son culte et de sa nation. D'Aubusson se
montre alors aussi habile négociateur qu'il a été intrépide
guerrier. Ce précieux otage lui sert à tenir dans une inquiétude
continuelle Bajazet , dont le frère, soutenu par un parti puissant,
peut lui disputer le trône. Vainement Bajazet veut prodiguer
les trésors pour que Zizime lui soit livré ; vainement
emploie-t-il des traîtres pour le faire périr , tant qu'il est sous
la protection du grand-maître , ses jours sont en sûreté ; il ne
périt que quand le pape Alexandre VI s'est emparé de lui ,
contre la foi des traités..
A cette époque , tous les princes chrétiens avoient préparé
une Croisade contre lesTurcs; on cherche à mettre à la tête de
cette grande expédition , l'homme le plus renommé pour ses
vertus guerrières. Le choix n'est pas long-temps indecis ; et
NOVEMBRE 1806 . 425
.
del'aveu de tous les princes chrétiens , d'Aubusson est nommé
généralissime de la Croisade. Il est à présumer que si ce projet
se fût exécuté, la vieillesse de d'Aubusson auroit été couronnée
de lauriers encore plus brillans que ceux qu'il avoit cueillis
dans son âge mûr , et que Constantinople seroit retombée au
pouvoir des Chrétiens ; mais l'ambition de Charles VIII , les
intrigues d'Alexandre VI , rompirent toutes ces mesures ; et
d'Aubusson mourut avec le regret de n'avoir pas rétabli
l'Empire Grec.
On voit combien le sujet choisi par le P. Bouhours étoit
riche et brillant. Peut-être en a-t-il été trop ébloui. N'écrivant
point une histoire générale , il a mal à propos cherché à
imiter Tite-Live , dont il saisit assez bien la manière fleurie
et majestueuse. Mais ce qu'il gagne en éloquence , il le perd
en intérêt. Ce coup d'oeil vaste et rapide qui embrasse les
révolutions des Empires , qui s'attache à marquer leurs differentes
périodes , qui ne s'arrête point sur les détails , et qui ne
s'occupeque des grands résultats , convient-il à celui qui veut
'écrire une vie particulière ? Le héros ne paroît- il pas avec des
traits trop vagues ? Et confondu , s'il est permis de s'expliquer
ainsi , avec les événemens importans , auxquels il n'a pas eu
une part assez directe , n'est-il pas vrai qu'il perd à être célébré
d'une manière trop pompeuse ?
Il semble donc que le P. Bouhours , au lieu de choisir
Tite-Live pour modèle , auroit dû suivre les traces de Plutarque.
Dans quel historien trouve-t-on , comme dans les
productions de cet écrivain célèbre, laphysionomie particulière
des héros de l'antiquité ? Si les Hérodote , les Thucydide , les
Tite-Live , les Salluste , nous ont transmis les révolutions des
peuples , les variations de leurs moeurs , et les secrets de leur
politique , trouve-t-on chez eux ces détails précieux qui nous
présentent les héros dans leur vie privée , qui nous instruisent
de leur caractère moral, qui nous font entrer dans l'intérieur
de leur famille , et qui nous montrent ces foiblesses si intéressantes
, lesquelles, sans altérer l'héroïsme d'un grand homme,
le rapprochent de l'imperfection inévitable de l'humanité ?
C'est ce qui distingue éminement Plutarque des autres histo.
riens . Il a créé une école dont ceux qui écrivent des vies
particulières ne doivent point s'écarter. S'ils dédaignent cette
simplicité , s'ils veulent s'élever trop haut, ils se privent de
tous les charmes attachés à ce genre d'histoire que l'on pourroit
regarder comme le plus moral de tous.
En se trompant sur le vrai caractère que devoit avoir la
vie du grand-maître d'Aubusson , le P. Bouhours s'est préservé
des écucils auxquels pouvoit l'entraîner son sujet. « Je
426 MERCURE DE FRANCE ,
>> me suis souvenu , dit- il , que je faisois une histoire ; que je
>> ne faisois pas un roman ; et qu'il y avoit de la différence
» entre un chevalier de Rhodes, et un chevalier d'Amadis. >>
Si le P. Bouhours eût voulu être romanesque , son sujet lui
en présentoit tous les moyens. Dès le commencement de
l'administration de d'Aubusson , une jeune reine de Chypre
(Charlotte de Luzignan ) , célèbre par sa beauté, se réfugie à
Rhodes , et implore la protection des chevaliers contre Catherine
Cornaro vénitienne qui s'étoit emparée de ses Etats. Les
chevaliers , comme on le présume , prennent le plus vifintérêt.
au malheur et à la beauté ; mais la prudence du grand-maître
se borne à envoyer à Rome la jeune reine avec quelques secours.
Ne voit-on pas quel parti un historien comme Varillas auroit
sutirer de cet incident ? Si un poète eût voulu chanter le siége
de Rhodes , n'auroit-il pas trouvé dans Charlotte de Luzignan
une autre Armide ? Le P. Bouhours s'est sagement préservé
des ornemens romanesques que pouvoit lui fournir cet épisode :
il raconte avec simplicité l'histoire de la reine de Chypre , et sa
narration n'en inspire que plus d'intérêt.
Cependant il n'a pas toujours su conserver dans son style
cette justesse de ton , et cette réserve que l'on admire dans ses
combinaisons. Il court trop souvent après l'esprit, et ses rapprochemens
forcés lui font perdre la gravité que doit avoir un
historien. Nous n'en citerons qu'un exemple. Il parle d'une
image miraculeuse que l'on mit avant le siége dans la principale
église de Rhodes. « Ce que l'image fatale de Minerve ,
>> dit-il , étoit au peuple de Troie , celle de la Vierge le fut
>> au peuple de Rhodes. >> Outre qu'un historien , et un Religieux
sur-tout ne doit établir aucune comparaison entre une
image de la sainte Vierge et une Idole , le goût et le bon
sens s'opposoient à ce que l'on rapprochât deux traits d'histoire
si différens. On sait en effet que Troie , protégée par
Minerve , fut anéantie , et que Rhodes au contraire opposa
une résistance victorieuse à Mahomet II .
Pour bien apprécier les actions de d'Aubusson , il seroit
nécessaire de connoître quelle étoit alors la constitution politique
de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem , et quelle portion
d'autorité étoit attribuée au grand-maître. Les exploits d'un
héros ne se jugent que d'après les circonstances dans lesquelles
il s'est trouvé. Malheureusement le P. Bouhours ne donne
aucun détail sur cet objet important. L'abbé de Vertot , dans
son histoire de Malte , garde a-peu -près le même silence.
Il seroit possible d'y suppléer sous quelques rapports , par
l'examen de la lettre de convocation que le grand-maître
adressa aux chevaliers de toutes les langues , lorsque Rhodes
NOVEMBRE 1806. 427
futmenacée. Cette pièce précieuse qui existoit dans les archives
de Malte , et que l'on y conservoit avec soin , est un morceau
oratoire qui mérite d'être distingué. L'éloquence a un caractère
particulier : c'est un mélange d'héroïsme , de fermeté et de
religion qui ne se trouve dans aucune pièce de ce genre. Ce
morceau est conservé en entier dans l'ouvrage du P. Bouhours.
Le grand-maître commence par peindre la situation politique
dans laquelle se trouve l'île de Rhodes. Le danger est
pressant , et tout porte à croire que Mahomet tournera bientôt
ses armes contre l'Ordre. « Comme le nombre des chevaliers
» qui doivent entrer au Chapitre , d'après les statuts , dit le
>> grand-maître , ne suffit pas pour résister à un si puisssant
>> ennemi , nous citons non- seulement les officiers et les anciens
>> commandeurs , mais encore tous les chevaliers qui n'ont ni
>> charge , ni commanderie. » Ce droit de citation que s'attribuoit
le grand-maître , annonce qu'il croyoit avoir l'autorité
d'appeler auprès de lui , pour la défense commune , tous
les membres de l'Ordre ; mais on verra bientôt que cette
autorité lui étoit contestée. « Faites réflexion , mes frères ,
>> continue-t- il , sur ce que je viens de vous dire ; considérez
>> les désastres qui nous environnent , et croyez-nous-en sur
>> notre parole. Nous sommes au milieu de l'incendie : et si
>> nous ne nous sauvons promptement , tout est perdu pour
>> nous sans ressource. Mais si nous ne voulons pas périr ,
>> aidons-nous nous-mêmes ; et au lieu de fonder nos espé-
>> rances sur des secours étrangers qui sont toujours incertains ,
>> cherchons principalement de l'appui dans la protection du
>> ciel , et dans notre propre valeur. >> Ces efforts que fait le
grand-maître pour persuader aux chevaliers de venir défendre
Rhodes , montrent déjà qu'il ne compte pas beaucoup sur
l'autorité qu'il peut avoir de les y contraindre. L'exhortation
suivante ne laisse aucun doute à cet égard : « Le voeu que
>> vous avez fait , mes chers frères , dit le grand-maître ,
>> vous oblige à tout entreprendre et à tout souffrir pour la
>> défense de la foi ; et c'est en vertu de votre voeu , que je
>> vous appelle , et que je vous cite. Rendez - vous sans retar-
>> dement dans nos Etats ou plutôt dans les vótres. Venez
>> secourir la religion qui vous a nourris et élevés comme ses
>> enfans. Venez protéger les peuples que Dieu a mis sous
>> notre obéissance , et qui vont tomber dans les fers des Infi-
>> dèles , si vous ne défendez leur liberté : il y va et de votre
>> salut et de votre honneur. Que les incommodités du voyage ,
>> que les dangers de la guerre ne vous rebatent point ; mais
>> aussi que la douceur de la vie , que les intérêts du monde
>> ne vous arrêtent pas un moment. Je sais bien que les com428
MERCURE DE FRANCE ,
>> mandeurs ne peuvent quitter leurs commanderies , ni faire
>> de longs voyages , sans qu'il en coſite beaucoup. Mais que
>> ne faut-il pas sacrifier , que ne faut-il pas perdre pour
>> conserver ce qui nous fait subsister honorablement , et sans
» quoi nous ne vivrions plus que dans l'opprobre ! Ce ne
>> sont pas des raisons légères qui me font parler de la sorte :
>> c'est le malheur des temps , c'est la grandeur du péril , c'est
>> la nécessité qui m'y oblige. Qui de vous aura le coeur assez
>> dur pour ouïr les plaintes de votre mère sans en être ému?
>> Qui sera assez cruel pour l'abandonner à la fureur des
>> Barbares ? Ah , ne croyons pas qu'il y en ait parmi nous
>> capables d'une telle dureté ! Des sentimens si inhumains et
>> si impies ne s'accordent pas avec la générosité dont vous
» faites profession , ni avec l'obéissance que vous avez jurée
>> sur les autels. >>>>
Ce morceau pathétique annonce assez que le grand-maître
ne se reposoit pas beaucoup sur son autorité. La citation est
adoucie par l'appel, qui suppose la liberté de s'y refuser. En
parlant des Etats soumis à son administration , d'Aubusson a
soin de les appeler nos Etats ou plutôt les votres : ce qui fait
entendre qu'il ne s'en croyoit pas le seul maître. Il entre dans
les raisons que les commandeurs peuvent alléguer pour se
dispenser de venir à Rhodes , et n'a de confiance qu'en leur
générosité. Il compare la religion à une mère qui prie ses
enfans de la défendre dans un grand danger , mais qui n'a pas
la force de les contraindre à remplir ce devoir. Tout ce discours
sert à prouver que l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem
étoit une espèce de république où le grand-maître n'avoit
qu'une autorité fort limitée. Les difficultés qu'il dut éprouver,
les succès qu'il obtint , donnent la plus grande idée de
son génie et de son caractère. Il est à regretter que le
P. Bouhours n'ait pas approfondi cette matière : on voit que
les éclaircissemens auxquels cet examen auroit donné lieu ,
auroient répandu beaucoup d'éclat sur son héros.
Le morceau le plus intéressant et le mieux fait de cette
histoire est le siége de Rhodes. C'est un modèle de narration.
Quoique l'auteur n'emprunte jamais les couleurs poétiques ,
on reconnoît dans cette belle description les signes caractéristiques
dont le Tasse s'est servi pour distinguer les Chrétiens
des Musulmans; et les nuances de Renaud et de Tancrède,
d'Argan et de Soliman , se trouvent dans les héros qui combattent
pour attaquer et défendre les murs de Rhodes. Du
côté des Chrétiens, le courage est toujours mêlé degénérosité
etde noblesse ; du côté des Musulmans, il tient de la férocité
et de la barbarie. Le général des Turcs emploie indifféremNOVEMBRE
1806 . 429
ment tous les artifices pour s'emparer de Rhodes , et pour
perdre le grand-maitre : les trahisons les plus noires ne lui
donnent aucun scrupule. Le grand-maître , au contraire , ne se
sert que de moyens avoués par les nations chrétiennes , et qui
tendent à diminuer les horreurs et les fléaux de la guerre. Une
couleur de piété répandue sur son héroïsme lui donne un
caractère particulier que l'historien a très-bien saisi.
Le P. Bouhours est un des écrivans qui ont le plus contribué
à la perfection de la langue française; cependant son
style n'est pas exempt des défauts que donne à quelques auteurs
un trop grand desir d'être agréables et brillans. Ces
défauts séduisans mériteroient une discussion dans laquelle la
nécessité de s'étendre sur le fonds de cette histoire nous a
empêchés d'entrer. Nous remettons l'examen de la Doctrine
du P. Bouhours sur le style , à un autre article , où nous
jetterons un coup d'oeil sur son livre intitulé : De la Manière
debien penserdans les Ouvrages d'Esprit : livre où l'auteur
adonné beaucoup de développement à ses principes littéraires.
Quelques réflexions sur un ouvrage qu'on a regardé longtemps
comme un modèle de goût, ne seront pas inutiles dans
unmoment où nous nous efforçons de revenir aux règles qui
ont dirigé les écrivains du siècle de Louis XIV.
P.
Dictionnaire des Ouvrages anonymes et pseudonymes ,
composés , traduits ou publiés en français; avec les noms
des auteurs , traducteurs et éditeurs; accompagné de Notes
historiques et critiques ; par Antoine-Alexandre Barbier,
bibliothécaire du Conseil - d'Etat. Deux volumes in-8°.
Prix : 15 fr . , et 19 fr. par la poste. A Paris , chez Obré ,
libraire , rue des Grands-Augustins.
:
M. BARBIER avoitdeux objets, encomposantce Dictionnaire :
l'unde faireconnoître les auteurs qui, enpubliant leurs ouvrages,
n'ont pas jugé à propos dese nommer ; l'autre , de démasquer
ceux qui sesont cachés sous des noms supposés. Le premier
est aumoins excusable : on ne fait aucun tort à l'auteur d'un
bon livre en tirant son nom de l'oubli , et ce n'est peut-être
qu'exercer une vengeance permise contre un écrivain ridicule
que de le forcer à se montrer au public. Le second ne mérite
que des éloges : il est bon de dévoiler ces imposteurs qui
trompent doublement ceux qui les lisent , et par les erreurs
430 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils enseignent , et par l'audace avec laquelle ils attribuent
ces mêmes erreurs à des hommes dont le nom seul pourroit
quelquefois leur donner du crédit. On rend en cela un trèsgrand
service au public , qu'on avertit du moins de se tenir
sur ses gardes : car il y a peut- être tel mauvais livre qui a fait
beaucoup de bruit , et qui n'en auroit point fait si on avoit
bien su de quelle obscure main il étoit parti. (1 )
Ce Dictionnaire pouvoit donc être utile ; et , pour cela ,
il devoit contenir : 1º le titre bien exact des livres ; 2° les noms
de leurs vrais auteurs. Je pense même qu'on auroit dû se
borner à cela. Mais si on vouloit absolument le charger de
notes historiques et critiques , il falloit du moins que les faits
qu'ony cite fussent toujours vrais , que les jugemens qu'on
yporte fussent toujours justes ; et , pour cela , il falloit encore
que l'auteur se fit une loi de ne jamais puiser les premiers
qu'à des sources non suspectes , et de ne pas fonder les
seconds sur les opinions d'un parti. Cette double tâche (celle
de faire connoître les auteurs , et de les bien apprécier )
n'étoit pas au-dessus des moyens de M. Barbier. Personne
assurément ne connoît mieux que lui les livres , et sur- tout
leurs titres (2) , et je ne doute pas qu'avec plus de confiance
en lui-même , et beaucoup moins dans l'homme qui l'a si
cruellement trompé , il me jugeât très-bien de ce qu'ils contiennent.
,
Mais quel mérite peut avoir un pareil ouvrage, lorsqu'il
n'a pas toujours celui d'être exact ? Par exemple , si moi qui
n'ai que les livres dont on ne peut se passer , je trouve que
M. Barbier a souvent mal rapporté les titres de ceux même
que j'ai , etsi je vois qu'il a défiguré les noms de leurs auteurs ;
si , de plus , je suis moralement sûr qu'il attribue certains ouvrages
àdes écrivains quine les ont point faits, et que plusieurs
de ses jugemens lui ont été dictés par cette secte audacieuse
toujours terrassée et toujours remuante , qui , depuis cinquante
ans , fait métier de tromper le public : quelle confiance
puis-je avoir en ses autres notices, et en tout ce qu'il
appelle ses découvertes ? Faudra-t-il que sans cesse j'aille
consulter d'autres bibliothèques et d'autres livres, pour savoir
'si M. Barbier me dit vrai , s'il n'a pas été trompé, et s'il n'a
pas voulu l'être ? Faudra-t-il qu' à chaque instant je fasse de
nouvelles recherches ; et que , chaque fois que j'aurai besoin
de ce Dictionnaire , je refasse tout le travail que son auteur
(1 ) Par exemple , le Christianisme dévoilé.
(2) C'est ce qu'il a prouvé par l'excellent Catalogue qu'il a publié de
la bibliothèque qui lui est confiée,
NOVEMBRE 1806 . 431
dit avoir fait pour le composer ? En ce cas , autant valoit
qu'il ne le fit pas.
Tous ces défauts existent réellement dans cet ouvrage ;
et ils y sont portés à un tel point , qu'ils finissent par
lasser l'indulgence. Cependant , on ne s'en aperçoit que
lorsqu'on l'examine avec soin. Parlons donc, avant tout, d'un
défaut qui frappe au premier coup d'oeil.
Je ne reproche pas à M. Barbier de n'avoir point parlé
deplusieurs bons livres dont les auteurs sont encore inconnus,
et mériteroient de ne pas l'être. Lorsqu'on' juge un pareil
ouvrage, il faut se résoudre d'avance à pardonner beaucoup
d'oublis , parce que les oublis y sont inévitables. Mais encore
ne faudroit-t-il pas toujours oublier. Il y a d'ailleurs de ces
omissions qui étonnent , et de ces attentions qui étonnent
encore plus. Par exemple ( pour ne parler que des journaux) ,
comment se fait-il que M. Barbier se soit souvenu du Journal
de la Rapée ou de Ça ira , et qu'il ait oublié l'Ami du Roi
et les Actes des Apôtres ? Puisqu'il dit à quel jour précis
acommencé de paroître le Journal des Hommes libres , et à
quel jour il a fini, que ne nous faisoit-il aussi l'histoire du
Véridique, du Miroir, de la Quotidienne, de l'Eclair, etc. , etc. ,
qui ont eu bien autant de succès. Avec des titres de Mémoires
il a rempli quarante-six pages , avec des Esprits il en a fait sept
ou huit : Mémoire sur un Port, Mémoire sur une Affaire ,
Mémoire sur les Spectacles forains ; Esprit des Tragédies ,
Esprit des Journaux , Espritde Neker, Esprit des Almanachs
, etc. , etc. On feroit deux cents gros volumes avec tant
de mémoire et encore moins d'esprit. On n'en feroit peut-être
pas deux si on vouloit n'y mettre que les titres des livres qui
sont bons à quelque chose , ou qui valent du moins l'honneur
d'étre nommés.
M. Barbier nous prévient, dans sa préface, qu'il a reçu
de M. Naigeon tous les renseignemens qu'il donne sur les
ouvrages dits philosophiques. Eh bien! il a mal fait de consulter
sur de pareils ouvrages un pareiljuge. Il devoit bien s'attendre
qu'un philosophe aussi incurable ne laisseroit dans l'oubli
aucun des livres philosophiques , et sur-tout qu'il n'y laisseroit
pas les siens. Mais quel intérêt M. Naigeon lui-même
met- il à nous rappeler qu'il a fait une adresse à l'assemblée
nationale ? (Et Dieu sait quelle adresse , si tant est qu'en
pareille occasion on puisse parler de Dieu ! ) Pourquoi veut-il
absolument que nous sachions tantôt qu'il a abrégé une brochure
, tantôt qu'il en a fait l'extrait pour l'Encyclopédie ,
tantôt qu'il y a fait seulement des notes ? Qui est-ce qui est
curieuxd'apprendre qu'en 1743 on a publié un livre intitulé :
432 MERCURE DE FRANCE ,
Nouvelles libertés de penser, (qu'est-ce que des libertés de
penser?) et que ce livre , d'abord fait avec d'autres livres , a été
refait par M. Naigeon, puis plus correctement réimprimé par
ses soins dans l'Encyclopédie ; et qu'ensuite , vingt ans après ,
il a refait, avec ce même recueil , un autre recueil qu'il a
intitulé philosophique. Quel est le but de cette longue notice
qu'on rencontre ensuite ,plus longue que toutes les autres , et
dont le résultat est que , dans tout ce fatras , il n'y a de M. Naigeonque
le nom tout seul ?Pourquoi enfin M. Naigeon parle--
t-il si souvent de M. Naigeon ? Que ne se laisse-t-il oublier.
Il y gagneroit tant , et cela lui seroit si facile ! Ne le corrigerat-
on jamais de la manie de mettre sa phrase dans tous les
livres , et de profiter de toutes les occasions pour crier : c'est
moi qui ai fait cela ?
Revenons à M. Barbier. J'ai dit qu'il ne citoit pas toujours
exactement les titres des ouvrages et les noms des auteurs :
en voici quelques preuves. Je lis à la page 168 de son premier
volume : Dictionnaire portatif de Mythologie ( par
l'abbé Declaustre) , l'ar. 1758 , etc. Ce Dictionnaire n'est
point portotif, et l'édition que j'en ai actuellement sous les
yeux est de 1745 : d'où je conclus que M. Barbier s'est également
trompé et sur le titre de cet ouvrage, et sur l'époque
où il a paru. Il dit que M. Emery, auteur du Christianisme
de François Bacon , étoit supérieur général de la communauté
de Saint-Sulpice : comme si on pouvoit être supérieur
général d'une seule communauté ! C'étoit de la congrégation
qu'il falloit dire. Il appelle M. de Crouseilhes , actuellement
évêque de Quimper, M. de Groseilles , et madame d'Houdetot,
madame de Houdetot. Tous ces noms sont assez connus
pour qu'on ne dût pas s'y tromper.
Les erreurs où il est tombéenattribuant certains ouvrages
à des auteurs qui ne les ont pas faits, sont les plus graves qu'il
ait pu commettre dans un Dictionnaire de cette espèce ; et
j'espère que , par cette raison seule , on me permettra de m'y
arrêter plus long-temps. Je commence par les plus légères ,
par celles qu'il a faites en parlant des journaux.
Il prétend que leJournal Français , ou Tableau politique
et littéraire de Paris , étoit rédigé par MM. Nicole et la
Deveze. Il est pourtant sûr que M. la Deveze , auteur de
quelques journaux très-estimés , je pourrois dire très-fameux ,
dont M. Barbier ne dit pa un mot , n'a jamais travaillé
au Journal Français , et que celui-ci étoit uniquement
rédigé , non par M. Nicole le moraliste , mais par
M. Nicolle homme de lettres. ( Le nom de celui-ci est , comme
on voit, un peu différent. ) Pourquoi dit-il que M. Geoffroy
est
DEPT
DI
OR
NOVEMBRE 1806. 433
est auteur de presque tous les articles non signés du Feuilleton
du Journal de l'Empire ? Il ne falloit pas dire presque , il
falloit dire de tous , et ajouter que , dans ce journal , il ne Pes
que des articles non signés du feuilleton. J'espère qu'il me
permettra d'être un peu plus instruit que lui sur ce qui concerne
le Mercure : je lui ferai donc observer qu'il s'est trompé
en assurant qu'en l'an huit , MM. de Fontanes , La Harpe ,
Morellet , et Bourlet de Vauxcelles , se chargèrent de faire
revivre le Mercure. M. Morellet ne contribua en rien à la
résurrection du Mercure. Ce journal n'eut alors d'autres
coopérateurs que MM. de Fontanes et de Vauxcelles , que
M. Barbier cite , et M. Esmenard, qu'il ne cite pas. Ce fut
en l'an X seulement que La Harpe remplaça M. de Fontanes
; et il ne faut pas oublier de remarquer que M. Barbier,
en nommant plus bas tous les auteurs qui s'en chargèrent en
l'an X , ne parle plus de La Harpe.
Ces erreurs sont légères sans doute , et il m'étoit plus facile
de les relever qu'il ne l'étoit à M. Barbier de ne pas y
tomber. Venons donc à de plus graves. Il se vante , dans sa
préface, d'avoir découvert le véritable auteur du recueil latin
intitulé Selectæ è profanis Historice, etc. Etoù M. Barbier a- t- il
fait cette découverte ? Est-ce dans quelque vieux livre , dans
quelque ancien manuscrit que personne jusqu'à lui n'a pu
déchiffrer ? Non , c'est dans le Traité des Etudes. Certes ,
c'étoit donc une découverte bien facile à faire ; et, sans vanité,
je puis m'étonner de ne l'avoir pas faite moi-même. « Dans
>> le temps , dit-il , où la littérature étoit cultivée avec soin
» dans toutes ses parties , les meilleurs écrivains ne dédai-
>> gnoient pas d'indiquer les auteurs anonymes. Le Traité des
>> Etudes de Rollin m'en a fait connoître plusieurs , entre
>> autres Jean Heuzet , auteur de l'excellent recueil intitulé
>> Selectæ è profanis , etc. » A entendre M. Barbier, on diroit
que Rollin a eu directement pour objet d'indiquer des
auteurs anonymes , et qu'il a clairement désigné Jean
Heuzet comme éditeur du Selectre , etc. Si M. Barbier a
cru se mettre , par cette phrase , à côté de Rollin , il s'est
trompé : Rollin a fait quelque chose de mieux que desDictionnaires
et des Catalogues. Laissons chaque homme à sa place ;
M. Barbier n'a aucune raison d'être mécontent de la sienne ,
et de la considération dont il jouit. Quant à moi , je pense
que nous serions trop heureux si nous avions toujours des
bibliothécaires aussi instruits que lui , et des professeurs aussi
vertueux et aussi savans que Rollin .
J'ai cependant parcouru tout le Traité des Etudes , pour
tâcher de trouver cette mine ou cette veine d'auteurs anonymes
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
»
qui a enrichi M. Barbier, et je déclare que je n'y ai rien trouvé
de contraire à l'opinion commune, qui attribue cet excellent
recueil à Rollin lui-même. Voici seulement ce qu'on lit dans
le chapitre III , de l'Etude de la langue latine : « Un ancien
professeur de l'Université (et ici Rollin met en note à la
>> marge : M. Heuzet, autrefois profeseur au Collège de
» Beauvais ) , à qui j'ai communiqué mes vues , a bien voulu
>> composer de ces sortes d'histoires tirées de l'Ecriture-Sainte ,
>> pour l'usage des enfans qui commencent à étudier la langue
>> latine , ou qui sont dans les premières classes. J'espère que
>> le public aura lieu d'être content de ce petit ouvrage; et
>> que l'approbation qu'il lui donnera , portera l'auteur à en
>>composer un second dans le même goût , mais d'un genre
» différent, où l'on ramassera des histoires et des maximes de
>> morale tirées des anciens auteurs.... Ce second ouvrage a paru
>> depuis la première édition du mien.... Ony a ramassé ( ilne
>> dit pas Jean Heuzet ) avec beaucoup d'ordre et de choix des
>> principes excellens de morale , etc. » Il seroit inutile d'aller
plus loin. Je vois que ce second ouvrage a paru; je crois même
que c'est celui que nous appelons Selectæ è profanis ? Mais
Rollin ne fait entendre en aucune manière que ce soit Jean
Heuzet qui l'ait fait .
Avant de passer aux ouvrages pseudonymes , je ne puis
m'empêcher de dire un mot sur les efforts que M. Barbier
prétend avoir faits pour en découvrir les véritables auteurs ;
et je ferai ensuite remarquer une distinction assez singulière
qu'il établit à leur sujet.
Pour connoître les noms des auteurs , il a consulté , dit-il ,
tous les savans ; par exemple , M. Demanche , M. Solvet ,
M. Bleuet , M. By, tous grands noms connus , comme on sait,
dans la république des lettres : je ne l'en blâme point. Les
éloges qu'il leur donne, et la reconnoissance qu'il leur
témoigne font autant d'honneur à son coeur qu'à sa modestie.
On pourroit seulement dire que l'homme vraiment modeste
est modeste en tout ; qu'il ne fait pas tant de bruit des petits
bienfaits qu'il peut avoir reçus ; et que , lorsqu'on se répand
ainsi en éloges exagérés , on court risque de se faire soupçonner
d'avoir voulu recevoir soi-même beaucoup d'éloges.
Mais je ne l'excuserai certes pas d'avoir consulté , sur les
ouvrages dits philosophiques, l'homme de lettres distingué.....
Lecteur, vous savez d'avance que cet homme est M. Naigeon ;
et, si je ne vous l'avois déjà dit, vous ne l'auriez pas reconnu
à ce portrait. Il seroit difficile de croire qu'un homme de
lettres aussi distingué par ses erreurs , ait pufournir à ce Dictionnaire
beaucoup de vérités. Je pense même que M. Barbier
1
NOVEMBRE 1806. 435
ne s'y est pas attendu , et que c'est peut-être ce qui lui a fait
établir dans sa préface la distinction dont je vais parler.
Il distingue donc deux sortes d'auteurs pseudonymes : l'une,
de ceux qui mettent leur nom à des ouvrages qu'ils n'ont
point faits , et ceux-là se nomment plagiaires ; l'autre , de
ceux qui mettent sur lefrontispice de l'ouvrage qu'ils publient
lenom d'un auteur célèbre , et ceux-ci doivent passer plutôt
pour des imitateurs mal-adroits , que pour des imposteurs .
Ainsi donc , lorsqu'un auteur décrédité compose un détestable
ouvrage,, et qu'après l'avoir rempli de maximes pernicieuses,
il le fait répandre sous un nom jusqu'alors respecté ,
cet auteur n'est pas tout à-la-fois un empoisonneur public
et un imposteur , c'est un imitateur mal-adroit ; et le savant,
l'homme respectable qui , par cette imitation mal-adroite ,
arrivera peut-être à la postérité tout chargé d'horribles maximes
qu'il détestoit dans son coeur; cet homme , dis-je , n'aura
aucun motif de se plaindre : car, après-tout , on n'a fait autre
chose que le diffamer. Ainsi , lorsqu'il arrivera à M. Naigeon
lui-même de donner à M. de Burigni , à vingt autres, des
ouvrages qu'ils n'ont points faits..... lecteurs , vous voilà prévenus
: n'appelez pas cela une imposture , ce n'est qu'une
mal- adresse.
Je demande donc qui est l'auteur du Christianisme dévoilé ?
Et M. Naigeon (car je me flatte que c'est M. Naigeon tout
seul que j'ai à combattre) me répond que cet ouvrage est la
première des nombreuses productions philosophiques mises
aujour par le baron d'Holbach , sous le voile de l'anonyme
et sous des noms empruntés. Ainsi donc , le Christianisme
dévoilé est une production philosophique. Voilà un aveu précieux,
et une expression bien convenue entre nous. Toutes ces
productions qui ont déshonoré la fin du dernier siècle sont
donc aussi des productions philosophiques , et ceux qui en
ont sali notre littérature sont des philosophes. Qu'on ne
dise plus que c'est nous qui accusons la philosophie de les
avoir faits , et qu'en cela nous la calomnions; voilà un philosophe
qui en convient : Habemus confitentem reum.
,
Mais je demande encore à M. Naigeon s'il est bien sûr que
ce soit M. le baron d'Holbach qui ait fait le Christianisme
dévoilé et s'il en est sûr , où peut - il l'avoir appris ?
Est-ce à table , dans ces fameux diners que M. le baron
d'Holbach , homme riche , et , à ce qu'on assure , très-bienfaisant
, donnoit aux beaux-esprits de Paris , dont le dîner ne
valoit pas le sien ? Je conviens que M. Naigeon étoit souvent
de ces dîners- la. Est-ce dans sa société intime ? M. Naigeon
puty être admis. Mais s'il ne l'a su que par des confidences ,
Eez
436 MERCURE DE FRANCE ,
comment se permet-il de le dire ? Est-ce parce que M. le
baron d'Holbach est mort , et qu'il n'y a plus de grands dîners
chez lui ? Allons plus loin : je demande encore à M. Naigeon
pourquoi il ne veut pas que le Code de la Nature soit de Diderot.
Fst-ce que c'est maintenant la famille de Diderot qui
donne à dîner ?
Je n'ai certes pas l'intention de défendre M. le baron
d'Holbach contre les accusations , ou , si on veut , contre les
éloges de M. Naigeon. Messieurs , entre vous le débat :
quand vous n'êtes pas d'accord , nous ne pouvons que
rire de vos disputes. Cependant, si je consulte l'opinion
publique, il me semble que M. le baron d'Holbach a bien
assez de droits à l'estime de M. Naigeon , sans qu'on lui prête
encore ceux qu'il n'a pas. Ce qu'il y a de certain , c'est que
le Christianisme dévoilé est de Damilaville : pour cette
fois , l'homme de lettres distingué sera convaincu d'erreur ,
etpar un homme qui étoit bien plus en état que lui defournir
à M Barbier des renseignemens sur les ouvrages dits philosophiques;
c'est-à-dire , par Voltaire lui-même. « Damilaville
>> vient de mourir, écrit Voltaire à M. le marquis de Ville-
>> vieille ( 1 ) ; il étoit l'auteur du Christianisme dévoilé , et de
>> beaucoup d'autres écrits. On ne l'a jamais su : ses amis
>> lui ont gardé le secret , tant qu'il a vécu , avec unefidélité
>> digne de la philosophic. » Je ferai observer, en passant ,
que lafidélité de la philosophie se borne à garder les secrets des
vivans; les secrets et l'honneur des morts lui importent peu.
Voilà donc Damilaville , le cher ami de Voltaire, convaincu
par Voltaire lui-même d'avoir fait le Christianisme dévoilé :
et voilà M. Naigeon autrefois , dirai-je l'ami , le confident ,
non , mais du moins , l'un des dîneurs de M. d'Holbach , convaincu
de l'avoir calomnié , en l'accusant du même ouvrage.
Et voilà les hommes qui s'appeloient les honnêtes gens ! Ce
qu'il y a de bien singulier , c'est qu'encore dernièrement on
apu lire dans un de nos journaux (2) que lorsqu'il s'agissoit
d'un trait de fausseté et de bassesse , c'étoient toujours les
ennemis des philosophes qu'on en trouvoit coupables ; et
que lorsqu'il s'agissoit au contraire d'un trait de franchise ou
de générosité, c'étoit toujours à la philosophie qu'on étoit
obligé d'en faire honneur. Et à propos de quoi faisoit-on cette
observation ? A propos d'une calomnie répandue dans le temps
par le parti philosophique de l'Académie française, contre le
parti sage et honnête de cette même Académie : je dis une
(4) Tome 79 de la Correspondance , édition in- 12 .
(2) La Revue.
NOVEMBRE 1806 . 437
calomnie , car il n'y a pas d'apparence que le même fait , s'il
eût été vrai , eût été raconté diversement par deux hommes
contemporains , et qu'il eût été placé par eux à des époques
très-différentes ( 1 ) ; mais le journaliste raisonnoit autrement ,
et il concluoit que puisque le même fait étoit raconté diversement
par deux philosophes , il devoit être vrai de manière
ou d'autre .
Ecoutons encore Voltaire , et ce qu'il écrivoit à Damilaville,
peu de temps avant la mort de ce dernier : « Il ne semble
>> que nous sommes dans le siècle des faussaires ; mais mon
>> étonnement est que les faussaires soient si mal- adroits .»
(Voilà donc des faussaires mal- adroits , ou , ce qui revient au
même , des mal-adroits qui sontfaussaires. Je remarque avec
plaisir que ce sont des philosophes qui se chargent pour moi
de combattre ici les notices , les assertions , et jusqu'aux distinctions
philosophiques de ce Dictionnaire. ) Voltaire continue
: « Si M. Boulanger , auteur du bel article Vingtième ,
>> vivoit encore, il seroit bien étonné que , etc. >> Or, on sait
que Damilaville étoit véritablement l'auteur de cet article
sur le Vingtième , qui se trouve dans l'Encyclopédie , et qu'il
l'avoit mis sous le nom de Boulanger; et nous venons de
prouver que , selon Voltaire , le Christianisme dévoilé ,
publié sous le nom du même M. Boulanger , étoit du même
Damilaville. Comment donc osoit-il Ini parler de faussaires ?
Et je demande encore : Qui est ici le faussaire ? Est - ce Damilaville
? est- ce Voltaire ? est-ce M. Naigeon ? Ah ! le siècle
des faussaires n'est pas fini .
Avançons. Je demande qui est l'auteur de la Contegion
sacrée ou Histoire naturelie de la Superstition ? Et M. Naigeon
me répond que cet ouvrage est réellement de la composition
du baron d'Holbach. Réellement ! Que ce mot a de
profondeur ! Ainsi un ouvrage est de la composition de
M. le baron d'Holbach, quand il convient à M. Naigeon que
cet ouvrage en soit. Et il en est réellement , quand en effet
cet ouvrage est de lui. Il y a des ressources avec les philosophes
: nous savons maintenant ce qu'ils veulent dire , quand
ils assurent qu'un tel ouvrage est réellement d'un tel auteur :
etpar conséquent nous savons aussi ce qu'il faut entendre ,
quand ils assurent tout simplement que cet ouvrage n'en est
pas.
Ainsi , lorsque maintenant les philosophes vous disent que
¡Examen critique des Apologistes de la Religion chrétienne
( 1) Il s'agit ici de l'histoire des Boules noires , racontée diversement
par Marmontel et Collé.
3
438 MERCURE DE FRANCE ,
est de M. de Burigni , concluons aussitôt , concluons hardiment
que cet ouvrage est de tout autre que de M. de Burigni. Et
je le savois bien moi , avant que les philosophes m'en donnassent,
sans le vouloir , cette preuve. Non , je ne crains pas de
l'assurer , non : un homme bon et simple comme M. de
Burigni , un savant modeste , et dont on raconte tant d'anecdotes
qui toutes peignent la candeur de son caractère , n'a
pu composer un ouvrage tel que l'Examen critique. J'y trouve
bien sa froideur et sa diffusion ordinaire , mais je n'y vois pas
sa bonté et sa douceur. Non , dis-je , non; cet ouvrage n'est
pasde lui : il porte une empreinte bien différente : son auteur,
s'il étoit encore vivant , devroit se faire reconnoître à la seule
dureté de son ton et à l'aspérité de ses manières.
....
Mais écoutons à ce sujet les raisonnemens de M. Naigeon.
« Des personnes , dit-il , très-versées dans l'histoire littéraire
>> et philosophique du dernier siècle , le regardent ( l'Examen
>> critique ) comme la production de M. de Burigni. En
>> effet , l'érudition qu'ony trouve ressemble beaucoup à celle
>> qui a rendu célèbre cet estimable académicien. S'il
» étoit nécessaire de détruire l'impression encore générale-
» ment répandue que Freret est l'auteur de cet ouvrage , sèu-
>> lement parce que son nom se trouve sur le titre , j'obser-
>> verois que , quoiqu'il n'ait été rendu public qu'en 1767 , il
>> étoit néanmoins composé dès 1732 ; que l'auteur y cite un
>> livre qui parut au commencement de cette année , et en
>> annonce un autre qui ne parut qu'à la fin. Et qu'à cette
>>> époque Freret lisoit à l'Académie des Inscriptions , un Mé-
>> moire où l'on trouve sur la chronologie des assertions
>> très-différentes de celles qu'on remarque dans le livre qui
» nous occире. » .
Qu'il est bon , ce M. Naigeon ! Comme il défend généreusement
la mémoire de ce pauvre Freret ! Gardez-vous bien de
penser qu'en faisant cette apologie , il n'a cherché qu'unoccasion
d'affirmer ( et cela tout naturellement et sansqu'on
puisse le soupçonner de malice ) que ce livre avoit été composé
en 1732 ; ne croyez pas qu'il veuille par là nous faire entendre
qu'un auteur qui n'auroit eu à cette époque qu'environ
vingt-cinq ans ( c'est une supposition que je fais ) , ne pourroitsans
une extrême injustice être accusé de l'avoir composé ;
car il est vrai qu'il y a dans ce livre une profondeur , non de
connoissances , mais de combinaison et d'astuce , qui n'est
pas de vingt - cinq ans, Malheureusement cette apologie
n'est pas adroite : elle contient presque autant d'absurdités
que de mots.
Etpremièrement , despersonnes très-versées dans l'histoire
NOVEMBRE 1806 . 439
littéraire , ne peuvent pas regarder cet ouvrage comme une
production de M. de Burigni , par la seule raison que l'érudition
qu'ony trouve ressemble à celle de cet académicien . Car elles
savent très-bien ces personnes , qu'il n'y a point de véritable
érudition dans ce livre; et que toute érudition ressemble à
une autre ; et que c'est au style seul qu'on reconnoît les auteurs;
et que le style de cet ouvrage , quoiqu'il ait les défauts
de celui de M. de Burigni , n'a pas ses qualités. Secondement,
il n'est pas vrai que l'impression que cet ouvrage est de
Freret soit généralement répandue. Au contraire , il n'y a
plus personne qui croie à ce mensonge. Les efforts desphilosophesont
été superflus : le voile quele véritable auteur avoit
voulu jeter sur nos yeux est levé , et nous ne nous en laisserons
pas mettre un autre. Troisièmement, qui est-ce qui doute
que si cette impression étoit généralement répandue , il ne
fût nécessaire de la détruire ? Ici le doute seul de M. Naigeon
est une véritable absurdité.
Jesais bien qu'en cette occasion, on pourroit m'opposer
l'autorité de Voltaire , qui attachoit beaucoup d'importance
àdisculper les vivans , et fort peu à défendre les morts . « Tous
>> nos hermites vous aiment , chantent vos louanges , et de-
» sirent passionnément votre retour , écrivoit-il a M. l'abbé
>> Morellet ( 1 ) . Le livre de Freret est bien dangereux ; mais
>> opportet hæreses esse. Il est bien triste que l'on impute
>> quelquefois à des vivans et même à de bons vivans les ou-
>> vrages des morts. Les philosophes doivent toujours soutenir
>> que tout philosophe qui est en vie est un bon chrétien , un
>> bon catholique. » Ily a des philosophes qui paroissent tenir
encorebeaucoup à ce principede Voltaire . Mais enfin Voltaire
ne dit pas qu'on puisse justement accuserles philosophes morts
de toutes les sottises que font ceux qui vivent. Quant à moi ,
je soutiendrai toujours contrel'autorité de Voltaire lui-même ,
qu'il est juste , qu'il est nécessaire de défendre la mémoire
des morts , et même des morts qui ne sont pas irréprochables
contre les iniques imputations des vivans , et même des bons
vivans.
Quatrièmement , il n'est pas vrai que cet ouvrage n'ait
paru qu'en 1767 : il parut en 1766 , puisque , selon le témoignage
de Voltaire , ilfut annoncé cette année dans la gazette
d'Avignon. Il est vrai que cette erreur est légère , et que ces
deux années appartiennent également au siècle des faussaires .
Mais ce qui n'est pas vrai , et par conséquent ce que M. Naigeon
prouve très-mal , c'est que ce livre ait été composé en
(1) Tom. 77, p . 460.
4
440 MERCURE DE FRANCE ,
1732. A qui M. Naigeon croit-il parler , et dans quel temps
croit-il être encore ? Est- ce qu'il auroit la simplicité de penser
qu'on se fie encore à la bonne foi des philosophes ? L'auteur ,
dit-il , y annonce un ouvrage qui ne parut qu'à la fin de cette
époque. Eh bien ! c'est qu'il vouloit se préparer un moyen de
direun jour, qu'il n'avoit pas composé ce livre, et que ce livre
avoit été publié à cette époque; et cela ne lui coûtoit qu'un
petitmensonge de plus.
Cinquièmement enfin , il ne falloit pas nous faire observer
que Freret pensoit tout autrement qu'on ne le fait penser
dans ce livre Ce n'est pas la première preuve qu'on ait du
peu de respect que les philosophes vivans ont pour les intentions
des philosophes morts , et ce n'est pas la dernière non
plus que j'en donnerai dans cet article même : occuponsnous
maintenant du véritable auteur de l'Examen , etc.
Cet auteur est mort, dites-vous ? Eh bien ! qui vous le nie ?
Vous dit-on qu'il soit vivant , d'une vie au moins littéraire ?
Il est mort ! Eh bien , laissons ses cendres en paix , pourvu
qu'ony laisse aussi celles de M. de Burigni. Après tout , un
mort en vaut bien un autre ; et s'il vous plaît d'en défendre
un, pourquoi ne seroit-il pas permis de repousser l'outrage
qu'on veut faire à l'autre. S'il est mort enfin , on peut
bien, sans faire aucun tort à ses manes , chercher à déterrer
son nom. C'est ce que M. Barbier auroit pu faire , et c'est
ce que je vais faire pour lui. Je n'irai pas loin pour cela , car
c'est encore à la fameuse correspondance que je m'adresse.
Je soutiens d'abord que l'auteur de l'Examen critique des
Apologistes de la Religion chrétienne est un prêtre ; et ma
raison , pour penser ainsi , c'est que d'Alembert le nie , et qu'il
le nie non pas réellement , mais philosophiquement, c'est-àdirequ'il
laisse ensuite échapper la vérité avec toute sa finesse
et son patelinage ordinaires . « J'ai actuellement , écrivoit- il à
>> Voltaire ( 1 ) , entre les mains le livre de Freret , ou , si vous
>> voulez , d'un capitaine au régiment du roi , ou de qui il
>> vous plaira. Si ce capitaine étoit au service de notre Saint-
>>> Père le Pape , je doute qu'il le fît cardinal , à moins que ce
>> ne fût pour l'engager à se taire. C'est dommage que l'as-
>> semblée du clergé finisse : elle auroit beau jeu pour deman.
>> der que le capitaine Freret soit mis au conseil de guerre ,
>> pour être ersuite livré au bras séculier. Quoi qu'il en soit ,
>> ce livre est , à mon avis , un des plus diaboliques qui aient
>> encore paru sur ce sacré sujet. >> Et on trouve à la page
(1) Tom. 90 , p. 84 .
NOVEMBRE 1806. 441
suivante une lettre de Voltaire à d'Alembert , dans laquelle il
lui dit : « Je l'ai vu ce brave Mords- les qui les a si bien mordus :
>> il est du naturel des vrais braves qui ont autant de douceur
>> que de courage. Il est visiblement appelé à l'apostolat. >>
De dire maintenant qui étoit cet abbé Mords- les , c'est ce que
je nepuis pas faire. Puisqu'il étoit si doux , je suis bien é enné
qu'il fût philosophe; et puisqu'il étoit si courageux , j'aime à
croire qu'il n'auroit pas renié ses ouvrages : ce qui est sûr ,
c'est que, parmi les auteurs connus pour avoir fait de bons
livres , il n'en est aucun qui ait porté ce nom-là . Je borne
donc là mes recherches. Je me contenterai d'ajouter que
Voltaire écrivoit à M. l'abbé Morellet : « Il n'appartient
>> qu'àvous , Monsieur ( 1 ) , de combattre avec de bonnes armes,
>> et de fairevoir le foible de ces apologies qui ne trompent
>> que des ignorans. » Il écrivoit encore à Damilaville :
« Je suis enchanté de l'abbé Morellet , mon cher frère ; en
>> vérité , tous ces hommes-là sont les plus aimables et les
>> plus vertueux des hommes ; et voilà ceux qu'on veut persé-
>> cuter ! Il n'y a qu'un homme infiniment instruit de la belle
>> science de la théologie et des pères , qui puisse avoir fait
» l'Examen critique , etc. (2) » Je conclus de tous ces passages
que , selon Voltaire, qui le connoissoit bien , l'auteur de
cet ouvrage est un prêtre , un théologien , je dirois presque
un docteur de Sorbonne ; mais que Voltaire n'a jamais voulu
le nommer , et qu'il lui a gardé le secret , ainsi qu'il le dit
très-bien , avec une fidélité digne de la philosophie.
Passons au Code de la Nature , et voyons si M. Naigeon a
mieux prouvé que cet ouvrage n'est pas de Diderot. « Ce qui
>> est certain , dit La Harpe , c'est qu'il est imprimé dans la
>> collection des oeuvres de Diderot, en cinq volumes in-8° ,
>> titre d'Amterdam , depuis 1773 ; et que Diderot , qui n'est
>> mort qu'en 1784, n'a jamais désavoué ni l'édition , ni
>> l'ouvrage....... On se contente de nous dire depuis
>> quelques jours : il n'est pas de lui. Où est la preuve qu'on
>> oppose à l'authenticité de la collection connue de tout le
>> monde , au silence de l'auteur et de ses amis , et de tout le
>> monde, même depuis sa mort ? » Où est la preuve ? Elle est
dans la dénégation de M. Naigeon. Disons mieux : cette
preuve que La Harpe voudroit pouvoir opposer au silence
de Diderot, de sa famille, de ses amis et de tout le monde ,
c'est le silence de M. Naigeon : il n'a pas mis le Code de la
Nature parmi les oeuvres de Diderot, donc il n'en est pas.
( 1 ) Tom. 79, p. 192 .
(2) Tom . 77, p . 450 .
442 P
MERCURE DE FRANCE ,
Ecoutez-le ( tome 2 , page 161 de ce Dictionnaire ) : La
seule bonne édition des oeuvres de Diderot est celle qui a été
publiée sur ses manuscrits par M. Naigeon . Ainsi , il n'y a de
bon et de vrai que ce que M. Naigeon a dit et écrit ; il n'y
ad'exact que ses éditions : et vous verrez bientôt qu'il nous
défendra de lire Montaigne lui - même, ailleurs que dans
l'édition qu'il en a donnée.
Mais M. Naigeon veut aussi avoir l'air de raisonner, et
nous allons écouter ses raisonnemens. « C'est bien à tort,
>> dit-il ( tome 1 , page 95 de ce Dictionnaire ) , que l'on
>> a dit et imprimé que cet ouvrage est de Diderot. Dès la
>> seconde page , on s'aperçoit que c'est l'apologie d'un ou-
>> vrage publié précédemment, sous le titre de la Basiliade. >>>
Or la Basiliade est de Morelli fils , donc le Code de la Nature
en est aussi. Voilà la conclusion de M. Naigeon. Mais comme
j'ai déjà réfuté un raisonnement de cette nature , je me dispenserai
de réfuter aussi celui-ci. « Quel motif , continue-t-il ,
>> eût pu déterminer Diderot à composer l'apologie de cette
>> Basiliade qui n'a fait aucune sensation dans la république
>> des lettres? » Quel motif ? Est- ce que les philosophes
ont jamais eu d'autres motifs pour publier des mensonges
que le plaisir seul de les mettre au jour, au risque de passer
pour des fous ? Quel motif ! Le même , qui a porté
M. Naigcon à faire dans ce Dictionnaire , non pas l'apologie ,
mais l'éloge de la Lettre de Trasybule à Leucippe , par
Freret , et de la Lettre de Boulanger à Helvétius ; le même
qui lui a fait transcrire dans l'Encyclopédie cette horrible
phrase qu'il attribue au curé Meslier , et qui lui fait prévenir
ses lecteurs , avant de la citer, que c'étoit le voeu d'un vrai
philosophe , et qui a bien connu le seul moyen de tarir partout
, et en un moment , la source de la plupart des maux
qui affligent depuis si long-temps l'espèce humaine. « Je
>> voudrois , fait-il dire à ce misérable , je voudrois , et ce
>> sera le dernier, comme le plus ardent de mes souhaits , je
>> voudrois que le dernier des rois fút étranglé avec les
» boyaux du dernier des prétres. » Quel motif, dites-vous ,
pouvoit engager Diderot à faire l'apologie de la Basiliade ? Je
réponds : le même qui a porté M. Naigeon à faire , non pas
l'apologie , mais l'éloge de cette phrase , et qui lui fait ajouter :
« On écrira dix mille ans si on veut sur ce sujet , on ne produira
jamais une pensée plus profonde , plus fortement
conçue , et dont le tour et l'expression aient plus de vivacité ,
de précision et d'énergie. Cet article est du citoyen Naigeon. >>>
J'ai transcrit jusqu'au bout ce passage de l'encyclopédie , et je
demande maintenant quel motif forçoit M. Naigeon à écrire
NOVEMBRE 1806. 443
lui-même son nom au-dessous, et à nous renvoyer , par une
note, à la préface de son Encyclopédie , où il fait une autre
fois le plus grand éloge de ce bon curé et de son voeu trèspatriotique?
Enfin vous demandez quel motif? Le même qui engagea Diderotà
rimer cette profonde , vive , précise, énergique pensée
dans ce dithyrambe dont , certes , M. Naigeon ne pourra pas
dire : iln'estpas de lui; car c'est à lui (àM. Naigeon) que Diderot
l'adressa. Me tromperois-je ? Ces fameux vers seroient-ils d'un
autre que de Diderot ? ou Diderot les auroit-il adressés à un
autre qu'à M. Naigeon ? Puisqu'on nie tout aujourd'hui , il
fautque je cite mes autorités: voici comment un journaliste (1)
s'exprimoit à l'occasion de ce dithyrambe : « Je ne finirai pas
⚫ >> sans me plaindre d'une autre infidélité qui se trouve dans le
>> dithyrambe de Diderot , qu'on a publié depuis peu. On fait
>>dire à Diderot : Grimme soyons amis. Or , dans l'original
>> que j'ai vu , il y a : Naigeon sois mon ami. Pourquoi ôter
» à M. Naigeon le témoignage que Diderot lui donne d'une
>> amitié bien méritée. Est-ce parce qu'il n'est pas assez accré-
>> dité dans la république ? » Et dans le numero suivant on
lit ce dithyrambe réimprimé tout entier ; et comme le texte
s'y trouve rétabli dans toute sa pureté , après ces vers :
Et ses mains ourdiroient les entrailles du prêtre
Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois ,
on lit ceux-ci :
Naigeon sois mon ami , Sedaine sois mon frère ,
Bornons notre rivalité
Aqui saura le mieux caresser sa bergère ,
Célébrer ses faveurs , et boire à sa santé.
Quel contraste ! Il est assez frappant pour que je puisse
me dispenser de toute réflexion. Il me reste à parler des
éloges et des réflexions dont M. Naigeon a cru devoir accompagner
ses notices sur les livres philosophiques ; et à
prouver par quelques citations de ces livres , que ces réflexions
étant presque toujours fausses , et que ces éloges
étant une vraie insulte faite au public , M. Barbier n'auroit
jamais dû les autoriser de son nom. Je me bornerai à un petit
nombre d'exemples , et je les choisirai sans me prescrire d'autre
ordre que celui où les livres se sont présentés à moi dans ce
Dictionnaire .
A l'article Analyse de la philosophie de Bacon ( par
De Leyre) avec sa vie, etc. , je trouve une longue notice dans
(1) Journal d'Economie publique , de Morale et de Politique. Tom. 1 ,
nº 7, 10 brum. an 5.
444 MERCURE DE FRANCE ,
laquelle M. Naigeon nous apprend qu'il a refait cet ouvrage
pour l'Encyclopédie , et qu'au moyen de la nouvelle façon
qu'il lui a donnée , la doctrine de Bacon fait sur l'esprit du
lecteur une impression d'autant plus forte qu'elle est plus
directe. Et ici je dois avouer que M. Naigeon a dit vrai. Mais
savez-vous ce qu'il a fait pour donner plus de crédit aux
opinions de Bacon ? Il les a combattues. Le moyen , quoique
nouveau , étoit sûr , et je suis étonné que M. Naigeon ait eu la
simplicité de le prendre. Voici quelques preuves de son adresse
à fortifier Bacon de toute l'autorité de son improbation.
Bacon dit ( Encycl. méth. philos. , etc. Tom. I , p . 368 )
que « Dieu n'a jamais fait de miracles pour convaincre un
>> athée , parce que rien ne peut l'ébranler , s'il résiste aux
>> preuves naturelles que l'univers lui donne. >> Et M. Naigeon
s'étonne qu'un aussi grand esprit que Bacon n'ait pas vu que
cette preuve bannale ne signifie absolument rien ; et plus bas
il ajoute que le spectacle de la nature ne prouve absolument
rien, puisqu'il n'est , à parler avec précision , nibeau , ni laid.
SiBacon, après avoir gémi sur quelques inconvéniens qui sont
nés des diverses religions , fait une exception honorable en
faveur du christianisme ( p.540 ) , M. Naigeon ne veut pas de
cette exception : il met en note que , soit pour les individus ,
soit pour les Etats , changer de religion n'est , en dernière
analyse, que changer d'erreur. Du reste , il ajoute que chaque
fois que Baconparle du christianisme, l'homme de génie disparoít
; et ailleurs , que Bacon ne sait plus ce qu'il dit. Si le grand
homme assure que « le premier pas de la philosophie peut
mener à l'atheisme.... mais que la véritable philosophie conduit
nécessairement à la religion » ( p.369 ) , son annotateur ,
qui ne craintpas de faire soupçonner qu'il en est encore au
premier pas , dit gravement que si on rencontroit souvent
dans Bacon des assertions telles , on seroit tenté de
croire qu'il n'étoit pas toujours dans son bon sens. Mais
lorsqueBaconprétend que « la tolérance de toutes les religions
est une des portes de l'athéisme , » l'annotateur ne lui répond
rien : il a cru apparemment que Bacon vouloit en cela faire
l'éloge de la tolérance de toutes les religions .
Je passe vingt articles qui seroient tous également dignes de
l'attention de nos lecteurs, etj'arrive à la lettre de Trasybule
à Leucippe , ouvrage posthume de M. *** ( Freret ) ,
Londres , etc. M. Barbier auroit pu se contenter de donner le
titre de cet ouvrage, et de dire l'année , et le pays où il fut
imprimé , ainsi que le nom de l'auteur auquel on l'attribue.
Peut-être cependant convenoit- il d'ajouter , afin que personne
n'y fût trompé , que cet ouvrage a été altéré, défiguré , comNOVEMBRE
1806. 445
!
menté par M. Naigeon d'une manière indécente dans l'Encyclopédie
; mais au contraire , il ( c'est-à-dire M. Naigeon ) ajoute
que M. Naigeon a été forcé de corriger cet ouvrage , et
que pour faire disparoître des défauts très-choquans dans un
ouvrage de cette importance , il s'est mis fréquemment à la
place de Trasybule , qu'il a ajouté au texte de Freretplusieurs
notes qui lui ont paru nécessaires , et que ces corrections et
additions peuvent étre regardées comme un service rendu
à la mémoire de Freret. Notez bien ( c'est M. Naigeon
lui-même qui nous l'apprend ) que de tous les ouvrages
philosophiques qui ont été attribués à Freret , celui- ci est le
seul dont il soit véritablement l'auteur. Je prie le lecteur de
ne pas oublier cette dernière phrase : j'y reviendrai ; et on
verra alors quelle sorte de services les philosophes rendent
à la mémoire de leurs amis .
D'abord , je trouve dans cette lettre si importante qu'ilfaut
regarder toute religion comme un système d'erreur et de
tyrannie , et qu'il ne peut y avoir une bonne morale partout
où il y a une religion quelconque. L'absurdité de ce dernier
principe est bien grande; car il s'ensuivroit nécessairement
qu'il ne peut y avoir de bonne morale que parmi les
hommes tels que M. Naigeon ; et que tous les pays ayanttoujours
eu unereligion quelconque, onttoujours été nécessairement
dépourvus de bonne morale. Mais on va voir mieux :
ceci n'attaqueque les religions ou ce qu'ils appellent le culte ;
c'est à Dieu qu'ils en veulent , et c'est lui qu'ils vont attaquer .
Apprenez donc ( toujours de cette lettre importante ) que ( 1 )
Dieu est une chimère , un fantôme qui n'a tout au plus qu'une
existence objective , et qui n'est point hors de l'espritde ceux
qui l'ont examiné. Si cela ne paroît pas suffisamment
clair , apprenez donc encore que (2) la cause infinie n'est présente
à notre esprit que.... (3) comme non existante et comme
impossible ; et plus bas, qu'elle n'y est tout au plus que comme
les objets de nos songes. Du reste soyez tranquille , vivez
heureux et moquez-vous de tout comme ces écrivains : car
l'immortalité de l'ame (4) est une réverie théologique. Pour
moi , il me semble que dans tout cela , on ne peut pas reprocher
à M. Naigeon d'avoir obscurci le texte. Peut-être même se
vante-t-il à bondroit d'en avoir fait disparoître l'obscurité. Mais
ce n'est pas tout d'être clair , il faudroit encore avoir le sens
(1) Même part. de l'Enc. , tom. II , p. 514.
(2) Pages 516 et 517 .
(3) Page 519.
(4) Page 537.
446 MERCURE DE FRANCE ,
commun, et ne pas appeler les sentimens de Socrate , de
Platon, de Cicéron , de Sénèque , et de tout ce qu'il y eut
jamais de grands philosophes parmi les anciens et les modernes
, des réveries théologiques.
Jusque-là , ce sont des erreurs bannales et qui attaquent
indistinctement toutes les religions. Voici pour nous : les
livres des Juifs , sont , dit-il , des livres scandaleux , et de
misérables rapsodies. C'est ainsi qu'ils traitent nos livres
saints ! Eh! bien , si au lieu de dire que cette lettre est importante,
je l'appelois scandaleuse ; et si j'ajoutois que tous les
ouvrages , toutes les notes de M. Naigeon sont, comme cette
lettre, de misérables rapsodies , M. Naigeon crieroit au
scandale; il diroit que je manque à toutes les convenances ,
envers unmembre de l'Institut , et que je suis un fanatique.
Et lui , il insulte à la croyance de tous les siècles, de tous les
peuples , il insulte à Dieu ; et je ne dirai qu'un seul mot
de lui: c'est un philosophe.
, Les Chrétiens , ( enfin voilà les Chrétiens ) dit-il encore
cachent avec grandsoinleurs livres auxjuifs et aux étrangers,
en sorte que comme ces livres n'ont point été exposés à la
contradiction , le silence de leurs ennemis sur les faits qui y
sont contenus ne peut étre cité comme un aveu de leur vérité.
Je suis accoutumé aux mensonges des philosophes ; mais celuilà
m'a étonné. Quoi ! ces Chrétiens auxquels il a été dit : Quod
in aure audistis, prædicate super tecta , cachent leurs livres !
Pour moi , je n'ai qu'une chose à répondre à M. Naigeon :
c'est que je suis chrétien, et que tous mes livres sont à sa
disposition.
Mais M. Naigeon a rendu un grand service à la mémoire
de Freret en refaisant cette lettre. Ah ! c'est autre chose. Si
M. Freret a pu desirer qu'on publiât cette lettre , et qu'on la
refit , M. Naigeon, en lui donnant cette publicité , ou cette
clarté qu'elle n'avoit pas , aura rendu sans doute un fort mauvais
service au public ; du reste il n'aura manqué ni à l'amitié,
ni à la bonne foi , ni à tous ces devoirs que respectent
encore entr'eux ceux même qui ne respectent plus rien. Mais
si M. Freret vouloit que sa lettre ne fût jamais imprimée , et
s'il comptoit lajeter aufeu , que faut-il penser de celui qui ,
au lieu de la mettre au feu , l'a imprimée , réimprimée ,
éclaircie; et en cela , prétend avoir rendu service à la mémoire
de son auteur.
Ecoutons Duclos dont l'autorité ne doit pas être suspecte aux
philosophes. << Freret , dit- il , avoit faitunouvrage ( 1 ) qui seroit
(1) OEuvresde Duclos, tom. X, p. 62 .
1
NOVEMBRE 1806. 447
>> dangereux s'il étoit àportée du commun des lecteurs. Il
>> auroit été très-fáché qu'il devint public. J'en cite pour
>>preuve la lettre qu'il m'écrivit.... Il me marquoit dans son
>> billet , que j'ai gardé pour sa justification , si l'on trakissoit sa
>> confiance , que cet ouvrage n'étoit que pour des amis inte-
>> rioris admissionis. J'aurai occasion de parler dans la suite
>>de la coupablefrénésie qui règne aujourd'hui , de tirer des
>> cabinets , et de rendre publics des écrits qui n'en devoient
>> jamais sortir.
On se souvient sans doute que, selon M. Naigeon luimême
, Freret n'a fait qu'un seul ouvrage philosophique; on
vient de voir que , selon Duclos , Freret auroit été très-fáché
que cet ouvrage devint public ; on voit ce que Duclos pense
de cette frénésie qui fait exposer au grand jour des ouvrages
qui n'étoient destinés qu'à l'obscurité. Quel est donc ce service
que M. Naigeon à rendu à Freret, et quelle opinion faut-il
se former de tous ces philosophes qui publient , comme lui,
les ouvrages posthumes des philosophes leurs amis?
Parlerai-je maintenant des notesdont M. Naigeon prétend
avoir enrichi cette lettre. Citerai-je celle où , après avoir
rapporté une objection de Freret , il dit que cette objection
seroit très-embarrassante pourdeshommessensés qui auroient
le malheur de croire à la Religion Chrétienne ; et cette autre
note plus ridicule encore , où après avoir traité Tertullien ,
Lactance , Athénagore , de pauvres raisonneurs , il les renvoie
à l'école du grand auteur de l'excellent ouvrage intitulé :
Examen critique des Apologistes de la Religion Chrétienne ?
En vérité , puisque , selon les philosophes, cet ouvrage est sí
bon et si savant, je m'étonne que personne ne veuille plus
l'avouer. Du reste , selon moi , l'absurdité de tous ces jugemens
est si grande , que je me crois dispensé d'en relever
l'impiété.
On sera peut-être étonné qu'à-propos d'un dictionnaire
de titres et de noms , je cite tant de livres et de mauvais
raisonnemens. Mais pourquoi aussi M. Barbier a-t-il permis
qu'on portât dans ce Dictionnaire tant de faux jugemens , et
qu'on y insérât tant d'anecdotes douteuses , pour ne rien
dire de plus ? Par exemple , à l'article Pensées philosophiques
( par Diderot ) , je trouve rapportée l'anecdote
suivante : « A cette époque , Diderot se trouvoit dans l'im-
>> possibilité de prêter six cents fr. à une femme qui en avoit
» besoin et qu'il desiroit obliger. Il s'enferma dans sa chambre ,
>>>travailla de toutes ses forces , composa en quatre jours les
>> Pensées philosophiques , et les ayant présentées à son
448 MERCURE DE FRANCE ,
>> libraire , il en reçut la somme qu'il desiroit prêter. » Cela
peut être arrivé : c'étoit un homme fort étrange que ce
Diderot; d'ailleurs il n'est pas impossible que le même
homme fasse tout à-la- fois un peu de bien et beaucoup de
mal . Mais si je disois maintenant que , pour rendre service à
une famille , un homme s'est enfermé dans sa chambre , qu'il
y a préparé des poisons , qu'il les a vendus , et que du prix il a
secouru cette famille qui ensuite peut-être a péri par l'effet
de ces mêmes poisons , je ne ferois sans doute pas un grand
éloge de cet homme , et je ne donnerois pas une haute idée
de sa bienfaisance. Ce seroit pourtant l'histoire de Diderot.
Je ne citerai plus qu'unseul titre de ce Dictionnaire avec la
notice qui le suit. A l'article Recherches sur le Despotisme
oriental ( par Boulanger ) , etc. , édition de 1766 , l'auteur
nous fait observer « qu'on ne trouve pas dans cette édition
l'intéressante lettre de Boulanger à Helvétius , que l'on
>> voit dans l'édition originale de Genève 1761. » J'ai donc
cherché cette édition originale , pour savoir en quoi cette
lettre pouvoit être très intéressante , et j'ai trouvé qu'elle
étoit en effet très - remarquable après ce que nous avons vu.
Boulanger y prétend que la police ne se fera bien en France
que lorsqu'on aura divinisé la raison. ( Il ne faut pas disputer
des goûts ; mais la raison a été un moment divinisée;
et si la police se faisoit bien alors , il faut avouer qu'elle avoit
au moins le défaut d'être trop expéditive. ) Il ajoute que pour
hater cet heureux temps , il faut endoctriner la jeunesse.
« Et à qui , dit-il , donner une telle commission , si ce n'est
» à la philosophie ? » ( L'entendez-vous , lecteurs ; c'est la
philosophie qui doit préparer , non pas le règne , mais le culte
de la raison. ) « Elle ne doit pas méme attendre qu'on la lui
>> donne. » ( Aussi ne l'a-t-elle pas attendu. ) « Les élèves
>> de la philosophie sont déjà nombreux ; un bien plus grand
>> nombre est tout prêt de suivre ses étendards ; et l'anarchie
>> religieuse , qui augmente tous les jours , lui montre un
peuple de sujets qu'il lui sera facile de conquérir : elle doit
>> se hater de le faire. >> ( Heureusement elle s'est trop hâtée de
le faire : elle y a perdu l'empire qu'elle avoit usurpé sur nous.
Mais écoutez l'aveu suivant :) « Si cette anarchie étoit de trep
>> longue durée , elle pourroit précipiter le genre humain dans
>>> un plus mauvais état que le premier. On a dit l'Europe
>>> sauvage , l'Europe païenne ; on a dit l'Europe chrétienne ,
>> peut-être dira-t- on encore pis ; mais il faut qu'on dise
>> enfin l'Europe raisonnable. » Lecteurs qui aimez les souvenirs
doux , les images douces , et les sentimens honnêtes ;
vous dont j'ai excité peut-être toute l'attention par ce mot
sew
1
NOVEMBRE 1806. 449
ام
DE LA
SEINE
seul d'intéressante lettre , convenez du moins , ah ! convenez
que dans la bouche des philosophes les mots ont bien change
d'acception .
Eh bien, insensés ! on a dit , vous dites peut- être encore l'Eu
rope raisonnable. Mais que seroit devenue , que deviendroit
cette vieille Europe , si une main puissante , seule n'en
soutenoit toutes les parties. Comment sont tombés tant d'em
pires puissans , si ce n'est par l'effet de vos funestes doctrines?
Partout la seule raison règne. Ah ! qu'elle règue bien seule ,
excepté en France , où heureusement la religion a recommencé
à régner !
Je crois avoir donné une idée suffisante de ce Dictionnaire,
et de la manière dont les livres philosophiques y sont appréciés.
Je devrois maintenant faire connoître quelques - uns
des jugemens qu'on y porte sur ceux qui ont été faits contre
les philosophes. Qu'il me suffise de dire qu'après ce titre :
Variétés morales et philosophiques , ( par feu M. Moreau
historiographe ) , etc. l'auteur ajoute : Le trop fameux
Mémoire sur les Cacouacs fait partie de ce recueil. Eh !
pourquoi ceMémoire est-il trop fameux ? Est-ce parce qu'on
y répand sur les Cacouacs , c'est-à-dire sur les philosophes
tout le ridicule et le mépris qu'ils méritent ? Les philosophes
croient - ils donc être encore dans ce temps où ils étoient
assez puissans et assez forts en nombre, ppoouurr qu'on ne pût
obtenir quelque considération qu'en l'achetant d'eux au prix
de tous ses principes ? Et si ce Mémoire est devenu fameux ,
même dans ce temps , n'est-ce pas la preuve qu'il contenoit
de grandes vérités , dont malheureusement on ne sut pas profiter
? Ce mémoire est trop fameux ! Certes , M. Moreau ,
historiographe de France , et aanncciien magistrat d'une cour
souveraine , avoit une considération personnelle qui pouvoit
suffire à donner quelque crédit à ses ouvrages. Ses principes
en morale et en politique furent toujours sages et vrais ;
et les philosophes eux - mêmes ne peuvent lui reprocher
que cette plaisanterie qu'il écrivit contre eux. M. Moreau enfin
valoit bien M. Damilaville , commis au vingtième , et peutêtre
quelqu'autre que je ne veux plus nommer. Comment
se fait-il donc que ce soit ce même M. Moreau qui est
appelé quelque part dans la correspondance de Voltaire , un
gredin et un polisson.
Quelle tâche pénible je viens de remplir ! Que d'absurdités,
d'inconséquences , de contradictions , et pour tout dire en un
mot, que d'impiétés il m'a fallu lire, pour arriver au but que je
m'étois proposé ! Je les avois lus autrefois ces livres vraiment
tropfameux , qu'on a certainement beaucoup trop loués dans
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
ceDictionnaire; mais lorsqueje les ai relus maintenant, ils ont,
fait sur moi une impression bien plus forte. Il y a vingt ans t
c'étoit le dégoût et le mépris qu'ils m'inspiroient ; maintenant
j'ai crusentirune odeur de mort qui s'en exhaloit ; et plusieurs
fois j'ai été tenté de les fermer , et de renoncer au projet que
j'avois de démontrer combien peu ils méritoient tous ces
éloges.
Encore un mot , etje termine toutes ces observations. Les
philosophes ont perdu leur crédit ; ils ne comptent plus
parmi eux aucun homme qui ait le talent d'écrire et de composer
un ouvrage ; un ouvrage au moins qui soit fait pour
aller à la postérité. Ils se sont aperçus eux - mêmes du
vide immense que Voltaire , Diderot , et deux ou trois autres
ont laissé dans leur secte. Aussi ont-ils depuis long - temps
renoncé à instruire l'univers sous leur propre noms. Ils
sentent que leurs noms , heureusement très-obscurs , n'imposent
plus au vulgaire , et que l'univers est lasde recevoir leurs
leçons. Forcés de replier leurs forces , ils se contentoient il y
aquelques années de publier des éditions d'anciens et vrais
philosophes, où ils les faisoient parler à leur gré. C'étoit encore
unmoyen qui leur restoit pour tromper le public. Et maintenant
que cette ressource leur est ôtée , maintenant que leurs
éditions elles - mêmes n'ont plus de crédit , que feront-ils ,
que peuvent - ils faire ? Vous le voyez : quand ils savent
qu'un homme estimable va publier quelque livre qui pourroit
être utile , ils l'entourent , ils l'obsèdent , jusqu'à ce qu'ils
aient obtenu de lui de pouvoir, à la faveur de son nom, répandre
encore quelques-unes de leurs erreurs.
Mais, dans ces occasions , nous est - il permis de garder le
silence? Et lorsque cet auteur estimable nous avertit luimême
que non-seulement il n'a pas repoussé ces suggestions
perfides,maisqu'il les a cherchées ; lorsqu'il nomme celuidont
il les a reçues , et qu'il le nomme avec honnenr , ne devons
nous pas crier au public : Fænum habet in cornu , cornu
"ferit ille , caveto.
Ce Dictionnaire va peut-être parcourir l'Europe ; peut-être
même parviendra-t- il à la postérité. Eh bien ! faut - il que
l'Europe croie que nous sommes encore en admiration devant
les philosophes ? Faut-il que la postérité prenne les jugeinens
qui sont portés dans cet ouvrage , pour les jugemens de
notre siècle? Il m'a semblé que la vérité devoit au moins
s'échapper par quelqu'endroit , et puisque tous les journalistes
ont cru devoir honorer ce livre de leurs éloges ; puisqu'il
s'en est trouvé même quelques-uns qui , en relevantune
ou deux des erreurs qu'il contient , ont semblé vouloir faire
NOVEMBRE 1806. 45г
entendre qu'ils n'en contenoit pas d'autres , je me suis cru
obligé de dire la vérité tout entière.
GUAIRARD.
P. S. Cet article étoit déjà imprimé, lorsque j'ai appris que
j'étois attaqué dans le Courrier des Spectacles , au sujet du
jugement que j'ai porté sur l'Histoire de France de M. Anquetil.
Cette agression m'étonne : il y a peut-être quelques
chose decommun entre M. Salgues et moi ; mais ce n'est pas
aux spectacles que nous nous rencontrerons,etcen'est pas danr
son Courrier des Spectacles queje m'attendois à voir discuter
mes opinions sur la religion et sur la manière d'écrire l'histoire.
Quoiqu'il en soit , il m'accuse , avec beaucoup de politesse,
de ne penser à rien moins qu'à me donner le plaisird'un
autodafé. Certes , cette accusation vaut bien la peine d'être
repoussée ; mais comme les lecteurs du Mercure ne seroient
pas contens de recevoir un numéro rempli par moi seul , je
suis obligé de renvoyer ma justification au numéro prochain.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
-L'Ecole de Médecine de Paris a tenu , le 17 novembre
1806, une séance publique pour l'ouverture de ses cours
pendant l'année 1807.
Acette séance , se trouvoient M. le conseiller-d'Etat à vie
directeur de l'instruction publique ; MM. les professeurs de
l'Ecole de Médecine ; MM. les membres de la Société de cette
Ecole , et une foule d'élèves.
M. de Jussieu , président , a prononcé un discours dans
lequel il a eu principalement pour objet , 1º d'offrir quelques
réflexions sur les rapports de la médecine avec les autres
parties de la philosophie naturelle; 2º de présenter un tableau
abrégé des travaux de l'Ecole de Médecine , et des observations
qui lui ont été communiquées pendant l'année précédente.
Les rapportsde la médecine avec les autres sciences physiques
, sont évidens. Il sont établis : 1º avec la chimie , et par
lesheureuses applications de sa méthode a l'étude des maladies,
et par les faits nombreux et les renseignemens importans
qu'elle a fournis à l'art de guérir; 2°. avec la zoologie,
pour d'utile rapprochemens entre l'organisation de l'homme
Ffa
452 MERCURE DE FRANCE ,
etcelles des animaux ; 3º avec la botanique , non-seulement par
les secours fournis à la matière médicale , mais aussi par les
lumières et la précision que l'étude des familles naturelles
tend à porter dans la thérapeutique.
Après avoir dévelopé ces aperçus que nous indiquons à
peine , M. de Jussieu a fait l'énumération rapide des travaux
qui ont été exécutés dans le sein de l'Ecole , pour contribuer
aux progrès des sciences médicales , et cite avec éloges les
dissertations inaugurales les plus remarquables ; il passe ensuite
aux relations intérieures de l'Ecole; et ici l'histoire de la
science se lie dans son discours , aux annales de l'Empire , à
la gloire et à la sollicitude du héros qui , chaque jour , en
agrandit les destinées .
))
« Un événement honorable pour l'école , dit M. de Jussieu,
>> ne peut être passé sous silence; on se rappelle cette cam-
>> pagne mémorable , que la postérité aura peine à concevoir ;
>>cette campagne d'Allemagne où le magnanime Empereur
>> des Français , menacé par une fédération de plusieurs
>> grandes puissances de l'Europe, transporta subitement son
>> armée au milieu du pays occupé par les troupes ennemies ,
>> sépara par des marches savamment combinées , leurs dif-
>> férens corps , les défit successivement , s'empara de leurs
» villes principales , et de plusieurs de leurs provinces ,
pénétra jusque dans la capitale de l'Autriche; remporta ,
>>par le double ascendant de lascience et delavaleur , une
>> victoire décisive , et montra autant de modération après
>> le combat , qu'il avoit mis de courage , d'activité et de
>> génie pour vaincre. Ces opérations militaires , exécutées au
>> milieu des frimats et dans moins d'un mois , ne peuvent
>> être égalées ou surpassées que par la campagne actuelle ,
>> rapide encore dans ses mouvemens et ses succès , et dont
>> l'antiquité n'offre aucun exemple. Alors , comme main-
>> tenant le nombre des prisonniers fut considérable : des
>> colonnes d'Autrichiens , de Russes désarmés , furent diri-
>> gées dans divers lieux de la France , et placées dans des
>> bâtimens qui parurent propres à les loger : la fatigue d'une
>> longue marche , l'impossibilité de changer eu de réparer
>> les vêtemens , la négligence des divers moyens d'hygiène ,
>> l'entassement de beaucoup d'hommes dans un même local,
» enfin l'abattement et le désespoir résultèrent du chagrin
» d'être vaincu et transporté loin de sa patrie : toutes ces
>> causes donnèrent lieu à des fièvres d'hôpital , très-graves ,
>> qui se manifestèrent à Autun, Semur et dans d'autres lieux .
» L'évêque d'Autun , le respectable Defontanges , ne s'étant
>> pas contenté d'offrir un séminaire pour y placer les ma
NOVEMBRE 1806. 453
>> lades , il leur prodigua ses soins avec autant de charité
>> que de courage , donna l'exemple du plus grand zèle , et
>> mourut victime de son dévouement dans l'exercice des
>> vertus hospitalières.
>> Déjà la sollicitude du grand homme qui gouverne la
>>> France étoit excitée , et par sa volonté aussi bienfaisante
>> que puissante , l'Ecole de Médecine de Paris fut chargée ,
>> par le ministre de l'intérieur, d'envoyer des commissaires
» sur les lieux ravagés par l'épidémie. M. Desgenettes fut
>> nommé , et eut pour adjoints MM. Geoffroy et l'Erminier.
› Leur présence répondit à l'objet de leur mission , et par les
>> mesures qu'ils firent prendre aussitôt , la source du mal fut
>> tarie , le foyer de la contagion atteint , le calme rétabli
>> dans les esprits , et le gouvernement put recueillir dans
>> cette portion de l'Empire un juste tribut de reconnoissance
>> pour sa sollicitude paternelle. » M. de Jussieu a rappellé
plusieurs autres circonstances dans lesquelles l'Ecole de Médecine
de Paris a pris part à différentes mesures de police
médicale et de salubrité publique. Il a terminé son discours
par une exposition rapide des travaux de la Société académique
de l'école de Médecine de Paris, chargée de remplacer
l'Académie de chirurgie et la Société royale de médecine.
Le discours de M. de Jussieu a été immédiatement suivi
suivant :
de la distribution des prix pour l'an 1806 , dans l'ordre
PRIX DE L'ECOLE PRATIQUE , 1806.
PREMIÈRE CLASSE .
Anatomie.
Premier prix.-M. Achille-Cléophas Flaubert , âgé de
vingt - deux ans , né aux Granges , département de l'Aube.
Accessit . MM. Guitton , Blancheton.
T
Chimie.
Premier prix.- M. Antoine Blancheton , âgé de vingtdeux
ans , né à Vertaizon , département du Puy-de-Dôme.
Accessit.- MM . Guitton , Flaubert.
Médecine.
Premier prix.-Antoine-Nicolas Guitton , âgé de vingtsept
ans , né à Merry-sur-Yonne. Accessit. - MM. Breschel ,
Baikem.
:
PREMIÈRE CLASSE .
Chirurgie.
Gilbert Breschel , âgé de 25 ans , né à Clermont-Ferrand ,
département du Puy-de-Dôme. Accessit. -MM. Guitton ,
Nouailles.
DEUXIÈME CLASSE.
Anatomie.
Premier prix partagé entre Pierre Calemard - Lafayette ,
454 MERCURE DE FRANCE ,
âgé de 25 ans , né au Puy, département de la Haute-Loire ;
Jean-Jadioux , âgé de 22 ans , né à Luzy , département de
la Nièvre. Accessit. -MM. Louis - René - Luc Leclerc ,
Jacques-Sylvain Thillaye.
Physique et chimie.
Prix partagé entre MM. Calmard-Lafayette , déjà nommé;
Benjamin-Elie Lefebure , âgé de 28 ans , né à Rouen , département
de la Seine-Inférieure. Accessit. -M. Jadioux ,
déjà nommé.
TROISIÈME CLASSE.
Anatomic.
Premier prix partagé entre MM. Louis Imbert , âgé de
21 ans , né à Ville-Croze , département du Var. Edine Lesauvage
, âgé de 26 ans , né à Caen , département du Calvados.
Accessit.-MM. Guillaume-Joseph Closson, Michel-
Jules Lemazurier.
Chimie.
Prix partagé entre MM. Louis Imbert , déjà nommé ;
Guillaume-Joseph-Célestin Closson , âgé de 20 ans , né à
Liége , département de l'Ourthe. Accessit.-MM. Pasquier-
Benedic Poret , Louis-Justin Monnet.
- On promet, pour la semaine prochaine, plusieurs nouveautés
dramatiques : à l'Opéra, la reprise de Tamerlan ; àla
Comédie Française , la première représentation d'Octavie ,
tragédie en cinq actes et en vers ; au théâtre de l'Impératrice
, il Podesta di Chioggia , musique d'Orlandi. On donne
aujourd'hui même sur ce théâtre , la première représentation
d'une comédie nouvelle en trois actes et en prose , intitulée
laJournée aux Interruptions , ou Comme on travaille à Paris.
Les Faux Somnambules , représentés mercredi dernier , sur
le Théâtre Français , ont été sifflés à l'unanimité : quoique
cette prétendue comédie n'eût qu'un acte , le public l'a
trouvée encore trop longue ; elle n'a pas été achevée. Le
nouvel opéra comique , l'Avis au Public , a obtenu quelques
succès. Les paroles sont de M. Desaugiers , et la musique de
M. Alexandre Piccini, fils du célèbre compositeur de ce nom.
Le théâtre de Molière fera samedi , 29 novembre , son
ouverture par deux pièces étrangères qui ont une grande
réputation en Allemagne et en Angleterre. La première est
l'Avis aux Vieillards , comédie en cinq actes , traduite_de
l'allemand ; la seconde intitulée la Fille de quinze ans :
cette comédie en deux actes , est du célèbre acteur Garrick.
Ce théâtre sera désormais exclusivement consacré aux pièces
étrangères. Molière ne prête que son nom dans cette affaire:
ce qui n'empêche pas, comme chacun sait , que cet établisse-
-
!
NOVEMBRE 1806 . 455
ment ne soit très-propre à former le goût , et à augmenter
le nombre des auteurs de mélodrames : et dans le fait il y a
bien assez long-temps que Corneille , Racine , Voltaire et
Molière règnent exclusivement sur notre scène.
-Les obsèques de M. Ledoux ont été célébrées au milieu
d'un concours nombreux de ses amis et de ses élèves. M. Vignon
, son confrère , a prononcé sur sa tombe un discours : il
l'a terminé par la proposition aux élèves, d'un concours dont
leprixsera une médaille de 500 fr. , et le premier volume du
grand ouvrage que M. Ledoux n'a pas eu le temps d'achever.
M. Luce de Lancival, exprimant le regret de ne pouvoir louer
dignement son ami , a cru devoir honorer sa mémoire en
récitant sur sa tombe des vers extraits du poëme de l'Imagination
, et en consacrant en quelque sorte dans cette triste
circonstance , ce tributde la Muse de M. Delille au talent de
M. Ledoux.
Voici ces vers :
Et pourrai-je oublier tes talens et ton zèle ,
0 toi , de l'amitié le pius parfaitmodèle ,
Respectable Ledoux ! artiste citoyen ,
Partout le nom français s'énorgueillit du tien.
C'étoit peu d'élever ces portes magnifiques ,
De la ville des rois majestueux portiques ;
Al'honneur des Français que n'eût point ajouté
Le généreux projet de ta vaste cité (1) !
Là seroit le bonheur ; là, de la raçe humaine
Le monde eût admiré le plus beau phénomène;
Les modestes réduits , les superbes palais ,
Les fontaines coulant en limpides filets ,
Les comptoirs de Plutus père de la fortune ,
Les forges de Vulcain, les chantiers de Neptune,
Les temples de Thémis , les arsen ux de Mars ,
Les dépôts du savoir, les ateliers des arts ,
Lecirquedes combats, les pompes de la scène ,
Oùvient rire Thalie et pleurer Melpomène;
Tout ce que, dans le sein d'une vaste cité ,
Commande le plaisir ou la nécessité ;
Tout ce qui , des humains fécondant l'industrie ,
Pare, enrichit , éclaire , et défend la patrie.
Qu'Amphion , aux accords d'un luth miraculeux ,
Bâtisse des Thébains les remparts fabuleux ,
Sur de plus grands bienfaits notre hommage se fonde :
Il fit noftre une ville , et tu bâtis un monde.
Gloire te soit rendue ! et puissent tes vieux ans
Habiter le séjour dont tu traças les plans !
(*) M. Ledoux avoit conçu l'idée d'une ville où tous les genres de travaux,
tous les objets d'utilité et d'agrément auroient été placés, à portée
P'un de l'autre , et dans une situation favorable à leur perfectionnement.
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
Les cours du Collège de France s'ouvriront le 24 novembre
1806 , dans l'ordre suivant : Astronomie : professeur ,
M. de la Lande , ancien directeur de l'Observatoire ; les mardis
, jeudis et samedis. - Mathématiques : M. Mauduit , id.
-Physique généralz : M. Biot , id.-Physique expérimentale
: M. Lefevre Gineau ; les lundis , mercredis , vendredis et
samedis. - Médecine : M. Hallé ; mardis , jeudis et samedis.
-Anatomie: M. Portal ; lundis , mardis et jeudis.-Chimie :
M. Thénard ; lundis , mercredis et vendredis. Histoire naturelle
: M. Cuvier ; lundis , mercredis et vendred. Droit de
la nature et des gens : M. Pastoret ; lundis , mercredis et vend.
-
-
Histoire et Philosophie morale : M. Charles l'Evêque ;
mardis , jeudis et samedis. - Langue hébraïque : M. Audran
; lundis , mercredis et vendredis. Langue arabe :
M. Gaussin ; lundis , mercredis et vendredis . - Langue
turque : M. Ruffin ; id. Philosophie grecque : M. Bosquillon
; id.-Littérature grecque : M. Gail ; id.-Eloquence
latine : M. Dupuis ; mardis , jeudis et samedis. -Poésie
latine : M. Delille , et M. Legouvé suppléant , lundis , mercredis
et vendredis , à une heure. - Ce cours commencera le
mercredi 3 décembre .- Littérature française : M. Cournand ;
mardis , jeudis et samedis , à 5 heures du soir.
- L'Athénée de Paris , rue du Lycée , nº. 2 , ouvrira ses
cours le 1. décembre prochain. On lit dans le programme
qui annonce cette ouverture « que les administrateurs ont pris
les plus grands soins pour en régler l'ordre de manière à
varier l'instruction et à satisfaire les goûts des abonnés qui
viennent chercher dans son amphithéâtre des lumières , et
dans ses salons des plaisirs. »
Les professeurs sont : MM. Fourcroy, pour la chimie ;
Sue , pour l'anatomie ; Richerand , pour la physiologie ;
Cuvier, pour l'histoire naturelle des animaux ; Assenfratz ,
pour la technologie ; Chénier , pour les belles- lettres ; Ginguené
, pour l'histoire littéraire moderne ; Daunou , pour
l'histoire romaine ; Robert , pour la langue anglaise ; Boldoni ,
pour la langue italienne.
Discours prononcépar M. de Fontanes , président du Corps-
Législatif, à l'occasion de la cérémonie de la pose de la
première pierre de la nouvelle façade du palais de ses
८
séances'.
Messieurs et chers collègues ,
L'érection de ce monument est en quelque sorte un hommage
rendu par l'EMPEREUR lui-même à la nation française.
Il veut réunir les députés qu'elle envoie au Corps-Législatif
dans un édifice plus majestueux, etdigne , au-dehors comme
NOVEMBRE 1806 . 457
1
:
au-dedans, de leur caractère et de leurs délibérations. Cette
idée est aussi noble que populaire. Onaime à voir le vainqueur
de l'Europe honorer le peuple avec lequel il a triomphe de
tous les autres .
Ce goût des monumens publics , cet esprit de magnificence
nationale caractérisa toujours les héros et les grands princes.
Ils consacrent à cette occupation vraiment royale les jours de
leurs repos et de leurs plaisirs. Mais celui qui nous gouverne
sait mêler aux soins de la guerre , ces travaux ordinairement
destinés aux loisirs de la paix. Un jour , l'histoire observera
qu'au moment même où les souverains étrangers , poursuivis
par nos armées victorieuses , abandonnoient leurs capitales
envahies , nous embellissions tranquillement la nôtre , qui désormais
sera moins celle de la France que du monde civilisé.
Une grande partie de l'Europe est bouleversée , et jamais la
France ne futplus tranquille , grace à ce génie prodigieux qui
veille aujourd'hui pour nous du sein de la Prusse , comme
naguère du sein de l'Autriche, et qui , à deux centslieues de ses
frontières , semble n'avoir pas quitté le centre de son Empire.
L'année dernière l'a vu dicter des lois dans le palais de Marie-
Thérèse ; l'année suivante , même avant d'être révolue , l'a vu
maître du palais de Frédéric-le-Grand , et les soldats français
ont manoeuvré sur les places d'armes de Postdam et de Berlin.
Iln'est plus besoin d'aucun effort et d'aucun talent pour bien
louer l'auteur de si grandes choses; il ne faut que dire avec
simplicité ce qu'il a fait. Plus on sera vrai en parlant de lui, et
plus sa vie paroîtra merveilleuse aux regards de la postérité.
Son non sera gravé sur la nouvelle façade de ce palais dont
je viens consacrer avec vous la fondation, et tous les arts n'y
pourroientplacer un plus bel ornement. Ils représenteront
quelques- uns de ses exploits , mais à côté des prodiges de la
victoire , ils peindront les bienfaits de la puissance législative.
La justice et la religion , en montrant le Code civil et le Concordat
, diront comment on arrache les Empires aux désordres
de l'anarchie . Des statues placées d'intervalle en intervalle ,
retraceront le souvenir des grands hommes français dont nous
devons étudier la conduite ou les écrits .
On y contemplera ceux dont le génie créateur perfectionnera
l'art social , en répandant de nouvelles vues sur le système
entier de la législation (1 ) , et ceux dont la vaste doctrine
embrassa toutes les parties de la jurisprudence (2) , et les
ministres des finances qui surent ménager avec soin la fortune
(1 L'Hôpitalet Montesquicu.
(2) Cujas et Dumoulin.
458 MERCURE DE FRANCE ,
publique dont l'emploi nous touche de si près ( 1 ) , et sur-tout
les magistrats courageux et fidèles qui n'abandonnèrent jamais
la cause des peuples devant le monarque , et qui , dans des
jours de foiblesse , soutinrent les droits du monarque contre
les peuples révoltés ( 2) .
Ces exemples parleront à tous les coeurs , et l'aspect d'un
tel monument doit attester que sous le règne du plus illustre
des conquérans, les vertus civiles seront honorées comme
les vertus militaires , et que la puissance du glaive ne sera
jamais taire celle des lois. >>
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
e
Le 10 novembre , M. Pons a découvert à Marseille une
petite comète ; c'est la 97°. que nous aurons connue , en
suivant le catalogue qui est dans mon Astronomie et les
supplémens que j'ai donnés dans la connoissance des temps.
M. Thulis , directeur de l'Observatoire de Marseille , a
déterminé leg, à 17 h. 24 m. temps moyen, l'ascension droite
181 d. 39 , et la déclinaison 2 d. 37º boréale. Le lendemain elle
étoit de 7 plus occidentale etde 17ª plus méridionale. Cette
comète n'est point visible à la vue simple, elle est informe ,
sans noyau sensible; c'est la sixième que M. Pons ait découverte
depuis le 11 juillet 1901 , mais cette fois il est le seul
que jesache; sans son courage et le beau ciel de la Provence ,
cette comète nous eût totalement échappé.
DE LALANDE.
MODES du 25 novembre.
Les redingotes de drap , que l'on faisoit , il y a quinze jours , à
rotonde tantôt flottante , tantôt colante , et pour lesquelles beaucoup
de tailleurs avoient imaginé des rotondes postiches , laissent aujourd'hui
voir le dos. La mode veut qu'elles pressent la taille comme un
corset , et la marquent fort bas . Leurs manches ont toutes un bourrelet ,
tantôt plissé à soufflet , tantôt coupé par intervalles avec une petite
Lande différente .
Les redingotes , comme les douillettes , montent tout droit et sont
sans revers . On a fait , ces jours derniers , beaucoup de douillettes en
croisé de diverses couleurs , et en velours bleu : ces dernières avoient
sur les manches des crevés blancs .
( 1 ) Sully et Colbert .
(2) Molé et d'Ague seau .
NOVEMBRE 1806 . 459
t
Les robes , toujours très-peu amples du devant , et rondes , c'està-
dire sans queue , se lacent dans le dos , au lieu de se froncer à
P'enfant. Les pattes , toujours pointues , sont très-petites au bas de la
taille. Onmet sur ces robes des garnitures bouffantes , composées de
rubans et de crepe. Les manches , gonflées à l'espagnole , n'ont , au
bas , qu'une simple coulisse.
NOUVELLES POLITIQUES.
Gênes , 19 novembre.
Quelques lettres de Marseille annoncent qu'un bâtiment
arrivé du Levant , a apporté la nouvelle que la Porte ottomane
a déclaré la guerre à l'Angleterre et à la Russie. Cette
nouvelle se trouve confirmée par des lettres de Livourne , où
elle est également parvenue parun vaisseau qui a fait la traversée
de Constantinople en seize jours. Les ambassadeurs de
Russie et d'Angleterre avoient déjà quitté cette capitale.
PARIS , vendredi 28 novembre.
La corvette la Créole est arrivée de l'Isle-de- France après
53 jours de traversée ; et a apportée les dépêches du général
Decaen , capitaine-général de la colonie. Les deux Isles-de-
France et de la Réunion avoient éprouvé deux ouragans violens
, le 21 février et 10 mars. Leur effet le plus fâcheux a été
dedétruire les récoltes de bled et de maïs : heureusement que
les soins et l'activité de l'administration sont parvenus à introduiredans
ces colonies, une quantité surabondante de riz.
La récolte nouvelle présente les plus belles espérances ; et on
estdégagé de toute inquiétude à cet égard. Le général Decaen
avoit reçu les nouvelles garnisons parties de France au commencement
de l'année ; elles n'avoient pas perdu un seul
homme dans la traversée. Les bâtimens de Sa Majesté se sont
emparés dans les mers de l'Inde de plusieurs bâtimens ennemis
, qui sont heureusement arrivés dans les colonies. Du
nombre de ces prises est le Warren-Hastings , vaisseau de la
compagnie des Indes , venant de Chine avec un chargement
complet.Un extrà schip de la compagnie anglaise , du port
de 800 tonneaux , dont le nom est encore inconnu , venoit de
mouillerjavec un chargement complet de coton et bois de
sandal ; ce dernier avoit été pris par la Sémillante , capitaine
Motard , ainsi qu'un autre nommé le Janus- Demont ,
dumême port et de la même capacité, qui n'étoit pas encore
460 MERCURE DE FRANCE ,
arrivé. Quatre autres bâtimens de l'Inde avoient été brûlés ou
coulés par cette frégate. Des corsaires ont aussi amené dans
la colonie diverses prises , savoir : le Manchot : les navires
le Henri-Addington et le Kebles , capturés sur la rade de
Bancoul, et dont les cargaisons sont estimées 500,000 fr.; le
Napoléon : l'Expériment , de 660 tonneaux , avec un chargementde
thé; la Bellone : deux baleiniers ; la Henriette : la
Vipère, portet chargement non indiqués , et le Phenix ,
de600 tonneaux , évalué 700,000 fr. Dans les trois mois précédens
, sont arrivées les prises dont les noms suivent , et ayant
divers chargemens.
Le Henry, venant de Liverpool , de 200 tonneaux ; le
Melville , de Calcutta 800 ; l'Endeavour , de Bassora , 500 ;
la Princesse de Galles , de Cancoul , 200 ; le Diamant , de
Londres , 460 ; l'Hercule , de Bombay , 500 ; le Wuldegrave ,
de Chine , 600 ; le Robuste , de Calcutta , 330 ; le Commerce ,
de Calcutta , 380; la Betzi , du Pegu , 600. ( Journal officiel. )
-Des lettres de Mayence assurent que S. M. l'Impératrice
part pour se rendre à Berlin .
-Le Moniteur du 26 a donné, en trois supplémens ,
toutes les pièces de la dernière négociation entre la France et
l'Angleterre. Nous regrettons que le défaut d'espace ne nous
permette pas de les insérer dans le Mercure.
XXXII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Berlin , le 16 novembre 1806.
Après la prise de Magdebourg et l'affaire de Lubeck , la
campagne contre la Prusse se trouve entièrement finie. Voici
quelle étoit la situation de l'armée prussienne en entrant en
campagne. Le corps du général Ruchel , dit de Westphalie ,
étoit composéde 33 bataillons d'infanterie , de 4 compagnies
de chasseurs , de 45 escadrons de cavalerie , d'un bataillon
d'artillerie et de 7 batteries , indépendamment des pièces de
régiment. Le corps du prince d'Hohenlohe étoit composé de
24 bataillons prussiens et de 25 bataillons saxons , de 45 escadrons
prussiens et de 36 escadrons saxons , de 2 bataillons
d'artillerie, de 8 batteries prussiennes et de 8batteries saxonnes.
L'armée commandée par le roi en personne, étoit composée
d'une avant-garde de to bataillons et de 15 escadrons , commandée
par le duc de Weimar , et de trois divisions : la première
, commandée par le prince d'Orange , étoit composée
de ir bataillons et de 20 escadrons; la seconde division , commandée
par le général Wartensleben , étoit composée de
11 bataillons et de 15 escadrons ; la troisième division , commandée
par le général Schmettau , étoit composée de 10 ba
NOVEMBRE 1806 . 461
taillons et de 15 escadrons. Le corps de réserve de cette armée ,
que commandoit le général Kalkreuth , étoit composé de
deux divisions , chacune de 10 bataillons des régimens de la
garde ou d'élite , et de 20 escadrons. La réserve , que commandoit
le prince Eugène de Wirtemberg , étoit composée
de 18 bataillons et de 20 escadrons.
Ainsi le total général de l'armée prussienne étoit de 160 bataillons
, et de 236 escadrons servis par 50 batteries; ce qui
faisoit présens sous les armes 115,000 hommes d'infanterie ,
30,000 de cavalerie , et 800 pièces de canon , y compris les
canons de bataillon. Toute cette armée se trouvoit à la bataille
du 14, hormis le corps du duc de Weimar, qui étoit encore
sur Eisenach , et la réserve du prince de Wirtemberg ; ce qui
porte les forces prussiennes qui se trouvoient à la bataille , à
126,000 hommes. De ces 126,000 hommes , pas un n'a
échappé. Du corps du duc de Weimar , pas un homme n'a
échappé. Du corps de réserve du duc de Wirtemberg , qui
a été battu à Halle , pas un homme n'est échappé. Ainsi ces
145,000 hommes ont tous été pris , blessés ou tués. Tous les
drapeaux et étendards , tous les canons, tous les bagages ,
tous les généraux ont été pris , et rien n'a passé l'Oder. Le
roi , la reine , le général Kalkreuth , et à peine dix ou douze
officiers , voilà tout ce qui s'est sauvé. Il reste aujourd'hui au
roi de Prusse un régiment dans la place de Gros-Glogau qui
est assiégée , un à Breslau , un à Brieg , deux à Varsovie , et
quelques régimens à Koenigsberg ; en tout à-peu-près 15,000
hommes d'infanterie , et3 ou 4,000 hommes de cavalerie. Une
partiede ces troupes est enfermée dans des places fortes. Le roi
ne peut pas réunir à Kenigsberg , où il s'est réfugié dans ce
moment , plus de 8000 hommes.
Le souverainde Saxe a fait présent de son portrait au général
Lemarois , gouverneur de Wittemberg , qui , se trouvant à
Torgau , a remis l'ordre dans une maison de correction ,
parmi 600 brigands qui s'étoient armés et menaçoient de piller
la ville.
Le lieutenant Lebrun a présenté hier à l'EMPEREUR quatre
étendards de quatre escadrons prussiens que commandoit le
général Pelet , et que le général Drouet a fait capituler du côté
du Lauenbourg. Ils s'étoient échappés du corps du général
Blucher.
LemajorAmeril , à la tête d'un escadron du 16º de chasseurs,
envoyé par le maréchal Soult le long de l'Elbe , pour ramasser
tout ce qui pourroits'échapper du corps du général Blucher ,
faitun millier de prisonniers ,dont500 hussards , et apris a
une grande quantité de bagages.
462 MERCURE DE FRANCE ,
Voici la position de l'armée française. La division de cuirassiers
du général d'Hautpoult, les divisions de dragons des
généraux Grouchy et Sahuc , la cavalerie légère du général
Lasalle, faisant partie de la réserve de cavalerie que le grandduc
de Berg avoit à Lubeck , arrivent à Berlin. La tête du
corps du maréchal Ney , qui a fait capituler la place de
Magdebourg , est entrée aujourd'hui à Berlin. Les corps du
prince de Ponte-Corvo et du maréchal Soult sont en route
pour venir à Berlin. Le corps du maréchal Soult y arrivera
le 20, celui du prince de Ponte-Corvo quelques jours après.
Le maréchal Mortier est arrivé avec le huitième corps à
Hambourg pour fermer l'Elbe et le Weser. Le général Savary
aété chargédu blocus de Hameln avec ladivision hollandaise.
Le corps du maréchal Lannes est à Thorn. Le corps du
maréchal Augereau est à Bromberg et vis-à-vis Grandentz.
Le corps du maréchal Davoust est en marche de Posen sur
Varsovie , où se rend le grand-duc de Berg avec l'autre partie
de la réserve de cavalerie, composée des divisions de dragons
des généraux Beaumont , Klein et Becker , de la division de
cuirassiers du général Nansouty , et de la cavalerie légère du
généralMilhaud.
Le prince Jérôme , avec le corps des alliés , assiége Gros-
Glogau; son équipage de siége a été formé à Custrin. Une
de ses divisions investit Breslau. Il prend possession de la
Silésie.
1
Nos troupes occupent le fort de Lenczyc, à mi-chemin de
PosenàVarsovie. On y a trouvé des magasins et de l'artillerie.
Les Polonais montrent la meilleure volonté ; mais jusqu'à la
Vistule ce pays est difficile ; il y a beaucoup de sables. Pour
la première fois , la Vistule voit l'aigle gauloise.
L'EMPEREUR adesiré que le roi deHollande retournåt dans
son royaume , pour veiller lui-même à sa défense.
Le roi de Hollande a fait prendre possession du Hanovre
par le corps du maréchal Mortier. Les aigles prussiennes et
les armes électorales en ont été ôtées ensemble.
XXXIII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Berlin, le 17 novembre.
Lasuspension d'armes ci-jointe a été signée hier à Charlottenbourg.
La saison se trouvant avancée , cette suspension
d'armes asseoit les quartiers de l'armée. Partie de la Pologne
prussienne se trouve ainsi occupée par l'armée française , et
partie est neutre.
S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et S. M. le
roi de Prusse , en conséquence des négociations ouvertes depuis
le 23 octobre dernier , pour le rétablissement de la paix
८
NOVEMBRE 1806. 463
si malheureusement altérée entr'elles , ont jugé nécessaire de
convenir d'une suspension d'armes ; et à cet effet , elles ont
nommé pour leurs plénipotentiaires , savoir : S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , le général de division Michel
Duroc , grand-cordon de la Légion-d'Honneur , chevalier des
ordres de l'Aigle noire et de l'Aigle rouge de Prusse , et de la
Fidélité de Bade , et grand-maréchal du palais impérial ; et
S. M. le roi de Prusse , le marquis de Lucchesini , son ministre
d'Etat , chambellan , et chevalier des ordres de l'Aigle noire et
de l'Aigle rouge de Prusse , et legénéral Frédéric-Guillaume
de Zastrow , chefd'un régiment et inspecteur-général d'infanterie
, et chevalier des ordres de l'Aigle rouge et pour le mérite ;
lesquels , après avoir échangé leurs pleins-pouvoirs , sont
convenus des articles suivans :
Art. Ir. Les troupes deS. M. le roi de Prusse, qui se trouvent
aujourd'hui sur la rive droite de la Vistule , se réuniront à
Kænigsberg et dans la Prusse royale depuis la droite de la
Vistule.
II. Les troupes de S. M. l'Empereur des Français , Roi
d'Italie , occuperont la partie de la Prusse méridionale qui se
trouve sur la rive droite de la Vistule jusqu'à l'embouchure
du Bug , Thorn , la forteresse et la ville de Graudentz , la
ville et la citadelle de Dantzick , les places de Colberg et de
Lenczyc, qui leur seront remises pour sûreté ; et en Silésie ,
lesplaces de Glogau et de Breslau , avec la portion de cette
province qui se trouve sur la rive droite de l'Oder , et la
partie de celle située sur la rive gauche de la même rivière ,
qui aura pour limite une ligne appuyée à cette rivière, à cinq
lieues au-dessus de Breslau , passant à Ohlau , Zobsen , à trois
lieues derrière Schweidnitz et sans le comprendre , et de là à
Freyburg , Landshut , et joignant la Bohême à Liebau.
III. Les autres parties de la Prusse orientale ou nouvelle
Prusse orientale , ne seront occupées par aucune des armées ,
soit françaises , soit prussiennes ou russes ; et si des troupes
russes s'y trouvoient, S. M. le roi de Prusse s'engage à les faire
rétrograder jusque sur leur territoire; comme aussi de ne
pas recevoir des troupes de cette puissance dans ses Etats ,
pendant tout le temps que durera la présente suspension
d'armes.
IV. Les places de Hameln et de Nienbourg , ainsi que celles
désignées dans l'article II , seront remises aux troupes françaises
avec leurs armemens et munitions , dont il sera dressé
an inventaire dans les huit jours qui suivront l'échange des
ratifications de la présente suspension d'armes. Les garnisons
de ces places ne seront point prisonnières de guerre ; elles
464 MERCURE DE FRANCE ,
seront dirigées sur Kænigsberg , et on leur donnera à cet effet
toutes les facilités nécessaires .
V. Les négociations seront continuées à Charlottenbourg ;
et si la paix ne devoit pas s'ensuivre , les deux hautes parties
contractantes s'engagent à ne reprendre les hostilités qu'après
s'en être réciproquement prévenues dix jours d'avance.
VI. La présente suspension d'armes sera ratifiée par les
deux hautes puissances contractantes , et l'échange des ratifications
aura lieu à Graudentz , au plus tard le 21 du présent
mois.
En foi de quoi , les plénipotentiaires soussignés ont signé le
présent , et y ont apposé leurs sceaux respectifs.
Fait à Charlottenbourg , ce 16 novembre 1806.
Signes DUROC , LUCCHESINI , ZASTROW..
COMPTOIR COMMERCIAL .
La Banque de France a réduit à cinq pour cent l'an,le
taux de l'escompte , qui étoit précédemment à six pour cent ;
les directeurs du Comptoir Commercial ont l'honneur de
prévenir MM. les actionnaires, que le taux de l'escompte du
Comptoir est également réduit de un pour cent l'an à
compter du lundi 24 novembre 1806
Les directeurs du Comptoir Commercial ,
JACQUEMARTet fils ,et DOULCET -D'EGLIGNY.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE NOVEMBRE.
DU SAMEDI 22. - C p. olo c. J. du 22 sept. 1086 , 71f 50c 75f 7af
пос. Бос Зос oof ooc cof. oof. recooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 69f. ooc 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1227f. 50c 0000f oooof ooc .
DU LUNDI 24. -C pour 70 c. J. du 22 sept. 1806.72f 25c 30c 72f.
Зос. 20c 30c 50c 75c 6oc . 73f ooc ooo oocooc.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 69f. 5oc occ. оос. оос
Act. de la Banque de Fr. 1212f 500 1217f. 50c. 1220f oooof.
DU MARDI 25. - C p. ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 73f. Soc . 85€
73fgoc 74f3f 8oc . 74f 73f 8oc. 74f. 73f 85c 90c 74f 73fgoc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 71f. oof. 000 000 000 000. 000 000.000
Act. de la Banque de Fr. 1225f oooof ooc o00of. ooc oooof coc..
DU MERCREDI 25. - Ср . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 73f. 50c 73f 7af
goc. 73f ooc oocooc . ooc ooc ooc. ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 7of 50c . 7of. ooc oocooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f 1212f 50c 1207 500 0000f
ود
DU JEUDI 27.-C p. oo c. J. du 22 sept . 1806 , 72f 60c 50c 700 750 600
50c 550 700 80c 75c oof oof ooc oэс оос оос оос оос оос оос оос 000 000
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 69f boc oof, ooc ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof. oooof oooof oc. oooof
DU VENDREDI 28. -Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 72f 7 1f90c 7af
71f 90c. 71f 90c $50 goc oof ooc oof
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 68f goc oof. ooc ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1205f ooc 0000000.oooof. oooof ooe
(NO. CCLXXXI . )
(SAMEDI 6 DÉCEMBRE 1806.)
i
;
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
I
DEPT
DE
LA SEINE
ÉPITRE A M. **
* OCHAMP , disoit Horace ! ô paisible retraite !
Quand pourrai-je te voir ? Quand pourrai-je en ton sein,
>> Loin de Rome , oublier enfin
Les jours trop agités d'une vie inquiète ?»
Tibulle s'écrioit , avec un doux chagrin :
Pour habiter la ville il faut un coeur d'airain !
Comme eux, amant de la nature,
Dansunchampêtre asile , entre Flore et Zéphyr,
Cher ami , je la goûté et plus libre et plus pure;
Mon ame avec les fleurs y vient s'épanouir.
Cerapide moment qu'on appelle la vie
Est si prompt à s'évanouif !
C'est presque le fixer que d'en savoir jouir.
Mais, jouissons du moins sans irriter l'envie;
Toujours l'éclat nuit au plaisir.
Dans un sage et riant loisir
Couronner son printemps des roses de Cythère,
Unir, à l'ombre du mystère ,
La décence et la volupté;
Sain d'esprit et de corps , penser en liberté;
Quelquefois , d'une main légère,
Badiner our un luth par lesGraces monté;
고
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
Chérir les arts sans vain système;
Donner à la nature et son coeur et ses yeux;
Raisonner moins pour sentir mieux ;
Jouir sans abuser ; ne vouloir rien d'extrême ;
Étre utile aux humains, mais sans régner sur eux;
Voir peules rois , être roi de soi-même ;
Nuls flatteurs, des amis , coeurs vrais et généreux,
Que notre bonheur rend heureux ;
Aimer, vivre sans cesse auprès de ce qu'on aime;
Trouver dans sa Délie amour, grace, candeur :
:
Ami , j'en appelle à ton coeur,
N'est-ce point là le bien suprême ?
Par M. LE BRUN, de l'Instilut.
HYMNE AU MATIN ,
IMITATION LIBRE DE GESSNER.
Je te salue , ô jour naissant !
Belle aurore , je te salue !
Ton rayon a déjà percé l'ombre touffue .
De ce bois que domine un rocher blanchissant.
Il brille dans cette cascade ,
S'y réfléchit sur chaque fleur
Où tremble la rosée, où pres d'une Naïade
Je respire au matin le souffle du bonheur.
Dans le calice d'une rose
Zéphyr goûtoit un doux sommeil ,
Mais il vient de quitter sa couche demi-close
Et d'un peuple de fleurs va presser le réveil.
Je vois fuir la troupe des songes
Brillante de mille couleurs ,
A
Cloé seule retient ses Dieux consolateurs
Tout prêts à s'envoler sur l'aile des mensonges.
Hâte- toi , Zéphyre , et des fleurs
Dérobe les douces odeurs ;
Hâte-toi .... Cloé sort des bras de la mollesse ,
Et ses yeux vont bientôt s'ouvrir à la tendresse.
7
DECEMBRE 1806. 467
Ah! viens écarter les pavots
Qui couvrent sa paisible couche;
Viens effleurer son sein , l'arracher au repos ,
Et que ton doux baiser s'imprimé sur sa bouché!
A son réveil dis lui tout bas
Qu'avant le lever de l'aurore
J'ai dit aux fleurs son nom , qu'elles n'ignoroient pas ;
Je l'ai dit à l'écho qui le redit encore.
Hyacinthe GASTON.
LE LIÈVRE , LA TAUPE ET LE HÉRISSON ,
FABLE.
Un lièvre avoit son gite uprès de la tanière
D'un maussade et vieux hérisson ;
Chacun de son côté vivoit à sa manière ,
A l'abri du même buisson ,
Quand une taupe y vint creuser sa taupinière.
Entre les gens de certaine façon ,
Nous savons tous qu'il est d'usage
Que le dernier venu dans tout le voisinage
Promène sa personne , ou tout au moins son nom.
En habit de velours , notre taupe au plus vite
Fait done au lièvre sa visite :
Après la révérence , après maint compliment
(Ceux des bêtes , dit-on, ressemblent fort aux nôtres ) ,
Après avoir parlé de soi très-longuement ,
On parla quelque peu des autres,
Et du voisin conséquemment.
« Quel esprit ! dit la taupe ; y peut-on rien comprendre ?
C
>>Est-il rien de moins amusant ?.
>> Est-il rien de moins complaisant ?
>>Savez-vous par quel bout le prendre ?
>> Il vit toujours triste et caché,
» Une sombre humeur le dévore; -
>> Il blesse quand il est faché ,
>> Et quand il joue il blesse encore ;
>> Et c'est pourtant chez lui queje cours de ce pas. >>
<< Madame , dit le lièvre , assurément badine ? »
« Et le bon ton , voisin ... » « Et le bon sens , voisine,
>> M'assure que vous n'irez pas.
Ggz
468 MERCURE DE FRANCE ,
<< Plains et fuis , nous dit- il , ces personnes chagrines
>> Qu'on ne peut aborder avec sécurité ,
» Et qui , même dans la gaieté ,
>> Ne quittent jamais leurs épines. »
M. ARNAULT.
:
ENIGME.
ABIEN des gens si je sais plaire ,
C'est à bon titre assurément ,
Puisque l'utilité jointe à l'amusement
Futde tout temps mon partage ordinaire.
Il n'est presque point de maison
Oùje ne soisdu moins pour quelque chose ;
Car, à défaut de moi , l'usage et la raison
Veulent qu'on ait un peu de ce qui me compose.
Si quelqu'un n'éprouvoit pour moi que de l'ennui ,
Qu'il enconvienne sans rien craindre;
Onsait qu'il est moins à blâmer qu'à plaindre , ..
Et chacun dit : tant pis pour lui.
LOGOGRIPHE .
Je mords les grands quoique petit,
Et cela par pure innocence ,
Pour contenter mon appetit ,
Mon goût et mon intempérance.
Un instant il faut s'amuser :
Neuf pieds font toute ma structure :
•Lecteur, pour les décomposer,
Donne-toi de la tablature.
Je suis des oiseaux un manger ;
Une ville de l'Italie ;
Ducheval unemaladie;
Un jeu qui n'est point étranger;
Unpoisson de mer; un herbage
Dont le vendangeur fait potage ;
Un habitant de Canada;
D'ami l'épithète ordinaire.
Ma foi , lecteur, j'en reste lå ;
Car rimer n'est point mon affaire.
CHARADE .
MON premier, cher lecteur, que tu bois volontier,
Devenu mon second , te donne mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Souris.
Celui du Logogriphe est Cabriolet .
Celui de la Charade est Cou-rage..
A
: 7
AJ
DECEMBRE 1806. 469
OPERE POSTUME DI VITTORIO ALFIERI, - OEuvres
Posthumes de Victor Alfieri.
(II . Extrait. )
J'AI parlé avec quelque détail de l'Alceste d'Alfieri. Cette
tragédie est précédée d'un drame d'une espèce particulière ,
qui , par les beautés qu'on y trouve , autant que par sa singularité
, paroît mériter aussi un examen de quelqu'étendue.
Porté à écrire des tragédies par cet attrait irrésistible qui
s'allie presque toujours à un véritable talent , Alfieri regretta
toute sa vie de ne pouvoir les faire représenter d'une manière
satisfaisante , et devant des auditeurs capables de les apprécier.
Ses préfaces , ses examens , sont remplis de plaintes à ce sujet.
Il s'y élève contre l'Opéra avec l'animosité qu'inspireroit un
rival heureux; il s'indigne que ce spectacle frivole ,qui énerve
et dégrade les ames , ait pris si long-temps le pas sur la
divine tragédie , qui les élève et les fortifie. Voyant donc ses
compatriotes accoutumés à ne chercher au théâtre qu'un
vainamusement pour les oreilles , il conçut l'idée d'un genre
de drame où la musique se réuniroit à la déclamation , espérant
ainsi les conduire par degré à écouter et à sentir la vraie
tragédie. Il appelle ce genre nouveau tramélogédie , nom
formé des deux mots mélos et tragédie , assez bizarrement
entrelacés , et qui , selon lui , n'en est que plus propre
exprimer cette alliance nouvelle de la tragédie et de l'opéra
On ne s'arrêtera pas à démontrer que la réunion de ces deux
espèces de drames ne pourroit jamais produire que des ouvrages
båtards , où les moyens d'imitation propres à l'un et
àl'autre se nuiroient réciproquement : Alfieri l'a senti luimême.
« Je n'ai point eu , dit-il , avec beaucoup de raison ,
>> la folle et puérile vanité d'inventer un nouveau genre de
>> drame , sachant bien que la vraie gloire d'un poète est de
» traiter avec succès les genres déjà trouvés , et non pas d'en
>> inventer de moins parfaits. » Il n'a donc pas eu d'autre but
que de faire , en quelque sorte , l'éducation théâtrale de ses
compatriotes, et de leur apprendre à apprécier ces beaux
spectacles où quatre ou cinq personnages conduits chacun
par des passions différentes , concourent au développement
d'une action simple , noble et intéressante. Il reste à savoir si
3
479 Y MERCURE DE FRANCE ,
la tramélogédie seroit propre à remplir cette intention, et si
pour enseigner à goûter les bons ouvrages , il est à propos de
commencer par en présenter de défectueux. Ce qui est certain,
c'est qu'un moyen plus simple et plus efficace à la fois
d'inspirer aux Italiens le goût des représentations tragiques ,
seroit de leur donner d'excellentes tragédies.
De six tromelogédies dont Alfieri avoit conçu le plan , il
n'en exécuta qu'une seule , dont le sujet est la Mort d'Abel.
Comme dans l'Epopée , deux espèces de personnages y concourent
à l'action , les uns sont merveilleux ou allégoriques :
Ils ne s'expriment qu'en vers rimés et destinés au chant ; les
autres ont le langage plus modeste des héros tragiques , et sont
réduits aux vers blancs et à la déclamation. La pièce s'ouvre
par un dialogue entre Lucifer et le Péché. Tous deux ,
indignés du sort heureux dont jouit encore la première famille
du genre humain, malgré la faute d'Adam et d'Eve , veulent
chercher les moyens de troubler son bonheur. Dans cette
intention , ils convoquent tous les esprits infernaux. Le
résultat de leur délibération est d'envoyer sur la terre , l'Envie
et la Mort. Voilà le sujet du premier acte , qui est tout en
opéra. Il m'a paru froid et monotone , et surtout trèsingrat
pour la musique. Quels vers lyriques que ceux-ci !
2
) Voi, che nel lago di sangue giacete ,.
Edi quel vi pascete;
Voi , che in bitume sepolti vi sietę
Trà zolfi bollentissimi ;
Evoi, che tra fierissimi
Muggite, latrati
Ruggiti , ululati
De tanti nostri
Orrendi mostri
Lagrimosi rabbiosi vivete.
Vous qui êtes couchés dans le lac de sang , et qui vous en
>> repaissez , vous qui êtes ensevelis dans le bitume , au milieu
>>>des soufres brûlans ; et vous qui, au milieu des cruels
>>mugissemens, aabboiemens , rugissemens , gémissemens de
>> tant d'horribles monstres , vivez dans la rage et dans les
>>>pleurs.>>
: Le musicien condamné à rendre toutes les images accumulées
dans ces vers , feroit sans doute un chant vraiment
infernal ; mais il est douteux que des oreilles italiennes voulussent
s'en accommoder. Ce n'est point - là la poésie du
Tasse dans cette strophe fameuse :
Chiama gli abitator dell' ombre eterne , etc.
Au deuxième acte , le jour est sur son déclin . Adam e
DECEMBRE 1806 . 471
Eve , suivis bientôt de Caïn et d'Abel reviennent à leur
cabane. Tous les quatre adressent une prière à Dieu , et après
avoir réparé leurs forces par un repas frugal, ils vont se livrer
au sommeil.
C'est alors que les esprits infernaux se préparent à accomplir
leurs desseins. L'Envie s'approche de Caïn et lui jette
un de ses serpens : il se réveille aussitôt , des transports
inconnus l'agitent. A l'aspect de sa famille paisiblement endormie
, il conçoit pour la première fois des sentimens de
jalousie et de haine. Il veut l'abandonner pour jamais ,et saisissant
l'instrument de ses travaux , désormais son seul bien ,
il s'éloigne à grands pas des cabanes. L'Envie le suit pour
achever de le subjuguer. Cette situation est vraiment dramatique.
L'idée en paroît prise dans le VII . livre de l'Eneide ,
où Alecton lance de même un de ses serpens,dans le sein
d'Amate ; mais Alfieri a su se l'approprier ; et l'on reconnoît
dans le monologue de Caïn ce coloris sombre et cette énergie
qui caractérisent son pinceau tragique.....
Cependant Adam et Eve réveillés avec l'aurore , sont étonnés
de ne plus voir leur fils aîné avec eux. Abel s'offre à cal
mer leur inquiétude , et il vole sur les pas de son frère.
Après avoir erré une partie du jour , Caïn commence à
sentir sa colère s'apaiser , et le repentir succède à son égarement
involontaire. Il se représente ses parens livrés à la
douleur , il se rappelle la tendresse qu'ils lui ont toujours
montrée , et il veut retourner dans leurs bras; mais
deux êtres inconnus viennent se présenter à lui sous l'extérieur
le plus séduisant. Ce sont l'Envie et la Mort qui ont
pris une forme humaine pour le tromper. Le poète à supposé
qu'Adam ne voulant point causer à ses enfans d'inutiles.
regrets , ne leur avoit jamais parlé ni de sa faute, ni du
Paradis qu'elle lui avoit fait perdre. L'Envie apprend tout à
Caïn. De plus , elle lui fait croire qu'il y a encore une place
dans ce lieu de délices pour l'un des enfans d'Adam , et que
c'est dans le dessein de la conserver à Abel qu'on l'a laissé luimême
dans une si profonde ignorance. Ala voix de l'Envie,
des choeurs d'hommes et de femmes viennent former des
danses devant lui : ils lui font la peinture la plus séduisante
du bonheur qui l'attend dans le paradis térrestre ; ils l'invitent
à traverser le fleuve qui l'en sépare , et ils disparoissent.
Caïn est à peine resté seul , qu'Abel se montre sur les bords
de ce fleuve fatal. Persuadé qu'il est accouru sur ses pas pour
le traverser avant lui ; éperdu , hors de lui-même , Caïn s'emporte
en menaces terribles. Les protestations de son frère , ses
tremblantes supplications l'attendrissent un moment ; mais à
472 MERCURE DE FRANCE ,
l'idée de l'injuste préférence d'Adam , une fureur nouvelle
s'empare de lui ; une force invincible soulève son bras; à
peine a-t-il porté le coup fatal , qu'effrayé lui-même de son
crime , il fuit à travers les déserts.
Telle est la marche de cet ouvrage singulier , qui n'est
point destitué d'art dans sa simplicité. J'ai supprimé dans
cette analyse rapide plusieurs circonstances peu intéressantes ,
etqui ne servant qu'à remplir la mesure ordinaire des actes
pourroient par-là même devenir l'objet de justes critiques.
Je me bornerai à une observation générale sur le principal
ressort de la fable. L'action repose tout entière sur Cain ,
dont le caractère se montre aux derniers actes dans toute son
effrayante énergie ; mais on voudroit y reconnoître , dès l'exposition,
ce germe de violence et de jalousie , qui doit se
développer tout-à-coup pour produire la catastrophe. Au
contraire , représenté d'abord comme plein de tendresse et de
soins affectueux pour son frère , Caïn change subitement de
nature , dès que le démon de l'Envie lui a soufflé ses poisons.
Il est donc plus malheureux que coupable ; et le crime qu'il
commet est moins le sien que celui d'un pouvoir surnaturek
qui le domine et qui l'entraîne. Ce n'est pas ainsi que Gessner
l'a peint d'après la Genèse. Dès le début , ce poète nous
le fait voir sombre , concentré , maudissant les travaux pénibles
auxquels l'a condamné la faute de son père , méprisant
et enviant à la fois la vie paisible et les moeurs douces d'Abel ,
repoussant avec dédain ses plus tendres caresses. Un pareil
caractère peut se porter naturellement à tout ; et pour le
mettre en jeu , le poéte n'a besoin que de se rappeler un passage
de la Genèse ( chap. IV, v. 56) : « Dieu regarda les pré-
>> sens d'Abel, mais il ne regarda pas ceux de Caïn. >> S'il invente
des ressorts merveilleux , c'est pour lui présenter l'occasion
de se développer, mais non pour le dénaturer. Les conceptions
de Gessner sont donc parfaitement dans l'esprit des livres
saints. Ces livres nous montrent les anges rebelles occupés à
nous tendre des piéges et à nous suggérer des pensées coupables
; mais ils n'admettent point cette fatalité invincible
par laquelle l'homme seroit entraîné au crime sans qu'il pût
s'en défendre : fatalité dont les anciens ont fait la base de
presque toutes leurs tragédies. C'est ce qu'Alfieri a oublié ,
non-seulement dans plusieurs traits du rôle de Caïn , quí
paroissent calqués sur celui d'Oreste , mais encore lorsqu'il
fait dire à Dieu :
Sorgi , Adamo. Non sono a me i tuoi preghi
Discari , no : ma irrevocabil legge
Vuol che al Destin ti pieghi ,
Che i casi vostri imperioso regge.
DECEMBRE 1806. 473
1
Lève-toi , Adam. Tes prières ne me déplaisent point.
>> Mais une loi irrévocable veut que tu te soumettes au
» Destin , qui est le maître absolu de ta vie. >>
Tout le monde sait que le mot Destin ne se trouve pas une
seule fois dans la Bible. Ces vers , qui pourroient convenir à
Jupiter, sont donc très-déplacés dans la bouche du vrai
Dieu.
C'est encore une idée heureuse du poète allemand que
d'avoir donné à Caïn une femme et des enfans qu'il chérit
avec tendresse. On le plaint, on le condamne sans le haïr, en
voyant que son coeur injuste envers son frère , n'est pourtant
pas fermé à tous les sentimens doux et vertueux. Le songe où
il voit sa postérité devenue esclave de celle d'Abel , est un
ressort bien plus simple , bien plus intéressant que toutesces
fictions peu naturelles , inventées par Alfieri pour amener la
catastrophe.
?
Si Gessner lui est supérieur sous le rapport de l'invention ,
il ne l'emporte pas moins par ces détails pleins de naïveté et
de grace où il peint avec tant de charme la vie douce et innocente
de nos premiers parens. Alfieri , accoutumé à faire
parler toutes les passions terribles qui sont l'ame de la tragédie
, paroît peu exercé à saisir cette nuance délicate qui sépare
le simple et le naïf, de ce qui n'est que puéril et froid. On
n'est pas peu étonné de trouver dans le développement d'une
action tragique un dialogue tel que celui qui remplit une
grande partie de la scène deuxième du second acte. On y
voit Eve partageant à ses deux enfans un gateau de farine et
de lait , qu'en ménagère industrieuse elle a fait cuire sur la
braise. Abel , non content de sa part , mange encore celle de
son frère , qui la lui cède généreusement. Adam , pour indemniser
son fils aîné , lui donne une belle poire ; mais Caïn
s'obstine encore à la partager avec Abel ; et le petit gourmand
(ghiottarello) ,au lieu de rendre politesse pour politesse ,
dévore toujours avec la même avidité. De si généreux procédés
n'annoncent guère un caractère tragique. On voit que le
poète a cru être naïf , mais les lecteurs pourront bien qualifier
autrement tous ces beaux détails ; et tous jugeront que
quelques traits énergiques qui auroient indiqué la jalousie
encore concentrée de Caïn , auroient pu valoir toutes ces
naïvetés.
Il semble qu'Alfieri auroit dû particulièrement réussir à
faire parler les esprits infernaux. Admirateur passionné du
Dante, qu'il étudia toute sa vie , il a traité sans doute avec
une sorte de prédilection des scènes qui lui offroient une ocsasion
si favorable de se rapprocher de son modèle. Cepen
474. MERCURE DE FRANCE ,
dant elles m'ont paru presque partout froides et diffuses , et
le dialogue y est souvent trop insignifiant même pour un
dialogue d'Opéra. En général , la poésie d'Alfieri paroît un
peu anti-lyrique. Le style qu'il s'est créé n'est pas sansdéfauts.
Il emploie souvent des inversions forcées, il retranche les articles
, il multiplie les ellypses ; en donnant à l'italien une
énergie presqu'inconnue jusqu'à lui, il lui a souvent fait
perdre la mollesse et la douceur qui en font la plus musicale
des langues modernes.
C'estdans les situations et dans les scènes vraiment tragiques ,
que le poète reprend tous ses avantages. Tout le cinquième
acte est dans ce genre , et ce n'est pas un des moins frappans
qu'il ait fait; je vais le rapporter en entier. Cette longue citationne
paroîtra pas déplacée , puisqu'il s'agit d'un ouvrage qui
sera probablement peu répandu en France , et que par conséquentbien
peu de nos lecteurs auront occasionde connoître
autrement que par cet extrait :
:
SCENA PRIMA.
Vieni , fellone ; vieni.
Pietà! Che feci?...
GAINO , ABÉLE.
CAINO.
ABÉLE.
Ofratel mio ,
CAINO.
Vieni : assai qui lungi
Dal desiato fiume spirerai
Il tuo vitale ultimo spirto.
Deh , fratello , mi ascolta.
ABELE.
Ah! m'odi :
CAINO.
1
No, quel bene
Che a me spettava , e ch' io non ebbi , no ,
Nè tu pur lo avrai. Perfido , mira ,
Mirati intorno ; il rio deserto è questo ,.
Donde fuggivi , edove me lasciavi :
Non vedran , no , gli ultimi sguardi tuoi
Quell' onda no, che in tuo sleal pensiero
Già varcata tenevi : in questa arena ,
Estinto quì , tu giacerai.
ABÉLE.
Ma, oh Dio !.
Perchè ciò mai ? spiegami almen tuoi detti :
Io non t'intendo : spiegati , e m' ascolta ;
Di me tu poscia a voglia tua fa strazio.
Ma pria m'ascolta, deh.
CAINO,
Favella!
DECEMBRE 1806, 475
SCÈNE PREMIERE.
CAIN , ABEL.
Viens , traître , viens .
CAIN.
ABEL.
Omon frère , grace ! Que t'ai-je fait ?
CAÏN.
Viens , tu rendras ton dernier soupir bien loinde ce fleuve que tu
cherchois .
ABEL.
Ah ! écoute-moi , mon frère , écoute-moi.
GAIN.
Non , ce bien qui m'appartenoit, et quejjeen'ai pusavoir, non, tune
l'auras pas nonplus. Perfide , regarde, regarde autour de toi; voilà le désert
funeste que tu fuyois, et où tu m'abandonnois . Non. tes derniers regards
ne verront pas cette onde que tu traversois déjà en idée. Tu mourras ici ,
étendu sur ce sable.
'abandonnois.
ABEL.
ODicu ! que t'ai -je fait ? Explique-toi , du moins; je ne t'entends pas
explique-toi , et m'e'écoute : tu m'immoleras après ,, si tu le veux ; mais , de
grace, écoute-moi .
Parle.
CAÏN.
476 MERCURE DE FRANCE ,
ABÉLE.
Dimmi ,
Inche ti offesi ? ... Oime ! ma come io posso
Parlare a te , finchè si torvo e fero
Sovra me star ? gonfio le nari e il collo ;
Fiamma e sangue gli sguardi ; il labro , il volto ,
Livido tutto ; e il tremito , che t' agita
E le ginocchia , e le braccia , e la testa !
Pietà,fratello : un po' ti acqueta : allenta
Dalle tue mani or le mie chiome alquanto ,
Sì ch' io respiri .
CAINO.
Abele , io mai creduto
Non ti avrei traditore.
ABÉLE.
Ed io nol sono.
:
E lo sa il padre ; e il sai tu pure.
CAINO.
Il padre !
Nol mi nomar : padre d' entrambi al pari ,
Egiusto, io'l tenni ; e m'ingannò.
ABÉLE.
Cheparli?
Puoi dubitar dell' amor suo ? tu appena
Da noi stamane dilleguato t'eri ,
Ch' ansio per te , di mortal doglia pregno ,
Il padre tosto dietro all' orme tue
Inviavami.....
CAINO
Il so, perfidi ; e prova
Orribil m' era , e indubitabil , questa ,
Delmal fratello e dei più iniquo padre .
Tutto so; cadde il velo: appienl'arcano
V' ha chi svelommi : in mio pensier son ferma
Ch'esser non debbi a costo mio tu mai
Felice , no.
ABÉLE.
Te , per quel Dio , ch' entrambi
Ci creò, ci mantenne, io tescongiuro ,
Fa ch' io t' intenda : in che mancai ? che arcano
Ti fu svelato ? oh Dio ! sovra il mio volto,
Negli occhi miei , ne' detti , nel contegno ,
Non ti si affaccia or l'innocenzia mia ?
Io felice , a tuo costo ? esser felice
Può Abéle mai , se tu nol sei ? Deh , visto
Mi avessi tu , quand' io stamane al fianco
Non ti trovai , destandomi ! oh qual pianto
Io ne faceva , e i genitori ! Intero
Qnindi il dì tutto ho consumato indarno
Affannoso cercandoti e chiamandoti ,
Nè ti trovando mai ; bench'io tua voce
Di tempo intempo mi sentissi innanzi ,
DECEMBRE 1806. 477
ABEL .
Dis-moi , quel est mon crime ? .... Mais, oh ciel , comment puis-je to
parler, quand tujettes sur moi ces regards farouches ! Les narines et les
veines gonflées ; la flamme et le sang dans les yeux; les lèvres et le visage
livide ; ce tremblement qui agite et tes genoux , et tes bras et ta tête....
Grace , mon frère. Calme-toi un peu ; laisse échapper mes cheveux ....
que je puisse respirer.
CAÏN.
Abel, je ne t'aurois jamais cru un perfide.
ABEL.
Je ne le suis pas : notre père le sait; tu le sais toi-même.
CAÏN.
Notrepère ! Ne m'en parle pas. J'ai cru qu'il nous voyoit tous deux avee
des yeux de père ; je l'ai cru juste ; il m'a trompé.
ABEL.
Que dis-tu ? Peux-tu douter de son amour ? Apeine ce matin nous avoistu
quitté, qu'inquiet sur ta vie, plein de craintes mortelles , notre père
m'envoyoit sur tes traces .....
CAÏN.
Je le sais , perfides que vous êtes : voilà la preuve horrible , indubitable ,
de la méchanceté de mon frère , de l'injustice plus odieuse de mon père. On
m'a révélé tout cet affreux secret. Mais j'y suis résolu : tu ne seras point
heureux à mon préjudice ; non , jamais.
ABEL.
Ah ! par ce Dieu qui nous a créés , qui nous conserve tous deux , je t'en
conjure,daigne m'entendre : quelle offense t'ai-je fait ? Quel secret t'a-t-on
révélé ? Oh Dieu ! ne vois-tu pas mon innocence sur mon visage , dans mes
yeux,dans mes paroles , dans mon maintien ? Moi, heureux à ton préjudice !
Abel peut-il être heureux , si tu ne l'es pas ? Ah ! que ne m'as-tu vu , lorsqu'àmon
réveil je ne t'ai pas trouvé à mes côtés ! Que de pleurs j'ai versés
avec nos parens ! Dévoré d'inquiétude , j'ai employé tout le jour à te chercher,
àt'appeler en vain
jusqu'aux bords du fleuve , dont j'ai
aremblé qu'en nageur robuste tu n'eusses franchi les vastes ondes.....
478 MERCURE DE FRANCE ,
Che rispondealontana : ed io più sempre
Mi venia dilungando seguitandoti
Fin là sul fiume; oltre le cui largh' onde
Tremai che tu , qual nuotator robusto,
Varcato fossi ....
CAINO.
Edi quel fiume ardisci ,
Tu temerario , a me muover parola ?
Tremasti , il credo , che varcatol' io ,
Tolta fosse in eterno a te la speme
Di mai varcarlo tu. Col vero , il falso
Mescere anch' osi ? e che di là mia voce
Ti rispondesse , assévri ? Ma omai giunto
È il find'ogni arte iniqua : invan miei passi
Antivenir quivi tentasti : in tempo.
Ti soprarrivo, il vedi : or, non che il fiume,
Del Ciel pur l'aure non vedrai più mai.
Ch' io t' annichili ; prostrati.
ABÉLE.
Lamarra,
Trattieni ,deh ! non mi percuoter : vedi ,
Io mi ti prostro , e tue ginocchia abbraccio.
Deh , la marra trattieni. Odimi : il suone
Di questa voce mia , colà pe' campi ,
Tante volte acquetavati , quand' eri
Orconledurezolle,or con le agnelle
Forte adirato , ma non mai quant' ora .
Fratello del cor mio.....
CAINO.
Più nol ti sono .
ABÉLE.
Ma tel son io pur sempre : e il sei tu pure :
Confido in te , sono innocente : io'l giuro
Pe' genitori entrambi ; io mai non seppi ,
Nulla mai , di quel fiume; e nulla intendo
Or delle accuse tue .
CAINO .
Malizia tanta ,
Doppiezza tanta , in sì recente etade?
Ah! di più rabbia il finger tuo m'infiamma;
Vil mentitore ...
ABÉLE.
Il tuo Abél , mentitore !
CAINO.-
Muori.
ABÉLE.
Abbracciami pria .
CAINO .
Ti abborro .
ABÉLE.
Ed io
T' amo ancora. Percuotimi , se il vuoi;
Io non résisto , vedi ; ma nol merto .
DECEMBRE 1806 . 479
CAIN.
Et tu oses , téméraire , me parler de ce fleuve ? Tu as tremblé, je le crois ,
que je ne l'cusse passé. Tu as craint de perdre l'espoir de le passer jamais
toi-même.
Mais tu t'es flatté en vain d'y arriver avant
moi. Je te préviens à temps , tu le vois. Non-seulement le fleuve , le jour
même est perdu pour toi. Meurs, il en est temps.
: ABEL.
Retiens tes coups , ne'me frappe pas : vois , je me jette à tes pieds , j'embrasse
tes genoux.Ah ! retiens ton bras. Ecoute-moi. Le son de ma voix
t'appaisa si souvent dans nos campagnes quand tu étois irrité , tantôt contre
les stériles sillons , tantôt contre mes-agneaux; mais jamais tu ne le fus
comme aujourd'hui . Frère chéri ....
Je ne suis plus ton frère.
GAIN.
ABEL.
Je suis toujours le tien ; et toi-même tu es encore mon frère : j'ai
confiance en toi ; je suis innocent. Je le jure par les auteurs de nosours :
je n'ai jamais rien su de ce fleuve; je ne comprends rien à tes reproches.
CAÏN.
Tantdemalice, tant de duplicité dans unage si tendre!! Ah ! ta fausseté
redouble encore ma rage ; vil menteur....
ABEL.
Ton Abel un menteur!
GAÏN.
Meurs.
ABEL.
Embrasse-moi auparavant .
CAIN.
Je t'abhorre ,
ABEL.
je t'aime encore. Frappe-moi , si tu veux. Etmoi Jene résistepas, tu le
vois; mais je ne le mérite pas.
480 MERCURE DE FRANCE ,
CAINO.
Eppur , quel pianto suo; quel giovenile
Suo candor , che par vero , e il dolce usato
Suon di sua voce , a me fa forza : il braccio
Cademi , e l'ira. Ma , il mio ben per sempre ,
Stolta pietade or mel torria? ... Me lasso!
Che risolvo ? che fo ?
ABÉLE.
Fra te , che parli?
6
Ame ti volgi : mirami : tu indarno
Ora il viso mi ascondi : infra le atroci
Orride smanie tue , sì , balenommi
Dall' umido tuo cigli un breve raggio
D'amor fraterno e di pietà. Ti prenda
Dehpietà , sì , della mia giovinezza ,
Edi te stesso. Oh ! credi tu , che Iddio
Poscia mai più nè i preghi tuoi , nè i doni,
Gradir vorrà , se del fraterno sangue
Tinto ei ti vede ? E la misera nostra
Ottima madre , che d'entrambi i figli
Orbacosi faresti? perchè , al certo ;
Ucciso me , non ardiresti ad essa
Innanzi mai , mai più , venirle. Ah , pensa
Qual , senza noi , vivria quella infelice :
Pensa.....
CAINO.
Ah, Fratello! il cor mi squarci a brani :
Sorgi omai , sorgi : io ti perdono : in questo
Abbraccio..... Ma , che fo ? che dissi ? Iniquo,
Prestigio sono i pianti tuoi : non dubbio
É il tradimento tuo; perdon non merti;
Nè ti perdono io , no.
ABÉLES
Cheveggo ? or crudo
Già più di pria ritorni ?
CAINO.
Io , si , ritorno
Qual teco deggio. Or , sia che vuol ; quel bene
<<Si nieghi a me , pur che a costui si nieghi .>>
Non più perdon , pietà non più ; non havvi
Più , ne fratel , nè genitor, nè madre.
Giàd'atro sangue l'occhio mi si offusca ;
Unmostro io scorgo ai piedi miei. Va , muori.
Chi mi rattiene? ... Chi mi spinge il braccio ? ..
Qual voce tuona ?
ABÉLE.
Iddio ci vede.
CAINO.
Iddio ?
Parvemi udirlo : ed or , vederlo parmi ,
Perseguirmi , terribile:già in lato
Veggopiombante sul mio capo reo
Questamiastessa insanguinata marra!
A
DEPT
33 5.
DECEMBRE 1806.
CAÏN.
Etcependant ses pleurs , sa jeune candeur, qui paroît sincère , et le son
de sa voix si long-temps doux à mon oreille , maîtrisent macolère , et mom
bras tombe avec elle .- Mais quoi ! une folle pitié me raviroit mon bien
pour toujours ? .... Malheureux ! que résoudre ? Que faire ?
ABEL.
Quedis-tuen toi-même? Tourne-toi vers moi ; regarde-moi . En vain từ
me caches ton visage : oui , au milien de tes affreux transports , j'ai vu
briller dans tes yeux humides un rayon fugitif d'amour fraternel et de
pitié.Ah, oui ! prends pitié de ma jeunesse etde toi-même. Quoi ! penses-tu
queDicu veuille jamais agrééer tes prières et tes dons , s'il te voit teint dn
sang de ton frère ? Et notre malheureuse , notre excellente mère , que ta
priverois ainsi de ses deux fils; car, sans doute , moi tué , tu n'oserois
jamais , non jamais , retourner vers elle. Ah ! pense combien , sans nous ,
elle vivroit malheureuse ; pense....
GAIN.
Ah, monfrere! tư déchires mon coeur. Lève-toi , c'en est fait, lève-toi .
Je te pardonne. Dans cet embrassement.... Mais , que fais-je ? Que dis-je ?
Perfide , tes pleurs sont un prestige ; ta trahison est certaine; tune mérites
pasde pardon; non , je ne te pardonne pas .
ABEL.
Que vois-je ? Ta colère renaît encore plus cruelle ?
1
CAÏN .
Oui, je redeviens tel queje dois étre avec toi.Oui , le sort en est jeté. Que
je perde ce bienprécieux , pourvu que tu le perdes aussi.-Plus de pardon ,
plus de pitié; plus de frère ; plus de parens . Déjà un voile sanglant
s'étend sur mavue; je vois un monstre à mes pieds. Allons , meurs. Qui
me retient ?.... Qui me poussé le bras ?..., Quelle voix atonné?
Dieunous voits
ABEL.
CAÏN.
Dieu ? Je crois l'entendre; je crois le voir : terrible , il me poursuit....
Déjà je vois ma bêche ensanglantée rétomber sur moi.
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
1.
ABÉLE .
É fuor di senno ; affato. Oh vista ! Io tremo ....
Da capo a piè ....
CAINO .
Prendi tu , Abéle , prendi
Tu questa marra ; e ad ambe man percuoti
Sovra il mio capo tu. Che tardi ? or mira
Niuna difesa io fo : ratto , mi uccidi :
Uccidi me ; dal mio furor che riede ,
In altra guisa non puoi tu sottrarti :
Te ne scongiuro ; affrettati.
come
ABÉLE .
Che ascolto?
Ch' io te percuota ? e perchèmai , s' io t'amo
Pur pria? Deh, calmati; rientra ,
In te rientra : andianne uniti al padre :
Egli t'attende....
CAINO.
Il padre ? al padre andarne
Io teco ? or sì , t'intendo : appien tradito
Ti sei tu stesso. Al sol suo nome , in petto
Tutto , e più fero , il mio furor rinasce.
Muori una volta , muori .
ABÉLE.
Oimè ! ..... mi sento
Mancare.... Oh madre mia ! ....
CAIN O.
Che feci? il sangue
Mi zampillò sul volto ! ei cade ; ei sviene ...
Ahi vista ! .. : . Ove mi ascondo ? .... Oh ciel , che feci !
Dalla mia man , dagli occhi miei .... Che ascolto ?
Oime ! gia gia la rimbourbante voce
Empia marra , per sempre in bando vanne
D'Iddio mi chiama.... Ove fuggir ? là rugge
L'ira atroce del padre.... Quà i singulti
Del fratel moribondo ... Ove celarmi ?
Fuggasi.
SCENA SECONDA .
ABÉLE , POI ADAMO .
ABÉLE .
Ahi fera doglia ! ... Oh , come scorre
Il mio sangue ! ...
ADAMO.
Già omai verso l'occaso
Rapido inchina il Sole , ed io per anco
Pur non li trovo ! Abbiamo intero il giorno
Eva ed io consumato in rintracciarli ,
E nulla n'è ... Ma questa, ecco si , questa
L'orma è d'Abéle : seguasi .
ABÉLE .
Oimè misero ! ...
Chi mi soccorre ? .... Oh madre mia ! ...
::
DECEMBRE 1806. 483
ABEL.
I a perdu la raison. Quel spectacle ! Je tremble.... Je frissonne....
CAÏN.
Abel, prends , prends cette bêchê; fais-là tomber à deux mains sur ma
tête. Que tardes-tu ? Regarde , je ne fais aucune défense. Il en est temps ,
tue-moi ; tue-moi : tu ne peux te soustraire autrement à ma fureur qui
renaît . Je t'en conjure , hate-toi.
ABEL.
Qu'entends-je ? Que je te frappe ? Et pourquoi donc , si je t'aime comme
auparavant ? Alious , calme-toi. Rentre , rentre en toi-même. Allons tous
deux vers mon père : if t'attend....
CAÏN.
Mon père ? Moi aller vers mon père avec toi ? Oui , je t'entends . Tu t'es
trahi toi-même. A son nom seul ma fureur renaît dans mon sein et se
rallume plus terrible. Meurs enfin , meurs .
ABEL.
Dieu ! ... je meurs.... O ma mère ! ....
CAÏN .
(Il lefrappe.)
Qu'ai-je fait ? Son sang a rejailli sur mon visage . Il tombe ; il s'évanouit....
Oh spectacle affreux ! ... Où me cacher ? ... Oh eiel , qu'ai-je
fait ? ... Bèche impie , va pour jamais loin de ma main , loin de mes yeux ...
Qu'entends -je ? Oh cicl ! déjà , déjà la voix de Dieu retentit et m'appelle....
Où fuir ? Là , tonne la colère terrible de mon père .... ici , les dernièrs sanglots
de mon frère expirant .... Ou me cacher ? Fuyons.
SCENE SECONDE.
(Ilfuit. )
ABEL ( mourant) , ensuite ADAM .
ABEL ,
douleur ! Oh , comme mon sang s'échappe à grands flots !
ADAM.
1.
Déjà le soleil se précipite vers le couchant , et je ne les trouve pas encore.
Nous avons employé tout le jour, Eve et moi , à chercher leurs traces , et
rien jusqu'ici .... Mais voici , qui voici les pas d'Abel : suivons-les.
ABEL.
(Il s'avance.)
Malheureux ! ... Qui me secourra ? ... Ma mère !
Hh
484 MERCURE DE FRANCE ,
ADAMO.
Che sento!
Singhiozzi umani ! .... e par pianto di Abéle....
Oh ciel ! che veggo io là ? di sangue un rivo ? ...
Eun corpo , oimè , più oltre giace? .... Abéle?
Ofigliomio , tu qui? .... sovra il tuo corpo
Ch' io spiri almen l' ultimo fiato!
ABÉLE.
Ohvoee! ....
Parmi del padre.... Oh ! sei tu desso ? ... il mio
Occhio si appanna , e mal discerno .... Ah , dimmi ,
Ancor vedrò .... la .... dolce madre ? ....
ADAMO.
Oh figlio! ....
Oh giorno! .... Oh vista! .... Oh , qual profonda e vasta
Piaga spaccò quest' innocente capo !
Ah , rimedio non havvi . Ma un tal colpo
Chi dietti , o figlio ? e qual fu l' arme ? .... Oh cielo !
Vegg' io, ben veggio di Cain la marra
Làgiacer sanguinosa ? .... Oh duolo ! Oh rabbia !
Efia possibil ciò ? Cain ti uccise?
Il fratello , il fratello ? Armarmi io stesso ,
To stesso vo' dell' arme tua ; trovarti ,
E truccidarti di mia mano . O giusto
Onnipossente Iddio , tu un tal misfatto
Vedesti , e il soffri ? e l'uccisor respira ?
Dove , dov'è l'infame ? E tu non festi ,
Sommo Iddio , sotto i piè di cotal mostro
Spalancarsi in voragine tremenda
Ladura terra ad ingorjarlo ? Ah , dunque ,
Ah sì, tu vuoi che per mia manpunito
Siaquel delitto inemendabil : dunque
Di quel fellon le sanguinose tracce
Tu vuoi ch' io segua : eccolé appunto : avrai ,
Empio Cain, da me la morte ... Oh Dio !
Maquesto io lascio ancor spirante ...
ABÉLE.
Ohpadre.....
Riedi a me , riedi ... Se il potrò , ... dirotti ...
ADAMO.
Figlio , ma come a te Caino ? ...
ABÉLE.
Egli ... era ...
Fuor di se : ... non era egli ... Anch' ei t' è figlio ...
Perdonagli , ... com' io ...
ADAMO.
Tu mi sei figlio,
Tu solo. Oh sensi ! Oh pietà vera ! Oh Abele !
Imagin mia; mio tutto ... Or , come mai
i
Potea quel crudo ? ...
ABÉLE.
Padre; ah ... dimmi ... il vero ;
Disegnavi tu mai ... torre ... a Caino , ...
Edare ... a me , ... qualche grand ben,.... che stesse
Oltre... il fiume ? ...
DECEMBRE 1806. 485
1
ADAM.
Qu'entends-je ? des gémissemens humains ! ... Et je crois reconnoître
la voix plaintive d'Abel ... O ciel ! que vois-je là? Un ruisseau de sang..
Dieu ! etplus loin un corps étendu.... Abel ! Omon fils , est-ce toi ? ...
Ah ! que je recueille au moins ton dernier soupir.
ABBL .
Quelle voix ! ... Je crois reconnoître mon père.... Est-ce toi ? .... Mes
yeux s'obscurcissent, et je distingue mal .... Ah! ... dis-moi .... verrai-je
encore.... ma.... tendre mère ?...
ADAM.
Omonfils ! spectacle horrible , jouraffreux !Dieu ! quelle large etprofonde
blessure a ouvert cette tête innocente ! Ah!
il n'y a pas de remède; mais
qui t'a porté ce coup terrible ? O mon fils ! quelles armes !.... O ciel ! je
vois : oui , je vois là la bêche de Caïn toute sanglante ! ..... O douleur !
rage ! Est-il bien possible ? Caïn t'a tué? Uu frère ! son frère ! Je veux
m'armer moi-même de ton arme fatale ; je veux te trouver , te frapperde
ma propre main. O Dieu juste et puissaut ! tu as vu un tel forfait , et tu
l'as souffert ? et le meurtrier respire ! Où est-il ? où est-il l'infame ? Dieu
souverain , et tu n'as pas ouvert la terre sous les pieds de ce monstre ? Ah !
tu veux donc , oui , tu veux que ce crime horrible soit puni parma main !
tu veux que je suive les pas ensanglantés de l'assassin ! Les voilà : oui , je
les reconnois. Fils impie , tu mourras de ma main!...... O Dieu ! mais
je laisse ce malheureux respirant encore.......
EL.
Omonpère ! reviens à moi...... reviens. Sije peux , je te dira.......
ADAM.
Mon fils ; mais comment Caïn a-t-il sur toi ?......
ABEL .
Il étoit hors de lui..... il n'étoit plus lui-même...... il est aussi ton fils ....
pardonne-lui comme moi......
ADAM.
Toi seul es mon fils. O véritable piété ! ô Abel ! mon image ! mon
tout ! ..... Mais comment ce cruel a-t-il pu? .....
ABEL.
Mon père . Ah ! dis-moi la vérité..... Avois-tu dessein d'ſter à Caïn......
de me donner..... quelque grand bien...... au-delà du fleuve?
/
486 MERCURE DE FRANCE ,
1
ADAMO.
Oh! che dici ! un figlio solo
Teneva io sempre in ambi voi .
ABÉLE .
Dunqu'era ...
Ingannato Cain ; ... che ciò ... più volte ...
Pien di furor ... diceami ... Fu questa ...
La cagion sola : ... Un fier ... contrasto lungo ...
Ebbe in se stesso... pria; ma ... poscia ... vinto ,
Mi percosse ... e fuggissi
- Omai ... mi manca ,....
Padre , ... la lena ... Abbracciami ...
ADAMO .
Egli muore ...
Oh Dio ! ... Cesso .- Misero padre ! Oh come
Quell' estremo singulto a un tempo tronca
Gli ha la voce e la vita ! - Eccoti dunque ,
Fera Morte terribile , che figlia
Sei del trasgresso mio ! Spietata Morte ,
A' colpi tuoi dovea soggiacer primo
Un innocente giovinetto mai ?
Me , me ferire , e me primier , me solo ,
Dovevi tu ... - Che fo , senza i miei figli ? ...
E quest' amato estinto corpo , ad Eva
Come il potrò nasconder io ? Tacerlo ?
Invano : eppur , come gliel narro ? E dove ,
Dove riporre il caro Abele ? Oh Dio !
Come da lui staccarmi ? - Ma , che miro !
Venir ver me con gli stanchi suoi passi
Eva da lungi! ah ! d' aspettarmi pure
Oltre la selva ella promise... Ahi lasso !-
Ma s' incontri , e rattengási ; a tal vista
Morte assalirla a un tratto puote.... Io tremo .
Ah , già veduto ell' hammi , e più si affretta...
:
SCENA ULTIMA.
EVA , E ADAMO .
ADAMO.
Perchè venisti , o Donna ? or , non ti lice
Qui più inoltrarti : riedi ; ah , tosto riedi
Alla Capanna nostro , ivi tra breve
Raggiungerotti.
EVA .
Oh ciel ! che veggo ? in volto.
Qual ti sta nuovo orribil turbamento ?
:
Ritrovati non gli hai ?
ADAMO.
No : ma , benpresto...
Dch , torna tu su l' erme tue frattanto...
EVA .
Ch' io ti lasci ? .. E i miei figli , ove son dunque ?
Ma , che miro ? macchiata è la tua veste
Difresco sangue ? e a hai le man pur tinte ?.
DECEMBRE 1806. 487
ADAM.
Que dis- tu ? je n'avois qu'un fils en vous deux.
ABEL.
Caïn étoit done trompé ! .... plein de fureur , il me l'a reproché plusieurs
fois ...... et c'étoit la seule cause ..... Il a soutenu d'abord un long combat
contre lui-même...... mais ensuite..... vaincu ..... il m'a frappé .... et il s'est
enfui......- Hélas ! mon père , j'expire ..... Embrasse-moi......
1
ADAM.
Il meurt..... O Dieu ! il n'est plus ! - Malheureux père ! comme ce dernier
soupir lui a coupé à la fois la parole et la vie ! - Te voilà done , mort
terrible , fruit funeste de ma désobéissance ! mort impitoyable ! devois-tu
étendre tes premiers coups sur cet innocent enfant ? C'étoit moi le premier
, c'étoit moi seul que tu devois frapper. Que devenir sans mes
fils ? Et ce corps inanimé , comment pourrai - je le cacher à Eve , lui
taire son malheur ? Jele voudrois en vain ; et comment le lui raconter ?
et où déposer mon cher Abel ? O ciel ! comment m'en détacher ? Mais que
vois -je ! c'est Eve qui se traîne vers moi accablée de fatigue. Ah ! elle avoit
pourtantpromis de m'attendre au-delàde la forêt .... Malheureux ! courons
àsa rencontre , et retenons-là : elle pourroit expirer à cette vuc ..... Je
tremble. Ah ! déjà elle m'a vu , et elle précipite samarche,
SCENE DERNIÈRE..
ÉVE , ADAM , il court à sa rencontre .
ÉVE.
Pourquoi viens- tu ? Tu ne peux aller plus avant ? Retourne : retourne
promptement à notre cabane ; je t'y rejoindrai bientôt.
ÉVE.
Ciel ! que vois-je ! quel trouble horrible sur ton visage ! Ne les as-tu pas
retrouvés ?
ADAM.
Non : mais bientôt..... Retourne donc sur tes pas , enm'attendant.
ÉVE.
Que je te laisse ! et mes enfans où sont- ils done ? Mais que vois-je ! des
taches récentes de sang sur tes vêtemens ! tes mains en sont teintes aussi !
Hélas ! qu'est- il donc arrivé, cher époux ? Cependant tu n'as pas de
488 MERCURE DE FRANCE ,
Qimè ! che fu dolce mio Adamo ? eppure
Piaganon hai nel corpo tuo ... Ma , quale ,
Qual veggo io là sangue sul suolo ? e presso
Starvi la marra di Caino ? ... e quella ,
Anco èdi sangue intrisa ? ... Ah , lascia ; io voglio ,
Voglio inoltrarmi io là; veder...
ADAMO.
No; pregoti...
EVA.
Invano...
ADAMO.
Eva , t'arresta : a patto niuno
Inoltrar non ti lascio.
EVA.
Madagli occhi
..
1
Ate ,malgrado tuo , prorompe un fiume
Di lagrime! .. Verdene , ad ogni costo,
Vo' lacagione... Ah,ben vid' io; ... làgiace
Il mioAbele... me misera ! ... La maria...
Ilsangue... Intendo....
ADAMO.
Ah! nonabbiam più figli.
EVA.
Abel , mia vita... Il rattenermi è vano ,
È vano omai... Ch' io ancor ti abbracci ,Abéle,
ADAMO.
Rattenerla , è impossibile : al materno
Dolore immenso un qualche sfogo...
EVA.
E l' uccisor , Dio nol puniva?
Adamo
ADAMO.
Indarno,
EmpiaCain,fuggisti; e da me indarno
Ti celerai. Percuoterà il tuo orecchio
(Sii pur da me quanto più il puoi tu lungi)
Di mie minacce il rimbombar tremendo ,
E farà il cor tremarti .
EVA.
Abéle , Abele ...
'Ah ! più uon m'ode ... - Un traditor , tel dissi ,
Untraditor tra ciglio e ciglio ognora
Jo vedeva inCaino.
ADAMO.
In terra mai
Non troverà quel traditór , nè pace
Nè sicurtà , nèasile.-Or , maledetta
Sii tu,Cain, da Dio , come dal padre.
DECEMBRE 1806. 489
Je vois
veux
blessure ! ...... Mais quel est doncice sang dont laterre est rougie?
auprès la bêche de Caïn ! le sang l'a souillée aussi.Ah ! laisse-moi; je
aller là ; je veux voir.
ADAM.
Non ; je t'en supplie......
C'est en vain.
ADAM.
Eve , arrête . Je ne consentirai jamais à te laisser avancer.
ÉVE
Mais de tes yeux s'échappe , malgré toi , un ruisseau de larmes ! Quoi
qu'il m'en coûte , j'en veux voir la cause..... Ah ! j'ai trop vu..... Là est
tendu mon Abel ! .... Malheureux ! .... la bêche ! .... le sang !... je comprends
tout ! .......
ADAM.
Ah ! nous n'avons plus de fils.
ÉVE.
Abel! ma vie ! ..... C'est trop me retenir..... que je t'embrasse encore ,
Abel !
ADAM.
Il n'est plus possible de l'arrêter : laissons-la épancher sa douleur maternelle.
ÉVE.
Adam ! et l'assassin , Dieu ne l'a pas puni ?
ADAM.
Impie Caïn ! c'est en vain que tu m'as fui ! en vain tu te cacheras !
Quelqu'éloignée que soit ta retraite , mes menaces retentiront à ton
oreille effrayée , et ton coeur sera glacé d'effroi.
ÉVE.
Abel ! Abel ! .... Il ne m'entend plus ! .... Je te l'avois bien dit : je voyois
un signe sanglant sur le front de Ĉaïn ! j'y voyois un assassin !
ADAM.
Cet assassin ne trouvera plus sur la terre , ni paix , ni sûreté , ni asile.
O Caïn ! sois maudit de Dieu comme tu l'es de ton père ! Toujours tremblant
, cache-toi dans les cavernes comme une bête farouche! que quelques
glands amers soient ta pénible et incertaine nourriture ! que le fiel se mele
490 MERCURE DE FRANCE ,
!
Tremante sempre , infra caverne , a guisa
D'irsuta belva , asconditi : di vili
Amare e poche ghiande abbiti incerto
Stentato vitto ; e il rio ti mesca fiele :
Crudi rimorsi , il cor ti strazin sempre :
Siati il Sole odioso ; orride larve
Ia spaventevol notte ti appresenti .
Cosi strascina i tuoi giorni infelici
In longa morte. - Onnipossente Iddio;
Tu , s'egli è giusto l'imprescar ch'io feci ,
Tu l'avvalora, coll' eterno assenso !
LA VOCE D'IDDIO .
Uom, lasciato a te stesso , ecco qual sei .
Ma bevutto ha la terra il sangue primo;
E udito ha il Cielo i vostri giusti oméi :
Cain fia tratto d' ogni orrore all' imo ,
Feroce esemplo spaventoso ai rei .
Sfogato il pianto, dal terrestre limo
Voi gli occhi ergete al Creator , che vuole
Novella darvi e più feliceprole.
EVA.
Onnipotente Iddio , rendimi Abéle ,
BReennddiimmii AAbbeélle ...
ADAMO.
Donna, il pianger lice ,
Non il dolersi . Iddio parlò : si adori .
EVA .
Taccio , e l'adoro , in sul mio Abél prostrata.
DECEMBRE 1806 . 491
(
au ruissean où tu étancheras ta soif ! que les cruels remords habitent toujours
dans ton coeur ! que le soleil te soit odieux ! que la nuit te présente
d'épouvantables fantômes ! traîne ainsi tes jours malheureux dans une
longue mort !- Dieu tout-puissant ! si cette imprécation est juste , confirme-
la par ton éternelle assentiment !
LA VOIX DE DIEU , précédée et suivie d'éclairs et de tonnerres .
Homme , voilà ce que tu es abandonné à toi- même ; mais la terre a bu le
premier sang , et le ciel a entendu vos justes lamentations . Caïn sera précipité
dans l'abyme du malheur , exemple effrayant pour les coupables . -
Après nn libre cours laissé à vos pleurs , du sein de la poussière , élevez les
yeux vers le Créateur , qui veut vous donner une postérité nouvelle et plus
hheeuurreeuse.
ÉVE.
Dieu tout-puissant ! rends-moi Abel ! rends-moi Abel !
ADAM.
Femme , la plainte nous est permise , mais non le murmure. Dieu a
parlé : adorons ses décrets .
ÉVE.
Je me tais , et j'adore , prosternée sur mon cher Abel......
On pourroit faire quelques observations critiques sur la première
scène : on pourroit dire que la fureur de Caïn, une fois
apaisée , ne devroit pas se raliumer sans un nouveau motif;
mais il faut se rappeler que ce malheureux, dévoré des poisons
de l'envie , n'a plus sa raison : il ressemble à Oreste , livré aux
furies qui , malgré lui , le poussent au meurtre. Cette conception
que j'ai blâmée , étant admise , on doit admirer les traits
vraiment tragiques qui peignent cet égarement. Les autres
scènes n'offrent plus qu'à louer. Elles font regretter qu'Alfieri
ait perdu tant de talent sur un fond essentiellement vicieux.
S'il eût voulu choisir la Mort d'Abel pour le sujet d'une
tragédie régulière , on peut croire , d'après ce qu'on vientde
lire, qu'il en eût fait l'un de ses meilleurs ouvrages. J'achèverai,
dans le prochain numéro , l'examen des OOEuvres posthumes
d'Alfieri .
C.
492 MERCURE DE FRANCE,
L'Art de connoître les Hommes par la physionomie; par
Gaspard Lavater. Nouvelle édition , etc. , etc. , etc. Huit
vol . in-8°, et huit vol . in-4 ° . ( C'est par erreur qu'on avoit
annoncé, dans le premier extrait , qu'il y auroit douze
volumes. )
( II Extrait. Voyez le N° CCXLIX. )
«Ces hommes cherchent la pensée dans le jeu
>> des organes qu'ils soumettent à leurs dissec-
» tions , et ils croient connoître le maître , parce
>> qu'ils ont , dans l'antichambre , interrogé les
>>> valets . >> DE BONALD .
Avec une raison plus ferme et une imagination mieux
réglée , Lavater n'auroit pas employé trente années de sa vie
à mesurer des yeux , des nez , des bouches et des oreilles.- II
auroit vu , comme tout le monde , que le visage de l'homme
est le miroir de l'ame; mais en même-temps il auroit reconnu
qu'on n'enseigne pas plus à voir sur cette glace ce qui se passe
derrière, qu'on n'apprend à boire, à manger, et à respirer. Le
Jangage muet des figures se comprend sans étude scholastique.
C'est la langue universelle des hommes entre eux, des animaux
dans leurs rapports mutuels , ou dans leurs relations
avec l'homme. Il n'y a pas d'animal , vivant dans notre société,
qui ne voie sur la face de l'homme , ou dans son geste , le
signe éclatant de son autorité , et qui ne se soumette à l'impression
qu'il en reçoit. Il n'y a pas d'homme qui ne découvre
sur le masque des bêtes l'infériorité de leur nature , et qui
n'agisse d'une manière conforme au sentiment qu'il éprouve
à leur aspect. Personne n'a jamais confondu dans son semblable
l'air de la bienveillance avec les traits de la colère;
et l'analyse physiognomonique des signes par lesquels ces
dispositions opposées se caractérisent et se décèlent , a toujours
été inutile pour établir notre sentiment. Ce n'est pas
par raison que nous préjugeons le caractère ou les passions
de ceux dont nous apercevons le visage ; c'est par une faculté
ivolont aire qui nous est aussi naturelle que celle de voir la
1,mière quand nous ouvrons les yeux en plein midi. Toute
I'erreur de Lavater consiste donc à vouloir nous faire agir
par raison dans un état où le sentiment seul peut être écouté.
C'est proprement demander que l'homme ne soit pas ce qu'il
est. Cet observateur a beaucoup trop écrit pour établir la
DECEMBRE 1806. 493
vérité de sa science ; et M. Moreau (de la Sarthe ), son commentateur
plutôt que son disciple, nous promet encore une
surabondance d'explications , de notes et de supplémens qui
ne nous laisseront pas même la liberté de former un desir.
Les deux premières livraisons de l'ouvrage , sur lesquelles nous
nous sommes permis quelques réflexions , ontété suivies de plusieurs
autres qui forment maintenant le premier, le second et
les deux tiers du troisième volume de son édition. L'Introduction
seule complète le premier tome , avec le Discours
préliminaire , auquel on a cru devoir ajouter une très-longue
Notice sur Lavater. Nous avons rendu compte du Discours
préliminaire et de l'Introduction : nous dirons un mot de la
Notice qui les précède , et nous tâcherons ensuite de donner
ànos lecteurs une idée suffisante des Principes de physiognomonie
qui les suivent.
Lavater, ministre protestant à Zurich , étoit notre contemporain,
et il auroit pu l'être encore long-temps s'il n'avoit
rencontré , dans les troubles de sa patrie , une mort prématurée,
qui l'enleva le second jour du dix-neuvième siècle ,
dans la cinquante-neuvième année de son âge. M. Moreau
insinue, on ne sait pourquoi , qu'il a été assassiné de dessein
prémédité ; mais on a dit, dans le temps, que le coup de
fusil qui l'avoit frappé dans la rue étoit parti de la main
d'un soldat ivre ou brutal, auquel il venoit de parler familièrement.
Dans les mouvemens révolutionnaires , ces actes
de férocité froide et cruelle sont encore plus communs que
les noirs complots d'un ennemi particulier. Le fanatisme politique
immole à lui seul plus de victimes dans un jour que la
haine et l'envie n'en sacrifient dans tout un siècle . Le ministre
mourut comme il avoit toujours vécu , dans les sentimens
d'une douce piété , d'une patience et d'une charité inaltérables
, laissant , dit fort bien M. Moreau , un beau chapitre
aux annales de la vertu , un autre chapitre , un peu long , à
l'histoire des erreurs de l'esprit humain, et quelques pages
aux archives des sciences et de la philosophie.
On sera peut-être surpris qu'après cet aveu le médecin
français , qui sait aussi bien qu'un autre ce que c'est que la
vertu , compare le religieux Suisse au philosophe Diderot , et
qu'il prétende trouver dans les traits de l'un et de l'autre
une sorte de similitude qui démontre la ressemblance de leur
ame. Or, il est bon de savoir que le visage de Diderot ressemble
à celui de Lavater comme la lune ressemble au soleil .
Le portrait du ministre est animé par le feu de l'amourdivin,
et celui de l'athée est glacé par le froid de l'égoïsme. Cela
doit être ainsi , puisque , s'il en étoit autrement, la physicgnomonie
seroit en défaut. Il est vrai que cette différence se
494 MERCURE DE FRANCE ,
reconnoît sans le secours de la physiognomonie. M. Moreau
fait remarquer la longueur de la lèvre supérieure de Lavater
comme un signe de crédulité qui ne se retrouve pas , dit-il ,
sur le visage de Diderot. Il est certain que les deux figures ne
se ressemblent pas plus dans cette partie que dans tout le
reste ; mais qui peut savoir si la crédulité qui affirme , produit
au-dessous des narines un autre effet que la crédulité qui
nie ? L'une et l'autre ne peuvent- elles pas , à notre insu ,
nous jeter également dans l'erreur ? Qui peut se flatter d'avoir
calculé toutes les absurdités auxquelles Diderot croyoit , ou
prétendoit croire ? Si ce calcul avoit pu être fait , sa crédulité
, qui étoit en opposition avec celle de tous les hommes ,
auroit pu se trouver la plus dépourvue d'appui , la plus niaise ,
et , par conséquent , la plus étendue de toutes , puisqu'elle
ne se seroit point arrêtée aux choses établies par une raison
éclairée, ni à celles qui sont fondées sur le témoignage des
hommes. Il ne faut pas croire cependant que la physiognomonie
auroit été embarrassée de se voir ici en contradiction avec
elle-même ; elle auroit bien su découvrir dans quelqu'autre
eoin de la face du philosophe le signe de la crédulité négative
: d'ailleurs , dans cette science sublime , les mêmes signes
expriment presque toujours des dispositions d'esprit toutes
différentes ; et des traits absolument opposés , au contraire ,
comme dans Lavater et Diderot , manquent rarement d'indiquer
des passions semblables : il n'y a que manière de voir les
choses. Ily a toujours sur la peau un linéament imperceptible
auquel il est permis de faire signifier tout ce qu'on veut. Lors
donc que nous avons insinué que la figure du théologien et
celle du philosophe ne se ressembloient en aucune manière ,
cela veut dire seulement qu'à la vue du physionomiste , et
prises dans leur ensemble , elles paroissent ainsi ; ce qui n'empêche
pas qu'en les déchiquetant, et en comparant tous les
atomes qui les composent , la physiognomonie ne puisse les
trouver parfaitement semblables. Il seroit inutile de relever
tous les autres rapprochemens qu'on a voulu faire du ministre
protestant avec M. Bernardin-de-Saint-Pierre et avec l'illustre
archevêque de Cambrai. Lorsqu'on se contente des plus foibles
similitudes , on peut établir des comparaisons entre tous les
hommes. Il y en a une qu'on auroit pu faire et qu'on a évitée
avec soin dans le parallèle du pasteur de Zurich et du solitaire
de Montmorenci. Tous les deux sont venus trop tard pour
exercer leur esprit ardent et avide de renommée. Ne trouvant
riendans le champ de la vérité qui ne fût exploité depuis
long-temps , tous les deux ont promené leur imagination
active dans le vague des spéculations hasardées : ils ont produit
chacun un traité admirable , à quelques égards, en théorie ,
DECEMBRE 1806 . 495
mais inadmissible dans la pratique. Ils supposent à l'homme
des facultés qu'il n'a pas semblables à ces artistes qui ,
pour s'amuser, font quelquefois des meubles qui ne sont
point en harmonie avec les proportions du corps humain.
Ils semblent nous inviter à prendre les tours de Notre-Dame
pour un fauteuil , et à nous couvrir le chef avec le dôme des
Invalides. L'un demande des anges pour faire l'éducation
d'un foible enfant ; et pour arriver à la connoissance du sys
tème de l'autre , il faudroit être Dieu lui-même.
Quel seroit l'homme , en effet , qui , contre le témoignage
de ses yeux , contre le sentiment intime de son esprit , contre
toute la présomption de son expérience , voudroit ou pourroit
-subitement changer son opinion sur le compte d'un ami qu'il
auroit cultivé pendant long-temps , uniquement parce que la
physiognomonie lui feroit remarquer que son nez est un peu
trop retroussé pour que ce puisse être un bon homme ? Ne
faudroit-il pas qu'il pût voir en même temps le fond de son
ame ? Et comment lewerra-t-il , si Dieu ne lui prête unmoment
sa toute-puissance , ou s'il ne devient Dieu lui-même ? Que
m'importe qu'un ami que j'ai éprouvé dans mille circonstances
ait sur le front un trait saillant qu'il plaît à la physiognomonie
de qualifier du nom d'hypocondriaque ? J'ai , pour
me rassurer, le sentiment et l'expérience du contraire. Je conçois
bien que le physiognomoniste va m'arrêter ici pour me
dire qu'il va me faire voir un autre trait qui prouve que j'ai
raison ; mais que m'importe ce ttrraaiitt , puisque j'ai de mon
ami le sentiment que je dois en avoir ?
Il faut distinguer dans la physiognomonie deux parties bien
séparées : la première , qui prétend vous enseigner ce qu'il
n'est même pas possible d'ignorer; et la seconde , qui veutvous
apprendre ce qu'elle ne peut pas montrer. Tout homnie a son
expérience et son tact physionomique : voilà ce que j'appelle
la première partie de la science physiognomonique. Vouloir
étudier cette première partie seroit vouloir retourner aux
premières impressions de l'enfance , et faire repasser sous ses
yeux tout ce que l'on a déjà vu. Quinze , vingt ou trente ans
d'existence et d'observation parmi les hommes peuvent bien
tenir lieu de cette première partie. Elle peut être curieuse ,
amusante même , si l'on veut, mais je ne crois pas qu'elle
apprenne rien au-delà de ce qu'un homme fort ordinaire
peut et doit avoir appris par la seule habitude. Toute la
seconde partie , qui voudroit nous faire avancer plus vite que
l'âge dans la connoissance des signes physiognomoniques, nous
chargeroit l'esprit bien inutilement , puisque , dans les actes
de quelqu'importance , l'homme sage ne se fie pas même à son
expérience : il ne se livre encore qu'avec réserve à celui qui
496 MERCURE DE FRANCE ;
pon;
porte sur sa figure la meilleure recommandation , attendu
que rien ne ressemble mieux à un honnête homme qu'un fripon
et jamais il ne condamne qui que ce soit sur les traits
de sonvisage, puisque l'homme a toujours dans son ame tout
ce qu'il faut pour faire mentir sa figure, Cette figure est bien
cependant , comme nous l'avons déjà dit , le miroir de l'ame;
mais c'est un miroir mobile et trompeur, auquel il ne faut
pas se fier.
Le sens physionomique s'exerce toujours sur l'homme tout
entier; et en cela, comme en tout le reste, il agit conformément
à sa nature. Le Créateur n'a pas fait des yeux sans les
accompagner de tout le reste du corps; et c'est de leur union
aux parties qui les environnent, que résulte toute leur expression,
La physiognomonie juge aussi l'ensemble des traits :
c'est là son premier exercice; mais ensuite elle détache chacune
des parties , et, par leur inspection particulière , elle
confirme ou détruit le jugement du sens physionomique. Si
ce jugement est confirmé , je dis que cette confirmation est
inutile; s'il est contredit , j'examine les motifs de cette contradiction
, et je reconnois bientôt qu'ils sont étrangers au sujet
qu'il falloit juger. Un nez , un front, des yeux , ou bien uni
menton , détachés par la pensée du visage auquel ils appartiennent,
ne sont plus le nez, le front, les yeux ou le menton
qui faisoient parties d'un tout indivisible. Comment ! me dira
le physiognomoniste, vous ne reconnoissez pas ces yeux
louches, signes d'un esprit soupçonneux et oblique ? Je les
reconnois d'autant moins , qu'ils avoient un caractère tout
opposé lorsqu'ils étoient à laplace que le Créateur leur avoit
marquée. Je les trouvois remplis dedouceur et demodestie;
ils étoient en accord avec le tendre sourire d'une bouche
timide. Vous les en avez séparés , et je ne les reconnois plus.
Tout objet qui n'est pas à sa place change, par cela seul, de
nature : ce n'est plus le même objet; il passe de la vie à la
mort : c'est la même matière ; mais c'est une matière inanimée
qui ne signifie plus rien. S'est-on jamais avisé de juger un ta
bleau sur le pand'un habit qu'on enauroit détaché?Qui est-ce
qui peut prétendre que les accompagnemens bizarres d'un
seul instrument suffisent pour décider de l'effet de tout un
concert ? N'est-ce pas de la place qui leur convient que tous
les objets qui sont dans la nature reçoivent leur lustre ?
L'absence d'un traitdans la figure de l'homme n'en change-t-il
pas tout-à-fait le caractère ? Et si cet effet se fait remarquer
d'une manière si sensible dans ce qui reste d'une figure à
laquelle la physiognomonie aura enlevé quelque partie , quel
changement ne devra-t-il pas s'opérer dans cette même par
tie, et comment pourra-t-on la faire servir à établir un
jugement positif ? Tant
DEPT
DE
LA
SEIN
DECEMBRE 1806.
5.
Tant que la science physiognomonique ne
dans ses procédés , de la manière de juger par le sens p
nomique ; c'est-à-dire , tant qu'elle n'a pas la procation
d'être autre chose que ce sens lui-même , il n'y a nulle matiere
àdiscussion ; mais aussi elle ne fait que nous expliquer fort
longuement ce que nous pourrions reconnoître au premier
coup d'oeil, ce que nous savons déjà , ou ce que nous apprendrons
infailliblement et plus sûrement, pour peu que nous
ayons quelque commerce avec les hommes. Nous connoissons
d'avance tous ces dessins , tous ces profils dont elle remplit
inutilement ses volumes ; mais cette connoissance ne nous
empêche pas de prendre quelque plaisir à les considérer, et
nous aimons à vérifier si telle figure caractéristique a produit
sur l'auteur du livre la même impression que celle qu'elle
a faite sur notre esprit : nous nous applaudissons lorsque son
jugement se trouve d'accord avec le nôtre , comme s'il pouvoit
ne pas l'être , comme si nos yeux pouvoient voir les
objets autrement qu'ils ne sont , et comme si ces objets pouvoient
produire des effets différens sur des esprits d'une même
nature ! Notre petite vanité se trouve flattée ; nous aimons à
nous reconnoître dans un auteur qui s'est fait une sorte de
réputation , et qui a écrit de gros livres ! Lorsqu'au contraire
cette science ambitieuse veut s'élever au-dessus de ce
que le sentiment peut nous apprendre , et nous faire entrer
dans des considérations dont nous ne sommes pas à portée de
faire l'application sur quelque figure vivante , les objections
naissent en foule , et nous commençons par demander quelle
garantie elle peut nous donner de la certitude de ses nouvelles
observations ? L'expérience , répond-elle ; mais notre propre
expérience elle-même ne fait naître en nous qu'une présomption
modérée et circonspecte. Comment pourrions-nous
ajouter plus de foi aux remarques des autres qu'à celles que
nous avons faités nous-mêmes ? Et quand il seroit vrai que
toutes ces observations seroient d'une exactitude rigoureuse ,
ne resteroit-il pas toujours à l'homme la liberté d'agir, et de
donner un beau démenti à la physiognomonie ? Lavater, qui
croyoit à la vérité des idées religieuses plus encore qu'à la
science dont il a voulu poser les premiers fondemens , et
qui n'écrivoit pas pour s'enrichir, auroit avoué tout simplement
qu'en effet ce libre arbitre de l'homme est un terrible
argument contre la solidité de son système , et il n'auroit point
tenté de le réfuter. Les philosophes qui feignent de ne croire
à rien , excepté aux chimères sur lesquelles ils spéculent , ont
trouvé le moyen de trancher la question : chez eux ce né
sont pas les passions qui modifient les formes extérieures du
corps humain, ce sont , au contraire , ces formes elles-mêmes
Li
498 MERCURE DE FRANCE ,
1
a
qui produisent les passions; en sorte qu'il devient très-assuré
qu'un homme dont la tête s'élargit un peu à côté des tempes
est unvoleur, et qu'il n'y a pas de libre arbitre , ni de faculté
délibérative qui puisse l'empêcher de voler ; en un mot , qu'il
n'est pas libre , qu'il a reçu en naissant la passion du vol ,
comme le loup, le renard et la pie , et qu'on fera bien de l'enfermer,
si on veut s'éviter la peine de le pendre. Il faut avoir
une physionomie merveilleusement conformée pour oser
avancer une pareille doctrine , ou se croire bien assuré qu'elle
ne sera pas adoptée. Il est vrai cependant que l'homme naît
avec la faculté de faire le mal comme le bien ; mais il ne faut
pas réduire cette faculté à telle ou telle passion particulière
à laquelle il se livreroit avec la précision machinale d'un automate,
et il ne faut pas croire sur-tout que ce soit parce qu'il
aura les oreilles d'une certaine longueur. Attribuer une telle
puissance à la matière , c'est lui soumettre l'ame , et réduire
celle-ci à l'état d'une esclave. En effet , si cette ame se crée
sur le modèle des parties de notre corps , comme il faudroit
le croire, en adoptant l'idée des nouveaux physiognomonistes
sur la puissance des formes, elle ne doit pas avoir un seul mouvement
qui soit l'effet de sa volonté, puisque toute volonté
suppose l'indépendance ; elle doit obéir passivement à la
matière , et n'avoir jamais deux idées opposées. Le contraire
de cette étrange proposition se faisant sentir dans toutes nos
actions , puisqu'assurément ce n'est pas ma main qui ordonne
àmon esprit de former ce raisonnement , mais que c'est mon
sprit qui veut que ma main l'écrive; puisque ce ne sont pas
les yeux de mes lecteurs qui contraignentleur esprit de me
donner quelqu'attention, mais que c'est au contraire leur
esprit qui commande à leurs yeux de lui prêter leur assistance
pour communiquer avec ma pensée ; il reste aussi clair que
le jour que l'ame est la souveraine maîtresse des actions du
corps , et que tous les organes physiques ne sont que ses
très-humbles valets : d'où nous tirerons la conséquence que ,
quelque puissance qu'on veuille accorder à la matière sur les
passions, et quelque véhémens que soient ses appétits , il y a
toujours dans l'homme un maître qui peut les modérer ou
les réprimer ; que ce ne sont pas les formes de notre corps
qui produisent ces passions ; qu'elles ont toutes leur germe
dans notre coeur , et que , si quelques-unes d'elles s'y développent
et y font des ravages , il ne faut pas nous en prendre
àl'épaisseur de nos lèvres , ni à la petitesse de notre menton;
mais uniquement à la corruption de notre ame, et au mauvais
usage que nous aurons fait de sa raison et de sa liberté.
Le corps est fait pour l'ame , comme l'habit est fait pour
le corps ; il n'y a pas de doute : l'un et l'autre peuvent cacher
DECEMBRE 1806 . 499
de grands défauts , et ne laisser voir qu'un visage imposteur .
Cependant , comme l'air de santé qui se voit sur la figure
annonce celle de tout le reste du corps , de même aussi , ce
que le visage laisse entrevoir de l'ame , peut faire présumer
ce qu'elle est dans tout le reste. L'homme a taillé son habit ,
mais il n'en a pas fait la matière ; la forme peut en être belle ,
quoique le fond ne soit d'aucun prix : il habille bien , et donne
à celui qui le porte un air de dignité qui en impose ; cependant
ce n'est qu'un fripon. De même l'ame , par son adresse ,
a su revêtir la figure de son hôte d'un voile trompeur qui la
fait passer pour ce qu'elle n'est pas : elle n'a fait ni les yeux,
ni le nez , ni la bouche ; mais elle sait donner à tout cela une
expression si touchante de bonhomie et de candeur naïve ,
qu'il est impossible de n'y être pas trompé. Vous feuilleterez
long-temps la Physiognomonie de Lavater, ou même celle
de M. Moreau , avant de trouver le moyen de vous garantir
des piéges de cet homme ; vous le chercherez vainement ce
moyen, il n'y est pas. Cependant il y en a un bien simple , qui
vaut à lui seul plus que toutes les leçons de leur science :
Tenez-vous en garde, et ne vous fiez jamais au seul témoignage
de vosyeux.
G.
Réponse à deux Articles du COURRIER DES
SPECTACLES , au sujet du compte qui a été
rendu , dans le MERCURE , de l'Histoire de
France de M. Anquetil.
COMMENT se fait- il que j'aie à répondre au rédacteur du
Courrier des Spectacles, et que ce rédacteur soit M. Salgues ,
et que M. Salgues ne soit pas d'accord avec moi sur tout ce
que j'ai dit de l'Histoire de France de M. Anquetil ? Cela
m'étonne : car , s'il y a quelque rapport entre M. Salgues et
moi , il n'y en a point entre moi et le Courrier des Spectacles .
Cependant , puisque je suis attaqué dans ce journal par des
calomnies , il faut bien que je me défende.
Lorsque l'estimable auteur de l'Esprit de la Ligue et de
la dernière Histoire de France termina , dit M. Salgues , il
y a peu de mois , sa longue et honorable carrière , je crus
devoir quelques éloges à sa mémoire : je ne m'attendois pas
que , peu de temps après , j'aurois à le défendre. Et pourquoi
le rédacteur du Courrier des Spectacles crut-il devoir des
éloges à l'auteur de lEsprit de la Ligue et de la dernière
Iiz
500 MERCURE DE FRANCE ,
Histoire de France ? Pourquoi se croit-il chargé aujourd'hui
du soin de le défendre ? Pourquoi enfin ne s'attendoit-il pas
à remplir cette tâche , si tant est que ce soit la sienne ? Les
éloges de M. Salgues sont - ils donc comme le bouclier
d'Achille ? et doivent-ils mettre à couvert de tous les traits
de la critique les auteurs auxquels il accorde sa protection ?
N'est - il plus permis de trouver des imperfections dans un
écrivain que le Courrier des Spectacles a loué ? Cette règle
seroit assez commode pour beaucoup d'auteurs dramatiques;
mais je n'entends pas m'y soumettre , et j'ose même
dire que M. Salgues est le seul homme en France qui puisse
s'étonner de voir censurer ceux qu'il a loués ?
Quant à moi , je déclare ( et , en cela , je ne crois point
faire un acte de modestie ) que je m'attends toujours à voir
censurer les jugemens que je porte sur certains ouvrages , et
surtout à les voir censurer par ces journaux dans lesquels on
affecte de défendre je ne sais quelle philosophie qui n'est ni
la bonne , ni la mauvaise , et dont les rédacteurs , êtres amphibies
, ne sachant jamais ce qu'ils veulent, par une conséquence
nécessaire, ne savent jamais ce qu'ils disent: je veux parlerde ces
journaux qui , n'osant pas nous reprocher comme un tort de
combattrelaphilosophie antichrétienne, nous font un tort au
moins de chercher les occasions de la diffamer. Ce que je
n'attendois pas , c'est de trouver une accusation pareille dans un
journal rédigé par M. Salgues ; et c'est encore de la lui voir
diriger contre moi. Car, je dois le dire à sa louange, je n'ai eu
l'honneur de le rencontrer qu'une seule fois au bureau du
Journal de ll''. Empire; et ily parloit sur la religion , sur la
philosophie , sur le Mercure , sur le Journal de l'Empire , et
sur tous les rédacteurs de ces journaux , comme je pense et
comme j'écris. Mais alors M. Salgues n'étoit pas encore rédacteur
du Courrier des Spectacles.
Qu'y a-t-il donc maintenant entre lui et moi ? J'ai dit
que M. Anquetil avoit illustré sa vie par de bons ouvrages ;
j'en ai parlé comme d'un vieillard qui avoit rempli sa tâche ,
et qui auroit dû ne plus penser qu'à jouir en paix de la considération
qu'il s'étoit acquise. Cela ne suffit pas : il falloit
dire encore que M. Anquetil étoit un Saint , et que si Saint
François de Sales eût pu renaître parmi nous , c'est sous ses
traits peut-être qu'il eût voulu se montrer. En vérité , j'aime
mieux laisser dire à M. Salgues ces choses - là , que de les
dire moi-même; et pourtant je crois qu'on sera plus étonné
-de les rencontrer dans le Courrier des Spectacles que dans
le Mercure. J'ai ajouté que M. Anquetil étoit bon et soge ,
très - éclairé , très - savant. Cela ne suffit pas non plus : il
falloit dire que M. Anquetil étoit né avec un esprit éclairé
DECEMBRE 1806 . 501
et serein. Je crois avoir eu la même pensée que lui : mais c'est
de cette dernière manière que M. Salgues s'est exprimé ; et
apparemment c'est la bonne , puisqu'il en fait le sujet de sa
première leçon qu'il me donne.
Jusque-là , il me semble que je suis pleinement d'accord
avec lui. Je n'ai point dit que M. Anquetil fût un Saint ,
parce que je l'ignorois; je ne me souviens même pas qu'il fût
prêtre; et quand je m'en serois souvenu, ce n'étoit peut-être pas
une raisonpour le trouver meilleur historien. Mais j'ai dit que ,
pour avoir fait de bons ouvrages dans un petit genre , il ne
devoit point se croire assuré de réussir dans un genre plus
élevé; et je l'ai plaint d'avoir cédé trop facilement aux illusions
de l'amour propre , dont , après tout , aucun homme,
et surtout aucun auteur , n'est exempt. J'ai enfin osé relever
les expressions inconvenantes qui lui sont échappées en parlant
de nos Saints ; et aussitôt voilà M. Salgues qui se récrie,
et qui dit que j'ai accusé M. Anquetil d'incapacité ,
d'amour propre , d'étourderie , et d'une effrayante indifférence
pour tout ce qui concerne la religion. Il est vrai que je
me suis servi de toutes ces expressions ; mais , en les employant
, je crois les avoir suffisamment expliquées , pour
qu'il n'enrésultat rien d'injurieux à la mémoire de M. Anquetil.
Ce n'est pas moi, c'est M. Salgues qui s'est plu à
les réunir dans une même ligne ; et si maintenant le portrait
qui en résulte n'est pas ressemblant , c'est bien sa faute,
et non la mienne.
Ce mot d'étourderie paroît être celui qui l'a le plus offensé.
J'ai témoigné moi-même combien j'étois fâché d'être
réduit à l'employer en parlant de M. Anquetil ; mais je
demande à M. Salgues lui-même , de quel mot plus doux
je devois me servir pour caractériser les inconvenances que
je reprochois à cet historien ? Le mot est dur, j'en conviens ,
quand il est tout seul ; et ce n'est pas ainsi que je l'ai employé
pour M. Anquetil. Il faut cependant que M. Salgues
s'y accoutume; car il est lui-même (et cette fois je dis le mot
tout seul ) , il est très-étourdi ; et je vais tâcher de démontrer
si bien ses étourderies , qu'il ne sera pas tenté de m'accuser
d'avoir manqué de politesse en me servant de cette
expression contre lui.
Il m'a semblé que Velly , M. Anquetil , tous nos historiens
, avoient traité les commencemens de la monarchie
française avec trop de légéreté. J'ai fait observer que tous
ces rois prétendus fainéans (car c'est à tort, dit M. Anquetil
lui-même , qu'on leur donne ce nom ) avoient laissé jusque
dans les dernières classes du peuple de profonds souvenirs ;
j'ai montré la France entière couverte encore , il n'y a pas
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
vingt ans , des monumens de leur grandeur ; et je me suis
étonné que l'Histoire seule restât muette , quand , autour de
nous , tout nous parloit d'eux. M. Salgues me répond que ,
si , dans tous nos auteurs , cette partie de notre Histoire est
très-courte , c'est que l'histoire de ces temps est obscure et
incertaine. C'est aussi ce que je disois ; et j'en concluois
qu'il falloit l'éclaircir , et se donner l'espace nécessaire pour
discuter les diverses opinions . Etoit-ce donc la peine d'écrire
sept ou huit pages contre ce que j'ai dit , pour n'y faire jamais
autre chose que répéter la moitié de ce que j'ai dit ?
Mais M. Salgues croit que , si j'ai fait l'éloge de Dagobert,
c'est uniquement à cause de l'argent que ce prince donnoit à
des Cordeliers ou à des Bénédictins. M. Salgues se trompe:
je sais très-bien que les Cordeliers n'ont été fondés que plusde
six cents ans après Dagobert; et comme je ne puis me résoudre
àsupposer qu'il l'ignore , j'appelle seulement cet anachronisme
une très-grande étourderie. Faut-il lui apprendre
encore que Dagobert a fait autre chose que de fonder des
monastères , et que ce fut ce prince qui le premierfit faire la
collection des lois des différentes nations soumises à l'Empire
français et que cette collection est , selon Velly, un des
plus beaux monumens de son règne ? M. Anquetil , dont les
expressions ne different pas beaucoup à cet égard de celles de
Velly, prétend que cet ouvrage fut lefruit de sa maturité ; et
que , dans sa jeunesse , Dagobert respecta peu les moeurs
qu'il a depuis recommandées ; mais comine Dagobert n'a
régné que dix ans , et qu'il est mort à trente-six , comme
d'ailleurs cette phrase est fort peu correcte , je suis persuadé
que M. Anquetil l'auroit réformée , s'il eût pu revoir son histoire.
Je crois aussi qu'il auroit un peu plus parlé de ce
prince , et qu'il n'auroit rien dit de sa jeune maturité.
J'aurois voulu , je l'avoue , quelques détails de plus sur un
roi qui a laissé de son règne un si beau monument. Je n'ai
point cependant témoigné de douleur de ce que M. Anquetil
et la plupart de nos historiens n'ont pas déifié Dagobert
comme on a déifié saint Roch. Des expressions pareilles we
sont pas à mon usage , et je n'ai pas la coutume de plaisanter
sur les rites religieux. Je ne sais si cela convient mieux à
M. Salgues qu'à moi ; mais il devroit savoir , comme moi ,
que l'église ne déifie personne ; et d'ailleurs je ne trouve rien
debienplaisantdans le rapprochement qu'il fait de Dagobert
et de saint Roch. Il est peut-être meilleur juge que moi en
matière comique , etje devrois m'en rapporter à lui sur cela ;
je le prie cependant de vouloir bien ne jamais me prêter des
expressions que je n'ai pas employées: jen'ai nullement besoin
d'un interprète aussi plaisant que lui.
DECEMBRE 1806. 503
si on Je n'ai pas dit non plus que , traite si légèrement
les premiers rois , c'est parce qu'ils comblérent de bienfails
les respectables moines de leurs temps. J'aurois pu le dire ,
sans doute , au moins de quelques historiens ; c'est un torqu'on
pourroit reprocher à Mezerai , et à une foule d'historiens
subalternes , entre lesquels l'abbé Millot n'est parvenu
à se faire distinguer que par son affectation à dire toujours du
mal du clergé. Mais ma pensée étoit que si on traite si mal
la première partie de notre histoire , c'est parce qu'on ne
la sait pas , et qu'on ne veut pas se donner la peine de l'apprendre.
Du reste , c'est encore par étourderie que M. Salgues
se permet de plaisanter sur les respectables moines de ce
temps-là . Je le préviens qu'il aura contre lui tous les savans ;
et , par exemple, un historien qu'il n'a peut- être pas lu, mais
dont l'autorité doit, en ce moment, paroître très - grande :
cet historien n'est autre que M. Anquetil. « Les établissemens ,
>> dit-il , des monastères ont encore eu un autre genre d'utilité
>> que les fondateurs ne prévoyoient pas. Entre les hommes
>> occupés de travaux manuels , il s'en est rencontré plusieurs
>> portés par leur génie à l'étude , et propres aux sciences. Ils
>> ont copié des livres , conservé les anciens auteurs , et écrit les
>> faits de leur temps; leurs recueils sont devenus les fastes de la
>> nation. Ainsi , les monastères ont été utiles aux progrès de
>> l'esprit et à la propagation des lumières.... Il nous a paru ,
>> ajoute-t- il , d'autant plus convenable de consigner ces faits
>> dans l'histoire , que ladestruction des monastères par toute
>> la France va bientôt effacer du souvenir jusqu'aux traces
>> des services rendus par ceux qui les ont habités. Autour des
>> monastères se sont bâties des villes , etc. etc. » Et d'où est tiré
ce passage ? M. Salgues ne s'en doute pas, ou du moins ne
s'en souvient plus. Ce n'est pas assez de lui dire que cet éloge
des moines a été fait par M. Anquetil ; il faut encore lui apprendre
qu'il est tiré de la vie de Dagobert (tom. I, pag. 157
et 158) , et que c'est celui des respectables moines de ce
temps. Comme il faut être étourdi pour entreprendre l'apologie
d'un livre , sans s'être auparavant instruit de ce qu'il
contient ! M. Salgues sera-t-il surpris que je l'accuse d'étourderie
, lorsque , ayant voulu écrire contre moi , il se trouve
convaincu d'avoir écrit contre l'auteur même qu'il vouloit
défendre?
« Il est bon , ajoute-t- il , il est bon de faire observer que ce
» bon Dagobert laissa une mémoire odieuse au peuple , et que
>> les moines eux - mêmes poussèrent l'ingratitude jusqu'à
>> supposer qu'il étoit damné. » Et je trouve , moi , qu'il est
curieuxde faire remarquer que M. Salgues a toujours contre
lui l'autorité de tous les historiens. « Les moines , dit Velly ,
4
504 MERCURE DE FRANCE ,
>> que Dagobert avoit comblés de bienfaits , l'ont comblé des
>> plus brillans éloges : on loue leur reconnoissance ; on n'en
>> blâme que l'excès. >> Quant à la mémoire que ce prince a
laissée , comme je ne connois encore que l'autorité de
M. Salgues qui se soit élevée contr'elle , je crois inutile de
Jadéfendre.
Dieu préserve tout auteur des apologies de M. Salgues !
Après avoir prêté à M. Anquetil des opinions que ce vieillard
n'avoit pas , voici maintenant qu'il diffame Velly , en lui faisant
dire ce qu'il ne dit point; mais ceci abesoin de quelques
développemens.
Je reprochois à M. Anquetil d'avoir raconté , en parlant de
Clotilde , une anecdote qui est au moins douteuse, et qui ne
s'accorde pas avec la réputation que cette princesse a laissée
de sa Sainteté. « Le fait peut être vrai , disois-je ; les Saints ne
>> sont pas saints en tout; ils ont comme nous leurs passions et
>> leurs foiblesses , et leur Sainteté consiste à en triompher plus
>>>souvent que nous. Mais enfin le fait n'est pas constant. >>
Voilà ce que je disois ; et M. Salgues me répond que toutes
les actions d'une Sainte ne sont pas des actes de vertu , que
plusieurs Saints ont été de grands pécheurs avant leur conversion
, etc. Il a raison; mais l'a-t-il mieux dit que moi ?Et
parce que toutes les actions d'une Sainte ne sontpas des actes
devertu , faut-il en conclure que tous les traits de barbarie
qu'on racontera d'une Sainte sont nécessairement vrais ? et cela
prouve- t-il que M. Anquetil a raconté cette anecdote , parce
que c'étoit un homme de bien?
C'est ainsi peut-être qu'on raisonne au Vaudeville. A cette
occasion , je ferai remarquer que M. Salgues n'oublie pas toujours
qu'il est rédacteur du Courrierdes Spectacles. Il me fait
l'honneur de me comparer à cet officier prussien quijoue un
róle si plaisant dans lejoli vaudeville de la Colonne de Rosbach.
On lui rappelle , dit- il , que le grand Frédéric ne parloit
qu'avec honneur des soldats français , et qu'il disoit :
« Si j'avois une armée de français , je serois maître de l'Europe.
» Cela est vrai, répliqua l'officier prussien ; mais il
>>>nefaut pas en convenir. » Je crois sur la parole de M. Salgues
que cette réponse fait rire au théâtre , et quand au rit , on a
toujours raison; mais il n'est pas moins vrai que c'est une
réponse de très-grand sens , et que c'est ainsi que doit parler
enpareille occasion tout homme jaloux de la gloire de son
pays . J'aurois cependant grand tort si j'en faisois une pareille,
lorsqu'il s'agit de la religion et des faits, qui peuvent jeter
quelques nuances sur les vertus de ses héros. La religion et la
vertu , Monsieur, n'ont pas besoin pour se conserver intactes ,
d'autant de précautions que la gloire et l'honneur.... Mais
DECEMBRE 1806. 505
de quoi viens-je vous entretenir ! Contentez-vous de juger
des spectacles: vous savez très-bien ce qui doit faire rire , car
vous levoyez ; et cela , nous pourrons consentir à l'apprendre
de vous. Mais puisque vous avez renoncé à des occupations
plus graves, bornez-vous donc à nous apprendre cela. Et ne
vous exposez plus désormais au ridicule de nous parler d'un
joli vaudeville, quand il s'agit de Sainte-Clotilde et de Saint-
Louis.
Si pourtant , M. Salgues ne faisoit jamais que des plaisanteries
de cette espèce , et s'il se contentoit de les diriger
contre moi , je me dispenserois de lui répondre. Mais , lorsque
non content des'égayer si mal à propos sur mon compte, il insulte
étourdiment à la religion, aux moeurs, au public , et à la
mémoire de nos plus respectables historiens , m'est-il permis
de garder le silence ? Et puisque j'ai été malheureusement
l'occasion ou le prétexte de cette insulte, nedois-je pas faire
tous mes efforts pour en rejeter la honte sur celui qui se l'est
permise?.
Nous voici arrivés aux calomnies contre Velly. Pour prouver
que M. Anquetil , en sa qualité d'homme de bien , a pu
raconter , au sujet de Sainte Clotilde , une anecdote douteuse ,
M. Salgues ne trouve riende mieux que d'accuser Velly d'avoir
fait , en parlant de Saint Bernard, uue faute encore plus
grave. « Quelques-uns ,dit cet écrivain , regardent ses sermons
>> ( de Saint Bernard ) comme des chefs-d'oeuvre de sentiment
» et de force. Certains beaux esprits de nos jours n'en juge-
>> roient pas de même, et ne goûteroient que médiocrement
>> cette luxurieuse abondance d'expressions mystiques , de
>> métaphores trop recherchées , d'allégories quelquefois peu
>> nobles , presque toujours outrées , qui règnent dans la plu-
>> part de ses discours. En voici quelques exemples. » Ici je
m'arrête , et onva comprendre pourquoi. J'ai transcrit jusque
là ce passage, comme je le trouve dans le Courrierdes Spectacles,
et j'observe d'abord que ces derniers mots , en voici
quelques exemples , sont de M. Salgues ; ensuite qu'il a omis
étourdiment , entre la première et la seconde phrases , une
phrase entière , celle où Velly nous apprend quefeu M. Henri
de Valois, cet homme illustre du siècle passé , préféroit les
discours de Saint Bernard à tous ceux des anciens , tant
latins que grecs ; enfin qu'il s'est arrêté brusquement, lorsque
Velly ajoutoit : « Mais ce n'est point par ses sermons qui nous
>> restent , quoique pleinsde force, qu'il faut juger du mérite
>> de ce grand homme. >>
Comment ferai-je maintenant, de quelle tournure me servirai-
je pour donner à nos lecteurs une idée des excès auxquels
M. Salgues s'est porté ? Car, ici , il m'est impossible de
506 MERCURE DE FRANCE ,
continuer à citer ses paroles. Je m'arrête donc , et me contente
de lui demander : Où sont ces petites distractions que
Velly lui-même s'est , dites-vous , permises ? Que voulez-vous
dire , quand vous nous assurez avec tant de confiance , qu'il
égaie son récit par des citations amusantes? Il n'y a point de
citations dans cette page de Velly, qu'il vous plaît d'appeler un
récit , et qui n'est qu'un jugement très-sage et très-mesuré
qu'il porte sur un grand homme qui fut aussi un grand Saint.
Quoi! parce qu'il vous plaît à vous-même de citer quelquesunes
de ces phrases de Saint Bernard , que , selon Velly , les
beaux esprits de nos jours ne goûteroient pas , vous partez de
là pour accuser Velly d'être un homme qui cherche à dire des
gaietés , d'être un baladin , un plaisant ! Mais qui est-ce qui
s'égaie ici et indécemment et scandaleusement ? Est-ceVelly qui
parle de ces phrases dans un gros livre que peu de gens lisent ,
ouvous qui les insérez dans unjournal? Est-ce Velly qui les
met en note , au bas de sa page, ou vous qui les placez dans
le discours ? Est-ce Velly qui les a laissées en latin , c'est-à-dire
dans une langue que peu de gens entendent , ou vous qui les
traduisez en français? Et c'est vous qui vous êtes rendu coupable
d'une aussi odieuse plaisanterie , vous M. Salgues ! ...
Mais j'oubliois que vous n'êtes plus que le rédacteur du Courrier
des Spectacles.
Ce passage de Velly m'a fait souvenir d'une omission assez
singulière que j'avois remarquée en lisant la nouvelle Histoire
de France, mais dont je n'ai point parlé en rendant compte
de cet ouvrage. M. Anquetil laisse Saint Bernard au milieu de
la seconde croisade. Lamort de ce grand homme lui auroitelle
paru un événement de peu d'importance ? et a-t-il cru
pouvoir se dispenser d'en parler ? M. Salgues trouvera peutêtre
de bonnes raisons pour le justifier sur cette omission ;
en attendant qu'il les donne, je dois faire observer que si
M. Salgues ne se fût pas cru obligé à défendre M. Anquetil ,
je n'aurois pas été obligé de relever cette nouvelle faute.
Certes , ce n'est pas l'imprudente apologie que M. Salgues
a voulu faire de M. Anquetil , qui m'inspirera du respect
pour lamémoire de cet historien: elle n'est propre , au contraire
, qu'à me faire observer des fautes auxquelles je n'avois
pas cru devoir m'arrêter. J'ai dit , par exemple , qu'il parloit
de la religion avec un respect et une indifférence qui effraie :
j'aurois dû dire aussi qu'il parle de la révolution et des
excés auxquels elle a donné lieu , avec une modération et un
sang froid qui indigne. J'ai fait remarquer les inconvenances
dans lesquelles il tombe , en parlant de nos Saints, de nos rois,
de nos grands-hommes ; j'aurois dû encore noter les inconvenancesnonmoins
grandes qu'il a commises , en parlant des
DECEMBRE 1806 . 507
.....
personnages qui ne sont connus que par des crimes. Ecoutez-le :
il vous parle d'un député , nommé... d'un conseiller ,
nommé...... , etc.; vous croiriez qu'il s'agit de noms obscars;
et ces noms sont fameux par les meurtres , par les
pillages auxquels ils ont servi de signal ! J'ai dit qu'il copioit
les autres historiens ; j'aurois dû dire qu'il se copie lui-même,
et qu'il y a dans son Histoire de France des pages entières qui
ont été transcrites de son Histoire Universelle , comme il y
en a dans celle-ci qui ont été prises mot à mot de ses autres
ouvrages. Mais , puisqu'on n'a cherché à le defendre que sur
les expressions peu convenables qu'il emploie en parlant de
nos Saints , montrons du moins qu'on l'a très-mal défendu .
M. Anquetil , dit en parlant de Saint Louis, Louis que nous
appelons le Saint ; il m'a semblé que cette expression n'étoit
pas convenable , et j'ai cru devoir témoigner ce que j'en pensois
. Voilà M. Salgues qui s'élève contre moi. « Ne sait-il pas ,
>> s'écrie-t-il , qu'on dit tous les jours Edouard-le-Saint ,
>> Henri- le-Saint ? La mémoire de ces deux princes , l'un ,
)) roi d'Angleterre , l'autre , roi de Hongrie , est-elle flétrie ,
>> parce que l'épithète est placée après leur nom , au lieu de
>> l'être avant ? Et, d'ailleurs, quelle querelleM. Guairard vient-
>> il chercher à M. Anquetil,puisqu'ilavoue que dans le titre
>> de son chapitre sur ce monarque , il l'appelle Saint Louis?»
Il y a dans ce passage trois phrases et quatre étourderies. Et
d'abord , je n'avoue pas que M. Anquetil ait dit nulle part
Saint Louis : j'ai dit au contraire que dans le titre de son
chapitre sur ce monarque et dans le haut de ses pages , il
T'appelle Saint Louis- Neuf. Il y a entre ces deux dénominations
une différence assez remarquable : c'est que la première
est la bonne , et que l'autre est très-ridicule. Secondement,
je prie M. Salgues de m'indiquer le livre où il a
trouvé la vie de Saint Henri , roi de Hongrie. J'ai peur qu'il
ne soit né avec ce qu'il sait de l'histoire; pour moi , j'ai parcouru
plusieurs fois la liste des rois de Hongrie , et je n'y ai
pas trouvé un seul Henri . Il me demande si je ne sais pas
qu'on dit tous les jours Edouard-le-Saint , Henri-le-Saint.
Vraiment, non , je ne le sais pas. Où dit- on cela ? Est-ce
au Bureau du Courrier des Spectacles ? C'est une autorité que
je récuse ; et en attendant qu'on m'en cite une autre , je dirai ,
comme tous les historiens,Edouard- le- Confesseur , Henrile-
Boiteux ; ce qui ne les empêche pas d'être Saint Edouard
et Saint Henri. Ce dernier , n'en déplaise à M. Salgues , étoit
empereur et fils d'un duc de Bavière.
On voit que l'érudition de M. Salgues est sans contredit
beaucoup plus légère que son style. Je suis faché de n'avoi
pas le temps et l'espace nécessaire pour développer ici les
508 MERCURE DE FRANCE ;
principes qu'il s'est faits sur la manière d'écrire l'histoire : ils
sont au niveau de son style et de son érudition. Par exemple ,
il pose gravement pour première règle : qu'un historien n'est
d'aucun temps , d'aucun pays , d'aucune secte : d'où je conclus
qu'il ne doit écrire en aucune langue , et qu'il ne doit
parler de rien ; car il est bien clair qu'un historien n'est pas de
ce monde. Selon M. Salgues , un historien assiste à la chute
des empires , comme lui-même assiste au spectacle , sans s'y
intéresser , uniquement pour en rire ou pour le louer , selon
qu'il lui plaît; de sorte qu'un bon Français ne seroit pas en
état d'écrire une bonne Histoire de France , et qu'un bon
chrétien le seroit encore moins : car un historien ne doit
éire d'aucune secte.
Après avoir fait connoître les principes de M. Salgues ,
j'aurois voulu faire connoître aussi quelques - uns de ses
raisonnemens. Je me borne à en citer un qu'il a eu la
bonté de me prêter. En parlant du respect que M. Anquetil
témoigne toujours pour la religion chrétienne , j'ai ditque
ce respect ne paroissoit pas avoir dans son coeur des racines
très-profondes; et voilà M. Salgues qui me fait aussitôt tirer
cette conclusion que M. Anquetil fut un hypocrite. Non ,
Monsieur , non , je vous le dis encore : ce n'est pas de vous
que je veux apprendre , ni comment on doit raisonner , ni
ce que je dois penser de M. Anquetil. Je vous dirai
seulement qu'un bon Français et un homme de bien , lorsqu'il
aeu le malheur de ne pas croire assez fermement à la religion
chrétienne , ne laisse pas que d'en parler avec respect, parce
que c'est la religion de son pays , et que ,dans ce cas, loin de
me paroître unhypocrite, il ne m'en paroît que plus honnête
homme. Inspice , inspice , et fac secundum exemplar.
Je me hâte de transcrire le passage qui a été la véritable
occasion de cette trop longue réponse. « Nous vivons, dit
>> M. Salgues , dans un temps où des esprits sombres , durs ,
>> mélancoliques , veulent rétablir la religion par la force,
>> assujétir toutes les consciences à leur empire..... C'étoit
>> l'esprit_des siècles de barbarie. >> De quelle terreur veut-il
donc parler ? Nous savons trop dans quels égaremens la
terreur peut conduire des hommes d'ailleurs honnêtes , pour
desirer d'en voir rétablir le règne. Est-ce la terreur des bûchers,
des jugemens ecclésiastiques ? Est-ce à nous qu'il
reproche de vouloir régner par la terreur , à nous qui maintenons
à peine la liberté de nos pensées et de nos consciences
contre les clameurs et les mensonges des philosophes , ànous
qui ne nous élevons avec tant de force contre ces clameurs et
ces mensonges , que parce que nous sommes bien convaincus
qu'ils ont, comme nous, depuis plus long-temps que nous ,
la
DECEMBRE 1806. 509
la liberté de leur pensée et de leur conscience , et qu'aucune
loi , aucune puissance ne sévira contre eux ! Mais continuons
: « N'a-t-on pas vu , ajoute M. Salgues , n'a-t-on
>> pas vu déjà , dans un de nos journaux , un écrivain d'ail-
>> leurs recommandable par ses talens , établir qu'on ne
>> feroit rien des Juifs , qu'en les refaisant totalement ,
>> et insinuer que pour les refaire totalement , il ne
>> seroit pas mal de les soumettre à quelques-unes de ces
>> petites corrections que nos pères appeloient des Actes
» de foi, eic. ? >> La plume échappe des mains. Et dans
quel journal a- t- on insinué depareilles horreurs ? Et comment
avons-nous pu , je ne dis pas vous , M. Salgues , mais
tous tant que nous sommes de journalistes , ne pas nous élever
contre de pareilles insinuations ? Quoi , vous en riez ! Vous
appelez cela des petites corrections ! Vous accusez nos pères
de s'en être rendus coupables ! Vous dites qu'un homme de
talent les a conseillées ! Mensongesque tout cela : citez lejournal
et la page : nommez son infâme auteur. Jusques-là , je
dirai quevous calomniez tout à-la- fois , non pas seulement les
journalistes , mais nos pères , mais tous les talens : nos pères ,
parce que, excepté dans ces vingt dernières années, on n'a
jamais vu en France rien qui ressembât à des auto-da-fé ; et
lestalens,, parce que jamais aucun homme distingué par ses
talens n'a conseillé d'aussi épouvantables mesures.
VARIÉTÉS.
GUAIRARD.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
On a donné , mercredi dernier , sur le théâtre de l'Impératrice
, la première représentation d'un opéra bouffon , intitulé
: Il Podesta di Chioggia. La musique est d'un jeune
élève de Cimarosa , nommé Orlandi. Cette composition médiocre
a été médiocrement exécutée. Contre l'ordinaire des
opéras bouffons , celui-ci a un but : il ne s'agit de rien moins
que de ridiculiser l'autorité et les institutions les plus respectables.
L'ouvrage a été représenté avec le plus grand succès
à Milan , dans un temps où un gouverneur, un juge étoit
nécessairement le plus atroce des scélérats ou le plus stupide
des imbécilles. C'est , comme on le pense bien, sous ce dernier
rapport que lepoète a envisagé son sujet. Aussi le gouverneur
510 MERCURE DE FRANCE ,
de Chioggia est-il le plus bête des hommes, saufles droits de
l'auteur .
- On a publié cette semaine deux ouvrages , dont nous
rendrons compte incessamment : l'un est le Dictionnaire de la
Bible, de Chompré ( 1 ), revu et considérablement augmenté par
M. Petitot ; l'autre est une nouvelle traduction de Thompson ,
par M. F. de B.
MODES du 30 novembre.
Le discrédit des rotondes de drap et des fichus à manches , bordés
de fourrure , n'a pas été de longue durée : beaucoup de redingotes de
drap ont une ample rotonde , postiche sans doute, et le nombre des
fichus écarlates est augmenté.
Pour les capotes , c'est toujours le velours noir qui domine avec
des rouleaux ou bourrelets de satin blanc , rose , jaune d'or , plissés
dans leur plus petite dimension .
Sur le devant de quelques chapeaux , à petit bord , penche une
grande plume blanche eu noire , à pointes panachées de jaune. Plus
communément , c'est un gros noeud de velours , ou une cocarde moitié
satin, moitié velours , qui garnit le devant d'un chapeau .
Nous avons dit que les demi-losanges étoient passées de mode ; ce
qu'il nous faut ajouter maintenant , c'est que quelques modistes adaptent
des losanges entières , en satin , à des passes de capotes de velours .
PARIS , vendredi 5 décembre.
N. B. Nous avons promis de donner un Supplément
toutes les fois que l'importance des nouvelles
politiques nous prescriroit ce sacrifice ; nous ajoutons,
enconséquence , une feuille de supplément à ce numéro
, afin de pouvoir publier en entier les deux
dernières séances du Sénat conservateur. ( Voyez
plus bas. )
XXXIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Berlin , le 23 novembre 1806.
On n'a point encore de nouvelles que la suspension d'armes,
signée le 17 , ait été ratifiée par le roi de Prusse , et que
l'échange des ratifications ait eu lieu. En attendant , les hostilités
continuent toujours , ne devant cesser qu'au moment
de l'échange.
(1) Un vol. in-8°. , papier fin , imprimé avec soin , en petit-texte, sur
deux colonnes . Prix : 4 fr . 50 c. , et 5 fr. 50 c . par la poste . - Idem
I vol . in- 12 , mémes caractères . Prix : 3 fr. , et 4 fr. par la poste.
,
A Paris , chez le Normant , rue des Prètres S. Germ. l'Aux. , nº. 17 .
DECEMBRE 1806 .. 511
Le général Savary , auquel l'EMPEREUR avoit confié le
commandement du siége de Hameln , est arrivé le 19 à
Ebersdorff , devant Hameln , a eu une conférence , le 20 , avec
le général Lecoq et les généraux prussiens enferınés dans cette
place , et leur a fait signer la capitulation ci-jointe. Neuf
mille prisonniers , parmi lesquels six généraux , des magasins
pour nourrir dix mille hommes pendant six mois, des munitions
de toute espèce , une compagnie d'artillerie à cheval ,
300 hommes à cheval sont en notre pouvoir. Les seules troupes
qu'avoit le général Savary étoient un régiment français d'infanterie
légère , et deux régimens hollandais que commandoit
le général hollandais Dumonceau. Le général Savary est
parti sur-le-champ pour Nienbourg , pour faire capituler
cette place , dans laquelle on croit qu'il y a 2 ou 3000 h.
de garnison.
Un bataillon prussien de 800 hommes , tenant garnison à
Czentoschau , à l'extrémité de la Pologne prussienne , a capitulé
le 18 devant 150 chasseurs du 2º régiment , réunis à
300 Polonais confédérés qui se sont présentés devant cette
place. La garnison est prisonnière de guerre ; il y a des
magasins considérables.
L'EMPEREUR a employé toute la journée à passer en revue
l'infanterie du 4º corps d'armée , commandé par le maréchal
Soult. Il a fait des promotions , et distribué des récompenses
dans chaque corps.
Capitulation pour la remise de la place , des forts et de la
garnison d'Hameln à l'armée française et hollandaise ,
sous les ordres du général de division Savary , aide-decamp
de S. M. I. et R. , grand-officier de la Légiond'Honneur,
colonel des gendarmes de la garde , décoré du
grand cordon de Bade, et représenté par le général de
division Dumonceau , conseiller d'Etat , membre de la
Légion-d'Honneur, commandant en chefdes troupes hollandaises
en Allemagne , par M. le général- major Van
Schæler , commandant la garnison , place et forts de
Hameln.
1
Articles proposés.
Art . Ir . La garnison sortira le 22 novembre , à neuf heures du matin ,
avec armes et bagages , enseignes déployées , canons , tambours hattans
et mèche allumée , par la porte nommée Oster-Thor , et sera libre de
rejoindre son armée.
Réponse. La garnison sortira par la porte désignée , avec les honneurs
de laguerre , se mettra enbataille sur la chausséede Hanovre. Elle y fera
512 MERCURE DE FRANCE ,
la remise de ses armes , canous , drapeaux et chevaux , et sera de suite
mise en route pour la France, où elle sera prisonnière de guerre.
II. Les officiers garderont leurs chevaux et bagages , et les soldats
leurs sacs.
B. Accordé.
III . Les officiers auront la liberté de se retirer chez eux et cu bon
leur semblera , avec l'assurance de n'y être pas inquiétés . Ils recevront des
passeports et des feuilles de route pour que les vivres et fourrages leur
soient fournis jusqu'au lieu de leur destination . On fournira aussi des
voitures et des chevaux à ceux qui en auront besoin pour le transport de
leurs effets.
R. Accordé. Mais les officiers seront prisonniers sur parole , et ne
pourront porter les armes contre la France et ses alliés , jusqu'à parfait
échange.
IV. On assignera aux officiers qui ne voudront pas profiter de la permission
de retourner chez eux , l'endroit où ils pourront se rendre , avec
la certitude qu'on y pourvoira à leur subsistance.
R. Il ne peut être assigné d'autre destination à ces Messieurs que leurs
foyers; et ceux qui ne voudront pas en profiter , pourront suivre le sort
de la garnison en France , où on leur a sure le traitement usité pour les
prisonniers de guerre.
V. Si le sort de la guerre décidoit que quelques-unes des provinces
prussiennes fussent cédées à un autre monarque , les officiers qui y auroient
été en garnison auroient droit d'en obtenir la pension de leur grade , si,
par les infirmités ou l'âge , ils étoient hors d'état de continuer à servir.
R. Dans aucune capitulation , il n'a été permis à un officier-général de
dicter des conditions à un souverain. Le cas présent arrivant , ces Messieurs
mériteront les bontés de leurs nouveaux maîtres ; et on leur cite
l'exemple du Piémont , de la Belgique et de Naples.
VI. La remise des portes , des forts et des magasins , n'aura lieu qu'après
la sortie de la garnison .
R. Aussitôt la capitulation échangée, les commandans du génie français
et hollandais , avec les commissaires des guerres , auront la liberté d'enter
dans la ville. Il leur sera remis , par des commissaires nommés par
M. le général Van Schæler , les magasins de toute espèce , les poudrières ,
tout ce qui concerne le matériel de l'artillerie et du génie. La porte par
laquelle la garnison doit sortir , ainsi que les trois forts , seront occupés
par les troupes françaises et hollandaises, demain 21 , à neuf heures du
matin.
-Le mardi a de ce mois ,à midi , en exécution des ordres
de S. M. l'EMPEREUR et Roi , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat. Son Altesse étoit
en
A
DECEMBRE 1806.
DEPT D5BA SEINE
en grand costume ; elle a été reçue avec le cérémonial ordinaire
et accoutumé , et ayant pris séance , adit :
« Messieurs , au moment où les rênes du gouvernement
furent remises , par la reconnoissance de la nation, entreles
mains de S. M. I. et R. , il s'établit entre elle et vous des
rapports habituels de confiance , et une communication de
pensées, qui vous ont fait participer aux grands dessem conens
et exécutés pour le bien de cet Empire. Ainsi , vous avez su
de bonne heure que les premiers voeux de l'EMPEREUR furent
pour la paix, et que ce sentiment généreux ne s'est jamais
attiédi . Avant de paroître sur le champ de bataille , il l'a
offerte à ses ennemis. Après la victoire , sa main triomphante
la leur a toujours présentée . Il espéroit que des traités particuliers
et successifs , conciliant , les uns après les autres , tous
les intérêts , appaisant par degrés tous les ressentimens , amèneroient
enfin cette pacification générale , si desirée par les
peuples européens , et si nécessaire à leur félicité. L'attente
de S. M. a été trompée . L'Europe , attirée vers le repos par
les victoires de la France , a été sans cesse rappelée aux combats
par l'influence de la Grande-Bretagne ,et par les prétentions
ambitieuses de la Russie. Des coalitions terrassées ont
donné naissance à de nouvelles coalitions. La modération du
vainqueur a encouragé les vaincus. Les plus grands efforts du
géniemilitaire, ainsi que les exploits d'une armée qui compte
pour rien les distances , les saisons , les climats et le nombre de
ses ennemis , n'ont abouti , jusqu'à présent , qu'à des trèves
glorieuses , dont la paix n'a point été le fruit.
,
>> Cependant l'Angleterre s'est emparée du commerce du
Monde : tous les produits de l'industrie dans les deux hémisphères
, vont s'engloutir dans cette île. Cependant la Russie ,
si long-temps inconnue dans les débats de l'Europe , fomente
aujourd'hui les désordres de l'Occident , en même temps
qu'elle menace l'Orient de sa vaste domination. L'Empire
ottoman est inquiété : les vexations s'aggravent contre lui :
les droits de sa souveraineté sont rendus, pour ainsi dire
incertains. Dans de telles conjonctures , au milieu de ces
machinations et de ces trames , S. M. a dû abandonner une
route où ne se trouvoit point la paix que le vainqueur seul a
cherchée. Il faut désormais rendre cette paix desirable à
ceux qui provoquent la guerre. Il faut rendre la guerre funeste
a ceux qui s'y laissent entraîner . Il faut réduire les cabinets
à l'heureuse impuissance d'être trompés encore une
fois. Il faut enfin que des princes tant de fois vaincus , apprennent
que la clémence a un terme , et que le sceptre dont
ils abusent peut se briser entre leurs mains. De là, Messieurs ,
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
un nouveau plan de conduite , et des mesures accessoires pro.
pres à en assurer le succès. La première , et la plus importante
detoutes, consiste à soutenir la puissance de laNation par la
continuité des mêmes moyens , et par le développement de
ses forces. Il faut ensuite qu'un peuple infracteur des lois
de la civilisation , soit privé de toutes relations avec les
peuples civilisés. Il faut que S. M. garde ses conquêtes , et
qu'elle en écarte les fauteurs de toutes les discordes jusqu'au
moment où l'Angleterre aura reconnu les principes qui ,
chez les peuples policés , tempèrent les désastres inséparables
de leurs dissentions ; jusqu'à l'époque où de justes restitutions
auront acquitté nos obligations envers nos fidèles alliés ; enfin ,
jusqu'à une paix générale qui établira le repos de l'Europe ,
et permettra à tous les peuples l'entier développement de
leur industrie.
>> Vous appréciez , messieurs , tout ce qu'un pareil dessein
a de grand et de glorieux. Ses avantages prochains , ceux qu'il
offre pour l'avenir n'échappent point à votre sagesse ; elle y
trouve une ample compensation de la persévérance et des sacrifices
momentanés dont il doit être le prix.
>>Les garans de l'exécution seront , pour S. M. , l'amour de
ses peuples , la fidélité tant de fois éprouvée du sénat , le courage
des armées ; mais surtout ce génie dont le succès n'a jamais
démenti les inspirations , et cette ardeur qui ne connoît
point d'obstacles , quand il s'agit de la gloire de la France et
du bonheur de l'humanité. >>>
S. A. S. ayant terminé son discours , le sénateur Porcher ,
l'un des secrétaires , est monté à la tribune , et a fait lecture
des pièces suivantes :
Extrait des minutes de la secrétarie-d'Etat.
Au palais de Berlin , le 21 novembre 1806.
NAPOLEON , Empereur des Français et Roi d'Italie,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit ;
Le sénat se réunira le 2 du mois de décembre prochain ,
dans le lieu ordinaire de ses séances , sous la présidence de
notre cousin l'archichancelier de l'Empire.
Signé NAPOLÉON .
Message de S. M. l'Empereur et Roi , au sénat.
« Sénateurs , nous voulons, dans les circonstances où se
>> trouvent les affaires générales de l'Europe , faire connoître
>> à vous et à la nation les principes que nous avons adop-
>> tés comme règle de notre politique.
>> Notre extrême modération , après chacune des trois pre-
>> mières guerres , a été la cause de celle qui leur a succédé.
DECEMBRE 1806. 515
>>C'est ainsi que nous avons eu à lutter contre une quatrième
>> coalition neuf mois après que la troisième avoit été dis-
>> soute , neuf mois après ces victoires éclatantes que nous
>> avoit accordées la Providence , et qui devoit assurer un long
>> repos au continent.
>>Mais un grand nombre de cabinets de l'Europe est plus
>> tôt ou plus tard influencé par l'Angleterre ; et sans une
>> solide paix avec cette puissance , notre peuple ne sauroit
>> jouir des bienfaits qui sont le premier but de nos travaux ,
» l'unique objet de notre vie. Aussi , malgré notre situation
>> triomphante , nous n'avons été arrêtés , dans nos dernières
>> négociations avec l'Angleterre , ni par l'arrogance de son
>> langage , ni par les sacrifices qu'elle a voulu nous imposer.
>> L'île de Malte , à laquelle s'attachoit pour ainsi dire l'hon-
>> neur de cette guerre , et qui , retenue par l'Angleterre au
>> mépris des traités , en étoit la première cause , nous l'avions
>> cédée ; nous avions consenti à ce qu'a la possession de Ceylan
>> et de l'empire du Myssoure , l'Angleterre joignît celle du
>> Cap de Bonne-Espérance.
>> Mais tous nos efforts ont dû échouer lorsque les conseils
>> de nos ennemis ont cessé d'être animés de la noble ambition
>> de concilier le bien du monde avec la prospérité présente
>> de leur patrie , et la prospérité présente de leur patrie avec
>>une prospérité durable; et aucune prospérité ne peut être
>>durable pour l'Angleterre , lorsqu'elle sera fondée sur une
>> politique exagérée et injuste qui dépouilleroit soixante
>> millions d'habitans, leurs voisins , riches et braves , de tout
>> commerce et de toute navigation.
>> Immédiatement après la mort du principal ministre de
>> l'Angleterre , il nous fut facile de nous apercevoir que la
>> continuation des négociations n'avoit plus d'autre objet que
>> de couvrir les trames de cette quatrième coalition étouffée
>> dès sa naissance .
>> Dans cette nouvelle position , nous avons pris pour prin-
>> cipes invariables de notre conduite de ne point évacuer Di
>> Berlin , ni Varsovie , ni les provinces que la force des armes
>> a fait tomber en nos mains , avant que la paix générale ne
>> soit conclue , que les colonies espagnoles , hollandaises et
>> françaises ne soient rendues ; que les fondemens de la puis-
>> sance ettomane ne soient raffermis ; et l'indépendance ab-
>> solue de ce vaste Empire , premier intérêt de notre peuple,
>> irrévocablement consacrée.
« Nous avons mis les Isles Britanniques en état de blocus ,
» et nous avons ordonné contr'elles des dispositions qui
> répugnoient à notre coeur. Iî nous en a coûté de faire dé-
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ,
>> pendre les intérêts des particuliers de la querelle des
>> et de revenir , après tant d'années de civilisation , aux prin-
>> cipes qui caractérisent la barbarie des premiers âges des
>> nations. Mais nous avons été contraints , pour le bien de
>> nos peuples et de nos alliés , à opposer à l'ennemi commun
>> les mêmes armes dont il se servoit contre nous. Ces déter-
>> minations , commandées par un juste sentiment de récipro-
» cité , n'ont été inspirées ni par la passion , ni par la haine.
» Ce que nous avons offert après avoir dissipé les trois coa-
>> litions qui avoient tant contribué à la gloire de nos peuples,
>> nous l'offrons encore aujourd'hui que nos armes ont obtenu
>> de nouveaux triomphes. Nous sommes prêts à faire la paix
>> avec l'Angleterre; nous sommes prêts à faire la paix avec la
>>>Russie , avec la Prusse ; mais elle ne peut être conclue que
>> sur des bases telles qu'elle ne permette à qui que ce soit de
>> s'arroger aucun droit de suprématie à notre égard , qu'elle
>> rende les colonies à leur métropole, et qu'elle garantisse à
>> notre commerce et à notre industrie la prospérité à laquelle
>>> ils doivent atteindre.
>> Et si l'ensemble de ces dispositions éloigne de quelque
>> temps encore le rétablissement de la paix générale , quelque
>> court que soit ce retard , il paroîtra long à notre coeur.
>> Mais nous sommes certains que nos peuples apprécieront
>> la sagesse de nos motifs politiques, qu'ils jugeront avec
>> nous qu'une paix partielle n'est qu'une trève qui nous fait
>> perdre tous nos avantages acquis , pour donner lieu à une
>> nouvelle guerre , et qu'enfin ce n'est que dans une paix
>> générale que la France peut trouver le bonheur.
>> Nous sommes dans un de ces instans importans pour la
>> destinée des nations ; et le Peuple Français se montrera
>> digne de celle qui l'attend. Le sénatus-consulte que nous
>> avons ordonné de vous proposer , et qui mettra à notre
>> disposition , dans les premiers jours de l'année , la conscrip-
>>>tion de 1807 , qui , dans les circonstances ordinaires , ne
>> devoit être levée qu'au mois de septembre , sera exécuté
>> avec empressement par les pères comme par les enfans.
>> Et dans quel plus beau moment pourrions-nous appeler
>> aux armes les jeunes Français ! Ils auront à traverser , pour
>> se rendre à leurs drapeaux , les capitales de nos ennemis et
>> les champs de bataille illustrés par les victoires de leurs
>>> aînés. » Signé NAPOLÉON.
Rapport du ministre des relations extérieures à S. M.
l'EMPEREUR et Roi .
SIRE ,
Une quatrième coalition s'est formée. En moins d'un mois ,
elle a été confondue. En moins d'un mois la Prusse a vu son
DECEMBRE 1806 . 517
armée , ses places fortes , sa capitale et ses provinces tombées
au pouvoir de V. M. , et maintenant elle implore la paix .
Dans les coalitions précédentes , chaque ennemi de la France ,
dès qu'il étoit vaincu , demandoit aussi et obtenoit la paix. On
espéroit que des paix particulières et successives conduiroient
à une paix générale , honorable et sûre. Trois fois cette espérance
a été déçue; trois fois l'expérience a prouvé qu'en suivant
le même système de modération et de générosité , la
France seroit constamment trompée. Chaque coalition détruite
a enfantée une nouvelle coalition , et la France a été menacée
d'une guerre éternelle.
L'Empire français est parvenu à undegré de puissance et de
grandeur que V. M. n'ambitionnoit pas. Attaquée de toutes
parts avec une fureur sans exemple , et placée dans l'alternative
de périr ou de vaincre , la France n'a combattu que pour
son salut ; et , victorieuse , elle ne s'est servie de la victoire que
pour faire éclater sa modération. Elle n'a point détruit ceux
qui la vouloient détruire ; elle avoit fait d'immenses conquêtes
, elle n'en a gardé qu'un petit nombre ; elle en auroit
encore moins gardé , si les aveugles passions qui rugissoient
autour d'clle nel'eussent pas mise dans la nécessité des'agrandir
pour se préserver. Aujourd'hui qu'elle est attaquée pour la
quatrième fois avec le même esprit de haine et dans les mêmes
vues de destruction , V. M. n'a d'autre but que de recouvrer
ce qui est indispensable à la prospérité de son peuple. Mais
c'est un but qu'elle ne sauroit atteindre qu'en profitant de
toute la grandeur de ses avantages , et en réservant ses conquêtes
comme objets de compensation dans les arrangemens de la
paix générale.
Deux puissances ennemies du repos de l'Europe se sont
unies pour y perpétuer la discorde et la guerre. Les objets de
leur ambition sont différens , mais une même haine les anime
contre la France , parce qu'elles savent que la France ne peut
cesser de s'opposer à l'accomplissement de leurs pernicieux
desseins. Occupées sans cesse à lui chercher , à lui susciter des
ennemis , elles emploient à cet effet tous les genres d'artifices
et d'intrigues , les menaces , les caresses , la corruption , la
calomnie; et quand elles aspirent à tout envahir , à tout
opprimer, à tout asservir , c'est la France qu'elles accusent
d'y prétendre.
L'Angleterre tend à naviguer exclusivement sur les mers.
Elle s'arroge le monopole de tous les commerces et de toutes
les industries ; et toutes les fois que l'irrésistible force des événemens
a obligé la France d'intervenir dans les affaires des
petits Etats ses voisins , et d'y intervenir pour leur repos ,
518 MERCURE DE FRANCE ,
l'Angleterre a donné le signal des accusations et des plaintes :
la première , elle a sonné l'alarme ; et parce que quelques
villes ou quelques pays soumis depuis des siècles à l'influence
delaFrance,y étoient encore soumis , elle a présenté laFrance
comme menaçant l'indépendance des grands Etats. Etoit- ce
sur de petits Etats qui furent soumis depuis des siècle à son
influence , et comme entraînés dans sa sphère d'activité ?
N'étoit- ce pas , au contraire , sur des Etats considérés dans
tous les temps comme principaux en Europe , que l'Angleterre
exerça ses violences , lorsque les puissances du Nord,
qui s'étoient unies pour défendre les principes éternels de la
neutralité , furent forcées de souscrire à ses prétentions monstrueuses
, et de sacrifier , avec leurs propres intérêts , les plus
chers intérêts de la France ? Alors l'indépendance des nations
ne fut pas seulement menacée ; elle fut attaquée , violée , et ,
autant qu'il dépendoit de l'Angleterre , anéantie. De quoi
servit-il que l'Angleterre eût été obligée de reconnoître , par
la convention de Pétersbourg , un petit nombre de principes
que , ni ses séductions , ni ses menaces n'avoient pu faire abandonner
? Immédiatement après elle les foula ouvertement aux
pieds, ou les éluda , en abusant , de la manière la plustyrannique
à la fois et la plus insensée , du droit de blocus . Ce droit
ne peut , d'après la raison et d'après les traités , s'appliquer
qu'aux places investies et en danger d'être prises : elle prétendít
l'étendre aux havres , à l'embouchure des rivières , à des côtes
entières , et enfin à tout un Empire. Certes , la France ne fut
jamais investie et en danger d'être prise par l'Angleterre , et
la France toute entière a été déclarée en état de blocus. En
agissant de la sorte , l'Angleterre n'annonce-t-elle pas hautement
qu'elle ne reconnoît aucune loi , que les traités ne sont
rien pour elle , qu'elle n'admet d'autre droit que celui de la
force , et qu'elle répute légitime tout ce qu'elle peut impunément
faire ?
Le gouvernement de Russie, quand il devroit être occupé
uniquementdu soin de vivifier ses immenses Etats , et d'expier
par les bienfaits d'une sage législation et d'une administration
paternelle, le crime qui fit en un jour descendre du rang des
nations indépendantes une nation ancienne , nombreuse ,
illustre et digne d'un meilleur sort , convoite et menace d'engloutir
encore le vaste et superbe Empire des Ottomans.
Les mêmes manoeuvres qu'il employa contre la Pologne,
il les emploie aujourd'hui contre la Turquie. Il souffle dans
ses provinces l'esprit de sédition et de révolte. Il excite , il
arme , il soutient les Serviens contre la Porte. Il renouvelle ,
sur la Morée , les tentatives qu'il avait faites , mais sans fruit ,
1778, La Valachie et la Moldavie étoient gouvernées par
DECEMBRE 1806. 519
deux chefs infidèles et traîtres ; la Porte les avoit déclarés tels
par un firman , et les avoit déposés. La Russie , non-contente
de leur asyle , a fait marcher des troupes sur le Dniester , et ,
menaçant la Porte de lui déclarer la guerre , elle a exigé leur
rétablissement. La porte a eu la douleur de se voir contrainte
de remettre en place ses ennemis déclarés , et de déposer les
hommes de son choix. Ainsi son indépendance a été violée
par un attentat qui blesse à-la-fois la dignité de tous les
trônes. Du moment qu'elle n'a plus le choix de ses gouverneurs
, elle n'est plus souveraine , elle est vassale , ou plutôt
la Valachie et la Moldavie ne lui appartiennent plus que de
nom; et ces deux grandes et riches provinces , gouvernées par
des hommes vendus à la Russie , sont devenues pour celle-ei
une véritable conquête.
Avec de tels ennemis , dont la modération de V. M. n'a
pu désarmer la haine , et qui , nonobstant ses victoires ,
marchent toujours à leur but, n'écoutant que leur passion ,
et ne respectant aucun droit. V. M. n'est pas libre de suivre
les mouvemens de sa générosité. Le penchant même qui la
porte à désirer la paix , lui fait une loi de ne se dessaisir d'aueune
de ses conquêtes , que l'indépendance entière et absolue
de l'Empire ottoman, indépendance qui est le premier intérêt
de la France , ne soit reconnue et garantie ; que les colonies
espagnoles , hollandaises et françaises , dont la diversion opérée
par les quatre coalitions a seule entraîné la perte , ne soient
restituées , et qu'un Code général ne soit adopté , conforme à
la dignité de toutes les couronnes , et capable d'assurer les
droits de toutes les nations sur les mers.
Lajustice et la nécessité de cette détermination seront universellement
senties ; elle sera un bienfait pour les alliés de
V. M. , et pour toutes les villes commerçantes de son Empire ,
qui n'ont été dépouillées qu'à la faveur de ces mêmes guerriers
dont les événemens ont mis au pouvoir de V. M. tant de vastes
Etats. Dans tout autre système , les intérêts de ces alliés et de
tant de cités populeuses seroient abandonnés , le fruit des plus
étonnantes victoires seroit perdu , et la France , au milieu de
triomphes inouis , après tant d'exploits qui l'ont aggrandie et
comblée de gloire , n'auroit aucune perspective de repos ; elle
n'entreverroit pas l'époque où elle pourroit déposer les armes ,
se consacrer aux paisibles occupations de l'industrie et du
commerce auxquelles la nature l'appelle , et faire sur un autre
théâtre des conquêtes moins éclatantes , mais plus douces ,
qu'ellen'auroit point achetées par l'effusion d'un sang qui lui
est si cher , et qui égalant son bonhenr à sa gloire , ne coûteroient
à l'humanité aucunes larmes .
Berlin , le 15 novembre 1806.
1
520 MERCURE DE FRANCE ,
e
Rapport du ministre des relations extérieures à Sa Majesté
SIRE ,
l'EMPEREUR et RoI.
Trois siècles de civilisation ont donné à l'Europe un droit
des gens que , selon l'expression d'un écrivain illustre , la
nature hunaine ne sauroit assez reconnoître .
Ce droit est fondé sur le principe , que les nations doivent
se faire dans la paix le plus de bien , et dans la guerre , le
moins de mal qu'il estpossible.
D'après la maxime que la guerre n'est point une relation
d'homme à homme , mais une relation d'Etat à Etat , dans
laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement ,
non point comme hommes , non pas même comme membres
ou sujet de l'Etat, mais uniquement comme ses défenseurs ,
le droit des gens ne permet pas que le droit de guerre , et le
droit de conquête qui en dérive , s'étendent aux citoyens paisibles
et sans armes , aux habitations et aux propriétés privées
, aux marchandises du commerce , aux magasins qui
les renferment , aux charriots qui les transportent , aux
bâtimens non armés qui les voiturent sur les rivières ou sur
les mers , en un mot à la personne et aux biens des particuliers.
Ce droit, né de la civilisation , enafavorisé les progrés. C'est
à lui que l'Europe a été redevable du maintien et de l'accroissement
de sa prospérité , au milieu même des guerres
fréquentes qui l'ont divisée.
L'Angleterre seule a conservé ou repris les usagés des temps
barbares. C'est par son refus de renoncer à la course maritime
que cette pratique injuste et cruelle a été maintenue malgré
la France qui , en temps de paix , mue uniquement par
des idées de justice et d'humanité , avoit proposé de l'abolir.
La France a tout fait pour adoucir du moins un mal qu'elle
n'avoit pu empêcher. L'Angleterre au contraire a tout fait
pour l'aggraver.
Non contente d'attaquer les navires de commerce et de
traiter comme prisonniers de guerre , les équipages de ces
navires désarmés , elle a réputé ennemi quiconque appartenoit
à l'Etat ennemi, et elle a fait aussi prisonniers de guerre
les facteurs du commerce et les négocians qui voyageoient
pour les affaires de leur négoce .
Mais il ne pouvoit suffire à ses vues d'envahir ainsi des
proprietés privées , de dépouiller et d'opprimer des particuliers
innocens et paisibles. Restée long-temps en arrière des
nations du continent qui l'ont précédée dans la route de la
la civilisation , et en ayant reçu d'elles tous les bienfaits , elle
DECEMBRE 1806 . 521
a cònçu le projet insensé de les posséder seule , et de les leur
ôter. Elle voudroit qu'il n'y eût sur la terre d'autre industrie
que la sienne , et d'autre commerce que celui qu'elle feroit
elle-même. Elle a senti que , pour réussir , il ne lui suffiroit
pas de troubler, qu'elle devoit encore s'efforcer d'interrompre
totalement les communications entre les peuples. C'est dans
cette vue que , sous le nom de droit de blocus , elle a inventé
et mis en pratique la théorie la plus monstrueuse.
D'après la raison et l'usage de tous les peuples policés , le
droit de blocus n'est applicable qu'aux places fortes.
L'Angleterre a prétendu l'étendre aux places de commerce
non fortifiées,, aux havres , à l'embouchure des rivières.
Une place n'est bloquée que quand elle est tellement investie,
qu'on ne puisse tenter d'en approcher sans s'exposer
àundanger imminent.
L'Angleterre a déclaré bloqués les lieux devant lesquels elle
n'avoit pas un seul-bâtiment de guerre.
Elle a fait plus , elle a osé déclarer en état de blocus des
lieux que toutes ses forces réunies étoient incapables de bloquer
, des côtes immenses et tout un vaste empire.
Tirant ensuite d'un droit chimérique et d'un fait supposé la
conséquence qu'elle pouvoit justement faire sa proie , et la
faisant en effet, de tout ce qui alloit aux lieux mis en interdit
par une simple déclaration de l'amirauté britannique , et de
tout ce qui en provenoit , elle a effrayé les navigateurs neutres
, et les a éloignés des ports que leur intérêt les invitoit et
que la loi des nations les autorisoit à fréquenter.
C'est ainsi qu'elle a fait tourner à son profit et au détriment
de l'Europe , mais sur-tout de la France , l'audace avec
laquelle elle se joue de tous les droits et insulte à la raison
même.
Contre une puissance qui méconnoît à ce point toutes les
idées de justice et tous les sentimens humains , que peut-on
faire , sinon de les oublier un instant soi-même, pour la
contraindre à ne les plus violer ? Le droit de la défense naturelle
permet d'opposer à son ennemi les armes dont il se sert ,
et de faire , si je puis ainsi parler, réagir contre lui ses propres
fureurs et sa folie. De plus , quand les principes de la civilisation
sont attaqués par des entreprises sans exemple , et que
l'Europe entière est menacée , la préserver et la venger n'est
pas seulement un droit , c'est encore un devoir pour la puissance
qui en a les moyens.
Puisque l'Angleterre a osé déclarer la France entière en état
de blocus , que la France déclare à son tour que les Isles-
Britanniques sont bloquées.
522 MERCURE DE FRANCE ,
Puisque l'Angleterre répute ennemi tout Français , que
tout Anglais ou sujet de l'Angleterre , trouvé dans les pays
occupés par les armées françaises , soit fait prisonnier de
guerre.
Puisque l'Angleterre attente aux propriétés privées des négocians
paisibles , que les propriétés de tout Anglais ou sujet
de l'Angleterre , de quelque nature qu'elles soient , soient
confisquées. Puisque l'Angleterre veut anéantir toute industrie
sur le continent , quiconque fait le commerce des marchandises
anglaises , favorise , autant qu'il est en lui , ses desseins
, et devient son complice ; que tout commerce de
marchandises anglaises soit déclaré illicite, et que tout produit
de manufactures ou des colonies, anglaises trouvé dans
les lieux occupés par les troupes françaises , soit confisqué.
Puisque l'Angleterre veut interrompre toute navigation et
tout commerce maritime , qu'aucun navire venant des îles
ou des colonies britanniques ne soit reçu ni dans les ports
de France , ni dans ceux des pays occupés par l'armée française
, et que tout navire qui tenteroit de se rendre de ces
ports en Angleterre , soit saisi et confisqué.
: Votre Majesté , je le sens , ne prendra qu'à regret de telles
mesures , et je ne les propose moi-même qu'à regret ; mais la
situation de l'Europe les rend nécessaires : et , d'ailleurs ,
aussitôt que l'Angleterre a Imettra le droit des gens que suivent
universellement les peuples policés ; aussitôt qu'elle reconnoîtra
que le droit de guerre est un , et le même sur mer
que sur terre ; que ce droit et celui de conquête ne peuvent
s'étendre ni aux propriétés privées , ni aux individus non
armés et paisibles , et que le droit de blocus doit être restreint
aux places fortes réellement investies , V. M. fera cesser
ces mesures rigoureuses , mais non pas injustes ; car la justice
entre les nations n'est que l'exacte réciprocité.
- Signé , CH. MAUK. TALLEYRAND , prince de Bénévent.
Berlin , de 20 novembre 1806.
Extrait des minutes de la secrétairerie d'Etat.
Au camp impérial de Berlin , le 21 novembre 1806.
Napoléon, Empereur des Français, Roi d'Italie , considérant
,.
1°. Que l'Angleterre n'admet point le droit des gens suivi
universellement par tous les peuples policés;
2°. Qu'elle répute ennemi tout individu appartenant à l'Etat
ennemi , et fait en conséquence prisonniers de guerre , nonseulement
les équipages des vaisseaux armés en guerre , mais
encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires
DECEMBRE 1806 . 523
marchands, et même les facteurs du commerce et les négocians
qui voyagent pour les affaires de leur négoce ;
3°. Qu'elle étend aux bâtimens et marchandises de commerce
, et aux propriétés des particuliers , le droit de conquête,
qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui appartient à l'état ennemi;
4°. Qu'elle étend aux villes et ports de commerce non fortiftés
, aux havres et aux embouchures des rivières , le droit
de blocus , qui , d'après la raison et l'usage de tous les peuples
policés , n'est applicable qu'aux places fortes ; qu'elle déclare
bloquées des places devant lesquelles elle n'a pas même un
seul bâtiment degguueerrrree,,quoiqu''une placene soit bloquée que
quand elle est tellement investie , qu'on ne puisse tenter de
s'en approcher sans un danger imminent ; qu'elle déclare
même en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies
seroient incapables de bloquer , des côtes entières, et tout un
empire ;
5°. Que cet abus monstrueux du droit de blocus n'a d'autre
but que d'empêcher les communications entre les peuples , et
d'élever le commerce et l'industrie de l'Angleterre sur la ruine
de l'industrie et du commerce du continent ;
6°. Que tel étant le but évident de l'Angleterre , quiconque
fait sur le continent le commerce des marchandises anglaises ,
favorise par- là ses desseins , et s'en rend le complice ;
7°. Que cette conduite de l'Angleterre , digne en tout des
premiers âges de la barbarie , a profité à cette puissance au
détriment de toutes les autres ;
8°. Qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes
dont il se sert , et de le combattre de la même manière qu'il
combat, lorsqu'il méconnoît toutes les idées de justice et tous
les sentimens libéraux, résultat de la civilisation parmi les
hommes ;
Nous avons résolu d'appliquer à l'Angleterre les usages
qu'ellea consacrés dans sa législation maritime.
Les dispositions du présent décret seront constamment con.
sidérées comme principe fondamental de l'Empire , jusqu'a
ce que l'Angleterre ait recounu que le droit de la guerre est
un, et le même sur terre que sur mer; qu'il ne peut s'étendre
ni aux propriétés privées , quelles qu'elles soient , ni à la personne
des individus étrangers à la profession des armes , et que
le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement
investies par des forces suffisantes ;
Nous avons, en conséquence , décrété et décrétons ce qui
suit :
Art. Ir. Les îles britanniques sont déclarées en état de
blocus,
534 MERCURE DE FRANCE ,
II. Tout commerce et toute correspondance avec les îles
britanniques sont interdits. En conséquence , les lettres ou paquets
adressés ou en Angleterre , ou à un Anglais , écrits en
langue anglaise , n'auront pas cours aux postes , et seront
saisis.
III. Tout individu sujet de l'Angleterre , de quelque état
et condition qu'il soit , qui sera trouvé dans les pays occupés
par nos troupes ou par celles de nos alliés , sera fait prisonnier
de guerre.
IV. Tout magasin, toute marchandise , toute propriété ,
de quelque nature qu'elle puisse être , appartenant à un sujet
de l'Angleterre , sera déclarée de bonne prise.
V. Le commerce des marchandises anglaises est défendu ;
et toute marchandise appartenant à l'Angleterre , ou provenant
de ses fabriques et de ses colonies, est déclarée de bonne
prise.
VI. La moitié du produit de la confiscation des marchandises
et propriétés déclarées de bonne prise par les articles
précédens , sera employée à indemniser les négocians des
pertes qu'ils ont éprouvées par la prise des bâtimens de
commerce qui ont été enlevés par les croisières anglaises.
VII. Aucun bâtiment venant directement de l'Angleterre
on des colonies anglaises , ou y ayant été depuis la publication
du présent décret , ne sera reçu dans aucun port.
,
VIII. Tout bâtiment qui , au moyend'une fausse déclaration
, contreviendra à la disposition ci-dessus sera saisi ; et
le navire et la cargaison seront confisqués comme s'ils étoient
propriété anglaise .
IX. Notre tribunal des prises de Paris est chargé du jugement
définitifde toutes les contestations qui pourront survenir dans
notre empire ou dans les pays occupés par l'armée française ,
relativement à l'exécution du présent décret. Notre tribunal
des prises à Milan sera chargé du jugement définitif desdites
contestations qui pourront survenir dans l'étendue de notre
royaume d'Italie .
X. Communication du présent décret sera donnée , par
notre ministre des relations extérieures , aux rois d'Espagne ,
de Naples , de Hollande et d'Etrurie , et à nos alliés , dont les
sujets sont victimes , comme les nôtres , de l'injustice et de la
barbarie de la législation maritime anglaise.
XI. Nos ministres des relations extérieures , de la guerre ,
de la marine , des finances, de la police , et nos directeursgénéraux
des postes , sont chargés , chacun en ce qui le concerne
, de l'exécution du présent décret.
Signé NAPOLÉON.
1
DECEMBRE 1806. 525
MM. Regnault ( de Saint - Jean - d'Angely ) et Lacuće ,
orateurs du Conseil-d'Etat , chargés de présenter un projet de
sénatus- consulte , avoient été introduits au commencement de
la séance .
M. Regnault étant monté à la tribune , a fait lecture d'un
projet de sénatus- consulte , portant :
« Que quatre-vingt mille conscrits seront levés en 1807 ,
>> L'appel en sera fait aux époques qui seront fixées par les
décrets impériaux ;
>> Ils seront pris parmi les Français nés depuis et compris
les 1 janvier 1787 , jusques au 31 décembre de la même
rr
année. >>>
M. Regnault a ensuite exposé les motifs de ce sénatusconsulte
dans les termes suivans :
Monseigneur , Sénateurs ,
« Un peu plus d'une année s'est écoulée depuis que S. M. l'EMPEREUR
et Roi , prêt à quitter sa capitale , pour repousser l'agression de l'empereur
d'Autriche , déposa dans le sein du sénat l'assurance que les soldats
français feroient leur devoir. L'Europe a vu , sénateurs , avec quelle glorieuse
fidélité cette auguste promesse a été remplie , et en ce jour, anniversaire
de l'immortelle victoire d'Austerlitz , nous aimons à rappeler le
peuple français au sentiment du bonheur et de la reconnoissance . Mais
cette époque mémorable est déjà séparée de nous par des triomphes non
moins éclatans. Cette armée , à la tête de laquelle trois mois suffirent l'année
dernière à S. M. pour combattre , vaincre et pacifier, vient de combattre
et de vaincre un nouvel ennemi . Les soldats de S. M. ont une
seconde fois fait leur devoir. Français , c'est à vous à faire encore le vôtre .
S. M. ne s'est pas moins reposée sur son peuple que sur son armée , et
aucune de ses espérances n'a été trompée . Avant de marcher vers le Danube
elle avoit , de concert avec vous , sénateurs , appelé d'avance sous les drapeaux
les conscrits de 1806 , et remis la garde de nos côtes , de nos from
tières , de nos places fortes aux citoyens formés en gardes nationales . Les
gardes nationales ont honorablement rempli leurs obligations : elles sont
encore sous les armes dans plusieurs départemens de l'Empire. Les jeunes
conscrits ont répondu avec fidélité et avec courage à l'appel de l'EMPEREUR
et de la patrie. Ils sont dans les rangs de nos phalanges victorieuses.
Ils y rivalisent avec les vieux soldats , et c'est à la prudence qui a compté
sur leur bravoure et au génie qui l'a employée , que l'Empire doit sa
sûreté et sa gloire. C'est à ce dévouement absolu , à cette confiance entière
du peuple et de l'armée à son EMPEREUR , que la France doit de voir la
guerre portée à 250 lieues de ses frontières , et toutes les calamités qui en
sont inséparables retomber sur ceux qui l'ont provoquée. Sénateurs , ce
que la prévoyance de S. M. proposa l'année dernière à votre sagesse , n'est
pas moinsnécessaire , est plus nécessaire encore aujourd'hui, Il faut qu'une
i
526 MERCURE DE FRANCE ,
conscription nouvelle se prépare à porter, s'il en étoit besoin, vers le
bords du Rhin , de la Vistule , de la Sprée , de l'Oder, une nouvelle force
à notre armée victorieuse. Il faut que les régimens de l'intérieur se complètent
, et présentent à nos ennemis une réserve prête à voler où la voix
de S. M. l'appellera . Il faut dans l'intérêt du peuple et des armées , que
leur force permette à S. M. de ménager leur bravoure , et qu'en faisant
marcher plus de braves aux combats, il en coûte moins de braves pour
obtenir la victoire. La guerre dont l'Angleterre a payé le renouvellement ,
et soudoyé la prolongation , n'est plus d'aillens une guerre ordinaire : elle
ne doit pas se terminer avec l'automne de cette année pour recommencer
avec l'automne de l'année prochaine . S. M. veut épargner à ses peuples et
à ses alliés ce renouvellement périodique de batailles , où la gloire et les
triomphes sont toujours achetés par des pertes et des sacritices.
>>Elle a déclaré à l'Europe son intention de lui assurer une paix générale
et durable .
>> C'est du sein du continent que l'Angleterre a voulu embraser , que
désormais une guerre terrible lui sera faite.
« C'est en lui appliquant sur tous les rivages européens , les principes
qu'elle a appliqués sur toutes les mers , que l'EMPEREUR veut la ramenér
aux principes anciens du droit des gens et des nations civilistes .
>> C'est en exilant les vaisseaux de l'Angleterre de toutes les côtes où
S. M. I. et R. portera ses armes victorieuses et sa justice vengeresse ,
qu'elle punira le ministère anglais du refus coupable de donner au monde ,
utilement et honorablement pour l'Angleterre , la paix après laquelle le
monde soupire .
>> Ce sont ces nobles pensées , ces généreux projets , que S. M. confie
au sénat et à la nation , dont l'exécution exige encore le concours de toutes
les volontés . C'est pour en assurer la réalisation que la conscription
de 1807 va être dès ce moment appelée par vous , sénateurs , comme
vous appelâtes , il y a quatorze mois , celle de 1806.
» Cette mesure extraordinaire , comme les circonstances où se trouve
l'Europe , produira de semblables et de plus heureux eftets encore que
l'année dernière.
» Les conscrits qui ont marché , ont aidé à conquérir des royaumes ;
ceux qui vont les suivre aideront à conquérir la paix.
>> Vous rapprocherez pour eux l'époque du dévouemeut et des com
bats ; ils rapprocheront pour leur patrie l'époque de la paix et de la
reconnoissance,
>> Voici le projet du sénatus-consulte que S. M. a ordonné de vous
présenter .>>>
Le sénat a renvoyé l'examen du projet de sénatus-consulte , et le rapport
à faire sur le message de S. M. , à une commi sion qui a éténommée,
⚫ance tenante , et composée des sséénnaatteeurs Lacépède, Garat , Barthe
Jemy, Valence et Pérée.
DECEMBRE 1806 . 527
Aujourd'hui , 4 décembre , cette commission a fait au sénat , par l'or
gane du sénateur Lacepède , le rapport suivant :
Monseigneur , Sénateurs ,
« Vous avez renvoyé à votre commission spéciale le mesage qui vou
a été adressé par Sa Majesté Impériale et Royale , de son quartiergénéral
de Berlin , et qui vous a été communiqué par S. A. S. le prince
archichancelier de l'Empire.
» Vous avez renvoyé également à votre commission spéciale , le décret
impérial , ainsi que les deux rapports du ministre des relations extérieures
qui étoient joints au message de S. M. , et un projet de sénatus- consulte
relatif à la conscription militaire de 1807 , et dont je vais faire lecture.
1
» Votre commission a été d'avis à l'unanimité , que le sénat devoit
s'empresser d'adopter le projet de sénatus- consulte qui vous est proposé,
et dont les motifs si bien développés par les orateurs du gouvernement ,
sont exposés d'une manière si admirable dans le message de S. M. Impériale
et Royale .
›› Elle a cru d'ailleurs ne pouvoir mieux seconder les sentimens que
nous a fait éprouver ce message si mémorable , qu'en vous proposant d'offrir
à S. M. Impériale , dans une adresse dont la commission m'a chargé
de vous soumettre le projet , l'hommage de votre profond dévouement et
de votre vive et respectueuse reconnoissance.
» J'ai donc l'honneur de proposer au sénat , au nom de sa commission
spéciale , d'adopter ,
>> Premièrement , le projet de sénatus-consulte relatif à la conscription
militaire ;
» Secondement , le projet de décret , ainsi que l'adresse que je vais
avoir l'honneur de vous présenter . »
Sur ce rapport , le sénat a, dans la même séance , adopté le projet də
sénatus-consulte ; il a pareillement adopté leprojet de décret et l'adresse
proposés par sa commission.
( Ces deux pièces seront publiées lorsque S. M. , à qui l'envoi en a été
fait , aura ordonné leur impression . )
- Un décret impérial du 25 octobre autorise le ministre
des finances à faire payer , par la caisse de l'administration
des domaines , sur les produits des biens provenant des 27
couvens de religieuses , conservés dans les trois départemens
de la Ligurie , la somme de 45,000 liv. gênoises qui leur
a été assignée par an, pour les frais du culte. Acompter
du 1er janvier 1807 , cette dépense sera portée sur le budjet
du ministre des cultes.
- En exécution du décret impérial du 19 février 1806 ,
qui ordonne que l'anniversaire du sacre de S. M. I. et R. et
celui de la bataille d'Austerlitz seront célébrés par une céré
528
1
MERCURE DE FRANCE ,
monie religieuse , S. Em. Mgr. le cardinal - archevêque de
Paris s'est rendu chez S. A. S. Mgr. l'archichancelier de
l'Empire , afin de se concerter avec lui à ce sujet. Il a été
déterminé qu'il sera chanté un Te Deum dans l'église métropolitaine
, dimanche 7 du présent mois à midi , etqu'on se
conformera au cérémonial observé à l'occasion du Te Deum
chanté en action de graces de la célèbre victoire d'Jena.
M. l'évêque de Coutances prononcera un discours sur la
gloire des armées françaises , et sur l'étendue du devoir imposé.
àchaque citoyen de consacrer sa vie à son prince et à la patrie .
Mardi 9 décembre , il sera célébré dans la même église
un service solennel pour les guerriers morts à la bataille
d'Austerlitz.
-
-
Un convoi de quinze voitures portant 250 drapeaux
conquis dans cette campagne , et plusieurs caisses remplies'
de divers effets précieux pour avoir servi à l'usage particulier
du grand Frédéric, est passé le 24 au matin à Wittemberg ,
escorté par des gendarmes. Un officier du grand état-majorgénéral
de la Grande-Armée est chargé de conduire à Mayence
ces trophées , qui de là seront transférés à Paris. La députation
du sénat devoit suivre de près le passage de ces drapeaux
dont le dépôt lui est confié.
-Michel Pezza , surnommé Fra-Diavolo , a été condamné
à mort le to novembre , et exécuté le II , sur la place du
Marché , à Naples.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 29.- C p . olo c . J. du 22 sept. 1086 , 71f 50c 20c 150
IOC. 250 400 200 25c 30c . oof. 100 000 oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 68f. 400.000 ໐໐с оос
Act. de la Banque de Fr. 119of. poc oo of oooof.coc .
DU LUNDI 1 : DÉCEMB .-C pour o/o c. J. du 22 sept . 1806. 71f 400
25c. 71 f7of 80c 7 If 200. 25c 30c 35c 25c. 35c 40c 25c 30c. ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 68f. goc o c. ooc . ooc
P Act . de la Banque de Fr. 1190f 1195f. 1,192f 50c. 0000f. 50c
DU MARDI 2. Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 72f 72f. 3oc. 71f
8oc 90c 71f 850 0oc. oofoofooc. oof. oofooc ooc oof cof ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. oof. ooe ooc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 119if 1200f 1202f. 500 1200f 1197f5cc.
DU MERCREDI 3. C p. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 73f. 73f 25c 150c ,
25c. 73f 15c 30c 15c. 20c 73f ooc. ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof ooc . oof. ooc ooc poc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1217f 500 1220f 0000 000 0000f
DU JEUDI 4. -Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806 , 73f 5oc 60c 50c бос 750 ,
60c 75c 60c 85c 75c oof oof ooc ooc occ ooco0 000 000 000 000 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 7of 50c oof. ooc occ ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1225f. 1227f50c. 1226f 25c 1227f50c 1230f
DU VENDREDI 5. Cp . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 150303 75f
75f200, 75f 15c 75f 74 75c 75f 74f75c 75f 74fgoc Soc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 72f ooc oof. ooс оос сос
Act. de la Banque de Fr. 1237f 500 1235f00. cooof. oooofcos
1
;
(No. CCLXXXII . )
(SAMEDI 13 DÉCEMBRE 1806. )
MERCURE
10
DE FRANCE.
POÉSIE.
5.
cen
LAY D'AMOUR.
IV. B. Ceux qui ont parcouru les anciens Romansde Chevalerie
se rappellent sans doute l'histoire de Grisélidis , Comtesse de
Saluces. On trouve dans le Théâtre Français du quinzième
siècle plusieurs pièces sur ce sujet. Les romances de ce temps
s'appeloient Lays d'amour ; en voici un moderne qui n'a
jamais été imprimé , et qui nous paroît le chef-d'oeuvre du
genre.
LA PATIENCE DE GRISELIDIS ,
Comtesse de Saluces .
LAY D'AMOUR
ECOUTEZ gente damoiselle ;
Ecoutez aussi , damoiseau :
Vaut mieux être bonne que belle ,
Vaut mieux être loyal que beau .
Beauté passe , passe jeunesse ;
Bonté reste et charme les cooeurs :
Avec douceur et gentillesse ,
Epines d'amour sont des fleurs .
Belle,maispauvre et souffreteuse , (1)
Jadis vivoit Grisélidis ;
Alloit aux champs , étoit glaneuse ,
Filoit beau lin , gardoit brebis ;
(1) Pourquoi faut-il que ce mot ait vieilli ? Il n'est pas aisé de le
remplacer. (Note de l'Auteur.)
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
N'étoit fille de haut parage ,
N'avoit Comté ni joyaux d'or ;
Mais avoit plus : car étoit sage .
Mieux vaut sagesse que trésor .
Un jour qu'aux champs dormoit seulette ,
Vint à passer sire Gauthier.
Las ! sans chien étoit la pauvrette ,
Sans Page étoit le Chevalier ;
Mais , dans ce siècle , l'innocence
N'avoit à craindre aucun danger :
Vertu veilloit , dormoit prudence.
Beau temps .…. n'auriez pas dû changer ! ...
Tant que sommeilla la bergère ,
Beau sire eut le temps d'admirer ;
Mais dès qu'entr'ouvrit la paupière ,
Fut force de s'enamourer.
<<Belle , dit- il , serez ma mie
>>> Si voulez venir dans ma cour . >>
»
<<<Nenni , Seigneur, vous remercie:
Honneur vaut bien plaisir d'amour. »
<<Vertu , dit-il , passe noblesse :
>> Serez ma femme dès ce jour ,
>> Serez Dame , serez Comtesse ,
>> Si me jurez , au nom d'amour ,
>> De m'obéir quand devrois même
>> Injustement vous ordonner. »
« Sire , obéir à ce qu'on aime
>> Est bien plus doux que commander .>>>
Nejura pour être Comtesse ;
Mais avoit vu le Chevalier :
Al'amant seul fit sa promesse ;
Puis monta sur son dextrier. (1)
Qu'avoit besoin de bienséances
Le temps heureux des bonnes moeurs ?
Fausses étoient les apparences ,
Nobles et vrais étoient les coeurs .
Tant chevauchèrent par la plaine ,
Qu'arivèrent dans la Cité .
Grisélidis fut souveraine
De ce riche et puissant Comté.
Chacun l'aima : de son empire ,
Chacun ressentit les bienfaits.
Beauté prévient , douceur attire ,
Bonté gagne et fixe à jamais .
Ne faut adopter de système ,
Beau damoiseau qui m'écoutez :
Douce erreur vaut mieux quand on aime ,
Que trop fâcheuses vérités.
(1 ) Le dextrier étoit le cheval de bataille , et le palefroy le cheval de
parade.
DECEMBRE 1806. 531
Ne faut empoisonner sa vie ;
Trop courte elle est: faut l'employer
Sans vouloir éprouver sa mie ,
Comme allez voir que fit Gauthier :
N'avoit un an de mariage
Quand fillette fut mise au jour;
Recut le Comte ce doux gage
D'heureux hymen , d'heureux amour.
<<<Donnez , dit-il ; il vient de naître ,
>>> Mais va mourir au même instant . »
<<Sire , prenez , êtes le maître
>>Et de la mère et de l'enfant. >>>
Naguère après , de la Comtesse
Beau garconnet eut même sort.
Las! vous jugez quelle tristesse
Quand le vit condamner à mort ! ..
<<N'auroit vécu que pour vous plaire ,
>> Sire , cet enfant malheureux....
>> Vous eût aimé comme sa mère....
>> Vous aimerai pour tous les deux. »
Le Comte , à sa tant douce amie
Unjour tint ce cruel discours :
<<Est temps que je vous répudie ,
>>>Vais couronner d'autres amours. >>
<<< Si n'ai plus heureux don de plaire
>> Faut partir ... adieu , Monseigneur ...
>> Puisse celle qui vous est chère ,
>> Pour vous aimer , avoir mon coeur ! .... >>
<<Restez , dit-il, auprès de celle
>>Que dois épouser des demain :
>>A l'autel sera bien plus belle
>> Si la parez de votre main. »
<<Ah, dit-elle , cachant ses larmes ,
>>Sera doux encor pour mon coeur
>> Si puis , ajoutantà ses charmes,
>> Ajouter à votre bonheur ! >>
Plus fraîche qu'après la rosée
On ne voit la fleur du matiu,
Parut la future épousée
Dès l'aurore du lendemain .
Jeune varlet est auprès d'elle :
Il est son frère; et sa beanté
Prouve qu'avec rose nouvelle
Gentilbouton croît à côté.
Jà le moment fatal approche,
Grisélidis en tressaillit;
Jale sonde la grosse cloche
Au fondde son coeur retentit.
Innocence est sur son visage ,
Malheur ne la point abattu;
Le savez . semble qu'un outrage
Embellit encor la vertu,
Lla
532 MERCURE DE FRANCE ,
Ne sait pourquoi jà s'intéresse
Acelle qui vient l'opprimer ;
Devroit haïr ce qui la blesse ,
Mais ne le peut .... ne peut qu'aimer.
<<Ah , dit-elle , puissent ses larmes
>> Ne pas couler pour me venger !
>>Si jours de printems ont leurs charmes ,
>>En jours d'hiver peuvent changer.>>>
Aux pieds d'un époux infidèle
Grisélidis vole à l'instant.
<<<Grace demande , lui dit-elle ,
»
>> Ce n'est pour moi , j'en fais serment. >>
« Ah , lui dit-il , fût-ce à vous-même ,
>> Je jure ici de l'accorder ! >>>
<<Seigneur , j'ai perdu ce que j'aime ....
>> Moi , je n'ai rien à demander.
>>Mais de ce nouvel hyménée
>>>Jurez de mieux sentir leprix.
>> C'est assez d'une infortunée ,
>>> Assez d'une Grisélidis .
>>Epargnez l'autre : elle est sensible ;
>> S'il lui falloit autant souffrir ,
>>> Bien foible elle est ; mais est possible
>>> Qu'eût le courage d'en mourir. >>
« Ange , ou divinité sur terre ,
>>>Reprit le Comte à ses genoux ,
>>>Revois tes enfans : à leur père
>>Pardonne les torts d'un époux ;
» Tu dois me haïr .... fais -moi grace ! »
<<Moi vous haïr ! ... Ah, Monseigneur,
>> Haine ne peut trouver saplace
>> Où suffit à peine à bonheur ! »
De cette histoire intéressante
Finit ici le doux récit .
Mes chers amis , moi je vous chante
Ce qu'un Troubadour écrivit :
Futtoujours bonne autant que belle
Fut heureuse Grisélidis ;
Des femmes fut le vrai modèle ....
Et voire même le phénix .
Jeunes époux , de jours tranquilles
Voulez-vous embellir vos ans ?
Femmes , toujours soyez dociles ;
Maris , ne soyez exigeans .
Retenez bien cette maxime :
L'indulgence est la clé du coeur ;
Et tendre amour est sans estime ,
Ce que plaisir est sans honneur.
:
L. M. F.
DECEMBRE 1806. 533
VERS
SERVANT D'ENVOI A UN PORTE - FEUILLE ET A UNE LETTRE.
Ан ! croyez-moi , défaites -vous
D'un fatras d'écrits circulaires ,
De tant de jolis billets doux
Remplis d'ardeurs imaginaires.
De nos messieurs aux airs pincés ,
A la tournure confiante ,
Brûlez les petits vers glacés
Et la prose insignifiante.
Mais , d'un tendre et discret amant
Lorsque vous recevrez l'hommage ,
Quand il mettra dans son langage
Moins d'esprit que de sentiment;
Quand son style même un peu bête ,
Exprimant un timide aveu ,
Vous prouvera que tout son feu
Vient du coeur et non de la tête ,
Des lettres écrites ainsi
Pourront valoir qu'on les recueille :
Serrez-les dans ce porte- feuille,
Et commencez par celle-ci .
ANDRIEUX.
L'AMOUR - PROPRE ET LA MODESTIE,
FABLE .
Dans les temps reculés de la Mythologie ,
Au beau milieu de la céleste cour,
On vit naître le même jour
L'Amour- Propre et la Modestie.
<<Ce couple, dit Jupin, nous vient fort à propos ;
>> La Modestie avec les sots
>>
>> Ira toujours de compagnie;
L'Amour-Propre, au contraire, ira chez le Génie ,
>> Et le consolera de ses nombreux travaux. »
Ah !
Mais le Destin à barbe grise,
En décida bien autreinent.
vous ledevinez, sans que je vous le dise :
La Modestie épousa le Talent,
Et l'Amour-Propre épousa la Sottise.
L'avis de Jupiter étoit plus consolant.
HOFFMAN.
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
SANS être auteur, sans savoir lire ,
J'ai publié des ouvrages savans ;
On me retourne en tous les sens ;
Je puis , sans dire un mot, faire pleurer ou rire.
Quoique nédans un rang au-dessous du bourgeois,
Du fond d'un galetasje monte chez les rois .
Du temps je brave les outrages ,
Et je n'ai cependant ni santé ni vigueur ;
Enfin , sans être grand seigneur ,
On ne me voit point sans deux pages.
LOGOGRIPHE.
Je suis un tout avec ma queue
Composé de moi sans ma queue ;
Et je ne meurs avec ma queue
Que quand je suis mort sans ma queue ;
Les anciens m'employoient sans queue ;
J'indique encor avec ma queue
L'endroit où l'on me met sans queue .
J'ai six pieds , orné de ma queue,
Donc je n'en ai que cinq sans queue.
Je te sers bien avec ma queue ,
Lecteur, mais bien mieux sans ma queue.
Si tu me tiens avec ma queue
Tudoisme connoître sans queue ...
CHARADE .
Mon premier, tous les ans , sans pouvoir s'arrêter,
S'annonce, arrive , fuit , et se fait regretter ;
Mon dernier , avec art , de trois corps se compose ,
Quand it flatte le goût et les attraits de Rose ;
Mon entier, qui nous mène aux liens les plus doux ,
Cesse d'être aussitôt qu'il peut nous rendre époux.
F. BONNET ( de l'Isle) .
Mots de l'ENIGME, du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bibliothèque.
Celui du Logogriphe est Moucheron.
Celui de la Charade est Vin-aigre .
DECEMBRE 1806 . 535
1
Suite des RÉFLEXIONS SUR LE STYLE ET LA
LITTÉRATURE .
( Voyez le numéro du 30 août. )
S1I
le style est l'expression de l'homme , la littérature n'est
pas moins l'expression de la société.
Le style est l'expression de l'homme intellectuel , de sa pensée
, de son esprit , de son caractère ; la littérature sera donc
l'expression de la partie morale de la société ; c'est-à-dire de
sa constitution , qui est son ame , son esprit , son caractère.
Ainsi , comme la constitution de la société , considérée
dans sa division la plus générale , est domestique ou publique ,
constitution de famille et constitution d'Etat , la littérature ,
considérée aussi dans ces deux genres qui comprennent toutes
les espèces différentes de compositions , est du genrefamilier,
ou du genre noble , élevé , public ; elle représente dans la
comédie , dans le roman , dans la pastorale, les aventures de la
famille; elle chante dans la composition érotique , bachique ,
élégiaque , géorgique , les travaux , les plaisirs , les douleurs de
l'homme privé ; ou bien, elle raconte dans l'épopée, elle représente
dans la tragédie les événemens de la société publique , et
les actions des hommes publics; elle chante dans l'ode , ou le
cantique,les faits mémorables de la religion ou de la politique.
Et il faut remarquer ici que la poésie religieuse a précédé ,
chez tous les peuples , toute autre espèce de composition littéraire
: preuve que la religion est née avec la société , et que
le sentiment de la divinité a précédé tout autre sentiment.
On peut donc réduire à trois espèces de composition dans
chaque genre , toutes les productions littéraires, les compositions
dramatique , lyrique et épique : car , à le bien prendre ,
le roman est l'épopée de la famille ; la pastorale , une espèce
de roman; l'idylle , un incident de la pastorale.
On voit , à l'aide de cette distinction , que les anciens , plus
près que nous de l'état purement domestique de société , ont
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
r
dû cultiver avec succès le genre familier, et même en introduire
la naïveté ( 1)jusque dans le genre noble; et queles modernes
, plus avancés dans l'état public , et chez qui l'état s'est
même constitué aux dépens de la famille, ont dû atteindre un
haut degré de perfection dans le genre noble , et même en
transporter l'élévation et la dignité dans le genre familier.
Non-seulement la littérature est dans ces deux genres
l'expression des deux constitutions générales de société auxquelles
l'homme appartient , mais elle est encore , dans ses progrès
chez chaque peuple, l'expression de l'état plus ou moins
avancé de la marche progressive ou rétrograde de ces diverses
constitutions ; c'est-à-dire que la littérature est plus ou moins
naturelle ou perfectionnée dans ses productions , selon que la
société dont elle est l'expression , est plus ou moins perfectionnée
, plus ou moins naturelle dans ses lois.
Cette proposition n'est vraie , comme toutes les vérités
morales , que sous un point de vue général; et il faut en chercher
la preuve dans l'ensemble des productions littéraires
d'une nation, plutôt que dans les productions particulières
de tel ou tel auteur , à moins que des ouvrages tels que
'Iliade , l'Enéide ou la Jérusalem délivrée , par la nature
même d'un sujet qui comprend tous les genres et s'étend à
toutes les idées , ne soient l'expression fidelle des temps auxquels
ils se rapportent , et des hommes qu'ils mettent en
action.
Ici l'on permettra à l'auteur de cet article , pour mieux
faire entendre toute sa pensée , de transcrire ce qu'il a dit
ailleurs sur le même sujet: « Plus dans sa législation politique
>> et religieuse , une société policée , ou qui connoît les arts ,
>> se rapproche de la constitution véritable ou de la nature
>> perfectionnée des sociétés ; plus les arts , dans leurs produc-
>> tions , se rapprochent de la nature embellie et perfectionnée
>> des objets qu'ils ont à peindre. La France étoit plus près
(1) Naïfparoît n'être que le mot natif, adouci par l'usage dansla prononciation
; et il désigne également une qualité qui appartient au pre
mier âge,
DECEMBRE 1806 . 537
» qu'aucune autre nation de la constitution naturelle des so-
>> ciétés civilisées : remarquez aussi la supériorité que les arts
>> de l'esprit avoient acquis en France dans l'imitation de la
>> belle nature ; et voyez au contraire dans les sociétés an-
>> ciennes et modernes , les mêmes arts s'éloigner de l'imita-
>> tion de cette nature perfectionnée , dans la même propor-
» tion que leurs institutions s'éloignent de la nature de la so-
>> ciété constituée. Je n'en excepte aucun peuple , pas même
>> les Grecs , qui , l'imagination encore pleine de leurs rois et
>> de leurs héros , immortalisoient dans leurs chefs-d'oeuvre ,
>> des temps et des hommes qui n'étoient plus ; mais qui des-
>> cendent souvent , dans les sujets même les plus relevés , à
>> des imitations d'une nature familière , basse , et quelquefois
>> ignoble , parce que leur société , sans constitution pu-
>> blique , n'étoit au fond qu'un rassemblement fortuit et
>> turbulent de sociétés domestiques , souvent dans l'état
>> sauvage.
>> Le goût ou l'imitation de la belle nature ne se perfec-
>> tionne chez les Romains que lorsque les institutions mo-
>> narchiques prennent la place du désordre démocratique.
>> Les temps d'Ennius et de Lucile sont ceux des Gracques
>> et des Saturnius ; le siècle d'Auguste , est celui de Virgile et
>> d'Horace .
>> Ce seroit , ce me semble , le sujet d'un ouvrage de lit-
>> térature politique bien intéressant , que le rapprochementde
>> l'état des arts chez les divers peuples , avec la nature de leurs
>> institutions , fait d'après les principes que nous venons d'ex-
>> poser. L'auteur trouveroit peut- être dans la mollesse des ins
>> titutions politiques des Etats d'Italie , le motif de l'afféterie
>>> qui domine dans leurs arts; dans l'imperfection des insti-
>> tutions despotiques , aristocratiques , presbytériennes des
>> peuples du Nord , le secret principe du peu de goût et de
>> naturel de leurs productions littéraires du genre noble;
>> dans la constitution mixte de l'Angleterre , la cause de ces
>> inégalités bizarres , de ce mélange d'une nature sublime et
>> d'une nature basse et abjecte , que l'on remarque dans ses
> poètes; il rejetteroit le principe secret de ces imitations
538 MERCURE DE FRANCE ,
>>> exagérées , de cette grandeur gigantesque que l'on aperçoit
>> dans les productions de la littérature espagnole et jusque
>>> dans le caractère de ce peuple , sur les événemens extraor-
>> dinaires au milieu desquels cette société a vécu , et qui
>> n'ont pas permis d'en limiter assez le pouvoir par des insti-
>> tutions politiques ; il n'oublieroit pas sur-tout de remar-
>>> quer que les arts en France s'éloignoient de la nature noble
>> et perfectionnée , pour descendre à une nature simple ,
>> champêtre , enfantine , familière , depuis que la société
>> politique penchoit vers la révolution , qui devoit la ra-
>> mener à l'état sauvage des sociétés domestiques , par l'ex-
> tinction du pouvoir monarchique et la dissolution de tous
>> les liens publics. Ainsi , la poésie peignoit les jouissances
>> des sens , plutôt que les sentimens du coeur ou l'héroïsme des
>> vertus publiques; elle mettoit sur la scène les détails naïfs ,
>>> ignobles , quelquefois larmoyans , souvent obscènes de l'in-
>> térieur de la vie privée , plutôt que le tableau des événe-
>> mens qui décident du destin des rois et de la fortune des
>> Empires , plutôt que la représentation des moeurs nobles et
>> décentes. La peinture exprimoit plus volontiersla férocité
>> de Brutus que la magnanimité d'Alexandre ; l'architecture
>> avoit moins de monumens à élever que de boudoirs à em-
>> bellir ; et la même disposition d'esprit qui changeoit un
>>>jardin où l'art avoit perfectionné la nature en en dispo-
>> sant avec ordre les différentes beautés , en une campagne
>> inculte et agreste , sous le nom de jardin anglais , devoit
>> bientôt remplacer la régularité majestueuse d'une société
>>>constituée , par le désordre et le délire des institutions poli-
>> tiques de l'homme ( 1) . »
Ainsi les principes du goût dans les arts ne seroient pas
plus arbitraires que les principes des lois; ainsi l'on auroit
une règle sûre pour distinguer , même dans les productions
de l'esprit , ce qui est bon de ce qui est mauvais. On pourroit
appliquer à la législation littéraire ce que Cicéron dit de la
législation politique : Legem bonam a malá nulla alia nisi
(1) Théorie du Pouvoir , Tom, I, liv. 4, chap. 5..
DECEMBRE 1806 .. 4 539
naturali norma dividere possumus. « Ce n'est que dans la
>> nature que nous pouvons trouver une règle sûre pour dis-
>> tinguer une bonne loi d'une mauvaise ; » et il y auroit en
littérature un naturel qui seroit le principe et la règle du goût ,
et qui dérive du naturel dans la société , qui est le principe et
la règle des lois.
Après ces observations préliminaires et ces points de vue
généraux , nous entrerons avec plus de confiance dans quelques
applications particulières , en cherchant à les renfermer dans
les bornes qui nous sont prescrites .
Nous ne voyons dans l'antiquité que trois peuples dont la
littérature nous soit connue par des écrits venus jusqu'à nous ,
les Juifs , les Grecs et les Romains ; encore les Juifs n'ont
qu'un livre ; mais ce livre , s'il est permis de le considérer sous
des rapports humains et littéraires , offre à chaque page la
double expression de la constitution publique, dont le peuple
juif n'étoit que le dépositaire , et de la constitution domestique
sous laquelle il vivoit. Certes , ce n'étoit pas un peuple
gouverné par des lois humaines , que celui qui nous offredans
le livre qu'il nous a conservé , et dès les temps les plus anciens
dont nous ayons connoissance , de si hautes et de si justes
idées sur la divinité , sur la société , sur l'homme , sur le pouvoir
et les devoirs ; des idées revêtues d'un style si magnifique
dans son abondance , ou si sublime dans sa concision; pensées
et style qui seront à jamais , sur les mêmes objets , la source
de toutes nos pensées et le modèle de tous nos écrits : et c'est
avec raison que M. de La Harpe a remarqué que les ouvrages
de notre littérature , distingués par un plus grand caractère
de perfection , sont ceux dont les auteurs , tels que Bossuet ,
Racine ou J. B. Rousseau , ont puisé leurs sujets ou leurs
pensées dans les Livres Saints , et en ont emprunté jusqu'aux
expressions.
Mais au milieu de ces pensées si profondes , de ce style si
'élevé , on retrouve dans des livres entiers de la Bible , comme
le Cantique des Cantiques , ou les Livres Sapientiaux , le genre
familier le plus gracieux , et la naïveté la plus aimable. On les
retrouve , et dans le ton général de la partie historique , et
540 MERCURE DE FRANCE ,
1
:
jusquedans les chants les plus sublimes des prophètes, ou leurs
instructions les plus sévères. Et qu'on ne s'en étonne point , et
que sur-tout on ne pense pas que l'on cherche ici des raisons
trop humaines à l'expression divine des Livres Saints. Dieu ,
soumis lui-même aux lois générales qu'il a établies , et dont il a
fait dépendre l'harmonie du monde moral , parloit de luimême
et de ses attributs en langage divin, et que tous les
peuples , même les plus avancés , étoient appelés à entendre ;
et il parloit pour le peuple juif le langage humain , si j'ose le
dire , celui qui convenoit le mieux à l'âge de cette société : et
de là vient que le langage sublime de la société théocratique ,
telle qu'est au fonds toute société soumise aux lois naturelles
dont Dieu est l'auteur , se trouve dans les Livres
Saints partout uni au langage naïf de la société domestique ,
particulier à un peuple qui vivoit plus qu'un autre , qui vit
même encore uniquement en société domestique , et chez qui
la famille étoit aussi fortement , aussi naturellement constituée
que l'état public : et c'est ce qui fait que le sublime dans
ces livres , est sans mélange d'exagération ; et le familier , sans
mélange de grossiéreté.
Orphée , chez les Grecs , précéda tous les poètes qui nous
sont connus ; et le peu qui nous reste de ses chants religieux ,
s'il n'en a pas pris les idées dans les livres de Moïse , comme
quelques-uns l'ont pensé, atteste qu'à l'époque où il écrivoît,
les premières et les plus pures notions de la divinité ne s'étoient
pas encore effacées de la mémoire des hommes.
Après Orphée , si l'on peut le compter , les plus anciens
poëmes venus jusqu'à nous , sont ceux d'Hésiode et d'Homère ,
dont l'un chante les traditions de la religion , les jours et les
travaux de la famille ; et l'autre célèbre dans l'Iliade l'événement
le plus mémorable de la société politique. La Théogonie
d'Hésiode est absurde comme la religion païenne ; les
Travaux et les Jours attestent l'imperfection des premières
idées des peuplades idolâtres ; et M. de La Harpe , sans respect
pour l'antiquité , les compare à l'Almanach de Liège.
Homère , qui seul mérite de nous arrêter, a chanté les temps
héroïques et monarchiques de la Grèce; et même les seuls
DECEMBRE 1806. 541
:
monarchiques de la Grèce , considérée comme une seule société
: ceux où confédérée tout entière sous un chef unique ,
elle réunit toutes ses forces pour venger l'hospitalité violée.
Et, pour le dire en passant , on ne peut prendre le sujet
d'un poëme épique , que dans l'histoire d'une grande société.
Il ne falloit pas moins aux yeux des anciens que les destins
de la Grèce et de Rome , et aux nôtres que les destins de la
chrétienté et ceux du genre humain même , pour fonder
l'intérêt et soutenir la majesté des quatre grandes épopées
, et peut- être des seules qu'ait produites la littérature
ancienne et moderne. Dans l'Iliade , l'importance de l'entreprise
, au moins pour les Grecs ; la grandeur des moyens ; ces
rois , tous héros , tous enfans des Dieux; cet Agamemnon , roi
de tous ces rois , issu lui -même du maître des Dieux; l'Europe
luttant contre l'Asie , les Dieux contre les Dieux ; l'Olympe
qui délibère , la terre qui attend , le destin des hommes ,
la volonté même des Dieux suspendue par l'inaction d'un seul
homme : tous ces grands objets élevèrent l'imagination du
poète , et donnèrent à son ouvrage cette majesté qui s'est
accrue d'âge en âge , même par l'éloignement du temps : ce
qui a fait de l'Iliade , le premier et le plus beau titre du génie
de l'homme. Mais à côté de tant d'élévation et de dignité , on
retrouve fréquemment la naïveté du premier âge , et quelquefois
la familiarité grossière des premières moeurs ; et l'on
aperçoit l'imperfection d'une société naissante, qui retient dans
l'état public les habitudes de l'état domestique. La divinité se
montre dans l'Iliade sous de belles images et des idées absurdes.
Le pouvoir politique y est mal affermi : le chef ne règne
quesur des égaux; il est même entièrement effacé par Achille ;
et lui-même ne sait pas commander à ses passions. « Aga-
>> memnon , dit M. de La Harpe , est le seul qui me paroisse
>> jouer un rôle peu noble , et indigne de son rang. » La vertu
de tous ces héros n'est que la force du corps : l'humanité , la
pitié , la générosité , qui sont l'ornement de la société publique
, leur sont inconnues ; et le poète les met sur la scène avec
tous les besoins et toutes les foiblesses de la vie domestique.
