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1805, 03-06, t. 20, n. 194-206 (23, 30 mars, 6, 13, 20, 27 avril, 4, 11, 18, 25 mai, 1, 8, 15 juin)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME VINGTIEME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
WOO
COCLE
A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
AN XIII,
BIBL. UNIV,
CONT
(No. CXCIV. ) 2 GERMINAL an 13 .
( Samedi 23 Mars 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE. :
IMITATION D'HORACE.
Quò , quò , scelesti , ruitis , etc.
Ou courez- vous , cruels ? et quelle horrible rage ,
De ce fer destiné pour un plus noble usage ,
Arme vos parricides mains ?-
Assez de fois déjà vos exploits inhumains
N'ont- ils pas effrayé le monde ?
Assez de sang versé sur la terre et sur l'onde ,
N'a-t-il pas attesté les fureurs des Romains ?
Non , pour brûler ces tours , de nos destins rivales,
D'où Carthage long-temps menaça l'univers ;
Non , pour voir les Bretons résignés à nos fers ,
Orner nos pompes triomphales !
Contre elle-même , hélas ! Rome a tourné ses coups ,
Et par ses discordes fatales ,
: Augré de leurs desirs , sert les Parthes jaloux.
Les tigres , les lions , à cet excès coupable
Ont-ils jamais porté leur courroux destructeur ?
A2
5.
4 MERCURE DE FRANCE ,
Le monstre des forêts s'aime dans son semblable ,
Et le sang étranger suffit à sa fureur.
Qui souffla dans vos coeurs cette atroce démence ?
Le ciel à ces forfaits vous a- t-il condamnés ?
Répondez..... La pâleur de leurs fronts consternés
Interprète assez leur silence !
Il est trop vrai , grands Dieux ! votre juste courrous
Poursuit de Romulus la race criminelle !
Il venge un frère mort de la main fraternelle ,
Et le sang deRemus est retombé sur nous !
LE REPAS CHAMPÊTRE.
Le midi brûle la campagne ,
Les troupeaux vont cherchant le frais
Et, couché près de sa compagne ,
Le berger dort dans les forêts.
Ah ! bornons ici notre course
Naïs; cet humide gazon ,
2
Le murmure de cette source
Qui s'échappe dans le vallon ,
Ces touffes de lierre , ce hêtre,
Vontsur notre repas champêtre ,
Verser l'ombrage hospitalier :
Asseyons-nous; de ce panier
Enlevons la pêche dorée ,
Le vin , la fraise colorée ,
Et'ce lait moins blanc que ton sein.
Je te fais reine du festin ,
Par ma main Bacchus te couronne
Defleurs, de ce pampre divin
Qui trompa jadis Erigone.
L'herbe fraîche sera ton trône ,
Et protégera mes larçins.
Vois, sur un des arbres voisins ,
Cupidon derrière la feuille,
D.
1
GERMINAL AN XIII. 5
Compter les baisers que je cueille ,
Nous sourire et battre des mains.
J. M. CORRENT - LABADIE.
A. M. DELABERGERIE ,
Sur son poëme des Géorgiques Françaises.
و
FAVORI des neuf Soeurs , peintre de la nature ,
Tu sais à nos regards dévoiler ses secrets ;
Et ton expression , toujours naïve et pure ,
Des vertus de ton coeur embellit tes portraits.
Des Roziers , des Turgots , digne et sage interprète,
Au peuple des cités , aux modestes colons ,
Aux tranquilles bergers , agronome et poète ,
En vers harmonieux tu transmis leurs leçons.
Jouis de tes travaux , émule de Virgile.
Si souvent dans tes vers l'austère vérité
Te fit sacrifier l'agréable à l'utile ;
Sans flétrir les lauriers de l'immortel Delille ,
Tu peux encore attendre un succès mérité ;
Et répétant les airs que tu dictais toi-même,
Les fils de nos hameaux , héritiers de tes chants ,
Assurent la fraîcheur d'un éternel printemps ,
Aux fleurs dont tu paras le soc de Triptolème .
A. MENESTRIER (de l'Yonne ).
ENIGΜΕ.
J'ÉBLOUIS fort l'un de tes sens ,
Il faut me presser pour me faire.
Si l'on me presse trop long-temps ,
Je redeviens ma propre mère.
LOGOGRIPHE.
Que d'auteurs inconnus , quand leurs cendres reposent
Ecrivain éclairé , censeur judicieux ,
A
3
MERCURE DE FRANCE ,
RÉP.:
Après un siècle encore , on porte jusqu'aux cieux
Mes écrits et mon nom , que sept lettres composent.
Non par ordre , il est vrai : on peut trouver en elles
Outre beaucoup de mots , d'abord les cinq voyelles ;
Puis le nom que l'on donne au petit point du jour ;
L'organe , avec raison, qu'on refuse à l'Amour ;
Un accord qu'en louant font les propriétaires ;
Ce qui sert à former les fleuves , les rivières ;
Un légume très-sain ; un des jeux de l'été ;
Un adjectif qui peut exprimer la beauté ;
L'oiseau qui sauva Rome ; ajouterai-je encore ?
Cette réunion qu'anime Therpsicore ;
Ce qui , dans les liqueurs , descend toujours au fond ;
Une ville ; un espace ; un médicament rond ;
La fange des chemins; une humeur nécessaire ;
Ce qui peut maintenir le bon ordre sur terre ;
Celui qu'à ses côtés Dieu promet de placer ;
Enfin , à tout oiseau , ce qui sert pour voler.
A. , abonné.
CHARADE.
DE Neptune seul mon premier
Sur mon second peut voyager ,
Du moins c'est ce que dit la Fable ;
Mais il est bien plus véritable
Que près de vous , lecteur , on apprend mon entier.
Par un Abonné .
Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro. "
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Cartes .
Celui du Logogriphe est Etoile , où l'on trouve toile.
Celui de la Charade'est Rond- cau .
GERMINAL AN XIII... 7,
-
Le Paradis perdu de Milton , traduit en vers
français par J. Delille , avec les remarques
d'Addisson . In- 18 , sans texte , 3 vol. Papier
fin grand-raisin , avec 3 fig. , 10 fr . Vélin
superfin , broc. en cart. , 3 fig. , 24 fr. Le
même , sat . et cart. , fig. avant la lettre , 30 fr.
Paper carré fin , sans fig. , 6 fr. In-8°. , avec le
texte , 3 vol. Papier fin grand-raisin , 3 fig. ,
18 fr. Vélin superfin , broc. en cart. , 3 fig. , -
-
-
42 fr. Le même, sat. et cart. , fig. avant la
lettre , 48 fr. In-4º. avec le texte , 3 vol. Papier
blanc sans fig. , 48 fr . - Vélin superfin , broc .
en cart . , 3 fig. , 200 fr. Le même, sat. et
cart . , fig. avant la lettre, 250 fr. Pour recevoir
franco , par la poste , on doit ajouter 50 cent .
par vol. in- 18 ; 1 fr. par vol. in-12 ; 1 fr.
50 cent. par vol. in-8° , et 3 fr. par vol. in-4°.
A Paris , chez Giguet et Michaud, imprimeurslibraires
, rue des Bons- Enfans , nº. 6; et chez
leNormant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
LE
( Quatrième extrait. )
f
E beau caractère des amours d'Adam et d'Eve
suffirait seul pour attester le premier état de la race
humaine. Il appartient à une nature supérieure ,
dont l'homme n'aurait jamais eu l'idée , s'il ne lui
était resté quelquegrand souvenir ou plutôt quelque
glorieuse empreinte de sa pureté primitive. Čet
amour , dit M. de Voltaire , ne s'élèvepas au-dessus
de la nature humaine , mais au-dessus de la naturehumaine
corrompue. C'est donc quelque chose
de vrai et d'excellent , que nous connaissons , sans
4
8 MERCURE DE FRANCE ,
en avoir l'expérience , qui n'est pas étranger à notre
nature , et qui pourtant se trouve supérieur à notre
condition actuelle. Nous sentons qu'il est pris dans
le fond de notre être , mais nous le sentons avec
regret , parce qu'il n'est plus en notre possession.
Quelle preuve de la chute de l'homme ! Et quels
traits de lumière dans les moindres paroles qui
échappent à un esprit naturellement juste !
Mais ce qui nous a donné la connaissance d'un
caractère si beau et si honorable pour notre origine,
pourrait-il être quelque chose de méprisable
? Qui oşerait le penser ? Soyons sincères :
Quelle histoire magnifique que celle qui prête à la
poésie ce qu'elle a jamais conçu et exprimé de
plus noble ! Et où Milton aurait-il puissé l'expression
d'une nature si élevée au- dessus de ses propres
sentimens , si ce n'est à la source même qui
lui en avait fourni l'idée ? Que les hommes de
lettres y fassent attention ; ce n'est pas ce que le
poète a fait entrer de volupté et de plaisir sensible
dans cet amour, qui était difficile à exprimer ; ce
n'est pas non plus ce qui le rend admirable. Le
comble de l'art était de donner à la volupté même
le caractère et le langage de l'innocence. Or , c'est
ce que Milton ne pouvait apprendre que dans ce
livre , où l'union de l'homme et de la femme est
représentée d'une manière si solennelle , si mystérieuse
, et exprimée avec un mélange si délicat de
passion et de gravité ! C'est aussi ce qui fait dire à
M. de Voltaire , que, comme iln'y a point d'exempled'un
pareil amour , il n'y en a point d'unepareille
poésie; d'où il faut conclure que ces deux
choses ont un principe commun , et qu'il faut en
chercher l'imitation ailleurs que dans les ouvrages
des hommes. La peinture d'un amour si profond
et si chaste a été pour le traducteur un véritable
GERMINAL AN XIII.
9
1
écueil. Le dirai -je ? Ce qui est une haute instruction
, dans Milton , n'est souvent chez le poète
français , qu'une scène de plaisir , parce qu'il a ôté
ou affaibli ces pensées graves qui en faisaient le
fonds. Cependant la plupart des lecteurs se récrient
sur l'agrément et la fraîcheur du coloris ;
surpris , amusés par cette surface riante , ils perdent
de vue la pureté et la noblesse du dessin , et
comme ils ne connaissent ni Milton , ni la Bible ,
ils n'ont aucune idée des fortes études que demandait
ce tableau. Pour moi , j'avourai avec peine
que M. de Delille ne m'a jamais paru plus éloigné
de son modèle et de son sujet , que dans ce livre
qui paraît si joli et si agréable à ttoouutt le monde. On
peut admirer les embellissemens qu'il y a mis , et
la jeunesse d'imagination qu'ils supposent ; mais
au moins il faudra m'accorder que ce ne sont ni
les pensées ni le style de Milton . Ainsi , ce sera , si
l'on veut, un bel ouvrage , mais ce ne sera pasune
bonne traduction , et c'est ce qu''iill s'agissait , d'abord
, de décider. On pourra juger , ensuite , si
ces embellissemens sont bien entendus , s'ils ne gåtent
pas la simplicité originale , et s'ils ne sont pas
plus capables d'éblouir que de contenter un esprit
solide. Comme c'est un amour sincère de la vérité
et des bonnes études qui me fait parler , je marquerai
avec tout le soin et toute l'attention dont je
suis capable, non les endroits les plus défectueux,
pour en triompher , mais les plus importans , pour
en solliciter la correction .
Je n'entrerai pas dans l'examen détaillé de la
description du Paradis. Jeme contenterai de faire
observer , en général , que si cette description a
quelque défaut , c'est d'être trop brillante et trop
fleurie , en même temps que le stylen'est pas assez
plein , ni l'harmonie assez soutenue. M. Delille
10 MERCURE DE FRANCE ;
met l'éclat dans les mots ; Milton cherche la beauté
dans les choses. Si on en veut quelqu'exemple , il
n'y a qu'à lire le commencement même de cette
description:
1
Jusqu'aux plaines d'Eden Satan s'est avancé ;
Il regarde , et dans l'air doucement exhaussé ,
De près s'offre à ses yeux un coteau que couronnent
De leurs rameaux touffus les bois qui l'environnent .
De ce mont chevelu les arbrisseaux nombreux
Epaississent partout le taillis ténébreux ;
Et leur richesse inculte , et leur luxe sauvage ,
De l'enceinte sacrée interdit le passage.
Milton n'a pas pensé à employer ces termes vagues
de luxe et de richesse , par deux raisons qui tiennent
à un goût très- épuré , et auxquelles je prie le
célèbre traducteur de faire quelqu'attention. Premièrement
, s'il avait voulu faire naître l'idée que
ces mots expriment , il aurait mis sous les yeux les
objets même qui pouvaient la présenter à l'esprit.
Ensuite les images qu'il emploie annoncent une intentionbien
différente et un art fort supérieur. Au
lieu de donner d'abord des idées magnifiques de
ce lieu enchanteur , il le dépeint avec une simplicité
charmante. On est étonné de voir le Paradis
se présenter avec sa verte enceinte , que Milton
compare à une haie champêtre , qui couronne le
sommet découvert d'une solitude escarpée , dont
les flancs sont hérissés de buissons .
:
Crowns with her inclosure green
As with a rural mound , the champain head
Ofa steep wilderness , whose hairy sides
With thicket overgrown , grottesque and wild ,
Access deny'd .
Il n'y a rien là qui puisse donner des idées de luxe
et de magnificence, et il me semble que cette simplicité
est excellente. Je voudrais pouvoir entendre
quelle raison M. Delille a eue de préférer à cette
peinture celle de ce coteau doucement exhaussé
dans lair et de ce mont chevelu , qui couvertpar
GERMINAL AN XIII. 11
tout d'un taillis ténébreux , renverse tout le plan
de Milton ; car il est impossible de démêler dans
cette confusion le point important , la demeure de
l'homme , que Milton avait marquée clairement,
en laissant à découvert le sommet du paysage.
Sans prétendre assujétir les poètes , dans leurs
descriptions , à un ordre d'idées bien lumineux , il
serait bon cependant qu'on pût entendre ce qu'ils
disent. Le style de Milton est si savant , si travaillé ,
et en même temps si pittoresque , dans cette partie
de son poëme , que M. Delille n'a pu trouver
aucun secours chez les traducteurs en prose .
M. Dupré de Saint-Maur a étrangement défiguré
ou hardiment supprimé les passages embarrassans .
M. Mosneron , dont nous avons loué l'exactitude ,
n'est pas plus fidèle 'que les autres , dans cet endroit.
Il traduit inclosuregreen par verdure , ce qui détruit
entièrement l'image de Milton. Il passe sous silence
, as with a rural mound , qui est une comparaison
prise de ces haies vives qui enferment
un petit champ ou un verger , image que tous
les traducteurs se sont accordés à dédaigner ,
comme trop petite pour le sujet , mais qui au contraire
en relève la grandeur par sa simplicité rustique.
The champain head of a steep wilderness
n'est ni justement ni élégamment rendupar le sommet
applati d'une haute montagne ; steep wilderness
signifie proprement une retraite sauvage et
escarpée , et champain head marque que le sommet
en est uni et découvert . Mais je laisse ces détails
pour passer à des observations plus importantes
.
Parmi ceux qui peuplaient ces bords voluptueux ,
Uncouple au front superbe,au perne , port majestueux ,
Afrappé ses regards; leur noble contenance ,
Leur corps paré de grace et vêtu d'innocence ,
Tout en eux est céleste; et l'ange des enfers
A d'abord reconnu les rois de l'Univers.
12 MERCURE DE FRANCE ,
Ici , M. Delille n'a presque decommun avec Milton
que le fond du sujet. Il s'est abandonné à son
génie naturel pour les expressions ; et il est certain
qu'il offre des détails remplis de graces. Mais c'est
dans le tableau original qu'il faut étudier la main
du maître. Qui est-ce qui ne sentira pas la vraie
grandeur dans cette simplicité ?
Twoof far nobler shape , erect and tall ,
God-like erect , with native honour clad,
In naked majesty seem'd lords ofall ,
Andworthy seem'd;
« Satan aperçoit deux êtres d'une figure plus no-
>>ble , d'une taille élevée et droite , comme celle
>>des immortels. Revêtus d'honneur , dans une
>> nudité inajestueuse , ils paraissaient les rois de
>> l'univers. »
C'est avec beaucoup de jugement que Milton a
placé ici quelques vers d'une teinte sérieuse , que
M. Delille a cru devoir changer , ou même effacer
entièrement , tels que ceux-ci :
In their looks divine
Truth , wisdom , sanctitude severe and pure , etc.
« Dans leurs yeux divins , brillaient la vérité , la
>> sagesse , une sainteté pure et sévère. » D'où Milton
conclut cette grande pensée , que c'est de sa
ressemblance avec Dieu que l'homme emprunte
toute son autorité sur la terre. Whence true autorityin
men. Cela signifie qu'il n'y a de véritable
autorité que dans la justice ; et M. Delille n'a pas
bien conçu cette idée , parce qu'il a retranché ce
qui l'amène.
Il n'a pas ose rendre though both not equal , qui
est la pensée fondamentale de la société du mariage.
Milton dit que l'homme est formé pour la
comtemplation et la valeur, la femme pour la douceur
et les graces ; mais cette douceur est celle de
l'ame et du caractère, et nonpas celle du corps etdu
GERMINAL AN XIIL 13
maintien, commele veut le traducteur , qui substitue
presque toujours les beautés sensibles aux
beautés morales. Il y a autant de délicatesse que
de raison dans la manière dont le poète anglais
reproduit ici la doctrine de Saint Paul, qui est la
loi ducommencement.
She, as a veil , down to the slender waist
Herunadorned golden tresses wore
Dishevel'd •
Which imply'd
Subjection ,but requir'd with gentle sway ,
Andby her yielded, by him best receiv'd ,
Yieldedwith coy submission, modest pride ,
And sweet reluctant amorous delay.
Milton peint l'embarras charmant de la pudeur ;
M. Delille , la résistance voluptueuse de la coquetterie.
Etparson amoureuse et douce résistance ,
Differant le plaisir , accroit la jouissance.
:
:
Il ne faut que se mettre à la situation pour juger
combien ce dernier vers y convient peu. L'un de
de ces tableaux ne saurait être la traduction de
l'autre. Ce n'est pas qu'il n'y ait de la volupté
dans le premier , mais elle se perd sous un voile
impénétrable de modestie. Dans le second , elle
paraît à découvert et porte la pensée jusqu'où elle
peut aller.
Le traducteur n'a pas moins altéré le caractère
antique et sévère de cette poésie , par cette déclamation
contre l'usage des vêtemens , dont on ne
trouve pas la moindre idée dans le Paradis perdu.
Un voile injurieux
Ne calomniait pointle chef-d'oeuvre des cieux.
Depuis, des vêtemens P'hypocrite parure ,
Envoilant ses trésors , outragea lanature.
Qui le croirait ? Il y a entre l'original et la traduction
l'extrême différence qui résulte de deux
pensées contraires. Dans l'un , la chaste nudité du
premier homme est présentée comme un caractère
14 MERCURE DE FRANCE ,
ও
de candeur et d'innocence , et , dans l'autre , comme
un moyen de plaisir et un état plus favorable au
développement de la beauté. Je le dis sincèrement,
je ne connais rien qui répugne davantage
au sujet que cette idée , si ce n'est la manière dont
elle est exprimée dans la suite du tableau , où
Adam et Eve sont représentés avec des couleurs
dignes d'un tel dessin :
Tous deux de leurs beautés déployant le trésor ,
De leurs sexes divers le plus parfait modèle ,
Des homines le plus beau , des femmes la plus belle , etc.
4
1
C'est ainsi qu'on pourrait peindre l'Amour et Psyché
, ou telle autre scène de la Mythologie ; mais
une scène de la Genèse ! mais Adam et Eve ! C'est
avec les couleurs de la Bible , que Milton a jugé
qu'il fallait traiter un pareil sujet. De là cette liberté
d'expression , qui s'allie tellement à la chasteté des
pensées , que , dans les scènes les plus tendres , il
ne se rencontre pas un mot qui puisse faire rougir la
plus jeune et la plus modeste des graces. M. Mosneron
a traduit cet endroit avec assez d'exactitude
pour donner quelqu'idée de la délicatesse de Milton
, à ceux qui n'entendent point l'original.
<<< Ainsi marchait , dans l'innocence de la nature ,
le plus aimable couple que l'amour ait jamais uni.
Adam, le meilleur des hommes ; Eve, la plus belle
des femmes. Ils marchaient , en se tenant par la
main , sans rougir de leur nudité , sans craindre les
regards de Dieu ou des anges , car ils n'avaient pas
l'idée du mal .
Si M. Delille avait fait attention à cette dernière
pensée , they thought no ill, il aurait vu qu'il
était inconvenant de présenter ces époux comme
enhardis dans leurs caresses par la solitude ; car
faisant tout avec une innocence et une droiture
parfaite , ils ne pouvaient être ni timides ni hardis.
1
GERMINAL AN XΙΙΙ. 15
i
:
:
C'est de la vérité des idées et de la justesse des
expressions , que dépend la beauté d'un caractère.
Celui d'Eve en est la preuve la plus remarquable
que je connaisse. Tout son charme vient de la manière
dont elle déclare son affection à son époux ;
ce n'est pas un discours passionné ; c'est un fonds
de vérité qui persuade plus que la passion ; mais
ce fonds est orné d'une pureté de sentiment et
d'une fleur d'expression que la naïveté de l'innocence
pouvait seule lui donner. Quelle déclaration
fut jamais comparable à ce récit ?
. Back i turned ,
Thou following cried'st aloud , return , fair Eve ,
Whom fly'st thou ? whom thou fly'st of him thou art ,
His flesh , his boneW. ith that thy gentle hand
Seiz'd mine ; j yielded , and from that time see ,
How beauty is excell'd by manly grace
Andwisdom , which alone is truly fair .
« Je voulais fuir, tu me suivis ; tu me crias : Belle
Eve', arrête ; sais - tu qui tu fuis ? C'est un autre
toi-même , c'est la moitié de ta vie. En même
temps , ta main saisit la mienne avec douceur; je
me rendis; et depuis ce temps, je vois combien
la grandeur de l'homme , combien la sagesse , qui
seule est véritablement belle , l'emporte sur la
beauté.>>>
Qu'on cherche maintenant , non pas seulement
l'expression, mais le caractère de ce morceau ,
dans la traduction de M. Delille .
Timide , je fuyais; tu courus après moi ;
ChèreEve, disais-tu , bannis ce vain effroi;
Sais tu bien qui tu fuis , dans ton erreur extrême ?
C'est la chair de ta chair , c'est un autre toi-même ,
C'est la moitié de toi , ta plus chère moitié ,
C'est l'être à qui ton être est pour jamais lié.
Tu me fuis , tu m'atteins : ta main saisit la mienne ,
Etmamain sans effort s'abandonne à la tienne ,
Tu la mets sur ton coeur. Ah ! depuis cebeau jou
jour,
Jesens que la beauté produit bien moins l'amour,
Que les males attraitss,, llaa sagesse profonde,
Vrais ornemens de l'homme et du maître du monde.
16 MERCURE DE FRANCE ,
Il n'y apersonne qui ne sente combien l'emphase
de ces derniers vers forme une discordance désagréable
avec la naïveté touchante de ce style. Mais
combien peu iront au fond de la pensée , et remarqueront
que le traducteur a rabaissé le caractère
d'Eve , en tournant du côté de l'amour et de
la beauté physique , la reflexion toute céleste
qu'elle fait sur l'empire de la sagesse , qui lui parait
la seule chose vraiment belle. Which
alone is truly fair. Ceux qui seraient tentés de
croire que M. Delille devait rajeunir ce caractère
par un coloris nouveau , pour l'accommoder au
goût de son siècle , s'imaginent-ils que M. de Voltaire
fût plus sérieux ou plus dévot qu'on ne l'est
aujourd'hui ? Croient-ils qu'on retrouvera sous ces
couleurs modernes , cet amour et cette poésie dont
l'auteur de Zaïre avouait qu'il n'y avait pas d'exemple
? Et à quoi tient , cependant , ce charme incomparable
, si ce n'est à l'innocence et à la pureté
de cette nature antique , dont la Bible seule pouvait
offrir le modèle ?
;
J'ose engager l'illustre traducteur à faire une
nouvelle étude d'un caractère si supérieur à tout ce
qu'Homère et Virgile ont pu concevoir. Pour connaître
ce qui est capable de l'altérer , il faut avoir
étudié à la source , ce qui en fait la beauté, Il me
suffit , pour donner une juste idée de son travail ,
d'avoir marqué d'une manière générale , ce que la
traduction offre de défectueux , dans la partie la
plus originale et la plus importante du Paradis.
perdu. Mon dessein n'est pas de relever les fautes
de détail qui ont pu lui échapper dans une composition
si rapide et si négligée . A Dieu ne plaise
que nous nous fassions un triomphe de ces fautes !
Če que nous en avons rapporté était nécessaire
pour justifier notre opinion , et pour remettre en
honneur
\
GERMINAL AN XIII. 17
honneur des principes auxquels nous sommes trop
sincèrement attachés , pour les sacrifier à quelque
considération que ce soit. Ceux qui , avec des prin
cipes différens , nous supposeraient d'autres motifs ,
pourraient être conséquens , sans être justes. Mais
pouvons-nous demander de la justice , devons-nous
attendre de la reconnaissance de ceux que notre
sévérité blesse dans leur amour-propre ? Ce serait
mal connaître les hommes , et travailler , comme
des enfans , pour des douceurs que notre travail ne
comporte point. Tout ce que nous pouvons faire
est de parler selon notre conscience , et de servir
la vérité avec autant de désintéressement que de
candeur.
Ch. D.
cen
$
LePseautierenfrançais, traduction nouvelle, avec des
notes pour l'intelligence du texte , et des argumens à la
tête de chaque pseaume ; précédée d'un discours sur l'espritdes
livres saints et le style des prophètes ; ouvrage
destinéprincipalement àl'usagedes fidèlesqui ne peuvent
lire les pseaumes qu'en français , et distribué suivant
l'ordre des offices de la semaine; par M. de La Harpe.
Un vol in-89. Prix : 4 fr. , et 5 fr. 50 cent. par la poste.
AParis , chez Migneret, imprimeur , rue du Sépulcre ,
n°. 28; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue .
dés Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
۱۰
Le saccès de ce livre est fait depuis long-temps; quoique
aucun Journal n'en ait parlé à l'époque où il parut , il
a été enlevé avec cet empressement qu'inspiraient les
productions de l'auteur , devenues plus éloquentes , depuis
que sestalans avaient trouvé une nouvelle force
B
DEAL UNIV,
GIENT
18 MERCURE DE FRANCE,
dans la religion , dont la doctrine , applicable à toutes
les situations où l'homme peut se trouver , est aussi propre
à guider la faiblesse qu'à éclairer le génie. M. de
LaHarpe fit cette traduction en 1794. Il était alors_dans
une prison. Au commencement de sa détention , les opinions
qu'il avait partagées avec les philosophes modernes
n'étaient point encore effacées de son esprit; quoiqu'il en
détestât les conséquences, les principes avaient conservé
àsesyeux une sorte d'attrait. Ces vains systèmes qui servent
à nous étourdir dans la prospérité , et qui nous
aveuglent trop souvent sur l'instabilité des choses de ce
monde , ne sont plus d'aucun usage , lorsqu'on est malheureux
: ils font naître au contraire un sombre découragement
qui n'est pas éloigné du désespoir. M. de La Harpe
était prêt à tomber dans cette funeste situation . Qu'était
pour lui le souvenir de ses anciens succès dans l'état
et à l'époque où il se trouvait ? Un académicien , un litterateur
devait- il se flatter d'avoir encore des triomphes de
vanité , et d'obtenir même de l'indulgence parmi les
hommesqui dominaient alors en France ? Il n'y a que le
chrétien dont la haute philosophie puisse se conformer à
toutes les positions sans se laisser enivrer , ni abattre.
Une personne pieuse , que M. de La Harpe eut le bonheur
de connaître dans sa prison, daigna chercher à le
consoler. Parmi les moyens d'adoucir l'amertume d'un
coeur naturellement un peu apre , elle conseilla sur-tout la
lecture des pseaumes de David , que M. de La Harpe n'avait
parcourus jusqu'alors que pour y trouver des beautés poétiques
, et dont il n'avait conservé presque aucun souvenir.
Par une ingénieuse bonté qui pouvait craindre de révolter
un philosophe , on ne lui proposa d'abord cette lecture
que comme une distraction; on le pria même, comme si
on lui eût demandé un service, de faire sur ces proGERMINAL
AN XIII. 19
2
ductions sublimes un commentaire purement littéraire .
M. de La Harpe , charmé d'avoir une occupation conforme
à ses goûts , et de pouvoir en même temps témoigner
sa reconnaissance pour les consolations qu'il avait
reçues, se livra sur le champ à ce travail. A peine l'eutil
commencé , qu'il trouva dans les pseaumes des beautés
d'un ordre supérieur : nous avons vu le manuscrit de ses
réflexions sur le premier pseaume ; il est impossible de se
figurer une admiration mieux sentie et mieux motivée .
Cette disposition ne fit que s'accroître dans la suite de
l'ouvrage; d'autres lectures pieuses la fortifièrent bientôt ;
et M. de La Harpe reconnut enfin quelle est la vraie source
des consolations et des secours que l'infortuné ne cherche
jamais en vain. Ce commentaire , fait d'abord avec toute
l'ardeur de la reconnaissance , ensuite avec tout le zèle
de la piété , servit à former le discours préliminaire du
livre que nous annonçons .
Les circonstances empêchèrent de le publier , lorsque
M. de LaHarpe fut libre : la Convention, quoique moins
redoutée , n'avait point abjuré les principes qui l'avaient
asservie à des monstres. Enfin dans l'an 6 , les amis de
l'auteur crurent que l'on pouvait hasarder la publication
du pseautier. Qui aurait jamais pensé que les hymnes de
David fussent un jour regardés comme un livre suspect?
Ce n'est pas une des moindres singularités que nous offre
l'histoire de la révolution. Cependant , à cette époque même
de l'an 6 , l'éditeur montra du courage en imprimant ce
livre : l'avis qu'il mit en tête prouve combien l'on avait
lieu de craindre l'intolérance philosophique. « Comme
>> l'ouvrage, dit l'éditeur , est entièrement étranger aux
>> matières politiques , et entièrement de religion et de
>> littérature, les amis de l'auteur ont pensé que la publication
pouvait être de quelque utilité pour lui , sans au-
22
८
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
> cun inconvénient. » Ainsi l'on était obligé en quelque
sorte , de demander grace pour avoir imprimé le Pseautier.
Nous n'avons pas besoin d'observer que cet avis n'existe
plus dans la nouvelle édition .
M. de La Harpe a fait son travail d'après la Vulgate et
d'après les commentaires du père Berthier , jésuite honoré
de la haine de Voltaire et des philosophes modernes. Ce
savant , très-versé dans la langue hébraïque , avait souvent
traduit mot pour mot des passages qui, dans le latin, lui
paraissaient rendus avec des expressions trop faibles ;
c'est sur ces traductions littérales que M. de La Harpe
s'est appuyé , lorsqu'il a voulu quelquefois donner à sa
version le tour poétique de l'original. Malgré ce soin
scrupuleux , quelques personnes ont affecté de rabaisser
l'ouvrage , en observant que ce n'était que la traduction
d'une traduction. Cette critique tomberait d'elle-même aux
yeux des gens de goût , si l'on se bornait à rappeler que
Racine ni Rousseau ne savaient l'hébreu , et que c'est
*d'après la Vulgate seule qu'ils ont composé ces chants divins
que nous regardons avec raison comme les chefs- d'oeuvre
de la poésie lyrique chez les modernes. Mais nos aristarques
ne se tiendraient pas pour battus ; à l'exemple de
Voltaire , ils feraient quelques mauvaises parodies de la
Vulgate, avanceraient des doutes ridicules , et croiraient
'qu'on n'a rien à leur répliquer .
Ily adeux sortes d'adversaires de la traduction latine
que l'Eglise a adoptée : les uns sont des savans orgueilleux
qui prétendent trouver des erreurs dans la Vulgate , et sont
prêts à élever des chicanes de mots sur lesquelles personne
ne pourra prononcer , et qui , par conséquent , ne finiront
jamais. L'amour-propre de l'homme demande toujours à
se prévaloir de la supériorité qu'il croit avoir acquise ,
soit par le talent, soit par le travail. A quoi servirait auGERMINAL
AN XIII . 21
jourd'hui de savoir l'hébreu , si la Vulgate était parfaitement
fidelle ? Il faut donc y chercher des fautes pour prou-
(ver qu'on n'a pas perdu son temps. Nous n'avons pas besoind'observer
que cette disposition de l'orgueil ne saurait
être attribuée aux Sacy et à ces respectables savans du
XVII . siècle (1), qui n'ont commenté la Bible que pour
répondre aux objections des protestans. Les autres adversaires
de la Vulgate sont les philosophes modernes , la
plupart aussi ignorans que prompts à décider de tout.
Parce que laversion se rapproche le plus qu'il est possible
de l'original , et qu'ainsi l'élégance de la bonne latinité ne
saurait s'y trouver, ils la tourneront en ridicule ; ils en 1
feront de sottes parodies : comment , diront- ils , peut- on
admirer ce que l'on enseigne au catéchisme , et ce que l'on
chante à vepres ? Ce bon mot sera décisif pour un grand
nombre de personnes.
Il suffira , pour répondre à cesdeux sortes de critiques
qui se sont élevés contre le Pseautier de M. de La Harpe ,
de rappeler les précautions scrupuleuses que l'Eglise a
eru devoir prendre , afin d'épurer le texte de la Vulgate.
Ce détail pourra être propre à confondre ceux dont l'orgueil
a pour base , soit une vaine science , soit une ignorance
présomptueuse.
La primitive Eglise eut quelques versions grecques de
PAncien Testament , réunies ensuite par Origène.Celle des
Septante fut considérée comme la meilleure ; on en fit
quelques traductions latines , et l'on traduisit également le
Nouveau Testament que l'on y joignit. Saint Jérôme , versé
dans les langues hébraïque et grecque , ne trouvant aucune
de ces traductions entièrement satisfaisante , et pensant
(1) La même observation doit être faite relativement au Père Berthier
, à l'abbé Guénée, etc.
MISL. UNIV,
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
même que l'interprète grec de l'Ancien Testament s'était
quelquefois mépris, résolut de faire une traduction complète
de l'Ecriture sainte d'après les originaux. Cetouvrage , qui
éprouva d'abord quelques contradictions, fut ensuite généralementreçudansl'Egliselatine
; cependant, comme les pseaumes
faisaient partie des Offices, etqu'il n'eût pas été à propos
d'y faire des changemens considérables , on les conserva
en les corrigeant. Ce mélange de l'ancienne traduction
avec celle de Saint Jérôme , prit le nom de Vulgate. Un
des principaux moyens dont se servit Luther pour propager
son hérésie , fut de prétendre que la version adoptée
n'était pas fidelle , et de faire une traduction en langue
vulgaire , avec le soin d'altérer les passages qui pouvaient
être contraires à ses opinions. L'Eglise sentit alors plus quejamais
la nécessité de revoir la Vulgate , etde faire disparaître
les fautes même les plus indifférentes , qui pouvaient s'être
glissées dans cette traduction , afin de ne laisser aucun
prétexte aux critiques pointilleuses des protestans. Le Concile
de Trente choisit parmi les hommes les plus savans
de cette époque , où les langues anciennes étaient étudiées
avec tant d'ardeur , six docteurs qui furent chargés de
comparer les textes originaux avec la traduction , et de
rectifier dans cette dernière tout ce qui ne rendrait pas le
sens avec la plus grande fidélité . Ce travail immense ne put
être achevé avant la clôture du concile : on se borna à
déterminer les livres canoniques. Les papes qui succédèrent
à Pie IV, firent poursuivre ce travail ; sous Clément VIII ,
il fut terminé ; et cette version dont la première édition
parut au Vatican en 1591 , accompagnée d'un bref qui en
atteste l'authenticité , est la seule qui soit aujourd'hui
adoptée par l'Eglise romaine.
On voit , d'après ce court exposé , quel cas on doit faire
des critiques que l'on a hasardées, si légèrement sur la
:
٠٤
1
GERMINAL AN XΙΙΙ. 23
Vulgate. Un travail qui a occupé pendant près de quarante
ans les hommes les plus savans de l'Europe , pouvait du
moins donner quelque réserve à ceux qui voulaient révoquer
endoute son exactitude. Il en résulte que , quand
même M. de La Harpe n'aurait pas eu l'attention de consulter
les commentaires du P. Berthier , sa traduction ne
devrait pas inspirer moins de confiance .
Cet homme célèbre , en s'exerçant dans un genre si nouveau
pour lui , avait plus d'un écueil à éviter. Il ne s'agissait
pas de faire un ouvrage de littérature , c'était un livre
de prières que l'auteur avait entrepris : ainsi tous les embellissemens
lui étaient interdits ; il ne lui était pas
même permis de paraphraser , de peur de dénaturer les
pseaumes. Un autre écueil qui eût été insurmontable pour
tout autre écrivain , se trouvait dans la difficulté de donner
àune traduction presque littérale les charmes du style , qui
ne sont aujourd'hui que trop nécessaires pour attacher les
lecteurs à des ouvrages de piété. M. de La Harpe a vaincu
ces obstacles en homme supérieur : les pseaumes prennent
sous sa plume un tour poétique , une variété de mouvemens
, une onction et une chaleur qu'ils n'avaient jamais
eus en prose française. Nous avons , dans un autre extrait ,
cité quelques passages de cette traduction ; nous ne pourrions
que répéter ici les éloges qu'ils nous ont paru mériter.
に
Le discours préliminaire du Pseautier est un des meilleurs
morceaux de littérature qu'ait composés l'auteur. Il
peut tenir lieu de l'ouvrage que M. de La Harpe voulait
faire sur les beautés poétiques des livres saints ; ouvrage
qui eût servi de suite au Cours de littérature , et que la
mort ne lui apas permis d'entreprendre. Dans la partie
lit éraire de ce discours , M. de La Harpe a pris pour
guide le docteur Lowth , professeur , et depuis évêque
d'Oxford, qui a fait un excellent livre intitulé : Desacra
1
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
poesi Hebræorum, livre trop peu connu en France;c'est
ce même docteur qui avait réfuté avec tant de succès les
paradoxes de Warburton sur la croyance des anciens
Hébreux. Son ouvrage , auquel M. de La Harpe se plaîtà
rendre la justice la plus éclatante , doit être considéré
comme classique. « De nos jours , dit l'auteur français , un
>> Anglais plein de goût et de connaissances, a consacré à
> la poésie des Hébreux un ouvrage qui a été beaucoup
>> lu , quoique fort savant, et qu'on regarde comme un des
» meilleurs livres que l'Angleterre ait produits. » Ce suffrage
de M. de La Harpe devrait engager quelque littérateur
à traduire ce Traité dans notre langue. Après avoir
été inondés de tant de productions sophistiques , nous
avons plus que jamais besoin de bons livres.
M. de La Harpe s'élève sur-tout dans son discours contre
ces prétendus philosophes qui répétaient les ridicules parodies
que Voltaire a faites de la Bible. En parlantde ce
homme dont l'impiété eut une si funeste influence , il le
traite sans ménagement , ce qui ne lui était pas encore
arrivé. Après lui avoir appliqué ce vers d'une de ses tragédies
Toutes les passions sont en lui des fureurs ,
il ajoute : « Voltaire n'a cessé pendant trente ans de tra-
» vestir l'Ecriture en prose et en vers pour se donner le
>> droit de s'en moquer. Il n'en fallait pas davantage pour
» entraîner à sa suite une foule d'ignorans et d'étourdis
» qui n'ont jamais connu la Bible que par les parodies
>> qu'il en a faites , et qui n'étant pas même en état d'en-
>>tendrree le latin du Pseautier , ont jugé des poëmes hé-
>> breux d'après les facéties de Voltaire.»
L
C
M. de La Harpe rapproche ensuite du texte de l'Ecriture
quelques-unes des imitations deVoltaire. Lephilosophe avait
appelé le fameux pseaume Exurgat Deus une chanson de
.GERMINAL AN XIIL 25
corps-de-garde; et ses disciples n'avaient pas manqué de
répandre ce mot qu'ils avaient trouvé fort heureux. « C'est ,
>>dit M. de La Harpe , que Voltaire a fait lui-même une
>> chansonde corps-de-garde sur un verset de ce pseaume ,
>> précisément comme Scarron fait sept à huit vers de pa-
>> rodie sur un vers de Virgile.
Ayez soin, mes chers amis ,
Deprendre tous les petits
Encore à la mamelle.
Vous écraserez leur cervelle
Contre le mur de l'infidelle ;
Et les chiens s'engraisseront
De cesangqu'ils lécheront.
-» Il était si charmé de cepetit morceau , ajoute M. de
LaHarpe, que je le lui ai entendu chanter pendant trois
» mois. Voici maintenant le texte de David : « Le Sei-
>> gneur a dit : J'enleverai mes ennemis de la terre de
» Basan , et je les précipiterai dans l'abyme ; et toi , mon
>> peuple , tes pieds seront teints du sang de tes oppres-
>> seurs , et les chiens lécheront ce sang.>> Racine n'a pas
» eu la même horreur de ces chiens et de ce sang , et en
>> a tiré ces vers d'Athalie , admirés partout et toujours
>>applaudis :
Des lambeaux pleins de sang , et des membres affreux
Quedes chiens dévorans se disputaient entre eux.
» Qui croirait que ce fut Voltaire qui logea lamusede
>> Racine au corps- de-garde , par aversion pour celle de
>> David !>> Voltaire , comme on le voit , jugeait d'ordinaire
d'après les passions du moment : de là tant de décisions
qui se contredisent , et que ses plus zélés admirateurs
chercheraient en vainà concilier. « Il lui a toujoursman-
» qué , dit M. de La Harpe , même en critique purement
> littéraire , un fonds de solidité et d'équité , un accord
>> constant de vues générales ; deux choses incompatibles
"
26 MERCURE DE FRANCE ;
>> avec l'extrême vivacité de ses conceptions , et la violence.
» et la mobilité de ses passions, »
M. de La Harpe , dans la partie littéraire de son discours
, était forcé de faire des rapprochemens entre les
poésies profanes et les pseaumes. Ces parallèles auraient
pu l'entraîner à des réflexions qui ne se seraient pas conciliées
avec le ton de piété qui devait distinguer l'ouvrage.
Ce défaut , que nous avons remarqué dans le commentaire
de M. de Vauxcelles sur les oraisons de Bossuet , ne se
trouve jamais dans le Pseautier. Les productions des hommes
, selon le critique , n'approchent sous aucun rapport
des livres inspirés par l'Esprit saint.,
<<Neptune, dit-il, frappe de son trident , Pallas arrache
>> les fondemens de Troie ; ce n'est pas là le Dieu de David..
» La terre l'a entendu menacer, elle a senti le souffle de
>> sa colère; il n'en faut pas davantage , et l'univers froissé
>> se montre dans un état de dépendance et de soumission ;
>> il semble attendre que l'Eternel détruise tout, comme il a
>> fait tout, d'un signe de savolonté. Avouons-le ; il ya aussi
>> loin de ce sublime à tout autre sublime , que de l'esprit
>> de Dieu à celui de l'homme. On voit ici la conception
>> du grand dans son principe; le reste n'est qu'une ombre ,
>> comme l'intelligence créée n'est qu'une faible émanation
>> de l'intelligence créatrice ; comme la fiction , quand elle
>> est belle, n'est encore que l'ombre de la vérité , et tire
» tout son mérite d'un fonds de ressemblance.Vous trouve-
>> rez partout avec l'oeil de la raison attentive , les mêmes
>> rapports et la même disproprotion toutes les fois que
>> vous rapprocherez ce qui est de l'homme de ce qui est
>>de Dieu , seul moyen d'avoir de l'un et de l'autre l'idée
» qu'il nous est donné d'en avoir ; et c'est ainsi qu'étant
>> toujours très-imparfaite , commeelle doit l'être , du moins
>> elle ne serajamais fausse. Cette grandeur originelle , ot11
GERMINAL AN XIII.
27
>> par conséquent divine , puisque toute grandeur vient
>> de Dieu , qui est seul grand , est partout dans l'Ecriture ,
>> soit que Dieu agisse ou parle dans le récit , soit qu'il
>> parle dans les prophètes. » Il est difficile de joindre une
dialectique plus pressante à des mouvemens plus oratoires .
Cepassage rappelle la manière de Pascal.
Nous n'avons aucune réflexion à faire sur cette seconde
édition , entièrement conforme à la première. L'ouvrage ,
très-précieux sous le rapport de la littérature , l'est encore
plus sous celui de la religion . Les fidèles qui n'entendent
pas la Vulgate, y trouveront, présentés dans leur plus
beau jour , les traits sublimes et les grandes pensées des
Pseaumes de David , aussi susceptibles d'être admirés par
le goût , que d'être sentis par la piétě . P.
Tulikan , fils de Gengiskan , ou l'Asie consolée. Un vol .
in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. 5o c. par la poste. A Paris ,
chez Guillaume , libraire , rue de la Harpe, collége
d'Harcourt ; et chez le Normant, imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
Le titre de cet ouvrage annonce une histoire., et les
noms des personnages font espérer qu'elle sera très-intéressante;
mais le titre est faux et les noms sont trompeurs.
Ce n'est pas une histoire , ce n'est qu'un roman historique ,
c'est-à-dire , un ouvrage essentiellement frivole , lorsmême
qu'il n'est pas ennuyeux , ce qui est rare. L'éloge magnifique
qu'on a pris la peine d'imprimer en tête du volume ,
m'avait fait soupçonner que le sujet était faiblement conçu,
et encore plus faiblement exécuté. J'ai voulu voir si cette
prévention était fondée ; j'ai vu , et je me suis convaincu
qu'il peut y avoir dans ce monde des préjugés très-raison28
MERCURE DE FRANCE,
nables. Je m'estime heureux d'avoir au moins recueilli ce
léger fruit d'une lecture vraiment accablante.
Le dessein que l'auteur s'est proposé dans son livre ,
est cependant très-estimable en lui-même; son but est de
faire prendre en haine la guerre et ses suites déplorables.
Ce sentiment est dans le coeur de tous les honnêtes gens ;
et les affections naturelles, dans lesquelles il prend sa
source , le rendent aussi commun que respectable. Mais
combiend'écrits inutiles , combien de déclamations vaines
et stériles , combien de mouvemens d'une sensibilité fastueuse
n'a-t- il pas fait éclore sous la plume de ces charlatans
qui s'intitulent les amis de l'humanité ! Ils se désolent
des mauxde la guerre ,qu'ils ne sont point appelés à corriger
, et ils perdent de vue le bien réel qu'ils pourraient
faire en se corrigeant eux-mêmes. Ce sont toujours les rois
et les nations qu'ils veulent redresser et régenter du haut
de leur raison superbe. C'est toujours sur les désastres du
monde entier qu'ils s'attendrissent avec de grands éclats
dedouleur, et les larmes qui tombent en silence auprès
d'eux ne les touchent point : ils ne voient pas même celles
qu'ils font couler dans leur maison. Pendant que ces
grands philosophes essuient les pleurs du genre humain ,
leur femme , leurs enfans gémissent souvent en secret.
Ils vous parleront de consoler l'Asie; les maux de l'Amérique
leursaignentle coeur; ilsirontjusques dans les déserts
de l'Afrique chercher des objets de pitié ; et leur main ne
saurait s'étendre jusqu'au pauvre qui est à leur porte et
qui leur demande une obole.
C'est une singulière illusion de l'amour propre que celle
qui persuade à ces philosophes qu'ils ont renda le plus
grand et le plus signalé service à tous les peuples, lorsqu'ils
ontdéclamé dans un livre contre les désastres inévitablesde
la guerre. Ne dirait-on pas que leurs belles
GERMINAL AN XIII.
29
paroles arrêtent l'effusion du sang? Il est vraiment curieux
d'entendre sur ce sujet l'auteur de l'éloge qui précède
Pouvrage de M. Gibelin , et qu'on attribue à M. de
Boufflers :
« L'objet que se propose l'auteur de ce livre , dit- il ,
est digne des efforts et des éloges de toutes les généra-
» tions.» Voilà ce qui s'appelle louer avec une juste
mesure . « C'est d'ouvrir tous les yeux sur le crime de la
)
guerre , et de la montrer comme le suicide du genre
>> humain. » Et lorsqu'on l'aura montrée comme le suicide
, vous verrez qu'il n'y aura plus de guerre , attendu
que les hommes ne commettent jamais de suicide ! Un
>>jour viendra peut-être où les hommes rougiront d'étre
n detous les habitans de la terre les plus insociables.n
De quels habitans M. de Boufflers veut-il parler? à quels
êtres nous compare-t-il? Quoi ! nos Françaises sont moins
sociables que les castors du Canada ? Les membres de l'académie
des sciences sont moins civilisés que les orangoutangs
? Ils reconnaîtront qu'un des premiers moyens
d'adoucir cette vie , dont tous se plaignent , c'est de
cesser entr'eux de se l'arracher. Voilà qui n'est point
mal raisonné; personne ne contestera qu'il ne faut pas
s'arracher la vie pour l'adoucir , la chose est claire. Mais
cependant ne point se l'arracher n'est pas un moyen de
Padoucir ; c'en est un seulement de la conserver. « Ettőt
» ou tard ils achèveront de se civiliser , ou , pour mieux
> dire , ils commenceront à s'humaniser . » Il est bientôt
temps de s'yprendre , après six mille ans d'existence : mais
si les philosophes prêchent en vaindepuis ce temps pour
nous inspirerquelque tendresse en faveur de la douce humanité
, vous verrezque nous serons forcés de nous en
tenir à la charité. Au lieu de faire des livres contre la
guerre , on trouvera plus court de faire l'aumône : on
30 MERCURE DE FRANCE ,
aimera mieux soulager des maux qu'on ne peut empêcher ,
que de rêver le bonheur commun et la perfection de l'espèce
humaine. « Loin de nous ces froids ennemis du
» monde , qui traitent de rêve cette grande pensée. »
ACayenne , à la Guiane , tous ces gens qui ne croient
ni au sièclede la raison , ni à la tolérance philosophique !
Délivrons-nous de ces censeurs importuns qui voudraient
nous ôter le plaisir de rêver , et nous forcer à faire de
bonnes actions. Ils ne savent pas que notre réve est celui
des beiles ames et des grands génies. Ils nous réduisent
à nous louer nous-mêmes .
On ne prétend pas cependant s'élever ici contre toute
espèce de théorie , à Dieu ne plaise ! Celui qui cherche ,
avec un coeur sincère , à adoucir les haines et les divisions
des hommes , leur mettra sous les yeux les lois de l'ordre
qui règlent les sociétés. Son livre sera un bienfait pour le
genre humain, et sa mémoire vivra éternellement. Mais
n'est-ce pas extravaguer avec autant de bêtise que d'orgueil
, que de prétendre non-seulement instruire les hommes
, mais même changer le fond de la nature par jun
romanhistorique ? et n'est-ce pas un des caractères particuliers
de la philosophie moderne d'annoncer avec ce
faste l'espèced'ouvrage le plus inutile qu'il y ait au monde ?
L'éloge de M. de Boufflers et le livre de M. Gibelin semblent
avoir été réunis pour en donner la preuve la plus
complète qu'on puisse desirer.
Les noms de Gengiskan et de Tulikan son fils , les lieux
où la scène se passe , sont tout ce qu'il y a d'historique
dans cet ouvrage. L'auteur ayant mieux aimé controuver
des faits que rapporter ceux qui existent , nous avertit ,
par cela seul , qu'il les ignore , ou bien qu'il ne les a pas
jugés propres au plan qu'il s'était proposé. Si c'est ignorance
, l'auteur est inexcusable; car qui le forçait d'écrire
GERMINAL AN XIII. 3
sur ce qu'il ignore ? Si c'est par choix et discernement ,
il devient évident que son héros n'a pas le droit de nous
intéresser , puisque son historien a jugé lui - même que
ses actions ne devaient pas être écrites . Quoi qu'il en soit ,
examinons ces faits imaginaires , afin de connaître au moins
le mérite d'invention que l'auteur peut avoir, et le fruit
d'instruction qu'il a eu le dessein de nous faire recueillir ,
en nous inspirant le goût de la paix universelle.
Après avoir conquis toute l'Asie , Gengiskan partage le
fruit de ses victoires entre ses enfans , et il vole à de nouveaux
exploits. La Chine échoit à Tulikan , jeune guerrier
né du sang royal d'Altong , dernier empereur du
Cathay, dont Gengiskan avait épousé la fille, la soeur ou
la nièce , ce que l'auteur n'explique pas clairement . Ce
Tulikan est un nouvel Orosmane , et même tout le roman
n'est autre chose que la tragédie de Zaïre mise enun long
récit. Le vieillard Altong représente Lusignan; il meurt
comme lui sur les débris de son trône ( 1 ). Azémi , sa
fille, dont le nouveau chefde la nation devient amoureux ,
joue le rôle de Zaïre; son frère Tienzo échappé au massacre
comme Nérestan , reparaît, comme lui , pour troubler
toute la fête. Corasmin même s'y retrouve sous le nom
d'Yelu , vice-roi vaincu de Léatong , personnage illustre
à la Chine . Le sang coule à la fin du roman comme à la fin
de la pièce; mais le dénouement a quelque chose de plus
féroce et de plus extravagant. Tienzo , long-temps fugitif,
revient chargé de chaînes ; sa qualité d'héritier du trône
commandait impérieusement qu'on l'éloignât de la capitale
;Gengiskan se l'était fait livrer par un prince voisin ,
dans le dessein d'écarter toutes les inquiétudes qu'il pou-
(1) Le Lusignan de l'histoire , qui n'était qu'un pauvre gentilhomme
duPoitou, se retira en Chypre après sa défaite , et il y mourut.
32 MERCURE DE FRANCE ,
vait avoir de ce côté ; mais au lieu de le lui amener, on le
conduit à son fils Tulikan , sans qu'on en dise aucune raison.
Tulikan est alors absent de la capitale. Azémi , qu'il
a fait venir du fond de la Tartarie , où elle avait été reléguée
comme prisonnière , règne dans son palais. Tienzo
l'y retrouve, et à l'instant il reçoit d'elle sa liberté. Ce
Tienzo devient furieux lorsqu'il apprend que Tulikan a
des vues sur Azémi ; il renouvelle la scène du fils de M. le
baron de Theuder-ten- tronck , lorsqu'il apprend que Can-
-dide veut épouser sasoeur , sans respect pour ses soixantedouze
quartiers. L'auteur n'a pas eu de peine à mettre
en prose tout le discours que Nérestan tient à Zaïre dans
une pareille circonstance :
<<Fille indigne du malheureux Altong , s'écrie-t-il , le
» voilà donc cet abominable aveu qui pesait tant sur
> ton infame coeur , et qui est bien fait pour accabler
>> le mien..... Ma main doit prévenir ton crime et notre
>>> opprobre ; et sans songer au dien qui nous unit.... Non,
» tu n'es pas ma soeur ; je ne te connaisplus.Au moment
» ou notre ennemi recevra ta main , j'irai t'arracher de
» coeur que tu brûles de lui donner , pour le présenter
>> tout sanglant à ton infame époux ; et , poursuivant ma
>> vengeance , je le percerai à tesyeux du même poignard
>> qui t'aura punie. Je mourrai avec joie sur vos corps
> palpitans , et, par cette justice éclatante , je remplirai ce
» que je dois à monnom , à ma haine et àmonhonneur.
Je ne dirai rien de l'image horrible que toute cette boucherie
représente ; mais je demanderai à ce fou de Tienzo
comment il pourra tuer Tulikan aux yeux de sa soeur ,
-lorqu'il aura arraché le coeur à celle-ci ? Un auteur
de roman n'y regarde pas de si près; il ne songe qu'a entasser
des faits extraordinaires et à multiplier les coups de
théâtre , sans s'embarrasser du jugement des lecteurs ,
qu'il
TA.
GERMINAL AN XIII. 33
5.
cen
qu'il ne suppose pas plus raisonnable que le sien. Ceci
me rappelle une des aventures les plus extravagantes de
l'ouvrage de M. Gibelin. Au moment où les Tartares assiégeaient
la capitale , une femme placée au haut d'une
tour, suivait de l'oeil son époux combattant dans la plaine ;
il tombe dans la foule des morts , et elle a la vue assez
perçante pour remarquer celui qui vient de le renverser.
Furieuse , elle abandonne son enfant , se revêt des habits
d'un guerrier , et , les armes à la main , elle sort de la ville ,
fend la presse sans rencontrer aucun obstacle : elle arrive
auprès du corps sanglant de son époux ; son oeil égaré
cherche le meurtrier qui vient de le lui ravir ; elle le reconnaît
, ô miracle ! précisément à la place où il devait
se trouver pour compléter sa vengeance : elle le jette sans
vie sur celui qu'il a immolé. Mais voilà que tout- à- coup
les spectateurs passifs de cette belle scène se réveillent de
leur léthargie ; on pense à défendre la vie d'un homme
mort ; on reconnaît que le guerrier qui vient de le tuer est
une jeune femme ; on veut l'enchaîner , mais à l'instant
cette femme se passe son épée au travers du corps ; et au
lieu d'une victime de la guerre , sa fureur en offre trois
sans parler de l'enfant qu'elle allaitait et qui se trouve
abandonné. L'auteur appelle cela du courage , mais il se
trompe assurément. L'invraisemblance des détails de cet
événement en détruit d'abord le charme. Et qui ne voit
que le faible courage de mourir que la fureur peut donner ,
est bien au- dessous de ce vrai courage de l'ame qui inspire
à une mère la force de survivre aux malheurs les
plus sensibles pour prendre soin de son enfant ? Je reviens
aux fureurs de Tienzo .
Après s'être bien emporté contre sa soeur , il finit , comme
Nérestan , par lui faire jurer une haine éternelle à son
amant et à toute sa famille. Il forme le dessein d'assassi-
C
BIBL. UNIV,
GRAT
34 MERCURE DE FRANCE ,
ner Tulikan ; Azémi se croit obligée de l'avertir des desseins
de ce fou furieux , et elle l'excuse sur ce qu'il a perdu
l'esprit. Tulikan est très-sensible à cette attention ; il
trouve apparemment que ce Tienzo est un homme trèssensé
, car il n'a rien de plus pressé que d'aller lui proposer
de le replacer sur le trône de ses pères , à condition
qu'il le laissera partir avec sa soeur , pour aller régner en
Perse . Le lecteur pensera peut-être qu'une proposition
de cette nature va rendre la raison à Tienzo . Il était furieux
parce qu'on lui avait ravi sa puissance ; on veut la lui
rendre , sans autre condition que d'emmener sa soeur pour
être reine dans un pays qui n'est pas sous sa domination.
Il n'y a pas de raison pour refuser cette offre généreuse :
aussi ni lui , ni l'auteur , ni personne n'en peut trouver.
Tienzo feint d'accepter ; et, pour terminer la scène par un
coup d'éclat , il va trouver sa soeur , il se poignarde à ses
yeux , en lui faisant boire une coupe empoisonnée : il
meurt , et Tulikan , pénétré de douleur , leur fait faire à
tous deux de magnifiques funérailles .
1
Voilà quelle est la conduite des faits principaux de ce
roman . J'ai négligé quelques épisodes uniquement inventés
pour enfler le volume , lequel se compose en outre de
beaux discours sur la politique .
Il y aurait beaucoup à dire sur cette politique , où l'on
retrouve la liberté et l'égalité de 1793 , époque à laquelle
l'auteur travaillait à son roman. Il y a mêlé , il est vrai ,
quelques maximes sur l'excellence de l'unité du pouvoir ,
avant de le faire imprimer en 1805 ; mais les quinze années
qui viennent de s'écouler nous ont fort dégoûtés des leçons
de ces messieurs , et les grands intérêts qui tiennent
encore aujourd'hui toute l'Europe attentive , ne nous permettent
pas de nous occuper de toutes les rêveries dont il
plaît à un romancier de nous étourdir.
GERMINAL AN XIII. 35
:
La conduire de Tulikan , que l'auteur a si fort relevée ,
peut être louable ; mais quel sera le mauvais prince qui
voudra la prendre pour modèle ? L'histoire seule peut
offrir aux rois des exemples à suivre et des fautes à éviter.
Un bon prince ne lit point de romans ; à peine a-t- il le
temps de lire l'histoire de chaque jour de son règne : il
pense , il écoute , il mûrit ses desseins et il les fait exécuter .
Quel est donc le fruit que l'auteur veut que nous retirions
de son livre , et comment pourra- t- il mériter , selon
M. de Boufflers , les éloges de toutes les générations ?
Il nous offre , à la vérité , des provinces ravagées , des
royaumes détruits , des peuples écrasés par la fureur de
Gengiskan ; mais par une mal-adresse inconcevable , il fau
naître de ces désordres effroyables, la gloire et la prospérité
d'un peuple immense , sous la puissance d'un des fils
de ce destructeur du genre humain ; en sorte que Gengiskan
lui-même pouvait se flatter , avec quelqu'apparence
de raison , d'avoir travaillé non-seulement pour le peuple
de barbares qui combattait sous ses drapeaux , mais aussi
pour le plus grand bonheur de la nation vaincue par ses
armes . Cet exemple , loin de produire de l'éloignement
pour la guerre , en ferait naître l'amour dans l'ame de
tous les hommes ambitieux , Qui peut douter qu'il y ait
jamais eu un conquérant , sans en excepter ce Tartare ,
qui ne se soit proposé, pour terme de ses exploits, la gloire
de son nom. et la prospérité de sa nation ? Les succès , en
politique , nejustifient- ils pas aux yeux du vulgaire toutes
les entreprises ? Ne nous disait- on pas , il y a dix ans ,
qu'on ne pouvait payer assez cher la liberté et l'égalité ;
que le bonheur des générations futures devait s'établir au
prix du sang de la génération présente ? Tous les projets ,
toutes les actions des puissances et des nations , n'ont- ils
pas toujours un prétexte louable ?
B2
36 MERCURE DE FRANCE ,
L'auteur avance avec confiance que la vertu fait plus
de conquêtes que l'ambition , et il dit cela dans un livre
où la vertu des nations cède continuellement à l'ambition
d'un conquérant. C'est avec le même jugement qu'il nous
représente les Chinois comme une nation admirable et
P'exemple du monde , et tout son roman les peint comme
les plus faibles des hommes. Il y appelle Confucius le
maître et l'instituteur des rois , et ce maître des rois meurt
de chagrin , parce qu'aucun prince ne veut écouter ses
leçons.
,
Cet écrivain indique cependant un moyen de connaître
la légitimité d'une guerre. « Il est facile , dit- il , à un
>> monarque de juger si une guerre est juste et néces-
>> saire : il n'a qu'à consulter l'opinion publique , qui
» parle , au nom du peuple , partout où on lui a ôté le
» droit de se faire entendre ; sa voix l'instruira bien mieux
>> que ses ministres et ses favoris . » Je serais bien curieux
de savoir ce que c'est que cette opinion publique d'un
peuple auquel on a été le droit de sefaire entendre et
comment elle pourra s'exprimer , lorsque chaque individu
, pris isolément , ne peut dire un mot sans s'exposer ?
Ensuite peut- on imaginer qu'un monarque qui a ôté à
son peuple le droit de se faire entendre , afin , sans doute ,
d'agir selon sa fantaisie , se contredira lui- même au point
de consulter ceux qu'il ne veut pas écouter ? Et où irat-
il pour les consulter ? à qui s'adressera-t- il ? Véritablement
de tels auteurs semblent n'avoir aucune connaissance
des choses humaines .
C'est pourtant là ce qui ravit M. de Boufflers ; c'est ce
qui lui fait dire qu'en bonne justice on pourrait donner à
un tel ouvrage le nom de poëme. J'y consentirais volontiers
si cela pouvait le rendre meilleur ; j'avouerais même ,
si c'était une louange , qu'il est écriť d'un style bien supé-
:
GERMINAL AN XIII. 37
rieur à celui de l'éloge qui précède son livre ; mais je ne
connais rien de moins flatteur que d'être comparé à cet
éloge , si ce n'est d'en être l'objet.
G.
Pensées et Réflexions sur divers sujets.
:
« Il y aura plus de joie dans le paradis , parmi les Anges ,
pour un pécheur qui se convertit , que pour quatre-vingtdix-
neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence , » a dit
le Fils de l'Homme. Que cela est beau ! que cela est tendre
! que cela est assorti à notre misère ! Eh bien ! ces
divines paroles sont encore vraies pour le monde comme
pour le ciel . Une ame tendre , ramenée à l'attachement de
Dieu , par l'amertume des attachemens du siècle , trompée
dans la constance de son amour , regardant avec terreur
autour de soi , et se retournant enfin vers celui dont l'amour
ne trompe jamais , pour jeter et perdre toute sa
douleur dans son sein; cette pauvre ame , trahie par les
hommes et consolée par Dieu , ne nous touche-t-elle pas
plus profondément que celles qui n'ont jamais failli (1 ) ?
C'est ce que j'essayais d'exprimer , il y a quelques années ,
dans ces vers , qui ne déplorent point à MM. de la Harpe
et de Fontanes :
Modèle idolâtré de vertu généreuse ,
La Vallière ! à jamais ton amour , malheureuse,
( 1) On sait que le bel ouvrage de M. de Châteaubriand a opéré
plusieurs conversions dans le monde des incrédules. Eh bien ! rous
pouvons donner pour certain cet aveu de l'un d'eux : « Toute l'éloquence
de l'auteur , réunie à l'autorité des preuves , ne m'aurait peutêtre
qu'ébranlé ; mais le noble aveu des anciennes erreurs de cet écri
vain, qui précède son livre , a forcé ma conviction. » ( Note de l'auteurdes
Réflexions . )
1
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
Dans les sensibles coeurs gravera ton destin.
Quand du soir de ta vie expiant son matin ,
Tu voulus effacer par tes larmes fidelles
D'un amour réprouvé les traces criminelles ;
Acet époux divin , qui paya mieux ta foi ,
Tuvins offrir un coeur , hélas ! à peine à toi :
Ce coeur d'où les tourmens du jeûne et du cilice
Ne chassaient pas l'objet d'un cruel sacrifice ;
Ce coeur saigna long-temps , etc. etc.
Saint Jérôme a une éloquence souvent pleine de feu ,
sur- tout quand il loue les vertus des Saintes .
Au fond de son désert de Syrie , le souvenir des dames
Romaines le venait troubler au milieu de ses savantes et
pieuses méditations. Les faiblesses de cet illustre Père nous
plaisent en quelque sorte , en nous rapprochant de lui ,
quoique ce ne soit que par ces faiblesses que nous nous
rapprochons .
Il nous plaît que celui qui tonna si éloquemment contre
les Vigilances , les Joviniens , les Pélagse , ait eu des faiblesses.
Pourquoi cela ? C'est que les combats que le génie
de ce grand saint eut à livrer à la chair rebelle , n'effarouchent
pas notre chair ccoorrrompue , comme ferait une
vertu constante , ce qui nous désespérerait. Ce saint fut
éprouvé par les passions qui nous éprouvent. Nous ne
l'en adımirons pas moins, et nous l'en aimons davantage.
Pascal a dit : « L'esprit a son ordre qui est par principes
et démonstrations ; le coeur en a un autre. On ne
prouve pas qu'on doit être aimé , en exposant par ordre les
causes de l'amour ; cela serait ridicule. >>-
<< Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivi cet
ordre du coeur , qui est celui de la charité , que celui de
l'esprit ; car leur but principal n'était pas d'instruire , mais
d'échauffer. n
Quand je vois ce profond géomètre rebuter les preuves
de l'esprit , pour s'attacher à celles du coeur , je me le
GERMINAL AN XIII . 39
représente monté sur le faite des sciences humaines ,
aspirer à descendre à la simplicité du coeur , qui lui
découvre mieux encore que le reste le principe et la fin
des choses. CORIOLIS.
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs.
MÉDÉE . ( d'Euripide . )
La tyrannie barbare de Créon , et l'ingratitude excessive
de Jason , produisent l'effet naturel sans doute , mais
bien affreux, de rendre excusable la vengeance horrible de
Médée , qui , pour être supposée capable de déchirer ses
enfans de ses propres mains , devrait paraître saișie toute
entière de fureurs jalouses , et ne pas éprouver la tendresse
maternelle , autant qu'il a paru convenable à Euripide de
lui en inspirer. La rage , la jalousie , le mépris , la vengeance
caractérisent Médée , et les sentimens de mère ne
doivent être chez elle que des éclairs passagers.
Le choeur est composé de dames de Corinthe , soumises
à Créon ; et Médée étrangère , leur confie , sans une nécessité
réelle , l'horrible projet qu'elle a conçu , d'em
poisonner la princesse royale , et d'égorger ses propres fils.
Les dames ne cherchent point à prévenir tant de scélératesse
, elles se bornent à dire froidement , que Médée
n'agit pas bien.
1
Le personnage d'Egée , roi d'Athènes , dont on ne parle
plus , paraît tout-à-coup sur la scène , au vers 663. 11
semble tomber des nues ; il ne vient que pour dialoguer
un instant avec Médée , à laquelle il promet un (asile à
Athènes , dans l'espoir qu'elle le paiera de reconnaissance
, et qu'elle lui confiera son secret : celui d'avoir
4
40 MERCURE DE FRANCE .
des garçons. Ce roi a recueilli d'Apollon un oracle assez
plaisant , lorsqu'il l'a consulté sur le moyen d'avoir des
fils
Ne ego prominentem utre solverem pedem ,
Priùsquàm patrios rursus ad lares venaro .
V. 679 et 681 .
Lamétaphore est claire , mais fort peu décente. Tout
cela n'a pour but que d'assurer à Médée un refuge à la suite
de ses forfaits. Circonstance qui ne semble pas nécessaire
à l'action , et qui intéresse encore moins le spectateur.
Cette tragédie renferme 1420 vers .
Jason , au vers 461 , offre une somme d'argent à Médée
, pour la dédommager des frais de son voyage .
N. L.
SPECTACLE.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
, La Belle Marie .
C'EST Marion de Lorme qui figure dans cette pièce sous
le nom de la Belle Marie. Le Vaudeville paraît décidé à
nous faire passer en revue toutes les courtisanes célèbres.
Celle-ci , s'il en faut croire le fameux co-adjuteur de Paris ,
était un peu moins qu'une prostituée . Je ne sais si ce n'est
pas l'envie de déprimer le cardinal de Richelieu , l'un de
ses adorateurs , qui a suggéré à l'écrivain cette qualification
outrée; car je ne conçois pas qu'il soit possible d'être encore
quelque chose de moins que ce qu'il y a de plus vil
aumonde, Le co-adjuteur prétend que Marion avait sacrifié
GERMINAL AN XIII. 41
son éminenceà Desbarreaux, si connu par son pieux sonnet,
etpar son impiété.
Le cardinal de Richelieu n'est guère moins avili par l'aus
teur de la Belle Marie , que par le co-adjuteur. Il envoie
son médecin Boisrobert à Marion , pour l'engager à se
charger d'une honteuse perfidie. Elle avait compté dans la
nombreuse liste de ses amis le fameux Buckingham , qui se
vantait d'avoir été l'amant de trois reines , qu'il s'était vu
disait- il, obligé de gourmer toutes trois . Le cardinal n'étant
pas tout-à-fait en mesure pour le siège de la Rochelle , que
l'Anglais venait secourir , veut que Marion use de l'ascen
dant qu'elle a conservé sur l'esprit de Buckingham pour
lui faire trahir son devoir. Elle s'y refuse ; et j'ai cru d'abord
que l'auteur voulait lui prêter des sentimens plus
nobles que ceux qu'il donne à Richelieu , et faire éclipser
le Pontife et le ministre par la courtisane ; ( comme dans
Ninon de l'Enclos où la courtisane joue le rôle d'une héroïne,
et le cardinal de Fleury celui d'un cafard et d'un persécuteur
) ; mais il s'est contenté de les mettre de niveau . Marion
a eu tout justement la même pensée que Richelieu
et Buckingham adonné dans le piège. Au moment où tous
ses amis croient qu'elle va être envoyée à la Bastille , pour
avoir osé résister à la volonté du ministre-roi , elle reçoit
de lui des complimens et des récompenses . Il a su son stratagème.
Richelieu , s'abaissant à un si vil moyen , (1 ) n'est
,
(1) Je sais que cette bassesse lui a été attribuée ; mais je n'hésite
pas à croire que c'est sans fondement. Le judicieux Hénault la révoque
en doute. On a supposé que ce ministre avait conseillé ou commandé
à la reine Anne d'Autriche d'écrire au due qui avait autrefois osé lui
parler de galanterie , pour l'engager à laisser la Rochelle sans secours ,
et qu'elle avait suivi le conseil ou l'ordre . La hauteur du caractère de
Richelieu et la fermeté de la reine ne permettent pas de croire à cette
infamie , qui eût pu répugner même à une Marion. La prise de la
Rochelle fut due à un trait d'audace et de génie , et non à une lacha
platitude.
2 MERCURE DE FRANCE ,
pas le seul personnage dégradé dans cette pièce. Cinq-Mars
y est supposé l'époux secret de Marion. Et son oncle ,
le marquis d'Effiat , qui l'ignorait , prétend de son côté
à la main de cette créature ; il en est si fou , qu'il se jette
dans un fauteuil qu'elle vient de quitter , «pour respirer l'air
« qu'elle a respiré. »
Quelque chose qu'aient pu faire les souteneurs de Marion
, elleest tombée , assez doucement à la vérité. Ils ont
beaucoup applaudi quelques traits un peu sarantés contre
la médecine; ent'autres ce mot de Boisrobert, « je m'en vais
car j'ai quelques malades à expédier.» Dans une autre scène,
Marion feint de se trouver mal . Le marquis d'Efhat qui
n'est pas dans le secret , veut appeler tous les médecins de
la ville. « Vous ne voulez donc pas , s'écrie-t-on , qu'elle
» en revienne. » On a encore battu des mains à quelques
froides antithèses , comme celle - ci :
Quand le Temps vous rendra visite ,
L'Amour vous fera ses adieux .
!
Marion ayant prié ses amis de faire courir le bruit de sa
mort , pour la dérober à la vengeance du cardinal qu'elle
craintd'avoir offensé par son refus , ajoute :
Je reviendrai de l'autre monde
Quand il quittera celui-ci . 8
Elle demande une épitaphe , on la lui chante :
Ci gît qui ne mourra jamais .
Lorsque la feinte devient inutile, la troupe ou le troupeau
des amoureux est d'avis
1
De ressusciter une belle
Qui les fera mourir d'amour.
Tous ces jeux de mots sur la mort n'ont pas été trouvés
fort gais. L'auteur a été si faiblement demandé , qu'il n'ai
pas voulu qu'on le fit connaître. Sa piècenéanmoins con-
T
GERMINAL AN XIII. 43
tinue de se jouer. On y voit avec plaisir madameHenry ou-
Belmont , dans un costume brillant qui sied aussi bien
qu'un élégant négigé àune beauté tout à-la-fois noble et
piquante.
ΑΝΝΟNCES.
Le Chansonnier du Vaudeville ( 1ere, année ) , par MM. Piis ,
Barié , Radet , Desfontaines , Dien-la-Foi , Maurice Seguier , Dupaty,
Moreau , Bouilly , J. Pain , Bourguignon , Saujon , Ph. Lamadelaine
, Leprevost-d'Iray , Demautort , Armand-Gouffé, Joui-
Lonchamp , etc. , tous convives des dîners du Vaudeville , on
anteurs à ce théâtre : pour faire suite aux Diners du Vaudeville. Un
vol . in- 18. Prix : 1 fr. 80 cent. , et 2 fr. 20 cent . par la poste .
AParis , chez Léopold Collin , libraire , rue Git-le-Coeur , nº . 18.
Manuscrits de M. Necker , publiés par sa fille. Un vol. in-80.
Prix: 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste.
AGenève , chez Paschoud , libraire à Paris , chez Le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres - Saint- Germain - l'Auxerrois ,
4.424; chez Treuttel et Würtz , quai Voltaire ; chez Renard , rue
Caunartin , nº . 750 ; Maradan , rue Pavée S. André - des - Aros ;
Debray , harrière des Sergens ; Dufour , rue des Mathurins ; Leprieur ,
me des Nøyers , nº . 22 .
Essai historique sur le commerce et la navigation de la Mer-
Noire , ou Voyages et entreprises , pour rétablir des rapports commerciaux
et maritimes entre les ports de la Mer-Noire et ceux de la
Méditerranée ; ouvrage enrichi d'une carte où se trouvent tracés :
1. la navigation intérieure d'une grande partie de la Russie européenne
et celle de l'ancienne Pologne; 2°. le tableau de l'Europe ,
servant à indiquer les routes que suit le commerce de Russie par
laMer - Baltique et la Mer-Noire , pour les ports de la Méditerranée ;
3º.le plan des cataractes du Niéper.
Des circonstances ayant fait accélérer la publication de cet ouvrage
, cette carte, qui est due aux talens réunis de MM. Barbier-du-
Bocage et Tardieu , n'a pu être prête à la même époque , mais elle
le sera incessamment. On a mis devant le fux titre de l'ouvrage un
avis qui donne droit à un exemplaire de la carte , en représentant ledit
avis lorsqu'el'e paraitra . Prix de la carte et de l'ouvrage ,
broché: 5 fr. , et 6 fr. par la poste.
A Paris , chez H. Agasse , imprim. lib . , rue des Poitevins , n. 18.
Voyage en Morée , à Constantinople , en Albanie , et dans
plusieurs autres parties de l'Empire ottoman , pendant les années
1798 , 1799, 1800 et 1801 ; comprenant la description de ces
pays , leurs productions , les moeurs , usages , maladies et le comme
ce de leurs habitans ; avec des rapprochemens entre l'état actuel
de la Grèce , et ce qu'elle fut dans l'antiquité. Par F. C. H. L. Pon
queville , docteur en médecine' , membre de la commission des
sciences et des arts d'Egypte , etc.; ouvrage enrichi d'un précis hist
44 MERCURE DE FRANCE ,
torique et géographique sur l'ancienne Epire , et de cartes dressées
par M. Barbier-du-Bocage , géographe des relations extérieures; accompagné
de pièces justificatives , et orné de figures et vues nouvelles
. Trois vol. in-8°. de plus de 1200 pages , sur papier carré
fin. Prix : 15 fr . , et 20 fr. par la poste.
A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Hautefeuille , nº. 20.
Manuel latin , ou Choix de compositions françaises , et Recueil
de fables et histoires latines ; l'un , pour préparer à la traduction des
auteurs latins ; l'autre , pour faciliter l'intelligence des écrivains du
siècle d'Auguste ; par M. Boinvilliers , membre associé de l'Institut
national de France , etc. Cinquième édition . Prix : 2 fr . 40 cent. relié .
A Paris , chez Aug. Delalain , imprimeur- libraire, rue Mazarine ,
'n. 1578 , et chez Hocquart , rue de l'Eperon , n . 1 .
Voici le jugement que le savant auteur des Soirées littéraires a
porté de cet ouvrage dans le tome onzième : « Rien n'est plus intéressant
que ces Recueils rédigés par des hommes de goût , qui joignent
J'amour de la vertu à l'amour des lettres ; Mathurin Cordier en a donné
les premiers exemples ; Heuzet , Chompré , Rollin , le Beau , et plusieurs
autres professeurs célèbres avaient déjà suivi le même plan avec
succès. Disciple fidèle de ces maîtres aussi instruits que vertueux ,
M. Boinvilliers a composé ce Recueil qui justifie parfaitement l'idée
qu'on avait de sestolens , et j'en recommande l'adoption à ceux qui
aiment encore la belle langue et les plus précieux monumens qui nous
restent de l'ancienne Rome. »
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 .
4
Fastes de la nation française , ou Tableaux pittoresques gravés
pard'habiles artistes , accompagnés d'un texte explicatif , et destinés
à perpétuer la mémoire des hauts faits militaires , des traits de vertus
civiques , ainsi que des exploits de la legion d'honneur. Quatrième
livraison, présentée à Leurs Majestés et à la Famille Impériale , par
Thernisien-d'Haudricourt .
N°. XV.
Folio 43. Bayard ( surnommé le bon chevalier sans peur et sans
reproche ) ,an pont du Garillan , en 1501.
Fol. 44. Bravoure héroïque du général Jacques d'Arnaud , à l'affaire
de Nervi , le 23 frimaire an 8.
Fol. 45. Prise de la frégate anglaise l'Embuscade , par Edmond-
Richer, capitaine de vaisseau, commandant la corvette la Bayonnaise.
La souscription , ouverte en tout temps , est de 10 fr . par livraison ,
composée de quatre numéros , en beau papier; de 12 fr. en pap, vélin ,
et de 21 fr. gravures coloriées . Les membres de la légion d'honneur ,
dont les titres de gloire seront consignés dans les Fastes , auront , eux
et leurs parens, la facilité de se procurer , à leur choix , un ou plusieurs
numéros , à raison de 3 fr. On souscrit an bureau de l'auteur rue de
Seine , n. 1434, faubourg Saint-Germain; chez les principaux libraires
de l'Europe ; chez les directeurs des postes des départemens ;; et chea
Normant , imprimeur- libraire,
rue des Prêtres -Saint-Germainl'Auxerrois
, nº. 42. On ne reçoit que les lettres affranchice .
le
GERMINAL AN XIII . 45
NOUVELLES DIVERSES.
Vienne , 4 mars. Le nouvel ambassadeur français n'a
pas notifié son arrivéc en cette capitale à ceux d'Angleterre
, de Russie , et de Suède.
Des bords du Mein. Sur la menace de la Prusse de s'emparer
de la Pomeranie suédoise , dans le cas où la cour de
Stockholm contracterait un traité de subsides avec l'Angleterre
, le ministre de Suède à Berlin remit à S. M. prussienne
un écrit de la main de son maître , dans lequel ce
prince déclarait que , comme souverain , il n'était obligé
de rendre compte à aucune puissance des traités qu'il voulait
conclure ; que si des troupes étrangères entraient dans
ses états , elles y seraient traitées comme ennemies , et que
S. M. S. réclamerait les forces auxiliaires que le traité d'al
liance conclu en 1797 avec la Russie le mettait en droit
de réclamer de la cour de Pétersbourg .
Une révolte a, il y a déjà quelque temps, éclaté à Chypre.
Les revoltés ont remporté divers avantages sur les Turcs .
On croit que leur projet est de se réunir aux Sept - Isles , et
qu'ils reçoivent de Corfou des armes et des munitions .
Londres , 12 mars . L'expédition secrète dont on parle
depuis si long - temps , est toujours dans les ports d'Angleterre.