Tout est privé dans le sujet du poëme, fondé sur le rapt d'une
542 MERCURE DE FRANCE ,
femme et l'enlèvement d'une esclave. Tout est privé dans
l'action , qui commence par la colère d'Achille contreAgamemnon
, et se dénoue par son amitié envers Patrocle : sentimens
plus puissans sur l'ame du héros , que le devoir ou
les ordres des Dieux , et qui seuls lui font quitter ou reprendre
les armes. L'homme privé l'emporte done sur l'homme public;
et le poëme n'en est peut-être que plus brillant , parce
que l'énergie fougueuse et désordonnée des passions, prête
plus à l'imagination que la force calme et raisonnée des devoirs.
Qu'on se garde bien de croire que j'aie prétendu rabaisser
le mérite d'Homère. L'homme de génie devance les autres
hommes; mais il ne fait que suivre les progrès de la société :
l'art du poète consiste à peindre et non à deviner ; et Homère
est parfait , même lorsqu'il représente une société imparfaite.
(1)
C'est ici le lieu d'observer qu'on ne peut prendre le sujet
d'une épopée , que dans l'histoire d'une société monarchique.
Il faut l'unité de pouvoir pour produire l'unité d'action indispensable
dans le poëme épique ; et c'est une preuve plus forte
qu'on ne pense , que le gouvernement monarchique est l'état
naturel de la société. Si le poète vouloit mettre en épopée
quelqu'événement d'une société populaire , il seroit du moins
nécessaire d'en attacher l'action à un seul personnage qui
seroit , par ses vertus et ses exploits , le héros du poëme , s'il
n'étoit pas le chefde la nation; et pour composer le poëme ,
il faudroit, en quelque sorte , constituer la société. Ce défaut
d'unité est le vice principal des foibles poëmes de Silius
Italicus , deStace , de Lucain même , qui n'ayant chanté que
des guerres de république contre république , ou de citoyen
contre citoyen , n'ont pas vu que la multiplicité de personnages
égaux excluoit l'unité d'action , si rigoureusement nécessaire
dans l'épopée , et qu'un poëme héroïque pouvoit
ne pas être un poëme épique.
(1) C'est là le noeud de la dispute entre Mme Dacier et la Mothe. La
Mothe vouloit qu'Homère fût imparfait, parce qu'il avoit chanté une société
imparfaite ; et Mme Dacier vouloit que les moeurs de l'Iliade fussent
parfaites , parce qu Homère étoit parfait. Tous les deux avoient raison
sous un point de vue , et tort sous un autre .
DECEMBRE 1806. 543
On retrouve cette prédominance , si je puis m'exprimer
ainsi , de la société domestique chez les Grecs , et dans leur
genre lyrique , qui ne chante que les victoires de particuliers
aux jeux solennels , et dans leur comédie toujours dirigée contre
des particuliers ; et dans la naïveté quelquefois grossière de
leurs romans et de leur pastorale , et jusque dans leur tragédie
simple et sans action , privée dans les sujets , familière
dans les détails , remarquable sur-tout par la vérité des
sentimens domestiques. C'est ce qui fait dire à M. de
La Harpe , à propos de la tragédie grecque : « La sim-
>> plicité des anciens peut instruire notre luxe..... Notre
>> orgueilleuse délicatesse , à force de vouloir tout ennoblir ,
>> peut nous faire méconnoître le charme de la nature primi-
» tive ..... Il ne faut pas sans doute imiter en tout les Grecs ;
>> mais dès qu'il s'agit de l'expression des sentimens naturels,
>> rien n'est plus pur que le modèle qu'ils nous offrent dans
>> leurs bons ouvrages. » Le critique a raison ; mais cette
délicatesse qu'il appelle orgueilleuse , est le résultat nécessaire
du progrès de la société , et du développement de l'état
noble ou public. La tragédie est publique chez nous ; elle
étoit domestique chez les Grecs : et en cela , cette partie de
leur littérature étoit , comme les autres , l'expression de leur
société.
Jusqu'à Auguste , et sous le règne du peuple , si l'on excepte
les écrits des historiens et les discours des orateurs dont nous
traiterons ailleurs , il n'y eut chez les Romains d'autre littérature
que celle des Grecs. Les Latins en empruntèrent d'abord
les productions du genre familier: comédie , pastorale ,
poésie érotique et comique. L'aristo cratie romaine , sur-tout
avant les Gracques , se rapprochoit bien plus que la démocratie
grecque , de la constitution naturelle des sociétés :
la comédie , à Rome , fut moins personnelle dans ses applications
; et plus tard , la pastorale fut plus décente dans ses
tableaux. Vers le règne d'Auguste , ou après ce prince , les
Romains imitèrent ou traduisirent les tragédies grecques : car
jamais ils n'eurent de drame national . Occupés de grandes
choses , ils dédaignerent toujours de paroître sur une autre
544 MERCURE DE FRANCE ,
scène que sur la scène du monde ; et dans leur dignité hautaine
, ils firent servir à leurs plaisirs ces mêmes peuples
qu'ils avoient soumis à leurs lois. Le peuple-roi n'eut donc
proprement une littérature à lui , que dans le genre épique
et lyrique; et lorsque Rome échappée aux désordres de l'anarchie
populaire fut , du moins un moment , constituée en
monarchie sous Auguste, l'ode héroïque et l'épopée parurent
avec éclat , la littérature latine prit rang à côté de la littérature
grecque ; et comme la société étoit mieux ordonnée,
on put remarquer dans les productions du génie latin , une
noblesse plus soutenue que dans celles des Grecs , et moins
altérée par le mélange du familier .
En effet , avec moins d'élévation qu'Homère , Virgile offre
partout une dignité plus égale , et par cela même moins sensible
, parce qu'elle n'est pas rehaussée , comme dans le poète
grec , par le contraste du familier et du naïf. Il n'y a pas dans
l'Enéide de plus grandes images de la divinité que dans
l'Iliade , mais on y trouve une mythologie plus raisonnable ;
et même le chant de la descente aux Enfers , qui appartient
tout entier au poète latin , présente sur tous les objets de la
morale publique des notions épurées qui annoncent de
grands progrès dans les esprits , et qui n'étoient que l'aurore
d'une meilleure et plus haute philososophie qui alloit se lever
sur l'univers. Le développement des idées politiques n'est pas
moins marqué. Le pouvoir du chef est plus reconnu , et mieux
affermi . Les personnages secondaires ne sont même dans
l'Énéide que trop effacés ; et Virgile n'a pas su , comme le
Tasse , conserver au chef toute sa supériorité naturelle , en
jetant un grand éclat sur les subalternes. La fable d'Homère
n'est fondée que sur des affections privées. Le ressort de
l'Enéide est l'ordre des Dieux qui appellent Enée en Italie , le
soutiennent dans toutes les traverses qu'il éprouve , et l'arrachent
même à sa passion pour Didon : car dans l'Enéide , l'amour
ne fait que retarder l'action du poëme , au lieu que
l'amitié dénoue celle de l'Iliade. La nature morale est moins
brillante dans l'Enéide , mais elle y est plus sage et mieux
réglée. Enée est religieux autant que politique : qualités nécessaires,
শ
DE LA SE
. DECEMBRE 1806. 545
cessaires , l'une comme l'autre , à un fondateur de société.Le
courage s'allie à la subordination , et la fureur guerrière nest
pas sans humanité. Cependant , au milieu de ce progrès des
idées publiques , si bien exprimé dans cet immortel poëme
on retrouve quelque chose des idées domestiques des temps
anciens , et de cet état de sociétés qui n'étoient pas encore
parvenues à la perfection de l'âge mûr. On le retrouve , et dans
l'amoureuse foiblesse du chef, et dans la description de ces
jeux qui tiennent une si grande place dans l'Enéide ; et dans la
puérilité de cette prédiction sur les tables , accomplie par un
jeu de mots; et dans le sujet de la guerre entre les Troyens
et les Latins , à l'occasion d'un cerf élevé par une jeune fille;
même dans quelques détails , rares toutefois, de soins domestiques.
Et pour dernière preuve , il faut observer que la production
la plus parfaite de la littérature latine , est le poëme
de Virgile sur l'agriculture et les travaux de l'homme domestique.
Mais l'Empire constitué un moment sous Auguste , et
arraché par ce prince à la démocratie du peuple , retomba
bientôt après lui dans la démocratie des soldats. Le goût de
la saine littérature né avec la monarchie finit avec elle: on ne
retrouve après Auguste ni le même génie dans les écrivains,
ni presque la même langue dans leurs écrits. Il n'y a pas plus
de naturel dans la littérature que dans la constitution politique
; et l'on ne voit presque plus dans l'une et dans l'autre ,
jusqu'aux derniers temps de l'Empire , que des tyrans qui corrompent
les lois , et de beaux-esprits qui corrompent le goût.
Je passe aux peuples modernes.
DE BONALDO
(La suite de ces réflexions dans le numéro suivant.)
:
Mm
a
546 MERCURE DE FRANCE ,
Les Bucoliques de Virgile , traduites en vers français. Un
vol.in-18. Prix : 3 fr. 50 cent. , et 4 fr. 50 cent. par la poste .
Idem, in-8°. , 7 fr. , et8 fr. 50 cent. par la poste. A Paris ,
chez Giguet et Michaud, imprimeurs-libraires , rue neuve
des Bons-Enfans ; et chez le Normant, imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 17 .
S'IL est vrai que, de tous les poètes anciens , Virgile soit
le plus difficile à traduire , il faut avouer aussi que , de tous
ses ouvrages , les Bucoliques sont peut-être le moins favorable
aux efforts d'un traducteur français. Un long poëme
comme l'Enéidea, dans la grandeur et la variété des événemens
, un intérêt qui se retrouve plus ou moins dans les
versions les plus imparfaites. Un talent supérieur a fait pour
nous des Géorgiques un ouvrage national ; mais le sujet des
Géorgiques a de l'importance chez tous les peuples : on y
traite du premier des arts , et cet art n'a point changé depuis
le poète romain. Il n'en est pas ainsi des Bucoliques : les
moeurs pastorales peintes par Virgile ne sont plus les nôtres;
les bergers de ses Eglogues n'ont point de modèles dans
l'Europe moderne. L'intérêt de ces petits ouvrages ne peut
donc plus être pour nous que dans l'expression ; et si le traducteur
ne sait pas bien la saisir, le charme disparoît.
Plusieurs poètes , dans ces derniers temps , se sont essayés
sur les Bucoliques. Leurs efforts méritent d'être encouragés :
ils annoncent tous , du moins , l'amour des grands modèles ,
et ce goût de l'antiquité , présage ordinaire d'un vrai talent.
L'ouvrage du traducteur que nous annonçons est celui qu'on
a le moins cité. Il nous semble pourtant qu'il n'étoit pas le
moins digne de l'être; mais le sort des livres ressemble beaucoup
à celui des hommes : ceux qui ont le plus de mérite ne
sont pas ceux qu'on met le plus promptement à leur place.
Au premier coup-d'oeil jeté sur cette traduction , il est
pourtant facile de reconnoître une main exercée. On sent
même que l'auteur doit avoir l'habitude d'écrire dans des
DECEMBRE 1806. 547
genres plus forts et plus sévères que celui de la pastorale. Il
ne se rapproche jamais plus de son modèle que lorsque l'art
de Virgile élève l'Eglogue jusqu'au ton de la plus haute
poésie. Voyez ces vers de la quatrième , où l'enthousiasme
prophétique annonce les destinées de cet enfant mystérieux
qui doit changer l'univers :
Regarde , aimable enfant, regarde la parure
Dont la terre pour toi s'embellit sans culture ;
Vois parmi des lions se jouer les agneaux ;
Du reptile expirant se roidir les anneaux ,
Labrebis nous offrir sa mamelle abondante ,
Et le lierre au bacear s'unir avec l'achante;
L'hiver même au printemps a ravi ses couleurs :
Ton magique berceau te prodigue des fleurs ;
L'aconit meurt penché sur sa tige flétrie ,
Et partout va germer l'amomed'Assyrie!
Mais alors , que d'un père et de ses grands aïeux
Les hauts faits et l'histoire étonneront vos yeux ,
Que devos saints devoirs vous saurez l'étendue,
La vendange aux buissons rougira suspendue;
Comme elle , sans secours , les fertiles sillons
Etaleront aux yeux l'or mouvant des moissons;
Et le chêne , à travers son écorce endurcie,
Laissera d'un miel pur s'échapper l'ambroisie.
:
Trouvé-t-on souvent , dans les ouvrages de poésie moderne,
des vers d'une expression si poétique et d'une aussi riche harmonie
? L'églogue entière est à-peu-près écrite avec le même
soin. Virgile , après avoir célébré dans celle-ci la renaissance
de l'âge d'or , pleure , dans la suivante , la mort de Daphnis ,
et peint la désolation des bergers et des campagnes , qui ont
perdu leur protecteur. Le caractère de ces différentes beautés
ne paroît point s'être perdu dans la traduction :
Ainsique, dans nos prés , unsuperbe taureau
Est à la fois la force et l'orgueildu troupeau ,
Que l'ormeau s'embellit de sa vigne fidelle,
Quede raisins chargée une vigne est plus belle;
Ainsi, de tous les siens Daphnis, heureux pasteur,
Est lui seul et l'amour et l'éternel honneur.
Mais, depuis qu'il n'est plus, le deuil nous environne ,
Apollon nous a fui , Palès nows abandonne.
Ces monts, jad's parés d'une riche moisson ,
N'offrent que la maigreur d'un aride ga on ;
Et partout sur nos pas , au lieu du beau Narcisse,
De sesdar is atérés le chardon se hérisse !
MaisDaphnis le commande : ah ! de fleurs , de berceaux ,
Pasteurs,couvrez la terre et le cristal des eaux!
Mma
:
548 MERCURE DE FRANCE ,
Que sa tombe, du moins , soit ici notre ouvrage,
Et qu'alentour ces vers attestent notre hommage :
C'est moi qui fus Daphnis; que ce gazon léger,
Dans ces bois que j'a mois protège encor ma cendre;
De ces bois jusqu'aux cieux ma gloire doit s'étendre ,
Berger d'un beau troupeau , moins beau que son berger.
Le traducteur , dans ces vers , a réuni l'exactitude et l'élégance
; il exprime tous les détails champêtres ; il lutte avec art
contre l'harmonie de l'original . L'âpreté , vraiment imitative ,
de ce vers latin ,
Carduuset spinis surgit paliurus acutis.
se reproduit dans ce vers français :
De ses dards acérés le chardon se hérisse.
Celui-ci :
Berger d'un beau troupeau, moins beau que son berger.
rend avec la plus heureuse précision ,
Formosi pecoris custos, formosior ipse.
On sait que l'auteur de la Chartreuse et de Vert- Vert a
voulu faire aussi une traduction des Eglogues latines. Il crut
que son genre naturel avoit quelque rapport avec cette mollesse
aimable et cette finesse naïve dont les Muses champêtres
ont doué Virgile , au jugement d'Horace :
Molle atquefacetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure camenoe.
Mais la mollesse de Virgile ne dégénère point en langueur;
et ses graces , toujours naturelles, ne sont jamais négligées.
Les agrémens et l'heureuse facilité de Gresset , n'ont rien de
communavec la beauté toujours parfaite deVirgile. Cependant
on trouve dans sa traduction quelques vers qui méritent de
rester dans la mémoire des amateurs. On peut citer ceux-ci ,
par exemple , tirés de l'Eglogue sur la mort de Daphnis :
Sous ce froid monument le beau Daphnis repose;
Il n'a presque vécu que l'âge d'une rose.
Il étoit le pasteur d'un aimable troupeau;
Lui-même étoit encore plus aimable et plus beau.
Bergères , qui passez sous ce bocage sombre ,
Donnez des larmes à son ombre ,
Donnez des fleurs à son tombeau.
Ces vers sont une paraphrase du texte; ils ne sont peut- être
7
DECEMBRE 1806 . 549
pasmême dans le goût sévère de l'antiquité , mais ils ont de
la douceur et de la grace.
Après ces vers si fameux et si touchans de Malherbe :
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses ,
L'espace d'un matin .
il est heureux d'avoir trouvé celui-ci ,
Il n'a presque vécu que l'âge d'une rose .
L'âge d'une rose est une expression charmante , quoique,
à la vérité , elle ne soit pas dans Virgile.
Le mérite essentiel de Virgile est précisément opposé au
caractère des ouvrages de Gresset. Ce mérite est de ne jamais
rien dire de superflu . Son style offre toujours le choix avec la
richesse , et la précision avec l'abondance. Cette précision est
sur-tout remarquable dans les Eglogues ; et le traducteur n'a
pointmanqué ce trait principal de son modèle. Il a su vaincre
dans ce genre toutes les difficultés , lorsque deux bergers se
répondent alternativement et par le même nombre de vers.
En voici un exemple :
CORYDON.
De fleurs , à ton aspect , la terre se couronne ,
Chaque'arbre sème au loin les trésors de Pomone ;
Mais on verroit bientôt , si l'on perd Alexis ,
Les champs décolorés et les fleuves taris .
THYRSIS.
Tout périt dans ces lieux de l'air qu'on y respite;
Les pampres sont flétris , l'herbe altérée expire !
Mais que Phyllis paroisse , et tout va refleurir ;
Etdes cieux plus féconds les sources vont s'ouvrir !
CORYDON.
C'est du choix de Vénus que le myrte s'honore ;
Des lauriers immortels Apollon se décore ;
Mais tu plais à Phyllis , modeste coudrier,
Toi seul effaceras le myrte et le laurier !
THYRSIS.
Des sapins élevés les monts s'enorgueillissent ,
De l'ombre des palmiers les jardins s'embellissent ;
Les palmiers , les sapins , si tu viens dans ces lieux,
Lycidas , moins que toi sauront charmer nos yeux !
Les intentions de Virgile sont toujours senties et rendues
par le traducteur. Ce vers-ci , comme l'observe Fénélon ,
Aret ager, vitio moriens sitit aeris herba .
peint en quelque sorte , par des inversions pénibles et la
3
550 MERCURE DE FRANCE ;
dureté des sons qui le commencent et le terminent , le dessé
chement de la terre flétrie.
Celui-ci , au contraire, par son harmonie pleine et facile ,
Jupiter et læto descendet plurimus imbri.
semble faire entendre le doux bruit de la rosée qui s'épanche
sur les campagnes dans un beau jour de printemps. Ce genre
debeautés reparoît , autant que notre langue le permet, dans
ces deux vers français :
Les pampres sont flétris , l'herbe altérée expire f
Et des cieux plus féconds les sources vont s'ouvrir !
•
Virgile , en imitant avec goût Théocrite, a fait moins
'd'Eglogues , et les a plus variées. Il ne décrit pas toujours les
combats des bergers , qui se disputent le prix du chant. Tantôt,
comme on l'a déjà vu , c'est le berceau d'un enfant divin que
le poète environne de tous les bienfaits de la terre et du ciel;
tantôt c'est un demi-Dieu , c'est Silène qui chante au milieu
des nymphes et des bergers la naissance du monde, l'âge d'on
et les célèbres métamorphoses , et les antiques amours dontr
les champs furent le théâtre. Ailleurs, c'est un berger proscrit,
loin du champ de ses aïeux , qui s'arrête avec attendrissement
près d'un autre berger, dont la voix reconnoissante honore le
bienfaiteur qui vient de lui rendre l'héritage paternel. Ce dernier
sujet semble le plus heureux qu'ait jamais choisi la Muse
pastorale , et rien n'étonne plus que le jugement qu'en porte
M. de Marmontel , dans ses Elémens de Littérature. « Virgile ,
>> dit-il , étoit fait pour orner l'Eglogue de toutes les graces
>> de la nature , si , au lieu de mettre ses bergers à sa place , il
>> se fût mis lui-même à la place de ses bergers. A l'ombre des
>> hêtres , on l'entend parler de calamités publiques, d'usur-
>> pation , de servitude; les idées de tranquillité , de liberté ,
>> d'innocence , d'égalité disparoissent , et avec elles s'évanouit
>> cette douce illusion , qui, dans le dessein du poète , devoit
>> faire le charme de ses pastorales. »
Il nous est impossible de partager l'avis du critique. C'est
précisément le contraste des calamités et des discordes civiles ,
qui fait mieux sentir le charme de l'innocence et de la paix
DECEMBRE 1806. 35т
1
champêtre. Ce pasteur, couché tranquillement sous le hétre
voisin de sa cabane , semble plus heureux près de celui qu'on
arrache à la sienne. En bénissant le Dieu quifait ce loisir à
Tityre , je suis plus touché des plaintes de Mélibée. Je m'intéresse
à ces moissons qu'il a semées , et que va recueillir un
soldat avide , à ces arbres qu'il a plantés , et dont l'ombre ne
le couvrira plus , et jusqu'à cette chèvre , fugitive avec lui ,
qui est contrainte d'abandonner ses deux petits mourans sur
la pierre du rocher.
Pourquoi les vers suivans faisoient- ils verser des larmes à
Fénélon ?
Fortunate senex ! hic inter flumina nota
Etfontes sacrosfrigus captabis opacum .
C'est qu'ils sont prononcés par un homme qui fuit dans des
contrées inconnues, loin des ombrages et des fleuves de la
patrie.
On trouve assez souvent de pareilles erreurs dans ces. Elémens
de Littérature , qui peuvent égarer quelquefois l'opinion
des jeuresgen , mais qui seront lus avec fruit par ceux dont
le goût est formé. M. de Marmontel , par exemple , juge fort
bien la seconde Eglogue : « Virgile a , dit-il , un exemple
>> admirable du degré de chaleur auquel peut se porter
» l'amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie,
>> pastorale. C'est dommage que cet exemple ne soit pas.
>> honnête à citer. »
A l'aide du changement fait dans cette Eglogue par le
nouveau traducteur , on peut en citer quelques traits :
Approchez , belle enfant ; voyez combien de lis
En corbeille,en faisceau les Nymphes ont cueillis !
L brillante Naïs pour vous unit en gerbes
La pâle violette à des pavots superbes;
L'hyacinthe au narcisse , et le feu du souci
Près du vaciet en deuil brille plus adouci .
2
C'est trop peu que des fleurs , je veux y joindre encore
Des coins au blond duvet , que le safran colore ;
Des prunes dont l'azur enchante les regards ,
Etdes marions choisis , dépouillés de leurs dards.
Chéris d'Amaryllis , ces tresors de l'automne
Seront , par votre choix , la gloire de Pomone .
Et vous , myrtes , lauriers , je vous offrirai tous :
Ensemble confendus vos parfums sont plus doux,
:
:
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
Ceux qui connoissent les difficultés de la versification française
, sentiront combien il a fallu d'art pour désigner avec
élégance toutes ces fleurs et tous ces fruits , sans nuire à la
verve passionnée qui respire dans cette Eglogue. On doit
remarquer même qu'en général c'est dans les passages les plus
difficiles que le traducteur a le plus de succès. La huitième
Eglogue en seroit la preuve , d'un bout à l'autre , si nous
avions assez d'espace pour la citer. Tous les détails du sacri
fice magique , offert par l'enchanteresse , ont fait singulièrement
briller le talent du traducteur :
Limus uti durescit et hæc ut cera liquescit
Uno eodemque igni , sic nostro Daphnis amore.
Sous le vent des soufflets le même feu docile
Fait bouillonner la cire et fait durcir l'argile ;
Ainsi , grace à l'Amour, que ton coeur sous ma loi ,
Pour toute autre endurci , s'attendrisse pour moi .
* Rien n'est plus éloigné de nos moeurs que de pareilles
images ; et cependant l'auteur français les exprime avec autant
de goût que de fidélité.
Cette traduction des Eglogues est précédée d'une vie de
Virgile , en forme de préface , où sont rassemblées avec soin
toutes les traditions qui peuvent intéresser ce grand poète.
Cette vie est un morceau de littérature très-curieux et trèsimportant
, qui prouve que le traducteur écrit aussi bien en
prose qu'en vers. Les notes , faites par une autre main , sont
dignes de la préface et de la traduction. Ainsi , tout recommande
cet ouvrage, jusqu'à l'édition qui est belle et soignée ,
et qui sort des presses de MM. Giguet et Michaud.
Cette traduction est de M. de Langeac, qui , dans le temps
de ses prospérités , employoit sa fortune à l'encouragement
des lettres , et ses loisirs à les cultiver. Plusieurs gens de lettres ,
devenus célèbres , se souviennent sans doute , avec reconnoissance
, qu'il fut autrefois leur ami; et les bons écrivains de
cette époque n'ont pas vu, sans un vif intérêt , se placer avec
honneur dans leurs rangs un ancien compagnon de leurs études
, qui , éloigné d'eux par la tempête , a du moins sauvé de
son naufrage et sa considération et son talent.
DECEMBRE 1806 . 553
1
Les Anténors modernes , ou Voyage de Christine et de
Casimir en France , pendant le règne de Louis XIV;
esquisse des moeurs générales et particulières du dix-septième
siècle , d'après les Mémoires secrets des deux ex-souverains ;
continués par Huet, évêque d'Avranches. Avec des gravures
dessinées par Lafitte; et cette épigraphe : Le siècle
fut plus grand que son héros.
« Voici les Apennins , et voilà le Caucase ;
>> La moindre taupinée étoit mont à ses yeux. »
L'AUTEUR de cet ouvrage n'a pas voulu , dit- il , placer son
nom à la tête d'une compilation : le lecteur se demande
d'abord si c'est par orgueil ou par modestie ; mais à peine en
a-t-il lu quelques lignes , qu'il pense que ce pourroit bien être
par un reste de honte , tant le imensonge et l'effronterie s'y
montrent à découvert. Il seroit peut-être facile à l'auteur
des Courtisanes de la Grèce , et de plusieurs autres rapsodies
du même genre , de nous donner le mot de l'énigme ;
mais il est probable qu'il le refuseroit , parce que cet auteur
(j'entends l'auteurdes Anténors modernes) occupe, dit- on, une
place dans l'instruction publique , et qu'il ne seroit pas décent
qu'un homme qui est chargé de veiller sur les moeurs de la
jeunesse, fût connu pour mettre au jour des livres qui peuvent
la corrompre.
Tout le monde sait quelle triste figure la reine Christine fit
àla cour de Louis XIV, lorsqu'après son abdication de la
couronne de Suède, elle passa en France pour se rendre à
Rome, où elle alla vivre et mourir dans l'obscurité. On connoît
également la retraite que fit à l'abbaye Saint-Germaindes-
Prés le roi Casimir, après qu'il eut quitté le trône de
Pologne. Tels sont les événemens qui ont fait choisir ces deux
personnages pour en faire de nouveaux Antenors. L'auteur
les met en relation avec tous les grands hommes du siècle , et
il puise indifféremment dans sa tête, ou dans les Mémoires les
plus obscurs et les plus méprisés de ce temps , le sujet de leurs
entretiens. Voici comment il débute :
<<Est-il vrai , dit Christine , en l'interrompant , que vous
>> avez failli d'être pendu , M. Gourville ? » - « Le coquin a
554 MERCURE DE FRANCE ,
» mérité vingt fois de l'être, s'écria le prince de Condé , avec
>> cette impétuosité qui , sur le champ de bataille , étoit du
» génie, et, dans la société , de l'impertinence , etc. , etc. »
Sur quoi nous remarquerons que la scène se passe aux
lignes d'Arras, où Christine n'a jamais été , où Gourville dit
lui-même qu'il n'a pu joindre le prince de Condé , où ce
prince avoit bien autre chose à penser qu'à faire le plaisant
avec Gourville. Voilà pour la vérité historique. Quant aux
convenances sociales , elles sont aussi bien observées dans cet
extraitde leur conversation , que le langage des interlocuteurs
est digne de leur réputation et de leur rang. Qu'on suppose à
la place de la fille de Gustave , du grand Condé etdu chevalier
français , trois galériens s'entretenant de leurs aventures ,
ilsne s'exprimeroient pas autrement. Le style et les réflexions de
l'auteur ne démentent point la folie de son imagination.
Christine interrompt Gourville, qui n'a rien dit , et Condė
montre son génie, pour dire à un fidèle serviteur qu'il est un
coquin: c'est en être bien prodigue; mais ce génie n'est que
de l'impertinence quand il est dans la société. Gourville(qui
n'a jamais entretenu Christine ) lui raconte en 1654 une
aventure arrivée en 1665 ; sur quoi l'auteur fait cette réflexion
philosophique : « Gourville manqua deux fois d'être pendu,
>> et finit par être ministre plénipotentiaire. » D'où nous..
devons conclure que les affaires les plus graves se traitoient
avec la plus coupable légéreté. Il est vrai que l'auteur ajoute
que ce même Gourville ne fut pendu en effigie que dix ans
après qu'il eut été chargé d'une mission diplomatique ; mais
cette circonstance , toute différente de la première , ne change
rien à la base de son raisonnement; il faut toujours penser
qu'on choisissoit alors les ministres parmi les gens qui avoient
été pendus en effigie.
Nous ne dirons pas que les trois volumes qui composent
cette pitoyable compilation ne présentent que des faits de
cette nature , ce seroit trop peu dire. L'auteur a fort bien
observé la règle de gradation , non pas pour l'intérêt , mais
pour la sottise et pour l'obscénité : nous nous garderons bien
de le suivre dans la fange où il paroît s'être réfugié comme
pour échapper à la critique. Toutes les anecdotes inventées
par les oisifs , dans le temps des guerres civiles , sont recueillies
avec soin lorsqu'elles peuvent flétrir la mémoire d'un
personnage important ; un couplet équivoque devient une
preuve sans réplique. Il ne faut pas croire qu'il ramasse toutes
ces ordures pourles dévouer au feu , ni même pour en condamner
l'usaggee;; sa vue s'élève bien au-delà. Reconnoissez
ici la véritable philosophie, qui admet tous les moyens
DECEMBRE 1806. 555
1
nécessaires à sa fin. Ne voyez - vous pas qu'il s'agit d'abaisser
ce siècle qu'on s'obstine encore à appeler le siècle de
Louis XIV, et que , pour opérer ce beau chef-d'oeuvre, il
n'y a ni mensonges , ni absurdités qui doivent coûter ?Un
seul mot nous fera connoître les sources où l'auteur a puisé
ces autorités , et le degré de confiance qu'on peut lui accorder.
Il annonce dans son titre, qu'il écrit d'après les Mémoires
secrets de Christine et de Casimir , continués par Huet , évêque
d'Avranches. Qui ne croiroit, sur cette annonce , que Christine
, Casimir et Huet ont écrit des Mémoires , et que l'auteur
les a sous les yeux ? Il est vrai qu'un Allemand a composé
sur Christine quatre gros volumes de Mémoires qui sont
très - secrets , puisqu'on ne les a jamais lus; mais Christine
elle-même n'a fait aucun Mémoire sur les événemens de sa
vie. On peut en dire autant de Casimir , et de Huet qui n'a
fait qu'une relation de son voyage en Suède, laquelle ne peut
avoir aucun rapport avec les événemens dont Christine a élé
témoin en France , puisque ce voyage est antérieur à l'abdicationde
cette reine. L'auteur suppose qu'un valet de chambre
du prélat avoit copié , on ne sait quel journal , que l'évêque
auroit fait jeter au feu avant sa mort. Apparemment que ce
domestique avoit les papiers de son maître à sa disposition ,
etqu'il prévoyoit qu'il voudroit les brûler : cette seule objec
tion suffiroit pour faire sentir le ridicule de cette fable : mais...
ce qui prouve qu'en effet l'histoire de ce Journal ou de ces
Mémoires , n'est qu'un conte philosophique , c'est que Poissonnet,
qui étoit le valet de chambre de l'évêque, étoit connu
pour ne savoir ni lire ni écrire. Il est bien facile de dire aujourd'hui
que cet homme trompoit son maître , en se faisant passer.
pour un parfait ignorant , et qu'il n'étoit pas ce qu'il vouloit
paroître. Si le public consentoit à recevoir pour vraies
des inventions aussi grossières , il n'y auroit pas d'absurdités
qu'on ne proposât bientôt à sa crédulité. Que peuvent donc,
être ces prétendus Mémoires de Christine et de Casimir, continués
par l'évêque d'Avranches ? Quels en sont les auteurs ?
Où sont les manuscrits ? Comment en a-t-on constaté l'authenticité
? Quelle foi devons-nous leur accorder ? Celui qui
enparle le premier , est l'auteur d'un ouvrage détestable par
les principes , et ennuyeux par le style. Un écrivain qui n'ose
pas se nommer, un copiste de misérables écrits relégués dans
les archives du mensonge et de l'oubli , un compilateur qui
réunit des personnages qui ne se sont jamais vus , qui transpose
les événemens , qui met au présent ce qui est au futur ,
èt au futur ce qui est arrivé depuis long- temps; un historien
qui passe sous silence les traits qui peuvent honorer le siècle ,
!
556 MERCURE DE FRANCE ,
dont il prétend peindre les moeurs , et qui recueille avec malignité
tout ce qui pourroit ternir la réputation des particuliers
, si l'humanité n'avoit pas toujours ses foiblesses , et s'il
étoit permis de juger les hommes sur les imperfections attachées
à leur nature : voilà, certes , de beaux titres pour obtenir
la confiance d'un lecteur éclairé ! la fraude , les réticences ,
les changemens, la folle crédulité et la calomnie !
« Voltaire , dit-il , n'a tracé d'un pinceau adulateur que
>> la moindre partie de cet âge : il rapporte tout à Louis XIV.
>> Il est trop aisé de prouver qu'une partie de la gloire de ce
>> siècle fut indépendante de celle du monarque. >> Et pour
établir cette preuve , il ne faut , à cet auteur, pas moins de
trois volumes; et il croit, ou il affecte de croire qu'en accordant
à chaque personnage marquantde ces temps mémorables ,
la portionde gloire particulière qui leur est due , il diminue
celledu souverain qui commandoit à cette foule de guerriers,
demagistrats et de savans illustres. C'est disputer au diamant
le vif éclat dont il brille , et nier , que sans la lumière qui l'environne,
tout son feu resteroit enseveli dans les ténèbres. Un
prince puissant et magnanime n'est-il donc pas cette lumière
devant laquelle tous les arts et tous les talens restent dans
l'ombre , ou brillent à l'envi , selon qu'il en détourne ses
regards , ou qu'il les féconde par son amour? La gloire des
sujets ne rejaillit-elle pas sur le monarque , comme les éclairs
du diamant vers le soleil ? Peut-on confondre des choses si
différentes , la lumière de l'un et l'éclat de l'autre ? Qui jamais
a pu penser que Louis XIV étoit l'auteur de l'Art Poétique
, d'Athalie et du Misanthrope ? S'est-on jamais avisé d'en
attribuer le mérite particulier et direct à son esprit ? Non,
Mais on peut toujours dire , et on dira toujours , que sans lui ,
l'esprit de Boileau , de Racine et de Molière , n'auroit pas
produit tant de chefs - d'oeuvre. Cette sorte de gloire ne
suffit pas à l'auteur des Anténors : il faudroit pour le satisfaire
, que Louis XIV eût bâti de ses propres mains la Colonnade
du Louvre , qu'il eût composé toutes les Oraisons de
Bossuet , qu'il eût peint tous les tableaux de Lebrun , qu'il eût
écrit tout ce qui s'est écrit de parfait sous son règne ; qu'il
eût tout imaginé , tout inventé, tout fait , tout poli ; en un
mot , que tous ses sujets se fussent tenus les bras croisés , et
qu'il eût combattu tout seul contre toutes les forces de l'Europe
conjurée contre lui. Qui croiroit que ce pauvre raisonneur
attaque la gloire de ce prince, parce que tandis qu'il grandissoit,
etquesa raison commençoit à se former, celle des Pascal , des
Corneille et de tous ses illustres contemporains , se développoit
et préparoit d'avance l'éclat de son règne,comme si la raison
DECEMBRE 1806. 557
humaine n'étoit pas toujours prête à se montrer aussitôt
qu'elle en trouve l'occasion ? <<< Tous ces hommes illustres
avoient déjà fait des progrès avant qu'il prît les rénes de
l'Etat , dit- il. » Quelle pitoyable raison ! il auroit voulu ,
sans doute , qu'ils fussent instruits par le roi lui-même des
premiers élémens des sciences. La niaiserie ou l'absurdité:
telle est la fin de toute la logique des philosophes.
Je me trompe : on n'oubliera jamais les funestes conséquences
de leurs principes anarchiques et de leur prétendue
tolerance religieuse , qui n'est qu'une manière détournée de
persécuter la vérité en tolérant toutes les erreurs. Ils en veulent
encore à cette religion qui retient tout l'Empire français
dans l'unité d'un même esprit , et qui lui donne tant d'avantages
sur cette malheureuse Allemagne , divisée par la funeste
scission des philosophes du XVIe siècle. L'auteur des
Anténors nous conduit à faire cette réflexion , par le soin plus
que superflu qu'il a pris de rapporter l'histoire défigurée de
la trop fameuse révocation de l'édit de Nantes , avec la liste ,
plus que suspecte , des protestans qui sont sortis de France à
l'époque de cette révocation , ou qui ont souffert quelque
-condamnation par suite de leur résistance à l'autorité. Nous
ne nous engagerons pas dans la discussion inutile des motifs
qui justifioient dans l'esprit du gouvernement la mesure générale
qu'il avoit adoptée. Le siècle suivant semble s'être
chargé de nous faire connoître ce qui seroit arrivé , si , à
l'époque de la révolution , la France avoit été partagée par
la religion comme elle l'étoit par la politique. Considérons
ce qui se passe chez nos voisins depuis le moment de cette
révolution , remontons à la cause première de leurs divisions
; pesons les conséquences, et jugeons. Mais, pour revenir
à notre auteur , on ne sait quel esprit de désordre et de frénésie
a pu lui souffler l'idée de rappeler de pareils sujets de
plaintes et de vengeances. Aqui les présente- t-il , et contre
qui les dirige-t- il ? Quoi ! lorsque toutes les plaies qui nous
ont été faites , il n'y a pas long-temps , saignent encore , et
que nous détournons nos regards des auteurs de nos désastres ,
pour calmer nos ressentimens, lorsque nous consentons à
perdre la mémoire des maux particuliers de chaque famille ,
un écrivain , qui peut-être est intéressé plus qu'un autre à
prêcher l'oubli du passé , viendra répandre dans la nation
calmée et réunie sous un seul chef, de nouvelles semences
de discordes , des souvenirs affreux , des listes de noms choisis
àdessein pour avertir tous ceux qui en portent de semblables
qu'ils ont des droits à revendiquer et des aïeux à venger !
Car, dans quelle autre vue peut-on publier aujourd'hui des
f 558 MERCURE DE FRANCE;
nomsd'individus qui n'ont jamais existé , ou qui sont morts
depuis plus de cent ans ? Qu'importe à la mémoire de
Louis XIV que ce soit Christophe ou Simon qui ait quitté
ses États ? Ce ne sont pas sans doute des noms qu'on veut lui
opposer , ce sont des faits ; or , ces faits , je le répète , sont
présentés avec toute la partialité d'un esprit passionné contre
T'autorité d'un chefunique ; c'est une affectation de sensibilité
et d'humanité qui consiste à gémir de ce qu'on n'a pas encore
exterminé jusqu'au dernier rejeton de cette race de catho
liques romains qui n'a pas voulu partager l'héritage de ses
pères avec des étrangers.Une pareille démence n'appartient
certainement qu'au règne des Marat et des Robespierre , et
l'ouvrage des Anténors n'a pu être composé que dans ces
temps où les philosophes attisoient de tous côtés le feu des
discordes civiles : c'est un brandon qui devoit alimenter la
haine contre les rois et contre les prêtres. L'auteur nous en
promet deux autres qui doivent réduire en cendres le règne
de Henri IV et de François Ier, puisqu'il nous annonce que
c'est sous le même point de vue qu'il les a traités. Le malheur
estqu'il les jette sur un feu qui est éteint.
Nous avons vu , il y a quelques mois , un écrivain obs
cur attaquer Louis XIV dans des Considérations que le publicn'apoint
approuvées ; aujourd'hui , c'est moins LouisXIV
que le siècle dans lequel il a vécu, que l'auteur desAnténors
prétend abaisser à son niveau : il va jusqu'a dire qu'on
n'a élevé dans ce siècle aucun bâtiment , qu'on n'a fait aucun
travail utile au public; et il dit cela en parlant du canal de
Languedoc et de l'Hôtel des Invalides. Il ne met pas en doute
que Bossuet ne fût marié; mais il ne croit pas que Mmede
Maintenon ait été la femme de Louis XIV. A l'entendre ,
Descartes minoit sourdement la théocratie : c'étoit un hypocrite
adroit , un vrai philosophe , qui savoit se plier aux
temps et aux circonstances. Si on veut l'en croire , Fénélon
sera l'auteur d'une lettreà Louis XIV, digne de le faire enfer
mer aux Petites-Maisons. Quant à ce Louis XIV, il a toujours
négligé les gens de mérite, tels que notre auteur; et en cela ,
comme en tout le reste , il est très-condamnable. Veut-on
avoir un seul exemple de la manière dont cet auteur se mêle
de juger les hommes et les choses , je le prendrai entre mille.
« La Fontaine, dit-il , tomba dangereusement malade , et
> faillit de mourir. On imprima pieusement une relation de
>> la conversion de notre poète : on y détaille , avec une sorte
>>> de complaisance , toutes les momeries sacerdotales auxquelles
on l'a forcé de s'astreindre. On voit de plus que
>> cette relation est celle d'un prêtre, par l'espèce d'ennui
DECEMBRE 1806. 559
1
» qu'elle distille de ligne en ligne ; mais au dernier résultat ,
> cette fraude pieuse ne prouve en aucune manière la con-
» version de La Fontaine : tout ce qu'elle démontre claire-
>> ment , c'est qu'un vicaire de Saint-Roch a tourmenté sans
>> pitié un homme bon par excellence , qui , sans avoir la reli-
>> gion du prêtre, avoit celle de l'honnête homme.
>> Le cilice qu'on dit avoir été porté par La Fontaine , est
>> encore une de ces ruses monacales , dont le sacerdoce étoit
>> jadis si prodigue : car, quels sont les témoins ? La garde-
>> malade et le vicaire de Saint-Roch. Ce témoignage ne peut
>>> être admis aux yeux de la saine raison : il n'est bon, tout
> au plus, que pour quelques dévotes du Marais. »
Il ne faut pas demander à ce sage écrivain ce qu'il entend
par ses momeries sacerdotales , et comment il sait qu'on a
forcé La Fontaine de faire ce qu'il ne vouloit pas faire. Je me
bornerai seulement à le prier de me dire de quel droit il prétend
rejeter le témoignage d'une garde-malade et celui d'un
vicaire de Saint-Roch , et à quelle raison il prétend soumettre
la vérité d'un fait historique ? Ce sera sans doute par
le droit que tout philosophe s'arroge de ne voir que lui et
ses pareils qui soient croyables , et ce sera probablement à
sa raison qu'il faudra en appeler pour fixer tout ce que
nous devons admettre ou rejeter dans l'histoire. Cette prétention
n'est plus de saison.
Il semble que la philosophie révolutionnaire exhale ses
derniers soupirs dans ces productions infâmes , et qu'elle
cherche dans lemépris du public un refuge assuré contre son
indignation. Est-ce encore nous qu'on accusera de remuer ses
cendres , et s'imagine-t-on que nous cherchions de la gloire
en combattant de tels adversaires ? Voilà encore trois volumes
de calomnies qui vont circuler quelques instans au milieu de
la société. Elle les rejettera sans doute avec horreur , comme
le sang généreux repousse la corruption qu'il avoit recueillie
dans des alimens empoisonnés. Le danger n'est pas grand ,
parce que le corps social est sain , et que , comme Mithridate ,
il peut braver tous les poisons auxquels il s'est accoutumé
depuis long-temps. L'auteur a réuni avec un soin digne de
songoût toutes les inmondices du siècle de Louis XIV, et il
appelle cela le tableau fidèle de ses moeurs. Il ressemble à un
hommequi ramasseroit toutes les boues de la capitale , et qui
nous diroit : VoilàParis!
G.
560 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
un
La tragédie d'Octavie , représentée mardi dernier sur le
Théâtre Français , a été achevée au milieu du tumulte et des
sifflets. Le public a été sévère , mais juste. Le sujet est mal
choisi , l'action n'a point d'intérêt : le sort de la malheureuse
Octavie est décidé dès le premier acte; les caractères ne sont
point dramatiques; Sénèque est nécessairement déclamateur ,
Poppée est avilie enun degré qui exclut toute grande qualité
; Néron lui-même a cessé , depuis la mort de Britannicus ,
d'être un personnage tragique. « Néron , dit Alfieri , est
>> personnage qui a en soi toute l'atrocité , et plus qu'il n'en
>> faut pour réussir dans une tragédie : il a aussi toute la
>> grandeur qu'on exige pour faire supporter l'atrocité ; mais
>> Néron n'a point, et on ne peut lui prêter cette chaleur
passionnée qui , dans le rang suprême, estnécessaire à un
>> personnage digne de la tragédie. Aussi , je suis d'avis qu'on
>> ne doit pas l'exposer sur le théâtre. » ( OTTAVIA , parere
dell' Autore. ) Malgré une décision aussi formelle de la part
du grand poète qui le premier a traité ce sujet , et malgré la
confirmation cruelle de ce jugement par le parterre de Paris ,
l'auteur n'est pas encore convaincu. Il a adressé aux journaux
la lettre suivante :
:
?
Au Rédacteur du Mercure de France.
Monsieur,
« Quand une pièce va jusqu'à la fin , l'auteur a le droit de
>> la faire rejouer. Mes amis desireroient, en conséquence ,
>> qu'Octavie fût représentée une seconde fois , pour que le
>> public , qui n'a pu l'entendre à cause des vociférations des
>> perturbateurs , pût la connoître et la juger. Malgré tout
>> l'intérêt qu'ils me portent , et les raisons qu'ils m'ont don-
>> nées , je vous prie d'annoncer que j'ai retiré ma tragédie.
>> Je me propose de la faire imprimer : par ce moyen , je serai
>> jugé. Comme je connois les chefs affreux de la cabale qui
› avoientjuré de faire tomber mapièce,je leur rends les armes.
>> Je ne suis point un gladiateur, et je les félicite de leur
>> triomphe , il est digne d'eux.
>> J'ai l'honneur de vous saluer .>>>
L'Auteur d'Octavie.
1
Nous attendrons donc que la pièce soit imprimée, pour en
parler avec plus de détails.
7
M.
DECEMBRE 1806. 561
-
-M. Henry, de l'Opéra , après une longue maladie, a
réparu dans la Caravane et le Déserteur. Mlle. Pelet ,
qui avoit été forcée , pour le soin de sa santé , d'interrompre
ses débuts au théâtre de l'Opéra-Comique , est rentrée sur la
scène , mercredi dernier , dans M. des Chalumeaux et Montano
et Stéphanie. Elle a été très-applaudie dans cette seconde
pièce.
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut a élu dernièrement deux nouveaux membres.
M. Palissot de Beauvois a remplacé M. Adanson dans la
section de l'histoire naturelle , et M. Gay-Lussac succède à
M. Brisson dans la section de physique. Il reste encore une
place vacante dans cette dernière section.
-L'EMPEREUR vient d'accorder au Lycée de Mayence
la faculté de recevoir des pensionnaires étrangers avec précepteurs
et domestiques particuliers.
-
La société de médecine de Toulouse avoit proposé,
l'année dernière , pour sujet d'un prix de 300 francs , qu'elle
devoit décerner dans sa séance du 10 novembre dernier, la
question suivante :
«Déterminer quels sont les avantages ou les inconvéniens
>> de la multiplicité des nomenclatures, relativement aux tra-
>>vaux des anatomistes , des physiologistes et des nosographes.>>>
Des quatres Mémoires envoyés au concours, aucnn n'a obtenu
le prix entier; cependant , deux ayant paru contenir des choses
utiles , la société a adjugé , à titre d'encouragement , une
médaille d'or de 200 fr. au Mémoire n° 3 , qui s'est trouvé
anonyme , et une autre médaille en or de la valeur de 100 fr.
au Mémoire nº 4, dont l'auteur est M. Senaux fils , docteurmédecin
à Montpellier. En récompensant ces auteurs , la
société n'entend pas admettre leurs opinions sur tous les points.
La société propose pour sujet d'un prix de 300 fr. , qu'elle
distribuera dans sa séance publique de l'an 1807, la question
suivante : « Indiquer les plantes indigènes qui peuvent rem-
>> placer avec succès le kina , CINCHONA OFFICINALIS LIN. , et
>> ses différentes espèces.>> La société invite les auteurs qui
traiteront cette question à suivre le système et la nomenclature
de Linné. Elle desire moins une analyse chimique des
principes constitutifs des plantes succédanées du kina , qu'un
exposé clair et précis des faits et des observations qui cons
tatent l'efficacité de ces plantes dans la curation des fièvres
intermittentes pernicieuses , dont l'écorce du Pérou paroît , au
moins jusqu'à présent , être le véritable spécifique. La société
inviteencore les concurrens à faire connoître,autant qu'il sera
Nn
GENT
דני
562 MERCURE DE FRANCE ,
possible, si les plantes dont ils parlent dans leurs Mémoires
possèdent , comme le kina , une vertu anti-septique .
Les Mémoires qui seront envoyés pour ce concours , seront
adressés port franc , à M. Tarbés , secrétaire-général de la
société , avant le 1 août de l'année prochaine .
M. Barthès avoit à peine fermé les yeux , à Paris , que
l'école de Montpellier faisoit une seconde perte presque aussi
déplorable dans la personne de M. Henri Fouquet , ex-professeur
de l'université de cette ville , membre de l'ancienne
société royale des sciences , etc. M. Barthès a peut-être plus .
enrichi le domaine de la science médicale par ses vastes concéptions
; mais M. Fouquet a plus répandu ces richesses par
la pratique. Les écrits qui nous restent de ce médecin sont en
petit nombre. Il a publié un Essai sur le Pouls, le Traitement
de la petite-vérole des enfans , la traduction d'un Mémoire
sur les fièvres , et plusieurs articles de l'Encyclopédie , tels
que vésicatoire , sensibilité , secrétion , ventouse , etc.
- On a publié cette semaine un nouvel ouvrage dont
nous rendrons compte; il est intitulé : Mémoires et Anecdotes
secrètes , galantes, historiques et inédites sur Mesdames
de la Vallière, de Montespan , de Fontange, de Maintenon ,
et autres illustres personnages du siècle de Louis XIV ( 1 ). '
- On vient aussi de publier un ouvrage ayant pour titre :
Mémoires sur la Révolution de Pologne , trouvés à Berlin.
-Les deux derniers volumes de la Correspondance Littéraire
de M. de La Harpe avec le Grand - Duc de Russie
(depuis Paul Ier) , sont sous presse , et doivent paroître
dans le courant du mois prochain .
Les Cours de l'Ecole spéciale des Langues orientales vivantes , et
d'une utilité reconnue pour la politique et le commerce , ont commencé
le 8 décembre 1806 , à la Bibliothèque impériale , dans l'ordre
suivant :
Cours de Persan , par M. Langlès , membre de l'Institut , les lundis ,
sept heures du soir , et les mercredis et samedis , à huit heures et
demie du matin.
Cours d'Arabe , par M. Silvestre de Sacy, membre de l'Institut et
de la Légion-d'Honneur , les mardis et jeudis , à une heure après midi .
Les mercredis , à cinq heures , par D. Raphaël .
Cours de Tare , par M. Jaubert , premier secrétaire- interprète de
S. M. I. et R. , membre de la Légion-d'Honneur ( et en son absence
par M. Sédillot , secrétaire de l'école ) , les lundis , mercredis et
tamedis , à dix heures du matin .
(1) Deux vol . in-8°. Prix : 10 fr. , et 12 fr . 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Léopold-Collin, lib . , rue Git-le-Coeur, n°. 18 ; et
chez le Normant.
DECEMBRE 1806. 563
;
S. A. I. l'archiduc Charles , généralissime des armées
autrichiennes , a écrit la lettre suivante à M. Tissot , docteur
en médecine , chirurgien en chefdu corps d'armée de M. le
maréchal Ney :
« S. M. l'Empereur , mon frère , ayant été informée , par
les rapports que je lui ai soumis , de l'empressement avec
lequel vous avez donné vos soins aux prisonniers autrichiens
malades en Allemagne , m'a chargé de vous en témoigner
sa reconnoissance , et de vous faire remettre une tabatière
que vous recevrez avec cette lettre.
>> Je m'acquitte de cette commission avec d'autant plus
de plaisir , que je partage les sentimens que votre conduite
a inspirées à sa majesté , et que cette marque de souvenir
vous rappellera une circonstance qui fait également honneur
àvotre humanité et à vos talens. >>>
Votre affectionné ,
Vienne, 9 octobre 1806.
CHARLES , généralissime.
Au Rédacteur du MERCURE.
J'ai fait frapper une médaille pour M. Svanberg , à qui
l'Institut a décerné le prix d'astronomie ; j'ai pris pour type
celle qui fut frappée en 1667 pour la construction de l'Observatoire
, où l'on voit la figure de ce monument parfaitement
gravée ; pour le revers , j'ai fait frapper un carré où
ily a une couronne de lauriers , avec cette légende : Præmium
astronomicum Instituti Gallici. On objectera peut-être que
le mot d'Institutum ne signifie pas l'Académie ; mais j'ai unę
justification qui est déja ancienne. En Italie , où l'on se pique
de savoir le latin , l'académie de Bologne n'a pas d'autre
titre depuis un siècle que celui d'Institutum Bolonience, et il
y a beaucoup de ses Mémoires qui portent ce titre.
J'ajouterai que l'Académie des Sciences ayant des correspondans
en Allemagne , ils demandèrent par quel mot latin
ils pouvoient exprimer cette qualité ; et il fut convenu qu'on
se serviroit du mot latin correspondens , puisque pour exprimer
une chose nouvelle, il falloit un terme nouveau.
: DE LALANDE.
Au méme.
On a souvent raconté que lorsque Fontana élevoit l'obélisque
de Sixte-Quint, en 1586, sur la place de Saint- Pierre
(Voyage d'Italie. 3. 402. ), l'opération des cordes étoit arrêtée,
et qu'une voix cria : mouillez les cordes. Les uns disent
que c'étoitpour les raccourcir , d'autres ont cru mal à propos
Nna
564 MERCURE DE FRANCE ,
:
que c'étoit pour les alonger. J'ai trouvé, par expérience,qu'une
corde d'un pouce de circonférence étant mouillée , est plas
courte de 3 pouces et un tiers sur 5 pieds ; et cela vient du
gonflement des fibres par l'humidité, effet naturel de l'eau
qui n'agit pas sur la longueur des fils de chanvre ; mais qui
écarte les fils de carret , dont la corde est composée. Cette
petite expérience suffit pour indiquer les prodigieux effet qui
dut avoir lieu dans l'élévation de l'obélisque.
: DE LALANDE.
Extrait d'une lettre écrite de Madrid, en date du
24 octobre 1806.
Enfin , on ne répétera plus ce que M. Masson de Morvilliers
imprima il y aune vingtaine d'années : Que doit l'Europe
àl'Espagne depuis deux siècles , depuis quatre , depuismille
ans? C'est une très-grande partie duglobe qui devra désormais
à l'Espagne un service signalé.
Un des chirurgiens de la chambre du roi , don Francisco
Balmis , est , depuis quelques semaines , de retour d'une expédition
lointaine qui fera, nous l'espérons , époque dans les
annales de l'humanité , dans celles des sciences utiles, et même
dans celles du courage. Quelques détails sur cette expédition ,
la première dans son genre , ne seront peut-être pas sans
intérêt.
Parti de la Corogne le 30 novembre 1803, il vient de faire
le tour du Monde pour porter le bienfait de la vaccine , nonseulement
dans toutes les Indes espagnoles , mais même dans
des contrées étrangères à la dominatiou de S. M. C. , et ses
succès ont passé ses espérances. Une expédition , organisée et
dirigée par lui , est partie de la Corogne le 30 novembre 1803.
Elle étoit composée de quelques gens de l'art , de plusieurs
employés propres à les seconder dans leurs travaux, et de
vingt-deux enfans successivement imprégnés du virus de la
vaccine , qui a ainsi circulé de l'un àl'autre pendant la traversée,
demanière à être porté frais dans tous les lieux où on
a abordé. L'expédition a fait sa première relâche aux Canaries
, sa seconde à Forto-Rico , sa troisième sur la côte de
Caracas. Arrivé au port de la Guayra , Balmis a détaché
Salwani , un de ses collègues , pour l'Amérique méridionale ,
et, de sa personne , il s'est porté à la Havane , puis dans la
presqu'île d'Yucatan. Là , l'expédition s'est encore subdivisée.
Don Francisco Pastor est parti du port de Sisal pour
Villa Hermosa , dans la province de Tabasccoo ,, afin d'y propager
la vaccine par Ciudad Real de Chiapa , à Guatimala. II
"
DEP
DE
SEING
DECEMBRE 1806.
a traversé une contrée de quatre cents lieues, escar
pourvue de chemins et presque de population , pot
à la province fertile et populeuse de Guaxaca , tand
principale expédition , après avoir avoir abordé à la voi
Crux , a parcouru toute la vice-royauté de la Nouvelle
Espagne , et a porté la vaccine , non-seulement dans les
provinces les plus reculées de Sonora et de Cinaloa , mais
même jusque chez les peuplades indiennes , soit nouvellement
converties , soit encore païennes , de la Pimeria Alla. Dans
toutes les capitales où Balmis s'est arrêté , il a établi des
juntes qu'il a munies d'instructions , en leur confiant le précieux
dépôt dont chacune d'elles doit répondre au souverain
des Espagnes et à la postérité.
Le zèle de Balmis ne s'est pas contenté de ses succès dans
le Nouveau - Monde. Il a conçu le projet de les étendre aux
mers d'Asie. Il s'est embarqué à Acapulco , emmenant avec
lui vingt-six enfans de la Nouvelle-Espagne ; et , comme ils
étoient entrès-bas âge , il les a confiés aux soins de la directrice
des Enfans-Trouvés de la Corogne , qui l'avoit accompagné.
Le virus du vaccin , circulant ainsi d'une de ces
innocentes créatures à l'autre , a été porté dans toute sa fraî
cheur aux Philippines , après une traversée d'un peu plus de
deux mois , et a parcouru toutes celles de ces îles qui reconnoissent
la domination espagnole; et Balmis s'est concerté
avec le capitaine général pour le faire parvenir jusqu'aux
confins du continent de l'Asie. Une grande portion du vaste
Archipel des Philippines comprend les îles Visayas , dont
les rois sont toujours en guerre avec les Espagnols. Il étoit
réservé à la vaccine d'opérer un prodige d'un nouveau genre
à cette extrémité du monde. Ce présent salutaire a effectué
une réconciliation qu'on regardoit comme impossible. Il a
été offert précisément à une époque où une affreuse petite
vérole désoloit les états de ces rois ennemis. Touchés de la
générosité des Espagnols , ils ont déposé les armes; et Balmis
s'est trouvé le plus habile des négociateurs. Le même fléau
ravageoit les colonies portugaises et les côtes méridionales de
la Chine , lorsque Balmis arriva à Macao et à Canton. Il ya
porté le virus vaccin dans toute son activité ; plus heureux et
plus sage que les Anglais qui avoient déjà fait plusieurs tentatives
de ce genre , mais qui s'étoient bornés à envoyer, par
des navires de leur compagnie des Indes , du virus pris dans
leur îles , et qu'une longue traversée avoit privé de toute sa
vertn.
Graces à l'active prévoyance de M. Balmis ,la vaccine est
a
566- MERCURE DE FRANCE ,
donc introduite à Canton , autant toutefois que les localités
peuvent le permettre chez un peuple ombrageux et insouciant.
Il a cependant confié le soin de la conserver et de la
propager aux médecins de la factorerie anglaise ,qui sans doute
se feront un devoir et un honneur d'achever , de naturaliser
en Chine un bienfait qui est originaire de leur pays.
De retour à Macao , il s'est embarqué sur un navire portugais
pour Lisbonne , où il est arrivé le 15 août. Il a signalé
cette dernière traversée par un nouveau bienfait , en déposant
du virus vaccin dans l'île de Sainte- Hélène. Croira-t-on que
ce n'est pas sans peine qu'il l'a fait adopter aux Anglais qui ,
depuis plus de huit ans, dédaignoient d'introduire dans une
de leurs colonies cette précieuse découverte d'un de leurs compatriotes?
L'expédition de Salvani , ce zélé compagnon de ses travaux,
n'a pas été d'abord aussi heureuse que la sienne. En
voulant passer au Pérou , il a fait naufrage à l'une des embouchures
de la rivière de la Magdelena. Le gouverneur de
Carthagène s'est empressé de lui faire porter des secours. On
est parvenu à sauver Salvani, les trois hommes de l'art qui
l'accompagnoient, et les enfans dépositaires du précieux virus.
La vaccine a aussi été introduite dans la province de Carthagène.
De là , Salvani a été envoyé à l'isthme de Panama ;
puis, remontant péniblement la rivière de la Magdelena dans
son long cours , il a distribué la vaccine sur ses deux rives .
Ces précieux missionnaires se sont ensuite partagés pour la
répandre de tous côtés dans l'intérieur du pays , et partout ils
ont recommandé la propagation à des hommes de l'art , en
leur laissant des instructions conformes à la méthode de Balmis.
Ils ont fini par se réunir à Santa-Fé de Bogota. Peu
après le vice-roi a mandé en Espagne , que, dans l'étendue de
sa vice-royauté , plus de cinquante mille individus avoient
été vaccinés sans le moindre accident. Ala fin de mars 1805 ,
Salvani et ses compagnons se sont encore divisés pour propager
la vaccine sur la route de Popayan, de Cuenca et de
Quitto, jusqu'à Lima; et dans le mois suivant ils étoient à
Guyaquil. Ils doivent parcourir, dans la même vue , la viceroyauté
de Lima , les provinces du Chili et de Charcas , et
aboutir à Buenos-Ayres , où ils se rembarqueront pour l'Espagne.
Au bienfait presque universel dont Balmis est le principal
auteur , on doit ajouter un autre que lui devra l'Amérique
espagnole. Il a découvert le virus vaccin ( cow pox ) au
Mexique , dans le val d'Atlixco , près la Puebla de los Angelos.
DECEMBRE 1806 . 567
Unde ses adjoints a fait la même découverte aux environs de
Valladolid , dans la province de Mechoacan ; et un autre ,
dans le district de Calabozo , de la province de Caracas..
Balmis a rempli subsidiairement un second objet dans son
long voyage. Il a rapporté un grand nombre de plantes
exotiques , et notamment plusieurs arbres fruitiers qu'on
espère pouvoir naturaliser en Espagne : mais ce n'est là que
son moindre titre à l'immortalité que nous croyons pouvoir
lui donner d'avance. Il nous sera permis de le citer désormais
à nos détracteurs , et de dire , en parlant de Balmis et
de ses compagnons : « Les crimes des Pizzaro et des Valverde ,
>> qu'on nous reproche depuis trois siècles , sont enfin com-
>> pensés en Amérique par un bienfait qui conservera plus
>> d'hommes dans cette partie du monde , que leur férocité
>>> n'en a immolé. >>>
PARIS , vendredi 12 décembre .
XXXVI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE ( I ) .
Posen , le 1er décembre 1806.
se
Lequartier-général du duc de Berg étoit , le 27 ,à Lowiez.
Le général Bennigsen, commandant l'armée russe, espérant
empêcher les Français d'entrer à Varsovie , avoit envoyé une
avant-garde border la rivière de Bsura. Les avant postes
rencontrèrent dans la journée du 26 ; les Russes furent culbutés.
Le général Beaumont passa la Bsura à Lowiez , retablit
lepont , tua ou blessa plusieurs hussards russes , fit prisonniers
plusieurs Gosaques , et les poursuivit jusqu'à Blonio.
Le 27 , quelques coups de sabre furent donnés entre les
grandes gardes de cavalerie ; lesRusses furent poursuivis ; on
leur tit quelques prisonniers .
Le 28 , à la nuit tombante , le grand-duc de Berg , avec sa
cavalerie , entra à Varsovie. Le corps du maréchal Davonst
y est entré le 29. Les Russes avoient repassé la Vistule en
brûlant le pont. Il est difficile de peindre l'enthousiasme des
Polonais. Notre entrée dans cette grande ville étoit un
triomphe; et les sentimens que les Polonais de toutes les classes
montrent depuis notre arrivée , ne sauroient s'exprimer.
(1 ) Le dernier bulletin qui a été publié , étoit le 34°. Nous insérons
aujourd'hui le 36° :le lecteur n'attribuera le retard de l'arrivée du 35º qu'à
une circonstance imprévue qui a interventi cette fois l'ordre de la corres
pondance.
A
4
568 MERCURE DE FRANCE ,
L'amour de la patrie et le sentiment national est non-seulement
conservé enentier dans le coeur du peuple , mais il a été
retrempé par le malheur; sa première passion , son premier
desir est de redevenir nation. Les plus riches sortent de leurs
châteaux pour venir demander à grands cris le rétablissement
de la nation, et offrir leurs enfans, leur fortune,leur influence.
Ce spectacle est vraiment touchant. Déja ils ont partout
repris leur ancien costume , leurs anciennes habitudes.
Le trône de Pologne se rétablira-t-il , et cette grande nation
reprendra-t-elle son existence et son indépendance ? Du
fond du tombeau renaîtra-t-elle à la vie ? Dieu seul , qui tient
dans ses mains les combinaisons de tous les événemens , est
l'arbitre de ce grand problème politique ; mais certes il n'y
eut jamais d'événement plus mémorable , plus digne d'intérêt;
et par une correspondance de sentimens qui fait l'éloge des
Français , des traînards qui avoient commis quelques excès
dans d'autres pays , ont été touchés du bon accueil du peuple,
et n'ont eu besoin d'aucun effort pour se bien comporter.
Nos soldats trouvent que les solitudes de la Pologne contrastent
avec les campagnes riantes de leur patrie; mais ils
ajoutent aussitôt : Ce sont de bonnes gens que les Polonais.
Cepeuple se montre vraiment sous des couleurs intéressantes.
PROCLAMATION.
Auquartier général impérial , à Posen , le a décembre1806.
« Soldats ,
« Ily a aujourdhiui un an, à cette heure même, que vous
>> étiez sur le champ mémorable d'Austerlitz. Les bataillons
>> russes épouvantés fuyoient en déroute, ou , enveloppés , ren-
>> doient les armes à leurs vainqueurs, Le lendemain , ils firent
>> entendre des paroles de paix ; mais elles étoient trompeuses.
>> A peine échappés par l'effet d'une générosité peut-être
>> condamnable , aux désastres de la troisième coalition , ils en
>> ont ourdi une quatrième. Mais l'allié sur la tactique duquel
>> ils fondoient leur principale espérance , n'est déjà plus. Ses
>> places fortes , ses capitales , ses magasins , ses arsenaux ,
>> 280 drapeaux , 700 pièces de bataille , cinq grandes places
>> de guerre sont en notre pouvoir, L'Oder , la Wartha ,
>> les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison
>> n'ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravě,
>> tout surmonté; tout a fui à votre approche.
>> C'est en vain que les Russes ont voulu défendre la capi-
>> tale de cette ancienne et illustre Pologne , l'Aigle française
>> plane sur la Vistule. Le brave et infortuné Polonais , en
> vous voyant, croit revoir les légions de Sobieski de retour
» de leur mémorable pédition.
DECEMBRE 1806. 569
>> Soldats, nous ne déposerons point les armes que la paix
>> générale n'ait affermi et assuré la puissance de nos alliés,
>> n'ait restitué à notre commerce sa liberté et ses colonies.
>> Nous avons conquis sur l'Elbe et l'Oder , Pondichéry , nos
>> établissement des Indes , le Cap de Bonne-Espérance et les
>>colonies espagnoles. Qui donneroit le droit de faire espérer
>> aux Russes de balancer les destins ? Qui leur donneroit le
>> droit de renverser de si justes desseins ? Eux AT NOUS NE
>> SOMMES-NOUS PAS LES SOLDATS D'AUSTERLITZ ? >>>
4
Signé NAPOLÉON.
OUDRE DU JOUR.
De notre camp impérial de Posen , le a décembre 1806..
NAPOLÉON , Empereur des Français et Roi d'Italie ,
Avons décrété et décrétons ce qui suit :
:
Art. Ir. Il sera établi sur l'emplacement de laMadeleine
de notre bonne ville de Paris , aux frais du trésor de notre
couronne, un monument dédié à la Grande-Armée , portant
sur le frontispice : L'EMPEREUR NAPOLÉON AUX SOLDATS
DE LA GRANDE- ARMÉE.
II. Dans l'intérieur du monument seront inscrits , sur des
tables de marbre , les noms de tous les hommes , par corps
d'armée, et par régiment qui ont assisté aux batailles d'Ulm ,
d'Austerlitz et d'Jena; et sur des tables d'or massif, les noms
detous ceux qui sont morts sur les champs de bataille. Sur des
tables d'argent sera gravée la récapitulation , par département,
des soldats que chaque département a fournis à la Grande-
Armée.
III . Autour de la salle seront sculptés des bas-reliefs où
seront représentés les colonels de chacun des régimens de la
Grande-Arinée , avec leurs noms; ces bas-reliefs seront faits d'e
manièreque les colonels soient groupés autour de leurs généraux
de division et de brigade par corps d'armée. Les statues
en marbre des maréchaux qui ont commandé des corps ou qui
ont fait partie de la Grande-Armée , seront placées dans l'intérieur
de la salle.
IV. Les armures, statues , monumens de toute espèce enlelevés
par la Grande-Armée dans ces deux campagnes ; les
drapeaux , étendards et timbales conquis par la Grande-
Armée , avec les noms des régimens ennemis auxquels ils appartenoient
, seront déposés dans l'intérieur du monument.
V. Tous les ans , aux anniversaires des batailles d'Austerlitz
et d'Jena, le monument sera illuminé, et il sera donné un
concert , précédé d'un discours sur les vertus nécessaires au
soldat, et d'un éloge de ceux qui périrent sur le champ de
bataille dans ces journées mémorables.
570 MERCURE DE FRANCE ,
Un mois avant , un concours sera ouvert pour recevoir la
meilleure pièce de musique analogue aux circonstances.
Une médaille d'or de 150 doubles napoléons sera donnée
aux auteurs de chacune de ces pièces qui auront remporté le
prix.
Dans les discours et odes , il est expressément défendu de
faire aucune mention de l'EMPEREUR .
VI. Notre ministre de l'intérieur ouvrira sans délai un
concours d'architecture pour choisir le meilleur projet pour
l'exécution de ce monument.
Unedes conditions du prospectus sera de conserver la partie
du bâtiment de la Madelaine qui existe aujourd'hui , et
que la dépense ne dépasse pas trois millions.
Une commission de la classe des beaux-arts de notre Institut
sera chargée de faire un rapport à notre ministre de l'intérieur
, avant le mois de mars 1807 , sur les projets soumis
au concours. Les travaux commenceront le 1 mai, et devront
être achevés avant l'an 1809.
er
Notre ministre de l'intérieur sera chargé de tous les détails
relatifs à la construction du monument , et le directeurgénéral
de nos musées , de tous les détails des bas-reliefs ,
statues et tableaux.
VII. Il sera acheté cent mille francs de rente en inscriptions
sur le grand-livre , pour servir à la dotation du monument
et à son entretien annuel
VIII. Une fois le monument construit, le grand-conseil de
la Légion-d'Honneur sera spécialement chargé de sa garde ,
de sa conservation et de tout ce qui est relatif au concours
annuel .
IX. Notre ministre de l'intérieur et l'intendant des biens de
notre couronne , sont chargés de l'exécution du présent
décret.
-
Signé NAPOLÉON.
Le ministre des cultes a écrit la lettre suivante à messieurs
les archevêques et évêques de l'Empire , sur le message
de S. M. I. et R. , lu à la séance du sénat , du 2 du courant :
<<Monsieur l'évêque , les communications importantes faites
au sénat , le 2 du courant, de la part de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , attestent à son peuple , à l'Europe et à la postérité ,
les motifs généreux de sa conduite. Au milieu de ses
triomphes , il n'aspire qu'au rétablissement de la paix générale.
DECEMBRE 1806 . 571.
Il nous révèle les sacrifices qu'il s'imposoit pour écarter la
nouvelle guerre qui a éclaté cette année , et dans laquelle son
génie s'est signalé par tant de prodiges nouveaux. Il annonce
qu'il est prêt à traiter avec nos ennemis , mais sur des bases.
qui puissent faire renaître la confiance des nations , garantir
leur indépendance , et les défendre contre les entreprises et les
violations d'un gouvernement dont l'affreuse politique est le
fléau de l'Univers.
>> Pour atteindre ce but, il appelle autour de ses aigles
triomphantes l'heureuse jeunesse destinée à vaincre sous ses
ordres. Il vous appartient, monsieur l'évêque , de présenter
aux hommes confiés à votre sollicitude pastorale , les raisons
imposantes d'une mesure qui devance seulement de quelques
mois la marche ordinaire de la conscription , et dont les résultats
infaillibles seront le bonheur de la France et le repos du
monde . Il vous appartient de manifester les dispositions paternelles
ou bienfaisantes de l'EMPEREUR , et d'appuyer de toute
l'autorité de la religion les devoirs sacrés qui lient si étroitement
les sujets à leur prince et à leur patrie. Il vous appartient
enfin d'inspirer par vos instructions ces sentimens nobles
et élevés qui sont la source de toutes les vertus militaires et
civiles , et qui constituent le vrai courage, ce dévouement
généreux des ames fortes.
>> Dites aux jeunes braves : Le Dieu de nos pères conduit
nos bataillons ; il a béni les vastes et magnanimes projets de
l'auguste monarque qui a relevé ses autels. Nos armées
comptent autant de héros que de soldats. Les drapeaux sous
lesquels vous allez vaincre , sont les drapeaux de la paix. Vous
ne partez que pour la conquérir. Les espérances publiques ne
seront plus trompées par des trèves perfides . L'EMPEREUR veut
que vous rapportiez dans vos cités et dans vos familles une
paix solide et durable. C'est alors qu'il pourra réaliser tous les
grands biens qu'il a résolu dans son coeur d'accomplir aux jours
de son repos. Sachons tous , par notre zèle, par notre dévouement,
par notre amour, nons montrer dignes des hautes
destinées auxquelles la providence nous a appelés , en nous
donnant un souverain devant qui la terre se tait , et
qui , dans les combats , est toujours précédé de l'ange de la
victoire.
>>Recevez , M. l'évêque , les assurances de ma considération
distinguée. >>>
Paris , ce 5 novembre 1806.
Signé PORTALIS.
-En exécution du décret impérial , du 19 février 1806,
572 MERCURE DE FRANCE ,
lafêtede l'anniversaire du couronnement de S. M. l'EMPEREUR
etRor et de la bataille d'Austerlitz , a été célébrée hier dimanche
7 décembre. Conformément aux mesures concertées
entre S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire et
S. Em. Mgr. le cardinal-archevêque de Paris , S. A. S. s'est
rendue , à midi précis , à l'archevêché , où elle a trouvé
S.A. S. Mgr. le prince architrésorier de l'Empire ; LL. EExc.
les ministres de S. M. l'EMPEREUR , les grands- officiers de
l'Empireprésens danscette capitale, et le ministre des relations
extérieures du royaume d'Italie, ainsi que MM. les grandsofficiers
de la Légion-d'Honneur. LL.AA. SS., accompagnées
de ce cortége, se sont rendues dans l'église métropolitaine ,
où elles avoient été précédées par les membres de toutes les
autorités civiles , militaires et judiciaires du départementde
la Seine. S. Em. le cardinal-archevêque de Paris , à la tête de
son clergé, a reçu LL. AA. SS. les princes archichancelier et
architrésorier de l'Empire , à la porte de l'église.
Lediscours sur lagloire des armées françaises et sur l'étendue
dudevoir imposé à chaque citoyen de consacrer sa vie à son
prince et à la patrie, a été prononcé par M. l'évêque de
Coutances , qui a adressé laparole à S. A. S. Mgr. le prince
archichancelier. L'orateur a développé ce beau sujet avec le
bon esprit et le talent qui le distinguent.
Le Te Deum en actions de graces a été chanté après le
discours. S. Em. le cardinal-archevêque de Paris a officié
pontificalement. La cérémonie a été terminée par le Vivat
IMPERATOR in æternum ! qui exprime si bien le voeu de tous
les Français.Unclergé nombreux, parmi lequel on distinguoit
LL. EEm. le cardinal légat etle cardinal Maury; plusieurs
évêques , membres du chapitre de Saint-Denis , et quelques
autres évêques remplissoient le sanctuaire. MM. les sénateurs
et les conseillers d'Etat , les députés au corps-législatif qui se
trouvent à Paris , les membres du tribunal et de la cour de
cassation , ainsi que les commissaires de la comptabilité
nationale , s'étoient rendus en grand nombre dans les tribunes
disposées pour les recevoir. Les principaux officiers des maisons
de LL. MM. II . et RR. , actuellement àParis , ceux des princes
et princesses du sang impérial , se sont également empressés
de prendre part à cette auguste solennité.
Des détachemens de la garde impériale et de la garnison de
Paris , étoient sous les armes dès le matin sur la place de la
métropole , et ont maintenu le bon ordre dans l'intérieur
de l'église. Une multitude de citoyens de tous les rangs eta
de toutes les classes , témoignoient , par leur concours
:
DECEMBRE 1806. 573
l'empressement et la reconnoissance qu'excite le souvenir des
deux grandes époques qui ont assuré à jamais le bonheur
et la gloire du grand peuple. L'ordre le plus parfait a régné
durant cette cérémonie vraiment nationale. Le grand nom
de Napoléon étoit dans toutes les bouches et dans tous les
coeurs. Des salves d'artillerie ont été répétées plusieurs fois
dans la journée.
Le soir il y a eu illumination générale.
-
(Moniteur. )
Le ministre de France près les Etats de Basse-Saxe
a adressé le 24 novembre la note suivante au sénat de
Hambourg :
« Le soussigné ministre plénipotentiaire de l'Empereur des
Français et Roi d'Italie, près les Etats de Basse-Saxe , a reçu
de son souverain l'ordre de faire connoître au sénat de la ville
de Hambourg , que
>> L'Angleterre n'admettant pas le droit des gens suivi par
tous les peuples civilisés ; faisant prisonniers de guerre des
individus qui n'appartiennent pas au militaire ; prenant et
confisquant des propriétés particulières; bloquant des endroits
qui ne peuvent l'être de droit , ainsi que des villes de commerce
non fortifiées, des baies et des embouchures de fleuves ;
déclarant enétat de blocus des endroits qui ne le sont pas de
fait , et qui ne peuvent l'être d'après lanature même;
>> La France a été placée dans la nécessité de prendre , sur
les îles britanniques, sur les sujets anglais , sur leurs propriétés
de toute espèce qui se trouvent dans les territoires , villes et
ports qui sontou seront occupés par les armées françaises ; sur
lesvaisseauxqui viennent des îles britanniques oudes colonies ,
etqui entrentdans ces ports, ainsi que sur ceux qui tenteroient
de sortir desdits ports pour se rendre dans ceux de la Grande-
Bretagne, les mêmes mesures que l'Angleterre a consacrées
dans son code maritime .
>>>Qu'en conséquence , S. M. l'EMPEREUR et Ror adéclaré les
Iles britanniques en état de blocus ; et , eu égard aux sujets
anglais , à leurs propriétés , et aux vaisseaux qui viennent des
Îles ou possessions britanniques , ou qui tenteroient de s'y
rendre , a ordonné de prendre les mesures justifiées par le
droit d'une défense naturelle.
» S. M. l'EMPEREUR et Roi n'ayant pas été porté àcette démarche
uniquement par l'intérêt de la France , mais ayant
enoutre ledessein, et considérant comme son devoir de préserver
le continent du malheur dont il est menacé , puisque
574 MERCURE DE FRANCE ,
lés violences exercées par l'Angleterre ont ouvertement pour
but de rompre les communications entre les peuples, et d'établir
son industrie et son commerce sur les ruines de l'industrie
et du commerce du continent; d'où il résulte que tout individu
qui fait sur le continent le commerce des marchandises
anglaises , seconde les vues de l'Angleterre, et doit être considéré
comme son complice.
>>Une grande partie des habitans de la ville de Hambourg
étant dans cas , et notoirement attachée à l'Angleterre ,
S. M. l'EMPEREUR et Ror s'est va forcé , à regret , de faire occuper
cette ville , et d'y ordonner l'exécution des mesures nécessitées
par les principes cités plus haut ; mesures que le soussigné
est chargé de notifier de la manière suivante :
Art. Ier. Toutes les marchandises anglaises qui se trouvent
dans la ville , dans le port et sur le territoire d'Hambourg ,
n'importe à qui elles appartiennent, seront confisquées.
II. Tout Anglais ou sujet anglais qui se trouve dans la
ville , dans le port et sur ledit territoire, est prisonnier de
guerre.
III. Toute propriété mobiliaire ou non mobiliaire' qui
-appartient à des Anglais ou à des sujets anglais dans la ville
de Hambourg , son port ou son territoire , sera confisquée.
IV. Tout vaisseau venant d'Angleterre, ou qui y aura relâ
ché , ne pourra entrer dans ledit port , ni approcher de ladite
ville.
V. Tout vaisseau qui , au moyen d'une fausse déclaration ,
tenteroit de sortir dudit port et de ladite ville pour se rendre
enAngleterre , sera confisqué.
VI. Aucun courrier anglais ni malle de lettres anglaises ne
pourra entrer dans la ville , dans le port et sur le territoire
de Hambourg , ni même y passer.
>>>Le soussigné a l'honneur de renouveler au sénat les assurances
de sa haute considération. » Signé BOURRIENNE.
Une note semblable a été envoyée au sénat des villes de
Bremen et de Lubeck .
Dans la première pièce de la correspondance relative
aux dernières négociations qui ont eu lieu entre la France
et l'Angleterre , il est question d'un individu qui étoit allé
trouver M. Fox , alors premier ministre , pour lui parler
d'unplan de conspiration contre la personne de l'Empereur.
Comme il n'est plus fait mention de cet homme dans le
reste des pièces , la curiosité s'est naturellement exercée a
son égard dans le public. On se demandoit quelle sorte de
DECEMBRE 1806 . 575
conspirateur ce pouvoit être , et sur-tout ce qu'il étoit devenu.
Voici ce que nous avons appris à ce sujet. La lettre
de M. Fox n'eut pas plutôt été connue du gouvernement ,
qu'il fut pris , sur tous les points du continent où l'individu
dont il s'agit pouvoit débarquer, des mesures de haute police
auxquelles il étoit impossible qu'il échappât. Ce fut à
Hambourg qu'il alla débarquer ; et à son arrivée il fut saisi.
Amené à Paris, il y subit plusieurs interrogatoires , desquels
il résulta qu'en effet l'avis donné par M. Fox étoit de la
plus grande exactitude , et que le coupable s'étoit bien réellement
rendu à Londres pour y eennttrreetteennir le gouvernement
anglais de son projet de conspiration. La gravité de son
crime étoit telle , d'après ses propres aveux , qu'il devoit peu
s'attendre a échapper au châtiment qu'il avoit encouru. Sur
le compte qui fut rendu de cette affaire à l'Empereur par
le ministre de la police générale de l'Empire , S. M. , magnanime
en proportion de sa force et de sa puissance , dédaigna
de faire attention à cette misérable tentative ; elle
trouva plus de démence encore que de scélératesse dans la
démarche et les projets de ce conspirateur isolé ; et elle ordonna
que ce crime fût envisagé comme un accès de folie.
Le gouvernement se borna , en conséquence , à faire enfermer
cet individu à Bicêtre, où il est encore. C'est un homme
d'un certain âge , et pour lequel ni la nature ni l'éducation
n'ont rien fait.
-
2
Conformément aux intentions de S. M. I. et R. , manifestées
dans la lettre qu'elle adressa l'année dernière à S. Em.
Mgr. le cardinal archevêque de Paris , il a été célébré hier
9décembre , dans l'église métropolitaine de Notre-Dame , un
service solennel et en musique, pour le repos des ames des
braves morts à la bataille d'Austerlitz. S. Em. Mgr. le cardinel-
archevêque a été présent à la cérémonie, et un de
MM. les vicaires-généraux a fait l'office. S. Ex. M. de Lacépède,
grand-chancelier de la Légion-d'Honneur , et sénateur
de la sénatorerie de Paris, et plusieurs officiers-généraux , ont
assisté au service. Des militaires de tout grade et un grand
nombre d'ecclésiastiques occupoient les stalles et le choeur ;
plusieurs détachemens de la garde impériale et de la garnison
de Paris remplissoient la nef, et une grande affluence de
peuple , les-bas-côtés et les tribunes. La présence des braves
militaires compagnons des héros morts au champ de l'honneur
, réveilloit les sentimens de reconnoissance dus à un si
beau dévouement , et imprimoit à la cérémonie , ce caractère
auguste et touchant propre aux solennités religieuses .
- Une lettre de S. Ex. le ministre de la guerre, en date
du 24 novembre , annonce aux préfets des départemens de
576 MERCURE DE FRANCE ,
l'Empire , que S. M. I. et R. a vu dans la répartition des
prisonniers prussiens chez les principaux agriculteurs et manufacturiers,
unmoyen dedonner une nouvelle activité aux
travaux des manufactures et des campagnes.
-Les officiers de l'artillerie de terre et de merdu premier
corps d'armée de réserve se sont réunis, àBoulogne , le jour
de la Sainte-Barbe , qui a toujours été en France la fête de
P'artillerie. Des toasts ont été portés en l'honneur de l'EMPEREUR
et de la famille impériale.
-M. le chevalier Jzquierdo , qui étoit chargé ici d'affaires
importantes de la cour d'Espagne , a fait , il y a quelques
semaines , un voyage en Hollande , où sa cour a des intérêts
majeurs à discuter relativement à ses finances ; d'Amsterdam ,
M. Jzquierdo s'est rendu à Berlin, et l'on assure que la plus
parfaite intelligence continue de régner entre la cour de
France et celle de Madrid.
que
ERRATA. Dans le Mercure du 22 nov. , page374, on lit : «Le temps
toujours égal que chacune de ces petites lunes met quand Saturoe revient
dans telle partie de son orbite » ; lisez : Le temps toujours égal
chacunedeces petites lunes met à circulerautourde sa grande planète,
la constance du retour des apparences de l'anneau vu depuis la
terre, quand Saturne revient dans telle partiede son orbite. »- Dans
le Mercure du 6 décembre , page 501 , ligne 7, an lieu de je ne me
souviens , liscz , je ne me souvenois ; pag. 503 , ligne 4, au lieu de
un tor, liser : un tort; et ligne 15 , au lieu de paroître , lisez : lui
paroitre; pag. 504, ligne 44 , au lieu de nuances, lisez: nuages
pag.508 , ligne 26 , au lieu de a eu le malheur, lisez : a le malheur.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 6. - Cp. olo c. J. du 22 sept. 1086 , 74f 40c 350 του
74f. 100 740 000 ooc ooc. oof. ooc ooc oofooc 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1232f. 50c 1230f 1228f 75c.
DU LUNDI 8. -C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 74f 70c Soc 50c.
40c. 250 200 250. oof ooc. 000 000 000 000.000 000 000 000.000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.7 tf. 200 6 с. 5с.ос
Act. de laBanque de Fr. 1231f250. 0000f. 00 ofoooof. onc
DU MARDI 9. C p. ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 40c. 5oc. 400
250 200 oof one ooc. oof oof ooc. oof. oof doc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 23 mars 1807 71f. 200. 40c oof o๐๐ ๐๐๐. ๑๐๐ ๐๖๖ ๑๐๘
Act. de la Banque de Fr. 1231f250 12278 500. 0000f. oooofoooof
DU MERCREDI 10. - C p. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 74f. 74f 15c74€
74f 15c. oof ooc ooc ooc. ooc cof ooc. ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 71fooc. oof. oo0 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 123f 250 0000 0000 000 0000f
DU JEUDI 11.-Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806, 74f6c 55c 50c 700 600
750 700 750 800 75c oof oofooe on0 0°C 000 000 000 000 000 oC 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 71f6oc oof. ooc ooc one oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1235f. 1230f. 250 0000000of ooc on oof oooof
DU VENDREDI 12. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 74€ 8ocgoc 600
700 800 750 00oc oof oof ooc o f oofone oof oof oococ
Idem.Jouiss.du 22 mars 1807. 72f 71f 80c. 7af ooc coc
Act. de laBanque de Fr. 1236f 250 1235f00.0000f. 0000 000
(No. CCLXXXIII. )
DEPT DE
LA
SEIN
D
( SAMEDI 20 DECEMBRE 1800 क
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
cen
FRAGMENT
D'un poëme intitulé : LE CONTEMPLATEUR RELIGIEUX ( 1) .
Saint Jean Chrysostome.- Eutrope.
:
EUTROPE , un vil eunuque, un homme sans pudeur,
Aforce de ramper parvint à la faveur.
Cruel , ambitieux , sa basse complaisance
Du lâche Arcadius surprit la confiance.
Il gouverna son maître en flattant constamment
Sa honteuse foiblesse et son aveuglement.
Dans ses avares mains les rênes de l'empire
S'affoiblissoient sans cesse au gré de son délire,
Tandis que le sénat , prosterné devant lui ,
Exaltoit sa sagesse , imploroit son appui;
Et, vantant sans rougir jusques à sa naissance ,
De l'indigne ministre égaloit l'impudence.
Cependant la révolte éclate à tous les yeux;
Et l'armée et le peuple , unis et furieux ,
1
(1) Ce poëme , en quatre chants , vient d'être imprimé à Toulouse. On
en trouve des exemplaires chez le Normant. Prix : 1 fr. 50 cent . , et a fr .
par la poste. A
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Demandent à grands cris la tête du coupable.
Tout l'abandonne alors : Eudoxie implacable ,
Oubliant qu'à ce monstre elle a dû son époux ,
Du fils de Théodose embrasse les genoux ,
Réveille sa tendresse ; et malgré lui l'entraîne
Achasser du palais l'objet de tant de haine.
Eutrope consterné croit voir des échafauds
S'élever en tous lieux sous la main des bourreaux
La terreur , qui du crime est le fidèle oracle ,
Lui présente partout cet odieux spectacle .
O fortune ! il étoit ton plus cher favori !
Mais le Temple à ses yeux offre encore un abri :
Ily court; des soldats , guidés par la vengeance,
Viennent dans le lieu saint lui faire violence .
Le peuple les précède, et contemple étonné
Ce ministre hautain, ce consul forcené ,
Qui la veille applaudi dans le cirque , au théâtre ,
Etoit encor suivi d'une foule idolûtre ,
Et qui , dans cet instant , pâle, rempli d'effroi ,
Craint qu'une affreuse mort n'arrive sans la loi!
Où sont-ils ces amis , ces flatteurs , ces statues,
Ces acclamations qui l'élevoient aux nues ?
Tout s'est évanoui, tout fuit les malheureux !
Le vent , qui fut si doux , se lève impétueux ;
Et cet arbre , ébranlé jusque dans sa racine ,
De sa hauteur superbe en un moment s'incline ,
Et baisse ses rameaux nus et déshonorés.
Mais enfin la fureur augmente par degrés :
On l'insulte, on l'outrage; il pleure, il s'humilie :
C'est un autre Séjan , buvant jusqu'à la lie
La coupe de douleur réservée aux forfaits .
Tout- à-coup Chrysostome , accouru du palais ,
Au nom de l'empereur implore leur clémence.
« Arrêtez ! leur dit-il , Oui , je prends sa défense;
>> Il fut mon ennemi , mais il est malheureux.
>> De la Religion ministre rigoureux ,
>> Je vous donne à la fois le précepte et l'exemple:
>> Pardonnons au tyran ! Qu'il trouve dans ce temple,
» Au pied de ces autels dont il est entouré ,
>> Un asile paisible, un refuge assuré, ..
>> Le droit dont il voulut dépouiller ses victimes ! ...
>> Peut-être un jour la loi vengera tous ses crimes. >>
Le prélat s'interrompt : un murmure confus
A son voeu magnanime annonce leur refus .
DECEMBRE 1806. 579
« Je le vois , reprend-il , ce triomphe honorable
>> N'est point fait pour vos coeurs. Eh bien , que le coupable
>> Cesse donc de gémir sur sa férocité :
» S'il fut persécuteur, il est persécuté !
>> Mais vous, en punissant des forfaits qu'il expie ,
>>Lâches imitateurs de son audace impie ,
>> De quel front direz-vous au Dieu que nous servons :
>> DAIGNE NOUS PARDONNER COMME NOUS PARDONNONS !
>> Eutrope est votre frère ; et tandis que l'Eglise
" Vers son enfant rebelle accourt avec franchise,
1
» L'embrasse , et dans l'oubli de ses emportemens ,
>> Le couvre de ses pleurs et de ses vêtemens ;
» Vous , sans aucun respect pour cette mère tendre ,
>> Vous repoussez la main qu'elle cherche à lui tendre !
>> Eh bien , d'un nouveau crime il faudra vous souiller :
>> Du titre de chrétien venez vous dépouiller ;
>> Et tournant contre moi vos parricides armes ,
>> Confondez dans son sang et mon sang et mes larmes !
>> Venez : votre pasteur vous attend sans pâlir : .
>> Mon devoir me l'ordonne , et je sais le remplir ! »
Aces mots it' s'élance , et la foule interdite
S'ouvre , et sent succéder au trouble qui l'agite :
Cette douce pitié qu'on doit aux malheureux.
Chrysostome triomphe et ce peuple nombreux
Qui venoit assouvir sa haine et sa vengeance,
Sortit en gémissant , et connut la clémence.
Cependant le prélat , malheureux à son tour,
Est victime bientôt d'une intrigue de cour.
Ses talens , ses vertus n'ont point cette souplesse
Qui désarme l'envie et flatte la mollesse;
On ne les calme point par la rigidité ;
Et l'exil fut le prix de sa sincérité.
Mais qu'importe l'exil à celui que le monde
Ne pouvoit arracher d'une grotte profonde,
Qui nourri dans l'étude et les austères moeurs ,
Des saisons et du sort méprisoit les rigueurs ,
Et qui dans le désert porte sa conscience ?
pind
Eutrope garde encor son stupide silence :
Il semble dans le Temple à l'abri du danger;
Mais contre ses remords qui peut le protéger ?
Poursuivi cependant par la haine publique ,
Il fuit; et malheureux jusqu'à sa fin tragique ,
Le glaive de la loi , qu'il redouta toujours ,
Sous la main du bourreau termine enfin ses jours .
GAUDE.
1.
AL
:
*
80 MERCURE DE FRANCE ,
!
ENIGME.
DE Thémire , innocente encore ,
Je tourmente les quinze ans ;
Souvent je devance l'aurore
"Et de la raison et des sens .
J'excite une aimable tempête
Dans la prisonqui me dérobe au jour ;
Je la romps, et rien ne m'arrête :
Car mon Eole , c'est l'Amour.
Quelquefois de la plus sage
Innocemment je trahis le secret ;
,
Mais l'amant seul devine mon langage....
En face d'un jaloux je suis triste ou muet .
LOGOGRIPHE.
A Philis, qui m'avoit demandé un Logogriphe.
ARMÉ de mes sept pieds, je plane dans les airs .....
Philis , me deviner est chose peu facile ;
Car, parole d'honneur, je ne suis volatile.
Jet'offre , dans mon tout, quatre mots bien divers :
Cequ'on cherche toujours en suivant les recettes ,
Des doctes médecins , aux utiles préceptes ;
Un lieu qu'on dit sans fond ; un plat pour le friand ;
Enfin , pour dernier mot, un fruit très-succulent.
Un Dieu, victime hélas ! d'un mari trop jaloux ,
Lui dut la liberté , qu'il perdroit avec vous.
1.
1
CHARADE.
Mon premier vit de mon dernier ;
De la mort et du temps il attend les victimes ;
Source de plaisir et de crimes ,
L'amour souvent , hélas ! a causé mon entier.
s
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Feuillet.
Celui de la Charade est Mai-tresse.
DECEMBRE 1806. 581
i
Suite des RÉFLEXIONS SUR LE STYLE ET LA
LITTÉRATURE.
J
(Voyez les Numéros des 18 goût et 13 décembre. )
E passe aux peuples modernes :
cons-
L'éducationde la société chrétienne commença, comme doit
commencer celle de l'homme civilisé , par l'enseignement des
vérités morales , base nécessaire de tout autre enseignement, et
cause puissante de tout progrès, mêmedans les arts; et, au premier
âge des nations modernes , la littérature ne fut guère que
l'étudede la dialectique etde la théologie. Maisquand les esprits,
mûris par le temps, s'élevèrent à de nouveaux développemens ,
et cherchèrent à embellir la raison de toutes les richesses del'imagination
, la littérature proprement dite commença au centre
mêmede la Chrétienté , c'est-à-dire , de la civilisation. Elle préluda
par l'épopée; et l'épopée prit son premier sujetdans l'événement
le plus remarquable et le plus général de la société
chrétienne. Le Tasse parut; et son poëme , égal ou même
supérieur, dans quelques parties , aux chefs-d'oeuvre les plus
renommés de l'antiquité , et que les temps postérieurs n'ont
pu surpasser, fut l'expression fidelle des progrès de la
titution sociale , et de toutes les idées qui s'y rapportent.
L'Iliade étoit la naïve peinture des temps héroïques du paganisme
; la Jérusalem délivrée fut le tableau sublime des temps
héroïques ou chevaleresques de la Chrétienté. Tout est publie
dans le sujet du poëme; tout est élevé dans les motifs; tout
est noble dans les moyens; tout est juste et vrai dans les idées ,
si l'on en excepte une fiction empruntée de la littérature
païenne , que des esprits qui n'en connoissoient pas d'autre
devoient, à leur premier essor, admirer sans choix et imiter
sans précaution. C'est la société tout entière qui prend les
armes pour venger la Divinité et l'homme des outrages d'un
peuple barbare , et reconquérir des lieux honorés par les plus
grands prodiges de la toute- puissance et de l'amour de
l'Etre-Suprême envers le genre humain ; c'est l'Europe qui
lutte contre l'Asie , et bien mieux que dans Homère où
un petit pays d'Europe se consume pendant dix ans devant
une ville d'Asie; ou plutôt , c'est la civilisation contre
la barbarie, et le ciel contre l'enfer. Le pouvoir est sans foi
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
blesse : leçon sublime ( 1) de vérité ! et Godefroy, supérieur à
tous par sa sagesse , est égal aux plus braves par sa valeur.
Après lui , des Grands distingués par leur naissance et leurs
exploits, montrent les foiblessesde l'homme privé au milieu
des soins de l'homme public , et tirent de leurs passions un
éclat que le chef ne doit qu'à ses vertus. Toutefois , ces passions
fougueuses cèdent à de grands devoirs , et tout concourt
au succès de l'entreprise et au triomphe de la vérité et de
la vertu. Mais ce qui distingue le génie du Tasse , et fait de
son poëme le tableau le plus parfait de ce que doit être la
société chrétienne, c'est le caractère à la fois religieux et politique
qu'il donne à ses guerriers , et ce mélange de douceur
etde force, de foi et de courage , de grandeur et de soumission
qui constitue l'homme public , et dont le Christianisme
seul a connu le secret. Au reste , même quand le Tasse donne
à ses héros les foiblesses de l'homme privé, triste apanage
de la condition mortelle, toujours à la hauteur de son sujet,
il a banni de sa composition , comme indigne de trouver
place au milieu de si grands intérêts , tous les détails de la
vie domestique, si communs dans Homère. Les soins domestiques
ne sont que des besoins, et l'homme public ne doit
connoître que des devoirs ; et, à cet égard, les moeurs, dans
la condition élevée , sont aussi sévères que lapoésie.
Si de cette belle production , expression générale de la
société chrétienne , nous passons à la littérature particulière
des divers peuples civilisés , nous retrouvons , dans chaque école,
l'expression particulière de la société à laquelle elle appartient.
En effet, toutes les sociétés de l'Europe chrétienne sont
riches de productions littéraires de tous les genres ; mais
cependant , chacune d'elles a cultivé avec plus de succès le
genre de littérature qui a le plus d'analogie avec sa constitution
et ses moeurs.
Ainsi , la littérature helvétique nous offre les modèles les
plus parfaits du poëme pastoral , par cette raison locale, que
les moeurs champêtres et patriarcales s'étoient mieux conservées
en Suisse que dans aucune autre contrée de l'Europe ,
et que , dans cette société , il n'y avoit de véritable constitution
que dans la famille. Gesner, le coryphée de la poésie
pastorale chez les modernes , a donné à ce genre les graces
décentes et modestes dont il est susceptible chez un peuple
civilisé, sans lui ôter sa simplicité native ; et , sous ce rapport,
(1) Voltaire ne l'a pas suivie dans la Henriade. L'histoire l'autorisoit
sans doute à donner des foiblesses à son héros ; mais le poète épique , chez
les modernes , doit plutôt consulter le beau idéal que la vérité historique.
DECEMBRE 1806. 583
on peut dire que Gesner est le poète de la société domestique,
comme Corneille est le poète de la société publique.
Par une raison semblable , les Anglais ont du exceller dans
le roman, qui offre le tableau des moeurs de la famille considérée
non dans l'état champêtre , mais dans l'état de cité , et
que nous appelons bourgeois : car les Anglais, comme tous
les peuples réformés et commerçans , vivent beaucoup dans
cette espèce de société domestique. La constitution de la
famille et ses moeurs sont même plus fortes en Angleterre que
les moeurs publiques et la constitution politique. Aussi leur
littérature du genre noble n'a pas marché tout-à-fait du même
pas. La tragédie , chez les Anglais , flotte encore entre le
sublime et le trivial , entre le pathétique et l'horrible. Même
dans leurs productions littéraires du genre familier, comme
la comédie et le roman , à côté des traits les plus intéressans ,
des peintures de moeurs d'une vérité profonde , et d'une
morale souvent très-pure , quoiqu'en général un peu foible ,
on trouve les détails les plus ignobles , quelquefois les plus
choquans , et les bouffonneries les plus grossières. Leur langue
même n'est pas fixée; et tout s'y ressent d'une société mixte ,
et d'une constitution encore indécise entre l'ordre monarchique
et le désordre populaire. Le Paradis perdu , monument
le plus imposant de la littérature anglaise , est entièrement,
et par la nature même du sujet , dans le génie de cette
nation. Le poète célèbre à la fois les grands desseins de Dieu
sur le genre humain, et le bonheur ou les désastres de la première
famille. Il a dû par conséquent s'élever aux idées les
plus sublimes , et descendre aux peintures les plus naïves ; et
ce qui eût été peut-être une faute dans toute autre épopée ,
estune beauté et même obligée dans celle-ci , qui , pour le
fonds et l'exécution quelquefois bizarre et inégale , appartient
exclusivement au caractère général de la littérature anglaise.
Les peuples du nord de l'Europe qui , dans leur état politique
et même religieux, n'ont pu sortir, jusqu'à présent , de
leurs constitutions équivoques , en sont encore à chercher les
principes naturels du goût dans leurs compositions littéraires ;
mais comme la famille est partout constituée , la même ou
l'Etat ne l'est pas , ou l'est mal , le genre familier ou domestique
dominedans la littérature germanique, même du genre
noble. Elle cultive de préférence le drame ou le roman , et en
prend volontiers le sujet dans les événemens de la vie commune
et domestique. Ce genre, chez les Allemands , offre souvent
de l'intérêt , du naturel et de la vérité; mais , en même
temps, ils descendent fréquemment jusqu'au trivial , se perdent
dans les détails , épuisent les descriptions , alambiquent
4
584 MERCURE DE FRANCE ,
les sentimens ; et, faute de principes fixes , ils n'ont pu encore
faire une tragédie régulière ; et même dans l'épopée , ils ont
outré le sublime jusqu'au vague , à l'idéal , à l'incompréhensible
: ces derniers défauts se mêlent à de véritables beautés
dans la Messiade de Klopstock.
On retrouve dans la littérature italienne quelque chose des
vices de la littérature germanique , et pour les mêmes raisons ;
mais , soit la mollesse de la langue , et l'habitude des arts
agréables ; soit la foiblesse de leurs constitutions politiques ,
et la prédominance de la constitution religieuse ,le style, chez
les Italiens , a de l'afféterie , le goût de l'incertitude , et le
sentiment même qui domine dans leurs productions une
sorte de mysticité.
Les moeurs , en Espagne , sont plus fortes , et , si j'ose le
dire, plus marquées que les lois , parce que cette nation a
vécu , beaucoup plus que toute autre , au milieu d'événemens
extraordinaires qui ont influé sur les moeurs bien plus puissamment
que sur les lois. Qu'on se représente , en effet , deux
peuples aussi opposés de génie , de moeurs , de lois , de religion
et d'intérêts , que les Espagnols et les Maures , des Chrétiens
et des Musulmans , établis pendant sept à huit siècles
sur le même territoire , sans communication avec d'autres
peuples , toujours en guerre sans se détruire , ou en paix sans
se confondre; et que l'on juge tout ce qu'un état de société,
sans exemple dans l'histoire , a dû produire de sentimens et
d'aventures guerrières ou même galantes chez des hommes ,
les uns autant que les autres , braves et passionnés , qui ne
posoient les armes que pour se livrer aux plaisirs , et chez qui
les rapports inévitables des deux sexes avoient à combattre
tous les obstacles que peuvent opposer la différence de religion
et de moeurs, etune inimitié de part et d'autre domestique.
Exercés par cette lutte longue et terrible, les Espagnols
ne se délivrent de ces hôtes dangereux que pour dominer
l'ancien monde, et voler à la conquête du nouveau ; et ils
étonnent l'univers par les entreprises fabuleuses de leur Cortez
et de leur Pizarre, et par la puissance prodigieuse de leur
Charles-Quint. Les moeurs retinrent donc en Espagne l'empreinte
des événemens , et la littérature celle des moeurs. Jetée
hors de toutes les limites , par une exaltation de tant de siècles,
de tous les sentimens de guerre , de religion et de galanterie ,
ces trois mobiles qui influent si puissamment sur l'esprit etle
caractère des peuples , riche d'un instrument plein, sonore ,
abondant , la littérature espagnole confondit tous les genres ,
porta le noble dans le familier, le familier dans le noble;
s'éleva dans le grand jusqu'au gigantesque , et descendit dans
DECEMBRE 1806. 585
le tragique jusqu'au bouffon ; mêla dans l'épopée les scènes
de volupté aux récits de combats; fertile en romans chevaleresques
, en stances amoureuses , en comédies héroïques ,
en drames d'intrigue , à coups d'épée , à déguisemens et à
imbroglio. C'est là du moins le caractère de l'ancienne littérature
espagnole , celle qui a jeté un si grand éclat , et qui a
donné le Cid à la France , et Don Quichotte à l'Europe. La
littérature moderne est moins connue. Depuis ces époques
brillantes de son histoire , l'Espagne , rentrée dans les voies
ordinaires de la politique générale , et même affoiblie par sa
grandeur, semble déchue de sa gloire politique et même littéraire.
Il étoit dans la nature que le repos succédât à tant d'agitations,
et même la langueur à un état aussi violent. L'Espagne
dort; et peut- être n'attend-elle que le moment du réveil.
Enfin, Malherbe vint : et la littérature française , malheureuse
jusqu'alors dans ses essais , et plus naïve que noble ,
commença par l'ode , c'est-à-dire , par ce qu'il y a de plus
élevé dans la composition poétique ; et dans ce genre , ses
coups d'essai furent quelquefois des chefs-d'oeuvre. Corneille
continua sur lemême ton, et fit parler à la tragédie un langage
inconnu jusqu'à lui, même chez les anciens. Racine tempéra
cette dignité sans l'abaisser , comme , après lui , Voltaire
et Crébillon l'ont exagérée, peut-être sans l'agrandir. Dans
çe siècle de hautes pensées , de nobles sentimens , de belles
actions , tout prit, dans la littérature , un grand caractère. La
comédie elle-même s'ouvrit de nouvelles routes dans le genre
sérieux et moral du Misantrope : genre inconnu aux anciens ,
et imité avec succès par les modernes. Le roman , dédaignant
les aventures vulgaires , révéla le secret du coeur des rois ; l'apologue
orna sa simplicité primitive d'une parure qui ne parut
pointétrangère; et l'on vit jusqu'au genrebadin revêtir , dans
le Lutrin, les formes augustes de l'épopée. Mais la pastorale ,
trop éloignée de nos moeurs , fut sans naturel et sans naïveté.
La poésie érotique n'osa se montrer; et les poètes de ce beau
siècle , qui faisoient parler avec tant de succès les rois et les
héros , ne se crurent pas des personnages assez importans pour
parler d'eux-mêmes , et entretenir le public de ces plaisirs
obscurs , de ces chagrins amoureux qu'on dérobe même à
l'amitié.
La littérature se monta donc en France au ton le plus
noble et le plus naturel à la fois , même dans le genre purement
familier ; et elle fut ainsi , sous le règne de Louis XIV,
l'expression fidelle de cette société où tout tendoit au grand et
à l'ordre , et y arriva sans effort , par la seule influence d'une
constitution affermie, qui consacroit le pouvoir du monarque ,
,
586 MERCURE DE FRANCE ,
1
ladignité du ministre , le respect et l'amour dans le sujet; et ,
gravant dans les moeurs ce qui n'étoit pas écrit dans les lois ,
mettoit la religion dans l'armée, et la force publique dans les
tribunaux ; faisoit de la magistrature civile un sacerdoce, et
du sacerdoce une magistrature politique; et maintenoit entre
les différentes personnes de la société ces rapports naturels
qui constituent l'ordre social : l'ordre , cette première source
detoutes les beautés , même littéraires !
Mais à mesure que la France , au commencementdu dernier
siècle , étoit entraînée par diverses causes hors de sa constitution
naturelle de religion et d'état ; que la foiblesse gagnoit
le pouvoir, l'épicuréisme le ministre; que l'esprit de discussion
et de révolte se glissoit jusque dans le peuple , la littérature
descendoit plus volontiers au genre familier, et se dénaturoit
dans le genre noble. En même temps que les principes
de la société étoient mis en problème dans des écrits impies
et séditieux , les principes du goût étoient méconnus dans des
poésies, et l'autorité des modèles attaquée dansdes poétiques.
Les romans licencieux et même obscènes ( ce qui est le dernier
degré du familier ) , inondoient la littérature ; et Voltaire ,
outrageant à la fois les moeurs , la religion et la politique,
travestissoit , dans son fameux poëme , la Muse grave du poëme
héroïque en une effrontée courtisane. La tragédie devenoit
bourgeoise sous le nomde drame; la poésie érotique prenoit
rang dans notre littérature. Les hautes sciences , les sciences
morales étoient abandonnées pour les sciences physiques.
Tout changeoit dans les idées et dans les moeurs. On ne voyoit
l'homme que dans l'enfant ; et de là tant de livres sur les
enfans ou pour les enfans, qui ont bien plus besoin d'exemples
que de leçons (1 ). On ne voyoit la société que dans l'état sauvage,
la vie que dans les jouissances, la nature que dans les
pierres, les animaux et les plantes. Legoût de la nature noble,
et les sentimens du beau moral disparoissoient peu-à-peu des
représentations dramatiques. La fierté devenoit de la férocité ,
la passion de la frénésie , la dignité de l'enflure , la force de
la violence. La déclamation s'introduisoit dans l'histoire , le
sarcasme dans la philosophie, les sentences dans la poésie :
tout annonçoit une révolution prochaine ; et, lorsqu'elle a été
consommée , et que nous avons eu une législation révolutionnaire
, un pouvoir révolutionnaire , des tribunaux révolutionnaires
, des armées révolutionnaires , une société tout
entière religieuse et politique en état révolutionnaire, nous
(1) Ce qui le prouve , est que la nature leur donne à la fois un penchant
naturel à l'imitation, et une extrême horreur de l'étude.
DECEMBRE 1806 . 587
avons vu en même temps des odes , des drames, des histoires
révolutionnaires , même des sermons révolutionnaires ; une
littérature enfin , tout entière , digne expression d'une société
révolutionnaire : comme elle , affranchie de toutes les lois , et
aussi barbare dans son style que la société étoit atroce dans ses
opérations. Et, j'ose le dire, s'il étoit possible que l'on ignorât
unjour cequi s'est passé en France à cette époque mémorable de
nos annales, on conjectureroitaisément, à voir la littérature de
ce temps, qu'il s'est opéré un bouleversement prodigieux dans
lasociété; et peut-être il étoit nécessaire , pour que des faits
aussi étranges obtinssent quelque créance auprès dela postérité,
que la littérature servit de garant à l'histoire .
Non-seulement la littérature chrétienne a surpassé dans le
genrenoble la littérature ancienne, et la littérature française
celle de toutes les autres nations de l'Europe ; mais cette dernière
, en rejetant du genre noble tout mélange de familier, ou
ne l'admettant qu'avec une extrême réserve, s'est , à quelques
égards, créé deux langages , un pour le genre noble , l'autre
pour le genre familier : nouvelle preuve de la distinction des
deux sociétés ; distinction aussi fondamentale en littérature
qu'enpolitique.
C'est , en effet , dans la différence de la société domestique
à la société publique , qu'il faut, je crois , chercher la cause
de la distinction que met notre littérature , et particulièrement
notre poésie , entre les expressions qu'elle admet comme
nobles dans le genre élevé , et celles qu'elle renvoie comme
trop vulgaires au genre familier : en sorte que ce que l'on a
regardé comme une bizarrerie de l'usage , auroit sa raison
dans la nature même des choses. En général , les termes qui
expriment des objets qui se rapportent à la société domestique
ne sont pas nobles , ou le sont moins que ceux qui
rendent les mêmes objets considérés dans leur rapport à la
société publique. Nous nous bornerons à un petit nombre
d'exemples. Ainsi, mari etfemme sont moins nobles qu'époux
et épouse; parce que mari et femme présentent des rapports
de sexes qui ne conviennent qu'à la société domestique on de
production, et qu'époux et épouse présentent des idées d'engagemens
(spondere sponsis ) , consacrés par la société publique,
société de conservation ( 1 ) . Père et mere sont du genre
noble et familier à la fois , parce que ces expressions désignent
le pouvoir domestique, aussi noble , c'est - à - dire , autant
pouvoir dans sa sphère que le pouvoir public dans la sienne ;
(1) On trouve même le mot dame employé pour celui de femme ,
dans quelques endroits des Oraisons funèbres de Mascaron.
588 MERCURE DE FRANCE ,
et de là vient que les mots père et mère , qui désignent particulièrement
la paternité domestique , sont employés d'une
manière générale à exprimer la paternité publique , même
religieuse; je veux dire la royauté et la religion. Par la même
raison, les mots enfans et frères s'emploient dans les deux
genres , familier et noble ; mais les mots oncle , tante ,
cousins , et autres qui expriment les divers degrés de la
parenté domestique , ne sont d'aucun usage dans le genre
noble, parce qu'ils ne peuvent exprimer aucune idée relative
à la société publique ; et aussi , parce qu'ils ne sont pas même
nécessaires à la société domestique, constituée uniquement et
parfaitement de trois personnes, comme la société publique.
Fille est noble, comme relatif de père; mais si l'on vouloit
désigner d'une manière absolue une jeune personne , il faudroit
se servir du mot vierge, qui renferme une idée de
pureté éminemment noble , et que la religion partout , et
même chez les Païens , a consacrée dans son culte. Ce motif
moral et religieuxs'étend jusque sur les animaux , et il explique
pourquoi l'on ne peut se servir, dans la haute poésie , que
du mot genisse. Palais est plus noble que maison , parce que
l'une est l'habitation de l'homme privé, et l'autre la demeure
de l'homme public. Cheval est moins noble que coursier,
parce que l'un rappelle une idée de travail domestique, l'autre
une idée de combats et de service public. Par la même raison
encore, le pluriel est plus noble que le singulier, parce que le
singulier, ou le tutoiement , est le langage de la famille , et le
pluriel le langage de la société publique. C'est ce qui fait que
Racine a pu dire :
ມ
« Sa main sur ses chevaux laissoit flotter les rênes . »
Et ailleurs :
こい
« Que des chiens dévorans se disputoient entr'eux. >>
Je ne dis pas que , dans le choix que fait notre langue
entre les expressions qu'elle admet comme nobles ou qu'elle
rejette comme familières , il ne puisse se trouver quelque
bizarrerie qu'il seroit difficile de ramener au principe général.
Un poète peut aussi ennoblir un mot bas ou vulgaire
en le joignant à une idée noble , comme a fait Racine à
l'égard du mot pavé , qu'il a relevé en le rapprochant de
l'idée de temple. Je dis seulement que c'est dans la différence
des deux sociétés publique et domestique qu'il faut chercher
la raison générale de la distinction des termes nobles ou vulgaires
: et c'est ce qui explique pourquoi , en même temps
qu'on attaquoit en France les distinctions sociales , on avoit
४ DECEMBRE 1806. 589
essayé, comme l'observe M. de La Harpe , de faire disparoître
de notre style la distinction des expressions.
Les anciens , qui vivoient dans des Etats populaires où il
n'y avoit proprement de constitution que celle de la famille ,
n'avoient pas toutes les idées que fait naître la société publique
, et ne pouvoient par conséquent observer dans leur
style , dumoins autant que nous, la distinction des expressions.
« Chez les Grecs, dit M. de La Harpe, les détails de
>> la vie commune et de la conversation familière n'étoient
>> point exclus du langage poétique , puisqu'aucun mot n'é-
>> toit, par lui-même , bas et trivial : ce qui tenoit en partie
>> à la constitution républicaine, et au grand rôle que jousit
>> le peuple dans le gouvernement. Un mot n'étoit point
>>> populaire pour exprimer un usage journalier ; et le terme
>> le plus commun pouvoit entrer dans le vers le plus pom-
>> peux et la figure la plus hardie. » M. de La Harpe donne
la véritable raison de l'indifférence des Grecs sur l'usage des
mots , en disant que le peuple jouoit un grand rôle dans le
gouvernement. Il eût été plus vrai de dire que le peuple y
jouoit tous les rôles à la fois, et même des rôles contradictoires
, puisqu'il étoit pouvoir et sujet tout ensemble. Il ne
pouvoit y avoir rien de positivement ignoble dans la littérature
, là où il n'y avoit pas de noblesse distincte dans la
constitution. Sous un pareil souverain , le langage de la
cour ne pouvoit être différent du langage de la halle. Une
marchande d'herbes , comme l'on sait, se connoissoit, à
Athènes , en beau style ; et un poète tragique auroit pu parler
tout naturellement , et sans périphrase , de la poule au
pot. Toutefois les Romains , plus constitués dans leur état
public que les Grecs , et qui , même dans les plus grands désordres
de leur démocratie ou de leur aristocratie , créoient ,
au besoin , et pour des motifs de conservation, la monarchie
dictatoriale , puissant remède à des maux désespérés ; les Romains
étoient plus difficiles que les Grecs sur le choix des
expressions propres à tel ou tel genre d'écrire ; et c'est ce
que veut dire le critique que nous citions tout à l'heure ,
dans ces paroles : Lechoix ddes mots propres à tel ou tel
1
K
>> genre d'écrire n'est pas une superstition de notre langue ,
>> mais une religion des langues anciennes , quoiqu'elles fus-
>> sent bienplus hardies que la nôtre. >> En effet , les Latins ne
poussoient pas aussi loin que nous la délicatesse sur le choix
des expressions. C'est ce qui fait que les langues anciennes
sont moins chastes que la nôtre : car la chasteté dans l'expression
consiste à ne parler qu'avec une extrême réserve
d'objets qui ont rapport à la société des sexes , comme la
590 MERCURE DE FRANCE ,
chastetédans la conduite,à s'abstenir des actes propres à cette
société. Ainsi pour revenir à l'exemple que nous avons cité,
fæmina, uxor , mulier , conjux , et autres , s'emploient dans
la langue latine plus indifféremment que dans la nôtre. Les
termes même de vir et d'uxor, qui semblent convenir uniquement
à l'homme , Virgileet Horace s'en servent en parlant
des animaux, vir gregis , uxor olentis mariti ; et peut-être
cette promiscuité d'expressions avoit-elle son principe secret
dans les moeurs infames du paganisme , dont nous retrouvons
quelque trace dans les idylles de Théocrite , et même de
Virgile,
Si cette digression ne m'éloignoit trop de mon sujet , je
ferois voir que les usages de la civilité reçus chez les nations
modernes , ne sont autre chose que l'art de faire disparoître
des manières et de la conversation, l'homme domestique ,
l'homme de soi , pour ne montrer aux autres que l'homme
public , l'homme de tous; et de là vient que la politesse
réprouve les manières tropfamilières , et qu'un hommefamilier
passe pour un homme mal élevé.
Ce sentimentdes convenances sur les détails familiers que
réprouve l'usage du monde , introduit par le Christianisme ,
qui tend toujours à nous subordonner aux autres , et à généraliser
la société , a passé jusque dans le peuple, qui ne parleroit
pas à quelqu'un d'un rang élevé de beaucoup d'objets
qui appartiennent uniquement et immédiatement à
l'homme domestique , sans ajouter la formule excusatoire ,
-saufle respect queje vous dois, ou quelqu'autre semblable. (1 )
(1) C'est peut-être dans ces idées sur la noblesse des sujets et des expressions
, idées moins développées chez les Romains que chez nous , mais
qui néanmoins ne leur étoient pas étrangères , qu'il faut chercher l'explicationdu
passage d'Horace qui fut le sujet d'une dispute littéraire entre
le savant Dacier et M. de Sévigné :
Difficile est propriè communia dicere ; tuque
Rectius iliacum carmen deduces in actus ,
Quàm si proferres ignota indictaque primus.
Dacier prétendoit , on ne sait pourquoi , que le mot communia
<<signifioit des caractères nouveaux et inconnus que tout le monde a
>> droit d'inventer , mais qui sont encore dans les espaces imaginaires ,
>> jusqu'au premier occupant qui s'en empare . >> Son adversaire traduisoit
, ou plutôt tronquoit ainsi ce passage : « H est difficile de traiter
>> d'une manière propre des sujets communs ; et cependant on fera
>> beaucoup mieux de les choisir que d'en inventer. » Peut-être , en se
tenant plus près de l'acception propre des expressions latines , pourroiton
traduire : « Il est difficile de rendre des choses vulgaires et familières
>> d'une manière noble et propre à la haute poésie ( dont il est question
>>dans cette partie de l'Art poétique ) , et vous mettriez plutôt toute
>>l'Iliade en tragédies ( deduces in actus ), que vous n'introduiriez le
DECEMBRE 1806. 591
En comparant entr'eux les anciens et les modernes, sous
le rapport de la littérature , nous n'avons parlé que de la
poésie , qui en est la partie la plus brillante , et celle qui
retient le plus fidellement l'empreinte de la constitution et des
moeurs. Il nous reste à parler du genre historique et oratoire.
L'histoire ne peut être chez tous les peuples , et dans tous
les temps , que le récit des faits. Mais dans l'antiquité , où les
peuples ne se connoissoient entr'eux qu'autant qu'ils se touchoient
immédiatement , l'histoire se bornoit au récit des
faits particuliers à un peuple , ou même au récit des anecdotes
de sa vie privée , si l'on peut parler ainsi , domestica
facta, comme dit Horace ; et elle ne s'occupoit des autres
peuples qu'à l'occasion des rapports de guerre ou d'alliance
qu'ils pouvoient avoir avec la nation dont elle racontoit les
événemens. Chez les modernes , l'histoire a étendu sa sphère ,
comme la politique ses relations , la géographie ses découvertes,
le commerce même ses spéculations ; et l'on ne peut
plus écrire l'histoire d'un peuple européen, sans faire l'histoire
de toute l'Europe ; ni écrire l'histoire de l'Europe , sans
faire celle de l'univers. Il se trouve même qu'à cause du
système d'équilibre politique , qui souvent va chercher fort
loinses contre-poids , des peuples éloignés les uns des autres
sont quelquefois en rapport plus immédiat que des peuples
voisins entr'eux ou limitrophes. L'histoire étoit donc plus
locale , et, en quelque sorte, plus domestique chez les anciens.
Elle est plus générale , plus universelle chez les modernes
, plus générale dans le récit des faits , plus philosophiquedans
la description des lois et des moeurs , plus étendue
etplus profonde dans ses réflexions sur les causes des événemens
, et dans ses conjectures sur leurs résultats. Les anciens
faisoient plutôt l'histoire de l'homme ; les modernes font
plutôt celle de la société : et encore cette partie de la littérature
est, chez les uns et chez les autres , l'expression des
temps divers de la société.
Les modernes ont, d'après les anciens , distingué trois
genres dans lediscours oratoire : le démonstratif, le délibératif,
et lejudiciaire; et trois genres aussi dans le style : le simple ,
>> premier sur la scène noble , des sujets ignobles et des expressions
>> inusitées : ignota indictaque. » Et quoiqu'il ne faille pas chercher
dans les écrits didactiques des anciens , pas même dans l'Art poétique
d'Horace , cette méthode rigoureuse , cette suite non interrompuedans
les idées , qui distinguent les productions des écrivains modernes , si l'on
fait attention à ce qui précède ce passage et à ce qui le suit , on trouvera,
je crois , assez naturelle cette explication , qui peut- être a déjà
étédonnée par quelque traducteur.
592 MERCURE DE FRANCE ,
:
le sublime et le tempéré. Ces distinctions assez frivoles ne sont
ni justes ni complètes; et M. de La Harpe observe, avec raison ,
que les diverses parties qui les composent rentrent perpétuellement
les unes dans les autres: ce qui dans toute division
est un vice capital.
A considérer l'éloquence , non dans le mode du discours
ou dans celui du style , mais dans l'objet même de l'action
oratoire , et dans son rapport à la société , on pourroit peutêtre
adopter une division plus simple, conséquemment plus
générale et plus philosophique.
En effet , en examinant de plus près l'objet que se proposent
l'orateur ou l'écrivain , lorsqu'ils s'adressentde vive voix ou
par écrit , à des hommes réunis ou dispersés , on voit qu'ils ne
peuvent avoir pour but que d'exciter des passions et de servir
des intérêts personnels , ou d'exposer des principes et d'enseigner
des devoirs. Le premier de ces objets est personnel ou
populaire , selon que l'orateur s'occupe d'un ou de plusieurs
hommes ; l'autre est public (dans le sens moral ) ( 1 ) , c'està-
dire général car il n'y a rien de plus général que les
principes , et de plus public que les devoirs.
Or, les discours qui nous restent des anciens sont tous , ou
du genre judiciaire , je veux dire des plaidoyers pour ou
contre des particuliers , ou du genre purement démonstratif,
tel que des invectives et des panégyriques dans lesquels l'orateur
cherche à exciter la haine contre l'homme qu'il poursuit
, ou l'admiration en faveur de celui à qui il décerne un
éloge solennel. Les discours de Cicéron, même ceux dont il est
lui-mêmel'objet, sont tousde cesdeux genres: et ceux pro lege
Manilia et de provinciis consularibus , dont le titre annonce
un objet moins personnel , ne sont au fonds que d'éloquens
panégyriques de Pompée et de César , dans l'un desquels l'imprudent
orateur opine à attribuer à Pompée un immense pouvoir
qui fut la première causedesa chute; etdans l'autre , àconserver
à César le gouvernement de toutes les Gaules , que des
sénateurs plus clairvoyans vouloient partager , et qui fut l'origine
de sa grandeur et de la ruine de la république. Dans
les discours du même orateur contre la loi agraire proposée
par le tribun Rullus, il ne s'agit ni de principes ni de devoirs.
C'estune question de fisc particulière aux Etats populaires de
l'antiquité , et une conséquence barbare du droit atroce de
guerre établi chez les Païens. Le peuple délibère si les terres
confisquées sur les vaincus, possédées par le fisc ou par des
(1) Public se prend ici dans le même sens dans lequel on dit : morale
publique , pouvoir public ; et il est plutôt synonime de général que
d'extérieur.
particuliers ,
DECEMBRE 1806.
dans
particuliers , seront livrées à de nouveaus acquerewereDE LA
SEIN
cette question , quel que für le résultat , un grand talent ne
pouvoit consacrer qu'une grande injustice. (1)
On m'opposera sans doute les harangues de Démosthene
contre Philippe , et celles de Cicéron contre Catrina Karane
gues dont l'objet étoit d'exciter à une defense giune le
peuple d'Athènes et le sénat romain. Mais s'il faut de dires
c'étoit l'intérêt de chacun , c'étoit la famille (2) qu'ilis
soit de préserver de la dévastation et de la mort, dans un
temps où le droit de la guerre mettoit à la disposition du
vainqueur les propriétés de la famille et la famille elle-même.
Car, pour l'intérêt de tous, et la société publique de religion
et d'état , il n'y avoit à défendre à Pome comine aAthenes;
qu'une religion absurde et un gouvernement turbulent et
tyrannique , qui depuis long-temps appeloit une révolution :
icette révolution que Rome fit à Athènes ,et César à Rome ;
et ni Philippeš ni même Catilina n'auroient pu donner à l'une
ou à l'autre de ces deux cités , une constitution pire que celle
qu'elles avoient à cette époque , ni même l'établir par plus de
malheurs et d'excès , qu'elles n'en éprouvèrent dans la suite.
Assurément , l'intention de ces orateurs étoit pure , et leur
objet très-légitime ; mais à peser au poids du sanctuaire le
résultatde leurs efforts , ils ne pouvoient sauver que des intérêts
personnels : car pour des intérêts publics , il y avoit
long-temps qu'il n'en étoit plus question àAthènes ni même
(1) Ciceron , dans un de ses discours contre Rullus et ses adhérens ,
fait une peinture curieuse du costume qu'affectoient les démagogues de
son temps , et que nous avons pu reconnoître dans ceux du nôtre : tant
il est vrai que le même fonds se reproduit partout sous les mêmes
formes ! Alio vultu , alio vocis sono, alio incessu esse meditabantur.
Vestitu obsoletiore , corpore inculio et horrido , o pillatiores quàη
antè , barbrique majore , ut oculis et aspectu denuntiare omnibus
vim tribunicam et minitari reipublicæ viderentur. « Ils s'étudioient à
>> changer leur figure , leur voix , leur demarche : leurs vêtemers sales et
négligés, leurs cheveux hérissés , leur barbe plus longue qu'à l'ordinaire,
leur extérieur affreux , tout, dans leur regard et leur aspect nous
>> annonçoit à tous les vio'ences populaires , et menaçoit l'Etat des
derniers excès . >>>
4
(2) La guerre,chez les anciens , ne se faisoit qu'à lafamille ; et il n'est
amais question quededéfendre SeS foyers, sa femme et ses enfans. Chez
lesmodernes , elle ne se fait qu'à l'Etat. Le premier article du Droit des
Gens, chez les Païens, étoit que les propriétés seroient confisquées et les
hommes emme és en esclavage ; le premier article de toutes les capitulations
entre Chrétiens , est « que le propriétés seront respectées et à la
honte éternelle de la France , ce n'est pas dans la conquèt et entre ener
mis, mais dans une révolution et entre concitoyens , que le droit sacré
jes propriété a été méconnu , et que les moeurs païennes ont reparu au
deinde laChrétienté.
PP.
594 MERCURE DE FRANCE ,
àRome. La patrie y étoit un être de raison; le pouvoir , le
droit de parler à la tribune et d'entraîner le peuple dans tel
ou tel parti ; et en dernière analyse , il ne s'agissoit que de
maintenir l'ancien désordre contre un désordre nouveau. En
un mot, l'effet de toute cette éloquence n'étoit pas de rendre le
peuple meilleur et la société mieux constituée; mais de procurer
aux citoyens un peu plus de tranquillité et de bienêtre
, et de prolonger le pouvoir de la multitude : malheur
plus grand pour un Etat que les victoires d'un conquérant qu
même que les succès d'un conspirateur.
Si je ne craignois de déplaire aux zélateurs de l'antiquité ,
s'ils pouvoient écouter de sang froid une comparaison qui ne
porte que sur l'objet du discours , et non sur les intentions on
letalent des orateurs , j'oserois dire que nous avons vu quelques
exemples de ce genre d'éloquence propre aux Etats populaires
dans nos orateurs du Palais-Royal , qui excitoient le
peuple à défendre les constitutions de 89 ou de 93 , dans lesquelles
personne n'oseroit dire qu'il fût question des intérêts
de la société ; et l'on ne peut raisonnablement douter , que
dans ces discours improvisés par la fureur, il n'ait pu se trouver
aussi quelques beaux mouvemens d'une éloquence emportée
et déclamatoire.
C'est donc chez les modernes , et ce n'est que chez eux
qu'on trouve le genre d'éloquence véritablement publique ,
d'une éloquence religieuse ou politique , quiexpose des principes
naturels d'ordre social , et enseigne les devoirs d'une
morale universelle. On la trouve cette éloquence , dans les
discours religieux , partie de l'art oratoire entièrement inconnue
aux anciens. « L'usage d'assembler les hommes dans
>> les temples , dit M. de La Harpe , pour leur prêcher par
>> l'organe des ministres des autels , ce qu'ils doivent croire et
>> pratiquer , est une institution particulière aux peuples chré-
>> tiens. >> Dans ce genre de discours , l'orateur ne cherche
pas à exciter des passions , mais à les combattre. Il ne fait pas
valoir auprès de ses auditeurs des considérations d'intérêt personnel
, mais des motifs tirés des grands préceptes de la religion
et de la morale ; il ne déclame pas contre le particulier
vicieux , mais contre le vice en général ; et même dans l'oraison
funèbre , où il décerne à des grandeurs évanouies les
éloges que le panégyriste chez les anciens adressoit à des grandeurs
présentes , l'éloquence parlant au nom de la religion et
de la mort , dans des lieux tout pleins de l'une et de l'autre ,
dépouille les formes adulatrices pour revêtir un caractère imposant
et sévère , et elle instruit les vivans par les louanges
même qu'elle donne aux morts ou les censures qu'elle exerce
sur leur mémoire .
४
DECEMBRE 1806. 595
On retrouve encore cette éloquence vraiment publique dans
les discours politiques dont l'objet est d'énoncer les progrès
des fausses doctrines , ou de combattre l'influence d'exemples
contagieux. Les réquisitoires du ministère public en France
étoient de ce genre ; et les peuples qui voyoient le magistrat
revêtu de toute l'autorité de la loi , ne faisoient pas assez attention
que l'orateur étoit armé de toute l'autorité de la raison ,
et souvent de toute la force de l'éloquence.
Mais c'est dans l'assemblée constituante , la première du
même genre , et sans doute la dernière dans l'histoire des sociétés
, prodige de talent et d'erreur , qui seule a donné la
mesure de tout ce que la France avoit acquis de lumières ,
et de tout ce qu'elle avoit perdu de principes ; c'est dans
cette assemblée que l'éloquence politique a paru dans tout son
éclat, et même s'est ouvert de nouvelles routes. Je le demande :
entendit-on jamais chez aucun peuple des discussions semblables
, pour la grandeur des objets et l'importance des résultats
, à celles qui s'élevèrent dans l'assemblée constituante ,
sur les distinctions politiques des divers ordres de citoyens ,
sur le renvoi des ministres , sur le droit de paix et de guerre , la
participation du pouvoir à la sanction des lois , la constitution
du culte public , les signes monétaires , l'aliénation des biens
publics , l'inégalité des partages , la nécessité des corps intermédiaires
, etc. , etc.: questions toutes du plus haut intérêt,
qui tiennent à tous les principes de politique et de morale
publique , et sur lesquelles reposent le bonheur des hommes,
la paix des nations , l'ordre des sociétés , les destinées même du
monde civilisé ? Car il ne s'agissoit pas , comme chez les Romains
, de décider qui du sénat ou des tribuns , obtiendroit
un pouvoir assez indifférent au peuple de Rome , et dont le
reste del'Empire entendoit à peine parler; où comme à Athènes,
qui d'un démagogue ou d'un autre se feroit écouter de ce
peupled'enfans; mais de savoir , et les événemens l'ont prouvé,
si la France, si l'Europe passeroient de la religion à l'athéisme ,
de l'ordre à l'anarchie , de la civilisation à l'état sauvage. Et
encore chez les anciens , l'orateur , au forum de Rome ou
d'Athènes , ne pouvoit parler que pour le petit nombre de
personnes qui pouvoient l'entendre ; au lieu que nos orateurs ,
graces à l'impression et aux journaux , étoient tous les jours,
entendus de toute l'Europe. Et certes , ils ne restèrent pas
au-dessous d'aussi grands objets ni d'un aussi auguste auditoire.
Jamais l'éloquence n'avoit traité de si hautes questions avec
autant de force , de savoir et de gravité. Et dans quelles circonstances
encore! Lorsque la raison , sûre d'être condamnée
même avant d'avoir été entendue, devenue à la fin un specta-
A Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ,
cle pour la curiosité, avoit à surmonter l'insurmontable dégoût
d'une lutte commencée au milieu de tous les orages , pour
suivie sans relâche pendant deux ans au milieu de toutes les
passions et de toutes les violences , terminée enfin au milieu
de toutes les alarmes , peut- être et de tous les regrets , sans que
dans une aussi longue carrière, un succès , un seul succès à peine
eût consolé l'orateur, soutenu ses efforts ou ranimé sesespérances.
Mais si l'art oratoire chez un peuple parvenu à la maturité
de la raison n'est pas seulement un frivole arrangement de
mots; si la grandeur des objets , la majesté des intérêts , l'importance
des résultats , la gravité même des événemens ajoute
quelque chose à la dignité de l'éloquence et au mérite de l'orateur;
je le dis avec une entière conviction , et je m'honore
de rendre à mes contemporains et à ma nation la justtice qui
leur est due : l'éloquence chez les anciens, est à l'éloquence
chez les modernes , ce que l'homme est à la société ; ce que
les intérêts populaires des Etats païens sont aux intérêts publics
des nations chrétiennes ; ce que le pillage de la Sicile par
Verrès est au bouleversement de l'Europe par nos niveleurs ,
le projet insensé de Catilina à la vaste et profonde conjuration
des Jacobins , et la réponse des Aruspices discutée au
sénat par Cicéron , à la constitution extérieure de l'Eglise
chrétienne défendue dans l'assemblée constituante par le plus
étonnant de ses orateurs .
En considérant sous ce point de vue l'éloquence chez les
ancieris et chez les modernes , nous ne pouvons nous empêcher
de regretter que l'usage ait donné à ces expressions , éloquence
populaire , une acception qu'on ne peut plus détourner à un
autre sens. Ces mots auroient assez bien désigné l'éloquence
telle qu'elle étoit chez les anciens; comme ceux d'éloquence
publique auroient caractérisé l'éloquence chez les modernes.
L'éloquence populaire auroit été celle de l'homme , de ses
passions , de ses intérêts personnels ; l'éloquence publique
auroit été celle de la société , de ses lois , de nos devoirs. Cette
distinction eût parfaitement correspondu à la division générale
de la société politique en société populaire , société de
passions et d'intérêts privés ; et en société monarchique , société
d'ordre et d'intérêts publics. Elle auroit ajouté une nou
velle preuve à toutes celles que nous avons données du rapport
de la littérature à la société; et peut-être auroit-elle
abrégé la longue dispute entre les Anciens et les Modernes ,
stür le mérite respectif de leurs compositions oratoires , en
faisant voir qu'on a souvent rapproché les uns des autres des
objets qui nesont pas identiques , et qui pour cette raison ,
ne peuvent être comparés ensemble d'une manière absolue.
DE BONALD.
DECEMBRE 1806. 597
PERE POSTUME DI VITTORIO ALFIERI - OEuvres
Posthumes de Victor Alfieri.
( III . et dernier Extrait. Voy. les Nos des 22 novembre
et 6 décembre. )
On a vu dans le premier article , qu'une grande partie
des OEuvres posthumes d'Alféri se compose de la traduction
deplusieurs pièces du théâtre grec , et de celle de Térence
etde Salluste. Les Italiens font beaucoup de cas de ces traductions
, qu'ils trouvent aussi exactes qu'élégantes : eux seuls
sont juges compétens dans cette matière. On sera étonné
peut-être que le génie libre et indépendant de notre auteur
ait pu se réduire tant de fois au rôle de copiste. Mais ce
genre de travail , si pénible dans notre langue , n'étoit sans
doute pour lui qu'un utile délassement , au milieu des concep
tions difficiles auxquelles il se livroit. On sait que la langue
italienne est singulièrement remarquable par la richesse de
son dictionnaire , et par son caractère flexible qui se modèle
sans peine sur les formes de style quisembloient exclusivement
appartenir aux idiomes étrangers : on sait surtout combien
elle conserve d'analogie et de ressemblance avec le latin , et
qu'elle est, pour ainsi dire , la fille aînée de ce bel idiome , qui
adonné naissance à presque toutes les langues de l'Europe
moderne.
Alfiéri a fait aussi des satyres , genre d'ouvrage bien plus
propre à nous intéresser que toutes ses traductions. Une peinture
fidèle et énergique , une critique vive et mordante des
moeurs , des préjugés de sa nation , voilà ce qu'attend notre
malignité de son pinceau original et hardi. La curiosité est
encore provoquée par les titres mêmes de ces satyres : Les
Lois , les Voyages, les Rois , les Grands , le Peuple , la
Guerre, etc.: titres qui semblent promettre pour le moins un
cours complet de morale et de politique. Malheureusement
le poète ne tient pas toujours tout ce qu'il promet. Ainsi ,
par exemple, au lieu de trouver dans la satyre intitulée les
Lois , quelques idées nouvelles ou même heureusement empruntées
sur un sujet si riche , on n'y verra qu'un tableau
affligeant , et sans doute exagéré , des désordres qui régnoient
dans les foibles gouvernemens de l'Italie , désordres qu'une
législation plus vigoureuse , maintenue par des mains plus
fermes,adéjà sans doute entièrement réprimés.
La satyre ,en deux chapitres , sur les Voyages , a le doubla
3
598 MERCURE DE FRANCE ;
:
défaut de porter aussi un titre trompeur , et d'être démesurément
longue. On s'attendroit naturellement à y lire quelque
discussion sur l'utilité des voyages ; on voudroit, par exemple ,
yapprendre si ces excursions lointaines ont en effet accrédité
plus de vérités que d'erreurs ; et si tant d'observations toujours
précipitées et souvent fautives ne doivent pas faire naître
plus de faux systèmes en tout genre , que de découvertes réellement
utiles à l'humanité. On n'ytrouvera rien qui ressemble
à cela; mais on y verra en revanche comment Alfieri , impatient
de voir du pays , quitta un beau jour les rives du Pô et
de la Dore pour parcourir l'Italie ; comment il passa ensuite
de Gênes à Antibes , d'Antibes à Marseille , de Marseille à
Paris , etc.; comment il revint dans sa patrie pour s'y
faire émanciper , et comment il se remit en route quelques
années après. Rien ne ressemble mieux à cette satyre que ces
vers techniques placés à la tête de quelques traités de géographie
, pour servir à graver les noms des principales villes de
* l'Europe dans la mémoire des enfans. Sous ce rapport , elle a
peut-être son mérite ; mais au moins devoit-elle être intitulée
Itinéraire d'Alfieri , et non pas les Voyages.
:
Ce poète s'est montré trop jaloux d'imprimer à tous ses
ouvrages un caractère d'originalité. Lorsque ses idées ne sont
pas nouvelles , et cela arrive trop souvent dans ses satyres , il
s'applique du moins à les présenter sous une forme extraordinaire;
et , comme tous les écrivains qui s'obstinent à ne
ressembler à personne, il est quelquefois bizarre et commun
en même temps. Il n'en est pas ainsi des vrais modèles :
ils savent bien se distinguer de la foule des écrivains , sans
tourmenter ainsi à plaisir leur imagination et leur style ;
et les expressions les plus simples prennent souvent chez
eux un air de nouveauté , parce qu'elles sont appliquées
à des pensées nouvelles. Cette bizarrerie de formes plus
que d'idées , se fait remarquer dans plusieurs satyres de
notre poète : je citerai pour exemple , celle qui a pour titre
les Duels . Il veut y prouver que cet usage barbare , dont
P'humanité gémit , a pourtant l'avantage de prévenir plusieurs
désordres que l'autorité des lois ne sauroit atteindre ,
et qu'il contribue efficacement à maintenir dans le commerce
de la vie , chez les peuples modernes , une décence et
une politesse inconnues à l'antiquité ; mais cette thèse ainsi
présentée lui auroit paru trop simple : on ne devineroit jamais
quel détour il choisit pour l'établir. Il feint que Mars , irrité
⚫de la vengeance que Vulcain a exercée contre lui , en le montrant
pris dans un filet à tout l'Olympe assemblé , veut forcer
ce Dieu timide àlui rendre raison de ce traitement, et le pourDECEMBRE
1806 . 599
e
suit l'épée à la main jusqu'au pied du trône de Jupiter. Le
souverain des Dieux , après les avoir écoutés l'un et l'autre , se
déclare en faveur de l'époux offensé , proscrit l'usage des
duels , et bannit Mars des cieux. Aussitôt grand désordre dans
l'Olympe : tous les Dieux subalternes , que la crainte seul retenoit
dans les bornes du respect , insultent effrontément les
divinités supérieures. Le Satyre s'oublie jusqu'à railler Apollon
, et le Faune s'approche sans façon de la fière Pallas. Enfin ,
on dit même que l'âne du bon Silene ,
Da inverecondia punto ,
Edalla certa impunità piû snello ,
Con gl' ignobili calci ebbe raggiunto
Il maestoso Pegaso nel muso ,
E ai calci il sozzo spetezzare aggiunto .
Jupiter convaincu bientôt que le duel , tout barbare qu'il
est , vaut mieux encore que de pareils désordres , rappelle
Mars auprès de lui , et permet à la valeur de tirer le glaive
pour punir les injures , et pour contenir les lâches dans le
respect. Il est inutile d'examiner en détail une allégorie fausse
etabsurde dans tous les points. On ne conçoit pas par quel caprice
d'imagination Alfiéri a pu choisir pour acteurs d'une
pareille scène les Dieux des Grecs et des Romains, lui qui observe
, dans la même satyre , que le duel fut toujours inconnu
à ces deux peuples.
Horace veut que le poète qui censure les moeurs mêle de
temps en temps le plaisant au sérieux , ( liv. 1. sat. 9. v. 11 )
qu'il se réduise même à dessein au ton simple et facile de
la conversation ; et c'est sur ce principe qu'il a composé luimême
ses satyres , si bien appelées Sermones. A l'exemple de
ce grand modèle , Alfiéri a voulu aussi écrire les siennes dans
ce style tempéré , qui se prête naturellement à l'humeur
enjouée et caustique de l'écrivain , sans rejeter les ornemens
de lapoésie; en un mot , il a cherché souvent à s'égayer luimême
et à dérider son lecteur. Malheureusement, tous les
efforts du monde ne font pas trouver des bons mots : c'est
sur-tout en pareil cas qu'il ne faut point forcer son talent , et
il est bien rare que celui qui n'est pas né plaisant ne devienne
pas trivial et de mauvais ton en cherchant à le paroître. C'est
unreproche que l'on pourroit faire à plus d'un auteur italien.
Cette nation ingénieuse , à qui nous devons des modèles
de bonne plaisanterie , tels que le poëme de l'Arioste et les
Contes de Boccace , n'est pourtant pas en général naturellement
gaie. Ses écrivains confondent trop souvent la bouffonnerie
avec l'enjouement ; et leurs plaisanteries ressemblent un
peu aux lazzis de ses arlequins , qui réussissent à provoquer
4
609 MERCURE DE FRANCE ;
lerire ; sans amuser l'esprit et sans égayer l'imagination. On a
déja vu , dans les vers que j'ai cités plus haut, un échantillon
de la gaietéd'Alfieri ; et ceux de nos lecteurs à qui la langue
italienne est familiere , ne demanderont sûrement pas pourquoi
je ne les ai point traduits. Il ya mille traits dans le même
goût , comme, par exemple , lorsque le poète dépeint ainsi
la situation politique de l'Italie:
Mira l'Italia inerme , al par che inetta,
Che in tomi dieci purnon fa un volume ,
I calci in cul ringraziando accetta.
Ou quand , pour exprimer l'enthousiasme qu'il ressentit en
mettant pour la première fois le pied en France, il emploie
çette agréable métaphore
Ivi ogni stercoGallo a me par rosa .
Ondoit s'attendre à retrouver dans les satires d'Alfieri l'espritqui
anime ses autres ouvrages : c'est la même admirationoutrée
pour Rome et pour la Grèce, les mêmes senti
mens républicains , la même haine , quoique plus déguisée ,
contre les roiset le gouvernement monarchique. Ce qui surprendra
davantage, ce sont les vives attaques qu'il porte à la
philosophie du dernier siècle. C'est le sort de cette philosophied'être
aujourd'hui abandonnée de tout le monde, au
point que l'un de ses derniers soutiens , alla , il y a quelque
temps, jusqu'a nier qu'elle eût jamais existé. Ou dira peutêtre
qu'Alfieri ne futjamais aunombre de ceux qui s'appeloient
philosophes : cela seroit vrai , si , pour mériter ce
nom, il falloit avoir fait secte avec tous ces écrivains dangereux
qui conspirerent trop efficacement la chute de nos institutions
et de nos lois; mais si leur caractère distinctif est cet
amour des nouveautés , cet esprit d'indépendance et de révolte
dont ils furent tous animés , toujours d'accord pour
détruire , toujours désunis pour édifier , on peut dire qu'Alfieri
s'estmontré assez philosophedansle livre dela Tyrannie,
pourqu'en les combattant, il paroisse armé contre lui-même.
Quoi qu'il en soit , il y a de ce prédicateur d'une espèce
nouvelle , un sermon assez curieux pour mériter une mention
particulière. Il est intitulé l'Anti-Religioneria , et spéçialement
dirigé contre Voltaire. Deux vers d'Aristophane ,
que l'auteur achoisis pour son texte , en font connoître le but:
Vo' soffocar , qual ch' ei pur sia, oostui ,
Che con unmuro appartò l'uom dai numi.
«Je voudrois étouffer l'impie qui le premier éleva un
mur entre l'homme et les Dieux. >>>
DECEMBRE 1806. 601
Il commence par établir en principe qu'il est facile de décrier
les opinions religieuses , mais que le chef-d'oeuvre du
génie est d'en établir solidement de nouvelles :
Granmente,gran virta, gran forza adopra ,
Chi sradicando inveterato nume ,
Vi pianta il nuovo e se medesmo sopra..
«Celui-là montre un grand esprit , unegrande force , un
>> grand courage , qui , renversant une antique divinité , en
>> établit un autre à la place , et s'élève lui-même avec elle. »
Ainsi Voltaire lui paroîtroit digne de tous ses éloges , si ,
noncontentde déshonorer son génie par des libelles , il avoit
imaginé des dogmes et des prodiges , sí , à l'exemple de
Malomet, se créant lui-même pontife et prophète, il avoit
pris les armes pour convertir ceux qui n'auroient pas cru en
Qui , et pour obtenir au milieu des combats une palme glorieuse:
Col brando.
Convertitordi chi non crede in esso ,
. Nobil palma in guerra schietta ottiene.
Si ce beau raisonnement ne convertit pas les philosophes ,
il est probable qu'il ne sera pas plus du goût des hommes religieux
, justement scandalisés de voir placer sur la même
ligne Moïse , Jésus-Christ et Mahomet. : « Tu ne croyois
>> pas , dit le satyrique à Voltaire : garde ton incrédulitépour
>> toi. » Il devoit donc faire usage lui-même de cet avis
sensé , et ne pas mettre le lecteur dans le cas de lui appliquer
toutes les épithètes qu'il prodigue au philosophe français,
et de lui reprocher à lui-même ses vues étroites et sa
stupidité.
L'équité veut qu'au milieu de ces extravagances , on dis
tingue quelques vers aussi remarquables par la justesse des
pensées que par la force de l'expression. Je les rapporterai ici
d'autant plus volontiers, que ce sont peut-être les meilleurs
de toutes les satyres :
:
* Piace all' uom pingue e stufo e d'ozio erede
Barzellettar sovra le seere cose ,
Ch' egli in prospero stato in lor non crede;
Ma iltempo en suo dente invido ha rose ,
Quai ch' el'e sien , le basi d'ogni stato ;
Quindi ècredente allor chi Dio pospose :
Emaledice,l' ateomal nato ,
Che tor voleagli tanto , e nulla in vece
Dargli , fuorchè il morir da disperato.
Ebenedice chi i prodigj fece ;
E, risperando un avvenire eterno ,
Suoi danni allegia con fervente prece
1
602 MERCURE DE FRANCE ;
1
Tal è l'uom ; tal fu sempre : unico perno
È in lui la speme ed il timor perenne;
E tu vuoi torglie paradiso e inferno .
« L'homme qui a reçu la mollesse en héritage , et qui
>> est rassassié de plaisirs , peut aimer à s'égayer sur les choses
>> sacrées ; la prospérité le rend incrédule ; mais le temps
>>>jaloux a-t-il rongé et détruit les bases les plus solides des
>>> Etats , alors celui qui ne croyoit pas , reconnoît un Dieu ;
> il maudit l'athée cruel qui lui enlevoit tout , et qui ne lui
>> laissoit à la place qu'une mort furieuse. Il bénit celui quí
>> opéra des prodiges ; il adresse au ciel d'ardentes prières , et ,
>> dans l'espoir d'un avenir éternel , il se console de ses pertes.
>> Tel est l'homme , tel il fut toujours : son seul appui, c'est
>> l'espérance et la crainte de l'éternité ; et toi tu veux lui ôter
>> et paradis et enfer. >>
Si les apologies religieuses d'Alfiéri ont de quoi surprendre,
la haine cordiale qu'il nous a youée , à nous autres Français ,
ne mérite guère moins d'être remarquée ; elle est telle qu'il
paroît perdre la tête toutes les fois que le mot France se
trouve sous sa plume. Voici , par exemple , les complimens
-qu'il nous adresse dans le premier chapitre des Voyages :
Taccio il civile , barbaro , bugiardo ,
Frasario urbano d'inurbani petti ,
Figlio di ratte labra et sentir tardo.
Cheval(grido )) ch' io qui più tempo aspetti ?
Di costor , visto l'un ,visti n' hai mille ,
Visti gli hai tutti : ache più copie iinncceetti?
Senza stampa , la moda scaturille ,
Quindiscoppiettan tutte a un sol andazzo
Le artefatte lor gelide faville.
Tornommi in mente allor , ch' io da ragazzo
Visti avea quanti fur Galli , e saranno ;
Che il mi mastro di ballo era il poppazzo .
E ignaro allora io pur , che con mio danno
Vi dovrei poscia ritornare un giorno ,
Cinque mesi mi pajou più che l'anno.
"
« J'apprécie bientôt ce langage à la fois civilisé , barbare et
>> trompeur , ces phrases si polies de gens qui ne le sont pas ,
>> aussi prompts à parler que lents à sentir. Pourquoi , m'é-
>> criai-je , attendrois - je ici plus long- temps ? Qui en a vu
>> un , en a vu mille , les a vus tous. Que faire de pareilles
>> machines ? Sans caractère , produites par la mode , le
>>même art les anime toutes , et leur fait jeter au premier
» choc toutes leurs froides étincelles. Je me rappelai alors
>> que j'avois vu dès mon enfance tout ce qu'il y eut et tout
>> ce qu'il y aura jamais de Français , et que mon maître à
DECEMBRE 1806. 603
>> danser en étoit le portrait fidèle. Ne prévoyant pas que ,
>> pour mon malheur , je dûsse jamais retourner chez eux,
>> cinq mois que j'y passai me parurent plus longs qu'une
>>> année entière. >>
On pourra demander pourquoi Alfieri consentit à s'ennuyer
cinq mois chez un pareil peuple ; pourquoi il y revint
peude tempsaprès ; pourquoi ilyjouit pendant plusieurs années
de l'accueil qu'on y faisoit à tant d'étrangers , qui payoient
notre hospitalité , en décriant sans cesse notre gouvernement ,
nos moeurs et nos lois ? Mais si l'on veut savoir la vraie cause
de tantd'aigreur et de haine , ce sont les crimes et les malheurs
dont nous avons été , pendant dix années , témoins et victimes.
Alfiéri ne put nous pardonner d'avoir démontré à nos dépens
combien sont dangereuses toutes ces rêveries politiques
qui l'avoient bercé si long-temps , et quel usage la tyrannie
populaire sait faire de ces mots de liberté , d'égalité , de haine
pour les tyrans , de ces principes de révolte et d'insurrection
qu'il a semés dans tous ses ouvrages. Au lieu de désavouer
ces principes funestes , il a mieux aimé calomnier le
caractère national. Cependant , si un peuple qui ne passa jamais
ni pour lâche , ni pour cruel , a pu souffrir tant de
crimes , et s'est courbé si long-temps sous un joug ensanglanté,
faut-il accuser son caractère , ou bien les circonstances dont
la force l'entraînoſt, et sur-tout les malheureux sophistes qui,
pour mieux le livrer à ses oppresseurs , avoient commencé
par dépraver ses moeurs et par corrompre sa raison.
Le nom d'Alfiéri est la seule cause qui ait fait donner autant
d'étendue à ces observations sur des satyres bien peu
dignes de leur auteur. Dans les trois articles , dont ses oeuvres
posthumes ont été l'objet , je me suis attaché à concilier
l'intérêt de l'art et la vérité avec les égards dus à un poète
célèbre. Je ne serois pourtant pas étonné que quelques-uns
de ses compatriotes , accoutumés à ne caractériser les écrivains
de leur nation que par des superlatifs , ne m'accusassent
de sacrilége , pour avoir osé mêler la critique à l'éloge ; je
les prierai d'observer que j'ai parlé seulement de ce qu'un
étranger peut critiquer avec parfaite connoissance de cause.
Si je me suis permis incidemment quelqu'observation sur le
style , j'ai dit non-seulement ce que j'ai senti , mais ce que
j'ai entendu dire à plusieurs Italiens très-éclairés.
C.
1
604 MERCURE DE FRANCE ,
Observations faites le 1 octobre 1806 , sur l'Eboulement du
Ruffiberg , dans le canton de Schwytz ; lues à la Société de
Physique et d'Histoire Naturelle de Genève , le 30 octobre.
Les montagnes , par l'actionde l'eau, de l'air etdes gelées ,
tendent toutes à se décomposer, à s'abaisser, à rentrer dans le
fond des mers, dont elles sont probablement sorties, et où elles
se forment peut-être de nouveau.
Cette décomposition s'opère le plus souvent par des voies
tellement lentes , qu'elle échappe à nos observations ; mais
d'autres fois elle s'annonce par des éboulemens inattendus, qui
bouleversent une contrée entière , en anéantissent les habitans,
et ne laissent que l'image de la destruction et du chaos : tel est
l'éboulement qui a eu lieu, le 2 septembre de cette année
dans le canton de Schwytz.
On a déjà plusieurs descriptions de ce triste événement ;
mais les unes sont incomplètes , d'autres sont inexactes , et
aucune ne donne des recherches précises sur les causes qui
l'ont produit. Ces observations pourroient avoir de l'utilité,
si elles rassuroient les habitans des montagnes , qui , sur de
fausses apparences , redouteroient de semblables catastrophes ,
et si elles en éloignoient ceux qui restent exposés à un danger
réel , dans une imprudente sécurité.
Leséboulemens en quelque sorte spontanés qui ont eu lieu
dans différentes contrées , indiquent que les montagnes qui
semblent annoncer une chute prochaine , par la trop grande
inclinaison de leurs couches , et par un défaut d'agrégation
dans leurs parties , ne forment pas des écroulemens capables
dedévaster, tout d'un coup , la contrée qui les avoisine , si
ces couches ne varient point dans leur état d'agrégation et
dans leur composition. Elles produisent , sans doute, des avalanches
pierreuses ; mais leur chute en général est successive
et presque régulière : l'on observe de jour les effets qu'elle
produit, et l'on peut d'avance se mettre à l'abri de leur
influence. C'est ainsi que les éboulemens journaliers qui ont
lieu dans le Mont-Blanc et dans les Aiguilles qui l'avoisinent,
ne produisent point de catastrophes redoutables pour les habitans
de cette contrée.
Mais si la composition de la montagne varie, si une ou
plusieurs couches dures et inclinées succèdent à une ou plusieurs
couches tendres et succeptibles d'être décomposées par
les eaux, la couche dure reste intacte , tandis que celle qui
DECEMBRE 1806. 605
lui est inférieure se détruit. Il se forme dans l'intérieur de la
inontagne , par l'effet de cette destruction , un espace vide , ou
rempli d'une substance molle et incohérente. La couche supérieure
encore entière , manquant alors de point d'appui , s'éclate,
s'affaisse à la fois dans tous les points, en prenant la
place de la couche décomposée , et elle croule au pied de la
inontagne, avec une vitesse proportionnée à sondegré d'inclinaison,
et au mouvement acquis dans l'acte de l'affaissement.
Telle est à-peu-près l'esquisse des causes qui ont déterminé
l'écroulement des Diablerets , celui de la montagne de
Chède, près de Servos; et enfin celui du Ruffiberg , ou mont
Roufi , dont je m'occupe aujourd'hui.
Cette montagne , à laquelle on donne aussi le nom de
Rossberg, est composée de plusieurs paroisses et métairies ,
qui portent chacune le nom de montagne ; mais ces divisions
sont arbitraires , elles ne sont déterminées par aucune coupure
ou division naturelle; ainsi les noms de Gnippe , de
Spitzbuhl, de Steinerberg , de Rossberg , qu'on a donné dans
quelques relations à la montagne écroulée,ne sont que diffé
rens pâturages du Ruffiberg , par lesquels l'avalanche a passé.
J'adopte d'ailleurs cette dernière dénomination , préférablement
à celle de Rossberg , parce qu'il pourroit y avoir équivoque
avec le Rotzberg , montagne trés-différente dans le
voisinage de Stantz.
Le Ruffiberg est élevé , suivant M. Ebel , de huit cent six
toises au-dessus de la mer, et de cinq cent quatre-vingt-six
toises au-dessus du lac de Zug, ou du fondde la vallée d'Arth ,
dans laquelle la montagne s'est en partie écroulée.
Cettevallée, riche en pâturages , estdans une positionpittoresque
; elle est terminée par deux lacs, celui deZug au nordouest,
et celui du Lowertz au sud-est. Elle est formée par
deux montagnes, le Ruffiberg au nord , et le mont Rigi au
midi. Sa longueur est d'une lieue et demie. Sa largeur est
d'un quart de lieue à son extrémité occidentale vers Arth ,
village situé au bord du lac de Zug , et d'une demi-lieue à son
extrémité opposée vers le lac de Lovwertz.
LeRuffiberg est composé de couches de poudingue et de
couches de grès, qui descendent vers le fond de la vallée
d'Arth , parallèlement à la pente de la montagne , sous un
angle de 25 degrés .
La similitude qui règne entre la composition et la disposi
tion du Rigi et du Ruffiberg , a fait présumer à MM. Ebel et
Echer, que ces deux montagnes ont été autrefois réunies: elles
sont l'une et l'autre composées de pierres arrondies par les
caux, et de sable agglutiné par un ciment en partie calcaire,
606 MERCURE DE FRANCE ,
et en partie argileux , qui a très-souvent une couleur rouge.
Ceciment, qui est assez dur, se détruit à la longue par l'action
del'air et de l'eau ; et la surface du rocher prend , par cette
destruction , l'apparence d'un pavé déchaussé. Les cailloux
dont il est formé sont , pour la plupart , des pierres de chaux
carbonatée , d'un gris jaunâtre ; elles ont la cassure matte et
compacte des pierres calcaires secondaires. Je n'y ai cependant
point vu de pétrifications. On y trouve encore des pétrosilex
secondaires , des quartz , des jaspes rouges , des grès rougeâtres,
et enfin des granits ; mais ces derniers y sont rares : ils
ont toujours une couleur rouge , et pourroient aisément se
laisser confondre avec des porphyres. Il est remarquable que
tous ces cailloux n'aient aucun rapport avec le genre de pierres
des montagnes les plus voisines , qui sont calcaires , bleues , et
à grain lamelleux ou salin. Il est remarquable encore qu'ils
n'aient jamais un volume qui excède sept à huit pouces dans
tous les sens.
4
1 La révolution qui a accumulé dans ce lieu cette énorme
quantité de cailloux roulés , et probablement venus de loin ,
a été suivie d'une autre révolution postérieure, qui a amené
sur ces poudingues et dans le fond de la vallée , de gros blocs
de granit analogues à ceux qu'on trouve sur le Jura et sur
Salève. J'en ai vu de pareils sur le Rigi, et jusqu'à une hauteur
d'environ deux cents toises au-dessus du lac de Lucerne , en
montant sur cette montagne du côté de Weggis. J'en ai vu
encore sur le Ruffiberg , et jusqu'à une hauteur d'environ
quatre-vingts toises , entre le village de Sainte-Anne, et le
hameau de Buachen , près du lac de Lowertz. Ils sont ici
tellement accumulés , qu'ils excluent tout autre genre de
pierres , et qu'il seroit impossible de ne pas se croire sur un
sol purement granatique, si l'on n'étoit pas détourné de cette
opinion par l'inspection générale de la contrée. Ces blocs sont
toujours détachés. Leur présence uniquement réservée aux
parties basses de la montagne , leur couleur grise ou blanche ,
leur grand volume , indiquent qu'ils n'entrent point, et ne
sont jamais entrés dans la composition du poudingue.
L'écroulement du Ruffiberg a eu lieu à cinq heures du soir.
Il a été déterminé , comme on l'a déjà observé dans d'autres
relations , par la pluie qui est tombée en abondance , pendant
tout l'été , sur cette contrée , et en particulier pendant les
vingt-quatre heures qui ont précédé le 2 septembre. Elle a
cessé cependant avant midi , et au moment de la catastrophe
il ne pleuvoit point.
L'éboulement n'a pas été produit par la chute du sommet
de lamontagnesur les parties inférieures. Il a été formé par
DECEMBRE 1806 . 607
(
un lit entier de couches , qui depuis la base jusqu'au sommet
du Ruffiberg , dans une profondeur quelquefois de cent pieds,
une largeur d'environ mille pieds , et une longueur de près
d'une lieue , s'est séparé des couches inférieures , et a glissé
parallèlement à leurs plans , dans le fond de la vallée , avec
une rapidité inconcevable pour une aussi foible inclinaison.
Le paysan qui me servoit de guide dans mon excursion sur
cettemontagne , a été témoin de ce spectacle. Il habitoit dans
le chemin de l'écroulement , à Ober-Rothen , hameau situé
sur la pente du Ruffiberg ; il étoit occupé à couper du bois
près de chez lui , et à cinq ou six pas du lieu où l'avalanche a
passé. Il entend tout-à-coup un bruit semblable à un tonnerre
, et sent en même temps sous ses pieds une espèce de
frémissement. Il quitte à l'instant la place ; mais à peine at-
il fait quatre ou cinq pas , qu'il est renversé par un courant
d'air. Il se relève immédiatement. L'écroulement étoit
achevé ; l'arbre qu'il coupoit , la maison qu'il habitoit , tout
avoit disparu , et il voit , suivant ses expressions , une nouvelle
création. Une nuée immense de poussière qui succéda
l'instant d'après , jeta un voile sur toute la contrée.
-
Quelques relations ont annoncé que ce bouleversement
avoit été accompagné de flammes et d'une odeur sulfureuse.
Mais les témoins les plus dignes de foi , que j'ai consultés
à ce sujet , n'ont rien aperçu de tout cela. On dit que des
charbonniers faisoient du charbon sur le chemin de l'avalanche
, et il est possible que la dispersion de leurs fours embrasés
, ait donné lieu à quelque apparence de flamme.
La plupart des habitar de la contrée , affirment que l'écroulement
n'a pas duré trois minutes , ou peut- être beaucoup
moins , et qu'il s'est fait sentir en même temps dans le haut
et dans le bas de la montagne.
Quoique cette chute ait été subite et inattendue , elle a été
précédée plusieurs heures à l'avance de quelques indices qui
sont importans à recueillir , parce qu'ils pourront à l'avenir
engager les habitans à s'éloigner du danger, et parce qu'ils
sont une conséquence de la cause qui a déterminé la rapidité
de l'écroulement.
Un habitant de Spitzbuhl , métairie située à-peu-près aux
deux tiers de la hauteur de la montagne , entendit dans les
rochers , à deux heures après midi , une espèce de craquement
qu'il attribua à des causes surnaturelles ; il descendit
aussitôt à Arth , pour engager un ecclésiastique à venir les
détruire.
A-peu-près dans le même temps , mais à Under-Rothen ,
hameau situé vers le pied de la montagne , Martin Weber ,
608 MERCURE DE FRANCE ,
en enfonçant sa bèche dans le sol , pour arracher des racines ;
vit la terre rejaillir avec une légère explosion et une sorte
de sifflement contre sa tête. Il quitta aussitôt l'ouvrage , et
alla raconter à ses voisins un phénomène dont ils ne tinrent
aucun compte.
Les bergers qui vivent encore dans les lieux intermédiaires
entre ces deux stations , m'ont dit , que dès le matin et pendant
toute la journée , la montagne avoit faitdu bruit , jusqu'au
moment où l'éboulement s'est opéré avec la rapidité de
P'éclair , et une secousse telle , qu'à Saint-Anne et Arth ,
villages situés à vingt minutes des lieux dévastés , tous les
meubles des habitations ont été vivement ébranlés. On n'a
cependant rienressenti , ni rien entendu à Schwytz , qui n'est
qu'à une lieue et demie de la scène. Le bruit précurseur de la
catastrophe provenoit de la rupture de la couche qui s'est
éboulée; elle n'a conmencé à s'affaisser subitement et å glisser
que lorsque toutes ses parties ont été désunies.
Je suis monté sur le sommet du Ruffiberg , par son côté
oriental , en traversant le village de Saint-Ange; la pente est
toujours douce, et pourroit se faire à cheval ; on ne trouve sur
cette route que des vergers , des prairies , des bois de sapin
clair-semés ; on n'observe nulle part , pendant cette ascen
sion , le rocher qui sert de base à la terre végétale ; on voit
seulement ressortir çà et là , de gros blocs de poudingue
mais ces blocs sont depuis long-temps détachés. On les
trouve sur-tout dans des espèces de petits vallons larges et peu
profonds , dont la montagne est quelquefois sillonnée depuis
sonsominet à sa base. Ils semblent attester que le Ruffiberg a
produit , dans différentes époques et sur différens points de
sa surface , des éboulemens analogues à celui qui vient d'avoir
lieu.
Le sommet (1) de la montagne n'a point croulé il offre
une ligne droite horizontale ,, qui sert de 'réunion àdeux
plans peu inclinés , couverts de gazon l'un se dirige vers
un point intermédiaire entre le lac de Zug et le lac Egéri;
l'autre plan opposé descend vers le lac de Lowertz : c'est sur
cette dernière surface , et à une toise environ au-dessous du
sommet , que l'écroulement commence à devenir sensible. Le
chemin qu'il a suivi étoit , avant la catastrophe, légèrement
creusé en gouttière ou en forme de vallon peu profond vers
(1) Il y avoit autrefois sur ce sommet un fort qui a servi de poste
avancé dans les anciennes guerres que les Suisses ont eu à soutenir contre
les Autrichiens : quoique je fusse prévenu sur ce point, je n'ai su voie
dans cet endroit , aucun vestige de maçonnerie ou de construction quel
conque. L'on m'a assuré cependant qu'il en restoit quelques traces .
le
SEINE
1
1
1
... DECEMBRE 1806. OOODE LA
be bas de la montagne , mais il n'étoit point concave Vers
le haut , et l'on voyoit dans toute cette route, sur ru fond
de prairies et de bois , des blocs de poudingue dispersés et
àmoitié enfouis dans la terre végétale.
La lisière orientale de l'avalanche , ou un de ses bords
latéraux, situé du côté de chwytz , montre évidemment
que dans toute la route de l'éboulement , les couches supé
rieures se sont affaissées verticalement contre les inférieures ,
en raison d'un espace vide qui s'est formé entr'elles , dans
une direction parallèle à leurs plans et à la pente de la montagne.
Ceste lisière offre un escarpement ou un mur vertical
qu'on ne voyoit point avant l'écroulement : la hautenr de
'ce mur , au- dessus de la surface supérieure de l'avalanche ,
indique , près du sommet du Ruffiberg , la profondeur de
l'affaissement (1) ; cet escarpement a environ quatorze pieds
de haut , vers le sommet de la montagne ; mais il augmente
insensiblement; et beaucoup plus bas , ou à moité hauteur
de cette dernière , il m'a paru à l'oeil avoir plus de cent
pieds. Il disparoît graduellement ensuite , sous les débris de
l'écroulement. La roche qui constitue ce inur, est un grès
calcaire et argileux , disposé par couches dont on ne voit que
la coupure ; elles dégénèrent en marne , et enfin en argile par
P'action de l'eau : les parties les plus accessibles à ce liquide
sont de l'argile ; celles où il ne peut aborder sont du grès;
du moins en général , car ces différentes couches ne paroissent
pas toutes susceptibles d'une décomposition également facile.
Leur plan dans le haut de la montagne, descend vers le fond
de la vallée , parallèlement à la pente du Ruffiberg , sous un
angle de 25 degrés. Cet angle est plus petit vers le milieu et
vers le bas de la montagne ; car la pente de cette dernière ,
entre son pied et son sommet , a la forme d'un arc dont la
corde doit être supposée dans l'air. Ce mur et tous les bancs
dont il est formé , sont coupés tranversalement à la direction
de l'avalanche , par de larges fentes à-peu-près verticales.
Ces couches de grès et d'argile sont contiguës : j'ai vu cependant
, immédiatement au-dessous du sommet , entre deux
d'entr'elles une couche de houille pulvérulente et empâtée
dans l'argile. Cette couche n'a pas un pouce c'épaisseur.
,
La partie supérieure de l'escarpement est reccoouuvveerrttee,, tantôt
par de la terre végétale , tantôt par des blocs de poudingue ,
(t) Cette indication ne peut être juste que pour le sol situé près du
commet de la montagne , parce que dans cet endroit seulement, il y a eu
affaissement sans éboulement vers le fond de la vallée.
Qq
610 MERCURE DE FRANCE ,
qui ne se confondent point avec le grès , et qui sont d'une
nature différente. C'est en partie le poids de ces blocs sur
ces couches de grès ramolli , qui a déterminé leur affaissement
, et enfin leur chute dans le fond de la vallée. L'on conçoit
encore que les couches inférieures ont pu être décomposées
avant les supérieures par l'introduction de l'eau dans les
fentes dont j'ai parlé plus haut. Ce liquide , après être parvenu
à leur extrémité inférieure , s'est insinué entre les plans des
couches contiguës à cette extrémité , a coulé parallèlement à
eur plan, vers le pied de la montagne , et les a décomposées
dans toute sa longueur.
La coupure verticale de cet escarpement, parallèlement à sa
longueur , me paroît due en grande partie à un filon de spath
calcaire , qui recouvre comme unvernis la surface du mur ,
mise au jour par l'affaissement. Le filon , en coupant ainsi
verticalement plusieurs couches de grès , a établi entre ses
parties une solution de continuité , qui a déterminé une fracture
nette , et sur un seul plan.
La lisière occidentale de l'avalanche se termine insensiblement
, et n'offre pas , comme la lisière orientale , un mur
vertical ou un enfoncement rapide.
Je parlerai maintenant de l'espace compris entre ces lisières ,
ou de l'avalanche elle-même.
J'ai dit que le sommet de la montagne est une ligne droite
horizontale , qui sert de réunion à deux plans de gazon ,
inclinés et appuyés l'an contre l'autre , en forine de toit. Aune
toise environ au-dessous de ce sommet , et dans une longueur
horizontale de deux cent soixante pas , le sol commence insensiblement,
sur une pente de 25 degrés , à se diviser, à offrir
dans une terre d'argile ramollie et couverte de 'gazon , des
fissures souvent transversales au cours de l'avalanche ; elles
sont d'autant plus larges et plus rapprochées , qu'elles s'éloi
gnent plus du sommet de la montagne.
On trouve çà et là , sans ordre déterminé , entre ces fissures
, dans le terreau végétal et dans l'argile , des fragmens
isolés de troncs et de branches d'arbres , convertis en charbon
de terre , à cassure lisse , éclatante , trapézoïdale et lamelleuse
dans le sens transversal à la directiondes fibres ligneuses.
Ces fragmens sont souvent cylindriques , et portent seulement
à leur face extérieure , le moule du végétal , et celui de la fibre
ligneuse. J'ai vu un de ces fragmens , qui avoit quatorze pouces
de long sur neufde large; leur volume est communément beaucoup
moindre. Ils ne sont nullement pyriteux , non plus que
tout le reste de la montagne. Leur présence dans ce lieu étoit
connue avant l'éboulement , et ne paroît pointyavoir contri
DECEMBRE 1806 . 611
bué. Ils ne se trouvent en quantité notable qu'au sommet de
Ruffiberg. On en rencontre , à ce que l'on m'a dit , très-rarement
, quelques petits fragmens dans tout le cours de l'avalanche;
mais je n'en ai vu que dans le haut.
L'intégrité des bandes de gazon , comprises entre les fissures
dont je viens de parler , indique que près du sommet de la
montagne , il n'y a point eu d'éboulement , mais seulement
un affaissement qui se manifeste par la hauteur de l'escarpement
de grès , au pied duquel elles se trouvent. Leur nombre
augmente à mesure qu'on descend, et bientôt elles se multiplient
et s'élargissent tellement , qu'elles n'offrent plus que des blocs
de terre argileuse , bouleversée dans tous les sens. C'est ici , et
à environ trente toises au-dessous du sommet , que l'on voit un.
bois de sapin qui a changé tout à-la-fois de position avec la
couche de terre sur laquelle il végète. On redoute beaucoup la
chute ultérieure de ce bois ; mais ces craintes ne me paroissent
pas, du moins pour le présent, très-fondées, parce que l'affaissement
est opéré. La secousse qui en est résultée a donné au
sol actuel une assiette solide. Le bois lui-même repose sur un
plan incliné au plus de 25 degrés , et cette pente est trop
douce pour qu'il puisse faire beaucoup de chemin par l'effet
seul de cette inclinaison. Quelques arbres se sépareront , se
déracineront peut- être; mais ils ne glisseront avec tous les
autres débris de l'écroulement au pied de la montagne , que
lorsque la couche de grès et de poudingue qui leur sert de
fondement aura été détruite et ramollie par l'action des eaux ;
or cette décomposition paroît exiger une longue suite d'années.
Un manuscrit ( 1) de 1352 , rapporte qu'il existoit un village
nommé Rothen à l'endroit du Ruffiberg où s'est fait le dernier
éboulement. La tradition confirmée par plusieurs monumens
, apprend que ce village a été détruit par une catastrophe
à-peu-près semblable à la dernière , et qu'il a été reconstruit
peu-à-peu , et sur-tout depuis cent ans , sur les ruines de l'ancien.
On ne peut guère conclure du passé au présent dans des
événemens aussi peu susceptibles d'être soumis au calcul ;
mais il me paroît que si l'on pouvoit hasarder à ce sujet quelques
conjectures , il faudroit beaucoup plus d'un siècle pour
opérer ce ramollissement.
Je crois que la chute des débris de l'avalanche , est pour
les temps présens , beaucoup moins à craindre que celle de
quelques parties de la montagne , qui n'ont point été déplacées.
Toute la bande verticale de grès qui forme la lisière.
(1 ) Der Bergfall bey Goldau von J. H. Meyer.
Qqa
612. MERCURE DE FRANCE ,
orientale de l'éboulement doit tomber : on y voit des prin
cipes de destruction très-avancés , et précisément semblables à
ceux qui ont produit le dernier écroulement.
Un mois s'est écoulé depuis cette catastrophe ; il est tombé
beaucoup de pluie dans cet intervalle ; le Ruffiberg retentit
tous les jours des explosions des rochers que l'on fait sauter
avec de la poudre , pour pratiquer des chemins au travers
de l'avalanche , et il n'y a point eu de déplacement notable
dans ses débris : quelques pierres suspendues çà et là entre des
blocs d'argile ramollie , ont pris une assiette plus fixe ; mais
elles n'ont fait que très-peu de chemin , et il n'y a point eu
de mouvement dans le bois que l'on croit prêt à glisser .
L'écroulement dans les parties parallèles et inférieures à ce
bois , devient pierreux ou composé de gros blocs de pouding
, entremêlés , sur-tout dans ses bords , d'argile ramollie;
il se verse par sa lisière occidentale dans un escarpement de
poudingue (1) placé au - dessous du sillon principal. Il se
forme ainsi deux torrens pierreux , qui après avoir descendu
parallèlement , l'un au-dessous de l'autre , vers le sud-sest , et
avoir détruit les hameaux du Spitz-buhl , d'Ober-Rothen et
d'Under-Rothen situés sur la pente dc la montagne , se réunissent
à son pied , traversent la vallée d'Arth , large ici de
demi- lieue , et couvrent en s'y étendant, les trois quarts de
sa longueur dans l'espace d'une lieue : ils vont d'une part s'entasser
au pied du mont Rigi, qui leur est opposé , et de
l'autre tomber dans le lac de Lowertz dont ils ont reculé le bord
occidental. L'encombrement qu'ils y ont fait , varie beaucoup
suivant les lieux , mais il ne m'a pas paru s'étendre à sa surface
au-delà de cinquante-toises .
On voit sur le Ruffiberg , tout le long de la lisière occidentale
de l'avalanche quelques maisons éparses , qui ont échappé,
comme par miracle, à la destruction. Les maisons , hors une
seule de Spitzbulh , n'ont point été abandonnées depuis la
catastrophe , malgré l'injonction du gouvernement : leurs
habitans y vivent avec le reste de leurs troupeaux , dans une
parfaite sécurité.
L'avalanche , en recouvrant les trois quarts du fond de la
vallée d'Arth , sur une longueur d'une lieue , une largeur de
demi- lieue, et en dépouillant cet espace de toute trace de
végétation , n'y a pas répandu ses débris d'une manière uniforme.
Les plus gros blocs de poudingue ont formé dans la
(1) Cel escarpement est forine par un grand rocher de poudingue , qui est
dans sa place originelle . Ses couches descendent vers le fond de la vallée
d'Arth , sous un angle de 25 degrés; elles sont disjointes entre leurs plans
etdivisées par de larges fentes verticales , très-rapprochées . Le tout paroît
prêt à crouler.
DECEMBRE 1806 . 613
directiondu courant de l'écroulement , une colline qui barre
la vallée dans toute sa largeur. Cette colline se bifurque à son
extrémité vers le Rigi ; et l'on estime que son sommet est à
deux cents pieds au-dessus de l'ancien niveau de la vallée.
Les rochers qui composent cette élévation , diminuent en
nombre et à mesure qu'ils s'éloignent de la ligne d'impulsion.
Les parties les plus basses de l'avalanche , sur-tout du
côté oriental , ne sont presque composées que d'argile et de
marne de différentes couleurs , jaune , grise , noire : elle a
une teinte noire dans la partie comblée du lac de Lowertz et
dans son voisinage , parce que le sol naturellement tourbeux
en cet endroit, a été sillonné et soulevé par les blocs de
rochers qui s'y sont enfoncés.
Laplupart des ruisseaux qui descendent du Rigi et du
Riffiberg dans la vallée d'Arth , se rendoient dans le lac de
Lowertz avant l'écroulement ; mais ils ont été arrêtés par
ses débris , et se sont perdus dans leurs interstices : ils ont
reflué par dessus les terres éboulées , et y ont formé çà et là
des étangs. On travaille à leur donner l'écoulement , sur-tout
du côté du lac de Lowertz , qui se vide par son extrémité
orientale dans le lac de Lucerne. Le lac de Zug n'y communique
pas ; il se vide du côté de la ville de Zug dans une
direction et une pente presque contraire à celle du lac de
Lowertz.
On a craint d'abord que ces ruisseaux perdusne dirigeassent
leurs eaux du côté d'Arth et deZug , ou dans une direction
opposée à leur ancienne pente , et qu'ils n'inondassent ces
contrées ; mais rien jusqu'à présent n'a justifié ces craintes.
Le lac de Zug n'a point changé de niveau. La Seven , ruisseau
qui vide le lac de Lowertz , ne contient ni plus ni
moins d'eau qu'avant l'écroulement , et les étangs n'ont pas
augmenté sensiblement , quoiqu'il soit tombé beaucoup de
pluie.
Arth , situé à l'extrémité occidentale de la vallée , n'a point
souffert , et l'on compte encore , après avoir traversé ce village
, vingt minutes de marche , dans la longueur et le fond
de la vallée , pour atteindre le sol dévasté.
Le premier village détruit entre Arth et Lowertz , est
Goldau; ensuite se trouvoit le hameau d'Hueloch , puis le
village de Bussingen , qui ont été entièrement enfouis; et
enfin, à l'extrémité orientale de la vallée , le village de
Lowertz qui a perdu plus des deux tiers de ses bâtimens.
Goldau est enfoui à plus de cent pieds de profondeur , audessous
de la colline que l'avalanche a formée , et rien ne
rappelle qu'il ait pu exister dans cette place : ses habitans
3
614 MERCURE DE FRANCE ,
écrasés par d'énormes rochers , y ont terminé leur vie
en un instant. Mais Lowertz , qui n'a pas été détruit en
totalité , et qui n'a reçu en grande partie que de l'argile ramollie,
sur les limites de l'avalanche, présente un spectacle
beaucoup plus triste . L'espace que ce village occupoit et tout
son voisinage , offre l'image d'une mer agitée ou d'un glacier
fendu et crevassé dans tous ses points; mais cette mer est de
boue , et l'on en voit sortir , çà et là , dans toutes les directions
, les poutres des maisons brisées , les branches et les racines
des arbres renversés : on y respire une odeur cadavéreuse ;
l'on voit le reste de ses habitans , avec un air tantôt triste
tantôt égaré , occupés à chercher , à garder les débris qui
peuvent avoir échappé à cette espèce de naufrage. C'est là
qu'il est à craindre que plusieurs habitans n'aient trouvé la
mort après avoir respiré long-temps sous des décombres :
c'est aussi là que vingt-quatre heures après l'éboulement , on
a déterré une femme et un enfant qui sont aujourd'hui pleins
de vie. On ne m'a parlé que de cinq ou six individus qui ,
après avoir été atteints par l'avalanche , ont échappé à la destruction;
mais on en compte environ deux cents , qui , par
leur absence ou leur dispersion , ont évité la mort. Je tiens
cette dernière information de M. Zay , trésorier à Arth , qui
est très au fait de l'état passé et présent de la contrée.
J'ai passé deux jours dans ces lieux dévastés , et je les ai
traversés dans plusieurs sens. Je m'étois préparé à entendre
les sollicitations des malheureux qui avoient bien des titres
pour rechercher auprès d'un étranger quelque soulagement à
leur misère. J'ai été trompé dans cette attente. Aucun d'eux ne
m'ademandé la charité ; et ce n'est que sur des interrogations
qu'ils ont raconté leurs malheurs.
L'écroulement n'a pas borné ses ravages à la vallée d'Arth ;
il a produit , en se précipitant dans le lac de Lowertz , une
vague énorme qui est parvenue à cinquante pieds de haut , et
qui a inondé le rivage : elle a laissé les traces de son élévation
sur les arbres qui ombragent le rocher pyramidal de
l'île de Schwanau ( 1 ). L'hermitage et la maison qui s'y trou-
(1) Ce rocher est composé d'une pierre calcaire dure, dépourvue de
corps organisés , grise à l'extérieur , et bleue à l'intérieur . Elle a un grain
salin, et paroft ê re d'une formation très-ancienne. Ele communique
sous l'eau avec un promontoire voisin , qui fait partie de la montagne
contigue au mont Rigi. La richesse de la végétation ne permet pas de
voir le mode de jonction de ces deux montagnes .
La réunion du Ruffiberg avec le Scwytzer hacken, qui est aussi cal ,
caire que de l'autre côté du lac , n'est pas plus sensible ; mais il me paroît
DECEMBRE 1806. 615
vent ont été entièrement submergés et sont devenus inhabitables
. Cette vague n'est cependant point parvenue au sommet
de l'île ; elle n'a cependant point atteint la tour de l'ancien
château de Schwanau , dont la masure subsiste comme auparavant
, au milieu des arbres qui l'environnent ; ceux de la
petite île beaucoup plus basse, qui est voisine de la précédente
, ont tous été déracinés ou renversés ; mais ces deux
jolis sites pourront reprendre en peu de temps leur premier
aspect.
La vague s'étoit chargée à son origine près de Lowertz ,
de la charpente des bâtimens de ce village ; elle a lancé ces
débris , une lieue plus loin , à l'autre extrémité du lac , contre
les maisons de Séven , où elle s'est élevée à la hauteur de douze
pieds . Deux d'entr'elles ont croulé. Toutes les autres restent
sillonnées des traces de son passage. Elle n'y a pas séjourné
un quart-d'heure. Les habitans , hors un vieillard malade et
oublié dans son lit, ont eu le temps de s'échapper , en se réfugiant
sur des lieux élevés ou dans les étages supérieurs de
leurs habitations .
Notre compatriote Dololme , célèbre par son ouvrage sur
la constitution d'Angleterre , est mort à Séven , six semaines
avant cet événement , dans l'une des maisons qui viennent
d'être renversées.
Ce village est le terme le plus reculé desravages causés par
l'éboulement de Ruffiberg, Je donnerai ici leur tableau sommaire:
il m'a eté communiqué , un mois après la catastrophe ,
par M. Schouler , landamann à Schwytz ,seulement comme
une approximation , qui dans la suite pourra devenir plus
exacte, mais qui cependant est plus juste que les évaluations
qui l'ont précédé.
٤
484 personnes mortes ; 170 vaches et chevaux morts ; 103
chèvres et moutons morts ; 87 prés entièrement détruits';
60 prés endommagés ; 97 maisons entièrement détruites ;
8maisons endommagées et inhabitables ; 166 chalets , granges ,
ou étables entièrement détruits; 19 chalets , granges ou étables
endommagés.
Le dommage total est évalué pour le moins à 1,173,479 fl .
de Schwytz , qui font environ deux millions huit cent seize
mille francs de France .
Les cantons voisins ont montré leur dévouement dans cette
circonstance , en offrant et fournissant autant d'hommes que
probable que le poudingue repose sur la pierre calcaire ; soit à cause de
l'ancienne formation de cette dernière , soit parce qu'on n'en voit aucune
trace , ni sur le poudingue du Ruffibeg , ni sur celui duRigi.
616 MERCURE DE FRANCE ,
les besoins de la contrée peuvent exiger , pour écouler les
eaux et établir des chemins au travers des écroulemens. Deux
cent cinquante ouvriers y travaillent avec ardeur. Ces soulagemens
ne suffisent point; il faut d'autres sacrifices aux malheureux
qui ont survécu à la perte totale de leurs familles et
de leurs biens. Mais ce peuple si connu , si distingué dans tous
les temps , par son industrie , par la pureté de ses moeurs et
l'élévation de son caractère , ne manque pas de recommandations
pour obtenir , non-seulement en Suisse , mais encore
dans les pays limitrophes , les secours pressans dont il abesoin.
THEODORE DE SAUSSURE.
A
VARIÉTÉS,
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Tamerlan est toujours sur les affiches de l'Académie impériale
de Musique. On doit donner , en même temps que la
reprise de cet opéra , un opéra nouveau , dont la musique
est, dit-on , de M. Spontini , et dans lequel Mme Ferrière
doit jouer le principal rôle.
- Le nouvel opéra comique , intitulé Koulouf, ou les Chi
nois , a obtenu un grand succès jeudi dernier. C'est une imi
tation du Dormeur éveillé , des Incommodités de la Grandeur
, etc. Les paroles sont de M. Guilbert-Pixérécourt , auquel
les théâtres des Boulevards duivent plusieurs mélodrames,;
la musique est de M. Dalayrac.
- On annonce le début prochain de Mme Barilli sur le
théâtre de l'Opéra-Bouffon. Cette cantatrice , qui a une voix
facile et agréable , a déjà obtenu de grands succès dans les
concerts donnés sur le même théâtre.
-M. Chénier , de l'Institut , a ouvert , lundi dernier , son
cours de Littérature française, à l'Athénée de Paris. Le discours
qu'il a prononcé à cette occasion , est l'analyse du plan qu'il
doit suivre. Si , comme on l'annonce , ce discours est imprimé
, nous en rendrons compte.
-
تسو
On a repris les travaux de la Salle de l'Odéon.
-S. Exc. le ministre de l'intérieur vient d'établir, à l'école
impériale vétérinaire d'Alfort , une chaire d'économie rurale
théorique et pratique. M, Ivart , l'un des agronomes les plus
éclairés de l'Empire français , et cultivateur d'un domaine
voisin de l'Ecole , est chargé de cet enseignement ; il donne des
DECEMBRE 1806 .
۱
617
A
leçons théoriques dans l'Ecole, et celles de pratique sur son
exploitation même. La Société d'Encouragement pour l'industrie
nationale a apprécié ce bienfait du gouvernement; elle
a senti que cet établissement si desiré pouvoit enfin répandre
la véritable instruction agricole dans les départemens où cette
instruction même est le moins connue , et fournir aux propriétaires
des régisseurs capables de diriger leurs domaines
d'une manière digne de servir d'exemple. Cet établissement
étant particulièrement destiné à la classe des cultivateurs aisés
qui seuls peuvent mettre l'instruction à profit, le gouvernement
n'a pas cru devoir se charger de l'entretien des élèves ;
mais le prix de la pension est très-modique , puisqu'il ne
s'élève qu'a 27 fr. 80 cent. par mois , ou 333 fr. 60 cent. par
an. Les élèves sont défrayés de tout à l'Ecole; ils n'ont qu'à
pourvoir à leur habillement , qui doit toujours être de la plus
grande simplicité. La Société d'Encouragement a décidé qu'elle
se chargeroit de faire les fonds nécessaires pour la pension de
six élèves à l'Ecole. Elle a en conséquence invité les agronomes
les plus éclairés des départemens de la Charente- Intérieure ,
du Cher, du Morbihan, du Pas-de-Calais , de Seine- et-Marne
et de la Somme, à choisir des hommes assez jeunes pour pouvoir
profiter de cet enseignement, qui soient fils de fermiers
au de propriétaires , aient satisfait aux lois de la conscription,
et sachent bien lire et bien écrire ; ils doivent déjà avoir une
teinture de la culture des terres , et se consacrer entièrement
par la suite à cette profession. Les élèves envoyés pour le cours
d'économie rurale pourront aussi profiter, en même temps,
de l'instruction vétérinaire qui se donne gratuitement à
l'Ecole d'Alfort ; ils obtiendront des récompenses suivant le
degré d'intelligence et de zèle qu'ils auront montrés dans leurs
travaux , et un brevet d'agriculteur , d'après les examens qui
seront faits à la fin du cours , sur leur capacité et sur leur instruction.
-
Un premier transport , d'environ go tableaux , choisis
dans la belle galerie du duc de Brunswick à Salzthal , est en
route pour Paris : un second doit le suivre incessamment. On
s'occupe aussi à faire un choix parmi les estampes rares , les
médailles , les pierres gravées , et les manuscrits qui faisoient
l'ornement de la belle bibliothèque de Wolfenbuttel , qui
renferme entr'autres un assez grand nombre de pièces parțiculières
relatives à l'histoire de France.
Le Quadrige de la porte de Brandebourg , à Berlin ,
en a été enlevé par les soins de M. Denon , directeur du
Musée Napoléon; ce monument est parti , le 30 novembre ,
pour la France, avec plusieurs autres objets d'art recueillis
enPrusse,
618 MERCURE DE FRANCE ,
- M. Hultz , astronome prussien , demeurant à Francfortsur-
l'Oder , pense que le soleil éprouve dans ce moment une
grande révolution. Il fonde cette conjecture sur un groupe
de taches nouvelles qu'il vient de découvrir à sa surface , et
qui , suivant lui , occupent un quinzième de son diamètre.
M. Renou , peintre et secrétaire de l'ancienne Académie
de peinture , vient de mourir à Paris , à l'âge de 76 ans.
-Après quinze années d'interruption , l'Académie de
Besançon a ouvert ses séances , le6 de ce mois , sous la présidence
de M. Jean-Debry , préfet du département du Doubs.
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
On a approuvé lundi dernier à l'Institut , avec éloge , le
pyreotophore inventé par MM. Niepce: c'est une découverte
précieuse d'un nouveau principe moteur dans la nature , par
la raréfaction de l'air. Quelques grains d'une matière combustible
qui , allumée , arrive sous le récipient , en dilate l'air , et
fait une explosion capable de produire un effet prodigieux.
Lamanière de renouveler l'air exigeoit une combinaison ingénieuse
des parties de la machine. Un bateau de neuf quintaux
ne dépensoit que 120 grains par minute , pour produire douze
pulsations , et remonter la Saône à Lyon. DE LALANDE.
MODES du 15 décembre.
Les capotes les plus distinguées sont de velours bleu de ciel ou rose ,
à passe bien longue , tant soit peu arrondie sur les côtés , et à fond
bien plat ; doublure et rebords de satin blanc .
On fait anssi des toques rose en velours , et des capotes fond blanc
en satin cannelé , avec des agrémens de velours rose ou d'une nuance
moins vive que le ponceau. Les toques se posent de façon à laisser
voir d'un côté une touffe d'anneaux .
PARIS , vendredi 19 décembre .
D'après une circulaire de M. le conseiller d'Etat directeur-
général de la conscription militaire , les tableaux relatifs
àlaconscription de 1807 doivent être terminés avant la fin de
ce mois dans tous les départememens de l'Empire.
M. de la Rochefoucauld , ci-devant ambassadeur de
France à Vienne , est passé le 10 de ce mois à Francfort , revenant
de Berlin et se rendant à Mayence.
- MM. d'Ahremberg , Colchen et François ( de Neufchâteau
), députés par le sénat-conservateur aupres de S. M. I. ,
sont de retour à Paris .
M. Ræderer fils vient d'être nommé par le roi de Naples ,
administrateur des contributions directes de ce royaume.
DECEMBRE 1806. 619
Hier S. A. Em. Mgr. le cardinal Fesch a fait la cérémonie
de l'ouverture et de la bénédiction de l'église des
Dames du Refuge , dites de Saint-Michel , rue du faubourg
Saint-Jacques , ancienne maison de la Visitation. S. A. I.
Madame , mère de S. M. , proiectrice de l'établissement , a
assisté à cette cérémonie. M. l'abbé de Boulogne a prêché ,
après la messe , son sermon sur la morale chrétienne.
-Le 6 de ce mois , le corsaire français le Chasseur ,
capitaine Pierre Calliez , a pris et conduit au Texel , le navire
anglais the Dove , du port de 250 tonneaux , venant de Pétersbourg
, avec un chargement de chanvres et fers. Le corsaire
le Voltigeur , capitaine Fournentin , a pris et conduit à Dunkerque,
le 12 , le navire anglais le Jupiter, du port de 180 tonneaux
, chargé de salaisons destinées pour Gibraltar. Le brick
de guerre anglais Adder , de seize canons de 18 , capitaine
Shuldham , parti de Torbay le 6 de ce mois , a fait côte le 9,
près d'Abrevack : l'équipage , composé de 50 hommes , a été
fait prisonnier de guerre ; et des mesures sont prises pour
relever ce bâtiment , dont on a déjà sauvé l'artillerie.
(Moniteur. )
-Le 14 octobre 1758, Frédéric II fnt attaqué et battu près
de Hochkirchen. Le même jour il perdit sa soeur la margrave
de Bayreuth , qu'il aimoit tendrement. Il avoit coutume de
dire depuis : Le 14 octobre est un jour malheureux pourmoi.
Il ne prévoyoit pas alors le sort qu'éprouveroit son petitneveu
, le 14 octobre L806 .
- Il est parti de Metz , le 8 décembre , un nouveau convoi
de prisonniers prussiens , polonais d'origine , au nombre
de 900 à 100o hommes , qui vont renforcer la première
légion du nord de Pologne. Ils sont conduits par le capitaine
Gabrinski.
-On assure que l'assemblée des Juifs vient d'arrêter un
règlementen 27 articles pour l'organisation du culte hébraïque.
Suivant ce projet , il y auroit une synagogue consistoriale
dans chaque département renfermant 2000 individus de la
religion juive. Un grand rabbin seroit élu par synagogue
consistoriale : son traitement seroit de 3000 fr. , etc. etc.
Un avis du conseil d'Etat , approuvé par S. M., est de la
teneur suivante :
« Le conseil d'Etat qui ', d'après le renvoi ordonné par
S. M. , a entendu le rapport de la section de législation sur
celui du ministre des cultes, tendant à savoir si les ecclé
620 MERCURE DE FRANCE ,
siastiques desservant des cures ou des succursales , peuvent
réclamer l'application de l'article 427 du Code civil , est
d'avis que la dispense accordée , par cet article , à tout citoyen
exerçantune fonction publique dans un département autre que
celui où la tutelle s'établit , est applicable, non-seulement aux
ecclésiastiques desservant des cures ou des succursales , mais à
toutes personnes exerçant , pour les cultes , des fonctions qui
exigent résidence , dans lesquelles elles sont agréées par S. M. ,
et pour lesquelles elles prêtent serment. >>
XXXVII Bulletin de LA GRANDE-ARMÉE.
Posen , le a décembre 1806.
Voici la capitulation du fort de Czentoschau. Six cents
hommes qui en formoient la garnison , trente bouches à feu ,
des magasins , sont tombés en notre pouvoir. Il y a un trésor
formé de beaucoup d'objets précieux , que la dévotion des
Polonais avoit offerts à une image de la Vierge , qui est regardée
comme la patrone de la Pologne. Ce trésor avoit été mis
sous le séquestre , mais l'EMPEREUR a ordonné qu'il fût rendu.
La partie de l'armée qui est à Varsovie continue à être satisfaite
de l'esprit qui anime cette grande capitale .
La ville de Posen a donné aujourd'hui un bal à l'EMPEREUR.
S. M. y a passé une heure.
Il y a eu aujourd'hui un Te Deum pour l'anniversaire du
couronnement de l'Empereur . ( Suivent les articles de la capitulation
de Czentoschau ) .
XXXV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE. ( 1 )
Posen , le 28 novembre 1806.
L'EMPEREUR est parti de Berlin le 25 , à deux heures du
matin, et est arrivé à Custrin le même jour , à dix heures du
matin. Il est arrivé à Meseritz le 26 , et à Posen le 27 , à dix
heures du soir. Le lendemain , S. M. a reçu les différens ordres
des Polonais. Le maréchal du palais, Duroc , a été jusqu'à
Osterode , où il a vu le roi de Prusse , qui lui a déclaréqu'une
partie de ses Etats étoit occupée par les Russes , et qu'il étoit
entièrement dans leur dépendance ; qu'en conséquence il ne
pouvoit ratifier la suspension d'armes qu'avoient conclue ses
plénipotentiaires , parce qu'il ne pourroit pas en exécuter les
stipulations . S. M. se rendoit à Koenigsberg.
(1 ) Le lecteur , pour remplir la lacune qu'il va trouver entre le
35 bulletin ici placé , et le 38º qui va suivre , voudra bien se reporter
àla note qui accompagnoit le 36 bulletin , inséré dans le Mercure
du 13 de ce mois .
DECEMBRE 1806. 621
(
Le grand-ducde Berg , avec une partie de sa réserve de cavalerie
, et les, corps des maréchaux Davoust , Lanneset Augereau
, est entré à Varsovie. Le général russe Benigsen , qui
avoit occupé la ville avant l'approche des Français , l'a évacuée
, apprenant que l'armée française venoit à lui , et vouloit
tenter un engagement.
Le prince Jérôme , avec le corps des Bavarois , se trouve à
Kalitsch. Tout le reste de l'armée est arrivé à Posen , ou en
marche par différentes directions pour s'y rendre. Le maréchal
Mortier marche sur Anklam , Rostock , et la Pomeranie suédoise
, après avoir pris possession des villes anséatiques.
La reddition d'Hameln a été accompagnée d'événemens
assez étranges. Outre la garnison destinée à la défense de cette
place , quelques bataillons prussiens paroissent s'y être réfugiés
après la bataille du 14. L'anarchie régnoit dans cette
nombreuse garnison. Les officiers étoient insubordonnés
contre les généraux , et les soldats contre les officiers. A peine
la capitulation étoit-elle signée , que le général Savary reçut
la lettre ci-jointe , n°. I , du général Von Schæler; il lui
répondit par la lettre , n°. II. Pendant ce temps la garnison
étoit insurgée , et le premier acte de la sédition fut de courir
aux magasins d'eaux-de-vie , de les enfoncer, et d'en boire
outre mesure. Bientôt , animés par ces boissons spiritueuses ,
on se fusilla dans les rues , soldats contre soldats , soldats
contre ofticiers , soldats contre bourgeois; le désordre étoit
extrême. Le général Von Schæler envoya courrier sur courrier
au général Savary , pour le prier de venir prendre possession
de la place avant le moment fixé pour sa remise. Le
général Savary accourut aussitôt , entra dans la ville à travers
une grêle de balles , fit filer tous les soldats de la garnison par
une porte , et les parqua dans une prairie. Il assembla ensuite
les officiers , leur fit connoître que ce qui arrivoit étoit
uneffet de la mauvaise discipline, leur fit signer leur cartel,
et rétablit l'ordre dans la ville. On croit que dans le tumulte
il y a eu plusieurs bourgeois de tués .
Monsieur le général ,
N°. I.
Àpeine la nouvelle de la reddition de la place s'est-elle
répandue ici , qu'un mécontentement universel , et même un
esprit de révolte s'est manifesté parmi les officiers et dans
toute la garnison. Je fais mon possible pour tranquilliser les
esprits , et j'espère d'y parvenir; mais je vous supplie , mon-
'sieur le général , d'ajouter aux articles dont nous étions convenus
, les deux suivans, et de me les envoyer par le porteur
622 MERCURE DE FRANCE ,
avant l'occupation de la porte et des forts: 1 °. Pour le simple
soldat , la permission de retourner à ses foyers ; 2°. pour les
officiers, l'assurance de leur existence future, en leur assignant
le paiement de leur solde sur les caisses des provinces occupées
par les troupes françaises , pour que je me trouve dans la
possibilité de remplir scrupuleusement la capitulation que j'ai
signée. Je vous proteste , monsieur le général , que cette mesure
de précaution est absolument nécessaire ; et je serois au désespoir
si vous me supposiez d'autres motifs que ceux que je viens
d'alléguer. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite considération
, monsieur le général , votre très-humble et trèsobéissant
serviteur , Signé DE SCHOELER.
Hameln , le 21 novembre 1806.
N°. II.
Oldendorf, le 21 novembre 1806.
A M. le général Schæler , commandant la garnison
d' Hameln.
Monsieur le général ,
Je ne suis point accoutumé à céder aux mouvemens de sédition
et de révolte. J'ai parcouru toute la révolution de mon
pays , et je sais comment on les apaise. Il ne sera rien
changé à la capitulation d'Hameln : je n'en ai plus le droit ,
puisqu'elle est annoncée officiellement à l'EMPEREUR luimême.
Depuis quand une troupe indisciplinée auroit-elle
acquis le droit de faire ajouter à une capitulation des articles
qui ne concerneroient que des intérêts particuliers ou purement
mercantiles ? Je vous le répète , Monsieur , la capitulation
sera maintenue dans tout son contenu. Demain mes
troupes se présenteront à neuf heures pour occuper les forts
et les portes; et je déclare que s'il leur est fait une insulte ou
un refus de les livrer , je regarderai cela comme une infraction
complète à la capitulation. J'ordonnerai aux troupes de
se retirer , et dès ce moment tout ce qui sera fait prisonnier
sera puni de mort , conformément à nos règlemens. Je rends
chaque officier prussien responsable du moindre accident. Sa.
fortune , sa liberté et sa vie m'en répondent. Et vous , monsieur
le général , que votre âge et vos longs services ont rendu
l'ennemi des mouvemens séditieux , je vous enjoins de me
désigner ceux des officiers les plus mutins , pour que je
puisse faire appesantir sur eux la vengeance que je me propose
de tirer d'une pareille conduite. Vous voudrez bien faire
assembler chez vous les vingt plus mauvaises têtes de chaque
régiment , leur expliquer le contenu de ma lettre , et leur
dire que si dans l'instant même tout ne rentre pas dans
DECEMBRE 1806 . 623
l'ordre , je les déclare chefs de bandes ; que quand il plaira
à la fortune de les mettre en mon pouvoir , je les ferai exécuter
sur-le-champ. Si la moindre insulte est commise envers
votre personne et celle des officiers-généraux et officiers supérieurs
, ils m'en feront raison.
Recevez , monsieur le général , l'assurance de ma haute
considération . Signé SAVARY.
ХХХVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Posen , le 3 décembre 1806.
Le prince Jérôme , commandant l'armée des alliés , après
avoir resserré le blocus de Glogau et fait construire des batteries
autour de cette place , se porta avec les divisions bavaroises
, Wrede et Deroi, du côté de Kalisch à la rencontre des
Russes , et laissa le général Vandamme et le corps wurtembergeois
continuer le siége de Glogau. Des mortiers et plusieurs
pièces de canon arrivèrent le 29 novembre. Ils furent sur-lechamp
mis en batterie , et après quelques heures de bombardement,
la place s'est rendue , et la capitulation suivante a été
signée.
Les troupes alliées du roi de Wurtemberg se sont bien
montrées. Deux mille cinq cents hommes , des magasins assez
considérables de biscuits, de blé , de poudre , près de 200
pièces de canon, sont les résultats de cette conquête importante
, sur-tout par la bonté de ses fortifications et par sa
situation . C'est la capitale de la Basse-Silésie.
Les Russes ayant refusé la bataille devant Varsovie , ont repassé
la Vistule. Le grand-duc de Berg l'a passée après eux ; il
s'est emparé du faubourg de Praga. Il les poursuit sur leBug.
L'EMPEREUR a donné en conséquence l'ordre au prince Jérôme
de marcher par sa droite sur Breslau , etde cerner cette place,
qui ne tardera pas de tomber en notre pouvoir. Les septplaces
de la Silésie seront successivement attaquées et bloquées. Vu
le moral des troupes qui s'y trouvent, aucune ne fait présumer
une longue résistance.
Le petit fort de Culmbach, nommé Plassenbourg , avoit
été bloqué par un bataillon bavarois : muni de vivres pour
plusieurs mois , il n'y avoit pas de raison pour qu'il se rendit.
L'EMPEREUR a fait préparer à Cronach et à Forcheim des
pièces d'artillerie pour battre ce fort et l'obliger à se rendre.
Le 24 novembre , vingt-deux pièces étoient en batterie ; се
qui a décidé le commandant à livrer la place. M. de Becker ,
colonel du 6º régiment d'infanterie de ligne bavarois , et commandant
le blocus , a montré de l'activité et du savoir-faire
dans cette circonstance.
L'anniversaire de la bataille d'Austerlitz et du couronne624
MERCURE DE FRANCE ,
ment de l'EMPEREUR , a été célébré à Varsovie avec le plus
grand enthousiame. ( Suivent les articles de la capitulation
deGlogue et de celle de Plustembourg ) .
XXXIX BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Poseu , le 7 décembre 1806.
Le général Savary , après avoir pris possession d'Hameln ,
s'est porté surNienbourg. Le gouverneur faisoitdes difficultés
pour capituler. Le général Savary entra dans la place , et
après quelques pourparlers , il conclut la capitulation cijointe.
Un courrier vient d'arriver , apportant la nouvelle à l'Em-
PEREUR que les Russes ont déclaré la guerre à la Porte , que
Choczin et Bender sont cernés par leurs troupes , qu'ils ont
passé à l'improviste le Dniester , et poussé jusqu'à Jassy. C'est
legénéral Michelson qui commande l'armée russe enValachie.
L'armée russe , commandée par le général Benigsen , a
évacué laVistule, et paroît décidée à s'enfoncer dans les terresa
Le maréchal Davoust a passé la Vistule , et a établi son
quartier-général en avant de Praga ; ses avant-postes sont sur
leBug. Le grand-duc de Berg est toujours à Varsovie
L'EMPER UR a toujours son quartier-général à Posen.
( Suivent les articles de la capitulation de Nienbourg. )
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
هب
DU SAMEDI 13. -C p. olo c J. du 22 sept. 1086 , 74f 45c 5.00 600
700. 75c oof ooc ooc ooc . oof, o co c oof ooc oo
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 71f. 500 700 oo ooc
Act. de la Banque de Fr. 1236f. 25c oooof oooof ooc .
DU LUNDI 15. -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 74f goc 75f 756
10c. 75f ooc ooc oof ooc. ooc 000 000 000.000 000 000 000.000
'Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.72f. 100 0ос. оос . ос
Act. de la Banque de Fr. 1242f 5e. oooof. oo of oo of. ooc
DU MARDI 16. — Ср . 0/0 с . J, du 22 sept. 1806 , 75f 10c. 250. 150
100.150 200 250 200 250 300 250. 300 250 200 150 oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 72f. 300. ooc oof ooc ooc . ০০০ ০০১ ০০০
Act. de la Banque de Fr. 1248f 75c 1246f 25c. 1248f. 75c o0of
DU MERCREDI 17. - Ср.оос. J. du 22 sept. 1806 , 75f. 50c 400 500
2- oof coc . oof ouc ooc doc.doc of ooc . ooc. ooc oof.
'Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof Doc. oof. noc noc o00000
Act. de la Banque de Fr. 1250f 1248f 750 1247f50c-1250f.
DU JEUDI 1S.-Cp. ooc. J. du 22 sept. 1506. 75f 75c 60c 75c 80c gre
76f 76f 100 000 OOC oof oof ooc ooc O COOCO COOC BOC OOC DOC DOC 000
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.72f7 c oof. one one on oof ooc
Act. de laBanque de Fr. 125of. oooof. ooc one oooof ooo oof oooof
DU VENDREDI 19. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept . 1806 , 76f 75f góc 750
70c 6oc. 75f 700 750 800 750 707 coof oof oof one ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.73 72 750 oof coc Loc
Act. de la Banque de Fr. 1248f 750 cocof oo. copof. 0000 000
5
SEINE
( No. CCLXXXIV. )
(SAMEDI 27 DÉCEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DET
DE
LA
cen
BEAUTÉ ET LAIDEUR.
me BEAUTÉ plaît par sa tendre indulgence ;
Son coeur aimant craindroit de soupçonner
De noirs complots , d'infernale vengeance.
D'un trait malin vient-on l'empoisonner,
Fille du ciel , elle aime à pardonner .
Mais la Laideur n'est qu'envie et que rage;
Tout l'envenime , et tout lui fait ombrage.
La voyez-vous mordre , brouiller, trahir?
Le nom d'Amour est pour elle un outrage :
Son coeur affreux a besoin de haïr .
Par M. LE BRUN, de l'Institut.
LES ILLUSIONS POÉTIQUES ( 1 ) .
En conscience il est assez plaisant
De voir, au gré du charme qui l'abuse ,
Chaque rimeur se créer une Muse ,
L'interroger , et , d'un ton complaisant ,
Dès qu'au libraire il peut fournir un tome,
S'émerveillant d'avoir fait tout cela ,
En rendre grace à ce brillant fantôme ,
Et lai parler comme s'il étoit là .
Avec sa Muse, Homère aussi parla ,
Et sur sa trace on vit marcher Virgile;
D'autres encore ont pu suivre à la file .
Oui; mais pour vous, mes amis , halte-là :
Σ
:
(1) Extrait des derniers volumes de la Correspondance Littéraire de
M. de La Harpe. Ces volumes sont maintenant sus presse , et paroîtront
incessamment .
Rr2
626 MERCURE DE FRANCE ,
1
Vous êtes seuls , il faut changer de style:
Ledialogue ici n'est plus utile;
Et cette Muse , objet de nos débats ,
Assurément ne vous répondra pas.
Ne croyez point que la noire satire
Ait surmaplume épanché son venin ,
Ni que l'accès d'un esprit trop chagrin
M'ait pu dicter ce que j'ose vous dire:
Dans ce tableau je n'ai fait que décrire
Et mon histoire et mes propres travers.
Lediable aussi m'a fait faire des vers ,
Et jusqu'au bout je poussai le délire :
Avec orgueil j'appris à l'univers
Qu'au mont sacré j'avois aussi ma Muse ;
La déité fut alors mon excuse ,
Et tous mes torts par elle étoient couverts.
Du moins, hélas , je crus qu'ils devoient l'être!
Dans mon erreur j'étois de bonne foi;
Et si quelqu'un osoit s'en prendre à moi,
Que voulez-vous ? Je n'en suis pas le maître ,
Lui répondrai-je , un Dieu me fait laloi,
Etpour rimer sans doute il me fit naître.
D'après ce,texte, on peut, sans m'outrager,
Me soupçonner de plus d'une sottise :
Je m'en accuse ; et ce trait de franchise
Prouve qu'enfinj'ai su me corriger.
Presqu'au berceau, ma candide innocence
Balbutioit ces petits vers benins ,
Dont les mamans, les oncles, les parrains,
Par des bonbons attestent l'excellence.
Je vis bientôt mes vers adolescens ,
Dans le Mercure occuper une place;
Soigneusement j'y nettois pour préface:-
ParMonsieur tel , ágéde quatorze ans.
Il me souvient que je la mis long-temps ,
Etqu'assez vieux, j'obtenois encor grace
Pour mon enfance , aux yeux des bonnes gens.
Lors, dans le monde où je fis mon entrée ,
Par mes amis j'étois déjà cité;
Les à-propos de la société
Tiroient déjà de ma verve égarée
Maint im-promptu la veille médité,
Quidans un cercle avec art récité
Brille un quart-d'heure et meurt dans la soirée.
0mes amis , c'est ce qui m'a perdu!
Ungraind'encens me fit toouurrnneerr llaa tête:
Je me piquai de l'honneur prétendu
D'avoir sans cesse une épigramme prête,
Ettour-à- tour un léger madrigal,
L'un pour Cloris , l'autre contre un rival.
On toléra ma première folie ;
Mais je passai bientôt de la saillie
A la satire : un dangereux penchant
Ne me parutqu'un peu d'étourderie;
Je croyois rire , et je devins méchanta
DECEMBRE 1806.
• 637
1
Tel estle fruitd'une absurde chimère :
Dans l'art d'écrire écolier téméraire ,
Et de moi-même en secret enivré,
Je me croyois par ina Muse inspiré ;
Etde ses dons heureux dépositaire,
Je les épands, je m'empresse, je crains:
De faireun vol à mes contemporains,
Qui de mes vers ne s'embarrassent guère .
Oa
4 5
T
Eh bien, messieurs, ce fidè'e portrait,
aje mee peins sans beaticoup d'indulgence,
N'auroit- il point rappelé quelque trait
Qui vous convint ? ... Pardon, je suis discret ,
Etvous pouvez risquer la confidence;
Car, à-peu-près, je suis dans le secret,
Et je vous aidevine tous d'avance.
Ah,jele vois , trop de sévérité
Vous effarouche , et rend l'aveu pénible ?
« Quoi , direz- vous, il n'est donc plus possible;
› Lorsque l'amour, le loisir, la gaieté,
>> Vont répandant une agréable ivresse ,
› Dans un couplet , de chanter sa maîtresse,
>>Ni'de réduire aux bornes d'un quatrain
>> D'un mot plaisant le sens un pen malin?
Rassurez-vous on peut , dans une orgie ,
D'un peu d'ivresse égayer la raison ,
Le verre en main, prodiguer å
Ces petits riens où chacun se récrie ,
Et qu'à l'instant l'auteur lui-même oublie :
Là seulement vos vers sont de saison.
1
foison
>
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ce
44 J
EVO AA
Mais , de sang froid se proclamer poète,
S'exta ier sur ses productions ,
Et revêtir ses folles visions
Du nom pompeux d'influence secrète az mitent
Voilà l'excès queje dénonce ici.
Et, plût au ciel qu'unun r meur trop crédulé
D'un salutaire et juste ridicule
Ne ressentît que le trait adouci !
Voyez, de loin, s'accroître sur ses trappe
Les contes yains, les soupçons odieux ,
Et le mépris , moins tolerablele qu'eux,
Du bel esprit poétiques dis races.
Si, dans un cercle, lit li d'un ton soumis
Ces petits vers qu'il avoit tant promis ,
On l'interrompt au bruit d'une charade,
Etson orguel, trop souvent compromis
Reçoit d'un sot querque compliment fadep
De maint critique éprouve prouve laboutadeya
Et pour leplaindre iln'a n'ajamais
Bravant alors les affronts qu il essuie,
Il s'ecriera qu'il est persécuté.
d'amis
De nos auteurs c'est sur-tout lamanie :
Chacunveut l'être, et dans une élégie ...
Où lon gémitde sa célébrité,
107
00
:
Rrz
628 MERCURE DE FRANCE ,
1
Onvient apprendre à la postérité
Que le mérite est proscrit par l'envie ,
Et qu'on n'eut pas le droit d'être excepté,
Pareils travers n'ont point en vous fait naître
Du nom d'auteur la vaine ambition :
Si vous rimez , c'est sans prétention ;
Je vous l'accorde , et c'est beaucoup , peut-être.
Mais cet attrait d'un perfide plaisir
Ne rompt- il point, tandis qu'on fait une ode,
De nos devoirs ie frein trop incommode ?
Et ce robin , qu'un beau feu vient saisir,
Tournant un vers dans son noble loisir,
Descendra-t- il à la prose du Code ?
Etcette femme, empruntant de l'esprit,
Qui, tous les mois, dans les journaux s'affiche,
Daignera-t-elle , au prix d'un hémistiche ,
D'un soin vulgaire.... Ah , chut , j'en ai trop dit !
J'entends déjà maint rimeur qui s'escrime :
« De tous nos vers , il va nous faire un crime,
>> S'écrieront- ils, le trait est un peu vif.
>> Ce fier censeur, par un droit exclusif ,
>> Tout en rimant , nous interdit la rime. >>
Messieurs , de grace , écoutez mes raisons :
Pour qu'on l'entende , il faut qu'un homme sage
De la folie emprunte le langage,
Lorsqu'il se trouve aux Petites-Maisons.
<
t
Par M. DESPERROUX,
LA CONQUÊTE DE LA PRUSSE,
ODE.
LES Dieux n'exhalent point une menace vaine :
Le courroux de leur sein s'élance tout armé;
Et leur regard , plus prompt que la foudre inhumaine ,
Frappe l'orgueil qui dans sa haine
Refuse à leur autel l'encens accoutumé.
Que l'horrible Python, d'une haleine homicide,
Vienne inſecter la terre et le vallon sacré ,
L'oeil vengeur d'Apollon , qu'un feu céleste guide,
Devançant la flèche rapide ,
Signale le trépas de ce monstre abhorré.
Tel l'Achille français excite l'épouvante
Son regard irrité lance des traits de mort;
Il présage des rois la ruine sanglante;
Et sa parole foudroyante
De ses aigles vainqneurs a précédé l'essor
Où sont ces légions gardiennes de la Sprée ,
Qui croyoient du héros effrayer le réveil?..
Dans la Saxe , déjà, leur audace égarée ,
Trahissant l'amitié sacrée ,
Etaloit des combats le parjure appareil !
{
1
DECEMBRE 1806. 629
La France vit long-temps leur coupable délire
Dévouer ses guerriers aux horreurs du trépas ;
Leurs rêves insultans renverser son Empire ,
Et leur joie affreuse sourire
Au gouffre qui sembloit entr'ouvert sous ses pas .
Lahaine leur souffloit cette fureur sauvage ;
Un souvenir cruel irritoit leur orgueil ;
Ils brûloient de laver la honte de l'outrage
Que reçut leur brutale rage
Proposant à Lutèce , ou des fers , ou le deuil.
« Cède, ville superbe , ou soudain écroulées ,
>> Tes maisons par la flamme expieront tes refus;
>> Tes dômes, tes splendeurs aux pieds seront foulées ,
>> Et sur tes rives désolées
» L'étranger ébloui ne s'arrêtera plus.>>>
Imprudente fureur , qui de soudaines lances
Arma la France entière , et , soulevant ses flots ,
Eût à ces aggresseurs fait subir ses vengeances ,
Si, rougissant de leurs jactances,
Ils n'eussent du Grand-Peuple embrassé les drapeaux !
Long-temps ils ont chéri ce lien tutelaire ;
Quand Bellone lançoit autour d'eux ses hasards ,
L'égide du Français rendoit leur sort prospère.
Qu'a produit leur trame adultère ?
Que sont-ils devenus ces fiers enfans de Mars ?
Jena , dans ses champs , a vu frémir les ombres
Des guerriers qui peuploient leurs nombreux bataillons :
De leurs glaives brisés là gissent les décombres ;
Et là fume , aux cavernes sombres ,
Leur sang , qui d'un long fleuve a rougi les sillons.
Le vaincu s'est partout creusé des précipices;
Le courroux du Français est au loin assouvi;
La Vistule captive a vu ces Dieux propices ,
Dont les aigles triomphatrices
Tiennent de Frédéric tout l'Empire asservi.
Ogrand roi ! l'avenir, qui t'ouvroit ses ténèbres,
Quand, élevant la France au plus sublime rang,
Tuprésageois son lustre et ses héros célèbres,
T'annonça-t- il les temps funèbres
Quimenaçoient ton sceptre , et l'orgueil de ton sang ?
Levoyois-tu ce sceptre , ouvrage de ta gloire,
Que jadis redoutoient les plus fiers potentats ,
Echapper à ta race ; et , traître à ta mémoire ,
Au seul effort d'une victoire ,
Sous le fer d'un guerrier se briser en éclats ?
Console-toi : ton nom , qui triomphe des âges ,
Jamais de plus d'honneurs ne se vit entouré,
3
630 MERCURE DE FRANCE ,
Qu'alors que ce vainqueur, juge des grands courages,
Te payant de nobles hommages ,
Ceignit avec transport ton glaive révéré.
Sur ta tombe sacrée , écartant les profanes,
D'un saint enthousiasme il respira l'ardeur ;
Et ce coeur héroïque interrogea tes maues ,
DeBellone augustes organes ,
Sur un art dont są gloire a franchi la hauteur.
Vivans, l'estime auroit associé vos ames;
L'un de l'autre, aux combats , eût adm ré les coups;
L'honneur brûla toujours de généreuses flammes :
Les guerriers , sous ses oriflamines ,
Marchent d'un pas émule , et non d'un oeil jaloux.
Qui respire l'envie, à l'opprobre se vone
Dans la course superbe ou volent ses égaux,
Ungrand coeur applaudit , avec ivresse loue ,
Le char dont la rapide roue
Triomphant de la borne , éclipse ses rivaux.
NAPOLÉON est roi de la lice guerrière ;
Intrépide , il s'élance aux combats renai sans;
Leclairon sönne, il part, devorant la carrière,
Perdu dans les flots de poussière ,
Il a ravi lapalme, et mérité l'encens.
Où trouver son égal ? Prodiges de Bellone,
Chefs-d'oeuvre du génie, il a tout accompli.
Bientôt ce roi des rois rejetonsde son trône ,
Des arts qui tressent sa couronne ,
Régira l'univers par sa gloire ennobli.
ENIGME.
Un pied , de ma longueur
Est presque la mesure ;
Il l'est aussi de ma largeur :
Par M. B ....
Cependant du quarré je n'ai point la figure.
LOGOGRIPHE.
•AVEÇ six pieds , je suis un des meus les plus sains;
Avec trois, je deviens ce que cache une fille;
Avec cing, un garant de la foi des humains ;
Avec quatre , je cours à travers la Castille.
CHARADE.
QUATREpieds forment tout mon bien;
Mondernier vaut mon tout, et mon tout ne vaut rien.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Soupir.
1
L
Celui du Logogriphe est Mercure , où l'on trouve cure, mer, créme,
múre.
Celui de la Charade est Ver-tige.
Nota. Le mot du Logogriphe de l'avant-dernier numéro est Bucher.
DECEMBRE 1806. 631
RÉFLEXIONS sur l'ouvrage du Père Bouhours , intitulé : De la
Manière de bien Penserdans les Ouvrages d'esprit. Un vol.
in-12 : article faisant suite à l'extrait de l'Histoire de Pierre
d'Aubusson , du même auteur. (1)
LE Père Bouhours, dans cet ouvrage, semble avoir pris pour
modèle les Dialogues de Cicéron sur l'Orateur. La liberté de
la conversation permet de discuter à fond les questions litteraires
et oratoires; et ce cadre fait éviter la monotonie qui
se fait sentir dans les préceptes , quand ils sont rangés dans
un ordre trop méthodique. Une autre raison peut avoir engagé
le Père Bouhours à préférer cette manière à toute autre :
il obtenoit de grands succès dans la sociéte par son élocution
facile et polie; habitué aux applaudissemens que l'on donnoit
à ses discours , ne devoit-il pas présumer qu'on accorderoit
la même faveur à des entretiens dont il seroit l'auteur ? Ce
motif, qui décida peut-être Platon , Xénophon et Ciceron ,
renommés tous par leur éloquence dans la conversation , à
donner à leurs préceptes la forme du dialogue , a pu engager
le Père Bouhours à marcher sur les traces de ces grands
maîtres, dont il avoit étudié avec soin le génie et les écrits.
Mais cette espèce de talent a ses écueils. Les succès de société
habituent souvent à faire briller son esprit aux dépens du
bon sens et de la raison. Al'abri de quelques phrases sonores
et bien tournées , on peut fairepasser les plus grandes absurdités;
le cercle indulgent dont on est entouré ne cherchant
que le plaisir, est peu scrupuleux sur les moyens par lesquels
on le lui procure; et il arrive qu'un beau parleur devient un
mauvais écrivain, quand il veut mettre ses productions au
grand jour.
Le Père Bouhours , doué d'un esprit juste et solide, aa évité
une grande partie des écueils auxquels les applaudissemens
exagérés qu'il recevoit pouvoient l'entraîner. Cependant, il ne
s'est pas préservé d'une certaine abondance de mots que
l'habitude d'improsiver donne presque toujours : on voit que ,
dans les momens où le style leplus familier seroit préférable ,
il court après la phrase, et fait ses efforts pour donner de
l'harmonie à la période.On croit toujours entendre un homme
(1) Cet ouvrage est rare. Il s'en trouve quelques exemplaires reliés
chez le Normant. Prix : 3 fr .
4
632 MERCURE DE FRANCE ,
W
dont la conversation charme une société choisie , sans effort ,
il est vrai , mais avec une recherche d'expression qui provoque
l'applaudissement; presque jamais on ne voit l'écrivain
pesant ses paroles dans le silence du cabinet , et négligeant de
vains ornemens pour chercher à réunir à la plus grande justesse
la plus exacte précision. Il est à remarquer que le Père
Bouhours , qui s'étend avec complaisance sur les historiens
éloquens , tels que Tite- Live et Salluste , ne dit pas un mot de
Plutarque, ce modèle de naturel et de simplicité que doivent
se proposer tous ceux qui écrivent des vies particulières. C'est
dans ce dédain pour un des plus grands écrivains de l'antiquité
que l'on peut trouver le germe des défauts que nous
avons eu lieu d'observer dans l'Histoire de Pierre d'Aubusson.
Le Père Bouhours recherchant trop l'éloquence et les tours
nombreux , ne donne point à cette histoire le caractère qu'elle
devoit avoir. S'étant trompé dans la théorie de son art , il
n'est pas étonnant qu'il se soit égaré dans la pratique.
D'autres causes encore contribuèrent à donner au style de
l'auteur un peu d'affectation et de faux brillant. Quoiqu'il
s'élevât avec beaucoup de force , comme on le verra par la
suite , contre les concetti italiens et espagnols , il ne dédaignoit
pas de faire une étude particulière d'un écrivain qui ne
pouvoit que lui faire prendre une mauvaise route , si son bon
sens et son talent naturel ne s'y fussent opposés. Il y avoit plus
d'un rapport entre la position de Voiture et celle du Père
Bouhours dans la société : tous deux faisoient les délices des
cercles dans lesquels ils étoient admis. Voiture , paroissant à
une époque où le goût n'étoit pas encore formé , avoit eu le
mérite de donner à la phrase française une légéreté , une élégance
et une finesse qui lui avoient été jusqu'alors inconnues ;
mais son bel esprit perçoit trop dans ses lettres , ses plaisanteries
étoient trop travaillées , et sa légéreté n'étoit pas dépourvue
d'une certaine affectation. Méritant de grands éloges pour
avoir su donner un nouveau caractère à la langue française , il
n'en étoit pas moins un modèle dangereux à suivre. Le Père
Bouhours s'étoit distingué dans un temps beaucoup plus heureux
: les chefs- d'oeuvre de Racine et de Boileau avoient
obtenu les applaudissemens de tous les connoisseurs éclairés ;
les Lettres Provinciales avoient fixé la prose française. Il devenoit
alors beaucoup plus facile à un écrivain d'obtenir des
succès littéraires. On ne sauroit révoquer en doute que le
Père Bouhours n'ait puissamment contribué à perfectionner
la langue française par l'urbanité qu'il sut répandre dans ses
écrits; mais les rapports qui existoient entre Voiture et lui se
firent toujours sentir; il avoit tant de goût pour cet auteur,
DECEMBRE 1806 . 633
qu'il le portoit toujours sur lui ; dans ses momens de récréation,
comme il le dit lui-même , il le lisoit et le relisoit sans
cesse. On doit attribuer à cette étude habituelle l'envie de
briller qui se trouve trop fréquemment dans les ouvrages
du Père Bouhours .
L'urbanité et une politesse raffinée , portées très- loin par
le Jésuite , étoient aussi produites par une rivalité dont il est
utile de faire ici une courte mention. Les ouvrages de Port-
Royal produisoient alors le plus grand effet : on employoit
dans les maisons particulières , et dans quelques colléges , les
Méthodes et les Grammaires de Lancelot , d'Arnauld et de
Nicole ; Boileau et Racine témoignoient le plus vif enthousiasme
pour ces excellens maîtres. Les Jésuites craignoient
avec raison l'influence de ces nouveaux systèmes : chargés de
l'enseignement dans presque toutes les provinces , il étoit de
leur intérêt d'opposer à leurs adversaires des ouvrages propres
à maintenir du moins la balance. La Logique de Port-Royal ,
dont les éditions se multiplioient , se faisoit sur-tout distinguer
par une raison solide , par une méthode sévère , par une
dialectique exacte et claire, mais ne présentoit aucun ornement
déplacé. Le Père Bouhours composa , pour balancer le
succès de cet ouvrage, le livre dont nous nous occupons : il
ne négligea rien pour charmer le lecteur par une instruction
amusante , légère et dépouillée de tout appareil sérieux. Le
contraste ne pouvoit être plus marqué ; mais , comme chacun
de ces ouvrages , composé dans des vues si différentes , présente
des qualités essentielles , tous deux ont obtenu le suffrage
des connoisseurs. Cependant le livre du Père Bouhours , faisant
de trop fréquentes allusions aux circonstances du moment ,
ne s'est pas soutenu comme la Logique ; et, malgré les défauts
qu'on peut lui reprocher, nous ne craignons pas de dire qu'on
l'a beaucoup trop négligé. Peu de Réthoriques sont aussi
bonnes : en supprimant quelques passages qui n'ont plus d'intérêt
, en rectifiant quelques jugemens erronés , il n'est pas
douteux qu'on en pourroit faire un excellent livre classique.
C'est ce qui nous engage à en parler encore avec quelque
détail .
Voltaire , dans l'Histoire du Siècle de Louis XIV, a rendu
justice à cet ouvrage du Père Bouhours. « La Manière de
>> bien Penser, dit-il , sera toujours utile aux jeunes gens qui
>> voudront se former le goût : l'auteur leur enseigne à éviter
>> l'enflure , l'obscurité , le recherché et le faux; s'il juge trop
>> sévèrement en quelques endroits le Tasse , et d'autres auteurs
italiens , il les condamne souvent avec raison. Son
>> style est puret agréable, » Mais Voltaire met une restriction
634 MERCURE DE FRANCE ,
àcette louange: il se moque du Père Bouhours , sur ce qu'il
compare saint Ignace à César, et saint Xavier à Alexandre. It
estsûr que le Jésuite avoit trop de goût pour les rapprocheanens,
etqu'enles multipliant, il luiarrivoit d'en fairede forcés.
Mais Voltaire aussi se garde bien de dire à quelle occasion
le Père Bouhours parle de ce rapprochement. On ne voit pas
pourquoi l'auteur du Siècle de Louis XIV, qui court tant
après les anecdotes , garde le silence sur celle- ci , qui est
assez curieuse. 4
Le grand Condé aimoit beaucoup la société des gens de
lettres , et le Père Bouhours étoit quelquefois admis à son
intimité. La conversation tomba un jour sur saint Ignace et
sur saint Xavier. On cherchoit en vain à caractériser ces deux
héros du Christianisme , dont l'un avoit fondé la Société de
Jésus , et dont l'autre avoit porté le nom et la gloire de son
Ordre dans les pays les plus éloignés. La conversation s'animant,
le princedit,sansyattacher d'autre intention que celle
de jeter quelque lumière sur l'objet de la discussion : « Saint
Ignace est César, qui ne faitjamais rien que pour de bonnes
raisons; saint Xavier, c'est Alexandre , que son courage
emporte quelquefois. » Il étoit tout naturel que le Père
Bouhours rapportat , dans son ouvrage, ce mot si glorieux
pour les Jésuites. Le petit commentaire qu'il en donne ne
sert qu'a expliquer les raisons qui avoient pu porter le prince
à faire ce singulier rapprochement. On ne voit pas , d'après
cette explication , ce que M. de Voltaire a pu trouver de si
ridicule dans ce passage de l'ouvrage du Père Bouhours. Il est
faux que ce soit l'auteur qui ait fait le parallèle; mais Voltaire
savoit qu'il étoit plus facile de tourner en ridicule un Jésuite
que le grand Condé.
Le Père Bouhours fait quelquefois d'excellentes réflexions
sur leTasse. Les plus curieuses sont celles où le critique examine
les passages que le poète italien a imités des anciens. Ces
parallèles intéressans donnent lieu à des discussions très-instructives
sur le génie des différens siècles , relativement à la
Jittérature. En voici un exemple: dans l'Eunuque de Térence ,
Cherea, jeune homme amoureux d'une femme qu'il n'a fait
qu'entrevoir, la demande de tous côtés. « ( 1) Où la puis-je
>> chercher, dit-il ? Quel chemin prendrai-je ? Je suis dans
(1 ) Ubi quæram ? Ubi investigem ? Quem perconter ? Qud
insistam via ?
Incertus sum una spes est; ubi ubi est, diù celari non potest.
EUN, de Téren. , act. 2, sc. 3.
DECEMBRE 1806. 635
:
>> une incertitude cruelle. Mais une chose me donne de l'es-
>> pérance , c'est qu'en quelque lieu qu'elle soit , elle ne peut
>>- être long-temps cachée. » Cette dernière pensée est délicate
et passionnée, sans avoir aucune espèce d'affectation.
A l'époque où écrivoit le Tasse , on étoit beaucoup plus
raffiné: la pensée de Térence auroit paru trop simple. Le Tasse,
en la développant , la rend moins agréable et moins naturelle,
Nous nous servirons de la traduction de M. de La Harpe , qui
joint l'élégance à beaucoup de fidélité :
Ah! labeauté jamais peut-elle se cacher ? (1)
Nos yeux sont- ils en vain ardens à la chercher ?
Tu ne le permis pas, Amour. D'une main sûre
Tu sais ouvrir pour toi la plus chaste clôture ,
Etdans l'ombredes murs , fermés à tout danger,
Introduis les larcins d'un regard étranger.
Argus aux yeux voilés , il n'est rien sur la terre
Que ton bandeau ne couvre, et que ton fou n'éclaire .
On voit que le Tasse , en voulant renchérir sur Térence , a
étébeaucoup trop loin. Quoique ce défaut soit adouci dans
la traduction de M. de La Harpe , comme on peut s'en convaincre
en examinant le texte , la comparaison avec Argus
a quelque chose d'affecté. On a reproché au Père Bouhours
d'être trop sévère envers le Tasse; mais jamais il ne lui conteste
le méritede ses conceptions épiques , de ses caractères ,
etde sesdescriptions de combats. Il ne lui reproche que des
défauts de style, séduisans pour la plupart des lecteurs , et
qui n'ensontque plus dangereux. Il araisonde trouver mauvais
que le poète italien , dans les endroits les plus sérieux , se
permette des ornemens superflus et des bagatelles brillantes ,
nugæ canoræ , qui ne conviennent point au ton de l'épopée.
Dans toute cette critique, les leçons du Père Bouhours , conformes
à celles deBoileau , mais plus développées , sont des
modèles de goût.
Cette manie de renchérir sur les beautés simples des anciens,
a été portée très-loin par les poètes du dix-huitième siècle.
Dans la tragédie sur-tout , les poètes modernes se sont
livrés à beaucoup d'exagération. Ce défaut se fait remarquer
:
(1) Pur guardía esser non puo, che' n tutto celi
Belta degna ch'appaia, e che s'ammiri :
Nè tu il consenti Amor, ma la riveli
: D'un giovinetto a i cupidi desiri.
Amor c'hor cieco , hor Argo , hora ne veli
Dibenda gli occhi , hora cegli apri , e giri;
Tu permille custodie entro a i piu casti
Virginei alberghi , il guardo altrui portasti.
Chant 2, strophe 15.
636 MERCURE DE FRANCE ;
principalement dans leurs imitations des anciens. Il suffit ,
pour s'en convaincre , de comparer l'Iphigénie en Tauride de
Guimond de la Touche à celle d'Euripide , l'Oreste de Voltaire
à l'Electre de Sophocle , etc.
Les réflexions du Père Bouhours ne se bornent pas à la
poésie et à l'éloquence. Il donne aussi de fort bons préceptes
sur'la manière d'écrire l'histoire générale. On a vu que , dans
la préface de son histoire de Pierre d'Aubusson , il regarde
Tite-Live et Salluste comme les meilleurs modèles. Il n'est pas
aussi favorable à Tacite ; et son jugement sévère n'est pas sans
quelque fondement. En effet , comme nous l'avons observé ,
quand nous avons eu l'occasion de parler de ce grand écrivain ,
Tacite a le défaut de vouloir pénétrer trop avant dans les mystères
de la cour : il a la prétention de découvrir les plus secrets
sentimens de ceux dont il parle ; et cette prétention ne peut
manquer de l'égarer souvent. Sur quels titres, sur quels Mémoires
fonde-t- il ses conjectures ? Quand il auroit été le confident
intime des princes, illui auroit été impossible de lire aussi
profondément dans leurs coeurs. La propension de l'historien
à considérer toutes les actions sous les rapports les plus
défavorables , étoit une des causes qui portoient les directeurs
des études à ne point mettre ce livre entre les mains des jeunes
gens: à cet âge, il est dangereux de voir ainsi la société ; et
l'idée qu'on puise dans un ouvrage de ce genre , conduit ou
à la haine ou au mépris des hommes , deux sentimens également
funestes quand on entre dans le monde : ils ne peuvent
produire que la misantropie ou la dépravation. Ce ne fut
qu'à la fin du dix-huitième siècle , que Tacite fut introduit
dans les écoles. A l'époque de la révolution , on put facilement
apercevoir quelle influence la lecture de cet auteur avoit
exercée sur les jeunes gens. Combien de fois les phrases de
Tacite ne servirent-elles pas d'épigraphe et de texte aux pamflets
dirigés contre les chefs du gouvernement ? Le Père Bouhours
, qui , heureusement pour lui , n'avoit pas l'expérience
de l'effet qu'un historien comme Tacite peut produire sur les
jeunes gens , lui reproche seulement son défaut de simplicité
et ses conjectures hasardées.
« C'est à la vérité , dit-il , un grand politique et un bel
>> esprit que Tacite , mais ce n'est point à mon avis un excel-
>> lent historien. Il n'a ni la simplicité , ni la clarté que l'his-
>> toire demande : il raisonne trop sur les faits; il devine les
>> intentions des princes plutôt qu'il ne les découvre : il ne
>> raconte point les choses comme elles ont été, mais comme
>> il s'imagine qu'elles auroient pu être ; enfin, ses réflexions
>> sont souvent trop fines , et peu vraisemblables. Par exemple,
DECEMBRE 1806. 637
>>y a-t-il de l'apparence qu'Auguste n'eût préféré Tibère à
>> Agrippa et à Germanicus que pour s'acquérir de la gloire
>> par la comparaison qu'on feroit d'un prince arrogant et
>> cruel , comme étoit Tibère avec son prédécesseur ? Car
>> quoique Tacite mette cela dans la bouche des Romains , on
>> ne voit que trop que la réflexion est de lui , aussi bien que
>> celle qu'il fait sur ce que ce même Auguste avoit mis dans
>> son testament , au nombre de ses héritiers , les principaux
>> Romains , dont la plupart lui étoient odieux ; qu'il les y ait
>> mis , dis-je , par vanité , et pour se faire estimer des siècles
» suivans. » 1
Le Père Bouhours , en donnant des principes de naturel et
de clarté , a parfaitement défini les défauts opposés. Cette
définition du galimatias et du Phébus mérite d'être con
servée , parce qu'elle peut en préserver.
<<<<Le galimatias , dit-il , renferme une obscurité profonde ,
>> et n'a de soi - même nul sens raisonnable. Le Phébus ,
>> qui n'est pas si obscur , a un brillant qui signifie ou semble
>> signifier quelque chose : le soleil y entre d'ordinaire , et
>>c'est peut- être ce qui a donné lieu , dans notre langue , au
>> nom de Phébus. Ce n'est pas quelquefois que le Phébus ne
>> devienne obscur , jusqu'à n'être pas entendu ; mais alors le
>> galimatias s'y joint : ce ne sont que brillans et que ténèbres
>>> de tous côtés . » 1 11
Le Père Bouhours donne des exemples de Phébus et de galimatias
, tirés des orateurs de son temps. Ces exemples trèsridicules
, le sont beaucoup moins que ceux que l'on pourroit
puiser dans quelques auteurs modernes. Diderot, sur-tout , en
fourniroit un grand nombre. Nous nous bornerons à en citer
quelques-uns. En parlant de Thomas qu'il trouve trop froid
dans son Essai sur les Femmes , Diderot s'exprime ainsi :
« Quand on écrit sur les femmes , il faut tremper sa plume
> dans l'arc - en - ciel , et jeter sur la ligne la poussière des
>> ailes du papillon. » Il ajoute ensuite : « Comme le petit
>> chien du pélerin , à chaque fois qu'on secoue la patte, il
>> faut qu'il en tombe des perles ; et il n'en tombe pas de celles
>> de M. Thomas. >> Voilà du Phébus, s'il en fut jamais . Veuton
voir du galimatias ? « On est , dit l'auteur , naïvement
>> héros , naïvement scélérat , naïvement dévot , naïvement
>> beau , naïvement orateur , naïvement philosophe ; sans
>> naïveté , point de vraie beauté : on est un arbre , une fleur ,
>> une plante , un animal naïvement. Je dirois presque que de
>> l'eau est naïvement de l'eau , sans quoi elle visera à de
>> l'acier poli et au cristal . La naïveté est une grande ressem-
>>blance de l'imitation avecla chose : c'est de l'eau prise dans
638 MERCURE DE FRANCE ,
"
» le ruisseau et jetée sur la toile. » Mais ce galimatias n'apa
proche pointd'une définition du beau, par laquelle nous terminerons
nos citations. « Le Théorème qui dira que les asyni-
>> totes d'une courbe s'en rapprochent sans cesse, sarisjamais se
>> rencontrer , et que les espaces formés par une portion de
>> l'axe, une portion de la courbe , l'asymtote et le prolon-
>> geinent de l'ordonnée , sont entr'eux , comme tel nombre
>> est à tel nombre, sera beau. » Jamais les pédans de Molière
ne se sont exprimés d'une manière si extraordinaire. Cet emploi
de termes scientifiques dans un sujet purement littéraire ,
est encore plus ridicule que l'emphase et l'affectation de
Trissotinet de Vadius.
L'interlocuteur du Père Bouhours finit par revenir aux
bons principesde la littérature. Jusque-là, il avoit en quelque
sorte méprisé les anciens , et n'avoit accordé son suffrage
qu'aux auteurs espagnols et italiens. Son ami , après l'avoir
convaincu de ses erreurs , ajoute : « Vous serez , comme ces
>> gens qui sont détrompés du monde , et qui , dans le com-
>> merce de la vie , n'ont pas tant de plaisir que les autres;
» mais assurez-vous que c'en est ungrand d'être détrompé ;
et ne vous avisez pas d'imiter ce fou qui s'imaginoit être
" toujours au théâtre et entendre d'excellens comédiens ; mais
qui étant guéri de son erreur par un breuvage que ses
>> amis lui firent prendre , se plaignoit de ses amis comme
>> s'ils l'eussent assassiné. »
Les partisans décidés du mauvais goût ont toujours été
très-difficiles à persuader : aussi , ce n'est point parmi eux ,
que le Père Bouhours a choisi un adversaire. Il a pris un
homme empressé de s'instruire , et se défiant beaucoup de
lui-même. Il y a loin de ce caractère à celui des sophistes
qui jouissent de leurs erreurs , et ne veulent pas en guérir.
Quoiqu'ils s'emportent souvent contre les critiques qui cherchent
envainà dissiper leurs illusions , ils n'ont pas à redouter
le sort du fou dont parle le Père Bouhours , d'après Horace .
Qu'ils laissent donc en paix les Aristarques dont ils b'ament la
sévérité. La critique, ainsi que l'observe le Père Bouhours , ne
s'adresse qu'à ceux qui sont en état d'en profiter ; et si elle ne
dédaigne pas de s'appesantir quelquefois sur de mauvais
ouvrages, ce n'est point dans l'espoir de corriger les auteurs ,
mais dans l'intention de prémunir les lecteurs contre la cou
legion du faux goût.
P.
: i
"
DECEMBRE 1806. -639
Les Ecrivains de l'Histoire Auguste , traduits en français
par Guillaume de Moulines . Nouvelle édit. Trois vol. in-12.
Prix : 7 fr. 50 c. , et 10 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez
Barrois aîné et fils , rue de Savoie ; et chez le Normant.
On entend par l'Histoire Auguste , l'histoire de tous les
Empereurs romains , depuis Adrien qui parvint à l'Empire
en 117, jusqu'au commencement du règne de Dioclétien en
285 : ce qui comprend un espace de cent soixante - huit
années. Plus de cinquante auteurs avoient traité cette partie de
l'histoire romaine : six ont échappé seuls à l'injure des temps;
leurs ouvrages ont été réunis enunsseerul corppss d'histoire ,
le titre d'Ecrivains de l'Histoire Auguste. Ces auteurs sont :
Spartien , Lampride , Vulcace , Capitolin , Pollion et Vopisque
(1 ) : ils ont tous vécu sous l'Empereur Dioclétien.
, sous
Spartien ( AElius Spartianus ) avoit écrit les Vies de tous
les Empereurs , depuis Jules-César jusqu'à Dioclétien. Il ne
reste que celles d'Adrien , d'AElius Kerus son fils adoptif, de
Julien , de Niger, de Sévère ,de Caracalla et deGeta son
frère. Indépendamment de l'incorrection et de la dureté
du style, défaut commun à tous les écrivains de l'Histoire
Auguste, Spartien est peu exact à suivre l'ordre des temps :
parune suitede cette confusion, il se trompe de vingt-quatre
ans sur la vie de Sévère ; il lui fait épouser Julie dix ans trop
tard ; il ne veut pas que Caracalla soit fils de Julie; il se con
tredit sur Julien et sur Niger ; il attribue à l'Empereur Adrien
l'établissementdes voitures publiques , dont l'usage étoit déjà
connu du temps d'Auguste. Malgré ces inexactitudes, on lit
avec intérêt les Vies qui nous restent de lui , sur-tout celle de
l'Empereur Sévère. (2)
(1) Je pense qu'on n'auroit pas dû restreindre à ces six auteurs la
dénomination d'écrivains de l'Histoire Auguste. Vopisque , dans la vie
d'Alexandre-Sévère , appelle Tacite Historicæ Auguste scriptorem. Cette
dénomination étoit done appliquée du temps de Vopisque à tous les historiens
qui avoient déjà écrit sur les Empereurs. On devroit donc distin
guerdeux Histoires Auguste : la grande , comprenant tous les Empereurs
depuis Auguste jusqu'à Constantin ; et la petite , commençant seulement
au règned'Adrien , et finissant à l'avènement de Dioclétien: c'est de cette
dernière dont il s'agit dans cet article.
(2) On y trouve une particularité remarquable sur la population de
L'ancienne,Rome : Sévère laissa en mourant une provision de blé pour
sept années , de manière qu'on pût en distribuer chaque jour soixantequinze
mille boisscaux ; or le boisseau romain contenoit huit choenix , et
640 MERCURE DE FRANCE ,
Vulcace ( Vulcatius Gallicanus ) , sénateur romain , entreprit
de faire l'histoire de tous ceux qui avoient porté le
nom d'Auguste , soit légitimement , soit par usurpation. Nous
n'avons de lui que la Vie d'Avidius Cassius qui se révolta en
Orient contre l'E : elle est adressée à
Dioclétien. On y trouve quelques lettres fort belles de Marc-
Aurèle ( 1 ) : et l'intérêt qui règne dans ce petit morceau d'histoire,
fait regretter la perte des autres ouvrages de l'auteur. (2)
l'Empereur Marc-Aurèle
Lampride (AElius Lampridius ) avoit aussi composé les
Vies de plusieurs princes. Il ne reste que celles de Commode,
de Diadumène , fils de Macrin , d'Héliogabale et d'Alexandre
Sévère. La Vie de Commode est dédiée à Dioclétien ; celles
d'Héliogabale et d'Alexandre sont adressées au grand Constantin.
L'auteur assure que c'étoit le prince lui-même qui
l'avoit obligé d'écrire celle d'Héliogabale , et dela lui adresser :
ce qui peut le justifier en partie du reproche que S. Jérôme
Jui adresse , ainsi qu'à Suétone , d'apprendre les plus grandscrimes
en les rapportant. M. Rollin le cite quelquefois dans la
partie historique du Traité des Etudes (5). Ce qui inspire de
laconfiance pour cet historien , c'est la hardiesse avec laquelle
il parle à Constantin en lui adressant la Vie de l'Empereur
Alexandre. Après avoir invectivé contre les eunuques du
palais , il dit en s'adressant à Constantin même : « Je sais quel
>> danger il y a de parler contre ces sortes de personnes , sous
>> un prince qui en est esclave ; mais , par un bonheur tout
دد particulier , vous avez reconnu combien ces pestes causent
>> de malheurs ; et c'est pourquoi vous les avez réduits à l'habit
un choenix suffisoit pour la nourriture d'une personne. Voilà done sis
cent,mille portions à distribuer chaque jour , et par conséquent six cent
mille habitans; et comme cette distribution ne se faisoit qu'aux pauvres
et aux soldats , qu'on juge à quel nombre devoit se monter le total
des habitans de Rome !
(1) Entr'autres celle que ce prince écrivit à Verus , au sujet de la conspiration
de Cassius , et qui finit ainsi : Quant au conseil que vous me
donnez de pourvoir à la sûreté de mes enfaannssppaarrelamortde Cassius ,
je souhaite que mes enfans périssent plutôt eux-mémes , si Cassius est
plus digne qu'eux del'Empire.
Dans une autre de ces lettres , on trouve ces belles paroles que l'Empereur
Théodose se plaisoit à répéter : Plút à Dieu que je pusse ouvrir les
tombeaux, et rendre la vie aux morts !
(2) Le Dictionnaire historique ne fait aucune mention de Vuicace ,
quoiqu'il n'ait pas dédaigné de parler de Spartien.
Le même Dictionnaire met ACTIUS Lampridius au lieu de ÆLIUS
Lampridius. On pardonneroit aisément une faute si légère , et bien.
d'autres semblables, si d'ailleurs on avoit l'avantage de trouver toujours
dans ce Dictionnaire les renseignemens qu'on y cherche...
(3)Voyez letom. III ,, pag. 78 , 97 , 523 .
» de
DECEMBRE 1806. DELA
SEINE
>> de leur condition , et aux fonctions de la
» palais. >>
domest
DAPT
di
Capitolin ( Julius Capitolinus ) avoit entrepos comme
Spartien, de faire les Vies de tous les Empereurs Nous n'a
vons de lui que celles d'Antonin-le-Pieux , de MrCourele
de L. Vérus , de Pertinax , d'Albin , de Macrin ,
Maximins , des trois Gordiens , de Maxime et Balbin .
de Marc - Aurèle , de L. Vérus et de Macrin sont adressées a
Dioclétien; celles des Maximins et des Gordiens, au grand Constantin
, pour lequel Capitolin avoit entrepris toute l'histoire des
Empereurs. Il copie ordinairement les auteurs qui ont écrit
avant lui ,, et ne fait pas difficulté de l'avouer , comme dans
la Vie de Maxime et Balbin : Voilà , dit-il , ce que j'ai tiré
en grande partie de l'historien grec Hérodien. ( 1) Il n'écrit
ni avec pureté , ni avec exactitude. La lettre qu'il rapporte
deMacrin au sénat est supposée ; il se contredit souvent dans
laVie de Maximin , et notamment sur le combat entre les
soldats prétoriens et le peuple de Rome.
Pollion ( Trebellius Pollio ) ne nous a laissé que la fin
du règne de Valérien , avec la Vie des deux Galliens et des
trente tyrans ; c'est-à-dire des usurpateurs de l'Empire, depuis
Philippe inclusivement, jusqu'à Quintille , frère et successeur
de Claude II. II songe plus à écrire avec vérité qu'avec élégance;
il reconnoît lui-même que son style est simple et
populaire , sans avoir ni la pureté, ni l'élévation des anciens
historiens (2). Sa narration est rapide et semée de réflexions
très-sensées. Dans la Vie de l'Empereur Gallien , il blâme la
passion avec laquelle ce prince se livroit à la poésie : « Autre
>> est le mérite d'un Empereur , dit-il, autre est celui d'un
poète et d'un orateur : Aliud in Imperatore quæritur ,
aliud in poeta et in oratore. >> On ne croyoit pas alors que le
mot OEUVRES et le mot Roi fussent compatibles , comme
l'ont avancé quelques écrivains de nos jours.
Vopisque ( Flavius Vopiscus ) , né à Syracuse, vint à Rome
vers l'an 304 ; il y composa l'histoire d'Aurélien , de Tacité ,
de Flavien , de Probus , ddeess quatre tyrans, (Firme , Saturnin ,
Proculus etBonose ),de Carus et de ses fils Numérien et
rinus. Il adressoit ses ouvrages à ses amis et non aux Empereurs.
Son style, quoique éloigné de la pureté de la langue latine , a de
la force et de l'élévation; on le regarde comme le meilleur des
écrivains de l'Histoire Auguste ; il cherche à imiter la pré-
Ca-
(1) Hæc sunt quæ ex Herodiano græco scriptore magnd ex parte
collegi.
(2) Non historico , neç diserto, sed pedestri eloquio ..
すい
Ss
1
642 MERCURE DE FRANCE ,
cision et la force de Tacite , comme on pourra le voir dans
les morceaux que nous citerons en examinant la traduction
de M. de Moulines.
Malgré les défauts que nous avons remarqués dans ces auteurs
, leurs ouvrages n'en sont pas moins précieux : car ce
sont les seuls historiens parvenus jusqu'à nous , qui nous
instruisent des révolutions qu'éprouva l'Empire romain pendant
un intervalle de cent soixante années. Il seroit à desirer
que nous eussions dans notre langue une bonne traduction
de cette importante histoire. La traduction de l'abbé de
Marolles est depuis long - temps oubliée. Quant à celle de
M. de Moulines , dont on nous donne aujourd'hui une nouvelle
édition , elle ne méritoit pas plus d'être réimprimée que
celle de l'abbé de Marolles. Plusieurs journaux néanmoins en
ont rendu un compte très-avantageux. Le Publiciste même,
dirigé , rédigé par M. Suard et M. de la Cretelle l'ainé (1 ) , a été
jusqu'à dire : « Pendant le long séjour de Voltaire en Prusse ,
>> M. de Moulines avoit beaucoup vu ce grand écrivain;
>> et on sent qu'il a profité de cette école : sa traduction , trés-
>> exacte , est en général bien écrite ; le style en est simple at
>> facile. » Après un pareil éloge prononcé ou du moins
approuvé par deux membres de la classe de la langue et de
la littérature française de l'Institut , on sera sans doute
étonné de nous entendre dire au contraire que l'auteur de
cette traduction ne connoissoit ni la langue française , ni la
langue latine. Il faut donc motiver notre jugement par des
preuves si fortes et si nombreuses , qu'on ne puisse pas imputer
notre sévérité au seul plaisir de vouloir contredire
d'aussi graves autorités.
Enjetant d'abord un coup d'oeil rapide sur cette traduction ,
sans la confronter avec le latin , on reconnoît aussitôt que la
langue française étoit une langue étrangère pour l'auteur. (2)
<< Adrien se livra avec tant de passion à la chasse qu'ony
» trouvoit à redire. Un faiseur d'horoscopes lui confirma ce
» qu'on lui avoit dit que son grand - oncle avoit déjà prédit
» qu'il obtiendroit un jour l'Empire.
>> En écrivant au sénat , il s'excusa de n'avoir pas attendu
» son avis sur son élévation à l'Empire , et allégua que les
>> soldats s'étoient précipités à le saluer Empereur.
>> Parvenu au trône , il dit à l'un de ceux qui l'avoient le
>> plus haï : Vous l'avez échappé. (3)
le Publiciste du 1er novembre .
M. de Moulines , mort à Berlin en 1802 , étoit né dans cette même
ville en 1728 , d'une famille réfugiée du Languedoc .
(3) Il y a dans le latin: evasisti. «Vous voilà sauvé, » ainsi que l'a
traduit Fontenelle,
DECEMBRE 1806. 643
» Lucius Vérus étant à côté de son ffrrèèrree,, fut frappé penndant
la route , d'un coup d'apoplexic qui i enteva .
>> Pertinax fut obligé de faire à pied le chemin, depuis An-
>>*tioche jusqu'au lieu de sa destination , parce qu'il s'étoit
» émancipé à faire le voyage sans passeport.
2
>> Etant Empereur , il acquitta le trésor des dettes qu'il
› avoit été forcé de contracter au commencement de són administration
, et le remit sur son ancien pied. ( 1)
>> C'est un mauvais administrateur , disoit l'Empereur Sé-
» vère , qu'un prince qui nourrit des entrailles des habitans
>> des provinces des hommes peu nécessaires à la République.
>> Il exila et fit couper les nerfs des doigts de façon qu'il
> ne pût plus écrire, à un secrétaire qui , rapportant une
>> affaire au conseil du prince , en fit un faux exposé.
>> S'il lisoit quelqu'auteur latin, c'étoit le Traité des Offices.
>> Il voulut bâtir un temple à Christ ( à J. C. ) .
>> Niger attribua des honoraires aux conseillers , afin qu'ils
>> ne saignassent pas leurs cliens.
>>Maximin le jeune étoit très instruit dans les lettres
› grecques et latines , ayant eu pour le grec , Fabilius don't
> il nous reste beaucoup d'épigrammes grecques : il eut pour
>>le latin Philémon. Sa promise étoit Junia Fadilla , arrière-
>> petite-fille d'Antonin. Elle épousa dans la suite un sénateur
>> de la même famille. Cette princesse conserva pourtant des
arrhes royaux , tels qu'un collier de perles , outre des
>> robes et broderies d'or , toutes telles qu'il les faut à une
> princesse.
ور
Aurélien vouloit rétablir le sénat des femmes , dont celles
» qui , aujugement des sénateurs , auroient mérité des sacer-
>> doces , occuperoient les premières places. >>
Je préviens ceux qui ont l'haleine trop courte, de ne pas
s'engager dans la phrase suivante :
« J'observerai que le mot de César vient , selon le sentiment
>> de très-savans hommes , ou de l'éléphant ( appelé dans la
>> langue des Maures , Cæsa ) , que tua dans un combat ce-
>>lui qui le premier prit le nom de César , ou de ce qu'il
>> fallut , sa mère étant morte avant de le mettre au monde ,
>> recourir à une opération pour lui donner le jour , ou de
>> ce qu'il naquit avec la tête garnie de longs cheveux, ou
>> enfin , de ce qu'il avoit les yeux bleus , d'une vivacité peu
>> commune; et certes , à laquelle de ces causes qu'on l'assigne,
>> ce sera toujours à un heureux destin qu'il faudra attribuer
(1) Le traducteur a commis la même faute dans le tom. III , pag. 36.
Odenåt remit les affaires de la République sur leur ancien pied.>>>
Ss2
644 MERCURE DE FRANCE ,
» la célébrité d'un nom qui durera autant que l'univers.
( Tom. I. pag. 65. )
Voici d'autres exemples plus frappans de ce que le Publiciste
appelle un style simple et facile.
<< La Palestine fourmilloit de séditieux .
>> Il se rendit à Rome pour y pousser ses études.
» Le senateur qui devoit parler le premier, dit : « Nous
>> nous occupons , dans cette assemblée , de misères et de
>> contes de vieilles .
>> Proculus étoit devenu riche en troupeaux , en esclaves et
>> autres objets qu'il avoit butinės.
>> Les soldats insistèrent sur le pillage , d'après un mot que
>> l'Empereur avoit láché.
>> L'Empereur Alexandre Sévère vouloit passer pour être
» Romain d'origine , ayant honte de se dire Syrien , sur-tout
>> depuis que pendant un jour de fête les Antiochéens lui
>> avoient láché des sarcasmes .
>> Caracalla étant descendu de cheval pour lácher son eau ,
>> fut tué au milieu de ses gardes complices de l'assassinat :
>> ce fut son écuyer qui , en l'aidant à remonter, lui enfonça
>> un poignard dans le sein ; et aussitôt tous s'écrièrent que
>> c'étoit Martialis qui avoitfait le coup.
>> On reprochoit à Julien d'être goulu , joueur.
>> Caracalla étoit goulu , adonné au vin.
>> Cordus dit dans son histoire que Niger étoit goulu.
>> Commode se fit un jour présenter, dans un platd'argent ,
>> deux bossus , tout rabougris et couverts de moutarde.
>> Il fit de son palais une taverne et un lieu de crupule; sa
>> maison devint un vrai brelan.
>> Habillé en cocher , il conduisoit des chars , vivoit avec
>>> des gladiateurs, et portoit de l'eau comme un valet de ma-
» quereau. »
Après avoir lu de pareilles phrases , on voit que les estimables
auteurs du Publiciste se sont étrangement fourvoyés
lorsqu'ils ont dit : « Pendant le long séjour de Voltaire en
» Prusse , M. de Moulines avoit beaucoup vu ce grand écri-
>> vain; et on sent qu'il a profité de cette école. »
Si M. Suard , qui a si heureusement traduit le Robertson ,
avoit voulu prendre la peine de comparer une seule page du
texte latin avec le français, il se seroit bien gardé d'ajouter
que cette traduction est très-exacte. Choqué des nombreux
contre-sens qui s'offrent à chaque page, il auroit aussitôt reconnu
que le traducteur n'étoit guère plus versé dans là
langue latine que dans la langue française.
Lampride dit , en parlant d'Alexandre Sévère : Amicos
DECEMBRE 1806. 645
sanctos et venerabiles habuit , non malitiosos , non callidos
, non ad malum consentientes , non bonorum inimicos
, non irrisores , non qui illum quasi fatuum circumducerent
; sed sanctos , religiosos , amantes principis
sui , et qui de illo nec ipsi riderent , nec risui esse vellent.
M. de Moulines traduit ainsi ce passage : « Alexandre eut
pour amis des hommes vertueux et dignes d'estime qui
» n'étoient ni malins , ni rusés , ni enclins au vice , ni enne-
>> mis des gens de bien, ni disposés à sejouer de lui , ou à le
>> duper comme un sot ; c'étoient au contraire des gens sages ,
>> religieux , amis du prince , qui éloignoient , et de lui et
» d'eux-mémes , tout ridicule. >>>
»
L
,
Ad malum consentientes , ne signifie pas des courtisans
enclins au vice , mais des courtisans qui s'entendent ensemble
pour faire le mal , qui ne s'accordent que pour le
mal. Irrisores , et qui illum quasi fatuum circumducerent
ne signifie pas des courtisans disposés à sejouer de lui , ou à
le duper comme un sot, mais des courtisans disposés à le
tourner en ridicule , et à lefaire passer pour un fou.
Qui de illo nec ipsi riderent, nec risui esse vellent , est
la même chose que s'il y avoit , qui de illo nec ipsi riderent ,
nec illum aliis risui esse vellent; c'est-à-dire , des amis incapables
de se permettre à eux-mêmes , et de permettre
aux autres aucune plaisanterie contre leur prince : ce qui
est bien différent du sens qu'a suivi le traducteur , des amis
qui éloignoient , et du prince et d'eux-mêmes , tout ridicule .
Lampride dit , quelques lignes plus bas , en parlant des
eunuques qui tenoient les Empereurs enfermés dans le palais ,
afin de régner sous leurs noms : Soli principes perdunt dùm
eos , more Persarum regum , volunt vivere : qui à populo
etiam amicissimum principem semovent. « Seuls ils corrom-
>> pent les princes , dit le traducteur , parce qu'ils tâchent de
>> les faire vivre à la manière des rois de Perse ; qu'ils font
>> perdre l'affection du peuple au prince le plus aimé.
: A populo etiam amicissimum principem semovent , veut
dire : ils dérobent au peuple la vue du prince qu'il aime le
plus , et non pas , ils font perdre l'affection du peuple au
prince le plus aimé.
Voilà comme tout Lampride est à-peu-près traduit par
M. de Moulines. Nous allons voir comme il traduit Vopisque.
Je tombe sur un des endroits les plus remarquables de cet .
historien , sur les acclamations du sénat romain , lorsqu'il
élut Tacite Empereur. Tacite Auguste , Dii te servent. Te
deligimus , te principem facimus , tibi curam Reipublicas
orbisque mandamus : Suscipe imperium ex senatus aucto-
3
646 MERCURE DE FRANCE ,
rizate. Tui loci , tuæ vitæ , tuæ mentis est quod mereris
quod bonum , faustum , salutareque sit , diu privatus fuisti.
Scis quemadnodum debeas imperare, qui alios principes
penuli ti : scis quemadmodum debeas imperare , qui de
alis principibus judicasti. « Tacite Auguste , les Dieux
» vous conservent. Nous vous élisons , et nous vous créons
>> Empereur ; nous vous confions le soin de la République et
» de l'Empire : recevez-le de l'autorité du sénat ; votre
>> rang , vos moeurs , vos talens vous en rendent digne. Que
>> les Dicux repandent leurs bénédictions sur notre choix !
› Vous avez long - temps vécu dans une condition privée ;
>> Vous saurez comment il faut régner , vous qui avez vécu
>> sous d'autres princes ; vous saurez comment vous devez
>> gouverner , vous qui avez jugé des Empereurs précédens. »
On ne sait d'abord si le mot conservent est à l'indicatif ou
au subjonctif. Il falloit lever cette équivoque , en mettant :
que les Dieux vous conservent. Dansla troisième phrase , le
traducteur a mis , le soin de la République et de l'Empire ,
tandis qu'il y a dans le latin , curam Reipublicæ et orbis , le
soin de la République et de tout l'univers ; ce qui est plus fort
et plus conforme au ton de grandeur qu'affecte ici le sénat.
Je ne m'arrête pas à examinersi ces mots, tuæ vitæ, tuæ mentis,
sont exactement rendus par ceux-ci , vos moeurs , vos talens.
Je passe au contre-sens contenu dans cette phrase : « Que les
>> Dieux répandent leurs bénédictions sur notre choix ! Vous
>> avez long - temps vécu dans une condition privée.>> On
connoît cette ancienne maxime , que pour bien commander
il faut avoir obéi. C'est dans ce sens que le sénat dit à Tacite :
Quod bonum , faustum , salutareque sit , diu privatus fuisti.
« Ce qui est d'un favorable augure , ce qui nous promet
>> d'heureux jours sous votre empire , c'est que vous avez
>> long-temps vécu dans une condition privée. » Quelle différence
entre ce sens et celui qu'a suivi le traducteur : « Que
>> les Dieux répandent leurs bénédictions sur notre choix ! Vous
>> avez long-temps vécu dans une condition privée. >>>Le traducteur
n'a pas mieux saisi le sens de la phrase suivante : Scis
quemadmodum , etc. Ce membre de phrase , qui alios principes
pertulisti, dit beaucoup plus que le français : vous
qui, avez vécu sous d'autres princes. Le mot pertulisti fait
allusion aux mauvais princes qui avoient régné jusqu'alors.
Celui qui a gémi sous des tyrans avant d'arriver lui-même au
souverain pouvoir , exerce ordinairement l'autorité avec plus
de douceur et de justice ; et c'est ce que le sénat veut dire
İçi à Tacite.
La réponse de Taçite au sénat , est également défigurée par
DECEMBRE 1806. 647
le traducteur , dont le style lâche énerve toute la vigueur
et toute la précision du latin. Miror , Patres Conscripti , in
locum Aureliani fortissimi imperatoris senem velle princi
pem facere. En membra quæ jaculari valeant , quæ hastile
torquere , quæ clypeis intonare , quæ ad exemplum docendi
militis frequenter equitare. Vix munia senatus implemus ,
vix sententias ad quas nos locus arctat , edicimus. Videtediligentiùs
quàm ætatem de cubiculo atque umbrá in pruinas ,
æstusquemittatis. An probaturos senem Imperatorem milites
creditis ? Videte ne et Reipublicæ , non eum quem velitis ,
principem detis .
« Je m'étonne , pères conscripts , que vous pensiez à
> mettre un vieillard à la place du vaillant Aurélien. Je ne
>> suis plusfait pour lancer des traits , pour manier lejavelot ,
>> pour agiter le bouclier , pour monter à cheval , et
>> animer les troupes par mon exemple. Je puis à peine
>>m'acquitter de ma charge de sénateur , et opiner sur
>> les affaires , comme mon devoir l'exige : pensez donc à ce
» que vous faites en voulant, à l'âge où je suis, me tirer de
>> mon cabinet et de ma vie tranquille pour m'exposer
>> à l'intempérie des saisons. Croyez - vous que les soldats
>> puissent agréer pour Empereur un vieillard ? Ne vous
n exposez pas à donner à la République un chefqui ne sera
» pas de son goût. »
Je me contenterai de relever le contre-sens qui se trouve
dans la dernière phrase. Le traducteur l'a fait de dessein
prémédité. Il nous avertit qu'il a changé le texte , et qu'il a
traduit comme s'ily avoit dans le latin : Videte ne et Reipublicæ
, non eum quem velit, principem detis .
« Je lis , dit le traducteur , velit au lieu de velitis ( 1), parce
(1)Le traducteur s'est permis de changer encore le texte dans ce passage
de la Vie de Probus : Amor militum erga Probum ingens semper fuit ,
neque enim unquam ille passus est peccare militem. Ille quin etiam
Aurelianum sæpè a gravi crudelitate deduxit. M. de Moulines traduit :
« L'amour des soldats envers Probus étoit extrême ; car il ne permit jamais
>> qu'on les vexat , et souvent il adoucit à leur égard l'humeur trop rude
> d'Aurélien. » Le traducteur nous avertit qu'au lieu de peccare militem
il a lu peccare in militem ou vexare militem. D'aboorrdd , j'observerai qua
passus est peccare in militem , ou vexare militem , n'est pas latin ; il
faut dire : passus est peccari in militem ou vexari militem. Mais d'ailleurs
nulle nécessité de changer le texte ; car , à travers l'obscurité de la phrase
latine , on entrevoit que l'auteur a voulu dire : « Probus étoit fort aimé
« des soldats , et pourtant il ne leur pardonnoit aucune faute , sans être
>>néanmoins trop sévère ; car souvent il adoucit à leur égard l'extrême
> dureté d'Aurélien. » Ce sens très-raisonnable est autorisé par ce passage
de Capitolin , dans la Vie de Gordien : Tribuni eum et duces usque aded
timuerunt et amaverunt , ut neque vellent peccare , neque ex ulld parte
648 MERCURE DE FRANCE ,
>> qu'il semble absurde que Tacite dise aux sénateurs qui
>> l'élisent : Gardez-vous de donner à la République un prince
➡ qui ne sera pas de votre goût. >>Tous les manuscrits portant
velitis , il n'étoit pas permis au traducteur de changer le
texte ; il devoit s'attacher à entendre le sens de ces mots , non
eum quem velitis principem , lesquels ne signifient pas , un
prince qui n'est pas de votre goût, mais un prince tout autre
que celui dont la République a besoin , et que vous voulez
lui donner. Et alors la phrase latine n'a rien d'absurde ; car
elle veut dire , prenez garde de vous tromper dans votre
choix ; ou bien : prenez garde de choisir un prince qui ne
réponde pas à votre attente.
Mais voici un contre - sens plus inexcusable. Le sénat ,
pour vaincre la résistance de Tacite , lui rapporte l'exemple
de Trajan et d'Adrien qui n'étoient parvenus à l'Empire que
dans un âge avancé. Il ajoute ensuite : Imperatorem te , non
militem facimus. Tu jube , milites pugnent. Animum tuum ,
non corpus eligimus. « Nous ne vous créons pas soldat , mais
>> Empereur. Vous, ordonnez aux soldats de combattre ; c'est
>>> votre ame et non votre corps que nous élisons .>> Le traducteur
a cru que ces mots : Tu jube , milites pugnent, ne faisoient
qu'une seule phrase , et que la construction étoit :
tu, jube ut milites pugnent , et en conséquence il a traduit ,
vous , ordonnez que les soldats combattent ; au lieu que
ces mots : Tu , etc. , etc. forment deux phrases très-distinctes.
Tu,jube, vous, vous commanderez (1), milites pugnent,
et les soldats combattront : tu est opposé à milites , comme
Imperatorem est opposé à militem dans la première phrase ,
comme animum est opposé à corpus dans la troisième. Ce
sont trois antithèses qui eurent un grand succès , puisque l'historien
latin nous avertit que la première et la troisième furent
répétées vingt fois par acclamation dans cette assemblée
du sénat; mais la seconde , tujube , milites pugnent , fut
répétée jusqu'à trente fois. Dixerunt tricies , dit Vopisque ;
les sénateurs répétèrent trente fois : Tu jube , milites pugnent.
Ces mots avoient donc un sens moins commun que celui
que leur donne le traducteur , sans quoi il est probable qu'ils
n'eussent pas été répétés un si grandnombre de fois , malgré
peccarent. « Les tribuns et tous les chefs avoient pour lui un sentiment
>> mêléde crainte et d'amour, qui les retenoit dans le devoir , et leur otoit
> même l'idée de s'en écarter. >> D'ailleurs , quand Probus fut élu Empereur
par les soldats , il leur dit : « Vous vous repentirez de votre choix i
◆ car je ne sais pas vous flatter. »
(1) Quoiquejube soit à l'impératif, je l'ai traduit par le futur , afin
de faire mieux sentir la distinctiondes deux phrases .
DECEMBRE 1806 . 649
P'extrême complaisance qu'avoit à cette époque le sénat
romain. :
Je ne puis me dispenser de relever encore un contre - sens
d'une autre espèce , dont les suites peuvent être plus dangereuses
: car il a déjà été fait par Montaigne , et lui a fourni une
mauvaise preuve pour appuyer une absurde calomnie contre
les premiers chrétiens ( 1 ) . Vopisque dit, dans la Vie de l'Empereur
Tacite : Cornelium Tacitum , scriptorem Historiæ
Augustæ , quòd parentem suum eumdem diceret , in omnibus
bibliothecis collocari jussit ; et , ne lectorum incuria
deperiret , librum per annos singulos decies scribi jussit ,
et in bibliothecis poni. M. de Moulines traduit ainsi : « Il fit
>>placer dans chaque bibliothèque un exemplaire de Cor-
>> neille Tacite , qui a écrit l'Histoire des Empereurs , et qu'il
>> disoit être son parent ; et de peur que cet ouvrage ne périt
» par la négligence des lecteurs , il en fit faire , chaque
>> année, dix copies qu'on déposoit dans les bibliothèques. >>>
Le traducteur oublie que le règne de Tacite ne fut que de
six mois : or ce prince n'ayant pas même régné une année , on
ne peut pas dire , ilfu faire , chaque année , dix copies qu'on
déposoit dans les bibliothèques. Il falloit dire : Il ordonna
que , chaque année on feroit dix copies de cet ouvrage , et
qu'on les déposeroit dans les bibliothèques.
Toutes les citations que je viens de faire prouvent suffisamment
que l'Histoire Auguste est encore à traduire :
conclusion fort différente de celle des deux critiques
célèbres que j'ai nommés plus haut. En rendant d'ailleurs
justice au mérite littéraire de M. de Moulines , je pense que
sa qualité d'étranger ne le rendoit guère propre à ce genre
de travail . Nos bonnes traductions françaises ont toutes été
(1) Voici le passage de Montaigne ( tom. II , ch. 19, ) « Il est certain
> qu'en ces premiers temps que notre religion commença de gagner au-
>> torité avec les lois , le zèle en arma plusieurs contre toute sorte de
>> livres païens , de quoi les gens de lettres souffrent une merveilleuse
>> perte. J'estime que ce désordre ait plus porté de nuysance aux lettres
> que tous les feux des Barbares . Cornelius Tacitus en est un bon témoin ;
>> car , quoique l'empereur Tacitus , son parent , en eût peuplé par or-
> donnances expresses toutes les librairies du monde , toutefois un seul
> exemplaire entier n'a pu échapper à la curieuse recherche de ceux qui
>> desiroient l'abolir , pour cinq ou six vaines clauses contraires à notre
>> créance. » Tacite ne régna que six mois ; et au milieu du désordre
de la confusion, et de l'ignorance qui régnoient alors dans l'empire romain ,
il étoit bien difficile que cet Empereur parvînt dans l'espace de six mois
àpeupler toutes les librairies du monde des oeuvres de son parent ; il
étoit également difficile qu'après sa mort son ordonnance fût maintenue
pardes successeurs qui avoient un esprit , un caractère et des intérêts tout
différens , et dont aucun n'étoit parent de Tacite.
650 MERCURE DE FRANCE ;
données par des Français. On peut dire de la prose ce que
Voltaire disoit des vers :
O vous , Messieurs les beaux-esprits ,
Si vous voulez être chéris
Du Dieu de la double montagne ,
Et que toujours dans vos écrits
Le Dieu du goût vous accompagne ,
Faites tous vos vers à Paris ,
Etn'allez point eu Allemagne !
R.
Discours prononcé à l'Athénée de Paris, le 15décembre 1806,
4
par M. Chénier, de l'Institut National. - Introduction au
Cours de littérature française
On a long-temps exagéré les avantages de ees réunions
littéraires , si fort en vogue depuis la fin du dernier siècle ,
dont le but est de mettre à la portée des esprits les plus
superficiels toutes les théories de la littérature , et de rendre
tout-à-coup savant sans étude et sans efforts. Il a été reconnu
depuis, que tous ces cours, sur les diverses parties des connoissances
humaines , ne donnoient guère que des notions fausses
ou imparfaites , propres seulement à enhardir la présomption;
qu'il valoit beaucoup mieux ignorer que mal savoir,
etque la manie du bel-esprit étoit fort différente de l'amour
des lettres et de l'instruction.
Dans le siècle des grands écrivains , les bureaux d'esprit
furent livrés à un juste ridicule. Les littérateurs étoient alors
beaucoup moins répandus dans le monde. Leur vie laborieuse
ne se partageoit qu'entre les longs travaux du cabinet , et la
société de quelques amis , réunis par les mêmes goûts. Ils ne
récitoient leurs ouvrages que devant des auditeurs également
capables d'en sentir les beautés , et de leur en indiquer les
défauts. Ces juges sévères et éclairés n'auroient pas été séduits
par ces petites ressources du bel-esprit , par ces cliquetis de
mots et ces froides étincelles qui font aujourd'hui la fortune des
poètes d'Athénée. Tout fut perdu dès que chaque cercle
voulut avoir ses poètes et ses Aristarques , etque toutle monde
se mêla de juger et d'écrire. L'exemple et les préceptes des
grands maîtres perdirent leur autorité , et la république des
lettres tomba dans une véritable anarchie.
DECEMBRE 1806. 651
:
.
C'est à-peu- près à cette époque que le Lycée , appelé
aujourd'hui l'Athénée , rassembloit à ses séances la plus
brillante société de Paris. Cet établissement eut sans doute
beaucoup plus d'éclat que d'utilité réelle. Il eut l'inconvénient
que nous venons de remarquer, comme attaché à toutes
les réunions de cette espèce , de multiplier les demi-connoissances
et les prétentions , vrais fléaux des talens réels ; mais il
faut convenir aussi que les lettres lui ont une obligation dont
elles conserveront le souvenir, puisqu'il donna naissance au
Cours de Littérature de M. de La Harpe. La mort prématurée
de cet excellent critique fit perdre aux séances littéraires
tout l'intérêt qu'il leur avoit donné pendant si long-temps.
On s'aperçut bientôt que , pour le remplacer, il ne suffisoit pas
des'asseoirdans la même chaire; et le ridicule ne fut pas épargnée
aux prétentions mal fondées qui se manifestèrent à ce sujet :
les auditeurs désertèrent : c'est de cet état presque désespéré
que M. Chénier entre prend aujourd'hui de relever l'Athénée
de Paris , pour lui rendre son ancienne splendeur.
C'est une tâche bien difficile à remplir que celle de tracer
un tableau complet et raisonné d'une littérature aussi étendue
que la nôtre. Parler de tant d'auteurs différens , avec une
parfaite connoissance des sujets qu'ils ont traités , des circonstances
où ils ont écrit , de l'influence réciproque qu'a
exercé leur génie sur leur siècle , et leur siècle sur leur génie, se
rendre court et rapide sans être superficiel , approfondir
tant d'objets divers , sans fatiguer des auditeurs peu appliqués,
qui ne veulent s'instruire qu'en s'amusant; toutes ces conditions
, si pénibles à remplir , veulent à la fois une érudition
profonde , et une élocution élégante et facile , qu'il est donné
à bien peu d'hommes de réunir. Toutefois il paroît que
M. Chénier , loin d'être effrayé de tant d'obligations , ne
craint pas même d'agrandir la carrière immense qui s'ouvre
devant lui . On va le voir tracer la route qu'il se propose de
suivre :
« La poésie , dit-il , l'éloquence , l'histoire , les romans ,
>> genre intermédiaire entre l'histoire et la poésie , sont des
>> parties brillantes de notre littérature , mais ne la forment
>> pas toute entière. On ne la compléteroit même pas en
>> ajoutant à ces parties la grammaire , la rhétorique et la
>>>poétique. Il fauty joindre encore la philosophie et ses prin-
>> cipales applications ; examiner dans leur marche progressive
>> l'analyse des sensations et des idées , la morale publique et
>> particulière , et les diverses branches de l'art social. Nous
➡ écarterons d'ún examen déjà très-étendu les sciences phyn
siques et mathématiques , la jurisprudence proprement
652 MERCURE DE FRANCE ,
>> dite , et la théologie , en exceptant toutefois quelques ou-
>> vrages que viennent rattacher à notre sujet , soit les grandes
>> qualités de l'art d'écrire , soit une influence remarquable
>> sur les opinions d'un siècle , par conséquent sur l'esprit gé-
>> néral de sa littérature. >>
Voilà sans doute de grands projets ! Mais pourquoi écarter
les sciences physiques et mathématiques , la jurisprudence
proprement dite , et la théologie ? Ces sciences ne sont pas plus
étrangères à la littérature que plusieurs de celles qui seront
approfondies. Les leçons de M. Chénier , sur la théologie ,
auroient pu être fort curieuses ; et peut-être auroit-il professé
la jurisprudence et les mathématiques avec tout autant de
succès que la philosophie , l'analyse des sensations et des
idées, et les diverses branches de l'art social. Mais , sans rien
préjuger sur un cours qui n'est pas encore commencé , contentons-
nous d'examiner l'introduction que nous avons sous
les yeux , et dont l'orateur expose ainsi l'objet :
<<Dans l'introduction , seul objet de cette première séance,
>> nous allons remonter au temps éloigné où l'empereur
>> Constantin changea toutes les habitudes des nations. Depuis
>> l'écroulement de l'empire romain , nous suivrons d'âge en
» âge et de peuple en peuple les traces de la littérature vaga-
>> bonde. Au milieu même de la barbarie , et dans le laby-
>> rinthe du moyen âge , nous serons guidés par cette lu
> mière , souvent pâle , incertaine , quelquefois concentrant
>> ses foibles rayons dans un coin du monde ,jamais compléte-
>> ment éteinte. Nous verrons naître et changer peu à peu la
>> première langue de nos ancêtres. Quand nous serons par-
>> venus au moment où naît la littérature française , nous la
>> diviserons en quatre époques. Nous assignerons à chacune
>> d'elles les traits principaux qui la caractérisent. Nous indi-
>> querons la manière spéciale dont elle sera parcourue. De-la
» naîtra facilement l'exposé des vues philosophiques qui
>> doivent présider au cours entier , afin qu'il ne soit pas
>> tout-à-fait indigne des personnes éclairées qui veulent bien
>> y prendre quelque intérêt , de l'établissement célèbre sous
>>les auspices duquel il commence , et des principes élevés
>> que maintient la raison publique chez les grandes nations
>> de l'Europe. »
On voit que l'orateur ne craint pas d'aborder les sujets
vastes ; maispeut-être auroit-il dû se rappeler en cette occasion
le vers de Boileau :
Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.
Il semble , par exemple , qu'il suffisoit pour une première
:
DECEMBRE 1806. 653
séance de suivre les traces de la littérature vagabonde ,
depuis Constantin jusqu'à l'époque où nos ancêtres commencèrent
à la cultiver. Ce sujet, développé dans une
juste étendue , auroit pu devenir la matière d'un discours fort
intéressant. On auroit aimé sur-tout à voir apprécier avec
plus de détails et de connoissance de cause le génie de ces
Pères de l'Eglise qui , au milieu de la décadence des lettres et
de la corruption générale du goût , firent tout - à- coup
renaître la véritable éloquence. Il est vrai que pour approfondir
ce seul objet , il auroit fallu plus de recherches et
d'études réelles , que pour effleurer tous ceux que l'orateur
a pressés dans ce court espace de cinquante pages. Rien n'est
plus aride , rien n'exigeoit moins de méditation et de lecture ,
que cette longue nomenclature d'écrivains jugés chacun en
deux lignes. Tous ces aperçus , qui veulent paroître profonds,
sont quelquefois faux , et n'ont jamais le mérite d'être neufs ,
et ceux qui ne connoîtroient pas la vaste érudition du professeur
, pourroient croire qu'il s'est dispensé de lire tous les
auteursdu moyen âge , et que pour les apprécier comme il
l'a fait , il lui a suffi d'ouvrir un Dictionnaire historique.
On pense bien que je ne puis avoir le dessein de suivre pas
à pas M. Chénier dans la longue carrière qu'il parcourt si
rapidement : je n'ai pas l'haleine assez forte pour une course
si précipitée ; et d'ailleurs même en passant sous silence
toutes les opinions prétendues philosophiques qu'il est bien
décidé à ne pas abandonner , que de choses à dire sur tant
d'arrêts littéraires qu'il entasse les uns sur les autres. Par
exemple , il avance que l'Encyclopédie est un monument éternellement
mémorable de la philosophie du dix- huitième
siècle. Il faut donc lui faire observer qu'un Dictionnaire des
sciences et des arts , quelque parfait qu'on le suppose , ne
peut jamais devenir un monument durable , parce que sa
perfection n'est jamais que relative à l'époque où il a été
composé. Quelques années après sa publication , les sciences
ont fait de nouvelles découvertes ; les anciens systèmes sont
décrédités , les arts ont acquis des procédés plus faciles. L'ouvrage
est donc devenu défectueux ; sous tous ces rapports ,
il faut le refondre et le compléter. C'est ce qui est arrivé à
l'Encyclopédie , qui a déjà été refaite sur unplan nouveau
depuis sa naissance. Il n'y a que les hommes de génie qui
élèvent des monumens éternellement mémorables , et ces
monumens ne sont pas des Dictionnaires.
;
En rendant justice , avec l'orateur , aux qualités morales
de Thomas , peut-on souscrire à l'éloge qu'il fait de son
éloquence? Tout le monde convient que cet orateur manque ,
654 MERCURE DE FRANCE ,
presque toujours de naturel et de goût; qu'il a, comme a
dit Voltaire , le malheur de tâcher. Et M. Chénier , de sat
pleine autorité , le place parmi les grands écrivains de la
France. Que diroit-il donc de Massillon ou de Bossuet ?
Mais que penser sur-tout de son jugement sur J. J.Rous
seau , qui , suivant lui , tient parmi nous , dans la prose , la
place que Racine occupe dans la poésie. Un rapprochement
pareil devoit-il se trouver sous la plume d'un écrivain , qui ,
par la nature de ses ouvrages , a dû faire une étude particu→
lière du plus parfait de nos poètes? Ne sait-il pas que ce sont
trop souvent des paradoxes et des idées fausses que Rousseau
embellit des prestiges de son éloquence ; que chez Racine ,
les sentimens et les pensées sont toujours aussi justes et aussi
vrais que l'expression. Rousseau tombe quelquefois dans
l'exagération etdans l'enflure. Racine ne paroîtjamais contraiut
sous les entraves pesantes de la versification ; il ne s'écartejamais
de la plus belle simplicité. Ces deux grands écrivains ontparticulièrement
réussi dans la peinture des passions. Mais Rousseau se
laisse aller aux écarts d'une imagination exaltée; il confond
trop souvent l'expression d'un amour purement physique ,
avec le langage d'une ame vraiment passionnée. Racine s'attache
exclusivement à représenter ces mouvemens du coeur ,
et il est plus chaste que le peintre de Julie , lors même qu'il
trace l'amour incestueux de Phèdre et la passion furieuse
d'une sultane. Il résulte de tout cela que Racine , dans un
genre beaucoup plus difficile , est beaucoup plus parfait que
Rousseau , et qu'il n'est pas permis à un professeur , qui doit
avoir fait toutes ces observations , de les placer tous deux sur
lamême ligne.
On devoit croire que M. Chénier succédant à M. de La
Harpe , honoreroit sa mémoire de quelques mots d'éloge , ne
fût-ce que par bienséance. Cependant non-seulement lejnom
de M. de La Harpe ne se trouve pas une seule fois dans
tout le discours ; mais l'orateur a soin de faire entendre qu'il
ne fait pas grand cas de la méthode de critique adoptée par
l'auteur du Cours de Littérature ; car c'est sans doute à cette
méthode qu'il fait allusion lorsqu'il dit : « qu'il ne se permettra
>> pas , au milieu d'une société distinguée par ses lumières , de
>> transcrire à chaque page les célèbres morceaux d'éloquence
>> et de poésie que nousavonsappris dès notre enfance,les scènes
>> divines gravées dans la mémoire et dans le coeur de toutes
>> les personnes à qui notre littérature n'est pas complétement
>> étrangère. » On sait en effet que M. de La Harpe aime à
citer les grands écrivains dont il analyse les productions. Il
DECEMBRE 1806. 655
pensoit qu'on avoit toujours un nouveau plaisir à entendre
des fragmens choisis de leurs chefs - d'oeuvre , quelque
connus qu'ils fussent. En effet , de belles scènes parfaitement
récitées faisoient disparoître la monotonie presqu'inséparable
des longues dissertations critiques ; et ces citations donnoient
lieu de faire remarquer dans les morceaux les plus
connus une foule de beautés , qui échappent à la plupart des
lecteurs. Le public paroît avoir jugé que cette méthode n'étoit
pas mauvaise , et j'oserois conseiller à M. Chénier de ne pas
Ja dédaigner. Sa prose sera peut- être excellente , mais les vers
de Corneille et de Racine sont bons aussi à entendre .
Ceux qui se ressouviennent des tragédies de M. Chénier
savent qu'on peut souvent reprocher à ses vers une abondance
et une emphase de mots , qui déguisent mal ce qu'il
y a de foible et de commun dans les idées. Ce même défaut
se retrouve aussi dans sa prose. Je citerai , pour le prouver ,
l'un des morceaux les plus brillans de son discours. C'est le
tableau du débordement des Barbares sur l'empire romain :
« Le fer et la flamme dévorèrent les monumens des arts ;
>> et long-temps furent continuées ces dévastations dont le
>> zèle immodéré de l'âge précédent avoit déjà commencé le
>> cours. Un siècle entier ne suffit point pour amortir le mou-
>> vement terrible imprimé à l'Europe. Durant tout le sixième
>> siècle , l'Allemagne , l'Italie , les Gaules , l'Espagne , fu-
>> rent autant d'arènes sanglantes où des animaux féroces se
>>> déchiroient pour la proie commune. La force usurpoit de
>> nouveau ce qu'avoit usurpé la force. Des extrémités de la
>> Tartarie jusqu'aux rives de l'Elbe et du Rhin , vingt peuples
>> barbares, remués à-la-fois , ne connoissant que la science du
>> glaive et l'art de détruire , se précipitoient les uns sur les
>> autres , et s'arrachoient les lambeaux du monde. >>
Les grands mots, les métaphores outrées , sont prodigués
dans cette description : Le feu qui dévore.... des arènes sanglantes
... des animaux féroces... la science du glaive... ( 1 ) l'art
de détruire... les lambeaux du monde. Cependant tous ces
frais d'éloquence sont perdus ; et ce morceau ne produit
aucun effet , parce qu'il est aussi vide d'idées que gonflé de
mots. C'est avec d'autres couleurs que Robertson, dans sori
excellente Introduction à l'Histoire de Charles-Quint , a peint
cette mémorable et terrible époque. Quoique M. Chénier
(1) On peut remarquer , en passart , combien cette expression est impropre,
puisque les barbares n'avoient aucune connoissance de l'art
militaire.