On dit qu'elle n'en sortira que dans le mois d'avril .
PARIS.
Le 17 mars , le vice-président de la république Italienne,
la consulte d'état , plusieurs généraux de division , l'orateur
, un grand nombre de membres du conseil législatif ,
et toutes les principales autorités de ce gouvernement , introduits
devant l'Empereur , assis sur son trône , lui ont
présenté la délibération de la consulte du 15 mars , portant
en substance qu'ils sont de l'opinion unanime , 1º. de
déclarer le gouvernement de la république Italienne monarchique
, héréditaire.
2°. Que l'Empereur Napoléon , soit déclaré roi d'Itatie ;
3°. Que le trône d'Italie soit héréditaire de mâle en
mâle , dans sa descendance directe et légitime , naturelle
ou adoptive , à l'exclusion perpétuelle des femmes , et leur
46 MERCURE DE FRANCE ,
descendance , sans néanmoins que son droit d'adoptiont
puisse s'étendre sur une autre personne qu'un citoyen de
l'Empire français ou du royaume d'Italie.
>> 4°. Que la couronne d'Italie ne puisse être réunie à
la couronne de France que sur sa tête ; que cette faculté soit
interdite à tous ces successeurs , et qu'aucun d'eux ne puisse
régner en Italie , s'il ne réside sur le territoire de la république
Italienne ;
» 5°. Que l'Empereur Napoléon ait le droit de se donner
un successeur parmi ses enfans légitimes mâless ,, soit
naturels , soit adoptifs , mais qu'il ne peut en user tant que
les armées françaises occuperont le royaume de Naples ,
les armées russes Corfou , et les forces britanniques Malte ;
» 6°. Que la séparation des couronnes de France et
d'Italie ne sera compatible avec la sûreté de l'état , que
quand ces circonstances auront cessé ;
» 7°. Que l'Empereur Napoléon soit prié de se rendre à
Milan pour y prendre la couronne , et après avoir entendu
la consulte d'état et les députations extraordinaires des
colléges , donner au royaume une constitution définitive . >>
S. M. I. a répondu entr'autres choses : « Je la garderai
>>> cette couronne , mais seulement tout le temps que vos
> intérêts l'exigeront ; et je verrai avec plaisir arriver le
>> moment où je pourrai la placer sur une plus jeune tête ,
>> qui , animée de mon esprit, continue mon ouvrage , etc. >>
Le 18 mars , 27 ventose , l'Empereur s'est rendu au
sénat , où il a fait lire un décret , que S. M. a rendu. le
même jour , par lequel il donne à la princesse Elisa sa
soeur , la principauté de Piombino , en Toscane ; son mari
prendra le nom et le titre de prince de Piombino , et jouira
du rang et des prérogatives de prince de l'Empire français .
Ensuite M. de Talleyrand a fait un rapport sur la création
de la monarchie Italienne , qui a été suivi de la lecture de
la délibération de la consulte et de la prestation de serment
de tous ses membres. Après quoi l'Empereur a prononcé
ce discours :
<< Sénateurs , nous avons voulu , dans cette circonstance
, nous rendre au milieu de vous , pour vous faire
connaître , sur un des objets les plus importans de l'Etat ,
notre pensée toute entière . L
>> La force et la puissance de l'Empire français sont surpassées
par la modération qui préside à toutes nos transactions
politiques. t
>> Nous avons conquis la Hollande, les trois quarts de
(
GERMINAL AN XIII. 47
l'Allemagne , la Suisse , l'Italie toute entière. Nous avons
été modérés au milieu de la plus grande prospérité . De
lant deprovinces, nous n'avons gardé que ce qui était nécessaire
pour nous maintenir au même point de considéra
tion et de puissance où a toujours été la France. Le parr
tage de la Pologne , les provinces soustraites à la Turquie ,
la conquête des Indes et de presque toutes les colonies ,
avaient rompu à notre détriment l'équilibre général. :
>> Tout ce que nous avons jugé inutile pour le rétablir ,
nous l'avons rendu , et par - là nous avons agi conformément
au principe qui nous a constamment dirigé , de ne
jamais prendre les armes pour de vains projets de grandeur
, ni par l'appât des conquêtes .
» L'Allemagne a été évacuée , ses provinces ont été
restituées aux descendans de tant d'illustres maisons , qui
étaient perdues pour toujours , si nous ne leur eussions
accordé une généreuse protection. Nous les avons relevées
et raffermies , et les princes d'Allemagne ont aujourd'hui
plus d'éclat et de splendeur que n'en ont jamais eu leurs
ancètres .
L'Autriche elle-même , après deux guerres malheur
reuses', a obtenu l'état de Venise. Dans tous les temps
elle eût échangé de gré à gré Venise contre les provinces
qu'elle a perdues .
>> A peine conquise , la Hollande a été déclarée indépendante.
La réunion à notre Empire eût été le complément
de notre système commercial , puisque les plus grandes
rivières de la moité de notre territoire débouchent en
Hollande ; cependant la Hollande est indépendante , et
ses douanes , son commerce et son administration se régissent
au gré de son gouvernement.
» La Suisse était occupée par nos armées , nous l'avions
défendue contre les forces combinées de l'Europe . Sa réunion
eût complété notre frontière militaire. Toutefois la
Suisse se gouverne par l'acte de médiation , au gré de ses
dix-neuf cantons , indépendante et libre.
>> La réunion du territoire de la république italienne à
l'Empire français eût été utile au développement de notre
agriculture ; cependant, après la seconde conquête , nous
avons à Lyon , confirmé son indépendance ; nous faisons
plus aujourd'hui , nous proclamons le principe de la sépation
des couronnes de France et d'Italie , en assignant
pour l'époque de cette séparation , l'instant où elle devient
possible et sans danger pour nos peuples d'Italie .
48 MERCURE DE FRANCE ,
8
>> Nous avons accepté et nous placerons sur notre tête
cette couronne de fer des anciens Lombards , pour la retremper
, pour la raffermir , et pour qu'elle ne soit point
brisée au milieu des tempêtes qui la menaceront , tant que
la Méditerranée ne sera pas rentrée dans son état habituel.
» Mais nous n'hésitons pas à déclarer que nous transmettrons
cette couronne à un de nos enfans légitimes ,.
soit naturel , soit adoptif , le jour où nous serons sans ...
alarmes sur l'indépendance que nous avons garantie , des
autres états de la Méditerranée.
» Le génie du mal cherchera en vain des prétextes
pour remettre le continent en guerre ; ce qui a été réuni à
notre Empire par les lois constitutionnelles de l'état , y
restera réuni. Aucune nouvelle ovince n'y sera incorpo .
rée ; mais les lois de la répuinque batave, l'acte de médiation
des dix-neuf cantons suisses , et ce premier statut
du royaume d'Italie , seront constamment sous la protection
de notre couronne , etnous ne souffrirons jamais qu'il
ysoit porté atteinte.
>> Dans toutes les circonstances et dans toutes les transactions
, nous montrerons la même modération , et nous
espérons que notre peuple n'aura plus besoin de déployer
ce courage et cette énergie qu'il a toujours montrés pour
défendre ses légitimes droits. >>>
Le grand duc Constantin de Russie est arrivé à Vienne ,
gardant toujours l'incognito .
:
L'amiral Bruix, commandant la flottille de Boulogne, est
mort à Paris le 17 mars.
Athalic sera jouée demain au palais de Saint- Cloud , à
l'occasion de la fête de l'Impératrice , et du baptême du
prince Napoléon-Louis.
Il s'est formé à Paris une académie celtique. L'objet
principal de ses travaux est de vérifier les recherches faites
sur les langues primitives , et de fiser l'antiquité de la langue
celtique , qui s'est conservée dans le Bas- Breton , et
qu'on regarde comme la plus ancienne de l'Europe. A la
tête de cette académie , se trouve M. Henin , autrefois
premier commis des affaires étrangères , l'un des hommes
les plus versés dans la connaissance des langues anciennes
et modernes .
Un décret du 23 ventose inflige peine de mort à tout
instigateur de désertion .
٢٠
(No. CXCV. ) 9 GERMINAL an 150
(Samedi 30 Mars 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
5.
cen
LITTERATURE
POÉSIET
α
PÉRISTERE
COL
1
Qui ne connaît l'oiseau charmant
Que Venus à son char attèle !
Toujours aime , toujours aimant, T
Timide et doux , tendre et fidèle ,
Des voluptés , du sentiment ,
Et pour l'amante et pour l'amant,
Symbole vvrraaii,, parfait modèle.
4
1998 617
"
:)
Y
Nymphe jadis, il fut , divon, A
Aimable et bonne autant que belle
Sans airs , caprices , ni jargon ;
De l'onde à la fille immortelle,...
Ayant su plaire ; et sans facon, 02
Vivant , folâtrant avec elle 3 ! 580
Et les trois soeurs de Cupidonne's e
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
L
Celui- ci contre Péristère
(De la nymphe c'était le nom ) ,
Pour une offense bien légère
Un jour sévit cruellement ;
Etdans lesjardins de Cythère ,
En colombe , malgré sa mère ,
La transforma; voiei comment :
« Tu vois le brillant assemblage
>> Des fleurs qui naissent sous nos pas ;
>> Ces lis, ces roses , ces lilas ,
► Dont le parfum , l'éclat , enchantent ce bocage :
>> Eh bien ! dans une heure je gage
» En cueillir , maman , plus que toi , »
AVénus un matin , disait le dieu volage ,
Don't l'univers subit la loi.
Lecteur, ici ma main profane
Craint de gâter le plus doux des tableaux,
Qui du Corrége et de l'Albane
Dut exercer les gracieux pinceaux.
En souriant de sa folie ,
Vénus a de l'Amour accepté le défi :
«Cà je commence. » - « Et moi sans doute aussi. »
Soudain par elle mainte fleur est cueillie.
Le Dieu les met dans son carquois ,
Et laDéesse en remplit sa ceinture ;
Ce magique tissu , qui lui sert à la fois
De vêtement et de parure ,
Qu'un beau berger, du sang des rois ,
Vit à ses pieds tomber sur la verdure ,
Alors qu'aux dons de laDiscorde impure
Pallas , Junon , Vénus aspiraient toutes trois.
Que fais-tu jeune Péristère !
Quoi ! du défi juge et témoin ,
Tu te livres au même soin
Que le Dieu d'amour et sa mère !
De t'employer qu'est-il besoin
GERMINAL AN XII: 5%
I Acueillir d'une main légère
Violette, jasmin, lis , rose et primevère ? ....
Nymphe étourdie , ah ! fuis au loin ,
Fuis , crains un Dieu..... Mais Cupidon t'a vue
Mêlant tes fleurs à celles de Vénus ;
1
L'heure vient d'expirer , sa gageure est perdue,
Et son courroux ne se modère plus.
Quels regards il te lance ! échappé de la nue
L'éclair a moins de feux..... Ta peine est résolue,
Et les sanglots de Cypris éperdue ,
Comme lestiens sont superflus.
Mais , en colombe transformée ,
Tu savoures à chaque instant
Le bonheur d'aimer , d'être aimée.
De vains desirs tu n'es point consumée ;
D'un feu nouveau , toujours brûlant,
Sans cesse tu jouis..... Dans l'Olympe , sur terre,
Mortels ni Dieux n'en font autant.
Vas , trop heureuse Péristère ,
M
α
L'Amour , ainsi te punissant Leto A
Contre toi n'était pas , je crois , fort en colère.)
J. G. L. DE SAINT-LÉGIER,ancien officierd'infanterica
ں ی ہ
Quo me Bacche rapis tui plenume
r
QUEL feu pénètre tous mes sens ,
Ma voix exprimant mondélire, 2 rok
Va , dans ses rapides accens ,
Chanter Bacchus qui les inspire.
il s'exila, Quand de P'Olympe
Désespérés de son absence ,
Au sombre deuil qui les glaça
Les Dieux livraient leur existence.
4
D2
6. MERCURE DE FRANCE ;
L'Amour en vain crut les charmer ,
Ses traits sur leurs coeurs s'émoussèrent,
Et fatigués de s'enflammer ,
en Ce fut d'ennui qu'ils soupirerent.
Tandis qu'ils soupiraient en vain , .....
Le Dieu que tout le ciel implore
Inondait sous des flots de vin
Les bords où va naître l'Aurore .
177
Dans les vallons du Paradis ,
Il abreuvait le premier homme;
Mais l'infidèle trop épris
Quitta le verre et prit la pomme.
1
Dieu , pour punir un goût si vil ,
Le bannit comme un être immonde , 2 OTTO Ca
Et lui laissa dans son exil "
Eve, des pommes et de l'onde.
Alors un lait pur et mousseux
A
Cessa d'arroser nos montagnes ,
Le Champagne à flots écumeux
Ne roula plus dans nos campagnes .
Du courroux d'un être divin ,
Je vois la sagesse profonde ;
L'onde prit la place du vin
Quand l'Éternel maudit le monde .
১
?
Dans les vallons fleuris d'Eden ,
Si j'eusse été le premier homme ,
Eve dans cet heureux jardin
Viendrait encor m'offrir sa pomme. )
Comoede DEMOLIÈRES
r
1
GERMINAL AN XIUL TE 53
LES COMBINAISONS D'ISABELLE ,
1.
OU L'ARITHMETIQUE DIGITALE .
DES 5 doigts de la main l'inégale longueur,
Disait cesjours derniers la folâtre Isabelle ,
Offre aux yeux de l'observateur
De la force de l'homme une assez juste échelle :
Le pouce, de ses premiers ans
3
)
T
Désigne , on ne peut mieux, la paisible dixainer chi I.
L'index la bouillante vingtaine ,
Par des calculs toujours croissans ,
Le grand doigt marque la trentaine ,
L'annulaire la quarantaine ,
L'auriculaire enfin , latriste cinquantaine.
Or , maintenant, de ces progressions
Voici le sens : à ro le feu des passions .T
Couve et sommeille.... A 20 éclate , augmente ,
S'élève à 30 au maximum ,
Décline et se calme à 40 , )
:
A 50 ans descend au minimum , gino re
Et n'est , hélas ! que fumée à 60.
Jeunes beautés
Qui souhaitez
Vous ranger sous les lois de ce Dieu qu'on appelle
LeDieu d'hymen ; souvenez-vous ,
Quand vous choisirez un époux ,
Des combinaisons d'Isabelle A AVL
B ... (de Meudon)
ENIGME
Je suis un vrai contraste en deux êtres divers ;
Car l'un agit toujours , toujours l'autre repose.
3
54 MERCURE DE FRANCE ,
Si je suis l'un , souvent je suis comme une rose ;
Mais suis -je l'autre , hélas ! je suis rongé des vers.
Comme l'un , l'on me craint, on me fuit, on me cherche :
Combienveulent me voir , et combien m'ont trop vu !
L'habitant de Lima , l'habitant de la Guerche ,
Le Grec et le Chinois à mon être ont pourvu .
Comme l'autre , aujourd'hui , sont maints héros célèbres :
Plus d'un voudrait en vain ne le pas devenir.
L'un est ami du jour , l'autre l'est des ténèbres ;
L'un est de tous les temps , l'autre est sans avenir.
Plus d'un peuple jadis fit passer l'un par l'autre
Cet usage, Français, ne fut jamais le vôtre.
J. MAILLARD.
LOGOGRIPHE.
Je suis unique avec ma tête ,
Et toujours seule sans ma tête.
Par un Abonné.
CHARADE.
MACLA
u
Mon premier est des rois le séjour ordinaire ;
Mon second , un secret qu'une fenime sait taire ;
Et mon tout animant le coeur de nos soldats ,
Les fait , au champ d'honneur , affronter le trépas.
elleger roinne
A. , abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Lemotde l'Enigme dudernier numéro est Pelote de neige.
Celui du Logogriphe est Boileau , où l'on trouve a , e, i,
e, u, aube , oeil , bail , eau , ail , boule , beau , oie,
bal, lie, Albe , lieu , bol, boue , bile , loi , elu , aite.
Celui de la Charade est Clear-mer,
GERMINALAN XIIE53
Philosophie du dix-huitième siècle , par J. F. La
Harpe ; faisant les tomes XV et XVI du. Cours
de Littérature. Prix : 15 fr. , et 18 fr. 75 cent.
par la poste. A Paris , chezAgasse , imprimeurlibraire
, rue des Poitevins ; et chez le Normant,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-
l'Auxerrois , no. 42.
4
JUSQU'A présent on avait cru qu'un auteur
célèbre gagnait beaucoup à mourir; il n'en est
pas ainsi pour M. de La Harpe : ceux qui le
louent par devoir , et ceux qui l'impriment par
spéculation font également tort à sa mémoire. On
adit qu'au lit de la mort M. de La Harpe avait
désigné ses successeurs ; cela ne me paraît pas
absolument impossible; mais des successeurs désignés
aucun ne s'est présenté pour réclamer l'héritage
et recommander le testateur à la postérité : ses
manuscrits ont été livrés sans choix au commerce
de la librairie; et Dieu sait comme les libraires se
connaissent en littérature , en unité de principes et
en réputation !
M. de La Harpe , en travaillant à l'Histoire de
la Philosophie du dix- huitième siècle , avait eu
l'intention d'en faire un ouvrage séparé de son
Cours de Littérature : le plan qu'il avait adopté
était vaste , trop vaste même , puisqu'il voulait
réfuter les philosophes dans toutes les erreurs de
détail avant de juger l'ensemble de leurs doctrines
par l'expérience de la révolution. Ce travail
immense n'a été qu'ébauché. L'auteur , éclairépar
l'esprit lumineux de plusieurs de ses concitoyens
avait condamné en 1803 une partie de ce qu'i
croyait achevé en 1797 ; cependant on ose donne
1
56 MERCURE DE FRANCE ;
aujourd'hui au public , comme le sentiment de
M. de La Harpe , comme un ouvrage digne de
lui , comme faisant suite au Cours de Littéra
ture , des articles sans liaison entr'eux, faiblement
raisonnés , nous dirons même mal écrits , s'il est vrai
que, dans tout ouvrage qui s'adresse à l'opinion ,
l'ennui soit le plus grand des défauts, Depuis la
mort de M. de La Harpe , voici la seconde fois
qu'on emploie ses manuscrits à spéculer contre lui :
heureusement , dans quelques années ses ouvrages
appartiendront à tout le monde; et l'on doit espérer
qu'alors un écrivain instruit et laborieux vengera
la mémoire de ce grand critique , en portant ;
dans ce qu'onappelle le Cours de Littérature , cette
unité deprincipes et d'intentions sanslaquelle iln'est
point d'ouvrage durable. C'est pour préparer cette
utile opération que nous nous permettrons de juger
avec sévérité l'histoire prétendue de la philosophie
du dix-huitième siècle.
:
- La philosophie est une maladie incurable ;
quand on en est atteint , on en meurt : aussi n'estcequequelques
semaines avant de mourir , et lorsqu'il
cessa de se faire illusion sur son état , que
M. de La Harpe fut entièrement corrigé. Il avait
changé de bonne foi son déisme contre la croyance
d'une religion révélée; il était devenu bon catholi
que ; mais en restant fidèle à ses anciennes préventions
, et plus encore à son caractère ; or , qui
connaît la philosophie sait tout ce qu'il peut germer
d'orgueil dans l'esprit d'un ancien sectaire ,
alors même qu'il convient de ses égaremens. En
lisant avec attention le Cours de Littérature , on
s'aperçoit que M. de La Harpe est persuadé que
l'Eglise n'aurait point éprouvé tant de désastres s'il
s'était chargé plus tôt de la défendre ; il parle avec
mépris de plusieurs écrivains qui essayaient de soutenir
la religion avant nos troubles civils , et répète
GERMINAL AN XIII. 57
cent fois qu'ils lui ont fait plus de tort que ceux
qui l'attaquaient. Ce sophisme étonnerait si l'on ne
connaissait combien de détours un auteur peut employer
pour se parer encore des ouvrages auxquels
il a dû sa réputation , alors même qu'il en désavoue
les principes : il serait si dur de rendre justice à
ceux qu'on a traités comme ennemis , qu'on ne
consent à se reconnaître coupable qu'en prenant
toutes les précautions possibles pour n'être pas réduit
à se montrer juste. Telle a été , et telle devait
être humainement la conduite de M. de La Harpe .
Dans tout ce qui lui rappelle ses anciennes liaisons
, ses succès , ses vieilles admirations et ses antiques
animosités , il est rempli de partialité. Si on
ajoute à cette disposition naturelle à l'homme tout
ce que l'auteur a dû de sacrifices au temps où il a
commencé son histoire de la philosophie ( c'était
en 1797), on concevra aisément pourquoi les fragmens
qu'on en publie paraissent maintenant sans
couleur et presque sans intérêt. Quoiqu'à cette
époque M. de La Harpe fit un grand acte de
courage en attaquant les sophistes , il était forcé
à bien des ménagemens , non par aucune crainte
personnelle , mais pour se mettre à la portée de
ses auditeurs. On était alors obligé de distinguer
les bons philosophes des mauvais , distinction qui
apparemment n'est pas facile à faire , puis qu'un
critique aussi habile que M. de La Harpe a rangé
parmi les bons , et le cauteleux d'Alembert , et
le systématique Condillac que la Providence appela
à l'éducation de l'Infant de Parme , pour révéler
au monde les conséquences d'une instruction
philosophique adaptée à un souverain. Ici je sépare
le mot philosophique de tout rapport avec les principes,
religieux; je l'applique seulement à la morale
, à l'instruction , à tout ce qui développe
le caractère et l'esprit d'un élève ; et je le dis avec
58 MERCURE DE FRANCE;
1
connaissance de cause , car le temps des révélations
n'est point encore arrivé : si , dans mon obscurité ,
j'avais à me plaindre d'un monarque , et que je
sentisse le besoin de la vengeance , le seul voeu qué
je formerais contre lui serait de voir ses successeurs
élevés philosophiquement. Les philosophes.
qui ont voulu régler les constitutions n'ont jamais.
connu les hommes ; les philosophes qui ont écrit
sur l'éducation n'ont jamais connu les enfans ; et
c'est une chose digne d'être remarquée que ,
de ces livres où tous les anciens principes d'instruction
sont renversés , où tant de folies sont
prêchées avec assurance , pas un n'ait été écrit
par un père de famille. En effet , de même qu'un
grand ministre ou un roi capable de gouverner
par lui-même n'aurait jamais pensé à faire un ro
man politique , de même un père de famille qui
se serait livré à l'éducation de ses enfans, n'aurait
jamais osé écrire rien qui ressemblât aux ouvrages.
de Condillac , à Emile , et à tant d'autres livres,
sur le même sujet. Aussi les hommes de bon sens
ne peuvent-ils concevoir comment , à force de phi
losophie, c'est-à-dire de déraison , on est parvenu
à persuader aux gouvernemens que la politique
et l'éducation pouvaient sans danger être aban
données aux rêveries de charlatans avides de
renommée.
,
Après avoir remarqué les causes secondaires du
peu d'intérêt qu'on trouvedans ces derniers volumes
de M. de La Harpe , il est indispensable de parler
de la première. M. de La Harpe manquoit de
beaucoup de connaissances indispensables pour
expliquer la révolution par l'histoire de la philosophie.
Les variations trop connues de sa conduite
pendant nos troubles civils , prouvent qu'il n'avait
aucunenotion approfondie surla politique.Entraîné
en 1789 parune fausse opinion publique , et depuis
GERMINAL AN XΙΙΙ. 59
par le ton d'assurance des grands faiseurs , il ne
coinmençaà réfléchir qu'au moment où l'infortune
l'atteignit : ce n'était pas trop tard pour se corri
ger; mais pouvait- on espérer qu'à son âge , toujours
occupe de littérature, il acquerrait sur les
institutions sociales des connaissances qu'il faut
porter jusqu'à la plus entière conviction pour
être en état d'en tirer des conséquences irrésistibles
? M. de La Harpe s'éclairait sur la politique
par les événemens; il faisait des progrès au jour le
jour; mais sans cesse tourmenté du besoin d'appliquer
sa logique aux objets dont son esprit était
frappé , il a dû regretter plus d'une fois d'avoir
entrepris trop tôt T'histoire de la philosophie.
Tous ses amis savent qu'après la publication de l'ouvrage
de M. de Bonnald, ouvrage dont la réputation
croîtra dans l'avenir , M. de La Harpe condamna
lui-même ses opinions sur Loke et sur Condillac;
ce qui n'a point empêché les libraires de
les imprimer. C'est de même pour avoir entrepris
trop tôt l'histoire de la philosophie que , dans les
fragmens qu'on publie sous ce titre , il remet sans
cesse às'expliquer plus clairement dans une apologie
de la religion , apologie qui n'existait encore
que dans sa tête , et à laquelle il renvoie continuellement.
D'après ces observations , on peut affirmer
que si M. de La Harpe eût vécu plus longtemps
, il aurait refait ce qu'on nous donne comme
achevé ; et peut-être ne hasarderait-on pas beaucoup
en disant qu'il aurait fini par renoncer à un
ouvrage d'abord mal conçu , et qui ne peut être
bien traité que par un écrivain assez étranger aux
erreurs philosophiques pour profiter sans ménagement
de toutes les révélations que la secte orgueilleuse
se permit lorsqu'elle se crut triomphante.
Quoiqu'il soit difficile de faire l'analyse d'un
ouvrage qui n'a point de fin , et dont on ne
60 MERCURE DE FRANCE ,
peut deviner le plan , j'essaierai de donner ici
une idée de cette prétendue histoire de la philosophie
, histoire dont les proportions sont si bien
calculées , que Fontenelle y compte pour vingt
pages , Montesquieu pour trente , Buffon pour
quinze, et Diderot pour trois cents ; encore les éditeurs
ont-ils cru nécessaire d'avertir que le chapitre
consacré à ce philosophe n'est point complet.
M. de La Harpe, toujours occupé du temps dans
lequel il a vécu , est le seul qui pouvait accorder
assezd'importance à Diderot pour le réfuterphrase
parphrase : c'est un auteur condamné par le goût
autant que par la morale , et qui ne compterait pas
aujourd'hui un partisan en Europe s'il n'y avait
plus d'académies. Avant la révolution , on reprochait
aux corporations savantes d'être toujours en
arrière de l'opinion publique; les corporations ne
changent point apparemment , car les nôtres se
montrent aussi en arrière des progrès que fait le
bon sens ; il n'y a de différence sinon que les anciennes
corporations combattaient contre les nouveautés
souvent dangereuses , et que les nouvelles
combattent contre l'expérience. C'est toujours combattre
.
En 1789 , M. de La Harpe avait employé une
demi - douzaine de séances du Lycée à réfuter
Montesquieu ; il fut applaudi comme on devait
l'être alors en réfutant Montesquieu favorable à la
religion et à la monarchie. M. de La Harpe a tellement
changé sur cet auteur , qu'il le loue généralement
, sans distinction , ni discusssion ; et en
cela il ne se montre pas plus grand politique que
lorsqu'il l'attaquait. Ill'absout des reproches qui lui
ont été faits par les sophistes , et il a raison contre
eux; mais il ne cherche point s'il a eu des torts
qui ne lui ont pas été reprochés , et c'est ce qu'il
fallait faire , puisque les erreurs ne sont véritables
GERMINAL AN XIII 61
mentdangereuses que dans les écrivains estimables .
Montesquieu a été trop grand admirateur de ce
qu'on appelle la constitution anglaise ; non-seulement
il l'a vantée sans mesure , mais il s'en était
tellement pénétré qu'il a admis en principe général
Ia division des pouvoirs comme fondement de la
liberté monarchique : or , la division des pouvoirs
est une conséquence nécessaire de la résistance
active à l'autorité , et cette résistance active présente
des résultats si effroyables , sur-tout lorsqu'on
l'applique à un gouvernement continental , que
Montesquieu ne l'approuvait pas sans doute , ou
du moins qu'il n'a pas osé en convenir. Pourquoi
donc en a-t - il adopté les conséquences ? C'est la
partie faible et dangereuse de son onvrage ; et jusqu'à
présent je n'ai trouvé personne qui pût m'expliquer
le mécanisme de la division des pouvoirs
partout où la résistance active à l'autorité n'est pas
reconnue constitutionnellement : comme l'absurde
ne s'explique point, il est probable que cette opinion
de Montesquieu , qui a fait commettre tant
de fautes à l'assemblée constituante , restera toujours
un problème , et un des problèmes politiques
les plus inconciliables avec notre repos. M. de La
Harpe n'a point répondu à cette objection , parce
qu'elle n'avait pas encore été faite , et qu'il n'était
pas dans son esprit de la prévoir. Il dit lui-même
avec beaucoup de modestie en louant tout l'Esprit
des Lois : « Ce n'est point que je prétende pro-
>> noncer sur des aperçus de cette nature d'après
>> mes propres lumières , dont je reconnais volon-
>> tiers l'insuffisance dans des objets qui n'ont pas
» été particulièrement ceux de mes études.>>>Nous
l'avons remarqué plusieurs fois, il n'y a que les
hommes d'un vrai mérite qui avouent leur ignorance
partielle; les beaux-esprits au contraire parlent
detout , croient ou veulent paraître tout savoir,
62 MERCURE DE FRANCE ;
1
positivement parce qu'ils n'ont de connaissances
approfondies sur rien. Mais en admirant ce noble
aveu de M. de La Harpe, il n'en faut pas moins
consigner comme une chose extraordinaire qu'un
homme , qui n'avait point fait une étude particulière
de la politique appliquée aux institutions sociales,
se soit cru en état d'expliquer la révolution
par l'histoire de la philosophie , puisque le succès
et l'utilité d'un pareil ouvrage tenaient sur-tout au
développement des grands principes sur lesquels
reposent la société en général, et le salut de la
France en particulier.
Si M. de La Harpe eût été pénétré de cette vé
rité , il ne se serait point amusé à critiquer des
phrases lorsqu'il s'agissait de renverser de fausses
doctrines. Toutes les fois qu'on parle au nom d'un
grand intérêt , il est permis d'être hardi dans ses
décisions et sévère dans ses jugemens. Qu'importe
à la postérité que M. d'Alembert ait été ami de
M. de La Harpe ? Est-ce le secret de ses amitiés
èt de ses inimitiés que le public attend d'un auteur
assez courageux pour exposer 'sa tranquillité et
même sa vie ? Pourquoi tant de haine contre
J. J. Rousseau , haine qui déborde partout , puisque
le chapitre sur cet écrivain n'est pas fait , et
tant d'indulgence pour d'Alembert ? D'Alembert
était un lâche et un factieux , en laissant à ces
deux expressions toute leur valeur ; J. J. Rousseau
ne fut qu'un charlatan à qui la nature avait donné
une imagination si active , que , pour mieux tromper
les autres , il commençait par se tromper lufmême
; ce à quoi il parvenait si facilement, qu'on
peut assurer que des enthousiastes qu'il fit , il
fut toujours le premier. M. de La Harpe excuse
d'Alembert positivement par ce qui doit le condamner;
c'est-à-dire par la lâcheté qui l'empêchait
d'avouer sa fureur contre la religion et contre
GERMINAL AN XIIE 63
les institutions sociales. Très-amoureux de sa tranquillité
, se contemplant avec délice dans la réputation
dont il jouissait au sein de sa patrie qu'il
détestait , il se contentait d'exciter sourdement de
plus hardis que lui ; et , pour ne laisser aucun
doute sur ce manége infame , il a pris lui-même
les plus grandes précautions pour qu'on imprimât ,
lorsqu'il serait mort , une correspondance qui met
à découvert tous les horribles projets que , par
crainte , il avait cachés pendant sa vie. M. de La
Harpe , très - embarrassé du desir qu'il éprouve de
louer un pareil personnage , prétend qu'un auteur
n'est responsable que des ouvrages qu'il avoue : il
y a ici erreur volontaire , car certainement un auteur
est responsable de tous les ouvrages qu'il
compose. Il ne doit compte à personne , il est vrai ,
des opinions qu'il garde pour lui ; et c'est ce que
M. de La Harpe a pu dire de Buffon, sur la religion
duquel on a essayé de jeter tant de soupçons :
mais quelle comparaison ya-t-il entredes sentimens
personnels et des ouvrages imprimés ? Jamais
Buffon n'a rien écrit qu'il n'ait avoué; en le jugeant
comme auteur, on n'a pas le droit de présumer
ce qu'il pensait intérieurement , à part même
l'absurdité d'imaginer qu'on puisse parler éloquemment
de la Divinité sansycroire. Pourd'Alembert ,
on doit le juger par tout ce qu'il a composé , et non
pas seulement par ce qu'il a avoué: cette dernière
méthode serait trop commode en morale comme
en politique ; et je doute quele plus encrouté philosophe
, s'il était maître absolu , consentit à absoudre
l'écrivain qui l'attaquerait , pourvu qu'il ne
se nommât point.
Vauvenargues tient aussi plus de place dans l'histoire
de la philosophie que Fontenelle , Buffon et
Montesquieu. M. Vauvenargues a imprimé quelques
pensées dans lesquelles , à travers beaucoup
1
64 MERCURE DE FRANCE ,
:
de prétentions et d'observations communes , on
découvre quelquefois de la justesse et même de la
profondeur. Les philosophes , toujours aux aguets
des nouveaux littérateurs , soit pour les attirer à
eux, soit pour les accabler , s'empressèrent de faire
une grande réputation à M. Vauvenargues. Onen
a conclu généralement qu'il était de la clique ;
c'est une erreur. Il est mort avant d'avoir pu révéler,
par un ouvrage nouveau , s'il méritait les
louanges que lui avaient avancées les philosophes ,
ou s'il tomberait sous leurs coups en rejetant l'alliance
proposée. Lorsqu'on écrira la véritable histoire
de la philosophie du dix-huitème siècle , il
ne sera question ni en bien, ni en mal, de cet
écrivain qui n'a eu aucune influence. C'est ce que
M. de La Harpe a oublié en lui consacrantun long
article. Son chapitre sur un M. Toussaint auquel on
doit un livre intitulé les Moeurs, est également hors
de mesure . Ce Toussaint , qui d'abord avait été janséniste
et même convulsionnaire , devint déiste
pour être accueilli des philosophes , et athée pour
conserver le pain que lui donnait le roi de Prusse.
C'est ce malheureux qui , au lit de la mort, fit as
sembler sa famille, lui demanda pardon d'avoir sans
cesse devant elle tourné en moquerie une religion
qu'il n'avait jamais cessé de croire dans le fond de
l'ame; puis, les larmes aux yeux , avouantque l'intérêt
seul avait pu le conduire à tant de lâcheté , il
conjura son fils de vivre en honnête homme , en
hon chrétien , puisque le seul crime que Dieu ne
pourrait pardonner à un père , serait d'avoir corrompu
ses enfans sans retour. Quelles tristes réflexions
fait naître un pareil spectacle ! Si cette
anecdote eût été connue de M. de La Harpe , il
n'aurait pas employé tant de raisonnemens à cher-
-cher par quelle combinaison Toussaint avait attaqué
la religion avec un style et des idées qui ne '
peuvent
GERMINAL AN XIII.
cen 15.
peuvent appartenir qu'à un homme religieux.
L'article consacré à Helvétius a plus de cent
cinquante pages ; c'est beaucoup pourle peu d'idées
qu'on y rencontre. M. de La Harpe suit encore ce
sophiste phrase par phrase , et oublie de montrer
le ridicule de cette philosophie qui voulait établir
l'empire de la raison en prêchant sans cesse la liberté
des passions. Certes , depuis qu'il y a des fous et
des écrivains au monde , aucun , avant le dix-huitième
siècle , ne s'était avisé de dire que le plus sûr
moyen de rendre les hommes raisonnables était de
les abandonner à tous leurs penchans : Helvétius
a eu cet honneur ; c'est en cela seulement qu'il est
original ; car du reste il répète ses confrères avec
tant de mal-adresse qu'on peut, sans injustice, l'accuser
d'ignorance . « Je ne suis pas sûr , dit M. de
>> La Harpe , que nos philosophes sachent beau-
>>coup de choses que les autres hommes ne sa-
>>> chent pas ; mais j'ose assurer que , dans leurs
>>livres , ils ont à tout moment l'air d'ignorer ce
> que tout le monde sait. » Il est impossible de
mieux dire. Par exemple , Helvétius conclut quelque
part que l'amour des enfans pour leurs parens
n'est pas dans la nature , et il en donne pour preuve
que la religion a cru nécessaire de leur en faire
une obligation . La conclusion et la preuve sont
d'une étrange bêtise. Excepté un philosophe , tout
le monde sait que l'amour entre les parens descend
de génération en génération , parce que la conservationdes
créatures est attachée à cet ordre nécessaire;
mais il ne s'ensuit pas qu'il soit contre l'ordre
dela nature qu'un fils aime son père; et si la religion
en a fait un devoir , c'est que la religion , établie
partout au profit de la société , tend sans cesse à
régler nos sentimens , et à leur donner l'appui d'une
autorité divine pour qu'ils ne soient pas abandonnés
àtoute l'inconstance de nos passions , de nos desirs
E
;
८
66 MERCURE DE FRANCE ,
et de nos intérêts. S'il fallait regarder comme n'étant
pas dans la nature tous les sentimens que la
société consacre par la voie de la religion , je ne
sais pas à quoi on réduirait les affections naturelles
: c'est une question à proposer à nos philosophes.
On sait qu'Helvétius prétendait attribuer
l'inégalité des esprits uniquement à la différence
de l'éducation : pour que cette absurdité ne révoltat
point en paraissant trop nouvelle , il affirma
que Quintilien avait professé la même opinion , et
cita de cet auteur le commencement d'un passage
dont la fin prouve de la manière la plus positive
que Quintilien mettait sur le compte de la
nature la première inégalité des esprits. Ceux qui
prétendent qu'on peut être à la fois honnête homme
et philosophe comme Helvétitus , se chargeront
sans doute d'expliquer comment la probité se concilie
avec de pareilles falsifications.Aureste, comme
le mensonge fait le fond de toute doctrine philosophique
, il ne faut pas être étonné de voir les mensonges
multipliés pour appuyer les principes et les
conséquences; et nos sophistes vivans ont conservé
de leurs maîtres l'habitude de ne réfuter les objections
qu'en les altérant , ou ce qui vaut mieux encore
, en répondant à ce qu'on n'a pas dit.
Dans l'éternel chapitre sur Diderot , M. de La
Harpe rappelle que le tribun du peuple Babeuf
s'appuyait sur les maximes de ce philosophe , ce
qui était très - piquant en 1797 : aujourd'hui on
ne sait plus qu'il y a eu un homme nommé Babeuf,
tourmenté du desir de législativer la France ,
quipouvaitréussir commetantd'autres qui n'étaient
ni plus sots , ni plus ſous que lui, et auxquels cela
n'a pas laissé que de profiter ; mais on saura dans
tous les temps qu'il y a eu alliance pleine et entière
entre les révolutionnaires et les philosophes ;
que les philosophes qui écrivent sont des révolu
GERMINAL AN XIII. 67
tionnaires spéculatifs ; que les révolutionnaires qui
tuent sontdes philosophes actifs; et , comme disoit
un membre de la Convention lorsqu'il fut question
d'envoyer l'auteur du Contrat Social, au Panthéon,
entre Marat et Voltaire; « ce que J. J. Rousseau
a voulu , nous le faisons. » Effectivement , ils l'ont
fait , avec la seule différence de l'action à la spécu
lation ; et , vérification faite , je soutiens qu'il est
impossible de citer une atrocité , une bêtise , une
niaiserie mises en pratique pendant la révolution ,
dont on ne trouve le conseil dans un livre philosophique
, à commencer par le changement de nom
des rues de Paris proposé par M. de Voltaire ,
jusqu'aux grandes exécutions dont MM. Raynal
et Diderot peuvent se disputer la priorité.. '' )
Quoique ces volumes n'offrent pas autant de pens
sées justes et fortes que les autres ouvrages de M. de
La Harpe , on y retrouve pourtant cette ma
nière pressante de raisonner qui laisse peu d'espace
àla réplique. Nous en citerons un exemple, « A en
>> tendre les philosophes , ce sont partout les prê
> tres qui ont imaginé, pour leur intérêt, la Diviz
nité , la religion , le culte ; ce sont eux qui ont
>> trompé le monde. Il y a pourtant une petite
> difficulté; c'est qu'avant d'avoir des prêtres , if
> a fallu nécessairement avoir des Dieux ; avant
» d'avoir des prêtres , il a fallu convenir généra-
>> lement de la nécessité d'un culte. >> Pendant le
dix - huitième siècle , la manie de faire la religion
d'institution humaine a été poussée și loin , que
M. de Voltaire a imprimé avec une approbation
générale :
Si Dieu n'existait pas , il faudrait l'inventer.
Ce vers, tant admiré , est le comble du ridicule ;
car si Dieu n'existait pas , tous les beaux-esprits de
tous les siècles , se fussent-ils trouvés réunis , n'auraient
pu seulement inventer un nom pour le dé
1
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
signer. Presque tous les vers de M. de Voltaire
sur la Divinité sont de la même force , témoin encore
celui-ci tant de fois cité :
Dieu fit du repentir la vertu des mortels.
Si le repentir était la vertu des mortels , pour
être vertueux il faudrait nécessairement commencer
par être criminel. M. de Voltaire a voulu dire
sans doute que Dieu fit du repentir un moyen de
retour à la vertu ; et c'est parce que cette pensée
religieuse est dans le coeur de tous les hommes
qu'on a pris généralement ce qu'il voulait dire pour
ce qu'il a dit , quoiqu'il y ait une si prodigieuse
différence.
Le chapitre sur le philosophe de Ferney manque
entièremnet dans l'histoire de la philosophie ,
ce qui est une nouvelle preuve queM. de La Harpe
avait mal conçu son sujet , puisque , pour passer en
revue les principes des sophistes'et les conséquences
de ces principes , il suffirait d'écrire la vie de
M. de Voltaire , dont la première partie touche
de si près au grand siècle , et dont la dernière et la
plus longue appartient au fameux siècle des lumiè
res. Cette division offrirait l'avantage de réunir autour
du même homme , et les grands écrivains qui
l'ont précédé pour mieux le condamner, et ses
amis , et même quelques-uns de ses ennemis d'accord
avec lui sur ce point essentiel , qu'il fallait
renverser l'édifice social , les uns voulant commencer
à démolirpar le faite , les autres voulant d'abord
miner les fondemens; ce qui explique pourquoi ,
étant toujours divisés entre eux, il est cependant
résulté de mille philosophies diverses une seule
confusion, un seul désordre qu'on appelle philosophie
, soit pour la défendre , soit pour la vouer à
l'exécration des siècles. Les fragmens de M. de
La Harpe ne peuvent être regardés que comme
des matériaux utiles à celui qui aura le talent et
GERMINAL AN XIII 69
les connaissances nécessaires pour faire du tableau
dela Littérature du dix-huitième siècle le discoura
préliminaire de l'Histoire de la Révolution.
FIÉVÉE.
Pomponius Mela , traduit en français sur l'édition
d'Abraham Gronovius ; le texte vis-à- vis la traduction ,
avec des notes critiques, géographiques et historiques ,
qui ont pour objet de faciliter l'intelligence du texte et
dejustifier la traduction ; de mettre en parallèle les opinions
des anciens sur les principaux points de géographie
, de chronologie et d'histoire , et de présenter un
système complet de géographie comparée. Par C. P.
Fradin , professeur de géographie et d'histoire
l'école centrale du département de la Vienne , membre
de l'athénée et de la société d'émulation de Poitiers.
Trois volumes in-8°. Prix : 16 fr. 50 cent. , et 21 fr.
50 cent. par la poste. AParis , chez F. Cocheris , fils
libraire , quai de Voltaire , nº. 10 ; et chez le Normant
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint - Germain-
PAuxerrois , n . 42.
,
à
:
L'AUTEUR de cette traduction rend compte à son lec
teurdans un avertissement, des motifs qui l'ont déterminé
à l'entreprendre , après une énumération des qualités qui
distinguent le style et l'ouvrage de Pomponius Mela.
« Entraîné par tant de motifs , et séduit par tant de
>> charmes , dit M. C: P. Fradin , j'ai entrepris la traduc-
» tion de Pomponius Mela qu'on peut regarder à juste
titre comme le père des géographes latins. Je n'ai pas
→ la prétention ridicule d'avoir rendu trait pour trait mon
n modele; ilades beautés inimitables et que ne sauraitata
3
70 MERCURE DE FRANCE ;
* teindre legénie de notre langue. Je m'estimerai toujours
heureux, si j'ai pu m'en rapprocher de manière à le faire
>> reconnaître , en ajustant à chacune de ses expressions
>> les mots techniques de la science. J'espère que le lecteur
>> me saura bon gré d'avoir placé le texte en regard du
français; par-là , j'ai atteint le double but de le mettre
> à portée de juger de ma traduction , et de multiplier les
> exemplaires d'un ouvrage très-rare et très-dispendieux.>>>
Il y a plusieurs choses à relever dans ce peu de mots de la
préface de M. C. P. Fradin ; d'abord on ne conçoit pas
trop comment un ouvrage qui , de l'aveu de l'auteur luimême
, « n'est pour ainsi dire qu'une sèche nomencla-
>> ture de peuples et de pays , impeditum opus et facun-
» diæ minimè capax ; » on ne conçoit pas trop , dis -je ,
qu'un tel ouvrage puisse avoir des charmes si séduisans.
Ce serait tout ce que l'on pourrait dire du poète
le plus agréable. Ce n'est pas que la géographie soit par
elle-même un sujet si aride et si dégoûtant , ainsi que le
prétend M. C. P. Fradin. Rien au contraire , àmon avis ,
n'offre plus d'alimens à la curiosité que cette étude , surtout
si l'on y joint la lecture des livres de Voyages ;
mais la manière dont Pomponius Melaa traité la géographie
, manière qui n'est ni aussi grande , ni aussi large
que celle de Strabon , est une raison qui l'a empêché de
s'attacher beaucoup aux ornemens. Il ne faut pas moins
que la prévention d'un traducteur , pour nous donner
Pomponius Mela comme un excellent modèle de latis
nité,et nous dire que le style de l'auteur de cet abrégé de
géographie , « est fleuri et toujours au niveau de son
sujet ; que ses phrases harmonieusement cadencées ,
» sont parsemées de tours ingénieux qui frappent aussi
>> agréablement l'oreille , que les pensées qu'elles renfer
■ ment séduisent et entraînent l'imagination. Je zde pré
. GERMINAL AN XIII.
71
tends point contester au style de Pomponius Mela , les
qualités qu'on s'accorde à lui reconnaître , c'est-à-dire ,
l'élégance et la précision. Rien au monde ne serait plus ridicule
qu'un homme qui , dans un abrégé de géographie ,
chercherait à s'exprimer en phrases harmonicusement
cadencées. Je me permettrai d'observer à M. C. P. Fradin ,
que ce n'est point du tout une prétention ridicule dans un
traducteur que de vouloir égaler son modèle ; je lui demanderai
pareillement quel rang il assigne à Tacite et à
Tite- Live , lorsqu'il trouve dans le géographe Pomponius ,
a des beautés inimitables que ne saurait atteindre le génié
» de notre langue. » Une admiration aussi exagéréé né
prouve pas beaucoup en faveur du jugement de celui qui
la prodigue ainsi ; souvent un traducteur fait plus de tort
àson auteur par des éloges impertinens , que ne le ferait
un critique qui relèverait tous ses défauts avec sévérité.
M. C. P. Fradin s'estimerait fort heureux s'il pouvait
s'approcher du génie de son auteur, de manière à le faire
reconnaître : rien n'est assurément plus modeste. Mais
veut-on savoir comment il s'y est pris pour donner une
idée de cet auteur, dont le style est fleuri et dont les
phrases harmonieusement cadencées , etc.? ... M. C. P.
Fradin va nous l'apprendre lui-même. C'est tout bonnement
« en ajustant à chacune de ses expressions , les mots
>*techniques de la science. On ne se serait pas douté que
la chose fût si aisée ; nous aurons lieu dans l'examen de
cette traduction, de nous assurer si ce moyen est infaillible.
Quant au double but que M. C. P. Fradin s'est
proposé en faisant imprimer le texte en regard du français,
nous croyons qu'il n'a vraiment atteint que le prémier,
celui de mettre le lecteur à portée de juger de sa
traduction, et nous nous proposons d'user amplement de
la facilité qu'il veut bien nous donner : quant au second
1
4
72
MERCURE DE FRANCE:
but , qui était de multiplier les exemplaires d'un ouvrage
rare et dispendieux , M. C. P. Fradin l'a totalement manqué
; ses trois gros volumes in-8°. sont beaucoup plus
dispendieux que la petite édition latine de Gronovius ,
portée sur tous les catalogues de librairie , à 7 ou 8 francs.
Mais avant que d'examiner cette traduction , il est dans
la préface quelques erreurs que nous croyons d'autant
plus devoir combattre , que le traducteur occupe une place
dans l'instruction publique.
« Il paraît assez démontré que la géographie de Pom-
>> ponius Mela , dit M. C. P. Fradin , fut autrefois très-
>> usitée dans les anciens colléges de France , et qu'elle n'a
> cessé de l'être qu'à cette époque si fatale pour l'instruq-
» tion publique, où , par une espèce de vertige inconceva-
» ble , l'enseignement de la langue latine , exclusivement
> adopté , remplaça presque partout l'étude des sciences
>> physiques et morales. » Je ne m'arrêterai point à faire
sentir combien cette façon de parler , il paraît assez démontré
, est ridiculement emphatique lorsqu'il s'agit d'un
fait de la vérité duquel rien n'est plus facile que de s'assurer.
M. le professeur me paraît se méprendre étrangement,
lorsqu'il considère comme une époque fatale, le temps où
les langues grecque et latine étaient en honneur dans nos
colléges: il faut avoir une singulière manière d'envisager
les causes et les effets , pour attribuer à l'exclusion des
sciences physiques , l'état de dépérissement où l'instruction
a été réduite en France. Qui ne voit au contraire que
c'est la trop grande influence qu'on veut donner de nos
jours aux sciences exactes , qui fait avorter tous nos systèmes
d'éducation ? Ce n'est pas que l'étude de ces sciences
n'ait de grands avantages lorsqu'elle est faite comme il
faut et quand il faut ; et il n'est pas vrai , comme l'avance
M. C. P. Fradin , qu'il n'en fut nullement question dans
J
GERMINAL AN XIM 73
nos colléges : c'était la priorité seulement qu'on ne voulait
pas leur accorder. On commençait par cultiver dans les
jeunes gens , la mémoire et l'imagination par l'étude des
langues et de la poésie , avant que de songer à exercer
leur raison dans la culture des sciences exactes , et rien
n'était plus judicieux. Dans notre siècle,au contraire , on a
voulu commencer l'éducation par où l'on devait la finir.
Un philosophe, a proposé gravement d'apprendre la géométrie
aux enfans avant même qu'ils sussent lire. C'était
là le seul moyen d'en faire des tétes fortes , des tétes
pensantes. Rien n'égale le mépris qu'on affichait pour la
langue latine ; nos gens de lettres en étaient venus au point
de rougir d'en savoir un peu. On peut voir tous ces paradoxes
bizarres établis comme autant de principes , dans un
traité sur l'éducation , ouvrage du financier Helvétius. Personne
n'ignore où tous ces beaux systèmes nous ont conduits
, et qu'on a été obligé de revenir en partie aux principes
d'enseignement adoptés par cette Université tant
décriée par nos charlatans modernes. M. C. P. Fradin se
trompe , ou n'est pas de bonne foi lorsqu'il paraît regar
der comme fatale à l'instruction , l'époque où l'étude de la
langue latine avait la priorité sur les autres études : j'ai
bien peur qu'il ne soit imbu de tous les paradoxes de l'école
moderne; et, s'il faut le dire , la manière dont il a traduit
Pomponius Mela , me porte à croire qu'il n'a fait de son
auteur et de la langue latine qu'une étude fort superficielle.
Je ne sais d'un autre côté à quoi attribuer l'espèce de respect
superstitieux que M. C. P. Fradin a pour les terminaisons
en us, et qui lui fait toujours écrire Casaubonus, Scho
tus , Vadianus , etc. , quoique cependant l'usage veuille
qu'on dise Casaubon, Schot, etc., comme on diten français,
Horace etVirgile , et non pas Horatius et Virgilius. Cette
scrupuleuse fidélité est du pédantisme tout pur, et iln'est
74 MERCURE DE FRANCE ,
pas rarede voir tomber dans ce défaut les personnes qui
se piquent le plus d'en être exemptes. M. C. P. Fradin
serait bien fâché de passer pour pédant : on en peut juger
à la manière recherchée , et qu'il croit élégante , dont il
a écrit la préface qui précède sa traduction . En voici quel
ques exemples: « Les annotateurs de Pomponius Mela ne
➤ sont point d'accord sur le lieu précis de sa naissance....
Cette différence d'opinion ne peut être que le résultat dé
> celle qui a existé entre les divers manuscrits sur lesquels
>> on a lu d'abord , puis transmis à l'impression l'excellent
>> ouvrage de ce géographe. Peu importe au reste une dis
>> sertation sur ce point ; il suffit de savoir que Pomponiuś
>> Mela fut espagnol , et qu'il naquit dans la Bétique ,
>> au voisinage du détroit de Gadés. Voilà ce qu'il y a de
>> plus positif , et ce qui résulte de l'accord unanime des
» manuscrits , et des hommes de lettres qui ont éclairé sa
>> géographie du flambeau de la critique. >> Ce style et ce
flambeau se ressentent bien du collége; on ne peut se le
dissimuler. Il en est de même de la phrase suivante :
• Il faut conclure que ce géographe vécut dans le premier
>> siècle de l'ère chrétienne , et que très -vraisemblable-
> ment il vit s'écouler à la suite les uns des autres , leš
> règnes de Tibère , de Caligula , et peut-être même les
» premières années de celui du farouche Néron . » Се
n'est point dans ce style oratoire qu'on doit écrire un aver
tissement ; on n'ydoit point prodiguer les figuresde rhétorique,
etdire, en faisant usage de l'interrogation : « Si nous
>> connaissons à peine le lieu et le temps qui virent naître
» Mela , comment connaîtrions-nous sa famille et le rang
» qu'il occupait lui-même parmi ses contemporains ? »
Toutes ces choses devaient être dités d'un ton simple , et
Péloquence de M. le professeur est ici entièrement dépla
céé. Je me hâte d'en venir à la traduction
GERMINAL AN XIILT75
)
Lestyle de Pomponius Mela est principalement recommandable
pour sa clarté et sa précision ; qualités qui devaient
de nécessité entrer dans le style d'un abrégé. Je
suis loin cependant de croire que la latinité de cet Espa
gnol soit aussi pure que M. C. P. Fradin voudrait nous
le persuader. Il s'en explique ainsi , page to de son avertissement
: « Les hommes de lettres de tous les pays et de
>> tous les temps n'ont eu qu'une même opinon sur l'excellence
de la géographie de Pomponius Mela.Hermolaus
» Barbarus dit que c'est un livre d'or, et Pintianus, qu'elle
> est l'ouvrage d'un esprit vif et sublime; suivant Schottus
» il n'est point d'ouvrage en ce genre plus clair et plus.
> pur. Cicéron même n'eût pas composé plus élégamment
› la géographie qu'il s'était proposé d'écrire. Olivarius,
➤ en parlant du style de Mela , dit que s'il baisse quelque-
>> fois, il se relève aussitôt avec plus d'éclat ; qu'il est par
» sémé de fleurs , et que les descriptions de ce géographe
» sont inimitables. >>Tous ces éloges sont pour la plupart
exagérés.Quant à la briéveté , qualité qu'on ne peut refu
sér au style de Pomponius , je ne pense pas que M. C. P.
Fradin Pait su conserver. On peut en juger par quelques
exemples que nous prenons au hasard ; voici d'abord le
texte de l'original :
Ipse Tanais ex Riphao monte dejectus, adeo præceps
ruit , ut cum vicinaflumina, tum Moeotis et Bosphorus ,
tum Ponti aliqua, brumali rigore durentur , solus æstus
hiememquejuxtaferens , idem semper et sut similis incitatusque
decurrat. Ripas ejus Sauromatæ etripis hærentia
possident. Una gens , aliquot populi , et aliquotnomina.
Traduction de M. C. P. Fradin.
«LeTanaïsdescend dumontRiphée, et couléavec une
telle rapidité, que lorsquelegrand froidcongèle les fleuvet
76 MERCURE DE FRANCE ;
L
1
voisins , le Moeotide , le Bosphore , et même quelques par
ties du Pont , ses eaux seules, également insensibles à l'ine
fluence de la chaleur et des frimas , n'éprouvent aucune
variation dans l'impétuosité de leur cours. Les rivés de
ce fleuve , ainsi que les contrées qui l'avoisinent , sont
habitées par les Sauromates , qui quoique ne formant
qu'une même nation , sont partagés en différens peuples ,
et connus sous différens noms . » ५
La première phrase est assez bien traduite ; mais il n'est
pas possible de délayer dans une plus grande quantité.de
termes ces mots de l'original , una gens, aliquot populi
⚫et aliquot nomina. Pai peur que M. C. P. Fradin, qui
voit dans son auteur tant de qualités qui n'y sont point,
n'ait pas vu ou senti celles qui y sont réellement. La
briéveté, la concision font tout le mérite du style de
Mela, dont l'Abrégé de Géographie, pour le dire en passant,
ne ressemble pas plus augrand ouvrage deStrabon , qu'une
simple esquisse ne ressemble à un tableau. C'était donc à
saisir ce style vif et précis , que le traducteur devait
s'attacher , et c'est ce qu'il a très-mal-à-propos négligé de
faire.Nous en donnerons encore quelques exemples , pas
reillement pris au hasard.
१
Texte de l'original.
Crescitporro, sive quòd solutæ magnis æstibus nives,
ex immanibus AEthiopicæ jugis, largius, quàm ripis accipi
queant , defluunt : sive quòd sol hieme terris propior,et
ob idfontem ejus minuens , tunc altius abit, sinitque inte
grum, et ut est plenissimus , surgere.
Traduction de M. C. P. Fradin.
« Les débordemens du Nil proviennent, soit de ce que
les neiges qui couvrent les hautesmontagnes de l'Ethiopie
GERMINALAN XIII: 17
se fondent dans les grandes chaleurs , et découlent dans le
Heuve avec une telle abondance , que son lit ne peut suffire
à les contenir; soit de ce que le soleil , plus voisin des
sources du Nil en hiver , diminue par cette raison leur
volume, tandis que s'élevant en été dans des régions supérieures
, il ne leur enlève rien ; ce qui fait qu'à raison de
leurabondance , elles lui fournissent alors une trop grande
quantité d'eau. >>
L.
Texte de l'original.
Sive quòd per ea temporaflantes etesiæ , aut actas à
septentrione in meridiem nubes superprincipia ejus imbre
præcipitant : aut venienti obvii adverso spiritu , cursum
descendentis impediunt : aut arenis , quas cum fluctious
littori applicant, ostia obducunt , fitque major, vel quòd
nihil ex semet amittit , vel quòd plus quam solet accipit,
vel quòd minùs quàm debet emittit.
Traduction de M. C. P. Fradin.
« Soit de ce que les vents étésiens qui soufflent danscette
saison , poussent du septentrion au midi des nuages qui se
résolvent en pluie dans les lieux où il commence; ou que
se portant dans un sens contraire au cours de ce fleuve, ils
repoussent ses eaux et les empêchent de descendre , ou
qu'enfin ils obstruent ses embouchures par la grande
quantité de sables que voiturent avec eux les flots qu'ils
chassent vers le rivage. En un mot, le Nil grossit etdéborde,
ou parce qu'il ne perdrien , ou parce qu'il reçoit plus qu'à
l'ordinaire , ou parce qu'il donne moins à la mer qu'il ne
doit lui donner. >>>
Texte de l'original.
Quòd si est alter orbis , suntque oppositi nobis à meridie
antichtones , ne illud quidem à vero nimium abscesserit
in illis ortum amnem , ubi subter maria cæco alveo pene
78 MERCURE DE FRANCE ;
traverit, in nostris rursus emergere , et hac re solstitio
eccrescere, quòd tum hiems sit undè oritur.
:
Traduction de M. C. P. Fradin .
«S'il existe vraiment au Midi une terre opposée à celle
que nous habitons, on peut croire encore', sans trop choquer
la vraisemblance , que prenant sa source dans ces climats
et s'insinuant au-dessous des mers par des canaux
souterrains , il vient ensuite reparaître dans notre hémisphère
, et s'y gonfler au temps du solstice , par la raison
que le pays d'où il vient a l'hiver à cette époque.>>>
Il n'est besoin que de jeter un coup d'oeil sur cette version
pour voir combien elle est vague et diffuse. Cette
prolixité se fait sentir à la seule ouverture du livre. Afin
que le texte se trouvât en regard de la version , M. C. P.
Fradin a été obligé de laisser en blanc dans la partie qui
renferme le texte latin, tout ce qui est surabondantdans sa
version française : il résulte de cet arrangement une si
grandequantité de lacunes , qu'un bon tiers de chacun des
volumes n'offre que du papier blanc. En un mot , tout , dans
cette paraphrase , porte le caractère de la précipitation et
de la négligence. Les notes dont M. C. P. Fradin a accom
pagné sa traduction n'ont quelquefois que fort peu de rapport
avec lagéographie , et presque toujours sont de beau
coup trop longues. J'aurais pu relever plusieurs impro
priétés de termes dans la prose du traducteur , mais ces
détails m'auraient mené troploin. Il me suffira de prévenir
M. C. P. Fradin qu'on ne dit point en français d'un peupler
qui n'est pas policé , que ce peuple n'a point de politesse;
cemot étant reçu chez nous dans une autre acception. Au
reste ,je ne doute point que ma critique ne lui paraisse
bien outrée : j'avoue qu'elle est sévère ; mais cependant je
suis persuadé qu'elle est juste. Je ne prétends point dire
que M. C. P. Fradin soit un homme sans connaissances , et
h
T 79
GERMINAL AN XIII.
tout-à- fait dépourvu de goût; je le crois au contrairebeaucoup
plus instruit que le vulgaire des professeurs de Lycée
n'a coutume de l'être : il est à regretter que dans cette traduction
il se soit trop abandonné à une certaine facilité
d'écrire ; et dans ses notes , à un trop grand desir de montrer
son érudition. Tout ce que j'ai dit ne peut porter
atteinte à sa réputation comme professeur; je suis même
disposé à lui croire beaucoup de mérite et des connaissances
plus qu'ordinaires en géographie ancienne et moderne.
Que M. C. P. Fradin revoie donc sa traduction, qu'il soigne
davantage son style, et sur-tout qu'il élague une partie de
ces notes parasites qui ne servent qu'à grossir le volume;
personne alors ne lui contestera le mérite d'avoir faitun
ligre utile, et nous nous ferons un devoir d'adoucir par
des éloges mérités ce qu'il aura pu trouver d'amer dans
une critique qui , au reste, n'a d'autre motif que l'intérêt
des lettres.
CO
2
د
J. ESTINBERT - LA - SERVIÈRE.
Aux RÉDACTEURS.
Messieurs ,
: 1
J'ai remarqué jusqu'à ce jour , que dans vos extraits ,
vous condamnez impitoyablement tout ce qui s'écarte des
règles adoptées : étant philosophe, je nepuis vous pardon->
ner cette rigidité de principes. Heureusement , j'ai au
jourd'hui preuve en main contre vous; et un petit chef- 1
d'oeuvre qui vient de paroître , démontre évidemment jus
qu'à quel point on peut s'élever quand on a le bonheur et
le courage de ne suivre aucune des règles posées par ceux
que vous voulez appeler les grands maîtres .
Je veux parler du poëme de Duophile , ou le Plaisir de
dese voir deux ; j'ose espérer de votre impartialité , que
:
80 MERCURE DE FRANCE,
vous consentirez à insérer mes réflexions dans votre
journal .
Tout est admirable dans ce poëme de Duophile ; on y
trouve des vues nouvelles et vraiment profondes sur
l'épopée. L'auteur n'y oublie rien. Le titre de son livre
ne vous paraît-il pas assez clair ? il prend soin de vous
l'expliquer , et de vous dire pourquoi il a fait un mot tout
exprès...oΟΣΣΟΥ τώ
Les plus grands orateurs , pour orner leurs harangues ,
Yjoignoient les beautés de différentes langues :
De mots grecs et latins , par la double union ,
De cet écrit j'annonce et la fin et le nom.
Ainsi , par le titre seul du livre , l'auteur nous apprend
qu'il sait le grec et le latin ; mais ily a tant de beautés
dans cet ouvrage , qu'il n'est pas besoin de s'arrêter
beaucoup même sur les plus marquantes.
Un de nos poètes philosophes me disoit un jour , avant
de donner une tragédie , dans le bon temps où elles réussissoient
toutes : Mon ami , les règles sont les éteignoirs
du génie. M. de Rupière , auteur de Duophile , va plus
loin :
21 A A
Pour instruire , j'ai fait quelques vers , un poëme ,
J'en ignore la forme , et la règle et la lói :
Mongénie a le droit d'en faire une pour moi .
Convenez-en , messieurs , il n'y a que les poètes de notre
école qui puissent parler avec cette noble et modeste assurance;
et dites-moi , je vous prie , à quoi peuvent mener
vos règles ? En les suivant', on ne produira que des ouvrages
semblables à ceux qui ont déjà été faits ; pous , au
contraire , nous vous donnerons du nouveau. Hélas ! le
bon temps n'est plus : nous avons été quelques instans
près d'arriver à un point de perfectibilité tel que nous
n'aurions plus été génés par les règles. Nous avions ima-
,
:
giné
:GERMINAL AN XIII. 81
побед спи
giné de ne plus instruire les enfans qu'en les ammuussaanntt;,
cela nous réussissait assez : nous étions assurés que les
enfans oublieraient bientôt ce qu'on leur aurait appris ,
et qu'une fois devenus leurs maîtres , ils ne conserveraient
de leurs études que l'habitude de s'amuser. Alors , n'étant
plus gâtés par aucune règle , ceux qui auraient eu du gé-.
nie , auraient produit des choses vraiment merveilleuses .
Mais vous avez tant fait , qu'on a repris les anciennes routines
; qu'en résulte-t- il ? c'est qu'aujourd'hui on ne nous
parle plus que des auteurs du siècle de Louis XIV , et
que nous retombons dans ces maudites règles qui , je
répète avec mon ami , sont des éteignoirs du génie.
f
D
le
Rienn'est plus simple que le plan du poëme de Duophile.
Sagère , qui n'est autre que l'auteur lui-même , s'ennuie de
vivre seul à la campagne : un de ses voisins a une fille ;
Sagère va souper chez lui , et devient son gendre. Il n'y
aqu'un seul petit incident dans la marche du poëme , c'est
une émeute de village à l'instar de nos belles insurrections
de Paris : tous les personnages sont sur le point d'être
tués , mais ils en sont quittes pour la peur , et Sagère se
marie avec Mile Clère .
Tous les genres de beautés se trouvent dans Duophile.
Voulez vous du descriptif ?
LC:
Dans le bruit du tonnerre , annoncé par l'éclair ,
72
Le beau combat du froid avec le chaud dans l'air ,
r
4
De nombreux traits de pluie , ou de gros grains de grêle,
٢٠
De ces deux enneinis termine la querelle .
Sagère voit - il la belle Cière qui a un chapeau de paille ?
il s'écrie : A
Pareillement l'artiste embellit et couronne
D'unjoli chapiteau une belle colonne. "
て
Je crois qu'il est assez délicat de comparer sa maîtresse
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
àune colonne . Mais il faut,vous donner le portrait de
Clère :
Son nezrond est parfait aumilieu dumento cildo trea
Se trouve un petit creux qui plaît par sa façon
Sa
و
Del'oreille à l'épaule ,uunnee agréable pente
Termine le pourtour d'un col qui vous enchante :
C'est de la bonne grace , et le siège et l'appas , etc.
Je ne pousserai pas plus loin cette citation carDuophile
est fort exact ; il peint tout , tout sans exception ,
et les partisans de la poésie descriptive y trouveront l'application
la plus heureuse de leurs préceptes .
T
2
Embarrassé dans le choix des beautés que je dois citer ,
car tout est à-peu-près de la même force , je m'arrête.
Ainsi , je ne vous dirai rien d'un petit tableau de la révolution
et de ses causes , ni d'un beau monologue de la
A 7616
Discorde, qui est furieuse d'avoir perdu sa puissance en
Franceoming u
מ ר י ב
emiteti coll de
La Discorde en fureur se fait de fiers reproches , etc.
Qu'il vous suffisedlee ssaavoir queSagène, après avoir épousé
sa belle Clère , jouit tranquillement du plaisir de se voin
deux. !! عوا
Vous croyez probablement que tout est ini avec le
poëme; pas du tout : Duophile , qui n'a rien de caché pour
le public , a donné à la suite la chanson de l'Hyménée
, qui a été chantée a sa noce. « Cette chanson ,
dit-il , est à l'imitation des anciens épithalames des
>> Grecs , qui savaient joindre l'instruction à leurs diver-
>>>tissemens! >>
J'avais d'abord été effrayé de cette annonce : qquuoi! me
disais- je , Duophile se serait-il abaissé à suivre les règles
de ces Grecs que je hais presque autant que les auteurs du
siècle de Louis XIV ? Avec quel plaisir j'ai vu que cette 1-18 19
1
1
:
GERMINAL AN XΙΙΙ. 83
annonce n'était qu'une espiéglerie , et que M. de Rupière
était fait pour créer , et non pour imiter ! Jugez-en vous
même , messieurs , par cette strophe :
4
Dansons , et nous entr'aimons tous ;
Garçons , aimez les filles;
Femmes , chérissez vos époux :
Soyons tous Duophiles . :
Je desire que vous ayez remarqué , messieurs , la franchise
qui a dicté mes éloges. Je n'ai jamais loué sans appuyer
mes louanges par des citations; c'est la seule manière
que je connaisse pour ne pas blesser la modestie des
gens. Mon but a été de vous forcer à admirer avec moi un
poëme dans lequel l'auteur a eu le courage de mettre de
côté toutes les règles. Puissent mes réflexions avoir quelqu'influence
, et empêcher les jeunes gens de se gâter par
des études qui ne peuvent qu'éteindre le génie!
Q.
)
Pensées et Réflexions sur divers sujets. 3
"La manie de chercher des pensées neuves est aux ouvrages
d'esprit , ce que les nouveautés sont aux empires .
Ce n'est point éclat durable , c'est combustion. « Cette
chose est à sa place , il est vrai , mais elle a été répétée
mille fois. >> Eh ! bien , vous la répéterez , pour la mille et
unième. Voyez le grand mal ! tâchez seulement de la dire
aussi bien à votre manière , que ceux qui l'ont déjà bien
dite à la leur ; peut- être alors la direz-vous mieux. Avotre
avis , on doit préférer une sottise nouvelle , à une chose
belle et sensée , qui , par malheur , n'est point neuve ;
car celui qui veut trouver , à toute force , une pensée
neuve , trouve infailliblement une impertinence. Mais
1 F2
84 MERCURE DE FRANCE ;
c'est encore là un piége que vous tend votre orgueil.
Comment cela ? le voici :
De deux pensées , la première belle et naturelle , la
seconde éclatante et neure , s'il y en a une qu'on a mille
fois ressassée , je parie , à coup sûr , que c'est la seconde.
Dites d'abord à une femme qu'elle a un mauvais coeur;
dites-lui ensuite que ses yeux ne sont pas beaux : sur le
premier mot , elle répondra que vous vous trompez ; elle
vous dévisagera au second. د
Pascal dit quelque part: « Le sot projet qu'a eu Montaigne
, de se peindre lui-même ! » Je donnerais beaucoup ,
pour que l'auteur des Pensées eût vu les Confessions du
citoyen de Genève .
L'amour de soi , bien négligé , serait le véritable amour
des hommes .
Peut-être ne se rencontrera- t-il pas un homme , qui soit
sanguinaire lorsqu'il ne court pas le moindre danger.
Marius fait peut- être exception; encore y aurait-il bien
des choses à dire.
La soif de l'or , l'ambition , poussent les hommes aux
entreprises hasardeuses , et de la aux cruautés. Mais il y a
toujours de la peur cachée dans la cruauté. Lorsque Cromwel
fit tomber la tête de son monarque, il y fut poussé
par la peur que lui donnait la certitude d'avoir déjà trop
osé. Or , du moment qu'on voit qu'on a été trop loin , il
est de l'homme de craindre de rester en arrière , par
principe de sûreté. Ainsi il était plus barbare , par cela
même qu'il sentait qu'il l'avait déjà été.
J'ai entendu Danton , au milieu de ses barbaries , ré-
1
GERMINAL AN ΧΙΙΙ. 85
pondre à un homme qui lui demandait sa protection :
« Ta tête est plus assurée que ne l'est la mienne. »
J'aime à pousser d'argumens les matérialistes ; car les
preuves de coeur ne feraient oeuvre avec ces gens - là.
Pourquoi ( s'il n'y a nulle différence entre l'homme et la
brute , qu'une organisation un peu plus parfaite ) les passions
particulières à l'homme ont-elles une toute autre
énergie que les appétits qu'il a de commun avec les animaux
? Expliquez comment l'ambition, par exemple , l'avarice,
l'amour ( car l'attrait seul des sexes n'est pas l'amour)
prennentun tel empire sur l'homme , qu'ils subjuguent ,
en certains cas , la faim , la soif, le sommeil , la terreur
de la mort même ! Voit-on cela chez les animaux ?
Ariste passe pour distrait , et il s'en trouve bien. Entrezvous
chez lui ? il ne vous voit pas , mais il vous considère
attentivement. Lui parlez-vous? il ne vous répond pas , il
prenddu tabac. Quelquefois il cause pourtant. Venez-vous
à le contredire ? prenez garde , il va retomber dans sa distraction
, d'où il ne sortira qué lorsqu'il aura trouvé sa réplique
; car Ariste n'a point d'esprit comptant. Il aime
-tendrement ses amis. Parlez-lui en : il ne répond mot, il
est vrai, mais c'est la faute de sa distraction ; il rêve sûrement
à quelques compositions. Lui parlez-vous de lui , de
ses ouvrages , de sa fortune , de ses meubles 2 il prend feu
-soudain et jase à outrance. Vous aurez beau vanter tout
cela, vous ne ferez oeuvre auprès des éloges qu'il y donnera
lui-même.
La distractiond'Ariste est commode , et lui peut servir
à tout événement.
CORIOLIS.
1
3
86 MERCURE DE FRANCE ;
y
1
CARACTÈRE DE LORD BOLINGBROKE.
Par Chesterfield ( traduit de l'anglais ) .
Il est impossible de trouver un clair-obscur assez prononcé
, pour peindre le caractère de lord Bolingbroke.
Exemple déplorable de la violence des passions humaines ,
et d'une raison parfaite et sublime , ses vertus , ses vices,
sa raison , ses passions , sans être réunis par une gradation
de couleurs, formaient un assemblage éclatant et imprévu.
Le mélange du brillant etdu sombre le rendait étonnant .
Ladureté, l'emportement, l'extravagance , caractérisaient
non-seulement ses actions , mais agitaient tous ses sens.
Sa jeunesse fut célèbre par le tumulte et le désordre des
plaisirs auxquels il se livra tout entier , au mépris de l'opinion
publique. Sa belle imagination souvent allumée ,
s'épuisaitavec son corps à célébrer , à déifier des orgies
nocturnes. La joie qu'il respirait à table , était celle des
bacchantes les plus insensées. Ces goûts ne furent surpassés
que par la plus haute ambition. Ses jouissances altérèrent
son esprit et son tempérament ; mais l'ambition .
ruina sa réputation et sa fortune.
Il parut, jeune encore, dans l'administration , et s'y distingua.
Sa pénétration semblait inspirée ; son éloquence et
saplume embellissaient tout;non pas une éloquence pénible
Det recherchée , mais cette heureuse abondance qui , peutêtre
après quelques premières études , lui devint si naturelle
, que ses conversations familières auraient pu être
recueillies par écrit et imprimées sans nécessiterla moindre
correction ; soit pour la méthode, soit pour le style. Ses
sentimens étaient nobles et généreux ; ses principes de bon
naturel et d'amitié, plus réfléchis que décidés ; ils avaient
GERMINAL AN XIIEM 87
plus de vehemence que de durée , et souvent ils passaient
d'un éxcès à l'autre à l'égard des memes personnes. Il
recevait les politesses d'usage comme une obligat on , et
les rendait avec intérêt. La moindre inadvértance l'offensait;
il la faisait sentir vivement : une différence d'opinion
sur une question philosophique , le provoquait au
point de prouver qu'il n'était pas toujours , lui-même ,un
philosophe.
Malgré la dissipation et l'agitation tumultueuse de sa
jeunesse, il avait un fonds inépuisablé de connaissances
variées et universelles, une conception vive , lumineuse ,
et la mémoire la plus ornée. Elle subvenaità tout mil en
faisaitun usage continuel , et ne futjamais obligé de chercher
dans ses livres quelques citations. Il excella sur-tout
dans l'histoire. Ses ouvrages en ce genre le prouvent évidemment
; les intérêts politiques , commerciaux et relatifs
des peuples de l'Europe , particulièrement de ses compatriotes
, lui étaient peut-être mieux connus qu'à tout
autre écrivain. Ses ennemis , de quelque parti qu'ils fussent ,
ont avoué franchement qu'il défendit ces derniers avec
une fermeté et une constance inimitables.
Durant son long exil en France , l'étude absorba toute
l'ardeur qui le caractérisait; ce fut là qu'il forma et qu'il
exécuta sur-tout le plan de ses ouvrages philosophiques .
Les bornes générales des connaissances humaines étaient
trop étroites pour l'élan et la chaleur de son imagination ;
il aurait voulu s'élever au-delà des bords du globe , parcourir
le monde inconnu et les régions ignorées de la métaphysique
, ouvrir une carrière nouvelle ét imthens à
l'imagination , dont les conjectures infinies suppléent au
défaut des lumières qu'on nnee peut acquérir , étusurpent
trop souvent leur nom et Teur influence. Il aavvaaiitt un bel
extérieur, des façons un air engageant. In possédait ,
L
1
4
P.FRA .
88 MERCURE DE FRANCE ,
dayela dignité
et l'affabilité
quepeut et doit avoir un
homme de son rang, et dont se piquent réellement peu
d'Anglais
Il se donnait pour déiste , confiant en la protection générale
de la Providence ; mais il doutait , sans la rejeter ,
comme on l'a cru , de l'immortalité de l'ame et d'une vie
future.
Il mourut d'une maladie aiguë et cruelle,d'un ulcère qui
lui dévora la figure, et qu'il souffrit avec courage. Une semaine
avant son décès , il me dit un douloureux et dernier
adieu , reçut les miens avec tendresse , et ajouta : Dieu
qui m'a placé sur cette terre , dispose de moi comme il lui
plaît , et connaît seul ce qu'il a de mieux à faire . Puisset-
il vous donner sa bénédiction ! >>>
Tout ce que nous pouvons ajouter de ce caractère original
, n'est propre qu'à nous forcer de nous écrier :
« Hélas ! pauvre humanité !
N. L..
نم
SPECTACLE S.
1
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
Le Projet singulier , comédie en un acte et en vers ;
par M. Justin.
1
A
Le titrede cette comédie manque de justesse. Une fenime
1
veut marier un de ses amis. Il n'y a là rien de fort singulier ;
il se trouve que l'épouse qu'elle prétend lui donner est un
homme. C'est la méprise qui est extraordinaire, et non pas
Jeprojet. Au reste rienn'est moins important qu''un titre
GERMINAL AN XIII 89
1
1
défectueux quand l'ouvrage est bon. Celui-ci serait excellent
s'il en fallait juger par l'accueil qu'il a reçu. Voyons
si cet accueil est mérité.
Un Lovelace de dix - huit ans ouvre la scène avec son
valet , qui lui reproche son inconstance. Il répond qu'être
volage ,
C'est changer un plaisir pour un plaisir plus doux.
Il en est à son second déguisement : d'abord il s'est habillé
en femme, a pris le nom de Clarence , et fait sous cet habit,
d'innombrables conquêtes; àprésent il porte un uniforme
d'officier. La cause de ce travestissement est un duel dans lequel
il a tué son adversaire. Je n'aime pas que dans l'avantscène
d'une espèce de bouffonnerie , comme le Projet singulier
, on place ainsi un homicide inutile. Un jeune meurtrier
, qui les mains teintesde sang , vient se vanter de
ses bonnes fortunes , m'attriste au lieu de m'égayer. Il aurait
suffi de lui faire blesser sonhomme. Quoi qu'il en soit , le
petit roué est heureusement converti. Il a trouvé dans son
hôtel garni une jolie demoiselle dont il est amoureux en
tout bien et en tout honneur. Cet hôtel a une pièce commune
à plusieurs appartemens , et mademoiselle Amélie ,
c'est son nom , y vient trouver le prétendu officier. C'est
encore , comme toutes nos modernes amoureuses de comédie
, une ingénue déniaisée. On pense bien qu'elle est
avec son amant à l'insu de sa mère , qui cependant est
censée la veiller de près. Elle me gronde , dit-elle , et
prétend que je m'attache à vous : ::
Si je savais mentir je dirais le contraire.
९
MademoiselleMars n'eût pas prononcé ce mot avec un
:
ton et un air plus naïfque mademoiselle Adeline.
2-
La mère arrive , chapitre sa fille , la renvoie , et déclare
au jeune égrillard que s'il ne quitte l'hôtel , elle est déci
1
50 MERCURE DE FRANCE ,
dée å en sortir. Il fait une révérence respectueuse , et a
Pair decéder la place. Apeine il est sorti , que la mère
aperçoit sur une table des billets doux adressés àClarence ,
un portrait de femme qui ressemble trait pour trait à
l'officier. La surprise qu'a pu causer à celui-ci le compliment
qu'on vient de lui faire , la précipitation de son départ
ou de sa fuite , servent d'excuse à la distraction qui
lui fait oublier ces choses-là dans un lieu ouvert à tout le
monde. La mère s'imagine à l'instant que l'officier est une
demoiselle déguisée , le dit à son valet qui confirme cette
vision , puis à lui-même aussitôt qu'il revient; et l'amoureux
se garde de la désabuser d'une erreur qui va lui permettre
d'être à tout moment auprès de sa maîtresse .
Cependant Dorimon , père du jeune étourdi , arrive , et
rencontrant la mère d'Amélie , lui raconte le combat de son
fils et ses suites ; ajoute que sa grace lui est accordée , mais
qu'il ne sait où le trouver ; que mécontentde sa conduite il
veut se marier. Son amie lui propose Clarence. Il demande
à la voir. On lui procure un tête-à-tête avec elle , en le
prévenant qu'elle est habillée en homme. Au premier moment
, il ne l'aperçoit que de côté : sa taille l'enchante. Il
s'approche , reconnaît son fils , et s'écrie avec rage :
Voilà donc ma future . 1 A
La mère d'Amélie accourt au bruit.
1
Ehbien , qu'avez-vous done ! cette fille........ -est mon fEiflss..
Il s'en prend au valet qui a aidé a letromper , etletraitede
fripon . Le valet lui réplique :
Monsieur , les qualités ne font rien à l'affaire .
1
Sa colère est bientôt passée , et les amans se marient.
.1.1
PA
Il y a quelques trivialités et quelques traits un peu libres
dans cette bagatelle; comme lorsque la nière dit en parlant
deClarence : <
GERMINAL AN XIII.
91
Je voudrais lui donner un époux promptement ;
Ason âge , l'on peut s'oublier aisément ;
on lorsqu'elle dit au jeune homme , qu'elle croit être mademoiselleClarence
:
Mais vous n'avez , je crois , et qu'un sexe et qu'un nom.
Néanmoins le style est ce qu'on a le plus goûté dans cette
petite comédie. Il est naturel , rapide , et quelquefois élégant.
On a beaucoup applaudi à quelques madrigaux en
l'honneur des femmes ,
Dont on medit par fois et qu'on aime toujours ,
dit M. Justin , après tant d'autres . La reconnaissance a un
grand air de ressemblance avec celle de laMétromanie. Elle
produit cependant unescène vraiment plaisante , et a fait
le succès de la pièce , qui a été très-bien jouée.
ΑΝΝΟΝCES.
Traitégénéral de l'Irrigation , contenant diverses méthodes d'ar-
Toserles prés et les jardins , la manière de conduire ces prairies pour
lesrécoltes du foin , aavec les moyens d'augmenter ses revenus en faisant
usage de l'eau d'une manière utile à l'agriculture , au commerce
et meine aux besoins de la vie , avec huit planches , représentant
diverses machines pour élever et conduire l'eau. Traduit de l'anglais
de William Tatham. Un vol. in-8° .- Prix : 5 fr. , et 6 fr. 25 cent.
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écoles, et sesamis littérateurs etphilosophes; par DieudonnéThiebault,
de l'académie Royale de Berlin,de la société libre desSciences et Arts
deParis, etc. Seconde édition, revue etcorrigée; avec cette épigraphe:
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tout entier à l'Histoire. »
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Prix : 18 fr. brochés, et 23 fr. par la poste.
AParis , chez F. Buisson, libraire , rueHautefeuille, nº. 20.
Avisà mon Fils , agé de sept ans ; par J. Gandin, correspondant
de l'Institut , membre de l'Académie de la Rochelle , juge et bibliothécaire
de la mène ville ; avec cette épigraphe :
Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem ;
Fortunam ex aliis . VIRGILE .
:
Un vol. in - 12. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez
Cocheris fils , successeur de Ch. Pougens , quai Voltaire , nº. 10 ; et
chez Nepveu , rue Jacob , nºs 23 et 1232.
que
Commentaria in institutiones imperatoris Justiniani , ad usum
juris cupidorum accommodata ; auctore Antonio-Josepho Seguin, in
universitate Bisuntina professore necnon antecessore regio.Unvol.
ju-5°. Prix : 6 fr . , et 7 fr. 50 c. par la poste. A Besançon, chez Deis.
L'ouvrage annoncé était depuis long-temps entre les mains des élèves
del'université de droit de Besançon; l'auteur , l'un des hommes les
plus estimables et les plus estimés qui aient honoré la science du droit,
parun motif demodestie exagérée, s'était refusé à le donner au public.
Depuisque l'on a senti lanécessité de
P'on a relevé les écoles , M. Seguin n'étant plus ,
former des jurisconsultes , et
on atrouve convenable
de livrer à l'impression un ouvrage propre à concourir à ce
double but. Il en est des livres élémentaires de droit , &mme de ceux
detoutes les sciences ; le plus récent suppose toujours une plus grande
perfection ; et sans rien ôter à la gloiredes autres com mentateurs des
Instituts, on peut avancer que l'ouvrage de M. Séguin est le plus parfait
en ce genre; il a d'ailleurs l'avantage trop rare , d'être extrêmementclair,
d'un latin facile et pur , et cependant élégant : on ne doute
pas un instant que cet ouvrage n'obtienne bientôt toute la réputation
qu'ilmérite.
Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les Antropophages;
par Louis-Ange Pitou, dit le Chanteur, déporté àCayenne
en 1798, pendant trois ans , et rendu à
reur. Ouvrage ornéde gravures, contenant
la liberté par S. M. l'Empetés,
des notes particulières sur chacun d'eux , leur vie , leur mort ou la liste générale desdéporleur
retour;des notions particulières sur Collot et Billaud, surles déportésde
nivose, sur les îles Séchelles ; le voyage de l'auteur chez lemangeurs
d'hommes , les grands dangers qu'il y court, son retour pa
Jes Etats-Unis , de la religion, des moeurs et de
rique septentrionale ; des quakers ; retour en Frances nouveaux mal la culture de l'Amé
heurs; leur fin . Deux vol. in-89. Prix : 6 fr. , et 850 cent. par
poste AParis, chez l'Auteur , rue des
la place des Victoires.
,
n°. 57,prè
US
Ces differens ouvrages setrouvent aussi chez LE NORMANT, Tue
vies Pretres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº.42.
९
GERMINAL AN XIII. 93
NOUVELLES DIVERSES.
Corfou, 1 février. La position de cette place ne saurait
être plus malheureuse. Dans une petite ville de 6000 habitans
environ , privée de toute ressource , on compte déjà
20,000 Russes , et d'autres sont encore attendus. La disette
y est extrême. On attend dans cette île un nouveau corps
de troupes russes , qui prendront la route de la Moldavie ,
au lieu d'arriver par les Dardanelles .
Venise , 6 mars . L'archiduc Charles est attendu încessamment
en cette ville. Il visitera principalement les
points des frontières qui peuvent être fortifiées . Outre les
fortifications de Palmanova , on augmentera dit- on , beaucoup
celles de Legnano , de manière à en faire une place
d'arme du 1 rang. Ier :
:
Vérone , 7 mars. On commence à parler de changemens
importans qui pourroient avoir lieu dans nos contrées . relativement
aux frontières , par suite de la bonne harmonie
qui règne entre la maison d'Autriche et la France ; cependant
ce n'est encore qu'un bruit vague. On parle beaucoup
aussi d'un prochain changement qui fixerait le sort du
duché de Parme et Plaisance.
:
Vienne , 10 mars. S. M. partira le 7 avril ; elle visitera
en général toutes les possessions de la maison d'Autriche
en Italie , mais principalement le camp de 40,000
hommes , qui sera formé près d'Aquilée. Elle se rendra
ensuite à Salzbourg. On assure que son absence sera de
quatre mois.
[
Madrid, 2 mars. Le plan de surprendre et d'enlever de
vive force la formidable forteresse de Gibraltar , a été
formé à la fin du mois dernier. L'exécution de ce projet
devoit être favorisée par une intelligence secrète dans la
place. L'activité et la surveillance des Anglais , jointe à
l'arrivée des renforts de troupes, ont déconcerté ce projet,
dont l'exécution paraissait d'ailleurs très-hasardeuse , et le
succès incertain. Une cédule royale vient de déclarer
rachetables les rentes et prestations féodales de toute
nature.
-
Londres , 16 mars. On parle beaucoup de la manière
dont M. Pitt s'est exprimé sur les obstacles qu'on opposait
à l'émancipation des catholiques d'Irlande ; et comme
on sait que ces obstacles viennent principalement de l'opposition
formelle qu'y a mise le roi lui-même et plusieurs
membres influensde son conseil, on a recueilli avec soin
94 MERCURE DE FRANCE ;
les expressions dont s'est servi le chancelier de l'échiquier
dans la conférence qu'il a eue avec les députés catholiques
irlandais. « Les raisons qui m'ont porté , leur
> a-t- il dit , à appuyerde tout mon pouvoir le voeu des Ir-
>> landais catholiques , subsistent avec toute leur force
>> dans mon esprit , et personne ne porte un plus vif in-
>> térêt que moi à leur cause. Mais je vous demande de
>> me dispenser de présenter la pétition que vous apportez ,
» et de la faire valoir quant à présent. Je vous prie de
» croire que je ne partage en aucune manière le fanatisme
>> et les préjugés qui se sont opposés , à cet égard , à l'ac-
>> complissement des voeuxde l'Irlande , et je ne dissimule
>> pas mon regret de voir la nature des obstacles qui , d'un
» certain côté , s'y opposent encore de manière à rendre
>> non seulement imprudentes les tentatives qu'on pour-
>> rait faire à cet égard, mais même leur exécution im-
>> possible. »
F
3904
On en est venu à une singulière conjecture sur ladestination
dee la fameuse expédition secrète; c'est qu'elle n'en
aaucune. Il y a beaucoup de gens qui prétendent qu'elle
n'a été imaginée que pour faciliter le succès des négociations
continentales. En engageant les puissances de l'Europe
à former une nouvelle coalition ; il voulait se mettre
en état de leur dire : « Vous voyez que , cette fois - ci
nous nous disposons à fournir pour notre enjeu , autre
chose que de l'argent ; et comme vous êtes payées pour
ne pas trop vous fier à nous , nous commençons par dé
bourser notre part du picnic que nous proposons. Voyez
un peu comme nous nous mettons en mesure pour cela.
Vingt , trente , quarante mille hommes tout prêts à entrer
encampagne , et à se joindre à vos armées , partout ou
besoin sera ! et si vous craignez que cela ne suffise pas ,
ou que nous ayons l'intention de nous en tenir là , écoutez
lord Hawkesbury qui vous promet le quart de la populationde
l'Angleterre en cas de besoin .
Il peut bien se faire que ce ne soient pas là les propres
expressions de M. Pitt , mais c'est un sens qu'on peut raisonnablement
attacher à cette grande démonstration de
force que les ministres ont cru devoir faire , dans un moment
où ils travaillaient àmonter une coalition sur le continent.
Ce qu'il y a de sûr , c'est que l'on cherche en vain
à deviner la destination d'une expédition aussi considérable
, et que tout cet étalage de préparatifs s'explique facilement,
si on admet que le gouvernement ait eu , parlà
, en vue de séduire des puissances étrangères , et de
GERMINAL AN XII .
les déterminer à faire cause commune avec lui. L'expédition
est là pour attendre le résultat de certaines négocia
tions , auxquelles son emploi est entièrement subordonné.
Préparée à tout événement , on peut aller partout ou nulle
part , selon que les circonstances en décideront.
2
( The Observer. )
PARIS.
:
S. M. l'Empereur sera sacré roi d'Italie , le 23 mai
prochain , par S. E. le cardinal Caprara , archevêque de
Milan. Elle a convoqué en cette ville , pour le 15 , le Corps
législatif du royaume , et les trois collèges électoraux
pour le 18 du même mois . M. de Ségur , grand- maître des
cérémonies , est parti depuis deux jours pour s'y rendre.
Un avis publié par l'administration des postes , porte
qu'à compter du 11 germinal le service des voyageurs ,
par laposte aux chevaux , sera suspendu sur la route de
Lyon par l'ancienne Bourgogne. Ce service ne sera repris
que le 28 germinal , après le passage de l'Empereur et du
Pape. Sur la route de Lyon à Turin , par Chambéry , le
même service sera interrompu , à dater du 24 germinal
Les voyageurs qui se trouveront sur cette route devront
avoir passé le Mont-Cénis avant le 28 germinal ; les relais
ne seront à la disposition du public qu'après que l'Empe
reur et le Pape seront arrivés à Turin , c'est-à-dire vers le
3 floréal. La route de Lyon par Moulins restera libre .
- Le contre-amiral Lacrosse remplace l'amiral Bruix
dans le commandement de la flottille de Boulogne .
- M. Rumbold est à Berlin depuis trois semaines ,
mais sans mission diplomatique. 1
いな
On mande de Rome que le débordement du Tibre a
fait périr plus de cent personnes.
taureaux .
९
3
-D'Espagne , que le roi a enfin aboli les combats des
-*On dément aujourd'hui l'arrivée incognito du grand
duc Constantin à Vienne . ว
En dépit des efforts de la malveillance , mademoiselle
Contat est admise provisoirement aux Français . Cette
admission était due aux dispositions qu'elle a montrées ,
et aux services éminens rendus par sa mère à ce théâtre
qui , depuis plus de vingt ans , lui doit une grande partie
de ses succès et de ses recettes.
1
96 MERCURE DE FRANCE.
-Le locataire du petit Trianon , à Versailles , reçut
ordre , il y a quelque temps , de vider cette maison , et
fut indemnisé convenablement. L. M. I. ont visité le grand
et le petit Trianon. Des ordres ont été donnés pour faire
à l'un et à l'autre les réparations que nécessite un dong
abandon. Le lendemain , l'Empereur alla à Rambouillet
avec son architecte , M. Trepsac. On assure que le projet
est de rebâtir cette maison de chasse .
- Les conscrits de la réserve de cette année , d'après
une décision du ministre de la guerre , peuvent , comme
ceux des quatre années précédentes , passer dans l'armée
active et choisir le corps où ils desirent servir , pourvu
qu'ils réunissent la taille et les qualités requises pour
l'arme à laquelle ils se destinent.
- Par une autre décision du même ministre , les substitutions
, de gré à gré , entre les conscrits de l'an XIII .
ne peuvent avoir lieu que lorsqu'ayant été convenues avant
la désignation , elles s'effectuent au moment même où
ellea lieu. Dans ces cas , les substitués ne sont pas tenus
au versement de 100 francs dans la caisse du receveurgénéral
, et ne sont pas responsables de leurs suppléans ;:
mais , lorsque la désignation est terminée , les conscrits
de l'an XIII ne peuvent fournir pour remplaçans que des
conscrits des années 8,9,10, 11 et 12 du même canton .
-La classe d'histoire et de littérature ancienne de
l'Institut national propose pour sujet du prix qu'elle adju
gera dans la séance publique du premier vendredi de ger
minal an 14, la question suivante : Examiner quelle fut
l'administration de l'Egypte depuis la conquéte de ce
pays par Auguste , jusqu'à la prise d'Alexandrić par les
Arabes ; rendre compte des changemens qu'éprouva ,
pendant cet intervalle de temps , la condition des Egyptiens;
faire voir quelle fut celle des étrangers domiciliés
en Egypte, et particulièrement celle des Juifs . Le prix
sera une médaille d'or de 1500 francs. Les ouvrages envoyés
au concours ne seront reçus que jusqu'au 15 nivose
an 14. 21.
La même classe propose pour sujet d'un autre prix
qu'elle adjugera dans la séance publique du premier ven
dredi de germinal an 15 , d'examiner quelle a été pendant
les premiers siècles de l'hegire , l'influence du mahomé
tisme sur l'esprit , les moeurs et le gouvernement des peuples
chez lesquels il s'est établi. Le prix sera une médaille
d'or de 1500 fr . Les ouvrages ne seront reçus que
jusqu'au 15 nivose an 15.
FRA
5.
cen
(No. CXCVI. ) 16 GERMINAL an 13.
( Samedi 6 Avril 1805 ) id
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
C )
r
POESIE
'1
"
EPITRE AUX JEUNES GENS ,
9.TIP
Sur les devoirs et les dangers de leur ages
201 2
Ovous , l'espoir et l'ornement
4 ΤΟΥ
Des foyers paternels et de votre patrie;
Vous , que des passions la brûlante furie
Etdes plaisirs le cortége attrayant ba
Vont assaillir également
Dans la carrière de la vie ;
Tandis que vos coeurs ingénus
Sur leurs desirs naissans s'interrogent encore ;
Tandis que sur vos fronts , que la pudeur décore,
Dujoug qui les soumit aux premières vertus ,
выпа
L'empreinte n'est pas effacée :
Jeunes gens , écoutez.... Suspendez votre essor....
L'avenir vous sourit : déjà votre pensée,
>
G
-
t
P
1
98 MERCURE DE FRANCE )
Des biens qu'il vous promet dissipe le trésor....
Ah! craignez d'écouter des desirs trop avides !
Arcôté des vrais biens , il en est de perfides ;
La seule expérience a droit de les choisir ,
Et de vous enseigner les moyens d'en jouir :
Que la sage amitié , que l'honneur soient vos guides;
Et sur leur pas , nouveaux Alcides ,
'Allez dompter le vice , et chercher le plaisir ,
Compagnon de Pétude et des travaux solides .
Les auspices les plus heureux
Vous annoncent dans la carrière ,
Et semblent diriger votre course et vos voeux. J
Un héros devant vous fait ouvrir la barrière .
Les beaux - arts , ralliés à sa puissante voix ,
Sont rentrés triomphans au temple de mémoire ,
Que sa main décora des fruits de la victoire .
Il rend au vrai mérite et son lustre et ses droits ;
Et des maîtres fameux, dociles à ses lois ,
Aplanissent pour vous les chemins de la gloire.
4
19.1
Sachez , o mes amis , jouir de ses bienfaits .
Dans le vaste Lycée , où l'honneur vous convie
Les sciences , les arts , ces enfans du génie ,
Qui versent à l'envi sur l'Empire français , ( )
L'éclat et le bonheur , l'abondance et la vie
Vous offrent tour-à-tour , des plaisirs , des succès.
,
9110
Il est temps d'obéir à votre destinée :
Par d'utiles essais , par d'aimables talens ,
Signalez de vos jours l'aurore fortunée ,
Et d'un noble avenir jetez les fondemens.
Mais, quelle est cette ardeur dont votre sein bouillonne...
Votre ame s'est émue aux accens de Bellone ! be
La fière Déité , dans le palais des rois (1 )
Rassemble la jeunesse , et lui dicte ses lois .
(1) L'Ecole militaire de Fontainebleau , ete.
i
GERMINAL AN XIII .
99
پآ
:
:
Là , des guerriers couverts d'illustres cicatrices ,
Dignes instituteurs de ces guerriers novices ,
Pour premières leçons , récitent leurs exploits .
Des camps , des bataillons , là tout offre l'image :
Sous le poids d'une armure essayant sa vigueur ,
Le jeune citoyen yfait l'apprentissage
Des glorieux travaux promis à sa valeur.
Il dévoue aux dangers sa tête libre 'et fière ;
Et desireux d'atteindre au faîte de l'honneur ,
Par l'étude , en sa route , il s'instruit et s'éclaire.
Maniant tour-à-tour l'épée et le compas ,
Il apprend de Vauban , de Guibert , et d'Euclide ,
Cet art de mettre un frein à la guerre homicide,
De diriger ses traits , de calculer ses pas ,
De couvrir la valeur d'une puissante égide ,
D'enchaîner la victoire , et de donner un guide
Al'aveugle destin qui préside aux combats.
La patrie et la loi régnent en souveraines
Sur les coeurs vertueux de ces jeunes soldats
Imbus des moeurs de Sparte au sein d'une autre Athèness
L'honneur les précipite au-devant du trépas ,
Jaloux de mériter la copuurroonnnnee immortelle
Qui décore la tombe et la cendre fidelle
Du modeste Desaix et du noble d'Assas .
295
1
A
i'l
1
O vous , qui partagez leur généreuse audace ,
La gloire dans leurs rangs a marqué votre place
Répondez à sa voix ; accourez , il est tempstair
Bellone a déployé ses étendards flottansyliind
De l'aigle des français,les ailes triomphantes,
Vontplaner sur cette île où d'avides marchands , ut
Du commerce et des mers oppresseurs insolens , s
Exhalent contre nous leurs fureurs impuissantes, s
Guidés par nos héros, allez , jeunes Français :
A vos premiers exploits la victoire est promise ;
Sur les flots affranchis , et dans Londres soumise ,.....
Ga
:
100 MERCURE DE FRANCE ,
Ramenez pour toujours la victoire et la paix.
Maisbientôt éloignés du tumulte des armes,
Et libres d'un tribut qu'acquitta la valeur,
De la société venez goûter les charmes;
Couronnés par la gloire , aspirez au bonheur.
Au milieu des travaux des campagnes fertiles ,
Et dans le sein des arts qui fécondent les villes ,
Instruit par la sagesse , et protégé des Dieux ,
Lebonheur va sourire à vos goûts studieux :
Le secret du bonheur est celui d'être utile.
Du séjour de Palès , vous que le sort exile ,
Confiez aux-cités l'espoir de vos talens ;
L'étude et le savoir vous ouvrent leur asile ,
Et promettent leur aide à vos pas chancelans.
Si le culte des lois enflamme votre zèle ,
Dans ce Lycée auguste ou préside Thémis ,
Entrez; osez cueillir une palme nouvelle.
Autour de ses autels voyez-vous réunis
CCeesssaages qu'elle honore et ces rivaux amis?
Avec eux , armez - vous des traits de l'éloquence ,
Pour atteindre le crime et venger l'innocence :
Poursuivez , avec eux , d'un regard pénétrant ,
L'ardente ambition , l'astuce au front changeant,
Et l'intrigue rampante , et la froide avarice ,
Dans ledédale obscur qu'a bâti l'artifice:
Eclairez tous vos pas du flambeau de l'honneur ;
Qu'il brille en vos écrits ! qu'il brûle en votre coeur !
La voix de la pitié vous guidera peut - être
Vers le temple du Dieu qu'Epidaure avu naître :
Admisà ses leçons , instruits de ses secrets ,
D'une savante main répandez ses bienfaits :
Aladouleur cruelle , à la mort menaçante ,
Disputez , arrachez leur victime souffrante :
L'humanité , sensible àcesdévoirs pieux ,
Vouspaîra,par ses pleurs , un tribut glorieux.
:
T
3
GERMINAL AN XIII.
1
Maisdu Palais des arts les superbes portiques
S'ouvrent ; et tour-à-tour présentent à vos yeux,
Ces travaux , ce concours d'hommes ingénieux
Offrant à leur pays les oeuvres magnifiques
Du talent créateur qu'ils ravirent aux Dieux ,
Ou les fruits variés de l'art industrieux ,
Tributaire attentif de nos goûts domestiques :
Aleurs efforts heureux la patrie applaudit ,
Etde leurs nobles dons se pare et s'enrichit.
;
4 7
?
Vous, jeunes citoyens , que ce spectacle en flamme,
A l'instinct du génie abandonnez votre ame.
Emules de David, saisissez vos pinceaux ,
Et d'un souffle divin animez vos tableaux ;
Ou si l'art des Pigal a sur vous plusd'empire ,
Sous vos ciseaux hardis que le marbre respire.
Des Grétry, des Méhul , rivaux harmonieux ,
Mariez vos concerts aux louanges des Dieux ,
Aux triomphes guerriers , aux fêtes bocagères.
'Poètes , dans vos chants gracieux ou sévères,
Elevez la vertu sur un trône de fleurs
7
Et placez le plaisir dans le temple des moeurs,
Osez ; mais cependant qu'un essor téméraire
N'emporte point vos voeux au-delà de leur sphère.
Si les rigides loisdu Parnasse français
Condamnent votre audace , et bornent vos succès,
Şachez , par des travaux moins glorieux qu'utiles
Vous créer un mérite etdes succès faciles :
Abandonnez lagloire aux besoins des grands coeurs,
Etque l'utilité couronne vos labeurs.onl
20
3
Aimez sur-tout , aimez les arts héréditaires,
Et l'asile honoré du travail de vos pères
Les touchantes leçons de l'amour paternel ,
Ces leçons dont le charme amusa votre enfance;
Propices maintenant à votre adolescence
Pour vos destins futurs sont l'oracle du ciel.
V
17
4
す
r
1
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(
८
"
3
102 MERCURE DE FRANCE ,
Epanchez vos desirs , versez votre ame pure
Dans le sein de l'ami que vous fit la nature ;
Sur vos jours , sur vos pas , il veille avec orgueil s
Sa tendresse inquiète et son expérience ,
Sur la mer orageuse , où votre nef s'élance ,
Traceront votre route , en marqueront l'écueil.
<<Mon fils , vous dira-t-il , ô madouce espérance !
► Garde- toi de flétrir ton heureuse innocence.
>> La sève du plaisir va réveiller tes sens ;
>> Crains de la volupté les perfides accens ;
>>>Son souffle corrupteurjetterait dans ton ame
>> Des viles passions et l'ivresse et la flanıme ;
>> Et , dans la fleur des ans , tu perdrais sans retour
> Le charme et les trésors du véritable amour.
>> Crains sur-tout, fuis ces lieux où l'infâme avarice,
Abusant du malheur dont elle est la complice ,
> Trace sur des cartons , fait jaillir des cornets
>> Du destin des joueurs les sinistres arrêts.
>> Fuis cés esprits légers , constans dans leurs caprices
>> Qui d'un brillant vernis colorent tous leurs vices;
>> Et ces êtres pesans , dans le vide enfoncés ,
> Vaincus par la mollesse , et d'eux-mêmes lassés.
>> Qu'une noble fierté te dirigeset t'anime !
» Jaloux de tes devoirs et de ta propre estime ,
» Triomphe des dégoûts que la frivolité
» Oppose à ta constance , à ton activité.
» Des sévères vertus , des moeurs conservatrices .
> Appelle sur tes jours les faveurs protectrices
>> Des vertus , 6 mon fils , l'aimable austérité
>> Fixera ta fortune , etrendra tes service,s
Dignes de la patrie et de l'humanité. »
Ainsi parle à vos coeurs la tendresse d'unpère : I
Ainsi de ses leçons le pouvoir salutaire
GERMINAL AN XIA 13
Saura vous asservir les fausses voluptés
Et les vices honteux qu'enfantent les cites:
Ainsi luira sur vous un ciel toujours prospère.
Trop heureux le mortel , qui , dans la paix des champs ,
Loin du vice effronté , loin ddu fracas des villes ,
Cherche le vrai bonheur dans des travaux utiles !
L'indulgente nature inspire ses penchans ,.
Que la vertu soumet a des devoirs faciles.
Vous , jeunes citoyens , si la faveur des Dieux
Vous légua les trésors d'un champêtre héritage ,
Aux Lares paternels adressez tous vos voeux ,
Ne suivez point ailleurs la fortune volages
Ces bois et ces verges plantés par vos aïeux ,
Ces champs que féconda leur main laborieuse,
Et ces prés odorans , et ces pampres joyeux ,
Ces présens que vous fait l'abeille industrieuse ,
Et de ce ver captif la dépouille soyeuse ,
auig
54 A
Occupent vos instans de soins délicieux.
Si vos jours sont sans gloire , au moins ils sont heureux.
O bonheur , qu'ignora mon ardente jeunesse ,
Et qui trompe l'espoir du midi de mmeessjjours
Si le destin propice en prolonge le cours ,
N'échappe pas du moins au voeux de ma vieillesse
A
prof
Et vous qui m'inspirez de si doux sentimens , TenC
Au culte des devoirs vous que ma muse, appelle
Jeunes-gens , remplissez une tâche si belle tiaq 1.7
Puissent bientôt mes yeux , charmés de vos talens,
Jouir de votre gloire ; et mon ame-attendrie
Admirer des vertus chères à la patrie !
210T
Par M. Rd. NOUBEL, imp.-lib. , àAgen..
ENIGMEriginal ob tout a
Manaissance extraordinaired on sisa
N'est point l'ouvrage de l'amour. bi
4
ho4 MERCURE 1 DE FRANCE ;
Je suis sans mère, et dois le jour
Andernierde ceux de mon père.
Je jouis du plus grand renom ;
Rien n'égala jamais mon lustre.
Pour désigner un homme illustre ,
Souvent on lui donne mon nom..
と
On me cite sans me connaître;
Car jusqu'ici nul ne ma vu.
Enfin je suis si peu connu,
Qu'ondoute même de mon être.
LOGOGRIPHE.
ENTIER aved six pieds , je mets finà la vie.
Mon effet est tout différent
1
1
Alors que de mon être une seule partie
N'existant plus , d'une autre on supprime l'accent.
D.P. , abonné.
CHARADE.
Au milieu des forêts l'amante d'Actéon
Se sert de mon premier , pour chanter sa victoire,
Mon dernier , qui toujours n'est pas à Charenton ,
DansParis maintenant trouve son auditoire.
Mon entier, que la mer enlève au continent ,
Est un petit pays des plages du Levant.
L
"
F... x.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Lx mot de l'Enigme du dernier numéro est Feu, dans ses
deux acceptions , flamme et défunt.
Celui du Logogriphe est Lune, où l'on trouve une,
Celui de la Charade est Cour- age.
GERMINAL AN XIIL 105
Histoire de laDécadence et de la Chute de l'Empireromain,
par Gibbon ; abrégée et réduite par
Adam; traduite de l'anglais par P. C. Briand.
Trois vol. in-8°. Prix : 15 fr. , et 19 fr. par la
poste. A Paris , chez l'Auteur , rue Christine;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
JeEnneem'étendrai pas beaucoupsurle méritedecet
abrégé, dont le traducteur françaisnousdonnecette
opinion : « M.Adam a porté la faulx philosophique
surtoutes les querelles religieuses qui tiennent tant
de place dans le livre qu'il a analysé . ainsi que sur
les notes justificatives qui forment plus d'un tiers
de l'ouvrage , et qui sont absolument inutiles dans
l'abrégé. » On réconnaît ici ce dégoût pour l'histoire
moderne , contre lequel Leibnitz s'élevait ,
il y a un sièle , et qu'il attribuait à une admiration
mal réglée pour l'antiquité. L'observation d'un
esprit si prévoyant,jointe à notre propre expérience,
semblent justifier les reproches qu'on a faits à
l'ancienne éducation d'avoir tourné les esprits avec
trop d'ardeur vers l'histoire et les moeurs anciennes .
Dans un siècle aussi pieux qu'éclairé , cet enthousiasme
avait son contrepoids , je l'avoue. L'abus
qu'on en a fait accuse les moeurs du temps où
nous vivons , je l'avoue encore ; mais le principe de
cet abus existait avant nous. Il existait dans cette
idée fausse , que les anciennes républiques avaient
connu la liberté; il existait dans l'usage dangereux
de prendre tous ses exemples chez les anciens .
On faisait d'immenses recherches et de gros
livres sur les moindres particularités de l'histoir
grecque ou romaine dont on était rassasié depuis 1
106 MERCURE DE FRANCE ;
l'enfance , et qui a si peu de rapport avec nos
moeurs; et l'histoire moderne , qui nous touche
desi près , puisqu'elle est l'histoire de nos ancêtres,
puisque nous y trouvons les commencemens de la
société dans laquelle nous vivons , on n'en parlait
qu'avec mépris et une sorte de préjugé héréditaire.
On était persuadé , sans l'avoir lue , sans y avoir
porté aucune application , qu'elle ne pouvoit être
intéressante . Et comment aurait-elle pu l'être , en
effet , lorsque les uns y travaillaient avec si peu de
goût , et que les autres la lisaient avec tant de prévention
?
Onme demandera si je trouve un grand interêt
dans ces querelles théologiques du moyen âge ,
dont l'abréviateur de M. Gibbon a cru nous devoir
délivrer. Mais que ceux qui seraient tentés de
me faire cette question , s'interrogent d'abord euxmêmes
; qu'ils se demandent , dans le fond du
coeur , s'ils sont suffisamment informés de l'état de
ces querelles. Ne semblerait-il pas que ceux qui
ne parlent de ces controverses qu'avec le dédain te
plus absolu , se soient donné beaucoup de peine
pour en examiner l'importance ? Cependant ,
combieny en a-t-il qui ne connaissent pas même
les questions qu'on y agitait ? J'accorde qu'elles.
soient aussi minutieuses qu'on le voudra prétendre ,
elles le seront toujours moins que les subtilités des
sophistes grecs sur lesquelles on a tant écrit , et
nous avons pu reconnaitre qu'elles étaient moins
dangereuses que les disputes politiques des tribuns
du peuple , qui ont fait couler tant de sang dans
tout l'univers .
Avec quels préjugés et quelle petitesse d'esprit
lisons-nous l'histoire! On admire que l'ancienne
Rome ait mis tous les rois dans la terreur , et
qu'elle les ait fait servir d'ornement à ses triomphes
: et on n'admirera pas que les pontifes de
GERMINAL AN XIN. 107
Rome moderne aient gouverné tous les peuples par
le seul ascendant de l'esprit et de la conduite ! On
porte aux cieux la simplicité d'un Phocion , d'un
Curius , qui ne vouloient pas recevoir de l'or , mais
vaincre ceux qui en possédoient. Si l'instruction
classique eût porté nos yeux vers d'autres exemples
, qu'on se récrieroit bien autrement sur la
simplicité d'un Grégoire VII , qui recevoit en
présent des cuillers de bois , tandis que les souverains
et les conquérans étoient à ses pieds !
Quels contrastes ! Quelles moeurs ! Quelle riche
matière pour un historien habile et impartial !
Qui est-ce qui oseroit dire que le triomphe de
saint Léon sur Attila ne présente pas un spectacle
plus utile et plus beau que le triomphe de Paul-
Emile traînant à son char le malheureux Persée ?
Le premier triomphoit de la barbarie , et le second
de la foiblesse. Qu'on ne voie dans le règne des
papes que les desseins d'une politique humaine ,
ce sera leur accorder plus de génie qu'on ne voudrait
peut- être ; et comment l'intérêt de l'histoire
en souffrirait - il ? Cette politique sera-t-elle moins
curieuse à étudier dans ses maximes et dans ses
vues , que la politique romaine qui a occupé tant
d'écrivains ?
Laissons done M. Adam , avec sa faulx philosophique
, retranchant , abrégeant ce qui lui déplaît
dans les temps modernes. Il ne faut que se
mettre au-dessus de ces petits dégoûts de notre
âge, pour découvrir même dans les siècles les plus
négligés et les plus obscurs , de grands exemples et
des moeurs admirables. C'est l'histoire ancienne
qu'il faut abréger et réduire à ses faits principaux ,
si on ne veut que la mémoire des enfans en soit accablée.
Il faut au contraire étendre et approfondir
-lanôtre, et nous y trouverons assez de modèles de
patriotisme et de vertu , d'urbanité et d'élégance ,
)
108 MERCURE DE FRANCE ,
Y
pour n'avoir rien à envier à l'antiquité la plus polic.
Les notes justificatives , qui sont tombées sous la
faulx de l'abréviateur , ne doivent pas exciter moins
de regrets. Ces notes sont l'accompagnement le
plus essentiel , pour ne pas dire le fondement nécessaire
de toute l'histoire qui est composée par
voie d'information et de recherches. Dès qu'un
homme rapporte des faits antérieurs à sa naissance
ou qui se sont passés hors de sa sphère d'observation,
il ne doit pas espérer d'être cru sur sa parole.
Il doit donc appuyer son récit par des autorités et
des témoignages dignes de confiance. Eusèbe de
Césarée qui a écrit l'histoire Ecclésiastique , dans
le quatrième siècle, est le premier modèle de cette
excellente méthode. Les anciens qui ne l'ont pas
connue, ont encouru le reproche d'avoir cherché
l'éloquence plus que la vérité , et il faut avouer que
les harangues supposées , dont ils ont orné leurs
histoires , donnent beaucoup de gravité à ce reproche.
Ces considérations peuvent faire juger du dessein
et de l'utilité du travail de M. Adam. Le style
en paraît assez pur dans la traduction. Cependant
on y remarque un certain air de sécheresse et de
roideur , qui peut venir de ce que la dietion travaillée
de M. Gibbon ne s'est plus trouvée assortie
à la briéveté rapide d'un abrégé.
Si nous voulons remonter à l'examen de l'ouvrage
original , nous nous trouverons engagés dans
des matières d'une plus grande discussion. Je ne
sais s'il a paru , en France , quelque réfutation méthodique
des erreurs que M. Gibbon a avancées
touchant les causes de l'établissement du christianisme.
Le docteur Watson , depuis évêque de
Landaff , y a répondu , en Angleterre , d'un manière
qui a fait honneur à son savoir , et qui lui a
ouvert le chemin aux dignités de son ordre. En
A
GERMINAL AN XIII. 109
gagé par sa réputation , etplus encorepar les conseils
du savant et respectable M. de Sainte-Croix ,
j'avois conçu le dessein de traduire cet ouvrage
sur la seconde édition qui a paru à Cambridge;
mais n'ayant pu m'accorder avec ce docteur , dans
quelques sentimens particuliers , j'ai cru que , sans
dédaigner ses recherches , je ferais mieux d'écrire
ce que ma propre conviction m'inspirerait , aujourd'hui
que le monde est devenu plus capable
d'attention sur cette matière , et que les plus honnêtes
, comme les plus instruits de nos adversaires ,
ont renoncé à la moquerie , qui est l'esprit des
enfans.
८.
Avant d'entrer dans cette dissertation , je
dirai quelque chose du génie et des opinions
de l'auteur que je me propose de combattre .
M. Gibbon avait toutes les qualités d'un homme
bien né , et ses erreurs, quel qu'en ait été le principen'ont
pas terni son caractère. Je me réjouis de
penser qu'il s'est trompé , sans vouloir tromper les
autres. Ses premières études avaient été négligées ,
et quoiqu'il ait acquis , dans la suite , une érudition
assez brillante , ses connaissances historiques
n'étaient pas soutenues par des principes fermes
et constans. Il chancela toute sa vie dans ses opinions.
Peu de temps avant sa mort , la révolution
française vint lui ouvrir tristement les yeux sur
les dangers de la philosophie. On ne saurait dire
s'il profita sérieusement de ce dernier rayon de
lumière. Mais on voit dans ses lettres , que son
bon coeur l'intéressa vivement à nos infortunes.'Il
s'écria souvent avec douleur:Pauvre France!pauvre
nation !
L'auteur du Biographical Dictionary, cité par
M. Briand , avance que « M. Gibbon reçut à
» Oxford les principes du papisme , et que ses
amis , alarmés de cette espèce d'apostasie se
4
10 MERCURE DE FRANCF .
> crurent obligés de l'envoyer chez Voltaire, pour
>> guérir son entendement ; » et M. Briand ajoute
que ce voyage ne fut point infructueux. » Mais
ices messieurs sont assurément très-mal informés.
S'ils avaient pu consulter les mémoires publiés à
Loudres par Lord Sheffield , ils auraient vu que
M. Gibbon représente lui-même sa conversion a
T'Eglise Romaine , comme ayant été le fruit de ses
lectures et de sa libre conviction . Il en prit les
principes et ne les reçut de personne. C'est un événement
singulier dont les lecteurs curieux ne seront
pas fâchés de connaître quelques circonstances.
Après avoir fait ses études à l'université d'Oxford,
où on avait négligé et non pas égaré son ésprit
, le jeune Gibbon se jeta dans la lecture des
controverses , ét entendit les raisons des deux partis
, sans avoir d'inclinations pour aucun. Supérieur
aux préventions que son pays et son éducation
avaient pu lui donner , il eut la force de reconnaître
que l'Eglise Romaine avait pour elle
l'antiquité et l'uniformité de la doctrine. « Il était
au-dessus de moi , dit-il , de résister au poids de
l'évidence historique , qui établit que dans toute
cette période ( des quatre ou cinq premiers siècles
du christianisme ) , les points principaux des doctrines
papistes étaient déjà admis en théorie et en
pratique . » Conduit jusque - là par le seul empire
de la bonn bonne foi , il était impossible qu'il demeurât
dans les bornes de la religion protestante. Il lut le
Traité des Variations, et l'Exposition de la Doctrine
catholique qui avait converti Turenne , et il tomba
aux pieds de Bossuet . Jefus renversé , dit- il , par
un noble adversaire ; ce qui marqué qu'ils'était défendu
loyalement autant que la force de ses principes
lui avait permis de le faire , et la nature des
choses ne permet pas d'en douter. Qu'un jeune
homme plein de candeur , qui ne cherchait que
GERMINAL AN XIII. 111
la vérité , n'ait pu résister à la puissante logique de
l'évêque de Meaux , ce n'est pas là ce qui étonne.
Mais combien fallait-il que la conviction de ce
jeune homme fût pleine et sincère , pour oser déclarer
hautement son changement de religion, dans
un pays où cet aveu l'exposait aux rigueurs des
lois et aux persécutions de sa famille ? Il me semblé
que cette action a tout le caractère de la droiture
et du désintéressement , et l'on peut remarquer ,
en général , que la jeunesse est l'âge où l'on suit
le plus généreusement les mouvemens de la cons-
1
1
:
cience.
1
Le 8 juin 1753 , M. Gibbon abjura le protestantisme
entre les mains d'un prêtre catholique
qu'il a lavé entièreinent du reproche de séduction.
Il dit lui-même , et on peut l'en croire , car l'amour
ne l'aveuglait pas : <<<La justice m'oblige de
>> déclarer que je n'avais jamais eu une seule con-
>> versation avec aucun prêtre , ou même aucun
>> papiste , lorsque ma résolution fut décidément
>> arrêtée d'après mes lectures. » Cette résolution
était de si grande conséquence , que M. Gibbon
le père regarda son fils comme perdu , ét
on peut penser que , dans sa douleur , il ne
négligea aucun moyen de le ramener à la foi anglicane.
Après bien des débats et des menaces
Inutiles , il l'envoya , non pas à Ferney , comme
on l'a imaginé assez ridiculement , mais à Lausaune
, chez M. Pavillard , ministre protestant ,
qui eut ordre de s'insinuer dans son esprit par
toutes les manières. Pour aider l'éloquence de ce
ministre , on fit souffrir au jeune Gibbon toutes
les rigueurs de l'exil et toutes les privations de la
vie. Il peint , dans ses mémoires , la perspective mélancolique
qu'il avoit alors sous les yeux , de manière
à faire excuser sa foiblesse. L'ennui et la tris-
11
こ
tesse abattirent sa résolution. Il revint à la religion >
*
112 MERCURE DE FRANCE ;
protestante: mais il lui fut impossible de s'y sou
tenir; et ces variations le conduisirent , enfin , où
elles avaient conduit Bayle et Chillingworth , où
elles ont conduit J. J. Rousseau , et où elles conduiront
tous les hommes qui n'auront pas la force
des'endéfendre , c'est-à-dire à un scepticisme presqu'absolu.
Cependant M. Gibbon retint quelque
chose des premiers dogmes de l'existence de Dieu
etde l'immortalité de l'ame. Mais ces hauts principes,
d'une foi imparfaite ne purent le défendre
des tourmens du doute ; et c'est apparemment ce
qui a fait dire à M. Briand , « qu'on l'avait crú
>> philosophe , après la visite qu'il rendit à Vol-
>> taire , mais qu'il n'en fut ni plus sage ni plus
heureux. » Ce n'est pas là ce qui prouvera que son
voyage à Ferney fut très-utile à sa raison.
Il faut concevoir et pardonner que la vanité
philosophique de M. Gibbon ait beaucoup souffert
de son inconstance. Il avait embrassé la foi ro
maine avec une pleine liberté. Il ne pouvait se dis
simuler que sa désertion n'avait pas des motifs
aussi nobles. Il entreprit de la justifier par quelque
raison belle et subtile , et après s'être tourmenté
long-temps à sa recherche , ilaccoucha enfin
de ce raisonnement incroyable : « Je me souviens
>> demon transport solitaire à la découverte d'un
>> argument philosophique contre la doctrine de
> la transubstantiation , savoir : que le texte de
» l'Ecriture qui semble décider en faveur de la
>> présence réelle n'est attesté que par un seul
>> sens , la vue ; pendant que la présence réelle
>> elle-même est en opposition avec trois , la vue ,
>> le toucher et le goût. >>>
N'y avait-il pas de quoi être bien transporté de
ce coup de génie ? Et n'est-ce pas un argument
bien philosophique que d'établir lessensjuges dans
une question qu'on ne leur proposait pas , et qui
ne
REP.FT
L
GERMINAL AN XIII
ne pouvait en aucune manière être soumise à 1
examen ? Ce fut pourtant ce beau raisonnement qu
décida , eendernier ressort , de la foi deM. Gibbon
et ce fut après avoir fait ces premiers pas dans la
philosophie , qu'il parut à Ferney , où il ne vit
M. de Voltaire qu'en passant et dans ses habits de
théâtre. Il dit à ce sujet : Virgilium vidi tantùm !
quoique Virgile n'ait jamais joué la comédie. Il
entra plus avantdans la société des philosophes et
des femmes les plus célèbres de Paris. Ses liaisons
avec d'Alembert et Diderot sont assez connues ,
et on pourrait être tenté d'y rechercher le principe
des opinions qu'il développa dans la suite. Mais il
vaut mieux examiner franchement sa doctrine , et
laisser à qui il appartient à juger de la pureté de
sesmotifs. CH. D.
Ci
20
Histoire du Bourg de Spa , et de ses Fontaines ; avec des
recherches sur la source antique de Tongres , etc. Par
M.de Villenfagne , bourgmestre de Liège , en 1791.
L'AUTEUR de cette histoire n'y attache , dit-il , aucune
importance, et il la croit peu faite pour attirer la curio
sité du lecteur. Il paraîtra difficile , après cela , de devi
ner par quel motif il la publie. Nous possédions déjà les
Amusemens anciens et nouveaux de Spa, ouvrages assez
agréables ; des traités sur les eaux minérales de ce bourg
célèbre, et une grande quantité de pièces de vers.Qui pressait
M. de Villenfagne d'y ajouter deux gros volumes, s'il
neles croyait ni utiles , ni curieux ? Cependant ses recherches
sur la source de Tongres, auraient pu être l'un et l'au
tre, s'il les avait faites en naturaliste; mais c'est dans Pline
l'Ancien qu'il a étudié cette source , et toute son ambi
tion est d'éclaircir un passage de cet auteur, touchant la
H
14 MERCURE DE FRANCE ,
3
vertu de ses eaux. Le point de la difficulté qu'il élève à
ce sujet , est de savoir si c'est des fontaines de Tongres
ou de celles de Spa , que ce grand naturaliste a voulu
parler dans cet endroit :
Tungri , civitas Galliæ , fontem habet insignem , plurimis
bullis stillantem , ferruginei saporis ; quod ipsum
non nisi in fine potús intelligitur. Purgat hic corpora :
tertianas febres discutit , calculorumque vitia. Eadem
aqua igne admoto turbida fit : ad postremum rubescit. n
Hist. nat. Liv. 31. :
C'est aux personnes de l'art à juger si je traduis exac-
1ement eepassage :
« Tongres , ville de la Gaule , possède une source re-
>> marquable , dont l'eau distille en bouillonnant. Elle
>> laisse dans la bouche un goût ferrugineux , qui ne se dễ-
>> veloppe qu'après qu'on en a bu. Cette eau a une vertu
> purgative : elle guérit la fièvre tierce et la pierre. Si on
>> la met sur le feu , elle se trouble d'abord , et finit par
>> prendre une couleur rouge. »
٤٠
Les idées de Pline sont si claires dans ce passage , qu'on
ne peut former de difficulté que sur la manière de le traduire
, et sur la valeur de quelques expressions. Le mot
civitas (cité) que les anciens ont employé quelquefois dans
une acception plus étendue , pour désigner un pays , une
contrée , a donné lieu à des disputes considérables entre
plusieurs savans , et notamment entre M. de Limbourg ,
docteur enmédecine , et M. de Villenfagne : l'un prétendant
que Tungri , civitas Gallia , indique le pays de
Tongres , dans lequel il comprend les sources de Spa ;
l'autre , au contraire , soutenant que c'est la ville même de
Tongres qu'il faut entendre par ce passage. Ces messieurs
ont écrit , sur ce sujet , trois ou quatre mille pages , sans
pouvoir s'accorder ; peut-être aurait-il été plus sage d'exa
-GERMINAL AN XIII 115
miner quelles sont les meilleures eaux du pays et d'en
boire , sans s'embarrasser du passage de Pline, dont l'application
aux fontaines de Tongres ou de Spa paraît assez
indifférente ; car , depuis dix- sept cents ans que Pline a
écrit, le cours de ces eaux , et même leurs qualités ont pu
changer. C'est une réflexion qui aurait dû ramener la discussion
sur un point plus raisonnable , et qui pouvait la
rendre de quelqu'utilité , quoiqu'il y ait grande apparence
que ces écrivains ne se fussent pas mieux entendus. M. de
Villenfagne se plaint fortement de la volumineuse diatribe
que le docteur Limbourg a répandue contre lui. Si ce docteur
a dit des injures , je ne saurais l'approuver , et s'il a
été diffus , c'est un malheur qui n'obligeait pas M. de
Villenfagne à écrire deux volumes de réponses , dont le
mérite n'est pas la concision.
4
こ
Quoi qu'il en soit, cette discussion vient de fournir à
M. de Villenfagne l'occasion de nous donner la très-petite
histoire du très-petit bourg de Spa ; histoire qui se réduit
an soupçon de l'établissement d'un maître de forges,en
1327 , et à l'accroissement successif de ce village , jusqu'au
point où il se trouve aujourd'hui , sans que , ni sa
naissance , ni son développement , offrent aucun fait , aucune
circonstance , aucune anecdote qui puisse piquer la
curiosité. Une seule chose m'a paru mériter quelqu'attention;
c'est le voyage que Marguerite de France , première
femme de Henri IV , fit à Liège , pour y prendre les eaux
de Spa.
L
नर
La relation de ce voyage , moms intéressant par son
objet que par les moeurs qu'on y observe , est tirée des
mémoires de cette reine , écrits par elle-même avec plus
de naïveté que d'exactitude. Quoique sa conduite n'ait pas
été fort régulière , le sort, de cette dernière princesse du
sang dess Valois présente de telles singularités, qu'il est
<
1
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
1
difficile de se défendre de l'intérêt qu'il inspire. Elle passait
pour la plus belle femme de l'univers , et elle rélevait
encore sa beauté par le goût le plus magnifique dans sa parure
, et par les graces de la danse qu'elle possédait dans la
perfection . Les auteurs du temps n'en parlent qu'avec des
expressions originales d'admiration. J'ai vu , dit messire
de Bourdeilles , des Turcs venus en ambassade , tout barbares
qu'ils étaient , se perdre en la contemplant. II
ajoute que lorsque la reine sa mère la conduisit à la cour
'de Navarre , pour la marier avec le jeune Henri , prince
deBéarn , la cour de France demeura comme désolée de
ce départ. « Les uns disoient: la cour estre veufve de sa
>> beauté. D'austres repartoient : nous avions bien à faire
que la Gascogne nous vint gasconner et ravir nostre
>> beauté , destinée à embellir le Louvre, pour la loger
» à Pau où à Nérac. D'austres disoient: cela est fait , la
>> cour et la France ont perdu la plus belle fleur de leur
guirlande. »
あっJe ne veux pas parler d'une élégie que Ronsard a faite
Sur le même sujet , et qui est un chef-d'oeuvre pour le rilicule;
mais tous les historiens du temps s'accordent à
témoigner que cette princesse n'avait pas moins d'esprit et
de connaissances que de beauté. Brantôme dit plaisamment
dans son enthousiasme gascon : « Lorsque les lettres de
cette reine comparaîtront , il faut que tous les grands
>> écrivains du passé et de notre temps se cachent, et iln'y
» a nul qui les voyant ne se moque du pauvre Cicéron
avec ses Lettres familières. »
Cependant , il est certain que cette femme si accomplie
ne plut point à Henri IV , et qu'Henri IV n'eut pas le secret
de lui plaire davantage. Avec les qualités les plus
séduisantes ,tous deux ne se virent que pour se détester ;
et, dans une union si malheureuse , Marguerite présenta
GERMINAL AN XIII. 117
4
le singulier phénomène d'une femme qui ne peut plaire ,
avec la plus rare beauté , et qui , avec beaucoup d'esprit ,
ne fait que des fautes .
1
Le voyage de cette princesse dans les Pays-Bas , dont
M. de Villenfagne a orné son ouvrage , ne s'y rattache que
par un lien si faible , qu'on peut dire que c'est écrire
P'histoire de l'univers à l'occasion d'un village. C'est assurément
abuser des rapports généraux qui lient les choses
humaines. Mais enfin , puisque l'auteur avait résolu de
parlerde la reine Marguerite , au sujet des eaux de Spa ,
au lieu de s'étendre dans la relation d'un voyage dont les
eirconstances sont étrangères àson objet , je crois qu'il eût
mieux fait de donner une idée abrégée du caractère et de
la destinée de cette reine , telle que les auteurs contemporains
nous l'ont présentée.
On n'approuvera pas davantage que M. de Villenfagne
ait surchargé son histoire de notes , de surnotes , de notices
et d'additions accumulées , qui forment à elles seules
les trois quarts des deux volumes : il pense cependant ,
quesi onveut se donner la peine de les parcourir , on ne
les trouvera point inutiles. Je conviendrai sans peine
qu'elles ne sont pas inutiles à l'examen du passage de Pline,
sur lequel il a fait tout son ouvrage ; mais je doute que cet
examen même puisse être d'une grande utilité. Si les habitans
de la ville de Tongres ont quelqu'intérêt à rétablir la
réputation des eaux de leur fontaine , je leur conseille d'en
faire connaître la salubrité , d'une autre manière que par
P'autorité de Pline, et sur-tout d'offrir aux voyageurs
toutes les commodités et les amusemens qu'ils recherchent
par-dessus toutes choses. :
M. de Villenfagne a joint à ses quatre Lettres sur ce
sujet , une autre lettre sur Mathieu Laensbergh et Michel
Nostradamus ;mais ces noms sont tombés parmi nous dans
3
118 MERCURE DE FRANCE.
un si grand ridicule , qu'il est plus que plaisant de prétendre
ressusciter la mémoire de ces deux charlatans.
M. de Villenfagne , pour donner , dit- il , au second
volume la même épaisseur que celle du premier , y a joint
une notice sur Breuché de la Croix , poète qui vivait aux
environs de Liège , en 1636 : il en rapporte quelques vers
qui sont assez agréables ; mais il y a lieu de penser que
plusieurs de ces morceaux ne sont pas de lui , ou bien qu'il
les a changés ; témoin ce quatrain , cité dans le petit
Traité de Versification française par Wailly :
Ne demandez à Dieu ni gloire ni richesses,
Ni ces biens dont l'éclat rend le peuple étonné ;
Mais pour bien commander , demandez la sagesse :
Avee un don si saint tout vous sera donne.
Breuché de la Croix , au lieu de cet hémistiche , mais
pour bien commander, a écrit : mais pour vivre en chrétien.
も
Wailly ajoute à ce quatrain celui- ci , que M. de Villenfagne
n'a pas rapporté, et qui n'a pas l'air d'avoir été écrit
en 1636:
どこ
Ecoutez et lisez la céleste parole ,
210 42
Que , dans les livres saints , Dieu nous donne pour loi.
La politique humaine , au prix d'elle est frivole,
Et forme plus souvent un tyran qu'un bon roi.
,
Ce qu'ily a de plus intéressant , à mon gré , dans tout
l'ouvrage , c'est l'extrait d'un opéra liégeois écritdans le
patois du pays, que M. de Villenfagne nous assure être
aussi beau que le grec ; pour moi, je n'en doute point , et
je crois que tout le monde eennsera convaincu , en lisant ce
in
petit échantillon vraiment anacreontique : Thy
« Les galan d'Chôfontaine ,
1
>> Tontaine , tonton ,
>> Si trovet à dożaine ,
› Kom'lez oûhai d'saison .
GERMINAL AN XIII. 119
» Louki à vo , Tonton !
>> Les galan d'Chôfontaine ,
Tontaine , tonton ,
>> Son sujett å kaution :
>> J jowet tantd'dondaine , ....
>> Ki l'méeu n'é nin bon. »
A
A
En voici un autre , qui n'est pas tout-à- fait aussi grec,
mais qui n'en est pas moins un chef d'oeuvre de poésie
liégeoise :
de
32
८.
>> Vers ma Tonton
L'amour m'appelle ,
Comme un pigeon , s.
>> Ardent pour sa femelle.
S'il fait rou-cou près d'elle ,
Elle répond ,
Dans son jargon ,
P :Vinez , petit fidèle ,
>> Vinez , petit coulon ;
>> Gi ne suis point cruelle.
>> Ki gi serois heureux ,
Si ma belle
>Ames feux
31
!
>> N'était pas plus rebelle ! >>>>
17
:
1
١٢
۱۰
C
t
13
&
D
M. de Villenfagne nous apprend qu'il est encore auteur
l'Histoire secrète de la Poésie française,pour servir
desupplément aux Annales poétiques
D
છે
BOM COTTO
ou Notice depplluus
1
a
de deux cents poètes français inconnus aux éditeurs de
cesAnnales. Il paraît que M. de Villenfagne ne néglige
rienpour augmenter la somme de nos connaissances littéraires
, et pour illustrer son pays , car il veut encore nous
faire lire toute sa bibliothèque éburonne ; je l'en remercie
beaucoup en mon particulier , mais je me ferais scrupule
d'amuser plus long-temps un galant homme ; je crois que
son histoire de Spa nous suffit. Son grec de Liège , ses
deux cents poètes inconnus , et les oeuvre des Eburons , ne
pourront jamais faire une grande fortune à Paris . Je lui
conseille de laisser tout cela dans les archives de Chôfontaine,,
ou d'en faire présent à Pacadémie de Tongres .
۱
G
4
330 MERCURE DE FRANCE
TROISIEME LETTRE
A M. FIÉVÉE ,
Sur quelques ouvrages de Marmontel.
MONSIEUR ,
:
Je remplis l'engagement que j'ai pris de vous proposer
quelques réflexions sur les élémens de littérature de
M. Marmontel . Vous me trouverez probablement moins
familiarisé avec cette matière , qu'avec des opinions et des
systèmes que j'ai vu naître , se développer , pour produire
ensuite les résultats que j'avais prévus. Cependant il m'a
toujours paru que la philosophie et la littérature avaient
entre elles un si grand nombre de rapports , qu'on pou
vait discuter les questions qu'elles présentent , d'après les
mêmes principes. C'est cette considération adoptée par
tous les bons critiques qui me décide à vous entretenir
aujourd'hui des erreurs littéraires de l'école moderne, Si
du bon sens et un peu d'expérience m'ont fait obtenir
votre suffrage pour mes précédentes lettres , dont l'objet
se bornait à la réfutationde quelques sophismes en politique
et en morale , je peux , sans trop d'orgueil , espérer
que je ne déraisonnerai pas tout-à-fait sur la littérature ,
sur-tout en jugeant les théories nouvelles d'après la doctrine
établie et consacrée dans le grand siècle .
2 Do
M. Marmontel a réuni tous les principes de son systémo
dans une introduction à ses Elémens de littérature , qui
porte le titre d'Essai sur le Goût. Je commencerai donc
par examiner cette introduction ; et les réflexionsgénérales
qu'elle me suggérera serviront ensuite de base aux
observations que je proposerai sur les principaux détails
de l'ouvrage. Il ne faudra pas vous étonner , monsieur
1
GERMINAL AN XIII. 121
sije suis un peu minutieux dans cet examen : depuis plus
de vingt ans les Elémens de littérature sont considérés
comme un livre classique ; les Rhétoriques à l'usage des
colléges ne sont que des abrégés de ce livre : il est dons
de toute nécessité de ne rien négliger pour démontrerjusqu'à
l'évidence les erreurs dont il est rempli.
L'auteur fait d'abord le dénombrement de toutes les
acceptions attachées au mot de goût ; dénombrement qui
Pamène à conclure que les hommes étant libres sur le goût
qu'ils ont pour différentes espèces d'alimens , il en doit
être de même à l'égard de ce que l'on nomme goût dans
la littérature. Ainsi chaque nation peut avoir le sien , sans
qu'une autre nation ait droit de le trouver mauvais. Cependant
cette douce liberté a , selon l'auteur , quelques restrictions
nécessaires ; lorsqu'après plusieurs époques de
décadence et de restauration dans les lettres , on est géneralement
d'accord sur la beauté de quelques ouvrages , il
faut bien convenir que ces ouvrages sont des modèles.
Cette concession qui paraît être arrachée péniblement à
P'auteur , ne le fait pas rentrer dans la bonne route. Il
s'épuise au contraire en spéculations métaphysiques pour
trouver l'origine du goût..
Vous savez , monsieur , combien l'on aimait les Sauvages
dans ce siècle qui affichait tant de délicatesse : c'est
donc chez les Sauvages que M. Marmontel va chercher
les premières traces de la haute éloquence et de la belle
poésie. Dans le tableau philosophique qu'il fait de ces
hommes de la nature , il ne leur épargne pas les louanges :
« Leur morale , dit- il , n'est pas sublime , mais elle n'est
>> pas fardée ; et les vertus qui sont à leur usage , la bonté ,
» Ja sincérité , la bonne foi , l'équité , la droiture,l'amitié ,
>> la reconnaissance , l'hospitalité , le mépris de la douleur
». et de la mort , ont à leurs yeux toute leur noblesse et
1
1
122 MERCURE DE FRANCE ;
1
3
>> toute leur beauté. » Avec de telles qualités , il est diffi
cileque les Sauvages ne soient pas de grands orateurs et
de grands poètes. Pour le prouver , M. Marmontel cite
des exemples qui inspirent certainement beaucoup de confiance
: ce sont les harangues de Galgacus dans Tacite ,
de l'ambassadeur scythe dans Quinte- Curce , du paysan
du Danube dans La Fontaine . Sans être bien exercé dans
la critique , on peut observer que ces harangues ne prouvent
rien : elles ont été faites dans des siècles très - civilisés
, par des historiens et un poète qui n'avaient jamais
vu de Sauvages. Ces morceaux d'éloquence et de poésie
n'ont été regardés que comme des jeux d'esprit ; et l'on ne
se serait pas attendu qu'ils pussent venir , comme des pièces
historiques , à l'appui d'un système.
r
2
La nature était le grand mot des écrivains : aussi
M. Marmontel le répète-t-il souvent, et le fait-il presque
toujours servir à soutenir des absurdités . Son erreur est
la même que celle des philosophes qui nous ont tant parlé
de l'état naturel de l'homme, Pour bouleverser l'ordre ,
pour rompre le frein des lois , pour pervertir la raison humaine
, ils supposaient que la nature était toujours opposée
aux institutions sociales : dangereuse erreur qui , après
avoir produit tant de maux , laisse encore aujourd'hui des
traces si funestes ! Je ne répéterai pas que notre état naturel
est la société; que plus elle est parfaite, plus elle est
dans la nature ; que tel est le but de la noble destination
que Dieu a donnée aux hommes sur la terre : vous avez
tant de fois , monsieur , développé cette grande vérité
qu'il me suffit de la rappeler en cette occasion .
2
Avec tant de déférence pour les opinions modernes , il
west pas étonnant que M. Marmontel regarde le dixhuitième
siècle comme celui du goût et de la belle littérature.
Après n'avoir trouvé dans Corneille que quelques
GERMINAL AN XII 123
T
scènes , dans Racine qu'un style élégant , il juge Boileau':
• Critiquepeu sensible , dit- il , il ne fut pas le restaura-
>> teur du goût; il n'apprit pas aux poètes de son temps
» à bien faire des vers..... Il n'eut pas cette délicatesse
> de sentiment qui démêle , comme dit Voltaire , une
>>beauté parmi des défauts , un défaut parmides beautés .>>>
C'est la première fois qu'on a reproché à un critique de
n'être pas sensible : que diriez-vous , monsieur , d'une
satyre sentimentale ? La sensibilité vous paraît-elle nécessaire
à cette espèce d'ouvrage ? On doit cependant peu
s'étonner de ce jugement de l'auteur , sur-tout quand on
se rappelle que dans ce siècle si profondement égoïste , il
y avait du sentiment jusques dans les Comptes rendus par
le contrôleur-général. Tout le monde sait du reste que
Boileau n'apprit point à Racine à faire des vers difficilement
, et qu'il ne savait pas distinguer un défaut d'une
beauté : voilà , il faut en convenniirr,, des faits constans, et
qui figurent très -bien dans l'introduction d'un livre
classique.
Mais quand l'auteur arrive à l'école formée par Voltaire,
c'est alors qu'il se livre à tous les transports de l'enthousiasme
. Il ne discute plus ; il craindrait qu'on ne l'accusat
d'insensibilité ; il ne s'exprime que par exclamations.
3 רעק 3
<<Quels monumens de goût , s'écrie- t- il ,que les éloges
>> de Bossuet , de Massillon , de Destouches , par d'Alem-
>>bert ! Quel monument de goût que cet ouvrage que
८
» Thomas a eu la modestie d'intituler Essais sur les Elo-
» ges , et auquel nul ouvrage de critique , soit ancien , soit
» moderne , à la réserve du livre de Cicéron sur les illus-
» tres orateurs , nn''eest digne d'être comparé ! Enfin , quel
3
» monument de goût que les notes de Voltaire sur le
>> théâtre de Corneille ! >>>
180
Jisa
Un siècle qui réunit tant de monumens ne peut être
124 MERCURE DE FRANCE ;
{
qu'ungrand siècle. Cependant , monsieur, ces petits éloges
pleins de pointes , que d'Alembert débitait d'un ton si maniéré
, ne vous semblent-ils pas un peu inférieurs aux
oraisons de Bossuet et aux sermons de Massillon ? Croyezvous
qu'on ne puisse opposer à Thomas que Cicéron , et
qu'après avoir lu l'Essai sur les Eloges, il faille oublier la
Rhétorique d'Aristote , les Institutions de Quintilien, et le
Traité du Sublime de Longin? Le commentaire si frivole
et souvent si grossièrement injuste que Voltaire a fait sur
Corneille , vous paraît-il supérieur à tout ce que Boileau
a écrit en critique ?
Mais M. Marmontel ne borne point là l'expression de
son admiration pour Voltaire : après une autre page d'exclamations
, où il le regarde comme le plus grand historien
qui ait existé , et où il le trouve dans la tragédie plus véhément,
plus fécond, plus varié , plus profondémentpathétique
que Racine , il parle ainsi de la Henriade : « Du
» côté du goût , y a-t-il rien de plus achevé ? Récits ,
> descriptions , images , comparaisons , portraits , dé-
>> tails de toute espèce , emploi du merveilleux ,discours
» et scènes dramatiques , tout dans ce poëme est d'une
> correction presque irrépréhensible. >> On avait jusqu'alors
cru que c'était dans Virgile et dans Racine que l'on
pouvait trouver les morceaux les plus achevés du côté du
gout : M. Marmontel nous apprend que la Henriade est le
modèle de la perfection . On peut juger de ses préceptes sur
la poésie épique , par l'éloge qu'il fait du merveilleux , des
scènes dramatiques et des détails de toute espèce du poëme
de Voltaire .
:
Je crois , monsieur, vous avoir donné une idée des principales
erreurs que présente l'Essaisurle Goût; il me reste
à vous parlerde quelques détails qui pourront vous pasaîtrepiquans
par leur singularité . Vous remarquerez sur-
>
GERMINAL AN XIII. 125
tout dans le style , qu'on peut souvent disputer à M. Marmontel
la qualité précieuse dont il s'occupe dans son Essai.
Les littérateurs étaient en même temps philosophes et
hommesdu monde : ne prenant dans la philosophie que
dessophismes , dans le monde que de la fatuité, ils offraient
dans leurs écrits un singulier mélange d'idées paradoxales
rendues en style précieux, et de spéculations littéraires
exprimées avec une apparence de légéreté qui , aux yeux
des ignorans , cachait les plus étranges bévues. L'Essai
sur le Goût en présente plusieurs exemples. M. Marmontel
parle de la langue latine que l'on a toujours regardée
comme moins chaste que la langue française. Il s'élève
contre cette idée avec d'autant plus de complaisance
qu'elle appartient àBoileau , et voilà comment il résoud
le problème : « Cette langue , dit-il , était chaste quand on
>> voulait , et tant qu'on voulait ; l'Enéide devait être
» lue dans le salon de Livie , et c'était pour le cabinet
>> de Julie que l'Art d'aimer était écrit. » N'admirez-vous
pas le piquant de cette jolie phrase ? Vous voyez tout
de suiteque Livie avait un salon de compagnie comme
madame Géoffrin , et que Julie avait un cabinet comme
les courtisanes dont M. Marmontel parle si souvent dans
ses Mémoires . Ilyaurait cependant encore quelque chose
à desirer dans cette décision académique : au lieu de cabinet
, M. Marmontel devait dire boudoir; alors rien ne
manquait à la fidélité du coloris historique : cette phrase
rappelle la manière dont mademoiselle Scudery peignait
les Romains. Qu'aurait dit Boileau qui se plaignait de cette
inconvenance dans un livre frivole , s'il l'eût trouvée dans
un traité de littérature consacré à lajeunesse?
M. Marmontel poursuit sur le même ton. Horace;
>> dit-il, était sévère et chaste le matin , licencieux le soir ,
>> selon qu'il écrivait pour le lever d'Auguste ou pour
126 MERCURE DE FRANCE ;
>> le souper de Mecène. » Il est assez singulier qu'un
homme aussi instruit que l'était l'auteur , parle du lever
d'Auguste , comme de celui d'un roi de France ; il ne
se souvenait pas probablement qu'Auguste vivait en
famille , qu'il n'avait point de lever, et que sa cour ne .
ressemblait en rien à celle de Louis XIV. « Auguste >
>> dit M. Dureau de la Malle , habita quarante ans la
» même chambre l'été comme l'hiver. Ses meubles avaient
>> à peine l'élégance de ceux d'un simple particulier. Trois
>> plats , six au plus , composaient ses repas , et les mets
>> étaient les plus simples et les plus vulgaires.
Vous parlez , monsieur , dans votre extrait des Mémoires
de M. Marmontel , de cette pesanteur d'esprit que
M. de La Harpe lui reprochait , et qui avait quelque chose
deBéotien. C'est sur-tout quand l'auteur veut être léger, ou
quand il cherche à définir les talens des grands écrivains ,
que ce défaut se fait le plus remarquer. Dans ces occasions,
il ne dit ordinairement que des choses rebattues ; mais c'est
par l'expression qu'il veut se distinguer : en général , ses
hardiesses ne sont pas heureuses; il tombe dans l'affectation
, ne peut éviter l'enflure , et couvre souvent par de
grands mots le vide de ses idées ou l'aridité de son imagination.
Par exemple, en parlant des écrivains français du
seizième siècle , tous très-instruits, il s'étonne que le goûtne
se soit pas perfectionné de leur temps. Voici la raison
qu'il en donne : « Le savoir était isolé , la raison solitaire :
>> nil'espritde la nation n'était encore assez débrouillé, ni ses
» moeurs assez dégrossies , ni sa langue assez défrickée ,
>> pour que les lettres, transplantées dans un climat si nou-
>> veau pour elles , y pussent de long-temps prospérer et
>> fleurir, Voilà, je crois , assez de métaphores pour dire
que la bonne littérature n'était pas répandue de manière à
९
९
ce que le goût pût se former. Il paraît, suivant les expres
-GERMINAL 127
A AN XIII
sions de M. Marmontel , que l'esprit de la nation et ses
moeurs , après avoir été débrouillés et dégrossis , servirent
àdéfricher la langue , et que cette langue devint un climat
où ensuite les lettres furent transplantées. Vous conviendrez
, monsieur , que cette suite d'images produit un singulier
effet : ne vous rappelle-t- elle pas la manie dont Molière
s'est si bien moqué , et qui consistait à chercher les
métaphores les plus bizarres pour exprimer les choses les
plus simples ? Le sonnet de Trissotin , comparé par trois
pédantes à des petits chemins , est un modèle dans ce
genre..
डे
Chaque pasdans vosvers rencontre un trait charmant ;
Partout on s'y promène avec ravissement .
On n'y saurait marcher que sur de belles choses ;
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses .
i
: :
On peut juger , par la manière dont M. Marmontel définit
les talens de nos grands écrivains , s'il sentait les
beautés de leurs productions. Il répète ce qui a été dit
long-temps avant lui , mais c'est en prodiguant toujours
les figures les plus outrées. Pour montrer que Pascal a créé
la prose française , il s'exprime ainsi : « Ce fut de lui que
>> son siècle apprit à cribleret à purger la langue écrite, des
» impuretés de la langue usuelle , et à triernon-seulement
» ce qui convenait au langage de la satire et de la comédie,
>>mais au langage de la haute éloquence. » Comparez ,
monsieur , la manière dont M. de La Harpe parle des grands
écrivains , à ce jargon maniéré qui rappelle encore les
Femmes savantes. Ne croirait- on pas que Pascal , en bannissant
les impuretés de la langue , a exécuté le grand
dessein de Philaminte ?
Undessein pleinde gloire , et qui sera vanté
q
Parmi les beaux esprits de la postérité ,
C'est le retranchement de ces syllabes sales 1
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales....
A
128 MERCURE DE FRANCE ;
Cependant , en parlant de Pascal , M. Marmontel veut
dire du nouveau : vous allez voir quel fonds l'on peut faire
sur ses conjectures. Les philosophes modernes ont eu toujours
unegrande tendresse pour Montagne ; cet apôtre du
scepticisme avait très-bien préparé les voies àl'incrédulité
absolué. M. Marmontel trouve piquant de prétendre que ,
malgré la répugnance de Port-Royal pour Montagne ,
Pascal s'est formé par la lecture de cet écrivain. Il emploie
toujours le style figuré. « Pascal , dit-il , parcourait ce
> champ fécond et négligé en botaniste habile et sage;
» c'est là qu'il s'était enrichi ; et il est vraisemblable que ,
>> sans Montagne , on n'eût pas eu Pascal.>>>
Il est difficile de rassembler en moins de mots un plus
grandnombre d'absurdités. Comment croire que le défenseur
le plus, célèbre des vérités certaines ait pu puiser
quelques idées chez l'apologiste du doute ? Comment se
figurer que l'ame vigoureuse de Pascal ait eu besoin pour
concevoir ses grandes pensées ,de la timide incertitude de
Montagne ? C'est vouloir avancer , de propos délibéré ,
les idées les plus étranges; c'est supposer qu'aucun des
lecteurs ne connaît l'antipathie déclarée de Port-Royal
pour le philosophe.
M. Marmontel n'est pas plus heureux dans le tableau
général qu'il fait du siècle de Louis XIV d'après Voltaire.
Cemorceau est trop long pour que je vous le rappelle ; il
me suffira d'en citer la conclusion. L'auteur attribue aux
succès éphémères de Pradon et de quelques mauvais poètes,
l'émulation de nos grands maîtres. « C'était , dit- il , dans
» ce moment de fermentation et de trouble , que l'esprit
> public s'épurait comme le vin en jetant son écume. » II
paraît que M. Marmontel aurait beaucoup mieux expliqué
la cause de cette émulation , si , au lieu de faire une comparaison
FRA
5
129
GERMINAL AN XIII.
paraison dégoûtante , il eût copié les vers de Boileau pour
lequel il affichait tant de haine.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance;
Et peut-être ta plume , aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus .
Il me semble , monsieur , que je vous ai indiqué un assez
grand nombre d'erreurs et de fautes de goût dans le dis
cours qui précède les Elémens de littérature. Croyez que
je suis loin de les avoir toutes relevées : pour y parvenir ,
il aurait fallu s'arrêter à chaque page , et faire un écrit
plus long que celui de M. Marmontel . Vous pensez qu'on
doit éviter de trop combattre des sophismes généralement
condamnés ; je suis entièrement de votre avis. Outre que
cette méthode a l'inconvénient de remettre en question des
vérités qui ne sont plus contestées , elle a celui de fatiguer
les lecteurs sans les instruire . Je pourrai , monsieur , dans
une autre lettre , vous entretenir des conséquences que
M. Marmontel a tirées des principes qui sont posés dans
son Essai sur le Goût. ) D. B.
Pensées et Réflexions sur divers sujets.
Ceux qui se montrent érudits , uniquement pour montrer
qu'ils sont érudits , ressemblent à un homme en chemise
, qui étalerait aux passans une riche garde-robe .
Il faut bien qu'il y ait quelque part un amour sans mesure
et sans fin , puisqu'on se fatigue d'aimer ce qu'on a le
plus aimé. C'est donc une grande leçon d'éternité, que tous
les attachemens de la terre finissent dans leur plénitude
de bonheur.
CORIOLIS.
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs.
LES COPHORES ,
ou les Porteuses de libations ( d'Eschyle ) .
Le sujet de ce drame est le même que celui de l'Electre
de Sophocle et d'Euripide. Eschyle donne à cette pièce.
le nom des Coephores , jeunes filles attachées à Clytemnestre
, et qui partagent les sentimens d'Electre. Elles
portent à sa suite les libations que la princesse doit faire
sar la tombe d'Agamemnon. Le style en est , suivant
l'usage , excessivement obscur et figuré ; mais on peut en
trouver la conduite simple et naturelle.
Dans les trois Orestes, plus encore dans celui d'Eschyle ,
le succès de l'entreprise du fils de Clytemnestre manque
de quelque vraisemblance. Oreste est seul inconnu dans le
palais de son ennemi . Il tue sa mère et le tyran , sans qu'il
se trouve un garde , un domestique , ou tout autre qui jette
des cris et s'oppose au meurtre. La scène dans laquelle
Oreste force avec barbarie sa mère à entrer dans le palais
où il doit la poignarder sur le cadavre d'Egiste , est d'une
atrocité si révoltante, que le père Brumoy, qui a toujours
le talent de se transporter au siècle d'or d'Athènes , est
obligé d'avouer que cette action est insoutenable .
Au vers 893 , Clytemnestre , afin d'émouvoir le coeur de
son fils prêt à l'assassiner , lui découvre son sein et lui
rappelle qu'en sommeillant, il lui arriva d'en sucer le lait.
Peu de vers avant, c'est-à-dire , au 754 , la nourrice
d'Oreste le croit mort , pleure , se souvient des maux que
lui a causes son enfance, et n'oublie pas de détailler les
GERMINAL AN XIII. 131
peines qu'elle a eues à l'assister dans ses petits besoins
naturels. V. 753.
Non enim fatur puer adhuc in fasciis ,
Seufames , seu sitis aut urinandi libido urgeat.
Ce trait est exact ; mais pour en apprécier l'excellence ,
il faudrait avoir le don de remonter aux siècles vénérables ;
et tant de bonheur n'est pas réservé à de pauvres profanes .
Lapièce contient 1076 vers . N. L.
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Début de M. Michelotdans Britannicus et les Faussses
Infidélités.
Il ne faut pas croire , coinme l'ont dit quelques-uns , que
cette tragédie de Britannicus soit dépouillée de tout ce qui
enchante la multitude , et ainsi que d'autres l'ont prétenda,
que le princedont elle porte le nom n'y ait qu'un faible rôle.
Ces jugemenshasardés , ces erreurs , proviennent peut-être
de ce qu'on juge mal-à-propos du caractère d'un personnage
et de l'effet d'une pièce par les talens de ceux qui la.
jouent; de ce qu'on l'apprécie d'après les impressions du
théâtre , au lieu de l'apprécier d'après celles d'une lecture
calme et réfléchie.
Nous nous bornerons presqu'entièrement à réfuter cette
assertion , et quelques autres critiques encore qu'on vient
de faire de ce chef-d'oeuvre de Racine ; car s'il fallait écrire
toutes les réflexions qu'il peut suggérer , on ne finirait pas.
.
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
Les commentaires ne sont pas difficiles . J'ai vu s'étonner de
la fécondité qui faisait faire cinquante colonnes dans des
journaux , sur une seule pièce : on en ferait mille , si l'on
voulait. Saint-hyacinthe abien composé deux volumes de
glossaires sur cette belle chanson :
Catin , Catau , belle bergère ,
Dormez-vous ?
Qui empêcherait d'en brocher une centaine sur Britanni
cus? comme ce n'est pas mon projet , je reviens aux opinions
que je crois devoir combattre.
:
Une partie de cette superbe tragédie de Britannicus est ,
sans doute , d'un genre austère. Mais Racine lui-même n'a
jamais su mieux passer du grave au doux. Si dans les deux
premières scènes il est beaucoup question de politique , dès
la troisième on entend Britannicus éperdu redemander son
amante enlevée. Dès-lors , jusqu'au quatrième acte , à l'exception
d'une courte scène entre Agrippine et Burrhus , il
n'est question que de jalousie , d'amour , enfin de ces peintures
qui ravissent la multitude , et plaisent aussi au connaisseur
, quand c'est Racine qui est le peintre. Les amans
se retrouvent encore au cinquième acte ; et il en résulte
une
scène très-touchante. Dans aucun autre ouvrage ,
Racine n'a prêté à l'amour un langage plus enchanteur : la
passion même , où la fantaisie de Néron est peinte avec les
couleurs les plus séduisantes. On ne connaît rien de plus
gracieux que le tableau de Junie , belle sans ornemens.
Ainsi , par un art admirable , Racine a su tempérer l'austérité
de la politique par tout ce que l'amour a de plus intéressant
, et la galanterie de plus séduisant et de plus fleuri ;
il a su marier les couleurs les plus prononcées aux plus aimables
et aux plus suaves ; il a trouvé l'art , en attachant le
penseur et l'observateur , d'intéresser les coeurs sensibles .
Ne voir que de la sévérité dans cette tragédie , c'est me la
GERMINAL AN XIII . 133
voir qu'à demi. Ony trouve cet heureux mélange de beautés
de tous les genres , qui charment tous les esprits.
Le rôle de Britannicus n'est rien moins que faible. Racine
lui donne le caractère d'un jeune homme courageux (* ) ,
sensible , amoureux , plein de franchise ; il le place sous la
griffe d'un tigre . Dans une telle situation , pourrait- il ne pas
intéresser ? On frissonne , lorsque Néron le trouve aux
pieds de Junie. Il n'est pas exact de dire qu'il est écrasé par
son rival. Son attitude est , dans cette scène , décente ,
noble et fière. Nous avons vu Molé y soutenir la concurrance
avec le Kain , qui avait tant de moyens écrasans. Lea
applaudissemens se partageaient également entre eux à
chaque repartie. Si Néron a la puissance ,l'autre a la justice
de son côté. :
Jamais Racine , dans ces scènes dites de bravades , ne
sacrifie un interlocuteur à l'autre ; il tient la balance entre1.
eux , afin qu'aucun ne soit avili , ce qui serait un résultat de
comédie. Voyez Pharnace et Xiphares , Agamemnon et
Achille, J'ai lu naguère , que le dernier avait l'air d'un
spadassin dans sa querelle avec le roi des rois , parce qu'il
avoit évidemment tort : je ne partage pas ce sentiment. Si
dans l'état actuel de notre théâtre les Achilles paraissent petits
devant Agamemnon , c'est un accident né du jeu , et un peu
aussi de la différence de la stature des acteurs , et non la
faute du personnage. Brizard ne rapetissait pas du tout
le Kain .