656 MERCURE DE FRANCE,
:
n'aime pas les citations , je pense que le lecteur ne me saura
pas mauvais gré de rapporter ici cette éloquente description ' :
३
<< Partout où les Barbares marchèrent , leurs traces furent
» teintes de sang ; ils massacrèrent et ravagèrent tout ce qui
>> se trouva sur leur passage; ils ne distinguèrent point le
>> sacré du profane , et ne respectèrent ni le rang, ni le sexe ,
>> ni l'âge. Ce qui leur échappa dans les premières excur-
>> sions , devint leur proie dans celles qui suivirent. Les pro-
>> vinces les plus fertiles et les plus peuplées furent converties
>> en de vastes déserts , où quelques ruines des villes et des
» villages détruits servirent d'asyle à un petit nombre d'ha-
>> bitans malheureux que le hasard avoit sauvés , ou que
» l'épée de l'ennemi , rassasiée de carnage , avoit épargnés.
>> Les premiers conquérans , qui s'établirent d'abord dans les
>> pays qu'ils avoient dévastés , furent chassés ou exterminés
>> par des conquérans nouveaux , qui , arrivant de régions
>>plus éloignées encore des pays civilisés , étoient encore
>> plus avides et plus féroces. Ainsi l'Europe fut en proie à
>> des calamités renaissantes , jusqu'à ce qu'enfin le Nord ,
» épuisé d'habitans par ces inondations successives , ne fut
>> plus en état de fournir de nouveaux instrumens de des
>> truction. La famine et la peste , qui marchent toujours à
>> la suite de la guerre lorsqu'elle exerce ses horribles ravages,
: >> affligèrent toute l'Europe , et mirent le comble à la déso
>> lation et aux souffrances des peuples. Si l'on vouloit fixer
>> le période où le genre humain fut le plus misérable , il
>> faudroit nommer sans hésiter celui qui s'écoula depuis la
>> mort de Théodose jusqu'à l'établissement des Lombards
» en Italie. Les écrivains contemporains , qui ont eu le
>> malheur d'être témoins de ces scènes de désolation et de
>> carnage , ont de la peine à trouver des expressions assez
>> énergiques pour en peindre toutes les horreurs. Ils donnent
>> les noms de Fléau de Dieu, de Destructeur des nations, aux
>> chefs les plus connus des Barbares , et comparent les excès
>> qu'ils commirent dans leurs conquêtes , aux ravages des
>> tremblemens de terre , des incendies et des déluges : cala-
>> mités les plus redoutables et les plus funestes que l'imagi
>> nation puisse concevoir. >>>
C'est ainsi que s'exprime l'écrivain qui a long-temps et
profondément médité son sujet. Il trouve naturellement des
expressions fortes et pittoresques , pour des pensées énergiques.
Je sais que M. Chénier , eu égard à la nature de son discours ,
ne devoit pas se livrer à un récit aussi détaillé ; mais il devoit
marquer sa description par quelqu'image neuve et imposante ,
par quelqu'observation qui lui fût propre , ne fût-ce que
pour
DECEMBRE 1806. 657
pour empêcher que l'éloquence d'un professeur
tropà celled'un écolier de rhétorique.
ne ressemblaA
SEI
Ona vu plus haut M. Chénier promettre l'exposé des vues
philosophiques qui doivent , dit- il , présider à son cours entier,
afin de le rendre digne desprincipes élevés que maintient
la raison publique chez les grandes nations de Europe. J'ai
trouvé en effet, dans son discours , bon nombre de ces expres
sions si chères aux philosophes modernes ; raison , raison
publique , fanatisme , superstition , nature , perfectionnement
de l'espèce humaine , etc. J'y ai trouvé ce néologisme et
ces tournures à prétention , si péniblement maniérées , que
les écrivains de cette école adoptent de préférence , pour
donner une apparence de profondeur et de nouveauté aux
pensées les plus vulgaires; exemples : « Sans doute Charlemagne
aima les lettres , puisqu'il avoit bien conçu la pensée
de lagloire.-Ces hordes septentrionales, qui dans les âges
précédens , avoient envahi les provinces romaines , subissoient
elles-mémes l'inévitable ascendant d'une civilisation supérieure.-
Ici nous retrouvons encore cette filiation des littératures
qui nous a guidé jusqu'à présent dans les ténèbres du
moyen âge.-Dans tout ce qui appartient , soit à la raison ,
soit à lamémoire , malgré les signes accidentels d'une décadence
qui souvent n'est qu'apparente , par cela seul que l'imprimerieexistesans
jamais risquer de périr , elle rend indéfiniment
progressive la marche nécessaire de l'esprit humain,
etc. etc.
Pour les vues philosophiques , je les ai bien cherchées
partout , mais je n'ai pu les trouver , àmoins qu'on ne veuille
honorerde cenom des idées telles que celles-ci : « La gloire
>> suprême appartient à ceux qui ont le plus allégé le fardeau
des antiques erreurs.>> Ondevine ce que M. Chénier entend
parles antiques erreurs.Or, comme ni Corneille, ni Racine ,
niBoileau , n'ont jamais pensé à les combattre , it résulte du
principe établi par M. Chénier , qu'il leur revient beaucoup
moinsdegloire qu'à Helvétius ou à Diderot; beaucoup moins
sur-tout qu'aux philosophes de la révolution qui , comme on
sait, avoient rejeté bien loin cefurdeau des antiques erreurs.
Est-ceencore une vue philosophique que le parallèle entre
les deux derniers siècles , par lequel l'auteur termine son.
discours ? Les avantages qu'ils ont l'un sur l'autre, lui paroissent
compensés: il faut lui savoirgré de cette modération.
On pourroit peut-être lui représenter que si ledix-huitième
siècle compte plusieurs grands écrivains , ce sont les hommes
de génie et de goût qui ont persévéré dans la route que leur
avoient tracée leurs prédécesseurs. Mais M. Chénier n'est-il
Tt
658 MERCURE DE FRANCE ,
pas trop fermement décidé à admirer tout, sans restriction ,
dans les philosophes , et le fatras obscur de Diderot , et
les déclamations ampoulées de Raynal , et le cynisme de
Voltaire ? Et quels raisonnemens pourroient convaincre
ceux que dix années de malheurs et de crimes n'ont pu forcer
à reconnoître toute la vanité de leurs systèmes. Au lieu
de répéter inutilement tout ce qu'on a dit à ce sujet , j'aime
mieux terminer cet article d'une manière plus agréable pour
le lecteur et pour M. Chénier , en transcrivant un passage de
de son discours , qui m'a paru bien pensé et bien écrit , et
par conséquent très-supérieur à tout le reste.
L'auteur veut prouver qu'on a exagéré dans beaucoup de
livres , l'ignorance des grands et leur dédain pour les lettres ,
dans les temps de féodalité. « Sans doute, dit-il , il existoit
>> parmi eux de ces ames tyranniques, isolées dans une fausse
>> grandeur , fermées aux plus douces communications de la
>> pensée , et condamnées à ne jamais sentir les douceurs de
>> la littérature ; mais les grands qui ne savoient ni lire ni
>>> écrire , attendu , disoient-ils , leur qualité de chevaliers ,
>> sont aujourd'hui justement inconnus. On peut , au con-
>> traire , en citer une foule d'autres qui ont aimé , encouragé ,
>> cultivé les lettres. La seule liste des Troubadours présente
>> un nombre considérable de chevaliers renommés entre les
>> guerriers de leur siècle , plusieurs dames illustres par leur
>> naissance et par leur beauté ; des prélats , des grands
>> vassaux de la couronne , des feudataires de l'empire , un
>> prince d'Orange , un comte de Foix, un comte et même
>> une comtesse de Provence , un dauphin d'Auvergne , un
>> roi de Sicile, deux rois d'Arragon, le célèbre roi d'Angle-
>> terre, Richard coeur-de-lion ; et Frédéric Barberousse, empe-
>> reur plus célèbre encore. A l'époque où la littérature fran-
>> çaise , proprement dite , imita et remplaça la littérature
>>provençale , on retrouve encore beaucoup d'exemples du
>> inême genre. Si , vers la fin du seizième siècle , et quand
১) l'art d'écrire , déjà perfectionné , devenoît plus difficile , les
>> princes l'ont cultivé plus rarement, du moins les princes
>> remarquables en furent toujours les soutiens. On peut
>> même affirmer que , dans tous les temps , dans tous les pays ,
>> sous toutes les formes de gouvernement , les hommes puis-
> sans qui ont légué à l'histoire un glorieux souvenir ont
>> constamment honoré la littérature , comme la plus bril-
>> lante et la plus féconde des études humaines, le plus noble
>> des plaisirs , le lien le plus doux des sociétés , l'ornement , la
>> gloire , l'appui des empires et des républiques. »
On voit que lorsque les idées de M. Chénier sont justes
DECEMBRE 1806. 65g
1
son style devient à la fois plus naturel , plus correct et plus
éloquent. Il reste à souhaiter qu'il ait quelquefois de ces bonnes
fortunes dans les dissertations critiques où il va s'engager : IH
faudra en féliciter en même temps le professeur et les aisciples.
VARIÉTÉS.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
C. T
Les dernières lettres de M. de Chateaubriand , quoique
reçues depuis peu à Paris , sont datées de Constantinople ,
15 septembre .
Ceux qui savent apprécier dignement la réunion si rare
d'un grand talent et du caractère le plus noble , liront avec
intérêt cet Itinéraire rapide tracé par le voyageur lui-même :
« Depuis mon départ de Trieste , je suis venu en onze
>> jours sur les côtes de la Moree. On m'a débarqué a Mo-
>> don. J'ai traversé tout le Péloponèse , visité Sparte , Argos ,
>> Mycènes , Corinthe ; de là passé dans l'Attique. DAthenes ,
>> je me suis rendu au cap Sunium , où je me suis rem-
>> barqué pour Smyrne , en m'arrêtant aux principales îles de
>> l'Archipel De Smyrne , je suis venu à Constantinople
» par terre , à travers l'ancien royaume de Crésus et celui de
>> Pergame. J'ai souffert prodigieusement de la chaleur et de
>> la fatigue. J'ai été saisi d'une fiévre qui m'a retenu trois
>>jours dans un village de l'Attique il faut dormir partout
>> sur la terre , dévorer quelques morceaux de pain noir ,
» et marcher le pistolet à la main. J'ai mis deux mois
>> à faire cette course ; et j'en mettrai encore trois autres à
> accomplir mon voyage. Je vais m'embarquer pour la
>> Syrie : j'irai voir Jérusalem ; je descendrai ensuite à
>> Alexandrie; et si les troubles de l'Egypte me le permettent ,
> je tâcherai de jeter un regard sur les Pyramides. De là , je
>> me ferai mettre à terre dans quelque pört de l'Europe ;
>> et je serai vers la fin de décembre, ou au mois de janvier ,
>>> à Paris.
MODES du 25 décembre. :
Les toques de velours , les plus parées , n'ont pas de bord : au-dessus
du front , et sur les tempes , c'est un diademe de fleurs qui leur ea
tient lieu. De très-petits lilas sans feuilles , ou des jacinthes entremèlées
de roses muscades , composent ce diademe : ordinairement , les
fleurs en sont parfumées.
Al'imitation des tuniques de bal , on fait des robés de dessus qui
descendent jusqu'à la garniture de la première robe . Les souliers un
peuhabillés ne se portent plus montans , mais décolletés .
Tta
660 MERCURE DE FRANCE ,
级:
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres,19 novembre .
paixà
5
Nous sommes toujours sans nouvelles officielles du conti
nent. Notre impatience est d'autant plus grande , qu'on
annonce chaque jour que les Prussiens ont remporté de
grands avantages sur les Français. On dit aussi que le prince
Hohenlohe a été fait prisonnier , etque l'empereur deRussie
a envoyé faire des propositions de BONAPARTE, etc. etc.
Mais nous serons bientôt instruits d'une manière positive ,
attendu que lord Hutchinson part demain chargé d'une mission
particulière auprès de S. M. prussienne. Il sera accompagné
de son frère le colonel Hutchinson , de M. Frère,
comme secrétaire de légation, et de M. Hervey , comme
secrétaire particulier. Il fera voile d'Yarmouth , à bord de ta
frégate l'Astrea , qui doit le conduire dans la Baltique.
L'Oracle annonce que lord Hutchinson ,, parti pour remplir
une mission particulière auprès de S. M. prussienne ,
est accompagné non - seulement de son frère, mais aussi
dugénéral sirRobert Wilson,et du généralEustace, qui tous
lestroisse sont distingués en Egypte. (Sun.)
Le marquis deDouglas a reçu ordre de se tenir prêtà partir
pour son ambassade enRussie.
Du 24. - Il paroît d'après un ordre du conseil, inséré
dans la gazette de samedi soir, que les points endiscussion
entre l'Angleterre et la Prusse sont tout-à-fait réglés. La
libre navigation de l'Elbe , de l'Ems et du Weser est rétablie
our de pied où elle se trouvoit autrefois, et on révoque en
conséquence l'ordre qui avoit été donné de retenir les vaisseaux
prussiens et pappenbourgeois. On s'attend pareillement
que le baron de Jacobi, ministre prassien , va reprendre ses
fonctions auprès de la cour de Londres.
-
(Morning-Chronicle.)
Du 25. Enfin nous recevons de Hollande les 22" , 23° ,
24° et 25° bulletins de la Grande-Armée. Il ne reste plus
aucun doute sur la défaite du prince Hohenlohe , etc. etc.
Du 26. Nous avons recu des nouvelles de la Jamaïque
jusqu'au ıı du mois dernier. On annonce que Miranda avoit
faitvoile d'Aruba à bord de la frégate la Seine avec toutes ses
troupes, et Fon supposuit qu'il devoit se rendre à Curaçao et
à laBarbade , afin de s'y recruter pour pouvoir faire un autre
débarquement dans l'Amérique espagnole.
Les troupes de Dessalines ont eu un engagement avec le
général Ferrand , et elles ont été défaites avec perte de 4à
booo hommes tués ou blessés. (Courrier.)
DECEMBRE 1806. 661
- De 27. On annonce actuellement que l'intention des
ministres estque le parlement soit convoqué pour le 15 décembre
, jour désigné par la proclamation de S. M. (Star. )
Du 28.- Les malles de Hambourg sont arrivées hier , et
nous ont apporté les nouvelles les plus déplorables , telles que
laprise d'assaut de Lubeck , la capitulation du brave général
Blucher , la reddition de Magdebourg , et la mort du brave ,
dubon, du respectable ducdeBrunswick.
BONAPARTE ayant ainsi réduit tout le pays de ce côté-ci de
l'Oder , est sur le point de porter ses armes en Pologne. La
division de Davoust est arrivée à Posen. Il n'y a pas de doute
qu'il n'ait résolu de rétablir le royaume de Pologne , et de
donner la couronne à une personne de sa famille. La proclamation
publiée par un émigré polonais ne doit plus laisser
d'incertitude à ce sujet.
On assure que les Français sont entrés à Hambourg. Le
gouvernement danois doit être dans de vives inquiétudes ,
attendu que BONAPARTE profitera de tous ses avantages pour
exécuter son plan favori de fermer le Sund aux Anglais.
Du 1 déc. La nouvelle désastreuse que nous annonçâmes
samedi matin 29 , fut confirmée peu de temps après
par une lettre du secrétaire d'Etat des affaires étrangères an
lord maire de la cité de Londres :
« La ville de Hambourg a été occupée, le 19 novembre ,par
un corps de troupes françaises sous les ordres du général
Mortier ; les propriétés des négocians anglais ont été confisquées,
et les anglais eux-mêmes qui avoient été arrêtés dans la
nuit du 21 , n'ont été relâchés que sur parole de se représenter
jusqu'à ce qu'on eût reçu les ordres de Bonaparte. M. Thornton
notre ministre à Hambourg , s'est réfugié dans le Holstein. »
(Times.)
Fonds publics.- Trois pour cent consolidés , 58 718 .
Onnium , 112 à 514.
La nouvelle de la signature d'un armistice eutre la
France et la Prusse continue à s'accréditer sur le continent .
Sir Samuel Hood est parti hier matin pour Portsmouth ,
où il doit s'embarquer et faire voile sur-le-champ avec l'escadre
destinée pour une expédition secrète. (Sun.)
Samedi, on a reçu la nouvelle de la capture de Hambourg
par les Français , sous les ordresdu général Mortier, et de la
confiscation des propriétés anglaises. Elle fut comuniquée par
lord Howick au lord maire ; elle produisit une alarme générale
parmi la classe commerçante ; et les fonds baissèrent considérablement.
3
663 MERCURE DE FRANCE ,
Les Français ont été reçus à bras ouverts en Pologne.
Dans quelques endroits le peuple se leva et désarma les Prussiens.
Il paroît hors de doute que les projets de Bonaparte y
trouveront beaucoup de partisans.
Des lettres de Breslau annoncent que les Russes avancent
au nombre de 80,000 hommes. Ils ne sauroient mettre trop
de prudence dans leurs plans ; ils se trouvent , pour ainsi dire ,
seuls maintenant ; car nous ne pensons pas que la force de
l'armée prussienie s'élève à plus de trente mille hommes.
Le 31º bulletin dit que , depuis le commencement de la campagne
, les Français ont fait 140,000 prisonniers ; ce rapport
ne paroît pas être exagéré. Ainsi les Russes , au lieu d'être
auxiliaires des Prussiens , ont maintenant leurs int rêts immédiats
et leur territoire à défendre.
On craint beaucoup que les Français ne veuillent occuper
le Holstein , et peut être , en conséquence de leurs
vues hostiles contre l'Angleterre , chercheront- ils à s'emparer
du détroit du Sund , afin de nous fermer la Baltique. On
assure qu'une demande tendante à cette fin , a déja été faite au
Danemarck , et que l'intention de Bonaparte est de forcer
cette puissance à former une ligue avec lui , au moyen de
laquelle toutes les forces navales danoises seroient à sa disposition.
On affirme qu'un armistice a été conclu entre le roi de
Prusse et Bonaparte ; mais nous en doutons.
( Morning- Chronicle. )
La situation du Danemarck est , dans ce moment , encore
plus critique que celle de l'Autriche. On a déjà commencé à
insulter le prince royal , en l'invitant à se retirer avec ses
troupes des frontières , du Holstein ; que s'il ne le faisoit pas ,
et qu'une simple menace fût faite à un soldat français , on
livreroit Altona au pillage C'est chercher querelle d'une
manière odieuse. La prochaine demande sera que le Sund
soit fermé à nos bâtimens. Si le Danemarck s'y refuse , les
Français entreront immédiatement dans le Holstein ; et comme
l'hiver approche , et que les Belts seront probablement gelés ,
il est possible qu'avant peu les Français soient en possession
de Copenhague.
Nous n'avons aucune nouvelle directe de Pétersbourg ; mais
plusieurs voy geurs qui en arrivent , et qui ont eu la permission
de passer par la Pologne prussienne , disent qu'une
armée russe de 400,000 hommes s'avance vers les frontières
de la Pologne prussienne (1). Alexandre est déterminé à se
courir le monarque prussien avec toutes ses forces ,
(1) Quand cette armée sur été défaite , on entendra les trompettes de
l'Angleterre répéter que les Russes n'avoient pas quatre-vingt mille hom.
DECEMBRE 1806 . 663
Quoique Bonaparte cherche à s'emparer du Sund afin de
nous fermer la Baltique , son but ne sera pas atteint, maintenant
que le passage du grand Belt est si bien connu.
( Daily-Advertiser. )
** Du 2. - La malle de Gotthenbourg est arrivée hier. On
assure qu'une partie considérable de la propriété personnelle
de leurs majestés prussiennes est arrivé à Copenhague.
S. M. suédoise a pris sa résidence d'hiver à Malmoë en
Scanie , pour être prête à aller défendre en personne Stralsund,
dans le cas où il seroit attaqué par les Français.
Il est arrivé hier un courrier de Pétersbourg. La nouvelle
de la bataille d'Auerstadt avoit causé dans cette ville la plus
vive sensation. Le change avoit en conséquence éprouvé une
baisse considérable .
Hier matin , une députation des négocians faisant le commerce
avec Hambourg , s'est rendue chez lord Auckland pour
conférer avec sa seigneurie sur la situation présente des affaires
à Hambourg et sur le continent , et à l'effet de savoir les
mesures que le Gouvernement croiroit devoir prendre dans
la crise actuelle ; mais nous sommes informés qu'on n'a pas
jugé convenable, quant à présent , de prendre aucune mesure
à ce sujet.
La nouvelle s'est répandue hier matin qu'un ordre du
conseil avoit été signé , portant défense pour tous les étrangers
de vendre leurs capitaux placés dans nos fonas. Cependant il
paroît que cette nouvelle est prématurée (2).
Il n'est pas improbable qu'un armistice a été conclu entre
Bonaparte et le roi de Prusse. Il est impossible de jeter les
yeux sur le passé , et sur la conduite récente de la cour de
Berlin , sans voir qu'on ne peut espérer de cette cour ni vigueur
dans les conseils, ni force dans l'action. La direction
de toutes les choses dans la dernière campagne , de la part de
ce gouvernement , ne laissent point espérer cette habileté né--
cessaire à l'emploi des ressources , moins encore ce génie qui
en fait faire un juste usage. Quel peut être le résultat de nouveaux
efforts , sous ces ministres et ces généraux qui ont osé se
battre contre Bonaparte , avant de penser à approvisionner
les garnisons , et sans avoir formé un plande retraite .
mes sous les armes , et que les França s étoient dix contre un. Cette taci
tique est la même depus qonze aus . (Moniteur. )
(2) Habitans du continent , entendez ce langage , et reconnoissez la foi
punique ! Les Anglais veu ent arrêter les capitaux que vous av z dans
leurs fonds publics . Qu'ils le fassent ou non,, prisquis en ont eula pensée,
il est évident qu'ils peuvent le faire un jour. Le cabinet de Londres
prend la de singulières mesures de crédit, Moniteur )
4
664 MERCURE DE FRANCE ,
Tout semble avoir été calculé et préparé dans la supposi
tion qu'il étoit absolument impossible à Bonaparte d'avancer
dans les Etats prussiens. Cependant , les Prussiens ne se
croyoient supérieurs aux Français ni en pouvoir , ni en
science militaire , ni en politique. Ainsi , si nous considérons
la situation actuelle de la monarchie prussienne, il est impossible
d'attendre quelque chose de ses moyens de résistance ;
encore moins de son courage et de son habileté. En comptant
sur la résistance qu'elle pourroit encore opposer , c'est plutôt
calculer sur ce qui pourroit être fait que sur ce qui se fera.
La soumissiondu roi de Prusse ne surprendradone personne ,
dansdes circonstances aussi décourageantes.
Des ordres ont été envoyés, par le télégraphe à Portsmouth,
pour faire partir de suite quatre vaisseaux de ligne pour le
Grand-Belt. Il est possible que ce soit dans la vue d'empêcher
l'ennemi de couper nos communications avec le nord de
l'Europe. (Times.)
L'alarme causée par la prise de Hambourg , et plus, peut-être,
par les suites que cet événement peut avoir, continued'être
générale dans la ville , et a beaucoup influé sur le cours des
affaires. Les désastres de la Prusse serontplus profondément et
plus immédiatement sentis par le commerce anglais , que ceux
que l'Autriche éprouva l'année dernière. La chute de la Prusse
amis entre les mains des Français tous les ports de la merdu
Nord et de la Baltique , avec lesquels nous étions habitués
de faire le commerce sans presqu'aucune difficulté ; et il est
probable qu'ils s'efforceront d'empêcher la circulation de
nos marchandises dans les pays qu'ils occupent. Ils essayeront
aussi , mais inutilement sans doute, de les exclure du
territoire prussien , si Bonaparte permet au roi de Prusse de
régner encore. Les ports du Danemarck, dans le Holstein,
sont les seuls qui nous soient ouverts dans cette partie de
l'Europe ; mais le seront-ils long-temps?
On faisoit courir lebruit que toutes les propriétés appartenant
àdes personnes qui se trouvent dans les limites des
pays occupés par les armées françaises ont été séquestrées , et
que le transfert des fonds que ces mêmes personnes ont dans
le 3 pour 100 , a été défendu. Ce bruit est destitué de tout
fondement. La mesure adoptée par Bonaparte à Hambourg ,
est de la plus grande violence ; mais il y a raison de croire
qu'elle ne répondra point à son attente dans toute son étendue.
S'il arrivoit que Bonaparte voulût persister dans le système
d'interdiction de toute communication légitime entre les
nations , et empêcher l'approvisionnement de leurs besoins
DECEMBRE 1806. 665
mutuels , le gouvernement anglais possède les moyens les plus
amples de se venger. Ceux qui connoissent la quantité des
fonds que les étrangers ont en Angleterre , s'apercevront aisément
combien il nous seroit aisé d'appauvrir les vassaux et
sujets de Bonaparte , et de créer avec leurs propriétés un fonds
decompensation fort au-dessus de la perte qu'il pourroit faire
éprouver aux sujets de S. M. B. Nous sommes assurés cependant
que rienqu'une absolue nécessité ne pourroitengager le gouvernement
anglais à adopter une semblable mesure dont les
effets seroient de ruiner les malheureuses victimes du pouvoir
de Bonaparte , et qui seroit si contraire à la politique d'une
nation qui a retiré taut de bénéfice des capitaux qu'on a envoyés
chez elle pour faire valoir. Mais si Bonaparte persiste
dans le système qu'il a commencé à exécuter , il sera bientôt
convaincu que la balance sera loin d'être à son avantage. Les
propriétés étrangères , dans les fonds anglais , s'élèvent à environ
100,000,000 ; et nous pouvons garder cette somme, si
Bonaparte nous force à user de représailles (3). Trente négocians
se sont adressés au gouvernement pour savoir la
marche qu'ils avoient à tenir dans les circonstances présentes.
Morning-Chronicle.
Du 3. Le principal intérêt excité par le 30 bulletin de
la Grande- Armée, vient de l'information politique qu'il
contient. Il y est dit que les Français ne quitteront ni la
Pologne, ni Berlin , que lorsque l'indépendance de la Porte
sera reconnue dans toute son étendue , et jusqu'à ce que la
Moldavie et la Valachie seront déclarées appartenir en toute
souveraineté au grand-seigneur. Cela est adressé à la Russie.
Le paragraphe suivant dit que l'armée française ne quittera
Berlin que lorsque toutes les colonies françaises , espagnoles
et hollandaises , seront rendues , et la paix générale faite.
Cela s'adresse à l'Angleterre. Si Bonaparte est sérieusement
dans l'intention de persévérer dans ces résolutions, le plus
(3) Cet exemple seroit une forte leçon pourle continent. Des individas
serolent ruinés ; mais plaindroit-onces victimes de leur aveuglement? Ce
dont ils sont menacés devant arriver infailliblement , est-il sagede p'acer
sa fortunesur un gouvernement qui a besoinde dix-sept cent milions pour
ses dépenses, qui ne peuty suffire qu'au moyen d'un papier monnaie ,
et d'une prospérité toujours croissante , et dont une descente , ou un soulèvenient
dans l'Inde , peut anéantir le crédit . Les hommes sensés ,
attachés à lapatrie continentale , ont ratiré leurs capitaux, indignés de la
pirateriede l'Angleterre , et de la violence de ses principes maritimes ,
ilsn'ont pasvoulu que la crainte de perdre leurs fonds, si le crédit de
cettepuissance ven it à s'écrouler, les forçût à faire des voeux pour elle.
(Moniteur. )
666 MERCURE DE FRANCE ,
-
terrible malheur attend la monarchie prussienne. Comment
Bonaparte peut-il espérer qu'en gardant Berlin , il nous obligera
à restituer toutes les colonies françaises , espagnoles et
hollandaises que nous avons prises ? La Prusse peut- elle
s'engager à remplir les conditions qu'il met à la remise de
Berlin?- Espère- t- il que l'Angleterre , pour rendre à la
Prusse une ombre d'indépendance , abandonnera toutes les
conquêtes que la France n'a aucun moyen de lui arracher ?
- Il ne peut pas s'attendre que nous fassions de si grands
sacrifices pour le rétablissement d'une puissance avec laquelle
nous n'avions aucune alliance ; sacrifices qui tendroient à
rendre la France plus puissante qu'elle ne l'est , et plus dangereuse
pour ses voisins. (4) Morning-Chronicle.
On assure que le conseil-privé a arrêté de promulguer
l'ordre dont nous avons parlé hier relativement aux capitaux
étrangers qui sont placés dans les fonds anglais , et que le roi
vient aujourd'hui en ville pour le revêtir de sa signature.
( Times . )
- Du 4. Le bruit s'est répandu hier que le maréchal
Davoust avoit été défait par les Russes près de Posen.
S. M. a tenu hier un conseil-privé ; et il n'est pas vrai qu'il
ait eu pour objet de signer un ordre pour empêcher le transfert
des capitaux étrangers. Le fait est que les ministres n'ont
jamais eu l'intention de recourir à une mesure aussi violente
et aussi inutile. Elle seroit inutile , attendu que les 3 pour cent
consolidés sont fermés , et ne s'ouvriront que le 7 janvier .
(Oracle. )
Du 5. - Les fonds se sont encore un peu relevés hier. Les
alarmes commencent à se dissiper, et le juste sentiment de
nos forces et de nos ressources achevera de détruire ces
funestes impressions. Les recettes ont été tellement productives
, et la taxe sur les propriétés promet de si heureux résul
tats , qu'il est certain que l'emprunt pour le service de l'année
prochaine n'excédera pas douze millions sterling .
Il y a tout lieu de croire que l'expédition partie de Falmouth
, sous les ordres du major-général Craufurd , relâchera
En Irlande pour se réparer.
Fondspublics.-Trois pour cent cons. , 60.- Omnium , 2 .
( Morning-Chronicle. )
(4) Avez-vous done qublié l'uti possidetis , ce cheval de bataille de
vos ministres ? Au reste , votre langage met votre politique à découvert :
quand il s'agit de pose an com at les puissances du continent contre
Ieur intérêt et pour le vôtre , vous faites cause commune avec elle ; mais
lorsqu'elles sont frappées des cal mités que vous leur avez attirées , toutes
vos liaisons n'existent plus . Ah ! ne dites point que la France vous
repousse du continent ; c'est votre égoïsme et votre politique étroite ct.
mercantile gai vous en ont chassés. (Moniteur. )
DECEMBRE 1806. 667
PARIS , vendredi 26 décembre.
-Le corsaire le Gl.neur , de Saint-Malo , a capturé , le 9
décembre , le brick anglais les Huit- Frères , transport de
l'Etat , armé de 14 canons, et ayant 65 hommes d'équipage.
Cebrick est entré le 10 à Perros. Le même jour , le lieutenant
de vaisseau Mackensie, qui le commandoit, est mort des suites
de ses blessures .
Un navire présumé suédois , chargé de sel de mine , et capturé
par le même corsaire , a échoué le 13 décembre , sous la
côte de Bretteville , S.-E. On espère que ce bâtiment , qui a
éprouvé quelques avaries , sera relevé.
Le bâtiment anglais , à trois mâts , l'Amphitrite , de 200
tonneaux et de 11 hommes d'équipage , chargé de raisins de
Corinthe et de bois de teinture , a été pris , le 19 décembre ,
par les corsaires la Revanche , capitaine Huret, et le Glaneur,
capitaine Souvis, de Calais. Il est arrivé le même jour en rade
de Dunkerque.
Le corsaire la Revanche s'est emparé du navire anglais the
Marquis ofLower, chargé de mâtures et de bois de construction
. Cette prise est entrée dans le Viie. Le même corsaire avoit
également capturé deux charbonniers anglais , dont l'un ,
nommé Supply , a été jeté par la tempête , le 14 décembre ,
sur la côte du Vlie. Le navire a été brisé , et trois hommes de
l'équipage ont été perdus.
९
(Moniteur. )
er
- D'après une décision de S. Ex. le ministre de la police
générale, il ne pourra être délivré, à compter du 1 janvier
prochain , aucun passeport pour l'intérieur, par les maires des
communes , que sur des feuilles uniformes , fournies par le
ministère de la police.
XL BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Porn , le 9 décembre 186.
Le maréchal Ney a passé la Vistule , et est entré , le 6 , à
Thorn. Il se loue particulièrement du colonel Savary , qui , à
la tête du 14º régiment d'infanterie , et des grenadiers et voltigeurs
du go et du 6º d'infanterie légère, passa le premier
la Vistule. Il eut à Thorn un engagement avec les Prussiens ,
qu'il força , après un léger combat , d'évacuer la ville . Il leur
tua quelques hommes , et leur fit vingt prisonniers .
: Cette affaire offre un trait remarquable. La rivière , large
de 400 toises , charioit des glaçons ; le bateau qui portoit
notre avant-garde , retenu par les glaces , ne pouvoit avancer:
de l'autre rive , des bateliers polona's s'élancèrent au
milien d'une grêle de balles pour le dégager. Les bateliers
prussiens voulurent s'y opposer : une luite a coups de poings
s'engaged entr'eux. Les bateliers polonais tetèrent les Prassiens
à l'eau , et guiderent nos bateaux jusqu'a la rive droite..
668 MERCURE DE FRANCE ,
L'EMPEREUR a demandé le nom de ces braves gens pour les
récompenser.
L'EMPEREUR a reçu aujourd'hui la députation de Varsovie,
composée deMM. Gutakouski , grand-chambellande Lithuanie,
chevalier des ordresde Pologne; Gorzenski , lieutenantgénéral
, chevalier des ordres de Pologne ; Lubienski , chevalier
des ordres de Pologne ; Alexandre Potocki ; Rzetkowki ,
chevalier de l'ordre de Saint-Stanislas ; Luszewski.
XLI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Posen, le 14 décembre 1806.
Le général de brigade Belair,du corps du maréchal Ney ,
partitde Trorn leg de ce mois ,et se porta sur Galup.Le6°
bataillon d'infanterie légère et le chef d'escadron Schoeni ,
avec 60 hommes du 3º de hussards , rencontrèrent un parti de
400 chevaux ennemis. Ces deux avant-postes en vinrent aux
mains. Les Prussiens perdirent un officier et cinq dragons faits
prisonniers , et eurent trente hommes tués , dont les chevaux
restèrent en notre pouvoir. Le maréchal Ney se loue beaucoup
du chef d'escadron Schoeni. Nos avant-postes de ce
côté arrivent jusqu'àStrasburg.
Le 11 , à six heures du matin, la canonnade se fit entendre
du côté du Bug. Le maréchal Davoust avoit fait passer cette
rivière au général de brigade Gauthier , à l'embouchure de
la Wrka , vis-à-vis le village d'Okunin. Le 25º de ligne et le
89 étant passés , s'étoient déjà couverts par une tête de pont ,
et s'étoient portés une demi-lieue en avant , au village de
Pomikuwo , lorsqu'une division russe se présenta pour enlever
ce village : elle ne fit que des efforts inutiles , fut repoussée
, et perdit beaucoup de monde. Nous avons eu 20 hommes
tués ou blessés. Le pont de Thorn , qui est sur pilotis , est
rétabli ; on relève les fortifications de cette place. Le pont
de Varsovie , au faubourg de Praga, est terminé ; c'est un
pont de bateaux. On fait au faubourg de Praga un camp retranché;
le général du génie Chasseloup dirige en chef ces
travaux.
Le 10 , le maréchal Augereau a passé la Vistule entre
Zakroczym et Ultrata. Ses détachemens travaillent sur la rive
droite à se couvrir par des retranchemens. Les Russes paroissent
avoir des forces à Pultusk. Le maréchal Bessières débouche de
Thorn avec le second corps de la réserve de cavalerie, composéde
ladivision de cavalerie légère du général Tilly, des
dragons des généraux Grouchy et Sahuc, et des cuirassiers du
général d'Hautpoult.
MM. de Lucchesini et de Zastrow , plénipotentiaires da
DECEMBRE 1806. 669
roi de Prusse , ont passé le to à Thorn , pour se rendre à
Kænigsberg , auprès de leur maître.
Un bataillon prussien de Klock a déserté tout entier du
village de Brok. Il s'est dirigé par différens chemins sur nos
postes. Il est composé en partie de Prussiens et de Polonais.
Tous sont indignés du traitement qu'ils reçoivent des Russes.
«Notre prince nous a vendus aux Russes , disent-ils ; nous ne
>> voulons point aller avec eux. » L'ennemi a brûlé les beaux
faubourgs de Breslaw; beaucoup de femmes et d'enfans ont
péri dans cet incendie. Le prince Jérôme a donné des secours
à ces malheureux habitans. L'humanité l'a emporté sur les
lois de la guerre qui ordonnent de repousser dans une place
assiégée les bouches inutiles que l'ennemi vent en éloigner.
Le bombardement étoit commencé.
Le général Gouvion est nommé gouverneur de Varsovie.
XLII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Posen, le 15décembre 1805.
Le pont sur la Narew, à son embouchure dans le Bug, est
terminé. La tête de pont est finie et armée de canons.
Le pont sur la Vistule , entre Zakroczym et Ultrata , auprès
de l'embouchure du Bug , est également terminé. La tête de
pont, armée d'un grand nombre de batteries , est un ouvrage
très-redoutable. ,
Les armées russes viennent sur la direction de Grodno et
sur celle de Bielsk , en longeant la Narew et le Bug. Le quartier-
général d'une de leurs divisions étoit le 10 à Pultusk sur
laNarew.
Le général Dulauloi est nommé gouverneur de Thorn.
Le 8º corps de la Grande - Armée , que commande le
maréchal Mortier , s'avance ; il a sa droite à Stettin ,
gauche à Rostock , et son quartier-général à Anklam .
sa
Les grenadiers de la réserve du général Oudinot arrivent à
Custrin. 3
La division des cuirassiers , nouvellement formée sous le
commandement du général Espagne , arrive à Berlin.
La division italienne du général Lecchi se réunit à Magdebourg.
Le corps du grand-duc de Bade està Stettin ; sous quinze
jours il pourra entrer enligne. Le prince héréditaire acous
tamment suivi le quartier-général, et s'est trouvé à toutes les
affaires.
La division polonaise deZayonscheck , qui a été organisée
àHaguenau , et qui est forte de six mille hommes ,est à Leipsick
pour y former son habillement.
S. M. a ordonné de lever dans les Etats prussiens , au-delà
670 MERCURE DE FRANCE,
de l'Elbe , un régiment qui se réunira à Munster. Le prince
de Hohenzollern Sigmaringen , est nommé colonel de es
corps
Une division de l'armée de réserve du maréchal Kellermann
est partie de Mayence. La tête de cette division est déjà
arrivée à Magdebourg.
La paix avec l'électeur de Saxe et le duc de Saxe Weimar a
été signée à Posen .
Tous les princes de Saxe ont été admis dans la confédération
du Rhin.
S. M. a déśaprouvé la levée des contributions frappées sur
les Etats de Saxe- Gotha et Saxe-Meinungen , et a ordonné de
restituer ce qui a été perçu. Ces princes n'ayant point été en
guerre avec la France , et n'ayant point fourni de contingent
à la Prusse , ne devoient point être sujets à des contributions
de guerre.
L'armée a pris possession du pays de Mecklenborg. C'est..
une suite du traité signé à Schwerin le 23 octobre 1805. Par
ce traité , le prince de Mecklenbourg avoit accordé passage sur
son territoire aux troupes russes commandées par le général
Tolstoy.
La saison étonne les habitans de la Pologne. Il ne gèle pointa
Le soleil paroît tous les jours , et il fait encore un temps
d'automne.
L'EMPEREUR part cette nuit pour Varsovie.
:
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 20.-C p. o/o c . J. du 22 sept. 1086 , 76f 76f 10c 156
250. Зос 400 250 400 250. 50c . cocoof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 0 f. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1250f. 12528 500 12f7c.
DU LUNDI 22. - C pour 0/0 c . J. du 22 sept. 1806. 76f 80c 77 76f
goc . 77f goc 778 000 000.000 ooc Coc ooc.oocoocoocooc. ooc
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807. of. 000 o C.or.oc
Act. de la Banque de Fr. 125sf 750.00 of. oo of oooof. ooc
DU MARDI 3. - Ср.оос . J. du 22 sept. 1806 , 76f 50c. 3 с. 40c
абсос оос о cooc.oo0 0000.00 000 ocooc oof of ooc
Idem . Jouss . du 22 mars 1807 oof. 00 oos oof ooc- 000.000 0০০ ০০৫
Act. de la Banque de Fr. 1252f 50c 1250f 1240f. 0000 ooc oooof
DU MERCREDI 24. - Ср.оос . J. du 22 s p . 1806 , 75f. 40c 250 Зос
400 700. 7c6c70croc. yoc ofooc. ooc . ooc o f.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807. 72f oc . oof. coc doc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1236f 20c 1238f 75c oooof ooof
DU VENDREDI 26. -Cp.ooc . J. du 22 sept. 1806 , 76 30c 76f 76f
25c 3 c 50c. 550 7 с Зос 50c 6000 000 out oof oof oue ooc
Idem Jouiss . du 22 mars 1807.73f 3of ooc oof doc coc
Act. de la Banque de Fr. 1248f 750 000of 00. 0000f. oooofcoc
TABLE
DU QUATRIÈME TRIMESTRE DE L'ANNÉE 1806.
TOME VINGT - SIXIÈME.
POÉSIE .
HERO , Page 3
Fragment tiré du premier chant du poëme de la Nature , contre le
Duel , et sur le véritable Honneur, 5
A mon Caveau , 7
Le Chien de Paul , 10
Le Triomphe de nos Paysages, 19
Vers faits en voyant le Tableau d'une Scène de Déluge , par
M. Girodet , 53
L'Amant Incurahle , 54
La Veille , le Jour et le Lendemain , 55
Epître à M. de Boisjolin, sur l'Emploi du Temps , écrite de Lyon
en 1790 ,
97
Elégie à M. de B***, sur la Mort de mon Fils, 100
Vers faits en voyant le Tableau des Héros d'Ossian , par M. Girodet , 145
L'Amour Précepteur, 193
Combat des Troyens et des Rutules ,
2/41
E'égie Première , traduite de l'anglais, de James Græme , 289
Elvire et Azor, 253
Fragment de la Satire des Voeux , de Juvénal , 35
Les Blés et les Fleurs , 355
Sur les Femmes Auteurs , 417
Imitation d'Young , 418
Fragment du poëme intitulé : Le Jardin de Kensingthon, 421
Epître àM. **, 465
Hymne au Matin ,
Le Lièvre , la Taupe et le Hérisson ,
466
467
Lay d'Amour. La Patience de Grisélidis, comtesse de Saluces, 529
Vers servant d'Envoi à un Porte feuille et à une Lettre , 533
L'Amour- Propre et la Modestie , Id.
Fragment d'un poëme intitulé : Le Contemplateur Religieux , 577
Beauté et Laideur, 625
Les Illusions Poétiques , Id.
La Conquête de la Prusse . 628
Lettres inédites de Mirabeau ,
Salon de 1806,
OEuvres d'Evariste Parny,
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages .
Voyages de l'Inde à la Mecque; de la Perse dans l'Inde, et du
13
26,74
57
BIBL. UNIV,
GENT
672
:
TABLE DES MATIERES.
Bengale en Perse; Voyage pittoresque de l'Inde. Traduits de diffe
rentes langues orientales et européennes , 65
Notice des Travaux de la Classe des Beaux-Arts de l'Institut , 80
Baisers de Jean Second , 103
De la Distinction des Preaumes en monologues et dialogues, ou
Exposition de ces divins cantiques, tels qu'ils étoient exécutés par
les Lévites, dans le temple de Jérusalem, 114
Pensées de Nicole, de Port-Royal , 147
Childeric , roi des Francs, 154
Exposition des Prédictions etdesPromesses faites à l'Eglise , pour
les derniers temps de la Gentilité , 161
Considérations Politiques sur l'Argent etle Prêt à intérêt , 195
Les Mille et Une Nuits , 245
Les Amours Epiques , 254
La Mort de Henri IV, 293
Histoirede France, depuis les Gaulois jusqu'àla fin de la monarchie, Be
Elégies de Tibulle ,
AD
33
Traité élémentaire d'Histoire Naturelle, 526
Suppl ment aux Observations sur les Corpscristallisés renfermés dans
les laves , 357
Opere Posthume di Vittorio Alfieri , 379 469,597
Coup-d'oeilsurr quelques Ouvrraaggeessnouveaux,
390
Dscours de Bénédiction de reconnoissance_et d'actions de graces
☐ pour l'Anniversaire de la naissance de Napoléon-le-Grand ,
Hi- toire de P. d'Aubusson-la- Feuillade , grand-maître de Rhodes , 425
567
Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes , 429
L'art de comoître les Hommes par la physionomie , 490
Ré onse à deux articles duCurrier des Spectacles , 499
Suite des Réflexions sur le Style &la Littérature. ( Voyez le n°. du
18 aofit. ) 535, 581
Les Bucoliques de Virgile , traduites en vers français, 546
Les Antenors modernes , ou Voyage de Christine et de Casimir
en France , 555
Observations sur l'él oulement du Ruffiberg , 604
Réflexions sur l'ouvrage du Père Bouhours, intitulé : De la Manière
de bien Penser dans les Ouvrages d'e- prit , 63t
Les Ecrivains de l'Histoire Auguste, traduits en français,
Discours prononcé à l'Athénée de Paris , le 15 décembre 180б, рас
M.. Chénier, de l'Institut National. Introduction au Cours de
littérature française , 650
VARIÉTÉS.
:
LITTÉRATURE, SCIENCES, ARTS ET SPECTACLES ,
Pages
Pages
39,89, 121 , 170, 270, 327,399, 45г , 509, 560, 616, 659.
NOUVELLES POLITIQUES.
43, 95, 124158, 213,271 ,403, 459, 66 .
FIN DE LA
SOCIETE DE
ES.
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME VINGT - SIXIÈME .
1
VIRESACQUIRIT
EUNDO
A PARIS ;
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
1806
DIDL. UNIV,
GENT
T
1
(NO. CCLXXII. )
(SAMEDI 4 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE..
POÉSIE.
HÉRO ,
CANTATE (I )
(Elle sort de sa tour, au milieu de la nuit, après avoir
allumé leflambeau qui doit servir de guide à son amant. )
RÉCITATIF.
L'ASTRE brillant des jours n'éclaire plus le monde ;
Déjà règnent partout le silence et la nuit;
Tout l'univers , plongé dans une paix profondé ,
Cède au pouvoir du sommeil qui me fuit;
Et de Phébé l'image étincelle dans l'onde ,
Qui doucement frémit .
La tremblante Héro vous implore,
O vents , de l'Hellespont respectez le repos !
Voici l'heure charmante ou celui que j'adore,
Pour me revoir encor', va traverser les flots
CANTABILE.
Veille sur lui , puissante Cythérée !
Amour des Dieux, et reine dès mortels ,
1
(1 ) Cette cantate a été composée pour le grand prix de musique , remporté
par M. Bouteiller fils , âgé de dix-huit ans. Elle sera exécutée dans
laséancede l'Institut , du4 octobre ,
A2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Ate servir, ennaissant consacrée ,
Mes mains n'ont point profané tes autels !
•Ilva venir.... Exauce ta prêtresse;
Et daigne encor veiller sur son retour .
Tu dois un prodige , ô déesse ,
Ace prodige de l'amour !
RÉCITATIF.
Je vais le voir !... Quel espoir pleinde charmes !
Non, jamais noeuds plus doux n'ont uni deux amans .
Quel bonheur ! quels transports ! mais aussi que d'alarmes !
Qu'il me faut payer cher ces fortunés momens !
Le moindre bruit m'agite.... Un retard m'épouvante....
Je crains tout , et la nuit et la trompeuse mer,
Et le zéphir qui trouble , en voltigeant dans l'air ,
De mes légers fanaux la lumière tremblante.
Ecoutons .... N'ai- je pas entendu quelque bruit ? ...
C'est le vent , dont le souffle agite le feuillage....
Ce sont les flots émus qui frappent le rivage ....
Hélas ! il ne vient point, etle ciel s'obscurcit !
Déjà s'enfle et mugit la vague blanchissante ;
Un nuage , des nuits a voilé le flambeau.
Cher amant , que fais- tu ? Dieux ! la tempête augmente....
As-tu quitté le port ? ... Pour revoir ton amante
Braves-tu le courroux et des vents et de l'eau ?
CAVATINE.
D'Abydos rejoins le rivage ,
Unique objet de mes amours !
Tu dois préserver du naufrage
Des jours dont dépendent mes jours,
Ne crois pas qu'un moment d'orage
Puisse m'ôter tout mon bonheur :
L'espérance et ta douce image
Resteront au fond de mon coeur.
D'Al ydos rejoins le rivage , etc.
RÉCITATIR
:
O Vénus , ai-je done mérité ta colère ? ..
La tempête en fureur confond les -élémens ;
Et les vents , déchaînés dans cette horrible guerre,
Aux coups redoublés du tonnerre
Mêlent d'horribles sifflemens .
La foudre, à longs sillons , déchire et fend lanue;
;
OCTOBRE 1806. 5
Seule , elle brille au sein decette nuit d'horreurs ....
Grands Dieux , prenez pitié d'une amante éperdue ! ...
Aux livides clartés de ses feux destructeurs
Quelobjet sur les flots vient s'offrir à ma vue ?
Courons.... Orage affreux je brave tes fureurs ....
C'est lui ... Dieux ! c'est Léandre... O destin quime tue...
C'est lui... pâle... glacé...Cher amant !... je me meurs...
AIR.
Vénus, o fatale déesse ,
Que t'ai-je fait pour me trahir ?
Courage, amour, beauté , jeunesse,
Pour lui rien n'a pu te fléchir !
Restes chéris qu'en vainje presse,
Hélas , ni les voeux que je fais ,
Ni mes regrets , ni ma tendresse
Ne vous ranimeront jamais !
Destins , il vous faut deux victimes :
Destins jaloux, soyez contens !
A
20
Perfide mer , dans tes abymes
Réunis encor deux amans .
(Elle seprécipite. )
FRAGMENT
Tiré du premier chant du poëme de LA NATURE.
Contre le Duel, et sur le véritable Honneur.
ELÈVE de Palès , &mortel généreux ,
Toi qui d'un fer paisible ouvre tes champs heureux,
Jamais l'affreux Duel , monstre impie et farouche ,
La fureur dans les yeux et l'insulte à la bouche,
De rage, de vengeance et de sang altéré ,
N'arına tes mains d'un glaive aux meurtres préparé !
Tune la conçois pas cette horrible folie
Qu'adopta du Français la cruauté polie ,
Et qui , fermant l'oreille aux cris de la pitié,
Pour venger des égards égorge l'amitié.
La raisoncalmeroit la fureur qui l'anime;
Mais d'un blame moqueur l'effroi pusillanime ,
Précipitant son bras à ces tristes exploits ,
Le jette entre la mort et la rigueur des lois.
3
3
1
MERCURE DE FRANCE ,
Ah ! ces Grecs , ces héros , au-dessus de l'outrage ,
Par ces lâches fureurs souilloient- ils leur courage ?
L'art du gladiateur, vil aux yeux des Romains ,
Aces meurtres obscurs n'instruisoit pas leurs mains :
Citoyens désarmés à l'ombre des murailles ,
Us cherchoient aux combats d'illustres funérailles ;
Vengeurs de la patrie , ils ne daignoient périr
Qu'aux yeux de l'univers et pour le conquérir.
Mais vous , héros du meurtre, inhumains par foiblesse,
Impatiens d'un mot, d'un geste qui vous blesse ,
Barbares , vous plongez au coeur de vos amis
Ceglaive réservé pour des flancs ennemis !
O sainte Humanité , par tes cris, par tes larmes ,
Arrache de leurs mains ces parricides armes !
Enfans de la nature , ils osent l'outrager !
A ses yeux , sur son sein , ils courent s'égorger !
Ah, cruel , entends-la soupirer et te dire :
<<< Tu ne saurois créer ; oseras-tu détruire ? >>
Tu l'oses ! ... Vois le prix dont ton glaive est jaloux;
Vois ce corps tout sanglant , tout percé de tes coups.
Tu reçules d'horreur ! ton pied tremblant s'égare !
Ton coeur même s'écrie : Ah ! qu'as-tu fait , barbare !
Où fuir ? ... Ton coeur sans cesse accusera ta main;
La nature voudroit le bannir de son sein.
De ton féroce honneur connois donc l'imposture ;
Va, le crime commence où cesse la nature .
Ose sur ta vertu mieux consulter sa voix ;
Faux brave , du Brave Homme ( 1 ) admire les exploits ;
Vois-le , sept fois plongé dans ces flots pleins de rage,
Ravir sept malheureux aux horreurs du naufrage ;
Vois cette humanité , qu'on ne sert pas en vain ,
D'un obscur matelot faire un mortel divin .
Plus utile à ton roi , plus brave encor peut- être ,
Quand un flatteur l'aveugle , ose éclairer ton maître ;
Sauve la vérité du naufrage des cours .
La cabane indigente appelle ton secours.;
Verse un or généreux sur ces pâles victimes
Aqui la faim peut-être eût conseillé des crimes :
Dans la nature alors tout va rire à tes yeux ;
Le prix est dans ton coeur, il paye avant les Dieux.
Par M. LE BRUN , de l'institut.
(1) Personne n'ignore l'action héroïque du matelot Broussard , surnommé
le Brave-Homme.
OCTOBRE 1806. :
A MON CAVEAU.
Dans ce caveau frais et joli ,
Où , sans me vanter , je vous range ,
Tous les ans après la vendange ,
Mes vingt feuillettes d'un Marli
%
Que je bois toujours sans mélange ,
O mon vin , prête-moi tes feux !
Je vais entonner ta louange ;
Il nous fautun prodige étrange :
Enivre-moi si tu le peux.
Parfois plus d'un auteur fameux
Vit blanchir et fumer son verre
Des flots d'un Champagne écumeux.
Qui s'irritoit dans la fougère;
Et soudain buvant sa colère ,
Lui dut les traits les plus heureux.
Que de fois ta verve légère ,
Aï , dans des soupers brillans ,
En mille éclairs étincelans
Fit jaillir l'esprit de Voltaire !
Ta séve agitant les cerveaux ,
Rompant ses fers , bacchante aimable ,
Autour de lui tomboit à table,
En torrent de mousse adorable ,
De ris , de verve , et de bons mots.
Corneille , au front mâle et sévère ,
Français avec un coeur romain ,
Grace au Beaune , grace au Madère ,
Se mettoit quelquefois en train.
Ce bon homme , sa coupe en main ,
Creusoit plus d'un grand caractère ,
Et , terrible au fond de son sein ,
Comme en un volcan toujours plein ,
Entendoit gronder son tonnerre.
Je crois que nos vins de Marli
Ne l'auroient pas si bien servi :
Sur ce point là je me résigne .
Ah! le Parnasse a des coteaux ,
Des bosquets , des fleurs , des ruisseaux,
Et pas un seul arpent de vigne.
Quel oubli ! le Bacchus gaulois
A
4
MERCURE DE FRANCE ,
NIS
V
Versa tous ses dons à la fois
Sur la Champagne et la Bourgogne .
Mais je bois sans être jaloux ,
Je bois rondement , sans courroux ,
Et sans que mon front se refrogne,
Nos vins d'Auteuil et de Saint-Clou ,
Et de Nanterre et de Chatou ;
Et le Surene et le Boulogne ,
Que Dieu fait croître auprès de nous :
Le même bois les produit tous.
« L'important, disoit feu Grégoire ,
>> En payant du vin , c'est de boire.
Qu'il soit veillé, fait au logis ,
<< Bien cuvé , clair comme un rubis ,
« Que grain à grain on vous l'égrappe ,
« Bu sans eau , notez bien ici ,
« Je vous réponds d'un vin qui tape ,
<< Autant au moins que vin du pape ,
<<<Fût-il ou de Garche ou d'Issi. »
Maître Adam pensoit bien ainsi ,
Lorsqu'à Nevers , dans son délire
Il célébroit , sous son caveau ,
Son vin d'Arbois vieux ou nouveau,
En vers qu'il dédaignoit d'écrire ;
Mais qui , sortis de son tonneau ,
Sans rabot, sans maillet, sans lime,
Opulens de verve et de rime ,
Montoient fumans à son cerveau.
Vin fécond , quel est ton empire !
Vin charmant , tu n'as qu'à sourire ,
Le triste amant est consolé !
Sur les maux que me fit Ismene,
Ton nectar à peine eut coulé ,
Que je voyois , moins désolé,
Se perdre dans ton jus perlé
Les rigueurs de mon inhumaine.
Que le Falerne chez Mécene
D'Horace égayoit les festins !
C'est là , content de ses destins ,
Qu'il oublioit dans ses ivresses
Et tous les torts de ses maîtresses,
Et les vers de tous les Cotins .
DesGraces le poète antique,
Sur sa lyre anacreontique ,
:
9
OCTOBRE 1806.
Chantoit au déclinde ses jours :
« O vins enchanteurs de la Grèce !
>> Soyez pour moi , pour ma vieillesse ,
>> Encor plus ohers que mes amours ! >>
Lorsque Rabelais en folie ,
Lajoieet le ris dans les yeux ,
D'esprit , d'ivresse radieux,
Plongeoit sa raison dans l'orgie ,
Ce n'étoit point, je le parie ,
En lui versant du vin de Brie?
C'étoit à coups de Condrieux.
Et quand notre bon La Fontaine ,
Sans bruit dans un coin fortuné
Vous avoit pris son Hypoerène ,
Vieilenfant , sans soins et sans peine ,
Comme il dormoit après dîné !
Mais quel est, tenant une lyre,
Cemortel que Saint-Maur admire ,
Dont mon oeil d'abord est charmé ?
C'est Chaulieu , ce convive aimable ,
Pour les fleurs , le sommeil , la table,
Les beaux vers , les belles formé ,
Chaulieu des Graces tant aimé,
Prêchant le plaisir par l'exemple ,
S'enivrant aux banquets du Temple
D'un vin par le temps parfumé,
Amant léger , mais ami rare;
Du tendre et délicat La Fare,
S'il apprit à sentir l'amour ,
A La Fare il apprend à boire ,
Entre les Muses et la Gloire ,
Entre les Ris et la Victoire ,
Vénus , Vendôme , et Luxembourg.
Le dur Caton buvoit dans Rome;
Chapelle au vin donnoit la pomme;
Piron buvoit ; et l'on sait comme
Boileau buvoit; je bois aussi ,
Car j'ai toujours en honnête homme
Honoré le vin , Dieu merci.
"
र
M. DUCIS , de l'Institut.
10 MERCURE DE FRANCE ,
LE CHIEN DE PAUL ,
ANECDOTE HISTORIQUE.
Le chien , dont voici l'aventure ,
Etoit loin d'être un inconstant ;
Foible , timide en son allure ,
Et se perdant à chaque instant.
A ce chien d'humeur vive et folle,
Que je peux vous peindre d'un mot ,
Il ne manquoit que la parole :
Bien des gens ont cela de trop .
Ce chien , on le nommoit Barbiche,
Et le nom lui convenoit fort :
C'étoit un superbe caniche
A l'esprit subtil et retord .
Oui, si je ne craignois pas d'être
Aux yeux de Paul un insolent ,
Je vous dirois : plus que le maître
Le chien étoit intelligent .
Un beau jour, Paul étant en route ,
Avec Barbiche et deux amis ;
Ces messieurs osent mettre en doute
Des talens prônés et chéris .
Soudain Paul , cherchant la manière
De prouver l'esprit de son chien ,
Jette six francs dans une ornière :
Notez que le chien n'en voit rien .
On avoit fait plus d'une lieue ,
Lorsque Paul s'arrête tout court ;
Barbiche, remuant la queue ,
Vers son maître aussi- tôt accourt.
« J'ai perdu. » Ces deux mots suffisent ,
Le chien en devine le sens ;
Il part , et les amis se disent :
« Adieu Barbiche et les six francs . »
On poursuit chemin , on arrive ;
Mais Barbiche ne revient pas .
De Paul, toujours sur le qui-vive ,
Ses amis se moquent tout bas .
1
OCTOBRE 1806.
Messieurs , messieurs , point d'imprudence
Dans vos préjugés incertains :
Ne jugez pas sur l'apparence
Les chiens ainsi que les humains.
Vous desirez savoir, sans doute ,
Ce que Barbiche est devenu :
Un homme a traversé la route;
Cet homme a ramassé l'écu :
Notre chienreconnoît la place ,
Et, dirigé par son instinct ,
Lestement se met sur la trace
Du quidam qu'enfin il atteint.
Avec mainte et mainte caresse
Il aborde le voyageur,
Qui , charmé de sa gentillesse ,
Lui fait l'accueil le plus flatteur .
Et puis il l'emmène à sa suite ;
Etdesirant se l'attacher,
Luidonne bon souper, bon gite,
Dans sapropre chambre à coucher.
Le voyageur qui se dispose
Abien dormir toute la nuit ,
Quitte sa culotte, et la pose
Sur une chaise près du lit.
Le chien qui la guettoit , la hape ,
Et crac .... le voilà décampé.
On crie : « Arrête , arrête , attrape ! »
Mais l'homme seul est attrapé .
Barbiche, tout fier de sa proie ,
Rejoint son maître à son logis ;
Et vous devinez sa surprise
Et celle de ses deux amis .
Accompagné de plusieurs autres ,
Paulrevoit l'écu qu'il attend.
Or, apprenez , vous et les vôtres ,
Comme il faut placer son argent.
ENIGME.
RADET.
BLANCHE ou noire , grande ou petite,
Onconnoît partout mon mérite.
Leriche et l'indigent , tous ont besoin de moi;
Lesexe enfaitsur-tout un plus fréquent emploi.
12 MERCURE DE FRANCE ,
Mais si
Je suis parfois brillante ,
Et toujours très-piquante ;
jeperdsis la tête, adieu tous mes amis,
Je suis enbutte alors au plus parfaitmépris.
LOGOGRIPHE.
DIX lettres composent mon nom :
Je suis personne , je suis chose ;
Et certainement quiconque ose
Mevioler est un fripon.
Cependant, lecteur, je t'assure
Que lorsqu'on pénètre chez moi ,
L'on peut êtrede bonne foi;
Mais alors je suis un parjure.
Trève à ces contradictions
Qui pourroientme faireconnoître :
Voici de sûres notions'
Qu'on trouve en disséquant mon être.
Delanature en moi je porte le rival ;
De plus un petit animal
Qu'à détruire l'homme s'obstine ,
Parce qu'il vit à ses dépens ;
Souvent même l'on s'imagine
Le trouver chez d'honnêtes gens ,
Remplis d'esprit et de talens;
J'offre encore le synonyme
D'une défectuosité;
De Boileau le genre sublime;
Unmonstre de l'antiquité ;
Levieux nomd'une isle conquise
Par les Musulmans , sur Venise ;
Cemal- adroit qui traversa les airs ,
Et se noya , laissant son nom aux mers;
Le royaume d'Hiram; une fort grande cruche;
L'undes profits qu'on tire d'une ruche;
L'abri d'unjardinier; ce qu'un sage doit faire ,
Ainsi que moi , si je veux plaire ;
Car à la fin tu me découvrirois,
Etquand je m'ouvre trop tu me trouves mauvais.
CHARADE.
Dès qu'un enfant peut doubler mon premier ,
Il enchante l'oreille et le coeur de son père;
Mon second et l'Amour accompagnent Glycère.
Quand reviendrai-je , hélas! habiter mon entier.
Parun Parisien relégué enTouraine.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Chaine.
Celui du Logogriphe est Corsaire, où l'on trouve roi, cor,or,rosaires
rose.
Celui de la Charade est Chauve-souris,
T
1
OCTOBRE 1806. 13
Lettres inédites de Mirabeau , Mémoires et extraits de Mémoires
écrits en 1781 , 1782 et 1783 , dans le cours de ses
procès de Pontarlier ( en réhabilitation ) , et de Provence
(enséparation ) avec sa femme. Le tout faisant suite aux
lettres écrites du donjonde Vincennes. Unvol. in-8°. Prix :
6 francs , et 7 francs 50 cent. par la poste. A Paris , chez
le Normant, libraire , rue des Prêtres Saint- Germainl'Auxerrois
, n°. 17.
?
COMME on parloit devant Voltaire du projet qu'on avoit
de faire imprimer ses lettres à l'abbé Moussinot , croyez-moi ,
dit-il , brûlez ces paperasses , je crains qu'on ne m'y voie
trop en laid ou trop en négligé. - On vousyverra , lui
répondit - on , tel que vous avez été; et ces lettres furent
bientôt après publiées.Qu'eût-il dit s'il eût pu prévoir l'horrible
abus qu'on feroit après lui de l'imprimerie , et que le
moment viendroit , où , non-seulement ses lettres à l'abbé
Moussinot , mais toutes ses lettres, et non - seulement les
siennes , mais cellesde tout homme un peu connu , et nonseulement
les lettres , mais encore les mémoires , les extraits
de mémoires , toutes les paperasses qu'on pourroit recueillir
d'unhomme qui auroit fait du bruit, seroient imprimés , et
qu'au moyendes préfaces , des notes, des explications dont on
les chargeroit , on en feroit de gros livres , plus gros qu'aucun
des chefs-d'oeuvre de l'antiquité ? Qu'eût-il dit ? C'est alors
qu'il eût tremblé pour sa gloire; et je ne crois pas qu'il se
fût contenté de manifester froidement son improbation. ::
Ainsidonc, il ne sera plus permis à l'homme qui a quelque
renominée , d'épancher son coeur dans une lettre , ou quand
il le fera , il devra trembler d'être un jour traduit pour cette
lettre même au tribunal de la postérité , et d'y être jugé sur
14 MERCURE DE FRANCE ;
les confidences même qu'il aura cru ne faire qu'à l'amitié.
Ainsi , lorsqu'il lui arrivera d'écrire quelques phrases sans suite
etsans ordre , qui ne doivent servir qu'à lui rappeler d'autres
idées dont il veut faire usage en un autre temps , il aura toujours
à craindre que ces mêmes phrases ne soient données un
jour comme l'expression de son caractère ou la mesure de
son talent. Et les grands écrivains , après avoir passé de longues
journées et de plus longues nuits à chercher les mots propres
et les meilleures tournures , après avoir péniblement travaillé
toute leur vie à faire dire à la postérité , qu'ils furent des
auteurs corrects et élégans , seront forcés de comparoître
devant elle, chargés de toutes les négligences qui annoncent les
mauvais écrivains ! Et pour comble d'injustice , ceux qui les
montreront en cet état auront le courage de dire qu'ils les font
voir tels qu'ils ont été.
Travaillez maintenant , hommes célèbres ; polissez , limez
vos ouvrages ; tâchez de ne rien offrir au public qui ne soit
digne de la réputation que vous vous êtes acquise : avec du
temps et de la peine , vous en viendrez peut-être à bout ;
et dans ce cas , si un critique trop sévère s'élève contre vos
succès , le public lui-même s'élévera contre le critique , et
vous vengera de son injustice. Mais qui vous protégera contre
cette armée d'éditeurs toujours aux aguets pour surprendre
tous les chiffons mal déchirés par vous , et qui n'attendent
que le moment de votre mort , pour les faire imprimer ,
comme faisant suite à vos oeuvres ; qui iront de tous les côtés,
mendier les divers billets que vous aurez écrits pour en faire
lemême usage , qui peut-être publieront jusqu'à ceuxmêmes
quevous leur aurez adressés , et qui se vanteront encore d'être
vos amis et vos admirateurs ? Amis mal - adroits , mille
fois plus redoutables pour vous que les censeurs mêmes
les plus injustes , puisque ceux- ci au moins ne cherchent des
fautes que dans les ouvrages que vous avez vous-mêmes exposés
à la censure , et que les autres vous poursuivent jusque dans
OCTOBRE 1806. 15
:
T
le fond de votre retraite , pour y surprendre tous vos secrets
et toutes vos foiblesses : admirateurs imprudens qui ramassent
toutes les ordures de votre cabinet , et qui les vendent au
public comme des trésors précieux ; charlatans ridicules , qui
ne nous font voir de vous qu'un portrait défiguré , chargé de
haillons , et qui nous crient encore que vous voilà tel que vous
futes.
Mon intention n'est pas de me rendre ici le champion de
M. de Mirabeau , ni de défendre jamais sa mémoire contre
ceux qui l'attaqueront franchement , c'est-à-dire en lui opposant
les actions qu'il a faites , et les écrits qu'il a publiés.
Certes , ce n'est pas moi qui me porterai pour défenseur d'un
tel homme , et d'un tel écrivain. Je pense au contraire qu'il
ne fut ni un homme assez remarquable , ni un auteur assez
distingué , pour qu'on ait pu raisonnablement se flatter , que
sonnom , placé sur le frontispice d'un livre , suffiroit à le faire
acheter. Mon unique intention , c'est de dire , et de bien faire
entendre à tous les lecteurs , que ce livre , quand même
il ne seroit pas de M. de Mirabeau , ne seroit et ne pourroit
être encore qu'un fatras inutile , un recueil de paperasses,
indigne de l'attention publique. Mon unique but , c'est de ne
laisser passer aucune occasion de verser sur de pareils livres
tout le mépris qu'ils méritent.
Des lettres inédites , des mémoires , des extraits de mémoires',
le tout faisant suite , etc. Il me semble que tous les
hommes qui se sont fait un nom fameux par leurs actions ou
par leurs écrits , devroient se liguer contre tout éditeur d'un
recueil qui porteroit un pareil titre : il s'agit ici de leur intérêt
le plus cher , il s'agit de leur gloire même, qui est toujours
par quelque endroit attaquée dans ces sortes de compilations.
Je dis plus ; tous les amis de la bonne littérature devroient
aussi réunir leurs efforts pour les décréditer ; car , enfin , il
n'est pas vrai que tout ce qui est tombé d'une plume célèbre ,
soit fait par cette raison seule pour nous intéresser. Au con16
MERCURE DE FRANCE ,
traire, unmauvais ouvrage , lorsqu'il est produit par un bon
écrivain , n'endoit paroître que plus mauvais; et il mesemble
encoreque, par respect pour son auteur (on sent bien que je
ne parle pas de M. de Mirabeau ) , par celui qu'on doit aux
bonnes études , par celui qu'on doit au bon goût; loin d'en
multiplier les copies , il faudroit , s'il étoit possible , en effacer
jusqu'au souvenir. Qu'on y prenne garde , les grands hommes
entout temps sont rares; mais le nombre de ceux qui prétendent
à ce titre est toujours fort grand ; et si on s'accoutume
à estimer , à rechercher un ouvrage , sur le nom seul de celui
qui l'a fait , sans considérer ni le fond , ni la manière dont
le sujet est traité , on ne manquera jamais d'écrivains qui se
croieront assez importans pour pouvoir se présenter au public
dans leur négligé. Alors plus d'études , plus de travail: tout
homme qui aura une fois fait un livre estimable , croira avoir
acquis le droit d'en publier de mauvais , sans que sa gloire ou
ses intérêts en souffrent ; son exemple en entraînera d'autres
qui en publieront de plus mauvais encore ; et de proche en
proche , la paresse deviendra le défaut de tous les auteurs , et
la négligence celui de tous leurs ouvrages.
Proscrivons donc ce fatras d'écrits inutiles , dont le moindre
inconvénient est d'en faire naître de plus inutiles encore. Surtout
n'ayons point d'indulgence , pour les éditeurs de lettres ,
jedis , de ceux même qui font imprimer des lettres qui ne leur
ont pas été adressées , de ceux même qui , en le faisant , n'ont
dumoins pas violé le dépôt qui leur fût confié par l'amitié.
A plus forte raison , repoussons sans ménagemens ceux qui
publient des lettres de leur ami , des lettres , où ils nous le
font voir sous des traits tantôt communs et tantôt odieux, et qui
nous disent : « voilà mon ami , le voilà tel qu'il fut ». Car
enfin , mettons les choses au pire , et supposons ( ce qui étoit
le cas de Voltaire et du plus grand nombre de ses correspondans
), que ce soient des conspirateurs qui s'écrivent. Je dirois
à un éditeur : de quel droit révélez-vous les secrets de votre
complice?
DEPT
DE
LA
S
OCTOBRE 1806.
5.
complice? Ayez du moins la morale des brigands , et ne vous cen
rendez pas sans nécessité le dénonciateur de celui qui com
plotaavec vous. Quoi ! ces lettres que , du vivant de celui
qui vous les écrivit vous n'auriez osé lire peut-être devant
votresociété ordinaire , vous les livrez après sa mort au public !
Vous les lui vendez ! Vous les faites imprimer , quoiqu'elles
soient sans intérêt, etqu'elles ne contiennent riende nouveau !
Et cela , par le motifseul , que le nom de votre ami étant
célèbre , vous espérez qu'il fera acheter votre recueil ! Ainsi
donc , vous ne trafiquez pas seulement de son secret, vous
trafiquez de sagloire; et vous vendez l'un et l'autre au priz
dequelque argent.
Je ne connois que deux occasions où les lettres familières
⚫ d'unhomme célèbrepuissent inspirer quelqu'intérêt au public,
etdans lesquelles il soit vraiment utile de le montrer lui-même
tel qu'il a été dans sa famille et avec ses amis. La première
'est celle oùses lettresrappellent des moeurs etdes vertus dignes
d'être imitées , et peuvent par cela même servir à l'instructiondesesdescendans.
Parexemple , dans les lettres de Racine,
je ne reconnois pas l'auteur d'Athalie et d'Iphigénie ; mais
j'aime ày voir que dans le siècle de Louis XIV , les grands
auteurs , après avoir fait leurs grands ouvrages , ne songeoient
pas à nouer des intrigues pour les faire réussir , et qu'ils se
délassoient du travail de la journée , en s'occupant le soir de
l'éducation de leurs enfans. Les petits détails dont ces lettres
sont pleines , ne me peignent pas le grand homme ; sur-tout
ils ne me le peignent pas mieux que tant de chefs-d'oeuvre
qui ont rendu son nom immortel ; mais aujourd'hui il n'est
peut-être pas inutile d'apprendre que ce grand homme préféra
une fois leplaisir de manger une carpe avec sa famille, à celui
d'aller recueillir des applaudissemens à un dîner de beaux
<esprits, etque la crainte d'affliger son épouse par son absence ,
•l'emporta sur cellede désobliger un grand prince par son refus.
Otemps , & moeurs ! Eh! bien, je ne doute pas que dans le
B
BIBL. UNIV,
8 MERCURE DE FRANCE ,
siècle de Louis XIV, on n'eût désapprouvé la publication de
cettemême correspondance : on eût trouvé peut-être qu'il étoit
inconvenant de représenter un grand homme sous ces traits
petits et communs.... Sont-ils communs aujourd'hui? Et avonsnous
le droit d'en juger comme dans le siècle de Louis XIV ?
Le second cas ( on me prévient ) est celui , où un homme
célèbre après avoir travaillé toute sa vie à faire prévaloir des
opinions dangereuses , se présenteroit à la postérité environné
d'un éclat qui pourroit faire illusion , et donner du crédit à
ses erreurs. Alors il importe de détruire son influence ; alors
il faut dévoiler toutes ses menées , toutes ses intrigues ; il
faut , si on peut , mettre le public dans la confidence de tous
ses secrets. Ce n'est pas qu'il n'y ait encore dans la publication
qu'on fait de ses lettres quelque chose de bas et de vil , qu'un
honnête homme ne se permettroit pas; mais il est sûr pourtant
qu'il est utile de les connoître. Ceux qui les font imprimer
rendent , sans en être plus estimables , un grand service à la
société : ils sont en quelque sorte les exécuteurs de sa justice.
Ainsi , les éditeurs de la correspondance de Voltaire firent ,
sans le savoir , et sur-tout sans le vouloir , un des recueils les
plus instructifs qui aient été publiés dans ce siècle. Lorsqu'on
parcourt ces lettres si connues , et qui ne le seront
jamais assez , on croit voir l'antre de Cacus , tel qu'il parut à
tous les yeux , après qu'Hercule eût étouffé le brigand :
Abjuratæque rapinæ
Cælo ostenduntur , pedibusque informe cadaver
Protrahitur.
L
<< Ses vols désormais perdus sont produits au grand jour , et
le hideux cadavre est traîné au-dehors par les pieds. » Ce
cadavre , c'est celui de la philosophie , non pas seulement
vaincue , mais réellement morte et à jamais déshonorée dès
l'instant qu'on eût révélé au public par combien de ruses ,
d'astuce , de faussetés , on étoit parvenu à établir son empire.
Ces lettres de nos philosophes sont un véritable miroir où
OCTOBRE 1806.
19
: {
ils doivent frémir de se regarder ; et désormais , quand on
voudra les réduire au silence , il suffira de le leur présenter.
Enfin elles sont presque toutes de Voltaire ou de d'Alembert ;
et il étoit utile , nécessaire même , que le public connût Voltaire
et d'Alembert tels qu'ils étoient ; c'est- à - dire , l'un
comme un énergumene qui , tout en criant contre le fanatisme,
étoit lui-même un vraifanatique d'erreur ; et l'autre comme
un vrai fourbe , un intrigant subalterne , ne sachant que
tirer du feu les marrons qu'il n'y avoit pas mis. Qui m'a
fourni ces expressions ? Qui les a peints ainsi ? Ce sont euxmêmes
; et après eux ce sont leurs éditeurs qui nous ont revélé
tous leurs secrets ; et on peut dire qu'en cette occasion , mentita
est iniquitas sibi.
Mais quelle nécessité y avoit-il de peindre M. de Mirabeau
tel qu'il étoit ? L'influence que cet homme exerça sur
son siècle , et celle qu'il exerce encore parmi nous , sont-elles
donc si grandes , qu'il soit important de le faire voir au
public dans son négligé , ou , pour employer l'autre expression
de Voltaire , de le montrer dans toute sa laideur ? c'est
ce qu'il est temps d'examiner.
M. de Mirabeau eut l'air d'exercer pendant deux années une
grande influence sur son pays. Semblable à ces comètes à la
queue flamboyante , à la chevelure enflammée , qui se montrent
de temps en temps , et auxquelles le vulgaire attribue tous les
malheurs qui précèdent et qui suivent leur apparition, il parut
au milieu des tempêtes , et selon l'usage , on l'accusa de les
avoir rassemblées. Je crois cependant que M. de Mirabeau
borné par la nature au talent de profiter quelquefois habilement
des circonstances , n'eut pas celui de les faire naître . Le
feu couvoit sous la cendre : laissons-lui la honte de l'avoir
attisé. Les élémens de la révolution fermentoient dans toutes
lés têtes ; avouons qu'il contribua plus qu'un autre à leur
réunion. Ensuite qu'en a-t-il fait , et qu'est-il resté de tout
le fracas qu'il a causé ? Non , je ne puis voir dans M. de Mi-
4
B2
20 MERCURE DE FRANCE;
✔rabeau un grand homme; c'est à d'autres traits qu'on recon
noît les vraishommes d'Etat; et si on s'obstine à nous dire qu'il
fut du moins un grand orateur , je me contenterai de deniander
ce qu'il faudra penser désormais de la définition que
Cicéron nous a donnée de l'orateur ( 1 ) .
1
$
14
Si M. de Mirabeau fut éloquent , qu'on me dise donc
pourquoi on ne lit plus aucun de ses discours. M. de Mirabeau
ungrandhomme ! Non , je ne ferai pas à mon siècle le tort
de prodiguer ce titre à untel homme et à un tel écrivain !
Veut-on que nos descendans surpris des éloges que nous lui
aurons donnés , et ne sachant plus sur quels titres , s'écrient
dans leur étonnement : Voilà donc les grands hommes du dixhuitième
siècle ; ils ont paru comme ces globes de feu qui
brillent un instant dans les ténèbres , éclatent tout - àcoup
, et s'évanouissent , comme des torrens formés par les
orages , et qui ne laissent , pour toutes traces de leur existence
påssagère , que les débris qu'ils accumulent en se précipitant.
Que nous reste-t-il en effet de M. de Mirabeau ? Ses opinions,
ses discours , ses écrits, tout le fracas, tout le mal qu'il fit ,
ne fut-il pas dans un même jour et dans une même tombe
enseveli avec lui ? Il est mort , mort tout entier, et ce n'est
pas à présent qu'on peut craindre de le voir revivre. Quelle
influence exerce-t-il sur nous ? Quelle illusion peut-il nous
faire ? Je dis plus , quelle illusion a-t-il jamais faite ? Eh !
n'a-t-on pas toujours su ce qu'il étoit ?
On avoit vraiment grand besoin qu'un compilateur vint
nous dire pour la millième fois , que M. de Mirabeau fut un
mauvais fils et un mauvais époux , et qu'il préludât par les
troubles qu'il suscita dans sa famille , à ceux qu'il devoit un
jour fomenter dans l'Etat. Nous ignorions peut-être que sa
vie entière ne fut qu'une lutte continuelle contre son père et
contre son épouse, et sans ces lettres, jusqu'à présent inédites ,
(1) Vir bonus , dicendi peritus
يف
د
(
OCTOBRE 1806. 21
هب
nous l'aurions toujours ignoré ! Et quel est l'homme qui
3
publie ces lettres? Quel est cet éditeur bénévole qui croit
nous instruire de tous ces détails ? C'est un ami de M. de
Mirabeau , unhomme dumoins qu'il appèle son ami,, son
bien bon ami. Oh ! le livre rare. Oh ! l'ami fidèle. Oh ! les
détails curieux.
A
1.
Je me trompe : ces lettres renferment des détails qu'on ne
trouveroit point ailleurs. Par exemple , on savoit très-bien
que M. de Mirabeau ne se piquoit pas de constance dans ses
principes; car on le vit tour-a-tour contribuer au renversement
de la monarchie , ensuite la défendre , et même , dit- on ,
travailler sourdement à la rétablir. On l'entendit dans les tribunaux
invoquer toutes les lois , même celles qui protégeoient
la sainteté du mariage, et dans la tribune soulever toutes les
passions contre ces mêmes lois. Mais on crut, jusqu'à présent ,
que , ferme dans son aversion pour les vertus douces et paisibles
, il n'avoit jamais cherché à plaire à son père : on le
croyoit parfaitement incapable d'éprouver ces préventions de
famille qui sont si naturelles aux bons coeurs. Enfin on lui
faisoit l'honneur de penser qu'il n'avoit jamais admiré les
ouvrages de l'ami des hommes , ni adoré la fameuse idole
qu'on appeloit le docteur Quesnay. On étoit dans l'erreur.
Jetrouvedans ces lettres que M. de Mirabeau eut une fois la
fantaisie d'élever un monument à son père , et voici quel en
devoit être le plan. D'abord un pré à l'anglaise : dans cepré,
un bosquet en lauriers qui devoit étre l'enceinte du templede
la vérité : dans cette enceinte , une coupole à l'antique, et au
milieu de tout cela, l'ami des hommes léguant ses ouvrages
au temps et à la vérité. Voilà , il faut l'avouer , un legs qui
aété répudié par ses héritiers. Mais continuons. Là , Bacon,
Galilée, Socrate , tous les grands hommes persécutés et
méconnus par leur siècle , devoient trouver leur place ;
mais le groupe , objet du monument , c'étoit la statue de son
père dédiant ses livres à la déesse que le temps dévoilera. Il
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
faudra , continuoit M. de Mirabeau , trouver un moyen de
placer d'une manière flatteuse et distinguée...... le docteur
Quesnay qui a été le précurseur de mon père ..... ; et voilà ,
si je ne me trompe , un sujet capable d'échauffer un artiste.
En effet , l'Ami des hommes , Socrate , Galilée , Bacon , le
docteur Quesnay , auroient formé un singulier groupe , et il
y avoit là de quoi exercer toute l'imagination d'un Calot .
Mais ce qu'il y a de plus remarquable dans ce projet , c'est
que M. de Mirabeau le formoit en attendant. En attendant !
Et qu'attendoit-il ? Lecteurs , il faut vous le dire : son père
'étoit malade , sa vie étoit menacée , il trembloit , il avoit
grandpeur ( ce sont les expressions de sa lettre ) ; et ce qui
prouve combien il étoit vivement affecté , c'est qu'il s'occupoit
de ce groupe en attendant sa guérison ; car ce dernier
mot se trouve aussi dans la lettre , et je ne veux pas citer
faux(1).
J'avoue que je ne saurois trouver dans ces détails même
rien de bien honorable à la mémoire de M. de Mirabeau , et
comme ce volume entier ne renferme rien de plus curieux ,
on a quelque lieu de s'étonner quand on entend l'éditeur
crier dans sa préface : « J'offre le complément de tout ce
>> que l'on a pu connoître jusqu'à présent des productions de
>> Mirabeau..... Je tire de la poussière des grefs , j'arrache à
>> des arrêts parlementaires , aux ordres ministériels , plu-
>> sieurs morceaux d'éloquence , dignes de la plus belle anti-
>> quité...... Enfin , cette collection peut être regardée comme
>> une suite très-immédiate , je dirois presque nécessaire des
>> lettres sorties du donjon de Vincennes , etc. etc. » Lecteurs
honnêtes , rassurez-vous , ceci n'est que le style ordinaire
(1) Apropos de ce monument ,le bon éditeur nous fait observer dans
unenote que cet hommage rendupar Mirabeau à son père ne sauroit
étre suspect. Et yra ment non,on voit qu'il part du coeur. Mais ce qui
m'a édifié encore plus que cet hommage , c'est de voir Mirabeau à genoux
devant le docteur Quesnay.
OCTOBRE 1806. 23
des éditeurs. Ces lettres jusqu'à présent inédites , et qui auroient
dû le rester toujours , n'ont du moins pas le tort d'être
la suite de l'ouvrage scandaleux qui fut publié comme sorti
de Vincennes. Elles sont inutiles , ennuyeuses; elles ont tous
les torts d'un mauvais ouvrage , excepté celui d'être dangereuses.
Examinons maintenant les premières phrases , et pour
cela commençons par les traduire en français.
On croiroit , à entendre M. de V. , qu'il n'y a rien au
monde de si éloquent qu'un procès-verbal de greffier , ou un .
arrêt du Parlement , ou un ordre ministériel . Il est certain que
rien ne se fait mieux écouter ; mais communément ce n'est
ni dans lesgreffes , ni dans les bureaux ministériels, que se font
les pièces d'éloquence ; et sans blesser le respect qui leur
est dû , on peut assurer que toute la force de M. de V. ne .
suffiroit pas à leur arracher des morceaux de ce genre dignes
de la plus belle antiquité. Le sens de cette phrase est donc
que M. de Mirabeau fit beaucoup d'éloquence à propos de
ces procès , de çes ordres et de ces arrêts. Par conséquent elle .
a aussi le tort de nous faire souvenir que M. de Mirabeau ,
toujours poursuivi par des ordres ministériels sollicités par
son père , et toujours parvenant pour son malheur à les faire
lever , finit par se précipiter dans de tels écarts , que la justice
publique ne put être plus long-temps contenue, et que nonseulement
il fut flétri par une sentence , mais condamné à
mort.
C'est pour faire révoquer cette sentence qu'il fut obligé de
se rendre à Pontarlier. On l'accusoit d'avoir séduit l'épouse
d'un vieillard respectable dont il avoit reçu l'hospitalité , de
s'être enfui avec elle , et de l'avoir entraînée dans les pays
étrangers. Il prouva très-bien que l'on peut inspirer de tendres ›
sentimens à une femme , et même y répondre , sans être un
séducteur ; que l'on peut s'enfuir le même jour qu'elle , et
être surpris dans le même lieu , sans être sou ravisseur ; enfin
qu'on peut vivre très-intimement avec elle, sans qu'il en suive
24 MERCURE DE FRANCE ,
nécessairement qu'on s'est rendu coupable d'adultère. Ces trois
vérités sont , dis-je ; si bien démontrées dans l'un de ses mé
moires , que, transporté lui-même d'admiration pour son
propre génie , il s'écria après l'avoir fait : « Si cen'est làde
>> l'éloquence inconnue à nos siècles esclaves , je ne sais ce
>> que c'est que cedon du ciel si séduisant et si rare. ».Mais
falloit-il tant d'éloquence pour prouver que tout cela, quoiqu'invraisemblable
,n'estpas rigoureusement impossible ?Nos
siècles esclaves ! Orateur imprudent , dites nos siècles da
corruption; et alors vous nous expliquerez par ce seul mot
comment ilarriva que ce même procès et ces mêmes mémoires
vous firent tout-à-coup une si brillante réputation : car dans
tout autre siècle que le nôtre, sivous aviez été absous au tribunal
des juges , vous auriez été pour jamais flétri à celui du
public.
La sentence fut révoquée , parce qu'en effet des jugesne
peuvent se permettre de condamner un homme à la mort,
quedans le cas où son crime est constaté jusqu'à l'évidence,
etpar les preuves les plus rigoureuses. Mais lorsque , fier du
triomphe qu'il venoit de remporter à Pontarlier , M.de Mira
beau se rendit à Aix , et qu'il vouluty prouver que n'étant
plus condamné à mort pour le fait dont il avoit été accusé,
il n'y avoit par conséquent aucune raison de ne pas se fier
pleinement à lui , et que son épouse devoit s'empresser de lui
rendre et toute sa confiance et toute sa tendresse , on trouva
que saconséquence n'étoit pas juste : son éloquence n'eut pas
le même succès; et le parlement d'Aix , sans s'arrêter aux
figures de rhétorique dont il sema ses plaidoyers , décida que
madame de Mirabeau étoit , sous la garde de son père , beaucoup
mieux gardée que sous celle de son époux.
Je finirai par une observation qui pourra donner une idée
de la manière dont M. de Mirabeau écrivoit ses lettres et ses
mémoires , et de celle dont on fait maintenant les livres.
C'est une grande erreur de penser que deshommes tels que
3
,
OCTOBRE 1806. 25
1
M. de Mirabeau, se peignent dans leurs discours familiers ,
beaucoup mieux que dans leurs autres ouvrages. La vérité est
qu'ils jouent un rôle avec leurs amis , et qu'ils en jouent
un autre avec le public , et qu'on ne sait pas mieux ce
qu'ils furent lorsqu'on a lu leurs lettres, que lorsqu'onalu
le reste de leurs oeuvrés.
Ecoutez M. de Mirabeau lorsqu'il parle à son ami , son
meilleur ami , M. de V.: vous diriez qu'il lui ouvre son
caur tout entier , et qu'il lui parle avec toute l'effusion
de la confiance la plus intime. Cependant , alors même,
it garde soigneusement une copie de ses lettres ; et s'il
ya , par hasard , inséré quelque page brillante, il n'entend
pas que son bon ami en jouisse seul. Cette page est en
quelque sorte une pierred'attente , qui , se joignant à d'autres ,
formera dans quelques années cequ'on appellera des mémoires
éloquens , écrits avec beaucoup de chaleur et de verve. Ce
qu'il ya de sûr, c'est que la page de ses lettres inédites nediffereen
rien de lapage 171 de ses mémoires,etque la page 15
est encore la même que la page 170 , avec cette différence
pourtant que lune finit par cesmots : bon soir , mon ami;
et l'autrepar ceux-ci: rassurez-vous, bon lecteur. On pourroit
conclure decette observation, que M. de Mirabeau ne pensoit
pas plus à son ami lorsqu'il lui écrivoit ses lettres si affectueuses,
qu'il ne pensoit à ses juges lorsqu'il composoit ses
mémoires si éloquens , et que c'étoit au publie qu'il adressoit
véritablement et ses lettres et ses mémoires. Mais le bon
M. de V. qui n'en sait pas tant, admire dans sa préface jusqu'au
soin que M. de Mirabeau avoit de ne rien perdre deson
esprit , et il ne s'aperçoit pas que sa compilation en est
dovenueencore plus ridicule.
GUAIRARD.
26 MERCURE DE FRANCE ,
SALON DE 1806.
( II Article. )
:
"
Une Scène de Déluge, par M. Girodet. La Mort d'Annibal,
: par M. Lemire , jeune.
La plupart des tableaux sur lesquels j'ai hasardé quelques
observations dans le numéro précédent , appartiennent au
genre historique : les actions qui y sont représentées sont
grandes et importantes , et les principaux personnages quiy
figurent sont d'avance réclamés par l'histoire. Toutefois ces
compositions intéressantes peuvent être universellement applaudies
, quoiqu'elles n'offrent pas dans un degré éminent ,
ce qui distingue spécialemeut les chefs-d'oeuvre où revivent
les grands hommes de l'antiquité , je veux dire cette noblesse
de forme , et ce beau idéal qui se trouve jusque dans les
plis de leurs vêtemens. Ce que nous demandons avant tout à
l'artiste, qui nous met sous les yeux les faits célèbres qui se
sont passés de nos jours , c'est la fidélité de la représentation ,
c'est la ressemblance des personnages ; nous n'approuverions
pas celui qui ayant à peindre un homme cher à la patrie ,
éléveroit trop sa taille sous prétexte de la rendre plus imposante
, ou qui ignorant que le génie et l'héroïsme aiment à secacher
sous des formes simples et affables , ne verroit d'autre
moyen de faire lire ses grandes qualités sur le visage de son
héros , qu'en lui donnant une expression sombre et sévère ,
plus propre à inspirer la crainte que l'admiration. C'est la
vérité de la composition qui donne tant de prix au tableau de
M. Debret , quoiqu'on puisse desirer plus de noblesse à la
plupart des personnages. Le style de M. Gros a en général
plus d'élévation ; mais néanmoins son dessin se recommande
bien plus par l'expression et la vérité , que par ce beau choix
OCTOBRE 1806. 27
de lignes et cette pureté de formes que l'on admire dans les
ouvrages de son maître , et qui n'étoient point nécessaires dans
un sujet si récent.
Il n'en est pas ainsi de la Scène de Déluge , que M. Girodet
a exposée : en représentant des personnages nus , il s'est mis
dans l'obligation de déployer toutes les richesses du dessin ;
etpuisqu'il ne peignoit point pour retracer un fait réel , mais
seulement pour émouvoir l'imagination , il a dû montrer tout
ce que l'imagination peut concevoir de plus noble et de plus
parfait dans les forınes humaines. De si grandes difficultés auroient
effrayé un artiste vulgaire ; mais M. Girodet semble
les rechercher , pour avoir la gloire de les vaincre.
C'est une idée à la fois simple et frappante , que d'avoir
attaché la destinée de toute une famille à un seul arbre , qui ,
en se rompant , trahit le dernier espoir qui lui reste. Ce beau
sujet appartenoit de droit à la peinture , et il ne pouvoit même
convenir qu'à elle. Toutes les images que la poésie offre à
l'esprit , seroient sans effet pour retracer une pareille scène :
il faut qu'on la voie. Ce qui la rend sur-tout propre à faire
dans l'ame du spectateur une vive impression de terreur et
de pitié , c'est qu'en frappant sa vue , elle laisse encore un
champ libre à son imagination ; c'est qu'en même temps qu'il
voit tous ces malheureux sur le bord de l'abyme , il se peint à
lui-même la mort affreuse qui les attend ; et il est encore plus
effrayé de ce qui va suivre , que de ce qu'il a sous les yeux.
C'est le sort d'un bel ouvrage d'être examiné et discuté dans
tous ses détails. Aussi se demandoit-on dans les premiers
jours de l'exposition , pourquoi le peintre avoit mis dans la
main du vieillard une bourse pleine d'or , circonstance qui ne
paroissoit bonne qu'a indiquer un vice peu fait pour accroître
l'intérêt ? M. Girodet a répondu à cette critique tout ce qu'on
pouvoit y répondre ; mais j'avouerai que ses raisons m'ont
paru spécieuses , et ne m'ont pas convaincu. Cette bourse lui
a servi , dit- il , à caractériser la prévoyance ordinaire à la
28 MERCURE DE FRANCE ,
Vieillesse ; mais elle peut aussi désigner l'avarice reprochée
souvent à cet age ; et il suffit que ce symbole ait eu besoin
d'explication , et que tant de spectateurs aient pu s'y méprendre,
pour conclure qu'il n'est pas assez clair et qu'il falloit
lerejeter. L'auteur avoit heureusement imité Virgile en plaçant
le vieillard aveugle sur les épaules de son fils , comme le
poètenous a montré Anchise sur ceux du pieux Enée. Puisqu'il
vouloit absolument quelque signe propre à peindre aux
yeux le caractère moral de la vieillesse , ne pouvoit-il pas en
emprunter un au même modèle ? Il nous eût vivement intéréssé
en nous montrant son vieillard emportant avec lui ses
dieux domestiques. La piété distingue cet âge aussi bien que
la prévoyance; et la première est assurément plus noble , plus
touchante , plus poétique que la seconde.
Ilmesemble encore que l'enfant , qui le premier va tomber
dans les flots , pourroit naturellement se retenir aux draperies
de samère , au lieu de la saisir si cruellement par les
cheveux. La scène étoit assez terrible en elle-même , pour qu'il
ne fût pas besoin d'en augmenter gratuitement l'horreur. On
vent lacontempler long-temps pour jouir de la terreur et de
la pitié qu'elle fait naître; mais les yeux sont tentés de se
détourner au moment où ils se portent pour la première fois
sur cette partie du tableau ; et cette sensation qui prévient le
raisonnement, et qui est commune à tous les spectateurs ,
prouve que l'artiste a outrepassé le but qu'il devoit se contenter
d'atteindre.
1
Voilà à-peu-près tout ce qu'une critique sévère pourra
reprendre dans une composition si neuve et si hardie; mais
combien de beautés supérieures pour la désarmer ! C'est une
vigueur d'exécution et une science de dessin qui seroient enviées
des plus grands maîtres. C'est un style vraiment historique,
et une noblesse de formes , qui se retrouvant dans tous
les personnages , offre en quelque sorte le type de la beauté
dans les différens âges de la vie. C'est tout l'ensemble de l'ou
OCTOBRE 1806.
29
yrage dont l'effet lugubre est si bien en harmonie avec la scène
qu'il représente. Je sais que cette belle production n'est peut
être pas encore autant et aussi généralement appréciée qu'elle
doit l'être. Mais du moins si ceux qui l'admirent trouvent
encore quelques contradictions , ce ne sera point parmi les
artistes qui ne sont point aveuglés par l'envie ; ce ne sera pas
non plus dans la partie la moins éclairée du public , qui ne
connoît d'autre juge du mérite d'un ouvrage que la sensation
qu'il lui fait éprouver. Ce sera plutôt parmi ces auteurs dédaigneux
, qui , trop pleins de confiance dans des études super
ficielles , n'estiment les productions des arts qu'autant qu'elles
sont conformes aux théories arbitraires qu'ils se sont faites ,
toujours prêts à disputer contre leurs propres émotions , et
trouvant bienplus de plaisir à raisonner sur des défauts qu'à
se passionner pour des beautés, Ceux-là s'appuyant de quelquesprincipes
fort connus, sur la manière dont il faut grouper
ordinairement les figures , ne peuvent pardonner à M. Girodet
cette longue ligne sur laquelle il a rangé tous ses personnages,
Ne seroit-il pas plus juste de rendre hommage à l'art avea
lequel il a dissimulé tout ce qui pouvoit déplaire à l'oeil dans
une disposition commandée par son sujet, et de le louer
d'avoir laissé à sa composition un caractère d'originalité qui
est toujours un mérite , mais qui auroit sans doute dégénéré
en bizarrerie entre les mains d'un artiste ordinaire ? Au reste ,
les critiques injustes s'oublieront bientôt. L'ouvrage restera ;
et il trouvera la place qu'il mérite parmi ceux qui attesteront
àla postérité la prééminence de l'école française du dixneuvièmesiècle.
Non loin d'un tableau qui accroît la réputation depuis
long-temps acquise à son auteur , j'en vois un qui doit commencer
celle d'un peintre qui ne s'étoit encore annoncé au
public par aucun ouvrage , mais qui paroît aussi destiné à
prendre un jour sa place parmi les maîtres : c'est laMort
d'Annibal, par M. Lemire jeune...
1
30 MERCURE DE FRANCE,
Cequi fait sur - tout reconnoître l'artiste né avec le génie
de son art, c'est que , quelque sujet qu'il traite , il en saisit
tous les traits caractéristiques , et il s'empare de toutes les
circonstances qui peuvent lui donner une physionomie particulière.
Le vague des idées détruit tout intérêt dans la peinture
comme dans la poésie ; et c'est peut - être le symptôme
le plus affligeant d'une incurable médiocrité. On ne reprochera
pas ce défaut à M. Lemire. Par une disposition ingénieuse ,
il a fait voir dans le fond du tableau la partie supérieured'une
galerie où l'on découvre l'aigle Romaine et les casques des
soldats , qui vont s'introduire jusque dans le dernier asile du
héros. Cette circonstance fait bien sentir tout ce qu'il y a de
critique dans sa situation , et qu'il ne lui reste plus qu'un
moment pour échapper à ses ennemis. C'est ce que n'avoient
pas su faire les artistes moins habiles , qui jusqu'ici avoient
cru traiter ce sujet en représentant un homme qui s'empoisonne
sans songer à faire voir ce qui le réduit à cette extrémité.
Tous les moyens employés dans cette composition , sont aussi
simples et aussi naturels : il semble qu'elle ne fasse que reproduire
avec des traits plus nets et plus précis , ce que chaque
spectateur avoit confusément dans l'esprit , et elle lui révèle ,
pour ainsi dire , ce qu'il a pensé. La figure d'Annibal est telle
que se la peindra toute imagination fortement frappée des
exploits etdu caractère de ce grand homme. Dans son attitude
ferme et assurée , on croit voir l'empreinte de la résolution
forte qu'il vient de prendre. D'une main il repousse machinalement
l'esclave qui le conjure de vivre ; de l'autre , il va
porter à la bouche la coupe empoisonnée. L'élévation de son
ame , le courage inébranlable , et sur-tout le dédain se peignent
sur son visage. Son esclave s'est jeté à ses pieds : il y a
dans son attitude , dans son geste et dans l'expression de sa
douleur , quelque chose de servile qui fait deviner sa condition.
Attentifà rappeler toutes les circonstances particulières
à la mort d'Annibal , l'artiste a montré sur le plancher la
C
ОСТОBRE 1806. 31
bague où , suivant la plupart des historiens ce grand homme
portoit le poison qui termina ses jours. Mais afin de pouvoir
ennoblir son geste , il a supposé avec vraisemblance qu'à l'approche
des Romains ce poison avoit été jeté dans une coupe.
Peu de personnes remarqueront dans un bas-relief, qui décore
le lieu de la scène , le même Annibal après la bataille de Cannes,
voyant défiler les prisonniers, tandis qu'on verse à ses pieds un
boisseau rempli d'anneaux de chevaliers Romains ; mais les
spectateurs instruits aimeront à voir l'époque la plus glorieuse
de la vie duhéros , en opposition avec ses derniers instans. Les
grands maîtres ont toujours recherché ces contrastes ingénieux;
et ils augmentent ainsi les moyens d'un art qui ne peut saisir
à-la-fois qu'un seul instant dans l'histoire de ceux qu'il fait
revivre.
On voudroit qu'en faisant preuve d'un talent si distingué
dans l'invention et dans le dessin , M. Lemire eut également
réussi dans le coloris. Ce n'est pas qu'il n'y ait de la vérité dans
l'effet général , et une harmonie de tons et de couleurs qui
plaît à l'oeil , et qui l'invite à s'y reposer ; mais l'artiste n'a obtenu
cette qualité précieuse qu'en renonçant trop à l'éclat , et
il a distribué la lumière avec une sorte de timidité. Les draperies
sont en général un peu ternes , les ombres trop noires
et trop peu transparentes. Au reste , il est juste de remarquer
que ce défaut n'en est guère un , qu'à une exposition générale
où il faut un effet brillant pour attirer l'attention. Il peut
diminuer le succès sans ôter beaucoup au mérite réel de
l'ouvrage , et il suffit d'ailleurs qu'on en ait fait une fois
l'épreuve , pour apprendre à s'en préserver.
Dans le numéro prochain , je continuerai à examiner rapidement
les compositions importantes, et je terminerai par une
revue générale du Salon. :
C
32 MERCURE DE FRANCE ,
Eloge historique de Jacques-Martin Cels, lu à la séance
publique de la classe des sciences physiques et mathéma-
⚫tiques de l'Institut national, du 7juillet 1806,parG. Cuvier,
secrétaire perpétuelpour les sciences physiques.
Jacques-Martin Cels, cultivateur-botaniste , membre du
conseild'agriculture , établi près le ministère de l'intérieur ,
etde la sociétéd'agriculturedu département de la Seine, appartenoit
à l'Institut national , depuis la première formafion
de cette compagnie, dans la section d'économie rurale
etd'art vétérinaire.
Né àVersailles en 1743,d'un père employé dans les bâti
mensdu roi , il étoit entré , dès sa première jeunesse , dans
les bureaux de la ferme générale, et s'y étant distingué par
des talens et de la probité , il avoit obtenu de bonne heure
l'emploi assez lucratif de receveur des fermes près de
l'une des barrières de Paris . Mais dès sa jeunesse aussi , tout
en s'occupant avec assiduité des devoirs de ses places , il sa
voitencore trouver du temps pour l'étude, et s'y livroit avec
ardeur. Il aimoit les livres , et mettoit à en acquérir une
grandepartie de ses économies. Portant dans leur connoissance
un esprit d'ordre qui lui fut toujours naturel , il desira
deperfectionner les méthodes bibliographiques , et rédigea
dans cette vue, deconcert avec le libraire Lottin , l'ouvrage
intitulé : Coup -d'oeil éclairé d'une grande bibliothèque à
l'usage de tout possesseur de livres , 1 vol. in-80. 1773. Се
n'est, àproprement parler , qu'un recueil d'étiquettes faites
pour être placées sur les rayons , afin de distinguer les livres
d'après les sujets auxquels ils se rapportent; et comme le dit
l'auteur lui-même , il ne peut tenir sa place dans une bibliothèque
qu'après avoir été disséqué et mis en lambeaux.
Mais, si l'on examine avec un peu de soin , on voit bientôt
qu'une suite aussi complète et aussi méthodique de subdivisions
suppose des idées générales et philosophiques de
toutes les matières dont il peut être traité dans les livres.
C'estunesorted'arbre des connoissances humaines d'après
leur objet , et la simple lecture n'en est pas sans instruction.
Cependant M. Cels s'abstint d'y mettre son nom , comme
à laplupart des ouvrages qu'il a publiés depuis .
Ce goût pour les distributions et pour l'étude approfondie
des rapports des choses, pouvoit naturellement conduire
M. Gels à l'amour de la botanique , qui n'est que
l'application
OCTOBRE 1806. 33
5.
ken
P'application de l'art général des méthodes à l'un des règnes
de la nature ; mais qui en est peut-être l'application la plus
'ingénieuse , la plus complette et la plus nécessaire .
Il paroît , en effet , qu'il s'y livra de bonne heure : on le
voit suivre les herborisations de Bernard , de Jussieu , et se
lier assez intimement avec le Monnier le médecin , Jean-
Jacques Rousseau et d'autres amateurs des plantes . Il se
forma de bonne heure aussi un jardin de botanique où il
passoit les momens de loisir que lui laissoit son emploi.
Dès 1788 , il se vit en état d'établir une correspondance et
des échanges qui ne tardèrent point à rendre ce jardin l'un
des plus riches que possédassent des particuliers. Mais bientôt
la révolution supprimant les impôts indirects , et le privant
de sa charge , le livra tout entier à son goût favori ,
qui devint à la fois son unique occupation et sa principale
ressource . Retiré au village de Montrouge , près Paris , il
s'y fit entièrement cultivateur et commerçant de plantes ;
résolution prise avec courage et exécutée avec persévérance
; redoublant d'activité dans la correspondance com ne
dans le travail manuel , il se procura des végétaux de tous
les pays du monde , parvint à en multiplier un grand
nombre , et les distribua aux amateurs avec une abondance
dont on n'avoit pas eu d'idée jusqu'alors . On imagine bien
cependant que ce jardinier, d'une espèce nouvelle , ne cessa
point d'aimer les sciences . Les étudians étoient toujours
mieux reçus que les acheteurs , et cela sans qu'ils eussent
besoin de la moindre recommandation .
C'est dans son jardin qu'ont été dessinées et décrites plusieurs
des espèces nouvelles , publiées dans les Stirpes novæ
de l'Héritier ; dans les plantes grasses et les astragales de
M. de Candolle , et dans les liliacées de M. Redouté , l'ouvrage
le plus magnifique dont la botanique ait été jusqu'à
présent redevable à la peinture. C'est ausside là que viennent
originairement quelques-unes des plantes que M.
Ventenat a fait connoître dans sa superbe description du
Jardin de la Malmaison. Mais l'ouvrage auquel le jardin
de M. Cels devra plus particulièrement la durée de sa réputation
, c'est celui que M. Ventenat vient de lui consacrer.
Les botanistes ont publié depuis long-temps des descriptions
des jardins publics , et de ceux des princes ou des
hommes riches qui ont mis une partie de leur gloire à
encourager la science aimable des végétaux. Ici , c'est un
ami qui fait connoître l'oeuvre de son ami; tous les deux
sont de simples particuliers . Le jardin et le livre sont des
C
- :
"
34 MERCURE DE FRANCE ,
produits d'entreprises privées , et néanmoins la richesse des
matériaux fournis par le jardin , et la beauté de l'exécution
du livre , surpassent une grande partie de ce qu'on voit dans
les entreprises antérieures , quoique favorisées par l'opulence
ou par le pouvoir. Il faut citer sans cesse ces exemples
, qui montrent ce que peuvent encore pour les sciences
les hommes réduits à leur courage ou à la force de leur
volonté.
M. Cels en particulier fut pour long-temps privé de tout
autre moyen , par un malheur qui dérangea entièrement
la petite fortune que son économie avoit commencé à lui
faire. Lors du pillage des barrières , en 1789 , une somme
considérable avoit été enlevée de sa caisse. Les fermiersgénéraux
, pour qui sa probité étoit notoire depuis vingt
ans , n'avoient pas eu la pensée de le rendre responsable
du crime d'autrui ; mais des juges qui n'avoient pas les
mêmes données , n'osèrent décider par la seule équité une
cause devenue celle du trésor public , et les hommes qui
faisoient alors la loi ne voulurent pas êtres justes. Cette
perte causa dans ses travaux des retards incalculables. Obligé
de se défaire de sa belle bibliothèque , réduit à cultiver sur
le terrein d'autrui , et successivement en différens lieux ,
après vingt années de soin , il ne se trouvoit pas plus avancé
quedes cultivateurs nouveaux. Il déploroit ces contrariétés
mais il ne s'en laissoit point abattre. Après chaque événement
fâcheux , son industrie active avoit bientôt reproduit
tout ce qui pouvoit se passer de temps .
,
Il fautdire qu'il fut constamment secondé par les amis de
la science et par les voyageurs . Ceux-ci confioient de préférence
leurs graines et leurs plants à l'homme qui savoit le
mieux les faire fructifier. L'éducation des végétaux , comme
celle des hommes , exige une sorte de dévouement et de
sollicitude , qu'une véritable passion peut seule inspirer ; et
personne n'est mieux fait pour en sentir la nécessité que
ceux qui, par une passion d'un autre genre, ont exposé mille
fois leur vie pour procurer à leur pays quelques plantes
nouvelles . M. Cels dut plus qu'à tout autre à l'intrépide
voyageur André Michaux , né comme lui à Versailles ,
qui réunissoit comme lui , à un goût invincible pour les
plantes , quelque chose d'agreste dans le caractère et un
courage indomptable , et qui après avoir parcouru les déserts
brûlans de l'Arabie et de la Perse , après s'être enfoncé
dans les forêts épaisses de l'Amérique du Nord , en avoir
gravi les chaînes les plus escarpées , en avoir fait connoître
beaucoup de productions , aux propres habitans du pays ,
こ
OCTOBRE 1806. 35
vient de périr dans un dernier voyage , où il vouloit encore
visiter les îles les plus réculées de la mer du Sud . M. Olivier
, M. Bosc , M. Broussonnet , M. Delabillardiere et
d'autres voyageurs botanistes , imitèrent Michaux ; les
étrangers eux-mêmes se firent un plaisir de partager avec
M. Cels leurs richesses végétales , et il recevoit chaque
année de nombreux tribus de tous les pays où la botanique
est en honneur .
Il est vrai que ces dons ne pouvoient être mieux placés ;
les espèces les plus délicates réussissoient chez lui. Il sembloit
qu'elles connussent ses soins, et voulussenty répondre.
On y admiroit , par exemple , deux proteas , arbres du
Cap-de-Bonne-Espérance , très -difficiles à élever , et dont
aucun jardin d'Europe n'offroit de si beaux individus. Il
s'attachoit sur-tout aux arbres et aux arbustes qui peuvent
devenir utiles à notre climat. Ily a beaucoup répandu le
néflier du Japon , seul fruit mangeable de ce pays-là , qui
n'est sans doute pas aussi important pour nous , mais qui
fait toujours un gain pour nos tables. C'est chez lui qu'a été
décrit pour la première fois le robinia viscosa , arbre d'un
effet très- agréable pour les bosquets , et qui produit une
gomme singulière. Il éleva le premier ici , et donna beau
coup de soins au pinkneya pubens , excellent fébrifuge , que
l'onestime pouvoir , en plusieurs cas , remplacer le quinquina.
Il y avoit beaucoup multiplié les différens chênes
de l'Amérique-Septentrionale , et sur-tout le quercus tinctoria
, qui donne une belle couleur jaune.
Nous regarderons toujours comme l'un des principaux
devoirs de notre place de constater ainsi les inventeurs ou
les introducteurs des choses utiles ; et ne semble-t- il pas en
effet qu'il y ait quelque chose de déshonorant pour la société,
dans cette ingratitude qui lui a fait oublier jusqu'aux
noms de ceux à qui elle deit ses principales jouissances ?
M. Gels n'étoit point découragé par cet oubli ; car il ne
pensoit point à la gloire ; et dans beaucoup d'occasions il
négligeoit celle que ses travanx auroient pu lui procurer le
plus légitimement.
Ainsi , ayant été chargé par l'administration de rédiger
différentes instructions pour faire connoître aux gens de la
campagne les meilleures pratiques agricoles , il ne mit point
son nom à la plupart de ses ouvrages , quoiqu'ils eussent
pu lui faire honneur par leur netteté et la saine doctrine
qu'ils renfermoient.
Il faisoit mieux encore que d'être indifférent à sa gloire ,
il servoit ardemment celledes autres ; il ne refusoitjamais à
Ca
36 MERCURE DE FRANCE ,
ses amis les observations qui pouvoient avoir place dans
leurs ouvrages ; il permettoit de faire dans son jardin et
sur ses plantes toutes les expériences qui pouvoient éclairer
la science: il en suggéroit lui-même; pourvu qu'elles se
fissent , il ne lui importoit point que son nomy fût attaché.
A peine l'a-t-il laissé mettre aux éditions auxquelles il a
contribué de divers ouvrages d'agriculture , comme Olivier
de Serre , le nouveau la Quintinie , et quelques autres. Au
reste , si dans ses travaux il s'occupoit peu de sa gloire , dans
ses fonctions il s'occupoit encore moins de motifs plus puissans
sur beaucoup de gens ,
L'intérêt , le crédit , le danger même ne purent jamais
rien sur lui . Toujours il conserva son caractère d'homme
des champs ; étranger aux ménagemens de la société , toujours
il fut inflexible sur ce qu'il crut juste ou vrai ; et l'on
sait assez que depuis qu'il fut appelé près de l'administration
, aucun genre de foiblesse n'a manqué d'épreuve .
D'abord la populace faisoit la loi; elle faisoit plus , elle
gouvernoit , et gouvernoit en détail dans chaque lieu ; la
démocratie étoit devenue un despotisme mille fois multiplié,
et l'apologue du sauvage , qui abat l'arbre pour en
cueillir le fruit , trouvoit une application dans tous nos
villages. Il falloit détruire les grands établissemens d'agriculture
, parce qu'ils avoient appartenu à des riches ; il falloit
calmer la disette , avec les animaux des plus belles races ;
il falloit couper les futayes et les avenues pour planter des
pommes-de-terre ; on desséchoit les étangs pour les ensemencer
, et l'on frappoit de stérilité un canton tout entier,
en lui enlevant la source de ses arrosemens ; on punissoit de
mort ceux qui semoientdes prairies artificielles : qu'on juge
de la position d'un conseil d'agriculture à une telle époque.
Il est vrai que M. Cels étoit plus propre qu'un autre à
résister aux chefs de ce temps-là ; il avoit pour le bien la
même sorte d'énergie agreste qu'eux pour le mal , et savoit
au besoin leur parler leur langage, et les combattre avec
leurs armes , Mais bientôt l'astuce et l'avidité remplacèrent
la fureur : on ne voulut plus détruire les richesses des autres,
mais les prendre pour soi; contre de nouveaux ennemis ,
il auroit fallu des armes nouvelles ; mais si M. Cels n'eut
pas toujours autant de succès, il n'eut jamais moins de courage
; s'il ne put empêcher tout le monde de se faire une
part du bien de l'Etat , il voulut du moins que chacun eût
aussi la part de réputation qui devoit lui revenir ; et ce
que dans les deux époques , et malgré tous ses obstacles ,
il a effectivement contribué à sauver , en propriétés publiOCTOBRE
1806. 37
ques et particulières , en jardins , en troupeaux , en pépinières
, est incalculable .
Beaucoup de fugitifs lui doivent , sans peut- être le savoir ,
ce qu'ils ont retrouvé de leurs fortunes , et nul ne sait ce
que seroient devenus les parcs et les maisons royales si , au
moment où ils étoient les plus menacés , ils n'eussent été
mis sous la garde d'une commission dont il étoit membre .
Qui ne sait qu'on ne remplissoit alors des commissions
semblables qu'au périlde sa vie? Leseul motif qui ait jamais
pu déterminer ce caractère inflexible , à dévier un peu de
son attachement rigoureux à la règle établie , c'est lorsque ,
dans ces temps affreux où l'assassinat avoit le nom dejustice
, il y avoit quelqu'espoir de sauver une des victimes
désignées par les bourreaux qui gouvernoient. Le célèbre
botaniste l'Héritier étoit de ce nombre , et comme ancien
magistrat , et comme académicien , et comme passant pour
jouir de quelque fortune : on imagina de le cacher dans le
jardin Marboeuf , en qualité de garde-bosquet ; mais il falloit
que M. Cels consentît à la fraude , et ceux qui ne connoissoient
pas son coeur craignoient sa rigidité. Il se prêta
avec la plus grande joie à prendre sur lui toute la responsabilité
d'une bonne action , alors si dangereuse . Les
hommes qui ont su , comme lui , résister aux pouvoirs
oppresseurs ou imprudens qui se sont élevés successivement
pendant nos troubles , et qui ont conservé pour des
temps plus heureux , soit des hommes précieux aux sciences
et à l'Etat , soit quelque portion importante de la fortune
publique , méritent plus d'estime que ceux qui ont fui chaque
fois que leurs principes ne prévaloient plus , et doivent
sur-tout être soigneusement distingués de ceux qui ont fait
varier les leurs au gré de chacun des dominateurs du
moment .
•
Lorsqu'une suite d'événemens presque miraculeux eut
ramené la France , après des malheurs dont l'histoire n'offre
guère d'exemples , à un degré subit de splendeur et de
puissance dont elle en offre peut- être encore moins ,
M. Cels fut continué dans les fonctions qu'il avoit si honorablement
remplies , sous tant de régimes divers . Toutes les
branches de l'administration se régénérant avec rapidité , les
campagnes attendoient aussi leur police particulière ; le
conseil d'agriculture fut chargé d'en préparer le Code , et
M. Cels eut une grande part à la rédaction. Ce travail étoit
immense ; il falloit s'instruire des usages de chaque canton ,
de leurs avantages , de leurs inconvéniens , des rèmèdes
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
possibles , M. Cels s'étoit procuré ces renseignemens au
moyen de questions rédigées avec soin , et adressées par
tout l'Empire .
Il falloit ensuite discuter les dispositions projetées , avec
des collègues et devant ses chefs , et ici se déployoit mieux
encore que dans toute autre occasion la fermeté de son caractère
; et avec raison sans doute , car l'influence d'une
mauvaise loi est bien plus funeste que celle d'un mauvais
système dont peu de gens sont dupes , ou d'une déprédation
qui n'a qu'un effet local ou momentané. Il donnoit pour
base principale à ses projets de réglemens , l'extension la
plus illimitée possible du droit de propriété , et c'étoit à la
défendre qu'il mettoit le plus de chaleur. Il falloit , selon
lui , donner aux propriétaires tous les moyens de s'instruire
, et leur laisser ensuite tirer parti de leurs biens par
tous les moyens qui ne nuisent point à leurs voisins ; mais
non prétendre ériger l'instruction en loi , et vouloir être
sage pour tout le monde , en faisant dans le cabinet des
réglemens généraux qui ne manquent jamais d'être impraticables
en beaucoup de lieux.
On pourroit presque dire qu'il a été le martyr de sa doctrine;
car il prit sa dernière maladie en retournant à son
jardin , un jour qu'il avoit mis toute la chaleur de son
esprit à soutenir une disposition importante à l'agriculture ,
contre laquelle on apportoit des motifs tirés d'autres parties
du service public.
Cette maladie fut violente comme son tempérament , et
lemit en peu de jours au tombeau le .... de mai dernier ,
La nouvelle de sa mort nous arriva presque aussitôt que
cellede sa maladie , et toutes ces circonstances étoient faites
pour augmenter notre surprise et notre douleur .
Parmi tant de vieillards d'un tempérament foible ; parmi
tant d'hommes livrés aux méditations sédentaires et à la vie
mal- saine du cabinet , il en étoit un robuste de corps , s'exerçant
aux travaux champêtres , vivant dans l'air pur de la
campagne , et c'étoit lui quela mort étoit venue choisir dans
nos rangs ; elle l'avoit atteint au moment de l'année le plus
heureux pour lui , lorsque les seules richesses qu'il connût
se renouveloient dans tout leur éclat,
Ce jardin , son plus bel ouvrage , d'où il fallut enlever son
corps ; cette verdure , ces fleurs , ce luxe de végétation , ces
paysans du voisinage qui croyoient venir aux obsèques d'un
de leurs camarades , et se trouvoient mêlés à quelques-uns
de nos magistrats , de nos savans les plus illustres ; ce simple
discours d'un bon curé de campagne , déplorantun parois
OCTOBRE 1806. 39
::
sien vertueux , suivi de harangues qui préconisoient un
- digne membre de notre première institution littéraire ; enfin ,
cette famille en larmes , tout cet appareil de deuil et de douleur
, au milieu de la pompe naturelle de la plus riche campagne
et du ciel le plus pur; cet ensemble et ces contrastes
produisirent sur nous une impression dont le souvenir ne
s'ffacera point , et que je ne me reproche pas d'exprimer
encore , parce que je sens que ses amis , ses collégues , ceux
qui viennent d'être entretenus de ses services , doivent les
partager.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'exposition publique des produits de l'industrie française
s'est ouverte le 26 à midi , par un temps favorable , avec un
ordre parfait et un concours brillant de spectateurs. La partie
de l'exposition renfermée dans les bâtimens de l'administration
des ponts et chaussées (autrefois l'école polytechnique ) offre
un coup-d'oeil aussi riche que nouveau. Là sont développées
les productions de nos plus précieuses manufactures; les chefsd'oeuvre
de l'orfévrerie , de la bijouterie , les porcelaines , les
-cristaux , les bronzes , les dentelles , les broderies , couvrent les
tables prolongées en perspective , pendant que les tapisseries
des Gobelins , de la Savonnerie , de Beauvais, etc. , des étoffes
de soie servent de tentures ; que des meubles magnifiques , des
instrumens forment les ornemens de ce vaste local ,
Une semblable suite de salles couvertes , réunies dans le
même édifice , avoit manqué aux précédentes expositions , et
cette circonstance suffiroit pour donner à l'exposition de cette
année un intérêt nouveau. Elle a permis de recevoir un grand
nombre d'objets précieux qu'on avoit peine à placer dans les
portiques ouverts; elle a permis de les rapprocher de manière
à ce qu'ils puissent être comparés. Quelques autres caractères
distinguent essentiellement cette exposition des précédentes :
elle est beaucoup plus complète , et présente un concours de
près de cinq mille fabriques; les départemens y ont pris la
part qu'ils devoient occuper , et le spectateur y trouve en
abrégé le tableau presqu'entier des manufactures françaises.
Aussi le public continue à s'y porter en ſoule. Les fabricans
4
40 MERCURE DE FRANCE ,
qui exposent sont autorisés à vendre les objets qui ne seroient
pas nécessaires pour motiver les décisions du jury. Les échantillions
envoyés des départemens avoient d'abord été classés
par genres , afin qu'on pût d'un coup-d'oeil comparer les
qualités. Maintenant on les distribue par départemens ; chaque
département aura son portique ou du moins son panneau dans
un portique. On suivra l'ordre alphabétique observé dans la
Notice; en sorte que la notice à la main, on pourra successivement
connoître les genres principaux de fabrication , les
fabriquans les plus distingués de chaque partie de l'Empire.
On aura sous les yeux un tableau de notre géographie industrielle.
Cette distribution offrira un nouveau sujet d'instruction
et de curiosité pour les spectateurs. L'ordre le plus parfait
regne au milieu de cet immense concours ; les agens du
ministre de l'intérieur veillent la nuit à la conservation des
objets. Les fabricans mettent la plus grande complaisance
àmontrer leurs productions. Le terme de l'exposition n'est
pas encore fixé .
- La classe des beaux- arts de l'Institut impérial , ayant
jugé le prix de composition musicale dans sa séance du 24
septembre , le grand prix a été remporté par M. Bouteiller
fils , de Paris , âgé de 18 ans , élève de M. Tarchi , d'après
un rapport fait par M. Méhul , et rempli des expressions les
plus flatteuses pour le second candidat. Le second prix a été
accordé à M. Gustave Dugazon , âgé de 25 ans. Nous avons
donné à l'article Poésie , la cantate proposée par l'Institut ,
et exécutée par les deux aspirans couronnés.
-S. Exc. M. le grand-chancelier de la Légion-d'Honneur
est allé , le 28 septembre , voir les travaux qu'il fait faire ,
d'après les ordres de S. M. l'EMPEREUR et Ror , au château
d'Ecouen , l'un des domaines de la Légion - d'Honneur , et
destiné à l'éducation des filles des membres de la Légion. Ces
travaux sont dirigés par M. Peyre , membre de l'Institut et de
la Légion-d'Honneur, et architecte du palais de la Légion.
S. Exc. lui a témoigné toute la satisfaction que lui inspiroit le
zèle si actif et si éclairé avec lequel il restaure un monument
aussi intéressant pour les arts que le château d'Ecouen , donne
à ce bâtiment les dispositions les plus convenables pour sa
nouvelle et importante destination , et accélère les travaux de
manière que le 1er janvier prochain , on puisse commencer d'y
remplir les intentions paternelles de S. M. I. et R. , pour les
jeunes filles des membres de la Légion-d'Honneur.
هتلم
Conformément aux intentions de S. M. l'Empereur et
roi , le grand - maréchal Duroc a fait remettre à M. Simon ,
graveur du cabinet , les pierres fines brutes qui se trouvent
OCTOBRE 1806 . 41
à la bibliothèque impériale , afin d'exécuter les ouvrages
que S. M. lui acommandés . S. M. a daigné en même temps
entretenir cet artiste sur des objets relatifs à son art , et à la
manière de graver la pierre fine .
Un arrêté du ministre de l'intérieur du 16 juin dernier
, porte l'établissement, dans l'école impériale vétérinaire
d'Alfort , d'une chaire d'économie rurale , MYvart ,
propriétaire et cultivateur , membre de la société d'agriculture
de Paris , et connu par divers ouvrages estimés ,
et notamment par l'amélioration remarquable qu'il a introduite
dans le vaste domaine qu'il cultive à Maison-Alfort ,
est nommé professeur. Ce cours commencera le premier
novembre prochain ; il aura pour objet , les notions élémentaires
de botanique économique et de physique végétale appliquées
à l'agriculture , la théorie et la pratique des engrais
, celles des assolemens , des irrigations , des défrichemens
et des desséchemens , l'art des constructions rurales ,
la connoissance et l'emploi des produits de l'agriculture ,
l'arpentage , les prairies naturelles et artificielles , les plantations
et la culture des arbres , la tenue des registres ruraux,
les principes du code rural , et en général toutes les connoissances
relatives à l'économie rurale. Les leçons de pratique
se donneront sur le domaine cultivé par le professeur,
à Maison-Alfort. Les élèves qui se destineront à suivre ce
cours , seront assimilés aux élèves civils , à leur frais , dans
l'école impériale vétérinaire d'Alfort ; ils auront gratuitement
le logement et l'instruction , et n'auront à payer que 24
fr . 80 cent. par mois pour leur nourriture. Les candidats
pourront s'adresser au ministère de l'intérieur , pour obtenir
leur admission à l'école ; ils devront savoir lire et écrire correctement
, et fournir à l'appui de leur demande un certificat
de bonne vie et moeurs , délivré par les autorités locales
de leur domicile .
-On emploie depuis quelque temps à la décharge et au
chargement des diverses marchandises dans les bateaux, une
machine fort ingénieuse ; elle est montée sur un bateau
placé sur la rive de la Seine qui borde le quai Voltaire ,
en face de la ci-devant église des Théatins ; elle est mise
chaque jour en mouvement . Elle est construite à l'instar des
grues qu'on voit dans les ports maritimes ; elle présente dans
le haut de sa construction deux becs semblables à ceux des
grues , mais elle anticipe de beaucoup sur les avantages de
dernières . Le travail en est aussi prompt que facile
L'auteur de cette nouvelle invention a trouvé les moy ens d
mettre en pratique ce qu'on appelle la quintessence du lé
ces
42 MERCURE DE FRANCE ,
vier ; par conséquent il a tout obtenu de sa nouvelle machine,
économie de bras , de temps et force supérieure ,
pour la mise à bord et à terre de grands fardeaux , en garantissant
encore tous les accidens trop susceptibles d'arriver
fréquemment aux hommes employés à la manoeuvre de ces
sortes de machines. Il a trouvé aussi le précieux avantage
d'abriter pendant le travail les hommes qui y sont employés,
de manière qu'ils se trouvent à l'abri des pluies , du vent et
de l'ardeurdu soleil, ce qui leur ôte une partie de leur force
lorsqu'ils y sont exposés . La navigation , le commerce et les
ports sur la Seine , à Paris , manquoient depuis long-temps
d'une machine si utile ; elle a une grande supériorité sur
celles inventées jusqu'à ce jour pour ces sortes d'opérations.
Il ne reste maintenant qu'à la propager , en l'utilisant sur
tous les ports .
- Lamémoire du maréchal de Vaubansera toujours chère
à la France , comme doit l'être la mémoire de tout homme
qui a réuni de grandes vertus à des talens éminens et utiles.
Mort à Paris au mois de mars 1707 , les restes de M. de Vauban
avoient été transportés dans sa terre de Basoche , département
de la Nièvre. En 1793 , le tombeau de M. de Vauban
fut violé , il n'y resta qu'une boîte de plomb dans laquelle son
coeur est enfermé , et qui fut portée dans l'église d'Avallon.
Le corps impérial du génie , desirant honorer la mémoire du
fondateur de ce corps, a obtenu de S. M. l'EMPEREUR l'autorisation
de faire transporter à l'Hôtel des Invalides le coeur du
maréchal. Le premier acte de cette translation vient d'avoir
lieu à Avallon, où la cérémonie , faite avec toute la pompe
qu'offre toujours la religion , a été dirigée par M. le souspréfet
de cette ville. Après le service solennel , auquel ont assisté
les militaires , les autorités locales et le clergé des environs,
Ja boîte renfermant le coeur de M. de Vauban, a été remise à
M. Lepelletier d'Aunay , ancien maréchal de camp, etarrièrepetit-
fils du maréchal de Vauban, choisi , à cet effet , par
S. Exc. le ministre de l'intérieur , conformément aux intentions
de S. Μ.
-On écrit de Venise , 20 septembre : « Nous éprouvions
depuis long-temps une grande pénurie d'huile , occasionnée par
l'augmentation de la consommation. Heureusement on vient
d'introduire dans nos contrées la culture du raifort de la Chine,
qui donne une huile préférable à toutes celles connues , nonseulement
pour la cuisine et pour l'éclairage , mais aussi
pourlesusages de la médecine. Il résulte de diverses expériences
faites en dernier lieu par le docteur Fraucisco di Oliviero , de
Vérone , qui habite Venise , que cette huile est extrêmement
OCTOBRE 1806. 43
utile dans les affections rhumatismales et pulmonaires , et
dans les pleurésies. Elle n'est pas sujette à s'altérer comme
les autres. On l'a encore employée avecbeaucoup de succès dans
les toux convulsives. Nous sommes redevables de cette plante à
M. de Grandi , qui l'a apportée en Italie , et n'a rien négligé
pour la naturaliser dans nos provinces. »
- M. Adelung , le meilleur grammairien de l'Allemagne ,
vient de mourir à l'âge de 74 ans.
- Beaulieu , ancien acteur des Variétés , directeur du
théâtre de la Cité , après avoir renvoyé ses deux enfans à sa
femme , qui étoit à la campagne , s'est tué d'un coup de pistolet
le samedi 27 septembre.
-
Le roi d'Espagne , pour témoigner sa satisfaction à
M. Antoine Boudeville , éditeur du Voyage pittoresque en
Espagne, vient de le nommer peintre de sa chambre. M. Boudeville
avoit déjà le titre et avoit rempli les fonctions de
peintre de S. M. Catholiqne.
MODES du 50 septembre.
Onnevoitpoint encore de douillettes; mais les schalls sont d'un usage
presquegénéral . Les tabliers approchent tellement , que ce sont de vraies
robes fendues par-derrière. Communément onles festonne , et l'on brode
au plumetis une fleur entre chaque feston. Le devant de beaucoup de
robes est fait en fichu ..
La mode des capotes de perkale dure toujours . Les chapeaux de paille
jaune, à petit bord. sont devenus rares . Depuis qu'il y a exposition près
des Invalides , la coiffure négligée la plus commune est une Pamela de
paille jaune , avec un rebord de paille frisée ou chenille , tout autour.
:
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 20 septembre.
On a reçu de Paris , mercredi dernier 16 de ce mois , une
seconde dépêche du général major de Knobelsdorf.
On attend ici des nouvelles importantes de Saint-Pétersbourg.
Le lieutenant-colonel de Krusemarck est parti le 17
pour s'y rendre.
C'est demain que S. M. part définitivement pour l'armée.
Le cabinet et les aides-de-camp suivront le roi. Le ministre
d'Etat comte de Haugwitz part lundi pour se rendre aussi au
quartier-général de S. M. La reine accompagnera le roi jusqu'à
Mersebourg , d'où elle reviendra à Berlin.
Les gardes-du-corps se sont mis en marche aujourd'hui.
Dresde , 23 septembre.
La forteresse de Koenigsten est mise dans le meilleur état
e défense possible. Les troupes saxonnes , sous les ordres du
ac de Saxe - Weimar, se sont encore approchées des
russiens. Outre cela la garnison de cette ville,composée de
44 MERCURE DE FRANCE ,
quatre régimens d'infanterie et d'un régiment de cuirassiers ;
a l'ordre de se tenir prête à marcher. Toutes les affaires politiques
continuent à se traiter avec le plus grand secret. Quant
aux dispositions militaires , elles sont un peu mieux connues.
Nous craignons beaucoup que notre pays , jusqu'à présent si
fortuné , ne devienne le théâtre d'une guerre terrible. Tout le
monde est ici dans les plus vives alarmes. Cependant on assure
que l'électeur de Saxe n'est pas du tout disposé à faire cause
commune avec la Prusse. Le prince de Hohenlohe , en se rendant
de Berlin à Dresde , a demandé à l'électeur le libre
passage par ses Etats pour son corps d'armée , d'environ
3000 hommes : l'électeur lui a répondu qu'il ne pouvoit
pas s'y opposer; mais que , par la suite , il ne pourroit pas
non plus s'opposer au passage de toutes autres troupes
étrangères; qu'il alloit réunir son arméepour protéger, autant
que possible , sa neutralité; mais qu'en cas de guerre , il ne
se prononceroit pour aucune des puissances belligérantes .
Le pays de Magdebourg a offert à S. M. prussienne un régimentde
chasseurs. Les Etats de Silésie ont aussi offert de lever
un régiment à leurs frais.
Mecklembourg , 22 septembre.
Le bruit se répand que , sous peu de temps , un corps de
troupes russes doit débarquer à Warnemunde , et que l'on a
déja ordonné de préparer à Rostock des logemens pour la
recevoir. Cette nouvelle mérite confirmation.
Hambourg , 24 septembre.
M. le baron de Jacobi , précédemment ministre de S. M.
prussienne à Londres , est arrivé ici de Berlin. On dit qu'il
retourne en Angleterre.
On mande de Koenigsberg que l'on embarque des troupes
russes dans plusieurs ports de la Russie.
Augsbourg , 25 septembre.
Les lettres de Vienne annoncent qu'on y a reçu la nouvelle
officielle que l'amiral russe Siniavin a refusé positivement
d'évacuer les Bouches du Cattaro , et qu'il a déclaré , dans les
termes les plus formels, que si les Autrichiens insistoient pour
ydébarquer , on seroit forcé de les traiter en ennemis , etde
brûler leurs vaisseaux. Cette nouvelle a été transmise à la cour
de Vienne par le général de Bellegarde , qui doit être en route
avec les troupes sous ses ordres pour revenir à Trieste.
On se rappelle que le principal auteur de ces discussions
désagréables pour la maison d'Autriche , a perdu toutes ses
places , et a été exilé dans la Transylvanie .
La Haye , 27 septembre .
Le général Monnet, commandant dans l'île de Walcheren ,
OCTOBRE 1806. 45
après avoir déclaré la ville de Flessingue en état de siége , a
pris toutes les mesures convenables pour l'exécution des deux
ordres du jour pris le 21 septembre , tant pour l'approvisionnement
de la place,que pour sa défense en cas d'attaque.
Le camp de Zeyst est entièrement levé ; les troupes qui le
composoient sont en pleine marche vers le Bas-Rhin.
Aix-la- Chapelle , 26 septembre.
Avant-hier, à deux heures de l'après-midi , S. M. la reine
de Hollande a quitté Aix-la-Chapelle pour se rendre à la
Haye.
La voiture de la reine étoit précédée , environnée et suivie
par la jeunesse d'Aix-la-Chapelle qui s'étoit réunie à plusieurs
brigades de gendarmerie pour escorter S. M. jusqu'à la frontière
du département.
Mayence , 28 septembre.
L'arrivée de LL. MM. II. et RR. a été un jour de fête pour
les habitans de cette ville et des environs. On savoit qu'elles
devoient être ici dans la journée , et une foule de curieux de
tout rang s'étoit portée au-devant d'elles.
S. A. I. le grand-duc de Berg étoit rendu ici depuis plusieurs
jours. On annonce aussi l'arrivée prochaine de S. A. I.
le prince Jérôme. Leurs Excellences Mgr. le prince de Bénévent
et le secrétaire d'Etat sont attendus ce soir.
PARIS , vendredi 3 octobre.
Lettre de S. M. l'Empereur des Français , roi d'Italie ,
à S. M. le roi de Bavière.
Monsieur mon frère , il y a plus d'un mois que la Prusse
arme , et il est connu de tout le monde qu'elle arme contre
la France et contre la confédération du Rhin. Nous cherchons
les motifs sans pouvoir les pénétrer. Les lettres que S. M. prussienne
nous écrit sont amicales ; son ministre des affaires étrangères
a notifié à notre envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire
, qu'elle reconnoissoit la confédération du Rhin ,
et qu'elle n'avoit rien à objecter contre les arrangemens faits
dans le midi de l'Allemagne .
Les armemens de la Prusse sont-ils le résultat d'une coalition
avec la Russie , ou seulement des intrigues des différens
partis qui existent à Berlin , et de l'irréflexion du cabinet ?
Ont-ils pour objet de forcer la Hesse , la Saxe et les villes
anséatiques à contracter des liens que ces deux dernières puissances
paroissent ne pas vouloir former ? La Prusse voudroitelle
nous obliger nous-mêmes à nous départir de la déclaration
que nous avons faite , que les villes anséatiques ne pourront
46 MERCURE DE FRANCE ;
entrer dans aucune confédération particulière ; déclaration
fondée sur l'intérêt du commerce de la France et du midi de
l'Allemagne , et sur ce que l'Angleterre nous a fait connoître
que tout changement dans la situation présente des villes anséatiques,
seroit un obstacle de plus à la paix générale ?
Nous avons aussi déclaré que les princes de l'Empire germanique
qui n'étoient point compris dans la confédération du
Rhin, devoient être maîtres de ne consulter que leurs intérêts
et leurs convenances ; qu'ils devoient se regarder comme par
faitement libres ; que nous ne ferions rien pour qu'ils entrassent
dans la confédération du Rhin , mais que nous ne souffririons
point que qui que ce fût les forçât de faire ce qui seroit
contraire à leur volonté , à leur politique , aux intérêts de leurs
peuples. Cette déclaration si juste auroit-elle blessé le cabinet
de Berlin , et voudroit-il nous obliger à la rétracter ? Entre
tous ces motifs , quel peut être le véritable ? Nous ne saurions
le deviner , et l'avenir seul pourra révéler le secret d'une conduite
aussi étrange qu'elle étoit inattendue. Nous avons été
un mois sans y faire attention. Notre impassibilité n'a fait
qu'enhardir tous les brouillons qui veulent précipiter la cour
de Berlin dans la lutte la plus inconsidérée.
Toutefois les armemens de la Prusse ont amené le cas prévu
par l'un des articles du traité du 12 juillet , et nous croyons
nécessaire que tous les souverains qui composent la confédération
du Rhin , arment pour défendre ses intérêts , pour ga
rantir son territoire et en maintenir l'inviolabilité . Au lieu de
200,000 hommes que la France est obligée de fournir , elle
en fournira 300,000 , et nous venons d'ordonner que les troupes
nécessaires pour compléter ce nombre , soient transportées en
poste sur le Bas-Rhin; les troupes de votre majesté étant toujours
restées sur le pied de guerre , nous invitons votre majesté
à ordonner qu'elles soient mises , sans délai , en état de
marcher avec tous leurs équipages de campagne , et de concourir
à la défense de la cause commune , dont le succès , nous
osons le croire , répondra à sa justice , si toutefois , contre
nos desirs et même contre nos espérances , la Prusse nous met
dans la nécessité de repousser la force par la force.
Sur ce , nous prions Dieu , mon frère , qu'il vous ait en sa
sainte et digne garde.
Signé NAPOLÉON.
Donné à Saint-Cloud , le 21 septembre 1806,
- Une lettre semblable a été écrite à S. M. le roi de Wur
temberg , et d'autres dans le même sens ont été adressées à
S. A. I. le grand-duc de Berg , à S. A. R. le grand-duc de
Bade , à S. A. R. le grand-duc de Hesse-Darmstadt , à S. A. F.
:
8
OCTOBRE 1806. 47
le prince-primat , et au Collége des princes de la confédération
du Rhin. Journal officiel.
- Le prince souverain de Wurtzbourg , frère de l'Empereur
d'Autriche , a positivement accédé à la nouvelle confédération
qui a été formée par les princes du midi de l'Allemagne.
Ainsi , on doit regarder l'Etat de Wurtzbourg comine
faisant partie de la confédération du Rhin. Journal officiel.
Le mardi , 23 de ce mois , LL. MM. l'EMPEREUR et l'Impératrice
ont daigné honorer de leurs signatures le contrat de
mariage de M. Paul-Philippe de Ségur , maréchal-des-logis
de S. M. l'EMPEREUR , c' ef d'escadron de chasseurs , fils de
S. Exc. M. le grand-maître des cérémonies , avec mademoisellede
Luçay , dame du palais, adjointe de madame sa mère ,
et fille de M. de Luçay, premier préfet du palais.
- L'envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de
Prusse , M. le général de Knobelsdorff, est parti le r octobre
pour aller rejoindre l'EMPEREUR à Mayence. On croit que
c'est en conséquence d'un courrier qu'il a reçu de Berlin, le
surlendemain du départ de S. M. I. et R.
- On écrit de Brunswick , en date du 20 septembre ,que
le prince héréditaire Charles-Georges-Auguste de Brunswick
est mort , le 19 , des suites d'une colique affreuse. Cette perte
inattendue a causé la plus vive douleur aux habitans de ce
duché. Le prince Charles étoit né à Londres , le 8 février 1766 ,
et avoit épousé , en 1790 , la princesse Frédérique-Louise-
Guillelmine d'Orange.
Un décret impérial , du 20 septembre , contient les dispositions
suivantes :
NAPOLÉON , Empereur des Français et Roi d'Italie ,
Quoique l'organisation de tous les pouvoirs publics assure
à tous nos sujets les moyens de présenter leurs demandes , et
d'obtenir justice , nous avons considéré qu'ils peuvent desirer
dans certains cas étrangers à la marche ordinaire de l'administration
, de faire arriver leurs réclamations jusqu'à nous ; la
sollicitude pour le bien-être de nos sujets , et l'exacte distribution
de la justice , qui nous ont porté à établir un moyen de
recevoir les pétitions qui auroient pour objet un juste recours
à notre autorité , nous ont déterminé à donner à cette institution
une organisation définitive et plus étendue ; à quoi voulant
pourvoir , de l'avis de notre conseil d'Etat , nous avons décrété
et décrétons ce qui suit :
Art. Ier . Il yaura une commission des pétitions , composée
de deux conseillers en notre conseil d'Etat, quatre maîtres des
requêtes et quatre auditeurs .
II. Cette commission sera renouvelée tous les trois mois.
:
48 MERCURE DE FRANCE ,'
t
III. Son service sera réglé de manière qu'ily ait trois fois
par semaine , depuis dix heures du matin jusqu'à midi , en
notre palais imperial des Tuileries , l'un desdits conseillers
d'Etat , deux maîtres des requêtes et deux auditeurs , lesquels
seront chargés de recevoir les pétitions et d'entendre les pétitionnaires.
IV. Une fois par semaine , la commission se réunira dans
la salle des séances de notre conseil d'Etat , pour procéder à
l'examen des petitions.
V. Une fois par semaine , un des deux conseillers d'Etat
nous apportera les pétitions qui seront dans le cas d'étre mises
sous nos yeux , et pour lesquelles la commission pensera qu'il
seroit besoin d'une decision spéciale de nous. Pendant la durée
de nos voyages , ces pétitions seront adressées , avec l'avis de
la commission , à notre ministre secrétaire d'Etat.
-La commission des pétitions , composée de MM. Bigot-
Préameneu ,et Maret , conseillers d'Etat ; Molé , Pasquier ,
Portalis , Wischer de Celles , maîtres des requêtes; Canouville
, Lafond , Redon , Tournon , auditeurs , recevra les
pétitions et entendra les pétitionnaires , les lundi , mercredi
et vendredi de chaque semaine , de dix heures à midi , au
palais des Tuileries.
FONDS PUBLICS DU MOIS DE SEPTEMBRE.
DU SAMEDI 27. - Ср. 0/0 c. J. du 22 mars 1806 , fermée . oof ooc.
ooc.poc. ooc ooc ooc oc. oof oof ooc. oof.
Idem . Jouiss . du 22 septembre 1806 63f. goc. 80c 750 800 7. c. 750 στο
Act. de la Banque de Fr. oooof oo oooof our cooof. oooof coc
DU LUNDI 29. - C p . olo c . J. du 22 mars 1806 , fermée. coc oof oof.
ooc . oof coс осоос ооc . ooc . ooc oос
Act. de la Banque de Fr. 1127f. 50c. 1126f 25c j . du 23 sept. oooof.
Idem . Jouiss . du 22 septembre 1806 64f. 63f 80c 6oc ooc ..
DU MARDI 30. - C pour 0/0 c . J. du 22 sept. 1806. 64f 631. guc 700
6oc . 63f 50c ooc . oof oof toc oof.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807.61f. ooc oc. ooc . ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof ooc oooof. j . du 23 sept. ooc . oooof ooc.
DU MERCREDI 1Cr. octobre . - C p. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 63f.
:
Soc. 850 800 75c 64f. 63f goc ooc. ooc . ooc oof.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1806. 61f of. ooc . ooc ooc ooc one
Act . de la Banque de Fr. 1131f 50c 1134f j . du 23 sept . ooc oof ooc.
DU JEUDI 2. -Cp. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 6,1 150 200 250 200 000
oof
OOC OOC OOC.OOC OOC COC
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof coc oof ooc ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1136f. 5oc. 35c. 25c jouiss . du 23 sept. oooof
DU VENDREDI 3. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 64f 100 250 200
Зэс . оос . сос goc boc ooc oof
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.61f 000 000. ooc ooc coc
Act. de la Banque de Fr. oooof jouiss , du 23 sept. oooof ooc. ooc.
:
(No. CCLXXIII. )
DEPTDE LA
(SAMEDI 11 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
LE TRIOMPHE DE NOS PAYSAGES ,
ODE (I ).
Quor ! de Tibur, de Lucrétile
Horace a vanté les douceurs ;
Et nous , dans un oubli stérile
Nous laissons nos bords enchanteurs :
Nous taisons ces frais Elysées ,
Ces retraites favorisées
De Zéphyr, du calme et des eaux,
Où l'oeil croit , loin des rives sombres,
Voir tout le peuple heureux des ombres
Errer encor sous des berceaux.
Seroit-ce l'onde de Pénée
Qui serpente dans ces vallons?
Tivoli , Blanduse , Albunée ,
Vous n'êtes plus que de vains noms !
Ah ! mieux que dans les bois d'Algide
Orion suit le daim timide "
Sur les hauts chênes de Sennar;
L
5.
EtCéphale, toujours fidèle,
Yvoit d'une aurore plus belle.
Etinceler l'humide char . ob
(1) Cette ode a déjà été imprimée ; mais l'auteurya fait des changemens
; et elle paroît aujourd'hui , pour la première fois , telle qu'elle est
avouée par lui . ( Note du rédacteur.)
D
50 MERCURE DE FRANCE ;
La Seine et l'Aurore descendent
Vers la reine de nos cités;
Leurs ondes , leurs rayons s'étendent
Entre des palais enchantés :
Un double fleuve la partage ;
Le Louvre y baigne son image
Peinte dans ce vaste miroir ;
Plus loin le pavillon de Flore(1)
Verra le soleil qui le dore
Rougir les nuages du soir.
Jardin pompeux qui nous étales ( 2 )
Le faste du trône et des arts ,
Je laisse tes ombres royales :
Là m'appelle le Champ-de-Mars ;
Là , Vincenne , honneur des Dryades ,
Passy, fameux par ses Naïades ,
Auteuil , qu'aima le dieu des vers ( 3 ) ,
Fontenay, couronné de roses ,
Et toi , Meudon, toi qui reposes
Sous des ombrages toujours verts.
La colline qui vers le pôle (4 )
Borne nos fertiles marais
Occupe les enfans d'Eole
A broyer les dons de Cérès ;
Vanvres , qu'habite Galatée ,
Sait du lait d'Io , d'Amalthee,
Epaissir les flots écumeux;
Et Sèvre d'une pure argile
Compose l'albâtre fragile
Où Moka nous verse ses feux.
Je sais que l'amant d'Erigone
De Surêne a fui les coteaux ;
Mais là Montreuil fixe Pomone
Dans ses labyrinthes nouveaux :
י ז י
(1) Beau pavillon des Tuileries , au bord de la Seine, à l'aspect du midi
et du couchant.
(2 ) Les Tuileries .
(3) Village consacré par les maisons de campagne de Molière et de
Boileau.
(4) Montmartre,
OCTOBRE 1806: 5
Ici les bois de Romainville
Couronnent ce vallon fertile ( 1 )
Dont le sol n'a jamais trompé ,
Et qui n'oppose à la rapine
Que Véglantier et l'aube-épine ,
Seul rempart du nouveau Tempé .
Mais le dieu léger d'Idalie
Me ramène à ce bois charmant
Où l'infortune de Pavie
M'offre un antique monument ( 2) .
Mille chars dans ces routes sombres
Se croisant sous leurs vertes ombres ,
Ypromènent mille beautés ;
Tous les papillons de Cythère
Y suivent d'une aile légère
Ces coeurs par Zéphyre emportés.
8 1
Est-ce l'art imagique d'Armide
Qui te suspend à ces coteaux ,
Toi qui fais d'un cours si rapide
Descendre l'ombrage et les eaux (3) ?
Que de cascades bondissantes
Tombent en nappes blanchissantes
Et s'engouffrent dans ces bassins;
Tandis que l'écume élancée:
De l'onde par l'onde pressée, i
Rejaillit au front des sapins! って
Hébé plus fraîche et moins orné
Plaît mieux que l'auguste Junon;
Versailles , ta pompe étonnée
Cède aux graces de Trianon :
Oui , tes fastucuses merveilles
Epuisèrent les doctes veilles
Des arts soumis à tes desir's ;
Louis te combla de largesses :
Tume présentes des richesses ;
Et mon coeur cherche des plaisirsa
(1) Les Prés Saint-Gervais.
(2) Le château de Madrid , actuellenient détruit .
(3) Saint-Cloud.
res
:
D2
52 MERCURE DE FRANCE ,
Frais bocages de Morfontaines ,
Quevos aspects sont gracieux !
Que de vos routes incertaines
Le dédale est mystérieux !
Qu'avec plaisir loin des orages
Tu prépares ces doux ombrages ;
Et que tes jours y seront purs ,
Toi , par qui la Seine vengée ,
D'un vil obstacle dégagée ,
Coule avec gloire dans nos murs !
Quede l'arbre cher à Dodone
Navarre soit toujours paré !
L'Iton coule , erre , fuit , bouillonne
Sous le feuillage révéré.
Je te consacre à la mémoire,
Noble asile qui dus to gloire ( 1 )
Aux charmes de tes belles eaux !
Viens avec tes roches hautaines ,
Tes bois , tes cygnes , tes fontaines ,
Décorer mes riches tableaux.
Toi quim'inspires et m'appelles ,
Tu ne seras point oublié ,
Beau lieu ( 2) si cher à nos Apelles ,
Plus cher encore à l'amitié !
Je ne vois plus ta roue humide
Blanchir un cylindre rapide
De la dépouille des guérets ;
Mais garde hien le nom champêtre
Que tedonna ton premier maître ,
Utile esclave de Cérès.
Laisse au faste qui se ruine
Gâter la nature à grands frais ;
De ta simplicité divine
Conserve les touchans attraits :
Ces vieux saules ridés par l'âge ,
Cesponts cachés sous le feuillage ,
Ces bords aux contours ondoyans ,
Où la Seine , embrassant tes îles ,
Se plaît sous les voûtes mobiles
De tes ombrages verdoyans.
( 1 ) Fontainebleau.
(2) Moulin-Joli .
COCTOBRE 1806. 53
}
Je voulois chanter sur ma lyre
Ermenonville et Chantilly ,
Mais le printemps vient de sourire
Dans les bocages de Marly :
Epris de ses graces nouvelles ,
Mon coeur y vole sur les ailes
Et de Zéphyre et de l'Amour.
Que j'aime ces légers portiques
Couronnés de ces bois antiques ,
Que respectent les feux du jour !
Vénus n'est plus dans Amathonte ,
Vénus habite ces jardins ;
L'Olympe céderoit sans honte
Au charme de ces lieux divins .
Là , quand la paisible Diane ,
Promenant son char diaphane ,
De ses feux argente les airs ,
Des Nymphes la troupe folâtre
Danse, et foule d'un pied d'albâtre
L'émeraude des tapis verts.
Toujours sur ces rives fleuries
Les Graces cueillent leurs bouquets ;
Toujours les tendres rêveries
Sont errantes dans ces bosquets;
Des fleurs l'haleine parfumée ,
Le doux bruit de l'onde animée,
Tout rend ces bords délicieux :
L'oeil s'y plaît , le coeur y soupire;
C'est ici que j'aimai Delphire ! ...
Muse, couronne ces beaux lieux.
Par M. LE BRUN, de l'Institut.
VERS
Faits en voyant le Tableau d'une Scène de Déluge ;
par M. Girodet.
D'HORREURS et de beautés quel sublime mélange
D'un peuple transporté captive ici les yeux ?
Le divin Raphaël et le fier Michel-Ange ,
Pour animer la toile, ont-ils quitté les cieux ?
3
54 MERCURE DE FRANCE;
Quoi ! le tendre pinceau qui , sous d'épais feuillages ,
Des amours , du sommeil traça l'aimable accord (1) ,
M'offre des élémens les combats , les ravages,
Et les tristes mortels luttant contre la mort ?
Tableau touchant, affreux , dont l'aspect m'épouvante ,
Qui fais couler mes pleurs , qui séduis mes regards ,
J'éprouve en te voyant, et la pitié charmante,
Et la douce terreur que je dernande aux arts !
८
Poursuis , cher Girodet : rival de la nature,-
Suis d'Homère immortel le vol audacieux ;
Vénus, ainsi qu'à lui , te prêta sa ceinture ,
Et, comme lui, tu peins les Héros et les Dieux .
J. B. DE SAINT -VICTOR
L'AMANT INCURABLE ,
ROMANCE
LISE , malgré sa perfidie,
Toujours me plaît ;
C'est que Lise fut mon amie ,
En ai regret;
Mais l'ame , qui fut enchaînée
Des noeuds d'amour,
Point n'efface dans une année
Trace d'un jour.
Voudrois oublier l'infidelle,
La voudrois fuir ;
Mais mon dépit me la rappelle
En souvenir.
L
Cherchai dix fois une autre belle
Pour m'attacher .
Dix fois me retrouvai près d'elle
Sans la chercher .
Lise m'aima plus d'une année
Si tendrement !
Elle a failli l'infortunée
Unseul moment....
(1)Tout lemondeconnoît le beau tableau d'Endymion , de M. Girodets
OCTOBRE 1806. 55
Pource moment faut que j'oublie
Tant doux attraits
Endélaissant plaintive amie
Atout jamais.
Non; dis-moi : « Ne suis point coupable,
>> Toujours t'aimai ,
Mon inconstance est une fable , »
Je le croirai,
Ai vu pourtant Lise infidelle....
C'est une erreur.
Ah ! mes yeux , laissez-moi , près d'elle ,
Croire à mon coeur ! 4
H. GASTON
LA VEILLE , LE JOUR ET LE LENDEMAIN,
CHANSON.
CES trois mots nous offrent l'emblême
De la course agile du temps :
Des Dieux la sagesse suprême
Ainsi partagea nos instans;
Notre vie , hélas ! est pareille
Au jour ténébreux ou serein;
De ce jour l'enfance est la veille,
Lavieillesse, le lendemain.
La veille , amour vit d'espérance;
Le jour, amour est satisfait ;
Le lendemain vient en silence
Le souvenir ou le regret .
Ledesir fatigué sommeille....
Amans , tel est votre destin :
Vous êtes plus heureux la veille
Que le jour et le lendemain !
Damis , avant le mariage ,
Paroît tendre , empressé, soumis.
Le jour vient ; dès qu'hymen l'engage ,
On ne reconnoît plus Damis ;
Amour s'endort , soupçon s'éveille.
D'où vient ce changement soudain ? ...
C'est qu'il étoit anant la veille ,
Qu'il est époux le lendemain.
:
56 MERCURE DE FRANCE ,
Pour le méchant , dans la nature ,
Il n'est plus un seul jour serein;
Mais l'innocence, calme et pure ,
Ne craint jamais le lendemain.
L'homme de bien quand il sommeille,
Voit en songe sur son chemin
Les heureux qu'il a faits la veille,
Ceux qu'il fera le lendemain .
M. MILLEVOYE,
ENIGME.
IRIS , aux yeux des grands ma vue est importune;
Quoique flatteur, humble et respectueux ,
Je ne fais pas souvent fortune .
Une lettre de moins mon sort est plus heureux ;
Car tous les matins j'emprisonne
Les trésors de ton sein et ta taille mignonne,
LOGOGRIPHE,
Je suis gracieux et brillant ,
Et pourtant je suis invisible.
Tantôt je suis affable , honnête , sémillant ,
Tantôt méchant , bourru , dangereux et terrible.
Si je me montre arrogamment ,
Souvent aussi j'aime à ne point paroître.
Enfin c'est moi qui, seul en ce moment ,
Chloé , vous aide à me connoître.
Six pieds forment mon corps , et vous y trouverez
Ce qui du laboureur renferme le salaire ;
L'ordre prescrit pour nos devoirs sacrés ;
Ce que tous les cinq jours on donne au militaire ;
Un plant de qui le fruit subjugue la raison;
Ce que l'on voit, Chloe, voltiger sur vos traces ;
Et sans décomposition ,
Chez vous j'accompagne les Grâces.
CHARADE .
1
Mon premier, chez les grands , est untitre d'honneur ;
Monsecond , à tes yeux , offre un lieu solitaire ,
Où , parfois , un amant à sa tendre bergère
Exprime sur mon tout son amoureuse ardeur.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº. est Epingle.
Celui du Logogriphe est Secrétaire .
Celui de la Charade est Pa- ris.
OCTOBRE 1806. 57
7
OEuvres d'Evariste Parny, nouvelle édition , corrigée et considérablement
augmentée.AParis , chez Debray, libraire ,
place du Muséum , nº 9. Portefeuille Volé. A Paris , au
magasin de librairie , rue Saint-Honoré , vis-à-vis celle
du Coq.
LEE
premier de ces recueils , avoué par l'auteur , lui a fait une
réputation parmi les poètes érotiques ; le second qu'il a eu la
pudeur de ne pas signer , mais qu'il a publié malgré l'accueil
peu favorable qu'on a fait à la Guerre des Dieux, porte le
même caractère de foiblesse que ce dernier ouvrage. Ony voit
la même prétention à fouler aux pieds toutes les convenances
sacrées et humaines , et la même impuissance à être agréable
et piquant. On peut appliquerà ces productions d'autant plus
misérables qu'elles n'annoncent pas même le talent du vice
séduisant , ce que disoit Pascal des hommes qui passoientleur
vie à étre sottement libertins.
Nous nous étendrons sur le premier recueil ; et nous ne
parlerons du second que pourmontrer combien l'impiété dépourvue
d'imagination et d'esprit est quelquefois absurde ,
plate et ridicule.
Avant d'examiner les poésies érotiques de M. de Parny , il
ne sera pas inutile de faire quelques observations sur le genre
dans lequel il s'est exercé : c'est une question littéraire qui n'a
pas encore été traitée à fonds.
Pourquoi la réputation des Tibulle etdes Properce marchet-
elle presque de pair avec celle d'Homère etde Virgile , de
Sophocle et d'Euripide ? Tibulle et Properce n'offrent pourtantni
cette raison supérieure , ni cette fécondité d'imagina ,
tion, ni cette richesse et cette variété de coloris que l'on a
toujours admirés dans les grands poètes épiques et tragiques
dont nous venons de parler : quelle est donc la raison qui a
4
4
58 MERCURE DE FRANCE,
'donné aux premiers tant de célébrité ? Personne ne pourra
soutenir qu'une certaine pureté dans le style , une certaine
élégancedans la versification , une certaine mollesse de sentiment,
puissent être mises en parallèle avec les grandes conceptions
de l'Epopée , et de la tragédie , sur-tout lorsque ces
qualités se trouvent dans ces belles productions toutes les fois
que le sujet l'exige. Il faut donc chercher dans le coeur humain
la solution de ce singulier problème.
Les hommes accordent volontiers leur suffrage aux ouvrages
qui flattent leurs passions. C'est peut- être mal à propos
que l'épopée , la tragédie et la comédie prétendent corriger
nos penchans vicieux par le tableau des excès auxquels ils
peuvent nous entraîner. Mais du moins elles ne peignent nos
passions qu'en général : elles n'offrent point , comme les poésies
érotiques , les détails de volupté si chers aux hommes
corrompus. Le ton élevé de l'épopée , la représentation
publique de la tragédie et de la comédie , s'y opposent. La
muse d'Homère et de Virgile fut toujours chaste; et les
hommes assemblés au théâtre se sont assez respectés euxmêmes
pour ne pas souffrir que leur poète leur manquât par
des développemens licencieux. L'exemple d'Aristophane ne
prouve rien contre cette dernière assertion. Sa licence tenoit à
un gouvernement vicieux ; et elle fut interdite à ceux qui lui
succédèrent. Il n'en est pas ainsi de l'élégie et de l'héroïde :
elles flattent sans ménagement les goûts même les plus dépravés;
elles pénètrent dans les plus secrets replis du coeur humain
, pour y éveiller tous les penchans dont il est succeptible.
On ne se rend jamais bien compte de ses goûts ; mais n'estil
pas permis de penser que le plaisir qu'on éprouve en lisant
Homère et Virgile , et celui que procurent Tibulle et Properce,
sont d'une nature différente? Il se mêle dans le sentiment
qu'on a pour les premiers une admiration , un respect et une
estime qui rendent cette jouissance plus délicate et plus pure.
Comme les hommes ont malheureusement une propension
OCTOBRE 1806. 59
naturelle à aimer ceux qui flattent leurs passions , il n'est pas
étonnant qu'ils aient accueilli avec faveur les poètes érotiques.
Mais ils ne nous plaisent que comme des flatteurs complaisans
, qui entrant dans le secret de nos foiblesses , se montrent
livrés aux mêmes passions que nous aimons à éprouver , et les
réveillent en nous par le tableau séduisant qu'ils nous en retracent.
Le siècle de Louis XIV n'a point produit de poètes dans le
genre érotique , car on ne peut compter madame de la Suze
aunombre des classiques. Cette singularité à une époque où
presque tous les genres de littérature furent portés à leur
perfection, sert à confirmer l'opinion que nous avons eu déjà
l'occasion d'émettre , c'est que les écrivains de ce siècle regardoient
comme indigne d'eux de flatter les passions des
hommes.
Cependant Boileau , le législateur de notre Parnasse , a
compté l'élégie au nombre des genres de poésies dont il a
donné des règles ; malgré sa sévérité , il a cru que ce genre
devoit entrer dans une poétique. Nous aurions tort de nous
montrer plus rigoristes que lui ; et quoique en général les
poésies érotiques soient une lecture dang ereuse pour les jeunes
gens dont elle amollit le coeur et étouffe les nobles penchans ,
nous considérerons celles de M. de Parny sous un rapport
purement littéraire..
Quand on veut perdre quelques momens à parcourir des
poésies érotiques , on desire d'y trouver les développemens
variés d'une passion qui se modifie de mille manières différentes
suivant les caractères et les situations . Si le poète revient
sans cesse sur les mêmes idées et les mêmes mouvemens , s'il
reproduit à chaque instant les mêmes expressions , s'il rappellejusqu'àla
satiété le contraste usé de l'amitié et de l'amour,
s'il parle toujours de roses , defleurs , on ne peut s'empêcher
de convenir qu'il amanqué son but: une lecture que l'on a
cruamusante fatigue et ennuie. M. de Parny n'est pas exempt
60 MERCURE DE FRANCE ;
de ces défauts qui tiennent à une grande stérilité d'imagination.
Il est aussi nécessaire dans ces collections d'élégies , qu'ily
ait une action qui attache. Des incidens bien amenés doivent
réveiller l'intérêt sur les deux amans : le tableau toujours uniforme
de leurs jouissances ne peut fixer long-temps l'attention
du lecteur. En cela Bertin l'emporte de beaucoup sur M. de
Parny. Ses amours avec Eucharis sont souvent troublés; et les
situations où le poète se met lui inspirent des sentimens énergiques
et variés que l'on ne trouve presque jamais dans
P'amant d'Eléonore .
1
M. de Parny a cependant un avantage sur Bertin ; et nous
nous plaisons à le reconnoître. Son style est beaucoup plus
pur; il y règne en général une douce élégance ; et il est à présumer
que si les louanges outrées que l'on donnaà sespremiers
essais ne l'avoient pas aveuglé sur ses défauts , le poète auroit
été beaucoup plus loin. M. de Parny paroit avoir étudié
Tibulle avec soin: c'étoit le meilleur modèle qu'il pût choisir.
Il l'imite souvent ; mais il développe trop ses idées , et ne
s'aperçoit pas que la peinture des passions les plus voluptueuses
et les plus molles doit avoir la précision qui lui est
propre. En les délayant , on les affoiblit ; et , quoique leurs
développemens ne soient que trop séduisans , elles fatiguent si
elles s'étendent trop. Nous citerons un exemple de ce défaut.
Tout le monde connoît les vers charmans où Tibulle suppose
que sa înaîtresse lui survivra :
Te spectem suprema mihi cum venerit hora ,
Te teneam moriens deficiente manu ( 1) .
M. deParny donne à cette peinture des développemens trop
étendus.
L
1
1
O ma maîtresse ! un jour l'arrêt du sort
Viendra fermer ma paupière affoiblie :
(1) Tibulle , Eleg. 1 , lib . 1 .
1
1
OCTOBRE 1806. 6г
Lorsque tes bras , entourant ton ami ,
Soulageront sa tête languissante ,
Et que ses yeux , soulevés à demi ,
Seront remplis d'une flamme mourante;
Lorsque mes doigts tâcheront d'essuyer
Tes yeux fixés sur ma paisible couche ,
Et que mon coeur s'échappant de ma bouche ,
De tes baisers recevra le dernier;
Je ne veux point qu'une pompe indiscrète
Vienne trahir ma douce obscurité ,
Ni qu'un airain à grand bruit agité
Annonce à tous le trépas qui s'apprête .
Ces vers sont beaucoup trop négligés , même pour l'élégie
qui exige moins de rigueur que les autres genres de poésies ;
il y a profusion d'épithètes , et incohérence fréquente d'expression
. L'arrét du sortne vient pasfermer une paupière : c'est
donner du mouvement à ce qui ne peut en avoir. Soutenir la
tête d'un malade n'est pas la soulager; le lit d'un mourant
n'est pas une paisible couche. On peut dire en poésie que le
coeurd'unhomme qui expire s'échappe de sa bouche , mais on
ne peut dire que ce coeur en s'échappant reçoit un baiser. Ily
auroit encore un grand nombre d'observations à faire sur ces
vers; elles seroient superflues: les fautes quenous avons relevées
suffisent pour prouver que M. de Parny se laisse trop souvent
égarer par sa facilité.
Cepoète a un talent qu'on ne peut lui contester , et dont il
aplus d'une fois abusé , c'est celui de rendre en mots décens
les idées et les tableaux les plus licencieux. Presque aucun
poète n'a porté plus loin cette espèce de délicatesse qui consiste
à garder une mesure entre la grossièreté des objets , et les
termes destinés à les exprimer. On devine facilement tout ce
que l'auteur a voulu dire ou peindre : à l'aide d'une circonstance
habilement placée , le voile de la pudeur se lève , sans
que l'expression puisse faire rougir. Ce talent , si c'en est un ,
est le fruit d'un rafinement digne du 18° siècle : nos lecteurs
jugeront s'il doit être admiré ou condamné.
62 MERCURE DE FRANCE ,
Le morceau le plus intéressant de ce recueil est un poëme
scandinave , intitulé : Isnel et Aslega. Le coloris en est quel
quefois brillant ; les sentimens sont en général naturels et bien
exprimés; et le poète a su se préserver de l'abus qu'on a fait
trop fréquemment de nos jours de la poésie ossianique. Nous
citerons un passage de ce poëme , qui , sans être très- remarquable,
n'est pas dépourvu d'élégance et de pureté. Une
femme craint le sort des combats pour celui qu'elle aime :
:
Jeune héros , des amans le modèle,
Dans le sentier où la gloire t'appelle
Tes premiers pas rencontrent le tombeau.
Astre charmant , astre doux et nouveau ,
Tu n'as pas lui long-temps sur la colline !
De ton lever que ta chute est voisine !
Tu disparois : que de pleurs vont couler !
On pourroit faire beaucoup d'observations sur le plan de ce
poëme ; mais l'exécution fait oublier quelquefois les défauts
de combinaison .
Parmi les pièces fugitives , nous en avons remarqué une
qui mérite d'être distinguée : c'est le réveil d'une mère. Il
étoit difficilede peindre mieux les jouissances pures qu'éprouve
une femme vertueuse en voyant les jeux de ses enfans. Adèle
et son frère entrent le matin dans la chambre de Céline :
Tous deux du lit assiégent le chevet ;
Leurs petits bras étendus vers leur mère ,
Leurs yeux naïfs , leur touchante prière ,
D'un seul baiser implorent le bienfait.
Céline alors d'une main caressante
Contre son sein les presse tour-à-tour ;
Et de son coeur la voix reconnoissante
Bénit le ciel et rend grace à l'amour .
Non cet amour que le caprice allume ,
Ce fol amour qui, par un doux poison ,
Enivre l'ame et trouble la raison ,
Et dont le miel est suivi d'amertume;
Mais ce penchant par l'estime épuré ,
Qui ne connoît ni transports , ni délire ,
Qui sur le coeur exerce unjuste empire,
Et donne seul un bonheur assuré.
:
OCTOBRE 1806. 63
Cette peinture de l'amour maternel est pleine de charme et
de vérité. On ne peut s'empêcher d'être étonné que M. de
Parny l'ait si bien rendue, lui qui s'est consacré toute sa vie à
exprimer une toute autre espèce d'amour.
Des trois ouvrages qui composent le Portefeuille Volé,
nous ne parlerons que du premier qui est une froide parodie
du Paradis Perdu de Milton. On ne peut concevoir quel a été
le but de l'auteur dans cette production bizarre : tout ce que
l'onydécouvre , c'est unehaine impuissante contre la religion.
Il cherche à tourner en ridicule les mystères ; et comme ses
traits sont toujours émoussés , le ridicule tombe nécessairement
sur le poète. Onne trouve qu'une chose assez vraie dans
cet ouvrage : l'auteur prête aux esprits infernaux les goûts et
les passions des philosophes et des révolutionnaires. Ony voit
leculte de la raison , et les rêveries des prétendus savans qui
croient trouver dans la connoissance imparfaite qu'ils peuvent
avoir de la nature , des argumens en faveur de leur incrédulité.
Un adversaire des sophistes du 18° siècle n'auroit pas fait autrement
que M. de Parny : il auroit jugé, comme lui , dignes
de l'enfer , ces nouveaux Érostrate. Le passage où M. de Parny
fait ces aveux précieux se trouve dans le premier chant du
Paradis Perdu. Les démons tiennent conseil : un chimiste se
lève :
Que trouvons-nous dans cette horrible enceinte ?
Un air infect et lourd , des rocs brûlans ,
Des mers de feu , des gouffres , des volcans.
De tous ces corps vous extrairez sans peine
Carbone , azoth , oxigène , hydrogène ,
Et calorique ( il abonde aux Enfers ) :
Recomposez ces élémens divers ,
Variez- les , sous votre main féconde
De nouveaux corps naîtront subitement.
Pour être Dieux , pour faire un autre monde ,
Vous avez tout , matière et mouvement.
Un autre diable n'a pas grande foi à la chimie ; il répond au
savant :
Si ta chimie est bonne ,
Elle auroit dû fondre le fer maudit
64 MERCURE DE FRANCE ,
:
:
Qui dans le ciel deux fois te pourfendit.
Je connois peu l'azoth et le carbone ;
Je sais la guerre , et la ferai : j'ai dit .
Satan , après avoir recueilli les avis , donne le sien , et
s'adressant aux démons , il les peint , comme les sophistes se
peignent souvent eux-mêmes !
Vous qu'on nomme rebelles ,
Vous , à l'honneur, à la raison fidèles ,
De l'esclavage éternels ennemis,
Pour la vengeance à jamais réunis ,
Ala valeur alliez la prudence. :
Dans les productions qui composent le Portefeuille Volé ;
on ne trouve aucune trace du talent que M. de Párny a dé
ployé dans ses poésies érotiques. La licence est sans délicatesse,
le comique est froid et forcé, et le badinage manque
absolument de grace. On prouveroit facilement la justesse de
ces critiques , si la décence permettoit de faire quelques
citations. Il suffira de direque ces poèmes sont très-au-dessous
de la Guerre des Dieux , ouvrage qui , malgré les circonstances
à l'époque desquelles il parut, malgré la licence effrénée
quiy règne , n'a pas été lu , même par ceux qui partageoient
les opinions de l'auteur..
Ces poëmes , comme nous l'avons dit , ne portent pas son
nom : ainsi M. de Parny peut encore les désavouer ; et nous
nous empresserions d'insérer dans ce journal ce témoignage de
son repentir. Heureux s'il pouvoit en faire autant à l'égard de
la Guerre des Dieux , qu'il n'a pas rougi de signer !
P
:
{
Voyage
DEPT
DEL
OCTOBRE 1806. T 65
5
cen
Voyage de l'Inde à la Mecque; par Abdoulkérim , favori de
Tahmas-Qouly-Khân - Voyage de la Perse dans l'Inde,
etdu Bengale en Perse, avec une Notice sur les révolu
tions de la Perse , un Mémoire historique sur Persépolis ,
et des notes. - Et le Voyage pittoresque de l'Inde , fait
depuis 1780 jusqu'en 1783 ; par William Hodges, peintre
anglais. Traduits de différentes langues orientales et européennes
, par M. Langlès, membre de l'Institut , conservateur
des manuscrits orientaux à la Bibliothèque Impériale,
et professeur de persan à l'Ecole spéciale des langues orien
tales vivantes. Ginq vol. in-18 , et atlas. Prix : 15 fr. , et
20 fr. par la poste. A Paris , chez Delance , libraire , rue
des Mathurins ; et chez le Normant , imprimeur-libraire.
M. LANGLÉS est certainement un de nos savans les plus
laborieux , et qui remplit avec le plus d'honneur pour lui ,
et le plus d'utilité pour le public , le poste où sa connoissance
des langues orientales l'a fait appeler , puisqu'il traduit
tout ce qu'il trouve d'intéressant dans les manuscrits confiés
àsagarde , et qu'il les fait passer dans notre langue. Son zèle
pour compléter son instruction et la nôtre sur le caractère ,
les moeurs , les lois et les coutumes des peuples de l'Asie ,
ne se borne même pas au simple travail d'un traducteur , qui
lui mériteroit cependant de justes éloges ; il consacre encore
à cette étude d'assez fortes sommes , lorsqu'il s'agit de se procurer,
à grands frais, ce que nos voisins publient de plus pré
cieux sur ces mêmes nations , et il n'épargne ainsi ni peines ,
ni soins, ni fortune pour nous composer un fonds de rensei
gnemens que des circonstances favorables peuvent quelque
jour nous rendre très-avantageux. Les vastes contrées de
l'Orient sont comme un héritage vacant; c'est une succession
ouverte aux nations civilisées ; il faut apprendre à la connoître
avantde la recueillir .
66 MERCURE DE FRANCE ,
Quoique les différens voyages , dont M. Langlès a donné
successivement la traduction à diverses époques , datent déjà
d'un temps assez éloigné , eu égard aux grands événemens qui
se sont passés dans l'Inde , depuis que ces voyages avoient été
entrepris , il leur reste encore assez d'intérêt pour les faire
rechercher par un lecteur curieux de connoître , entr'autres
choses , l'état politique des Anglais dans ces contrées avant
ces derniers événemens , et de savoir par quels moyens ils
semaintenoient d'abord dans la possession des premiers établissemens
qu'ils avoient pu former dans un pays qui se trouve
aujourd'hui soumis entièrement à leur domination. Le premier
de ces voyages , fait et écrit par Abdoulkérim , favori de
Tahmas-Kouly-Khân , est un journal exact des marches militaires
de ce conquérant au retour de son expédition de l'Indoustan,
depuis 1739jusqu'en 1741 , à la suite duquel se trouve
le pélérinage d'Abdoulkérym à la Mecque , par Bagdad , Alep
et Damas. L'auteur de cette espèce d'itinéraire s'est appliqué ,
par dessus tout , à donner des notes sur les distances de tous les
endroits habités , ou qui sont remarquables par leur situation et
par les accidens pittoresques qui les distinguent. Il pourroit , au
besoin , servir de guide , et les géographes pourront le consulter
avec confiance. Le second voyage de la Perse dans l'Inde
est antérieur au pélerinage d'Abdoulkérym , de trois cents ans;
il sembleroit , par cette raison , qu'il auroit dû être placé à la
tête de toute la collection ; mais c'est une traduction de l'oririginal
persan , faite par M. Langlès après celle du premier
voyage qu'il avoit traduit de l'Anglais. L'auteur de ce voyage
est un ambassadeur persan envoyé par son maître au roi de
Bisnagor ( Golconde ) , pour établir entr'eux des liaisons politiques
et commerciales. Sa relation est aujourd'hui plus
curieuse qu'utile ; elle pourroit seulement donner le moyen
d'établir quelque comparaison entre l'état ancien des pays qu'il
parcourt , et l'état dans lequel ils se trouvent maintenant, si
samanière de voir les choses étoient toujours d'un homme
OCTOBRE 1806. 67
sage , et si cette comparaison même pouvoit produire quelque
bien. Ce n'est pas tant ce qu'un pays a été que ce qu'il peut
devenir encore , qu'il s'agit de considérer . Le troisième voyage,
que M. Langlès a cru devoir joindre au deuxième , est celui
de M. William Franklin , fait en 1787 et 1788 , du Bengale à
Chyraz en Perse; il est rempli d'observations intéressantes : et
les Européens pourront y remarquer avec orgueil l'énorme
différence qu'il y a entre leurs écrivains et ceux des Persans.
M. Franklin a joint à son voyage une notice historique qui
offre une belle matière à réflexions sur l'insuffisance de la
morale et de la politique des Orientaux, pour donner à leur
gouvernement la stabilité que nous voyons s'attacher aux Etats
des princes chrétiens. M. Langlès a mis à la suite de cette
notice un mémoire historique sur Persépolis ; et , à tout ce
que les voyageurs racontent de ses fameux débris , et de l'oria
gine de cette ville antique , il a joint ses propres conjectures ,
qui sont plus ingénieuses que convaincantes. Le cinquième
et dernier voyage pourra plaire à un plus grand nombre de
lecteurs; c'est celui d'un savant peintre anglais , M. Hodges ,
le compagnon du capitaine Cook. Cet habile dessinateur ,
après avoir déjà fait le tour du monde , se rendit dans l'Inde ,
pour observer le sol du pays , et pour le transporter en quelque
sorte dans sa patrie. M. Langlès a fait réduire quatorze de
ses desseins les plus agréables , et ils forment un joli petit atlas
séparé du corps de l'ouvrage..
"
Atous ces voyages , à la notice historique sur la Perse , et à
son mémoire sur Persépolis , notfe infatigable traducteur
français a joint une grande quantité de notes qui décèlent un
travail considérable , beaucoup de connoissances sur tout ce
qui concerne les contrées orientales , et un desir ardent de les
rendre utiles àson pays. Ces notes , particulièrement destinées
à éclaircir des passages obscurs , réveillent souvent le lecteur
par quelques traits historiques , et il faut avouer que les auteurs
persans ont besoin de ce secours ; peu de nos Français
Ea
68 MERCURE DE FRANCE ,
seront curieux de savoir combien ilyade Farsangk de Cachemire
à Delhy , au lieu que tous aiment à s'instruire d'un fait
intéressant , dans lequel ils reconnoissent le coeur de l'homme.
Nous en citerons deux , que nous prendrons dans les récits de
nos voyageurs. Le premier appartient à M. Hodges ; et quoique
ce qu'il raconte soit l'effet d'un usage indien aussi connu que
condamné dans toute l'Europe , les détails de cet usage , qui
consiste à sacrifier la veuve aux mânes de son mari , ne nous
étant pas aussi familiers , on ne les lira point avec indifférence.
Voici ce qu'il rapporte :
<<Pendant que je m'occupois à Bénarès , dit-il , des travaux
>> de ma profession , je fus informé d'une cérémonie qui alloit
» avoir lieu sur les bords du Gange , et qui piquoit vivement
>> ma curiosité. J'avois souvent lu et souvent entendu dire
>> que chez les Indoux , la race d'homme la plus humaine et
>> la plus douce que l'on connoisse , régnoit le plus barbare de
>> tous les usages , celui qui prescrit aux femmes de s'immoler
>> après la mort de leur mari , par un moyen qui fait frissonner
>> la nature , par le feu. >>
Il observe ensuite que cette coutume existe non-seulement
dans la classe la plus élevée , où l'orgueil a pu la faire naître
et la conserver , mais encore dans la classe moyenne , qui
ne pourroit s'en exempter sans décheoir de son état. Il cite
l'exemple d'une jeune veuve de dix-sept à dix-huit ans , d'une
haute naissance , qui fit le sacrifice de sa vie , en 1742 , malgré
les sollicitations de ses parens , de ses amis et de ses trois
petits enfans. Ensuite , arrivant au spectacle dont lui-même
a été le témoin en 1781 : « La veuve que j'ai vue , continue-
t-il , étoit de la tribu ou caste bhyse, c'est-à-dire ,
>> marchande. En arrivant sur la rive du fleuve , à la place ou
>> la cérémonie devoit se passer, je trouvai le corps du mari
>> dans une bière couverte d'un linceuil , déjà placé à terre
» immédiatement au bord de l'eau . Il étoit environ dix
» heures du matin , et il n'y avoit encore qu'un petit nombre
:
,
1
OCTOBRE 1806. 69
>> de spectateurs rassemblés , qui ne paroissoient pas prendre
>> beaucoup de part à la catastrophe qui alloit avoir lieu ,
» et qui montroient même , je le puis dire , l'indifférence la
>> plus apathique. Après avoir été attendue assez long-temps ,
>> la femme parut , accompagnée des brahmanes , de la mu-
» sique et de quelques parens. La marche étoit lente et solen-
» nelle. La victime s'avançoit d'un pas ferme et assuré ; son
» maintien annonçoit la tranquillité de son ame. Elle s'ap-
>> procha du corps de son mari , et le cortége s'y arrêta
>> quelque temps. Elle adressa , de sang froid , la parole à ceux
» qui étoient auprès d'elle , sans la moindre altération dans
» sa voix ni dans son maintien. Elle tenoit de sa main gauche
» une noix de coco , dans laquelle étoit délayée une couleur
» rouge; elley trempa l'index de la main droite , et marqua
» ceux qui étoient autour d'elle , et à qui elle desiroit donner
>> une dernière preuve de son intérêt. Je me trouvois en ce
» moment près de cette femme, qui m'observa attentive-
» ment, et me marqua sur le front avec sa couleur. Elle pou-
» voit avoir de vingt-quatre à vingt-cinq ans. A cette épola
fleur de la beauté est déjà flétrie sur les joues des
» habitantes de l'Inde ; mais celle-ci en conservoit encore
> assez pour montrer qu'elle avoit dû être belle . Sa figure
» étoit petite , mais d'une coupe élégante ; la forme de ses
>> mains et de ses bras me parut parfaitement belle. Son
» vêtement étoit une robe blanche et flottante qui descen-
> doit librement depuis la tête jusqu'aux pieds. Le lieu du
» sacrifice étoit sur le bord du fleuve , plus haut d'environ
>> cent brasses que la place où nous étions alors. Le bûcher
» étoit composé de branchages , de feuilles et de joncs des-
» séchés ; sur un des côtés étoit pratiquée une porte ; la
>>partie supérieure étoit couverte et arrondie en voûte ; à
>> côté de la porte se tenoit un homme debout , ayant à la
> main un brandon allumé. Depuis le moment où la vic-
>> time parut , jusqu'à celui où le corps fut enlevé pour être
α
que,
3
70 MERCURE DE FRANCE ;
» porté au bûcher, il s'écoula une demi-heure , qui fut con-
>> sacrée à prier avec les brahmanes , et à donner des marques
:
» d'intérêt adressées à ceux qui étoient près d'elle , et à conver-
> ser avec ses parens .Dès que le corps fut enlevé, elle le suivitde
>> près, accompagné du chef des brahmanes; et quand il futsur
1.
(1
>> le bûcher, elle salua tout autour d'elle , et entra sans proférer
>> une parole. Apeine fut- elle entrée , que la porte se ferma ; on
> mit le feu aux matières combustibles , qui s'enflammèrent
>> en un instant; puis on jeta sur le bûcher une grande quan-
>> tité de bois sec , et d'autres substances. A cette dernière
>> partie de la cérémonie se mélèrent les cris de la multi-
>> tude , qui devenue alors très-nombreuse , présentoit l'as-
>>> pect d'une masse de peuple rassemblée pour une réjouissance
>> publique. Quant à moi , ajoute-t-il , j'étois agité de senti-
>> mens bien opposés , etc. >>
Nous prions le lecteur de remarquer ici la différence des
sensations qu'éprouvèrent les spectateurs indiens et le seul
européen qui se trouvoit au milieu d'eux: elle pourroit servir
de réponse aux philosophes qui prétendent que l'homme
civilisé est un être dépravé.
L'autre fait que nous avons promis , est d'un intérêt bien
moins sévère; il peut figurer tout à-la-fois dans l'histoire naturelle
des animaux et dans celle de l'homme , pour y servir
d'exemple de l'instinct des uns et de l'intrépidité de l'autre,
L'ambassadeur persan à la cour du roi de Bisnagor , assure
qu'entr'autres merveilles dont il a été le témoin dans cette
caur, il a vu des éléphans énormes montés sur des poutres à
peine assez larges pour recevoir un de leurs pieds , et s'y tenir
en équilibre au mouvement de la musique ; qu'il en a vu d'autres
balancés sur de pareilles poutres mobiles , élevés à une
grande hauteur, et descendus ensuite par des contre-poids ;
qu'ils marquoient la cadence par le mouvement de leurs corps ,
et battoient la mesure avec leur trompe. Il décrit la manière
de prendre ces animaux dans des fosses recouvertes. « Quand
OCTOBRE 1806. 74
> un éléphant y tombe, dit-il , personne n'en approché pendant
deux ou trois jours : au bout de ce temps-là , un seul
> homme se présente, et lui donne plusieurs coups de bâton.
» Un autre survient, met en fuite le premier , lui arrache
>> son bâtonet le brise devant l'éléphant , en feignant de pren-
» dre sa défense , et ensuite lui donne à manger. Ces deux
>> hommes répétent ce manege , jusqu'à ce que l'éléphant
» prenne en amitié le second, qui alors s'approche de lui
> pen-a-peu , le caresse et lui donne à manger des fruits
> qu'ils aiment. A la fin il lui met une chaîne, et le mène à la
>> rivière pour le faire boire.
>> On raconte à ce sujet , ajoute-t-il, qu'un éléphant pris
>> de cette manière s'étoit échappé , et étoit retourné dans les
> forêts; mais en allant boire , il portoit un tronc d'arbre
n avec sa trompe , et sondoit le chemin par où il passoit ,
ń pour éviter de tomber dans quelque fosse; de sorte qu'il
>> fut impossible de le reprendre dans le même piége. Comme
> le roi vouloit qu'on le reprît de quelque manière que ce
>> fût, un des plus courageux chasseurs d'éléphans se porta
>> sur un arbre auprès duquel l'éléphant avoit coutume de
>> passer en allant à la rivière. Dans l'instant que cet animal
>>passoit, il se lança sur son dos et saisit la chaîne dont il
>> avoit été lié par le milieu du corps , et qu'il avoit emportée
» en s'échappant. L'éléphant eut beau se tourner, se défendre
» avec sa trompe, et se jeter par terre, tantôt d'un côté, tan-
>> tôt de l'autre , il ne put jamais se délivrer du chasseur , qui
>> évitoit adroitement sa trompe ; et quand l'éléphant étoit à
>> terre d'un côté , il passoit aussitôt de l'autre , en lui donnant
» en même temps de grands coups sur la tête enfin , il le
>> mit hors d'état de nuire et de se défendre. Après l'avoir
> enchaîné par le corps et par le cou , il le mena devant le
>> roi, qui le récompensa comme il le méritoit. »
Il nous seroit facile de citer plusieurs autres traits attachans
répandus dans ces Voyages , et de faire sentir que
4
74 MERCURE DE FRANCE,
M. Langlès ne s'est pas exercé sur des sujets d'une utilité déz
pouillée de tout agrément ; mais le peu que nous venons d'en
extraire suffira peut-être pour en donner une idée suffisante ;
et nous ne devons pas perdre de vue qu'après avoir donné de
justes louanges à sonamour pour le travail et aux intentions
honorables qui l'animent , il nous reste à observer que ce n'est
pas sans peine qu'on rencontre dans toutes ses traductions
une foule de mots orientaux que personne ne peut prononcer,
et qu'on reconnoît à peine , parce qu'il a cru devoir en changer
l'orthographe, et la rendre plus conforme à l'étymologie.
Si l'usage établi ne s'opposoit pas à ce changement , la
raison de M. Langlès auroit sans doute plus de poids , mais
elle ne suffiroit pas encore, parce qu'il faut d'abord qu'il y
ait dans les organes du peuple auquel on propose de nouveaux
sons , tout ce qui est nécessaire pour les rendre avec facilité ;
et qu'il est en outre indispensable que ces sons se trouvent en
harmonie avec ceux qui composent le fonds de son langage
habituel, Les organes de la voix s'arrangent pour prononcer
la langue maternelle , et l'oreille se façonne à l'audition de ses
accens. Pour parler ou seulement pour entendre parler une
autre langue , il faut une autre étude , et ce n'est pas en par
courant un Voyage en Perse qu'on prétend apprendre le
persan. On n'est jamais obligé de conserver l'étymologię
qu'autant qu'elle s'accorde avec les sons de la langue dans
laquelle on traduit; et quand on ne la conserve point , on ne
doit pas s'embarrasser si nos voisins nous entendront plus
difficilement , ou si les Turcs , les Arabes , les Indoux , les
Tartares et les Persans reconnoîtront leur langue dans un traducteur
européen, L'important est d'écrire en français pour
des Français , et de franciser autant qu'il est possible les noms
étrangers qui ne peuvent s'offrir à notre prononciation sans
rompre la douce habitude de nos mouvemens.
Nous souhaiterions vivement que ce reproche fût le seul que
nous pussions adresser à M. Langlès ; mais il en est un beaucoup
OCTOBRE 1806. 73
plus grave auquel il doit s'attendre de notre part, et que nous
lui ferons avec toute la liberté que peut inspirer la franchise de
son caractère. Nous lui demanderons donc ce qu'il y a de commun
entre tous les voyages qu'il traduit et ses opinions religieuses
; s'il croit qu'il est utile aux progrès des langues , des
sciences oudes lumières engénéral , de laisser soupçonner qu'il
n'aime point la religion chrétienne, et qu'il méprise ses ministres;
si c'est bien l'expression de sa pensée qu'il a déposée
dans tant de notes philosophiques , faites il y a déjà sept ou
huit ans , ou si ce n'est qu'un hommage involontaire rendu
aux principes de ces temps d'anarchie et de désastres ? Malheureusement
, nous venons de qualifier son caractère, et nous
ne pensons pas qu'il soit capable d'un tel déguisement. Cette
pensée est douloureuse , sans doute; car enfin M. Langlès a
des talens , il est laborieux, et il a des vertus privées. Le temps
n'est plus où les livres d'algèbre pouvoient traiter avec succès
de la politique , de la religion , fronder les souverains et les
prêtres, aux grands applaudissemens d'une nation en délir ,
Un nouveau siècle s'ouvre , où , pour se faire écouter , il faudra
parler de ce qu'on sait ; et si l'homme religieux se laisse
apercevoir dans un livre étranger à la religion , ce ne sera
plus désormais que d'une manière digne à la fois d'un sage
écrivain, d'un honnête homme et d'un ami de son pays. C'est
ce que M. Langlès paroît avoir parfaitement senti dans des
ouvrages plus récens que ceux que nous annonçons aujourd'hui
, puisque le savant seul s'y montre , et qu'il a évité d'y
rien faire entrer qui ne puisse être avoué dans tous les temps
et dans toutes les circonstances.
G.
74 MERCURE DE FRANCE ;
?
SALON DE 1806.
( III et dernier Article. )
M. Aparicio, Mad. Mongès , Mlle Lorimier, etc.;
revue général du Salon.
M. APARICIO s'étoit fait connoître à la dernière exposition,
par sontableau d'Athalie : les moyens d'exécution en parurent
encore foibles ; mais la noblesse et la clarté de la composition ,
l'expression juste et vraie des divers personnages , promettoientunvéritable
talent. Voilà sans doute pourquoi plusieurs
journalistes ont cru pouvoir avant l'exposition, annoncer avec
de grands éloges le nouvel essai de cejeune artiste , représentant
l'Epidémie d'Espagne en 1804 et 1805. Mais le public
n'a pas tout-à-fait ratifié ces louanges indiscrètes et peut-être
n'ont-elles servi qu'à le rendre plus sévère. Le groupe principal
représente le père de l'Auteur , qui , frappé de la contagion,
reçoit dans ses derniers momens une lettre et le portrait
de ses deux fils. Cette scène seroit pathétique , si tous les
moyens d'exécution répondoient à l'idée. Le torse nud du
vieillard est d'un dessein qui n'a ni correction, ni noblesse.
Le turban qu'il a autour de la tête , la fait paroître d'une
grosseur choquante , et un vieillard près d'expirer , ne devroit
pas être debout. Sa fille qui lui présente le portrait est froide
et sans expression , et le prélat qui l'assiste n'a pas assez de
calme et de dignité : on voudroit voir dans ses traits cette
piété courageuse et ferme qui inspire la confiance aux mourans.
En général il y a peu de partie dans ce tableau qui ne
laisse quelque chose à desirer : d'ailleurs les différens groupes
ne sont point assez liés entr'eux, et la composition manque
absolument d'unité ; mais elle annonce de l'imagination dans
l'artiste qui l'a conçue , et elle ne dément point les espérances
qu'a données son premier ouvrage. Elles seront remplies sans
doute si M. Aparicio a le courage de préférer une critique
sévère et impartiale aux éloges trompeurs qui voudroient lui
persuader qu'il a déjà atteint le but , lorsqu'il ne fait qu'entrer
dans la carrière.
Plusieurs femmes ont acquis une juste célébrité dans la
peinture , mais jusqu'à Mad. Mongès , aucune n'avoit osé
s'élever aux grandes compositions historiques.Elles demandent
une force de tête et une persévérance dont peu d'hommes sont
capables : mais tant de difficultés ne peuvent arrêter
Mad. Mongès , et déjà elle les a vaincues presque toutes. Il
y a du nerf et de l'exécution dans son tableau de Thésée et
OCTOBRE 1806. 75
Pyrithous délivrant deux femmes des mains de leurs ravisseurs
: son plus grand défaut est d'offrir deux groupes absolument
séparés. Il faut convenir encore que les deux héros
manquent de noblesse et que sans le secours du livret , il seroit
assez difficile de deviner quels sont les brigands.
,
Mile Lorimier a moins d'ambition : elle ne sort point des
sujets gracieux où son sexe a naturellement tant d'avantage.
Elle pense avec raison qu'il est toujours glorieux d'exceller
même dans ungenre secondaire , et que le public aime mieux
être touché des beautés d'un ouvrage , qu'étonné des difficultés
qu'il présentoit. On ne sauroit choisir ses sujets avec
plus de goût et de bonheur que Mile Lorimier : cette année
ellea représenté n°. 362 Jeanne de Navarre, conduisant son
fils Arthur , au tombeau qu'elle a fait élever à la mémoire de
son époux Jean IV , duc de Bretagne. Ses traits et son attitude,
expriment une mélancolie profonde , et non l'égarement de
la douleur. La tête de l'enfant est pleine de naïveté et d'attention.
L'héroïne n'est point vêtue de noir , comme un peintre
ordinaire n'auroit pas manqué de la représenter. Si elle porte
encore une couleur sombre , c'est qu'elle convient à sa tristesse
habituelle ; mais le terme de son denil est expíré depuis
long- temps. Cette idée si délicate et si touchante suffiroit
pour faire deviner le sexe de l'auteur , et c'est de quoi il faut
le féliciter ,
lui
Je vois sous le n°. 155 , un tableau de M. Devosge représen
tant le beau trait de Cimon qui vint se mettre en prison à la
place du corps de Miltiade , son père. M. Lordon a exposé le
même sujet sous le n°. 361. Il peut être intéressant de comparer
en peu de mots ces deux compositions ; l'une et l'autre
sont simples et bien conçues. M. Devosge a eu l'idée de laisser
apercevoir dans le fond du tableau le bûcher préparé pour
recevoir le corps de Miltiade , ce qui complète l'explication
du sujet. La soeur de Cimon qui s'appuie tendrement sur
est bien liée à l'action , et contribue à appeler l'intérêt sur le
jeune homme; il est encore juste d'observer que M. Devosge
a abordé plus de difficultés d'exécution, puisque ses personnages
sont de grandeur naturel : tels sontles avantages qu'il a
sur son rival , qui dans tout le reste me paroît avoir beaucoup
mieux réussi. Ses airs de tête sont plus expressifs , etses figures
mieux groupées. Parmi ses personnages il a introduit un
guerrier qui apporte une armure et des branches de laurier ,
manière ingénieuse de rappeler les exploits de Miltiade. Mais
cequime paroît surtout digne d'éloge , c'est l'attitude dujeune
homme , qui sans faire attention aux chaînes dont le géolier
a déjà chargé ses mains , reste immobile , les yeux fixés sur le
76 MERCURE DE FRANCE ,
corps de son père. Cette seule idée suffit pour attester dans
l'artiste une belle imagination , et pour faire tout espérer
d'untalent qui s'annonce si heureusement.
En face de ce tableau on verra aussi avec intérêt (n°. 303)
la mort de Marc-Aurèle , par M. Trèzel. Ce sujet est heureusement
choisi; et l'attitude de Commode qui , au lieu
d'écouter avec recueillement les instructions de son père ,
saisit la couronne et porte un oeil avide sur les marques de la
dignité impériale , indique aussi un artiste qui pense. Les
autres personnages prennent bien part à l'action, suivant leur
age , leur profession et la crainte ou l'espérance qui les agite.
On peut reprocher à cette composition d'être trop portée sur
un seul côté du tableau; on peut desirer plus de noblesse
dans quelques airs de tête : mais ce qu'on veut sur-tout dans le
premier ouvrage d'un jeune peintre , c'est la justesse des
expressions : avec le temps il apprendra à être à-la-fois noble
et vrai.
C'està regret que je renonce à parler de plusieurs tableaux
très-dignesd'une mention particulière , tels qu'Atala et Chactas,
nº. 255; les reproches d'Hector à Paris , et sur-tout les
honneurs rendus à Raphaël après sa mort , n°. 24 ; ouvrage aussi
remarquable par l'intérêt de la composition , que par la beauté
de l'effet; mais je suis forcé de quitter les tableaux d'histoire
pousjeter un coup d'oeil sur les portraits.
L'ouvrage de ce genre le plus important , qui même, à
considérer la dignité et le style de l'exécution, rentre dansles
compositions historiques , est le portrait de S. M. l'Empereur
et Roi , par M. Robert Lefebvre. Il est destiné à orner l'une
des salles du Sénat Conservateur. L'Empereury est représenté
sur son trône , et revêtu des ornemens impériaux. Son attitude
est noble et simple. Tous les accessoires sont traités avec beaucoupd'effet
etde vérité , et avec une grande facillité de pinceau .
L'or et les broderies brillent aux yeux , sans trop les arrêter. Le
fond du tableau est d'unbeau style d'architecture , etla lumière
yestbien conduite. L'expression de la tête pourroitêtre moins
vague et plus historique : mais malgré ce défaut cet ouvrage
est digne de sa destination , et de l'artiste habile à qui on
l'avoit confié.
On sait qu'Alexandre n'accordoit qu'a un seul artiste l'honneur
de reproduire ses traits sur la toile , et qu'il ne pouvoit
souffrir....
qu'un artisan gross'er
Entreprît de tracer d'une man criminelle ,
Unportrait réservé pour lepinceau d'Apelle.
Il n'en est pas de même aujourd'hui : dès qu'un grand
OCTOBRE 1806. 77
komme s'est rendu cher à la patrie par de brillans exploits et
d'immortels services , il doit s'attendre à être chanté par les
bous et les mauvais poètes , représenté par les artistes les plus
ignorans comme les plus habiles. C'est un inconvénient attaché
à sa gloire; c'est une sorte de dépendance où le met sa
grandeur même. Je suis obligé de dire que cette réflexion
m'est venue à propos d'un tableau de M. Ingres, (n°. 272 ) où
il a aussi représenté l'Empereur sur son trône. A ce choix
bizarre de lignes , à ce soin minutieux des détails , qui détruit
toute espèce d'effet , on seroit tenté de croire que cet artiste
avoulu employer tout ce qu'il a de talent à faire rétrograder
l'art à sa première enfance.Eût-il prétendu peindre Dagobert
ou quelqu'autre roi de la première race , il n'auroit pas choisi
de plus gothiques ornemens , ni donné à sa figure une attitude
plus froidement symétrique; il n'auroit pas enfoncé la
tête dans une fraise plus roide, surchargé le corps de plus
lourdes draperies .
Les grands maîtres ont chacun un caractère particulier qui
distingue tous leurs ouvrages , et que leurs imitateurs les
plus heureux ne peuvent jamais parfaitement saisir. M. Ingres
paroît ambitionner le même avantage. Aussi ses productions
sont incontestablement très- originales; et l'on peut même
prédire que personne n'osera tenter de les imiter. Si l'on en
vouloitune autre preuve , il suffiroit de regarder un portrait
qui est sous le n°. 273. On y voit un artiste devant son chevalet.
Il tient à la main unmouchoir qu'il porte , on ne sait
trop pourquoi , sur une toile encore blanche , mais destinée
sansdoute à représenter les objets les plus effrayans , si l'on
en juge par l'expression sombre et farouche de son visage. Sur
son épaule est jetée une volumineuse draperie qui doit prodigieusement
le gêner dans le feu de la composition , et dans
P'espèce de crise que son génie paroît éprouver. Le livret ne
noimme pas le modèle de cette caricature : pour moi je serois
tenté d'y reconnoître le peintre enthousiaste de l'Intrigue
Epistolaire , alors qu'il va retracer sur la toile le terrible
combat de Tancrède et d'Argant .
J'avouerai avec plaisir que M. Ingres a des dispositions
très-marquées , qu'il y a même beaucoup de talent dans les
mauvais ouvrages qu'il y a exposés cette année. Je les aijugés
sévèrement; mais cette opinion ne m'est pas particulière ,
c'est celle de tout le public, et des savaus comme des ignorans.
Il faut espérer que cet artiste , doué des plus heureuses
dispositions , abandonnera au plutôt une fausse route , où il
ne pourroit que s'égarer de plus en plus, et qu'il aimera
78 MERCURE DE FRANCE ,
mieux avouer qu'il s'est trompé , que de s'en prendre àl'envie
de ses rivaux et au mauvais goût de ses contemporains.
Les portraits exigent peu de frais d'imagination , et des
études beaucoup moins profondes que les tableaux d'histoires.
Il ne faut donc pas s'étonner qu'il y en ait un si grand nombre
à l'exposition. Mais en félicitant les artistes qui tirent
ainsi de leurs talens un parti avantageux pour eux-mêmes , et
agréable pour ceux qui les emploient , il faut les blâmer de
s'obstiner a encombrer le salon de leurs portraits les plusmédiocres.
L'exacte ressemblance qui donne à ces portraits beaucoup
de valeurauxyeux de ceux quien connoissent les originaux
est un mérite absolument perdu pour le public. Rien de
moins intéressant pour lui qu'une figure bourgeoise qui semble
s'applaudir d'être regardée , ou même que deux époux qui
souvent ne sont ni jeunes , ni beaux , souriant aux petits
jeux de leurs enfans. Mais le peintre se persuade facilement
que les scènes les plus communes deviennent nouvelles sous
ses pinceaux; et l'honnête bourgeois qui s'est fait peindre ,
aime à venir admirer l'effet qu'il produit au salon, et paroît
presque aussi fier que l'artiste lui-même , si quelques
regards s'arrêtent un moment sur son image. Pour qu'un
portrait mérite d'être exposé, il faut que l'exécution en
soit supérieure, qu'on y trouve, pour ainsi dire , le mou
vement et la vie : car tous les spectateurs sont juges de cette
espèce de ressemblance. Tels sont les portraits peints par
M. Robert Lefebvre , par M. Girodet , par M. Gros , par
M. Bonnemaison , par M. Henry. Tel est sur-tout celui du
général Vaillongue, tué il y a peu de mois au siège de Gaëte,
que tous ceux qui ont connu cet excellent militaire , ne
peuvent regarder sans une douce et triste émotion.
Les miniatures ne sont pas moins nombreuses que les portraits
à l'huile . J'ai remarqué celles de M. Saint , de M. Hollier
, de Mlle Capet. M. Isabey n'a rien exposé dans ce genre
qui lui a fait une si juste réputation; on ne voit de lui qu'un
grand dessin représentant S. M. l'Empereur visitant la manufacture
de toiles peintes à Jouy. Cette scène devoit être
intéressante ; mais les figures sont roides , mal dessinées , sans
grace et sans expression. Il faut croire que l'artiste gêné par
l'obligation de les faire toutes ressemblantes n'a pu varier
leurs attitudes et les grouper à son choix; il seroit tempsque
M. Isabey renonçât à ces dessins pointillés qui séduisent la
multitude , mais dont les connoisseurs font peu de cas , parce
qu'ils n'ont la plupart du temps aucune vérité.
Ilfaut aussi dire un mot des vues d'intérieurs , où l'artiste
OCTOBRE 1806.
79
déploie tous les secrets de la couleur et du clair obscur pour
produire une illusion parfaite , genre qui a son mérite puisqu'il
a faitla gloire de l'école flamande. Personne n'y excelle
autant queM. Drolling. M.Richard s'y est fait aussi beaucoup
de réputation. Cependant ses tableaux sont moins regardés
cette année qu'aux expositions précédentes. Il faudroit qu'il
s'attachât à varier ses sujets. Ses souterrains , ses cloîtres , ses
chapelles , étonnent la première fois par la vérité de l'imitation;
mais ils se ressemblent tous , et ces effets perdent
presque tout leur mérite , dès qu'ils sont connus. M. Richard
estsorti fort heureusement de cette espèce d'uniformité dans
un petit tableau très-agréable qui représente madame de la
Vallière surprise par Louis XIV ( p°. 430) .
Enfin onne me pardonneroit pas de quitter le Salon sans
jeter au moins un coup d'oeil sur les paysages , l'une des parties
les plus intéressantes de la peinture , celle du moins qui
procure au peintre les jouissances les plus douces et les
plus fréquentes , puisqu'elles lui apprend à admirer avec
transport toutes les beautés de la nature , sur lesquelles le
commundes hommes promène au hasard des regards indifférens.
A cette exposition , comme aux précédentes , plusieurs
paysagistes se disputent la supériorité , et plaisent chacon
par des qualités qui lui sont propres. On admire dans
M. Valenciennes la variété et la richesse des compositions; le
bon goût des fabriques , la belle forme des arbres. M. Bertin ,
son élève , réunit à ces différentes qualités , une manière de
faire plus agréable , mais il ne sait pas disposer aussi heureusement
ses figures et ses groupes , et c'est une partie essentielle
de l'art du paysagiste. Il faut qu'il fasse envier au spectateur
le bonheur d'un personnage qui paroît jouir d'un beau point
de vue ou de la fraîcheur d'une forêt. M. Demarne ne retrace
pas dans ses tableaux une nature aussi choisie ; mais la couleur
en est plus brillante et plus vraie, et il les anime par des
scènes pleines de vie et de gaieté. M. Crépin a une supériorité
marquée dans les marines. M. Taunay et M. Bidauld, soutiennent
leur juste réputation , et M. Lecomte commence
la sienne par plusieurs ouvrages d'une grande vérité d'effet
etde couleur. C'est ce qui fait sur-tout le mérite de la vuedu
lac de Garda au soleil couchant , l'un des beaux paysages qu'il
yait au Salon.
La revue rapide que je viens de faire suffit pour prouver
que l'exposition de cette année ne le cède sous aucun rapport
à celle qui l'a précédée. Elle présente deux ou trois ouvrages
d'un merite supérieur; et lorsqu'on réfléchit que la plupart
de nos premiers artistes n'y ont point apporté les résultats de
leurs travaux, on ne peut s'empêcher d'applaudir à l'état
80 MERCURE DE FRANCE ,
florissant de l'art, et de concevoir pour l'avenir les plus brillantes
espérances. Tout annonce que ces espérances ne seront
pas trompées. La marche générale des artistes , le discernement
avec lequel le public apprécie leurs productions ,
semblent garantir que la peinture , loin d'avoir a craindre cet
étatde langueur où leslettres sont plongées ,n'a fait encore qué
commencer un nouveau siècle de gloire. Le bongoût a meme
repris plus d'empire depuis peud'années. Les arts d'imitation
furent aussi livrés à l'influence révolutionnaire. La manie
d'innover , l'exagération et la barbarie qui en sont la suite ,
menaçoientd'en dénaturer le caractère. La plupart des artistes
s'exerçoient alors exclusivement sur des sujets qu'ils appeloient
mâles et sévères, mais qui étoient en effet hideux et repoussans.
Avoir leurs figures allégoriques du peuple souverain ,
ou les farouches républicains d'Athènes et de Sparte qu'ils
reproduisoient dans tous leurs ouvrages , on auroit cru qu'ils
n'avoient fait que jeter la toge ou le pallium sur les épaules
des orateurs célèbres dans les comités révolutionnaires. A
quelques exceptions près , les compositions pittoresques ont
aujourd'hui un caractère plus sage , plus noble et plus gracieux.
Cependant on ne sauroit trop souvent rappeler aux
jeunes artistes qu'en cherchant des beautés originales , ils
doivent être toujours en garde contre la bizarrerie et lemauvais
goût; qu'il vaut encore mieux rester en deçà du but que
de le dépasser , parce qu'il est plus difficile d'y revenir dès
qu'une fois on l'a laissé derrière soi , que de s'élancer encore
de quelques pas pour l'atteindre ; que la seule route qui y
conduise estdepuis long-temps tracée , et qu'on s'égare infailliblement
dès qu'on l'abandonne. Il faut , en un mot , que tous
leurs efforts se dirigent à appliquer à des sujets neufs la manière
des grands maîtres , et à produire ainsi des effets nouveaux
avec les moyens même que ces peintres immortels ont
si supérieurement employés. Ladifficulté est prodigieuse sans
doute, mais le succès seroit peu glorieux , si des talens mé
diocres et de vulgaires efforts suffisoient pour l'obtenir. C.
Notice des travaux de la classe des beaux-arts de l'Institut
national, depuis le 1 vendémiaire un 14; tue dans la
séance publique du 4 octobre 1806 , par Joachim Lebreton,
secrétaire perpétuel de la classe , membre de celle
d'histoire et de littérature ancienne, et de la Légion d'Hon
: neur.
•
•
•
L'école de Rome nous a confirmé les promesse de succès
qu'eile
DEPT
DE
NE
OCTOBRE 1806 .
qu'elle avait données l'an dernier , et dont je présentai Lap
perçu. Enquelques jours , la classe mettra sous les yeu
public, dans une des salles de ce palais , une partie des trav
d'émulation des pensionnaire de l'école de Rome : car cet
envoi précieux, et trop différé, nous est enfin parvenu.
,
Il est composé, pour la peinture , d'une étude du nu
( d'une proportion plus forte que nature ) , par M. Gaudar
représentant Roland qui arrache l'arbre sur lequel sont écrits
les noms d'Angélica et de Médor; d'une composition lavée
au bistre , par le même , représentant Ulysse de retour à
Ithaque ; de onze études faites au Vatican , d'après Raphaël ,
encore par le même pensionnaire.
: L'on verra de M. Honnet un Athlète vainqueur ( aussi de
proportion plus grande que nature ) , et un tableau représentant
la reine de Candaule au bain ; une copie de la Vierge au
Chardonneret , d'après Raphaël. Ce dernier tableau est l'ouvrage
d'émulation exigé des pensionnaires pendant leur quatrième
année de séjour à Rome ; il appartient au Gouvernement,
ainsi que le tableau original que les mêmes pensionnaires
doivent exécuter pendant leur cinquième année. Des
circonstances ayant empêché MM. Honnet et Guérin d'acquitter
cette obligation , qu'eux-mêmes regardent comme
sacrée , ils ont obtenu un délai que le talent de l'un et de
l'autre compensera avantageusement. Cesdeux tableaux doivent
être regardés comme faisant partie des travaux d'émulation
de l'année.
Nous aurions dû recevoir en même temps un tableau de
feu M. Harriet , peintre d'une grande espérance ; mais M. le
directeur de l'Ecole a vu dans la grandeur de cet ouvrage un
obstacle que nous regrettons qu'il n'ait pas tâché de surmonter.
L'envoi en est ajourné avec celui des travaux de sculptureque
la difficulté des transports retient à Rome depuis long-temps.
Il est fâcheux que la classe ne puisse pas en faire jouir le public,
et qu'elle-même ne puisse pas juger des progrès qu'ont
faits les pensionnaires sculpteurs. Ce qu'attestent les comptes
rendus par M. le directeur de l'Ecole , c'est qu'il y a eu une
constance de zèle et une ardeur d'émulation remarquables
dans MM. les pensionnaires sculpteurs. Deux d'entre eux
MM. Callamar et Dupaty , ont obtenu de Son Exc. le ministre
de l'intérieur une année de prolongation de pension ,
qui permet au premier de terminer une statue en marbre ,
de l'Innocence , et au second d'entreprendre l'exécution , aussi
en marbre , d'une statue de Philoctete , en même temps qu'il
prépare une Etude de grandeur naturelle , représentant une
Vénus céleste.
F
,
82 MERCURE DE FRANCE ,
M. Marin n'ayant pas pu , faute de marbre , exécuter la
copie d'une statue antique que les pensionnaires sculpteurs
doivent faire pour le Gouvernement , pendant leur cinquième
année , a produit des ouvrages d'une petite dimension.
M. Milhomme travaille au marbre desa Psyché qu'il exposa
l'année dernière, et au modèle de la statue de Ganymede enlevé
par l'aigle de Jupiter.
Enfin, M. Egenviller, ledernierdes pensionnaires sculpteurs
arrivé à Rome , termine le modèle d'un Mercure , de grandeur
naturelle.
Les architectes se sont distingués par des travaux importans.
Les règlemens de l'Ecole leur imposent l'obligation de
faire pendant les deux dernières années de leur séjour àRome :
1º. la restauration d'un édifice ou monument antique ; 2°. un
projet de monument ou d'édifice de leur invention , applicable
a la France. Ces pensionnaires ont rempli ce devoir avec
zèle et succès.
M. Dubut a choisi la restauration du temple de la Pudicité
patricienne , à Rome. Il en a présentéles vestiges tels qu'ils se
trouvent maintenant engagés dans les constructions modernes,
ensuite le plan, dégagé de ces constructions , avec l'élévation,
la coupe et les détails. Pour projet d'invention , il a composé
celui d'une bibliothèque publique.
M. Coussin a donné la restauration du petit temple corinthien,
de forme circulaire , connu sous le nom de Temple de
Vesta , à Rome. Il a fait pratiquer , au pied de cet édifice ,
des fouilles qui lui ont permis de voir et d'en mesurer le
stylobate , resté enseveli jusqu'a cejour. Ila fait , de son invention
, un projet de thermes , à l'intar de ceux des anciens.
Le mausolée de Cécilia Metella , dont les ruines si pittoresques
sont un des ornemens les plus piquans de la voie
Appienne , a été l'objet des études de M. Grandjean , qui a
pu reconnoître , au moyen d'excavations dirigées avec intelligence
, toutes les parties inférieures de ce monument et en
former une restauration beaucoup plus complète que toutes
celles tentées jusqu'ici. M. Grandjean a donné en outre tous
les détails duforum de Nerva, à Rome, et de l'arc de Trajan,
à Bénévent. Le projet d'invention qu'il a composé est un
forum ouplace publique, autour de laquelle sont distribués
les hôtels des ministres et des principales autorités du gouvernement
.
M. Clémence a composé , pour travail de sa cinquième
année, unprojet de caserne , avec plan, coupe et élévation .
L'undes monumens les plus imposans de l'antique magnificence
romaine , le seul peut-être où la grandeur del'ensemble
OCTOBRE 1806. 83
se trouvé réunie à la beauté des détails et à l'exécution la plus
exquise , le temple de Mars vengeur , a fixé l'attention de
M. Gasse. Il en a fait plusieurs dessins dans lesquels ce monu
ment , ainsi que le forum d'Auguste où il a été érigé , se
trouvent représentés dans leurs différens états et avec tous
leurs détails. Le même artiste a fait , pour projet d'invention ,
les plans et coupes d'un Musée de sculpture.
Le fruit immédiat de ces divers travaux des pensionnaires
architectes est de former une suite de projets qui pourronty
servir à marquer la marche de l'art et le progrès des études;
de composer une suite de monumens et d'édifices antiques ,
mesurés et dessinés soigneusement. Cette double collection
recueillie , mise en ordre et publiée par la classe des Beaux-
Arts de l'Institut , avec ses observations , pourra présenter un
cours complet des antiquités d'Italie , dans lequel ces monumens
seront décrits avec beaucoup plus d'exactitude et de
développement qu'ils ne l'auront été jusqu'alors.
Mais un autre avantage plus grand encore de cette nouvelle
direction donnée par la classe aux études des pensionnaires
architectes, c'estddeecréer une pépinière d'artistes aussi profondément
instruits dans la pratique que dans la théorie , et
capable de diriger l'exécution des vastes projets du gouvernement.
Déjà le public peut apercevoir des effets heureux de ces
études ; car àpeine les jeunes artistes que nous venons de citer
ont- ils fini leurs cinq années à l'Ecole de Rome, et déjà
plusieurs d'entr'eux se signalent en publiant des ouvrages intéressans
sur leur art. M. Dubut a donné , et continue avec
succès , un recueil de maisons de ville et de campagne de
toutes les formes , propres à être élevées sur des terrains de
différentes grandeurrss..MM.Grandjean et Famin se sont réunis
pour publier un ouvrage intitulé : Architecture toscane, lequel
contient les palais , maisons et édifices remarquables de
cette terre classique , le berceau des arts modernes.
M. Gasse prépare une description de la ville antique de
Pompéïa dont il a levé tous les plans et les détails avec la précision
scrupuleuse que desiroient depuis long-temps les artistes
et les antiquaires.
Tels sont les résultats qu'offre,cette année, l'Ecole de France,
à Rome , et dont les détails sont contenus dans le compte
annuel que le directeur de cet établissement rend à la classe
avec autant de zèle que de fidélité. Tels sont les effets des
moyens d'instruction offerts aux arts , et de l'utile munificence
de S. M. l'EMPEREUR et Ros envers l'Ecole de Rome.
1
Lagravure et la musique n'ayantpoint eu de pensionnaires
F2
(
84 MERCURE DE FRANCE ,
à Rome , cette année , n'ont point fourni leur contingent de
travaux. Il enrichira le tableau de l'an prochain : car cette
lacune est déjà réparée en partie , et elle le sera bientôt complétement.
Dans l'Ecole de Paris, la classe des beaux-arts a donné aux
élèves sculpteurs un moyen d'émulation que nous annonçâmes
l'andernier comme un présage heureux , et dont nous
avons déjà senti la réalité cette année : en décidant que le concours
pour le grand prix de sculpture seroit une figure de
ronde bosse , d'un mètre de proportion , au lieu d'un basrelief,
nous avons obligé les artistes qui se proposoient de
concourir , à étudier l'art plus en grand , plus d'après nature;
et la classe a reconnu avec satisfaction le fruit de leurs études ,
un progrès sensible dans leur talent.
La classe s'est persuadée aussi qu'elle feroit un travail utile ,
si elle déterminoit les acceptions des mots usités dans les
beaux- arts , et elle s'est livrée avec beaucoup de zèle à la formation
d'une espèce de dictionnaire des termes techniques ou
usuels . Il y en a beaucoup qui n'ont aucun de ces rapports
d'analogie , d'étymologie , de composition ou de décomposition,
qui peuvent faire connoître d'où ils dérivent, ni ce qu'ils
signifient; cependant ils ont un sens déterminé et un droit de
possession dans la langue des arts. C'est à la classe chargée de
la confection du dictionnaire de la langue usuelle , qu'il appartiendra
de choisir ceux qui pourront mériter d'y être admis
; mais ceux même qu'elle rejetteroit , ont leur sens qu'il
est utile de déterminer. Tel est le but que s'est proposé la
classe des beaux-arts ; dans le cours de l'année , elle a discuté
environ la moitié des mots de la lettre A. Ceux des membres
qui ont soumis le plus d'articles à la discussion , sont MM. Vincent,
Taunay , Dufourni , Heurtier , et M. Framery , correspondant
, qui , depuis que la classe se l'est attaché , prend part
àses travaux avec zèle , constance , talent , et qui se contente
de notre estime pour prix de son dévouement aux arts .
La première question que doivent faire ceux qui se livrent
à la profession des arts , et même ceux qui ne desirent que les
connoître , pour en jouir mieux , c'est de demander quelle est
la bonne route à suivre , et quelles sont les mauvaises ? Quels
sont les caractères du bon , et ce qui constitue le mauvais et le
médiocre ? Il n'appartenoit qu'à un artiste en France de par-
Jer en législateur sur cette matière ; c'étoit au restaurateur de
l'école française , à M. Vien , et il a eu le zéle de l'entreprendre.
Les arts lui auront cette obligation de plus . L'un des disciples
qui honore le plus son école , M. Vincent , vous offrira dans
cette séance un extrait des sages observations de son maître.
1
OCTOBRE 1806. 85
M. Quatremerre de Quincy, membre de la classe d'histoire
et de littérature ancienne , et qui appartient aussi à la classe
des beaux-arts , du moins par ses goûts , ses connoissances
relatives , et par l'estime qu'on y fait de son savoir , nous a
lu une dissertation qui offre un autre genre d'intérêt. Comme
le Mémoire de M. Vien, elle a rempli deux de nos séances.
L'auteur s'y propose de démêler et de déterminer plusieurs
causes qui ont une influence générale sur les arts.
Sa dissertation a pour titre : Considérations morales sur
les ouvrages de l'art , dans leur rapport avec leur destination et
leur emploi ; ou de l'Influence des causes morales ,accessoires
ou locales sur la production de ces ouvrages , sur la manière
de les estimer et sur les impressions que l'on en reçoit.
M. Ponce , membre de plusieurs Sociétes littéraires , est
venu aussi apporter à la classe un tribut qui l'a beaucoup intéressée
: ce sont des observations sur le beau idéal , considéré
sous le rapport des arts du dessin. Cette dissertation
ayant été publiée , ne peut trouver place ici que pour être
recommandée à l'attention.
Notre correspondance a eu , cette année , un aliment qui
semble à peine tenir aux arts , mais qui peut fournir beaucoup
de substance d'instruction. Dans le compte de nos travaux
de l'an XII , nous annonçâmes l'intérêt que la classe des
beaux-arts avoit pris aux recherches de M. Louis Petit-Radel ,
sur les constructions de monumens militaires de l'antiquité.
Cet objet de recherches , comme beaucoup d'autres, appelle la
réunion de connoissances si diverses , que deux des classes de
l'Institut ont trouvé matière à s'en occuper : la classe d'histoire
et des langues anciennes , pour méditer si les preuves
sur lesquelles reposent les aperçus nouveaux et vastes qu'ouvre
M. Petit-Radel sont historiquement fondées , et la classe
des beaux-arts , pour connoître et juger les caractères d'un
genre d'architecture antérieur à toutes les époques de l'art.
En l'an 12 , la classe des beaux-arts fit imprimer , et elle a
fait répandre depuis dans l'Europe savante , une série de questions
et de demandes d'éclaircissemens qui commencent à
présenter des résultats dignes d'être annoncés. C'est à nos savans
confrères de la classe d'histoire et des antiquités qu'il appartiendra
d'examiner et de juger la plus grande partie de ces
résultats. Nous ne réclamons que le plaisir de les avoir provoqués
, et quelques connoissances pour l'histoire de l'architecture
antique.
Je me bornerai donc à une simple annonce des diverses
correspondances: celles qui promettent , et qui déjà ont fourni
le plus de renseignemens intéressans, sont dues au ministère
3
86 MERCURE DE FRANCE ,
des relations extérieures , où l'on trouve dans le chefsuprême,
et dans les chefs de chaque partie , le zèle que leshommes
éclairés montrent toujours pour augmenter les lumières.
C'est principalement dans quelques contrées de la Grèce ,
de l'Afrique et du Nord , où il est extrêmement difficile d'observer
qu'on auroit besoin de faire des recherches ou des
vérifications. MM. Allier , sous-commissaire des relations extérieures
à Héraclée , de Pont , Fauvel , également sous- commissaire
à Athènes , que l'amour des arts lui a fait en quelque
sorte adopter pour patrie , Jean-Bon Saint - André , qui a
rempli aussi une mission dans le Levant, ont répondu diversement
à l'appel qui a été fait à tous les hommes que leurs
connoissances ou leur position mettent à même de prendre
part aux questions proposées.
M. Allier a envoyé le dessin d'un mur qui se voit à Délos.
Il est haut de 4 mètres, et forme une enceinte hémisphérique
d'environ 80 mètres ; il est de construction cyclopéenne la
plus compliquée et la plus ancienne, à en juger du moins
par comparaison avec le trait des monumens d'Erectrée et de
Corinthe,que notre confrère M. Dufourni avoit copié autrefois
sur les dessins de la bibliothèque Barberini , et que
M. Dagincour , correspondant de l'Institut , a fait recopier
de nouveau pour envoyer à la classe,
M. Castellan , gendre de M. Peyre , notre confrère , a communiqué
le dessin des fortifications de Nauplia , nommées
cyclopéennes par Strabon .
M. Viot , commissaire des relations extérieures à Barcelonne
, a procuré , par l'entremise de M. Chevalier, qui a mis
beaucoup de zèle à ouvrir ces communications , M. Viot ,
dis-je , a procuré des élévations très-détaillées des murs de
l'antique Tarragone , qu'un savant espagnol , D. Antoine de
Marty, a fait lever avec tout le soin possible , et dont il
résulte que des constructions en pierres énormes , mais taillées
dans le système de la construction asiatique , servent de fondation
aux constructions romaines , et celles-ci aux constructions
mauresques ; ce qui se trouve confirmé encore par une
vue partielle , mais plus détaillée , que M. Delaborde a bien
voulu communiquer, et qui sera gravée dans son bel ouvrage
sur les antiquités d'Espagne.
Une copie du même plan de D. Ant. de Marty , a été envoyée
, encore par M. Viot , à M. de Voize , commissaire français
à Tunis , pour servir à vérifier s'il n'existe point de constructions
cyclopéennes à Carthage , et si l'opinion qui fait
venir des côtes de la Phénicie et de l'Afrique les premières
colonies qu'on suppose avoir civilisé notreEurope , ne devrait
OCTOBRE 1806. 87
1
pas être appuyée de monumens semblables à ceux sur lesquels
le même L. Petit-Radel se fonde pour prouver que notre
Europe avoit une civilisation antérieure etqui lui étoit propre.
La réponse de M. de Voize à M. Viot rappelle , ce qu'on
savoit déjà , qu'il n'existe plus rien de Carthage que sept citernes
et quelques traces de son port ; mais elle apprend qu'à
sept lieues de Tunis , au Zaurans, les vestiges d'un temple ,
et à Baalbeff les murs de la ville offrent la même dimension ,
la même forme , la même taille , que les murs de Tarragone.
Les débris qu'on trouve autour de Tunis dans une cir
conférence de 50 lieues , sont aussi , comme à Tarragone ,
composés d'énormes blocs carrés. Cette coïncidence est propre
, en effet , à persuader que le système de construction ,
que dévoile M. Petit-Radel , seroit passé d'Afrique en Espagne
, dans des temps fort reculés.
M. Fauvel semble avoir confirmé aussi une autre conjecture
de l'auteur , en vérifiant à-la-fois que la construction
cyclopéenne n'existe point à Athènes , et qu'elle existe dans
la Cadmée de Thèbes en Béotie.
Les éclaircissemens du nord de l'Europe arrivent plus lentement,
mais peuvent devenir du plus grand intérêt. L'Académie
de Pétersbourg , à laquelle l'auteur s'étoit adressé
depuis long-temps , et de laquelle il attendoit beaucoup , n'a
rien fourni; mais M. le comte Hittroff , général -major russe ,
a fait espérer un résultat plus heureux: il a emporté les
calquesdes dessins de M. Petit-Radel,, pour les confronter
avec les monumens de la Sibérie etde laPerse, dont il projette
levoyage.
M. Nyerup , bibliothécaire de S. M. le roi de Danemarck ,
et professeur à Copenhague , promet à M. Heiberg ( du ministère
des relations extérieures ) , des observations sur les
plus anciens monumens militaires de cette partie du Nord.
Tous ces témoignages semblent confirmatifs des vues de
M. Petit-Radel. Mais en même temps que les faits et les analogies
se rassemblent et se classent,les savans de l'Allemagne
commencent à agiter cette question, qu'il fautbien reconnoître
pour nouvelle , sur-tout étant liée comme elle l'est et formant
système. Ceux qui ont commencé à la traiter encritiques sont-
MM. Bartholdy, Wieland , le conseiller Hirt , Genelli ,
Geuz , Bode , Stieglitz , Weinbrenner. M. Petit-Radel aura
à juger si M. Wieland n'a pas fait une critique anticipée de
ses vues historiques qui ne sont point encore connues ,
quelqu'autre n'a pas glané dans son champ , sans le dire: ce
sont les savans litiges attachés aux grands travaux de l'érudition.
Quant à la classe desBeaux-Arts , elle voit que les éclairsi
4
88 MERCURE DE FRANCE ,
1
cissemens qu'elle a demandés , faisant faire de toute part des ...
recherches sur les constructions des plus anciennes villes d'Europe
, procurent la connoissance de beaucoup de monumens
en pierres carrées parallélogrammes ; que ces connoissances et
ces monumens observés et comparés , serviront à éclaircir ,
s'il est vrai , comme le conjecture M. Petit- Radel , qu'il
existe dans les monumens militaires de la plus haute antiquité
une ligne chronologique constante de démarcation entre les
monumens cyclopéens et ceux qui tiennent au système de
construction asiatique . ..
Parmi les correspondans de l'Institut , M. Tagliafichi ,
architecte , membre de l'Académie de Gênes , a communiqué ..
àla classe plusieurs plans de travaux publics pour la ville et
le port de cette capitale de la Ligurie , et il a invoqué des
conseils dont il n'a pas besoin .
Il me resteroit à mettre sous vos yeux le tableau que présentent
les beaux-arts cette année ; mais le magnifique spectacle
des expositions publiques du Louvre , de l'Ecole des
ponts-et-chaussées et du préau des Invalides , vous a mieux
instruits que je ne le pourrois faire avec des paroles. Vous
avez vu au salon du Musée Napoléon , des talens dignes de
célébrer les grandes actions de l'armée et de son illustre chef,
quoique tous les peintres qui sont classés parmi nos premiers
artistes ne s'y soient point présentés ; vous y avez vu encore
des talens aimables peindre avec fidélité et intérêt diverses
scènes de la nature ou de la vie ; vous avez vu des prodiges de
talent dans le sexe d'où l'on attend que de la grace .
A l'Ecole des ponts-et-chaussées et aux Invalides , vous
avez été saisis d'étonnement et de respect pour l'industrie
française; et vous avez jugé que , quelque grand que soit le
monarque , quelque puissante que soit la nation , les arts et
l'industrie sont prêts à s'élever au même niveau .
Parmi les ouvrages sur les arts qui ont été présentés à la
classe , elle a remarqué avec un intérêt toujours croissant , la
belle galerie du Muséum , que l'on doit aux soins de M. Robillard-
Péronville. Cette vaste entreprise a commencé par
exciter nos jeunes talens en gravure , à produire , en même
temps qu'elle occupoit les premiers graveurs dans toute l'Europe.
Les jeunes talens s'y sont formés , des graveurs qui
s'étoient bornés au genre du portrait, ont dépassé ses limites,
etont donné de très-belles estampes d'histoire. Ainsi une
seule entreprise , bien conduite et soutenue par de grands
moyens , peut servir les arts et honorer une nation.
Les liliacées de M. Redouté l'aîné, se continuent et se font
toujours admirer. MM. Landon et Baltard continuent da..
OCTOBRE 1806. 89
même succès, l'un la vie des peintres avec leur oeuvre gravé au
trait : l'autre, la description de nos beaux monumens de Paris.
M. Lenoir , administrateur du Musée des Monumens français ,
a publié le 5º volume de la description de cette collection ,
qu'il a formée et conservée avec tant de zèle. M. Salvage n'a
plus qu'une livraison à publier de son utile ouvrage d'anatomie
appliquée à l'art .
Ceux qui aiment qu'une instruction solide soit réunie au
bon goût , dans les ouvrages d'art , desiroient l'achèvement
de celui de M. Clerisseau , sur les antiquités de la France. Cet
estimable artiste , secondé des lumières de son gendre , M. Legrand,
architecte , vient d'en publier une suite digne de ce qui
avoit précédé.
Entre les services et les faveurs que les arts ont obtenus de
S. Ex. le ministre de l'intérieur, ily en a deux qui exigent de
nous un hommage public de reconnoissance ; c'est d'avoir rétabli
l'ordre régulierd'envoyer chaque année à l'Ecole de Rome
les artistes couronnés dans cette solennité , et d'avoir fixé leur
départ à un terme très-prochain du prix qui leur acquiert
cet avantage inestimable. L'autre faveur est d'avoir rétabli
encore l'usage de décerner , avec les grands prix dont la classe
des beaux-arts est juge et dispensatrice , des médailles qui en
consacrent le souvenir : elles perpétueront de même celui de
la libéralité du gouvernement et la bienveillance paternelle
du ministre sous lequel sont placées les écoles spéciales des
beaux-arts .
:
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
:
Errata.- Il s'est glissé plusieurs fautes dans l'impression
de l'article publié le 15 septembre , sous le titre de Considérations
politiques sur l'Argent, etc.,par M. de Bonalde. Page 487,
ligne 18 , ainsi s'est, lisez ainsi est. Page 489; ligne 13 , de
signe , lisez de moyen. Page 500, supprimez les deux alinéa qui
commencentpar cesmots : Siméme l'on considère, et Ilsemble.
Page 506 , ligne 26 , et revendu , lisez Et revendu. Page 507 ,
ligne 30, les assignats et le peu de numéraire , lisez les assinats
, et avec les assignats le peu de numéraire. Même page ,
ligne32, l'argentmonnoyé est détourné, lisez l'argent mongo
MERCURE DE FRANCE ,
noyédétourné. Page 508 , ligne 21 , est le plus à l'abri , lisez
est plus à l'abri.
N. B. La suite de cet article , qui paroît avoir fixé l'attention
publique , sera insérée dans un très-prochain numéro.
-On annonce, comme devant être publiée dans quelques
jours, une nouvelle édition des Mille et une Nuits , avec une
continuation par M. Caussin de Perceval , professeur de langue
arabe au Collège Impérial. Peu d'ouvrages ont eu autant de
succès ; cependant la plupart des éditions sont à peine lisibles,
les meilleures même sont extrêmement fautives . Il paroît
que cet inconvénient n'aura pas lieu dans la nouvelle , si l'on
en juge par un Avertissement que les éditeurs nous ont communiqué
, et que nous croyons devoir faire connoître :
« Toutes les éditions des Mille et une Nuits qui ont précédé
celle-ci , sont tellement remplies de fautes d'impression
et de ponctuation , que la lecture en est non-seulement pénible
, mais qu'ony rencontre des pages tout-à- fait inintelligibles.
L'édition in-8°. qui fait partie de la bibliothèque des
Fées , est plus belle que les autres , mais non plus correcte.
Les éditeurs ont suivi , avec une espèce de soin , les fautes de
tout genre qui défiguroient les éditions précédentes.
>> Nous avons donc pensé que le public accueilleroit avec
plaisir une édition des Contes Arabes , purgée non-seulement
des fautes d'impression et de ponctuation, mais même des
nombreuses incorrections qui appartiennent au traducteur.
C'est ce travail que nous publions aujourd'hui. En corrigeant
ce qui nous a paru nuire à la clarté et à la correction , nous
avons scrupuleusement respecté le fonds du style , qui a le
mérite rare d'être facile et naturel , et par conséquent convient
parfaitement au genre.
: >> Comme les Contes Arabes sont , sans contredit , l'ouvrage
le plus propre à faire connoître les moeurs , les usages et la
religion des peuples orientaux , nous avons joint au texte des
notes rares et courtes , qui feront de cet ouvrage un livre plus
instructif sans être moins amusant.
>> Nous avons cru devoir aussi mettre en tête de cette
édition, une Notice historique sur M. Galland , nous avons
préféré celle que M. Bose , secrétaire perpétuel de l'Académie
des Inscriptions, a prononcée dans cette société célèbre , dont
le traducteur des Mille et une Nuits a été un des membres
les plus distingués. Enfin , après cette Notice , on lira sûrement
avec plaisir le jugement de M. de La Harpe , sur les
Contes Arabes. Ce morceau curieux est extrait d'une dissertation
de cet habile critique sur les romans.
>>Nous renvoyons , pour de plus grands détails, à la pré
OCTOBRE 1806.
91
face que M. Caussin de Perceval, traducteur des deux derniers
volumes de cette édition , a mises en tête du huitième
tome. >>
-Depuis quinze jours , il n'a paru aucune nouvelle production
remarquable sur les différens théâtres , à moins qu'on
ne veuille donner ce titre à Philoclès , opéra comique en trois
actes , représenté pour la première fois , le 4 octobre , sans
succès. Les paroles sont de M. Justin et la musique de
M. Dourlens , qui a remporté le grand prix de musique
l'année dernière. Peut-être faudroit-il ajouter la parodie de
Joseph , intitulée Omasette , par MM. Barré , Radet , Desfontaines
et Dieu-la-Foi . Le Théâtre de l'Impératrice
donnera , dit-on , après la Conversation faite d'avance , une
nouvelle pièce de M. Picard , auquel il faut moins de temps
ponr faire une comédie , qu'à ses comédiens pour l'apprendre.
Jamais auteur n'a moins suivi le précepte du maître :
-
Travaillez à loisir, quelqu'ordre qui vous presse,
Et ne vous piquez point d'une folle vitesse .
Hatez-vous lentement , et , sans perdre courage ,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage.
Puisse la postérité ne pas juger que M. Picard a trop négligé
ces sages conseils de Boileau !
- La classe des beaux arts de l'institut a tenu le 8 octobre une séance
publique.
La séance a été ouverte par la lecture d'une notice des travaux de la
classe, depuis le premier vendém aire an 14 , par M. Lebreton , secrétaire
perpétuel de la classe. ( Voyez plus haut l'extra't de cette notice. )
M. leprésident a distribué ensuite les grands prix de peinture , de
sculpture , d'architecture , de gravure en taille douce et de composition
musicale.
Le grand prix de peinture, dont le sujet étoit le retour de PE. fant
prodigue, a été dé erné à M. Félix Boisselier , né à Omphale , département
de la Marne , élève de M. Regnault.
Le second prix a été décerné à M. François-Joseph Heim , né à Béfort,
département du Haut-Rhin , élève de M. Vincent,
Le grand prixde sculpture , dont le sujet étoit Philoctète blessé à la
jambe et marchant au siège de Troie , a été décerné à M. Pierre-
François Giraud , né au Luc , département du Var , élève de M....
Le second prix a été accordé à M. Jean Pierre Cortot , de Paris, élève
de M. Bridan , fils .
Le grand prix d'architecture , dont le sujet étoit un palais pour le
chef lieu dela Légion d'HHoonnnneeuur, a été décerné à M. Jean-Baptiste
Dedeban , de Paris , élève de MM. Vaudoyer et Percier.
Le second prix a été accordé à M. Jean Provot , de Paris , élève de
M. Percier .
Le grand prix de gravure en taille-douce, dont le sujet étoit , 1º. uné
figure dessinée d'après l'antiqué ; 2°. une figure dessinée d'après
nature et gravée au burin, a été décerné àM. Joseph-Théodore Richomme,
de Paris , élève de MM. Regnault, peintre, et Coiny, graveur.
92 MERCURE DE FRANCE ,
Le second prix a été décerné à M. Jean- Louis Potrelle, de Paris ,
élève de MM. Denoyers et Tardieu.
Grandprix de composition musicale. Le sujet étoit , 1°. un contrepoint
double à la douzième et à quatre parties ; 2°. un contrepoint qua .
druple à trois parties; 3°. une fugue à trois sujets et à quatre voix; 4°. ane
cantate, composée d'un récitatif obligé , d'un cantabile , d'un récitatif
simple , et terminée par un air de mouvement.
Legrand prix a été décerné à M. Guillaume Bouteillier fils , de Paris ,
élève de M. Tarchi .
Le second prix a été accordé à M. Gustave Dugazon , de Paris
élève du conservatoire .
La séance a été terminée par l'exécution dela scène qui a remporté le
grand prix de composition musicale .
Les ouvrages d'art qui ont été couronnés dans cette séance, ont été
exposés depuis dans l'ancienne galerie d'architecture du palais des
beaux arts.
Nous devons ajouter , que la classe a décerné un deuxième second
prix à M. Louis-Hippolyte Lebas , tant pour le mérite de son projet.
qu'en considération de ses précédens succès. M. Hippolyte Lebas , de
Paris , âgé de vingt-cinq ans, et élève de MM. Vaudoyer et Percier ,
avoit déjà obtenu dix médailles d'émulation dans l'école spéciale d'architecture
, et remporté le prix du département , en l'an 12.
La classe des beaux- arts de l'Institut n'a pas tenu cette séance au Louvre ,
ainsi qu'il étoit d'usage , mais au ci-devant colléze des Quatre- Nations ,
édifice consacré à l'institut , depuis que le Louvre a reçu une nouvel'e
destination .
La nouvelle salle des séances publique de l'Institut n'est pas aussi
grande que celle du Louvre ; elle est pratiquée dans l'église du collège ,
et quoiqu'elle contienne moins de monde que la première, les spectateurs
étant plus rassemblés dans des amphithéâtres et tribunes de forme circulaire
, l'assemblée paroît plus nombreuse et plus commodement placée,
pour voir et pour entendre. Les issues sont faciles et multipliées , de sorte
qu'on peut y entrer et en sortir sans confusion .
Le jour d'en haut que reçoit cette salle est très-agréable ; il devient plus
vif par la nouvelle coupole intérieure qui a été construite pour retenir la
voix de l'orateur. Cete salle est décorée de statues et de peintures analogues
au sujet : au fond est pratiquée une enceinte plus riche , destinée
à recevoir la statue de S. M. l'Empereur , confiée au ciseau de
M. Roland .
Les autres salles qui accompagnent la salle d'assemblée, rendant ce
local infiniment plus commode que le premier , et pour le public et pour
les membres de l'institut . La séance qui vient d'avoir lieu , à la fin de
laquelle on a exécuté le prix de musique remporté par M. Bouteiller ,
prouve que cette salle est aussi favorable à la voix , pour la musique ,
que pour la lecture. Sa décoration n'a rien de recherché; elle a la noble
simplicité qui convient au sujet. On asu mêler les nouvelles constructions
aux anciennes , en en déguisant adroitement la liaison et sans rien changer
àl'ordonnance de l'architecture.
L'artistequi a dirigé ces travaux est M. Vaudoyer , architecte des bâtimens
civils du ministère de l'intérieur .
La classe d'histoire et de littérature ancienne de l'Institut
national , chargée de la rédaction des inscriptions pour les
OCTOBRE 1806. 93
divers monumens de la capitale , a arrêté l'inscription suivante
pour la fontaine de l'Ecole de Médecine :
NAPOLEONIS. AVGVSTI . PROVIDENTIA
DIVERGIUM . SEQVANÆ
CIVIVM. COMMODO . ASCLEPIADEI . ORNAMENTO . MDCECVI.
On lit aujourd'hui cette inscription gravée sur le monument
que nous venons de désigner.
Il paroît une troisième édition du poëme de M. Treneuil
, intitulé : Les Tombeaux de l'Abbaye royale de
Saint-Denis ( 1 ). L'auteur y a fait des additions et des corrections
nombreuses .
S. A. I. le prince Jérôme a apporté avec lui une collection
d'animaux divers de la Guyane ; elle étoit composée de
46 caisses , qui ont été expédiées pour Paris , par eau. Parmi
ces animaux, sont un crocodille fort grand , le singe papion ,
d'une assez forte espèce ; le aras bleu et jaune , le roi des vautours
, l'oiseau royal ou la grue couronnée, le hocco , et une
petite gazelle.
-Les tragédies de Tancrède et de Mahomet , traduites
par M. Goethe, àWeymar , ont dans ce moment le plus grand
succès sur les premiers théâtres d'Allemagne,
La société d'agriculture , sciences et arts d'Agen , vient
de publier le programme des prix qu'elle doit distribuer dans
sa séance publique du mois de juin 1807. Premier prix : Indiquer
les meilleurs gypses ( pierre à plâtre ) qui se trouvent
dans le département de Lot et Garonne , le degré de calcination
, et les autres préparations qui leur conviennent , pour
être employés à la construction on à la décoration des bâtimens.
- Prix de poésie. La société remet au concours les trois
sujets qu'elle avoit proposés l'année dernière , et que les concurrens
pourront traiter à volonté , savoir : 1 °. le rétablissement
du culte en France par le concordat ; 2° . l'institution
des grand prix décennaux par le décret impérial du 24 fructidor
an 12 ; 3°. l'influence que les femmes exercent sur l'opinion
publique , et le moyen de les diriger le plus utilement...
Les pièces seront au plus de 200 vers . Prix de littérature.
L'éloge de Bernard Palissy , né à Agen , et mort à Paris vers
la fin du 16º siècle. Bernard Palissy , de simple pottier de
terre , devint géomètre , dessinateur , architecte , peintre , physicien
et chimiste. La société attend des concurrens qu'ils
(1 ) In-8º . grand- raisin . Prix , pap. ordin .: 1 fr. 50 c. , et 1 fr. 80 c. par
la poste. Pap. vélin , broché en carton : 2 fr. , et 2 fr . 30 c . par la poste,
AParis, chez Giguet et Michaud, libraires, rue des Bons-Enfans; et
chez le Normant , imprimeur- libraire .
94 MERCURE DE FRANCE ,
sauront apprécier les obstacles qu'eut à vaincre cet homme
étonnant , ses découvertes en histoire naturellee,, en physique
et en chimie , les terreurs qu'il eut à combattre , les vérítés
qu'il fit connoître , etc. Chacun des trois prix sera une somme
de 200fr.
-La mort vient d'enlever aux arts M. Clément-Louis-
Marie-Anne Belle , professeur-recteur des écoles spéciales de
peinture et sculpture , membre de l'ancienne académie de
peinture , et inspecteur à la manufacture des Gobelins , décédé
àParis, le 29 septembre 1806 , à l'âge de 84 ans. On a de lui
plusieurs tableaux d'histoire fort estimés, tels que la Réparation
des saintes Hosties , qui se voit dans l'église de Saint-Médéric,
à Paris; un Christ destiné à décorer une des salles du parlement
de Dijon ; Ulysse reconnu par sa nourrice : ce dernier
tableau fut en 1761 celui de sa réception à l'Académie. Pendant
son séjour à Rome, il obtint du pape Clément XIV la
permission de calquer sur papier transparent les fresques de
Raphaël qui décorent les salles du Vatican, et il exécuta ce
travail avec une extrême perfection. M. Belle n'est pas moins
célèbre par les importans services qu'il a rendus à la manufac
ture des Gobelins , dont il a relevé la réputation et dirigé les
beaux ouvrages pendant plus de trente ans.
-M. Philippe Grouvelle , ancien ministre de France en
Danemarck , et correspondant de la troisième classe de l'Institut
, vient de mourir d'une maladie inflammatoire qui l'a
enlevé presque subitement. Il étoit connu dans la littérature
légère par une assez grande quantité de pièces fugitives :
depuis quelque temps il s'étoit livré à la littérature historique:
il laisse une Histoire des Templiers : il étoit l'éditeur de la
belle édition des Lettres de Madame de Sévigné qui a paru
il y a deux ans , édition qu'il classa dans un nouvel ordre et
qu'il accompagna de notes biographiques et historiqués. Il
étoit aussi l'éditeur pour la partie littéraire , conjointement
avec M. de Grimoard, pour la partie militaire , des oeuvres
de Louis XIV, qui viennent de paraître.
MODES du 5 octobre.
Lesschalls, que , pendant long-temps , on voulut si amples , avec lesquels
on sedrapoit avec tant de prétention , se portent aujourd'hui pliés
si étroitement , et se montent si haut , qu'il n'y a de visibleque les
palmes.
Le rose atoujours la vogue. Les modistes font en rose beaucoup de
capotes qu'elles plissent à plis creux dans l'intervalle d'une coulisse à
l'autre , et qu'elles bordent d'un tulle . Pareilles capotes , en taffetas
blanc, se coupent avec des liserets ponceau : celles de taffetas gros vert,
sont, àl'exception du tulle ,tout-à- fait vertes.
OCTOBRE 1806. 95
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin, 27 septembre.
Le ministre de France , M. Laforêt , qui , comme on sait ,
ademandéses passeports , est néanmoins toujours ici. S. Exc . a
reçu avant-hier un courrier de Paris , qui lui a apporté des
dépêches de la plus haute importance. Elles ont été envoyées
sur-le-champ au roi . Le courrier français, que l'on dit être un
secrétaire du département des relations extérieures , a voyagé
avec la plus grande diligence. M. Laforêt a congédié la plus
grande partie de sa maison.
Wurtzbourg , 1. octobre.
Le 28 septembre , après- midi , S. A. S. le prince Alexandre
Berthier est arrivé dans cette ville , et est descendu à l'hôtel
de Bavière. Le général Béliard , chefdel'état-major du prince
Joachim , et plusieurs autres officiers-généraux s'y trouvent
aussi. Le quartier-général de l'armée française y est maintenant
établi.
Du 8 octobre. L'Empereur des Français est arrivé ici hier
àsix heures du soir. Le prince Ferdinand est allé àsa rencontre
jusqu'au bas des escaliers de son palais , et a reçu S. M. au
sortir de sa voiture. L'Empereur a visité ce matin la citadelle
qui , de ce moment, est occupée par nos troupes , et va être
mise en état de défense. Le prince Murat est parti ce matin
pour Bamberg , où il va établir son quartier-général.
La Haye, 3. octobre .
Le roi est parti aujourd'hui à six heures du matin pour
Utrecht , d'où il doit se rendre à Wesel , Dusseldorff, etc.
S. M. est accompagnée du secrétaire-général d'Etat , de deux
auditeurs , et de plusieurs personnes de la cour. La reine et
les deux princes partent après demain ; on croit toujours que
S. M. se rend à Mayence auprès de son auguste mère. On
assure que le voyage du roi peut être changé, par l'arrivée d'un
courrier venant de Mayence , et chargé pour notre souverain
d'une lettre de S. M. l'Empereur des Français.
PARIS , vendredi 10 octobre .
- L'EMPEREUR est arrivé à Aschaffembourg le 2 , à sept
heures du matin. Il étoit accompagné de S. A. I. le prince
Jérôme. S. M. a été reçue au bruit du canon et au son de
toutes les cloches de la ville ; la bourgeoisie et le militaire
étoient sous les armes. S. A. E. le prince-primat étoit allé à la
rencontre du monarque jusqu'au pont du Bois. Après avoir
déjeuné , l'EMPEREUR a continué sa route pour Wurtzbourg.
Parmi les personnes de sa suite sont M. le général Caulaincourt,
grand-écuyer ; le général Clarke , secrétaire du cabinet
et conseiller d'état ; et le général Savary, commandant la gendarmerie
de la garde impériale.
96 MERCURE DE FRANCE ,
-S. A. I. le prince Jérôme a été promu au grade de
contre-amiral , par un décret du 19 septembre.
-M. de Forbin est nommé chambellan de S. A. I. madame
la princesse Pauline , princesse Borghèse , et duchesse de
Guastalla.
-
:
- M. Durand , ministre de S. M. l'EMPEREUR et Rot près la
cour de Saxe , est arrivé , le 2 octobre , de Dresde à Mayence.
Des nouvelles particulières de Bamberg , du 3 de ce
mois , disent que les troupes françaises et prussiennes ne sont
plus séparées que par le Mein , et la Rednitz. Les avantpostes
des deux armées sont si près les uns des autres , qu'il
s'est établi entre les soldats des conversations familières. Il n'y
avoit point encore eu d'hostilités .
-On lit dans une gazette allemande , une article des frontières
de la Turquie , du 15 septembre , ainsi conçu :
* « Nous recevons en ce moment, de Bucharest , la nouvelle,
aussi importante qu'inattendue , qu'une armée russe
des 80,000 hommes , qui étoit sur les frontières de la Moldavie,
est entrée subitement dans la Valachie; 40,000 hommes
de cette armée s'avancent rapidement vers Orajowa ( à environ
20 milles au nord-est de Widdin. ) »
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE.
DU SAMEDI 4. -Ср. 0/0 с. J. du 22 sept. 1806, 64f 200.64f. 63f.
goc 64f ooc oc. oof oof ooc. oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 oof.000.000 000 ๐๐๐๐๐๐.๐๐๐๐๐๐๐๐๐
Act. de la Banque de Fr. 113of 1132f 500 000 oooof. oooof coc .
DU LUNDI 6. -C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 631 30c 50c oof oof.
ooc . oof ooc oocoocooc . ooc.oocooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 of. oof 000 оос оос
Act. de la Banque de Fr. 1130f. 1128f 75c. 113ofooc 0000f.
:
DU MARDI 7. -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806.63f 50c. 600 706
75c. oof ooc ooc. oof oof ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof. 000 бес. бос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1132f 50c oooof. ooc. oooof ooc .
DU MERCREDI 8. C p. ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 64f. 64f 10e 25c
150.0000 € ooc oof. oof orc ooc . ooc . ooc oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof oof. ooc . ooc ooc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1137f 50c oooof orc oof ooc . oof
DU JEUDI 9. -Cp. oo c. J. du 22 sept, 1806 , 64f 50c 60c 80c 60c 65€
OOC OOC OOC.OOC OOC OOC
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof ooc oof. ooo ooo ooc oof ooc
Act . de la Banque de Fr. 1140f. ooc. coc. ooo oooof
DU VENDREDI 10. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 64f 85c.75c70€
50с. бос. 50c 40c 5oc boc oof
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof 000 000. oo oo ooc
Act. de la Banque de Fr. 1137f 50c. 1138f 75c.
ةيل
۴۰
D
:
(No. CCLXXIV. )
(SAMEDI 18 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ÉPITRE
A M. DE BOISJOLIN ,
Sur l'Emploi du Temps,
Ecrite de Lyon en 1790 .
Sur les bords de la Saône , heureux dans ma retraite ,
Possédant plus de biens qu'il n'en faut au poète ,
Ma volage pensée au milieu de Paris
Court retrouver encor tous ceux que j'ai cheris ,
Ces premiers compagnons des goûts de ma jeunesse ,
Qui préféroient aux rangs , aux dons de la richesse
Les rêves de la gloire , à cet âge si chers ,
Une heureuse indigence , et l'amour, et les vers.
Boisjolin, c'està toi qu'aujourd'hui je m'adresse.
Nous aimons tous les deux les arts et la paresse :
Peut-on nous en blamer ? Sans nous , assez d'auteurs
De leur fécondité fatiguent les lecteurs !
Il est doux de rêver ; il l'est si peu d'écrire !
Plus d'un Linière encore appelle la satire ;
Mais tout a son excès : n'attendons pas trop tard;
On railla justement le sommeil de Conrard.
Exerçons la pensée : elle croît par l'usage.
Les vers combie l'amour vont si Lien au jeune age !
5.
ken
G
98 MERCURE DE FRANCE ,
Mets-le à profit , crois-moi : tout fuit, cher Boisjolin;
Et trop tôt le talent a ses jours de déclin .
Quand il naît tout l'accueille ; on aime son aurore.
Rappelle-toi ces jours où , commençant d'éclore ,
Ta Muse , qui brilloit des plus fraîches couleurs,
Orna d'attraits nouveaux la Déesse des fleurs ,
Alors que ton crayon , pur et brillant comme elles ,
Accroissoit du printemps les graces immortelles.
O jours d'enchantemens ! L'Espérance à tes yeux
Ouvroit dans un ciel pur ces lointains radieux
D'où la Gloire, au travers de cent miroirs magiques,
De son temple élevé fait briller les portiques .
La course étoit immense et ne t'effrayoit pas.
Quelle langueur oisive a suspendu tes pas !
Tu m'as trop imité : les plaisirs , la mollesse
Dans un piége enchanteur ont surpris ta foiblesse.
La Gloire en vain promet des honneurs éclatans ;
Un souris de l'Amour est plus doux à vingt ans ;
Mais à trente ans la gloire est plus douce peut-être .
Je l'éprouve aujourd'hui : j'ai trop vu disparoftre,
Dans quelques vains plaisirs aussitôt échappés
Des jours que le travail auroit mieux occupés.
Oh , dans ces courts momens consacrés à l'étude
Combien je chérissois ma doete solitude !
J'y bornois tous mes voeux ; et charmant mon loisir,
Chaque heure fugitive y laissoit un plaisir .
Là d'un air recueilli , mais sans être farouche ,
Le Silence pensif, et le doigt sur la bouche,
Ecartoit loin de moi les vices , les malheurs ,
Les dégoûts , et l'ennui pire que la douleur.
Alors indépendante , et même un peu sauvage,
Ma Muse ne cherchoit qu'un solitaire ombrage ,
Ou venoit , quand Vesper a noirci le coteau,
S'asseoir sur les débris des tours d'un vieux château,
Qu rêvoit au milieu de ces tombes champêtres ,
Qui du hameau voisin renferment les ancêtres .
Quelquefois plus riante, elle ornoit un verger,
Un jour dans les cieux même elle osa voyager .
Les Alpes , le Jura l'appeloient sur leurs cîmes.
Elle aimoit à descendre au fond de leurs abymes;
Dans ces antres sacrés d'où sort la voix des Dieux,
D'où montoient jusqu'à moi ces sons mystérieux,
Ces accens inspirés , que dans un saint délires
:
OCTOBRE 1806.
99
L'enthousiasme seul peut entendre et redire .
Tels étoient mes plaisirs ; tels ont été les tiens;
Et nos illusions nous donnoient tous les biens .
Malheur an vil mortel , malheur à l'amant même
Qui méconnoît des vers la puissance supreme !
Ce grand art dont l'éclat souvent m'enorgueillit ,
M'embellissoit l'amour par qui tout s'embellit.
Que n'es- tu près de moi ? Les lieux où je t'écris,
A l'amant, au poète offriroient des abris .
Tu chantois le printemps ; ses beautés m'environnent.
Du front de cent coteaux que les vignes couronnent ,
Mon regard abaissé sur d'immenses moissons ,
Voit des Alpes au loin resplendir les glaçons.
Deux fleuves en fuyant dans leurs eaux réfléchissent
Une antique cité que les arts enrichissent .
Quel contraste ! En ces champs peuplés d'heureux troupeaux
Des cruels triumvirs ont flotté les drapeaux :
Làfut placé leur camp; là des vierges modestes
D'un palais des Césars foulent aux pieds les restes :
Ces débris sont leur temple; et leurs pieuses mains
Cultivent quelques fleurs sur des tombeaux romains.
Iciplus d'une fois rêva l'auteur d'Emile ,
Et cet antre écarté fut, dit-on , son asile :
Ami de la nature , il aimoit ces beaux lieux.
Qui peindra ces tableaux qu'ont admiré ses yeux ?
Pour Delille et Vernet qu'ils seroient favorables !
Jadis la poésie , au siècle heureux des fables ,
Eût dit qu'en ces vallons dans le mois des amours ,
Les Nymphes à dessein reprenant leurs atours ,
De la Saône à mes pieds par le Rhône entraînée ,
Viennent orner le lit , et fêter l'hymenée.
Un jour, ô jour fatal , les Nymphes dans leurs pleurs ,
Rejetèrent soudain leurs couronnes de fleurs !
Plus de jeux , plus de chants ! Les deux fleuves gémirent ;
De lamentables voix sur les eaux retentirent,
Qui de ces deux amans, l'un par l'autre immolés ,
Annoncèrent la mort aux vallons désolés.
Thérèse et Faldoni , vivez dans la mémoire !
Les vers doivent aussi consacrer votre histoire.
Héloïse , Abeilard , ces illustres époux,
Furent- ils si touchans , aimoient ils mieux que vous ?
Comme l'amour en deuil à jamais vous regrette !
Qu'il console votre ombre , et vous donne un poète.
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
Viens , ami , leurs malheurs sont dignes de tes chants.
Ta voix qu'instruisit Pope en tes plus jeunes ans ,
Des bosquets de Windsor ressuscita la gloire.
Jeune , tu vis les champs embellis par la Loire ;
Mais ceux où je t'invite ont encor plus d'appas.
Comme on voit , quand l'hiver a chassé les frimas ,
Revoler sur les fleurs l'abeille ranimée ,
Qui six mois dans sa ruche a langui renfermée ,
Ainsi revole aux champs , Muse , fille du ciel ;
De poétiques fleurs compose un nouveau miel ,
Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
A la hâte et sans art pétrir un miel vulgaire ;
Pour toi , saisis l'instant ; marque d'un oeil jaloux
Le terrain qui produit les parfums les -plus doux ;
Reposant jusqu'au soir sur la tige choisie ,
Exprime avec lenteur une douce ambrosie ;
Epure-la sans cesse , et forme pour les cieux
Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.
M. DE FONTANES.
ÉLÉGIE
A M. DE B ***,
Sur la Mort de mon Fils.
Tous deux adorateurs des Nymphes de Mémoire ,
Caressant tour- à- tour et Vénus et la Gloire ,
Amans aimés tous deux , tous deux amans trahis ,
D'une beauté parjure ayant tous deux un fils ,
Tous deux nous confiant nos plaisirs et nos peines ,
D'une égale amitié nous serrâmes les chaînes .
Nos coeurs s'applaudissoient d'avoir un même sort.
Hélas ! mon fils mourant trouble ce doux accord .
La Parque a moissonné cette rose charmante ;
Pour la seconde fois j'ai perdu mon amante.
Dans nos coeurs divisés peut-être quelque jour
Il eût éteint la haine et rallumé l'amour.
Ou, s'il n'eût pu fléchir une amante perfide ,
Du moins il m'eût offert les traits d'Ad laïde.
J'aurois vu , dans mon fils , ses charmes épurés
Qu'un parjure odieux n'eût pas déligurés :
Dans ses yeux ingénus j'aurois cru voir la flamme
Dont sa mère enivroit et mes yeux et mon ame ;
Et j'aurois cru sentir, dans ses bras innocens ,
D'Adélaïde encor les baisers ravissars .
OCTOBRE 1806. 101
Mais où va m'égarer un plaisir trop funeste ?
Tout bonheur m'est ravi ! ... ce doux espoir te reste.
Ami ! c'est pour toi seul que , fléchis par mes voeux,
Vont luire des cieux purs et des soleils heureux.
Toi seul peux de la gloire encor suivre les traces ,
Et te mêler aux choeurs des Muses et des Graces;
Tu peux dire à Vénus : J'aime et j'ai pardonné;
Tu peux voir de tes feux le gage fortuné :
Un fils , un tendre fils , délices de son père ,
De ses bras caressans va t'unir à sa mère;
Et le mien ! ... n'est pour moi qu'un triste souvenir;
Sa mort change en désert mon funeste avenir .
Tout ce qui l'eût peuplé de riantes images
Me trahit , m'abandonne , ou tombe aux noirs rivages .
Ce fils , mon seul espoir, ma seule volupté,
Erre avec mon bonheur aux rives du Léthé.
Non , je ne verrai plus le Pinde et l'Idalie !
Un coeur tendre se plaît dans sa mélancolie;
J'aime mes pleurs; ces pleurs à mes sens éperdus
Sont une amante encor , sont un fils qui n'est plus ;
Et les Muses , Vénus, l'immortalitémême
Ne vaut pas la douceur de pleurer ce qu'on aime.
L'Amitié ! l'Amitié dont j'adore les lois ,
Peut seule à mes soupirs mêler sa douce voix ;
Elle seule à mes jours prête encore des charnies .
Je n'ai que deux plaisirs , son bonheur et mes larmes !
Le bonheur dans mon ame est expiré pour moi;
Cher ami ! que du moins il renaisse pour toi .
Puissent des jours d'un fils éclipsé à l'aurore ,
Les jours du tien s'accroître et s'embellir encore ;
Comme une fleur, mourante aux rayons du matin ,
Accroît d'une autre fleur la vie et le destin !
Puisse Amour te garder sa flamme la plus pure ,
Et mon amante avoir épuisé le parjure !
Hélas ! persécuté par un astre ennemi ,
Qu'au moins je sois heureux du bonheur d'un ami !
Quand Nisus en tombant vit sa palme échappée ,
Des succès d'un ami l'ame encore occupée ( 1 ) ,
Il suivoit Euryale et des yeux et du coeur ,
Et, dans son Euryale , il crut être vainqueur .
Par M. LE BRUN , de l'Institut.
(1) NontamenEuryali ; non ille oblitus amorum .
VIRGILE.
102 MERCURE DE FRANCE ,
/
ENIGME.
AIDÉ du feu l'on me produit,
Et par le feu l'on me détruit.
Le même jour voit la fleur la plus belle
Eclore et mourir ;
La même nuit me voit, comme elle ,
Briller et périr.
LOGOGRIPHE .
Je suis , mon cher lecteur, ta plus fidelle amie ;
Au faîte des grandeurs et dans l'adversité ,
Je te reste toujours : vois ma fidélité ,
Tu ne me perds qu'avec la vie.
Des malheureux amans
Je soutiens seule la constance ,
Et je leur dis : souffrez quelques mois de tourmens
Pour un instant de jouissance .
Dans mes neuf pieds , cherches , en t'amusant ,
L'amant courageux d'Andromède ;
Certain pays enchanteur , ravissant ,
Où parmi les plaisirs on trouve son remède ;
Ce qu'un gourmand aime à remplir ;
Un peuple très-fameux , vaincu par Alexandre ;
Un sentiment que tu ne peux comprendre ,
Et qui fuit loin de toi quand tu crois le saisir ;
Ce qui contient ton cerveau ;
Le fondateur d'un ordre austère ,
Où, tout vivant , on se plonge au tombeau.
Mais , j'en ai dit assez , il est temps de me taire ;
Je suis femme , et j'ai peine à subir cette loi .
Adieu , mon cher lecteur, je te laisse avec moi.
CHARADE .
Pour chercher mon premier tu cours jusqu'à la Chine ;
Au sein de tes foyers tu trouves mon second ;
Pour monter sur mon tout , souvent un lourd Pradon
De son maigre Pégase a fatigué l'échine ,
Et n'a remporté qu'un affront .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Placet.
Celui du Logogriphe est Esprit.
Celui de la Charade est Haut-bois ,
OCTOBRE 1806. 103
Baisers de Jean Second, traduction de Tissot. Un vol . in- 12.
Prix : 2 fr. 50 c. , et 3 fr. 25 c. par la poste. A Paris , chez
Fain et comp. , imprimeurs-libraires , rue Saint-Hyacinthe ,
n° 25; et chez le Normant. - Le même ouvrage , traduction
de P. S. Heu. In-8°. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la
poste. AParis , chez Arthus Bertrand, libraire , rue Hautefeuille;
et chez le Normant.
PARMI les divers genres de poésie , celui qui sera toujours
le plus cultivé , c'est le genre érotique. Nul autre n'offre autant
de facilités , d'attraits et d'encouragemens. La malheureuse
indulgence de l'homme pour tous ceux qui flattent bien
ou mal ses passions , assure éternellement aux poètes érotiques
des lecteurs et des succès. Onlira cent idylles , cent madrigaux
ou triolets médiocres , avant de jeter un seul coup d'oeil sur
les odes sacrées de Rousseau ou de Pompignan. Une académie
accueillira avec empressement l'auteur de quelques baisers
mielleux , et fermera ses portes à l'auteur du Poëme de la
Religion.
Aussi la plupart des poètes érotiques connoissent si bien
les dispositions des lecteurs , qu'ils s'abandonnent en toute
assurance à leur imagination ; ils savent qu'on leur fait grace
de tout en faveurdu sujet. La négligence est regardée comme
un aimable abandon , l'incorrection comme un affranchissement
nécessaire du joug pédantesque de la grammaire.
Se påmer , se trouver mal à tous momens , c'est une douce
sensibilité; ne savoir où l'on est , demander son chemin aux
passans , c'est un heureux délire; cueillir toujours des roses
oudumiel sur les lèvres de son amante ( 1 ) , c'est dela grace
et de la délicatesse.
Il ne faut donc pas s'étonner que les Baisers de Jean Second
aient été goûtés d'un si grand nombre de lecteurs. Ses Sylves,
ses Elégies , dont on peut louer en général le style et les pensées,
sont demeurées inconnues , tandis que quatre traducteurs
français ont pris plaisir à nous transmettre ses Baisers, Dorat,
Mirabeau , M. Tissot et M. Heu ; mais enfin le prestige commence
à se dissiper. Déjà , un des deux nouveaux traducteurs,
(1) Nondat basia, dat Neæra nectar.
JEAN SECOND.
104 MERCURE DE FRANCE ,
M. Tissot , avoue dans quelques endroits que l'auteur n'estpas
clair, et dans d'autres , qu'il n'a pas le sens commun. Cet aveu
m'encourage , et me donne plus de hardiesse pour approcher
des Baisers de Jean Second le flambeau de la critique.
Examinons d'abord le premier , celui de tous qui peut le
moins blesser les regards du lecteur :
:
Cum Venus Aseanium super alta Cythera tulisset
Sopitum , teneris imposuit violis :
Albarum nimbos circumfuditque rosarum ,
Et totum liquido sparsit odore locum .
Mox veteres animo revocavit Adonidis ignes,
Nolus et irrepsit ima per ossa calor. /
O quoties voluit circumdare colla nepotis !
Oquoties dixit, talisAdonis erat!
Sed placidam pueri metuens turbare quietem
Fixit vicinis basia mille rosis .
Ecce calent illæ , cupidæque per ora Diones
Aura , susurrantiflamine , lenta subit ;
Quotque rosas tetigit, tot basia nata repente
Gaudia reddebant multiplicata Deæ.
'At Cytherea natans niveis per nubila cyenis.
Totius terræ coepit obire globum ;
Triptolemique modo , fecundis oscula globis
Sparsit , et ignotos ter dedit ore sonos.
Inde seges felix nata est mortalibus ægris :
Inde medela meis unica nata malis.
Salvete æternum , miseræ moderaminaflamme
Humida de gelidis basia nata rosis .
En ego sum , vestri quo vale canentur honorés,
Nota Medusæi dumjuga montis erunt;
Et memor Æneadum , stirpisque disertus amatæ ,
Mollia Romulidum verba loquetur amor.
:
4
« Vénus ayant transporté à Cythère le petit Ascagne en-
>> dormi , le posa sur un litde violettes; elle étendit autour
» de lui des nuaggeess formés de roses blanches , et embauma
>> d'un parfum délicieux l'air qui l'environnoit. Bientôt la
>> vue du jeune Troyen rappelle à la déesse l'image de son
>> Adonis : ce souvenir rallume dans son ame tous les feux
>> dont elle fut jadis embrasée. O combien de fois elle voulut
>> presser Ascagne dans ses bras ! Combien de fois elle s'écria :
>> Tel étoit Adonis ! Mais craignant de troubler le sommeil
>> paisible de l'enfant , elle couvre de baisers les roses qui l'en-
>> vironnent; les roses s'enflamment sous les lèvres de la
>> déesse; le souffle amoureux des zéphyrs s'insinue avec un
>> doux murmure dans la bouche ardente de la déesse . Autant
>> elle touche de roses , autant elle fait naître de baisers , qui
>> rendent et multiplient ses plaisirs. Soudain , s'élevant légè-
>> rement dans les airs sur un char traîné par des cygnes écla-
)) tans de blancheur , elle commence à se promener dans tout
OCTOBRE 1806 . 105
»
> l'univers; comme Triptolème , elle sème des baisers dans le
sein de la terre fécondée , en prononçant trois fois des
paroles mystérieuses. Cette précieuse semence a produit
>> cette heureuse moisson qui adoucit les maux des mortels ,
>> cette unique consolation qui me soutient dans mon mal-
» heur. Salut , ô soulagemens délicieux d'une malheureuse
>> flamme ! Salut , baisers humides que des roses fraîches ont
>> enfantés , voici votre poète , qui consacrera ses chants à votre
>>gloire , aussi long-temps que la double colline sera connue
>> des mortels , aussi long - temps que l'éloquent amour,
>> protecteur d'Enée et de sa race chérie,répétera les tendres
>> accens des Romains qu'il inspira. >>>
Avant d'examiner le plan de la pièce , jetons rapidement
un coup d'oeil sur les vers. Les quatre premiers ont d'abord
le défaut de rappeler quatre meilleurs vers de Virgile :
Al Venus Ascanio placidam per membra quietem
Irrigat, et fotum gremio dea tollit in altos
Idaliliccee lucos, ubi mollis amaracus illum
Floribus, et dulci aspirans complectitur umbra.
.... Vénus sourit , et cueillant les pavots ,
Verse à son cher Ascagne un paisible repos ,
Leberce dans ses bras , l'enlève et le dépose
Sur la verte Idalie , où le myrte , où la rose
D'une haleine odorante exhalant les vapeurs ,
L'environnent d'ombrage et le couvrent defleurs ( 1 ) .
:
DELILLE.
Après avoir lu ces vers harmonieux de Virgile , on ne conçoit
pas comment Jean Second , ayant précisément la même
action à représenter, a pu faire un vers tel que celui- ci :
Albarum nimbos circumfuditque rosarum .
Enrapprochant ce vers de cet autre vers de Virgile , dont
lamarche est parfaitement la même :
Luctantes ventos, tempestatesque sonoras ,
on voit que Jean Second ne connoissoit nullement les règles
de l'harmonie poétique (2). Secondement,le que est rejeté beaucoup
trop loin à la fin du troisième mot et du cinquième
pied; il falloit nécessairement commencer le vers par albarumque.
Le mot circumfudit étoit déjà assez long , sans lui mettre
(1) Lemyrte et la rose étant des fleurs , je ne sais si on peut dire que
lemyrteetla rose couvrent Ascagne de fleurs. Il est vrai que M. Delille
ne le dit qu'après Virgile. Aussi je me renferme dans un doute respectueux.
(2) On trouve souvent dans ses vers de ces finales dures, tempora spicis,
juliasculpta,etc.
Sonquatrième Baiser finit par ergo ego.
106 MERCURE DE FRANCE ,
encore au bout ce que , avec lequel il termine si pesamment
le vers , qu'on croit entendre tomber l'Etna sur le pauvre
Ascagne. Nimbos rosarum rend mal l'idée de l'auteur, nimbus
signifiant toujours une nuée orageuse.
Ce vers , et totum liquido sparsit odore locum , se retrouve
dans un autre endroit avec un léger changement : Et totum
Cyprio sparsit odore torum.
L'idée et l'expression du vers suivant : Notus et irrepsit
ima per ossa calor, sont empruntées de Virgile. Talis Adonis
erat, est une exclamation bien froide dans la bouche d'une
déesse aussi enflammée que Vénus l'est ici ; et cette exclamation
paroît bien plus froide encore , quand on se rappelle ce
vers de Virgile :
Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat.
D'ailleurs , l'hémistiche qui précède , o quoties dixit , rend
la déesse ridicule ; car il semble qu'elle ne cessoit de répéter :
Talis Adonis erat , talis Adonis erat, etc. etc.
Mollia Romulidum verba présente deux sens également
faux. Ces mots signifient ou la mollesse de la langue romaine ,
ce qui n'est pas juste , ou bien les tendres accens des Romains
inspirés par l'amour ; mais Romulidum tout seul ne peut
jamais signifier que les enfans de Romulus. (2) M. Tissot a
traduit ainsi ce dernier vers :
Les chants harmonieux de la molle Ausonie.
Voltaire a dit la molle Ionie , en parlant des Ioniens, tourà-
tour esclaves des Grecs et des Perses; mais on ne peut dire
la molle Ausonie , en parlantdupeuple qui vaincu l'univers . a
Si nous passons maintenant au plande la pièce, nous trouverons
qu'il ne vaut pas mieux que la versification. Jean Second
avoit lu sans doute Homère : avec une imagination aussi sensible
quuee la sienne, comment a-t-il été assez peu frappé de
certains tableaux de l'Iliade , pour ne placer l'origine du baiser
que sept ans après la ruine de Troie (2) ? Cominent peut- on
commettre un si fort anachronisme sur le baiser ?
(1 ) J'aurois pu relever dans cette pièce bien d'autres fautes contre la
langue latine et contre l'élégance poétique. Je me contenterai d'indiquer
totius terræglobum , multiplicata, disertus stirpis .
(2) Jean Second, en prenant dans le premier livre de l'Enéide cette
aventure d'Ascagne , devoit faire attention à ce vers que Didon dit à Ence :
...... Nam tejam septima portat
Omnibus errantem terris etfluctibus æstas.
«Voilà sept ans que vous errez sur la terre et sur les mers depuis la ruine
de votre patrie . »
OCTOBRE 1806. 107
On ne voit pas ensuite pourquoi Vénus prend la peine
d'aller elle-même faire le tour duglobe, pour semer les baisers
dans toutes les campagnes. Jean Second pouvoit trouver d'autres
fictions plus heureuses dans les histoires de la mythologie :
celle de Venus récompensant Paris après son jugement, ou animant
la statue de marbre de Galathée; celle de Prométhée ,
ravissant le feu du ciel , auroient pu , avec un léger changement
, fournir une origine des baisers , plus naturelle et
plus raisonnable que celle qu'on vient de lire.
M. Tissot convient lui-même que les dernières pensées de
ce premier Baiser n'offrent pas toutes un sens clair et raisonnable;
et pourtant ce Baiser est plein de raison et de goût ,
en comparaison de celui qu'on va lire. Dans celui-ci, le poète
engage les abeilles à venir toutes sur les lèvres de Nééra ,
parce qu'elles y trouveront toutes les fleurs dont elles ont
besoin pour composer leur miel , ce qui leur évitera la peine
d'aller voyager si loin dans la campagne :
Mellilegæ volucres , quid adhuc thyma cana , rosasque
Et rorem vernæ nectareum violæ
Lingitis, autflorem late spirantis anethi ?
Omnes ad dominæ labra venite meæ ,
Illa rosas spirant omnes, thymaque omnia sola ,
2
Et succum vernæ nectareum violæ :
'Inde procul dulces auræ funduntur anethi
Narcissi veris illa madent lacrymis .
OEbalique madentjuvenisfragrante cruore
Qualis uterque liquor, cum cecidisset , erat,
Nectareque ætherio medicatus , et aere puro
Impleretfætu versicolore solum.
Sed me , jure meo libantem mellea labra ,
Ingratæ socium ne prohibete favis ;
Non etiam totas avidæ distendite cellas,
Arescant dominæ ne semel ora meӕ .
Basiaque impressans siccis sitientia labris,
Garrulus indicii triste feram pretium.
Heu non et stimulis compungite molle labellum ,
Ex oculis stimulos vibrat et illa pares .
Credite , non ullum patietur vulnus inultum :
Leniter innocuæ mella legatis apes .
«Diligentes abeilles , pourquoi cherchez-vous encore le
>> thym et la rose; pourquoi exprimez-vous le suc délicieux
>> de la violette printanière , ou de l'aneth qui embaume au
>>> loin les airs ? Venez plutôt toutes ensemble, venez sur les
» lèvres de ma maîtresse. Ces lèvres exhalent seules tous les
>> parfums de la rose , du thym et de la violette ; elles répan-
>>>dent au loin l'odeur suave de l'aneth ; elles sont encorehu-
>> mides , et des larmes de Narcisse , et du sang odoriférant
>> d'Adonis; elles sont encore trempées de cette double liqueur,
:
108 MERCURE DE FRANCE ,
>> tellequ''oonn la vit couler autrefois sur la terre , et faire sortir
>>de son sein tant de fleurs differentes , après avoir été mêlée
>> de nectar et de pur éther.
>> Mais ne soyez pas ingrates , et n'allez pas refuser de
>> partager avec moi le miel que je cueillois sur ces lèvres
>> qui sont mon apanage ; ne soyez pas non plus trop avides ,
>> ne remplissez pas de miel toutes vos cellules , de peur que
>> les lèvres de ma maîtresse ne soient desséchées par vos lar-
>> cins , et qu'imprimant mes baisers ardens sur ces lèvres
>> arides , je ne porte la peine de mon indiscrétion . Sur- tout ,
>> prenez bien garde de blesser avec votre aiguillon , les lèvres
>> délicates de ma maîtresse , car les traits qui partent de ses
>> yeux blessent autant que votre aiguillon , et je vous avertis
>> qu'elle ne se laissera pas piquer impunément ; avez donc
>> soin de cueillir le miel sur ses lèvres , sans lui faire du mal. >>
Jesoupçonneque la finde ce Baiser aura été perdue. Il n'est pas
probable que l'auteur se soit arrêté en si beau chemin ; et sans
doute il finissoit par mettre une ruche dans la bouche de
Nééra . Voilà pourtant ce que l'auteur de la Bibliothèque d'un
Homme de goût appelle les élans rapides d'un génie tendre ,
voluptueux et passionné. M. Tissot en juge plus sainement ,
et convient que ce Baiser est dénué de bon sens. M. Heu n'en
dit rien , mais il n'en pense pas moins. « J'avoue , dit M. Tissot ,
>> que les plus jolis vers du monde ne sauroient racheter à mes
>> yeux l'absence du bon sens , le premier de tous les mérites en
» poésie, comme en prose : aussi ai-je été vivement tenté de
>> supprimer ce Baiser ; mais comme traducteur je ne l'ai pas
>> dû peut-être. » Nous pensons que M. Tissot pouvoit trèsbien
supprimer non-seulement ce Baiser, mais biend'autres (1 ),
et peut- être tous , car ils ne sont guère plus sensés les uns que
les autres . Ou s'il avoit absolument envie de traduire des Baisers
, pourquoi ne pas nous donner plutôt ceux de Jean
Bonnefons , poète auvergnat , dans lesquels on trouve plus de
bon sens et de goût que dans ceux du poète hollandais ? (2) Ce
(1 ) Par exemple , le neuvième , où Jean Second avance que ses Baisers
sont très -chastes , et que l'instituteur le plus sévère les lira dans sa classe
à ses élèves :
Nulla hic carmina mentulata, nulla
Quæ non discipulos ad integellos
Hirsutus legat in scholá magister.
M. Tissot a bien raison encore de dire que cela n'est ni raisonnable , Di
vrai .
(2 ) Jean Bonnefons a un autre avantage sur Jean Second : le poète
hollandais n'a fait que dix-neuf Baisers , et est inort à vingt-quatre ans;
le poète auvergnat en a fait ledouble , et a vécu trois fois davantage.
:
OCTOBRE 1806.
109
n'est point parce que j'ai moi-même l'honneur d'être Auvergnat
(1) , que je vante ici les Baisers de mon compatriote ,
puisqu'ils ont tellement plu à M. Deguerle , qu'il en a publié
quelques imitations élégantes dans l'Almanach des
Muses. Pourquoi donc M. Tissot va-t-il chercher des Baisers
en Hollande , lorsque nous en avons de meilleurs à lui donner
en Auvergne ? Il devoit , en bon Français, préférer le Catulle
auvergnat au Catulle batave.
Mais il importe peu lequel des deux l'emporte sur l'autre.
Quelques moralistes , qui ne sont pas d'ailleurs très-sévères ,
prétendent, avec assez de fondement, que toutes ces traductions
de Baisers sont tout au moins inutiles , et qu'un poète peut
faire un meilleur usage de son temps et de son talent : nous
sommes assez de leur avis. La traduction de Mirabeau étoit
bien suffisante pour les amateurs ; et l'on ne sait à quelle
raison attribuer cet empressement extraordinaire et simultané
des deux nouveaux traducteurs , à couvrir au même instant
tous les piliers des spectacles et tous les murs de la
capitale des Baisers de Jean Second.
La marche différente qu'ont suivi les deux traducteurs ,
nous empêche de mettre ici en parallèle les deux traductions.
M. Tissot s'écarte trop souvent du texte : quand son auteur
est fou , ce qui arrive souvent , il se permet d'être raisonnable
pour lui , en quoi il est excusable ; mais alors ce n'est plus
traduire. Un poète qui a du talent , ne doit pas perdre son
temps à traduire un auteur qu'il faut sans cesse corriger.
M. Heu a conservé toutes les idées extravagantes du latin ,
mais il les amplifie , en mettant ordinairement pour deux vers
latins six vers français ; de sorte qu'un Baiser de Jean Second
étant presque toujours la paraphrase d'une strophe d'Horace
(2) ou de quelques vers de Catulle, il arrive que M. Heu ,
en amplifiant le Baiser de Jean Second, nous donne la paraphrase
de la paraphrase d'un Baiser.
M. Tissot ne s'est pas contenté de traduire Jean Second ; il
a voulu être original en fait de, Baisers ; et nous devons dire à
sa louange que cet essai ne lui a pas mal réussi. Les Baisers
qu'il nous donne de sa façon valent beaucoup mieux que
( 1 ) J'ai dit l'honneur, à cause de Pascal et de M. Delille .
(2) Le quatrième Baiser, qui commence par ce vers :
Non dat basia , dat Necera nectar,
est la paraphrase de ces deux vers d'Horace :
.... Oscula , quæ Venus
Quinta parte sui nectaris imbuit.
110 MERCURE DE FRANCE ,
ceux qu'il a traduits : aussi nous lui conseillons , s'il veut
absolument travailler dans ce genre , de ne plus suivre aucun
modèle.
M. Tissot a traduit aussi quelques élégies de Jean Second.
Ces pièces- ci du moins valoient la peine d'être traduites. Nous
en avons déjà parlé avec éloge. Nous allons citer la plus courte,
enyjoignant la traduction de M. Tissot, sur laquelle nous lui
adresserons quelques observations .
Jean Second , obligé de quitter l'Espagne , dont le climat
avoit beaucoup altéré sa santé , lui adresse ainsi ses adieux :
Hesperiæ fines arentes linquimus ægri ,
Et petimus blandæ dulce solum patriæ ,
Et, quorum in manibus melius moriemur, amicos :
Cur invisa meum terra moraris iter?
Cur mihi tot montes , et saxa obstatis eunti ?
Vere quid in medio mefera pulsat hyems ?
Ninguida diluvium mittit liquefacta Pyrene ,
Et madidus pluvias Jupiter addit aquas .
Parcemeo cineri ;jam non , Hispania , vivo.
Quidjuvat , heu ! Manes sollicitare meos ?
Anvero, paucis cum sisfæcunda poetis ,
Laudem de tumulo quæris acerba meo ?
Ut lubet , ipse tamenfugiam terraque , marique ;
Nemihi sis etiam post meafata , gravis .
J'abandonne tes champs , ô brûlante Hespérie ,
Pour le sol fortuné de ma douce patrie :
Au sein de l'amitié Jean Second va mourir :
Terre ingrate , pourquoi veux- tu me retenir ?
Du haut de tes rochers, du haut de tes montagnes,
Au milieu du printemps , dans les vertes campagnes
Un déluge de neige accourt en tourbillons ,
Et le ciel en torrens descend dans les vallons :
Cesse de tourmenter, de retenir une ombre ,
Une ombre que Mercure appelle au manoirsombre.
Peu féconde en mørtels inspirés par les Dieux ,
Crois-tu que mon tombeau te seroit glorieux ?
Non, je ne mourrai point aux rives étrangères ,
Je veux mélerma cendre aux cendres de mes pères.
Cette pièce latine respire une douce mélancolie. Ici le poète
moderne atteint presque les anciens; il est aussi ingénieux , et
moins diffus qu'Ovide. Le traducteur ne paroît pas avoir lu
avec assez d'attention les vers latins. Après avoir embelli son
auteur dans d'autres pièces , il le défigure dans celle-ci . Il a
d'abord oublié de traduire dans le premier vers le mot ægri,
mot essentiel qui indique la cause du départ , et amène si naturellement
le troisième vers :
Et, quorum in manibus melius moriemur, amicos,
OCTOBRE 1806. 111
Ce vers n'est pas du tout reconnoissable dans celui du traducteur
:
Au sein de l'amitié Jean Second va mourir.
La poésie française admet quelquefois les noms propres ,
lorsqu'ils sont consacrés par l'histoire , oupar le respect fondé
sur l'ordre social , ou bien encore par le mérite de celui dont
on parle; mais elle ne souffre pas que l'on joigne au nom
propre celui de famille. Boileau a dit :
Que tu sais bien , Racine , à l'aide d'un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Il pouvoit dire :
Tu sais bien , Jean Racine , à l'aide d'un acteur,
Emouvoir, etc.
Mais il étoit aussi incapable d'apostropher ainsi Racine,
que Racine l'étoit de lui adresser une épître qui commençât
par : Tu sais bien , Nicolas Boileau. Voltaire , dans la Henriade
, dit souvent Henri, mais jamais Henri Quatre. Ce n'est
quedans des pièces d'un genre infiniment moins relevé , qu'il
s'est permis de dire Jules Second, Jean Calvin et Jean-Jacques.
Le traducteur devoit donc mettre Jean tout court. A la vérité
, Jean va mourir, n'est pas d'un grand effet ; mais aussi
pourquoi n'a-t-il pas suivi le latin , moriemur, et fait parler
son auteur à la première personne , en français comme en
latin. Le principal mérite d'un traducteur est de savoir bien
distinguer les cas où il doit s'attacher scrupuleusementau texte,
et ceux où il doit s'en écarter.
Les trois vers suivans : Du haut de tes rochers, etc. etc.,
m'obligent de rappeler ici un principe de versification française
, reconnu par Voltaire , et totalement oublié par nos
poètes actuels. Notre phrase poétique doit toujours être construite
de manière qu'en ôtant les inversions et les rimes , elle
puisse encore former en prose une phrase correcte. Si nous
appliquons ce principe aux trois vers que je viens de citer ,
nous aurons en prose la phrase suivante : « Un déluge de
>>neige accourt en tourbillon du haut de tes montagnes , du
>>haut de tes rochers , au milieu du printemps , dans les vertes
>> campagnes. » Ces quatre prépositions , en , du haut , au
milieu , dans , qui rendent cette phrase ridicule en prose ,
doivent pas la rendre meilleure en vers.
ne
Les deux vers suivans : Cesse de tourmenter, etc., ne rendent
pas la vivacité des deux vers latins :
Parce meo cineri; jam , non Hispania , vivo
Quidjuvat, heu ! Manes sollicitare meos.
۱
112 MERCURE DE FRANCE ,
Epargne ma cendre , o cruelle Hespérie ! Hélas , je ne suis
>> plus qu'une ombre ! Quel plaisir prends-tu à persécuter un
>> vain fantôme ? >> Cette apostrophe de Jean Second à l'Espagne
ressemble un peu à celle de Philoctète à Ulysse , dans
Sophocle:
Ἐκ βιας αγει
Κεκ οιδ' εναίρων νεκρον , ἢ καπνε σκιαν
Ειδωλον άλλως.
« Il veut me traîner dans le camp des Grecs , pour triom-
>> pher de moi : il ne voit pas que c'est triompher d'un mort ,
>> d'une ombre , d'une image vaine. » C'est avec cette chaleur
que M. de Fénélon traduit en prose les poètes grecs; c'est avec
le même feu que M. Tissot devroit traduireen veerrss lespoètes
latins .
Les deux vers suivans : Peuféconde en mortels , etc. , etc. ,
ne font pas assez bien sentir la pensée de l'auteur latin ;
Anvero, paucis cum sisfæcunda poetis ,
Laudem de tumulo quæris acerba meo ?
<<Honteuse de ne pouvoir être le berceau des poètes , ambi-
» tionnes-tu le triste honneur d'en être le tombeau ? >>>
Dans ces deux vers latins , le traducteur a suivi littéralement
l'original , mais il s'en écarte totalement dans les deux suivans :
Utlubet, ipse tamenfugiam terráque marique
Ne mihi sis etiam, post meafata , gravis .