Je suis d'ailleurs très-loin d'être persuadé qu'Achille ait
tort. Un père , sans doute , a de très-grands droits. Mais
sans examiner si dans l'Argolide , il avait celui de fairemourir
ses enfans à sa volonté , ce qui n'est pas prouvé , et si Aga-
(*) Une anecdote racontée par Tacite , prouve qu'il l'était vérita
blement.
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
memnon devait livrer sa fille pour conserver son pouvoir
, ce qui est encore bien moins aisé àdémontrer , Achille
avait quelque raison de trouver mauvais qu'on abusat de son
nom pour traîner sous le couteau de Calchas une femme
qui lui était promise. On peut se fächer à moins ; et certes,
ce n'est pas pour Agamemnon que le spectateur prend parti
dans cette querelle. On ne trouve donc pas qu'Achille ait
tantde tort , et il ne paraît pas si petit qu'on le prétend. S:1
l'était en effet , la scène serait mauvaise; jusqu'à présent on
l'avait trouvée admirable.
Ua troisième journaliste tance Racine , pour avoir plutôt
mis Burrhus que Sénèque dans sa tragédie de Britannicus.
Il n'est pas content du motif qui a décidé l'auteur à cette
préférence. Aux moeurs dissolues de la cour de Néron , Racine
voulait opposer l'austérité de Burrhus. Le censeur dit
qu'il convenait mieux à Sénèque qu'a Burrhus d'excuser les
crimes de Néron , et de trouver tout simple qu'un père ait
déshérité son fils pour son gendre. Burrhus , loin d'approuver
le rapt commis par Néron , s'efforce de le ramener à son
épouse et à la vertu.
Claude, sans doute , n'eût pas dû préférer à son fils
celui d'Agrippine. Mais cette préférence n'ayant rencontré
dans les lois de Rome aucun obstacle, et Néron étant
paisible possesseur du trône , le devoir de Burrhus étai
dobéir. :
Concluons de cette courte dissertation , qu'il convient
d'ètre très-circonspect quand on critique le plus parfait de
nos écrivains , et qu'il ne faut pas mesurer son génie , ni le
mérite d'une scène , à la taille d'un acteur.
On sait que Tacite a été son modèle dans la peinture
de la cour de Néron. Je ne crois pas que cet auteur si énergique
ait un trait plus fort que ce vers de Narcisse , rassu:
GERMINAL AN XIII. 135
rant sonmaître contre la peur qu'il a de l'opinion des Romains
:
Tant de précaution affaiblit votre règne ;
Ils croiront en effei mériter qu'on les craigne. :
Je ne me souviens pas d'avoir vu cette penséedans l'historien
latin. Je n'immagine pas qu'il soit possible de trouver
de locution plus expressive et plus vigoureuse , sans aucune
pompe dans les mots ,pour rendre le mépris où était tombé
cepeuple roi.
Peu de personnes ignorent que Voltaire a pris , dans cette
tragédie , trois ou quatre vers des plus beaux qui se trouvent
dans sa Henriade :
Le pauvre allait le voir et revenait heureux.
Rarement un héros connaît la défiance .
Qui depuis ..... mais alors il était vertueux .
Tous les journalistes ont parlé sans prévention du débutant.
De l'intelligence ,de la sensibilité , de la douceur , pea
d'énergie ; voilà , quant au tragique , ce qu'on a vu jusqu'à
présent. Dans la comédie , de l'aisance , de la vivacité poussée
trop loin , et ressemblant à une pétulance outrée ; des
gestes analogues et trop multipliés. Il convient d'attendre
encore un peu avant de le juger sans appel.
Nousn'avons vu que la seconde représentation de Britannicus.
Nous y étions allés tout pleins du souvenir de le
Kain ; nous n'avons emporté que des regrets de sa perte ,
après avoir vu jouer le rôle de Néron. Nous ignorons pourquoi
on prétend que ce rôle n'exige pas de noblesse ;
. Je vous nommerais , madame ,un autre noin
Si j'en savais quelqu'autre au-dessus de Néron ,
1
nedoit cependant pas être dit d'un ton ignoble. Mademoiselle
Raucourt a joué raisonnablement. Un de ses gestes
favoris rappelle cependant toujours un écolier qui tend la
main pour recevoir une férule. Saint-Prix a été beau dans
136 MERCURE DE FRANCE ,
le quatrième acte. Dans les scènes tranquilles , son immo.
bilité est quelquefois si parfaite , qu'on le croirait endormi ,
et qu'on a toujours peur qu'il ne tombe à la renverse.
Les progrès de mademoiselle Bourgoin , queje n'avais pas
vuedepuis quelque temps, dans la tragédie , m'ont singulièrement
frappé et même un peu surpris , après ce que je venais
de lire sur son compte ,dans je ne sais quels journaux ;
elle a excité une sorte d'enthousiasme à chaque couplet
qu'elle récitait , et quelquefois presqu'à chaque vers ; les applaudissemens
partaient de tous les points de la salle. Il
faut savoir gré à mademoiselle Thénard de se charger du
rôle d'Albine. Le récit de la fin , mal rendu , refroidirait
beaucoup le cinquième acte , qu'on écoute avec plaisir quand
il est bien joué , malgré le dangereux voisinage du précé
dent, composéde trois scènes , qui sont trois chefs-d'oeuvre,
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE
(ci -devant Feydeau ) .
Forbin et Delville , ou le Vaisseau Amiral.
Ilya de tout dans cette pièce, des sottises et de l'esprit,
des invraisemblances , des inconséquences , du naturel ,
du pathos , de la gaieté , de la philosophie , des absurdités ,
des parades , et sur-tout beaucoup de fracas. Ce salmis a
eu un grand succès : on peut le ranger parmi les mélodrames
, quoiqu'il soit moins sombre que ne l'est communément
cette espèce batarde. Voilà donc en très peu
de temps trois théâtres où elle a osé se produire, le Vaudeville
, Louvois et l'Opéra - Comique. Je ne parle pas de
seux du boulevard , elle est la sur son terrain ; il faudrait
P'y concentrer,
GERMINAL AN XIII. 137
Le héros de la pièce nouvelle est le chevalier de Forbin ,
lieutenant sur le vaisseau de son oncle , dans l'escadre de
Tourville . Il s'est marié, à quinze ans, à une jeune personne
qui en avait douze , et le jour de son mariage , l'oncle ,
qui n'approuvait pas cette union , et qui menace de la faire
casser , l'a forcé de s'embarquer , et a envoyé sa femme
dans un couvent. Quel droit avait-il d'en user de la sorte ,
si le père du chevalier vivait ? et s'il n'existait plus , comment
le mariage a-t- il pu se conclure sans l'aveu de l'oncle
? Quoi qu'il en soit , il est fait , et la jeune personne,
qui s'ennuyait au couvent , s'est habillée en homme , a
obtenu le grade d'aspirant de la marine , et se trouve
sur le même vaisseau que son mari depuis quatre ans ;
elle le connait , sans en être connue , sans vouloir se faire
connaître , de peur de l'exposer à la rigueur des lois , qui
défendent aux marins d'avoir des femmes à bord. Qu'on
nous dise à présent ,
Que garder un secret est difficile aux dames!
Cependant un événement imprévu a presque fait trahir
le sien à Delville : son époux est nommé pour aller sur
un aviso porter des nouvelles en France du siége de
Candie , attaquée par les Turcs , et que Tourville était
venu secourir. Il lui fallait traverser la flotte ennemie.
L'aspirant se trouble ; on soupçonne du mystère : en
examinant bien, pour la première fois depuis quatre années
entières , on a des doutes sur son sexe. Le capitaine de
pavillon , le brave Saint - Pern , chargé de les éclaircir ,
entr'autres épreuves propose à Delville de fumer avec lui
sur un baril de poudre. Ne craignant plus pour son époux
qu'elle croit parti , et ne voulant pas se découvrir , elle
accepte la proposition sans balancer ; mais Forbin paraît
Son épouse effrayée du danger qu'elle lui fait courir , jette
138 MERCURE DE FRANCE,
sa pipe , vole dans ses bras , et se nomme. Saint-Pern se
disculpe de son apparente imprudence , et fait à cette
occasion un assez pauvre calembourg.Ce baril ne contient
que du vin , dit - il , et ne fait sauter que le chagrin.
L'oncle s'obstine toujours à la cassation du mariage ; mais
uncombat s'engage sur le théâtre; au moment d'être
pris ,il est délivré par Forbin et Delville. Alors il cesse
de leur tenir rigueur. La pièce finit par des cris de victoire
: un vaisseau turc a été enlevé à l'abordage. Les auteurs
ont été demandés : on n'a nommé que le musicien.
L'auteur des paroles , que tout le monde connait , garde
l'incognito. Il tient , dit - on , à une administration si
grave , qu'elle ne croit pas convenable que ses membres
s'exposent ostensiblement à être sifflés au théâtre et bafonés
dans les journaux.
11Heureusement pour l'auteur du Vaisseau , les journalistes
n'ont pas retenu tout ce qu'ils auraient pu reprendre
dans sa pièce. Le chef d'escadre y débite des phrases à
prétention. « Le marin , dit-il , s'approprie les orages . >>
C'est une triste propriété. « Un vaisseau est un tombeau
» mobile. » Cette définition vise au sublime; ils n'auraient
pas manqué aussi de relever le trait philosophique
lancé contre les Vénitiens . « Au moment où la tempéte
>>>allait nous submerger, dit Forbin , ils imploraient Saint-
>> Marc qui ne se hâtait pas de les tirer d'affaire ; tandis
>> qu'ils lèvent au ciel les bras, je me sers des miens pour
nager ; je me jette à la mer , et je sauve tout le monde. >>>>
Ils n'auraient pas non plus laissé passer les antithèses de
cet officier , comparant sa destinée avec celle de sa femme
qu'il croit dans un couvent : « Elle prie , et jejure ;
>> elle jeûne , et je dévore » .
Malgré ses défauts nombreux , cette pièce amuse.
C'est une folie qui ne peut avoir été faite que par un
GERMINAL AN XIII. 139
homme d'esprit; il n'a pas sans doute prétendu la donner
pour autre chose , et , en général , elle a été jugée
bien rigoureusement. Elle a de la vivacité , du mouvement
, quelque intérêt. On y chante des chansons de
gaillard d'avant qui sont gaies , sans indécence. Il y a
un petit Jean-Bart à bord , dont l'air éveillé réjouit.
Cerôle est joué d'une manière piquante par Mile Rosette
Gavaudan. Madame Haubert-Lesage a très-bien rendu
celui de Delville.
ΑΝΝΟNCES.
Traité des Végétaux qui composent l'agriculture de l'Empire
français, ouCatalogue français et latin des Végétaux dont on trouve
des individus et des graines dans la maison de commerce des frères
Tollard , botanistes , grainiieerrss ,, fleuristes et pépinièristes , à Paris ;
avec un exposé rapide des caractères les plus sai lans qui indiquent
les différences , qualités et usages , et notamment des espèces pen
connues et dont la naturalisation présente des avantages. Suivi de
considérations sur les semis et les plantations, et de l'indication pour
chaque moisdes travaux à faire dans les jardins, les prés , les bois et
les champs, par Tollard aîné, l'un det auteurs du Nouveau dictionnaire
d'Histoire naturelle et des continuateurs du Cours complet
d'Agriculture.-Prix : 3 fr. 50 c., et 4 fr. 50 c. par la poste .
AParis, chez les frères Tollard , rue de la Monnaie , carrefour des
Trois -Maries , nº. 2 ; et au bureau du journal d'Economie rurale et
domestique, rue de Grenelle , nº. 321 , faubourg Saint-Germain .
<Cet ouvrage sera un guide sûr , pour tous ceux qui s'occupent d'agriculture
, et leur deviendra par son utilité , indispensable. l'Auteur,
M. Tollard , est déjà connu fort avantageusement par ses nombreux
écrits sur cette matière ; et il lui appartenoit plus qu'à tout autre de
faire un traité sur ce sujet si intéressant.
LesAgrestes; par l'auteurdes Nuits Elyséennes. Un vol. in- 18.
-Prix: 1 fr. 25 c., et 1 fr. 50 c. par la poste.
AParis, chez Capelle et Renand, lib.- commis . , rue J.-J. Rousseau.
Histoire dela nation Française, première Race.
Nonbonum multorum Principatus : unus Princeps esto,
UnusRex, cui dedit filius Saturni
Sceptrumqueet jura, ut ipsis dominetur.
Iliad. B. 204. 206.
245.
Unvol. in-8°.-Prix : 5 fr. ,et 6 fr . 50 c. par la poste.
AParis, chez Delaunay, libraire, palais du Tribunat, nº.
Instruction sur la culture du Bois , à l'usage des forestiers ; ou
vrage traduit de l'allemand de G. L. Hartiez, maître des forêts dela
principauté de Solms et membre honoraire de la sociétéde physique
140 MERCURE DE FRANCE ;
deBerlin; par J. J. Baudrillart , employé à l'administration générale
des eaux et forêts.-Prix : sans le texte, 2fr., et 2 fr. 50 c. par la poste;
avec le texte, 3 fr. 5o c., et 4 fr. par la poste.
A Paris , chez Gilbert et comp . , rue Hautefeuille , nº. 19; chez
Marchant, lib. pour l'agriculture, rue des Grands - Augustins, nº. 12 .
OEuvres complètes de Malfilatre, précédées d'une noticehistorique
et littéraire , sur la vie et les ouvrages de Malfilatre ; par L. S. Auger,
avec cette épigraphe :
Lafaim mit au tombeau Malfilatre ignorė.
GILBERT.)
;
Unvol. in- 12, papier fin .- Prix : a fr . 50 c. , et 3 fr. 25 c. par la
poste; papier vélin , 5 fr .
AParis, chez Léopard Collin , lib . , rue Git- le - Coeur, nº. 18 .
Réflexions politiques sur le projet de quelques princes d'Allemagne
, d'établir dans leurs états la tolérance générale de religion ,
oudel'action de cette tolérance sur l'autorité des souverains et sur
la libertédes peuples , avec cette épigraphe :
La Chine ! .... La Chine ! ....
ParPiffou , ex-membre de l'assemblée Constituante .-Prix : 2 fr. , et .
2 fr. 50 c. par la poste .
AParis, chezArthus Bertrand , lib ., quai des Augustins, nº. 35.
LeGuide des sous- officiers de l'infanteriefrançaise , en campagne,
enmarche, encantonnement et engarnison; avec onze planches ,
pour l'intelligence de l'école du soldat , de celle de peloton , et du
campement; suivi des nouveaux réglemens relatifs aux sous- officiers
d'infanterie , avec cette épigraphe':
Malheur aux apprentis dont les sens égarés
Veulent, sans s'appliquer, franchir tous les dégrés !
FRÉDÉRIC II.,
Unvol. in-12depplluuss de 500 pages , avec tableaux.-Prix : 3 fr. 50с.,
et44ffrr.. 7755 c.par la poste.
A Paris, chez Legias et Cordier , imp. - lib . , de la garde Impériale
etdes troupes de toutes armes , et commissionnaires en librairie , rue
Galande , nº. 50 .
Coup - d'oeil d'un Français , sur le nouveau royaume d'Italie ,
considéré enlui-même et dans ses rapports avec l'Europe; par M. Alphonse
Gary, in- 8°.-Prix : 75 c. , et : fr . par la poste.
A Paris , chez Rondonneau , imp. ordinaire du Corps Législatif,
au Dépôt des lois , rue S. Honoré , nº. 75.
L'Art de brasser , traduit de l'anglais de M. Combrune , renfermant
les principes de la théorie et ceux de la pratique. Un vol. in-8°..
Prix: 4 fr . , et 5 fr . 25 c . par la poste .
Cet ouvrage , fruit de vingt années de méditations et d'essais , a
été donné en Angleterre par M. Combrune , et dédié par lui au
célèbre Pierre Shaw , médecin du roi , et membre du collége royal
de médecine , ainsi que de la société royale de Londres. Ce livre est
devenu en Angleterre le guide de tous les brasseurs . Une traduction
allemande , faite en 1796 , a eu en Allemagne la même influence sur
les procédés à employer pour la fabrication de la bierre. Un pareil
succès est le garant de celui que ne peut manquer d'obtenir la traduction
française.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT, rue
des Prétres Saint- Germain-l Auxerrois , nº. 4
GERMINALAN XIII. 141
NOUVELLES DIVERSES.
Cadix , 12 mars. L'escadre de ce port , composée de
douze vaisseaux et de deux frégates, vient d'entrer en rade.
Elle n'attend que les ordres de la cour pour mettre à la
voile.
Londres , 17 mars. Il vient d'arriver de la Jamaïque à
Falmouth , un paquebot qui n'a mis que trente -huit jours
dans sa traversée. Au moment de son départ , la fièvre
jaune régnait avec beaucoup de violence dans plusieurs
endroits , sur-tout à Kington , et dans la rade de la Jamaïque.
La meilleure intelligence continuait d'exister
entre le gouvernement de cette colonie et Dessalines ; on
s'envoyait réciproquement des présens, des parlementaires ,
des messagers et des complimens .
On attend à Yarmouth , dans les premiers jours du
printemps , une escadre russe qui doit se joindre à une de
nos flottes , et agir de concert avec elle.
Du 18. Des ordres viennent d'être donnés pour la formation
de quatre camps , dont deux en Angleterre , un en
Irlande , et le dernier en Ecosse ; ces camps seront formés
dans le courant du mois d'avril . Les troupes de ligne et les
milices qui les composeront , au nombre d'environ 60,000
hommes , y seront exercées aux grandes évolutions militaires
.
Le ministère emploie tous les moyens qui sont en son
pouvoir , pour augmenter lenombredes troupes étrangères
à la solde de l'Angleterre , dont la légion Allemande fait
la meilleure partie ; ce corps est maintenant composé d'environ
sept mille hommes ; on voudroit le porter à dix
mille.
De la Haye , 29 mars . Le bruit vient de se répandre
ici queue la flotte expéditionnaire anglaise , ayant a bord
un grand nombre de troupes de débarquement , est sortie
des ports de l'Angleterre , et qu'on ignore jusqu'à présent
la direction qu'elle a prise. On attend avec impatience les
papiers anglais , pour savoir jusqu'à quel point cette nouvelle
peut être fondée : les vents contraires et d'autres
circonstances retardent depuis quelque temps l'arrivée de
ces papiers.
Vienne , 23 mars. La gazette de la cour annonce en ces
142 MERCURE DE FRANCE ,
(
termes que le prince Charles arésigné la présidence du
conseil aulique de guerre.
le
« S. A. R. l'archiduc Charles qui, depuis 1801 , dirige
avec tant d'avantage pour l'empire , les départemens de la
guerre et de la marine , vient de proposer à S. M. l'empereur
, pour présider à sa place le conseil aulique de la
guerre , le général de cavalerie comte de Baillet de la
Tour , et pour vice-président de ce même conseil ,
prince Charles de Schwarzenberg. S. M. , en agréant ce
plan , a invité S. A. R. , qui , par cette nouvelle disposition
, pourra s'occuper plus particulièrement de la direction
des ministères de la marine et de la guerre , à continuer
cependant d'éclairer de ses conseils le conseil aulique
de la guerre. S. M. a bien voulu adjoindre à S. A. R. l'archiduc
Charles , ministre de la guerre , l'archiduc Jean ,
directeur-général du génie , qui a mérité l'estime générale
par laprofondeur de ses connaissances et par les qualités
précieuses de son coeur. »
Le bruit se répand aujourd'hui que le départ de notre
monarque pour l'Italie est ajourné à un terme indéfini ,
par des motifs qui ne sont point connus du public. On
ignore si ce bruit a quelque fondement.
Le ministre d'Angleterre a reçu , il y a peu de jours ,
uncourrier de sa cour. Aussitôt après , un secrétaire de la
légation britanique a été envoyé à Trieste avec des dépêches
qu'on dit destinées pour l'Inde. Il a ordre de les
faire passer par mer à leur destination .
On annonce qu'il va paraître un nouveau réglement de
la censure impériale qui défendra d'imprimer et publier
àl'avenir aucune espèce de romans dans les états autrichiens.
Ceux dont la publication a été permise jusqu'ici ,
ne pourront plus être affichés ni même annoncés dans les
journaux.
Ausbourg , 38 mars . On écrit de Vienne queS. M. l'em.
pereur Napoléon vient d'y faire acheter le superbe palais
du comte de Fries , situé sur la place de Joseph II , pour
être occupé à l'avenir par l'embassadeur et la légation
française.
Les mêmes nouvelles parlent d'une correspondance entre
l'empereur des Français et celui d'Autriche , relativement
à l'entrevue qu'ils se proposent d'avoir en Italie , et
rapportent que l'empereur Napoléon a manifesté le desir
de voir aussi l'archiduc Charles , pour lequel il a conçu
beaucoup d'estime.
La cour de Vienne , au rapport encore de ces nouvelles,
:
GERMINAL AN XIII . 143
1
estconvenue avec celle de France d'un arrangement relativement
aux affaires d'Italie , par lequel l'Autriche reconnait
les nouveaux changemens opérés dans la république
italienne. Déjà même il serait question de régler d'une
manière plus exacte , et au gré des deux états , les frontières
respectives sur cette part e de leur territoire.
,
-On écrit de Fontainebleau, le 7 germinal : Nous venons
de voir s'éteindre ici , dans la personne de madame
deToulongeon, la famille de d'Aubigné , distinguée dans
les armes et les lettres : cette famille est plus connue encore
par les rapports qui la lièrent à diverses époques , à deux
de nos plus grands monarques. Agripa d'Aubigné , bon
écrivain, meilleur capitaine, fut l'ami d'Henri IV, et Françoise
d'Aubigné de Maintenon , qui a laissé dans sa correspondance
les preuves de son esprit et de ses talens ,
consola par son amitié la vieillesse de Louis - le-Grand.
Marie-Marguerite- Joséphine d'Aubigné , que nous pleurons
, dernier rejeton de cette famille illustre, naquil à
Paris le 30 août 1746 , de Louis d'Aubigné , gouverneur
de Saumur, et de Cécile de Boufflers. Le 25 juin 1765 ,
elle épousa Jean-René Hippolyte de Toulongeon , lieutenant-
général des armées du roi en 1789, et commandant
àBesançon : incarcérée à Saint-Pélagie en 1794, ce ne fut
qu'au 9thermidor qu'elle dut la liberté et la vie. Dans le
bouleversement général elle perdit sa fortune , sans rien
perdre de sa sérénité , de sa bonté , de sa bienfaisance.
PARIS.
er
-Un décret duit germinal an 13 , relatif aux propriétés
littéraires , et rendu sur le rapport du ministre de
l'intérieur , le conseil d'état entendu , porte que : Les
propriétaires par succession ou à autres titres , d'un ouvrage
posthume , ont les mêmes droits que l'auteur , et
que les dispositions des lois sur la propriété exclusive des
auteurs et sur sa durée , leur sont applicables , toutefois à
la charge d'imprimer séparément les oeuvres posthumes ,
et sans les joindre à une nouvelle édition des ouvrages
déjà publiés et devenus propriété publique.
-
L. M. I. seront le 22 de ce mois à Lyon , et le
9 fructidor à Milan .
- Le Pape partit avant-hier 14 germinal ; il suivra la
même route que l'empereur.
-On observe que la cour de Londres renouvelle ses
agens diplomatiques enAllemagne. M. Stuart est envoyé
144 MERCURE DEFRANCE.
:
auprès de l'électeur de Wurtemberg ; M. Hill représen
tera la majesté britannique en Franconie et à la diète de
Ratisbonne .
Il a été présenté au sénat , dans sa séance du 4 germinal,
un projet de sénatus - consulte tendant à conférer au
prince Camille Borghèse , beau-frére de S. M. l'Empereur,
les droits de citoyen français. M. Regnault ( de Saint-
Jean d'Angely ) a porté la parole en ces termes :
« Messieurs , un de vos décrets vient de donner le titre
de prince à un citoyen français , beau- frère de S. M. I.
et R. Le sénatus - consulte que je viens vous présenter , a
pour objet d'accorder à un prince allié de S. M. au même
degré , le titre de citoyen français. Le prix des droits qui
y sont attachés , pourra se mésurer désormais sur celui que
met à les obtenir le prince Camille Borghèse . Issu d'une
des plus nobles familles d'Italie , devenu membre de la
famille auguste qui a été appelée par le voeu de deux nations
généreuses à occuper deux trônes puissans , il aspire
à devenir membre de la grande famille française ; il veut
tenir à celui qui en est le chef et le père , par le serment
commund'amour et de fidélité que lui prétent tous les citoyens
. Ce voeu , Messieurs , suffirait , je pense , pour décider
vos suffrages en faveur de celui qui le forma.
>> Je n'ajouterai point qu'alors même que la naissance
obtenait tous les priviléges après avoir usurpé tous les
droits , le prince Camille Borghèse pouvait aspirer à se
placer près de tous les trônes de l'Europe ; qquuee sa famille
a donné des souverains à l'Italie , des pontifes au monde
chrétien. Mais je dirai qu'elle a fourni à la vertu des
exemples , aux sciences des modèles , aux arts des protecteurs
, aux Français des amis . Au milieu des événemens
divers de la guerre , le dévouement , l'attachement
du prince Camille Borghèse furent inaltérables , et c'est
sous les drapeaux de nos légions qu'il a acquis ses premiers
droits à la faveur que vous êtes appelés à lui accorder.
Et j'ose le dire , Messieurs , il était compté d'avance parmi
les citoyens français , celui qui les a admirés dans leurs
succès , protégés dans leurs malheurs ; celui qui se montra
dans Rome conquise leur hôte généreux , dans Rome
évacuée leur courageux protecteur ; celui qui a partagé
leurs dangers avant d'aspirer à partager leur gloire ; enfin
celui à qui est remis le soin de rendre heureuse la veuve
d'un brave et la soeur d'un héros. >>
Erratum. Dans le Mercure du 30 mars, pag. 84, ligne 14,
on lit : L'amour de soi bien négligé ; lisez bien réglé.
(No. CXCVII. ) 23 GERMINAL an 13.
( Samedi 13 Avril 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
POÉSIE
ODE
SUR L'HIVER
Vides ut altá , etc. Hor. lib. 1, od. x
En tous lieux reportant le deuil et le ravage ,
Déjà du fond du Nord au sein de nos climats ,
Avec les vents glacés , l'Hiver triste et sauvage
Ranime les frimas.
Du soleil à nos yeux dérobant la lumière ,
Et de froides vapeurs ceignant le ciel voilé
Les brumes ont couvert de la nature entière
L'empire désolé.
En nuages épais , leur masse qui vient fondre
Du haut du firmament sur les monts sourcilleux ,
Dans l'espace rempli semble unir et confondre
La terre avec les cieux,
K
146 MERCURE DE FRANCE ;
1
Laneige par momens dans cette nuit humide ,
Aflocons suspendus , en vastes tourbillons ,
Voltige au haut des airs ou s'entasse rapide ,
Au gré des Aquilons.
Les champs nous sont fermés : il faut aux bois tranquilles,
Désormais malgré nous renoncer pour long-temps ;
De long-temps on n'ira dans leurs secrets asiles
Chercher de doux instans.
Pour la dernière fois gravissons ces montagnes ;
Je me veux un moment sur leur cime arrêter ,
Et d'un dernier regard saluer les campagnes
Avant de les quitter.
Que leur face a changé! que leur beauté perdue
Excite maintenant de regrets superflus !
Celui de qui naguère elles charmaient la vue
Ne les reconnaît plus .
Dans la sombre tristesse où la terre se plonge ,
Le règne si riant du brillant Dien du jour
Al'esprit étonné ne paraît plus qu'un songe
Dissipé sans retour.
Feux puissans de l'Eté , charme heureux de l'Automne ,
Haleine du Printemps , souffle pur , doux zéphyr ,
Ondirait que le temps que l'Olympe vous donne
Ne doit plus revenir.
La nature , loin d'eux et du flambeau du monde,
Reste sans mouvement , sans chaleur , sans ressort ,
Et présente partout , en sa langueur profonde ,
L'image de la mort.
Les bocages flétris , les forêts éclaircies
Sur les monts nébuleux blessent l'oeil attristé
De leurs débris épars , de leurs roches noircies ,
Et de leur nudité.
D'ungivre épais couverts , brûlés par la froidure, L
Les champs n'ont plus de fruits , lesjardins plus de fleurs,
GERMINAL AN XIII. 147
Les berceaux de parfums , les gazons de verdure ,
Ni les prés de couleurs.
Ralentissant le cours de leurs ondes rapides ,
Et cachés aux regards sous un voile glacé ,
&
Les fleuves sont sans bruit , et des ruisseaux limpides
Le murmure a cessé.
Philomèle se tait : errans dans la détresse ,
Et de l'Amour comme elle oubliant les leçons ,
:
Les oiseaux désolés ont perdu leur tendresse
•Et fini leurs chansons.
Le laboureur fidèle à son tõit solitaire ,
Le berger sous le sien retenant ses troupeaux ,
Ne vont plus faire au loin dunom de leur bergère
Retentir les coteaux .
Tout demeure muet le long des tristes plaines ,
Au sein même des eaux , sur les monts , dans les airs;
Ainsi que les cités , les chaumières sont pleines ,
Et les champs sont déserts .
Seulement quelquefois à ce vaste silence ,
Des orages fougueux ajoutant la terreur ,
En tous lieux les Autans vont par leur violence
En redoubler l'horreur.
Descendant à grand bruit du sommet des montagnes ;
Ils courent en fureur de momens en momens
Bouleverser les airs et remplir les campagnes
De longs mugissemens.
Ils renversent les pins , ils brisent leurs racines ,
Tourmentent les forêts , ébranlent les maisons ,
Et des rocs écroulés entraînent les ruines
Jusqu'au fond des vallons.
C'en est fait ; au milieu de leur troupe barbare ,
Levant son front hideux de glaçons couronné ,
L'Hiver à son pouvoir soumet tout et s'empare
Du monde consterné.
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
Tout prouve son triomphe , et tout semble nous dire :
Fuyez , amis des bois , loin des champs éperdus ;
Flore et Pomone ont fui , Phébus perd son empire ,
Les beaux jours ne sont plus.
CAMPAGNAC , du Puy , Haute- Loire.
ENIGME.
Je naquis prisonnier , petit et méprisable.
Souvent de mon cachot on me délivre à table.
J'engendre des enfans prisonniers comme moi ,
Et je porte le nom d'un roi.
J'enferme dans mon sein l'image de mon père ;
Je ne suis point le dieu de l'île de Cythère ;
J'habite pourtant dans les coeurs.
Mortels , sur moi , versez des pleurs.
Unde mes logemens, funeste à votre mère ,
Vous a causé bien des malheurs .
:
LOGOGRIPHE.
Que l'on m'ôte la tête , ou bien qu'elle me reste ,
Je peux être , lecteur , également funeste.
D. P. , abonné.
CHARADE.
Mon premier , cher lecteur , de trois pieds composé ,
A deux trous , l'un petit , l'autre très - évasé.
A savoir quei il est ton esprit s'étudie ;
Il trouve place au bal , place à la comédie.
Mon second , répété , déplaît communément ,
Et mon tout d'un plafond est parfois l'ornement.
15
J. D. C. M. D. R. I. L. , abonné.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est le Phénix.
Celui du Logogriphe est Trépas , où l'on trouve repas
Celui de la Charade est Cor-fou ( île ).
GERMINAL AN XIII 149
Histoire de Gil-Blas de Santillane , EDITION
STEREOTYPE d'HERHAN. Quatre vol. in-18,
prix: 4 fr. 40 c. , et 5 fr. 50 c. , par la poste.
Quatre vol. in-12 , prix : 8 fr. 60 c. , et 11 fr.
Quatre vol. in- 12 , papier vélin , prix : 16 fr.
80 c. , et 19 fr. 20 c. A Paris , chez Nicolle et
comp. , libraires , rue Pavée Saint-André-des-
Arts , no. 9 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxer
rois , nº. 42.
DE tous les ouvrages de littérature , le plus mince
est sans contredit un roman. Il est triste pour un
auteur de penser , en travaillant , qu'il aura pour
premiers juges des garçons de boutique et des
cuisinières , des femmes ennuyées et des hommes
plus désoeuvrés encore; mais le romancier peut se
consoler en songeant que le poète dramatique n'esť
pas aujourd'hui dans une meilleure situation que
lui. Plus les spectacles et les spectateurs se multiplient
, plus nos pièces de théâtre sont ridicules ;
de même plus le nombre des librairies et des cabinets
littéraires augmentent , et plus nos romans
deviennent pitoyables. Pour peuque cela continue,
it faudra établir de nouveaux principes ; et je ne
serais pas étonné d'entendre bientot justifier toutes
les absurdités renfermées dans un livre ou dans.
une comédie en se contentant de dire qu'ils ont
été faits pourle public. On a toujours cru que le régime
républicain ne convenait qu'à une petite nation
;la nation littéraire est devenue trop populeuse
pour conserver les avantages de la république : ce
n'est plus qu'un vieil état dans lequel toutes les
150 MERCURE DEFRANCE ;
maximes sages sont baffouées,'tous les rangs confondus;;
et l'on ne serait pas embarrassé de prouver
que, de nos jours , le titre d'homme de lettres s'est
obtenu plus souvent dans le Forum que par l'assentiment
des véritables juges.
La lecture , a dit Montesquieu , n'est qu'une
paresse déguisée. On ne peut mieux expliquer le
goût devenu si général pour les livres qui n'apprennent
rien : on lit pour ne pas rester à rien
faire , ou plutôt pour faire quelque chose en s'ennuyant
, ce qui empêche de mettre sur le compte
de son caractère l'impossibilité où l'on est de s'occuper
avec utilité. Et ce qu'il y a de plaisant ,
c'est qu'à aucune époque les écrivains n'ont autant
montré la prétention d'instruire et de perfectionner
l'humanité . Tous nos livres sontmoraux : pour
s'en convaincre , il suffit de lire les préfaces ; car
si on s'avisait d'observer la société pour connaître
le grand résultat de la morale des livres , on serait
fort embarrassé. Il ne faut point s'imaginer cependant
que nous n'ayons point fait de progrès :
les maximes de bienfaisance , les idées de philantropie
, les espérances de perfectibilité ont tellement
amélioré le goût , qu'aujourd'hui Gil-Blas
est regardé comme un ouvrage sans intérêt parce
qu'il est naturel , et comme un roman immoral
parce qu'il peint les moeurs.
On l'a dit avant moi, mais j'aime à le répéter :
tous les écrivains qui se sont distingués par uneprofonde
connaissance du coeur humain ont été de
bonnes gens dans la véritable acception du mot.
Madame de Sévigné disait de Boileau qu'il n'était
en colère que la plume à la main ; Molière , La
Bruyère et Le Sage , qui ont pris plaisir à dévoiler
le coeurhumain , n'ont porté dans la société ni prétentions
, ni tracasseries: cependant on les redoutait
, et cela se conçoit. Déclamer contre les vicieux ,
GERMINAL AN XIIL 15
cen'est souventque faire preuve d'éloquence ; mais
apercevoir dans le vice ce qu'il y a d'odieux , et
ce qui est ridicule , c'est faire preuve de génie et
d'un grand caractère : aussi je ne doute pas que tel
ministre qui , en parlant à un déclamateur , lui
faisait baisser les yeux , ne fût embarrassé de sa
propre contenance lorsqu'il avait à traiter avec ces
habiles peintres du ridicule. Heureusement pour
les sots honorés , le talent d'observer a toujours été
fort rare . Pour être en état de deviner les autres ,
il faut d'abord se bien connaître soi-même ; et si
tous nos grands moralistes ont montré tant de finessedans
leurs écrits, et tant d'indulgence dans leurs
relations sociales , c'est qu'ils s'étoient jugés avant
tous.
:
Quoique la facilité de faire des romans ait dégradé
cette partie de notre littérature , ce n'est pas
une raison pour que le goût les proscrive. Ilen est
des romans comme des ouvrages dramatiques ;
ceux qui ne contiennent que des aventurës disparaissent
pour faire place au récit d'événemens nouveaux
; ceux qui saisissent les ridicules passagers
de la société , perdent une grande partie de leur
mérite lorsque ces ridicules changent de forme ;
mais les romans qui peignent l'homme dans ses passions
, dans ses vices etdans ses faiblesses intéressent
dans tous les temps ; et s'ils sont bien écrits , ils
classent l'auteur parmi les littérateurs les plus distingués.
Pour les hommes de goût , Gil-Blas sera
long-temps lepremier des ouvrages de ce genre ; il
est à la Nouvelle Héloïse ce qu'une comédie de
Molière est au plus parfait des drames modernes.
Depuis cent ans , il est en possession de faire rire
et d'être cité comme proverhe : qui oserait répondreque
dans cent ans ongoûtera encore les baisers
acres que Saint-Preux donne à son amante ? J'ai
vu les moeurs de mon siècle , a dit J. J. Rousseau ,
5
1
4
152 MERCURE DE FRANCE ;
etj'ai publié ces lettres. Si les moeurs changent , si
seulement les bienséances reprennent tout leur empire
, il est probable que son bisarre roman perdra
beaucoup. Le Sage est entré trop avant dans
le coeur de l'homme pour craindre que le temps
ternisse l'éclat de ses tableaux ; et l'on verra toujours
des pères avares , des fils dissipateurs , des
fats , des filous , des coquettes , des tripots derrière
les coulisses , des auteurs qui ne demandent des
conseils que pour être loués , des hommes à systèmes
qui saignent jusqu'à la mort plutôt que de
se dédire , des intrigans qui réussissent , des ministres
qui cherchent à se nuire , des administrateurs
d'hôpitaux qui font fortune , et des hommes
'de rien qui oublient leur origine en devenant des
hommes de cour. Je sais bien que tout cela ne se
voit pas en France ; aussi n'est-ce pas en France
que Le Sage a pris les personnages qu'il met en
scène : il était trop habile pour cela.
Il y a dans Gil- Blas une adresse qui jusqu'à présent
n'a point été imitée , et qui le sera difficilement
, car elle tient au caractère de l'auteur , c'està-
dire à cette indulgence que nous avons dit exister
dans l'ame de tous les grands moralistes. Gil-
Blas n'est pas toujours honnête homme , et cependant
on ne cesse de s'intéresser à lui : il est vrai
qu'il se confesse avec tant de franchise qu'on est
disposé à lui pardonner ; mais l'auteur voulaitplus' ;
il prétendait qu'on prît plaisir à voir son héros tomber
dans toutes les fautes qui naissent de sa situation,
et il ya réussi. En effet , Gil-Blas ne fait pas
une faute nouvelle qu'elle ne lui fournisse une réflexion
qui s'applique à ceux qui se sont trouvés
dans la même position , que lui; et comme il ne
parle jamais qu'en sonnom , il semble que la malice
des applications soit toute entière du côté des
Jecteurs. Ce mélange de bonhomie et de satire
4
GERMINAL AN XIII. 153
constitue le vrai comique : depuis Molière , aucun
denos écrivains ne l'a porté plus loin que Le Sage.
Lorsque Gil-Blas est devenu favoridu premier ministre
, il ne témoigne sa reconnaissance au bon
Joseph Navarro , son premier protecteur , qu'en
le payantde belles paroles. « Il me crut de bonne
>>foi , dit-il , et nous nous quittâmes plus amis que
>> jamais ; mais je crois qu'il découvrit bientôt la
>> vérité , car il ne revint plus chez moi. J'enfus
> charmé » J'en fus charmé est du naturel le plus
parfait: en faisant connaître le parvenu content
d'être débarrassé de ses anciens amis , mais qui n'a
pas encore le courage de rompre le premier , il
annonce l'homme que la fortune éblouira au point
de le rendre insensible à la misère de ses parens.
<<Le matin il y avait ordinairement dans mon anti-
>>chambre une foule de personnes qui venaient
> me fairedes propositions; mais je ne voulais pas
» qu'on me les fit de vive voix; et suivant l'usage
>> de la cour , ou plutôt pour faire l'important , je
> disais à chaque solliciteur : Donnez-moi un mé-
> moire. Je m'étais si bien accoutumé à cela ,
» qu'un jour je répondis ces paroles au proprié-
>> taire de mon hôtel qui vint me faire souvenir
» que je lui devais une année de loyer. << Gil-Blas
semble ne parler que des ridicules d'un homme
qui fait l'important ; mais par le dernier trait de
son récit il révèle qu'il avait pris l'habitude d'oublier
ses dettes; et c'est ainsi que , sans avoir l'air
d'y songer , il achève le portrait d'un parvenu qui
veut trancher du grand seigneur. Il y a dans les
détails de cet ouvrage tant de finesse et de vérité ,
qu'il faut le lire souvent pour en connaître tout le
mérite ; et tel est l'avantage des romans de caractères
sur les romans d'amour , que plus on lit les
premiers plus on les goûte, tandis qu'on ne peut
reprendre les autres une fois qu'on sait l'enchaines
ment des aventures.
154 MERCURE DE FRANCE ,
En peignant les ridicules des hommes de cour , Le
Sage était loin d'avoir cette morosité qu'on reproche
avec raison à nos philosophes. Les philosophes
n'ont crié contre ce qui était au- dessus d'eux que
par envie ; Le Sage n'enviait le sort de personne;
et c'est pour cela qu'après avoir parlé avec tant
de vérité des grands , il tombe aussitôt sur ceux
qui font métier de les blamer. Gil-Blas disgracié ,
renfermé à la Tour de Ségovic , se prend de passion
pour la lecture. Son geolier lui fournit des
livres qu'il empruntait chez un vieux commandeur
qui ne savait pas lire , et qui ne laissait pas
d'avoir une belle bibliothèque pour se donner un
air de savant. « J'aimais sur-tout les bons ouvrages
>> de morale , dit notre prisonnier , parce que j'y
>> trouvais à tout moment des passages qui flat-
>> taient mon aversion pour la cour. » Je ne connais
rien de plus profond que cet aveu; et je crois
qu'iln'aurait pas fait rire ceuxqui adoptaient toute
l'austérité des productions de Port-Royal , par dépit
contre LouisXIV. De nos jours , si un romancier
mettait des livres de morale entre les mains
d'un favori disgracié , ce serait pour le corriger ; car
notre hypocrisie nous fait répéter souvent , sans le
croire , qu'on change les caractères par des raisonnemens
: c'est pour cela qu'on nous donne de si
plaisans Traités d'éducation , et que le théâtre nous
présente volontiers des monstres au premier acte
qui deviennent des saints au dernier. On était plus
instruit et plus franc dans le grand siècle : Molière
n'a converti aucun de ses personnages ; et Le Sage
ne donne à Gil-Blas un vif amour pour les livres
de moraleque parce qu'il y trouve des passages qui
flattent son aversion pour la cour : présage certain
qu'il la regrette , qu'il y retournera si l'occasion
s'en présente; ce qui arrive en effet. De pareils
traits n'appartiennent qu'aux grands maîtres. Si ,
GERMINAL AN XIII. 155
parmi tant d'aventures , le même homme , dans
une si grande variété de situations , paraît toujours.
agir conséquemment à son caractère , c'est que l'auteur
préparé de loin ses moyens de vraisemblance.
Quoiquecet art ne soit sensible que pour un petit
nombre de lecteurs , le charme qui en résulte n'échappe
à personne. Ilne faut pas exiger que chacun
soit en état de rendre un compte littéraire du
plaisir que lui fait un bon livre ; mais on peut desirer
que le goût soit assez dominant pour que les
ouvrages d'esprit obtiennent l'assentiment général.
A cet égard , nous avons encore des progrès à
faire ; et peut- être ne rendra-t-on toute justice aux
auteurs qui n'ont voulu plaire que par le naturel ,
que si l'on parvient à oublier les jugemens souvent
hasardes du philosophe de Ferney , et sa grande,
maxime de frapper fort sans s'embarrasser de frapper
juste.
La manière dont. M. de Voltaire a parlé de
Gil-Blas prouve qu'il s'y était reconnu , et qu'il ne
pouvait pardonner à l'auteur de s'être moqué de
Tengouement du publie pour ses drames philosophiques
. Gil-Blas , pendant son séjour à Valence ,
assiste à la première représentation d'une tragédie:
« Les applaudissemens , dit-il , commencèrent dès
>> l'exposition; à chaque vers c'était un brouhaha ,
> et à la fin de chaque acte unbattement de mains
>> à faire croire que la salle s'abymait. Après la
>> pièce , on me montra l'auteur qui allait de loge.
>> en loge présenter modestement sa tête aux lau-
>> riers dont les seigneurs et les dames se prépa-
>> raient à le couronner. » Gil-Blas de retour du
spectacle , soupant chezle gouverneur de Valence ,
écoute les convives exalter le mérite de la pièce
nouvelle , et d'une commune voix ils déclarent
l'auteur
Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène,
1
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
:
Mais un vieillard s'écrie : « O divin Lopez de Vega,
>> ( Corneille ) rare et sublime génie qui avez laissé
> un espace immense entre vous et tous les Gabriels
> ( Voltaire ) qui voudront vous atteindre ! et vous ,
>> moelleux Calderon (Racine) dont la douceur élé-
>> ganteet purgéed'épique estinimitable, necraignez
> point tous deux que vos autelssoient abattus par
>> ce nouveau nourisson des Muses ! Il sera bien
>>heureux si la postérité, dont vous ferez les déli-
>> ces comme vous faites les nôtres, entend parler
>> de lui. » Il faut croire que , malgré l'éclat de ses
succès dont il connaissait mieux le secret que per
sonne, M. deVoltaire fut frappédecette prédiction ;
caril fit professionde mépriser Gil-Blas , et avec lui
tous les romans de caractères. Les philosophes ont
en commun avec les autres charlatans de ne pas
aimer les hommes qui observent , et quoiqu'ils
parlent sans cesse au nom de la raison , ils ne craignent
rien tant que les esprits raisonnables.
Le Sage , persuadé que les raisonnemens ne
changent point les caractères , n'a employé pour
corriger son héros que le temps et l'expérience ;
encore le vieil homme reparait-il souvent pour
l'amusement des lecteurs. C'est ainsi que Gil-Blas,
revenant à Oviedo dans l'intention de secourir son
père qu'il avait long-temps oublié , et n'arrivant que
pour lui fermer les yeux, lui fait faire des obsèques
si magnifiques que toute la ville en est révoltée.
Pour n'être pas obligé de convenir avec sa conscience
que la même vanité qui l'a étourdi sur la
misère de sa famille a décidé les honneurs extraordinaires
qu'il fait rendre aux manes du pauvre
écuyer , Gil-Blas s'emporte contre ses concitoyens;
et c'est la première fois qu'il se montre hypocrite ;
mais l'auteur qui voulait que la vérité conservât
tousses droits met dans la bouche de la populace ces
injures mordantes qui distinguent les gens du com
GERMINAL AN XIII. 157
mun quand ils se font moralistes , adresse qu'on ne
peut trop admirer , puisqu'elle satisfait à tout sans
exposer le conteur à tomber dans la déclamation.
Supposez le même chapitre fait par un romancier
philosophe , ou par un romancier allemand , (c'est
la même école ) et vous verrez un bel étalage de
lieux communs sur la piété filiale , la modestie ,
l'égalité , l'ingratitude et les remords. Il ya des
gens qui prétendent toujours que nous faisons des
progrès ; pour moi plus je lis , plus je crois qu'il y
a, entre la morale de nos écrivains et la morale
des littérateurs du grand siècle , toute la différence
qu'on peut remarquer dans le monde entre un
homme fait qui connaît assez l'humanité pour ne
mettre à chaque chose que l'intérêt qu'elle comporte
, et un nouveau débarqué qui va sans cesse
poussant des exclamations sur tout , parce que
tout lui est nouveau. Pour donner du poids à cette
assertion , il suffirait peut- être de comparer ensemble
deux romans qui se ressemblent pourle fonds,
mais qui ont été composés à des époques où le goût
n'était pas le même : je parle de Gil-Blas et des Confessions
de J.-J. Rousseau . Comme Gil-Blas , J.-J.
Rousseau a fui dès sa jeunesse la maison paternelle ;
errant , vagabond , trompant la charité par son
hypocrisie , laquais , voleur , vivant des libéralités
d'une femme dont il partage les charmes avec un
autre domestique , précepteur , musicien , secrétaire
d'ambassade , le matin à ses dépêches , le soir
chez des courtisanes , auteur , passant de l'antichambre
dans le salon , et du service des grands
à leur familiarité , humble dans sa fortune pour se
conserver le droit d'être insolent dans ses manières ,
quelle quantité de portraits , de ridicules , d'heureuses
plaisanteries lui fournissaient des situations
si diverses , s'il avait su ne donner à ses aventures
que le degré d'importance qu'elles méritent ! Il a
158 MERCURE DE FRANCE ;
tout pris en sensibilité , et tout est présenté d'une
manière fausse , ennuyeuse et indécente. Si Le Sage
avait trouvé sous sa main une femme comme madame
de Varens , qui se convertit pour mieux in
triguer , et qui offre sa table et son lit aux jeunes
voyageurs pour les attirer dans la voie du salut , il
y aurait dans Gil Blas un excellent chapitre de
plus : il n'appartenait qu'à un moraliste du dixhuitième
siècle de déshonorer sa bienfaitrice par
des aveux de ce genre faits sérieusement , et de
prétendre la justifier de son libertinage en affirmant
qu'elle s'y livrait sans plaisir. Quelle justification !
Vivent les héroïnes de Gil Blas ! Si on voulait essayer
d'attirer sur leur conduite un peu d'indulgence,
on présenterait en leur faveur une excuse toute
contraire à celle que J.-J. Rousseau donne pour
madame de Varens ; et si l'on n'était pas d'accord
avec la morale , du moins ne serait-on pas en contradiction
avec la nature des choses et la vérité.
Le siècle des lumières a reproché à Le Sage
de n'avoir mis en scène que des fripons , soit
dans ses comédies , soit dans ses romans; et jusqu'à
présent je n'ai entendu aucun de nos critiques répondre
d'une manière satisfaisante à ce prétendu
grief. Le Sage a peint le monde tel qu'il est ; et de
tout temps les ridicules et les travers des honnêtes
gens ont été une source inépuisable de richesses
pour les fripons. Qui flattera nos passions si ce
n'est celui qui est intéressé à en profiter ? Nous
nous faisons forts de notre probité ; cela ne suffit
point pour n'être pas dupes dans la société : il
faut être fort contre nos prétentions. Dans Crispin
rival de son maître , voyez deux coquins qui veulent
s'introduire dans une famille honnête ; ils parlent
à la vieille madame Oronte de ses beaux yeux ,
et au faible monsieur Oronte de sa bonne judiciaire.
Les spectateurs de nos jours , tout impréGERMINAL
AN XIII. 159
1
gnés de la morale des romans et des pièces modernes ,
pe voient que le projet infâme de Crispin et de La
Branche ; et cela les révolte. Pauvres sots ! qui en
sortant du spectacle se laisseront tromper.par le
premier Crispin qui vantera leurs beaux yeux ou
leur bonne judiciaire. Chaque chose à sa place :
au sermon , on tonne contre nos vices ; à la co
médie , on joue nos ridicules : l'Eglise nous instruit
des choses de l'autre vie , le théâtre des choses de
ce monde ; et tant que nous aurons des prétentions
contraires à nos intérêts , il se trouvera d'habiles co
quins qui feront leurs intérêts de nos prétentions :
cela est dans l'ordre. Voilà ce que Le Sage pen
sait à l'exemple de Molière ; telle est aussi la mo
rale qui résulte de ses ouvrages. Plus ona de vertus ,
de raison , de qualités essentielles , plus la lecture
de cet auteur est profitable; aussi ne suis-je pas
étonné que le siècle des lumières n'y ait rien vu que
scandale. L'hermite de Ferney poussait la haine de
la religion jusqu'au ridicule , et pour attraper des
éloges de lui tous nos petits auteurs le flattaient
dans cette manie : il a été dupe de leur adulation
au point de se déshonorer comme un sot ; cepen +
dant personne ne dira qu'il manquait d'esprit. Le
cardinal de Richelieu préférait à Corneille des
écrivains médiocres qui se prosternaient devant
son génie dramatique , le seul qu'il n'eût pas ; qui
oserait pour cela prétendre que le cardinal de Ri
chelieu ne fût pas un grand homme ? Les esprits
médiocres ont toutes les prétentions ; les meilleurs
esprits ont presque toujours quelques prétentions
hors de leur caractère ; et c'est par-là que des fripons
et même quelquefois des sots prennent tant
d'empire sur eux. L'écrivain qui offre le monde tel
qu'il est ; qui dans ses tableaux variés présente des
leçons utiles à tous ; qui emploie les coquins , les
intrigans et les flatteurs comme moyens d'instruc-
:
160 MERCURE DE FRANCE.
1
des sentionpour
les honnêtes gens , cet écrivain-là est ve
ritablement un grand moraliste. Pour les auteurs
qui pardes raisonnemens , des maximes et
tences , prétendent convertir les fripons, les méchans
et les hommes à grandes passions , j'admirerais
la hardiesse de leur entreprise , si je pouvais
ne pas rire de l'amour-propre qui leur en déguise
l'inutilité.
Mais , disent quelques personnes raisonnables ,
n'est-il pas dangereux de voir le public rire de
ruses que les magistrats puniraient sévèrement ?
oui , sans doute , cela est dangereux , depuis que
les livres et lesspectacles sont à tout le monde; mais
quijamais a soutenu la possibilité d'avoir des romans
et des comédies de moeurs dans un siècle où
l'impudeur est poussée si loin que les accusés plaisantent
dans les tribunaux , et que des hommes
couverts de crimes osent imprimer des satires ?
Lorsqu'un critique analyse un ouvrage de littérature
, il faut toujours supposer qu'il parle pour les
honnêtes gens ; et je n'ai défendu les intentions
comiques de Molière et de Le Sage qu'en remontant
au jour où ils ont travaillé. Il serait trop humiliant
pour ces hommes de génie de penser que
leurs productions aient quelque chose à démêler
avec le rebut de la société.
Cette édition fait honneur aux presses de
M. Hérhan .
:
FIÉVÉE .
Examen
GERMINAL AN XIII.
RÉP.FRA
5.
cen
d'Alexand
Examen critique des anciens Historiens
le-Grand. Seconde édition , considérablement augmentée
; ornée d'une carte enluminée , des plans de Tyr et de
Thèbes , dessinés par M. Barbier du Bocage , et gravés
par MM. Doudan et Tardieu le jeune. Un volume in-4°.
Prix : 30 fr. , et 33 fr. par la poste; id. papier vélin ,
54 fr. , et 57 fr . A Paris, chez Duminil-Lesueur, rue de
la Harpe , n°. 133 ; et chez le Normant, imp.-lib . , rue
des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 42 .
L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS avait proposé pour le sujet
du prix de l'année 1770, l'Examen critique des Historiens
d'Alexandre. Il est des sujets où l'on peut remporter le
prix même par un fort bon ouvrage , et n'acquérir cepen--
dant que de faibles droits à la réputation et à l'estime.
Le mérite de la victoire se calcule sur le nombre et l'importance
des difficultés vaincues. Mais la question de
1770 était d'un intérêt si grand , exigeait tant de lecture
et des connaissances si diverses , tant de jugement et de
sagacité , que le prix ne pouvait être remporté que par un
homme très -savant. Les mémoires envoyés ne satisfirent
point l'Académie ; elle remit le prix à l'année 1772 ; et
cette sévérité ne servit qu'à rendre son jugement encore
plus respectable , et la victoire plus glorieuse. En 1772 ,
M. de Sainte-Croix fut couronné . Dès que sa dissertation
eut paru , les étrangers la traduisirent , et en France ,
comme dans le reste de l'Europe , les suffrages de tous les
hommes instruits confirmèrent le jugement de l'Académie
(1) . Bientôt elle l'admit au nombre de ses membres ; et
(1) Voici ce que M. de Villoison écrivait en 1778 dans ses remar-
L
162 MERCURE DE FRANCE .
&
M. de Sainte- Croix , compté dès-lors parmi les savans du
premier ordre , s'est maintenu à cette place élevée , par
plusieurs ouvrages où une érudition étendue à la fois ot
profonde , où une critique judicieuse , saine et éminemment
raisonnable est appliquée à des matières d'un véri
table intérêt.
La dissertation de M. de Sainte-Croix reparaît aujourd'hui
après trente années d'intervalle , augmentée de tant
de recherches , que ce n'est pas proprement une éditionnouvelle
, mais un nouvel ouvrage. L'édition de 1775
avait 350 pages ; celle-ci en a 950. Ceux qui s'étonneraient
que la critique des historiens d'Alexandre ait pu
devenir l'objet d'un ouvrage d'une telle étendue , témoigneraient
qu'ils ont une bien médiocre connaissance de
P'histoire ancienne , et de l'influence singulière qu'Alexandre
exerça et par lui-même et par les conséquences de ses
victoires, sur les moeurs de laGrèce , sur celles de l'Asie ,
sur les sciences , les arts , la littérature , et , ce qui est digne
d'une considération particulière , sur l'existence politique
du monde alors civilisé. Telle fut même l'étendue de
cette influence , que bien qu'Alexandre ait été seulement
montré à la terre , et que son règne n'occupe dans les fastes
des empires que le court espace de treize ans , on peut
díre avec raison le siècle d'Alexandre , ainsi que l'on a
dit le siècle d'Auguste et celui de Louis XIV.
ques sur Longus , pag. 285. « Idem quoque conjecerat suavissimus
>> meus et inter paucos eruditissimus amicus et socius Cl. Guilhem
>> de Clermont, baro de Sainte-Croix , cujus cognominis avunculus
>> inter Galliæ heroas numeratur , et quo generosissimo ac nobilissimo
>> viro Academico nostræ superbiunt litteræ , quibus tantam affudit
> lucem in egregio illo opere ,quod inseriptum Examen , etc. pro-
>> diit Lutetiæ anno 1775 , et variam ac multiplicem illustrissimi auo-
>> toris in veteri historia , geographia, chronologia , critica , etc. eru,
> ditionem mirė declarat. >>
GERMINAL AN XIII: 163
Un écrivain austère , l'abbé de Mably , a prétendu
qu'Alexandre ne doit pas causer de l'admiration , mais de
la surprise. Je ne sais comment il l'entend; pour moi ,
j'avoue que dans la première moitié de sa vie militaire ,
Alexandre me paraît digne de la plus juste admiration.
Monté à dix-neuf ans surun trône entouré de périls , il
punit d'abord les assassins de son père. Les barbares du
nord de la Macédoine remuaient , et sont contenus. La
Grèce, soumise par Philippe, croit pouvoir se soustraire
l'autorité d'un prince adolescent , et bientôt Thèbes ruinée
devient aux autres villes une terrible leçon. Libre désormais
d'inquiétude sur la tranquillité de ses états et sur
celle de la Grèce , Alexandre , qui , selon la pensée de
Bossuet (1) , avait succédé aux desseins aussi bien qu'au
royaume de son père , se prépare à la conquête de l'Asie ,
projet long-temps médité par Philippe. Cette guerre était
aussi légitime que nécessaire , et c'est à quoi l'on ne songe
pas assez quand on juge Alexandre.
L'ancien Darius et Xerxes avaient attaqué la Grèce.
Honteusement vaincus , ils nourrissaient contre les Grecs
une haine implacable , et n'osant plus espérerde pouvoir
les subjuguer par la force des armes , ils les divisaient
pour les affaiblir , donnaient aux uns du secours contre les
autres , changeant alternativement de parti , selon les intérêts
de leur astucieuse politique. Telle fut la conduite
des Perses jusqu'à la paix d'Antalcidas , dont ils dictèrent
en quelque sorte les conditions : « S'il faut appeler paix ,
>> dit Plutarque (2) , une trahison, un reproche et une in-
» famie de toute la Grèce , si ignominieuse , que nulle
>> guerre n'eut jamais issue plus honteuse , ne plus infame
(1) Hist. univ. t. 2. ster. , p. 222,
(2) Plut. Artaxerges , Amyot.
2
164 MERCURE DE FRANCE ;
>> pour les veincus. >>\>Quinze ans après , Philippe monta
sur le trône ; sentant bien que la Grèce perpétuellement
divisée , serait perpétuellement faible , il voulut la soumettre
et y réussit. Les rois de Perse , occupés des troubles
de leurs propres états , n'avaient pu que contrarier
faiblement les projets de Philippe , qui devenu l'arbitre
de la Grèce , songeait sérieusement à la venger des longues
offenses de l'Asie . Mais il mourut au milieu de ces
conjonctures, laissant à son fils l'exécution de ses vastes projets.-
Alexandre entra en Perse avec une armée de trente-
sixmillehommes ; et la faiblesse apparente de sespréparatifs
a fourni à ses détracteurs un facile moyen de l'accuser
d'imprudence , de témérité , de folie. Mais ce prince
ne pouvait - il pas raisonnablement se croire , avec trentesixmille
hommes , en état de vaincre les nombreuses armées
de l'Asie ? Il n'ignorait pas , et personne en Grèce
ne l'ignorait , que les Perses étaient sans discipline , sans
vigueur et sans moeurs. Il n'avait pas oublié les anciennes
défaites de Mardonius et de Xerxès , ni les exploits récens
d'Agésilas , qui , avec six mille braves , avait pénétré
jusqu'au milieu de l'Asie , et aurait renversé l'empire , si
1es troubles de la Grèce ne l'eussent arrêté au milieu de sa
course,et forcé de repasser la mer; il savait que Xénophon ,
à la tête de dix mille hommes , avait exécuté sa retraite
merveilleuse à travers tout le nord de l'Asie , sans que les
Barbares pussent l'entamer . D'ailleurs ces trente-six mille
hommes étaient de vieux soldats , qui avaient pris sous
Philippe l'habitude de la guerre et celle de la victoire.
On voit donc qu'Alexandre n'était pas si imprudent qu'on
le suppose , et avait mieux calculé ses moyens qu'on
ne le croit ordinairement. Bossuet , dont le regard puissant
voyait plus avant dans les choses que tous les déclamateurs
et tous les poètes du monde , a dit avec sa force
GERMINAL AN XIII 165
accoutumée (1) : « Vous avouerez que la Perse attaquée
» par un tel héros et de telles armées ne pouvait plus éviter
>> de changer de maître . >>-Ainsi Alexandre animé contre
l'Asie par les plusjustes ressentimens , attaquant une mul
titude indisciplinée , avec une armée de soldats aguerris
et dès long - temps accoutumés à vaincre , ne dut pas
moins ses prodigieux succès à sa prudence qu'à sa fortune.
Vainqueur des Perses sur les bords du Granique ,
en quelque mois il soumet toutes les provinces maritimes
de l'Asie. Les victoires d'Issus et d'Arbelles , et la mort de
Darius , dont il punit le meurtrier , le laissent sans ennemis
, et il est proclamé roi de l'Asie . Cette immense
conquête fut l'ouvrage de cinq années , et certes , on ne fit
jamais rien de si grand , et en moins de temps , et avec des
moyens mieux combinés.
Jusque - là la vie d'Alexandre me paraît aussi surpre
nante qu'admirable ; mais j'avoue que la fin ne fut pas
digne de ces beaux commencemens. Après la mort deDarius,
il semble que l'ivresse de tant de victoires eut dérangé
la tête du conquérant. C'est alors qu'on le vit se livrer à
ces excès de cruautés et de débauches honteuses quinuisent
à sa mémoire , et qu'ôtant tout frein à son ambition ,
il alla porter la guerre jusques par-delà l'Indus , chez des
peuples dont jamais ni les Grecs , ni lui , n'avaient eu à so
plaindre.
Les actions d'un homme aussi extraordinaire durent
frapper puissamment l'imagination des Grecs , naturellement
très-faciles à se laisser émouvoir par tout ce qui
avait l'éclat de la grandeur et du merveilleux. Aussi nul
héros n'eut jamais autant d'historiens, et la plupart pous
sèrent jusqu'à l'excès cette manie des récits romanesques ,
(1) Hist. univ. , t. 2, p. 223,
,
3
66 MERCURE DE FRANCE ;
:
et des descriptions fabuleuses qui a fait naître le proverbe
de la Grèce menteuse.
Plusieurs de ces historiens vécurent du temps même
d'Alexandre ; quelques-uns avaient servi sous ses ordres :
les autres l'avaient accompagné , appelés par lui pour
écrire sous ses yeux la relation de tout ce qu'ils lui verraient
faire. Mais presque tous ces témoins furent rendus infidèles
, soit par leur penchant à l'exagération , soit par
leur bassesse , par leurs ressentimens particuliers , ou leur
attachement à la personne du roi.
Callisthène , dont la fin fut si tragique , croyait que la
divinité d'Alexandre dépendait de sa plume bien plus que
des oracles , et son histoire écrite sur ce principe n'eut
pour but que de faire, aux dépens de la vérité , l'apothéose
du roi,
(
Onosicrite est regardé par Strabon (1), comme le plus
fabuleux des historiens d'Alexandre. On le plaçait à côtê
de Ctesias , d'Aristée , d'Isigone , de Polystephanus ,
d'Hégésias , écrivains romanesques dont les ouvrages finirent
par tomber dans un tel mépris , qu'au temps d'Aulugelle
on achetait pour très-peu d'argent leur collection
complète. (2)
Hiéronyme de Cardie n'avait pas fait oublier son mauvais
style par son impartialité (3).
Clitarque qui fut , au jugement du plus judicieux des
critiques (4), le plus enflé des historiens , avait écrit en
rhéteur, sans exactitude et sans goût.
Après la mort d'Alexandre , parurent Hégésias (5) ,
:
(1) ap. Ste. Cr. , p. 38.
(2) Aul. Gell. IX . 4.
(3) Voy. Ste . Cr. , p. 40.
(4) Longin , ap. Ste. Cr. , 4r.
(5) Voy. Ste. Cr . , p. 47.
/
GERMINAL AN XIII. 167
écrivain asiatique, dont le style était froid , recherché ,
maniéré , et qui ,joignant à cedéfaut l'amour des fables
et du merveilleux, en avait rempli ses ouvrages ; Duris ( 1 )
qui gâta de belles qualités par le même goût pour les prodiges
; Jason (2) , abréviateur décharné , qui avait fait une
nomenclature plutôt qu'une histoire ; et plusieurs autres
dont les noms seraient longs à rapporter.
Mais dans la foule des historiens d'Alexandre , tous ne
furent pas d'un si faible mérite ; ily en eut quelques-uns
qui , sentant mieux l'étendue de leurs devoirs , écrivirent
avec plus d'exactitude et de fidélité.
Aristobule et Ptolémée , tous deux généraux sous
Alexandre , et le second , roi après sa mort, avaient laissé
des relations dont la perte est digne de regrets. Aristobule
écrivit à 84 ans (3) , et Alexandre ne vivant plus alors ,
il semble avoir eu loin de lui toutes les causes de haine
ou de partialité. Ptolémée était roi quand il composa sés
mémoires , et le respect qu'il dut à l'élévation de son rang
lui endonna sans doute pour la vérité. Cette observation
est de Synésius, qui , citant à l'appui d'un fait les mémoires
de Ptolémée, s'exprime en ces termes (4) : « Ainsi
» l'a rapporté Ptolémée , fils de Lagus , qui le savait bien ,
» en ayant lui-même été le témoin , et qui , roi quand
» il écrivit, ne mentait pas. »
Il faut encore regretter le journal d'Alexandre , rédigě
par Diodote et Eumène (5) ; l'itinéraire de l'armée décrit
par Béton et Diognète (6) , ouvrage qui aurait levé bien
(1)Voy. Ste. Cr. , 53.
(2)Voy. Ste . Cr. , 58.
(3) Ste. Cr. , p. 43.
(4) Calv. enc. 79 , с.
(5)Ste. Cr. , p. 45.
(6)Id.46.
168 MERCURE DE FRANCE,
,
des difficultés sur les campemens d'Alexandre , et la géographie
de la Perse et de l'Inde ; Marsyas qui avait écrit
sur l'éducation du roi dont il avait été lui-même le condisciple
( 1 ) ; Eratosthène , géomètre et critique fameux
qui avait cherché à corriger les erreurs des autres historiens
(2) ; Timagène , écrivain qui eut de l'exactitude (3) ;
Dexippe , homme , suivant Eunape , d'une érudition universelle
et d'une grande puissance de raison (4) .
Tous ces historiens et beaucoup d'autres sont perdus . II
ne nous reste aujourd'hui que Plutarque , Diodore ,
Arrien.
26 )
Plutarque qui cite 250 auteurs (5) , qu'il a consultés ou
suivis , nous a laissé sans doute un ouvrage très-précieux.
Cependant il est trop admirateur et trop passionné pour
être toujours impartial et juste. « On s'aperçoit , dit M. de
>> Sainte - Croix , de sa partialité par les circonstances
>>>qu'il supprime.... On sent combien il en coûte à son
>> coeur de raconter les mauvaises actions de ce prince , et
>> d'avouer le changement que fit en lui la prospérité, le
>>>plus terrible des écueils. En un mot , tout est arrangé
>> dans cette vie à dessein que le bon l'emporte de beau-
>>> coup sur le mauvais , que celui-ci soit moins sensible ,
>> et qu'Alexandre devienne par-là un objet perpétuel
>>> d'admiration . >>>
Diodore a consacré à Alexandre le dix-septième livre
de son Histoire universelle. Mais le temps nous en a en-
(1) Id. 44.
(2) Ste . Cr. , p . 51 .
(3) Amm. Marcell. « Timagenes et diligentia græcus , et lingua.
Ap. Ste. Cr. , 57.
(4) In Porphyr. fin. et Ste. Cr. , p. 60.
(5) Ste, Cr. , 78 .
GERMINAL AN XIII. 169
levé une partie. Au reste , il ne paraît pas ( 1) qu'il ait toujours
consulté de bons guides ; son ouvrage cependant ,
n'est pas sans utilité. は
Arrien a suivi particulièrement les mémoires d'Aristobule
et de Ptolémée , et doit inspirer la plus grande confiance.
Il avait fait une étude particulière de la tactique ,
et personne n'a mieux que lui décrit les batailles d'Alexandre.
Je transcrirai ici quelques lignes du jugement que
M. de Sainte- Croix porte de cet historien. « Il mérite à
>> bien des égards le surnom de Philalethe ou ami de la
» vérité, qu'un auteur Grec lui donne (2). Pour l'ordinaire,
>> Arrien n'adopte point un fait sans examen , et sa criti
» que est presque toujours judicieuse. Il décrit avec beau
>> coup de clarté les marches , les batailles , et toutes les
» opérations militaires , qui , la plupart , sont racontées
» par les autres historiens d'une manière incomplète ou
>>inintelligible. Partout on reconnaît l'auteur de l'excel-
>>lent Traité de tactique qui porte son nom , et l'on juge
> facilement que sa théorie était le résultat d'une prati-
» que éclairée. D'ailleurs Arrien s'est attaché à faire con
>>naître moins le prince ou l'homme que le guerrier ou le
>> conquérant , et on s'aperçoit de la peine qu'il éprouve
>> en rapportant les faits qui ne sont point à l'avantage du
>> premier. Il semble même glisser sur ce qu'il ne peut
>> raisonnablement excuser ou présenter sous des couleurs
>>favorables ..... On connaîtra moins par lui les vices ou
>> les vertus, les goûts et les moeurs de ce conquérant, que
>> dans sa vie écrite par Plutarque.>>>
Parmi les latins , on ne peut nommer'que Quinte-
Curce , Justin qui a abrégé Trogue Pompée , et Paul
Orose qui a abrégé Justin.
(1) Ste. Cr. , p . 70 , 71 .
(2) « Eneas Gaz. Theophrast, p. 23,
1 .comA
170 MERCURE DE FRANCE ,
Quinte-Curce écrivit d'après Clitarque , « ou , ditM. de
» Sainte - Croix , peut- être le traduisit - il, du moins en
> grande partie. » Séduit , et par les défauts de son modèle
et parson propre goût qui le portait à la recherche
dans le style età l'exagération dans les détails et les descriptions
, il a écrit l'histoire comme un roman. Il multiplie
les situations pathétiques et fortes , les discours ornés
, enfin tous les moyens de produire le plus grand
effet possible. Du reste , il manque de toutes les connaissances
préliminaires que doit avoir l'historien , et à chaque
instant un lecteur superficiel ou médiocrement instruit
peut être entraîné par lui dans les plus grossières
erreurs. « On ne saurait , dit son savant examinateur,
« être trop en garde contre les charmes de son style ,et
>> aucun écrivain de l'antiquité ne doit être lu avec plus
> de précaution. Son ignorance en tactique le rend sou-
>> vent inintelligible dans le récit des batailles.... Il ne
> parle que d'une manière vague et obscure des saisons
» dans lesquelles sont arrivés les différens événemens.; il
>> ne fait pas mention des années , et ne les désigne même
» pas. De son inexactitude naît un désordre qui empêche
>> de bien saisir le fil de la narration. Il s'embarrasse en-
>> core moins de la géographie , et son ouvrage fourmille
>> d'erreurs sur cette matière , etc. »
Trogue Pompée vivait sous Auguste , et était digne de
cegrand siècle. C'était, dit son abréviateur , un homme
d'une antique éloquence (1) ; etVopiscus parlant des plus
grands historiens (2) , nomme Trogus à côté de Tite-Live,
de Salluste et de Tacite. M. de Sainte - Croix pense (3)
(1 ) Virprisca eloquentiæ TrogusPompeius. Justin, ap.Ste.Cra
p115.
(2)Vopisc. Aurel. c. 2.
(3)ρ. 1αι,
GERMINAL AN XIII. 174
que Trogue Pompée avait en grande partie suivi Cli
tarque , guide infidèle suivi déjà , comme nousl'avons vu ,
par Quinte-Curce et Diodore de Sicile.
Paul Orose a consacré au conquérant Macédonien cinq
chapitres de son Histoire Universelle. Il suit Justin , mais
n'a pas imité la sagesse de son style. Orose a les défauts
de l'Ecole africaine , il est dur , barbare , obscur , ampoulé
, déclamateur. Il faut pourtant remarquer avec
M. de Sainte-Croix ( 1 ) , qu'il ne mérite pas tout à fait le
mépris dans lequel il est tombé , « surtout si l'on consi
» dère qu'il a vraisemblablement fourni à Bossuet l'idée
>> de son immortel discours sur l'Histoire Universelle.
>> Paul Orose ramène comme lui tous les événemens aux
> vues de la Providence sur l'établissement de la religion
>> chrétienne , mais c'est d'une manière moins directe ,
» et son plan n'est pas dessiné avec la même exactitude.
>> D'ailleurs cet art admirable de rassembler tant de ma-
» tériaux épars et divers pour en composer un ensemble
>> parfait , et de faire jaillir de cette belle ordonnance le
» trait de lumière qui dissipe toutes les ombres; ce savoir
>> vaste etjamais superflu , cette éloquence toujours noble
>> rapide , et quelquefois sublime, qui pénètre et vivifie
» tout , qui élève l'ame et lui laisse une impression dura-
» ble ; ces grands traits empruntés si heureusement des
>> prophètes , ces réflexions justes et profondes , ces
» images fortes et majestueuses , enfin ces expressions qui
> renferment et font naître une foule de pensées ; voilà
>> ce quiappartient exclusivement à l'illustreBossuet, etc. n
J'ai cité ce passage pour faire voir que le style de M. de
Sainte-Croix a le mérite bien rare dans les livres d'érudition
, d'être élégant et pur , et de s'élever quand le sujet
ledemande.
(4)P. 124.
172 MERCURE DE FRANCE ;
•Tous ces historiens et beaucoupd'autres sont examinés
par M. de Sainte - Croix avec les plus grands détails ,
d'après leurs ouvrages , ou leurs fragmens , ou les témoignages
de l'antiquité; il discute aussi le degré de confiance
que méritent plusieurs autres auteurs qui n'ont parlé
d'Alexandre qu'accidentellement , Strabon , Polyen , Athénée
, Elien , Valère Maxime , etc. Pour compléter cet
examen qui occupe toute la première partie de l'ouvrage ,
M. de Sainte-Croix y a fait entrer les historiens orien
taux , si pourtant on peut donner le nom d'historiens , á
des écrivains hyperboliques jusqu'au ridicule , poètes en
prose , décrivant avec pompe le printemps et l'hiver , em
ployant les plus absurdes et les plus gigantesques figures ,
abusant en tout sens et en toutgenre de ce trop facile talent
que les Asiatiques ont pour l'exagération , et manquarit
rarement d'altérer les faits , pour consoler un peu leur
orgueil national. Quelques lignes de M. de Sainte- Croix( 1 )
feront mieux connaître leur manière que tout ce que j'en
pourrais dire. « Mirkhond assure qu'Alexandre , dans
>> l'espace de quatorze ans , parcourut les routes et les
>> déserts , les plaines et les montagnes du globe , et que
>> les pieds de ses coursiers agiles et étincelans de feu
» écrivirent sur les lieux les plus élevés et les moins ac-
>>>cessibles , des vers dont le sens est : Le jour il était
>> dans la Grèce , et la nuit dans l'Inde ; le soir à Damas ,
>> et le matin à Rouschad . Son cheval se désaltérait en un
> mêmejour aux rives du Gihon, et dansles eaux duTigre,
>>qui arrose Bagdad. >>>
2
... Dans la seconde et latroisième partie, M. de Sainte- Croix
examineendétail les récits des historiens depuis lanaissance
d'Alexandre jusqu'à sa mort. Je ne peux suivre ici lamar-
(1) p. 191.
GERMINAL AN XIII. 173
che de l'auteur; c'est dans l'ouvrage même qu'il faut voir
avec quel art il sait concilier les écrivains qui semblent
s'éloigner le plus; comme il discute la vraisemblance
relative de deux récits contradictoires qu'il est impossible
de concilier , et montre lequel il faut préférer; comme
il corrige les erreurs chronologiques et géographiques ,
réfute les traditions fabuleuses , et ces mensonges historiques
qui , long-temps propagés , ont fini par acquérir
les droits de la vérité. Par exemple Quinte-Curce et Pline
rapportent d'après Clitarque ( 1) qu'Alexandre mit le feu
au palais de Persepolis , que la ville fut consumée , et
qu'on n'en retrouverait pas la place , si l'Araxe ne l'indiquait.
Mais Aristobule , suivi par Plutarque , assure
qu'il n'y eut qu'une partie du palais de brûlée : « Com-
> ment que ce soit , dit le biographe , c'est bien chose
>> confessée de tous, qu'il s'en repentit sur l'heure même,
» et qu'il commanda qu'on éteignît le feu (2). » Dailleurs
les voyageurs modernes qui ont examiné les ruines de
ce palais , ont reconnu qu'il était de toute impossibilité
que les flammes eussent pu consumer un édifice composé
de masses de pierres énormes et indestructibles .-Ailleurs
M. de Sainte-Croix démontre par le calcul la possibilité des
marches d'Alexandre, que la fausse évaluation des mesures
et la confusion des termes avaient fait regarder comme fabuleuses
, et dont Montesquieu disait : « Vous croyez
>> voir l'empire de l'Univers plutôt le prix de la course ,
>> comme dans les jeux de la Grèce , que le prix de la
> victoire . »
Quelques écrivains politiques ont supposé que le conquérant
macédonien , n'avait pénétré si avant à l'orient de
(1) Ste. Cr. , p. 311 .
(2) Plut. Amyot , Alexandre.
174 MERCURE DEFRANCE ;
FAsie que pour unir les Indes avec l'occident , par un com
merce maritime , comme il avait voulu les unir par les
colonies qu'il avait portées dans les terres , et que la fondation
d'Alexandrie tenait à ce vaste plande commerce.
Mais , dit M. de Sainte - Croix , si ce fut réellement
→ le dessein de ce prince , pourquoi permettait-il pendant
➤ le cours de ces mêmes opérations de rétablir Tyr qui
⚫ avait conservé ses relations commerciales, et devenait
> naturellement la rivale d'Alexandrie ? » Tous les historiens
s'accordent à ne donner à Alexandre dans sa conquête
de l'Inde , d'autre motif que l'amour de la gloire
militaire ; et quand il cherche à se faire suivrepar ses soldats
découragés , il ne leur parle point du tout de l'avantage
-d'étendre le commerce, maisde lagloired'étendre leurs con
quêtes, et de ne donner à leur empire d'autres bornes que
celles que Dieu a mises à la terre. Toutes ces idées commerciales
ne sont ni du siècle , nidu caractère d'Alexandre.
La quatrième partie est consacrée à l'examen des témoignages
de la Bible et des écrivains juifs. M. de Sainte-
Croix admet , en homme religieux et convaincu , la certitude
des prophéties et leur parfait accomplissement. Le
voyage d'Alexandre à Jérusalem , que de très -grands critiques
ont regardé comme supposé , dont Bossuet , Pétau ,
Usher, le père Ansaldi, ont admis la possibilité, estdiscuté
par M. de Sainte-Croix , avec de grands développemens.
Il en justifie presque toutes les circonstances d'une façon
sans réplique , et montre que les plus forts argumens de
ceux qui l'ont rejeté étaient appuyés sur une erreur chro-
⚫nologique. M. de Sainte-Croix avait combattu dans sa première
édition , l'opinion qu'il soutient aujourd'hui ; mais
les raisons par lesquelles il ladéfend sont bien plus fortes ,
plus pleines , plus développées que celles par lesquelles il
l'avait attaquée. Et il est remarquable que Bayle , qu'on
GERMINAL AN XIII 175
n'accusera sûrement pas d'être ou trop crédule ou trop
prévenu en faveur de la religion , admet la vérité de ce
voyage , au moins dans le fond , sinon dans toutes les circonstances.
« Je me garderai bien, dit-il (1 ) , de mettre
» au nombre des fables le voyage d'Alexandre à Jérusa-
» lem. La narration que Joseph nous en a laissée pourrait
être fabuleuse , quant à certains points. Dira
>> qui voudra qu'elle l'est en tout et partout ; le silence
» des auteurs païens qui ont parlé de tant d'autres choses
> moins considérables , concernant ce prince , arrivées
>> dans des pays aussi obscurs pour le moins que la Judée,
» sera une raison forte pour qui voudra , mais non pas
>> pour moi. »
Dans la cinquième partie,M. deSainte-Croix traitedela
chronologie des historiens d'Alexandre , matière épineuse
et pleine de difficultés. Mais il les éclaircit à l'aide de sa
critique supérieure , et donne pour résultat de ses laborieuses
recherches un canon chronologique, depuis l'avénement
de Philippe jusqu'à la mort d'Olympias , ou en
d'autres termes, depuis l'an 360 jusqu'à l'an 318 avant
Jésus-Christ.
La géographie des historiens d'Alexandre occupe la
sixième partie. M. de Sainte-Croix montre d'abord quels
furent chez les Grecs les commencemens de la science
géographique. Arrivant ensuite aux écrivains qu'il s'est
chargé d'examiner, il relève leurs erreurs , explique les
difficultés nées des fausses mesures ou de la confusion des
noms. Toute cette section est du plus grand intérêt , et répand
beaucoup de jour sur plusieurs points très-obscurs de
l'ancienne géographie. Elle est terminée par des observations
sur l'important voyage de Néarque , qui parti des
(1) Art. Macédoine , not.o 2
176 MERCURE DE FRANCE ;
bouches du Sinde, arriva à Ormuz après une traverséede
sept mois. L'authenticité de ce voyage avait été contestée
-par des savans du premier ordre , entre autres par l'habile
Dodwell etle paradoxal Hardouin. Les recherches nou-
-velles de M. de Sainte- Croix et de son savant collégue ,
M. Gosselin , lèvent tous les doutes. :
Telles sont les principales matières contenues dans ce
grand et bel ouvrage. Je ne dois pas oublier de dire que
M. Barbié du Bocage y a mis une excellente carte des expéditions
d'Alexandre , eten a donné l'analyse dans une savante
dissertation ; que M. Quatremère de Quincy , l'un des
hommes de France qui connaissent le mieux la théorie
des arts , et celui peut- être qui en parle avec le plus de
talent , a fait d'après les récits des historiens , deux beaux
dessins du: bûcher d'Héphestion et du char funèbre
d'Alexandre ; enfin que le célèbre M. Visconti a donné
-l'explication d'un bas-relief inédit et d'une belle exécution ,
-représentant la bataille d'Arbelles.
a L'ouvrage est terminé par une table des matières faite
avec beaucoup de soin et d'exactitude, et par une autre table
des auteurs corrigés et de ceux dont on trouve cités dans
lesnotes des fragmens inédits. Les passages les plus remarquables
sont ceux que M. de Sainte-Croix a pris dans la
stéréométrie du mathématicien Héron ; dans les scholies
sur Denys de Thrace ; dans le lexique de Photius; dans
un abrégé de Polyen, qui offre d'excellentes restitutions
&pour le texte imprimé de cet écrivain ; dans le lexique
- des orateurs , ouvrage qu'il serait utile de publier , avec
les autres grammairiens de cet antique et précieux ma-
-nuscrit de Coislin ( 1) , qui a fait faire aux philologues de
Hollande et d'Angleterre , plus d'un voyage en France ;
(1) Biblioth. Coisl . , nº. 145.
enfin
GERMINAL AN XIII. 177
enfin dans Théodulus ou Thomas Magister, dont le discours
au philosophe Joseph sur les guerres de Perse et d'Italie
ne mériterait pas moins d'être imprimé . On y trouve plusieurs
faits importans pour la connaissance de l'histoire de
l'Empire au XIV . siècle. J'ai entendu dire que M. de
Villoison avait eu le projet d'en donner l'édition. Si ce
savant helléniste , dont la maladie alarme vivement ses
amis et tous ceux des lettres grecques , se charge de publier
ce discours et d'yjoindre ses remarques , on peut assurer
d'avance qu'elles seront un trésor d'érudition historique ;
car M. de Villoison, qui a dans tous les genres des connaissancesin
finies , est peut- être l'homme qui a le plus approfondi
l'histoire des derniers siècles de l'empire Grec , et
qui en possède le mieux tous les détails.
SPECTACLE S.
THEATRE FRANÇAIS.
Ω.
L'Homme à Sentimens , ou le Tartufe de Moeurs ,
comédie en cinq actes et en vers , de M. Chéron ,
remise au théâtre.
M. SHERIDAN , auteur de la comédie anglaise dont celleci
est imitée , a mis pour la composer plusieurs ouvrages
à contribution ; entr'autres le Tartufe , Tom Jones ,
l'Enfant Prodigue , l'Habitant de la Guadeloupe , dont
Mercier avait lui-même trouvé l'idée dans un roman de
l'abbé Prévôt. Je me contenterai d'indiquer un sujet dont
les principales sources sont si connues.
Valsain , sous le masque de la vertu qu'il porte mal ,
car il en parle trop , cache la plus noire scélératesse. Florville
, son frère , un peu moins âgé que lui , avec tous les
défauts et même les vices de la jeunesse , conserve un coeur
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
sensible et généreux. Ces deux frères ressemblent beaucoup
à ceux de l'Enfant Prodigue , si ce n'est que Fierenfat ,
moins odieux , n'est que dur et cupide ; ils sont rivaux
comme dans le drame de Voltaire , et c'est aussi le cadet
qui est préféré. Il y a dans la pièce , sous le nom de Gercour
, un véritable Orgon qui a été leur tuteur , et qui est
amoureux des fausses vertus de l'aîné , autant qu'irrité des
vices ducadet. Il s'en faut bien qu'il approche pour le comique,
de celui de Molière. Il est l'épouxd'une jeune femme,
honnète au fond , mais inconséquente dans sa conduite ,
et l'hypocrite veut la lui souffler .
Un oncle des deux frères , nommé Sudmer , arrivé
nouvellement de l'Inde avec une prodigieuse fortune , se
défiant de l'un, parce que, dans ses lettres , il l'entretenait sans
cesse et avec affectation de sa probité , et augurant bien
de l'autre par le ton naturellement affectueux de sa correspondance
, a résolu de les éprouver tous deux en se presentant
à eux sous divers noms et différens prétextes . Le
fourbe est démasqué , le bon coeur de Florvil'e reconnu :
celui-ci obtient la main de sa maîtresse , et Sadmer assure
tout sonbien aux deux époux , une moitié àchacun. Julie ,
c'est le nom de la jeune personne , déclare qu'elle n'accepte
point celle qu'on lui donne ; son amant lui répond qu'elle
n'en sera que dépositaire .
:
SUDMER.
Tout comme il vous plaira , faites votre devoir ;
Mais je vous en préviens , je n'en veux rien savoir .
Cette pièce est bien conduite , bien intriguée , le style
en est ferme et naturel ; elle a de l'intérêt. Du côté de l'art
onne peut lui reprocher qu'un peu de langueur dans les
premiers actes ; au troisième , la scène des tableaux , et
sa quatrième , celles du paravent ont enlevé tous les suffrages
. La première est un peu longue : on est cependant
touché des sentimens de Florville qui , réduit à vendre
d'anciens portraits de famille , refuse de se défaire de celui
de son oncle , et déclare que , dût- on le couvrir d'or et de
GERMINAL AN XIII.
179
۱
diamans , il ne le céderait pas. Son oncle , déguisé en juif,
lui enoffrait un prix exorbitant.
Les scènes du paravent sont d'un intérêt bien plus vif
encore. Valsain a su attirer dans sa biblothèque Mad. Gercour.
Le mari survient ; le Tartufe la presse de se cacher
derrière un paravent : elle résiste d'abord , en disant qu'e'le
n'est point coupable ; il l'y pousse moitié gré , moitié
force. Le mari s'aperçoit qu'ure femme est cachée dans
l'appartement , et veut la voir. Valsain lui dit que c'est une
petite marchande de modes , et proteste qu'il n'en faut rien
conclure d'offensant pour elle ni pour lui-même. Fiorville
survient , Valsain est obligé de sortir pour un moment
Gercour , qui commence à se désabuser sur le compte des
deux frères , avertit le cadet qu'il y a une jeune fille dans
la bibliothèque. Florville se précipite pour la voir , la voit ,
referme bien vite le paravent , et empêche qu'elle ne soit
vue de son mari. Valsain rentre en ce moment , s'aperçitque
son frère sait tout , et se croit perdu ; mais Florville
donne le change au mari , et l'entraîne dans sa chambre
pour que madame Gercour ait le temps de se retirer.
Une telle délicatesse de la part d'un jeune étourdi fait pardonner
bien des fautes .
Cette situation est sans doute bien intéressante et bien
forte ; à peine on respire pendant trois ou quatre scènes
consécutives ; mais il faut convenir qu'elle est amenée
par une grande invraisemblance. Comment madame Gercour
, femme honnête , ma'gré un peu de coquetterie , et
à qui Valsain a fait une déclaration bien en forme , et dit
très -clairement qu'une jeune épouse ne doit point de fidélité
à un vieux mari , peut-elle se déterminer à le venir trouver
à dix heures du soir dans sa bibliothèque , où il l'a invitée à
se rendre sous prétexte de lui lire Platon , Epictète , Sénèque
, etc. , et où elle entre en éclatant de rire ? Elle a
beau s'écrier , après être sortie du piége :
Ignorance du monde , où m'avez-vous conduite ?
Une femme médisante et coquette , c'est le caractère qu'on
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
lui donne , ne doit pas être aussi ignorante : non-seulement
la bienséance , mais ce qui est pire , sous le rapport
de la conduite d'une intrigue , la vraisemblance est violée
par cette démarche de madame Gercour.
F
,
D'un autre côté la séduction tentée par Valsain est bien
plus vraisemblable que celle qui est entreprise par le Tartufe
de Molière. S'il y a un défaut dans ce chef-d'oeuvre
c'est une teinte d'invraisemblance qui s'étend sur presque
tout le rôle de l'hypocrite . La Bruyère en a fait une critique
très-vive : un homme de cette trenipe , dit - il , ne cajole
point la femme d'un protecteur opulent , dont il est le parasite
; à plus forte raison n'ira-t- il point compromettre une
grande fortune , un mariage inespéré avec une fille charmante
,, pour tâcher , sans aucun motif raisonnable d'espérance,
de séduire sa mère ,grave matrone déjà sur le retour
et entourée d'enfans qu'elle veut marier. Dans le nouveau
Tartufe , la séduction est motivée ; madame Gercour a
tout pouvoir sur son mari tuteur de Julie ; Valsain a
cru qu'en lui faisant la cour il pourrait la déterminer en sa
faveur ; il a employé ce moyen sans succès . Sa vanité lui
persuade qu'elle veut de sa part plus que de simples honnêtetés.
Il sait qu'elle aime à plaire , ne lui connaît pas
d'amans , et croit pouvoir se présenter en cette qualité ,
pour mieux s'assurer la main et la fortune de Julie. Il n'y
a dans cette combinaison rien qui soit dénué de vraisemblance.
,
:
Mais je serais tenté de faire à M. Chéron un reproche
plus grave que celui qu'a fait la Bruyère à l'auteur du premier
Tartufe . J'ai peur que sa comédie , dont la morale paraît
d'abord excellente, comme l'intention en est certainement
très-pure , ne soit de quelque danger pour la jeunesse. Je
sais qu'on ne va au théâtre que pour s'amuser , et qu'on
n'a pas coutume de prendre des personnages de comédie
pour des modèles de conduite. Cependant il est trèsconnu
que des jeunes gens y ont quelquefois puisé de
mauvais exemples , en ont rapporté des airs de fatuité ,
GERMINAL AN XΙΙΙ. 181.
d'impertinence , le goût de la dépense , de la dissipation , du
libertinage. L'Enfant Prodigue est une pièce morale ,
parce que cet enfant avant de recevoir sa grace , a beaucoup
souffert de misère et d'humiliations : on ne peut pas être
tenté d'imiter ses déréglemens . Mais Florville aimant le
jeu , la table , les femmes , ayant dévoré , au sortir de
l'enfance , le bien de son père , de sa mère , d'une vieille
arrière douairière qui avait eu du goût pour lui , de grandes
libéralités de son oncle , et contracté encore des dettes ;
Florville , qu'on peint , avec tous ces défauts , vif , léger ,
étourdi , sémillant , aimable , généreux , sensible ; qui n'éprouve
pas un revers , ni presque un désagrément pour
toutes les folies qu'il a faites ; qui au contraire se voit au
comble du bonheur , est en vérité un dangereux exemple .
Une jeunesse inconsidérée croira qu'elle peut tout se permettre
, parce qu'on peut tout réparer avec un bon coeur ,
et ne réfléchira pas qu'il est fort difficile qu'un coeur nageant
dans tous les vices se conserve bien sain . D'autre part , Valsain
, le plus vil et le plus coupable des hommes ; Valsain ,
qui sous un nom emprunté ruine son frère par des usures ,
et veut le faire arrêter pour dettes , n'est puni que par un
moment de honte .
Ce rôle est joué supérieurement par Damas. Armand n'a
pas sans doute la brillante légéreté qu'avait Molé dans sa
jeunesse , mais il est le seul qui eût pu rendre celui de Florvillle
, et il y montre de la vivacité. L'oncle était représenté
fort bien par Grandmesnil ; le personnage d'Orgon n'est
rien moins que saillant; Julie n'a que peu de vers à réciter ;
mademoiselle Volnais les a fort bien dits ; mademoiselle de
Vienne ne se dément jamais ; mademoiselle Desroziers a
tiré du rôle équivoque de madame Gercour , le parti dont
il était susceptible . Tout ce qu'on peut faire dans ces
personnages secondaires , c'est de ne pas déranger l'ensemble.
Ce genre de mérite ne se fait pas extrêmement remarquer ,
mais il est très-utile , et mademoiselle Desroziers l'a toujours
; quand elle ose même se montrer en première ligne ,
1 3
182 MERCURE DE FRANCE ,
ce qui lui arrive rarement , on ne l'y trouve point déplacée. ,
On lui desirerait donc plus de confiance dans ses forces , ce
qui donnerait plus de fermeté à sa prononciation.
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
( Rue de Louvois . )
L'Espoirde la Faveur, comédie en cing actes et en prose ,
de MM . Etienne et Nanteuil.
,
L'Espoir et l'Effet de la Faveur , deux pièces jouées le
même jour , à la rue de Louvois et à la rue de Chartres
ayant pour type la même idée dramatique , supposent au
moins un plagiat : on prétend qu'ici il y en a deux , et que
les deux sociétés d'auteurs qui ont exploité ce sujet , l'ont
puisé l'une et l'autre dans une source étrangère : c'est , diton
, à Fabre - d'Eglantine qu'ils l'ont dérobé. On suppose
que cet écrivain barbare , mais non sans verve et sans originalité
, l'avait traité dans une comédie intitulée l'Orange
de Malte, qu'il avait lue à ses amis , et qui ne s'est point
trouvée parmi ses oeuvres posthumes. Madame de Pompadour
et les courtisans du dix- huitième siècle en étaient les
principaux personnages , et l'on peut bien croire que les
flatteurs de la cour n'étaient pas épargnés par le flatteur de
la populace. Au reste , une grande partie de l'Espoir de la
Faveurn'est que le déve'oppement de ces deux vers devenus
proverbe : Donec eris Felix , etc., et une imitation du
Dissipateur.
Malheureusement les associés n'ont guère emprunté à
l'inventeur que son sujet, et fort peu de son talent ; car il
y en a dans les comédies de Fabre , et il est incontestable
que dans les jugement qu'on en a portés depuis quelque
temps , on a confondu l'homme et l'auteur , et que le premier
a beaucoup nui à l'autre.
L'action de la nouvelle pièce est très- simple , c'est un
GERMINAL AN XIII . 183
érimte ; mais il faut bien des ressources dans l'esprit pour
soutenir l'attention sans le secours d'une forte intrigue ,
et faire que tout soit plein avec peu de matière ; c'est le
secret et le privilége des plus grands maîtres. Les autres ne
auraient se passer de mouvement et d'intérêt .
La baronne de Dolbach doit , dans le jour , marier sa
fille Amélie à Frédéric , simple lieutenant , mais homme de
mérite. C'est par égard pour son frère , feld- maréchal de
Bavière et tuteur d'Amélie , que cette femme , fière de sa
haute naissance , et humiliée de sa modique fortune , a con
senti à ce mariage ; elle témoigne même du regret de sa
condescendance. Sa famille dédaigne d'abord de se trouver
à cette pauvre noce , entr'autres son frère , le philosophe
Xénocrate , qui ne trouve pas bon qu'on épouse un homme
dont l'état est , dit - il , de combattre l'indépendance ; un
conseiller n'ypeut pas venir , parce qu'ayant été rapporté endormi
de l'audience , il ne s'est pas réveillé depuis vingtquatre
heures .
Cependant la future a été la nuit dernière au bal de la
cour , avec une dame Rosenthal , femme d'une mauvaise
réputation , à la quelle sa mère l'avait imprudemment confiće.
L'électeur les a beaucoup regardées . Un page vient de
sa part porter un écrin à Amélie. La tête en tourne à sa
mère; elle ne veut plus qu'elle épouse son petit lieutenant.
Toute la parenté accourt au bruit de la faveur d'Amélie ;
il a réveillé le conseil'er de sa léthargie , guéri un' comman
deur de sa goutte. Un généalogiste arrive avec son arbre
généalogique , se dit de la famille , en donne pour preuve
la conformité des armes : c'est des deux côtés une tête de
cerf avec son bois. Le feld - maréchal , militaire rempli
d'honneur , est le seul à qui ce te apparence de faveur
déplaise; mais c'est beaucoup que , même dans la Germanie
, sur six personnes il s'en trouve une qui ne se prosterne
pas devant la fortune , à quelque prix qu'il lui
plaise de mettre ses faveurs . Le philosophe n'a point balancé
, il est à ses pieds , il provoque un conseil de fa-
4
184 MERCURE DE FRANCE ,
mille pour prononcer sur le mariage ; on arrête sa rupture
ou sa su rséance , malgré l'avis du feld-maréchal contre
lequel tout le monde se soulève. Le page revient annoncer
une visite du prince sous deux heures . Xénocrate , qui a
quitté bien vite son costume philosophique pour prendre
celui d'un courtisan , renvoie toute la famille , voulant
entretenir le page en secret . Il lui dit ( le mot est plaisant ) ,
qu'il a été nommé tuteur ad hoc pour cette affaire ; il ne
se possède pas de joie : « Je gouvernerai ma nièce , s'écrie-
> t-il dans un monologue ; ma nièce le prince , le prince
>> le peuple , à la fin le peuple sera gouverné par un phi-
>> losophe » . Chaque parent a dans sa poche , un p'an
dont il veut charger Amélie.
,
Xénocrate la félicite de ce qu'elle va ( par l'entremise de
la philosophie ) contribuer au perfectionnement de l'esprit
humain , à l'abolition de la féodalité. Amélie est encore
une ingénue , car il est décidé que nous en aurons au moins
une dans chaque comédie nouvelle. « Perfectionnement ,
>> sensibilité , se dit-elle a parte , qu'est cela ? on m'avait
>> bien averti qu'un quart d'heure avant mon mariage , ma
>> famille me tiendrait des discours auxquels je ne compren-
>> drais rien. » La petite qui n'y entend pas malice , se félicite
de pouvoir ajouter à sa parure des diamans qui vont
l'embellir aux yeux de Frédéric ; mais son amant et le feldmaréchal
la désabusent et lui apprennent qu'on la pare
comme une victime. Amélie ne veut point être victimée ,
et souscrit avec joie au projet de son bon oncle , qui , de
concert avec Frédéric, veut l'enlever à sa mère , pour sauver
sa vertu ; le philosophe fait manquer l'enlèvement qu'il
traite d'immoral,
Le page vient pour la troisième fois , et déclare qu'il s'est
trompé , que l'écrin n'était pas pour Amélie. Le généalogiste
s'enfuit avec son arbre , et toute la famille le suit .
Le philosophe dit en sortant:<<Retournons à la philoso -
phie, et reconnaissons la petitesse des grandeurs. » Amélie
ravie de n'avoir plus un écrin qui la compromettait , épouse
GERMINAL AN XIII . 185
son amant de l'aveu de sa mère. L'électeur instruit de ce
quiproquo , et du mérite de Frédéric , lui envoie un brevet
de colonel.
Cette pièce , qui est jouée avec beaucoup d'ensemble ,
n'est dépourvue ni d'intérêt , ni de comique ; mais l'un et
l'autre y sont dans une trop petite dose. Lamarche est
faible , languissante ; le style lui ressemble. Il y a une jeune
personne , rivale d'Amélie , qui ne dit que trois ou quatre
demi-mots. Je n'ai jama's pu deviner pourquoi elle se trouve
là. Le changement du philosophe est trop brusque. La baronne
est bien vile , quoique , pour sauver un peu le décorum
, quelqu'un s'avise de remarquer que le prince est
garçon , et qu'elle répète : « Oui , le prince est garçon » .
*Le parterre était mi-parti de siffleurs et d'applaudisseurs.
La victoire , disait le grand Frédéric , appartient toujours
au plus obstiné. Les amis de la société n'ont pas manqué
de patience , et l'avantage leur est resté. Resserrée en trois
actes , et avec des corrections dans le style , cette pièce
pourrait se soutenir quelque temps ; mais il faudrait la refaire
pour l'élever au-dessus de la médiocrité. Je ne répéterai
point ce que j'ai dit ailleurs sur ces ouvrages faits de
compte à demi. Cela peut passer pour un petit vaudeville
qu'on fagotte inter scyphos et pocula ; mais une comédie
en cinq actes ne se fabrique pas de même.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Thomas Muller ou les Effets de la Faveur , en trois actes,
par MM. Dieu- la- Foi , Chazet et Gersain.
Le Vaudeville a traité gaiement , suivant sa coutume ,
le sujet dont on a fait à Louvois une comédie sérieuse ;
mais sa gaieté n'a été trouvée ni assez franche , ni assez soutenue.
L'action languit , et malgré quelque jolis couplets et
le concours des plus agréables actrices , mesdames Belmont ,
Desmares et Hervey , le succès a été médiocre et même con
186 MERCURE DE FRANCE .
testé. Nous n'avons pas vu les orages de la première représentation
; la seconde , ou la troisième à laquelle nous
avons assisté n'avait point attiré de foule. Ce Vaudeville ,
comme la comédie , a besoin d'être resserré et aurait dû
être plus soigné.
Thomas Muller , riche fabricant de la Prusse , est venu
aBerlin avec Clara sa pupille , chez un baron ruiné , et disgracié
à la cour , auquel il avait rendu des services . Cette
jeune personne est promise à Eugène, fils du baron. La soeur
de ce dernier , demoiselle déjà très-mûre , a mené Clara au
Garde-Meuble royal. Le monarque s'ytrouvait : ces dames
ont été frappées de la beauté d'un nid d'amour. Ces faits
sont placés dans l'avant- scène.
Cependant , sur quelque espérancede rentrer en grace ,
le baron déclare à Muller , qu'il se voit forcé de retirer la
parole qu'il a donnée pour le mariage. Tandis que le fabri
cant essaye de l'en faire rougir , un page vient apporter à
Clara le nid d'amour , de la part du roi. La jeune personne
en témoigne sa surprise ; le page répond galamment :
Le roi pouvait- il en ce jour ,
Malgré sa bienveillance extrême ,
Ne pas vous envoyer l'amour ?
Il serait venu de lui-même .
La soeur du baron est furieuse de n'avoir pas obtenu la
préférence « sur une petite fille qui n'a ni esprit , ni agré-
>> mens , ni rouge , ni blanc . >> Et le baron désolé de la sottise
qu'il vient de faire , tâche de la réparer. Muller , enflé
de la faveur que lui promet celle dont sa pupille va jouir,
humilie le baron à son tour, et rejette une alliance qui n'est
plus digne de lui. La maîtresse du roi , informée de cette
aventure , et craignant d'être supplantée , cherche à dégoûter
Mullerde la cour . D'un autre côté , un duc veut l'y entraîner
et lui demande Clara en mariage. Après avoir hésité quelque
temps , il change son vêtement modeste pour un habit de
courtisan. Eugène et Clara attendent le dénouement dans
Vinaction.
GERMINAL AN XIII. 187
»
Le page revient et déclare qu'il s'est trompé , que le nid
était pour la soeur du baron : c'était en faveur d'Eugène ,
son ami , qu'il avait commis cette erreur volontaire. La
baronne triomphe , et dit : « Eh bien , monsieur le duc , je
" suis encore jeune , je suis noble , moi. Il répond qu'il
est dégoûté de la faveur et du mariage. Le baron est tenté
de changer uneseconde fois. On nesavait plus quand nicomment
cela finirait : le spectateur ayant déjà essuyé trois actes
qui ne lui avaient point semblé très-courts , commençait
à s'inquiéter , lorsqu'enfin un ordre du roi est venu le tirer
de peine. C'est la favorite qui vient le porter ; il enjoint de
fiir bien vîte le mariage des deux amans .
sur- Ce vaudeville est joué d'une manière satisfaisante ,
tout par les trois actrices que j'ai nommées , et par Julien.
Il serait à desirer que Henri voulût bien se défaire d'un
pou d'emphase dont il enfle quelquefois son débit. Le ton
du Vaudeville doit être à-peu-près celui de la conversation
ordinaire.
Arlequin Tyran domestique , enfantillage en un acte ,
de MM. Tournay , Francis et Désaugiers .
On a peut-être donné le nom d'enfantillage à cette bagatelle
, parce qu'on y fait jouer des rôles assez considérables
à deux enfans . On aura voulu prévenir le danger de la
surprise que pouvait causer cette espèce de nouveauté. La
précaution a été surabondante , car ces deux enfans , et surtout
la petite Augusta , qui n'a , dit-on , que neuf ans , ont
contribué au succès de la pièce , qui est dû principalement
au jeu naturel et piquant de l'Arlequin la Porte. On s'attendait
à une parodie du Tyran de Duval , on n'en a vu qu'une
imitation assez gaie. C'est une manière très - commode de
reproduire au Vaudeville les répertoires de tous les autres
théâtres.
Ayant renduun compte très-détaillé de l'original , je ne
in'arrêterai pas beaucoup sur la copie du Tyran.
188 MERCURE DE FRANCE ;
Arlequin trouve sa fille , encore enfant , un livre à la
main, ce qui le met en fureur : à son avis , savoir coudre
et filer suffit. Combien voit- on , dit-il , de jeunes personnes
Qui restent filles à Paris
Pour en avoir su davantage.
Son fils , qui n'est guère plus âgé , lui donne aussi un accès,
de colère , en lui apprenant qu'il s'est engagé dans une
troupe de comédiens pour jouer les pères nobles. Arlequin
se fait donner l'engagement et le déchire : « Mais , papa ,
» que faites - vous ? je suis sur l'affiche . Eh bien ! on -
> mettra sur l'affiche que le père noble a eu le fonet. >>>
Gilles ,, pour contraster avec Arlequin , est le plus benin
des époux ; sa femme mène le cabriolet quand ils sont ensemble
; sur ce qu'Arlequin s'en étonne , elle répond,
Qu'on ne voit que des femmes
Qui mènent leurs maris .
Il y a une foule d'autres traits semblables qui ont été fort
applaudis . Je ne sais si l'on doit les appeler des calembourgs ,
dénomination qui ne convient qu'à de mauvais jeux de
mots. L'austère législateur du Parnasse ne défend pas de
jouer sur le mot , pourvu que ce soit en passant et avec
finesse. Cette licence semble de plein droit dévolue au Vaudeville
, et c'est seulement quand il en abuse qu'il se ravale
jusqu'au calembourg. Comme en ce genre la nuance entre
le bon et le mauvais est très-délicate , il faut se garder de
mettre trop de sévérité dans ses jugemens. Si la gaieté
doit connaître certaines limites , les entraves aussi la rebutent
et l'étouffent. On peut , je pense , sans se compromettre
, rire de l'équivoque du mot d'Arlequin , qui , en
voyant Gilles chargé jusque par-dessus la tête , des cartons
de sa femme , s'écrie : Oh ! comme il en porte !
Ainsi que la femme du tyran dans la pièce parodiée , Colombine
paraît avec des diamans. Arlequin se récrie sur ce
luxe ; elle lui ferme la bouche en disant : ils sontfaux. Ce
trait est du petit nombre de ceux qui , dans се vaudeville
, appartiennent véritablement à la parodie. On a
GERMINAL AN XIII. 189
trouvé encore assez comique cette exc'amation d'Arlequin ,
après la fuite simulée de Colombine : « Quel silence ! on
> voit bien que ma femme n'y est p'us » .
Cet enfantillage n'est certainement pas sans esprit ; mais
il y en a fort peu , avec beaucoup de pretention , dans un
couplet en l'honneur de mademoiselle Mars , où l'on dit
que la nature est son précepteur.
ΑΝΝΟNCES .
Galerie politique , ou Tableau Historique, Philosophique et Cri
tique de la Politique Etrangère , où se trouvent l'aperçu des Evénemens
qui ont contribué à l'élévation, à la gloire ou à l'abaissement de
chaque état ; ses rapports diplomatiques ; l'analyse de divers traités ,
et les portraits des monarques, ministres, généraux , etc. , qui ont influé
sur le sort et la politique de l'Europe , depuis 1780; par M. A.
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On trouve dans cet ouvrage l'explication des fêtes , des cérémonies
et des prières de l'Eglise romaine , l'origine et les causes de
leur institution , ainsi que la signification et l'étymologie des noms
qu'on leur a donnés. Ce livre utile est divisé en trois parties . La première
contient l'explication des fêtes , des cérémonies et des prières
de l'Eglise . La seconde partie traite des vases , des ornemens , des lieux
etdes autres objets qui servent à la célébration du culte. La troisième
partie renferme des notices historiques sur l'origine des dignités , le
rang et les fonctions des ministres de la religion chrétienne. Ces deux
premières parties étant rédigées par ordre alphabétique , on trouve
facilementle nom de l'objet dont on desire avoir la signification. L'auteur
a conservé avec soin , dans la troisième partie , l'ordre des préhiérarchie
ecclésiastique . Ce Manuel peut donc être
gardé comme un Annuaire religieux , propre à servir d'interprétation
aux livres d'Office et de Liturgie ; c'est assez en faire sentir l'utilité
, et même la nécessité pour le plus grand nombre des catholiques.
Sommaire des principales preuves de la vérité et de l'origine
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reséances
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Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rus
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42 .
م
190 MERCURE DE FRANCE ,
:
NOUVELLES DIVERSES.
Hambourg , 30 mars . Le roi de Suède a fait répandre
une note où il a l'air d'insulter la Prusse . Mais ce qui
prouve à quel point toutes les démarches de ce prince sont
irréfléchies , c'est qu'en insultant la Prusse il la menace de
la Russie . (Moniteur. )
Berlin , 30 mars . En échange des décorations de la légion
d'honneur , envoyées ici par l'Empereur Napoléon ,
un pareil nombre de décorations de l'ordre de l'Aigle-
Noir , vont être envoyées à Paris . ( Journal de Paris . )
Londres , 10 avril. Nous ne voyons pas , dit le Times ,
de projet de coalition continentale en état d'être mis en
activité pour lété prochain : la Russie peut être dans les
meilleures dispositions ; mais elle est trop éloignée de la
scène de l'action , et on peut douter si la seule coopération
de la Russie suffirait pour écraser le pouvoir énorme de la
France. Ce n'est pas une lutte prolongée et désespérée qui
pourraitopérer la délivrance de l'Europe , mais une sériede
victoires promptes et décisives . C'est par suite de ces principes
sans doute que les mouvemens de la coalition sont si
lents. Les jalousies qui subsistent toujours entre deux des
plus puissans états de l'Europe , nous font craindre qu'elles
n'empêchent encore , de la part de ces états , une coopération
cordiale ; et quand même une de ces puissances
serait unie activement avec nous , et que l'autre resterait
neutre , tout ce qu'on pourrait en attendre serait une lutte
infructueuse et sanglante , sans aucune probabilité d'un
avantage certain pour la délivrance et l'indépendance de
l'Europe.
Le 19 février. L'escadre française sortie de Rochefort ,
est arrivée à la Martinique. Le 21 , trois vaisseaux de cette
expédition se sont emparés de la Dominique , à l'exception
du fort Ruppert , ( dans le bourg des Roseaux qui en
-est le chef- lieu. Le général anglais s'y est retiré avec ce
qu'il a pu emmener de la garnison. Il y a lieu en outre de
craindre pour Sainte- Lucie , vers laquelle s'est porté un
détachement de l'escadre française ; pour la flotte marchande
partie récemment d'Angleterre pour les Antilles ;
peut être même pour la Barbade. On espère cependant
que le fort Ruppert pourra tenir jusqu'à ce que l'amiral
Cochrane ait le temps de venir à son secours . On dit que le
GERMINAL AN XIII. 191
général français a 12,000 hommes , y compris un certain
nombres de noirs armés par lui .
-La Russie poursuit avec activité ses préparatifs militaires
, particulièrement sur les frontières de l'Autriche
et de la Prusse .
- La pétition des catholiques d'Irlande pour leur entière
émancipation a été présentée par lord Grenville et
M. Fox , dans les deux chambres , le 25 mars. On en délibérera
le g mai.
- La valeur des frégates espagnoles , prises avant la
guerre , sera appliquée au paiement des créances du commerce
anglais sur celui d'Espagne .
PARIS.
L. M. I. ont dû arriver hier 22 germinal , à Lyon. -
Madame , mère de l'Empereur , va occuper aux Tuileries
l'appartement qu'y avait le Pape. -- Le roi de Prusse a
notifié la mort de la reine sa mère , à la cour de France
qui prend le deuil pour trois semaines.
- L'amiral Gantheaume , commandant l'armée navale
de Brest , voulant exercer ses équipages et tenir en haleine
son escadre , a appareillé le 6 de ce mois , a fait différentes
manoeuvres dans la rade , et est sorti du Goulet. Il a donné
la chasse à l'escadre ennemie , et a mouillé dans la rade de
Bertheaume. L'ennemi n'a point tardé de se présenter au
nombre de 18 vaisseaux , dont huit à trois ponts . L'amiral
Gantheaume a fait former immédiatement la ligne de bataille
, et a marché à sa rencontre. Le combat paraissait
certain quand l'ennemi vira de bord , probablement pour
faire sa jonction avec plusieurs autres vaisseaux qu'il attendait
des ports d'Angleterre. L'escadre frauçaise est revenue
à Bertheaume , et leg elle est retournée en rade de
Brest , l'amiral ayant rempli son but qui était d'exercer
ses équipages . Quoique l'escadre française ait constammentmanoeuvré
pendant trois jours , elle n'a éprouvé aucune
avarie , ni fait aucune fausse manoeuvre. L'amiral
se loue beaucoup de la bonne volonté et de l'intelligence
de ses équipages . ( Moniteur. )
LETTRE du duc d'ENGHIEN , écrite peu de jours avant
sa mort , au ministre anglais à Vienne . Traduite de la
Gazette de Wurtzbourg , n°. 47-
<<Monsieur , le général Ecquevilly m'ayant informé de
la manière obligeante avec laquelle vous parlez souvent de
۱
192 MERCURE DE FRANCE
moi , et des dispositions où vous êtes de vous charger de
communiquer au gouvernement britannique mon desir ar
dent d'être employé dans la guerre actuelle , je ne puis
différer plus long-temps à vous faire parvenir mes remercimens
sincères , et à vous exprimer combien je vous suis
obligé de la part que vous prenez à l'amélioration de mon
sort. Je vous répète, Monsieur , avec la plus franche liberté,
ce que le général Ecquevilly vous a communiqué de
ma part. En voyant la carrière de la guerre ouverte à
tant d'autres personnes , je vous assure que l'état de nullité
absolue dans lequel je me trouve contraint de végéter
, me devient chaque jour plus insupportable. Nul ne
desire avec plus d'ardeur que moi de pouvoir donner à
la généreuse nation britannique des preuves évidentes de
zèle et de reconnoissance . J'aime à me flatter que les An-.
glais ne me croiront point indigne de combattre à leurs
côtés contre l'ennemi commun ; et je ne vis que de la seule
espérance qu'ils me permettront de prendre part à leurs
périls ainsi qu'à leur gloire. Absolument éloigné de tout
intérêt concernant ma cause particulière , ma demande
n'a d'autre objet que celui d'être emplové dans une commission
honorable , ou d'obtenir quelque poste dans l'armée
britannique. Et comme cette demande est très-différente
de celle qui a été faite par quelques individus de ina
famille qui habitent l'Angleterre , j'ai lieu d'espérer qu'elle
aura un plus heureux résultat. Vous m'obligerez infiniment
, Monsieur , de vouloir bien faire remarquer cette
différence à votre gouvernement.
13
>> Je dois sans doute , en vertu d'une obligation sacrée ,
défendre jusqu'à la mort mon souverain et sa cause légitime;
mais d'un autre côté , il y a pour moi une obligation
non moins pressante , un devoir non moins cher à
mon coeur , c'est de servir mes bienfaiteurs , et de leur
prouver que ma gratitude envers eux est aussi désintéressée
qu'elle est cordiale.
>> Le desir que j'ai toujours eu de servir la nation anglaise
devient chaque jour plus ardent. Faites-moi done le
plaisir , monsieur , de m'indiquer les moyens qui peuvent
me conduire le plus rapidement à ce but desiré. Soyez
persuadé que ma reconnoissance pour vous durera autant
que la profonde estime et la considération particulière que
m'inspirent vos vertus . Signé LOUIS DE BOURBON. »
(Journal de Paris.)
"
1
A
(No. CXCVIII. ) 30 GERMINAL an 13.
(Samedi 20 Avril 1805.)
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIELA
LE DEPART DU CROISÉ.
20 ROMANCE
L'HONNEUR m'appelle , et me ravit
"
in dish
A
9. H
A mon amante ama patrie.
A sa voix mon coeur obéit;
Demain je pars pour la Syrie.
Je veux , fidèle à mon amour ,
Fidèle au serment qui me lie ,
Servir jusqu'à mon dernier jour
Mon Dieu , mon prince et ma patrie.
A
Amant plus tendre que discret ,
Quand je quitte majeune amiel,
Puis-je cacher le feu secret
Qui brûle mon ame asservié ??
Si mon espoir n'est point trompeur ,
Je ne crains pas qu'elle m'oublie LOT
Un jour l'éclat de ma valeur insituas
Plaira , j'espère , à mon amie.momile)
N
194 MERCURE DE FRANCE ,
1 1 J'ai reçu la croix de sa main ;
Cette croix auguste et chérie ,
Qui fut l'ornement de son sein ,
Ne me sera jamais ravie.
Si la mort aux champs de l'honneur
Termine le cours de ma vie ,
Il faut la prendre sur mon coeur
*Pour la rendre à ma jeune amie.
DEMOLIÈRES.
٢٦
L
LE JEU DES PIEDS.
CONTE.
Alix, déjà sur le retour ,
Aimaitunjeune fat quine s'en doutait guère ;
Enivré de succès , et toujours sûr de plaire ,
Cet important faisait sa cour
Aux seules beautés printanières ,
4
Et sans prendre en pitié les pauvres douairières.
Dans l'espoir de le conquérir ,
Alix mettait en jeu mille aimables manières ,
Et le tendre coup d'oeil , et le brûlant soupir ;
Mais rien n'avançait les affaires .
Il lui revint en souvenir
75%
Qu'au temps heureux de sa jeunesse ,
Le jeu des pieds , conduit avec adresse ,
Pouvait d'un coeur sensible exprimer le desir ;
Elle a recours à ce doux stratagème .
Au reversis ,
Pour vis- à - vis
Ayant un soir l'objet qu'elle aime ,
Sur le tapis
Vers l'Adonis
Tout doucement un pied s'avance ,
Un autre pied se rencontre ; et d'abord
On l'interroge , on combat son silence ;
1
A
n
GERMINAL AN XIII: 195
Mollement on le presse , et puis un peu plus fort ,
Puis on se met en permanence ;
Mais , épouvanté de son sort ,
Et de ce pied maudit détestant l'éloquence ,
L'insolent sur la table ayant posé son jeu :
.... Si vous m'aimez , madame , il vaut mieux me le dire ,
Et je vous saurai gré d'un si charmant aveu ;
Carj'ai des cors aux pieds , et c'est un vrai martyre.
Par F. DEVENET.
TRADUCTION DE LA XVII ELEGIE
DE PROPERCÈ .
Hæc certè deserta loca , etc.
Voici donc un désert , un bois sombre , où Zéphire
Dans le sein du silence a fixé son empire;
Où mon coeur ( si du moins les rochers sont discrets ) ,
Peut sans crainte exhaler son trouble et ses regrets !
Dieux ! par où commencer le récit de nos peines ?
Quelle époque assigner à tes rigueurs hautaines ?
OCynthie ! autrefois , quand tu comblais mes voeux ,
Qui m'eût dit que j'aurais à rougir de mes feux ;
Qu'un jour je te verrais et volage et parjure ?
Est- ce un sort ? Ai - jë pu mériter cette injure ?
Pour une autre beauté , si j'ai trahi l'amour ,
Je consens que tu sois infidelle à ton tour.
Non , crois-moi ; quoique j'aye, au prix de tant d'offenses,
Acquis de justes droits à de grandes vengeances ,
Mon coeur n'est point cruel je ne pourrai jamais
Faire couler tes pleurs , ni flétrir tes attraits.
As- tu , dans mes regards , surpris l'indifférence ?
Tout y peint mon amour , tout y peint ma constance .
Je vous atteste , ô vous , mes confidens secrets ,
Pins si chers au Dieu Pan , et vous , hêtres épais !
Combien de fois ma main , sur l'écorce attendrie ,
Grava le nom chéri de l'ingrate Cynthie !
N2
196 MERCURE DE FRANCE ;
Que de fois ce doux nom , répété par ma voix ,
N'a- t- il pas enchanté les échos de ces bois ! ....
Dirai -je mille affronts , qu'à sa porte muette
A peine confiait ma bouche trop discrète ?
J'appris à supporter ses superbes dédains :
Je cédai , sans murmure , à ses caprices vains:
Et quel est , aujourd'hui , le fruit de tant de peines ?....
Autour des froids rochers , sur le bord des fontaines ,
Dans les sentiers déserts je cherche le repos ,
Et je mêle ma plainte aux accens des oiseaux.
Mais , malgré tes mépris , la forêt , la prairie ,
Les rochers rediront le nom de ma Cynthie !
KÉRIVALANT .
ENIGME.
Du simple villageois j'habite la chaumière ,
Et je brille toujours dans les riches palais ;
Des plus grands conquérans la débile paupière
De mes sombres réduits cherche l'heureuse paix ;
Des secrets de l'amour je suis dépositaire ;
Des malheureux mortels je vois finir le sort ;
Et l'orgueil dans mon sein insultant à la mort ,
Fait d'une vaine pompe éclater la chimère.
LOGOGRIPHE.
Trois pieds de moins , toujours sûre de plaire ,
De mon entier je deviens le contraire.
CHARADE.
Rien de mortel n'échappe à mon premier ;
Un animal rongeur est mon dernier ;
Un animal paresseux, mon entier.
J
: Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Pepin.
Gelui du Logogriphe est Orage , où l'on trouve rage.
Celui de la Charade est Cor-niche .
GERMINAL AN XIII. 197
cer
Histoire de la décadence et de la chute de l'EmpireRomain;
par Gibbon , abrégée par Adam ,
et traduite par P. C. Briand. Trois vol. in-8°.
Prix : 15 fr. , et 18 fr. par la poste. A Paris ,
chez l'Auteur , rue Christine ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire, rue des Prêtres S. Germainl'Auxerrois
, nº . 42 .
( Second extrait.)
IL devait entrer dans les desseins de M. Gibbon
de nous montrer Rome florissante et sagement
gouvernée sous les empereurs païens , afin d'insinuer
que le christianisme avait perdu l'empire , ou
de lui faire un crime de l'avoir laissé tomber. Deux
choses donnaient une apparence spécieuse à cette
opinion. D'un côté , le règne des Antonins qui
laissa respirer un moment l'univers et sa capitale ,
et de l'autre , l'empire transféré à Bysance , ouvrage
de Constantin , qui porta le coup mortel à
l'Occident.
Un historien peut s'étendre avec complaisance
sur les grandes qualités de Trajan et de ses successeurs
. Il est juste de reconnaître que ces princes
ont administré le bien public avec sagesse. Mais si
on en conclut avec M. Gibbon , que l'empire étoit
gouverné par des lois douces et équitables, si on se
persuade qu'il était resserré dans ses justes bornes ,
selon le testament d'Auguste , on n'aura que des
illusions sur cette matière : un empire qui s'étendait
depuis le Rhin jusqu'à l'Euphrate , et qui
voyait la mer couler entre ses provinces , ne pouvait
avoir aucune idée des limites naturelles ni
d'une juste proportion. Aussi quand l'épée des
barbares eut entamé ce corps vraiment démesuré ,
un seul prince ne put suffire à sa défense; il fallut
198 MERCURE DE FRANCE ,
multiplier les Césars , et ce fut Marc-Aurèle qui
donna ce fatal exemple , plus de cent cinquante
ans avant la translation de l'empire . sous Constantin
. Toute l'histoire du troisième siècle , où les empereurs
ne font que paraître et disparaître , prouve
assez que l'empire romain n'était pas constitué de
manière à se soutenir. D'un autre côté , quelle force
*et quelle stabilité pouvait-il trouver dans ses lois ?
Sans entrer dans un détail qui serait immense ,
qu'est -ce que la législation d'un empire , où l'on
comptait soixante millions d'esclaves , c'est - à-dire ,
la moitié de la population de l'état , et où un simple
affranchi en possédait plus de quatre mille ?
La fausse justice des lois et des hommes fut mise
au grand jour par les persécutions. Il fallut , pour
la mieux découvrir , que les meilleurs princes trempassent
leurs mains dans le sang innocent. Je ne le
rappelle point pour ternirla mémoire de leur bonté.
Mais dans quelles profondes ténèbres fallait- il que
le genre humain fût plongé , pour qu'un philosophe
aussi aimable que Pline le jeune fit périr , sur
le simple aveude leur foi , des hommes tels que les
premiers chrétiens (1) ? Quel temps , si l'on veut
y faire attention, que celui où un empereur aussi
humain que Trajan , ordonnait , tout- à-la-fois ,
qu'on ne fit point de recherches contre les disciples
du Christ , et qu'on les livrât au supplice , s'ils
étaient dénoncés (2) ! Sentence vraiment contradictoire
, par laquelle le juge se confondait luimême
: car , comme Tertullien le leur disait avec
(1) Interim in iis qui ad me tanquam Christiani deferebantur ,
hunc sum secutus modum . Interrogavi ipsos an essent Christiani :
confitentes iterum ac tertiò interrogavi , supplicium minatus ;
perseverantes duci jussi. C. Plin. Epist, Lib . X , Ep . XCVII .
(2) Conquirendi non sunt : si deferantur et arguantur , puniendi
sunt. Traj . Plin. , Lib. id. , Ep. XCVII. 200
GERMINAL AN XIII .
199
une force de logique admirable : Vous ne voulez
pas qu'on recherche les chrétiens , parce que dans
le fond du coeur vous sentez qu'ils sont innocens, et
cependant , si on les dénonce , vous voulez qu'on
les punisse comme coupables. D'un côté vous les
épargnez , et de l'autre vous les faites périr ! Accordez-
vous donc avec vous-même. Si le christianisme
est un crime à vos yeux , pourquoi craignezvous
de faire rechercher ceux qui le professent ? Et
si ce n'en est pas un, pourquoi ordonnez-vous
qu'on les condamne ? O sententiam nécessitate
confusam ! negat inquirendos , ut innocentes :
etmandat puniendos , ut nocentes. Parcit et sævit;
dissimulat et animadvertit. Quid temet ipsam ,
censura , circumvenis ? Sidamnas, cur non et inquiris?
Sinoninquiris, curnonetabsolvis ? (Apolog.)
Que pouvait- on répondre à un raisonnement si
fort et si précis ? Rien, sans doute. Aussi la férocité
romaine, dans son impuissance, n'ya- t-elle répondu
que par des tortures. L'ordre de Trajan est trèspropre
à éclaircir la questionqui nous occupe. Le
prince y paraît meilleur que les lois; car c'était
pour satisfaire à sa bonté naturelle , que Trajan
défendait de rechercher les chrétiens , mais en
même-temps il ordonnait de les faire périr , s'ils
⚫étaient dénoncés , afin de satisfaire aux lois et aux
moeurs de sa nation , qui demandaient du sang ;
ce qui paraît d'autant mieux , que ces exécutions
servaient de jeux et de spectacles , comme le dit
Tacite (1 ) , et comme on le voit assez par l'exemple
de l'évêque d'Antioche que Trajan fit exposer aux
lions dans l'amphithéâtre. Ni ce prince , niles em-
(1) Et pereuntibus addita ludibria , ut ferarum tergis contecti
, laniatu canum interirent , aut crucibus affixi , aut flammandi
, atque ubi defecisset dies , in usum nocturni luminis.
urerentur. Anual. Lib. XV , n . XLIV.
1
100 MERCURE DE FRANCE ,
pereurs qui lui succédèrent , n'eurent le courage
de s'élever contre ces lois fausses , contre ces moeurs
cruelles , et d'évoquer au tribunal de leur conscience
la cause de tant d'innocens qui périssaient
par leurs ordres. Ce sont là les considérations que
M. Gibbon devait avoir devant les yeux , pourjuger
du véritable esprit des lois et du caractère de
l'autorité ; et si quelques parties du gouvernement
étaient conduites avec vigueur et intelligence , ce
qui se rencontre assez souvent chez les plus mauvais
princes , cela ne prouvait , ni que les peuples
fussent vraiment heureux , ni que l'empire fût
constitué d'une manière forte et durable .
Mais il faut en venir à ce chapitre , où l'auteur
prétend expliquer l'établissement du christianisme
par des causes morales et politiques , qui dépouillent
cet événement de tout ce que les siècles suivans
y ont vu de merveilleux. Ce merveilleux ,
pour s'en faire une juste idée , consiste dans cette
proposition : qu'aucunhomme n'auraitpu concevoir
ni exécuter la conversion de l'univers par les
moyens qui ont servi à l'opérer. Or le dessein de
M. Gibbon est deprouver que ces moyens étaient
naturellement suffisans , et qu'ainsi il n'y a pas à
s'étonner du succès qu'ils ont eu. Il ne conteste pas
sur le fait ; il prétend seulement l'expliquer d'une
manière qui en ôte l'étonnement . Mais je crois
que ce qu'il en dit , au lieu de diminuer l'admiration
, ne la rendra que plus vive. Je doute qu'on ait
jamais donné lieu d'apercevoir plus clairement
l'insuffisance des voies humaines . Jamais je ne me
suis senti plus pressé de reconnaître et d'adorer la
main souveraine qui remuait l'univers par de si
faibles ressorts .
Cette discussion , le lecteur doit s'y attendre ,
nous forcera de reproduire des vérités anciennes et
GERMINAL AN XIII 101
qui pourront sembler rebattues. Nous les redirons
aussi simplement que sincèrement. La vérité ne
vient pas de nous , et nous n'avons pas le droit de
la retenir. Elle est l'héritage du genre humain. Nos
ancêtres l'avaient reçue , ils nous l'ont transmise
et nous la transmettons à notre tour. Heureux si
elle ne perd rien entre nos mains de sa pureté et
de sa noblesse ! .. :
M. Gibbon voit sans étonnement douze hommes
obscurs sortir de leur nation , pour aller changer
les moeurs et la croyance de tous les peuples. II
ne se demande pas qui avoit mis dans le coeur de
ces hommes une pensée si magnanime , un dessein
quin'est point dans notre nature , et dont l'histoire
n'offre aucun exemple ; la plus vaste conquête sans
ambition , le combat le plus héroïque sans gloire
et sans triomphe , une carrière immense de travaux
sans autre terme qu'une mort violente et infâme.
Il n'examine pas quel motif présidait à une entreprise
si extraordinaire , quel intérêt la soutenait
quel prix lui était proposé. Il détourne sa vue pour
n'avoir pas à s'étonner. Il évite sur-tout de considérer
le point capital , le point décisif , celui d'où
jaillit la lumière de l'évidence morale et de la certitude
historique. C'est que la mission des héraults
du christianisme se bornait à exposer un fait qu'ils
avaient vu de leurs yeux et touché de leurs mains .
Ni opinion , ni esprit, ni invention ne trouvait
place dans une telle simplicité. Ils disaient : Nous
avons vu ; et ils tendaient la gorge aux bourreaux.
9
Ce témoignage a convaincu l'univers . Il a désarmé
les persécuteurs , après trois siècles de résistance.
Il a fait tomber les nations au pied de la
croix. Il a élevé au- dessus du trône des Césars l'instrument
du supplice des esclaves ; il a appelé les
coeurs sincères à une pureté ravissante et à une
102 MERCURE DE FRANCE
connaissance sublime de la vérité. De siècle en
siècle , il a persuadé les hommes les plus vertueux
et les génies les plus clairvoyans. Et qui êtes-vous ,
homme d'unjour, qui vous élevez contre ce témoignage?
Vous venez , après dix-huit cents ans , nier
un fait, que ses témoins ont scellé de leur sang !
Quand vous seriez sans passion, sans intérêt , sans
ignorance , quelle autorité votre négation pourraitelle
avoir ? Vous voyez des difficultés ! Croyez-vous
que les siècles qui vous ont précédés ne les aient
pas vues aussi bien que vous? Quand Pascal dit :
Je crois des témoins qui se laissent égorger, ignorait-
il votre réponse ? Vous dites qu'ily a des fanatiques
qui se font tuer pour leurs opinions..Mais
un fait est-il une opinion ? un témoin oculaire estil
un fanatique ? Ce fait est bien extraordinaire , il
est vrai ; mais meurt-on pour attester un fait ordinaire
? Quelqu'un a-t-il donné son sang pour attester
les actions de Socrate ? Si le témoignage est
aussi extraordinaire que le fait qu'il confirme , le
motif de la foi est égal à son objet. Ce fait est extraordinaire
! Mais un fait ordinaire aurait-il renversé
le paganisme ? Aurait- il arraché le monde à
des erreurs enracinées que les passions chérissaient
et défendaient de tout leur pouvoir ? Aurait-il ouvert
la voie à une doctrine plus sainte et à des
moeurs plus pures ? Tout est donc proportionné
dans cette cause , le fait , le témoignage , et la foi
qu'il a produite.
Quile croirait ? M. Gibbon n'a considéré aucune
de ces choses , qui ne touchent cependant qu'aux
preuves exterieures etpurement historiquesdu christianisme
. Toute son attention s'est tournée à imaginer
je ne sais quelles causes morales , par lesquelles
il lui paraît que cette religion si sévère a dû
s'établir tout naturellement. Il semble , à l'entendre,
GERMINAL AN XIII. 103
qu'il n'y avait qu'à planter une croix dans l'univers
pour la faire adorer. Si le monde voluptueux du
paganisme eût été mis dans cette disposition , s'il
était vrai que les yeux maladesdu genre humain se
fussent ouverts si doucement â la lumière de l'Evangile
, quel fait serait plus extraordinaire et plus visiblement
surnaturel ? Mais s'il est certain et par
son histoire et par le caractère de sa morale , que
le christianisme est venu porter le fer dans la plaie ,
s'il a fait violence au coeur de l'homme dans ses
passions les plus attachantes , et à son esprit dans
l'antique possession de son orgueil , qui pourra
penser qu'il ait été reçu sans combat , sans effort ,
par le penchant de la nature , enfin , par les voies
faciles d'une persuasion purement humaine ? L'une
et l'autre supposition résistent donc également aux
tentatives de M. Gibbon. Mais voyons comment
il s'y prend pour donner aux apôtres des moyens
proportionnés à la fin qu'ils se proposaient .
« La première cause de leur succès , nous dit-
>> il , est le zèle inflexible et intolérant des chré-
>> tiens , dérivé , il est vrai , de la religion juive ,
» mais dégagé de cet esprit étroit et insociable ,
>> qui avait détourné les Gentils d'embrasser la loi
>>> de Moïse. »
<< The inflexible and the intolerant zeal of the
christians , derived, it is true , from the jewish re--
ligion , but purified from the narraw and unsocial
spirit , which instead of inviting , had deterred
the Gentiles from embracing the law ofMoses. >>>
Ainsi M. Gibbon nous apprend que les apôtres
ont converti l'univers , parce qu'ils avaient du zèle:
Cela est vraiment nouveau. Il nous avertit que ce
zèle était intolérant, etje ne vois pas la nécessité de
le contredire , s'il prend ce terme dans son acceptionjuste.
Ceux qui crient, depuis unsiècle, contre
104 MERCURE DE FRANCE ,
l'intolérance , se seraient épargnés bien des peines ,
s'ils s'étaient avisés de s'entendre; cary en a-t-il un
seul parmi eux qui voulût recevoir indifféremment
toute sorte d'opinion ? et lorsqu'ils ont reconnu et
admis quelque vérité , ne croient-ils pas , ne prononcent-
ils pas que le contraire de cette vérité est
une erreur ? Or , telle est précisément l'intolérance
dogmatique de l'Eglise , lorsqu'elle déclare que ,
hors des vérités qui sont dans son sein , etqui forment
sa croyance , il n'y a qu'erreur et que mensonge.
Intolérant, en matière d'opinion , ne peut
donc jamais signifier persécuteur, et ceux qui l'ont
entendu de cette manière ne connaissaient pas
mieux la langue française que l'esprit de l'Evangile .
M. Gibbon leur apprendra que l'intolérance apostolique
consistait à ne souffrir aucune ombre d'altération
dans sa foi et dans ses moeurs . Ni crainte ,
ni complaisance ne pouvait faire chanceler ce caractère
; et les premiers chrétiens poussaient si loin
ces délicatesses de l'intolérance , si je puis m'exprimer
de la sorte , qu'ils étaient devenus étrangers
au milieu du monde. Ils ne pouvaient prendre
part ni aux cérémonies , ni aux jeux , ni aux spectacles
, ni aux festins , ni aux sociétés du Paganisme.
Ils ne pouvaient cultiver leurs arts : ils ne
pouvaient même entrer dans leurs affaires. Ainsi ,
ils étaient bannis du commerce du genre humain,
et les liens les plus agréables de la vie étaient rompus
pour eux..
Or , je demande si un zèle de ce caractère était
un moyen bien naturel de propager le christianisme
? Etait- ce un moyen hien naturel de persuader
les hommes , que de rejeter avec intolérance
toutes leurs maximes , tous leurs usages , et
de les obliger à y renoncer ? Etait- ce , humainement
parlant , une cause probable de succès , que
d'aller heurter , avec un zèle inflexible , toutes les
GERMINAL AN XIII. 1051
puissances de cemonde , les opinions , les intérèts ,
les passions , les coutumes , et de ne vouloir entrer
en accommodement sur aucune faiblesse ?
Est-ce ainsi qu'on gagne les hommes ? et y a-t-il
rien, dans cette conduite , qui ressente la prudence
et la politique humaine ? On ferait sur cette
matière un long discours , qui , sans cesse , ramè
nerait l'esprit à la même réflexion ; car sous quelqu'aspect
qu'on envisage ces hommes apostoliques
, se partageant l'univers avec confiance , et
entrant chez les nations , comme dans des mois->
sons blanchissantes qui attendaient la main, dei
l'ouvrier , on demeure également confondu de
leur faiblesse et de leur assurance , de leur témérité
et de leur succès. יזי
M. Gibbon était trop instruit dans l'histoire ,
pour se dissimuler la grandeur d'un tel spectacle;
mais il ne voulait y voir que la main de l'homme ,
et cette idée lui faussa l'esprit. Elle lui fit avancer
une opinion qui devait paraître insensée , même aux
yeux de son parti ; car comment imagina - t - il
d'aller- dire à un siècle qui tombait en convulsion >
au seul nom de l'intolérance , que le zèle intolérant
des Apôtres avaitfavorisé les progrès de leur
doctrine ? Il me semble que cette proposition esti
plus absurde pour les philosophes que pour les
chrétiens .
L'érudition de M. Gibbon n'est pas moins en
défaut que son jugement , lorsqu'il avance que le
zèle apostolique prenait sa source dans la religion
juive. Cette opinion est hautement démentie par
trois raisons tirées de l'histoire et de la nature
même des choses. 1º. La religion juive , dans le
long cours de son existence , n'avait jamais rien
produit de semblable. 2º. Son caractère et son
esprit s'y opposaient ; car le peuple juif se regardant
, par sa loi, comme la race choisie et privi106
MERCURE DEFRANCE ;
légiée , ne pouvait pas avoir la pensée d'aller con
vertir les autres peuples. Le zèle ne venait donc pas
de ses principes; et lorsque M. Gibbon ajoute qu'à
la vérité ce zèle était dégagé de l'esprit étroit du
judaïsme, c'est comme s'il disait en même temps
qu'il endérivait , et qu'il n'en dérivait pas ; car estce
venir d'une religion que de n'en avoir pas l'esprit
? 3º. Les Apôtres ne distinguaient pas , dans
leur mission , les juifs des païens. Ils pressaient
également les uns et les autres de se convertir , et
d'entrer dans la nouvelle alliance. Or , encore une
fois , dira-t -on qu'un zèle qui tendait à abolir la
religion juive , venait de cette religion ?
Il paraît tant d'ignorance dans cette opinion ,
que j'appréhende que la candeur de M. Gibbon
ne demeure pas sans reproche. Quel embarras ,
quels efforts , quelle torture donnée au bon sens ,
pour éviter de reconnaître la chose du monde la
plus simple et la mieux prouvée ! c'est que le zèle
des Apôtres avait son principe et sa force dans
une conviction pleine , entière , invincible ; et que
cette conviction n'avait ces caractères , que parce
qu'elle était opérée en eux par le fait le plus sen
sible , le plus palpable , le plus éloigné de toute
illusion ; mais en même temps le plus glorieux et
le plus capable de faire braver la mort , la résurrection
de Jésus-Christ !
CH. D.
GERMINAL AN XIIL 107
7
P
OEuvres de Mathurin Régnier , EDITION STÉRÉOTYPE ,
d'après le nouveau procédé de L. E. Herhan. Un vol.
in- 18. Prix : 1 fr. 1o c. , et I fr. 50 c. par la poste.
Idem , in- 12. Prix : 2 fr. 15 c. , et 3 fr. 50 cent. par la
poste. Idem , in- 12 , pap. vél . Prix : 4 fr. 20 c. , et 5 fr.
A Paris , à la librairie stéréotype , chez H. Nicolle et
compagnie , rue Pavée Saint-André-des-Arcs , nºg; et
chez le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 42 , vis- à-vis l'Eglise .
:
LES éditions nombreuses que l'on fait depuis quelques
années des bons ouvrages de tous les genres sont la meilleure
preuve de notre retour aux principes de la saine littérature.
Les écrits du dix-huitième siècle perdent tous
les jours , lorsqu'on les compare aux chefs-d'oeuvre du
siècle précédent : bientôt il sera inutile de mettre en question
le rang que l'on doit assigner aux deux écoles. L'opinion
qui se forme avec lenteur , parce qu'elle ne consulte
pas un faux enthousiasme, et qui, par cette raison, acquiert
une solidité inséparable de tout ce qui est juste et vrai ,
aura prononcé définitivement sur cette controverse.c :
Après avoir remis en circulation nos écrivains classi
ques , il était nécessaire de rappeler aussi l'attention du
public sur les auteurs qui ont précédé le grand siècle.
Leur lecture est plus utile qu'on ne le croit généralement ;
c'est chez eux que l'on peut étudier avec fruit le caractère
et le génie de la langue française. Presque tous ont tenté
des innovations ; en observant celles que le goût a conservées
ou rejetées , on pénètre peu à peu dans les secrets
de nos bons écrivains ; on se met en état d'apprécier leurs
beautés et leurs heureuses hardiesses : on parvient en
même temps à se préserver des écarts du néologisme moderne.
L'édition stéréotype de Régnier peut concourir
puissamment à ce but ; mise à un prix très- modique ,
108 MERCURE DE FRANCE.
elle familiarisera un grand nombre de lecteurs avec le
langage poétique d'une époque qui précéda de quelques
années les premiers essais du grand Corneille.
Avant de parler de Régnier , il n'est pas inutile de jeter
un coup d'oeil sur le temps où il vécut. Nous ne parlerons
point des auteurs que tout le monde connaît; nous nous
arré erons sur des circonstances assez généralement ignorées,
et qui pourront donner une idée des ressources
qu'avait Regnier pour perfectionner son talent.
Les guerres eiviles avaient imprimé, un grand mouvement
aux esprits. La nécessité où se trouvaient les chefs de
parti de soutenir leurs opinions par des ouvrages polémiques
etdeharanguersouvent, avait donné beaucoup de forceà la
prose française. Nous ne jugeons ordinairementdesécrits
en prose de cette époque que par Montagne et Charron ;
nous avons tort. Pour s'en faire une idée juste , il faudrait
sedonner la peine de parcourir les nombreux écrits qui
furent pabliés dans le temps de la Ligue. On verrait combien
les passions ajoutaient alors d'énergie à lalangue;
et l'on serait étonné de la chaleur , de la précision , et souvent
de la noblesse de quelques passages.
En nous occupant de cette recherche , nous avons surtout
remarqué un écrit qui fut composé quelque temps
après la journée des barricades. Il est intitulé : Excellent
discours sur l'état présent de la France. L'auteur paraît
très-animé contre le duc de Guise , et conseille au roi de
s'affranchir , par des moyens nobles , d'une aussi honteuse
tutelle. Le commencement de l'ouvrage exprime la douleur
de l'orateur sur l'état de la France livrée alors aux
discordes civilės. Le style a du nombre , et les sentimens
sont touchans et vrais.
C «On dit qu'il yadu plaisir à regarder du bord bouil-
>> lonner les ondes , et à contempler de dessus la terre ,
>> comment les orages et les vents se jouent de la mer. Je
>> le crois , et cela veut dire seulement qu'il vaut mieux
>>voir le danger de loin que d'y être. Mais si du haut
>> d'une
GERMINAL AN XIII: 20g
1
>> d'une côte , j'apercevais un navire où j'eusse part , où
> j'eusse des amis renfermés en hasard de se perdre , et
» sans remède emportés contre les rocs par les courans et
» par la tourmente , que j'aurais de regret de me rencon-
» trer à ce spectacle ! Si la France ne m'était rien , sa-
» chant exactement son état , comme je le sais , il ne me
>> coûterait guères d'en discourir : quand on m'en appor-
>> terait des nouvelles , elles me seraient indifferentes ; jo
>> les recevrais sans passion , bien aise au contraire d'être
>> loin de ses tumultes , d'ouïr parler de ses remuemens ,
>> avec aussi peu d'émotion et de crainte , comme si l'on
» me contait ceux qui advinrent a Rome dans les guerres
» civiles. Je ne le puis étant Français ; je ne le puis ,
>> voyant la seule barque de mon espérance , le vaisseau
» où j'ai tout ce que j'ai de plus cher, et qui lui-même m'est
>> plus cher que moi-même , le voyant courir à son nau-
>> frage; voyant ma patrie , ma première mère que tant
>> de diverses maladies réduisent à l'extrémité , havetant
>> à peine son dernier soupir.... Si quelquefois aux afflic
» tions , nous soupirons des mots extraordinaires , on les
> écoute plus volontiers que s'ils partaient d'un noncha-
>> lant esprit , allenti par ses continuels contentemens , qui
» n'enfante rien aussi qui ne soit vulgaire. Ceux-ci seront
» de même remarquables , seulement pour la matière qu'ils
>> traitent , non pour l'ordre ou la disposition. Les autres
» servent leur patrie de leurs corps ou de leurs moyens :
>> ils font bien , puisqu'ils le peuvent ; moi je plains seu -
>> lement la mienne ; je lui donne mes seules larmes,
» n'ayant que cela qui lui puisse servir. >>..
Ce morceau nous a paru vraiment curieux pour l'élégance
et la noblesse de la diction. On n'y trouve aucune
trace de faux bel-esprit ; et l'on remarque que la langue
s'élève sans se dépouiller de cette naïveté qui faisait alors
soncaractère principal. Les malheurs de la France ayant
été peints en prose d'une manière si énergique , on doit
peu s'étonner que Régnier ait loué dignement dans ses
2
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
vers le grand prince qui rétablit la paix , et qui imposa silence
à tous les partis .
On trouve encore dans ce discours quelques idées politiques
rendues avec force et précision . Tel est le morceau
où l'orateur conseille à Henri III de ne reconnaître
aucun parti. « Il ne faut pas , lui dit- il , que les partis te
>> reçoivent , et que tu ailles à eux ; il faut qu'ils viennent
» à toi , et que tu les reçoives. Etre roi , c'est ton parti :
>> il ne t'en faut point d'autre ; que tous les autres cèdent
» à celui- là. Qu'est-ce à dire qu'un roi de France entre
>> en jalousie d'un duc de Guise ? Ne connais-tu pas que
>> cette jalousic te rend égal , et d'égal incontinent infé-
>> rieur ? Hy a bien des degrés pour monter à une cou-
>> ronne ,il n'y en a point pour en dévaler . Si un roi des
>> cendtant soit peu , il tombe. » Il n'est guères possible
d'exprimer des idées plus fortés en moins de mots'; on
peut penser que ces discussions auxquelles donnaient lieu
les malheurs des temps, ne furent pas inutiles à Corneille,
lorsqu'il osa dans la suite introduire sur la scène les
grandes questions politiques.
Acette époque où la langue française eut tant d'obliga
tion aux poètes , qui , comme Régnier , marchèrent sur
les traces des anciens , l'instruction était moins répandue
qu'actuellement ; mais ceux qui cultivaient les lettres
avaient une érudition plus vaste et plus profonde . On en
trouve un exemple fort singulier dans une demoiselle de
Schurman dont parle Saumaise, et que Balzac appelait une
merveilleuse fille. Les femmes qui s'occupent aujourd'hui
de littérature , verront sans doute avec plaisir quelques
détails sur ce prodige de leur sexe , près de qui l'érudition
demadame Dacier se serait éclipsée , s'il faut s'en rapporter
entièrement à Saumaise. Mademoiselle de Schurman
réussissait également dans la peinture et dans la sculpture ;
elle, l'emportait sur toutes les femmes anciennes et modernes
dans la broderie et dans les travaux de son sexe ;
mais cela n'était rien.Aucune science ne lui était étran
T
GERMINAL AN XIII. 211
gère , et l'on ne connaissait pas celle dans laquelle elle excellait
le plus . Elle écrivait en latin mieux que les hommes
qui se piquaient le plus d'élégance dans cette langue; elle
parlait tous les idiomes de l'Europe aussi bien que sa langue
naturelle . Elle pouvait avoir un commerce épistolaire
en hébreu et en arabe. Cette demoiselle s'était aussi livrée
aux sciences les plus épineuses et les plus difficiles , telles
que la philosophie scholastique , la théologie , etc. (1) . S'il
n'y a pas d'exagération dans ces détails , il faut convenir
que les études étaient alors d'une bien plus haute importance
que celles auxquelles on se livre aujourd'hui : faites
rapidement , elles n'ont trop souvent pour objet que d'acquérir
des connaissances superficielles. Il semble que',
pour préparer le grand siècle de notre littérature , il était
nécessaire d'accumuler une multitude de trésors ; c'était
l'économie ambitieuse d'un père de famille qui s'est enrichi
par des longs travaux , et qui veut procurer un état
brillant à ses fils .*
Regnier ne fut pas au-dessous de son siècle, sous le rapport
de l'érudition. Il ne se borna point à étudier profondément
les satiriques anciens ; on voit que les auteurs
grecs et latins dans tous les genres lui étaient aussi familiers
qu'Horace et Juvénal . Ce poète offre dans son caractère
etdans son talent un contraste qu'il est utile d'examine
pour le bien apprécier. Peu d'hommes ont eu autantde liber-
(1 ) Les détails que donne Saumaise sont beaucoup plus étendus .
« Sic pingit ut nemo melius , sculpit , fingit ex ære , ex ceral, ex
>> ligno similiter . In Phrygionica arte et in omnibus quæ muliebrium
>> sunt curarum et operum , omnes antiquas et hodiernas provocat ac
>> vincit mulieres . Tot vero doctrinarum dotibus instructa est , ut nes-
>> cias in qua magis antistet. Latinè ita scribit , ut virorum qui totâ
›› vitâ hanc elegantiam affectarunt , nemo politiús. Carteris inEuropa
>> usitatis linguis æque bene utitur ac illi quibus sunt vernacula . Cum
>›› Judæis Hebraïcè , cum Saracenis Arabicè potest commercium ha-
>> bere litterarum . Etiam viris arduas et spinosas scientias ita tractat ,
>> philosophiam nempe scholasticam et theologiam , ut ommes stu
>> peant , etc. »
02
212 MERCURE DE FRANCE ;
tinage dans l'esprit; peu se sont livrés avec moins de honte
àdes goûts dépravés , et cependant aucun poète , à l'exception
de Boileau , n'a mis autant de sévérité dans sa diction.
Quoique les vers deRégnier ne portent pas l'empreintedu
travail , on voit qu'il était très-difficile sur le choix de ses
expressions , qu'il n'adoptait que les tournures les plus
claires et les plus précises , et qu'il s'attachait principalement
à rendre son idée , de manière à ce qu'elle fût saisie
à l'instant par le lecteur. Le poète , sous ce rapport , a parfaitement
connu le caractère de la langue française ; et
cela explique pourquoi Boileau l'aimait presque autant
que Malherbe. Mais cette rigueur de diction ne se conciliait
pas toujours avec les sujets que Régnier voulait
traiter.
Lorsque emporté par ses penchans , il peint l'enivrement
du libertinage , et les affreux dégoûts qui en sont la
suite , sa manière toujours exacte et fidelle ne fait qu'enlaidir
les objets , et révolte tout lecteur délicat. Dans des
momens plus calmes , lorsque Régnier cherche à exprimer
des sentimens tendres , il parvient rarement au but
qu'il s'est proposé; l'abondance d'Ovide , et l'aimable
abandon d'Horace , prennent sous sa plume une teinte de
sévérité , et une sorte de sécheresse. Il est beaucoup plus
heureux quand , avec Juvénal , il exprime l'indignation
dont il est animé , et qui semble l'avoir fait poète , ou
quand , imitant Horace dans ce qu'il a de grave et de sérieux
, il s'élève contre les travers de son siècle .
La juste appréciation du talent dont on est doué fait
seule les grands écrivains. Boileau et Racine possédaient
au plus haut degré cette connaissance précieuse qu'ils devaient
probablement aux conseils réciproques qu'une ami-
Tié solide leur rendait aussi agréables qu'utiles . De pareils
secours manquaient à Régnier , qui ne goûta que pendant
quelque temps les charmes d'une liaison de ce genre. Il
faut donc peu s'étonner s'il se trompa souvent sur le
genre auquel il était le plus propre.
GERMINAL AN XIII. 213
Les satires de Régnier , à l'exception de celle où il raconte
ses dégoûtantes aventures , se font lire avec beaucoup
d'intérêt. On y trouve des peintures de moeurs trèscurieuses
; le style est vif et rapide ; il présente des alliances
de mots fort heureuses , et des tournures pleines de
nerfet de comique. Les épîtres sont inférieures ; le poète
était loin d'avoir cette douce philosophie qui répand tant
de charmes sur celles d'Horace : on doit cependant remarquer
la première où Régnier s'étend sur la paix-rendue
à la France par Henri IV. Les élégies offrent quelquefois
des détails agréables ; mais , comme nous l'avons
observé , le ton du poète ne s'accorde pas assez avec la
mollesse du genre : deux de ces élégies sont assez curieuses ,
parce qu'elles furent faites pour Henri IV , et destinées à
une femme qu'il aimait. Ce prince employait quelquefois
Régnier et Malherbe à composer des vers pour ses maîtresses
; il y prenait le nom du grand Alcandre. En général
les deux poètes étaient peu propres à cet emploi ; l'un
avait trop de roideur dans le style , l'autre trop d'élévation
dans les idées . Il peut être intéressant de rapprocher en
cette occasion , Malherbe et Régnier. Nous choisirons
une situation à peu près pareille ; les deux poètes ont à
peindre une passion qui n'est point partagée. Voici comment
s'exprime Malherbe. Après que le grand Alcandre
a parlé de sa puissance et de sa gloire , et s'est indigné
contre la passion qui le maîtrise , il s'écrie :
Mais quoi ! ces lois dont la rigueur
Retient mes souhaits en langueur
Règnent avec un tel empire ,
Que si le ciel ne les dissout ,
Pour pouvoir ce que je desire ,
Cen'est rienque de pouvoir tout.
Ainsi d'une mourante yoix
Alcandre au silence des bois
Témoignait ses vives atteintes ;
Et son visage sans couleur
Faisait connaître que ses plaintes
Etaient moindres que sa douleur.
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
Malherbe a parlé sur le ton de l'ode ; Régnier va s'exprimer
avec le style plus familier de l'épître :
L'amour qui pour objet n'a que mes déplaisirs ,
Rend tout ce que j'adore ingrat à mes desirs .
Toute chose en aimant est pour moi difficile ,
Et comme mes soupirs , ma peine est infertile.
D'autre part , sachant bien qu'on n'y doit aspirer,
Aux cris j'ouvre la bouche et n'ose soupirer ;
Et ma peine étouffée avecque le silence ,
Etant plus retenue a plus de violence :
Trop heureux si j'avais en ce cruel tourment ,
Moins de discrétion et moins de sentiment ;
Ou sans me relâcher à l'effort du martyre
Quemes yeux ou ma mort , mon amour pussent dire.
Boileau et Molière durent beaucoup à Régnier. L'un en
étudiant les secrets du style de ce poète , s'exerça à rimer
difficilement , à renfermer sa pensée dans les expressions
les plus claires et les plus précises , et à varier les tournures
; l'autre apprit de Régnier le comique de mots : tous
deux trouvèrent chez ce poète des modèles de ces vers
qui se retiennent facilement , qui deviennent aussitôt proverbes
. Molière sur - tout l'a souvent imité. Dans le Tartufe
, lorsque ce personnage cherche à lever les scrupules
d'E'mire , il s'exprime ainsi :
Et lemal n'est jamais quedans l'éclat qu'on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense ,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
Régnier avait dit dans sa treizième satire :
I
Le péché que l'on cache'est demi pardonné.
La faute seulement ne gît en la défense ;
Le scandale , l'opprobre est cause de l'offense.
Pourvu qu'on ne le sache , il n'importe comment.
Qui peut dire que non , ne pèche nullement.
L
La même satire paraît avoir donné à Molière l'idée du
commencement du récit d'Agnès dans l'Ecole desfemmes.
GERMINAL AN XIII. 215
Régnier fait parler une vieille femme qui veut séduire sa
jeune maîtresse.
Ma fille, Dieu vous garde , et vous veuille bénir ;
Sije vous veuxdu mal , qu'il m'en puisse advenir , etc.
La séductrice d'Agnès s'exprime presque dans les mêmes
termes :
Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir ,
Et dans tous vos attraits long-temps vous maintenir, etc.
Dans la comédie dés Facheux , on remarque aussi plusieurs
traits de la huitième satire de Régnier sur les Importuns
, satire que ce poète lui-même avait įmitée de la
neuvième d'Horace , mais dans laquelle il avait eu l'art
d'appliquer la critique aux travers du temps où il vivait.
Les poètes du siècle de Louis XIV ne sont pas les seuls
écrivains qui aient imité Régnier. Un philosophe célèbre
du dix-huitième siècle , dans une de ses tirades les plus
admirées , n'a fait que mettre en prose boursoufflée les
vers d'une satire du vieux poète. Dans cette satire , on
sent bien queRégnier ne parle pas sérieusement ; les poètes
peuvent déclamer à leur aise ; mais le philosophe dogmatise,
et prêche une doctrine qu'il veut faire adopter. Voici
les vers de Régnier :
: Je pense ,quant à moi , que cet homine futlivre ,
Qui changea le premier l'usage de son vivre ,
Et rangeant sous des lois les hommes écartés ,
Bâtit premièrement et maisons et cités ;
De tours et de fossés renforça ses murailles ,
Et renferma dedans cent sortes de quenailles .
De cet amas confus naquirent à l'instant ,
L'envie , le mépris , le discord inconstant ,
La peur , la trahison , le meurtre , la vengeance , etc.
م
ن
:
Bigst
Rousseau comience ainsi la seconde partie du discours
sur l'inégalité.
« Le premier qui , ayant enclos un terrain
>>dire: Ceci estàmoi ,
!
Pettrouva des gens
,
s'avisa de
assez simples
:
4
216 MERCURE DE FRANCE ,
» pour le croire , fut le vrai fondateur de la société ci-
» vile. Que de crimes , de guerres , de meurtres , que de
» misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre hu
>> main celui qui , arrachant les pieux ou comblant les
>> fossés , eût crié à ses semblables : Gardez-vous de cet
> imposteur ; vous êtes perdus , si vous oubliez que les
>> fruits sont à tous , et que la terre n'est à personne ! »
On voit quel fruit les philosophes modernes tiraient de
Ja lecture de nos vieux poètes. Ils prenaient au sérieux co
que ces derniers n'avaient donné que comme des plaisanteries
, ou de vaines déclamations .
L'édition de Régnier que nous annonçons , est sur-tout
remarquable pour l'extrême correction du texte. On la
recherchera d'autant plus , que l'édition de Londres de
1750 , qui était regardée comme la meilleure , ne se
trouve plus que dans les bibliothèques.
P.
۱۰
,
Voyages d'Antenor, en Grèce et en Asie avec des
notions sur l'Egypte. Manuscrit grec trouvé à Herculanum
; traduit par E. F. Lantier. Septième édition ,
revue et corrigée par l'auteur. Cinq volumes in-18 ,
prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. par la poste. AParis ,
chez Buisson , libraire , rue Hautefeuille ; et chez le
Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 42,
On lit souvent avec l'annonce d'un livre nouvellement
réimprimé , cette formule d'éloge : « Plusieurs éditions
rapidement épuisées , ont suffisamment prouvé la bonté de
cet ouvrage. » En effet , on ne saurait d sconvenir qu'un
ouvrage qui jouit d'une telle destinée , ne soit très-bon
pour l'auteur et pour le libraire. Mais ce n'est pas une
GERMINAL AN XIII. 217
raison pour qu'il ait un mérite égal aux yeux des juges
éclairés , qui seuls consacrent les succès littéraires . On
pourrait même parier aujourd'hui avec un grand avantage
, vu le petit nombre de lecteurs qui conservent encore
quelque goût pour les productions solides et instructives ,
qu'un livre dont les éditions se sont rapidement succédées
est extrêmement frivole et peu digne de son succès.
S'il fallait prouver cette assertion , il suffirait de citer
les Voyages d'Antenor. Cet ouvrage , publié pour la première
fois , il y a peu d'années , est aujourd'hui à la
septième édition ; cependant il a essuyé à plusieurs époques
de justes critiques , et fût-il la cent fois plus encore , je,
ne crois pas qu'il gagnât rien dans l'estime de ceux qui
ont vraiment droit de suffrage dans la république des
lettres . On lui a déjà reproché avec une juste sévérité , la
fausse philosophie qui y règne , la licence des peintures
et des anecdotes dont il est rempli. Mais on s'est moins
attaché à apprécier le degré de talent littéraire que l'auteur
y a montré . C'est sous ce point de vue que nous allons
l'examiner aujourd'hui , sans nous astreindre à l'analyse
exacte qui serait nécessaire si nous avions à parler d'un
ouvrage nouveau.