<< Mais je saurai t'échapper , et par mer et par terre , afin
>> qu'après mamort tu ne me sois pas encore aussi funeste que
» pendant ma vie. » Ce sens est bien éloigné de celui du
traducteur :
Non, je ne mourrai point aux rives étrangères ,
Jeveux méler ma cendre aux cendres de mes pères.
Ce second vers est une imitation un peu trop forte de celui de
Rousseau :
Il faut mêler sa cendre aux cendres de ses pères .
Au reste , cette imitation et d'autres que nous aurions pu
relever , prouvent que M. Tissot s'est formé à une trèsbonne
école : on s'en aperçoit mieux dans la traduction qu'il
a faite d'un épisode de la Jérusalem délivrée. L'Herminie du
Tasse a conservé presque tous ses attraits entre les mains de
M. Tissot , et je lui conseillerois de n'avoir désormais de
commerce qu'avec les muses italiennes , si ce n'étoit exiger
de lui un trop grand sacrifice ; car il paroît fortement épris
des muses hollandaises. Dans la préface de sa traduction , il
semble regarder la Hollande comme la rivale de la Grèce.
« Elle
OCTOBRE 1806 . 113
SEING
«
2
ord
か
« Elle possède ( dit M. Tissot ) , dans les genr
élevés , des ouvrages où brillent des beaut
>> supérieur. Parmi ses poètes , les uns ont bouche avec
>> succès la trompette héroïque, les autres ont
>>Melpomène un langage digne d'elle , d'autres, do
>>la nature de la grace ou de la mollesse antio
>>de ranimer la lyre si long-temps muette d'Amchang
>> d'Ovide. Tels sont , Hooft , Catz , Poot , Reland
Nous reconnoissons sans peine que la Hollande aa produil
grand nombre d'auteurs très - distingués dans les sciences
et dans les belles lettres. Nous avouons même avec plaisir
les obligations particulières que nous avons à plusieurs
savans de cette nation si estimable sous tant de rapports:
Mais malgré toute notre bienveillance pour elle , nous
ne saurions voir des Homère , des Sophocle , des Anacreon
dans Hooft , Catz , Poot , Reland , Hoenfft. Au reste , cette
manière de voir a très-bien réussi à M. Tissot. Ceux dans
lesquels il avoit vu des Anacreon , l'ont honoré à leur tour
d'un coup d'oeil aussi perçant. Cette lettre-de-change qu'il
avoit tirée sur les poètes hollandais , a été acquittée par
M. Marron de la manière suivante :
Basia Tissotus ; Jano cantata secundo ,
Dum gallis offert , rite legenda suis ;
Aurato quantum aonio præstantior oestro ?
Et veneris rabido quam magis igne calens ?
Sæva cupidineis aptantur spicula nervis ,
Percussura novas spicula juliolas .
Haga, tuus blandæ vatessubrisitaanmanti,
Elysia et sensit vulnera vallé nova .
À la place de M. Tissot , je prierois l'auteur de refondre le
premier vers , à cause de cette rencontre comique de Tissotus
et Jano. Il y auroit bien d'autres remarques a faire sur ces
vers; mais cet article n'est déjà que trop long , et l'on rougit
presque de s'étendre sur de semblables matières , lorsqu'on
śe rappelle ce vers d'un poète païen , au sujet de tous les
auteurs et admirateurs de pièces érotiques :
O miseri , quorum gaudia crimen habent !
5
R.
H
114 MERCURE DE FRANCE ;
De la Distinction primitive des Pseaumes en monologues et
dialogues , ou Exposition de ces divins cantiques tels qu'ils
étoient exécutés par les Lévites dans le temple de Jérusalem .
: Nouvelle traduction , accompagnée de notes explicatives.
Tome premier. Vol.in-12. Prix : 2 fr. 50 c. et3 fr. 50c. par
laposte. AParis, chez Mad. Nyon, libraire, rue du Jardinet ;
et chez le Normant.
ILya des savans qui ontpassé leur vie entière à méditer
sur les Pseaumes , et à nous en développer les beautés; et tous
les jours cependant on y remarque encore des traits sublimes
qui avoient échappé à leurs recherches. Nos fameux orateurs
ne sont jamais plus éloquens que lorsqu'ils les citent , nos
grands poètes ne paroissent jamais plus grands que lorsqu'ils
empruntent leurs images et leurs expressions. Bossuet , Massillon,
Rousseau , Racine , La Harpe, Rollin, nos plus grands
hommes, nos plus illustres critiques s'accordent à nous présenter
le Pseautier comme un livre admirable , et les chants
dont il se compose , non pas seulement comme les plus vénérables
par leur antiquitié , mais comme les plus beaux que
nous ayons. Que peut- on ajouter de plus à leur éloge? Il semble
qu'après avoir cité des autorités aussi respectables , il ne
me reste plus rien a dire , et que je devrois m'arrêter.
Il y a pourtant un autre éloge qu'on peut en faire , un éloge
qui n'appartient qu'à ce livre, et que les autres n'obtiendront
jamais; c'est que ces mêmes Pseaumes qui ont été l'objet des
étndes et de l'admiration de tant de grands hommes , sont
aussi la lecture habituelle du peuple. Tandis que les savans y
découvrent de nouvelles beautés que leurs prédécesseurs n'y
avoient pas aperçues , tandis que le génie s'en nourrit , et que
la médiocrité elle-même va s'échauffer au feu divin dont ils
sont pénétrés , les simples et les ignorans y puisent à chaque
instant des instructions utiles. Pour les uns c'est une poésie ravissante
dont aucune autre n'a jamais approché ; pour les
autres , c'est moins un livre sublime que le livre de tous les
jours et le consolateur de tous les momens. Et ce qu'il y a
de bien remarquable , c'est que dans ce même livre , où les
premiers nous font remarquer des pensées si nobles et des
images si magnifiques , les derniers croient ne rencontrer que
leurs propres pensées et la simple expresssion de leurs sentimens.
Que l'antiquité vienne nous vanter ses chefs-d'oeuvre : ils
sont admirables sans doute , mais que sont-ils auprès de ceux
OCTOBRE 1806. 115
du prophète-roi ? Tu m'étonnes , fougueux Pindare , lorsque
planant au-dessus de la foule vulgaire de ces vainqueurs
qui te demandoient des louanges , tu t'élèves jusqu'au trône
du Dieuqui porte la foudre , et que tu parviens à saisir quelqu'unde
ses traits ; mais aussi quelquefois tu tombes , et alors
la hauteur du vol que tu avois pris ne sert qu'à rendre plus
sensible la profondeur de ta chute. Je te relirai toujours , ingénieux
Horace , sur-tout je relirai ces odes où tu nous fais des
peintures si ravissantes de la modération, de la constance du
sage , de la pauvreté , même du malheur ; mais puis-je oublierque
tu fus aussi quelquefois l'apologiste du vice , et que
souvent tu peignis nos foiblesses de couleurs encore plus séduisantes
que nos vertus ? Enfin , toutes ces beautés , toutes ces
pensées sublimes sont des trésors cachés pour le plus grand
nombre des hommes ; il faut avoir beaucoup travaillé pour
les sentir , et ce n'est qu'au prix de longues études qu'on peut
jouir du plaisir de les admirer. Le grand poète , le poèté
vraiment unique , c'est le psalmiste,parce qu'il est également
le poètedu peuple , et celui des savans et des gens de goût ,
parce qu'il se fait entendre à tous les hommes , parce qu'il est
àla portée de tous , et que par unprodige inconcevable , il se
fait également admirer de tous , sans jamais penser à se faire
admirer.
Il est un autre trait qui distingue encore le psalmiste de
tous les poètes de l'antiquité. Ce que nous admirons leplus
dans ceux-ci , c'est la magnificence de leurs expressions , la
vivacité des peintures , les graces de leur style , des qualités
enfin que nous autres modernes nous ne pouvons juger qu'imparfaitement;
et ce qu'ily a de bien sûr , c'est qu'elles s'évanouissent
presque entièrement dans les traductions que nous
en avons. Qu'y a - t - il donc de plus dans les Pseaumes ? Je
l'ignore; mais les traductions du Pseautier sont toutes presque
également belles , également admirables. Horace et Pindare
sont les plus grands sans doute des poètes lyriques ; cependant
il n'y a point de traduction de Pindare qu'on puisse
supporter , et je ne sais s'il y en a d'Horace qu'on puisse lire
quelque plaisir. Venez donc admirer lechef-d'oeuvre
génie: c'est une poésie si belle par elle-même, qu'aucune tradustion
ne peut ladégrader; cesont des pensées si sublimes ,
qu'elles le paroissent toujours, soit qu'on les revête des expressions
les plus brillantes et les plus harmonieuses, soit qu'au contraire
on les rende dans le style le plus incorrect et le moins
orné. Venez entendre Racine et Rousseau lorsqu'ils traduisent
lesPseaumes : n'est-il pas vrai que le premier s'est surpassé luimêmedans
les choeurs d'Athalie et d'Ester, et que le secondn'est
avec du
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
nulle part aussi grand que dans ses odes sacrées? Oh, qu'il doit
être grand le poète dont le génie a pu agrandir celui de Racine,
et animer d'un nouveau feu celui de Rousseau ! Cependant il
existe une traduction des Pseaumes , plus belle encore que
celle de ces deux fameux poètes. C'est celle que tous les savans
étudient , que tous les gens de goût admirent , et puisqu'il
faut finir par le dire , que le pauvre et l'ignorant récitent tous
les jours : c'est la Vulgate. O Pindare , o Horace , que deviendriez-
vous si vous étiez traduits dans un langage pareil !
Quel est donc ce livre qui , seul entre tous les chefs-d'oeuvre ,
se distingue par des caractères aussi singuliers ? Quelle est
cette poésie dont la parfaite intelligence semble être réservée
aux savans et aux gens de goût , et dont le langage est pourtant
toujours assez clair pour les esprits les plus vulgaires ,
que rien ne peut dégrader , et qui est la seule enfin dont on
puisse dire que sa traduction ne vaut pas moins que l'original ?
Hommes religieux , vous le savez , et c'est en vain que je le
demanderois aux autres ! Cette voix qui a retenti dans tous
les siècles , et qui y retentira long-temps encore après nous ,
qui se fait entendre à tous les hommes , qui pénètre dans tous
les coeurs , qui parle à tous les esprits , et qu'il n'est pas au
pouvoir humain d'affoiblir , c'est la voix de Dieu même qui
inspiroit le psalmiste , et c'est sur-tout à ces traits que vous
la reconnoissez .
L'objet principal de cet ouvrage n'est pas d'ajouter de
nouvelles preuves à cette vérité désormais assez bien démontrée
pour tous les bons esprits. Ce n'est pas non plus dans les pensées
et les expressions du prophète que l'auteur prétend nous
faire remarquer de nouvelles beautés , c'est de la coupe et de
la distribution même des Pseaumes qu'il fait sortir celles qu'il
croit y avoir observées ; et comme son idée m'a paru nouvelle
, je crois devoir la développer avec quelque détail.
Ceux même qui ne lisent les Pseaumes que pour s'édifier,
ne peuvent s'empêcher d'y trouver des défauts dont la rencontre
est , il faut l'avouer , assez fréquente ; il y a des mots
etdesphrases entières qui sont quelquefois répétés dans le
même Pseaume jusqu'à la satiété ; ony trouve des phrases qui
ne se suivent pas , d'autres qu'on entend avec peine ; et je ne
crains pas de le dire , il y en a qu'on ne comprend pas du tout.
On explique les répétitions de mots par le besoin qu'avoient
les anciens auteurs de suppléer dans leurs langues pauvres et
non encore perfectionnées , à nos superlatifs , et à tous les
moyens que nous avons de donner de l'énergie au discours..
C'est ainsi , par exemple , qu'encore parmi nous les enfans ,
dont le langage est pour le moins aussi borné que celui des
i
ОСТОВВE 1806. 119
natifs me semblent avoir quelque chose de plus solennel et
de plus majestueux ; peut-être même sont-ils plus adaptés au
goût général et aux habitudes du peuple. Si j'avois le temps
dedévelopper ici cette vérité, ce n'est pointparmi nos docteurs
et nos théologiens que j'irois chercher des autorités ; je les
trouverois parmi nos philosophes , et sur-tout dans celui d'eux
tous qui a le mieux connu la musique. Voyez ce que J. J.
Rousseau dit de ces grands choeurs à diverses parties , dont
l'harmonie , si ravissante pour nous , lui paroît entièrement
contraire à la nature. « Lorsque j'entends , dit-il , chanter
>> nos Pseaumes à quatre parties , je commence par être saisi ,
>> ravi de cette harmonie pleine et nerveuse; et les premiers
>>accords, quand ils sont entonnés bienjuste , m'émeuventjus-
>> qu'à frissonner. Mais à peine en ai-je écouté la suite pen-
>> dant quelques minutes , que mon attention se relâche , le
>>bruit m'étourdit peu à peu ; bientôt il me lasse , et je suis
»enfin ennuyé de n'entendre que des accords.>> Le même
philosophe prouve très-bien dans un autre endroit , que le
peuple ,dont il faut au moins consulter les habitudes , quand
on veut s'occuper de ses plaisirs , ne chante presque jamais
qu'à l'unisson; et enfin il prétend que ce plain-chant Grégorien,
qui paroît au premier coup d'oeil si simple et si monotone,
est pourtant un reste précieux, et le seul que nous
ayons de cette ancienne musique grecque qui , au rapport de
tous les auteurs , influeit si puissamment sur les ames.
Non', je ne conviendrai jamais que notre psalmodie , exécu
tée par un peuple entier, soit moins belle etmoins touchante
que des parties exécutées par une ou deux voix qui se répondent
symétriquement. Je n'accorderai pas même à notre
auteur que ces Pseaumes qui , dans la distribution de nos
offices, reviennent toujours les mêmes, aux mêmes jours de la
semaine , et aux mêmes heures de chaque jour, puissent , par
leur retour trop fréquent, exciter la critique , et qu'enfin nous
ayons , même à cet égard, quelque chose à envier aux Juifs.
Ecoutez , au moment que le soleil commence à éclairer notre
horizon , ces chants qui s'élèvent ; dans un instant il éclairera
unhorizon différent,et les mêmes chants salueront son retour
dans les divers pays. Lorsqu'il sera parvenu au milieu de sa
course , il entendra d'autres chants s'élever vers lui, et le
même cri de reconnoissance , parti de tous les points de la
terre, le poursuivra dans sa course entière. Demain, et le
jour suivant , le même concert recommencera encore , et de
siècle en siècle , de génération en génération , de pays en pays ,
il ne cessera d'entendre retracer les mêmes bienfaits , exprimer
les mêmes sentimens, et toujours aux mêmes heures , de la
4
120 MERCURE DE FRANCE ,
même manière , dans le même langage. Quelle sublime mono
tonie ! Quelle ravissante uniformité !
Ils sont tombés ces temples superbes que l'antiquité païenne
éleva à ses Dieux fabuleux , et à peine pouvons-nous retrouver
dans nos livres quelques restes de ces chants poétiques qui
les firent autrefois retentir. Il est tombé aussi le temple des
Juifs , et, comme eux , il ne se relevera plus ; mais dans ce
temple , le vrai Dieu fut autrefois honoré , et ces mêmes chants
par lesquels on y célébroit autrefois sa bonté et sa puissance ,
se sont conservés. La terre entière les répète , la terre entière
est devenue le temple de Dieu. Du milieu de nos villes , et du
milieu de nos campagnes , le même concert s'élève vers lui .
Fermez nos églises , renversez-les , il s'élevera du milieu des
chaumières. Non, il n'est plus au pouvoir humain de l'arrêter,
ou de le faire cesser .
Je ne sais enfin si la pompe avec laquelle notre auteur prétend
que les Pseaumes étoient chantés dans le temple des Juifs ,
valoit mieux que la simplicita avec laquelle nous les récitons
; mais lorsque , dans un jour de solennité , je parcours
des yeux une vaste campagne, j'aime à me dire que , de toutes
çes humbles églises dont la flèche attire de loin mes regards ,
les mêmes chants s'élèvent au même instant et de la même
manière vers le même Dieu , et que le pauvre habitant de nos
villages ne fait pas moins pour lui que le riche habitant de
nos superbes villes ; et lorsque je songe que ces chants sont
ceux qui furent autrefois composés pour un temple plus
magnifique , et que , depuis plus de quatre mille ans, on les
répète avec les mêmes accens , je ne puis que m'écrier encore :
Quelle sublime monotonie ! Quelle ravissante uniformité !
Je dois avouer que l'application que l'auteur a faite de ses
principes aux divers Pseaumes , ne m'a point paru toujours
également heureuse. Par exemple , dans le Pseaume qui commence
par ces mots : Exurgat Deus et dissipentur inimici
ejus , il suppose que ce premier verset étoit chanté par une
seule voix ; que le second, etfugiant qui oderunt cum a facie
ejus , étoit chanté par une seconde voix , et que le choeur
répondoit à ce dialogue par le troisième verset : Sicut deficit
fumus deficiant. Cela peut être vrai ; mais à moins que l'auteur
n'ait retrouvé la partition de cette musique , il lui seroit
difficile de le démontrer. Il n'y a pas de raison pour qu'on
ait employé deux voix à réciter successivement ce qui pouvoit
être très-bien dit par une seule ; et ici le choeur ne me
paroît encore faire autre chose qu'achever la phrase qui a été
commencée par les deux voix. Tout cela me paroît arbitraire ;
et s'il m'étoit permis d'avoir un sentiment en matière pa
OCTOBRE 1806, 117
premiers hommes , disent bon , bon , au lieu de dire excellent.
Les répétitions de phrases s'excusent jusqu'à un certain point
de la même manière ; mais l'incohérence au moins apparente
de quelques pensées , et ces sortes de refreins qui reviennent
quelquefois à chaque verset d'un Pseaume, ne peuvent bien
s'expliquer que par le système que l'auteur de cet ouvrage
cherche à établir. Laissons-le lui développer.
« Il reste , dit-il , à découvrir dans ces cantiques les beautés
>>de composition et d'ensemble , fruits de la régularité du
> plan et de la sagesse de la distribution , sans être dévoyé
>>par les écarts apparens de l'ode. Le principal moyen de
>> parvenir à ce but sera de remonter à la coupe primordiale
>> des Pseaumes , et d'en faire l'application à chacun d'eux,
»
.... Il n'existe aucun Pseaume qui n'ait été chanté en
» musique auprès du sanctuaire, au moins par une voix isolée,
>> et pour une partie de ce cantique , quand elle n'étoit pas,
>> chargée de l'exécuter en plein.... Le choeur des chantres ,
>> ajoute-il ailleurs , n'intervenoit pas toujours à l'exécution
>> des Pseaumes dans le temple de Jérusalem ; et lorsqu'il y
>> étoit admis , ce n'étoit jamais qu'un seul et même choeur,
» Nos deux choeurs alternatifs n'étoient pas connus des Hé-
>> breux. Ils distinguoient ces cantiqnes en monologues com-
>>plets ou incomplets , et en dialogues. Un Pseaume chanté
>>par une seule voix est un monologue complet, quand le
>> choeur n'y paroît point : il devient incomplet par l'intro-
>> duction du choeur ; et rarement le choeur est omis dans les
>>Pseaumes dialogués , ceux où plusieurs voix isolées se font
>> entendre. »
Cela posé , l'auteur exécute son travail sur le Pseautier ,
c'est-à-dire qu'il cherche quels sont les Pseaumes qui étoient
chantés par une seule voix, ceux qui l'étoient par plusieurs ,
etdans ceux-ci , quels étoient les versets chantés par la pre
mière voix , ceux qui l'étoient par la seconde , par la troisième
, etc.; enfin, quels étoient ceux qui l'étoient parle choeur:
Il est clairqu'onn'exigepasque deuxpersonnesquiserépoudent
mettent dans leurs idées la liaison qu'ona droit d'attendre de
celui qui fait un discours suivi : il est clair encore que ces
demi-phrases qu'on trouve quelquefois répétées à chaque
verset d'un Pseaume, loin de sembler des défauts , devien-.
dront de véritables beautés , lorsqu'on supposera que ce sont
des refreins qui étoient chantés par les choeurs. Par exemple ,
dans le Pseaume 135, chaque verset finit par ces mots:
Quoniam in sæculum misericordia ejus ( 1 ) : et cette répéti-
(1) Dans le Pseautier de Milan , au lieu de ces mots , on trouve ceuxa
ei : Quoniam bonus,
3.
118 MERCURE DE FRANCE ;
tion paroît assez fastidieuse , au moins dans nos églises , où
ces mêmes mots sont à chaque instant chantés par les deux
choeurs. Mais si on suppose que la première partie du verset
est chantée par une seule voix qui expose successivement tous
les bienfaits du Créateur , et que c'est le choeur qui répond à
chaque partie de ce tableau par l'expression de sa reconnoissance
toujours la même , il me semble que ce refrein donne
alors au Pseaume entier une solennité , et à ce tableau une
magnificence à laquelle il est impossible de rien ajouter.
Jene suis point de l'avis de l'auteur dans les motifs qu'il
prête à David , et qui , selon lui , l'engagèrent à distribuer ses
pseaumes de cette manière : << 11 falloit , dit-il , à un peuple
>> conduit par les sens une musique plus attrayante et plus
>> diversifiée qu'une simple psalmodie à deux choeurs consé-
>> cutifs . Des dialogues avec le choeur ou sans le caoeur , et
>> des monologues complets ou incomplets avoient pour lui
>> des charmes tout autrement séduisans et enchanteurs. Il ne
>> devoit quitter qu'à regret le temple du Très-Haut , et le
>> plaisir qu'il avoit savouré à y entendre et comparer plu-
>> sieurs voix , à prononcer sur leur agrément , leur éclat , leur
>> flexibilité , à discuter le mérite de la touche ou du jeu des
>> instrumens qui accompagnoient ces voix et le choeur, le
>> passionnoit pour ce genre de spectacle.... Le roi prophète
>> connoissoit le caractère de son peuple ; il n'a rien omis
>> pour le captiver, etc. >>>
Il y a dans ces réflexions une sorte de bonhomie qui est
bien respectable sans doute , mais que j'aime encore mieux
trouver dans les hommes que dans les livres. Ne diroit-on pas
que le roi David appeloit les Juifs dans le temple du Très-
Haut comme à un spectacle, pour l'amuser , et lui donner le
plaisir de juger des voix , de prononcer sur leur éclat , leur
flexibibité , de discuter le mérite de la touche ou du jeu deš
Instrumens , etc. ? Si cela est , il ne reste plus qu'à chercher
si le lendemainde chaque fête , il ne paroissoit pas quelque
Feuilleton où l'en rendoit compte de la manière dont chaque
partie avoit été exécutée , et où on discutoit aussi le mérite
de chaque acteur.
Ce peuple étoit conduit par les sens! Eh ! quel peuple ne
l'est pas ? Croit-on que notre psalmodie , toute monotone
toute uniforme qu'elle est , ou du moins qu'elle paroît à notre
auteur, n'influe pas aussi très -puissamment sur l'imagination,
et que l'Eglise , sans avoir pour objet de donner du plaisir au
peuple, n'ait pas cherché à distribuer ses fêtes de manière å
remuer nos ames par le moyen des sens ? La musique des Juifs
pouvoit être plus belle et plus agréable : nos choeurs alter→
OCTOBRE 1806 . 123
ministrationdes ponts-et-chaussées , et dans les portiques construits
sur la place de l'hôtel impérial des Invalides. Ses décisions
seront incessamment rendues publiques , et les manufacturiers
et les artistes qui l'auront emporté sur leurs concurrens,
recevront les prix dus à leurs talens et à leurs efforts. :
La distribution des prix sera faite dimanche matin 19
octobre , par S. Exc. le ministre de l'intérieur .
Les salles de l'administration des ponts-et-chaussées seront
fermées dimanche soir , à cinq heures.
Dès lundi 20 , les fabricans qui ont exposé , seront libres
de retirer leurs produits.
MODES du 10 el du 15 octobre.
.On ne s'aperçoit encore, ni pour la coiffure , ni pour l'ensemble du
costume , que la belle saison soit sur son déclin : le blanc domine toujours;
et l'on porte , comme en été , de la paille , et , sur du taffetas ,
des agrémens en paille à jour. Les chapeaux de paille à dessus plat et à
haute forme comme les chapeaux d'homme , ont maintenant , outre le
rubanqui fait le tour , et la touffe qui les garnitper devant , un ruban
qui prend du kord , près de chaque oreille , et va se nouer en dessus.
Quoique le rose soit encore la couleur dominante , il est à remarquer
quelesmodistes emploient plus de vert et de gros jaune qu'elles n'avoient
coutume de faire .
Les lingères font encore des capotes de perkale : le fond de toutes ces
capotes est renfoncé sous la passe , et ordinairement la passe est garnie
des quatre côtés . Le tulle festonné à grandes dents , a, pour ces garnituros,
une vogue presque exclusive .
Plusieurs couturières froncent le dos des douillettes de scie. On ne sait
encore quelle sera la forme des redingottes de drap.
Les cachemires pliés ont jusqu'à ce moment tenu lieu de douillettes aux
femmes les plus élégantes. On n'a encore vu ni toques , ni chapeaux de
velours; mais le noeud du ruban sur le devant de quelques chapeaux de
paille jaune , à forme haute et à petit bord , a été remplacé par une touffe
de velours , et l'on a garni quelques capotes en velours . Ces capotes sont
oblongues , comme de coutume , et le velours noir ou ponceau.
Les couturières ont ordre de faire les redingotes de drap fort évasées;
on veut y introduire de doubles collerettes fort larges , qui cependant ne
cachent pas trop la gorge. Beaucoup de ces redingotes seront bleues, et de
l'espèce de brun qu'on est convenu d'appeler bronze.
124 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES POLITIQUES.
Lisbonne , 30 septembre.
Enfin l'escadre anglaise , commandée par lord Saint-Vincent,
aquitté notre port. Elle ramène le négociateur extraordinaire ,
milord Rosslyn ( 1 ) , qui n'a rien obtenu de notre cour. C'est
à la fermeté et au zèle éclairé du chevalier d'Aranjo pour les
vrais intérêts de son souverain , que le Portugal doit cette fois
de n'être pas entraîné dans le tourbillon où tant d'Etats mal
conseillés ont été engloutis.
Lord Saint-Vincent n'avoit que six bâtimens de guerre dans
le port même de Lisbonne , pour ne pas excéder ouvertement
les clauses des traités. Mais le reste de son escadre , composé
d'un bien plus grand nombre de bâtimens , croisoit au large
sur les côtes de ce royaume.
Londres, 4 octobre.
-On remarque la plus grande activité dans le département
des affaires étrangères. Des courriers sont à chaque ins→
tant expédiés de Downing-Street pour Vienne , Saint-Pétersbourg
et Stockholm. La cour de Russie a adressé la circulaire
suivante à ses ministres près les cours étrangères :
« Il est généralement connu que , d'après des insinuations de M. Lesseps
, commissaire-général des relations commerciales de France , M. le
conseiller d'Etat d'Oubril reçut l'ordre de se rendre à Paris , pur y disouter
les moyens de rétablir la paix entre la Russie et la France . Animée
des plus purs sentimens , S. M. I. saisit cette occasion, dans l'espérance
de pouvoir mettre un terme aux calamités qui avoient depuis si longtemps
accablé l'Europe , et , par une conséquence nécessaire de cette
disposition , S. M. desiroit ne pas conclure une paix séparée qui n'établiroit
pas la tranquillité sur des fondemens solides , et qui ne seroit pas
honorable à la fois pour la Russie et ses alliés .
>> Les instructions que reçut M. d'Oubril étoient parfaitement con
formes à ce voen de S. M.; c'étoit uniquement sur les principes ci- dessus
mentionnés , qu'il fut autorisé à traiter avec le gouvernement français :
mais toute proposition juste et équitable a été rejetée par ce gouvernement
, et on obtint de M. d'Oubril de signer une pièce qui n'étoit nullement
propre à remplir l'objet que S. M. avoit en vue. S. M. a, en
conséquence, refusé, sans la moindre hésitation , de la ratifier ; et ce
refus a été notifié par son ordre au cabinet des Tuileries .
>> Pleinement convaincue des heureux effets qui résulteroient d'un
rapprochement entre les deux puissances , s'il étoit fondé sur des principes
équitables , S. M. I. a en même temps chargé ses ministres de faire
connoî're au gouvernement français les bases sur lesquelles elle seroit
disposée à renouer la négociation , et les seules conditions admissibles de
(1) C'est le ci-devant M. Wedderburne, puis lord Loughborough, l'un
des auteurs de la guerre d'Amérique,
OCTOBRE 1806 . 121
reille, je croirois au contraire que ce Pseaume étoit commencé
par le choeur .
Ces paroles , exurgat Deus dissipentur et inimici ejus ,
sont les mêmes qui étoient prononcées dans le désert au mo
ment que les Lévites levoient l'arche , soit qu'on eût à s'avan
cercontre l'ennemi , soit qu'on voulût simplement changer
de station . Aïebat Moïses : c'est l'expression de l'Ecriture ;
mais il est probable que ces paroles de Moïse étoient répétées
par le peuple entier. Il me semble qu'elles renferment l'expression
d'une ardeur et d'un enthousiasme dont un homme
seul n'est pas capable. Doit-on supposer que David eût voulu
en affoiblir l'effet , et qu'il eût établi l'usage de faire dire par
une seule voix, dans le temple, ces paroles qui s'étoient transmises
d'âge en âge comme le cri d'un peuple entier plein de
confiance en son Dieu ?
:
Ces observations sont peu importantes , et je desire sincèrement
que l'auteur continue son travail , dont il ne publie
encore que le premier volume. Je ne dirai rien de sa traduction
, qui m'a paru avoir le mérite de toutes les traductions des
Pseaumes , c'est-à-dire celui d'édifier , et de se faire lire avec
intérêt. QUAIRARD,
VARIÉTÉS,
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
N. B. L'importance des pièces officielles publiées cette
semaine , nous oblige à donner, dans ce numéro , plus d'étendue
à la partie politique.
-M. Barthez , médecin consultant de S. M. I'EMPEREUR et
Ror , membre de la Légion d'honneur , associé de l'Institut ,
président de la Société médicale d'émulation ,distingué par de
yastes connoissances , de longs et d'ntiles services , et par des
travaux nombreux qui ont enrichi les sciences anatomiques ,
physiologiques et médicales , est mort mercredi dernier , 16
octobre , dans un âge avancé , à la suite d'une maladie longue
etaiguë. :
- L'Académie des Sciences , Arts et Belles - Lettres de
122 MERCURE DE FRANCE ,
Dijon avoit proposé les sujets suivans , des prix qui devoient
être distribués dans sa séance du 7 septembre dernier :
1º. Quelles sont les méthodes de cultiver la vigne et de
faire le vin dans les vignobles renommés des départemens
de la Côte-d'Or et de Saône-et- Loire; comparer les diverses
méthodes, exposer les motifs de leurs différences, faire connoître
leurs avantages et les améliorations dont elles sont
susceptibles.
Les mémoires reçus n'ayant pas satisfait l'Académie , elle
remet au concours le même sujet. Le prix sera une médaille
d'or de la valeur de 300 fr .
2º. L'Eloge du célèbre Daubenton, néà Montbard, département
de la Côte-d'Or.
Par le même motif, l'Académie propose de nouveau cet
éloge. Le prix sera une médaille d'or de 200 fr .
3°. Quels sont les moyens de rendre perenne le cours du
Suzon?
Un seul mémoire a concouru . Il n'a pas paru à l'Académie
mériter de fixer son attention. Plusieurs considérations la
portant à retirer ce sujet , elle propose à sa place , avec l'agrément
de M. François ( de Neufchâteau ) , qui a fait les fonds
de ce prix , la question suivante :
47
Quels sont les moyens les plus efficaces de détruire la
cuscute dans les prairies artificielles ?
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 300 fr.
Ce sujet a été proposé deux fois , par la Société Royale
d'Agriculture de Paris, en 1787 et 1788. Deux mémoires
avoient obtenu , la première fois , la mention honorable.
Quant au second concours , le prix qui devoit être adjugé
dans le courant de 1790, ne l'a pas été , probablement à
raison des circonstances.
Les pièces ou mémoires ne seront reçus que jusqu'au
1 août 1807. Ils devront être adressés , francs de port , à
M. Durande , maire de Dijon , secrétaire de l'Académie.
-Le jury national des Arts a terminé l'examen des objets
aussi nombreux que variés qui , depuis trois semaines , attirent
les connoisseurs et la foule des curieux dans les salles de l'adOCTOBRE
1806. 125
sapart, comme étant conformes au bien général , à la dignité de son
tròne et aux intérêts de ses alliés . La manière dont ces conditions seront
admises ou rejetées par le gouvernement français , mettra l'Europe en état
d'apprécier le degré de sincérité que la France a pu mettre dans les ouvertures
qu'elle a faites à diverses époques .
» En fa sant cette communication à votre excellence , pour qu'elle
puisse en donner connoissance à la cour près de laquelle elle réside , j'ai
'honneur d'être , etc.
Londres, 4 octobre.
BUDBERG. »
Lord Morpeth , qui est parti le 1er de ce mois pour Berlin ,
en qualité d'ambassadeur extraordinaire , est accompagné du
fils du comte de Carlile, du gendre de feue la duchesse de
Dewonshire , de M. Frère , précédemment accrédité à Berlin
et à Lisbonne , et de M. Ross , qui a été secrétaire d'ambassade
de lord Gower à Saint- Pétersbourg. Trente mille hommes
de nos troupes sont encore destinés à être embarqués pour le
continent. On dit que l'Angleterre prendra à sa solde des
troupes mecklembourgeoises.
On mande de la Trinité que le général Miranda en est
parti le 24 juillet , pour exécuter ses projets de révolution
dans l'Amérique méridionale. Il a enrôlé à la Trinité 300 volontaires
et plusieurs officiers expérimentés. Il prend le titre
de Général en chefde l'armée de Columbia, et c'est sous ce
titre qu'il expédie les brevets qu'il donne. La chaloupe
anglaise Lilly , les bricks Express et Attentiver , les schooners
Prevart , Mosambique , Trimmer , et trois chaloupes
canonnières , sont tout ce qui compose ses forces navales.
D'après les dernières nouvelles , il avoit débarqué à Guiera ,
dans le golfe de Paria, et comptoit marcher de là sur Cumana,
et ensuite sur Barcelone , dans l'espoir de grossir en chemin
sa troupe du nombre de ses partisans.
On répand le bruit qu'une escadre anglo-russe est arrivée
auprès de Constantinople , et qu'elle a bloqué ce port en
même temps qu'une armée russe a pénétré dans la Valachie.
Bamberg , 9 octobre.
S. M. l'EMPEREUR et Ror , après avoir passé deux jours à
Wurtzbourg , est arrivée ici le 6 de ce mois. Elle en est
partie hier à trois heures du matin pour se rendre à Cronack .
La proclamation ci-jointe a été envoyée à l'armée.
C
Proclamation de l'EMPEREUR et Roi .
Soldats,
<< L'ordre pour votre rentrée en France étoit parti ; vous
vous en étiez déjà rapprochés de plusieurs marches . Des
1
126 MERCURE DE FRANCE ,
fêtes triomphales vous attendoient , et les préparatifs pour
vous recevoir étoient commencés dans la capitale.
>> Mais , lorsque nous nous abandonnions à cette trop confiante
sécurité , de nouvelles trames s'ourdissoient sous le
masque de l'amitié et de l'alliance. Des cris de guerre se sont
fait entendre à Berlin; depuis deux mois , nous sommes provoqués
tous les jours davantage.
>> La même faction , le même esprit de vertige qui , à la
faveur de nos dissentions intestines , conduisit , il y a quatorze
ans , les Prussiens au milieu des plaines de la Champagne ,
domine dans leurs conseils. Si ce n'est plus Paris qu'ils veulent
brûler etrenverser jusque dans ses fondemens, c'estaujourd'hui
leurs drapeaux qu'ils se vantent de planter dans les
capitales de nos alliés ; c'est la Saxe qu'ils veulent obliger à
renoncer , par une transaction honteuse , à son indépendance ,
en la rangeant au nombre de leurs provinces ; c'est , enfin ,
vos lauriers qu'ils veulent arracher de votre front. Ils veulent
que nous évacuions l'Allemagne à l'aspect de leur armée !
Les insensés !!! Qu'ils sachent donc qu'il seroit mille fois plus
facile de détruire la grande capitale , que de flétrir l'honneur
des enfans du Grand-Peuple et de ses alliés. Leurs projets
furent confondus alors ; ils trouvèrent dans les plaines de
Champagne la défaite , la mort et la honte : mais les leçons
de l'expérience s'effacent , et il est des hommes chez lesquels
le sentiment de la haine et de la jalousie ne meurt jamais.
» Soldats ! il n'est aucun de vous qui veuille retourner en
France par un autre chemin que par celui de l'honneur. Nous
nedevonsy rentrer que sous des arcs de triomphe.
, >>Eh quoi ! aurions-nous donc bravé les saisons , les mers
les déserts ; vaincu l'Europe plusieurs fois coalisée contre nous ;
porté notre gloire de l'orient à l'occident , pour retourner
aujourd'hui dans notre patrie comme des transfuges , après
avoir abandonné nos alliés , et pour entendre dire que l'Aigle
française a fui épouvantée à l'aspect des armées prussiennes....
Mais déjà ils sont arrivés sur nos avant- postes....
>> Marchons donc , puisque la modération n'a pu les faire
sortir de cette étonnante ivresse. Que l'armée prussienne
éprouve le même sort qu'elle éprouva il y a quatorze ans !
qu'ils apprennent que s'il est facile d'acquérir un accroissement
de domaines et de puissance avec l'amitié du Grand-
Peuple , son inimitié ( qu'on ne peut provoquer que par l'abandon
de tout esprit de sagesse et de raison ) est plus terrible
que les tempêtes de l'Océan.
>>Donné en notre quartier-impérial , à Bamberg , le 6
octobre 1806. » Signé NAPOLÉON.
OCTOBRE 1806. 127
Du 10.- L'armée française se porte rapidement en avant;
une partie est déjà parvenue au-delà de Steinwissen. On
s'attend à des nouvelles importantes. L'armée prussienne
paroît vouloir se tenir sur la défensive , ou du moins attendre
les Français dans laposition concentrée qu'elle occupe , depuis
Erfurtjusquesdu côté de Hof; ellea , en conséquence , évacué
laprincipautéde Bayreuth , ainsi que les pays de Cobourg et
de Meinungen. La ville de Bayreuth a été occupée par le
maréchal Soult , qui s'avançoit avec son corps par le Haut-
Palatinat.
Avant-hier , les Français ont ramené ici environ 20 chariots
chargés de tonneaux de farine , qui faisoient partie d'un
magasin prussien établi à Erlang , et qui n'a pu être entièrement
évacué.
Le quartier-général du roi de Prusse est actuellement à
Erfurt.
2
Franefort , 12 octobre.
On vient de recevoir à l'instant même, connoissance d'un
ordre du jour , que S. M. l'Empereur des Français a fait
publier et distribuer dans tous les corps de la grande armée ,
immédiatement après son arrivée au quartier-général à Wurtzbourg.
S. M. ordonne dans cet ordredu jour , la création d'autant
de dépôts qu'il y aura de corps d'armée. Chaque dépôt
aura un officier qui établira le dépôt dans les villes suivantes
: celui du premier corps d'armée à Kronach , place
de la principauté de Bamberg , située sur les frontières du
duché de Saxe-Cobourg ; celui du troisième corps d'armée
dans la même ville; celui du quatrième corps d'armée,, aà
Forcheim , entre Nuremberg et Bamberg ; celui du cinquième
corps d'armée , à la citadelle de Wurtzbourg; celui
du sixième corps d'armée à Forchheim ; celui du septième
corps d'armée , à la citadelle de Wurtzbourg ; celui de la
division du général Dupont, dans la même citadelle. Tous
les dépôts de cavalerie , c'est - à - dire , tous les hommes et
chevaux qui ne seront pas en état de suivre l'armée, cantonneront
dans le voisinage de Forchheim , et se rendront ,
si cela est nécessaire , dans cette place. Le grand-duc Joachim
( prince Murat ) nommera un général pour commander
tous ces divers dépôts. Lorsque l'armée sera en marche ,
tout ce qui viendra de la France ou des hôpitaux en Bavière
, se rendra directement à l'endroit où se trouveront
les petits dépôts des reconvalescens de leurs corps : il est
expressément ordonné , que dès à présent , personne ne partira
sans un ordre du major-général , qui désignera la route
128 MERCURE DE FRANCE ,
à prendre. On formera de ces troupes des détachemens ,
qui seront ensuite dirigés sur l'armée. S. M. ordonne de
plus, d'envoyer tous les équipages des états-majors , ainsi que
des divers corps d'infanterie et de cavalerie , les femmes et
tout ce qui peut être à charge , dans les endroits designés
pour les dépôts. Dès que l'armée s'avancera , on indiquera
les nouvelles places fortes , qui serviront aux dépôts ; le
grand état-major déterminera le jour où les dépôts de la
première ligne se rendront aux places de la nouvelle ligne.
Les généraux et commandans des corps remarqueront que ,
comme les dépôts se trouvent dans des places fortes , rien
de ce qui s'y trouve ne court aucun risque. Les états et
pièces des régimens , les magasins et tout ce que les officiers
et les soldats ne portent pas avec eux , restera dans
les dépôts . Les commandans des places de Wurtzbourg ,
Forchheim et Kronach , désigneront autant de dépôts particuliers
, qu'il y aura de corps d'armée , dont les reconvalescens
, se trouvent dans leurs forteresses , etc.
PARIS , vendredi 17 octobre.
Le Journal officiel d'aujourd'hui n'a point encore donné
des détails de la victoire remportée par S. M. l'Empereur ,
sur l'armée prussienne , le 11 octobre. Voici tout ce que l'on
sait jusqu'ici d'une manière certaine : Les hostilités ont com
mencé le 10 ; les armées se sont également battues le , et
l'armée française poursuit ses victoires. Le premier corps
prussien battu , estcelui commandé par le prince Hohenlohe :
on lui a fait six mille prisonniers , pris trente canons ; et le
prince Ferdinand , cousin du roi de Prusse , a été tué sur le
champ de bataille.
:
-Lord Lauderdale a quitté Paris le It octobre , pour
retourner en Angleterre .
L'EMPEREUR a rendu , le 7 octobre , à son quartier-général
de Bamberg , le décret suivant :
Art. 1. Tous les Français au service militaire de la Prusse
sont rappelés. 2. Ceux qui , avec ou sans autorisation , sont
dans ce service en qualité d'officiers , et qui , en exécution de
l'art. 1º , ne seront pas rentrés sur le territoire de l'Empire
français dans le mois de la date du présent , perdront , conformément
à l'art. 21 du code civil , leur qualité de Français ,
ne pourront rentrer en France qu'avec notre permission , et
recouvrer la qualité de Français qu'en remplissant les conditions
imposées à l'étranger pour devenir citoyen. 3. Ceux
desdits officiers qui seroient pris les armes à la main , seront
punis de mort. 4. Ceux desdits officiers qui seroient pris sur
le territoire étranger, même sans avoir les armes à la main ,
seront
OCTOBRE 1806. 5.
DEPT
cen seront punis de mort , s'il est prouvé qu'ils ont
servir après le délai d'un mois accordé par l'art. 2. 5. Tout
sous-officier et soldat qui profitera de la première occasion
pour obéir au rappel fait par l'art . 1º , sera censé avoir été
jusque-là retenu par la force , et ne sera soumis à aucune
peine. 6. Tout Français qui rentrera , se présentera aux avantpostes
, et déclarera s'il veut, ou non , prendre du service ;
et dans le cas où il n'en demanderoit pas , il lui sera délivré
un passeport pour l'intérieur.
-Hier, àmidi , en exécution des ordres de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire
s'est rendu au sénat.
Le prince a été reçu avec le cérémonial accoutumé ; et
après avoir pris séance , il a dit :
<< MESSIEURS ,
>> La lettre que S. M. l'EMPEREUR et Roi écrit au sénat , et
les communications que je viens faire de sa part , ont pour
objet de vous instruire d'une résolution devenue nécessaire
par la conduite du gouvernement prussien. On se demande
quelles sont les causes d'une rupture difficile à prévoir, d'après
la bonne intelligence qui depuis plusieurs années a régné
entre la France et la Prusse , et sur-tout d'après les rapports
d'intérêts communs aux deux nations. La solution de cette
question se trouve dans les rapports faits à S. M. par son
ministre des relations extérieures , et dans plusieurs notes
échangées par les ministres des deux puissances.
>>La lecture que vous allez entendre de ces pièces vous
convaincra , Messieurs , que S. M. n'a rien négligé pour la
conservation de la paix , et qu'elle en a eu long-temps l'espérance.
Vous reconnoîtrez aussi que la dignité de sa couronne
et les obligations qu'imposent à S. M. la protection et la garantie
qu'elle accorde aux Etats confédérés du Rhin, ont dù la
déterminer à repousser la force par la force. Aucun souverain
n'est moins que l'EMPEREUR dans le cas de redouter la guerre ;
aucun ne sera , dans tous les temps , plus disposé à arrêter
l'effusion du sang , par le rétablissement de la paix.
>> Dans la guerre qui commence , comme dans celles qui
ont été si glorieusement terminées , S. M. a pour elle le
témoignage de sa conscience et la justice de sa cause : elle
compte sur l'amour de ses peuples et le courage de ses armées ;
elle place aussi une confiance entière dans votre zèle si souvent
éprouvé pour son service et pour le bien de l'Etat , qui
en est inséparable.>>>
S. A. SS.. a remis ensuite, 1°. une lettre de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , à MM. les président et membres du sénat; 2°. deux
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
rapports adressés à S. M. l'EMPEREUR et Ror par le prince de
Bénévent , ministre des relations extérieures; 3°. six notes
diplomatiques ; desquelles pièces la teneur suit :
Lettre de S. M. l'EMPEREUR et Roi .
« Sénateurs ,
>> Nous avons quitté notre capitale pour nous rendre au
milieu de notre armée d'Allemagne , dès l'instant que nous
avons su avec certitude qu'elle étoit menacée sur ses flancs
par des mouvemens inopinés. A peine arrivé sur les frontières
de nos Etats , nous avons eu lieu de reconnoître combien
notre présence y étoit nécessaire , et de nous applaudir des
mesures défensives que nous avions prises avant de quitter le
centre de notre Empire. Déjà les armées prussiennes , portécs
au grand complet de guerre , s'étoient ébranlées de toutes
parts; elles avoient dépassé leurs frontières ; la Saxe étoit envahie;
et le sage prince qui la gouverne étoit forcé d'agir contre
sa volonté , contre l'intérêt de ses peuples. Les armées prussiennes
étoient arrivées devant les cantonnemens de nos troupes ;
des provocations de toute espèce, et même des voies de fait ,
avoient signalé l'esprit de haine qui animoit nos ennemis , et
la modération de nos soldats , qui , tranquilles à l'aspect de
tous ces mouvemens , étonnés seulement de ne recevoir aucun
ordre , se reposoient dans la double confiance que donnent
le courage et le bon droit. Notre premier devoir a été de
passer le Rhin nous-mêmes , de former nos camps , et de faire
entendre le cri de guerre. Il a retenti aux coeurs de tous nos
guerriers. Des marches combinées et rapides les ont portés
en un clin-d'oeil au lieu que nous leur avions indiqué. Tous
nos camps sont formés ; nous allons marcher contre les armées
prussiennes , et repousser la force par la force. Toutefois ,
nous devons le dire, notre coeur est péniblement affecté de
cette prépondérance constante qu'obtient en Europe le génie
du mal , occupé sans cesse à traverser les desseins que nous
formons pour la tranquillité de l'Europe , le repos et le bonheur
de la génération présente ; assiégeant tous les cabinets
par tous les genres de séductions , et égarant ceux qu'il n'a
pu corrompre; les aveuglant sur leurs véritables intérêts , et
les lançant au milieu des partis , sans autre guide que les passions
qu'il a su leur inspirer. Le cabinet de Berlin lui-même
n'a point choisi avec délibération le parti qu'il prend ; il y a
été jeté avec art et avec une malicieuse adresse. Le roi s'est
trouvé tout-à-coup à cent lieues de sa capitale , aux frontières
de la confédération du Rhin , au milieu de son armée ,
et vis-à-vis des troupes françaises dispersées dans leurs canOCTOBRE
1806. 131
tonnemens , et qui croyoient devoir compter sur les liens qui
unissoient les deux Etats , et sur les protestations prodiguées
entoute circonstance par la cour de Berlin. Dans une guerre
aussi juste , où nous ne prenons les armes que pour nous défendre
, que nous n'avons provoquée par aucun acte , par
aucune prétention , et dont il nous seroit impossible d'assigner
la véritable cause, nous comptons entièrement sur l'appui
des lois et sur celui de nos peuples , que les circonstances
appellent à nous donner de nouvelles preuves de leur amour ,
deleur dévouement et de leur courage. De notre côté , aucun
sacrifice personnel ne nous sera pénible , aucun danger ne
nous arrêtera , toutes les fois qu'il s'agira d'assurer les droits ,
l'honneur et la prospérité de nos peuples.
>>Donné en notre quartier - impérial de Bamberg , le
7 octobre 1806. » Signé NAPOLÉON.
Premier rapport adressé de Mayence à S. M. l'EMPEREUR et
Roi , par le ministre des relations extérieures , le 3 oct .
SIRE ,
Votre Majesté , à la première nouvelle qu'elle reçut des
armemens de la Prusse , fut long-temps sans y croire. Forcée
d'y croire , elle se plut à les attribuer à un mal-entendu. Elle
espéra que ce mal-entendu seroit promptement éclairci , et
qu'aussitôt ces armemens cesseroient. Les espérances de V. M.
avoient leur source dans son amour constant pour la paix.
Elles ont été trompées. La Prusse n'en est plus à méditer la
guerre , elle la fait : par quels motifs ? Je l'ignore , et je ne
lui en connois aucun .
:
Si la Prusse eût eu quelque sujet de plainte , quelque grief,
quelque raison d'armer , se seroit-elle obstinée à les taire? Le
ministre de V. M. à Berlin n'en auroit-il pas été instruit?
M. de Knobelsdorffn'auroit-il pas été chargé de les faire connoître?
Tout au contraire, M. de Knobelsdorff n'a apporté
à V. M. qu'une lettre du roi fort amicale, et il a reçu des
assurances également amicales de la bouche même de V. M.
Le ministre de V. M. à Berlin voyoit les préparatifs se poursuivre
, l'arrogance s'accroître , les provocations s'accumuler ,
à mesure que V. M. montroit plus de modération et d'impassibilité.
Mais s'il demandoit quels pouvoient être les griefs
de la Prusse , on n'en articuloit aucun, on ne lui donnoit
aucune explication ; de sorte que sa présence étoit devenue
inutile à Berlin; de sorte qu'il n'y étoit plus que le témoin de
procédés et de mesures contraires à la dignité de la France.
1
En supposant que des bruits absurdes , accueillis avec une
inconcevable crédulité , eussent inspiré au cabinet prussien de
vaines alarmes , V. M., qui avoit tout fait pour les prévenir ,
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
avoit aussi tout fait pour les dissiper. De quels dangers la
Prusse vouloit-elle se garantir ? La France, loin de la menacer,
ne lui avoit jamais donné que les preuves les plus signalées
de son amitié ; à quels sacrifices vouloit -elle se soustraire ?
V. M. ne lui a rien demandé ; de quel déni de justice avoitelleà
se plaindre? Tout ce qu'elle eût demandé de juste , V. M.
étoit disposée à le lui accorder ; mais elle n'a fait aucune demande
, parce qu'elle n'en avoit point à faire.
Est-ce l'existence de la confédération du Rhin ? Sont- ce les
arrangemens qui ont eu lieu dans le midi de l'Allemagne ,
qui ont porté la Prusse à prendre les armes ? On ne peut pas
même le supposer. La cour de Berlin a déclaré qu'elle n'avoit
rien à objecter contre ces arrangemens. Elle a reconnu la confédération;
elle s'est occupée à réunir avec elle , dans une coufédération
semblable , les états qui l'avoisinent.
V. M. a déclaré , il est vrai , que les villes anséatiques doivent
rester indépendantes et isolées de toute confédération . Elle a
déclaré encore que les autres Etats du nord de l'Allemagne
devoient être libres de ne consulter que leur politique et leurs
convenances ; mais ces déclarations , fondées et sur la justice ,
et sur l'intérêt général de l'Europe , n'ont pu fournir à la Prusse
un motif de guerre ,ni même un prétexte qu'elle puisse avouer .
La guerre de la part de la Prusse estdonc sans aucun motifréel .
Cependant les arinées prussiennes ont dépassé leurs limites ;
elles ont envahi la Saxe; elles menacent le territoire de la confédération
du Rhin , de l'inviolabilité duquel V. M. est garante.
Les troupes même de V. M. sont menacées ; à peine arrivées
devant nos avant-postes , les troupes prussiennes ont fait le
service de guerre. Elles ont refusé aux officiers français l'entrée
de la Saxe , et la guerre s'est trouvée commencée , sans que la
cour de Berlin ait fait connoître quels sujets de mécontentement
elle prétendoit avoir , sans qu'elle ait tenté les moyens de
conciliation , sans qu'elle ait rien fait pour éviter une rupture.
Un silence si obstiné , si peu naturel , si incompréhensible d'une
part; de l'autre , une précipitation non moins inconcevable
prouvent assez qu'il ne faut point chercher de motif même
apparent , ce qui n'est que le résultat d'une déplorable
intrigue.
à
,
Deux partis , dont l'un veut la guerre , l'autre la paix ,
divisent depuis long-temps la Prusse. Le premier , dont les
tentatives avoient été constamment déjouées , sentant qu'il
ne pouvoit réussir que par l'artifice , n'a eu qu'une pensée ,
qu'un dessein , qu'un but ; c'étoit d'exciter des défiances , de
présenter comme nécessaires des mesures qui devoient forcer
Ia France à en prendre de semblables ; d'écarter ensuite toute
OCTOBRE 1806. 133
explication,d'empêcher queles deux gouvernemens ne puissent
s'entendre , et de les placer dans une situation telle que la
guerre en devînt une conséquence inévitable : projet malheureux
, exécutéavec un succès que ses auteurs eux-mêmes pourront
être un jour forcés de nommer funeste.
Non , la guerre présente n'a point d'autre cause. Il n'en
existe point d'autre que ces passions aveugles qui ont égaré
tant de cabinets , dont la Prusse s'étoit long-temps préservée ,
mais dont il semble que la Providence l'ait condamnée à être
aussi victime , en la livrant aux conseils de ceux qui comptent
pour rien les calamités de la guerre, parce qu'ils ne doivent
point en partager les dangers , et sont toujours prêts à sacrifier
à leur ambition, à leurs craintes , à leurs préjugés , à leurs
foiblesses , le repos et le bonheur des peuples.
:
Si toutefois ces passions ne sont pas l'unique mobile du
cabinet de Berlin , et si quelque motif d'intérêt personnel lui
a fait prendre les armes , c'est incontestablement et uniquement
le desir d'asservir la Saxe et les villes anséatiques , et
d'écarter ou de surmonter les obstacles que les déclarations de
V. M. lui ont fait craindre de rencontrer dans l'exécution
d'un tel dessein. La guerre alors , quels que soient les regrets
que V. M. éprouve de n'avoir pu la prévenir , lui offrira du
moins une perspective digne d'elle , puisqu'en défendant les
droits et les intérêts de ses peuples, elle préservera d'une injuste
domination des Etats dont l'indépendance importe , non-seulement
à la Franceet à ses alliés , mais encore à toute l'Europe.
Signé Ch. Maur. TALLEYRAND , prince de Bénévent.
Copie de la première note adressée à S. Ex. M. le général
de Knobelsdorff, par S. A. S. le prince de Bénévent ,
ministre des relations extérieures , en date du 11 septembre.
Le soussigné , ministre des relati ns extérieures , est chargé , par ordre
exprès de S. M. l'EMPEREUR et Ror, de faire connoître à S. Ex. M. de
Knobelsdorf , que de nouveaux renseignemens venus de Berlin , sous la
date des premiers jours de septembre, ont appris que la garnison de cette
ville en étoit sortie pour se rendre aux frontières , que tous les armemens
paroissient avoir redoublé d'activité , et que publiquement on les présentoit
, à Berlin meme , comme dirigés contre la France .
Les dispositions de la cour de Berlin ont d'autant plus vivement surpris
S. M. , qu'elle étoit plus éloignée de les présager d'après la mission de
M. de Knobelsdorff , et la lettre de S. M. le roi de Prusse , dont il étoit
porteur.
S. M. l'EMPEREUR et Rot a ordonné l'envoi de nouveaux renforts à son
armée : la prudence lui commandoit de se mettre en mesure contre un
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
projet d'agression aussi inattendu qu'il seroit injuste. Mais ce ne seroit
jamais que malgré lu' et contre son voeu le plus cher qu'il se verroit forcé
de réunir les forces de son empire , contre une puissance que la nature
même a destinées à être l'amie de la France, puisqu'elle avoit lié les deux
Etats par une communauté d'intérêts avant qu'ils fussent unis par des
traités . Il plaint l'inconsidération des agens qui ont concouru à faire adop
ter, comme utiles et comme nécessaires, les mesures prises par la cour de
Berlin. Mais ses sentimens pour S. M. le roi de Prusse n'en ont été ni
changés ni affoiblis , et ne le seront point aussi long-temps que S. M. ne
sera point forcée à penser que les armemens de la Prusse sont le résultat
d'un système d'agression combiné avec la Russie contre la France; et lorsque
l'intrigue, qui paroît s'être agitée de tant de manières et sous tant de formes ,
pour inspirer au cabinet de Berlin des préventions contre son meilleur et
son plus fidèle allié , aura cessé ; lorsqu'on ne menacera plus par des préparatifs
une nation que jusqu'à cette heure il n'a pas paru facile d'intimider .
S. M. l'EMPEREUR regardera ce moment comme le plus heureux pour luimême
et pour S. M. le roi de Prusse . Il sera le premier à contremander les
mouvemens de troupes qu'il a dû ordonner , à interrompre des armemens
ruineux pour son trésor ; et les relations entre les deux Etats seront réta
b'ies dans toute leur intimité,
C'est sans doute une chose satisfaisante pour le coeur de S. M. de
n'avoir donné ni directement , ni indirectement , lieu à la mésintelligence
qui paroît prête à éclater entre les deux Etats , et de ne pouvoir jamais
être responsable des résultats de cette singulière et étrange lutte , puisqu'elle
n'a cessé de faire constamment, par l'organe de son envoyé extraordinaire
et par l'organe du soussigné , toutes les déclarations propres à
déjouer les intrigues , qui , malgré ses soins , ont prévalu à Berlin. Mais
c'est en même temps pour S. M. I. un grand sujet de réflexion et de douleur
, que de songer que lorsque l'alliance de la Prasse sembloit devoir lu
permettre de diminuer le nombre de ses troupes et de diriger toutes ses
forces contre l'ennemi commun, qui est aussi celui du continent , c'est
contre son allié même qu'elle a des précautions à prendre .
Les dernières nouvelles de Berlin , diminuant beaucoup l'espoir que
l'Empereur avoit fondé sur la mission de M. de Knobelsdorff , et sur la
lettre de S. M. le roi de Prusse , et semblant confirmer l'opinion de ceux
qui pensent que l'armement de la Prusse , sans aucune explication préalable
, n'est que la conséquence et le premier développement d'un système
combiné avec les ennemis de la France , S. M. se voit obligée de donner
à ses préparatifs un caractère général , public et national Toutefois , elle a
voulu que le soussigné déclarât que même après la publicité des mesures
extraordinares auxquelles S. M. a dû recourir , elle n'en est pas moins
disposée à croire que l'armement de la cour de Berlin n'est que l'effet d'un
mal-entendu , produit lui -même par des rapports mensongers , et à se re
OCTOBRE 1806 . 135
placer, lorsque cet armement aura cessé , dans le même système de bonne
inteiligence , d'alliance et d'amitié qui uniss it les deux Etats .
Signé CH . MAUR. TALLEYRAND , prince de Bénévent .
Copie de la note de M. de Knobelsdorff au ministre des
relations extérieures , en date du 12 septembre 1806.
Le soussigné sentant combien il est de la plus haute importance de
répondre tout de suite à la note que S. Exc. le prince de Bénévent , ministre
des relations extérieures , lui a fait l'honneur de lui adresser ce
soir , se voit forcé de se borner à représenter les observations suivantes .
Le motifs qui ont engagé le roi mon maître à faire des armemens , ont été
l'effet d'une trame des ennemis da la France et de la Prusse , qui , jaloux
de l'intimité qui règne entre ces deux puissances , ont fait l'impossible
pour alarmer par de faux rapports venus à le fois de tous côtés . Mais ,
sur-tout , ce qui prouve l'esprit de cette mesure , c'est que S. M. ne l'a
concertée avec qui que ce soit , et que 'a nouvelle en est venue plus tôt à
Paris qu'à Vienne , Pétersbourg et Londres . Mais le roi mon maître a fait
faire à l'envoyé de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , use
communication amicale au sujet de ces mesures . Ce ministre n'avoit
po'nt encore donné de réponse sur cette communication. La relation des
intéressans entretiens que S. M. I. a daigné avoir avec le soussigné et le
marquis de Lucchesini , ne pouvoit encore être arrivée à Berlin . D'après
cct exposé , le soussigné ne peut que témoigner à S. Exc. le ministre des
relations extérieures le voeu le plus ardent que les actes publics restent
encore suspendus jusqu'au retour d'un courrier dépêché à Berlin .
Signé le général KNOBELSDORFF .
Copiede ladeuxième note du ministre des relations extérieures
à M. de Knobelsdorff, en date du 13 septembre 1806.
Le soussigné a mis sous les yeux de S. M. l'EMPEREUR et Ror, la note
que S. Exc . M. de Knobelsdorff lui fit hier l'honneur de lui adresser .
S. M. y a trouvé avec plaisir l'assurance que la Prusse n'étoit entrée dans
aucun concert hostile contre la France ; que l'armement qu'elle a fait n'avoit
eu pour cause qu'un mal-entendu; que le départ de la garnison de Berlin ,
quoique effectué depuis la lettre écrite par S. M. le roi de Prusse , ne
devoit être considéré que comme l'exécution d'un ordre antérieur , et
que le mouvement imprimé aux troupes prussiennes cesseroit aussitôt que
l'on connoîtra à Berlin ce que S. M. l'EMPEREUR et Ror a bien voulu dire
à MM. de Knobelsdorff et de Lucchesini , dans les audiences particulières
qu'il leur a accordées .
S. M. a ordonné , en conséquence , que les communicationsqui devoient
4
136 MERCURE DE FRANCE ,
Ir
être faites au sénat lundi prochain , seront différés , et qu'aucunes troupes,
autres que celles qui sont actuellement en marche vers le Rhin, ne seroient
mises en mouvement jusqu'à ce que S. M. connoisse les détermina ions et
les mesures que la cour de Berlin aura prises d a' rès le rapport que
MM. de Knobelsdorff et de Lucchesini lui ont fait ; et si ces déterminations
sont telles quel armée française en Allemagne ne soit plus menacée ,
et que toutes choses soient remises entre la France et la Prusse sur le même
pied qu'elles étoient il y a un mois , S. M. fera rétrograder immédiatement
les troupes qui se rendent actuellement sur le Rhin. Il tarde à S. M.
l'EMPEREUR et Ror que ce singulier mal-entendu soit éclairci. Illui tarde
de pouvoir se livrer , sans aucun mélange d'incertitude et de doute
sentimens dont il a donné tant de preuves à la cour de Berlio , et qui ont
toujours été ceux d'un fidèle allié. Le soussigné , etc.
,
aux
Copie de la troisième note adressée par le minis re des relations
extérieures à M. de Knobelsdorff, le 19 septembre.
Le soussigné ministre des relations extérieures a exprimé à S. E. M. de
Knobelsdorff , dans la note qu'il a eu l'honneur de lui remettre le 15 septembre
, les dispositions confiantes avec lesquelles S. M. I'Empereur a
reçu les assurances données par M. de Knobelsdorff , que les mouvemens
militaires de la cour de Berlin n'étoient le résultat d'aucun concert hostile
contre la France , mais uniquement l'effet d'un mal- entendu , et qu'ils
cesseroient au moment où les premiers rapports de S. Exc. seroient parvenus
à Berlin .
Cependant les nouvelles qu'on en reçoit chaque jour portent tellement
tous les caractères d'une guerre imminente , que S. M. I. doit avoir quelque
regret de l'engagement qu'elle a pris de ne pas encore appeler ses
réserves , et de différer la notification constitutionnelle d'après laquelle
toutes les forces de la nation seroient mises à sa disposition. Elle remplira
cet engagement ; mais elle croiroit contraire à la prudence et aux intérêts
de ses peuples , de ne point ordonner dans l'interieur toutes les mesures
et tous les mouvemens de troupes qui peuvent avoir lieu sans notication
préalable .
S. M. a en même temps chargé le soussigné d'exprimer de nouveau à
S. Exc . M. de Knobelsdorff , qu'elle ne peut encore s'expliquer par quel
oubli de ses intérêts , la Prusse voudroit renoncer à ses rapports d'amitié
avec la France. La guerre entre les deux Etats lui paroit une véritab'e
monstruosité politique ; et , du moment où le cabinet de Berlin reviendra
à des dispositions pacifiques et cessera de menacer les armées d'Allemagne
, S. M. prend l'engagement de contremander toutes les mesures
que la prudence lui command it de prendre . Elle saisira avec plaisir ,
comme elle ne cesse de le faire dans toutes les circonstances , l'occasion
OCTOBRE 1806 . 137
de t'maigner à S. M. le roi de Prusse , le prix qu'elle attache à son
amitié , à une union fondée sur la saine politique et sur des intérêts réciproques
, et de lui prouver que ses sentimens sont toujours les mêmes , et
qu'aucune provocation n'a pu les altérer .
Le soussigné se félicite de pouvoir donner à S. Exe . M. de Knobelsdorff
une assurance aussi formelle des dispos tions de S. M. , qui sont
tellement étrangères à toute idée de guerre avec la Prusse , qu'elle a déjà
commis une faute militaire très -grave , en retardant d'un mois ses préparatifs
, et en consentant à la sser p sser quinze jours encore , sans appeler
ses réserves et ses gardes nationales .
Cette confiance que S. M. aime à conserver , prouve combien elle
apprécie la parole que lui a donnée S. Exc . M. de Knobelsdorff , que
la Prusse n'étoit entrée dans aucun concert avec les ennemis de la France ;
et que les assurances qu'elle a reçues , en mettant un terme au mal- entendu
qui vient de s'élever , féroient cesser les armemens qui en ont été la suite.
Seconde note de M. de Knobelsdorff au ministre des relations
extérieures , du 20 septembre 1806.
Le sonssigné , envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiare de
S. M. le roi de Prusse , a reçu hier la note qui lui a été adressée par
S. Exc. M. le prince de Bénévent , ministre des re'ations extérieures .
Si , dans cet office , le soussigné a retrouvé avec une extrême setisfaction
l'assurance précédemment consignée dans la note du, 13 septembre ,
que S. M. l'EMPEREUR et Ror rempliroit l'engagement qu'elle a pris
d'attendre le résultat des explications données au marquis de Lucchesini
et au général de Knobelsdorff, avant de prendre un parti sur les notifications
constitutionnel'es qui mettroient toutes les forces de la nation française
à la disposition du gouvernement , il a appris avec une peine infinie
que S. M. ait eu quelque regret de cet engagement , et que , tout en le
remplissant , elle croit nécessaire d'ordonner toutes les mesures et tous les
mouvemens de troupes qui peuvent avoir lieu sans notification préalable.
Le soussigné s'empresse de réitérer à S. Exc . M. le prince de Bénévent
l'assurance que S. M. le roi Prusse , loin d'avoir jamais eu l'idée de
renoncer à ses rapports d'amitié avec la Frauce , partage à cet égard tous
les sentimens de S. M. I. et R. , exprimés dans l'office auquel cette note
sert de réponse : que loin d'être entrée dans un concert avec les ennemis
de la France , S. M. prussienne a toujours cherché à calmer tous les res .
sentimens pour facilliter le rétablissement de la paix générale ; enfin , que
loin de menacer les armées françaises en Allemagne par ses armemens ,
ceux- ci n'ont eu lieu qu'à la suite d'avis reçus à Berlin , et qui étoient telleme
nt alarmans , qu'il n'eût pas été possible de négliger des mesures de
précaution commandées par la prudence pour le salut de l'Etat.
138
MERCURE DE FRANCE ,
Le soussigné se plaît à renouveler à S. Exc. M. le prince de Bénévent
l'assurance qu'en prenant ces mesures , S. M. le roi de Prusse n'a pas
renoncé un seul instant à l'assurance de voir se dissiper les nuages élevés
entre elle et la France : et le général Knobelsdorff est persuadé que lte
sera le résultat des explications qui ont eu lieu.
En priant M. le prince de Bénévent de faire parvenir à la connoissance
de S. M. l'EMPEREUR et Roi cette réponse à son office , le soussigné
a l'honneur de renouveller à S. Exc. les assurances de sa haute considération
.
Second rapport adressé de Mayence à S. M. L'EMPEREUR
et Ros , par le ministre des relations extérieures , le 6 oct.
SINE ,
Lorsque , dans le rapport que j'eus , il y a peu de jours ,
l'honneur d'adresser à V. M. , j'établissois que si la Prusse
avoit quelque raison d'intérêt personnel qui la portât à faire
la guerre , ce ne pouvoit être que le desir d'asservir la Saxe
et les villes anséatiques , j'étois loin de prévoir qu'elle osât
jamais avouer un tel motif. C'est néanmoins un aveu qu'elle
n'a pas craint de faire et de consigner dans une note que M. de
Knobelsdorff m'a envoyée de Metz , et que j'ai l'honneur
d'adresser à V. M.
Des trois demandes que renferme cette note , la première
et la troisième ne sont faites que pour déguiser , s'il est possible
, qu'on n'attache d'importance réelle qu'à la seconde.
La Prusse , après avoir vu d'un oeil tranquille les armées françaises
en Allemagne pendant un an , n'a pu s'alarmer de leur
présence , lorsque leur nombre étoit diminué, qu'elles étoient
dispersées par petits corps , dans des cantonnemens éloignés ,
lors sur-tout que V. M. avoit solennellement annoncé qu'elles
retourneroient en France aussitôt que les affaires du Cattaro ,
cause de la prolongation de leur séjour en Allemagne, auroient
été réglées par un accord fait avec l'Autriche , et que déjà
l'ordre pour leur retour étoit donné.
La Prusse , qui parle d'une négociation pour fixer tous les
intérêts en litige, sait bien qu'il n'y a point d'intérêt quelconque
en litige entre les deux Etats : la discussion amiable
qui doit fixer définitivement le sort des abbayes d'Essen et de
Werden , n'a point été différée par aucune lenteur du cabinet
français. Les troupes françaises ont évacué ces territoires , que
le grand-duc de Berg avoit fait occuper dans la persuasion
intime où des documens nombreux avoient dû le mettre ,
OCTOBRE 1806 . 139
qu'ils faisoient partie du duché de Clèves , et qu'ils avoient été
compris dans la cession de ce duché.
Ainsi les demandes de la Prusse sur ces divers points et
d'autres de même nature , et les prétendus griefs qu'elles
semblent indiquer , n'offrent point la véritable- pensée duz
cabinet de Berlin. Il ne la révèle , il ne laisse échapper son secret
que lorsqu'il demande qu'il ne soit plus mis de la part
de la France aucun obstacle quelconque à laformation de
la ligue du Nord , qui embrassera , sans aucune exception ,
tous les Etats non nommés dans l'acte fondamental de la
Confédération du Rhin.
Ainsi , pour satisfaire l'ambition la plus injuste , la Prusse
consent à rompre les liens qui l'unissoient à la France , à appeler
de nouvelles calamités sur le continent , dont V. M. vouloit
cicatriser les plaies et assurer la tranquillité , à provoquer
un allié fidèle , à le mettre dans la cruelle nécessité de repousser
la force par la force , et d'arracher encore son armée
au repos dont il aspiroit à la faire jouir , après tant de fatigucs
et de triomphes .
Je le dis avec douleur , je perds l'espoir que la paix puisse
être conservée , du moment qu'on la fait dépendre de conditions
que l'équité repousse et que l'honneur repousse également
, proposées , comme elles le sont, avec un ton et des
formes que le peuple français n'endura dans aucun temps et
de la part d'aucune puissance , et qu'il peut moins que jamais
endurer sous le règne de V. M.
NOTE.
Le soussigné , ministre de S. M. prussienne , par le même courrier
porteur de la lettre à S. M. I. , qu'il a eu l'honneur de transmettre aujourd'hui
à S. Exc . M. le prince de Bénévent , a reçu l'ordre de s'acquitter des
communications suivantes . Leur but est de ne plus laisser en suspens la
relation des deux cours . Chacune d'elles est si éminemment intéressée à
ne plus rester dans le doute sur les sentimens de l'autre , que le roi s'est
flatté de voir S. M. l'EMPEREUR applaudir à sa franchise .
S. M. prussienne a déposé dans la lettre susmentionnée , sa pensée
tout entière , et l'ensemble des sujets de plainte qui , d'un allié fidèle et
loyal , ont fait d'elle un voisin alarmé sur son existence , et nécessairement
armé pour la défense de ses intérêts les plus chers . Cette lecture aura
rappelé à S. M. I. et R. ce que la Prusse fut depuis long-temps à la
France . Le souvenir du passé pourroit-il n'être pas pour elle le gage de
l'avenir? Et quel juge assez aveuglé pourroit croire que le roi eût été neuf
140 MERCURE DE FRANCE ,
ans envers la France , si conséquent et peut-être si partial , pour se pla
cer volontairement avec elle dans un rapport différent lui qui plus d'une
fois a pu la perdre peut-être , et qui ne connoît que trop aujourd'hui les
progrès de sa puissance .
1
Mais si la Franee a dans ses souvenirs et dans la nature des choses , le
gage des sentimens de la Prusse, il n'en est pas de même de cette dernière ;
ses souvenirs sont faits pour l'alarmer. Elle a été inutilement neutre
amie , alliée même. Les bouleversemens qui l'entourent , l'accroissement
gigantesque d'une puissance essentiellement militaire et conquérante, qui
l'a blessée successivement dans ses plus grands intérêts , et la menace dans
tous , la laissent aujourd'hui sans garantie. Cet état de choses ne peut
durer. Le roi ne voit presque plus autour de lui que des troupes françaises
ou des vassaux de la France prêts à marcher avec elle. Toute les déclarations
de S. M. I. annoncent que cette attitude ne changera point. Loin
de là , de nouvelles troupes s'ébranlent de l'intérieur de la France. Déjà
les journaux de sa capitale se permettent contre la Prusse un langage dont
un souverain , tel que le roi , peut mépriser l'infamie , mais qui n'eu
prouve pas moins ou les intentions ou l'erreur du gouvernement qui le
souffre. Le danger croît chaque jour . Il faut s'entendre d'abord , ou l'on
nes'entendroit plus .
Deux puissances qui s'estiment , et qui ne se craignent qu'autant
qu'elles le peuvent , sans cesser de s'estimer elles- mêmes , n'ont pas
Lesoin de détour pour s'expliquer . La France n'en sera pas moins forte
pour être juste, et la Prusse n'a d'autre ambition que son indépendance
et la sûreté de ses alliés . Dans la position actuelle des choses , elles risqueroient
tout l'une et l'autre en prolongeant leur incertitude . Le soussigné
a reçu l'ordre en conséquence de déclarer que le roi attend də
l'équité de S. M. I. ,
1 °. Que les troupes françaises , qu'aucun titre fondé n'appelle enAllemagne,
repassent incessamment le Rain , toutes , sans exception , en commençant
leur marche du jour même où le roi se promet la réponse de
'EMPEREUR , et en la poursuivant sans s'arrêter ; car leur retraite instante
, complète , est , au point où en sont les choses , le seul gage de
sûreté que le roi puisse admettre.
2º. Qu'il ne sera plus mis de la part de la France aucun obstacle quelconque
à la formation de la ligue du Nord , qui embrassera , sans aucune
exception , tous les Etats non nommés dans l'état fondamental de la confédération
du Rhin .
3°. Qu'il s'ouvrira sans délai une négociation pour fixer enfin d'une
manière durable tous les intérêts qui sont encore en litige , et que pour
la Prusse , les bases préliminaires en seront la séparation de Wesel de
l'Empire français , et la réoccupation des troisabbayes par les troupes
prussiennes.
OCTOBRE 1806
141
•
Du moment où S. M. aura la certitude que cette base est acceptée , elle
reprendra l'attitude qu'elle n'a quittée qu'à regret , et deviendra pour
la France , ce voisin loyal et paisible qui tant d'années a vu sans jalousie
lagloire d'un peuple brave, et desiré sa prospérité . Mais les dernières
nouvelles de la marche des troupes françaises , imposen tau roi l'obligation
de connoître incessamment ses devoirs. Le soussigné est chargé
d'insister avec instance sur une réponse prompte , qui , dans tous les cas ,
arrive au quartier-général du roi le huitième octobre ; S. M. conservant
toujours l'espoir qu'elle y sera assez tốt pour que la marche inattendne et
rapide des événemens , et la présence des troupes , n'aient pas mis l'une
ou l'autre partie dans l'obligation de pourvoir à sa sùreté .
Le soussigné a l'ordre sur-tout de déclarer de la manière la plus solennelle
, que la paix est le voeu sincère du roi ; qu'il ne demande que ce qui
peut la rendre durable. Les motifs de ses alarmes , les titres qu'il avoit à
attendre de la France un autre rapport , sont développés dans la lettre du
roi à S. M. I. , et sont faits pour obtenir de ce monarque le dernier gage
durable d'un nouvel ordre de choses. Signé KNOBELSDORFF .
Paris , le 1er octobre 1806.
Le sénat , après avoir entendu le rapport de M. Lacépède ,
au nom d'une commission spéciale , adélibéré une adresse à
S. M. l'EMPEREUR et Roi , laquelle lui sera portée à son quartier-
général-impérial , par une députation composée des sénateurs
d'Aremberg , François ( de Neufchâteau ) et Colchen.
Le ministre des cultes , à MM. les évéques de France.
Monsieur l'évêque , après les événemens glorieux qui ont amené la
paix de Presbourg , S. M. l'EMPEREUR et Ror , uniquement occupé de
laprospérité intérieure de ses Etats et du repos du monde , avoit tourné
toutes ses pensées vers le rétablissement de la paix générate . S. M. se
plaisoit à croire qu'il ne restoit plus aucun cabinet en Europe que l'expérience
du passé n'eût éclairé sur ses véritables intérêts , et qui n'aspirât
à mettre enfin un terme au fléau sans cesse renaissant d'une guerre
dévorante qui a constamment réagi contre ses provocateurs , et confondu
par ses résultats les folles espérances de l'envie , et les profonds calculs de
la haine. Combien sur tout elle étoit loin de prévoir que le sonverain ,
assez ennemi de sa propre gloire pour entrer le premier dans la lice ,
seroit celui qui ayant joui d'une paix inaltérable durant le long tumulte de
nos dernières guerres , avoit obtenu , par les bons offices de la France , un
accroissement notable de puissance et de territoire ! Cependant, cet esprit
de vertige et d'erreur auquel la Providence abandonne quelquefois les rois ,
s'empare du cabinet de Berlin . Vainement l'EMPEREUR a-t-il opposé la
modération , la patience même, à des provocations graves ! Vainement
a-t-il réclamé des explications que l'intimité des relations passées devoit
142 MERCURE DE FRANCE ,
rendre loyales et sincères ! Vainement a- t- il retardé jusqu'aux préparatifs
d'une juste défense , pour donner au roi de Prusse le temps et les moyens
de se rattacher au seul système compatible avec ses véritables intérêts ! Les
villes anséatiques ont été menacées , la Saxe envahie ; le prince sage qui
la gouverne , forcé d'agir contre sa volonté ; les frontières des Etats de la
confédération du Rhin entourées , les troupes de S. M. traitées hostilement
, et la paix publique de l'Europe indignement violée , et sans motifs .
Dans ses conjonctures , M. l'..... , S. M. I. et R. desirant maintenir
l'honneur de sa couronne , celui de la nation et la sûreté de ses alliés , a
tiré du fourreau cette épée qu'elle reçut sur l'autel du Dieu vivant pour le
triomphe de la justice et la défense de la patrie. C'est dans ce moment
solennel où ellevient de notifier au sénat ses résolutions souveraines, que je
vo is invite , en son nom , à appeler sur ses aigles victorieuses la continua
tion des bénédictions célestes . Rassemblez les peuples dans les temples ;
que tous les fidèles réunis prient et pour l'auguste père de l'Etat , et pour
ceux de leurs enfans qui volent à la défence commune ; qu'ils demandent
au Dieu des armées , par qui règnent les rois , le salut du prince , la con
servation des soldats , la victoire et la paix.
Recevez , Monsieur l' .... , l'assurance de ma considération distinguée.
Signé PORTALIS .
Le ministre de l'intérieur aux préfets de l'Empire.
Monsieur , la guerre continentale vient de recommencer ; la modéra
tion de l'EMPEREUR n'a pu la prévenir. La France a été provoquée par
un souverain qui fut long-temps son ani , et dont elle a si fort accru la
puissance. L'EMPEREUR pouvoit n'être que juste envers lui , il s'est montré
généreux jusqu'au dernier moment : sa justice a été méconnue , sa géné
rosité a été repoussée . L'EMPEREUR est forcé de vaincre. C'est en vain
qu'il veut donner la paix à l'Europe , en bornant sa propre grandeur ;
un inconcevable aveuglement s'oppose à l'accomplissement de ces voeux de
l'humanité , et la partie de l'Earope qu'avoit respecté jusqu'à présent le
fléau de la guerre , en appelle sur elle-même toutes les fureurs et tous les
maux.
Le territoire de la France con tinuera de jouir de tous les bienfaits de
la paix. Pour lui épargner les ravages de la guerre , l'EMPEREUR s'éloigne
de ses frontières ; it va au loin affronter de nouveaux hasards pour la défense
de son peuple. Que son peuple le seconde ! Que ceux qui sont appelés
à partager ses dangers et sa gloire , volent au poste que leur montrent
l'honneur et la patrie ! Que les sacrifices d'un autre genre qui peuvent
servir au succès de nos armes, soient faits avec promptitude et dévouément
! C'est principalement par une stricte exécution des lois et par une
obéissance empressée à ce qui est commandé en leur nom , que chaque
OCTOBRE 1806 . 143
citoyen peut prouver son attachement à l'EMPEREUR, et l'intérêt qu'il
prend à la prospérité de son pays. Mais c'est sur- tout aux fonctionnaires
publics qu'il appartient d'en donner l'exemple ; l'absence de l'EMPEREUM
est un motif de redoubler de zèle. Ils doivent prouver que son esprit vit
au milieu d'eux , et qu'ils sont dignes du choix dont il les a honorés . Que
la Franee plus tranquille , et voyant dans son intérieur un ordre plus invariable
que jamais , atteste ainsi à l'Europe étonnée, l'esprit qui l'anime,
l'immensité de ses ressources provenant de l'union de tous ses citoyens ,
sa confiance dans le génie qui guide ses armées , et son dévouement à son
souverain qui a tant fait pour son bonheur , pour sa gloire , et qui fera
davantage encore pour sa prospérité , lorsque ses ennemis auront été
forcés d'accepter la paix généreuse qu'il n'a cessé de leur offrir.
Tel sera , Monsieur , le spectacle que présentera votre département .
Vous y contriburez de tous vos efforts et par l'emploi de tous vos moyens .
Je sais que vous connoissez dans toute leur étendue les devoirs qui vous
sont imposés , et tout ce qu'y ajoute l'importance du moment actuel ; et
vous me procurerez la satisfaction de faire connoître à l'EMPEREUR que
vous les avez tous remplis .
Recevez , Monsieur , l'assurance de ma parfaite considération.
-
Signé CHAMPAGNY.
Le collége électoral du département de la Creuze a
nommé candidat au sénat conservateur M. de Bressieux,
ancien officier au régiment de Lorraine , infanterie.
- Les Anglais ont fait une seconde tentative sur Boulogne ;
elle a eu le même succès que la première , c'est-à-dire qu'elle
a produit un tapage épouvantable , sans avoir coûté la vie à
aucun homme ; aucun magasin , aucun édifice public n'ont
souffert ; la flottille est intacte; et le dommage se borne à
quelques maisons particulières.
On fait à Meaux les dispositions nécessaires pour l'établissement
d'un haras , qui sera composé de quarante étalons
des meilleures races de la Normandie.
- Les élèves du Prytanée militaire de Saint-Cyr ont été
appelés à partager la gloire des élèves de l'Ecole polytechnique
et de celle de Fontainebleau; plusieurs places leur ont
été accordées par S. M. I. dans l'armée active. Cette faveur a
été reçue avec enthousiasme , aux cris répétés de vive l'Empereur
! Le général Duteil , chef de l'établissement, n'a en
besoin que de contenir l'ardeur générale , en présentant ceux
que leur âge et leur instruction rendent les plus propres au
métier des armes , et qui se trouvent dans ce moment au
nombre de cinquante, parmi lesquels on distingue les jeunes
144 MERCURE DE FRANCE ,
Desaix et Kleber, neveux des héros dont la perte excite encore
les regrets de la France .
-On écrit de Mayence , que par décret impérial , les forts
deCassel et de Kostheim , sur la rive droite du Rhin , qui ont
été cédés à la France , sont réunis à l'Empire.
-Les frégates la Revanche , capitaine Leduc , et la Syrène ,
capitaine Lambert , sont rentrées dans les ports de France , le
22 septembre. Elles étoient parties de Lorient le 26 mars ,
avec la Guerrière , qui s'en est séparée dans les brumes et dans
les glaces. Elles ont croisé sur les Açores , et ensuite sur le cap
Clarc ; elles se sont dirigées en mai vers les mers septentrionales ,
et sont parvenues au milieu des glaces jusqu'au Spitzberg , par
le 76º deg. 10' de latitude. Cette division a pris ou coulé
28 bâtimens anglais et un bâtiment russe , amené en France
294 prisonniers , sans compter ceux qu'elle a envoyés en
Angleterre sur un parlementaire.
-Aujourd'hui , les actionnaires de la Banque de France ,
réunis , ont nommé censeur M. Robillard ; et régens ,
M. Charles Davilliers , et MM. les receveurs - généraux
Pierlot , Muguet-Varanges , Gibert , Vital-Roux , Guiton ,
Olivier.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE.
DU SAMEDI 11. - C p . o/o c . J. du 22 sept. 1806 , 64f 6oc. 75c.65c
10c of ooc oc . oof oof ooc. oof.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 00. 000 000 000 000.000 000 000 .
Act. de la Banque de Fr. 1140f ocoof ooc ooc oooof. oooof coc .
DU LUNDI 13. - C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 651 25c 350 3ос 6 с
50c. 35c 30c 35c 30c 55с. сос . олс оос
Ilem . Jouiss . du 22 mars 1807 o f. oof ooc oос бос
Act. de la Banque de Fr. 1140f. 1141f 50c. 114of one oooof.
DU MARDI 14. Cpour o/o c . J. du 22 sept. 1806.64f 7pc. 750 700
Soc . 750 800 ooc . oof oof oof oof.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807.61f. 700 orc.000.000
Act. de la Banque de Fr. 1137f 50c 1138f. 75c. 1140f ooc.
DU MERCREDI 15. - Cp.ooc. J. du 22 sept . 1806 , 65f. 200 100 200
20.1502 0 150200.3.C2 C250.000. ooc oof.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof oof. ooc . ooc ooc oос ос
Act. de la Banque de Fr. 1140f ooc o00of one oof ooc . oof
DU JEUDI 16.-C p . ojo c . J. du 22 sept. 1806 , 661 306 15c 66f 150 200
100 1503c. 200 000 сос
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 63f ooc oof. ooc ooc oc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1145f. ooc. coc. one oooof
DU VENDREDI 17. - Ср. 00 c . J. du 22 sept. 1806 , 66f3cc 750 700
67f. ooc . ooc ooc ooc ooc oof
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.63f 500 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1150f ooc . ooof coc.
(No. CCLXXV . )
:
SEINE
(SAMEDI 25 OCTOBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
T
DEPT
DE
LA
♡
5.
cen
VERS 1
Faits en voyant le Tableau des Héros d'Ossian , par
M. Girodet.
PROTOGENE nouveau , tu sais par quels miracles
Ton magique pinceau créa ces demi-Dieux :
T'appelant loin du monde à de plus grands spectacles ,
L'imagination t'emporta dans les cieux.
LeBarde ( 1 ) , environné de ses ombres guerrières ,
Te reçut au milieu des palais enchantés ;
Et là, noble rival de ses Muses altières ,
Tu peignis les héros tels qu'il les a chantés.
Assis au premier rang de ces fils de laGloire ,
Un jour tu reverras les campagnes du ciel ;
Tu dois vivre avec eux : ainsi que la victoire,
Les sublimes talens rendent l'homme immortel.
J. B. DE SAINT - VICTOR.
(t) Ossian .
K
146 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
SANS être poule j'ai mon coq ;
J'ai mon cordon sans être sous le froc ;
J'ai mon fuseau , j'ai mon aiguille
Sans être ni femme , ni fille.
Mais j'en dis trop pour un lecteur madré :
Tu me connois déjà , sans doute ?
Pasencor; eh bien ! écoute :
Sans être fou , j'ai le cerveau timbré ,
Et j'ai ma clé sans être voûte.
LOGOGRIPHE.
QUOIQUE d'un naturel assez dur et stupide ,
Plus d'une jeune Iris sait me toucher souvent .
Sans raison je résonne , et mon premier talent
Est de donner le ton et de servir de guide
Aux sujets d'une des neuf Soeurs.
Que l'on m'analyse d'ailleurs ,
J'offre l'heure la plus hardie :
Je renferme en mon sein un utile animal ;
Ce que parfois à son rival
Oteunamantpar jalousie ;
Une ville de Normandie ;
Une autre de Piémont ; un endroit sombre et bas ,
Avec ce qu'on y sert , dont souvent les appas
Balancent ceux d'Ismène : un fameux hérétique ;
Une liqueur très-peu bachique ;
Ce que souvent la beauté rend;
Ce qu'au mouton chaque an l'on prend ;
Enfin, lecteur, ce que fillette
Veut être à ce qu'elle aime bien ;
Ce que n'est guère une coquette ,
Quoique ce soit pour plaire un assez sûr moyen.
CHARADE.
DANS presque tous les corps mon premier prend naissance ,
Trouve ses alinens , y fait sa résidence ;
Mon dernier, très - puissant , exprime tour-à-tour
Le mépris , l'amitié , la colère ou l'amour ;
Pour mon entier, que l'univers admire ,
On le vante , on l'exige en tout autre que soi ;
Mais chacun en secret se soustrait à sa loi .
Lecteur, pour deviner, cela doit te suffire .
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Chandelle.
Celui du Logogriphe est Espérance.
Celui de la Charade est Thé- atre,
OCTOBRE 1806. 147
Pensées de Nicole , de Port-Royal , précédées d'une Introduction
et d'une Notice sur sa personne et ses écrits ; par
M. Mersan. Edition stéréotype , d'après le procédé de
Firmin Didot. Un vol. in- 18. Prix : 70 cent. , et 1 fr. par la
poste ; papier fin , go cent. , et 1 fr. 20 cent. par la poste.
A Paris , de l'imprimerie et de la fonderie stéréotype de
Pierre Didot l'aîné , et Firmin Didot; et chez le Normant.
LE
Le nom de Nicole est aujourd'hui plus connu que ses écrits.
Ses Essais de Morale , justement admirés par des hommes
tels que Boileau et Racine , par des femmes telles que la
duchesse de Longueville et madame de Sévigné , n'étoient lus
dans les derniers temps que par les ecclésiastiques , et par un
petit nombre de gens de lettres : aucune nouvelle édition n'en
avoit été publiée. Cependant Nicole doit être mis au nombre
de nos grands moralistes et de nos bons prosateurs. On reconnoît
dans ses pensées et dans son style l'esprit de l'excellente
école de Port-Royal , dont il faisoit partie. La pureté de diction,
la justesse d'idée , la force de dialectique qui distinguent
les productions de cette société célèbre , se retrouvent dans
les Essais de Morale. La doctrine est sévère , il est vrai ; mais
elle ne s'élève jamais au-dessus des forces humaines. Proportionnée
à notre foiblesse , si elle nous montre la perfection ,
ce n'est qu'avec ces modifications heureuses qui n'exigent rien
d'impossible , et qui , en indiquant le but , ne prescrivent pas
d'y atteindre , mais n'enlèvent point l'espoir d'en approcher.
Nicole enseigna la rhétorique à Racine. On sait qu'il ne
dépend pas d'un professeur de donner du talent à son élève ;
mais quand il trouve dans le jeune homme dont l'éducation
lui est confiée , les dispositions naissantes qui annoncent le
génie , il peut le préserver des écarts , lui indiquer la véritable
route , et lui donner ces excellens principes dont le souvenir
se conserve toute la vie , et qui servent de règle dans
tous les ouvrage qu'on entreprend.
La doctrine littéraire de Nicole étoit digne du beau siècle
à la gloire duquel il contribua. Ses préceptes sur l'éloquence
furent ceux de son illustre élève; et l'on ne peut remarquer
sans plaisir l'étonnante conformité qui se trouve entre la théorie
de Nicole , et celle que Racine a si bien mise en pratique.
Ka 1
148 MERCURE DE FRANCE ,
« Il y a, dit Nicole, deux sortes de beautés dans l'élo-
>> quence. L'une consiste dans les pensées belles et solides ,
>> mais extraordinaires et surprenantes. Lucain , Sénèque et
>> Tacite sont remplis de ces sortes de beautés.
>>L'autre, au contraire, ne consiste nullement dans les
>> pensées rares , mais dans un certain air naturel, dans une
>> simplicité facile, élégante et délicate, qui ne bande point
» l'esprit , qui ne lui présente que des images communes ,
>> mais vives et agréables , et qui sait si bien le suivre dans ses
>> mouvemens, qu'elle ne manque jamais de lui proposer sur
>> chaque sujet les parties dont il peut être touché , et d'ex-
>> primer toutes les passions et les mouvemens que les choses
>> qu'elle représente y doivent produire : cette beauté est
>> celle de Térence et de Virgile; et l'on voit par-là qu'elle
>> est encore plus difficile que l'autre, puisqu'il n'y a point
>> d'auteur dont on ait moins approché que de ceux-là. »
Nicole , en donnant cette définition si juste des véritables
beautés poétiques , ne s'attendoit pas que son jeune élève
réaliseroit l'idée qu'il s'étoit formée de l'éloquence. Il est à
présumer que ses sages préceptes contribuèrent puissamment
àmaintenir Racine dans la bonne route. Aucun poète ne
mérite mieux que lui d'être comparé à Virgile , par ces beautés
simples et naturelles qui , aux yeux vulgaires, paroissent communes
, mais qui , comme l'observe très-bien Nicole, sont les
plus difficiles à concevoir et à rendre.
Quoique Nicole ait peu écrit sur la littérature , on voit
qu'il savoit en parler en maître. Ses jugemens sur quelques
auteurs français confirment cette opinion. Il en a jugé quatre
des plus célèbres , avec ce tact ferme et sûr qui annonce un
homme exercé dans la critique , et éminemment raisonnable.
Il n'estimoit la philosophie de Descartes qu'en ce qu'elle
montre le vide de la science humaine , et notre impuissance à
pénétrer dans les mystères de la nature. Du reste, il ne considère
le système de ce grand philosophe que comme l'histoire
d'un monde imaginaire qui ne peut jamais exister. Dans
l'Histoire Universelle de Bossuet, Nicole admire sur-tout la
seconde partie qui , selon ses expressions , montre que tout ne
subsiste que pour Jésus- Christ et par Jésus-Christ. Quoique
la première présente le tableau sublime , éloquent et rapide
des événemens qui changèrent autrefois la face du monde ;
quoique, dans la troisième , on se sente transporté d'admirationàla
vue d'un homme qui , inspiré par Dieu , balance
d'une main ferme les grandes destinées des empires , Nicole
permet aux femmes de n'en faire qu'une lecture rapide ; mais
il leur recommande de s'appesantir sur la seconde , et de s'ac
OCTOBRE 1806. 149
coutumer à chercher leur divertissement dans la vue de ces
grands objets qui fournissent à l'ame une nourriture forte et
solide. On voit que Nicole avoit affaire aux Longueville , aux
Sévigné , aux la Fayette. Les femmes d'aujourd'hui , qui ne
trouvent de plaisir qu'à la lecture des romans et des brochures
modernes, se moqueroient d'un pareil avis , et ne manqueroient
pas de traiter de pédant quiconque oseroit leur faire
une semblable proposition. Nicole juge un peu sévèrement
les Pensées de Pascal , ce livre où , dans les matériaux informes
d'un grand ouvrage, on trouve tant de traits de lumière ,
tant d'aperçus immenses , tant de pensées éloquentes , et , si
l'on peut s'exprimer ainsi , le premier jet du génie. On connoît
l'admiration du moraliste pour l'auteur des Provinciales :
ce jugement prouve son impartialité. Cependant , il jus
tifie Pascal d'une manière très-ingénieuse sur la hardiesse de
quelques pensées. Selon lui , elles doivent être comparées à
des pierres d'attente destinées à un vaste édifice. On auroit
tort de prendre à la lettre tout ce qui échappe à Pascal. Ses
idées , jetées à la hate , ressemblent, dit Nicole, à des pensées
hasardées que l'on écrit seulement pour les examiner
avecplus de soin. Du reste , il le trouve un peu trop dogmatique
: il avoue naïvement que ce grand génie incommode
son amourpropre, qui n'aime pas à étre régenté sifièrement.
Nicole juge très-bien Montaigne. Malgré l'aversion de tout
cequi tenoit à Port-Royal contre cet auteur, il se plaît à lui
reconnoître des lumières et une grande connoissance du
monde. Il lui accorde beaucoup de finesse et de pénétration;
mais, ajoute-t-il , comme il ne connoissoit guère d'autre vie
que celle-ci , il a conclu qu'il n'y avoit donc rien àfaire
qu'à tácher de passer agréablement le petit espace qui nous
est donné. Cette dernière réflexion est un excellent résumé
de la philosophie de Montaigne.
M. Mersan a fait un travail utile en puisant dans les Essais
de Morale un recueil de pensées. Par le soin qu'il a eu de
n'adopter que les idées les moins sévères , et en même temps
les plus susceptibles d'application , il a, pour ainsi dire , mis
Nicole à la portée du monde actuel : son choix annonce un
homme éclairé et judicieux. La religion , conforme en tout
à la raison, a toujours proportionné les remèdes aux maux.
Quand un homme relève à peine d'une maladie mortelle ,
les antidotes violens ne lui conviennent pas ; il lui faut, au
contraire, des alimens propres à réparer ses forces et à soutenir
saconvalescence. Notre siècle se trouve dans cette position ,
relativement aux moeurs. Incapable de soutenir la rigueur de
la morale de Nicole , il faut qu'une main indulgente l'adou
3
150 MERCURE DE FRANCE ,
cisse en la lui présentant. Il est possible de citer un exemple
qui ne laissera aucun doute à cet égard. A l'article des spectacles,
M. Mersan n'a pris dans les Essais que quelques propositions
générales qui montrent les dangers de la comédie.
Quelles clameurs n'auroit-il pas provoquées , s'il eût donné
plus en détail le système de Nicole sur cet objet ? Que diroient
les personnes qui présentent le théâtre comme une école de
morale , et qui nous ont traités de rigoristes outrés lorsque
nous leur avons contesté ce point, si on leur faisoit lire le
Traité de la Comédie , qui tend à prouver l'assertion avancée
par Port - Royal , dans les Lettres à un Visionnaire : Les
auteurs de romans et les poètes de théâtre ne sont que des
empoisonneurs publics ? :
Il est à regretter que M. Mersan n'ait pas adopté un plan
régulier dans la distribution des pensées de Nicole. Ce plan
auroit facilité l'étude du livre; et les lecteurs auroient pu ,
sans peine , graver dans leur mémoire les excellens principes
qu'il contient. Il est à regretter aussi que l'éditeur n'ait pas
fait usage de deux chapitres de la Logique de Port-Royal , qui
sont de Nicole , et qui ont pour objet d'indiquer tous les
sophismes auxquels nos préjugés et nos passions peuvent
nous entraîner dans les différentes positions où nous nous
trouvons. Ces défauts , qui peuvent être réparés dans une
seconde édition , n'empêchent pas que le travail de M. Mersan
ne soit digne d'estime : il le range au nombre des écrivains
estimables qui se consacrent à réparer les maux que les crreurs
en morale ont produits.
La manière dont il présente les pensées de Nicole le prive
malheureusement des développemens qui peuvent les expliquer
et en indiquer l'application. C'est en général le défaut
de tous les recueils d'idées morales détachées. Parmi le grand
nombre d'exemples qui pourroient appuyer notre opinion ,
nous n'en citerons qu'un:
Nicole parle des actions et des sentimens ; il développe sa
pensée en distinguant les actions qui prouvent notre respect
pour les grands , et nos sentimens qui mettent ces derniers à
Ieur place , quelles que soient nos démonstrations extérieures :
« Nos actions , dit Nicole , n'ont pas tout-à-fait la même règle
>> que nos sentimens ; car il y a des personnes à qui on doit
>> plus de respect extérieur, quoiqu'on leur doive moins d'ap-
>> probation et d'estime; parce que la civilité extérieure se
>> règle sur les rangs que le monde a établis , au lieu que
>> l'estime intérieure ne doit se régler que sur la raison .>>
Cette pensée est très-juste , mais elle ne présente pas une
application assez claire. M. Mersan auroit pu la trouver dans
OCTOBRE 1806 . 151
les Essais de Nicole. L'anecdote étoit assez curieuse pour être
rappelée , et nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en la
rapportant. Elle est peu connue ; et le grand homme qui y
joue le principal rôle augmente l'intérêt qu'elle peut exciter.
Le duc de Chevreuse avoit un fils prêt à entrer dans le
monde; il desira que Pascal lui donnât des leçons sur la
manière dont il devoit se conduire. Pascal , retiré alors dans
une solitude , ne refusa point de se prêter au desir d'un seigneur
que Port-Royal estimoit et regardoit comme son protecteur.
L'auteur des Provinciales eut trois conférences avec
le jeune duc : elles furent recueillies par Nicole , qui eut le
bonheur de les entendre. Dans la seconde , Pascal traite la
matière dont il est question ; voici comme il s'exprime :
(1 ) « Il est bon , M. le duc , que vous sachiez ce que l'on
>>vous doit , afin que vous ne prétendiez pas exiger des
>>hommes ce qui ne vous seroit pas dû ; car c'est une injus-
>> tice visible , et cependant elle est fort commune à ceux
>> de votre condition , parce qu'ils en ignorent la nature.
>> Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs : car
>>il y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs natu-
» relles. Les grandeurs d'établissement dépendentde la volonté
>>des hommes , qui ont cru , avec raison , devoir honorer
>> certains états , et y attacher certains respects. Les dignités
>>et la noblesse sont de ce genre. En un pays, on honore
>> les nobles ; en l'autre , les roturiers ; en celui-ci , les aînés ;
>> en cet autre , les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu
> aux hommes. La chose étoit indifférente avant l'établisse-
> ment ; elle devient juste , parce qu'il est injuste de la
>> troubler.
;
>>Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépen
>> dantes de la fantaisie des hommes parce qu'elles consistent
>>dans des qualités réelles et effectives de l'ame ou du corps ,
>>qui rendent l'une ou l'autre plus estimable , comme les
>> sciences , la lumière , l'esprit , la santé , la force.
>> Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces
>> grandeurs ; mais comme elles sont d'une nature différente ,
>>nous leur devons aussi différens respects. Aux grandeurs
>> d'établissement , nous leur devons des respects d'établisse-
>> ment; c'est-à-dire , de certaines cérémonies extérieures
» qui doivent être néanmoins accompagnées , comme nous
» l'avons montré , d'une reconnoissance intérieure de la jus-
>> tice de cet ordre , mais qui ne nous font pas concevoir
» quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette
(1) Essais de Morale, tome II , édition in-12 , 1701 , page 254.
4
152 MERCURE DE FRANCE ,
>> sorte : il faut parler aux rois à genoux; il faut se tenir
>> debout dans la chambre des princes. C'est une sottise et
>> une bassesse d'esprit que de leur refuser ces devoirs .
>> Mais pour les respects naturels , qui consistent dans l'es-
>> time, nous ne les devons qu'aux grandeurs naturelles , et
>> nous devons au contraire le mépris et l'aversion aux qua-
>>lités contraires à ces grandeurs naturelles. Il n'est pas néces-
>> saire , parce que vous êtes duc , que je vous estime ; mais il
>> est nécessaire que je vous salue. Si vous êtes duc et honnête
>> homme , je rendrai ce que je dois à l'une et à l'autre de
» ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que
>> mérite votre qualité de duc , ni l'estime que mérite celle
>> d'honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête
>> homme, je vous ferois encore justice : car en vous rendant
>> les devoirs extérieurs que l'ordre des hommes a attachés à
» votre qualité , je ne manquerois pas d'avoir pour vous le
>> mépris intérieur que mériteroit la bassesse de votre esprit.
>>Voilà en quoi consiste lajustice de ces devoirs ; et l'in-
>> justice consiste à attacher les respects naturels aux gran-
>> deurs d'établissement , ou à exiger les respects d'établisse-
>> ment pour les grandeurs naturelles. M. N... est un plus
>>grand géomètre que moi; en cette qualité , il veut passer
» devant moi : je qu'il n'y entend rien. La géométrie
>> est une grandeur naturelle : elle demande une préférence
>> d'estime; mais les hommes n'y ont attaché aucune préfé-
>> rence extérieure. Je passerai donc devant lui , et l'estimerai
>> plus que moi en qualité de géomètre. De même si , étant
>> duc et pair, vous ne vous contentiez pas que je me tinsse
>> découvert devant vous , et que vous voulussiez encore que
>>je vous estimasse , je vous prierois de me montrer les qua-
>> lités qui méritent mon estime. Si vous le faisiez , elle vous
>> est acquise , et je ne vous la pourrois refuser avec justice;
>> mais si vous ne le faisiez pas, vous seriez injuste de me la
>> demander; et assurément vous n'y réussiriez pas , fussiez-
>> vous le plus grand prince du monde. >>
Cediscours est un peu long; mais on ne pourroit l'abréger
sans le défigurer. Il rend d'une manière dramatique , et avec
des exemples frappans , le sens de la pensée de Nicole. Nous
croyons être sûrs que les lecteurs l'auroient vu avec plaisir
dans le recueil auquel a présidé M. Mersan.
Ce qui distingue éminemment Nicole des autres moralistes,
c'est une sévérité qui , sans être portée à l'excès , ne fléchit
cependant jamais devant aucune considération humaine. La
morale chrétienne n'a point eu de plus fidèle interprète. En
saisissant ainsi l'esprit des livres saints dans ce qui a rapport
OCTOBRE 1806. 153
aux actions ordinaires des hommes , le moraliste s'est préservé
de la rigueur des stoïciens : les vertus qu'il exige ne s'éloignent
jamais de la douceur et de la charité évangélique. Un modèle
inimitable de cette humanité , c'est le chapitre des Essais intitulé
: Des Moyens de conserver la Paix avec les Hommes.
M. de Voltaire le considéroit comme un chef-d'oeuvre auquel
on ne trouve rien d'égal dans l'antiquité. On regrette que
M. Mersan n'y ait pas puisé un plus grand nombre de pensées
: il auroit pu en tirer une série de préceptes excellens sur
la manière dont on doit se conduire dans le monde , quelle
que soit la situation dans laquelle on est placé.
On a reproché à Nicole de la sécheresse dans le style , et
une certaine stérilité dans les idées. Ces reproches , fondés sur
un passage mal interprété de La Bruyère , n'ont besoin, pour
être réfutés, que des suffrages illustres qui honorèrent les
Essais quand ils parurent.
Quelquefois le moraliste s'élève aux plus hautes pensées , et
son style prend un caractère d'originalité. « L'homme est si
>>misérable, dit-il , que l'inconstance avec laquelle il aban-
>> donne ses desseins est en quelque sorte sa plus grande vertu;
>>parce qu'il témoigne par- là qu'il y a encore en lui quelque
>>reste de cette grandeur qui le porte à se dégoûter des choses
» qui ne méritent pas son amour et son estime. » Cette pensée
a quelques rapports avec l'idée que s'étoient formés plusieurs
Pères de la vie pastorale , état dela société très-inférieur, sous
les rapports humains , à la vie agricole et à la vie civile. « Cette
>> vie , disoientces Pères , paroît plus parfaite , parce qu'elle
>> attache moins les hommes à la terre. >>
D'autres fois , Nicole emploie des tournures piquantes ; on
peut citer un exemple qui tient de la naïveté de La Fontaine
et de la finesse de La Bruyère. « Il y a , dit-il , des hommes
>>qui sont sots si doucement, qu'ils ne s'en aperçoivent pas
>>> du tout. »
On auroit desiré que M. Mersan n'eût rien changé aux
pensées de Nicole. Quoiqu'on n'ait pas tout comparé , on a
remarqué dans quelques articles des suppressions qui affoiblissent
le sens , et des changemens qui , sans le dénaturer, ne
laissent pas d'y apporter quelqu'altération .
La Notice nous a paru dans d'excellens principes moraux :
elle est écrite avec ce style élégant et naturel qui convient
au genre. Peut-être eût-il été à ddeessiirer que M. Mersan eût
gardé un peu plus de mesure en parlant des Jansénistes ,
dont les erreurs furent justement condamnées par l'Eglise.
Les louanges qu'il donne à leurs talens n'auroient pas dû
s'appliquer aussi à leur conduite. L'auteur, cependant, n'a
154 MERCURE DE FRANCE ;
rien avancé qui puisse être rigoureusement blâmé ; il ne peut
craindre que les conséquences qu'il seroit possible de tirer de
quelques phrases. Il y a dans cette partie de l'histoire du siècle
de Louis XIV des matières si délicates, qu'elles ne sauroient
être traitées aeec trop de soin et de réserve.
P.
Childéric, roi des Francs; parmadame de Beaufort- d'Hautpoul.
Deux vol. in -8° . Prix : 7 fr . 50 c. , et 10 fr. par la poste. A
Paris , chez Ch. Cocheris , libraire , quai de Voltaire ; et
chez le Normant.
:
:
L'ACCUEIL momentané que le public a daigné faire aux
romans historiques que nousavons vu paroître dans ces derniers
temps , devoit réveiller les écrivains qui sont dans l'habitude
de faire imprimer tous les rêves de leur imagination , et les
encourager à retourner toute l'histoire de France , pour nous
accabler des productions les plus bizarres et les plus extravagantes.
Mais , au petit concert de louanges flatteuses qui s'est
fait entendre à la naissance de ces sortes d'ouvrages , la voix
sévère de la critique vint mêler ses graves accens , et tempérer
un peu l'ardeur productive de tous ces écrivains. Ses
utiles leçons nous ont sans doute épargné les plus grands abus
qu'ils pouvoient faire d'un genre qui , lui même , est une
licenceen littérature , et c'est à elles que nous devons l'agréable
silence des uns et la sage retenue des autres.
Madame de Beaufort-d'Hautpoul, qui n'a pas cru devoir
pousser la discrétion jusqu'à son dernier point, a pensé avec
raison que , s'il peut être permis d'appliquer à des personnages
historiques des aventures inventées à plaisir , il faut au
moins choisir ces personnages dans les temps les plus obscurs
de l'histoire , ou parmi les héros dont elle ne nous a conservé
que les noms, afin de ne pas se trouver en contradiction trop
sensible avec des faits déjà connus , et de suppléer , autant que
le peut une imagination féconde , au défaut même de l'histoire.
Avant que madame d'Hautpoul eût fait cette réflexion ,
nous ne connoissions guère de notre ancien roi Childéric , fils
de Mérovée et père de Clovis , que la place que les chronologistes
lui assignent au rang des fondateurs de notre monarchie;
mais aujourd'hui, nous voilà mieux instruits des vingt premières
années de sa vie , que des vingt dernières du règne de
OCTOBRE 1806 . 155
1
notre bon roi Henri , qui estcependant assez bien connu. Tous
les faits et gestes de Childéric , toutes ses paroles et ses pensées
se trouvent renfermées dans les deux volumes dont nous allons
présenter à nos lecteurs un abrégé rapide , afin de répondre
àla juste impatience qu'ils éprouvent sans doute de connoître
enfince qui , depuis quatorze siècles , n'avoit jamais été revélé.
Childéric étoit blond ; et il avoit les yeux bleus : à douze
ans il s'enfuit de la maison paternelle , emportant avec lui le
javelot de Pharamond. Un beau desir de s'illustrer venoit de
l'arracher aux douces caresses de sa mère qui l'idolâtroit , et il
avoit résolu de se rendre au camp, poury combattre sous les
yeux de Mérovée , qui étoit en guerre avec Attila. Quelques
historiens prétendent que ce roi des Huns n'existoit plus à
l'époque où madame d'Hautpoul le fait encore guerroyer ;
mais quand on veut s'amuser à la lecture d'un roman historique,
il faut tout croire sans examen. La bataille s'engage ;
Chilpéric tombe dans la mêlée avant d'avoir pu se signaler.
Un Chinois , nommé Gélimer, est touché de sa jeunesse et du
péril où il est exposé; il le relève d'entre les chevaux qui
alloient le fouler aux pieds , et il l'entraîne au fond de la
Germanie , dans une grotte environnée de forêts impénétrables
. Mérovée resta vainqueur, mais il retourna dans ses
Etats , sans avoir pu retrouver son fils , et sans savoir ce
qu'il est devenu ; la reine s'affligea tellement de cette perte ,
qu'elle succomba àson chagrin : on lui fait de superbes funérailles;
et chaque assistant a soin de jeter sur ses restes sacrés
une poignée de sa terre natale.
Il existoit dans ce temps à la cour de Mérovée un chevalier
appelé Winadame , qui se représente ici sous le nom de
Viomade : c'étoit , si l'on veut , le gouverneur du jeune
Childéric. Le roi le lui avoit recommandé avant de livrer bataille
; mais Viomade l'avoit abandonné pour voler au secours de
Mérovée , et lui sauver la vie aux dépens de la sienne : il n'étoit
cependant pas mort ; il avoit seulement reçu une blessure
de laquelle il étoità peine guéri , lorsqu'il résolut de se mettre
en campagne , pour chercher l'héritier de la couronne. Il se
laisse persuader , par un prisonnier fait sur Attila , que ce
barbare retient Childéric parmi ses captifs , qu'il lui sera
facile de s'en emparer , et qu'il pourra le ramener en
France. Le piége étoit grossier : c'étoit un traitre qui vouloit
livrer undes hommes les plus habiles d'entre les Français à
lavengeance du roi des Huns. Néanmoins cet habile homme
suit son guide à travers les forêts les plus épaisses ; et , lorsque
celui-ci le croit hors d'état de jamais pouvoir s'en tirer , il
lui vole ses armes et l'abandonne sans moyen de subsis- 2
156 MERCURE DE FRANCE ;
tance , dans un pays perdu, sauvage , et rempli de bêtes
féroces. Il périssoit infailliblement de faim , de fatigue , ou
déchiré par les loups , si madame d'Hautpoul n'avoit eu
l'humanité de lui faire rencontrer un petit sentier qui lemena
tout droit à la grotte où Childéric et Gélimer s'étoient refugiés.
Gélimer étoit devenu aveugle ; mais Childéric étoit
frais et vermeil , content comme un prince , et ne se souciant
pas plus de son père ni de sa mère, que si jamais il ne les
avoit connus. Du reste c'étoit un très-bon fils : car il pleura
beaucoup lorsque Viomade lui eut dit que la reine sa mère
étoit mortede chagrin.
Gélimer avoit confié à Childéric toutes les aventures de sa
vie , mais Childéric ne lui avoit rien dit des siennes , et son
ravisseur ne s'en étoit pas même informé. Il fut donc étrangement
surpris , lorsque Viomade lui eut dit que c'étoit un
fils de roi qu'il avoit ramassé sur le champ de bataille ; il comprit
tout de suite qu'il alloit le perdre ; et comme il ne vouloit
pas le suivre à la cour de France , il trouva qu'il étoit sage de
s'enfoncer dans le coeur le javelot de Pharamond. Childéric et
Viomade retirèrent cette arme du sein de Gélimer expiré , et
ils se mirent aussitôt en route , pour retourner dans leur
patrie : le prince connoissoit un chemin sûr et peu long; il
ne lui fut pas difficile d'aller porter quelque consolation dans
le coeur de son père , qui le reçut fort tendrement , et qui se
garda bien de lui reprocher , et l'incertitude cruelle où il
l'avoit laissé si long-temps , et l'oubli de toutes les bontés de
sa mère , qu'il avoit cruellement abandonnée à tous ses
regrets; et l'incroyable insouciance qu'il avoit témoignée sur
son état , sur ses devoirs , et sur tout ce qui pouvoit arriver de
bien et de mal pendant son absence. Il est vrai que Childéric
auroit pu répondre qu'il s'étoit engagé par serment à ne pas
abandonner le bon Gélimer ; à quoi son père auroit pu répliquer
que c'étoit là justement ce qu'il ne falloit pas faire ; et
Childéric auroit été forcé d'avouer qu'il ne s'étoit conduit
dans cette aventure d'une manière si ridicule , que pour faire
plaisir à madame d'Hautpoul ; qu'il savoit bien qu'il seroit
blamé de tout le monde; mais qu'il n'avoit pu résister au
charme d'obliger une aimable Française ; qu'il avoit seulement
voulu lui fournir un beau sujet de roman historique ; et que ,
pour le grossir , il étoit encore prêt à recommencer , au risque
de perdre le reste de sa famille et même sa couronne; que la
galanterie d'un chevalier exigeoit tous ces sacrifices , et qu'il
les comptoit pour rien. Mérovée se seroit sans doute contenté de
ces bonnes raisons , et il auroit admiré l'étonnante prévoyance
son cher fils. Quoi qu'il en soit , le monarque se réjouit
de
OCTOBRE 1806. 157
beaucoup , et il ordonna des fêtes publiques , dans lesquelles
toutle monde chanta ces paroles remarquables : Au Guy l'an
neuf, c'est-à-dire apparemment, laneuvième année du règne
deMérovée. Madame d'Hautpoul ne dit pas sur quel air ce
peu de mots fut chanté , mais il faut penser qu'il exprimoit
mille choses plus agréables les unes que les autres ,puisque la
chanson étoit si courte qu'elle ne signifioit absolument rien.
Peut-être l'auteur auroit-il dû traduire cet air par quelques
jolis couplets , tels que ceux qui se trouvent répandusdansson
ouvrage. Mais peut-être aussi ces quatre syllabes renfermentelles
quelque chose de mystérieux qu'il faut admirer sans le
comprendre. Quelque temps après qu'on eut chanté le Guy et
l'an neuf, Mérovée mourut ; Childéric monta sur le trône ,
et, pour récompenser Viomade du service qu'il lui avoit
rendu enle tirant de la grotte , il le chassa de sa présence, et
l'obliga d'aller chercher fortune hors de son royaume. Ce
procédé ne plut pas autant à la nation que l'abandon qui avoit
fait mourir la reine. On lui reprocha de négliger les intérêts
de son royaume , pour les beauxyeux d'une étrangère à laquelle
ils'étoit attaché ; il persista danssa passion: les esprits s'aigrirent,
et on le chassa de ses Etats. L'histoire , qui est beaucoup plus
sévère que madame d'Hautpoul , accuse nettement ce prince
de s'être livré à la débauche, et de n'avoir pas même respecté
lesdames les plus qualifiées dela cour. Dans l'ouvragede notre
auteur, l'amour de Childéric est aussi pur que la lumière da
soleil ; mais en exilant Viomade, on lui fait faire une chose toute
contraire au rapport de l'histoire , qui assure que ce courtisan
resta à la cour pour ménager les intérêts de son maître. A
quelqu'opinion que le lecteur veuille s'en tenir , il sera toujours
contraint de convenir que la plume de madame d'Hautpoul
estplus chaste que celle des meilleurs historiens , puisque
son héros reste constamment dans les bornes de la déconce
la plus scrupuleuse , et qu'il offre partout un beau modèle
de politesse et d'urbanité françaises .
Childéric , poursuivi dans sa fuite , reçoit une profonde
blessure; il se réfugie chez les Druïdes , où une main invisible
vient le soigner et le guérir : c'est le fidèle Viomade qui
lui rend encore ce service ; il s'étoit réfugié dans la même
enceinte , et le hasard , qui est d'une si grande ressource dans
les romans, y avoit conduit Childéric. Ce roi détrôné fut bien
surpris d'y rencontrer un homme qu'il avoit disgracié sans
sujet; il le chargea de retourner à la cour d'Egidius , qui
l'avoit remplacé sur le trône ( les historiens français l'appellent
Gilles) , et de lui ménager un parti. En lui donnant cette
commission , Childéric oublioit que c'étoit l'envoyer à la
158 MERCURE DE FRANCE ;
mort , puisque ce Gilles ou cet Egidius étoit précisément
celui qui avoit fait solliciter le supplice de Viomade , et qui
s'étoit ensuite restreint à demander son exil. Viomade ne se
souvient pas non plus qu'Egidius et sa femme sont ses plus
cruels ennemis: il obéit, sans faire aucune réflexion , aux ordres
de son maître ; il arrive; et , par un miracle que Mad. d'Hautpoul
peut seule expliquer , il est bien reçu , fêté , consulté; le
nouveau roi l'admet dans son intimité : aucun dessein ne se
forme et ne s'exécute que par lui.
Tandis que Viomade reçoit un si bon accueil d'Egidius ,
Chilpéric va porter ses regrets et ses espérances à la cour de
Basin , roi de Thuringe. C'est là que l'amour l'attendoit encore
pour lui faire éprouver toutes ses douceurs et toutes ses
cruautés. Il y avoit dans le palais du roi une jeune et belle
princesse , que quelques-uns croient avoir été femme de
Basin , que d'autres appellent sa fille, mais qui n'est plus que
sa nièce dans le récit de Mad. d'Hautpoul. Cette transformation
est d'autant plus heureuse , que si Basine ( cest le nom
de la princesse ) étoit restée femme de Basin , Childéric n'au
roit pu la rechercher en mariage ; ou que si elle avoit été sa
fille , Basin n'auroit pu penser à l'épouser. Dans l'un et l'autre
cas, les choses auroient pu s'arranger , comme on voit qu'elles
s'accommodent ordinairement dans le monde ; et ce n'est pas
ce qu'il faut pour composer un bon roman historique.
Basine étant donc devenue la nièce de Basin , lui et Childéric
peuvent prétendre à l'obtenir pour femme : ce qui est
toujours un excellent moyen pour les brouiller ensemble. En
outre, le père de cette princesse est un personnage de plus
qu'on peut rendre intéressant , en le faisant enfermer , par
l'ordre de Basin, dans le fond d'une roche sombre , et surtout
en ne le nourrissant qu'avec des mets empoisonnés. Ses
amis le tireront de ce trou , lui porteront des secours qui le
feront vivre encore quelques mois ; il sera libre de remonter
sur le trône qu'il partageoit avec Basin , dont il est l'aîné ; il
pourra révéler la scélératesse de ce fratricide , et l'en punir ;
il sera le maître d'assurer un état à sa veuve , et à sa fille qui
vient de naître ; mais , par un trait de bonté capable de toucher
les coeurs les plus durs , il ne fera rien de tout cela ; tout
au contraire , il apprendra que sa femme vient de mourir ,
que son assassin s'est emparé de sa fille ; qu'elle est par conséquent
exposée à périr misérablement. Il persistera dans son
silence , et il mourra dans l'obscurité , après avoir consenti
que son enfant , sa seule héritière , reste sous la garde d'un
traître dont il est la victime ; et cela s'appellera aimer avec
discernement, juger avec intelligence les hommes et les choses,
OCTOBRE 1806. 159
et voir clairement dans l'avenir tout ce qui doit arriver !
Cependant , nous verrons nous-mêmes dans un moment que le
sort , qui se joue de toute la prudence humaine , ne fera
rien de tout ce que ce bon frère avoit espéré.
Lorsque sa fille Basine fut grande, Childéric la vit à la cour
de Thuringe, et il en devint amoureux : dans le même temps
Basin voulut se l'approprier ; mais comme elle éprouvoit
quelque répugnance à lui donner sa main , ce nouvel amant ,
pour obtenirsonconsentement et ses bonnes graces , la fit jeter
dans le même souterrain où sonpère avoit étéabandonné. On lui
raconta l'histoire de ce malheureux prince , et elle ne manqua
pas d'admirer la sagesse de sa conduite qui l'exposoità recevoir
un pareil traitement , et qui lui procuroit une si belle occasionde
se montrer encore plus généreuse qu'il ne l'avoit été.
Elle délibéra cependant sur le parti qu'elle prendroit , parce
qu'elle se flattoit que Basin finiroit par reconnoître que Childéric
lui convenoit mieux ; mais il ne voulut pas la priver du
plaisir de faire admirer sa résignation: il lui fit dire qu'elle
pouvoit se disposer à mourir dans la Roche- Sombre , si elle
ne vouloit pas consentir à l'accepter pour époux. Cette énergique
galanterie , jointe au conseil d'un grand-prêtre, dépositaire
des dernières volontés de son père , la déterminèrent à
renoncer à Childéric et à devenir la femme de Basin . Il
l'épousa donc à sa grande satisfaction ; mais sa joiene futpas
de longue durée , comme nous le verrons tout à l'heure...
Pendant toutes ces tracaseries , Childéric étoit retourné en
France , pour deux bonnes raisons : Basin avoit aposté des
assassins dans son appartement, pour l'étrangler lorsqu'il rentreroit
, et le jeune prince avoit voulu éviter cette petite cérémonie
; Viomade lui avoit fait dire qu'on n'attendoit plus que
lui pour opérer une révolution, et il s'étoit hâté de profiter de
ladisposition des esprits ; il avoit chassé Egidius , et il régnoit
paisiblement. Le passé l'avoit un peu corrigé ; mais il étoit
toujours amoureux de sa chère Basine , qu'ilavoit laissée dans
laRoche-Sombre.
Il faut que tout finisse'; et c'est un grand malheur pour les
romans historiques. Childéric pensoit à se servir des moyens
qui se trouvoient à sa disposition , pour aller délivrer sa
princesse et punir le tyran; on vint lui annoncer qu'elle étoit
infidelle , et qu'il neluirestoit plus d'espérance. Cette nouvelle
l'accabla ; mais comme on prend assez bien son parti sur les
événemens qu'on ne peut plus changer , il commençoit à se
consoler, lorsque Basine elle-même s'offrit à ses yeux sous la
figure d'un barde chantant et s'accompagnant de là lyre. Elle
lui dit : « Je suis venue vers vous parce que je vous en crois le
160 MERCURE DE FRANCE ;
>> plus digne ; s'il étoit dans l'Univers un plus grand roi,
>> j'eusse traversé les mers pouraller le rejoindre. >> Childéric
auroit bien voulu lui répondre qu'il s'estimoit fort heureux
qu'elle n'en connût pas ; qu'il avoit pensé jusque-là qu'elle
s'étoit engagée avant qu'il fût roi , et que peut-être la délicatesse
ne lui permettoit plus de choisir entre tous les souverains
celui qu'elle jugeroit le plus grand. Mais il ne voulut pas la
mortifier ; et il vit bien que cette bonne princesse , troublée
par tout ce qu'elle avoit souffert , n'exprimoit pas parfaitement
sa pensée : il comprit qu'elle ne savoit pas d'ailleurs s'il
y avoitdes royaumes au-delàdes mers , puisqu'à cette époque
on ne les avoitpas encore traversées ; qu'elle prenoit mal àpropos
l'Univers pour la terre; car en supposant qu'ily eût
unempereur dans la lune , elle auroit eu beau parcourir les
mers, jamais elle ne l'auroit atteint ; et qu'enfin il étoit parfaitement
inutile de penser à faire le tour du monde pour aller
trouver un roi qui pouvoit habiter une ville voisine de son
petit pays. Il feignit d'entendre qu'elle lui disoit : « Je suis
>> venue vers vous parce que je vous aime , et que je crois à la
>>sincérité de vos sermens. Je souhaiterois qu'il y eût sur la
>> terre un plus grand roi dont je fusse aimée , afin de vous
>> prouver que je ne suis point guidée par l'ambition , et que
>> c'est de vous seul que je veux tenir tout mon bonheur. >> Il
lui fit l'accueil qu'elle méritoit dans cette supposition ; et il
apprit qu'au moment même où elle venoit d'être unie àBasin,
le grand-prêtre, qui lui avoit conseillé de l'épouser , l'avoit
réclamée devant tout le peuple , pour lui faire subir lemois de
retraite destiné aux larmes , parce qu'elle avoit été promise
dans son enfance au fils de Basin , mort à la guerre ; que le
tyran avoit été forcé de consentir à sonéloignement dela cour,
pour se conformer à l'usage du pays , et qu'elle avoit profité
de ce moment de liberté pour venir le trouver. La religion ,
les moeurs et les lois de ces temps réculés , s'accordoient également
pour rendre nulle une alliance qui les outrageoit si
cruellement ; et Basine , sous la protection du roi des Francs,
ne devoit plus rien au meurtrier de son père. Il paroît donc
assez inutile que madame d'Hautpoul condamne encore les
deux amans à souffrir les caprices d'un pareil monstre , et
qu'elle les fasse languir jusqu'à ce qu'il lui plaise de reconnoître
que son mariage est nul : comme si la volonté d'un
assassin étoit plus respectable , plus sûre et plus sacrée que les
premières lois de Cette dernière dlé'émtaerrncehleledjeuBsatsiciene! est conforme au récit des
historiens ; mais , nous le répétons, il ne faut pas vouloir chercher
la vérité dans un tissu d'événemens imaginaires , auxquels
1
DE
LA
SEINE
ОСТОBRE 1806 .
noms historiques po DE
inter
Ber
ery
quels l'écrivain attache quelques
resser plus sûrement le lecteur. Ces sortes d'ouvrages sont vérf
tablement comme les songes qui nous représententdes
sonnes avec lesquelles nous vivons familièrement, cous des
images étrangères et dans des situations qui ne leur conviennent
aucunement. Tant que le rêve ou le roman continue
notre esprit est enchanté , et il ne distingue pas le vrai d'avec
lefaux. Mais aussitôt que la raison s'éveille ou que le roman
estlu, tous les fantômesse dissipent comme une vapeur légère;
et la vérité nous appelle dans un monde réel ou si nous voulons
suivre tout droit notre chemin, il n'est pas plus permis de
liredes romansque de rêver.
G.
:
Exposition des Prédictions et des Promesses faites à l'Eglise
pour les derniers temps de la Gentilité; par le P. Lambert.
Deux vol. in- 12. Prix: 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste.
AParis , à l'Imprimerie des Sourds-Muets , rue S. Jacques;
chez Ad. le Clère , libraire , quai des Augustins ; et chez
le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº. 17
( II . et dernier Extrait. Voyez le N°. da27sept.dern. ) :
Le rappel des Juifs ,une fois convertis , dans leur ancienne
patrie ; le rétablissement de Jérusalem et des autres villes de
laJudée; l'avénement intermédiaire de Jésus-Christ ; l'établissement
de son règne visible dans toute la terre ; en unmot,
LE RÉGNE DE MILLE ANS , tel est , suivant le P. Lambert, le
grand et magnifique dénouement qui se prépare pour des
temps qui ne sauroient éire bien éloignés : règne de paix etde
joie , où l'on verra , pendant une longue suite de générations ,
les pères transmettre à leurs enfans le double héritage des vertus
les plus pures et des plus éclatantes prospérités; règne glorieux ,
oùune nouvelle terre , éclairée par un nouveau ciel , honorée
de la présencede Jésus-Christ même dans tout l'éclat de sa
majesté,déploiera aux yeux de ses heureux habitans des merveilles
sans nombre , que l'oeil de l'homme n'a jamais vues ,
queson esprit n'a jamais conçues ;règne si expressément prédit
, et marqué dans les « livres saints en caractères si éclatans ,
> qu'il est impossible , quand on y va de bonne foi, et qu'on
L
162 MERCURE DE FRANCE ,
>> ne veut point abuser de sa raison , de conserver là-dessus
>>> aucun doute.>>>
Une décision si tranchante nous avoit d'abord effrayés ;
mais bientôt nous avons vu l'auteur lui-même convenir que
le sentiment qu'il défendoit étoit susceptible d'être controversé
; nous nous sommes souvenus , comme il l'assure expressément
, que le sentiment contraire étoit devenu plus commun
dans l'Eglise depuis le cinquième siècle. Enfin nous avons relu
Bossuet, et son Commentaire sur l'Apocalypse, que M. de Sacy
appelle dans son explication de ce même livre une lampe qui
luit dans un lieu obscur; nous avons sur-tout consulté les
livres saints , où le P. Lambert trouve de si fortes armes , et
nous avons osé douter encore .
Bossuet , qu'il est toujours dangereux d'avoir contre soi ,
non-seulement a révoqué en doute le règne visible de Jésus-
Christ sur la terre pendant mille ans , mais il l'a formellement
combattu. Il a même trouvé que ce règne de mille ans ,
pris à la lettre , engageoit en des absurdités inexplicables ; et
peut-être s'étonnera-t-on qu'un arrêt si sévère , émané d'un
tel juge, n'ait pas imposé davantage à un écrivain qui proteste
continuellement de son respect pour une si grande autorité.
Au reste , il est juste d'observer que le millénarisme n'avoit
jamais reçu tant et de si précieux développemens. Le P. Lambert
, rejetant avec horreur les imaginations grossières et
impies d'un Cérinthe etde ses disciples ,nous présente le système
des millénaires sous le jour le plus favorable. Et tel sera
du moins l'avantage qui résultera du dernier combat qu'il
livre en faveurde cette doctrine : nous connoîtrons mieux que
jamais tout ce qu'elle a de fort ou de foible.
Les bornes d'un journal ne nous permettent pas d'exposer ,
comme nous l'aurions voulu, le système tout entier. Nous
avouerons d'ailleurs que nous avons eu quelque peine à découvrir
dans les vingt chapitres dont se compose l'ouvrage , l'enchaînement
des faits qui doivent amener , caractériser et suivre
le règnede mille ans. Mais nous avons cru apercevoir des
contradictions assez nombreuses ,de grandes invraisemblances ,
et au milieu des plus utiles vérités , des assertions fort étranges.
Plein d'amour pour la religion, et pénétré de respect pour
les écrivains qui consacrent leurs talens à la défense de cette
illustre abandonnée , nous avons cru devoir soumettre à l'un
'de ses plus zélés et de ses plus intrépides défenseurs , quelques
observations que l'intérêt seul de la vérité nous a suggérées.
<< Jésus-Christ lui-même sera le souverain du nouvel Empire
; et tous ceux qui auront échappé à la terrible vengeance
qu'il doit exercer sur les nations apostates et rebelles au jour de
OCTOBRE 1806. 163
son avènement , se soumettront à lui avec un respect plein
d'amour. Au don de la plus éminente sainteté , sera joint le
donplus précieux encore, de la persévérance. Toute la terre sera
remplie de la connoissance du Seigneur , comme le fond de
la mer est couvert de ses eaux. Ce que les plus grands saints,
ceque lesplus sublimes génies possèdent de connoissances en ce
monde , n'est que le foible crépuscule de l'éclatante lumière
qui se lèvera sur les justes de la nouvelle terre. Candidats de
la céleste Jérusalem, leur vie ne sera qu'une continuelle préparation
à l'ineffable jouissance qui les attend dans le ciel. Les
yeux de leur intelligence , dit Saint- Irénée , s'accoutumeront
ainsi par degrés à contempler, sans en être ébloui , ces clartés
éternelles qui environnent le trône de Dieu dans le séjour de
l'éternité , et à voir face à face la vérité même dans toute la
splendeur de sa gloire . L'expression de Saint- Irénée est magnifique
, ut paulatim assuescant capere Deum. >>>
Ainsi , une des principales fins du règne de mille ans seroit
d'accoutumer peu-à-peu les sainis qui habiteront la nouvelle
terre , àjouir de Dieu. Mais quoi ! est-ce donc là le privilège
d'un peuple de saints qui vivent sous l'empire immédiat et
visible de Jésus-Christ ? ou faut-il attendre un troisième
monde , pour obtenir un avantage que nous trouvons déjà
dans ce monde , tout corrompu qu'il est, et tout foibles et
tout imparfaits que nous sommes ?
N'est-ce pas un dogme de la foi catholique , « que les ames
>> des saints qui , au sortir de ce monde, sont parfaitement
>> purifiées du péché , etn'ont plus rien à expier , passent tout
>> d'un coup des misères de cette vie à la félicité éternelle par
>> la claire vision de Dieu dans le ciel ? » Le P. Lambert le
reconnoît : qu'il reconnoisse donc aussi que le règne de mille
ans est parfaitement inutile sous ce rapport à la gloire de
Dieu et au bonheur des Chrétiens.
Inutile , c'est peu dire : je crains bien que cette opinion , si
elle se répandoit dans le sein du christianisme , et parmi des
peuples déjà si violemment entraînés vers les biens terrestres et
sensibles , ne fût , contre les intentions de ses partisans , nuisible
aux hommes et injurieuse à Dieu. N'y a-t- il point de
danger que le Chrétien , accoutumé, comme parle Bossuet ,
accoutumé à transporter tous ses desirs au ciel , où il attend
unecitépermanentequi ne sera point bâtie de main d'hommes,
arrête avec complaisance ses pensées et ses desirs à un royaume
terrestre , où il possédera tout ensemble la présence de
l'Homme-Dieu , la plus parfaite justice , et l'abondance des
biens temporels dont sa piété sanctifiera l'usage. Plus heureux
mille fois qu'il n'eût été dans le paradis terrestre , en
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
conservant sa première innocence , aura-t-il le courage ou le
besoindedesirer encore ? Et prétend-on borner ses espérances ;
où n'est-ce rien que les retarder et les affoiblir ?
Ces premières considérations ne frapperont peut-être qu'un
petit nombre de Chrétiens zélés et fervens. Mais les invraisemblances
et les contradictions frappent tous les esprits : elless'offrent
en foule dans le système que nous combattons.
Après avoir représenté dans les premiers chapitres les
ravages qu'une philosophie à la fois voluptueuse et superbe
ne cesse de causer dans l'Eglise et dans la Société ; après nous
avoir montré la consolante perspective d'un peuple entier
adorant le Messie qu'il blasphème aujourd'hui , et se répandant
par tout l'Univers pour y porter avec la lumière de la
foi l'exemple de toutes les vertus , le P. Lambert ajoute que
les Juifs convertis seront tous rappelés dans leur ancienne patrie
, c'est-à-dire, dans la Palestine , où ils formeront comme
le fonds et la partie principale du royaume visible de Jésus-
Christ. « Les enfans d'Israël ne retourneront pas seulement à
>> la foi des patriarches ; ils rentreront en possession del'héritage
qu'ils occupoient au moment où ils en furent chassés
>>>par les Romains. La Palestine , en la renfermant même dans
>> ses plus étroites limites , suffiroit pour recevoir les Juifs
>> rassemblés de tous les lieux de la terre. Que sera-ce donc
>> si l'ony joint tout le pays que Dieu avoit promis à Abra-
>> ham et aux enfans de Jacob , et qui devoit s'étendre depuis
» l'Egypte jusqu'à l'Euphrate, et embrasser toute la côte
>> maritime que possédoient les Sidoniens , les Tyriens , les
>> Philistins , tout le pays des Moabites , des Iduméens , tout
» ce qu'avoit conquis David ... ? On verra donc le peuple
>>>juif sortir tout-à-coup de son assoupissement , entendre le
>> signal pour le retour , se former en nombreux pelotons ,
>> s'ébranler dans tous les lieux de la terre , se mettre en
১) marche de toutes parts pour revenir à Sion, vaincre tous
>> les obstacles qui pourroients'opposer à leur passage, rebâtir
>> les villes de la Judée , et sur-tout cette Jérusalem qu'ils ont
>> toujours si ardemment aimée ; repeupler leurs provinces ,
>> semultiplier sans mesure , jouir d'une protection miracu-
>> leuse , devenir par elle inattaquablesou invincibles ; posséder
>> avec la plus éminente piété tous les liens sensibles et natu-
>> rels dont elle sait faireun si bon usage. >>> :
Voilà demagnifiques promesses; etsansdoute on concevroit
que leur exécution, quoique très-éloignée des idées communes
, seroit néanmoins possible , si cette terre d'où les Juifs
ont été chassés par les Romains , devoit subsister à l'époque
où les Juifs seront rappelés. Mais quoi ! je lisplus loinque
OCTOBRE 1806. 165
l'avènement intermédiaire aura lieu avant le rappel des Juifs ;
que l'embrasement du monde par un feu vengeur qui consumera
tous les ouvrages de l'art et de la nature , doit concourir
avec cetavènement intermédiaire; qu'alors la terre sera brûlée
avectout ce qu'elle contient; dans cette conflagration universelle,
je me demande , non pas si Dieu pourra sauver ses
élus , ce qui n'est pas douteux , mais s'il restera quelque trace
delaPalestine etde tous ces pays conquis par David,ensorte
que les Juifs puissent rebâtir leur Jérusalem terrestre , depuis
là tour d'Ananaël jusqu'à la porte de l'Angle , porter le
cordeau encore plus loin jusqu'à la colline de Gareb , et le
faire tourner autour de Goath et de toute la vallée des Corps
morts etdes Cendres.
N'importe: les enfans d'Israël doiventrevenir dans laJudée ;
cette terre qui étoit inculte deviendra comme unjardin de
délices , et les villes qui étoient désertes , abandonnées et
ruinées seront habitées etfortifiées. Mais si cette prédiction du
prophète Ezechiel doit être entendue dans le sens littéral,
comment le P. Lambert expliquera-t-il ce qu'il fait dire au
même prophète de ces ennemis furieux , rassemblés des
quatre coins du monde , qui viendront , après les mille ans
accomplis , attaquer Israël dans un pays sans défense et sans
murailles, dans des villes sans murailles , où il n'y a ni barrières
ni portes. La contradiction n'est-elle pas ici trop
visible , ou faut-il admettre que des villes où il n'y a ni
murailles , ni barrières , niportteess,, sont cependant des villes
fortifiées , à la lettre ? ou bien encore les fortifications élevées
par les Juifs autour de leurs villes renaissantes , finiront-elles
par s'écrouler d'elles-mêmes vers la fin du règne de mille ans,
pour donner lieu aux insultes deGog et de Magog ? Dans le
sens figuré , toutes les prophéties reçoivent leur explication
plus ou moins satisfaisante; mais quand on veut se tenir au
sens littéral , la lettre tue.
Ce n'est pas que l'auteur n'ait plus d'une fois senti la nécessité
de recourir , comme l'ont fait Bossuet , Duguet et Sacy ,
au sens spirituel et figuré , pour expliquer, et sur-tout pour
concilier les paroles des prophètes. Mais ceci même se tourne
enobjection contre lui. On se demande par quels principes si
sûrs , inconnus à tant de savans interprètes , il a su déméler,
mieux que tous ensemble , les points précis où il devoit abandonner
la lettre , ceux où il devoit voit la suivre. Un exemple nous
fera mieux entendre. Suivant le P. Lambert , les prophètes
ont annoncé en termes exprès que les enfans de Madian, de
Saba , d'Epha , de Cédar et de Nabaïoth , c'est-à-dire les
descendans d'Ismaël et de Céthura , qui sont les Musulmans
3
166 MERCURE DE FRANCE ,
:
d'aujourd'hui , feront un jour la conquête des enfans d'Israël ;
qu'ils viendront se joindre à eux ; qu'ils imiteront leur foi ;
qu'ils offriront avec eux et par eux des hosties spirituelles au
Seigneur ; et voici ces termes exprès qui prédisent un événement
si mémorable. « Alors , ô Jérusalem , vous serez dans la
>> joie et dans l'éclat. Tout ce qu'il y a de grand dans les
>> nations viendra se donner à vous. Vous serez inondée par
>> une foule de chameaux , par les dromadaires de Madian et
>> d'Epha. Tous viendront de Saba vous apporter de l'or'et
>> de l'encens , et publier les louanges du Seigneur : on ras-
>> semblera pour vous les troupeaux de Cédar. Les béliers de
>> Nabaïoth seront employés pour votre service. On me les
>> offrira sur mon autel , comme des hosties agréables , et je
>> remplirai de gloire la maison de ma majesté. » Il n'y avoit
pas moyen cette fois de s'arrêter au premier sens que présente
Ja lettre. Il auroit fallu faire couler de nouveau le sang des
béliers et des boucs sur ces mêmes autels qu'arrose depuis
dix-huit cents ans le sang même d'un Dieu ; et comme le dit
si bien M. Duguet , le sens figuré est ici le sens littéral. Mais ,
alors , que le P. Lambert nous fasse donc voir clairement
pourquoi Jérusalem ne seroit pas la figure de l'Eglise dans une
prophétie , où les troupeaux de Cédar et les béliers de
Nabaïoth , sont la figure des Musulmans devenus enfans de
l'Eglise.
Un autre exemple prouvera jusqu'à quel point le savant
auteur , tout en se défendant d'adopter les sens trop charnels
et trop judaïques qu'on voudroit donner à l'Ecriture , est
épris du sens littéral. Tout le monde connoît ce beau passage
d'Isaïe, où nous avions accoutumé de voir , sous des images
aussi simples que frappantes , la douce influence de la doctrine
évangélique sur les caractères les plus fougueux , et sur les
peuples les plus barbares. « Le loup habitera avec l'agneau (1 ) ;
->> le léopard se couchera avec le chameau ; le veau , le lion ,
>>> les brebis demeureront ensemble , et un petit enfant les
>> conduira ; le veau et l'ours paîtront ensemble ; leurs petits
>>>reposeront ensemble ; et le lion comme le boeuf se nour-
>> rira de paille. L'enfant qui sera encore à la mamelle se
» jouera sur le trou de l'aspic , et celui qui vient d'être sevré
>>>portera sa main dans le trou du basilic , etc. » Il paroissoit
d'autant plus naturel d'entendre cette prophétie dans un sens
figuré , qu'elle se trouve dans le XIº chapitre d'Isaïe , précédée
et suivie de versets qui ragardent incontestablement le pre-
(1) Voyez dans ce Journal un morceau de M. de Bonald sur les Juifs ,
numéro du 16 août 1806.
1
OCTOBRE 1806. 167
mier avènement de Jésus-Christ , et la prédication de l'Evangile
aux Gentils. Loin delà , le P. Lambert s'attache à réfuter
les interprêtes qui ont eu recours aux figures et aux allégories ,
et il soutient qu'il faut revenir au sens littéral , le seul qui
convienne à cette prophétie. Il me semble que la raison et le
coeur souffrent également d'une semblable interprétation ; et
que c'est bien le cas de répéter avec Saint-Paul : la lettre tue
et l'esprit vivifie .
Cette étonnante résolution de tout prendre à la lettre , toutes
les fois que le sens figuré auroit été moins favorable au système
, a dû quelquefois embarrasser extrêmement l'auteur.
Nous avons peine à concevoir , par exemple , comment il
s'est tiré d'un autre passage d'Isaïe , d'où il fait résulter pour
les Juifs convertis et rassemblés dans Jérusalem , la promesse
d'une très-longue vie. Observez que les habitans de Jérusalem ,
pendant le règne de mille ans , sont tous , ou des saints ressuscités
et immortels , ou des justes parfaits qui transmettent
de race en race à leurs enfans une justice et une sainteté consommée.
Or , voici ce que porte la Vulgate dans l'endroit
même dont le P. Lambert leur fait l'application : « Non erit
>> ibi ampliùs infans dierum , et senex qui non impleat dies
>> suos ; quoniam puer centum annorum morietur , et pec-
>> cator centum annorum maledictus erit. » Ces derniers mots
qui paroissoient très- obscurs à M. de Sacy , même avec le
secours du sens figuré , sont vraiment inexplicables dans le
systême des millénaires , où il ne doit pas exister un seul
pécheur , sur-tout parmi les enfans d'Israël , la portion la
plus favorisée du peuple des saints. Aussi , est- il arrivé , je
ne sais comment , que ces paroles du prophète , répétées dans
deux endroits différens , ont reçu deux interprétations différentes
( 1 ) . Quoi qu'il en soit , il restera toujours à expliquer
comment il peut être question de pécheur âgé de cent ans
peccator centum annorum , dans une Jérusalem peuplée de
saints et de justes , sur cette nouvelle terre où Jésus-Christ
enpersonne règne visiblement au milieu de ses apôtres et de
ses martyrs , et verse sur tous ses sujets les plus abondantes
bénédictions.
2
Nous prions le P. Lambert de revenir sur ce passage , qui
nous paroît fournir une objection très-considérable contre le
règne de mille ans , en détruisant un de ses plus beaux et de
ses plus essentiels attributs , cette sainteté universelle , cette
justice parfaite qui doit briller à jamais dans tous les citoyens
de la nouvelle Jérusalem. Nous croyons d'autant plus difficile
(1) Voyez les pages 308 du 1er vol. , et 138 du 2 .
,
4
168 MERCURE DE FRANCE ,
de résoudre victorieusement cette difficulté dans le système
du millénarisme , qu'ici le texte est clair , et la Vulgate parfaitement
d'accord avec l'hébreu , ainsi qu'il est aisé de s'en
assurer .
Ceci nous conduit à une observation générale , que nous
soumettons aux lumières du savant théologien , et qui terminera
cet examen de la seconde partie de son ouvrage.
Il applique sans cesse à Jésus- Christ un grand nombre des
prophéties de l'Ancien Testament, telles que les suivantes:
Le Seigneur va sortir du lieu où il réside ( Isaïe , chap. 26 ) ;
le Seigneur sortira et combattra contre les nations ( Zacharie
chap . 14 ) ; Jérusalem sera appelée le trône du Seigneur
( Jérémie , chap. 3 ) ; le Seigneur habitera dans Sion ( Joël ,
chap.4 ) , etc. Dans tous ces endroits le mot hébreu que les
Septante ont traduit par xupros , la Vulgate par Dominus ,
les traducteurs français par le Seigneur , est JEHOVAH , le
grand nom de Dieu , ce nom ineffable que Dieu lui-même ,
parlant à Moïse dans le buisson ardent , s'est donné comme
étant son nom par excellence , et le seul qui exprimât toute
la majesté de son étre. D'où il suit que la véritable traduction
des passages que nous venons de citer , et que le P. Lambert
invoque à l'appui de son système , est celle-ci : Jehovah habitera
dans Sion ; Jehovah sortira et combattra contre les
nations , etc. Maintenant je demande si l'écriture donne également
ce nom de Jehovah à chacune des trois personnes
divines , et particulièrement si elle désigne ainsi le Dieu fait
homme , le Messie. Ne paroît-il pas plutôt par plusieurs passages
de l'Ancien etdu nouveau Testament ( 1), qu'elle consacre
se nom redoutable au Dieu créateur de l'Univers , au Dieu
trois fois saint considéré dans l'unité de ses trois personnes ,
Ja Sainte-Trinité , en un mot; ou du moins , qu'elle le réserve
à Dieu le père , à qui elle a coutume d'attribuer les oeuvres
de la Toute-Puissance ? Nous ne citerons qu'un seul exemple
qui nous a paru être d'un grand poids. Les Chrétiens ne
peuvent pas douter que David n'eût en vue le Messie , lorsque
, contemplant de loin la gloire immense d'un fils qui
seroit enmême-temps son Dieu , il s'écrioit dans un transport
d'admiration et de joie : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur :
>> Asseyez-vous à ma droite , jusqu'à ce que j'aie mis tous vos
> ennemis sous vos pieds. » Il est évident que l'Ecriture à
voulu parlerde deux Seigneurs , et que le second est Jésus-
Christ,
(1) Voyez, entr'autres , le second pseaume qui est certainement applicable
à Jésus-Christ , et le 1 chap, de l'Apocalypse , versets 4 ct 5.
ОСТОВКЕ 1806. 169
Le premier est donc Dieu le père , ou la Sainte-Trinité.
Et dans l'hébreu , nous retrouvons en effet la distinction
que les traductious grecque , latine et française ont faitdisparoître.
Letexte porte : JEHOVAH, dixit domino meo,JEHOVAH ,
dità mon Seigneur.
Nous ne nous arrêterons pas davantage sur cette observation,
faite peut-être ici pour la première fois. Si elle est
fondée , on voit assez qu'elle pouvoit fournir quelque lumière
pour l'interprétation des Ecritures , et qu'elle auroit dès à
présent la plus grande influence sur le système du P. Lambert.
Elle lui enleveroit tout-à-coup une foule de passages
dont il s'autorise pour établir le règne de mille ans , et un
second avénement de Jésus-Christ , différent de celui qui
doit terminer pour toujours la scène du monde , et nous
transporter dans l'éternité.
Mais, indépendammentdu plus ou moinsde justesse de cette
dernière réflexion , nous croyons que plus on approfondira
ladoctrine du millénarisme , même le plus épuré , plus on
se tiendra au sentiment de Bossuet , et plus on se convaincra
qu'un pareil système renferme d'insurmontables difficultés ,
et ne se nourrit souvent que de vaines imaginations.
Nous ne parlerons pas de quelques autres opinions qui ne
se lient pasàla doctrine du règne de mille ans , mais qui donneroient
lieu à des discussions trop sérieuses à la fois et trop
pénibles. Que l'Antéchrist , le plus terrible fléau de la colère
divine , doive être un des premiers pontifes de la religion de
Jésus-Christ; que la Babylone de l'Apocalypse ne soit pas
Rome conquérante et païenne, comme l'ont cru tous les
Pères, mais Rome chrétienne et apostate; que lagrande ville,
nommée Sodome et Egypte , dans ce livre tout rempli des
secrets de Dieu , soit évidemment Paris; toutes ces questions
nous paroissent tristement curieuses , et plus dangereuses
qu'utiles. Lemérite de proposer des conjectures plus ou moins
hardies , ne vaut pas le trouble que peuvent causer dans les
ames et dans l'Eglise de semblables controverses. Quand on
tremble, comme Bossuet , en mettant les mains sur l'avenir ,
on ne s'égare pas dans des questions qui sont au moins oiseuses,
etstériles pour le bien. Elles nous semblent sur-tout déplacées
, et conséquemment funestes , dans un temps où tant de
maux réels sollicitent à tout moment le courage et le zèle des
écrivains religieux; dans un temps où de faux sages , se jouant
insolemment de la morale autant que de la religion , attaquant
, renversant l'une et l'autre jusque dans leurs premiers
et plus intimes fondemens , disputent à l'homme sanature
àlasociété tous ses liens, a la conscience tous ses remords ,
,
170 MERCURE DE FRANCE ,
à Dieu son existence. Epouvanté de l'audace et des succès
d'une si coupable doctrine , nous avons encore ce surcroît de
douleur de voir les amis même de la Religion , ses derniers
défenseurs peut- être, ressusciter de vaines opinions de l'homme
au lieu de rappeler sans cesse la pure loi de Dieu ; faire fausse
route et se perdre dans des chimères, tandis qu'ils devroient
se rallier, réunir toutes leurs forces , et combattre de front
des ennemis puissans et habiles , qui épient toutes les occasions ,
tiennent registre de toutes les fautes , et profitent seuls de
toutes nos disputes L'auteur de l'ouvrage , que nous avons
tour-à-tour approuvé et combattu avec une égale franchise ,
est resté debout , mais pprreessque seul , au milieu de ruines qui
ne se réparent pas. Il lui appartient , plus qu'à tout autre , de
conserver pur et intact le dépôt des vérités saintes que nous
a transmises l'antiquité chrétienne , quod ubique , quod
semper. Toute doctrine , il le sait mieux que nous , toute
doctrine qui n'a pas cet auguste caractère , n'est point la
doctrine des Chrétiens .
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
Au Rédacteur du Mercure de France .
3
Paris , 19 octobre 1806.
« Je trouve avec surprise , Monsieur , dans le dernier
» numéro du Mercure , des vers qui me sont attribués , et qui
>> sont peu dignes du public , et de l'ouvrage que vous rédi-
>> gez. C'est ainsi que dernièrement vous avez copié un alma-
>> nach littéraire dont l'éditeur, sans me prévenir, a réimprimé
>> des morceaux d'une traduction de l'Essai sur l'Homme ,
>> faite il y a plus de vingt ans. J'ai désavoué , à diverses
>> époques , dans plusieurs journaux , tous les fragmens poé-
>> tiques publiés dans majeunesse , et toujours fort mal impri-
>> més dans les recueils où ils sont ensevelis. Permettez que je
>>> renouvelle le même désaveu.
» Un imprimeur, en 1789 , commença une édition en
>> deux volumes de mes premiers essais. Quelques années de
>> plus me rendirent heureusement plus sévère. Je voulus que
>> l'édition fût anéantie , et je donnai deux cents louis à l'imOCTOBRE
1806. 171
>> primeur pour le payer de ses avances. J'ai donc bien acquis
>> le droit d'être oublié.
>> Si d'autres circonstances me permettoient de me livrer
>> encore à la poésie , je voudrois du moins choisir des sujets
>> dont l'importance pût dédommager les lecteurs de la foi-
>> blesse de mes talens.
>> Recevez , Monsieur , l'assurance de ma haute estime.
FONTANES.
-
H
Les débuts de Lafond dans la comédie continuent à
attirer la foule au Théâtre- Français . Mercredi , il a joué le
Misantrope , le rôle le plus difficile peut-être du théâtre , et
dans lequel Molé lui-même laissoit quelque chose à desirer.
Les applaudissemens que Lafond a reçus ne doivent être regardés
par lui que comme des encouragemens. Il ne paroît pas
avoir bien saisi le caractère d'Alceste , et la nuance délicate
qui sépare ce personnage des héros tragiques.
- La reprise de l'opéra comique intitulé le Roi et le
Fermier, a obtenu un succès éclatant. La musique charmante
de Montsigni a produit tout l'effet qu'elle ne peut manquer
de produire toutes les fois qu'elle sera bien exécutée. Ce grand
musicien , que Grétry seul , parmi les compositeurs français , a
quelquefois égalé , a été demandé à grands cris après la représentation.
Il n'a pas jugé à propos de paroître , et , suivant
nous , il a bien fait. Cet honneur est devenu trop souvent la
récompense d'une mauvaise pièce , d'une musique détestable ,
ou d'un mauvais acteur.
-On donne en même temps sur le Théâtre de l'Impératrice
undes chefs-d'oeuvre de la musique italienne. Si à
la première représentation la Frascatana n'a pas obtenu tout
le succès qu'elle mérite , la faute en est aux acteurs. Depuis ,
ils ont étudié ; et leurs efforts ont été heureux. On leur a fait
répéter l'admirable quatuor du second acte.Nous invitons ceux
qui pensent que la musique n'est qu'une mode laquelle varie
tous les dix ans , à aller voir la Frascatana et le Roi et le
Fermier. Nous donnons le même conseil aux compositeurs qui
croient que l'art s'est perfectionné depuis vingt ans , et qu'ils
seroient sifflés , s'ils faisoient aujourd'hui de la musique comme
en faisoient alors Monsigni et Paësiello .
- La classe de la langue et de la littérature françaises de
l'Institut , a élu , mercredi dernier, à la place vacante par la
mort de M. Target , M. le cardinal Maury, ci-devant l'un
des quartante de l'Académie Française.
Les arts viennent de perdre J. B. C. Jallier, l'un des
architectes des bâtimens civils du ministère de l'intérieur,
ancien pensionnaire de l'académie de France àRome. Ildevait
172 MERCURE DE FRANCE ,
bâtir l'hôtel de la caisse d'escompte en 1788, son projet ayant
eu la préférence , à la suite d'un concours public. Il est décédé
le 12du courant, âgé de soixante-neuf ans.
-Les écoles de droit de Toulouse et de Strasbourg , seront
ouvertes le 3 novembre. Tous les jeunes gens qui ont seize
ans accomplis , et qui se proposeroient de suivre les cours
d'une de ces écoles,doivent s'inscrire dans la première quinzainede
chaque trimestre, et représenter leur acte de naissance.
-La distribution des prix pour l'exposition des produits
de l'industrie française a eu lieu hier à 9 heures du matin ,
dans une des salles de l'administration des ponts et chaussées.
Elle a été faite par S. Ex. le ministre de l'intérieur , assisté
de M. Monge , président du sénat , et président du jury national
pour l'exposition, en présence de M. le conseiller d'Etat
préfet du département de la Seine , et du jury. Le rapporteur
duljury, M. Costaz aîné , a prononcé un discours dans lequel
il a annoncé que l'exposition de 1806 a prouvé un développement
et des progrès sensibles de l'industrie française , pendant
les quatre années qui se sont écoulées depuis l'exposition
de l'an ro; qu'un nombre de fabricans dix fois plus considérable
s'est présenté cette année au concours ; que cette
louable émulation s'est particulièrement montrée parmi les
manufacturiers des départemens , même les plus éloignés de
l'Empire. Le rapporteur a fait ensuite l'appel des fabricans
qui ont été jugés dignes d'une distinction particulière ; il a
rappelé d'abord ceux qui ayant été récompensés dans l'une
des précédentes expositions , et ayant paru à celle-ci , y ont
été jugés toujours dignes des honneurs qu'ils avoient mérités
par la constance de leurs efforts. Les récompenses décernéés
aux fabricans qui n'avoient point encore été couronnés dans
les expositions précédentes , ont été divisées en cinq classes;
1º les médailles d'or , au nombre de 26; 2° les médailles
d'argent de première classe , au nombre de 64 ; 3° les médailles
d'argent de deuxième classe , au nombre de 54 :
4º les mentions honorables ; 5º les citations. Les fabricans
proclamés qui se trouvoient à Paris ont été successivement
présentés à S. Ex. le ministre de l'intérieur par le président
du jury national .
-On écrit de Milan, que la troupe de comédiens français
sous la direction de mademoiselle Raucour , a commencé
ses représensations le 10 octobre , par la tragédie d'Iphigénie
enAulide , suivie des Fausses Infidélités.
-
La société libre des arts du Mans a proposé pour sujet
des deux prix de l'année prochaine , 1º. d'indiquer dans un
mémoire détaillé , quelles sont les meilleures tourbières du
OCTOBRE 1806. 173
département de la Sarthe , où la tourbe est abondante , où
la rareté du bois se fait de plus en plus sentir par sa cherté
successive. Le prix est une médaille d'or , ou 300 fr. , au
choix de celui dont le mémoire aura le mieux rempli les conditions
du prospectus ; 2°. l'éloge de M. Gaillard , aucien
membre de l'académie française , doyen de celle des inscriptions
, et correspondant de la société libre des arts du Mans.
Le prix sera une médaille d'or , ou 200 ff. ,, au choix de celui
dont l'ouvrage , en prose ou en vers , aura été jugé digne de
le remporter. Les éloges et mémoires seront adressés , francs
de port , avaut le 15 avril 1807 , à M. de Tournay , secrétaire-
général de la société.
-Sir Georges Staunton , fils de l'auteur célèbre de ce nom,
a établit alternativement son séjour à Canton et à Macao. Il a
traduit en chinois un ouvrage sur la vaccine , et depuis cette
époque , lavaccination est devenue presque générale à Canton.
Les Chinois ont vaincu à cet égard leurs préjugés contre
toute innovation qui vient de l'étranger. Ils ont rassemblé une
somme considérable , à l'effet de fonder un établissement qui
doit propager la vaccinedans les provinces voisines de Canton,
et avec le temps , dans le reste de ce vaste empire , où la petitevérole
eulève tous les ans un dixième de la population.
-La Gazette de la cour de Russie donne , dans les termes
suivans , sous la date de Pétersbourg , 23 septembre , l'itinéraire
du voyage autour du monde que viennent de terminer
les capitaines Krusenstern et Lisanski :
« Les vaisseaux le Nadeshda et la Newa , destinés à un
voyage autour du monde, partirent de Cronstadt , le 26 juillet
1803, sous les ordres du capitaine Krusenstern. Le chambellanResanow,
qui se trouvoit sur le premier de ces bâtimens ,
étoit chargéde réaliser les vues du gouvernement sous le rapport
du commerce. Ily avoit aussi à bord plusieurs savans ,
tant dans l'astronomie que dans l'histoire naturelle.
» Le 21 décembre , les deux vaisseaux arrivèrent au Brésil ,
près de l'île Sainte-Catherine ; ils remirent à la voile le 25 janvier
( 4 février ) , doublèrent le cap Horn , et atteignirent ,
au commencement de juin , l'île Owaiga , l'une des Sandwich.
De cet archipel , la Newa continua sa route sous les ordres
du capitaine Lissanski , avec la cargaison destinée pour nos
établissemens d'Amérique , et se dirigea vers l'île de Kadjak ,
où elle arriva au mois de juin. Le vaisseau le Nadeshda ,
conduit par le capitaine Krusenstern , entra , au commencement
de juillet , dans notre port de Saint-Pierre et Saint-
Paul. De la , ce dernier vaisseau se rendit sur les côtes du
Japon; et à son retour au Kamschatka , le 14 (26) juillet
174 MERCURE DE FRANCE ,
1705 , le chambellan de Resanovw passa à bord d'un bâtiment
particulier appartenant à la compagnie , et se rendit dans nos
établissemens d'Amérique, pour s'occuper des moyens d'améliorer
la civilisation de cette contrée.
>> Les vaisseaux le Nadeshda et la Newa, qui s'étoient réunis
le 20 novembre ( 2 décembre ) 1805 , arrivèrent le 27 du
même mois à Canton. Ils y échangèrent sans obstacles leurs
marchandises contre des marchandises chinoises ; et après
s'être vus traités de la manière la plus amicale par les Chinois,
ils levèrent l'ancre le 29 janvier ( 10 février ) , et passèrent
devant les îles de la Sonde. A leur retour , la Newa ne s'arrêta
point jusqu'à Portsmouth , et le Nadeshda jusqu'aux îles
Sainte-Hélène. Ces deux vaisseaux sont heureusement arrivés
à Cronstadt , le premier le 23 juillet , et le dernier le 7 août
(4 et 19 août). Ce qui honore particulièrement les commandans,
c'est que dans un voyage de trois ans , le Nadeshda n'a
pas perdu un seul homme de son équipage , et la Newa n'a
eu que deux morts. >>>
-Les obsèques de M. Barthez , archi-chancelier de l'université
de médecine de Montpellier , médecin consultant de
S. M. I. et R. , associé de l'Institut , membre de la Légion
d'Honneur, ont été célébrées , le 17 courant, en présence d'une
députation de l'Ecole de Médecine de Paris , des différens
corps académiques , auxquels avoit appartenu ce savant, et
du plus grand nombre de ceux des médecins de la capitale
qui avoient été ses élèves. M. Desgenettes , inspecteur-général
du service de santé militaire , a prononcé le discours suivant
sur le lieu même de la sépulture :
<< Messieurs , nous venons déposer dans son dernier asyle un
savant distingué , un érudit profond , et l'un des plus grands
médecins du siècle qui vient de s'écouler.
>> Paul-Joseph de Barthez annonça, dès l'enfance , sa pénétration
, son goût pour l'étude et la facilité de retenir fortement
, et de disposer avec ordre ce qu'il avoit appris.
>> Destiné de bonne heure à l'étude de la médecine, il en prit
les premières leçons dans l'Ecole de Montpellier , qui , peu
d'années après , devoit le compter parmi ses plus illustres
professeurs.
>> L'intervalle du temps qui s'écoula entre son doctorat et
sa nomination à une chaire de professeur , fut employé par
lui à suivre et à recueillir des observations , tant dans la Normandie
, alors aux ordres de M. le maréchal d'Estrées , qu'à
l'armée d'Allemagne , vers 1757 .
» Ce fut dans les hôpitaux militaires qu'il commença à
pratiquer notre art. Il se forma sur ce grand théâtre de mi-
1
OCTOBRE 1806. 175
sereshumaines , à l'habitude de voir , de comparer , de juger ,
d'arriver enfin à ces grand résultats qui ne peuvent avoir
d'autres bases dans la médecine-pratique , que l'observation
cent et cent fois répétée. Barthez poussoit déjà jusqu'à l'austérité
l'exactitude dans tous ses devoirs. Assidu , les jours entiers
, dans les hôpitaux et aux lits des soldats , il contracta
souvent les maladies dont il s'efforçoit de les guérir , et il
manqua plusieurs fois d'en être la victime. Tel est le témoignage
éclatant que j'ai eutendu rendre de ses services par
MM. Poissonier , tous deux premiers médecins des armées ,
et qui s'honoroient dans leur vieillesse d'avoir en quelque
sorte ouvert à Barthez la carrière de la célébrité. Cette assiduité
, ce caractère décidé qui ne permettoit jamais à Barthez
de montrer de l'hésitation dans les circonstances les plus
embarrassantes ; cette trempe d'ame vigoureuse dont il étoit
doué , et qui plaît tant aux hommes de guerre , avoient subjugué
leur confiance.
>> Dans les séjours momentanés que Barthez fit à Paris
( et il affectionnoit singulièrement cette capitale ) , il consacroit
tout son temps à l'étude la plus opiniâtre. Sans cesse
dans les bibliothèques publiques et particulières , il dévoroit
les livres , et commençoit à accumuler ses trésors d'érudition
variée et profonde, qu'aucun homme de notre temps n'a depuis
égalée (1) . La connoissance des langues savantes , anciennes et
modernes, fut un des moyens qui lui facilitèrent l'acquisition
de tant de lumières ; mais il dut sa prééminence sur les
autres érudits , à la dialectique à la fois subtile et robuste
qu'il porta dans l'examen et la discussion des auteurs les plus
célèbres , comme les plus obscurs , qu'il jugea tour-à-tour ,
après les avoir cités au tribunal d'une raison supérieure.
>> - Barthez devint professeur dans l'Ecole de Montpellier ; il
faut donc maintenant le considérer sous le double rapport de
l'instruction qu'il a propagée par ses leçons et par ses écrits.
>> A une époque où Lamure , Leroy'et Venety répandoient
le plus grand éclat , en venant s'asseoir à côté d'eux , il se
créa une réputation qui brillant par des talens différens et plus
variés , ne fut cependant pas rivale de la leur.
» Il enseigna successivement toutes les branches de la
médecine , et il entraîna trente ans la foule des auditeurs par
la méthode sévère qui régnoit dans l'exposition de ses doctrines
, par sa vaste érudition , par l'abondance et l'éclat de son
élocution. Ce que ses anciens disciples peuvent seuls assurer ,
( 1 ) M. de Barthez avoit lui-même formé une riche collection de livres ,
qu'il a léguée dans son testament à l'Ecole de Médecine de Montpellier.
176 MERCURE DE FRANCE ,
c'est qu'il répandoit sur ses leçons une clarté que l'on ne
retrouve pas toujours dans ses écrits ; ce que l'on doit princi
palement attribuer aux ménagemens dont il crut devoir user
par respect pour les idées dominantes , et pour assurer sa
tranquillité.
>>Barthez prononça à l'ouverture des écoles , en 1772 , un
discours de principio vitali hominis , qui fut suivi de son
Nova Doctrina, opuscules dans lesquels il préluda à ses
célèbres Elémens de la Science de l'Homme, ouvrage apprécié
depuis long-temps.
>> Barthez fut appelé à Paris quelques années après pour
occuper la place éminente de premier médecin de M. le duc
d'Orléans ( nous parlons de l'avant-dernier premier prince du
sang de ce nom. ) Il n'appartenoit plus au dernier duc quand
vint à éclater la révolution. Barthez la jugea bien dès son
début ; il s'éloigna de Paris , et vint sous le beau ciel du
Languedoc chercher l'obscurité et la paix. Dépouillé d'une
fortune laborieusement acquise , privé des honneurs et du
rang qu'il avoit obtenus par ses talens , il ne déguisa à ses
concitoyens'ni ses opinions ni ses mécontentemens ; mais il protesta
en même temps de sa résignation à la volonté générale ,
etde son éloignement pour les affaires et les places publiques;
ilput, à ces conditions , vivre tranquille.
>> Deux circonstances le tirèrent de sa retraite et le firent
appeler de Narbonne , sa patrie , au quartier-général de l'armée
des Pyrénées-Orientales. La première fois il arrêta par ses
conseils les ravages de la contagion développée par l'entassement
des malades dans les hôpitaux militaires de Perpignan ;
et la seconde fois appelé pour Dugommiergravement malade,
il prolongea les jours de ce grand capitaine.
>> Ces services éminens couvrirent Barthez d'une sorte d'égide,
et aux temps les plus malheureux de nos dissentions
intestines , il eut assez de loisirs et de calme pour rassembler
les matériaux de son Traité des Maladies goutteuses , de sa
Mécanique des Animaux , et pour préparer une nouvelle
édition de son ouvrage chéri, ses Nouveaux Elémens de la
Science de l'Homme , qu'il a depuis publiés , et où , la vérité
nous oblige de l'avouer, les partisans les plus zélésde sa gloire
ont trouvé avec peine quelques théories opposées aux plus
belles découvertes de nos jours.
>>Des affections mélancoliques , compagnes peut-être inséparables
des savans qui ont vieilli dans le cabinet , exigèrent ,
ily a environ dix-huit mois, une grande diversion , un changement
total et subit dans les habitudes de Barthez. Il résolut
de venirdans la capitaleydissiper ses chagrins, et chercher un
soulagement
OCTOBRE 1806.
5.
DEP
soulagement aux maux physiques qui s'accumuloient sur
depuis quelque temps avec rapidité. Il étoit mu sur-tout par
lebesoindecontempler celui qu'il appeloit sans cesse le Reparateur
de tous les maux de son pays.
>> Que ceux qui ont admiré , qui ont aimé Barthez , se
retracent les derniers jours de sa vie , et ilsy trouveront sans
doute des motifsde consolation. Avant de terminer sa carrière ,
il vit récréer la monarchiedans laquelle , suivant Montesquieu
qu'il citoit souvent , les peuples viennent se reposer de leurs
longues agitations.
>>L'auguste souverain de la France aggrandie et bientôt
sans rivaux , combloit Barthez des témoignages de sa munifi
cence, de son estime et de sa confiance. Conservant au milieu
des infirmités l'étendue de sa mémoire, la rectitude de son
jugement, toute la force de sa tête et sa philosophie , il a su
repousser les vaines terreurs de la mort. Tranquille sur l'avenir,
il a vu ses écrits consacrés par l'admiration publique ; et
l'envie, qui n'avoit point épargné sa renommée, réduite au
silence, s'est vu forcée d'honorer sa mémoire.
>> Dieux ! à combien de regrets l'Ecole de Montpellier estelledonc
destinée? ... Tandis que nous rendons ici , Messieurs ,
aux restes de Barthez ces honneurs funèbres , Fouquet a dû
cesser de vivre , et une semblable cérémonie réunit peut-être
autour de ses mânes ses concitoyens éplorés ! ...
MODES du 20 octobre:
Unfroidsubita fait recourir aux costumes d'hiver ; cependant nombre
de femmes tiennent encore au blane , sur tout aux capotes de perkale , qui
seportent avec des douillettes , même avec des redingotes de drap. Les
douillettes , presque toutes froncées dans le dos , ont un collet chiffonsé
et des manches à l'espagnole. Quelques robes qui tiennent beaucoup des
douillettes , montent jusqu'au col , se ferment sur la gorge , et ont des
pattes au bas de la taille. On a supprimé les pelerines à quelques redingotes
; à d'autres , la péterine se trouve plus ample et descend plus bas
que l'année dernière. Une petite toucle d'or , pour serrer la ceinture
d'une redingote, tire ce vêtementde la classe commune. Toutes les redin
gotes sont de couleurs foncées .
Lesmodistes n'ont encore fait que très-peu de chapeaux de velours ;
mais elles ont drapé avec du velours beaucoup de chapeaux , et rayé en
velours nombre de capotes. Il en est des chapeaux de velours plein ,
commedes redingotes; les demi-élégantes se sont empressées de les adopter,
tandis que les femmes riches semblent ne quitter qu'a regret les
Costumes d'automne.
M
E
178 MERCURE DE FRANCE ;
NOUVELLES POLITIQUES.
Wirtemberg , 14 octobre.
Il est passé depuis ce matin cinq courriers pour Berlin ;
malgré le sileuce des officiers prussiens , les nouvelles de l'armée
transpirent, et nous savons qu'elles sont désastreuses pour
eux. La mort du prince Louis de Prusse a fait une sensation
d'autant plus grande , qu'indépendamment de sa naissance , il
étoit respecté et chéri du soldat comme le plus brave officier
de l'armée . Il n'avoit pas encore 34 ans ; son éducation avoit
été dirigée , pendant quelque temps , par l'abbé Raynal .
P. S. Nous apprenons que les Français sont entrés à Leipsic'k;
nous devons nous attendre àles voir arriver ici demain.
De Mont-de-Marsan , le 13 octobre.
Un courrier de Madrid , qui est passé hier dans cette ville ,
adémenti la nouvelle de la déclaration de guerre de la cour
d'Espagne contre le Portugal , qui avoit été annoncée à une
maisonde commerce de Bayonne. Le même courrier a confirmé
la sortie de l'escadre de lord Saint-Vincent du port de
Lisbonne , et a ajouté que la neutralité du Portugal a été
reconnue et consentie par toutes les puissances belligérantes...
De Mayence , 18 octobre.
Aujourd'hui , vers midi , le préfet du département a reçu
la lettre suivante de S. Ex. le maréchal d'Empire Kellermann :
« Un courier , arrivé ce matin du quartier-général , apporte
la nouvelle que , le 14 , les Français ont livré bataille aux
Prussiens ; que leur roi commandoit en personne. Le résultat
de l'affaire a été la prise de plus de 25 mille hommes et 100
canons ; presque tous les généraux ennemis ont été blessés.
L'armée prussienne se retire , ou plutôt fuit en désordre. >>>
Signé , le maréchal d'empire KELLERMAN,
Aussitôt le bruit du canon et des cloches a solennellement
annoncé cette victoire . La bataille s'est livrée dans les environs
de Jena . L'Empereur, toujours habile à profiter des succès
et a en recueillir les fruits , a poursuivi l'ennemi en personne.
La journée du 15 a été remplie par de nouveaux combats
et de nouveaux succès. Au départ du courrier , les Francais
s'étoient portés de Jena à Weimar , d'où la reine de
Prusse ne s'est échappée qu'avec peine , notre cavalerie ayant
pénétré dans cette ville peude temps après sa fuite; et comme
OCTOBRE 1806.
179
la route qu'elle a prise est couverte de nos troupes , il est
possible qu'elle finisse , comme on l'avoit d'abord dit , par
tomber entre les mains des vainqueurs. On varie sur le sort
du duc de Brunswick et du général Ruchel , que les uns
disent seulement blessés , tandis que d'autres relations assurent
qu'ils sont , l'un et l'autre , morts de leurs blessures. On
compte parmi les blessés le prince Henri de Prusse ( que l'on
dit frère du roi , et qui n'est que son cousin, à moins qu'il n'y
ait erreur de nom ) ; et l'on ajoute qu'il se trouve parmi les
prisonniers six généraux et un très-grand nombre de colonels .
Notre perte , comparativement à celle de l'ennemi , est trèsfoible
; le nombre des blessés ne s'élève pas tout-à-fait à 5000.
Parmi les généraux , nous n'avons à regretter que le seul général
de brigade Debilly ; officier distingué. Toute l'armée a
fait des prodiges de valeur et d'habileté ; on cite particulièrement
les corps des maréchaux Soult , Lannes , Ney , et celui
dumaréchal Davoust qui a soutenu un combat glorieux contre
le centre des Prussiens, aux ordres du maréchal Mollendorff.
La cavalerie française , à la tête de laquelle on remarquoit le
duc deBerg , qui étoit par-tout , et qui a semblé se multiplier
pendant ces deux journées mémorables ; la cavalerie française
s'est couverte de gloire: elle a fait mettre bas les armes à plusieurs
bataillons carrés , qu'avoit formé l'infanterie prussienne.
On dit que le roi de Prusse et le maréchal Mollendorff se
retirent , avec environ60,000 fuyards , vers Magdebourg , dans
l'espoir de rallier ces débris sous le canon de cette place. On
porte à 28,000 le nombre des prisonniers faits pendant la
seconde journée , et quant à l'artilerie , on a enlevé à l'ennemi
presque toute celle qui avoit échappé le 14.
PARIS , vendredi 24 octobre.
PREMIER BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Bamberg, le 8 octobre 1806.
La paix avec la Russie conclue et signée le 20 juillet, des
négociations avec l'Angleterre , entamées et presque conduites
'à leur maturité , avoient porté l'alarme à Berlin. Les bruits
vagues qui se multiplièrent , et la conscience des torts de ce
cabinet envers toutes les puissances qu'il avoit successivement
trahies , le portèrent à ajouter croyance aux bruits répandus
qu'un des articles secrets du traité conclu avec la Russie, donnoit
la Pologne au prince Constantin , avec le titre de roi ; la
Silésie à l'Autriche, en échange de la portion autrichienne de
M2
180 MERCURE DE FRANCE ,
la Pologne; et le Hanovre à l'Angleterre. Il se persuada enfin
que ces trois puissances étoient d'accord avec la France , et
que de cet accord résultoit un danger imminent pour la
Prusse.
Les torts de la Prusse envers la France remontoient à des
époques fort éloignées. La première elle avoit armé pour
profiter de nos dissentions intestines. On la vit ensuite courir
aux armes au moment de l'invasion du duc d'Yorck en
Hollande; et lors des événemens de la dernière guerre , quoiqu'elle
n'eûtaucun motifde mécontentement contre la France ,
elle arma de nouveau , et signa , le 1 octobre 1805 , ce fameux
traité de Postdam , qui fut , un mois après , remplacé par le
traité de Vienne. Elle avoit des torts envers la Russie , qui ne
peut oublier l'inexécution du traité de Postdam , et la conclusion
subséquente du traité de Vienne. Ses torts envers
l'empereur d'Allemagne et le corps germanique , plus nombreux
et plus anciens, ont été connus de tous les temps. Elle
se tint toujours en opposition avec la diète. Quand le corps
germanique étoit en guerre, elle étoit en paix avec ses ennemis.
Jamais ses traités avec l'Autriche ne recevoient d'exécution
, et sa constante étude étoit d'exciter les puissances au
combat , afin de pouvoir , au moment de la paix , venir
recueillir les fruits de son adresse et de leurs succès.
Ceux qui supposeroient que tant de versatilité tient à un
défaut de moralité de la part du prince , seroient dans une
grande erreur. Depuis quinze ans la cour de Berlin est une
arène où les partis se combattent et triomphent tour-a-tour ;
l'un veut la guerre , et l'autre veut la paix. Le moindre événement
politique, le plus léger incident donne l'avantage à
l'un ou à l'autre; et le roi, au milieu de ce mouvement des
passions opposées , au sein de ce dédale d'intrigues , flotte
incertain , sans cesser un moment d'être honnête homme.
Le 11 août , un courrier de M. le marquis de Lucchesini
arriva à Berlin , et y porta, dans les termes les plus positifs ,
l'assurance de ces prétendues dispositions par lesquelles la
France et la Russie seroient convenues par le traité du 20 juillet
, de rétablir le royaume de Pologne , et d'enlever la Silésie
à la Prusse. Les partisans de la guerre s'enflammèrent aussitôt;
ils firent violence anx sentimens personnels du roi ; 40 courriers
partirent dans une seule nuit , et l'on courut aux armes.
La nouvelle de cette explosion soudaine parvint à Paris le 20
du même mois. On plaignit un allié si cruellement abusé ; on
lui donna sur-le-champ des explications , des assurances pré-
Cises ; et comme une erreur manifeste étoit le send motif de
ces armemens imprévus, on espéra que les réflexións calmé
roient une effervescence aussi peu motivée.
OCTOBRE 1806 . IĞI
Cependant le traité signé à Paris , ne fut pas ratifié à Saint-
Pétersbourg , et des renseignemens de toute espèce ne tardèrent
pas à faire connoître à la Prusse , que M. le marquis de
Lucchesini avoit puisé ses renseignemens dans les réunions
les plus suspectes de la capitale , et parmi les hommes d'intrigue
qui composoient sa société habituelle. En conséquence , il
fut rappelé ; on annonça pour lui succéder M. le baron
de Knobelsdorff , homme d'un caractère plein de droiture
et de franchise , et d'une moralité parfaite. Cet envoyé
extraordinaire arriva bientôt à Paris , porteur d'une lettre
du roi de Prusse , datée du 23 août. Cette lettre étoit remplie
d'expressions obligeantes et de déclarations pacifiques ,
et l'EMPEREUR y répondit d'une manière franche et rassurante.
Le lendemain du jour où partit le courrier porteur de cette
réponse , on apprit que des chansons outrageantes pour la
France avoient été chantées sur le théâtre de Berlin ; qu'aussitôt
après le départ de M.de Knobelsdorff les armemens avoient
redoublé , et que quoique les hommes demeurés de sang
froid eussent rougi de ces fausses alarmes , le parti de la guerre
soufflant la discorde de tous côtés , avoit si bien exalté toutes
les têtes, que le roi se trouvoit dans l'impuissance de résister
au torrent.
On commença dès-lors à comprendre à Paris que le parti
de la paix ayant lui- même été alarmé par des assurances mensongères
et des apparences trompeuses , avoit perdu tous ses
avantages , tandis que le parti de la guerre mettant à profit
l'erreur dans laquelle ses adversaires s'étoient laissé entraîner ,
avoit ajouté provocation à provocation , et accumulé insulte
sur insulte , et que les choses étoient arrivées à un tel point,
qu'on ne pourroit sortir de cette situation que par la guerre.
L'EMPEREUR vit alors que telle étoit la force des circonstances,
qu'il ne pouvoit éviter de prendre les armes contre son allié.
Il ordonna des préparatifs. Tout marchoit à Berlin avec une
grande rapidité ; les troupes prussiennes entrèrent en Saxe ,
arrivèrent sur les frontières de la confédération, et insultèrent
les avant-postes.
Le 24 septembre , la garde impériale partit de Paris pour
Bamberg, où elle est arrivée le 6 octobre. Les ordres furent
expédiés pour l'armée , et tout se mit en mouvement.
Ce fut le 25 septembre que l'EMPEREUR quitta Paris; le 28
il étoit à Mayence , le z octobre à Wurtzbourg , et le 6 à
Bamberg. Le même jour, deux coups de carabine furent tirés
par les hussards prussiens sur un officier de l'état-major français.
Les deux armées pouvoient se considérer comme en
présence. t
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
Le 7 , S. M. l'EMPEREUR reçut un courrier de Mayence ,
dépêché par le prince de Bénévent , qui étoit porteur de deux
dépêches importantes : l'une étoit une lettre du roi de Prusse ,
d'une vingtaine de pages , qui n'étoit réellement qu'un mauvais
pamflet contre la France , dans le genre de ceux que le
cabinet anglais fait faire par ses écrivains à 500 liv. st . par an.
L'EMPEREUR n'en acheva point la lecture , et dit aux personnes
qui l'entouroient : « Je plains mon frère le roi de Prusse ; il
>> n'entend pas le français , il n'a pas sûrement lu cette rap-
> sodie. >> A cette lettre étoit jointe la célèbre note de M. Knobelsdorff.
« Maréchal , dit l'Empereur au maréchal Berthier ,
>> on nous donne un rendez-vous d'honneur pour le 8 ; jamais
>> un Français n'y a manqué ; mais comme on dit qu'il y a
>> une belle reine qui veut être témoin des combats , soyons
>> courtois , et marchons , sans nous coucher , pour la Saxe. »
L'EMPEREUR avoit raison de parler ainsi ; car la reine de Prusse
està l'armée , habillée en amazone , portant l'uniforme de son
régiment de dragons , écrivant vingt lettres par jour pour
exciter de toute part l'incendie. Il semble voir Armide dans
son égarement , mettant le feu à son propre palais. Après elle
le prince Louis de Prusse , jeune prince plein de bravoure et
de courage , excité par le parti , croit trouver une grande renommée
dans les vicissitudes de la guerre . A l'exemple de ces
deux grands personnages , toute la cour crie à la guerre ; mais
quand la guerre se sera présentée avec toutes ses horreurs , tout
le monde s'excusera d'avoir été coupable , et d'avoir attiré la
foudre sur les provinces paisibles du Nord. Alors, par une suite
naturelle des inconséquences des gens de cour , on verra les
auteurs de la guerre , non-seulement la trouver insensée , s'excuser
de l'avoir provoquée , et dire qu'ils la vouloient , mais
dans un autre temps ; mais même en faire retomber le blâme
sur le roi , honnête homme , qu'ils ont rendu la dupe de leurs
intrigues et de leurs artifices .
1
Voici la disposition de l'armée française :
L'armée doit se mettre en marche par trois débouchés. La
droite, composée des corps des maréchaux Soult et Ney, et
d'une division des Bavarois , part d'Amberg et de Nuremberg,
se réunit à Bayreuth , et doit se porter sur Hoff, où elle
arrivera le 9. Le centre, composé de la réserve du grand-duc
de Berg , du corps du maréchal prince de Ponte-Corvo et du
maréchal Davoust, de la garde impériale , débouche par
Bamberg sur Cronach , arrivera le 8 à Saalbourg , et de là se
portera par Saalbourg et Schleitz sur Gera. La gauche, composée
des corps des maréchaux Lannes et Augereau , doit se
porter de Schwenfurth sur Cobourg , Graffental et Saalfeld.
OCTOBRE 1806 183
If BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Auma, le 12 octobre 1806.
L'EMPEREUR est parti de Bamberg le 8 octobre , à trois
heures du matin , et est arrivé à neufheures à Cronach . S. M.
a traversé la forêt de la Franconie à la pointe du jour du 9 ,
pour se rendre à Ebersdorf, et de là elle s'est portée sur
Schleitz , où elle a assisté au premier combat de la campagne.
Elle est revenue coucher à Ebersdorff, en est repartie le 10
pour Schleitz , et est arrivée le 1 à Auma , où elle a couché,
après avoir passé la journée à Gera. Le quartier-général part
dans l'instant même pour Gera. Tous les ordres de l'EMPEREUR
ont été parfaitement exécutés.
Le maréchal Soult se portoit le 7 à Bayreuth , se présentoit
le gà Hoff, a enlevé tous les magasins de l'ennemi , lui a
fait plusieurs prisonniers , et s'est porté sur Plauen le 10. Le
maréchal Ney a suivi son mouvement à une demi-journée de
distance. Le 8 , le grand-duc de Berg a débouché avec la
cavalerie légère , de Cronach , et s'est porté devant Saalbourg ,
ayant avec lui le 25º régiment d'infanterie légère. Un régiment
prussien voulut défendre le passage de la Saale ; après une
canonnade d'une demi-heure , menacé d'être tourné , il a
abandonné sa position et la Saale. Le 9, le grand-duc de Berg
se porta sur Schleitz ; un général prussien y étoit avec 10,000
hommes. L'EMPEREURy arriva à midi , et chargea le maréchal
prince de Ponte-Corvo d'attaquer et d'enlever le village ,
voulant l'avoir avant la fin du jour. Le maréchal fit ses dispositions
, se mit à la tête de ses colonnes ; le village fut enlevé et
l'ennemi poursuivi. Sans la nuit, la plus grande partie de
cette division eût été prise. Le général Watier, avec le 4º régiment
de hussards , et le 5º régiment de chasseurs , fit une belle
charge de cavalerie contre trois régimens prussiens : quatre
compagnies du 27° d'infanterie légère se trouvant en plaine,
furent chargées par les hussards prussiens ; mais ceux-ci
virent comme l'infanterie française reçoit la cavalerie prussienne.
Deux cents cavaliers prussiens restèrent sur le champ
de bataille. Le général Maisons commandoit l'infanterie
légère. Un colonel ennemi fut tué , deux pièces de canon
prises , 500 hommes furent faits prisonniers , et 400 tués.
Notre perte a été de peu d'hommes ; l'infanterie prussienne
a jeté ses armes , et a fui épouvantée devant les baïonnettes
françaises. Le grand-duc de Berg étoit au milieu des charges ,
le sabre à la main.
Le 10 , le prince de Ponte-Corvo a porté son quartier
184 MERCURE DE FRANCE ,
général à Auma; leu, le grand - duc de Berg est arrivé à
Ger . Le général de brigade Lasalle , de la cavalerie de réserve,
a culbaté l'escorte des bagages ennemis : 500 caissons et voitures
de bagages ont été pris par les hussards français. Notre
cavalerie légère est couverte d'or. Les équipages de pont et
plusieurs objets importans font partie du convoi ,
La gauche a eu des succès égaux. Le maréchal Lannes est
entré à Cobourg le 8 , et se portoit le 9 sur Graffenthal. Il a
atta qué le to , à Saalfeldt , l'avant-garde du prince Hohenlohe,
qui étoit commandée par le prince Louis de Prusse , un des
Champions de la guerre. La canonnade n'a duré que deux
heures ; la moitié de la division du général Suchet a seule
donné. La cavalerie prussienne a été culbutée par les 9º et
10º régimens d'hussards. L'infanterie prussienne n'a pu conserver
aucun ordre de retraite; partie a été culbutée dans un
marais , partie dispersée dans les bois. On a fait 1000 prisonniers
, 600 hommes sont restés sur le champ de bataille,
50 pièces de canon sont tombées au pouvoir de l'armée.
Voyant ainsi la déroute de ses gens, le prince Louis de
Prusse , en brave et loyal soldat, se prit corps à corps avec un
maréchal-des -logis du 10º régiment de hussards. Rendezvous
, colonel , lui dit le hussard , ou vous êtes mort. Le
prince lui répondit par un coup de sabre; le maréchal-deslogis
riposta par un coup de pointe , et le prince tomba mort.
Si les derniers instans de sa vie ont été ceux d'un mauvais
citoyen , sa mort est glorieuse et digne de regrets. Il est mort
comme doit desirer de mourir tout bon soldat. Deux de ses
aides-de-camp ont été tués à ses côtés. On a trouvé sur lui
des lettres de Berlin qui font voir que le projet de l'ennemi
étoit d'attaquer incontinent , et que le parti de la guerre , à la
tête duquel étoient le jeune prince et la reine , craignoit
toujours que les intentions pacifiques du roi, et l'amour
qu'il porte à ses sujets ne lui fissent adopter des tempéramens
et ne déjouassent leurs cruelles espérances. On peut dire que
Les premiers coups de la guerre ont tué un de ses auteurs.
Dresde ni Berlinne sont couverts par aucun corps d'armées
Tournée par sa gauche , prise en flagrant délit au moment où
elle se livroit aux combinaisons les plus hasardées , l'armée
prussienne se trouve , dès le début , dans une position assez
critique. Elle occupe Eisenach , Gotha , Erfurt , Weimar.
Le 12 , l'armée française occupe Saalfeld et Gera , et marche
sur Naumbourg et Jena. Des coureurs de l'armée française
inondent la plaine de Leipsick.
Toutes les lettres interceptées peignent le conseil du roi
déchiré par des opinions différentes , toujours dél ibérant, et
OCTOBRE 1806. 185
jamaisd'accord. L'incertitude , l'alarme et l'épouvante paroissentdéjà
succéder à l'arrogance , à l'inconsidération et à la
folie.
Hier 11 , en passant à Gera , devant le 27º régiment d'infanterie
légère , l'EMPEREUR a chargé le colonel de témoigner
sa satisfactionà ce régiment sur sa bonne conduite.
Dans tous ces combats, nous n'avons à regretter aucun
officier de marque : le plus élevé engrade est le capitaine
Campobasso , du 27° régiment d'infanterie légère , brave en
loyal officier. Nous n'avons pas eu 40 tués et60 blessés.
III BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Geraw, le 13 octobre 1806.
LecombatdeSchleitz qui aouvert la campagne , et qui a
été très-funeste à l'armée prussienne , celui de Saalfeld qui l'a
suivi le lendemain , ont porté la consternation chez l'ennemi,
Toutes les lettres interceptées disent que la consternation est
à Erfurt , où se trouvent encore le roi , la reine , le duc de
Brunswick , etc.; qu'on discute sur le parti à prendre , sans
pouvoir s'accorder. Mais pendant qu'on délibére , l'armée
française marehe. A cet esprit d'effervescence , à cette excessive
jactance , commencent à succéder des observations critiques
sur l'inutilité de cette guerre , sur l'injustice de s'en
prendre à la France , sur l'impossibilité d'être secouru , sur la
mauvaise volonté des soldats , sur ce qu'on n'a pas fait ceci ;
et mille et une autres observations qui sont toujours dans la
bouche de la multitude, lorsque les princes sont assez foibles
pour la consulter sur les grands intérêts politiques au-dessus
de sa portée.
Cependant , le 12 au soir, les coureurs de l'armée française
étoientauxportes de Leipsick ;le quartier-général du grandduc
de Berg entre Zeyst et Leipsick; celui du prince de
Ponte-Corvo , à Zeyst ; le quartier-impérial à Geraw : la
garde impériale et le corps d'armée du maréchal Soult à
Geraw; le corps d'armée du maréchal Ney à Neustadt ; en
première ligne , le corps d'armée du maréchal Davoust à
Naumbourg ; celui du maréchal Lannes à Jena ; celui du
maréchal Augereau à Kala. Le prince Jérôme , auquel l'Em-
PEREURa confié le commandement des alliés et d'un corps de
troupes bavaroises , est arrivé à Schleitz , après avoir fait bloquer
le fort de Culenbach par un régiment . :
L'ennemi , coupé de Dresde , étoit encore le 11 à Erfurt ,
et travailloit à réunir ses colonnes qu'il avoit envoyées sur
Cassel et Wurtzbourg , dans des projets offensifs, voulant
186 MERCURE DE FRANCE ,
ouvrir la campagne par une invasion en Allemagne. Le Weser
où il avoit construit des batteries , la Saale qu'il prétendoit
également défendre , et les autres rivières , sont tournées à
peu près comme le fut l'Iller l'année passée ; de sorte que
l'armée française borde la Saale , ayant le dos à l'Elbe , et
marchant sur l'armée prussienne qui , de son côté , a le dos sur
le Rhin : position assez bizarre d'où doivent naître des événemens
d'une grande importance.
Le temps , depuis notre entrée en campagne , est superbe ,
le pays abondant, le soldat plein de vigueur et de santé. On
fait des marches de dix lieues , et pas un traîneur ; jamais
l'armée n'a été si belle.
Toutefois les intentions du roi de Prusse se trouvent exécutées
: il vouloit que le 8 octobre l'armée française eût évacué
le territoire de la confédération , et elle l'avoit évacué ; mais
au lieu de repasser le Rhin , elle a passé la Saale.
IV BULLETIN DE LA GRANDE -ARMÉE.
Geraw, le 13 octobre , à dix heures du matin.
Les événemens se succèdent avec rapidité. L'armée prussienne
est prise en flagrant délit , ses magasins enlevés , elle
est tournée .
Le maréchal Davoust est arrivé à Naumbourg le 12 , à neuf
heures du soir , y a saisi les magasins de l'armé ennemie , fait
des prisonniers , et pris un superbe équipage de 18 pontons de
cuivre attelés .
Il paroît que l'armée prussienne se met en marche pour
gagner Magdebourg; mais l'armée française a gagné trois
marches sur elle. L'anniversaire des affaires d'Ulm sera célébre
dans l'histoire de France .
La lettre ci-jointe , qui vient d'être interceptée , fera connoître
la vraie situation des esprits ; mais cette bataille , dont
parle l'officier prussien, aura lieu dans peu de jours. Les
résultats décideront du sort de la guerre.
Les Français doivent être sans inquiétude.
Lettre d'un officier prussien à un de ses amis à Berlin.
Naumbourg , le 12 octobre.
Le commencement des hostilités contre les Français s'est
passé d'une manière très-triste pour les troupes allemandes;
ils ont forcé un poste de l'aile gauche du corps d'armée de
Hohenlohe , et un combat meurtrier a eu lieu au corps de
Tauenzein : le prince Louis - Ferdinand de Prusse est resté
mort sur la place. Non-seulement les régimens Zastram et un
OCTOBRE 1806 . 187
bataillon de Bellet , les hussards verts et bruns , etc. , mais
encore les régimens saxons Princes Jean , Xavier et Rechten
ont terriblement souffert depuis hier après midi , et toute
cette nuit nous n'avons vu que des fuyards qui couroient après
leurs régimens ; on croit que les Français se portent en force
sur notre gauche , pour couper la communication de Leipsick.
Leur force doit être de 400,000 hommes commandés par
l'EMPEREUR qui , dans ce moment , doit être à Geraw, à
4milles d'ici. Nous apercevons déjà ici quelques patrouilles.
Nous avons ici des magasins immenses , sans trouver moyen
de les sauver ; on est ici dans des inquiétudes affreuses. Dieu
veuille que le roi , qui ne peut pas manquer d'être attaqué
sous peu, ne se laisse pas battre , car ce malheur seroit irréparable
!
D'après les dernières lettres , le corps d'avant-garde de
Blichert s'est porté sur la Hesse. L'état-major du corps de
Ruchel s'y est rendu aussi de manière que , excepté à Hameln ,
il n'y a plus un seul soldat dans les Etats hanovriens. Actuellement
il ne nous reste d'autre ressource que la bataille décisive
qu'il faut livrer à Napoléon. Dans cette triste situation ,
mon sort ne tient à rien , pourvu que l'issue de la crise actuelle
soit heureuse ; je te répète encore , mon ami , que notre situation
est des plus tristes et des moins rassurantes , etc.
N. B. Le courrier qui a porté ces bulletins , est arrivé
aujourd'hui à huit heures du soir. Une heure après , il a été
suivi d'un second courrier , chargé de deux dépêches de Mgr.
le prince de Neuchâtel , pour S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire .
Ces dépêches annoncent que , le 14 , S. M. l'EMPEREUR
et Roi a remporté auprès de Weimar une victoire complète
sur les Prussiens.
Les détails de cette mémorable journée ne tarderont point
à être publiés. ( Extrait du journal officiel. )
Ces détails n'ont point encore été publiés officiellement.
-Deux courriers ont apporté le 23 la nouvelle d'une seconde
victoire remportée le 15 sur le roi de Prusse en personne ; l'un
de ces couriers étoit lui-même tout couvert de lauriers. Les
détails qui circulent sont les mêmes que ceux envoyés dans les
lettre deMayence. ( Voyez notre article de Mayence ).
- S. M. le roi de Hollande a pris le commandement en
chef de l'armée du Nord , dont le quartier-général est à Wesel.
*Le général de division Lagrange est nommé chef d'état-major
de cette armée , ayant sous lui le géneral Bacop , comme chef
188 MERCURE DE FRANCE ,
d'état-major pour l'armée hollandaise , et l'adjudant-commandant
Lafays pour les troupes françaises.
- Les trois membres du sénat , chargés de porter l'adresse
de leur corps au quartier-général de l'EMPEREUR , sont partis
chacunde son côté pour leur destination. Ils se rejoindront à
Mayence.
-Mad. la marquisede Lucchesini a quitté Paris , il y a
quelques jours , avec un de ses fils , et a pris la route de
Lucques.
- Plusieurs ministres étrangers ont quitté Paris depuis
quelques jours , soit pour voyager , soit pour se rapprocher
de leurs souverains : ce sont le ministre du roi de Hollande ,
M. de Bransen ; celui du roi de Bavière , M. de Cetto; celui
de Hesse-Cassel , M. de Malsbourg ; celui de Bade , M. le
baron de Dalberg; celui du prince-primat , M. le comte de
de Beust; et le ministre du grand-duc de Wurtzbourg.
2
-Une division anglaise , forte de 31 voiles , s'est approchée
de Boulogne , le 9 de ce mois , pour répéter ses tentatives
d'incendie. Dans la nuit , cette division lança sur le port et
laville une centaine de fusées incendiaires , moyen de nouvelle
invention qui n'a pas eu plus de succès que tous ceux que l'ennemi
a essayés contre la flottille. Ces fusées se composent d'un
cylindre en fer de 4 pouces environ de diamètre ( deux pieds ct
demi de long ) , et se terminant par un cône très-pointu de 8
pouces de long. La machine est remplie d'un artifice , dont la
flamme sort par l'orifice supérieur et par des trous pratiqués
dans la base du cylindre et dans la longueur du cône qui le
termine. L'extrémité intérieure du cône paroît destinée à fixer
lamachine sur les objets qu'elle atteint.
Quoi qu'il en soit, le plus grand nombre de ces fusées a été
sans effet. Deux sont tombées surdes bâtimens, et ont été éteintes
sans difficulté , et sans que ces bâtimens en aient souffert. Une
maison qui contenoit des fagots, a été incendiée , parce que
personne ne s'y est trouvé àtemps pour arrêter l'effet de la
machine quiy avoit pénétré. On en a trouvé , le lendemain ,
sur la plage , àbasse mer , un grand nombre qui n'avoient pas
été employées. Il est probable que l'embarcation qui en étoit
chargée , a été coulée par le feu des batteries.
Dans la nuit du 10 au II les ennemis ont recommencé un
nouveau bombardement qui n'a produit d'autre effet que de
blesser par un éclat un jeune homme de 14 ans. Toutes les
mesures étoient prises d'avance pour remédier aux accidens.
Les batteries ont fait sur l'ennemi un feu qui l'a bientôt
obligé de prendre le large.
OCTOBRE 1806 . 189
Il en a été de même à Calais , dans la nuit du 13 au 14.
plusieurs bombes y ont été lancées sans produire le moindre
dommage, et les batteries ont forcé, en moins de deux heures,
l'ennemi à s'éloigner.
Les fusées incendiaires ont donc échoué cette année , tout
comme l'ont fait les années précédentes les bombes , les globes
à trois orifices , les brûlots submergés, les machines à détente,
et toutes les autres machines infernales dont l'Angleterre a
adopté l'usage. Mais ce qu'il y a eu de particulier dans cette
occasion , c'est que l'ennemi ait choisi , pour essayer de nouveau
l'incendiedes ports de Boulogne et Calais , le moment où
milord Lauderdale devoit se trouver dans l'un ou l'autre. En
effet, il est arrivé le 11 à Boulogne , peu d'heures avant la fin
du dernier bombardement. Toutes les mesures ont été prises
pour lui épargner le désagrément d'apercevoir l'exaspération
d'un peuple indigné. Ce ministre a desiré se reposer dans la
ville ; il y a couché chez le commandant de la flottille ; et
le 12 , dans la matinée , il a été transporté à bord d'une frégate
anglaise. L'Angleterre connoîtra sans doute , parmilord
Lauderdale , combien les procédés qu'il a éprouvés à Boulogne
contrastent avec l'animosité dont cette ville venoit
d'éprouver de nouveau les efforts toujours incendiaires , mais
toujours impuissans.
(Moniteur. )
-Les victoires de la Grande-Armée ont été célébrées le 22
dans un banquet , auquel M. le général Junot , gouverneur
de Paris , avoit invité tous les officiers de la garnison. Ala fin
du repas S. Ex. a porté le toast suivant : « Camarades , si nous
>> sommes assez malheureux pour ne pas partager les dangers
>> de nos armées victorieuses , soyons jaloux de les célébrer.
>> Si un prince immortel a dû monter encore une fois sur le
>> char de la Victoire , c'est pour remplir son voeu le plus
» cher , celui de donner à l'Europe une paix durable, et de
>> désarmer les ennemis du continent. Vive l'Empereur ! »
Cette acclamation a été répétée avec enthousiasme par les
convives. M. le maréchal Moncey, en partageant le regret de
tous les militaires présens , a ajouté : « Mais la sûreté de l'in-
>> térieur de l'Empire , le repos des citoyens et le maintien
>> des lois forment aussi un des objets de la sollicitude du
>> grand Napoléon. Puissent nos voeux parvenir jusqu'à lui ! »
-Le ministre de l'intérieur vient d'inviter de nouveau , par
une circulaire , les préfets à redoubler de zèle et de surveillance
pour faire cesser entièrement l'usage des anciens poids et
190 MERCURE DE FRANCE ,
mesures dans le commerce. S. Exc. y déclare , par ordre de
S. M. qu'il ne sera fait aucun changement aux dispositions
générales ordonnées jusqu'à présent pour le maintien du nouveau
système ; le gouvernement desire trop de voir cette opération
terminée , pour permettre qu'elle tombe dans un état
de stagnation qui ne laisseroit plus rien à espérer , même du
temps , et augmenteroit encore les désordres et les abus dont
on seplaint.
-Le vaisseau le Régulus , parti de Lorient le 31 oct. 1805 ,
avec deux frégates et deux bricks , est arrivé dans les ports de
France le 5 de ce mois , après une croisière de onze mois et
six jours, dans l'Océan Atlantique, les côtes d'Afrique, l'Océan
méridional , et sur les côtes de l'Amérique. Il a pris ou coulé
quarante bâtimens anglais , et s'est séparé des frégates dans
l'ouragan du mois dernier.
(Moniteur.)
-D'après une décision de S. M. , endate du 24 septembre ,
1º. la durée de l'engagement que contracteront les jeunes gens
admis dans les gendarmes d'ordonnance , embrassera seulement
la campagne , et ils seront libres de se retirer lorsqu'elle sera
terminée ; 2°. ils recevront une solde du gouvernement , mais
une solde simple ; 3°. ceux qui desireroient continuer la carrière
militaire , après le licenciement du corps , pourront
espérer d'être placés en qualité d'officiers dans l'armée , s'ils
se montrent dignes de cette récompense ; 4°. ceux qui desirent
seulement prouver leur dévouement à S. M. , en faisant la
campagne auprès de sa personne , pourront , si le corps étoit
conservé , se retirer à la fin de la guerre ; 5°. on n'exige point
pour les gendarmes à pied, la pension de 600 fr. prescrite
pour ceux à cheval ; 6°. les chevaux à courte queue seront
admis indifféremment ; 7° . les jeunes gens qui se présenteront
pour entrer dans ce corps , pourront se mettre en route du
moment où ils auront été admis ; 8°. il leur sera délivré un
simple passeport , pour se rendre à Mayence ; 9. à leur
arrivée à Mayence , ils auront étape et logement pour eux
et leurs chevaux.
-M. le colonel-général des dragons , Baraguay-d'Hilliers ,
est arrivé à Milan pour_recevoir les instructions de S. A. I. le
prince vice-roi , sous les ordres immédiats duquel il va
commander un corps d'armée rassemblé dans le Frioul et
l'Istrie , et dont le quartier-général est à Udine. L'armée de
Dalmatie , commandée par le général Marmont , a toujours
son quartier- général à Zara.
OCTOBRE 1806.
191
- On annonce l'entrée à Brest du Cassard , de 74 , faisant
partie de l'escadre du contre-amiral Willaumez . Če vaisseau
a détruit plusieurs bâtimens ennemis , et entr'autres , coulé ,
non loin du port , une lettre de marque , sortant d'Angleterre
à la destination de Buenos-Ayres , après avoir toutefois
enlevé la riche cargaison estimée près de deux millions. Il a
déposé à terre 80 prisonniers anglais.
- Le collége électoral du département de l'Aveyron a
nommé candidats au sénat conservateur , MM. de Villaret ,
évêque de Casal , président du collège , et Nogaret , préfet de
l'Hérault ; candidat au corps législatif, M. Clauzel de
Coussergues , propriétaire à Veysettes , président de la cour
criminelle. L'assemblée, avant de se séparer , a voulu que
l'hommage de son respect et de sa fidélité fût porté au pied
du trône par une députation composée de son président et des
candidatsélus , auxquels elle a adjoint M. de Bonald.
-On mande du Havre que depuis quinze jours les Anglais
semontrent en force dans ces parages ; ils y ont paru , dans
la matinée du 16 , au nombre de quatre vaisseaux de ligne ,
deux grosses frégates et deux bricks.
- Le préfet de Mayence a pris solennellement possession ,
au nom de l'EMPEREUR , de Cassel et Kostheim , situés sur la
rive droite du Rhin .
-
,
Le journal de Nancy annonce que la légation ottomane
a passé le 14 dans cette ville , se rendant au quartier-général
impérial.
Une décisiondu grand juge ministre de la justice, adressée
au maire de Nice , en réponse aux questions que ce magistrat
avoit soumises à S. Ex. , porte que « quoique le mariage soit
prohibé par le Code civil , entre l'oncle et la nièce , la tante et
le neveu , néanmoins la prohition ne s'étend pas à l'oncle
et à la nièce , ou à la tante et au neveu par alliance , et que de
tels mariages n'ont pas civilement besoin de dispenses pour
être célébrés. »
-Un bataillon d'environ 600 hommes des gardes nationales
du Pas-de-Calais est arrivé le 12 à Dunkerque , pour y tenir
garnison , et faire le service de la place et des côtes , de concert
avec la garde nationale de cette ville.
-
ro
Le collége électoral du département des Hautes-Alpes
a nommé candidats au sénat conservateur , MM. d'Hauterive ,
conseiller d'Etat , de la 1º division politique des relations
extérieures , et Anthoine , maire de Marseille ; et au corps
législatifs , MM. Farnard , secretaire - général , et Serres ,
conseiller de préfecture.
192 MERCURE DE FRANCE ,
-Il résulte d'un arrêt de la cour de cassation , que l'inserit
sur la liste des émigrés , qui , malgré la réclamation exercée en
temps utile , n'a été rayé définitivement , qu'après la loi du
12 ventose an 8 , n'en doit pas moins être réputé émigré , et
comme tel , a été frappé de mort civile pendant tout le temps
qu'a duré son inscription. Le même arrêt a jugé définitivement
, que la communauté conjugale aété dissoute par l'émi
gration du mari , tellement que les acquisitions faites par sa
femme pendant l'émigration, appartiennent exclusivement à
celle-ci , sans que le mari, réintégré dans ses droits civils par
sa radiation ou l'amnistie, puissey rien prétendre à titre de
conquêts.
Circulaire du ministre de la marine et des colonies, auz
amiraux et aux préfets maritimes.
Paris, e 12octobre 1806.
Monsieur , S. M. l'Empereur et Roi , provoquée depuis
deux mois par le roi de Prusse , a été obligée de faire marcher
son armée contre cette puissance; la guerre est déclarée et
tous les commandans des bâtimens de S. M. , ainsi que tous les
capitaines de corsaires , doivent courre sus aux navires prussiens
, et s'en emparer.
Recevez , etc. Signé DECRES.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE.
DU SAMEDI 18. — Ср. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806, 66f 80c. 70c. 65c
70080 700 750. 800 700 750. 700.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 63f. 5oc. ooc ooc 000 000.000 ০০১ ০০৫
Act. de la Banque de Fr. 1152f 50c oooof ooc coopf. oooofcoc.
DU LUNDI 20. - C p. olo c. J. du 22 sept. 1806 , 66f 800 700 800 950
80c. 67f 6of 80c ooc coc . ooc. бос оос
Item. Jouiss. du 22 mars 1807 63f. 500 000/000-000
Act. de la Banque de Fr. 1155f. 52f 50c. 55f 1152f 50c.
DU MARDI 21. - C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 67f 40c. 30c358
40c. 35c 30c 40c. 3oc 40c oof oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof. 000 000.оос . оос
Act. de la Banque de Fr. 1157f 50c 116f. 1157f 50c. ooc.
DU MERCREDI 22. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 67f. 25c roc 200
250. 300 250 200 250. 200 250 000. 000. ooc ouf.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof oof. ooc. 000 000 000 006
Act. de la Banque de Fr. 116of ooc oooof ooc oof ooc. oof
DU JEUDI 23.-Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 67f60c 500 750 700 750
700 750 000.000 ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 65fooc oof. ooc ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1175f. 1173f750.000. оос
DU VENDREDI 24. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 67€80c 850 goe
95c68f. 68f roc 68f ooc oof ८
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 65f ooc 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 118of 1181f25c. 11825 500.
SEINE
(NO. CCLXXVI. )
(SAMEDI 1er NOVEMBRE 1806.
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DEPS
DE
LA
5.
1
:
Erratum. Voyez, dans le dernier Numero , les vers sur le Tableau
d'Ossian , de M. Girodet; premier vers : Protogène nouveau, tu sais , etc.;
lisez : Protogène nouveau,je sais, etc.
:
L'AMOUR PRÉCEPTEUR ,
IMITATION DU GREC DE ΒΙΟΝ.
Ja sommeillois paisiblement,
Lorsqu'un songe m'offrit la reine de Cythère,
Conduisant par la main un jeune et bel enfant
Qui sourioit en regardant sa mère.
Elle me dit : « Chantre heureux des vergers ,
>>Prends avec toi mon fils : sois son guide et son maître;
>> Apprends-lui les chansons et les jeux des bergers. >>>
Elle dit ; et soudain je la vis disparoître.
Insenséque j'étois ! je crus qu'à mes leçons
L'aimable enfant voudroit s'instruire :
Je lui chantai le cercledes saisons,
L'astrebrillant du jour, l'inventeur de la lyre ,
Lesbiensde lavendange et les biens des moissons.
Mais j'eus beau vanter ces merveilles ,
Le petit Deu n'éccutoit pas ,
Il sembloit n'avoir point d'oreilles.
«Tout cela , me disois-je, a pour lui peu d'appas. »
Je me tus.... Aussitôt, d'une voix douce et tendre ,
I
::
194 MERCURE DE FRANCE,
Deshommes et des Dieux il chanta les amours, !
Les piéges irritans que la beauté sait tendre ,
Les aveux , les sert ens , les agaçans détours ,
La pudeur qui résite en brûlant de se rendre ,
Et ces momens d'ivresse et si vifs et si courts .
Quel feu dans ses regards ! Quel charme en ses discours !
Je ne me lassois point du plaisir de l'entendre ;
J'aurois voulu qu'il eût chanté toujours .
J'ignore enfin comment il put s'y prendre;
Mais j'oubliai ( Vénus sans doute en rit )
Tout ce qu'à cet enfant je m'efforçois d'apprendre ,
Et ne me ressouvins que de ce qu'il m'apprit .
M. BLIN DE SAINMORE.
ENIGME.
Je suis long , je suis rond, je suis droit et bossu ;
La nature m'habille en me mettant au monde
Mais l'art me dépouille tout nu ,
Honteux de me voir tel , je tourne et fais la ronde ,
D'une agilité sans seconde ,
Seulement pour être vêtu :
Mais ma condition en est-elle meilleure ?
Quel est enfin le prix de mon empressement ?
Je ne gagne qu'un vêtement ,
Et ne le garde pas une heure.
LOGOGRIPHE.
DANS huit lettres trouvez châtel ,
Etole,écho , lacet , hhoôtteell,,
Calote , lac , taloche , cole ,
Chat , côte , tache , cale , Eole.
CHARADE.
Tu fais sur mon dernier
Bien souvent mon premier ,
Mon tout , lecteur aimable ,
A trouver est passable.
1
,
:
I
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro:
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Montre à répétition.
Celui du Logogriphe- est Clavecin.
Celui de la Charade est Ver-tu.
t
NOVEMBRE 18064 195
CONSIDERATIONS POLITIQUES
SUR ARGENT.ET LE PRÊT A INTÉRÊT.
Deuxième Article
1
(Voy. le premier article, dans le Mercure du 13 sept.)
La dernière question qui se présente , est de savoir à quelles
conditions on peut légitimement prêter à intérét ou à bénéfice;
ou , en d'autres termes , dans quelles circonstances un profit ,
même légal, devient légitime ? Car je suppose le lecteur
instruit de la différence qui existe entre l'état légal et l'état
légitime : ces deux idées , qui , sérieusement approfondies ,
donnent la raison de toutes les lois , et comprennent tous les
devoirs.
Dans ces derniers temps , la religion et la politique se sont
divisées sur la question du prêtà intérêt , parce que la religion
a pris pour base de ses décisions des considérations d'utilité
publique , et que la politique n'a consulté que des motifs
d'intérêt personnel.
:
La religion voudroit nous faire tous bons , et la politique
nous rendre tous riches . La religion, par un heureux échange ,
rend le pauvre même assez riche par la modération qu'elle
prescrit à ses desirs ; et les riches , elle cherche à les rendre
pauvres par l'esprit dans lequel elle veut qu'ils possèdent
leurs richesses , et par l'usage qu'ils doivent en faire ; et elle
s'attache ainsi à prévenir , sans déplacement et sans violence,
entre ces deux classes toujours en présence et secrètement
ennemies, une rupture qui a été le grand scandale des sociétés
païennes , qu'elle n'avoit pu même empêcher chez un peuple
grossier appelé à de meilleures lois , qu'en ordonnant , après
un certain temps , l'abolition des dettes contractées et le retour
des héritages aliénés , ce qui , pour notre malheur et notre
honte , s'est renouvelé de nos jours chez un peuple chrétien.
Mais enprescrivant le travail à l'homme domestique , et de
N2
196
MERCURE DE FRANCE ,
plus nobles soins à l'homme public, la religion , dans l'ancienne
loi, et même dans la nouvelle (1) , semble préférer
pour tous la culture et la possession de la terre donnée à
l'homme comme le lieu de son exil et le sujet de ses labeurs ,
qui conserve la famille en la tenant à égale distance de l'opulence
et du besoin; lie l'homme à son semblable , par une
réciprocité de secours et de services ,etmême à son Créateur,
dont elle lui montrede plus près,dans l'ordre admirable de
lanature, la sagesse , la puissance et la bonté. En effet , si les
doctrines , qui défigurent l'idée de la Divinité , ont commencéchez
des peuples agricoles , les doctrines qui nient la
Divinité même , n'ont pris naissance que chez des peuples
commerçans. Sans doute la religion ne défend pas les bénéfices
d'un commerce légitime; mais elle craint pour ses enfans
plus qu'elle ne la conseille cette profession hasardeuse qui
jète continuellement l'esprit de l'homme et sa fortune dans
lesextrêmes opposés de la crainte et de l'espérance, de l'opulence
et de la ruine , peut profiter sur la détresse privée et
même sur lesmalheurs publics , et dans laquelle l'homme ,
fort de sa seule industrie, n'a besoin ni de la rosée du ciel , ni de lagraisse de la terre , et semble ne rien attendre des
hommes , et n'avoir rien àdemander à Dieu (2). La religion
n'avoit pas dédaigné de partager elle-même dans la propriété
territoriale des nations : elle avoit consacré à son culte les
prémices de leurs récoltes ; et ces institutions qu'elle avoit
fondées,ces institutions défendues du besoin par la richesse
(1) Jesus-Christ, dans l'Evangile , tire presque toutes ses comparaisons
de la famille propriétaire et de la culture de la terre.
(2) C'est je crois, à cette cause qu'il faut attribuer les suicides si
fréquens dans les villes de commerce. L'homme , qui ne peut attribuer
qu'à lui- même ses succès, n'accuse que lui de ses revers , et il se punit
lui-même de ses fautes . L'agriculteur supporte sans désespoir des pertes
dont il voit la cause dans une force supérieure à ses moyens ; et je ne
prois pas qu'on trouve des suicides même chez les malheureux échappes
au désa tre épouvantable qui a affligé la Suisse , et qui ont vu disparoître
en un instant leurs familles , leurs biens , et jusqu'aux lieux qu'ils habis
toient.
NOVEMBRE 1806 197
commune, et de la cupidité par la pauvreté individuelle,
modèles de toute société , dont la devise devroit être aussi :
Privatus illis census erat brevis , commune , magnum; ces
institutions ont enseigné l'agriculture aux Barbares , jus
qu'alors pécheurs et chasseurs , et défriché les forêts et les
marais qui couvroient la meilleure partie de l'Europe : car
partout la culture des terres a commencé avec le culte de
Dieu. La religion chrétienne portoit ses vues plus haut.Dans
sa profonde politique , que l'histoire justifie à chaque page,
elle savoit que les vertus publiques sont la véritable richesse
des Etats , et que la modérationdans le pouvoir, le dévouement
dans le ministre , l'obéissance dans le sujet , dans tous ,
l'attachement aux lois religieuses et politiques , l'affection
pour son pays , la disposition de tout sacrifier à sa défense,
même l'union entre les citoyens , se trouvent rarement chez
des peuples commerçans , toujours agités par leurs passions ,
jusqu'à cequ'ils soient subjugués parleurs voisins; et elleavoit
voulu faire des sociétés stables , et non des sociétés opulente.s
: Les gouvernemens ont , depuis long-temps , marché dans
d'autres voies. Ils n'ont pas considéré la richesse comme le
résultat inévitable et presque malheureux du travail , mais
comme la fin de tous les soins , de toute l'industrie des
hommes, et le but unique auquel ils doivent tendre , et
par les chemins les plus prompts. Ils ont forcé tous les moyens
de commerce pour accroître les richesses ; et bientôt, effrayés
de leur inégalité toujours croissante, résultat nécessaire des
succès du négoce , et même de ses revers , ils ont inventé le
luxe , comme un moyen d'égaliser les fortunes , et ils n'dat
su enrichir les uns qu'en corrompant les autres. Les riches
n'ont plus été des dispensateurs, mais des consommateurs ;
les pauvres n'ont plus été des frères qu'il faut admettre au
partage , mais des affamés qu'il faut appaiser, ou des ennemis
avec qui l'on doit capituler ; et ces idées abjectes, mises à la
place d'idées morales , ont ôté toute dignité à la richesse
toute retenue à la pauvreté. L'emploi des richesses le plu
extravagant a allumé la cupidité la plus effrénée, et sit eliz
les spéculations de fortune les pias criminelles.Tou les danis
3
198 MERCURE DE FRANCE,
1
étoient sous les armes , et n'attendoient que le signal : il a été
donné; et jamais les peuples n'avoient paru plus foibles
contre leurs propres passions et contre les passions de leurs
voisins ; et partout des hommes indifférens à tout , hors à l'argent,
n'ont vu , dans la révolution de leur pays , que des confiscations
à acheter ; dans la guerre, que des fournitures à
faire; ne verroient, dans la famine , que du blé à vendre , et
dans la peste , que des héritages à recueillir.
C'est dans ces considérations générales qu'il faut chercher
la raison générale de la sévérité des lois religieuses sur le
prêt, et du relâchement des lois civiles ; et cependant il s'établit
, à la faveur de cette différence entre l'intérêt de chacun
et sa conscience , une lutte dont la fortune souffre , et où , plus
souvent, la probité succombe. Les hommes timorés se ruinent
par délicatesse ; les hommes plus tranchans sur la morale ,
abusent contre les autres même de leur honnêteté . L'union
entre citoyens , qui ne peut être fondée que sur des principes
communs et une estime réciproque, en est altérée ; et il en
résulte dans la société un désordre plus grave qu'on ne
pourroit le dire , le scandale d'opinions différentes en morale
pratique , et de voies de fortune familières aux uns, et que les
autres s'interdisent.
4
Je viens à la question du prêt à intérêt. Il n'y a point de
difficulté lorsque l'argent est employé à l'acquisition d'un
fonds de terre ou autre immeuble , comme maison , charge ,
ou même effets publics, qui portent naturellement ou légitimement
un revenu , soit que le capitaliste acquière lui-même
l'objet productif, soit que , prêtant son argent à l'acquéreur , il
soit subrogé aux droits du vendeur, parce que , dans ce dernier
cas , il achète réellement , sous le nom d'autrui , et au prorata
de l'argent prêté , et il retient jusqu'au remboursement,
qui n'est , à proprement parler , qu'un rachat de la part de
l'emprunteur. La mise de fonds dans ce cautionnement d'un
office, la subrogation aux droits d'un légitimaire dont la portion
produit naturellement un revenu , si elle est en fonds de
terre , ou un intérêt légitime , si elle est en argent , offrent
encore au prêteur un motif suffisant d'exiger un intérêt de
ses fonds.
NOVEMBRE 1806. 199
Point de difficulté non plus pour l'argent mis en société
de commerce , et en partage de profits et de pertes : car la
question n'est pas de savoir, comme le dit le Publiciste du
15 septembre dernier, si l'argent peut produire 6 pour 100 ,
lorsqu'il est employé à faire valoir une manufacture qui
rapporte 15 pour cent de bénéfice, puisque, dans ce cas , on
peut prendre même 15 pour cent de profit; mais de savoir
si l'argent doit produire 15 lorsqu'il est employé à faire valoir
une manufacture qui ne rapporte que 6, ou même qui ne
rapporte rien.
Ainsi , l'argent prêté pour acquisition d'immeubles produit
légitimeinent un intérêt légal qui doit être calculé sur
le revenu général et présuiné des immeubles ; et l'argent
placé en société de commerce produit légitimement un
bénéfice qui doit être calculé sur le profit particulier de tel
eu de tel genre de commerce , et qui se compose , comme
nous l'avons dit', de la quantité de travail de l'homme , et de
dépérissement , déchets ou non valeurs de la marchandise.
Reste le prêt simple , ou prêt à jour, celui qui , n'étant
causé ni pour aucun objet productif, comme acquisition
d'immeubles ou d'autres valeurs qui produisent naturellement
et légitimement un revenu , ni pour société de commerce
, n'offre aucun motif public et légal à l'intérêt . Or ,
l'usure , qui est indépendante du taux fort ou foible de l'intérêt
, n'est au fonds qu'un intérét sans motif; et c'est peutêtre
la définition la plus juste , et même la plus complette
qu'on puisse en donner.
L'auteur d'un article signé P. N. , inséré au Publiciste du
12 septembre dernier, assigne trois motifs à la faculté d'exiger
l'intérêt de tout argent prêté :
1º . L'utilité que le préteur pourroit retirer de ce capital ,
s'il ne le prétoitpas. Il faut ajouter : et s'il le plaçoit en acquisition
de valeurs productives ou en société de commerce ;
car l'argent laissé dans le coffre ne produit rien à son possesseur.
Avec cette explication , ce motif est légitime : c'est le
lucrum cessans des théologiens. Mais il faut que le prêteur
ait la volonté et même l'occasion de retirer un profit réel et
১
4
200 MERCURE DE FRANCE ;
légitime de son argent, et qu'il puisse dire avec vérité à son
emprunteur : « Vous me paierez un intérêt convenu , parce
« que je me prive pour vous d'un profit assuré. »
2°. L'avantage qu'y trouve l'emprunteur si on le lui préte.
Ce motif suppose que l'emprunteur retirera un avantage
du prêt : car, s'il n'étoit pour lui qu'une occasion de perte ,
ce motif porteroit à faux ; et il seroit absurde et inhumain à
la fois , de dire à un emprunteur ruiné par les opérations
qu'il a faites avec votre argent : « Payez-moi l'intérêt de mon
>>>argent , pour l'avantage que vous en avez retiré. » Au
fonds , il y a ici un sophisme. Ce n'est pas l'avantage que
l'emprunteur retire de l'argent que je lui prête , qui est le
motif de l'intérêt que je peux en exiger , à moins que je ne
me soumette à partager les pertes qu'il pourra faire sur ce
même argent; c'est la perte qu'il me cause ,damnum emergens,
en me privant d'un argent que j'aurois pu réellement faire
fructifier de toute autre manière. En effet , la charité ne
m'oblige pas , dans le cours ordinaire des choses , à m'incommoder
moi-même pour faire plaisir à mon semblable ; mais
elle m'oblige à lui rendre tous les services qui dépendent de
moi , et sur-tout à ne pas voir d'un oeil d'envie les avantages
que je peux lui procurer , lorsqu'il n'en résulte pour
moi aucun dommage. Il faut distinguer ici la charité de l'utilité;
et le service que l'on rend, des secours que l'on donne.
Si ma voiture verse dans un chemin , et que des hommes de
peine, des journaliers m'aident à la relever , l'argent dont je
les gratifie est le prix , non du service qu'ils m'ont rendu , car
la charité ne se paie pas, mais du temps qu'ils ont mis à me
secourir , et qu'ils auroient employé ou dû employer, suivant
leur condition , à un autre travail. Cela est si vrai , que si des
hommes d'un rang plus élevé viennent à mon secours , je les
offenserois en leur proposant de l'argent , parce que ne pouvant
exiger le prix d'un temps qu'ils n'emploient pas à un
travail manuel et lucratif, ils ne pourroient considérer l'argent
que je leur offrirois que comme le salaire de la charité dont
ils ont usé envers moi. Ainsi , c'est la perte que souffre le
prêteur, et non l'avantage que retire l'emprunteur, qui
:
?
NOVEMBRE 1806. 201
est proprement le motif de l'intérêt que le prêteur peut
exiger.
3°. L'assurance contre le danger du retard et les pertes
possibles. Cette assurance , suivant l'auteur , doit étre en
raison des circonstances politiques plus ou moins heureuses ,
des tois civiles plus ou moins bonnes , des ressources de la
chicane plus ou moins grandes , de la nature des affaires de
l'emprunteur , et de sa moralité.
Ce dernier motif demande une discussion particulière : car
si , comme dit très-bien l'auteur que je cite, les mendians ne
doivent pas être les seuls rois de la terre , les usuriers ne doi-.
vent pas tout-à-fait être les seuls arbitres des affaires.
L
« Vous cherchez , dirois-je au prêteur à jour , dans l'in-
» térêt que vous exigez , une assurance contre le danger du
>> retard dans le remboursement et les pertes possibles. Je
>> vous entends : vous regardez le simple prêt comme un
>> contrat aléatoire , où l'on convient de part et d'autre de
>> compenser des pertes possibles par des gains assurés . A la
>>bonne heure; mais d'abord il n'y a d'assurance que pour
>> vous ; et loin de garantir votre emprunteur contre aucune
>>perte , vous ajoutez , en cas de malheur , à ses pertes l'intérêt
» que vous exigez de lui; et même en calculant l'assurance
» que vous demandez sur les événemens politiques , les lois
» civiles , les ressources de la chicane , les affaires de l'em-
>> prunteur, et sa moralité , toutes choses vagues , arbitraires ,
>>incertaines , que l'imagination et la cupidité peuvent éten
>> dre ou restreindre à leur gré , vous faites payer à votre
» emprunteur les dangers les plus hypothétiques , et vous ne
» lui tenez aucun compte des revers les plus communs. Mais
>> dans le contrat aléatoire le plus usité, l'assurance maritime ,
>>la chance de perte est présumée ; elle estmême prévue par
>>la loi , qui ne vous permet de retirer un bénéfice du succès ,
» qu'en vous soumettant à supporter votre part de la perte.
» Aussi , si la cargaison assurée vient à périr , la loi qui vous
>> oblige à payer l'assurance , ne vous donne pas plus de
>> recours contre le corsaire qui a capturé le navire , que
>>contre la mer qui l'a englouti , ou le feu qui l'a consumé.
1
202 MERCURE DE FRANCE ;
>> Dans le simple prêt , au contraire , vous pouvez , il est
>> vrai , craindre la perte , comme on craint vaguement tout
>> malheur possible ; mais vous ne la présumez pas : car vous
>> vous garderiez bien de prêter votre argent. La loi ne la
>> présume pas pour vous, puisqu'elle vous donne tous les
>> moyens de la prévenir , de l'empêcher ou de la réparer. Elle
>>> vous accorde , en cas de retard , l'intérêt d'un prêt même
>> gratuit , du jour que vous faites en justice la demande du
>> capital . Vous pouvez retenir en prison votre débiteur, saisir
>> et faire vendre ses biens , jusqu'à ce que vous soyez satisfait.
>> Vous vous faites payer le danger de la perte , et vous avez
>> soin de la rendre impossible , tantôt en prenant en nan-
>> tissement des effets d'une valeur supérieure à celle de l'ar-
>> gent prêté , ou en prêtant à des termes si rapprochés , que
>> votre débiteur n'a pas même le temps de manquer à ses
>> engagemens ; tantôt en exigeant une ou plusieurs signa-
>> tures de personnes notoirement solvables , ou même en
>> vous faisant consentir un titre double ( 1 ) qui expose , à la
>> vérité , les héritiers de l'emprunteur à payer deux fois , ou
>> les vôtres à exiger double somme; mais qui assure votre
>> capital , non-seulement contre le danger d'une faillite pos-
>*> sible , mais même contre le malheur d'une faillite déclarée.
>> Vous vous faites donc payer à l'avance des pertes qui n'arri-
>> vent point , et qui même , grace à vos précautions , ne
>> peuvent pas arriver. » Aussi , comme on l'a remarqué , ce
sont les sociétaires qui perdent dans les malheurs du commerce
, et jamais les prêteurs à gros intérêts ; et je ne connois
qu'un désastre pareil à celui de la Suisse , la chute d'une
montagne qui anéantisse à la fois les hommes , leurs engagemens
et leurs propriétés , qui puisse mettre en défaut la prévoyance
des marchands d'argent.
Ainsi , dans le cas du simple prêt , le profit réel dont on se
prive, ou le dommage actuel que l'on souffre, sont des motits
(1 ) Je remercie M. F. des éloges qu'il a donnés à mon premier article ,
des raisons qu'il y a ajoutées , et de ce qu'il m'a appris sur l'usage du
titre double. Ce sont des choses qu'on ne devine pas.
:
८
NOVEMBRE 1806. 203
1
d'exiger l'intérêt ; mais des profits ou des dommages supposés
, mais l'assurance contre les dangers imaginaires , mais
puisqu'il faut le dire , le besoin même du prèteur ou de l'emprunteur
ne sont pas des motifs , à moins peut- être , ce que
je n'oserois décider , que l'état d'une société qui seroit en
-révolution politique et commerciale ne rendît toutes les
fortunes mobiles , toutes les propriétés incertaines , tous les
dangers imminens , et, par conséquent , toutes les précautions
licites , et tous les moyens de dédommagement permis.
Et c'est ici le lieu de s'élever à des considérations générales ,
et d'observer en politique le changement qui s'est opéré dans
les transactions sur le fait du prêt à intérêt.
Autrefois , les diverses classes de citoyens possédoient des
genres différens de propriétés , tous relatifs à la diversité des
devoirs et des fonctions de chacune dans la société. Les familles
et les corps dévoués au service public , possédoient des
rentes foncières ou des propriétés territoriales , assez considérables
pour être exploitées par des fermiers ou des régisseurs
, et presque toujours inaliénables ou substituées. Les
bourgeois des villes , hommes de loi ou d'affaires , étoient
possesseurs de rentes constituées en argent ; l'habitant des
campagnes , censitaire ou fermier , cultivoit son héritage de
ses mains. Cette distribution de propriétés étoit favorable à
l'ordre public : elle laissoit les premières classes de la société
tout entières au service public,dans l'église,dans les tribunaux,
dans les armes; elle attachoit à la glébe ce peuple qu'on ne
sauroit trop défendre de l'oisiveté et du vagabondage ; elle
permettoit au bourgeois de vaquer sans distraction à l'étude
des lois ou à la pratique des affaires.
Cette distribution étoit favorable à l'économie domestique
et à la perpétuité des corps et des familles ; elle conservoit la
fortune des hommes publics contre leur éloignement de leur
'propriété et le peu de soins qu'ils pouvoient donner à leurs
affaires; elle tendoit à accroître par le travail , l'aisance du
laboureur; et rendoitla condition du capitaliste presque aussi
fixe que celle du propriétaire. Le père de famille qui laissoit
en mourant des capitaux placés à constitution de rente , ne
204 MERCURE DE FRANCE ;
craignoit pas qu'ils devinssent pour ses enfans une occasion
de prodigalité , de spéculations hasardées et de ruine. Ces
capitaux non exigibles, et dont il falloit surveiller le revenu
annuel et le renouvellement trentennaire , fixoient beaucoup
plus que des capitaux à jour les familles dans les lieux où
elles étoient établies , et empêchoient ces émigrations insensibles
qui dépeuplent un pays de ses anciens habitans, rompent
entre les citoyens d'une mêmecontrée les liens héréditaires
de parenté et d'amitié , et tôt ou tard amènent la ruine et
même la fin des familles transplantées. Je ne crains pas de le
dire : si quelques fortunes se sont élevées à la faveur de la
disponibilité des capitaux par le prêt à jour, un très-grand
nombre de familles ontpéri corps etbiens ,par cette mobilité
même , qui a mis aux mains de dissipateurs et d'étourdis , et
à la merci d'entreprises périlleuses , le fruit de l'économie et
du travail de plusieurs générations. C'étoit cependant à la
faveur de ces constitutions de rentes si décriées aujourd'hui,
-que s'étoient élevées honnêtement , que s'étoient accrues
lentement , et conservées contre les crises domestiques et publiques
, tant de fortunes modestes dont la médiocrité plus
favorables aux bonnes moeurs étoit également éloignée de
l'opulence scandaleuse et de la misère turbulente , fruits
malheureux de l'agiotage qui asuccédé.
Le système de Law, d'autres systèmes philosophiques et
économistes sur la nature de l'argent et sur sa circulation ,
de fausses opérations sur les rentes foncières , les emprunts
viagers , les tontines , les loteries , les jeux de hasard , tous ces
éveils donnés à la cupidité , tous ces appels à l'égoïsme qui
ne voit qu'un individu dans la société , et qu'un point dans
la durée , ont mobilisé, pour parler le langage du temps ,
tous les desirs, toutes les espérances , tous les principes ,
toutes les fortunes. Le propriétaire a vendu ses terres pour
placer en viager; le capitaliste a converti ses contrats de
constitution en traites à court terme ; l'artisan a mis à la
loterie le pain de ses enfans; et tous avides de jouir , et de
jouir vite et seuls , ont consumé dans l'isolement d'un célibat
criminel une vie inutile, ou rejeté sans remords sur lagént-
1
NOVEMBRE 1806. 205
ration qui devoitles suivre le fardeau des besoins, et le soin
d'upe fortune à recommencer. Le luxe jadis inconnu aux
provinces , et plus modéré dans la capitale; les variations de
modes ridiculesà forced'être répétées , et même coupables à
force d'être ruineuses , ont remplacé l'antique frugalité et la
noble simplicité de nospères. Les extrêmes les plus choquans
sont nés de l'exagération de tous les moyens d'amasser des
richesses, et de les dépenser.
Ily a eu plus de faste et plusde misère;plus de superfluités
efplusdebesoins réels;plusde jouissances et moinsde charité ;
plusdecommerce et moins de bonne foi; plus de mouvement
etplus dedésordres ; plus d'intérêts privés et moins d'affec
tionspubliques.
:
Les constitutions de rente , favorables à l'ordre public et à
l'économie domestique , secondoient encore beaucoup mieux
que le prêt à jour, les entreprises agricoles ou commerciales;
et l'emprunteur pouvoit fonder sur un capital gardé plus
long-temps , et à un intérêt modique , un espoir plus assuré
de faire ou de réparer sa fortune. Aujourd'hui l'agriculteur
ne peut et n'ose plus emprunter ; et le commerçant qui
court encore cette chance ruineuse , n'obtenant de l'argent
qu'à gros frais et pour un terme très-court , hate , presse ,
étrangle, pour me servir du mot consacré , ses spéculations
pour se débarrasser plutôt du lourd fardeau des intérêts. Il
tente les võies les plus périlleuses et quelquefois les moins
honnêtes , parce qu'elles sont les plus expéditives. Sans cesse
occupé à trouver de l'argent aujourd'hui pour payer demain,
incertain le matin s'ilne sera pas déshonoré le soir , il
sume son temps àdes reviremens , et son industrie à ouvrir
ou fermer des emprunts : état déplorable qui avilit , qui tue
lecommerce , et qui, joint au luxe qui s'est introduit de nos
jours dans cette classe modeste et modérée tant qu'elle ne
s'est pas regardée comme la première et la plus utile ,amène,
plus tôt ou plus tard,ces chutes scandaleuses où l'opinion
publique ne distingue pas l'honnête homme malheureux du
friponimpudent, et dont les prêteurs àgros intérêts et à jour
sont les complices beaucoup plus que les victimes.
conussi
les tribunaux et conseils de commerce , consultés suc
1
206 MERCURE DE FRANCE,
l'article 71 du projet de code civil : « Le taux de l'intérêt se
>>>règle dans le commerce comme le cours des marchandises, »
se sont attachés à démontrer les conséquences fatales au commerce
d'un intérêt excessif et arbitraire , et ont unanimement
demandé le rejet d'une loi qui déclare l'argent marchandise.
Le tribunal de Reims , placé dans un pays à-la-fois agricole
et commerçant , est allé plus loin , et il s'exprime ainsi :
«Lorsque la confiance dans le commerce étoit établie , et
>> que la moralité des principes présidoit aux transactions
>>> entre citoyens , le négociant honnête , le fabricant indus-
>> trieux trouvoient des ressources assurées et proportionnées
>>>à leurs besoins , dans des contrats de constitution dont l'in-,
>> térêt annuel modéré et fixé par la loi , étoit toujours en
>>> mesure des produits de l'industrie. Le remboursement laissé
>> à la volonté de l'emprunteur lui donnoit le temps nécessaire
>> de faire profiter ses fonds , d'accroître et de consolider sa ,
>>>fortune , jusqu'au temps où devenu maître de ses affaires ,
>>>il croyoit pouvoir dégager son bien de toute hypothèque
>> en remboursant ; mais il en est bien autrement aujourd'hui.
ככ Le commerçant se voit à la merci des agioteurs , et il suc-
>> combe forcé d'en subir les lois. >>>
Je finirai ce que j'avois à dire sur les constitutions de rente,,
par deux réflexions importantes :
L'une , que les constitutions de rente étoient entièrement
'dans l'esprit d'une constitution monarchique de société , où
tout , et même la fortune , tend à la fixité , à la perpétuité ,
à la modération ; et que le prêt àjour et sans motif, introduit
en Europe depuis la Réforme , est tout-à-fait dans l'esprit du
gouvernement populaire , où tout tend à la mobilité , au changement
, à un usage exagéré de toutes choses , où tout , pour,
mieux dire , est à jour, l'ordre , le repos , la fortune , la vie ,
les moeurs , les lois , la société. 2
Aussi c'est depuis que la société en Europe penchoit sur
l'abyme de la démocratie , que le prêt à jour, plus universellement
usité , et une circulation forcée de numéraire , ont
fait tomber en désuétude les constitutions de rentes en argent ,
et même à la fin rendu odieuses les constitutions deKrentes,
4
1
NOVEMBRE 1806. 207
foncières , le plus libre , le plus utile , le plus moral , et surtout
le plus politique de tous les contrats.
L'autre réflexion est que le capital , placé à constitution de
rente , étant comme le capital placé en fonds de terre , aliéné
pour un temps indéfini , et dont le terme étoit à la seule volonté
de l'emprunteur , il étoit raisonnable de supposer que
l'emprunteur , tant qu'il gardoit la somme , en retiroit un
avantage; et que le prêteur , tant qu'il en étoit privé , en
souffroit un dommage , parce qu'il étoit plus que probable
que s'il l'avoit eu à sa disposition , il en auroit fait , dans un
temps ou dans un autre , un emploi utile ; et il y avoit ainsi
pour motif légitime d'exiger l'intérêt, l'avantage qu'y trouvoit
l'emprunteur , joint au dommage qu'en souffroit le
prêteur.
3
Quoi qu'il en soit, il n'est pas impossible de rétablir l'usage
des contrats à constitution de rente , et de constituer le prêt à
intérêt , comme on a constitué tant d'autres choses. Il est
même probable qu'on y reviendra , et peut-être avec des modifications
qui rendront plus égale la condition des deux
parties . :.
Il n'est pas inutile de rappeler içi la série des questions que
nous nous sommes proposées au comimencement de cette discussion
:
31
L'argent n'est ni valeur ni marchandise , mais le signe
public de toutes les valeurs , et le moyen légal d'échange
entre toutes les marchandises.
L'argent produit légitimement un intérêt , lorsqu'il est
employé à acquérir des valeurs , qui portent naturellement
ou légitimement un revenu.
L'argent produit légitimement un bénéfice , lorsqu'il est
employé en société de gain et de perte dans le commerce.
L'intérêt doit être fixé sur le produit général des terres ,
fonds territorial , source de tous les produits , et régulateur
de toutes les valeurs.
Le bénéfice doit varier comme les profits du commerce.
-L'argent peut produire un intérêt , lorsque le prêteur
renonce àunprofit assuré , ou qu'il souffre un dommage
208 MERCURE DE FRANCE ,
réel, comme dans le prêt de commerçant à commerçant ; et
même dans ce cas , l'intérêt peut être le juste équivalent du
profit cessant , oudu dommage souffert.
Le prêt à constitution de rente produit légitimement un
intérêt ; parce que le capital étant aliéné pour un temps
indéfini , il est impossible que dans untemps ou dans un autre ,
le prêteur n'en eût pas retiré unprofit , ou qu'il n'en souffre
pasundommage.
Le prêt à jour qui n'est causé, ni pour acquisition de
valeurs productives , ni pour société de commerce , et dans
lequel le préteur disposant à tout moment de son capital , ne
peut alléguer , ni un profit auquel il doive renoncer , ni un
dommage qu'il puisse souffrir , produit un intérêt sans motif
suffisant et légal. Il a été considéré jusqu'à ces derniers temps ,
comme un prêt de consommation essentiellement gratuit , et
la raison en est évidente. En effet , l'argent n'étant que le
signe de valeurs productives ou de valeurs improductives ( 1 ) ,
le prêt à jour qui n'est pas causé pour valeurs productives ,
ne peut donc être le signe que de valeurs improductives en
denrées ou en travail. Mais si cent francs prêtés à jour sont le
signe de dix mesures de blé ou de cinquante journées de
travail , de quel droit exigerois-je que l'emprunteur me rendît
onze mesures de blé , ou cinquante-cinq journées de
travail?
L'assurance contre le danger d'une perte possible , n'est
pas un motif suffisant d'exiger l'intérêt , parce que cette
assurance se trouve dans les précautions que la loi permet au
prêteur pour prévenir la perte , ou dans les moyens qu'elle
lui fournit pour l'empêcher.
Le service rendu à l'emprunteur n'est pas un motif suffisant
, parce que ce service que je rends sans m'incommoder
moi-même , est une charité que je dois à mes frères, qu'ils
me doivent à leur tour, et qui ne peut s'évaluer , ni se
payer.
(1)Voyez le premier article, dans le N°. du 13 septembre.
4 Je
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:
DE
NOVEMBRE 1806 .
cen
209
Je rappelle les lois jadis usitées en France et leurs motifs :
ces lois , à la faveur desquelles la société a prospéré , et les
moeurs s'étoient élevées au plus haut point de décence et de
dígnité. Je neme dissimule pas que ces lois sont sévères, comme
toutes les lois dont l'objet est de subordonner l'intérêt privé à
l'intérêt public. Sans doute la défense du prêt à jour apporte
une gêne quelquefois fâcheuse dans les affaires de la famille ;
mais la tolérance du prêt à jour produit un désordre intolérable
dans les affaires de l'Etat. En vain diroit-on que la loi
qui le défendroit ne seroit pas obéie : je répondrois que si
l'administration doit quelquefois empêcher ce qu'elle ne sauróit
défendre , la morale doit toujours défendre même ce
qu'elle ne peut empêcher.
J'ai rencontré la raison des lois religieuses sur le prêt , en
né cherchant que les motifs des lois politiques. C'est une
nouvelle preuve de la vérité de la doctrine chrétienne : je veux
dire de sa parfaite conformité sur tous les objets de la
morale aux rapports les plus naturels des choses. Ceux qui
s'obstinent à la combattre , peuvent remarquer que je n'ai
traité la question du prêt qu'en politique, et non en théologien
; et ce n'est pas ma faute si la vraie philosophie est en
tout d'accord avec la religion.
On a fait de longs traités sur la richesse dès nations , des
traités où l'on a voulu doctement enseigner ce que tout le
monde sait, et quelquefois ce que personne ne peut connoître.
Je doute qu'ily ait des livres plus abstraits , et qui pis est plus
inutiles. Mais , au fond , ces mots richesse des nations , présentent-
ils une idée assez juste pour en faire le sujet d'un ,
traité , et même le titre d'un ouvrage ? Les particuliers sont
riches , et les nations sont fortes; et comme l'opulence fait la
force politique d'un particulier , on peut dire que la force est
la seule richesse d'une nation. Il faudroit donc traiter de la
richesse des particuliers et de la force des nations : mais est-il
nécessaire de se livrer à de pénibles recherches sur la nature
et les causes des richesses; et les enfans du siècle , nous dit
l'Evangile, n'en savent-ils pas , sur les moyens de faire fortune,
bienplus que les enfans de lumière ? Et l'art de s'enrichir
210 MERCURE DE FRANCE ;
n'est-il pas beaucoup mieux connu des ignorans que des
savans et des gens d'esprit ? A considérer même la richesse
dans les nations , l'extrême misère ne touche-t-elle pas à l'extrême
opulence ; et la nation qui compte le plus de millionnaires
, n'est-elle pas toujours celle qui renferme le plus d'indigens
? Qu'on lise les Recherches sur la Mendicité en Angleterre
, par Morton Eden , et l'on y verra des villes , même
considérables , où la moitié des habitans est à la charge du
bureau de charité. Tout peuple qui est content de son sort ,
est toujours assez riche ; et , sous ce rapport, la stérile Suède
étoit aussi riche que la pécunieuse Hollande , et eût été beaucoup
plus forte. La richesse d'une nation n'est pas les impôts
qu'elle paie : car les impôts sont des besoins et non un produit;
et l'excès des besoins est plutôt un signe de détresse que
la mesure de la richesse. Je le répète : la richesse d'une nation
est sa force , et sa force est danssa constitution , dans ses moeurs,
dans ses lois , et non dans son argent. On peut même assurer
qu'à égalité de territoire et de population , la nation la plus
opulente , c'est-à-dire la plus commerçante , sera la plus
foible, parce qu'elle sera la plus corrompue , et de la pire de
toutes les corruptions , la corruption de la cupidité.
On peut le dire aujourd'hui que tout est consommé ; on
peut le dire , non comme un reproche pour le passé , mais
comme une leçon pour l'avenir : c'est moins le fanatisme
politique qui n'égaroit qu'un petit nombre d'esprits , que la
cupidité universelle produite par les nouveaux systèmes sur
l'argent , et par le relâchement de tous les principes de morale,
qui afait descendre la société chrétienne chez lepeuplele plus
généreux et le plus éclairé, au-dessous même de ces ignobles
et délirantes démagogies païennes , qui ne jugeoient que sur
des délations , ne gouvernoient que par des supplices , ne
vivoient que de consfications ; et où l'exil , la mort étoient
le prix inévitable de la vertu , et la proscription la condition
nécessaire de la propriété.
Nous nous croyons riches , et nous le sommes effectivement
de biens artificiels. Mais les vrais biens s'épuisent , et la nature
NOVEMBRE 1806 . 211
semble s'apauvrir. Il y a peu de villes en France où il ne soit
bientôt plus aisé de se procurer un meuble de bois d'acajou
qu'une poutre de bois de chêne pour soutenir le toit de sa
maison. Le bois à brûler coûte presqu'aussi cher que les
alimens qu'il sert à préparer ; et les toiles des Indes sont
à meilleur compte que les draps faits de la laine de nos
troupeaux. Comment se fait-il que les inventions modernes
des arts se dirigent à la fois vers les jouissances du luxe les
plus raffinées , et vers l'économie la plus austère sur les premiers
besoins ? La soupe du pauvre dans les grandes ville
coûte moins que la pâtée d'un serin : le malheureux auroit
une idée bien basse de ce qu'il vaut s'il ne s'estimoit que par
ce qu'il coûte.
On peut laver le linge avec de la fumée , éclairer se
appartemens avec de la fumée , se chauffer avec de la vapeur
, etc. Les machines remplacent l'homme ; et mêmes les
élémens , s'il faut en croire M. de Condorcet, se convertiront
un jour en substances propres à notre nourriture. Partout on
prodigue l'art pour économiser la nature. J'applaudis à ces
découvertes et j'en admire les auteurs ; mais peut-être faut-il
s'affliger de la cause qui rend ces découvertes nécessaires , et
les hommes si inventifs. A mesure que le luxe gagne la société,
les premières nécessités manqueroient-elles à l'homme ? Ces
premiers dons de la nature que la Providence avoit départis
d'une mains libérale à tous ses enfans , et dont les peuples
naissans sont si abondamment pourvus , commenceroient-ils
à s'épuiser dans la société avancée ; et comme des dissipateurs ,
après avoir consommé notre patrimoine , serions -nous réduits
à chercher notre vie dans les moyens précaires de l'industrie ?
Nous faudra- il désormais apprendre dans les savantes décompositions
de la chimie ou dans les inventions ingénieuses
de la mécanique , l'art si facile de vivre , hélas ! et la vie physique
deviendra- t- elle aussi pénible que la vie politique ? Je ne
sais ; mais nos grandes sociétés d'Europe ne ressemblent pas
mal à une place assiégée depuis plusieurs années , où après
avoir épuisé les magasins on a recours aux moyens les moins
naturels. On se chauffe avec les meubles; on fait de l'argent
2
212 MERCURE DE FRANCE ,
avec du papier , des alimens de tout , et l'on prolonge à force
de privations la douloureuse existence d'une garnison exténuée.
( 1)
4
DE BONALD.
(1 ) En 1777, l'Académie de Marseille proposa au concours cette question
: « Quelle a été dans tous les temps l'influence du commerce sur l'es-
>> prit et sur les moeurs des peuples ? » Le sujet fut traité, et le prix remporté
parun compatriote de l'auteur, M. Liquier *, négociant de Marseille,
où il étoit universellement considéré pour ses vertus et ses talens , mort
en 1790, à l'assemblée constituante , où il avoit été nommé député. Il osa
se décider contre le commerce, et prouva que le commerce extérieur ne
tend qu'à accroître sans mesure les deux maux extrêmes de la société ,
l'opulence et la misère , et à consommer les richesses naturelles pour
les remplacer par des richesses artificielles . C'est principalement au
commerce et à ses innombrables besoins , qu'il attribue le dépérissement
des bois , premier besoin des hommes civilisés . En effet , le défaut de
combustible est une cause bien plus prochaine de dépopulation , que la
rareté même de comestible , parce que l'un se transporte de loin, et non
pas l'autre. La révolution a fait dans ce genre des maux incalculables ,
et peut-être sans remède . Deux systèmes d'économie politique ont régné
en France : le système de Sully, système agricole , et par conséquent
producteur et conservateur des richesses naturelles ; le système de Colbert,
système commercial et manufacturier, consommateur des richesses natuelles
, et producteur des richesses artificielles . Le premier est plus favo
rrable aux moeurs , à la force politique d'un Etat continental , et ajoute à
l'aisance générale , parce qu'il alimente les petites manufactures de produits
indigènes , et le trafic intérieur qui sert à les faire circuler . Le
second est plus favorable aux arts , à la force maritime d'un Etat insulaire ;
et il élève de grandes fortunes par les fabriques d'objets de luxe , et de
productions étrangères , que le commerce extérieur importe brutes et
exporte manufacturées . La France ne peut pas balancer entre ces deux
systèmes ; car les mener de front paroît impossible , comme il le seroit à
un particulier d'exploiter une grande métairie , et de suivre en même
temps de grandes opérations de commerce.
* Discoure imprimé à Marseille chez F. Brebion , 1778.
1
2
:
NOVEMBRE 1806 . 213
MODES du 25 octobre .
Les redingotes de drap , faites nouvellement , ne sont pas encore trèscommunes;
mais en revanche , presque toutes offrent un singulier contraste
avec les robes qu'elles remplacent. Très-peu amples du devant , assez
serrées sur les hanches , les robes avoient , en général , un faisceau de plis
par derrière ; Isredingotes , au contraire , grimacent des côtés , bâillent
par devant, et ne forment pas unpli à la chute des reins .
Les collets de toutes les redingotes sont amples , et les manches comme
aux redingotes d'hommes , descendent quelquefois jusqu'à l'extrémité du
pouce.
Sur le modèle des petits chapeaux de paille jaune , qui n'avoient
presque pas de bord , et dont la calotte on forme étoit haute , presque
toutes les modistes font des chapeaux de velours noir, gros vert , rose , bleu
de ciel ou vert tendre , avec une grosse touffe ou une fleur sur le devant.
Pour les capotes , on a conservé les passes saillantes et la forme carrée.
Cellesde velours noir sont souvent doublées de taffetas blanc ou rose. Les
capotesblanches ont des liserets et des coques rose, ponceau , oujaune d'or.
Quoique les schalls façon de cachemire soient d'une belle apparence et
d'un prix modique , quelques élégantes , pour varier , mettent des tricots à
jour, fort grossiers , et qui coûtent fort cher . Il y en a en ponceau et en blane.
/
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 18 octobre.
Les courriers se succèdent , et n'apportent que des nouvelles
désastreuses; de courtes proclamations instruisent les
citoyens de la situation de l'armée , et leur recommandent la
tranquillité. La princesse héréditaire de Saxe-Weimar es
partied'ici hier , se rendant à Saint-Pétersbourg : le consetller
intime de cabinet , M. Lombard , est parti le même jour
pour Stettin , où l'on croit que se rendra le roi. S. M. est en
cemoment à Charlottembourg. La reine n'a fait que passer
dans nos murs ; arrivée hier au soir , elle est repartie ce matin.
On assure qu'elle a plusieurs fois couru le danger d'être
enlevée par les Français. On emballe et on fait partir tous les
effets précieuxdu château, le trésor, les archives, pour Stettin ,
on croit qu'ils seront transportés plus loin encore .
Londres , 20 octobre.
On continue à prétendre que Miranda obtient de grands
succès ; et l'on cite de lui une proclamation datée de Coro ,
3 août , dans laquelle il promet à ses concitoyens l'indépendance
, sous les auspices de l'Angleterre , et sous la protection
de la marine anglaise.Voici l'ordre qui accompagnoit sa proclamation
:
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
« Tous les officiers exerçant des charges au nom de la cour
de Madrid , sont suspendus de leurs fonctions. Les cours ecclé.
siastiques et judiciaires resteront provisoirement en exerciée.
Tous les citoyens âgés de 16 à 55 ans , se réunirons
à l'armée. Ceux qui feront cause commune avec les agent
espagnols , seront punis comme traîtres. Ceux qui exercent
des emplois et qui se joindront à l'armée , recevront des
honneurs proportionnés à leur zėle. Pour prévenir toute
insulte ou agression de la part des soldats , les magistrats
feront arborer au haut des clochers , l'étendard national ; il
sera respecté, comme signe d'union. >>
: Madrid , 20 octobre.
PROCLAMATION.
« Dans des circonstances moins dangereuses que celles où
nous nous trouvons aujourd'hui , les bons et loyaux sujets se
sont empressés d'aider leurs souverains par des dons volontaires
et des secours proportionnés aux besoins de l'Etat. C'est donc
dans la situation actuelle qu'il est urgent de se montrer généreux
envers la patrie Le royaume d'Andalousie favorisé par la
nature , dans la reproduction des chevaux propres à la cavalerie
légère ; la province de l'Estramadure , qui rendit en ce
genre des services si importans au roi Philippe V, verroient-ils
avec indifférence la cavalerie du roi d'Espagne réduite et incomplète,
faute de chevaux ? Non, je ne le crois pas ; j'espère ,
au contraire , qu'à l'exemple des illustres aïeux de la génération
présente , qui servirent l'aïeul de notre roi actuel ,
par des levées d'hommes et de chevaux, les petits-enfans de
ces braves s'empresseront aussi de fournir des régimens ou
des compagnies d'hommes habiles dans le maniement du
cheval , pour être employés au service et à la défense de
la patrie , tant que durera le danger actuel. Une fois passé ,
ils rentreront pleins de gloire , au sein de leurs familles.
Chacun se disputera l'honneur de la victoire ; l'un attri -
buera à son bras le salut de sa famille , l'autre , celui
de son chef, de son parent ou de son ami ; tous , enfin
s'attribueront le salut de la patrie. Venez , mes chers compatriotes
, venez vous ranger sous les bannières du meilleur des
souverains ; venez , je vous accueillerai avec reconnoissance ;
je vous en offre dès aujourd'hui l'hommage , si le Dieu des
victoires nous accorde une paix heureuse et durable , unique
objet de nos voeux. Non , vous ne céderez ni à la crainte ni à
la perfidie ; vos coeurs se fermeront à toute espèce de séduction
étrangère. Venez ; et si nous ne sommes pas forcés de
croiser nos armes avec celles de nos ennemis , vous n'encourrez
pas le danger d'être notés comme suspects , et d'avoir donné
une fausse idée de votre loyauté , de votre honneur, en refu
sant de répondre à l'appel que je vous fais.
2.
NOVEMBRE 1806. 215
>> Mais si ma voix ne peut réveiller en vous les sentimens de
votre gloire , soyez vos propres instigateurs ; devenez les pères
du peuple au nom duquel je parle; que ce que vous lui devez
vous fasse souvenir de ce quevous vous devezà vous-mêmes ,
àvotre honneur , et à la religion sainte que vous professez.
» Au palais royal de Saint-Laurent, le6 octobre 1806.
Signé, le PRINCE DE LA PAIX
Bamberg , 23 octobre.
Unordre du jour, publié le 19 , a fait une grande impression
sur toute l'armée , puisqu'il exprime le mécontentement
de S. M. I. sur la conduite du général de division Klein,
et du général de brigade Lasalle , qui ont laissé passer deux
colonnes ennemies qui étoient coupées , ayant l'un et l'autre
ajouté foi à l'assurance qui leur a été donnée par le général
prus sien Blucher , qu'il y avoit un armistice de six semaines.
Le r egret qu'ont éprouvé ces deux braves militaires en apprenanttqu'on
avoit abusé de leurs franchise ,' ne peut se peindre :
il es si cruel de manquer l'occasion d'acquérir de nouveaux
droits à l'estime publique , en faisant son devoir ! Mais , tout
en les plaignant sincèrement , il n'est personne qui n'ait
applaudi aux principes suivans , contenus dans l'ordre du
jour : « Depuis quand est-ce par le canal de l'ennemi que
» S. M. fait passer ses ordres ? L'EMPEREUR se flatte que
>> pareilles erreurs ne seront plus commises. Les lois mili-
>>taires prononcent les plus grandes peines contre les officiers
dans un pareil cas ; mais la peine la plus sensible pour
>> un officier de la Grande-Armée , est de n'avoir pas con-
>> couru en tout point à l'entier succès des opérations. >>
PARIS , vendredi 31 octobre.
Un décret rendu par S. M. l'EMPEREUR, au quartiergénéral
impérial de Halle, le 19 octobre 1806, contient les dispositions
suivantes :
M. Daru , conseiller d'Etat , intendant-général de notre
maison, estnommé intendant-général de l'armée. L'intendantgénéral
de l'armée organisera et dirigera l'administration des
pays conquis. Il nous présentera des sujets pour remplir les
fonctions d'intendant des provinces.
La cour de cassation a décidé récemment , 1 °. que
dans l'anciecne législation , le marirge contracté à l'extré->
mité de la vie n'étoit pas nul, lorsque les parties, après avoir
manifesté l'intention de s'épouser, en avoient été empêchés
4
216 MERCURE DE FRANCE ,
par des obstacles considérables ; 2°. que la preuve de ces
obstacles étoit admissable.
N.B. Vendredi , 31 octobre, au soir.-Quoique nous soyons
certains que les bulletins de l'armée sont déjà connus de tous
les lecteurs du Mercure , cependant nous avons cru devoir
donner en entier des pièces historiques d'une importance et
d'un intérêt aussi grand, Le 16º bulletin , que l'on trouvera à
la fin de ce numéro , est le dernier qui ait été publié jusqu'à
cemoment.
V BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE .
Jena , 13 octobre 1806.
La bataille de Jena a lavé l'affront de Rosbach , et décidé ,
en sept jours , une campagne qui a entièrement calmé cette
frénésie guerrière qui s'étoit emparée des têtes prussiennes.
Voici la position de l'armée , au 13 :
Le grand-duc de Berg et le maréchal Davoust , avec leurs
corps d'armée , étoient à Naumbourg , ayant des partis sur
Leipsick et Halle.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo étoit en
marche pour se rendre à Dornnbourg.
Le corps du maréchal Lannes arrivoit à Jena.
Le corps du maréchal Augereau étoit en position à Kahla.
Le corps du maréchal Ney étoit à Roda.
Le quartier-général , à Gera.
L'EMPEREUR , en marche pour se rendre à Jena.
Le corps du maréchal Soult, de Gera étoit en marche
pour prendre une position plus rapprochée , à l'embranchement
des routes de Naumbourg et de Jena.
Voici la position de l'ennemi :
Le roi de Prusse voulant commencer les hostilités au g
octobre , en débouchant sur Francfort par sa droite , sur
Wurtzbourg par son centre , et sur Bamberg par sa gauche ,
toutes les divisions de son armée étoient disposées pour exécuter
ce plan; mais l'armée française tournant sur l'extrémité
de sa gauche , se trouva en peu de jours à Saalbourg , à
Lobenstein , à Schleitz, à Gera , à Naumbourg. L'armée prus.
sienne , tournée , employa les journées des 9 , 10 , 11 et 12 ,
à rappeler tous ses détachemens; et le 13 , elle se présenta en
bataille entre Capelsdorf et Auerstedt , forte de près de
150,000 hommes .
Le 13 , à deux heures après midi , l'EMPEREUR arriva a
Jena ; et , sur un petit plateau qu'occupoit notre avant-garde ,
il aperçut les dispositions de l'ennemi , qui paroît manoeuvrer
pour attaquer le lendemain , et forcer les divers
débouchés de la Saale. L'ennemi défendoit en force , et par
une position inexpugnable , la chaussée de Jena à Weimar ,
et paroissoit penser que les Français ne pourroient déboucher
dans la plaine sans avoir forcé ce passage, Il ne paroissoit
NOVEMBRE 1806. 217
pas possible en effet de monter de l'artillerie sur le plateau ,
qui d'ailleurs étoit si petit que quatre bataillons pouvoient à
peine s'y déployer. On fit travailler toute la nuit à un chemin
dans le roc , et l'on parvint à conduire de l'artillerie
sur la hauteur.
Le maréchal Davoust reçut l'ordre de déboucher par
Naumbourg pour défendre les défilés de Koesen , si l'ennemi
vouloitmarcher sur Naumbourg , ou pour se rendre à Apolda ,
pour le prendre à dos , s'il restoit dans la position où il
étoit.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo fut destiné à
déboucher de Donnbourg , pour tomber sur les derrières de
l'ennemi , soit qu'il se portat en force sur Naumbourg , soit
qu'il se portât sur Jena.
La grosse cavalerie qui n'avoit pas encore rejoint l'armée ,
ne pouvoit la rejoindre qu'à midi; la cavalerie de la garde
impériale étoit à trente-six heures de distance , quelques fortes
marches qu'elle eût faites depuis son départ de Paris. Mais il
estdes momens à la guerre où aucune considération ne doit
balancer l'avantage de prévenir l'ennemi et de l'attaquer le
premier. L'EMPEREUR fit ranger sur le plateau qu'occupoit
l'avant-garde , que l'ennemi paroissoit avoir négligé , et visà-
vis duquel il étoit en position, tout le corps du maréchal
Lannes : ce corps d'armée fut rangé par les soins du général
Victor , chaque division formant une aile. Le maréchal Lefebvre
fit ranger au sommet la garde impériale en bataillon
carré. L'EMPEREUR bivouaqua au milieu de ses braves. La
nuit offroit un spectacle digne d'observation , celui de deux
armées dont l'une déployoit son front sur six lieues d'étendue,
et embrasoit de ses feux l'atmosphère ; l'autre dont les feux
apparens étoient concentrés sur un petit point : et dans l'une
et l'autre armée , de l'activité et du mouvement. Les feux des
deux armées étoient à une demi-portée de canon ; les sentinelles
se touchoient presque , et il ne se faisoit pas un mouvement
qui ne fût entendu.
Les corps des maréchaux Ney et Soult passoient la nuit en
marche. A la pointe du jour toute l'armée prit les armes .
La division Gazan étoit rangée sur trois lignes, sur la gauche
du plateau, La division Suchet formoit la droite ; la garde
impériale occupoit le sommet du monticule , chacun de ces
corps ayant ses canons dans les intervalles. De la ville et des
vallées voisines on avoit pratiqué des débouchés qui permettoient
le déploiement le plus facile aux troupes qui n'avoient
pu être placées sur le plateau; car c'étoit peut-être la première
fois qu'une armée devoit passer par un si petit débouché.
Un brouillard épais obscurcissoit le jour. L'EMPEREUR passa
devant plusieurs lignes. Il recommanda aux soldats de se tenir
en garde contre cette cavalerie prussienne qu'on peignoit
218 MERCURE DE FRANCE ,
comme si redoutable. Il les fit souvenir qu'il y avoit un an
qu'à la même époque ils avoient pris Ulm ; que l'armée
prussienne , comme l'armée autrichienne , étoit aujourd'hui
cernée , ayant perdu sa ligne d'opérations , ses magasins ;
qu'elle ne se battoit plus dans ce moment pour la gloire ,
mais pour sa retraite ; que cherchant à faire une trouée sur
différens points , les corps d'armée qui la laisseroient passer ,
seroient perdus d'honneur et de réputation. A ce discours
animé , le soldat répondit par des cris de marchons. Les tirailleurs
engagèrent l'action. La fusillade devint vive. Quelque
bonne que fût la position que l'ennemi occupoit , il en fut
débusqué ; et l'armée française, débouchantdans la plaine ,
commença à prendre son ordre de bataille.
De son côté , le gros de l'armée ennemie , qui n'avoit eu
le projet d'attaquer que lorsque le brouillard seroit dissipé ,
prit les armes. Un corps de 50,000 hommes de la gauche , se
posta pour couvrir les défilés de Naumbourg , et s'emparer des
débouchés de Koesen ; mais il avoit déjà été prévenu par le
maréchal Davoust. Les deux autres corps , formant une force
de 80,000 hommes , se porterent en avant de l'armée française
qui débouchoit du plateau de Jena. Le brouillard couvrit
les deux armées pendant deux heures ; mais enfin il fut
dissipé par un beau soleil d'automne. Les deux armées s'aperçurent
à petite portée de canon. La gauche de l'armée française
, appuyée sur un village et des bois , étoit commandée
par le maréchal Augereau. La garde impériale la séparoit du
centre qu'occupoit le corps du maréchal Lannes. La droite
-étoit formée par le corps du maréchal Soult ; le maréchal Ney
n'avoit qu'un simple corps de 3000 hommes , seules troupes
qui fussent arrivées de son corps d'armée.
L'armée ennemie étoit nombreuse et montroit une belle
cavalerie. Ses manoeuvres étoient exécutées avec précision et
rapidité . L'EMPEREUR eût desiré retarder de deux heures d'en
venir aux mains, afin d'attendre , dans la position qu'il venoit
deprendre après l'attaque du matin, les troupes qui devoient
le joindre , et sur-tout sa cavalerie; mais l'ardeur française
l'emporta. Plusieurs bataillons s'étant engagés au village de
Hollstedt , il vit l'ennemi s'ébranler pour les en déposter. Le
maréchal Lannes reçut ordre sur-le-champ de marcher en
échelons pour soutenir ce village. Le maréchal Soult avoit
attaqué un bois sur la droite ; l'ennemi ayant fait unmouvement
de sa droite sur notre gauche , le maréchal Augereau
fut chargé de le repousser ; en moins d'une heure , l'action
devint générale ; 250 ou 300,000 hommes avec 7 ou 800 pièces
de canon, semoient partout la mort et offroient unde ces
spectacles rares dans l'histoire. De part et d'autre , on ma-
- noeuvra constammentcomme à une parade. Parmi nos troupes,
il n'y eut jamais le moindre désordre , la victoire ne fut pas
NOVEMBRE 1806
219
un moment incertaine. L'EMPEREUR eut toujours auprès de
lui, indépendamment de la garde impériale , un bon nombre
de troupes de réserve pour pouvoir parer à tout accident
imprévu.
Le maréchal Soult ayant enlevé le bois qu'il attaquoit
depuis deux heures , fit un mouvement en avant. Dans cet
instant , on prévint l'EMPEREUR que la division de cavalerie
française de réserve , commençoit à se placer , et que deux
nouvelles divisions du corps du maréchal Ney se plaçoient en
arrière sur le champ de bataille. On fit alors avancer toutes
les troupes qui étoient en réserve sur la première ligne , et
qui se trouvant ainsi appuyées , culbutèrent l'ennemi dans un
clin-d'oeil , et le mirent en pleine retraite. Il la fit en ordre
pendant la première heure ; mais elle devint un affreux
désordre du moment que nos divisions de dragons et nos
cuirassiers , ayant le grand-duc de Berg à leur tête , purent
prendre part à l'affaire. Ges braves cavaliers frémissant de voir
la victoire décidée sans eux , se précipitèrent partout où ils
rencontrèrent des ennemis. La cavalerie , l'infanterie prussienne
ne purent soutenir leur choc. En vain l'infanterie ennemie
se forma en bataillons carrés ; cinq de ces bataillons
furent enfoncés ; artillerie , cavalerie , infanterie , tout fut
culbuté et pris. Les Français arrivèrent à Weimar en même
temps que l'ennemi , qui fut ainsi poursuivi pendant l'espace
de six lieues .
A notre droite , le corps du maréchal Davoust faisoit des
prodiges. Non-seulement il contint , mais mena battant pendant
plus de trois lieues , le gros des troupes ennemies qui
devoit déboucher du côté de Koesen. Ce maréchal a déployé
une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère , première
qualité d'un homme de guerre. Il a été secondé par les
généraux Gudin , Friant , Morand , Daultanne , chef de l'étatmajor
, et par la rare intrépidité de son brave corps d'armée.
Les résultats de la bataille sont 30 à 40 mille prisonniers ;
il en arrive à chaque moment ; 25 à 30 drapeaux , 500 pièces
de canon, des magasins immenses de subsistances. Parmi les
prisonniers se trouvent plus de vingt généraux , dont plusieurs
lieutenans - généraux , entr'autres le lieutenant - général
Schmettau . Le nombre des morts est immense dans l'armée
prussienne. On compte qu'il y a plus de vingt mille tués ou
blessés ; le feld-maréchal Mollendorff a été blessé ; le duc de
Brunswick a été tué ; le général Ruchel a été tué ; le prince
Henri de Prusse grièvement blessé. Au dire des déserteurs ,
des prisonniers et des parlementaires , le désordre et la consternation
sont extrêmes dans les débris de l'armée ennemie.
De notre côté , nous n'avons à regretter parmi les généraux
que la perte du général de brigade Debilly , excellent soldat;
parmi les blessés, le général de brigade Conroux. Parmi les
220 MERCURE DE FRANCE ,
:
colonels morts , les colonels Vergès , du 12º régiment d'infanterie
de ligne ; Lamotte, du 36° ; Barbenègre , du 9º de hussards
; Marigny , du 20º de chasseurs ; Harispe , du 16º d'infanterie
légère ; Dulembourg , du 1º de dragons ; Nicolas , du
61. de ligne; Viala , du 81° ; Higonet , du 108.
Les hussards et les chasseurs ont montré dans cette journée
une audace digne des plus grands éloges. La cavalerie prussienne
n'a jamais tenu devant eux , et toutes les charges qu'ils
ont faites devant l'infanterie ont été heureuses.
Nous ne parlons pas de l'infanterie française; il est reconnu
depuis long- temps que c'est la meilleure infanterie du monde.
L'EMPEREUR a déclaré que la cavalerie française , après l'expérience
des deux campagnes et de cette dernière bataille , n'avoit
pas d'égale.
L'armée prussiennea , dans cette bataille, perdu toute
retraite et toute sa ligne d'opérations. Sa gauche , poursuivie
par le maréchal Davoust , opéra sa retraite sur Weimar , dans
le temps que sa droite et son centre se retiroient de Weimar
sur Naumbourg. La confusion fut donc extrême. Le roi a
dû se retirer à travers champs , à la tête de son régiment de
cavalerie.
Notre perte est évaluée à 1000 ou 1100 tués et 3000 blessés.
Le grand-ducde Berg investit en ce moment la place d'Erfurt
, où se trouve un corps d'ennemis que commandent le
maréchal de Mollendorf et le prince d'Orange.
L'état-major s'occupe d'une relation officielle qui fera connoître
dans tous ses détails cette bataille et les services rendus
par les différens corps d'armée et régimens. Si cela peut
ajouter quelque chose aux titres qu'a l'armée , à l'estime et à
laconsidération de la nation, rien ne pourra ajouter au sentiment
d'attendrissement qu'ont éprouvé ceux qui ont été
témoins de l'enthousiasme et de l'amour qu'elle témoignoit à
l'EMPEREUR au plus fort du combat. S'il y avoit un moment
d'hésitation , le seul cri de vive l'Empereur ! ranimoit les courages
, et retrempoit toutes les ames. Au fort de la mêlée,
l'EMPEREUR voyant ses ailes menacées par la cavalerie , se portoit
au galop pour ordonner des manoeuvres et des changemens
de front en carrés ; il étoit interrompu à chaque instant
par des cris de vive l'Empereur ! La garde impériale à pied
voyoit , avec un dépit qu'elle ne pouvoit dissimuler , tout le
monde aux mains, et elle dans l'inaction. Plusieurs voix firent
entendre les mots en avant ! « Qu'est- ce? dit l'EMPEREUR ; ce
>> ne peut être qu'un jeune homme qui n'a pas de barbe qui
>> peut vouloir préjuger ce que je dois faire : qu'il attende
>> qu'il ait commandé dans trente batailles rangées , avant de
>> prétendre me donner des avis. » C'étoit effectivement des
vélites, dont le jeune courage étoit impatient de se signaler.
Dans une mêlée aussi chaude, pendant que l'ennemi perNOVEMBRE
1806. 221
doitpresque tous ses génératux , on doit remercier cette Providence
qui gardoit notre armée. Aucun homme de marque n'a
été tué ni blessé. Le maréchal Lannes a eu un biscayen qui lui
a rasé la poitrine sans le blesser. Le maréchal Davoust a eu
son chapeau emporté et un grand nombre de balles dans ses
habits. L'EMPEREUR a toujours été entouré , par-tout où il a
paru , du prince de Neuchâtel , du maréchal Bessières , du
grand-maréchal du palais Duroc , du grand-écuyer Caulaincourt,
et de ses aides-de-camp et écuyers de service. Une partie
de l'armée n'a pas donné, ou est encore sans avoir tiré un
coup de fusil.
VI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Weimar , le 15 octobre au soir.
Six mille Saxons et plus de trois cents officiers ont été faits
prisonniers. L'EMPEREUR a fait réunir les officiers , et leur a dit
qu'il voyoit avec peine que leur armée lui faisoit la guerre ;
qu'il n'avoit pris les armes que pour assurer l'indépendance
de la nation saxonne , et s'opposer à ce qu'elle.fût incorporée
à la monarchie prussienne; que son intention étoit de les
renvoyer tous chez eux , s'ils donnoient leur parole de ne
jamais servir contre la France ; que leur souverain , dont il
reconnoissoit les qualités , avoit été d'une extrême foiblesse ,
en cédant ainsi aux menaces des Prussiens , et en les laissant
entrer sur son territoire ; mais qu'il falloitque tout cela finît ;
queles Prussiens restassent en Prusse , et qu'ils ne se mêlassent
en rien des affaires de l'Allemagne ; que les Saxons devoient
se trouver réunis dans la confédération du Rhin sous la protection
de la France , protection qui n'étoit pas nouvelle ,
puisque depuis deux cents ans , sans la France , ils eussent été
envahis par l'Autriche , ou par la Prusse ; que l'EMPEREUR
n'avoit pris les armes que lorsque la Prusse avoit envahi la
Saxe; qu'il falloit mettre un terme à ses violences ; que le
continent avoit besoin de repos ; et que malgré les intrigues
et les basses passions qui agitent plusieurs cours , il falloit que
ce repos existât, dût-il en coûter la chute de quelques trônes.
Effectivement , tous les prisonniers saxons ont été renvoyés
chez eux , avec la proclamation de l'EMPEREUR aux Saxons , et
des assurances qu'on n'en vouloit point à leur nation. ( Cijoint
la déclaration signée par les officiers saxons. )
Nous soussignés général , colonels , lieutenans- colonels , majors , capitaines
et officiers saxons , jurons sur notre parole d'honneur de ne point
porter les armes contre S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et
ses alliés; et nous prenons le même engagement et faisons le mêmeserment
au nom de tous les bas-officiers et soldats qui ont été faits prisonniers
avec nous , et dont l'état est ci-joint , même si nous en recevions l'ordre
formel de notre souverain l'électeur de Saxe .
Jena, le 15 octobre 1806.
(Suivent la signature du baron de Niesemeuschel , lieutenantgénéral
saxon, et celles de 120 officiers saxons de toutgrade. )
3
222 MERCURE DE FRANCE ,
VII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Weimar , le 16 octobre 1806.
Le grand-duc de Berg a cerné Erfurt le 15 dans la matinée .
Le 16, la place a capitulé. Par ce moyen , 14,000 hommes ,
dont 8000 blessés et 6000 bien portans , sont devenus prisonniers
de guerre , parmi lesquels sont le prince d'Orange , le
feld-maréchal Mollendorf, le lieutenant-général Larisch , le
lieutenant-général Graver , les généraux-majors Leffave et
Zveiffel . Un parc de cent vingt pièces d'artillerie , approvisionné
, est également tombé en notre pouvoir. ( Ci -joint la
capitulation d'Erfurt. ) On ramasse tous les jours des prisonniers.
Le roi de Prusse a envoyé un aide-de-camp à l'EMPEREUR ,
avec une lettre en réponse à celle que l'EMPEREUR lui avoit
écrite avant la bataille; mais le roi de Prusse n'a répondu
qu'après. Cette démarche de l'Empereur Napoléon étoit
pareille à celle qu'il fit auprès de l'empereur de Russie,
avant la bataille d'Austerlitz ; il dit au roi de Prusse : « Le
>> succès de mes armes n'est point incertain. Vos troupes
>> seront battues ; mais il en coûtera le sang de mes enfans :
» s'il pouvoit être épargné par quelqu'arrangement compa-
>> tible avec l'honneur de macouronne, il n'y a rien que je
>> ne fasse pour épargner un sang si précieux. Il n'y a que
>> l'honneur qui , à mes yeux , soit encore plus précieux que
>> le sang de mes soldats. >>>
Il paroît que les débris de l'armée prussienne se retirent sur
Magdebourg . De toute cette immense et belle armée , il ne
s'en réunira que des débris.
7
Capitulation de la ville et citadelle d'Erfurt , faite entre
M. le colonel Preval , l'un des commandans de la Légiond'Honneur
, muni de pleins- pouvoirs de S. A. R. le prince
Joachim , grand-duc de Berg et de Clèves , lieutenant
de S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , d'une
part; et de l'autre, M. le major Prueschenenk , comman
dant de la ville et citadelle d'Erfurt , ainsi que du fort
Cyriaxbourg , pour S. M. le roi de Prusse .
Demande . Art. Ir. La garnison sortira le 17 d'octobre avec les honneurs
de la guerre , aver armes , effets et bagages , y compris les pièces
de bataillon , les batteries de campagne , les boulangeries et le train de
l'armée . Elle marchera tambour battant , enseignes déployées et mèches
allumées , pour se rendre dans la ville la plus proche des Etats de S. M.
le roi de Piusse , à Halle .
Réponse. Les postes seront occupés dès-à -présent par les troupes de
S. M. l'EMPEREUR et Ror : demain 16 octobre 1806 , à midi , lagaruison
garuison
cortira avec armes , bagages , enseignes déployées et canons de bataillon .
Elle déposera ses armes sur le glacis de la place, et sera prisonnière de
guerre. MM. les officiers conserveront leur épée et leurs équipages . Ils
rentreront en Prusse sur leur parole de ne servir qu'après leur échange .
Les moyens de transport pour eux et leurs équipages leur seront accor
dés pour suppléer à l'insuffisance des leurs .
NOVEMBRE 1806 . 223
D. II . Les officiers , bas-officiers et soldats blessés qui se trouvent dans
la place , seront compris dans l'article précédent. Ceux qui sont en état
d'être transportés , suivront immédiatement la garnis n ; et ceux qui ne
sont point en état de faire la route , resteront aux frais de S. M. prussienne
, et seront soignés par ses employés . A mesure que ces blessés
seront guéris , ils rejoindront leurs corps respectifs , et obtiendront les
passeports nécessaires à cet effet .
R. Les officiers , bas -officiers et soldats blessés sont compris dans l'article
ci-dessus , et on doit s'en rapporter à la générosité française pour les
soins qu'on invoque en leur faveur.
D. III . Demain à midi la porte de Saint- Jean sera remise pour être
occupée extérieurement. La garde prussienne restera dans l'intérieur ; et
aussi long temps que la garnison prussienne restera en place , il ne
sera permis à personne d'y entrer , excepté les commissaires chargés de
remettre la place.
R. Compris dans le premier article .
D. IV. Si , nonobstant le contenu de l'article ci-dessus , les basofficiers
et soldats venoient en ville , ils seroient arrêtés et remis sur-lechamp
aux postes extérieurs . De même , il ne sera permis à aucun militaire
prussien de sortir de la place aussi long-temps que la garnison y
restera , à l'exception des officiers qu'on pourroit devoir envoyer au
quartier-général de l'armée française .
R. Compris dans l'article premier.
D. V. Il sera nommé des deux côtés des commissaires pour effectuer
tout cequi a rapport à la remise de la place , ainsi que pour convenir des
objets qui exigent un travail commun. Ceux-ci se réuniront du moment
que la garde française aura occupé la porte de Saint-Jean ,et les commissa
res continueront leurs travaux après le départ de la garnison. A
l'échéance de ce terine , il sera donné des passeports nécessaires aux commissaires
prussiens pour retourner dans les Etats de S. M. le roi de
Prusse .
R. Les commissaires s'occuperont dès demain matin , 16 , du recensement
et de la remise de l'artillerie et de tous les magasins. Les passeports
seront accordés pour le retour de ceux de S. M. le roi de Prusse .
D. VI . Les propriétés particulières seront respectées et mises sous la
protection de S. M. l'Empereur des Français et Roi d'Italie.
A. Les propriétés seront respectées .
D. VII. Les effets des individus faisant partie de la garnison , ne
pouvant point être tous emportés à la fois , il sera fixé un terme de trois
mois , à dater dujour de lapprésente capitulation , pour que ces individus
puissent faire suivre leurs propriétés,, sans qquu'il leur soit tait de difficultés
, ni qu'ils soient chargés de droits quelconques.
K. Renvoyé au premier article ; seulement les soldats ne seront point
privés de leurs havresacs .
D. VIII . A dater du moment de la signature de cette capitulation , il
sera envoyé un officier prussien à S. M. le roi de Prusse , et on le munira
de tout ce qui peut accélérer son voyage.
R. Accordé.
D. IX. Les équipages de campagne de S. M. le roi de Prusse qui se
trouvent dans ce moment à Erfurt, seront envoyés de suite dans une ville
occupée encore par les troupes du roi.
R. Cet article sera soumis à S. A. I. le prince Joachim , grand-duc-de
Clèves et de Berg.
Cettecapitulation comprend MM. les officiers-généraux qui se trouvent
dans la place, pour quelque cause que ce soit.
AErfurt, le 15 octobre 1806 , à 11 heures du soir.
(L. S. ) Signé CHARLES DE PRUESCHENECK .
Signé HYPOLITE PRAVAL,
224 MERCURE DE FRANCE ,
VIII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Weimar ,le 16 octobre 1806 , au soir.
Les différens corps d'armée qui sont à la poursuite de l'en
nemi , annoncent à chaque instant des prisonniers , la prise de
bagages , de pieces de canon, de magasins , de munitions de
toute espèce. Le maréchal Davoust vient de prendre trente
pièces de canon; le maréchal Soult, un convoi de trois mille
tonneaux de farine ; le maréchal Bernadotte , 1500 prisonniers .
L'armée ennemie est tellement dispersée et mêlée avec nos
troupes , qu'un de ses bataillons vint se placer dans un de
nos bivouacs , se croyant dans le sien. Le roi de Prusse tâche
de gagner Magdebourg. Le maréchal Mollendorf est trèsmalade
à Erfurt ; le grand-duc de Berg lui a envoyé son
médecin. La reine de Prusse a été plusieurs fois en vue de nos
postes ; elle est dans des transes et dans des alarmes continuelles.
La veille , elle avoit passé son régiment en revue. Elle
excitoit sans cesse le roi et les généraux. Elle vouloit du sang ;
le sang le plus précieux a coulé. Les généraux les plus marquans
sont ceux sur qui sont tombésles premiers coups. Le général
de brigade Durosnel a fait , avec le 7º et le 20º de chasseurs ,
une charge hardie qui a eu le plus grand effet. Le major du
20° régiment s'y est distingué. Le général de brigade Colbert ,
à la tête du 3º de hussards et du 12°de chasseurs, a fait sur l'in
fanterie ennemie plusieurs charges qui ont eu le plus grand
succès.
IX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Weimar , le 17 octobre 1806.
La garnison d'Erfurt a défilé. On ya trouvé beaucoup plus
de monde qu'on ne croyoit. Il y a une grande quantité de
magasins. L'EMPEREUR a nommé le général Clarke gouverneur
de la ville et citadelle d'Erfurt et du pays environnant. La
citadelled'Erfurt est un bel octogone bastionné avec caseinate ,
etbien armé. C'est une acquisition précieuse , qui nous servira
de point d'appuiau milieu de nos opérations.
On a dit dans le 5º bulletin qu'on avoit pris 25 à 30 drapeaux
; il y en a jusqu'ici 45 au quartier-général. Il est probable
qu'il y en aura plus de 60. Ce sont des drapeaux donnés
par le grand Frédéric à ses soldats. Celui du régiment des
Gardes , celui du régiment de la Reine , brodé des mains de
cette princesse , se trouvent au nombre. Il paroît que l'ennemi
veut tâcher de se rallier sur Magdebourg ; mais pendant ce .
temps- là on marche de tous côtés. Les différens corps de
l'armée sont à sa poursuite par différens chemins.A chaque
instant arrivent des courriers annonçant que des bataillons
entiers sont coupés , des pièces de canon prises ; des ba
gages, etc.
L'EMPEREUR est logé au palais de Weimar , où logeoit
quelques
DEPT
DE
LA
NOVEMBRE 1806 . 25.
feu de
Cen
quelques jours avant la reine de Prusse. Il paroît que ce quon
adit d'elle est vrai . Elle étoit ici souffler le pour
guerre. C'est une femme d'une jolie figure , mais de peu
d'esprit , incapable de présager les conséquences de ce qu'elle
faisoit. Il faut aujourd'hui , au lieu de l'accuser , la plaindre;
car elle doit avoir bien des remords des maux qu'elle a faits à
sa patrie , et de l'ascendant qu'elle a exercé sur le roi son
mari, qu'on s'accorde à présenter comme un parfaitement ,
honnêtehomme , qui vouloit la paix et le bien de ses peuples,
X BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE: :
Naumbourg , le 18 octobre 18c6.
Parmi les 60 drapeaux qui ont été pris à la bataille de Jena ,
il s'en trouve plusieurs des gardes du roi de Prusse , et un des
gardes du corps, sur lequel la légende est écrite en français.
Le roi de Prusse a faitdemander un armistice de six semaines.
L'EMPEREUR a répondu qu'il étoit impossible , après une victoire,
de donner à l'ennemi le temps de se rallier. Cependant
les Prussiens ont fait tellement courir ce bruit , que plusieurs
de nos généraux les ayant rencontrés , on leur a fait croire
que cet armistice étoit conclu.
Le maréchal Soult est arrivé le 16 à Greussen , poursuivant
devant lui la colonne où étoit le roi , qu'on estimoit forte
de 10 ou 12,000 hommes. Le général Kalkreuth , qui la commandoit
, fit dire au maréchal Soult qu'un armistice avoit été
conclu. Ce maréchal répondit qu'il étoit impossible que
L'EMPRREUR eût fait cette faute; qu'il croiroit à cet armistice ,
lorsqu'il lui auroit été notifié officiellement. Le général Kal
kreuth témoigna le desir devoir le maréchal Soult , qui se
rendit aux avant-postes. « Que voulez-vous de nous? lui dit le
général prussien; le duc de Brunsvick est mort , tous nos généraux
sont tués , blessés ou pris; la plus grande partie de notre
armée est en 'fuite ; vos succès sont assez grands ; le roi a
demandé une suspension d'armes , il est impossible que votre
EMPEREUR ne l'accorde pas. M. le général , lui répondit le
maréchal Soult , il y a long-temps qu'on en agit ainsi aveč
nous ; on en appelle à notre générosité quand on est vaincu ,
et on oublie un instant après la magnanimité que nous avons
coutumede montrer. Après la bataille d'Austerlitz , l'EMPEREUR
accorda un armistice à l'armée russe ; cet armistice sauva
l'armée. Noyez la manière indigne dont agissent aujourd'hui
les Russes. On dit qu'ils veulent revenir ; nous brûlons du
desir de les revoir. S'il y avoit eu chez eux autant de générosité
que chez nous , on nous auroit laissés tranquilles enfin ,
après la modération que nous avons montrée dans la victoire.
Nous n'avons en rien provoqué la guerre injuste que vous
nous faites. Vous l'avez déclarée de gaieté de coeur; la bataille
de Jena a décidé du sort de la campagne. Notre métier est de
P
226 MERCURE DE FRANCE ;
vous faire le plus de mal que nous pourrons. Posez les armes,
et j'attendrai dans cette situation les ordres de l'EMPEREUR.
Le vieux général Kalkreuth vit bien qu'il n'avoit rien à répondre.
Les deux généraux se séparerent , et les hostilités
recommencèrent un instant après. Le village de Greussen fut
enlevé , l'ennemi culbuté et poursuivi l'épée dans les reins.
Le grand-duc de Berg et les maréchaux Soult et Ney
doivent , dans les journées des 17 et 18 , se réunir par des
marches combinées , et écraser l'ennemi. Ils auront sans doute
cerné un bon nombre de fuyards ; les campagnes en sont
couvertes , et les routes sont encombrées de caissons et de
bagages de toute espèce.
Jamais plus grande victoire ne fut signalée par de plus
grands désastres. La réserve que commande le prince Eugène
deWurtemberg , est arrivée à Halle . Ainsi nous ne sommes
qu'au neuvième jour de la campagne , et déjà l'ennemi est
obligé de mettre en avant sa dernière ressource. L'EMPEREUR
marche à elle ; elle sera attaquée demain , si elle tient dans la
position de Halle .
Le maréchal Davoust est parti aujourd'hui pour prendre
possession de Leipsick et jeter un pont sur l'Elbe. La garde
impériale à cheval vient enfin nous joindre.
Indépendamment des magasins considérables trouvés à
Naumbourg , on en a trouvé un grand nombre à Weissenfels.
Le général en chef Ruchel a été trouvé dans un village ,
mortellement blessé; le maréchal Soult lui a envoyé son
chirurgien. Il semble que ce soit un décret de la Providence ,
que tous ceux qui ont poussé à cette guerre , aient été frappés
par ses premiers coups.
XI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Mersebourg , 19 octobre 1806.
Le nombre des prisonniers qui ont été faits à Erfurt est
plus considérable qu'on ne le croyoit. Les passeports accordés
aux officiers qui doivent retourner chez eux sur parole , en
vertu d'un des articles de la capitulation , se sont montés
à600. Le corps du maréchal Davoust a pris possession , le 18 ,
de Leipsick.
Le prince de Ponte-Corvo , qui se trouvoit le 17 à Eisleben
pour couper des colonnes prussiennes , ayant appris que la
réserve de S. M. le roi de Prusse , commandée par le prince
Eugène de Wurtemberg , étoit arrivée à Halle , s'y porta.
Après avoir fait ses dispositions , le prince de Ponte-Corvo fit
attaquer Halle par le général Dupont , et laissa la division
Drouet en réserve sur sa gauche ;le 32° et le 9º d'infanterie
légère passèrent les trois ponts au pas de charge , et entrèrent
dans la ville soutenus par le 96°. Enmoins d'une heure tout
NOVEMBRE 1806. 227
fot culbuté. Les 2º et 4º régimens de hussards , et toute la
division du général Rivaut traversèrent la ville et chassèrent
l'ennemi de Dienitz , de Peissen et de Rabatz. La cavalerie
prussienne voulut charger les 8º et 96° d'infanterie , mais
elle fut vivement reçue et repoussée . La réserve du prince de
Wurtemberg fut inise dans la plus complète déroute et poursuivie
l'espace de quatre lieues. Les résultats de ce combat qui
mérite une relation particulière et soignée , sont 5000 prisonniers
, dont deux généraux et trois colonels , quatre drapeaux
et trente-quatre pièces de canon.
Le général Dupont s'est conduit avec beaucoup de distinc
tion. Le général de division Rouyer a eu un cheval tué sous
lui. Le général de division Drouet a pris en entier le régiment
de Treskow. De notre côté, la perte ne se monte qu'à quarante
hommes tués et deux cents blessés. Le colonel du gº ré
giment d'infanterie légère a été blessé. Le général Léopold
Berthier , chef de l'état-major du prince de Ponté- Corvo ,
s'est comporté avec distinction. Par le résultat du combat de
Halle , il n'est plus de troupes ennemies qui n'aient été entamées.
Le général prussien Blucher , avec cinq mille hommes , a
traversé la division de dragons du général Klein , qui l'avoit
coupé. Ayant allégué au général Klein qu'il y avoit un armistice
de six semaines , ce général a eula simplicité de le croire.
L'officier d'ordonnance près de l'EMPEREUR , Montesquiou ,
qui avoit été envoyé en parlementaire auprès du roi de Prusse
l'avant-veille de la bataille , est de retour. Il a été entraîné
pendant plusieurs jours avec les fuyards ennemis ; il dépeint
ledésordrede l'armée prussienne comme inexprimable. Cependant
la veille de la bataille, leur jactance étoit sans égale. Il
n'étoit question de rien moins que de couper l'armée française,
et d'enleverdes colonnes de quarante mille homines. Les
généraux prussiens singeoient , autant qu'ils pouvoient , les
manières du grand Frédéric .
Quoique nous fussions dans leur pays, les généraux paroissõient
être dans l'ignorance la plus absolue de nos mouvemens.
Ils croyoient qu'il n'y avoit sur le petit plateau de
Jena que quatre mille hommes; et cependant la plus grande
partie de l'armée a débouché sur ce plateau. L'armée ennemie
se retire à force sur Magdebourg. Il est probable queplusieurs
colonnes seront coupées avant d'y arriver. On n'a point de
nouvelles depuis plusieurs jours du maréchal Soult, qui a été
détaché , avec quarante mille hommes , pour poursuivre
P'armée ennemie. L'EMPEREUR a traversé le champ de bataille
de Rosbach ; il a ordonné que la colonne qui y avoit été
élevée , fût transportée àParis. Le quartier-général de l'EMPEREUR
a été le 18 à Merseburg; il sera le 19 à Halle. On
-1
Pa
228 MERCURE DE FRANCE ,
a trouvé dans cette dernière ville des magasins de toute
espèce , très-considérables.
XII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Halle, 19 octobre 1806.
Le maréchal Soult a poursuivi l'ennemi jusqu'aux portes
de Magdebourg. Plusieurs fois les Prussiens ont voulu prendre
position , et toujours ils ont été culbutés. On a trouvé à
Nordhausen des magasins considérables , et même une caisse
du roi de Prusse, remplie d'argent. Pendant les cinqjours que
le maréchal Soult a employés à la poursuite de l'ennemi , il a
fait 1200 prisonniers et pris 30 pièces de canon, et 2 ou 300
caissons.
Le premier objet de la campagne se trouve rempli. La
Saxe , la Westphalle, et tous les pays situés sur la rive gauche
de l'Elbe , sont délivrés de la présence de l'armée prussienne.
Cette armée , battue et poursuivie l'épée dans les reins pendant
plus de 50 lieues , est aujourd'hui sans artillerie , sans
bagages ,, sans officiers , réduite au-dessous du tiers de ce
qu'elle étoit il y a huit jours ; et, ce qui est encore pis que
cela , elle a perdu son moral et toute confiance en elle-même.
Deux corps de l'armée française sont sur l'Elbe , occupes à
construire des ponts. Le quartier-général est à Halle. La lettre
suivante,, qui a été interceptée , contient un tableau fort
détaillé de la situation des Prussiens après la bataille de Jena .
« Ma très-chère épouse , je suis encore en vie et bien portant , après
avoir assisté à la malheureuse bataille. Mais , hélas ! je ne puis m'empêcher
de te dire que nous y avons perdu la moitié de notre armée , ainsi
que tous nos meilleurs généraux. Mon bataillon s'est parfaitement conduitau
feu ; mais il a perdu ses canons dans la retraite. Ma compagnie
seule a perdu 4 hommes et le lieutenant Schweinitz. Si je te voulois faire
part de tous nos malheurs , il me faudroit un tempsinfini . Tous les bagages
de notre corps d'armée ont été pris à Weimar ; nos domestiques
mèmes u'ont pu se sauver .
>> Je suis arrivée le 16 au soir à Nordhausen , sans cheval , et dépourvu
de tout. L'armée est en pleine retraite sur Magdebourg. Sa Majesté
royale a reçu une forte contusion ; cependant elle se porte bien Tu peux
dire à la Schuberten que son als aîné a été tué , et qu'on ne soit ce qu'est
devenu l'autre , ainsi que Jarusch , Michalzecket Joseph Tyralla . Il nous
manque en outre cing sous- officiers , quatre musiciens , trois artilleurs et
deux sapeurs , ainsi que tous les grenadiers . Jablonousky a perdu tout son
monde. Fontanius de même. Ils sont tous nus comme des vers . Le major
seul a pu conserver un cheval. Plusieurs généraux sont tués . Sanitz et
Malchitz nous manquent. Le dur de Brunswick a perdu les deux yeux
d'un coup de fusil . Rachel et Winnig sont morts . Beancou de régiment
sont sans officiers ; d'autres ont des officiers et pas de soldats .
Notre perte est inimense . On ne distingue plus les corps tout est pêle.
mèle . Les batailions de Lostın , Borck et Grod na n'existent pous. Ils
faisoient partie de l'arrière-g rde qui a été entièrement hachée en morceaux
. On ne peut pas se faire une idée de l'acharnes ent avec lequel
Jes Français nous ont poursuivis . Tu pourras m'écrire au corps d'armée à
Magdebourg.
Nordhausen , le 17 octobre.
NOVEMBRE 1806 . 229
XIII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Halle , le 20 octobre 1806 .
Le général Macon , commandant à Leipsick , a fait aux
banquiers , négocians et marchands de cette ville , la notification
ci-jointe ( A. Voyez plus bas ). Puisque les oppresseurs
des mers ne respectent aucun pavillon, l'intention de
l'EMPEREUR est de saisir partout leurs marchandis et de les
bloquer véritablement dans leur île. On a trouvé dans es
magasins militaires de Leipsick , 15,000 quintaux de farine et
beaucoup d'autres denrées d'approvisionnement. Le grandduc
de Berg est arrivé à Halberstadt le 19. Le 20 , il a inonde
toute la plaine de Magdebourg , par sa cavalerie , jusqu'à la
portée du canon. Les troupes ennemies , les détachemens
isolés , les hommes perdus , seront pris au moment où ils se
présenteront pour entrer dans la place. Un régiment de hussards
ennemi croyoit que Halberstadt étoit encore occupé par
les Prussiens ; il a été chargé par le 22º de hussards , et a
éprouvé une perte de 300 hommes. Le général Beaumont s'est
emparé de 600 hommes de la garde du roi et de tous les équipages
de ce corps. Deux heures auparavant , deux compagnies
de la garde royale à pied avoient été prises par le maréchal
Soult.Le lieutenant-général comte de Schmettau, qui avoit été
fait prisonnier , vient de mourir à Weimar.
Ainsi , de cette belle et superbe armée qui , il y a quelques
jours , menaçoit d'envahir la confédération du Rhin , et qui
inspiroit à son souverain une telle confiance , qu'il osoit ordonner
à l'Empereur Napoléon de sortir de l'Allemagne avant
le8 octobre , s'il ne vouloit pas y être contraint par la force ;
de cette belle et superbe armée, disons-nous, il ne reste que
les débris , chaos informe qui mérite plutôt le nom de rassemblement
que celui d'armée.De 160,000hommes qu'avoit le roi
de Prusse, il seroit difficile d'en réunir plus de 50,000; encore
sont-ils sans artillerie et sans bagage , armés en partie , en
partiedésarmés. Tous ccs événemens justifient ce que l'EMPEREUR
a dit dans sa première proclamation , lorsqu'il s'est
exprimé ainsi : « Qu'ils apprennent que s'il est facile d'acquérir
un accroissement de domaines et de puissanc avec l'amitié
du grand-peuple , son inimitié est plus terrible que les tempêtes
de l'Océan. » Rien ne ressemble en effet davantage à
l'état actuel de l'armée prussienne que les débris d'un naufrage.
C'étoit une belle et nombreuse flotte qui ne prétendoit pas
moins qu'asservir les mers : les vents impétueux du nord ont
soulevé l'Océan contre elle. Il ne rentre au port qu'une petite
partie des équipages,qui n'ont trouvé de salut qu'en se sauvant
surdes débris.
1. Les lettres ci-jointes ( B. C. D. Voy. plus bas. ) peignent
230 MERCURE DE FRANCE ,
au vrai la situation des choses. Une autre lettre également cijointe
( E. Voyez plus bas. ) montre à quel point le cabinet
prussien a été dupe de fausses apparences. Ilapris la modération
de l'EmpereurNapoléon pourde la foiblesse. De ceque ce monarque
ne vouloit pas la guerre, et faisoit tout ce qui pouvoit
être convenable pour l'éviter , on a conclu qu'il n'étoit pas en
mesure , et qu'il avoit besoin de 200,000 conscrits pour
recruter son armée. Cependant l'armée française n'étoit plus
claquemurée dans les camps de Boulogne ; elle étoit en Allemagne
: M. Ch. L. de Hesse et M. d'Haugwitz auroient pu la
compter. Reconnoissons donc ici la volonté de cette Providence
qui ne laisse pas à nos ennemis des yeux pour voir , des
oreilles pour entendre , du jugement et de la raison pour
raisonner.
Il paroît que M. Charles L. de Hesse convoitoit seulement
Mayence. Pourquoi pas Metz ? Pourquoi pas les autres places
de l'ouest de la France ? Ne dites donc plus que l'ambition
des Français vous a fait prendre les armes ; convenez que c'est
votre ambition mal raisonnée qui vous a excité à la guerre.
Parce qu'il y avoit une armée française à Naples , une autre
en Dalmatie , vous avez projeté de tomber sur le grand
peuple; mais en sept jours vos projets ont été confondus.
Vous vouliez attaquer la France sans courir aucun danger ,
et déjà vous avez cessé d'exister.
On rapporte que l'Empereur Napoléon ayant , avant de
quitter Paris , rassemblé ses ministres , leur dit : « Je suis
innocent de cette guerre ; je ne l'ai provoquée en rien : elle
* n'est point entrée dans mes calculs. Que je sois battu si elle
⚫est de mon fait. Un des principaux motifs de la confiance
dans laquelle je suis que mes ennemis seront détruits , c'est
que je vois dans leur conduite le doigt de la Providence ,
qui , voulant que les traîtres soient punis , a tellement éloigné
toute sagesse de leurs conseils , que , lorsqu'ils pensent m'attaquer
dans un moment de foiblesse, ils choisissent l'instant
même où je suis le plus fort. >>>
Pièces indiquées dans le 13º Bulletin , sous les lettres
(A)
A , B , C , D , E.
NOTIFICATION.
Le général Maçon , sous-gouverneur des Tuileries , commandant de
laLégion-d'Honneur , grand croix de l'Ordre du Lion , et commandant
de la ville de Leipsick, aux banquiers , négocians et
marchands de la ville.
Messieurs ,
Le sort des armes a mis Leipsick dans les mains du Grand Napoléon.
Votre ville est reconnue en Europe pour l'entrepôt principal des marchandises
anglaises , et sous ce rapport une ennemie dangereuse pour la
France. L'EMPEREUR et Roi m'ordonne ce qui soit :
Art. Ier. Dans lesvingt-quatre heures qui suivront la présente notification
, tout banquier, négociant ou marchand , ayant des fonds ou
marchandises provenant des manufactures anglaises , soit qu'elles appar
NOVEMBRE 1806. 231
tiennent aux Anglais ou au marchand , en fera sa déclaration par écrit
sur un registre établi chez le commandant de la place.
II . Ces déclarations an'hentiquement faites , il sera fait des visites
domiciliaires chez les déclarans ou non déclarans , pour compu'ser leur
registre et vérifier les marchandises , afin de s'assurer de leur bonne-foi ,
et punir militairement la fraude si elle est reconnue.
IHI . MM . les magistrats feront également sous leur responsabilité,la
déclaration juste et détaillée des magasins militaires appartenant tant à
la Saxe qu'à la Prusse , ainsi que des magasins de poudre , même ceux du
commerce.
IV. Il sera nommé une commission chargée d'apposer les scellés après
demain sur tous les magasins ou fonds qui auront été découverts.
le
V. Toute contribution ou réquisition particulière soit en drap , argent
ou chevaux , si elle n'émane d'une autorité compétente , est rigoureuse
ment défendue. L'habitant ou magistrat qui aura eu la foiblesse d'y
souscrire sans en prévenir le commandant de la place , serapuni de quinze
jours de prison.
VI. La présente notification sera lue et affichée à tous les coins , places
et carrefours de la ville .
Donné à Leipsick , 18 octobre 1806.
( B ) A S. A. R. madame la princesse de Suède , tante du roi , prin
cesse abbesse de Quedlinbourg , par Brunswick , à Stockholm.
AQuedlinbourg , 19 octobre 1806 , à huit heures du matin .
Madame ,
V. A. R. aura daigné voir , par la lettre que ma femme a eu l'honneur
de lui adresser , jusqu'à quel point le commencement de la guerre a été
désastreux . Je pourrois ajouter beaucoup de traits à ce triste tableau ,
mais il suffit d'appliquer le mot de François Ier , que tout est perdu
fors l'honneur , car les troupes ont bien fait leur devoir. Pour ce qui
regarde la situation de cet endroit , je ne parlerai pas de la mienne , elle
est affreuse ; on attend les Français à chaque instant. Hier , et dans la
nuit passée , l'arrière- garde , commandée par le prince de Hohenlohe ,
accompagné de M. de Tauendzien , a eu le quartier-général dans la
ville : elle se portoit sur Magdebourg, où les débris de l'armée se rassemblent.
Depuis le départ du dernier courrier , la terreur panique et le
passagedestroupes et des bagages n'a pas discontinué àrépandre l'alarme.
Les troupes et les bagages arrivèrent tons à la débandade ; cela fendoit
le coeur. Ce matin à troisheures de signal du départ fut donné , apparemment
sur un rapport absolument faux ; car il étoit dit que les Français
arriveroient en trois heures de temps , et qu'ils avoient incendié plusieurs
villages au Gartz , que le rapporteur disoit avoir vu brûler. Malgré
l'authenticité qu'un pareil rapport devroit avoir , je n'ai pu voir la
moindre trace d'incendie à mon lever ; et à l'heure qu'il est , on ne voit
pas non plus de troupes françaises . Cependant il est certain qu'ils ont
suivi l'arrière-garde de fort près , car avant-hier au soir le général
Blucher a eu un engagement avec les Français près de Nordhausen, mais
il a été repoussé. Jusqu'à quel point la retraite a été précipitée, et combien
la perte des bagages doit avoir été considérable ! V. A. R. daignera
le juger, parce que , ni le prince Hohenlohe , ni mon beau-frèreTauendziennes'étoient
point déshabillés de huit jours, ni ehangé de chemise , que
je leur fournisseis , parce qu'ils avoient perdu leurs bagages .
Le duc de Brunswick a été mortellement blesséd'an coup de mitraille.
Il a déjà perdu les deux yeux , et l'on croit qu'il ne survivra pas longtemps.
Il a passé la nuit d'avant- hier à Ballenstedt ; de là il a été porté par
Neustedtet Thale à Blankenbourg, d'où il doit être parti hier à mi-chemia
de Brunswick . Grand Dieu ! si ce prince s'étoit bornéà faire le bonheur
de ses sujets ! D'après ce que disoient des officiers prussiens de l'état2
MERCURE DE FRANCE ,
ma o , le feld maréchal Mollendorff et le prince d'Orange doivent se
trouver à Erfurt , dans le casde capituler. On dit aussi que sur la pros
position faite d'un armistice , l'Empereur Napoléon auroit répondu qu'il
signeroit la paix à Dresde et à Berlin .
Lus réflexions que tout cela peut autoriser à faire se présentent d'ellesmêmes,
et les suites sont incalculables . Pour mon particulier ,je sens que
je suis à la veille de devenir le plus malheureux des hommes ; mais je
m'étourdis làdessus , et l'espérance me soutient que V. A. R. n'abandonnera
pas un fidèle serviteur .
Recevez en attendant , Madame , avec bienveillance , l'expression des
très-humbles hommages de ma femme, de Caroline , et de la famille
d'Amstedt. Au reste , je supplie V. A. R. de se charger gracieasement
de nos complimens pour sa cour , le comte et la comtesse de Henbock, et
pour le petit Magnus.
J'ai écrit au général français une lettre que Dube lui portera , dès qu'on
verra arriver les Français . J'y réclame sa protection pour l'abbaye en
général ; et pour la résidence , les domaines et la maison de Goetze, je
demande une sauve-garde .
Je suis avec le plus profond respect, Madame, de V. A. R. , le trèshumble,
très- obéissant et très-fidèle serviteur , DE MOTTZER.
(C ) Lettre d'un officier à son frère .
De Appenrode , 16 octobre 1806 .
Lerestedu régiment d'Aschersleben , d'à- peu-près 60 hommes , s'est
retiré dElbingerøde par Wernigerode , ainsi que le régimentdes gardesdu
corps. Notre armée est tout-à-fait battue , non-seulement le corps du
duc de Brunswick , mais aussi celui du général Ruchel. On accuse un
gééral prussien d'avoir trahi le mot d'ordre. Le roi se trouve depuis
quelques jours tout alarmé. L'artillerie française nous a fait beaucoup
dedommages.
(D) Lelire d'un gendarme de la maison durai , à safemme.
De Klostersteib , 17 octobre 1806.
Depuis cinq jours , nous n'avons à manger que du mauvais pain ; tous
les chevaux qui nous restent tombent de fatigue. Il n'est resté que seize
hommes du régiment de la reine , du régiment des carabiniers et du
rég ment d'Aschersleben. Le prince Louis-Ferdinand est mort , le prince
de Hohenlohe mortellement blessé. Le roi deux fois blessé, le prince Guillaume
de Brunswick et le duc de Brunswick blessés ; tout notre bagage a
été pris. Depuis dix-huit jours nous n'avons pas été payés. Les Français
sont toujours derrière nous. On dit que la paix se fera bientôt . Nons
marchons d'ici vers Magdebourg, où nous serons peut-être encore battus .
( E) A. S. Exc. M. lecomte de Haugwitz , ministre d'Etat et du
cabinet de S. M. le roi de Prusse , chevalier de ses Ordres , au
quartier-général du roi.
Monsieur ,
Louisenlund , 12 octobre 1806.
C'est toujours avec un vrai ploisir que je reçois le renouvellement si
flatteur des anciens sentimens de V. Ex . pour moi ; conservez-les-moi
comme à un ami qui vous a toujours inaltérablement chéri , et qui vous est
tendrement attaché . Je n'ai point manqué de mettresous les yeux du prince
royal la lettre de V. Exc. , mais je n'ai pu obtenir qu'une réponse évasive ;
le prince préfère les voies ministérielles, et je nesuis point en état de vong
marquer ses sentimens : pour les miens, vous les connoissez , mon trèscher
ami , et ne sauriez en douter. Je ne me permets point de revenir sur
une matière que vous avez traitée, dans la lettre que vous venez de me faire
Thonneur de m'écrire , si lumineusement et si entièrement à fond. Dica
:
NOVEMBRE 1806. 233
venille donner tous les succès les p'us heureux au roi et à ses armées ! Il
est à présent le vrai champion de la liberté universelle . Je ne crois pas que
Napoléon voudra lutter dans ce moment contre les forces prussiennes et
celles de l'Europe presque entière réunies contre lui , sans coalition , par
l'impu'sionde la seule sûreté personnelle de chaque Etat, combattant
pour sapropre cause, qui est en même temps la cause générale ; mais qu'il
préférerade négocier , et de sacrifier même peut- être quelques provinces
envahies à laPrusse, gagnant par-là du temps nécessaire pour la formation
de200 milte conscrits. Mais l'année prochaine , après avoir rempli ses
antres vueset vastes plans , il tâchera de faire payeri ,avec usure quand on
s'y attendra le moins , d'avoir été pris cette annee au dépourvu . C'est
pourquoi il seroit à souhaiter qu'on pût absolument ravoir Wesel à la paix,
ainsi que le présent grand duché de Berg , en compensation d'Anspach.
Mayence servira toujours , ainsi queWesel d'ailleurs , à des rassemblemens
considérables de troupes , qui inonderoient l'Allemagne septentrionale ,
quand on y penseroit le moins.
Sile Rhin et le Mein ne sont pas décidément frontières de la confédération
septentrionale , celle-ci ne sera pas en état de résister à aucune
agression imprévue des Français ; car qui peut être toujours armé ? Si
Franefort , aveè son territoire , Hochsh , Konigstein , ne deviennent pas
Hessois avec tout le pays intermédiaire , la Hesse sera mangée sans pouvoir
faire de résistance , tôt on tard , et l'état de la Prusse devient trèsprécaire.
En dédommageant le primat en Franconie , par Bamberg ,
Aschaffenburg pourroit dédommager Darmstadt de toutes ses possessions
en-deçà du Rhin; le cours entier du Bas-Rhin , depuis la Lahn , devroit
appartenir à la Frusse. Tout autre arrangement est sans aucune consistance,
et la guerre seroit dans ce moment bien préférable.
1
Pardonnez- moi,moncher ammii, mes rêveries ; maiscomme vousvoulez
me témoigner quelque confiance, je me croirois coupable de ne pas vous
ouvrir mon coeur sans retenue; c'est peut-être le dernier moment où on
pourra prévenir la ruine totale de l'Europe , en mettant quelques bornes
àce torrent dévastateur qui va tout engloutir. D'ailleurs , s'il peut parvenir
à formerde nouveau un royaume de la Pologne, principal but présent
de ses négociations , la monarchie universelle sera faite en peu. Je
crains d'enavoir déjà trop dit ; mais si vous le permettez , je ne vous laisserai
rienignorer, persuadé que vous ne me compromettrez point .
C'estavec une amitié parfaite , et la considération laplus distinguée ,
que je ne cesserai d'être ,
Monsieur ,
De votre excellence ,
Le très-humbre , très-obéissant serviteur et ancien
fidèle ami ,
CH. L. DR HASSE.
XIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Dessau, le 22 octobre 1806.
Le maréchal Davoust est arrivé le 20 à Wittemberg , et a
surpris le pont sur l'Elbe au moment où l'ennemi y mettoit le
feu.
Le maréchal Lannes est arrivé à Dessau; le pont étoit brûlé ;
il a fait travailler sur-le-champ à le réparer.
Le marquis de Lucchesini s'est présenté aux avant-postes
avec une lettre du roi de Prusse. L'EMPEREUR a envoyé
le grand - maréchal de son palais , Duroc , pour conférer
avec lui.
Magdebourg est bloqué. Le général de division Legrand,
234 MERCURE DE FRANCE ,
dans sa marche sur Magdebourg, a fait quelques prisonniers.
Le maréchal Soult a ses postes autour de la ville. Le grandduc
de Berg y a envoyé son chef d'état-major, le général
Belliard. Ce général y a vu le prince de Hohenlohe. Le langaaggee
des officiers prussiens étoit bien changé. Ils demandent
la paix à grands cris . « Que veut votre Empereur , nous
disent- ils ? Nous poursuivra-t- il toujours l'épée dans les
reins ? Nous n'avons pas un moment de repos depuis la
bataille. » Ces messieurs étoient sans doute accoutumés aux
manoeuvres de la guerre de sept ans. Ils vouloient demander
trois jours pour enterrer les morts. « Songez aux vivans , a
>> répondu l'EMPEREUR , et laissez-nous le soin d'enterrer les
>> morts ; il n'y a pas besoin de trève pour cela. »
La confusion est extrême dans Berlin. Tous les bons citoyens
, qui gémissoient de la fausse direction donnée à la
politique de leur pays , reprochent avec raison aux boutefeux
excités par l'Angleterre , les tristes effets de leurs menées.
Il n'y a qu'un cri contre la reine dans tout le pays.
Il paroît que l'ennemi cherche à se rallier derrière l'Oder.
Le souverain de Saxe a remercié l'Empereur de la générosité
avec laquelle il l'a traité , et qui va l'arracher à l'influence
prussienne. Cependant bon nombre de ses soldats ont
péri dans toute cette bagarre.
Le quartier-général étoit , le 21 , à Dessau .
XV BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Wittemberg, 23 octobre 1806.
Voici les renseignemens qu'on a pu recueillir sur les causes
de cette étrange guerre :
Le général Schmettau ( mort prisonnier à Weymar ) fit un
mémoire écrit avec beaucoup de force ,et dans lequel il établissoit
que l'armée prussienne devoit se regarder. comme
déshonorée , qu'elle étoit cependant en état de battre les
Français , et qu'il falloit faire la guerre. Les généraux Ruchel
(tué ) , et Blucher ( qui ne s'est sauvé que par un subterfuge ,
et en abusant de la bonne foi française) souscrivirent ce mémoire
, qui étoit rédigé en forme de pétition au roi. Le prince
Louis-Ferdinand de Prusse ( tué ) l'appuya de toutes sortes de
sarcasmes. L'incendie gagna toutes les têtes. Le duc de Brunswick
( blessé très-grièvement ) , homme connu pour être sans
volonté et sans caractère , fut enrôlé dans la faction de la
guerre. Enfin , le mémoire ainsi appuyé , on le présenta au
roi. La reine se chargea de disposer l'esprit de ce prince , et
de lui faire connoître ce qu'on pensoit de lui. Elle lui rapporta
qu'on disoit qu'il n'étoit pas brave, et que , s'il ne faisoit pas
la guerre, c'est qu'il n'osoit pas se mettre à la tête de l'armée .
Le roi , réellement aussi brave qu'aucun prince de Prusse , se
NOVEMBRE 1806. 235
laissa entraîner sans cesser de conserver l'opinion intime qu'il
faisoit une grande faute.
Il faut signaler les hommes qui n'ont pas partagé les illusions
des partisans de la guerre. Ce sont le respectable feldmaréchal
Mollendorf et le général Kalkreuth.
On assure qu'après la belle charge du gå et du toº régiment
de hussards à Saalfeld, le roi dit : « Vous prétendiez
que la cavalerie française ne valoit rien; voyez cependant ce
que fait la cavalerie légère , et jugez ce que feront les cuirassiers.
Ges troupes ont acquis leur supériorité par quinze ans
de combats. Il en faudroit autant, afin de parvenir à les
égaler ; mais qui de nous seroit assez ennemi de la Prusse
pour desirer cette terrible épreuve ? >>>
L'EMPEREUR , déjà maître de toutes les communications et
des magasins de l'ennemi , écrivit , le 12 de ce mois , la lettre
ci-jointe , qu'il envoya au roi de Prusse par l'officier d'ordonnance
Montesquiou. Cet officier arriva le 15 , à 4 heures
après midi , au quartier du général Hohenlohe , qui le retint
auprès de lui , et qui prit la lettre dont il étoit porteur. Le
camp du roi de Prusse étoit à deux lieues en arrière. Ce prince
devoit donc recevoir la lettre de l'EMPEREUR au plus tard à
six heures du soir. On assure cependant qu'il ne la reçut que
le 14, à neuf heures du matin, c'est-à-dire , lorsque déja l'on
se battoit. On rapporte aussi que le roi de Prusse dit alors :
" Si cette lettre étoit arrivée plus tôt , peut-être auroit- on
>> pu ne pas se battre ; mais ces jeunes gens ont la tête telle-
>> ment montée , que s'il eût été question hier de la paix , je
>> n'aurois pas ramené le tiers de mon armée à Berlin. >>>
Le roi de Prusse a eu deux chevaux tués sous lui , et a reçu
un coup de fusil dans la manche.
Le duc de Brunswick a eu tous les torts dans cette guerre ;
il a mal conçu et mal dirigé les mouvemens de l'armée : il
croyoit l'EMPEREUR à Paris , lorsqu'il se trouvoit sur ses flancs ;
il pensoit avoir l'initiative des mouvemens, et il étoit déjà
tourné.
Au reste , la veille de la bataille , la consternation étoit déjà
dans les chefs ; ils reconnoissoient qu'on étoit mal posté , et
qu'on alloit jouer le va-tout de la monarchie. Ils disoient
tous : «Eh bien! nous paierons de notre personne. » Ce qui est
'ordinaire le sentiment des hommes qui conservent peu
d'espérance .
La reine se trouvoit toujours au quartier-général à Weimar;
il a bien fallu lui dire enfin que les circonstances étoient sérieuses
, et que le lendemain il pouvoit se passer de grands
événemens pour la monarchie prussienne. Elle vouloit que
le roi lui dît de s'en aller, et en effet, elle fut mise dans le
de partir,
cas
236 MERCURE DE FRANCE ,
Lord Morpeth , envoyé par la cour de Londres , pour
marchander le sang prussien , mission véritablement indigne
d'un homme tel que lui , arriva le ıı à Weimar , chargé de
faire des offres séduisantes , et de proposer des subsides considérables.
L'horizon s'étoit déjà fort obscurci : le cabinet ne
voulut pas voir cet envoyé ; il lui fit dire qu'il y avoit peutêtre
peu de sûreté pour sa personne , et il l'engagea à retourner
àHambourg , poury attendre l'événement. Qu'auroit dit
la duchesse de Devonshire , si elle avoit vu son gendre chargé
de souffler le feu de la guerre , de venir offrir un or einpoisonné,
et obligé de retourner sur ses pas tristement et en grande
hâte? On ne peut que s'indigner de voir l'Angleterre compromettre
de la sorte des agens estimables, et jouer un rôle aussi
odieux.
On n'a point encore de nouvelles de la conclusion d'un
traité entre laPrusse et laRussie ; etil est certain qu'aucunRusse
n'a paru jusqu'à ce jour sur le territoire prussien. Du reste
l'armée desire fort les voir : ils trouveront Austerlitz en
Prusse. :
Le prince Louis-Ferdinand de Prusse, et les autres généraux
qui ont succombé sous les premiers coups des Français , sont
aujourd'hui désignés comme les principaux moteurs de cette
incroyable frénésie. Le roi , qui en a couru toutes les chances',
et qui supportetous les malheurs qui en ont été le résultat ,
est,de tous les hommes entraînés par elle , celui qui y étoit
demeuré le plus étranger.
Ily a à Leipsick une telle quantité de marchandises anglaises,
qu'on a déjà offert soixante millions pour les racheter.
On se demande ce que l'Angleterre gagnera à tout ceci.
Elle pouvoit recouvrer le Hanovre , garder le Cap de Bonne-
Espérance , conserver Malte , faire une paix honorable , et
rendre la tranquillité au monde. Elle a voulu exciter la Prusse
contre la France , pousser l'EMPEREUR et la France à bout ;
eh bien! elle a conduit la Prusse à sa ruine , procuré à
l'EMPEREUR une plus grande gloire , à la France une plus
grande puissance, et le temps approche où l'on pourra déclarer
l'Angleterre en état de blocus continental. Est-ce donc avec
du sang que les Anglais ont espéré alimenter leur commerce,
et ranimer leur industrie ? De grands malheurs peuvent
fondre sur l'Angleterre; l'Europe les attribuera à la pertede
ce ministre honnête homme, qui vouloit gouverner par des
idées grandes et libérales , et que le peuple anglais pleurera
un jour avec des larmes de sang.
Les colonnes françaises sont déjà en marche sur Postdam et
Berlin. Les députés de Postdam sont arrivés pour demander
une sauve-garde.
Le quartier impérial est aujourd'hui à Wittemberg. -
NOVEMBRE 1806. 237
Lettre au roi de Prusse , portée par M. de Montes quiou ,
capitaine , officier d'ordonnance , parti de Gera , le 13
octobre 1806 , à dix heures du matin , arrivé au camp du
général Hohenlohe , à quatre heures après midi.
« Monsieur mon frère , je n'ai reçu que le 7 la lettre de
» V. M. , du 25 septembre. Je suis faché qu'on lui ait fait signer
>> cette espèce de pamflet ( 1 ) . Je ne lui réponds que pour lui
>> protester que jamais je n'attribuerai à elle les choses qui y
>> sont contenues ; toutes sont contraires à son caractère et à
>> l'honneur de tous deux. Je plains et dédaigne les rédacteurs
» d'un pareil ouvrage. J'ai reçu immédiatement après la note
>> de son ministre , du 1er octobre. Elle m'a donné rendez-
>> vous le 8 : en bon chevalier, je lui ai tenu parole ; je suis au
» milieu de la Saxe. Qu'elle m'en croie , j'ai des forces telles
>> que toutes ses forces ne peuvent balancer long-temps la
>>victoire. Mais pourquoi répandre tant de sang? A quel but?
» Je tiendrai à V. M. le même langage que j'ai tenu à l'em-
>> pereur Alexandre deux jours avant la bataille d'Austerlitz .
>> Fasse le ciel que des hommes vendus ou fanatisés , plus les
>>ennemis d'elle et de son règne , qu'ils ne le sont des miens
>> et de ma nation , ne lui donnent pas les mêmes conseils pour
>> la faire arriver au même résultat !
» Sire , j'ai été votre ami depuis six ans. Je ne veux point
>> profiter de cette espèce de vertige qui anime ses conseils ,
>> et qui lui ont fait commettre des erreurs politiques dont
>> l'Europe est encore tout étonnée , et des erreurs militaires
>> de l'énormité desquelles l'Europe ne tardera pas à retentir.
>> Si elle m'eût demandé des choses possibles , par sa note , je
>> les lui eusse accordées ; elle a demandé mon déshonneur ,
>>elle devoit être certaine de ma réponse. La guerre est donc
>> faite entre nous , l'alliance rompue pour jamais. Mais pour-
>> quoi faire égorger nos sujets ? Je ne prise point une vic-
>>toire qui sera achetée par la vie d'un bon nombre de mes
» enfans. Si j'étois à mon début dans la carrière militaire
» et si je pouvois craindre les hasards des combats , ce lan-
>> gage seroit tout-à-fait déplacé. Sire , votre majesté sera
>> vaincue ; elle aura compromis le repos de ses jours , l'exis-
>> tence de sessujets sans l'ombre d'un prétexte . Elle est aujour-
>> d'hui intacte et peut traiter avec moi d'une manière con-
>> forme à son rang; elle traitera avant un mois dans une situa-
(1) Ceci a rapport à une lettre du roi de Prosse , composée de vingt
pages , véritable rapsodie , et que très certainement le roi n'a pu ni lire ni
comprendre . Nous ne pouvons l'imprimer, attendu que tout ce qui tient
à la correspondance particulière des souverains , reste dans le por tefeuille
de l'EMPEREUR , et ne vient pont à la connoissance du public. Si nous
publions celle de S. M. , c'est parce que beaucoup d'exemplaires en ayant
été faits au quartier-général des Prussiens , où on la trouva très-belle ,une
copie en est tombée entre nos mains . (Moniteur. )
238. MERCURE DE FRANCE ,
» tion différente. Elle s'est laissé aller à des irritations qu'on
» a calculées et préparées avec art ; elle m'a dit qu'elle
» m'avoit souvent rendu des services ; eh bien ! je veux lui
>> donner la plus grande preuve du souvenir que j'en ai ; elle
>> est maîtresse de sauver à ses sujets les ravages et les mal-
>> heurs de la guerre ; à peine commencée , elle peut la ter-
>> miner , et elle fera une chose dont l'Europe lui saura gré.
>> Si elle écoute les furibonds qui , il y a quatorze ans , vou-
>> loient prendre Paris , et qui aujourd'hui l'ont embarquée
>> dans une guerre, et immédiatement après dans des plans
>> offensifs égalenient inconcevables , elle fera à son peuple un
>> mal que le reste de sa vie ne pourra guérir. Sire , je n'ai
>>>rien à gagner contre V. M.; je ne veux rien et n'ai rien
>> voulu d'elle ; la guerre actuelle est une guerre impolitique .
>> Je sens que peut-être j'irrite dans cette lettre une certaine
>> susceptibilité naturelle à tout souverain ; mais les circons-
>> tances ne demandent aucun ménagement ; je lui dis les
> choses comme je les pense. Et d'ailleurs , que V. M. me
>> permette de le lui dire, ce n'est pas pour l'Europe une
>>grande découverte que d'apprendre que la France est du
>> triple plus populeuse et aussi brave et aguerrie que les Etats
› de V. M. Je ne lui ai donné aucun sujet réel de guerre.
>> Qu'elle ordonne à cet essaim de malveillans et d'inconsi-
>> dérés de se taire à l'aspect de son trône dans le respect qui
>> lui est dû , et qu'elle rende la tranquillité à elle et à ses
>> Etats. Si elle ne retrouve plus jamais en moi un allié , elle
>> retrouvera un homme desireux de ne faire que des guerres
>> indispensables à la politique de mes peuples, et de ne point
>> répandre le sang dans une lutte avec des souverains qui
>> n'ont avec moi aucune opposition d'industrie , de com-
>> merce et de politique. Je prie V. M. de ne voir dans cette
>> lettre que le desir que j'ai d'épargner le sang des hommes ,
>> et d'éviter à une nation qui , géographiquement , ne sauroit
>> être ennemie de la mienne , l'amer repentir d'avoir trop
» écouté des sentimens éphémères qui s'excitent et se calment
>>>avec tant de facilité parmi les peuples.
M
>> Sur ce, je prie Dieu , monsieur mon frère , qu'il vous ait
>> en sa sainte en digne garde.
>> De votre majesté , le bon frère. »
Signé NAPOLÉON .
Demoncamp impérial de Gera , le 12 octobre 1806.
XVI BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Le duc de Brunswick a envoyé son maréchal du palais
l'EMPEREUR. Cet officier étoit chargé d'une lettre par laquelle
le duc recommandoit ses Etats à S. M.
L'EMPEREUR lui a dit : « Si je faisois démolir la ville de
» Brunswick , et si je n'y laissois pas pierre sur pierre , que
NOVEMBRE 1806. 239
>> diroit votre prince ? La loi du talion ne me permet-elle
>> pas de faire à Brunswick ce qu'il vouloit faire dans ma
>> capitale ? Annoncer le projet de démolir des villes, cela
>> peut être insensé ; mais vouloir ôter l'honneur à toute une
>>armée de braves gens , lui proposer de quitter l'Allemagne
>> par journées d'étapes , à la seule sommation de l'armée
>> prussienne , voilà ce que la postérité aura peine à croire.
>> Le duc de Brunswick n'eût jamais dû se permettre un tel
>>outrage; lorsqu'on a blanchi sous les armes , on doit res-
>> pecter l'honneur militaire ; et ce n'est pas , d'ailleurs ,
>> dans les plaines de Champagne que ce général a pu acquérir
>> le droit de traiter les drapeaux français avec un tel mépris.
» Une pareille sommation ne déshonorera que le militaire
» qui l'a pu faire. Ce n'est pas au roi de Prusse que restera ce
>>déshonneur ; c'est au chef de son conseil militaire , c'est au
>> général à qui , dans ces circonstances difficiles , il avoit
>> remis le soin des affaires ; c'est enfin le duc de Brunswick
>> que la France et la Prusse peuvent accuser seul de la guerre.
>> La frénésie dont ce vieux général a donné l'exemple , a
>> autorisé une jeunesse turbulente et entraîné le roi contre
>> sa propre pensée et son intime conviction. Toutefois ,
>> Monsieur , dites aux habitans du pays de Brunswick qu'ils
>> trouveront dans les Français des ennemis généreux ; que je
>> desire adoucir à leur égard les rigueurs de la guerre , et
>> que le mal que pourroit occasionner le passage des troupes ,
>> seroit contre mon gré. Dites au général Brunswick qu'il
>> sera traité avec tous les égards dus à un officier prussien ,
>> mais que je ne puis reconnoître , dans un général prussien ,
>> un souverain. S'il arrive que la maison de Brunswick perde
>> la souveraineté de ses ancêtres , elle ne pourra s'en prendre
» qu'à l'auteur de deux guerres , qui dans l'une voulut saper
>> jusque dans ses fondemens la grande capitale , qui dans
>> l'autre prétendit déshonorer deux cent mille braves qu'on
>> parviendroit peut-être à vaincre , mais qu'on ne surprendra
>>jamais hors du chemin de l'honneur et de la gloire. Beau-
>> coup de sang a été versé en peu de jours , de grands désastres
>> pèsent sur la monarchie prussienne. Qu'il est digne de blâme
>>cet homme qui d'un mot pouvoitles prévenir , si, comme
>>Nestor , élevant la parole an milieu des conseils , il avoit
>> dit :
<< Jeunesse inconsidérée , taisez-vous ; femmes , retournez
>> à vos fuseaux et rentrez dans l'intérieur de vos ménages ;
>> et vous , Sire , croyez-en le compagnon du plus illustre
>> de vos prédécesseurs : puisque l'Empereur Napoléon ne
>> veut pas la guerre , ne le placez pas entre la guerre et le
>> déshonneur ; ne vous engagez pas dans une lutte dange-
>> reuse avec une armée qui s'honore de quinze ans de travate
240 MERCURE DE FRANCE ,
\
-
>> glorieux, et quela victoire a accoutumée à tout soumettre. "
« Au lieu de tenir ce langage, qui convenoit si bien à la
>> prudence de son âge et à l'expérience de sa longue carrière,
>> il a étéle premier à crier aux armes. Il améconnu jusqu'aux
>>> liens du sang , en armant un fils contre son père ; il a
» menacé de planter ses drapeaux sur le palais de Stuttgard ,
>> et , accompagnant ces démarches d'imprécations contre la
>>> France , il s'est déclaré l'auteur de ce manifeste insensé
>> qu'il avoit désavoué pendant quatorze ans , quoiqu'il n'osât
>> pas nier de l'avoir revêtu de sa signature. >>>
On a remarqué que pendant cette conversation, l'EMPEREUN,
avec cette chaleur dont il est quelquefois animé , a répété
souvent : « Renverser et détruire les habitations des citoyens
>> paisibles , c'est un crime qui se répare avec du temps et de
>> l'argent; mais déshonorer une armée , vouloir qu'elle fuie
>> hors de l'Allemagne devant l'aigle prussienne , c'est une
>> bassesse que celui-là seul qui la conseille étoit capable de
>>> commettre. >>>
M. de Lucchesini est toujours au quartier-général. L'EMPEREUR
a refusé de le voir ; mais on observe qu'il a de fréquentes
conférences avec le grand- maréchal du palais ,Duroc.
L'EMPEREUR a ordonné de faire présent , sur la grande quantité
de draps anglais qui a été trouvée à Leipsick , d'un habillement
complet à chaque officier , et d'une capotte et d'un
habit à chaque soldat.
Le quartier-général est à Kropstadt.
FONDS PUBLICS DU MOIS D'OCTOBRE .
DU SAMEDI 25. - С р . одо с . J. du 22 sept. 1806 , 68f 4oc. 30с. 200
6Sf 25c 300 000. 000 000 0ос. ооc.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 oof. o00.000 ooc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1185f 1183f 75c 118af. 50c 0000f coc.
DU LUNDI 27. - Cp . olo c . J. du 22 sept . 1806 , 681681 700 750 70€
750. 800 дос 80c 85c goc. 69f. ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 65f. 65f 75c 50c occ
Act. de la Banque de Fr. 1182f.500 11858 00oof 50c .
DU MARDI 28. - C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 69f69f 250 30
250. 400 250 0oc . ooc ooc oof oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 66f. ooc or c. ooc.оос
Act. de la Banque de Fr. 1190f ooc ooo f. oooof ooc . ooc.
DU MERCREDI 29. - C p. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 69f. 69f 5c 156
69f. 50 100 50 гос . оос оос ооc . ooc . ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 65f 500.75c . oof ooc coc ooc
Act. de la Banque de Fr. 119of ooc oooof ooc oof ooc . oof
DU JEUDI 30.-Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806 , 68f goc 850c80c 200 300
69f 69f 1cc. 69f ooc ooc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oofooc oof, ooo ooo ooo oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1192f. 5cc . oooof oo८.०००
of
DUVENDREDI 31. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept . 1806 , 6gf 40c 500 250
25c f. f oc fooc oof
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.66f25c 65f. ooc coc coc
Act. de la Banque de Fr. 1202f 506 00000f 0oc. oooof.
1
1
(NO. CCLXXVII. )
(SAMEDI 8 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
: POÉSIE.
DEPE
DE
LA
COMBAT DES TROYENS ET DES RUTULES ;
DISCOURS INSULTANT DE NUMANUS , ET SA MORT.
ENÉIDE , liv. IX , vers 569. ( 1)
ê
DÉJA Lucétius , à la porte ennemie ,
Une torche à la main attachoit l'incendie ;
D'un débris de montagne Ilionée armé ,
L'écrase sous ce poids sur le seuil enflammé.
Ortygius perit sous le fer de Cénée ;
Liger frappe Emathon , Asilas, Corinée :
L'un combattant de près , et l'autre dont le bras
A sa flèche lointaine attachoit le trépás.
Turnus atteint Génée enflé de sa victoire ;
Il tombe sous ses coups, mais ce n'est pas sans gloire ;
Turnus immole ensemble Arcas , Promole , Itys ,
Clonius , Dioxippe , Idas et Sagaris .
"
(1 ) Ce fragment est tiré du troisième et dernier volume de la traduction
de M. de Gaston. Les deux premiers se vendent , chez le Normant, 3 fr.
60 cent. par volume in-8°., et le double en papier vélin. La dernière
livraison de cette traduction , déjà adoptée pour toutes les écoles publiques ,
paroîtra dans le courant de l'hiver,
ED
९
5 .
en
SEL
242 MERCURE DE FRANCE ,
Priverne , par Thémille atteint d'une blessure,
Pour y porter la main écarte son armure ;
Imprudent ! de Capys le trait plus assuré
Vole , siffle , s'attache à son flanc déchiré ;
Et , sous ses doigts cloués à sa plaie agrandie ,
Rompt les tissus cachés où respire la vie .
Dans les champs phrygiens s'élevoit un héros ,
Dont la beauté sauvage effaçoit ses rivaux :
Nourri dans la forêt au dieu Mars consacrée ,
Le jeune Arcens , couvert d'une armure dorée ,
Vint des bords du Symèthe , où Diane aux mortels
Offre un pardon facile au pied de ses autels .
Envoyé par son père aux champs de l'Hespérie ,
Fier d'un tissu d'azur que broda l'Ibérie ,
Arcens paroît. Mézence a jeté son carquois ;
La fronde dans sa main tourne et gronde trois fois ,
Perce du plomb fatal cette tête charmante ,
Et de son jeune sang rougit l'herbe fumante .
Ascagne dans ce jour lança ses premiers traits :
Lassé d'épouvanter les monstres des forêts ,
Au milieu des dangers il vint chercher la gioire.
Son coeur sollicitoit une illustre victoire ,
Son bras sut l'obtenir. L'orgueilleux Numanus ,
Fier du noeud qui l'unit à la soeur de Turnus ,
Et de nouveaux honneurs enflant son espérance ,
Devant les premiers rangs insolemment s'avance ,
Et d'un cri menaçant provoque les Troyens :
<< Peuple deux fois captif, comme aux champs phrygiens
>> Entouré vainement d'un rempart sacrilége ,
» Oses-tu bien encore attendre un autre siége ?
>> Voilà donc quels guerriers prétendent en ce jour
>> Conquérir l'hyménée et commander l'amour !
>>- Insensés ! quel espoir, ou quel mauvais génie
>> Vous fit , pour une femme , aborder l'Italie ?
>> Ici point de Thersite , ici point de Sinon ,
>> Point d'Ulysse avec art couvrant la trahison.
>> Belliqueux rejetons d'une race guerrière ,
>> Nos enfans ont à peine entrevu la lumière
» Dans les eaux du torrent ils sont trempés soudain ,
>> Durcis sur les glaçons , éprouvés par la faim .
>> Leurs bras dans la forêt va tendre l'arc sonore ,
>> Pour devancer leur proie ils devancent l'aurore ,
>> Et pour eux c'est un jeu d'accoutumer au frein
>> Un coursier indompté qui résiste à la main.
NOVEMBRE 1806 .
243
» La jeunesse au travail ardente , opiniâtre ,
› Creuse péniblement une terre marâtre,
» Ou des grandes cités ébranle les remparts .
» Les pas de nos taureaux sont hâtés par nos dards ;
>> Même aux champs notre vie est une longue guerre .
» L'âge ne peut glacer notre ardeur printanière :
>> Le casque avec orgueil presse nos cheveux blancs ;
» Nos robustes vieillards se plaisent dans les camps ;
>> Et , chargés de butin , ils viennent sous la tente
>> Déposer des vaincus la dépouille récente.
>> Pour vous , de pourpre et d'or nuançant les couleurs ,
» Des parfums onctueux aspirant les vapeurs ,
» Au milieu des festins votre race amollie ,
>> Couronne ses cheveux d'une mître fleurie ;
>> Et vos bras , énervés sous un voile de lin ,
>> Ne soulèvent qu'à peine un léger tambourin .
» Phrygiens , ou plutôt infames Phrygiennes ,
>> Allez sur le Dyndime , où les flûtes troyennes
>> Frappent d'un double son l'antre mystérieux
» Consacré par vos chants à la mère des Dieux.
>> Déposez la cuirasse, et fuyez les alarmes :
>> Ce n'est qu'à des guerriers que conviennent les armes. >>>
D'un généreux courroux Ascagne transporté
Respirè la vengeance ; et d'un bras irrité
Il recourbe son are sur sa corde tendue ,
L'arme d'un trait ailé ; puis les yeux vers la nue :
« O Jupiter, dit- il , daigne exaucer mes voeux !
>> Ah , punis par mes mains ce Rutule orgueilleux !
» J'irai vers ton autel , chargé de mes offrandes ,
» Conduire un taureau blanc couronne de guirlandes .
>> Jeune encor, de sa corne arrondie en croissant
>> Il fatigue le tronc de l'orme vieillissant ;
>> Il provoque sa mère , il bondit dans la plaine ,
>> Du pied creuse la terre et fait jaillir l'arène. »
Jupiter l'entendit ; et sous un ciel serein
La foudre , vers la gauche , obeit au destin .
Soudain le trait fatal vole au bruit du tonnerre,
Et déjà le Rutule a mordu la poussière.
Insulte à ces Troyens par deux fois prisonniers ;
>> Voilà comme aux affronts répondent des guerriers. >>
Ainsi parloit Ascagne , et mille cris de joie
Proclamoient le héros et le vengeur de Troie.
H. GASTON.
Q2
2
244 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGME.
TOUJOURS en l'air , toujours en peine ,
Lamoitié de mon corps sur l'autre se promène ;
Tantôt je monte , et tantôt je descends ;
Je parois d'humeur noire à quiconque m'aborde ;
Je fais bien pis , je lui montre les dents ;
C'est pourtant sans que je le morde.
LOGOGRIPHE .
UNE Obscure prison , lecteur, est mon séjour,
Et jusques à me perdre on pousse mon supplice.
Malgré ces cruautés , et la nuit et le jour ,
Je suis en mouvement pour te rendre service.
Si ce début ne paroît assez clair ,
Enme définissant , tu pourras me connoître.
J'offredans les neufs pieds qui composent mon être ,
Cequ'on prend en été plus souvent qu'en hiver ;
Un fleuve , une arme à feu ; cet immortel génie
Qui nous intéressa pour l'amant de Junie;
Une montagne ou croît un bois fort odorant ;
Certain écrit légal qui pour un temps nous lie ;
L'endroit où les vaisseaux sont à l'abri du vent ;
Un peintre gracieux ; l'amante infortunée ,
Pour prix de ses bienfaits dans Naxe abandonnée ;
De son époux j'offre un surnom latin ;
Un faux Dieu révéré par le Samaritain ;
Pour les nochers un objet redoutable ;
Un pays dont le sort inspire la terreur ;
Un homme vertueux , et son frère execrable ;
Ce qui plus d'une fois fit tomber un acteur ;
La ville que fonda le petit fils d'Anchise ;
Mais de mon nom assez je t'ai fait l'analyse .
CHARADE.
C'EST par excès d'esprit qu'on devient mon premier ;
Lorsque l'on n'a pas d'or on devient mon dernier ;
Et c'est un grand défaut que d'être mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Fuseau.
Celui du Logogriphe est Echalote.
Celui de la Charade est Pas-sable.
NOVEMBRE 1806. 245
Les Mille et une Nuits , contes arabes , traduits en français
par M. Galland, membre de l'Académie des Inscriptions
et Belles - Lettres , professeur de langue arabe au Collége
Royal ; continués par M. Caussin de Perceval , professeur
de langue arabe au Collége Impérial. Neuf volumes in- 18.
Prix : 20 fr. , et 26 fr. par la poste . A Paris , chez le Normant ,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint - Germain -
l'Auxerrois , nº 17.
AVANT de parler des Mille et une Nuits, il ne sera peutêtre
pas inutile d'examiner quels sont les caractères de la
Fable, du Conte et du Roman, afin qu'on ne les confonde pas ,
et qu'on n'applique point aux uns ce qui ne convient qu'aux
autres. L'esprit de l'homme aime la lumière , et rien de ce
qui peut l'éclairer ne doit être négligé.
M. l'abbé Girard a dit que la fable est une aventurefausse
divulguée dans le public , et dont on ignore l'origine ; que le
conte est une aventurefeinte , et narrée par un auteur connu ;
que le roman est un composé et une suite de plusieurs aventures
supposées.
Nous observerons sur cette définition, plus succincte que
satisfaisante , que M. l'abbé Girard paroît n'avoir voulu parler
de la fable , que pour qualifier ces bruits populaires qui n'ont
aucun but , et dont l'oisiveté fait sa pâture habituelle ; qu'il
étoit plus convenable de les dédaigner, et de caractériser les
fables écrites , dans lesquelles nous puisons tout à-la- fois un
plaisir innocent et d'utiles leçons ; qu'il y a des fables, des
contes et des romans dont les auteurs sont connus ; qu'il y en
a d'autres dont l'origine est ignorée, mais que cette connoissance
ou cette ignorance n'est pas un caractère distinctif;
qu'on ne peut pas dire que l'aventure contenue dans une fable
est nécessairement fausse , puisqu'il est souvent arrivé que
des événemens véritables ont servi de fondement à plusieurs
fables; que la fausseté induit en erreur, et emporte l'idée
d'une tromperie; qu'il n'y a ni erreur ni tromperie dans
les fables , puisque les aventures qu'elles renferment ne sont
point présentées comme des faits véritables , et qu'elles sont
même assez ordinairement impossibles ; que cette réflexion
peut s'étendre aux contes , mais qu'on ne peut l'appliquer
aux romans , comme nous le verrons tout-à-l'heure ; que le
3
246 MERCURE DE FRANCE ,
nombre des aventures qui composent une fable , un conte ou
un roman, n'estpas encore un signe qui puisse les faire reconnoître,
attendu que ce nombre est variable au gré de l'auteur;
et que fût-il déterminé par une règle expresse , il
ne pourroit pas indiquer la nature de chacun, puisqu'un
nombre ne porte à l'esprit qu'une idée simple de quantité ,
sans toucher au fonds du sujet.
C'étoit ce fonds qu'il s'agissoit de découvrir et de montrer
clairement. M. l'abbé Girard ne l'ayant point fait , nous
allons tâcher de suppléer à l'insuffisance de son explication.
La fable, telle que les Grecs et les Romains nous l'ont
transmise , et telle que notre La Fontaine l'a recueillie , est
ordinairement une aventure que l'on suppose appartenir à
des êtres vivans ou inanimés , mis en action pour amuser et
pour corriger les hommes.
Le conte , tel qu'il nous est venu de l'Orient , est une ou
plusieurs aventures familières , représentées d'une manière
simple ou merveilleuse , pour amuser et pour instruire.
Le roman , tel que nous l'avons conçu, est un composé
d'aventures extraordinaires , dans lesquelles on voit les hommes
tels qu'il est possible de desirer qu'ils soient , mais tels qu'ils
ne sont jamais.
Les aventures des fables sont inventées à plaisir, mais le
fonds de la morale que l'on en tire est rempli de vérité. Ces
aventures ne trompent personne ; elles plaisent à tout le
monde, et la morale en est toujours utile.
Les aventures des contes sont tirées de la vie commune
'de l'homme : si elles sont représentées simplement , on peut
les croire sans erreur et sans danger; s'il y entre du merveilleux
, les honnêtes gens s'en amusent encore , et quelquefois
ils y trouvent des exemples qui leur tiennent lieu de
l'expérience.
Les aventures des romans peuvent être véritables , mais les
sentimens que l'auteur prête à ses héros sont exagérés et faux;
ils jettent dans l'erreur et trompent les jeunes gens , qui les
préfèrent, dit M. l'abbé Girard , au naturel simple de la
vérité.
On peut donc dire qu'il y a plus de vérité morale dans
les fables , et plus de vérité d'action dans les contes que dans
les romans ; que l'erreur et la tromperie sont même inhérens
à la nature de ceux-ci: d'où nous concluons que les fables
sont des feintes utiles , les contes des suppositions agréables,
et les romans des faussetés pernicieuses ; que les fables corrigent,
que les contes instruisent, et que les romans troublent
l'esprit et le jugement.
NOVEMBRE 1806. 247
Il ne sera pas hors de propos d'observer, en passant , que
le caractère particulier de chacune de ces productions indique
tellement celui des peuples qui les ont cultivées , qu'il est
impossible de s'y méprendre : que les fables laconiques et
sentencieuses appartiennent évidemment aux petites républiques
de la Grèce ; que les contes amusans qui cachent leurs
leçons avec plus de soin , nous viennent des empires despotiques
et soupçonneux de l'Asie; et que les romans , remplis
d'illusions , sont les fruits modernes de la civilisation des
peuples de l'Occident. On remarquera que l'amour n'entre
pour riendans les fables, qu'il ne se présente dans les contes.
que comme accessoire , et qu'il est tout dans les romans
Ón reconnoîtra par là quel rang les femmes occupoient dans
l'esprit des peuples de la Grèce et de l'Asie , et le changement
prodigieux qui s'est opéré dans leur état depuis l'établissement
des grandes monarchies en Europe.
Nous avons cru devoir faire ces observations préliminaires ,
afin que la nature du conte et celle du roman étant bien connues
, on ne pense pas que ce qu'il nous arrivera de dire de
l'un puisse convenir à l'autre , et qu'il soit bien entendu que
le conte et le roman sont deux choses tout-à- fait différentes .
Il nous paroît maintenant que nous pouvons nous expliquer
sans craindre aucune équivoque.
Les contes arabes qui composent les Mille et une Nuits ,
existoient épars dans des recueils et dans le souvenir des
hommes, lorsque , vers le milieu du seizième siècle, un écrivain
arabe , qui nous est inconnu , forma le dessein de les réunir
en un corps d'ouvrage , et de les lier en quelque sorte à une
seule chaîne. Il imagina lui-même un conte dans lequel il
pût faire entrer tous ceux qu'il avoit recueillis. Il supposa
qu'un ancien roi de Perse , voulant se venger de l'infidélité de
ses femmes , et s'assurer la possession exclusive de toutes celles
qui leur succéderoient, en recevoit chaque jour une nouvelle,
et qu'il la faisoit mettre à mort le lendemain à son lever ;
que la fille du visir, pour mettre fin à cette barbarie, voulut
s'exposer au sort de ses compagnes , et qu'elle réussit dans
son dessein , en amusant le sultan chaque matin par un conte
dont elle suspendoit le récit dans un endroit assez intéressant
pour qu'il consentît à différer la cruelle exécution jusqu'au
jour suivant; qu'elle évita la mort de cette sorte , jusqu'à
ce qu'enfin , charmé par l'agrément de son esprit , et désarmé
par la tendresse paternelle , le tyran lui permit de
vivre et d'être aussi heureuse qu'elle le méritoit. L'intérêt
qu'excite cette situation violente se trouve répandu
dans tout l'ouvrage; mais il n'étouffe point l'intérêt particu
4
248 MERCURE DE FRANCE ,
culier de chaque conte; et celui-ci , qui fait suspendre la
vengeance du féroce sultan , s'empare tellement de l'esprit du
lecteur , qu'il finit par oublier le danger de la sultane.
Le nombre de ces contes est bien plus considérable que ce
qui en a été traduit jusqu'ici. Il paroît même qu'ils n'avoient
pas tous été rassemblés par celui qui s'en est occupé le premier;
mais que plusieurs autres écrivains y ont travaillé successivement.
Le champ n'avoit pas de limites , puisqu'après
avoir trouvé grace devant sa hautesse , la sultane continue de
raconter tout ce qu'elle sait d'intéressant , et qu'elle peut
apprendre chaque jour quelque chose de nouveau. C'est une
petite encyclopédie de contes , de voyages , de fables , et
même d'histoires , ouvertes à tous ceux qui voudront ydéposer
Jes fruits de leur expérience ou de leur imagination.
Les continuateurs arabes paroissent avoir amplement usé
de la faculté qui leur étoit offerte ; et lorsque M. Galland ,
le premier traducteur français , nous eut fait connoître les
deux premières parties de ce volumineux recueil , on ne
manqua pas , parmi nous , de les augmenter de plusieurs
autres contes du même geure , mais qui n'appartenoient pas
aux Mille et une Nuits. M. Galland continua sa traduction ;
et un autre écrivain français y ajouta depuis quelques aventures
traduites d'un manuscrit arabe également étranger à
celui que M. Galland avoit traduit.
Il a été fait de tout ce travail , et à différentes époques ,
plusieurs éditions , parmi lesquelles on peut remarquer celle
qui se trouve réunie à la Bibliothèque des Fées ; mais aucune
ne peut être comparée pour la correction typographique à
celle des nouveaux éditeurs. On a fait disparoître les nombreuses
fautes de ponctuation , et autres qui pouvoient embarrasser
, et même altérer le sens des phrases , et qui rendoient
inintelligibles des pages entières. On a revu toute la
traduction de M. Galland , en conservant toutefois le fonds
et le caractère de son style . Les éditeurs ont en outre augmenté
leur édition de l'éloge du traducteur , prononcé par
M. Bose à l'Académie des inscriptions et belles-lettres , il y
a près de cent ans. C'est un hommage intéressant qui plaira
certainement au public : il honore tout à-la-fois celui qui
en est l'objet et celui qui en est l'auteur. L'histoire de
M. Galland s'y rencontre tout naturellement , et elle méritoit
, par sa singularité , d'être connue et conservée. On lit
encore à la suite de cet éloge l'extrait d'une dissertation sur
les romans , par M. de La Harpe , dans laquelle on voit qu'il
estimoit beaucoup les contes orientaux, et qu'il les relisoit
tous les ans avec le même plaisir.
NOVEMBRE 1806 . 249
1
Toutes ces corrections et ces agréables additions suffiroient,
sans doute, pour mettre la nouvelle édition au-dessus de toutes
celles qui l'ont précédée ; mais à ces motifs de préférence il
s'en joint un autre qui la met tout-à-fait hors de pair; c'est.
le nouveau travail de M. Perceval , et la savante préface qu'on
lit en tête du huitième volume. Le succès mérité des Mille
et une Nuits à l'époque où elles ont paru pour la première
fois en Europe , et la réputation dont elles n'ont cessé de jouir
depuis ce temps , ont encouragé cet estimable traducteur à
nous faire connoître la suite du manuscrit original . Øn trouvera
donc dans les deux derniers volumes de cette édition une
traduction nouvelle des derniers contes qui avoient été ajoutés
aux Mille et une Nuits , par un littératenr qui ne connoissoit
pas la langue arabe , et qui les avoit travestis en romans mythologiques.
M. de Perceval y a joint quelques autres contes
tirés du fameux recueil , et il les a tous rendus avec la simplicité
convenable au sujet. Il seroit assez difficile au surplus
de faire remarquer aucune nuance entre le style de M. Galland
et celui de M. de Perceval. Le premier traducteur avoit certainement
le don de s'exprimer naturellement et avec facilité :
ce caractère précieux a été conservé avec soin , et tout l'ou
vrage pourroit passer aujourd'hui pour être sorti de la même
plume.
Le vif intérêt que l'on éprouve en lisant tous ces contes
remplis de merveilles incroyables , a quelque chose de
magique , dont on n'a peut-être pas encore donné l'explication.
Il seroit cependant assez curieux d'en révéler le mystère
, et de dire pourquoi l'homme grave , rempli de sagesse
et de raison , s'amuse encore comme un enfant , et se laisse
berner l'esprit par les fées , par les géans et par les enchauteurs
auxquels il ne croit pas ; pourquoi , par exemple , il
prend plaisir à suivre un pauvre pêcheur au bord de la mer,
à lui voir jeter son filet , à l'observer lorsqu'il le retire avec
effort.
Il y a dans ce conte quelque chose de surnaturel qui
pourra servir à notre dessein ; et nous en continuerons le récit,
pour asseoir notre explication sur un exemple.
L'espoir est danslesyeux du pêcheur, il augmenteses forces ;
la trame légère traverse l'onde , mais hélas ! il aperçoit la
carcasse d'un âne , et il n'apporte sur le rivage qu'un filet
fangeux , embarrassé dans les sinuosités du squelette ; il le
dégage tristement , et , levant les yeux au ciel , il le replonge
dans la mer. Le lecteur attentif suit tous ses mouvemens ; il
le voit qui s'apprête , d'un air soucieux , à reconnoître sa fortune;
la résistance qu'il éprouve remonte son courage ; il
250 MERCURE DE FRANCE ,
craint , il espère, il doute, lorsqu'il découvre les premiers liens
d'ungrandpanier limoneux , qui bientôt se montre tout entier.
Il le dépose encore à terre , et jette de nouveau son filet
avec aussi peu de succès : cette fois, il ne ramène que des
pierres et des coquilles marécageuses. Il pâlit , et le désespoir
trouble sa raison, mais il songe à sa famille ; et , portant
un regard pitoyable vers la demeure de celui dont il
attend du secours : << Seigneur , dit- il , vous savez que je ne
>> jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà
>> jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon tra-
» vail . Il ne m'en reste plus qu'une ; je vous supplie de
>> me rendre la mer favorable , comme vous l'avez rendue
>>> à Moïse. » Après cette prière , il se rassure , et il jette
ses filets pour la quatrième fois ; une nouvelle résistance
soutient encore sa confiance ; mais , au lieu du poisson qu'il
attendoit , il enlève un vase de cuivre jaune qu'il se hâte de
placer sur la grève ; il le regarde et le retourne avec empressement
, pour en connoître la valeur : sonpoids lui fait croire
qu'il est rempli d'objets précieux ; et le sceau de plomb qu'il
remarque sur le couvercle, dont il est hermétiquement fermé ,
confirme et fortifie tous ses soupçons .
Quel est maintenant l'observateur qui ne sera pas curieux
de savoir ce que renferme ce vase ? Qu'on se représente un
voyageur qui s'est arrêté dès le commencement de la pêche ,
et qui , placé derrière un buisson , peut tout voir et tout
entendre sans être vu : il oubliera l'objet de son voyage , ou
bien il se promettra de regagner , par une marche forcée , le
temps qu'il donne à sa curiosité.
Cependant le pêcheur a tiré son couteau de sa poche ; il
fait sauter le couvercle; il plonge sa vue jusqu'au fond du
vase , et il n'y voit rien. Il le repose lentement à terre , et il
le considère , en calculant froidement ce qu'il pourra le
vendre. Mais , o prodige inconcevable ! après quelques momens
d'attention , une fumée épaisse s'élance du vase comme
d'une fournaise : elle s'élève en tourbillons ; et bientôt ,
resserrant toutes ses parties , elle devient un corps solide ,
dont il se forme un Génie d'une taille au-dessus de tous les
géans. Le pêcheur effrayé veut fuir ; mais la crainte l'empêche
de marcher : il demeure immobile devant le géant. Celui-ci
regarde le ciel , et il s'écrie : « O Salomon , grand prophète
>> de Dieu , pardon , pardon ! jamais je ne m'opposerai à vos
>> volontés . J'obéirai à tous vos commandemens....... >>
Qu'il nous soit permis de faire ici une remarque. On a
prétendu que le moyen employé par la sultane , pour mettre
un terme à la plus féroce vengeance , étoit trop foible et trop
NOVEMBRE 1806. 251
incertain. Il semble , au contraire , qu'il est parfaitement approprié
au caractère du sultan ; car , comme ce tyran agit
sans aucune raison directe contre ses victimes , il pourra bien,
par un nouveau caprice plus motivé , suspendre un crime
insensé jusqu'au lendemain. S'il trouve du plaisir à faire
égorger tous les matins une épouse nouvelle , il peut en trouver
un plus grand à retarder la mort de celle qui a le secret
de l'amuser , et qui conserve , au milieu du péril le plus imminent
, la douceur la plus touchante , la plus parfaite tranquillité
, et l'esprit le plus présent et le plus agréable qu'on
puisse souhaiter. Supposons que la princesse se soit arrêtée ,
comme nous venons de le faire , au milieu de son conte , et
qu'elle ait dit simplement à sa soeur , toujours présente à ses
récits : << Ma chère soeur , vous entendrez demain des choses
» qui vous causeront encore plus d'admiration , si le sultan ,
>> mon seigneur , me permet de vous les raconter ; » croit-on
qu'il soit hors de la nature que ce maître superbe ait dit en
lui-même : « Laissons-la vivre aujourd'hui ; il sera toujours
>> temps de la faire mourir demain lorsqu'elle aura fini son
>> conte ? >>
1
Mais n'oublions pas notre voyageur , tapi derrière le
buisson, et le pauvre pêcheur tremblant devant l'énorme
génie qui vient d'apostropher le roi Salomon. « Esprit superbe,
>> lui dit le pêcheur , il y a plus de dix-huit cents ans que
>>>Salomon , le prophète de Dieu , est mort ; et nous sommes
>> présentement à la fin des siècles. >> A ce discours , le Génie
regarde le pêcheur , et le menace de le tuer. « La seule
>> grace que je puis t'accorder , ajoute- t-il , c'est de te laisser
>> choisir de quelle manière tu veux que je te tue. J'ai juré de
>> rendre riche , puissant et heureux celui qui me délivreroit
>> de ma prison pendant les trois premiers siècles ; mais furieux
>> de voir le temps écoulé sans qu'aucun mortel m'eût rendu
» ce service , j'ai fait serment d'exterminer celui qui me don-
>> neroit la liberté , et de ne lui laisser que le choix du genre
>> de sa mort. C'est pourquoi , puisque tu m'as délivré au-
>> jourd'hui , choisis promptement comment tu veux que je
>> te tue. » Etonné , accablé d'une aussi noire ingratitude , et
ne voyant aucun moyen de salut devant un colosse qui
pouvoit d'un coup de pied le jeter au milieu des flots , le
pêcheur a recours aux prières , aux larmes ; il le supplie de
lui laisser la vie pour conserver celle de sa famille. Vaines
prières ! le serment est irrévocable : il faut qu'à l'instant
même il fasse un choix ; ou la mort la plus douloureuse va le
frapper.
Ce ne sera certainement pas dans ce moment que le voya252
MERCURE DE FRANCE ,
geur pensera qu'il est temps de recharger son ballot, etde
continuer sa route.
La nécessité donne de l'esprit , dit fort bien l'auteur arabe
que nous suivons : le pêcheur imagina de demander au Génie
s'il étoit vrai qu'il fût renfermé dans le vase qu'il avoit retiré
du fond de la mer. Il feint de ne pas le croire , et il l'assure
qu'il mourra content , s'il peut lui faire voir une chose si
extraordinaire. Le Génie , qui venoit de s'engager à lui
répondre sur ce qu'il lui demanderoit , veut bien consentir à
le satisfaire : il se décompose , et se réduit en une colonne de
fumée qui rentre dans le vase par une succession lente et
égale. Aussitôt qu'elle y est , il en sort une voix qui crie au
pêcheur : « Hé bien , incrédule pêcheur , me voici dans le
>> vase : me crois-tu présentement ?>> Mais au lieu de répondre ,
l'alerte pêcheur s'empare du vase , le referme promptement ,
rétablit le sceau du prophète , et tend déjà son bras pour
le lancer dans la mer : « Arrête , s'écrie le Génie , garde-toi
>>de faire ce que tu projettes..... Ouvre le vase ; je te pro-
>> mets que tu seras content de moi. » « O Génie ! dit le pê-
>> cheur , si j'avois pu te fléchir et obtenir de toi la grace que
>> je te demandois , j'aurois présentement pitié de l'état où tu
» es ; mais puisque , malgré l'extrême obligation que tu
>> m'avois de t'avoir mis en liberté , tu as persisté dans la vo-
>> lonté de me tuer , je dois à mon tour être impitoyable. Je
» vais , en te laissant dans ce vase , et en te rejetant à la mer ,
>> t'ôter l'usage de la vie jusqu'à la fin des temps : c'est la
>> vengeance que je prétends tirer de toi. >> Il alloit le précipiter
, lorsque le Génie , pressé par le danger , lui promet
de révoquer son premier serment , et de le rendre puissamment
riche , s'il veut le délivrer une seconde fois. Les malheureux
sont crédules , et ils se livrent facilement à l'espérance.
Après avoir reçu du Génie le serment qu'il ne lui feroit
aucun mal , le pêcheur ouvre le vase , la fumée s'élance avec
impétuosité ; le géant se forme de nouveau ; il frappe le vase ,
et le fait sauter dans la mer. Cette précaution fait pâlir le
pêcheur; mais le Génie sourit de sa crainte , et le rassure. Il
lui commande de prendre ses filets et de le suivre.
Pense-t-on que notre voyageur voudra les laisser aller sans
les observer ? Nous ne le croyons pas. Apeine le génie et le
pêcheur ont-ils fait quelques pas qu'il les suit en se tenanttoujours
derrière quelqu'objet nouveau. Ilse disoit en marchant :
J'avois bien lu des histoires de génies et de géans , mais j'imaginois
que c'étoient des fictions inventées pour nous amuser ,
et je ne croyois pas qu'ils eussent rien de réel ; je pensois
seulement qu'on supposoit comme existant tout ce que
NOVEMBRE 1806. 253
l'homme peut se figurer de plus bizarre , tout ce qu'il est
possible aux purs esprits d'exécuter. Comment se fait-il que
je voie aujourd'hui quelque chose qui confond toutes mes
idées ? Tout ce qui est possible existeroit- il ? Je ne le crois
pas encore , malgré l'aventure dont je suis témoin. Peut-être
n'est-ce qu'une illusion , qu'un rêve possible qui m'abuse.
Mais , quoi ! je suivrois une vaine image et des fantômes , au
lieu decontinuer ma route ! Quelle est donc cette curiosité si
vive qui m'entraîne après des objets que je ne conçois pas ?
Je sens bien en moi quelque chose qui me dit que ce génie
n'est sans doute qu'un enfant de mon imagination. Mais mon
imagination peut-elle donc concevoir quelqu'objet qui soit
au-dessus de la puissance de celui qui peut tout , et pourroitelle
se former une idée non-seulement de ce qui n'existe pas ,
mais de ce qui même ne peut exister ? Seroit-ce donc parce
queje sens en moi toutes les facultés passives qui se rencontrent
en activité dans ces êtres supérieurs, que je prends plaisir
àvoir leurs aventures , et à m'entretenir avec eux ? Est-ce
l'instinct de ma destinée future qui m'avertit comme malgré
moi ? En un mot , est-ce parce que j'ai reçu une ame immortelle
que je me plais avec les immortels ; et le charme de leur
commerce n'est-il que l'effet de l'analogie qui se rencontre
entr'eux et moi ?
Tandis que le voyageur s'entretient de la sorte avec luimême
, le génie et le pêcheur arrivent sur le bord d'un étang
rempli de quatre sortes de poissons , c'est- à-dire , de blancs ,
de rouges , de bleus et de jaunes : il jette son filet , et il en
attrape un de chaque couleur. Le génie lui commande d'aller
les vendre au sultan , qui lui en donnera plus d'argent qu'il
n'en a manié dans toute sa vie ; il l'avertit de ne jeter son
filet qu'une seule fois chaque jour; et, après avoir frappé le
sein de la terre , il s'enfonce et disparoît dans ses entrailles . Le
pêcheur satisfait met son filet et son panier sur ses épaules ,
et il prend le chemin de la ville .
Le voyageur le regarde aller, en pensant aux poissons mystérieux
qu'il emporte , et dont il voudroit bien connoître l'histoire;
mais il n'y a aucune apparence qu'il puisse s'introduire
avec le pêcheur dans le palais du sultan , et , quand il le pourroit
, il ne seroit pas certain qu'ily apprendroit ce qu'il souhaite
de savoir : il pense qu'il fera mieux d'attraper quelques- uns
de ces mêmes poissons; il s'approche aussitôt de l'étang dans
ce dessein, mais il n'en voit plus aucun , et en même temps il
luisemble qu'une voix lui parle ainsi : « Voyageur curieux ,
qui te traînes si lentement sur ce globe terrestre , tandis que
ton ame , plus prompte que les vents et que la foudre, peut
254 MERCURE DE FRANCE ,
franchir tous les espaces en un clin-d'oeil , écoute ce que je
vais te dire.Tu te trouves dans un pays enchanté, où tout ce que
tu vois est inconcevable pour toi. Ton intelligence s'exerceroit
en vain pour l'expliquer. Si tu veux savoir ce que deviendront
les poissons qui viennent d'être pêchés dans cet étang,
prends le livre que je te présente, il t'enseignera bien d'autres
merveilles : avec lui tu pourras t'introduire dans le palais du
sultan sans être vu ; tu converseras avec les plus fameux enchanteurs
; tu verras les actions desbons et des méchans génies;
les plus grands malheurs t'environneront sans pouvoir t'atteindre;
tu seras le spectateur invisible de toutes les félicités
humaines , et tu jouiras , avant le temps , de la révélation des
crimes et des vertus de tes semblables. Mais prends bien garde
delequitter: car à l'instantmême tu te retrouverois sur le che
min où tu t'es arrêté pour considérer le pêcheur ; et ménagesen
la lecture avec discrétion , parce qu'avec elle doit finir ton
enchantement. >>>
La voix cessa de parler , et le voyageur étonné, regardoit
de tous côtés s'il ne découvriroit pas celui qui venoit de se faire
entendre: il ne vit rien , et il ne concevoit pas comment il
pouvoit recevoir un livre qu'on ne lui montroit pas ; mais en
se détournant pour examiner encore , il sentit quelque chose
qui lui fit diriger sa vue à ses pieds ; il aperçut ce même livre
qu'il ramassa bien promptement ; il l'ouvrit sur-le-champ , et
il reconnut que c'étoient les Mille et une Nuits.
G.
A
Les Amours Epiques , poëme héroïque en six chants ; par
M. Parseval- Grandmaison. Un vol. in-8°. Prix : 5 fr. , et
6 fr. par la poste. A Paris , chez Dentu , libraire , quai des
Augustins ; et chez le Normant , imprimeur-libraire.
Tous les poètes épiques ont consacré un de leurs chants à
l'amour. Cette passion partage avec la gloire le coeur des
héros. Le myrte de Vénus est un ornement nécessaire des
lauriers de Bellone. Si des philosophes austères condamnent
cette alliance , on leur répond qu'il y a une morale particulière
pour la poésie comme pour la politique. Homère banni de la
république de Platon , jouit avec honneur des droits de cité
dans toutes les autres républiques ; et le sévère législateur de
notre Parnasse , en apprenant aux poètes leprincipal moyende
plaire , leur dit , en parlant de l'amour :
De cette passion la sensible peinture ,
Est, pour aller aux cooeurs , la route la plus sûre.
NOVEMBRE 1806. 255
Afin d'entrer dans les vues de Boileau , M. Grandmaison a
entrepris de traduire en vers les différens épisodes que les
plus fameux poètes épiques ont composés sur l'amour , et de
les enchaîner entr'eux de manière qu'ils forment un ensemble
régulier. Pour cela , l'auteur suppose que les plus
célèbres d'entre les poètes épiques se réunissent dans les
Champs- Elysées , au milieu de tous les manes empressés de les
écouter , et qu'ils répètent entr'eux les mêmes chants qu'ils ont
autrefois composés sur l'amour. Les poètes rivaux sont au
nombre de six : Homère , le Tasse , l'Arioste , Milton , Virgile ,
le Camoens. L'auditoire est composé de la manière suivante
:
On voyoit autour d'eux , cherchant à se placer,
Tous les chantres divins à l'envi s'empresser.
Ils brilloient tous , fameux par d'illustres merveilles .
Là , non loin de Sophocle , est l'aîné des Corneilles ;
A côté d'Euripide est son tendre rival .
Là Molière , tout seul ( 1 ) , cherche en vain son égal ;
Là, presque à son insçu , cher au dieu d'Hypocrène ,
Prèsd'Esope et de Phèdre arrive La Fontaine (2) .
On voit Anacreon qui jeune en cheveux blancs ,
Mêle avec son hiver les roses du printemps ;
Et le grave Boileau qui , conduit par Horace ,
Sut imiter son goût , sans égaler sa grace ;
Et le brillant Voltaire , au mobile talent ,
Trop léger quelquefois , toujours étincelant .
Sapho de ses fureurs y répand le délire ;
L'ingénieux Ovide y joue avec sa lyre ;
Tibulle y touche un luth arrosé de ses pleurs .
Plus loin se rassembloient, le front paré de fleurs ,
Ces poètes charmans , ces Chaulieu, ces Lafares ,
Au son des tambourins, des flûtes , des guitares ,
Fredonnant leurs couplets , aiguisant cent bons mots ,
Et du joyeux Momus agitant les grelots .
(1) L'abbé Conti , dans sa description du temple d'Apollon , y a placé
Corneille , Racine , Molière et La Fontaine de la même manière ; mais les
vers de M. Grandmaison semblent une copie décolorée de ceux du poète
italien :
Cornelio alto colosso , cinto d'allor le chioma,
Spira nel volto austero l'imagine di Roma .
Racine porta in fronte la maesta e' il dolore ;
E i coturni gli affissa , con gran rispetto , Amore.
Infra Terenzio et Plauto , Moliere giganteggia ,
Et trà Fedro ed Esopo il Fontene festeggia.
(2) Puisque La Fontaine consent à prendre place entre Esope et
Phèdre , si Molière croit déroger en se niettant à coté de Térence et de
Plaute, il ne sauroit du moins être déshonoré par le voisinage d'Aristophane
et de Ménandre.
256 MERCURE DE FRANCE ;
Là s'offre aussi Sakespear, monstrueux phénomène ,
Géant qu'avec horreur enfanta Melpomène;
Et ce Dante effrayant , dont les terribles vers
De la plus sombre nuit font jaillir mille éclairs .
:
Autour d'eux se pressoient les ombres bocagères,
En foule rassemblant leurs peuplades légères ;
Sur-tout celles qu'on vit céder au tendre amour,
Lorsquelles respiroient la lumière du jour .
Elles aiment encore en ce lieu de délices ;
Mais leur tendre penchant ne fait plus leurs supplices .
Andromaque y soupire , et des noeuds les plus doux
Ypresse entre ses bras son fils et son époux.
On y voit les beautés chères à Calliope :
C'est Hélène , Circé , Calypso , Pénélope ;
C'est toi , tendre Didon; toi de qui les malheurs
Dans mes yeux tant de fois ont fait rouler des pleurs .
Quelle est d'autres beautés cette foule charmante ?
C'est vous , Marphise , Olympe, Alcine , Bradamante ,
Fleur-d'Epine , Angélique; auprès de vous encor
S'offrent Zerbin , Roger, l'intéressant Médor.
Plus loin paroft Olinde auprès de Sophronie ;
L'heureux Tancrède aux bras de l'heureuse Herminie :
Herminie ! Oui , c'est elle ; oui , c'est cette langueur
Qui , si long-temps , du sort accusa la rigueur;
Voilà ses doux attraits et sa grace angélique ( 1 ) ,
Et de ses yeux rêveurs l'azur mélancolique ,
Et le charme touchant de son triste souris .
Quels coeurs a son aspect ne seroient attendris !
Mais où m'entraîne encor la ravissante Armide ?
Un art voluptueux à ses attraits préside ;
Une étude piquante ajoute à ses beautés ;
Renaud l'aime , et sans cesse il est à ses côtés .
Le calme règne au sein de l'assemblée immense ;
On se tait , on écoute .
Chacun des six poètes débite à son tour son épisode amou
reux; après quoi on distribue les prix. Par quels juges sont
distribués ces prix ? Quel est le président du concours ? C'est
ce qui'n'est point marqué d'une manière précise par l'auteur.
11 secontente de dire vaguement :
Atous, pour honorer leurs chefs-d'oeuvre suprémes,
Il fut distribué de brillans diadêmes ,
Ornés des attributs de leurs talens divers .
D'Homère et de Milton , dans leurs sublimes vers ,
On admira la verve et le puissant génie ;
Virgile obtint sur tous le prix de l'harmonie ,
Du style tendre et pur, et de ces vers divins
Qui s'échappent du coeur des profonds écrivains.
( 1 ) Comme la scène se passe dans l'enfer des Païens , je ne crois pas
qu'on puisse employer l'épithète d'angélique .
Le
NOVEMBRE 1806. 257
1
DEP
Le brillant Camoens , l'Arioste et le Tasse,
Rivalisant d'éclat , defraîcheur et de grace ,
Des riches fictions ayant cueilli les fleurs ,
Partagèrent le prix de leurs vers enchanteurs ;
Et les manes , charmés qu'à ces illustres sages
L'Elysée ait offert ce doux tribut d'hommages ,
Se séparent enfin , et sous leurs abris verts
Vont répandre leur foute en centgroupes divers .
Cette dernière tirade renferme quelques jugemens susceptibles
d'appel . Celui qui place Milton à côté d'Homère , ne
peut être ratifié qu'en Angleterre. Les Italiens ne souscriront
pas à celui qui place le brillant Camoens auprès de l'Arioste
etdu Tasse ; ils en appelleront au tribunal detoutes les nations,
qui admettra leur requête : ce tribunal confirmera à Virgile
leprix d'harmonie sur tous , excepté sur Homère ( 1 ) . En cela ,
il ne fera que suivre l'opinion même des Latins.
On est étonné de voir dans l'auditoire Calypso et Circé. Ce
sont deux nymphes immortelles qui , en cette qualité , ne
peuvent se trouver dans les Champs-Elysées , dans un dépar
tement de l'empire des morts , à moins que Pluton ou Proserpine
ne leur ait envoyé des billets d'entrée pour la séance de
l'institut élysien. La vertueuse Pénélope est assez. mal placée
auprès d'Hélène , de Calypso et de Circé , qui toutes les trois
ont de grands torts avec elle ; ensuite Hélène , Armide , Didon ,
Fleur - d'Epine , ne doivent pas entendre grand chose aux
amours d'Eve et d'Adam. Ces deux personnages sont absens :
et l'on voit bien que M. Grandmaison les a exclus de l'assemblée
pour ne pas encourir le reproche du mélange du sacré avec
le profane ; et pourtant il introduit des héros chrétiens , des
conquérans de la Terre-Sainte , Tancrède et Renaud. Cette
contradiction est une suite du plan défectueux adopté par
l'auteur . Milton ne devoit point paroître dans une lutte dont
le théâtre est dans les Champs-Élysées , et dans laquelle surtout
on lui oppose le Camoens. Les chastes amours d'Eve et
d'Adam ne doivent pas être mis en parallèle avec les orgies
crapuleuses des matelots portugais. Le lecteur se rappelle sans
doute que le Camoens , dans sa Lusiade , fait débarquer les
Portugais dans une île enchantée , qui sort de la mer pour le
rafraîchissement de Gama et de sa flotte. Le poète faisant un
mélange monstrueux des divinités du paganisme avec la religion
chrétienne , suppose que Vénus et Cupidon , de concert
avec le Père Eternel, rendent les Néréides amoureuses des
( 1) Voyez , dans le premier volume du Traité des Etudes de M. Rollin
lacomparaisondes yers d'Homère avec ceux de Virgile , sous le rapport
de l'harmonie.
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
Portugais. Après cette fiction absurde et impie, il s'abandonne
sansménagement à la description des plaisirs les plus lascifs.
<< Cet épisode ( dit M. Delille ) est décrit avec si peu de ména-
>> gement , que l'île enchantée de la Lusiade ressemble beau-
>> coup plusà un lieu de débauche qu'au séjour des Dieux.
>> Ce seroit outrager Virgile que de lui comparer de pareilles
>> productions. » Voltaire dit lui-même qu'une île enchantée
dønt Vénus est la déesse ( 1 ) , et où des nymphes caressent des
matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un
musico d'Amsterdam , qu'à quelque chose d'honnête.
Nous observerons ensuite, que Milton ne devroit pas parler
avant le Camoens, auquel il est postérieur. Par la même raison,
l'Arioste et le Tasse ne devoient pas non plus parler avant
Virgile. Comme souvent ils ne font que le traduire, il est
naturel que la lecture de l'original précède celle des copies.
Et puis ces imitations , ces emprunts des poètes modernes ,
doivent produire un petit sourire malin de la part des anciens.
On dit qu'un poète français lisant un jour à Piron une
pièce dans laquelle il avoit emprunté plusieurs vers de nos
plus grands poètes , Piron avoit soin d'ôter son chapeau à
chacun de ces vers , et de les saluer comme des gens de sa
connoissance. Si les ombres portent des chapeaux , Virgile
doit ôter fort souvent le sien quand il entend l'Armide du
Tasse , dont les discours les plus passionnés sont quelquefois
traduits littéralement de ceux de Didon (2). Il ne doit pas l'ôter
(1) C'est une dérision impie de prétendre , comme fait un traducteur
du Camoens , M. Duperron de Castera , que , dans cette fiction , Vénus
signifie la sainte Vierge, que Mars est évidemment Jésus- Christ , etque les
principales Néréides représentent les vertus théologales. Le Camoens
avoit voulu lui-même sauver l'indécence de cette fiction, en s'écriant :
<<Mortels profanes , ouvrez les yeux ! Ces Néréides si belles , ces voluptés
" qui vous tentent, ne sont qu'une image des honneurs et de l'immortalité
>> qui suivent les grandes actions. » Cette déclaration explicative est fort
suspectedans la bouche d'un poète chassé de Lisbonne pour ses galanteries .
(2) Talia dicentem jamdudum aversa tuetur
Huc illuc volvens oculos ; totumque pererrat
Luminibus tacitis , et sic accensa profatur :
« Nec tibi diva parens, generis nec Dardanus auctor
>> Perfide , sed duris genuit te cautibus horrens
»
»
Caucasus, Hyrcanæque admorunt ubera tigres.
Nam quid dissimulo ?Aut quæ me ad majora reservo ?
>> Numfletu ingemuit nostro ? Num luminaflexit ?
>> Num lacrymas victus dedit , aut miseratus amantem est?»
Tandis qu'il parle ainsi , Didon le regarde d'un air indigné ; dans un
sombre silence, elle route sur lui des yeux égarés; enfin, sa colère éclate
ences mots :<< Perfide ! ce n'est pointune Déesse qui t'a donné le jour ;
» non , tu n'es pas du sang de Dardanus; l'affreux Caucase t'engendra
NOVEMBRE 1806 . 259
moins souvent quand l'Arioste lit son épisode de Cloridan et de
Médor, traduit littéralement decelui de Nisus et d'Euryale (1) .
›› dans ses rochers , et tu suças le lait d'une tigresse d'Hyrcanie. Car,
>> pourquoi dissimuler ? Quel plus noir outrage dois-je attendre ? A- t- il
gémidema douleur ?
gemi
A-t- il tourné les yeux sur moi ? A-t-il laissé
>> tomber quelques larmes ?A-t-il donné un soupir à mon amour ?
Già buona pezza in dispettosa fronte
Torva il riguarda , al fin pro rompe all' onté :
<< Ne te Sofia produsse, e non sei nato
>> Dell' Azio sangue tu : te l'onda insana
>> Del mar produsse , e'l Caucaso gelato ,
>> E le mamine allattar di tigre Ircana.
>> Che dissimulo io più ? L' uomo spietato
Pur un segno non diè di mente umana
>> Forse cambio color ? Forse al mio duolo
» Bagno almen gli occhi , o sparse un sospir solo ? >>
"
Armide, la colère et le mépris sur le front , lançoit depuis long-temp
sur lui des regards terribles ; enfin, elle éclate en ces mots : « Non, la
>> belle Sophie ne t'a point donné le jour ; non, tu n'es pas du sang
» d'Est. La mer encourroux , ou le Caucase couvert de neige, t'ont vu
>> naître; une tigresse d'Hyrcanie t'a fait sucer son lait. Porquoi dissi-
>>> mulerois-je plus long-temps ? Ce coeur de fer a-t-il donné le moindre
>> signe de sensibilité ? A-t-il changé de couleur ? A-t- il même donné une
larme , un seul soupir à ma douleur ?
»
LE TASSE , chant XVI.
(1) Nisus erat portæ custos acerrimus armis
"
Hyrtacides, comitem Æneæ quem miserat Ida
Venatrix , jaculo celerem levibusque sagittis ;
Etjuxta comes Euryalus , quo pulchrior alter
Non fuit Æneadum , trojana neque induit armá ,
Ora puer-primd signans intonsa juventá.
,
A l'une des portes étoit Nisus , fils d'Hyrtacus , guerrier plein de
valeur, sorti pour suivre Enée des forêts de l'Ida où la chasse l'avoit
> rendu habile à tirer de l'arc , et à lancer le javelot ; il avoit près de lui
>> Euryale, le plus beau guerrier qui fut alors parmi les compagnons
» d'Enée , ou qui eût jamais endossé les armes troyennes enfant dont
>> les traits encore tendres laissoient briller sur son visage la fleur de la
» première jeunesse .... Ensemble ils veilloient alors à la garde de lamême
>> porte. »
i
Cloridan cacciator tutta sua vita
ENÉID. liv. ΙΧ.
Di robusta persona era , ed isnella.
Medoro avea la guancia colorita
Ebianca e grata nell' eta novella ;
E fra la gente a quella impresa uscita
Non era faccia più gioconda e bella .
Cloridan, qui avoit été chasseur toute sa vie , joignoit la force à la
- légéreté. Pour Médor, il étoit dans la nouveauté de son printemps;
ses jones étoient encore blanches et fleuries. Parmi tous les Sarrasins
> qui partagcoient les dangers de cette guerre , aucun ne réunissoit plus
R2
260 MERCURE DE FRANCE ,
Ovide assis au rang des auditeurs , doit ouvrir de grandes
oreilles quand il entend l'Arioste lire le combat de Roger pour
délivrer Angélique , traduit du combat de Persée pour délivrer
Andromède. Horace doit trouver aussi fort étrange qu'on
fasse tant d'honneur au Camoens de sa fiction du géant
>> de grace et de beauté. Tous les deux étoient sur les remparts en sen-
>>> tinelle. »
Egressi superant fossas , noctisque per umbram
Castra inimica petunt , multis tamen ante futuri
Exitio. Passim vino somnoque per herbam
Corpora fusa vident : arrectos littore currus,
Inter lora rotasque viros , simul arma jacere
Vina simul. Prior Hyrtacides sic ore locutus :
« Euryale , audendum dextra : nunc ipsa vocat res ;
» Hac iter est : tu ne qua manus se attollere nobis
» A tergo possit , custodi , el consule longe :
» Hæc ego vasta dabo , et lato te limite ducam , »
<<Ils sortent , ils franchissent les fosssés , et , à la faveur des ténèbres ,
>> ils gagnent ce camp qui leur sera funeste , mais non pas sans qu'ils aient
» immolé auparavant bien des victimes . Ils voient de tous côtés des soldats
>> que le vin et le sommeil ont étendus sur l'herbe ; ils voient des chars
>> dételés près du rivage , les conducteurs couchés entre les harnois et
>> les roues , des armes jetées ça et là parmi des vases remplis de vin :
« Cher Euryale, dit le premier le fils d'Hyrtacus , il faut ici nous signaler ;
>> l'occasion nous y invite . Voici notre chemin : toi , dans la crainte que
>> des ennemis ne viennent fondre sur nous par derrière , fais sentinelle ,
>> et observe au loin ce qui se passe. Je vais nettoyer tout ceci , et t'ouvrir
› un large chemin. >> ENÉIDE , liv . IX .
Lascian fosse , e steccati , e dopo poco
Trà nostri son , che senza cura stanno .
Il campo dorme , e tutto è spento il foco ;
Perchè de Saracin poca tema hanno
Tra l'arme , e carriaggi stan riversi
Nel vin , nel sonno insino agli occhi immersi
Fermossi alquanto Cloridano , e disse :
« Non son mai da lasciar occasioni
>> Tu perchè sopra alcun non ci venisse
>> Gli occhi , e gli orecchi in ogni parte poni
>> Ch' io m'offerisco farti con la spada
>> Tra glinimici spaziosa strada , etc.>>>
« Ils traversent les fossés , les remparts , et bientôt se trouvent au milien
» des Chrétiens , qui ne sont pas sur la défensive. Tout le camp dor-
» moit , et les feux étoient éteints par out ; car on redoutoit peu les Sarra-
>> sins : les soldats , ivres et étendus au milieu des armes et des bagages ,
>> étoient plongés dans le plus profond sommeil . Cloridan s'arrête un
>> instant, et dit à son ami : « Jamais il ne faut manquer l'occasion. Ne
>> dois-je pas massacrer ces gens , qui ont ôté la vie à notre prince ? Et
>> toi , afin que personne ne nous surprenne , écoute, regarde de tous
>> côtés ; je te promets , avec mon épée , de t'ouvrir un large chemin au
>>> travers de nos ennemis . »
ARIOSTE , XVIII chant.
NOVEMBRE 1806 . 261
d'Adamastor , qui prédit aux Portugais tous les désastres qui
les attendent au-delà du Cap de Bonne- Espérance. Cette
fiction n'étoit pas difficile à imaginer , quand onavu le vieux
Nerée s'élever , du milieu des flots , au moment où Paris les
traverse avec Hélène , et lui annoncer tous les malheurs où се
perfide ravissement va plonger sa patrie et sa famille .
Ces observations nous conduisent naturellement au principal
défaut du plan de cet ouvrage. Il consiste dans l'uniformité
ennuyeuse que présente cette galerie de tableaux voluptueux
, presque tous calqués les uns sur les autres. Chacun de
ces tableaux produit un très-bon effet dans le poëme épique
où il se trouve , parce qu'il y contraste souvent avec des
scènes de carnage et de désolation , ou avec des tableaux d'un
autre genre , qui servent à le faire mieux ressortir. Mais enlever
chacun de ces tableaux de l'endroit où chaque poète les
avoit spécialement placés , les réunir et les entasser tous dans
un même ouvrage , c'est commettre une faute à-peu-près
semblable à celle de ces artistes , qui après avoir enlevé tous
les plus beaux mausolées des différentes églises pour lesquelles
ils avoient été spécialement construits , les ont tous amoncelés
dans un même dépôt , où n'étant plus éclairés du jour qui leur
étoit favorable , n'étant plus environnés de la majesté du temple,
ils n'offrent qu'un vain amas de ruines et de décombres.
Enfin il est une considération qui auroit dû effrayer l'auteur
, quand il conçut l'idée de cet ouvrage. Un traducteur
doit connoître à fond le génie de la langue de son auteur : or, si
unpoète français a souvent bien de la peine à connoître parfaitement
le génie de sa propre langue , comment pourroit- il
se flatter de connoître à fond celui de la langue grecque , de la
langue latine , de la langue italienne et de la langue anglaise !
Comment osera-t-il s'engager à faire passer les beautés de ces
différentes langues dans la nôtre ? Cet entreprise eût effrayé
Boileau lui-même , qui dans la traduction de quelques endroits
forts courts d'Homère , est resté encore si loin de l'original.
Il est à craindre qu'en voulant être tour-à-tour Homere
Virgile , l'Arioste , le Tasse et le Camoens , on ne soit rien
du tout. Ceci ne doit pourtant s'appliquer qu'avec beaucoup
de ménagemens à M. Grandmaison , qui annonce un véritable
talent pour la poésie , et auquel il échappe quelquefois
des vers très-heureux. Si dans cet ouvrage le succèsn'a pas répondu
à ses efforts , il faut en accuser beaucoup moins son
talent que les difficultés insurmontables de l'entreprise.
,
Comme l'auteur nous avertit dans sa préface que le Chant
de Virgile est le meilleur de son ouvrage, c'est dans ce Chant
que nous prendrons une pièce de comparaison entre
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
)
M. Grandmaison et Virgile. Le discours de Didon , au
moment où elle voit Enée partir avec sa flotte , est un de ces
endroits brillans qui , toujours cités , sont toujours relus avec
un nouveau plaisir :
Etjam prima novo spargebat lumine terras
Tithoni croceum linquens aurora cubile :
Regina e speculis ut primum albescere lucem
Vidit, et æquatis classem procedere velis ,
Littoraque et vacuos sensit sine remige portus :
Terque quaterque manu pectus percussa decorum ,
Flaventesque abscissa comas : proh Jupiter ! ibit
Hic , ait , et nostris illuserit advena regnis ?
Non arma expedient ? Totaque ex urbe sequentur ?
Diriprentque rates alii navalibus ? Ite ,
Feste catiflammas , date vela , impellite remos.
Quid loquor ! aut ubi sum ? Quæ mentem insania mutat ?
Infelix Dido , nunc te fata impia tangunt ;
Tum decuit , cum sceptra dabas . En dextra , fidesque ,
Quem secum patrios aiunt portare Penates,
Quem subiisse humeris confectum ætate parentem !
Non potui abreptum divellere corpus, et undis
Spargere ? Non socios , non ipsum absumere ferro
Ascanium , patriisque epulandum apponere mensis.
Verum anceps pugnæ fuerat fortuna ! fuisset :
Quidmetui moritura ? Faces in castra tulissem s
Implessemqueforos flammis; natum patremque
Cum genere extinxem , memet super ipsa dedissem.
Sot, qui terrarumflammis opera omnia lustras ,
Tuque harum interpres curarumet conscia Juno ;
Nocturnisque Hecate triviis ululata per urbes,
Etdiræ ultrices , et Dii morientis Elise ,
Accipite hæc, meritumque malis advertite numen ,
Et nostras audite preces . Si tangere portus
Infandum caput ac terris adnare necesse est ,
Et sicfata Jovis poscunt, hic terminus hæret :
Atbello audacis populi vexatus et armis,
Finibus extorris , complexu avulsus Iuli ,
Auxilium imploret, videatque indigna suorum
Funera ; nec , cum se sub leges pacis inique
Tradiderit, regno aut oplata luce fruatur :
Sed cadat ante diem , mediáque inhumatus arénd.
Hæc precor : Hanc vocem extremam cum sanguinefundo.
Tum vos, o Tyrii, stirpem et genus omnefuturum
Exercete odiis ; cinerique hæc mittite nostro
Munera : nullus amor populis , necfædera sunto .
Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor ,
Quiface Dardanios ferroque sequare colonos .
Nunc , olim , quocunque dabunt se tempore vires,
Littora littoribus contraria , fluctibus undas
Imprecor, arma armis : pugnent ipsique nepotes.
Déjà vers l'horizon , l'aurore matinale
Brilloit , abandonnant sa couche nuptiale .
La reine , qui veilloit à peine sur les mers,
NOVEMBRE 1806 . 263
Ava fuir les vaisseaux , a vu ses bords déserts ;
Son coeur a tressailli : de dou'eur effrénée ,
Arrachant ses cheveux d'une main forcenée,
Trois fois avec fureur elle meurtrit son sein :
Grands Dieux , il fuira done ! Quoi ! ce monstre inhumain ,
Ilm'outrage et me fuit ! Courez , prenez les rames ,
Des voiles , des soldats , des matelots, desflammes....
Que dis- je? Où suis- je ? Hélas ! dép'orable transport !
Malheureuse ! à présent tu sens quel est ton sort !
Il falloit le prévoir avant ton hyménée.
Et voilà cet amour et cette foi donnée ;
Voilà le tendre fils , voilà l'homme pieux
Qui porta dans ses bras et son père et ses Dieux !
Ne pouvois-je , écoutant la fureur qui me guide ,
Arracher de mes mains le coeur de ce perfide ,
De son corps en lambeaux disperser les débris ,
Frapper ses compagnons , frapper son proprefils !
Que dis -je ? en un festin dressé par ma colère
Le présenterfumant aux lèvres de son père.
Qui retenoit mon bras? les dangers à courir;
Les dangers ! en est-il pour qui cherche à mourir ?
J'aurois plongé son camp dans un vaste carnage ,
Submergé ses vaisseaux , égorgé dans ma rage
Et le fils et le père , et tout ce peuple affreux ,
Et moi-même à la fin j'eusse expiré sur eux.
Toi qui vois l'univers , soleil , vois mon injure !
Jun n, témoin des feux , des sermens du parjure ;
Hécate qui , la nuit , dans tes solennités ,
Entends hurler les murs des lugubres cités ;
Dieu d'Elise mourante , et toi , triple furie ,
Qui par les criminels n'est(1)jamais attendrie,
Entends mes voeux, et venge un coeur désespéré.
Si l'ingrat doit entrer dans le port desiré ,
Si c'est de Jupiter l'arrêt irrévocable ,
Que du moins , assailli par un peuple indomptable ,
Il voie indignement égorger ses soldats;
Qu'il se voie arracher son fils d'entre ses bras ;
Que, mendiant alors la paix la plus honteuse,
Il ne puisse obtenir qu'une trève orageuse;
Qu'à peine sur le trône il vive quelques jours ;
Qu'il meure , et que son corps soit en proiz aux vautours.
Voilà quels cris Didon , contre une tête impie ,
Vomit avec sa rage et son sang et sa vie.
Et toi , Carthage , entends mes formidables voeux :
Persécute ce traître et ses derniers neveux.
Je te lègue ma haine : avec eux point de trève ;
Que partout, poursuivis par la flamme et le glaive,
Ils soient tous immolés à mon ombre en fureur.
2
(1) Il faut dire qui n'es , et non pas qui n'est, le qui se rapportant
à toi. La même faute se trouve dans un autre vers : O toi , qui pour mon
coeur sera toujours sacrée. Il falloit : O toi qui seras. Ces fautes ne
sont sans doute que des fautes d'impression , et je les relève comme
telles , afin de faire sentir aux auteurs la nécessité de surveiller exactement
l'impression de leurs ouvrages.
4
264 MERCURE DE FRANCE ;
Sors de ma cendre , sors , implacable vengeur :
Poursuis , le fer en main , ces peuplades fatales ;
Que nos remparts rivaux , que nos flottes rivales
De ce jour à jamais , et sur terre et sur mer,
Arment les vents , les flots , et les feux et le fer ;
Que les flots , que les feux , que le fer les dévore ;
Quenos derniers neveux s'exterminent encore .
Quoiqu'il y ait dans ce morceau des vers bien tournés , et
qu'on y trouve de la chaleur et du mouvement , il faut
pourtant convenir que les plus beaux traits de Virgile sont
Inanqués. En lisant ce vers :
A vu fuir les vaisseaux , a vu ses bords déserts ,
on croiroit qu'il y a dans le latin :
Vacuos vidit sine remige portus .
Mais Virgile a dit :
Vacuos sensit sine remige portus .
Dans cette circonstance, sensit a bien une autre force que
vidit. Virgile pose notre main sur le coeur de Didon pour
nous faire sentir le battement qu'elle éprouve , à la vue de ce
port et de ce rivage , changés en solitude par le départ d'Enée
et desTroyens.
Ce début :
Grands Dieux , il fuira donc ! Quoi , ce monstre inhumain ,
Il m'outrage , il me fuit , etc.
commence avec le vers , au lieu qu'en latin il commence à la
fin du vers , par une coupe brusque au cinquième pied : proh
Jupiter ibit ; ce qui donne plus de vivacité au début. ( 1 )
En second lieu , le début en français est pris à contresens.
Didon parle comme une amante trahie : il m'outrage
et me fuit , etc. Au lieu qu'en latin, elle parle comme une
reine insultée avec ses sujets , par un étranger qui a abusé des
droits de l'hospitalité , nostris illuserit advena regnis . En
français , l'injure est personnelle à Didon , il m'outrage ; en
latin , elle est commune à tous les Tyriens , nostris regnis .
Ce langage est plus conforme à cette dignité , à ce reste de
pudeur que Virgile conserve toujours à Didon. Il est plus
conforme aussi à la nature : les personnes outragées cherchant
toujours à intéresser à leur querelle ceux qui y sont le plus
étrangers. Enfin , cette expression , nostris regnis , amène très-
(1) M. Delille a cherché à faire sentir cette finesse d'harmonie :
Se meurtrissant le sein : « Dieux ! quoi, ce parjure !
Quoi , ce lache étranger aura trahi mes feux !
NOVEMBRE 1806. 265
naturellement l'appel à tous les Tyriens : Non arma expodient;
au lieu qu'en français cet appel a quelque chose de
ridicule ; car le sens de la traduction revient à celui - ci : Je suis
trahie par mon amant ; Tyriens , courez aux armes.
Les trois vers latins :
Non arma expedient ? Totaque ex urbe sequentur ?
Diripientque rates alii navalibus ! Ite ,
Ferie citi flammas , date vella , impellite remos.
Quid loquor, aut ubi sum ?
sont rendus en français d'une manière trop courte.
Courez , prenez les rames :
Des voiles , des soldats , des matelots , desflammes (1 ) ..
Que dis - je ? Où suis-je ?
Cette briéveté affoiblit l'effet du retour de Didon sur ellemême
: Que dis-je ? Ou suis-je ? Au lieu que dans les trois vers
latins , tout rapides qu'ils sont, l'abondance des idées donne
assez d'étendue à l'égarement de Didon , pour rendre plus
frappant ce retour : Quid loquor , aut ubi sum ? Racine , en
`prêtant à sa Phèdre le même retour sur elle-même , le prépare
avec le même art et la même justesse :
Il faut perdre Aricie ; 11 taut de mon époux
Contre un sang odieux réveiller le courroux :
Qu'il ne se borne pas à des peines légères ;
Le crime de la soeur passe celui des frères .
Dans mes jaloux transports je le veux implorer .
Que fais je ? Où ma raison se va- t-elle égarer ?
M. Delille a senti qu'il ne falloit pas être plus rapide que
Virgile :
Il fuit ! et mes sujets ne s'arment pas encore ;
Ils ne poursuivent pas un traître que j'abhorre !
Partez , courez , volez , montez sur ces vaisseaux :
Des voiles , des rameurs , des armes ,desflambeaux !
Que dis-je ? Où suis-je ? etc.
(1 ) L'idée deflammes devroit être placée au commencement du vers ,
comme en latin ; car la première idée qui se présente à la fureur de
Didon est d'embraser la flotte d'Enée . D'ailleurs , il faut encore observer
que , malgré l'emportement de la passion , Virgile procède toujours avec
tant d'ordre et de clarté , qu'il joint à chaque nom le verbe qui lui est
propre : Ferte flammas , date vela , impellite remos. Ces idées , exprimées
d'une manière distincte et précise , sans trop de briéveté , frappent
l'esprit , au lieu qu'en français cette accumulation confuse de voiles ,
soldats , matelots , flammes , ressemble à la nomenclature sèche d'un
inventaire. Pour traduireferte citi flammas, on pouvoit faire usage du
yers de Racine :
Et la flamme à la main les suivre sur les eaux.
266 MERCURE DE FRANCE ,
Après avoir mal-à-propos abrégé Virgile dans les vers précédens
, M. Grandmaison tombe dans l'excès contraire , lorsqu'il
délaie en six vers français les trois vers latins suivans :
Non potui abreptum divellere corpus, et undis
Spargere , nonnsocios , non ipsum absumere ferro
Ascanium , patriisque epulanduma apponere mensis.
Ne pouvois- je , écoutant lafureur qui me guide ,
Arracher de mes mains le coeur de ce perfide ,
De son corps en ' ambeaux disperser les débris ,
Frapper ses compagnons , frapper son proprefils !
Que dis-je ? en un festin dressé par ma colère ,
Le présenterfumant aux lèvres de son père.
Ecoutant la fureur qui me guide est une addition oiseuse. Je
doute qu'on puisse dire en français les débris de son corps.
D'ailleurs ce mot débris , après celui de lambeaux , devient
un pléonasme. L'expression de corps en lambeaux , est plus
souvent employée pour exprimer un corps tombant en pourriture.
Racine a mieux dit :
Et de son corps hideux les membres déchirés .
1
Le traducteur ne dit pas où Didon dispersera ces débris. Le
latin dit que c'est dans la mer , undis spargere. Circonstance
qui n'est pas indifférente : car Didon en ce moment a les yeux
sur la mer. D'ailleurs , chez les anciens, le plus grand des malheurs
étoit d'être enseveli sous les eaux. Son propre fils n'est
pas aussi expressif que ipsum Ascanium , Ascagne lui-même ,
cet Ascagne qu'elle a souvent tenu dans ses bras , qu'elle a
souvent embrassé , qui est innocent des crimes de son père ,
ipsum Ascanium. Le monosyllabe fils , ne termine pas le
vers d'une manière assez ferme. La finale dure et sonore des
vers latins , absumere ferro , convient mieux au ton de la
colère. La suspension , que dis-je ? arrête mal-à-propos cet
emportement frénétique de vengeance , et sépare deux actions
que la fureur de Didon joint rapidement ensemble , absumere
ferro Ascanium patriisque epulandum , etc. Dressé par ma
colère , est un hémistiche pour la rime. Le mot lèvres n'est
pas assez noble. Le latin ne dit pas labris , ni même patri ,
mais patriis mensis. C'est un petit adoucisseinent que le poète
a cru devoir mettre à cette affreuse image , sur laquelle le traducteur
n'auroit pas dû enchérir encore par ce vers d'une
atrocité emphatique :
Le présenterfumant aux lèvres de son père.
Nous ne pousserons pas plus loin cette comparaison , qui
ramèneroit les mêmes détails de critique. Comme le nom de
Virgile rappelle toujours celui de M. Delille, et que notre
NOVEMBRE 1806 267
Virgile français se fait toujours lire avec plaisir, lors même
qu'il est inférieur au Virgile latin , nous allons transcrire ici
sa traduction , afin qu'on puisse examiner si M. Grandmaison,
avant d'essayer de franchir la distance qui le sépare deVirgile,
ad'abord franchi celle qui le sépare de M. Delille :
L'aurore abandonnoit la couche de Titon ,
Et la nuit pâlissoit de son premier rayon;
Didon, du haut des tours, jeant les yeux sur l'onde ,
Les voit voguer au gré du vent qui les seconde;
Le rivage désert , les ports abandonnés ,
Frappent d'un calme affreux ses regards consternés .
Aussitôt, arrachant sa blonde chevelure ,
Se meurtrissant le sein : « O Dieux ! quoi, ce parjure !
Quoi ! ce lâche étranger aura trahi mes feux , (1 )
Aura bravé mon sceptre , et fuira de ces lieux ?
Il fuit ! et mes sujets ne s'arment pas encore ;
Ils ne poursuivent pas un monstre que j'abhorre !
Partez , courez,volez , montez sur ces vaisseaux:
Des voiles , des rameurs , des armes , desflambeaux ! (3)
Que dis-je ? Où suis-je , hélas ? et quel transport m'ég re ?
Malheureuse Didon ! tu le hais , le barbare;
Il falloit le hair quand ce monstre imposteur
Vint partager ton trone et séduire ton coeur.
Voilà donc cette foi , cette vertu sévère ;
Cè fils qui se courba noblement sous son père;
Cet appui des Troyens , ce sauveur de ses Dieux .
Ah ciel ! lorsque l'ingrat s'échappoit
Ne pouvois-je saisir, déchirer le parjure,
Donner à ses lambeaux la mer pour sépulture;
Ou massacrer son peuple , ou de ma propre main
Lui faire de son fils un horriblefestin ?(3)
Maisle danger devoit arrêter ma furie :
Ledanger ! en est-il alors qu'on hait la vie ?
J'aurois saisi le fer, allumé les flambeaux ,
Ravagé tout son camp , brûlé tous ses vaisseaux ,
Submergé ses sujets , égorgé l'infidèle ,
Et son fils et sa race , et moi-même après elle .
de ces lieux
Soleil , dont les regards embrassent l'univers ,
Reine des Dieux , témoins de mes affreux revers ,
Triple Hécate ! pour qui , dans l'horreur des ténèbres ,
Retentissent les airs de hurlemens funèbres ;
Pales filles du Styx , vous tous lugubres Dieux ,
Dieux de Didon mourante ! écoutez donc mes voeux :
S'il faut qu'enfin de monstre , échappant au naufrage ,
Soit poussé dans le port , jeté sur le rivage ,
Si c'est l'arrêt du sort , la volonté des cieux ,
Que du moins , assailli d'un peuple audacieux ,
Errant dans les climats où son destin l'exile ,
( 1) Voyez la page 264.
(2) Voyez la note , page 265.
(3) Je ne sais si cette expression , empruntée de Racine, est aussi juste
dans la bouche de Didon que dans celle de Clytemnestre .
268 MERCURE DE FRANCE ,
Implorant des secours , mendiant un asile ,
Redemandant son fils arraché de ses brás ,
De ses plus chers amis il pleure le trépas ! ...
Qu'une honteuse paix suive une guerre ffreuse ;
Qu'au moment de régner, une mort malheureuse
L'enlève avant le temps ! Qu'il neute sans secours ,
Et que son corps sanglant reste en proie aux vautours .
Voilàmondernier voeu ! Da courrux qui m'enflamme
Ainsi le dernier ( ris échappe avec mon ame .
Et toi, mon peuple , et toi , prends son peuple en horreur;
Didon, au lit de mort , te lègue se fureur..
En tribut à ta reine offre un sang qu'elle abhorre ;
C'est ain i que mon ombre exige qu'on l'honore.
Sors de ma cendre , sors , prends rends laflammeet le fer,
Toi qui dois me venger des enfans de Teucer.
Que le peuple la'in, que lesfilsde Carthage
Opposés parles lieux , le soient plus par leur rage;
Quede leurs ports jaloux , que de leurs murs rivaux
Soldats contre soldats ,'vaisseaux contre vaisseaux ,
Courent ensanglanter et la mer et la terre ;
Qu'une haine éternelle éternise la guerre !
Que l'épuisement seul accorde le pardon !
Enée est à jamais l'ennemi de Didon !
Entre son peuple et toi , point d'accord, point de grace ;
Que la guerre détruise , et que la paix menace .
Que ses derniers neveux s' rment contre les miens ;
Que mes derniers neveux s'acharnent sur les siens ! (1 )
Ce n'est pas une médiocre consolation pour M. Grandmaison
de voir que son maître lui-même n'atteint pas toujours
à l'énergie et à la précision de l'original. Il pourra tirer
de cet exemple le même avantage qu'Ulysse tiroit de celui
d'Achille , et répondre à ceux qui lui reprocheroient d'avoir
fait semblant de traduire Virgile :
Si simulasse vocas crimen , simulavimus ambo ;
Haud timeo , si jam nequeo defendere crimen
Cum tanto commune viro .
OVIDE .
(1) Il y a de beaux vers dans l'imitation que M. de Pompignan a faite
de la fin de ce disconrs :
Tu vas fonder le trône où le destin t'appelle ,
Et moi je te déclare une guerre immortelle :
Mon peuple héritera de ma haine pour toi ;
Le tien doit hériter de ton horreur pour moi.
Que ces peuples rivaux , sur la terre et sur l'onde ,
De leurs divisions épouvantent le monde ;
Que pour mieux se détruire ils franchissent les mers ;
Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers ;
Qu'excités par mes cris , les enfans de Carthage
NOVEMBRE 1806. 269
Il me reste à observer que l'honneur de notre littérature
se trouve compromis dans le poëme de M. Grandmaison : car ,
dans cette séance académique des Champs Elysiens , toutes
les couronnes sont distribuées à des poètes étrangers. Il s'agit
d'amour, et les Français sont oubliés ; et le Camoens est couronné
en présence de Racine et de Voltaire ! M. Grandmaison
auroit pu facilement imaginer un plan plus favorable
aux intérêts de notre gloire littéraire ; il auroit du moins
pu faire entrer dans son ouvrage le neuvième chant de la
Henriade , et sur-tout l'admirable épisode des amours de
Télémaque et d'Eucharis , dans l'île de Calypso ( 1 ) . Les différens
caractères des personnages qui figurent dans cet épisode ,
les graces séduisantes et artificieuses d'Eucharis , les jalouses
fureurs de Calypso , la fragile innocence du jeune Télémaque
cédant aux premiers charmes de l'amour, la vertu calme et
paisible de l'austère Mentor, qui termine cette scène orageuse
par un dénouement vraiment neuf, en précipitant
Télémaque dans la mer ; et enfin , le but moral de l'auteur, qui
vouloit prémunir un jeune prince contre les séductions de
la cour la plus galante de l'Europe , tout cela forme un tableau
d'une beauté particulière , auquel il n'y a rien de comparable
chez les anciens ni chez les modernes.
En desirant que M. Grandmaison eût suivi un autre plan
dans sa collection d'Amours épiques , nous reconnoissons
d'ailleurs que son poëme offre plusieurs morceaux , où l'élève
de notre Virgile français a très-bien pratiqué les leçons de son
maître. Nous applaudissons au sentiment et au talent qui a
dicté les vers suivans , par lesquels il termine son poëme , et
par lesquels nous aimons à terminer cet article :
Ainsi je répétois , vers l'été de mes jours ,
Des poètes fameux les chants remplis d'amours ;
Jurent dès le berceau de venger mon outrage ;
Et puissent , en mourant , mes derniers successeurs
Sur tes derniers neveux être encor mes vengeurs !
(1 ) M. de Fénélon a fait , comme Virgile , la description d'une chasse ;
mais il se l'est appropriée par une foule de circonstances différentes ,
et toutes heureusement imaginées . Il a ajouté à l'intérêt de l'amour par
la peinture de la jalousie , moyen que le caractère du héros de Virgile
interdisoit à ce poète; et il est le seul qui ait mis dans sa prose poétique
assez d'harmonie pour faire oublier le charme des vers , que tous les
autres poètes ont jugé nécessaire à l'action épique.
( Note de M. Delille dans sa traduction de l'Enéide. )
:
270 MERCURE DE FRANCE ,
Tandis qu'aux bords du Nil le héros de la France
DesMamelucks altiers foudroyoit la puissance ,
Apprivoisoit l'orgueil de ce fleuve dompté,
Et préparoit au loin son immortalité.
Que dis-je ? A ses travaux j'associai moi-même
Mon nom, qui se paroit de sa gloire suprême :
Dans mon timide vol il daigna m'enhardir ;
Ames premiers essais je le vis applaudir.
Hélas ! pourquoi faut-il que ma Muse éphémère
Ne puisse à cet Achille offrir un autre Homère !
Je dirois ses exploits , et prenant mon essor .....
Ah! d'Icare tombé craignons le triste sort !
Qu'un autre ose vanter, endes vers dignes d'elles ,
D'Arcole et de Lodi les palmes immortelles ;
Qu'il ose, per le feu d'un prophétique vers,
Foudroyer Albion , et lui ravir les mers;
Moi, du joune héros que chérit la Victoire ,
End'informes croquis défigurant la gloire ,
A peine ai-je -je esquisse ses plus foibles rayons ,
J'hésite, je m'effraie , et brise mes crayons .
VARIÉTÉS.
R.
:
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
L'intérêt et l'importance des nouvelles politiques , et surtout
des bulletins de la Grande-Armée , nous oblige à différer
l'insertion de plusieurs articles littéraires dont quelques-uns
sont déjà même imprimés. Nous sommes aussi dans la nécessité
de ne pas donner à cet article Variétés l'étendue ordinaire.
Au reste , depuis quinze jours les nouveautés littéraires ont été
rares . Les théâtres n'ont rien donné qui méritât une mention
particulière. Les seuls ouvrages mis en vente depuis cette
époque , et dont la publication doive être remarquée , sont
la nouvelle édition des Mille et une Nuits dont on rend
compte dans ce numéro ; Charles Martel , ou la France
délivrée , poëme héroïque en douze chants , par M. de Saint-
Marcel ; et le Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes
, par M. Barbier. Nous parlerons prochainement de ces
deux derniers ouvrages.
MODES du 5 novembre.
Samedi et dimanche , les femmes étoient , à la promenade , vêtues ,
pour la plupart , comme, dans la belle saison , avec des robes blanches ,
des capotesblanches , et des schalls au lieu de douillettes . Quelques frileuses
cependant avoient mis des fichus d'une nouvelle espèce , bordés
les uns de cygne , les autres de martre , sur un costume d'été. A ces
fichus , tiennent des manches qui descendent au coude ; et à la pointe
de derrière sont cousus deux rubans qui forment ceinture et s'attachent
par-devant.
NOVEMBRE 1806.
271
On voit beaucoup de capotes de satin rose avec du tulle autour.
Quelques capotes avancées en velours noir , doublées de rose très -pâle ,
sont presque faites comme les capotes de perkale . Les chapeauxde velours
bleu se drapent généralement avec du satin blanc.
mais de
Il est impossible de dire encore quelle façon de redingotes prévaudra.
Jusqu'ici les grands collets en rotonde avoient paru dominer;
ddeeppuuiiss quelques jours on voit des redingotes sans pélerine , a
revers et collet comme ceux d'un habit d'homme , et des redingotes à
schall , c'est- à-dire , à collet et revers réunis . Pour la couleur , le
brun foncé , tête de negre , fumée ou bronze , l'emporte sur le bleu.
Quelques cordonniers font des souliers de drap , a bout carré , on
jes porte pareils aux redingotes.
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres , 22 octobre.
La gazette de la cour qui a paru hier au soir , a publié la
déclaration suivante de S. M. britannique :
« Les négociations dans lesquelles S. M. étoit entrée avec
la France , étant terminées sans succès , S. M. juge convevenable
de faire à ses sujets et à l'Europe , une déclaration
publique des circonstances qui ont amené ce résultat , dont
S. M est profondément affligée. Elle n'a rien de plus à coeur
que la conclusion d'une paix sûre et permanente. Elle déplore
la continuation d'une guerre qui trouble le bonheur de tant
de nations , et qui , malgré tous les succès de ses armes , est
si onéreuse pour ses fidèles est affectionnés sujets. Mais elle a
la confiance qu'il ne peut aujourd'hui exister qu'un seul sentiment
, soit dans ses Etats , soit dans les autres parties de
l'Europe , sur la difficulté de rétablir de sitôt la tranquillité
générale , dont l'injustice et l'ambition de l'ennemi retarde le
retour.
>> Le gouvernement français , peu satisfait de ses immenses
acquisitions sur le continent, persévère dans un système destructeur
de l'indépendance des autres nations. Il poursuit la
guerre , non pour sa sûreté , mais pour conquérir; et les négociations
de paix dans lesquelles il est entré , n'avoient d'autre
objet que d'inspirer aux puissances voisines une fausse sécurité
, tandis que la France préparoit , combinoit et exécutoit
ses projets toujours renaissans de conquête et d'aggression . Sa
conduite , pendant les dernières discussions , a offert mille
preuves de cette disposition .
» Les négociations qui viennent d'avoir lieu , étoient la
suite d'une offre faite par le gouvernement français de traiter
de la paix sur les bases de la possession actuelle qu'on présentoit
comme susceptibles d'admettre une compensation
272 MERCURE DE FRANCE,
réciproque. On ajoutoit à cela , l'assurance formelle que les
possessions allemandes de S. M. qui avoient été attaquées ,
sans le plus léger prétexte qui en pût motiver des hostilités ,
seroient rendues. Une proposition semblable avoit paru à
S. M. offrir un fondement juste pour des négociations . Elle
fut , en conséquence , accueillie par S. M. , avec cette réserve
que la négociation seroit conduite par S. M. de concert, avec
ses alliés.
: > Cette base n'eut pas plutôt été admise , que l'ennemi
s'en départit sur des points d'une si haute importance , que
S. M. se vit obligée de déclarer , qu'à moins que les prineipes
proposés par la France elle-même , ne fussent maintenus
, les communications qui avoient été ouvertes entre les
deux gouvernemens , seroient à l'instant même fermées.
Cette circonstance amena de nouvelles protestations de la
part de la France , qui parut vouloir faire des sacrifices considérables
pour le rétablissement de la paix , si l'on consentoit
à continuer les discussions ; et qui en même temps
élevoit des difficultés sur la validité des pouvoirs accordés
à la persone que S. M. britannique avoit chargée de faire
cette communication. Là-dessus , il fut pris des mesures par.
S. M. pour faire ouvrir une négociation régulière par des
ministres duement autorisés , à l'effet de s'assurer d'une
manière satisfaisante et authentique , si la paix pouvoit être
rétablie à des conditions honorables pour le roi et pour ses
alliés , et compatibles avec la sûreté générale de l'Europe.
>> Sur ces entrefaites , un ministre envoyé par l'empereur
de Russie , afin de traiter pour le même objet , de concert
avec le gouvernement de S. M. , fut induit, par les artifices
de l'ennemi , à signer un traité séparé , également contraire
à l'honneur et aux intérêts de S. M. I.
>> Sans s'émouvoir de cet événement inattendu , le roi
continua de négocier précisément sur les mêmes principes
qu'auparavant. Il se reposoit avec une confiance que l'événement
a justifiée , sur la bonne foi et la fermeté d'un allié
avec lequel il avoit commencé à traiter de concert , et dont
il a ensuite soutenu les intérêts , avec autant de fermeté que
les siens propres. Le gouvernement français , au contraire ,
fort de cet avantage , qu'il jugeoit être pour lui de la même
importance qu'une victoire décisive , se départit , de jour en
jour davantage , de ses propres offres et de ses premiers
engagemens. Non- seulement il prit sur lui de changer , à
sa volonté , les bases de ses négociations avec la Grande-
Bretagne, mais il viola , sur des points encore plus importans
, à l'égard de la Russie, tous les principes de la bonne
foi
۱
P NOVEMBRE 1806.
SEINE
foi. Le principal appât offert à cette puissance , comme le
prix de tous les sacrifices arrachés à son ministre , a été
la conservation de l'Allemagne. Cependant , avant que la
décision de la Russie, au sujet de traité , pût être com
nue , la France avoit déjà anéanti toutes les formes de la
constitution germanique . Elle avoit soumis à son joug utte
portion considérable des Etats et des provinces de cet Ent
pire; et , non contente de ce mépris formel d'obligations
s récemment contractées , elle avoit , en même temps , excité
la Porte à des mesures entièrement subversives de ses engagemens
avec la Russie.
« Tandis qu'on tenoit une telle conduite envers S. M , envers ses alliés
et envers toutes les puissances indépendantes de l'Europe , il restoit si peu
d'espérance pour une issue favorable des négociations , que les plénipotentiaires
de S. M. demandèrent des passeports pour revenir en Angle
terre. Cette demande fut d'abord éludée au moyen d'un délai contraire à
l'usage , et pour lequel aucune raison ne fat donnée ; et le gouvernement
français parvint ensuite à renouer les conférences , en faisant quelques
concessions importantes, et en donnant à entendre que d'autres plus considérables
encore pourroient être le résultat des discussions ultérieures . Ces
conférences se traînèrent jusqu'au moment où on sut à Paris que l'empereur
de Russie avoit rejeté avec indignation le traité séparé, conclu sans
autorisation.
En conséquence de cet événement important , le ministre de Sá .
Majesté reçutles assurances les plus fortes des dispositions de la France à
faire de très-grands sacrifices , afin de parvenir , en faisant la paix avec
l'Angleterre , à rétablir la tranquillité du monde. Mais le but de ces
assurances n'étoit , à ce qu'il parut , que d'engager S. M. dans une
négociation séparée , et dont ses alliés seroient exclus ; proposition qui
avoit été rejetée dès lé príncipe , et qui étoit d'autant moins admissible
alors , que la conduite de la Russie avoit imposé à 'Angleterre une plus
grande obligation de ne pas séparer ses intérêts de ceux d'un allié si fidèle .
S. M. refusa donc d'écouter ces ouvertures insidieuses ; mais elle prit les
mesures les plus efficaces pour éviter toute apparence de retad , et pour
amener, s'il ét itpossible, la négociation à un résultat prompt et favorable.
Lescommunications confidentielles qu'elleavoit constamment entretenues
avec la Russie , mirent S. M. en état de faire connoître les conditions
auxquelles cette puissance consentiroit à la paix , et son ministre à Paris
reçut ordre de notifier à la France , par addition à ses propres demandes ,
celles de son allié ; de réduire celles-ci en articles distincts , et même de
conclure sur les bases d'un traité provisoire , dont l'effet auroit lieu dès
que la Russie auroit annoncé qu'elle y accédoit . Cette forme de négociaton
fut, après quelques objections , acceptée par la France : des conditions
furentoffertes à S. M. , qui se rapprochoient beaucoup plus qu'anparavant
des premières bases de la négociation , quoiqu'elles fussent encore
très-loin de celles sur lesquelles S. M. n'avoit jamais cessé d'insister , et
qu'eile avoit plus que jamais raison de prétendre obtenir ; mais les justes
demandes de la Russie, et les conditions proposées par S. M. en faveur
de ses autres alliés , ayant été rejetées de la manière la plus péreni toire ,
il ne resta à S. M. d'autre partià prendre que d'ordonner à son ministre
de terminer la discussion et de revenir en Angleterre,
>> Cet exposé simple et rapide des faits n'a pas besoin de commentaires .
Les premières ouvertures qui ont conduit à une négociation , ont été faites
S
i 274 MERCURE DE FRANCE ,
par l'ennemi, et S. M. les a écoutées avec le desir le plus sincère delapaix.
Ellea saisi avec empressement tout ce qui a présenté l'apparence u ême
laplus élo gnée de la possibilité d'un accommodement , et la négociation
n'a pas été rompue tant qu'il a pu exister quelqu'espoir de la voir se ter
miner favorablement. Les demandes de S. M. ont été constamment justes
et raisonnables ; elles n'ont été dictées par aucune vue d'agrandissement
personnel, et leur objet atoujours été conforme àce qu'exigeoient indispensablement
l'honneur de sa couronne , ses engagemens avec ses alliés, et
l'attentionqu'elle soit aux intérêts généraux del Europe .
>> C'est avec un sincère regret que S. M. voit se prolonger les maux
toujours inséparables de l'état de la guerre ; mais la responsabil té n'en
peutpeserque sur ses ennemis , et S. M. se repose avec confiance , pour
le résultat de cette grande querelle , sur la justice de sa cause , les ressources
et le courage deson peuple, la fidélité de ses alliés ,et , par dessus tout ,
surla protection et l'assistance de la divine Providence.
» En contribuant aux grands efforts qu'une semblable querelle doit inévitablement
nécessiter , ses loyaux et fidèles sujets n'oublieront pas qu'il
s'agit de leurs plus chers intérêts ; qu'aucun des sacrili es qui leur seront
demandés ne peut être comparé à l'humiliation et au malheur de céder
auxinjustes prétentions de l'ennemi ; que la prospérité , la force et l'in
dépendance de leur patrie sont essentiellement liées au maintien inviolable
de la bonne foi et de l'honneur national , et qu'en défendant les droits et
ladignité de l'Empire britannique , ils défendent le plus puissant boulevard
de la liberté du monde. >>
Du 23 oct. - Le roi d'Angleterre a refusé de reconnoître
le nouveau titre de son gendre , l'ex-duc de Wirtemberg.
Du 24. - L'escadre de Willaumez n'a pas été assez heureuse
pour échapper à l'ouragan qui a fait tant de mal à
notre flotte de la Jamaïqne. Elle a été entièrement dispersée.
Le vaisseau amiral , le Foudroyant, de 80 , a été forcé de
relâcher à la Havane , où il n'est arrivé qu'avec la plus grande
difficulté. On croit que le Cassard a coulé en mer, et il
paroît cartain que l'Impétueux , démâté de tous mats , s'est
perdu près de la baie de Chesapeak. L'Eole , le Patriote et
la Valeureuse, sont entrés dans cette baie , ayant essuyé de
très-graves avaries. La Valeureuse avoit été forcée de couper
son mất d'artimon.
مت
( Oracle. )
( On sait que le Cassard est arrivé à Brest. Il faut espérer
que la nouvellede la perte de l'Impétueux ne se confirmera pas.)
-C'est avec beaucoup de regret que nous annonçons à nos
lecteurs que le chevalier Acton, que nous avons vu de tout
temps attaché aux intérêts de l'Angleterre , a été obligé de se
⚫démettre de sa place de premier ministre du roi de Naples , et
de la céder au marquis de Circello, homme à tous égards
au-dessous de lui pour la considération , les talens et le caractère.
Nous ne nous permettrons aucune réflexion sur les
meneurs actuels de la cour de Palerme. Nous disirons qu'ils se
montrent aussi sages et raisonnables , qu'ils passent pour être
imprudens. (Oracle. )
Du 29 octobre. Nous sommes bien fachés d'avoir à annoncerque
le général Miranda a été forcé de se rembarquer , après
NOVEMBRE 1806 . 275
un combat sanglant qu'il asoutenu contre les Espagnols. On
ne dit pas qu'il ait renoncé à ses projets , et secondé par les
Anglais , il pourroit encore réussir ; mais il faut avouer que
les probabilités de succès en sa faveur sont beaucoup diminuées.
Le parlementa été dissous par une proclamation du roi.
PARIS , vendredi 7 novembre.
XVII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Postdam , 25 octobre 1806.
Le corps du maréchal Lannes est arrivé le 24 à Postdam .
Le corps du maréchal Davoust a fait son entrée le 25 , à
10 heures du matin , à Berlin.
Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo est à Brandenbourg.
Le corps du maréchal Augereau fera son entrée à Berlin ,
demain 26.
L'EMPEREUR est arrivéhier à Postdam,et est descendu au palais.
Dans la soirée , il est allé visiter le nouveau palais Sans-Soucy,
et toutes les positions qui environnent Postdam. Il a trouvé
la situation et la distribution du château de Sans-Soucy ,
agréables. Il est resté quelque temps dans la chambre du grand
Frédéric , qui se trouve tendue et meublée telle qu'elle l'étoit
à sa mort. Le prince Ferdinand , frère du grand Frédéric , est
demeuré àBerlin. On a trouvé dans l'arsenal de Berlin cinq
cents pièces de canon , plusieurs centaines de milliers de
poudre et plusieurs milliers de fusils. Le général Hullin est
nommé commandant de Berlin. Le général Bertrand , aidede-
camp de l'EMPEREUR , s'est rendu à Spandau ; la forteresse
se défend; il en a fait l'investissement avec les dragons de la
division Dupont.
Legrand-duc de Berg s'est rendu à Spandau pour se mettre
à la poursuite d'une colonne qui file de Spandau sur Stettin ,
et qu'on espère couper.
Le maréchal Lefebvre , commandant la garde impériale à
pied , et le maréchal Bessières , commandant la garde impériale
à cheval , sont arrivés à Postdam le 24, à 9 heures du
soir. La garde à pied a fait 14 lieues dans un jour.
L'EMPEREUR reste toute la journée du 25 à Postdam. Le
corps du maréchal Ney bloque Magdebourg. Le corps du
maréchal Soult passe l'Elbe à une journée de Magdebourg ,
et poursuit l'ennemi sur Stettin. Le temps continue à être
superbe ; c'est le plus bel automne que l'on ait vu .
En route , l'EMPEREUR étant à cheval pour se rendre de
Wittemberg à Postdam , a été surpris par un orage, et a mis
; S2
276 MERCURE DE FRANCE ;
pied à terre dans la maison du grand-veneur de Saxe. S. M. a
été fort étonnée de s'entendre appeler par son nom par une
jolie femme ; c'étoit une Egyptienne , veuve d'un officier
français de l'armée d'Egypte , et qui se trouvoit en Saxe depuis
trois mois ; elle demeuroit chez le grand-veneur de Saxe ,
qui l'avoit recueillie et honorablement traitée. L'EMPEREUR
lui a fait une pension de 1200 fr , et s'est chargé de placer son
enfant. « C'est la première fois , a dit l'EMPEREUR , que je
>>>mets pied à terre pour un orage ; j'avois le pressentiment
>> qu'une bonne action m'attendoit là.>>>
On remarque comme une singularité , que l'Empereur
Napoléon est arrivé à Postdam et descendu dans le même
appartement , le jour même et presqu'à la même heure que
l'empereur de Russie , lors du voyage que fit ce prince , l'an
passé , et qui a été si funeste à la Prusse. C'est de ce moment
que la reine a quitté le soin de ses affaires intérieures et les
graves occupations de la toilette, pour se mêler des affaires
d'Etat , influencer le roi , et susciter partout ce feu dont elle
étoit possédée.
La saine partie de la nation prussienne regarde ce voyage
comme un des plus grands malheurs qui soit arrivé à la
Prusse. On ne se fait point d'idée de l'activité de la faction
pour porter le roi à la guerre malgré lui.
Le résultat du célèbre serment fait sur le tombeau du grand
Frédéric , le 4 novembre 1805 , a été la bataille d'Austerlitz ,
et l'évacuation de l'Allemagne par l'armée russe à journées
d'étapes . On fit quarante-huit heures après sur ce sujet une
gravure qu'on trouve dans toutes les boutiques, et qui excite
le rire même des paysans. On y voit le bel empereur de
Russie , près de lui la reine , et de l'autre côté le roi qui lève
la main sur le tombeau du grand Frédéric ; la reine ellemême
, drapée d'un schall à peu près comme les gravures de'
Londres représentent lady Hamilton, appuie la main sur son.
coeur , et a l'air de regarder l'empereur de Russie. On ne
conçoit point que la police de Berlin ait laissé répandre une
aussi pitoyable satire.
Toutefois l'ombre du grand Frédéric n'a pu que s'indigner
de cette scène scandaleuse. Son esprit , son génie et ses voeux
étoient avec la nation qu'il aa tant estimée , et dont il disoit que
s'il en étoit roi , il ne se tireroit pas un coup de canon en
Europe sans sa permission.
XVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Postdam , le 26 octobre 1806.
L'EMPEREUR a passé à Postdam la revue de la garde à pied,
composée de dix bataillons et de soixante pièces d'artillerie ,
servies par l'artillerie à cheval. Ces troupes, qui ont éprouvé
:
NOVEMBRE 1806 .
277
i
tantdefatigues, avoient la même tenue qu'à la parade de Paris .
Ala bataille de Jena , le général de division Victor a reçu
•un biscayen qui lui a fait une contusion ; il a été obligé de
garder le lit pendant quelques jours. Le général de brigade
Gardanne , aide-de-camp de l'EMPEREUR , a eu un cheval tué ,
et a été légèrement blessé. Quelques officiers supérieurs ont
eu des blessures , d'autres des chevaux tués , et tous ont rivalisé
de courage et de zèle.
L'EMPEREUR a été voir le tombeau du grand Frédéric. Les
restes de ce grand homme sont renfermés dans un cercueil de
bois recouvert en cuivre , placé dans un caveau sans ornement ,
sans trophées , sans aucunes distinctions qui rappellent les
grandes actions qu'il a faites. L'EMPEREUR a fait présent à
l'hôtel des Invalides de Paris , de l'épée de Frédéric , de son
cordon de l'Aigle- Noire , de sa ceinture de général , ainsi que
des drapeaux que portoit sa garde dans la guerre de sept ans.
Les vieux invalides de l'armée de Hanovre accueilleront avec
un respect religieux tout ce qui a appartenu à un des premiers
capitaines dont l'histoire conservera le souvenir .
Lord Morpeth , envoyé d'Angleterre auprès du cabinet
prussien , ne se trouvoit , pendant la journée de Jena , qu'à
six lieues du champ de bataille. Il a entendu le canon ; un
courrier vint bientôt lui annoncer que la bataille étoit perdue ,
et en un moment il fut entouré de fuyards qui le poussoient
de tous côtés. Il couroit en criant : Il ne faut pas que je sois
pris ! Il offrit jusqu'à 60 guinées pour obtenir un cheval ; il
en obtint un , et se sauva .
La citadelle de Spandau, située à trois lieues de Berlin , et
à quatre lieues de Postdam , forte par sa situation au milieu
des eaux , et renfermant 1200 hommes de garnison , et une
grande quantité de munitions de guerre et de bouche , a été
cernée le 24 dans la nuit. Le général Bertrand , aide-de-camp
de l'EMPEREUR , avoit déjà reconnu la place. Les pièces étoient
disposées pour jeter des obus , et intimider la garnison. Le
maréchal Lannes a fait signer par le commandant la capitulation
ci-jointe . On a trouvé à Berlin des magasins considérables
d'effets de campement et d'habillement ; on en dresse
les inventairės .
Une colonne , commandée par le duc de Weimar , est poursuivie
par le maréchal Soult. Elle s'est présentée le 25 devant
Magdebourg . Nos troupes étoient là depuis le 20. Il est probable
que cette colonne, fortede 15,000 hommes , sera coupée
et prise. Magdebourg est le premier point de rendez-vous des
troupes prussiennes. Beaucoup de corps s'y rendent. Les Français
le bloquent. !
278 MERCURE DE FRANCE ,
:
MM le prince d'Hatzfeld ; Busching , président de la police;
le président de Kercheisen ; Formey, conseiller intime ; Polzig ,
conseiller de la municipalité; MM. Ruek , Siegr et de Hermensdorf,
conseillers députés de la ville de Berlin , ont remis
ce matin à l'EMPEREUR , à Postdam , les clefs de la ville de
Berlin. Ils étoient accompagnés de MM. Grote , conseiller des
finances ; le baron de Vichnitz , et le baron d'Eckarlstein. Ils
ont dit que les bruits qu'on avoit répandus sur l'esprit de
cette ville , étoient faux ; que les bourgeois et la masse du
peuple avoient vu la guerre avec peine ; qu'une poignée de
femmes et de jeunes officiers avoient fait seuls ce tapage ;
qu'il n'y avoit pas un seul homme sensé qui n'oût vu ce qu'on
avoit à craindre , et qui pût deviner ce qu'on avoit à espérer.
Comme tous les Prussiens , ils accusent le voyage de l'empereur
Alexandre des malheurs de la Prusse. Le changement qui
s'est dès- lors opéré dans l'esprit de la reine , qui , de femme
timide et modeste , s'occupant de son intérieur , est devenue
turbulente et guerrière , a été une révolution subite . Elle a
voulu tout-à-coup avoir un régiment, aller au conseil ; et
elle a si bien mené la monarchie, qu'en peu de jours elle l'a
conduite au bord du précipice.
Le quartier général est à Charlottenbourg.
Capie de la capitulation de laforteresse de Spandau.
Nous , général divisionnaire au service de S. M. I. et R. ,
grand-cordon de la Légion-d'Honneur , chef de l'état-majorgénéral
du 5 corps de la Grande-Armée , fondé de pouvoirs
de M. le maréchal d'Empire Lannes, commandant en chefledit
corps d'armée ; et M. le major de Benekendorff, major au
service de S. M. le roi de Prusse , commandant de la forteresse
de Spandau , sommes convenus de ce qui suit :
Art. Ir. MM. les officiers de la garnison de Spandau se retireront
où ils voudront avec leurs armes , hardes , et autres
effets à eux appartenant. II. M. le maréchal Lannes s'engage
àdemander à S. M. I. et R. que les invalides et leurs femmes
conservent aussi leurs effets , et qu'ils puissent rester dans la
citadelle. III. Les sous-officiers et soldats formant la garnison
de la forteresse de Spandau , sont prisonniers de guerre.
IV. La forteresse sera sur-le-champ remise à l'armée française
, avec l'artillerie , armes , munitions , en général tous
ses approvisionnemens. V. MM. les officiers seront libres de
se retirer où il leur plaira. Il leur sera délivré un passeport
par le chef d'état-major du 5º corps de la Grande-Armée.
VI. Tout ce qui n'est pas nailitaire , sortira de la place sans
aucune condition , et emportera ses hardes et autres effets .
Spandau , le 25 octobre 1806.
Signé , le général de division VICTOR ,
et V. BENEKENDORF.
NOVEMBRE 1806 .
279
5
XIX BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Charlottenbourg , le 27 octobre 1806.
L'EMPEREUR , parti de Postdam aujourd'hui à midi , a été
visiter la forteresse de Spandau. Il a donné des ordres au
général de division Chasseloup , commandant le génie de
l'armée , sur les améliorations à faire aux fortifications de
cette place. C'est un ouvrage superbe ; les magasins sont
magnifiques. On a trouvé à Spandau des farines , cdes grains
de l'avoine , pour nourrir l'armée pendant deux mois , des
munitions de guerre pour doubler l'approvisionnement de
P'artillerie. Cette forteresse , située sur la Sprée , àdeux lieues
de Berlin, est une acquisition inestimable. Dans nos mains
elle soutiendra deux mois de tranchée onverte. Si les Prussiens
ne l'ont pas défendue , c'est que le commandant n'avoit pas
reçu d'ordre , et que les Français y sont arrivés en même
temps que la nouvelle de la bataille perdue. Les batteries
n'étoient pas faites , et la place étoit désarmée.
Pour donner une idée de l'extrême confusion qui règne
dans cette monarchie, il suffit de dire que la reine , à son retour
de ses ridicules et tristes voyages d'Erfurt et de Weimar,
a passé la nuit à Berlin , sans voir personne; qu'on a été longtemps
sans avoir de nouvelles du roi ; que personne n'a pourvu
à la sûreté de la capitale , et que les bourgeois ont été obligés
de se réunir pour former un gouvernement provisoire. L'indignation
est à son comble contre les auteurs de la guerre. Le
manifeste, que l'on appelle à Berlin un indécent libelle où
aucun grief n'a été articulé , a soulevé la nation contre son
auteur, misérable scribe , nommé Gentz , un de ces hommes
sans honneur qui se vendent pour de l'argent. Tout le monde
avoue que la reine est l'auteur des maux que souffre la nation
prussienne. On entend dire partout : Elle étoit si bonne , si
douce , il y a un an. Mais depuis cette fatale entrevue avec
l'empereur Alexandre , combien elle est changée!
Il n'y a eu aucun ordre donné dans les palais; de manière que
l'on a trouvé à Postdam l'épée du grand Frédéric , la ceinture
de général qu'il portoit à la guerre de sept ans , et son cordon
de l'Aigle noire. L'EMPEREUR s'est saisi de ces trophées avec
empressement , et a dit : « J'aime mieux cela que vingt mil-
>> lions .>> Puis , pensant un moment à qui il confieroit ce
précieux dépôt : « Je les enverrai , dit-il , à mes vieux soldats
› de la guerre d'Hanovre; j'en ferai présent au gouverneur
>> des Invalides ; cela restera à l'hôtel. >>
On a trouvé dans l'appartement qu'occupoit la reine , à
Postdam , le portrait de l'empereur de Russie , dont ce prince
lui avoit fait présent; on a trouvé à Charlottenbourg sa
correspondance avec le roi , pendant trois ans, et des Mémoires
rédigés par des écrivains anglais , pour prouver qu'on ne devoit
(280 MERCURE DE FRANCE ,
tenir aucun compte des traités conclus avec l'Empereur
Napoléon , mais se tourner tout- à-fait du côté de la Russie
Ces pièces sur-tout sont des pièces historiques; elles démon
treroient , si cela avoit besoin d'une démonstration , combien
sont malheureux les princes qui laissent prendre aux femme
l'influence sur les affaires po itiques. Les notes , les rapports ,
les papiers d'etat étoient musqués et se trouvoient mêlés avec
des chiffons et d'autres objets de la toilette de la reine. Cette
princesse avoit exalté les têtes de toutes les femmes de Berlin ;
mais aujourd'hui elles ont bien changé. Les premiers fuyards
ont été mal reçus : on leur a rappelé , avec ironie , le jour
où ils aiguisoient leurs sabres sur les places de Berlin , voulant
tout tuer et tout pourfendre.
Le général Savary , envoyé avec un détachement de cavalerie
, à la recherche de l'ennemi , mande que le prince de
Hohenlohe , obligé de quitter Magdebourg , se trouvoit ,
le 25 , entre Rathenau et Ruppin , se retirant sur Stettin. Le
máréchal Lannes étoit déjà à Zehdenick ; il est probable que
les débris de ce corps ne parviendront pas à se sauver , sans
être de nouveau entamés. Le corps bavarois doit être entrě
ce matin à Dresde : on n'en a pas encore de nouvelles. Le
prince Louis-Ferdinand , qui a été tué dans la première affaire
de la campagne , est appelé publiquement à Berlin , le petit
duc d'Orléans Ce jeune homme abusoit de la bontéidu roi,
au point de l'insulter. C'est lui qui , à la tête d'une troupe de
jeunes officiers , se porta , pendant une nuit , à la maison de
M. d'Haugwitz , lorsque ce ministre revint de Par's , et
cassa ses fenêtres. On ne sait si l'on doit le plus s'étonner de
tant d'audace , ou de tant de foiblesse.
Une grande partie de ce qui a été dirigé de Berlin sur Magdebourg
et sur l'Oder, a été intercepté par la cavalerie légère.
On a déjà arrêté plus de soixante bateaux chargés d'effets d'habillement
, de farine et d'artillerie. Il y a des régimens d'hussards
qui ont plus de 500,000 fr. On a rendu compte qu'ils
achetoient de l'or pour de l'argent à 50 pour cent de perte.
Le château de Charlottenbourg , où loge l'EMPEREUR , est
situé à une lieue de Berlin, sur la Sprée.
XX BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Charlottenbourg , le 17 octobre 1806.
Si les événemens militaires n'ont plus l'intérêt de l'incertitude,
ils ont toujours l'intérêt des combinaisons , des marches
et des manoeuvres. L'infatigable grand-duc de Berg se trouvoit
à Zehdenick le 26 , à trois heures après midi , avec la brigade
de cavalerie légère du général Lasalle ; et les divisions
de dragons des généraux Beaumont et Grouchy étoient en
marche pour arriver sur ce point.
La brigade du général Lasalle contint l'ennemi, qui lui
NOVEMBRE 1806 . 281
montra près de six mille hommes de cavalerie. C'étoit toute
-la cavalerie de l'armée prussienne , qui , ayant abandonné
Magdebourg , formoit l'avant-garde du corps du prince de
Hohenlohe , qui se dirigeoit sur Stettin. A quatre heures après
midi , les deux divisions de dragons étant arrivées , la brigade
du général Lasalle chargea l'ennemi avec cette singulière intrépidité
qui a caractérisé les hussards et les chasseurs français
dans cette campagne. La ligne de l'ennemi, quoique triple ,
fut rompue; l'ennemi poursuivi dans le village de Zehdenick ,
et culbuté dans les défilés. Le régiment des dragons de la
reine voulut se reformer; mais les dragons de la division
Grouchy se présentèrent , chargèrent l'ennemi , et en firent
un horrible carnage. De ces six mille hommes de cavalerie ,
partie a été culbutée dans les marais ; trois cents hommes sont
restés sur le champ de bataille ; sept cents ont été pris avec
leurs chevaux ; le colonel du régiment de la reine et un grand
nombre d'officiers sont de ce nombre. L'étendard de ce régiment
a été pris. Le corps du maréchal Lannes est en pleine
marche pour soutenir la cavalerie. Les cuirassiers se portent
en colonne sur la droite , et un autre corps d'armée se porte
sur Gransée . Nous arriverons à Stettin avant cette armée , qui ,
attaquée dans sa marche en flanc , est déjà débordée par sa
tête. Démoralisée comme elle l'est , on a lieu d'espérer que
rien n'échappera , et que toute la partie de l'armée prussienne
qui a inutilement perdu deux jours à Magdebourg pour se
rallier , n'arrivera pas sur l'Oder.
Ce combat de cavalerie de Zehdenick a son intérêt comme
fait militaire. De part et d'autre , il n'y avoit pas d'infanterie ;
mais la cavalerie prussienne est si loin de la nôtre , que les
événemens de la campagne ont prouvé qu'elle ne pouvoit tenir
vis-à-vis de forces moindres de la moitié . Un adjoint de l'étatmajor
, arrêté par un parti ennemi du côté de la Thuringe ,
lorsqu'il portoit des ordres au maréchal Mortier, a été conduit
à Custrin , et y a vu le roi. Il rapporte qu'au-delà de l'Oder ,
il n'est arrivé que très-peu de fuyards , soit à Stettin , soit à
Custrin ; il n'a presque point vu de troupes d'infanterie .
XXI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE .
Berlin , le 28 octobre 1806.
L'EMPEREUR a fait, hier 27, une entrée solennelle à Ber'in.
Il étoit environné du prince de Neuchâtel , des maréchaux
Davoust et Augereau , de son grand-maréchal du palais , de
son grand-écuyer et de ses aides-de-camp. Le maréchal
Lefebvre ouvroit la marche à la tête de la garde impériale à
pied; les cuirassiers de la division Nansouty étoient en bataille
sur le chemin. L'EMPEREUR marchoit entre les grenadiers et
les chasseurs à cheval de sa garde. Il est descendu au palais à
trois heures après midi ; il y a été reçu par le grand-maréchal
du palais Duroc. Une foule immense étoit accourue sur son
:
282 MERCURE DE FRANCE ,
passage. L'avenue de Charlottenbourg à Berlin est très-belle ;
l'entrée par cette porte est magnifique. La journée étoit superbe.
Tout le corps de la ville , présenté par le général
Hullin , commandant de la place , est venu à la porte offrir
les clefs de la ville à l'EMPEREUR. Ce corps s'est rendu ensuite
chez S. M. Le général prince d'Hatzfeld étoit à la tête.
L'EMPEREUR a ordonné que les deux mille bourgeois les
plus riches se réunissent à Thôtel-de-ville , pour nommer
soixante d'entr'eux qui formeront le corps municipal. Les
vingt cantons fourniront une garde de bo hommes chacun;
ce qui fera 1200 des plus riches bourgeois pour garder la ville
eten faire la police. L'EMPEREUR a dit au prince d'Hatzfeld :
" Ne vous présentez pas devant moi , je n'ai pas besoin de
» vos services. Retirez-vous dans vos terres. » Il a reçu le
chancelier et les ministres du roi de Prusse.
Le 28 , à neuf heures du matin , les ministres de Bavière ,
d'Espagne , de Portugal et de la Porte , qui étoient à Berlin ,
ont été admis à l'audience de l'EMPEREUR. Il a dit au ministre
de la Porte d'envoyer un courrier à Constantinople ,
pour porter des nouvelles de ce qui se passoit , et annoncer
que les Russes n'entreroient pas aujourd'hui en Moldavie , et
qu'ils ne tenteroient rien contre l'Empire ottoman. Ensuite
il a reçu tout le clergé protestant et calviniste. Il y a à Berlin
plus de dix ou douze mille Français réfugiés par suite de l'édit
de Nantes. S. M. a causé avec les principaux d'entr'eux. II
leur a dit qu'ils avoient de justes droits à sa protection , et
que leurs priviléges et leur culte seroient maintenus. Il leur
a recommandé de s'occuper de leurs affaires , de rester tranquilles
, et de porter obéissance et respect à César.
Les cours dejustice lui ont été présentées par le chancelier.
Il s'est entretenu avec les membres de la division des cours
d'appel et de première instance ; il s'est informé de la manière
dont se rendoit la justice.
M. le comte de Néale s'étant présenté dans les salons de
L'EMPER EUR , S. M. lui a dit : « Eh bien ! Monsieur , vos
>> femmes ont voulu la guerre ; en voici le résultat ; vous
>> devriez mieux contenir votre famille. >> Des lettres de sa
fille avoient été interceptées. « Napoléon , disoient ces lettres ,
>> ne veut pas faire la guerre , il faut la lui faire. » « Non,
dit S. M. à M. de Néale , je ne veux pas la guerre ; non pas
que je me néfie de ma puissance, comme vous le pensez, mais
parce que le sang de mes peuples m'est précieux, et que mon
premier devoir est de ne le répandre que pour sa sûreté et
sonhonneur. Mais ce bon peuple de Berlin est victime de la
guerre , tandis que ceux qui l'ont attirée se sont sauvés. Je
rendrai cette noblesse de cour si petite , qu'elle sera obligée
de mendier son pain. >> En faisant connoître ses intentious au
corps municipal , j'entends , dit l'EMPEREUR , qu'on ne
casse les fonètres de personne. Monfrère le roi de Prusse a
NOVEMBRE 1806 . 283
:
cessé d'être roi le jour où il n'a pas fait pendre le prince
Louis-Ferdinand , lorsqu'il a été assez osé pour aller casser
les fenêtres de ses ministres. »
Aujourd'hui 28 , l'EMPEREUR est monté à cheval , pour
passer en revue le corps du maréchal Davoust ; demain S. M.
passera en revue le corps du maréchal Augereau.
Le grand-duc de Berg , et les maréchaux Lannes et prince
dePonte- Corvo, sont à la poursuite du prince de Hohenlohe.
Après le brillant combat de Zehdenick , le grand-duc de
Berg s'est porté à Templin ; il y a trouvé les vivres et le
dîner préparé pour les généraux et les troupes prussiennes.
AGransée , le prince de Hohenlohe a changé de route , et
s'est dirigé sur Furstemberg. Il est probable qu'il sera coupé
de l'Oder , et qu'il sera enveloppé et pris.
Le duc de Weimar est dans une position semblable vis-àvis
du maréchal Soult. Ce duc a montré l'intention de passer
l'Elbe à Tanger-Mund , pour gagner l'Oder. Le 25 , le maréchal
Soult l'a prévenu. S'il est joint , pas un homme
n'échappera ; s'il parvient à passer , il tombe dans les mains du
grand-duc de Berg , et des maréchaux Lannes et prince de
Ponte-Corvo. Une partie de nos troupes borde l'Oder. Le roi
de Prusse a passé la Vistule .
M. le comte de Zastrovw a été présenté à l'EMPEREUR le 27
à Charlottenbourg , et lui a remis une lettre du roi de Prusse .
Au moment même l'EMPEREUR reçoit un aide-de-camp
du prince Eugène , qui lui annonce une victoire remportée
sur les Russes en Albanie.
Voicila proclamation que l'EMPEREUR a faite à ses soldats :
Proclamation de l'EMPEREUR et Ror .
Soldats !
rage que
Vous avez justifié mon attente , et répondu dignement à la
confiance du peuple français. Vous avez supporté les priva--
tions et les fatigues avec autant de courage vous avez
montré d'intrépidité et de sang-froid au milieu des combats.
Vous êtes les dignes défenseurs de l'honneur de ma couronne
et de la gloire du grand peuple; tant que vous serez animés
de cet esprit , rien ne pourra vous résister. La cavalerie a rivalisé
avec l'infanterie et l'artillerie : je ne sais désorınais à quelle
arme je dois donner la préférence..... Vous êtes tous de bons
soldats. Voici les résultats de nos travaux .
Une des premières puissances militaires de l'Europe , qui
osa naguère nous proposer une honteuse capitulation , est
anéantie. Les forêts , les défilés de la Franconie , la Saale ,
l'Elbe , que nos pères n'eussent pas traversés en sept ans , nous
les avons traversés en sept jours , et livré dans l'intervalle
quatre combats et une grande bataille. Nous avons précédé
àPostdam, à Berlin, la renommée a de nos victoires. Nous
:
284 MERCURE DE FRANCE ,
avons fait 60,000 prisonniers , pris 65 drapeaux , parmi lesquels
ceux des gardes du roi de Prusse , 600 pièces de canon ,
trois forteresses , plus de vingt généraux. Cependant , près de
la moitié de vous regrettent de n'avoir pas encore tiré un coup
de fusil. Toutes les provinces de la monarchie prussienne
jusqu'à l'Oder , sont en notre pouvoir .
Soldats , les Russes se vantent de venir à nous. Nous marcherons
à leur rencontre , nous leur épargnerons la moitié du
chemin; ils retrouveront Austerlitz au milieu de la Prusse .
Une nation qui a aussitôt oublié la générosité dont nous avons
usé envers elle après cette bataille , où son empereur, sa cour,
les débris de son armée n'ont dû leur salut qu'à la capitulation
que nous leur avons accordée , est une nation qui ne sauroit
lutter avec succès contre nous.
Cependant , tandis que nous marchons au-devantdes Russes ,
de nouvelles armées , formées dans l'intérieur de l'Empire ,
viennent prendre notre place pour garder nos conquêtes. Mon
peuple tout entier s'est levé , indigné de la honteuse capitulation
que les ministres prussiens , dans leur délire , nous ont
proposée. Nos routes et nos villes frontières sont remplies de
conscrits qui brûlent de marcher sur vos traces . Nous ne serons
plus désormais les jouets d'une paix traîtresse , et nous ne
poserons plus les armes que nous n'ayons obligé les Anglais ,
ces éternels ennemis de notre nation , à renoncer au projet de
troubler le continent , et à la tyrannie des mers . :
Soldats , je ne puis mieux vous exprimer les sentimens que
j'ai pour vous , qu'en vous disant que je vous porte dans mon
coeur l'amour que vous me montrez tous les jours.
De notre camp impérial de Postdam , le 26 octobre 1806.
Signé NAPOLÉON .
XXII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE .
Berlin , le 29 octobre 1806.
Les événemens se succèdent avec rapidité. Le grand-duc de Berg est
arrivé , le 27 , à Husleben avec une division de dragons . Il avoit envoyé à
Boitzenbourgle géréel Milhsud avec le 13º régiment de cha seurs et la
brigade de cavalerie légère du général Lasalle , sur Prentzlow . Instruit
que l'ennemi étoit en force à Boitzenbourg, il s'est porté à Wign eens forf.
A peine arrivé là , il s'aperçut qu'une brigade de cavalerie ennemie
s'étoit portée sur la gauche, dans l'intention de couper le général Milhaud.
Les voir, les charger , jeter le cores des gendarmes du roi da s le lac ,
fut l'affaire d'un uoment. Ce régiment se voyant perdu , demanda à ca
pituler. Le prince tonjours gériéreux , le lui accorda. Cing cents homines
mirent pied å terre et romirent leurs chevaux. Les officiers se retirent
chez eux sur parole . Quatre étendards de la garde , tous d'or, furent le
trophée du petit combat de Wigneensdorf , qui n'étoit que le prélude
de la belle affaire de Prentzlow .
Ces célèbres gendarmes , qui ont trouvé tant de commisération après
la défaite , sont les nêmes qui , pendant trois mois , ont révolté la villede
Berlin par toutes sortes de provocations. Ils alloient sous les fenêtres de
M. Laforêt , ministre de France , siguiser leurs sabres : les gens de bon
sens haussoient les épaules ; mais la jeunesse sans expérience , et les
femmes passionnées à l'exemple de la reine , voyoient dans cette ridicu'e
NOVEMBRE 1806 . 285
fanfaronade unpronostic sûr des grandes destinées qui attendoient l'armée
prussienne.
Le prince de Hohenlohe avec les débris de la bataille de Jena , cherchoit
à gagner Stettin . Il avoit été obligé de changer de route , parce que
le grand-duc de Berg étoit à Templin avant lui. Il voulut déboucher de
Boitzenbourg sur Hasleben , il fut trompé dans son mouvement. Le grandduc
de Berg jugea que l'ennemi cherchoit à gagner Prentzlow ; cette conjecture
étoit fondée. Le prince marcha toute la nuit avec les divisions de
dragons des généraux Beaumont et Grouchy, é lairées par la cavalerie du
général Lasalle . Les premiers postes de nos hussards arrivèrent à Prentzlow
avec l'ennemi , mais ils furent obligés de se retirer le 28 au matin devant
les forces supérieures que déploya le prince de Hohenlohe. A neuf heures
du matin, le grand-duc deBerg arriva à Prentzlow , et à dix il vit l'armée
ennemie en pleine marche. Sans perdre de temps en vain mouvemens , le
prince ordonna au général Lasalle de charger dans les faubourgs de
Prentzlow , et le fit soutenir par les généraux Grouchy et Beaumont , et
leurs six pièces d'artillerie légère. Il fit traverser à Golmitz la petite
rivière qui passe à Prentzlow , par trois régimens de dragons , attaquer
le flanc de l'ennerni, et chargea son autre brigade de dragons de tourner la
ville. Nos braves canonniers à cheval placèrent si bien leurs pièces , et
tirèrent avec tant d'assurance , qu'ils mirent de l'incertitude dans les
mouvemens de l'ennemi . Dans le moment , le général Grouchy reçut
ordre de charger; ses braves dragons s'en acquitterent avec intrépidité.
Cavalerie , infanterie , artillerie , tout fat culbuté dans les faubourgs de
Prentzłow. On pouvoit entrer pêle-mê e avec l'ennemi dans la ville ; mais
le prince le fit sommer par le général Belliard . Les portes de la ville
étoient déjà brisées. Sans espérance , le prince de Hohenlohe , un des
principaux boute-feux de cette guerre impie , capitula , et défila devant
l'armée française avce 16,000 hommes d'infanterie , presque tous gardes
ou grenadiers , six régimens de cav lerie , 45 drapeaux , et 64 pièces
d'artillerie attelées . Tout ce qui avoit échappé des gardes du roi de Prusse
à la bataille de Jena , est tombé en notre pouvoir. Nous avons tous les
drapeaux des gardes à pied et à cheval du roi. Le prince de Hohenlohe
commandant en chef après lablessure du duc de Brunswick , u
de
,
on prince
Merkenbourg-Schwerin et plusieurs généraux sont nos prisonniers.
<<Mais il n'y a rien de fait tant qu'il reste à faire , écrivit l'EMPEREUR
> au grand duc de Berg . Vous avez débordé une colonne de 8000 hommes
commandée par le général Blucher ; que j'apprenne bientôt qu'elle a
>> éprouvé le même sart . »
Une autre de 10,000 hommes a pas l'Elbe; elle est commandée par le
duc de Weimar. Tout porte à croire que lui et toute sa colonne vont être
enveloppés.
Le prince Anguste Ferdinand , frère du prince Louis the à Saalfeld et
fils du prince Ferdinand . frère du grand Frédéric , a été pris par nos
dragons les armes à la main .
Ainsi cette grande et belle armée prussienné a disparu comme un
brouillard d'automne au lever du soleil. Généraux en chef , généraux commandant
les corps d'armée , princes , infanterie , cavalerie , artillerie , il
n'en reste plus rien. Nos postes étant entrés à Francfort -sur-l'Oder, le
roi de Prusse s'est porté plus loin. Il ne lui reste pas 15,000 homme ; et ,
pour un tel résultat , it n'y a p'esqu'aucune perte de notre côté .
Le général C'arke , gouverneur du pays d'Erfurt , a fuit capituler un
bat illon saxon qui erroit sans direction. La capitulation est ci -jointe.
L'EMPEREUR a passé , le 28 , la revue du corps do maréchal Dayoust,
sous les mursde Berlin . Il a nommé à toutes les places vacantes; il a récompensé
les braves. Il a ensuite réuni les officiers et sous -officiers en cercle ,
et leur a dit : Officiers et sous-officiers du 3º corps d'armée , vous vous
>>êtes couverts de gloire à la batai'le de Jena ; j'en conserverai un éternel
>> souvenir . Les braves qui sont morts, sont morts avec gloire. Nous de
286 MERCURE DE FRANCE ,
>> vous desirer de mourir dans des circonstances si glorieuses. » En pasa
sant la revue des ra , 61º et 85º régiment de ligne qui ont le plus perdu
à cette bataille , parce qu'ils ont du soutenir les p'us grands efforts , l'EM
PEREUR'a été attendri de savoir morts ou grievement blessés beaucoup de
ses vieux soldats dont il connoissoit le dévouement et la bravoure depu's
14 ans . Le 12 régiment sur-tout a montré une intrépidité digne des
plus grands éloges .
Aujourd'hui à midi , l'EMPEREUR a passé la revue du septième corps
que commande le maréchal Augereau. Ce corps a très-peu soulfert. La
moitié des soldats n'a pas eu ocasion de tirer un cop de fusil ; mais tous
avoient la même volonté et la même intrépidité . La vue de ce corps étoit
mag ifique. « Votre corps seul , a dit l'EMPEREUR, est plus fort que
>>tout ce qui reste au roi de Prusse , et vous ne composez pas le dixième
>> de mon armée . »
Tous les dragons à pied que l'EMPEREUR avoit fait venir à la Grande-
Armée sont montés , et il y a au grand depôt de Spandau 4,0 o chevaux
seliés et bridés , dont on ne sait que faire , parce qu'il n'y a pas de cavaliers
qui en aient besoin . On attend avec i patience l'arrivée des dépôts.
Lepri a été présenté à l'EMPEREUR au palais de Berlin ,
après la revue du seeppttiièèmmee corps d'Armée. Ceprince a été renvoyé chez
son père , le prince Ferdinand , pour se reposer et se faire panser de ses
blessures .
prince Auguste
Hier, avant d'aller à la revue du corps du maréchal Davoust , l'Em-
PEREUR avoit rendu visite à la veuve du prince Henri , et au prince et à
la princesse Ferdinand , qui se sont toujours fait remarquer par la manière
distinguée avec laquelle ils n'ont cessé d'accueillir les Franç i .
Dans le palais qu'habite l'EMPEREUR à Berlin , se trouve la soeur du
roi de Prusse , princesse électorale de Hesse- Ca sel. Cette princesse est
en couche. L'EMPEREUR a ordonné à son grand- maréchal ,du palais de
veiller à ce qu'elle ne fût pas incommodée du bruit et des mouvemens du
quartier- général.
Le dernier bulletin rapporte la manière dont l'Empereur a reçu le
prince aHatzfeld à son audience. Quelques instans après , ce prince fut
arrêté. Il auroit été traduit devant une commission militaire et inévitablement
condamné à mort. Des lettres de ce prince au prince Hohenlohe
, interceptées aux avant-postes , voient appris que quo qu'il se dit
chargé du gouvernement civil de la ville , il instruisoit l'ennemi des mouvemens
des Français . Sa femme, fille du ministre Schulenbourg, est venue
se jeter aux pieds de l'EEMPEREUR ; elle croyoit que son mari étoit arrêté
à cause de la haine que le ministre Schulenbourg portoit à la France.
L'EMPEREUR la dissuada bientôt , et lui fit condoître qu'on avoit intercepté
des papiers dont il résultoit que son mari faisoit un double rôle ;
et que les lois de la guerre étoient impitoyables sur un pareil délt. La
princesse attribuoit à l'imposture de ses ennemis cette accusation qu'elle
appeloit une calomnie. « Vous connoissez l'écriture de votre mari , dit
>>>TEMPEREUR , je vais vous faire juge. Il fit apporter la lettre int rceptće
ét la lui remit. Cette femme, grosse de plus de huit mois , s'évanouissoit à
chaque mot qui lui découvroit jusqu'à quel point étoit compromis son
mari dont elle reconnoissoit l'écriture. L'EMPEREUR fut touché de sa douleur
, de sa confusion , des angoisses qui la déchiroient . « Eh ! bien , lui
>> dit- il , vous tenez cette lettre , jettez- la au feu ; cette pièce anéantie, je
>> ne pourrai plus faire condamner votre mari » ( cette scène touchante se
passoit près de la cheminée. ) Madame d'Hatzfeld ne se le fit pas dire deux
fois. Immédiatement après , le prince de Neuchâtel reçut ordre de lui
rendre son mari . La commission milita re étoit déjà réunie . La lettre soule
de M. d'Hatzfeld le condamnoit : trois heures plus tard, il étoit fusil é .
On est convenu entre M. Shee , capitaine aide-de-camp du général
de division Clarke , et délégué par lui , et M. le baron de Hund , com
mandant le 2 bataillon des grenadiers saxons , de la capitulation suivante
:
1
NOVEMBRE 1806. 287
Art. Ier. Le bataillon déposera , demain à midi, les armes à Sommerda ;
sur des voitures , pour être conduit de suite à la citadelle d'Efurt.
MM. les officiers conserveront leurs chevaux , leurs épées et tout leur
bagage, etles soldats leurs sacs .
II. Les fusils , gibernes et sabres des soldats seront déposés à la citadelle
d'Erfurt , pour être ensuite rendus , s'ily a lieu , d'après les ordres
de S. M. l'EMPEREUR et Ror , ainsi que les caissons de munitions et les
canons .
III . MM. les officiers donneront leur parole d'honneur par écrit , pour
enx et pour leurs soldats , dont il seva fourni une liste exacte , signée du
commandant , de ne pas servir contre S. M. TEMPEREUR et Roi ou ses
alliés, peudan: la guerre actuelleet jusqu'à leur parfaitéchange.
IV. Un capitaine , deux lieutenans et deux sous-lientenans , conduiront
le bataillon en Saxe , par une route dont l'itinéraire sera donné par M. le
général Clarke, gouverneur d'Erfurt . MM. les officers recevront des
passeports pour s'y rendre individuellement .
V. La présente e pitulation nes ra valable qu'après avoir été ratifiée
par M. le général Clarke .
Fait double entre nous , au petit Sommerda , le 23 o tobre 1806.
(Suivent les signatures . )
Sur la demande de M. le baron de Huud et des officiers de son bataillon
de grenadiers , et au nom de S. M. I Empereur des Français et Roi d'Italje
, par égard pour S. A. S. l'électeur de Saxe , j'accorde , en ratifiant la
présente capitulation , que les armes déposées sur des voitures au petit
Sommerda, en vertu de l'article 1er, c'est - à - dire , les fusils , gibernes et
sabres seulement des soldats , lesquels devoient être déposés à la citsdelle
d'Erfurt , resteront sous la garde d'un officier , de dix grenadiers saxons ,
etque ces armes suivront le bataillon saxon , vingt-quatre heures après
son départ , par la même route, et pour être remis au bataillon a Rochlitz ,
le 31 octobre. Le bataillon partira demain da petit Sommerda , et se
rendra a une liene au-delà de Butte'stadt , le 27 à Cambourg , le 28 à
Zeitz , le 29 à Altenburg , le 30 à Ro hlitz . Il restera le 3 à Rochlitz ,
pour recevoir les armes , et le novemore il ira à Eltzdorf , le 2 à
Wildsdruff , et le 3 à Dresde .
er
AErfurt , le 25 octobre 1806 .
Le generalde division , gouverneur d'Erfurt ,
Signé , CLARKE.
( Ce bulletin est le dernier publié jusqu'aujourd'hui ,
vendredi 7 novembre au soir. )
-Le général Marmont mande du Vieux-Raguse , en date du 4 octobre
1806, qu'il avoit à peine fait quelques dispositions relatives à laremisequi
devoit lui être faite des Bouches du Cattaro , que l'amiral russe Sinavin ,
informé de la nouvelle rupture , temporisa encore sous divers prétextes,,
et chercha même à s'opposer à l'enlèvement des approvisionnemens que le
général Marmont avoit rassemblés à Malonta.
Après s'être retiré au Vieux-Raguse , le général Marmont eut connoissance
d'un rassemblement de 6000 Russes et de 9 à 10,000 Monténégrins ,
à Castel-Novo dans la vallée de Satorina et sur le col de Débilibrich ; if
résolut de les attaquer et sor-tout de les déposter de ce col par où ils menacoient
sa communication avec Ragus .
La nuit du 29 au 30 septembre , le general Marmont se mit en marche
avec un corps d'environ six mille hommes composé des 5 , 10, 23º et
79º de ligne , du 18º d'infanterie légère et de la garde italienne. Les v -
tigeurs et grenadiers des 5 , 23º et 79º régimens , le général Lauriston à
lenr tête , dispersèrent les avant- postes russes , et soutenus par le 11 , ils
s'emparèrent du col de Débil brich , malgré la vive résistance des Monténégrins
dont une soixamaine resta sur le carreau ; l'ennemi se retira de
position en position sans combattre : la difficufté du terrein ne permettait
pas de le forcer a un engagement.
288 MERCURE DE FRANCE ,
Le lendemain , le général Marmont continue sa marche et s'approcha
de Castel- Novo , dirigeant le 79°, 23 , 18º régimens et la garde , par
échelons dans ' a v liée , et fai aut attaquer les hauteurs su face de la ville
par les troupes d'élite et par le régiment. Le général Laonay enleva ,
à la tête de ses grenadiers , cette position, défendue par une nuée de Monténégrins
et par un bataillon russe. Lº 11º régimen , commandé par le
colonel Bachelu et le général Aubrée , culbuta à la baïonnette deux bataillons
russes et dispersa les Monténégrins. Il laisèrent 400 des leurs
ou le champ de bataille.
Cette position enlevée , la colonne qui agissoit par la vallée , déboucha
et artiva sur une ligne da 4000 Rasses rangés en bataille ; le 79° formé en
colonnes se précipite aussitôt sur cette ligne et l'ébrante ; le 23º arrive ,
le cénéral Deizons à sa tête ; le général Marmont Ini fait prendre la droite,,
fait déployer le 79º en l'appuyant aux hauteurs de la gauche , et pendant
que ce dernier réximent entretient un feu de mousqueterie très- vif avec
L'ennemi , il ordonne au 25 de charger en colonne. Ce régiment s'avance
, le 18º vient prenare sa place en ligne et la garde reste en réserve;
l'ennemi ne peu résister à la charge conduite par le général Delzons
; sa droite est coupée , son centre debordé , il se retire en désordre
sous le canon de la place et de la flotte russe qui envoie des chaloupes
pour assurer sa fuite .
La perte de l'ennemi dans cette journée , a été de 500 hommes tués ,
autant de blessés et 200 prisonniers : nous avons eu 25 homines tués et
cent bles-és . L'adjudant-major Couturier du 23º , et l'aide-de-camp du
général Marmont, Gayet , ont été tués , le sous-lieutenant Courtot du
79º a été bles é en prenant un drapeau russe.
Les Monténégrins n'avoient cessé d'inquiéter les avant-postes du
général Marmont, même pendant la suspension des hosti'ités , il a
ordonné qu'on brûlât leurs villages et le fauboura de Castel- Novo, centre
de leurs intrigues , une seule maison dont le maître avoit sauvé la vie à un
Français , a été respectée.
Pendant que les vilages brûloient , plusieurs milliers de Monténégrins
se sont présentés pour nous attaquer ; mais ils ont été bientôt dispersés
par les 11 et 79º régimens , et par la garde italienne , qui en ont tué ou
blessé deux à trois cents; le chef de bataillon Rossy , de la garde , a été
blessé.
Après avoir ainsi jetté l'épouvante et la terreur parmi ces bandes de
brigands , le général Marmont a ramené son armée au Vieux- Raguse , et
et n'a pas vu un seal Russe ni un Monténégrin dans sa marche .
L'ammiral Sinavin continue de croiser ; mais l'échec qu'il a éprouvéle
met dans l'impossibilité de rien tenter ; ses moyens sont épuisés .
Toutes les troupes se sont distinguées; le général Marmont fait l'éloge
de tous les généraux et chefs de corps . ( Moniteur. )
- La division du général Davoust poursuit le petit corps
d'armée du général Blucher. Au départ du dernier courrier
l'on s'attendoit à recevoir , d'un moment à l'autre , la nouvelle
que ce général avoit été forcé de mettre bas les armes.
On ne doute pas que le duc de Weimar et le petit nombre
de troupes qu'il a réunies , ne soit réduit à prendre le
même parti.
:
FONDS PUBLICS.
DU VENDREDI 7. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 7of goc 71f 710
25c 60c. 72f 72f 25 72f 7 if 75c 7af
'Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 6gf5oc oof. ooc coc coc
Act. de la Banque de Fr. 1225f 12301000 000. oooof. oooofcop
in
5.
cen
1
(No. CCLXXVIII. )
(SAMEDI 15 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ÉLÉGIE PREMIÈRE ,
TRADUITE DE L'ANGLAIS , DE JAMES GRÆME ( 1).
Au retour du printemps Palouette ravie,
Fait retentir les airs de ses accens d'amour .
Déjà le laboureur, à la terre engourdie,
Deses nobles travaux demande le retour;
Et décoré déjà de sa feuille légère
( 1 ) James Grame , auteur de ces Elégies , et de plusieurs autres pièces
où respirent la plus douce sensibilité et une mélancolie profonde , étoit
-né à Carnwath en Lancastershire , le 15 décembre 1749. Son père , fermier
peu riche , ne négligea rien pour l'éducation de ses nombreux enfans , et
fut payé de ses sacrifices par les succès rapides qu'ils obtinrent dans leurs
études , particulièrement le plus jeune de tous , celui qui est l'objet de
cette note. A l'âge de dix-neuf ans , Græme fut choisi par un seigneur
anglais pour achever l'éducation de ses enfans. Retiré avec eux dans la
paroisse de Dunshyre , il consacra aux Muses tous les instans que lui laissoient
les devoirs de sa place. En 1769 , l'Université de Saint - André le
mit au nombre de ses professeurs ; mais , entraîné par son penchant , il
quitta sa chaire pour s'abandonner entièrement à la poésie. C'est alors
qu'il fit paroître ces Elégies , qui l'ont fait placer par la nation anglaise au
rang des meilleurs poètes de cette époque . En 1771 , il écrivoit à un ami :
« Je sens que je vais mourir... Je ne puis faire quelques pas sans souffric
T
290 MERCURE DE FRANCE ,
Le chêne , sous l'effort des autans furieux ,
Ne courbe plus sa tête altière :
Fils majestueux de la terre ,
Il cache son front dans les cieux .
Du printemps l'active puissance ,
De son philtre amoureux enivre l'univers ;
Du calice des fleurs que le zéphir balance ,
Mille parfums s'exhalent dans les airs .
Au murmure flatteur de l'onde fugitive ,
Du chantre des bosquets s'unit la voix plaintive;
Echappant au joug des hivers ,
L'agneau revient bondir sur l'émail de la plaine ;
» cruellement ... Ma tête et ma poitrine ne me laissent aucun repos . Je
>> respire difficilement . Je suis accablé de défaillances continuelles ; et les
» sueurs de foiblesse dont je suis mouillé à chaque instant ne m'annoncent
>> que trop ma dissolution prochaine. Si je vis encore une semaine , je
» vous écrirai , mon ami .... Si je ne vous écris plus... que Dieu ait pitié
>> de moi ! » Sa dernière lettre est datée du 13 octobre 1771 ; après avoir
gémi un instant sur son sort , il reprend : « Vous me mépriserez , mon
» ami , pour tant de foiblesse .... Ah je puis offrir à toutes mes connois-
>> sances un front serein ; je puis parler de sang froid avec elles ; mais
quand je pense à vous , mon ami , le coeur me manque , et ma raison ne
> peut persuader à mon coeur que ce soit une tâche si facile de quitter
>> celui que j'aimois tant ! Quelque désespéré que soit mon état, il faut pour-
» tant vous montrer plus de fermeté , et tâcher de retenir dans mes yeux
» affoiblis le peu de larmes qui me restent ..... Je n'ai pas besoin de vous
▸ dire que ma maigreur augmente tous les jours .... Je ne suis déjà plus
» qu'une ombre... Mes joues sont creuses et pâles ... Mes yeux sont ternes
» et caves ... Je ne m'abuse plus ... J'entends dans mes reins et dans ma
> poitrine une espèce de glas de la mort... Je ne prends plus que du lai-
> tage et quelques fruits : c'est l'ordonnance de mon médecin , et je m'y
>> soumets , décidé à mourir , secundum artem , dans toutes les règles de
>> l'art .... Le major White et son épouse me soignent comme un fils ...
» Que Dieu les récompense de leur bonté ! Je ne puis plus que les bénir...
» Et vous , mon ami , quand vous verrai-je ? .. Ah , j'entends une voix dans
>> mon coeur qui me répond : jamais ! ... Adieu , mon ami. Que Dieu te
> favorise et te conserve pour l'ornement utile de la société ! ... J'aspirois
>> à ce bonheur... Dieu ne l'a pas voulu ... Adieu , mon ami. »
Græme languit tout l'hiver, et expira sans un murmure, le 26 juillet 1772 ,
dans sa vingt-deuxième année . Sa vie avoit été innocente et vertueuse , sa
mort fut pieuse et exemplaire ; et son tombeau modeste fut arrosé des
pleurs de tous ceux qui avoient connu cet intéressant et malheureux jeune
homme. (Note du Traducteur.)
NOVEMBRE 1806. 29г
L'Amour anime tout de sa féconde haleine :
De la nature il a brisé les fers .
Il enflamme l'oiseau dans le vague des airs ;
Dans les vallons , au sommet des montagnes ,
Dans les sombres forêts , sur les vastes campagnes ,
Il rappelle au plaisir mille animaux divers ;
De son souffle de flamme il agite les mers ;
Le papillon s'unit à la rose naissante ;
Et des rugissemens de son ardeur brûlante ,
Le tigre fait gémir les antres des déserts .
Hélas , cette commune ivresse
Semble ajouter à mon malheur !
Tout parle autour de moi de plaisirs , de tendresse;
Et l'infortune est dans mon coeur !
Pour moi vous n'avez plus de charmes ,
O lieux jadis témoins de mon bonheur !
Mes yeux , en vous voyant , laissent couler des larmesa
Je n'entends plus ces chants mélodieux
Que redit l'écho du bocage.
Je n'entends plus Zéphir agiter le feuillage ,
Ou caresser la fleur de son souffle amoureux .
Jours fortunés du plus tendre délire ,
Où ma voix s'unissant , aux accords de ma lyre ,
Chantoit avec trasport la nature et l'amour !
Jours si beaux , êtes-vous écoulés sans retour ?
Ne chanterai-je plus la fraîcheur du bocage ,
Le ruisseau dont les fleurs tapissent le rivage ,
L'ombre de nos forêts et l'émail de nos champs ?
Ne chanterai-je plus les rapides torrens ,
Sur le sommet des monts la vapeur descendue ,
L'éclair qui déchire la nue ,
Et les doux parfums du printemps ?
Ne te verrai-je plus encourager mes chants ,
O toi , qui de mes vers eus le premier hommage ?
Mon bonheur a passé comme une jeune fleur ,
Dont l'approche du noir orage
A flétri les appas , a terni la fraîcheur .
Hélas , j'eus son éclat , j'eus sa beauté naissante ,
Et, comme elle , je cède au souffle destructeur !
O doux zéphir, de mon ame expirante
Recueille les soupirs ; et dis à l'inconstante
Qu'elle seule a cause tous les maux de mon coeur,
Etque mes derniers voeux sont tous pour son bonheur !
C. T. PITOT, de l'Iste de France.
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Nous sommes quatre enfans d'une grande famille ;
Et nous nous passons de nos soeurs;
A notre tête est la troisième fille ,
Et notre aînée a les seconds honneurs .
Celle qui de nous quatre a la taille plus grande
A la troisième place a soumis sa fierté ;
Et , par distinction , la dernière demande
Un petit ornement sur son chef ajouté .
Nous composons un tout : mettez-vous à sa quêle ;
Et , si vous le trouvez , demandez - le d'abord
Pour vous guérir du mal de tête ,
Que vous aura causé peut-être cet effort .
LOGOGRIPHE.
Mon tout est infini , quoique chose correcte ;
Ma fin est un arbre sans fruit ;
Me lisant à rebours , je méprise un insecte ;
Lettre de moins , c'est fait , je suis sec, je suis frit .
CHARADE .
Mon premier, en musique , est d'un fréquent usage ;
Le savetier, même le potentat ,
Ont fait de mon second une affaire d'état .
Mon tout , à l'employé , offre une triste image :
Car, dans ce qu'on appelle administration ,
Il est cousin-germain de la réduction.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Crémaillère.
Celui du Logogriphe est Balancier, où l'on trouve bain , Nil, carabine
, Racine , Liban , bail , baie , Albane , Ariane, Liber ( surnom de
Bacchus ) , Baal , banc , Calabre , Abel , Caïn , cabale, Albe.
Celui de la Charade est Fou-gueux.
NOVEMBRE 1806 . 293
LaMort de Henri IV, roi de France , tragédie en cinq actes
et en vers , par Gabriel Legouvé, membre de l'Institut
national et de la Légion-d'Honneur; représentée pour la
première fois sur le Théâtre Français,par les comédiens
ordinaires de l'EMPEREUR , le 25 juin 1806; suivie d'un
Précis historique. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la poste.
A Paris , chez Antoine-Augustin Renouard, libraire , rue
Saint-André-des-Arcs , n° 55 ; et chez le Normant...
ON
N avoit cru jusqu'à présent que le caractère d'un prince
plein de grandeur et de générosité , mais distingué par une
franchise naïve et joviale , ne pouvoit se concilier avec la
dignité de la tragédie. La Partie de Chasse , pièce qui avoit
habitué le public à ne considérer ce héros que sous quelques
rapports de sa vie privée , avoit pu servir à consolider cette
opinion. M. Legouvé a cru pouvoir surmonter les difficultés
qu'un tel sujet lui présentoit.
Nous nous sommes toujours montrés disposés à donner
notre suffrage aux poètes qui, sans s'éloigner des règles fon--
damentales de l'art , cherchent à ouvrir de nouvelles routes ;
et leurs efforts ne fussent-ils pas aussi heureux qu'ils pouvoient
s'en flatter, il nous a paru que , loin de les décourager,
nous devions , par une critique modérée et impartiale , leur
témoigner notre estime. C'est dans cet esprit que nous examinerons
la tragédie nouvelle de M. Legouvé.
Notre projet n'est pas de nous étendre sur le trait historique
qui fait le sujet de cette tragédie. Nous avons cependant
lu avec attention les réflexions de M. Legouvé ; nous
avons consulté de nouveau les sources où elles sont puisées ,
et nous sommes restés convaincus que les Mémoires les plus
défavorables à Marie de Médicis et au duc d'Epernon , ne
disoient rien de positif sur le crime qui leur est attribué
dans la tragédie. Il n'est pas permis d'expliquer le silence des
historiens , et , après deux siècles , d'interpréter leurs réticences.
Quoique la poésie puisse tout oser, sa hardiesse ne
doit pas aller si loin. La Muse tragique doit sur-tout être
très-réservée sous ce rapport. Combien de gens ne savent l'his
toire que par la tragédie ! Et, pour en donner un exemple ,
parmi les admirateurs de la tragédie de Charles IX, n'y en
1
3.
294 MERCURE DE FRANCE ,
avoit-il pas un grand nombre qui , pendant les premières
représentations, ne doutoient pas que le cardinal de Lorraine
n'eût assisté au massacre de la Saint-Barthélemi , et n'eût beni
les poignards ?
Les exemples que cite M. Legouvé, pour justifier sa hardiesse
ne prouvent rien, et peuvent même être tournés contre lui. II
sait mieux que nous que Sémiramis est un sujet presque fabuleux
, et que l'imagination des poètes peut s'exercer à son aise
dans ces temps reculés. Aucun historien n'a justifié Jeanne de
Naples du crime d'avoir consenti à la mort de son mari ; et le
sujet de don Carlos qui , comme l'observe très-bien M. Legouvé,
n'est fondé que sur un manifeste de Guillaume de
Nassau, ennemide Philippe II, fut toujours interdit au Théâtre
Français avant la révolution.
Les reproches qu'on a faits à M. Legouvé nous paroissent
donc fondés; ses réflexions historiques ne suffisent pas pour
les réfuter. Il seroit superflu de répéter ces reproches ; il ne
nous reste qu'à examiner sa tragédie sous les rapports de l'art.
Les divers effets que l'on peut produire dans la tragédie
proviennent de deux causes : la science du théâtre , et ce que
les comédiens appellent la connoissance des planches . L'une
est fondée sur une étude approfondie du coeur humain , l'autre
ne s'appuie que sur quelques notions locales que l'habitude
des spectacles peut facilement donner. La première , qui
n'emploie que des ressorts naturels , ne s'éloigne jamais de
la vraisemblance dramatique , ne blesse point la raison , se
trouve à l'épreuve de la réflexion , et n'obtient rien par surprise.
La seconde , au contraire, se sert de moyens forcés , et
par conséquent inattendus ; l'étonnement contribue beaucoup à
ses effets , et ses combinaisons souvent déraisonnables , mais toujours
extraordinaires , excitent quelquefois de grands applaudissemens.
On ne trouve dans Corneille et dans Racine aucun
exemple de cette connoissance frivole des treteaux; leurs situations
préparées avec art , long- temps attendues , ne produisent
pas des sensations aussi violentes ; mais les émotions qu'elles
procurent ne sont mêlées d'aucun nuage ; elles ne font point
éprouver ce sentiment pénible dont un homme raisonnable
a quelquefois peine à se rendre compte quand il assiste à une
pièce à grands effets : sentiment qui consiste à voir que la
situation dont on est frappé malgré soi, ne s'accorde pas avec
le bon sens. Thomas Corneille employa souvent ce charlatanisme.
Lagrange, son imitateur, le porta beaucoup plus loin;
et M. de Voltaire , dont le talent vraiment tragique pouvoit
se passer de cette ressource , s'en servit avec trop de succès.
Sa maxime defrapperfort plutôt quejuste , indique assez son
NOVEMBRE 1806 . 295
système tragique; et les critiques peu éclairés qui ont soutenu
qu'il étoit le plus pathétique de nos poètes , n'ont pas
remarqué que le pathétique forcé , dû à des situations invraisemblables
, a bien moins de mérite que la noble simplicité
des grands maîtres. Les faiseurs de romans et de drames
trouvent aussi le pathétique , et n'en sont pas moins mis à leur
place par ceux même dont ils font couler les larmes .
M. Legouvé ne s'est pas entièrement préservé de ce défaut ,
qui tient au goût de son siècle. On remarque dans sa tragédie
deHenri IVdes effets que la raison ne sauroit approuver. Par
exemple,dans le cinquième acte , il est hors de toute vraisemblance
qu'une reine de France se jette aux genoux de son sujet
pour obtenir la grace de son époux. Ce n'est point là une
situationdans le genre de celle de Clytemnestre et d'Achille.
Une mère qui n'a plus aucun moyen de sauver sa fille peut
très-naturellement s'humilier devant le héros qui doit la
défendre. Mais Marie de Médicis , bientôt régente de France ,
exerçant à ce moment toute l'autorité d'une reine , ne peut ,
sans choquer toutes les règles des convenances , se mettre aux
pieds d'un homme qu'elle devroit à l'instant faire arrêter et
punir. Le comble de la singularité est qu'elle charge ce même
hommedont elle connoît la perfidie, d'aller veiller sur les jours
de Henri IV. Ne devroit-elle pas plutôt donner cette commission
à un serviteur fidèle ? Doit-elle se fier à un scélérat
qui ne peut plus trouver son salut que dans la mort du roi ?
On remarque encore dans cette tragédie quelques situations
qui mériteroient la même critique : il a suffi d'indiquer
en quoi consiste le défaut dont il est question, pour mettre le
lecteur éclairé à portée de le distinguer quand il se rencontre.
Lorsqu'un poète tragique place sur la scène un héros qui a
figuré d'une manière éclatante dans l'histoire , il doit avoir
soin de rappeler les principales circonstances de sa vie. C'est
dans les moyens d'amener convenablement ces détails , que
consiste une des plus importantes parties de l'art. La tragédie
de Mithridate est un modèle dans ce genre; et , en général,
dans toutes ses pièces , Racine n'a rien négligé pour peindre
ses héros par le souvenir et le récit de leurs actions. Le caractère
d'un personnage historique célèbre ne peut être démêlé
que par la conduite qu'il a tenue : ainsi le poète tragique ,
après avoir fait une étude profonde de la vie de son héros ,
tâche de le mettre dans des situations propres à faire ressortir
son caractère. Trop heureux si , dans ses conceptions , il peut
trouver des positions analogues aux actions connues du personnage
! Pour nous servir du même exemple de Mithridate ,
avec quel art Racine a-t-il su placer son héros ? Quel plaisir
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
n'éprouve- t- on pas à entendre en de si beaux vers les discours
qu'il a tenus ou qu'il a dû tenir ! Cette belle fiction ne
réunit-elle pas le mérite d'un tableau dramatique, et celui d'un
tableau historique ? M. Legouvé n'a pas su tirer le même parti
dusujet de Henri IV. Ses grandes actions sont à peine rappelées
dans la tragédie : à une seule exception près , il ne se trouve
jamais dans aucune situation qui puisse indiquer son caractère
héroïque. Le poète s'est trompé encroyant qquu'il lui suffisoit
d'intéresser par la peinture d'un époux livré aux fureurs
et aux caprices d'une femme jalouse ; il auroit dû se rappeler
que Sully , en rapportant dans ses Mémoires ces disputes de
ménage , où il jouoit à regret le rôle de négociateur , observe
que ce n'étoit pas le plus beau côté de la vie de cet excellent
prince. On voit donc que le Henri IV de la tragédie de
M. Legouvé n'est pas le Henri IV de l'histoire. C'est un
prince éprouvant dans son intérieur des tracasseries , suites
inévitables de ses foiblesses ; et ce n'est pas cette situation que
l'on auroit dû choisir pour mettre sur la scène un si grand
monarque.
D'après la principale conception de M. Legouvé , le rôle
de Marie de Médicis étoit très-difficile à tracer. L'amour et
ła jalousie d'une femme mariée depuis plusieurs années , ne
ressemblent point aux mêmes passions éprouvées par une,
amante. Ainsi M. Legouvé ne devoit point prendre pour
modèle l'Hermione d'Andromaque. Il a cherché à surmonter.
cette difficulté en donnant aussi l'amour propre et l'ambition
pour motifs des fureurs de Marie de Médicis. Mais ces passions
réunies s'affoiblissent l'une par l'autre. Les grands
maîtres avoient soin d'éviter ces sortes de combinaisons , qui
n'ont aucune couleur décidée. Le poète , dans le commencement
de ce rôle , a cherché à fixer l'intérêt sur la reine ; son
amour seul paroît blessé :
Je l'attendois hier ! je l'attends aujourd'hui !
Je le demande en vain à ces lieux pleins de lui ;
Ces lieux ne l'offrent point à ma vue inquiète.
Pour un emportement , une plainte indiscrète ,
Bien dignes de pardon , c'est le tort de l'amonr,
Me faire desirer si long-temps son retour !
Me laisser sans pitié plus d'un jour alarmée !
Médicis ! Médicis ! non, tu n'es plus aimée.
Ces vers d'élégie ne paroissent pas convenir à une reinequi
a passé l'âge de la jeunesse ; ils peuvent encore moins être
adressés à un roi de cinquante-sept ans , que les affaires de
l'Etat ont pu occuper pendant un jour , sans que sa femme
aitdroit de s'en plaindre.
Ce rôle de Marie de Médicis est la cheville ouvrière de la
NOVEMBRE 1806 . 297
pièce. Il suffira de l'analyser pour donner une idée du plan de
la tragédie de M. Legouvé. Les premières scènes sont consacrées
au développement des projets de Henri IV contre la
maison d'Autriche. On remarque avec peine beaucoup de
sécheresse dans ces détails , qui auroient pu donner lieu à de
grandes beautés poétiques. D'Epernon et l'ambassadeur d'Espagne
annoncent ensuite leurs sinistres projets. Marie de Médicis
paroît alors sur la scène , inquiète , comme on l'a vu , de
l'absence de son époux. D'Epernon vient augmenter son
trouble : il lui fait croire que Henri IV est amoureux de
la princesse de Condé, et que cette princesse , retirée à
Bruxelles , est l'unique cause de l'entreprise du roi. Médicis
trop crédule , ajoute foi aux calomnies de d'Epernon ; cependant
elle exige une preuve que le duc promet. Aussitôt qu'elle
voit son époux , elle éclate contre lui en reproches outrageans ,
et le quitte en furenr. Le roi effrayé de cet orage , au point
qu'il ne sait plus où il est , et qu'il n'ose plus affronter un
nouvel entretien , prie Sully de remettre la paix dans son intérieur.
Cependant Henri a conçu quelques soupçons contre
l'ambassadeur d'Espagne: il charge le duc d'Epernon de veiller
sur lui ; ensuite il renouvelle à Sully la prière de voir et d'apaiser
la reine . Sullyy consent , à la condition que le roi ne s'engagera
plus dans de nouvelles amours.
Jusqu'ici le caractère de Médicis est odieux ; la scène qu'elle
a eu avec son mari a donné d'elle l'idée la plus défavorable.
Sully paroît; il rappelle sa souveraine aux sentimens de douceur
et de modération qui conviennent à son sexe ; il réveille
dans son coeur l'attachement pour un époux qu'elle a mal-àpropos
outragé , et parvient à la calmer entièrement. Dans
cette scène , le poète fait renaître l'intérêt en faveur de cette
princesse. Elle nous a paru la meilleure de la pièce ; elle annonce
une grande connoissance du coeur humain : ménagée avec art ,
elle montre l'empire qu'un homme vertueux et raisonnable
sait prendre sur une femme passionnée.
D'Epernon , instruit du succès de Sully , se croit perdu.
Cependant il lui reste des moyens pour renouer l'intrigue.
Henri IV profite du moment de repos qui lui est accordé ,
pour se livrer à ses projets de bienveillance envers son peuple.
C'est là que l'auteur a cherché, mais en vain,à rendre en terines
nobles le souhait du prince qui vouloit que chaque paysan eût
la poule au pot le dimanche. Ce repos de Henri IV ne dure
pas long-temps. D'Epernon revoit la reine ; il s'est procuré
une lettre sans adresse et sans date , que le roi avoit autrefois
écrite à mademoiselle d'Entragues. Il la montre à la reine , et
lui fait croire qu'elle vient d'être adressée à la princesse de
298 MERCURE DE FRANCE ,
Condé. Cette lettre contient une promesse de mariage. La
colère de Médicis se porte au dernier degré de rage: d'Epernon
profite de ses transports , et lui arrache la permission de faire
mourir le roi. Cette scène, fondée sur unmoyen invraisemblable
, puisqu'il ne peut se faire que la date et sur-tout
l'adresse manquent à un billet de ce genre écrit de la main
d'un roi ; cette scène a des rapports avec celle d'Egisthe et
de Clytemnestre de la tragédie d'Agamennon. Par une combinaison
bien extraordinaire , pour ne pas dire plus , la reine
consent au plus grand des crimes , au meurtre de son époux ,
en priant Dieu dans une église.
Tandis que l'ambassadeur d'Espagne et d'Epernon s'applaudissent
du succès de leur complot , le roi paroît et les congédie.
Il resté avec Sully, et bientôt des pressentimens affreux
P'agitent. Cette scène vraiment tragique , a encore l'avantage
d'être puisée dans l'histoire. Henri IV sort pour aller à l'Arsenal.
D'Epernon reparoît , et semble avoir quelques regrets
de son crime : l'auteur a vainement cherché à l'ennoblir, en
feignant qu'un de ses motifs est de venger Biron justement
condamnécomme traître. La reine revient dans le plus grand
désordre; elle veut sauver la vie de Henri IV. D'Epernon ,
sur qui le coup est porté , feint de lui obéir , et d'aller
arrêter l'assassin. Bientôt Sully vient raconter le mort de son
maître. Médicis égarée , avoue la part qu'elle y a eue ; le
ministre lui promet le secret , et sort en lui disant :
Adieu . Bien loin de vous je vais pleurer mon roi ;
Vous , madame , régnez .
On voit, par l'analyse rapide de cette tragédie , que le
caractère de Henri IV n'y est pas traité. Il est dans une situation
toujours passive : presqu'aucun des beaux traits de sa vie
n'y est rappelé. L'auteur n'a puisé dans les Mémoires de
Sully que les détails de ses querelles avec la reine , qui , comme
nous l'avons déjà observé , n'ont rien de bien héroïque. Si
M. Legouvé eût voulu peindre Henri IV noblement , il
auroit pu trouver dans les Mémoires de Cayet , les sentimens
que cegrand prince savoit exprimer avec dignité quand l'occasion
s'en présentoit. Dans ce recueil précieux , Henri IV a une
physionomie que les historiens n'ont pas saisie avec assez de
fidélité. Il est inutile de s'étendre sur les caractères de d'Epernon
et de l'ambassadeur d'Espagne : le premier est un scélérat
déterminé , auquel l'auteur n'a pas même donné l'attitude fière
et brillante que lui attribue l'histoire; le second n'est qu'un
intrigant subalterne , qui n'est là que pour exciter d'Epernon
au plus grand des crimes.
NOVEMBRE 1806.
299
Nous terminerons par quelques détails sur le style de cette
tragédie. C'est la partie à laquelle M. Legouvé a donné le
plus de soin; et son mérite , sous ce rapport , doit désarmer la
critique , et la rendre moins sévère sur les défauts essentiels de
l'ouvrage. Cependant on ne peut s'empêcher d'observer que
lenaturelymanque souvent. L'auteur cherche trop les alliances
de mots ambitieuses ; on voit qu'il tâche : et ce défaut , que
M. de Voltaire reprochoit à M.Thomas , est encore plus repréhensible
dans une tragédie que dans un éloge académique.
Nous ne présenterons qu'un exemple de cette affectation , pour
avoir ensuite le plaisir de citer quelques passages dignes du
talent que M. Legouvé avoit annoncé dans la Mort d'Abel .
Henri IV parle à Sully des chagrins que lui donne son épouse ;
il observe qu'elle est pieuse ,, chaste ; et il ajoute :
Mais elle méconnoît la douceur, la bonté ,
Devoir d'un sexe aimable , et son autre beauté.
Cette dernière expression est recherchée , et s'éloigne de la
noblesse du genre. Racine a eu l'occasion de parler de cette
douceur qui répand tant de charmes sur le commerce des
femmes : et l'on va voir qu'il a pris un ton bien différent de
celui de M. Legouvé. Dans Esther , Assuérus , au lieu de dire
à la reine que sa douceur lui donne une autre beauté, lui
parleainsi :
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grace
Qui me charme toujours , et jamais ne me lasse ,
De l'aimable vertu doux et puissans attraits !
Tout respire en Esther l'innocence et la paix.
Les vers qui suivent sont exempts de cette affectatien , et
développent avec élégance et vérité la situation malheureuse
de Henri IV :
Sa sagesse , en tous lieux par le peuple encensée ,
Du soin de mon bonheur croit être dispensée :
Altière , elle se livre à des emportemens
Qui dans de longs débats consument nos momens ;
Son silence lui- même est rarement paisible .
Hélas ! mon cher Sully, sur ce trône terrible ,
Où, du sein des partis qui l'avoient menacé ,
Ma gloire m'appeloit et mon bras m'a placé ,
Condamné sans relâche à cette vigilance
Que de leurs intérêts m'impose la balance ,
Souffrant de ne pouvoir guérir qu'avec lenteur
Les coups qu'à la patrie a porté leur fureur ,
Tourmenté des complots que l'étranger apprête ;
Et sans cesse voyant suspendu sur ma tête
Le fer des assassins que j'ai deux fois trompé ,
Et dont je sens qu'un jour je tomberai frappé ;
300 MERCURE DE FRANCE ,
J'avois besoin d'un coeur dont l'indulgence extrême
Consolât mes chagrins , m'arrachût à moi-même,.
Et sût , dans un commerce aussi tendre que doux ,
Du fardeau des grandeurs soulager un époux.
Je ne l'obtins jamais dans montriste hymenée.
Ah faut- il qu'une chaîne au bonheur destinée ,
Loin d'adoucir mes maux les rende plus affreux !
Peut-être que Henri méritoit d'être heureux !
Ce dernier trait est bien dans le caractère de Henri IV.
Nous avons dit que , sous les rapports héroïques , M. Legouvé
avoit une seule fois trouvé le moyen de mettre sou
principal personnage dans une situation heureuse. La reine ,
qui soupçonne son époux de ne faire la guerre que pour en-
Jever la princesse de Condé , lui propose de confier le commandement
de l'armée à ses généraux, et de rester à Paris.
Henri IV lui répond :
1
Le poste de la gloire est le seul de Henri.
Reine , de vos tourmens mon coeur est attendri;
Mais jugez moi :pour rendre à ma noble querelle
De tous mes alliés l'union plus fidelle ,
J'ai du commandement promis de me charger.
La parole d'un roi ne doit jamais changer.
Voulez- vous qu'évitant de tenir ma promesse ,
Je me laisse accuser d'une lâche foiblesse ?
D'ailleurs , quand mes soldats vont sur des bords lointains
Chercher de longs travaux et des périls certains ,
Resterai-je paisible au sein de ma famille ,
Comme ces rois couchés au trône de Castille ,
Qui , captifs couronnés, dans un repos honteux,
Vivent loin des combats où l'on périt pour eux ?
N'attendez pas de moi cet effort impossible .
Mes sujets à leurs pleurs m'ont toujours vu sensible ;
Ils ne me verront pas , à leur sang étranger,
Leur prescrire un péril , et non le partager .
Je prétends affronter ceux que je leur apprête;
Etje cours triompher, ou mourir à leur tête.
Il eût été à desirer que le poète eût cherché à peindre son
héros de cette manière dans tout le cours de sa tragédie. Il se
seroit alors rapproché des grands maîtres , qui dédaignoient les
situations romanesques , et qui avoient soin de choisir dans
I'histoire tous les traits frappans propres à jeter de l'éclat sur
leurs principaux personnages.
On voit avec peine que M. Legouvé n'a négligé aucune
occasion de répandre de la défaveur sur la religion, dont il a
l'air de confondre la doctrine avec les principes affreux des
Ligueurs. Etoit-ce ce que l'on devoit attendre du poète qui a
si bien peint dans le poëme du Mérite des Femmes , la tendre
NOVEMBRE 1806. 301
charité que la religion inspire ? Devoit-on attendre des déclamations
irréligieuses de l'auteur des vers suivans :
Là , des femm s portant le nom chéri de soeurs ,
D'un zèle affectueux prodiguent les douceurs.
Plus d'une apprit long-temps dans un saint monastère ,
En invoquant le ciel , à protéger la terre ;
Et vers l'infortuné s'élançant des autels ,
Fut l'éponse d'un Dieu pour servir les mortels.
O courage touchant ! ces tendres bienfaitrices ,
Dans un sejour infect où sont tous les supplices ,
De mille êtres souffrans protégeant les besoins ,
Surmontent les dégoûts des plus pénibles soins ;
Du chaovre salutaire entourent les blessures ,
Et réparent ce lit , témoin de leurs tortures ;
Cedéplorable lit, dont l'avare pitié
Ne prête à la douleur qu'une étroite moitié.
Et c'est à une religion dont M. Legouvé peignit ainsi les
vertus surnaturelles, qu'il attribue aujourd'hui les crimes les
plus noirs ! On avoit lieu d'espérer que le poète qui dut son
premier succès à un sujet religieux , ne se rangeroit pas sous
les bannières des sophistes. Le chantre d'Abel ne pourroit que
gagner à supprimer de sa nouvelle tragédie ces traits qui
n'ont pas même le mérite d'être brillans et poétiques .
P.
Histoire de France , depuis les Gaulois jusqu'à la fin de la
Monarchie ; par M. Anquetil , de l'Institut national , et
membre de la Légion - d'Honneur . Quatorze vol. in-12.
Prix : 42 fr . A Paris , chez Garnery , libraire , rue de Seine ,
ancien hôtel de Mirabeau ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 17 .
QUAND on a parcouru une longue carrière , et qu'on y a
recneilli quelque gloire , ou du moins qu'on y est parvenu à
tous les honneurs auxquels on pouvoit raisonnablement prétendre
, pourquoi ne s'arrête-t-on pas ? Un vieillard qui a
illustré sa vie par de bons ouvrages , devroit-il penser à autre
chose qu'à se reposer , et à jouir de la réputation qu'ils lui
ont acquise ? Sa tâche est remplie : qu'a-t-il besoin de se livrer
à de nouveaux travaux ? Par son âge seul , et par les souvenirs
qu'il rappelle , il est , pour la génération qui s'élève autour
de lui , un objet assez respectable ; et la juste considération
dont il jouit , ne peut désormais avoir de base plus solide que
302 MERCURE DE FRANCE ,
sa prudence et la sagesse avec laquelle il évitera de la compromettre.
Qu'il laisse donc , qu'il laisse les jeunes gens disputer
entr'eux de courage et d'activité ; qu'il applaudisse aux
efforts qu'ils font pour mériter un jour , comme lui, les palmes
et les honneurs de la littérature : ces combats conviennent
à leur âge ; et ces prétentions , lors même qu'elles sont peu
fondées , ont du moins pour excuse leur ardeur naturelle et
leur peu d'expérience. Pour lui , que , semblable au nautonnier
échappé du naufrage , il suspende à la voûte du temple des
lettres les armes qui firent sa gloire , et qu'il ne songe plus
désormais qu'à éviter les dangers .
Voilà ce qu'on a dû se dire , lorsqu'on a su qu'à près de
80 ans M. Anquetil pensoità composer uneHistoire de France .
Certes , c'étoit déjà bien assez qu'il eût voulu faire à cet âge
une Histoire Universelle ; et l'audace de cette entreprise , qu'il
croyoit avoir conduite à sa fin , avoit été suffisamment remarquée
pour qu'il dût désormais se montrer plus réservé. Il
semble qu'en effet l'auteur de l'Esprit de la Ligue , de
Louis XIV , sa Cour et le Régent , et de quelques autres
petits ouvrages qu'on avoit lus avec plaisir , n'avoit aucun
motif d'être mécontent de la réputation qu'ils lui avoient
faite , et que loin de la compromettre par des essais qui , à
tout âge peut-être , auroient passé ses forces , toute son ambition
devoit se borner à la conserver avec soin. Mais se
connoît-on jamais bien soi-même ? Les vieillards sont-ils plus
exempts que les jeunes gens des illusions de l'amour propre ?
Et les auteurs ne sont-ils pas , de tous les hommes , ceux qui
y sont le plus exposés ? On se flatte toujours d'obtenir encore
un succès : ceux que l'on a obtenus semblent eux-mêmes un
juste motifd'en espérer de nouveaux. Le talent , se dit-on ,
est comme les arbres : il s'accroît , il se fortifie de tout ce qu'il
enfante ; et à mesure qu'il enrichit le public de ses productions
, il se met en état d'en donner chaque année de plus
belles et de plus abondantes. Voilà ce qu'on se dit , et on
n'ajoute pas qu'il y a des arbres qui , par leur nature , sont
destinés à rester petits , et qu'on les frapperoit de stérilité si on
aspiroit à les élever ; on n'ajoute pas que les chênes eux-mêmes
vieillissent , et qu'il vient un temps où il faut empêcher les
plus grands arbres de produire , si on veut que , par leur
ombrage , ils soient encore long-temps Thonneur du verger.
On ne fait pas sur soi-même des réflexions si désagréables .
Oh ! qu'il est triste d'avoir à les faire , en parlant d'un auteur
qu'on ne peut s'empêcher d'estimer ! Qu'il est triste sur-tout
d'avoir à les faire sur son tombeau à peine fermé !
Cette histoire n'est pas bonne , et , dans un article qui de-
0
NOVEMBRE 1806. 303
voit, il y a près de deux mois , être inséré dans cejournal , je
le disois avec toute la franchise dont je fais profession : car je
ne pense pas qu'un auteur , parce qu'il est membre de l'Institut
, ait droit à plus de ménagemens qu'un autre. Au
contraiirree , c'est parce qu'il est assis parmi les maîtres qu'il
doit être jugé avec plus de rigueur : en occupant le trône
académique , il a contracté en quelque sorte l'engagement
de devenir un modèle de correction et de goût; sur-tout il a
contracté celui de donner aux élèves l'exemple et la leçon du
travail.<< Si vous êtes , lui dirois -je , un de nos maîtres , conservez
donc , avant tout , la tradition des vôtres ; observez
leurs lois ; n'oubliez jamais leurs conseils. Avant donc que
d'entreprendre un ouvrage , consultez long-temps votre esprit
et vosforces ; ensuite vingtfois sur le métier remettez votre
ouvrage ; polissez-le sans cesse et le repolissez. Si vous
venez vous vanter à moi d'avoir fait une grande histoire en
deux ans , et de l'avoir faite avec toute l'ardeur d'un homme
pressé de finir ( 1 ) , que voulez-vous que je vous réponde , si
ce n'est que le temps nefait rien à l'affaire , et que lorsqu'il
s'agit d'une histoire , l'essentiel n'est pas de la finir , mais de
la bien faire. » Lors donc qu'il arrive à un membre de l'Institut
de faire un mauvais ouvrage , ou de travailler comme
un écolier qui se hâte d'achever son thême , nous devons le
dire , et le dire plus haut encore , parce que c'est un membre
de l'Institut. Eh sur qui donc , bon Dieu ! exercerions-nous
nos censures ? Sur les jeunes gens ? Sur les auteurs sans nom
et dont l'exemple ne sauroit être dangereux ? Sur cette foule
de brochures qui s'écoulent continuellement de toutes les
imprimeries, sans qu'on s'en apperçoive, et sans qu'on s'informe
de ce qu'elles deviennent? Certes ce seroit bien mal connoître
les fonctions du critique , que de le réduire ainsi à ramasser
les écumes de la littérature pour en infecter le public. Pour
moi , je pense que son devoir est sur-tout de faire remarquer
ce qu'il y a d'imparfait dans un bou livre, de signaler au
public les mauvais exemples qui ont été donnés par les bons
auteurs ; et qu'enfin , il n'est jamais plus utile que lorsqu'il est
réduit à prouver que ce qu'il y a de plus respectable dans un
ouvrage qui fait du bruit , c'est le nom de celui qui l'a fait.
Mais M. Anquetil mourut au moment où je venois de
juger son ouvrage , et , pour mieux dire , où je venois de
recueillir le jugement que le public en a porté ; et je crus
devoir respecter par mon silence la douleur encore récente de
sa famille et de ses amis. Il est mort cependant , et , affranchi
(1) Ces expressions sont tirées de la préface de M. Anquetil. :
304 MERCURE DE FRANCE ,
àson égard de ces formules de politesse qui ne sont dues
qu'aux vivans , il ne m'est plus permis de faire entendre , en
parlant de lui , que le langage austère de la vérité. Je demande
seulement qu'il me soit permis de la dire aussi rapidement
qu'il me sera possible , et de m'en décharger comme d'un
fardeau qui pèse àma franchise.
Si j'en juge d'après quelques expressions qui sont échappées
à M. Anquetil dans sa préface , il a voulu refaire l'histoire de
MM. Velly , Villaret et Garnier. On en veut beaucoup à cette
histoire : sans la présenter jamais comme un ouvrage absolument
méprisable , on affecte d'en parler avec un dédain dont
elle ne me paroît point digne. Comme je pense que le meilleur
moyen de bien juger d'un livre , c'est de le comparer à ceux
qui l'ont précédé , j'ai rapproché plusieurs morceaux de
M. Anquetil de ceux qui leur correspondent dans cette histoire
, qu'on affecte d'appeler si volumineuse , et je me suis
convaincu que , dans sa longueur même , celle-ci est ordinairement
plus précise que toute autre. Je crois , enfin , qu'elle
est un des meilleurs ouvrages , et peut- être le meilleur en son
genre de tous ceux qui ont paru dans ce siècle , où il en a tant
paru de trop volumineux ; et j'espère qu'on me permettra
de donner ici quelques-unes des raisons sur lesquelles je
m'appuie pour en juger ainsi. Quels sont donc les reproches
qu'on lui fait ?
On l'accuse d'abord de n'être que l'histoire des rois. Ce
reproche est nouveau : on ne l'a jamais fait dans les temps
anciens aux historiens de la Perse ; et je crois que , depuis
Thésée jusqu'à Codrus , l'histoire d'Athènes elle-même n'étoit
etn'est encore pas autre chose. Elle n'est pas l'histoire des
peuples ! Comme si l'histoire d'une monarchie ne devoit pas
ètreavant tout celle de ses monarques ! Qu'on fasse donc lemême
reproche à Voltaire , qui non-seulement a écrit demême son
Histoire Générale , mais qui de plus a établi en principe qu'on
devoit l'écrire ainsi : « Les principaux personnages , disoit-il ,
>> en parlant de son Essai sur les Mcoeurs et l'Esprit des
Nations , sont sur le devant de la toile : la foule est dans
>> l'enfoncement. Malheur aux détails : la postérité les né-
>> glige tous ; c'est une vermine qui tue les grands ouvrages. >>>
L'histoire de Velly n'est pas l'histoire des peuples ! Non, elle
ne l'est pas : je conviens que Velly et ses successeurs ont été
assez heureux pour n'avoir presque jamais à faire que celle des
rois. Malheur aux temps dont l'histoire est celle des peuples ;
malheur aux historiens qui ont à l'écrire ! Quand lafoule est
sur le devant, il faut s'attendre à trouver , pour conclusiondu
tableau , que l'Etat fut dévoré par la vermine.
Mais
NOVEMBRE 1806. 3
DE
LA
SEI
Mais les temps où l'on porte sur des ouvrages,d'ailleurs
assez estimables , de pareils jugemens , ne seroient-ils pas les
avant-coureurs des temps que nous avons vus ? Cette fureur
de mettre le peuple sur le devant, n'annonçoit-elle pas la
révolution qui s'étoit déjà faite dans tous les principeset toutes
les idées ? Allons plus loin : le véritable tort de Velly ne seroitil
pas de ne s'être pas laissé entraîner au torrent de colt cette révolution
? Son style est sage, on en convient ; mais ses pensées
et ses récits le sont tout autant , et on ne le dit pas. Il n'est
pas frondeur ; il ne parle de nosinstitutions qu'avec le respect
convenable : voilà son tort. Si son histoire eût été , comme
celle de l'abbé Millot , uniquement celle des démêlés de nos
rois avec les souverains pontifes , on n'eût pas seulement
remarqué qu'elle n'étoit pas celle des peuples , mais on eût
fait observer qu'elle étoit pleine de philosophie ; et ce mot
eût suffi à son éloge. Les temps sont changés : on ne lit plus
l'histoire trop succincte de Millet , et l'histoire volumineuse
de Velly trouve encore beaucoup de lecteurs. On ne pense
plus qu'un auteur soit obligé , pour plaire à un parti , de
sacrifier à la vermine de certains détails le corps entier de
son ouvrage ; et un écrivain qui rempliroit maintenant une
histoire de France avec les seuls récits de nos querelles religieuses
, paroîtroit aussi ridicule que si , pour faire l'histoire
d'Athènes , il faisoit celle des démélés de la famille desEumolpides
avec celle des Eléobutades .
On reproche encore à cette histoire den'être pas celle de la
législation , du commerce et des arts , c'est-à-dire , de n'être pas
tout ce qu'elle nedoit pas être : car enfin , une bonnehistoire ne
doit être qu'un dépôt général de faits , d'après lequel on fera, si
onveut,une foule d'autres ouvrages.Ainsi,d'après Velly, Mézerai,
Daniel, on fera le tableau des progrès de nos sciences,de nos
lumières,de l'industrie; et tous ces tableaux seront des ouvrages
à part ; et ils ne seront bons qu'autant qu'ils seront en effet des
ouvrages à part. C'est aussi avoir un peu trop le goût de son
siècle , que de vouloir qu'on parle de tout , et longuementde
tout dans un même livre. Les estimables coopérateurs de
notre grande histoire ont noté l'établissement de chacune de
nos lois; ils ont fixé l'époque de nos principales découvertes.
Que devoient-ils faire de plus ? Falloit-il que leur histoire
fût une autre Encyclopédie ? Ils n'ont pas même oublié le
commerce; ce commerce si important, si nécessaire ; ce commerce
devenu la base des Etats ,quand la morale et la religion
ne l'ont plus été. Oui , ils ont dit du commerce tout ce qu'ils
devoient en dire. Mais quoi ! et c'est ici un de leurs torts
dontje dois convenir, ils n'ont pas donné , comme les histo-
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
riens anglais , la table des divers prix d'un boeuf et d'un mouton
, en chaque siècle et en chaque année.
Enfin, on les accuse d'avoir fait une histoire trop longue ;
et je réponds que ce n'est pas leur faute si la monarchie dont
ils racontoient les commencemens et les progrès avoit duré
quatorze siècles. Je leur reprocherai bien plutôt, je reprocherai
aussi à M. Anquetil d'en avoir fait certaines parties
beaucoup trop courtes. Par exemple , comment des historiens
instruits ont- ils pu se flatter de renfermer en un demi-volume
l'histoire suffisamment détaillée de quatre siècles et de trente
rois ? C'est pourtant là tout l'espace que Velly et M. Anquetil
ont donné au tableau de la première race. Mais il ya , dit- on ,
trop d'obscurité dans nos origines..... C'est pour cela qu'il falloit
employer plus de temps à les éclaircir. Nos anciens auteurs sont
infideles , et ne sont pas toujours d'accord ..... Il falloit donc se
donner l'espace nécessaire pour raconter leurs diverses opinions
, et les discuter. Mais les faits d'alors ne nous intéressent
presque plus.... Cela est-il bien vrai ? Eh ! que cherche-t-on
dans une histoire, si ce n'est le récit des faits anciens ? Pour
les événemens modernes , nous avons les Mémoires du temps
et une foule d'ouvrages qui sont tous à notre portée , et
que nous pouvons consulter. Ce que nous demandons à
des auteurs tels que Velly, Mézeray, ou même M. Anquetil ,
c'est de nous éviter la peine d'aller feuilleter les vieux livres.
Un homme qui passoit pour avoir l'esprit juste et pour
être un bon écrivain , et qui ne fut jamais qu'un grand géomètre
et un bon calculateur, a fait , dans le dernier siècle , un
petit ouvrage pour prouver qu'il faut étudier l'histoire à
rebours. Nos historiens vont plus loin, ils l'écrivent à rebours :
ils racontent longuement tous les événemens modernes , dont
nous pourrions être instruits sans tant de secours ; ils ne disent
presque rien de l'histoire des anciens temps , qui est à-peu-près
la seule que nous voulions apprendre d'eux. La vérité , disentils
, est trop difficile à trouver dans les vieilles chroniques et
les anciens monumens. Je le crois bien ; et c'est pour cela que
nous faisons grand cas de ceux qui l'y cherchent , et qui l'y
trouvent; mais , pour ces écrivains bavards qui ne font que
ressasser dans un nouveau livre ce qu'on a dit mille fois avant
eux, tout ce que nous pouvons faire , c'est de les plaindre
d'avoir si mal employé leurs journées.
Il seroit temps , peut- être , d'examiner si les descendans de
Clovis n'ont pas joué un assez grand rôle dans le monde ,
pour être dignes d'occuper une plus grande place dans notre
histoire , et si tous ces rois qu'on a nominés fainéans méritèrent
en effet l'ignominie de ce titre. Ce qui est sûr, c'est
\
1
NOVEMBRE 1806. 307
que la France entière étoit couverte des monumens de leur
grandeur et de leur munificence : il paroît que presque tous
emportèrent au tombeau l'estime et l'affection des peuples ;
et, ce qui est sûr encore , c'est que plusieurs d'entr'eux laissèrentdans
le souvenir, même des dernières classes de la nation ,
des impressions assez fortes pour que dix siècles entiers écoulés
depuis eux , n'aient pu les effacer. Bon Dagobert , votre nom est
encore dans toutes les bouches; le vulgaire vous célèbre dans
ses chansons , et les historiens nous parlent à peine de vos
enfans. Cependant les monumens de leurs règnes existoient
encore il n'y a pas vingt ans. La France entière parloit ;
l'histoire seule est muette. Murs augustes qu'on relève aujourd'hui
, temple de Saint-Denis , c'est vous que j'atteste : par
quelles mains fûtes-vous construits ? Quels furent les temps
qui vous virent naître ? Ils sont obscurs maintenant ; on
n'en parle qu'à peine. Eh bien ! relevez-vous , portez à la
postérité la plus reculée le témoignage des grandes choses
dont nous avons été les témoins , et , jusque dans cet éloignement
où les plus grandes choses s'oublient , dites-lui que
nos temps aussi furent féconds en prodiges.
Avec quelle légéreté M. Anquetil a traité cette partie de
notre histoire ! Non-seulement elle est trop courte , mais elle
est mal racontée : des faits importans y sont omis ; les noms
mêmes de nos anciens rois ne s'y trouvent pas tous , ou ilsy
sont mis de telle manière qu'on ne peut plus les reconnoître.
J'ai promis d'être court sur les censures , et de ne m'appesantir
sur aucune: qu'il me suffise donc de faire observer
qu'en faisant tant bien que mal l'histoire de Chilpéric I , fils
de Clotaire I , il l'appelle partout Chilpéric II ; ce qui ne
l'empêche pas de faire ensuite l'histoire du véritable Chilpéric
II , sans avoir l'air de se souvenir que c'est pour la
seconde fois que ce nom paroît dans son ouvrage. On trouve
dans l'histoire de Velly une erreur pareille. Dans celle-ci ,
Chilpéric II est appelé Chilpéric III : ainsi , dans l'une il n'y
a point de Chilpéric I , et dans l'autre il n'y a point de Chilpéric
II. On diroit que cette partie de nos annales n'étoit pas
digne de l'attention de nos historiens.
Mais , du moins , cette erreur est à-peu-près la seule que
l'on trouve dans tout l'ouvrage de Velly; et combien d'autres
je pourrois relever dans celui de M. Anquetil ! Il semble que
celui-ci se soit plu à ramasser dans les vieilles chroniques ce
qu'elles contiennent de plus romanesque et de plus invraisemblable
, pour en charger toutes ses pages. Partout ce sont des
contes , des anecdotes ; il écrit , dit-il , de mémoire : on le voit
bien; mais ce n'est pas ainsi qu'on écrit un bon livre. Ce
V2
308 MERCURE DE FRANCE ;
qu'il y a de plus curieux dans les auteurs, n'est pas nécessairement
ce qu'il y a de plus instructif; et ce qu'on retient le
mieux, n'est pas toujours ce qu'il auroit fallu retenir. Quand on
voudra louer M. Anquetil , on dira qu'il a recueilli toutes les
fleurs de l'histoire ; mais , quand on voudra dire la vérité , il
faudra ajouter qu'il en a laissé tous les fruits.Quelle instruction ,
eneffet , peut-on retirer d' un ouvrage composé dans un pareil
esprit ? Et s'il est vrai que M. Anquetil l'ait fait , comme
il le dit dans sa préface , pour que les jeunes gens
l'ouvrent et s'instruisent, et que les vieillards le feuillètent et
se souviennent , je demande quelle opinion il faudroit se formerd'unjeune
homme qui n'auroit que cette instruction , et
d'un vieillard qui n'auroit que ces souvenirs ?
M
Jene citerai qu'un exemple tiré de cette première partie;
et je choisis l'histoire du mariage de Clotilde avec Človis :
« Će caractère sanguinaire ( de Clovis ) auroit pu , dit M. An-
>> quetil, être modéré par les tendres insinuations d'une femme
>>douce et sensible; mais il ne paroît pas que Clotilde , qu'il
» épousa , ait été douée de ce caractère. Elle étoit fille de
>> Chilpéric , roi d'une partie de la Bourgogne. Gondebaud
>> son frère (sans doute de Chilpéric ) , qui possédoit l'autre ,
>> le fit assassiner pour réunir le royaume entier sous son
>> sceptre. La nièce garda un vif ressentiment de cette bar-
>>barie. Il ne put être étouffé par la condescendance qu'eut
>>son oncle de l'accorder à Clovis , quoiqu'en agréant ce
>> mariage , il dût craindre et l'ambition du prince et le carac-
>> tère vindicatifde sa nièce. Ces considérations , qui lui furent
>> présentées par son ministre , le déterminèrent à dépêcher
>> des gens pour ramener la princesse , à laquelle il avoit
>> permis de partir. Heureusement elle s'étoit déjà mise en
>> sûreté dans les Etats de son futur époux. De là , elle ordonna
>> qu'on mît le feu aux villages de la frontière de Bourgogne
>> les plus prochains , envoyant , pour ainsi dire , les tour-
>> billons de flammes qui s'élévoient de ces incendies , comme
>> des messagers de la vengeance qu'elle méditoit. >>>
C'est ainsi en effet que Mézerai , sur la foi de quelques
vieilles chroniques , a raconté l'histoire du mariage de Clotilde
avec Clovis ; et M. Anquetil qui toujours copie ou
Mézerai , ou Velly , ou quelqu'un de ses propres ouvrages ,
n'a pas manqué de s'emparer de cette anecdote. Elle est
curieuse , il faut l'avouer : cette histoire des gens dépéchés
pour ramener Clotilde , a un faux air de celle de Pénélope et
des efforts que fit son père pour la retenir auprès de lui. Il est
possible encore que Mézerai ait trouvé piquant de donner
àune Sainte, àcelle qui la première arbora en France l'étenNOVEMBRE
1806. 309
dard de la croix, un caractère vindicatif, et de lui faire par
pure vengeance incendier les villages de son propre pays. Le
fait peut être vrai : les Saints ne sont pas saints en tout;
ils ont , comme nous , leurs passions et leurs foiblesses , et leur
Sainteté consiste à en triompher plus souvent que nous. Mais
enfin le fait n'est pas constant; et Velly le raconte d'une manière
très-différente :
১)
<<Gondebaud , dit- il , roi des Bourguignons, avoit une nièce
>> d'une rare beauté. La réputation de ses charmes , de son
>> esprit et de sa vertu , toucha le coeur de Clovis. Il la fit
>> demander par ses ambassadeurs. La cour de Bourgogne
>> n'osa la refuser ; elle craignoit d'irriter un jeune conquérant
>> que la victoire suivoit partout. La princesse Clotilde fut
donc épousée , au nom du roi , par Aurélien , illustre Gau-
>> lois, qui lui donna , selon la coutume, un sou et undenier....
>> Tout étant prêt pour le départ de la nouvelle reine , elle
>> se mit en chemin, montée sur une espèce de chariot qu'on
>> appeloit une basterne. C'étoit la voiture la plus décente
>> et la moins rude de ce temps-là. Elle étoit tirée par des
>> boeufs , dont la marche, plus lente que celle du cheval , est
>> aussi beaucoup plus douce. Le mariage fut célébré à Sois-
› sons , aux acclamations des Gaulois et des Français. Le ciel
>>>bénit cette heureuse union. >>>
Je ne cherche pas , je n'ai pas le temps de chercher ici qui
a raison de Velly ou de M. Anquetil. Il me semble que le
récit du premier est plus vraisemblable , et cela suffiroit pour
me déterminer en sa faveur ; mais je demande à tous les gens
de goût quel est celui de ces deux récits qui est le mieux
écrit , qui fait le mieux connoître les moeurs du temps , qui
atout à-la-fois le plus de grace et le plus de précision ? Je
ne crois pas qu'ils y mettent le moindre doute: ils me répondront
tous que c'est celui de Velly. Cependant M. Anquetil
avoit fait de très-bonnes études , et son style ne manque
jamais de vivacité , et même d'un certain agrément. Quelle
est donc la cause de cette différence que l'on remarque soit
entreces manières de voir le même fait , soit entre ces manières
de le raconter ? Ne seroit-ce pas que la vérité n'avoit pas jeté
d'assez profondes racines dans le coeur de M. Anquetil? Je ne
sais comment développer ma pensée , sans quelle soit trop
offensante pour sa mémoire. Il étoit bon et sage sans doute,
puisqu'il étoit très - éclairé ; mais il a l'air d'avoir ignoré
que Clotilde est une sainte; mais , lorsqu'il parle de la religion,
il en parle tout à-la-fois avec un respect et une indifférence
qui m'épouvante ; mais enfin, son goût ne me paroît
pas avoir été suffisamment épuré au feu des grands principes
et des vérités éternelles. 3
310 MERCURE DE FRANCE ,
M. Anquetil est très-loin d'être un écrivain irréligieux.
J'ignore , je le répète , quels étoient ses principes : ce qu'il
faut dire à sa louange , c'est qu'il respecte les véritables , et
qu'il endémontre partout la nécessité. Il dit quelque part , en
parlant des Albigeois : « On sait trop combien l'irréligion
>> peut enfanter de désordres parmi le peuple ; quel boule-
>> versement de tous les principes , même civils ; quelle cor-
> ruption dans les moeurs l'affranchissement de toute crainte
» pour l'avenir introduit chez des hommes grossiers , et
>> combien elle les rend propres à lever l'étendard de l'insu-
>>> bordination et à violer toutes les lois. » Ah ! sans doute , on
ne le sait que trop , et M. Anquetil ne l'avoit que trop vu
par ses propres yeux. Je ne doute même pas que , si son sujet
l'y eût porté , il ne nous eût fait remarquer que l'irréligion
n'influe pas moins sur les gens instruits que sur lesgens grossiers
; que si , dans les seconds, elle déprave le coeur, dans les
premiers elle affoiblit au moins le goût; et qu'enfin , s'il y a
une vérité bien démontrée par l'histoire , c'est qu'il y a une
connexion nécessaire entre la décadence des lettres et la décadence
des principes religieux.
Mais M. Anquetil, dont l'eprit étoit trop sage pour ne pas
voir le mal où il étoit, n'avoit peut-être pas un talent assez
robuste pour y résister pleinement et en triompher. Ce qu'il
y a de sûr , c'est que ses expressions ne sont pas aussi étrangères
à son siècle que ses opinions. On a vu, par exemple,
comment il parle de la pieuse Clotilde : on ne sera donc pas
étonné que Saint Louis soit nommé dans son ouvrage Louis ,
que nous appellons leSaint. Al'entendre, on diroit que cette
dénomination ne renferme aucun sens déterminé , et que nous
disons Louis le Saint, comme on dit Louis le Hutin ou Jean
Sans- Terre.
Cette dernière étourderie (car je ne puis l'appeler autrement,
quoiqu'il s'agisse d'un vieillard d'ailleurs très-respectable
) peut avoir une autre cause, qu'il importe de faire
connoître. M. Anquetil a vécu , et sur-tout il a beaucoup écrit
dans un temps où l'on avoit perdu tout sentiment des convenances.
Il étoit beau alors , et j'oserois presque dire , il étoit
noble de parler d'un roi , ou d'un homme fameux, comme on
parleroit d'un homme vulgaire. Il a pris le ton du moment: il
I'a suivi comme on suit une mode; c'est-à-dire , sans y attacher
peut- être beaucoup d'importance ; ; mais enfin , il l'a suivie , et
les modes ne vont bien ni aux auteurs , ni aux vieillards. Ses
opinions, je le répète encore, n'étoientpeut-être pasde ce temps,
mais toujours ses expressions en ont pris la teinte, etvoilà pourquoi
son style n'a jamais aucune noblesse: car ce qui étoitbeau
NOVEMBRE 1806 . 311
alors , est précisément ce qui est devenu et ce qui sera toujours
inconvenant et ignoble.Ainsi, lorsqu'il parle d'un de nos rois,
c'est toujours par son surnom qu'il l'appelle; et s'il parle d'un
étranger, il ne sait le caractériser que par le nom de sa nation.
Des exemples me feront mieux comprendre : M. Anquetil dit
que le Sans- Terre n'osa s'exposer à la rigueur du tribunal,
etc. (il s'agit de Jean Sans-Terre), et que sous le Hardi se tint
àMontpellier une assemblée solennelle , etc. (Cela veut dire
sous Philippe-le-Hardi. ) , et que Jeanne , fille de Hutin ,
resta en bas âge sous ses deux oncles , etc. ( Il faut savoir
que c'est Jeanne, fille de Louis-le-Hutin ). Il raconte ailleurs
qu'un roi de France étoit en froid avec l'Allemand, et cet
Allemand étoit l'empereur Othon. Louis XVI , selon lui ,
retira sa confiance au Genevois , et pour le coup on devine
que c'est M. Necker. Mais que d'inconvenances il a fallu dévorer
avant d'arriver là ! Ne soyens donc plus étonnés de Louis
que nous appelons le Saint ; soyons-le plutôt de ce qu'il n'a
pas dit que le soudan d'Egypte battit le Saint. Du reste , il ne
craintpas d'employer l'expression vulgaire, et de donner quelquefois
comme un autre à Louis IX le nom de Saint-Louis..
Il fait même plus que tout autre: car , dans le titre de son
chapitre sur ce monarque, et dans le haut de toutes ses pages ,
il l'appelle Saint-Louis-Neuf.
Je ne finirois pas si je voulois relever toutes les inconvenances
politiques , morales , ou tout simplement sociales dont
cette histoire est surchargée. On y lit que l'amiral Chabot
étoit un bon marin; c'est comme si on disoit que M. de
Turenne étoit un bon soldat. Ailleurs on trouve qu'une chose
inquiétoit Henri IV, et que cette chose fait voir que , dans
les actions ordinaires de la vie, souvent les maîtres de la
terre sont réduits aux voeux comme les autres hommes. Or ,
quelle étoit cette chose ? C'étoit la crainte de rencontrer
unefemme laide et mauvaise. Voilà, il faut en convenir , une
singulière chose , et à propos de cette chose , une plus singulière
réflexion de l'historien. Mais est-ce qu'on remarque
aujourd'hui ces sortes d'inconvenances dans un ouvrage ?
Depuis que , grace aux romans et à la multitude des livres
dont nous avons été inondés, on ne lit plus que pour se désennuyer,
tout livre est bon quand il amuse. Or, cette histoire
est fort amusante. C'est une observation que je ne devois pas
oublier de faire , puisque je me suis chargé de recueillir aujourd'hui
les jugemens du public : il est certain que j'ai
entendu des personnes qui croyoient en faire un très -grand
éloge, en disant qu'elle les avoit beaucoup amusées. Qu'on
s'en amuse donc; mais cela ne doit pas m'empêcher de dive
312 MERCURE DE FRANCE ,
1
qu'elle n'instruit point , et que, si elle apprend quelque
chose , ce n'est assurément ni l'histoire, ni le français.
Je renonce à prouver , par un plus grand nombre de citations
, que M. Anquetil n'a refait l'Histoire de France qu'en
copiant les autres histoires. Mais il n'est peut-être pas inutile
de faire observer à ceux qui seroient frappés par quelquesunes
des réflexions qu'on y rencontre , que ces réflexions ,
lorsqu'elles sont gaies , sont toujours de M. Anquetil , et
que lorsqu'elles sont sages , elles sont ordinairement d'un autre
historien. Ainsi il dit, en commençant l'histoire de Philippe de
Valois, que les grands Empires s'établissent par un sage conscil
, qu'ils s'élèvent par le bonheur, et qu'enfin ils se ruinent
parle défaut de l'un et de l'autre. Mais cette réflexion est de
Mézerai. Il observe , en parlant du procès qui fut fait par
Philippe-le-Hardi à la reine Marie, son épouse , que c'està
la cour, où on se pique d'être au-dessus du préjugé vulgaire ,
que se trouve le plus de crédulité sur ce qu'on appelle astrologie,
divination , necromancie; et que cette crédulité vient
de l'importance que les grands attachent à leur existence ; mais
cetteobservation est de Velly. De tout ce que j'ai cité jusqu'à
présent , il n'y a que la chose qui inquiétoit Henri IV , que
je n'ai pu rencontrer ailleurs que dans M. Anquetil.
2
1
2
Releverai-je maintenant les erreurs sans nombre qui four.
millent dans toutes ses pages ? Dirai-je qu'il place Bouvines
la fameuse plaine de Bouvines , sur une des rives de laMeuse,
non éloignée de la ville de Lille ( 1 ), laquelle ville est très-loin
de la Meuse ? Ajouterai-je que , dans plusieurs exemplaires
de cet ouvrage que j'ai rencontrés , au lieu de Robert comte
d'Artois , frère de Saint-Louis, on trouve je ne sais quel comte
de Vermandois, qui n'a jamais existé ? Mais comment se fait-il
que cette faute ne soit pas dans l'exemplaire que j'ai sous les
yeux ? Ce qui est sûr , c'est que cet ouvrage en est encore à la
première édition. C'est un fait dont il faut demander l'explication
aux libraires; je le fais remarquer , afin que
les lecteurs
aient du moins un moyen de distinguer les exemplaires
qui ont été un peu corrigés, de ceux qui ne l'ont pas été du
tout?
Il me reste à prouver une dernière assertion : cet ouvrage
n'apprend pas mieux le français que l'histoire . M. Anquetil
dit, en parlant de Clovis , que la vie de ce prince fut toute
de combats , peu de revers, beaucoup de triomphes. Ainsi
(1 ) Il y a deux villages de Bouvinės. Celui qui est célèbre par la victoire
qu'y remporta Philippe-Auguste sur l'empereur Othon , est près de
la Deule , à deux lieues de Lille.
NOVEMBRE 1806. 313
voilà une vie qui fut peu de revers et qui fut beaucoup de
triomphes. Il dit que Louis VIII avoit trente-six ans quand il
monta sur le trône , et de Blanche son épouse des enfans dont
l'ainé atteignoit déjà l'adolescence. Est-ce qu'on ades enfans de
la même manière qu'on a des années ? J'aimerois autant dire
qu'unhomme passa une rivière et du fil dans une aiguille. II,
prétend que l'ordre de Frères-précheurs , et celui de Franciscains
qui parut quelques temps après, n'étoient pas riches .
Ils faisoient , ajoute-t-il , un singulier contraste avec les
moines de Cluni et de Citeaux qui regorgesient. Et de quoi
regorgeoient-ils ? C'étoit ce qu'il falloit dire : car ici le verbe
regorger ne peut pas se passer d'un régime. Veut-on des
phrases entortillées ? L'avantage de se concilier le clergé,
qui avoit un grand crédit sur le peuple, a fait malignement
conclure , par un raisonnement trop ordinaire , qu'il y cut
dans la conversion de Clovis moins de conviction que de
politique. Veut-on des figures monstrueuses ? Cette nue étincellante
d'éclairs , retentissante de tonnerre , qui menaçoit la
France ( c'est-à-dire la ligue de Cambrai ) , se fondit en
négociations partielles.Un avantage quifait conclure par un
raisonnement ! une nue qui sefond en négociations ! On est
étonné de rencontrer des phrases pareilles dans l'ouvrage d'un
homme qui a passé toute sa vie à écrire. Jeunes gens , jeunes
gens , qui avez la manie ou le talent d'écrire , je ne vous
répéterai pas qu'avant d'entreprendre un ouvrage vous devez
consulter long-temps votre esprit et vos forces. L'expérience
seule pourra vous éclairer là-dessus : c'est par vos chutes ou
par vos succès que vous apprendrez de quoi vous êtes capables.
Mais je vous dirai : Vingt fois sur le métier remettez votre
ouvrage ; polissez-le sans cesse et le repolissez. Ce n'est pas
seulement avec du talent , de l'esprit et des connoissances ,
que l'on fait de bons livres : c'est avec du temps et du travail.
GUAIRARD.
Elégies de Tibulle ; par M. Mollevaut. Un volume in-8°1
Prix : 3 fr. 75 c . , et 4 fr. 50 c. par la poste. AParis , chez
Debray, libraire , rue Saint- Honoré , vis-à-vis celle du
Coq; et chez le Normant, imprimeur-libraire
DORAT , dans une des longues préfaces de ses petits écrits ,
après avoir fait l'apologie de la poésie érotique , traduit à sa
manière , l'un des morceaux les plus voluptueux de Tibulle ;
puis il s'écrie : « S'il étoit un être qu'offensât un aussi doux
314 MERCURE DE FRANCE ,
>> tableau , je le plaindrois d'avoir de tels scrupules, et je ne
>>>me fierois pas à ses principes. » Voilà un véritable anathème,
et qui devroit du moins étonner , si cette formule ne se trouvoit
pas souvent sous la plume des sophistes du dix-huitième
siècle , au moment même où ils avancent quelque paradoxe
dangereux ou ridicule. Pour moi, je respecterois au contraire
depareils principes ; mais je dirois peut-être qu'il est permis
dene pas les adopter dans toute leur rigueur; et, tout en me
méfiant de l'influence que peuvent exercer sur ma manière de
penser les poésies séduisantes de Properce et de Tibulle ,
j'avouerois que je ne les crois pas aussi nuisibles aux moeurs
qu'elles l'ontparu à des écrivains respectables. On sait trop
qu'il y a un âge où la plupart des hommes ne choisit guère
qu'entre des dérèglemens honteux et une passion dangereuse ,
que la morale, il est vrai , peut rarement approuver , mais
quidu moins s'allie naturellement à des sentimens nobles et
généreux , et qui prend sa source dans ure sensibilité vive et
profonde. Les poésies érotiques ont sans doute le dangerde
renforcer un penchant auquel nous ne sommes que trop disposés
à céder; mais du moins elles ne célèbrent que des jouissances
où le coeur prend part , elles s'adressent plus à lui
qu'aux sens ; et si elles lui donnent quelquefois des émotions
trop vives et trop tendres, c'est du moins sans l'égarer et sans
Je pervertir. Ce qu'il faut arracher des mains de la jeunesse ,
cequ'il faut condamner sans réserve , ce sont les écrivains coupables
qui , non contens d'intéresser les passions , ou même
d'enflammer les sens par des images voluptueuses , s'efforcent
encorede corrompre la raison, en justifiant par des sophismes
les égaremens qu'ils retracent, eten réduisant , pour ainsi dire ,
le vice en principes. Voilà à-peu-près tout ce qu'on peutdire
en faveur des poètes érotiques ; et il y a loin de là aux prétentions
de l'écrivain frivole qui se flattoit de contribuer aux
progrès des moeurs en enluminant des froids ornemens du bel
esprit les médiocres vers de Jean Second.
Si la vivacité de la passion , si la vérité des sentimens et la
chaleur de l'expression font tout le prix des poésies amoureuses
, Tibulle est dans ce genre le poète le plus parfait que
l'antiquité nous ait transmis. On sent à la lecture de sesElégies
qu'elles ne lui furent inspirées que par le besoin d'épancherles
sentimens dont son coeur étoit plein, et que tous les vers qu'il
soupiroit lui étoient dictés par l'amour. Voilà ce qu'on ne
sauroit dire de la plupart de ses imitateurs. On s'aperçoit
trop qu'ils ont écrit pour le public autant que pour leur
maitresse, et que tout en feignant de ne point songer à leurs
lecteurs, ils n'ont pas perdu de vue le soin d'intéresser et de
NOVEMBRE 1806 . 315
plaire. C'est afin d'y parvenir qu'ils ont concerté les différens
sujets de leurs Elégies , et qu'ilsles ont assujéties à une espèce
de plan où l'art se fait aisément reconnoître. Ainsi le poète
agréable que ses amis se sont trop hâtés de proclamer le Tibulle
français , a voulu donner à ses poésies cette progression d'intérêt
et cette unité que l'on aime à trouver dans un roman :
il n'a voulu chanter qu'Eléonore. Tibulle aima Délie , Némésis
et Nééra : et il les chanta toutes trois. Il eût été plus
touchant sans doute qu'il n'eût jamais écrit que pour celle
qui eut ses premiers vers , pour celle dont il vouloit encore
presser la main de sa main défaillante ; mais il peignit ses
amours comme il les sentit. Quant à la gloire que devoient
lui procurer ses vers , on n'aperçoit pas qu'il s'en soit fort
inquiété. Il ne voyoit dans ses Elégies qu'un moyen de toucher
et de captiver des beautés qui n'étoient pas toujours
insensibles à des séductions d'une autre espèce. Aussi n'est-ce
pas pour chanter la guerre ou la marche des astres qu'il invoque
les Muses ; et si elles ne peuvent toucher sa maîtresse ,
il est prêt à leur dire adieu ( 1 ).
L'amour paroît donc la grande affaire de sa vie ; mais tous
les sentimens doux et tendres qui caractérisent une ame vraiment
sensible respirent aussi dans ses vers. Il aime la paix des
champs et la douceur de la vie rustique : car c'est aux champs
que le coeur recueille mieux ses douces émotions , et se repose
àloisir dans son bonheur. C'est du coeur qu'il célèbre la gloire
et les exploits de son cher Messala , de son protecteur et son
ami ; et son style s'élève alors à la sublimité de l'ode. Mais
l'éclat d'un nom célèbre et les honneurs réservés aux guerriers
ne lui inspirent aucune envie. Il ne dissimule pas qu'il
redoute le fracas des armes : il ne se vante pas de mépriser la
mort , et ses couleurs deviennent tristes et mélancoliques
toutes les fois qu'il pense aux approches de la vieillesse et à la
briéveté de la vie. Un tel caractère est loin d'être héroïque
sans doute ; mais s'il n'admet pas les vertns d'une ame forte et
élevée , il exclut aussi bien des vices. Il atteste d'ailleurs que le
poète dut vivre heureux et aimé ; et il n'en faut pas davantage
pour qu'il inspire à ses lecteurs beaucoup d'intérêt .
Tibulle a été traduit plusieurs fois en prose, et toujours sans
succès. Il y en a pourtant une version qui est assez connue :
(1) Ite procul , Musæ , si nil prodestis amanti
Non ego vos , ut sint bella canenda , colo .
Non refero solisque vias .
Addominamfaciles aditus per carmina quæro.
Iteprocul, Musæ , si nihil ista valent.
316 MERCURE DE FRANCE ,
elle doit cet avantage , si c'en est un pour un médiocre ouvrage,
au nom de Mirabeau, à qui on l'attribua dans l'origine,
quoiqu'on n'y trouve ni la chaleur ni la passion qui animent
les lettres de cet homme malheureusement célèbre. Aussi futelle
réclamée , il y a quelques années , par un écrivain qu'on
n'eut aucune peine à croire quand il assura qu'il en étoit
P'auteur. Quant aux traductions en vers , il y a peu de jeune
homme amoureux à qui il ne soit échappé des imitations
plus ou moins exactes de quelques Elégies de Tibulle. Mais
jusqu'à M. Mollevaut , aucun versificateur n'avoit osé le traduire
en entier.
C'est une tâche bien pénible que celle de faire goûter en
vers français les grands poètes de l'antiquité !
Sans parler des innombrables difficultés qui résultent de la
différence des idiomes , il en est une à laquelle on ne fait
guère attention , et qu'il est pourtant presque impossible de
vaincre , parce qu'elle tient aux préjugés des lecteurs. Ceux
d'entr'eux qui peuvent faire la réputation d'un traducteur,
sont familiarisés dès leur enfance avec les auteurs classiques ;
ils ont chacun une opinion déjà formée sur les passages les
plus difficiles à rendre ; et quand le traducteur ne saisit pas
précisément la même nuance que ses juges ont vue ou cru
voir dans l'original , eût- il parfaitement réussi , il est rare que
leur amour propre leur permette d'avouer qu'ils s'étoient
trompés , et qu'il ne leur fasse pas condamner ce qu'ils devroient
applaudir. De plus, quand nous lisons les anciens dans
leur propre langue , toutes leurs pensées , celles mêmes qui
ont été cent fois imitées par nos écrivains , conservent à nos
yeux un caractère de nouveauté que leur donne l'idiome
étranger dans lequel elles sont exprimées. Elles perdent nécessairement
cette espèce d'originalité dès qu'elles sont transportées
dans notre langue; et cet inconvénient inévitable , nous
ne manquons presque jamais d'en faire la faute du traducteur.
Toutes ces difficultés s'accroissent encore , s'il s'exerce sur un
excellent écrivain. Car alors c'est peu qu'il fasse de bons vers :
nous voulons encore que ces vers reproduisent exactement et
dans le même ordre toutes les pensées de l'ouvrage original ; et
cen'est pas sans raison que nous somme si exigeans , puisqu'on
ne peut ajouter à un excellent modèle , rien en retrancher ,
rienen déplacer sans lui faire perdre quelque perfection.
Outre ces écueils communs à toutes les traductions , Tibulle
en présente de particuliers au caractère de son style , et à la
nature de ses poésies. Le travail peut imiter ce que le travail
a produit ; mais rien n'est plus difficile à saisir que ces expressions
passionnées où l'art du poète n'est pour rien , et que
NOVEMBRE 1806 . 317
l'inspiration seule a données. Le traducteur enfoncé dans son
cabinet n'a à déplorer ni les infidélités de Délie , ni les rigueurs
de Némésis : il n'a pour s'inpirer que les vers de Tibulle ; et
pour les bienrendre , il faut , pour ainsi dire , qu'il travaille
à se pénétrer de ces sentimens tendres et de cette voluptueuse
mélancolie que la passion faisoit naître naturellement dans
l'ame de ce poète. La poésie érotique vit d'illusions qui ne
conviennent qu'à la jeunesse , et dont il semble qu'elle seule
puisse peindre toute la puissance ; cependant, pour traduire
Tibulle , pour donner une idée de ces expressions hardies et
originales qu'il offre presque à chaque vers , il faudroit une
expérience dans l'art d'écrire , et une étude approfondie des
ressources de notre langue , qu'il semble que l'âge seul puisse
donner.
Ces observations sont autant d'éloges ou d'excuses pour le
jeune littérateur qui , le premier , a entrepris de surmonter de
si grandes difficultés. Elles doivent le consoler si en se plaisant
à rendre hommage au mérite de son ouvrage , on est obligé de
direqu'il ne peut le regarder que comme une esquisse , qui
exige encore beaucoup d'efforts et de persévérance pour devenir
digne du modèle. La troisième Elégie du premier livre ,
insérée ily a environ six semaines dans ce Journal , a pu faire
apprécier à nos lecteurs le talent poétique de M. Mollevaut :
ils ont vu que son style n'est dépourvu ni de facilité , ni
même d'élégance , mais qu'il manque trop souvent de force
et de précision. Une Elégie prise au hasard confirmera cette
éloge et cette critique. Je tombe sur la troisième du second
livre :
Les champs et leurs travaux retiennent Némésis .
Qui ne voudroit la suivre aux bords qu'elle a choisis ?
La riante Vénus l'accompagne au village ,
Où son enfant s'exerce au rustique langage.
Oh ! qui me fera voir ces bords délicieux !
Là , si ma Némésis sur moi jetoit les yeux ,
Avec quelle vigueur ma bêche courageuse
Retourneroit alors la glèbe paresseuse !
Je forcerois mes boeufs à fendre un dur gravier,
Et mon corps sur le soc pèseroit tout entier.
Mon front nu braveroit la chaleur dévorante ,
Et mes bras endurcis la fatigue accablante.
Apollon chez Admète a conduit les troupeaux.
Amour, ses beaux cheveux courbés en longs anneaux ,
Et de ses sucs puissans la vertu secourable ,
Ne le guérirent point de ton mal incurable.
Ce dieu tres a le jonc qui , par un art adrot ,
Au lait emprisonné laisse un passage étroit.
Combien de fois Diane a rougi de son frère ,
Portant un foible agueau délaissé sur la terre !
:
318 MERCURE DE FRANCE ,
Combien de fois un pâtre et ses hoeufs mugissans ,
De sa lyre savante ont troublé les accens !
Souvent les chefs vaincus et la foule tremblante
Le consultoient en vain d'une voix suppliante .
Souvent , sous l'humble chaume et de grossiers habits ,
Latone , én le voyant , cherchoit encor son fils .
Apollon , que devient la voix de tes oracles ,
Le trépied prophétique et fécond enmiracles,
Ta divine prêtresse , et Delphes et Délos ,
Quand l'Amour te retient sous le toit des hameaux?
Age trois fois heureux , où l'Olympe sans honte
Aimoit ouvertement la reine d'Amathonte ,
On vous traite de fable , on rit de vos erreurs .
Eh bien ! moi j'en appelle à tous les tendres coeurs :
Qui ne préférera la fable enchanteresse ,
Et des Dieux amoureux à des Dieux sans foiblesse ?
Mais toi , dure Cérès , qui loin de nos cités
Entraînes Némésis dans tes champs detestés ,
Puisses-tu voir Cybèle , embrassant ma vengeance ,
Ne jamais féconder ton utile semence !
Et toi , tendre Bacchus , père du jus divin ,
Délaisse tes pressoirs , taris tes flots de vin.
Je ne souffrirai point que tes tristes campagnes
Avec impunité ravissent nos compagnes .
Les flots de ton nectar valent- ils un tel prix ?
Non, de son doux parfum ne soyons plus épris !
Nourrisons-nous de glands , buvons une onde pure :
Le gland à nos aïeux servoit de nourriture ,
Et dans leur course errante ils aimèrent toujours .
Eh! que leur importoient de pénibles labours !
Les bois , lesfrais gazons et la rose inclinée ,
Partout offroient un temple ouvert à l'hymenée.
Point de gardiens alors , point de cruels verroux.
Doux usage , reviens , ah ! reviens parmi nous .
{
Menez-moi dans ces lieux où Nèmésis respire :
Orgueilleux d'étre esclave en son heureux empire,
Je briserai la glèbe , et porterai ses fers ,
Sans envier l'éclat des rois de l'univers .
Il y a des détails heureusement rendus dans cette Elégie;
mais il y a aussi bien des fautes. J'en ai souligné plusieurs :
je ne parlerai que de celles qui peuvent donner lieu à quelque
remarque , et qui sont les plus habituelles à M. Mollevaut.
Oh ! qui mefera voir ces bords délicieux , n'est point dans
le latin ; et je n'en ferois pas un crime à l'auteur s'il n'avoit
pas transporté dans ce vers un mouvement qui devoit être
dans le suivant , pour être aussi touchant que dans le latin.
Q ego , cùm dominam aspicerem , etc. Eh bien ! moi j'en
appelle à tous les coeurs sensibles : transition froide et traînante
encore ajoutée par le traducteur. Qui ne preférera la
fable enchanteresse ?Interrogation vague, qui ne rendpoint
1
NOVEMBRE 1806. 319
cui sua cura puella est , « celui qui aime préférera la fable
» à des dieux sans foiblesse. » Les bois , les frais gazons,
la rose inclinée , un temple ouvert à l'hymenée , sont encore
des expressions vagues et parasites , trop au-dessous de l'énergique
précision du latin. Ces deux vers , orgueilleux d'étre
esclave en son heureux empire , et sans envier l'éclat des rois
de l'univers , ne sont pas dans l'original , comme on a pu déjà le
deviner. Tibulle ne cherche pas à paroître poète ; il ne pense
qu'au bonheur d'obéir à sa maîtresse , et il ne se refuse ni à
ses fers ni à ses coups : non ego me vinclis verberibusque
nego.
On peut voir par ces observations , qu'il seroit trop fastidieux
de multiplier , que le défaut principal de M. Mollevaut
est de changer sans nécessité les mouvemens du style ,
et de ne pas représenter assez fidellement l'attitude de son
modèle. Il commet cette faute dès le début :
Fortune , à tes amans , fiers de leur opulence ,
Tu donnes des trésors , un héritage immense ;
Mais les soins dévorans assiégent leur sommeil ,
Et poursuivent encor leur pénible réveil .
Le latin dit simplement ; « qu'un autre entasse des trésors ,
>> qu'il soit possesseur d'un vaste héritage , etc. >> Et ce début
si simple convient parfaitement aux sentimens doux et mélancoliques
qui régnent dans toute la pièce. Je n'examine point
endétail les quatre vers cités ; mais l'interpellation à la For
tune suffiroit pour leur ôter entièrement le caractère de
l'original.
Ces remarques et ces citations peuvent donner aux lecteurs
une idée juste de cette traduction , et faire sentir à M. Mollevaut
lui-même les défauts dont on voudroit la voir exempte.
Je desire biensincèrement qu'elles lui soient de quelqu'utilité,
's'il a'le courage de recommencer un travail dont le succès ,
il faut l'avouer , pourroit être encore douteux, mais qui , tel
qu'il est , annonce dans son auteur une pureté de goût devenue
trop rare chez les jeunes écrivains , beaucoup d'étude et de
pérsévérance , et des dispositions pour la poésie.
C.
320 MERCURE DE FRANCE ,
Mémoires sur l'Aérologie et l'Electrométric; par M. le
docteur Thouvenel.
TELLE est l'annonce d'un ouvrage qui n'a point encore
paru , mais dont unample prosppeeccttuuss,, composantunebrochure
de trente-six pages , nous donne un extrait détaillé.
Cet ouvrage me paroît avoir pour objet de réduire au
même système , 1°. ce qui concerne la matière de la foudre ,
ou l'électricité ; 2°. l'action qu'acquièrent certains corps par
leur simple juxta-position , ou le galvanisme ; 3°. l'électricité
souterraine , et les divers moyens par lesquels son action parvient
à se manifester.
Cette dernière partie , c'est-a-dire, ce qui concerne l'électricité
souterraine , mérite principalement l'attention. Ceux
sur-tout qui s'occupent de l'étude des volcans , doivent regarder
comme une fortune des recherches qui en développant , comme
il convient , les phénomènes de l'électricité souterraine , ne
peuvent manquer de jeter un grand jour sur le principe de
la volcanisation , ainsi que sur la cause des grandes commotions
de la terre.
On ne peut douter qu'il n'existe une matière électrique
souterraine : les volcans et les tremblemens de terre en sont la
preuve. Cette preuve toutefois a été long-temps méconnue.
La science du monde souterrain a été regardée pendant plusieurs
siècles comme une espèce de mystère auquel on ne
pouvoit être initié que par l'entremise des esprits infernaux.
Il en a été de même de l'électricité; la foudre avoit beau
nous avertir de son existence. C'étoit des monades et de la
divisibilité de la matière qu'une science niaise s'obstinoit à
nous entretenir. On regardoit comme une sorte d'impiété de
s'occuper des météores aériens. On avoit peur d'être frappé de
la foudre , en s'occupant de sa nature.
Ala fin cette ancienne arme des dieux a été saisie par nos
mains, interrogée par nos yeux , soumise comme un simple
corps à nos balances et à nos calculs. Les sciences souterraines ,
cet autre objet d'effroi, ont été recherchées à leur tour. Les
opérations chimiques ont commencé à n'être plus regardées
comme une oeuvre de magie. En même temps que Franklin
découvroit la cause de la foudre , l'abbé Nollet s'approchoit
de la cause des volcans. Un mélange de limaille de fer , de
soufre , et d'eau , enfoui à quelques pieds de terre, développant
une effervescence violente , et des effets voisins
ceux de la volcanisation , on pouvoit tirer de cette grande
expérience beaucoup de lumières , si on avoit voulu; mais,
présentée
de
NOVEMBRE 1806 . 321
présentée commeamusement aux hommes légers , reléguée par
d'autres parmi les effets de la fermentation ordinaire , elle fut
méconnue ou repoussée par tout un peuple de savans , retranché
sur je ne sais quelle base ancienne , fausse ou mal interprétée,
de l'inertie essentielle à la matière, et de son indifférence
au repos ou au mouvement.
Des découvertes encore plus positives , s'ajoutèrent bientôt
à ces découvertes. Sulzer d'abord , et ensuite Cotugno et
Galvani , reconnurent que certains corps renfermoient un
principe d'action , sujet à s'exalter d'une manière sensible ,
quelquefois violente, par leur contact entr'eux , ainsi que par
leur contact avec nous. On eut le galvanisme. Mais de même
qu'on n'avoit point reconnu d'abord entre l'électricité et la
foudre les rapports intimes que le génie de Franklin et ses
expériences ont depuis constatés , on n'aperçut pas davantage
les rapports qui attachent le galvanisme à l'électricité souterraine.
Il est assez remarquable que M. Volta , qui s'est
saisi de cette découverte qu'il a considérablement étendue ,
ne lui ait aperçu d'affinité qu'avec l'électricité aérienne. Si
j'entends bien la pensée de M. Thouvenel , son objet est de
la réclamer comme appartenant plus particulièrement aux
phénomènes de l'électricité souterraine , ou plutôt son objet
est de faire de tous ces phénomènes un seul corps de science.
Je n'ai pas l'honneur de connoître personnellement M. Thouvenel
; je n'ai même aucune connoissance , si ce n'est par
son prospectus , de l'ouvrage qu'il va publier. Je ne puis des
lors juger dans cet ouvrage que ssoon esprit et samarche. Sous
ce rapport , je ne saurois lui donner trop d'éloges. Qu'il me
soit permis de dire que je ne suis pas tout-à-fait étranger à
ces méditations. Laroute que tient aujourd'hui M. Thouvenel ,
je l'avois marquée depuis long-temps comme la véritable. Le
trait suivant d'un ouvrage , publié en 1788 , sera la preuve
que bien avant le galvanisme et les autres découvertes nou
velles , j'avois entrevu cette affinité , proclamée aujourd'hui
entre la matière des volcans et celle de l'électricité.
Après avoir montré que la force volcanique qui produit le
feu , et qui s'accroît par le feu , n'est pourtant pas essentiellement
et primitivement le feu lui-même , j'ajoutois : «C'est
>>par cette raison que les feux des volcans , semblables en
>>quelque manière au feu électrique , ont une manière d'agir
>> tout-à-fait différente du feu ordinaire , et même du plus
>> violent feu de nos fourneaux. Je ne me hasarderai pas à
>> dire si le feu volcanique est plus fort ou plus foible. Je
>> dirai qu'il est autre : je dirai que son mélange avec l'agent
>>primitif de la volcanisation, le fait, en quelque façon ,
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
>>
>> participer de sa nature , en lui faisant opérer des phéno-
>> mènes qui n'ont rien de commun avec ce que l'art produit
>> dans lamain de l'homme. Peut - être , ajoutai-je encore ,
>> que cet agent primitif n'est lui-même qu'une production
semblable à la matière électrique dont l'énergie s'augmente
>> dans le sein de la terre , de la rencontre fortuite de certaines
>> matières antipathiques ; et alors on ne regarderoit le ton-
>> nerre que comme un volcanqui s'allume dans l'air , et les
>> volcans eux - mêmes que comme des tonnerres souter-
>> rains. » ( 1 )
Cette citation m'a paru nécessaire, ne fût-ce que pour
montrer que mon opinion n'est dictée en ce moment , ni par
l'amour de la nouveauté , ni par l'effet d'une prévention
trop favorable. Je déclare d'ailleurs que je suis loin de vouloir
me prévaloir , en aucune manière , de l'antériorité de
me vues. Je n'ignore pas qu'il est des savans , qui du moment
qu'un grand corps de doctrine vient à attirer l'attention
publique , réclament bien vite quelques traits qu'ils auront
jetés çà et là dans leurs ouvrages pour s'en faire un droit de
possession. M. Thouvenel peut me regarder d'avance comme
disposé à lui faire tout hommage. Le véritable auteur
d'une doctrine n'est pas celui qui l'entrevoit , mais celui qui
l'établit. Il y a une très-grande différence entre un système
vaste , composé de recherches pénibles et longuement poursuivies
, et un simple aperçu , tel que celui que je viens
d'esquisser.
Il paroît , d'après l'annonce qui vient d'être publiée , que
l'électricité souterraine va se présenter désormais avec le
même appareil de faits et d'expériences que l'électricité
aérienne et galvanique. M. Thouvenel nous prévient qu'on
ytrouvera les mêmes développemens, les mêmes explosions,
les mêmes détonations , écoulemens rapides
fluide vivement expansif, ainsi que la reproduction de ce
fluide , accompagnée , comme dans l'électricité aérienne et
galvanique, du concours de la décomposition de l'eau , de sa
recomposition , avec sa gazéité , et la transmutation réciproque
des gaz en sels , etdes sels en gaz.
Si M. Thouvenel répond à cette annonce, on doit le regarder
comme le Franklin de l'électricité souterraine. Le galvanisme
aura alors, comme science, son véritable sens. Certes , si
parce que Nicholson , avec sa pile hydro-métallique , a opéré
la décomposition de l'eau et l'oxidation des métaux , ces phé-
(1) Essai sur la théorie des volcans d'Auvergne , chap. 1o.
NOVEMBRE 1806 . 323
nomènes chimiques sont devenus une partie essentielle de
galvanisme, M. Thouvenel, qui les manifeste dans son électromérie
souterraine , peut les regarder à son tour comme faisant
partie du domaine qu'il a su s'approprier. O aveuglement
singulier , nous admirons tous les jours les propriétés
singulières du zinc , du cobalt, de l'argent , arrachés aux entrailles
de la terre , et exposés exhumés sur nos tables savantes ;
et notre esprit n'a pu imaginer qu'ils pourroient avoir les
mêmes propriétés dans leur lieu de gisement et de sépulture !
M. Volta cherche à attirer notre attention vers quelques phénomènes
qui se produisent dans les piles qu'il a dressées , et il
ne peut concevoir que les mêmes substances aient une action
semblable dans les piles que la Providence a pu dresser aussi
dans certaines parties de l'intérieur du globe !
Si tout l'ouvrage de M. Thouvenel reposoit sur cette question
, on ne pourroit douter qu'il n'y eût tout l'avantage.
Mais il est un autre point qui n'a pas sûrement autant d'importance,
et qui probablement attirera encore plus l'attention.
M. Thouvenel ne se contente pas de déterminer par une
suite de faits et de découvertes l'affinité dont je viens de parler,
il pense encore ( je vais citer ses paroles ) , que les métaux et
les mines, au lieu d'être de simples conducteurs d'électricité ,
sont en outre des électrophores ou des électromoteurs réels ,
des excitateurs puissans, ou des conducteurs relatifs de ce
fluide , selon les circonstances. Suivant lui , cette action électrique
minérale ou métallique , se rend sensible par des commotions
et autres affections diverses sur les corps organiques ;
plus sur les uns , dit-il , que sur les autres , et diversement sur
chacun d'eux , selon qu'elle est appliquée sur telle ou telle
de leurs parties ; qu'ainsi il existe une corélation manifeste et
spéciale entre la qualité électromotrice des métaux ou des
mines , et la faculté électrométrique et commossive des corps
organiques de certains individus , et de tels organes sur-tout ;
de manière que ces corps soumis à de semblables épreuves ,
peuvent être réputés les électroscopes les plus délicats,les plus
sûrs.
Tel est le second point de la doctrine de M. Thouvenel.
Je viens de citer ses propres paroles. Je ne dissimulerai rien
à cet égard. La tendance de cette doctrine est de remettre en
crédit une partie des prodiges attribués anciennement à la
baguette divinatoire. On sent combien une annonce semblable
doit faire naître d'oppositions et de débats.
Je n'ai point à m'expliquer sur une théorie dont les faits
mesontpeu connus. Il s'agit seulement d'examiner si elledoit
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
1
être mise en discussion. Qu'on me pardonne de rappeler une
des tristes formules de nos précédentes assemblées. Y a-t-il
lien à délibérer ? C'est la seule question que j'aie ici à traiter.
Il me paroît d'abord qu'on peut se dispenser de rechercher
si les phénomènes de ce qu'on a appelé baguette divinatoire ,
ont ou n'ont pas donné lieu à des illusions , et à des impostures.
Le sort de toutes les sciences à cet égard a été le même.
Ce seroit une mauvaise manière de juger aujourd'hui la
chimie, que de rappeler les prétendues merveilles du grand
oeuvre , et de la transmutation des métaux. Les merveilles de
l'électricité ont donné lieu aussi à des reveries . Il est encore
des pays en France où on exorcise les nuées. On a vu des
prêtres de nos campagnes , saisis comme de transport aux
approches d'une nuée d'orage, se faire retenir par une quantité
d'hommes robustes , à l'effet de se préserver du maléfice de je
ne sais quels habitans des nuées , supposés dispensateurs
de la foudre. Il est possible que l'imposture , profitant de
l'effroi attaché aux mystères du monde souterrain , ait cherché
à les entourer de prestiges. Ce qu'il y a de sûr , c'est que
M. Thouvenel ne présente ici que des faits physiques. Il ne
s'agit plus d'en imposer au public par l'étalage de je ne sait
quelle vertu miraculeuse ou extraordinaire ; c'est un électroscope
d'un nouveau genre qu'il se contente d'annoncer , et
qu'il propose au monde savant.
Cette prétention est moins contraire aux règles de la physique
générale , qu'on ne seroit porté à l'imaginer. Il ne me
paroît pas du tout contre la nature des choses que notre sensibilité
intérieure soit émue par la présence de certains objets.
Une sorte de prescience peut se remarquer à cet égard , même
dans les animaux. Ici, les poissons bondissent sur la plaine
liquide; là , les oiseaux se rassemblent par troupes dans les airs;
ailleurs , les bêtes fauves courent et rugissent dans les bois; les
animaux domestiques eux-mêmes heurlent et se répandent
dans les campagnes. L'homme s'étonne alors , et se demande
ce que signifie cette agitation nouvelle. Un tremblement de
terre , la chute d'une montagne , une tempête , un ouragan ,
quelque grand météore , vont lui apprendre que cette inquiétude
générale étoit le sentiment d'un état nouveau , qui sans
-être encore perceptible aux sens , s'étoit révélé par le contact
intime et secret qui lie les animaux à tous les mouvemens de
la nature.
Ce contact, qui ne se manifeste pas aussi sensiblement dans
l'homme , ne lui est pourtant pas étranger. Il se remarque de
préférence chez le malade. Dans la goutte, dans les rhumatismes,
dans lesmaladies chroniques, nous devenons suscepNOVEMBRE
1806. 325
1
tibles de sentir des variations athmosphériques, qui semblent
ne pas nous atteindre dans l'état de santé ordinaire.
Les phénomènes particuliers s'accordent avec ces principes
généraux. Dans les expériences galvaniques , la chair morte
peut s'émouvoir par un simple contact avec des matières
brutes. C'est ce que témoignent les nombreuses expériences.
faites sur les grenouilles, ainsi qquue sur les cadavres humains.
La chair vivante éprouve , comme on sait , les mêmes commotions.
Les vibrations plus ou moins fortes que nous ressentons
le goût salin qui se développe en certains cas sur les
houpes nerveuses de la langue , sont des preuves irrésistibles
l'action que peuvent avoir sur nous des matières d'une
apparence brute et inanimée.
Les effets de ce genre appartiennent certainement à une
cause réelle. Ils ne peuvent être compris parmi ce qu'on est
convenu de regarder quelquefois comme imaginaire. En
général, je trouve qu'on parle assez légèrement des effets de
P'imagination. Ce n'est sûrement pas parl'effet de l'imagination
qu'un paralytique gît sur un grabat; que l'homme travaillé
du mal de mer gémit et souffre ; et cependant , en présence
d'un grand événement ou d'un grand danger , l'un et l'autre
vont se lever : le cours de leurs maux paroîtra arrêté. Il
seroit assez singulier de contester à un homme tourmenté du
mal de dents la réalité de sa douleur, sous prétexte qu'en présence
du dentiste et de ses instrumens cette douleur a pu se
dissiper.
C'est dans cet esprit qu'il faut savoir apprécier les effets de
Fimagination. Il faut donner à la crainte à cet égard autant
qu'à l'espérance. M. Thouvenel a droit de réclamer qu'on le
juge avec cette mesure. Il ne suffira pas de lui objecter que
les effets éprouvés par le corps humain, en présence de matières
électromotrices , peuvent être un effet de l'imagination.
Il faut aussi s'attendre , en quelques cas , que l'individu qu'on
mettra en expérience pourra se trouver terrifié de cette nouvelle
espèce de congrès , et privé par-là d'une partie de ses
impressions ordinaires..
Je le répète : je n'ai aucune cognoissance de l'ouvrage de
M. Thouvenel , et des faits particuliers sur lesquels il s'appuie.
Mais je crois sincèrement à sa loyanté , ainsi qu'à ses grandes
connoissances. J'ai pour garant à cet égard le témoignage que
lui rendent ses amis , et quelques-uns de ses ouvrages que j'ai
lus avec attention , notamment son traité sur le climat de
l'Italie. Mon seul desir en ce moment est d'appeler un esprit
d'équité et d'impartialité en faveur d'une question sur laquelle
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
planent depuis long-temps de la prévention et de la défaveur.
Question qui présente toutefois une grande importance , et
qui me paroît mériter , de toute manière , une froide et sage
discussion.
MONTLOSIER.
Traité élémentaire d'histoire naturelle , par A. M. Constant-
Duméril , professeur d'anatomie et de physiologie à l'école
spéciale de médecine de París , etc. Ouvrage composé par
ordre du gouvernement , pour servir à l'enseignement dans
les Lycées. Deuxième édition avec 33 planches qui représentent
plus de 500 objets. Imprimé par Crapelet , sur de
beau papier. Deux volumes in-8°. brochés. Prix : 10 fr . , et
13 fr. par la poste. A Paris , chez Déterville , libraire , rue
Hautefeuille , n°. 8 ; et chez le Normant, imprimeurlibraire
.
A
La première édition de ce Traité avoit paru il y deux ans ;
et c'est déjà une grande preuve de son mérite , que la nécessité
d'en donner sitôt une seconde ; mais M. Duméril a jugé
que cet accueil du public , l'obligeoit à de nouveaux efforts :
il a fait à son ouvrage des corrections importantes , et un
grand nombre d'additions , qui l'ont porté à deux volumes.
On sait qu'il a marché dans son livre du simple au composé ,
commençant par les minéraux , passant de-la aux végétaux ,
puis aux animaux les plus simples , et s'élevant enfin jusqu'à
I'homme.
Il a conservé cette marche générale , mais il en a perfectionné
presque tous les détails.
Il a donné plus de vigueur à son exposition des minéraux ,
et s'il ne l'a pas étendue autant qu'il l'avoit projeté , c'est que
lapublication prochaine du Traité élémentaire de minéralogie,
dont M. Brougnéart a été chargé par le gouvernneemmeenntt,, suppléera
bientôt à cette partie de ll''ouvragedeM. Duméril.
La botanique forme la plus grande moitié du premier
volume. L'auteur à fort soigné ce qui concerne la physiologie
végétale , et les usages des diverses familles de végétaux. Ces
parties , trop négligées dans la plupart des élémens de botanique
, contribuera beaucoup à donner de l'intérêt à son
ouvrage.
La zoologie a été rendue plus méthodique , plus complète
par les travaux récens auxquels l'auteur a dû se livrer pour la
Σ
NOVEMBRE 1806. 327
rédaction de son ouvrage, intitulé: ZOOLOGIE ANALYTIQUE ,
qui a paru l'année dernière.
Les cours qu'il fait au Jardin des Plantes pour M. deLacépéde
, lui ont donné l'occasion d'étudier avec le plus grand
detail , et sur les objets mêmes, les deux importantes classes
des reptiles et des poissons.
M. Duméril n'est d'ailleurs étranger à aucun des progrès
que font journellement les sciences naturelles : progrès auxquels
il contribue lui-même si efficacement. Loin de rejeter
ou de négliger les observations des autres naturalistes , il s'est
empressé d'en enrichir son ouvrage lorsqu'il les a jugées
exactes .
Une additionqui rendra l'usage de son livre beaucoup plus
commode aux étudians , ce sont des planches qui représentent
au simple trait , mais d'une manière fort claire , les principaux
caractères de toutes les classes des êtres naturels.
Cet ouvrage remplit très-bien le but du gouvernement , en
offrant aux jeunes gens des principes solides , et appuyés sur
les observations et les découvertes les plus récentes ; et cette
addition doit ajouter encore par son succès à la réputation
déjà si bien méritée de l'auteur.
VARIÉTÉS.
G. CUVIER.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
N. B. L'importance des nouvelles politiques et l'intérêt
extrêmedes Bulletins de laGrande-Armée, nous faisant un devoir
de donner plus d'espace à la partie politique , et ne voulant
cependant pas négliger la littérature , objet principal du
Mercure , nous nous sommes décidés à ajouter une feuille à
ce Numéro. Nous prévenons les abonnés qu'ils recevront un
pareil supplément toutes les fois que les nouvelles politiques
nous paroîtront l'exiger , afin que sous tous les rapports , ce
Journal puisse suffire à ceux qui n'en reçoivent pas d'autres.
Le succès que le Mercure a obtenu , particulièrement depuis
un an , prescrit aux Editeurs l'obligation de ne rien négliger,
afin de lui donner tout l'intérêt dont il est susceptible. On
peut être certain qu'aucun sacrifice ne leur coûtera pour parvenir
à ce but, vers lequel ils dirigent constamment tous
leurs efforts.
1
4
328 MERCURE DE FRANCE ,
- Dimanche dernier , entre la représentation des Prétendus
, et celle du ballet de la Dansomanie , on a exécuté sur
le théâtre de l'Académie Impériale de Musique , un CHANT de
Victoire qui a été accueilli par les plus vifs applaudissemens.
Lamusique est de M. Persuis. On lira avec plaisir les paroles ,
qui sont de M. Dupuis-des-Islets :
CHOEUR GÉNÉRAL.
Victoire ! chantons la victoire !
Enivrons nos accens des a cens de la gloire.
UN GUERRIER.
Vive NAPOLÉON , nouveau Mars des Français !
Honneur aux compagnons de ses brillans succès !
LE CHOEUR .
Vive NAPOLÉON , etc.
I.
Amante des Français , la rapide Victoire
Revient toujours plus belle escorter ses drapeaux ;
Il enfante à nos yeux des miracles nouveaux ,
Et, rival de lui-même , il a vaincu sa gloire .
Vive NAPOLÉON ! etc.
II.
Un roi bravoit l'appui de son bras tutélaire :
Son bras vient d'engloutir dans de sanglans sillons
Le formidable amas de tant de bataillons
Que de ce roi jaloux vomissoit la colère .
Vive NAPOLÉON ! etc.
III.
Eh ! qui suivroit le vol du guerrier qu'il dirige
Sans cesse réveillant le bruit de ses exploits ,
Des échos fatigués il ranime la voix ;
Par lui , la vérité surpasse le prodige.
Vive NAPOLÉON ! etc.
IV.
Favori du Destin , dès qu'on le voit paroître ,
Tout semble avec orgueil se ranger sous sa loi ;
Et le peuple Français , guidé par un tel Maître ,
Sera toujours le Peuple-Roi.
1000
V.
Bientôt vengeur sacré des droits de sa couronne
Il viendra dans nos murs joyeux et triomphans ,
Respirer le bonheur au sein de ses enfans ,
Et consoler l'autel , la patrie et le trône.
Vive NAPOLÉON ! etc,
VI .
UNE JEUNE FILLE.
Bientôt l'ainable Paix à nos yeux va sourire .
Nos cités reprendront leur antique splendeur ;
UN CUERRIER.
Lecommerce sa force et les arts leur grandeur.
:
4
NOVEMBRE 1806, 329
-
UNE JEUNE FILLE .
Et chacun bénira son Monarque et l'Empire .
Vive NAPOLÉON , etc.
LE GUERRIER .
O fils de mes vieux jours , espérance si chère !
LA JEUNE FILLE .
Nos yeux l'iront chercher dans les rangs des vainqueurs .
LE GUERRIER .
Avec quel doux tran port , sur le font de ton frère ,
Ases nobles lauriers je mêlerai des fleurs !
Sa main viendra sécher les larmes de ton père :
La touchante amitié réunira nos coeurs .
UN AUTRE GUERRIER.
Rendons graces an Dieu dont le bras invisible,
Du grand NAPOLÉON guida le bras terrible :
« Dieu juste, Dieu puissant , maître de l'univers ,
Par toi, de vingt peuples divers ,
Il brise la ligue homicide.
Tel le vent du Midi chasse le sable aride
Epars dans les déserts . >>
CHOEUR GÉNÉRAL .
Rendons graces au Dieu dont le bras invisible,
Du grand NAPOLÉON guida le bras terrible :
Vive NAPOLÉON !
La seule nouveauté dramatique qui , depuis trois semaines
, ait mérité une mention dans un journal vraiment
littéraire , est une comédie en trois actes et en vers , représentée
sur le théâtre de l'Impératrice; elle est intitulée le
Mari intrigué. Ce titre ne promet pas une comédie de caractère,
aussi n'en est-ce pas une qu'a faite l'auteur M. Désaugiers.
Un vers heureux et d'un tour agéable
Ne suffit pas : il faut une action ,
De l'intérêt , du comique , une fable ,
Des moeurs du temps un portrait véritab'e.
Il n'y a assurément ni action , ni intérêt , ni comique , ni
fable , ni portrait véritable des moeurs du temps dans le Mari
intrigué ; mais quelques vers heureux et d'un tour agréable.
Cemérite très-rare , et qui suffit à la gloire d'un début dans
une carrière si difficile , a assuré le succès momentané de cette
comédie,
- On peut voir dans ce Numéro , et dans plusieurs autres ,
qu'en conservant à la littérature la plus grande et la première
place , nous ne négligeons pas les sciences. Nous publierons
incessamment de Nouvelles Observations sur les corps cristalisés
, renfermés dans les laves. Ces considérations , trèsimportantes
par elles-mêmes , le sont encore davantage par le
1
330 MERCURE DE FRANCE ,
rapport profondément moral sous lequel l'auteur les a envisagées.
Nous en sommes redevables à un des savans les plus
recommandables de l'Europe , M. Deluc. Nous les avons
reçues trop tard pour les insérer dans ce Numéro .
M. Chénier , membre de l'Institut , va incessamment
ouvrir un cours de belles- lettres à l'Athénée de Paris .
- M. Houdon vient de terminer et de placer au Musée
Napoléon , le buste en bronze de M. le maréchal Soult.
- Le monument qui avoit été élevé dans l'église des
Invalides , à la mémoire de M. de Guibert , ancien gouverneur
de cet établissement , pèrede l'auteur de la Tactique,
et qui avoit été détruit pendant la révolution , vient d'être
rétabli par les ordres de S. M. l'EMPEREUR . ,
-L'Académie de législation, en attendant l'organisation dont
leGouvernement daigne s'occuper pour la constituer et utiliser
ses travaux , ouvrira ses cours le jeudi 20 novembre prochain.
Son enseignement n'éprouve aucun changement. Elle
s'appliquera néanmoins spécialement à offrir aux élèves une
grande répétition des cours établis à l'école de droit , afin de
leur éviter les frais des cours particuliers , et le Code civil sera
repris à son premier titre , pour les élèves de première année ;
et continué concurremment avec M. le professeur de l'école
de droit , pour ceux de deuxième année. L'Académie multipliera
les conférences sur les questions de droit pour fixer le
jugement des élèves dans les consultations et les discussions
qui éclairent la jurisprudence : elle remplacera en cela les
soins qui étoient autrefois donnés pour le même objet dans la
bibliothèque des avocats. MM. les licenciés et les élèves de troisième
année continueront à être chargés des rapports. L'Académie
s'attachera aussi à donner à l'exercice des plaidoiries
toute l'attention , tout le jugement qui doivent les rendre
utiles , et habituer les élèves à parler en public , afin qu'ils
ne paraissent pas inhabiles au barreau , après de longues
études. Les séances générales et publiques , si propres à entretenir
l'émulation et à donner aux élèves l'occasion de développer
leurs moyens , seront régulièrement tenues chaque
mois en présence du corps académique , et les licenciés en
droit réunis en college continueront ày remplir les fonctions
de président et de procureur impérial , comme ayant , par
leur instruction , plus de moyens pour diriger les efforts des
étudiansdans cesexercices où lapratique met lathéorie en action.