Antenor , jeune homme né à Ephèse d'une prêtresse de
Diane , est venu depuis peu de temps à Athènes pour y
étudier la littérature et la philosophie. Présenté à Aristippe
et admis à sa table , il y fait connaissance avec une
amie de ce voluptueux élève de Socrate , nommée Lasthénie.
Cette Lasthénie dont l'auteur paraît s'être complu
à tracer le caractère , et qu'il présente comme un parfait
assemblage de talens et de vertus , est une philosophe qui
aime beaucoup à disserter sur la métaphysique de l'amour,
sur le bonheur , sur les plaisirs . On s'attend bien qu'Antenor
, quelque goût qu'il ait pour les leçons d'Aristippe,
218 MERCURE DE FRANCE.
va leur préférer encore celles de la belle Lasthénie. Cette
préférence devient bientôt une passion violente qu'il renferme
d'abord en lui-même , qu'il se hasarde ensuite à
avouer , et qu'il réussit enfin à faire partager.
On sait assez qu'aujourd'hui une héroïne de roman
n'est pas obligée à une conduite très-sévère. Pourvu qu'elle
énonce en beaux termes de grandes maximes de vertu ,
qu'elle parle à tout propos de sa sensibilité , que sur-tout
elle fasse beaucoup d'actes de bienfaisance , on est trèsdisposé
à lui pardonner un instant de foiblesse , sans la.
quelle il ne saurait y avoir de roman. Néanmoins on exige
que cette faiblesse puisse être attribuée à la fatalité , à
l'empire des circonstances , et l'écrivain déploye ordinairement
toutes les ressources de son art pour entourer
l'héroïne de tant de séductions que la résistance devienne
presqu'impossible à la fragilité humaine. M. Lantier a dédaigné
ces moyens trop vulgaires. S'il place un moment sa
Lasthénie dans une situation dangereuse , où Antenor
après lui avoir sauvé la vie en terrassant un taureau furieux
, semblerait , suivant l'usage , devoir triompher de
sa résistance , c'est pour nous montrer tout l'empire qu'une
philosophe garde sur ses passions. L'instant que Lasthénie
elle-même a fixé pour sa défaite , n'est pas encore arrivé ,
et elle s'échappe victorieuse des bras de son amant.
Lasthénie possédait une petite maison dans les faubourgs
d'Athènes , et l'art s'était réuni à la nature pour
rendre cette délicieuse retraite dígne d'une élève d'Aristippe.
Il y avait sur-tout un monument remarquable : « le
salon de Flore était de forme ovale , incrusté de marbre
blanc avec des pilastres de porphyre. Le pourtour était
garni de vases et de caisses d'un bois précieux , où brillaient
à l'envi les fleurs les plus belles . >> Deux coulisses
qui s'entr'ouvraient à volonté , cachaient un enfoncement
GERMINAL AN ΧΙΙΙ. 219
où l'on trouvait un lit de repos couvert de riches tapis ;
« au centre était une petite niche qu'occupait une statue
qui avait le doigt sur la bouche , comme pour commander
le silence. C'en était le dieu , que les Grecs nomment
Sigalion. »
C'est là que Lasthénie , qui a échappé à un danger où
une vertu vulgaire aurait succombé , conduit elle -même
son amant , pour y récompenser sa tendresse , son courage ,
et sa constance. Sans doute le lecteur applaudira aux spéculations
philosophiques qui lui ont appris combienunbonheur
différé devient plus précieux et plus enivrant. Mais
peut - être sera-t-il étonné en se rappelant ce que Lasthénie
a assuré à Antenor , que personne avant lui n'avaitjamais su
toucher son coeur . En effet , il est difficile de se persuader
qu'une si délicieuse retraite n'eût été jusque- là consacrée
à aucun usage. Pour se rendre croyable , Lasthénie devait
positivement déclarer , si c'était pour l'heureux Antenor
qu'elle avait fait bâtir à la hâte ce temple de Flore , que la
volupté la plus raffinée et la mieux instruite par l'expérience
n'aurait pas plus savamment disposé ; et dans ce
cas , je ne sais si le lecteur le plus indulgent pourra lui
pardonner une défaite calculée si long- temps d'avance , et
déja résolue sans doute , lorsque son amant n'osait encore.
l'espérer.
Quoi qu'il en soit, Antenor ne jouit pas long-temps de
son bonheur. Cette dangereuse manie , commune aux philosophes
de tous les pays , de tourner en ridicule ce qui est
respecté par les peuples , le force à se bannir d'Athènes pour
avoir dit trop hautement son avis sur les cérémonies des fêtes
de Bacchus. C'est alors que par le conseil de Lasthénie , il
se décide à voyager , à l'imitation des grands philosophes.
Dans toutes ses courses il rencontre chaque jour quelque
personnage , qui lui raconte son histoire , ou qui lui ap ,
220 MERCURE DE FRANCE ;
prend tout ce qu'il sait sur les différentes villes de la
Grèce , de l'Egypte et de l'Asie . Je ferai quelques observations
sur cette singulière méthode de traiter l'histoire.
Elle est très-commode pour l'auteur, à qui elle permet
de ne donner aucune liaison à ses narrations , de ne rien
approfondir , de passer sur tous les points qui pourraient
mettre en défaut son érudition. Elle n'est pas aussi bonne
pour le lecteur qui voudrait un fil propre à le guider à
travers cette multitude de faits sans cohérence , et qui ne
pourrait prendre quelqu'intérêt à des anecdotes qu'on lui
a répétées dès l'enfance , qu'autant qu'elles seraient présentées
d'une manière heureuse , et propre à jeter un jour
nouveau sur les moeurs et les personnages de l'antiquité.
Mais loin de s'astreindre à un ordre qui l'aurait gêné , on
ne peut s'étonner assez jusqu'à quel excès M. Lantier a
abusé de l'extrême facilité qu'il avait à compiler sans
choix tous ceux qui ont écrit sur la Grèce. Il n'y a pas de
conte assez rebattu pour qu'il ait dédaigné d'en grossir ses
cinq volumes ; et pour les composer , il pouvait se passer
de toute autre érudition que de celle qu'on trouve à peu
de frais dans ces compilations alphabétiques , si multipliées
depuis un demi - siècle. Souvent même il va jusqu'à
mettre sur le compte de ses personnages , des anecdotes
trop connues pour qu'on ait le droit de les ôter à ceux à
qui elles appartiennent. C'est ainsi qu'il prête très -gratuitement
au poète Bion la folie d'un certain des Iveteaux ,
> qui après avoir passé sa vie au sein des plaisirs , se livra
tout-à-coup dans sa vieillesse aux charmes de la vie pastorale
, et prenant en main la houlette et la panetière ,
passait les jours à garder son troupeau et à chanter des
idylles au milieu de son jardin.
L'auteur aurait dû apercevoir un autre inconvénient
dans sa manière toujours uniforme de préparer les récits :
:
GERMINAL AN XIII. 221
c'est de faire de tous ses personnages autant de conteurs
prolixes , qui amènent bien ou mal l'occasion de parler des
autres, et sur-tout d'eux-mêmes. Encore , s'il ne mettait jamais
en scène que des philosophes , cette abondance de
paroles ne serait qu'un trait de caractère dont il faudrait
lui savoir gré : mais que Sapho désespérée , interrompe
le récit de la trahison de son amant , pour dire tout
ce que M. Lantier peut savoir sur le Phénix , sur le débordement
du Nil , et sur les lois de Solon , rien ne rappelle
mieux l'anecdote très-connue de ce chasseur qui,
brûlant de raconter un de ses exploits , feint d'entendre un
coup de fusil , et de là prend occasion de commencer un
récit qu'il étoit fort embarrassé d'amener.
Je ne suivrai pas Antenor à travers le grand nombre
d'événemens où il est jeté , de longues narrations qu'il est
forcé d'entendre. Qu'il suffise de dire que parmi tant de
guerriers , de poètes , de philosophes qui paraissent sur la
scène , il n'y en a pas un seul qui soit peint sous ses véritables
couleurs , et que l'auteur , content de trouver l'occasion
de rappeler ou d'imaginer quelqu'anecdote scandaleuse
, a grand soin de ne citer jamais de leur histoire
ou de leurs opinions , que ce qui peut amuser le désoeuvrement
et la frivolité. Ainsi il consacre trois ou quatre
pages au divin Platon , et de toute sa philosophie il ne
rappelle que cette idée extravagante de sa république , de
former tous les ans pour un seul jour des mariages assortis
au hasard. Socrate , dont il était si naturel d'opposer les
idées religieuses et la sublime morale , à tant de hardis sophistes
qui ne s'accordaient à combattre des croyances
respectées que pour y substituer des rêveries aussi folles
et beaucoup plus dangereuses , Socrate n'a pas même été
jugé digne d'occuper un chapitre , et son nom n'estjamais
prononcé qu'incidemment dans tout le cours de l'ouvrage.
222 MERCURE DE FRANCE ,
Enfin, parmi cette foule de faits rassemblés sans ordre et
sans choix, la chronologie se trouve tellement bouleversée ,
qu'Antenor avoue lui-même dans sa préface qu'il a souvent
réuni dans la méme scène des personnages dont
l'existence a été séparée par le laps de plus d'un siècle.
Un seul exemple suffira pour prouver que je n'exagère
rien , et je ne le choisirai pas dans ce que l'ouvrage offre
de plus défectueux.
Antenor a pour compagnon de voyage un Thébain nommé
Phanor. Ce jeune homme devient amoureux dans
toutes les villes par où il passe , bien persuadé chaque fois ,
qu'il le devient pour toute sa vie ; et ce travers assez gai
l'entraîne dans un grand nombre d'aventures , dont quelques-
unes pourront plaire à ceux qui ne lisent que pour
s'amuser. On sent bien que les convenances exigent qu'un
personnage embelli d'ailleurs de toutes les qualités qui intéressentdans
la jeunesse , soit ramené , à la fin du roman , à
des idées de bonheur plus délicates et plus vraies . Aussi ,
M. Lantier , qui sans doute se pique de moraliser comme
tout autre romancier , a-t-il grand soin de lui ménager
au dénouement une occasion de se convertir. La magicienne
chargée d'opérer ce prodige est une jeune fille , nommée
Athénaïs . Elle habite avec sa soeur dans les environs de
Sardes auprès d'un grand-père aveugle ; et, modèle de piété
filiale , d'innocence et de candeur , elle réunit toutes les
vertus et tous les charmes qui peuvent inspirer une passion
durable. Phanor ne tarde pas à en ressentir l'influence , et
cette fois il ne se trompe pas en se croyant engagé pour
la vie. Jusque-là il n'y a rien que d'ordinaire dans cette
invention : ce qui va suivre surprendra davantage. Ce
vieillard qu'on nous représente menant une vie si pauvre
et si ignorée dans une chaumière , et cultivant de ses
mains le jardin qui le nourrit , ce vieillard , qui le croiGERMINAL
AN XIII. 223
rait ? n'est autre que le juste Aristide. En vain nous avons
appris dès notre enfance, qu'Aristide mourut dans sa patrie,
et qu'il mourut si pauvre qu'on l'inhuma aux dépens du
trésor public. M. Lantier de sa propre autorité le bannit
une seconde fois d'Athènes , le fait errer long-temps de
pays en pays , enfin le conduit à Sardes , au moment où
le jeune Cyrus préparait contre Artaxercès , son frère ,
l'expédition où il perdit la vie , c'est-à-dire , environ
soixante-dix ans après l'époque où , sur la foi de tous les
historiens , on avait placé , jusqu'à M. Lantier , la mort de
ce grand homme. C'est un exemple des anachronismes
que l'auteur ajugés sans conséquence , et on en pourroit
citer cent plus hardis encore. Mais s'il a pense qu'on les
lui pardonnerait en faveur de ses inventions , il ne s'est
pas eru davantage obligé de conserver à ses personnages
les traits que leur donne l'histoire. Chez lui Aristide n'est
plus ce héros d'un caractère presque unique dans l'antiquité,
faisant sans faste et sans ambition les actions les
plus généreuses , s'oubliant constamment dans l'intérêt de
la patrie ; c'est , comme tous les autres personnages du
roman, un narrateur infatigable , parlant sans cessé de luimême
, et racontant avec un soin minutieux , non-seulement
toutes les actions , mais toutes les paroles que les historiens
rapportent de lui. Voici comme il rend compte de sa
première entrevue avec Cyrus.
« Je traversai la ville vêtu comme à présent , nu-pieds ,
tête nue , le visage ombragé d'une barbe épaisse. Les passans
s'amusaientà me considérer: ils m'examinaient comme
un animal curieux. Je trouvai dans la première cour une
garde nombreuse qui me laissa passer. On m'arrêta dans
la seconde. Je demandai à l'un des esclaves si quelqu'un
d'eux entendait le dialecte ionien ? « Moi , répond le plus
apparent de la troupe .-Eh ! bien, va-t-en dire à Cyrus
1
224 MERCURE DE FRANCE ;
qu'un Grec veut le voir et lui parler.>> Cet homme, au lieu
d'y aller , me toisait et me regardait fixement.- « Obéissez
, lui dis -je en jetant sur lui un regard d'indignation et
de fierté , et apportez-moi la réponse. »
Aristide , ou plutôt M. Lantier , nous assure que cet
air d'autorité décida l'esclave . Mais si à ce ton si déplacé
dans un homme dont l'extérieur n'annonçait qu'une basse
extraction , l'esclave eût répondu par un refus positif,
je demande si Aristide aurait eu le droit de se plaindre.
Quoi qu'il en soit, l'esclave revient et il annonce que son
maltre ne sera visible que dans deux heures. « Retourne ,
lui dit encore Aristide , et dis-lui queje n'ai pas le loisir
d'attendre ; qu'un jeune homme doit des égards à la vieillesse
, et un satrape persan à un Grec libre. » Le satrape
persan, non moins soumis que l'esclave , se rend à cette
verte réprimande. Aristide est introduit , et peu touché de
l'empressement du jeune prince , il n'ouvre la bouche que
pour insulter toute sa cour. « Fais retirer , lui dit- il , cette
folle jeunesse que l'aspect d'un homme libre étonne , et je
me nommerai . Ce prince fit un signe , et tout s'éclipsa. >>>
Une pareille grossièreté paraîtrait choquante dans le Spartiate
qui faisait trembler le grand roi : ici , c'est un habitant
de l'Attique , c'est le héros le plus modeste de l'antiquité
, c'est un vieillard proscrit et sans ressource , qui
parle ainsi à un prince puissant auquel il demande un asile.
M. Lantier a cru que c'était-là de la grandeur d'ame ,
de la fierté républicaine. Pour trouver cette méprise moins
étrange , on a besoin de se rappeler que les Voyages d'Antenor
ont paru à une époque où nos modernes Aristides
regardant l'impolitesse et lagrossièreté comme le caractère
distinctif d'un homme libre , avaient sévèrement proscrit
toutes ces marques de déférence et de respect qui ne
sont que l'expression des rapports qui doivent exister
entre
EP.FRA
cen
GERMINAL AN XIII:
entre les diverses classes , pour le bon ordre de la société
Je suis loin de supposer à M. Lantier des opinions exagérées
qu'il combat dans plusieurs endroits de son livre , et
dont ceux même qui s'y sont le plus livrés ont été les pre .
miers à rougir ; mais il est permis de croire que le ton dominant
à cette malheureuse époque aura influé à son insu
sur sa manière de voir les personnages fameux des républiques
anciennes. S'il se fût plus attaché à consulter leurs
historiens , il aurait remarqué comment ces grands hommes
savaient conserver dans l'infortune toute leur dignité , sans
outrager ceux dont ils réclamaient les secours. Voici , suivant
Cornélius Népos , ce que Themistocle , dans une situation
pareille , écrivit à Artaxercès :
« C'est Themistocle , c'est moi qui viens à vous , moi
qui ai plus nui à votre maison qu'aucun autre Grec, lorsque
la nécessité me força à combattre votre père et à défendre
ma patrie. Cependant mes services surpassèrent encore
tout ce que je lui avais fait de mal , quand je fus en sûreté
moi-même et que je le vis dans le danger. Il ne voulait pas
retourner en Asie après le combat de Salamine : je lui fis
savoir qu'on se disposait à rompre le pont qu'il avait jeté
sur l'Hellespont et à l'envelopper de toutes parts , et cet
avis le sauva d'un si grand péril. -Maintenant , chassé
de toute la Grèce , je me réfugie vers vous et je vous
demande votre amitié. Si je l'obtiens , vous aurez en moi
un ami aussi dévoué que votre père eut un ennemi courageux.....
»
1
Tel est le ton à-la-fois noble et modeste qui convient
à la vertu malheureuse , bien éloignée d'une morgue encore
moins choquante que ridicule quand elle est impuis
sante.
Il est inutile de dire qu'après quelques mois d'épreuve
Phanor obtient la main d'Athénaïs ; qu'Aristide est rap
:
2
226 MERCURE DE FRANCE ,
pelé , et vient mourir dans sa patrie où ses petites-filles
sont dotées aux frais du trésor public. Pour Antenor , il
retrouve aussi sa Lasthénie qui , revenue d'un moment de
faiblesse , a changé la chapelle de Flore en celle de Minerve
, et finit par confier à son ancien amant le bonheur
de sajeune soeur Télésille. Tous trois vivent long-temps
heureux et tranquilles. Enfin , après avoir philosophé
pendant quatre-vingt-cinq ans , Lasthénie meurt en philosophant.
Elle est bientôt suivie de sa soeur , et Antenor ,
condamné par sa longévité à survivre à tout ce qu'il aimait
, termine sa narration en transcrivant les apophthegmes
philosophiques que lui a légués son amie.
J'ai cherché à mettre le lecteur en état de juger si les
Voyages d'Antenor sont un ouvrage heureusement conçu ;
si des anecdotes sans liaison et connues de tout le monde ,
peuvent exciter un grand intérêt ; si les moeurs et les caractères
de l'antiquité y sont fidèlement retracés. Je suis
obligé d'ajouter que le style ne dédommage guère de ce
que le fonds peut avoir de défectueux. Il est , en général ,
assez facile ; mais quelquefois il devient plat , souvent précieux
et maniéré. Le poète Bion vient de réciter une
pièce d'Anacreon : «Vous nous avez servi des fruits délicieux
, lui dit Antenor , mais ils ne sont pas de votre
jardin ; nous savons qu'il en porte d'aussi doux , d'aussi
délicats , et nous en sommes très-friands.>> Ailleurs , pour
rassurer Phanor jaloux de l'accueil que ce même Antenor
reçoit tous les jours d'Athénaïs : « Pauvre homme , lui
dit- il , ne voyez- vous pas que ces amitiés , ces caresses
que vous m'enviez reviennent à vous par réflexion ; je
suis votre satellite : je vous renvoie les rayons du soleil. >>>
Ce dernier trait ne semble-t- il pas dérobé à Trissotin ou
aux Précieuses ridicules ? Voilà le style de M. Lantier
dans la familiarité d'un dialogue ingénieux; voici comme
A
GERMINAL AN XIII. 227
il peint la passion dans toute son énergie : « La mainme
tremble , écrit Phanor à Athénaïs ; mes idées se confondent....;
un nuage épais m'environne....,je m'arrêtée... ;
je respire encore ! mais mon ame s'enfuit.... une flamme
active , impétueuse , dévore ma vie. Si je meurs,donnez
des larmes à ma cendre; vivez , soyez heureuse. >>>C'est
unemauvaise parodie de ces vers de Sapho :
Unnuage confus se répand sur ma vue , etc.
Enmettant en scène les plus fameux poètes grecs, l'auteurn'
pas craint de leur prêter des vers de sa façon. Je
citerai quelques traits d'une pièce qu'il supposé faite par
Bion peu de jours avant sa mort :
O ma chère ame , ô tout moi-même
Tu vas descendre chez Pluton ,
Et par-devant sa cour suprême ,
De tes hauts faits rendre raison.
Que dira ton ombre légère
Lorsque Minos au noir sourcil,
Demandera d'un ton sévère
Ce que tu fis ou voulus faire
Quandtu logeois dans ton étui ?
Tu répondras : Je vais sans peine ,
Juge éternel de ce pourpris ,
Vous raconter ce que je fis ,
✔Quand j'habitais ce beau domaine
Duvieux Saturne et de son fils ,
* Et que j'avais figure humaine.
Seigneur Minos , soyez bon diable ,
Songez que l'homme ne vaut rien ,
Et que de nous le moins coupable
Est le pécheur qui veut le bien.
3
I.
65
;
Le goûtdes lecteurs pourra être partagé sur le mérito
de cesvers : mais tous neconviendront-ils pas que cette
plaisanterie du poète qui paraît devant la cour suprêmedo
Pluton, et qui prie le seigneur Minosd'être bon diablo,
Pa
228 MERCURE DE FRANCE:
parce que l'homme ne vaut rien, est tout-à-faitdansl'esprit
et les opinions de l'antiquité , et que si les couleurs locales
étaient partout aussi fidelles , il faudrait bien croire
M. Lantier quand il assure que son livre est traduit d'un
manuscrit grec ?
Je ne ferai plus qu'une observation : elle portera sur le
style de l'avant-propos. M. Lantier a cru devoir y indiquer
le but de son ouvrage , et prévenir par-là l'embarras
où aurait pu se trouver le lecteur , après l'avoir lu. « Je
desire , dit-il , que le public me sache gré de mon travail......
Heureux , si les savans me lisent par curiosité ,
les gens du monde par désoeuvrement , pour acquérir sans
peine quelques notions sur les moeurs et les usages antiques !
Les femmes pourront trouver dans les aventures amoureuses
un remède contre l'ennui et les vapeurs , et un doux
aliment pour leur sensibilité. » On sent qu'il faut être
bien sûr de la bonté de sa cause pour la plaider devant le
tribunal du public avec ce ton léger qui règne d'un bout à
l'autre dans cet avant-propos , aussi bien que dans la préface
attribuée à Anténor. Je ne m'arrêterais pas à remarquer
combien il est déplacé à la tête d'un ouvrage qui , malgré
son extrême frivolité , annonce cependant des prétentions
à instruire sur un sujet grave et intéressant , si ce style
singulier n'avait pas été long-temps une espèce de mode
dans le dix- huitième siècle. C'est un rapport malheureux
qui existe entre beaucoup d'auteurs de cette époque de
n'avoir presque jamais su prendre le ton commandé par
leur sujet. Tandis que Raynal chargeait l'histoire de déclamations
ampoulées , que Diderot débitait en inspiré ses
prétendues découvertes dans l'art dramatique ou dans la
morale , d'autres portaient jusques dans les ouvrages dont
l'objet était le plus sérieux , ce ton de persiflage qui régnait
alors dans les sociétés. Tant on avait de prétention à
GERMINAL AN XIII.
229
semontrer homme du monde , lors même qu'il n'aurait
fallu être qu'auteur exact et laborieux ! Je suis loin de
prendre la défense de ce faste d'érudition si justement ridiculisé
par Molière ; mais si le pédantisme consiste en
effet à attacher à certaines choses beaucoup plus d'importance
qu'elles n'en méritent, età s'en parer hors de saison ;
je demande si ceux qui affichent si mal-à-propos ce qu'ils
appellent le bon ton, sont autant éloignés du pédantisme
qu'ils se flattent de l'être , et si l'auteur des Femmes savantes
se serait refusé la peinture de ces écrivains qui craignent
si fort de n'être qu'érudits , lorsqu'ils ont tant de raison
pour être tranquilles sur cet article.
CARACTÈRE DU DUC DE BEDFORD.
Par Chesterfield ( traduit de l'anglais ) .
:
Le duc de Bedford était plus distingué par son rang et
ses richesses immenses , que par ses qualités personnelles
Il avait plus que le sens commun : mais sa tête était si mal
disposée , mais son obstination était si aveugle , que son
jugement lui devenait presqu'inutile , et nuisait vraiment
aux autres.
'7
Ses préventions égalaient son entêtement ; et malgré ces
dispositions , il se laissait conduire par de très-minces subordonnés
, qui ne manquaient pas de lui faire croire qu'ils
respectaient toutes ses volontés. I
Avec des manières brusques , il ne pouvait ni ne desirait
plaire.
Sa conversation familière manquait d'élégance ; mais
ony remarquait du sens et de la méthode.
Rien ne le rendait aimable ; mais son coeur n'était ni
vicieux ni criminel. On observait dans son éclat quelque
3
230 MERCURE DE FRANCE,
chosede bas; mais aucune de ses actions n'inspirait le
mépris, cast .
C'était enfin un duc issu d'une famille respectable , et
possesseur de vastes domaines.
t AUTBE CARACTÈRE DU MÊME.
Par Junius ( traduit de l'anglais ).
14
ייז
:
Le duc de Bedford fut un homme d'une grande importance
; un rang distingué , une fortune immense , un nom
illustre suppléèrent à son peu de mérite. L'usage qu'il fit
de ces rares avantages eût pu l'honorer , mais n'eût pas
servi aux progrès des connaissances humaines . L'éminence
de ses dignités lui traçait son devoir , lui frayait le
chemin qui conduit aux grandeurs ; il ne pouvait s'en
écarter par erreur , ni l'abandonner par calcul...
L'indépendant et vertueux duc de Bedford ne voulut
jamais prostituer sa dignité en se livrant àdes déclamations
au parlement , soit pour ou contre le ministère. Il ne
se montra jamais l'ennemi , ni l'esclave des favoris deson
souverain. Quoique souvent trompé dans sa jeunesse, on
nele vit pasdans le cours d'une longue vie , choisir ses amis
entre des personnages débauchés. Son honneur personnel
lui aurait interdit la société des joueurs ,des athées , des
spadassins ,des bouffons ou des jockeys. Il n'aurait jamais
consenti à se mêler des intérêts ou des intrigues de ses
subordonnés , soit en récompensant leurs vices , soit en
les enrichissant aux dépens de son pays. Pouvait-il ignorer
ou mépriser la constitution de sa patrie , au point de
*convenir enune cour de justice , de l'achat ou de l'aliéna -
tiond'un bourg d'Angleterre? Sila Providence l'eût frappé
de quelque malheur domestique , il aurait souffert avec
sentiment , mais aussi avec dignité. Il n'eût pas cherché à
GERMINAL AN XIII. 231
se consoler de la mort d'un fils unique , dans les sollicitations
ou dans la vente de places à la cour , encore moins
dans un agiotage à la compagnie des Indes.
L'histoire du duc de Bedford devient importante à l'époque
de son ambassade à la cour de Versailles. Il fut alors
chargé d'un ministère honorable , dont il s'acquitta d'une
manière distinguée. Ses partisans cherchaient un ministre
dont l'esprit conciliant ne s'éloignât pas de quelques.concessions.
Les affaires du royaume exigeaient un homme
qui songeât plus à la prospérité de son pays , qu'à son élévation
personnelle ; et cet homme se trouva au premier
rang de la noblesse.
N. L.
SPECTACLES.
:
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
Esther et l'Oratorio de Saul
:
CES deux pièces ont été jouées , le 17 avril à l'Opéra , au
profit de Mlle Suin. On a fait différentes critiques de la
tragédie d'Esther. Son plus grand défaut est d'être trop
courte. On ne se lasse point d'entendre d'aussi beaux vers.
Aujourd'hui même, les spectateurs , malgré leur profonde
ignorance , en général , les écoutent avec admiration et une
sorte de recueillement et de respect. Il est vrai qu'ils s'en
dédommagent par des éclats de rire lorsqu'ils entendentprononcer
lemotdejuifs. Une gaieté de cette nature interrompit
assez long-temps la représentation dont je parle. J'entendis
aussi dire que le mot de chambre prochaine étoit ignoble.
4
232 MERCURE DE FRANCE ,
On sait quc Racine a fidèlement suivi l'histoire d'Esther ,
telle qu'on la lit dans le livre de l'Ancien Testament' , qui
porte ce nom. Une difficulté m'a toujours arrété dans le
-septième chapitre de la Vulgate. Assuérus après avoir entendu
l'accusation portée contre Aman par la reine , sort
un moment du lieu du festin. Sonfavorise lève aussi , pour
supplier Esther de lui sauver la vie , ayant bien vu qu'Assuérus
étoit disposé à la lui arracher. Le monarque revient ,
trouve qu'Aman s'est jeté sur le lit où était la reine pendant
-le repas ,et s'écrie : Comment ! il veut opprimer (opprimere)
lareine dans ma maison ! Sacy traduit opprimere parfaire
violence. Mais soit qu'Aman voulût outrager ou assassiner
la reine , l'embarras est le même. Cela ne peut guères s'expliquer
qu'en supposant qu'il eût subitement perdu la raison
, ou plutôt qu'Assuérus feignit de prendre une supplication
pourune violence. Cette obscurité a semblé , à la représentation
, se retrouver dans la tragédie de Racine , et y
produire quelque embarras ; mais c'est la faute des acteurs .
Aman se jette aux pieds de la reine , et fait ou doit faireun
mouvement , soit pour les embrasser , soit comme pour la
retenir lorsqu'elle recule d'indignation; car outre qu'il dit :
par ces pieds que j'embrasse , etc. , Assuérus qui survient ,
s'écries ,
ف 1
A
48
Quoi ! le traître sur vous porte ses mains hardies !
La pantomime que je viens d'indiquer rend compte de
tout, et sans elle l'exclamation du roi serait inintelligible.
Je fais cette remarque parce que j'ai vu plusieurs personnes
arrêtées à ce vers, et d'autres se scandaliser mal-à-propos
des mains hardies.
Cette tragédie , composée pour un couvent , est d'un
genre nouveau. Il y a deux personnages qu'on ne voit que
dans une scène , Mardochée et Zarès ; car si le premier reGERMINAL
AN XIII. 233
:
paraît à la fin , ce n'est que pour entendre ce qu'on lui dit et
prononcer deux vers. Mais cette scène unique de Mardochée
au premier acte est si vigoureusement écrite , qu'elle
aurait suffi à la réputation d'un autre écrivain que Racine.
Elle est pleine de ces vers qu'on retient à une première lecture
et qu'on n'oublie plus. Athalie même ,pour le style ,
ne l'emporte pas sur Esther.
Cependant la représentation de cette pièce n'a pas produit
un très-grand effet. Il faut convenir qu'elle n'a pas tous
les développemens des autres chefs-d'oeuvre de Racine. Le
dénouement en est unpeu brusqué. Assuérus paraît se décider
assez légèrement. Il ne veut pas même entendre la défense
de son ministre. Sil'unique intention de l'auteur n'eût
pas étéde composer un divertissement d'enfans , comme il
le dit , il eût fait d'Esther une pièce aussi étendue que celle
d'Athalie. Ce n'est pas la matière qui eût manqué à celuiqui
a su trouver celle de la plus touchante de ses tragédies
dans une seule phrase.
La manière dont les choeurs sont exécutés nuit à l'intérêt.
La partie qui en est récitée l'a été fort mal par des actrices
de l'Opéra , qui n'ont point l'habitude de la déclamation .
Des vers enchanteurs n'ont produit aucune sensation , et
quelquefois n'ont pas été entendus. La musique a été trouvée
mesquine. On a supprimé de très-belles stances.
Mademoiselle Duchenois , qui a le rôle le plus considé
rable de la pièce , était , dit-on , incommodée. Elle n'a pas
tenu tout ce qu'on s'en promettait. Le costume persan ne
l'embellissait pas , et il fallait se faire quelque violence pour
s'imaginerqu'on voyait en elle la plus séduisante des femmes
de l'Asie. Quelquefois elle fait valoir un mot aux dépens
d'un vers , ou un vers aux dépens d'une tirade. Quelquefois
elle manque de justesse ; et cependant il faut convenir
qu'elle seule pouvait jouer ce rôle; que dans ses jours les
234 MERCURE DE FRANCE ;
moins heureux , elle est encore jusqu'à présent la reine da
théâtre Français , et qu'elle n'a même pas , à proprement
parler, de rivale Ses maladroits partisans ont voulu saisir
quelques allusions en sa faveur : deux fois ils ont été repousséspar
l'impartialité du public , qui s'est contentéd'être
équitable , et ne l'a guère applaudie quedans son plaidoyer
contre Aman. Madenioiselle Volnais a montré plus de fermeté
et d'aplomb que de coutume. Saint-Prix n'a manqué
ni de chaleur , ni d'énergie. Talma joue Assuérus avec sagesse
et avec naturel. Lafond m'a paru donner au rôle
d'Aman la couleur qui lui est propre.
Cependant j'ai entendu faire à chacun de ces deux derniers
acteurs un reproche que je crois parfaitement juste.
Lorsqu'Esther révèle le secret de sa naissance , Assnérus
s'écrie :
Ah! dequel coup me percez-vous le coeur !
Vous la fille d'un juif !
Qu'en prononçant ces mots il la regarde , c'est dans l'ordre ;
mais les vers suivans que lui arrache la douleur , ne doivent
pas lui être dits en face :
Hé quoi ! tout ce que j'aime ,
Cette Esther , l'innocence et la sagesse même ,
Que je croyais du ciel les plus chères amours ,
Dans cette source impure aurait puisé ses jours !
Malheureux!
C'est une plainte faite au ciel , et Assuérus , qui a tant
d'amour pour Esther , ne doit pas lui adresser directement
une parole si dure...
Lafond voulant désarmer la reine , lui dit que les ennemis
des juifs l'ont trompé.
2
Enles perdant , j'ai cru vous assurer vous- même ,
Princesse, en leur faveur , employez mon crédit;
Le roi, vous le voyez , reste encore interdit.
Je sais par quels moyens on le pousse , on l'arrête,
Et fais , comme il me plaît , le calme et la tempête.
GERMINAL AN XIII. 235
1
L'acteur fait mal-à-propos résonner ces deux derniers
vers. Cen'est point de l'éclat , c'est de l'adresse qu'il faut
en cetendroit. Si dans ce moment il vante son crédit ce ne
doit pas être avec ostentation , mais plutôt avec finesse ; il
doit avoir l'air de faire à la reine une espèce de confidence ,
et de lui dire , comme Tartuffe à Elmire , avec la différence
de ton qui distingne la tragédiede la comédie : Aassuérus ,
entrenous , est un homme à menerpar le nez , et je m'en
charge , laissez-moi faire.
Cette tragédie fera toujours le plus grand plaisir quand
onvoudra ou quand on pourra la jouer convenablement .
Voltaire a pris dans Esther un des beaux vers,deMahomet
:
Et je verrais leurs fronts attachés à la terre !
Racine a dit :
N'osent lever leurs fronts à la terre attachés
i
Il ade plus ensprunté l'idée du portrait de l'hipocrisie , qui
se trouve dans la Henriade , ,et jusqu'à la coupe de ce vers
connu :
1
Le ciel est dans ses yeux , et l'enfer dans's on coeur.
Je ne parle pas dequelques autres expreressions remarquables
qu'il a également prises . La Harpe a cru justifier tousces emprunts
en disant que Voltaire était si riche deson propre
fonds , qu'il se croyait en droit de prendre par-tout. Plaisant
droit ! plaisaute excuse! plaisante dialectique , pour un
homme qu'on citecomme undialecticiendu premier ordre!
Dans la vérité , il ne connaissait guères en parlant de ses
contemporains , d'autre logique que celle de la prévention ,
ée l'envie ou de la haine ,poussée trop souventjusqu'à une
espèce de fureur et de rage.
Les connoisseurs s'extasaient à la musique de Saül. Le
236 MERCURE DE FRANCE ,
プ
commundes fidèles trouvait l'Oratorio unpeu long,lorsque
le trio ravisant des Lévites a réuni toutes les opinions et
toutes les sensations enune seule. Laïs ,dont on connaît la
forte corpulence , était chargé du rôle du jeune David:
savoix avait peine àfaire oublier cette disparate. Quoiqu'on
fût dans lepays des illusions , ce jour làn'était pas , comme
onvoit ,celui de l'illusion. N
Mademoiselle Lachassaigne va faire donner aussi la
représcutation due à ses longs et utiles services. On ne
devinerait pas en mille ans la pièce qu'on destine pour cette
féte : Olympie , qu'on ne soupçonnerait pas être sur le
répertoire , Olympie que tout l'art de mademoiselle Clairon
n'a jamais pu soutenir , unedes plus faibles productions
de son auteur ! C'est un choix qui rappelle celui de
Childebran. Au reste, ce n'est pas mademoiselle Lachassaigne
qui l'a fait. Si elle pouvait engager mademoiselle
Duchesnois à jouer Bérénice et Lafond Titus , elle serait
bien sûre de réunir l'assemblée laplus nombreuse que l'Opéra
puisse contenir. Un seul vers de Bérénice , la plus
étonnante peut-être des tragédies de Racine , vaut micux
que le fracas et même le bûcher d'Olympie .
A
: ΑΝΝΟNCES.
Tableaux comparatifs des Dépenses et des Contributions de la
Franceet del'Angleterre; suivis de considérations sur les ressources
des deux états, et servant en même temps de réfotation à l'ouvrage de
M. Gentz; par M. Sabatier.-Prix : 6fr. , et 7 fr . 50 c. par la poste.
AParis, chez Arthus Bertrand , lib., quai des Augustins , nº. 35;
Charles, imp . , rue de Seine , nº . 36, fauhourg Saint-Germain. A Bordeaux,
chez Melon et comp., rue Chapeau-Rouge.
Diane de Poitiers , duchesse de Valentinois , manuscrit trouvé
dans les ruines du château d'Anet . Deux volumes . in- 12.-Prix : 3 fr . ,
et4fr. par la poste.
AParis , chez Lerouge, imprimeur-libraire , cour du Commerce ,
passage deRohan; Petit, libraire, palais du Tribunat, près le théâtre
de la République.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Pretres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
GERMINAL AN XIII. 23
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres , 4 avril. On croit que l'expédition sous les
ordres de sir James Craig est destinée pour la Méditerranée
, et qu'on fera une tentative contre Minorque . Il
paraît néanmoins que le but ultérieur est d'agir de concert
avec les Russes dans la Méditerranée : mais cette réunion
de forces ne peut guère en imposer aux Français en
Italie. Quelques personnes pensent qu'on veut s'emparer
d'Alexandrie de concert avec la Porte , et c'est sans doute
le plus sûr moyen de garantir l'Egypte d'une nouvelle
invasion de lapart des Français (1) (Morning Chronicle.)
On parle , mais on ne sait trop sur quel fondement , ni
d'après quelle autorité , d'un traité secret qui aurait été
conclu entre l'Angleterre , la Russie et la Turquie , et en
vertu duquel la souveraineté de l'Egypte aurait été cédée
àl'Angleterre pendant cinquante ans, à condition de fournir
à la sublime Porte un subside annuel , pendant le
même espace de temps. Malte et les Sept-Istes auraient
été abandonnées à la Russie par le même traité. Quelquesuns
prétendent que c'est pour l'exécution de ces arrangemens
que la Russie a réuni tant de forces dansla Méditerranée
, et que l'Angleterre a préparé sa grande expédition.
(The Star.)
- Du 5. Le gouvernement vient de recevoir de nou
velles dépêches relativement à l'expédition de l'ennemi
contre les îles du Vent. La nouvelle de la prise de la Dominique
est pleinement confirmée , avec cette différence
dans les rapports , que , selon les premières , on avait lieu
d'espérer que le général Prevost pourrait tenir assez longtemps
dans le fort Portsmouth pour recevoir des secours
avant d'être réduit à capituler , tandis que d'après les
nouveaux avis , il est douteux qu'il ait pu faire aucune
résistance. Il paraît que les Français ne lui ont pas donné
(1) C'est pour une raison à-peu-près aussi solide, que les Anglais se
sont emparés des piastres que portoient les quatre frégates espagnoles .
Qu'ils aient des troupes à Malte, qu'ils en aient à Minorque , à
Alexandrie , à la bonne heure; ils ne les ont pas en Irlande, à la
Dominique , à la Jamaïque , à Ceylan et aux Grandes-Indes.
(Moniteur.)
238 MERCURE DE FRANCE ,
le temps de se reconnaître , et que dans la confusion , il
perdu beaucoup des siens , qui ont été faits prisonniers .
Comme cette expédition était pour les troupes anglaises un
événement tout-à-fait inattendu , ni le fort de Portsmouth ,
ni aucun autre point de la colonie ne se trouvait en état
d'offrir à la garnison de la Dominique une retraite où elle
pût se maintenir. Le cas où l'on aurait été forcé de se réfu-
*gier dans un fort , et d'y réunir ce qui est nécessaire pour
soutenir un siége, n'avait pas même été prévu ; et ce n'était
pas au moment du désordre et de la surprise occasionnés
par une attaque aussi vive et un débarquement aussi subit
, qu'il était permis de songer à réparer les effets de
l'imprévoyance. Ainsi la Dominique est prise et bien prise .
Reste à savoir si les autres îles du Vent pourront être secourues
à temps ; et c'est sur quoi l'on ne compte guère.
2
Non-seulement on est persuadé qu'elles ont dû être con
quises presqu'en même temps , et comme enveloppées d'un
seul coup de filet , mais il s'est fait hier , dans la capitale ,
nombre de paris considérables , que la Jamaïque , la plus
considérable des îles anglaises dans les îles occidentales,
sera prise avant ou dans les dix premiers jours de mai. On
a offert de parier cent contre trente , que Sainte-Lucie , là
Grenade et les autres îles du Vent sont actuellement occupées
par l'ennemi , et personne n'a voulu accepter la
gageure. (Morning- Chronicle..)
L'escadre française s'est emparée , dans les parages de
la Dominiques de onze navires marchands , et d'un bâtiment
de transport .
17
T
Ondit que l'expédition du général Craig n'est quo
l'avant-garde d'une autre expédition , la plus nombreuse
qui soit partie depuis long-temps des ports de la Grande
Bretagne.
Hambourg, 9 avril. La gazette de la cour de Pétersbourg , du 19
mars , publie la réponse du gouvernement anglais à la lettre de l'Empereur
des Français , contenant des ouvertures pacifiques , sans publier
en même temps cette lettre , comme on auroit dû s'y attendres
Cependant cela peut s'expliquer de cette manière. La cour de France,
par respect pour les usages consacrés en diplomatie , avait gardé le
secret de sa démarche , jusqu'au moment où l'Angleterre le viola , par
un oubli de toutes les convenances. De cette manière , le cabinet de
Londres prenant les devants , a dû faire parvenir sa notification à
celle de Russie , avant que cette dernière eût pu avoir connoissance
d'une autre manière des ouvertures de paix de l'Empereur Napoléon.
Ainsi , il sera probablement arrivé que le ministère anglais
n'ayant pas trouvé d'avantage pour lui à mettre sous les yeux de
GERMINAL AN XIII. 239
l'empereur de Russie une preuve aussi éclatante de la modération de
la France , aura préféré de supprimer cette pièce , pour y substituer
son propre thèine , renforcé de flagorneries ; de sorte que la cour
deRussie a pu réellement n'avoir que celui-ci à publier.
Milan ; 1 avril.
et
Hier, l'avénement de S. M. l'Empereur des Français au trône royal
d'Itate a été proclamé ici solennellement. Dès l'aube du jour , le bruit
du canon a retenti, et a annoncé la fete. Les troupes françaises
italiennes s'étant ensuite rassemblées au forum Bonaparte, elles ont
étépassées en revue , après quoi les préfets départementaux et de police,
les présidens des administrations départementale et municipale ,
et le commandant de la place , suivis d'un détachement de cavalerie,
se sont rendus dans les cinq principauxquartiers de la ville, où les
différens actes émanés à Paris au sujet de l'érection du royaume d'Italie
, ont été lus à haute voix. Les mèmes autorités se sont rendues ensuitechez
le prince Eugène pour le complimenter, ce qui a aussi eu lieu
dela partd'is officiers de la garde du gouvernement , à la tête des
quels était le général Fontanelli , gouverneur du palais . Toutes les
autorités principales , civiles et militaires , ont dîné dans le Pal is-
Royal, chez le grand-juge , ministre de la justice. Le soir , il y a eu
illumination générale dans la ville. On a vu à cette occasion la façade
duPalais-Royal décorée des nouvelles armes du royaume d'Italie.
Voici la description des armoiries adoptées par notre consulte ,
pour le royaume d'Italie : L'écu est tiercé en pal ; le premier et le der
nier parti de deux et un sur le tout, ce qui donne au total six écussons.
Le premier palest parti , au premier , des clefs en sautoiretdu
daispapal,àcausede Ferrare, Ravenne , Bologneet de laRomagne ;
au second, de l'aigle de la maison d'Est , à cause du duché de Modène.
Le second pal , qui est pein , est le célèbre Lisse des Visconti,
àcause du duché de Milan. Le troisième pal est parti , au premier ,
du hon de Saint Mare , à cause de la partie du territoire de Venise ,
rénnie; au second, de la croix de Piémont par les mêmes motifs. Le
sixième écusson , qui se trouve placé sur le tout, est la couronne de
fer des anciens rois lombards , à cause du royaume d'Italie. L'écu
est entouré du collier de la légion d'honneur, supporté par l'aigle
impériale de France , surmonté d'une étoile rayonnante , au milieu de
laquelle est la lettre N. Le tout est recouvert par le manteau et la
couronne royale; sur le cercle de cette dernière , au lieu de perles ,
ou remarque une branche de laurier . Deux hallebardes sont passées
en santoir derrière lécu.
Berlin , 6 avril. La cour est partie pour Postdam le 3.
Le ministre de France qui a reçu de Paris sept grands cordous
de la légion d'honneur , aura aujourd'hui une audience
du roi.
Lyon , 25 germinal. Le séjour de Leurs Majestés continue
d'attirer iciun grandnombre d'habitans et de députations
des départemens voisins . Chaque jour est marqué par
de nouvelles fêtes , et l'enthousiasme public se manifeste
dans toutes les parties de cette grande cité.
240 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS.
er
S. M. I. et R. est rendue dans son palais de Stupinis ,
depuis hier , et se remettra en route demain , Ir floréal ,
pour Milan.
-Les adresses de félicitations des villes , des autorités
constituées , des peuples d'Italie à S. M. sur son avénement
sont innombrables. Elles sont insérées en langue italienne
dans le Moniteur.
Des lettres de Madrid annoncent que le roi d'Espagne
a reconnu S. M. l'Empereur des Français comme roi
d'Italie.
Un officier prussien venant de Berlin , a passé le 25 germinal
par Bruxelles : il est chargé de remettre , de la part
du roi de Prusse , à S. M. l'Empereur et à diverses personnes
de distinction de l'Empire , le grand cordon de
l'Aigle-Noire.
Un père - noble , dont les moyens physiques sont ,
dit-on , avantageux , doit débuter aux Français .-On
parle aussi des débuts de mademoiselle Monvel et de
mademoiselle Baptiste.
- Le Normantvient de mettre en vente un nouvel ouvrage
intitulé : le Manuel de la Banque , par F. Pottier (1) .
Sans entrer aujourd'hui dans de grands détails sur ce livre ,
il nous sera facile d'en faire sentir l'extrême utilité : toutes
les opérations possibles d'arbitrages , tant sur le papier que
sur l'or , l'argent et les piastres , y sont réduites , pour les
trente principales places de l'Europe , à de simples additions
et soustractions. Au moyen d'une méthode nouvelle ,
qui n'existe dans aucun autre auteur, cet ouvrage donne la
facilité de connoître le rapport de tous les changes , de lire
couramment les différentes cotes , et de saisir au premier
coup d'oeil le résultat , à tant pour cent , des opérations
qu'elles présentent ; il contient d'ailleurs tous les détails
relatifs aux monnoies réelles , de compte , de change , à la
proportion de l'or et de l'argent , au pair intrinsèque , aux
usances , aux usages des diverses places et aux banques les
plus célèbres. L'auteur y a joint un tableau général des
changes , dans lequel on trouve l'explication de chaque
expression des changes. Ce tableau se vend aussi séparément
(2).
า
(1) Unvol. in-8°. de 550 pages. Prix: 9 fr. , et 11 fr. par laposte.
(2) Prix : 1 fr .
( No. CXCIX. ) 7 FLOREAL an 13.
5.
( Samedi 27 Avril 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
:
HYLAS ENLEVÉ PAR LES NYMPHES , ET HERCULE ABANDONNÉ
PAR LES ARGONAUTES ( I ) .
Valerius Flaccus , Argonautique , liv . III , v . 508 .
Hercule avait brisé son aviron , et le navire Argo avançait
plus lentement sur les ondes . Les Argonautes abordent
aux rivages de Mysie , et Hercule s'écarte dans
les forêts poury chercher un arbre qui pút lui fournir
ane rame .
JUNON , qui si long- temps s'était fait violence ,
Junon respire enfin , et rompant le silence :
(1 ) Ce fragment est tiré d'une traduction complète de Valérius
Flaccus , par MM. Dureau de la Malle père et fils . -Elle doit paraître
accompagnée du texte , pour lequel M. Dureau fils s'est livré à
un travail très-étendu. Il a collationné un manuscrit de Munich et
un de Bologne qui ne l'avaient pas encore été. Il a revu celui du Vatican,
examiné par le seul Heinsius. Its lui ont fourni , et le premier
sur-tout , des leçons précieuses . Enfin , les éditions , les critiques , les
poëmes grecs du même sujet , les monumens antiques, tout a été vu ,
consulté, discuté par M. Dureau de la Malle. Ω..
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
« Le voilà (1 ) cet objet d'un courroux impuissant ,
» Qui seul est un travail sans cesse renaissant ,
>>Et dont tant de périls n'ont pu lasser l'audace ,
>> Quand je me lasse , moi , de la seule menace !
» Sur quel monstre en effet puis-je encore compter ?
>> N'ai-je pas vu ce bras que rien ne peut dompter ,
>> Des monstres (2) de la mer bravant le plus terrible ,
» Rendre à Pergame en deuil sa mer sûre et paisible ?
>> Et je me dis la soeur du souverain des dieux !
>> De ce noble courroux quel début glorieux ,
» Deux serpens qu'un enfant sut étouffer sans peine !
>> Après un tel affront , peut-être que ma haine
>>Devait laisser dès-lors sa jeunesse en repos ,
>> Et ne plus m'exposer à des affronts nouveaux.
>> Mais non , poursuis; espère en ta persévérance ;
>> A la ruse , s'il le faut , abaisse ta puissance.
>> Pour le désespérer , j'irai même à Pluton
>> Avant peu demander sa terrible Alecton . >>>
Elledit : et son oeil , fixé sur ces montagnes ,
Voit d'un autre côté chassant dans les campagnes
Des Nymphes de ces lieux un élégant essaim .
Molle écharpe embrassant les contours de leur sein ,
En replis ondoyans flottante chevelure ,
Habit court , arc léger , bracelets de verdure ,
Le myrte dans leurs mains en javelot changé ,
Par un lien flexible en son vol dirigé ,
Tel était l'ornement et le leste équipage
De ces Nymphes, l'honneur de l'onde et du bocage.
La terre , applaudissant au doux bruit de leurs pas ,
Abaisse ses gazons sous leurs pieds délicats .
Le fracas , qui d'Hercule annonçait le passage ,
Tout-à-coup de ces soeurs a troublé le courage :
(1) Hercule.
(2) Le monstre auquel Hésione était exposée , et dont Hercule
avait délivré Troie..
:
FLOREAL AN XIII. 243
1
Les animaux tremblans fuyaient de toutes parts .
Dryope seule osa , bravant tous les hasards ,
S'avancer vers le bruit de la marche d'Alcide.
Elle allait regagner sa retraite liquide ,
Gardant de cette vue un long étonnement :
La fille de Saturne en ce même moment
Descend du haut des cieux , lui fait signe , l'appelle ,
Et séduit par ces mots la timide immortelle .
« Ton coeur de mille amans trop indignes de toi
>>Jusqu'ici , belle Nymphe , a dédaigné la foi ;
» Mais je t'amène exprès des rives de la Grèce
>>Un objet digne enfin de fixer ta tendresse ;
>>C'est le fameux Hylas : près de ce bord charmant ,
>> Dans tes bois à cette heure il erre innocemment .
» Tel tu vis au milieu des danses et des fêtes
» Sur ta rive étalant le prix de cent conquêtes
>> Bacchus au front de rose , ou tel ici tu vois
» Phébus quittant la lyre et prenant le carquois,
» Tel paraîtra sans doute à ta vue étonnée
>> Celui que va t'unir un si doux hyménée .
>> Nymphe , que ton bonheur va faire de jaloux !
>>Quand la Grèce apprendra qu'Hylas est ton époux ,
>> Que j'entendrai gémir de plaintes douloureuses !
De quel secret dépit ses Nymphes amoureuses ,
» Les filles du Bébés (1) , celles du Lycormas (2) ,
>> Par tes charmes verront enlever leur Hylas ! »
Elle part à ces mots , et sous l'épais feuillage
Lançant un cerf agile , elle l'offre au passage
D'Hylas , qui contemplait avec ravissement
De ses dix cors rameux le superbe ornement.
Le cerf long-temps s'arrête ou ralentit sa fuite ;
Il veut du jeune enfant engager la poursuite,
Et lui persuader par cet appåt flatteur
Que de la course il peut lui disputer l'honneur;
(1) Lac de laThessalie. 4
(2) Fleuve de l'Etolie , autrement zomine Evonyms o
1
3
2
1
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
L'enfant s'y laisse prendre , et si près de sa proie ,
Il croit déjà l'atteindre ; il court ivre de joie :
Alcide encor l'anime ; il les suivait des yeux ;
Mais bientôt il les voit disparaître tous deux.
Fatigué , haletant, le jeune ami d'Hercule ,
Toujours entretenu dans son erreur crédule ,
S'éloigne , et tout- à-coup se trouve sur les bords
Où Dryope épanchait ses liquides trésors.
Le cerf ne fait qu'un bond , et sans effleurer l'onde ,
S'élance , court et fuit dans la forêt profonde .
De son espoir Hylas reste alors détrompé ;
Altéré de sa course et de sueur trempé ,
Séduit par la fraîcheur de ces ondes limpides ,
Il cherche à les saisir de ses lèvres avides.
Tel on voit un beau lac , que du midi brûlant
Rapidement traverse un trait étincelant ,
Ou qu'argentent les feux de la pâle Diane ,
Darder un vif éclat de son sein diaphane ;
Tel ce charmant visage en l'onde répété ,
Y porte un doux reflet de grace et de beauté.
La Naïade s'enflamme ; elle approche , et sa tête
Par degrés s'élevant , aux doux larcins s'apprête.
Le jeune enfant vit bien une ombre , des cheveux ;
Quelque bruit le frappa ; mais sans l'instruire mieux.
Tout- à-coup des deux bras de la Nymphe amoureuse
Le saisit brusquement l'étreinte vigoureuse.
En vain le faible enfant résiste ; un cri perçant
Appelle Alcide : hélas ! son Alcidė est absent ;
Et de son propre corps et le poids et la pente
Favorisant encor l'audacieuse amante ,
Il est en un moment entraîné sous les eaux.
Cependant sur ces monts poursuivant ses travaux ,
Hercule avait choisi le plus vaste des ormes ;
Il appuie à son tronc ses épaules énormes ,
Le pousse ; l'arbre crie , et tombe avec fracas.
Le héros sans efforts l'enlève dans ses bras ,
FLOREAL AN XIII.
245 .
t
Le charge sur son dos avec son vaste ombrage ,
Et tranquille , il allait regagner le rivage ;
Il croit que son Hylas a pris d'autres chemins ;
Qu'il aura de sa chasse enrichi leurs festins.
Mais quand son oeil perçant , du haut de ces montagnes
Plongeant sur le vaisseau , la rive et les campagnes ,
N'aperçoit point l'ami si chéri de son coeur ,
Il se trouble , il ressent une vague terreur :
Entre mille dangers qu'il voit dans un nuage ,
Flottant , désordonné , son esprit se partage .
« Qui pouvait donc d'Hylas arrêter le retour ?
>> Qui donc entreprendrait d'alarmer son amour ? >>
Cependant sur les monts descendait la nuit sombre
De moment en moment épaississant son ombre.
Alors sa peur redouble ; égaré , pâlissant ,
D'une froide sueur tout son corps se glaçant ,
Il ne voit , n'entend plus ; ses membres se roidissent.
Comme les nautonniers d'épouvante frémissent
A l'aspect de l'orage amoncelé dans l'air ;
Ainsi dans son effroi le fils de Jupiter
Frissonne au seul penser du coup que lui prépare
Dans la perte d'Hylas sa marâtre barbare .
Soudain , tel qu'un taureau que de ses dards perçans
La mouche bourdonnante a piqué dans les flancs ,
De son paisible enclos s'élance , et plein de rage
Court à travers les bois , les brise à son passage ;
Tel Alcide , enflammé , mugissant de douleur ,
Dans les bois , sur les rocs , se jette avec fureur .
De l'un à l'autre bout la montagne résonne ;
Complice du larcin , la forêt en frissonne.
Cet appareil de rage et de ressentiment ,
De cet ardent courroux l'affreux débordement
Tient tous les coeurs transis dans une attente horrible.
Tel , atteint par le fer , le lion plus terrible
Gronde , et court furieux au chasseur qui s'enfuit ;
Cet ennemi fatal que sa haine poursuit,
3 !
246 MERCURE DE FRANCE,
'Avant de le tenir , sa rage impatiente
L'a broyé mille fois dans sa gueule écumante :
Tel Alcide roulant la terreur dans ses yeux ,
Du sommet de ces monts s'élançant furieux ,
Court, tenant à son arc la flèche inévitable.
Ah ! fuyez , fuyez tous ce courroux redoutable ,
Paisibles habitans de ces bords fortunés ;
Il reporte partout ses pas désordonnés .
Des ruisseaux , doux abris des humides Naïades ,
Il remonte aux rochers , aux bruyantes cascades ;
Aux lieux qu'il parcourut il retourne cent fois.
<<Hylas , mon cher Hylas ! » Sa foudroyante voix
Criait ce nom sans cesse à la forêt immense ;
La forêt le répète , et reprend son silence.
(Lasuitedans le prochain numéro. )
LA JEUNE FILLE ET LA NAÏADE ,
FABLE.
Au bord d'une fontaine et transparente et puré ,
Une fillette , sans témoin ,
Ne pouvait se lasser d'admirer sa figure .
Dans l'oubli de tout autre soin ,
Tandis qu'un jour ainsi le temps se passe ,
La belle a soif : creusant la paume de sa main ,
Avec adresse elle en fait une tasse ,
Mais en puisant elle a terni la glace ,
Et l'image chérie a disparu soudain .
Elle s'afflige , elle se plaint ,
Quand souriant de sa simplesse ,
La Naïade , au fond du liquide manoir ,
Lui dit : « Attends que le calme y renaisse ,
» Si tu veux que mon eau te serve de miroir. >>>
KÉRIVALANT.
:
FLOREAL AN XIII.
247
LA BONNE FEMME .
CONTE.
Avec un estimable époux ,
Laure vivait en mésintelligence.
Laure aisément se mettait en courroux .
L'époux avait un grand fonds d'indulgence ;
Mais en raison de la dépense ,
Tout fonds s'épuise;et quelquefois
Las d'une injuste dépendance
Il osait réclamer ses droits :
Faute grave dans un ménage ,
Et que de près suit toujours un orage;
Car la femme reprend son tour ,
Et si souvent , que dans un jour
Plus d'une querelle s'engage ,
Tantôt eeci , tantôt cela ,
Et le voisin vient mettre le holà.
Laure avait pour amie une certaine Annette ,
Bonne pâte de femme allant son petit train ,
Avec un homme inquiet et chagrin
Entretenant une union parfaite.......
..... Dites - moi donc votre secret ,
Bonne et sensible créature ?
Chez vous seuls on voit en effet ,
Loin des soucis , des plaintes , du murmure ,
Auprès du mari satisfait
4
L'épouse heureuse.-Hélas ! je fais ce qui lui plaît ;
Ce qui ne me plaît pas , ma chère , je l'endure .
Par F. DEVENET.
4
248 MERCURE DE FRANCE,
ENIGME.
Ma mer n'eut jamais d'eau ; mes champs sont infertiles.
Je n'ai point de maison , et j'ai de grandes villes .
Je réduis en un point mille ouvrages divers .
Je ne suis presque rien , et je suis l'univers.
LOGOGRIPH Ε.
Si vous m'ôtez la tête ,
Je suis d'un mauvais goût ;
En remettant ma tête ,
Et coupant l'autre bout ,
* Je deviens corps et tête
Et j'habite mon tout.
Par VERLAC DE BRIVES.
CHARADE.
Mon second fait par mon prémier ,
D'un ami nourrit la tendresse ,
Et toujours flatte une maîtresse ;
Mon tout se vend chez l'épicier.
D. P. , Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est le Lit.
Gelui du Logogriphe est Désespoir, où l'on trouve espoir
Celui de la Charade est Ver- rat .
A. 249 FLOREAL AN XIII.
OEUVRES PHILOSOPHIQUES , HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES DE D'ALEMBERT , membre de
toutes les Académies savantes de l'Europe (1).
Jusqu'a présent je n'avais lu de M. d'Alembert
que sa correspondance philosophique ; cela me
suffisait : en effet , ce membre de toutes les Académies
savantes de l'Europe s'est peint là tout entier.
Quoiqu'un écrivain qui avoue sa haine contre
sa patrie , et le desir qu'il a d'en renverser les institutions
, dût me paraître bien criminel , M. d'Alembert
ne m'a jamais paru que ridicule : son style
est si maniéré , son amour-propre si lourd , ses
plaisanteries si froides , et ses petites anecdotes si
bêtes , qu'en le lisant on est moins effrayé des projets
du conspirateur que frappé de la nullité de
l'homme. Puisqu'on imprime aujourd'huises OEuvres
complètes , il faut bien que je me décide à
faire plus ample connaissance avec lui , non pour
mon plaisir , mais dans l'espoir d'être utile à ceux
qui auront le courage de disputer le prix proposé
par l'Institut , sur l'influencede la littérature pendant
le dix-huitième siècle.
L'éditeur des OOEuvres de M. d'Alembert , laissant
de côté ce qui appartient au savant et au géomètre
, nous présente son héros seulement comme
philosophe , comme historien et comme littérateur
: pour mettre à fin cette superbe entreprise ,
(1) Cet ouvrage , annoncé par souscription , et tiré à un petit
nombre d'exemplaires , aura 15 vol. grand in S. Les trois premiers
volumes ont paru avec exactitude , chez Pelletier , à l'imprimerie de
Boiste , rue Hautefeuille , nº 21 ; Arthus Bertrand , libraire , quai des
Augustins ; le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois ,
et à Bordeaux , chez Melon et compagnie.
250 MERCURE DE FRANCE ;
1
il ne lui faut pas moins de quinze volumes , grand
in-8°. La première remarque à faire sur cette édition
, c'est que M. d'Alembert , qui fournit la matière
de quinze volumes , n'a jamais composé un
ouvrage : cette abondance impuissante forme le
caractère distinctif de la littérature philosophique.
L'impiété est stérile ; les génies de ce temps-là
n'étaient point propres à créer ; aussi ne doit-on
pas s'étonner si toute leur vigueur s'est réduite en
paroles , en analyses et en destructions. On sait que
M. de La Harpe , même après sa conversion , a
continué de se montrer l'apologiste de d'Alembert
; il répondait à ceux quilui reprochaient son
obstination à mettre au nombre des bons auteurs
unhomme qui n'avait fait qu'une préface : « Qu'im-
>> porte , si cette préface est unouvrage. » C'était du
moins avouerque tous les autres écrits de M. d'Alembert
doivent tomber dans l'oubli avec les circonstances
quiles ont fait naître. Nousexaminerons
bientôt ce fameux discours mis en tête de l'Encyclopédie
; et notre seul embarras sera de décider
si l'absurdité des conceptions premières l'emporte
sur le ridicule du style , ou si le ridicule du style
est au niveau des conceptions. Pour justifier notre
opinion , en attendant que nous puissions entrer
dans quelques détails , nous citerons un passage
pris entre ceux que nous avons notés. « L'univers
>> n'est qu'un vaste océan , sur la surface duquel
>>> nous apercevons quelques îles plus ou moins
>> grandes , dont la liaison avec le continent nous
>>>>est cachée. » Si l'univers est un acéan , il est
certain que cet océan doit être vaste , et l'épithète
est ici terriblement oiseuse ; si sur cet océan on
aperçoit des îles , il est probable que c'est à la
surface ; et si la liaison de ces îles avec le continent
nous est cachée , c'est qu'il est même impossible
de deviner où est ce continent; à coup sûr ,
FROREAL AN XIII. 251
ce n'est pas dans l'univers , puisque l'univers est
l'océan ; il faut donc que ce continent soit hors
de l'univers ; alors
Devine , si tu peux , et réponds , si tu l'oses.
On a parlé degalimatias double ; le galimatias renfermé
dans cette phrase pourrait se multiplier àl'infini
; et je pense que Racine et Boileau auraient été
étrangement surpris en écoutant ce membre de
toutes les académies de l'Europe leur reprocher ,
dans ce même discours , de n'avoir pas su écrire
en prose. Certes , si la nation française eût conservé
le sentiment de sa dignité , l'amour de sa gloire
acquise, le discours préliminaire de l'Encyclopédie
aurait suffi pour couler à fond cette entreprise ;
mais les esprits étaient déjà corrompus par l'anglomanie,
la métaphysique , la fureur d'innover ;
et les sots qui jugent sur parole furent enchantés
d'apprendre d'un géomètre que Racine et Boileau
ne savaient pas écrire en prose. En toutes choses ,
les éditeurs de l'Encyclopédie prirent un ton si
haut qu'ils subjuguèrent les faibles ; ils poussèrent
même l'impudence jusqu'à déclarer que le gouvernement
leur devait protection et secours; et le gouvernement
consentit à se regarder comme le trèshumble
serviteur des encyclopédistes. Les ministres
de ce temps-là, qui avaient par-dessus tout l'ambition
deparaître protéger les lettres et les sciences ,
ne connaissaient probablement pas les productions
du siècle de Louis XIV ; il leur suffisait cependant
de lire les Femmes Savantes pour apprendre
que les prétentions des auteurs médiocres
n'ont point de bornes , qu'ils sont toujours prêts à
crier contre l'autorité , à la braver , à se mettre audessus
d'elle ; et Molière leur aurait fourni une excellente
réponse au prospectus de MM. d'Alembert
etDiderot :
Il semble à deux gredins , dans leur petit cerveau ,
Que pour être imprimés et reliés en veau ,
252 MERCURE DE FRANCE
Les voilà dans l'Etat d'importantes personnes ;
Qu'avec leur plume ils font le destindes couronnes ;
Qu'au moindre dre petit bruit de leurs productions ,
Ilsdoivent voir chez eux voler les pensions ;
Que sur eux l'univers a la vue attachée ,
Que partout de leur nom la gloire est épanchée;
Et qu'en science ils sont des prodiges fameux
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux.
Ces deux derniers vers donnent une juste idée du
seul mérite que pouvait avoir l'Encyclopédie , et
les premiers peignent au mieux l'importance que
s'accordaient les encyclopédistes. Quelque jour
nous examinerons pourquoi les écrivains ont eu
une si grande influence sous le règne de LouisXV
qui ne les aimait pas, et pourquoi ils ont été si
modestes sous Louis XIV qui les recherchait :
peut-être parviendrons-nous à faire comprendre
que le plus sûr moyen de protéger les lettres est
de restreindre l'ambition de ceux qui les cultivent ;
éar s'il est une fois convenu que le talent d'écrire
doit mener à tout , comme ceux qui écrivent ont
pour grossir et faire valoir leurs prétentions des
moyens que le plus grand général et le plus habile
ministre n'ont pas , il en résultera nécessairement
bientôt que l'esprit sera la seule qualité recherchée
de la nation; et l'on sait où cette manie conduit
en politique. Les vers que nous avons cités prouvent
que , dans le siècle de Louis XIV , cette vérité
n'était pas ignorée de la cour; et l'on ne peut
trop admirer que Molière , celui de nos auteurs qui
adû le plus à son génie, se soit chargé de la révéler
au public, Aujourd'hui les connaissances utiles sont
si dédaignées , les arts frivoles si honorés , qu'on risquerait
d'être traité comme un Vandale si on s'avisait
de penser que , dans l'ordre social , un poète
est peu de chose , un savant moins qu'un poète , et
un philosophe au-dessous de l'un et de l'autre.
Boileau disait gaiement : « Il faut avouer que j'ai
> deux grands talens , aussi utiles l'un que l'autre
1
FLOREAL AN XIIL. 253
› à la société et à l'Etat , l'un de bien jouer aux
>>quilles , l'autre de bien faire des vers. » Et c'est
le poète leplus éminemment raisonnable qui parlait
ainsi ! Tant de modestie aide à faire concevoir
pourquoi nos littérateurs du dix-huitième siècle
ont toujours détesté Boileau ; dans ses vers il a fait
la satire des mauvais auteurs de son temps , et par
sa conduite la satire des auteurs qui devaient venir
après lui.
Dans cet article , nous ne parlerons que du
premier volume des OOEuvres de M. d'Alembert; ce
volume contient un avis de l'éditeur , une notice
historique , des mémoires et un portrait de l'auteur
faits par lui-même, le portrait de mademoiselle
l'Espinasse , les élégies qu'il composa sur la
mort de cette demoiselle pour prouver qu'il était
sensible , son éloge par Marmontel et Condorcet ;
enfin , le discours préliminaire de l'Encyclopédie ,
avec une autre préface placée au troisième volume
du même ouvrage.
Dans la notice historique sur M. d'Alembert et
dans ses Mémoires , on peut apprendre que Frédéric
régnait en Prusse ,et Catherine en Russie ;
mais on chercherait en vain le nom du monarque
sous lequel l'auteur a vécu : rien n'est plus conséquent
pour un philosophe. D'Alembert , fils naturel
de mademoiselle de Tencin , méconnu en
naissant par sa mère, fut exposé sur les marches
d'une église , tant les criminels mêmes sont persuadés
que la religion seule inspire une pitié active.
Si pareil accident fût arrivé à notre jeune héros
en Prusse , il aurait été soldat pour la vie ; si , en
Russie , il serait devenu mousse ou esclave ; mais
dans cette France ingrate et barbare , où la civilisation
du nord n'avait pas encore fait des progrès ,
il tomba entre les mains d'un honnête homme qui
pouvait l'envoyer aux Enfans-Trouvés , et qui le
254 MERCURE DE FRANCE ;
voyant si chétif le confia à unevitrière qui le nourrit
, et lui sauva la vie par ses soins. La charité
fournit aux premiers frais de son éducation ;
commeonluireconnut des dispositions à apprendre,
on l'envoya au collège de Mazarin où ses maîtres
se firent un plaisir de seconder les dispositions
qu'il tenait de la nature. Ses études achevées , il
travailla pour être avocat , puis médecin'; mais entraîné
par son goût pour les mathématiques , il
préféra à toute profession libérale une vie indépendante
, et parvint sans effort à se la procurer.
Ainsi , dans cette France qu'il était philosophique
de mépriser , un enfant abandonné put se
créer une existence à son choix , s'ouvrir le sanctuaire
des sciences , entrer dans la familiarité des
grands , arracher des pensions de la cour , sans
autre appui qu'un peu de talent qu'il devait aux
institutions créées au profit de tous. Etde si grands
avantages ne purent fléchir l'orgueil d'un' philosophe
! et jamais un mouvement de reconnaissance
n'arrêta les projets cruels que cet écrivain avait
formés contre une religion et un gouvernement
auxquels il devait tant ! Toutes ses adorations
publiques étaient pour Catherine II , dont Voltaire
expliquait la conduite envers nos beaux-esprits
, en écrivant aux sectaires : « Ma Catau aime
>>> les philosophes , son mari aura tort dans la pos-
>> térité. » Toutes ses flatteries publiques étaient
pour Frédéric qui payait douze cents livres par an
le mal que d'Alembert lui disait de la France ; et
ce n'était pas trop. Mais , dans le fond de l'ame ,
cèt écrivain n'aimait ni Catherine , ni Frédéric : il
n'aima jamais personne ; en revanche , il détesta
beaucoup. Sa haine a cela de remarquable qu'elle
ne fut point excitée par des passions ; on sait qu'il
était incapable de ressentir celles qui tiennent à la
violence des sens. Le fond de son caractère était
FLOREAL AN X111. 255
l'envie ; et comme cette envie était froide , il acquitde
l'ascendant sur des écrivains qui lui étaient
supérieurs , sans en accorder à personne sur lui.
C'est à cette disposition de son ame qu'il doit sa
réputation dans les lettres , les philosophes n'ayant
rien osé refuser au directeur du parti ; entr'eux ,
ils l'appelaient le Mazarin de la littérature , par
l'habitude où sont tous les conjurés d'employer de
grandes comparaisons pour ennoblir les petites
choses qui les regardent.
La vie de M. d'Alembert n'offre point d'événemens
: il voulait faire le mal sans hasarder sa tranquillité
, ce qui l'obligeait à mettre de la réserve
dans sa conduite , et plus d'astuce que de vigueur
dans les écrits qu'il livrait au public. Sans sa correspondance
qu'il prit le soin de rassembler pour
être imprimée à sa mort , on le croirait plus sot
que méchant ; mais cette correspondance révèle
le secret de ses écrits ; et ce qu'on y remarque de
contradictions , de niaiseries , n'est plus qu'une
adroite conciliation entre ce qu'il disait pour faire
des prosélytes au parti , et ce qu'il croyait devoir
au besoin d'endormir l'autorité. Toutes ces petites
finesses paraissent bien viles aujourd'hui que la
révolution a parlé si haut contre la philosophie ;
et l'on serait presque tenté de plaindre un homme
qui s'est déshonoré pour mettre a bout cette Encyclopédie
, qu'il finit lui-même par appeler un habit
d'Arlequin , dans lequel on trouve quelques bons
morceaux et beaucoup de haillons. Mais il se plaisait
dans les petits détours presqu'autant que dans
ses petites plaisanteries. Prié par le roi de Prusse
de venir diriger l'académie de Berlin , il se fit un
honneur patriotique d'un refus calcule sur des
motifs plus réels ; supplié par l'impératrice de
Russie de venir présider à l'éducation de son fils ,
il éleva plus haut encore le sacrifice qu'il fit à la
256 MERCURE DE FRANCE ,
4
,
France en éludant une proposition en apparence
si séduisante. Il faut lire sa correspondance pour
voir combien peu il se faisait illusion sur la philosophie
pratique de Frédéric et de Catherine ; sa
haine contre les rois et les grands , la mauvaise
grace répandue sur toute sa personne , le ridicule
qu'il craignait , le rendirent fort contre les prestiges
de la vanité. Son éditeur dit : « En refusant
>> la place d'instituteur du grand-duc de Russie
>> il prouva qu'il en était digne. » Cette phrase me
paraît si philosophiquement belle qu'il m'est impossible
de deviner ce qu'elle signifie. Si l'on est digne
d'une place par cela même qu'on la refuse , il s'ensuit
nécessairement qu'en l'acceptant on s'en montrerait
indigne ; d'où il faut conclure que tous ceux
qui occupent des places ne les méritent pas , et que,
pour connaître les personnages propres à les ocси-
per , il est nécessaire de les offrir à tout le monde
et de ne les adjuger qu'à ceux qui n'en voudront
point. Ces phrases emphatiques , sentencieuses
qui ont l'air d'une pensée et qui ne signifient rien
ont été mises à la mode par le pompeux M. Thomas.
M. d'Alembert avait une autre prétention
dont les résultats ne sont pas moins comiques : il
voulait que son style parût naturel sans être simple
, et , pour y parvenir, il plaçait l'emphase dans
les pensées , la familiarité dans les mots , moyen
infaillible de dire des choses recherchées d'une
manière triviale. Tel est en effet le cachet de cet
écrivain . Veut-il vanter la sensibilité de mademoiselle
l'Espinasse , il dit : « Vous donnez à vos amis,
>> sur cette sensibilité qui vous surcharge , tout ce
>> que vous pouvez vous permettre ; mais il vous
>>> en reste encore une surabondance dont vous ne
>> savez que faire , et que , pour ainsi dire , vous
» jetez à tous les passans, » Qu'on lise les Précieuses
ridicules , et qu'on cherche de bonne foi
quelque
,
2
FLOREAL AN XIII. 257
FRA
quelque chose qui l'emporte sur une sensibilité
qui surcharge , et dont on jette la surabondance à
tous les passans, après en avoir suffisamment donné
à ses amis..
Aprésent que nous connaissons la sensibilité de
mademoiselle l'Espinasse , entrons dans le secret
de sa mélancolie: << On voit que la douleur , si je
>>puis parler de la sorte , vous a nourrie, et que les
>>>affections ne vont que vous consoler. >> Est- il
rien'de plus admirable que des affections qui ne
font que consoler , opposées à une douleur qui
nourrit ? Et comment ne pas s'extasier devant le
le naturel de sijepuisparler ainsi , qui tient dans
cette phrase la place quepour ainsidire tient dans
l'autre ? Il est certain que Racine et Boileau n'avaient
pas le secret d'un pareil style. Pour le
goût , mademoiselle l'Espinasse ne l'aurait cédé à
qui que ce fût si elle avait voulu être toujours de
son opinion , « et ne point juger d'après certaines
>> gens aux genoux desquels son esprit avait la
>>>bonté de se prosterner. >>>Un'esprit qui a la bonté :
de se prosterner aux genoux de certaines gens ne
dépare point une douleur qui nourrit , et une sur- >
abondance de sensibilité qu'on jette aux passans.
Il me semble voir les lecteurs étonnés se demander
s'il est possible quede pareilles niaiseries ,jouées
plus d'un siècle avant par Molière , se trouvent dans ,
les ouvrages d'un homme mis au rang des premiers
littérateurs de l'Europe . Tel est l'esprit de parti
lorsqu'il se fait juge des productions Ettéraires ; et
ce n'est pas au dix-huitième siècle qu'il est permis
de se moquer de l'engouement qui plaça Pradon
au - dessus de Racine. Jamais M. d'Alembert n'a
su écrire une page , et il était incapable de composer
raisonnablement l'ouvrage le plus mince.
Dans le portrait qu'il fait de mademoiselle l'Es-,
pinasse il commence par lui dire à l'oreille qu'il
R
258 MERCURE DE FRANCE ;
i
n'y a guères de passion chez elle ; puis il affirme à
haute voix qu'elle ne peut vivre sans amour; il lui
accorde une surabondance de sensibilité , et lui
reproche sa coquetterie et sa sécheresse : il s'extasie
devant la perfection de son goût , et l'accuse d'engouement
et de prévention: ici elle est discrette,
prudente et réservée; là il la montre étourdie et
inconsidérée : en un mot, si mademoiselle l'Espinasse
ressemble auportrait qu'en a fait son ami ,
c'était la plus extraordinaire personne que la nature
ait jamais produite ; et les couleurs employées pour
la peindre ne sont pas plus naturelles que l'original.
Quoique M. d'Alembert se vantât d'avoir pour
elle une vive passion , il énumère tous ses défauts ,
et cherche vainement à les embellir ; mais lorsqu'il
fait son portrait à lui-même , il change sans effort
ses propres défauts en vertus : l'amour semble l'éclairer
,l'amour-propre seul l'aveugle ; preuve certaine
que sa première et sa plus grande passion fut
toujours celle qu'il ressentit pour son mérite. On
n'est complètement philosophe qu'àcette condition.
nonc
On sait qu'il y a eu une espèce de conjuration
entre les écrivains du dix-huitième siècle pourmettre
l'ame de M. d'Alembert au rang des ames sensibles;
c'est déjà un grand malheur que d'avoir besoin
de tant de témoins en faveur d'une qualité
ussi frivole pour un homme , et qui souvent anemoins
de bonté que de faiblesse. Mais puisque
les philosophes voulaient absolument faire
croire à l'extrême sensibilité de leur directeur , ils
ne devaient pas souffrir qu'il imprimât ses élégies,
ou ils devaient obtenir un arrêt qui défendit de
les lire. Mlle l'Espinasse meurt,et M. d'Alembert
qui se piquait de l'adorer , s'amuse aussitôt à
adresser aux manes de cette demoiselle une épître
qu'il va déclamant dans toutes les sociétés. Pendant
six semaines , il fut à la mode à Paris de s'as
FLOREAL AN XIII: 25g
sembler pour le voir s'affliger, et l'on promettait
ses larmes en invitant pour une soirée , comme aujourd'hui
on annonce la romance de Bélisaire , ou
un proverbe de Brunet. Cette épître serait le plus
parfait modèle d'hypocrisie et de niaiserie , si l'auteur
n'avait pas composé quelques jours après un
autre morceau sur latombe de mademoiselle l'Espinasse
: tel est du moins le titre bizarre qu'il a
donné à cette seconde amplification.
Dans l'épître aux manes de son amie , il se
plaint qu'elle le traitait en homme devenu insupportable;
en effet , ils commençaient à se haïr passablement
tous les deux. « Vous êtes descendue
» dans le tombeau , s'écrie-t-il , persuadée que mes
>> regrets ne vous y suivraient pas ! Ah! si vous
>> m'aviez seulement témoigné quelque douleur
>> de vous séparer de moi , avec quelles délices je
>> vous aurais suivie dans l'asile éternel que vous
» habitez! Mais je n'oserais pas même demander
>> à y être mis auprès de vous , quand la mort aura
» fermémes yeux et tari mes larmes ; je craindrais
>> que votre ombre ne repoussât la mienne , et në
>> prolongeât ma douleur au - delà de ma vie. >>>
Nous ne ferons pas la critique détaillée de ce pas
sage; tout y est faux ridicule au - delà de ce
qu'on peut dire ; et l'ombre qui , en repoussant
une autre ombre , prolongerait l'ombre d'une
douleur au-delà de l'ombre de la vie , rappelle les
vers burlesquesde Scarron sur l'Elysée :
2
J'aperçus l'ombre d'un cocher
Qui , tenant l'ombre d'une brosse ,
Nettoyait l'ombre d'un carrosse.
Mais M. d'Alembert ne se contente pas de faire
lutter des ombres , il fait aussi combattre des sen
timens : et mon sentiment m'entraîne au moment
«
même où je crains que le vôtre me repousse. >>>
Mon sentiment était alors à la mode dans le style
Ra
260 MERCURE DE FRANCE.
précieux ; on ne s'attendait pas à le trouver dans
une épître où l'auteur pleure si abondamment que
ses larmes effacent les lignes qu'il trace , et qu'il ne
voit plus le papier sur lequel il écrit , à une femme
qui vient d'être enterrée. Jamais douleur ne fut si
plaisante ; l'auteur se désespère avec un sang froid
qui se communique : il interroge beaucoup l'ombre
de Mlle . l'Espinasse , et lui demande avec un
amour-propre naïf: << pourquoi , au lieu d'amour ,
>> ne vites-vous que de la bonté , lorsque je vous
>> donnai mon portrait, il y a un an , avec ces vers
» sipleins de tendresse :
Et dites quelquefois , en voyant cette image :
De tous ceux que j'aimai , qui m'aima comme lui !