Les cours professés à l'Académie , et qui composent un système
complet de l'enseignement du droit , sont le droit de la
nature et des gens , l'économie publique et la statistique ,
P'histoire et les antiquités du droit , le droit romain dans
NOVEMBRE 1806 . 331
1
ses rapports avec le droit civil français , le droit public positif
français , le droit criminel, le droit privé français , la procédure
civile , le notariat , le droit commercial et maritime
, les questions médico-légales , le droit civil dans ses
rapports avec l'administration , la logique , la morale et
l'éloquence. Ils ont tous lieu le soir, pour ne pas contrarier
les leçons de l'Ecole de droit , qui ont lieu le matin.
Aucun élève ne sera admis s'il n'a justifié de son inscription à
l'Ecole de Droit , à chaque trimestre , à moins qu'il n'ait pas
encore atteint l'âge de seize ans , ou qu'il ne soit point destiné
à l'étude du droit , l'Académie , par les diverses parties
de son enseignement , ayant pour but non- seulement la
législation , la jurisprudence qui la fixe , et la pratique qui
fait l'application de l'une et de l'autre , mais encore l'économie
publique , la diplomatie , l'administration , et le droit
commercial et maritime. Il y a près de l'Académie et dans
le même local , un grand pensionnat où l'on a concilié la
liberté et les égards sociaux convenables à l'âge et à la noble
destination des étudians en droit , avec l'ordre et la discipline
nécessaires dans toute institution de ce genre.
- On a toujours reconnu la nécessité d'augmenter la culture
des chanvres en France , afin de diminuer l'espèce de
redevance que nous payons annuellement aux puissances étrangères
pour celui qu'elles nous fournissent , principalement
pour les besoins de la marine. L'obstacle qui s'est toujours
opposé à l'accroissement de cette branche si utile d'agriculture
provenoit des inconvéniens et des fâcheux effets du
rouissage, ordinaire qui , par les exhalaisons fétides qu'il produit,
occasionne presque toujours des épidémies qui deviennent
funestes aux habitans.
M. Bralle , d'Amiens , s'étoit depuis long-temps occupé de
cette partie intéressante , et à force de recherches , il étoit
parvenu à trouver un procédé qui rouissoit le chanvre en
peu d'heures , sans le mettre à macérer dans les eaux stagnantes.
Cette découverte fut approuvée par le gouvernement ,
qui s'empressa de la publier pour en propager l'usage. Mais
soit qu'elle présentât trop de difficulté dans son exécution, soit
qu'elle ait été considérée comme une nouvelle invention dont
les avantages n'étoient pas encore suffisamment reconnus , elle
tomba dans l'oubli , eiy seroit restée si M. Guys , qui l'avoit
mieux appréciée , n'avoit eu le courage d'en approfondir plus
particulièrement les résultats.
Il paroît aujourd'hui démontré d'après les nombreux échantillons
qu'il a produits , que le succès a couronné complétement
son entreprise . Il a rectifié , de concert avec l'inven332
MERCURE DE FRANCE ,
1
teur , le premier procédé , qui, comme toutes les connoissances
nouvellementacquises , avoit besoin d'être perfectionné.
Enfin il a obtenu , d'après les divers essais qu'il a faits sur les
chanvres de qualité ordinaire , même sur ceux qui avoient
étédéjà détoriorés par un rouissage imparfait et vicieux , une
filasse plus fine , plus facile à diviser , et par conséquent susceptible
d'être affinée au point d'égaler le lin pour les tissus
les plus délicats , tels que les baptistes et les dentelles . Ce
nouveau procédé évite les inconvéniens du rouissage ordinaire
; et en l'exécutant d'une manière plus prompte et avec
moins de déchet , il rend le chanvre susceptible d'une plus
grande valeur , puisqu'il le rend propre à être employé concurremment
avec le lin. Ce chanvre ainsi préparé lui deviendroit
même préférable pour les toiles fines qui acquerroient
plus de solidité , et deviendroient par conséquent d'un usage
plus économique.
M. Guys n'a ppas borné au chanvre seul ses expériences; il
s'est également occupé deslins , et ilest parvenu , par le même
procédé , à donner à ceux du département de la Somme la
mêmequalité et le même degré de finesse qu'aux lins les plus
estimés de la Flandre.
On nous a assuré que M. Guys s'occupe aujourd'hui , avec
son collaborateur , M. Bralle , de faire participer tous les
agriculteurs à leurs découvertes ; et pour remplir ce but, ils
veulent simplifier leur procédé de manière à réunir tous les
ingrédiens qui le composent, dans la forme et le mode le
plns économique , et en rendre l'application tellement facile
que l'homme ignorant puisse également l'employer comme le
cultivateur éclairé ,sans crainte de détériorer le chanvre ou le
Jin qu'ils voudroit rouir. De cette manière tous les obstacles
qui s'opposoient à la propagation de cette nouvelle méthode
seront détruits , et l'intérêt particulier et public concourront
également à la faire adopter.
-On a reçu de Londres les nouvelles du célèbre voyageur
Mungo-Park. Les détails suivans sont traduits d'une lettre
écrite par un membre de la société royale de Londres , en
date du 23 octobre dernier.
comme
« Ce que nous apprenons de plus certain sur notre voyageur
est tiré de quelques lettres qu'il a écrites de Gorée, à ses
amis d'ici , et du récit qu'a fait un guide qui l'avoit accompagné.
Il paroît que , loin d'avoir été assassiné à Sego ,
on l'a dit, le roi de ce pays , appelé Bambarra , l'a pris sous
saprotectionet lui a permis d'acheter un bon canot, que Parck
a équipé à Sansendeing , lieu situé sur la rivière Jolliba, un
peuau-dessous de Sego. D'environ quarante personnes qui
composoient d'abord l'expédition , il n'en restoit que cinq2
1
NOVEMBRE 1806. 333
Mungo-Park , le lieutenant Martyn , et trois soldats; tout le
reste avoit péri particulièrement par les maladies. Quant à
Park , il mande qu'il n'a pas été malade un seul jour. En quittant
Sansendeing , il descendit le Jolliba , pour aller à Tombueto,
vers les confins du pays de Bambarra , où le guide qu'il
avoit pris le laissa. Voilà les détails que je crois exacts : les
suivans n'ont pas la même certitude ; on les a reçus par des
lettres écrites de Majador , et dans lesquelles on mande les
bruits qui courent. Ces bruits portent que Park avoit descendu
sans accident le Jolliba , jusqu'à Cabra , port de Tombueto ;
que là il s'étoit arrêté , et avoit arboré un pavillon blanc pendant
tout le jour , sans que personne vint vers lui , et qu'on
lui donnât aucun signe d'hospitalité ; qu'en conséquence il n'avoit
pas jugé prudent de s'y arrêter plus long-temps , et que ,
dès le soir même , il s'étoit mis à remonter la rivière , comme
pour retourner à Sansendeing. Des personnes ici , qui connoissent
bien ses vues générales , pensent qu'en supposant la vérité
des détails ci-dessus , il aura feint seulement de remonter
le Jolliba dans la vue de passer dans la nuit par Cabra, sans
être aperçu , et de continuer son voyage en descendant le
Jolliba , le principal objet de son expédition étant de reconnoître
cette rivière jusqu'au lieu où elle se termine . >>>
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE .
Nous avons perdu , le 21 juin, un avocat plein de mérite,
et dont il est juste de faire mention dans votre Journal , qui
depuis long- temps supplée au nécrologe que l'on n'imprime
plus.
Jean-Claude Lucet étoit né en 1755 , d'un boulanger de
Pont-de-Veyle en Bresse. Il vint de bonne heure à Paris , et
se fit connoître par une dissertation en faveur de Catilina .
Il publia un volume in-4°., sous le titre de Principes
du droit canonique universel , qui contient l'analyse de tous
les ouvrages de Van-Espen , les usages de l'église de France ,
les lois canoniques , et la jurisprudence des cours souveraines.
Cela lui mérita une place chez le garde-des -sceaux pour
les matières ecclésiastiques. En 1792 il se retira à Vanvres ,
où il continua d'écrire :
Pensées de Rollin sur plusieurs points importans de littérature
, de politique et de religion.
Lettres sur différens sujets relatifs à l'état de la religion
catholique en France , in-8°.
Principes de décision contre le divorce , in-8°.
La religion catholique seule qui soit vraie.
L'enseignement de l'église catholique sur le dogme et sur
lamorale, recueilli de tous les ouvrages de Bossuet. 1804.
En 1805 , il en donna une édition en 6 vol., dont on fit
un grand éloge dans le Journal des Débats , du 25 mai.
334 MERCURE DE FRANCE ,
Il a laissé quatre enfans.
Comme M. Lucet étoit de monpays , c'est undevoir pour
moiderendre hommage à sa mémoire , comme je l'ai fait dans
le Journal de l'Ain , pour plusieurs de nos savans compatriotes;
et il y en a beaucoup dans cette petite province. DE LALANDE.
Au méme.
Dans le discours que j'ai prowoncé sur la tombe de M. Coulomb
, j'ai donné une idée de ses recherches sur l'aimant , et
des choses curieuses qu'il a trouvées. Pour compléter cette
notice , je dois dire quelque chose des travaux de M. l'abbé
Lenoble , qui ont eu un autre genre d'utilité , par les guérisons
qu'il a souvent opérées de maladies nerveuses et convulsives.
Louis-Jacques Lenoble , né à Dreux , le 31 mai 1728 , s'occupe
de physique depuis 40 ans ; j'ai vu chez lui un aimant
artificiel , qu'il a fait avec 15 fers à cheval , de 6 pouces
de hauteurs , il pèse 15 livres , et il en porte 230. Il n'a employé
que les pincettes de sa cheminée pour produire cette
étonnant résultat.
Il a fait des aimans de diverses formes , pour appliquer aux
différentes parties du corps; colliers , bandeaux , jarretières ,
bracelets , masques , plaques pourle diaphragme , la moëlle
épinière , les pieds. Sa pieuse charité ne refuse point les
secours qu'on lui demande ; il demeure rue de Turenne ,
n°. 28 ; et l'on peut avoir ses pièces aimantées , chez Ansselle ,
mécanicien , rue Galande , nº. 41 .
J'espère que le neveu de M. Lenoble , son élève , suivra un
exemple si édifiant , et qui peut devenir si utile.
On trouve les détails de ses succès dans une brochure de
Luneau de Boisgermain , imprimée en 1800 , intitulée :
Aimans artificiels de M. Lenoble , avec de nombreux certificats
de ses succès. DE LALANDE.
MODES du 10 novembre.
On porte peu de fleurs , la saison en est passée ; et , comme il y a
peu de grandes réunions , peu de plumes.
Les redingotes à pélerine ample et descendant fort bas , sont les plus
communes. On y met des boutons blancs ou pareils . Les douilleties ,
jusqu'à ce moment , sont en petit nombre.
-
PARIS , vendredi 14 novembre .
La nouvelle de la reddition de Magdebourg , annoncée
par plusieurs journaux et par des lettres particulières , paroît
prématurée. Il est certain du moins qu'à l'époque du 2
novembre elle tenoit encore , et que le corps d'armée du
maréchal Ney qui l'a investie, n'en avoit pas jusqu'alors commencé
le siége en règle. On ne croit pas , au reste , que cette
place , quoique très-forte , fasse une longue résistance. On
est instruit que la garnison et les habitans manquent déjà de
NOVEMBRE 1806 . 335
beaucoup de choses. C'est le 25 d'octobre que la garnison a
fait une sortie pour empêcher les Franèais d'approcher de la
place. Les Prussiens ont été vigoureusement reçus par les
assiégeans et obligés de rentrer dans la ville après avoir essuyé
une perte considérable. Le 50º régiment d'infanterie s'est couvert
de gloire dans cette affaire.
- M. de Thiard , chambellan de l'Empereur , a été nommé
par S. M. gouverneur de Dresde.
-Un bâtiment français qui arrive de l'Amérique espagnole,
et qui vient de relâcher à Bordeaux , a donné la nouvelle que
Miranda a été pris par des vaisseaux armés , sortis du port de
la Guyra , et qu'il a été conduit dans les prisons de Cumana ,
où son procès va être suivi avec activité.
- M. le préfet de la Haute-Garonne , ayant représenté
au ministre des cultes l'impossibilité où se trouvent la plupart
des communes de pourvoir au traitement des desservans des
succursales que le gouvernement a laissés à leur charge ,
S. Exc. lui a fait la réponse suivante :
<< Monsieur le préfet , j'ai reçu la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire , le 3 du courant , sur le sort des
desservans qui sont à la charge des communes. Je mettrai vos
observations sous les yeux de S. M. , qui certainement adoucira
le sort de ces ministres , dès que les nécessités publiques
le lui permettront. >>>
-
Dans le dernier numéro du Mercure , nous avons donné,
sous la date de Londres , la Déclaration du roi d'Angleterre ,
relativement à la rupture des négociations. Les réflexions suivantes
nous ont paru très-propres à faire sentir toute la
mauvaise foi qui a dicté cette Déclaration .
« Cette pièce mérite une attention toute particulière . Puisque le roi
d'Angleterre juge à propos de se justifier ind rectement de la guerre qui
vient de se rallumer sur le continent , il faut qu'il s'en reconnoisse l'auteur .
Et en effet, lorsqu'on lit attentivement sa déclaration , on y voit qu'il a
regardé la négociation qu'il entamoit ( depuis sur-tout que la maladie de
M. Fox l'avoit forcé de renoncer aux délibérations du conseil ) , bien
moinscomme un moyen de parvenir à la paix, que comme un artifice pour
organiser p'us sûrement la guerre. Les aveux qu'il fait et leslumières qui
s'échappent de cette pièce vague et ténébreuse , serviront à mettre ceite
opinion en évidence.
Il résulte des expressions mêmede cette déclaration , que c'est encore
la France qui a fait les premières ouvertures de la paix sur les bases d'une
possession actuelle et dans les termes les plus modéres. Mais cet aveu
seul justifie la France du reproche d'ambition que lui fait S. M. B. , et
accuse l'Angleterre de tous les maux de la guerre , car demande -t - on la
paix avec tant d'instances , et fait-on de si grands sacrifices pour l'obtenir ,
quand on nourrit des projets qui ne peuvent se réaliser que dans la guerre?
et quel autre sentiment que le desir extrême de rendre la paix au monde
a pu porter le plus grand capitaine qui ait encore paru , et le monarque
le plus puissant du monde , à descendre à toutes les démarches que nous
révèle S. M. B .; pour engager les cabinets de Londres et de Pétersbourg
à kire cesser les calamités de la guerre?
336 MERCURE DE FRANCE ,
|
» Dès le début de son manifeste , le roi d'Angleterre ne parle que de
ses allés : il semble qu'il eût pris avec l'empereur de Russie un engagement
formel de ne pas traiter l'un sans l'autre . Cependant il est notoire ,
et ladéclaration elle-même le laisse apercevoir , que des deux côtés , les
négociations ont d'abord été menées sans concert , et qu'un ministre
russe , pleinement autorisé , signa bientôt à Paris un traité séparé. Sans
doute , l'empereur Alexandre n'eût point consenti à traiter séparément ,
s'il avoitpris un engagement contraire. On ne peut donc attribuer la rupture
co numune qu'à des intrigues postérieures. Le changement de ministère
, opéré en Russie dans l'entrefaite de la négociation , est un fait
public qui parle plus haut que les dénégations de S. M. britannique , et
qui n'avoit laissé aucun doute sur la véritable cause de cette rupture. Tout
ce tripotage politique avoit fait trop de scandale , pour qu'on puisse abuser
aujourd'hui aucun des cabinets de l'Europe .
>> On ne voit dans cette déclaration vague et artificiuse , ni les conditions
proposées d'abord par la France , ni les restrictions qui ont été
successivement demandées par le cabinet anglais . L'empereur des Français
a montré plus de franchise, parce qu'il n'avoit point d'intérêt à
cacher la vérité. Il a fait connoſtre ces conditions , et tout hommecensé
a dû être étonné autant de la modération de celui qui les proposoit que
de l'aveuglement stupide ou de la perfidie qui les a fait rejeter.
>> L'impossibilité que de telles conditions fussent refusées a long-temps
fait croire que les préliminaires de paix avoient été signés . Mais on voit
dans la déclaration de la cour de Londres qu'au moment d'être terminée ,
la négociation avoit été sans cesse embarrassée par de nouveaux incidens .
Le secret de ces retards étoit d'attendre le résultat des intrigues alors
pratiquées pour faire changer le conseil de Russie , et pour agiter la
Prusse. Toutes les fois que les dispositions de ces deux cours paroissoient
pacifiques , on reprenoit les négociations : elles n'ont pris une tournure
décisive et belliqueuse qu'après le refus que fit l'empereur Alexandre de
ratifier le traité qu'il avoit promis de ratifier sans réserve. Alors il n'y
eût réellement dans la négociation que des formes diplomatiques .
>>Quand S. M. Britannique parle de ses alliés , il n'est point encore
question de la Prusse. Cependant le blocus des ports prussiens n'étoit
pas exécuté ; les deux cabinets étoient en rapports secrets fort intimes.
Mais on ne vou'oit pas compromettre la Prusse; l'attitude hostile qu'on
gardoit avec elle n'étoit qu'une mascarade politique . La déclaration dévoile
cette longue intrigue. La France , sans doute , n'en étoit point la
dupe; mais elle a peut- être mis trop de patience à souffrir si long temps
que lord Lauderdale fît un rôle qui paroissoit désormais inutile au bien
de l'Europe et indigne du caractère personnel de l'envoyé britannique.
>> Le ministre anglais n'a révélé con alliance secrète avec la Prosse , que
quand il l'a vue arrivée sur le champ de bataille. Alors il lui a envoyé un
ambas adeur et de l'argent; alors il a regardé l'armée prussienne comme
une armée britannique . On le voit d'abord à Texaltation avec laquelle il
a fait louer les troupes prussiennes par ses écrivains , ensuite par les
braits ridicules qu'il fait répandre de leurs victoires Rien ne feroit mieux
ressortir les succes de l'armée française , que de rapporter les extravagances
dont les écrivains anglais ont voulu bercer la crédulité publiques .
Nous regrettons sincèrement de ne pouvoir procurer ce plaisir à nos lecteurs.
Le souvenir d'Austerlitz auroit dû dégoûter pour toujours les
ministres anglais d'avoir recours à de si misérables subterfuges ; car aujourd'hui,
comme alors , l'inévitable vérité ne peut tarder à venir jeter sur
les colporteurs de ces nouvelles un ridicule ineffaçable.
>> Que
DEPT
DE
LA SEIN
NOVEMBRE 1866.
335
>>Que conclure , en généal , de cette déclarationet da ces menées not-
Velles ? sinon que la guerre s'est encore faite pantes instig ti/ns mpour
l'intérê de l'Angleterre. Après qu'elle a sacrifie ce projet cruel les
avantages qu'on lui proposont , il est singulier qu'elle ose encore ae user
l'ambition de la France et qu'elle lui reproche de vouloir envahir au
moment même où la France lui faisoit des cessions qui ont étonné
l'Europe .
» Mais ce qui frappe sur-tout dans la déclaration de la cour de
Londres, c'est que ceux que l'Angleterre appelle ses alliés sont évidemment
les ennemis de la France. D'où il suit que l'empereur Napoléon est
dans la nécessité de les réduire à l'impossibilité de renouer leurs éternelles
coalitions contre la France. La Grande- Bretagne le force à augmenter
l'ascendant et la prépondérance dont elle se plaint , et elle montre évidemment
que la paix doit être ajournée jusqu'à ce que l'A gleterre soit
tout-à-fait exclue des affaires du continent. >>> (Traduitddeell''Argus. )
XXIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin , 30 octobre 1806.
Le duc de Weimar est parvenu à passer l'Elbe à Havelberg.
Le maréchal Soult s'est porté le 29 à Rathnau , et le 30 à
Wertenhausen. Le 29 , la colonne du duc de Weimar étoit à
Rhinsberg , et le maréchal prince de Ponte-Corvo à Furstemberg.
Il n'y a pas de doute que ces 14,000 hommes ne
soient tombés ou ne tombent, dans ce moment , au pouvoir
de l'armée française. D'un autre côté , le général Blucher
avec 7000 hommes, quittoit Rhinsberg , le 29 au matin, pour
se porter sur Stettin. Le maréchal Lannes et le grand-duc de
Berg avoient trois marches d'avance sur lui. Cette colonne est
tombée en notre pouvoir, ou y tombera sous 48 heures.
Nous avons rendu compte , dans le dernier bulletin , qu'a'
l'affaire de Prentzlow , le grand-duc de Berg avoit fait mettre
bas les armes au prince de Hoheennlloohhee et à ses 17,000 hommes.
Le 29 , une colonne ennemie de 6000 hommes a capitulé
dans les mains du général Milhaud à Passevwalk. ( Copie de
cette capitulation est ci-jointe. ) Cela nous donne encore
2000 chevaux sellés et bridés , avec les sabres. Voilà plus de
6000 chevaux que l'EMPEREUR a ainsi à Spandau , après avoir
monté toute sa cavalerie. Le maréchal Soult , arrivé à Rathna ,
a rencontré cinq escadrons de cavalerie saxonne qui ont demandé
à capituler. Il leur a fait signer la capitulation cijointe.
C'est encore 500 chevaux pour l'armée.
Le maréchal Davoust a passé l'Oder à Francfort. Les alliés
bavarois et wirtembergeois, sous les ordres du prince Jérôme,
sont en marche de Dresde sur Francfort. Le roi de Prusse a
quitté l'Oder et a passé la Vistule ; il est à Graudentz. Les
places de Silésie sont sans garnison et sans approvisionnemens.
Il est probable que la place de Stettin ne tardera pas à tomber
en notre pouvoir. Le roi de Prusse est sans armée , sans
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
:
artillerie , sans fusils. C'est beaucoup que d'évaluer à 12 ou
15,000 hommes ce qu'il aura pu réunir sur la Vistule. Rien
n'est curieux comme les mouvemens actuels. C'est une espèce
de chasse , où la cavalerie légère, qui va aux aguets des corps
d'armée , est sans cesse détournée par des colonnes ennemies
qui sont coupées.
Jusqu'à cette heure nous avons cent cinquante drapeaux ,
parmi lesquels sont ceux brodés des mains de la belle reine ,
beauté aussi funeste aux peuples de Prusse , que le fut Hélène
aux Troyens. Les gendarmes de la garde ont traversé Berlin
pour se rendre prisonniers à Spandau. Le peuple qui les avoit
vus si arrogans il y a peu de semaines ,les a vus dans toute leur
humiliation.
L'EMPEREUR a fait aujourd'hui une grande parade , quia duré
depuis onze heures du matin jusqu'à six heures du soir. Il a
vu en détail toute sa garde à pied et à cheval , et les beaux
régimens de carabiniers et de cuirassiers de la division Nansouty:
il a fait différentes promotions , en se faisant rendre
compte de tout dans le plus grand détail. Le général Savary ,
avec deux régimens de cavalerie , a déjà atteint le corps du
duc de Weimar , et sert de communication pour transmettre
les renseignemens au grand-ducde Berg , au prince de Ponte-
Corvo et au maréchal Soult.
On a pris possession des Etats du duc de Brunswick. On
croitque ce duc s'est refugié en Angleterre. Toutes ses troupes
ont été désarmées. Si ce prince a mérité à juste titre l'animadversion
du peuple français , il a aussi encouru celle du
peuple et de l'armée prussienne : du peuple , qui lui reproche
d'être l'un des auteurs de la guerre; de l'armée , qui se plaint
de ses manoeuvres et de sa conduite militaire. Les faux calculs
des jeunes gendarmes sont pardonnables ; mais la couduite
de ce vieux prince , âgé de 72 ans , est un excès de
délire , et dont la catastrophe ne sauroit exciter de regrets .
Qu'aura donc de respectable la vieillesse , si , aux défauts de
son âge, elle joint la fanfaronnade et l'inconsidération de la
jeunesse?
Capitulation provisoirement conclue entre M. Hagel, brigadier
commandant le régiment de Treunfels et la colonne
détachée du prince de Hohenlohe , et le lieutenant-colonel
Guillaume , du 13º régiment de chasseurs à cheval , au
nom de M. le général Milhaud, commandant la cavalerie
d'avant-garde , et par ordre de S. A. I. le grand-duc de
Berg et de Clèves.
Art. Ir . La colonne tournée par la cavalerie du général
Milhaud,et composée ainsi qu'il suit : Infanterie. De Treuen
NOVEMBRE 1806 .
339
fels , de Zeuge , de Siech , du prince Ferdinand. Cavalerie.
Du comte de Heukel , d'Husing , de carabiniers , de Suenting
, de Holzendorf, de Balliodz ; un reste du train d'artillerie
, huit pièces de six , un caisson et un détachement de
hussards de Bila sont mis au pouvoir des troupes françaises .
II. L'infanterie et la cavalerie mettront bas les armes sur le
terrain qui seradésigné , et la colonne ainsi désarmée sera pri
sonnière de guerre. MM . les officiers de cavalerie, d'infanterie ,
d'artillerie et train d'artillerie , conserveront leurs chevaux et
bagages , et se retireront sur parole , si S. A. Mgr. le grandduc
de Berg et de Clèves veut bien le permettre. -Accordé
par ordre du grand-duc. Signé BELLIARD .
III . MM. les officiers feront la remise de tous les effets et
chevaux appartenans au roi de Prusse ; et considérant que la
colonne est entièrement tournée et mise dans l'impossibilité
d'agir , les chevaux de suite des officiers seront conservés , jusqu'à
ce que le prince grand-duc de Berg et de Clèves ait
statué sur la faveur accordée aux officiers prussiens de pouvoir
reprendre tous leurs chevaux.-Par ordre du grand-duc,
les officiers conserveront tous leurs chevaux.
IV. Les régimens prussiens mettront bas les armes devant
le 13º régiment de chasseurs à cheval et le 9º de dragons.
MM. les colonels Demangeot , commandant les chasseurs , et
Maupetit , commandant les dragons , seront chargés de l'exécution
de cette capitulation.
Fait à Passevwalk , le 29 octobre 1806.
( Suivent les signatures . )
GRANDE-ARMÉE . Quatrième corps.
Au quartier-général de Rathnau , le ag oetobre.
S. E. M. le maréchal de l'Empire Soult , commandant en
chef le quatrième corps de la Grande-Armée , prenant en
considération la confiance avec laquelle les troupes saxonnes
ei-après dénommées se sont rendues à lui , et la déclaration
que lui ont faite les principaux officiers de ces troupes , que
eette démarche a eu pour motif l'intime persuasion où ils
sont qu'il existe entre S. M. l'Empereur des Français et Roi
d'Italie , et S. A. l'électeur de Saxe , une convention qui ne
permet pas de douter que la paix ne soit déjà rétablie entre
les deux puissances; autorise ces troupes saxonnes à se retirer
à Dessau, à la charge par elles de tenir la promesse qu'elles ont
faite sur parole d'honneur de ne pas porter les armes pendant
la guerre actuelle , ou jusqu'à parfait échange, contre les
armées de S. M. l'EMPEREUR et Roi , ni contre celles de ses
alliés , dans le cas où la convention dont il a été question
n'existeroit pas réellement.
Ya
340
MERCURE DE FRANCE ;
S. E. M. le maréchal invite les autorités militaires de
Grande-Armée à laisser passer librement ces corps de troupes
saxonnes, et à leur prêter assistance . t
Ils tiendront l'itinéraire suivant : Partant le 26 de Rathnau ,
iront le même jour à Bramme ; le 30 , à Brandebourg ; le 51 ,
àBelzig ; le 1er novembre , à Dessau , destination provisoire.
M. le commandant de ce corps aura l'attention de se faire
précéder dans les endroits de passage par un officier qui en
annoncera l'arrivée. Ce corps est composé ainsi qu'il suit ;
savoir: Détachement du régiment , 15 officiers , 124 sous- officiers et soldats , et 117 chevaux. Détachement du prince
Albert , 14 officiers , 134 sous-officiers et soldats , et 128
chevaux. Détachement du prince Clément , 18 officiers , 175
sous-officiers et soldats , et 168 chevaux. Détachement cuirassiers
de Kochlizki , 3 officiers , 68 sous -officiers et soldats ,
et 54 chevaux. Détachement de Polentz , 1 sous-officier , et
2 chevaux. Détachement de carabiniers , 4 sous- officiers et
soldats , et 4 chevaux. Détachement de hussards , 14 sousofficiers
et soldats , et 9 chevaux. Corps du génie , I officier ,
5 sous-officiers et soldats , et 2 chevaux . Détachement d'artillerie
volante , 2 sous-officiers et soldats , et 2 chevaux.
Total , 51 officiers , 515 sous-officiers et soldats , et 486
chevaux.
A Rathnau , l'an et jour ci-dessus.
Par ordre de M. le maréchal ,
Signé le général de brigade , chefde
létat-major-général.
s'est
Au quartier-général de Rathnau , le 29 octobre 1806.
Nous soussignés , officiers de tout grade faisant partie de
divers détachemens composant un corps de troupes saxonnes ,
qui , dans l'intime
persuasion qu'il existe entre S. M. l'Empereur
des Français et Roi d'Italie , et S. A. l'électeur de
Saxe , une convention qui ne permet pas de douter que la
paix ne soit déjà rétablie entre ces deux pui sances ,
rendu au corps d'armée commandée par S. E. M. le maréchal
d'Empire Soult , sur la demande de S. E. et en considération
des bons motifs sur lesquels il l'a fondée , acceptons l'autorisation
qu'il a bien voulu nous accorder de nous retirer avec
nos troupes à Dessau , ou tout autre endroit qui pourroit être
ultérieurement désigné par S. A. le prince de Neuchâtel et
Vallangin , ministre de la guerre , à la charge par nous de nous
engager , comme en effet nous nous engageons sur notre parole
d'honneur, pournous et nos subordonnés , àne plus porter les
NOVEMBRE 1806. 341
armes contre les troupes de S. M. l'EMPEREUR et Rox, et
celles de ses alliés , dans le cas où contre notre persuasion , la
convention précitée n'existeroit pas réellement ; nous nous
engageons en outre , dans ce cas , à faire à l'armée française,
à sa première réquisition , la remise de nos armes et de nos
chevaux: notre engagement cesseroit dans le cas de paix ou
de parfait échange.
En foi de quoi , nous avons signé la présente promesse , à
Rathnau , l'an et jour ci-dessus.
Signé WELDIES CHRISTOPHE BARNER, colonel et commandant
de détachemens de cavalerie saxons .
( Suivent les signatures de tous les officiers des différens
corps compris dans la capitulation. )
XXIV BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Berlin , le 31 octobre 186..
Stettin est en notre pouvoir. Pendant que la gauche du
grand-duc de Berg , commandée par le général Milhaud,.
faisoit mettre bas les armes à une colonne de 6000 hommes à
Passevwalk , la droite , commandée par le général Lasalle , sommoit
la ville de Stettin , et lui imposoit la capitulation cijointe.
Stettin est une place en bon état , bien armée et bien
palissadée : 160 pièces de canon , des magasins. considérables,.
une garnison de 6000 hommes de belles troupes , prisonnière;
beaucoup de généraux, tel est le résultat de la capitulation
de Stettin , qui ne peut s'expliquer que par l'extrême découragement
qu'a produit sur l'Oder et dans tous les pays de la
rive droite , la disparition de la grande armée prussienne.
De toute cette belle armée de 180,000 hommes , rien n'a
passé l'Oder. Tout a été pris , tué , ou erre encore entre l'Elbe
et l'Oder, et sera pris avant quatre jours. Le nombre des prisonniers
montera à près de 100,000 hommes. Il est inutile de
faire sentir l'importance de la prise de la ville de Stettin,
une des places les plus commerçantes de la Prusse , et qui
assure à l'armée un bon pont sur l'Oder et une bonne ligne
d'opérations.
Du moment que les colonnes du duc de Weimar et du
général Blucher , qui sont débordées par la droite et la gauche,,
et poursuivies par la queue , seront rendues , l'armée prendra
quelques jours de repos..
Onn'entend point encore parler des Russes. Nous desirons
fortqu'il en vienne une centaine de milliors. Mais le bruit de
leur marche est une vraie fanfaronnade. Ils n'oseront pas venir.
ànotre rencontre. La journée d'Austerlitz se représente à leurs
yeux. Ce qui indigne les gens sensés , c'est d'entendre l'empe-
३
342 MERCURE DE FRANCE ,
reur Alexandre et son sénat dirigeant , dire que ce sont les
alliés qui ont été battus. Toute l'Europe sait bien qu'il n'y a
pas de familles en Russie qui ne portent le deuil. Ce n'est
point la perte des alliés qu'elles pleurent; 195 pièces de bataille
russes qui ont été prises , et qui sont à Strasbourg , ne
sont pas les canons des alliés. Les 50 drapeaux russes qui sont
suspendus à Notre-Dame de Paris , ne sont point les drapeaux
des alliés. Les bandes de Russes qui sont morts dans nos hôpitaux
ou sont prisonniers dans nos villes , ne sontpas les soldats
des alliés.
L'empereur Alexandre , qui commandoit à Austerlitz et à
Vischau avec un si grand corps d'armée , et qui faisoit tant
de tapage , ne commandoit pas les alliés. Le prince qui a
capitulé et s'est soumis à évacuer l'Allemagne par journées
d'étapes , n'étoit pas sans doute un prince allié. On nepeut que
hausser les épaules à de pareilles forfanteries. Voilà le résultat
de la foiblesse des princes et de la vénalité des ministres. 11
étoit bien plus simple pour l'empereur Alexandre de ratifier
le traité de paix qu'avoit conclu son plénipotentiaire , et de
donner le repos au continent. Plus la guerre durera , plus la
chimère de la Russie s'effacera , et elle finira par être anéantie.
Autant la sage politique de Catherine étoit parvenue à
faire de sa puissance un immense épouvantail , autant l'extravagance
et la folie des ministres actuels la rendront ridicule
enEurope.
Le roi de Hollande avec l'avant-garde de l'armée du Nord ,
est arrivé le 21 à Gottingue. Le maréchal Mortier avec les
deux divisions du huitième corps de la Grande-Armée , commandées
par les généraux Lagrange et Dupas , est arrivé le
26 à Fulde. Le roi de Hollande a trouvé à Munster, dans le
comté de la Marck et autres Etats prussiens , des magasins et
de l'artillerie . On a ôté à Fulde et à Brunswick les armes du
prince d'Orange etcelles duduc. Ces deux princes ne règneront
plus. Ce sont les principaux auteurs de cette nouvelle
coalition. Les Anglais n'ont pas voulu faire la paix; ils la
feront; mais la France aura plus d'Etats et de côtes dans son
système fédératif.
Voici le rapport que le prince de Hohenlohe a adressé au
roi de Prusse après la capitulation de son corps d'armée , et
qui a été intercepté :
A Sa Majesté le Roi.
Je n'ai pas eu le bonheur de pouvoir passer l'Oder avec
l'armée qui m'étoit confiée , et de la soustraire ainsi aux pour
suites de l'ennemi. Ayant atteint , après les marches les plus
pénibles, les environs de Boitzembourg , et me trouvant au
1
NOVEMBRE 1806. 343
momentde passer ce défilé pour atteindre Prentzlow, lemême
soir je le trouvai déjà occupé par l'ennemi. Quoique parvenu
à le forcer , je ne jugeai pas à propos de poursuivre directement
ma marche , ma cavalerie se trouvant sans fourrages , et
extrêmement fatiguée; et devant m'attendre à la pointe du
jour à une attaque dont l'issue malheureuse étoit bien à
craindre, je me tournai en conséquence le plus promptement
possible vers la gauche , et atteignis dans la nuit les environs
de Schonemarck. J'avois , dès deux heures du matin , ordonné
que de fortes patrouilles fussent poussées au-devant de l'ennemi
: ces patrouilles revinrent sans l'avoir rencontré. Pour
éviter de tomber dans un cul-de-sac , j'envoyai encore une
patrouille jusqu'à Prentzlow. Elle rendit compte qu'aucun
ennemi ne s'étoit montré dans les environs , et qu'a Prentzlow,
on n'avoit pas aperçu de ses patrouilles. Je me mis alors en
marche pour atteindre cette ville , où j'espérois trouver du
pain et des fourrages ; tout autour de moi on en demandoit ,
la détresse étoit parvenue à son comble. A peine avois-je
atteint les hauteurs de Prentzlow, que l'ennemi parut sur mon
flanc droit ; on en vint aussitôt aux mains. La supériorité de
l'ennemi et son artillerie me forcèrent à la retraite par Prentzlow;
l'espoir d'y trouver du pain et des fourrages fut donc
totalement deçu par l'arrivée de l'ennemi. Des corps ennemis
se montrèrent sur mon flanc droit. Les Français , bien supérieurs
à moi en artillerie et en cavalerie , se disposoient à
renouveler l'attaque sur mon centre : plusieurs bataillons se
trouvoient sans cartouches ; une batterie entière d'artillerie
légère étoit perdue , et d'après le rapport du colonel Hozen ,
il ne restoit plus à la plupart des autres pièces que cinq
charges.
Je me trouvois encore à sept milles de Stettin , et même
toute apparence de secours fondée sur cette marche étoit évanouie.
Coupé des secours restés à Lichen et du corps du
général Blucher ,sans cavalerie en état de combattre , puisque
l'abattement des hommes et la fatigue des chevaux lui avoient
ôté toute confiance en elle-même, sans munitions et sur-tout
sans vivres; enfin , persuadé que je sacrifierois la vie de cette
poignéed'hommes,sans aucune utilité pour le service de V. M.,
je me suis soumis à ma triste destinée , et j'ai capitulé avec
l'ennemi. Je suis à même de justifier ma conduite pendant
tout le cours de cette campagne aux yeux de mes contemporains
et de la pòstérité, à ceux de V. M. , et devant mes propres
regards , que je puis tourner avec calme et avec sérénité sur
moi-même. T
Je pense pouvoir prouver que j'ai été la malheureuse vic
4
344 MERCURE DE FRANCE ,
time de la non-exécution de mes premiers plans. Le malheur
seul m'atteint , et non la honte. La supériorité de la cavalerie
ennemie avoit déjà détruit en grande partie le détachement
du général Schimmelpenning ; et cependant la possibilité de
ma retraite ne reposoit que sur l'existence de ce corps qui
devoit brûler tous le ponts sur le Rhinau , la Havel et le
canal de Finaw .
J'ai conduit une armée qui , manquant de pain, de munition,
de fourrages , devoit atteindre un passage difficile , dans
un cercle dans toute l'étendue duquel l'ennemi étoit en
mouvement. L'impossibilité de l'exécution ne tenoit ni à mon
zéle , ni à ma bonne volonté , ni à la chose en elle-même ,
ni à l'insuffisance de mes dispositions. On doit plaindre
l'étendue de mon malheur, et l'on ne sauroit me condamner.
Je me réserve de déposer aux pieds de Votre Majesté un
rapport détaillé sur tous les événemens qui m'ont accablé
depuis le 14.
Prentzlow, le 29 octobre 1806.
Signé F. L. le prince DE HOHENLOHE.
Capitulation de la ville de Stettin.
Après que le fort dit Preussen et la place de Stettin ont été
nommées par le général Lasalle , au nom de S. A. I. et R. le
grand-duc de Berg , et que cette sommation , après un premier
refus , a été répétée avec instance , il a été conclu par
le lieutenant- général , le baron Romberg , gouverneur , et le
général - major Knobelsdorff, assistés par les généraux du
génie de Raudem , et le major du génie de Barun , de rendre
Ja ville de Stettin et le fort de Preussen , seulement sous les
conditions suivantes , à M. le général Lasalle , commandant
l'avant-garde de S. A. I. et R. le grand-duc de Berg.
Art. Ier . Toute la garnison actuelle ,y compris le petit étatmajor
et tous les militaires ne faisant pas partie de le garnison,
obtiendront librement la sortie avec armes et bagages , pour
se rendre , soit en Prusse occidentale et septentrionale , ou en
Silésie.
R. La garnison sortira avec les honneurs de la guerre , déposera
les armes sur les glacis , sera prisonnière de guerre ,
et envoyée en France. Les officiers seront prisonniers sur parole
, et il leur sera accordé des passeports pour se rendre où
bon leur semblera.
II. La garnison susmentionnée conserve ses propriétés , et
se rend sur parole au lieu qu'elle choisira.
R. Les officiers conserveront leur épée , leurs bagages,
leurs chevaux , et tout ce qui peut leur appartenir.
NOVEMBRE 1806 . 345
III. Il n'y a que les propriétés royales qui seront remises
aux troupes françaises.
R. Tout ce qui se trouve dans la place appartenant à S. M.
le roi de Prusse , sera remis aux troupes françaises .
IV. La garnison sortante recevra tous les secours nécessaires
.
R. Accordé.
V. Il sera accordé aux troupes prussiennes au moins vingtquatre
heures pour l'arrangement de leurs affaires .
R. Il sera accordé jusqu'à midi aux troupes prussiennes
pour l'arrangement de leurs affaires.
VI. Pendant cet intervalle de vingt-quatre heures , on remettra
aux troupes de S. M. l'Empereur des Français la porte
de Berlin.
R. La porte de Berlin sera remise aux troupes françaises ,
qui auront un poste sur le pont de l'Oder. Cesdeux postes
seront occupés à six heures du matin par les troupes françaises.
VII. Les troupes impériales françaises respecteront et protégeront
les propriétés des habitans de la place de Stettin , du
fort de Preussen et des faubourgs.
R. Accordé.
VIII . Les familles de tous les militaires peuvent compter
sur la protection des troupes impériales françaises.
R. Accordé.
IX. A dater de la ratification de cette capitulation , ces-
*seront toutes les hostilités contre la ville de Stettin.
R. Accordé.
>
X. Les malades et blessés de l'armée prussienne qui se
trouvent dans la place , sont abandonnés au traitement généreux
des troupes françaises.
R. Accordé.
Stettin , le 29 octobre 1806 , à six heures du soir .
Articles imposés par les Français.
XI. Le trésor qui se trouve dans la place sera remis aux
troupes françaises .
XII. Il sera nommé de part et d'autre des officiers d'artillerie
et du génie , pour remettre et recevoir tous les magasins
, munitions , cartes , plans , etc. , qui sont dans la place.
Au quartier-général de Mohringen, le 29 octobre 1806.
Le général de brigade commandant l'avant-garde du corps
de cavalerie de réserve , aux ordres de S. A. I. et R. le
grand-duc de Berg , lieutenant de l'EMPEREUR.
Signé LASALLE
346 MERCURE DE FRANCE ,
XXV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Berlin , 2 novembre 1806.
Le général de division Beaumont a présenté aujourd'hui à
l'EMPEREUR 50 nouveaux drapeaux et étendards pris sur l'ennemi
; il a traversé toute la ville avec les dragons qu'il commande,
et qui portoient ces trophées : le nombre des drapeaux,
dont la prise a été la suite de la bataille d'Jéna , s'élève en ce
moment à 200 .
Le maréchal Davoust a fait cerner et sommer Custrin , et
cette place s'est rendue : on y a fait 4000 hommes prisonniers
de guerre. Les officiers retournent chez eux sur parole , et les
soldats sont conduits en France. Quatre-vingt- dix pièces de
canon ont été trouvées sur les remparts; la place , en trèsbon
état , est située au milieu des marais ; elle renferme des
magasins considérables. C'est une des conquêtes les plus importantes
de l'armée ; elle a achevé de nous rendre maîtres de
toutes les places sur l'Oder.
Le maréchal Ney va attaquer en règle Magdebourg , et il
est probable que cette forteresse fera peu de résistance.
Le duc de Berg avoit son quartier-général le 31 à Friedlang.
Ses dispositions faites , il a ordonné l'attaque de la colonne
du général prussien Bila , que le général Becker a chargé sur
laplaine en avant de la petite ville d'Anklan , avec la brigade
de dragons du général Boussart. Tout a été enfoncé , cavalerie
et infanterie , et le général Becker est entré dans la ville avec
les ennemis , qu'il a forcés de capituler. Le résultat de cette
capitulation a été 4000 prisonniers de guerre : les officiers
sont renvoyés sur parole , et les soldats sont conduits en France.
Parmi ces prisonniers se trouve le régiment des hussards de la
garde du roi , qui , après la guerre de sept ans , avoient reçu
de l'impératrice Catherine , en témoignage de leur bonne conduite
, des pelisses de peau de tigre.
La caisse du corps du général Bila et une partie des bagages
avoient passé la Penne et se trouvoient dans la Pomeranie
suédoise. Le grand-duc de Berg les a fait réclamer..
Le 1 novembre au soir, le grand- duc avoit son quartiergénéral
à Demmin. Le général Blucher et le duc de Weimar
ayant le chemin de Stettin fermé , se portoient sur leur
gauche , comme pour retourner sur l'Elbe ; mais le maréchal
Soult avoit prévu ce mouvement, et il y a peu de doute que
ces deux corps ne tombent bientôt entre nos mains. Lemaréchal
a réuni son corps d'armée à Stettin , où l'on trouve encore
chaquejour des magasins et des pièces de canon.
Nos coureurs sont déjà entrés en Pologne .
Le prince Jérôme , avec les Bavarois et les Wurtembergeois
, formant un corps d'armée , se porte en Silésie .
S. M. a nommé le général Clarke gouverneur-général de
NOVEMBRE 1806 . 347
Berlin et de la Prusse , et a déjà arrêté toutes les bases de
l'organisation intérieure du pays.
Le roi de Hollande marche sur Hanovre , et le maréchal
Mortier sur Cassel.
XXVI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Berlin , 3 novembre.
On n'a pas encore reçu la nouvelle de la prise des colonnes
du général Blucher et du duc de Weimar. Voici la situation
de ces deux divisions ennemies et celle de nos troupes :Le
général Blucher , avec sa colonne , s'étoit dirigé sur Stettin.
Ayant appris que nous étions déjà dans cette ville , et que nous
avions gagné deux marches sur lui, il se reploya de Gransée ,
où nous arrivions en même temps que lui , sur Neustrelitz , où
il arriva le 30 octobre , ne s'arrêtant point là , et se dirigeant
sur Wharen , où on le suppose arrivé le 31 , avec le projet
de chercher à se retirer du côté de Rostock pour s'y embarquer.
Le 31 , six heures après son départ , le général Savary ,
avec une colonne de 600 chevaux , est arrivé à Strelitz , où il
a fait prisonnier le frère de la reine de Prusse , qui est général
au service du roi. Le 1er novembre , le grand-duc de Berg
étoit à Demmin , filant pour arriver à Rostock , et couper la
mer au général Blucher. Le maréchal prince de Ponte- Corvo
avoit débordé le général Blucher. Ce maréchal se trouvoit
le 31 , avec son corps d'armée, à Neubrandebourg , et se mettoit
en marche sur Wharen; ce qui a dû le mettre aux prises
dans la journée du 1 avec le général Blucher.
er
La colonne commandée par le duc de Weimar étoit arrivée
le 29 octobre à Neustrelitz; mais , instruit que la route
de Stettin étoit coupée , et ayant rencontré les avant-postes
français , il fit une marche rétrograde le 29 sur Wistock .
Le 30 , le maréchal Soult en avoit connoissance par ses hus- ,
sards, et se mettoit en marche sur Wertenhausen. Il l'a immanquablement
rencontré le 31 ou le 1. Ces deux colonnes ont
donc été prises hier ou aujourd'hui au plus tard. Voici leurs
forces : Le général Blucher a 50 pièces de canon , 7 bataillons
d'infanterie , et 1500 hommes de cavalerie. Il est difficile
d'évaluer la force de ce corps ; ses équipages , ses caissons ,
ses munitions ont été pris : il est dans la plus pitoyable situation.
Le duc de Weimar a 12 bataillons et 35 escadrons en
bon état; mais il n'a pas une pièce d'artillerie. Tels sont les
foibles débris de toute l'armée prussienne : il n'en restera
rien. Ces deux colonnes prises , la puissance de la Prusse est
anéantie, et elle n'a presque plus de soldats. En évaluant à
10,000 hommes ce qui s'est retiré avec le roi sur la Vistule ,
ce seroit exagérer.
n
M. Schullembourg s'est présenté à Strelitz pour demander
passeport pour Berlin. Il a dit au général Savary : « Il ya
L
348 MERCURE DE FRANCE ,
huit heures que j'ai vu passer les débris de la monarchie prussienne.
Vous les aurez aujourd'hui ou demain. Quelle destinée
inconcevable et inattendue ! La foudre nous a frappés. >> Il est
vrai que depuis que l'EMPEREUR est entré en campagne , il n'a
pas pris un moment de repos. Toujours en marches forcées ,
devinant constamment les mouvemens de l'ennemi. Les résultats
en sont tels qu'il n'y en a aucun dans l'histoire. De
plus de 150,000 hommes qui se sont présentés à la bataille
d'Jéna , pas un ne s'est échappé pour en porter la nouvelle
au-delà de l'Oder. Certes , jamais agression ne fut plus
injuste , jamais guerre ne fut plus intempestive. Puisse cet
exemple servir de leçon aux princes foibles , que les intrigues ,
les cris et l'or de l'Angleterre excitent toujours à des entreprises
insensées !
La division bavaroise , commandée par le général Wrede ,
est partie de Dresde le 31 octobre. Celle commandée par le
général Deroy est partie le 1er novembre. La colonne wirtembourgeoise
est partie le 5. Toutes ces colonnes se rendent
sur l'Oder ; elles forinent le corps d'armée du prince Jérôme .
Le général Durosnel a été envoyé à Odesberg avec un parti
de cavalerie , immédiatement après notre entrée à Berlin ,
pour intercepter tout ce qui se jetteroit du canal dans l'Oder..
Il a pris plus de So bateaux chargés de munitions de toute
espèce qu'il a envoyées à Spandau.
On a trouvé à Custrin des magasins de vivres suffisans pour
nourrir l'armée pendant deux mois.
Le général de brigade Macon , que l'EMPEREUR avoit
nommé commandant de Leipsick , est mort dans cette ville
d'une fièvre putride. C'étoit un brave soldat et un parfait
honnête homme. L'EMPEREUR en faisoit cas, et a été trèsaffligé
de sa mort.
ÉTAT - MAJOR GÉNÉRAL.
Au quartier-général impérial à Berlin , le 2 novembre 1806.
ORDRE DU JOUR .
L'armée est instruite que Custrin s'est rendu au maréchal
Davoust. Le général de division Gudin y est entré hier à sept
heures du soir. S. M. a vu avec plaisir les corps de cette division
, qui se sont tant distingués à la bataille d'Jéna , recueillir
la plus belle récompense , en entrant les premiers dans cette
belle et magnifique place forte. Il y avoit dans la place 4000
hommes qui ont été faits prisonniers , go pièces d'artillerie sur
les remparts , parfaitement approvisionnées , et des magasins
de subsistances considérables. La colonne du général prussien
de Bila a été faite prisonnière le 31 octobre sur les frontièresde
NOVEMBRE 1806. 349
!
I ,
:
laPomeranie suédoise , après le combat d'Anclam . Le général
de division Becker , à la tête de la brigade de dragons Boussard ,
a chargé vigoureusement l'ennemi , l'a fait prisonnier , et l'a
obligé à capituler. S. M. témoigne sa satisfaction au général
de division Becker et à la brigade de dragons Boussard . Elle a
déjà vu avec plaisir la conduite du général Becker aux combats
de Zehdenick et de Viemendorf.
Leprince de Neuchatel et Vallengin , major-général
de la Grande-Armée ,
Signé maréchal ALEX. BERTHIER .
Ordre du jour du 1 corps d'armée de réserve , au quartiergénéral
à Boulogne le 8 novembre 1806 , contenant le
21 bulletin de la Grande-Armée.
34
Soldats ,
Vous lirez quinze jours de suite dans vos chambrées la
proclamation sublime de S. M. l'Empereur et Roi à sa Grande-
Armée ; vous l'apprendrez par coeur ; chacun de vous attendri
répandra les larmes du courage , et sera pénétré de cet enthousiasme
irrésistible qu'inspire l'héroïsme. Souvenez-vous
toujours de ces mots sacrés de S. M. : « Soldats , je ne puis
>> mieux vous exprimer les sentimens que j'ai pour vous ,
» qu'en vous disant que je vous porte dans mon coeur l'amour
>> que vous me montrez tous les jours. >>
Signé maréchal BRUNE.
XXVII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin , le 6 novembre 1806 .
On a trouvé à S'ettin une grande quantité de marchandises anglaises ,
à l'entrepôt sur l'Oder : on y a trouvé 500 pièces de canon et des magasins
considérables de vivres .
Le 1er novembre , le grand-duc de Berg étoit à Demmin , le a , à
Teterow , ayant sa droite sur Rostock. Le général Savary étoit le 1er à
Cratzebourg , et le 2, de bonne heure, à Wharen et à Jabel. Le prince
de Ponte-Corvo attaqua le soir du 1er à Jabel , l'arrière -garde de l'ennemi.
Le combat fut assez soutenu , le corps ennemi fut plusieurs fois mis en
déroute ; il eût été entièrement enlevé si les lacs et la difficulté de passer
le pays de Medklembourg ne l'eussent encore sauvé ce jour-là. Le prince
de Ponte-Corvo , en chargeant avec la cavalerie , a fait une chute de
cheval , qui n'a eu aucune suite . Le maréchal Soult est arrivé le 2 à
Plauer.
Ainsi l'ennemi a renoncé à se porter sur l'Oder. Il change tous les
jours de projets . Voyant que la route de l'Oder lui étoit fermée , il a
voulu se retirer sur la Pomeranie suédoise. Voyant celle-ci également
inter eptée , il a voulu retourner sur l'Elbe ; mais le maréchal Sou t
l'ayant prévenus, il paroît se diriger sur le point le plus prochain des
côtes. Il doit avoir été à bout le 4 ou le 5 novembre. Cependant tous les
jours un ou deux hataillons et même des escadrons de cette colonne
tombent en notre pouvoir . Ele n'a plus ni caissons , ni bagages,
Le maréchal Lannes est à Stettin ;
350 MERCURE DE FRANCE ,
Le maréchal Davoust à Francfort;
Le prince Jerôme en Silésie .
Le duc de Weimar a quitté le commandement pour retourner chez
lui , et l'a laissé à un général peu reconnu.
L'EMPEREUR a passé aujourd'hui la revue de la division de dragons du
généralBeaumont, sur laplace du Palais de Berlin : il a fait différentes
promotions.
Tous les hommes de cavalerie qui se trouvoient à pied , se sont rendus à
Postdam , où l'on a envoyé les chevaux de prise. Le général de division
Bourcier a été chargé de la direction de ce grand dépôt. Deux mille dragons
à pied qui suivoient l'armée , sont déjà montés .
Ontravaille avec activité à armer la forteresse de Spandau , et à rétablir
les fortifications de Wittemberg , d'Erfurt , de Custrin et de Stettin.
Le maréchal Mortier , commandant le 8º corps de la Grande-Armée ,
s'est mis en marche le 30 octobre sur Cassel . Il y est arrivé le 31 .
Voicila note que le chargé d'affaires de France a présentée au prince ,
vingt-quatreheures auparavant.
Note.
Du 29 octobre 1806 .
« Le soussigné chargé d'affaires de S. M. l'EMPEREUR DES FRANÇAIS
et Rot d'ITALIE , est chargé de déclarer à S. A. S. le prince de Hesse-
Cassel , maréchal au service de Prusse , que S. M. l'EMPEREUR a une
parfaite connoissance de l'adhésion à la coalition de la Prusse de la part
de la cour de Cassel ;
» Que c'est en cons'quence de cette adhésion que les sémestriers ont
été appelés, des chevaux distribués à la cavalerie , la place de Hanau
approvisionnée, et abondamment pourvue de garnison ;
>> Que c'est en vain que S. M. a fait connoître à M. de Malsbourg ,
ministre du prince de Hesse-Cassel à Paris , que tout armement de la part
du prince de Hesse-Cassel seroit regardé comme une hostilité; que pour
toute réponse , la cour de Cassela ordonné à M. de Malsbourg de demander
des passeports à Paris , et de retourner à Cassel ;
>> Que depuis , les troupes prussiennes sont entrées à Cassel ; qu'elles y
ont été accueillies avec enthousiasme par le prince héréditaire , général au
service de Prusse , qui a même traversé la ville à leur tète ;
>> Que ces troupes ont traversé tous les Etats de Hesse - Cassel pour
attaquer l'armée française à Francfort ;
>> Qu'immédiatement après , le plan de campagne de l'armée française
étant venu à se développer , les généraux prussiens ont senti la nécessité
de rappeller tous leurs détachemens pour se concentrer à Weimar, afin de
livrer bataille;
» Que c'est donc par l'effet des circonstances militaires , et non dela
neutralité de la Hesse , que les troupes prussiennes ont rétrogradé sur
leurs lieux de rassemblemens ;
>> Que pendant tout le temps que le sort des armes a été incertain , la
cour de Hesse- Cassel a continué ses armemens , toujours en opposition
aux déclarations de l'EMPEREUR , qu'il considéreroit tous armemens comme
un acte d'hostilité ;
>> Que les armées prussiennes ayant été battues, et rejetées au-delà
de l'Oder , il seroit aussi imprudent qu'insensé de la part du général de
l'armée française de laisser se former cette armée hessoise qui seroit
prête à tomber sur les derrières de l'armée française , si elle éprouvoitun
échec ;
>Que le soussigné a donc reçu l'ordre exprès de déclarer que la
NOVEMBRE 1806 . 351
sûreté de l'armée française exige que la place de Hanan et tout le pays de
Hesses Cassel soient occupés ; que les armes , canons , arsenaux soient
remis à l'armée française , et que tous les moyens soient pris pour assurer
les derrières de l'armée contre l'inimitié constante qu'a montrée , à l'égard
de la France , la maison de Hesse-Cassel.
» Il reste au prince de Hesse-Cassel à voir, dans la situation des choses
s'il veut repousser la force par la force , et rendre son pays le théâtre
des désastres de la guerre. Toutefois cela étaut incompatible avec une
mission politique , le soussigné a reçu ordre de demander ses passeports
et de se retirer de suite. »
Signé SAINT- GENEST.
Voici ensuite la proclamation qu'a faite le maréchal Mortier.
Proclamation.
Edouard Mortier , maréchal de l'Empire , etc.
Du 31 octobre .
Hahitans de Hesse, je viens prendre possession de votre pays. C'est le
seul moyen de vous éviter les horreurs de la guerre. Vous avez été témoins
de la violation de votre territoire par les troupes prussiennes . Vous avez
été scandalisés de l'accueil que leur a fait le prince héréditaire . D'ailleurs
votre souverain et son fils , ayant des grades au service de
Prusse , sont tenus à l'obéissance aux ordres du commandant en chef de
l'armée prussienne. La qualité de souverain est incompatible avec celle
d'officier au service d'une puissance , et la dépendance des tribuuanx
étrangers.
,
Votre religion , vos lois , vos moeurs, vos priviléges seront respectés ; la
discipline sera maintenue ; de votre côté , soyez tranquilles . Ayez confiance
au grand souverain dont dépend votre sort : vous n'y pourrez éprouver
que de l'amélioration.
Signé ED. MORTIER.
Le prince de Hesse-Cassel , maréchal au service de Prusse , et son fils ,
général au service de la même puissance, se sont retirés : le prince de
Hesse-Cassel , pour réponse à la note qui lui fut remise , demanda de marcher
à la tête de ses troupes avec l'armée française contre nos ennemis :
le maréchal Mortier répondit qu'il n'avoit pas d'instruction sur cetteproposition;
que ce prince ayant armé après la déclaration qui avoit été faite
à Paris à M.de Malsbourg , son ministre , que le moindre armement
seroit considéré comme un acte d'hostilité ; son territoire n'avoit pas été
seulement violé par les Prussiens , mais qu'ils y avoient été accueil is avec
pompe par le prince héréditaire; que depuis ils avoient évacué Cassel par
suite de combinaisons militaires , et que ce ne fut qu'à la nouvelle de la
bataille d'Jéna que les armemens discontinuèrent à Cassel; qu'à la vérité
le prince héréditaire avoit eu le grand bonheur de marcher à la tête des
troupes prussiennes , et d'insulter les Français par toutes sortes de provocations.
Il paiera cette frénésie de la perte de ses Etats. Il n'y a pas enAllemagne
une maison qui ait été plus constamment ennemie de la France.
Depuis bien des années , elle vendoit le sang de ses sujets à l'Angleterre
pour nous faire la guerre dans les deux mondes , et c'est à ce trafic de ses
troupes que le prince doit les trésors qu'ils a amassés , dont une partie
est, dit en , enfermée à Magdebourg , et une autre a été transportée à
l'étranger. Cette avarice sordide a entrainé la catastrophe de sa maison ,
dont l'existence sur nos fontières est incompatible avec la sûreté de la
France. Il est temps enfin qu'on ne se fasse plus un jeu d'inquiéter qua
352 MERCURE DE FRANCE ,
rante millions d'habitans, et de porter chez eux le trouble et le désordre.
Les Anglais pourront encore corrompre quelque souverains avec de l'or ;
mais la perte des trônes de ceux qui le recevront , sera la suite infaillible
de la corruption . Les alliés de la France prospéreront et s'agrandiront ;
ses ennemis seront confondus et détrônés.
Les peuples de Hesse-Cassel seront plus heureux. Déchargés de ces
immerses corvées militaires , ils pourront se livrer paisiblement à la
culture de leurs champs; déchargés d'une partie des impôts , ils seront
anssi gouvernés par des principes généreux et liberaux , principes qui
dirigent l'administration de la France et de ses alliés. Si les Français
enssent été battus , on auroit envahi et distribué nos provinces ; il csť
juste que la Enerre ait aussi des chances sérieuses pour les souverains
qui la font , alia qu'il réfléchissent plus mûrement dans leurs conseils
avant de la commencer.
Dans ce terrible jeu les chances doivent être égales . L'EMPEREUR a
ordonné que les forteresses de Handu et de Marbourg soient détruites ,
tous les maga ins et arsenaux transportés à Mayence , toutes les troupes
désarmées , et les armes de H. sse-Cassel enlevées de toutes parts.
La suite prouvera que ce n'est point une amb tion insatiable , ni la
soif des conquêtes qui a porté le cabinet des Tuileries à prendre ce parti ,
mais bien la neces ité de terminer enfin cette lutte , et de faire succéder
une longue paix à cette guerre insensée , provoquée par les misérables
intrigues et les basses manoeuvres d'agens tels que les lords Paget et
Morpeth.
(Ce bulletin est le dernier publié jusqu'aujourd'hui vendredi.
)
FONDS PUBLICS DU MOIS DE NOVEMBRE.
DU SAMEDI 8.- Cp. olo c . J. du 22 sept. 1806 , 720 5oc 60c 75c73f
75c. 73f 73f 100 72f80c. 85c. 73f 72f 8cc goc Suc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1227f. 50c 1225f 1227f50c .
DU LUNDI IO. -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 72f 75c 60c 65c.
6oc. 80c 700 750. 8oc ooc ooc oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 69f. 6oc of c . ooc . ooc
Act. de la Banque de Fr. 1227f 50c 1225f. 1227f 50c. 1225f.
DU MARDI 11. - Ср. 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 72f 40c. 200. 400
150 100 72872 100. 40c 50c 50c. дос. бос бос
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807 69f. 6yf. 75c coc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1220f 1222f 50c 0000f. oo oooof coc.
DU MERCREDI 12. C p. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 72f. 40c 60c 75c
50c. 8oc goc 73f25c. 15c 40c 150. ooc. ooc of.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. Egf 6oc. ooc. oof ooc ooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 12a3f 75c 25f 3of 37f 50c 1240f
DU JEUDI 13.-Cp. ooc. J. du 22 sept. 1806. 74f 70c 75f 74f 80c 75f
74f 70c 75f74f 90c 75f 75f25c 50c 40 50 250 700 50c 30c 250 Зос 50c
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. oof ooc oof, oocooc oos oof ooc
Act.de la Banque de Fr. 1260f. 1265f 1262f 5 c. 126of
DU VENDREDI 14. -Cp. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 74€ 500 00 00
cococ . oof oof oo oof oof ooc oof ?
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 72f 150 oof. ooc бос сос
Act. de la Banque de Fr. 1246f 250 00000 00. 000of, oooof coc
%
(NO. CCLXXIX. )
cen
(SAMEDI 22 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
ELVIRE ET AZOR ,
ROMANCE.
Azor adoroit Elvire ,
Elvire adoroit Azor ;
Un coeur étoit leur empire ,
Amour étoit leur trésor . :
Vénus , qui leur donna l'être ,
Voulut qu'au même séjour
Un beau printemps les vit naître
Tous les deux le même jour.
Dans les jeux de leur enfance
Leurs feux s'étoient révélés ;
Doux charines de l'innocence ,
Que nul remords n'a troublés .
Qui pourroit dans la nuit sombre
Compter les célestes feux ,
Auroit pu compter le nombre
De leurs baisers amoureux.
Leurs jours purs couloient ensemble
Comme l'on voit deux ruissseaux
Qu'un même penchant rassemble
Mêler,confondre leurs eaux.
Z
}
D
354 MERCURE DE FRANCE,
Elvire , Azor, n'ont qu'une ame ,
Et cette ame qu'un desir;
Hymen épura leur flamme
Sans faner fleur du plaisir.
Dieux ! Et la Parque jalouse
Frappe Azor, Azor, hélas ,
Au sein de sa jeune épouse ,
Qui meurt du même trépas !
Tous deux , pleins de leur martyre ,
Disoient , s'embrassant encor :
« Prends mon ame , chère Elvire !
« Prends mon ame , cher Azor ! »
De leurs bouches expirantes
Les deux soupirs n'en font qu'un :
Ainsi deux roses mourantes
Mêlent encor leur parfum.
Par M. LE BRUN , de l'Institut.
FRAGMENT
DE LA SATIRE DES VEUX , DE JUVENAL .
AINST l'homme, des Dieux humble et dévot client ,
Allume à leurs genoux son cierge suppliant.
Pour des dons superflus et trop long-temps funestes
Crains de solliciter les puissances célestes .
Vois Séjan , vois la haine attachée aux grandeurs,
D'un abyme à ses pieds ouvrir les profondeurs;
Ses titres éclatans renfloient de longues pages :
C'est un arrêt de mort ; il tombe , et ses images ,
Ces monumens si fiers , avec lui condamnés ,
Roulent , par les bourreaux honteusement traînés.
Vois les Romains en foule expier leur bassesse ;
Entends-tu retentir la hache vengeresse ,
Et les chevaux d'airain mutilés par le fer ?
Sous les soufflets bruyans entends-tu siffler l'air ?
La forge en frémissant s'allume ; le feu brille :
Ce Séjan colossal dans les fournaux pétille ;
Déjà coule à torrens le bronze révéré;
Déjà ce front superbe et d'un peuple adoré,
Ce front qui fut jadis le second de la terre,
Et disputoit l'encens aux maîtres du tonnerre ,
Devient vase , trépied , plat , cuvette , bassin.
NOVEMBRE 1806.
355
A
Va, cours; que des lauriers suspendus par tamain
Detes toits couronnés embellissent le f ite;
Iminole une victime et prépare une fête.
Cejour pour les Romains est un jour fortuné;
Séjan, le fier Séjan au supplice est traîné.
Quel spectacle ! on s'étonne, on célèbre sa chute;
Enfinà ses fureurs je ne suis plus en butte;
Je ne l'aimai jamais. Quels dédains , quel orgueil !
Comme il laissoit tomber un insolent coup-d'oeil !
De quoi l'accuse- t- on ? Qu'a-t- il osé commettre ?
Où sont les délateurs , les témoins ? Une lettre
Des roches de Caprée est venue au sénat ;
Sa prolixe longueur est un crime d'état.
J'entends, et ne veux pas en savoir davantage.
-Mais le peuple , le peuple ? Il suit l'antique usage :
Quand on est condamné, peut-on être innocent ?
Il hait le malheureux, adore le puis
Si le sort à Séjan n'eû pas été contraire,
Du lion endormi dans son triste repaire
Si l'imprudent sommeil avoit été surpris ,
Dans ce même moment tout ce peuple à grands cris
Salueroit empereur ce Séjan qu'il outrage.
puissant.
Feu THOMAS:
LES BLÉS ET LES FLEURS ,
FABLE.
PLUS galant que sensé, Colin voulut jadis
Réunir dans son champ l'agréable à l'utile,
Et cultiver des fleurs aumilieudes épis :
Rienn'étoit à son gré plus sage et plus facile.
Parmi es blés , dans la saison ,
Il va done semant à foison
Bluet, coquelicot , et mainte fleur pareille
Qu'on voit égayer nos gué êts ,
Quand Flore, en possant chez Cérès,
Alaissé pencher sa corbeille .
Dans peu, sedisoit-il , que mon champ sera beau !
Avantl'ample récolte aux moissonneurs promise ,
Que de bouquets pour Lucetteet pour Lise !
Partant, que de baisers ! Oui , cadeau pour cadeau ;
Ou rien pour rien , c'est ma devise.
Ledoux printemps paroît enfin ;
Le bluet naît avec la rosé :
En mai , le bonheur de Colin
Faisoit envie à maint voisin ;
En août, ce fut toute autre chose.
Tandis qu'il n'étoit pas d'endroits
Où la moisson ne fut certaine ;
Que les trésors de Beauce au loin doroient la plaine;
Qu'enfin le laboureur n'avoit plus d'autre peine
Que celle de trouver ses greniers trop étroits.
Zi
(
356 MERCURE DE FRANCE,
Trop tard désabusé de ses projets futiles,
D'un oeil obscurci par les pleurs ,
Colin , dans ses sillons stérilement fertiles ,
Cherche en vain les épis étouffés sous les fleurs .
Vous qui dans ses travaux guidez la foible enfance ,
Ceci vous regarde , je crois :
Chez vous on apprend à la fois
Le latin, la musique et l'algèbre , et la danse.
Au temps du bon Rollin c'étoit tout autrement :
Enseigner moins , mais mieux , entroit dans son système :
Colin, vous diroit-il , ne songeons qu'au froment ;
Le bluet viendra de lui-même .
ENIGM E.
M. ARNAULT .
On voit marcher sous ma tenture
Et l'honnête homme et le fripon :
On me voit de toute mesure ,
Neuf ou revêtu d'un jupon ;
Mais toujours en habit de soie
Je m'étale chaque saison;
Et lorsque ta main me déploie , -
J'intercepte ton horizon .
Toujours sur un pied je voyage ,
Et cependant, tout seul , je ne puis faire un pas;
Mais , suivant le nouvel usage ,
Quand je marche , chez moi le haut se place en bas.
Ainsi , pour les gens à la mode,
Je deviens utile et commode .
LOGOGRIPHE.
NON, il n'est rien de plus dur que mon coeur;
Si vous m'otez deux pieds il n'est rien de plus tendre.
Rendez-les moi , je m'adresse au Seigneur :
Lors il m'entend . Ne peux-tu me comprendre ?
CHARADE ,
UNE charade , Eglé ! Vons n'avez qu'à vouloir :
En musique aisément mon premier se fait voir ;
Vous êtes mon second, sans art et sans parure ;
Ne soyez pas mon tout, l'amour vous en conjure .
4
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Café.
Celui du Logogriphe est Tarif.
Celui de la Charade est Ré-forme.
NOVEMBRE 1806. 357
SUPPLÉMENT aux Observations sur les Corps
cristallisés renfermés dans les laves, qui ont paru
dans le cahier de la Bibliothèque Britannique
du mois de juin dernier , et dans le N° 115 du
Journal des Mines .
QUOIQUE la question qui fait le sujet de ces Observations
n'ait pas eu son origine dans le Mercure, c'est un sujet de
physique terrestre et de géologie assez important pour en
donner la suite dans ce recueil.
Il parut dans le Journal de Physique du mois de mai de
l'année dernière , un système sur l'action du feu des volcans,
où l'on considère les cristaux que renferment les laves comme
des cristallisations formées dans la lave même et de sa substance
pendant le refroidissement lent de sa masse.
Persuadé , au contraire , que ces cristaux sont étrangers à
la lave , et formés antérieurement par la voie humide dans
les couches que les feux volcaniques ont réduites en fusion ,
laissant intacts ces cristaux , parce qu'ils n'ont pas assez d'intensité
pour les fondre , je donnai les Observations que je
viens de citer, où j'ai démontré , par les faits et par leurs
conséquences immédiates , que mon opinion est parfaitement
fondée.
Pendant cette discussion , une lettre de M. Patrin , sur la
formation des basaltes , parut dans la Bibliothèque Britannique
du mois de mai dernier ; l'auteur la termine ainsi :
« J'ai fait voir, dit-il , dans l'article Basalte du nouveau
>> Dictionnaire d'Histoire Naturelle , que les systèmes des
>> Volcanistes et des Neptuniens, pris séparément , sont inad-
>> missibles ; mais qu'en les combinant d'une manière conve-
>> nable , on trouve la véritable solution du problème. J'ai
>> fait voir que la matière du basalte étoit véritablement
>> sortie des volcans , non dans un état de fusion comme la
>> lave, mais sous une forme tantôt pulvérulente et tantôt
>> vaseuse , dans le temps où les volcans étoient encore sous-
>> inarins ; de sorte que cette matière étoit délayée dans les
>> eaux de la mer, ensuite déposée , et enfin cristallisée , soit
>> enprismes, soit en sphéroïdes, selon les circonstances. L'ar-
> ticle cité contient le détail des preuves; et j'ai eu lacsatis
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
>> faction de voir M. Humboldt , si bon juge en cette ma
>> tière , déclarer, en présence de plusieurs savans qui se trou-
>> voient rassemblés chez lui à son retour d'Amérique , que
>> de toutes les hypothèses qu'on avoit publiées sur la forma-
>> tion des basaltes, c'étoit celle qui lui paroissoit de tous
>> points la plus satisfaisante. » Telle est la conclusion de
M. Patrin.
L'hypothèse qu'elle établit , que les basaltes ne sont pas
sortis des volcans dans un état de fusion , mais sous une forme
tantôt pulvérulente et tantôt vaseuse , et que cette poudre et
cette vase , délayée dans les eaux de la mer, s'est déposée et
cristallisée pour former des basaltes, est si étrange et si opposée
à tout ce que l'on connoît des volcans , qu'elle me détermina
à faire des Remarques , pour en montrer l'impossibilité:
elles ont été insérées dans la Bibliothèque Britannique
du mois de juillet suivant , et dans le N° du Journal
des Mines.
M. Patrin a fait une réponse à ces Remarques, qui a parų
dans la Bibliothèque Britannique du mois de septembre , dans
laquelle il revientà son opinion , que les cristaux contenus dans
les laves y ont été formés pendant leur refroidissement , renvoyant
aux articles Augite ( Schorl-Pyroxene ) et Leucite du
nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle , où « il croit avoir
>> démontré que ces cristaux , de même que tous les cristaux
>> volcaniques , ont été formés postérieurement à l'éruption
>> des matières qui les composent. >> Cette réponse m'engage
à ajouter de nouvelles réflexions sur ces questions importantes
en géologie et en physique terrestre : ces réflexions font
le sujet de cet article . ( 1 )
Les lecteurs du Mercure qui s'occupent de géologie et des
phénomènes volcaniques , liront avec intérêt la suite de cette
discussion: car des questions de cette nature doivent se terminer
par le triomphe des faits et des observations exactes.
Ayant déjà traité à fond la question principale , j'examinerai
seulement ici la manière dont M. Patrin présente les
argumens qu'il veut réfuter, et le silence qu'il garde sur les
autres.
J'ai terminé les Observations que je viens d'indiquer par
une suite de conclusions qui découlent des faits que j'ai établis.
La seconde de ces conclusions est en ces termes : « Les corps
cristallisés que renferment les laves leurs sont étrangers ; ils
ont été formés antérieurement par la voie humide dans des
(1 ) Tous les articles du nouveau Dictionnaire d'Histoire Naturelle qui
concernent les volcans et la géologie , ont été faits par M. Patrin.
3
NOVEMBRE 1806 . 35g
1
couches que les feux volcaniques ont réduites en fusion , laissant
intacts ces cristaux , parce que leurs feux n'ont pas assez
d'intensité pour les fondre. » Cette conclusion est simple ,
sans complication , et elle est exprimée, ce me semble , en
termés clairs et précis. Cependant, voici comment M. Patrin
la présente , et je citerai ses propres termes :
« Quant à M. Deluc , il soutient que les cristaux volca-
>>niques non-seulement ne sont pas de formation nouvelle ,
>>mais encore qu'ils existoient avant la formation des roches
» qui , suivant lui , ont fourni la matière des laves. Ces roches
>> ont succédé à d'autres couches de la terre qui avoient été
>> détruites , et qui contenoient ces mêmes cristaux , qui ont
>> résisté à cette destruction. Mais , de cette manière , il semble
» que ces cristaux auroient dû exister avant la création : car,
>> s'ils n'ont pas pu être formés dans les couches actuelles 'de
>> la terre, on ne voit guère comment ils auroient pu l'étre
>> dans des couches antérieures. >>>
Je laisse au lecteur instruit et attentif à prononcer sur ce
qu'on doit penser de cette manière de présenter l'état de la
question. Elle est d'autant plus étrange que , quelques pages
avant la conclusion que je viens de rapporter , je m'étois
exprimé ainsi sur le même sujet :
<<Nous voyons que pour réduire en fusion les roches et
les minéraux , il faut les briser en très - petites parcelles ; cependant
, il n'y a ni pilons ni bocards dans les couches où les laves
prennent naissance ; et les feux volcaniques ne peuvent pas
mieux que ceux de nos fournaux fondre des roches en grandes
masses. Il faut donc que ces couches soient dans un état pulvérulent
et vaseux pour pouvoir être fondues. Alors on conçoit
que, dans de telles couches, les affinités chimiques peuvent
s'exercer et former des cristaux isolés et groupés , qui restent
enveloppés dans la matière en fusion. >>>
Quel rapport a cet exposé avec l'entassement de roches et
decouches,ddoonnt M. Patrin fait remonter l'existence des cristaux
jusqu'avant la création ? Il est aisé de critiquer une opinion
quand on la dénature à ce point. Que penser, je le répète ,
de cette manière d'argumenter ?
Je ne suppose pas que M. Patrin mêle ici ce que j'ai dit
de l'origine vraisemblabie des grenats qu'on trouve isolés
dans diverses espèces de roches : ce seroit par trop changer les
questions. J'ai attribué l'origine de ces grenats à des couches
qui ont été détruites dans l'ancienne mer ; et les grenats qu'elles
renfermoient, restés isolés après cette destruction, ont été
déposés dans des couches nouvelles , qui sont celles où nous
les trouvons aujourd'hui , comme on trouve dans les couches
1
4
360 MERCURE DE FRANCE ,
sableuses de la Westphalie des noyaux isolés d'échinites siliceux
, qui ont eu leur berceau dans des couches de craie
blanche, détruites de même dans l'ancienne mer. Il existe
encore une butte de ces couches de craie près de Lunebourg.
Je citerai à cette occasion un autre fait remarquable. On
trouve dans une couche des collines sableuses des environs
d'Aix-la-Chapelle, des fragmens roulés de diverses espèces
de fossiles marins. Mon frère m'en a envoyé une petite collection
qu'il a prise sur les lieux. Ce sont des tronçons d'orthocératites
de l'espèce dont les cloisons sont découpées en feuilles
de persil , des noyaux de térébratules lisses , de petites glossopétres
, des fragmens de bélemnites, de petits porpites d'une
très-jolie espèce , etc.; et ce qui prouve évidemment que
ces fragmens ont été roulés sur le fond de l'ancienne mer ,
c'est que quelques-uns ont des vermiculites attachés à leur
surface. Voilà donc un exemple sans réplique de la destruction
des couches qui contenoient ces divers fossiles dans leur
entier , dont les fragmens ont été déposés dans les couches
sableuses que la mer a étendues sur son fond depuis cette destruction
. M. Patrin ne pensera pas, sans doute , que , pour
expliquer ces transpositions , il faille supposer que ces fragmens
de fossiles marins ont existé avant la création.
Les exemples qui prouvent la vérité de ces destructions
sont si répétés , que j'en citerai un autre très-intéressant. On
trouve dans le nombre des coquilles fossiles de la montagne
de Turin , des limaçons de l'espèce appelée fripière , chargés
de petits galets roulés d'une espèce de serpentine. Une couche
de cette roche avoit donc été détruite , et ses débris dispersés
sur le fond de la mer quand ces limaçons y vivoient, puisque
leur coquille est couverte de ces débris. Et la couche où ils
sont déposés est toute composée de petits débris roulés de
cette même serpentine. Je possède quelques-uns de ces limaçons
, que nous avons trouvés séparément, mon frère et moi,
en différentes courses.
« Au reste , ajoute M. Patrin à la suite du paragraphe
>> que j'ai transcrit , comme M. Deluc est le seul qui sou-
>> tienne une semblable opinion (et je n'ai pas l'espérance de
>> le faire changer d'avis ), je ne m'y arrêterai point. >>
M. Patrin se trompe. Quand M. Haüy a nommé le schorl
'des volcans pyroxène, c'est-à-dire étranger aufeu , il a pensé
comme moi ; M. Dolomieu a pensé de même. Ainsi , loin
de me trouver dans l'isolement où M. Patrin veut me placer,
je suis réuni d'opinion avec deux des plus célèbres naturalistes;
et je suis bien persuadé que plusieurs autres observateurs
pensent de même : car les faits sur lesquels cette opinion
NOVEMBRE 1806. 361
est fondée sont trop évidens pour ne pas convenir de leur
vérité. Je rappellerai ici un de ces faits entre ceux que j'ai
cités dans mes Observations .
On trouve dans une même lave , dans un même fragment
de lave trois de ces corps cristallisés très-distincts.
La leucite , ou grenat blanc , de forme ronde , à vingtquatre
faces trapézoïdes et de couleur gris-blanc; ces cristaux,
de diverses grandeurs , sont quelquefois groupés par deux ,
trois et quatre cristaux réunis , quelquefois confondus en
partie les uns avec les autres , d'autres fois simplement adhérens
entr'eux , comme il arrive si fréquemment aux cristaux
formés par la voie humide.
Le schorl-pyroxene, cristal prismatique octaèdre à deux
pyramides diédes , de couleur olive foncé et quelquefois noir,
quelquefois aussi d'un vert plus tendre et un peu transparent.
Ces schorls sont de même fréquemment groupés sous toutes
sortes de modes de réunion; les faces du prisme varient dans
leur largeur, et le prisme lui-même varie beaucoup dans ses
proportions , comme il arrive si souvent aux cristaux de roche.
On en trouve aussi de microscopiques parfaitement réguliers .
J'ai cité encore des exemples de schorls et de leucites réunis ,
la leucite embrassant le schorl .
Le troisième corps est la chrysolite. Celle-ci , de couleur
de péridot et transparente , est le plus souvent en brises , et
par conséquent sans forme régulière .
Le schorl-pyroxene et la leucite se trouvent dans les laves
cellulaires , ou à boursoufflures , et dans les laves spongieuses ,
comme dans les laves compactes. On les trouve isolés en grand
nombre parmi les menues scories. M. Dolomieu cite à ce
sujet un fait bien remarquable : « Les leucites isolées , dit-il ,
>> sont si abondantes dans les environs de Rome , qu'on peut
>> dire que la route de Rome à Frascati en est couverte. >>>
Ces trois corps cristallisés , la leucite , le schorl et la chrysolite
, renfermés dans une même lave , dans un même fragment
de lave , sont séparés de la lave elle-même par une ligne
aussi tranchée que les petits cailloux qui composent un pouding
le sont de la pâte qui les réunit ; leur couleur, très-différente
entr'eux , est très-différente de celle de la lave ; et la
leucite , qui s'en sépare facilementt,, yylaisse encreux sa forme
ronde , et l'empreinte de ses facettes. Et le schorl en particulier
n'a point de rapport chimique avec la lave.
Voilà des faits exacts et vrais qu'il faut expliquer et concilier
, avant d'avancer l'hypothèse que les corps cristallisés
renfermés dans les laves se forment de leur substance pendant
leur refroidissement. Il faut expliquer comment il se pour362
MERCURE DE FRANCE ,
roit que trois cristaux , différant entr'eux de forme, de couleur
et de parties constituantes , et différant tous les trois de
la matière de la lave , ont pu se former dans son sein et de sa
substance. Et il faut fonder cette explication non sur des mots
et des phrases, car rien n'est plus facile que d'arranger des
mots et de faire des phrases, mais sur des raisonnemens clairs ,
précis , auxquels les observateurs, qui ne se contentent point
demots etd'arrangement de phrases, encore moins du silence
gardé sur les objections , puissent acquiescer ; et il ne faut
pas sur-tout dénaturer le sens des argumens auxquels on veut
répondre.
Si les cristaux contenus dans les laves du Vésuve et de l'Etna
naissoient de leur propre substance , il faudroit aussi que les
cristaux d'espèces différentes , contenus dans quelques laves
des anciens volcans d'Auvergne et dans les laves de l'Heckla ,
provinssent aussi de ces laves : c'est là une conséquence rigoureuse;
car l'une de ces origines ne peut pas être différente
de l'autre. Il résulteroit donc de cette hypothèse que les
schorls-pyroxènes, les leucites, les chrysolites, les lamelles
cristallines des laves de l'Etna , les amphiboles, les felds-paths
des laves d'Auvergne, les brises de quartz des laves de l'Heckla,
toutes substances différentes en forme, en couleur, en cristallisation
, en molécules constituantes , seroient sorties de la
substance d'une même matière en fusion ignée ! Il suffit de
présenter l'hypothèse sous ce point de vue parfaitement vrai ,
pour qu'elle soit appréciée.
Quand, par impossible , je serois le seul naturaliste , le
seul observateur, comme le prétend M. Patrin, qui soit persuadé
que ces corps cristallisés ont été formés par la voie
humide, antérieurementnt à leur dépôt dans la pâte incandescente
des laves, je ne m'en défendrois point.
Je suis aussi le premier, et peut-être le seul qui ait remarqué
qu'il n'existe de volcan brûlant que sous l'influence des
eaux de la mer : fait important , qui résout une grande question
géologique , en attestant que toutes les montagnes volcaniques
qui sont au milieu des terres ont brûlé , quand nos continens
étoient sous les eaux de la mer ; et quoique nombre
de phénomènes que j'ai cités proclament cette vérité importante,
elle m'est encore contestée !
Je suis le premier et le seul qui ait observé que les schorlspyroxènes
ne paroissent avec le poli de leur surface et l'intégrité
de leurs angles , que lorsque la lave qui les contient a
été décomposée par les vapeurs acide-sulfureuses du volcan ,
quand elles y ont été exposées , le schorl résistant à leur action.
Fait qui prouve avec évidence qu'il n'y a point de rapport
NOVEMBRE 1806 . 363
chimique entre les schorls et la lave: car ce rapport existeroit
nécessairement si ces cristaux étoient formés de la substance
même de la lave .
Je dirai encore que je suis le premier qui ait annoncé,
d'après la vue et l'observation du groupe des îles de Lipari ,
que, lorsqu'il y auroit des navigateurs instruits et observateurs,
ils trouveroient que les groupes d'îles et les îles soli-.
taires répandues au milieu des mers , dont on avoit peine à
se rendre raison, sont volcaniques , et par conséquent élevées
du fond des eaux: annonce que l'observation a depuis pleinement
confirmée.
L'hypothèse que les cristaux contenus dans les laves y ont
été formés pendant leur refroidissement n'est pas celle , ai-je
dit, que M. Patrin avoit d'abord adoptée. Il considéroit les
schoris-pyroxènes comme des substances qui avoient passé
de l'état aëriforme à celui de consistance solide , par l'effet
des attractions.
M. Patrin répond à cette remarque , que je lui prête
des idées qu'il n'a jamais eues : « car j'ai toujours , dit-il ,
›› soigneusement distingué deux espèces différentes de cris-
>> taux volcaniques ; savoir : ceux qui sont renfermés dans
>> les laves , et ceux qui sont isolés et qui tombent avec les
>> matières pulvérulentes pendant les éruptions. Comment
>> concevoir , ajoute-t-il , qu'ils aient été en même temps si
>> complétement dépouillés de leur gangue, et si parfaite-
>> ment conservés eux-mêmes , qu'ils n'ont perdu ni la viva-
>> cité de leurs angles , ni le brillant de leur poli ? Il me
>> paroît, continue-t-il, d'après cette difficulté, et une infinité
>> d'autres , que ces cristaux ne sont point préexistans dans
>> les laves, mais que ce sont des substances qui, en passant
>> de l'état aëriforme à une consistance solide, par l'effet des
>> attractions , ont pris une forme régulière , comme nous
>> voyons , dans nos laboratoires , le soufre se sublimer en
>> vapeurs, qui forment ces petits cristaux connus sous le
>> nom de fleurs de soufre.
>> Pour achever de faire voir, continue M. Patrin, que je
>> n'ai point varié d'opinion sur le mode: de formation de
>> ces cristaux , j'ajouterai que , dans le nouveau Dictionnaire
>> d'Histoire Naturelle , publié en 1803, au motAugite (schorl-
)) piroxène ), je rappelle de la manière la plus expresse cette
>>distinction entre les cristaux qui se forment dans les laves ,
>> et ceux qui se forment dans les airs. >>
1
M. Patrin perd facilement de vue les objections qu'on lui a
faites. Je les rappellerai donc ici en peu de mots, renvoyant
pour les détails à mes Observations sur les Prismes au Schonis ,
364 MERCURE DE FRANCE ,
volcaniques , publiées dans le Journal de Physique de ventose
ang( mars 1801 ). J'invite les naturalistes qui prennent intérêt
àcette question , qui est importante, à les lire avec attention :
ils jugeront si M. Patrin a répondu depuis long-temps, ainsi
qu'il le dit au début de sa réponse , à tous mes raisonnemens.
Il sembleroit suffisant d'énoncer cette étrange hypothèse
'd'une distinction de cristaux qui seforment dans les laves,
etde cristaux qui seforment dans les airs, pour la réfuter ;
car elle porte avec soi sa réfutation. Ces cristaux volcaniques
et ces cristaux aëriens , dont M. Patrin a imaginé la distinction
, est purement idéale : tous ces cristaux sont les
mêmes , même forme , même cristallisation , même substance.
Les miriades qui ont été lancées par le cratère du Monte-
Rosso de l'Etna , ( le sommet et la pente en sont couverts ) ,
ont tous retenu une croûte de la lave où ils étoient renfermés;
ce qui les rend ternes et rudes , et couverts de petites.
boursoufflures ; ils ne montrent ni le poli de leurs faces , ni
l'intégrité de leurs angles ; ils n'ont point été lancés seuls ,
mais mêlés à une infinité de petites scories ou brises de lave ,
qui elles-mêmes contiennent de ces cristaux , qu'il appelle ,
parce qu'il ne les connoît pas sans doute, matière pulvérulente;
ils sont mêlés à un grand nombre de ces petites lamelles
blanchâtres de forme irrégulière , dont plusieurs laves
de l'Etna sont remplies , qui paroissent être des éclats d'une
substance qui se dilate par la chaleur; ils sont mêlés à une
multitude de brises de ces mêmes schorls , rompus avec les
brises de la lave. Ce sont ces brises de schorls qui réfléchissent
tous ces points lumineux qu'on remarque avec surprise quand
onmonte par un beau soleil sur cet ancien cratère .
Les cristaux ou schorls dont la surface et les angles sont
nets et à découverts , sont ceux qui , étant tombés dans l'intérieur
du cratère , ont été exposés à l'action érosive des vapeurs
acides-sulfureuses qui ont dissout l'enduit de lave dont ils
étoient couverts , et laissé le schorl intact et dans son intégrité.
Cet effet n'est pas même complet sur plusieurs individus:
il ne s'est opéré très-souvent que sur le côté qui étoit
exposé aux vapeurs; d'où est résulté que ce côté a son poli et
l'autre sa rudesse.
Ce ne sont là ni des aperçus , ni des fruits de l'imagination
travaillant dans le cabinet , mais des faits exacts et vrais, dont
j'ai les preuves en grand nombre sous les yeux; que j'ai l'avantage
d'avoir recueillis moi-même sur les lieux qui les attestent.
Tel est le précis des faits et des raisonnemens que j'opposai
en 1801 à l'hypothèse de M. Patrin , qu'il a cependant répétée
en 1803 , et qu'il soutient encore.
NOVEMBRE 1806. 365
Il est bien étonnant que M. Patrin revienne à l'assertion ,
que les bouches des volcans qui , suivant lui , sont restés sous
les eaux de la mer, ne pouvoient point vomir des matières
fondues , mais seulement des matières vaseuses et incohérentes;
et que , pour l'appuyer, il donne comme un fait
prouvé par l'observation , que « plus la lave est en contact
> avec l'atmosphère , plus la fusion est complète ; qu'il faut
>> la combinaison subite de l'oxigène de l'atmosphère , qui
>> occasionne un dégagement de calorique, pour opérer la
>> fusion des matières vaseuses et incohérentes; >> car c'est dans
cet état d'incohérence qu'il prétend que la matière des laves
sort de la bouche du volcan, et qu'elle reçoit sa fusion au
contact de l'air.
J'ai cependant prouvé par les faits , avec toute la clarté de
l'évidence , dans les Remarques auxquelles répond M. Patrin ,
qu'il n'existe rien dans la nature de toutes les données sur lesquelles
il fonde son hypothèse.
Les bouches des volcans sous-marins , s'il en existe de tels ,
c'est -à-dire , qui n'aient jamais élevé leur sommet au-dessus de la
surface de la mer, vomiroient des matières en fusion, comine
ceux dont la bouche s'élève au-dessus de son niveau, parceque
la fusion de la lave se fait dans les foyers du volcan, et non
pas au contact de l'air. La présence de l'air, loin de contribuer
à la fusion de la lave , la fixe et la durcit presqu'aussitôt ;
c'est par-là que la lave laisse successivement toute sa matière
sur le terrain qu'elle parcourt. ;
<< M. Deluc , dit M. Patrin , s'est servi de la comparaison
>> que j'ai faite du cristal de roche et du verre de volcan bien
>> limpide , pour se jeter hors de la question , et m'attaquer
>> comme si je soutenois que le cristal de roche et le verre de
>> volcan ne sont qu'une seule et même chose. Il lui a paru
>> sans doute plus aisé de faire cette singulière excursion , que
>> d'expliquer comment une matière en fusion ignée pouvoit
>> former au fond de la mer des couches parfaitement régu-
>> lières , et de plusieurs lieues d'étendue , qui se trouvent
>> même quelquefois au nombre de cinq ou six , stratifiées les
>> unes sur les autres , sans rien perdre de leur régularité,
>> tandis que nous voyons les courans de lave du Vésuve et
>> de l'Etna , s'arrêter brusquement au bord de la mer, et s'y
>> accumuler en forme de promontoire.
>> C'est encore d'après la comparaison ci-dessus, que M. Deluc
>> trouve le moyen de me confondre avec ceux qui prétendent
>> que les roches primitives sont le produit du feu , quoique ,
>> dans la lettre même sur laquelle M. Deluc fait ses Remar-
>> ques, j'aie formellement protesté contre toute induction de
366 MERCURE DE FRANCE ,
>> cette nature , qu'on voudroit tirer de la prétendue ressem-
>> blance des cristallites des fournaux avec certaines roches. >>>
M. Patrin a une manière si extraordinaire de présenter les
passages qu'il veut réfuter, qu'on n'y reconnoît plus le sens
qui a été exprimé. Il fautdonc reprendre ce que j'ai dit , et
dans les mêmes termes :
« On pourroit dire, suivant M. Patrin , que le basalte est à
>> la lave ce qu'est le cristal de roche à un verre volcanique
>> parfaitement limpide. >>> ( Article Basalte du nouveau Dictionnaire
d'Histoire Naturelle. )
Voici les remarques que j'ai faites sur cette comparaison :
Rien n'est plus différent que ces deux substances. Le basalte
et la lave ont une origine commune , au lieu que le cristalde
roche et un verre volcanique n'ont entr'eux aucun rapport,
ni dans leur origine , ni dans leur formation , ni dans leurs
parties constitnantes. Lorsqu'on fait de telles comparaisons, il
n'est aucune erreur où l'on ne puisse être entraîné. De là sans
doute , ou de comparaisons semblables , est provenue cette
grande erreur en géologie , que les couches et les substances
des montagnes primordiales doivent leur origine au feu : le
feu nous offrant chaque jour, disent les partisans de cette
opinion , des produits qui leurs sont analogues , et méme
identiques.
Les conséquences que j'ai voulu présenter dans ces remarques
sont clairement exprimées ; elles s'appliquent uniquement
aux géologues et aux naturalistes qui , croyant voir une
analogie et une identité entre les produits du feu et les substances
des montagnes primordiales , en ont conclu une même
origine. Je n'ai donc point attaqué l'opinion de M. Patrin , ni
je n'ai pas dit qu'il pense que le cristal de roche et le verre
volcanique ne sont qu'une seule et même chose; je ne me
suis point non plus jeté hors de la question , mais j'ai montré
que c'est par des comparaisons semblables à celle qu'il a faite
entre deux substances qui n'ont entre elles aucun rapport ,
qu'on est entraîné dans les erreurs quej'ai relevées; car iln'y a
pas de différence , quant aux conséquences qu'ont tiré les géologues
et les naturalistes dont j'ai parlé, entre sa comparaison
et celle qu'on a faite des cristallites vitreuses et de la
substance minérale rayonnée appelée trémolite.
L'accumulation sans régularité des laves au bord de la mer,
dont parle M. Patrin , arrive quelquefois; ce qui dépend des
circonstances et de la matière plus ou moins compacte et
homogène de la lave; mais il se trompe beaucoup quand il
l'affirme généralement. Je lui rappellerai l'observation qu'a
faiteM. Dolomieu, rapportée dans son Catalogue des laves de
NOVEMBRE 1806. 367
Elna;jel'ai citée dans mon Mémoire sur les Basaltes, publié
dans le Journal de Physique de fructidor an 9 ( août 1801. )
« Quand on parcourt en barque le rivage de la mer, depuis
>> Catane jusqu'au château d'Iaci , dit ce célèbre observateur,
>> on voit que toutes les laves de l'Etna qui sont arrivées jus-
» qu'à la mer, sont figurées en colonnes prismatiques régu-
>> lières , qui s'élèvent du fond des eaux jusqu'à un ou deux
>> pieds au-dessus de leur surface ; la partie supérieure du
>> courant qui ne s'est pas plongée dans lamer, est divisée en
>> blocs informes qui reposent sur la tête des colonnes. On
>> pourroit calculer l'espace que ces courans ont envahi sur
>> la mer, en reconnoissant l'étendue de la partie cristallisée....
>> La lave de 1669, arrivée à la mer, a éprouvé le retrait régu-
>> lier dans quelques portions de la partiedu courant qui est
>> entré dans l'eau ; on y peut voir des colonnes et des ébauches
>> de colonnes dans les excavations que le prince de Biscari a
>> fait faire à l'extrémité de ce courant pour y pratiquer un
›› vivier.
>> Le Vésuve a formé également des laves prismatiques ,
>> lorsque ses courans sont parvenus jusqu'à la mer ; on en voit
>> de belles colonnes dans les escarpemens du rivage , sous le
>>> château de Portici . >> La même observation a été faite en
Islande sur les côtes voisines de l'Heckla .
Lorsque M. Dolomieu écrivoit ces observation , si on lui
eût dit qu'il se formeroit un jour des hypothèses absolument
contraires à ce qu'il avoit vu et observé tant de fois; que les
colonnes prismatiques qui , au pied du Vésuve et de l'Etna
bordent le rivage de la mer en masses dures et compactes ,
suite des courans de laves sortis de leurs flancs ou de leur
sommet , passeroient pour être sorties de ces volcans en poudre
ou en vase qui , délayée dans les eaux de la mer, s'étoit ainsi
déposée et cristallisée , et que cette hypothèse paroîtroit de
tous points la plus satisfaisante , quel n'eût pas été son étonnement
! Il existe encore heureusement des observateurs pour
opposer à ces nouvelles hypothèses la certitude des faits , et
des observations exactes.
<<En parlant des basaltes de l'île de Staffa , poursuit
>> M. Patrin , dont les colonnes sont curvilignes , M. Deluc
>> nous dit qu'il les admire beaucoup , et il a raison : car
>> dans la nature tout est admirable; mais je dois observer,
» à l'égard de ces basaltes , que la circonstance d'être curvi-
» lignes ne les rend pas plus merveilleux que ceux à colonnes
>> droites. Presque toutes les substances cristallisables pré--
>> sentent parfois cet accident, et même les cristallographes
> le regardent comme une grande imperfection.
368 MERCURE DE FRANCE ,
M. Patrin n'a point compris ce qui fait ici le sujet de mon
admiration: ce n'est pas sur une seule colonne curviligne isolée
qu'elle porte , et je l'avois clairement exprimée : je sais que le
prisme courbé d'un cristal quelconque , et ce cas est rare , est
une imperfection qui ne peut arriver que par accident. Ce
qui fait le sujetde mon étonnement et de mon admiration,
c'est cette réunion d'une multitude de prismes curvilignes, dont
l'ensemble présente un sphéroïde d'une dimension énorme.
Avant que des hommes instruits et attentifs eussent abordé à
l'île de Staffa , on étoit bien éloigné d'avoir seulement l'idée
'd'un pareil phénomène. La courbure de ces prismes n'est
donc ni une imperfection ni un accident, mais la suite d'un
ensemble qu'on ne peut contempler qu'avec étonnement et
admiration. Et quand M. Patrin dit que la circonstance d'être
curvilignes ne rend pas ces prismes plus merveilleux que ceux
à colonnes droites , il est loin de saisir le vrai merveilleux de
ce phénomène. Nous ne voyons même à l'île de Staffa qu'un
fragment de cet étonnant sphéroïde ; le reste , qui en faisoit le
complément, a été rompu et brisé dans les catastrophes arrivées
à la surface de notre globe. Les bouches d'où sont sorties
les matières qui ont produit ces masses énormes de colonnes
prismatiques droites et courbées , que sont- elles devenues ? Ces
bouches , sans doute , n'étoient pas sous-marines, puisque ces
masses s'élèvent plus de cent pieds au-dessus de l'eau.
M. Patrin n'admet pas ces catastrophes , quoiqu'elles soient
empreintes sur la surface de la terre , et qu'elles annoncent
que nous ne voyons dans les montagnes que des masures restées
debout de couches qui se sont rompues et affaisées dans
le sol . « Ces machines , dit-il , sont commodes pour le créa-
>> teur du système , mais elles ne conviennent point à la
>> marche de la nature , qui se montre toujours sage et
> uniforme. »
Il compare ces révolutions et ces catastrophes , citées en
preuves pour rendre raison de l'état présent de la surface
du globe , à une décoration d'Opéra , où les coups de baguette
d'un enchanteur opèrent des changemens subits et
prodigieux. Qui est désigné dans la pensée de M. Patrin , par
cet enchanteur d'Opéra produisant d'un coup de baguette des
changemens subits et prodigieux ? Seroit-ce CELUI qui , dit
l'historien sacré de la Genèse , se révélant au père de la seconde
race des hommes , lui annonça que lafin de toute chair étoit
venue devant lui ; car ils ont rempli la terre d'extorsions ,
et voiçi que je les détruirai et la terre avec eux. Les fontaines
du grand ahyme furent rompues , ajoute l'historien
sacré, et les eaux se renforcèrent et s'accrurent fort sur la
terre
!
DEPI
DE
NOVEMBRE 1806 . 369
terre. Les preuves de la réalité de cette sentence et de son
exécution, par l'affaissement des continens qu'belitait cette
race criminelle, etde leur submersion, désignées par rupture
desfontaines du grand abyme et l'accumulation prodigieuse
des eaux , sont présentées dans le plus grand détail , dans les
lettres sur l'histoire de la Terre et de l'Homme , adressées à la
reine de la Grande-Bretagne , et dans la sixième des Lettres
sur l'histoire physique de la Terre , écrites au professeur
Blumenbach , à Gottingue (1 ) .
« C'est à propos des basaltes, continue M. Patrin, que
» M. Deluc affirme qu'il faut bien se garder de faire des
>> recherches sur les causes de la cristallisation , attendu que
» c'est un mystère : nous ne devons faire autre chose que nous
>> taire et admirer. C'est , dit-il , un sentiment bien doux que
>> celui de l'admiration ! heureux le naturaliste qui éprouve
>> ce sentiment! il s'arrête où l'intelligence humaine ne peut
>> pénétrer; il s'élève à l'Auteur de la nature , et ne s'égare pas
» dans de vaines recherches. Je n'applique point , ajoute-
>> t- il , ces réflexions à la recherche des lois de la cristallisation;
>> cet objet de simple curiosité peut exercer l'imagination
» sans conséquences qui influent sur les principes religieux.
>> Ces dernières paroles m'ont paru dignes d'attention ,
>> venant sur-tout d'un homme aussi grave et aussi circons-
>> pect que M. Deluc : j'ai pensé que peut-être il m'étoit
>> échappé quelque expression mal sonnante dans ma lettre sur
>> la cristallisation du basalte ; j'ai reconnu qu'il n'y avoitpas
» un mot qui , de près ni de loin , pût fournir matière à cen-
>> sure théologique.
>> Cependant , comme M. Deluc n'est pas de ces écrivains
>> qui jettent les mots au hasard , il falloit bien qu'il eût un
» motif et unbut en parlant de la sorte. J'ai donc de nou-
>> veau pesé ses paroles , et lui-même m'a mis sur la voie par
>>la liaison qui se trouve dans sa phrase entre la recherche
» des lois de la cristallisation , et ce qu'il appelte de vaines
> recherches dont les conséquences peuvent influer sur les
>> principes religieux. Le sens de cette phrase étant indivi-
>> sible , elle devoit avoir pour objet quelque ouvrage où il
>> seroit question des lois de la cristallisation , et en même
>>temps de quelques recherches sur sa cause. J'ai pensé alors
>>à un Traité de minéralogie qui roule principalement sur
>> les lois de la cristallisation, et où probablement l'auteur
>> auroit parlé des causes de ce phénomène .
(1) Ces Lettres ont été imprimées chez Nyon , libraire, rue du Jars
dinet. 1798,
১
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
A
er
>> J'ai trouvé en effet à la page 10 du 1 volume , un pas-
>> sage qui , s'il étoit sorti d'une plume profane , pourroit
>> donner matière à interprétation ; il est conçu en ces termes :
» Les forces actives qui sollicitent les molécules d'un mi-
>> néral suspendues dans un liquide , ont un certain rapport
» avec lafigure de ces molécules , et c'est dans ce rapport
>> que consiste la tendance qu'ontpar elles-mémes les moléncules
à se réunir, conformément aux lois d'une aggréga-
» tion régulière. Mais pour qu'elles parviennent à ce but , il
>> faut qu'elles aient le loisir de se chercher, de s'appliquer
>> les unes contre les autres par les faces convenables , et de
>> concourir toutes en même temps à l'harmonie qui doit
» naître de leur ensemble .
>> Il est bien certain que si l'on prenoit littéralement les
>> expressions de ce passage , il en résulteroit que les molécules
>> minérales sont douées de la plus admirable intelligence ,
>> sur-tout si on les suivoit dans toutes leurs manoeuvres de
>> détails qu'elles semblent exécuter sous les yeux de l'auteur ,
>> et qui ressemblent aux évolutions de la plus belle tactique :
>> tout cela , je le répète , pris à la lettre , ne seroit nullement
>> orthodoxe ; mais comme les principes religieux de l'auteur
>> sont à l'abri de tout soupçon , il est évident que ce n'est
>> qu'un style figuré dont il se sert pour fixer de quelque ma-
>>> nière les idées du lecteur.
>> Mais je demande pourquoi M. Deluc fait tomber sur
>>ma tête une censure qui regarde un ouvrage qui m'est
>>> étranger ? >>>
Cette citation est bien longue ; j'aurois desiré l'abréger ;
mais il falloit la transcrire en entier pour en saisir l'esprit :
car il y a plus ici qu'une simple méprise.
Je n'aurois point relevé ces passages , qui n'intéressent pas
unequestionde physique terrestre ou de géologie , si dans sa
manière de transformer les passages qu'il cite , pour les faire
cadrer à sa critique , M. Patrin n'avoit pas introduit , de même,
à sa manière , un naturaliste célèbre et respectable. Que
penser de cette marche toujours la même? Quel est l'esprit
qui la dicte ? Il devient donc nécessaire que je répète ici ce
que j'ai dit , et dans mes propres termes.
>> Les différentes formes que prennent les basaltes , ai-je
dit , celles sur-tout où la masse entière se divise en colonnes
courbées présentant des segmens de cercle d'une dimension
énorme , tels qu'on en voit dans l'île de Staffa , sont des
formations qui restent dans le secret des mystères de la nature.
Nous les voyons comme nous voyons les formes des cristaux ,
où nous ne pouvons que contempler , jouir et admirer ; car
NOVEMBRE 1806.
371
plus nous cherchons à pénétrer dans le mystère de la cristalli
sation , plus nous avons lieu de nous persuader qu'elle est au
dessus de nos connoissances. Les expressions de molecules
similaires , d'affinités d'aggrégation, sont un repos pour la
pensée ; mais elles ne lèvent pas le voile , et le mystère subsiste.
Mais si nous ne pouvons qu'admirer, c'est au moins un senti
ment bien doux que celui de l'admiration. Heureux le naturaliste
qui éprouve ce sentiment! Il s'arrête où l'intelligence
humaine ne peut pénétrer; il s'élève à l'auteur de la nature et
ne s'égare pas dans de vaines recherches. Je n'applique point
cette réflexion à la recherche des lois de la cristallisation. Cet
objet de simple curiosité , peut exercer l'imagination , sans
conséquences qui influent sur les principes religieux. »
J'invite maintenant le lecteur à comparer ce passage et les
pensées qu'il exprime , avec la manière dont M. Patrin les
présente. Fort heureusement que , sans m'en douter,sans que
je pusse le prévoir , j'ai prévenu par la conclusion l'interprétation
que M. Patrin lui a donnée.
« Heureux le naturaliste , ai-je dit avant cette conclusion ,
>> heureux le naturaliste qui éprouve le sentiment de l'admiration
! Il s'arrête où l'intelligence humaine ne peutpéné
>> trer ; il s'élève à l'Auteur de la nature , et ne s'égare pas dans
>> de vaines recherches.
Cette exclamation et ces réflexions ont fort étonné M. Pa
trin ; il a cru un moment qu'elles s'adressoient à lui , quoique
leur application soit manifestement générale. « M. Deluc ,
>> remarque-t-il , n'est pas de ces écrivains qui jettent les
>> mots au hasard ; il falloit bien qu'il eût un motifet un but
en parlant de la sorte. >>>
Très-certainement ces mots ne sont pas jetés au hasard; ils
s'adressent à tous les écrivains qui , traitant des merveilles de
la terre et de l'univers , forment des hypothèses sans recourir
àl'intervention d'une cause première intelligente , qui leur
ait donné l'existence et placé dans l'ordre et l'harmonie où
nous les voyons. Cette disposition malheureuse de l'esprit , leur
fait imaginer ces hypothèses qui les égarent dans de vaines
recherches. C'est bien ce que j'ai voulu exprimer et ce que
j'ai eu en vue. Mais quand M. Patrin a dirigé ces réflexions
sur le Traité de Minéralogie dont il parle , et qui étoit loin
dema pensée , c'est là où il y a plus qu'une simple méprise.
Ceci me rappelle un passage de M. Patrin, contenu dans
une lettre qu'il écrivit le 12 septembre 1801 , publiée dans le
nº. 140 de la Bibliothèque Britannique.
Le sujet de cette lettre étoit la masse de fer de Sibérie ,
qui a joué un grand rôle dans les discussions sur les pierres
Aaa
372 MERCURE DE FRANCE ,
météoriques , quoiqu'elle n'ait absolument rien de commun
avec ces pierres. Le professeur Chladni de Wittenberg avoit
donné une hypothèse sur leur origine et sur celle de cette
masse de Sibérie. Dans la suite de ses raisonnemens on remarquoit
cette étrange opinion qu'il regardoit comme la plus
vraisemblable : « que la nature agissant sur la matière créée
>> possédoit la faculté de créer des mondes et des systèmes
>> entiers , de les détruire et d'en former de nouveaux avec
>> les débris des premiers. >>>
Je donnai une réfutation de ce système fantastique dansune
lettre du 5 juillet 1801 , insérée au nº. 134 de la Bibliothèque
Britannique , et deux mois après parut la lettre de M. Patrin ,
citée ci-dessus , où se trouve à la page 210, page 7º de sa lettre ,
le passage que je vais transcrire :
Quant à l'hypothèse de M. Chladni sur la formation des
>>corps planétaires les uns par les autres , elle ne paroît nul-
>> lement contraire aux lois de la nature. Pourquoi les globes
>> qui circulent dans l'espace ne pourroient-ils pas se multi-
>> plier par le moyen de leurs émanations comme les polypes
>> se multiplient par la division de leurs parties , et comme le
>> globe du Volvoce se multiplie par le moyen des globules
>> qui s'échappent de son corps, etqui vont à leur tour en
>> former d'autres par un mécanisme qui nous est totalement
>> inconnu ? Aux yeux de la nature un monde et un volvoce
>> sont gradués , à bien peu de chose près , sur la même échelle
suivant l'expression de M. Chladni ; et pourquoi donc leurs
>> fonctions ne pourroient-elles pas être analogues ? L'un
>> passe sa vie à rouler dans une goutte d'eau , comme l'autre
>> emploie son existence à rouler dans le fluide éthéré. D'un
› côté la masse , l'espace et la durée sont plus grands que de
>>l'autre , voilà toute la différence; elle est considérable à nos
>> yeux; mais dans un espace sans bornes et une durée sans fin ,
>> elle s'évanouit complétement. >>>
3)
Frappé des principes funestes énoncés dans ce passage ,
j'écrivis des réflexions que j'adressai à MM. les rédacteurs de
la Bibliothèque Britannique, sous ia date du 18 mars 1802 ,
qui parurentdans le n° 150. Et comme il est vraisemblable que
plusieurs lecteurs du Mercure ne lisent pas la Bibliothèque
Britannique , il peut être utile que je rappèle ici quelquesunes
de ees réflexions.
Aucun sujet de physique générale, comme de physique
particulière et de morale , ne peut plus intéresser que celui
dont il est ici question. Car il importe à l'homme plus que
toute autre chose , de se rendre raison , autant qu'il lui est
possible , de l'existence de l'Univers; de juger si les globes
NOVEMBRE 1806 . 373
quibrillent dansl'immensité des cieux , si les objets qui l'environnent
sur la terre, si le soleil qui l'éclaire , si le feu qui
l'anime , si l'eau qui l'abreuve etqui fertilise ses campagnes ,
si lesfruitsde la terre qui le nourrissent , si l'air qu'il respire
et qui vivifie tous les étres , si la lumière qui fait briller à ses
yeux les couleursqui embellissent la nature, sont un résultat
produit par une nature aveugle , ou si c'est l'oeuvre d'un
Etre-Suprême , éternel , tout-puissant , rémunérateur , dont
lasagesse infinie embrasse l'Univers .
Il lui importe sur-toutde se rendre compte de sa propre
existence , comment il est sur cette terre , si l'intelligence dont
il est doué est un effet du hasard , ou si elle est une émanation
d'une cause première et divine?Enfin, siauxyeux de cette cause
première, lui , être intelligent , est sur la même ligne que
l'insecte qui roule dans une goutte d'eau?
Que sont toutes les recherches en physique comparées à
cette recherche? Des objets de détails qui n'intéressent
l'homme que pendant son séjour sur la terre , tandis que
l'autre , qui embrasse toute son existence, doit l'intéresser
vivement sur son origine , sa destination et sa fin.
Peudepersonnes sont à portée de fixer leur attention et de
méditer sur les faits de physique générale , quoique très-importans
: il en résulte que , n'ayant pas acquis les connoissances
nécessaires pour apprécier des assertions et des hypothèses
telles que celles énoncées dans le paragraphe que je viens de
transcrire, on peut être entraîné par ces idées hardies , et se
persuader que le globe qui circule dans l'espace , que le
monde habité par des êtres sensibles , peuvent bien être en
effet comparés àl'insecte globulaire qui roule dans une goutte
d'eau , et n'avoir dans la nature pas plus d'importance . De là,
au doute sur la cause et l'origine de l'Univers le pas est
très-glissant : car de telles idées ne montrent ni grandeur ni
sagesse dans le but de la création.
Il n'est pas étonnant que l'astronome et le naturaliste qui se
séparent de l'AUTEUR de la nature pour suivre leurs seules
conceptions, errent dans le vague et l'obscurité , confondent
toutes choses , placent sur une même ligne des objets qui n'ont
entr'eux aucun rapport , ne voient ni liaisons, ni fins, ni harmonie
établies parune cause première intelligente , qui apprécie
les facultés, l'importance et la durée de ses créatures ;
qu'ils ne parlent que de la nature , mot vide de sens quand il
est employé à exprimer autre chose que l'ensemble des oeuvres
du CRÉATEUR , ou les lois qu'il a établies pour leur conservation;
il n'est pas étonnant, dis-je,que partant de cette cause
aveugle , qu'ils seroi ut bien embarrassés de définir eux-
3
374 MERCURE DE FRANCE ,
mêmes , ils comparent les globes qui se meuvent dans les cieux
par une marche harmonieuse et constante , a l'insecte micros
copique qui roule spontanément dans une goutte d'eau , et
qu'enfin ils enseignent que , semblables au polype qui se
multiplie par la division de ses parties , ces globes peuvent se
multiplier de même par leurs emanations.
Qu'est-ce que ces émanations des planètes auxquelles on fait
jouer le rôle du polype ou de volvoce microscopique ? Nous
connoissons les émanations de la terre , qui est une de ces
planètes, Ce sont des vapeurs et des fluides raréfiés qui s'élèvent
dans son atmosphère , où ils reçoivent une nouvelle élaboration
, et , par une circulation admirable , retombent sur elle
en sources de fertilité et de vie.
Si de la terre nous portons nos regards sur le globe qui
éclaire nos nuits et donne un mouvement régulier à la surface
des mers , voyons-nous qu'il s'en détache des parties ? Depuis
cequ'ontpunous transinettre la mémoire et les annales des
hommes , ne conserve-t-il pas sans altération sa forme sphérique
? Son mouvement circulaire autour de notre globe , et
celui par lequel il est emporté avec nous autour du soleil ,
ne sont-ils pas toujours les mêmes , ont-ils éprouvé aucun
changement?
Et lorsque de la lune nous élevons notre vue sur les globes
qui composent notre système , aidé de nos télescopes , qui les
approchent pour ainsi dire sous nos yeux , n'y découvronsnous
pas leur forme sphérique toujours entière , et leur révolution
périodique sur eux-mêmes , pour recevoir sur toute
leur surface l'influence vivifiante des rayons de l'astre central
de leur mouvement ?
Les quatre lunes de Jupiter qui éclairent les nuitsde cette
grande planète, ne circulent-elles pas autour d'elles par un
mouvementdont la régularité inaltérable soumet à nos calculs
le moment de leur éclipse ; et ce retour prévu et annoncé ,
qui se fait au même instant pour tous les lieux de la terre ,
devient un moyen certain pour déterminer leur longitude ,et
certifier au navigateur le point où il est dans cette direction et
assurer sa route.
Que d'objets intéressans présenteroit Saturne environné de
son anneau et de ses nombreux satellites , s'il étoit assez près
de nous pour que nous puissions observer distinctement et
lui-même et tout son cortége ! Ce que nousy découvrous, c'est
la régularité de leurs mouvemens; le temps toujours égal
que chacune de ces petites lunes met quand SSaturne revient
dans telle partie de son orbite , nous présentant tantôt la
surface de cet anneau , tantôt sa tranche, qui dans cette posis
2
NOVEMBRE 1806. 375
tion ,cesse pardegrés d'être visible à cause de son peu d'épaisseur
comparée à la grande distance où nous sommes de cette
planète. Que de merveilles ne découvriroit pas cet anneau
mystérieux , si nous pouvions en distinguer toutes les parties !
Les planètes inférieures , dont le mouvement régulier
autour du soleil , permet à l'astronome de calculer leur retour
sur la ligne directe du soleil à la terre , ne nous montrentelles
pas alors la rondeur inaltérable de leur disque sur la
surface lumineuse de l'astre du jour ? Je me rappelle toujours
avec le même plaisir , celui que j'éprouvai le 6 juin 1761 ,
lorsque je vis le soleil se lever avec la planète Vénus sur son
disque; cette jolie mouche , si nette , si distincte , si parfaitement
ronde qui le traversoit lentement, et l'ayant dépassé ,
disparut aux yeux de l'observateur .
Je n'omettrai pas la planète Mars parcourant solitairement
son orbite. C'est elle sur-tout qui , dans l'enfance de l'astronomie
, présentoit dans ses mouvemens , comme étant les
plus apparens , des difficultés insolubles. Tantôt paroissant
avancer sur sa route avec une vîtesse accélérée , tantôt paroissant
rétrograde , ou se montrant stationnaire ; ses contradictions
apparentes jetoient du doute sur la régularité du
mouvement des astres , et donnoient lieu à cette hypothèse
d'épicicles , dont la complication devenoit ridicule. Le télescope
, cet instrument successivement perfectionné , dont l'invention
fait un si grand honneur à l'esprit humain , ouvroit
enfinun champ nouveau et lumineux à l'observation. Les
phases très-distinctes de Vénus et de Mercure furent un trait
de lumière. Il en partit un autre des apparences de Mars. Le
télescope en nous découvrant son disque , le fit voir beaucoup
plus grand quand la terre est entre le soleil et lui , que lorsque
Mars parvenu à l'autre extrémité de sa course, la terre en est
plus éloignée de tout le diamètre de son orbite. Le soleil mis
alors à sa place réelle , au centre de l'orbite de la terre et des
planètes , toutes les positions s'expliquèrent avec la plus grande
clarté, et les irrégularités apparentes dans les mouvemens
firent place à la régularité la plus harmonieuse. Ah ! si le
télescope pouvoit de même découvrir à notre vue les merveilles
desglobes qui brillent dans le ciel , que d'objets et de
combinaisons sublimes s'offriroient à notre contemplation!
Et le Soleil! Cet astre dont les merveilles surpassent
l'intelligence de l'homme , dont les émanations annoncent si
magnifiquement la sagesse infinie et la toute-puissance de
l'Etre éternel qui le créa et l'environna de splendeur , n'est- il
pas toujours le même ? N'est-il pas comme il a toujours été ,
Jasourcede la vie de tous les êtres placés par la même sagessę
....
4
376 MERCURE DE FRANCE ,
sur les globes que sa masse et son influence retiennent autour
de lui,dontlenombre , qui nous est inconnu, a été déterminé
par le CRÉATEUR des cieux et de la terre.
Arrêtons-nous encore quelques momens sur le globe que
nous habitons considéré comme planète. Sur quoi sont fondés
les calculs de l'astronomie qui déterminent l'époque des
saisons , le lieu du zodiaque ou devront se trouver dans le
cours de l'année, le soleil , la lune et les planètes, sinon sur
le mouvement régulier de la terre,de la lune et de ces mêmes
planètes , et sur l'inclinaison invariable de son axe sur le plan
de son orbite? Sa révolution journalière sur elle-même , qui ,
aux beautés et à l'activité du jour fait alternativement succéder
le silence et le repos de la nuit , à la clarté brillante du
soleil, la lumière douce de la lune et des étoiles, à qui estelle
due? Car rien dans la nature n'a pu lui imprimer ce
mouvement. N'est-ce pas par une conséquence rigoureuse à
cette volonté première , à la voix de laquelle toute la nature
obéit ?Tous ces faits sublimes qui se passentsous nos yeux , et
dont nous avons le sentiment intime, n'annoncent-ils pas l'ouvrage
d'un Etre dont la toute-puissance préside sur l'Univers ?
Que sont les froides démonstrations des sciences exactes ,
quand elles se séparent de la source divine del'intelligence de
l'homme , comparées à l'évidence qui naît du spectacle de la
nature , dont les démonstrations brillantdu plus grand éclat ,
nous élèvent par le coeur et le sentiment vers le Dieu créateur
des cieux et de la terre!
J'ai remarqué que le télescope est une invention qui faitle
plus grand honneur à l'esprit de l'homme, et qui annonce
l'élévation de son origine. Mais au lieu de remonter à la
source divine d'où il a reçu son intelligence , et qui a donné
l'être aux substances qu'il sait mettre en oeuvre pour lui en
vendre graces , il n'applaudit bien souvent qu'à ses seules conceptions
et à son industrie, et pense qu'il ne doit rien qu'à elles
seules. Cependant ce n'est pas lui qui s'est donné la vie et
l'intelligence ; ce n'est pas lui qui a formé la matière vitrescible,
les sels et les minéraux dont il compose ses miroirs et
ses verres; ce n'est pas lui qui a donné l'existence au feu , cet
agentsi puissant renfermé , sans être aperçu , dans les substances
qu'il emploie , et qui est prêt à le servir quand il sol-,
licite son assistance; ce n'est pas lui qui a créé l'air quidomue
l'activité à ses fourneaux; ce n'est pas lui qui a produit la
lumière , sans laquelle toute la nature seroit sans vie dans les
ténèbres et le chaos. Il ne sait pas même comment les substances
qu'il emploie produisent par leur combinaison les effets
qui en résultent. Les termes nouveaux en physique et en
NOVEMBRE 1806 . 377
:
chimie qu'on a substitué aux anciens , ne lui ont pas donné
plus de science. Un physicien célèbre a dit à cette occasion :
« Il semble qu'on veuille faire consister la science dans les
> mots , ou s'emparer de l'opinion par l'attrait de la nou-
>> veauté. »
Tous les globes qui sont à la portée de notre observation ,
montrant dans leurs mouvemens la plus constante et la plus
parfaite harmonie ,annonçant un ordre inaltérable qui accomplit
les fins auxquelles ils furent destinés par la sagesse
éternelle , n'est-il pas de la saine raison et de l'analogie la
plus exacte d'en conclure,que tout dans l'Univers ayant été
ordonné par la même Sagesse,le même ordre doity régner
dans toute son étendue ? C'est donc une témérité que rien ne
peut justifier , que d'y supposer des dérangemens sujets aux
mêmes fluctuations que les conceptions humaines.
Sur quoi donc sont fondés ces systèmes qui détruisent les
globes qui existent , pour en former de nouveaux avec leurs
débris sous l'influence d'une nature aveugle ; qui brisent
les planètes par des chocs et des explosions qui ne peuvent
arriver , et donnent le jour à des comparaisons si étranges
qu'elles ne peuvent être comparées qu'à elles-mêmes? Car en
rapprochant les objets , il résulte que le globe terrestre avec
ses habitans est comparé à l'insecte que l'oeil nu ne peut
apercevoir.
On se garderoit bien de parler de DIEU , de CRÉATEUR , de
PROVIDENCE dans cette école des philosophes de nos jours.
Aussi les conceptions qui en émanent sont-elles dignes de
cette nature aveugle qu'ils encensent.
Les membres de cette école ne cessent de donner l'essor à
des hypothèses qui supposent dans l'arrangement de l'Univers
un concours fortuit de causes aveugles qui peut se détruire
comme il a pu se former. Ils ne se font aucun scrupule
de donner des forines fantastiques aux vérités les plus
évidentes , à celles mêmes où brillent avec le plus d'éclat la
sagesse inficie et la toute-puissance de l'Auteur de l'Univers.
Cette disposition de l'esprit devient le plus grand obstacle
dans toutes les recherches pour parvenir à la connoisance de
la vérité. N'étant point retenu dans les conceptions que suggère
l'imagination par ce sentiment intime que tout dans la
nature doit son existence à une cause infiniment sage , et que
tout s'y maintient par les lois qu'elle y a établies , on ne
cherche point à concilier ses idées avec ce but sage et permanent,
on adopte tous les plans de l'imagination dans quelque
égarement qu'elle entraîne; et , comme je l'ai déjà exprimé,
tout paroît possible jusqu'à l'impossibilité.
378 MERCURE DE FRANCE ,
Que ceux qui se plaisent et s'égarent dans ces tristes conceptions
les gardent pour eux : aucun homme raisonnable
ne les leur enviera. Mais les répandre pour enlever aux
hommes inattentifs et hors d'état de les apprécier , les douceurs
et les consolations qui naissent des sentimens religieux , c'est
se rendre bien coupable.
L'homme habitant de cette terre ou planète qui , aux yeux
de la nature ( être d'imagination ) est graduée , à bien peu de
chose près , sur la méme échelle que l'insecte qui roule dans
une goutte d'eau , qu'est- il aux yeux de cette nature , et dans
les conceptions de ceux qui font cette étrange comparaison ?
Comment existe-t- il ? A-t-il paru fortuitement sur la terre?
Quelle est selon eux son origine ? Est-elle un accident qui se
détruira avec le globe qu'il habite , pour reparoître sous telle
autre forme qu'il plaira à leur fantaisie d'imaginer , ou pour
ne plus reparoître du tout ? .... Que devient l'intelligence
humaine quand elle se sépare de la source divine de son existence!
Les hommes élevés à cette école ne sentent pas que rien
n'élève davantage l'homme , et ne le distingue plus éminemment
detoutes les autres créatures , que cette vérité révélée ,
que son amefut faite à l'image de son CRÉATEUR , auquel il
doit l'hommage des fruits de son intelligence.
son
L'homme créé libre peut choisir sans doute; et quand se
laissant dominer par la présomption, il méconnoît
CRÉATEUR , alors il se dégrade et tombe de cette prééminence.
C'est là où réside la source des maux qui ont tourmenté si
cruellement la société . Eh qui pourroit en assigner le terme !...
Il n'arrivera que lorsque les hommes persuadés enfin que les
conceptions humaines ne sont que vanité , reviendront aux
préceptes de charité , de vérité et de justice enseignés par le
Divinmodèle de toute sagesse.
Mais l'astronome et le naturaliste qui ne perdent pas de vue
l'AUTEUR de leur existence , en contemplant ses ouvrages , se
sentent environnés de sa présence , éclairés de sa lumière et
fortifiés par sa toute-puissance. Ils voient par-tout sagesse ,
bonté , harmonie , et dans les choses que l'homme ne peut
comprendre, (elles sont en grand nombre ! ) ils s'en remettent
avec confiance à la sagesse suprême.
Toute la nature proclame à leurs yeux et à leur entendement
, l'ouvrage d'un Etre puissant et sage , dont la Providence
veille à la conservation. Toute la nature proclame à
leurs yeux et à leur entendement que l'homme , être intelligent,
doué par sa raison de la faculté de s'élever jusqu'à
l'AUTEUR de son existence , et de lui rendre graces pour toutes
NOVEMBRE 1806, 379
ses créatures , est un des principaux objets de ses soins sur la
terre , et le sera sur tout dans une vie future , où l'ame de
l'homme vertueux , dégagée de son enveloppe mortelle , contemplera
de plus près le CRÉATEUR de l'Univers , et emploiera
son existence à le glorifier! Cette vérité sublime et consolante ,
révélée à l'homme par l'AUTEUR de ses jours , qui lui est annoncée
dans nos livres sacrés et par les annales du genre
humain , peut seule satisfaire sa raison , donner du repos à ses
pensées , remplir les desirs ardens de son ame , et le rendre
heurenx.
Aussi l'homme raisonnable et religieux , puise-t-il avec
plénitude dans ces contemplations , des motifs d'admiration ,
d'adoration et de reconnoissance , dignes de son ame immor
telle qui futfaite à l'image de Dieu !
Genève, le 5 novembre 1806. G. A. DELUC.
:
OPERE POSTUME DI VITTORIO ALFIERI .
Posthumes de Victor Alfieri.
- OEuvres
ALFIERI est presque le dernier écrivain dont l'Italie puisse
se glorifier aux yeux des Etrangers. Ce n'est pas qu'elle n'ait
encore un grand nombre de poètes célèbres ; mais on sait ,
que cette épithète ne prouve rien chez cette nation, à qui l'exagération
dans les éloges est plus familière qu'à toute autre.
Les ouvrages les plus vantés de ces poètes sont presque aussi
dépourvus d'idées que ces nombreux sonnets qui naissent et
meurent en un jour dans chaque ville d'Italie , et qu'on y
répand avec une égale profusion pour les événemens les plus
futiles ou les plus importans, au début d'une actrice ou d'une
danseuse , comme à la nouvelle d'une victoire ou d'un traité
de paix. Ce vide d'idées paroît sur-tout dans les ouvrages qui
exigent beaucoup d'invention et de génie , tels que les poèmes
dramatiques. Les tragédies les plus en vogue dans toute l'Italie
, ne sont ordinairement que des espèces de centons composés
de lambeaux de pièces françaises , mal adaptés les uns
aux autres. Plusieurs pièces d'Alfieri sont donc , avec la Mérope
de Maffei , toute la richesse de la littérature italienne dans le
genre tragique. Ce n'est pas que ces pièces puissent être comparées
à celles de nos grands maîtres. Alfieri a peu d'invention.
Ses tragédies,les moins défectueuses ne sont point
fortement conçues. Les personnages parlent beaucoup, et n'agissent
point. En s'interdisant mal-a-propos les confidens ,
:
380 MERCURE DE FRANCE ,
le poète se met dans la nécessité de multiplier les monologues,
et de renoncer à ces développemens de passions qui sont si
riches et si éloquens sous la plume de nos grands tragiques.
Ainsi , pour éviter le foible inconvénient d'introduire un ou
deux personnages qui ne prennent qu'une part secondaire à
l'action , il tombe souvent dans la sécheresse, et même dans
l'invraisemblance. Ces défauts sont rachetés en partie par la
sagesse et la simplicité des combinaisons , sur-tout par la
chaleur du style, et par une précision énergique dans ledialogue
, qui peut- être n'a été portée plus loin par aucun poète.
Voilà de véritables beautés qui durent d'autant plus frapper
les compatriotes de l'auteur, qu'elles étoient plus nouvelles
dans leur littérature .
Parmi nous , Alfieri n'étoit guère connu que des gens de
lettres ; mais plusieurs scènes de ce poète ayant été transportées
avec succès sur le Théâtre Français , sa réputation s'es
plus généralement répandue. On apprendra donc peut-être
avec intérêt que l'on vient de publier à Florence la premièr
livraison de ses oeuvres posthumes , qui étoient attendue:
depuis long-temps. Je ne dirai point avec l'emphase vraiment
italienne des éditeurs , que tout éloge de ces oeuvre
seroit désormais superflu ; que la réputation de l'immorte
auteur est sisolidement établie, qu'elle ne peut étre ni accru
par les éloges de ses contemporains , ni obscurcie par le
critiques de l'envie. Je pense , au contraire, qu'on peut tou
jours se méfier des collections complètes , sur- tout lors
qu'elles sont posthumes. Mais quand celle-ci ne seroit pas
également intéressante dans toutes ses parties , ceux qui veulen
connoître, du moins en résumé, l'état de la littérature étran
gère , aimeront à jeter un coup d'oeil sur les dernières pro
ductions d'un écrivain célèbre , et toujours original dans ses
défauts comme dans ses beautés. Les six premiers volumes
que j'ai en ce moment sous les yeux , contiennent la Mort
d'Abel , la première et la seconde Alceste d'Euripide , les
Perses d'Eschyle,le Philoctete de Sophocle, les Grenouilles
d'Aristophane, XIX satyres ; enfin , la Traduction de Salluste
etde Térence. On nous promet d'ici à peu de mois sept autres
volumes , qui renfermeront une traduction complète de Virgile
en vers, six Comédies, des Poésies diverses, et la Vie de
l'Auteur, écrite par lui-méime.
Je parlerai d'abord des deux Alceste. La première est ,
comme le titre l'annonce , la traduction de l'Alceste connue
d'Euripide. Alfieri met aussi la seconde sous le nom de ce
poète ; et sans doute le lecteur s'est déjà demandé quelle est
NOVEMBRE 1806. 381
cette autre Alceste qui avoit échappé jusqu'ici à toutes les
recherches des savans. Voici son histoire :
Alfieri étant à Florence en 1794 , y acheta un paquet de
vieux livres , parmi lesquels se trouvoit un manuscrit grec ,
dont le titre offroit le nom d'Alceste et d'Euripide. Il n'y fit
alors aucune attention; mais quelque temps après, s'étant livré
avec ardeur à l'étude du grec , dont jusque-là il savoit à peine
l'alphabet, il commença à lire dans leur langue les premiers
maîtres du bel art qu'il avoit long - temps pratiqué sans
en connoître les premiers monumens. Il lut successivement
Eschyle , Sophocle,Euripide, et fut sur-tout si touché de l'Alcestede
cedernierpoète, qu'il s'appliqua à la traduire. Apeine
eut - il commencé ce travail , qu'étant embarrassé sur le
sens d'un vers , où le texte lui paroissoitaltéré , il se ressouvint
de son manuscrit. Il veut aussitôt le consulter : il cherche
long-temps en vain le passage qui l'embarrasse ; et ce n'est
qu'après y avoir perdu bien du temps , qu'il soupçonne d'abord,
et qu'il reconnoît ensuite une Alceste toute différente
de la seule qui fût parvenue jusqu'à nous. Ravi de cette
découverte, il les traduit toutes deux; et après bien des nuits
dérobées au sommeil , il se prépare à faire paroître la nouvelleAlceste
, accompagnée de la version, de notes savantes
sur le texte, de conjectures , de dissertations, de remarques
de toute espèce. Le jour venu où tout ce grand travail alloit
être livré à l'imprimeur , l'auteur ouvre la cassette à laquelle
il avoit confié le précieux manuscrit ; mais , o disgrace imprévue
, le trésor en avoit été enlevé ! Il bouleverse tous ses
papiers , il retourne son cabinet , il s'obstine en vain à chercher
pendant plusieurs jours. Désespéré d'une perte si importante
, Alfieri prend un parti auquel on finit toujours par
se résoudre dans des malheurs encore plus grands : il va se
mettre au lit. Apeine le sommeil fermoit ses yeux , qu'un
portrait d'Euripide , qui étoit suspendu dans sa chambre ,
paroît s'animer et sourire en le regardant. C'est ce poète qui
lui parle : « Ne t'afflige plus , lui dit-il , de la perte de ton
manuscrit ; ma volonté expresse est que tu ne le revoies
jamais. Je le ferai paroître quand il ensera temps. J'ai voulu
t'éviter aujourd'hui le ridicule de prétendre passer pour érudit,
toi qui ne le fus jamais. Puisque tu as traduit exactement
mes deux Alceste, tu peux les faire paroître. Seulement , je
te défends toute préface , toute note, toute dissertation. Le
simple récit de ce qui t'arrive aujourd'hui sera suffisant.
Encore t'est-il prescrit de le faire en humble prose , pour ne
pas lui donner l'apparence d'une imagination poétique. >>
Ce discours , que j'abrège beaucoup , nous fait connoître
382 MERCURE DE FRANCE ,
Euripide pour le véritable auteur de la célèbre Alceste. Ceux
de nos lecteurs qui refuseroient de le croire , pourront
demander quel est le but d'une fiction qui , peut-être, ne leur
paroîtra pas bien neuve. / ٢٠٠
Pour leur répondre , il suffira de leur rappeler ou de leur
apprendre qu'Alfieri a terminé la collection de ses tragédies
par un serment poétique , où il annonce solennellement qu'il
abandonne pourjamais le cotharne. C'est sans doute pour ne
pas être appelé parjure à Apollon , qu'il a eu recours à un
stratagème qui ne lui sera reproché par personne , s'il a fait
ume bonne tragédie. C'est ce qu'il faut examiner :
L'Alceste d'Euripide n'est pas une de ses pièces les plus
régulières; mais on y trouve peut- être ce qu'il a fait de plus
pathétique et de plus touchant. Tel est cet admirable récit
où une esclave dépeint la douleur d'Alceste déja affoiblie ,
et voyant la mort prête à la saisir; où elle la représente tantôt
couvrant le lit nuptial de baisers etde larmes , tantôt au milieu
de ses deux enfans qui la retiennent par la robe , et qu'elle
prend dans ses bras l'un après l'autre pour les embrasser ;
puis présentant la main à ses esclaves désolées , leur parlant et
les écoutant avec bonté : circonstance touchante en elle-même ,
mais qui le devient bien plus encore dans la bouche de l'esclave
qui la raconte. Tel'e est sur- tout la scène , où d'une voix
foible et mourante , Alceste conjure l'époux pour qui elle perd
la vie, de conserver du moins le souvenir de son dévouement ,
de rester fidèle à sa cendre , et de ne point donner une inaratre
à ses enfans. C'est cette scène que Racine appelle merveil
leuse; mais il ne dit pas un mot de celles qui la suivent , et
sans doute il se seroit bien gardé de les imiter. En effet , elles
sembleroient plutôt appartenir à la farce qu'à la tragédie. Il
suffira de citer celle où Admėte reproche à Phérès , son père ,
de n'avoir pas voulu mourir pour lui. Les reproches burlesques
du fils , la réponse naïve du père , les injures qu'ils se
renvoient l'un à l'autre ; tout cela , il faut l'avouer , paroît du
plusbas comique. Pour s'expliquer comment un génie tel qu'Euripide
a pu tomber dans de pareilles disparates, il faut se rappelerqu'à
Athènes les tragédies ne se représentoient pas devant un
public choisi , comme celui qui se rassemble dans nos spectacles.
Le théâtre étoit ouvert à tout un peuple. Il paroît donc
que lorsqu'un poète avoit d'abord épuisé toutes les sources
du pathétique , il ne se faisoit pas scrupule , pour conduire la
fable jusqu'au dénouement, de se jeter dans quelques bouffonneries.
C'étoit un moyen sûr d'obtenir grace devant le grand
nombre des spectateurs qui n'aimoient pas moins à être égayés
qu'attendris , et qui ne refusoient jamais leurs suffrages à
NOVEMBRE 1806 . 383
ceux qui savoient les divertir. Les grands poètes trouvoient
quelquefois le secret d'être constamment nobles ettouchans,
mais il n'y avoit pas encore de règle fixe qui prescrivîtà la tragédie
un ton toujours élevé. C'est une loi dont les plus médiocres
poètes ne s'écartent pas aujourd'hui. Nos grands maîtres , euxmêmes
, n'ont pu surpasser les Grecs dans le pathétique , dans
le naturel et la vérité des sentimens. Mais ils ont appris à
donner à l'ensemble de leurs drames plus de régularité et
de correction. C'est que le génie suffit pour trouver les
beautés : tandis qu'il est des défauts que l'expérience seule
peut apprendre à reconnoître , et qu'elle rend ensuite faciles
à éviter.
Ce n'est que sous ce rapport qu'Alfieri a quelques avantages
sur Euripide. Il a mis plus d'art dans l'exposition : il
adonné une noblesse soutenue au dialogue. Le plus difficile
étoit de relever les caractères de Phérès et d'Admète ; et c'est à
quoi il a réussi. Il suppose que Phérès a envoyé consulter
l'oracle , sur les moyens de rendre la santé à son fils. L'oracle
répond que quelqu'un de son sang, ou lié à lui par les noeuds
les plus étroits , peut mourir à sa place. Alceste est informée
la première de cette réponse. Elle s'offre aussitôt à l'insu de
son époux et de son beau-père , qui ne sont instruits de ce
dévouement que lorsqu'il est irrévocable. Ces combinaisons
sont heureuses , et au premier coup d'oeil on les jugeroit préférables
à celles d'Euripide. Mais eny réfléchissantun peu , on
voit que ce qui fait ressortir le caractère de l'Alceste grecque ,
c'est la foiblesse des personnages à côté desquels elle est placée.
L'héroïne d'Alfieri est ferme et courageuse: elle étonne Phérès
par la force de sa résolution : elle cherche à consoler Admète
, en lui recommandant la soumission aux volontés des
Dieux. Il semble que ce caractère étoit naturellement donné
par le sujet , et l'on conçoit que tout autre poète auroit pu
l'imaginer ainsi. L'Alceste d'Euripide est bien plus foible et
bien plus touchante : elle pleure amèrement sa destinée , elle
voit la mort avec effroi ; mais elle n'auroit pu vivre sans son
époux. Voilà les sentimens qui rendent si originale et si
déchirante la scène sublime que j'ai déjà citée , et l'on peut
dire qu'une pareille conception ne peut appartenir qu'à un
géniedu premier rang. Ainsi le poète italien , tout en évitant
plusieurs défauts de son modèle , lui est encore très- inférieur :
cependant ses deux premiers actes sont pleins de sentimens
nobles et touchans. La scène qui étoit la plus difficile à traiter
est celle où Alceste apprend à son époux qu'elle va mourir à
sa place. Je la crois assez belle pour que le lecteur me sache
gré de lui en offrir ici le texte et la traduction.
384 MERCURE DE FRANCE ,
Admėte rendu à la vie est étonné de voir la tristesse peinte
sur tous les visages :
ADMÉTO.
Ma, che fia mai? ciascun di voi qui veggo
Del risanar mio ratto starsi afflitto
Quanto del morir mio pur dianzi il fosse ?
ALCESTE.
Adméto , ognor venerator profondo
Degl' Iddii , te conobbi.....
६
ADMÉTo.
E il son più sempre ;
Or che dal Divo Apollo in don si espresso
La vita io m' ebbi. Ah, fida sposa, allora
Dov' eri tu ? perchè non t' ebbi al fianco ,
In quell' istante si gradito , e a un tempo
Ame tremendo e sovruman pur tanto?
Allo sparir del sanator mio Nume,
Forse l'aspetto tuo mi avria del tutto
Francata in un la mente : al reo Fantasma ,
Che mi apparia poi tosto , ah tu sottratto
Forse mi avresti!
2
ALCESTE.
Oh sposo ! io non t'avrei
Per certo, ahi nnoo,, racconsolato allora ,
Come or neppure io ' l posso .
ADMÉTO .
Esia che vuolsi ;
Cessi alfine il mortifero silenzio
Di tutti voi. Saper dai labri io voglio ,
Ciò che cogli atti e col tacer funesto
Mi si va rivelando. Unica donna
Sposa adorata mia , sa il Ciel s'io t'ami ;
E se ragion null' altra omai mi fesse ,
AParagon dell' amor tuo , la vita
Bramare : con te sola , a me fia dolce
I di lei beni pochie i guai pur tanti
Ir dividendo. Ma giovommi or forse
Scampar da morte , quando a me sul capo
Una qualch' altra ria sventura ignota
Mi si accenna pendente ? Nè tu stessa
Negarmel' osi . Io raccapriccio ; e udirla.
Voglio; e d'udirla, tremo .
ALCESTE.
Adméto, in vita
Rester tu dei : scritto è ne Fati. È sacra ,
NOVEMBRE 1806. DEPT
LA
SEINE
ADMETE.
Quoi donc ! vous paroissez tous aussi affliges de ma guérison
, que vous l'étiez auparavantde ma mort.
ALCESTE.
Admète, je t'ai toujours connu un respect profond pour
les Dieux.
ADMETE.
Je les respecte plus que jamais, aujourd'hui que par une
faveur si expresse , le divin Apollon m'a rendu la vie. Ah !
chère épouse , où étois-tu alors ? Pourquoi ne t'avois-je pas
près de moi dans cet instant si doux et en même temps si
terrible ? Quand le dieu qui m'a sauvé a disparu , peut-être
ta présence eût - elle entièrement rappelé le calme dans mon
ame. Peut-être m'aurois - tu soustrait au spectre cruel qui
s'est montré à moi au même instant.
ALCESTE.
Cher époux , je n'aurois pu te consoler alors , et je ne le
puis encore à présent.
ADMETE.
Hé bien! que l'arrêt des Dieux s'accomplisse ; mais rompez
enfin le silence mortel que vous gardez tous. Il est temps de
me dire ce que votre conduite et ce silence même me révéleroient
bientôt. Femme adorée , ma seule amie , le ciel sait si
je t'aime , et si rien , autant que cet amour , a pu me faire
desirer la vie. Avec toi seule, il me sera doux de partager ses
biens si rares , et toutes ses douleurs. Mais quoi ? est-ce un
bonheur pour moi d'avoir échappé à la mort , alors que tout
m'annonce quelque désastre inconnu suspendu sur ma tête .
Toi-même , tu n'oserois le nier. Je frissonne ; je desire et je
crains de l'apprendre.
4
1
1
ALCESTE.
Admète , tu dois vivre : les destins le veulent. Ta vie est
sacrée; elle est nécessaire à tes parens sur le bord de la tombe ,
Bb
386 MERCURE DE FRANCE ,
È necessaria la tua vita a entrambi
I tuoi cadenti genitori ; a entrambi
I tuoi teneri figli ; all' ampio regno;
Ai tuoi Tessali tutti.
ADMETо.
Alceste, oh cielo !
E tutti , a cui fia d'uopo il viver mio
Fuorchè te stessa annoveri ? Che miro ?
E il mal represso pianto alfin prorompe
Su la squallida guancia ? e un fero tremito
La lingua e tutte le tue membra in guisa
Spaventevole scuote ! ....
ALCESTE.
Ah ! non più tempo
"
Èdi tacermi : un sì funesto arcano
Fia impossibil celartelo ; nè udirlo ,
Fuorche da me , tu dei. Deh , pur potessi ,
Misera me ! com' io la forza e ardire
Di compier m' ebbi il sacrosanto mio
Alto dover , deh pur cosi potessi
Gli effetti rei dissimularten meglio !
Ma imperiosa , su i diritti suoi
Rugge Natura : oimė ! pur troppo io madre
Sono ; e tua sposa io fui ....
ADMÉTо.
Qual detto ? ...
AL CESTE.
Più non poss' io , che il sono.
ADMÉTO.
Ah , dirti
Un mortal gelo
Al cor mi è sceso. Oh ciel ! non più mia sposa
Nomarti puoi ?
ALCESTE.
Son tua , ma per poch' ore...
ADMÉTO.
Che fia ? chi torti a me ardirebbe ?
ALCESTE.
INumi;
Quei , che già mi ti diero. A lor giurato
Ho il mio morir spontanea , per trarti
Da morte. Il volle irrevocabil Fato.
ADMÉTо.
Ahi dispietata , insana donna ! e a morte
Sottratto hai me, col dar te stessa a morte ?
Due n' uccidesti a un colpo : ai figli nostri
NOVEMBRE 1806 . 387
à tes tendres enfans , à ton vaste royaume , à toute la Thessalie.
ADMETE.
Alceste, o ciel ! tu nommes tous ceux qui ont besoin de ma
vie , et tu ne parles pas de toi ! Et tes pleurs mal retenus s'é
chappent enfin sur ton visage ! et tous tes membres frémissent.....
!
5
ALCESTE.
Ah! il n'est plus temps de me taire ce funeste secret ne
peut plus se cacher , et tu ne dois l'apprendre que de moi.
Malheureuse ! j'ai eu la force et le courage de remplir un
devoir sacré. Que ne puis-je , de même , en dissimuler les
suites cruelles ! Mais la nature impérieuse ressaisit tous ses
droits. Hélas ! je suis trop mère , et je fus épouse.
Que dis-tu?
ADMETE.
ALCESTE .
Ah! je ne puis plus dire que je le suis.
ADMĚTE.
Un froid mortel a glacé mon coeur. Oh ciel ! tu n'es plus
mon épouse!
ALCESTE.
Je la suis encore , mais pour peu d'instans.
ADMETE .
Qu'entends-je ? Qui oseroit t'arracher à moi ?
ALCESTE.
Les dieux de qui tu m'avois reçue. Je leur ai juré de
mourir volontairement, pour te soustraireà la mort. C'est
l'irrévocable arrêt du destin.
ADMETE.
Ah ! femme impitoyable ! Et tu crois, insensée , me soustraire
à la mort en t'y livrant toi-même. Tu nous a tués tous
Bb2
388 MERCURE DE FRANCE ,
Toltohai tu , cruda , i genitori entrambi ,
E madre sei ? ALCESTE.
Fui moglie anzi che madre :
E ai figli nostri anco minor fia danno ,
L'esserdi me pria che del padre orbati.
ADMÉTO .
E ch'io a te sopravviva , o Alceste , il credi
Possibil tu ? ALCESTE.
Possibil tutto , ai Numi :
E a te il commandan essi. Or degg'io forse
Ad obbedirli , a venerarli , o Adméto ,
A te insegnar , che d'ogni pio sei norma ?
Essi infermo ti vollero ; essi , addurre
Poscia in forse il tuo vivere , poi , darti
Quasi vita seconda ; et, di te in vece ,
Vittima aversi alcun tuo fido : ed essi
( Dubitarne puoi tu ? ) me debil madre ,
Me sposa amante , al sagrificio eccelso
Degli anni miei per gli anni tuoi guidaro
Con invisibil mano , essi soltanto.
ADMÉTо .
I Numi ? ah , no : forse d'Inferno i Numi.
ALCESTE.
Ch' osi tu dire , oimè ! dal Ciel mi sento
Spirare al core inesplicabil alto
Ardir , sovra l'umano. Ah , mai non fia
Che il mio Adméto da me vincer si lasci
Nè in corraggio viril , nè in piena e santa
Obbedienza al Cielo . A me , se caro
Costi il morir , tu il pensa : ea te , ben veggo ,
Più caro ancor forse avverrâ che costi
Il dover sopravvivermi. Avicenda
E a gara entrambi , per l'amor dei figli ,
Perlagloria del regno e l'util loro ,
E per lasciar religioso esemplo
Di verace pietà , scegliemmo or noi ,
L'un di morir, di sopravviver l'altro ,
Bench' orbo pur della metà più cara
Di se medesmo. Nè smentir vorresti.
Tu i miei voti : nè il puoi , s'anco il volessi.
Di tua ragione omai non è tua vita :
Ei n'è solo signore il sommo Apollo ,
Ei che a te la serbava. E il di lui nume ,
Che spirto forse alle mie voci or fassi ,
*Già il veggo , in te inuto un tremore infonde ,
Nè replicarmi ardisci : e in me frattanto
Vieppiù sempre insanabile seperggia
La mortifera febbre .
NOVEMBRE 1806. 389
deux d'un seul coup. Barbare , tu nous a ravis l'un et l'autre
ànos deux enfans , et tu es leur mère !
ALCESTE .
Je fus épouse avant d'être mère ; et d'ailleurs nos enfans
perdentmoins en moi qu'ils n'eussent perdu dans leur père .
ADMETE.
Que je te survive , Alceste ; le crois-tu possible ?
ALCESTE.
Tout est possible aux dieux : eux-mêmes te l'ordonnent.
Est-ce donc moi , ô Admete , qui dois t'apprendre à leur
obéir , à les respecter ; à toi , le modèle de la piété ? Ce sont
eux qui avoient étendu leurs mains sur toi , et qui ont mis tes
jours en danger : ce sont eux qui ont voulu te donner une seconde
vie , et prendre quelqu'un des tiens à ta place ! ce sont
eux enfin , oui , ce sont eux seuls , qui d'une main invisible ,
m'ont poussée , moi , foible mère, moi , épouse et amante ,
au grand sacrifice de mes jours pour les tiens.
ADMETE.
Les dieux ! non, cruelle : les dieux infernaux peut- être.....
ALCESTE.
Qu'oses - tu dire ? C'est le ciel même qui inspire à mon
coeur une force inconnue et plus qu'humaine. Eh quoi , il faut
un mâle courage , une pleine et sainte obéissance , et mon
Admète se laisseroit vaincre par moi ! Tu peux penser s'il me
coûte de mourir , et je vois trop qu'il t'en coûtera plus encore
de me survivre. Hé bien ! à l'envi l'un de l'autre dévoués à nos
enfans , à la gloire et au salut de l'Etat , jaloux de laisser à l'avenir
un vrai et saint exemple de piété , nous avons choisi
l'un de mourir , l'autre de vivre , quoique privés de la plus
chère moitié de soi-même. Tu ne voudrois pas démentir ma
promesse , et tu ne le pourrois pas quand tu le voudrois. Ta
vie ne t'appartient plus : le grand Apollon en est le seul
maître , lui qui te l'a rendue. C'est son esprit , c'est lui qui
parle par ma voix. Déjà il t'inspire une sainte terreur qui
t'empêche de me répondre , et cependant la fièvre mortelle
s'allume de plus en plus , et circule dans mon sein , etc.
:
3
390 MERCURE DE FRANCE ,
Après cette belle scène qui termine le second acte , le poète
ne soutient plus son vol , et malheureusement il est encore
loin du terme de sa carrière . On voit dans le troisième acte
Alceste sur son lit de mort , employant un reste de vie à consoler
son époux et son beau - père. Ce tableau est touchant ;
mais la situation est trop prolongée. Admète , comme dans la
tragédie grecque , reproche à Phérès de n'avoir pas voulu
mourir à sa place. Cette discussion est traitée ici plus sérieusement
que dans Euripide , et elle n'en est peut-être que plus
bizarre.
La principale difficulté du sujet étoit de lier Hercule à
l'action , et de trouver un dénouement vraisemblable; car
celui de la pièce grecque ne peut être raisonnablement admis
dans une tragédie moderne. On prétend que Racine ne put
trouver de solution à cette espèce de problème , et que c'est
là ce qui l'empêcha de traiter un sujet qui lui paroissoit le
plus touchant de l'antiquité. Il eût été glorieux pour Alfieri
de triompher d'une difficulté que Racine avoit désespéré de
vaincre ; mais il ne l'a pas même tenté. Dans sa tragédie ,
Hercule arrive au quatrième acte , à la nouvelle du danger
d'Admète. Il apprend qu'Alceste va mourir à sa place ; il
forme le projet de la rendre à son époux, à qui il la ramène en
effet au cinquième acte . C'est , à quelques circonstances près,
lemême fonds que dans la tragédie grecque. Ala vérité , le
poète moderne s'est interdit la gaieté un peu triviale qu'Euripide
a prêtée à son Hercule. Il en résulte que ces derniers
actes auroient moins diverti le peuple d'Athènes , mais ils
n'en sont pour nous ni plus intéressans , ni plus vraisemblables.
Je reviendrai sur Alfieri dans l'un des prochains numérosa
C.
Coup-d'oeil sur quelques ouvrages nouveaux.
L'AGRÉABLE AUTEUR de la Gastronomie a voulu faire un
nouveau poëme , et en cela , comme dans tout le reste , le plus
difficile n'est pas de faire , mais de réussir. Son intention , en
le composant , étoit d'égayer ses lecteurs ; mais son oeuvre a
été trouvée froide , et personne n'a pu rire sans sujet. Voilà ,
en quatre mots , toute l'histoire du Poëme de la Danse, ou
les Dieux de l'Opéra ( 1 ) . C'est un spectacle assez triste que
(1)Unvol. in-12 . Prix : 3 fr. , et 3 fr. 75 cent. par la poste.A Paris
chezGiguet et le Normant,
NOVEMBRE 1806 . 391
celui d'un poète qui se démène pendant six chants sans pouvoir
dérider ses auditeurs ; et nous en aurions détourné la vue
*bien volontiers , s'il ne falloit pas savoir profiter des fautes
même qui peuvent échapper quelquefois aux hommes d'un
talent reconnu .
Toute la France et même toute l'Europe dansante connoît
le nom de Vestris ; celui de Duport promet d'égaler un jour
sa renommée , et peut-être d'établir la sienne sur de nouveaux
principes de saltation. Les deux danseurs ne sont
cependant pas rivaux. Duport s'apprête à remplacer Vestris ,
etVestris ne cherche point à imiter Duport : l'un acheve une
brillante carrière, l'autre la commence. C'est d'un fait si simple,
d'une succession si commune de talens , que M. Berchoux a prétendu
faire le sujetd'un poëme! Les petites passions qui circulentdansles
coulisses des théâtressont venues à son secours, et les
divinités de contrebande l'ont aidé de toute leur puissance d'emprunt,
sans pouvoir faire oublier la pauvreté du fonds , et
sans rien ajouter à lamédiocrité de son intérêt. La raison de
cette foiblesse du sujet n'est pas plus difficile à concevoir que
celle de l'impuissance des moyens accessoires. S'il est quelquefois
possible d'amuser le public par le récit historicoburlesque
de quelqu'aventure arrivée à des contemporains , il
faut que cette aventure ait au moins un air de vérité , et que
la situation des acteurs puisse prêter au badinage innocent.
d'une Muse joyeuse et légère. Aucune de ces conditions ne se
rencontre ici : Vestris n'est point en guerre avec Duport ; la
nature de leur talent et la différence de leur âge ne permettent
pas qu'on suppose une telle lutte. Le danseur qui , pour conserver
sa supériorité , s'efforceroit de surpasser tous les jeunes
élèves qui peuvent se présenter sur la scène , et qui n'auroit
pas lui-même le don d'une éternelle jeunesse , seroit un fou
qu'il faudroit lier , puisque sa chute seroit aussi inévitable ,
qu'il est assuré que la vieillesse et les infirmités viendroient le
surprendre dans ce combat perpétuel. Ajoutez à cela que le
vainqueur ne retireroit aucune gloire de ce triomphe facile ,
et que le vaincu ne recueilleroit de sa défaite d'autre honte que
celle du ridicule attaché à une entreprise extravagante. Un
artiste qui a long-temps joui d'un grand succès , ne peut pas
plus se trouver humilié par un successeur , qu'un père ne
peut être chagrin de se voir plus âgé que ses enfans. Supposer
de la jalousie entre le maître qui a fait une longue suite
d'élèves , et le dernier de ces élèves devenu maître , c'est
admettre qu'il peut y avoir égalité de forces et d'agilité dans.
l'un et l'autre , ou bien c'est se condamner à mettre en scène
lafolle prétention d'un radoteur. Une action de ce genre ne
G
392 MERCURE DE FRANCE ,
pourroit être intéressante qu'autant qu'elle auroit lieu entre
deux rivaux de même âge ou à-peu-près , qui se présenteroient'
ensemble sur le théâtre pour décider lequel resteroit en possession
d'amuser le public dans ses momens de loisir. Celle que
M. Berchoux a imaginée n'est pas attachante , parce qu'elle
n'est pas supposable ; la chute de Vestris n'est pas plaisante ,
parce qu'elle n'est pas vraie. Un danseur justement estimé du
public , peut tomber et se donner une entorse. Qui est-ce qui
pourra rire de cette chute ? Un débutant peut fort bien rester
sur ses deux pieds pendant toute la pièce , et tomber dans
l'esprit des spectateurs ; c'est là une de ces chutes dont on
s'égaie un moment , mais dont le danseur ne se relève jamais.
M. Berchoux a si bien senti l'inconvenance et l'insuffisance
de cette action , qu'il a cru devoir mettre une double annonce
dans le titre de son ouvrage , et que , malgré cette précaution ,
il n'est pas encore parvenu à en donner une idée claire. La
Danse n'est pas l'objet de ses chants , et les Dieux de l'Opéra
ne sont pas ses héros. Le fait qu'il représente n'est pas même
enveloppé sous ces deux titres. Le premier indique l'histoire
de laDanse , les principes généraux de cet art , ou les effets
qu'il produit ; le second fait espérer quelques scènes dans
lesquelles les danseurs et les danseuses de l'Opéra seront mis
en action , et réduiront en exemples les préceptes détaillés
dans les premiers chants. Au lieu de cela, le poète expose
une dispute entre deux danseurs , la chute de l'un et le triomphe
de l'autre. C'étoit donc là ce qu'il falloit que le titre
annonçât , ou qu'il fit au moins soupçonner. Quand Gresset
voulut peindre les petits soins des Visitandines de Nevers et
de Nantes , il intitula son poëme du nom de son héros , Vert-
Vert. Quand Boileau permit à sa Muse de badiner sur les ridicules
de quelques chanoines , il prit pour titre de son ouvrage
le nom même de Lutrin , sur lequel est bâtie toute sa fable.
M. Berchoux ne pouvoit-il pas trouver un titre qui fit un peu
connoître l'objet de son poëme ? Il n'y a pas de doute qu'il le
pouvoit ; mais il a refusé de le chercher ou de le donner,
parce que n'ayant à montrer qu'une fiction établie sur une
pure supposition , il n'a pas trouvé qu'il étoit convenable de
l'annoncer comme un fait véritable déjà connu du public .
C'est ce défaut de vérité dans le fonds de l'action, qui ne
permet pas qu'aucun intérêt s'attache à ce poëme , et c'est la
seule raison de son peu de succès. Il ne faut pas en chercher
d'autre dans l'oeuvre d'un auteur déjà connu par l'agrément
de ses idées originales , et même par la facilité de sa versification.
C'est en vain qu'il a mis en jeu dans cet ouvrage les
passions qui remplissent le coeur de l'homme , quand il est
NOVEMBRE 1806 . 393
:
auxprises avec la fortune les unes ont paru foibles , et les
autres forcées ; et quant aux divinités qui prêtent leur assistance
aux deux athlètes , on connoît si bien la portée de leur
puissance qu'on n'en attend aucun secours : en sorte qu'elles
ne sont là que comme les figurans dans les pièces à petite
scène et à grand spectacle .
On se tromperoit cependant si l'on imaginoit que ce poëme
se trouve privé de toute espèce de mérite. Il lui reste encore
des droits à l'attention des littérateurs ; et M. Berchoux a su ,
malgré l'aridité du sujet , l'embellir de charmans détails , et
le revêtir du coloris d'une diction légère et joyeuse. Il ne nous
sera pas difficile d'en fournir quelques preuves , que nous
prendrons au hasard. Vestris raconte à la reine d'Angleterre
I'histoire de la Danse :
« Les Grecs et les Romains , fort grands hommes d'ailleurs ,
( Pardon si je vous parle ici de ces messieurs . )
Tout puissans qu'ils étoient , tout fiers , tout formidables ,
Eurent assez long-temps des danseurs détestables ;
Leurhistoiredu moins donne lieu de penser
Qu'ils firent peu de cas des maîtres à danser ,
Jusqu'au temps où la Grèce , en prodiges féconde ,
Produisit deux mortels d'une adresse profonde;
Deux hommes que l'on vit honorer leur pays
Par des tours sans exemple et des sauts inouis ;
Qui comblèrent leur gloire en faisant , sur la scène ,
Danser du même pied Thalie etMelpomène;
Qui firent pirouetttteerr ,, dans leurs ballets nouveaux,
Les princes d'Ilion , de Mycène et d'Argos;
Qui, prenant leurs sujets jusque dans l'Empirée ,
Soumirent Jupiter aux lois de la Bourrée ;
Enseignèrent , enfin, maîtres des élémens ,
La gavotte aux Zéphyrs , le passe-pied aux Vents.
Pour votre instruction il n'est pas inutile
De dire qu'il s'agit de Pilade et Bathile.
Vous ne confondrez pas , s'il vous plaît , le premier
Avec le compagnon d'un héros à lier ,
Avec l'ami d'Oreste , infortuné sicaire ,
Meurtrier de Pyrrhus , de Thoas , de sa mère :
Ce confidentd'un roi bien digne de pitié ,
N'a rien fait pour la Danse, et tout pour l'Amitié .
Pour ses bons procédés on lui doit de l'estime ;
Mais c'est assez pour lui. Pylade , pantomime ,
Verra sa renommée et ses lauriers accrus ,
Quaand de l'ami Pylade on ne parlera plus . >>>
Dans le sixième chant , le même danseur a recours
dont il n'obtient que de vaines protestations d'intérêt .
àVénus,
:
" C'est assez , dit Vestris , il m'est aisé de voir
Que vous ne pouvez rien à force de pouvoir ;
Que vos bontés pour moi sont de vaines amorces ,
1
१
394 MERCURE DE FRANCE ,
QQuueejjeenne dois compter que sur mes propres ferces.
Un grand projet me rit et m'anime aujourd'hui ;
Il est temps que je mette un terme à mon ennui;
Il est temps que Paris, que le monde décide
Qui le doit emporter d'Adonis ou d'Alcide .
Entre un enfant t moije ferai prononcer.
Dans le même ballet on nous verra danser ,
Et je m'abaisserai jusqu à faire paroître
Le mortel près du Dien , l'écolier près du maître.
On verra qui des deux ira le plus souvent
Des cieux de l'Opéra toucher le firmament ;
Qui des deux , mieux servi par sa force et son zèle ,
Tournera plus long-temps sur un pivot fidèle.
Je n'y résiste point : je préfère la mort
A cette incertitude où je suis sur mon sort .
Vainqueur, je fixerai la gloire et la fortune;
Vaincu , je rentrerai dans la classe commune.
Je céderai mon trône et ma divinité
A l'Encelade obseur contre moi revolté.
La Danse ne doit pas diviser son empire .
Pour y donner des lois un Dieu seul doit suffire. >>
Le poète suppose que Vestris succombe dans un combat
imaginaire , et il termine ainsi son ouvrage :
« Peut-être j'aurois dû , plus habile poète ,
Célébrer le triomphe au lieu de la défaite;
Prendre pour mon héros Duport victorieux ;
Placer au second rang le héros malheureux.
Sans doute en m'éloignant de la route vulgaire ,
Je me suis mis bien loin de Virgile et d'Homère :
Le ciel sourit toujours au parti du vainqueur ..
Pour moi , comme Caton , je souris au malheur.
Un autre , plus fidèle aux lois de l'épopée ,
Auroit choisi César : j'ai préféré Pompée. >>
Quoiqu'en effet l'auteur de ce poëme n'ait pas eu le dessein
d'affliger un artiste célèbre , qui mérite plutôt des témoignages
de satisfaction et de reconnoissance publique qu'aucune
humiliation , il étoit impossible de ne pas l'exposer à ce
désagrément lorsqu'il le représentoit comme tombé , parce
qu'un nouveau danseur venoit de aroître. On sentira facilement
ce qu'une telle conception a de mortifiant et d'injuste ,
puisqu'en l'admettant comme fondée sur un fait réel , il s'ensuivroit
que les artistes , dont toute la science réside dans
l'exercice des facultés physiques, n'auroient jamais à recueillir,
pour prix de leurs efforts et des plus longs services , qu'une
chute honteuse , lorsque l'âge viendroit affoiblir ces mêmes
facultés. M. Berchoux n'a donc pas assez examiné son sujet ;
il se seroit assuré qu'il ne pouvoit pas être traité avec succès.
Cette précipitation dans le choix de son action ,et la rapidité
NOVEMBRE 1806 . 395
'de son exécution , rappellent trop la sentence d'Horace contre
ces sortes d'ouvrages :
Vos ó
Pompilius sanguis , carmen reprehendite quod non
Mulia dies et multa litura coercuit , atque
Præsectum decies non castigavit ad unguem . »
M. Berchoux auroit pu se donner le loisir d'attendre qu'un
sujet plus heureux vint s'offrir à sa plume déjà éprouvée. Sa
Muse n'a pas besoin d'un exercice qui peut la tuer. Il faut
laisser aux hommes obscurs les tours de force et les sauts périlleux.
Voici , par exemple , un auteur qui vient de faire
l'Eloge de l'Impertinence ( 1 ). C'est une espèce de mystification
, bien entortillée , dans laquelle on reconnoît l'intention
louable de faire ressortir le ridicule du système des philosophes.
L'écrivain , qui nous est inconnu , feint d'être luimême
un chaud partisan de la doctrine de ces messieurs , et ,
tout en l'élevant beaucoup , il la persiffle tant qu'il peut. Le
titre de l'ouvrage est une fausse enseigne pour exciter la
curiosité; l'impertinence , qui est un des caractères de la
sottise , ne pouvoit être ni louéc ni justifiée ; il n'étoit pas
même possible de plaisanter agréablement sur un pareil sujet :
l'auteur a pu s'en apercevoir , lorsque dans ses trois ou quatre
premiers chapitres , il a voulu tenir ce que son titre promettoit
; il s'est embarrassé dans un amas de vains discours trop
sérieusement plaisans , qui tiennent le lecteur dans une sorte
d'incertitude pénible sur ce qu'il doit penser de l'écrivain. Ce
n'est qu'après avoir parcouru cet inutile préliminaire , qu'on
entrevoit qu'il a voulu rire ; mais alors il n'est plus temps :
l'auteur tombe de tout son poids sur la philosophie , qu'on
ne s'attendoit pas à trouver là ; il la heurte d'une manière si
équivoque qu'on ne sait encore s'il veut la battre ou la carresser;
mais bientôt il exalte si fort tous les crimes dont elle
est capable , qu'il n'est plus possible de douter qu'il s'amuse à
ses dépens , et qu'il veut badiner. Le malheur est que ce sujet
n'est pas plus plaisant que celui de l'Impertinence , et , qu'avec
la meilleure volonté , il n'est pas possible d'en rire. L'auteur
paroît avoir encore senti qu'en effet il valoit mieux
traiter cette matière sérieusement que de laisser soupçonner
plus long-temps ses propres opinions. Il a donc terminé son
ouvrage sur un tout autre ton ; mais alors cet ouvrage rentre
dans la forme de tous les écrits que nous avons vu paroître
(1) Deux vol , in- 12 , avec une gravure . Prix : 1 fr. So cent. , et 2 fr.
50 cent. par la poste.AParis, chez Bertrand-Pottier , et le Normant.
396 MERCURE DE FRANCE ;
contre la philosophie , et nous ne nous sommes pas aperçu
qu'il dise rien qui n'ait été dit ; on voit qu'il a été fait sans
plan bien arrêté ; il ne donne pas ce que son titre promet ,
mais il parle de ce qu'il n'annonçoit pas. C'est une supercherie
dans le genre de celle de cet homme qui avoit publié
qu'il feroit voir le diable , et qui ne montra sur la scène ,
spectateurs mystifiés , qu'une bourse vide.
aux
La condition des auteurs qui font des romans est bien plus
agréableque celle des écrivains qui s'engagent à traiter quelque
sujet choisi ou donné ; ils peuvent à leur aise battre la campagne
sans qu'on leur en fasse un crime. Le titre de leur livre
ne les oblige jamais à rien. Qu'on me dise ce que signifie
Hippolyte et Clémence ( 1 ) , je le donne au plus fin à deviner.
C'estun roman, me dira-t-on ; sans doute , c'est un roman :
mais de quoi traite-t-il ? Vous n'en savez rien , ô vous qui ne
l'avez pas lu ! Eh , comment le sauriez-vous , puisque l'auteur
qui l'a fait n'en sait rien lui-même! Cela n'empêche pas , au
surplus , que ce roman n'en vaille bien un autre. Il est rempli
depersonnages qui se donnent le bonjour de la meilleure grace
ony voit un petit chien qui s'est déchiré la patte.
M. Necker y est loué; on saute vingt , trente , cinquante ,
cent pages , si l'on veut , cela ne rompt pas le fil de l'histoire ;
ellese renoue et ne s'entend que mieux. Un jeune homme
aime une jeune demoiselle; le jeune homme se marie en Angleterre,
et la jeune demoiselle s'en va gémir en Amérique. Le
jeune homme voyage avec sa femme , et il la perd en Portugal.
La jeune demoiselle s'établit avec son père et sa mère
dans les Etats-Uuis. Le jeune homme quitte l'Europe , et va
chercher sa maîtresse ; la jeune demoiselle, qui ne l'attendoit
plus , est bien étonnée de le revoir : ils se marient , et tout le
monde est heureux. Cette histoire , qui se trouve renfermée
ici dans l'espace de dix lignes , en occupe dix mille dans le
roman, ce qui la rend mille fois plus intéressante ; mais il faut
avoir le temps et le courage de la lire.
Nous l'avons parcourue à plusieurs reprises , et , pour balancer
la puissance de ses effets , nous avons étudié, dans la
dissertation de M. Cadet-de-Vaux (2 ) , la meilleure manière
de préparer le Moka. Nous avions l'intention d'en prendre
quelques tasses; mais la lecture de cette agréable et savante
dissertation nous en a tenu lieu ; elle nous a mis en état d'ache-
(1) Deux vol. in- 12. Prix : 5 fr . , et 6 fr. par la poste . A Paris , chez
Dhautel ,et le Normant .
( 2 ) Dissertation sur le Café. Un vol. in 12. Prix : 1 fr. 50 cent. , et
1 fr. 75 cent. par la poste. AParis , chez Mad. Panckoucke, et le Normants
NOVEMBRE 1806. 397
ver la lecture du roman , et nous avons encore trouvé quelque
peu de forces pour commencer celle d'un nouveau Chansonnier
du Vaud ville. ( 1 ) Il est vrai que nous n'avons pas été
loin : ce n'étoit plus le sommeil qui nous menaçoit. Le mé
lange bizarre qui remplit ce volume peut tenir le lecteur
éveillé pendant quelques instans ; le couplet galant et malin se
chante toujours avec plaisir , mais il faut qu'il soit délicat.
La tendre romance , qui soupire avec tant de grace , ne souffre
point à ses côtés la chanson libertine. Quel plaisir peut-on
prendre à chanter :
<< Pourquoi rougir d'être un pourceau ,
» Du nombreux troupeau d'Epicure ? »
La crainte de rencontrer de ces lourdes gaîtés , et peutêtre
quelque chose de pire , fait tomber le livre des mains .
Celui-ci renferme cependant plusieurs chansons fort agréables :
celle du Chien de Paul , par M. Radet , a été rapportée dans
Je Mercure il y a quelque temps , et nous terminerons cet
article par un couplet du même auteur, sur l'air des Portraits
à la mode :
« Jeunes auteurs dans le monde lancés ,
Qui consultez des critiques sensés ,
Quand on vous dit : corrigez , effacez ,
Vous pouvez croire sur parole.
Mais lorsqu'au lieu de ces sages avis ,
Vous ne trouvez que de foibles amis ,
Parqui vos vers sont toujours applaudis ,
Soyez certains qu'on vous enjole.>>
G.
:
Discours de bénédiction , de reconnoissance et d'actions de
graces pour l'anniversaire de la naissance de l'Empereur
Napoléon-le-Grand ; par M. Pierre Dejoux , membre de
la Société des Sciences et des Arts de la Loire- Inférieure ,
et de l'Académie Celtique. Prononcé à Nantes le 15 août
dernier.
CE Discours , consacré à la reconnoissance pour le plus
grand des bienfaits , le rétablissement de la religion , nous a
paru mériter une mention particulière dans ce journal. Il est
écrit avec chaleur. C'est à la fois un tableau animé de nos
(1) Troisième année. Un vol . in- 18 . Prix : 1 fr . So cent . , et a fr. 50 c .
par la poste . A Paris , chez Léopold Collin , et le Normant.
398 MERCURE DE FRANCE ,
malheurs , et une hymne à la louange du héros dont le bras
puissant en a arrêté le cours. L'auteur a pris pour texte ces
paroles touchantes de saint Paul , dans la seconde épître aux
Corinthiens :
« Béni soit Dieu , qui est le Père de Notre Seigneur
>>> Jésus-Christ , le Pere des miséricordes , et le Dieu de toute
>>> consolation . Car , Mes Frères , nous ne voulons pas que
>>> vous ignoriez l'affliction qui nous est survenue , dont nous
>>> avons été accablés successivement et au-dessus de nos forces;
>> en sorte que nous avons été dans une extrême perplexité ,
» même pour notre vie. - Et nous nous regardions nous-
» mêmes , comme étant condamnés à la mort ; afin que nous
>> n'eussions point de confiance en nous-mêmes , mais en
> Dieu qui ressuscite les morts. - Qui nous a délivrés d'un
>> si grand péril , et qui nous délivre encore ; et nous avons
>> cette espérance en lui , qu'il nous délivrera jusqu'à la fin . »
Une analyse , même très-détaillée , ne feroit pas mieux connoître
le sujet et les trois divisions de ce discours que cés mots
de l'Apôtre. M. Dejoux s'est parfaitement renfermé dans les
bornes que les paroles de saint Paul sembloient lui prescrire.
Une citation prise au hasard achevera de justifier nos éloges.
Après avoir retracé rapidement l'empressement de tous les
Français à célébrer cette grande époque , l'orateur s'écrie :
« Quel peuple , grand Dieu! quel peuple n'a point entendu
parlerdenos désastres , de notre délivrance ? La chute simultanée
et du trône et de l'autel ; le rétablissement de l'un et de
l'autre n'ont-ils pas retenti jusqu'aux rivages les plus éloignés
? Il n'est donc ici personne d'assez peu instruit du sujet
de nos bénédictions et de nos actions de graces , pour que je
doive le lui annoncer , pour que je lui dise , dans les paroles
mêmes des disciples du Sauveur : « Quoi ! étcs - vous donc
>> tellement étranger en Israël que vous ignoriez ces choses ?
>> Ne savez-vous pas que Dieu nous a délivrés à main-forte
» et à bras étendu , qu'il a racheté son peuple de la servi-
>> tude ? » N'avez-vous pas appris qu'il nous a suscité,un
puissant libérateur , un de ces hommes extraordinaires que le
ciel destine à consoler les humains ; que la Providence semble
créer rarement dans l'espace des siècles pour exécuter ses merveilleux
décrets , pour renouveler la face des Empires ; pour
prouver à l'univers , consterné des triomphes passagers du
crime , qu'il existe un Dieu !
>> O si je vous racontois nos malheurs inexprimables... Si
je repassois avec vous ces jours de deuil , ce détail de
touchantes infortunes , ces décrets de sang , ces attentats
parricides , ces combats civils, où la France toute entière,
:
NOVEMBRE 1806. 399
1
penchée sur la brèche , n'a échappé que d'une ligne à la
destruction; si j'entreprenois de rapporter tantd'événemens
étranges , de souffrances inouies , dignes de la plus profonde
commisération , vous n'auriez point assez de larmes à donner
à ce récit lamentable ; et les plaies de votre coeur , & vous
qui pleurez encore les blessés à mort de la fille de mon peuple ,
les plaies de votre coeur , à peine cicatrisées , se rouvriroient
avec violence et saigneroient de nouveau !
>> A Dieu ne plaise que j'aie pu en concevoir la pensée ,
et desirer néanmoins un si déchirant succès ! A Dieu ne
plaise , mes chers auditeurs , que , dans ce jour consacré à la
plus vive satisfaction, je veuille troubler , en insistant avec
imprudence sur des détails douloureux , l'alégresse générale !
Non , si je vous dois rappeler aujourd'hui les terribles fléaux
dont la main paternelle de Dieu nous a délivrés , c'est afin
de rendre plus sincère et plus ardente, envers notre divin
bienfaiteur , l'expression de la gratitude ; et si je parle sommairement
des périls mortels que nous avons courus , c'est
pour rehausser la joie , la joie inespérée de leur avoir
échappé.>>
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
N. B.- Nous donnons encore dans ce numéro un supplément
d'une feuille , afin de pouvoir pubiler en entier la
suite des bulletins de la Grande-Armée , sans rien retrancher
de la partie littéraire.
- On lit dans la Gazette de France de jeudi dernier , l'article
suivant :
« La réception prochaine de Mgr. le cardinal Maury à
>> l'Institut ( à la place de M. Target ) , occupe beaucoup les
>> amis des lettres , et même les salons de Paris. Le bruit court
» que cette cérémonie est retardée par deux questions impré-
>> vues : il s'agit de décider , 1º si , en adressant la parole au
>> récipiendaire , le président de l'Institut l'appellera Mon-
>> seigneur ou M. le Cardinal ; 2º s'il sera reçu en habit de
>> prince de l'Eglise , ou en costume de simple membre de
» l'Institut. On attend avec impatience la solution de ces deux
>> questions qui , comme on voit , importent beaucoup a l'éga-
>> lité académique. »
Ces deux questions paroîtront peut-être fort étranges ; mais
1
400 MERCURE DE FRANCE,
enfin elles ont plus d'importance qu'elles ne semblent en avoir
au premier aperçu. Pour les éclaircir , nous nous contenterons
de citer un de ces faits qui sont des lois dans un corps littéraire.
L'Académie a compté parmi ses membres plus de
vingt cardinaux élus par elle , avant qu'ils fussent revêtus de
cette dignité. Le cardinal Dubois est le seul qui ait été nommé
académicien étant déjà cardinal. Il fut reçu , en 1723 , par
Fontenelle , qui lui donna plusieurs fois le titre de Monseigneur
et de Votre Eminence . On peut consulter le discours de
Fontenelle , dans le recueil de l'Académie. On n'accusera pas
cet académicien célèbre de n'avoir pas été partisan de l'égalité
académique. Tout le monde sait qu'il répondit au Régent ,
qui vouloit le nommer président perpétuel de l'Académie :
<< Monseigneur, ne m'ótez pas la douceur de vivre avec mes
» égaux. » Ajoutons une observation : le gouvernement français
admet et reconnoît les cardinaux; il conserve et protége
leur rang et leurs titres honorifiques. On ne peut donc
demander à un cardinal , revêtu d'une dignité qu'il partage
avec tout le sacré collége , d'en abandonner les titres, que
l'Académie n'a jamais contestés à ses prédécesseurs ; et l'on ne
peut pas exiger de lui qu'il devienne volontairement , et de
son choix, le premier exemple d'une atteinte portée dans sa
personne à un privilége dont jouissent tous ses pareils.
-
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut , dans sa séance de lundi 17 de ce mois , a élu à la
place vacante dans la section de botanique et de physiologie
végétale , par la mort de M. Adanson, M. Palisot de Beauvois
, ancien correspondant de l'Académie des sciences , et
associé correspondant de l'Institut , connu par ses Voyages ;
par sa Flore d'Oware et de Benin; par le Recueil des Insectes
recueillis par lui en Afrique et en Amérique, et par ses travaux
sur les plantes Aéthéogames ( Cryptogames de Linné. )
-Point de nouveautés dramatiques sur les grands théâtres.
On en annonce trois pour la semaine prochaine : l'Avis au
Public , opéra comique en deux actes , au théâtre Feydeau ;
la Journée aux Interruptions , ou Comme on travaille à
Paris; il Podesta di Chioggia ( le gouverneur de Chioggia ) ,
an théâtre de l'Impératrice.
- On voit dans la grande salle du Muséum de l'Ecole de
Médecine deux pièces en cire qui surpassent tout ce que les
cabinets de Florence contiennent de plus précieux ; elles sont
destinées à représenter le système complet des vaisseaux lymphatiques.
C'est dans ce dessein que M. Laumonier, qui en est
l'auteur, a figuré le corps d'un jeune homme d'environ vingthuit
ans, d'une taille de cinq pieds quatre pouces. Il est à
demiDEPT
DE
LA
NOVEMBRE 1806.
401
demi-couché sur un lit d'ébène , dont le chevet est relevé
d'environ quarante-cinq degrés ; une jambe pend Kors du
lit , pour montrer la face interne de la cuisse , et un brigest
étendu au- dessus de la tête pour indiquer la partie voisine de
P'aisselle. La situation du sujet est telle que le spectateur, placé
aune très-petite distance du pied du lit, suit et embrasse aisément
l'ensemble des vaisseaux lymphatiques. Du même coupd'oeil
, on distingue les vaisseaux des organes , ceux des reins ,
de la rate, du foie , de la vésicule , du fiel , et les vaisseaux
lactées qui pompent le chyle dans le canal intestinal.
- Les travaux publics ne se ressentent ni de la guerre , ni
des approches de l'hiver ; par-tout ils sont poussés , dans la
capitale , avec une activité sans exemple , méme pendant les
plus longues paix , et sous les règnes les plus heureux. Le
nombre des ouvriers employés à l'exécution de ces travaux ,
est innombrable. Quais , boulevards , ponts , arcs- de- triomphe
, embellissemens et constructions de toute espèce , tout se
poursuit à-la-fois. La grille destinée à remplacer l'ancien mur
qui séparoit le jardin des Tuileries de la rue de Rivoli , est
déja posée en grande partie. Elle se trouve coupée , de distance
en distance par des colonnes carrées à chapiteau , qui
sont d'un efiet assez agréable. Il paroît qu'on le préfère à celui
d'une grille non interrompue , puisque celle qui sépare la
place du Carrouzel de la cour des Tuileries , etqquuii étoitdece
dernier genre , va recevoir des colonnes semblables dans des
coupures qu'on y fait de distance en distance . Les travaux du
Louvre et du quai qui le borde , avancent rapidement. Il reste
toutefois pour la campagne prochaine , à relever le quai d'un
mêtre , et en quelques endroits , de deux à trois , pour lui
donner le niveau prescrit par les plans qui s'exécutent. On
travaille dans la rue Froidmenteau à l'acqueduc couvert destinéà
remplacer l'égoût si désagréable qui passe sous la grande
arcade du Louvre , laquelle sera comblée elle-même presque
entièrement , par le surhaussement du quai. Le pont dont on
a commencé la contsruction vis-à-vis de Pacyet de l'Ecole-
Militaire , occupe une multitude de bras. Une grande quantité
de matériaux se trouve déjà réunie sur la rive gauche de
la Seine , pour cette cstruction ; une tranchée profonde est
ouverte du côté de l'Ecole- Militaire , pour recevoir la culée
de ce pont. La première arche , du côté de Pacy , passera audessus
de la route. On avoit cru que le pont a'Austerlitz ,
seroit rendu praticable pour les gens de pied, vers le 15 de
ee mois. Mais il n'y a pas d'apparence qu'il puisse leur être
ouvert avant quinze jours. La galerie en fer qu'onypose dans
cemoment est faite sur le modèle de celle du pontdes Arts.
Les trottoirs sont fort avancés. L'arc de triomphe de la place
Cc
SEINE
402 MERCURE DE FRANCE ,
du Carrouzel est très-avancé. Les huit colonnes de marbre qui
doivent l'orner , sont déjà en place.
On s'occupe de réparer la magnifique voûte de la Halleau-
Bled , qui a été détruite ily a trois ans par un incendie.
Une commission spéciale , chargée de diriger les travaux
relatifs à cette reconstruction , a été nommée par S. Exc. le
ministre de l'intérieur.
Les travaux de la salle que fait construire , au Panorama
, l'administration du théâtre Montansier , avancent
rapidement , et déjà les fondations sortent de terre.
M. Danié Despatureaux, docteur de la faculté de médecine
, et doyen des médecins de l'Hôtel- Dieu de Paris , vient
de mourir à l'âge de quatre-vingt-deux ans. Il a exercé la
médecine pendant cinquante ans , dont quarante à l'Hôtel-
Dieu. Il emporte les regrets du pauvre , et la réputation d'un
homme de bien.
- M. Ledoux , ci-devant architecte du roi , membre de
l'ancienne académie d'architecture , auteur de plusieurs monumens
publics , et entr'autres , de la salle de spectacles de
Besançon , et des barrières de Paris ; et d'un ouvrage précieux
par les dessins qu'il renferme , est mort le 19de ce mois à
Paris des suites d'une paralysie apoplectique.
- L'école de droit a reçu , dans sa séance du 12 de ce
mois , le premier docteur depuis son installation. L'assemblée
étoit nombreuse , et présidée par M. Treilhard , conseiller
d'état, doyen d'honneur. Le candidat admis au grade de docteur
étoit M. Dupin, ancien élève de l'académie de législation,
déjà connu par plusieurs ouvrages sur le droit civil.
On n'avoit jusqu'à présent découvert le nouveau métal
auquel on adonné le nom de platine , que dans les pos
sessions espagnoles de l'Amérique méridionale. On assure
qu'on en a trouvé dernièrement dans les mines de Guadalcanal
en Andalousie , et qu'il en a été adressé des échantillons
à l'Institut -National .
- Une lettre de Weimar donne quelques nouveaux détails
sur ce qu'a souffert , lors de la bataille du 14 , cette Athènes
de l'Allemagne , et sur son état actuel. Le beau parc du duc ,
ayant servi de bivouac à quelques régimens , a nécessairement
souffert beaucoup; et la belle salle de spectacle n'a retenti ,
pendant quelques jours, que des cris des blessés et des mourans
qu'on a été obligé d'y entasser en grand nombre. Quant au
palais de la duchesse douairière , les généraux français , qui y
ont logés, l'ont préservé de tout accident. Il est occupé maintenant
par les chefs de bureau topographique militaire, qui
lèvent les plans du champ de bataille et de tous les environs.
Les établissemens de M. Bertuch ont été conservés, et sa su-s
NOVEMBRE 1806. 403
perbe fabrique de cartes géographiques a été visitée depuis
par beaucoup d'officiers supérieurs français. Deux artistes
célèbres , MM. Krauss et Meyer ont perdu un grand nombre
de dessins et de gravures , qui leur ont été enlevée dans le
premier moment de confusion. M. Denon , qui a passé quel
ques jours à Weimar , logeoit chez M. Goethe , qu'il a
comblé de marques d'estime et d'amitié. M. Goethe , dont
l'hôtel est un des plus beaux de Weimar , a logé aussi les
maréchaux Lannes et Augereau. Le commandant français
s'empressa d'envoyer une sauve- garde à M. Wiéland , dès
qu'il sut que cet écrivain célèbre étoit membre associé de
l'Institut national de France. Les deux gymnases saxons de
Rossleben et de Pforts n'ont éprouvé heureusement aucune
perte.
MODES du 15 novembre.
Plusieurs redingotes de drap , faites nouvellement , n'ont point de
pélerine ; mais le collet debout est , dans toute sa longueur , plissé à
gros plis ; et les manches ont chacune une espèce de soufflet à l'entour
nure. Quelques-unes de ces redingotes sont d'un bleu clair , les autres ,
d'un brun foncé . Les boutons sont de nacre , unis et tant soit peu
bombés.
Ou porte des capotes blanches , de perkale , avec des redingotes .
Les collerettes , alors , sont de mousseline , un peu épaisse , plissée à
très-petits plis .
NOUVELLES POLITIQUES.
Berlin , 7 novembre.
Le général polonais Dabrowsky vient d'adresser à ses compatriotes
la proclamation suivante :
Jean -Henri Dabrowski , général de division décoré du
d'Honneur Légion , commandeur de -
grand
de la
l'ordre royal de la Couronne
aigle
defer;
Joseph Wybicki , représentant des villes à la diète de 1791 :
<< Polonais !
>> Napoléon- le-Grand , l'invincible , entre en Pologne avec
une armée de 300,000 hommes . Sans vouloir approfondir les
mystères de ses vues , tâchons de mériter sa magnanimité.
« Je verrai , nous a-t-il dit , je verrai si vous méritez d'être
>> une nation. Je m'en vais à Posen; c'est là que mes premières
>> idées se formeront sur votre compte. >>>
<< Polonais ! il dépend donc de vous d'exister et d'avoir une
patrie; votre vengeur , votre créateur est là.
>> Accourez de tous côtés au-devant de lui, commeaccourent
les enfans éplorés à l'apparition de leur père. Apportez-lui
vos coeurs , vos bras. Agissez , et prouvez- lui que vous êtes
prêts à verser votre sang pour recouvrer votre patrie. Il sait
que vous êtes désarmés ; il vous fournira des armes .
>> Et vous , Polonais, forcés par nos oppresseurs de com-
CC2
404 MERCURE DE FRANCE ,
1
battre pour eux et contre votre propre intérêt , venez ! ralliez
vous sous les drapeaux de votre patrie.
" Bientôt Kosciuszko appelé par Napoléon-le-Grand , vous
parlera par ses ordres. En attendant , recevez ce gage de sa
haute protection. Souvenez-vous que la proclamation par
laquelle on vous appela pour former des légions en Italie , ne
vous a pas trahis. Ce sont ces légions qui méritant les suffrages
de l'invincible héros de l'Europe , lui ont donné le premier
indicede l'esprit et du caractère polonais. >>
DABROWSKI , WYBICKI.
PARIS , vendredi 21 novembre.
XXVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin, le 7 novembre 1806 .
Sa Majesté a passé aujourd'hui , sur la place du palais de
Berlin , depuis orze heures du matinjusqu'à troisaprès midi,
la revue de la division de dragons du général Klein . Elle a fait
plusieurs promotions. Cette division a donné avec distinction
ala bataille d'Jena , et a enfoncé plusieurs carrés d'infanterie
prussienne. L'EMPEREUR a vu ensuite défiler le grand parc de
l'armée , l'équipage de pont et le parc du génie : le grand
parc est commandé par le général d'artillerie Saint-Laurent ;
l'équipage de pont par le colonel Boucher , et le parc du
génie par le général du génie Casals . S. M. a témoigné au
général Songis, inspecteur-général , sa satisfaction de l'activité
qu'il mettoit dans l'organisation des différentes parties
du service de l'artillerie de cette grande armée.
Le général Savary a tourné près de Wismar sur Baltique,
à la tête de 500 chevaux du 1º de hussards , et du 7º de chasseurs
, le général prussien Husdunne , et l'a fait prisonnier
avec deux brigades de hussards et deux bataillons de grenadiers.
Il a pris aussi plusieurs pièces de canon. Cette colonne
appartient au corps que poursuivent le grand-duc de Berg ,
le prince de Ponte-Corvo , etlemaréchal Soult;lequel corps
coupé du côté de l'Oder et de la Pomeranie , paroît acculé
du côté de Lubeck .
Le colonel Excelmans , commandant le 1 régiment de
chasseurs du maréchal Davoust , est eniré à Posen , capitale
de la Grande-Pologne. Il y a été reçu avec un enthousiasme
difficile à peindre ; la ville étoit remplie de monde , les
fenêtres parées comme en un jour de fête ; à peine la cava-
Jerie pouvoit-elle se faire jour pour traverser les rues. Le
général du génie Bertrand , aide-de-camp de l'EMPEREUR ,
s'est embarqué sur le lac de Stettin , pour faire la reconnoissance
de toutes les passes.
On a formé à Dresde et a Wittemberg un équipage de siége
pour Magdebourg ; l'Elbe en est couvert. Il est à espèrer que
cette place ne tiendra pas long-temps. Le maréchal Ney est
chargé de ce siége .
NOVEMBRE 1806. 405
১
XXIX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin, le 9 novembre 186 .
La brigade de dragons du général Beker a paru aujourd'hui'
ala parade. S. M. voulant récompenser la bonne conduite des
régimens qui la composent, a fait différentes promotions .
Mille dragons, qui étoient venus à pied à l'armée , et qui
ont été montés au dépôt de Postdam , ont passé hier la revue
du maréchal Bessières ; ils ont été munis de quelques objets
d'équipementqui leur manquoient, et ils partent aujourd'hui
pour rejoindre leurs corps respectifs , pourvus de bonnes
selles et montés sur de bons chevaux , fruits de la victoire .
S. M. a ordonné qu'il seroit frappé une contribution de
150 millions sur lesEtats prussiens et sur ceux des alliés de la
Prusse.
Après la capitulation du prince de Hohenlohe , le général
Blucher , qui le suivoit , changea de direction , et parvint à
se réunir à la colonne du duc de Weimar , à laquelle s'étoit
jointe celle du prince Frédéric-Guillaume Brunswick -Oels ,
fils du duc de Brunswick. Ces trois divisions se trouvèrent
ainsi sous les ordres du général Blucher. Différentes petites.
colonnes se joignirent également à ce corps. Pendant plusieurs
jours , ces troupes essayèrent de pénétrer par des chemins que
les Français pouvoient avoir laissés libres ; mais les marches
combinées du grand-duc de Berg , du maréchal Soult et du
prince de Ponte - Corvo avoient obstrué tous les passages.
L'ennemi tenta d'abord de se porter sur Anklam , et ensuite
sur Rostock : prévenu dans l'exécution de ce projet , il essaya
de revenir sur l'Elbe ; mais s'étant trouvé encore prévenu , il
marcha devant lui pour gagner Lubeck .
e
Le 4 novembre il prit position à Crevismulen ; le prince
dePonte-Corvo culbuta l'arrière-garde'; mais il ne put entamer
ce corps , parce qu'il n'avoit que 600 hommes de cavalerie ,
et que celle de l'ennemi étoit beaucoup plus forte. Le général
Vattier a fait dans cette affaire de très -belles charges , soutenu
par les généraux Pactod et Maisons , avec le 27º régiment
d'infanterie légère et le 8º de ligne. On remarque dans les
différentes circonstances de ce combat , qu'une compagnie
d'éclaireurs du 94º régiment , commandée par le capitaine
Razout, fut entourée par quelques escadrons ennemis ; mais
les voltigeurs français ne redoutent point le choc des cuirassiers
prussiens. Ils les reçurent de pied ferme , et firent un feu
si bien nourri et si adroitement dirigé, que l'ennemi renonça
à les enfoncer. On vit alors les voltigeurs à pied poursuivr
la cavalerie à toute course ; les Prussiens perdirent sept pièces
de canon et 1000 hommes .
Mais le 4 au soir , le grand-duc de Berg qui s'étoit po tê
sur la droite, arriva avec sa cavalerie sur l'ennemi , dont ta
406 MERCURE DE FRANCE ,
projet étoit encore incertain. Le maréchal Soult marcha par
Ratzebourg , le prince de Ponte- Corvo marcha par Rehna. Il
coucha du 5 au 6 à Schoenberg , d'où il partit à deux heures
après minuit : arrivé à Schlukup-sur-la- Trave , il fit environner
un corps de 1600 suédois qui avoient enfin jugé convenable
d'opérer leur retraite du Lauenbourg , pour s'embarquer
sur la Trave. Des coups de canon coulèrent les bâtimens préparés
pour l'embarquement. Les Suédois , après avoir riposté,
mirent bas les armes. Un convoi de 300 voitures que le général
Savary avoit poursuivi de Wismar , fut enveloppé par la
colonne du prince de Ponte-Corvo , et pris .
Cependant l'ennemi se fortifioit à Lubeck. Le maréchal
Soult n'avoit pas perdu de temps dans sa marche de Ratzebourg
, de sorte qu'il arriva à la porte de Mullen , lorsque le
prince de Ponte-Corvo arrivoit à celle de la Trave. Le grandduc
de Berg , avec sa cavalerie , étoit entre deux. L'ennemi
avoit arrangé à la hâte l'ancienne enceinte de Lubeck , il avoit
disposé des batteries sur les bastions ; il ne doutoit pas qu'il
ne pût gagner là une journée ; mais le voir , le reconnoître et
l'attaquer, fut l'affaire d'un instant.
Le général Drouet , à la tête du 27° régiment d'infanterie
légère et des 94° et 95° régimens , aborda les batteries avec
cesang-froid etcette intrépidité qui appartiennent aux troupes
françaises. Les portes sont aussitôt enfoncées , les bastions
escaladés , et l'ennemi mis en fuite , et le corps du prince de
Ponte-Corvo entre par la porte de la Trave. Les chasseurs
corses , les tirailleurs du Pô et le 26° d'infanterie légère , composant
la division d'avant-garde du général Legrand , qui
n'avoient point encore combattu dans cette campagne , et qui
étoient impatiens de se mesurer avec l'ennemi , marchèrent
avec la rapidité de l'éclair : redoutes , bastions , fossés , tout
est franchi ; et le corps du maréchal Soult entre par la porte
de Mullen. C'est en vain que l'ennemi voulut se défendre
dans les rues , dans les places; il fut poursuivi partout. Toutes
les rues , toutes les places furent jonchées de cadavres. Les
deux corps d'armée arrivant de deux côtés opposés se réunirent
au milieu de la ville. A peine le grand-duc de Berg put-il
passer, qu'il se mit à la poursuite des fuyards; 4000 prisonniers
, 60 pièces de canon , plusieurs généraux , un grand
nombre d'officiers tués ou pris, tel est lerésultatde cette belle
journée.
Le 7, avant le jour, tout le monde étoit à cheval , et le
grand-duc de Berg cernoit l'ennemi près de Schwartau , avec
la brigade Lasalle , et la division de cuirassiers d'Hautpoult.
Le général Blucher , le prince Frédéric-Guillaume de Brunswick-
Oels, et tous les généraux se présentent alors aux vainqueurs,
demandent à signer une capitulation , et défilent
NOVEMBRE 1806. 407
devant l'armée française. Ces deux journées ont détruit le
dernier corps qui restoit de l'armée prussienne , et nous ont
valu le reste de l'artillerie de cette armée , beaucoup de drapeaux
et 16,000 prisonniers , parmi lesquels se trouvent
4000 hommes de cavalerie.
:
Ainsi ces généraux prussiens qui , dans le délire de leur
vanité, s'étoient permis tantde sarcasmes contre les généraux
autrichiens , ont renouvelé quatre fois la catastrophe d'Ulm
la première , par la capitulation d'Erfurt ; la seconde , par
celledu prince Hohenlohe ; la troisième , par la reddition de
Stettin; et la quatrième , par la capitulation de Schwartau.
La ville de Lubeck a considérablement souffert : prise d'assaut,
ses places , ses rues ont été le théâtre du carnage. Elle ne doit
s'enprendre qu'à ceux qui ont attiré la guerre dans ses murs.
LeMecklembourg a été également ravagé par les armées
françaises et prussiennes. Un grand nombre de troupes se
croisant en tout sens , et à marches forcées sur ce territoire ,
n'a pu trouver sa subsistance qu'aux dépens de cette contrée.
Ce pays est intimement lié avec la Russie ; son sort servira
d'exemple aux princes d'Allemagne qui cherchent des relations
éloignées avec une puissance à l'abri des malheurs
qu'elles attirent sur eux, et qui ne fait rien pour secourir ceux
qui lui sont attachés par les liens les plus étroits du sang , et
par les rapports les plus intimes. L'aide-de-camp du grandduc
de Berg , Dery , a fait capituler le corps qui escortoit les
bagages qui s'étoient retirés derrière la Peene. Les Suédois
ont livré les fuyards et les caissons. Cette capitulation a produit
1500 prisonniers , et une grande quantité de bagages et
de chariots. Il y a aujourd'hui des régimens de cavalerie qui
possèdent plusieurs centaines de milliers d'écus.
Le maréchal Ney, chargé du siége de Magdebourg , a fait
bombarder cette place. Plusieurs maisons ayant été brûlées , les
habitans ont manifesté leur mécontentement , et le commandant
a demandé à capituler. Il y a dans cette forteresse beaucoup
d'artillerie , des magasins considérables, 16,000 hommes,
appartenant à plus de 70 bataillons , et beaucoup de caisses des
corps.
Pendant ces événemens importans , plusieurs corps de notre
armée arrivent sur la Vistule. La malle de Varsovie a apporté
beaucoup de lettres de Russie , qui ont été interceptées. On y
voit que , dans ces pays , les fables des journaux anglais trouvent
une grande croyance ; ainsi , l'on est persuadé en Russie
que le maréchal Massena a été tué , que la ville de Naples s'est
soulevée , qu'elle a été occupée par les Calabrois , que le roi
s'est réfugié à Rome, et que les Anglais , avec 5 ou 6000 h. ,
sont maîtres de l'Italie. Il ne faudroit cependant qu'un peu
de réflexion pour rejeter de pareils bruits. La France n'a-
/
408 MERCURE DE FRANCE ,
t-elle donc plus d'armée en Italie? Le roi de Naples est dans
sa capitale ; il a 80,000 Français; il est maître des deux Calabres
, et à Pétersbourg on croit que les Calabrois sont àRome!
Si quelques galériens , armés et endoctrinés par cet infâme
Sidney Smith , la honte des braves militaires anglais , tuent
des hommes isolés , égorgent des propriétaires riches et paisibles
, la gendarmerie et l'échafaud en font justice. La marine
anglaise ne désavouera point le titre d'infamie donné à Sidney
Smith. Les généraux Stuart et Fox, tous les officiers de terre
s'indignent de voir le nom anglais associé à des brigands. Le
brave général Stuart s'est même élevé publiquement contre
ces menées , aussi impuissantes qu'atroces , et qui tendent à
faire du noble métier de la guerre , un échange d'assassinats
et de brigandage; mais quand Sidney Smith a été choisi pour
seconder les fureurs de la reine, on n'a vu en lui qu'un de ces
instrumens que les gouvernemens emploient trop souvent , et
qu'ils abandonnent au mépris qu'ils sont les premiers à avoir
pour eux. Les Napolitains feront connoître un jour , avec dé--
tail , les lettres de Sidney Smith , les missions qu'il a données ,
l'argent qu'il a répandu pour l'exécution des atrocités dont il
est l'agent en chef.
On voit aussi dans les lettres de Pétersbourg , et même
dans les dépêches officielles , qu'on croit qu'il n'y a plus de
Français dans l'Italie supérieure : on doit savoir cependant
qu'indépendamment de l'armée de Naples , il y a encore en
Italie 100,000 hommes prêts à punir ceux qui voudroient y
porter la guerre. On attend aussi à Pétersbourg des succès de
la division de Corfou ; mais on ne tardera pas à apprendre que
cette division , à peine débarquée aux Bouches du Cattaro ,
a été défaite par le général Marinont; qu'une partie a été
prise , et d'autre rejetée dans ses vaisseaux : c'est une chose fort
différente d'avoir affaire à des Français , ou à des Turcs que
l'on tient dans la crainte et dans l'oppression , en fomentant
avec art la discorde dans les provinces. Mais , quoi qu'il en
puisse être , les Russes ne seront point embarrassés pour détourner
d'eux l'opprobre de ces résultats.
Un décret du sénat dirigeant a déclaré qu'à Austerlitz , ce
n'étoient point les Russes, mais leurs alliés qui avoient été
battus. S'il y a sur la Vistule une nouvelle bataille d'Auterlitz
, ce sera encore d'autres qu'eux qui auront été vaincus ,
quoiqu'aujourd'hui , comune alors , leurs alliés n'aient point
de troupes à joindre à leurs troupes , et que leur armée ne
puisse être composée que de Russes. Les états de mouvemens
et ceux des marches de l'armée russe sont tombés dans les
mains de l'état-major français. Il n'y auroit rien de plus ridicule
que les plans d'opérations des Russes, si leurs vaines
espérances n'étoient plus ridicules encore.
NOVEMBRE 1806 .
409
Le général Lagrange a été déclaré gouverneur-général de
Cassel et des Etats de Hesse. 2
Le maréchal Mortier s'est mis en marche pour le Hanovre
et pour Hambourg, avec son corps d'armée.
Le roi de Hollande a fait bloquer Hameln.
1
Il faut que cette guerre soit la dernière , et que ses auteurs
soient si sévèrement punis , que quiconque voudra désormais
prendre les armes contre le peuple français , sache bien avant
de s'engager dans une telle entreprise, quelles peuvent en
être les conséquences.
er
Ordre du jour du 8 novembre.
L'EMPEREUR témoigne sa, satisfaction au général Savary ,
ainsi qu'au 1 régiment de hussards et au 7º de chasseurs sous
ses ordres , qui ont pris à Wismar le général Husdunne avec
deux régimens de hussards forts de mille chevaux , deux
bataillons de grenadiers et deux pièces de canon.
Ordre du jour du 9.
L'EMPEREUR témoigne sasatisfaction au grand-duc de Berg,
au prince de Ponte- Corvo , au maréchal Soult , et aux corps
de troupes d'infanterie , cavalerie , artillerie et génie à leurs
ordres , pour leur conduite brillante à Lubeck , et pour l'activitéqu'ils
ont mise dans leur marche à la poursuite de l'ennemis
Vivementpressé, constamment débordé sur tous les points où
il cherchoit une retraite ; enfin , accablé de toute manière, le
corps du général Blucher , fort de 16,000 hommes d'infanterie
, 4000 de cavalerie , 80 pièces de canon , a été obligé de
capituler, et de se rendre prisonnier de guerre , pour être
conduit en France. Il avoit perdu tous ses bagages et ses
magasins.
Il ne reste plus aucune troupe ennemie en campagne endeçà
de la Vistule.
XXX BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin , le 10 novembre 1806.
La place de Magdebourg s'est rendue le 8. Le 9 , les portes
ont été occupées par les troupes françaises : la capitulation
est ci-jointe.
Seize mille hommes , près de 800 pièces de canon , des
magasins de toute espèce tombent en notre pouvoir.
Le prince Jérôme a fait bloquer la place de Glogau , capitale
de la Haute-Silésie , par le général de brigade Lefevre ,
à la tête de 2000 chevaux bavarois. La place a été bombardée
le 8 par dix obusiers servis par de l'artillerie légère. Le prince
fait l'éloge de la conduite de la cavalerie bavaroise. Le général
Deroy, avec sa division , a investi Glogau leg : on est entré
en pourparlers pour sa reddition.
Le maréchal Davoust est entré à Posen avec un corps d'armée,
le 10. Il est extrêmement content de l'esprit qui anime
L
410 MERCURE DE FRANCE ,
les Polonais. Les agens prussiens auroient été massacrés , si
l'armée française ne les eût pris sous sa protection .
La tête de quatre colonnes russes , fortes chacune de
15,000 hommes ,entroit dans les Etats prussiens par Georgenbourg
, Olita , Grodno et Jalowka: le 25 octobre , ces têtes
de colonnes avoient fait deux marches , lorsqu'elles reçurent
la nouvelle de la bataille du 14 , et des événemens qui l'ont
suivie ; elles rétrogradèrent sur-le-champ. Tant de succès ,
des événemens d'une si haute importance ne doivent pas ralentir
en France les préparatifs militaires : on doit au contraire
les poursuivre avec une nouvelle énergie , non pour
satisfaire une ambition insatiable , mais pour mettre un terme
à celle de nos ennemis.
L'armée française ne quittera pas la Pologne et Berlin, que
la Porte nesoit rétablie dans toute son indépendance , et que
la Valachie et la Moldavie ne soient déclarées appartenant en
toute suzeraineté à la Porte .
L'armée française ne quittera point Berlin , que les possessions
des colonies espagnoles , hollandaises et françaises , ne
soient rendues , et la paix généralement faite .
On a intercepté une malle de Dantzick , dans laquelle on
a trouvé beaucoup de lettres venant de Pétersbourg et de
Vienne. On use à Vienne d'une ruse assez simple pour répandre
de faux bruits. Avec chaque exemplaire des gazettes , dont le
ton est fort réservé , on envoie sous la même enveloppe un
bulletinà la main , qui contient les nouvelles les plus absurdes .
Ony lit que la France n'a plus d'armée en Italie ; que toute
cette contrée est en feu ; que l'Etat de Venise est dans le plus
grand mécontentement , et a les armes à la main ; que les
Russes ont attaqué l'armée française en Dalmatie , et l'ont
complétement battue. Quelque fausses et ridicules que soient
ces nouvelles , elles arrivent de tant de côtés à la fois, qu'elles
obscurcissent la vérité . Nous sommes autorisés à dire que
'EMPEREUR a 200,000 hommes en Italie , dont 80,000 à Naples ,
et 25,000 en Dalmatie ; que le royaume de Naples n'a jamais
été troublé que par des brigandages et des assassinats; que le
roi de Naples est maître de toute la Calabre ; que si lesAnglais
veulentydébarquer avec des troupes régulières, ils trouveront
àqui parler ; que le maréchal Massena n'a jamais eu que des
succès, et que le roi est tranquille dans sa capitale , occupé
des soins de son armée et de l'administration de son royaume ;
que le général Marmont , commandant l'armée française en
Dalmatie , a complétement battu les Russes et les Monténégrins ,
entre lesquels la division règne ; que les Monténégrins accusent
les Russes de s'être mal battus , et que les Russes reprochent
aux Monténégrins d'avoir fui ; que de toutes les troupes de
l'Europe, les moins propres à faire la guerre en Dalmatie, sont
NOVEMBRE 1806 . 411
1
certainement les troupes russes ; aussi y font-elles en général
une fort mauvaise figure.
Cependant le corps diplomatique , endoctriné par ces fausses
directions données àVienne à l'opinion , égare les cabinets
par ces rapsodies. De faux calculs s'établissent là-dessus ; et ,
comme tout ce qui est bâti sur le mensonge et sur l'erreur ,
tombe promptement en ruine, des entreprises aussi mal calculées
tournent à la confusion de leurs auteurs . Certainement,
dans la guerre actuelle , l'EMPEREUR n'a pas voulu
affoiblir son armée d'Italie ; il n'en a pas retiré un seul
homme ; il s'est contenté de faire revenir huit escadrons de
cuirassiers , parce que les troupes de cette arme sont inutiles
en Italie. Ces escadrons ne sont pas encore arrivés à Inspruck.
Depuis la dernière campagne , l'EMPEREUR a au contraire augmenté
son armée d'Italie de quinze régimens qui étoient dans
l'intérieur, et de neufrégimens du corps du général Marmont.
Quarante mille conscrits , presque tous de la conscription de
1806 , ont été dirigés sur l'Italie ; et par les états de situation
de cette armée , au 1er novembre , 25,000 y étoient déjà arrivés.
Quant au peuple des Etats vénitiens , l'EMPEREUR ne sauroit
être que très-satisfait de l'esprit qui l'anime. Aussi S. M.
s'occupe-t-elle des plus chers intérêts des Vénitiens ; aussi
a-t -elle ordonné des travaux pour réparer et améliorer leur
port , et pour rendre la passe de Malmocco propre aux vaisseaux
de tout rang.
Du reste , tous ces faiseurs de nouvelles en veulent beaucoup
à nos maréchaux et à nos généraux : ils ont tué le maréchal
Massena à Naples ; ils ont tué en Allemagne le grandduc
de Berg , le maréchal Soult. Cela n'empêche heureusement
personne de se porter très-bien.
Capitulation de Magdebourg.
Art. Ir. La ville , citadelle et fortifications de Magdebourg
seront remises aux troupes du 6º corps de la Grande-Armée
française , avec leur artillerie , munitions , magasins , approvisionnemens
de toutes espèces et propriétés publiques , sans
aucune restriction , et dans l'état où toutes ces choses se trouveront
au moment de la capitulation.
II. La porte dite Ulrich , et les ouvrages extérieurs qui en
dépendent, seront remis à l'armée française , pour être occupés
par elle le 10 novembre , après midi.
III . La garnison aura les honneurs de la guerre ; elle sortira
le II novembre , à onze heures du matin , tambours
battant , drapeaux déployés , avec quatre piècesde campagne ,
par la portedite Ulrich. Elle mettra bas les armes , etla cavalerie
livrera ses armes et ses chevaux dans l'endroit qui sera
convenu , à la portée du canon de la place.
IV. Les armes déposées , la garnison sera prisonnière de
412 MERCURE DE FRANCE ,
guerre; les soldats seront conduits en France , et MM. les officiers
seront prisonniers sur leur parole d'honneur de ne point
servir avant échange , contre S. M. l'Empereur des Français et
Roi d'Italie , ni contre ses alliés , et ils auront la liberté de se
retirer aux lieux qu'ils désigneront. Cependant les seuls officiers
qui ont leur famille , et qui sont établis et mariés à
Magdebourg , pourront rester dans la ville.
V. MM. les officiers conserveront leurs épées , leurs bagages
et leurs chevaux. Les soldats conserveront aussi leurs havresacs
et porte-manteaux.
VI. Les cadets , porte-enseignes , feld- webels de l'infanterie
et premiers maréchaux-des-logis de la cavalerie , seront considérés
comme officiers , et traités comme tels .
VII. Les auditeurs , aumoniers , chirurgiens et quartiersmaîtres
ne seront point considérés comme prisonniers de
guerre.
VIII. Les deux compagnies incomplètes d'invalides qui se
trouvent dans la place , y laisseront leurs armes , et seront
renvoyés dans leurs anciennes garnisons : l'une à Peim , près
Hildesheim ; l'autre à Aacken , où elles recevront leur solde
et nourriture ordinaire, par les soins des autorités locales et
aux dépens du pays.
IX. Après le départ de la garnison ,, MM. les officiers rentreront
dans la ville, pour y recevoir leurs passeports , et partiront
après les avoir reçus. Les revers contenant parole
d'honneur de ne point servir avant échange seront préparés
d'avance.
X. Les soldats mariés et établis à Magdebourg ou dans
l'étendue de l'inspection , resteront dans leur famille , à condition
de ne point servir avant échange , et de ne point porter
l'habit militaire .
XI. Les officiers et soldats blessés et malades pourront
rester à Magdebourg jusqu'à leur guérison. Ils seront soignés
aux dépens de la ville.
Des chirurgiens-majors prussiens resteront dans la place en
nombre suffisant pour les soigner. Ils seront , pendant toute la
durée de leur séjour , traités par la ville comme les chirurgiensmajors
français.
XII. Les personnes , les propriétés particulières des habitans
, les cultes et les opinions religieuses sont inis sous la
sauve-garde des lois et de la loyauté française.
S'il y avoit dans la ville des personnes qui voulussent la
quitter , soit eny conservant, soit en vendant leurs propriétés,
il leur seroit donné les passeports et garanties nécessaires .
XIII . Il ne sera rien changé dans l'administration , ni dans
les institutions actuelles du pays. Les magistrats qui en sont
NOVEMBRE 1806. 413
chargés , continueront leurs fonctions, et recevront protection
de l'armée française.
XIV. Il sera nommé, de part et d'autre , des commissaires
pour l'inventaire et la remise des plans et cartess,, papiers ,
archives , artillerie , munitions de guerre et de bouche , et
de toutes les propriétés publiques , de quelque nature qu'elles
soient , qui peuvent se trouver dans la place.
i
XV. MM. les officiers supérieurs et autres, ainsi que les
cadets , porte-enseignes , feld- webels et premiers maréchauxdes-
logis qui se retireront, en vertu de la présente capitulation
, dans les provinces prussiennes occupées par les armées
françaises , ou qui viendroient à l'être par la suite , recevront
aux dépens de ces provinces , et par les soins des administrations
locales , leurs gages et appointemens sur le pied de paix.
Ces gages et appointemens devront être exactement payés
le i de chaque mois.
er
XVI. S. Ex. M. le gouverneur de Magdebourg aura'la
faculté d'envoyer , s'il le juge convenable , un officier à sa
cour , pour lui donner avis de la présente capitulation. Cet
officier recevra les passeports nécessaires.
XVII . Tous les articles de la présente capitulation qui
pourroient paroître présenter un sens douteux, seront interprétés
à l'avantage de la garnison.
XVIII. Il sera donné , de part et d'autre , trois otages du
grade qui sera convenu , pour la garantie réciproque de
l'exécution de la capitulation. Ces otages seront remis demain
9 novembre , et seront respectivement rendus après l'occu
pation de la place.
Faitdouble àMagdebourg , le 8 du mois de novembre 1806.
( Suivent les signatures . )
XXXI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Berlin, le 12 novembre.
La garnison de Magdebourg a défilé le 11 , à neufheures
du matin, devant le corps d'armée du maréchal Ney. Nous
avons 20 généraux , 800 officiers , 22,000 prisonniers , parmi
lesquels 2000 artilleurs , 54 drapeaux , 5 étendards , 800 pièces
de canon , un million de poudre , un grand équipage de pont,
et un matériel immense d'artillerie .
Le colonel Gérard et l'adjudant-commandant Ricard ont
présenté ce matin à l'EMPEREUR , au nom des 1er et 4º corps ,
60 drapeaux qui ont été pris à Lubeck au corps du général
prussien Blucher : il y avoit 22 étendards. Quatre mille chevaux
, tout harnachés , pris dans cette journée , se rendent au
dépôt de Postdam.
Dans le vingt-neuvième bulletin, on a dit que le corps du
général Blucher avoit fourni 16,000 prisonniers , parmi lesquels
4000 de cavalerie. On s'est trompé ily avoit 21,000
414 MERCURE DE FRANCE , ン
1
prisonniers , parmi lesquels 5000 hommes de cavalerie montés;
de sorte que , par le résultat de ces deux capitulations ,
nous avons 120 drapeaux et étendards , et 43,000 prisonniers.
Le nombre des prisonniers qui ont été faits dans la campagne,
passe 140,000. Le nombre des drapeaux pris passe
250. Le nombre des pièces de campagne prises devant l'ennemi
et sur le champ de bataille , passe 800. Celui des
pièces prises à Berlin et dans les places qui se sont rendues ,
passe 4000.
L'EMPEREUR a fait manoeuvrer hier sa garde à pied et à
cheval dans une plaine aux portes de Berlin. La journée a
été superbe.
Le général Savary, avec sa colonne mobile , s'est rendu à
Rostock , et y a pris 40 ou 50 bâtimens suédois sur leur lest :
il les a fait vendre sur- le- champ.
Dépéche interceptée de M. de Duben au roi de Suède,
datée : Vienne, 15 octobre 1806.
(Traduction. )
:
Des nouvelles arrivées depuis quelques jours de Cattaro , et
qui semblent être authentiques , disent que , le 22 septembre ,
les Français ont essayé un échec considérable , et que les
Russes et Monténégrins leur ont tué beaucoup de monde , et
pris 18 pièces de canon (1). La vérité de tout ceci est à-peuprès
avouée par l'ambassade française à cette cour, qui ajoute
seulement que les canons ne sont pas tombés entre les mains
de l'ennemi , mais que les Français , voyant qu'il leur étoit
impossible de les sauver , les avoient jetés à la mer. Il paroît
que, pour le moment , Bonaparte a abandonné tout espoir de
faire des progrès dans la Dalmatie (2) ; et on sait avec assez
de certitude que toutes ses forces dans ce pays se réduisent
à 6 ou 7000 hommes (3) , depuis qu'un corps a été détaché de
(1) M. le ministre de Suède peut fort bien desirer la destruction de
l'armée française en Dalmatie : on ne conçoit pas cependant le délire qui
lui fait souhaiter que la Porte soit envahie et détruite par la Russie. S'il
est dans ces sentimens, nous en sommes fachés pour Ini. Ses liaisons à
Vienne lui en Le général Marmont complétement battu les
Russeset lesMonténégrins; illes a repoussésjusque dans Castel -Nuovo,
dort il a brûlé les faubourgs , et il a écrasé la garnison de Corſou , qui
étoit débarquée dans l'intention de faire de grandes entreprises. Ces
grandes entreprises ont été la montagne en travail , comme tout ce qui
vient de la Russie .
(a) Il y a bien de l'ignorance dans la lettre de ce ministre : quels progrès
peut faire l'EMPEREUR dans la Dalmatie , lorsqu'il est maître de
tout ce pays et des Etats de Raguse ?
(3) On reconnoît bien là la marche des ennemis de la France ! Avant la
guerre , ils prétendent que la France n'a pas de troupes. Quand ensuite
la France a remporté des victoires , elles n'étoient dues , disent- ils , qu'à
la supériorité du nombre : les Français étoient dix contre un. Hommes
incorrigibles et insensés , voulez-vous donc enfin voir s'écrouler sans retour
le trône de vos maîtres !
NOVEMBRE 1806 . 415
1
nouveau pour aller renforcer l'armée de Massena en Italie ,
laquelle, suivant tous les renseignemens , se trouve dans un
état pitoyable : de sorte que si Bonaparte n'est pas en état d'y
envoyer bientôt un renfort considérable , tout le royaume de
Naples sera peut-être sous peu évacué par lesFrançais (4).
Aussi parle-t-on d'un plan concerté par Joseph Bonaparte
et Massena, de se retirer sur les frontières des Etats du pape(5) ,
d'y concentrer leurs forces et attendre des secours.En général ,
la situation des Français par toute l'Italie est très-critique ; et
si l'on a des succès en Allemagne, la révolte gagnera de la
Calabre jusqu'aux Alpes (6). Bonaparte a bien voulu introduire
la conscription dans les Etats vénitiens nouvellement
usurpés , mais il n'y a pas réussi ; et un détachement degendarmerie
qu'on y avoit envoyé , pour faciliter les opérations ,
a été massacré. Cet événement , arrivé tout récemment ,
n'est pas connu du public , parce qu'on le cache avec tout
le soin possible ; mais je sais d'un côté sûr qu'il est authen
tique(7).
L'ambassade française à cette cour a cherché de nouveau à
répandre des bruits sur un arrangement amical entre la
France et la Prusse. L'absence de toutes nouvelles du théâtre
de la guerre , nous prive de tous les moyens de réfuter ces
bruits , qui au reste ne sont pas généralement crus , et on
espère apprendre à tout instant les premières nouvelles du
commencement des hostilités (8). Ce que l'on sait sur la
(4) En vérité , ce ministre de Suède a de singuliers raisonnemens !
Comment peut-il croire que , quand on est maître de Bologne et de
Rimini , on ne peut pas faire passer des secours d'Italie à l'armée de
Naples, et que l'on soit obligé d'en envoyerde Zara ? Et voilà les ministres
que les cabinets tiennent auprès des cours , pour être instruits de ce qui
sepasse , et qui sont chargés des plus grands intérêts des nations ! Ils ne
savent pas même la géographic .
(5) Comment le ministre de Suède connoîtroit-il le plan concerté entre
le roi de Naples et son général ? Les Français sont au fond de la Calabre.
Quatre-vingt mille Français sont dans le royaume de Naples. Toutes les
armées ennemies qui y débarqueront , y trouveront la défaite et la mort .
(6) Voilà de beles illusions ! Il n'y a donc plus qu'à faire entrer
quelques régimens de houzards , pour prendre possession de l'Italic.
Mais qui adit ces belles choses au ministre de Suède? Voilà ce qu'il seroit
curieux de savoir. Qu'on ouvre les archives des cabinetset les correspondances
des ministres , on y trouvera toujours la même marche et le
même langage , lorsqu'il s'agit de coalitions. Il faut plaindre les princes
qui règlent leur politique sur de pareilles informations.
(7) Le pays de Venise est un pays fier d'être sorti de l'oppression. Il
obéit aux lois , sans avoir besoin de gendarmerie pour l'y contraindre.
M. leministre suédois a bien peu de lumières et d'expériences , s'il pense
en effet qu'il soit possible de cacher des événemens assez notables pour
avoir une influence dans les a faires politiques du monde.
(8) Vos voeux sont remplis : quelques efforts qu'ait fait la France pour
empêcher la guerre avec la Prusse , ils ont été vains. Comme puissance
416 MERCURE DE FRANCE ,
position des armées , c'est qu'un corps français est entré dans
le pays de Bayreuth sans aucune résistance de la part des
Prussiens , qui avoient évacué cette province, afin de se concentrer
sur les frontières de la Saxe.
Des lettres particulières de Hanovre assurent que le général
Ruchel a enlevé un transport de mille chevaux venant du
Holstein, pour être délivrés aux fournisseurs de l'armée
française.
On assure que le consentement de l'électeur de Wurtzbourg
de se joindre à la confédération du Rhin , lui a été arraché de
cette manière : Ason arrivée à Wurtzbourg , Bonaparte commençoit
par l'assurance que le ministre de l'électeur à Paris
avoit déja signé le projet qu'on lui avoit présenté à cét égard ,
et qu'il espéroit que l'électeur ne refuseroit pas sa sanction.
La présence d'une grande partie de l'armée de Bonaparte dans
les Etats de l'électeur , a peut-être été l'argument le plus
persuasif pour arranger cette affaire (9) .
Le courrier turc n'est pas encore arrivé ; mais il court ici
depuis hier un bruit qui dit qu'à Constantinople il y a eu un
changement considérable dans le ministère , et que le parti
russe a gagné le dessus. Une armée russe est aussi entrée dans
la Valachie.
Cet après-midi , nous avons reçu la nouvelle désagréable
qu'une affaire a eu lieu hier entre les Prussiens et les Français ,
et que le général Tauenzien a été repoussé avec quelque
perte ( 10).
militaire , la Prusse n'existe plus ; comme puissance politique , elle est à
la dis rétion du vainqueur . Seize cents hommes . qui forment lacinquième
partie de vos armée suédoiss , ont été pris . Vos agens en Pomeranie ont
livré les fuyards qui sé'oient réfugiés sous la protection de vos hatteries.
Etc'est un Suédois qui parle, qui desire l'anéantissement de la France et
de l'empire ottoman, la gloire et la prospérité de la Russie ; qui préfère
un sentiment de haine irréfléchie , aux in érêts les plus chers de sa
patrie!
(9) Il est curienx de voir la tournure qu'on veut donner à l'accession de
Pélecteur de Wurtzbourg , à la confédération du Rhin. Le traité a été
signé à Paris , avant la guerre . L'Empereur , en donnant à ce prince le
duché de Wwtzbourg , en l'admettant ensuite daus la confédération , a
fait un acte d'affection personnelle et d'amitié pour le grand- duc. Ce n'est
certainement poiot par d'autres motifs qu'étant à Vienne, il a pu donner à
un archiducune possession aussi belle ! Cette iinngratitude révolte.
(10) Puisque les premiers succès des Français sont si désagréables à ce
loyal Suédois , nous sommes fachés de voir qui aura à passer des momens,
pius désagréables encore , en attendant que le sentiment des défaites de
sa nation succède dans son coeur à l'impression des défaites des Poussiens.
FONDS PUBLICS .
DU VENDREDI 2г. -Ср. 0/0 с. J. du 22 sept. 1806 , 720 250 300 156
72fo c. oof oof oo oof oof ooc onf
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 69f 40c oof. ooc ooc coc
Act. de laBanque de Fr. 12251 000 00000 00. 0000f. oooof006
}
(NO. CCLXXX. )
( SAMEDI 29 NOVEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE .
DEPT
DE
LA
5. \
cen
وا
SUR LES FEMMES AUTEURS .
CHEZ les oiseaux, ne vous déplaise ,
La femelle n'a point de chant.
Nature veut qu'elle se taise,
Même en dépit de son penchant.
Cette Philomèle vantéc ,
Si docte en bécarre, en bémol ,
Dont votre oreille est enchantée ,
Ne fut jamais qu'un rossignol.
Ceque vous nommez la fauvette
Est un mâle au gosier charmant ,
Qui , pour sa compagne muette , ..
Chante son amoureux tourment.
Vos La Suzes , rimant leur flamme ,
Traînent un vers efféminé.
Oque Racine a mieux peint l'ame
De leur sexe passionné !
T
Riches de grace et de plumage
Enchantez le double vallon,
Mais sans mêler votre ramage
Aux doctes cygnes d'Apollon .
f
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
Ne citez jamais vos La Suzes ,
Parlez de Sapho seulement :
Sapho couchoit avec les Muses ;
Elle fut presque leur amant.
Par M. LE BRUN , de l'Institut.
IMITATION D'YOUNG.
O NUIT, de l'univers reine antique et sacrée ,
Toi qui verras finir le jour et la durée ,
Si du fils de Jessé tu daignas autrefois
Monter la harpe sainte et soutenir la voix ;
Loin des bornes du monde où mon ame s'élance ,
Dans ces heures de paix , de deuil et de silence ,
Viens toi-même échauffer mes lyriques transports !
Viens .... que des immortels j'égale les accords !
,
L'enfant de Sibaris veille encore dans l'ombre :
Est- ce pour admirer les prodiges sans nombre
Qu'étale à nos regards la splendeur de la nuit ?
Non , non : la volupté , dont l'attrait le séduit ,
Le promène au milieu de ses fêtes impies .
De coupables beautés , rivales des harpies ,
Se disputent son or, l'abreuvent tour-d-tour
Du philtre , des poisons d'un impudique amour,
Et le soleil , levé pour éclairer le monde ,
Le retrouve abruti par la débauche immonde.
Arrête , malheureux ! Si ton coeur abattu
N'est pas sourd à l'honneur et mort à la vertu ,
Lève les yeux au ciel qu'épouvante ton crime ,
Et contemple avec moi sa majesté sublime .
S'il te faut des parvis et des dômes brillans ,
Où l'or se mêle aux feux des cristaux vacillans ,
Viens sous la voûte immense où Dia posa son trône ,
Et pour Jérusalem renonce à Babylone.
Vois l'astre au front d'argent : son éclat tempéré
Frappe ton oeil vers lui mollement attiré.
Plus doux que le soleil il caresse ta vue ,
Et te laisse jouir d'une scène imprévue.
Vois comme ses rayons tremblent sur les ruisseaux ,
Mêlent l'albâtre au vert des jeunes arbrisseaux ,
A
NOVEMBRE 1806 .
419
Seglissent divisés à travers le feuillage ,
Et blanchissent au loin les roses du bocage !
Du globe des vivans , du terrestre horizon ,
Détache à cet aspect ton coeur et ta raison.
Suis mes pas sans effroi : viens ; nouveaux Prométhées ,
Dérobons tous letirs feux aux voûtes argentées ,
Et , nous applaudissant de ce noble larcin ,
Réveillons la vertu qui dort dans notre sein.
Entre au sein du foyer où la foudre s'allume ,..
Où du rapide éclair bouillonne le bitume;
Mesure sans pålir, dans son orbe trompeur ,
Cet astre vagabond qu'exagère la peur,
Qui, les cheveux épars , et la queue enflammée ,
S'offre comme un fantôme à la terre alarmée .
Dans son horrible éclat vois un ciel orageux...
Mais plutôt , affranchi du tourbillon fangeux
Qui pesoit sur ton ame et la tenoit captive ,
Dans un ciel tout serein que ta vue attentive ,
S'égarant au hasard de beautés en beautés ,
Compte du firmament les berceaux enchantés .
L'alégresse , l'amour, dans ton coeur se confondent....
Tu viens parler aux cieux , et les cieux te répondent.
Quels sublimes objets ! Quel laxe éblouissant !
Le jour n'a qu'un soleil à l'horizon naissant ,
Et de mille soleils la nuit est éclairée.
Mille astres , à ma vue interdite , égarée ,
Epanchent à la fois des torrens lumineux ,
Qui sans les fatiguer réjouissent mes yeux.
Oh , que je puisse encore égarer ma pensée ,
Au gré de mes desirs dans l'espace élancée !
Qu'elle suive le vol de ces astres lointains ....
Desirs présomptueux ! Efforts trop incertains !
Je ne puis avancer, ma foiblesse succombe ;
Un long voile s'étend , et sur mes yeux retombe.
Dica seul et les esprits , chef- d'oeuvre de ses mains ,
De cet autre univers connoissent les chemins .
Faut-il donc s'étonner qu'aux jours de l'ignorance
Ces astres , qui des Dieux nous offrent l'apparence ,
Aient usarpé l'encens des crédules mortels ?
Le sage dans son coeur lui dresse des autels ,
Et respectant des cieux la maj sté suprême ,
Au milieu de la nuit se demande à lui-même :
«Quel art dut présider à ce dôme éclatant
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ,
» Sur un fleuve d'azur sans orage flottant ?
» Rien dans son noble auteur n'annonce l'indigence :
» La sagesse et le choix , l'ordre et l'intelligence ,
» Savamment combinés brillent de toutes parts.
>> Un seul lien unit tant de mondes épars.
» O surprise ! Tandis qu'un mouvement rapide
» Les emporte à travers cet océan du vide ,
» Que tout part , va , revient , se balance , s'étend,
» Roule , vole , et se suit dans un ordre constant ,
>> Quel repos solennel plane sur la nature !
» Quelle main de ces corps dessina la stature ?
» Quel invisible bras , par la force conduit ,
>> Peupla d'or et de feux les déserts de la Nuit,
» De ces astres roulans étendit la surface ,
» Et versa leurs rayons au milieu de l'espace ,
>> Plus nombreux mille fois que les sables des mers ,
>> Les perles du matin , les frimats des hivers ,
>> Et tous ces flots brûlans qu'en sa course agrandie ,
>> Au- dessus des cités entraîne l'incendie ?
>> C'est en vain que l'impie ose élever sa voix ,
>> Le hasard n'a point fait le monde planétaire ,
>> Et dépouiller encor l'Eternel de ses droits .
>> Ni ces globes qu'emporte un mouvement contraire. :
>> Il est sans doute un chef qui sous ses pavillons
>> De ce peuple étoilé range les bataillons ,
>> Les lie à ses drapeaux sans trouble et sans murmure ,
Fait d'un or immortel resplendir leur armure ,
›› Campe leurs légions dans un ciel radieux,
>> Discipline leurs rangs et les arme de feux. >>
Oui , la Religion est fille d'Uranie :
Tout d'un Dieu créateur dévoile le génie.
Mais combien il éclate avec plus de grandeur
Dans ce vaste appareil de flamme et de splendeur !
Vous , astres lumineux , vous , planètes errantes ,
Et de lois et de moeurs famille différentes ,
Qu'importe, dites-moi, cet éclat fastueux ?
Palais aériens , temple majestuenx,
Loges- tu l'Eternel ? ... Insensé , quelle audace !
Dès que je nomme Dieu , toute pompe s'efface :
La terre , comme un point , disparoît devant moi ,
Et le sujet se perd dans l'éclat de son Roi.
Et l'homme , chaque nuit , témoin de ces spectacles ,
Pour croire à l'Eternel , demande des miracles !
NOVEMBRE 1806 . 421
Des miracles ! ... Ingrat , contemple l'univers !
Dieu , sur tous les soleils , tous les mondes divers ,
Grave en lettres de feu son nom et sa puissance ;
Il nous poursuit partout de sa magnificence.
M. BAOUR - LORMIAN.
FIRAGMENTS
Du poëme intitulé : LE JARDIN DE KENSINGTHON.
• • • • •
Ici , sur l'arboisier , sur ces jeunes boutons ,
La chèvre en bondissant conduit ses rejetons :
Ils se livrent , joyeux , des guerres innocentes ,
Entrechoquant leurs fronts et leurs cornes naissantes.
Là , savourant les fleurs du cytise et du thym ,
Sur l'herbe humide encor des perles du matin ,
A peine revêtu de sa toison légère ,
L'agneau suit en bêlant les traces de sa mère ,
Et n'a point à frémir, au sein de ses ébats ,
D'un cerbère aboyant qui harcèle ses pas .
•
Navigateur pompeux , là le cygne nageant ,
Promène avec orgueil son plumage d'argent.
Tantôt au bruit flatteur des ondes carressantes
Il livre aux vents légers ses voiles frémissantes ,
Tantôt dans le cristal qui réfléchit les cieux
Il se mire , il se plonge , ou par un vol joyeux
Effleure en s'agitant sa limpide surface .
•
Mais si mon oeil admire et sa forme et sa grace ,
Mon ame admire encore un attrait plus charmant ,
L'instinct , ce doux instinct , rival du sentiment.
Tandis que sur son nid sa compagne fidelle
Couve en paix sur la rive , il voltige autour d'elle ;
Soudain quelque étourdi vient-il au bord de l'eau
De ses tendres enfans effrayer le berceau ,
Il s'élance , son cou se dresse , son oeil brille ,
Et sur son lit de jonc il défend sa famille.
DUPUY- DES- ISLETS.
3
423 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
A DEUX choses bien différentes ,
Un même nom convient Ce nom , qu'il faut trouver
Sans le secours des remarques suivantes ,
Pourroit , lecteur, te faire trop rêver .
Pour te faciliter ce que tu te proposes ,
Je te dirai que l'une de ces choses
S'exprime en genre masculin ,
Et l'autre en genre feminin .
L'une est gracieuse , agréable ,
D'un accueil doux et favorable ,
Et très-volontiers seproduit;
L'autre toujours est ténébreuse ,
Timide , inquiète , ombrageuse ,
Et s'effarouche au moindre bruit .
L'une fait toujours bonne mine ;
L'autre ne vit que de rapine ,
Et ravage partout où son corps peut passer.
L'une n'est qu'un gâte ménage :
D'amour et d'amitié l'autre est un témoignagne ;
Mais un moment aussi suffit pour l'effacer .
LOGOGRIPHE.
:
Un acolyte , un bac , un arc , un lit ,
Le troc , de broc , le lecet le cabrit ,
Un abricot , le roi , l'air et la Loire,
Ali , Lia , le baril et le bail ,
Roc , taire , un bloc , l'abri , le lait et l'ail ,
Clio ,le Caire , Erato , lire et boire ,
Coire , la Brie , un lac et le Loiret ,.
Latile , Albi , de la cire , un carbet ,
Jusqu'au rolet de ce bon La Fontaine ;
Tous ces objets , qui forment un hachis
Ou , pour mieux dire , un tudesque gachis ,
Ami lecteur , se rencontrent sans peine ,
En combinant les neuf pieds de mon nom :
J'offre à tes yeux la machine légère
Avec laquelle un autre Phaëton
Semble vouloir tout réduire en poussière.
CHARADE .
LORSQU'ENFLAMMÉ de mon dernier,
On veut te ravir mon premier ,
Tu es rempli de mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N°. est Parapluie.
Celui du Logogriphe est Pierre, où l'on trouve père , prière ,
Celui de la Charade est Re- belle .
NOVEMBRE 1806 . 423
:
Histoire de P. d'Aubusson- la- Feuillade , grand-maître de
Rhodes ; par le Père Bouhours , de la Compagnie de Jésus.
Quatrième édition , augmentée de Notices sur quelques-uns
des personnages de la maison de P. d'Aubusson , qui se sont
distingués dans ces derniers temps ; par M. de Billy, ancien
grand-vicaire de Langres, et chanoine honoraire de Besançon .
Un vol. in-4° . Prix : 9 fr. , et It fr. 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Goujon , libraire , rue du Bacq , n° 84 ;
Brunot , libraire , rue de Grenelle Saint-Honoré , n° 17 ;
et chez le Normant, imprimeur-libraire .
LES bons livres sont aujourd'hui si rares , que l'on est
presque toujours assuré du succès quand on réimprime des
livres anciens. L'histoire que nous annonçons méritoit les
honneurs d'une nouvelle édition. Le respectable éditeur n'a
rien négligé pour la rendre complète ; et l'on ne lit pas sans
intérêt une Dissertation sur Zizime, et des Notices sur quelques
personnages illustres de la maison d'Aubusson. Nous suivrons
la méthode que nous nous sommes tracée depuis long-temps ,
de parler avec autant d'étendue d'un bon livre réimprimé , que
si nous avions à annoncer un ouvrage nouveau. Le public
a paru approuver cette méthode , qui a l'avantage de fournir
l'occasion d'appliquer les anciens et les seuls bons principes
de la littérature.
Parmi les vies des grands hommes des temps modernes , il
en est peu qui fournissent une plus belle matière à l'historien
que celle du grand-maître d'Aubusson. Distingué dès sa jeunesse
par des exploits contre les Turcs , honoré de la bienveillance
de Charles VII et de l'empereur Sigismond , il
abandonna , à l'âge des passions , les délices d'une cour voluptueuse
, pour se consacrer entièrement à la défense de la religion.
Entré dans un Ordre militaire très-célèbre alors , et que
l'exemple des excès des Templiers et de leur châtiment sévère
avoit rappelé au but de son institution , d'Aubusson se distingue
aussitôt qu'il paroît dans cette nouvelle carrière. Sans
employer les ressources de l'intrigue , il parvient par degrés
aux premiers grades de l'Ordre. Les papes , les grands-maîtres,
conçoivent de lui les plus flatteuses espérances. Les dangers
extrêmes que court la chrétienté , menacée par les armes vic-
/
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
1
torieuses de Mahomet second , qui venoit d'anéantir l'Empire
Grec, fixent tous les regards sur ce héros. A ce moment terrible
, le vénérable Baptiste des Ursins , grand -maître de
Rhodes , termine sa carrière; et ses derniers momens sont
adoucis par l'espoir qu'on lui donnera d'Aubusson pour
successeur.
Cet espoir n'est pas trompé : d'une voix unanime le héros
est nommé chef de l'Ordre religieux et militaire destiné à
défendre le boulevard le plus important de la chrétienté.
Mahomet II , qui se connoissoit en hommes , renonce
pour le moment à faire le siége de Rhodes. Il entame des
négociations qui ont pour but de sauver au moins sa gloire ,
en obtenant de l'Ordre un léger tribut. Ces propositions sont
rejetées avec horreur par le grand-maître , qui aime mieux
s'exposer à attirer sur lui toutes les forces de l'Empire Ottoman
que de ratifier un traité humiliant pour la religion. Alors
Mahomet envoie contre une île de peu d'étendue , dont les
fortifications étoient à peine réparées , une armée innombrable.
C'est à ce siége que l'on a souvent lieu d'admirer des faits
d'armes qui semblent vous reporter aux temps héroïques ou à
ceuxdes premières Croisades. Ce siége, aussi fécond en événemens
extraordinaires que ceux de Troie et de Jérusalem , n'auroit
pas été indigne des pinceaux d'Homère et de ceux du
Tasse. Quel sujet favorable pour un historien dont les peintures
, sans rien perdre de l'exactitude , peuvent approcher
desi près les conceptions sublimes de l'épopée !
L'armée de Mahomet échoue devant les rochers de Rhodes.
Il meurt , et la division qui se met entre ses fils , donne aux
Chrétiens le temps de respirer. L'un d'eux ( Zizime ) , qui a
conçu pour d'Aubusson la plus grande estime, vaincu parson
frère Bajazet , vient implorer la protection du grand-maître,
l'ennemi naturel de son culte et de sa nation. D'Aubusson se
montre alors aussi habile négociateur qu'il a été intrépide
guerrier. Ce précieux otage lui sert à tenir dans une inquiétude
continuelle Bajazet , dont le frère, soutenu par un parti puissant,
peut lui disputer le trône. Vainement Bajazet veut prodiguer
les trésors pour que Zizime lui soit livré ; vainement
emploie-t-il des traîtres pour le faire périr , tant qu'il est sous
la protection du grand-maître , ses jours sont en sûreté ; il ne
périt que quand le pape Alexandre VI s'est emparé de lui ,
contre la foi des traités..
A cette époque , tous les princes chrétiens avoient préparé
une Croisade contre lesTurcs; on cherche à mettre à la tête de
cette grande expédition , l'homme le plus renommé pour ses
vertus guerrières. Le choix n'est pas long-temps indecis ; et
NOVEMBRE 1806 . 425
.
del'aveu de tous les princes chrétiens , d'Aubusson est nommé
généralissime de la Croisade. Il est à présumer que si ce projet
se fût exécuté, la vieillesse de d'Aubusson auroit été couronnée
de lauriers encore plus brillans que ceux qu'il avoit cueillis
dans son âge mûr , et que Constantinople seroit retombée au
pouvoir des Chrétiens ; mais l'ambition de Charles VIII , les
intrigues d'Alexandre VI , rompirent toutes ces mesures ; et
d'Aubusson mourut avec le regret de n'avoir pas rétabli
l'Empire Grec.
On voit combien le sujet choisi par le P. Bouhours étoit
riche et brillant. Peut-être en a-t-il été trop ébloui. N'écrivant
point une histoire générale , il a mal à propos cherché à
imiter Tite-Live , dont il saisit assez bien la manière fleurie
et majestueuse. Mais ce qu'il gagne en éloquence , il le perd
en intérêt. Ce coup d'oeil vaste et rapide qui embrasse les
révolutions des Empires , qui s'attache à marquer leurs differentes
périodes , qui ne s'arrête point sur les détails , et qui ne
s'occupeque des grands résultats , convient-il à celui qui veut
'écrire une vie particulière ? Le héros ne paroît- il pas avec des
traits trop vagues ? Et confondu , s'il est permis de s'expliquer
ainsi , avec les événemens importans , auxquels il n'a pas eu
une part assez directe , n'est-il pas vrai qu'il perd à être célébré
d'une manière trop pompeuse ?
Il semble donc que le P. Bouhours , au lieu de choisir
Tite-Live pour modèle , auroit dû suivre les traces de Plutarque.
Dans quel historien trouve-t-on , comme dans les
productions de cet écrivain célèbre, laphysionomie particulière
des héros de l'antiquité ? Si les Hérodote , les Thucydide , les
Tite-Live , les Salluste , nous ont transmis les révolutions des
peuples , les variations de leurs moeurs , et les secrets de leur
politique , trouve-t-on chez eux ces détails précieux qui nous
présentent les héros dans leur vie privée , qui nous instruisent
de leur caractère moral, qui nous font entrer dans l'intérieur
de leur famille , et qui nous montrent ces foiblesses si intéressantes
, lesquelles, sans altérer l'héroïsme d'un grand homme,
le rapprochent de l'imperfection inévitable de l'humanité ?
C'est ce qui distingue éminement Plutarque des autres histo.
riens . Il a créé une école dont ceux qui écrivent des vies
particulières ne doivent point s'écarter. S'ils dédaignent cette
simplicité , s'ils veulent s'élever trop haut, ils se privent de
tous les charmes attachés à ce genre d'histoire que l'on pourroit
regarder comme le plus moral de tous.
En se trompant sur le vrai caractère que devoit avoir la
vie du grand-maître d'Aubusson , le P. Bouhours s'est préservé
des écucils auxquels pouvoit l'entraîner son sujet. « Je
426 MERCURE DE FRANCE ,
>> me suis souvenu , dit- il , que je faisois une histoire ; que je
>> ne faisois pas un roman ; et qu'il y avoit de la différence
» entre un chevalier de Rhodes, et un chevalier d'Amadis. >>
Si le P. Bouhours eût voulu être romanesque , son sujet lui
en présentoit tous les moyens. Dès le commencement de
l'administration de d'Aubusson , une jeune reine de Chypre
(Charlotte de Luzignan ) , célèbre par sa beauté, se réfugie à
Rhodes , et implore la protection des chevaliers contre Catherine
Cornaro vénitienne qui s'étoit emparée de ses Etats. Les
chevaliers , comme on le présume , prennent le plus vifintérêt.
au malheur et à la beauté ; mais la prudence du grand-maître
se borne à envoyer à Rome la jeune reine avec quelques secours.
Ne voit-on pas quel parti un historien comme Varillas auroit
sutirer de cet incident ? Si un poète eût voulu chanter le siége
de Rhodes , n'auroit-il pas trouvé dans Charlotte de Luzignan
une autre Armide ? Le P. Bouhours s'est sagement préservé
des ornemens romanesques que pouvoit lui fournir cet épisode :
il raconte avec simplicité l'histoire de la reine de Chypre , et sa
narration n'en inspire que plus d'intérêt.
Cependant il n'a pas toujours su conserver dans son style
cette justesse de ton , et cette réserve que l'on admire dans ses
combinaisons. Il court trop souvent après l'esprit, et ses rapprochemens
forcés lui font perdre la gravité que doit avoir un
historien. Nous n'en citerons qu'un exemple. Il parle d'une
image miraculeuse que l'on mit avant le siége dans la principale
église de Rhodes. « Ce que l'image fatale de Minerve ,
>> dit-il , étoit au peuple de Troie , celle de la Vierge le fut
>> au peuple de Rhodes. >> Outre qu'un historien , et un Religieux
sur-tout ne doit établir aucune comparaison entre une
image de la sainte Vierge et une Idole , le goût et le bon
sens s'opposoient à ce que l'on rapprochât deux traits d'histoire
si différens. On sait en effet que Troie , protégée par
Minerve , fut anéantie , et que Rhodes au contraire opposa
une résistance victorieuse à Mahomet II .
Pour bien apprécier les actions de d'Aubusson , il seroit
nécessaire de connoître quelle étoit alors la constitution politique
de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem , et quelle portion
d'autorité étoit attribuée au grand-maître. Les exploits d'un
héros ne se jugent que d'après les circonstances dans lesquelles
il s'est trouvé. Malheureusement le P. Bouhours ne donne
aucun détail sur cet objet important. L'abbé de Vertot , dans
son histoire de Malte , garde a-peu -près le même silence.
Il seroit possible d'y suppléer sous quelques rapports , par
l'examen de la lettre de convocation que le grand-maître
adressa aux chevaliers de toutes les langues , lorsque Rhodes
NOVEMBRE 1806. 427
futmenacée. Cette pièce précieuse qui existoit dans les archives
de Malte , et que l'on y conservoit avec soin , est un morceau
oratoire qui mérite d'être distingué. L'éloquence a un caractère
particulier : c'est un mélange d'héroïsme , de fermeté et de
religion qui ne se trouve dans aucune pièce de ce genre. Ce
morceau est conservé en entier dans l'ouvrage du P. Bouhours.
Le grand-maître commence par peindre la situation politique
dans laquelle se trouve l'île de Rhodes. Le danger est
pressant , et tout porte à croire que Mahomet tournera bientôt
ses armes contre l'Ordre. « Comme le nombre des chevaliers
» qui doivent entrer au Chapitre , d'après les statuts , dit le
>> grand-maître , ne suffit pas pour résister à un si puisssant
>> ennemi , nous citons non- seulement les officiers et les anciens
>> commandeurs , mais encore tous les chevaliers qui n'ont ni
>> charge , ni commanderie. » Ce droit de citation que s'attribuoit
le grand-maître , annonce qu'il croyoit avoir l'autorité
d'appeler auprès de lui , pour la défense commune , tous
les membres de l'Ordre ; mais on verra bientôt que cette
autorité lui étoit contestée. « Faites réflexion , mes frères ,
>> continue-t- il , sur ce que je viens de vous dire ; considérez
>> les désastres qui nous environnent , et croyez-nous-en sur
>> notre parole. Nous sommes au milieu de l'incendie : et si
>> nous ne nous sauvons promptement , tout est perdu pour
>> nous sans ressource. Mais si nous ne voulons pas périr ,
>> aidons-nous nous-mêmes ; et au lieu de fonder nos espé-
>> rances sur des secours étrangers qui sont toujours incertains ,
>> cherchons principalement de l'appui dans la protection du
>> ciel , et dans notre propre valeur. >> Ces efforts que fait le
grand-maître pour persuader aux chevaliers de venir défendre
Rhodes , montrent déjà qu'il ne compte pas beaucoup sur
l'autorité qu'il peut avoir de les y contraindre. L'exhortation
suivante ne laisse aucun doute à cet égard : « Le voeu que
>> vous avez fait , mes chers frères , dit le grand-maître ,
>> vous oblige à tout entreprendre et à tout souffrir pour la
>> défense de la foi ; et c'est en vertu de votre voeu , que je
>> vous appelle , et que je vous cite. Rendez - vous sans retar-
>> dement dans nos Etats ou plutôt dans les vótres. Venez
>> secourir la religion qui vous a nourris et élevés comme ses
>> enfans. Venez protéger les peuples que Dieu a mis sous
>> notre obéissance , et qui vont tomber dans les fers des Infi-
>> dèles , si vous ne défendez leur liberté : il y va et de votre
>> salut et de votre honneur. Que les incommodités du voyage ,
>> que les dangers de la guerre ne vous rebatent point ; mais
>> aussi que la douceur de la vie , que les intérêts du monde
>> ne vous arrêtent pas un moment. Je sais bien que les com428
MERCURE DE FRANCE ,
>> mandeurs ne peuvent quitter leurs commanderies , ni faire
>> de longs voyages , sans qu'il en coſite beaucoup. Mais que
>> ne faut-il pas sacrifier , que ne faut-il pas perdre pour
>> conserver ce qui nous fait subsister honorablement , et sans
» quoi nous ne vivrions plus que dans l'opprobre ! Ce ne
>> sont pas des raisons légères qui me font parler de la sorte :
>> c'est le malheur des temps , c'est la grandeur du péril , c'est
>> la nécessité qui m'y oblige. Qui de vous aura le coeur assez
>> dur pour ouïr les plaintes de votre mère sans en être ému?
>> Qui sera assez cruel pour l'abandonner à la fureur des
>> Barbares ? Ah , ne croyons pas qu'il y en ait parmi nous
>> capables d'une telle dureté ! Des sentimens si inhumains et
>> si impies ne s'accordent pas avec la générosité dont vous
» faites profession , ni avec l'obéissance que vous avez jurée
>> sur les autels. >>>>
Ce morceau pathétique annonce assez que le grand-maître
ne se reposoit pas beaucoup sur son autorité. La citation est
adoucie par l'appel, qui suppose la liberté de s'y refuser. En
parlant des Etats soumis à son administration , d'Aubusson a
soin de les appeler nos Etats ou plutôt les votres : ce qui fait
entendre qu'il ne s'en croyoit pas le seul maître. Il entre dans
les raisons que les commandeurs peuvent alléguer pour se
dispenser de venir à Rhodes , et n'a de confiance qu'en leur
générosité. Il compare la religion à une mère qui prie ses
enfans de la défendre dans un grand danger , mais qui n'a pas
la force de les contraindre à remplir ce devoir. Tout ce discours
sert à prouver que l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem
étoit une espèce de république où le grand-maître n'avoit
qu'une autorité fort limitée. Les difficultés qu'il dut éprouver,
les succès qu'il obtint , donnent la plus grande idée de
son génie et de son caractère. Il est à regretter que le
P. Bouhours n'ait pas approfondi cette matière : on voit que
les éclaircissemens auxquels cet examen auroit donné lieu ,
auroient répandu beaucoup d'éclat sur son héros.
Le morceau le plus intéressant et le mieux fait de cette
histoire est le siége de Rhodes. C'est un modèle de narration.
Quoique l'auteur n'emprunte jamais les couleurs poétiques ,
on reconnoît dans cette belle description les signes caractéristiques
dont le Tasse s'est servi pour distinguer les Chrétiens
des Musulmans; et les nuances de Renaud et de Tancrède,
d'Argan et de Soliman , se trouvent dans les héros qui combattent
pour attaquer et défendre les murs de Rhodes. Du
côté des Chrétiens, le courage est toujours mêlé degénérosité
etde noblesse ; du côté des Musulmans, il tient de la férocité
et de la barbarie. Le général des Turcs emploie indifféremNOVEMBRE
1806 . 429
ment tous les artifices pour s'emparer de Rhodes , et pour
perdre le grand-maitre : les trahisons les plus noires ne lui
donnent aucun scrupule. Le grand-maître , au contraire , ne se
sert que de moyens avoués par les nations chrétiennes , et qui
tendent à diminuer les horreurs et les fléaux de la guerre. Une
couleur de piété répandue sur son héroïsme lui donne un
caractère particulier que l'historien a très-bien saisi.
Le P. Bouhours est un des écrivans qui ont le plus contribué
à la perfection de la langue française; cependant son
style n'est pas exempt des défauts que donne à quelques auteurs
un trop grand desir d'être agréables et brillans. Ces
défauts séduisans mériteroient une discussion dans laquelle la
nécessité de s'étendre sur le fonds de cette histoire nous a
empêchés d'entrer. Nous remettons l'examen de la Doctrine
du P. Bouhours sur le style , à un autre article , où nous
jetterons un coup d'oeil sur son livre intitulé : De la Manière
debien penserdans les Ouvrages d'Esprit : livre où l'auteur
adonné beaucoup de développement à ses principes littéraires.
Quelques réflexions sur un ouvrage qu'on a regardé longtemps
comme un modèle de goût, ne seront pas inutiles dans
unmoment où nous nous efforçons de revenir aux règles qui
ont dirigé les écrivains du siècle de Louis XIV.
P.
Dictionnaire des Ouvrages anonymes et pseudonymes ,
composés , traduits ou publiés en français; avec les noms
des auteurs , traducteurs et éditeurs; accompagné de Notes
historiques et critiques ; par Antoine-Alexandre Barbier,
bibliothécaire du Conseil - d'Etat. Deux volumes in-8°.
Prix : 15 fr . , et 19 fr. par la poste. A Paris , chez Obré ,
libraire , rue des Grands-Augustins.
:
M. BARBIER avoitdeux objets, encomposantce Dictionnaire :
l'unde faireconnoître les auteurs qui, enpubliant leurs ouvrages,
n'ont pas jugé à propos dese nommer ; l'autre , de démasquer
ceux qui sesont cachés sous des noms supposés. Le premier
est aumoins excusable : on ne fait aucun tort à l'auteur d'un
bon livre en tirant son nom de l'oubli , et ce n'est peut-être
qu'exercer une vengeance permise contre un écrivain ridicule
que de le forcer à se montrer au public. Le second ne mérite
que des éloges : il est bon de dévoiler ces imposteurs qui
trompent doublement ceux qui les lisent , et par les erreurs
430 MERCURE DE FRANCE ,
qu'ils enseignent , et par l'audace avec laquelle ils attribuent
ces mêmes erreurs à des hommes dont le nom seul pourroit
quelquefois leur donner du crédit. On rend en cela un trèsgrand
service au public , qu'on avertit du moins de se tenir
sur ses gardes : car il y a peut- être tel mauvais livre qui a fait
beaucoup de bruit , et qui n'en auroit point fait si on avoit
bien su de quelle obscure main il étoit parti. (1 )
Ce Dictionnaire pouvoit donc être utile ; et , pour cela ,
il devoit contenir : 1º le titre bien exact des livres ; 2° les noms
de leurs vrais auteurs. Je pense même qu'on auroit dû se
borner à cela. Mais si on vouloit absolument le charger de
notes historiques et critiques , il falloit du moins que les faits
qu'ony cite fussent toujours vrais , que les jugemens qu'on
yporte fussent toujours justes ; et , pour cela , il falloit encore
que l'auteur se fit une loi de ne jamais puiser les premiers
qu'à des sources non suspectes , et de ne pas fonder les
seconds sur les opinions d'un parti. Cette double tâche (celle
de faire connoître les auteurs , et de les bien apprécier )
n'étoit pas au-dessus des moyens de M. Barbier. Personne
assurément ne connoît mieux que lui les livres , et sur- tout
leurs titres (2) , et je ne doute pas qu'avec plus de confiance
en lui-même , et beaucoup moins dans l'homme qui l'a si
cruellement trompé , il me jugeât très-bien de ce qu'ils contiennent.
,
Mais quel mérite peut avoir un pareil ouvrage, lorsqu'il
n'a pas toujours celui d'être exact ? Par exemple , si moi qui
n'ai que les livres dont on ne peut se passer , je trouve que
M. Barbier a souvent mal rapporté les titres de ceux même
que j'ai , etsi je vois qu'il a défiguré les noms de leurs auteurs ;
si , de plus , je suis moralement sûr qu'il attribue certains ouvrages
àdes écrivains quine les ont point faits, et que plusieurs
de ses jugemens lui ont été dictés par cette secte audacieuse
toujours terrassée et toujours remuante , qui , depuis cinquante
ans , fait métier de tromper le public : quelle confiance
puis-je avoir en ses autres notices, et en tout ce qu'il
appelle ses découvertes ? Faudra-t-il que sans cesse j'aille
consulter d'autres bibliothèques et d'autres livres, pour savoir
'si M. Barbier me dit vrai , s'il n'a pas été trompé, et s'il n'a
pas voulu l'être ? Faudra-t-il qu' à chaque instant je fasse de
nouvelles recherches ; et que , chaque fois que j'aurai besoin
de ce Dictionnaire , je refasse tout le travail que son auteur
(1 ) Par exemple , le Christianisme dévoilé.
(2) C'est ce qu'il a prouvé par l'excellent Catalogue qu'il a publié de
la bibliothèque qui lui est confiée,
NOVEMBRE 1806 . 431
dit avoir fait pour le composer ? En ce cas , autant valoit
qu'il ne le fit pas.
Tous ces défauts existent réellement dans cet ouvrage ;
et ils y sont portés à un tel point , qu'ils finissent par
lasser l'indulgence. Cependant , on ne s'en aperçoit que
lorsqu'on l'examine avec soin. Parlons donc, avant tout, d'un
défaut qui frappe au premier coup d'oeil.
Je ne reproche pas à M. Barbier de n'avoir point parlé
deplusieurs bons livres dont les auteurs sont encore inconnus,
et mériteroient de ne pas l'être. Lorsqu'on' juge un pareil
ouvrage, il faut se résoudre d'avance à pardonner beaucoup
d'oublis , parce que les oublis y sont inévitables. Mais encore
ne faudroit-t-il pas toujours oublier. Il y a d'ailleurs de ces
omissions qui étonnent , et de ces attentions qui étonnent
encore plus. Par exemple ( pour ne parler que des journaux) ,
comment se fait-il que M. Barbier se soit souvenu du Journal
de la Rapée ou de Ça ira , et qu'il ait oublié l'Ami du Roi
et les Actes des Apôtres ? Puisqu'il dit à quel jour précis
acommencé de paroître le Journal des Hommes libres , et à
quel jour il a fini, que ne nous faisoit-il aussi l'histoire du
Véridique, du Miroir, de la Quotidienne, de l'Eclair, etc. , etc. ,
qui ont eu bien autant de succès. Avec des titres de Mémoires
il a rempli quarante-six pages , avec des Esprits il en a fait sept
ou huit : Mémoire sur un Port, Mémoire sur une Affaire ,
Mémoire sur les Spectacles forains ; Esprit des Tragédies ,
Esprit des Journaux , Espritde Neker, Esprit des Almanachs
, etc. , etc. On feroit deux cents gros volumes avec tant
de mémoire et encore moins d'esprit. On n'en feroit peut-être
pas deux si on vouloit n'y mettre que les titres des livres qui
sont bons à quelque chose , ou qui valent du moins l'honneur
d'étre nommés.
M. Barbier nous prévient, dans sa préface, qu'il a reçu
de M. Naigeon tous les renseignemens qu'il donne sur les
ouvrages dits philosophiques. Eh bien! il a mal fait de consulter
sur de pareils ouvrages un pareiljuge. Il devoit bien s'attendre
qu'un philosophe aussi incurable ne laisseroit dans l'oubli
aucun des livres philosophiques , et sur-tout qu'il n'y laisseroit
pas les siens. Mais quel intérêt M. Naigeon lui-même
met- il à nous rappeler qu'il a fait une adresse à l'assemblée
nationale ? (Et Dieu sait quelle adresse , si tant est qu'en
pareille occasion on puisse parler de Dieu ! ) Pourquoi veut-il
absolument que nous sachions tantôt qu'il a abrégé une brochure
, tantôt qu'il en a fait l'extrait pour l'Encyclopédie ,
tantôt qu'il y a fait seulement des notes ? Qui est-ce qui est
curieuxd'apprendre qu'en 1743 on a publié un livre intitulé :
432 MERCURE DE FRANCE ,
Nouvelles libertés de penser, (qu'est-ce que des libertés de
penser?) et que ce livre , d'abord fait avec d'autres livres , a été
refait par M. Naigeon, puis plus correctement réimprimé par
ses soins dans l'Encyclopédie ; et qu'ensuite , vingt ans après ,
il a refait, avec ce même recueil , un autre recueil qu'il a
intitulé philosophique. Quel est le but de cette longue notice
qu'on rencontre ensuite ,plus longue que toutes les autres , et
dont le résultat est que , dans tout ce fatras , il n'y a de M. Naigeonque
le nom tout seul ?Pourquoi enfin M. Naigeon parle--
t-il si souvent de M. Naigeon ? Que ne se laisse-t-il oublier.
Il y gagneroit tant , et cela lui seroit si facile ! Ne le corrigerat-
on jamais de la manie de mettre sa phrase dans tous les
livres , et de profiter de toutes les occasions pour crier : c'est
moi qui ai fait cela ?
Revenons à M. Barbier. J'ai dit qu'il ne citoit pas toujours
exactement les titres des ouvrages et les noms des auteurs :
en voici quelques preuves. Je lis à la page 168 de son premier
volume : Dictionnaire portatif de Mythologie ( par
l'abbé Declaustre) , l'ar. 1758 , etc. Ce Dictionnaire n'est
point portotif, et l'édition que j'en ai actuellement sous les
yeux est de 1745 : d'où je conclus que M. Barbier s'est également
trompé et sur le titre de cet ouvrage, et sur l'époque
où il a paru. Il dit que M. Emery, auteur du Christianisme
de François Bacon , étoit supérieur général de la communauté
de Saint-Sulpice : comme si on pouvoit être supérieur
général d'une seule communauté ! C'étoit de la congrégation
qu'il falloit dire. Il appelle M. de Crouseilhes , actuellement
évêque de Quimper, M. de Groseilles , et madame d'Houdetot,
madame de Houdetot. Tous ces noms sont assez connus
pour qu'on ne dût pas s'y tromper.
Les erreurs où il est tombéenattribuant certains ouvrages
à des auteurs qui ne les ont pas faits, sont les plus graves qu'il
ait pu commettre dans un Dictionnaire de cette espèce ; et
j'espère que , par cette raison seule , on me permettra de m'y
arrêter plus long-temps. Je commence par les plus légères ,
par celles qu'il a faites en parlant des journaux.
Il prétend que leJournal Français , ou Tableau politique
et littéraire de Paris , étoit rédigé par MM. Nicole et la
Deveze. Il est pourtant sûr que M. la Deveze , auteur de
quelques journaux très-estimés , je pourrois dire très-fameux ,
dont M. Barbier ne dit pa un mot , n'a jamais travaillé
au Journal Français , et que celui-ci étoit uniquement
rédigé , non par M. Nicole le moraliste , mais par
M. Nicolle homme de lettres. ( Le nom de celui-ci est , comme
on voit, un peu différent. ) Pourquoi dit-il que M. Geoffroy
est
DEPT
DI
OR
NOVEMBRE 1806. 433
est auteur de presque tous les articles non signés du Feuilleton
du Journal de l'Empire ? Il ne falloit pas dire presque , il
falloit dire de tous , et ajouter que , dans ce journal , il ne Pes
que des articles non signés du feuilleton. J'espère qu'il me
permettra d'être un peu plus instruit que lui sur ce qui concerne
le Mercure : je lui ferai donc observer qu'il s'est trompé
en assurant qu'en l'an huit , MM. de Fontanes , La Harpe ,
Morellet , et Bourlet de Vauxcelles , se chargèrent de faire
revivre le Mercure. M. Morellet ne contribua en rien à la
résurrection du Mercure. Ce journal n'eut alors d'autres
coopérateurs que MM. de Fontanes et de Vauxcelles , que
M. Barbier cite , et M. Esmenard, qu'il ne cite pas. Ce fut
en l'an X seulement que La Harpe remplaça M. de Fontanes
; et il ne faut pas oublier de remarquer que M. Barbier,
en nommant plus bas tous les auteurs qui s'en chargèrent en
l'an X , ne parle plus de La Harpe.
Ces erreurs sont légères sans doute , et il m'étoit plus facile
de les relever qu'il ne l'étoit à M. Barbier de ne pas y
tomber. Venons donc à de plus graves. Il se vante , dans sa
préface, d'avoir découvert le véritable auteur du recueil latin
intitulé Selectæ è profanis Historice, etc. Etoù M. Barbier a- t- il
fait cette découverte ? Est-ce dans quelque vieux livre , dans
quelque ancien manuscrit que personne jusqu'à lui n'a pu
déchiffrer ? Non , c'est dans le Traité des Etudes. Certes ,
c'étoit donc une découverte bien facile à faire ; et, sans vanité,
je puis m'étonner de ne l'avoir pas faite moi-même. « Dans
>> le temps , dit-il , où la littérature étoit cultivée avec soin
» dans toutes ses parties , les meilleurs écrivains ne dédai-
>> gnoient pas d'indiquer les auteurs anonymes. Le Traité des
>> Etudes de Rollin m'en a fait connoître plusieurs , entre
>> autres Jean Heuzet , auteur de l'excellent recueil intitulé
>> Selectæ è profanis , etc. » A entendre M. Barbier, on diroit
que Rollin a eu directement pour objet d'indiquer des
auteurs anonymes , et qu'il a clairement désigné Jean
Heuzet comme éditeur du Selectre , etc. Si M. Barbier a
cru se mettre , par cette phrase , à côté de Rollin , il s'est
trompé : Rollin a fait quelque chose de mieux que desDictionnaires
et des Catalogues. Laissons chaque homme à sa place ;
M. Barbier n'a aucune raison d'être mécontent de la sienne ,
et de la considération dont il jouit. Quant à moi , je pense
que nous serions trop heureux si nous avions toujours des
bibliothécaires aussi instruits que lui , et des professeurs aussi
vertueux et aussi savans que Rollin .
J'ai cependant parcouru tout le Traité des Etudes , pour
tâcher de trouver cette mine ou cette veine d'auteurs anonymes
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
»
qui a enrichi M. Barbier, et je déclare que je n'y ai rien trouvé
de contraire à l'opinion commune, qui attribue cet excellent
recueil à Rollin lui-même. Voici seulement ce qu'on lit dans
le chapitre III , de l'Etude de la langue latine : « Un ancien
professeur de l'Université (et ici Rollin met en note à la
>> marge : M. Heuzet, autrefois profeseur au Collège de
» Beauvais ) , à qui j'ai communiqué mes vues , a bien voulu
>> composer de ces sortes d'histoires tirées de l'Ecriture-Sainte ,
>> pour l'usage des enfans qui commencent à étudier la langue
>> latine , ou qui sont dans les premières classes. J'espère que
>> le public aura lieu d'être content de ce petit ouvrage; et
>> que l'approbation qu'il lui donnera , portera l'auteur à en
>>composer un second dans le même goût , mais d'un genre
» différent, où l'on ramassera des histoires et des maximes de
>> morale tirées des anciens auteurs.... Ce second ouvrage a paru
>> depuis la première édition du mien.... Ony a ramassé ( ilne
>> dit pas Jean Heuzet ) avec beaucoup d'ordre et de choix des
>> principes excellens de morale , etc. » Il seroit inutile d'aller
plus loin. Je vois que ce second ouvrage a paru; je crois même
que c'est celui que nous appelons Selectæ è profanis ? Mais
Rollin ne fait entendre en aucune manière que ce soit Jean
Heuzet qui l'ait fait .
Avant de passer aux ouvrages pseudonymes , je ne puis
m'empêcher de dire un mot sur les efforts que M. Barbier
prétend avoir faits pour en découvrir les véritables auteurs ;
et je ferai ensuite remarquer une distinction assez singulière
qu'il établit à leur sujet.
Pour connoître les noms des auteurs , il a consulté , dit-il ,
tous les savans ; par exemple , M. Demanche , M. Solvet ,
M. Bleuet , M. By, tous grands noms connus , comme on sait,
dans la république des lettres : je ne l'en blâme point. Les
éloges qu'il leur donne, et la reconnoissance qu'il leur
témoigne font autant d'honneur à son coeur qu'à sa modestie.
On pourroit seulement dire que l'homme vraiment modeste
est modeste en tout ; qu'il ne fait pas tant de bruit des petits
bienfaits qu'il peut avoir reçus ; et que , lorsqu'on se répand
ainsi en éloges exagérés , on court risque de se faire soupçonner
d'avoir voulu recevoir soi-même beaucoup d'éloges.
Mais je ne l'excuserai certes pas d'avoir consulté , sur les
ouvrages dits philosophiques, l'homme de lettres distingué.....
Lecteur, vous savez d'avance que cet homme est M. Naigeon ;
et, si je ne vous l'avois déjà dit, vous ne l'auriez pas reconnu
à ce portrait. Il seroit difficile de croire qu'un homme de
lettres aussi distingué par ses erreurs , ait pufournir à ce Dictionnaire
beaucoup de vérités. Je pense même que M. Barbier
1
NOVEMBRE 1806. 435
ne s'y est pas attendu , et que c'est peut-être ce qui lui a fait
établir dans sa préface la distinction dont je vais parler.
Il distingue donc deux sortes d'auteurs pseudonymes : l'une,
de ceux qui mettent leur nom à des ouvrages qu'ils n'ont
point faits , et ceux-là se nomment plagiaires ; l'autre , de
ceux qui mettent sur lefrontispice de l'ouvrage qu'ils publient
lenom d'un auteur célèbre , et ceux-ci doivent passer plutôt
pour des imitateurs mal-adroits , que pour des imposteurs .
Ainsi donc , lorsqu'un auteur décrédité compose un détestable
ouvrage,, et qu'après l'avoir rempli de maximes pernicieuses,
il le fait répandre sous un nom jusqu'alors respecté ,
cet auteur n'est pas tout à-la-fois un empoisonneur public
et un imposteur , c'est un imitateur mal-adroit ; et le savant,
l'homme respectable qui , par cette imitation mal-adroite ,
arrivera peut-être à la postérité tout chargé d'horribles maximes
qu'il détestoit dans son coeur; cet homme , dis-je , n'aura
aucun motif de se plaindre : car, après-tout , on n'a fait autre
chose que le diffamer. Ainsi , lorsqu'il arrivera à M. Naigeon
lui-même de donner à M. de Burigni , à vingt autres, des
ouvrages qu'ils n'ont points faits..... lecteurs , vous voilà prévenus
: n'appelez pas cela une imposture , ce n'est qu'une
mal- adresse.
Je demande donc qui est l'auteur du Christianisme dévoilé ?
Et M. Naigeon (car je me flatte que c'est M. Naigeon tout
seul que j'ai à combattre) me répond que cet ouvrage est la
première des nombreuses productions philosophiques mises
aujour par le baron d'Holbach , sous le voile de l'anonyme
et sous des noms empruntés. Ainsi donc , le Christianisme
dévoilé est une production philosophique. Voilà un aveu précieux,
et une expression bien convenue entre nous. Toutes ces
productions qui ont déshonoré la fin du dernier siècle sont
donc aussi des productions philosophiques , et ceux qui en
ont sali notre littérature sont des philosophes. Qu'on ne
dise plus que c'est nous qui accusons la philosophie de les
avoir faits , et qu'en cela nous la calomnions; voilà un philosophe
qui en convient : Habemus confitentem reum.
,
Mais je demande encore à M. Naigeon s'il est bien sûr que
ce soit M. le baron d'Holbach qui ait fait le Christianisme
dévoilé et s'il en est sûr , où peut - il l'avoir appris ?
Est-ce à table , dans ces fameux diners que M. le baron
d'Holbach , homme riche , et , à ce qu'on assure , très-bienfaisant
, donnoit aux beaux-esprits de Paris , dont le dîner ne
valoit pas le sien ? Je conviens que M. Naigeon étoit souvent
de ces dîners- la. Est-ce dans sa société intime ? M. Naigeon
puty être admis. Mais s'il ne l'a su que par des confidences ,
Eez
436 MERCURE DE FRANCE ,
comment se permet-il de le dire ? Est-ce parce que M. le
baron d'Holbach est mort , et qu'il n'y a plus de grands dîners
chez lui ? Allons plus loin : je demande encore à M. Naigeon
pourquoi il ne veut pas que le Code de la Nature soit de Diderot.
Fst-ce que c'est maintenant la famille de Diderot qui
donne à dîner ?
Je n'ai certes pas l'intention de défendre M. le baron
d'Holbach contre les accusations , ou , si on veut , contre les
éloges de M. Naigeon. Messieurs , entre vous le débat :
quand vous n'êtes pas d'accord , nous ne pouvons que
rire de vos disputes. Cependant, si je consulte l'opinion
publique, il me semble que M. le baron d'Holbach a bien
assez de droits à l'estime de M. Naigeon , sans qu'on lui prête
encore ceux qu'il n'a pas. Ce qu'il y a de certain , c'est que
le Christianisme dévoilé est de Damilaville : pour cette
fois , l'homme de lettres distingué sera convaincu d'erreur ,
etpar un homme qui étoit bien plus en état que lui defournir
à M Barbier des renseignemens sur les ouvrages dits philosophiques;
c'est-à-dire , par Voltaire lui-même. « Damilaville
>> vient de mourir, écrit Voltaire à M. le marquis de Ville-
>> vieille ( 1 ) ; il étoit l'auteur du Christianisme dévoilé , et de
>> beaucoup d'autres écrits. On ne l'a jamais su : ses amis
>> lui ont gardé le secret , tant qu'il a vécu , avec unefidélité
>> digne de la philosophic. » Je ferai observer, en passant ,
que lafidélité de la philosophie se borne à garder les secrets des
vivans; les secrets et l'honneur des morts lui importent peu.
Voilà donc Damilaville , le cher ami de Voltaire, convaincu
par Voltaire lui-même d'avoir fait le Christianisme dévoilé :
et voilà M. Naigeon autrefois , dirai-je l'ami , le confident ,
non , mais du moins , l'un des dîneurs de M. d'Holbach , convaincu
de l'avoir calomnié , en l'accusant du même ouvrage.
Et voilà les hommes qui s'appeloient les honnêtes gens ! Ce
qu'il y a de bien singulier , c'est qu'encore dernièrement on
apu lire dans un de nos journaux (2) que lorsqu'il s'agissoit
d'un trait de fausseté et de bassesse , c'étoient toujours les
ennemis des philosophes qu'on en trouvoit coupables ; et
que lorsqu'il s'agissoit au contraire d'un trait de franchise ou
de générosité, c'étoit toujours à la philosophie qu'on étoit
obligé d'en faire honneur. Et à propos de quoi faisoit-on cette
observation ? A propos d'une calomnie répandue dans le temps
par le parti philosophique de l'Académie française, contre le
parti sage et honnête de cette même Académie : je dis une
(4) Tome 79 de la Correspondance , édition in- 12 .
(2) La Revue.
NOVEMBRE 1806 . 437
calomnie , car il n'y a pas d'apparence que le même fait , s'il
eût été vrai , eût été raconté diversement par deux hommes
contemporains , et qu'il eût été placé par eux à des époques
très-différentes ( 1 ) ; mais le journaliste raisonnoit autrement ,
et il concluoit que puisque le même fait étoit raconté diversement
par deux philosophes , il devoit être vrai de manière
ou d'autre .
Ecoutons encore Voltaire , et ce qu'il écrivoit à Damilaville,
peu de temps avant la mort de ce dernier : « Il ne semble
>> que nous sommes dans le siècle des faussaires ; mais mon
>> étonnement est que les faussaires soient si mal- adroits .»
(Voilà donc des faussaires mal- adroits , ou , ce qui revient au
même , des mal-adroits qui sontfaussaires. Je remarque avec
plaisir que ce sont des philosophes qui se chargent pour moi
de combattre ici les notices , les assertions , et jusqu'aux distinctions
philosophiques de ce Dictionnaire. ) Voltaire continue
: « Si M. Boulanger , auteur du bel article Vingtième ,
>> vivoit encore, il seroit bien étonné que , etc. >> Or, on sait
que Damilaville étoit véritablement l'auteur de cet article
sur le Vingtième , qui se trouve dans l'Encyclopédie , et qu'il
l'avoit mis sous le nom de Boulanger; et nous venons de
prouver que , selon Voltaire , le Christianisme dévoilé ,
publié sous le nom du même M. Boulanger , étoit du même
Damilaville. Comment donc osoit-il Ini parler de faussaires ?
Et je demande encore : Qui est ici le faussaire ? Est - ce Damilaville
? est- ce Voltaire ? est-ce M. Naigeon ? Ah ! le siècle
des faussaires n'est pas fini .
Avançons. Je demande qui est l'auteur de la Contegion
sacrée ou Histoire naturelie de la Superstition ? Et M. Naigeon
me répond que cet ouvrage est réellement de la composition
du baron d'Holbach. Réellement ! Que ce mot a de
profondeur ! Ainsi un ouvrage est de la composition de
M. le baron d'Holbach, quand il convient à M. Naigeon que
cet ouvrage en soit. Et il en est réellement , quand en effet
cet ouvrage est de lui. Il y a des ressources avec les philosophes
: nous savons maintenant ce qu'ils veulent dire , quand
ils assurent qu'un tel ouvrage est réellement d'un tel auteur :
etpar conséquent nous savons aussi ce qu'il faut entendre ,
quand ils assurent tout simplement que cet ouvrage n'en est
pas.
Ainsi , lorsque maintenant les philosophes vous disent que
¡Examen critique des Apologistes de la Religion chrétienne
( 1) Il s'agit ici de l'histoire des Boules noires , racontée diversement
par Marmontel et Collé.
3
438 MERCURE DE FRANCE ,
est de M. de Burigni , concluons aussitôt , concluons hardiment
que cet ouvrage est de tout autre que de M. de Burigni. Et
je le savois bien moi , avant que les philosophes m'en donnassent,
sans le vouloir , cette preuve. Non , je ne crains pas de
l'assurer , non : un homme bon et simple comme M. de
Burigni , un savant modeste , et dont on raconte tant d'anecdotes
qui toutes peignent la candeur de son caractère , n'a
pu composer un ouvrage tel que l'Examen critique. J'y trouve
bien sa froideur et sa diffusion ordinaire , mais je n'y vois pas
sa bonté et sa douceur. Non , dis-je , non; cet ouvrage n'est
pasde lui : il porte une empreinte bien différente : son auteur,
s'il étoit encore vivant , devroit se faire reconnoître à la seule
dureté de son ton et à l'aspérité de ses manières.
....
Mais écoutons à ce sujet les raisonnemens de M. Naigeon.
« Des personnes , dit-il , très-versées dans l'histoire littéraire
>> et philosophique du dernier siècle , le regardent ( l'Examen
>> critique ) comme la production de M. de Burigni. En
>> effet , l'érudition qu'ony trouve ressemble beaucoup à celle
>> qui a rendu célèbre cet estimable académicien. S'il
» étoit nécessaire de détruire l'impression encore générale-
» ment répandue que Freret est l'auteur de cet ouvrage , sèu-
>> lement parce que son nom se trouve sur le titre , j'obser-
>> verois que , quoiqu'il n'ait été rendu public qu'en 1767 , il
>> étoit néanmoins composé dès 1732 ; que l'auteur y cite un
>> livre qui parut au commencement de cette année , et en
>> annonce un autre qui ne parut qu'à la fin. Et qu'à cette
>>> époque Freret lisoit à l'Académie des Inscriptions , un Mé-
>> moire où l'on trouve sur la chronologie des assertions
>> très-différentes de celles qu'on remarque dans le livre qui
» nous occире. » .
Qu'il est bon , ce M. Naigeon ! Comme il défend généreusement
la mémoire de ce pauvre Freret ! Gardez-vous bien de
penser qu'en faisant cette apologie , il n'a cherché qu'unoccasion
d'affirmer ( et cela tout naturellement et sansqu'on
puisse le soupçonner de malice ) que ce livre avoit été composé
en 1732 ; ne croyez pas qu'il veuille par là nous faire entendre
qu'un auteur qui n'auroit eu à cette époque qu'environ
vingt-cinq ans ( c'est une supposition que je fais ) , ne pourroitsans
une extrême injustice être accusé de l'avoir composé ;
car il est vrai qu'il y a dans ce livre une profondeur , non de
connoissances , mais de combinaison et d'astuce , qui n'est
pas de vingt - cinq ans, Malheureusement cette apologie
n'est pas adroite : elle contient presque autant d'absurdités
que de mots.
Etpremièrement , despersonnes très-versées dans l'histoire
NOVEMBRE 1806 . 439
littéraire , ne peuvent pas regarder cet ouvrage comme une
production de M. de Burigni , par la seule raison que l'érudition
qu'ony trouve ressemble à celle de cet académicien . Car elles
savent très-bien ces personnes , qu'il n'y a point de véritable
érudition dans ce livre; et que toute érudition ressemble à
une autre ; et que c'est au style seul qu'on reconnoît les auteurs;
et que le style de cet ouvrage , quoiqu'il ait les défauts
de celui de M. de Burigni , n'a pas ses qualités. Secondement,
il n'est pas vrai que l'impression que cet ouvrage est de
Freret soit généralement répandue. Au contraire , il n'y a
plus personne qui croie à ce mensonge. Les efforts desphilosophesont
été superflus : le voile quele véritable auteur avoit
voulu jeter sur nos yeux est levé , et nous ne nous en laisserons
pas mettre un autre. Troisièmement, qui est-ce qui doute
que si cette impression étoit généralement répandue , il ne
fût nécessaire de la détruire ? Ici le doute seul de M. Naigeon
est une véritable absurdité.
Jesais bien qu'en cette occasion, on pourroit m'opposer
l'autorité de Voltaire , qui attachoit beaucoup d'importance
àdisculper les vivans , et fort peu à défendre les morts . « Tous
>> nos hermites vous aiment , chantent vos louanges , et de-
» sirent passionnément votre retour , écrivoit-il a M. l'abbé
>> Morellet ( 1 ) . Le livre de Freret est bien dangereux ; mais
>> opportet hæreses esse. Il est bien triste que l'on impute
>> quelquefois à des vivans et même à de bons vivans les ou-
>> vrages des morts. Les philosophes doivent toujours soutenir
>> que tout philosophe qui est en vie est un bon chrétien , un
>> bon catholique. » Ily a des philosophes qui paroissent tenir
encorebeaucoup à ce principede Voltaire . Mais enfin Voltaire
ne dit pas qu'on puisse justement accuserles philosophes morts
de toutes les sottises que font ceux qui vivent. Quant à moi ,
je soutiendrai toujours contrel'autorité de Voltaire lui-même ,
qu'il est juste , qu'il est nécessaire de défendre la mémoire
des morts , et même des morts qui ne sont pas irréprochables
contre les iniques imputations des vivans , et même des bons
vivans.
Quatrièmement , il n'est pas vrai que cet ouvrage n'ait
paru qu'en 1767 : il parut en 1766 , puisque , selon le témoignage
de Voltaire , ilfut annoncé cette année dans la gazette
d'Avignon. Il est vrai que cette erreur est légère , et que ces
deux années appartiennent également au siècle des faussaires .
Mais ce qui n'est pas vrai , et par conséquent ce que M. Naigeon
prouve très-mal , c'est que ce livre ait été composé en
(1) Tom. 77, p . 460.
4
440 MERCURE DE FRANCE ,
1732. A qui M. Naigeon croit-il parler , et dans quel temps
croit-il être encore ? Est- ce qu'il auroit la simplicité de penser
qu'on se fie encore à la bonne foi des philosophes ? L'auteur ,
dit-il , y annonce un ouvrage qui ne parut qu'à la fin de cette
époque. Eh bien ! c'est qu'il vouloit se préparer un moyen de
direun jour, qu'il n'avoit pas composé ce livre, et que ce livre
avoit été publié à cette époque; et cela ne lui coûtoit qu'un
petitmensonge de plus.
Cinquièmement enfin , il ne falloit pas nous faire observer
que Freret pensoit tout autrement qu'on ne le fait penser
dans ce livre Ce n'est pas la première preuve qu'on ait du
peu de respect que les philosophes vivans ont pour les intentions
des philosophes morts , et ce n'est pas la dernière non
plus que j'en donnerai dans cet article même : occuponsnous
maintenant du véritable auteur de l'Examen , etc.
Cet auteur est mort, dites-vous ? Eh bien ! qui vous le nie ?
Vous dit-on qu'il soit vivant , d'une vie au moins littéraire ?
Il est mort ! Eh bien , laissons ses cendres en paix , pourvu
qu'ony laisse aussi celles de M. de Burigni. Après tout , un
mort en vaut bien un autre ; et s'il vous plaît d'en défendre
un, pourquoi ne seroit-il pas permis de repousser l'outrage
qu'on veut faire à l'autre. S'il est mort enfin , on peut
bien, sans faire aucun tort à ses manes , chercher à déterrer
son nom. C'est ce que M. Barbier auroit pu faire , et c'est
ce que je vais faire pour lui. Je n'irai pas loin pour cela , car
c'est encore à la fameuse correspondance que je m'adresse.
Je soutiens d'abord que l'auteur de l'Examen critique des
Apologistes de la Religion chrétienne est un prêtre ; et ma
raison , pour penser ainsi , c'est que d'Alembert le nie , et qu'il
le nie non pas réellement , mais philosophiquement, c'est-àdirequ'il
laisse ensuite échapper la vérité avec toute sa finesse
et son patelinage ordinaires . « J'ai actuellement , écrivoit- il à
>> Voltaire ( 1 ) , entre les mains le livre de Freret , ou , si vous
>> voulez , d'un capitaine au régiment du roi , ou de qui il
>> vous plaira. Si ce capitaine étoit au service de notre Saint-
>>> Père le Pape , je doute qu'il le fît cardinal , à moins que ce
>> ne fût pour l'engager à se taire. C'est dommage que l'as-
>> semblée du clergé finisse : elle auroit beau jeu pour deman.
>> der que le capitaine Freret soit mis au conseil de guerre ,
>> pour être ersuite livré au bras séculier. Quoi qu'il en soit ,
>> ce livre est , à mon avis , un des plus diaboliques qui aient
>> encore paru sur ce sacré sujet. >> Et on trouve à la page
(1) Tom. 90 , p. 84 .
NOVEMBRE 1806. 441
suivante une lettre de Voltaire à d'Alembert , dans laquelle il
lui dit : « Je l'ai vu ce brave Mords- les qui les a si bien mordus :
>> il est du naturel des vrais braves qui ont autant de douceur
>> que de courage. Il est visiblement appelé à l'apostolat. >>
De dire maintenant qui étoit cet abbé Mords- les , c'est ce que
je nepuis pas faire. Puisqu'il étoit si doux , je suis bien é enné
qu'il fût philosophe; et puisqu'il étoit si courageux , j'aime à
croire qu'il n'auroit pas renié ses ouvrages : ce qui est sûr ,
c'est que, parmi les auteurs connus pour avoir fait de bons
livres , il n'en est aucun qui ait porté ce nom-là . Je borne
donc là mes recherches. Je me contenterai d'ajouter que
Voltaire écrivoit à M. l'abbé Morellet : « Il n'appartient
>> qu'àvous , Monsieur ( 1 ) , de combattre avec de bonnes armes,
>> et de fairevoir le foible de ces apologies qui ne trompent
>> que des ignorans. » Il écrivoit encore à Damilaville :
« Je suis enchanté de l'abbé Morellet , mon cher frère ; en
>> vérité , tous ces hommes-là sont les plus aimables et les
>> plus vertueux des hommes ; et voilà ceux qu'on veut persé-
>> cuter ! Il n'y a qu'un homme infiniment instruit de la belle
>> science de la théologie et des pères , qui puisse avoir fait
» l'Examen critique , etc. (2) » Je conclus de tous ces passages
que , selon Voltaire, qui le connoissoit bien , l'auteur de
cet ouvrage est un prêtre , un théologien , je dirois presque
un docteur de Sorbonne ; mais que Voltaire n'a jamais voulu
le nommer , et qu'il lui a gardé le secret , ainsi qu'il le dit
très-bien , avec une fidélité digne de la philosophie.
Passons au Code de la Nature , et voyons si M. Naigeon a
mieux prouvé que cet ouvrage n'est pas de Diderot. « Ce qui
>> est certain , dit La Harpe , c'est qu'il est imprimé dans la
>> collection des oeuvres de Diderot, en cinq volumes in-8° ,
>> titre d'Amterdam , depuis 1773 ; et que Diderot , qui n'est
>> mort qu'en 1784, n'a jamais désavoué ni l'édition , ni
>> l'ouvrage....... On se contente de nous dire depuis
>> quelques jours : il n'est pas de lui. Où est la preuve qu'on
>> oppose à l'authenticité de la collection connue de tout le
>> monde , au silence de l'auteur et de ses amis , et de tout le
>> monde, même depuis sa mort ? » Où est la preuve ? Elle est
dans la dénégation de M. Naigeon. Disons mieux : cette
preuve que La Harpe voudroit pouvoir opposer au silence
de Diderot, de sa famille, de ses amis et de tout le monde ,
c'est le silence de M. Naigeon : il n'a pas mis le Code de la
Nature parmi les oeuvres de Diderot, donc il n'en est pas.
( 1 ) Tom. 79, p. 192 .
(2) Tom . 77, p . 450 .
442 P
MERCURE DE FRANCE ,
Ecoutez-le ( tome 2 , page 161 de ce Dictionnaire ) : La
seule bonne édition des oeuvres de Diderot est celle qui a été
publiée sur ses manuscrits par M. Naigeon . Ainsi , il n'y a de
bon et de vrai que ce que M. Naigeon a dit et écrit ; il n'y
ad'exact que ses éditions : et vous verrez bientôt qu'il nous
défendra de lire Montaigne lui - même, ailleurs que dans
l'édition qu'il en a donnée.
Mais M. Naigeon veut aussi avoir l'air de raisonner, et
nous allons écouter ses raisonnemens. « C'est bien à tort,
>> dit-il ( tome 1 , page 95 de ce Dictionnaire ) , que l'on
>> a dit et imprimé que cet ouvrage est de Diderot. Dès la
>> seconde page , on s'aperçoit que c'est l'apologie d'un ou-
>> vrage publié précédemment, sous le titre de la Basiliade. >>>
Or la Basiliade est de Morelli fils , donc le Code de la Nature
en est aussi. Voilà la conclusion de M. Naigeon. Mais comme
j'ai déjà réfuté un raisonnement de cette nature , je me dispenserai
de réfuter aussi celui-ci. « Quel motif , continue-t-il ,
>> eût pu déterminer Diderot à composer l'apologie de cette
>> Basiliade qui n'a fait aucune sensation dans la république
>> des lettres? » Quel motif ? Est- ce que les philosophes
ont jamais eu d'autres motifs pour publier des mensonges
que le plaisir seul de les mettre au jour, au risque de passer
pour des fous ? Quel motif ! Le même , qui a porté
M. Naigcon à faire dans ce Dictionnaire , non pas l'apologie ,
mais l'éloge de la Lettre de Trasybule à Leucippe , par
Freret , et de la Lettre de Boulanger à Helvétius ; le même
qui lui a fait transcrire dans l'Encyclopédie cette horrible
phrase qu'il attribue au curé Meslier , et qui lui fait prévenir
ses lecteurs , avant de la citer, que c'étoit le voeu d'un vrai
philosophe , et qui a bien connu le seul moyen de tarir partout
, et en un moment , la source de la plupart des maux
qui affligent depuis si long-temps l'espèce humaine. « Je
>> voudrois , fait-il dire à ce misérable , je voudrois , et ce
>> sera le dernier, comme le plus ardent de mes souhaits , je
>> voudrois que le dernier des rois fút étranglé avec les
» boyaux du dernier des prétres. » Quel motif, dites-vous ,
pouvoit engager Diderot à faire l'apologie de la Basiliade ? Je
réponds : le même qui a porté M. Naigeon à faire , non pas
l'apologie , mais l'éloge de cette phrase , et qui lui fait ajouter :
« On écrira dix mille ans si on veut sur ce sujet , on ne produira
jamais une pensée plus profonde , plus fortement
conçue , et dont le tour et l'expression aient plus de vivacité ,
de précision et d'énergie. Cet article est du citoyen Naigeon. >>>
J'ai transcrit jusqu'au bout ce passage de l'encyclopédie , et je
demande maintenant quel motif forçoit M. Naigeon à écrire
NOVEMBRE 1806. 443
lui-même son nom au-dessous, et à nous renvoyer , par une
note, à la préface de son Encyclopédie , où il fait une autre
fois le plus grand éloge de ce bon curé et de son voeu trèspatriotique?
Enfin vous demandez quel motif? Le même qui engagea Diderotà
rimer cette profonde , vive , précise, énergique pensée
dans ce dithyrambe dont , certes , M. Naigeon ne pourra pas
dire : iln'estpas de lui; car c'est à lui (àM. Naigeon) que Diderot
l'adressa. Me tromperois-je ? Ces fameux vers seroient-ils d'un
autre que de Diderot ? ou Diderot les auroit-il adressés à un
autre qu'à M. Naigeon ? Puisqu'on nie tout aujourd'hui , il
fautque je cite mes autorités: voici comment un journaliste (1)
s'exprimoit à l'occasion de ce dithyrambe : « Je ne finirai pas
⚫ >> sans me plaindre d'une autre infidélité qui se trouve dans le
>> dithyrambe de Diderot , qu'on a publié depuis peu. On fait
>>dire à Diderot : Grimme soyons amis. Or , dans l'original
>> que j'ai vu , il y a : Naigeon sois mon ami. Pourquoi ôter
» à M. Naigeon le témoignage que Diderot lui donne d'une
>> amitié bien méritée. Est-ce parce qu'il n'est pas assez accré-
>> dité dans la république ? » Et dans le numero suivant on
lit ce dithyrambe réimprimé tout entier ; et comme le texte
s'y trouve rétabli dans toute sa pureté , après ces vers :
Et ses mains ourdiroient les entrailles du prêtre
Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois ,
on lit ceux-ci :
Naigeon sois mon ami , Sedaine sois mon frère ,
Bornons notre rivalité
Aqui saura le mieux caresser sa bergère ,
Célébrer ses faveurs , et boire à sa santé.
Quel contraste ! Il est assez frappant pour que je puisse
me dispenser de toute réflexion. Il me reste à parler des
éloges et des réflexions dont M. Naigeon a cru devoir accompagner
ses notices sur les livres philosophiques ; et à
prouver par quelques citations de ces livres , que ces réflexions
étant presque toujours fausses , et que ces éloges
étant une vraie insulte faite au public , M. Barbier n'auroit
jamais dû les autoriser de son nom. Je me bornerai à un petit
nombre d'exemples , et je les choisirai sans me prescrire d'autre
ordre que celui où les livres se sont présentés à moi dans ce
Dictionnaire .
A l'article Analyse de la philosophie de Bacon ( par
De Leyre) avec sa vie, etc. , je trouve une longue notice dans
(1) Journal d'Economie publique , de Morale et de Politique. Tom. 1 ,
nº 7, 10 brum. an 5.
444 MERCURE DE FRANCE ,
laquelle M. Naigeon nous apprend qu'il a refait cet ouvrage
pour l'Encyclopédie , et qu'au moyen de la nouvelle façon
qu'il lui a donnée , la doctrine de Bacon fait sur l'esprit du
lecteur une impression d'autant plus forte qu'elle est plus
directe. Et ici je dois avouer que M. Naigeon a dit vrai. Mais
savez-vous ce qu'il a fait pour donner plus de crédit aux
opinions de Bacon ? Il les a combattues. Le moyen , quoique
nouveau , étoit sûr , et je suis étonné que M. Naigeon ait eu la
simplicité de le prendre. Voici quelques preuves de son adresse
à fortifier Bacon de toute l'autorité de son improbation.
Bacon dit ( Encycl. méth. philos. , etc. Tom. I , p . 368 )
que « Dieu n'a jamais fait de miracles pour convaincre un
>> athée , parce que rien ne peut l'ébranler , s'il résiste aux
>> preuves naturelles que l'univers lui donne. >> Et M. Naigeon
s'étonne qu'un aussi grand esprit que Bacon n'ait pas vu que
cette preuve bannale ne signifie absolument rien ; et plus bas
il ajoute que le spectacle de la nature ne prouve absolument
rien, puisqu'il n'est , à parler avec précision , nibeau , ni laid.
SiBacon, après avoir gémi sur quelques inconvéniens qui sont
nés des diverses religions , fait une exception honorable en
faveur du christianisme ( p.540 ) , M. Naigeon ne veut pas de
cette exception : il met en note que , soit pour les individus ,
soit pour les Etats , changer de religion n'est , en dernière
analyse, que changer d'erreur. Du reste , il ajoute que chaque
fois que Baconparle du christianisme, l'homme de génie disparoít
; et ailleurs , que Bacon ne sait plus ce qu'il dit. Si le grand
homme assure que « le premier pas de la philosophie peut
mener à l'atheisme.... mais que la véritable philosophie conduit
nécessairement à la religion » ( p.369 ) , son annotateur ,
qui ne craintpas de faire soupçonner qu'il en est encore au
premier pas , dit gravement que si on rencontroit souvent
dans Bacon des assertions telles , on seroit tenté de
croire qu'il n'étoit pas toujours dans son bon sens. Mais
lorsqueBaconprétend que « la tolérance de toutes les religions
est une des portes de l'athéisme , » l'annotateur ne lui répond
rien : il a cru apparemment que Bacon vouloit en cela faire
l'éloge de la tolérance de toutes les religions .
Je passe vingt articles qui seroient tous également dignes de
l'attention de nos lecteurs, etj'arrive à la lettre de Trasybule
à Leucippe , ouvrage posthume de M. *** ( Freret ) ,
Londres , etc. M. Barbier auroit pu se contenter de donner le
titre de cet ouvrage, et de dire l'année , et le pays où il fut
imprimé , ainsi que le nom de l'auteur auquel on l'attribue.
Peut-être cependant convenoit- il d'ajouter , afin que personne
n'y fût trompé , que cet ouvrage a été altéré, défiguré , comNOVEMBRE
1806. 445
!
menté par M. Naigeon d'une manière indécente dans l'Encyclopédie
; mais au contraire , il ( c'est-à-dire M. Naigeon ) ajoute
que M. Naigeon a été forcé de corriger cet ouvrage , et
que pour faire disparoître des défauts très-choquans dans un
ouvrage de cette importance , il s'est mis fréquemment à la
place de Trasybule , qu'il a ajouté au texte de Freretplusieurs
notes qui lui ont paru nécessaires , et que ces corrections et
additions peuvent étre regardées comme un service rendu
à la mémoire de Freret. Notez bien ( c'est M. Naigeon
lui-même qui nous l'apprend ) que de tous les ouvrages
philosophiques qui ont été attribués à Freret , celui- ci est le
seul dont il soit véritablement l'auteur. Je prie le lecteur de
ne pas oublier cette dernière phrase : j'y reviendrai ; et on
verra alors quelle sorte de services les philosophes rendent
à la mémoire de leurs amis .
D'abord , je trouve dans cette lettre si importante qu'ilfaut
regarder toute religion comme un système d'erreur et de
tyrannie , et qu'il ne peut y avoir une bonne morale partout
où il y a une religion quelconque. L'absurdité de ce dernier
principe est bien grande; car il s'ensuivroit nécessairement
qu'il ne peut y avoir de bonne morale que parmi les
hommes tels que M. Naigeon ; et que tous les pays ayanttoujours
eu unereligion quelconque, onttoujours été nécessairement
dépourvus de bonne morale. Mais on va voir mieux :
ceci n'attaqueque les religions ou ce qu'ils appellent le culte ;
c'est à Dieu qu'ils en veulent , et c'est lui qu'ils vont attaquer .
Apprenez donc ( toujours de cette lettre importante ) que ( 1 )
Dieu est une chimère , un fantôme qui n'a tout au plus qu'une
existence objective , et qui n'est point hors de l'espritde ceux
qui l'ont examiné. Si cela ne paroît pas suffisamment
clair , apprenez donc encore que (2) la cause infinie n'est présente
à notre esprit que.... (3) comme non existante et comme
impossible ; et plus bas, qu'elle n'y est tout au plus que comme
les objets de nos songes. Du reste soyez tranquille , vivez
heureux et moquez-vous de tout comme ces écrivains : car
l'immortalité de l'ame (4) est une réverie théologique. Pour
moi , il me semble que dans tout cela , on ne peut pas reprocher
à M. Naigeon d'avoir obscurci le texte. Peut-être même se
vante-t-il à bondroit d'en avoir fait disparoître l'obscurité. Mais
ce n'est pas tout d'être clair , il faudroit encore avoir le sens
(1) Même part. de l'Enc. , tom. II , p. 514.
(2) Pages 516 et 517 .
(3) Page 519.
(4) Page 537.
446 MERCURE DE FRANCE ,
commun, et ne pas appeler les sentimens de Socrate , de
Platon, de Cicéron , de Sénèque , et de tout ce qu'il y eut
jamais de grands philosophes parmi les anciens et les modernes
, des réveries théologiques.
Jusque-là , ce sont des erreurs bannales et qui attaquent
indistinctement toutes les religions. Voici pour nous : les
livres des Juifs , sont , dit-il , des livres scandaleux , et de
misérables rapsodies. C'est ainsi qu'ils traitent nos livres
saints ! Eh! bien , si au lieu de dire que cette lettre est importante,
je l'appelois scandaleuse ; et si j'ajoutois que tous les
ouvrages , toutes les notes de M. Naigeon sont, comme cette
lettre, de misérables rapsodies , M. Naigeon crieroit au
scandale; il diroit que je manque à toutes les convenances ,
envers unmembre de l'Institut , et que je suis un fanatique.
Et lui , il insulte à la croyance de tous les siècles, de tous les
peuples , il insulte à Dieu ; et je ne dirai qu'un seul mot
de lui: c'est un philosophe.
, Les Chrétiens , ( enfin voilà les Chrétiens ) dit-il encore
cachent avec grandsoinleurs livres auxjuifs et aux étrangers,
en sorte que comme ces livres n'ont point été exposés à la
contradiction , le silence de leurs ennemis sur les faits qui y
sont contenus ne peut étre cité comme un aveu de leur vérité.
Je suis accoutumé aux mensonges des philosophes ; mais celuilà
m'a étonné. Quoi ! ces Chrétiens auxquels il a été dit : Quod
in aure audistis, prædicate super tecta , cachent leurs livres !
Pour moi , je n'ai qu'une chose à répondre à M. Naigeon :
c'est que je suis chrétien, et que tous mes livres sont à sa
disposition.
Mais M. Naigeon a rendu un grand service à la mémoire
de Freret en refaisant cette lettre. Ah ! c'est autre chose. Si
M. Freret a pu desirer qu'on publiât cette lettre , et qu'on la
refit , M. Naigeon, en lui donnant cette publicité , ou cette
clarté qu'elle n'avoit pas , aura rendu sans doute un fort mauvais
service au public ; du reste il n'aura manqué ni à l'amitié,
ni à la bonne foi , ni à tous ces devoirs que respectent
encore entr'eux ceux même qui ne respectent plus rien. Mais
si M. Freret vouloit que sa lettre ne fût jamais imprimée , et
s'il comptoit lajeter aufeu , que faut-il penser de celui qui ,
au lieu de la mettre au feu , l'a imprimée , réimprimée ,
éclaircie; et en cela , prétend avoir rendu service à la mémoire
de son auteur.
Ecoutons Duclos dont l'autorité ne doit pas être suspecte aux
philosophes. << Freret , dit- il , avoit faitunouvrage ( 1 ) qui seroit
(1) OEuvresde Duclos, tom. X, p. 62 .
1
NOVEMBRE 1806. 447
>> dangereux s'il étoit àportée du commun des lecteurs. Il
>> auroit été très-fáché qu'il devint public. J'en cite pour
>>preuve la lettre qu'il m'écrivit.... Il me marquoit dans son
>> billet , que j'ai gardé pour sa justification , si l'on trakissoit sa
>> confiance , que cet ouvrage n'étoit que pour des amis inte-
>> rioris admissionis. J'aurai occasion de parler dans la suite
>>de la coupablefrénésie qui règne aujourd'hui , de tirer des
>> cabinets , et de rendre publics des écrits qui n'en devoient
>> jamais sortir.
On se souvient sans doute que, selon M. Naigeon luimême
, Freret n'a fait qu'un seul ouvrage philosophique; on
vient de voir que , selon Duclos , Freret auroit été très-fáché
que cet ouvrage devint public ; on voit ce que Duclos pense
de cette frénésie qui fait exposer au grand jour des ouvrages
qui n'étoient destinés qu'à l'obscurité. Quel est donc ce service
que M. Naigeon à rendu à Freret, et quelle opinion faut-il
se former de tous ces philosophes qui publient , comme lui,
les ouvrages posthumes des philosophes leurs amis?
Parlerai-je maintenant des notesdont M. Naigeon prétend
avoir enrichi cette lettre. Citerai-je celle où , après avoir
rapporté une objection de Freret , il dit que cette objection
seroit très-embarrassante pourdeshommessensés qui auroient
le malheur de croire à la Religion Chrétienne ; et cette autre
note plus ridicule encore , où après avoir traité Tertullien ,
Lactance , Athénagore , de pauvres raisonneurs , il les renvoie
à l'école du grand auteur de l'excellent ouvrage intitulé :
Examen critique des Apologistes de la Religion Chrétienne ?
En vérité , puisque , selon les philosophes, cet ouvrage est sí
bon et si savant, je m'étonne que personne ne veuille plus
l'avouer. Du reste , selon moi , l'absurdité de tous ces jugemens
est si grande , que je me crois dispensé d'en relever
l'impiété.
On sera peut-être étonné qu'à-propos d'un dictionnaire
de titres et de noms , je cite tant de livres et de mauvais
raisonnemens. Mais pourquoi aussi M. Barbier a-t-il permis
qu'on portât dans ce Dictionnaire tant de faux jugemens , et
qu'on y insérât tant d'anecdotes douteuses , pour ne rien
dire de plus ? Par exemple , à l'article Pensées philosophiques
( par Diderot ) , je trouve rapportée l'anecdote
suivante : « A cette époque , Diderot se trouvoit dans l'im-
>> possibilité de prêter six cents fr. à une femme qui en avoit
» besoin et qu'il desiroit obliger. Il s'enferma dans sa chambre ,
>>>travailla de toutes ses forces , composa en quatre jours les
>> Pensées philosophiques , et les ayant présentées à son
448 MERCURE DE FRANCE ,
>> libraire , il en reçut la somme qu'il desiroit prêter. » Cela
peut être arrivé : c'étoit un homme fort étrange que ce
Diderot; d'ailleurs il n'est pas impossible que le même
homme fasse tout à-la- fois un peu de bien et beaucoup de
mal . Mais si je disois maintenant que , pour rendre service à
une famille , un homme s'est enfermé dans sa chambre , qu'il
y a préparé des poisons , qu'il les a vendus , et que du prix il a
secouru cette famille qui ensuite peut-être a péri par l'effet
de ces mêmes poisons , je ne ferois sans doute pas un grand
éloge de cet homme , et je ne donnerois pas une haute idée
de sa bienfaisance. Ce seroit pourtant l'histoire de Diderot.
Je ne citerai plus qu'unseul titre de ce Dictionnaire avec la
notice qui le suit. A l'article Recherches sur le Despotisme
oriental ( par Boulanger ) , etc. , édition de 1766 , l'auteur
nous fait observer « qu'on ne trouve pas dans cette édition
l'intéressante lettre de Boulanger à Helvétius , que l'on
>> voit dans l'édition originale de Genève 1761. » J'ai donc
cherché cette édition originale , pour savoir en quoi cette
lettre pouvoit être très intéressante , et j'ai trouvé qu'elle
étoit en effet très - remarquable après ce que nous avons vu.
Boulanger y prétend que la police ne se fera bien en France
que lorsqu'on aura divinisé la raison. ( Il ne faut pas disputer
des goûts ; mais la raison a été un moment divinisée;
et si la police se faisoit bien alors , il faut avouer qu'elle avoit
au moins le défaut d'être trop expéditive. ) Il ajoute que pour
hater cet heureux temps , il faut endoctriner la jeunesse.
« Et à qui , dit-il , donner une telle commission , si ce n'est
» à la philosophie ? » ( L'entendez-vous , lecteurs ; c'est la
philosophie qui doit préparer , non pas le règne , mais le culte
de la raison. ) « Elle ne doit pas méme attendre qu'on la lui
>> donne. » ( Aussi ne l'a-t-elle pas attendu. ) « Les élèves
>> de la philosophie sont déjà nombreux ; un bien plus grand
>> nombre est tout prêt de suivre ses étendards ; et l'anarchie
>> religieuse , qui augmente tous les jours , lui montre un
peuple de sujets qu'il lui sera facile de conquérir : elle doit
>> se hater de le faire. >> ( Heureusement elle s'est trop hâtée de
le faire : elle y a perdu l'empire qu'elle avoit usurpé sur nous.
Mais écoutez l'aveu suivant :) « Si cette anarchie étoit de trep
>> longue durée , elle pourroit précipiter le genre humain dans
>>> un plus mauvais état que le premier. On a dit l'Europe
>>> sauvage , l'Europe païenne ; on a dit l'Europe chrétienne ,
>> peut-être dira-t- on encore pis ; mais il faut qu'on dise
>> enfin l'Europe raisonnable. » Lecteurs qui aimez les souvenirs
doux , les images douces , et les sentimens honnêtes ;
vous dont j'ai excité peut-être toute l'attention par ce mot
sew
1
NOVEMBRE 1806. 449
ام
DE LA
SEINE
seul d'intéressante lettre , convenez du moins , ah ! convenez
que dans la bouche des philosophes les mots ont bien change
d'acception .
Eh bien, insensés ! on a dit , vous dites peut- être encore l'Eu
rope raisonnable. Mais que seroit devenue , que deviendroit
cette vieille Europe , si une main puissante , seule n'en
soutenoit toutes les parties. Comment sont tombés tant d'em
pires puissans , si ce n'est par l'effet de vos funestes doctrines?
Partout la seule raison règne. Ah ! qu'elle règue bien seule ,
excepté en France , où heureusement la religion a recommencé
à régner !
Je crois avoir donné une idée suffisante de ce Dictionnaire,
et de la manière dont les livres philosophiques y sont appréciés.
Je devrois maintenant faire connoître quelques - uns
des jugemens qu'on y porte sur ceux qui ont été faits contre
les philosophes. Qu'il me suffise de dire qu'après ce titre :
Variétés morales et philosophiques , ( par feu M. Moreau
historiographe ) , etc. l'auteur ajoute : Le trop fameux
Mémoire sur les Cacouacs fait partie de ce recueil. Eh !
pourquoi ceMémoire est-il trop fameux ? Est-ce parce qu'on
y répand sur les Cacouacs , c'est-à-dire sur les philosophes
tout le ridicule et le mépris qu'ils méritent ? Les philosophes
croient - ils donc être encore dans ce temps où ils étoient
assez puissans et assez forts en nombre, ppoouurr qu'on ne pût
obtenir quelque considération qu'en l'achetant d'eux au prix
de tous ses principes ? Et si ce Mémoire est devenu fameux ,
même dans ce temps , n'est-ce pas la preuve qu'il contenoit
de grandes vérités , dont malheureusement on ne sut pas profiter
? Ce mémoire est trop fameux ! Certes , M. Moreau ,
historiographe de France , et aanncciien magistrat d'une cour
souveraine , avoit une considération personnelle qui pouvoit
suffire à donner quelque crédit à ses ouvrages. Ses principes
en morale et en politique furent toujours sages et vrais ;
et les philosophes eux - mêmes ne peuvent lui reprocher
que cette plaisanterie qu'il écrivit contre eux. M. Moreau enfin
valoit bien M. Damilaville , commis au vingtième , et peutêtre
quelqu'autre que je ne veux plus nommer. Comment
se fait-il donc que ce soit ce même M. Moreau qui est
appelé quelque part dans la correspondance de Voltaire , un
gredin et un polisson.
Quelle tâche pénible je viens de remplir ! Que d'absurdités,
d'inconséquences , de contradictions , et pour tout dire en un
mot, que d'impiétés il m'a fallu lire, pour arriver au but que je
m'étois proposé ! Je les avois lus autrefois ces livres vraiment
tropfameux , qu'on a certainement beaucoup trop loués dans
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
ceDictionnaire; mais lorsqueje les ai relus maintenant, ils ont,
fait sur moi une impression bien plus forte. Il y a vingt ans t
c'étoit le dégoût et le mépris qu'ils m'inspiroient ; maintenant
j'ai crusentirune odeur de mort qui s'en exhaloit ; et plusieurs
fois j'ai été tenté de les fermer , et de renoncer au projet que
j'avois de démontrer combien peu ils méritoient tous ces
éloges.
Encore un mot , etje termine toutes ces observations. Les
philosophes ont perdu leur crédit ; ils ne comptent plus
parmi eux aucun homme qui ait le talent d'écrire et de composer
un ouvrage ; un ouvrage au moins qui soit fait pour
aller à la postérité. Ils se sont aperçus eux - mêmes du
vide immense que Voltaire , Diderot , et deux ou trois autres
ont laissé dans leur secte. Aussi ont-ils depuis long - temps
renoncé à instruire l'univers sous leur propre noms. Ils
sentent que leurs noms , heureusement très-obscurs , n'imposent
plus au vulgaire , et que l'univers est lasde recevoir leurs
leçons. Forcés de replier leurs forces , ils se contentoient il y
aquelques années de publier des éditions d'anciens et vrais
philosophes, où ils les faisoient parler à leur gré. C'étoit encore
unmoyen qui leur restoit pour tromper le public. Et maintenant
que cette ressource leur est ôtée , maintenant que leurs
éditions elles - mêmes n'ont plus de crédit , que feront-ils ,
que peuvent - ils faire ? Vous le voyez : quand ils savent
qu'un homme estimable va publier quelque livre qui pourroit
être utile , ils l'entourent , ils l'obsèdent , jusqu'à ce qu'ils
aient obtenu de lui de pouvoir, à la faveur de son nom, répandre
encore quelques-unes de leurs erreurs.
Mais, dans ces occasions , nous est - il permis de garder le
silence? Et lorsque cet auteur estimable nous avertit luimême
que non-seulement il n'a pas repoussé ces suggestions
perfides,maisqu'il les a cherchées ; lorsqu'il nomme celuidont
il les a reçues , et qu'il le nomme avec honnenr , ne devons
nous pas crier au public : Fænum habet in cornu , cornu
"ferit ille , caveto.
Ce Dictionnaire va peut-être parcourir l'Europe ; peut-être
même parviendra-t- il à la postérité. Eh bien ! faut - il que
l'Europe croie que nous sommes encore en admiration devant
les philosophes ? Faut-il que la postérité prenne les jugeinens
qui sont portés dans cet ouvrage , pour les jugemens de
notre siècle? Il m'a semblé que la vérité devoit au moins
s'échapper par quelqu'endroit , et puisque tous les journalistes
ont cru devoir honorer ce livre de leurs éloges ; puisqu'il
s'en est trouvé même quelques-uns qui , en relevantune
ou deux des erreurs qu'il contient , ont semblé vouloir faire
NOVEMBRE 1806. 45г
entendre qu'ils n'en contenoit pas d'autres , je me suis cru
obligé de dire la vérité tout entière.
GUAIRARD.
P. S. Cet article étoit déjà imprimé, lorsque j'ai appris que
j'étois attaqué dans le Courrier des Spectacles , au sujet du
jugement que j'ai porté sur l'Histoire de France de M. Anquetil.
Cette agression m'étonne : il y a peut-être quelques
chose decommun entre M. Salgues et moi ; mais ce n'est pas
aux spectacles que nous nous rencontrerons,etcen'est pas danr
son Courrier des Spectacles queje m'attendois à voir discuter
mes opinions sur la religion et sur la manière d'écrire l'histoire.
Quoiqu'il en soit , il m'accuse , avec beaucoup de politesse,
de ne penser à rien moins qu'à me donner le plaisird'un
autodafé. Certes , cette accusation vaut bien la peine d'être
repoussée ; mais comme les lecteurs du Mercure ne seroient
pas contens de recevoir un numéro rempli par moi seul , je
suis obligé de renvoyer ma justification au numéro prochain.
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
-L'Ecole de Médecine de Paris a tenu , le 17 novembre
1806, une séance publique pour l'ouverture de ses cours
pendant l'année 1807.
Acette séance , se trouvoient M. le conseiller-d'Etat à vie
directeur de l'instruction publique ; MM. les professeurs de
l'Ecole de Médecine ; MM. les membres de la Société de cette
Ecole , et une foule d'élèves.
M. de Jussieu , président , a prononcé un discours dans
lequel il a eu principalement pour objet , 1º d'offrir quelques
réflexions sur les rapports de la médecine avec les autres
parties de la philosophie naturelle; 2º de présenter un tableau
abrégé des travaux de l'Ecole de Médecine , et des observations
qui lui ont été communiquées pendant l'année précédente.
Les rapportsde la médecine avec les autres sciences physiques
, sont évidens. Il sont établis : 1º avec la chimie , et par
lesheureuses applications de sa méthode a l'étude des maladies,
et par les faits nombreux et les renseignemens importans
qu'elle a fournis à l'art de guérir; 2°. avec la zoologie,
pour d'utile rapprochemens entre l'organisation de l'homme
Ffa
452 MERCURE DE FRANCE ,
etcelles des animaux ; 3º avec la botanique , non-seulement par
les secours fournis à la matière médicale , mais aussi par les
lumières et la précision que l'étude des familles naturelles
tend à porter dans la thérapeutique.
Après avoir dévelopé ces aperçus que nous indiquons à
peine , M. de Jussieu a fait l'énumération rapide des travaux
qui ont été exécutés dans le sein de l'Ecole , pour contribuer
aux progrès des sciences médicales , et cite avec éloges les
dissertations inaugurales les plus remarquables ; il passe ensuite
aux relations intérieures de l'Ecole; et ici l'histoire de la
science se lie dans son discours , aux annales de l'Empire , à
la gloire et à la sollicitude du héros qui , chaque jour , en
agrandit les destinées .
))
« Un événement honorable pour l'école , dit M. de Jussieu,
>> ne peut être passé sous silence; on se rappelle cette cam-
>> pagne mémorable , que la postérité aura peine à concevoir ;
>>cette campagne d'Allemagne où le magnanime Empereur
>> des Français , menacé par une fédération de plusieurs
>> grandes puissances de l'Europe, transporta subitement son
>> armée au milieu du pays occupé par les troupes ennemies ,
>> sépara par des marches savamment combinées , leurs dif-
>> férens corps , les défit successivement , s'empara de leurs
» villes principales , et de plusieurs de leurs provinces ,
pénétra jusque dans la capitale de l'Autriche; remporta ,
>>par le double ascendant de lascience et delavaleur , une
>> victoire décisive , et montra autant de modération après
>> le combat , qu'il avoit mis de courage , d'activité et de
>> génie pour vaincre. Ces opérations militaires , exécutées au
>> milieu des frimats et dans moins d'un mois , ne peuvent
>> être égalées ou surpassées que par la campagne actuelle ,
>> rapide encore dans ses mouvemens et ses succès , et dont
>> l'antiquité n'offre aucun exemple. Alors , comme main-
>> tenant le nombre des prisonniers fut considérable : des
>> colonnes d'Autrichiens , de Russes désarmés , furent diri-
>> gées dans divers lieux de la France , et placées dans des
>> bâtimens qui parurent propres à les loger : la fatigue d'une
>> longue marche , l'impossibilité de changer eu de réparer
>> les vêtemens , la négligence des divers moyens d'hygiène ,
>> l'entassement de beaucoup d'hommes dans un même local,
» enfin l'abattement et le désespoir résultèrent du chagrin
» d'être vaincu et transporté loin de sa patrie : toutes ces
>> causes donnèrent lieu à des fièvres d'hôpital , très-graves ,
>> qui se manifestèrent à Autun, Semur et dans d'autres lieux .
» L'évêque d'Autun , le respectable Defontanges , ne s'étant
>> pas contenté d'offrir un séminaire pour y placer les ma
NOVEMBRE 1806. 453
>> lades , il leur prodigua ses soins avec autant de charité
>> que de courage , donna l'exemple du plus grand zèle , et
>> mourut victime de son dévouement dans l'exercice des
>> vertus hospitalières.
>> Déjà la sollicitude du grand homme qui gouverne la
>>> France étoit excitée , et par sa volonté aussi bienfaisante
>> que puissante , l'Ecole de Médecine de Paris fut chargée ,
>> par le ministre de l'intérieur, d'envoyer des commissaires
» sur les lieux ravagés par l'épidémie. M. Desgenettes fut
>> nommé , et eut pour adjoints MM. Geoffroy et l'Erminier.
› Leur présence répondit à l'objet de leur mission , et par les
>> mesures qu'ils firent prendre aussitôt , la source du mal fut
>> tarie , le foyer de la contagion atteint , le calme rétabli
>> dans les esprits , et le gouvernement put recueillir dans
>> cette portion de l'Empire un juste tribut de reconnoissance
>> pour sa sollicitude paternelle. » M. de Jussieu a rappellé
plusieurs autres circonstances dans lesquelles l'Ecole de Médecine
de Paris a pris part à différentes mesures de police
médicale et de salubrité publique. Il a terminé son discours
par une exposition rapide des travaux de la Société académique
de l'école de Médecine de Paris, chargée de remplacer
l'Académie de chirurgie et la Société royale de médecine.
Le discours de M. de Jussieu a été immédiatement suivi
suivant :
de la distribution des prix pour l'an 1806 , dans l'ordre
PRIX DE L'ECOLE PRATIQUE , 1806.
PREMIÈRE CLASSE .
Anatomie.
Premier prix.-M. Achille-Cléophas Flaubert , âgé de
vingt - deux ans , né aux Granges , département de l'Aube.
Accessit . MM. Guitton , Blancheton.
T
Chimie.
Premier prix.- M. Antoine Blancheton , âgé de vingtdeux
ans , né à Vertaizon , département du Puy-de-Dôme.
Accessit.- MM . Guitton , Flaubert.
Médecine.
Premier prix.-Antoine-Nicolas Guitton , âgé de vingtsept
ans , né à Merry-sur-Yonne. Accessit. - MM. Breschel ,
Baikem.
:
PREMIÈRE CLASSE .
Chirurgie.
Gilbert Breschel , âgé de 25 ans , né à Clermont-Ferrand ,
département du Puy-de-Dôme. Accessit. -MM. Guitton ,
Nouailles.
DEUXIÈME CLASSE.
Anatomie.
Premier prix partagé entre Pierre Calemard - Lafayette ,
454 MERCURE DE FRANCE ,
âgé de 25 ans , né au Puy, département de la Haute-Loire ;
Jean-Jadioux , âgé de 22 ans , né à Luzy , département de
la Nièvre. Accessit. -MM. Louis - René - Luc Leclerc ,
Jacques-Sylvain Thillaye.
Physique et chimie.
Prix partagé entre MM. Calmard-Lafayette , déjà nommé;
Benjamin-Elie Lefebure , âgé de 28 ans , né à Rouen , département
de la Seine-Inférieure. Accessit. -M. Jadioux ,
déjà nommé.
TROISIÈME CLASSE.
Anatomic.
Premier prix partagé entre MM. Louis Imbert , âgé de
21 ans , né à Ville-Croze , département du Var. Edine Lesauvage
, âgé de 26 ans , né à Caen , département du Calvados.
Accessit.-MM. Guillaume-Joseph Closson, Michel-
Jules Lemazurier.
Chimie.
Prix partagé entre MM. Louis Imbert , déjà nommé ;
Guillaume-Joseph-Célestin Closson , âgé de 20 ans , né à
Liége , département de l'Ourthe. Accessit.-MM. Pasquier-
Benedic Poret , Louis-Justin Monnet.
- On promet, pour la semaine prochaine, plusieurs nouveautés
dramatiques : à l'Opéra, la reprise de Tamerlan ; àla
Comédie Française , la première représentation d'Octavie ,
tragédie en cinq actes et en vers ; au théâtre de l'Impératrice
, il Podesta di Chioggia , musique d'Orlandi. On donne
aujourd'hui même sur ce théâtre , la première représentation
d'une comédie nouvelle en trois actes et en prose , intitulée
laJournée aux Interruptions , ou Comme on travaille à Paris.
Les Faux Somnambules , représentés mercredi dernier , sur
le Théâtre Français , ont été sifflés à l'unanimité : quoique
cette prétendue comédie n'eût qu'un acte , le public l'a
trouvée encore trop longue ; elle n'a pas été achevée. Le
nouvel opéra comique , l'Avis au Public , a obtenu quelques
succès. Les paroles sont de M. Desaugiers , et la musique de
M. Alexandre Piccini, fils du célèbre compositeur de ce nom.
Le théâtre de Molière fera samedi , 29 novembre , son
ouverture par deux pièces étrangères qui ont une grande
réputation en Allemagne et en Angleterre. La première est
l'Avis aux Vieillards , comédie en cinq actes , traduite_de
l'allemand ; la seconde intitulée la Fille de quinze ans :
cette comédie en deux actes , est du célèbre acteur Garrick.
Ce théâtre sera désormais exclusivement consacré aux pièces
étrangères. Molière ne prête que son nom dans cette affaire:
ce qui n'empêche pas, comme chacun sait , que cet établisse-
-
!
NOVEMBRE 1806 . 455
ment ne soit très-propre à former le goût , et à augmenter
le nombre des auteurs de mélodrames : et dans le fait il y a
bien assez long-temps que Corneille , Racine , Voltaire et
Molière règnent exclusivement sur notre scène.
-Les obsèques de M. Ledoux ont été célébrées au milieu
d'un concours nombreux de ses amis et de ses élèves. M. Vignon
, son confrère , a prononcé sur sa tombe un discours : il
l'a terminé par la proposition aux élèves, d'un concours dont
leprixsera une médaille de 500 fr. , et le premier volume du
grand ouvrage que M. Ledoux n'a pas eu le temps d'achever.
M. Luce de Lancival, exprimant le regret de ne pouvoir louer
dignement son ami , a cru devoir honorer sa mémoire en
récitant sur sa tombe des vers extraits du poëme de l'Imagination
, et en consacrant en quelque sorte dans cette triste
circonstance , ce tributde la Muse de M. Delille au talent de
M. Ledoux.
Voici ces vers :
Et pourrai-je oublier tes talens et ton zèle ,
0 toi , de l'amitié le pius parfaitmodèle ,
Respectable Ledoux ! artiste citoyen ,
Partout le nom français s'énorgueillit du tien.
C'étoit peu d'élever ces portes magnifiques ,
De la ville des rois majestueux portiques ;
Al'honneur des Français que n'eût point ajouté
Le généreux projet de ta vaste cité (1) !
Là seroit le bonheur ; là, de la raçe humaine
Le monde eût admiré le plus beau phénomène;
Les modestes réduits , les superbes palais ,
Les fontaines coulant en limpides filets ,
Les comptoirs de Plutus père de la fortune ,
Les forges de Vulcain, les chantiers de Neptune,
Les temples de Thémis , les arsen ux de Mars ,
Les dépôts du savoir, les ateliers des arts ,
Lecirquedes combats, les pompes de la scène ,
Oùvient rire Thalie et pleurer Melpomène;
Tout ce que, dans le sein d'une vaste cité ,
Commande le plaisir ou la nécessité ;
Tout ce qui , des humains fécondant l'industrie ,
Pare, enrichit , éclaire , et défend la patrie.
Qu'Amphion , aux accords d'un luth miraculeux ,
Bâtisse des Thébains les remparts fabuleux ,
Sur de plus grands bienfaits notre hommage se fonde :
Il fit noftre une ville , et tu bâtis un monde.
Gloire te soit rendue ! et puissent tes vieux ans
Habiter le séjour dont tu traças les plans !
(*) M. Ledoux avoit conçu l'idée d'une ville où tous les genres de travaux,
tous les objets d'utilité et d'agrément auroient été placés, à portée
P'un de l'autre , et dans une situation favorable à leur perfectionnement.
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
Les cours du Collège de France s'ouvriront le 24 novembre
1806 , dans l'ordre suivant : Astronomie : professeur ,
M. de la Lande , ancien directeur de l'Observatoire ; les mardis
, jeudis et samedis. - Mathématiques : M. Mauduit , id.
-Physique généralz : M. Biot , id.-Physique expérimentale
: M. Lefevre Gineau ; les lundis , mercredis , vendredis et
samedis. - Médecine : M. Hallé ; mardis , jeudis et samedis.
-Anatomie: M. Portal ; lundis , mardis et jeudis.-Chimie :
M. Thénard ; lundis , mercredis et vendredis. Histoire naturelle
: M. Cuvier ; lundis , mercredis et vendred. Droit de
la nature et des gens : M. Pastoret ; lundis , mercredis et vend.
-
-
Histoire et Philosophie morale : M. Charles l'Evêque ;
mardis , jeudis et samedis. - Langue hébraïque : M. Audran
; lundis , mercredis et vendredis. Langue arabe :
M. Gaussin ; lundis , mercredis et vendredis . - Langue
turque : M. Ruffin ; id. Philosophie grecque : M. Bosquillon
; id.-Littérature grecque : M. Gail ; id.-Eloquence
latine : M. Dupuis ; mardis , jeudis et samedis. -Poésie
latine : M. Delille , et M. Legouvé suppléant , lundis , mercredis
et vendredis , à une heure. - Ce cours commencera le
mercredi 3 décembre .- Littérature française : M. Cournand ;
mardis , jeudis et samedis , à 5 heures du soir.
- L'Athénée de Paris , rue du Lycée , nº. 2 , ouvrira ses
cours le 1. décembre prochain. On lit dans le programme
qui annonce cette ouverture « que les administrateurs ont pris
les plus grands soins pour en régler l'ordre de manière à
varier l'instruction et à satisfaire les goûts des abonnés qui
viennent chercher dans son amphithéâtre des lumières , et
dans ses salons des plaisirs. »
Les professeurs sont : MM. Fourcroy, pour la chimie ;
Sue , pour l'anatomie ; Richerand , pour la physiologie ;
Cuvier, pour l'histoire naturelle des animaux ; Assenfratz ,
pour la technologie ; Chénier , pour les belles- lettres ; Ginguené
, pour l'histoire littéraire moderne ; Daunou , pour
l'histoire romaine ; Robert , pour la langue anglaise ; Boldoni ,
pour la langue italienne.
Discours prononcépar M. de Fontanes , président du Corps-
Législatif, à l'occasion de la cérémonie de la pose de la
première pierre de la nouvelle façade du palais de ses
८
séances'.
Messieurs et chers collègues ,
L'érection de ce monument est en quelque sorte un hommage
rendu par l'EMPEREUR lui-même à la nation française.
Il veut réunir les députés qu'elle envoie au Corps-Législatif
dans un édifice plus majestueux, etdigne , au-dehors comme
NOVEMBRE 1806 . 457
1
:
au-dedans, de leur caractère et de leurs délibérations. Cette
idée est aussi noble que populaire. Onaime à voir le vainqueur
de l'Europe honorer le peuple avec lequel il a triomphe de
tous les autres .
Ce goût des monumens publics , cet esprit de magnificence
nationale caractérisa toujours les héros et les grands princes.
Ils consacrent à cette occupation vraiment royale les jours de
leurs repos et de leurs plaisirs. Mais celui qui nous gouverne
sait mêler aux soins de la guerre , ces travaux ordinairement
destinés aux loisirs de la paix. Un jour , l'histoire observera
qu'au moment même où les souverains étrangers , poursuivis
par nos armées victorieuses , abandonnoient leurs capitales
envahies , nous embellissions tranquillement la nôtre , qui désormais
sera moins celle de la France que du monde civilisé.
Une grande partie de l'Europe est bouleversée , et jamais la
France ne futplus tranquille , grace à ce génie prodigieux qui
veille aujourd'hui pour nous du sein de la Prusse , comme
naguère du sein de l'Autriche, et qui , à deux centslieues de ses
frontières , semble n'avoir pas quitté le centre de son Empire.
L'année dernière l'a vu dicter des lois dans le palais de Marie-
Thérèse ; l'année suivante , même avant d'être révolue , l'a vu
maître du palais de Frédéric-le-Grand , et les soldats français
ont manoeuvré sur les places d'armes de Postdam et de Berlin.
Iln'est plus besoin d'aucun effort et d'aucun talent pour bien
louer l'auteur de si grandes choses; il ne faut que dire avec
simplicité ce qu'il a fait. Plus on sera vrai en parlant de lui, et
plus sa vie paroîtra merveilleuse aux regards de la postérité.
Son non sera gravé sur la nouvelle façade de ce palais dont
je viens consacrer avec vous la fondation, et tous les arts n'y
pourroientplacer un plus bel ornement. Ils représenteront
quelques- uns de ses exploits , mais à côté des prodiges de la
victoire , ils peindront les bienfaits de la puissance législative.
La justice et la religion , en montrant le Code civil et le Concordat
, diront comment on arrache les Empires aux désordres
de l'anarchie . Des statues placées d'intervalle en intervalle ,
retraceront le souvenir des grands hommes français dont nous
devons étudier la conduite ou les écrits .
On y contemplera ceux dont le génie créateur perfectionnera
l'art social , en répandant de nouvelles vues sur le système
entier de la législation (1 ) , et ceux dont la vaste doctrine
embrassa toutes les parties de la jurisprudence (2) , et les
ministres des finances qui surent ménager avec soin la fortune
(1 L'Hôpitalet Montesquicu.
(2) Cujas et Dumoulin.
458 MERCURE DE FRANCE ,
publique dont l'emploi nous touche de si près ( 1 ) , et sur-tout
les magistrats courageux et fidèles qui n'abandonnèrent jamais
la cause des peuples devant le monarque , et qui , dans des
jours de foiblesse , soutinrent les droits du monarque contre
les peuples révoltés ( 2) .
Ces exemples parleront à tous les coeurs , et l'aspect d'un
tel monument doit attester que sous le règne du plus illustre
des conquérans, les vertus civiles seront honorées comme
les vertus militaires , et que la puissance du glaive ne sera
jamais taire celle des lois. >>
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
e
Le 10 novembre , M. Pons a découvert à Marseille une
petite comète ; c'est la 97°. que nous aurons connue , en
suivant le catalogue qui est dans mon Astronomie et les
supplémens que j'ai donnés dans la connoissance des temps.
M. Thulis , directeur de l'Observatoire de Marseille , a
déterminé leg, à 17 h. 24 m. temps moyen, l'ascension droite
181 d. 39 , et la déclinaison 2 d. 37º boréale. Le lendemain elle
étoit de 7 plus occidentale etde 17ª plus méridionale. Cette
comète n'est point visible à la vue simple, elle est informe ,
sans noyau sensible; c'est la sixième que M. Pons ait découverte
depuis le 11 juillet 1901 , mais cette fois il est le seul
que jesache; sans son courage et le beau ciel de la Provence ,
cette comète nous eût totalement échappé.
DE LALANDE.
MODES du 25 novembre.
Les redingotes de drap , que l'on faisoit , il y a quinze jours , à
rotonde tantôt flottante , tantôt colante , et pour lesquelles beaucoup
de tailleurs avoient imaginé des rotondes postiches , laissent aujourd'hui
voir le dos. La mode veut qu'elles pressent la taille comme un
corset , et la marquent fort bas . Leurs manches ont toutes un bourrelet ,
tantôt plissé à soufflet , tantôt coupé par intervalles avec une petite
Lande différente .
Les redingotes , comme les douillettes , montent tout droit et sont
sans revers . On a fait , ces jours derniers , beaucoup de douillettes en
croisé de diverses couleurs , et en velours bleu : ces dernières avoient
sur les manches des crevés blancs .
( 1 ) Sully et Colbert .
(2) Molé et d'Ague seau .
NOVEMBRE 1806 . 459
t
Les robes , toujours très-peu amples du devant , et rondes , c'està-
dire sans queue , se lacent dans le dos , au lieu de se froncer à
P'enfant. Les pattes , toujours pointues , sont très-petites au bas de la
taille. Onmet sur ces robes des garnitures bouffantes , composées de
rubans et de crepe. Les manches , gonflées à l'espagnole , n'ont , au
bas , qu'une simple coulisse.
NOUVELLES POLITIQUES.
Gênes , 19 novembre.
Quelques lettres de Marseille annoncent qu'un bâtiment
arrivé du Levant , a apporté la nouvelle que la Porte ottomane
a déclaré la guerre à l'Angleterre et à la Russie. Cette
nouvelle se trouve confirmée par des lettres de Livourne , où
elle est également parvenue parun vaisseau qui a fait la traversée
de Constantinople en seize jours. Les ambassadeurs de
Russie et d'Angleterre avoient déjà quitté cette capitale.
PARIS , vendredi 28 novembre.
La corvette la Créole est arrivée de l'Isle-de- France après
53 jours de traversée ; et a apportée les dépêches du général
Decaen , capitaine-général de la colonie. Les deux Isles-de-
France et de la Réunion avoient éprouvé deux ouragans violens
, le 21 février et 10 mars. Leur effet le plus fâcheux a été
dedétruire les récoltes de bled et de maïs : heureusement que
les soins et l'activité de l'administration sont parvenus à introduiredans
ces colonies, une quantité surabondante de riz.
La récolte nouvelle présente les plus belles espérances ; et on
estdégagé de toute inquiétude à cet égard. Le général Decaen
avoit reçu les nouvelles garnisons parties de France au commencement
de l'année ; elles n'avoient pas perdu un seul
homme dans la traversée. Les bâtimens de Sa Majesté se sont
emparés dans les mers de l'Inde de plusieurs bâtimens ennemis
, qui sont heureusement arrivés dans les colonies. Du
nombre de ces prises est le Warren-Hastings , vaisseau de la
compagnie des Indes , venant de Chine avec un chargement
complet.Un extrà schip de la compagnie anglaise , du port
de 800 tonneaux , dont le nom est encore inconnu , venoit de
mouillerjavec un chargement complet de coton et bois de
sandal ; ce dernier avoit été pris par la Sémillante , capitaine
Motard , ainsi qu'un autre nommé le Janus- Demont ,
dumême port et de la même capacité, qui n'étoit pas encore
460 MERCURE DE FRANCE ,
arrivé. Quatre autres bâtimens de l'Inde avoient été brûlés ou
coulés par cette frégate. Des corsaires ont aussi amené dans
la colonie diverses prises , savoir : le Manchot : les navires
le Henri-Addington et le Kebles , capturés sur la rade de
Bancoul, et dont les cargaisons sont estimées 500,000 fr.; le
Napoléon : l'Expériment , de 660 tonneaux , avec un chargementde
thé; la Bellone : deux baleiniers ; la Henriette : la
Vipère, portet chargement non indiqués , et le Phenix ,
de600 tonneaux , évalué 700,000 fr. Dans les trois mois précédens
, sont arrivées les prises dont les noms suivent , et ayant
divers chargemens.
Le Henry, venant de Liverpool , de 200 tonneaux ; le
Melville , de Calcutta 800 ; l'Endeavour , de Bassora , 500 ;
la Princesse de Galles , de Cancoul , 200 ; le Diamant , de
Londres , 460 ; l'Hercule , de Bombay , 500 ; le Wuldegrave ,
de Chine , 600 ; le Robuste , de Calcutta , 330 ; le Commerce ,
de Calcutta , 380; la Betzi , du Pegu , 600. ( Journal officiel. )
-Des lettres de Mayence assurent que S. M. l'Impératrice
part pour se rendre à Berlin .
-Le Moniteur du 26 a donné, en trois supplémens ,
toutes les pièces de la dernière négociation entre la France et
l'Angleterre. Nous regrettons que le défaut d'espace ne nous
permette pas de les insérer dans le Mercure.
XXXII BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE.
Berlin , le 16 novembre 1806.
Après la prise de Magdebourg et l'affaire de Lubeck , la
campagne contre la Prusse se trouve entièrement finie. Voici
quelle étoit la situation de l'armée prussienne en entrant en
campagne. Le corps du général Ruchel , dit de Westphalie ,
étoit composéde 33 bataillons d'infanterie , de 4 compagnies
de chasseurs , de 45 escadrons de cavalerie , d'un bataillon
d'artillerie et de 7 batteries , indépendamment des pièces de
régiment. Le corps du prince d'Hohenlohe étoit composé de
24 bataillons prussiens et de 25 bataillons saxons , de 45 escadrons
prussiens et de 36 escadrons saxons , de 2 bataillons
d'artillerie, de 8 batteries prussiennes et de 8batteries saxonnes.
L'armée commandée par le roi en personne, étoit composée
d'une avant-garde de to bataillons et de 15 escadrons , commandée
par le duc de Weimar , et de trois divisions : la première
, commandée par le prince d'Orange , étoit composée
de ir bataillons et de 20 escadrons; la seconde division , commandée
par le général Wartensleben , étoit composée de
11 bataillons et de 15 escadrons ; la troisième division , commandée
par le général Schmettau , étoit composée de 10 ba
NOVEMBRE 1806 . 461
taillons et de 15 escadrons. Le corps de réserve de cette armée ,
que commandoit le général Kalkreuth , étoit composé de
deux divisions , chacune de 10 bataillons des régimens de la
garde ou d'élite , et de 20 escadrons. La réserve , que commandoit
le prince Eugène de Wirtemberg , étoit composée
de 18 bataillons et de 20 escadrons.
Ainsi le total général de l'armée prussienne étoit de 160 bataillons
, et de 236 escadrons servis par 50 batteries; ce qui
faisoit présens sous les armes 115,000 hommes d'infanterie ,
30,000 de cavalerie , et 800 pièces de canon , y compris les
canons de bataillon. Toute cette armée se trouvoit à la bataille
du 14, hormis le corps du duc de Weimar, qui étoit encore
sur Eisenach , et la réserve du prince de Wirtemberg ; ce qui
porte les forces prussiennes qui se trouvoient à la bataille , à
126,000 hommes. De ces 126,000 hommes , pas un n'a
échappé. Du corps du duc de Weimar , pas un homme n'a
échappé. Du corps de réserve du duc de Wirtemberg , qui
a été battu à Halle , pas un homme n'est échappé. Ainsi ces
145,000 hommes ont tous été pris , blessés ou tués. Tous les
drapeaux et étendards , tous les canons, tous les bagages ,
tous les généraux ont été pris , et rien n'a passé l'Oder. Le
roi , la reine , le général Kalkreuth , et à peine dix ou douze
officiers , voilà tout ce qui s'est sauvé. Il reste aujourd'hui au
roi de Prusse un régiment dans la place de Gros-Glogau qui
est assiégée , un à Breslau , un à Brieg , deux à Varsovie , et
quelques régimens à Koenigsberg ; en tout à-peu-près 15,000
hommes d'infanterie , et3 ou 4,000 hommes de cavalerie. Une
partiede ces troupes est enfermée dans des places fortes. Le roi
ne peut pas réunir à Kenigsberg , où il s'est réfugié dans ce
moment , plus de 8000 hommes.
Le souverainde Saxe a fait présent de son portrait au général
Lemarois , gouverneur de Wittemberg , qui , se trouvant à
Torgau , a remis l'ordre dans une maison de correction ,
parmi 600 brigands qui s'étoient armés et menaçoient de piller
la ville.
Le lieutenant Lebrun a présenté hier à l'EMPEREUR quatre
étendards de quatre escadrons prussiens que commandoit le
général Pelet , et que le général Drouet a fait capituler du côté
du Lauenbourg. Ils s'étoient échappés du corps du général
Blucher.
LemajorAmeril , à la tête d'un escadron du 16º de chasseurs,
envoyé par le maréchal Soult le long de l'Elbe , pour ramasser
tout ce qui pourroits'échapper du corps du général Blucher ,
faitun millier de prisonniers ,dont500 hussards , et apris a
une grande quantité de bagages.
462 MERCURE DE FRANCE ,
Voici la position de l'armée française. La division de cuirassiers
du général d'Hautpoult, les divisions de dragons des
généraux Grouchy et Sahuc , la cavalerie légère du général
Lasalle, faisant partie de la réserve de cavalerie que le grandduc
de Berg avoit à Lubeck , arrivent à Berlin. La tête du
corps du maréchal Ney , qui a fait capituler la place de
Magdebourg , est entrée aujourd'hui à Berlin. Les corps du
prince de Ponte-Corvo et du maréchal Soult sont en route
pour venir à Berlin. Le corps du maréchal Soult y arrivera
le 20, celui du prince de Ponte-Corvo quelques jours après.
Le maréchal Mortier est arrivé avec le huitième corps à
Hambourg pour fermer l'Elbe et le Weser. Le général Savary
aété chargédu blocus de Hameln avec ladivision hollandaise.
Le corps du maréchal Lannes est à Thorn. Le corps du
maréchal Augereau est à Bromberg et vis-à-vis Grandentz.
Le corps du maréchal Davoust est en marche de Posen sur
Varsovie , où se rend le grand-duc de Berg avec l'autre partie
de la réserve de cavalerie, composée des divisions de dragons
des généraux Beaumont , Klein et Becker , de la division de
cuirassiers du général Nansouty , et de la cavalerie légère du
généralMilhaud.
Le prince Jérôme , avec le corps des alliés , assiége Gros-
Glogau; son équipage de siége a été formé à Custrin. Une
de ses divisions investit Breslau. Il prend possession de la
Silésie.
1
Nos troupes occupent le fort de Lenczyc, à mi-chemin de
PosenàVarsovie. On y a trouvé des magasins et de l'artillerie.
Les Polonais montrent la meilleure volonté ; mais jusqu'à la
Vistule ce pays est difficile ; il y a beaucoup de sables. Pour
la première fois , la Vistule voit l'aigle gauloise.
L'EMPEREUR adesiré que le roi deHollande retournåt dans
son royaume , pour veiller lui-même à sa défense.
Le roi de Hollande a fait prendre possession du Hanovre
par le corps du maréchal Mortier. Les aigles prussiennes et
les armes électorales en ont été ôtées ensemble.
XXXIII BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Berlin, le 17 novembre.
Lasuspension d'armes ci-jointe a été signée hier à Charlottenbourg.
La saison se trouvant avancée , cette suspension
d'armes asseoit les quartiers de l'armée. Partie de la Pologne
prussienne se trouve ainsi occupée par l'armée française , et
partie est neutre.
S. M. l'Empereur des Français , Roi d'Italie , et S. M. le
roi de Prusse , en conséquence des négociations ouvertes depuis
le 23 octobre dernier , pour le rétablissement de la paix
८
NOVEMBRE 1806. 463
si malheureusement altérée entr'elles , ont jugé nécessaire de
convenir d'une suspension d'armes ; et à cet effet , elles ont
nommé pour leurs plénipotentiaires , savoir : S. M. l'Empereur
des Français , Roi d'Italie , le général de division Michel
Duroc , grand-cordon de la Légion-d'Honneur , chevalier des
ordres de l'Aigle noire et de l'Aigle rouge de Prusse , et de la
Fidélité de Bade , et grand-maréchal du palais impérial ; et
S. M. le roi de Prusse , le marquis de Lucchesini , son ministre
d'Etat , chambellan , et chevalier des ordres de l'Aigle noire et
de l'Aigle rouge de Prusse , et legénéral Frédéric-Guillaume
de Zastrow , chefd'un régiment et inspecteur-général d'infanterie
, et chevalier des ordres de l'Aigle rouge et pour le mérite ;
lesquels , après avoir échangé leurs pleins-pouvoirs , sont
convenus des articles suivans :
Art. Ir. Les troupes deS. M. le roi de Prusse, qui se trouvent
aujourd'hui sur la rive droite de la Vistule , se réuniront à
Kænigsberg et dans la Prusse royale depuis la droite de la
Vistule.
II. Les troupes de S. M. l'Empereur des Français , Roi
d'Italie , occuperont la partie de la Prusse méridionale qui se
trouve sur la rive droite de la Vistule jusqu'à l'embouchure
du Bug , Thorn , la forteresse et la ville de Graudentz , la
ville et la citadelle de Dantzick , les places de Colberg et de
Lenczyc, qui leur seront remises pour sûreté ; et en Silésie ,
lesplaces de Glogau et de Breslau , avec la portion de cette
province qui se trouve sur la rive droite de l'Oder , et la
partie de celle située sur la rive gauche de la même rivière ,
qui aura pour limite une ligne appuyée à cette rivière, à cinq
lieues au-dessus de Breslau , passant à Ohlau , Zobsen , à trois
lieues derrière Schweidnitz et sans le comprendre , et de là à
Freyburg , Landshut , et joignant la Bohême à Liebau.
III. Les autres parties de la Prusse orientale ou nouvelle
Prusse orientale , ne seront occupées par aucune des armées ,
soit françaises , soit prussiennes ou russes ; et si des troupes
russes s'y trouvoient, S. M. le roi de Prusse s'engage à les faire
rétrograder jusque sur leur territoire; comme aussi de ne
pas recevoir des troupes de cette puissance dans ses Etats ,
pendant tout le temps que durera la présente suspension
d'armes.
IV. Les places de Hameln et de Nienbourg , ainsi que celles
désignées dans l'article II , seront remises aux troupes françaises
avec leurs armemens et munitions , dont il sera dressé
an inventaire dans les huit jours qui suivront l'échange des
ratifications de la présente suspension d'armes. Les garnisons
de ces places ne seront point prisonnières de guerre ; elles
464 MERCURE DE FRANCE ,
seront dirigées sur Kænigsberg , et on leur donnera à cet effet
toutes les facilités nécessaires .
V. Les négociations seront continuées à Charlottenbourg ;
et si la paix ne devoit pas s'ensuivre , les deux hautes parties
contractantes s'engagent à ne reprendre les hostilités qu'après
s'en être réciproquement prévenues dix jours d'avance.
VI. La présente suspension d'armes sera ratifiée par les
deux hautes puissances contractantes , et l'échange des ratifications
aura lieu à Graudentz , au plus tard le 21 du présent
mois.
En foi de quoi , les plénipotentiaires soussignés ont signé le
présent , et y ont apposé leurs sceaux respectifs.
Fait à Charlottenbourg , ce 16 novembre 1806.
Signes DUROC , LUCCHESINI , ZASTROW..
COMPTOIR COMMERCIAL .
La Banque de France a réduit à cinq pour cent l'an,le
taux de l'escompte , qui étoit précédemment à six pour cent ;
les directeurs du Comptoir Commercial ont l'honneur de
prévenir MM. les actionnaires, que le taux de l'escompte du
Comptoir est également réduit de un pour cent l'an à
compter du lundi 24 novembre 1806
Les directeurs du Comptoir Commercial ,
JACQUEMARTet fils ,et DOULCET -D'EGLIGNY.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE NOVEMBRE.
DU SAMEDI 22. - C p. olo c. J. du 22 sept. 1086 , 71f 50c 75f 7af
пос. Бос Зос oof ooc cof. oof. recooc oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 69f. ooc 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1227f. 50c 0000f oooof ooc .
DU LUNDI 24. -C pour 70 c. J. du 22 sept. 1806.72f 25c 30c 72f.
Зос. 20c 30c 50c 75c 6oc . 73f ooc ooo oocooc.
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807. 69f. 5oc occ. оос. оос
Act. de la Banque de Fr. 1212f 500 1217f. 50c. 1220f oooof.
DU MARDI 25. - C p. ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 73f. Soc . 85€
73fgoc 74f3f 8oc . 74f 73f 8oc. 74f. 73f 85c 90c 74f 73fgoc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807 71f. oof. 000 000 000 000. 000 000.000
Act. de la Banque de Fr. 1225f oooof ooc o00of. ooc oooof coc..
DU MERCREDI 25. - Ср . 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 73f. 50c 73f 7af
goc. 73f ooc oocooc . ooc ooc ooc. ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 7of 50c . 7of. ooc oocooc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1215f 1212f 50c 1207 500 0000f
ود
DU JEUDI 27.-C p. oo c. J. du 22 sept . 1806 , 72f 60c 50c 700 750 600
50c 550 700 80c 75c oof oof ooc oэс оос оос оос оос оос оос оос 000 000
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 69f boc oof, ooc ooc ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. oooof. oooof oooof oc. oooof
DU VENDREDI 28. -Ср. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 72f 7 1f90c 7af
71f 90c. 71f 90c $50 goc oof ooc oof
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 68f goc oof. ooc ooc coc
Act. de la Banque de Fr. 1205f ooc 0000000.oooof. oooof ooe
(NO. CCLXXXI . )
(SAMEDI 6 DÉCEMBRE 1806.)
i
;
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
I
DEPT
DE
LA SEINE
ÉPITRE A M. **
* OCHAMP , disoit Horace ! ô paisible retraite !
Quand pourrai-je te voir ? Quand pourrai-je en ton sein,
>> Loin de Rome , oublier enfin
Les jours trop agités d'une vie inquiète ?»
Tibulle s'écrioit , avec un doux chagrin :
Pour habiter la ville il faut un coeur d'airain !
Comme eux, amant de la nature,
Dansunchampêtre asile , entre Flore et Zéphyr,
Cher ami , je la goûté et plus libre et plus pure;
Mon ame avec les fleurs y vient s'épanouir.
Cerapide moment qu'on appelle la vie
Est si prompt à s'évanouif !
C'est presque le fixer que d'en savoir jouir.
Mais, jouissons du moins sans irriter l'envie;
Toujours l'éclat nuit au plaisir.
Dans un sage et riant loisir
Couronner son printemps des roses de Cythère,
Unir, à l'ombre du mystère ,
La décence et la volupté;
Sain d'esprit et de corps , penser en liberté;
Quelquefois , d'une main légère,
Badiner our un luth par lesGraces monté;
고
Gg
466 MERCURE DE FRANCE ,
Chérir les arts sans vain système;
Donner à la nature et son coeur et ses yeux;
Raisonner moins pour sentir mieux ;
Jouir sans abuser ; ne vouloir rien d'extrême ;
Étre utile aux humains, mais sans régner sur eux;
Voir peules rois , être roi de soi-même ;
Nuls flatteurs, des amis , coeurs vrais et généreux,
Que notre bonheur rend heureux ;
Aimer, vivre sans cesse auprès de ce qu'on aime;
Trouver dans sa Délie amour, grace, candeur :
:
Ami , j'en appelle à ton coeur,
N'est-ce point là le bien suprême ?
Par M. LE BRUN, de l'Instilut.
HYMNE AU MATIN ,
IMITATION LIBRE DE GESSNER.
Je te salue , ô jour naissant !
Belle aurore , je te salue !
Ton rayon a déjà percé l'ombre touffue .
De ce bois que domine un rocher blanchissant.
Il brille dans cette cascade ,
S'y réfléchit sur chaque fleur
Où tremble la rosée, où pres d'une Naïade
Je respire au matin le souffle du bonheur.
Dans le calice d'une rose
Zéphyr goûtoit un doux sommeil ,
Mais il vient de quitter sa couche demi-close
Et d'un peuple de fleurs va presser le réveil.
Je vois fuir la troupe des songes
Brillante de mille couleurs ,
A
Cloé seule retient ses Dieux consolateurs
Tout prêts à s'envoler sur l'aile des mensonges.
Hâte- toi , Zéphyre , et des fleurs
Dérobe les douces odeurs ;
Hâte-toi .... Cloé sort des bras de la mollesse ,
Et ses yeux vont bientôt s'ouvrir à la tendresse.
7
DECEMBRE 1806. 467
Ah! viens écarter les pavots
Qui couvrent sa paisible couche;
Viens effleurer son sein , l'arracher au repos ,
Et que ton doux baiser s'imprimé sur sa bouché!
A son réveil dis lui tout bas
Qu'avant le lever de l'aurore
J'ai dit aux fleurs son nom , qu'elles n'ignoroient pas ;
Je l'ai dit à l'écho qui le redit encore.
Hyacinthe GASTON.
LE LIÈVRE , LA TAUPE ET LE HÉRISSON ,
FABLE.
Un lièvre avoit son gite uprès de la tanière
D'un maussade et vieux hérisson ;
Chacun de son côté vivoit à sa manière ,
A l'abri du même buisson ,
Quand une taupe y vint creuser sa taupinière.
Entre les gens de certaine façon ,
Nous savons tous qu'il est d'usage
Que le dernier venu dans tout le voisinage
Promène sa personne , ou tout au moins son nom.
En habit de velours , notre taupe au plus vite
Fait done au lièvre sa visite :
Après la révérence , après maint compliment
(Ceux des bêtes , dit-on, ressemblent fort aux nôtres ) ,
Après avoir parlé de soi très-longuement ,
On parla quelque peu des autres,
Et du voisin conséquemment.
« Quel esprit ! dit la taupe ; y peut-on rien comprendre ?
C
>>Est-il rien de moins amusant ?.
>> Est-il rien de moins complaisant ?
>>Savez-vous par quel bout le prendre ?
>> Il vit toujours triste et caché,
» Une sombre humeur le dévore; -
>> Il blesse quand il est faché ,
>> Et quand il joue il blesse encore ;
>> Et c'est pourtant chez lui queje cours de ce pas. >>
<< Madame , dit le lièvre , assurément badine ? »
« Et le bon ton , voisin ... » « Et le bon sens , voisine,
>> M'assure que vous n'irez pas.
Ggz
468 MERCURE DE FRANCE ,
<< Plains et fuis , nous dit- il , ces personnes chagrines
>> Qu'on ne peut aborder avec sécurité ,
» Et qui , même dans la gaieté ,
>> Ne quittent jamais leurs épines. »
M. ARNAULT.
:
ENIGME.
ABIEN des gens si je sais plaire ,
C'est à bon titre assurément ,
Puisque l'utilité jointe à l'amusement
Futde tout temps mon partage ordinaire.
Il n'est presque point de maison
Oùje ne soisdu moins pour quelque chose ;
Car, à défaut de moi , l'usage et la raison
Veulent qu'on ait un peu de ce qui me compose.
Si quelqu'un n'éprouvoit pour moi que de l'ennui ,
Qu'il enconvienne sans rien craindre;
Onsait qu'il est moins à blâmer qu'à plaindre , ..
Et chacun dit : tant pis pour lui.
LOGOGRIPHE .
Je mords les grands quoique petit,
Et cela par pure innocence ,
Pour contenter mon appetit ,
Mon goût et mon intempérance.
Un instant il faut s'amuser :
Neuf pieds font toute ma structure :
•Lecteur, pour les décomposer,
Donne-toi de la tablature.
Je suis des oiseaux un manger ;
Une ville de l'Italie ;
Ducheval unemaladie;
Un jeu qui n'est point étranger;
Unpoisson de mer; un herbage
Dont le vendangeur fait potage ;
Un habitant de Canada;
D'ami l'épithète ordinaire.
Ma foi , lecteur, j'en reste lå ;
Car rimer n'est point mon affaire.
CHARADE .
MON premier, cher lecteur, que tu bois volontier,
Devenu mon second , te donne mon entier.
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Souris.
Celui du Logogriphe est Cabriolet .
Celui de la Charade est Cou-rage..
A
: 7
AJ
DECEMBRE 1806. 469
OPERE POSTUME DI VITTORIO ALFIERI, - OEuvres
Posthumes de Victor Alfieri.
(II . Extrait. )
J'AI parlé avec quelque détail de l'Alceste d'Alfieri. Cette
tragédie est précédée d'un drame d'une espèce particulière ,
qui , par les beautés qu'on y trouve , autant que par sa singularité
, paroît mériter aussi un examen de quelqu'étendue.
Porté à écrire des tragédies par cet attrait irrésistible qui
s'allie presque toujours à un véritable talent , Alfieri regretta
toute sa vie de ne pouvoir les faire représenter d'une manière
satisfaisante , et devant des auditeurs capables de les apprécier.
Ses préfaces , ses examens , sont remplis de plaintes à ce sujet.
Il s'y élève contre l'Opéra avec l'animosité qu'inspireroit un
rival heureux; il s'indigne que ce spectacle frivole ,qui énerve
et dégrade les ames , ait pris si long-temps le pas sur la
divine tragédie , qui les élève et les fortifie. Voyant donc ses
compatriotes accoutumés à ne chercher au théâtre qu'un
vainamusement pour les oreilles , il conçut l'idée d'un genre
de drame où la musique se réuniroit à la déclamation , espérant
ainsi les conduire par degré à écouter et à sentir la vraie
tragédie. Il appelle ce genre nouveau tramélogédie , nom
formé des deux mots mélos et tragédie , assez bizarrement
entrelacés , et qui , selon lui , n'en est que plus propre
exprimer cette alliance nouvelle de la tragédie et de l'opéra
On ne s'arrêtera pas à démontrer que la réunion de ces deux
espèces de drames ne pourroit jamais produire que des ouvrages
båtards , où les moyens d'imitation propres à l'un et
àl'autre se nuiroient réciproquement : Alfieri l'a senti luimême.
« Je n'ai point eu , dit-il , avec beaucoup de raison ,
>> la folle et puérile vanité d'inventer un nouveau genre de
>> drame , sachant bien que la vraie gloire d'un poète est de
» traiter avec succès les genres déjà trouvés , et non pas d'en
>> inventer de moins parfaits. » Il n'a donc pas eu d'autre but
que de faire , en quelque sorte , l'éducation théâtrale de ses
compatriotes, et de leur apprendre à apprécier ces beaux
spectacles où quatre ou cinq personnages conduits chacun
par des passions différentes , concourent au développement
d'une action simple , noble et intéressante. Il reste à savoir si
3
479 Y MERCURE DE FRANCE ,
la tramélogédie seroit propre à remplir cette intention, et si
pour enseigner à goûter les bons ouvrages , il est à propos de
commencer par en présenter de défectueux. Ce qui est certain,
c'est qu'un moyen plus simple et plus efficace à la fois
d'inspirer aux Italiens le goût des représentations tragiques ,
seroit de leur donner d'excellentes tragédies.
De six tromelogédies dont Alfieri avoit conçu le plan , il
n'en exécuta qu'une seule , dont le sujet est la Mort d'Abel.
Comme dans l'Epopée , deux espèces de personnages y concourent
à l'action , les uns sont merveilleux ou allégoriques :
Ils ne s'expriment qu'en vers rimés et destinés au chant ; les
autres ont le langage plus modeste des héros tragiques , et sont
réduits aux vers blancs et à la déclamation. La pièce s'ouvre
par un dialogue entre Lucifer et le Péché. Tous deux ,
indignés du sort heureux dont jouit encore la première famille
du genre humain, malgré la faute d'Adam et d'Eve , veulent
chercher les moyens de troubler son bonheur. Dans cette
intention , ils convoquent tous les esprits infernaux. Le
résultat de leur délibération est d'envoyer sur la terre , l'Envie
et la Mort. Voilà le sujet du premier acte , qui est tout en
opéra. Il m'a paru froid et monotone , et surtout trèsingrat
pour la musique. Quels vers lyriques que ceux-ci !
2
) Voi, che nel lago di sangue giacete ,.
Edi quel vi pascete;
Voi , che in bitume sepolti vi sietę
Trà zolfi bollentissimi ;
Evoi, che tra fierissimi
Muggite, latrati
Ruggiti , ululati
De tanti nostri
Orrendi mostri
Lagrimosi rabbiosi vivete.
Vous qui êtes couchés dans le lac de sang , et qui vous en
>> repaissez , vous qui êtes ensevelis dans le bitume , au milieu
>>>des soufres brûlans ; et vous qui, au milieu des cruels
>>mugissemens, aabboiemens , rugissemens , gémissemens de
>> tant d'horribles monstres , vivez dans la rage et dans les
>>>pleurs.>>
: Le musicien condamné à rendre toutes les images accumulées
dans ces vers , feroit sans doute un chant vraiment
infernal ; mais il est douteux que des oreilles italiennes voulussent
s'en accommoder. Ce n'est point - là la poésie du
Tasse dans cette strophe fameuse :
Chiama gli abitator dell' ombre eterne , etc.
Au deuxième acte , le jour est sur son déclin . Adam e
DECEMBRE 1806 . 471
Eve , suivis bientôt de Caïn et d'Abel reviennent à leur
cabane. Tous les quatre adressent une prière à Dieu , et après
avoir réparé leurs forces par un repas frugal, ils vont se livrer
au sommeil.
C'est alors que les esprits infernaux se préparent à accomplir
leurs desseins. L'Envie s'approche de Caïn et lui jette
un de ses serpens : il se réveille aussitôt , des transports
inconnus l'agitent. A l'aspect de sa famille paisiblement endormie
, il conçoit pour la première fois des sentimens de
jalousie et de haine. Il veut l'abandonner pour jamais ,et saisissant
l'instrument de ses travaux , désormais son seul bien ,
il s'éloigne à grands pas des cabanes. L'Envie le suit pour
achever de le subjuguer. Cette situation est vraiment dramatique.
L'idée en paroît prise dans le VII . livre de l'Eneide ,
où Alecton lance de même un de ses serpens,dans le sein
d'Amate ; mais Alfieri a su se l'approprier ; et l'on reconnoît
dans le monologue de Caïn ce coloris sombre et cette énergie
qui caractérisent son pinceau tragique.....
Cependant Adam et Eve réveillés avec l'aurore , sont étonnés
de ne plus voir leur fils aîné avec eux. Abel s'offre à cal
mer leur inquiétude , et il vole sur les pas de son frère.
Après avoir erré une partie du jour , Caïn commence à
sentir sa colère s'apaiser , et le repentir succède à son égarement
involontaire. Il se représente ses parens livrés à la
douleur , il se rappelle la tendresse qu'ils lui ont toujours
montrée , et il veut retourner dans leurs bras; mais
deux êtres inconnus viennent se présenter à lui sous l'extérieur
le plus séduisant. Ce sont l'Envie et la Mort qui ont
pris une forme humaine pour le tromper. Le poète à supposé
qu'Adam ne voulant point causer à ses enfans d'inutiles.
regrets , ne leur avoit jamais parlé ni de sa faute, ni du
Paradis qu'elle lui avoit fait perdre. L'Envie apprend tout à
Caïn. De plus , elle lui fait croire qu'il y a encore une place
dans ce lieu de délices pour l'un des enfans d'Adam , et que
c'est dans le dessein de la conserver à Abel qu'on l'a laissé luimême
dans une si profonde ignorance. Ala voix de l'Envie,
des choeurs d'hommes et de femmes viennent former des
danses devant lui : ils lui font la peinture la plus séduisante
du bonheur qui l'attend dans le paradis térrestre ; ils l'invitent
à traverser le fleuve qui l'en sépare , et ils disparoissent.
Caïn est à peine resté seul , qu'Abel se montre sur les bords
de ce fleuve fatal. Persuadé qu'il est accouru sur ses pas pour
le traverser avant lui ; éperdu , hors de lui-même , Caïn s'emporte
en menaces terribles. Les protestations de son frère , ses
tremblantes supplications l'attendrissent un moment ; mais à
472 MERCURE DE FRANCE ,
l'idée de l'injuste préférence d'Adam , une fureur nouvelle
s'empare de lui ; une force invincible soulève son bras; à
peine a-t-il porté le coup fatal , qu'effrayé lui-même de son
crime , il fuit à travers les déserts.
Telle est la marche de cet ouvrage singulier , qui n'est
point destitué d'art dans sa simplicité. J'ai supprimé dans
cette analyse rapide plusieurs circonstances peu intéressantes ,
etqui ne servant qu'à remplir la mesure ordinaire des actes
pourroient par-là même devenir l'objet de justes critiques.
Je me bornerai à une observation générale sur le principal
ressort de la fable. L'action repose tout entière sur Cain ,
dont le caractère se montre aux derniers actes dans toute son
effrayante énergie ; mais on voudroit y reconnoître , dès l'exposition,
ce germe de violence et de jalousie , qui doit se
développer tout-à-coup pour produire la catastrophe. Au
contraire , représenté d'abord comme plein de tendresse et de
soins affectueux pour son frère , Caïn change subitement de
nature , dès que le démon de l'Envie lui a soufflé ses poisons.
Il est donc plus malheureux que coupable ; et le crime qu'il
commet est moins le sien que celui d'un pouvoir surnaturek
qui le domine et qui l'entraîne. Ce n'est pas ainsi que Gessner
l'a peint d'après la Genèse. Dès le début , ce poète nous
le fait voir sombre , concentré , maudissant les travaux pénibles
auxquels l'a condamné la faute de son père , méprisant
et enviant à la fois la vie paisible et les moeurs douces d'Abel ,
repoussant avec dédain ses plus tendres caresses. Un pareil
caractère peut se porter naturellement à tout ; et pour le
mettre en jeu , le poéte n'a besoin que de se rappeler un passage
de la Genèse ( chap. IV, v. 56) : « Dieu regarda les pré-
>> sens d'Abel, mais il ne regarda pas ceux de Caïn. >> S'il invente
des ressorts merveilleux , c'est pour lui présenter l'occasion
de se développer, mais non pour le dénaturer. Les conceptions
de Gessner sont donc parfaitement dans l'esprit des livres
saints. Ces livres nous montrent les anges rebelles occupés à
nous tendre des piéges et à nous suggérer des pensées coupables
; mais ils n'admettent point cette fatalité invincible
par laquelle l'homme seroit entraîné au crime sans qu'il pût
s'en défendre : fatalité dont les anciens ont fait la base de
presque toutes leurs tragédies. C'est ce qu'Alfieri a oublié ,
non-seulement dans plusieurs traits du rôle de Caïn , quí
paroissent calqués sur celui d'Oreste , mais encore lorsqu'il
fait dire à Dieu :
Sorgi , Adamo. Non sono a me i tuoi preghi
Discari , no : ma irrevocabil legge
Vuol che al Destin ti pieghi ,
Che i casi vostri imperioso regge.
DECEMBRE 1806. 473
1
Lève-toi , Adam. Tes prières ne me déplaisent point.
>> Mais une loi irrévocable veut que tu te soumettes au
» Destin , qui est le maître absolu de ta vie. >>
Tout le monde sait que le mot Destin ne se trouve pas une
seule fois dans la Bible. Ces vers , qui pourroient convenir à
Jupiter, sont donc très-déplacés dans la bouche du vrai
Dieu.
C'est encore une idée heureuse du poète allemand que
d'avoir donné à Caïn une femme et des enfans qu'il chérit
avec tendresse. On le plaint, on le condamne sans le haïr, en
voyant que son coeur injuste envers son frère , n'est pourtant
pas fermé à tous les sentimens doux et vertueux. Le songe où
il voit sa postérité devenue esclave de celle d'Abel , est un
ressort bien plus simple , bien plus intéressant que toutesces
fictions peu naturelles , inventées par Alfieri pour amener la
catastrophe.
?
Si Gessner lui est supérieur sous le rapport de l'invention ,
il ne l'emporte pas moins par ces détails pleins de naïveté et
de grace où il peint avec tant de charme la vie douce et innocente
de nos premiers parens. Alfieri , accoutumé à faire
parler toutes les passions terribles qui sont l'ame de la tragédie
, paroît peu exercé à saisir cette nuance délicate qui sépare
le simple et le naïf, de ce qui n'est que puéril et froid. On
n'est pas peu étonné de trouver dans le développement d'une
action tragique un dialogue tel que celui qui remplit une
grande partie de la scène deuxième du second acte. On y
voit Eve partageant à ses deux enfans un gateau de farine et
de lait , qu'en ménagère industrieuse elle a fait cuire sur la
braise. Abel , non content de sa part , mange encore celle de
son frère , qui la lui cède généreusement. Adam , pour indemniser
son fils aîné , lui donne une belle poire ; mais Caïn
s'obstine encore à la partager avec Abel ; et le petit gourmand
(ghiottarello) ,au lieu de rendre politesse pour politesse ,
dévore toujours avec la même avidité. De si généreux procédés
n'annoncent guère un caractère tragique. On voit que le
poète a cru être naïf , mais les lecteurs pourront bien qualifier
autrement tous ces beaux détails ; et tous jugeront que
quelques traits énergiques qui auroient indiqué la jalousie
encore concentrée de Caïn , auroient pu valoir toutes ces
naïvetés.
Il semble qu'Alfieri auroit dû particulièrement réussir à
faire parler les esprits infernaux. Admirateur passionné du
Dante, qu'il étudia toute sa vie , il a traité sans doute avec
une sorte de prédilection des scènes qui lui offroient une ocsasion
si favorable de se rapprocher de son modèle. Cepen
474. MERCURE DE FRANCE ,
dant elles m'ont paru presque partout froides et diffuses , et
le dialogue y est souvent trop insignifiant même pour un
dialogue d'Opéra. En général , la poésie d'Alfieri paroît un
peu anti-lyrique. Le style qu'il s'est créé n'est pas sansdéfauts.
Il emploie souvent des inversions forcées, il retranche les articles
, il multiplie les ellypses ; en donnant à l'italien une
énergie presqu'inconnue jusqu'à lui, il lui a souvent fait
perdre la mollesse et la douceur qui en font la plus musicale
des langues modernes.
C'estdans les situations et dans les scènes vraiment tragiques ,
que le poète reprend tous ses avantages. Tout le cinquième
acte est dans ce genre , et ce n'est pas un des moins frappans
qu'il ait fait; je vais le rapporter en entier. Cette longue citationne
paroîtra pas déplacée , puisqu'il s'agit d'un ouvrage qui
sera probablement peu répandu en France , et que par conséquentbien
peu de nos lecteurs auront occasionde connoître
autrement que par cet extrait :
:
SCENA PRIMA.
Vieni , fellone ; vieni.
Pietà! Che feci?...
GAINO , ABÉLE.
CAINO.
ABÉLE.
Ofratel mio ,
CAINO.
Vieni : assai qui lungi
Dal desiato fiume spirerai
Il tuo vitale ultimo spirto.
Deh , fratello , mi ascolta.
ABELE.
Ah! m'odi :
CAINO.
1
No, quel bene
Che a me spettava , e ch' io non ebbi , no ,
Nè tu pur lo avrai. Perfido , mira ,
Mirati intorno ; il rio deserto è questo ,.
Donde fuggivi , edove me lasciavi :
Non vedran , no , gli ultimi sguardi tuoi
Quell' onda no, che in tuo sleal pensiero
Già varcata tenevi : in questa arena ,
Estinto quì , tu giacerai.
ABÉLE.
Ma, oh Dio !.
Perchè ciò mai ? spiegami almen tuoi detti :
Io non t'intendo : spiegati , e m' ascolta ;
Di me tu poscia a voglia tua fa strazio.
Ma pria m'ascolta, deh.
CAINO,
Favella!
DECEMBRE 1806, 475
SCÈNE PREMIERE.
CAIN , ABEL.
Viens , traître , viens .
CAIN.
ABEL.
Omon frère , grace ! Que t'ai-je fait ?
CAÏN.
Viens , tu rendras ton dernier soupir bien loinde ce fleuve que tu
cherchois .
ABEL.
Ah ! écoute-moi , mon frère , écoute-moi.
GAIN.
Non , ce bien qui m'appartenoit, et quejjeen'ai pusavoir, non, tune
l'auras pas nonplus. Perfide , regarde, regarde autour de toi; voilà le désert
funeste que tu fuyois, et où tu m'abandonnois . Non. tes derniers regards
ne verront pas cette onde que tu traversois déjà en idée. Tu mourras ici ,
étendu sur ce sable.
'abandonnois.
ABEL.
ODicu ! que t'ai -je fait ? Explique-toi , du moins; je ne t'entends pas
explique-toi , et m'e'écoute : tu m'immoleras après ,, si tu le veux ; mais , de
grace, écoute-moi .
Parle.
CAÏN.
476 MERCURE DE FRANCE ,
ABÉLE.
Dimmi ,
Inche ti offesi ? ... Oime ! ma come io posso
Parlare a te , finchè si torvo e fero
Sovra me star ? gonfio le nari e il collo ;
Fiamma e sangue gli sguardi ; il labro , il volto ,
Livido tutto ; e il tremito , che t' agita
E le ginocchia , e le braccia , e la testa !
Pietà,fratello : un po' ti acqueta : allenta
Dalle tue mani or le mie chiome alquanto ,
Sì ch' io respiri .
CAINO.
Abele , io mai creduto
Non ti avrei traditore.
ABÉLE.
Ed io nol sono.
:
E lo sa il padre ; e il sai tu pure.
CAINO.
Il padre !
Nol mi nomar : padre d' entrambi al pari ,
Egiusto, io'l tenni ; e m'ingannò.
ABÉLE.
Cheparli?
Puoi dubitar dell' amor suo ? tu appena
Da noi stamane dilleguato t'eri ,
Ch' ansio per te , di mortal doglia pregno ,
Il padre tosto dietro all' orme tue
Inviavami.....
CAINO
Il so, perfidi ; e prova
Orribil m' era , e indubitabil , questa ,
Delmal fratello e dei più iniquo padre .
Tutto so; cadde il velo: appienl'arcano
V' ha chi svelommi : in mio pensier son ferma
Ch'esser non debbi a costo mio tu mai
Felice , no.
ABÉLE.
Te , per quel Dio , ch' entrambi
Ci creò, ci mantenne, io tescongiuro ,
Fa ch' io t' intenda : in che mancai ? che arcano
Ti fu svelato ? oh Dio ! sovra il mio volto,
Negli occhi miei , ne' detti , nel contegno ,
Non ti si affaccia or l'innocenzia mia ?
Io felice , a tuo costo ? esser felice
Può Abéle mai , se tu nol sei ? Deh , visto
Mi avessi tu , quand' io stamane al fianco
Non ti trovai , destandomi ! oh qual pianto
Io ne faceva , e i genitori ! Intero
Qnindi il dì tutto ho consumato indarno
Affannoso cercandoti e chiamandoti ,
Nè ti trovando mai ; bench'io tua voce
Di tempo intempo mi sentissi innanzi ,
DECEMBRE 1806. 477
ABEL .
Dis-moi , quel est mon crime ? .... Mais, oh ciel , comment puis-je to
parler, quand tujettes sur moi ces regards farouches ! Les narines et les
veines gonflées ; la flamme et le sang dans les yeux; les lèvres et le visage
livide ; ce tremblement qui agite et tes genoux , et tes bras et ta tête....
Grace , mon frère. Calme-toi un peu ; laisse échapper mes cheveux ....
que je puisse respirer.
CAÏN.
Abel, je ne t'aurois jamais cru un perfide.
ABEL.
Je ne le suis pas : notre père le sait; tu le sais toi-même.
CAÏN.
Notrepère ! Ne m'en parle pas. J'ai cru qu'il nous voyoit tous deux avee
des yeux de père ; je l'ai cru juste ; il m'a trompé.
ABEL.
Que dis-tu ? Peux-tu douter de son amour ? Apeine ce matin nous avoistu
quitté, qu'inquiet sur ta vie, plein de craintes mortelles , notre père
m'envoyoit sur tes traces .....
CAÏN.
Je le sais , perfides que vous êtes : voilà la preuve horrible , indubitable ,
de la méchanceté de mon frère , de l'injustice plus odieuse de mon père. On
m'a révélé tout cet affreux secret. Mais j'y suis résolu : tu ne seras point
heureux à mon préjudice ; non , jamais.
ABEL.
Ah ! par ce Dieu qui nous a créés , qui nous conserve tous deux , je t'en
conjure,daigne m'entendre : quelle offense t'ai-je fait ? Quel secret t'a-t-on
révélé ? Oh Dieu ! ne vois-tu pas mon innocence sur mon visage , dans mes
yeux,dans mes paroles , dans mon maintien ? Moi, heureux à ton préjudice !
Abel peut-il être heureux , si tu ne l'es pas ? Ah ! que ne m'as-tu vu , lorsqu'àmon
réveil je ne t'ai pas trouvé à mes côtés ! Que de pleurs j'ai versés
avec nos parens ! Dévoré d'inquiétude , j'ai employé tout le jour à te chercher,
àt'appeler en vain
jusqu'aux bords du fleuve , dont j'ai
aremblé qu'en nageur robuste tu n'eusses franchi les vastes ondes.....
478 MERCURE DE FRANCE ,
Che rispondealontana : ed io più sempre
Mi venia dilungando seguitandoti
Fin là sul fiume; oltre le cui largh' onde
Tremai che tu , qual nuotator robusto,
Varcato fossi ....
CAINO.
Edi quel fiume ardisci ,
Tu temerario , a me muover parola ?
Tremasti , il credo , che varcatol' io ,
Tolta fosse in eterno a te la speme
Di mai varcarlo tu. Col vero , il falso
Mescere anch' osi ? e che di là mia voce
Ti rispondesse , assévri ? Ma omai giunto
È il find'ogni arte iniqua : invan miei passi
Antivenir quivi tentasti : in tempo.
Ti soprarrivo, il vedi : or, non che il fiume,
Del Ciel pur l'aure non vedrai più mai.
Ch' io t' annichili ; prostrati.
ABÉLE.
Lamarra,
Trattieni ,deh ! non mi percuoter : vedi ,
Io mi ti prostro , e tue ginocchia abbraccio.
Deh , la marra trattieni. Odimi : il suone
Di questa voce mia , colà pe' campi ,
Tante volte acquetavati , quand' eri
Orconledurezolle,or con le agnelle
Forte adirato , ma non mai quant' ora .
Fratello del cor mio.....
CAINO.
Più nol ti sono .
ABÉLE.
Ma tel son io pur sempre : e il sei tu pure :
Confido in te , sono innocente : io'l giuro
Pe' genitori entrambi ; io mai non seppi ,
Nulla mai , di quel fiume; e nulla intendo
Or delle accuse tue .
CAINO .
Malizia tanta ,
Doppiezza tanta , in sì recente etade?
Ah! di più rabbia il finger tuo m'infiamma;
Vil mentitore ...
ABÉLE.
Il tuo Abél , mentitore !
CAINO.-
Muori.
ABÉLE.
Abbracciami pria .
CAINO .
Ti abborro .
ABÉLE.
Ed io
T' amo ancora. Percuotimi , se il vuoi;
Io non résisto , vedi ; ma nol merto .
DECEMBRE 1806 . 479
CAIN.
Et tu oses , téméraire , me parler de ce fleuve ? Tu as tremblé, je le crois ,
que je ne l'cusse passé. Tu as craint de perdre l'espoir de le passer jamais
toi-même.
Mais tu t'es flatté en vain d'y arriver avant
moi. Je te préviens à temps , tu le vois. Non-seulement le fleuve , le jour
même est perdu pour toi. Meurs, il en est temps.
: ABEL.
Retiens tes coups , ne'me frappe pas : vois , je me jette à tes pieds , j'embrasse
tes genoux.Ah ! retiens ton bras. Ecoute-moi. Le son de ma voix
t'appaisa si souvent dans nos campagnes quand tu étois irrité , tantôt contre
les stériles sillons , tantôt contre mes-agneaux; mais jamais tu ne le fus
comme aujourd'hui . Frère chéri ....
Je ne suis plus ton frère.
GAIN.
ABEL.
Je suis toujours le tien ; et toi-même tu es encore mon frère : j'ai
confiance en toi ; je suis innocent. Je le jure par les auteurs de nosours :
je n'ai jamais rien su de ce fleuve; je ne comprends rien à tes reproches.
CAÏN.
Tantdemalice, tant de duplicité dans unage si tendre!! Ah ! ta fausseté
redouble encore ma rage ; vil menteur....
ABEL.
Ton Abel un menteur!
GAÏN.
Meurs.
ABEL.
Embrasse-moi auparavant .
CAIN.
Je t'abhorre ,
ABEL.
je t'aime encore. Frappe-moi , si tu veux. Etmoi Jene résistepas, tu le
vois; mais je ne le mérite pas.
480 MERCURE DE FRANCE ,
CAINO.
Eppur , quel pianto suo; quel giovenile
Suo candor , che par vero , e il dolce usato
Suon di sua voce , a me fa forza : il braccio
Cademi , e l'ira. Ma , il mio ben per sempre ,
Stolta pietade or mel torria? ... Me lasso!
Che risolvo ? che fo ?
ABÉLE.
Fra te , che parli?
6
Ame ti volgi : mirami : tu indarno
Ora il viso mi ascondi : infra le atroci
Orride smanie tue , sì , balenommi
Dall' umido tuo cigli un breve raggio
D'amor fraterno e di pietà. Ti prenda
Dehpietà , sì , della mia giovinezza ,
Edi te stesso. Oh ! credi tu , che Iddio
Poscia mai più nè i preghi tuoi , nè i doni,
Gradir vorrà , se del fraterno sangue
Tinto ei ti vede ? E la misera nostra
Ottima madre , che d'entrambi i figli
Orbacosi faresti? perchè , al certo ;
Ucciso me , non ardiresti ad essa
Innanzi mai , mai più , venirle. Ah , pensa
Qual , senza noi , vivria quella infelice :
Pensa.....
CAINO.
Ah, Fratello! il cor mi squarci a brani :
Sorgi omai , sorgi : io ti perdono : in questo
Abbraccio..... Ma , che fo ? che dissi ? Iniquo,
Prestigio sono i pianti tuoi : non dubbio
É il tradimento tuo; perdon non merti;
Nè ti perdono io , no.
ABÉLES
Cheveggo ? or crudo
Già più di pria ritorni ?
CAINO.
Io , si , ritorno
Qual teco deggio. Or , sia che vuol ; quel bene
<<Si nieghi a me , pur che a costui si nieghi .>>
Non più perdon , pietà non più ; non havvi
Più , ne fratel , nè genitor, nè madre.
Giàd'atro sangue l'occhio mi si offusca ;
Unmostro io scorgo ai piedi miei. Va , muori.
Chi mi rattiene? ... Chi mi spinge il braccio ? ..
Qual voce tuona ?
ABÉLE.
Iddio ci vede.
CAINO.
Iddio ?
Parvemi udirlo : ed or , vederlo parmi ,
Perseguirmi , terribile:già in lato
Veggopiombante sul mio capo reo
Questamiastessa insanguinata marra!
A
DEPT
33 5.
DECEMBRE 1806.
CAÏN.
Etcependant ses pleurs , sa jeune candeur, qui paroît sincère , et le son
de sa voix si long-temps doux à mon oreille , maîtrisent macolère , et mom
bras tombe avec elle .- Mais quoi ! une folle pitié me raviroit mon bien
pour toujours ? .... Malheureux ! que résoudre ? Que faire ?
ABEL.
Quedis-tuen toi-même? Tourne-toi vers moi ; regarde-moi . En vain từ
me caches ton visage : oui , au milien de tes affreux transports , j'ai vu
briller dans tes yeux humides un rayon fugitif d'amour fraternel et de
pitié.Ah, oui ! prends pitié de ma jeunesse etde toi-même. Quoi ! penses-tu
queDicu veuille jamais agrééer tes prières et tes dons , s'il te voit teint dn
sang de ton frère ? Et notre malheureuse , notre excellente mère , que ta
priverois ainsi de ses deux fils; car, sans doute , moi tué , tu n'oserois
jamais , non jamais , retourner vers elle. Ah ! pense combien , sans nous ,
elle vivroit malheureuse ; pense....
GAIN.
Ah, monfrere! tư déchires mon coeur. Lève-toi , c'en est fait, lève-toi .
Je te pardonne. Dans cet embrassement.... Mais , que fais-je ? Que dis-je ?
Perfide , tes pleurs sont un prestige ; ta trahison est certaine; tune mérites
pasde pardon; non , je ne te pardonne pas .
ABEL.
Que vois-je ? Ta colère renaît encore plus cruelle ?
1
CAÏN .
Oui, je redeviens tel queje dois étre avec toi.Oui , le sort en est jeté. Que
je perde ce bienprécieux , pourvu que tu le perdes aussi.-Plus de pardon ,
plus de pitié; plus de frère ; plus de parens . Déjà un voile sanglant
s'étend sur mavue; je vois un monstre à mes pieds. Allons , meurs. Qui
me retient ?.... Qui me poussé le bras ?..., Quelle voix atonné?
Dieunous voits
ABEL.
CAÏN.
Dieu ? Je crois l'entendre; je crois le voir : terrible , il me poursuit....
Déjà je vois ma bêche ensanglantée rétomber sur moi.
Hh
482 MERCURE DE FRANCE ,
1.
ABÉLE .
É fuor di senno ; affato. Oh vista ! Io tremo ....
Da capo a piè ....
CAINO .
Prendi tu , Abéle , prendi
Tu questa marra ; e ad ambe man percuoti
Sovra il mio capo tu. Che tardi ? or mira
Niuna difesa io fo : ratto , mi uccidi :
Uccidi me ; dal mio furor che riede ,
In altra guisa non puoi tu sottrarti :
Te ne scongiuro ; affrettati.
come
ABÉLE .
Che ascolto?
Ch' io te percuota ? e perchèmai , s' io t'amo
Pur pria? Deh, calmati; rientra ,
In te rientra : andianne uniti al padre :
Egli t'attende....
CAINO.
Il padre ? al padre andarne
Io teco ? or sì , t'intendo : appien tradito
Ti sei tu stesso. Al sol suo nome , in petto
Tutto , e più fero , il mio furor rinasce.
Muori una volta , muori .
ABÉLE.
Oimè ! ..... mi sento
Mancare.... Oh madre mia ! ....
CAIN O.
Che feci? il sangue
Mi zampillò sul volto ! ei cade ; ei sviene ...
Ahi vista ! .. : . Ove mi ascondo ? .... Oh ciel , che feci !
Dalla mia man , dagli occhi miei .... Che ascolto ?
Oime ! gia gia la rimbourbante voce
Empia marra , per sempre in bando vanne
D'Iddio mi chiama.... Ove fuggir ? là rugge
L'ira atroce del padre.... Quà i singulti
Del fratel moribondo ... Ove celarmi ?
Fuggasi.
SCENA SECONDA .
ABÉLE , POI ADAMO .
ABÉLE .
Ahi fera doglia ! ... Oh , come scorre
Il mio sangue ! ...
ADAMO.
Già omai verso l'occaso
Rapido inchina il Sole , ed io per anco
Pur non li trovo ! Abbiamo intero il giorno
Eva ed io consumato in rintracciarli ,
E nulla n'è ... Ma questa, ecco si , questa
L'orma è d'Abéle : seguasi .
ABÉLE .
Oimè misero ! ...
Chi mi soccorre ? .... Oh madre mia ! ...
::
DECEMBRE 1806. 483
ABEL.
I a perdu la raison. Quel spectacle ! Je tremble.... Je frissonne....
CAÏN.
Abel, prends , prends cette bêchê; fais-là tomber à deux mains sur ma
tête. Que tardes-tu ? Regarde , je ne fais aucune défense. Il en est temps ,
tue-moi ; tue-moi : tu ne peux te soustraire autrement à ma fureur qui
renaît . Je t'en conjure , hate-toi.
ABEL.
Qu'entends-je ? Que je te frappe ? Et pourquoi donc , si je t'aime comme
auparavant ? Alious , calme-toi. Rentre , rentre en toi-même. Allons tous
deux vers mon père : if t'attend....
CAÏN.
Mon père ? Moi aller vers mon père avec toi ? Oui , je t'entends . Tu t'es
trahi toi-même. A son nom seul ma fureur renaît dans mon sein et se
rallume plus terrible. Meurs enfin , meurs .
ABEL.
Dieu ! ... je meurs.... O ma mère ! ....
CAÏN .
(Il lefrappe.)
Qu'ai-je fait ? Son sang a rejailli sur mon visage . Il tombe ; il s'évanouit....
Oh spectacle affreux ! ... Où me cacher ? ... Oh eiel , qu'ai-je
fait ? ... Bèche impie , va pour jamais loin de ma main , loin de mes yeux ...
Qu'entends -je ? Oh cicl ! déjà , déjà la voix de Dieu retentit et m'appelle....
Où fuir ? Là , tonne la colère terrible de mon père .... ici , les dernièrs sanglots
de mon frère expirant .... Ou me cacher ? Fuyons.
SCENE SECONDE.
(Ilfuit. )
ABEL ( mourant) , ensuite ADAM .
ABEL ,
douleur ! Oh , comme mon sang s'échappe à grands flots !
ADAM.
1.
Déjà le soleil se précipite vers le couchant , et je ne les trouve pas encore.
Nous avons employé tout le jour, Eve et moi , à chercher leurs traces , et
rien jusqu'ici .... Mais voici , qui voici les pas d'Abel : suivons-les.
ABEL.
(Il s'avance.)
Malheureux ! ... Qui me secourra ? ... Ma mère !
Hh
484 MERCURE DE FRANCE ,
ADAMO.
Che sento!
Singhiozzi umani ! .... e par pianto di Abéle....
Oh ciel ! che veggo io là ? di sangue un rivo ? ...
Eun corpo , oimè , più oltre giace? .... Abéle?
Ofigliomio , tu qui? .... sovra il tuo corpo
Ch' io spiri almen l' ultimo fiato!
ABÉLE.
Ohvoee! ....
Parmi del padre.... Oh ! sei tu desso ? ... il mio
Occhio si appanna , e mal discerno .... Ah , dimmi ,
Ancor vedrò .... la .... dolce madre ? ....
ADAMO.
Oh figlio! ....
Oh giorno! .... Oh vista! .... Oh , qual profonda e vasta
Piaga spaccò quest' innocente capo !
Ah , rimedio non havvi . Ma un tal colpo
Chi dietti , o figlio ? e qual fu l' arme ? .... Oh cielo !
Vegg' io, ben veggio di Cain la marra
Làgiacer sanguinosa ? .... Oh duolo ! Oh rabbia !
Efia possibil ciò ? Cain ti uccise?
Il fratello , il fratello ? Armarmi io stesso ,
To stesso vo' dell' arme tua ; trovarti ,
E truccidarti di mia mano . O giusto
Onnipossente Iddio , tu un tal misfatto
Vedesti , e il soffri ? e l'uccisor respira ?
Dove , dov'è l'infame ? E tu non festi ,
Sommo Iddio , sotto i piè di cotal mostro
Spalancarsi in voragine tremenda
Ladura terra ad ingorjarlo ? Ah , dunque ,
Ah sì, tu vuoi che per mia manpunito
Siaquel delitto inemendabil : dunque
Di quel fellon le sanguinose tracce
Tu vuoi ch' io segua : eccolé appunto : avrai ,
Empio Cain, da me la morte ... Oh Dio !
Maquesto io lascio ancor spirante ...
ABÉLE.
Ohpadre.....
Riedi a me , riedi ... Se il potrò , ... dirotti ...
ADAMO.
Figlio , ma come a te Caino ? ...
ABÉLE.
Egli ... era ...
Fuor di se : ... non era egli ... Anch' ei t' è figlio ...
Perdonagli , ... com' io ...
ADAMO.
Tu mi sei figlio,
Tu solo. Oh sensi ! Oh pietà vera ! Oh Abele !
Imagin mia; mio tutto ... Or , come mai
i
Potea quel crudo ? ...
ABÉLE.
Padre; ah ... dimmi ... il vero ;
Disegnavi tu mai ... torre ... a Caino , ...
Edare ... a me , ... qualche grand ben,.... che stesse
Oltre... il fiume ? ...
DECEMBRE 1806. 485
1
ADAM.
Qu'entends-je ? des gémissemens humains ! ... Et je crois reconnoître
la voix plaintive d'Abel ... O ciel ! que vois-je là? Un ruisseau de sang..
Dieu ! etplus loin un corps étendu.... Abel ! Omon fils , est-ce toi ? ...
Ah ! que je recueille au moins ton dernier soupir.
ABBL .
Quelle voix ! ... Je crois reconnoître mon père.... Est-ce toi ? .... Mes
yeux s'obscurcissent, et je distingue mal .... Ah! ... dis-moi .... verrai-je
encore.... ma.... tendre mère ?...
ADAM.
Omonfils ! spectacle horrible , jouraffreux !Dieu ! quelle large etprofonde
blessure a ouvert cette tête innocente ! Ah!
il n'y a pas de remède; mais
qui t'a porté ce coup terrible ? O mon fils ! quelles armes !.... O ciel ! je
vois : oui , je vois là la bêche de Caïn toute sanglante ! ..... O douleur !
rage ! Est-il bien possible ? Caïn t'a tué? Uu frère ! son frère ! Je veux
m'armer moi-même de ton arme fatale ; je veux te trouver , te frapperde
ma propre main. O Dieu juste et puissaut ! tu as vu un tel forfait , et tu
l'as souffert ? et le meurtrier respire ! Où est-il ? où est-il l'infame ? Dieu
souverain , et tu n'as pas ouvert la terre sous les pieds de ce monstre ? Ah !
tu veux donc , oui , tu veux que ce crime horrible soit puni parma main !
tu veux que je suive les pas ensanglantés de l'assassin ! Les voilà : oui , je
les reconnois. Fils impie , tu mourras de ma main!...... O Dieu ! mais
je laisse ce malheureux respirant encore.......
EL.
Omonpère ! reviens à moi...... reviens. Sije peux , je te dira.......
ADAM.
Mon fils ; mais comment Caïn a-t-il sur toi ?......
ABEL .
Il étoit hors de lui..... il n'étoit plus lui-même...... il est aussi ton fils ....
pardonne-lui comme moi......
ADAM.
Toi seul es mon fils. O véritable piété ! ô Abel ! mon image ! mon
tout ! ..... Mais comment ce cruel a-t-il pu? .....
ABEL.
Mon père . Ah ! dis-moi la vérité..... Avois-tu dessein d'ſter à Caïn......
de me donner..... quelque grand bien...... au-delà du fleuve?
/
486 MERCURE DE FRANCE ,
1
ADAMO.
Oh! che dici ! un figlio solo
Teneva io sempre in ambi voi .
ABÉLE .
Dunqu'era ...
Ingannato Cain ; ... che ciò ... più volte ...
Pien di furor ... diceami ... Fu questa ...
La cagion sola : ... Un fier ... contrasto lungo ...
Ebbe in se stesso... pria; ma ... poscia ... vinto ,
Mi percosse ... e fuggissi
- Omai ... mi manca ,....
Padre , ... la lena ... Abbracciami ...
ADAMO .
Egli muore ...
Oh Dio ! ... Cesso .- Misero padre ! Oh come
Quell' estremo singulto a un tempo tronca
Gli ha la voce e la vita ! - Eccoti dunque ,
Fera Morte terribile , che figlia
Sei del trasgresso mio ! Spietata Morte ,
A' colpi tuoi dovea soggiacer primo
Un innocente giovinetto mai ?
Me , me ferire , e me primier , me solo ,
Dovevi tu ... - Che fo , senza i miei figli ? ...
E quest' amato estinto corpo , ad Eva
Come il potrò nasconder io ? Tacerlo ?
Invano : eppur , come gliel narro ? E dove ,
Dove riporre il caro Abele ? Oh Dio !
Come da lui staccarmi ? - Ma , che miro !
Venir ver me con gli stanchi suoi passi
Eva da lungi! ah ! d' aspettarmi pure
Oltre la selva ella promise... Ahi lasso !-
Ma s' incontri , e rattengási ; a tal vista
Morte assalirla a un tratto puote.... Io tremo .
Ah , già veduto ell' hammi , e più si affretta...
:
SCENA ULTIMA.
EVA , E ADAMO .
ADAMO.
Perchè venisti , o Donna ? or , non ti lice
Qui più inoltrarti : riedi ; ah , tosto riedi
Alla Capanna nostro , ivi tra breve
Raggiungerotti.
EVA .
Oh ciel ! che veggo ? in volto.
Qual ti sta nuovo orribil turbamento ?
:
Ritrovati non gli hai ?
ADAMO.
No : ma , benpresto...
Dch , torna tu su l' erme tue frattanto...
EVA .
Ch' io ti lasci ? .. E i miei figli , ove son dunque ?
Ma , che miro ? macchiata è la tua veste
Difresco sangue ? e a hai le man pur tinte ?.
DECEMBRE 1806. 487
ADAM.
Que dis- tu ? je n'avois qu'un fils en vous deux.
ABEL.
Caïn étoit done trompé ! .... plein de fureur , il me l'a reproché plusieurs
fois ...... et c'étoit la seule cause ..... Il a soutenu d'abord un long combat
contre lui-même...... mais ensuite..... vaincu ..... il m'a frappé .... et il s'est
enfui......- Hélas ! mon père , j'expire ..... Embrasse-moi......
1
ADAM.
Il meurt..... O Dieu ! il n'est plus ! - Malheureux père ! comme ce dernier
soupir lui a coupé à la fois la parole et la vie ! - Te voilà done , mort
terrible , fruit funeste de ma désobéissance ! mort impitoyable ! devois-tu
étendre tes premiers coups sur cet innocent enfant ? C'étoit moi le premier
, c'étoit moi seul que tu devois frapper. Que devenir sans mes
fils ? Et ce corps inanimé , comment pourrai - je le cacher à Eve , lui
taire son malheur ? Jele voudrois en vain ; et comment le lui raconter ?
et où déposer mon cher Abel ? O ciel ! comment m'en détacher ? Mais que
vois -je ! c'est Eve qui se traîne vers moi accablée de fatigue. Ah ! elle avoit
pourtantpromis de m'attendre au-delàde la forêt .... Malheureux ! courons
àsa rencontre , et retenons-là : elle pourroit expirer à cette vuc ..... Je
tremble. Ah ! déjà elle m'a vu , et elle précipite samarche,
SCENE DERNIÈRE..
ÉVE , ADAM , il court à sa rencontre .
ÉVE.
Pourquoi viens- tu ? Tu ne peux aller plus avant ? Retourne : retourne
promptement à notre cabane ; je t'y rejoindrai bientôt.
ÉVE.
Ciel ! que vois-je ! quel trouble horrible sur ton visage ! Ne les as-tu pas
retrouvés ?
ADAM.
Non : mais bientôt..... Retourne donc sur tes pas , enm'attendant.
ÉVE.
Que je te laisse ! et mes enfans où sont- ils done ? Mais que vois-je ! des
taches récentes de sang sur tes vêtemens ! tes mains en sont teintes aussi !
Hélas ! qu'est- il donc arrivé, cher époux ? Cependant tu n'as pas de
488 MERCURE DE FRANCE ,
Qimè ! che fu dolce mio Adamo ? eppure
Piaganon hai nel corpo tuo ... Ma , quale ,
Qual veggo io là sangue sul suolo ? e presso
Starvi la marra di Caino ? ... e quella ,
Anco èdi sangue intrisa ? ... Ah , lascia ; io voglio ,
Voglio inoltrarmi io là; veder...
ADAMO.
No; pregoti...
EVA.
Invano...
ADAMO.
Eva , t'arresta : a patto niuno
Inoltrar non ti lascio.
EVA.
Madagli occhi
..
1
Ate ,malgrado tuo , prorompe un fiume
Di lagrime! .. Verdene , ad ogni costo,
Vo' lacagione... Ah,ben vid' io; ... làgiace
Il mioAbele... me misera ! ... La maria...
Ilsangue... Intendo....
ADAMO.
Ah! nonabbiam più figli.
EVA.
Abel , mia vita... Il rattenermi è vano ,
È vano omai... Ch' io ancor ti abbracci ,Abéle,
ADAMO.
Rattenerla , è impossibile : al materno
Dolore immenso un qualche sfogo...
EVA.
E l' uccisor , Dio nol puniva?
Adamo
ADAMO.
Indarno,
EmpiaCain,fuggisti; e da me indarno
Ti celerai. Percuoterà il tuo orecchio
(Sii pur da me quanto più il puoi tu lungi)
Di mie minacce il rimbombar tremendo ,
E farà il cor tremarti .
EVA.
Abéle , Abele ...
'Ah ! più uon m'ode ... - Un traditor , tel dissi ,
Untraditor tra ciglio e ciglio ognora
Jo vedeva inCaino.
ADAMO.
In terra mai
Non troverà quel traditór , nè pace
Nè sicurtà , nèasile.-Or , maledetta
Sii tu,Cain, da Dio , come dal padre.
DECEMBRE 1806. 489
Je vois
veux
blessure ! ...... Mais quel est doncice sang dont laterre est rougie?
auprès la bêche de Caïn ! le sang l'a souillée aussi.Ah ! laisse-moi; je
aller là ; je veux voir.
ADAM.
Non ; je t'en supplie......
C'est en vain.
ADAM.
Eve , arrête . Je ne consentirai jamais à te laisser avancer.
ÉVE
Mais de tes yeux s'échappe , malgré toi , un ruisseau de larmes ! Quoi
qu'il m'en coûte , j'en veux voir la cause..... Ah ! j'ai trop vu..... Là est
tendu mon Abel ! .... Malheureux ! .... la bêche ! .... le sang !... je comprends
tout ! .......
ADAM.
Ah ! nous n'avons plus de fils.
ÉVE.
Abel! ma vie ! ..... C'est trop me retenir..... que je t'embrasse encore ,
Abel !
ADAM.
Il n'est plus possible de l'arrêter : laissons-la épancher sa douleur maternelle.
ÉVE.
Adam ! et l'assassin , Dieu ne l'a pas puni ?
ADAM.
Impie Caïn ! c'est en vain que tu m'as fui ! en vain tu te cacheras !
Quelqu'éloignée que soit ta retraite , mes menaces retentiront à ton
oreille effrayée , et ton coeur sera glacé d'effroi.
ÉVE.
Abel ! Abel ! .... Il ne m'entend plus ! .... Je te l'avois bien dit : je voyois
un signe sanglant sur le front de Ĉaïn ! j'y voyois un assassin !
ADAM.
Cet assassin ne trouvera plus sur la terre , ni paix , ni sûreté , ni asile.
O Caïn ! sois maudit de Dieu comme tu l'es de ton père ! Toujours tremblant
, cache-toi dans les cavernes comme une bête farouche! que quelques
glands amers soient ta pénible et incertaine nourriture ! que le fiel se mele
490 MERCURE DE FRANCE ,
!
Tremante sempre , infra caverne , a guisa
D'irsuta belva , asconditi : di vili
Amare e poche ghiande abbiti incerto
Stentato vitto ; e il rio ti mesca fiele :
Crudi rimorsi , il cor ti strazin sempre :
Siati il Sole odioso ; orride larve
Ia spaventevol notte ti appresenti .
Cosi strascina i tuoi giorni infelici
In longa morte. - Onnipossente Iddio;
Tu , s'egli è giusto l'imprescar ch'io feci ,
Tu l'avvalora, coll' eterno assenso !
LA VOCE D'IDDIO .
Uom, lasciato a te stesso , ecco qual sei .
Ma bevutto ha la terra il sangue primo;
E udito ha il Cielo i vostri giusti oméi :
Cain fia tratto d' ogni orrore all' imo ,
Feroce esemplo spaventoso ai rei .
Sfogato il pianto, dal terrestre limo
Voi gli occhi ergete al Creator , che vuole
Novella darvi e più feliceprole.
EVA.
Onnipotente Iddio , rendimi Abéle ,
BReennddiimmii AAbbeélle ...
ADAMO.
Donna, il pianger lice ,
Non il dolersi . Iddio parlò : si adori .
EVA .
Taccio , e l'adoro , in sul mio Abél prostrata.
DECEMBRE 1806 . 491
(
au ruissean où tu étancheras ta soif ! que les cruels remords habitent toujours
dans ton coeur ! que le soleil te soit odieux ! que la nuit te présente
d'épouvantables fantômes ! traîne ainsi tes jours malheureux dans une
longue mort !- Dieu tout-puissant ! si cette imprécation est juste , confirme-
la par ton éternelle assentiment !
LA VOIX DE DIEU , précédée et suivie d'éclairs et de tonnerres .
Homme , voilà ce que tu es abandonné à toi- même ; mais la terre a bu le
premier sang , et le ciel a entendu vos justes lamentations . Caïn sera précipité
dans l'abyme du malheur , exemple effrayant pour les coupables . -
Après nn libre cours laissé à vos pleurs , du sein de la poussière , élevez les
yeux vers le Créateur , qui veut vous donner une postérité nouvelle et plus
hheeuurreeuse.
ÉVE.
Dieu tout-puissant ! rends-moi Abel ! rends-moi Abel !
ADAM.
Femme , la plainte nous est permise , mais non le murmure. Dieu a
parlé : adorons ses décrets .
ÉVE.
Je me tais , et j'adore , prosternée sur mon cher Abel......
On pourroit faire quelques observations critiques sur la première
scène : on pourroit dire que la fureur de Caïn, une fois
apaisée , ne devroit pas se raliumer sans un nouveau motif;
mais il faut se rappeler que ce malheureux, dévoré des poisons
de l'envie , n'a plus sa raison : il ressemble à Oreste , livré aux
furies qui , malgré lui , le poussent au meurtre. Cette conception
que j'ai blâmée , étant admise , on doit admirer les traits
vraiment tragiques qui peignent cet égarement. Les autres
scènes n'offrent plus qu'à louer. Elles font regretter qu'Alfieri
ait perdu tant de talent sur un fond essentiellement vicieux.
S'il eût voulu choisir la Mort d'Abel pour le sujet d'une
tragédie régulière , on peut croire , d'après ce qu'on vientde
lire, qu'il en eût fait l'un de ses meilleurs ouvrages. J'achèverai,
dans le prochain numéro , l'examen des OOEuvres posthumes
d'Alfieri .
C.
492 MERCURE DE FRANCE,
L'Art de connoître les Hommes par la physionomie; par
Gaspard Lavater. Nouvelle édition , etc. , etc. , etc. Huit
vol . in-8°, et huit vol . in-4 ° . ( C'est par erreur qu'on avoit
annoncé, dans le premier extrait , qu'il y auroit douze
volumes. )
( II Extrait. Voyez le N° CCXLIX. )
«Ces hommes cherchent la pensée dans le jeu
>> des organes qu'ils soumettent à leurs dissec-
» tions , et ils croient connoître le maître , parce
>> qu'ils ont , dans l'antichambre , interrogé les
>>> valets . >> DE BONALD .
Avec une raison plus ferme et une imagination mieux
réglée , Lavater n'auroit pas employé trente années de sa vie
à mesurer des yeux , des nez , des bouches et des oreilles.- II
auroit vu , comme tout le monde , que le visage de l'homme
est le miroir de l'ame; mais en même-temps il auroit reconnu
qu'on n'enseigne pas plus à voir sur cette glace ce qui se passe
derrière, qu'on n'apprend à boire, à manger, et à respirer. Le
Jangage muet des figures se comprend sans étude scholastique.
C'est la langue universelle des hommes entre eux, des animaux
dans leurs rapports mutuels , ou dans leurs relations
avec l'homme. Il n'y a pas d'animal , vivant dans notre société,
qui ne voie sur la face de l'homme , ou dans son geste , le
signe éclatant de son autorité , et qui ne se soumette à l'impression
qu'il en reçoit. Il n'y a pas d'homme qui ne découvre
sur le masque des bêtes l'infériorité de leur nature , et qui
n'agisse d'une manière conforme au sentiment qu'il éprouve
à leur aspect. Personne n'a jamais confondu dans son semblable
l'air de la bienveillance avec les traits de la colère;
et l'analyse physiognomonique des signes par lesquels ces
dispositions opposées se caractérisent et se décèlent , a toujours
été inutile pour établir notre sentiment. Ce n'est pas
par raison que nous préjugeons le caractère ou les passions
de ceux dont nous apercevons le visage ; c'est par une faculté
ivolont aire qui nous est aussi naturelle que celle de voir la
1,mière quand nous ouvrons les yeux en plein midi. Toute
I'erreur de Lavater consiste donc à vouloir nous faire agir
par raison dans un état où le sentiment seul peut être écouté.
C'est proprement demander que l'homme ne soit pas ce qu'il
est. Cet observateur a beaucoup trop écrit pour établir la
DECEMBRE 1806. 493
vérité de sa science ; et M. Moreau (de la Sarthe ), son commentateur
plutôt que son disciple, nous promet encore une
surabondance d'explications , de notes et de supplémens qui
ne nous laisseront pas même la liberté de former un desir.
Les deux premières livraisons de l'ouvrage , sur lesquelles nous
nous sommes permis quelques réflexions , ontété suivies de plusieurs
autres qui forment maintenant le premier, le second et
les deux tiers du troisième volume de son édition. L'Introduction
seule complète le premier tome , avec le Discours
préliminaire , auquel on a cru devoir ajouter une très-longue
Notice sur Lavater. Nous avons rendu compte du Discours
préliminaire et de l'Introduction : nous dirons un mot de la
Notice qui les précède , et nous tâcherons ensuite de donner
ànos lecteurs une idée suffisante des Principes de physiognomonie
qui les suivent.
Lavater, ministre protestant à Zurich , étoit notre contemporain,
et il auroit pu l'être encore long-temps s'il n'avoit
rencontré , dans les troubles de sa patrie , une mort prématurée,
qui l'enleva le second jour du dix-neuvième siècle ,
dans la cinquante-neuvième année de son âge. M. Moreau
insinue, on ne sait pourquoi , qu'il a été assassiné de dessein
prémédité ; mais on a dit, dans le temps, que le coup de
fusil qui l'avoit frappé dans la rue étoit parti de la main
d'un soldat ivre ou brutal, auquel il venoit de parler familièrement.
Dans les mouvemens révolutionnaires , ces actes
de férocité froide et cruelle sont encore plus communs que
les noirs complots d'un ennemi particulier. Le fanatisme politique
immole à lui seul plus de victimes dans un jour que la
haine et l'envie n'en sacrifient dans tout un siècle . Le ministre
mourut comme il avoit toujours vécu , dans les sentimens
d'une douce piété , d'une patience et d'une charité inaltérables
, laissant , dit fort bien M. Moreau , un beau chapitre
aux annales de la vertu , un autre chapitre , un peu long , à
l'histoire des erreurs de l'esprit humain, et quelques pages
aux archives des sciences et de la philosophie.
On sera peut-être surpris qu'après cet aveu le médecin
français , qui sait aussi bien qu'un autre ce que c'est que la
vertu , compare le religieux Suisse au philosophe Diderot , et
qu'il prétende trouver dans les traits de l'un et de l'autre
une sorte de similitude qui démontre la ressemblance de leur
ame. Or, il est bon de savoir que le visage de Diderot ressemble
à celui de Lavater comme la lune ressemble au soleil .
Le portrait du ministre est animé par le feu de l'amourdivin,
et celui de l'athée est glacé par le froid de l'égoïsme. Cela
doit être ainsi , puisque , s'il en étoit autrement, la physicgnomonie
seroit en défaut. Il est vrai que cette différence se
494 MERCURE DE FRANCE ,
reconnoît sans le secours de la physiognomonie. M. Moreau
fait remarquer la longueur de la lèvre supérieure de Lavater
comme un signe de crédulité qui ne se retrouve pas , dit-il ,
sur le visage de Diderot. Il est certain que les deux figures ne
se ressemblent pas plus dans cette partie que dans tout le
reste ; mais qui peut savoir si la crédulité qui affirme , produit
au-dessous des narines un autre effet que la crédulité qui
nie ? L'une et l'autre ne peuvent- elles pas , à notre insu ,
nous jeter également dans l'erreur ? Qui peut se flatter d'avoir
calculé toutes les absurdités auxquelles Diderot croyoit , ou
prétendoit croire ? Si ce calcul avoit pu être fait , sa crédulité
, qui étoit en opposition avec celle de tous les hommes ,
auroit pu se trouver la plus dépourvue d'appui , la plus niaise ,
et , par conséquent , la plus étendue de toutes , puisqu'elle
ne se seroit point arrêtée aux choses établies par une raison
éclairée, ni à celles qui sont fondées sur le témoignage des
hommes. Il ne faut pas croire cependant que la physiognomonie
auroit été embarrassée de se voir ici en contradiction avec
elle-même ; elle auroit bien su découvrir dans quelqu'autre
eoin de la face du philosophe le signe de la crédulité négative
: d'ailleurs , dans cette science sublime , les mêmes signes
expriment presque toujours des dispositions d'esprit toutes
différentes ; et des traits absolument opposés , au contraire ,
comme dans Lavater et Diderot , manquent rarement d'indiquer
des passions semblables : il n'y a que manière de voir les
choses. Ily a toujours sur la peau un linéament imperceptible
auquel il est permis de faire signifier tout ce qu'on veut. Lors
donc que nous avons insinué que la figure du théologien et
celle du philosophe ne se ressembloient en aucune manière ,
cela veut dire seulement qu'à la vue du physionomiste , et
prises dans leur ensemble , elles paroissent ainsi ; ce qui n'empêche
pas qu'en les déchiquetant, et en comparant tous les
atomes qui les composent , la physiognomonie ne puisse les
trouver parfaitement semblables. Il seroit inutile de relever
tous les autres rapprochemens qu'on a voulu faire du ministre
protestant avec M. Bernardin-de-Saint-Pierre et avec l'illustre
archevêque de Cambrai. Lorsqu'on se contente des plus foibles
similitudes , on peut établir des comparaisons entre tous les
hommes. Il y en a une qu'on auroit pu faire et qu'on a évitée
avec soin dans le parallèle du pasteur de Zurich et du solitaire
de Montmorenci. Tous les deux sont venus trop tard pour
exercer leur esprit ardent et avide de renommée. Ne trouvant
riendans le champ de la vérité qui ne fût exploité depuis
long-temps , tous les deux ont promené leur imagination
active dans le vague des spéculations hasardées : ils ont produit
chacun un traité admirable , à quelques égards, en théorie ,
DECEMBRE 1806 . 495
mais inadmissible dans la pratique. Ils supposent à l'homme
des facultés qu'il n'a pas semblables à ces artistes qui ,
pour s'amuser, font quelquefois des meubles qui ne sont
point en harmonie avec les proportions du corps humain.
Ils semblent nous inviter à prendre les tours de Notre-Dame
pour un fauteuil , et à nous couvrir le chef avec le dôme des
Invalides. L'un demande des anges pour faire l'éducation
d'un foible enfant ; et pour arriver à la connoissance du sys
tème de l'autre , il faudroit être Dieu lui-même.
Quel seroit l'homme , en effet , qui , contre le témoignage
de ses yeux , contre le sentiment intime de son esprit , contre
toute la présomption de son expérience , voudroit ou pourroit
-subitement changer son opinion sur le compte d'un ami qu'il
auroit cultivé pendant long-temps , uniquement parce que la
physiognomonie lui feroit remarquer que son nez est un peu
trop retroussé pour que ce puisse être un bon homme ? Ne
faudroit-il pas qu'il pût voir en même temps le fond de son
ame ? Et comment lewerra-t-il , si Dieu ne lui prête unmoment
sa toute-puissance , ou s'il ne devient Dieu lui-même ? Que
m'importe qu'un ami que j'ai éprouvé dans mille circonstances
ait sur le front un trait saillant qu'il plaît à la physiognomonie
de qualifier du nom d'hypocondriaque ? J'ai , pour
me rassurer, le sentiment et l'expérience du contraire. Je conçois
bien que le physiognomoniste va m'arrêter ici pour me
dire qu'il va me faire voir un autre trait qui prouve que j'ai
raison ; mais que m'importe ce ttrraaiitt , puisque j'ai de mon
ami le sentiment que je dois en avoir ?
Il faut distinguer dans la physiognomonie deux parties bien
séparées : la première , qui prétend vous enseigner ce qu'il
n'est même pas possible d'ignorer; et la seconde , qui veutvous
apprendre ce qu'elle ne peut pas montrer. Tout homnie a son
expérience et son tact physionomique : voilà ce que j'appelle
la première partie de la science physiognomonique. Vouloir
étudier cette première partie seroit vouloir retourner aux
premières impressions de l'enfance , et faire repasser sous ses
yeux tout ce que l'on a déjà vu. Quinze , vingt ou trente ans
d'existence et d'observation parmi les hommes peuvent bien
tenir lieu de cette première partie. Elle peut être curieuse ,
amusante même , si l'on veut, mais je ne crois pas qu'elle
apprenne rien au-delà de ce qu'un homme fort ordinaire
peut et doit avoir appris par la seule habitude. Toute la
seconde partie , qui voudroit nous faire avancer plus vite que
l'âge dans la connoissance des signes physiognomoniques, nous
chargeroit l'esprit bien inutilement , puisque , dans les actes
de quelqu'importance , l'homme sage ne se fie pas même à son
expérience : il ne se livre encore qu'avec réserve à celui qui
496 MERCURE DE FRANCE ;
pon;
porte sur sa figure la meilleure recommandation , attendu
que rien ne ressemble mieux à un honnête homme qu'un fripon
et jamais il ne condamne qui que ce soit sur les traits
de sonvisage, puisque l'homme a toujours dans son ame tout
ce qu'il faut pour faire mentir sa figure, Cette figure est bien
cependant , comme nous l'avons déjà dit , le miroir de l'ame;
mais c'est un miroir mobile et trompeur, auquel il ne faut
pas se fier.
Le sens physionomique s'exerce toujours sur l'homme tout
entier; et en cela, comme en tout le reste, il agit conformément
à sa nature. Le Créateur n'a pas fait des yeux sans les
accompagner de tout le reste du corps; et c'est de leur union
aux parties qui les environnent, que résulte toute leur expression,
La physiognomonie juge aussi l'ensemble des traits :
c'est là son premier exercice; mais ensuite elle détache chacune
des parties , et, par leur inspection particulière , elle
confirme ou détruit le jugement du sens physionomique. Si
ce jugement est confirmé , je dis que cette confirmation est
inutile; s'il est contredit , j'examine les motifs de cette contradiction
, et je reconnois bientôt qu'ils sont étrangers au sujet
qu'il falloit juger. Un nez , un front, des yeux , ou bien uni
menton , détachés par la pensée du visage auquel ils appartiennent,
ne sont plus le nez, le front, les yeux ou le menton
qui faisoient parties d'un tout indivisible. Comment ! me dira
le physiognomoniste, vous ne reconnoissez pas ces yeux
louches, signes d'un esprit soupçonneux et oblique ? Je les
reconnois d'autant moins , qu'ils avoient un caractère tout
opposé lorsqu'ils étoient à laplace que le Créateur leur avoit
marquée. Je les trouvois remplis dedouceur et demodestie;
ils étoient en accord avec le tendre sourire d'une bouche
timide. Vous les en avez séparés , et je ne les reconnois plus.
Tout objet qui n'est pas à sa place change, par cela seul, de
nature : ce n'est plus le même objet; il passe de la vie à la
mort : c'est la même matière ; mais c'est une matière inanimée
qui ne signifie plus rien. S'est-on jamais avisé de juger un ta
bleau sur le pand'un habit qu'on enauroit détaché?Qui est-ce
qui peut prétendre que les accompagnemens bizarres d'un
seul instrument suffisent pour décider de l'effet de tout un
concert ? N'est-ce pas de la place qui leur convient que tous
les objets qui sont dans la nature reçoivent leur lustre ?
L'absence d'un traitdans la figure de l'homme n'en change-t-il
pas tout-à-fait le caractère ? Et si cet effet se fait remarquer
d'une manière si sensible dans ce qui reste d'une figure à
laquelle la physiognomonie aura enlevé quelque partie , quel
changement ne devra-t-il pas s'opérer dans cette même par
tie, et comment pourra-t-on la faire servir à établir un
jugement positif ? Tant
DEPT
DE
LA
SEIN
DECEMBRE 1806.
5.
Tant que la science physiognomonique ne
dans ses procédés , de la manière de juger par le sens p
nomique ; c'est-à-dire , tant qu'elle n'a pas la procation
d'être autre chose que ce sens lui-même , il n'y a nulle matiere
àdiscussion ; mais aussi elle ne fait que nous expliquer fort
longuement ce que nous pourrions reconnoître au premier
coup d'oeil, ce que nous savons déjà , ou ce que nous apprendrons
infailliblement et plus sûrement, pour peu que nous
ayons quelque commerce avec les hommes. Nous connoissons
d'avance tous ces dessins , tous ces profils dont elle remplit
inutilement ses volumes ; mais cette connoissance ne nous
empêche pas de prendre quelque plaisir à les considérer, et
nous aimons à vérifier si telle figure caractéristique a produit
sur l'auteur du livre la même impression que celle qu'elle
a faite sur notre esprit : nous nous applaudissons lorsque son
jugement se trouve d'accord avec le nôtre , comme s'il pouvoit
ne pas l'être , comme si nos yeux pouvoient voir les
objets autrement qu'ils ne sont , et comme si ces objets pouvoient
produire des effets différens sur des esprits d'une même
nature ! Notre petite vanité se trouve flattée ; nous aimons à
nous reconnoître dans un auteur qui s'est fait une sorte de
réputation , et qui a écrit de gros livres ! Lorsqu'au contraire
cette science ambitieuse veut s'élever au-dessus de ce
que le sentiment peut nous apprendre , et nous faire entrer
dans des considérations dont nous ne sommes pas à portée de
faire l'application sur quelque figure vivante , les objections
naissent en foule , et nous commençons par demander quelle
garantie elle peut nous donner de la certitude de ses nouvelles
observations ? L'expérience , répond-elle ; mais notre propre
expérience elle-même ne fait naître en nous qu'une présomption
modérée et circonspecte. Comment pourrions-nous
ajouter plus de foi aux remarques des autres qu'à celles que
nous avons faités nous-mêmes ? Et quand il seroit vrai que
toutes ces observations seroient d'une exactitude rigoureuse ,
ne resteroit-il pas toujours à l'homme la liberté d'agir, et de
donner un beau démenti à la physiognomonie ? Lavater, qui
croyoit à la vérité des idées religieuses plus encore qu'à la
science dont il a voulu poser les premiers fondemens , et
qui n'écrivoit pas pour s'enrichir, auroit avoué tout simplement
qu'en effet ce libre arbitre de l'homme est un terrible
argument contre la solidité de son système , et il n'auroit point
tenté de le réfuter. Les philosophes qui feignent de ne croire
à rien , excepté aux chimères sur lesquelles ils spéculent , ont
trouvé le moyen de trancher la question : chez eux ce né
sont pas les passions qui modifient les formes extérieures du
corps humain, ce sont , au contraire , ces formes elles-mêmes
Li
498 MERCURE DE FRANCE ,
1
a
qui produisent les passions; en sorte qu'il devient très-assuré
qu'un homme dont la tête s'élargit un peu à côté des tempes
est unvoleur, et qu'il n'y a pas de libre arbitre , ni de faculté
délibérative qui puisse l'empêcher de voler ; en un mot , qu'il
n'est pas libre , qu'il a reçu en naissant la passion du vol ,
comme le loup, le renard et la pie , et qu'on fera bien de l'enfermer,
si on veut s'éviter la peine de le pendre. Il faut avoir
une physionomie merveilleusement conformée pour oser
avancer une pareille doctrine , ou se croire bien assuré qu'elle
ne sera pas adoptée. Il est vrai cependant que l'homme naît
avec la faculté de faire le mal comme le bien ; mais il ne faut
pas réduire cette faculté à telle ou telle passion particulière
à laquelle il se livreroit avec la précision machinale d'un automate,
et il ne faut pas croire sur-tout que ce soit parce qu'il
aura les oreilles d'une certaine longueur. Attribuer une telle
puissance à la matière , c'est lui soumettre l'ame , et réduire
celle-ci à l'état d'une esclave. En effet , si cette ame se crée
sur le modèle des parties de notre corps , comme il faudroit
le croire, en adoptant l'idée des nouveaux physiognomonistes
sur la puissance des formes, elle ne doit pas avoir un seul mouvement
qui soit l'effet de sa volonté, puisque toute volonté
suppose l'indépendance ; elle doit obéir passivement à la
matière , et n'avoir jamais deux idées opposées. Le contraire
de cette étrange proposition se faisant sentir dans toutes nos
actions , puisqu'assurément ce n'est pas ma main qui ordonne
àmon esprit de former ce raisonnement , mais que c'est mon
sprit qui veut que ma main l'écrive; puisque ce ne sont pas
les yeux de mes lecteurs qui contraignentleur esprit de me
donner quelqu'attention, mais que c'est au contraire leur
esprit qui commande à leurs yeux de lui prêter leur assistance
pour communiquer avec ma pensée ; il reste aussi clair que
le jour que l'ame est la souveraine maîtresse des actions du
corps , et que tous les organes physiques ne sont que ses
très-humbles valets : d'où nous tirerons la conséquence que ,
quelque puissance qu'on veuille accorder à la matière sur les
passions, et quelque véhémens que soient ses appétits , il y a
toujours dans l'homme un maître qui peut les modérer ou
les réprimer ; que ce ne sont pas les formes de notre corps
qui produisent ces passions ; qu'elles ont toutes leur germe
dans notre coeur , et que , si quelques-unes d'elles s'y développent
et y font des ravages , il ne faut pas nous en prendre
àl'épaisseur de nos lèvres , ni à la petitesse de notre menton;
mais uniquement à la corruption de notre ame, et au mauvais
usage que nous aurons fait de sa raison et de sa liberté.
Le corps est fait pour l'ame , comme l'habit est fait pour
le corps ; il n'y a pas de doute : l'un et l'autre peuvent cacher
DECEMBRE 1806 . 499
de grands défauts , et ne laisser voir qu'un visage imposteur .
Cependant , comme l'air de santé qui se voit sur la figure
annonce celle de tout le reste du corps , de même aussi , ce
que le visage laisse entrevoir de l'ame , peut faire présumer
ce qu'elle est dans tout le reste. L'homme a taillé son habit ,
mais il n'en a pas fait la matière ; la forme peut en être belle ,
quoique le fond ne soit d'aucun prix : il habille bien , et donne
à celui qui le porte un air de dignité qui en impose ; cependant
ce n'est qu'un fripon. De même l'ame , par son adresse ,
a su revêtir la figure de son hôte d'un voile trompeur qui la
fait passer pour ce qu'elle n'est pas : elle n'a fait ni les yeux,
ni le nez , ni la bouche ; mais elle sait donner à tout cela une
expression si touchante de bonhomie et de candeur naïve ,
qu'il est impossible de n'y être pas trompé. Vous feuilleterez
long-temps la Physiognomonie de Lavater, ou même celle
de M. Moreau , avant de trouver le moyen de vous garantir
des piéges de cet homme ; vous le chercherez vainement ce
moyen, il n'y est pas. Cependant il y en a un bien simple , qui
vaut à lui seul plus que toutes les leçons de leur science :
Tenez-vous en garde, et ne vous fiez jamais au seul témoignage
de vosyeux.
G.
Réponse à deux Articles du COURRIER DES
SPECTACLES , au sujet du compte qui a été
rendu , dans le MERCURE , de l'Histoire de
France de M. Anquetil.
COMMENT se fait- il que j'aie à répondre au rédacteur du
Courrier des Spectacles, et que ce rédacteur soit M. Salgues ,
et que M. Salgues ne soit pas d'accord avec moi sur tout ce
que j'ai dit de l'Histoire de France de M. Anquetil ? Cela
m'étonne : car , s'il y a quelque rapport entre M. Salgues et
moi , il n'y en a point entre moi et le Courrier des Spectacles .
Cependant , puisque je suis attaqué dans ce journal par des
calomnies , il faut bien que je me défende.
Lorsque l'estimable auteur de l'Esprit de la Ligue et de
la dernière Histoire de France termina , dit M. Salgues , il
y a peu de mois , sa longue et honorable carrière , je crus
devoir quelques éloges à sa mémoire : je ne m'attendois pas
que , peu de temps après , j'aurois à le défendre. Et pourquoi
le rédacteur du Courrier des Spectacles crut-il devoir des
éloges à l'auteur de lEsprit de la Ligue et de la dernière
Iiz
500 MERCURE DE FRANCE ,
Histoire de France ? Pourquoi se croit-il chargé aujourd'hui
du soin de le défendre ? Pourquoi enfin ne s'attendoit-il pas
à remplir cette tâche , si tant est que ce soit la sienne ? Les
éloges de M. Salgues sont - ils donc comme le bouclier
d'Achille ? et doivent-ils mettre à couvert de tous les traits
de la critique les auteurs auxquels il accorde sa protection ?
N'est - il plus permis de trouver des imperfections dans un
écrivain que le Courrier des Spectacles a loué ? Cette règle
seroit assez commode pour beaucoup d'auteurs dramatiques;
mais je n'entends pas m'y soumettre , et j'ose même
dire que M. Salgues est le seul homme en France qui puisse
s'étonner de voir censurer ceux qu'il a loués ?
Quant à moi , je déclare ( et , en cela , je ne crois point
faire un acte de modestie ) que je m'attends toujours à voir
censurer les jugemens que je porte sur certains ouvrages , et
surtout à les voir censurer par ces journaux dans lesquels on
affecte de défendre je ne sais quelle philosophie qui n'est ni
la bonne , ni la mauvaise , et dont les rédacteurs , êtres amphibies
, ne sachant jamais ce qu'ils veulent, par une conséquence
nécessaire, ne savent jamais ce qu'ils disent: je veux parlerde ces
journaux qui , n'osant pas nous reprocher comme un tort de
combattrelaphilosophie antichrétienne, nous font un tort au
moins de chercher les occasions de la diffamer. Ce que je
n'attendois pas , c'est de trouver une accusation pareille dans un
journal rédigé par M. Salgues ; et c'est encore de la lui voir
diriger contre moi. Car, je dois le dire à sa louange, je n'ai eu
l'honneur de le rencontrer qu'une seule fois au bureau du
Journal de ll''. Empire; et ily parloit sur la religion , sur la
philosophie , sur le Mercure , sur le Journal de l'Empire , et
sur tous les rédacteurs de ces journaux , comme je pense et
comme j'écris. Mais alors M. Salgues n'étoit pas encore rédacteur
du Courrier des Spectacles.
Qu'y a-t-il donc maintenant entre lui et moi ? J'ai dit
que M. Anquetil avoit illustré sa vie par de bons ouvrages ;
j'en ai parlé comme d'un vieillard qui avoit rempli sa tâche ,
et qui auroit dû ne plus penser qu'à jouir en paix de la considération
qu'il s'étoit acquise. Cela ne suffit pas : il falloit
dire encore que M. Anquetil étoit un Saint , et que si Saint
François de Sales eût pu renaître parmi nous , c'est sous ses
traits peut-être qu'il eût voulu se montrer. En vérité , j'aime
mieux laisser dire à M. Salgues ces choses - là , que de les
dire moi-même; et pourtant je crois qu'on sera plus étonné
-de les rencontrer dans le Courrier des Spectacles que dans
le Mercure. J'ai ajouté que M. Anquetil étoit bon et soge ,
très - éclairé , très - savant. Cela ne suffit pas non plus : il
falloit dire que M. Anquetil étoit né avec un esprit éclairé
DECEMBRE 1806 . 501
et serein. Je crois avoir eu la même pensée que lui : mais c'est
de cette dernière manière que M. Salgues s'est exprimé ; et
apparemment c'est la bonne , puisqu'il en fait le sujet de sa
première leçon qu'il me donne.
Jusque-là , il me semble que je suis pleinement d'accord
avec lui. Je n'ai point dit que M. Anquetil fût un Saint ,
parce que je l'ignorois; je ne me souviens même pas qu'il fût
prêtre; et quand je m'en serois souvenu, ce n'étoit peut-être pas
une raisonpour le trouver meilleur historien. Mais j'ai dit que ,
pour avoir fait de bons ouvrages dans un petit genre , il ne
devoit point se croire assuré de réussir dans un genre plus
élevé; et je l'ai plaint d'avoir cédé trop facilement aux illusions
de l'amour propre , dont , après tout , aucun homme,
et surtout aucun auteur , n'est exempt. J'ai enfin osé relever
les expressions inconvenantes qui lui sont échappées en parlant
de nos Saints ; et aussitôt voilà M. Salgues qui se récrie,
et qui dit que j'ai accusé M. Anquetil d'incapacité ,
d'amour propre , d'étourderie , et d'une effrayante indifférence
pour tout ce qui concerne la religion. Il est vrai que je
me suis servi de toutes ces expressions ; mais , en les employant
, je crois les avoir suffisamment expliquées , pour
qu'il n'enrésultat rien d'injurieux à la mémoire de M. Anquetil.
Ce n'est pas moi, c'est M. Salgues qui s'est plu à
les réunir dans une même ligne ; et si maintenant le portrait
qui en résulte n'est pas ressemblant , c'est bien sa faute,
et non la mienne.
Ce mot d'étourderie paroît être celui qui l'a le plus offensé.
J'ai témoigné moi-même combien j'étois fâché d'être
réduit à l'employer en parlant de M. Anquetil ; mais je
demande à M. Salgues lui-même , de quel mot plus doux
je devois me servir pour caractériser les inconvenances que
je reprochois à cet historien ? Le mot est dur, j'en conviens ,
quand il est tout seul ; et ce n'est pas ainsi que je l'ai employé
pour M. Anquetil. Il faut cependant que M. Salgues
s'y accoutume; car il est lui-même (et cette fois je dis le mot
tout seul ) , il est très-étourdi ; et je vais tâcher de démontrer
si bien ses étourderies , qu'il ne sera pas tenté de m'accuser
d'avoir manqué de politesse en me servant de cette
expression contre lui.
Il m'a semblé que Velly , M. Anquetil , tous nos historiens
, avoient traité les commencemens de la monarchie
française avec trop de légéreté. J'ai fait observer que tous
ces rois prétendus fainéans (car c'est à tort, dit M. Anquetil
lui-même , qu'on leur donne ce nom ) avoient laissé jusque
dans les dernières classes du peuple de profonds souvenirs ;
j'ai montré la France entière couverte encore , il n'y a pas
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
vingt ans , des monumens de leur grandeur ; et je me suis
étonné que l'Histoire seule restât muette , quand , autour de
nous , tout nous parloit d'eux. M. Salgues me répond que ,
si , dans tous nos auteurs , cette partie de notre Histoire est
très-courte , c'est que l'histoire de ces temps est obscure et
incertaine. C'est aussi ce que je disois ; et j'en concluois
qu'il falloit l'éclaircir , et se donner l'espace nécessaire pour
discuter les diverses opinions . Etoit-ce donc la peine d'écrire
sept ou huit pages contre ce que j'ai dit , pour n'y faire jamais
autre chose que répéter la moitié de ce que j'ai dit ?
Mais M. Salgues croit que , si j'ai fait l'éloge de Dagobert,
c'est uniquement à cause de l'argent que ce prince donnoit à
des Cordeliers ou à des Bénédictins. M. Salgues se trompe:
je sais très-bien que les Cordeliers n'ont été fondés que plusde
six cents ans après Dagobert; et comme je ne puis me résoudre
àsupposer qu'il l'ignore , j'appelle seulement cet anachronisme
une très-grande étourderie. Faut-il lui apprendre
encore que Dagobert a fait autre chose que de fonder des
monastères , et que ce fut ce prince qui le premierfit faire la
collection des lois des différentes nations soumises à l'Empire
français et que cette collection est , selon Velly, un des
plus beaux monumens de son règne ? M. Anquetil , dont les
expressions ne different pas beaucoup à cet égard de celles de
Velly, prétend que cet ouvrage fut lefruit de sa maturité ; et
que , dans sa jeunesse , Dagobert respecta peu les moeurs
qu'il a depuis recommandées ; mais comine Dagobert n'a
régné que dix ans , et qu'il est mort à trente-six , comme
d'ailleurs cette phrase est fort peu correcte , je suis persuadé
que M. Anquetil l'auroit réformée , s'il eût pu revoir son histoire.
Je crois aussi qu'il auroit un peu plus parlé de ce
prince , et qu'il n'auroit rien dit de sa jeune maturité.
J'aurois voulu , je l'avoue , quelques détails de plus sur un
roi qui a laissé de son règne un si beau monument. Je n'ai
point cependant témoigné de douleur de ce que M. Anquetil
et la plupart de nos historiens n'ont pas déifié Dagobert
comme on a déifié saint Roch. Des expressions pareilles we
sont pas à mon usage , et je n'ai pas la coutume de plaisanter
sur les rites religieux. Je ne sais si cela convient mieux à
M. Salgues qu'à moi ; mais il devroit savoir , comme moi ,
que l'église ne déifie personne ; et d'ailleurs je ne trouve rien
debienplaisantdans le rapprochement qu'il fait de Dagobert
et de saint Roch. Il est peut-être meilleur juge que moi en
matière comique , etje devrois m'en rapporter à lui sur cela ;
je le prie cependant de vouloir bien ne jamais me prêter des
expressions que je n'ai pas employées: jen'ai nullement besoin
d'un interprète aussi plaisant que lui.
DECEMBRE 1806. 503
si on Je n'ai pas dit non plus que , traite si légèrement
les premiers rois , c'est parce qu'ils comblérent de bienfails
les respectables moines de leurs temps. J'aurois pu le dire ,
sans doute , au moins de quelques historiens ; c'est un torqu'on
pourroit reprocher à Mezerai , et à une foule d'historiens
subalternes , entre lesquels l'abbé Millot n'est parvenu
à se faire distinguer que par son affectation à dire toujours du
mal du clergé. Mais ma pensée étoit que si on traite si mal
la première partie de notre histoire , c'est parce qu'on ne
la sait pas , et qu'on ne veut pas se donner la peine de l'apprendre.
Du reste , c'est encore par étourderie que M. Salgues
se permet de plaisanter sur les respectables moines de ce
temps-là . Je le préviens qu'il aura contre lui tous les savans ;
et , par exemple, un historien qu'il n'a peut- être pas lu, mais
dont l'autorité doit, en ce moment, paroître très - grande :
cet historien n'est autre que M. Anquetil. « Les établissemens ,
>> dit-il , des monastères ont encore eu un autre genre d'utilité
>> que les fondateurs ne prévoyoient pas. Entre les hommes
>> occupés de travaux manuels , il s'en est rencontré plusieurs
>> portés par leur génie à l'étude , et propres aux sciences. Ils
>> ont copié des livres , conservé les anciens auteurs , et écrit les
>> faits de leur temps; leurs recueils sont devenus les fastes de la
>> nation. Ainsi , les monastères ont été utiles aux progrès de
>> l'esprit et à la propagation des lumières.... Il nous a paru ,
>> ajoute-t- il , d'autant plus convenable de consigner ces faits
>> dans l'histoire , que ladestruction des monastères par toute
>> la France va bientôt effacer du souvenir jusqu'aux traces
>> des services rendus par ceux qui les ont habités. Autour des
>> monastères se sont bâties des villes , etc. etc. » Et d'où est tiré
ce passage ? M. Salgues ne s'en doute pas, ou du moins ne
s'en souvient plus. Ce n'est pas assez de lui dire que cet éloge
des moines a été fait par M. Anquetil ; il faut encore lui apprendre
qu'il est tiré de la vie de Dagobert (tom. I, pag. 157
et 158) , et que c'est celui des respectables moines de ce
temps. Comme il faut être étourdi pour entreprendre l'apologie
d'un livre , sans s'être auparavant instruit de ce qu'il
contient ! M. Salgues sera-t-il surpris que je l'accuse d'étourderie
, lorsque , ayant voulu écrire contre moi , il se trouve
convaincu d'avoir écrit contre l'auteur même qu'il vouloit
défendre?
« Il est bon , ajoute-t- il , il est bon de faire observer que ce
» bon Dagobert laissa une mémoire odieuse au peuple , et que
>> les moines eux - mêmes poussèrent l'ingratitude jusqu'à
>> supposer qu'il étoit damné. » Et je trouve , moi , qu'il est
curieuxde faire remarquer que M. Salgues a toujours contre
lui l'autorité de tous les historiens. « Les moines , dit Velly ,
4
504 MERCURE DE FRANCE ,
>> que Dagobert avoit comblés de bienfaits , l'ont comblé des
>> plus brillans éloges : on loue leur reconnoissance ; on n'en
>> blâme que l'excès. >> Quant à la mémoire que ce prince a
laissée , comme je ne connois encore que l'autorité de
M. Salgues qui se soit élevée contr'elle , je crois inutile de
Jadéfendre.
Dieu préserve tout auteur des apologies de M. Salgues !
Après avoir prêté à M. Anquetil des opinions que ce vieillard
n'avoit pas , voici maintenant qu'il diffame Velly , en lui faisant
dire ce qu'il ne dit point; mais ceci abesoin de quelques
développemens.
Je reprochois à M. Anquetil d'avoir raconté , en parlant de
Clotilde , une anecdote qui est au moins douteuse, et qui ne
s'accorde pas avec la réputation que cette princesse a laissée
de sa Sainteté. « Le fait peut être vrai , disois-je ; les Saints ne
>> sont pas saints en tout; ils ont comme nous leurs passions et
>> leurs foiblesses , et leur Sainteté consiste à en triompher plus
>>>souvent que nous. Mais enfin le fait n'est pas constant. >>
Voilà ce que je disois ; et M. Salgues me répond que toutes
les actions d'une Sainte ne sont pas des actes de vertu , que
plusieurs Saints ont été de grands pécheurs avant leur conversion
, etc. Il a raison; mais l'a-t-il mieux dit que moi ?Et
parce que toutes les actions d'une Sainte ne sontpas des actes
devertu , faut-il en conclure que tous les traits de barbarie
qu'on racontera d'une Sainte sont nécessairement vrais ? et cela
prouve- t-il que M. Anquetil a raconté cette anecdote , parce
que c'étoit un homme de bien?
C'est ainsi peut-être qu'on raisonne au Vaudeville. A cette
occasion , je ferai remarquer que M. Salgues n'oublie pas toujours
qu'il est rédacteur du Courrierdes Spectacles. Il me fait
l'honneur de me comparer à cet officier prussien quijoue un
róle si plaisant dans lejoli vaudeville de la Colonne de Rosbach.
On lui rappelle , dit- il , que le grand Frédéric ne parloit
qu'avec honneur des soldats français , et qu'il disoit :
« Si j'avois une armée de français , je serois maître de l'Europe.
» Cela est vrai, répliqua l'officier prussien ; mais il
>>>nefaut pas en convenir. » Je crois sur la parole de M. Salgues
que cette réponse fait rire au théâtre , et quand au rit , on a
toujours raison; mais il n'est pas moins vrai que c'est une
réponse de très-grand sens , et que c'est ainsi que doit parler
enpareille occasion tout homme jaloux de la gloire de son
pays . J'aurois cependant grand tort si j'en faisois une pareille,
lorsqu'il s'agit de la religion et des faits, qui peuvent jeter
quelques nuances sur les vertus de ses héros. La religion et la
vertu , Monsieur, n'ont pas besoin pour se conserver intactes ,
d'autant de précautions que la gloire et l'honneur.... Mais
DECEMBRE 1806. 505
de quoi viens-je vous entretenir ! Contentez-vous de juger
des spectacles: vous savez très-bien ce qui doit faire rire , car
vous levoyez ; et cela , nous pourrons consentir à l'apprendre
de vous. Mais puisque vous avez renoncé à des occupations
plus graves, bornez-vous donc à nous apprendre cela. Et ne
vous exposez plus désormais au ridicule de nous parler d'un
joli vaudeville, quand il s'agit de Sainte-Clotilde et de Saint-
Louis.
Si pourtant , M. Salgues ne faisoit jamais que des plaisanteries
de cette espèce , et s'il se contentoit de les diriger
contre moi , je me dispenserois de lui répondre. Mais , lorsque
non content des'égayer si mal à propos sur mon compte, il insulte
étourdiment à la religion, aux moeurs, au public , et à la
mémoire de nos plus respectables historiens , m'est-il permis
de garder le silence ? Et puisque j'ai été malheureusement
l'occasion ou le prétexte de cette insulte, nedois-je pas faire
tous mes efforts pour en rejeter la honte sur celui qui se l'est
permise?.
Nous voici arrivés aux calomnies contre Velly. Pour prouver
que M. Anquetil , en sa qualité d'homme de bien , a pu
raconter , au sujet de Sainte Clotilde , une anecdote douteuse ,
M. Salgues ne trouve riende mieux que d'accuser Velly d'avoir
fait , en parlant de Saint Bernard, uue faute encore plus
grave. « Quelques-uns ,dit cet écrivain , regardent ses sermons
>> ( de Saint Bernard ) comme des chefs-d'oeuvre de sentiment
» et de force. Certains beaux esprits de nos jours n'en juge-
>> roient pas de même, et ne goûteroient que médiocrement
>> cette luxurieuse abondance d'expressions mystiques , de
>> métaphores trop recherchées , d'allégories quelquefois peu
>> nobles , presque toujours outrées , qui règnent dans la plu-
>> part de ses discours. En voici quelques exemples. » Ici je
m'arrête , et onva comprendre pourquoi. J'ai transcrit jusque
là ce passage, comme je le trouve dans le Courrierdes Spectacles,
et j'observe d'abord que ces derniers mots , en voici
quelques exemples , sont de M. Salgues ; ensuite qu'il a omis
étourdiment , entre la première et la seconde phrases , une
phrase entière , celle où Velly nous apprend quefeu M. Henri
de Valois, cet homme illustre du siècle passé , préféroit les
discours de Saint Bernard à tous ceux des anciens , tant
latins que grecs ; enfin qu'il s'est arrêté brusquement, lorsque
Velly ajoutoit : « Mais ce n'est point par ses sermons qui nous
>> restent , quoique pleinsde force, qu'il faut juger du mérite
>> de ce grand homme. >>
Comment ferai-je maintenant, de quelle tournure me servirai-
je pour donner à nos lecteurs une idée des excès auxquels
M. Salgues s'est porté ? Car, ici , il m'est impossible de
506 MERCURE DE FRANCE ,
continuer à citer ses paroles. Je m'arrête donc , et me contente
de lui demander : Où sont ces petites distractions que
Velly lui-même s'est , dites-vous , permises ? Que voulez-vous
dire , quand vous nous assurez avec tant de confiance , qu'il
égaie son récit par des citations amusantes? Il n'y a point de
citations dans cette page de Velly, qu'il vous plaît d'appeler un
récit , et qui n'est qu'un jugement très-sage et très-mesuré
qu'il porte sur un grand homme qui fut aussi un grand Saint.
Quoi! parce qu'il vous plaît à vous-même de citer quelquesunes
de ces phrases de Saint Bernard , que , selon Velly , les
beaux esprits de nos jours ne goûteroient pas , vous partez de
là pour accuser Velly d'être un homme qui cherche à dire des
gaietés , d'être un baladin , un plaisant ! Mais qui est-ce qui
s'égaie ici et indécemment et scandaleusement ? Est-ceVelly qui
parle de ces phrases dans un gros livre que peu de gens lisent ,
ouvous qui les insérez dans unjournal? Est-ce Velly qui les
met en note , au bas de sa page, ou vous qui les placez dans
le discours ? Est-ce Velly qui les a laissées en latin , c'est-à-dire
dans une langue que peu de gens entendent , ou vous qui les
traduisez en français? Et c'est vous qui vous êtes rendu coupable
d'une aussi odieuse plaisanterie , vous M. Salgues ! ...
Mais j'oubliois que vous n'êtes plus que le rédacteur du Courrier
des Spectacles.
Ce passage de Velly m'a fait souvenir d'une omission assez
singulière que j'avois remarquée en lisant la nouvelle Histoire
de France, mais dont je n'ai point parlé en rendant compte
de cet ouvrage. M. Anquetil laisse Saint Bernard au milieu de
la seconde croisade. Lamort de ce grand homme lui auroitelle
paru un événement de peu d'importance ? et a-t-il cru
pouvoir se dispenser d'en parler ? M. Salgues trouvera peutêtre
de bonnes raisons pour le justifier sur cette omission ;
en attendant qu'il les donne, je dois faire observer que si
M. Salgues ne se fût pas cru obligé à défendre M. Anquetil ,
je n'aurois pas été obligé de relever cette nouvelle faute.
Certes , ce n'est pas l'imprudente apologie que M. Salgues
a voulu faire de M. Anquetil , qui m'inspirera du respect
pour lamémoire de cet historien: elle n'est propre , au contraire
, qu'à me faire observer des fautes auxquelles je n'avois
pas cru devoir m'arrêter. J'ai dit , par exemple , qu'il parloit
de la religion avec un respect et une indifférence qui effraie :
j'aurois dû dire aussi qu'il parle de la révolution et des
excés auxquels elle a donné lieu , avec une modération et un
sang froid qui indigne. J'ai fait remarquer les inconvenances
dans lesquelles il tombe , en parlant de nos Saints, de nos rois,
de nos grands-hommes ; j'aurois dû encore noter les inconvenancesnonmoins
grandes qu'il a commises , en parlant des
DECEMBRE 1806 . 507
.....
personnages qui ne sont connus que par des crimes. Ecoutez-le :
il vous parle d'un député , nommé... d'un conseiller ,
nommé...... , etc.; vous croiriez qu'il s'agit de noms obscars;
et ces noms sont fameux par les meurtres , par les
pillages auxquels ils ont servi de signal ! J'ai dit qu'il copioit
les autres historiens ; j'aurois dû dire qu'il se copie lui-même,
et qu'il y a dans son Histoire de France des pages entières qui
ont été transcrites de son Histoire Universelle , comme il y
en a dans celle-ci qui ont été prises mot à mot de ses autres
ouvrages. Mais , puisqu'on n'a cherché à le defendre que sur
les expressions peu convenables qu'il emploie en parlant de
nos Saints , montrons du moins qu'on l'a très-mal défendu .
M. Anquetil , dit en parlant de Saint Louis, Louis que nous
appelons le Saint ; il m'a semblé que cette expression n'étoit
pas convenable , et j'ai cru devoir témoigner ce que j'en pensois
. Voilà M. Salgues qui s'élève contre moi. « Ne sait-il pas ,
>> s'écrie-t-il , qu'on dit tous les jours Edouard-le-Saint ,
>> Henri- le-Saint ? La mémoire de ces deux princes , l'un ,
)) roi d'Angleterre , l'autre , roi de Hongrie , est-elle flétrie ,
>> parce que l'épithète est placée après leur nom , au lieu de
>> l'être avant ? Et, d'ailleurs, quelle querelleM. Guairard vient-
>> il chercher à M. Anquetil,puisqu'ilavoue que dans le titre
>> de son chapitre sur ce monarque , il l'appelle Saint Louis?»
Il y a dans ce passage trois phrases et quatre étourderies. Et
d'abord , je n'avoue pas que M. Anquetil ait dit nulle part
Saint Louis : j'ai dit au contraire que dans le titre de son
chapitre sur ce monarque et dans le haut de ses pages , il
T'appelle Saint Louis- Neuf. Il y a entre ces deux dénominations
une différence assez remarquable : c'est que la première
est la bonne , et que l'autre est très-ridicule. Secondement,
je prie M. Salgues de m'indiquer le livre où il a
trouvé la vie de Saint Henri , roi de Hongrie. J'ai peur qu'il
ne soit né avec ce qu'il sait de l'histoire; pour moi , j'ai parcouru
plusieurs fois la liste des rois de Hongrie , et je n'y ai
pas trouvé un seul Henri . Il me demande si je ne sais pas
qu'on dit tous les jours Edouard-le-Saint , Henri-le-Saint.
Vraiment, non , je ne le sais pas. Où dit- on cela ? Est-ce
au Bureau du Courrier des Spectacles ? C'est une autorité que
je récuse ; et en attendant qu'on m'en cite une autre , je dirai ,
comme tous les historiens,Edouard- le- Confesseur , Henrile-
Boiteux ; ce qui ne les empêche pas d'être Saint Edouard
et Saint Henri. Ce dernier , n'en déplaise à M. Salgues , étoit
empereur et fils d'un duc de Bavière.
On voit que l'érudition de M. Salgues est sans contredit
beaucoup plus légère que son style. Je suis faché de n'avoi
pas le temps et l'espace nécessaire pour développer ici les
508 MERCURE DE FRANCE ;
principes qu'il s'est faits sur la manière d'écrire l'histoire : ils
sont au niveau de son style et de son érudition. Par exemple ,
il pose gravement pour première règle : qu'un historien n'est
d'aucun temps , d'aucun pays , d'aucune secte : d'où je conclus
qu'il ne doit écrire en aucune langue , et qu'il ne doit
parler de rien ; car il est bien clair qu'un historien n'est pas de
ce monde. Selon M. Salgues , un historien assiste à la chute
des empires , comme lui-même assiste au spectacle , sans s'y
intéresser , uniquement pour en rire ou pour le louer , selon
qu'il lui plaît; de sorte qu'un bon Français ne seroit pas en
état d'écrire une bonne Histoire de France , et qu'un bon
chrétien le seroit encore moins : car un historien ne doit
éire d'aucune secte.
Après avoir fait connoître les principes de M. Salgues ,
j'aurois voulu faire connoître aussi quelques - uns de ses
raisonnemens. Je me borne à en citer un qu'il a eu la
bonté de me prêter. En parlant du respect que M. Anquetil
témoigne toujours pour la religion chrétienne , j'ai ditque
ce respect ne paroissoit pas avoir dans son coeur des racines
très-profondes; et voilà M. Salgues qui me fait aussitôt tirer
cette conclusion que M. Anquetil fut un hypocrite. Non ,
Monsieur , non , je vous le dis encore : ce n'est pas de vous
que je veux apprendre , ni comment on doit raisonner , ni
ce que je dois penser de M. Anquetil. Je vous dirai
seulement qu'un bon Français et un homme de bien , lorsqu'il
aeu le malheur de ne pas croire assez fermement à la religion
chrétienne , ne laisse pas que d'en parler avec respect, parce
que c'est la religion de son pays , et que ,dans ce cas, loin de
me paroître unhypocrite, il ne m'en paroît que plus honnête
homme. Inspice , inspice , et fac secundum exemplar.
Je me hâte de transcrire le passage qui a été la véritable
occasion de cette trop longue réponse. « Nous vivons, dit
>> M. Salgues , dans un temps où des esprits sombres , durs ,
>> mélancoliques , veulent rétablir la religion par la force,
>> assujétir toutes les consciences à leur empire..... C'étoit
>> l'esprit_des siècles de barbarie. >> De quelle terreur veut-il
donc parler ? Nous savons trop dans quels égaremens la
terreur peut conduire des hommes d'ailleurs honnêtes , pour
desirer d'en voir rétablir le règne. Est-ce la terreur des bûchers,
des jugemens ecclésiastiques ? Est-ce à nous qu'il
reproche de vouloir régner par la terreur , à nous qui maintenons
à peine la liberté de nos pensées et de nos consciences
contre les clameurs et les mensonges des philosophes , ànous
qui ne nous élevons avec tant de force contre ces clameurs et
ces mensonges , que parce que nous sommes bien convaincus
qu'ils ont, comme nous, depuis plus long-temps que nous ,
la
DECEMBRE 1806. 509
la liberté de leur pensée et de leur conscience , et qu'aucune
loi , aucune puissance ne sévira contre eux ! Mais continuons
: « N'a-t-on pas vu , ajoute M. Salgues , n'a-t-on
>> pas vu déjà , dans un de nos journaux , un écrivain d'ail-
>> leurs recommandable par ses talens , établir qu'on ne
>> feroit rien des Juifs , qu'en les refaisant totalement ,
>> et insinuer que pour les refaire totalement , il ne
>> seroit pas mal de les soumettre à quelques-unes de ces
>> petites corrections que nos pères appeloient des Actes
» de foi, eic. ? >> La plume échappe des mains. Et dans
quel journal a- t- on insinué depareilles horreurs ? Et comment
avons-nous pu , je ne dis pas vous , M. Salgues , mais
tous tant que nous sommes de journalistes , ne pas nous élever
contre de pareilles insinuations ? Quoi , vous en riez ! Vous
appelez cela des petites corrections ! Vous accusez nos pères
de s'en être rendus coupables ! Vous dites qu'un homme de
talent les a conseillées ! Mensongesque tout cela : citez lejournal
et la page : nommez son infâme auteur. Jusques-là , je
dirai quevous calomniez tout à-la- fois , non pas seulement les
journalistes , mais nos pères , mais tous les talens : nos pères ,
parce que, excepté dans ces vingt dernières années, on n'a
jamais vu en France rien qui ressembât à des auto-da-fé ; et
lestalens,, parce que jamais aucun homme distingué par ses
talens n'a conseillé d'aussi épouvantables mesures.
VARIÉTÉS.
GUAIRARD.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
On a donné , mercredi dernier , sur le théâtre de l'Impératrice
, la première représentation d'un opéra bouffon , intitulé
: Il Podesta di Chioggia. La musique est d'un jeune
élève de Cimarosa , nommé Orlandi. Cette composition médiocre
a été médiocrement exécutée. Contre l'ordinaire des
opéras bouffons , celui-ci a un but : il ne s'agit de rien moins
que de ridiculiser l'autorité et les institutions les plus respectables.
L'ouvrage a été représenté avec le plus grand succès
à Milan , dans un temps où un gouverneur, un juge étoit
nécessairement le plus atroce des scélérats ou le plus stupide
des imbécilles. C'est , comme on le pense bien, sous ce dernier
rapport que lepoète a envisagé son sujet. Aussi le gouverneur
510 MERCURE DE FRANCE ,
de Chioggia est-il le plus bête des hommes, saufles droits de
l'auteur .
- On a publié cette semaine deux ouvrages , dont nous
rendrons compte incessamment : l'un est le Dictionnaire de la
Bible, de Chompré ( 1 ), revu et considérablement augmenté par
M. Petitot ; l'autre est une nouvelle traduction de Thompson ,
par M. F. de B.
MODES du 30 novembre.
Le discrédit des rotondes de drap et des fichus à manches , bordés
de fourrure , n'a pas été de longue durée : beaucoup de redingotes de
drap ont une ample rotonde , postiche sans doute, et le nombre des
fichus écarlates est augmenté.
Pour les capotes , c'est toujours le velours noir qui domine avec
des rouleaux ou bourrelets de satin blanc , rose , jaune d'or , plissés
dans leur plus petite dimension .
Sur le devant de quelques chapeaux , à petit bord , penche une
grande plume blanche eu noire , à pointes panachées de jaune. Plus
communément , c'est un gros noeud de velours , ou une cocarde moitié
satin, moitié velours , qui garnit le devant d'un chapeau .
Nous avons dit que les demi-losanges étoient passées de mode ; ce
qu'il nous faut ajouter maintenant , c'est que quelques modistes adaptent
des losanges entières , en satin , à des passes de capotes de velours .
PARIS , vendredi 5 décembre.
N. B. Nous avons promis de donner un Supplément
toutes les fois que l'importance des nouvelles
politiques nous prescriroit ce sacrifice ; nous ajoutons,
enconséquence , une feuille de supplément à ce numéro
, afin de pouvoir publier en entier les deux
dernières séances du Sénat conservateur. ( Voyez
plus bas. )
XXXIV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Berlin , le 23 novembre 1806.
On n'a point encore de nouvelles que la suspension d'armes,
signée le 17 , ait été ratifiée par le roi de Prusse , et que
l'échange des ratifications ait eu lieu. En attendant , les hostilités
continuent toujours , ne devant cesser qu'au moment
de l'échange.
(1) Un vol. in-8°. , papier fin , imprimé avec soin , en petit-texte, sur
deux colonnes . Prix : 4 fr . 50 c. , et 5 fr. 50 c . par la poste . - Idem
I vol . in- 12 , mémes caractères . Prix : 3 fr. , et 4 fr. par la poste.
,
A Paris , chez le Normant , rue des Prètres S. Germ. l'Aux. , nº. 17 .
DECEMBRE 1806 .. 511
Le général Savary , auquel l'EMPEREUR avoit confié le
commandement du siége de Hameln , est arrivé le 19 à
Ebersdorff , devant Hameln , a eu une conférence , le 20 , avec
le général Lecoq et les généraux prussiens enferınés dans cette
place , et leur a fait signer la capitulation ci-jointe. Neuf
mille prisonniers , parmi lesquels six généraux , des magasins
pour nourrir dix mille hommes pendant six mois, des munitions
de toute espèce , une compagnie d'artillerie à cheval ,
300 hommes à cheval sont en notre pouvoir. Les seules troupes
qu'avoit le général Savary étoient un régiment français d'infanterie
légère , et deux régimens hollandais que commandoit
le général hollandais Dumonceau. Le général Savary est
parti sur-le-champ pour Nienbourg , pour faire capituler
cette place , dans laquelle on croit qu'il y a 2 ou 3000 h.
de garnison.
Un bataillon prussien de 800 hommes , tenant garnison à
Czentoschau , à l'extrémité de la Pologne prussienne , a capitulé
le 18 devant 150 chasseurs du 2º régiment , réunis à
300 Polonais confédérés qui se sont présentés devant cette
place. La garnison est prisonnière de guerre ; il y a des
magasins considérables.
L'EMPEREUR a employé toute la journée à passer en revue
l'infanterie du 4º corps d'armée , commandé par le maréchal
Soult. Il a fait des promotions , et distribué des récompenses
dans chaque corps.
Capitulation pour la remise de la place , des forts et de la
garnison d'Hameln à l'armée française et hollandaise ,
sous les ordres du général de division Savary , aide-decamp
de S. M. I. et R. , grand-officier de la Légiond'Honneur,
colonel des gendarmes de la garde , décoré du
grand cordon de Bade, et représenté par le général de
division Dumonceau , conseiller d'Etat , membre de la
Légion-d'Honneur, commandant en chefdes troupes hollandaises
en Allemagne , par M. le général- major Van
Schæler , commandant la garnison , place et forts de
Hameln.
1
Articles proposés.
Art . Ir . La garnison sortira le 22 novembre , à neuf heures du matin ,
avec armes et bagages , enseignes déployées , canons , tambours hattans
et mèche allumée , par la porte nommée Oster-Thor , et sera libre de
rejoindre son armée.
Réponse. La garnison sortira par la porte désignée , avec les honneurs
de laguerre , se mettra enbataille sur la chausséede Hanovre. Elle y fera
512 MERCURE DE FRANCE ,
la remise de ses armes , canous , drapeaux et chevaux , et sera de suite
mise en route pour la France, où elle sera prisonnière de guerre.
II. Les officiers garderont leurs chevaux et bagages , et les soldats
leurs sacs.
B. Accordé.
III . Les officiers auront la liberté de se retirer chez eux et cu bon
leur semblera , avec l'assurance de n'y être pas inquiétés . Ils recevront des
passeports et des feuilles de route pour que les vivres et fourrages leur
soient fournis jusqu'au lieu de leur destination . On fournira aussi des
voitures et des chevaux à ceux qui en auront besoin pour le transport de
leurs effets.
R. Accordé. Mais les officiers seront prisonniers sur parole , et ne
pourront porter les armes contre la France et ses alliés , jusqu'à parfait
échange.
IV. On assignera aux officiers qui ne voudront pas profiter de la permission
de retourner chez eux , l'endroit où ils pourront se rendre , avec
la certitude qu'on y pourvoira à leur subsistance.
R. Il ne peut être assigné d'autre destination à ces Messieurs que leurs
foyers; et ceux qui ne voudront pas en profiter , pourront suivre le sort
de la garnison en France , où on leur a sure le traitement usité pour les
prisonniers de guerre.
V. Si le sort de la guerre décidoit que quelques-unes des provinces
prussiennes fussent cédées à un autre monarque , les officiers qui y auroient
été en garnison auroient droit d'en obtenir la pension de leur grade , si,
par les infirmités ou l'âge , ils étoient hors d'état de continuer à servir.
R. Dans aucune capitulation , il n'a été permis à un officier-général de
dicter des conditions à un souverain. Le cas présent arrivant , ces Messieurs
mériteront les bontés de leurs nouveaux maîtres ; et on leur cite
l'exemple du Piémont , de la Belgique et de Naples.
VI. La remise des portes , des forts et des magasins , n'aura lieu qu'après
la sortie de la garnison .
R. Aussitôt la capitulation échangée, les commandans du génie français
et hollandais , avec les commissaires des guerres , auront la liberté d'enter
dans la ville. Il leur sera remis , par des commissaires nommés par
M. le général Van Schæler , les magasins de toute espèce , les poudrières ,
tout ce qui concerne le matériel de l'artillerie et du génie. La porte par
laquelle la garnison doit sortir , ainsi que les trois forts , seront occupés
par les troupes françaises et hollandaises, demain 21 , à neuf heures du
matin.
-Le mardi a de ce mois ,à midi , en exécution des ordres
de S. M. l'EMPEREUR et Roi , S. A. S. Mgr. le prince archichancelier
de l'Empire s'est rendu au sénat. Son Altesse étoit
en
A
DECEMBRE 1806.
DEPT D5BA SEINE
en grand costume ; elle a été reçue avec le cérémonial ordinaire
et accoutumé , et ayant pris séance , adit :
« Messieurs , au moment où les rênes du gouvernement
furent remises , par la reconnoissance de la nation, entreles
mains de S. M. I. et R. , il s'établit entre elle et vous des
rapports habituels de confiance , et une communication de
pensées, qui vous ont fait participer aux grands dessem conens
et exécutés pour le bien de cet Empire. Ainsi , vous avez su
de bonne heure que les premiers voeux de l'EMPEREUR furent
pour la paix, et que ce sentiment généreux ne s'est jamais
attiédi . Avant de paroître sur le champ de bataille , il l'a
offerte à ses ennemis. Après la victoire , sa main triomphante
la leur a toujours présentée . Il espéroit que des traités particuliers
et successifs , conciliant , les uns après les autres , tous
les intérêts , appaisant par degrés tous les ressentimens , amèneroient
enfin cette pacification générale , si desirée par les
peuples européens , et si nécessaire à leur félicité. L'attente
de S. M. a été trompée . L'Europe , attirée vers le repos par
les victoires de la France , a été sans cesse rappelée aux combats
par l'influence de la Grande-Bretagne ,et par les prétentions
ambitieuses de la Russie. Des coalitions terrassées ont
donné naissance à de nouvelles coalitions. La modération du
vainqueur a encouragé les vaincus. Les plus grands efforts du
géniemilitaire, ainsi que les exploits d'une armée qui compte
pour rien les distances , les saisons , les climats et le nombre de
ses ennemis , n'ont abouti , jusqu'à présent , qu'à des trèves
glorieuses , dont la paix n'a point été le fruit.
,
>> Cependant l'Angleterre s'est emparée du commerce du
Monde : tous les produits de l'industrie dans les deux hémisphères
, vont s'engloutir dans cette île. Cependant la Russie ,
si long-temps inconnue dans les débats de l'Europe , fomente
aujourd'hui les désordres de l'Occident , en même temps
qu'elle menace l'Orient de sa vaste domination. L'Empire
ottoman est inquiété : les vexations s'aggravent contre lui :
les droits de sa souveraineté sont rendus, pour ainsi dire
incertains. Dans de telles conjonctures , au milieu de ces
machinations et de ces trames , S. M. a dû abandonner une
route où ne se trouvoit point la paix que le vainqueur seul a
cherchée. Il faut désormais rendre cette paix desirable à
ceux qui provoquent la guerre. Il faut rendre la guerre funeste
a ceux qui s'y laissent entraîner . Il faut réduire les cabinets
à l'heureuse impuissance d'être trompés encore une
fois. Il faut enfin que des princes tant de fois vaincus , apprennent
que la clémence a un terme , et que le sceptre dont
ils abusent peut se briser entre leurs mains. De là, Messieurs ,
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
un nouveau plan de conduite , et des mesures accessoires pro.
pres à en assurer le succès. La première , et la plus importante
detoutes, consiste à soutenir la puissance de laNation par la
continuité des mêmes moyens , et par le développement de
ses forces. Il faut ensuite qu'un peuple infracteur des lois
de la civilisation , soit privé de toutes relations avec les
peuples civilisés. Il faut que S. M. garde ses conquêtes , et
qu'elle en écarte les fauteurs de toutes les discordes jusqu'au
moment où l'Angleterre aura reconnu les principes qui ,
chez les peuples policés , tempèrent les désastres inséparables
de leurs dissentions ; jusqu'à l'époque où de justes restitutions
auront acquitté nos obligations envers nos fidèles alliés ; enfin ,
jusqu'à une paix générale qui établira le repos de l'Europe ,
et permettra à tous les peuples l'entier développement de
leur industrie.
>> Vous appréciez , messieurs , tout ce qu'un pareil dessein
a de grand et de glorieux. Ses avantages prochains , ceux qu'il
offre pour l'avenir n'échappent point à votre sagesse ; elle y
trouve une ample compensation de la persévérance et des sacrifices
momentanés dont il doit être le prix.
>>Les garans de l'exécution seront , pour S. M. , l'amour de
ses peuples , la fidélité tant de fois éprouvée du sénat , le courage
des armées ; mais surtout ce génie dont le succès n'a jamais
démenti les inspirations , et cette ardeur qui ne connoît
point d'obstacles , quand il s'agit de la gloire de la France et
du bonheur de l'humanité. >>>
S. A. S. ayant terminé son discours , le sénateur Porcher ,
l'un des secrétaires , est monté à la tribune , et a fait lecture
des pièces suivantes :
Extrait des minutes de la secrétarie-d'Etat.
Au palais de Berlin , le 21 novembre 1806.
NAPOLEON , Empereur des Français et Roi d'Italie,
Nous avons décrété et décrétons ce qui suit ;
Le sénat se réunira le 2 du mois de décembre prochain ,
dans le lieu ordinaire de ses séances , sous la présidence de
notre cousin l'archichancelier de l'Empire.
Signé NAPOLÉON .
Message de S. M. l'Empereur et Roi , au sénat.
« Sénateurs , nous voulons, dans les circonstances où se
>> trouvent les affaires générales de l'Europe , faire connoître
>> à vous et à la nation les principes que nous avons adop-
>> tés comme règle de notre politique.
>> Notre extrême modération , après chacune des trois pre-
>> mières guerres , a été la cause de celle qui leur a succédé.
DECEMBRE 1806. 515
>>C'est ainsi que nous avons eu à lutter contre une quatrième
>> coalition neuf mois après que la troisième avoit été dis-
>> soute , neuf mois après ces victoires éclatantes que nous
>> avoit accordées la Providence , et qui devoit assurer un long
>> repos au continent.
>>Mais un grand nombre de cabinets de l'Europe est plus
>> tôt ou plus tard influencé par l'Angleterre ; et sans une
>> solide paix avec cette puissance , notre peuple ne sauroit
>> jouir des bienfaits qui sont le premier but de nos travaux ,
» l'unique objet de notre vie. Aussi , malgré notre situation
>> triomphante , nous n'avons été arrêtés , dans nos dernières
>> négociations avec l'Angleterre , ni par l'arrogance de son
>> langage , ni par les sacrifices qu'elle a voulu nous imposer.
>> L'île de Malte , à laquelle s'attachoit pour ainsi dire l'hon-
>> neur de cette guerre , et qui , retenue par l'Angleterre au
>> mépris des traités , en étoit la première cause , nous l'avions
>> cédée ; nous avions consenti à ce qu'a la possession de Ceylan
>> et de l'empire du Myssoure , l'Angleterre joignît celle du
>> Cap de Bonne-Espérance.
>> Mais tous nos efforts ont dû échouer lorsque les conseils
>> de nos ennemis ont cessé d'être animés de la noble ambition
>> de concilier le bien du monde avec la prospérité présente
>> de leur patrie , et la prospérité présente de leur patrie avec
>>une prospérité durable; et aucune prospérité ne peut être
>>durable pour l'Angleterre , lorsqu'elle sera fondée sur une
>> politique exagérée et injuste qui dépouilleroit soixante
>> millions d'habitans, leurs voisins , riches et braves , de tout
>> commerce et de toute navigation.
>> Immédiatement après la mort du principal ministre de
>> l'Angleterre , il nous fut facile de nous apercevoir que la
>> continuation des négociations n'avoit plus d'autre objet que
>> de couvrir les trames de cette quatrième coalition étouffée
>> dès sa naissance .
>> Dans cette nouvelle position , nous avons pris pour prin-
>> cipes invariables de notre conduite de ne point évacuer Di
>> Berlin , ni Varsovie , ni les provinces que la force des armes
>> a fait tomber en nos mains , avant que la paix générale ne
>> soit conclue , que les colonies espagnoles , hollandaises et
>> françaises ne soient rendues ; que les fondemens de la puis-
>> sance ettomane ne soient raffermis ; et l'indépendance ab-
>> solue de ce vaste Empire , premier intérêt de notre peuple,
>> irrévocablement consacrée.
« Nous avons mis les Isles Britanniques en état de blocus ,
» et nous avons ordonné contr'elles des dispositions qui
> répugnoient à notre coeur. Iî nous en a coûté de faire dé-
Kka
516 MERCURE DE FRANCE ,
>> pendre les intérêts des particuliers de la querelle des
>> et de revenir , après tant d'années de civilisation , aux prin-
>> cipes qui caractérisent la barbarie des premiers âges des
>> nations. Mais nous avons été contraints , pour le bien de
>> nos peuples et de nos alliés , à opposer à l'ennemi commun
>> les mêmes armes dont il se servoit contre nous. Ces déter-
>> minations , commandées par un juste sentiment de récipro-
» cité , n'ont été inspirées ni par la passion , ni par la haine.
» Ce que nous avons offert après avoir dissipé les trois coa-
>> litions qui avoient tant contribué à la gloire de nos peuples,
>> nous l'offrons encore aujourd'hui que nos armes ont obtenu
>> de nouveaux triomphes. Nous sommes prêts à faire la paix
>> avec l'Angleterre; nous sommes prêts à faire la paix avec la
>>>Russie , avec la Prusse ; mais elle ne peut être conclue que
>> sur des bases telles qu'elle ne permette à qui que ce soit de
>> s'arroger aucun droit de suprématie à notre égard , qu'elle
>> rende les colonies à leur métropole, et qu'elle garantisse à
>> notre commerce et à notre industrie la prospérité à laquelle
>>> ils doivent atteindre.
>> Et si l'ensemble de ces dispositions éloigne de quelque
>> temps encore le rétablissement de la paix générale , quelque
>> court que soit ce retard , il paroîtra long à notre coeur.
>> Mais nous sommes certains que nos peuples apprécieront
>> la sagesse de nos motifs politiques, qu'ils jugeront avec
>> nous qu'une paix partielle n'est qu'une trève qui nous fait
>> perdre tous nos avantages acquis , pour donner lieu à une
>> nouvelle guerre , et qu'enfin ce n'est que dans une paix
>> générale que la France peut trouver le bonheur.
>> Nous sommes dans un de ces instans importans pour la
>> destinée des nations ; et le Peuple Français se montrera
>> digne de celle qui l'attend. Le sénatus-consulte que nous
>> avons ordonné de vous proposer , et qui mettra à notre
>> disposition , dans les premiers jours de l'année , la conscrip-
>>>tion de 1807 , qui , dans les circonstances ordinaires , ne
>> devoit être levée qu'au mois de septembre , sera exécuté
>> avec empressement par les pères comme par les enfans.
>> Et dans quel plus beau moment pourrions-nous appeler
>> aux armes les jeunes Français ! Ils auront à traverser , pour
>> se rendre à leurs drapeaux , les capitales de nos ennemis et
>> les champs de bataille illustrés par les victoires de leurs
>>> aînés. » Signé NAPOLÉON.
Rapport du ministre des relations extérieures à S. M.
l'EMPEREUR et Roi .
SIRE ,
Une quatrième coalition s'est formée. En moins d'un mois ,
elle a été confondue. En moins d'un mois la Prusse a vu son
DECEMBRE 1806 . 517
armée , ses places fortes , sa capitale et ses provinces tombées
au pouvoir de V. M. , et maintenant elle implore la paix .
Dans les coalitions précédentes , chaque ennemi de la France ,
dès qu'il étoit vaincu , demandoit aussi et obtenoit la paix. On
espéroit que des paix particulières et successives conduiroient
à une paix générale , honorable et sûre. Trois fois cette espérance
a été déçue; trois fois l'expérience a prouvé qu'en suivant
le même système de modération et de générosité , la
France seroit constamment trompée. Chaque coalition détruite
a enfantée une nouvelle coalition , et la France a été menacée
d'une guerre éternelle.
L'Empire français est parvenu à undegré de puissance et de
grandeur que V. M. n'ambitionnoit pas. Attaquée de toutes
parts avec une fureur sans exemple , et placée dans l'alternative
de périr ou de vaincre , la France n'a combattu que pour
son salut ; et , victorieuse , elle ne s'est servie de la victoire que
pour faire éclater sa modération. Elle n'a point détruit ceux
qui la vouloient détruire ; elle avoit fait d'immenses conquêtes
, elle n'en a gardé qu'un petit nombre ; elle en auroit
encore moins gardé , si les aveugles passions qui rugissoient
autour d'clle nel'eussent pas mise dans la nécessité des'agrandir
pour se préserver. Aujourd'hui qu'elle est attaquée pour la
quatrième fois avec le même esprit de haine et dans les mêmes
vues de destruction , V. M. n'a d'autre but que de recouvrer
ce qui est indispensable à la prospérité de son peuple. Mais
c'est un but qu'elle ne sauroit atteindre qu'en profitant de
toute la grandeur de ses avantages , et en réservant ses conquêtes
comme objets de compensation dans les arrangemens de la
paix générale.
Deux puissances ennemies du repos de l'Europe se sont
unies pour y perpétuer la discorde et la guerre. Les objets de
leur ambition sont différens , mais une même haine les anime
contre la France , parce qu'elles savent que la France ne peut
cesser de s'opposer à l'accomplissement de leurs pernicieux
desseins. Occupées sans cesse à lui chercher , à lui susciter des
ennemis , elles emploient à cet effet tous les genres d'artifices
et d'intrigues , les menaces , les caresses , la corruption , la
calomnie; et quand elles aspirent à tout envahir , à tout
opprimer, à tout asservir , c'est la France qu'elles accusent
d'y prétendre.
L'Angleterre tend à naviguer exclusivement sur les mers.
Elle s'arroge le monopole de tous les commerces et de toutes
les industries ; et toutes les fois que l'irrésistible force des événemens
a obligé la France d'intervenir dans les affaires des
petits Etats ses voisins , et d'y intervenir pour leur repos ,
518 MERCURE DE FRANCE ,
l'Angleterre a donné le signal des accusations et des plaintes :
la première , elle a sonné l'alarme ; et parce que quelques
villes ou quelques pays soumis depuis des siècles à l'influence
delaFrance,y étoient encore soumis , elle a présenté laFrance
comme menaçant l'indépendance des grands Etats. Etoit- ce
sur de petits Etats qui furent soumis depuis des siècle à son
influence , et comme entraînés dans sa sphère d'activité ?
N'étoit- ce pas , au contraire , sur des Etats considérés dans
tous les temps comme principaux en Europe , que l'Angleterre
exerça ses violences , lorsque les puissances du Nord,
qui s'étoient unies pour défendre les principes éternels de la
neutralité , furent forcées de souscrire à ses prétentions monstrueuses
, et de sacrifier , avec leurs propres intérêts , les plus
chers intérêts de la France ? Alors l'indépendance des nations
ne fut pas seulement menacée ; elle fut attaquée , violée , et ,
autant qu'il dépendoit de l'Angleterre , anéantie. De quoi
servit-il que l'Angleterre eût été obligée de reconnoître , par
la convention de Pétersbourg , un petit nombre de principes
que , ni ses séductions , ni ses menaces n'avoient pu faire abandonner
? Immédiatement après elle les foula ouvertement aux
pieds, ou les éluda , en abusant , de la manière la plustyrannique
à la fois et la plus insensée , du droit de blocus . Ce droit
ne peut , d'après la raison et d'après les traités , s'appliquer
qu'aux places investies et en danger d'être prises : elle prétendít
l'étendre aux havres , à l'embouchure des rivières , à des côtes
entières , et enfin à tout un Empire. Certes , la France ne fut
jamais investie et en danger d'être prise par l'Angleterre , et
la France toute entière a été déclarée en état de blocus. En
agissant de la sorte , l'Angleterre n'annonce-t-elle pas hautement
qu'elle ne reconnoît aucune loi , que les traités ne sont
rien pour elle , qu'elle n'admet d'autre droit que celui de la
force , et qu'elle répute légitime tout ce qu'elle peut impunément
faire ?
Le gouvernement de Russie, quand il devroit être occupé
uniquementdu soin de vivifier ses immenses Etats , et d'expier
par les bienfaits d'une sage législation et d'une administration
paternelle, le crime qui fit en un jour descendre du rang des
nations indépendantes une nation ancienne , nombreuse ,
illustre et digne d'un meilleur sort , convoite et menace d'engloutir
encore le vaste et superbe Empire des Ottomans.
Les mêmes manoeuvres qu'il employa contre la Pologne,
il les emploie aujourd'hui contre la Turquie. Il souffle dans
ses provinces l'esprit de sédition et de révolte. Il excite , il
arme , il soutient les Serviens contre la Porte. Il renouvelle ,
sur la Morée , les tentatives qu'il avait faites , mais sans fruit ,
1778, La Valachie et la Moldavie étoient gouvernées par
DECEMBRE 1806. 519
deux chefs infidèles et traîtres ; la Porte les avoit déclarés tels
par un firman , et les avoit déposés. La Russie , non-contente
de leur asyle , a fait marcher des troupes sur le Dniester , et ,
menaçant la Porte de lui déclarer la guerre , elle a exigé leur
rétablissement. La porte a eu la douleur de se voir contrainte
de remettre en place ses ennemis déclarés , et de déposer les
hommes de son choix. Ainsi son indépendance a été violée
par un attentat qui blesse à-la-fois la dignité de tous les
trônes. Du moment qu'elle n'a plus le choix de ses gouverneurs
, elle n'est plus souveraine , elle est vassale , ou plutôt
la Valachie et la Moldavie ne lui appartiennent plus que de
nom; et ces deux grandes et riches provinces , gouvernées par
des hommes vendus à la Russie , sont devenues pour celle-ei
une véritable conquête.
Avec de tels ennemis , dont la modération de V. M. n'a
pu désarmer la haine , et qui , nonobstant ses victoires ,
marchent toujours à leur but, n'écoutant que leur passion ,
et ne respectant aucun droit. V. M. n'est pas libre de suivre
les mouvemens de sa générosité. Le penchant même qui la
porte à désirer la paix , lui fait une loi de ne se dessaisir d'aueune
de ses conquêtes , que l'indépendance entière et absolue
de l'Empire ottoman, indépendance qui est le premier intérêt
de la France , ne soit reconnue et garantie ; que les colonies
espagnoles , hollandaises et françaises , dont la diversion opérée
par les quatre coalitions a seule entraîné la perte , ne soient
restituées , et qu'un Code général ne soit adopté , conforme à
la dignité de toutes les couronnes , et capable d'assurer les
droits de toutes les nations sur les mers.
Lajustice et la nécessité de cette détermination seront universellement
senties ; elle sera un bienfait pour les alliés de
V. M. , et pour toutes les villes commerçantes de son Empire ,
qui n'ont été dépouillées qu'à la faveur de ces mêmes guerriers
dont les événemens ont mis au pouvoir de V. M. tant de vastes
Etats. Dans tout autre système , les intérêts de ces alliés et de
tant de cités populeuses seroient abandonnés , le fruit des plus
étonnantes victoires seroit perdu , et la France , au milieu de
triomphes inouis , après tant d'exploits qui l'ont aggrandie et
comblée de gloire , n'auroit aucune perspective de repos ; elle
n'entreverroit pas l'époque où elle pourroit déposer les armes ,
se consacrer aux paisibles occupations de l'industrie et du
commerce auxquelles la nature l'appelle , et faire sur un autre
théâtre des conquêtes moins éclatantes , mais plus douces ,
qu'ellen'auroit point achetées par l'effusion d'un sang qui lui
est si cher , et qui égalant son bonhenr à sa gloire , ne coûteroient
à l'humanité aucunes larmes .
Berlin , le 15 novembre 1806.
1
520 MERCURE DE FRANCE ,
e
Rapport du ministre des relations extérieures à Sa Majesté
SIRE ,
l'EMPEREUR et RoI.
Trois siècles de civilisation ont donné à l'Europe un droit
des gens que , selon l'expression d'un écrivain illustre , la
nature hunaine ne sauroit assez reconnoître .
Ce droit est fondé sur le principe , que les nations doivent
se faire dans la paix le plus de bien , et dans la guerre , le
moins de mal qu'il estpossible.
D'après la maxime que la guerre n'est point une relation
d'homme à homme , mais une relation d'Etat à Etat , dans
laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement ,
non point comme hommes , non pas même comme membres
ou sujet de l'Etat, mais uniquement comme ses défenseurs ,
le droit des gens ne permet pas que le droit de guerre , et le
droit de conquête qui en dérive , s'étendent aux citoyens paisibles
et sans armes , aux habitations et aux propriétés privées
, aux marchandises du commerce , aux magasins qui
les renferment , aux charriots qui les transportent , aux
bâtimens non armés qui les voiturent sur les rivières ou sur
les mers , en un mot à la personne et aux biens des particuliers.
Ce droit, né de la civilisation , enafavorisé les progrés. C'est
à lui que l'Europe a été redevable du maintien et de l'accroissement
de sa prospérité , au milieu même des guerres
fréquentes qui l'ont divisée.
L'Angleterre seule a conservé ou repris les usagés des temps
barbares. C'est par son refus de renoncer à la course maritime
que cette pratique injuste et cruelle a été maintenue malgré
la France qui , en temps de paix , mue uniquement par
des idées de justice et d'humanité , avoit proposé de l'abolir.
La France a tout fait pour adoucir du moins un mal qu'elle
n'avoit pu empêcher. L'Angleterre au contraire a tout fait
pour l'aggraver.
Non contente d'attaquer les navires de commerce et de
traiter comme prisonniers de guerre , les équipages de ces
navires désarmés , elle a réputé ennemi quiconque appartenoit
à l'Etat ennemi, et elle a fait aussi prisonniers de guerre
les facteurs du commerce et les négocians qui voyageoient
pour les affaires de leur négoce .
Mais il ne pouvoit suffire à ses vues d'envahir ainsi des
proprietés privées , de dépouiller et d'opprimer des particuliers
innocens et paisibles. Restée long-temps en arrière des
nations du continent qui l'ont précédée dans la route de la
la civilisation , et en ayant reçu d'elles tous les bienfaits , elle
DECEMBRE 1806 . 521
a cònçu le projet insensé de les posséder seule , et de les leur
ôter. Elle voudroit qu'il n'y eût sur la terre d'autre industrie
que la sienne , et d'autre commerce que celui qu'elle feroit
elle-même. Elle a senti que , pour réussir , il ne lui suffiroit
pas de troubler, qu'elle devoit encore s'efforcer d'interrompre
totalement les communications entre les peuples. C'est dans
cette vue que , sous le nom de droit de blocus , elle a inventé
et mis en pratique la théorie la plus monstrueuse.
D'après la raison et l'usage de tous les peuples policés , le
droit de blocus n'est applicable qu'aux places fortes.
L'Angleterre a prétendu l'étendre aux places de commerce
non fortifiées,, aux havres , à l'embouchure des rivières.
Une place n'est bloquée que quand elle est tellement investie,
qu'on ne puisse tenter d'en approcher sans s'exposer
àundanger imminent.
L'Angleterre a déclaré bloqués les lieux devant lesquels elle
n'avoit pas un seul-bâtiment de guerre.
Elle a fait plus , elle a osé déclarer en état de blocus des
lieux que toutes ses forces réunies étoient incapables de bloquer
, des côtes immenses et tout un vaste empire.
Tirant ensuite d'un droit chimérique et d'un fait supposé la
conséquence qu'elle pouvoit justement faire sa proie , et la
faisant en effet, de tout ce qui alloit aux lieux mis en interdit
par une simple déclaration de l'amirauté britannique , et de
tout ce qui en provenoit , elle a effrayé les navigateurs neutres
, et les a éloignés des ports que leur intérêt les invitoit et
que la loi des nations les autorisoit à fréquenter.
C'est ainsi qu'elle a fait tourner à son profit et au détriment
de l'Europe , mais sur-tout de la France , l'audace avec
laquelle elle se joue de tous les droits et insulte à la raison
même.
Contre une puissance qui méconnoît à ce point toutes les
idées de justice et tous les sentimens humains , que peut-on
faire , sinon de les oublier un instant soi-même, pour la
contraindre à ne les plus violer ? Le droit de la défense naturelle
permet d'opposer à son ennemi les armes dont il se sert ,
et de faire , si je puis ainsi parler, réagir contre lui ses propres
fureurs et sa folie. De plus , quand les principes de la civilisation
sont attaqués par des entreprises sans exemple , et que
l'Europe entière est menacée , la préserver et la venger n'est
pas seulement un droit , c'est encore un devoir pour la puissance
qui en a les moyens.
Puisque l'Angleterre a osé déclarer la France entière en état
de blocus , que la France déclare à son tour que les Isles-
Britanniques sont bloquées.
522 MERCURE DE FRANCE ,
Puisque l'Angleterre répute ennemi tout Français , que
tout Anglais ou sujet de l'Angleterre , trouvé dans les pays
occupés par les armées françaises , soit fait prisonnier de
guerre.
Puisque l'Angleterre attente aux propriétés privées des négocians
paisibles , que les propriétés de tout Anglais ou sujet
de l'Angleterre , de quelque nature qu'elles soient , soient
confisquées. Puisque l'Angleterre veut anéantir toute industrie
sur le continent , quiconque fait le commerce des marchandises
anglaises , favorise , autant qu'il est en lui , ses desseins
, et devient son complice ; que tout commerce de
marchandises anglaises soit déclaré illicite, et que tout produit
de manufactures ou des colonies, anglaises trouvé dans
les lieux occupés par les troupes françaises , soit confisqué.
Puisque l'Angleterre veut interrompre toute navigation et
tout commerce maritime , qu'aucun navire venant des îles
ou des colonies britanniques ne soit reçu ni dans les ports
de France , ni dans ceux des pays occupés par l'armée française
, et que tout navire qui tenteroit de se rendre de ces
ports en Angleterre , soit saisi et confisqué.
: Votre Majesté , je le sens , ne prendra qu'à regret de telles
mesures , et je ne les propose moi-même qu'à regret ; mais la
situation de l'Europe les rend nécessaires : et , d'ailleurs ,
aussitôt que l'Angleterre a Imettra le droit des gens que suivent
universellement les peuples policés ; aussitôt qu'elle reconnoîtra
que le droit de guerre est un , et le même sur mer
que sur terre ; que ce droit et celui de conquête ne peuvent
s'étendre ni aux propriétés privées , ni aux individus non
armés et paisibles , et que le droit de blocus doit être restreint
aux places fortes réellement investies , V. M. fera cesser
ces mesures rigoureuses , mais non pas injustes ; car la justice
entre les nations n'est que l'exacte réciprocité.
- Signé , CH. MAUK. TALLEYRAND , prince de Bénévent.
Berlin , de 20 novembre 1806.
Extrait des minutes de la secrétairerie d'Etat.
Au camp impérial de Berlin , le 21 novembre 1806.
Napoléon, Empereur des Français, Roi d'Italie , considérant
,.
1°. Que l'Angleterre n'admet point le droit des gens suivi
universellement par tous les peuples policés;
2°. Qu'elle répute ennemi tout individu appartenant à l'Etat
ennemi , et fait en conséquence prisonniers de guerre , nonseulement
les équipages des vaisseaux armés en guerre , mais
encore les équipages des vaisseaux de commerce et des navires
DECEMBRE 1806 . 523
marchands, et même les facteurs du commerce et les négocians
qui voyagent pour les affaires de leur négoce ;
3°. Qu'elle étend aux bâtimens et marchandises de commerce
, et aux propriétés des particuliers , le droit de conquête,
qui ne peut s'appliquer qu'à ce qui appartient à l'état ennemi;
4°. Qu'elle étend aux villes et ports de commerce non fortiftés
, aux havres et aux embouchures des rivières , le droit
de blocus , qui , d'après la raison et l'usage de tous les peuples
policés , n'est applicable qu'aux places fortes ; qu'elle déclare
bloquées des places devant lesquelles elle n'a pas même un
seul bâtiment degguueerrrree,,quoiqu''une placene soit bloquée que
quand elle est tellement investie , qu'on ne puisse tenter de
s'en approcher sans un danger imminent ; qu'elle déclare
même en état de blocus des lieux que toutes ses forces réunies
seroient incapables de bloquer , des côtes entières, et tout un
empire ;
5°. Que cet abus monstrueux du droit de blocus n'a d'autre
but que d'empêcher les communications entre les peuples , et
d'élever le commerce et l'industrie de l'Angleterre sur la ruine
de l'industrie et du commerce du continent ;
6°. Que tel étant le but évident de l'Angleterre , quiconque
fait sur le continent le commerce des marchandises anglaises ,
favorise par- là ses desseins , et s'en rend le complice ;
7°. Que cette conduite de l'Angleterre , digne en tout des
premiers âges de la barbarie , a profité à cette puissance au
détriment de toutes les autres ;
8°. Qu'il est de droit naturel d'opposer à l'ennemi les armes
dont il se sert , et de le combattre de la même manière qu'il
combat, lorsqu'il méconnoît toutes les idées de justice et tous
les sentimens libéraux, résultat de la civilisation parmi les
hommes ;
Nous avons résolu d'appliquer à l'Angleterre les usages
qu'ellea consacrés dans sa législation maritime.
Les dispositions du présent décret seront constamment con.
sidérées comme principe fondamental de l'Empire , jusqu'a
ce que l'Angleterre ait recounu que le droit de la guerre est
un, et le même sur terre que sur mer; qu'il ne peut s'étendre
ni aux propriétés privées , quelles qu'elles soient , ni à la personne
des individus étrangers à la profession des armes , et que
le droit de blocus doit être restreint aux places fortes réellement
investies par des forces suffisantes ;
Nous avons, en conséquence , décrété et décrétons ce qui
suit :
Art. Ir. Les îles britanniques sont déclarées en état de
blocus,
534 MERCURE DE FRANCE ,
II. Tout commerce et toute correspondance avec les îles
britanniques sont interdits. En conséquence , les lettres ou paquets
adressés ou en Angleterre , ou à un Anglais , écrits en
langue anglaise , n'auront pas cours aux postes , et seront
saisis.
III. Tout individu sujet de l'Angleterre , de quelque état
et condition qu'il soit , qui sera trouvé dans les pays occupés
par nos troupes ou par celles de nos alliés , sera fait prisonnier
de guerre.
IV. Tout magasin, toute marchandise , toute propriété ,
de quelque nature qu'elle puisse être , appartenant à un sujet
de l'Angleterre , sera déclarée de bonne prise.
V. Le commerce des marchandises anglaises est défendu ;
et toute marchandise appartenant à l'Angleterre , ou provenant
de ses fabriques et de ses colonies, est déclarée de bonne
prise.
VI. La moitié du produit de la confiscation des marchandises
et propriétés déclarées de bonne prise par les articles
précédens , sera employée à indemniser les négocians des
pertes qu'ils ont éprouvées par la prise des bâtimens de
commerce qui ont été enlevés par les croisières anglaises.
VII. Aucun bâtiment venant directement de l'Angleterre
on des colonies anglaises , ou y ayant été depuis la publication
du présent décret , ne sera reçu dans aucun port.
,
VIII. Tout bâtiment qui , au moyend'une fausse déclaration
, contreviendra à la disposition ci-dessus sera saisi ; et
le navire et la cargaison seront confisqués comme s'ils étoient
propriété anglaise .
IX. Notre tribunal des prises de Paris est chargé du jugement
définitifde toutes les contestations qui pourront survenir dans
notre empire ou dans les pays occupés par l'armée française ,
relativement à l'exécution du présent décret. Notre tribunal
des prises à Milan sera chargé du jugement définitif desdites
contestations qui pourront survenir dans l'étendue de notre
royaume d'Italie .
X. Communication du présent décret sera donnée , par
notre ministre des relations extérieures , aux rois d'Espagne ,
de Naples , de Hollande et d'Etrurie , et à nos alliés , dont les
sujets sont victimes , comme les nôtres , de l'injustice et de la
barbarie de la législation maritime anglaise.
XI. Nos ministres des relations extérieures , de la guerre ,
de la marine , des finances, de la police , et nos directeursgénéraux
des postes , sont chargés , chacun en ce qui le concerne
, de l'exécution du présent décret.
Signé NAPOLÉON.
1
DECEMBRE 1806. 525
MM. Regnault ( de Saint - Jean - d'Angely ) et Lacuće ,
orateurs du Conseil-d'Etat , chargés de présenter un projet de
sénatus- consulte , avoient été introduits au commencement de
la séance .
M. Regnault étant monté à la tribune , a fait lecture d'un
projet de sénatus- consulte , portant :
« Que quatre-vingt mille conscrits seront levés en 1807 ,
>> L'appel en sera fait aux époques qui seront fixées par les
décrets impériaux ;
>> Ils seront pris parmi les Français nés depuis et compris
les 1 janvier 1787 , jusques au 31 décembre de la même
rr
année. >>>
M. Regnault a ensuite exposé les motifs de ce sénatusconsulte
dans les termes suivans :
Monseigneur , Sénateurs ,
« Un peu plus d'une année s'est écoulée depuis que S. M. l'EMPEREUR
et Roi , prêt à quitter sa capitale , pour repousser l'agression de l'empereur
d'Autriche , déposa dans le sein du sénat l'assurance que les soldats
français feroient leur devoir. L'Europe a vu , sénateurs , avec quelle glorieuse
fidélité cette auguste promesse a été remplie , et en ce jour, anniversaire
de l'immortelle victoire d'Austerlitz , nous aimons à rappeler le
peuple français au sentiment du bonheur et de la reconnoissance . Mais
cette époque mémorable est déjà séparée de nous par des triomphes non
moins éclatans. Cette armée , à la tête de laquelle trois mois suffirent l'année
dernière à S. M. pour combattre , vaincre et pacifier, vient de combattre
et de vaincre un nouvel ennemi . Les soldats de S. M. ont une
seconde fois fait leur devoir. Français , c'est à vous à faire encore le vôtre .
S. M. ne s'est pas moins reposée sur son peuple que sur son armée , et
aucune de ses espérances n'a été trompée . Avant de marcher vers le Danube
elle avoit , de concert avec vous , sénateurs , appelé d'avance sous les drapeaux
les conscrits de 1806 , et remis la garde de nos côtes , de nos from
tières , de nos places fortes aux citoyens formés en gardes nationales . Les
gardes nationales ont honorablement rempli leurs obligations : elles sont
encore sous les armes dans plusieurs départemens de l'Empire. Les jeunes
conscrits ont répondu avec fidélité et avec courage à l'appel de l'EMPEREUR
et de la patrie. Ils sont dans les rangs de nos phalanges victorieuses.
Ils y rivalisent avec les vieux soldats , et c'est à la prudence qui a compté
sur leur bravoure et au génie qui l'a employée , que l'Empire doit sa
sûreté et sa gloire. C'est à ce dévouement absolu , à cette confiance entière
du peuple et de l'armée à son EMPEREUR , que la France doit de voir la
guerre portée à 250 lieues de ses frontières , et toutes les calamités qui en
sont inséparables retomber sur ceux qui l'ont provoquée. Sénateurs , ce
que la prévoyance de S. M. proposa l'année dernière à votre sagesse , n'est
pas moinsnécessaire , est plus nécessaire encore aujourd'hui, Il faut qu'une
i
526 MERCURE DE FRANCE ,
conscription nouvelle se prépare à porter, s'il en étoit besoin, vers le
bords du Rhin , de la Vistule , de la Sprée , de l'Oder, une nouvelle force
à notre armée victorieuse. Il faut que les régimens de l'intérieur se complètent
, et présentent à nos ennemis une réserve prête à voler où la voix
de S. M. l'appellera . Il faut dans l'intérêt du peuple et des armées , que
leur force permette à S. M. de ménager leur bravoure , et qu'en faisant
marcher plus de braves aux combats, il en coûte moins de braves pour
obtenir la victoire. La guerre dont l'Angleterre a payé le renouvellement ,
et soudoyé la prolongation , n'est plus d'aillens une guerre ordinaire : elle
ne doit pas se terminer avec l'automne de cette année pour recommencer
avec l'automne de l'année prochaine . S. M. veut épargner à ses peuples et
à ses alliés ce renouvellement périodique de batailles , où la gloire et les
triomphes sont toujours achetés par des pertes et des sacritices.
>>Elle a déclaré à l'Europe son intention de lui assurer une paix générale
et durable .
>> C'est du sein du continent que l'Angleterre a voulu embraser , que
désormais une guerre terrible lui sera faite.
« C'est en lui appliquant sur tous les rivages européens , les principes
qu'elle a appliqués sur toutes les mers , que l'EMPEREUR veut la ramenér
aux principes anciens du droit des gens et des nations civilistes .
>> C'est en exilant les vaisseaux de l'Angleterre de toutes les côtes où
S. M. I. et R. portera ses armes victorieuses et sa justice vengeresse ,
qu'elle punira le ministère anglais du refus coupable de donner au monde ,
utilement et honorablement pour l'Angleterre , la paix après laquelle le
monde soupire .
>> Ce sont ces nobles pensées , ces généreux projets , que S. M. confie
au sénat et à la nation , dont l'exécution exige encore le concours de toutes
les volontés . C'est pour en assurer la réalisation que la conscription
de 1807 va être dès ce moment appelée par vous , sénateurs , comme
vous appelâtes , il y a quatorze mois , celle de 1806.
» Cette mesure extraordinaire , comme les circonstances où se trouve
l'Europe , produira de semblables et de plus heureux eftets encore que
l'année dernière.
» Les conscrits qui ont marché , ont aidé à conquérir des royaumes ;
ceux qui vont les suivre aideront à conquérir la paix.
>> Vous rapprocherez pour eux l'époque du dévouemeut et des com
bats ; ils rapprocheront pour leur patrie l'époque de la paix et de la
reconnoissance,
>> Voici le projet du sénatus-consulte que S. M. a ordonné de vous
présenter .>>>
Le sénat a renvoyé l'examen du projet de sénatus-consulte , et le rapport
à faire sur le message de S. M. , à une commi sion qui a éténommée,
⚫ance tenante , et composée des sséénnaatteeurs Lacépède, Garat , Barthe
Jemy, Valence et Pérée.
DECEMBRE 1806 . 527
Aujourd'hui , 4 décembre , cette commission a fait au sénat , par l'or
gane du sénateur Lacepède , le rapport suivant :
Monseigneur , Sénateurs ,
« Vous avez renvoyé à votre commission spéciale le mesage qui vou
a été adressé par Sa Majesté Impériale et Royale , de son quartiergénéral
de Berlin , et qui vous a été communiqué par S. A. S. le prince
archichancelier de l'Empire.
» Vous avez renvoyé également à votre commission spéciale , le décret
impérial , ainsi que les deux rapports du ministre des relations extérieures
qui étoient joints au message de S. M. , et un projet de sénatus- consulte
relatif à la conscription militaire de 1807 , et dont je vais faire lecture.
1
» Votre commission a été d'avis à l'unanimité , que le sénat devoit
s'empresser d'adopter le projet de sénatus- consulte qui vous est proposé,
et dont les motifs si bien développés par les orateurs du gouvernement ,
sont exposés d'une manière si admirable dans le message de S. M. Impériale
et Royale .
›› Elle a cru d'ailleurs ne pouvoir mieux seconder les sentimens que
nous a fait éprouver ce message si mémorable , qu'en vous proposant d'offrir
à S. M. Impériale , dans une adresse dont la commission m'a chargé
de vous soumettre le projet , l'hommage de votre profond dévouement et
de votre vive et respectueuse reconnoissance.
» J'ai donc l'honneur de proposer au sénat , au nom de sa commission
spéciale , d'adopter ,
>> Premièrement , le projet de sénatus-consulte relatif à la conscription
militaire ;
» Secondement , le projet de décret , ainsi que l'adresse que je vais
avoir l'honneur de vous présenter . »
Sur ce rapport , le sénat a, dans la même séance , adopté le projet də
sénatus-consulte ; il a pareillement adopté leprojet de décret et l'adresse
proposés par sa commission.
( Ces deux pièces seront publiées lorsque S. M. , à qui l'envoi en a été
fait , aura ordonné leur impression . )
- Un décret impérial du 25 octobre autorise le ministre
des finances à faire payer , par la caisse de l'administration
des domaines , sur les produits des biens provenant des 27
couvens de religieuses , conservés dans les trois départemens
de la Ligurie , la somme de 45,000 liv. gênoises qui leur
a été assignée par an, pour les frais du culte. Acompter
du 1er janvier 1807 , cette dépense sera portée sur le budjet
du ministre des cultes.
- En exécution du décret impérial du 19 février 1806 ,
qui ordonne que l'anniversaire du sacre de S. M. I. et R. et
celui de la bataille d'Austerlitz seront célébrés par une céré
528
1
MERCURE DE FRANCE ,
monie religieuse , S. Em. Mgr. le cardinal - archevêque de
Paris s'est rendu chez S. A. S. Mgr. l'archichancelier de
l'Empire , afin de se concerter avec lui à ce sujet. Il a été
déterminé qu'il sera chanté un Te Deum dans l'église métropolitaine
, dimanche 7 du présent mois à midi , etqu'on se
conformera au cérémonial observé à l'occasion du Te Deum
chanté en action de graces de la célèbre victoire d'Jena.
M. l'évêque de Coutances prononcera un discours sur la
gloire des armées françaises , et sur l'étendue du devoir imposé.
àchaque citoyen de consacrer sa vie à son prince et à la patrie .
Mardi 9 décembre , il sera célébré dans la même église
un service solennel pour les guerriers morts à la bataille
d'Austerlitz.
-
-
Un convoi de quinze voitures portant 250 drapeaux
conquis dans cette campagne , et plusieurs caisses remplies'
de divers effets précieux pour avoir servi à l'usage particulier
du grand Frédéric, est passé le 24 au matin à Wittemberg ,
escorté par des gendarmes. Un officier du grand état-majorgénéral
de la Grande-Armée est chargé de conduire à Mayence
ces trophées , qui de là seront transférés à Paris. La députation
du sénat devoit suivre de près le passage de ces drapeaux
dont le dépôt lui est confié.
-Michel Pezza , surnommé Fra-Diavolo , a été condamné
à mort le to novembre , et exécuté le II , sur la place du
Marché , à Naples.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 29.- C p . olo c . J. du 22 sept. 1086 , 71f 50c 20c 150
IOC. 250 400 200 25c 30c . oof. 100 000 oof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 68f. 400.000 ໐໐с оос
Act. de la Banque de Fr. 119of. poc oo of oooof.coc .
DU LUNDI 1 : DÉCEMB .-C pour o/o c. J. du 22 sept . 1806. 71f 400
25c. 71 f7of 80c 7 If 200. 25c 30c 35c 25c. 35c 40c 25c 30c. ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 68f. goc o c. ooc . ooc
P Act . de la Banque de Fr. 1190f 1195f. 1,192f 50c. 0000f. 50c
DU MARDI 2. Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806 , 72f 72f. 3oc. 71f
8oc 90c 71f 850 0oc. oofoofooc. oof. oofooc ooc oof cof ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. oof. ooe ooc 000 000. 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 119if 1200f 1202f. 500 1200f 1197f5cc.
DU MERCREDI 3. C p. oo c . J. du 22 sept . 1806 , 73f. 73f 25c 150c ,
25c. 73f 15c 30c 15c. 20c 73f ooc. ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. oof ooc . oof. ooc ooc poc ooc
Act. de la Banque de Fr. 1217f 500 1220f 0000 000 0000f
DU JEUDI 4. -Cp. oo c . J. du 22 sept. 1806 , 73f 5oc 60c 50c бос 750 ,
60c 75c 60c 85c 75c oof oof ooc ooc occ ooco0 000 000 000 000 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 7of 50c oof. ooc occ ooc oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1225f. 1227f50c. 1226f 25c 1227f50c 1230f
DU VENDREDI 5. Cp . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 75f 150303 75f
75f200, 75f 15c 75f 74 75c 75f 74f75c 75f 74fgoc Soc
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807. 72f ooc oof. ooс оос сос
Act. de la Banque de Fr. 1237f 500 1235f00. cooof. oooofcos
1
;
(No. CCLXXXII . )
(SAMEDI 13 DÉCEMBRE 1806. )
MERCURE
10
DE FRANCE.
POÉSIE.
5.
cen
LAY D'AMOUR.
IV. B. Ceux qui ont parcouru les anciens Romansde Chevalerie
se rappellent sans doute l'histoire de Grisélidis , Comtesse de
Saluces. On trouve dans le Théâtre Français du quinzième
siècle plusieurs pièces sur ce sujet. Les romances de ce temps
s'appeloient Lays d'amour ; en voici un moderne qui n'a
jamais été imprimé , et qui nous paroît le chef-d'oeuvre du
genre.
LA PATIENCE DE GRISELIDIS ,
Comtesse de Saluces .
LAY D'AMOUR
ECOUTEZ gente damoiselle ;
Ecoutez aussi , damoiseau :
Vaut mieux être bonne que belle ,
Vaut mieux être loyal que beau .
Beauté passe , passe jeunesse ;
Bonté reste et charme les cooeurs :
Avec douceur et gentillesse ,
Epines d'amour sont des fleurs .
Belle,maispauvre et souffreteuse , (1)
Jadis vivoit Grisélidis ;
Alloit aux champs , étoit glaneuse ,
Filoit beau lin , gardoit brebis ;
(1) Pourquoi faut-il que ce mot ait vieilli ? Il n'est pas aisé de le
remplacer. (Note de l'Auteur.)
LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
N'étoit fille de haut parage ,
N'avoit Comté ni joyaux d'or ;
Mais avoit plus : car étoit sage .
Mieux vaut sagesse que trésor .
Un jour qu'aux champs dormoit seulette ,
Vint à passer sire Gauthier.
Las ! sans chien étoit la pauvrette ,
Sans Page étoit le Chevalier ;
Mais , dans ce siècle , l'innocence
N'avoit à craindre aucun danger :
Vertu veilloit , dormoit prudence.
Beau temps .…. n'auriez pas dû changer ! ...
Tant que sommeilla la bergère ,
Beau sire eut le temps d'admirer ;
Mais dès qu'entr'ouvrit la paupière ,
Fut force de s'enamourer.
<<Belle , dit- il , serez ma mie
>>> Si voulez venir dans ma cour . >>
»
<<<Nenni , Seigneur, vous remercie:
Honneur vaut bien plaisir d'amour. »
<<Vertu , dit-il , passe noblesse :
>> Serez ma femme dès ce jour ,
>> Serez Dame , serez Comtesse ,
>> Si me jurez , au nom d'amour ,
>> De m'obéir quand devrois même
>> Injustement vous ordonner. »
« Sire , obéir à ce qu'on aime
>> Est bien plus doux que commander .>>>
Nejura pour être Comtesse ;
Mais avoit vu le Chevalier :
Al'amant seul fit sa promesse ;
Puis monta sur son dextrier. (1)
Qu'avoit besoin de bienséances
Le temps heureux des bonnes moeurs ?
Fausses étoient les apparences ,
Nobles et vrais étoient les coeurs .
Tant chevauchèrent par la plaine ,
Qu'arivèrent dans la Cité .
Grisélidis fut souveraine
De ce riche et puissant Comté.
Chacun l'aima : de son empire ,
Chacun ressentit les bienfaits.
Beauté prévient , douceur attire ,
Bonté gagne et fixe à jamais .
Ne faut adopter de système ,
Beau damoiseau qui m'écoutez :
Douce erreur vaut mieux quand on aime ,
Que trop fâcheuses vérités.
(1 ) Le dextrier étoit le cheval de bataille , et le palefroy le cheval de
parade.
DECEMBRE 1806. 531
Ne faut empoisonner sa vie ;
Trop courte elle est: faut l'employer
Sans vouloir éprouver sa mie ,
Comme allez voir que fit Gauthier :
N'avoit un an de mariage
Quand fillette fut mise au jour;
Recut le Comte ce doux gage
D'heureux hymen , d'heureux amour.
<<<Donnez , dit-il ; il vient de naître ,
>>> Mais va mourir au même instant . »
<<Sire , prenez , êtes le maître
>>Et de la mère et de l'enfant. >>>
Naguère après , de la Comtesse
Beau garconnet eut même sort.
Las! vous jugez quelle tristesse
Quand le vit condamner à mort ! ..
<<N'auroit vécu que pour vous plaire ,
>> Sire , cet enfant malheureux....
>> Vous eût aimé comme sa mère....
>> Vous aimerai pour tous les deux. »
Le Comte , à sa tant douce amie
Unjour tint ce cruel discours :
<<Est temps que je vous répudie ,
>>>Vais couronner d'autres amours. >>
<<< Si n'ai plus heureux don de plaire
>> Faut partir ... adieu , Monseigneur ...
>> Puisse celle qui vous est chère ,
>> Pour vous aimer , avoir mon coeur ! .... >>
<<Restez , dit-il, auprès de celle
>>Que dois épouser des demain :
>>A l'autel sera bien plus belle
>> Si la parez de votre main. »
<<Ah, dit-elle , cachant ses larmes ,
>>Sera doux encor pour mon coeur
>> Si puis , ajoutantà ses charmes,
>> Ajouter à votre bonheur ! >>
Plus fraîche qu'après la rosée
On ne voit la fleur du matiu,
Parut la future épousée
Dès l'aurore du lendemain .
Jeune varlet est auprès d'elle :
Il est son frère; et sa beanté
Prouve qu'avec rose nouvelle
Gentilbouton croît à côté.
Jà le moment fatal approche,
Grisélidis en tressaillit;
Jale sonde la grosse cloche
Au fondde son coeur retentit.
Innocence est sur son visage ,
Malheur ne la point abattu;
Le savez . semble qu'un outrage
Embellit encor la vertu,
Lla
532 MERCURE DE FRANCE ,
Ne sait pourquoi jà s'intéresse
Acelle qui vient l'opprimer ;
Devroit haïr ce qui la blesse ,
Mais ne le peut .... ne peut qu'aimer.
<<Ah , dit-elle , puissent ses larmes
>> Ne pas couler pour me venger !
>>Si jours de printems ont leurs charmes ,
>>En jours d'hiver peuvent changer.>>>
Aux pieds d'un époux infidèle
Grisélidis vole à l'instant.
<<<Grace demande , lui dit-elle ,
»
>> Ce n'est pour moi , j'en fais serment. >>
« Ah , lui dit-il , fût-ce à vous-même ,
>> Je jure ici de l'accorder ! >>>
<<Seigneur , j'ai perdu ce que j'aime ....
>> Moi , je n'ai rien à demander.
>>Mais de ce nouvel hyménée
>>>Jurez de mieux sentir leprix.
>> C'est assez d'une infortunée ,
>>> Assez d'une Grisélidis .
>>Epargnez l'autre : elle est sensible ;
>> S'il lui falloit autant souffrir ,
>>> Bien foible elle est ; mais est possible
>>> Qu'eût le courage d'en mourir. >>
« Ange , ou divinité sur terre ,
>>>Reprit le Comte à ses genoux ,
>>>Revois tes enfans : à leur père
>>Pardonne les torts d'un époux ;
» Tu dois me haïr .... fais -moi grace ! »
<<Moi vous haïr ! ... Ah, Monseigneur,
>> Haine ne peut trouver saplace
>> Où suffit à peine à bonheur ! »
De cette histoire intéressante
Finit ici le doux récit .
Mes chers amis , moi je vous chante
Ce qu'un Troubadour écrivit :
Futtoujours bonne autant que belle
Fut heureuse Grisélidis ;
Des femmes fut le vrai modèle ....
Et voire même le phénix .
Jeunes époux , de jours tranquilles
Voulez-vous embellir vos ans ?
Femmes , toujours soyez dociles ;
Maris , ne soyez exigeans .
Retenez bien cette maxime :
L'indulgence est la clé du coeur ;
Et tendre amour est sans estime ,
Ce que plaisir est sans honneur.
:
L. M. F.
DECEMBRE 1806. 533
VERS
SERVANT D'ENVOI A UN PORTE - FEUILLE ET A UNE LETTRE.
Ан ! croyez-moi , défaites -vous
D'un fatras d'écrits circulaires ,
De tant de jolis billets doux
Remplis d'ardeurs imaginaires.
De nos messieurs aux airs pincés ,
A la tournure confiante ,
Brûlez les petits vers glacés
Et la prose insignifiante.
Mais , d'un tendre et discret amant
Lorsque vous recevrez l'hommage ,
Quand il mettra dans son langage
Moins d'esprit que de sentiment;
Quand son style même un peu bête ,
Exprimant un timide aveu ,
Vous prouvera que tout son feu
Vient du coeur et non de la tête ,
Des lettres écrites ainsi
Pourront valoir qu'on les recueille :
Serrez-les dans ce porte- feuille,
Et commencez par celle-ci .
ANDRIEUX.
L'AMOUR - PROPRE ET LA MODESTIE,
FABLE .
Dans les temps reculés de la Mythologie ,
Au beau milieu de la céleste cour,
On vit naître le même jour
L'Amour- Propre et la Modestie.
<<Ce couple, dit Jupin, nous vient fort à propos ;
>> La Modestie avec les sots
>>
>> Ira toujours de compagnie;
L'Amour-Propre, au contraire, ira chez le Génie ,
>> Et le consolera de ses nombreux travaux. »
Ah !
Mais le Destin à barbe grise,
En décida bien autreinent.
vous ledevinez, sans que je vous le dise :
La Modestie épousa le Talent,
Et l'Amour-Propre épousa la Sottise.
L'avis de Jupiter étoit plus consolant.
HOFFMAN.
3
534 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
SANS être auteur, sans savoir lire ,
J'ai publié des ouvrages savans ;
On me retourne en tous les sens ;
Je puis , sans dire un mot, faire pleurer ou rire.
Quoique nédans un rang au-dessous du bourgeois,
Du fond d'un galetasje monte chez les rois .
Du temps je brave les outrages ,
Et je n'ai cependant ni santé ni vigueur ;
Enfin , sans être grand seigneur ,
On ne me voit point sans deux pages.
LOGOGRIPHE.
Je suis un tout avec ma queue
Composé de moi sans ma queue ;
Et je ne meurs avec ma queue
Que quand je suis mort sans ma queue ;
Les anciens m'employoient sans queue ;
J'indique encor avec ma queue
L'endroit où l'on me met sans queue .
J'ai six pieds , orné de ma queue,
Donc je n'en ai que cinq sans queue.
Je te sers bien avec ma queue ,
Lecteur, mais bien mieux sans ma queue.
Si tu me tiens avec ma queue
Tudoisme connoître sans queue ...
CHARADE .
Mon premier, tous les ans , sans pouvoir s'arrêter,
S'annonce, arrive , fuit , et se fait regretter ;
Mon dernier , avec art , de trois corps se compose ,
Quand it flatte le goût et les attraits de Rose ;
Mon entier, qui nous mène aux liens les plus doux ,
Cesse d'être aussitôt qu'il peut nous rendre époux.
F. BONNET ( de l'Isle) .
Mots de l'ENIGME, du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Bibliothèque.
Celui du Logogriphe est Moucheron.
Celui de la Charade est Vin-aigre .
DECEMBRE 1806 . 535
1
Suite des RÉFLEXIONS SUR LE STYLE ET LA
LITTÉRATURE .
( Voyez le numéro du 30 août. )
S1I
le style est l'expression de l'homme , la littérature n'est
pas moins l'expression de la société.
Le style est l'expression de l'homme intellectuel , de sa pensée
, de son esprit , de son caractère ; la littérature sera donc
l'expression de la partie morale de la société ; c'est-à-dire de
sa constitution , qui est son ame , son esprit , son caractère.
Ainsi , comme la constitution de la société , considérée
dans sa division la plus générale , est domestique ou publique ,
constitution de famille et constitution d'Etat , la littérature ,
considérée aussi dans ces deux genres qui comprennent toutes
les espèces différentes de compositions , est du genrefamilier,
ou du genre noble , élevé , public ; elle représente dans la
comédie , dans le roman , dans la pastorale, les aventures de la
famille; elle chante dans la composition érotique , bachique ,
élégiaque , géorgique , les travaux , les plaisirs , les douleurs de
l'homme privé ; ou bien, elle raconte dans l'épopée, elle représente
dans la tragédie les événemens de la société publique , et
les actions des hommes publics; elle chante dans l'ode , ou le
cantique,les faits mémorables de la religion ou de la politique.
Et il faut remarquer ici que la poésie religieuse a précédé ,
chez tous les peuples , toute autre espèce de composition littéraire
: preuve que la religion est née avec la société , et que
le sentiment de la divinité a précédé tout autre sentiment.
On peut donc réduire à trois espèces de composition dans
chaque genre , toutes les productions littéraires, les compositions
dramatique , lyrique et épique : car , à le bien prendre ,
le roman est l'épopée de la famille ; la pastorale , une espèce
de roman; l'idylle , un incident de la pastorale.
On voit , à l'aide de cette distinction , que les anciens , plus
près que nous de l'état purement domestique de société , ont
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
r
dû cultiver avec succès le genre familier, et même en introduire
la naïveté ( 1)jusque dans le genre noble; et queles modernes
, plus avancés dans l'état public , et chez qui l'état s'est
même constitué aux dépens de la famille, ont dû atteindre un
haut degré de perfection dans le genre noble , et même en
transporter l'élévation et la dignité dans le genre familier.
Non-seulement la littérature est dans ces deux genres
l'expression des deux constitutions générales de société auxquelles
l'homme appartient , mais elle est encore , dans ses progrès
chez chaque peuple, l'expression de l'état plus ou moins
avancé de la marche progressive ou rétrograde de ces diverses
constitutions ; c'est-à-dire que la littérature est plus ou moins
naturelle ou perfectionnée dans ses productions , selon que la
société dont elle est l'expression , est plus ou moins perfectionnée
, plus ou moins naturelle dans ses lois.
Cette proposition n'est vraie , comme toutes les vérités
morales , que sous un point de vue général; et il faut en chercher
la preuve dans l'ensemble des productions littéraires
d'une nation, plutôt que dans les productions particulières
de tel ou tel auteur , à moins que des ouvrages tels que
'Iliade , l'Enéide ou la Jérusalem délivrée , par la nature
même d'un sujet qui comprend tous les genres et s'étend à
toutes les idées , ne soient l'expression fidelle des temps auxquels
ils se rapportent , et des hommes qu'ils mettent en
action.
Ici l'on permettra à l'auteur de cet article , pour mieux
faire entendre toute sa pensée , de transcrire ce qu'il a dit
ailleurs sur le même sujet: « Plus dans sa législation politique
>> et religieuse , une société policée , ou qui connoît les arts ,
>> se rapproche de la constitution véritable ou de la nature
>> perfectionnée des sociétés ; plus les arts , dans leurs produc-
>> tions , se rapprochent de la nature embellie et perfectionnée
>> des objets qu'ils ont à peindre. La France étoit plus près
(1) Naïfparoît n'être que le mot natif, adouci par l'usage dansla prononciation
; et il désigne également une qualité qui appartient au pre
mier âge,
DECEMBRE 1806 . 537
» qu'aucune autre nation de la constitution naturelle des so-
>> ciétés civilisées : remarquez aussi la supériorité que les arts
>> de l'esprit avoient acquis en France dans l'imitation de la
>> belle nature ; et voyez au contraire dans les sociétés an-
>> ciennes et modernes , les mêmes arts s'éloigner de l'imita-
>> tion de cette nature perfectionnée , dans la même propor-
» tion que leurs institutions s'éloignent de la nature de la so-
>> ciété constituée. Je n'en excepte aucun peuple , pas même
>> les Grecs , qui , l'imagination encore pleine de leurs rois et
>> de leurs héros , immortalisoient dans leurs chefs-d'oeuvre ,
>> des temps et des hommes qui n'étoient plus ; mais qui des-
>> cendent souvent , dans les sujets même les plus relevés , à
>> des imitations d'une nature familière , basse , et quelquefois
>> ignoble , parce que leur société , sans constitution pu-
>> blique , n'étoit au fond qu'un rassemblement fortuit et
>> turbulent de sociétés domestiques , souvent dans l'état
>> sauvage.
>> Le goût ou l'imitation de la belle nature ne se perfec-
>> tionne chez les Romains que lorsque les institutions mo-
>> narchiques prennent la place du désordre démocratique.
>> Les temps d'Ennius et de Lucile sont ceux des Gracques
>> et des Saturnius ; le siècle d'Auguste , est celui de Virgile et
>> d'Horace .
>> Ce seroit , ce me semble , le sujet d'un ouvrage de lit-
>> térature politique bien intéressant , que le rapprochementde
>> l'état des arts chez les divers peuples , avec la nature de leurs
>> institutions , fait d'après les principes que nous venons d'ex-
>> poser. L'auteur trouveroit peut- être dans la mollesse des ins
>> titutions politiques des Etats d'Italie , le motif de l'afféterie
>>> qui domine dans leurs arts; dans l'imperfection des insti-
>> tutions despotiques , aristocratiques , presbytériennes des
>> peuples du Nord , le secret principe du peu de goût et de
>> naturel de leurs productions littéraires du genre noble;
>> dans la constitution mixte de l'Angleterre , la cause de ces
>> inégalités bizarres , de ce mélange d'une nature sublime et
>> d'une nature basse et abjecte , que l'on remarque dans ses
> poètes; il rejetteroit le principe secret de ces imitations
538 MERCURE DE FRANCE ,
>>> exagérées , de cette grandeur gigantesque que l'on aperçoit
>> dans les productions de la littérature espagnole et jusque
>>> dans le caractère de ce peuple , sur les événemens extraor-
>> dinaires au milieu desquels cette société a vécu , et qui
>> n'ont pas permis d'en limiter assez le pouvoir par des insti-
>> tutions politiques ; il n'oublieroit pas sur-tout de remar-
>>> quer que les arts en France s'éloignoient de la nature noble
>> et perfectionnée , pour descendre à une nature simple ,
>> champêtre , enfantine , familière , depuis que la société
>> politique penchoit vers la révolution , qui devoit la ra-
>> mener à l'état sauvage des sociétés domestiques , par l'ex-
> tinction du pouvoir monarchique et la dissolution de tous
>> les liens publics. Ainsi , la poésie peignoit les jouissances
>> des sens , plutôt que les sentimens du coeur ou l'héroïsme des
>> vertus publiques; elle mettoit sur la scène les détails naïfs ,
>>> ignobles , quelquefois larmoyans , souvent obscènes de l'in-
>> térieur de la vie privée , plutôt que le tableau des événe-
>> mens qui décident du destin des rois et de la fortune des
>> Empires , plutôt que la représentation des moeurs nobles et
>> décentes. La peinture exprimoit plus volontiersla férocité
>> de Brutus que la magnanimité d'Alexandre ; l'architecture
>> avoit moins de monumens à élever que de boudoirs à em-
>> bellir ; et la même disposition d'esprit qui changeoit un
>>>jardin où l'art avoit perfectionné la nature en en dispo-
>> sant avec ordre les différentes beautés , en une campagne
>> inculte et agreste , sous le nom de jardin anglais , devoit
>> bientôt remplacer la régularité majestueuse d'une société
>>>constituée , par le désordre et le délire des institutions poli-
>> tiques de l'homme ( 1) . »
Ainsi les principes du goût dans les arts ne seroient pas
plus arbitraires que les principes des lois; ainsi l'on auroit
une règle sûre pour distinguer , même dans les productions
de l'esprit , ce qui est bon de ce qui est mauvais. On pourroit
appliquer à la législation littéraire ce que Cicéron dit de la
législation politique : Legem bonam a malá nulla alia nisi
(1) Théorie du Pouvoir , Tom, I, liv. 4, chap. 5..
DECEMBRE 1806 .. 4 539
naturali norma dividere possumus. « Ce n'est que dans la
>> nature que nous pouvons trouver une règle sûre pour dis-
>> tinguer une bonne loi d'une mauvaise ; » et il y auroit en
littérature un naturel qui seroit le principe et la règle du goût ,
et qui dérive du naturel dans la société , qui est le principe et
la règle des lois.
Après ces observations préliminaires et ces points de vue
généraux , nous entrerons avec plus de confiance dans quelques
applications particulières , en cherchant à les renfermer dans
les bornes qui nous sont prescrites .
Nous ne voyons dans l'antiquité que trois peuples dont la
littérature nous soit connue par des écrits venus jusqu'à nous ,
les Juifs , les Grecs et les Romains ; encore les Juifs n'ont
qu'un livre ; mais ce livre , s'il est permis de le considérer sous
des rapports humains et littéraires , offre à chaque page la
double expression de la constitution publique, dont le peuple
juif n'étoit que le dépositaire , et de la constitution domestique
sous laquelle il vivoit. Certes , ce n'étoit pas un peuple
gouverné par des lois humaines , que celui qui nous offredans
le livre qu'il nous a conservé , et dès les temps les plus anciens
dont nous ayons connoissance , de si hautes et de si justes
idées sur la divinité , sur la société , sur l'homme , sur le pouvoir
et les devoirs ; des idées revêtues d'un style si magnifique
dans son abondance , ou si sublime dans sa concision; pensées
et style qui seront à jamais , sur les mêmes objets , la source
de toutes nos pensées et le modèle de tous nos écrits : et c'est
avec raison que M. de La Harpe a remarqué que les ouvrages
de notre littérature , distingués par un plus grand caractère
de perfection , sont ceux dont les auteurs , tels que Bossuet ,
Racine ou J. B. Rousseau , ont puisé leurs sujets ou leurs
pensées dans les Livres Saints , et en ont emprunté jusqu'aux
expressions.
Mais au milieu de ces pensées si profondes , de ce style si
'élevé , on retrouve dans des livres entiers de la Bible , comme
le Cantique des Cantiques , ou les Livres Sapientiaux , le genre
familier le plus gracieux , et la naïveté la plus aimable. On les
retrouve , et dans le ton général de la partie historique , et
540 MERCURE DE FRANCE ,
1
:
jusquedans les chants les plus sublimes des prophètes, ou leurs
instructions les plus sévères. Et qu'on ne s'en étonne point , et
que sur-tout on ne pense pas que l'on cherche ici des raisons
trop humaines à l'expression divine des Livres Saints. Dieu ,
soumis lui-même aux lois générales qu'il a établies , et dont il a
fait dépendre l'harmonie du monde moral , parloit de luimême
et de ses attributs en langage divin, et que tous les
peuples , même les plus avancés , étoient appelés à entendre ;
et il parloit pour le peuple juif le langage humain , si j'ose le
dire , celui qui convenoit le mieux à l'âge de cette société : et
de là vient que le langage sublime de la société théocratique ,
telle qu'est au fonds toute société soumise aux lois naturelles
dont Dieu est l'auteur , se trouve dans les Livres
Saints partout uni au langage naïf de la société domestique ,
particulier à un peuple qui vivoit plus qu'un autre , qui vit
même encore uniquement en société domestique , et chez qui
la famille étoit aussi fortement , aussi naturellement constituée
que l'état public : et c'est ce qui fait que le sublime dans
ces livres , est sans mélange d'exagération ; et le familier , sans
mélange de grossiéreté.
Orphée , chez les Grecs , précéda tous les poètes qui nous
sont connus ; et le peu qui nous reste de ses chants religieux ,
s'il n'en a pas pris les idées dans les livres de Moïse , comme
quelques-uns l'ont pensé, atteste qu'à l'époque où il écrivoît,
les premières et les plus pures notions de la divinité ne s'étoient
pas encore effacées de la mémoire des hommes.
Après Orphée , si l'on peut le compter , les plus anciens
poëmes venus jusqu'à nous , sont ceux d'Hésiode et d'Homère ,
dont l'un chante les traditions de la religion , les jours et les
travaux de la famille ; et l'autre célèbre dans l'Iliade l'événement
le plus mémorable de la société politique. La Théogonie
d'Hésiode est absurde comme la religion païenne ; les
Travaux et les Jours attestent l'imperfection des premières
idées des peuplades idolâtres ; et M. de La Harpe , sans respect
pour l'antiquité , les compare à l'Almanach de Liège.
Homère , qui seul mérite de nous arrêter, a chanté les temps
héroïques et monarchiques de la Grèce; et même les seuls
DECEMBRE 1806. 541
:
monarchiques de la Grèce , considérée comme une seule société
: ceux où confédérée tout entière sous un chef unique ,
elle réunit toutes ses forces pour venger l'hospitalité violée.
Et, pour le dire en passant , on ne peut prendre le sujet
d'un poëme épique , que dans l'histoire d'une grande société.
Il ne falloit pas moins aux yeux des anciens que les destins
de la Grèce et de Rome , et aux nôtres que les destins de la
chrétienté et ceux du genre humain même , pour fonder
l'intérêt et soutenir la majesté des quatre grandes épopées
, et peut- être des seules qu'ait produites la littérature
ancienne et moderne. Dans l'Iliade , l'importance de l'entreprise
, au moins pour les Grecs ; la grandeur des moyens ; ces
rois , tous héros , tous enfans des Dieux; cet Agamemnon , roi
de tous ces rois , issu lui -même du maître des Dieux; l'Europe
luttant contre l'Asie , les Dieux contre les Dieux ; l'Olympe
qui délibère , la terre qui attend , le destin des hommes ,
la volonté même des Dieux suspendue par l'inaction d'un seul
homme : tous ces grands objets élevèrent l'imagination du
poète , et donnèrent à son ouvrage cette majesté qui s'est
accrue d'âge en âge , même par l'éloignement du temps : ce
qui a fait de l'Iliade , le premier et le plus beau titre du génie
de l'homme. Mais à côté de tant d'élévation et de dignité , on
retrouve fréquemment la naïveté du premier âge , et quelquefois
la familiarité grossière des premières moeurs ; et l'on
aperçoit l'imperfection d'une société naissante, qui retient dans
l'état public les habitudes de l'état domestique. La divinité se
montre dans l'Iliade sous de belles images et des idées absurdes.
Le pouvoir politique y est mal affermi : le chef ne règne
quesur des égaux; il est même entièrement effacé par Achille ;
et lui-même ne sait pas commander à ses passions. « Aga-
>> memnon , dit M. de La Harpe , est le seul qui me paroisse
>> jouer un rôle peu noble , et indigne de son rang. » La vertu
de tous ces héros n'est que la force du corps : l'humanité , la
pitié , la générosité , qui sont l'ornement de la société publique
, leur sont inconnues ; et le poète les met sur la scène avec
tous les besoins et toutes les foiblesses de la vie domestique.
Tout est privé dans le sujet du poëme, fondé sur le rapt d'une
542 MERCURE DE FRANCE ,
femme et l'enlèvement d'une esclave. Tout est privé dans
l'action , qui commence par la colère d'Achille contreAgamemnon
, et se dénoue par son amitié envers Patrocle : sentimens
plus puissans sur l'ame du héros , que le devoir ou
les ordres des Dieux , et qui seuls lui font quitter ou reprendre
les armes. L'homme privé l'emporte done sur l'homme public;
et le poëme n'en est peut-être que plus brillant , parce
que l'énergie fougueuse et désordonnée des passions, prête
plus à l'imagination que la force calme et raisonnée des devoirs.
Qu'on se garde bien de croire que j'aie prétendu rabaisser
le mérite d'Homère. L'homme de génie devance les autres
hommes; mais il ne fait que suivre les progrès de la société :
l'art du poète consiste à peindre et non à deviner ; et Homère
est parfait , même lorsqu'il représente une société imparfaite.
(1)
C'est ici le lieu d'observer qu'on ne peut prendre le sujet
d'une épopée , que dans l'histoire d'une société monarchique.
Il faut l'unité de pouvoir pour produire l'unité d'action indispensable
dans le poëme épique ; et c'est une preuve plus forte
qu'on ne pense , que le gouvernement monarchique est l'état
naturel de la société. Si le poète vouloit mettre en épopée
quelqu'événement d'une société populaire , il seroit du moins
nécessaire d'en attacher l'action à un seul personnage qui
seroit , par ses vertus et ses exploits , le héros du poëme , s'il
n'étoit pas le chefde la nation; et pour composer le poëme ,
il faudroit, en quelque sorte , constituer la société. Ce défaut
d'unité est le vice principal des foibles poëmes de Silius
Italicus , deStace , de Lucain même , qui n'ayant chanté que
des guerres de république contre république , ou de citoyen
contre citoyen , n'ont pas vu que la multiplicité de personnages
égaux excluoit l'unité d'action , si rigoureusement nécessaire
dans l'épopée , et qu'un poëme héroïque pouvoit
ne pas être un poëme épique.
(1) C'est là le noeud de la dispute entre Mme Dacier et la Mothe. La
Mothe vouloit qu'Homère fût imparfait, parce qu'il avoit chanté une société
imparfaite ; et Mme Dacier vouloit que les moeurs de l'Iliade fussent
parfaites , parce qu Homère étoit parfait. Tous les deux avoient raison
sous un point de vue , et tort sous un autre .
DECEMBRE 1806. 543
On retrouve cette prédominance , si je puis m'exprimer
ainsi , de la société domestique chez les Grecs , et dans leur
genre lyrique , qui ne chante que les victoires de particuliers
aux jeux solennels , et dans leur comédie toujours dirigée contre
des particuliers ; et dans la naïveté quelquefois grossière de
leurs romans et de leur pastorale , et jusque dans leur tragédie
simple et sans action , privée dans les sujets , familière
dans les détails , remarquable sur-tout par la vérité des
sentimens domestiques. C'est ce qui fait dire à M. de
La Harpe , à propos de la tragédie grecque : « La sim-
>> plicité des anciens peut instruire notre luxe..... Notre
>> orgueilleuse délicatesse , à force de vouloir tout ennoblir ,
>> peut nous faire méconnoître le charme de la nature primi-
» tive ..... Il ne faut pas sans doute imiter en tout les Grecs ;
>> mais dès qu'il s'agit de l'expression des sentimens naturels,
>> rien n'est plus pur que le modèle qu'ils nous offrent dans
>> leurs bons ouvrages. » Le critique a raison ; mais cette
délicatesse qu'il appelle orgueilleuse , est le résultat nécessaire
du progrès de la société , et du développement de l'état
noble ou public. La tragédie est publique chez nous ; elle
étoit domestique chez les Grecs : et en cela , cette partie de
leur littérature étoit , comme les autres , l'expression de leur
société.
Jusqu'à Auguste , et sous le règne du peuple , si l'on excepte
les écrits des historiens et les discours des orateurs dont nous
traiterons ailleurs , il n'y eut chez les Romains d'autre littérature
que celle des Grecs. Les Latins en empruntèrent d'abord
les productions du genre familier: comédie , pastorale ,
poésie érotique et comique. L'aristo cratie romaine , sur-tout
avant les Gracques , se rapprochoit bien plus que la démocratie
grecque , de la constitution naturelle des sociétés :
la comédie , à Rome , fut moins personnelle dans ses applications
; et plus tard , la pastorale fut plus décente dans ses
tableaux. Vers le règne d'Auguste , ou après ce prince , les
Romains imitèrent ou traduisirent les tragédies grecques : car
jamais ils n'eurent de drame national . Occupés de grandes
choses , ils dédaignerent toujours de paroître sur une autre
544 MERCURE DE FRANCE ,
scène que sur la scène du monde ; et dans leur dignité hautaine
, ils firent servir à leurs plaisirs ces mêmes peuples
qu'ils avoient soumis à leurs lois. Le peuple-roi n'eut donc
proprement une littérature à lui , que dans le genre épique
et lyrique; et lorsque Rome échappée aux désordres de l'anarchie
populaire fut , du moins un moment , constituée en
monarchie sous Auguste, l'ode héroïque et l'épopée parurent
avec éclat , la littérature latine prit rang à côté de la littérature
grecque ; et comme la société étoit mieux ordonnée,
on put remarquer dans les productions du génie latin , une
noblesse plus soutenue que dans celles des Grecs , et moins
altérée par le mélange du familier .
En effet , avec moins d'élévation qu'Homère , Virgile offre
partout une dignité plus égale , et par cela même moins sensible
, parce qu'elle n'est pas rehaussée , comme dans le poète
grec , par le contraste du familier et du naïf. Il n'y a pas dans
l'Enéide de plus grandes images de la divinité que dans
l'Iliade , mais on y trouve une mythologie plus raisonnable ;
et même le chant de la descente aux Enfers , qui appartient
tout entier au poète latin , présente sur tous les objets de la
morale publique des notions épurées qui annoncent de
grands progrès dans les esprits , et qui n'étoient que l'aurore
d'une meilleure et plus haute philososophie qui alloit se lever
sur l'univers. Le développement des idées politiques n'est pas
moins marqué. Le pouvoir du chef est plus reconnu , et mieux
affermi . Les personnages secondaires ne sont même dans
l'Énéide que trop effacés ; et Virgile n'a pas su , comme le
Tasse , conserver au chef toute sa supériorité naturelle , en
jetant un grand éclat sur les subalternes. La fable d'Homère
n'est fondée que sur des affections privées. Le ressort de
l'Enéide est l'ordre des Dieux qui appellent Enée en Italie , le
soutiennent dans toutes les traverses qu'il éprouve , et l'arrachent
même à sa passion pour Didon : car dans l'Enéide , l'amour
ne fait que retarder l'action du poëme , au lieu que
l'amitié dénoue celle de l'Iliade. La nature morale est moins
brillante dans l'Enéide , mais elle y est plus sage et mieux
réglée. Enée est religieux autant que politique : qualités nécessaires,
শ
DE LA SE
. DECEMBRE 1806. 545
cessaires , l'une comme l'autre , à un fondateur de société.Le
courage s'allie à la subordination , et la fureur guerrière nest
pas sans humanité. Cependant , au milieu de ce progrès des
idées publiques , si bien exprimé dans cet immortel poëme
on retrouve quelque chose des idées domestiques des temps
anciens , et de cet état de sociétés qui n'étoient pas encore
parvenues à la perfection de l'âge mûr. On le retrouve , et dans
l'amoureuse foiblesse du chef, et dans la description de ces
jeux qui tiennent une si grande place dans l'Enéide ; et dans la
puérilité de cette prédiction sur les tables , accomplie par un
jeu de mots; et dans le sujet de la guerre entre les Troyens
et les Latins , à l'occasion d'un cerf élevé par une jeune fille;
même dans quelques détails , rares toutefois, de soins domestiques.
Et pour dernière preuve , il faut observer que la production
la plus parfaite de la littérature latine , est le poëme
de Virgile sur l'agriculture et les travaux de l'homme domestique.
Mais l'Empire constitué un moment sous Auguste , et
arraché par ce prince à la démocratie du peuple , retomba
bientôt après lui dans la démocratie des soldats. Le goût de
la saine littérature né avec la monarchie finit avec elle: on ne
retrouve après Auguste ni le même génie dans les écrivains,
ni presque la même langue dans leurs écrits. Il n'y a pas plus
de naturel dans la littérature que dans la constitution politique
; et l'on ne voit presque plus dans l'une et dans l'autre ,
jusqu'aux derniers temps de l'Empire , que des tyrans qui corrompent
les lois , et de beaux-esprits qui corrompent le goût.
Je passe aux peuples modernes.
DE BONALDO
(La suite de ces réflexions dans le numéro suivant.)
:
Mm
a
546 MERCURE DE FRANCE ,
Les Bucoliques de Virgile , traduites en vers français. Un
vol.in-18. Prix : 3 fr. 50 cent. , et 4 fr. 50 cent. par la poste .
Idem, in-8°. , 7 fr. , et8 fr. 50 cent. par la poste. A Paris ,
chez Giguet et Michaud, imprimeurs-libraires , rue neuve
des Bons-Enfans ; et chez le Normant, imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 17 .
S'IL est vrai que, de tous les poètes anciens , Virgile soit
le plus difficile à traduire , il faut avouer aussi que , de tous
ses ouvrages , les Bucoliques sont peut-être le moins favorable
aux efforts d'un traducteur français. Un long poëme
comme l'Enéidea, dans la grandeur et la variété des événemens
, un intérêt qui se retrouve plus ou moins dans les
versions les plus imparfaites. Un talent supérieur a fait pour
nous des Géorgiques un ouvrage national ; mais le sujet des
Géorgiques a de l'importance chez tous les peuples : on y
traite du premier des arts , et cet art n'a point changé depuis
le poète romain. Il n'en est pas ainsi des Bucoliques : les
moeurs pastorales peintes par Virgile ne sont plus les nôtres;
les bergers de ses Eglogues n'ont point de modèles dans
l'Europe moderne. L'intérêt de ces petits ouvrages ne peut
donc plus être pour nous que dans l'expression ; et si le traducteur
ne sait pas bien la saisir, le charme disparoît.
Plusieurs poètes , dans ces derniers temps , se sont essayés
sur les Bucoliques. Leurs efforts méritent d'être encouragés :
ils annoncent tous , du moins , l'amour des grands modèles ,
et ce goût de l'antiquité , présage ordinaire d'un vrai talent.
L'ouvrage du traducteur que nous annonçons est celui qu'on
a le moins cité. Il nous semble pourtant qu'il n'étoit pas le
moins digne de l'être; mais le sort des livres ressemble beaucoup
à celui des hommes : ceux qui ont le plus de mérite ne
sont pas ceux qu'on met le plus promptement à leur place.
Au premier coup-d'oeil jeté sur cette traduction , il est
pourtant facile de reconnoître une main exercée. On sent
même que l'auteur doit avoir l'habitude d'écrire dans des
DECEMBRE 1806. 547
genres plus forts et plus sévères que celui de la pastorale. Il
ne se rapproche jamais plus de son modèle que lorsque l'art
de Virgile élève l'Eglogue jusqu'au ton de la plus haute
poésie. Voyez ces vers de la quatrième , où l'enthousiasme
prophétique annonce les destinées de cet enfant mystérieux
qui doit changer l'univers :
Regarde , aimable enfant, regarde la parure
Dont la terre pour toi s'embellit sans culture ;
Vois parmi des lions se jouer les agneaux ;
Du reptile expirant se roidir les anneaux ,
Labrebis nous offrir sa mamelle abondante ,
Et le lierre au bacear s'unir avec l'achante;
L'hiver même au printemps a ravi ses couleurs :
Ton magique berceau te prodigue des fleurs ;
L'aconit meurt penché sur sa tige flétrie ,
Et partout va germer l'amomed'Assyrie!
Mais alors , que d'un père et de ses grands aïeux
Les hauts faits et l'histoire étonneront vos yeux ,
Que devos saints devoirs vous saurez l'étendue,
La vendange aux buissons rougira suspendue;
Comme elle , sans secours , les fertiles sillons
Etaleront aux yeux l'or mouvant des moissons;
Et le chêne , à travers son écorce endurcie,
Laissera d'un miel pur s'échapper l'ambroisie.
:
Trouvé-t-on souvent , dans les ouvrages de poésie moderne,
des vers d'une expression si poétique et d'une aussi riche harmonie
? L'églogue entière est à-peu-près écrite avec le même
soin. Virgile , après avoir célébré dans celle-ci la renaissance
de l'âge d'or , pleure , dans la suivante , la mort de Daphnis ,
et peint la désolation des bergers et des campagnes , qui ont
perdu leur protecteur. Le caractère de ces différentes beautés
ne paroît point s'être perdu dans la traduction :
Ainsique, dans nos prés , unsuperbe taureau
Est à la fois la force et l'orgueildu troupeau ,
Que l'ormeau s'embellit de sa vigne fidelle,
Quede raisins chargée une vigne est plus belle;
Ainsi, de tous les siens Daphnis, heureux pasteur,
Est lui seul et l'amour et l'éternel honneur.
Mais, depuis qu'il n'est plus, le deuil nous environne ,
Apollon nous a fui , Palès nows abandonne.
Ces monts, jad's parés d'une riche moisson ,
N'offrent que la maigreur d'un aride ga on ;
Et partout sur nos pas , au lieu du beau Narcisse,
De sesdar is atérés le chardon se hérisse !
MaisDaphnis le commande : ah ! de fleurs , de berceaux ,
Pasteurs,couvrez la terre et le cristal des eaux!
Mma
:
548 MERCURE DE FRANCE ,
Que sa tombe, du moins , soit ici notre ouvrage,
Et qu'alentour ces vers attestent notre hommage :
C'est moi qui fus Daphnis; que ce gazon léger,
Dans ces bois que j'a mois protège encor ma cendre;
De ces bois jusqu'aux cieux ma gloire doit s'étendre ,
Berger d'un beau troupeau , moins beau que son berger.
Le traducteur , dans ces vers , a réuni l'exactitude et l'élégance
; il exprime tous les détails champêtres ; il lutte avec art
contre l'harmonie de l'original . L'âpreté , vraiment imitative ,
de ce vers latin ,
Carduuset spinis surgit paliurus acutis.
se reproduit dans ce vers français :
De ses dards acérés le chardon se hérisse.
Celui-ci :
Berger d'un beau troupeau, moins beau que son berger.
rend avec la plus heureuse précision ,
Formosi pecoris custos, formosior ipse.
On sait que l'auteur de la Chartreuse et de Vert- Vert a
voulu faire aussi une traduction des Eglogues latines. Il crut
que son genre naturel avoit quelque rapport avec cette mollesse
aimable et cette finesse naïve dont les Muses champêtres
ont doué Virgile , au jugement d'Horace :
Molle atquefacetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure camenoe.
Mais la mollesse de Virgile ne dégénère point en langueur;
et ses graces , toujours naturelles, ne sont jamais négligées.
Les agrémens et l'heureuse facilité de Gresset , n'ont rien de
communavec la beauté toujours parfaite deVirgile. Cependant
on trouve dans sa traduction quelques vers qui méritent de
rester dans la mémoire des amateurs. On peut citer ceux-ci ,
par exemple , tirés de l'Eglogue sur la mort de Daphnis :
Sous ce froid monument le beau Daphnis repose;
Il n'a presque vécu que l'âge d'une rose.
Il étoit le pasteur d'un aimable troupeau;
Lui-même étoit encore plus aimable et plus beau.
Bergères , qui passez sous ce bocage sombre ,
Donnez des larmes à son ombre ,
Donnez des fleurs à son tombeau.
Ces vers sont une paraphrase du texte; ils ne sont peut- être
7
DECEMBRE 1806 . 549
pasmême dans le goût sévère de l'antiquité , mais ils ont de
la douceur et de la grace.
Après ces vers si fameux et si touchans de Malherbe :
Et rose elle a vécu ce que vivent les roses ,
L'espace d'un matin .
il est heureux d'avoir trouvé celui-ci ,
Il n'a presque vécu que l'âge d'une rose .
L'âge d'une rose est une expression charmante , quoique,
à la vérité , elle ne soit pas dans Virgile.
Le mérite essentiel de Virgile est précisément opposé au
caractère des ouvrages de Gresset. Ce mérite est de ne jamais
rien dire de superflu . Son style offre toujours le choix avec la
richesse , et la précision avec l'abondance. Cette précision est
sur-tout remarquable dans les Eglogues ; et le traducteur n'a
pointmanqué ce trait principal de son modèle. Il a su vaincre
dans ce genre toutes les difficultés , lorsque deux bergers se
répondent alternativement et par le même nombre de vers.
En voici un exemple :
CORYDON.
De fleurs , à ton aspect , la terre se couronne ,
Chaque'arbre sème au loin les trésors de Pomone ;
Mais on verroit bientôt , si l'on perd Alexis ,
Les champs décolorés et les fleuves taris .
THYRSIS.
Tout périt dans ces lieux de l'air qu'on y respite;
Les pampres sont flétris , l'herbe altérée expire !
Mais que Phyllis paroisse , et tout va refleurir ;
Etdes cieux plus féconds les sources vont s'ouvrir !
CORYDON.
C'est du choix de Vénus que le myrte s'honore ;
Des lauriers immortels Apollon se décore ;
Mais tu plais à Phyllis , modeste coudrier,
Toi seul effaceras le myrte et le laurier !
THYRSIS.
Des sapins élevés les monts s'enorgueillissent ,
De l'ombre des palmiers les jardins s'embellissent ;
Les palmiers , les sapins , si tu viens dans ces lieux,
Lycidas , moins que toi sauront charmer nos yeux !
Les intentions de Virgile sont toujours senties et rendues
par le traducteur. Ce vers-ci , comme l'observe Fénélon ,
Aret ager, vitio moriens sitit aeris herba .
peint en quelque sorte , par des inversions pénibles et la
3
550 MERCURE DE FRANCE ;
dureté des sons qui le commencent et le terminent , le dessé
chement de la terre flétrie.
Celui-ci , au contraire, par son harmonie pleine et facile ,
Jupiter et læto descendet plurimus imbri.
semble faire entendre le doux bruit de la rosée qui s'épanche
sur les campagnes dans un beau jour de printemps. Ce genre
debeautés reparoît , autant que notre langue le permet, dans
ces deux vers français :
Les pampres sont flétris , l'herbe altérée expire f
Et des cieux plus féconds les sources vont s'ouvrir !
•
Virgile , en imitant avec goût Théocrite, a fait moins
'd'Eglogues , et les a plus variées. Il ne décrit pas toujours les
combats des bergers , qui se disputent le prix du chant. Tantôt,
comme on l'a déjà vu , c'est le berceau d'un enfant divin que
le poète environne de tous les bienfaits de la terre et du ciel;
tantôt c'est un demi-Dieu , c'est Silène qui chante au milieu
des nymphes et des bergers la naissance du monde, l'âge d'on
et les célèbres métamorphoses , et les antiques amours dontr
les champs furent le théâtre. Ailleurs, c'est un berger proscrit,
loin du champ de ses aïeux , qui s'arrête avec attendrissement
près d'un autre berger, dont la voix reconnoissante honore le
bienfaiteur qui vient de lui rendre l'héritage paternel. Ce dernier
sujet semble le plus heureux qu'ait jamais choisi la Muse
pastorale , et rien n'étonne plus que le jugement qu'en porte
M. de Marmontel , dans ses Elémens de Littérature. « Virgile ,
>> dit-il , étoit fait pour orner l'Eglogue de toutes les graces
>> de la nature , si , au lieu de mettre ses bergers à sa place , il
>> se fût mis lui-même à la place de ses bergers. A l'ombre des
>> hêtres , on l'entend parler de calamités publiques, d'usur-
>> pation , de servitude; les idées de tranquillité , de liberté ,
>> d'innocence , d'égalité disparoissent , et avec elles s'évanouit
>> cette douce illusion , qui, dans le dessein du poète , devoit
>> faire le charme de ses pastorales. »
Il nous est impossible de partager l'avis du critique. C'est
précisément le contraste des calamités et des discordes civiles ,
qui fait mieux sentir le charme de l'innocence et de la paix
DECEMBRE 1806. 35т
1
champêtre. Ce pasteur, couché tranquillement sous le hétre
voisin de sa cabane , semble plus heureux près de celui qu'on
arrache à la sienne. En bénissant le Dieu quifait ce loisir à
Tityre , je suis plus touché des plaintes de Mélibée. Je m'intéresse
à ces moissons qu'il a semées , et que va recueillir un
soldat avide , à ces arbres qu'il a plantés , et dont l'ombre ne
le couvrira plus , et jusqu'à cette chèvre , fugitive avec lui ,
qui est contrainte d'abandonner ses deux petits mourans sur
la pierre du rocher.
Pourquoi les vers suivans faisoient- ils verser des larmes à
Fénélon ?
Fortunate senex ! hic inter flumina nota
Etfontes sacrosfrigus captabis opacum .
C'est qu'ils sont prononcés par un homme qui fuit dans des
contrées inconnues, loin des ombrages et des fleuves de la
patrie.
On trouve assez souvent de pareilles erreurs dans ces. Elémens
de Littérature , qui peuvent égarer quelquefois l'opinion
des jeuresgen , mais qui seront lus avec fruit par ceux dont
le goût est formé. M. de Marmontel , par exemple , juge fort
bien la seconde Eglogue : « Virgile a , dit-il , un exemple
>> admirable du degré de chaleur auquel peut se porter
» l'amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie,
>> pastorale. C'est dommage que cet exemple ne soit pas.
>> honnête à citer. »
A l'aide du changement fait dans cette Eglogue par le
nouveau traducteur , on peut en citer quelques traits :
Approchez , belle enfant ; voyez combien de lis
En corbeille,en faisceau les Nymphes ont cueillis !
L brillante Naïs pour vous unit en gerbes
La pâle violette à des pavots superbes;
L'hyacinthe au narcisse , et le feu du souci
Près du vaciet en deuil brille plus adouci .
2
C'est trop peu que des fleurs , je veux y joindre encore
Des coins au blond duvet , que le safran colore ;
Des prunes dont l'azur enchante les regards ,
Etdes marions choisis , dépouillés de leurs dards.
Chéris d'Amaryllis , ces tresors de l'automne
Seront , par votre choix , la gloire de Pomone .
Et vous , myrtes , lauriers , je vous offrirai tous :
Ensemble confendus vos parfums sont plus doux,
:
:
4
552 MERCURE DE FRANCE ,
Ceux qui connoissent les difficultés de la versification française
, sentiront combien il a fallu d'art pour désigner avec
élégance toutes ces fleurs et tous ces fruits , sans nuire à la
verve passionnée qui respire dans cette Eglogue. On doit
remarquer même qu'en général c'est dans les passages les plus
difficiles que le traducteur a le plus de succès. La huitième
Eglogue en seroit la preuve , d'un bout à l'autre , si nous
avions assez d'espace pour la citer. Tous les détails du sacri
fice magique , offert par l'enchanteresse , ont fait singulièrement
briller le talent du traducteur :
Limus uti durescit et hæc ut cera liquescit
Uno eodemque igni , sic nostro Daphnis amore.
Sous le vent des soufflets le même feu docile
Fait bouillonner la cire et fait durcir l'argile ;
Ainsi , grace à l'Amour, que ton coeur sous ma loi ,
Pour toute autre endurci , s'attendrisse pour moi .
* Rien n'est plus éloigné de nos moeurs que de pareilles
images ; et cependant l'auteur français les exprime avec autant
de goût que de fidélité.
Cette traduction des Eglogues est précédée d'une vie de
Virgile , en forme de préface , où sont rassemblées avec soin
toutes les traditions qui peuvent intéresser ce grand poète.
Cette vie est un morceau de littérature très-curieux et trèsimportant
, qui prouve que le traducteur écrit aussi bien en
prose qu'en vers. Les notes , faites par une autre main , sont
dignes de la préface et de la traduction. Ainsi , tout recommande
cet ouvrage, jusqu'à l'édition qui est belle et soignée ,
et qui sort des presses de MM. Giguet et Michaud.
Cette traduction est de M. de Langeac, qui , dans le temps
de ses prospérités , employoit sa fortune à l'encouragement
des lettres , et ses loisirs à les cultiver. Plusieurs gens de lettres ,
devenus célèbres , se souviennent sans doute , avec reconnoissance
, qu'il fut autrefois leur ami; et les bons écrivains de
cette époque n'ont pas vu, sans un vif intérêt , se placer avec
honneur dans leurs rangs un ancien compagnon de leurs études
, qui , éloigné d'eux par la tempête , a du moins sauvé de
son naufrage et sa considération et son talent.
DECEMBRE 1806 . 553
1
Les Anténors modernes , ou Voyage de Christine et de
Casimir en France , pendant le règne de Louis XIV;
esquisse des moeurs générales et particulières du dix-septième
siècle , d'après les Mémoires secrets des deux ex-souverains ;
continués par Huet, évêque d'Avranches. Avec des gravures
dessinées par Lafitte; et cette épigraphe : Le siècle
fut plus grand que son héros.
« Voici les Apennins , et voilà le Caucase ;
>> La moindre taupinée étoit mont à ses yeux. »
L'AUTEUR de cet ouvrage n'a pas voulu , dit- il , placer son
nom à la tête d'une compilation : le lecteur se demande
d'abord si c'est par orgueil ou par modestie ; mais à peine en
a-t-il lu quelques lignes , qu'il pense que ce pourroit bien être
par un reste de honte , tant le imensonge et l'effronterie s'y
montrent à découvert. Il seroit peut-être facile à l'auteur
des Courtisanes de la Grèce , et de plusieurs autres rapsodies
du même genre , de nous donner le mot de l'énigme ;
mais il est probable qu'il le refuseroit , parce que cet auteur
(j'entends l'auteurdes Anténors modernes) occupe, dit- on, une
place dans l'instruction publique , et qu'il ne seroit pas décent
qu'un homme qui est chargé de veiller sur les moeurs de la
jeunesse, fût connu pour mettre au jour des livres qui peuvent
la corrompre.
Tout le monde sait quelle triste figure la reine Christine fit
àla cour de Louis XIV, lorsqu'après son abdication de la
couronne de Suède, elle passa en France pour se rendre à
Rome, où elle alla vivre et mourir dans l'obscurité. On connoît
également la retraite que fit à l'abbaye Saint-Germaindes-
Prés le roi Casimir, après qu'il eut quitté le trône de
Pologne. Tels sont les événemens qui ont fait choisir ces deux
personnages pour en faire de nouveaux Antenors. L'auteur
les met en relation avec tous les grands hommes du siècle , et
il puise indifféremment dans sa tête, ou dans les Mémoires les
plus obscurs et les plus méprisés de ce temps , le sujet de leurs
entretiens. Voici comment il débute :
<<Est-il vrai , dit Christine , en l'interrompant , que vous
>> avez failli d'être pendu , M. Gourville ? » - « Le coquin a
554 MERCURE DE FRANCE ,
» mérité vingt fois de l'être, s'écria le prince de Condé , avec
>> cette impétuosité qui , sur le champ de bataille , étoit du
» génie, et, dans la société , de l'impertinence , etc. , etc. »
Sur quoi nous remarquerons que la scène se passe aux
lignes d'Arras, où Christine n'a jamais été , où Gourville dit
lui-même qu'il n'a pu joindre le prince de Condé , où ce
prince avoit bien autre chose à penser qu'à faire le plaisant
avec Gourville. Voilà pour la vérité historique. Quant aux
convenances sociales , elles sont aussi bien observées dans cet
extraitde leur conversation , que le langage des interlocuteurs
est digne de leur réputation et de leur rang. Qu'on suppose à
la place de la fille de Gustave , du grand Condé etdu chevalier
français , trois galériens s'entretenant de leurs aventures ,
ilsne s'exprimeroient pas autrement. Le style et les réflexions de
l'auteur ne démentent point la folie de son imagination.
Christine interrompt Gourville, qui n'a rien dit , et Condė
montre son génie, pour dire à un fidèle serviteur qu'il est un
coquin: c'est en être bien prodigue; mais ce génie n'est que
de l'impertinence quand il est dans la société. Gourville(qui
n'a jamais entretenu Christine ) lui raconte en 1654 une
aventure arrivée en 1665 ; sur quoi l'auteur fait cette réflexion
philosophique : « Gourville manqua deux fois d'être pendu,
>> et finit par être ministre plénipotentiaire. » D'où nous..
devons conclure que les affaires les plus graves se traitoient
avec la plus coupable légéreté. Il est vrai que l'auteur ajoute
que ce même Gourville ne fut pendu en effigie que dix ans
après qu'il eut été chargé d'une mission diplomatique ; mais
cette circonstance , toute différente de la première , ne change
rien à la base de son raisonnement; il faut toujours penser
qu'on choisissoit alors les ministres parmi les gens qui avoient
été pendus en effigie.
Nous ne dirons pas que les trois volumes qui composent
cette pitoyable compilation ne présentent que des faits de
cette nature , ce seroit trop peu dire. L'auteur a fort bien
observé la règle de gradation , non pas pour l'intérêt , mais
pour la sottise et pour l'obscénité : nous nous garderons bien
de le suivre dans la fange où il paroît s'être réfugié comme
pour échapper à la critique. Toutes les anecdotes inventées
par les oisifs , dans le temps des guerres civiles , sont recueillies
avec soin lorsqu'elles peuvent flétrir la mémoire d'un
personnage important ; un couplet équivoque devient une
preuve sans réplique. Il ne faut pas croire qu'il ramasse toutes
ces ordures pourles dévouer au feu , ni même pour en condamner
l'usaggee;; sa vue s'élève bien au-delà. Reconnoissez
ici la véritable philosophie, qui admet tous les moyens
DECEMBRE 1806. 555
1
nécessaires à sa fin. Ne voyez - vous pas qu'il s'agit d'abaisser
ce siècle qu'on s'obstine encore à appeler le siècle de
Louis XIV, et que , pour opérer ce beau chef-d'oeuvre, il
n'y a ni mensonges , ni absurdités qui doivent coûter ?Un
seul mot nous fera connoître les sources où l'auteur a puisé
ces autorités , et le degré de confiance qu'on peut lui accorder.
Il annonce dans son titre, qu'il écrit d'après les Mémoires
secrets de Christine et de Casimir , continués par Huet , évêque
d'Avranches. Qui ne croiroit, sur cette annonce , que Christine
, Casimir et Huet ont écrit des Mémoires , et que l'auteur
les a sous les yeux ? Il est vrai qu'un Allemand a composé
sur Christine quatre gros volumes de Mémoires qui sont
très - secrets , puisqu'on ne les a jamais lus; mais Christine
elle-même n'a fait aucun Mémoire sur les événemens de sa
vie. On peut en dire autant de Casimir , et de Huet qui n'a
fait qu'une relation de son voyage en Suède, laquelle ne peut
avoir aucun rapport avec les événemens dont Christine a élé
témoin en France , puisque ce voyage est antérieur à l'abdicationde
cette reine. L'auteur suppose qu'un valet de chambre
du prélat avoit copié , on ne sait quel journal , que l'évêque
auroit fait jeter au feu avant sa mort. Apparemment que ce
domestique avoit les papiers de son maître à sa disposition ,
etqu'il prévoyoit qu'il voudroit les brûler : cette seule objec
tion suffiroit pour faire sentir le ridicule de cette fable : mais...
ce qui prouve qu'en effet l'histoire de ce Journal ou de ces
Mémoires , n'est qu'un conte philosophique , c'est que Poissonnet,
qui étoit le valet de chambre de l'évêque, étoit connu
pour ne savoir ni lire ni écrire. Il est bien facile de dire aujourd'hui
que cet homme trompoit son maître , en se faisant passer.
pour un parfait ignorant , et qu'il n'étoit pas ce qu'il vouloit
paroître. Si le public consentoit à recevoir pour vraies
des inventions aussi grossières , il n'y auroit pas d'absurdités
qu'on ne proposât bientôt à sa crédulité. Que peuvent donc,
être ces prétendus Mémoires de Christine et de Casimir, continués
par l'évêque d'Avranches ? Quels en sont les auteurs ?
Où sont les manuscrits ? Comment en a-t-on constaté l'authenticité
? Quelle foi devons-nous leur accorder ? Celui qui
enparle le premier , est l'auteur d'un ouvrage détestable par
les principes , et ennuyeux par le style. Un écrivain qui n'ose
pas se nommer, un copiste de misérables écrits relégués dans
les archives du mensonge et de l'oubli , un compilateur qui
réunit des personnages qui ne se sont jamais vus , qui transpose
les événemens , qui met au présent ce qui est au futur ,
èt au futur ce qui est arrivé depuis long- temps; un historien
qui passe sous silence les traits qui peuvent honorer le siècle ,
!
556 MERCURE DE FRANCE ,
dont il prétend peindre les moeurs , et qui recueille avec malignité
tout ce qui pourroit ternir la réputation des particuliers
, si l'humanité n'avoit pas toujours ses foiblesses , et s'il
étoit permis de juger les hommes sur les imperfections attachées
à leur nature : voilà, certes , de beaux titres pour obtenir
la confiance d'un lecteur éclairé ! la fraude , les réticences ,
les changemens, la folle crédulité et la calomnie !
« Voltaire , dit-il , n'a tracé d'un pinceau adulateur que
>> la moindre partie de cet âge : il rapporte tout à Louis XIV.
>> Il est trop aisé de prouver qu'une partie de la gloire de ce
>> siècle fut indépendante de celle du monarque. >> Et pour
établir cette preuve , il ne faut , à cet auteur, pas moins de
trois volumes; et il croit, ou il affecte de croire qu'en accordant
à chaque personnage marquantde ces temps mémorables ,
la portionde gloire particulière qui leur est due , il diminue
celledu souverain qui commandoit à cette foule de guerriers,
demagistrats et de savans illustres. C'est disputer au diamant
le vif éclat dont il brille , et nier , que sans la lumière qui l'environne,
tout son feu resteroit enseveli dans les ténèbres. Un
prince puissant et magnanime n'est-il donc pas cette lumière
devant laquelle tous les arts et tous les talens restent dans
l'ombre , ou brillent à l'envi , selon qu'il en détourne ses
regards , ou qu'il les féconde par son amour? La gloire des
sujets ne rejaillit-elle pas sur le monarque , comme les éclairs
du diamant vers le soleil ? Peut-on confondre des choses si
différentes , la lumière de l'un et l'éclat de l'autre ? Qui jamais
a pu penser que Louis XIV étoit l'auteur de l'Art Poétique
, d'Athalie et du Misanthrope ? S'est-on jamais avisé d'en
attribuer le mérite particulier et direct à son esprit ? Non,
Mais on peut toujours dire , et on dira toujours , que sans lui ,
l'esprit de Boileau , de Racine et de Molière , n'auroit pas
produit tant de chefs - d'oeuvre. Cette sorte de gloire ne
suffit pas à l'auteur des Anténors : il faudroit pour le satisfaire
, que Louis XIV eût bâti de ses propres mains la Colonnade
du Louvre , qu'il eût composé toutes les Oraisons de
Bossuet , qu'il eût peint tous les tableaux de Lebrun , qu'il eût
écrit tout ce qui s'est écrit de parfait sous son règne ; qu'il
eût tout imaginé , tout inventé, tout fait , tout poli ; en un
mot , que tous ses sujets se fussent tenus les bras croisés , et
qu'il eût combattu tout seul contre toutes les forces de l'Europe
conjurée contre lui. Qui croiroit que ce pauvre raisonneur
attaque la gloire de ce prince, parce que tandis qu'il grandissoit,
etquesa raison commençoit à se former, celle des Pascal , des
Corneille et de tous ses illustres contemporains , se développoit
et préparoit d'avance l'éclat de son règne,comme si la raison
DECEMBRE 1806. 557
humaine n'étoit pas toujours prête à se montrer aussitôt
qu'elle en trouve l'occasion ? <<< Tous ces hommes illustres
avoient déjà fait des progrès avant qu'il prît les rénes de
l'Etat , dit- il. » Quelle pitoyable raison ! il auroit voulu ,
sans doute , qu'ils fussent instruits par le roi lui-même des
premiers élémens des sciences. La niaiserie ou l'absurdité:
telle est la fin de toute la logique des philosophes.
Je me trompe : on n'oubliera jamais les funestes conséquences
de leurs principes anarchiques et de leur prétendue
tolerance religieuse , qui n'est qu'une manière détournée de
persécuter la vérité en tolérant toutes les erreurs. Ils en veulent
encore à cette religion qui retient tout l'Empire français
dans l'unité d'un même esprit , et qui lui donne tant d'avantages
sur cette malheureuse Allemagne , divisée par la funeste
scission des philosophes du XVIe siècle. L'auteur des
Anténors nous conduit à faire cette réflexion , par le soin plus
que superflu qu'il a pris de rapporter l'histoire défigurée de
la trop fameuse révocation de l'édit de Nantes , avec la liste ,
plus que suspecte , des protestans qui sont sortis de France à
l'époque de cette révocation , ou qui ont souffert quelque
-condamnation par suite de leur résistance à l'autorité. Nous
ne nous engagerons pas dans la discussion inutile des motifs
qui justifioient dans l'esprit du gouvernement la mesure générale
qu'il avoit adoptée. Le siècle suivant semble s'être
chargé de nous faire connoître ce qui seroit arrivé , si , à
l'époque de la révolution , la France avoit été partagée par
la religion comme elle l'étoit par la politique. Considérons
ce qui se passe chez nos voisins depuis le moment de cette
révolution , remontons à la cause première de leurs divisions
; pesons les conséquences, et jugeons. Mais, pour revenir
à notre auteur , on ne sait quel esprit de désordre et de frénésie
a pu lui souffler l'idée de rappeler de pareils sujets de
plaintes et de vengeances. Aqui les présente- t-il , et contre
qui les dirige-t- il ? Quoi ! lorsque toutes les plaies qui nous
ont été faites , il n'y a pas long-temps , saignent encore , et
que nous détournons nos regards des auteurs de nos désastres ,
pour calmer nos ressentimens, lorsque nous consentons à
perdre la mémoire des maux particuliers de chaque famille ,
un écrivain , qui peut-être est intéressé plus qu'un autre à
prêcher l'oubli du passé , viendra répandre dans la nation
calmée et réunie sous un seul chef, de nouvelles semences
de discordes , des souvenirs affreux , des listes de noms choisis
àdessein pour avertir tous ceux qui en portent de semblables
qu'ils ont des droits à revendiquer et des aïeux à venger !
Car, dans quelle autre vue peut-on publier aujourd'hui des
f 558 MERCURE DE FRANCE;
nomsd'individus qui n'ont jamais existé , ou qui sont morts
depuis plus de cent ans ? Qu'importe à la mémoire de
Louis XIV que ce soit Christophe ou Simon qui ait quitté
ses États ? Ce ne sont pas sans doute des noms qu'on veut lui
opposer , ce sont des faits ; or , ces faits , je le répète , sont
présentés avec toute la partialité d'un esprit passionné contre
T'autorité d'un chefunique ; c'est une affectation de sensibilité
et d'humanité qui consiste à gémir de ce qu'on n'a pas encore
exterminé jusqu'au dernier rejeton de cette race de catho
liques romains qui n'a pas voulu partager l'héritage de ses
pères avec des étrangers.Une pareille démence n'appartient
certainement qu'au règne des Marat et des Robespierre , et
l'ouvrage des Anténors n'a pu être composé que dans ces
temps où les philosophes attisoient de tous côtés le feu des
discordes civiles : c'est un brandon qui devoit alimenter la
haine contre les rois et contre les prêtres. L'auteur nous en
promet deux autres qui doivent réduire en cendres le règne
de Henri IV et de François Ier, puisqu'il nous annonce que
c'est sous le même point de vue qu'il les a traités. Le malheur
estqu'il les jette sur un feu qui est éteint.
Nous avons vu , il y a quelques mois , un écrivain obs
cur attaquer Louis XIV dans des Considérations que le publicn'apoint
approuvées ; aujourd'hui , c'est moins LouisXIV
que le siècle dans lequel il a vécu, que l'auteur desAnténors
prétend abaisser à son niveau : il va jusqu'a dire qu'on
n'a élevé dans ce siècle aucun bâtiment , qu'on n'a fait aucun
travail utile au public; et il dit cela en parlant du canal de
Languedoc et de l'Hôtel des Invalides. Il ne met pas en doute
que Bossuet ne fût marié; mais il ne croit pas que Mmede
Maintenon ait été la femme de Louis XIV. A l'entendre ,
Descartes minoit sourdement la théocratie : c'étoit un hypocrite
adroit , un vrai philosophe , qui savoit se plier aux
temps et aux circonstances. Si on veut l'en croire , Fénélon
sera l'auteur d'une lettreà Louis XIV, digne de le faire enfer
mer aux Petites-Maisons. Quant à ce Louis XIV, il a toujours
négligé les gens de mérite, tels que notre auteur; et en cela ,
comme en tout le reste , il est très-condamnable. Veut-on
avoir un seul exemple de la manière dont cet auteur se mêle
de juger les hommes et les choses , je le prendrai entre mille.
« La Fontaine, dit-il , tomba dangereusement malade , et
> faillit de mourir. On imprima pieusement une relation de
>> la conversion de notre poète : on y détaille , avec une sorte
>>> de complaisance , toutes les momeries sacerdotales auxquelles
on l'a forcé de s'astreindre. On voit de plus que
>> cette relation est celle d'un prêtre, par l'espèce d'ennui
DECEMBRE 1806. 559
1
» qu'elle distille de ligne en ligne ; mais au dernier résultat ,
> cette fraude pieuse ne prouve en aucune manière la con-
» version de La Fontaine : tout ce qu'elle démontre claire-
>> ment , c'est qu'un vicaire de Saint-Roch a tourmenté sans
>> pitié un homme bon par excellence , qui , sans avoir la reli-
>> gion du prêtre, avoit celle de l'honnête homme.
>> Le cilice qu'on dit avoir été porté par La Fontaine , est
>> encore une de ces ruses monacales , dont le sacerdoce étoit
>> jadis si prodigue : car, quels sont les témoins ? La garde-
>> malade et le vicaire de Saint-Roch. Ce témoignage ne peut
>>> être admis aux yeux de la saine raison : il n'est bon, tout
> au plus, que pour quelques dévotes du Marais. »
Il ne faut pas demander à ce sage écrivain ce qu'il entend
par ses momeries sacerdotales , et comment il sait qu'on a
forcé La Fontaine de faire ce qu'il ne vouloit pas faire. Je me
bornerai seulement à le prier de me dire de quel droit il prétend
rejeter le témoignage d'une garde-malade et celui d'un
vicaire de Saint-Roch , et à quelle raison il prétend soumettre
la vérité d'un fait historique ? Ce sera sans doute par
le droit que tout philosophe s'arroge de ne voir que lui et
ses pareils qui soient croyables , et ce sera probablement à
sa raison qu'il faudra en appeler pour fixer tout ce que
nous devons admettre ou rejeter dans l'histoire. Cette prétention
n'est plus de saison.
Il semble que la philosophie révolutionnaire exhale ses
derniers soupirs dans ces productions infâmes , et qu'elle
cherche dans lemépris du public un refuge assuré contre son
indignation. Est-ce encore nous qu'on accusera de remuer ses
cendres , et s'imagine-t-on que nous cherchions de la gloire
en combattant de tels adversaires ? Voilà encore trois volumes
de calomnies qui vont circuler quelques instans au milieu de
la société. Elle les rejettera sans doute avec horreur , comme
le sang généreux repousse la corruption qu'il avoit recueillie
dans des alimens empoisonnés. Le danger n'est pas grand ,
parce que le corps social est sain , et que , comme Mithridate ,
il peut braver tous les poisons auxquels il s'est accoutumé
depuis long-temps. L'auteur a réuni avec un soin digne de
songoût toutes les inmondices du siècle de Louis XIV, et il
appelle cela le tableau fidèle de ses moeurs. Il ressemble à un
hommequi ramasseroit toutes les boues de la capitale , et qui
nous diroit : VoilàParis!
G.
560 MERCURE DE FRANCE ,
VARIÉTÉS.
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
un
La tragédie d'Octavie , représentée mardi dernier sur le
Théâtre Français , a été achevée au milieu du tumulte et des
sifflets. Le public a été sévère , mais juste. Le sujet est mal
choisi , l'action n'a point d'intérêt : le sort de la malheureuse
Octavie est décidé dès le premier acte; les caractères ne sont
point dramatiques; Sénèque est nécessairement déclamateur ,
Poppée est avilie enun degré qui exclut toute grande qualité
; Néron lui-même a cessé , depuis la mort de Britannicus ,
d'être un personnage tragique. « Néron , dit Alfieri , est
>> personnage qui a en soi toute l'atrocité , et plus qu'il n'en
>> faut pour réussir dans une tragédie : il a aussi toute la
>> grandeur qu'on exige pour faire supporter l'atrocité ; mais
>> Néron n'a point, et on ne peut lui prêter cette chaleur
passionnée qui , dans le rang suprême, estnécessaire à un
>> personnage digne de la tragédie. Aussi , je suis d'avis qu'on
>> ne doit pas l'exposer sur le théâtre. » ( OTTAVIA , parere
dell' Autore. ) Malgré une décision aussi formelle de la part
du grand poète qui le premier a traité ce sujet , et malgré la
confirmation cruelle de ce jugement par le parterre de Paris ,
l'auteur n'est pas encore convaincu. Il a adressé aux journaux
la lettre suivante :
:
?
Au Rédacteur du Mercure de France.
Monsieur,
« Quand une pièce va jusqu'à la fin , l'auteur a le droit de
>> la faire rejouer. Mes amis desireroient, en conséquence ,
>> qu'Octavie fût représentée une seconde fois , pour que le
>> public , qui n'a pu l'entendre à cause des vociférations des
>> perturbateurs , pût la connoître et la juger. Malgré tout
>> l'intérêt qu'ils me portent , et les raisons qu'ils m'ont don-
>> nées , je vous prie d'annoncer que j'ai retiré ma tragédie.
>> Je me propose de la faire imprimer : par ce moyen , je serai
>> jugé. Comme je connois les chefs affreux de la cabale qui
› avoientjuré de faire tomber mapièce,je leur rends les armes.
>> Je ne suis point un gladiateur, et je les félicite de leur
>> triomphe , il est digne d'eux.
>> J'ai l'honneur de vous saluer .>>>
L'Auteur d'Octavie.
1
Nous attendrons donc que la pièce soit imprimée, pour en
parler avec plus de détails.
7
M.
DECEMBRE 1806. 561
-
-M. Henry, de l'Opéra , après une longue maladie, a
réparu dans la Caravane et le Déserteur. Mlle. Pelet ,
qui avoit été forcée , pour le soin de sa santé , d'interrompre
ses débuts au théâtre de l'Opéra-Comique , est rentrée sur la
scène , mercredi dernier , dans M. des Chalumeaux et Montano
et Stéphanie. Elle a été très-applaudie dans cette seconde
pièce.
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut a élu dernièrement deux nouveaux membres.
M. Palissot de Beauvois a remplacé M. Adanson dans la
section de l'histoire naturelle , et M. Gay-Lussac succède à
M. Brisson dans la section de physique. Il reste encore une
place vacante dans cette dernière section.
-L'EMPEREUR vient d'accorder au Lycée de Mayence
la faculté de recevoir des pensionnaires étrangers avec précepteurs
et domestiques particuliers.
-
La société de médecine de Toulouse avoit proposé,
l'année dernière , pour sujet d'un prix de 300 francs , qu'elle
devoit décerner dans sa séance du 10 novembre dernier, la
question suivante :
«Déterminer quels sont les avantages ou les inconvéniens
>> de la multiplicité des nomenclatures, relativement aux tra-
>>vaux des anatomistes , des physiologistes et des nosographes.>>>
Des quatres Mémoires envoyés au concours, aucnn n'a obtenu
le prix entier; cependant , deux ayant paru contenir des choses
utiles , la société a adjugé , à titre d'encouragement , une
médaille d'or de 200 fr. au Mémoire n° 3 , qui s'est trouvé
anonyme , et une autre médaille en or de la valeur de 100 fr.
au Mémoire nº 4, dont l'auteur est M. Senaux fils , docteurmédecin
à Montpellier. En récompensant ces auteurs , la
société n'entend pas admettre leurs opinions sur tous les points.