Qui pourrait peindre le cercle des Précieuses de la
philosophie , pleurant d'attendrissement à la lecture
de cette épître , et disant à l'auteur : << Vous
>> faites donc aussi des vers ? C'est un génie uni-
>> versel ! Des vers pleins de tendresse ! N'en avez-
>> vous fait que deux ? Ah ! dites-nous donc aussi
>> les autres. Ils sont charmans ! Et Mlle. l'Espi-
>> nasse n'a vu dans tout cela que de la bonté ? La
>> bonté que vous aviez de lui donner votre por-
» trait ! Il y a un an ! Combien elle fut ingrate !
>> Ah ! vous êtes trop sensible , et votre sentiment
>> ne doit pas s'exposer davantage à être repoussé
>> par son sentiment , ni votre ombre par son
» ombre.>> En admettant même que notre philosophe
fût doué d'une grande sensibilité , on sera
réduit à croire que la nature lui avait refusé le don
de la communiquer , car il convient qu'il offrit son
coeur à qui voudrait le consoler , et que de refus
en refus il en revint à l'ombre de son amie..
Au bout d'un mois , M. d'Alembert s'aperçut
que son épître aux manes n'était plus à la mode,
et ne voulant pas pleurer sans témoins , il composa
:
FLOREAL AN XIII . 261
l'élégie ayant pour titre : Sur la tombe de made
moiselle l'Espinasse. Dans ce morceau qui n'a pas
dix pages , sa douleur tient moins de place que sa
mémoire , car il cite Saint-Jean , le Tasse , la romance
d'Apasie , madame Geoffrin , Jonathas ,
Brutus , le Dante , Horace , le roi de Prusse ,
Oreste , un solitaire qui disait aux personnes qui
venaient le visiter : Vous voyez un homme presqu'aussi
heureux que s'il était mort ; un moraliste
qui a dit que le malheur était le grand maître de
T'homme ; enfin une femme qui voulant devenir
dévote , nepouvant plus être autre chose , s'écriait -
Ils me font lire des livres de dévotion ; je m'en ex:
cède , je m'en bourre , et tout me reste sur l'estomac.
Conçoit-on qu'on aille sur la tombe de son
amie pour y accumuler des citations , des anecdotes
et des comparaisons triviales , ridicules ou
indécentes , et qu'on parvienne à faire passer cela
pour des accens de désespoir ? Le morceau tout
entier pourrait être regardé comme la meilleure
pasquinade , si la fin ne révoltait en montrant
I'homme froid et hypocrite qui emploie la mort de
ceux qu'il prétend aimer , à augmenter sa considération
dans le monde. En effet , l'anecdote de
cette femme qui voulait devenir dévote , est suivie
d'une phrase dont il est impossible de découvrir
la liaison autre part que dans la vanité de l'auteur :
« Voilà où j'en suis , ma chère Julie ; les lettres
>> que je reçois d'un grand roi , le baume qu'il
> veut bien essayer de mettre sur mes plaies , sa
>> philosophie pleine de bonté, de sentiment , d'in-
>> térêt , tout cela comme il l'avoue lui-même ,
>> est bien faible pour me guérir. » C'est-à-dire que
tout cela lui reste sur l'estomac , comme les livres
pieux restaient sur l'estomac de cette femme qu'on
en bourrait. Quel style ! Lorsqu'on pense que
M. d'Alembert a été chef de cette même aca-
,
:
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
1
démie si riche en grands écrivains , en hommes
illustres sous le règne de Louis XIV , on se demande
comment on a pu appeler le dix-huitième
siècle le siècle des lumières , et parler des progrès
de l'esprit humain lorsqu'il rétrogradait aussi sensiblement
? On reste stupéfait en songeant que la
cour a tremblé devant des Trissotins près desquels
ceux joués par Molière eussent été des aigles , et
que la sottise des grands a changé de pareils baladins
en conspirateurs qui ont fait le destin des couronnes.
Heureusement pour notre pays , les successeurs
de ces singuliers philosophes et de ces pitoyables
littérateurs n'ontpas même l'esprit de deviner
que les temps ne sont plus les mêmes ; ils
vont toujours sur un crédit qui n'existe plus ; ils
s'affaiblissent en se recrutant; et lorsqu'ils hasardent
le sacrifice de quelques-uns de leurs principes
dans l'espoir de reconquérir l'opinion , tout ce
qu'ils obtiennent , c'est de faire rire de la mauvaise
grace avec laquelle ils reculent devant le bon sens.
Le discours préliminaire de l'Encyclopédie
mérite un article à part , et notre intention n'est pas
de lui refuser cet honneur , le dernier peut-être
qu'il obtiendra. S'il est vrai qu'à chaque époque
les ouvrages littéraires qui ont le plus de succès
puissent être regardés comme l'expression de la
société , nous connaîtrons par ce chef-d'oeuvre si
vanté quel était l'état de la civilisation à la fin du
dix-huitième siècle .
FIÉVÉE.
FLOREAL AN XIII. 263
Les Géorgiques de Virgile , traduites en vers français ;
par M. A. Cournand. Un vol . in-8. Prix : 3 fr . 60c . ,
et4 fr. 75 c. par la poste. A Paris , chez Bernard ,
libraire , quai des Augustins ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº 42 , vis- à- vis l'Eglise .
Je souhaiterais que nos meilleurs critiques n'établissent
pas en principe , qu'on doit s'interdire de travailler sur
un sujet déjà traité par un auteur habile ; les sujets heureux
sont aussi rares que les bons ouvrages. Nos aînés en
littérature ont moissonné les champs fertiles; et , s'il ne
nous est pas permis d'y glaner après eux , nous serons réduits
à défricher les déserts. Je voudrais aussi qu'on fit
quelqu'attention à la nature des sujets et des livres classiques.
C'est un fonds de culture qui demande sans cesse
de nouveaux efforts , de nouvelles recherches , et où il y
a toujours à profiter. C'est là ce trésor ouvert à tout le
monde , qu'il est difficile de se rendre tellement propre ,
qu'on enlève aux autres le droit d'y toucher. Difficile est
propriè communia dicere. Quelques ouvrages font exception
; et sans doute on se moquerait d'un homme qui voudrait
recommencer Athalie , ou refaire l'Art poétique.
Avant Racine et Boileau , ces sujets appartenaient à tout
le monde , communia ; mais eny mettant le sceau de la
perfection , ces hommes de génie en ont acquis la propriété.
C'est ce qu'on appelle dicere propriè. Je crois que,
sans consulter Torrentius ni Dacier , on peut entendre
ainsi ce passage d'Horace , et que l'application que j'en
fais ne paraîtra ni d'une mauvaise latinité ni d'un mauvais
français . Mais on doit craindre également d'étendre
trop loin , ou de ne pas respecter assez ce droit de propriété
que les grands hommes se sont acquis par leurs ouvrages.
On se souvient qu'un certain M. de Palmezeaux
4
264 MERCURE DE FRANCE .
entreprit de refaire la Phèdre de Racine , et qu'il ne refit
que celle de Pradon. Ce petit téméraire eut beau dire qu'il
avait suivi exactement Euripide , le ridicule le suivit encore
de plus près. Mais ôtez quelques exceptions de cette
nature , qui sont rares , j'estime qu'il vaut mieux remanier
un sujet déjà traité , ou reproduire un classique déjà
traduit , que d'embrasser un sujet neuf et bizarre , ou de
traduire un auteur médiocre et inconnu .
Ces réflexions m'ont disposé à lire la traduction de
M. Cournand avec plus de patience qu'il n'en a trouvé
chez d'autres critiques. Je suis bien éloigné de vouloir faire
la leçon à ceux de mes confrères que j'estime le plus ;
mais il me semble qu'on ne doit traiter en toute rigueur
que les ouvrages qui attaquent les moeurs ou les principes .
Celui de M. Cournand n'est pas de cette malheureuse
espèce; et quand même il serait dépourvu de talent , son
travail ne me paraîtrait ni tout- à- fait méprisable ni toutà-
fait inutile .
Il n'existe peut- être chez aucune nation de l'Europe
une traduction en vers plus belle et mieux écrite que
celle que l'abbé Delille nous a donnée des Géorgiques .
La traduction de cet ouvrage est consacrée , et ne périra .
point. Cependant les connaisseurs les plus difficiles sont
persuadés qu'il n'a pas encore atteint le degré de perfection
dont il est susceptible , et j'ose me ranger de cette
opinion. Je crois apercevoir encore bien des endroits où
l'on pourrait approcher davantage de la pensée ou de l'expression
de l'auteur latin ; et si M. l'abbé Delille avait
des amis assez libres et assez instruits pour lui indiquer
ces corrections nécessaires , ce serait le travail le plus
utile et le plus glorieux par lequel il pût terminer sa carrière
poétique ; je crois même que sa fortune n'y gagnerait
pas moins que sa gloire ; car qui est-ce qui ne s'empresserait
pas d'acquérir une nouvelle édition de cet ouvrage
, si les connoisseurs la jugeaient plus parfaite ?
Je n'ai jamais été content de la traduction du premier
FLOREAL AN XIII. 265
vers du poëme. Certainement l'abbé Delille ne rend pas
Quidfaciat lætas segetes , en disant : Je chante les moissons.
Autre chose est de chanter les moissons , et autre
chose est d'enseigner l'art qui couvre la terre de riantes
moissons ( lætas segetes ) . M. Cournand l'a senti , et il a
ajouté aux moissons l'idée des travaux qui les précèdent.
« Mécène , je dirai les travaux des moissons. »
>
C'est quelque chose ; mais ce n'est pas toute la pensée de
Virgile. On pourrait même ( que M. Cournand y prenne
garde ) , on pourrait entendre par ces travaux des moissons
, les peines qui accompagnent la récolte . Or , c'est ce
qui n'est point entré dans le dessein du poète , qui a voulu
décrire l'art prévoyant et ingénieux du cultivateur, et non
pas les soins physiques du moissonneur.
Dans la suite de l'exposition et de l'invocation , l'abbé
Delille laisse le nouveau traducteur à une si grande distance
, qu'il n'y a pas même de comparaison à établir entr'eux.
L'utilité de la critique et du travail est amplement
démontrée par la manière dont il a tourné les premiers
vers de cette belle invocation aux dieux champêtres :
...... Vos , ó clarissima mundi
Lumina , labentem cælo quæ ducitis annum.
« Astres qui , poursuivant votre course ordonnée ,
>> Conduisez dans les cieux la marche de l'année. »
C'est ainsi que Virgile aurait écrit en français ; mais ce
n'est pas là ce que portaient les premières éditions , et
l'abbé Delille peut rendre témoignage des efforts qu'il lui
en a coûté pour désarmer la critique par cette perfection.
Cependant je lui avouerai que je n'aime pas ce nectar
vermeil qui rougit lesfroides ondes , et je sais bon gré à
M. Cournand de n'avoir pas cherché de périphrase pour
exprimer les raisins .
Poculaque inventis Acheloïa miscuit uvis.
<< Si l'homme , consolé par vos bienfaits divins ,
>> Aux eaux d'Acheloüs mêla les doux raisins .»
266 MERCURE DE FRANCE ,
Py
Les eaux d'Acheloüs ne rendent point Acheloïa pocula,
expression si heureuse , et d'un son si agréable.
L'abbé Delille traduit largum cælo demittitis imbrem ,
par versez l'eau des cieux. M. Cournand a vu que largum
imbrem demandait quelque chose de plus , et il a mis :
«Versez du haut des cieux l'abondance des eaux .>>
Je ne goûte pas beaucoup cette abondance ; mais il faut
savoir gré de l'effort , lors même qu'il n'est pas heureux.
Je trouve que ce traducteur entre assez bien en matière,
et que sa versification n'est pas sans mérite ni sans travail.
Celle de l'abbé Delille ne laisse rien à desirer pour
la beauté de l'expression , pour le nombre et la pureté des
sons : dans tous deux on pourrait souhaiter plus d'exactitude
, et il est sûr que le latin dit plus de choses , et
qu'il le dit en moins de mots.
Verenovo , gelidus canis cùm montibus humor
Liquitur, et zephyro putris se gleba resolvit ,
Depresso incipiat jam tum mihi taurus aratro
Ingemere , et sulco attritus splendescere vomer.
Voici d'abord la traduction de M. Cournand :
<< Au retour du printemps , quand les neiges fondues
» Du haut des monts blanchis sont enfin descendues ,
>> Je veux que le taureau , pressé par l'aiguillon ,
>> Rende au soc son éclat en rouvrant le sillon . >>
Ecoutons maintenant M. l'abbé de Delille :
,
:
« Quand la neige au printemps s'écoule des montagnes ,
>> Dès que le doux Zéphyre amollit les campagnes ,
>> Que j'entende le boeuf gémir sous l'aiguillon ,
>>> Qu'un soc long-temps rouillé brille dans le sillon. »
M. Cournand a traduit plus exactement le premier
vers; mais il a passé le second. Zephyro putris se gleba
resolvit. Ni l'un ni l'autre n'a rendu l'image essentielle ,
l'image naïve des travaux de la campagne , aucun n'a
songé à traduire depresso aratro. C'est pourtant cette cir
FLOREAL AN XIII. 267
constance qui donne de la vérité au style; car qui est-ce
qui fait gémir le taureau ? Ce n'est pas l'aiguillon , comme
le dit l'abbé Delille , c'est que le laboureur s'appuie fortement
sur la charrue , pour que le soc entre plus avant dans
la terre. Voilà ce que Virgile représente par ces deux
mots , depresso aratro ,et c'est ce qui amène l'expression
ingemere. Peut-on , en supprimant des circonstances
si bien liées , se flatter de traduire Virgile , et de donner
l'idée d'un style dont le tissu est si parfait?
Il ne paraît pas que M. Cournand ait fait une étude
particulière du sujet du poëme. Il semble n'avoir pas soupçonné
le sens de ce vers :
Sic quoque mutatis requiescantfætibus arva.
Achanger de travail , on trouve du repos. »
Il faudrait être bien fin pour apercevoir dans cette
maxime vague un des préceptes les plus importans de
l'agriculture , celui de varier les semences. C'est pour
expliquer ce précepte que Virgile dit plus haut en trèsbeaux
vers :
Aut ibiflava seres , mutato sidere , farra ,
Unde priùs lætum siliqua quassante légumen ,
Aut tenuesfætus viciæ, tristisque lupini
Sustulerisfragiles calamos , sylvamque sonantem .
Aucun des traducteurs n'a traduit ce vers si plaisamment
, et si heureusement imitatif, lætum siliquá quassante
legumen. En général leur défaut est de chercher
plutôt à embellir qu'à rendre fidèlement ces détails d'instruction
, qui font aimer Virgile à ceux qui connaissent la
campagne. J'avoue que ses Géorgiques ne sont pas un excellent
traité d'agriculture ; mais comme il était fils de
laboureur , et instruit par l'expérience , on doit s'attendre
*à trouver dans ses vers une représentation vraie et naturelle
des travaux champêtres , et il faut avoir fait autre
chosedans sa vie que de professer la littérature au collége
268 MERCURE FRANCE ;
de France , pour entendre comme il faut cette partie de
sonpoëme.
Je conviendrai cependant que quelques endroits de la
traduction de M. Cournand donneraient une meilleure
opinion de ce qu'il pourrait faire avec du travail et des
conseils. Voici , par exemple , un passage qui est traduit
avec autant de fidélité que d'élégance :
Sæpe etiam stellas , vento impendente , videbis
Præcipites coelo labi, noctisque per umbram
Flammarum longos à tergo albescere tractus :
Sæpe levem paleam , etfrondes volitare caducas ,
Aut summa nantes in aquâ colludere plumas .
« Les vents impétueux sont encore annoncés
>> Par ces astres brillans qui , du ciel élancés ,
>> Précipitent leur chute au sein de la nuit sombre ,
>> Et de leurs longs éclairs viennent blanchir son ombre.
>> Vous verrez , dans les bois , la feuille voltiger ,
» Laplume , en se jouant , sur les ondes nager . >>
La traduction de ce morceau , dans l'abbé Delille , a
quelques défauts que je ferai remarquer.
« Quelquefois de l'orage avant-coureur brûlant ,
» Des cieux se précipite un astre étincelant ,
>> Et dans le sein des nuits qu'il rend encor plus sombes ,
>> Traîne de longs éclairs qui sillonnent son ombre. >>
3
Premièrement , on doit sentir qu'une étoile qui se déplace
ou qui paraît se déplacer , ne peut guères être un
avant-coureur brûlant. Ensuite le troisième vers , et dans
le sein des nuits qu'il rend encor plus sombres , forme un
véritable contre-sens dans la pensée de Virgile ; il détruit
tout l'effet du mot albescere , que le traducteur n'a pas
exprimé. Certainement une traînée de flammes qui blanchit
le voile de la nuit, ne le rend pas encore plus sombre.
Toute la vérité de l'image, et toute la force des mots latins
sont parfaitement rendues dans ce vers de M. Cournand :
« Et de leurs longs éclairs viennent blanchir son ombre. »
C'est sur- tout dans la partie didactique que les hommes
FLOREAL AN XIII. 269
de goût desireraient que l'abbé Delille perfectionnat son
travail. Virgile a entremêlé dans son poëme les préceptes
et les descriptions ; mais il n'a pas traité ces deux parties
du même style. Il est aussi simple dans ses leçons , qu'il
est brillant dans ses tableaux. Ces deux manières se relèvent
l'une par l'autre , en formant une agréable variété.
L'abbé Delille , au contraire , est souvent brillant où il
faudrait être simple; c'est un reproche que les critiques
les plus solides lui ont fait , et que je confirmerai par
quelques exemples .
Il n'y a rien assurément de plus familier que le conseil
que Virgile donne aux laboureurs , de faire faucher les
prés vers le soir ; aussi l'exprime-t-il avec la simplicité
convenable au sujet et aux personnes à qui il est censé
parler:
.. Nocte arida prata
Tondentur , noctis lentus non deficit humor.
De ce précepte, rustique , l'abbé Delille a presque fait
un bouquet à Iris :
<<Pour dépouiller les prés attends que , sur les fleurs ,
» L'Aurore en souriant ait répandu ses pleurs . >>
N'est-ce pas une plaisante figure que celle de cetteAurore
qui rit et qui pleure en même temps ? Où était la
raison de l'abbé Delille , lorsqu'il s'est amusé à une si
puérile antithèse ? Je sais qu'il y a des personnes à qui
ces petits jeux du bel- esprit ne déplaisent point ; mais il n'y
a pas de milieu , ou il faut réprouver ce style si joli , ou
il faut dire que la simplicité de Virgile n'est pas d'un
homme de goût.
M. Cournand s'est mis très-adroitement à l'abri de la
critique, en traduisant ce passage d'une manière inintelligible
. Voici ce qu'il nous dit :
<< Faut- il couper un chaume ou l'herbe des prairies ?
» La nuit donne à la faux sa douce humidité ,
>> Et tempère pour nous les ardeurs de l'été. » .:
L
)
270 MERCURE DE FRANCE ;
Je serais bien curieux de savoir à quel propos il nous
parle ici des ardeurs de l'été; il aurait pu tout aussi bien
parler de l'hiver ou du Japon , si la rime l'avait exigé. Il
n'est pas plus question de l'un que de l'autre dans l'original.
Je ne comprends pas davantage ce qu'il a voulu
dire avec sa faux humide ; mais il est vraisemblable qu'il
n'a pas entendu la pensée du poète , parce qu'il ne connaît
pas la campagne.
L'art de Virgile est encore plus sensible dans un autre
passage. Rien n'égale la magnificence de sa poésie dans la
description de l'orage qui commence par ce vers :
Sæpe etiam immensum cælo venit agmen aquarum .
Latraduction de l'abbé Delille , quelque belle qu'elle
soit , reste encore au-dessous du modèle. On admire cette
suspension hardie :
« L'univers ébranlé s'épouvante .
Mais combien cela est éloigné de rendre le vers latin !
Mortalia corda
Pergentes humilis stravit pavor.
Il ya là non-seulement de l'harmonie imitative , mais
une force d'expression dont le français n'approche point.
Que fait Virgile , après un morceau si brillant ? Vous le
voyez revenir aux préceptes , et reprendre le ton didactique.
Combien la pompe des vers précédens rend plus remarquable
la simplicité de celui- ci !
Hoc metuens , cæli menses et sidera serva,
Qui croirait que l'abbé Delille traduise ce vers en
style pindarique , et qu'il dise au laboureur d'un ton sublime
?
<<Pour prévenir ces maux , lis aux voûtes des cieux. »
Lire aux voûtes des cieux n'a jamais pu être une leçon
d'agriculture. Même dans un poëme sur l'astronomie ; un
FLOREAL AN XIII.
271
simple précepte ne devrait pas être exprimé de cette manière.
Il faut avouer que M. Cournand amieux conservé
dans cet endroit le caractère de Virgile. Il traduit :
« Observe donc les cieux , si tu crains ces malheurs.>>>
Ces petits avantages , que le nouveau traducteur remporte
quelquefois , ne détruisent pas l'immense supériorité
de l'abbé Delille; mais il ne faut pas que cette supériorité
nous ferme les yeux, et nous empêche d'être justes envers
tousdeux. G.
ARTS INDUSTRIELS.
Il y a peu d'ouvrages qui aient autant contribué aux
progrès des arts industriels en France , que les Annales
desArts et Manufactures. Cette précieuse collection qui
embrasse déjà cinq années , contient une si prodigieuse
quantitéde mémoires et de descriptions , qu'il n'ya , pour
ainsi dire , pas un seul genre d'industrie qui n'y trouve
ou l'appui d'une théorie lumineuse , ou le secours de nouveaux
procédés , ou enfin l'amélioration de ceux qui existent
déjà. Les bornes de notre feuille ne nous permettant
pas de présenter l'ensemble des richesses qui composent
cette immense galerie , nous nous contenterons d'indiquer
les objets les plus intéressans que renferme le dernier
volume de la cinquième année , qui vient de paraître. On
y trouve un excellent mémoire sur l'emploi de l'indigo
dans la teinture (cet article présente une foule devuesneuves
et d'applications utiles ) ; la description d'un procédé dont
l'effet est infaillible pour empêcher les cheminées de fumer;
le moyen de procurer au cuivre rouge la couleur , le
grain et la dureté de l'acier ; la description d'une roue à
double force , machine aussi simple qu'ingénieuse , et su
périeure , sous tous les rapports , à la grue ordinaire ; la
manière de suppléer à l'action du vent sur les vaisseaux ,
272 MERCURE DE FRANCE ,
par des agens beaucoup plus efficaces que les rames ; une
nouvelle méthode de chauffer les serres ; un perfectionnement
dans la construction des machines à vapeur ; un
mémoire de la plus grande utilité sur le blanchissage domestique
; l'art de fabriquer les cartes à jouer ; la description
d'une carde à coton ; une nouvelle teinture pour
les bois et les poils ; et beaucoup d'autres articles qui
traitent des machines à cylindres employées à l'impression
; d'une nouvelle lampe hydrostatique ; du poliment
des glaces ; du sucre de betteraves , etc. , etc. La sixième
année des Annales commence avec le mois de germinal
an 13. Il paraît chaque mois un Numéro , composé de
sept à huit feuilles in-8°. et de quatre planches gravées par
les plus habiles artistes .
Le prix de l'abonnement est de 30 fr. par an à Paris ,
etde 35 fr. pour les départemens , franc de port. On souscrit
à Paris , au bureau des Annales des Arts et Manufac
tures , rue J.-J. Rousseau , no. 11 , vis-à-vis la Poste aux
lettres.
1
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
29 "
et Comédies des Grecs.
LES GRENOUILLES. ( d'Aristophane. )
ءاد
عرا
5801104
Le but principal de cette comédie est d'affaiblir la
réputation d'Euripide , auquel Eschyle et Sophocle sont
préférés . 19
La pièce prend son nom d'un choeur de grenouilles des
marais du Styx , qui se font entendre une seule fois , en
intercalant après chaque strophe deux vers formés deipag
roles qui imitent le coassement des grenouilles. Au reste
le choeur dominant est composé de gens initiés dans les
mystères de Bacchus.
Ce
FLOREAL AN XIIL
REP
.
FRA
cen
Ce dieu , vêtu de la peau du lion de NéméeCourela 5.
scène. Il est aussi couvert des autres attributs aereulo
peut-être afindeprouver que la tragédie qui n'avait ford
été qu'un hymne à la gloire de Bacchus , s'est trouvée insensiblement
travestie .
Bacchus masqué et suivi de Xantrax , valet niais , frappe
à la porte d'Hercule . Celui- ci paraît surpris d'abord du
bruit que l'on fait à sa porte , et finit par se moquer de
Bacchus . Ce dernier déclare qu'il veut descendre aux enfers
et ramener Euripide , parce qu'Athènes ne possède
plus de bons poètes tragiques. Il prie Hercule , qui a déjà
fait ce voyage , de lui indiquer sa route. Hercule , après
quelques propos joyeux , lui trace son chemin et se retire.
Le bon disciple de Silene, sans quitter la place , se trouve
avec son valet sur les bords marécageux du Styx ( 1 ) . Il
aperçoit Caron dans sa barque , l'appelle et se fait conduire
par l'infernal nautonnier , sur la rive opposée. Là , après
différens dialogues piquans et ingénieux , mais toujours
durs , avec divers personnages , il réclame Euripide. Eschyle
croit mériter la préférence. Une dispute s'établit régulièrement
entre les deux tragiques. Finalement ils
prennent le parti de peser leurs vers au trébuchet. Eschyle
l'emporte , et retourne avec Bacchus à une nouvelle vie
pour le plaisir et l'instruction des Athéniens.
Cette comédie renferme 1581 vers .
AJAX FLAGELLIFERE ( de Sophocle ) .
AJAX dit aux vers 669 et 670 , à Téemessa , qu'il va
chercher un endroit secret où il pourra cacher l'épée dont
Hector lui fit autrefois présent. Et au vers 702 , il déclare
(1) Changement de lieu.
\
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
:
à la même qu'il va où il doit aller ( 1 ). On entend clairement
que c'est dans un lieu où il se donnera librement la mort .
Au vers 829, les acteurss,, le choeur même ayant abandonné
la scène , Ajax revient , dit avoir disposé sur la terre
l'épée d'Hector , afin de se donner la mort en se précipitant
sur elle , et après une invocation à Jupiter, il tombe sur la
pointe homicide.
:
Au vers 890 , instant de la chute d'Ajax sur le glaive,
et de son trépas , commence une nouvelle action , c'est-àdire
, le débat entre les Atrides pour sa sépulture (2) . Cette
seconde action contient plus de500 vers , c'est-à-dire , plus
du tiers de la tragédie , qui en renferme 1435.
N. L.
Pensées et Réflexions sur divers sujets.
Oronte veut être initié dans tous les secrets : il a la
contenance grave , l'air réservé et mystérieux. Il parle
peu , et ne pense à rien. Débitez-vous une nouvelle ? il ne
la sait pas ; mais dès le commencement de votre récit , son
sourire parti seulement des lèvres , vous annonce qu'il
sait la fin. Vous seriez tenté de le prier d'achever ce qu'il
sait infailliblement mieux que vous. Il n'est prié nulle
part, mais il se dit prié partout , et ( chose admirable ) il
a le secret de se montrer partout avec cet air accoutumé ,
qui ne laisse pas même soupçonner qu'il soit de trop. Il a
soin de glisser à l'oreille de chacun , « qu'il a cédé aux
importunités du maître , et qu'il se fera sûrement une querelle
avec le ministre qui l'a prié d'une fête ; mais qu'on
ne saurait être par-tout. >>
Oronte pince les lèvres en parlant ; il achève rarement
(1 ) Duplicité de lieu.
(2) Daplicité d'action .
FLOREAL AN XIII: 275
laphrase qu'il a commencée , apparemment pour ne pas
trahir son secret , mais il s'arrête d'ordinaire au milieu de
son discours , se confiant à la Providence pour le reste. Ses
réticences lui réussissent. Il vous laissera entendre qu'il a
exercé des fonctions honorables , et vous ne parviendrez
jamais à savoir quelles étaient ces fonctions.Tout le monde
le connaît , tout le monde le voit , et il a le privilége
d'ennuyer tout le monde chez soi , et de haute lutte.
L'autre jour , voyant venir dans les Tuileries un personnage
important , il tira brusquement un papier de sa
poche , comme fait un homme occupé ; mais sa précipitation
fut si malheureuse , qu'il lisait un papier blanc. -
Le sentiment est simple et vrai ; la pensée est vaine et
superbe. L'atheé craint la colère de Dieu , car il sentdans
son coeur qu'il l'a méritée : voilà le sentiment , et il vient
d'en-haut. Mais l'athée nie ce qu'il redoute. Voilà la pensée
, et elle vient d'en-bas. Pareil aux enfans des hommes ,
il élève la Tour de confusion.
Il y a, je le confesse , un effrayant argument contre
l'immortalité de l'ame. C'est le néant d'où nous sommes
tirés . « Pourquoi , dira l'athée , ne retournerai -je pas au
même point d'où je suis parti ? ai-je gardé quelque mémoire
de ce que j'étais avant l'âge de raison ? ne dois-je
pas présumer que je finirai , ainsi que j'ai commencé , par
l'ignorance de moi ? » Cela fait frémir. Mais répondez à
l'athée : « Avez-vous quelque souvenir de ce qui s'est passé
en vous durant votre sommeil , quand il n'est pas rendu
sensible par les songes ? avez-vous , alors , la conscience
du moi ? Toutefois vous vous réveillez , et alors vous
sentez et vous pensez. »
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
Il me semble que j'ai trouvé dans les songes un argument
dont on ne s'est pas avisé , en faveur d'une vie à
venir. Le bonheur que vous retrouvez en songe avec la
personne que vous aimez , n'a-t-il pas je ne sais quoi de
plus absolu , de plus touchant , de plus infini , de plus
pur que l'autre ? ne semblons-nous pas être avertis parlà
, qu'il est une félicité dont notre ame ne peut concevoir
l'idée entière , tant qu'elle n'est pas dégagée de la
grossièreté des sens ?
Ilyadans les songes une portion anticipée d'immortalité.
Les factieux de ces derniers temps s'avisèrent d'un gouvernement
dont le pivot était la religion du rien. Par- là
ils rendaient stérile ce qu'il fallait rendre merveilleux. Ils
sont tombés avec leur chétif ouvrage.
Les hommes malheureux par leurs vices, qui se veulent
réformer avant d'avoir cherché les lumières de la
religion , ressemblent à ceux de Délos , qui , sur l'oracle
d'Apollon, et pour détourner les maux qui les affligeaient,
essayèrent de doubler l'autel cubique de ce Dieu , par une
fausse interprétation. Au lieu du double, ils trouvaient
l'octuple , faute de chercher les lignes proportionnelles ,
-au moyen desquelles on double le corps cubique , en augmentant
également les dimensions .
CORIOLIS.
FLOREAL AN XIII. 277
SPECTACLE S.
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
;
Le Curieux impertinent, comédie en cinq actes et envers,
de Destouches .
PICARD a bien raison de reproduire sur son théâtre
toutes les comédies de nos grands maîtres , qui , sans être
des chefs-d'oeuvre , ont des beautés véritables , et ne méritaient
pas l'oubliauquel on semblait les avoir condamnées .
C'est le seul moyen , s'il en eesstt,, de réveiller la langueurd'un
public que fatiguent également la satiété du beau , et l'impuissance
de la médiocrité.
Le Curieux impertinent nous retrace à la vérité des
moeurs plutôt espagnoles que françaises ; cependant cette
pièce amuse , et à la lecture , et à la représentation. Sousun
certain rapport même , elle peint l'homme de tous les pays ,
et le Français principalement. Elle nous montre un personnage
assez vain pour croire qu'on doive l'aimer , lors
mêmequ'il lui prend fantaisie de paraître haïssable, et lui être
fidèle quand il affecte l'infidélité. Cet excès d'amour-propre
n'est que trop commun. L'intérêt dure jusqu'au dernier
moment , et même à la dernière scène le dénouement n'est
pas prévu : on ne sait si Julie fera grace ou tiendra rigueur
à l'impertinent. Cet intérêt , à la vérité , n'est pas fort vif;
comme l'impertinent n'excite aucun sentiment bien prononcé
on est assez indifférent sur son sort. Julie n'ayant
pour lui qu'un goût médiocre qui s'affaiblit sensiblement ,
on ne peut aussi la plaindre d'être forcée de le congédier.
,
3
278 MERCURE DE FRANCE.
1
D'ailleurs elle ne le congédie que pour se donner à un consolateur
qui lui paraît aimable.
Quant à celui-ci , il intéresse encore moins que les deux
autres personnages. Après s'être engagé à paraître le rival
de son ami , il le devient en effet , et le supplante. On ne
saurait se réjouir du succès de sa perfidie ; toute trahison
est infame. L'amour peut faire excuser un crime; mais non
pas une bassesse : on plaint Oreste , on méprise Maxime .
:
Qu'est-ce donc qui plait dans cette pièce ? La sagesse de
sa conduite , le naturel , la facilité du style , genre de mérite
qui quelquefois manque àDestouches , dont la gaieté
n'est pas toujours franche; c'est sur-tout la parodie des travers
de l'amant , placée dans la pièce même , qui fait plaisir.
Le valet , atteint de la folie du curieux , en répète tous les
* traits , et fait aussi éprouver sa Nérine par un de ses camarades
qui la lui souffle. Cette idée ingénieuse n'appartient
point à Destouches ; le valet de l'homme à bonnes- fortunes ,
deBaron , singe aussi tous les ridicules de son maître ; mais
la parodie est plus développée et produit plus de scènes
plaisantes dans le Curieux impertinent.
La soubrette est très-gaie ; elle témoigne sans déguisement
l'impatience qu'elle a d'être mariée , et prétend que
celle de sa maîtresse n'est pas moindre. Julie se récrie que
de tels aveux font tort à son sexe et blessent la pudeur.
Nérine ne se rend pas , et soutient que
La plus impatiente est toujours la plus sage.
La philosophie de Destouches sur les accidens du mariage
est la même que celle de La Fontaine et de Molière :
Il ne faut s'embarrasser de rien ,
1 A tout événement s'attendre sans rien craindre ,
Et si le malheur vient , le souffrir sans se plaindre.
Trissotin dit à-peu-près la même chose ; mais le mot
est bieu plus plaisant dans sa bouche , parce qu'il est me-
1
FLOREAL AN XIII.
279
nacé par Henriette , qui lui déclare qu'une fille qu'on veut
épouser malgré elle , peut aller
Ades ressentimens que le mari doit craindre.
Aquoi il répond :
Atous événemens le sage est préparé .
S'il faut s'en rapporter à cette comédie , vers la fin du
règne de Louis XIV , un air débraillé , la main dans la
ceinture, l'usage perpétuel du tabac et du cure-dent , constituaient
les belles manières.
Picard le jeune est très-agréable dans cette pièce ; mademoiselle
Molière aussi : elle devrait seulement ne pas confondre
la volubilité avec la légéreté ; elle va quelquefois si
vite qu'on se lasse à la suivre , et qu'on n'y réussit même
pas toujours . L'auditeur impatienté la laisse alors courir
toute seule ; ce qui n'empêche pas qu'il ne se trouve de
bonnes gens qui l'applaudissent à outrance quand elle arrive
au terme hors d'haleine .
1
THÉATRE DU VAUDEVILLE.
द
Le Bon Ménage ; par Florian .
Cette pièce est imprimée depuis long-temps. En y ajoutant
quelques couplets , on en a fait un vaudeville. C'est un
petit drame bien pauvre d'invention ; et quoiqu'il soit extrêmement
court , il s'y trouve deux actions , toutes deux
sans intérêt , parce que l'une manque de développemens ,
et l'autre de vraisemblance.
Mademoiselle Rosalba s'est mariée secrètement à Bergame
malgré son père et à son insu. Une bonne tante a pris sur
elle de l'unir à Lélio , sous prétexte que c'était le seul
homme qu'elle pût aimer. Je ne pense pas que de tels mariages
fussent plus permis dans l'état de Venise qu'en
France. Quoi qu'il en soit ,cette union clandestine a eu des
4
280 MERCURE DE FRANCE ;
suites que mademoiselle Rosalba ne peut plus cacher longtemps.
L'officieuse tante est morte. Argentine est seule
dans le secret de ce beau mariage. On ne veut pas le confier
à son mari Arlequin : c'est un bavard qui le dirait à
toute la ville. Argentine prête son nom au commerce épistolaire
des deux époux. Les lettres de Lélio lui sont adressées
, comme écrites à elle-même. Un valet en apporte une,
et la livre en son absence à son mari , qu'il prend pour son
domestique , en lui recommandant de la remettre en cachette
, parce qu'il pense bien que c'est un billet doux. Arlequin
, quoiqu'adoré de sa femme, conçoit de vives inquiétudes
, et cependant résiste à la tentation de les éclaircir
par lui -même. Argentine arrive. Il lui donne la fatale
lettre ; elle la lit avec émotion , et la rend à Arlequin , en
lui disant : « Vous m'allez croire coupable , et cependant il
>> s'en faut bien que je le sois. » Je ne sais pourquoi elle a
cette appréhension ; car la lettre est tournée de manière
qu'Arlequin ne pouvait en être alarmé , à moins qu'il n'eût
perdu le sens . Elle finit ainsi : « Tâche de venir me voir , si
>> tu peux échapper aux yeux du barbare qui te veille. Je
>> t'attends . Tusais si je t'aime . >> Il est impossible qu'Arlequin
, marié depuis plusieurs années à une femme uni
quement occupée de son mari et de ses enfans , comme il
le dit lui-même , puisse être abusé par cette lettre ; qu'il ne
réfléchisse pas que sa femme ne la lui eût point livrée avec
tant de sang froid , si elle avait eu quelque reproche à se
faire. Son erreur n'étant pas motivée , sa douleur , ses lamentations
ne sauraient intéresser. Comme dans le Dépit
amoureux , il lui rend tous les petits présens qu'il en a
reçus . Il l'a soupçonnée sans aucun motif plausible ; sans
aucune raison, et aussi , sans qu'elle se soit justifiée , tout-àcoup
il la juge innocente. L'auteur , qui à l'exemple de Corneille
, a fait un examen critique de son très-petit théâtre,
dit qu'on lui a reproché ce pardon accordé sans une justification
préalable , et ajoute que si c'est là un défaut , ila
d'autant plus de tort , que c'est pour ce défaut qu'il a fait
FLOREAL AN XIII. 201
la pièce. Il n'y adans cette apologie que de l'ostentation.
La critique était juste et naturelle.
Apeine Arlequin a pardonné , qu'il est convaincu qu'il
a eu tort de se fâcher. Mademoiselle Rosalba , pressée par
l'urgence de son état , et touchée de l'embarras où elle mettait
Argentine , s'est jetée aux genoux de son père. « Je
» lui ai tout avoué : j'ai dit que je portais dans monsein
>> le gage de notre union; que cet enfant était le sien , et
» qu'il demandoit par ma voix la permission de naître pour
>> l'aimer. Cette idée a fait évanouir sa colère. »
Les directeurs du Vaudeville , à ce qu'il paraît , n'en
ont pas jugé comme le père. Ils ont regardé cette idée
comme une niaiserie , et l'ont supprimée. Je crois même
qu'ils sesont rendus coupables d'une suppression d'enfant;
car non- seulement il me semble qu'il n'a pas été question
de eelui qui demandait la permission de se montrer , mais je
ne me souviens même pas qu'on ait parlé de sa conception.
Il ya dans cette pièce beaucoup de sensibilité factice. Mademoiselle
Rosalba veut placer 15,000 fr. en rente viagère au
profit d'Argentine : celle-ci veut que ce soit au profit d'Arlequin
; et à ce propos , grand étalage de générosité. Mais
pourquoi done se créer des rentes viagères quand on a des
enfans ? Au reste , c'était dans le dernier siècle une spéculation
qui n'était pas inspirée uniquement par cet égoïsme
qui méconnaît les plus saints devoirs de la nature. On y
trouvait un si énorme bénéfice qu'on vendait son patrimoine
pour acquérir des rentes viagères sur l'état. On se
félicitait d'un moyen si facile de s'enrichir. Peu de gens
soupçonnaient la catastrophe qui devait être l'effet de cette
apparente prospérité.
A
LeBonMénage est unedes plus minces bagatelles qui se
jouent au Vaudeville. L'aventure de Mlle Rosalba est trèsmal
imaginée : elle ne paraît que deux fois ; l'une pour
dire qu'elle s'est mariée incognito , l'autre pour annoncer
que l'incognito est levé . Il eût été facile , sans son intervention,
qui produit un épisode glacial , d'imaginer quelque
282 MERCURE DE FRANCE ;
incident pour alarmer la tendresse conjugale d'Arlequin.
Les couplets sont médiocres , et quelques-uns ne sont que
de froids calembourgs , comme lorsqu'Arlequin dit à ses
enfans auxquels il apporte un tambour et une trompette :
« Si vous êtes obligés de décamper , ce ne sera pas du moins
sans tambour ni trompette . >>>
Au reste , ce n'est qu'en lisant cette pièce qu'on la trouve
si médiocre ; elle attache singulièrement quand on la voit
jouer par Laporte et madame Hervey.
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( Sous presse , pour paraître incessamment. )
Discussions du Code civil dans le Conseil d'état , auxquelles on
joint 1º. le texte du projet etde la rédaction définitive;22º.. ennotes ,
les observations des tribunaux d'appel , lorsqu'elles établissent des difficultés
qui n'ont pas été levées ; 3°. les questions de droit qui parais .
sentn'être pas résolues ; 4°. et enfin , la jurisprudence de la cour de
cassation à cet égard , sur celles qui lui ont été soumises : sur le plan
donné par M. Regnaud de Saint- Jean-d'Angely , président de la section
de l'intérieur du conseil d'état , grand-procureur de la hautecour
impériale , membre de l'Institut , grand - officier de la légion
d'honneur; par MM. Jouanneau , L. C. Solon. Deux vol. in-4° . , са-
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284 MERCURE DE FRANCE ,
4
NOUVELLES DIVERSES.
Berlin , 6 avril. Le ministre de France a présenté à
S. M. sept grands cordons de la légion d'honneur qu'il a
reçus de sa cour. Ces cordons sont destinés , l'un pour
S. M. prussienne , et les six autres pour le duc régnant
de Brunswick , pour le maréchal de Mællendorff , pour
le ministre -d'état et contrôleur-général , comte de Schulenburg
, pour L. E. les ministres-d'état et de cabinet , le
baron de Hardenberg , comte de Haugwitz.
Un courrier expédié hier pour Paris ,yy porte sept
grands cordons de l'aigle noir prussien , destinés pour
S. M. l'Empereur Napoléon , L. A. S. le prince Murat et
et l'archichancelier Cambacérès , L. Exc. les ministres
Berthier et Talleyrand , et pour les maréchaux d'Empire
Bernadotte et Duroc .
- Du 13. Le général Zastrow part aujourd'hui pour
Pétersbourg , et M. le comte de Winzingerode , envoyé
de Russie , se rend avec une mission à Vienne. On sait
aujourd'hui que la cour de Russie a témoigné le desir de
travailler au rétablissement de la paix , depuis qu'elle a
eu connaissance de la lettre de l'Empereur Napoléon au roi
d'Angleterre .
Des bords duMein , 18 avril. On écrit de Vienne que
le célèbre général Mack est nommé membre du conseil
intime d'état ; que le prince Ferdinand de Wurtemberg
a été chargé d'une nouvelle mission importante qu'il doit
remplir à Berlin , et qu'il s'arrêtera en conséquence pendant,
quelque temps dans cette capitale , avant que de continuer
son voyage pour Pétersbourg. Le courrier chargé
de lui porter les dépêches relatives à cette mission devoit
le joindre à Dresde.
On a maintenant la certitude que les envoyés et ministres
français accrédités près les cours et états de l'Allemagne
leur ont , par des notes officielles , donné connaissance
de la création du royaume d'Italie et de la proclamation
de S. M. l'Empereur Napoléon à la dignité de
roi d'Italie . Toutes les cours des princes d'Allemagne ont
répondu par des félicitations , en reconnaissant le roi
d'Italie .
Du 20 . - Onlit dans divers journaux d'Allemagne' la
FLOREAL AN XIII. 285
lettre suivante de S. M. I. et R. Napoléon 1er, au directeur
de l'ordre équestre de l'Empire :
<< Chers et bons amis , au moment où il a plu à la divine
Providence de m'appeler au trône de la France ,
rien ne pouvait m'être plus agréable que de recevoir de
vous un témoignage de la part que vous prenez à cet
événement. Votre député , M. le baron de Waechter ,
m'a remis la lettre de félicitation que vous m'avez écrite
le 31 octobre , et il a parfaitement répondu , par la manièredont
il a rempli sa mission , à la confiance dont vous
P'honorez. Pendant son séjour , il'a pu se convaincre de la
ferme intention où je suis de vous donner constamment
des preuves de l'intérêt que je prends à votre prospérité.
Je desire qu'il vous en rapporte les assurances , ainsi que
celles de mon estime et de mon affection pour vous ;
sur ce , je prie Dieu , chers et bons amis , qu'il vous
ait en sa sainte et digne garde.
1
>> A Paris , le 14 nivosean 13 (4 janvier 1805 ) .
>> Votre bon ami , signé , NAPOLÉON » .
Une de nos feuilles publiques annonce aujourd'hui ,
sous la date de Hambourg , que la ville de Lubeck est
maintenant délivrée des entraves mises à son commerce ,
et qu'on l'attribue au consentement qu'elle a donné de
remplir , du moins en partie , l'emprunt qu'on lui demandait.
Londres , 10 avril. Lord Melleville ( M. Dundas ) , trésorier
de la marine , accusé d'avoir tiré parti pour son
compte personnel des fonds destinés au service de la marine
, a été forcé de donner sa demission d'après une résolution
de la chambre des communes , présentée au roi
pour que S. M. eût à l'exclure , non-seulement de ses conseils
, mais de sa présence. Un grand nombre de personnages
des plus distingués étant impliqués , dit- on , dans
cette affaire , on cherche à l'étouffer .
Sainte-Lucie est aussi au pouvoir des Français. Les
vaisseaux qu'ils ont pris sont évalués à plus de 1200 mille
livres sterlings , plus de 28 millions. La terreur est aux
Barbades et à la Jamaïque. Ces îles sonntt ,, à ce qu'on assure
, mal pourvues de troupes et de munitions. L'amiral
français a pris à la Martinique des régimens acclimatés
, et les a remplacés par ceux qu'il amenait de
France. Ces fatales nouveles ont semé la désolation dans
toute l'Angleterre , et donné lieu à un pamphlet vigou286
MERCURE DE FRANCE ,
A
reux , intitulé : Un dernier mot sur le ministère actuel. II
finit ainsi : Allez-vous en , et ne revenez plus .
Du 15. - Une gazette de ce matin annonce que l'expédition
secrète doit enfin partir demain. Il serait, ajoutet-
elle, à desirer dans la situation où nous sommes , qu'on
pût l'envoyer partout.
EMPIRE FRANÇAIS.
Lanslebourg , 29 germinal. LL. MM. II. ont passé le
Mont- Cenis avec une grande rapidité ; l'Empereur a
toujours été à cheval : il ne s'est arrêté qu'à l'hospice pour
donner de nouveaux témoignages de son affection à ces
hommes religieux qui passent leur vie au milieu des neiges,
pour attendre l'occasion de secourir les vogageurs , trop
souvent obligés de lutter contre les frimats et les orages.
S. M. était accompagnée de notre préfet , et de l'administrateur-
général du Piémont , aux territoires desquels
Je Mont-Cénis appartient presque par parties égales . L'ingénieur
en chef Dausse aura sans doute rendu compte à
LL. MM. des progrès surprenans de ses travaux presque
prodigieux que l'empereur a conçus , que lui seul pouvait
faire exécuter , et qui , en rendant le passage praticable
aux voitures les plus chargées , va bientôt faire disparaître
les Alpes sous les pas des voyageurs .
:
au
Turin , 24 germinal. Il a été rendu le 4 de ce mois un
décret impérial contenant les dispositions suivantes :
Napoléon , etc. , considérant que les gouvernemens qui
furent établis dans la 27. division militaire , depuis la rentrée
des Français , en l'an 8 , jusqu'au sénatus-consulte de
réu: or du 24 fructidor an 10 , n'avaient aucun droit de
disposer à titre gratuit des domaines nationaux ,
profit , soit des particuliers , soit des municipalités , hospices
, ou autres établissemens publics , et que les concessions
sont nulles ; que les aliénations faites en paiement
des fournitures à des entrepreneurs qui n'ont pas été entièrement
liquidés , doivent aussi être soumises à un séquestre
provisoire , pour la garantie du trésor public ,
jusqu'à la liquidation définitive ; le conseil-d'état entendu ,
décrète:
Les particuliers ou établissemens publics qui ont obtenu
des gouvernemens qui furent établis dans la 27° division
militaire , des concessions de domaines nationaux à titre
1
FLOREAL AN XIII. 287
i
gratuit , seront tenus de présenter , d'ici aur messidor
prochain , aux ministres de l'intérieur et des finances , leurs
demandes et mémoires afin de confirmation des concessions
qui en sont susceptibles . Seront considérées comme annullées
définitivement , et les biens en dépendans , régis et
administrés comme les autres domaines nationaux , les concessions
pour la confirmation desquelles les demandes et
mémoires n'auront pas été présentés avant le 1er vendémiaire
prochain. Le séquestre national sera rétabli sans
délai sur les domaines nationaux compris auxdites concessions
; et les concessionnaires recevront de la main du
séquestre les fruits desdits biens , jusqu'au 1 vendémiaire
prochain. Le séquestre sera également rétabli sur
tous les biens vendus , en paiement des fournitures des
entrepreneurs dont les décomptes n'ont pas été définitivement
liquidés ; mais les fruits en seront comptés par le
séquestre aux possesseurs actuels desdits biens , jusqu'à ce
qu'il en ait été autrement ordonné.
Du 1er floréal. - LL. MM. sont arrivées avant-hier
à deux heures à la Novalaise , première commune de la
27ª division militaire . Suze , Bussolin , Saint-Antonin ,
Saint - Ambroise , Avigliana , Rivoli et tousles endroits
qu'elles ont traversés pour se rendre à Stupinis où elles
sont descendues à huit heures du soir , étaent décorés
d'arcs de triomphe , de trophées et d'inscriptons qui exprimaient
, soit en latin , soit en français , és sentimens
de dévouement et d'admiration dont nous smmes pénétrés
. L'Empereur a travaillé hier pendant tate lajournée
avec ses ministres. Aujourd'hui , à quate heures du
matin , il a fait appeler l'administrateurgénéral , et ,
dans un travail qui a rempli la matinée toue entice , il
s'est sans doute occupé de nos intérêts quilui sont toujours
présens même lorsqu'il est loin denous , et qui
occupent sans cesse la sollicitude paternelle qui l'a conduit
dans nos contrées. Pendant toute la journée, les habitans
de Turin se sont portés en foule sur la roue de Stupinis ,
et aux environs de ce château impérial.
PARIS.
On ne saurait trop redire aux juges : Discite justitiam.
La courd'appel de Nanci vient de réhabiliter , par un ju-
1
288 MERCURE DE FRANCE ;
gement définitif , la mémoire des sept hommes condamnés
en 1769 par le parlement de Metz , les quatre premiers
à être pendus , les trois autres aux galères perpétuelles.
Quatre de ces infortunés ont subi le dernier supplice.
Deux autres sont morts aux galères , et le troisième
s'en est échappé. On ne sait ce qu'il est devenu. Feu
M. Dupaty , qui était à l'affut de toutes les méprises des
tribunaux , ou pour faire du bruit , ou , ce que nous aimons
mieux présumer , par amour de l'humanité , avait
entrepris cette réhabilitation , que sa famille a suivie
après sa mort , et qu'elle vient d'obtenir. M. Dupaty fils a ,
pour cette bonne oeuvre, suspendu le cours de ses travaux
et de ses amusemens dramatiques.
- Les faux louis provenant de la fabrique qui vient
d'être découverte dans le département de la Drôme , sont ,
suivant un nouvel indice faciles à connaître. Les caractè
res des légendes CHRS. REGN. VINC. IMPER. , et LUD. XVI, etc. ,
sont plus grands que dans les vrais. L'i du mot IMPER . est
sensiblement plus grand que les autres lettres du même
mot.
- On va, dit-on , remettre au Théâtre - Français la
Bérénice ce Racine. Nous croyons que mademoiselle
Duchesnoisy obtiendra encore plus de succès que dans ses
rôles de Plèdre et d'Ariane . Celui de Bérénice nous paraît
être leplus convenable à ses moyens , et le plus propre
à faire briller son talent.
-Vers lafin de prairial , le Grand- Opéra , la Comédie
Française et Opera-Comique seront , dit-on , fermés pour
deux mois .
- Les Baffons vont bientôt partir , et seront remplacés
par d'atres sujets qui arrivent , les uns de Madrid,
les autrs de Venise , ceux-ci de Pétersbourg , ceuxlà
de Lisbone. Picard les a rassemblés des quatre parties
dumonde.
- Cent dissept béliers de race pure espagnole , faisant
partie du beantroupeau que M. de Livry possède à Stain ,
près de Saint-Denis , étaient attaqués de la gale. On avait
imaginé qu'on pouvait les guérir avec de la pommade
mercurielle ; nais soit qu'on ait administré ce remède à
une dose trop forte , soit qu'il ne convienne pas au tempérament
du mouton , les plus funestes effets en ont été la
suite. Tous les béliers ont péri, à l'exception de quatre.
On évalue cette perte à plus de 50,000 . fr .
( No. CC. ) 14 FLOREAL an 13.
( Samedi 4 Mai 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
7
HYLAS ENLEVÉ PAR LES NYMPHES , ET HERCULE ABANDONNÉ
PAR LES ARGONAUTES 6
Traduit de Valerius Flaccus , Argonautique , liv. 111, ν. 508.
13
Par MM. DUREAU DE LA MALLE , père et fils .
SES
(Suite et fin. )
Es compagnons d'abord dans leur foi sont constans :
Ils voulaient tous attendre en dépit des Autans ,
Non pour le jeune Hylas , quoiqu'on aime cet age
Et d'un héros naissant l'aimable apprentissage ;
Mais ce grand nom d'Hercule est un poids si puissant !
Leur voeu sincère alors , leur coeur reconnaissant,
Le redemande aux dieux , et tous versaient des larmes.
Craignant tout , sans savoir où fixer leurs alarmes ,ol
On les voyait sans cesse , et par des cris le jour ,
Et par des feux la nuit diriger son retour.
1
T
1
290 MERCURE DE FRANCE
Chaque fois que Jason dans son impatience
Ecoute du désert le terrible silence ,
Chaque fois que sur l'onde étendant son regard,
Il voit l'Autan cruel ordonner leur départ ,
Chaque fois le héros reste immobile , et pleure.
Son Hercule l'emporte ; il s'obstine ; il demeure.
Ce port majestueux , cet énorme carquois ,
Ace dos si robuste assorti par son poids ,
Tout de lui chaque instant revient à sa pensée.
Leur table désormais lui semble délaissée .
Parmi tant de guerriers , à leur morne festin ,
Il cherche ce héros qui , d'une seule main ,
Enlevait en riant ces urnes si pesantes ,
D'un vin si vigoureux à pleins bords écumantes ,
Et les vidant d'un trait , charmait leurs longs repas
Des récits merveilleux de ses nobles combats .
T
5
Et cependant Junon , obstinée en sa rage ,
Fait sans cesse souffler l'Autan sur ce rivage...........
Typhis s'indigne enfin qu'on diffère toujours ,
Qu'on laisse ainsi des cieux perdre tous les secours .
Quand voulaient- ils sortir de leur lâche indolence ? *.
>> Lui , soupçonna toujours l'audace qui balance. »
Tant d'instances enfin ont fléchi le héros :
Tous les grecs rassemblés , il leur parle en ces mots :
« Plût au ciel que le dieu qu'à Delphes on révère ,
> Quand sa voix de mon sort m'expliqua le mystère ,
>> D'un infidèle oracle eût abusé mes voeux !
:
>> De tous mes compagnons , dit-il , le plus fameux
>> Ne suivrait point nos pas aux champs de la Colchide.
» Il faut donc nous résoudre à la perte d'Alcide ,
>> Si j'en crois son renom et le renom du Dieu.
>> Toutefois , mes amis , avant ce long adieu , a
>> Consultez-vous. Je vois que dans l'incertitude
>> De vos pensers encor flotte l'inquiétude.
>> Voyez , si ce ventfrais,si le temps qui s'enfuit ,
>> Si votre gloire enfin vous presse et vous poursuit ,
f
FLOREAL AN XΙΙΙ.
291
2.
» Allons , à vos desirs je suis prêt à me rendre ;
>>Mais pour le retrouver , s'il ne fallait qu'attendre ,
>> Si l'on pouvait encore , à force de chercher ,
>> Pénétrer jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher ,
» Le prix serait-il donc indigne de vos peines ? »
Ainsi parlait Jason : ses paroles sont vaines .
Tous les jeunes guerriers ligués secrètement
Ne veulent plus souffrir aucun retardement.
« Il fallait repartir. Qu'était- ce qu'un seul homme ,
>> Parmi tant de héros que leur gloire renomme ?
>> Ses égaux par le sang , ils l'étaient par le coeur. »
Sur leur jactance ainsi mesurant leur valeur ,
Se rehaussait entr'eux cette troupe arrogante.
Tels au sein des forêts quand le tigre s'absente ,
Quand le lion se tait dans son antre profond ,
Menant desjeunes faons le troupeau vagabond ,
La biche reparaît au milieu des clairières ,
Le sanglier ressort de ses sombres tanières ,
Et l'ours enorgueilli reprenant son courroux ,
Vient imposer silence aux hurlemens des loups.
C
P
A
Quand Télamon entend ce discours téméraire ,
Aux premiers mots son coeur s'est gonflé de colère :
Il murmure , il frémit. Sa fureur dans son sein
Ne se contenant plus , il éclate soudain .
Il se plaint , il reproche , il accuse , il querelle :
Il atteste des dieux la puissance immortelle.
Puis tout- à- coup passant aux prières , aux pleurs ,
Il prend à tous la main : ses pressantes douleurs
S'attachent aux regards du confus Aesonide.
« Non , il ne parlait pas pour le grand nom d'Alcide.
>> Il pleurerait autant le moindre infortuné ,
» Qu'on laisserait ainsi périr abandonné .
>>Pourtant ignoraient-ils que le sort leur prépare
>>Mille combats affreux au bord le plus barbare;
>> Et de tant de dangers pour ressortir vainqueur ,
» Où retrouver encore un Alcide , et ce coeur ,
&
:
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
» Ce coeur dans les périls toujours inébranlable.>>>
Mais des Etoliens le héros indomptable ,
Par un discours fougueux de son nom appuyé ,
Endurcissant les coeurs , les ferme à la pitié .
De deux partis toujours prenant le plus sévère ,
Quand il s'est décidé , cet apre caractère
Se fixe obstinément , et s'attache à son choix :
De la raison alors n'écoutant plus la voix ,
Tout obstacle l'irrite , et tout délai l'offense ;
« Si trop long-temps , dit- il , j'ai gardé le silence ,
C'est moins Hercule encor que vous-même , seigneur ,
A qui j'ai cru devoir cette marque d'honneur :
Ma plainte , par Jason voulait être enhardie.
Depuis sept jours entiers que des monts de Lydie ,
L'Autan vient chaque nuit descendre sur les flots
Nous serions tous peut-être aux rives de Colchos.
Hercule voudrait- il que les fils de la Grèce
Consumassent ici leur oisive jeunesse ,
>
Comme si de leurs coeurs tout espoir avait fui ,
Et que tout fût pour eux , ce qu'Argos est pour lui ?
S'il était quelques lieux où le fils d'Oënée
Pût supporter la vie au repos condamnée ,
Je n'aurais pas quitté les murs de Calydon.
Là , mes jours s'écoulant dans un doux abandon ,
Entouré de l'éclat d'un sceptre héréditaire ,
Consolant par mes soins la vieillesse d'un père ,
Trouvant la sûreté , la puissance et la paix ,
Un tel sort n'eût-il pas comblé tous mes souhaits ?
Que faisons- nous ici ? Pourquoi sur cette rive
Engourdir si long-temps notre valeur oisive ?
A quoi bon cette mer qui lasse nos regards ,
Sans nous dédommager par d'illustres hasards?
Vous flattez-vous encor de ravoir votre Alcide ,
Que son carquois vous suive aux champs de la Colchide ?
Non , Junon ne s'est pas oubliée à ce point ;
Sahaine le poursuit et ne le quitte point..
:
FLOREAL AN XΙΙΙ. 293
Peut-être en ce moment sa fureur lui prépare
Quelques monstres nouveaux engendrés du Tartare ;
Ou quelqu'ordre d'Argos l'a sommé de partir .
Craint- en que son départ ne se fasse sentir ?
Si nous perdons un fils du maître du tonnerre ,
Il nous en reste deux , et Pollux et son frère ;
Il nous reste sans lui tous ces enfans des dieux ,
Moi-même enfin , s'il faut me nommer après eux.
Quels que soient les travaux où ton ordre m'appelle ,
S'il faut y moissonner quelque gloire nouvelle ,
Je suis tout prêt ; mon bras , tout mon sang est à toi ;
Et les plus grands périls , je les retiens pour moi.
Quoi ! la fuite d'Hercule , est-ce un sujet d'alarmes ?
Hercule emporte-t-il tout l'espoir de nos armes ?
Est-il plus qu'un mortel ? Comme lui nous saurons
D'une égale vigueur mener nos avirons.
Comment de ses secours nourris-tu la pensée ,
Jason , quand tu lui vois cette ardeur insensée
Qui trouble sa raison et subjugue son coeur ?
D'ailleurs, plein de sa gloire , il rejette un honneur
Qui n'est pas pour lui seul ; et son orgueil s'irrite
D'avoir des compagnons , de marcher à ta suite.
O vous dont la vaillance à ses premiers essais ,
Veut se fonder un nom sur de nombreux succès !
Allez , ne perdez pas un seul moment de l'âge
Où la vigueur du corps seconde le courage.
Colchos n'est qu'un prélude à des exploits nouveaux :
Faut-il qu'un coin de mers bornant tous vos travaux ,
Use tous les beaux jours d'une mâle jeunesse ?
En dépit du pilote et du vent qui nous presse ,
J'ai d'Hercule long-temps attendu le retour ;
Parcourant tous les bois , tous les monts d'alentour ,
Mes regards ont partout interrogé sa trace.
Il n'est pas un seul lieu dans tout ce long espace ,
Qui n'ait vingt fois par jour retenti de ma voix .
Tropheureux si mes yeux , tandis que votre choix
3
294 MERCURE DE FRANCE ,
Flotte encore incertain du parti qu'il faut prendre,
Tout-à-coup de ces monts le voyaient redescendre.
'Aux pleurs , à l'amitié nous avons satisfait.
Soumettons-nous , faisons ce que nous cussions fait ,
Si nous l'avions perdu par le sort de la guerre. >>
C'est ainsi qu'il pressait de quitter cette terre.
Ses transports ont passé dans l'ame des héros ,
Et Calaïs sur- tout veut qu'on fende les flots.
<<< Partons. » Ce mot confond Eacide ; il admire
De leurs transports cruels le barbare délire ;
Et d'abord , dans l'excès de son ressentiment ,
Indigné de leur joie , il hésite un moment
S'il ne vaudrait pas mieux sauver au moins sa gloire
De la complicité d'une action si noire ;
Et sur ces monts déserts déplorant son malheur ,
Aller de son ami retrouver la douleur.
Mais au moins il se fait une douceur dernière
D'exhaler , quoiqu'en vain , sa rage toute entière.
« Grands dieux , dit-il , quel jour pour les enfans d'Argos !
Combien va triompher la barbare Colchos !
Ah ! vous ne teniez pas ce superbe langage ,
Lorsqu'aux bords d'Hémonie (1 ) , à l'heure où du rivage
Un vent frais appela vos voiles sur la mer ,
Vous pressiez de vos voeux ce fils de Jupiter.
Quel bonheur de l'avoir pour compagnon , pour guide !
Disiez-vous , qui pouvait vous commander qu'Alcide ?
Les voilà tout-à-coup devenus ses égaux ;
Voilà tous ces enfans transformés en héros :
Et c'est Hercule , ô ciel , Hercule qu'on délaisse !
Pas une larme , un mot , un signe de tendresse.
Méléagre aujourd'hui commande à Télamon ,
Au sang de Jupiter le sang de Parthaon (2).
(1) La Thessalie , ainsi appelée d'Aimon, un de ses rois.
(2) Parthaon , aïeul de Méléagre.
(
FLOREAL AN XIII.
295
Des Grecs ont aujourd'hui pris les ordres d'un Thrace ;
C'est le lion qui tremble , et l'agneau qui menace .
Oui , j'en atteste ici cette lance , ô Jason ,
:
Cette lance arrachée au fier Didymaon ,
1
Qui ne se pare plus d'ombrage et de verdure ,
Depuis que de la hache elle a senti l'injure ,
Mais qui servant son maître , et secondant son bras ,
Se montre avec honneur dans le champ des combats.
Je la prends à témoin , cette lance sacrée ,
De ma prédiction , hélas , trop assurée !
Plus d'une fois , Jason , tu connaîtras la peur .
Dans nos affreux périls plus d'une fois ton coeur
Te dira , mais trop tard , qu'il te manque un Alcide ;
Etje doute qu'alors leur langage intrépide ,
Pour conserver nos jours , nous tienne lieu du bras
Qu'auront si follement dédaigné ces ingrats.>>>
Tout en disant ces mots , en exhalant ces plaintes ,
En poursuivant leurs coeurs de remords et de craintes ,
Il pleurait ; de poussière il souillait ses cheveux .
Mais le destin l'emporte ; et contre tous ses voeux ,
Aesonide se laisse entraîner par leur rage ,
Cachant de son manteau ses pleurs et son visage.
On reprend l'aviron : l'instant le plus affreux
Qui replonge en son coeur mille traits douloureux ,
C'est lorsqu'apercevant les autres à leur place ,
Il revoit délaissé tout cet énorme espace
Qu'à lui seul remplissait l'invincible héros ;
Du sensible Eacide if entend les sanglots ;
De l'aimable Castor il voit couler les larmes ;
Pollux en soupirant partage leurs alarmes .
Le sombre Philoctète , en sa morne douleur ,
Sans larmes , sans soupirs garde tout sur son coeur.
Cependant le vaisseau fuyait d'un vol rapide ;
Leur voix , leur triste voix rappelle encore Alcide ,
Rappelle encor Hylas ; mais du milien des eaux
Ces noms s'engloutissaient dans l'abîme des flots .
1
4
296 MERCURE DE FRANCE.
ENIGME .
Nous sommes bien des soeurs à peu près du même âge ,
Dans des rangs différens , mais d'un semblable usage.
Nous avons en naissant un palais pour maison , )
Qu'on pourrait mieux nommer une étroite prison .
Il faut nous y forcer pour que quelqu'une en sorte ,
Quoique cent fois le jour on nous ouvre la porte .
LOGOGRIPΗ Ε.
Sans m'oter la tête , lecteur ,
De m'avaler qu'il ne te prenne envie ,
Tu paierais cher cette folie,
Coupe-la-moi ; sans nulle peur ,
On peut me mettre sur la table,
Alors devenu plus traitable ;
Je t'offre un mets assez friand.
Rends -moi ma tête maintenant.
(Je fatigue ta complaisance
Par mes détours et mes replis . )
Rends-moi ma tête , et puis choisis
Deux autres parts de ma substance,
Je deviens l'opposé de mieux ;
Cet arbre élevé , précieux ,
D'où l'on voit couler la résine ,
Et fort connu dans la marine.
CHARADE.
Quand il est frais , mon tout est mon dernier.
Quand il est vieux , il n'est pas mon premier.
H.
Le mot de l'Enigme du dernierN° est Carte Géographique .
Gelui du Logogriphe est France , où l'on trouve rance et
franc.
Celui de la Charade est Ami-don.
FLOREAL AN XIII.
297
Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
Romain , par Gibbon , abrégée par Adam ,
et traduite par P. C. Briand. Trois vol. in-8°. -
Prix: 15 fr. et 18 fr. par la poste. A Paris ,
chez l'Auteur, rue Christine; et chez leNormant.
IL
(Troisième extrait.)
La fallu à M. Gibbon un effort d'invention bien
rare et un tour d'esprit bien extraordinaire pour
découvrir la seconde cause naturelle de l'établissement
du christianisme. Cette cause ( quel autre
l'eût imaginé ? ) est le dogme de l'éternité des
peines , du jugement dernier , et de la résurrection
des corps , « circonstances , pour parler comme
>> l'historien anglais , très-propres à donner du
>> poids et de l'efficacité à la doctrine d'une vie
>> future. » Additional circumstance which could
give weight and efficacy to that important truth
(the doctrine of a future life. ) Je partage assurément
cette opinion; mais , en même temps ,
comme je ne vois rien qui soit plus éloigné des
conceptions humaines , ni qui heurte plus rudement
les préjugés et les passions de cette vie , que
l'idée des peines éternelles et la foi de la résurrection
, prétendre que le christianisme se soit
établi naturellement par le secours d'une doctrine
si surnaturelle , c'est , à mon gré , formerle noeud
d'une difficulté terrible , bien loin de la résoudre.
En effet , si l'on voulait partager cette contestation
en diverses instances et la traiter par ordre , le
point le plus simple et comme le premier degré
de la question serait de rechercher par quel secret
des hommes de la lie du peuple et sans autorité
dans le monde, ont pu faire recevoir leur ensei
298 MERCURE DE FRANCE ,
gnement de toutes les nations. C'est ce que l'histoire
met d'abord devant les yeux. Mais combien
la difficulté acquerrait de force , en considérant,
dans une seconde instance , que la doctrine enseignée
par ces hommes de néant , bien loin de
flatter les passions , les attaquait au centre de leur
empire , au plus profond du coeur humain ! Or ,
que fait M. Gibbon ? Il veut que ce second point
de la question , qui est le plus obscur et le plus
inexplicable , serve d'éclaircissement et de solution
au premier. Il choisit ce que la doctrine révélée
offre de plus dur aux sens et de plus impénétrable
à l'esprit , pour montrer que cette doctrine a dú
se faire jour aisément dans les ténèbres du paganisme
: et par la même raison qu'il a soutenu que
les apôtres devaient gagner les coeurs , parce qu'ils
étaient intolérans , il vous dira qu'ils n'ont pas eu
de peine à se faire croire , parce qu'ils proposaient
unedoctrine incroyable.
Le principe d'une illusion si étrange mérite
d'être examiné avec quelqu'attention. M. Gibbon
était frappé de plusieurs considérations graves qui
devaient produire une forte impression sur son esprit.
Il comprenait qu'une doctrine religieuse est
souverainement sociale, souverainement convenable
à la nature humaine , lorsqu'elle exerce un puissant
empire sur les passions , lorsque par l'ascendant de
ses motifs , elle arrête les crimes dans leur source ,
dans le secret du coeur où ils se forment. Or il
voyait que les passions avaient leur attrait dans les
objets finis , mais présens ; et il jugeait que , pour
former un contre-poids raisonnable, la religion ne
devait proposer que des objets infinis , dans la
pective éloignée d'un autre monde. Le dogme de
l'éternité lui paraissait donc avoir un fondement
nécessaire , aussi bien qu'une utile influence; et
persa
FLOREAL AN XIIL 299
quoique sa hauteur étonnât l'esprit humain , la raison
lui faisait voir qu'il était merveilleusement ap.
proprié à la faiblesse et à la force de notre nature ,
à ses penchans qui demandent un frein , et à sa
capacité , que l'infini seul peut remplir. De ce sentiment
intérieur , M. Gibbon concluait que , puisque
ces vérités avaient naturellement le pouvoir dę
le convaincre , les meilleures têtes du paganisme
avaient dû en être frappées comme la sienne; et
que le christianisme qui s'annonçait par cette lumière
, devait , comme une belle aurore , ouvrir les
yeux de tout le genre humain.
Cette conséquence nous fait admirer la force de
la vérité jusque dans le principe même de l'erreur
deM. Gibbon. Cet écrivain ne se trompait qu'en
imaginant , comme font les autres philosophes , que
ces belles clartés dont ils se trouvent remplis , sont
les lumières naturelles de leur intelligence. Singulier
rêve de l'orgueil ! Ils prennent pour des découvertes
de leur raison ces principes admirables
de l'Evangile qu'on a fait entrer dans leur ame ,
après tant de siècles, d'instruction , et ils en font
honneur , les uns à leur philosophie , les autres à
leur bonté naturelle. Cependant toute l'histoire de
l'antiquité païenne leur fait voir que la connaissance
du vrai Dieu et de l'immortalité de l'ame ,
qui est aujourd'hui la nourriture des enfans , était
à peine entrevue , comme un rayon douteux , de
quelques esprits plus perçans que les autres. Le
Phédon même est pleind'incertitudes; et Socrate
et Platon , ces vives lumières du paganisme , erraient
dans le vague de leurs sublimes espérances. Mais ,
sans remonter si haut , ce qui se passait du temps
de M. Gibbon suffisait pour lui ouvrir les yeux.
Car il voyait des philosophes nier ces mêmes dogmes
auxquels il attribuait la propagation rapide de
300 MERCURE DE FRANCE ;
l'Evangile , et les nier , après deux mille ans de
christianisme , après que tant de grands hommes
les avaient crus et enseignés. Comment donc les
païens , qui n'avaient pas les mêmes leçons , les auraient-
ils adoptés si aisément sur la foi des apôtres ?
Dira-t-on que les esprits avaient reçu quelque
préparation à ces grandes vérités , et regardera-toncomme
une première semencedu christianisme
lesidées confusesque les anciens avaient d'une autre
vie ? Mais ces restes d'une foi antique , qui avait
été pure dans son origine , étaient tellement obscurcis
par les passions , tellement défigurés par les
erreurs de l'idolâtrie , qu'ils ne servaient plus qu'à
amuser les enfans et les poètes , lorsque la gravitéde
nosdogınesvint épouvantercesimaginations folâtres.
Ilparaitmême qu'avant la manifestation de l'Evangile
, ces dernières lueurs de vérité avaient disparu .
On se moquaitde la justice éternelle , chez les nations
les plus sérieuses , au milieu même des délibérations
publiques. Salluste fait dire à César , en
plein sénat ,que les méchans n'ont rien à craindre ,
ni les bons rien à espérer , au-delà du tombeau.
Mortem ærumnarum requiem, noncruciatum esse:
eam cuncta mortalium mala dissolvere ; ultrà ,
neque curæ , neque gaudio locum esse. (Bell. Cat. )
Ce n'était pas une idée particulière. Il fallait bien
que ce sentiment eût de l'autorité , puisque c'est
un des motifs sur lesquels César se fonde pour
demander qu'on laisse la vie aux conspirateurs.
Catonqui parle après lui , et qui rapporte cette
opinion, dans son discours , ne pense pas même à
remarquer qu'elle fût contraire à l'opinion publique
ou du moins à celle des gens de bien, ce qu'il
n'eût pas manqué de faire , si la chose eût été
vraie , puisque par-là il battait en ruine le conseil
de César qu'il avait dessein de réfuter. Que si l'on
FLOREAL AN XΙΙΙ. 301
veutque ces harangues soient de lacompositionde
l'historien , le fond des choses reste le même , car
on ne peut douter que Salluste qui était contemporain
et écrivain habile , n'ait au moins donné à
ses personnages les pensées et les opinions de leur
temps. :
Mais unhomme d'un plus grand poids , Cicéron ,
s'explique encore plus ouvertement sur le même
sujet. Dans son oraisonpro Cluentio , il parle d'un
insigne brigand , nommé Oppianicus , qui était
mort au milieu de ses forfaits , et il dit aux Rcmains
: « Quel mal pensez-vous que la mort lui
» ait causé , à moins que nous ne nous laissions
>> persuader par des contes puérils , que ce monstre
>> souffre aux enfers les supplices des impies ?
>>Mais si cela est faux , comme il n'y a personne
>> qui ne le comprenne , la mort n'a donc faitque
>> lui ôter le sentiment de la douleur. » Quid
tandem illi mali mors attulit ? Nisifortè ineptiis
acfabulis ducimur , ut existimemus illum apud
inferos impiorum supplicia perferre ..... quæsi
falsa sint , id quod omnes intelligunt, quid ei tandem
aliud mors eripuit, præter sensum doloris ?
Voilà de quelle manière un des plus sages de l'antiquité
parlait de l'immortalité de l'ame. Voilà
comme il prenait soin de déraciner du fond des
coeurs toute idée d'une justice divine , afin de rassurer
les méchans contre les terreurs de la consçience.
Je veux qu'on puisse prouver , par d'autres
passages de ses écrits (1) , qu'il avait , comme philosophe,
des sentimens plus purset plus approchant
(1) Notamment dans son beau dialogue de l'amitié, où il faut remar
quer cet endroit : Neque enim assentior iis quihæc nuper asserere
coeperunt cum corporibus simul animas interire , atque omnia
morte deleri. Plus apud me antiquorum auctoritas valet.... Cela
prouve que le siècle de Cicéron avait abandonné , sur ce point , l'ancienne
croyance , et que Rome avait trouvé le secret de corrompre
même l'idolatrie .
302 MERCURE DE FRANCE ,
de la doctrine de Platon; il suffit qu'on voie ici
quelle était l'opinion dominante' , et comment
César et Cicéron s'en autorisaient en parlant devant
la multitude .
Qu'on juge par-là quelle entreprise c'était , au
milieu d'une incrédulité si déclarée , d'aller annoncer
l'éternité des peines et la résurrection des
corps , à des hommes qui avaient mis leur espérance
et leur foi dans le néant ! Et quelle apparence
que ce soit par ceux de nos dogmes auxquels
Fopinion générale résistait le plus fortement, que le
christianisme ait triomphé dans tout l'univers?
:
Cette supposition ne se soutient pas mieux par
l'histoire que par le raisonnement. Lorsque Saint-
Paul parut à Athènes, dans le conseil de l'Aréopage
, on l'écouta favorablement , jusqu'à ce qu'il
vint à parler de la résurrection. Au premier mot
de ce dogme , l'attention des auditeurs fut tellement
déconcertée , qu'ils n'eurent pas la force d'en
entendre davantage, et qu'il fallut rompre l'entre
tien. Dansune autre occasion, le même apôtre avait
às'expliquer devant Félix , gouverneur de la province.
Il le fit trembler , en lui parlant de la justice
et du jugement à venir. Disputante illo dejustitid,
et castitate, et dejudicio futuro , tremefactus
Felix....... Ce malheureux proconsul qui ne se
sentait pas capable de soutenir des vérités si fortes ,
se hâta de renvoyer en prison le terrible orateur.":
Aubout dedeux ans , Festus prit la place de Félix;
et ce nouveau gouverneur ayant reçu la visite du
roi Agrippa et de sa soeur , la célèbre Bérénice ,
qui depuis long-temps avaient la curiosité d'entendre
Saint-Paul , on fit venir l'illustre prisonnier ,
qui , tout chargéde chaînes , les instruisit avec tant
de liberté , et les pressa si fortement sur les faits
publics (1) , que le roi lui dit: Il ne s'enfaut
( 1 ) Il est remarquable que S. Paul , ici comme ailleurs , ne fait que
FLOREAL AN XIII. 303
guères que vous ne me persuadiez d'être chrétien.
Eh ! plût à Dieu , repartit Saint-Paul , que vous
et tous ceux qui m'entendent , vous devinssiez tels
que je suis , à l'exception pourtant de ces liens ,
ajouta-t-il avec grace , en montrant les fers qu'il
portait , exceptis his vinculis . Alors le roi , le gou
verneur , Bérénice , et tous ceux qui étaient assis
avec eux , se levèrent , comme touchés extraordinairement
de l'innocence de ce grand homme,
Cependant , malgré ces impressions victorieuses
que faisait la vérité , malgré la force de ce témoi
gnage fondé sur les faits les plus précis , dès que
Saint-Paul toucha le point de la résurrection ,
Festus , aussi révolté que l'Aréopage , lui cria :
<< Vous extravaguez , Paul ; votre grand savoir vous
>> trouble l'esprit. » Insanis , Paule: multæ te litteræ
ad insaniam convertunt.
-On voit par-là quelle opposition rencontraient ,
chez les païens , ces dogmes auxquels M. Gibbon
veut, attribuer le succès de l'Evangile. Ce qui se
passa à Ephèse , lorsque le docteur des nations y
parut , et le tumulte violent qui s'y excita dès qu'on
entrevit que le culte de Diane allait être attaqué ,
montrent assez combien les peuples tenaient encore
à leurs anciennes opinions , et combien peu les esprits
étaient préparés à recevoir le christianisme.
M: Gibbon lui-même le reconnaît , lorsqu'il dit
que l'antiquité de la religion établie chez les Romains
a long-temps prévalu. Mais il n'entend pas
combien ce fait est important , et combien il renverse
puissamment ses faibles imaginations. Car
rapporter les faits constans. « Je sais, dit- il , que le roi Agrippa
n'ignore rien de ce que je dis , et je lui parle hardiment , parce que ce
ne sont pas des choses qui se soient passées dans le secret. » Scit enim
dehis rex , adquem et constanter loquor latere enim eum nihil
horum arbitror. Neque enim in n angulo quidquam horum gestum
est. Acrt. Ap. caр. ххх .
200
304 MERCURE DE FRANCE ;
cette disposition du paganisme , et la résistance
opiniâtre qui en fut la suite , étaient précisément
nécessaires , pour démontrer que la conversion dư
genrehumain n'avait pas été l'ouvrage de la nature:
et c'est par la même raison que nous voyons
tous les jours l'orgueil et les passions s'élever contre
la loi de l'Evangile , afin de nous assurer que
notre foi n'est pas une illusion séduisante de l'esprit
, ni le fruit du tempérament , puisqu'elle
combat , tout à-la-fois , la hauteur de l'un par sa
simplicité , et la faiblesse de l'autre par sa rigueur.
On voit donc combien il est déraisonnable de
prétendre que l'univers se soit converti naturellement
par la crainte denos dogmes. Cela mêmeest
un cercle vicieux ; car pour craindre ces dogmes ,
il eût fallu les croire , et pour les croire , il fallait
être converti.
Supposons , néanmoins , pour plus ample démonstration
, que tous les hommes aient eu les
mêmes lumières que Socrate sur l'immortalité de
l'ame. Il est certain , comme le dit très - bien
M. Gibbon , que la doctrine de ce philosophe
avait besoin , pour être mise en vigueur , de
recevoir de la révélation et de l'autorité de Jésus-
Christ une sanction plus imposante. Platon va jusqu'à
exprimer le besoin de cette révélation ; ce
qui sert à prouver que la raison bien conduite
met sur la voie du christianisme , parce que les
vérités de la raison ne sont elles - mêmes qu'une
première révélation , une première parole mise
dans le monde pour l'éclairer , et que le monde
n'a pas voulu comprendre. C'est pourquoi il avait
besoin , comme Platon l'insinua , d'entendre une
parole nouvelle etplus forte que la première. Voilà
laraisondu christianisme , raison assurément claire
et péremptoire , puisqu'il n'y a pas une passion
dans
FLOREAL AN XIII: ١٠٣
C
305
dans le coeur de l'homme , pas un fait dans l'histoire
, qui ne lui serve de preuve. Mais , après tout ,
elle n'est claire que pour ceux qui la veulent regarder
; et l'on ne verra rien dans ce monde, pas
même la lumière du soleil , si l'on veut y fermer
les yeux. C'est ainsi que le genre humain s'avançait
dans ses voies , les yeux couverts des ténèbres
volontaires de l'idolâtrie , qui n'était que le culte
de ses passions divinisées. Mais quand bien même ,
pour revenir à notre supposition , tous leshommes
eussent reconnu cette raison et ce besoin que
Platon éprouvait , quand même ils eussent attendu,
comme les Juifs , une révélation particulière , cette
disposition n'eût pas encore suffi . Pour que les
dogmes de l'Evangile vinssent combler leur at
tente , et donner un fondement à leurs espérances ,
il fallait commencer par croire en J. C. , et c'était
là la difficulté. Il fallait croire qu'un homme qui
avait souffert la mort ignominieuse des esclaves , se
fût levé glorieux du tombeau. Car , disons-le nettement,
c'est là ce qu'on proposait à l'univers. Or ,
afin que l'univers crût un tel fait , et que sa croyance
eût la force de changer la religion de l'Etat , les
coutumes des peuples, et les moeurs d'un grand
nombre , cherchez ce qu'il fallait faire , et voyez
si l'histoire n'y satisfait pas de point en point...
Lemonde voulait des témoins extraordinaires ,
et des prodiges de vertu se lèvent pour le convaincre.
Il veut les éprouver en les exterminant , et
ils se laissent exterminer. Ce n'est pas assez : il
veut savoir si un fait annoncé de cette manière
produit une conviction surnaturelle. Il veut examiner
si la nature humaine ne laissera pas quelques
côtés faibles dans ceux qui se glorifient d'avoir cette
conviction. Il invente les tortures les plus recherchées
pour mettre à bout la constance de ces nou-
V
306 MERCURE DE FRANCE;
veaux témoins , et les supplices et les bourreaux
se trouvent impuissans. Ce n'est pas tout , il oppose
l'opiniâtreté à la constance , il faut qu'il s'assure
si le temps n'influera pas sur cette ardeur , et
si le Dieu qu'elle invoque sera capable de la soutenir.
Pendant trois cents ans , ces sanglantes épreuves
sont renouvelées , et , pendant trois cents ans ,
la vérité trouve des hommes qui savent mourir
pour elle. Que dis-je ? il paraît plus d'empressement
dans ces témoins qui courent au supplice ,
que de fureur dans ceux qui les exécutent ; et le
christianisme est obligé de faire des lois pour empêcher
des hommes de voler au martyre.
Que devait- il arriver ? Et qui devait sortir victorieux
de ce combat entre le christianisme et
l'univers ? Ouvrez les yeux , philosophes. C'est le
monde qui a été vaincu ; c'est le monde qui s'est
rendu à la fin ; le monde a cru des témoins qu'il
avait éprouvés durant trois siècles ; et lui-même
est devenu , en croyant , le témoin le plus fort de
la vérité. Il ne faut plus au christianisme d'autre
preuve que son établissement. C'est la preuve matérielle
, la preuve authentique , la preuve toujours
subsistante de la vérité du témoignage qui lui a été
rendu . En un mot , la conversion de l'univers et le
renversement de l'idolatrie est la démonstration
tournée en fait et la preuve mise en action.
CH. D.
FLOREAL AN XIII. 307,
2.
-
OEuvres de La Fontaine , ÉDITION STÉRÉOTYPE , d'après
le nouveau procédé de L. E. Herhan. - Fables ,
un vol. in-18, br. , prix : 1 fr. 35 c. Idem, in-12 , pap.
fin , br. , 2 fr. 65 c. Idem , pap. vél. , br. , 4 fr. 70 c.
-Contes , un vol . in- 18 , br. , 1 fr. 35 c . Idem , in-12,
pap. fin, br. , 2 fr. 65 c. Idem , pap. vél . , br. , 4 fr .
70 c. - Psyché et Adonis, un vol. in- 18, br. , 1 fr.
35 c. Idem , in-12 , pap. fin , br. , 2 fr. 65 c. Idem , pap .
vél., br. , 4 fr. 70 c. - OOEuvres diverses , un vol. in- 18 ,
br. , 1 fr. 35 c. Idem , in- 12 , pap. fin , br. , 2 fr. 65 c .
Idem, pap. vél. , br. , 4 fr. 70 c. - Theatre , un vol .
in- 18 , br . , 1 fr. 35 c. Idem , in- 12 , pap. fin , br. , 2 fr .
65 c. Idem , pap. vél. , br. , 4 fr. 70 c. Ces cinq vol .
in-18 , et in-12 , forment la seule édition complète des
..OEuvres de La Fontaine. En ajoutant 50 c. par volume
on recevra l'ouvrage franc de port. A Paris , à
librairie stéréotype , chez H. Nicolle et compagnie , rue
Pavée Saint-André-des-Arcs , n° 9 ; et chez le Normant ,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-
Auxerrois , nº 42 . ::
Nous avons déjà fait sentir l'utilité des éditions stéréotypes,
qui mettent les bons livres à la portée de toutes les
classes de lecteurs. Celle de La Fontaine a un avantage
deplus: tous les ouvrages de ce poètey sont réunis. Cette
collection complète n'avait été faite qu'une fois , en 1926 ,
et depuis long-temps il ne restait plus d'exemplaires de
cette édition. Les nouveaux éditeurs ont rempli ce vide.
Sans nous arrêter à parler des chefs-d'oeuvre de La Fontaine,
nous nous occuperons quelques momens de ses
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
OEuvres diverses , qui sont moins connues. Nous essaierons
de montrer l'intérêt qu'elles peuvent offrir , et l'utilité
que les amateurs peuvent en tirer.
« La Fontaine , dit M. de La Harpe, prétend quelque
> part que Dieu mit au monde Adam le nomenclateur ,
» lui disant : Te voilà, nomme. On pourrait ajouter que
► Dieu mit au monde La Fontaine le conteur , lui disant :
» Te voilà , conte. » Ce don de narrer que le poète possédait
à un si haut degré influa sur tous ses ouvrages ; et
l'on pourrait dire , sans craindre de se tromper , que ses
productions approchent plus ou moins de la perfection ,
selon qu'elles tiennent d'une manière plus ou moins directe
au genre et au ton de la fable ou du conte. Les poésies légères
et les élégies de La Fontaine , à l'exception d'une
seule qui est un chef-d'oeuvre , sont donc inférieures à ses
apologues : mais , aux yeux d'un amateur , elles ont un
prix qu'on n'a pas encore assez fait remarquer.
C'est dans ces pièces dictées par les circonstances , et
qui étaient le fruit des sentimens passagers qu'il éprouvait
, que La Fontaine se peint souvent lui-même ; c'est là
que l'observateur curieux peut , en réunissant quelques
traits épars et comme échappés à la candeur du poète , se
faire une idée de ce caractère qui offrit tantde contrastes ,
et qui sera toujours un problême pour ceux qui chercheront
à le juger d'après les règles ordinaires . Comment
concilier en effet tant de naïveté et tant de finesse , tant
d'ingénuité et tant de malice , tant de petitesse dans les
moyens et tant d'étendue et de profondeur dans les vues ,
tant d'indifférence apparente et tant de véritable sensibilité
? La Fontaine , dans ses OEuvres diverses , nous
donne plus d'une fois le mot de ces énigmes : il lève ,
sans le vouloir , ce voile que , sans le vouloir aussi , luimême
avait jeté sur son caractère par les disparates fré
quentes auxquelles il s'était laissé entraîner.
Dans le roman de Psyché , La Fontaine parle souvent
de lui ; et ses fictions sur - tout le peignent d'une
FLOREAL AN XIII. 309
manière frappante. Ce roman où l'auteur français est si
supérieur à Apulée a mérité de faire une espèce de révolution
dans la mythologie : le récit d'Apulée , quoique intéressant
, n'avait pu mettre l'histoire de Psyché au nombre
des fables poétiques ; il était réservé à La Fontaine d'augmenter
le nombre des dieux , et d'ajouter à des fictions
un peu usées un sujet dont tous les beaux- arts ont depuis
profité. Au commencement de ce roman , La Fontaine
sous le nom de Polyphile fait le tableau de ses goûts , et
peint les trois amis qu'il avait l'habitude de consulter sur
ses ouvrages. Cette réunion paraît avoir pour lui les plus
grands charmes : dans son enthousiasme , il la compare à
une académie , et il lui donnerait ce nom si , ajoute- t- il ,
leur nombre était plus grand. Nous avons eu occasion de
juger , de nos jours , si le nombre influe en mal ou en bien
sur ces sortes d'institutions .
La Fontaine parle avec complaisance de cette petite
réunion , si différente de nos sociétés littéraires actuelles .
« L'envie , dit- il , la malignité , ni la cabale n'avaient de
» voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens ,
>> ne refusaient point à ceux des modernes les louanges
>> qui leur sont dues , parlaient des leurs avec modestie ,
» et se donnaient des avis sincères , lorsque quelqu'un
>> d'eux tombait dans la maladie du siècle , et faisait un
>> livre ; ce qui arrivait rarement.>> Des quatre amis , La
Fontaine avoue que c'était lui qui était le plus sujet à
cette maladie. « Les aventures de Psyché , ajoute-t- il , lui
avaient semblé fort propres pour être contées agréa.
blement. » Après y avoir travaillé long-temps , il rassemble
ses trois amis , non , dit- il , pour savoir s'il continuerait
son ouvrage , mais pour leur demander comment
il le continuerait. « L'un , ajoute-t-il , lui donna un avis ,
l'autre un autre : de tout cela il ne prit que ce qu'il lui
plut. >> On ne voit dans tout cela ni prétention , ni fausse
modestie ; La Fontaine avoue qu'il est épris de son sujet ;
il demande conseil , mais ce n'est point avec la soumission
3
310 MERCURE DE FRANCE,
hypocrite de tant d'auteurs qui ne consultent que pour se
faire admirer.
Les goûts des quatre amis sont absolument les mêmes :
en parlant de l'un d'eux , « il aimait extrêmement , dit
>> La Fontaine , les jardins , les fleurs et les ombrages :
>> Polyphile lui ressemblait en cela : mais on peut dire
>> que celui-ci aimait toutes choses. » C'est cette heureuse
disposition à chérir tout ce qui l'entourait , cette bienveillance
étendue sur toutes les personnes qui avaient des relations
avec lui ; c'est cette double qualité qui donnait
tant de charmes à ses écrits . Il sentait lui-même cet avantage
qu'il avait sur les autres moralistes : en répandant
dans ses apologues cette douce indulgence qui corrige sans
blesser , il faisait aimer les leçons auxquelles on était le
moins disposé à se conformer. « Ces passions , dit La Fon-
>> taine en parlant de lui , ces passions qui remplissaient
>> le coeur de Polyphile d'une certaine tendresse , se ré-
>> pandaient jusque dans ses écrits et en formaient le prin-
>> cipal caractère. >>>
L'épisode du roman de Psyché qui dut le plus coûter à
La Fontaine est celui où il peint l'enfer. On se rappelle
que lorsqu'il se convertit , on eut beaucoup de peine à lui
faire comprendre les souffrances éternelles des damnés.
« Je meflatte , répondait- il , qu'ils s'y accoutument. » Il
faut donc croire qu'il lui fut très-difficile de peindre le
Tartare dont le sixième livre de l'Enéïde nous donne une
idée si terrible. C'est dans cet épisode fort curieux parce
qu'il était étranger au talent du poète , que l'on trouve
des traits de caractère frappans. On y voit sur tout
quels étaient en amour les principes de La Fontaine.
Il ne mettait pas à cette passion l'importance que
Jes romanciers ses contemporains y attachaient. Peu difficile
dans ses choix , mais timide auprès de toutes les
femmes , il était souvent exposé à leurs railleries : jamais
il ne s'en vengea ni par des indiscrétions , ni par des
traits satiriques. D'après ce qu'il avait éprouvé , et d'après
"
FLOREAL AN XΙΙΙ. 311
ce qu'il pensait sur les égards que l'on doit avoir dans les
liaisons de ce genre , il compose son enfer des infidèles ,
des coquettes , des indiscrets ; et le dernier trait qu'il
lance est contre ceux qui parlent mal des femmes.
Enun lieu séparé l'on voit ceux de qui l'ame
Aviolé lesdroits de l'amoureuse flamme ,
Offensé Cupidon, méprisé ses autels ,
Refusé le tribut qu'il impose aux mortels .
Làsouffre unmonde entier d'ingrates , de coquettes ;
Là , Mègère punit les langues indiscrètes ,
Sur-tout ceux qui tachés du plus noir des forfaits ,
Sesont vantésd'un bien qu'on ne leur fit jamais.
Près d'eux sont les auteurs de maint hymen forcé ,
L'amant chiche , la dame au coeur intéressé;
La troupe des censeurs , peuple à l'amour rebelle ;
Ceux enfin dont les vers ont noirci quelque belle .
Virgile en faisant la description des tourmens qu'éprouvent
les coupables dans le Tartare , ne donne à Enée
aucun signe de compassion pour leurs maux. LaFontaine,
ans une pareille occasion, fait dire àPsyché :
Labelle les plaignit , et ne put sans frémir
Voir tant de malheureux occupés à gémir .
Si l'on juge par les élégies de La Fontaine de l'accueil
qu'il reçut des femmes auxquelles il adressa ses hommages
, on croira qu'il ne fut pas toujours malheureux .
On remarque dans ces petites pièces assez négligées une
délicatesse aimable et naïve ; et le poète ne cache point
son penchant à l'inconstance. La tendresse dont il parle
dans son prologue de Psyché ne se retrouve point dans
ces liaisons passagères; c'est plutôt une vivacité de desir
qui fournit à l'élégie des petits tableaux agréables , mais
qui la prive de cette tristesse douce que Boileau lui attribue.
D'ailleurs La Fontaine ne dissimule pas que les talens
et les qualités solidés ne sont point ce qui l'attache ;
le don qu'il préférait dans les femmes était celui auquel
elles mettent communément le plus de prix , la beaute..
F
4
312 MERCURE DE FRANCE ;
En parlant d'une femme qu'il aime , malgré ce qu'on dit
d'elle , il soutient que la beauté excuse tout :
:
Son coeur est soupçonné d'avoir plus d'un vainqueur ,
Mais son visage fait qu'on pardonne à son coeur.
La Fontaine ne fit qu'une satire : on sait qu'il était irrité
contre Lully qui l'avait fait travailler long-temps à
un opéra , et qui refusa de faire la musique quand l'ouvrage
fut fini . Le poète , malgré la justice de sa cause , eut
cependant quelques scrupules. La manière dont il s'excuse
présente plusieurs traits de caractère .
Le ciel m'a fait auteur , je m'excuse par-là :
Auteur qui pour tout fruit moissonne
Unpeu de gloire . On la lui ravira ,
Et vous croyez qu'il se taira !
Il n'est donc point auteur.
La Fontaine prétend ensuite qu'on n'a pu juger son
opéra dépourvu de la pompe du spectacle , et paraît
croire que c'est au ton pastoral qu'il a pris au commencement
, qu'il faut attribuer la répugnance du roi pour
cet ouvrage. Cette dernière conjecture donne lieu à une
louange délicate. Méritais - je d'étre refusé ? dit La Fontaine
; on assure que non .
:
Mon opéra tout simple , et n'étant sans spectacle
Qu'un ours qui vient de naître , et non encore léché ,
Plaît déjà. Que m'a donc Saint-Germain reproché ?
Un peu de pastoral. Enfin, ce fut l'obstacle.
J'introduisais d'abord des hergers : et le roi
Ne se plaît à donner qu'aux héros de l'emploi .
3
"
Cependant La Fontaine ne se flatte point qu'on revienne
de la prévention que Lully a donnée contre son opéra. Il
est homme de cour , je suis homme de vers , dit-il ;
ainsi le plus sage est de rester tranquille.
Il serait possible , comme on le voit , en étudiant les
poésies diverses de La Fontaine , sous le rapport que nous
avons indiqué , de faire des découvertes intéressantes sur
• FLOREAL AN XIII. 313
le caractère de cet écrivain , découvertes qui conduiraient
à mieux sentir et à mieux apprécier son talent original
et inimitable. Nous ne pousserons pas davantage cette recherche
qui nous menerait trop loin. Nous nous bornerons
à rappeler deux passages des lettres de La Fontaine dont
l'un prouve , beaucoup plus que son élégie sur la disgrace
de Fouquet , sa tendre reconnaissance pour ce malheureux
ministre , et l'autre donne une idée de sa résignation et
de sa piété quelques jours avant sa mort.
La Fontaine raconte à sa femme un voyage qu'il fit sur
les bords de la Loire. Après avoir décrit avec transport
les environs d'Amboise , un souvenir douloureux détruit
tout son plaisir: « De tout cela , dit- il , le pauvre M. Fou-
» quet ne put jamais , pendant son séjour , jouir un petit
>> moment : on avait bouché toutes les fenêtres de la
>> chambre , et on n'y avait laissé qu'un trou par le haut.
» Je demandai de la voir : triste plaisir , je vous le con-
>> fesse; mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous
>> conduisait n'avait pas la clef : au défaut je fus long-
» temps à considérer la porte , et je me fis conter la ma-
>> nière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais...
>> volontiers la description , mais ce souvenir est trop
>> affligeant. ». :
• On connaît l'amitié que La Fontaine eut pour Maucroix,
líttérateur médiocre , mais dont le caractère doux et.tranquille
avait plus d'un rapport avec celui du fabuliste .
Cette liaison ne fut jamais troublée par aucune tracasserie
: les deux amis ne s'accablaient point de protestations
fastueuses , mais réunis par les mêmes goûts et les mêmes
habitudes , ils coulaient ensemble des jours paisibles. Ceux
qui ont prétendu que La Fontaine était d'une indifférence
qui approchait de l'insensibilité , croiront difficilement
que ce fut lui qui par des égards et des attentions délicates
contribua le plus aux charmes de cette liaison.
Rien cependant n'est plus vrai. Maucroix voulant publier
des traductions dont il n'espérait pas un grand succès ,
,
314 MERCURE DE FRANCE:
trouva dans son ami un intercesseur qui lui concilia l'indulgence
du public : La Fontaine fit imprimer ses ouvrages
avec ceux de Maucroix ; et la prose de cet écrivain
dut quelques lecteurs aux vers du fabuliste.
Les dernières pensées de La Fontaine furent pour son
ami : quelques jours avant sa mort , il lui écrivit ; et l'on
remarque dans cette lettre simple et touchante , la pieuse
résignation qui tempère les craintes d'un homme dont
les erreurs furent si bien expiées par une longue pénitence.
« Je t'assure , dit La Fontaine à Maucroix , que
>> le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze
>> jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point , si
>> ce n'est pour aller à l'académie , afin que cela m'amuse.
>> Hier , comme j'en revenais , il me prit au milieu de
>> la rue du Chantre une si grande faiblesse que je crus
> véritablement mourir. O mon cher ami , mourir n'est
>> rien: mais songes-tu que je vais comparaître devant
>> Dieu ? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives
>> ce billet , les portes de l'éternité seront peut - être
> ouvertes pour moi.n
Onvoit que les oeuvres diverses de La Fontaine sont
d'un grand intérêt pour ceux qui veulent étudier à fond
le génie de ce poète. Leur réunion dans une édition dont
le format est commode , et dont le prix est modique ,
doit donc être considérée comme un service rendu aux
lettres. Cette édition mérite d'ailleurs les mêmes éloges
sous le rapport de la correction du texte , que celle de
Regnier dont nous avons parlé dans l'avant - dernier
numéro de ce journal.
:
P.
FLOREAL AN XIIL 315
Nouveau Dictionnaire Historique , ou Histoire abrégée
de tous les Hommes qui se sont fait un nom par des
talens, des vertus , des forfaits , des erreurs , etc., depuis
le commencement du monde jusqu'à nos jours ,
dans laquelle on expose avec impartialité ce que les écrivains
les plus judicieux ont pensé sur le caractère , les
moeurs et les ouvrages des hommes célèbres dans tous
les genres ; avecdes tables chronologiques , pour réduire
en corps d'histoire les articles répandus dans ceDictionnaire
; par L. M. Chaudon , et F. A. de Landine. Huitième
édition, revue , corrigée , et considérablement augmentée
; avec cette épigraphe : Mihi Galba , Otho ,
Vitellius , nec beneficio nec injuria cogniti. (Tacit.hist.
1, §. 1. ) Treize vol. in-8. Prix : 80 fr. ALyon , chez
Bruyset et compagnie , libraires ; et à Paris , chez
leNormant , ruedes Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois ,
nº 42, vis-à-vis l'Eglise.
Le Nouveau Dictionnaire Historique dont nous annonçons
la huitième édition , a ,depuis long-temps , fait oublier
de Dictionnaire de Ladvocat qui était un peu trop sec , et
celui de l'abbé de Barral qui était un peu trop janséniste.
L'onnepeut disconvenir qu'il ne mérite , àbien des egards ,
le succès qu'il a obtenu.
:
Laseptième édition parut en 1789, et était en neuf volumes.
Les tables chronologiques n'occupaient alors qu'une
partie du premier. Les nouveaux éditeurs leur ont donné
une très-grande étendue , et aujourd'hui elles remplissent
un volume tout entier. Le Dictionnaire , augmenté d'un
tiers , compose les douze autres tomes ; et cette augmentation
, quoique considérable , doit peu surprendre dans un
ouvrage dont les matériaux ont été si cruellement multipliés
par la révolution. En effet , quelle époque vit jamais
disparaître à la fois tant d'hommes célèbres dans tous les
genres ?
316 MERCURE DE FRANCE ;
:
Ce Dictionnaire se distingue en général par l'impartialité,
la sagesse , la mesure , et par l'étendue des recherches. Il
n'est cependant pas sans défauts. On y rencontre quelquefois
des réflexions assez inutiles , des jugemens hasardés ,
des articles trop secs à côté d'articles trop diffus , et cequi
est de grande importance dans un livre qui doit toujours
offrir des renseignemens positifs , ily a bien des indications
inexactes , et bien des choses oubliées .
J'indiquerai dans cet extrait quelques omissions à suppléer
, quelques erreurs à corriger dans une nouvelle édition.
Mais en faisant cette critique, je n'oublierai point que
les fautes que je pourrai relever étaient inséparables de la
nature même de l'ouvrage ; que dans un Dictionnaire qui
embrasse l'histoirede tous les temps , de tous les pays , de
toutes les littératures , il était impossible de ne pas se
tromper quelquefois , de ne pas ignorer bien des choses ;
qu'enfin les éditeurs ont eu cent fois plus de peine ; et par
conséquent de mérite à faire leur Dictionnaire avec ses imperfections
, que je n'en puis avoir à les corriger . Je voudrais
contribuer à rendre leur travail plus complet ; mais
je suis bien loin d'en déprécier la valeur et l'importance.
Les éditeurs qui ont nommé beaucoup de philologues
étrangers , en ont omis plusieurs pour lesquels cependant
les secours ne leur manquaient pas. J'ai inutilement cherché
Abresch , auteur de plusieurs ouvrages d'une grande
érudition , et toujours utilement consultés. On a de lui
Dilucidationes Thucydideæ ; plusieurs morceaux dans
les Miscellaneæ observationes que Dorville publiait en
Hollande ; des remarques sur Xénophon d'Ephèse , sur le
Nouveau-Testament , sur le Gazophylacium de Cattier ,
des observations sur Æschyle , jugées trop sévérement par
Brunck ( 1 ) , une édition d'Aristenète qui est encore la
meilleure , mais qui sera de bien loin surpassée par celle
que prépare M. Bast , et dont il a déjà publié un excellent
(1 ) Brunck , ad sept. Theb . , vers. 617 .
FLOREAL AN XIII. 317
Specimen. Abresch était directeur du Gymnase de Zwool.
il naquitàHesse-Hombourg en 1699, et mourut en 1782 ( 1 ).
Alberti est également oublié. Ce savant théologien (2) a
écritd'excellentes observations philologiques sur le Nouveau-
Testament. Le premier volume de la grande édition d'Hesychius
est de lui. Le second a été achevé et mis au jour par
Ruhnkenius. Alberti avait eu le projet de donner le Dictionnaire
Homérique d'Apollonius (3) , publié depuis avec
de doctes remarques , par M. de Villoison , et après M. de
Villoison , par M. Herman Tollius.
1
Je n'ai point trouvé Bernard , savant médecin , né à
Berlin en 1718 (4) , et à qui l'on doit de bonnes éditions de
Démétrius Pepagomène , des Traités de Palladius et de Synesius
sur la fièvre , de Psellus de Lapidibus , d'un ouvrage
grec anonyme sur l'anatomie. Son nom est mis aussi
à la tête du Thomas Magister de 1757 , dû particulièrement
aux soins d'Oudendorp. Ily a , je crois , quelques remarques
posthumes de Bernard dans les Acta Litteraria
de la société d'Utrecht , ce que je ne suis pas maintenant
à portée de vérifier .
1
Bernard n'est pas le seul médecin érudit que les éditeurs
aient passé sous silence ; ils ne disent rien de Musgrave ,
qui a donné une magnifique édition d'Euripide avec de
bonnes notes , et d'autres ouvrages estimés (5) ; rien de
M. Héringa (6) , qui s'est fait un nom distingué parmi les
critiques par ses Observationes criticæ ; rien de Triller ( 7)
dont on connaît quelques ouvrages utiles.
Babrias ou Babrius , fabuliste grec du plus grand mé-
(1 ) Voy. Saxius , onomast . VII , 59.
(2) Saxius , onom. VI , 382. Wyttenb. vit. Ruhnk. , p. 113 .
(3) Ruhuken, præf. Hesych. , t. 2 , p. 2 .
(4) Saxius , ibid. VII , 61 .
(5) Voy. sur Musgrave Brunck , ad Androm. , p. 168. Præfa. ad
Hecub . Saxius, onom. VII , p . 226.
(6) Voy. Saxius , ib . , p. 140.
(7) Voy. Saxius , VI, 678 .
J
318 MERCURE DE FRANCE ,
1
rerite
, n'a pas obtenu d'article. Il reste de lui cing fables entières
, et plusieurs fragmens qui doivent faire beaucoup
regretter sa perte. M. Tyrwhitt , savant Anglais , a
cueilli tout ce qui nous reste de lui. On l'a souvent confondu
avec un stupide abréviateur des derniers siècles, qui
aréduit chacune de ses fables à un quatrain toujours sec et
quelquefois barbare. Chamfort ( 1 ) et La Harpe (2), entr'autres
, s'y sont trompés.
M. Tyrwhitt , dont je parlais tout-à-l'heure , est l'objet
d'une notice de six lignes , et encore elles ne sont pas exactes.
On dit qu'il est né en 1750 , et mort en 1786 ; qu'il a
publié un Commentaire sur Shakespeare , et d'excellentes
éditions des OOEuvres de Chaucer, et de la poétique d'Aristote.
M. Tyrwhitt est né en 1721 (3) ; il n'a point publié de
Commentaire sur Shakespeare, mais un livre de critique
intitulé : Observations and Conjectures on some passages
of Shakespeare , 1766 , in-8. Ensuite il eût fallu indiquer
ses autres ouvrages qui sont nombreux et tous excellens.
Translations inverse, 1752, in-4°. Fragmenta Plutarchi,
1773 , in-8. Ce sont des fragmens inédits de Plutarqué ,
réimprimés depuis dans l'édition de M. Wyttenbach , et
qui ont été traduits en français par le savant M. Clavier
dans le dernier volume de l'édition du Plutarque d'Amyot à
laquelle il présidait.- Dissertatio de Babrio , 1776 , in-8 .
-Le poëme grec du Pseudo - Orphée de Lapidibus ,
1781 , in-8.- Poems supposed to have been written at
Bristol by Thom. Rowley in the 15 century , 1777 , in-8 . ,
réimprimés en 1778. M. Tyrwhitt prétendait que ces poëmes
n'étaient pas anciens , et avaient été composés par
Chattenton. Il a soutenu cette opinion contre Milles ,
(1 ) Eloge de La Fontaine, p. 63.
1: (2) Coursde Litt. , t. 2 , p. 128.
٤١٠٠
(3) Harles , præf. , p.5 de la réimpression des Conjecturæ in Stra
bon.Erlang, 1788. « Tyrwhittus, d. XV, Aug.a. CioroCCLXXXV
anno ætatis LXV defunctus . »
L FLOREAL AN XII . 319
Bryant , etc. dans un autre ouvrage publié en 1782 , sous
ce titre : A Vindication to the poems Called Rowley's, etc.
-Isæi oratio inedita contra Meneclem , 1785 , in 8. Ce
discours d'Isée a été réimprimé en Allemagne dans le savant
journal que publiaient MM. Tyschsen et Heeren (1 ).
-Conjecturæ in Strabonem , 1783.-M. Tyrwhitt est
l'auteur des notes qui forment l'appendix des Exercitationes
in Euripidem de Musgrave. Il a expliqué
plusieurs inscriptions grecques dans le troisième vo
lume de l'Archéologie Britannique. Il ya beaucoup de remarques
de lui dans l'appendix de la seconde édition des
Miscellanea deDawes,donnée à Oxford , par M. Burgess;
et dans la nouvelle édition des Emendationes de Toup ,
publiée par M. Porson. Il a fourni plusieurs excellentes
corrections sur Sophocle à M. Brunck , qui le regardait
comme undes plus habiles critiques de ce siècle. C'est encore
à M. Tyrwhitt que l'on doit la publication d'un ouvrage
posthume de Musgrave , sur la mythologie grecque
et l'ère des Olympiades.
:
J'ajouteraià l'article de Beverland , qui avait eu la noble
idée de faire un traité de Prostibulis Veterum, qu'il existe
de cet écrivain un ouvrage critique manuscrit , sous le
titre d'Otia Oxoniensia. Il y en a plusieurs copies en
Allemagne et en Angleterre. M. Van-Goens (2) , qui me
fournit cette remarque , avait trouvé à Leyde le manuscrit
autographe des Otia , parmi un recueil de notes écrites et
recuei lies par Beverland , pour servir de matériaux à son
traité De Prostibulis. Γ
J'ai été un peu étonné , moi qui venais de lire l'excellent
ouvrage de M. de Sainte- Croix sur Alexandre (3) , de voir
(1) Biblioth. deralten litter. und Kunst. , 3 Stuck.
(2)VanG. , ad Porphyr. , p. io.
1
(
(3) Dans le faible article que j'ai fait sur ce beau livre , il s'est glissé
une erreur considérable , et qu'il m'importe beaucoup de corriger. Il
me serait très-aisé de la mettre sur le compte des imprimeurs ; on leur
320 MERCURE DE FRANCE
les éditeurs citer à l'article de ce prince , comme un livre
àconsulter, l'Histoire élégante et bien écrite du siècloďAlexandre
, par M. Linguet. Ne connaissaient-ils pas la
première édition de M. de Sainte-Croix , et peuvent-ils raisonnablement
proposer la lecture d'un livre médiocre ,
pleind'idées singulières et paradoxales , où l'on ne trouve
ni instruction ni raison ?
Je crois qu'il y a erreur dans cette phrase sur Costar :
«Son vrai nom était Costaud. Mais le trouvant peu propre
>> à l'harmonie de la poésie , il le changea en celui de
>>> Costar. >> Costar qui devait bien savoir ce qu'il en était ,
semble contredire les éditeurs dans ce passage que je transcris
fidèlement d'une de ses lettres ( 1 ) adressée à son trèscher
cousin monsieur de COUSTART. « Je suis un obscur
>>>et inutile provincial, que l'on ne connoît que par un
>> nom qui fait quelque bruit depuis quelque temps dans
>> la galerie du palais . Encore l'a-t-on changé comme vous
>> voyez , et les imprimeurs, sans que je le seusse , en ont
» retranché un u. Je ne me suis apperçu de cette faute
>> que lorsqu'elle étoit sans remède, et j'ai pensé qu'il fal-
>>>loit souffrir ce changement avec patience , comme tant
>> d'autres qui arrivent dans le monde en dépit de nous, Au
>> pis aller , mon cher cousin , dites , si vous voulez , que
>> je m'appelois COUSTAR' , quand on disoit chouse , et
» qu'on m'a appelé Costar quand chose est revenu à la
>>> mode ».
sai :
enattribue chaque jour bien d'autres dont ils ne sont pas plus coupables
: mais elle est bien de moi; le manuscrit était lisible ; j'avais revu
l'épreuve , et je ne peux m'excuser que par la précipitation forcée avec
laquelle les articles de journaux sont trop souvent composés . Je prie
les lecteurs de corriger ainsi , page 163 de ce volume : « L'ancien
>> Darius et Xerxès avaient attaqué la Grèce ; ils furent honteusement
>> vaincus ; et leurs successeurs nourrissant contre lesGrecs une haine
>> implacable, mais n'osant plus espérer de pouvoir les subjuguer par
› la force des armes , les divisaient, etc.
(1)Tee, p.62
:
3
14
Duverne
BA
3.
cer
FLOREAL AN XΙΙΙ. 321
Duverne , auteur d'un petit livre de poésies intitulé :
Veilles Curieuses , devait être nommé. Les éditeurs pouvaient
prendre dans le Magasin Encyclopédique ( 1 ) une
très-bonne notice sur ce poète , par l'abbé de Saint-Léger.
• Il avait trouvé dans l'exemplaire de la bibliothèque de l'Arsenal
ces petits vers d'un contemporain qui méritent bien
d'être cités , ne fût-ce que pour égayer un peu cette triste
nomenclature.
DÉFENSE.
<<< Morbleu ! vous avez tous menti .
>>> Je suis faché que l'on le berne ,
>> Et je veux prendre le parti
>> Du pauvre livre de Duverne.
>> Vous dites qu'il ne sert de rien ;
>> D'autres pourtant s'en servent bien.
» A trois choses il est propice ;
>> A rire tout premièrement ,
>> A faire des cornets d'épice ,
>> Et tenir son c .. nettement>.>>>
Il y a un long article sur Valentin Duval : à la bonne
heure ; mais il fallait en donner un petit à M. Pierre Duval
, ancien recteur de l'Université de Paris , proviseur da
collége d'Harcourt , et mort il y a quelques années. Il est
auteur des Essais de Morale , petit livre où il attaque à
forces trop inégales Buffon et d'Alembert.
Il n'eût pas été inutile d'ajouter à l'article du fameux
sculpteur Goujon, qu'il fut tué d'un coup de carabine le
jour de la Saint-Barthelemi. Il était dans cet instant même
sur un des échafauds de la fontaine des Innocens (2) , l'un
des plus beaux morceaux de sculpture qu'il y ait à Paris.
En parlant du savant Holstenius , les éditeurs disent que
sadissertation sur Porphyre est assez curieuse. Je ne doute.
pas qu'ils ne l'aient lue ; car il serait assez léger de prononcer
ainsi sur un ouvrage qu'ils ne connaîtraient pas. Mais
.1
( 1 ) T. 4 , 3º année , p. 217...
(2) Mag. Encyclop. , t. 4 , 3º année , p. 86.
322 MERCURE DE FRANCE ,
il me permettront bien d'opposer à leur jugement celui de
Ruhnkenius (1 ) , dont l'autorité dans ces matières est dela
plus grande force. « Lucas Holstenius , homme d'une
>> grandeet profonde érudition, a écrit sur la vie, les études
>> et les ouvrages de Porphyre avec une telle exactitude ,
>> que sa dissertation est un modèle de ce genre de compo-
>> sition .» M. de Fortia possède un recueil manuscrit
des lettres de Holstenius à Rigault , Grotius , Thou le fils ,
le cardinal Barberini , Saumaise , Lambecius , etc. Elles
contiennent beaucoup de faits utiles à la connaissance de
l'histoire littéraire. M. de Fortia a le projet de publier la vie
de Holstenius avec la traduction de toutes ses lettres et de
ses meilleurs ouvrages (2) .
A l'article du bénédictin Lobineau , les éditeurs disaient
dans la septième édition , et répètent dans la nouvelle ,
« qu'il avait beaucoup de goût pour la littérature grecque ,
>> et qu'il avait traduit plusieurs comédies d'Aristophane ;
>> mais que cette version n'a pas vu lejour. » Ils ont pris ces
détails dansdom Tassin,qui parlait de cette traduction sans
l'avoir vue ; mais en 1792 , l'abbé de Saint-Léger trouva fe
manuscrit original , et M. Chardon de la Rochette l'a fait
connaître dans une curieuse notice (3). On y apprend que
D. Lobineau a traduit entièrement les onze comédies d'Aristophane
, et a joint à sa traduction une longue préface,
« ou tout Aristophane est , pour ainsi dire , fondu ; où le
>> traducteur , seul avec son livre , et le pressurant en tous
>> sens , a l'art d'en faire sortir tout ce qui peut jeter de la
>> lumière sur la vie privée et publique , les tribunaux , les
>> fêtes , les jeux , les danses , les habillemens , et jusqu'aux
>> moindres détails domestiques des Athéniens . » Ce sont
lcs expressions de M. de la Rochette , et elles sont pleinement
justifiées par les extraits qu'il a publiés de cette inté-
:
(1 ) Ruhnk. , diss . de vita et script. Longini , §. r.
(2) Magas . Encyclop. , t . 4 , 3º année, p. 232.
(3) Ibid, t. 1 , 2 année , p. 457 , sq.
FLOREAL AN XIII. 323
ressante préface. Le père Lobineau entre souvent dans des
détails un peu trop libres pour un bénédictin , et il a même
dans ce genre une érudition tout- à-fait remarquable.
D. Lobineau n'a fait chercher l'article Aristophane , et
j'y ai trouvé une erreur. Il y est dit que l'édition de Kuster
a été réimprimée à Leyde en 1760 par les soins de Burmann
, cum notis variorum. Ce n'est pas exact du tout.
Burmann second a donné une édition d'Aristophane avec
les notes posthumes de Bergler , et n'a point réimprimé
Kuster . Il eût fallu ajouter à cet article, queM. Brunck avait
publié en 1785 une édition d'Aristophane infiniment supérieure
à toutes les précédentes .
Burmann second n'a obtenu que quelques lignes, et elles
ne sont pas exactes. On ne lui donne que deux ouvrages ,
Anthologia latina , et Poetæ latini minores. Le dernier
n'est pas de lui , mais de son oncle Burmann , celui à qui
nous devons tant d'excellentes éditions latines , entr'autres
celles d'Ovide , de Virgile , de Lucain , etc. Les titres littéraires
du neveu sont aussi fort nombreux , et méritent
d'être plus connus. Outre son Anthologia latina , recueil
très-intéressant , et accompagné de savantes notes , on lui
doit une foule d'ouvrages , entr'autres des éditions des
Emendationes de Valois , des Adversaria de Nic. Heinsius,
des poésies de Lotichius , du Traité de rhétorique ad
Herennium, de l'Aristophane de Bergler , du Virgile et
du Claudien de son oncle , des Sicula de Dorville ; enfin ,
des élégies de Properce. Il mourut avant que l'impression
de cette dernière édition fût terminée. Elle a été achevée
par M. Santen , enlevé trop tôt aux lettres latines , dont il
eût été l'ornement. Burmann était né en 1714 ; il mourut
en 1778 (1 ).
Un homme du mérite de M. Brunck , et qui a fait tant
d'honneur à la France , méritait bien que tous ses ou-
(1) Saxius , onom. VI , 533. Larcher , préf. de Chariton , p. xj ,
édit. 1797 .
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
vrages fussent cités. L'on a oublié de parler de ses éditions
de Plaute , de Térence , et de plusieurs tragédies
dEuripide. Il a laissé en mourant les matériaux d'une réimpression
de Plante. La Bibliothèque de Paris a acquis quelques-
uns de ses manuscrits.
Valckenaer et Wesseling , deux des plus savans hommes
dudernier siècle , ne sont pas même nommés. Le premier,
mort en I1785 , à soixante-neuf ans , a donné d'admirables
éditions des Phéniciennes et de l'Hippolyte d'Euripides , de
Théocrite , d'Ammonius , d'Hérodote en société avec
M. Wesseling , une épître critique , des remarques sur le
Nouveau-Testament , un Traité sur les originesde la langue
grecque , des discours , etc. (1 ) . On doit à Wesseling
une édition de Diodore de Sicile , l'un des plus beaux ouvrages
de ce genre qui aient paru depuis la renaissance des
lettres ; Veterum itineraria , probabilia , observationes ,
Epistola ad Venemam , etc. Il est mort le 11 novembre
1764 (2) , à 70 ans.
J'engage les éditeurs à ne pas oublier dans leur neuvième
édition une foule d'écrivains qui devaient trouver place
dans celle-ci . Par exemple , Julius Mickle , auteur d'une
traduction anglaise du Camoëns , d'Almeha hill et The
Concubine , poëmes , etc. (3) ; Bernard Martin , jurisconsulte
, dont on a Variæ Lectiones , par. 1605 , livre estimé
(4) ; Charon de Lampsaque (5) , historien grec trèsconnu
; Pierson , critique hollandais du plus grand mérite
, mort en 1769 à 28 ans (6) ; Lemnep (7) , éditeur de
Coluthus et des lettres du Pseudo-Phalaris ; Laugier de
(1) Voy. Mag. Encycl. , t. 6, 4º année , p. 491. Saxius , VI , 523.
(2) Larcher , supplément à la Philosophie , préf. p. 24. Saxius
onom. VI , 419.
(3) Middlesex and Lond. , even. post.
(4) Ruhuken. , Epist . crit. 1 , p. 4.
(5) Sévin , acad. , B. L. , t . XIV.
(6) Koppiers , Obs. philol . , p. gr . Saxius , onom. VI , p. 174.
(7) Valken. , préf. , édit. Phalar. , 1777.
FROREAL AN XIII . 325
Tassy (1 ) , auteur d'une bonne histoire d'Alger ; Lakemacher
, savant Hébraïzant , mort en 1737 à 40 ans (2 ) ; Hermésianas
, poète grec (3) , dont Athénée nous a conservé
une élégie admirable ; Jean Pédiasimus ou Galenus (4 ) ,
littérateur grec du quatorzième siècle ; Hieronyme ou
Jérôme de Gardie , historien grec (5) ; Ernesti , savant philologue
du dernier siècle , auquel on doit d'excellentes éditions
de Cicéron , de Callimaque , etc. (6) ; Domitius Marsus
, célèbre poète latin , ami de Tibulle (7 ) ; Dresigius ,
philologue allemand (8) ; Formey (9) ; Hugues Favolius ,
hollandais dont on a des poésies latines peu connues , mais
dignes de l'être davantage ( 10 ) ; plusieurs orateurs grecs, sur
lesquels M. Ruhnkenius a donné des détails dans son Historia
critica oratorum græcorum ; plusieurs Archytas ( 11 ) ;
plusieurs Eurydices ( 12) ; plusieurs Chrestus ( 13) ; plusieurs
Artémidores ( 14) , etc. etc.
Je m'arrête , car cette liste deviendrait trop longue , et
je veux d'ailleurs me réserver des matériaux pour un autre
extrait. Je ne finirai pas cependant , sans observer qu'il est
bien étonnant que les éditeurs n'aient pas nommé Philo.
( 1 ) Magas . Encycl . , 10º année , t. 1 , p. 344.
(2) Il y a des indications manuscrites sur la vie et les travaux de ce
savant , en tête du premier volume de l'exemplaire de ses Observat.
philolog. que possède la Bibliothèque de Paris .
(3) Ruhnken. , Epist . crit. , p. 283 .
(4) Mag. Encycl . , 3º année , t . 4 , p. 233 .
(5) Sévin , acad. B. L. , t. XIII . M. de Sainte-Croix , Examen ,
p. 40.
(6) Saxius , onom . VI, 451 , et Wyttenbach, vit. Ruhuk. , p. 115.
(7 ) Tibull . IV , 15 , et not. Heyne .
(8) Fischer , præf. ad Dresig . , comm. de verb. med.
(9) Magas . Encycl . , t . 4 , année 3º , p. 535 .
( 10) Broekhus . ad Propert. IV , 11 , 14 . し
( 11 ) Burette , acad . B. L. , t . XVII , p. 59 .
(12) Stein , ad Plutarch . de Educat. , excurs . 4.
( 13) Havercamp , ad Tertull. , apolog . , p. 42 .
(14) Van Goens, ad Porphyr . , p . 87.
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
dème , dont l'ouvrage sur la musique a été trouvé dans les
ruines d'Herculanum , et publié à Naples en 1793 , par l'abbé
Rosini ; plus étonnant encore qu'à l'article d'Homère , ils
n'aient pas parlé de l'Hymne à Cérès , trouvé il y a à peu
près 25 ans , par M. le professeur Matthæi dans un manuserit
de la bibliothèque de Moscou. La découverte d'un
hymne de 500 vers , d'un hymne qui porte le nom d'Homèré
, était un événement littéraire si important , que
MM. de Landine et Chaudon sont inexcusables de l'avoir
passé sous silence. On est généralement en France si
étranger à la littérature savante des autres nations , qu'il
est très - possible que j'apprenne ici à beaucoup de lecteurs
l'existence de ce poëme homérique découvert de nos jours ,
et queMM. Ruhnkenius , Mitscherlich , Matthiæ et Ilgen
ont successivement publié et commenté. Outre l'Hymne à
Cérès , M. Matthæi a trouvé dans le même manuscrit douze
vers d'un Hymne à Bacchus . Il faut convenir que M. Matthæi
est heureux en découvertes . J'ai déjà eu occasion d'an -
noncerdans ce journal ( 1 ) , qu'il avait trouvé dans un manuscrit
d'Augsbourg un fragment de 500 vers de la Clytemnestre
de Sophocle, Ω.
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs .
ANTIGONE ( de Sophocle ) .
Le lieu de la scène est , selon l'usage , la place audevant
de l'édifice royal ( 2) . Les deux princesses , Antigone
et Ismène , sortent seules du palais et viennent sur
cette place. A quel dessein ? pour converser en secret.
Les caractères d'Antigone , d'Ismène et d'Emone y sont
( 1) T. XIV , p . 81 .
(2) Inconvéniens que produit la sophistique unité des lieux , fause
sement attribuée aux Gree
FLOREAL AN XIII. 327
admirables. Lapassion violente du trône ne rend pas assez
vraisemblable la cruauté de Créon. On pouvait l'expliquer
par la nécessité d'éteindre avec Antigone et Ismène , les
derniers rejetons de la race des Labdacides. Autrement
cette barbarie n'a plus de vraisemblance.
:
La scène offre trois situations très - heureuses : la proposition
que fait Antigone à sa soeur , d'ensevelir Polynice
malgré la défense de Créon ; les prières d'Emone qui veutsauver
Antigone ; les débats avec le père ; la résolution
tragique et visible de l'amant ; et enfin la générosité d'Ismène
qui s'accuse elle-même , quoiqu'innocente , afin de
justifier sa soeur .
On trouve dans cette pièce , aux vers 270 , 271 , 272 ,
P'usage de la preuve par le feu ; c'est-à-dire , celui de jurer
en saisissant de la main nue un fer chaud.
En tout 1353 vers .
N. L.
SPECTACLES.
THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE .
(Rue de Louvois . )
Reprise de Fanfan et Colas .
La saison des nouveautés dramatiques finit ; celle des
reprises commence. Le Procureur Arbitre , comédie de
Poisson , assez froide à la vérité , n'a pas reçu un très-bon
accueil aux Français . Après le Curieux Impertinent , Picard
a remis Fanfan et Colas : l'idée en est puisée dans une
jolie fable de M. l'abbé Aubert , dont le but est de montrer
que
L'amitié disparaît où l'égalité cesse .
4
328 MERCURE DE FRANCE ,
Madame de Beaunoir n'a emprunté de la fable que le
caractère des deux enfans , et en a tiré un petit drame ,
moral et intéressant tout à-la-fois . Le fabuliste se borne à
peindre la fierté de Fanfan : l'auteur dramatique l'en corrige
par une forte leçon. La mère de cet enfant , madame
de Fierval , lui fait croire qu'il est fils de sa nourrice qui l'a
mis à la place de celui dont il porte le nom. Comme le plus
grand regret qu'il témoigne est celui de quitter madame
de Fierval , et qu'il paraît plus attaché à sa personne qu'à
l'état brillant qui lui est ravi , sa mère et son précepteur en
concluent que le fonds de son coeur n'est pas vicieux , que
ses défauts provenaient de l'excessive indulgence qu'avait
madame de Fierval pour cet enfant unique , et l'épreuve se
termine au moment où il allait sortir de la maison maternelle.
L'intrigue de cette bagatelle est conduite avec régularité
; les caractères sont bien tracés ,les moeurs fidèlement
observées , la morale excellente. Des maîtres de pension y
avaient amené leurs élèves. Les principaux rôles , ceux de
la nourrice et des deux enfans , ne sont pas mal joués .
Mais la pièce qui a ouvert le spectacle ,quoique les intentions
en soient pures , ne me paraît pas renfermer des
préceptes aussi propres à être mis sous les yeux de la jeunesse.
Elle a été composée à une époque où les rêveries de
Jean-Jacques sur l'éducation passaient pour des oracles.
Lehéros de cette comédie , intitulée : LesAmis de Collége,
est un menuisier , qui a fait de très-bonnes études. Ce n'est
pas la peine de pâlir dix ans sur le grec et le latin pour
passer ensuite sa vie à inanier le rabot.
1
On sait bien que Jean-Jacques qui voulait renverser .
l'ordre social , parce que le sort ne l'y avait point placéau
premier rang , et qui prévoyait le succès de ses efforts ,
avait charitablement conseilléà tous les gens riches dont il
travaillait à faire des indigens , d'apprendre un métier.
Celui de menuisier lui avait paru mériter la préférence ,
quoiqu'il eût dû prévoir que durant le cours d'une révolution
comme celle qu'il méditait , on casse bien plus de
FLOREAL AN XΙΙΙ . 329
:
meubles qu'on n'en fabrique , et l'on brûle plus d'édifices
qu'on n'en construit. Il est vrai que lorsqu'elle est terminée
, on peut en rebâtir quelques-uns , et que le propriétaire
dépossédé , s'il sait raboter une planche , peut à
toute force , se procurer du pain en travaillant au profit
de l'acquéreur de sa maison ou de son château. Les cercueils
seraient encore, en temps de révolution , un genre
de travail assez productif pour un menuisier , si dans le
cours de la nôtre on n'avait pas trouvé des expédiens pour
s'épargner cette dépense , qui devenait considérable. Nous
avons même ouï-dire , au plus fort de nos malheurs , que
Jean-Jacques avait eu raison de conseiller , à tout événe
ment , d'apprendre un art mécanique. Car , ajoutait- on ,
comme dit La Fontaine ,
Il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours ;
La main est le plus sûr et le plus prompt secours .
Mais n'est- il pas pour des hommes bien nés , de plus
nobles moyens de parer aux coups imprévus de la fortune
que defaire des fagots , ou d'assembler un parquet ? N'estil
pas de sciences et d'arts plus relevés , dont la culture puisse
leur servir de ressource au besoin ? Au lieu de dire aux
hommes constitués en dignité : « Je prévois une révolu-
» tion , apprenez bien vite un métier , pour ne pas mou-
>> rir de faim » , n'eût-il pas étéplus beau de leur conseiller
de tenir tête à l'orage , de vivre ou de mourir avec
gloire ? Horace qui était philosophe sans afficher la philosophie
, voulait qu'un hommejuste et ferme contemplât la
chute de l'univers sans s'ébranler. Une philosophie couarde
conseille , au moindre orage , de se réfugier dans une boutique.
Vouloir que les premiers personnages de l'état se
fassent menuisiers , c'est inviter les menuisiers à prendre
leur place. C'est avolir le malheur , et dessécher le courage.
Quoique Jean-Jacques ait fait autrefois quelques enthousiastes
dans les premières classes de la société , je crois
qu'il en est bien peu qui aient envoyé leurs enfans en ap330
MERCURE DE FRANCE ;
prentisagedans des boutiques ; et aujourd'hui même que
lemot de naissance a perdu dans notre langue une de ses
acceptions , la mode n'en est pas encore venue.
On est péniblement affecté en voyant dans ces Amis
'decollége le menuisier faire la conquête d'une très-jolie
personne qui a des talens , qui appartient à une famille honnête
, et qui est très-bien élevée. On est encore plus mécontent
de voir sanctionner par un ancien professeur ,
cette maxime plus que révolutionnaire du philosophe de
Genève , qui établit que tout propriétaire , sans emploi , est
un fripon. Il faudrait ou supprimer , ou refaire , ou tout
au moins corriger la plupartdes pièces de théâtre , etmême
des ouvragesqui ont été composés depuis quinze à vingt ans;
ils fourmillent d'absurdités , qu'on lit ou qu'on entend
avec le plus grand dégoût depuis que le bon sens nous est
revenu .
:
ΑΝΝΟNCES.
'Analyse, ou Nouveau Dictionnaire de l'Enregistrement, Timbre
et Hypothèques , avec un petit Traité sur les poursuites et instances
concernant le recouvrement des droits ; par C. F. L. Belot , de
Langres. Un vol. in-8°. Prix : 8 fr. , et 9 fr. 50 cent. par la poste.
AParis , chez le Normant , etc.
la
On trouve réuni dans cet ouvrage , par ordre alphabétique , et par
colonnes comparatives , la quotité des droits et les dispositions de
toutes les loix qui ont paru sur ces matières , depuis la loi du 19décembre
1790, jusqu'à celle du 27 ventose an 9 inclusivement. L'auteur y a
joint toutes les décisions et solutions données sur ces différentes loix ,
tant par les ministres que par l'administration des domaines , jusqu'an
premier vendémiaire an12. Ce livre utile est divisé en trois parties ;
première traite de l'enregistrement ; la seconde, du timbre , et la troisième
, des hypothèques : il présente , au premier coup d'oeil , l'application
des loix existantes depuis la révolution jusqu'à ce jour , sur ces
trois objets d'une si haute importance . En donnant le résultat de
✔toutes les décisions et instructions qui ont paru sur ces matières ,
M. Belot a fait de son ouvrage un guide sûr , à l'aide duquel on ne
s'écartera jamais des principes de la perception , dont il facilitera
l'application . Ou sent assez de quelle utilité ilest pour les employés ,
et plus particulièrement encore pour les surnuméraires , à quelque
degréd'instruction qu'ils soient arrivés , d'avoir sous les yeux un pareil
guide. M. Belot nous a paru posséder à un degré rare les qualités nécessaires
à tout homme qui entreprend un travail de la nature du sien ,
P'exactitude , la méthode et la clarté.
FLOREAL AN XIII. 331
Viesde Milton et d'Addison , auxquelles on a joint un jugement
cur les ouvrage de Pope; le tout traduit de l'anglais de Samuel Johnson.
Deux vol. in- 18. Prix : 2 fr. , et 2 fr . 50 c. par la poste.
AParis, chez Perlet, lib . , rue de Tournon, nº. 1133.
Johnson est un des meilleurs critiques qu'ait produit l'Angleterre ;
il a écrit la vie de tous les poètes célèbres de cette nation , et ses jugemens
ont été adoptés par les plus sages de ses contemporains . Après
les éloges que M. de Voltaire a prodignés àl'Essai sur l'homme de
Pope; après avoir vu nos poètes s'empresser de traduire ou d'imiter
cetouvrage, il est curieuxd'entendre Johnson, quoiqu'Anglais, déclarer
que ce fatras de métaphysique est rebelleà la poésie. Les rédacteurs de
cejournalontprofessé la même opinion : le poètene peut jamais entrer
tropprofondément dans lecoeur de l'homme ; mais les profondeurs de
la métaphysique ne sont pas de son domaine. Cette traduction est
correcte, et les notes qui y sont jointes annoncent un excellent bibliographe.
La Conjugaisondes verbesfrançais, oula Conjugaison sansMaftrei
sinsi intitulée, parce qu'il suffit d'un seul coup d'oeil sur le tableau ,
pour être en état de former tous les temps aussi exactement que le
grammairien le plus expérimenté. Deuxième édition, augmentée d'une
foulede nuancesde conjugaison , essayées toutes au creuset de l'usage
régnant , admises ou rejetées enraisonde soninfluence : cette oeuvre ,
ornéede vérités neuves et de premier intérêt, est encore enrichie des
principes de l'orthographe des participes actifs et passifs; par J. A.
Larcher,faubourgS. G. , rue de Tournon, nº. 1147.-Prix : (tableau
et livretdétachés) 1 fr . 50 с.
AParis, chez A. G. Debray , lib . , rue S. Honoré, en face celle du
Coq; Ludet, md. de livres , rue des Mathurins S. Jacques , nº. 456 ;
Noël , herboriste , rue de Tournon , nº. 1147 , et chez les marchands
de nouveautés.
Les Friponneries de Londres mises au jour , on Publications des
artifices, tours d'adresse , ruses et scélératesses employés journellement
dans cette grande ville; suivies de rentarques curieuses , d'anecdotes
piquantes et interressantes sur Londres et ses habitans : ouvrage utile
aux jeunes personnes des deux sexes et aux étrangers , leur indiquant
les inoyens de se garantir des piéges et fraudes des filous et escrocs
dont cette capitale abonde. Un vol. in-12 , avec fig.-Prix : 1 fr. 25 c .,
et 1 fr. 75 c. par la poste .
A Paris , chez Hénée , imp . , au bas du pont S. Michel , nº. 2; Demoraine,
imp - lib., rue du Petit-Pont, n°. 97; Pigoreau , lib. , place
S.Germain-l'Auxerrois, nº. 28; Borniche , au cabinet de lecture , rue
S. -Jacques , nº. 33 , au coin de celle des Mathurins.
Le Triomphe de l'Amour Conjugal, ou Lettres du père Hilarion ,
religieux de l'hospice du Mont S. -Bernard , ci-devant marquis d'Arnalange
, officier - général au serviee de France , en 1763 ; à M. de
Châteaubriant . Un vol. in-18.-Prix : 1 fr . 80 c. , et 2 fr . 20 c. par la
poste.
AParis, chezObré, lib . , rueMignon Saint-André-des -Arcs, nº. 1 ,
t quai des Augustins , nº. 66 .
DEUXIÈME ANNÉE . N° XVIII , TOME VỊ .
Vraie Théorie médicale, ou Expo é périodique et développemens
de la Théorie deBrown, dite de l'incit tion, d'après les plus célèbres
332 MERCURE DE FRANCE ,
médecins étrangers; avec la critique des traitemens institués selon les
théories adoptées et suivies en France par les médecins de ce pays les
plus famés ; par une société de médecins français et étrangers . Cet
ouvrages paraît le 1 de chaque mois , à dater du rer vendémiaire an
12. Chaque numéro est composé de cinq à six feuilles in -8°., avec fig.
lorsque les matières l'exigent .-Le prix de l'abonnement pour l'année,
est de 13 fr . , et 16 fr . par la poste . Les trois numéros réunis forment
un vol . de 250 à 300 pages . Les dix- huitièmes premers numéros, complétant
6vol., se vendent 22 fr., et 28 fr. 50 c. par la poste.
AParis , chez Allut , imp.-lib. , collége Bayeux, rue de la Harpe ,
nº. 477, près celle de l'Ecole-de-Médecine.
Lebureau du Journal est chez Allut , rue de la Harpe , nº.477.
LeLivre des Singularités , ou les Momens biens employés; avec
cette épigraphe : Leplaisir qui change et varie
Adore la diversité. BERNIS.
Un vol . in- 12.-Prix : 1 fr . 50 c. , et 2 fr . 25 c. par la poste.
AParis, chez Léopold Collio , lib . , rue Git-le-Coeur, nº. 18 .
Les Métamorphoses d'Ovide , traduction nouvelle , avec le texte
Jatin, suivieddeel'analyse.e, del'explication des fables par Banier, etde
notes géographiques , historiques , mythologiques , etc. Quatre vol.
in-8°. et in-4°. , avec 40 gravures exécutées par les plus célèbres artistes
, d'après les dessins de MM . Lebarbier et Monsiau. Seconde
livraison, composée de cinq feuilles de texte et de notes , et de six fig .
représentant 'a Guerre des Géans , le Conseil des Dieux , Jupiteret
Lycaon, leDéluge, Neptune calmant les flots, et Deucalion et Pyrrha.
-Prix : in- 8°. papier raisin, 8 fr.; papier vélin, 16 fr . In-4°. papier
fort, 16 fr .; avec fig. avant la lettre , 20 fr.; papier raisin vélin , fig.
avant la lettre, 28 fr.; papierNom de Jésus vélin, 30 fr. Idem, avec les
épreuves à l eau forte, 40 fr. Idem, sur vélin , 200 fr .
AParis , de l'imprimerie de Didot l'aîne ; chez F. Gay , lib . , rue
de La Harpe, nº. 463, au bureau de la Bible; Arthus Bertrand , lib . ,
quai des Augustins , n°. 35.
Commentaire sur la loi du 29 germinal an XI, relative au successions;
par M. Chabot de l'Allier , ancien jurisconsulte , membre de
la section de Législation du Tribunat. Unvol. in- 8° .-Prix , broché :
5 fr. , et4fr. par la poste.
AParis, chez Artaud, lib ., quai des Augustins, n°. 42.
Voyez l'analyse de cet ouvrage dans le Journal des Débats , du 21
ventose an 13.
Alicia , ou le Cultivateur de Schaffhouse; par Charlotte Bournon-
Malarme , de l'académie des Arcades de Rome. Deux vol . in- 12 . -
Prix : 3 fr. 60 c ., et 5 fr. par la poste.
AParis, chez Cretté, lib . , rue Saint Martin, nº. 45 .
Dictionnaire raisonné des matières de législation civile criminelle,
definances et administrative; parC. P. D. , auteur du Nouveau
Dictionnaire des domaines et duRépertoire du domaniste , tome VI .
-Prix : 5 fr. , et 7 fr. 50 c. par la poste.
A Paris, chez Rondonneau, imp., ordinaire du Corps Législatif, an
Dépôt des lois, hôtel Boulogue, rue S. Honoré , nº . 75 .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , TUG
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
FLOREAL AN XIII 333
NOUVELLES DIVERSES.
Vienne , 15 avril. S. M. l'Empereur a déclaré à l'ambassadeur
français que si la France n'envoyait en Italie que
le nombre de troupes nécessaires à la cérémonie du couronnement
du nouveau roi , on diminuerait aussi considérablement
, de la part de l'Autriche , l'armée rassemblée
près du Tagliamento . Quant aux changemens politiques en
Italie , notre cour se déclare prête à y donner son assentiment.
Hambourg , 20 avril. On lit dans une lettre allemande ,
sous la date de Hambourg , du 18 : « D'après nos dernières
nouvelles de Berlin , le général russe de Winzingerode
n'avait pas encore quitté cette capitale. Le cabinet de
Berlin avait pris du temps pour réfléchir sur la lettre de
l'Empereur de Russie , apportée par ce général; et les trois
ministres d'état de Hardenberg , Haugwitz et Schulembourg
, s'étaient concertés pour y répondre. Le roi y déclare
la ferme intention de persister dans son système de la
plus stricte neutralité , pour la partie du nord de l'Allemagne
qui n'est pas encore occupée. Mais les raisons exposées
dans cette réponse le sont avec tant de cordialité , que
l'on s'en promet l'effet le plus favorable. On suppose que
M. de Winzingerode a expédié cette dépêche à Pétersbourg
, et qu'il attend de nouveaux ordres. D'après les
dernières nouveles de Stockholm , on se flattait à Berlin
que le traité de subsides entre la Suède et l'Angleterre ne
serait pas conclu , et qu'ainsi on ne serait pasjeté dans de
nouveaux embarras politiques. En général , le thermomètre
est à la paix. Du 23. On mande dans une lettre
particulière venue de la Méditerranée à Londres , datée
du 2 février : « L'Egypte desire voir arriver les Français ;
>> mais elle souhaite encore plus l'arrivée des troupes an-
> glaises. Le cri général du pays est : Des Anglais , des
>> Anglais , s'il est possible ; mais dans tous les cas , qu'il
» vienne des chapeaux remplacer les turbans. >>
-
Les dernières nouvelles de la Géorgie portent , que les
Russes ont débarqué àAnacria; qu'ils ont avec euxbeaucoup
de troupes, de munitions de guerre et de bouche; qu'ils commencent
à bâtir un fort, et que , pour sa construction , ils
334 MERCURE DE FRANCE ,
ont apporté de très-grosses pierres de laCrimée;que nonseulement
ils ne trouvent aucune opposition , mais qu'encore
beaucoup de Géorgiens sont venus à leur rencontre et
les aident dans leurs travaux. (Moniteur. )
Des bords du Mein, 24 avril. On vient d'être informé que
les ministres autrichiens accrédités près les princes et
états du cercle de Souabe ont notifié à tous les membres
qui composent ce cercle une note de la cour de Vienne ,
portant en substance : « Que S. M. avait fait arrêter et remettre
à l'électeur de Wirtemberg le député des états
provinciaux de cet électorat , M. Boz , qui se trouvoit
depuis quelque temps à Vienne, pour y suivre , auprès du
conseil aulique de l'Empire , les contestations élevées
entre les états provinciaux et l'électeur ; que cette arrestation
avait eu lieu sur des pièces communiquées par ledit
électeur à S. M. I. , et dont il résultait que M. Batz est accusé
d'avoir participé à une conspiration et à des plans
d'assassinat formés contre la vie de l'électeur et du ministre
d'état de Wintzigerode ; que S. M. n'a donc pu se
refuser à l'extradition demandée ; que le second député
des états provinciaux de Wirtemberg , M. Klupffel , contre
lequel il n'existoit pas de semblables indices , pouvoit continuer
son séjour à Vienne , où il jouirait toujours de la
protection de l'Empereur , etc. » Cette déclaration officielle
si peu conforme aux derniers avis particuliers reçus
de Stuttgard , au sujet de la conspiration, a généralement
produit la plus vive sensation.
sys
On écrit de Vienne , que l'Empereur d'Autriche s'est
déterminé à refondre , sur un nouveau plan , le tème
d'organisation du conseil aulique . S. A. l'arch
présideraà ce travail conjointement avec l'archiducJean, etc.
Londres , 6 avril. L'expédition n'a pas encore mis à la
voile. Le bruit se répand à Portsmouth que la destination
va être changée , et que les troupes vont être envoyées aux
Indes occidentales. Du 15. - On ne voitde la part des
grandes puissances continentales rien qui annonce des projets
hostiles. Il est évident que la Russie n'a d'autre objet
que de se fortifier dans la mer Adriatique , sans vouloir
tenter aucune opération importante , du moins pendant la
campagne actuelle. Le Times annonce que jusqu'aujourd'hui
personne n'a encore osé accepter la place de premier
lord de l'amirauté , vacante par la démission forcée de lord
Melville .
S
335 MERCURE DE FRANCE.
EMPIRE
FRANÇAIS .
Turin , 2floréal. S. M. I. a fait appeler hier , à quatre
heures du matin , le général Menou, administrateur-général
, auquel elle a accordé une audience de plusieurs
heures. Pendant le reste du jour , elle a travaillé avec les
divers ministres qui sont du voyage.- Du 5. Des projets
d'amélioration avaient été préparés ici par les hommes les
plus éclairés. Ceux qui les ont soumis à l'Empereur ont
éprouvé une vive surprise , en voyant à quel point ses prévoyances
et ses sollicitudes paternelles s'étaient exercées
sur les mêmes objets. -Du 6. LL. MM. ont assisté avanthier
à la fête que le corps municipal leur avait offerte . La
ville était illuminée de la manière la plus brillante . -
Aujourd'hui , le Saint-Père est allé au palais de Stupinigi
rendre à S. M. la visite qu'il en avait reçu à Turin .
S. S. sera le 14 mai à Rome .
PARIS .
Madame de Russillion qui s'était rendue à Chambéry ,
avec ses cinq filles , a demandé et obtenu de S. M. I. la
liberté de son époux , impliqué dans la conspiration de
l'année dernière , et détenu dans un château .
- M. Danse de Villoison , ancien membre de l'académie
des inscriptions et belles-lettres , et membre de l'Institut
national , est mort à Paris le 26 avril. Il passait pour
n'avoir point de rival en Europe dans la connaissance des
langues anciennes et modernes ; et cependant il possédait
"encore mieux la littérature et l'histoire du moyen âge ,
particulièrement celle des derniers tempsde l'empire grec.
-M. Dureau de la Malle a prononcé , le 1 mai , pour
sa réception à l'Institut , dans la classe de la langue et de
la littérature française , un discours dans lequel on a
trouvé en général de la fermeté , de la concision , des
idées. M. François de Neufchâteau lui a répondu . M. Delille
a lu de jolis vers sur la Conversation. M. Morellet
devait y lire l'éloge de Marmontel; mais le temps lui a
manqué.
- La Diligente , corvette arrivée en 84jours de Lorient
à l'Isle-de-France , a laissé cette colonie dans la plus brillante
prospérité, et remplie de prises faites sur les Anglais ,
par l'escadre du contre-amiral Linois . On a trouvé dans
336 MERCURE FRANCE ;
:
les bâtimens pris une correspondance que le Moniteur a
imprimée . On y trouve dans une lettre d'un Anglais à son
fils : « La conspiration contre Bonaparte paraît avoir été
> très-mal concertée , et aura l'effet qu'ont ordinairement
>> tous les complots qu'on découvre ; elle fortifiera le
> gouvernement qu'elle voulait renverser » ..
- Une lettre du 12 octobre , des environs d'Agra , annonce
que les armées anglaise et maratte sont en présence
l'une de l'autre , et au moment d'en venir à une affaire
générale ; que Holkar commande en personne , et qu'il a
140 pièces de canon : on attend la confirmation et les suites
de cette affaire. Il est à craindre que Holkar se décide à
attendre de pied ferme le général Lake. Il est impossible
qu'il sorte avec avantage d'une bataille rangée.
A
La ville de Milan se propose d'ériger, en mémoire de
l'avénement de S. M. I. au royaume d'Italie , un magnifique
arc triomphal , à l'imitation de ceux qui furent éri
gés à César , dans le Latium , par décret du sénat et du
peuple romain. Des députés ont été envoyés à Turin pour
obtenir l'agrément de S. M.
- On dit que le roi de Prusse a envoyé à S. M. I. l'ordre
de l'aigle rouge , outre les sept cordons de l'aigle noir.
- Les troupes suédoises qui sont en Pomeranie ont
reçu ordre de retourner en Suède.
-Depuis quelque temps , dit un de nosjournaux , deux
-ou trois gazetiers d'Allemagne , soudoyés par les agens de
l'Angleterre , s'occupent à préparer des quartiers pour les
Russes qu'ils font marcher vers le midi de l'Europe , des
relais pour les courriers qu'ils expédient dans toutes les
capitales du Nord , et des logemens pour les cours impériales
de Russie et d'Autriche , qu'ils envoyent s'aboucher
aux frontières de la Gallicie et de la Pologne. Toutes ces
nouvelles sans cesse renouvelées et sans cesse démenties ,
n'ont aucune espèce de fondement. On voit bien que l'intention
serait de répandre l'alarme , en montrant de loin le
fantôme d'une nouvelle coalition contre la France ; mais
personne n'est dupe d'un artifice usé depuis si long-temps .
- On mande de Varsovie que madame la comtesse de
Lille en est partie , dans les premiers jours de ce mois ,
pour se rendre à Mittau , avec madame la duchesse d'Angou'ême.
Au mois de juin et de juillet , toute la maison du
comte de Lille se mettra en route pour Kien. Le château
qu'habitait prèsde Mittau le comte de Lille , a été presqu'entièrement
incendié le 7 avril.
(No. CCI. ) 21 FLOREAL'an 13.
( Samedi 1 Mai 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LE PRINTEMPS ,
TRADUCTION DE MÉTASTASE.
Les bois s'ornent déjà d'un feuillage léger ,
Et l'herbe reverdit la plaine ;
Hélas ! Phylène , cher Phylène !
Le Zéphyr , du Printemps éternel messager,
Déjà fait sentir son haleine ;
T
Dieux ! dans les camps ,,dans l'horreur des combats ,
La nouvelle saison et t'appelle et t'entraîne.
Comment , sans ton ami , vivras- tu , pauvre Yrène ?
Ah ! de grace ne souffle pas
Doux Zéphyr , prends pitié d'Yrène qui t'implore ;
Et vous , cessez , cessez aimables fleurs
D'étaler à l'envi vos brillantes couleurs !
A chaque fleur qui se colore ,
Achaque souffle des Zéphyrs ,
Combi nj'exhale de soupirs !
3
J
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
Dieux ! quelle main impie , en forgeant la première
D'un acier innocent une arme meurtrière ,
Fit un art de la cruauté !
Son ame n'a jamais connu l'humanité ;
Son coeur n'a de l'amour jamais senti les charmes.
Quelle aveugle fureur égarait donc ses sens ?
Le barbare aux plaisirs préférer les alarmes ;
Aux attraits d'une amante , à ses tendres accens ,
D'un féroce ennemi les discours menaçans !
Aux combats , cher Phylène , ah ! renonce de grace.
Mais enfin , pour ton coeur , s'ils avaient des appas ?
L'Amour a ses drapeaux , ses guerriers , ses soldats ,
Ses diverses saisons , sa chaleur et sa glace.
L'amant a besoin d'art , de génie et d'audace.
L'Amour n'a- t-il donc pas ses piéges séducteurs ,
Ses attaques et ses retraites ,
Et ses assauts et ses défaites ,
Ses triomphes sanglans , sa paix et ses fureurs ?
Mais ses fureurs sont passagères ;
Mais sa paix réjouit nos coeurs ;
Mais ses victoires toujours chères ,
Plaisent également aux vaincus , aux vainqueurs.
Ses peines même... Ciel ! qu'entends-je ? la trompette
Fait retentir ses sons guerriers :
Pourquoi me fuir ? ingrat , arrête !
Je ne veux point te ravir tes lauriers .
Un seul regard ! cours ensuite à la gloire ;
Mais , pour sauver les miens , ah ! conserve tes jours ,
Et sur l'aile de la Victoire ,
Revole fidèle aux Amours ;
Sur-tout , sensible aux maux de celle qui t'adore ,
N'importe les lieux où tu sois ,
Cher amant , redis quelquefois :
Mon Yrène vit- elle encore ?
Auguste DE LABOUÏSSE.
:
FLOREAL AN XIII. 339
LA RENCONTRE EN ENFER ,
CONTE.
Un Financier de haute classe ,
Après avoir long-temps fait du mal et du bruit ,
Franchit enfin le redoutable espace
Qui sépare le jour de l'éternelle nuit .
A son décès , Satan le happe ,
Sur son livre il étoit inscrit.
En descendant sous l'infernale trappe ,
Le premier objet qui le frappe
Est un cocher dont il avait fait cas ....
Eh ! c'est toi , mon pauvre Thomas. ...
... Quoi ! c'est vous, mon cher maître, en ce tripot du diable ;
Quel crime avez-vous donc commis ?
Vous étiez si bon , si traitable....
.... Hélas ! c'est mon coquin de fils
Qui de mon malheur est la cause ;
Je vais , en peu de mots , te raconter la chose.
Je l'aimais , j'en voulais faire un très-grand seigneur ;
Les plus pénibles sacrifices ,
Je les faisais à son bonheur.
Je réussis enfin , à force d'injustices ;
Je volai , je pillai : m'en voilà bien puni .
Mais à ton tour , mon pauvre ami ,
Raconte-moi donc ton affaire ;
Loyal et franc je t'ai connu jadis ;
Pourquoi te trouves-tu dans ce lieu de misère ? ...
.... C'est pour avoir , monsieur, fait ce coquin de fils.
Par F. DEVENET .
ENIGME.
LORSQUE la nature sommeille ,
Onvoit paraître mes beautés ;
Aux champs que le jour a quittés ,
Je suis la petite merveille.
Y2
340. MERCURE DE FRANCE ;
९
Mon éclat n'est point emprunté :
Sur la terre , je suis un astre
Qui ne prédit aucun désastre.
De me saisir on est tenté.
Ma lumière croît , diminue ;
Souvent , quand on veut m'approcher ,
Je sais me cacher à la vue ,
Et l'on ne sait où me chercher.
LOGOGRIPH Е.
FILLE de la nature et quelquefois de l'art ,
Je suis ou simple ou composée ;
M'insinuer partout est pour moi chose aisée .
Je suis pâle souvent , mais souvent j'ai du fard...
On me prend , on me donne , et , par mon caractère ,
Je suis légère , forte , ou douce , ou bien amère ;
Suivant tes goûts , lecteur , choisis :
J'échauffe quelquefois , souvent je rafraîchis .
En détail il est temps de me faire connaître .
Dans les sept pieds qui composent mon être,
On trouve trois pronoms , une disjonction ,
Trois mots italiens , deux termes de musique ,
L'expression qui plaît à l'acteur dramatique ,
Un objet nécessaire à la construction ,
Du coeur la qualité première ;
Et pour finir enfin par un trait de lumière ,
La montagne de Dieu.
Lecteur , tu me tiens : adieu.
CHARADE.
Par H. B.
MON premier de ce globe est un des élémens ;
Mon second d'un docteur rehausse les talens ;
Pour mon tout les Païens faisaient fumer l'encens.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est les dents.
Celui du Logogriphe est Poison, où l'on trouve oison ,
pis, pin.
Celui de la Charade est Sain-doux .
4
FLOREAL AN XIII. 341
OEUVRES PHILOSOPHIQUES , HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES DE D'ALEMBERT , membre de
toutes les Académies savantes de l'Europe (1 ) .
( IIº Extrait. )
AVANT d'analyser le Discours préliminaire de
l'Encyclopédie , nous croyons nécessaire , pour
mieux nous faire comprendre , de présenter quelques
réflexions sur cette folle entreprise , et sur le
siècle qui l'a vu naître.
Lorsque l'Académie française traça le premier
plan de son Dictionnaire , elle crut devoir en écarter
les mots de sciences et d'arts , afin de ne pas
tomber dans des définitions qui seraient trop
longues si elles expliquaient tout , et qui deviendraient
inutiles si elles n'expliquaient pas assez .
Chaque art , chaque science , chaque profession
aun langage qui lui est propre ; et quoique chacun
de ces langages entre pour quelque chose dans
l'ensemble de notre langue , on ne peut pas dire
cependant que celui qui ignorerait une partie des
termes consacrés par les savans , les théologiens ,
les hommes de loi , les artistes et les ouvriers , ne
connaîtrait point la langue française. Dans la préface
des Plaideurs , Racine parle du langage adopté
au Palais , et convient qu'il n'a retenu d'un malheureux
procès que quelques mots barbares propres à
faire frissonner les hommes de goût. A coup sûr
Molière ne sentit le besoin de connaître les expres-
( 1) Cet ouvrage , annoncé par souscription , et tiré à un petit
nombre d'exemplaires , aura 15 vol . grand in 8°. Les trois premiers
volumes ont paru avec exactitude , chez Pelletier , à l'imprimerie de
Boiste , rue Hautefeuille , nº . 21 ; Arthus Bertrand , libraire , quai des
Augustins ; le Normant , rue des Prêtres Saint -Germain-l'Auxerrois ,
et à Bordeaux , chez Melon et compagnie.
,
Y3
342 MERCURE DE FRANCE ,
sions consacrées en médecine , que lorsqu'il voulut
tourner les médecins en dérision ; et il est probable
que Bossuet , entrant dans une imprimerie , n'aurait
pu donner à chaque partie mécanique de cet
art le nom d'usage entre les ouvriers qui l'exercent .
Dira-t-on que Bossuet , Racineet Molière ne connaissaient
pas la langue française ? L'Académie
agit donc sagement en écartant de son Dictionnaire
ce qu'il n'est pas utile à tous de savoir pour
écrire ou pour comprendre les ouvrages de raisonnement
et d'imagination. D'ailleurs les hommes
qui composaient alors ce corps illustre , sans croire
au système moderne deperfectibilité, savaient fort
bien que les sciences et les arts mécaniques peuvent
toujours faire des progrès , et ils n'ignoraient pas
que les progrès dans les sciences et dans les arts
amènent souvent de grands changemens dans le
langage adopté par les savans et les artistes. On
peut consulter les ouvrages de chimie faits il y a
un siècle , et les comparer à ceux qui donnent le
ton maintenant ; ou , si on le préfère , on peut lire
l'ouvrage d'Economie politique fait hier , et le rapprocher
de celui qui paraît aujourd'hui , pour se
convaincre que les expressions particulières à une
science ne sont jamais assez généralement reçues ,
assez sûrement fixées , pour les admettre dans le
dictionnaire de la langue d'une nation. Ces réflexions
simples guidèrent l'Académie dans son
travail ; et le parti qu'elle prit d'éloigner les mots
techniques fut si bien approuvé du public que l'on
continua d'appeler pédans ceux qui transportaient
dans la conversation , ou dans les ouvrages de raisonnement
et d'imagination , les termes consacrés aux
sciences , aux arts et aux métiers. En jugeant d'après
ces principes , combien de pédans on compterait
aujourd'hui , à commencer par les grands faiseurs
de l'Encyclopédie , qui fondèrent leurs pré
FLOREAL AN XΙΙΙ . 343
tentions à l'immortalité sur les mots mêmes que
l'Académie française , dans ses jours de gloire et
de raison , avait mis au rebut !
Le Dictionnaire de la langue française une fois
achevé pour tous les Français , il était naturel que
ceux qui étudient de préférence une science , qui
cultivent un art , desirassent voir les mots et la
définition des mots de cette science ou de cet art
rangés dans un ordre alphabétique . Ce travail utile
ne fut point dédaigné par les hommes de lettres du
bontemps ; mais ils ne crurent pas qu'une pareille
compilation fût un titre pour réclamer l'admiration
de la postérité. Il était réservé