La société propose pour sujet d'un prix de 300 fr. , qu'elle
distribuera dans sa séance publique de l'an 1807, la question
suivante : « Indiquer les plantes indigènes qui peuvent rem-
>> placer avec succès le kina , CINCHONA OFFICINALIS LIN. , et
>> ses différentes espèces.>> La société invite les auteurs qui
traiteront cette question à suivre le système et la nomenclature
de Linné. Elle desire moins une analyse chimique des
principes constitutifs des plantes succédanées du kina , qu'un
exposé clair et précis des faits et des observations qui cons
tatent l'efficacité de ces plantes dans la curation des fièvres
intermittentes pernicieuses , dont l'écorce du Pérou paroît , au
moins jusqu'à présent , être le véritable spécifique. La société
inviteencore les concurrens à faire connoître,autant qu'il sera
Nn
GENT
דני
562 MERCURE DE FRANCE ,
possible, si les plantes dont ils parlent dans leurs Mémoires
possèdent , comme le kina , une vertu anti-septique .
Les Mémoires qui seront envoyés pour ce concours , seront
adressés port franc , à M. Tarbés , secrétaire-général de la
société , avant le 1 août de l'année prochaine .
M. Barthès avoit à peine fermé les yeux , à Paris , que
l'école de Montpellier faisoit une seconde perte presque aussi
déplorable dans la personne de M. Henri Fouquet , ex-professeur
de l'université de cette ville , membre de l'ancienne
société royale des sciences , etc. M. Barthès a peut-être plus .
enrichi le domaine de la science médicale par ses vastes concéptions
; mais M. Fouquet a plus répandu ces richesses par
la pratique. Les écrits qui nous restent de ce médecin sont en
petit nombre. Il a publié un Essai sur le Pouls, le Traitement
de la petite-vérole des enfans , la traduction d'un Mémoire
sur les fièvres , et plusieurs articles de l'Encyclopédie , tels
que vésicatoire , sensibilité , secrétion , ventouse , etc.
- On a publié cette semaine un nouvel ouvrage dont
nous rendrons compte; il est intitulé : Mémoires et Anecdotes
secrètes , galantes, historiques et inédites sur Mesdames
de la Vallière, de Montespan , de Fontange, de Maintenon ,
et autres illustres personnages du siècle de Louis XIV ( 1 ). '
- On vient aussi de publier un ouvrage ayant pour titre :
Mémoires sur la Révolution de Pologne , trouvés à Berlin.
-Les deux derniers volumes de la Correspondance Littéraire
de M. de La Harpe avec le Grand - Duc de Russie
(depuis Paul Ier) , sont sous presse , et doivent paroître
dans le courant du mois prochain .
Les Cours de l'Ecole spéciale des Langues orientales vivantes , et
d'une utilité reconnue pour la politique et le commerce , ont commencé
le 8 décembre 1806 , à la Bibliothèque impériale , dans l'ordre
suivant :
Cours de Persan , par M. Langlès , membre de l'Institut , les lundis ,
sept heures du soir , et les mercredis et samedis , à huit heures et
demie du matin.
Cours d'Arabe , par M. Silvestre de Sacy, membre de l'Institut et
de la Légion-d'Honneur , les mardis et jeudis , à une heure après midi .
Les mercredis , à cinq heures , par D. Raphaël .
Cours de Tare , par M. Jaubert , premier secrétaire- interprète de
S. M. I. et R. , membre de la Légion-d'Honneur ( et en son absence
par M. Sédillot , secrétaire de l'école ) , les lundis , mercredis et
tamedis , à dix heures du matin .
(1) Deux vol . in-8°. Prix : 10 fr. , et 12 fr . 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Léopold-Collin, lib . , rue Git-le-Coeur, n°. 18 ; et
chez le Normant.
DECEMBRE 1806. 563
;
S. A. I. l'archiduc Charles , généralissime des armées
autrichiennes , a écrit la lettre suivante à M. Tissot , docteur
en médecine , chirurgien en chefdu corps d'armée de M. le
maréchal Ney :
« S. M. l'Empereur , mon frère , ayant été informée , par
les rapports que je lui ai soumis , de l'empressement avec
lequel vous avez donné vos soins aux prisonniers autrichiens
malades en Allemagne , m'a chargé de vous en témoigner
sa reconnoissance , et de vous faire remettre une tabatière
que vous recevrez avec cette lettre.
>> Je m'acquitte de cette commission avec d'autant plus
de plaisir , que je partage les sentimens que votre conduite
a inspirées à sa majesté , et que cette marque de souvenir
vous rappellera une circonstance qui fait également honneur
àvotre humanité et à vos talens. >>>
Votre affectionné ,
Vienne, 9 octobre 1806.
CHARLES , généralissime.
Au Rédacteur du MERCURE.
J'ai fait frapper une médaille pour M. Svanberg , à qui
l'Institut a décerné le prix d'astronomie ; j'ai pris pour type
celle qui fut frappée en 1667 pour la construction de l'Observatoire
, où l'on voit la figure de ce monument parfaitement
gravée ; pour le revers , j'ai fait frapper un carré où
ily a une couronne de lauriers , avec cette légende : Præmium
astronomicum Instituti Gallici. On objectera peut-être que
le mot d'Institutum ne signifie pas l'Académie ; mais j'ai unę
justification qui est déja ancienne. En Italie , où l'on se pique
de savoir le latin , l'académie de Bologne n'a pas d'autre
titre depuis un siècle que celui d'Institutum Bolonience, et il
y a beaucoup de ses Mémoires qui portent ce titre.
J'ajouterai que l'Académie des Sciences ayant des correspondans
en Allemagne , ils demandèrent par quel mot latin
ils pouvoient exprimer cette qualité ; et il fut convenu qu'on
se serviroit du mot latin correspondens , puisque pour exprimer
une chose nouvelle, il falloit un terme nouveau.
: DE LALANDE.
Au méme.
On a souvent raconté que lorsque Fontana élevoit l'obélisque
de Sixte-Quint, en 1586, sur la place de Saint- Pierre
(Voyage d'Italie. 3. 402. ), l'opération des cordes étoit arrêtée,
et qu'une voix cria : mouillez les cordes. Les uns disent
que c'étoitpour les raccourcir , d'autres ont cru mal à propos
Nna
564 MERCURE DE FRANCE ,
:
que c'étoit pour les alonger. J'ai trouvé, par expérience,qu'une
corde d'un pouce de circonférence étant mouillée , est plas
courte de 3 pouces et un tiers sur 5 pieds ; et cela vient du
gonflement des fibres par l'humidité, effet naturel de l'eau
qui n'agit pas sur la longueur des fils de chanvre ; mais qui
écarte les fils de carret , dont la corde est composée. Cette
petite expérience suffit pour indiquer les prodigieux effet qui
dut avoir lieu dans l'élévation de l'obélisque.
: DE LALANDE.
Extrait d'une lettre écrite de Madrid, en date du
24 octobre 1806.
Enfin , on ne répétera plus ce que M. Masson de Morvilliers
imprima il y aune vingtaine d'années : Que doit l'Europe
àl'Espagne depuis deux siècles , depuis quatre , depuismille
ans? C'est une très-grande partie duglobe qui devra désormais
à l'Espagne un service signalé.
Un des chirurgiens de la chambre du roi , don Francisco
Balmis , est , depuis quelques semaines , de retour d'une expédition
lointaine qui fera, nous l'espérons , époque dans les
annales de l'humanité , dans celles des sciences utiles, et même
dans celles du courage. Quelques détails sur cette expédition ,
la première dans son genre , ne seront peut-être pas sans
intérêt.
Parti de la Corogne le 30 novembre 1803, il vient de faire
le tour du Monde pour porter le bienfait de la vaccine , nonseulement
dans toutes les Indes espagnoles , mais même dans
des contrées étrangères à la dominatiou de S. M. C. , et ses
succès ont passé ses espérances. Une expédition , organisée et
dirigée par lui , est partie de la Corogne le 30 novembre 1803.
Elle étoit composée de quelques gens de l'art , de plusieurs
employés propres à les seconder dans leurs travaux, et de
vingt-deux enfans successivement imprégnés du virus de la
vaccine , qui a ainsi circulé de l'un àl'autre pendant la traversée,
demanière à être porté frais dans tous les lieux où on
a abordé. L'expédition a fait sa première relâche aux Canaries
, sa seconde à Forto-Rico , sa troisième sur la côte de
Caracas. Arrivé au port de la Guayra , Balmis a détaché
Salwani , un de ses collègues , pour l'Amérique méridionale ,
et, de sa personne , il s'est porté à la Havane , puis dans la
presqu'île d'Yucatan. Là , l'expédition s'est encore subdivisée.
Don Francisco Pastor est parti du port de Sisal pour
Villa Hermosa , dans la province de Tabasccoo ,, afin d'y propager
la vaccine par Ciudad Real de Chiapa , à Guatimala. II
"
DEP
DE
SEING
DECEMBRE 1806.
a traversé une contrée de quatre cents lieues, escar
pourvue de chemins et presque de population , pot
à la province fertile et populeuse de Guaxaca , tand
principale expédition , après avoir avoir abordé à la voi
Crux , a parcouru toute la vice-royauté de la Nouvelle
Espagne , et a porté la vaccine , non-seulement dans les
provinces les plus reculées de Sonora et de Cinaloa , mais
même jusque chez les peuplades indiennes , soit nouvellement
converties , soit encore païennes , de la Pimeria Alla. Dans
toutes les capitales où Balmis s'est arrêté , il a établi des
juntes qu'il a munies d'instructions , en leur confiant le précieux
dépôt dont chacune d'elles doit répondre au souverain
des Espagnes et à la postérité.
Le zèle de Balmis ne s'est pas contenté de ses succès dans
le Nouveau - Monde. Il a conçu le projet de les étendre aux
mers d'Asie. Il s'est embarqué à Acapulco , emmenant avec
lui vingt-six enfans de la Nouvelle-Espagne ; et , comme ils
étoient entrès-bas âge , il les a confiés aux soins de la directrice
des Enfans-Trouvés de la Corogne , qui l'avoit accompagné.
Le virus du vaccin , circulant ainsi d'une de ces
innocentes créatures à l'autre , a été porté dans toute sa fraî
cheur aux Philippines , après une traversée d'un peu plus de
deux mois , et a parcouru toutes celles de ces îles qui reconnoissent
la domination espagnole; et Balmis s'est concerté
avec le capitaine général pour le faire parvenir jusqu'aux
confins du continent de l'Asie. Une grande portion du vaste
Archipel des Philippines comprend les îles Visayas , dont
les rois sont toujours en guerre avec les Espagnols. Il étoit
réservé à la vaccine d'opérer un prodige d'un nouveau genre
à cette extrémité du monde. Ce présent salutaire a effectué
une réconciliation qu'on regardoit comme impossible. Il a
été offert précisément à une époque où une affreuse petite
vérole désoloit les états de ces rois ennemis. Touchés de la
générosité des Espagnols , ils ont déposé les armes; et Balmis
s'est trouvé le plus habile des négociateurs. Le même fléau
ravageoit les colonies portugaises et les côtes méridionales de
la Chine , lorsque Balmis arriva à Macao et à Canton. Il ya
porté le virus vaccin dans toute son activité ; plus heureux et
plus sage que les Anglais qui avoient déjà fait plusieurs tentatives
de ce genre , mais qui s'étoient bornés à envoyer, par
des navires de leur compagnie des Indes , du virus pris dans
leur îles , et qu'une longue traversée avoit privé de toute sa
vertn.
Graces à l'active prévoyance de M. Balmis ,la vaccine est
a
566- MERCURE DE FRANCE ,
donc introduite à Canton , autant toutefois que les localités
peuvent le permettre chez un peuple ombrageux et insouciant.
Il a cependant confié le soin de la conserver et de la
propager aux médecins de la factorerie anglaise ,qui sans doute
se feront un devoir et un honneur d'achever , de naturaliser
en Chine un bienfait qui est originaire de leur pays.
De retour à Macao , il s'est embarqué sur un navire portugais
pour Lisbonne , où il est arrivé le 15 août. Il a signalé
cette dernière traversée par un nouveau bienfait , en déposant
du virus vaccin dans l'île de Sainte- Hélène. Croira-t-on que
ce n'est pas sans peine qu'il l'a fait adopter aux Anglais qui ,
depuis plus de huit ans, dédaignoient d'introduire dans une
de leurs colonies cette précieuse découverte d'un de leurs compatriotes?
L'expédition de Salvani , ce zélé compagnon de ses travaux,
n'a pas été d'abord aussi heureuse que la sienne. En
voulant passer au Pérou , il a fait naufrage à l'une des embouchures
de la rivière de la Magdelena. Le gouverneur de
Carthagène s'est empressé de lui faire porter des secours. On
est parvenu à sauver Salvani, les trois hommes de l'art qui
l'accompagnoient, et les enfans dépositaires du précieux virus.
La vaccine a aussi été introduite dans la province de Carthagène.
De là , Salvani a été envoyé à l'isthme de Panama ;
puis, remontant péniblement la rivière de la Magdelena dans
son long cours , il a distribué la vaccine sur ses deux rives .
Ces précieux missionnaires se sont ensuite partagés pour la
répandre de tous côtés dans l'intérieur du pays , et partout ils
ont recommandé la propagation à des hommes de l'art , en
leur laissant des instructions conformes à la méthode de Balmis.
Ils ont fini par se réunir à Santa-Fé de Bogota. Peu
après le vice-roi a mandé en Espagne , que, dans l'étendue de
sa vice-royauté , plus de cinquante mille individus avoient
été vaccinés sans le moindre accident. Ala fin de mars 1805 ,
Salvani et ses compagnons se sont encore divisés pour propager
la vaccine sur la route de Popayan, de Cuenca et de
Quitto, jusqu'à Lima; et dans le mois suivant ils étoient à
Guyaquil. Ils doivent parcourir, dans la même vue , la viceroyauté
de Lima , les provinces du Chili et de Charcas , et
aboutir à Buenos-Ayres , où ils se rembarqueront pour l'Espagne.
Au bienfait presque universel dont Balmis est le principal
auteur , on doit ajouter un autre que lui devra l'Amérique
espagnole. Il a découvert le virus vaccin ( cow pox ) au
Mexique , dans le val d'Atlixco , près la Puebla de los Angelos.
DECEMBRE 1806 . 567
Unde ses adjoints a fait la même découverte aux environs de
Valladolid , dans la province de Mechoacan ; et un autre ,
dans le district de Calabozo , de la province de Caracas..
Balmis a rempli subsidiairement un second objet dans son
long voyage. Il a rapporté un grand nombre de plantes
exotiques , et notamment plusieurs arbres fruitiers qu'on
espère pouvoir naturaliser en Espagne : mais ce n'est là que
son moindre titre à l'immortalité que nous croyons pouvoir
lui donner d'avance. Il nous sera permis de le citer désormais
à nos détracteurs , et de dire , en parlant de Balmis et
de ses compagnons : « Les crimes des Pizzaro et des Valverde ,
>> qu'on nous reproche depuis trois siècles , sont enfin com-
>> pensés en Amérique par un bienfait qui conservera plus
>> d'hommes dans cette partie du monde , que leur férocité
>>> n'en a immolé. >>>
PARIS , vendredi 12 décembre .
XXXVI BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE ( I ) .
Posen , le 1er décembre 1806.
se
Lequartier-général du duc de Berg étoit , le 27 ,à Lowiez.
Le général Bennigsen, commandant l'armée russe, espérant
empêcher les Français d'entrer à Varsovie , avoit envoyé une
avant-garde border la rivière de Bsura. Les avant postes
rencontrèrent dans la journée du 26 ; les Russes furent culbutés.
Le général Beaumont passa la Bsura à Lowiez , retablit
lepont , tua ou blessa plusieurs hussards russes , fit prisonniers
plusieurs Gosaques , et les poursuivit jusqu'à Blonio.
Le 27 , quelques coups de sabre furent donnés entre les
grandes gardes de cavalerie ; lesRusses furent poursuivis ; on
leur tit quelques prisonniers .
Le 28 , à la nuit tombante , le grand-duc de Berg , avec sa
cavalerie , entra à Varsovie. Le corps du maréchal Davonst
y est entré le 29. Les Russes avoient repassé la Vistule en
brûlant le pont. Il est difficile de peindre l'enthousiasme des
Polonais. Notre entrée dans cette grande ville étoit un
triomphe; et les sentimens que les Polonais de toutes les classes
montrent depuis notre arrivée , ne sauroient s'exprimer.
(1 ) Le dernier bulletin qui a été publié , étoit le 34°. Nous insérons
aujourd'hui le 36° :le lecteur n'attribuera le retard de l'arrivée du 35º qu'à
une circonstance imprévue qui a interventi cette fois l'ordre de la corres
pondance.
A
4
568 MERCURE DE FRANCE ,
L'amour de la patrie et le sentiment national est non-seulement
conservé enentier dans le coeur du peuple , mais il a été
retrempé par le malheur; sa première passion , son premier
desir est de redevenir nation. Les plus riches sortent de leurs
châteaux pour venir demander à grands cris le rétablissement
de la nation, et offrir leurs enfans, leur fortune,leur influence.
Ce spectacle est vraiment touchant. Déja ils ont partout
repris leur ancien costume , leurs anciennes habitudes.
Le trône de Pologne se rétablira-t-il , et cette grande nation
reprendra-t-elle son existence et son indépendance ? Du
fond du tombeau renaîtra-t-elle à la vie ? Dieu seul , qui tient
dans ses mains les combinaisons de tous les événemens , est
l'arbitre de ce grand problème politique ; mais certes il n'y
eut jamais d'événement plus mémorable , plus digne d'intérêt;
et par une correspondance de sentimens qui fait l'éloge des
Français , des traînards qui avoient commis quelques excès
dans d'autres pays , ont été touchés du bon accueil du peuple,
et n'ont eu besoin d'aucun effort pour se bien comporter.
Nos soldats trouvent que les solitudes de la Pologne contrastent
avec les campagnes riantes de leur patrie; mais ils
ajoutent aussitôt : Ce sont de bonnes gens que les Polonais.
Cepeuple se montre vraiment sous des couleurs intéressantes.
PROCLAMATION.
Auquartier général impérial , à Posen , le a décembre1806.
« Soldats ,
« Ily a aujourdhiui un an, à cette heure même, que vous
>> étiez sur le champ mémorable d'Austerlitz. Les bataillons
>> russes épouvantés fuyoient en déroute, ou , enveloppés , ren-
>> doient les armes à leurs vainqueurs, Le lendemain , ils firent
>> entendre des paroles de paix ; mais elles étoient trompeuses.
>> A peine échappés par l'effet d'une générosité peut-être
>> condamnable , aux désastres de la troisième coalition , ils en
>> ont ourdi une quatrième. Mais l'allié sur la tactique duquel
>> ils fondoient leur principale espérance , n'est déjà plus. Ses
>> places fortes , ses capitales , ses magasins , ses arsenaux ,
>> 280 drapeaux , 700 pièces de bataille , cinq grandes places
>> de guerre sont en notre pouvoir, L'Oder , la Wartha ,
>> les déserts de la Pologne, les mauvais temps de la saison
>> n'ont pu vous arrêter un moment. Vous avez tout bravě,
>> tout surmonté; tout a fui à votre approche.
>> C'est en vain que les Russes ont voulu défendre la capi-
>> tale de cette ancienne et illustre Pologne , l'Aigle française
>> plane sur la Vistule. Le brave et infortuné Polonais , en
> vous voyant, croit revoir les légions de Sobieski de retour
» de leur mémorable pédition.
DECEMBRE 1806. 569
>> Soldats, nous ne déposerons point les armes que la paix
>> générale n'ait affermi et assuré la puissance de nos alliés,
>> n'ait restitué à notre commerce sa liberté et ses colonies.
>> Nous avons conquis sur l'Elbe et l'Oder , Pondichéry , nos
>> établissement des Indes , le Cap de Bonne-Espérance et les
>>colonies espagnoles. Qui donneroit le droit de faire espérer
>> aux Russes de balancer les destins ? Qui leur donneroit le
>> droit de renverser de si justes desseins ? Eux AT NOUS NE
>> SOMMES-NOUS PAS LES SOLDATS D'AUSTERLITZ ? >>>
4
Signé NAPOLÉON.
OUDRE DU JOUR.
De notre camp impérial de Posen , le a décembre 1806..
NAPOLÉON , Empereur des Français et Roi d'Italie ,
Avons décrété et décrétons ce qui suit :
:
Art. Ir. Il sera établi sur l'emplacement de laMadeleine
de notre bonne ville de Paris , aux frais du trésor de notre
couronne, un monument dédié à la Grande-Armée , portant
sur le frontispice : L'EMPEREUR NAPOLÉON AUX SOLDATS
DE LA GRANDE- ARMÉE.
II. Dans l'intérieur du monument seront inscrits , sur des
tables de marbre , les noms de tous les hommes , par corps
d'armée, et par régiment qui ont assisté aux batailles d'Ulm ,
d'Austerlitz et d'Jena; et sur des tables d'or massif, les noms
detous ceux qui sont morts sur les champs de bataille. Sur des
tables d'argent sera gravée la récapitulation , par département,
des soldats que chaque département a fournis à la Grande-
Armée.
III . Autour de la salle seront sculptés des bas-reliefs où
seront représentés les colonels de chacun des régimens de la
Grande-Arinée , avec leurs noms; ces bas-reliefs seront faits d'e
manièreque les colonels soient groupés autour de leurs généraux
de division et de brigade par corps d'armée. Les statues
en marbre des maréchaux qui ont commandé des corps ou qui
ont fait partie de la Grande-Armée , seront placées dans l'intérieur
de la salle.
IV. Les armures, statues , monumens de toute espèce enlelevés
par la Grande-Armée dans ces deux campagnes ; les
drapeaux , étendards et timbales conquis par la Grande-
Armée , avec les noms des régimens ennemis auxquels ils appartenoient
, seront déposés dans l'intérieur du monument.
V. Tous les ans , aux anniversaires des batailles d'Austerlitz
et d'Jena, le monument sera illuminé, et il sera donné un
concert , précédé d'un discours sur les vertus nécessaires au
soldat, et d'un éloge de ceux qui périrent sur le champ de
bataille dans ces journées mémorables.
570 MERCURE DE FRANCE ,
Un mois avant , un concours sera ouvert pour recevoir la
meilleure pièce de musique analogue aux circonstances.
Une médaille d'or de 150 doubles napoléons sera donnée
aux auteurs de chacune de ces pièces qui auront remporté le
prix.
Dans les discours et odes , il est expressément défendu de
faire aucune mention de l'EMPEREUR .
VI. Notre ministre de l'intérieur ouvrira sans délai un
concours d'architecture pour choisir le meilleur projet pour
l'exécution de ce monument.
Unedes conditions du prospectus sera de conserver la partie
du bâtiment de la Madelaine qui existe aujourd'hui , et
que la dépense ne dépasse pas trois millions.
Une commission de la classe des beaux-arts de notre Institut
sera chargée de faire un rapport à notre ministre de l'intérieur
, avant le mois de mars 1807 , sur les projets soumis
au concours. Les travaux commenceront le 1 mai, et devront
être achevés avant l'an 1809.
er
Notre ministre de l'intérieur sera chargé de tous les détails
relatifs à la construction du monument , et le directeurgénéral
de nos musées , de tous les détails des bas-reliefs ,
statues et tableaux.
VII. Il sera acheté cent mille francs de rente en inscriptions
sur le grand-livre , pour servir à la dotation du monument
et à son entretien annuel
VIII. Une fois le monument construit, le grand-conseil de
la Légion-d'Honneur sera spécialement chargé de sa garde ,
de sa conservation et de tout ce qui est relatif au concours
annuel .
IX. Notre ministre de l'intérieur et l'intendant des biens de
notre couronne , sont chargés de l'exécution du présent
décret.
-
Signé NAPOLÉON.
Le ministre des cultes a écrit la lettre suivante à messieurs
les archevêques et évêques de l'Empire , sur le message
de S. M. I. et R. , lu à la séance du sénat , du 2 du courant :
<<Monsieur l'évêque , les communications importantes faites
au sénat , le 2 du courant, de la part de S. M. l'EMPEREUR
et Ror , attestent à son peuple , à l'Europe et à la postérité ,
les motifs généreux de sa conduite. Au milieu de ses
triomphes , il n'aspire qu'au rétablissement de la paix générale.
DECEMBRE 1806 . 571.
Il nous révèle les sacrifices qu'il s'imposoit pour écarter la
nouvelle guerre qui a éclaté cette année , et dans laquelle son
génie s'est signalé par tant de prodiges nouveaux. Il annonce
qu'il est prêt à traiter avec nos ennemis , mais sur des bases.
qui puissent faire renaître la confiance des nations , garantir
leur indépendance , et les défendre contre les entreprises et les
violations d'un gouvernement dont l'affreuse politique est le
fléau de l'Univers.
>> Pour atteindre ce but, il appelle autour de ses aigles
triomphantes l'heureuse jeunesse destinée à vaincre sous ses
ordres. Il vous appartient, monsieur l'évêque , de présenter
aux hommes confiés à votre sollicitude pastorale , les raisons
imposantes d'une mesure qui devance seulement de quelques
mois la marche ordinaire de la conscription , et dont les résultats
infaillibles seront le bonheur de la France et le repos du
monde . Il vous appartient de manifester les dispositions paternelles
ou bienfaisantes de l'EMPEREUR , et d'appuyer de toute
l'autorité de la religion les devoirs sacrés qui lient si étroitement
les sujets à leur prince et à leur patrie. Il vous appartient
enfin d'inspirer par vos instructions ces sentimens nobles
et élevés qui sont la source de toutes les vertus militaires et
civiles , et qui constituent le vrai courage, ce dévouement
généreux des ames fortes.
>> Dites aux jeunes braves : Le Dieu de nos pères conduit
nos bataillons ; il a béni les vastes et magnanimes projets de
l'auguste monarque qui a relevé ses autels. Nos armées
comptent autant de héros que de soldats. Les drapeaux sous
lesquels vous allez vaincre , sont les drapeaux de la paix. Vous
ne partez que pour la conquérir. Les espérances publiques ne
seront plus trompées par des trèves perfides . L'EMPEREUR veut
que vous rapportiez dans vos cités et dans vos familles une
paix solide et durable. C'est alors qu'il pourra réaliser tous les
grands biens qu'il a résolu dans son coeur d'accomplir aux jours
de son repos. Sachons tous , par notre zèle, par notre dévouement,
par notre amour, nons montrer dignes des hautes
destinées auxquelles la providence nous a appelés , en nous
donnant un souverain devant qui la terre se tait , et
qui , dans les combats , est toujours précédé de l'ange de la
victoire.
>>Recevez , M. l'évêque , les assurances de ma considération
distinguée. >>>
Paris , ce 5 novembre 1806.
Signé PORTALIS.
-En exécution du décret impérial , du 19 février 1806,
572 MERCURE DE FRANCE ,
lafêtede l'anniversaire du couronnement de S. M. l'EMPEREUR
etRor et de la bataille d'Austerlitz , a été célébrée hier dimanche
7 décembre. Conformément aux mesures concertées
entre S. A. S. Mgr. le prince archichancelier de l'Empire et
S. Em. Mgr. le cardinal-archevêque de Paris , S. A. S. s'est
rendue , à midi précis , à l'archevêché , où elle a trouvé
S.A. S. Mgr. le prince architrésorier de l'Empire ; LL. EExc.
les ministres de S. M. l'EMPEREUR , les grands- officiers de
l'Empireprésens danscette capitale, et le ministre des relations
extérieures du royaume d'Italie, ainsi que MM. les grandsofficiers
de la Légion-d'Honneur. LL.AA. SS., accompagnées
de ce cortége, se sont rendues dans l'église métropolitaine ,
où elles avoient été précédées par les membres de toutes les
autorités civiles , militaires et judiciaires du départementde
la Seine. S. Em. le cardinal-archevêque de Paris , à la tête de
son clergé, a reçu LL. AA. SS. les princes archichancelier et
architrésorier de l'Empire , à la porte de l'église.
Lediscours sur lagloire des armées françaises et sur l'étendue
dudevoir imposé à chaque citoyen de consacrer sa vie à son
prince et à la patrie, a été prononcé par M. l'évêque de
Coutances , qui a adressé laparole à S. A. S. Mgr. le prince
archichancelier. L'orateur a développé ce beau sujet avec le
bon esprit et le talent qui le distinguent.
Le Te Deum en actions de graces a été chanté après le
discours. S. Em. le cardinal-archevêque de Paris a officié
pontificalement. La cérémonie a été terminée par le Vivat
IMPERATOR in æternum ! qui exprime si bien le voeu de tous
les Français.Unclergé nombreux, parmi lequel on distinguoit
LL. EEm. le cardinal légat etle cardinal Maury; plusieurs
évêques , membres du chapitre de Saint-Denis , et quelques
autres évêques remplissoient le sanctuaire. MM. les sénateurs
et les conseillers d'Etat , les députés au corps-législatif qui se
trouvent à Paris , les membres du tribunal et de la cour de
cassation , ainsi que les commissaires de la comptabilité
nationale , s'étoient rendus en grand nombre dans les tribunes
disposées pour les recevoir. Les principaux officiers des maisons
de LL. MM. II . et RR. , actuellement àParis , ceux des princes
et princesses du sang impérial , se sont également empressés
de prendre part à cette auguste solennité.
Des détachemens de la garde impériale et de la garnison de
Paris , étoient sous les armes dès le matin sur la place de la
métropole , et ont maintenu le bon ordre dans l'intérieur
de l'église. Une multitude de citoyens de tous les rangs eta
de toutes les classes , témoignoient , par leur concours
:
DECEMBRE 1806. 573
l'empressement et la reconnoissance qu'excite le souvenir des
deux grandes époques qui ont assuré à jamais le bonheur
et la gloire du grand peuple. L'ordre le plus parfait a régné
durant cette cérémonie vraiment nationale. Le grand nom
de Napoléon étoit dans toutes les bouches et dans tous les
coeurs. Des salves d'artillerie ont été répétées plusieurs fois
dans la journée.
Le soir il y a eu illumination générale.
-
(Moniteur. )
Le ministre de France près les Etats de Basse-Saxe
a adressé le 24 novembre la note suivante au sénat de
Hambourg :
« Le soussigné ministre plénipotentiaire de l'Empereur des
Français et Roi d'Italie, près les Etats de Basse-Saxe , a reçu
de son souverain l'ordre de faire connoître au sénat de la ville
de Hambourg , que
>> L'Angleterre n'admettant pas le droit des gens suivi par
tous les peuples civilisés ; faisant prisonniers de guerre des
individus qui n'appartiennent pas au militaire ; prenant et
confisquant des propriétés particulières; bloquant des endroits
qui ne peuvent l'être de droit , ainsi que des villes de commerce
non fortifiées, des baies et des embouchures de fleuves ;
déclarant enétat de blocus des endroits qui ne le sont pas de
fait , et qui ne peuvent l'être d'après lanature même;
>> La France a été placée dans la nécessité de prendre , sur
les îles britanniques, sur les sujets anglais , sur leurs propriétés
de toute espèce qui se trouvent dans les territoires , villes et
ports qui sontou seront occupés par les armées françaises ; sur
lesvaisseauxqui viennent des îles britanniques oudes colonies ,
etqui entrentdans ces ports, ainsi que sur ceux qui tenteroient
de sortir desdits ports pour se rendre dans ceux de la Grande-
Bretagne, les mêmes mesures que l'Angleterre a consacrées
dans son code maritime .
>>>Qu'en conséquence , S. M. l'EMPEREUR et Ror adéclaré les
Iles britanniques en état de blocus ; et , eu égard aux sujets
anglais , à leurs propriétés , et aux vaisseaux qui viennent des
Îles ou possessions britanniques , ou qui tenteroient de s'y
rendre , a ordonné de prendre les mesures justifiées par le
droit d'une défense naturelle.
» S. M. l'EMPEREUR et Roi n'ayant pas été porté àcette démarche
uniquement par l'intérêt de la France , mais ayant
enoutre ledessein, et considérant comme son devoir de préserver
le continent du malheur dont il est menacé , puisque
574 MERCURE DE FRANCE ,
lés violences exercées par l'Angleterre ont ouvertement pour
but de rompre les communications entre les peuples, et d'établir
son industrie et son commerce sur les ruines de l'industrie
et du commerce du continent; d'où il résulte que tout individu
qui fait sur le continent le commerce des marchandises
anglaises , seconde les vues de l'Angleterre, et doit être considéré
comme son complice.
>>Une grande partie des habitans de la ville de Hambourg
étant dans cas , et notoirement attachée à l'Angleterre ,
S. M. l'EMPEREUR et Ror s'est va forcé , à regret , de faire occuper
cette ville , et d'y ordonner l'exécution des mesures nécessitées
par les principes cités plus haut ; mesures que le soussigné
est chargé de notifier de la manière suivante :
Art. Ier. Toutes les marchandises anglaises qui se trouvent
dans la ville , dans le port et sur le territoire d'Hambourg ,
n'importe à qui elles appartiennent, seront confisquées.
II. Tout Anglais ou sujet anglais qui se trouve dans la
ville , dans le port et sur ledit territoire, est prisonnier de
guerre.
III. Toute propriété mobiliaire ou non mobiliaire' qui
-appartient à des Anglais ou à des sujets anglais dans la ville
de Hambourg , son port ou son territoire , sera confisquée.
IV. Tout vaisseau venant d'Angleterre, ou qui y aura relâ
ché , ne pourra entrer dans ledit port , ni approcher de ladite
ville.
V. Tout vaisseau qui , au moyen d'une fausse déclaration ,
tenteroit de sortir dudit port et de ladite ville pour se rendre
enAngleterre , sera confisqué.
VI. Aucun courrier anglais ni malle de lettres anglaises ne
pourra entrer dans la ville , dans le port et sur le territoire
de Hambourg , ni même y passer.
>>>Le soussigné a l'honneur de renouveler au sénat les assurances
de sa haute considération. » Signé BOURRIENNE.
Une note semblable a été envoyée au sénat des villes de
Bremen et de Lubeck .
Dans la première pièce de la correspondance relative
aux dernières négociations qui ont eu lieu entre la France
et l'Angleterre , il est question d'un individu qui étoit allé
trouver M. Fox , alors premier ministre , pour lui parler
d'unplan de conspiration contre la personne de l'Empereur.
Comme il n'est plus fait mention de cet homme dans le
reste des pièces , la curiosité s'est naturellement exercée a
son égard dans le public. On se demandoit quelle sorte de
DECEMBRE 1806 . 575
conspirateur ce pouvoit être , et sur-tout ce qu'il étoit devenu.
Voici ce que nous avons appris à ce sujet. La lettre
de M. Fox n'eut pas plutôt été connue du gouvernement ,
qu'il fut pris , sur tous les points du continent où l'individu
dont il s'agit pouvoit débarquer, des mesures de haute police
auxquelles il étoit impossible qu'il échappât. Ce fut à
Hambourg qu'il alla débarquer ; et à son arrivée il fut saisi.
Amené à Paris, il y subit plusieurs interrogatoires , desquels
il résulta qu'en effet l'avis donné par M. Fox étoit de la
plus grande exactitude , et que le coupable s'étoit bien réellement
rendu à Londres pour y eennttrreetteennir le gouvernement
anglais de son projet de conspiration. La gravité de son
crime étoit telle , d'après ses propres aveux , qu'il devoit peu
s'attendre a échapper au châtiment qu'il avoit encouru. Sur
le compte qui fut rendu de cette affaire à l'Empereur par
le ministre de la police générale de l'Empire , S. M. , magnanime
en proportion de sa force et de sa puissance , dédaigna
de faire attention à cette misérable tentative ; elle
trouva plus de démence encore que de scélératesse dans la
démarche et les projets de ce conspirateur isolé ; et elle ordonna
que ce crime fût envisagé comme un accès de folie.
Le gouvernement se borna , en conséquence , à faire enfermer
cet individu à Bicêtre, où il est encore. C'est un homme
d'un certain âge , et pour lequel ni la nature ni l'éducation
n'ont rien fait.
-
2
Conformément aux intentions de S. M. I. et R. , manifestées
dans la lettre qu'elle adressa l'année dernière à S. Em.
Mgr. le cardinal archevêque de Paris , il a été célébré hier
9décembre , dans l'église métropolitaine de Notre-Dame , un
service solennel et en musique, pour le repos des ames des
braves morts à la bataille d'Austerlitz. S. Em. Mgr. le cardinel-
archevêque a été présent à la cérémonie, et un de
MM. les vicaires-généraux a fait l'office. S. Ex. M. de Lacépède,
grand-chancelier de la Légion-d'Honneur , et sénateur
de la sénatorerie de Paris, et plusieurs officiers-généraux , ont
assisté au service. Des militaires de tout grade et un grand
nombre d'ecclésiastiques occupoient les stalles et le choeur ;
plusieurs détachemens de la garde impériale et de la garnison
de Paris remplissoient la nef, et une grande affluence de
peuple , les-bas-côtés et les tribunes. La présence des braves
militaires compagnons des héros morts au champ de l'honneur
, réveilloit les sentimens de reconnoissance dus à un si
beau dévouement , et imprimoit à la cérémonie , ce caractère
auguste et touchant propre aux solennités religieuses .
- Une lettre de S. Ex. le ministre de la guerre, en date
du 24 novembre , annonce aux préfets des départemens de
576 MERCURE DE FRANCE ,
l'Empire , que S. M. I. et R. a vu dans la répartition des
prisonniers prussiens chez les principaux agriculteurs et manufacturiers,
unmoyen dedonner une nouvelle activité aux
travaux des manufactures et des campagnes.
-Les officiers de l'artillerie de terre et de merdu premier
corps d'armée de réserve se sont réunis, àBoulogne , le jour
de la Sainte-Barbe , qui a toujours été en France la fête de
P'artillerie. Des toasts ont été portés en l'honneur de l'EMPEREUR
et de la famille impériale.
-M. le chevalier Jzquierdo , qui étoit chargé ici d'affaires
importantes de la cour d'Espagne , a fait , il y a quelques
semaines , un voyage en Hollande , où sa cour a des intérêts
majeurs à discuter relativement à ses finances ; d'Amsterdam ,
M. Jzquierdo s'est rendu à Berlin, et l'on assure que la plus
parfaite intelligence continue de régner entre la cour de
France et celle de Madrid.
que
ERRATA. Dans le Mercure du 22 nov. , page374, on lit : «Le temps
toujours égal que chacune de ces petites lunes met quand Saturoe revient
dans telle partie de son orbite » ; lisez : Le temps toujours égal
chacunedeces petites lunes met à circulerautourde sa grande planète,
la constance du retour des apparences de l'anneau vu depuis la
terre, quand Saturne revient dans telle partiede son orbite. »- Dans
le Mercure du 6 décembre , page 501 , ligne 7, an lieu de je ne me
souviens , liscz , je ne me souvenois ; pag. 503 , ligne 4, au lieu de
un tor, liser : un tort; et ligne 15 , au lieu de paroître , lisez : lui
paroitre; pag. 504, ligne 44 , au lieu de nuances, lisez: nuages
pag.508 , ligne 26 , au lieu de a eu le malheur, lisez : a le malheur.
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 6. - Cp. olo c. J. du 22 sept. 1086 , 74f 40c 350 του
74f. 100 740 000 ooc ooc. oof. ooc ooc oofooc 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 oof. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1232f. 50c 1230f 1228f 75c.
DU LUNDI 8. -C pour 0/0 c. J. du 22 sept. 1806. 74f 70c Soc 50c.
40c. 250 200 250. oof ooc. 000 000 000 000.000 000 000 000.000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.7 tf. 200 6 с. 5с.ос
Act. de laBanque de Fr. 1231f250. 0000f. 00 ofoooof. onc
DU MARDI 9. C p. ojo c. J. du 22 sept. 1806 , 74f 40c. 5oc. 400
250 200 oof one ooc. oof oof ooc. oof. oof doc ooc oof oof ooc
Idem. Jouiss. du 23 mars 1807 71f. 200. 40c oof o๐๐ ๐๐๐. ๑๐๐ ๐๖๖ ๑๐๘
Act. de la Banque de Fr. 1231f250 12278 500. 0000f. oooofoooof
DU MERCREDI 10. - C p. 0/0 c. J. du 22 sept. 1806 , 74f. 74f 15c74€
74f 15c. oof ooc ooc ooc. ooc cof ooc. ooc. ooc oof.
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 71fooc. oof. oo0 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 123f 250 0000 0000 000 0000f
DU JEUDI 11.-Cp. oo c. J. du 22 sept. 1806, 74f6c 55c 50c 700 600
750 700 750 800 75c oof oofooe on0 0°C 000 000 000 000 000 oC 000 000
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. 71f6oc oof. ooc ooc one oof ooc
Act. de la Banque de Fr. 1235f. 1230f. 250 0000000of ooc on oof oooof
DU VENDREDI 12. - Ср . 0/0 c . J. du 22 sept. 1806 , 74€ 8ocgoc 600
700 800 750 00oc oof oof ooc o f oofone oof oof oococ
Idem.Jouiss.du 22 mars 1807. 72f 71f 80c. 7af ooc coc
Act. de laBanque de Fr. 1236f 250 1235f00.0000f. 0000 000
(No. CCLXXXIII. )
DEPT DE
LA
SEIN
D
( SAMEDI 20 DECEMBRE 1800 क
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
cen
FRAGMENT
D'un poëme intitulé : LE CONTEMPLATEUR RELIGIEUX ( 1) .
Saint Jean Chrysostome.- Eutrope.
:
EUTROPE , un vil eunuque, un homme sans pudeur,
Aforce de ramper parvint à la faveur.
Cruel , ambitieux , sa basse complaisance
Du lâche Arcadius surprit la confiance.
Il gouverna son maître en flattant constamment
Sa honteuse foiblesse et son aveuglement.
Dans ses avares mains les rênes de l'empire
S'affoiblissoient sans cesse au gré de son délire,
Tandis que le sénat , prosterné devant lui ,
Exaltoit sa sagesse , imploroit son appui;
Et, vantant sans rougir jusques à sa naissance ,
De l'indigne ministre égaloit l'impudence.
Cependant la révolte éclate à tous les yeux;
Et l'armée et le peuple , unis et furieux ,
1
(1) Ce poëme , en quatre chants , vient d'être imprimé à Toulouse. On
en trouve des exemplaires chez le Normant. Prix : 1 fr. 50 cent . , et a fr .
par la poste. A
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Demandent à grands cris la tête du coupable.
Tout l'abandonne alors : Eudoxie implacable ,
Oubliant qu'à ce monstre elle a dû son époux ,
Du fils de Théodose embrasse les genoux ,
Réveille sa tendresse ; et malgré lui l'entraîne
Achasser du palais l'objet de tant de haine.
Eutrope consterné croit voir des échafauds
S'élever en tous lieux sous la main des bourreaux
La terreur , qui du crime est le fidèle oracle ,
Lui présente partout cet odieux spectacle .
O fortune ! il étoit ton plus cher favori !
Mais le Temple à ses yeux offre encore un abri :
Ily court; des soldats , guidés par la vengeance,
Viennent dans le lieu saint lui faire violence .
Le peuple les précède, et contemple étonné
Ce ministre hautain, ce consul forcené ,
Qui la veille applaudi dans le cirque , au théâtre ,
Etoit encor suivi d'une foule idolûtre ,
Et qui , dans cet instant , pâle, rempli d'effroi ,
Craint qu'une affreuse mort n'arrive sans la loi!
Où sont-ils ces amis , ces flatteurs , ces statues,
Ces acclamations qui l'élevoient aux nues ?
Tout s'est évanoui, tout fuit les malheureux !
Le vent , qui fut si doux , se lève impétueux ;
Et cet arbre , ébranlé jusque dans sa racine ,
De sa hauteur superbe en un moment s'incline ,
Et baisse ses rameaux nus et déshonorés.
Mais enfin la fureur augmente par degrés :
On l'insulte, on l'outrage; il pleure, il s'humilie :
C'est un autre Séjan , buvant jusqu'à la lie
La coupe de douleur réservée aux forfaits .
Tout- à-coup Chrysostome , accouru du palais ,
Au nom de l'empereur implore leur clémence.
« Arrêtez ! leur dit-il , Oui , je prends sa défense;
>> Il fut mon ennemi , mais il est malheureux.
>> De la Religion ministre rigoureux ,
>> Je vous donne à la fois le précepte et l'exemple:
>> Pardonnons au tyran ! Qu'il trouve dans ce temple,
» Au pied de ces autels dont il est entouré ,
>> Un asile paisible, un refuge assuré, ..
>> Le droit dont il voulut dépouiller ses victimes ! ...
>> Peut-être un jour la loi vengera tous ses crimes. >>
Le prélat s'interrompt : un murmure confus
A son voeu magnanime annonce leur refus .
DECEMBRE 1806. 579
« Je le vois , reprend-il , ce triomphe honorable
>> N'est point fait pour vos coeurs. Eh bien , que le coupable
>> Cesse donc de gémir sur sa férocité :
» S'il fut persécuteur, il est persécuté !
>> Mais vous, en punissant des forfaits qu'il expie ,
>>Lâches imitateurs de son audace impie ,
>> De quel front direz-vous au Dieu que nous servons :
>> DAIGNE NOUS PARDONNER COMME NOUS PARDONNONS !
>> Eutrope est votre frère ; et tandis que l'Eglise
" Vers son enfant rebelle accourt avec franchise,
1
» L'embrasse , et dans l'oubli de ses emportemens ,
>> Le couvre de ses pleurs et de ses vêtemens ;
» Vous , sans aucun respect pour cette mère tendre ,
>> Vous repoussez la main qu'elle cherche à lui tendre !
>> Eh bien , d'un nouveau crime il faudra vous souiller :
>> Du titre de chrétien venez vous dépouiller ;
>> Et tournant contre moi vos parricides armes ,
>> Confondez dans son sang et mon sang et mes larmes !
>> Venez : votre pasteur vous attend sans pâlir : .
>> Mon devoir me l'ordonne , et je sais le remplir ! »
Aces mots it' s'élance , et la foule interdite
S'ouvre , et sent succéder au trouble qui l'agite :
Cette douce pitié qu'on doit aux malheureux.
Chrysostome triomphe et ce peuple nombreux
Qui venoit assouvir sa haine et sa vengeance,
Sortit en gémissant , et connut la clémence.
Cependant le prélat , malheureux à son tour,
Est victime bientôt d'une intrigue de cour.
Ses talens , ses vertus n'ont point cette souplesse
Qui désarme l'envie et flatte la mollesse;
On ne les calme point par la rigidité ;
Et l'exil fut le prix de sa sincérité.
Mais qu'importe l'exil à celui que le monde
Ne pouvoit arracher d'une grotte profonde,
Qui nourri dans l'étude et les austères moeurs ,
Des saisons et du sort méprisoit les rigueurs ,
Et qui dans le désert porte sa conscience ?
pind
Eutrope garde encor son stupide silence :
Il semble dans le Temple à l'abri du danger;
Mais contre ses remords qui peut le protéger ?
Poursuivi cependant par la haine publique ,
Il fuit; et malheureux jusqu'à sa fin tragique ,
Le glaive de la loi , qu'il redouta toujours ,
Sous la main du bourreau termine enfin ses jours .
GAUDE.
1.
AL
:
*
80 MERCURE DE FRANCE ,
!
ENIGME.
DE Thémire , innocente encore ,
Je tourmente les quinze ans ;
Souvent je devance l'aurore
"Et de la raison et des sens .
J'excite une aimable tempête
Dans la prisonqui me dérobe au jour ;
Je la romps, et rien ne m'arrête :
Car mon Eole , c'est l'Amour.
Quelquefois de la plus sage
Innocemment je trahis le secret ;
,
Mais l'amant seul devine mon langage....
En face d'un jaloux je suis triste ou muet .
LOGOGRIPHE.
A Philis, qui m'avoit demandé un Logogriphe.
ARMÉ de mes sept pieds, je plane dans les airs .....
Philis , me deviner est chose peu facile ;
Car, parole d'honneur, je ne suis volatile.
Jet'offre , dans mon tout, quatre mots bien divers :
Cequ'on cherche toujours en suivant les recettes ,
Des doctes médecins , aux utiles préceptes ;
Un lieu qu'on dit sans fond ; un plat pour le friand ;
Enfin , pour dernier mot, un fruit très-succulent.
Un Dieu, victime hélas ! d'un mari trop jaloux ,
Lui dut la liberté , qu'il perdroit avec vous.
1.
1
CHARADE.
Mon premier vit de mon dernier ;
De la mort et du temps il attend les victimes ;
Source de plaisir et de crimes ,
L'amour souvent , hélas ! a causé mon entier.
s
Mots de l'ENIGME , du LOGOGRIPHE et de la CHARADE
insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Feuillet.
Celui de la Charade est Mai-tresse.
DECEMBRE 1806. 581
i
Suite des RÉFLEXIONS SUR LE STYLE ET LA
LITTÉRATURE.
J
(Voyez les Numéros des 18 goût et 13 décembre. )
E passe aux peuples modernes :
cons-
L'éducationde la société chrétienne commença, comme doit
commencer celle de l'homme civilisé , par l'enseignement des
vérités morales , base nécessaire de tout autre enseignement, et
cause puissante de tout progrès, mêmedans les arts; et, au premier
âge des nations modernes , la littérature ne fut guère que
l'étudede la dialectique etde la théologie. Maisquand les esprits,
mûris par le temps, s'élevèrent à de nouveaux développemens ,
et cherchèrent à embellir la raison de toutes les richesses del'imagination
, la littérature proprement dite commença au centre
mêmede la Chrétienté , c'est-à-dire , de la civilisation. Elle préluda
par l'épopée; et l'épopée prit son premier sujetdans l'événement
le plus remarquable et le plus général de la société
chrétienne. Le Tasse parut; et son poëme , égal ou même
supérieur, dans quelques parties , aux chefs-d'oeuvre les plus
renommés de l'antiquité , et que les temps postérieurs n'ont
pu surpasser, fut l'expression fidelle des progrès de la
titution sociale , et de toutes les idées qui s'y rapportent.
L'Iliade étoit la naïve peinture des temps héroïques du paganisme
; la Jérusalem délivrée fut le tableau sublime des temps
héroïques ou chevaleresques de la Chrétienté. Tout est publie
dans le sujet du poëme; tout est élevé dans les motifs; tout
est noble dans les moyens; tout est juste et vrai dans les idées ,
si l'on en excepte une fiction empruntée de la littérature
païenne , que des esprits qui n'en connoissoient pas d'autre
devoient, à leur premier essor, admirer sans choix et imiter
sans précaution. C'est la société tout entière qui prend les
armes pour venger la Divinité et l'homme des outrages d'un
peuple barbare , et reconquérir des lieux honorés par les plus
grands prodiges de la toute- puissance et de l'amour de
l'Etre-Suprême envers le genre humain ; c'est l'Europe qui
lutte contre l'Asie , et bien mieux que dans Homère où
un petit pays d'Europe se consume pendant dix ans devant
une ville d'Asie; ou plutôt , c'est la civilisation contre
la barbarie, et le ciel contre l'enfer. Le pouvoir est sans foi
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
blesse : leçon sublime ( 1) de vérité ! et Godefroy, supérieur à
tous par sa sagesse , est égal aux plus braves par sa valeur.
Après lui , des Grands distingués par leur naissance et leurs
exploits, montrent les foiblessesde l'homme privé au milieu
des soins de l'homme public , et tirent de leurs passions un
éclat que le chef ne doit qu'à ses vertus. Toutefois , ces passions
fougueuses cèdent à de grands devoirs , et tout concourt
au succès de l'entreprise et au triomphe de la vérité et de
la vertu. Mais ce qui distingue le génie du Tasse , et fait de
son poëme le tableau le plus parfait de ce que doit être la
société chrétienne, c'est le caractère à la fois religieux et politique
qu'il donne à ses guerriers , et ce mélange de douceur
etde force, de foi et de courage , de grandeur et de soumission
qui constitue l'homme public , et dont le Christianisme
seul a connu le secret. Au reste , même quand le Tasse donne
à ses héros les foiblesses de l'homme privé, triste apanage
de la condition mortelle, toujours à la hauteur de son sujet,
il a banni de sa composition , comme indigne de trouver
place au milieu de si grands intérêts , tous les détails de la
vie domestique, si communs dans Homère. Les soins domestiques
ne sont que des besoins, et l'homme public ne doit
connoître que des devoirs ; et, à cet égard, les moeurs, dans
la condition élevée , sont aussi sévères que lapoésie.
Si de cette belle production , expression générale de la
société chrétienne , nous passons à la littérature particulière
des divers peuples civilisés , nous retrouvons , dans chaque école,
l'expression particulière de la société à laquelle elle appartient.
En effet, toutes les sociétés de l'Europe chrétienne sont
riches de productions littéraires de tous les genres ; mais
cependant , chacune d'elles a cultivé avec plus de succès le
genre de littérature qui a le plus d'analogie avec sa constitution
et ses moeurs.
Ainsi , la littérature helvétique nous offre les modèles les
plus parfaits du poëme pastoral , par cette raison locale, que
les moeurs champêtres et patriarcales s'étoient mieux conservées
en Suisse que dans aucune autre contrée de l'Europe ,
et que , dans cette société , il n'y avoit de véritable constitution
que dans la famille. Gesner, le coryphée de la poésie
pastorale chez les modernes , a donné à ce genre les graces
décentes et modestes dont il est susceptible chez un peuple
civilisé, sans lui ôter sa simplicité native ; et , sous ce rapport,
(1) Voltaire ne l'a pas suivie dans la Henriade. L'histoire l'autorisoit
sans doute à donner des foiblesses à son héros ; mais le poète épique , chez
les modernes , doit plutôt consulter le beau idéal que la vérité historique.
DECEMBRE 1806. 583
on peut dire que Gesner est le poète de la société domestique,
comme Corneille est le poète de la société publique.
Par une raison semblable , les Anglais ont du exceller dans
le roman, qui offre le tableau des moeurs de la famille considérée
non dans l'état champêtre , mais dans l'état de cité , et
que nous appelons bourgeois : car les Anglais, comme tous
les peuples réformés et commerçans , vivent beaucoup dans
cette espèce de société domestique. La constitution de la
famille et ses moeurs sont même plus fortes en Angleterre que
les moeurs publiques et la constitution politique. Aussi leur
littérature du genre noble n'a pas marché tout-à-fait du même
pas. La tragédie , chez les Anglais , flotte encore entre le
sublime et le trivial , entre le pathétique et l'horrible. Même
dans leurs productions littéraires du genre familier, comme
la comédie et le roman , à côté des traits les plus intéressans ,
des peintures de moeurs d'une vérité profonde , et d'une
morale souvent très-pure , quoiqu'en général un peu foible ,
on trouve les détails les plus ignobles , quelquefois les plus
choquans , et les bouffonneries les plus grossières. Leur langue
même n'est pas fixée; et tout s'y ressent d'une société mixte ,
et d'une constitution encore indécise entre l'ordre monarchique
et le désordre populaire. Le Paradis perdu , monument
le plus imposant de la littérature anglaise , est entièrement,
et par la nature même du sujet , dans le génie de cette
nation. Le poète célèbre à la fois les grands desseins de Dieu
sur le genre humain, et le bonheur ou les désastres de la première
famille. Il a dû par conséquent s'élever aux idées les
plus sublimes , et descendre aux peintures les plus naïves ; et
ce qui eût été peut-être une faute dans toute autre épopée ,
estune beauté et même obligée dans celle-ci , qui , pour le
fonds et l'exécution quelquefois bizarre et inégale , appartient
exclusivement au caractère général de la littérature anglaise.
Les peuples du nord de l'Europe qui , dans leur état politique
et même religieux, n'ont pu sortir, jusqu'à présent , de
leurs constitutions équivoques , en sont encore à chercher les
principes naturels du goût dans leurs compositions littéraires ;
mais comme la famille est partout constituée , la même ou
l'Etat ne l'est pas , ou l'est mal , le genre familier ou domestique
dominedans la littérature germanique, même du genre
noble. Elle cultive de préférence le drame ou le roman , et en
prend volontiers le sujet dans les événemens de la vie commune
et domestique. Ce genre, chez les Allemands , offre souvent
de l'intérêt , du naturel et de la vérité; mais , en même
temps, ils descendent fréquemment jusqu'au trivial , se perdent
dans les détails , épuisent les descriptions , alambiquent
4
584 MERCURE DE FRANCE ,
les sentimens ; et, faute de principes fixes , ils n'ont pu encore
faire une tragédie régulière ; et même dans l'épopée , ils ont
outré le sublime jusqu'au vague , à l'idéal , à l'incompréhensible
: ces derniers défauts se mêlent à de véritables beautés
dans la Messiade de Klopstock.
On retrouve dans la littérature italienne quelque chose des
vices de la littérature germanique , et pour les mêmes raisons ;
mais , soit la mollesse de la langue , et l'habitude des arts
agréables ; soit la foiblesse de leurs constitutions politiques ,
et la prédominance de la constitution religieuse ,le style, chez
les Italiens , a de l'afféterie , le goût de l'incertitude , et le
sentiment même qui domine dans leurs productions une
sorte de mysticité.
Les moeurs , en Espagne , sont plus fortes , et , si j'ose le
dire, plus marquées que les lois , parce que cette nation a
vécu , beaucoup plus que toute autre , au milieu d'événemens
extraordinaires qui ont influé sur les moeurs bien plus puissamment
que sur les lois. Qu'on se représente , en effet , deux
peuples aussi opposés de génie , de moeurs , de lois , de religion
et d'intérêts , que les Espagnols et les Maures , des Chrétiens
et des Musulmans , établis pendant sept à huit siècles
sur le même territoire , sans communication avec d'autres
peuples , toujours en guerre sans se détruire , ou en paix sans
se confondre; et que l'on juge tout ce qu'un état de société,
sans exemple dans l'histoire , a dû produire de sentimens et
d'aventures guerrières ou même galantes chez des hommes ,
les uns autant que les autres , braves et passionnés , qui ne
posoient les armes que pour se livrer aux plaisirs , et chez qui
les rapports inévitables des deux sexes avoient à combattre
tous les obstacles que peuvent opposer la différence de religion
et de moeurs, etune inimitié de part et d'autre domestique.
Exercés par cette lutte longue et terrible, les Espagnols
ne se délivrent de ces hôtes dangereux que pour dominer
l'ancien monde, et voler à la conquête du nouveau ; et ils
étonnent l'univers par les entreprises fabuleuses de leur Cortez
et de leur Pizarre, et par la puissance prodigieuse de leur
Charles-Quint. Les moeurs retinrent donc en Espagne l'empreinte
des événemens , et la littérature celle des moeurs. Jetée
hors de toutes les limites , par une exaltation de tant de siècles,
de tous les sentimens de guerre , de religion et de galanterie ,
ces trois mobiles qui influent si puissamment sur l'esprit etle
caractère des peuples , riche d'un instrument plein, sonore ,
abondant , la littérature espagnole confondit tous les genres ,
porta le noble dans le familier, le familier dans le noble;
s'éleva dans le grand jusqu'au gigantesque , et descendit dans
DECEMBRE 1806. 585
le tragique jusqu'au bouffon ; mêla dans l'épopée les scènes
de volupté aux récits de combats; fertile en romans chevaleresques
, en stances amoureuses , en comédies héroïques ,
en drames d'intrigue , à coups d'épée , à déguisemens et à
imbroglio. C'est là du moins le caractère de l'ancienne littérature
espagnole , celle qui a jeté un si grand éclat , et qui a
donné le Cid à la France , et Don Quichotte à l'Europe. La
littérature moderne est moins connue. Depuis ces époques
brillantes de son histoire , l'Espagne , rentrée dans les voies
ordinaires de la politique générale , et même affoiblie par sa
grandeur, semble déchue de sa gloire politique et même littéraire.
Il étoit dans la nature que le repos succédât à tant d'agitations,
et même la langueur à un état aussi violent. L'Espagne
dort; et peut- être n'attend-elle que le moment du réveil.
Enfin, Malherbe vint : et la littérature française , malheureuse
jusqu'alors dans ses essais , et plus naïve que noble ,
commença par l'ode , c'est-à-dire , par ce qu'il y a de plus
élevé dans la composition poétique ; et dans ce genre , ses
coups d'essai furent quelquefois des chefs-d'oeuvre. Corneille
continua sur lemême ton, et fit parler à la tragédie un langage
inconnu jusqu'à lui, même chez les anciens. Racine tempéra
cette dignité sans l'abaisser , comme , après lui , Voltaire
et Crébillon l'ont exagérée, peut-être sans l'agrandir. Dans
çe siècle de hautes pensées , de nobles sentimens , de belles
actions , tout prit, dans la littérature , un grand caractère. La
comédie elle-même s'ouvrit de nouvelles routes dans le genre
sérieux et moral du Misantrope : genre inconnu aux anciens ,
et imité avec succès par les modernes. Le roman , dédaignant
les aventures vulgaires , révéla le secret du coeur des rois ; l'apologue
orna sa simplicité primitive d'une parure qui ne parut
pointétrangère; et l'on vit jusqu'au genrebadin revêtir , dans
le Lutrin, les formes augustes de l'épopée. Mais la pastorale ,
trop éloignée de nos moeurs , fut sans naturel et sans naïveté.
La poésie érotique n'osa se montrer; et les poètes de ce beau
siècle , qui faisoient parler avec tant de succès les rois et les
héros , ne se crurent pas des personnages assez importans pour
parler d'eux-mêmes , et entretenir le public de ces plaisirs
obscurs , de ces chagrins amoureux qu'on dérobe même à
l'amitié.
La littérature se monta donc en France au ton le plus
noble et le plus naturel à la fois , même dans le genre purement
familier ; et elle fut ainsi , sous le règne de Louis XIV,
l'expression fidelle de cette société où tout tendoit au grand et
à l'ordre , et y arriva sans effort , par la seule influence d'une
constitution affermie, qui consacroit le pouvoir du monarque ,
,
586 MERCURE DE FRANCE ,
1
ladignité du ministre , le respect et l'amour dans le sujet; et ,
gravant dans les moeurs ce qui n'étoit pas écrit dans les lois ,
mettoit la religion dans l'armée, et la force publique dans les
tribunaux ; faisoit de la magistrature civile un sacerdoce, et
du sacerdoce une magistrature politique; et maintenoit entre
les différentes personnes de la société ces rapports naturels
qui constituent l'ordre social : l'ordre , cette première source
detoutes les beautés , même littéraires !
Mais à mesure que la France , au commencementdu dernier
siècle , étoit entraînée par diverses causes hors de sa constitution
naturelle de religion et d'état ; que la foiblesse gagnoit
le pouvoir, l'épicuréisme le ministre; que l'esprit de discussion
et de révolte se glissoit jusque dans le peuple , la littérature
descendoit plus volontiers au genre familier, et se dénaturoit
dans le genre noble. En même temps que les principes
de la société étoient mis en problème dans des écrits impies
et séditieux , les principes du goût étoient méconnus dans des
poésies, et l'autorité des modèles attaquée dansdes poétiques.
Les romans licencieux et même obscènes ( ce qui est le dernier
degré du familier ) , inondoient la littérature ; et Voltaire ,
outrageant à la fois les moeurs , la religion et la politique,
travestissoit , dans son fameux poëme , la Muse grave du poëme
héroïque en une effrontée courtisane. La tragédie devenoit
bourgeoise sous le nomde drame; la poésie érotique prenoit
rang dans notre littérature. Les hautes sciences , les sciences
morales étoient abandonnées pour les sciences physiques.
Tout changeoit dans les idées et dans les moeurs. On ne voyoit
l'homme que dans l'enfant ; et de là tant de livres sur les
enfans ou pour les enfans, qui ont bien plus besoin d'exemples
que de leçons (1 ). On ne voyoit la société que dans l'état sauvage,
la vie que dans les jouissances, la nature que dans les
pierres, les animaux et les plantes. Legoût de la nature noble,
et les sentimens du beau moral disparoissoient peu-à-peu des
représentations dramatiques. La fierté devenoit de la férocité ,
la passion de la frénésie , la dignité de l'enflure , la force de
la violence. La déclamation s'introduisoit dans l'histoire , le
sarcasme dans la philosophie, les sentences dans la poésie :
tout annonçoit une révolution prochaine ; et, lorsqu'elle a été
consommée , et que nous avons eu une législation révolutionnaire
, un pouvoir révolutionnaire , des tribunaux révolutionnaires
, des armées révolutionnaires , une société tout
entière religieuse et politique en état révolutionnaire, nous
(1) Ce qui le prouve , est que la nature leur donne à la fois un penchant
naturel à l'imitation, et une extrême horreur de l'étude.
DECEMBRE 1806 . 587
avons vu en même temps des odes , des drames, des histoires
révolutionnaires , même des sermons révolutionnaires ; une
littérature enfin , tout entière , digne expression d'une société
révolutionnaire : comme elle , affranchie de toutes les lois , et
aussi barbare dans son style que la société étoit atroce dans ses
opérations. Et, j'ose le dire, s'il étoit possible que l'on ignorât
unjour cequi s'est passé en France à cette époque mémorable de
nos annales, on conjectureroitaisément, à voir la littérature de
ce temps, qu'il s'est opéré un bouleversement prodigieux dans
lasociété; et peut-être il étoit nécessaire , pour que des faits
aussi étranges obtinssent quelque créance auprès dela postérité,
que la littérature servit de garant à l'histoire .
Non-seulement la littérature chrétienne a surpassé dans le
genrenoble la littérature ancienne, et la littérature française
celle de toutes les autres nations de l'Europe ; mais cette dernière
, en rejetant du genre noble tout mélange de familier, ou
ne l'admettant qu'avec une extrême réserve, s'est , à quelques
égards, créé deux langages , un pour le genre noble , l'autre
pour le genre familier : nouvelle preuve de la distinction des
deux sociétés ; distinction aussi fondamentale en littérature
qu'enpolitique.
C'est , en effet , dans la différence de la société domestique
à la société publique , qu'il faut, je crois , chercher la cause
de la distinction que met notre littérature , et particulièrement
notre poésie , entre les expressions qu'elle admet comme
nobles dans le genre élevé , et celles qu'elle renvoie comme
trop vulgaires au genre familier : en sorte que ce que l'on a
regardé comme une bizarrerie de l'usage , auroit sa raison
dans la nature même des choses. En général , les termes qui
expriment des objets qui se rapportent à la société domestique
ne sont pas nobles , ou le sont moins que ceux qui
rendent les mêmes objets considérés dans leur rapport à la
société publique. Nous nous bornerons à un petit nombre
d'exemples. Ainsi, mari etfemme sont moins nobles qu'époux
et épouse; parce que mari et femme présentent des rapports
de sexes qui ne conviennent qu'à la société domestique on de
production, et qu'époux et épouse présentent des idées d'engagemens
(spondere sponsis ) , consacrés par la société publique,
société de conservation ( 1 ) . Père et mere sont du genre
noble et familier à la fois , parce que ces expressions désignent
le pouvoir domestique, aussi noble , c'est - à - dire , autant
pouvoir dans sa sphère que le pouvoir public dans la sienne ;
(1) On trouve même le mot dame employé pour celui de femme ,
dans quelques endroits des Oraisons funèbres de Mascaron.
588 MERCURE DE FRANCE ,
et de là vient que les mots père et mère , qui désignent particulièrement
la paternité domestique , sont employés d'une
manière générale à exprimer la paternité publique , même
religieuse; je veux dire la royauté et la religion. Par la même
raison, les mots enfans et frères s'emploient dans les deux
genres , familier et noble ; mais les mots oncle , tante ,
cousins , et autres qui expriment les divers degrés de la
parenté domestique , ne sont d'aucun usage dans le genre
noble, parce qu'ils ne peuvent exprimer aucune idée relative
à la société publique ; et aussi , parce qu'ils ne sont pas même
nécessaires à la société domestique, constituée uniquement et
parfaitement de trois personnes, comme la société publique.
Fille est noble, comme relatif de père; mais si l'on vouloit
désigner d'une manière absolue une jeune personne , il faudroit
se servir du mot vierge, qui renferme une idée de
pureté éminemment noble , et que la religion partout , et
même chez les Païens , a consacrée dans son culte. Ce motif
moral et religieuxs'étend jusque sur les animaux , et il explique
pourquoi l'on ne peut se servir, dans la haute poésie , que
du mot genisse. Palais est plus noble que maison , parce que
l'une est l'habitation de l'homme privé, et l'autre la demeure
de l'homme public. Cheval est moins noble que coursier,
parce que l'un rappelle une idée de travail domestique, l'autre
une idée de combats et de service public. Par la même raison
encore, le pluriel est plus noble que le singulier, parce que le
singulier, ou le tutoiement , est le langage de la famille , et le
pluriel le langage de la société publique. C'est ce qui fait que
Racine a pu dire :
ມ
« Sa main sur ses chevaux laissoit flotter les rênes . »
Et ailleurs :
こい
« Que des chiens dévorans se disputoient entr'eux. >>
Je ne dis pas que , dans le choix que fait notre langue
entre les expressions qu'elle admet comme nobles ou qu'elle
rejette comme familières , il ne puisse se trouver quelque
bizarrerie qu'il seroit difficile de ramener au principe général.
Un poète peut aussi ennoblir un mot bas ou vulgaire
en le joignant à une idée noble , comme a fait Racine à
l'égard du mot pavé , qu'il a relevé en le rapprochant de
l'idée de temple. Je dis seulement que c'est dans la différence
des deux sociétés publique et domestique qu'il faut chercher
la raison générale de la distinction des termes nobles ou vulgaires
: et c'est ce qui explique pourquoi , en même temps
qu'on attaquoit en France les distinctions sociales , on avoit
४ DECEMBRE 1806. 589
essayé, comme l'observe M. de La Harpe , de faire disparoître
de notre style la distinction des expressions.
Les anciens , qui vivoient dans des Etats populaires où il
n'y avoit proprement de constitution que celle de la famille ,
n'avoient pas toutes les idées que fait naître la société publique
, et ne pouvoient par conséquent observer dans leur
style , dumoins autant que nous, la distinction des expressions.
« Chez les Grecs, dit M. de La Harpe, les détails de
>> la vie commune et de la conversation familière n'étoient
>> point exclus du langage poétique , puisqu'aucun mot n'é-
>> toit, par lui-même , bas et trivial : ce qui tenoit en partie
>> à la constitution républicaine, et au grand rôle que jousit
>> le peuple dans le gouvernement. Un mot n'étoit point
>>> populaire pour exprimer un usage journalier ; et le terme
>> le plus commun pouvoit entrer dans le vers le plus pom-
>> peux et la figure la plus hardie. » M. de La Harpe donne
la véritable raison de l'indifférence des Grecs sur l'usage des
mots , en disant que le peuple jouoit un grand rôle dans le
gouvernement. Il eût été plus vrai de dire que le peuple y
jouoit tous les rôles à la fois, et même des rôles contradictoires
, puisqu'il étoit pouvoir et sujet tout ensemble. Il ne
pouvoit y avoir rien de positivement ignoble dans la littérature
, là où il n'y avoit pas de noblesse distincte dans la
constitution. Sous un pareil souverain , le langage de la
cour ne pouvoit être différent du langage de la halle. Une
marchande d'herbes , comme l'on sait, se connoissoit, à
Athènes , en beau style ; et un poète tragique auroit pu parler
tout naturellement , et sans périphrase , de la poule au
pot. Toutefois les Romains , plus constitués dans leur état
public que les Grecs , et qui , même dans les plus grands désordres
de leur démocratie ou de leur aristocratie , créoient ,
au besoin , et pour des motifs de conservation, la monarchie
dictatoriale , puissant remède à des maux désespérés ; les Romains
étoient plus difficiles que les Grecs sur le choix des
expressions propres à tel ou tel genre d'écrire ; et c'est ce
que veut dire le critique que nous citions tout à l'heure ,
dans ces paroles : Lechoix ddes mots propres à tel ou tel
1
K
>> genre d'écrire n'est pas une superstition de notre langue ,
>> mais une religion des langues anciennes , quoiqu'elles fus-
>> sent bienplus hardies que la nôtre. >> En effet , les Latins ne
poussoient pas aussi loin que nous la délicatesse sur le choix
des expressions. C'est ce qui fait que les langues anciennes
sont moins chastes que la nôtre : car la chasteté dans l'expression
consiste à ne parler qu'avec une extrême réserve
d'objets qui ont rapport à la société des sexes , comme la
590 MERCURE DE FRANCE ,
chastetédans la conduite,à s'abstenir des actes propres à cette
société. Ainsi pour revenir à l'exemple que nous avons cité,
fæmina, uxor , mulier , conjux , et autres , s'emploient dans
la langue latine plus indifféremment que dans la nôtre. Les
termes même de vir et d'uxor, qui semblent convenir uniquement
à l'homme , Virgileet Horace s'en servent en parlant
des animaux, vir gregis , uxor olentis mariti ; et peut-être
cette promiscuité d'expressions avoit-elle son principe secret
dans les moeurs infames du paganisme , dont nous retrouvons
quelque trace dans les idylles de Théocrite , et même de
Virgile,
Si cette digression ne m'éloignoit trop de mon sujet , je
ferois voir que les usages de la civilité reçus chez les nations
modernes , ne sont autre chose que l'art de faire disparoître
des manières et de la conversation, l'homme domestique ,
l'homme de soi , pour ne montrer aux autres que l'homme
public , l'homme de tous; et de là vient que la politesse
réprouve les manières tropfamilières , et qu'un hommefamilier
passe pour un homme mal élevé.
Ce sentimentdes convenances sur les détails familiers que
réprouve l'usage du monde , introduit par le Christianisme ,
qui tend toujours à nous subordonner aux autres , et à généraliser
la société , a passé jusque dans le peuple, qui ne parleroit
pas à quelqu'un d'un rang élevé de beaucoup d'objets
qui appartiennent uniquement et immédiatement à
l'homme domestique , sans ajouter la formule excusatoire ,
-saufle respect queje vous dois, ou quelqu'autre semblable. (1 )
(1) C'est peut-être dans ces idées sur la noblesse des sujets et des expressions
, idées moins développées chez les Romains que chez nous , mais
qui néanmoins ne leur étoient pas étrangères , qu'il faut chercher l'explicationdu
passage d'Horace qui fut le sujet d'une dispute littéraire entre
le savant Dacier et M. de Sévigné :
Difficile est propriè communia dicere ; tuque
Rectius iliacum carmen deduces in actus ,
Quàm si proferres ignota indictaque primus.
Dacier prétendoit , on ne sait pourquoi , que le mot communia
<<signifioit des caractères nouveaux et inconnus que tout le monde a
>> droit d'inventer , mais qui sont encore dans les espaces imaginaires ,
>> jusqu'au premier occupant qui s'en empare . >> Son adversaire traduisoit
, ou plutôt tronquoit ainsi ce passage : « H est difficile de traiter
>> d'une manière propre des sujets communs ; et cependant on fera
>> beaucoup mieux de les choisir que d'en inventer. » Peut-être , en se
tenant plus près de l'acception propre des expressions latines , pourroiton
traduire : « Il est difficile de rendre des choses vulgaires et familières
>> d'une manière noble et propre à la haute poésie ( dont il est question
>>dans cette partie de l'Art poétique ) , et vous mettriez plutôt toute
>>l'Iliade en tragédies ( deduces in actus ), que vous n'introduiriez le
DECEMBRE 1806. 591
En comparant entr'eux les anciens et les modernes, sous
le rapport de la littérature , nous n'avons parlé que de la
poésie , qui en est la partie la plus brillante , et celle qui
retient le plus fidellement l'empreinte de la constitution et des
moeurs. Il nous reste à parler du genre historique et oratoire.
L'histoire ne peut être chez tous les peuples , et dans tous
les temps , que le récit des faits. Mais dans l'antiquité , où les
peuples ne se connoissoient entr'eux qu'autant qu'ils se touchoient
immédiatement , l'histoire se bornoit au récit des
faits particuliers à un peuple , ou même au récit des anecdotes
de sa vie privée , si l'on peut parler ainsi , domestica
facta, comme dit Horace ; et elle ne s'occupoit des autres
peuples qu'à l'occasion des rapports de guerre ou d'alliance
qu'ils pouvoient avoir avec la nation dont elle racontoit les
événemens. Chez les modernes , l'histoire a étendu sa sphère ,
comme la politique ses relations , la géographie ses découvertes,
le commerce même ses spéculations ; et l'on ne peut
plus écrire l'histoire d'un peuple européen, sans faire l'histoire
de toute l'Europe ; ni écrire l'histoire de l'Europe , sans
faire celle de l'univers. Il se trouve même qu'à cause du
système d'équilibre politique , qui souvent va chercher fort
loinses contre-poids , des peuples éloignés les uns des autres
sont quelquefois en rapport plus immédiat que des peuples
voisins entr'eux ou limitrophes. L'histoire étoit donc plus
locale , et, en quelque sorte, plus domestique chez les anciens.
Elle est plus générale , plus universelle chez les modernes
, plus générale dans le récit des faits , plus philosophiquedans
la description des lois et des moeurs , plus étendue
etplus profonde dans ses réflexions sur les causes des événemens
, et dans ses conjectures sur leurs résultats. Les anciens
faisoient plutôt l'histoire de l'homme ; les modernes font
plutôt celle de la société : et encore cette partie de la littérature
est, chez les uns et chez les autres , l'expression des
temps divers de la société.
Les modernes ont, d'après les anciens , distingué trois
genres dans lediscours oratoire : le démonstratif, le délibératif,
et lejudiciaire; et trois genres aussi dans le style : le simple ,
>> premier sur la scène noble , des sujets ignobles et des expressions
>> inusitées : ignota indictaque. » Et quoiqu'il ne faille pas chercher
dans les écrits didactiques des anciens , pas même dans l'Art poétique
d'Horace , cette méthode rigoureuse , cette suite non interrompuedans
les idées , qui distinguent les productions des écrivains modernes , si l'on
fait attention à ce qui précède ce passage et à ce qui le suit , on trouvera,
je crois , assez naturelle cette explication , qui peut- être a déjà
étédonnée par quelque traducteur.
592 MERCURE DE FRANCE ,
:
le sublime et le tempéré. Ces distinctions assez frivoles ne sont
ni justes ni complètes; et M. de La Harpe observe, avec raison ,
que les diverses parties qui les composent rentrent perpétuellement
les unes dans les autres: ce qui dans toute division
est un vice capital.
A considérer l'éloquence , non dans le mode du discours
ou dans celui du style , mais dans l'objet même de l'action
oratoire , et dans son rapport à la société , on pourroit peutêtre
adopter une division plus simple, conséquemment plus
générale et plus philosophique.
En effet , en examinant de plus près l'objet que se proposent
l'orateur ou l'écrivain , lorsqu'ils s'adressentde vive voix ou
par écrit , à des hommes réunis ou dispersés , on voit qu'ils ne
peuvent avoir pour but que d'exciter des passions et de servir
des intérêts personnels , ou d'exposer des principes et d'enseigner
des devoirs. Le premier de ces objets est personnel ou
populaire , selon que l'orateur s'occupe d'un ou de plusieurs
hommes ; l'autre est public (dans le sens moral ) ( 1 ) , c'està-
dire général car il n'y a rien de plus général que les
principes , et de plus public que les devoirs.
Or, les discours qui nous restent des anciens sont tous , ou
du genre judiciaire , je veux dire des plaidoyers pour ou
contre des particuliers , ou du genre purement démonstratif,
tel que des invectives et des panégyriques dans lesquels l'orateur
cherche à exciter la haine contre l'homme qu'il poursuit
, ou l'admiration en faveur de celui à qui il décerne un
éloge solennel. Les discours de Cicéron, même ceux dont il est
lui-mêmel'objet, sont tousde cesdeux genres: et ceux pro lege
Manilia et de provinciis consularibus , dont le titre annonce
un objet moins personnel , ne sont au fonds que d'éloquens
panégyriques de Pompée et de César , dans l'un desquels l'imprudent
orateur opine à attribuer à Pompée un immense pouvoir
qui fut la première causedesa chute; etdans l'autre , àconserver
à César le gouvernement de toutes les Gaules , que des
sénateurs plus clairvoyans vouloient partager , et qui fut l'origine
de sa grandeur et de la ruine de la république. Dans
les discours du même orateur contre la loi agraire proposée
par le tribun Rullus, il ne s'agit ni de principes ni de devoirs.
C'estune question de fisc particulière aux Etats populaires de
l'antiquité , et une conséquence barbare du droit atroce de
guerre établi chez les Païens. Le peuple délibère si les terres
confisquées sur les vaincus, possédées par le fisc ou par des
(1) Public se prend ici dans le même sens dans lequel on dit : morale
publique , pouvoir public ; et il est plutôt synonime de général que
d'extérieur.
particuliers ,
DECEMBRE 1806.
dans
particuliers , seront livrées à de nouveaus acquerewereDE LA
SEIN
cette question , quel que für le résultat , un grand talent ne
pouvoit consacrer qu'une grande injustice. (1)
On m'opposera sans doute les harangues de Démosthene
contre Philippe , et celles de Cicéron contre Catrina Karane
gues dont l'objet étoit d'exciter à une defense giune le
peuple d'Athènes et le sénat romain. Mais s'il faut de dires
c'étoit l'intérêt de chacun , c'étoit la famille (2) qu'ilis
soit de préserver de la dévastation et de la mort, dans un
temps où le droit de la guerre mettoit à la disposition du
vainqueur les propriétés de la famille et la famille elle-même.
Car, pour l'intérêt de tous, et la société publique de religion
et d'état , il n'y avoit à défendre à Pome comine aAthenes;
qu'une religion absurde et un gouvernement turbulent et
tyrannique , qui depuis long-temps appeloit une révolution :
icette révolution que Rome fit à Athènes ,et César à Rome ;
et ni Philippeš ni même Catilina n'auroient pu donner à l'une
ou à l'autre de ces deux cités , une constitution pire que celle
qu'elles avoient à cette époque , ni même l'établir par plus de
malheurs et d'excès , qu'elles n'en éprouvèrent dans la suite.
Assurément , l'intention de ces orateurs étoit pure , et leur
objet très-légitime ; mais à peser au poids du sanctuaire le
résultatde leurs efforts , ils ne pouvoient sauver que des intérêts
personnels : car pour des intérêts publics , il y avoit
long-temps qu'il n'en étoit plus question àAthènes ni même
(1) Ciceron , dans un de ses discours contre Rullus et ses adhérens ,
fait une peinture curieuse du costume qu'affectoient les démagogues de
son temps , et que nous avons pu reconnoître dans ceux du nôtre : tant
il est vrai que le même fonds se reproduit partout sous les mêmes
formes ! Alio vultu , alio vocis sono, alio incessu esse meditabantur.
Vestitu obsoletiore , corpore inculio et horrido , o pillatiores quàη
antè , barbrique majore , ut oculis et aspectu denuntiare omnibus
vim tribunicam et minitari reipublicæ viderentur. « Ils s'étudioient à
>> changer leur figure , leur voix , leur demarche : leurs vêtemers sales et
négligés, leurs cheveux hérissés , leur barbe plus longue qu'à l'ordinaire,
leur extérieur affreux , tout, dans leur regard et leur aspect nous
>> annonçoit à tous les vio'ences populaires , et menaçoit l'Etat des
derniers excès . >>>
4
(2) La guerre,chez les anciens , ne se faisoit qu'à lafamille ; et il n'est
amais question quededéfendre SeS foyers, sa femme et ses enfans. Chez
lesmodernes , elle ne se fait qu'à l'Etat. Le premier article du Droit des
Gens, chez les Païens, étoit que les propriétés seroient confisquées et les
hommes emme és en esclavage ; le premier article de toutes les capitulations
entre Chrétiens , est « que le propriétés seront respectées et à la
honte éternelle de la France , ce n'est pas dans la conquèt et entre ener
mis, mais dans une révolution et entre concitoyens , que le droit sacré
jes propriété a été méconnu , et que les moeurs païennes ont reparu au
deinde laChrétienté.
PP.
594 MERCURE DE FRANCE ,
àRome. La patrie y étoit un être de raison; le pouvoir , le
droit de parler à la tribune et d'entraîner le peuple dans tel
ou tel parti ; et en dernière analyse , il ne s'agissoit que de
maintenir l'ancien désordre contre un désordre nouveau. En
un mot, l'effet de toute cette éloquence n'étoit pas de rendre le
peuple meilleur et la société mieux constituée; mais de procurer
aux citoyens un peu plus de tranquillité et de bienêtre
, et de prolonger le pouvoir de la multitude : malheur
plus grand pour un Etat que les victoires d'un conquérant qu
même que les succès d'un conspirateur.
Si je ne craignois de déplaire aux zélateurs de l'antiquité ,
s'ils pouvoient écouter de sang froid une comparaison qui ne
porte que sur l'objet du discours , et non sur les intentions on
letalent des orateurs , j'oserois dire que nous avons vu quelques
exemples de ce genre d'éloquence propre aux Etats populaires
dans nos orateurs du Palais-Royal , qui excitoient le
peuple à défendre les constitutions de 89 ou de 93 , dans lesquelles
personne n'oseroit dire qu'il fût question des intérêts
de la société ; et l'on ne peut raisonnablement douter , que
dans ces discours improvisés par la fureur, il n'ait pu se trouver
aussi quelques beaux mouvemens d'une éloquence emportée
et déclamatoire.
C'est donc chez les modernes , et ce n'est que chez eux
qu'on trouve le genre d'éloquence véritablement publique ,
d'une éloquence religieuse ou politique , quiexpose des principes
naturels d'ordre social , et enseigne les devoirs d'une
morale universelle. On la trouve cette éloquence , dans les
discours religieux , partie de l'art oratoire entièrement inconnue
aux anciens. « L'usage d'assembler les hommes dans
>> les temples , dit M. de La Harpe , pour leur prêcher par
>> l'organe des ministres des autels , ce qu'ils doivent croire et
>> pratiquer , est une institution particulière aux peuples chré-
>> tiens. >> Dans ce genre de discours , l'orateur ne cherche
pas à exciter des passions , mais à les combattre. Il ne fait pas
valoir auprès de ses auditeurs des considérations d'intérêt personnel
, mais des motifs tirés des grands préceptes de la religion
et de la morale ; il ne déclame pas contre le particulier
vicieux , mais contre le vice en général ; et même dans l'oraison
funèbre , où il décerne à des grandeurs évanouies les
éloges que le panégyriste chez les anciens adressoit à des grandeurs
présentes , l'éloquence parlant au nom de la religion et
de la mort , dans des lieux tout pleins de l'une et de l'autre ,
dépouille les formes adulatrices pour revêtir un caractère imposant
et sévère , et elle instruit les vivans par les louanges
même qu'elle donne aux morts ou les censures qu'elle exerce
sur leur mémoire .
४
DECEMBRE 1806. 595
On retrouve encore cette éloquence vraiment publique dans
les discours politiques dont l'objet est d'énoncer les progrès
des fausses doctrines , ou de combattre l'influence d'exemples
contagieux. Les réquisitoires du ministère public en France
étoient de ce genre ; et les peuples qui voyoient le magistrat
revêtu de toute l'autorité de la loi , ne faisoient pas assez attention
que l'orateur étoit armé de toute l'autorité de la raison ,
et souvent de toute la force de l'éloquence.
Mais c'est dans l'assemblée constituante , la première du
même genre , et sans doute la dernière dans l'histoire des sociétés
, prodige de talent et d'erreur , qui seule a donné la
mesure de tout ce que la France avoit acquis de lumières ,
et de tout ce qu'elle avoit perdu de principes ; c'est dans
cette assemblée que l'éloquence politique a paru dans tout son
éclat, et même s'est ouvert de nouvelles routes. Je le demande :
entendit-on jamais chez aucun peuple des discussions semblables
, pour la grandeur des objets et l'importance des résultats
, à celles qui s'élevèrent dans l'assemblée constituante ,
sur les distinctions politiques des divers ordres de citoyens ,
sur le renvoi des ministres , sur le droit de paix et de guerre , la
participation du pouvoir à la sanction des lois , la constitution
du culte public , les signes monétaires , l'aliénation des biens
publics , l'inégalité des partages , la nécessité des corps intermédiaires
, etc. , etc.: questions toutes du plus haut intérêt,
qui tiennent à tous les principes de politique et de morale
publique , et sur lesquelles reposent le bonheur des hommes,
la paix des nations , l'ordre des sociétés , les destinées même du
monde civilisé ? Car il ne s'agissoit pas , comme chez les Romains
, de décider qui du sénat ou des tribuns , obtiendroit
un pouvoir assez indifférent au peuple de Rome , et dont le
reste del'Empire entendoit à peine parler; où comme à Athènes,
qui d'un démagogue ou d'un autre se feroit écouter de ce
peupled'enfans; mais de savoir , et les événemens l'ont prouvé,
si la France, si l'Europe passeroient de la religion à l'athéisme ,
de l'ordre à l'anarchie , de la civilisation à l'état sauvage. Et
encore chez les anciens , l'orateur , au forum de Rome ou
d'Athènes , ne pouvoit parler que pour le petit nombre de
personnes qui pouvoient l'entendre ; au lieu que nos orateurs ,
graces à l'impression et aux journaux , étoient tous les jours,
entendus de toute l'Europe. Et certes , ils ne restèrent pas
au-dessous d'aussi grands objets ni d'un aussi auguste auditoire.
Jamais l'éloquence n'avoit traité de si hautes questions avec
autant de force , de savoir et de gravité. Et dans quelles circonstances
encore! Lorsque la raison , sûre d'être condamnée
même avant d'avoir été entendue, devenue à la fin un specta-
A Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ,
cle pour la curiosité, avoit à surmonter l'insurmontable dégoût
d'une lutte commencée au milieu de tous les orages , pour
suivie sans relâche pendant deux ans au milieu de toutes les
passions et de toutes les violences , terminée enfin au milieu
de toutes les alarmes , peut- être et de tous les regrets , sans que
dans une aussi longue carrière, un succès , un seul succès à peine
eût consolé l'orateur, soutenu ses efforts ou ranimé sesespérances.
Mais si l'art oratoire chez un peuple parvenu à la maturité
de la raison n'est pas seulement un frivole arrangement de
mots; si la grandeur des objets , la majesté des intérêts , l'importance
des résultats , la gravité même des événemens ajoute
quelque chose à la dignité de l'éloquence et au mérite de l'orateur;
je le dis avec une entière conviction , et je m'honore
de rendre à mes contemporains et à ma nation la justtice qui
leur est due : l'éloquence chez les anciens, est à l'éloquence
chez les modernes , ce que l'homme est à la société ; ce que
les intérêts populaires des Etats païens sont aux intérêts publics
des nations chrétiennes ; ce que le pillage de la Sicile par
Verrès est au bouleversement de l'Europe par nos niveleurs ,
le projet insensé de Catilina à la vaste et profonde conjuration
des Jacobins , et la réponse des Aruspices discutée au
sénat par Cicéron , à la constitution extérieure de l'Eglise
chrétienne défendue dans l'assemblée constituante par le plus
étonnant de ses orateurs .
En considérant sous ce point de vue l'éloquence chez les
ancieris et chez les modernes , nous ne pouvons nous empêcher
de regretter que l'usage ait donné à ces expressions , éloquence
populaire , une acception qu'on ne peut plus détourner à un
autre sens. Ces mots auroient assez bien désigné l'éloquence
telle qu'elle étoit chez les anciens; comme ceux d'éloquence
publique auroient caractérisé l'éloquence chez les modernes.
L'éloquence populaire auroit été celle de l'homme , de ses
passions , de ses intérêts personnels ; l'éloquence publique
auroit été celle de la société , de ses lois , de nos devoirs. Cette
distinction eût parfaitement correspondu à la division générale
de la société politique en société populaire , société de
passions et d'intérêts privés ; et en société monarchique , société
d'ordre et d'intérêts publics. Elle auroit ajouté une nou
velle preuve à toutes celles que nous avons données du rapport
de la littérature à la société; et peut-être auroit-elle
abrégé la longue dispute entre les Anciens et les Modernes ,
stür le mérite respectif de leurs compositions oratoires , en
faisant voir qu'on a souvent rapproché les uns des autres des
objets qui nesont pas identiques , et qui pour cette raison ,
ne peuvent être comparés ensemble d'une manière absolue.
DE BONALD.
DECEMBRE 1806. 597
PERE POSTUME DI VITTORIO ALFIERI - OEuvres
Posthumes de Victor Alfieri.
( III . et dernier Extrait. Voy. les Nos des 22 novembre
et 6 décembre. )
On a vu dans le premier article , qu'une grande partie
des OEuvres posthumes d'Alféri se compose de la traduction
deplusieurs pièces du théâtre grec , et de celle de Térence
etde Salluste. Les Italiens font beaucoup de cas de ces traductions
, qu'ils trouvent aussi exactes qu'élégantes : eux seuls
sont juges compétens dans cette matière. On sera étonné
peut-être que le génie libre et indépendant de notre auteur
ait pu se réduire tant de fois au rôle de copiste. Mais ce
genre de travail , si pénible dans notre langue , n'étoit sans
doute pour lui qu'un utile délassement , au milieu des concep
tions difficiles auxquelles il se livroit. On sait que la langue
italienne est singulièrement remarquable par la richesse de
son dictionnaire , et par son caractère flexible qui se modèle
sans peine sur les formes de style quisembloient exclusivement
appartenir aux idiomes étrangers : on sait surtout combien
elle conserve d'analogie et de ressemblance avec le latin , et
qu'elle est, pour ainsi dire , la fille aînée de ce bel idiome , qui
adonné naissance à presque toutes les langues de l'Europe
moderne.
Alfiéri a fait aussi des satyres , genre d'ouvrage bien plus
propre à nous intéresser que toutes ses traductions. Une peinture
fidèle et énergique , une critique vive et mordante des
moeurs , des préjugés de sa nation , voilà ce qu'attend notre
malignité de son pinceau original et hardi. La curiosité est
encore provoquée par les titres mêmes de ces satyres : Les
Lois , les Voyages, les Rois , les Grands , le Peuple , la
Guerre, etc.: titres qui semblent promettre pour le moins un
cours complet de morale et de politique. Malheureusement
le poète ne tient pas toujours tout ce qu'il promet. Ainsi ,
par exemple, au lieu de trouver dans la satyre intitulée les
Lois , quelques idées nouvelles ou même heureusement empruntées
sur un sujet si riche , on n'y verra qu'un tableau
affligeant , et sans doute exagéré , des désordres qui régnoient
dans les foibles gouvernemens de l'Italie , désordres qu'une
législation plus vigoureuse , maintenue par des mains plus
fermes,adéjà sans doute entièrement réprimés.
La satyre ,en deux chapitres , sur les Voyages , a le doubla
3
598 MERCURE DE FRANCE ;
:
défaut de porter aussi un titre trompeur , et d'être démesurément
longue. On s'attendroit naturellement à y lire quelque
discussion sur l'utilité des voyages ; on voudroit, par exemple ,
yapprendre si ces excursions lointaines ont en effet accrédité
plus de vérités que d'erreurs ; et si tant d'observations toujours
précipitées et souvent fautives ne doivent pas faire naître
plus de faux systèmes en tout genre , que de découvertes réellement
utiles à l'humanité. On n'ytrouvera rien qui ressemble
à cela; mais on y verra en revanche comment Alfieri , impatient
de voir du pays , quitta un beau jour les rives du Pô et
de la Dore pour parcourir l'Italie ; comment il passa ensuite
de Gênes à Antibes , d'Antibes à Marseille , de Marseille à
Paris , etc.; comment il revint dans sa patrie pour s'y
faire émanciper , et comment il se remit en route quelques
années après. Rien ne ressemble mieux à cette satyre que ces
vers techniques placés à la tête de quelques traités de géographie
, pour servir à graver les noms des principales villes de
* l'Europe dans la mémoire des enfans. Sous ce rapport , elle a
peut-être son mérite ; mais au moins devoit-elle être intitulée
Itinéraire d'Alfieri , et non pas les Voyages.
:
Ce poète s'est montré trop jaloux d'imprimer à tous ses
ouvrages un caractère d'originalité. Lorsque ses idées ne sont
pas nouvelles , et cela arrive trop souvent dans ses satyres , il
s'applique du moins à les présenter sous une forme extraordinaire;
et , comme tous les écrivains qui s'obstinent à ne
ressembler à personne, il est quelquefois bizarre et commun
en même temps. Il n'en est pas ainsi des vrais modèles :
ils savent bien se distinguer de la foule des écrivains , sans
tourmenter ainsi à plaisir leur imagination et leur style ;
et les expressions les plus simples prennent souvent chez
eux un air de nouveauté , parce qu'elles sont appliquées
à des pensées nouvelles. Cette bizarrerie de formes plus
que d'idées , se fait remarquer dans plusieurs satyres de
notre poète : je citerai pour exemple , celle qui a pour titre
les Duels . Il veut y prouver que cet usage barbare , dont
P'humanité gémit , a pourtant l'avantage de prévenir plusieurs
désordres que l'autorité des lois ne sauroit atteindre ,
et qu'il contribue efficacement à maintenir dans le commerce
de la vie , chez les peuples modernes , une décence et
une politesse inconnues à l'antiquité ; mais cette thèse ainsi
présentée lui auroit paru trop simple : on ne devineroit jamais
quel détour il choisit pour l'établir. Il feint que Mars , irrité
⚫de la vengeance que Vulcain a exercée contre lui , en le montrant
pris dans un filet à tout l'Olympe assemblé , veut forcer
ce Dieu timide àlui rendre raison de ce traitement, et le pourDECEMBRE
1806 . 599
e
suit l'épée à la main jusqu'au pied du trône de Jupiter. Le
souverain des Dieux , après les avoir écoutés l'un et l'autre , se
déclare en faveur de l'époux offensé , proscrit l'usage des
duels , et bannit Mars des cieux. Aussitôt grand désordre dans
l'Olympe : tous les Dieux subalternes , que la crainte seul retenoit
dans les bornes du respect , insultent effrontément les
divinités supérieures. Le Satyre s'oublie jusqu'à railler Apollon
, et le Faune s'approche sans façon de la fière Pallas. Enfin ,
on dit même que l'âne du bon Silene ,
Da inverecondia punto ,
Edalla certa impunità piû snello ,
Con gl' ignobili calci ebbe raggiunto
Il maestoso Pegaso nel muso ,
E ai calci il sozzo spetezzare aggiunto .
Jupiter convaincu bientôt que le duel , tout barbare qu'il
est , vaut mieux encore que de pareils désordres , rappelle
Mars auprès de lui , et permet à la valeur de tirer le glaive
pour punir les injures , et pour contenir les lâches dans le
respect. Il est inutile d'examiner en détail une allégorie fausse
etabsurde dans tous les points. On ne conçoit pas par quel caprice
d'imagination Alfiéri a pu choisir pour acteurs d'une
pareille scène les Dieux des Grecs et des Romains, lui qui observe
, dans la même satyre , que le duel fut toujours inconnu
à ces deux peuples.
Horace veut que le poète qui censure les moeurs mêle de
temps en temps le plaisant au sérieux , ( liv. 1. sat. 9. v. 11 )
qu'il se réduise même à dessein au ton simple et facile de
la conversation ; et c'est sur ce principe qu'il a composé luimême
ses satyres , si bien appelées Sermones. A l'exemple de
ce grand modèle , Alfiéri a voulu aussi écrire les siennes dans
ce style tempéré , qui se prête naturellement à l'humeur
enjouée et caustique de l'écrivain , sans rejeter les ornemens
de lapoésie; en un mot , il a cherché souvent à s'égayer luimême
et à dérider son lecteur. Malheureusement, tous les
efforts du monde ne font pas trouver des bons mots : c'est
sur-tout en pareil cas qu'il ne faut point forcer son talent , et
il est bien rare que celui qui n'est pas né plaisant ne devienne
pas trivial et de mauvais ton en cherchant à le paroître. C'est
unreproche que l'on pourroit faire à plus d'un auteur italien.
Cette nation ingénieuse , à qui nous devons des modèles
de bonne plaisanterie , tels que le poëme de l'Arioste et les
Contes de Boccace , n'est pourtant pas en général naturellement
gaie. Ses écrivains confondent trop souvent la bouffonnerie
avec l'enjouement ; et leurs plaisanteries ressemblent un
peu aux lazzis de ses arlequins , qui réussissent à provoquer
4
609 MERCURE DE FRANCE ;
lerire ; sans amuser l'esprit et sans égayer l'imagination. On a
déja vu , dans les vers que j'ai cités plus haut, un échantillon
de la gaietéd'Alfieri ; et ceux de nos lecteurs à qui la langue
italienne est familiere , ne demanderont sûrement pas pourquoi
je ne les ai point traduits. Il ya mille traits dans le même
goût , comme, par exemple , lorsque le poète dépeint ainsi
la situation politique de l'Italie:
Mira l'Italia inerme , al par che inetta,
Che in tomi dieci purnon fa un volume ,
I calci in cul ringraziando accetta.
Ou quand , pour exprimer l'enthousiasme qu'il ressentit en
mettant pour la première fois le pied en France, il emploie
çette agréable métaphore
Ivi ogni stercoGallo a me par rosa .
Ondoit s'attendre à retrouver dans les satires d'Alfieri l'espritqui
anime ses autres ouvrages : c'est la même admirationoutrée
pour Rome et pour la Grèce, les mêmes senti
mens républicains , la même haine , quoique plus déguisée ,
contre les roiset le gouvernement monarchique. Ce qui surprendra
davantage, ce sont les vives attaques qu'il porte à la
philosophie du dernier siècle. C'est le sort de cette philosophied'être
aujourd'hui abandonnée de tout le monde, au
point que l'un de ses derniers soutiens , alla , il y a quelque
temps, jusqu'a nier qu'elle eût jamais existé. Ou dira peutêtre
qu'Alfieri ne futjamais aunombre de ceux qui s'appeloient
philosophes : cela seroit vrai , si , pour mériter ce
nom, il falloit avoir fait secte avec tous ces écrivains dangereux
qui conspirerent trop efficacement la chute de nos institutions
et de nos lois; mais si leur caractère distinctif est cet
amour des nouveautés , cet esprit d'indépendance et de révolte
dont ils furent tous animés , toujours d'accord pour
détruire , toujours désunis pour édifier , on peut dire qu'Alfieri
s'estmontré assez philosophedansle livre dela Tyrannie,
pourqu'en les combattant, il paroisse armé contre lui-même.
Quoi qu'il en soit , il y a de ce prédicateur d'une espèce
nouvelle , un sermon assez curieux pour mériter une mention
particulière. Il est intitulé l'Anti-Religioneria , et spéçialement
dirigé contre Voltaire. Deux vers d'Aristophane ,
que l'auteur achoisis pour son texte , en font connoître le but:
Vo' soffocar , qual ch' ei pur sia, oostui ,
Che con unmuro appartò l'uom dai numi.
«Je voudrois étouffer l'impie qui le premier éleva un
mur entre l'homme et les Dieux. >>>
DECEMBRE 1806. 601
Il commence par établir en principe qu'il est facile de décrier
les opinions religieuses , mais que le chef-d'oeuvre du
génie est d'en établir solidement de nouvelles :
Granmente,gran virta, gran forza adopra ,
Chi sradicando inveterato nume ,
Vi pianta il nuovo e se medesmo sopra..
«Celui-là montre un grand esprit , unegrande force , un
>> grand courage , qui , renversant une antique divinité , en
>> établit un autre à la place , et s'élève lui-même avec elle. »
Ainsi Voltaire lui paroîtroit digne de tous ses éloges , si ,
noncontentde déshonorer son génie par des libelles , il avoit
imaginé des dogmes et des prodiges , sí , à l'exemple de
Malomet, se créant lui-même pontife et prophète, il avoit
pris les armes pour convertir ceux qui n'auroient pas cru en
Qui , et pour obtenir au milieu des combats une palme glorieuse:
Col brando.
Convertitordi chi non crede in esso ,
. Nobil palma in guerra schietta ottiene.
Si ce beau raisonnement ne convertit pas les philosophes ,
il est probable qu'il ne sera pas plus du goût des hommes religieux
, justement scandalisés de voir placer sur la même
ligne Moïse , Jésus-Christ et Mahomet. : « Tu ne croyois
>> pas , dit le satyrique à Voltaire : garde ton incrédulitépour
>> toi. » Il devoit donc faire usage lui-même de cet avis
sensé , et ne pas mettre le lecteur dans le cas de lui appliquer
toutes les épithètes qu'il prodigue au philosophe français,
et de lui reprocher à lui-même ses vues étroites et sa
stupidité.
L'équité veut qu'au milieu de ces extravagances , on dis
tingue quelques vers aussi remarquables par la justesse des
pensées que par la force de l'expression. Je les rapporterai ici
d'autant plus volontiers, que ce sont peut-être les meilleurs
de toutes les satyres :
:
* Piace all' uom pingue e stufo e d'ozio erede
Barzellettar sovra le seere cose ,
Ch' egli in prospero stato in lor non crede;
Ma iltempo en suo dente invido ha rose ,
Quai ch' el'e sien , le basi d'ogni stato ;
Quindi ècredente allor chi Dio pospose :
Emaledice,l' ateomal nato ,
Che tor voleagli tanto , e nulla in vece
Dargli , fuorchè il morir da disperato.
Ebenedice chi i prodigj fece ;
E, risperando un avvenire eterno ,
Suoi danni allegia con fervente prece
1
602 MERCURE DE FRANCE ;
1
Tal è l'uom ; tal fu sempre : unico perno
È in lui la speme ed il timor perenne;
E tu vuoi torglie paradiso e inferno .
« L'homme qui a reçu la mollesse en héritage , et qui
>> est rassassié de plaisirs , peut aimer à s'égayer sur les choses
>> sacrées ; la prospérité le rend incrédule ; mais le temps
>>>jaloux a-t-il rongé et détruit les bases les plus solides des
>>> Etats , alors celui qui ne croyoit pas , reconnoît un Dieu ;
> il maudit l'athée cruel qui lui enlevoit tout , et qui ne lui
>> laissoit à la place qu'une mort furieuse. Il bénit celui quí
>> opéra des prodiges ; il adresse au ciel d'ardentes prières , et ,
>> dans l'espoir d'un avenir éternel , il se console de ses pertes.
>> Tel est l'homme , tel il fut toujours : son seul appui, c'est
>> l'espérance et la crainte de l'éternité ; et toi tu veux lui ôter
>> et paradis et enfer. >>
Si les apologies religieuses d'Alfiéri ont de quoi surprendre,
la haine cordiale qu'il nous a youée , à nous autres Français ,
ne mérite guère moins d'être remarquée ; elle est telle qu'il
paroît perdre la tête toutes les fois que le mot France se
trouve sous sa plume. Voici , par exemple , les complimens
-qu'il nous adresse dans le premier chapitre des Voyages :
Taccio il civile , barbaro , bugiardo ,
Frasario urbano d'inurbani petti ,
Figlio di ratte labra et sentir tardo.
Cheval(grido )) ch' io qui più tempo aspetti ?
Di costor , visto l'un ,visti n' hai mille ,
Visti gli hai tutti : ache più copie iinncceetti?
Senza stampa , la moda scaturille ,
Quindiscoppiettan tutte a un sol andazzo
Le artefatte lor gelide faville.
Tornommi in mente allor , ch' io da ragazzo
Visti avea quanti fur Galli , e saranno ;
Che il mi mastro di ballo era il poppazzo .
E ignaro allora io pur , che con mio danno
Vi dovrei poscia ritornare un giorno ,
Cinque mesi mi pajou più che l'anno.
"
« J'apprécie bientôt ce langage à la fois civilisé , barbare et
>> trompeur , ces phrases si polies de gens qui ne le sont pas ,
>> aussi prompts à parler que lents à sentir. Pourquoi , m'é-
>> criai-je , attendrois - je ici plus long- temps ? Qui en a vu
>> un , en a vu mille , les a vus tous. Que faire de pareilles
>> machines ? Sans caractère , produites par la mode , le
>>même art les anime toutes , et leur fait jeter au premier
» choc toutes leurs froides étincelles. Je me rappelai alors
>> que j'avois vu dès mon enfance tout ce qu'il y eut et tout
>> ce qu'il y aura jamais de Français , et que mon maître à
DECEMBRE 1806. 603
>> danser en étoit le portrait fidèle. Ne prévoyant pas que ,
>> pour mon malheur , je dûsse jamais retourner chez eux,
>> cinq mois que j'y passai me parurent plus longs qu'une
>>> année entière. >>
On pourra demander pourquoi Alfieri consentit à s'ennuyer
cinq mois chez un pareil peuple ; pourquoi il y revint
peude tempsaprès ; pourquoi ilyjouit pendant plusieurs années
de l'accueil qu'on y faisoit à tant d'étrangers , qui payoient
notre hospitalité , en décriant sans cesse notre gouvernement ,
nos moeurs et nos lois ? Mais si l'on veut savoir la vraie cause
de tantd'aigreur et de haine , ce sont les crimes et les malheurs
dont nous avons été , pendant dix années , témoins et victimes.
Alfiéri ne put nous pardonner d'avoir démontré à nos dépens
combien sont dangereuses toutes ces rêveries politiques
qui l'avoient bercé si long-temps , et quel usage la tyrannie
populaire sait faire de ces mots de liberté , d'égalité , de haine
pour les tyrans , de ces principes de révolte et d'insurrection
qu'il a semés dans tous ses ouvrages. Au lieu de désavouer
ces principes funestes , il a mieux aimé calomnier le
caractère national. Cependant , si un peuple qui ne passa jamais
ni pour lâche , ni pour cruel , a pu souffrir tant de
crimes , et s'est courbé si long-temps sous un joug ensanglanté,
faut-il accuser son caractère , ou bien les circonstances dont
la force l'entraînoſt, et sur-tout les malheureux sophistes qui,
pour mieux le livrer à ses oppresseurs , avoient commencé
par dépraver ses moeurs et par corrompre sa raison.
Le nom d'Alfiéri est la seule cause qui ait fait donner autant
d'étendue à ces observations sur des satyres bien peu
dignes de leur auteur. Dans les trois articles , dont ses oeuvres
posthumes ont été l'objet , je me suis attaché à concilier
l'intérêt de l'art et la vérité avec les égards dus à un poète
célèbre. Je ne serois pourtant pas étonné que quelques-uns
de ses compatriotes , accoutumés à ne caractériser les écrivains
de leur nation que par des superlatifs , ne m'accusassent
de sacrilége , pour avoir osé mêler la critique à l'éloge ; je
les prierai d'observer que j'ai parlé seulement de ce qu'un
étranger peut critiquer avec parfaite connoissance de cause.
Si je me suis permis incidemment quelqu'observation sur le
style , j'ai dit non-seulement ce que j'ai senti , mais ce que
j'ai entendu dire à plusieurs Italiens très-éclairés.
C.
1
604 MERCURE DE FRANCE ,
Observations faites le 1 octobre 1806 , sur l'Eboulement du
Ruffiberg , dans le canton de Schwytz ; lues à la Société de
Physique et d'Histoire Naturelle de Genève , le 30 octobre.
Les montagnes , par l'actionde l'eau, de l'air etdes gelées ,
tendent toutes à se décomposer, à s'abaisser, à rentrer dans le
fond des mers, dont elles sont probablement sorties, et où elles
se forment peut-être de nouveau.
Cette décomposition s'opère le plus souvent par des voies
tellement lentes , qu'elle échappe à nos observations ; mais
d'autres fois elle s'annonce par des éboulemens inattendus, qui
bouleversent une contrée entière , en anéantissent les habitans,
et ne laissent que l'image de la destruction et du chaos : tel est
l'éboulement qui a eu lieu, le 2 septembre de cette année
dans le canton de Schwytz.
On a déjà plusieurs descriptions de ce triste événement ;
mais les unes sont incomplètes , d'autres sont inexactes , et
aucune ne donne des recherches précises sur les causes qui
l'ont produit. Ces observations pourroient avoir de l'utilité,
si elles rassuroient les habitans des montagnes , qui , sur de
fausses apparences , redouteroient de semblables catastrophes ,
et si elles en éloignoient ceux qui restent exposés à un danger
réel , dans une imprudente sécurité.
Leséboulemens en quelque sorte spontanés qui ont eu lieu
dans différentes contrées , indiquent que les montagnes qui
semblent annoncer une chute prochaine , par la trop grande
inclinaison de leurs couches , et par un défaut d'agrégation
dans leurs parties , ne forment pas des écroulemens capables
dedévaster, tout d'un coup , la contrée qui les avoisine , si
ces couches ne varient point dans leur état d'agrégation et
dans leur composition. Elles produisent , sans doute, des avalanches
pierreuses ; mais leur chute en général est successive
et presque régulière : l'on observe de jour les effets qu'elle
produit, et l'on peut d'avance se mettre à l'abri de leur
influence. C'est ainsi que les éboulemens journaliers qui ont
lieu dans le Mont-Blanc et dans les Aiguilles qui l'avoisinent,
ne produisent point de catastrophes redoutables pour les habitans
de cette contrée.
Mais si la composition de la montagne varie, si une ou
plusieurs couches dures et inclinées succèdent à une ou plusieurs
couches tendres et succeptibles d'être décomposées par
les eaux, la couche dure reste intacte , tandis que celle qui
DECEMBRE 1806. 605
lui est inférieure se détruit. Il se forme dans l'intérieur de la
inontagne , par l'effet de cette destruction , un espace vide , ou
rempli d'une substance molle et incohérente. La couche supérieure
encore entière , manquant alors de point d'appui , s'éclate,
s'affaisse à la fois dans tous les points, en prenant la
place de la couche décomposée , et elle croule au pied de la
inontagne, avec une vitesse proportionnée à sondegré d'inclinaison,
et au mouvement acquis dans l'acte de l'affaissement.
Telle est à-peu-près l'esquisse des causes qui ont déterminé
l'écroulement des Diablerets , celui de la montagne de
Chède, près de Servos; et enfin celui du Ruffiberg , ou mont
Roufi , dont je m'occupe aujourd'hui.
Cette montagne , à laquelle on donne aussi le nom de
Rossberg, est composée de plusieurs paroisses et métairies ,
qui portent chacune le nom de montagne ; mais ces divisions
sont arbitraires , elles ne sont déterminées par aucune coupure
ou division naturelle; ainsi les noms de Gnippe , de
Spitzbuhl, de Steinerberg , de Rossberg , qu'on a donné dans
quelques relations à la montagne écroulée,ne sont que diffé
rens pâturages du Ruffiberg , par lesquels l'avalanche a passé.
J'adopte d'ailleurs cette dernière dénomination , préférablement
à celle de Rossberg , parce qu'il pourroit y avoir équivoque
avec le Rotzberg , montagne trés-différente dans le
voisinage de Stantz.
Le Ruffiberg est élevé , suivant M. Ebel , de huit cent six
toises au-dessus de la mer, et de cinq cent quatre-vingt-six
toises au-dessus du lac de Zug, ou du fondde la vallée d'Arth ,
dans laquelle la montagne s'est en partie écroulée.
Cettevallée, riche en pâturages , estdans une positionpittoresque
; elle est terminée par deux lacs, celui deZug au nordouest,
et celui du Lowertz au sud-est. Elle est formée par
deux montagnes, le Ruffiberg au nord , et le mont Rigi au
midi. Sa longueur est d'une lieue et demie. Sa largeur est
d'un quart de lieue à son extrémité occidentale vers Arth ,
village situé au bord du lac de Zug , et d'une demi-lieue à son
extrémité opposée vers le lac de Lovwertz.
LeRuffiberg est composé de couches de poudingue et de
couches de grès, qui descendent vers le fond de la vallée
d'Arth , parallèlement à la pente de la montagne , sous un
angle de 25 degrés .
La similitude qui règne entre la composition et la disposi
tion du Rigi et du Ruffiberg , a fait présumer à MM. Ebel et
Echer, que ces deux montagnes ont été autrefois réunies: elles
sont l'une et l'autre composées de pierres arrondies par les
caux, et de sable agglutiné par un ciment en partie calcaire,
606 MERCURE DE FRANCE ,
et en partie argileux , qui a très-souvent une couleur rouge.
Ceciment, qui est assez dur, se détruit à la longue par l'action
del'air et de l'eau ; et la surface du rocher prend , par cette
destruction , l'apparence d'un pavé déchaussé. Les cailloux
dont il est formé sont , pour la plupart , des pierres de chaux
carbonatée , d'un gris jaunâtre ; elles ont la cassure matte et
compacte des pierres calcaires secondaires. Je n'y ai cependant
point vu de pétrifications. On y trouve encore des pétrosilex
secondaires , des quartz , des jaspes rouges , des grès rougeâtres,
et enfin des granits ; mais ces derniers y sont rares : ils
ont toujours une couleur rouge , et pourroient aisément se
laisser confondre avec des porphyres. Il est remarquable que
tous ces cailloux n'aient aucun rapport avec le genre de pierres
des montagnes les plus voisines , qui sont calcaires , bleues , et
à grain lamelleux ou salin. Il est remarquable encore qu'ils
n'aient jamais un volume qui excède sept à huit pouces dans
tous les sens.
4
1 La révolution qui a accumulé dans ce lieu cette énorme
quantité de cailloux roulés , et probablement venus de loin ,
a été suivie d'une autre révolution postérieure, qui a amené
sur ces poudingues et dans le fond de la vallée , de gros blocs
de granit analogues à ceux qu'on trouve sur le Jura et sur
Salève. J'en ai vu de pareils sur le Rigi, et jusqu'à une hauteur
d'environ deux cents toises au-dessus du lac de Lucerne , en
montant sur cette montagne du côté de Weggis. J'en ai vu
encore sur le Ruffiberg , et jusqu'à une hauteur d'environ
quatre-vingts toises , entre le village de Sainte-Anne, et le
hameau de Buachen , près du lac de Lowertz. Ils sont ici
tellement accumulés , qu'ils excluent tout autre genre de
pierres , et qu'il seroit impossible de ne pas se croire sur un
sol purement granatique, si l'on n'étoit pas détourné de cette
opinion par l'inspection générale de la contrée. Ces blocs sont
toujours détachés. Leur présence uniquement réservée aux
parties basses de la montagne , leur couleur grise ou blanche ,
leur grand volume , indiquent qu'ils n'entrent point, et ne
sont jamais entrés dans la composition du poudingue.
L'écroulement du Ruffiberg a eu lieu à cinq heures du soir.
Il a été déterminé , comme on l'a déjà observé dans d'autres
relations , par la pluie qui est tombée en abondance , pendant
tout l'été , sur cette contrée , et en particulier pendant les
vingt-quatre heures qui ont précédé le 2 septembre. Elle a
cessé cependant avant midi , et au moment de la catastrophe
il ne pleuvoit point.
L'éboulement n'a pas été produit par la chute du sommet
de lamontagnesur les parties inférieures. Il a été formé par
DECEMBRE 1806 . 607
(
un lit entier de couches , qui depuis la base jusqu'au sommet
du Ruffiberg , dans une profondeur quelquefois de cent pieds,
une largeur d'environ mille pieds , et une longueur de près
d'une lieue , s'est séparé des couches inférieures , et a glissé
parallèlement à leurs plans , dans le fond de la vallée , avec
une rapidité inconcevable pour une aussi foible inclinaison.
Le paysan qui me servoit de guide dans mon excursion sur
cettemontagne , a été témoin de ce spectacle. Il habitoit dans
le chemin de l'écroulement , à Ober-Rothen , hameau situé
sur la pente du Ruffiberg ; il étoit occupé à couper du bois
près de chez lui , et à cinq ou six pas du lieu où l'avalanche a
passé. Il entend tout-à-coup un bruit semblable à un tonnerre
, et sent en même temps sous ses pieds une espèce de
frémissement. Il quitte à l'instant la place ; mais à peine at-
il fait quatre ou cinq pas , qu'il est renversé par un courant
d'air. Il se relève immédiatement. L'écroulement étoit
achevé ; l'arbre qu'il coupoit , la maison qu'il habitoit , tout
avoit disparu , et il voit , suivant ses expressions , une nouvelle
création. Une nuée immense de poussière qui succéda
l'instant d'après , jeta un voile sur toute la contrée.
-
Quelques relations ont annoncé que ce bouleversement
avoit été accompagné de flammes et d'une odeur sulfureuse.
Mais les témoins les plus dignes de foi , que j'ai consultés
à ce sujet , n'ont rien aperçu de tout cela. On dit que des
charbonniers faisoient du charbon sur le chemin de l'avalanche
, et il est possible que la dispersion de leurs fours embrasés
, ait donné lieu à quelque apparence de flamme.
La plupart des habitar de la contrée , affirment que l'écroulement
n'a pas duré trois minutes , ou peut- être beaucoup
moins , et qu'il s'est fait sentir en même temps dans le haut
et dans le bas de la montagne.
Quoique cette chute ait été subite et inattendue , elle a été
précédée plusieurs heures à l'avance de quelques indices qui
sont importans à recueillir , parce qu'ils pourront à l'avenir
engager les habitans à s'éloigner du danger, et parce qu'ils
sont une conséquence de la cause qui a déterminé la rapidité
de l'écroulement.
Un habitant de Spitzbuhl , métairie située à-peu-près aux
deux tiers de la hauteur de la montagne , entendit dans les
rochers , à deux heures après midi , une espèce de craquement
qu'il attribua à des causes surnaturelles ; il descendit
aussitôt à Arth , pour engager un ecclésiastique à venir les
détruire.
A-peu-près dans le même temps , mais à Under-Rothen ,
hameau situé vers le pied de la montagne , Martin Weber ,
608 MERCURE DE FRANCE ,
en enfonçant sa bèche dans le sol , pour arracher des racines ;
vit la terre rejaillir avec une légère explosion et une sorte
de sifflement contre sa tête. Il quitta aussitôt l'ouvrage , et
alla raconter à ses voisins un phénomène dont ils ne tinrent
aucun compte.
Les bergers qui vivent encore dans les lieux intermédiaires
entre ces deux stations , m'ont dit , que dès le matin et pendant
toute la journée , la montagne avoit faitdu bruit , jusqu'au
moment où l'éboulement s'est opéré avec la rapidité de
P'éclair , et une secousse telle , qu'à Saint-Anne et Arth ,
villages situés à vingt minutes des lieux dévastés , tous les
meubles des habitations ont été vivement ébranlés. On n'a
cependant rienressenti , ni rien entendu à Schwytz , qui n'est
qu'à une lieue et demie de la scène. Le bruit précurseur de la
catastrophe provenoit de la rupture de la couche qui s'est
éboulée; elle n'a conmencé à s'affaisser subitement et å glisser
que lorsque toutes ses parties ont été désunies.
Je suis monté sur le sommet du Ruffiberg , par son côté
oriental , en traversant le village de Saint-Ange; la pente est
toujours douce, et pourroit se faire à cheval ; on ne trouve sur
cette route que des vergers , des prairies , des bois de sapin
clair-semés ; on n'observe nulle part , pendant cette ascen
sion , le rocher qui sert de base à la terre végétale ; on voit
seulement ressortir çà et là , de gros blocs de poudingue
mais ces blocs sont depuis long-temps détachés. On les
trouve sur-tout dans des espèces de petits vallons larges et peu
profonds , dont la montagne est quelquefois sillonnée depuis
sonsominet à sa base. Ils semblent attester que le Ruffiberg a
produit , dans différentes époques et sur différens points de
sa surface , des éboulemens analogues à celui qui vient d'avoir
lieu.
Le sommet (1) de la montagne n'a point croulé il offre
une ligne droite horizontale ,, qui sert de 'réunion àdeux
plans peu inclinés , couverts de gazon l'un se dirige vers
un point intermédiaire entre le lac de Zug et le lac Egéri;
l'autre plan opposé descend vers le lac de Lowertz : c'est sur
cette dernière surface , et à une toise environ au-dessous du
sommet , que l'écroulement commence à devenir sensible. Le
chemin qu'il a suivi étoit , avant la catastrophe, légèrement
creusé en gouttière ou en forme de vallon peu profond vers
(1) Il y avoit autrefois sur ce sommet un fort qui a servi de poste
avancé dans les anciennes guerres que les Suisses ont eu à soutenir contre
les Autrichiens : quoique je fusse prévenu sur ce point, je n'ai su voie
dans cet endroit , aucun vestige de maçonnerie ou de construction quel
conque. L'on m'a assuré cependant qu'il en restoit quelques traces .
le
SEINE
1
1
1
... DECEMBRE 1806. OOODE LA
be bas de la montagne , mais il n'étoit point concave Vers
le haut , et l'on voyoit dans toute cette route, sur ru fond
de prairies et de bois , des blocs de poudingue dispersés et
àmoitié enfouis dans la terre végétale.
La lisière orientale de l'avalanche , ou un de ses bords
latéraux, situé du côté de chwytz , montre évidemment
que dans toute la route de l'éboulement , les couches supé
rieures se sont affaissées verticalement contre les inférieures ,
en raison d'un espace vide qui s'est formé entr'elles , dans
une direction parallèle à leurs plans et à la pente de la montagne.
Ceste lisière offre un escarpement ou un mur vertical
qu'on ne voyoit point avant l'écroulement : la hautenr de
'ce mur , au- dessus de la surface supérieure de l'avalanche ,
indique , près du sommet du Ruffiberg , la profondeur de
l'affaissement (1) ; cet escarpement a environ quatorze pieds
de haut , vers le sommet de la montagne ; mais il augmente
insensiblement; et beaucoup plus bas , ou à moité hauteur
de cette dernière , il m'a paru à l'oeil avoir plus de cent
pieds. Il disparoît graduellement ensuite , sous les débris de
l'écroulement. La roche qui constitue ce inur, est un grès
calcaire et argileux , disposé par couches dont on ne voit que
la coupure ; elles dégénèrent en marne , et enfin en argile par
P'action de l'eau : les parties les plus accessibles à ce liquide
sont de l'argile ; celles où il ne peut aborder sont du grès;
du moins en général , car ces différentes couches ne paroissent
pas toutes susceptibles d'une décomposition également facile.
Leur plan dans le haut de la montagne, descend vers le fond
de la vallée , parallèlement à la pente du Ruffiberg , sous un
angle de 25 degrés. Cet angle est plus petit vers le milieu et
vers le bas de la montagne ; car la pente de cette dernière ,
entre son pied et son sommet , a la forme d'un arc dont la
corde doit être supposée dans l'air. Ce mur et tous les bancs
dont il est formé , sont coupés tranversalement à la direction
de l'avalanche , par de larges fentes à-peu-près verticales.
Ces couches de grès et d'argile sont contiguës : j'ai vu cependant
, immédiatement au-dessous du sommet , entre deux
d'entr'elles une couche de houille pulvérulente et empâtée
dans l'argile. Cette couche n'a pas un pouce c'épaisseur.
,
La partie supérieure de l'escarpement est reccoouuvveerrttee,, tantôt
par de la terre végétale , tantôt par des blocs de poudingue ,
(t) Cette indication ne peut être juste que pour le sol situé près du
commet de la montagne , parce que dans cet endroit seulement, il y a eu
affaissement sans éboulement vers le fond de la vallée.
610 MERCURE DE FRANCE ,
qui ne se confondent point avec le grès , et qui sont d'une
nature différente. C'est en partie le poids de ces blocs sur
ces couches de grès ramolli , qui a déterminé leur affaissement
, et enfin leur chute dans le fond de la vallée. L'on conçoit
encore que les couches inférieures ont pu être décomposées
avant les supérieures par l'introduction de l'eau dans les
fentes dont j'ai parlé plus haut. Ce liquide , après être parvenu
à leur extrémité inférieure , s'est insinué entre les plans des
couches contiguës à cette extrémité , a coulé parallèlement à
eur plan, vers le pied de la montagne , et les a décomposées
dans toute sa longueur.
La coupure verticale de cet escarpement, parallèlement à sa
longueur , me paroît due en grande partie à un filon de spath
calcaire , qui recouvre comme unvernis la surface du mur ,
mise au jour par l'affaissement. Le filon , en coupant ainsi
verticalement plusieurs couches de grès , a établi entre ses
parties une solution de continuité , qui a déterminé une fracture
nette , et sur un seul plan.
La lisière occidentale de l'avalanche se termine insensiblement
, et n'offre pas , comme la lisière orientale , un mur
vertical ou un enfoncement rapide.
Je parlerai maintenant de l'espace compris entre ces lisières ,
ou de l'avalanche elle-même.
J'ai dit que le sommet de la montagne est une ligne droite
horizontale , qui sert de réunion à deux plans de gazon ,
inclinés et appuyés l'an contre l'autre , en forine de toit. Aune
toise environ au-dessous de ce sommet , et dans une longueur
horizontale de deux cent soixante pas , le sol commence insensiblement,
sur une pente de 25 degrés , à se diviser, à offrir
dans une terre d'argile ramollie et couverte de 'gazon , des
fissures souvent transversales au cours de l'avalanche ; elles
sont d'autant plus larges et plus rapprochées , qu'elles s'éloi
gnent plus du sommet de la montagne.
On trouve çà et là , sans ordre déterminé , entre ces fissures
, dans le terreau végétal et dans l'argile , des fragmens
isolés de troncs et de branches d'arbres , convertis en charbon
de terre , à cassure lisse , éclatante , trapézoïdale et lamelleuse
dans le sens transversal à la directiondes fibres ligneuses.
Ces fragmens sont souvent cylindriques , et portent seulement
à leur face extérieure , le moule du végétal , et celui de la fibre
ligneuse. J'ai vu un de ces fragmens , qui avoit quatorze pouces
de long sur neufde large; leur volume est communément beaucoup
moindre. Ils ne sont nullement pyriteux , non plus que
tout le reste de la montagne. Leur présence dans ce lieu étoit
connue avant l'éboulement , et ne paroît pointyavoir contri
DECEMBRE 1806 . 611
bué. Ils ne se trouvent en quantité notable qu'au sommet de
Ruffiberg. On en rencontre , à ce que l'on m'a dit , très-rarement
, quelques petits fragmens dans tout le cours de l'avalanche;
mais je n'en ai vu que dans le haut.
L'intégrité des bandes de gazon , comprises entre les fissures
dont je viens de parler , indique que près du sommet de la
montagne , il n'y a point eu d'éboulement , mais seulement
un affaissement qui se manifeste par la hauteur de l'escarpement
de grès , au pied duquel elles se trouvent. Leur nombre
augmente à mesure qu'on descend, et bientôt elles se multiplient
et s'élargissent tellement , qu'elles n'offrent plus que des blocs
de terre argileuse , bouleversée dans tous les sens. C'est ici , et
à environ trente toises au-dessous du sommet , que l'on voit un.
bois de sapin qui a changé tout à-la-fois de position avec la
couche de terre sur laquelle il végète. On redoute beaucoup la
chute ultérieure de ce bois ; mais ces craintes ne me paroissent
pas, du moins pour le présent, très-fondées, parce que l'affaissement
est opéré. La secousse qui en est résultée a donné au
sol actuel une assiette solide. Le bois lui-même repose sur un
plan incliné au plus de 25 degrés , et cette pente est trop
douce pour qu'il puisse faire beaucoup de chemin par l'effet
seul de cette inclinaison. Quelques arbres se sépareront , se
déracineront peut- être; mais ils ne glisseront avec tous les
autres débris de l'écroulement au pied de la montagne , que
lorsque la couche de grès et de poudingue qui leur sert de
fondement aura été détruite et ramollie par l'action des eaux ;
or cette décomposition paroît exiger une longue suite d'années.
Un manuscrit ( 1) de 1352 , rapporte qu'il existoit un village
nommé Rothen à l'endroit du Ruffiberg où s'est fait le dernier
éboulement. La tradition confirmée par plusieurs monumens
, apprend que ce village a été détruit par une catastrophe
à-peu-près semblable à la dernière , et qu'il a été reconstruit
peu-à-peu , et sur-tout depuis cent ans , sur les ruines de l'ancien.
On ne peut guère conclure du passé au présent dans des
événemens aussi peu susceptibles d'être soumis au calcul ;
mais il me paroît que si l'on pouvoit hasarder à ce sujet quelques
conjectures , il faudroit beaucoup plus d'un siècle pour
opérer ce ramollissement.
Je crois que la chute des débris de l'avalanche , est pour
les temps présens , beaucoup moins à craindre que celle de
quelques parties de la montagne , qui n'ont point été déplacées.
Toute la bande verticale de grès qui forme la lisière.
(1 ) Der Bergfall bey Goldau von J. H. Meyer.
Qqa
612. MERCURE DE FRANCE ,
orientale de l'éboulement doit tomber : on y voit des prin
cipes de destruction très-avancés , et précisément semblables à
ceux qui ont produit le dernier écroulement.
Un mois s'est écoulé depuis cette catastrophe ; il est tombé
beaucoup de pluie dans cet intervalle ; le Ruffiberg retentit
tous les jours des explosions des rochers que l'on fait sauter
avec de la poudre , pour pratiquer des chemins au travers
de l'avalanche , et il n'y a point eu de déplacement notable
dans ses débris : quelques pierres suspendues çà et là entre des
blocs d'argile ramollie , ont pris une assiette plus fixe ; mais
elles n'ont fait que très-peu de chemin , et il n'y a point eu
de mouvement dans le bois que l'on croit prêt à glisser .
L'écroulement dans les parties parallèles et inférieures à ce
bois , devient pierreux ou composé de gros blocs de pouding
, entremêlés , sur-tout dans ses bords , d'argile ramollie;
il se verse par sa lisière occidentale dans un escarpement de
poudingue (1) placé au - dessous du sillon principal. Il se
forme ainsi deux torrens pierreux , qui après avoir descendu
parallèlement , l'un au-dessous de l'autre , vers le sud-sest , et
avoir détruit les hameaux du Spitz-buhl , d'Ober-Rothen et
d'Under-Rothen situés sur la pente dc la montagne , se réunissent
à son pied , traversent la vallée d'Arth , large ici de
demi- lieue , et couvrent en s'y étendant, les trois quarts de
sa longueur dans l'espace d'une lieue : ils vont d'une part s'entasser
au pied du mont Rigi, qui leur est opposé , et de
l'autre tomber dans le lac de Lowertz dont ils ont reculé le bord
occidental. L'encombrement qu'ils y ont fait , varie beaucoup
suivant les lieux , mais il ne m'a pas paru s'étendre à sa surface
au-delà de cinquante-toises .
On voit sur le Ruffiberg , tout le long de la lisière occidentale
de l'avalanche quelques maisons éparses , qui ont échappé,
comme par miracle, à la destruction. Les maisons , hors une
seule de Spitzbulh , n'ont point été abandonnées depuis la
catastrophe , malgré l'injonction du gouvernement : leurs
habitans y vivent avec le reste de leurs troupeaux , dans une
parfaite sécurité.
L'avalanche , en recouvrant les trois quarts du fond de la
vallée d'Arth , sur une longueur d'une lieue , une largeur de
demi- lieue, et en dépouillant cet espace de toute trace de
végétation , n'y a pas répandu ses débris d'une manière uniforme.
Les plus gros blocs de poudingue ont formé dans la
(1) Cel escarpement est forine par un grand rocher de poudingue , qui est
dans sa place originelle . Ses couches descendent vers le fond de la vallée
d'Arth , sous un angle de 25 degrés; elles sont disjointes entre leurs plans
etdivisées par de larges fentes verticales , très-rapprochées . Le tout paroît
prêt à crouler.
DECEMBRE 1806 . 613
directiondu courant de l'écroulement , une colline qui barre
la vallée dans toute sa largeur. Cette colline se bifurque à son
extrémité vers le Rigi ; et l'on estime que son sommet est à
deux cents pieds au-dessus de l'ancien niveau de la vallée.
Les rochers qui composent cette élévation , diminuent en
nombre et à mesure qu'ils s'éloignent de la ligne d'impulsion.
Les parties les plus basses de l'avalanche , sur-tout du
côté oriental , ne sont presque composées que d'argile et de
marne de différentes couleurs , jaune , grise , noire : elle a
une teinte noire dans la partie comblée du lac de Lowertz et
dans son voisinage , parce que le sol naturellement tourbeux
en cet endroit, a été sillonné et soulevé par les blocs de
rochers qui s'y sont enfoncés.
Laplupart des ruisseaux qui descendent du Rigi et du
Riffiberg dans la vallée d'Arth , se rendoient dans le lac de
Lowertz avant l'écroulement ; mais ils ont été arrêtés par
ses débris , et se sont perdus dans leurs interstices : ils ont
reflué par dessus les terres éboulées , et y ont formé çà et là
des étangs. On travaille à leur donner l'écoulement , sur-tout
du côté du lac de Lowertz , qui se vide par son extrémité
orientale dans le lac de Lucerne. Le lac de Zug n'y communique
pas ; il se vide du côté de la ville de Zug dans une
direction et une pente presque contraire à celle du lac de
Lowertz.
On a craint d'abord que ces ruisseaux perdusne dirigeassent
leurs eaux du côté d'Arth et deZug , ou dans une direction
opposée à leur ancienne pente , et qu'ils n'inondassent ces
contrées ; mais rien jusqu'à présent n'a justifié ces craintes.
Le lac de Zug n'a point changé de niveau. La Seven , ruisseau
qui vide le lac de Lowertz , ne contient ni plus ni
moins d'eau qu'avant l'écroulement , et les étangs n'ont pas
augmenté sensiblement , quoiqu'il soit tombé beaucoup de
pluie.
Arth , situé à l'extrémité occidentale de la vallée , n'a point
souffert , et l'on compte encore , après avoir traversé ce village
, vingt minutes de marche , dans la longueur et le fond
de la vallée , pour atteindre le sol dévasté.
Le premier village détruit entre Arth et Lowertz , est
Goldau; ensuite se trouvoit le hameau d'Hueloch , puis le
village de Bussingen , qui ont été entièrement enfouis; et
enfin, à l'extrémité orientale de la vallée , le village de
Lowertz qui a perdu plus des deux tiers de ses bâtimens.
Goldau est enfoui à plus de cent pieds de profondeur , audessous
de la colline que l'avalanche a formée , et rien ne
rappelle qu'il ait pu exister dans cette place : ses habitans
3
614 MERCURE DE FRANCE ,
écrasés par d'énormes rochers , y ont terminé leur vie
en un instant. Mais Lowertz , qui n'a pas été détruit en
totalité , et qui n'a reçu en grande partie que de l'argile ramollie,
sur les limites de l'avalanche, présente un spectacle
beaucoup plus triste . L'espace que ce village occupoit et tout
son voisinage , offre l'image d'une mer agitée ou d'un glacier
fendu et crevassé dans tous ses points; mais cette mer est de
boue , et l'on en voit sortir , çà et là , dans toutes les directions
, les poutres des maisons brisées , les branches et les racines
des arbres renversés : on y respire une odeur cadavéreuse ;
l'on voit le reste de ses habitans , avec un air tantôt triste
tantôt égaré , occupés à chercher , à garder les débris qui
peuvent avoir échappé à cette espèce de naufrage. C'est là
qu'il est à craindre que plusieurs habitans n'aient trouvé la
mort après avoir respiré long-temps sous des décombres :
c'est aussi là que vingt-quatre heures après l'éboulement , on
a déterré une femme et un enfant qui sont aujourd'hui pleins
de vie. On ne m'a parlé que de cinq ou six individus qui ,
après avoir été atteints par l'avalanche , ont échappé à la destruction;
mais on en compte environ deux cents , qui , par
leur absence ou leur dispersion , ont évité la mort. Je tiens
cette dernière information de M. Zay , trésorier à Arth , qui
est très au fait de l'état passé et présent de la contrée.
J'ai passé deux jours dans ces lieux dévastés , et je les ai
traversés dans plusieurs sens. Je m'étois préparé à entendre
les sollicitations des malheureux qui avoient bien des titres
pour rechercher auprès d'un étranger quelque soulagement à
leur misère. J'ai été trompé dans cette attente. Aucun d'eux ne
m'ademandé la charité ; et ce n'est que sur des interrogations
qu'ils ont raconté leurs malheurs.
L'écroulement n'a pas borné ses ravages à la vallée d'Arth ;
il a produit , en se précipitant dans le lac de Lowertz , une
vague énorme qui est parvenue à cinquante pieds de haut , et
qui a inondé le rivage : elle a laissé les traces de son élévation
sur les arbres qui ombragent le rocher pyramidal de
l'île de Schwanau ( 1 ). L'hermitage et la maison qui s'y trou-
(1) Ce rocher est composé d'une pierre calcaire dure, dépourvue de
corps organisés , grise à l'extérieur , et bleue à l'intérieur . Elle a un grain
salin, et paroft ê re d'une formation très-ancienne. Ele communique
sous l'eau avec un promontoire voisin , qui fait partie de la montagne
contigue au mont Rigi. La richesse de la végétation ne permet pas de
voir le mode de jonction de ces deux montagnes .
La réunion du Ruffiberg avec le Scwytzer hacken, qui est aussi cal ,
caire que de l'autre côté du lac , n'est pas plus sensible ; mais il me paroît
DECEMBRE 1806. 615
vent ont été entièrement submergés et sont devenus inhabitables
. Cette vague n'est cependant point parvenue au sommet
de l'île ; elle n'a cependant point atteint la tour de l'ancien
château de Schwanau , dont la masure subsiste comme auparavant
, au milieu des arbres qui l'environnent ; ceux de la
petite île beaucoup plus basse, qui est voisine de la précédente
, ont tous été déracinés ou renversés ; mais ces deux
jolis sites pourront reprendre en peu de temps leur premier
aspect.
La vague s'étoit chargée à son origine près de Lowertz ,
de la charpente des bâtimens de ce village ; elle a lancé ces
débris , une lieue plus loin , à l'autre extrémité du lac , contre
les maisons de Séven , où elle s'est élevée à la hauteur de douze
pieds . Deux d'entr'elles ont croulé. Toutes les autres restent
sillonnées des traces de son passage. Elle n'y a pas séjourné
un quart-d'heure. Les habitans , hors un vieillard malade et
oublié dans son lit, ont eu le temps de s'échapper , en se réfugiant
sur des lieux élevés ou dans les étages supérieurs de
leurs habitations .
Notre compatriote Dololme , célèbre par son ouvrage sur
la constitution d'Angleterre , est mort à Séven , six semaines
avant cet événement , dans l'une des maisons qui viennent
d'être renversées.
Ce village est le terme le plus reculé desravages causés par
l'éboulement de Ruffiberg, Je donnerai ici leur tableau sommaire:
il m'a eté communiqué , un mois après la catastrophe ,
par M. Schouler , landamann à Schwytz ,seulement comme
une approximation , qui dans la suite pourra devenir plus
exacte, mais qui cependant est plus juste que les évaluations
qui l'ont précédé.
٤
484 personnes mortes ; 170 vaches et chevaux morts ; 103
chèvres et moutons morts ; 87 prés entièrement détruits';
60 prés endommagés ; 97 maisons entièrement détruites ;
8maisons endommagées et inhabitables ; 166 chalets , granges ,
ou étables entièrement détruits; 19 chalets , granges ou étables
endommagés.
Le dommage total est évalué pour le moins à 1,173,479 fl .
de Schwytz , qui font environ deux millions huit cent seize
mille francs de France .
Les cantons voisins ont montré leur dévouement dans cette
circonstance , en offrant et fournissant autant d'hommes que
probable que le poudingue repose sur la pierre calcaire ; soit à cause de
l'ancienne formation de cette dernière , soit parce qu'on n'en voit aucune
trace , ni sur le poudingue du Ruffibeg , ni sur celui duRigi.
616 MERCURE DE FRANCE ,
les besoins de la contrée peuvent exiger , pour écouler les
eaux et établir des chemins au travers des écroulemens. Deux
cent cinquante ouvriers y travaillent avec ardeur. Ces soulagemens
ne suffisent point; il faut d'autres sacrifices aux malheureux
qui ont survécu à la perte totale de leurs familles et
de leurs biens. Mais ce peuple si connu , si distingué dans tous
les temps , par son industrie , par la pureté de ses moeurs et
l'élévation de son caractère , ne manque pas de recommandations
pour obtenir , non-seulement en Suisse , mais encore
dans les pays limitrophes , les secours pressans dont il abesoin.
THEODORE DE SAUSSURE.
A
VARIÉTÉS,
LITTÉRATURE , SCIENCES , ARTS , SPECTACLES , ET
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
Tamerlan est toujours sur les affiches de l'Académie impériale
de Musique. On doit donner , en même temps que la
reprise de cet opéra , un opéra nouveau , dont la musique
est, dit-on , de M. Spontini , et dans lequel Mme Ferrière
doit jouer le principal rôle.
- Le nouvel opéra comique , intitulé Koulouf, ou les Chi
nois , a obtenu un grand succès jeudi dernier. C'est une imi
tation du Dormeur éveillé , des Incommodités de la Grandeur
, etc. Les paroles sont de M. Guilbert-Pixérécourt , auquel
les théâtres des Boulevards duivent plusieurs mélodrames,;
la musique est de M. Dalayrac.
- On annonce le début prochain de Mme Barilli sur le
théâtre de l'Opéra-Bouffon. Cette cantatrice , qui a une voix
facile et agréable , a déjà obtenu de grands succès dans les
concerts donnés sur le même théâtre.
-M. Chénier , de l'Institut , a ouvert , lundi dernier , son
cours de Littérature française, à l'Athénée de Paris. Le discours
qu'il a prononcé à cette occasion , est l'analyse du plan qu'il
doit suivre. Si , comme on l'annonce , ce discours est imprimé
, nous en rendrons compte.
-
تسو
On a repris les travaux de la Salle de l'Odéon.
-S. Exc. le ministre de l'intérieur vient d'établir, à l'école
impériale vétérinaire d'Alfort , une chaire d'économie rurale
théorique et pratique. M, Ivart , l'un des agronomes les plus
éclairés de l'Empire français , et cultivateur d'un domaine
voisin de l'Ecole , est chargé de cet enseignement ; il donne des
DECEMBRE 1806 .
۱
617
A
leçons théoriques dans l'Ecole, et celles de pratique sur son
exploitation même. La Société d'Encouragement pour l'industrie
nationale a apprécié ce bienfait du gouvernement; elle
a senti que cet établissement si desiré pouvoit enfin répandre
la véritable instruction agricole dans les départemens où cette
instruction même est le moins connue , et fournir aux propriétaires
des régisseurs capables de diriger leurs domaines
d'une manière digne de servir d'exemple. Cet établissement
étant particulièrement destiné à la classe des cultivateurs aisés
qui seuls peuvent mettre l'instruction à profit, le gouvernement
n'a pas cru devoir se charger de l'entretien des élèves ;
mais le prix de la pension est très-modique , puisqu'il ne
s'élève qu'a 27 fr. 80 cent. par mois , ou 333 fr. 60 cent. par
an. Les élèves sont défrayés de tout à l'Ecole; ils n'ont qu'à
pourvoir à leur habillement , qui doit toujours être de la plus
grande simplicité. La Société d'Encouragement a décidé qu'elle
se chargeroit de faire les fonds nécessaires pour la pension de
six élèves à l'Ecole. Elle a en conséquence invité les agronomes
les plus éclairés des départemens de la Charente- Intérieure ,
du Cher, du Morbihan, du Pas-de-Calais , de Seine- et-Marne
et de la Somme, à choisir des hommes assez jeunes pour pouvoir
profiter de cet enseignement, qui soient fils de fermiers
au de propriétaires , aient satisfait aux lois de la conscription,
et sachent bien lire et bien écrire ; ils doivent déjà avoir une
teinture de la culture des terres , et se consacrer entièrement
par la suite à cette profession. Les élèves envoyés pour le cours
d'économie rurale pourront aussi profiter, en même temps,
de l'instruction vétérinaire qui se donne gratuitement à
l'Ecole d'Alfort ; ils obtiendront des récompenses suivant le
degré d'intelligence et de zèle qu'ils auront montrés dans leurs
travaux , et un brevet d'agriculteur , d'après les examens qui
seront faits à la fin du cours , sur leur capacité et sur leur instruction.
-
Un premier transport , d'environ go tableaux , choisis
dans la belle galerie du duc de Brunswick à Salzthal , est en
route pour Paris : un second doit le suivre incessamment. On
s'occupe aussi à faire un choix parmi les estampes rares , les
médailles , les pierres gravées , et les manuscrits qui faisoient
l'ornement de la belle bibliothèque de Wolfenbuttel , qui
renferme entr'autres un assez grand nombre de pièces parțiculières
relatives à l'histoire de France.
Le Quadrige de la porte de Brandebourg , à Berlin ,
en a été enlevé par les soins de M. Denon , directeur du
Musée Napoléon; ce monument est parti , le 30 novembre ,
pour la France, avec plusieurs autres objets d'art recueillis
enPrusse,
618 MERCURE DE FRANCE ,
- M. Hultz , astronome prussien , demeurant à Francfortsur-
l'Oder , pense que le soleil éprouve dans ce moment une
grande révolution. Il fonde cette conjecture sur un groupe
de taches nouvelles qu'il vient de découvrir à sa surface , et
qui , suivant lui , occupent un quinzième de son diamètre.
M. Renou , peintre et secrétaire de l'ancienne Académie
de peinture , vient de mourir à Paris , à l'âge de 76 ans.
-Après quinze années d'interruption , l'Académie de
Besançon a ouvert ses séances , le6 de ce mois , sous la présidence
de M. Jean-Debry , préfet du département du Doubs.
Au Rédacteur du MERCURE DE FRANCE.
On a approuvé lundi dernier à l'Institut , avec éloge , le
pyreotophore inventé par MM. Niepce: c'est une découverte
précieuse d'un nouveau principe moteur dans la nature , par
la raréfaction de l'air. Quelques grains d'une matière combustible
qui , allumée , arrive sous le récipient , en dilate l'air , et
fait une explosion capable de produire un effet prodigieux.
Lamanière de renouveler l'air exigeoit une combinaison ingénieuse
des parties de la machine. Un bateau de neuf quintaux
ne dépensoit que 120 grains par minute , pour produire douze
pulsations , et remonter la Saône à Lyon. DE LALANDE.
MODES du 15 décembre.
Les capotes les plus distinguées sont de velours bleu de ciel ou rose ,
à passe bien longue , tant soit peu arrondie sur les côtés , et à fond
bien plat ; doublure et rebords de satin blanc .
On fait anssi des toques rose en velours , et des capotes fond blanc
en satin cannelé , avec des agrémens de velours rose ou d'une nuance
moins vive que le ponceau. Les toques se posent de façon à laisser
voir d'un côté une touffe d'anneaux .
PARIS , vendredi 19 décembre .
D'après une circulaire de M. le conseiller d'Etat directeur-
général de la conscription militaire , les tableaux relatifs
àlaconscription de 1807 doivent être terminés avant la fin de
ce mois dans tous les départememens de l'Empire.
M. de la Rochefoucauld , ci-devant ambassadeur de
France à Vienne , est passé le 10 de ce mois à Francfort , revenant
de Berlin et se rendant à Mayence.
- MM. d'Ahremberg , Colchen et François ( de Neufchâteau
), députés par le sénat-conservateur aupres de S. M. I. ,
sont de retour à Paris .
M. Ræderer fils vient d'être nommé par le roi de Naples ,
administrateur des contributions directes de ce royaume.
DECEMBRE 1806. 619
Hier S. A. Em. Mgr. le cardinal Fesch a fait la cérémonie
de l'ouverture et de la bénédiction de l'église des
Dames du Refuge , dites de Saint-Michel , rue du faubourg
Saint-Jacques , ancienne maison de la Visitation. S. A. I.
Madame , mère de S. M. , proiectrice de l'établissement , a
assisté à cette cérémonie. M. l'abbé de Boulogne a prêché ,
après la messe , son sermon sur la morale chrétienne.
-Le 6 de ce mois , le corsaire français le Chasseur ,
capitaine Pierre Calliez , a pris et conduit au Texel , le navire
anglais the Dove , du port de 250 tonneaux , venant de Pétersbourg
, avec un chargement de chanvres et fers. Le corsaire
le Voltigeur , capitaine Fournentin , a pris et conduit à Dunkerque,
le 12 , le navire anglais le Jupiter, du port de 180 tonneaux
, chargé de salaisons destinées pour Gibraltar. Le brick
de guerre anglais Adder , de seize canons de 18 , capitaine
Shuldham , parti de Torbay le 6 de ce mois , a fait côte le 9,
près d'Abrevack : l'équipage , composé de 50 hommes , a été
fait prisonnier de guerre ; et des mesures sont prises pour
relever ce bâtiment , dont on a déjà sauvé l'artillerie.
(Moniteur. )
-Le 14 octobre 1758, Frédéric II fnt attaqué et battu près
de Hochkirchen. Le même jour il perdit sa soeur la margrave
de Bayreuth , qu'il aimoit tendrement. Il avoit coutume de
dire depuis : Le 14 octobre est un jour malheureux pourmoi.
Il ne prévoyoit pas alors le sort qu'éprouveroit son petitneveu
, le 14 octobre L806 .
- Il est parti de Metz , le 8 décembre , un nouveau convoi
de prisonniers prussiens , polonais d'origine , au nombre
de 900 à 100o hommes , qui vont renforcer la première
légion du nord de Pologne. Ils sont conduits par le capitaine
Gabrinski.
-On assure que l'assemblée des Juifs vient d'arrêter un
règlementen 27 articles pour l'organisation du culte hébraïque.
Suivant ce projet , il y auroit une synagogue consistoriale
dans chaque département renfermant 2000 individus de la
religion juive. Un grand rabbin seroit élu par synagogue
consistoriale : son traitement seroit de 3000 fr. , etc. etc.
Un avis du conseil d'Etat , approuvé par S. M., est de la
teneur suivante :
« Le conseil d'Etat qui ', d'après le renvoi ordonné par
S. M. , a entendu le rapport de la section de législation sur
celui du ministre des cultes, tendant à savoir si les ecclé
620 MERCURE DE FRANCE ,
siastiques desservant des cures ou des succursales , peuvent
réclamer l'application de l'article 427 du Code civil , est
d'avis que la dispense accordée , par cet article , à tout citoyen
exerçantune fonction publique dans un département autre que
celui où la tutelle s'établit , est applicable, non-seulement aux
ecclésiastiques desservant des cures ou des succursales , mais à
toutes personnes exerçant , pour les cultes , des fonctions qui
exigent résidence , dans lesquelles elles sont agréées par S. M. ,
et pour lesquelles elles prêtent serment. >>
XXXVII Bulletin de LA GRANDE-ARMÉE.
Posen , le a décembre 1806.
Voici la capitulation du fort de Czentoschau. Six cents
hommes qui en formoient la garnison , trente bouches à feu ,
des magasins , sont tombés en notre pouvoir. Il y a un trésor
formé de beaucoup d'objets précieux , que la dévotion des
Polonais avoit offerts à une image de la Vierge , qui est regardée
comme la patrone de la Pologne. Ce trésor avoit été mis
sous le séquestre , mais l'EMPEREUR a ordonné qu'il fût rendu.
La partie de l'armée qui est à Varsovie continue à être satisfaite
de l'esprit qui anime cette grande capitale .
La ville de Posen a donné aujourd'hui un bal à l'EMPEREUR.
S. M. y a passé une heure.
Il y a eu aujourd'hui un Te Deum pour l'anniversaire du
couronnement de l'Empereur . ( Suivent les articles de la capitulation
de Czentoschau ) .
XXXV BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE. ( 1 )
Posen , le 28 novembre 1806.
L'EMPEREUR est parti de Berlin le 25 , à deux heures du
matin, et est arrivé à Custrin le même jour , à dix heures du
matin. Il est arrivé à Meseritz le 26 , et à Posen le 27 , à dix
heures du soir. Le lendemain , S. M. a reçu les différens ordres
des Polonais. Le maréchal du palais, Duroc , a été jusqu'à
Osterode , où il a vu le roi de Prusse , qui lui a déclaréqu'une
partie de ses Etats étoit occupée par les Russes , et qu'il étoit
entièrement dans leur dépendance ; qu'en conséquence il ne
pouvoit ratifier la suspension d'armes qu'avoient conclue ses
plénipotentiaires , parce qu'il ne pourroit pas en exécuter les
stipulations . S. M. se rendoit à Koenigsberg.
(1 ) Le lecteur , pour remplir la lacune qu'il va trouver entre le
35 bulletin ici placé , et le 38º qui va suivre , voudra bien se reporter
àla note qui accompagnoit le 36 bulletin , inséré dans le Mercure
du 13 de ce mois .
DECEMBRE 1806. 621
(
Le grand-ducde Berg , avec une partie de sa réserve de cavalerie
, et les, corps des maréchaux Davoust , Lanneset Augereau
, est entré à Varsovie. Le général russe Benigsen , qui
avoit occupé la ville avant l'approche des Français , l'a évacuée
, apprenant que l'armée française venoit à lui , et vouloit
tenter un engagement.
Le prince Jérôme , avec le corps des Bavarois , se trouve à
Kalitsch. Tout le reste de l'armée est arrivé à Posen , ou en
marche par différentes directions pour s'y rendre. Le maréchal
Mortier marche sur Anklam , Rostock , et la Pomeranie suédoise
, après avoir pris possession des villes anséatiques.
La reddition d'Hameln a été accompagnée d'événemens
assez étranges. Outre la garnison destinée à la défense de cette
place , quelques bataillons prussiens paroissent s'y être réfugiés
après la bataille du 14. L'anarchie régnoit dans cette
nombreuse garnison. Les officiers étoient insubordonnés
contre les généraux , et les soldats contre les officiers. A peine
la capitulation étoit-elle signée , que le général Savary reçut
la lettre ci-jointe , n°. I , du général Von Schæler; il lui
répondit par la lettre , n°. II. Pendant ce temps la garnison
étoit insurgée , et le premier acte de la sédition fut de courir
aux magasins d'eaux-de-vie , de les enfoncer, et d'en boire
outre mesure. Bientôt , animés par ces boissons spiritueuses ,
on se fusilla dans les rues , soldats contre soldats , soldats
contre ofticiers , soldats contre bourgeois; le désordre étoit
extrême. Le général Von Schæler envoya courrier sur courrier
au général Savary , pour le prier de venir prendre possession
de la place avant le moment fixé pour sa remise. Le
général Savary accourut aussitôt , entra dans la ville à travers
une grêle de balles , fit filer tous les soldats de la garnison par
une porte , et les parqua dans une prairie. Il assembla ensuite
les officiers , leur fit connoître que ce qui arrivoit étoit
uneffet de la mauvaise discipline, leur fit signer leur cartel,
et rétablit l'ordre dans la ville. On croit que dans le tumulte
il y a eu plusieurs bourgeois de tués .
Monsieur le général ,
N°. I.
Àpeine la nouvelle de la reddition de la place s'est-elle
répandue ici , qu'un mécontentement universel , et même un
esprit de révolte s'est manifesté parmi les officiers et dans
toute la garnison. Je fais mon possible pour tranquilliser les
esprits , et j'espère d'y parvenir; mais je vous supplie , mon-
'sieur le général , d'ajouter aux articles dont nous étions convenus
, les deux suivans, et de me les envoyer par le porteur
622 MERCURE DE FRANCE ,
avant l'occupation de la porte et des forts: 1 °. Pour le simple
soldat , la permission de retourner à ses foyers ; 2°. pour les
officiers, l'assurance de leur existence future, en leur assignant
le paiement de leur solde sur les caisses des provinces occupées
par les troupes françaises , pour que je me trouve dans la
possibilité de remplir scrupuleusement la capitulation que j'ai
signée. Je vous proteste , monsieur le général , que cette mesure
de précaution est absolument nécessaire ; et je serois au désespoir
si vous me supposiez d'autres motifs que ceux que je viens
d'alléguer. J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite considération
, monsieur le général , votre très-humble et trèsobéissant
serviteur , Signé DE SCHOELER.
Hameln , le 21 novembre 1806.
N°. II.
Oldendorf, le 21 novembre 1806.
A M. le général Schæler , commandant la garnison
d' Hameln.
Monsieur le général ,
Je ne suis point accoutumé à céder aux mouvemens de sédition
et de révolte. J'ai parcouru toute la révolution de mon
pays , et je sais comment on les apaise. Il ne sera rien
changé à la capitulation d'Hameln : je n'en ai plus le droit ,
puisqu'elle est annoncée officiellement à l'EMPEREUR luimême.
Depuis quand une troupe indisciplinée auroit-elle
acquis le droit de faire ajouter à une capitulation des articles
qui ne concerneroient que des intérêts particuliers ou purement
mercantiles ? Je vous le répète , Monsieur , la capitulation
sera maintenue dans tout son contenu. Demain mes
troupes se présenteront à neuf heures pour occuper les forts
et les portes; et je déclare que s'il leur est fait une insulte ou
un refus de les livrer , je regarderai cela comme une infraction
complète à la capitulation. J'ordonnerai aux troupes de
se retirer , et dès ce moment tout ce qui sera fait prisonnier
sera puni de mort , conformément à nos règlemens. Je rends
chaque officier prussien responsable du moindre accident. Sa.
fortune , sa liberté et sa vie m'en répondent. Et vous , monsieur
le général , que votre âge et vos longs services ont rendu
l'ennemi des mouvemens séditieux , je vous enjoins de me
désigner ceux des officiers les plus mutins , pour que je
puisse faire appesantir sur eux la vengeance que je me propose
de tirer d'une pareille conduite. Vous voudrez bien faire
assembler chez vous les vingt plus mauvaises têtes de chaque
régiment , leur expliquer le contenu de ma lettre , et leur
dire que si dans l'instant même tout ne rentre pas dans
DECEMBRE 1806 . 623
l'ordre , je les déclare chefs de bandes ; que quand il plaira
à la fortune de les mettre en mon pouvoir , je les ferai exécuter
sur-le-champ. Si la moindre insulte est commise envers
votre personne et celle des officiers-généraux et officiers supérieurs
, ils m'en feront raison.
Recevez , monsieur le général , l'assurance de ma haute
considération . Signé SAVARY.
ХХХVIII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Posen , le 3 décembre 1806.
Le prince Jérôme , commandant l'armée des alliés , après
avoir resserré le blocus de Glogau et fait construire des batteries
autour de cette place , se porta avec les divisions bavaroises
, Wrede et Deroi, du côté de Kalisch à la rencontre des
Russes , et laissa le général Vandamme et le corps wurtembergeois
continuer le siége de Glogau. Des mortiers et plusieurs
pièces de canon arrivèrent le 29 novembre. Ils furent sur-lechamp
mis en batterie , et après quelques heures de bombardement,
la place s'est rendue , et la capitulation suivante a été
signée.
Les troupes alliées du roi de Wurtemberg se sont bien
montrées. Deux mille cinq cents hommes , des magasins assez
considérables de biscuits, de blé , de poudre , près de 200
pièces de canon, sont les résultats de cette conquête importante
, sur-tout par la bonté de ses fortifications et par sa
situation . C'est la capitale de la Basse-Silésie.
Les Russes ayant refusé la bataille devant Varsovie , ont repassé
la Vistule. Le grand-duc de Berg l'a passée après eux ; il
s'est emparé du faubourg de Praga. Il les poursuit sur leBug.
L'EMPEREUR a donné en conséquence l'ordre au prince Jérôme
de marcher par sa droite sur Breslau , etde cerner cette place,
qui ne tardera pas de tomber en notre pouvoir. Les septplaces
de la Silésie seront successivement attaquées et bloquées. Vu
le moral des troupes qui s'y trouvent, aucune ne fait présumer
une longue résistance.
Le petit fort de Culmbach, nommé Plassenbourg , avoit
été bloqué par un bataillon bavarois : muni de vivres pour
plusieurs mois , il n'y avoit pas de raison pour qu'il se rendit.
L'EMPEREUR a fait préparer à Cronach et à Forcheim des
pièces d'artillerie pour battre ce fort et l'obliger à se rendre.
Le 24 novembre , vingt-deux pièces étoient en batterie ; се
qui a décidé le commandant à livrer la place. M. de Becker ,
colonel du 6º régiment d'infanterie de ligne bavarois , et commandant
le blocus , a montré de l'activité et du savoir-faire
dans cette circonstance.
L'anniversaire de la bataille d'Austerlitz et du couronne624
MERCURE DE FRANCE ,
ment de l'EMPEREUR , a été célébré à Varsovie avec le plus
grand enthousiame. ( Suivent les articles de la capitulation
deGlogue et de celle de Plustembourg ) .
XXXIX BULLETIN DE LA GRANDE-ARMÉE .
Poseu , le 7 décembre 1806.
Le général Savary , après avoir pris possession d'Hameln ,
s'est porté surNienbourg. Le gouverneur faisoitdes difficultés
pour capituler. Le général Savary entra dans la place , et
après quelques pourparlers , il conclut la capitulation cijointe.
Un courrier vient d'arriver , apportant la nouvelle à l'Em-
PEREUR que les Russes ont déclaré la guerre à la Porte , que
Choczin et Bender sont cernés par leurs troupes , qu'ils ont
passé à l'improviste le Dniester , et poussé jusqu'à Jassy. C'est
legénéral Michelson qui commande l'armée russe enValachie.
L'armée russe , commandée par le général Benigsen , a
évacué laVistule, et paroît décidée à s'enfoncer dans les terresa
Le maréchal Davoust a passé la Vistule , et a établi son
quartier-général en avant de Praga ; ses avant-postes sont sur
leBug. Le grand-duc de Berg est toujours à Varsovie
L'EMPER UR a toujours son quartier-général à Posen.
( Suivent les articles de la capitulation de Nienbourg. )
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
هب
DU SAMEDI 13. -C p. olo c J. du 22 sept. 1086 , 74f 45c 5.00 600
700. 75c oof ooc ooc ooc . oof, o co c oof ooc oo
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 71f. 500 700 oo ooc
Act. de la Banque de Fr. 1236f. 25c oooof oooof ooc .
DU LUNDI 15. -C pour o/o c. J. du 22 sept. 1806. 74f goc 75f 756
10c. 75f ooc ooc oof ooc. ooc 000 000 000.000 000 000 000.000
'Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.72f. 100 0ос. оос . ос
Act. de la Banque de Fr. 1242f 5e. oooof. oo of oo of. ooc
DU MARDI 16. — Ср . 0/0 с . J, du 22 sept. 1806 , 75f 10c. 250. 150
100.150 200 250 200 250 300 250. 300 250 200 150 oof of ooc
Idem . Jouiss . du 22 mars 1807 72f. 300. ooc oof ooc ooc . ০০০ ০০১ ০০০
Act. de la Banque de Fr. 1248f 75c 1246f 25c. 1248f. 75c o0of
DU MERCREDI 17. - Ср.оос. J. du 22 sept. 1806 , 75f. 50c 400 500
2- oof coc . oof ouc ooc doc.doc of ooc . ooc. ooc oof.
'Idem. Jouiss . du 22 mars 1807. oof Doc. oof. noc noc o00000
Act. de la Banque de Fr. 1250f 1248f 750 1247f50c-1250f.
DU JEUDI 1S.-Cp. ooc. J. du 22 sept. 1506. 75f 75c 60c 75c 80c gre
76f 76f 100 000 OOC oof oof ooc ooc O COOCO COOC BOC OOC DOC DOC 000
Idem. Jouiss. du 22 mars 1807.72f7 c oof. one one on oof ooc
Act. de laBanque de Fr. 125of. oooof. ooc one oooof ooo oof oooof
DU VENDREDI 19. - C p . 0/0 c. J. du 22 sept . 1806 , 76f 75f góc 750
70c 6oc. 75f 700 750 800 750 707 coof oof oof one ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807.73 72 750 oof coc Loc
Act. de la Banque de Fr. 1248f 750 cocof oo. copof. 0000 000
5
SEINE
( No. CCLXXXIV. )
(SAMEDI 27 DÉCEMBRE 1806. )
MERCURE
DE FRANCE.
POÉSIE.
DET
DE
LA
cen
BEAUTÉ ET LAIDEUR.
me BEAUTÉ plaît par sa tendre indulgence ;
Son coeur aimant craindroit de soupçonner
De noirs complots , d'infernale vengeance.
D'un trait malin vient-on l'empoisonner,
Fille du ciel , elle aime à pardonner .
Mais la Laideur n'est qu'envie et que rage;
Tout l'envenime , et tout lui fait ombrage.
La voyez-vous mordre , brouiller, trahir?
Le nom d'Amour est pour elle un outrage :
Son coeur affreux a besoin de haïr .
Par M. LE BRUN, de l'Institut.
LES ILLUSIONS POÉTIQUES ( 1 ) .
En conscience il est assez plaisant
De voir, au gré du charme qui l'abuse ,
Chaque rimeur se créer une Muse ,
L'interroger , et , d'un ton complaisant ,
Dès qu'au libraire il peut fournir un tome,
S'émerveillant d'avoir fait tout cela ,
En rendre grace à ce brillant fantôme ,
Et lai parler comme s'il étoit là .
Avec sa Muse, Homère aussi parla ,
Et sur sa trace on vit marcher Virgile;
D'autres encore ont pu suivre à la file .
Oui; mais pour vous, mes amis , halte-là :
Σ
:
(1) Extrait des derniers volumes de la Correspondance Littéraire de
M. de La Harpe. Ces volumes sont maintenant sus presse , et paroîtront
incessamment .
Rr2
626 MERCURE DE FRANCE ,
1
Vous êtes seuls , il faut changer de style:
Ledialogue ici n'est plus utile;
Et cette Muse , objet de nos débats ,
Assurément ne vous répondra pas.
Ne croyez point que la noire satire
Ait surmaplume épanché son venin ,
Ni que l'accès d'un esprit trop chagrin
M'ait pu dicter ce que j'ose vous dire:
Dans ce tableau je n'ai fait que décrire
Et mon histoire et mes propres travers.
Lediable aussi m'a fait faire des vers ,
Et jusqu'au bout je poussai le délire :
Avec orgueil j'appris à l'univers
Qu'au mont sacré j'avois aussi ma Muse ;
La déité fut alors mon excuse ,
Et tous mes torts par elle étoient couverts.
Du moins, hélas , je crus qu'ils devoient l'être!
Dans mon erreur j'étois de bonne foi;
Et si quelqu'un osoit s'en prendre à moi,
Que voulez-vous ? Je n'en suis pas le maître ,
Lui répondrai-je , un Dieu me fait laloi,
Etpour rimer sans doute il me fit naître.
D'après ce,texte, on peut, sans m'outrager,
Me soupçonner de plus d'une sottise :
Je m'en accuse ; et ce trait de franchise
Prouve qu'enfinj'ai su me corriger.
Presqu'au berceau, ma candide innocence
Balbutioit ces petits vers benins ,
Dont les mamans, les oncles, les parrains,
Par des bonbons attestent l'excellence.
Je vis bientôt mes vers adolescens ,
Dans le Mercure occuper une place;
Soigneusement j'y nettois pour préface:-
ParMonsieur tel , ágéde quatorze ans.
Il me souvient que je la mis long-temps ,
Etqu'assez vieux, j'obtenois encor grace
Pour mon enfance , aux yeux des bonnes gens.
Lors, dans le monde où je fis mon entrée ,
Par mes amis j'étois déjà cité;
Les à-propos de la société
Tiroient déjà de ma verve égarée
Maint im-promptu la veille médité,
Quidans un cercle avec art récité
Brille un quart-d'heure et meurt dans la soirée.
0mes amis , c'est ce qui m'a perdu!
Ungraind'encens me fit toouurrnneerr llaa tête:
Je me piquai de l'honneur prétendu
D'avoir sans cesse une épigramme prête,
Ettour-à- tour un léger madrigal,
L'un pour Cloris , l'autre contre un rival.
On toléra ma première folie ;
Mais je passai bientôt de la saillie
A la satire : un dangereux penchant
Ne me parutqu'un peu d'étourderie;
Je croyois rire , et je devins méchanta
DECEMBRE 1806.
• 637
1
Tel estle fruitd'une absurde chimère :
Dans l'art d'écrire écolier téméraire ,
Et de moi-même en secret enivré,
Je me croyois par ina Muse inspiré ;
Etde ses dons heureux dépositaire,
Je les épands, je m'empresse, je crains:
De faireun vol à mes contemporains,
Qui de mes vers ne s'embarrassent guère .
Oa
4 5
T
Eh bien, messieurs, ce fidè'e portrait,
aje mee peins sans beaticoup d'indulgence,
N'auroit- il point rappelé quelque trait
Qui vous convint ? ... Pardon, je suis discret ,
Etvous pouvez risquer la confidence;
Car, à-peu-près, je suis dans le secret,
Et je vous aidevine tous d'avance.
Ah,jele vois , trop de sévérité
Vous effarouche , et rend l'aveu pénible ?
« Quoi , direz- vous, il n'est donc plus possible;
› Lorsque l'amour, le loisir, la gaieté,
>> Vont répandant une agréable ivresse ,
› Dans un couplet , de chanter sa maîtresse,
>>Ni'de réduire aux bornes d'un quatrain
>> D'un mot plaisant le sens un pen malin?
Rassurez-vous on peut , dans une orgie ,
D'un peu d'ivresse égayer la raison ,
Le verre en main, prodiguer å
Ces petits riens où chacun se récrie ,
Et qu'à l'instant l'auteur lui-même oublie :
Là seulement vos vers sont de saison.
1
foison
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Mais , de sang froid se proclamer poète,
S'exta ier sur ses productions ,
Et revêtir ses folles visions
Du nom pompeux d'influence secrète az mitent
Voilà l'excès queje dénonce ici.
Et, plût au ciel qu'unun r meur trop crédulé
D'un salutaire et juste ridicule
Ne ressentît que le trait adouci !
Voyez, de loin, s'accroître sur ses trappe
Les contes yains, les soupçons odieux ,
Et le mépris , moins tolerablele qu'eux,
Du bel esprit poétiques dis races.
Si, dans un cercle, lit li d'un ton soumis
Ces petits vers qu'il avoit tant promis ,
On l'interrompt au bruit d'une charade,
Etson orguel, trop souvent compromis
Reçoit d'un sot querque compliment fadep
De maint critique éprouve prouve laboutadeya
Et pour leplaindre iln'a n'ajamais
Bravant alors les affronts qu il essuie,
Il s'ecriera qu'il est persécuté.
d'amis
De nos auteurs c'est sur-tout lamanie :
Chacunveut l'être, et dans une élégie ...
Où lon gémitde sa célébrité,
107
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:
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628 MERCURE DE FRANCE ,
1
Onvient apprendre à la postérité
Que le mérite est proscrit par l'envie ,
Et qu'on n'eut pas le droit d'être excepté,
Pareils travers n'ont point en vous fait naître
Du nom d'auteur la vaine ambition :
Si vous rimez , c'est sans prétention ;
Je vous l'accorde , et c'est beaucoup , peut-être.
Mais cet attrait d'un perfide plaisir
Ne rompt- il point, tandis qu'on fait une ode,
De nos devoirs ie frein trop incommode ?
Et ce robin , qu'un beau feu vient saisir,
Tournant un vers dans son noble loisir,
Descendra-t- il à la prose du Code ?
Etcette femme, empruntant de l'esprit,
Qui, tous les mois, dans les journaux s'affiche,
Daignera-t-elle , au prix d'un hémistiche ,
D'un soin vulgaire.... Ah , chut , j'en ai trop dit !
J'entends déjà maint rimeur qui s'escrime :
« De tous nos vers , il va nous faire un crime,
>> S'écrieront- ils, le trait est un peu vif.
>> Ce fier censeur, par un droit exclusif ,
>> Tout en rimant , nous interdit la rime. >>
Messieurs , de grace , écoutez mes raisons :
Pour qu'on l'entende , il faut qu'un homme sage
De la folie emprunte le langage,
Lorsqu'il se trouve aux Petites-Maisons.
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t
Par M. DESPERROUX,
LA CONQUÊTE DE LA PRUSSE,
ODE.
LES Dieux n'exhalent point une menace vaine :
Le courroux de leur sein s'élance tout armé;
Et leur regard , plus prompt que la foudre inhumaine ,
Frappe l'orgueil qui dans sa haine
Refuse à leur autel l'encens accoutumé.
Que l'horrible Python, d'une haleine homicide,
Vienne inſecter la terre et le vallon sacré ,
L'oeil vengeur d'Apollon , qu'un feu céleste guide,
Devançant la flèche rapide ,
Signale le trépas de ce monstre abhorré.
Tel l'Achille français excite l'épouvante
Son regard irrité lance des traits de mort;
Il présage des rois la ruine sanglante;
Et sa parole foudroyante
De ses aigles vainqneurs a précédé l'essor
Où sont ces légions gardiennes de la Sprée ,
Qui croyoient du héros effrayer le réveil?..
Dans la Saxe , déjà, leur audace égarée ,
Trahissant l'amitié sacrée ,
Etaloit des combats le parjure appareil !
{
1
DECEMBRE 1806. 629
La France vit long-temps leur coupable délire
Dévouer ses guerriers aux horreurs du trépas ;
Leurs rêves insultans renverser son Empire ,
Et leur joie affreuse sourire
Au gouffre qui sembloit entr'ouvert sous ses pas .
Lahaine leur souffloit cette fureur sauvage ;
Un souvenir cruel irritoit leur orgueil ;
Ils brûloient de laver la honte de l'outrage
Que reçut leur brutale rage
Proposant à Lutèce , ou des fers , ou le deuil.
« Cède, ville superbe , ou soudain écroulées ,
>> Tes maisons par la flamme expieront tes refus;
>> Tes dômes, tes splendeurs aux pieds seront foulées ,
>> Et sur tes rives désolées
» L'étranger ébloui ne s'arrêtera plus.>>>
Imprudente fureur , qui de soudaines lances
Arma la France entière , et , soulevant ses flots ,
Eût à ces aggresseurs fait subir ses vengeances ,
Si, rougissant de leurs jactances,
Ils n'eussent du Grand-Peuple embrassé les drapeaux !
Long-temps ils ont chéri ce lien tutelaire ;
Quand Bellone lançoit autour d'eux ses hasards ,
L'égide du Français rendoit leur sort prospère.
Qu'a produit leur trame adultère ?
Que sont-ils devenus ces fiers enfans de Mars ?
Jena , dans ses champs , a vu frémir les ombres
Des guerriers qui peuploient leurs nombreux bataillons :
De leurs glaives brisés là gissent les décombres ;
Et là fume , aux cavernes sombres ,
Leur sang , qui d'un long fleuve a rougi les sillons.
Le vaincu s'est partout creusé des précipices;
Le courroux du Français est au loin assouvi;
La Vistule captive a vu ces Dieux propices ,
Dont les aigles triomphatrices
Tiennent de Frédéric tout l'Empire asservi.
Ogrand roi ! l'avenir, qui t'ouvroit ses ténèbres,
Quand, élevant la France au plus sublime rang,
Tuprésageois son lustre et ses héros célèbres,
T'annonça-t- il les temps funèbres
Quimenaçoient ton sceptre , et l'orgueil de ton sang ?
Levoyois-tu ce sceptre , ouvrage de ta gloire,
Que jadis redoutoient les plus fiers potentats ,
Echapper à ta race ; et , traître à ta mémoire ,
Au seul effort d'une victoire ,
Sous le fer d'un guerrier se briser en éclats ?
Console-toi : ton nom , qui triomphe des âges ,
Jamais de plus d'honneurs ne se vit entouré,
3
630 MERCURE DE FRANCE ,
Qu'alors que ce vainqueur, juge des grands courages,
Te payant de nobles hommages ,
Ceignit avec transport ton glaive révéré.
Sur ta tombe sacrée , écartant les profanes,
D'un saint enthousiasme il respira l'ardeur ;
Et ce coeur héroïque interrogea tes maues ,
DeBellone augustes organes ,
Sur un art dont są gloire a franchi la hauteur.
Vivans, l'estime auroit associé vos ames;
L'un de l'autre, aux combats , eût adm ré les coups;
L'honneur brûla toujours de généreuses flammes :
Les guerriers , sous ses oriflamines ,
Marchent d'un pas émule , et non d'un oeil jaloux.
Qui respire l'envie, à l'opprobre se vone
Dans la course superbe ou volent ses égaux,
Ungrand coeur applaudit , avec ivresse loue ,
Le char dont la rapide roue
Triomphant de la borne , éclipse ses rivaux.
NAPOLÉON est roi de la lice guerrière ;
Intrépide , il s'élance aux combats renai sans;
Leclairon sönne, il part, devorant la carrière,
Perdu dans les flots de poussière ,
Il a ravi lapalme, et mérité l'encens.
Où trouver son égal ? Prodiges de Bellone,
Chefs-d'oeuvre du génie, il a tout accompli.
Bientôt ce roi des rois rejetonsde son trône ,
Des arts qui tressent sa couronne ,
Régira l'univers par sa gloire ennobli.
ENIGME.
Un pied , de ma longueur
Est presque la mesure ;
Il l'est aussi de ma largeur :
Par M. B ....
Cependant du quarré je n'ai point la figure.
LOGOGRIPHE.
•AVEÇ six pieds , je suis un des meus les plus sains;
Avec trois, je deviens ce que cache une fille;
Avec cing, un garant de la foi des humains ;
Avec quatre , je cours à travers la Castille.
CHARADE.
QUATREpieds forment tout mon bien;
Mondernier vaut mon tout, et mon tout ne vaut rien.
Le mot de l'Enigme du dernier N° . est Soupir.
1
L
Celui du Logogriphe est Mercure , où l'on trouve cure, mer, créme,
múre.
Celui de la Charade est Ver-tige.
Nota. Le mot du Logogriphe de l'avant-dernier numéro est Bucher.
DECEMBRE 1806. 631
RÉFLEXIONS sur l'ouvrage du Père Bouhours , intitulé : De la
Manière de bien Penserdans les Ouvrages d'esprit. Un vol.
in-12 : article faisant suite à l'extrait de l'Histoire de Pierre
d'Aubusson , du même auteur. (1)
LE Père Bouhours, dans cet ouvrage, semble avoir pris pour
modèle les Dialogues de Cicéron sur l'Orateur. La liberté de
la conversation permet de discuter à fond les questions litteraires
et oratoires; et ce cadre fait éviter la monotonie qui
se fait sentir dans les préceptes , quand ils sont rangés dans
un ordre trop méthodique. Une autre raison peut avoir engagé
le Père Bouhours à préférer cette manière à toute autre :
il obtenoit de grands succès dans la sociéte par son élocution
facile et polie; habitué aux applaudissemens que l'on donnoit
à ses discours , ne devoit-il pas présumer qu'on accorderoit
la même faveur à des entretiens dont il seroit l'auteur ? Ce
motif, qui décida peut-être Platon , Xénophon et Ciceron ,
renommés tous par leur éloquence dans la conversation , à
donner à leurs préceptes la forme du dialogue , a pu engager
le Père Bouhours à marcher sur les traces de ces grands
maîtres, dont il avoit étudié avec soin le génie et les écrits.
Mais cette espèce de talent a ses écueils. Les succès de société
habituent souvent à faire briller son esprit aux dépens du
bon sens et de la raison. Al'abri de quelques phrases sonores
et bien tournées , on peut fairepasser les plus grandes absurdités;
le cercle indulgent dont on est entouré ne cherchant
que le plaisir, est peu scrupuleux sur les moyens par lesquels
on le lui procure; et il arrive qu'un beau parleur devient un
mauvais écrivain, quand il veut mettre ses productions au
grand jour.
Le Père Bouhours , doué d'un esprit juste et solide, aa évité
une grande partie des écueils auxquels les applaudissemens
exagérés qu'il recevoit pouvoient l'entraîner. Cependant, il ne
s'est pas préservé d'une certaine abondance de mots que
l'habitude d'improsiver donne presque toujours : on voit que ,
dans les momens où le style leplus familier seroit préférable ,
il court après la phrase, et fait ses efforts pour donner de
l'harmonie à la période.On croit toujours entendre un homme
(1) Cet ouvrage est rare. Il s'en trouve quelques exemplaires reliés
chez le Normant. Prix : 3 fr .
4
632 MERCURE DE FRANCE ,
W
dont la conversation charme une société choisie , sans effort ,
il est vrai , mais avec une recherche d'expression qui provoque
l'applaudissement; presque jamais on ne voit l'écrivain
pesant ses paroles dans le silence du cabinet , et négligeant de
vains ornemens pour chercher à réunir à la plus grande justesse
la plus exacte précision. Il est à remarquer que le Père
Bouhours , qui s'étend avec complaisance sur les historiens
éloquens , tels que Tite- Live et Salluste , ne dit pas un mot de
Plutarque, ce modèle de naturel et de simplicité que doivent
se proposer tous ceux qui écrivent des vies particulières. C'est
dans ce dédain pour un des plus grands écrivains de l'antiquité
que l'on peut trouver le germe des défauts que nous
avons eu lieu d'observer dans l'Histoire de Pierre d'Aubusson.
Le Père Bouhours recherchant trop l'éloquence et les tours
nombreux , ne donne point à cette histoire le caractère qu'elle
devoit avoir. S'étant trompé dans la théorie de son art , il
n'est pas étonnant qu'il se soit égaré dans la pratique.
D'autres causes encore contribuèrent à donner au style de
l'auteur un peu d'affectation et de faux brillant. Quoiqu'il
s'élevât avec beaucoup de force , comme on le verra par la
suite , contre les concetti italiens et espagnols , il ne dédaignoit
pas de faire une étude particulière d'un écrivain qui ne
pouvoit que lui faire prendre une mauvaise route , si son bon
sens et son talent naturel ne s'y fussent opposés. Il y avoit plus
d'un rapport entre la position de Voiture et celle du Père
Bouhours dans la société : tous deux faisoient les délices des
cercles dans lesquels ils étoient admis. Voiture , paroissant à
une époque où le goût n'étoit pas encore formé , avoit eu le
mérite de donner à la phrase française une légéreté , une élégance
et une finesse qui lui avoient été jusqu'alors inconnues ;
mais son bel esprit perçoit trop dans ses lettres , ses plaisanteries
étoient trop travaillées , et sa légéreté n'étoit pas dépourvue
d'une certaine affectation. Méritant de grands éloges pour
avoir su donner un nouveau caractère à la langue française , il
n'en étoit pas moins un modèle dangereux à suivre. Le Père
Bouhours s'étoit distingué dans un temps beaucoup plus heureux
: les chefs- d'oeuvre de Racine et de Boileau avoient
obtenu les applaudissemens de tous les connoisseurs éclairés ;
les Lettres Provinciales avoient fixé la prose française. Il devenoit
alors beaucoup plus facile à un écrivain d'obtenir des
succès littéraires. On ne sauroit révoquer en doute que le
Père Bouhours n'ait puissamment contribué à perfectionner
la langue française par l'urbanité qu'il sut répandre dans ses
écrits; mais les rapports qui existoient entre Voiture et lui se
firent toujours sentir; il avoit tant de goût pour cet auteur,
DECEMBRE 1806 . 633
qu'il le portoit toujours sur lui ; dans ses momens de récréation,
comme il le dit lui-même , il le lisoit et le relisoit sans
cesse. On doit attribuer à cette étude habituelle l'envie de
briller qui se trouve trop fréquemment dans les ouvrages
du Père Bouhours .
L'urbanité et une politesse raffinée , portées très- loin par
le Jésuite , étoient aussi produites par une rivalité dont il est
utile de faire ici une courte mention. Les ouvrages de Port-
Royal produisoient alors le plus grand effet : on employoit
dans les maisons particulières , et dans quelques colléges , les
Méthodes et les Grammaires de Lancelot , d'Arnauld et de
Nicole ; Boileau et Racine témoignoient le plus vif enthousiasme
pour ces excellens maîtres. Les Jésuites craignoient
avec raison l'influence de ces nouveaux systèmes : chargés de
l'enseignement dans presque toutes les provinces , il étoit de
leur intérêt d'opposer à leurs adversaires des ouvrages propres
à maintenir du moins la balance. La Logique de Port-Royal ,
dont les éditions se multiplioient , se faisoit sur-tout distinguer
par une raison solide , par une méthode sévère , par une
dialectique exacte et claire, mais ne présentoit aucun ornement
déplacé. Le Père Bouhours composa , pour balancer le
succès de cet ouvrage, le livre dont nous nous occupons : il
ne négligea rien pour charmer le lecteur par une instruction
amusante , légère et dépouillée de tout appareil sérieux. Le
contraste ne pouvoit être plus marqué ; mais , comme chacun
de ces ouvrages , composé dans des vues si différentes , présente
des qualités essentielles , tous deux ont obtenu le suffrage
des connoisseurs. Cependant le livre du Père Bouhours , faisant
de trop fréquentes allusions aux circonstances du moment ,
ne s'est pas soutenu comme la Logique ; et, malgré les défauts
qu'on peut lui reprocher, nous ne craignons pas de dire qu'on
l'a beaucoup trop négligé. Peu de Réthoriques sont aussi
bonnes : en supprimant quelques passages qui n'ont plus d'intérêt
, en rectifiant quelques jugemens erronés , il n'est pas
douteux qu'on en pourroit faire un excellent livre classique.
C'est ce qui nous engage à en parler encore avec quelque
détail .
Voltaire , dans l'Histoire du Siècle de Louis XIV, a rendu
justice à cet ouvrage du Père Bouhours. « La Manière de
>> bien Penser, dit-il , sera toujours utile aux jeunes gens qui
>> voudront se former le goût : l'auteur leur enseigne à éviter
>> l'enflure , l'obscurité , le recherché et le faux; s'il juge trop
>> sévèrement en quelques endroits le Tasse , et d'autres auteurs
italiens , il les condamne souvent avec raison. Son
>> style est puret agréable, » Mais Voltaire met une restriction
634 MERCURE DE FRANCE ,
àcette louange: il se moque du Père Bouhours , sur ce qu'il
compare saint Ignace à César, et saint Xavier à Alexandre. It
estsûr que le Jésuite avoit trop de goût pour les rapprocheanens,
etqu'enles multipliant, il luiarrivoit d'en fairede forcés.
Mais Voltaire aussi se garde bien de dire à quelle occasion
le Père Bouhours parle de ce rapprochement. On ne voit pas
pourquoi l'auteur du Siècle de Louis XIV, qui court tant
après les anecdotes , garde le silence sur celle- ci , qui est
assez curieuse. 4
Le grand Condé aimoit beaucoup la société des gens de
lettres , et le Père Bouhours étoit quelquefois admis à son
intimité. La conversation tomba un jour sur saint Ignace et
sur saint Xavier. On cherchoit en vain à caractériser ces deux
héros du Christianisme , dont l'un avoit fondé la Société de
Jésus , et dont l'autre avoit porté le nom et la gloire de son
Ordre dans les pays les plus éloignés. La conversation s'animant,
le princedit,sansyattacher d'autre intention que celle
de jeter quelque lumière sur l'objet de la discussion : « Saint
Ignace est César, qui ne faitjamais rien que pour de bonnes
raisons; saint Xavier, c'est Alexandre , que son courage
emporte quelquefois. » Il étoit tout naturel que le Père
Bouhours rapportat , dans son ouvrage, ce mot si glorieux
pour les Jésuites. Le petit commentaire qu'il en donne ne
sert qu'a expliquer les raisons qui avoient pu porter le prince
à faire ce singulier rapprochement. On ne voit pas , d'après
cette explication , ce que M. de Voltaire a pu trouver de si
ridicule dans ce passage de l'ouvrage du Père Bouhours. Il est
faux que ce soit l'auteur qui ait fait le parallèle; mais Voltaire
savoit qu'il étoit plus facile de tourner en ridicule un Jésuite
que le grand Condé.
Le Père Bouhours fait quelquefois d'excellentes réflexions
sur leTasse. Les plus curieuses sont celles où le critique examine
les passages que le poète italien a imités des anciens. Ces
parallèles intéressans donnent lieu à des discussions très-instructives
sur le génie des différens siècles , relativement à la
Jittérature. En voici un exemple: dans l'Eunuque de Térence ,
Cherea, jeune homme amoureux d'une femme qu'il n'a fait
qu'entrevoir, la demande de tous côtés. « ( 1) Où la puis-je
>> chercher, dit-il ? Quel chemin prendrai-je ? Je suis dans
(1 ) Ubi quæram ? Ubi investigem ? Quem perconter ? Qud
insistam via ?
Incertus sum una spes est; ubi ubi est, diù celari non potest.
EUN, de Téren. , act. 2, sc. 3.
DECEMBRE 1806. 635
:
>> une incertitude cruelle. Mais une chose me donne de l'es-
>> pérance , c'est qu'en quelque lieu qu'elle soit , elle ne peut
>>- être long-temps cachée. » Cette dernière pensée est délicate
et passionnée, sans avoir aucune espèce d'affectation.
A l'époque où écrivoit le Tasse , on étoit beaucoup plus
raffiné: la pensée de Térence auroit paru trop simple. Le Tasse,
en la développant , la rend moins agréable et moins naturelle,
Nous nous servirons de la traduction de M. de La Harpe , qui
joint l'élégance à beaucoup de fidélité :
Ah! labeauté jamais peut-elle se cacher ? (1)
Nos yeux sont- ils en vain ardens à la chercher ?
Tu ne le permis pas, Amour. D'une main sûre
Tu sais ouvrir pour toi la plus chaste clôture ,
Etdans l'ombredes murs , fermés à tout danger,
Introduis les larcins d'un regard étranger.
Argus aux yeux voilés , il n'est rien sur la terre
Que ton bandeau ne couvre, et que ton fou n'éclaire .
On voit que le Tasse , en voulant renchérir sur Térence , a
étébeaucoup trop loin. Quoique ce défaut soit adouci dans
la traduction de M. de La Harpe , comme on peut s'en convaincre
en examinant le texte , la comparaison avec Argus
a quelque chose d'affecté. On a reproché au Père Bouhours
d'être trop sévère envers le Tasse; mais jamais il ne lui conteste
le méritede ses conceptions épiques , de ses caractères ,
etde sesdescriptions de combats. Il ne lui reproche que des
défauts de style, séduisans pour la plupart des lecteurs , et
qui n'ensontque plus dangereux. Il araisonde trouver mauvais
que le poète italien , dans les endroits les plus sérieux , se
permette des ornemens superflus et des bagatelles brillantes ,
nugæ canoræ , qui ne conviennent point au ton de l'épopée.
Dans toute cette critique, les leçons du Père Bouhours , conformes
à celles deBoileau , mais plus développées , sont des
modèles de goût.
Cette manie de renchérir sur les beautés simples des anciens,
a été portée très-loin par les poètes du dix-huitième siècle.
Dans la tragédie sur-tout , les poètes modernes se sont
livrés à beaucoup d'exagération. Ce défaut se fait remarquer
:
(1) Pur guardía esser non puo, che' n tutto celi
Belta degna ch'appaia, e che s'ammiri :
Nè tu il consenti Amor, ma la riveli
: D'un giovinetto a i cupidi desiri.
Amor c'hor cieco , hor Argo , hora ne veli
Dibenda gli occhi , hora cegli apri , e giri;
Tu permille custodie entro a i piu casti
Virginei alberghi , il guardo altrui portasti.
Chant 2, strophe 15.
636 MERCURE DE FRANCE ;
principalement dans leurs imitations des anciens. Il suffit ,
pour s'en convaincre , de comparer l'Iphigénie en Tauride de
Guimond de la Touche à celle d'Euripide , l'Oreste de Voltaire
à l'Electre de Sophocle , etc.
Les réflexions du Père Bouhours ne se bornent pas à la
poésie et à l'éloquence. Il donne aussi de fort bons préceptes
sur'la manière d'écrire l'histoire générale. On a vu que , dans
la préface de son histoire de Pierre d'Aubusson , il regarde
Tite-Live et Salluste comme les meilleurs modèles. Il n'est pas
aussi favorable à Tacite ; et son jugement sévère n'est pas sans
quelque fondement. En effet , comme nous l'avons observé ,
quand nous avons eu l'occasion de parler de ce grand écrivain ,
Tacite a le défaut de vouloir pénétrer trop avant dans les mystères
de la cour : il a la prétention de découvrir les plus secrets
sentimens de ceux dont il parle ; et cette prétention ne peut
manquer de l'égarer souvent. Sur quels titres, sur quels Mémoires
fonde-t- il ses conjectures ? Quand il auroit été le confident
intime des princes, illui auroit été impossible de lire aussi
profondément dans leurs coeurs. La propension de l'historien
à considérer toutes les actions sous les rapports les plus
défavorables , étoit une des causes qui portoient les directeurs
des études à ne point mettre ce livre entre les mains des jeunes
gens: à cet âge, il est dangereux de voir ainsi la société ; et
l'idée qu'on puise dans un ouvrage de ce genre , conduit ou
à la haine ou au mépris des hommes , deux sentimens également
funestes quand on entre dans le monde : ils ne peuvent
produire que la misantropie ou la dépravation. Ce ne fut
qu'à la fin du dix-huitième siècle , que Tacite fut introduit
dans les écoles. A l'époque de la révolution , on put facilement
apercevoir quelle influence la lecture de cet auteur avoit
exercée sur les jeunes gens. Combien de fois les phrases de
Tacite ne servirent-elles pas d'épigraphe et de texte aux pamflets
dirigés contre les chefs du gouvernement ? Le Père Bouhours
, qui , heureusement pour lui , n'avoit pas l'expérience
de l'effet qu'un historien comme Tacite peut produire sur les
jeunes gens , lui reproche seulement son défaut de simplicité
et ses conjectures hasardées.
« C'est à la vérité , dit-il , un grand politique et un bel
>> esprit que Tacite , mais ce n'est point à mon avis un excel-
>> lent historien. Il n'a ni la simplicité , ni la clarté que l'his-
>> toire demande : il raisonne trop sur les faits; il devine les
>> intentions des princes plutôt qu'il ne les découvre : il ne
>> raconte point les choses comme elles ont été, mais comme
>> il s'imagine qu'elles auroient pu être ; enfin, ses réflexions
>> sont souvent trop fines , et peu vraisemblables. Par exemple,
DECEMBRE 1806. 637
>>y a-t-il de l'apparence qu'Auguste n'eût préféré Tibère à
>> Agrippa et à Germanicus que pour s'acquérir de la gloire
>> par la comparaison qu'on feroit d'un prince arrogant et
>> cruel , comme étoit Tibère avec son prédécesseur ? Car
>> quoique Tacite mette cela dans la bouche des Romains , on
>> ne voit que trop que la réflexion est de lui , aussi bien que
>> celle qu'il fait sur ce que ce même Auguste avoit mis dans
>> son testament , au nombre de ses héritiers , les principaux
>> Romains , dont la plupart lui étoient odieux ; qu'il les y ait
>> mis , dis-je , par vanité , et pour se faire estimer des siècles
» suivans. » 1
Le Père Bouhours , en donnant des principes de naturel et
de clarté , a parfaitement défini les défauts opposés. Cette
définition du galimatias et du Phébus mérite d'être con
servée , parce qu'elle peut en préserver.
<<<<Le galimatias , dit-il , renferme une obscurité profonde ,
>> et n'a de soi - même nul sens raisonnable. Le Phébus ,
>> qui n'est pas si obscur , a un brillant qui signifie ou semble
>> signifier quelque chose : le soleil y entre d'ordinaire , et
>>c'est peut- être ce qui a donné lieu , dans notre langue , au
>> nom de Phébus. Ce n'est pas quelquefois que le Phébus ne
>> devienne obscur , jusqu'à n'être pas entendu ; mais alors le
>> galimatias s'y joint : ce ne sont que brillans et que ténèbres
>>> de tous côtés . » 1 11
Le Père Bouhours donne des exemples de Phébus et de galimatias
, tirés des orateurs de son temps. Ces exemples trèsridicules
, le sont beaucoup moins que ceux que l'on pourroit
puiser dans quelques auteurs modernes. Diderot, sur-tout , en
fourniroit un grand nombre. Nous nous bornerons à en citer
quelques-uns. En parlant de Thomas qu'il trouve trop froid
dans son Essai sur les Femmes , Diderot s'exprime ainsi :
« Quand on écrit sur les femmes , il faut tremper sa plume
> dans l'arc - en - ciel , et jeter sur la ligne la poussière des
>> ailes du papillon. » Il ajoute ensuite : « Comme le petit
>> chien du pélerin , à chaque fois qu'on secoue la patte, il
>> faut qu'il en tombe des perles ; et il n'en tombe pas de celles
>> de M. Thomas. >> Voilà du Phébus, s'il en fut jamais . Veuton
voir du galimatias ? « On est , dit l'auteur , naïvement
>> héros , naïvement scélérat , naïvement dévot , naïvement
>> beau , naïvement orateur , naïvement philosophe ; sans
>> naïveté , point de vraie beauté : on est un arbre , une fleur ,
>> une plante , un animal naïvement. Je dirois presque que de
>> l'eau est naïvement de l'eau , sans quoi elle visera à de
>> l'acier poli et au cristal . La naïveté est une grande ressem-
>>blance de l'imitation avecla chose : c'est de l'eau prise dans
638 MERCURE DE FRANCE ,
"
» le ruisseau et jetée sur la toile. » Mais ce galimatias n'apa
proche pointd'une définition du beau, par laquelle nous terminerons
nos citations. « Le Théorème qui dira que les asyni-
>> totes d'une courbe s'en rapprochent sans cesse, sarisjamais se
>> rencontrer , et que les espaces formés par une portion de
>> l'axe, une portion de la courbe , l'asymtote et le prolon-
>> geinent de l'ordonnée , sont entr'eux , comme tel nombre
>> est à tel nombre, sera beau. » Jamais les pédans de Molière
ne se sont exprimés d'une manière si extraordinaire. Cet emploi
de termes scientifiques dans un sujet purement littéraire ,
est encore plus ridicule que l'emphase et l'affectation de
Trissotinet de Vadius.
L'interlocuteur du Père Bouhours finit par revenir aux
bons principesde la littérature. Jusque-là, il avoit en quelque
sorte méprisé les anciens , et n'avoit accordé son suffrage
qu'aux auteurs espagnols et italiens. Son ami , après l'avoir
convaincu de ses erreurs , ajoute : « Vous serez , comme ces
>> gens qui sont détrompés du monde , et qui , dans le com-
>> merce de la vie , n'ont pas tant de plaisir que les autres;
» mais assurez-vous que c'en est ungrand d'être détrompé ;
et ne vous avisez pas d'imiter ce fou qui s'imaginoit être
" toujours au théâtre et entendre d'excellens comédiens ; mais
qui étant guéri de son erreur par un breuvage que ses
>> amis lui firent prendre , se plaignoit de ses amis comme
>> s'ils l'eussent assassiné. »
Les partisans décidés du mauvais goût ont toujours été
très-difficiles à persuader : aussi , ce n'est point parmi eux ,
que le Père Bouhours a choisi un adversaire. Il a pris un
homme empressé de s'instruire , et se défiant beaucoup de
lui-même. Il y a loin de ce caractère à celui des sophistes
qui jouissent de leurs erreurs , et ne veulent pas en guérir.
Quoiqu'ils s'emportent souvent contre les critiques qui cherchent
envainà dissiper leurs illusions , ils n'ont pas à redouter
le sort du fou dont parle le Père Bouhours , d'après Horace .
Qu'ils laissent donc en paix les Aristarques dont ils b'ament la
sévérité. La critique, ainsi que l'observe le Père Bouhours , ne
s'adresse qu'à ceux qui sont en état d'en profiter ; et si elle ne
dédaigne pas de s'appesantir quelquefois sur de mauvais
ouvrages, ce n'est point dans l'espoir de corriger les auteurs ,
mais dans l'intention de prémunir les lecteurs contre la cou
legion du faux goût.
P.
: i
"
DECEMBRE 1806. -639
Les Ecrivains de l'Histoire Auguste , traduits en français
par Guillaume de Moulines . Nouvelle édit. Trois vol. in-12.
Prix : 7 fr. 50 c. , et 10 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez
Barrois aîné et fils , rue de Savoie ; et chez le Normant.
On entend par l'Histoire Auguste , l'histoire de tous les
Empereurs romains , depuis Adrien qui parvint à l'Empire
en 117, jusqu'au commencement du règne de Dioclétien en
285 : ce qui comprend un espace de cent soixante - huit
années. Plus de cinquante auteurs avoient traité cette partie de
l'histoire romaine : six ont échappé seuls à l'injure des temps;
leurs ouvrages ont été réunis enunsseerul corppss d'histoire ,
le titre d'Ecrivains de l'Histoire Auguste. Ces auteurs sont :
Spartien , Lampride , Vulcace , Capitolin , Pollion et Vopisque
(1 ) : ils ont tous vécu sous l'Empereur Dioclétien.
, sous
Spartien ( AElius Spartianus ) avoit écrit les Vies de tous
les Empereurs , depuis Jules-César jusqu'à Dioclétien. Il ne
reste que celles d'Adrien , d'AElius Kerus son fils adoptif, de
Julien , de Niger, de Sévère ,de Caracalla et deGeta son
frère. Indépendamment de l'incorrection et de la dureté
du style, défaut commun à tous les écrivains de l'Histoire
Auguste, Spartien est peu exact à suivre l'ordre des temps :
parune suitede cette confusion, il se trompe de vingt-quatre
ans sur la vie de Sévère ; il lui fait épouser Julie dix ans trop
tard ; il ne veut pas que Caracalla soit fils de Julie; il se con
tredit sur Julien et sur Niger ; il attribue à l'Empereur Adrien
l'établissementdes voitures publiques , dont l'usage étoit déjà
connu du temps d'Auguste. Malgré ces inexactitudes, on lit
avec intérêt les Vies qui nous restent de lui , sur-tout celle de
l'Empereur Sévère. (2)
(1) Je pense qu'on n'auroit pas dû restreindre à ces six auteurs la
dénomination d'écrivains de l'Histoire Auguste. Vopisque , dans la vie
d'Alexandre-Sévère , appelle Tacite Historicæ Auguste scriptorem. Cette
dénomination étoit done appliquée du temps de Vopisque à tous les historiens
qui avoient déjà écrit sur les Empereurs. On devroit donc distin
guerdeux Histoires Auguste : la grande , comprenant tous les Empereurs
depuis Auguste jusqu'à Constantin ; et la petite , commençant seulement
au règned'Adrien , et finissant à l'avènement de Dioclétien: c'est de cette
dernière dont il s'agit dans cet article.
(2) On y trouve une particularité remarquable sur la population de
L'ancienne,Rome : Sévère laissa en mourant une provision de blé pour
sept années , de manière qu'on pût en distribuer chaque jour soixantequinze
mille boisscaux ; or le boisseau romain contenoit huit choenix , et
640 MERCURE DE FRANCE ,
Vulcace ( Vulcatius Gallicanus ) , sénateur romain , entreprit
de faire l'histoire de tous ceux qui avoient porté le
nom d'Auguste , soit légitimement , soit par usurpation. Nous
n'avons de lui que la Vie d'Avidius Cassius qui se révolta en
Orient contre l'E : elle est adressée à
Dioclétien. On y trouve quelques lettres fort belles de Marc-
Aurèle ( 1 ) : et l'intérêt qui règne dans ce petit morceau d'histoire,
fait regretter la perte des autres ouvrages de l'auteur. (2)
l'Empereur Marc-Aurèle
Lampride (AElius Lampridius ) avoit aussi composé les
Vies de plusieurs princes. Il ne reste que celles de Commode,
de Diadumène , fils de Macrin , d'Héliogabale et d'Alexandre
Sévère. La Vie de Commode est dédiée à Dioclétien ; celles
d'Héliogabale et d'Alexandre sont adressées au grand Constantin.
L'auteur assure que c'étoit le prince lui-même qui
l'avoit obligé d'écrire celle d'Héliogabale , et dela lui adresser :
ce qui peut le justifier en partie du reproche que S. Jérôme
Jui adresse , ainsi qu'à Suétone , d'apprendre les plus grandscrimes
en les rapportant. M. Rollin le cite quelquefois dans la
partie historique du Traité des Etudes (5). Ce qui inspire de
laconfiance pour cet historien , c'est la hardiesse avec laquelle
il parle à Constantin en lui adressant la Vie de l'Empereur
Alexandre. Après avoir invectivé contre les eunuques du
palais , il dit en s'adressant à Constantin même : « Je sais quel
>> danger il y a de parler contre ces sortes de personnes , sous
>> un prince qui en est esclave ; mais , par un bonheur tout
دد particulier , vous avez reconnu combien ces pestes causent
>> de malheurs ; et c'est pourquoi vous les avez réduits à l'habit
un choenix suffisoit pour la nourriture d'une personne. Voilà done sis
cent,mille portions à distribuer chaque jour , et par conséquent six cent
mille habitans; et comme cette distribution ne se faisoit qu'aux pauvres
et aux soldats , qu'on juge à quel nombre devoit se monter le total
des habitans de Rome !
(1) Entr'autres celle que ce prince écrivit à Verus , au sujet de la conspiration
de Cassius , et qui finit ainsi : Quant au conseil que vous me
donnez de pourvoir à la sûreté de mes enfaannssppaarrelamortde Cassius ,
je souhaite que mes enfans périssent plutôt eux-mémes , si Cassius est
plus digne qu'eux del'Empire.
Dans une autre de ces lettres , on trouve ces belles paroles que l'Empereur
Théodose se plaisoit à répéter : Plút à Dieu que je pusse ouvrir les
tombeaux, et rendre la vie aux morts !
(2) Le Dictionnaire historique ne fait aucune mention de Vuicace ,
quoiqu'il n'ait pas dédaigné de parler de Spartien.
Le même Dictionnaire met ACTIUS Lampridius au lieu de ÆLIUS
Lampridius. On pardonneroit aisément une faute si légère , et bien.
d'autres semblables, si d'ailleurs on avoit l'avantage de trouver toujours
dans ce Dictionnaire les renseignemens qu'on y cherche...
(3)Voyez letom. III ,, pag. 78 , 97 , 523 .
» de
DECEMBRE 1806. DELA
SEINE
>> de leur condition , et aux fonctions de la
» palais. >>
domest
DAPT
di
Capitolin ( Julius Capitolinus ) avoit entrepos comme
Spartien, de faire les Vies de tous les Empereurs Nous n'a
vons de lui que celles d'Antonin-le-Pieux , de MrCourele
de L. Vérus , de Pertinax , d'Albin , de Macrin ,
Maximins , des trois Gordiens , de Maxime et Balbin .
de Marc - Aurèle , de L. Vérus et de Macrin sont adressées a
Dioclétien; celles des Maximins et des Gordiens, au grand Constantin
, pour lequel Capitolin avoit entrepris toute l'histoire des
Empereurs. Il copie ordinairement les auteurs qui ont écrit
avant lui ,, et ne fait pas difficulté de l'avouer , comme dans
la Vie de Maxime et Balbin : Voilà , dit-il , ce que j'ai tiré
en grande partie de l'historien grec Hérodien. ( 1) Il n'écrit
ni avec pureté , ni avec exactitude. La lettre qu'il rapporte
deMacrin au sénat est supposée ; il se contredit souvent dans
laVie de Maximin , et notamment sur le combat entre les
soldats prétoriens et le peuple de Rome.
Pollion ( Trebellius Pollio ) ne nous a laissé que la fin
du règne de Valérien , avec la Vie des deux Galliens et des
trente tyrans ; c'est-à-dire des usurpateurs de l'Empire, depuis
Philippe inclusivement, jusqu'à Quintille , frère et successeur
de Claude II. II songe plus à écrire avec vérité qu'avec élégance;
il reconnoît lui-même que son style est simple et
populaire , sans avoir ni la pureté, ni l'élévation des anciens
historiens (2). Sa narration est rapide et semée de réflexions
très-sensées. Dans la Vie de l'Empereur Gallien , il blâme la
passion avec laquelle ce prince se livroit à la poésie : « Autre
>> est le mérite d'un Empereur , dit-il, autre est celui d'un
poète et d'un orateur : Aliud in Imperatore quæritur ,
aliud in poeta et in oratore. >> On ne croyoit pas alors que le
mot OEUVRES et le mot Roi fussent compatibles , comme
l'ont avancé quelques écrivains de nos jours.
Vopisque ( Flavius Vopiscus ) , né à Syracuse, vint à Rome
vers l'an 304 ; il y composa l'histoire d'Aurélien , de Tacité ,
de Flavien , de Probus , ddeess quatre tyrans, (Firme , Saturnin ,
Proculus etBonose ),de Carus et de ses fils Numérien et
rinus. Il adressoit ses ouvrages à ses amis et non aux Empereurs.
Son style, quoique éloigné de la pureté de la langue latine , a de
la force et de l'élévation; on le regarde comme le meilleur des
écrivains de l'Histoire Auguste ; il cherche à imiter la pré-
Ca-
(1) Hæc sunt quæ ex Herodiano græco scriptore magnd ex parte
collegi.
(2) Non historico , neç diserto, sed pedestri eloquio ..
すい
Ss
1
642 MERCURE DE FRANCE ,
cision et la force de Tacite , comme on pourra le voir dans
les morceaux que nous citerons en examinant la traduction
de M. de Moulines.
Malgré les défauts que nous avons remarqués dans ces auteurs
, leurs ouvrages n'en sont pas moins précieux : car ce
sont les seuls historiens parvenus jusqu'à nous , qui nous
instruisent des révolutions qu'éprouva l'Empire romain pendant
un intervalle de cent soixante années. Il seroit à desirer
que nous eussions dans notre langue une bonne traduction
de cette importante histoire. La traduction de l'abbé de
Marolles est depuis long - temps oubliée. Quant à celle de
M. de Moulines , dont on nous donne aujourd'hui une nouvelle
édition , elle ne méritoit pas plus d'être réimprimée que
celle de l'abbé de Marolles. Plusieurs journaux néanmoins en
ont rendu un compte très-avantageux. Le Publiciste même,
dirigé , rédigé par M. Suard et M. de la Cretelle l'ainé (1 ) , a été
jusqu'à dire : « Pendant le long séjour de Voltaire en Prusse ,
>> M. de Moulines avoit beaucoup vu ce grand écrivain;
>> et on sent qu'il a profité de cette école : sa traduction , trés-
>> exacte , est en général bien écrite ; le style en est simple at
>> facile. » Après un pareil éloge prononcé ou du moins
approuvé par deux membres de la classe de la langue et de
la littérature française de l'Institut , on sera sans doute
étonné de nous entendre dire au contraire que l'auteur de
cette traduction ne connoissoit ni la langue française , ni la
langue latine. Il faut donc motiver notre jugement par des
preuves si fortes et si nombreuses , qu'on ne puisse pas imputer
notre sévérité au seul plaisir de vouloir contredire
d'aussi graves autorités.
Enjetant d'abord un coup d'oeil rapide sur cette traduction ,
sans la confronter avec le latin , on reconnoît aussitôt que la
langue française étoit une langue étrangère pour l'auteur. (2)
<< Adrien se livra avec tant de passion à la chasse qu'ony
» trouvoit à redire. Un faiseur d'horoscopes lui confirma ce
» qu'on lui avoit dit que son grand - oncle avoit déjà prédit
» qu'il obtiendroit un jour l'Empire.
>> En écrivant au sénat , il s'excusa de n'avoir pas attendu
» son avis sur son élévation à l'Empire , et allégua que les
>> soldats s'étoient précipités à le saluer Empereur.
>> Parvenu au trône , il dit à l'un de ceux qui l'avoient le
>> plus haï : Vous l'avez échappé. (3)
le Publiciste du 1er novembre .
M. de Moulines , mort à Berlin en 1802 , étoit né dans cette même
ville en 1728 , d'une famille réfugiée du Languedoc .
(3) Il y a dans le latin: evasisti. «Vous voilà sauvé, » ainsi que l'a
traduit Fontenelle,
DECEMBRE 1806. 643
» Lucius Vérus étant à côté de son ffrrèèrree,, fut frappé penndant
la route , d'un coup d'apoplexic qui i enteva .
>> Pertinax fut obligé de faire à pied le chemin, depuis An-
>>*tioche jusqu'au lieu de sa destination , parce qu'il s'étoit
» émancipé à faire le voyage sans passeport.
2
>> Etant Empereur , il acquitta le trésor des dettes qu'il
› avoit été forcé de contracter au commencement de són administration
, et le remit sur son ancien pied. ( 1)
>> C'est un mauvais administrateur , disoit l'Empereur Sé-
» vère , qu'un prince qui nourrit des entrailles des habitans
>> des provinces des hommes peu nécessaires à la République.
>> Il exila et fit couper les nerfs des doigts de façon qu'il
> ne pût plus écrire, à un secrétaire qui , rapportant une
>> affaire au conseil du prince , en fit un faux exposé.
>> S'il lisoit quelqu'auteur latin, c'étoit le Traité des Offices.
>> Il voulut bâtir un temple à Christ ( à J. C. ) .
>> Niger attribua des honoraires aux conseillers , afin qu'ils
>> ne saignassent pas leurs cliens.
>>Maximin le jeune étoit très instruit dans les lettres
› grecques et latines , ayant eu pour le grec , Fabilius don't
> il nous reste beaucoup d'épigrammes grecques : il eut pour
>>le latin Philémon. Sa promise étoit Junia Fadilla , arrière-
>> petite-fille d'Antonin. Elle épousa dans la suite un sénateur
>> de la même famille. Cette princesse conserva pourtant des
arrhes royaux , tels qu'un collier de perles , outre des
>> robes et broderies d'or , toutes telles qu'il les faut à une
> princesse.
ور
Aurélien vouloit rétablir le sénat des femmes , dont celles
» qui , aujugement des sénateurs , auroient mérité des sacer-
>> doces , occuperoient les premières places. >>
Je préviens ceux qui ont l'haleine trop courte, de ne pas
s'engager dans la phrase suivante :
« J'observerai que le mot de César vient , selon le sentiment
>> de très-savans hommes , ou de l'éléphant ( appelé dans la
>> langue des Maures , Cæsa ) , que tua dans un combat ce-
>>lui qui le premier prit le nom de César , ou de ce qu'il
>> fallut , sa mère étant morte avant de le mettre au monde ,
>> recourir à une opération pour lui donner le jour , ou de
>> ce qu'il naquit avec la tête garnie de longs cheveux, ou
>> enfin , de ce qu'il avoit les yeux bleus , d'une vivacité peu
>> commune; et certes , à laquelle de ces causes qu'on l'assigne,
>> ce sera toujours à un heureux destin qu'il faudra attribuer
(1) Le traducteur a commis la même faute dans le tom. III , pag. 36.
Odenåt remit les affaires de la République sur leur ancien pied.>>>
Ss2
644 MERCURE DE FRANCE ,
» la célébrité d'un nom qui durera autant que l'univers.
( Tom. I. pag. 65. )
Voici d'autres exemples plus frappans de ce que le Publiciste
appelle un style simple et facile.
<< La Palestine fourmilloit de séditieux .
>> Il se rendit à Rome pour y pousser ses études.
» Le senateur qui devoit parler le premier, dit : « Nous
>> nous occupons , dans cette assemblée , de misères et de
>> contes de vieilles .
>> Proculus étoit devenu riche en troupeaux , en esclaves et
>> autres objets qu'il avoit butinės.
>> Les soldats insistèrent sur le pillage , d'après un mot que
>> l'Empereur avoit láché.
>> L'Empereur Alexandre Sévère vouloit passer pour être
» Romain d'origine , ayant honte de se dire Syrien , sur-tout
>> depuis que pendant un jour de fête les Antiochéens lui
>> avoient láché des sarcasmes .
>> Caracalla étant descendu de cheval pour lácher son eau ,
>> fut tué au milieu de ses gardes complices de l'assassinat :
>> ce fut son écuyer qui , en l'aidant à remonter, lui enfonça
>> un poignard dans le sein ; et aussitôt tous s'écrièrent que
>> c'étoit Martialis qui avoitfait le coup.
>> On reprochoit à Julien d'être goulu , joueur.
>> Caracalla étoit goulu , adonné au vin.
>> Cordus dit dans son histoire que Niger étoit goulu.
>> Commode se fit un jour présenter, dans un platd'argent ,
>> deux bossus , tout rabougris et couverts de moutarde.
>> Il fit de son palais une taverne et un lieu de crupule; sa
>> maison devint un vrai brelan.
>> Habillé en cocher , il conduisoit des chars , vivoit avec
>>> des gladiateurs, et portoit de l'eau comme un valet de ma-
» quereau. »
Après avoir lu de pareilles phrases , on voit que les estimables
auteurs du Publiciste se sont étrangement fourvoyés
lorsqu'ils ont dit : « Pendant le long séjour de Voltaire en
» Prusse , M. de Moulines avoit beaucoup vu ce grand écri-
>> vain; et on sent qu'il a profité de cette école. »
Si M. Suard , qui a si heureusement traduit le Robertson ,
avoit voulu prendre la peine de comparer une seule page du
texte latin avec le français, il se seroit bien gardé d'ajouter
que cette traduction est très-exacte. Choqué des nombreux
contre-sens qui s'offrent à chaque page, il auroit aussitôt reconnu
que le traducteur n'étoit guère plus versé dans là
langue latine que dans la langue française.
Lampride dit , en parlant d'Alexandre Sévère : Amicos
DECEMBRE 1806. 645
sanctos et venerabiles habuit , non malitiosos , non callidos
, non ad malum consentientes , non bonorum inimicos
, non irrisores , non qui illum quasi fatuum circumducerent
; sed sanctos , religiosos , amantes principis
sui , et qui de illo nec ipsi riderent , nec risui esse vellent.
M. de Moulines traduit ainsi ce passage : « Alexandre eut
pour amis des hommes vertueux et dignes d'estime qui
» n'étoient ni malins , ni rusés , ni enclins au vice , ni enne-
>> mis des gens de bien, ni disposés à sejouer de lui , ou à le
>> duper comme un sot ; c'étoient au contraire des gens sages ,
>> religieux , amis du prince , qui éloignoient , et de lui et
» d'eux-mémes , tout ridicule. >>>
»
L
,
Ad malum consentientes , ne signifie pas des courtisans
enclins au vice , mais des courtisans qui s'entendent ensemble
pour faire le mal , qui ne s'accordent que pour le
mal. Irrisores , et qui illum quasi fatuum circumducerent
ne signifie pas des courtisans disposés à sejouer de lui , ou à
le duper comme un sot, mais des courtisans disposés à le
tourner en ridicule , et à lefaire passer pour un fou.
Qui de illo nec ipsi riderent, nec risui esse vellent , est
la même chose que s'il y avoit , qui de illo nec ipsi riderent ,
nec illum aliis risui esse vellent; c'est-à-dire , des amis incapables
de se permettre à eux-mêmes , et de permettre
aux autres aucune plaisanterie contre leur prince : ce qui
est bien différent du sens qu'a suivi le traducteur , des amis
qui éloignoient , et du prince et d'eux-mêmes , tout ridicule .
Lampride dit , quelques lignes plus bas , en parlant des
eunuques qui tenoient les Empereurs enfermés dans le palais ,
afin de régner sous leurs noms : Soli principes perdunt dùm
eos , more Persarum regum , volunt vivere : qui à populo
etiam amicissimum principem semovent. « Seuls ils corrom-
>> pent les princes , dit le traducteur , parce qu'ils tâchent de
>> les faire vivre à la manière des rois de Perse ; qu'ils font
>> perdre l'affection du peuple au prince le plus aimé.
: A populo etiam amicissimum principem semovent , veut
dire : ils dérobent au peuple la vue du prince qu'il aime le
plus , et non pas , ils font perdre l'affection du peuple au
prince le plus aimé.
Voilà comme tout Lampride est à-peu-près traduit par
M. de Moulines. Nous allons voir comme il traduit Vopisque.
Je tombe sur un des endroits les plus remarquables de cet .
historien , sur les acclamations du sénat romain , lorsqu'il
élut Tacite Empereur. Tacite Auguste , Dii te servent. Te
deligimus , te principem facimus , tibi curam Reipublicas
orbisque mandamus : Suscipe imperium ex senatus aucto-
3
646 MERCURE DE FRANCE ,
rizate. Tui loci , tuæ vitæ , tuæ mentis est quod mereris
quod bonum , faustum , salutareque sit , diu privatus fuisti.
Scis quemadnodum debeas imperare, qui alios principes
penuli ti : scis quemadmodum debeas imperare , qui de
alis principibus judicasti. « Tacite Auguste , les Dieux
» vous conservent. Nous vous élisons , et nous vous créons
>> Empereur ; nous vous confions le soin de la République et
» de l'Empire : recevez-le de l'autorité du sénat ; votre
>> rang , vos moeurs , vos talens vous en rendent digne. Que
>> les Dicux repandent leurs bénédictions sur notre choix !
› Vous avez long - temps vécu dans une condition privée ;
>> Vous saurez comment il faut régner , vous qui avez vécu
>> sous d'autres princes ; vous saurez comment vous devez
>> gouverner , vous qui avez jugé des Empereurs précédens. »
On ne sait d'abord si le mot conservent est à l'indicatif ou
au subjonctif. Il falloit lever cette équivoque , en mettant :
que les Dieux vous conservent. Dansla troisième phrase , le
traducteur a mis , le soin de la République et de l'Empire ,
tandis qu'il y a dans le latin , curam Reipublicæ et orbis , le
soin de la République et de tout l'univers ; ce qui est plus fort
et plus conforme au ton de grandeur qu'affecte ici le sénat.
Je ne m'arrête pas à examinersi ces mots, tuæ vitæ, tuæ mentis,
sont exactement rendus par ceux-ci , vos moeurs , vos talens.
Je passe au contre-sens contenu dans cette phrase : « Que les
>> Dieux répandent leurs bénédictions sur notre choix ! Vous
>> avez long - temps vécu dans une condition privée.>> On
connoît cette ancienne maxime , que pour bien commander
il faut avoir obéi. C'est dans ce sens que le sénat dit à Tacite :
Quod bonum , faustum , salutareque sit , diu privatus fuisti.
« Ce qui est d'un favorable augure , ce qui nous promet
>> d'heureux jours sous votre empire , c'est que vous avez
>> long-temps vécu dans une condition privée. » Quelle différence
entre ce sens et celui qu'a suivi le traducteur : « Que
>> les Dieux répandent leurs bénédictions sur notre choix ! Vous
>> avez long-temps vécu dans une condition privée. >>>Le traducteur
n'a pas mieux saisi le sens de la phrase suivante : Scis
quemadmodum , etc. Ce membre de phrase , qui alios principes
pertulisti, dit beaucoup plus que le français : vous
qui, avez vécu sous d'autres princes. Le mot pertulisti fait
allusion aux mauvais princes qui avoient régné jusqu'alors.
Celui qui a gémi sous des tyrans avant d'arriver lui-même au
souverain pouvoir , exerce ordinairement l'autorité avec plus
de douceur et de justice ; et c'est ce que le sénat veut dire
İçi à Tacite.
La réponse de Taçite au sénat , est également défigurée par
DECEMBRE 1806. 647
le traducteur , dont le style lâche énerve toute la vigueur
et toute la précision du latin. Miror , Patres Conscripti , in
locum Aureliani fortissimi imperatoris senem velle princi
pem facere. En membra quæ jaculari valeant , quæ hastile
torquere , quæ clypeis intonare , quæ ad exemplum docendi
militis frequenter equitare. Vix munia senatus implemus ,
vix sententias ad quas nos locus arctat , edicimus. Videtediligentiùs
quàm ætatem de cubiculo atque umbrá in pruinas ,
æstusquemittatis. An probaturos senem Imperatorem milites
creditis ? Videte ne et Reipublicæ , non eum quem velitis ,
principem detis .
« Je m'étonne , pères conscripts , que vous pensiez à
> mettre un vieillard à la place du vaillant Aurélien. Je ne
>> suis plusfait pour lancer des traits , pour manier lejavelot ,
>> pour agiter le bouclier , pour monter à cheval , et
>> animer les troupes par mon exemple. Je puis à peine
>>m'acquitter de ma charge de sénateur , et opiner sur
>> les affaires , comme mon devoir l'exige : pensez donc à ce
» que vous faites en voulant, à l'âge où je suis, me tirer de
>> mon cabinet et de ma vie tranquille pour m'exposer
>> à l'intempérie des saisons. Croyez - vous que les soldats
>> puissent agréer pour Empereur un vieillard ? Ne vous
n exposez pas à donner à la République un chefqui ne sera
» pas de son goût. »
Je me contenterai de relever le contre-sens qui se trouve
dans la dernière phrase. Le traducteur l'a fait de dessein
prémédité. Il nous avertit qu'il a changé le texte , et qu'il a
traduit comme s'ily avoit dans le latin : Videte ne et Reipublicæ
, non eum quem velit, principem detis .
« Je lis , dit le traducteur , velit au lieu de velitis ( 1), parce
(1)Le traducteur s'est permis de changer encore le texte dans ce passage
de la Vie de Probus : Amor militum erga Probum ingens semper fuit ,
neque enim unquam ille passus est peccare militem. Ille quin etiam
Aurelianum sæpè a gravi crudelitate deduxit. M. de Moulines traduit :
« L'amour des soldats envers Probus étoit extrême ; car il ne permit jamais
>> qu'on les vexat , et souvent il adoucit à leur égard l'humeur trop rude
> d'Aurélien. » Le traducteur nous avertit qu'au lieu de peccare militem
il a lu peccare in militem ou vexare militem. D'aboorrdd , j'observerai qua
passus est peccare in militem , ou vexare militem , n'est pas latin ; il
faut dire : passus est peccari in militem ou vexari militem. Mais d'ailleurs
nulle nécessité de changer le texte ; car , à travers l'obscurité de la phrase
latine , on entrevoit que l'auteur a voulu dire : « Probus étoit fort aimé
« des soldats , et pourtant il ne leur pardonnoit aucune faute , sans être
>>néanmoins trop sévère ; car souvent il adoucit à leur égard l'extrême
> dureté d'Aurélien. » Ce sens très-raisonnable est autorisé par ce passage
de Capitolin , dans la Vie de Gordien : Tribuni eum et duces usque aded
timuerunt et amaverunt , ut neque vellent peccare , neque ex ulld parte
648 MERCURE DE FRANCE ,
>> qu'il semble absurde que Tacite dise aux sénateurs qui
>> l'élisent : Gardez-vous de donner à la République un prince
➡ qui ne sera pas de votre goût. >>Tous les manuscrits portant
velitis , il n'étoit pas permis au traducteur de changer le
texte ; il devoit s'attacher à entendre le sens de ces mots , non
eum quem velitis principem , lesquels ne signifient pas , un
prince qui n'est pas de votre goût, mais un prince tout autre
que celui dont la République a besoin , et que vous voulez
lui donner. Et alors la phrase latine n'a rien d'absurde ; car
elle veut dire , prenez garde de vous tromper dans votre
choix ; ou bien : prenez garde de choisir un prince qui ne
réponde pas à votre attente.
Mais voici un contre - sens plus inexcusable. Le sénat ,
pour vaincre la résistance de Tacite , lui rapporte l'exemple
de Trajan et d'Adrien qui n'étoient parvenus à l'Empire que
dans un âge avancé. Il ajoute ensuite : Imperatorem te , non
militem facimus. Tu jube , milites pugnent. Animum tuum ,
non corpus eligimus. « Nous ne vous créons pas soldat , mais
>> Empereur. Vous, ordonnez aux soldats de combattre ; c'est
>>> votre ame et non votre corps que nous élisons .>> Le traducteur
a cru que ces mots : Tu jube , milites pugnent, ne faisoient
qu'une seule phrase , et que la construction étoit :
tu, jube ut milites pugnent , et en conséquence il a traduit ,
vous , ordonnez que les soldats combattent ; au lieu que
ces mots : Tu , etc. , etc. forment deux phrases très-distinctes.
Tu,jube, vous, vous commanderez (1), milites pugnent,
et les soldats combattront : tu est opposé à milites , comme
Imperatorem est opposé à militem dans la première phrase ,
comme animum est opposé à corpus dans la troisième. Ce
sont trois antithèses qui eurent un grand succès , puisque l'historien
latin nous avertit que la première et la troisième furent
répétées vingt fois par acclamation dans cette assemblée
du sénat; mais la seconde , tujube , milites pugnent , fut
répétée jusqu'à trente fois. Dixerunt tricies , dit Vopisque ;
les sénateurs répétèrent trente fois : Tu jube , milites pugnent.
Ces mots avoient donc un sens moins commun que celui
que leur donne le traducteur , sans quoi il est probable qu'ils
n'eussent pas été répétés un si grandnombre de fois , malgré
peccarent. « Les tribuns et tous les chefs avoient pour lui un sentiment
>> mêléde crainte et d'amour, qui les retenoit dans le devoir , et leur otoit
> même l'idée de s'en écarter. >> D'ailleurs , quand Probus fut élu Empereur
par les soldats , il leur dit : « Vous vous repentirez de votre choix i
◆ car je ne sais pas vous flatter. »
(1) Quoiquejube soit à l'impératif, je l'ai traduit par le futur , afin
de faire mieux sentir la distinctiondes deux phrases .
DECEMBRE 1806 . 649
P'extrême complaisance qu'avoit à cette époque le sénat
romain. :
Je ne puis me dispenser de relever encore un contre - sens
d'une autre espèce , dont les suites peuvent être plus dangereuses
: car il a déjà été fait par Montaigne , et lui a fourni une
mauvaise preuve pour appuyer une absurde calomnie contre
les premiers chrétiens ( 1 ) . Vopisque dit, dans la Vie de l'Empereur
Tacite : Cornelium Tacitum , scriptorem Historiæ
Augustæ , quòd parentem suum eumdem diceret , in omnibus
bibliothecis collocari jussit ; et , ne lectorum incuria
deperiret , librum per annos singulos decies scribi jussit ,
et in bibliothecis poni. M. de Moulines traduit ainsi : « Il fit
>>placer dans chaque bibliothèque un exemplaire de Cor-
>> neille Tacite , qui a écrit l'Histoire des Empereurs , et qu'il
>> disoit être son parent ; et de peur que cet ouvrage ne périt
» par la négligence des lecteurs , il en fit faire , chaque
>> année, dix copies qu'on déposoit dans les bibliothèques. >>>
Le traducteur oublie que le règne de Tacite ne fut que de
six mois : or ce prince n'ayant pas même régné une année , on
ne peut pas dire , ilfu faire , chaque année , dix copies qu'on
déposoit dans les bibliothèques. Il falloit dire : Il ordonna
que , chaque année on feroit dix copies de cet ouvrage , et
qu'on les déposeroit dans les bibliothèques.
Toutes les citations que je viens de faire prouvent suffisamment
que l'Histoire Auguste est encore à traduire :
conclusion fort différente de celle des deux critiques
célèbres que j'ai nommés plus haut. En rendant d'ailleurs
justice au mérite littéraire de M. de Moulines , je pense que
sa qualité d'étranger ne le rendoit guère propre à ce genre
de travail . Nos bonnes traductions françaises ont toutes été
(1) Voici le passage de Montaigne ( tom. II , ch. 19, ) « Il est certain
> qu'en ces premiers temps que notre religion commença de gagner au-
>> torité avec les lois , le zèle en arma plusieurs contre toute sorte de
>> livres païens , de quoi les gens de lettres souffrent une merveilleuse
>> perte. J'estime que ce désordre ait plus porté de nuysance aux lettres
> que tous les feux des Barbares . Cornelius Tacitus en est un bon témoin ;
>> car , quoique l'empereur Tacitus , son parent , en eût peuplé par or-
> donnances expresses toutes les librairies du monde , toutefois un seul
> exemplaire entier n'a pu échapper à la curieuse recherche de ceux qui
>> desiroient l'abolir , pour cinq ou six vaines clauses contraires à notre
>> créance. » Tacite ne régna que six mois ; et au milieu du désordre
de la confusion, et de l'ignorance qui régnoient alors dans l'empire romain ,
il étoit bien difficile que cet Empereur parvînt dans l'espace de six mois
àpeupler toutes les librairies du monde des oeuvres de son parent ; il
étoit également difficile qu'après sa mort son ordonnance fût maintenue
pardes successeurs qui avoient un esprit , un caractère et des intérêts tout
différens , et dont aucun n'étoit parent de Tacite.
650 MERCURE DE FRANCE ;
données par des Français. On peut dire de la prose ce que
Voltaire disoit des vers :
O vous , Messieurs les beaux-esprits ,
Si vous voulez être chéris
Du Dieu de la double montagne ,
Et que toujours dans vos écrits
Le Dieu du goût vous accompagne ,
Faites tous vos vers à Paris ,
Etn'allez point eu Allemagne !
R.
Discours prononcé à l'Athénée de Paris, le 15décembre 1806,
4
par M. Chénier, de l'Institut National. - Introduction au
Cours de littérature française
On a long-temps exagéré les avantages de ees réunions
littéraires , si fort en vogue depuis la fin du dernier siècle ,
dont le but est de mettre à la portée des esprits les plus
superficiels toutes les théories de la littérature , et de rendre
tout-à-coup savant sans étude et sans efforts. Il a été reconnu
depuis, que tous ces cours, sur les diverses parties des connoissances
humaines , ne donnoient guère que des notions fausses
ou imparfaites , propres seulement à enhardir la présomption;
qu'il valoit beaucoup mieux ignorer que mal savoir,
etque la manie du bel-esprit étoit fort différente de l'amour
des lettres et de l'instruction.
Dans le siècle des grands écrivains , les bureaux d'esprit
furent livrés à un juste ridicule. Les littérateurs étoient alors
beaucoup moins répandus dans le monde. Leur vie laborieuse
ne se partageoit qu'entre les longs travaux du cabinet , et la
société de quelques amis , réunis par les mêmes goûts. Ils ne
récitoient leurs ouvrages que devant des auditeurs également
capables d'en sentir les beautés , et de leur en indiquer les
défauts. Ces juges sévères et éclairés n'auroient pas été séduits
par ces petites ressources du bel-esprit , par ces cliquetis de
mots et ces froides étincelles qui font aujourd'hui la fortune des
poètes d'Athénée. Tout fut perdu dès que chaque cercle
voulut avoir ses poètes et ses Aristarques , etque toutle monde
se mêla de juger et d'écrire. L'exemple et les préceptes des
grands maîtres perdirent leur autorité , et la république des
lettres tomba dans une véritable anarchie.
DECEMBRE 1806. 651
:
.
C'est à-peu- près à cette époque que le Lycée , appelé
aujourd'hui l'Athénée , rassembloit à ses séances la plus
brillante société de Paris. Cet établissement eut sans doute
beaucoup plus d'éclat que d'utilité réelle. Il eut l'inconvénient
que nous venons de remarquer, comme attaché à toutes
les réunions de cette espèce , de multiplier les demi-connoissances
et les prétentions , vrais fléaux des talens réels ; mais il
faut convenir aussi que les lettres lui ont une obligation dont
elles conserveront le souvenir, puisqu'il donna naissance au
Cours de Littérature de M. de La Harpe. La mort prématurée
de cet excellent critique fit perdre aux séances littéraires
tout l'intérêt qu'il leur avoit donné pendant si long-temps.
On s'aperçut bientôt que , pour le remplacer, il ne suffisoit pas
des'asseoirdans la même chaire; et le ridicule ne fut pas épargnée
aux prétentions mal fondées qui se manifestèrent à ce sujet :
les auditeurs désertèrent : c'est de cet état presque désespéré
que M. Chénier entre prend aujourd'hui de relever l'Athénée
de Paris , pour lui rendre son ancienne splendeur.
C'est une tâche bien difficile à remplir que celle de tracer
un tableau complet et raisonné d'une littérature aussi étendue
que la nôtre. Parler de tant d'auteurs différens , avec une
parfaite connoissance des sujets qu'ils ont traités , des circonstances
où ils ont écrit , de l'influence réciproque qu'a
exercé leur génie sur leur siècle , et leur siècle sur leur génie, se
rendre court et rapide sans être superficiel , approfondir
tant d'objets divers , sans fatiguer des auditeurs peu appliqués,
qui ne veulent s'instruire qu'en s'amusant; toutes ces conditions
, si pénibles à remplir , veulent à la fois une érudition
profonde , et une élocution élégante et facile , qu'il est donné
à bien peu d'hommes de réunir. Toutefois il paroît que
M. Chénier , loin d'être effrayé de tant d'obligations , ne
craint pas même d'agrandir la carrière immense qui s'ouvre
devant lui . On va le voir tracer la route qu'il se propose de
suivre :
« La poésie , dit-il , l'éloquence , l'histoire , les romans ,
>> genre intermédiaire entre l'histoire et la poésie , sont des
>> parties brillantes de notre littérature , mais ne la forment
>> pas toute entière. On ne la compléteroit même pas en
>> ajoutant à ces parties la grammaire , la rhétorique et la
>>>poétique. Il fauty joindre encore la philosophie et ses prin-
>> cipales applications ; examiner dans leur marche progressive
>> l'analyse des sensations et des idées , la morale publique et
>> particulière , et les diverses branches de l'art social. Nous
➡ écarterons d'ún examen déjà très-étendu les sciences phyn
siques et mathématiques , la jurisprudence proprement
652 MERCURE DE FRANCE ,
>> dite , et la théologie , en exceptant toutefois quelques ou-
>> vrages que viennent rattacher à notre sujet , soit les grandes
>> qualités de l'art d'écrire , soit une influence remarquable
>> sur les opinions d'un siècle , par conséquent sur l'esprit gé-
>> néral de sa littérature. >>
Voilà sans doute de grands projets ! Mais pourquoi écarter
les sciences physiques et mathématiques , la jurisprudence
proprement dite , et la théologie ? Ces sciences ne sont pas plus
étrangères à la littérature que plusieurs de celles qui seront
approfondies. Les leçons de M. Chénier , sur la théologie ,
auroient pu être fort curieuses ; et peut-être auroit-il professé
la jurisprudence et les mathématiques avec tout autant de
succès que la philosophie , l'analyse des sensations et des
idées, et les diverses branches de l'art social. Mais , sans rien
préjuger sur un cours qui n'est pas encore commencé , contentons-
nous d'examiner l'introduction que nous avons sous
les yeux , et dont l'orateur expose ainsi l'objet :
<<Dans l'introduction , seul objet de cette première séance,
>> nous allons remonter au temps éloigné où l'empereur
>> Constantin changea toutes les habitudes des nations. Depuis
>> l'écroulement de l'empire romain , nous suivrons d'âge en
» âge et de peuple en peuple les traces de la littérature vaga-
>> bonde. Au milieu même de la barbarie , et dans le laby-
>> rinthe du moyen âge , nous serons guidés par cette lu
> mière , souvent pâle , incertaine , quelquefois concentrant
>> ses foibles rayons dans un coin du monde ,jamais compléte-
>> ment éteinte. Nous verrons naître et changer peu à peu la
>> première langue de nos ancêtres. Quand nous serons par-
>> venus au moment où naît la littérature française , nous la
>> diviserons en quatre époques. Nous assignerons à chacune
>> d'elles les traits principaux qui la caractérisent. Nous indi-
>> querons la manière spéciale dont elle sera parcourue. De-la
» naîtra facilement l'exposé des vues philosophiques qui
>> doivent présider au cours entier , afin qu'il ne soit pas
>> tout-à-fait indigne des personnes éclairées qui veulent bien
>> y prendre quelque intérêt , de l'établissement célèbre sous
>>les auspices duquel il commence , et des principes élevés
>> que maintient la raison publique chez les grandes nations
>> de l'Europe. »
On voit que l'orateur ne craint pas d'aborder les sujets
vastes ; maispeut-être auroit-il dû se rappeler en cette occasion
le vers de Boileau :
Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.
Il semble , par exemple , qu'il suffisoit pour une première
:
DECEMBRE 1806. 653
séance de suivre les traces de la littérature vagabonde ,
depuis Constantin jusqu'à l'époque où nos ancêtres commencèrent
à la cultiver. Ce sujet, développé dans une
juste étendue , auroit pu devenir la matière d'un discours fort
intéressant. On auroit aimé sur-tout à voir apprécier avec
plus de détails et de connoissance de cause le génie de ces
Pères de l'Eglise qui , au milieu de la décadence des lettres et
de la corruption générale du goût , firent tout - à- coup
renaître la véritable éloquence. Il est vrai que pour approfondir
ce seul objet , il auroit fallu plus de recherches et
d'études réelles , que pour effleurer tous ceux que l'orateur
a pressés dans ce court espace de cinquante pages. Rien n'est
plus aride , rien n'exigeoit moins de méditation et de lecture ,
que cette longue nomenclature d'écrivains jugés chacun en
deux lignes. Tous ces aperçus , qui veulent paroître profonds,
sont quelquefois faux , et n'ont jamais le mérite d'être neufs ,
et ceux qui ne connoîtroient pas la vaste érudition du professeur
, pourroient croire qu'il s'est dispensé de lire tous les
auteursdu moyen âge , et que pour les apprécier comme il
l'a fait , il lui a suffi d'ouvrir un Dictionnaire historique.
On pense bien que je ne puis avoir le dessein de suivre pas
à pas M. Chénier dans la longue carrière qu'il parcourt si
rapidement : je n'ai pas l'haleine assez forte pour une course
si précipitée ; et d'ailleurs même en passant sous silence
toutes les opinions prétendues philosophiques qu'il est bien
décidé à ne pas abandonner , que de choses à dire sur tant
d'arrêts littéraires qu'il entasse les uns sur les autres. Par
exemple , il avance que l'Encyclopédie est un monument éternellement
mémorable de la philosophie du dix- huitième
siècle. Il faut donc lui faire observer qu'un Dictionnaire des
sciences et des arts , quelque parfait qu'on le suppose , ne
peut jamais devenir un monument durable , parce que sa
perfection n'est jamais que relative à l'époque où il a été
composé. Quelques années après sa publication , les sciences
ont fait de nouvelles découvertes ; les anciens systèmes sont
décrédités , les arts ont acquis des procédés plus faciles. L'ouvrage
est donc devenu défectueux ; sous tous ces rapports ,
il faut le refondre et le compléter. C'est ce qui est arrivé à
l'Encyclopédie , qui a déjà été refaite sur unplan nouveau
depuis sa naissance. Il n'y a que les hommes de génie qui
élèvent des monumens éternellement mémorables , et ces
monumens ne sont pas des Dictionnaires.
;
En rendant justice , avec l'orateur , aux qualités morales
de Thomas , peut-on souscrire à l'éloge qu'il fait de son
éloquence? Tout le monde convient que cet orateur manque ,
654 MERCURE DE FRANCE ,
presque toujours de naturel et de goût; qu'il a, comme a
dit Voltaire , le malheur de tâcher. Et M. Chénier , de sat
pleine autorité , le place parmi les grands écrivains de la
France. Que diroit-il donc de Massillon ou de Bossuet ?
Mais que penser sur-tout de son jugement sur J. J.Rous
seau , qui , suivant lui , tient parmi nous , dans la prose , la
place que Racine occupe dans la poésie. Un rapprochement
pareil devoit-il se trouver sous la plume d'un écrivain , qui ,
par la nature de ses ouvrages , a dû faire une étude particu→
lière du plus parfait de nos poètes? Ne sait-il pas que ce sont
trop souvent des paradoxes et des idées fausses que Rousseau
embellit des prestiges de son éloquence ; que chez Racine ,
les sentimens et les pensées sont toujours aussi justes et aussi
vrais que l'expression. Rousseau tombe quelquefois dans
l'exagération etdans l'enflure. Racine ne paroîtjamais contraiut
sous les entraves pesantes de la versification ; il ne s'écartejamais
de la plus belle simplicité. Ces deux grands écrivains ontparticulièrement
réussi dans la peinture des passions. Mais Rousseau se
laisse aller aux écarts d'une imagination exaltée; il confond
trop souvent l'expression d'un amour purement physique ,
avec le langage d'une ame vraiment passionnée. Racine s'attache
exclusivement à représenter ces mouvemens du coeur ,
et il est plus chaste que le peintre de Julie , lors même qu'il
trace l'amour incestueux de Phèdre et la passion furieuse
d'une sultane. Il résulte de tout cela que Racine , dans un
genre beaucoup plus difficile , est beaucoup plus parfait que
Rousseau , et qu'il n'est pas permis à un professeur , qui doit
avoir fait toutes ces observations , de les placer tous deux sur
lamême ligne.
On devoit croire que M. Chénier succédant à M. de La
Harpe , honoreroit sa mémoire de quelques mots d'éloge , ne
fût-ce que par bienséance. Cependant non-seulement lejnom
de M. de La Harpe ne se trouve pas une seule fois dans
tout le discours ; mais l'orateur a soin de faire entendre qu'il
ne fait pas grand cas de la méthode de critique adoptée par
l'auteur du Cours de Littérature ; car c'est sans doute à cette
méthode qu'il fait allusion lorsqu'il dit : « qu'il ne se permettra
>> pas , au milieu d'une société distinguée par ses lumières , de
>> transcrire à chaque page les célèbres morceaux d'éloquence
>> et de poésie que nousavonsappris dès notre enfance,les scènes
>> divines gravées dans la mémoire et dans le coeur de toutes
>> les personnes à qui notre littérature n'est pas complétement
>> étrangère. » On sait en effet que M. de La Harpe aime à
citer les grands écrivains dont il analyse les productions. Il
DECEMBRE 1806. 655
pensoit qu'on avoit toujours un nouveau plaisir à entendre
des fragmens choisis de leurs chefs - d'oeuvre , quelque
connus qu'ils fussent. En effet , de belles scènes parfaitement
récitées faisoient disparoître la monotonie presqu'inséparable
des longues dissertations critiques ; et ces citations donnoient
lieu de faire remarquer dans les morceaux les plus
connus une foule de beautés , qui échappent à la plupart des
lecteurs. Le public paroît avoir jugé que cette méthode n'étoit
pas mauvaise , et j'oserois conseiller à M. Chénier de ne pas
Ja dédaigner. Sa prose sera peut- être excellente , mais les vers
de Corneille et de Racine sont bons aussi à entendre .
Ceux qui se ressouviennent des tragédies de M. Chénier
savent qu'on peut souvent reprocher à ses vers une abondance
et une emphase de mots , qui déguisent mal ce qu'il
y a de foible et de commun dans les idées. Ce même défaut
se retrouve aussi dans sa prose. Je citerai , pour le prouver ,
l'un des morceaux les plus brillans de son discours. C'est le
tableau du débordement des Barbares sur l'empire romain :
« Le fer et la flamme dévorèrent les monumens des arts ;
>> et long-temps furent continuées ces dévastations dont le
>> zèle immodéré de l'âge précédent avoit déjà commencé le
>> cours. Un siècle entier ne suffit point pour amortir le mou-
>> vement terrible imprimé à l'Europe. Durant tout le sixième
>> siècle , l'Allemagne , l'Italie , les Gaules , l'Espagne , fu-
>> rent autant d'arènes sanglantes où des animaux féroces se
>>> déchiroient pour la proie commune. La force usurpoit de
>> nouveau ce qu'avoit usurpé la force. Des extrémités de la
>> Tartarie jusqu'aux rives de l'Elbe et du Rhin , vingt peuples
>> barbares, remués à-la-fois , ne connoissant que la science du
>> glaive et l'art de détruire , se précipitoient les uns sur les
>> autres , et s'arrachoient les lambeaux du monde. >>
Les grands mots, les métaphores outrées , sont prodigués
dans cette description : Le feu qui dévore.... des arènes sanglantes
... des animaux féroces... la science du glaive... ( 1 ) l'art
de détruire... les lambeaux du monde. Cependant tous ces
frais d'éloquence sont perdus ; et ce morceau ne produit
aucun effet , parce qu'il est aussi vide d'idées que gonflé de
mots. C'est avec d'autres couleurs que Robertson, dans sori
excellente Introduction à l'Histoire de Charles-Quint , a peint
cette mémorable et terrible époque. Quoique M. Chénier
(1) On peut remarquer , en passart , combien cette expression est impropre,
puisque les barbares n'avoient aucune connoissance de l'art
militaire.
656 MERCURE DE FRANCE,
:
n'aime pas les citations , je pense que le lecteur ne me saura
pas mauvais gré de rapporter ici cette éloquente description ' :
३
<< Partout où les Barbares marchèrent , leurs traces furent
» teintes de sang ; ils massacrèrent et ravagèrent tout ce qui
>> se trouva sur leur passage; ils ne distinguèrent point le
>> sacré du profane , et ne respectèrent ni le rang, ni le sexe ,
>> ni l'âge. Ce qui leur échappa dans les premières excur-
>> sions , devint leur proie dans celles qui suivirent. Les pro-
>> vinces les plus fertiles et les plus peuplées furent converties
>> en de vastes déserts , où quelques ruines des villes et des
» villages détruits servirent d'asyle à un petit nombre d'ha-
>> bitans malheureux que le hasard avoit sauvés , ou que
» l'épée de l'ennemi , rassasiée de carnage , avoit épargnés.
>> Les premiers conquérans , qui s'établirent d'abord dans les
>> pays qu'ils avoient dévastés , furent chassés ou exterminés
>> par des conquérans nouveaux , qui , arrivant de régions
>>plus éloignées encore des pays civilisés , étoient encore
>> plus avides et plus féroces. Ainsi l'Europe fut en proie à
>> des calamités renaissantes , jusqu'à ce qu'enfin le Nord ,
» épuisé d'habitans par ces inondations successives , ne fut
>> plus en état de fournir de nouveaux instrumens de des
>> truction. La famine et la peste , qui marchent toujours à
>> la suite de la guerre lorsqu'elle exerce ses horribles ravages,
: >> affligèrent toute l'Europe , et mirent le comble à la déso
>> lation et aux souffrances des peuples. Si l'on vouloit fixer
>> le période où le genre humain fut le plus misérable , il
>> faudroit nommer sans hésiter celui qui s'écoula depuis la
>> mort de Théodose jusqu'à l'établissement des Lombards
» en Italie. Les écrivains contemporains , qui ont eu le
>> malheur d'être témoins de ces scènes de désolation et de
>> carnage , ont de la peine à trouver des expressions assez
>> énergiques pour en peindre toutes les horreurs. Ils donnent
>> les noms de Fléau de Dieu, de Destructeur des nations, aux
>> chefs les plus connus des Barbares , et comparent les excès
>> qu'ils commirent dans leurs conquêtes , aux ravages des
>> tremblemens de terre , des incendies et des déluges : cala-
>> mités les plus redoutables et les plus funestes que l'imagi
>> nation puisse concevoir. >>>
C'est ainsi que s'exprime l'écrivain qui a long-temps et
profondément médité son sujet. Il trouve naturellement des
expressions fortes et pittoresques , pour des pensées énergiques.
Je sais que M. Chénier , eu égard à la nature de son discours ,
ne devoit pas se livrer à un récit aussi détaillé ; mais il devoit
marquer sa description par quelqu'image neuve et imposante ,
par quelqu'observation qui lui fût propre , ne fût-ce que
pour
DECEMBRE 1806. 657
pour empêcher que l'éloquence d'un professeur
tropà celled'un écolier de rhétorique.
ne ressemblaA
SEI
Ona vu plus haut M. Chénier promettre l'exposé des vues
philosophiques qui doivent , dit- il , présider à son cours entier,
afin de le rendre digne desprincipes élevés que maintient
la raison publique chez les grandes nations de Europe. J'ai
trouvé en effet, dans son discours , bon nombre de ces expres
sions si chères aux philosophes modernes ; raison , raison
publique , fanatisme , superstition , nature , perfectionnement
de l'espèce humaine , etc. J'y ai trouvé ce néologisme et
ces tournures à prétention , si péniblement maniérées , que
les écrivains de cette école adoptent de préférence , pour
donner une apparence de profondeur et de nouveauté aux
pensées les plus vulgaires; exemples : « Sans doute Charlemagne
aima les lettres , puisqu'il avoit bien conçu la pensée
de lagloire.-Ces hordes septentrionales, qui dans les âges
précédens , avoient envahi les provinces romaines , subissoient
elles-mémes l'inévitable ascendant d'une civilisation supérieure.-
Ici nous retrouvons encore cette filiation des littératures
qui nous a guidé jusqu'à présent dans les ténèbres du
moyen âge.-Dans tout ce qui appartient , soit à la raison ,
soit à lamémoire , malgré les signes accidentels d'une décadence
qui souvent n'est qu'apparente , par cela seul que l'imprimerieexistesans
jamais risquer de périr , elle rend indéfiniment
progressive la marche nécessaire de l'esprit humain,
etc. etc.
Pour les vues philosophiques , je les ai bien cherchées
partout , mais je n'ai pu les trouver , àmoins qu'on ne veuille
honorerde cenom des idées telles que celles-ci : « La gloire
>> suprême appartient à ceux qui ont le plus allégé le fardeau
des antiques erreurs.>> Ondevine ce que M. Chénier entend
parles antiques erreurs.Or, comme ni Corneille, ni Racine ,
niBoileau , n'ont jamais pensé à les combattre , it résulte du
principe établi par M. Chénier , qu'il leur revient beaucoup
moinsdegloire qu'à Helvétius ou à Diderot; beaucoup moins
sur-tout qu'aux philosophes de la révolution qui , comme on
sait, avoient rejeté bien loin cefurdeau des antiques erreurs.
Est-ceencore une vue philosophique que le parallèle entre
les deux derniers siècles , par lequel l'auteur termine son.
discours ? Les avantages qu'ils ont l'un sur l'autre, lui paroissent
compensés: il faut lui savoirgré de cette modération.
On pourroit peut-être lui représenter que si ledix-huitième
siècle compte plusieurs grands écrivains , ce sont les hommes
de génie et de goût qui ont persévéré dans la route que leur
avoient tracée leurs prédécesseurs. Mais M. Chénier n'est-il
Tt
658 MERCURE DE FRANCE ,
pas trop fermement décidé à admirer tout, sans restriction ,
dans les philosophes , et le fatras obscur de Diderot , et
les déclamations ampoulées de Raynal , et le cynisme de
Voltaire ? Et quels raisonnemens pourroient convaincre
ceux que dix années de malheurs et de crimes n'ont pu forcer
à reconnoître toute la vanité de leurs systèmes. Au lieu
de répéter inutilement tout ce qu'on a dit à ce sujet , j'aime
mieux terminer cet article d'une manière plus agréable pour
le lecteur et pour M. Chénier , en transcrivant un passage de
de son discours , qui m'a paru bien pensé et bien écrit , et
par conséquent très-supérieur à tout le reste.
L'auteur veut prouver qu'on a exagéré dans beaucoup de
livres , l'ignorance des grands et leur dédain pour les lettres ,
dans les temps de féodalité. « Sans doute, dit-il , il existoit
>> parmi eux de ces ames tyranniques, isolées dans une fausse
>> grandeur , fermées aux plus douces communications de la
>> pensée , et condamnées à ne jamais sentir les douceurs de
>> la littérature ; mais les grands qui ne savoient ni lire ni
>>> écrire , attendu , disoient-ils , leur qualité de chevaliers ,
>> sont aujourd'hui justement inconnus. On peut , au con-
>> traire , en citer une foule d'autres qui ont aimé , encouragé ,
>> cultivé les lettres. La seule liste des Troubadours présente
>> un nombre considérable de chevaliers renommés entre les
>> guerriers de leur siècle , plusieurs dames illustres par leur
>> naissance et par leur beauté ; des prélats , des grands
>> vassaux de la couronne , des feudataires de l'empire , un
>> prince d'Orange , un comte de Foix, un comte et même
>> une comtesse de Provence , un dauphin d'Auvergne , un
>> roi de Sicile, deux rois d'Arragon, le célèbre roi d'Angle-
>> terre, Richard coeur-de-lion ; et Frédéric Barberousse, empe-
>> reur plus célèbre encore. A l'époque où la littérature fran-
>> çaise , proprement dite , imita et remplaça la littérature
>>provençale , on retrouve encore beaucoup d'exemples du
>> inême genre. Si , vers la fin du seizième siècle , et quand
১) l'art d'écrire , déjà perfectionné , devenoît plus difficile , les
>> princes l'ont cultivé plus rarement, du moins les princes
>> remarquables en furent toujours les soutiens. On peut
>> même affirmer que , dans tous les temps , dans tous les pays ,
>> sous toutes les formes de gouvernement , les hommes puis-
> sans qui ont légué à l'histoire un glorieux souvenir ont
>> constamment honoré la littérature , comme la plus bril-
>> lante et la plus féconde des études humaines, le plus noble
>> des plaisirs , le lien le plus doux des sociétés , l'ornement , la
>> gloire , l'appui des empires et des républiques. »
On voit que lorsque les idées de M. Chénier sont justes
DECEMBRE 1806. 65g
1
son style devient à la fois plus naturel , plus correct et plus
éloquent. Il reste à souhaiter qu'il ait quelquefois de ces bonnes
fortunes dans les dissertations critiques où il va s'engager : IH
faudra en féliciter en même temps le professeur et les aisciples.
VARIÉTÉS.
NOUVELLES LITTÉRAIRES .
C. T
Les dernières lettres de M. de Chateaubriand , quoique
reçues depuis peu à Paris , sont datées de Constantinople ,
15 septembre .
Ceux qui savent apprécier dignement la réunion si rare
d'un grand talent et du caractère le plus noble , liront avec
intérêt cet Itinéraire rapide tracé par le voyageur lui-même :
« Depuis mon départ de Trieste , je suis venu en onze
>> jours sur les côtes de la Moree. On m'a débarqué a Mo-
>> don. J'ai traversé tout le Péloponèse , visité Sparte , Argos ,
>> Mycènes , Corinthe ; de là passé dans l'Attique. DAthenes ,
>> je me suis rendu au cap Sunium , où je me suis rem-
>> barqué pour Smyrne , en m'arrêtant aux principales îles de
>> l'Archipel De Smyrne , je suis venu à Constantinople
» par terre , à travers l'ancien royaume de Crésus et celui de
>> Pergame. J'ai souffert prodigieusement de la chaleur et de
>> la fatigue. J'ai été saisi d'une fiévre qui m'a retenu trois
>>jours dans un village de l'Attique il faut dormir partout
>> sur la terre , dévorer quelques morceaux de pain noir ,
» et marcher le pistolet à la main. J'ai mis deux mois
>> à faire cette course ; et j'en mettrai encore trois autres à
> accomplir mon voyage. Je vais m'embarquer pour la
>> Syrie : j'irai voir Jérusalem ; je descendrai ensuite à
>> Alexandrie; et si les troubles de l'Egypte me le permettent ,
> je tâcherai de jeter un regard sur les Pyramides. De là , je
>> me ferai mettre à terre dans quelque pört de l'Europe ;
>> et je serai vers la fin de décembre, ou au mois de janvier ,
>>> à Paris.
MODES du 25 décembre. :
Les toques de velours , les plus parées , n'ont pas de bord : au-dessus
du front , et sur les tempes , c'est un diademe de fleurs qui leur ea
tient lieu. De très-petits lilas sans feuilles , ou des jacinthes entremèlées
de roses muscades , composent ce diademe : ordinairement , les
fleurs en sont parfumées.
Al'imitation des tuniques de bal , on fait des robés de dessus qui
descendent jusqu'à la garniture de la première robe . Les souliers un
peuhabillés ne se portent plus montans , mais décolletés .
Tta
660 MERCURE DE FRANCE ,
级:
NOUVELLES POLITIQUES.
Londres,19 novembre .
paixà
5
Nous sommes toujours sans nouvelles officielles du conti
nent. Notre impatience est d'autant plus grande , qu'on
annonce chaque jour que les Prussiens ont remporté de
grands avantages sur les Français. On dit aussi que le prince
Hohenlohe a été fait prisonnier , etque l'empereur deRussie
a envoyé faire des propositions de BONAPARTE, etc. etc.
Mais nous serons bientôt instruits d'une manière positive ,
attendu que lord Hutchinson part demain chargé d'une mission
particulière auprès de S. M. prussienne. Il sera accompagné
de son frère le colonel Hutchinson , de M. Frère,
comme secrétaire de légation, et de M. Hervey , comme
secrétaire particulier. Il fera voile d'Yarmouth , à bord de ta
frégate l'Astrea , qui doit le conduire dans la Baltique.
L'Oracle annonce que lord Hutchinson ,, parti pour remplir
une mission particulière auprès de S. M. prussienne ,
est accompagné non - seulement de son frère, mais aussi
dugénéral sirRobert Wilson,et du généralEustace, qui tous
lestroisse sont distingués en Egypte. (Sun.)
Le marquis deDouglas a reçu ordre de se tenir prêtà partir
pour son ambassade enRussie.
Du 24. - Il paroît d'après un ordre du conseil, inséré
dans la gazette de samedi soir, que les points endiscussion
entre l'Angleterre et la Prusse sont tout-à-fait réglés. La
libre navigation de l'Elbe , de l'Ems et du Weser est rétablie
our de pied où elle se trouvoit autrefois, et on révoque en
conséquence l'ordre qui avoit été donné de retenir les vaisseaux
prussiens et pappenbourgeois. On s'attend pareillement
que le baron de Jacobi, ministre prassien , va reprendre ses
fonctions auprès de la cour de Londres.
-
(Morning-Chronicle.)
Du 25. Enfin nous recevons de Hollande les 22" , 23° ,
24° et 25° bulletins de la Grande-Armée. Il ne reste plus
aucun doute sur la défaite du prince Hohenlohe , etc. etc.
Du 26. Nous avons recu des nouvelles de la Jamaïque
jusqu'au ıı du mois dernier. On annonce que Miranda avoit
faitvoile d'Aruba à bord de la frégate la Seine avec toutes ses
troupes, et Fon supposuit qu'il devoit se rendre à Curaçao et
à laBarbade , afin de s'y recruter pour pouvoir faire un autre
débarquement dans l'Amérique espagnole.
Les troupes de Dessalines ont eu un engagement avec le
général Ferrand , et elles ont été défaites avec perte de 4à
booo hommes tués ou blessés. (Courrier.)
DECEMBRE 1806. 661
- De 27. On annonce actuellement que l'intention des
ministres estque le parlement soit convoqué pour le 15 décembre
, jour désigné par la proclamation de S. M. (Star. )
Du 28.- Les malles de Hambourg sont arrivées hier , et
nous ont apporté les nouvelles les plus déplorables , telles que
laprise d'assaut de Lubeck , la capitulation du brave général
Blucher , la reddition de Magdebourg , et la mort du brave ,
dubon, du respectable ducdeBrunswick.
BONAPARTE ayant ainsi réduit tout le pays de ce côté-ci de
l'Oder , est sur le point de porter ses armes en Pologne. La
division de Davoust est arrivée à Posen. Il n'y a pas de doute
qu'il n'ait résolu de rétablir le royaume de Pologne , et de
donner la couronne à une personne de sa famille. La proclamation
publiée par un émigré polonais ne doit plus laisser
d'incertitude à ce sujet.
On assure que les Français sont entrés à Hambourg. Le
gouvernement danois doit être dans de vives inquiétudes ,
attendu que BONAPARTE profitera de tous ses avantages pour
exécuter son plan favori de fermer le Sund aux Anglais.
Du 1 déc. La nouvelle désastreuse que nous annonçâmes
samedi matin 29 , fut confirmée peu de temps après
par une lettre du secrétaire d'Etat des affaires étrangères an
lord maire de la cité de Londres :
« La ville de Hambourg a été occupée, le 19 novembre ,par
un corps de troupes françaises sous les ordres du général
Mortier ; les propriétés des négocians anglais ont été confisquées,
et les anglais eux-mêmes qui avoient été arrêtés dans la
nuit du 21 , n'ont été relâchés que sur parole de se représenter
jusqu'à ce qu'on eût reçu les ordres de Bonaparte. M. Thornton
notre ministre à Hambourg , s'est réfugié dans le Holstein. »
(Times.)
Fonds publics.- Trois pour cent consolidés , 58 718 .
Onnium , 112 à 514.
La nouvelle de la signature d'un armistice eutre la
France et la Prusse continue à s'accréditer sur le continent .
Sir Samuel Hood est parti hier matin pour Portsmouth ,
où il doit s'embarquer et faire voile sur-le-champ avec l'escadre
destinée pour une expédition secrète. (Sun.)
Samedi, on a reçu la nouvelle de la capture de Hambourg
par les Français , sous les ordresdu général Mortier, et de la
confiscation des propriétés anglaises. Elle fut comuniquée par
lord Howick au lord maire ; elle produisit une alarme générale
parmi la classe commerçante ; et les fonds baissèrent considérablement.
3
663 MERCURE DE FRANCE ,
Les Français ont été reçus à bras ouverts en Pologne.
Dans quelques endroits le peuple se leva et désarma les Prussiens.
Il paroît hors de doute que les projets de Bonaparte y
trouveront beaucoup de partisans.
Des lettres de Breslau annoncent que les Russes avancent
au nombre de 80,000 hommes. Ils ne sauroient mettre trop
de prudence dans leurs plans ; ils se trouvent , pour ainsi dire ,
seuls maintenant ; car nous ne pensons pas que la force de
l'armée prussienie s'élève à plus de trente mille hommes.
Le 31º bulletin dit que , depuis le commencement de la campagne
, les Français ont fait 140,000 prisonniers ; ce rapport
ne paroît pas être exagéré. Ainsi les Russes , au lieu d'être
auxiliaires des Prussiens , ont maintenant leurs int rêts immédiats
et leur territoire à défendre.
On craint beaucoup que les Français ne veuillent occuper
le Holstein , et peut être , en conséquence de leurs
vues hostiles contre l'Angleterre , chercheront- ils à s'emparer
du détroit du Sund , afin de nous fermer la Baltique. On
assure qu'une demande tendante à cette fin , a déja été faite au
Danemarck , et que l'intention de Bonaparte est de forcer
cette puissance à former une ligue avec lui , au moyen de
laquelle toutes les forces navales danoises seroient à sa disposition.
On affirme qu'un armistice a été conclu entre le roi de
Prusse et Bonaparte ; mais nous en doutons.
( Morning- Chronicle. )
La situation du Danemarck est , dans ce moment , encore
plus critique que celle de l'Autriche. On a déjà commencé à
insulter le prince royal , en l'invitant à se retirer avec ses
troupes des frontières , du Holstein ; que s'il ne le faisoit pas ,
et qu'une simple menace fût faite à un soldat français , on
livreroit Altona au pillage C'est chercher querelle d'une
manière odieuse. La prochaine demande sera que le Sund
soit fermé à nos bâtimens. Si le Danemarck s'y refuse , les
Français entreront immédiatement dans le Holstein ; et comme
l'hiver approche , et que les Belts seront probablement gelés ,
il est possible qu'avant peu les Français soient en possession
de Copenhague.
Nous n'avons aucune nouvelle directe de Pétersbourg ; mais
plusieurs voy geurs qui en arrivent , et qui ont eu la permission
de passer par la Pologne prussienne , disent qu'une
armée russe de 400,000 hommes s'avance vers les frontières
de la Pologne prussienne (1). Alexandre est déterminé à se
courir le monarque prussien avec toutes ses forces ,
(1) Quand cette armée sur été défaite , on entendra les trompettes de
l'Angleterre répéter que les Russes n'avoient pas quatre-vingt mille hom.
DECEMBRE 1806 . 663
Quoique Bonaparte cherche à s'emparer du Sund afin de
nous fermer la Baltique , son but ne sera pas atteint, maintenant
que le passage du grand Belt est si bien connu.
( Daily-Advertiser. )
** Du 2. - La malle de Gotthenbourg est arrivée hier. On
assure qu'une partie considérable de la propriété personnelle
de leurs majestés prussiennes est arrivé à Copenhague.
S. M. suédoise a pris sa résidence d'hiver à Malmoë en
Scanie , pour être prête à aller défendre en personne Stralsund,
dans le cas où il seroit attaqué par les Français.
Il est arrivé hier un courrier de Pétersbourg. La nouvelle
de la bataille d'Auerstadt avoit causé dans cette ville la plus
vive sensation. Le change avoit en conséquence éprouvé une
baisse considérable .
Hier matin , une députation des négocians faisant le commerce
avec Hambourg , s'est rendue chez lord Auckland pour
conférer avec sa seigneurie sur la situation présente des affaires
à Hambourg et sur le continent , et à l'effet de savoir les
mesures que le Gouvernement croiroit devoir prendre dans
la crise actuelle ; mais nous sommes informés qu'on n'a pas
jugé convenable, quant à présent , de prendre aucune mesure
à ce sujet.
La nouvelle s'est répandue hier matin qu'un ordre du
conseil avoit été signé , portant défense pour tous les étrangers
de vendre leurs capitaux placés dans nos fonas. Cependant il
paroît que cette nouvelle est prématurée (2).
Il n'est pas improbable qu'un armistice a été conclu entre
Bonaparte et le roi de Prusse. Il est impossible de jeter les
yeux sur le passé , et sur la conduite récente de la cour de
Berlin , sans voir qu'on ne peut espérer de cette cour ni vigueur
dans les conseils, ni force dans l'action. La direction
de toutes les choses dans la dernière campagne , de la part de
ce gouvernement , ne laissent point espérer cette habileté né--
cessaire à l'emploi des ressources , moins encore ce génie qui
en fait faire un juste usage. Quel peut être le résultat de nouveaux
efforts , sous ces ministres et ces généraux qui ont osé se
battre contre Bonaparte , avant de penser à approvisionner
les garnisons , et sans avoir formé un plande retraite .
mes sous les armes , et que les França s étoient dix contre un. Cette taci
tique est la même depus qonze aus . (Moniteur. )
(2) Habitans du continent , entendez ce langage , et reconnoissez la foi
punique ! Les Anglais veu ent arrêter les capitaux que vous av z dans
leurs fonds publics . Qu'ils le fassent ou non,, prisquis en ont eula pensée,
il est évident qu'ils peuvent le faire un jour. Le cabinet de Londres
prend la de singulières mesures de crédit, Moniteur )
4
664 MERCURE DE FRANCE ,
Tout semble avoir été calculé et préparé dans la supposi
tion qu'il étoit absolument impossible à Bonaparte d'avancer
dans les Etats prussiens. Cependant , les Prussiens ne se
croyoient supérieurs aux Français ni en pouvoir , ni en
science militaire , ni en politique. Ainsi , si nous considérons
la situation actuelle de la monarchie prussienne, il est impossible
d'attendre quelque chose de ses moyens de résistance ;
encore moins de son courage et de son habileté. En comptant
sur la résistance qu'elle pourroit encore opposer , c'est plutôt
calculer sur ce qui pourroit être fait que sur ce qui se fera.
La soumissiondu roi de Prusse ne surprendradone personne ,
dansdes circonstances aussi décourageantes.
Des ordres ont été envoyés, par le télégraphe à Portsmouth,
pour faire partir de suite quatre vaisseaux de ligne pour le
Grand-Belt. Il est possible que ce soit dans la vue d'empêcher
l'ennemi de couper nos communications avec le nord de
l'Europe. (Times.)
L'alarme causée par la prise de Hambourg , et plus, peut-être,
par les suites que cet événement peut avoir, continued'être
générale dans la ville , et a beaucoup influé sur le cours des
affaires. Les désastres de la Prusse serontplus profondément et
plus immédiatement sentis par le commerce anglais , que ceux
que l'Autriche éprouva l'année dernière. La chute de la Prusse
amis entre les mains des Français tous les ports de la merdu
Nord et de la Baltique , avec lesquels nous étions habitués
de faire le commerce sans presqu'aucune difficulté ; et il est
probable qu'ils s'efforceront d'empêcher la circulation de
nos marchandises dans les pays qu'ils occupent. Ils essayeront
aussi , mais inutilement sans doute, de les exclure du
territoire prussien , si Bonaparte permet au roi de Prusse de
régner encore. Les ports du Danemarck, dans le Holstein,
sont les seuls qui nous soient ouverts dans cette partie de
l'Europe ; mais le seront-ils long-temps?
On faisoit courir lebruit que toutes les propriétés appartenant
àdes personnes qui se trouvent dans les limites des
pays occupés par les armées françaises ont été séquestrées , et
que le transfert des fonds que ces mêmes personnes ont dans
le 3 pour 100 , a été défendu. Ce bruit est destitué de tout
fondement. La mesure adoptée par Bonaparte à Hambourg ,
est de la plus grande violence ; mais il y a raison de croire
qu'elle ne répondra point à son attente dans toute son étendue.
S'il arrivoit que Bonaparte voulût persister dans le système
d'interdiction de toute communication légitime entre les
nations , et empêcher l'approvisionnement de leurs besoins
DECEMBRE 1806. 665
mutuels , le gouvernement anglais possède les moyens les plus
amples de se venger. Ceux qui connoissent la quantité des
fonds que les étrangers ont en Angleterre , s'apercevront aisément
combien il nous seroit aisé d'appauvrir les vassaux et
sujets de Bonaparte , et de créer avec leurs propriétés un fonds
decompensation fort au-dessus de la perte qu'il pourroit faire
éprouver aux sujets de S. M. B. Nous sommes assurés cependant
que rienqu'une absolue nécessité ne pourroitengager le gouvernement
anglais à adopter une semblable mesure dont les
effets seroient de ruiner les malheureuses victimes du pouvoir
de Bonaparte , et qui seroit si contraire à la politique d'une
nation qui a retiré taut de bénéfice des capitaux qu'on a envoyés
chez elle pour faire valoir. Mais si Bonaparte persiste
dans le système qu'il a commencé à exécuter , il sera bientôt
convaincu que la balance sera loin d'être à son avantage. Les
propriétés étrangères , dans les fonds anglais , s'élèvent à environ
100,000,000 ; et nous pouvons garder cette somme, si
Bonaparte nous force à user de représailles (3). Trente négocians
se sont adressés au gouvernement pour savoir la
marche qu'ils avoient à tenir dans les circonstances présentes.
Morning-Chronicle.
Du 3. Le principal intérêt excité par le 30 bulletin de
la Grande- Armée, vient de l'information politique qu'il
contient. Il y est dit que les Français ne quitteront ni la
Pologne, ni Berlin , que lorsque l'indépendance de la Porte
sera reconnue dans toute son étendue , et jusqu'à ce que la
Moldavie et la Valachie seront déclarées appartenir en toute
souveraineté au grand-seigneur. Cela est adressé à la Russie.
Le paragraphe suivant dit que l'armée française ne quittera
Berlin que lorsque toutes les colonies françaises , espagnoles
et hollandaises , seront rendues , et la paix générale faite.
Cela s'adresse à l'Angleterre. Si Bonaparte est sérieusement
dans l'intention de persévérer dans ces résolutions, le plus
(3) Cet exemple seroit une forte leçon pourle continent. Des individas
serolent ruinés ; mais plaindroit-onces victimes de leur aveuglement? Ce
dont ils sont menacés devant arriver infailliblement , est-il sagede p'acer
sa fortunesur un gouvernement qui a besoinde dix-sept cent milions pour
ses dépenses, qui ne peuty suffire qu'au moyen d'un papier monnaie ,
et d'une prospérité toujours croissante , et dont une descente , ou un soulèvenient
dans l'Inde , peut anéantir le crédit . Les hommes sensés ,
attachés à lapatrie continentale , ont ratiré leurs capitaux, indignés de la
pirateriede l'Angleterre , et de la violence de ses principes maritimes ,
ilsn'ont pasvoulu que la crainte de perdre leurs fonds, si le crédit de
cettepuissance ven it à s'écrouler, les forçût à faire des voeux pour elle.
(Moniteur. )
666 MERCURE DE FRANCE ,
-
terrible malheur attend la monarchie prussienne. Comment
Bonaparte peut-il espérer qu'en gardant Berlin , il nous obligera
à restituer toutes les colonies françaises , espagnoles et
hollandaises que nous avons prises ? La Prusse peut- elle
s'engager à remplir les conditions qu'il met à la remise de
Berlin?- Espère- t- il que l'Angleterre , pour rendre à la
Prusse une ombre d'indépendance , abandonnera toutes les
conquêtes que la France n'a aucun moyen de lui arracher ?
- Il ne peut pas s'attendre que nous fassions de si grands
sacrifices pour le rétablissement d'une puissance avec laquelle
nous n'avions aucune alliance ; sacrifices qui tendroient à
rendre la France plus puissante qu'elle ne l'est , et plus dangereuse
pour ses voisins. (4) Morning-Chronicle.
On assure que le conseil-privé a arrêté de promulguer
l'ordre dont nous avons parlé hier relativement aux capitaux
étrangers qui sont placés dans les fonds anglais , et que le roi
vient aujourd'hui en ville pour le revêtir de sa signature.
( Times . )
- Du 4. Le bruit s'est répandu hier que le maréchal
Davoust avoit été défait par les Russes près de Posen.
S. M. a tenu hier un conseil-privé ; et il n'est pas vrai qu'il
ait eu pour objet de signer un ordre pour empêcher le transfert
des capitaux étrangers. Le fait est que les ministres n'ont
jamais eu l'intention de recourir à une mesure aussi violente
et aussi inutile. Elle seroit inutile , attendu que les 3 pour cent
consolidés sont fermés , et ne s'ouvriront que le 7 janvier .
(Oracle. )
Du 5. - Les fonds se sont encore un peu relevés hier. Les
alarmes commencent à se dissiper, et le juste sentiment de
nos forces et de nos ressources achevera de détruire ces
funestes impressions. Les recettes ont été tellement productives
, et la taxe sur les propriétés promet de si heureux résul
tats , qu'il est certain que l'emprunt pour le service de l'année
prochaine n'excédera pas douze millions sterling .
Il y a tout lieu de croire que l'expédition partie de Falmouth
, sous les ordres du major-général Craufurd , relâchera
En Irlande pour se réparer.
Fondspublics.-Trois pour cent cons. , 60.- Omnium , 2 .
( Morning-Chronicle. )
(4) Avez-vous done qublié l'uti possidetis , ce cheval de bataille de
vos ministres ? Au reste , votre langage met votre politique à découvert :
quand il s'agit de pose an com at les puissances du continent contre
Ieur intérêt et pour le vôtre , vous faites cause commune avec elle ; mais
lorsqu'elles sont frappées des cal mités que vous leur avez attirées , toutes
vos liaisons n'existent plus . Ah ! ne dites point que la France vous
repousse du continent ; c'est votre égoïsme et votre politique étroite ct.
mercantile gai vous en ont chassés. (Moniteur. )
DECEMBRE 1806. 667
PARIS , vendredi 26 décembre.
-Le corsaire le Gl.neur , de Saint-Malo , a capturé , le 9
décembre , le brick anglais les Huit- Frères , transport de
l'Etat , armé de 14 canons, et ayant 65 hommes d'équipage.
Cebrick est entré le 10 à Perros. Le même jour , le lieutenant
de vaisseau Mackensie, qui le commandoit, est mort des suites
de ses blessures .
Un navire présumé suédois , chargé de sel de mine , et capturé
par le même corsaire , a échoué le 13 décembre , sous la
côte de Bretteville , S.-E. On espère que ce bâtiment , qui a
éprouvé quelques avaries , sera relevé.
Le bâtiment anglais , à trois mâts , l'Amphitrite , de 200
tonneaux et de 11 hommes d'équipage , chargé de raisins de
Corinthe et de bois de teinture , a été pris , le 19 décembre ,
par les corsaires la Revanche , capitaine Huret, et le Glaneur,
capitaine Souvis, de Calais. Il est arrivé le même jour en rade
de Dunkerque.
Le corsaire la Revanche s'est emparé du navire anglais the
Marquis ofLower, chargé de mâtures et de bois de construction
. Cette prise est entrée dans le Viie. Le même corsaire avoit
également capturé deux charbonniers anglais , dont l'un ,
nommé Supply , a été jeté par la tempête , le 14 décembre ,
sur la côte du Vlie. Le navire a été brisé , et trois hommes de
l'équipage ont été perdus.
९
(Moniteur. )
er
- D'après une décision de S. Ex. le ministre de la police
générale, il ne pourra être délivré, à compter du 1 janvier
prochain , aucun passeport pour l'intérieur, par les maires des
communes , que sur des feuilles uniformes , fournies par le
ministère de la police.
XL BULLETIN DE LA GRANDE - ARMÉE.
Porn , le 9 décembre 186.
Le maréchal Ney a passé la Vistule , et est entré , le 6 , à
Thorn. Il se loue particulièrement du colonel Savary , qui , à
la tête du 14º régiment d'infanterie , et des grenadiers et voltigeurs
du go et du 6º d'infanterie légère, passa le premier
la Vistule. Il eut à Thorn un engagement avec les Prussiens ,
qu'il força , après un léger combat , d'évacuer la ville . Il leur
tua quelques hommes , et leur fit vingt prisonniers .
: Cette affaire offre un trait remarquable. La rivière , large
de 400 toises , charioit des glaçons ; le bateau qui portoit
notre avant-garde , retenu par les glaces , ne pouvoit avancer:
de l'autre rive , des bateliers polona's s'élancèrent au
milien d'une grêle de balles pour le dégager. Les bateliers
prussiens voulurent s'y opposer : une luite a coups de poings
s'engaged entr'eux. Les bateliers polonais tetèrent les Prassiens
à l'eau , et guiderent nos bateaux jusqu'a la rive droite..
668 MERCURE DE FRANCE ,
L'EMPEREUR a demandé le nom de ces braves gens pour les
récompenser.
L'EMPEREUR a reçu aujourd'hui la députation de Varsovie,
composée deMM. Gutakouski , grand-chambellande Lithuanie,
chevalier des ordresde Pologne; Gorzenski , lieutenantgénéral
, chevalier des ordres de Pologne ; Lubienski , chevalier
des ordres de Pologne ; Alexandre Potocki ; Rzetkowki ,
chevalier de l'ordre de Saint-Stanislas ; Luszewski.
XLI BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE .
Posen, le 14 décembre 1806.
Le général de brigade Belair,du corps du maréchal Ney ,
partitde Trorn leg de ce mois ,et se porta sur Galup.Le6°
bataillon d'infanterie légère et le chef d'escadron Schoeni ,
avec 60 hommes du 3º de hussards , rencontrèrent un parti de
400 chevaux ennemis. Ces deux avant-postes en vinrent aux
mains. Les Prussiens perdirent un officier et cinq dragons faits
prisonniers , et eurent trente hommes tués , dont les chevaux
restèrent en notre pouvoir. Le maréchal Ney se loue beaucoup
du chef d'escadron Schoeni. Nos avant-postes de ce
côté arrivent jusqu'àStrasburg.
Le 11 , à six heures du matin, la canonnade se fit entendre
du côté du Bug. Le maréchal Davoust avoit fait passer cette
rivière au général de brigade Gauthier , à l'embouchure de
la Wrka , vis-à-vis le village d'Okunin. Le 25º de ligne et le
89 étant passés , s'étoient déjà couverts par une tête de pont ,
et s'étoient portés une demi-lieue en avant , au village de
Pomikuwo , lorsqu'une division russe se présenta pour enlever
ce village : elle ne fit que des efforts inutiles , fut repoussée
, et perdit beaucoup de monde. Nous avons eu 20 hommes
tués ou blessés. Le pont de Thorn , qui est sur pilotis , est
rétabli ; on relève les fortifications de cette place. Le pont
de Varsovie , au faubourg de Praga, est terminé ; c'est un
pont de bateaux. On fait au faubourg de Praga un camp retranché;
le général du génie Chasseloup dirige en chef ces
travaux.
Le 10 , le maréchal Augereau a passé la Vistule entre
Zakroczym et Ultrata. Ses détachemens travaillent sur la rive
droite à se couvrir par des retranchemens. Les Russes paroissent
avoir des forces à Pultusk. Le maréchal Bessières débouche de
Thorn avec le second corps de la réserve de cavalerie, composéde
ladivision de cavalerie légère du général Tilly, des
dragons des généraux Grouchy et Sahuc, et des cuirassiers du
général d'Hautpoult.
MM. de Lucchesini et de Zastrow , plénipotentiaires da
DECEMBRE 1806. 669
roi de Prusse , ont passé le to à Thorn , pour se rendre à
Kænigsberg , auprès de leur maître.
Un bataillon prussien de Klock a déserté tout entier du
village de Brok. Il s'est dirigé par différens chemins sur nos
postes. Il est composé en partie de Prussiens et de Polonais.
Tous sont indignés du traitement qu'ils reçoivent des Russes.
«Notre prince nous a vendus aux Russes , disent-ils ; nous ne
>> voulons point aller avec eux. » L'ennemi a brûlé les beaux
faubourgs de Breslaw; beaucoup de femmes et d'enfans ont
péri dans cet incendie. Le prince Jérôme a donné des secours
à ces malheureux habitans. L'humanité l'a emporté sur les
lois de la guerre qui ordonnent de repousser dans une place
assiégée les bouches inutiles que l'ennemi vent en éloigner.
Le bombardement étoit commencé.
Le général Gouvion est nommé gouverneur de Varsovie.
XLII BULLETIN DE LA GRANDE- ARMÉE.
Posen, le 15décembre 1805.
Le pont sur la Narew, à son embouchure dans le Bug, est
terminé. La tête de pont est finie et armée de canons.
Le pont sur la Vistule , entre Zakroczym et Ultrata , auprès
de l'embouchure du Bug , est également terminé. La tête de
pont, armée d'un grand nombre de batteries , est un ouvrage
très-redoutable. ,
Les armées russes viennent sur la direction de Grodno et
sur celle de Bielsk , en longeant la Narew et le Bug. Le quartier-
général d'une de leurs divisions étoit le 10 à Pultusk sur
laNarew.
Le général Dulauloi est nommé gouverneur de Thorn.
Le 8º corps de la Grande - Armée , que commande le
maréchal Mortier , s'avance ; il a sa droite à Stettin ,
gauche à Rostock , et son quartier-général à Anklam .
sa
Les grenadiers de la réserve du général Oudinot arrivent à
Custrin. 3
La division des cuirassiers , nouvellement formée sous le
commandement du général Espagne , arrive à Berlin.
La division italienne du général Lecchi se réunit à Magdebourg.
Le corps du grand-duc de Bade està Stettin ; sous quinze
jours il pourra entrer enligne. Le prince héréditaire acous
tamment suivi le quartier-général, et s'est trouvé à toutes les
affaires.
La division polonaise deZayonscheck , qui a été organisée
àHaguenau , et qui est forte de six mille hommes ,est à Leipsick
pour y former son habillement.
S. M. a ordonné de lever dans les Etats prussiens , au-delà
670 MERCURE DE FRANCE,
de l'Elbe , un régiment qui se réunira à Munster. Le prince
de Hohenzollern Sigmaringen , est nommé colonel de es
corps
Une division de l'armée de réserve du maréchal Kellermann
est partie de Mayence. La tête de cette division est déjà
arrivée à Magdebourg.
La paix avec l'électeur de Saxe et le duc de Saxe Weimar a
été signée à Posen .
Tous les princes de Saxe ont été admis dans la confédération
du Rhin.
S. M. a déśaprouvé la levée des contributions frappées sur
les Etats de Saxe- Gotha et Saxe-Meinungen , et a ordonné de
restituer ce qui a été perçu. Ces princes n'ayant point été en
guerre avec la France , et n'ayant point fourni de contingent
à la Prusse , ne devoient point être sujets à des contributions
de guerre.
L'armée a pris possession du pays de Mecklenborg. C'est..
une suite du traité signé à Schwerin le 23 octobre 1805. Par
ce traité , le prince de Mecklenbourg avoit accordé passage sur
son territoire aux troupes russes commandées par le général
Tolstoy.
La saison étonne les habitans de la Pologne. Il ne gèle pointa
Le soleil paroît tous les jours , et il fait encore un temps
d'automne.
L'EMPEREUR part cette nuit pour Varsovie.
:
FONDS PUBLICS. DU MOIS DE DÉCEMBRE.
DU SAMEDI 20.-C p. o/o c . J. du 22 sept. 1086 , 76f 76f 10c 156
250. Зос 400 250 400 250. 50c . cocoof ooc ooc
Idem. Jouiss . du 22 mars 1807 0 f. 000 000 000 000
Act. de la Banque de Fr. 1250f. 12528 500 12f7c.
DU LUNDI 22. - C pour 0/0 c . J. du 22 sept. 1806. 76f 80c 77 76f
goc . 77f goc 778 000 000.000 ooc Coc ooc.oocoocoocooc. ooc
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807. of. 000 o C.or.oc
Act. de la Banque de Fr. 125sf 750.00 of. oo of oooof. ooc
DU MARDI 3. - Ср.оос . J. du 22 sept. 1806 , 76f 50c. 3 с. 40c
абсос оос о cooc.oo0 0000.00 000 ocooc oof of ooc
Idem . Jouss . du 22 mars 1807 oof. 00 oos oof ooc- 000.000 0০০ ০০৫
Act. de la Banque de Fr. 1252f 50c 1250f 1240f. 0000 ooc oooof
DU MERCREDI 24. - Ср.оос . J. du 22 s p . 1806 , 75f. 40c 250 Зос
400 700. 7c6c70croc. yoc ofooc. ooc . ooc o f.
Idem . Jouiss. du 22 mars 1807. 72f oc . oof. coc doc ooc ooc
Act . de la Banque de Fr. 1236f 20c 1238f 75c oooof ooof
DU VENDREDI 26. -Cp.ooc . J. du 22 sept. 1806 , 76 30c 76f 76f
25c 3 c 50c. 550 7 с Зос 50c 6000 000 out oof oof oue ooc
Idem Jouiss . du 22 mars 1807.73f 3of ooc oof doc coc
Act. de la Banque de Fr. 1248f 750 000of 00. 0000f. oooofcoc
TABLE
DU QUATRIÈME TRIMESTRE DE L'ANNÉE 1806.
TOME VINGT - SIXIÈME.
POÉSIE .
HERO , Page 3
Fragment tiré du premier chant du poëme de la Nature , contre le
Duel , et sur le véritable Honneur, 5
A mon Caveau , 7
Le Chien de Paul , 10
Le Triomphe de nos Paysages, 19
Vers faits en voyant le Tableau d'une Scène de Déluge , par
M. Girodet , 53
L'Amant Incurahle , 54
La Veille , le Jour et le Lendemain , 55
Epître à M. de Boisjolin, sur l'Emploi du Temps , écrite de Lyon
en 1790 ,
97
Elégie à M. de B***, sur la Mort de mon Fils, 100
Vers faits en voyant le Tableau des Héros d'Ossian , par M. Girodet , 145
L'Amour Précepteur, 193
Combat des Troyens et des Rutules ,
2/41
E'égie Première , traduite de l'anglais, de James Græme , 289
Elvire et Azor, 253
Fragment de la Satire des Voeux , de Juvénal , 35
Les Blés et les Fleurs , 355
Sur les Femmes Auteurs , 417
Imitation d'Young , 418
Fragment du poëme intitulé : Le Jardin de Kensingthon, 421
Epître àM. **, 465
Hymne au Matin ,
Le Lièvre , la Taupe et le Hérisson ,
466
467
Lay d'Amour. La Patience de Grisélidis, comtesse de Saluces, 529
Vers servant d'Envoi à un Porte feuille et à une Lettre , 533
L'Amour- Propre et la Modestie , Id.
Fragment d'un poëme intitulé : Le Contemplateur Religieux , 577
Beauté et Laideur, 625
Les Illusions Poétiques , Id.
La Conquête de la Prusse . 628
Lettres inédites de Mirabeau ,
Salon de 1806,
OEuvres d'Evariste Parny,
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages .
Voyages de l'Inde à la Mecque; de la Perse dans l'Inde, et du
13
26,74
57
BIBL. UNIV,
GENT
672
:
TABLE DES MATIERES.
Bengale en Perse; Voyage pittoresque de l'Inde. Traduits de diffe
rentes langues orientales et européennes , 65
Notice des Travaux de la Classe des Beaux-Arts de l'Institut , 80
Baisers de Jean Second , 103
De la Distinction des Preaumes en monologues et dialogues, ou
Exposition de ces divins cantiques, tels qu'ils étoient exécutés par
les Lévites, dans le temple de Jérusalem, 114
Pensées de Nicole, de Port-Royal , 147
Childeric , roi des Francs, 154
Exposition des Prédictions etdesPromesses faites à l'Eglise , pour
les derniers temps de la Gentilité , 161
Considérations Politiques sur l'Argent etle Prêt à intérêt , 195
Les Mille et Une Nuits , 245
Les Amours Epiques , 254
La Mort de Henri IV, 293
Histoirede France, depuis les Gaulois jusqu'àla fin de la monarchie, Be
Elégies de Tibulle ,
AD
33
Traité élémentaire d'Histoire Naturelle, 526
Suppl ment aux Observations sur les Corpscristallisés renfermés dans
les laves , 357
Opere Posthume di Vittorio Alfieri , 379 469,597
Coup-d'oeilsurr quelques Ouvrraaggeessnouveaux,
390
Dscours de Bénédiction de reconnoissance_et d'actions de graces
☐ pour l'Anniversaire de la naissance de Napoléon-le-Grand ,
Hi- toire de P. d'Aubusson-la- Feuillade , grand-maître de Rhodes , 425
567
Dictionnaire des ouvrages anonymes et pseudonymes , 429
L'art de comoître les Hommes par la physionomie , 490
Ré onse à deux articles duCurrier des Spectacles , 499
Suite des Réflexions sur le Style &la Littérature. ( Voyez le n°. du
18 aofit. ) 535, 581
Les Bucoliques de Virgile , traduites en vers français, 546
Les Antenors modernes , ou Voyage de Christine et de Casimir
en France , 555
Observations sur l'él oulement du Ruffiberg , 604
Réflexions sur l'ouvrage du Père Bouhours, intitulé : De la Manière
de bien Penser dans les Ouvrages d'e- prit , 63t
Les Ecrivains de l'Histoire Auguste, traduits en français,
Discours prononcé à l'Athénée de Paris , le 15 décembre 180б, рас
M.. Chénier, de l'Institut National. Introduction au Cours de
littérature française , 650
VARIÉTÉS.
:
LITTÉRATURE, SCIENCES, ARTS ET SPECTACLES ,
Pages
Pages
39,89, 121 , 170, 270, 327,399, 45г , 509, 560, 616, 659.
NOUVELLES POLITIQUES.
43, 95, 124158, 213,271 ,403, 459, 66 .
FIN DE LA
SOCIETE DE
ES.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères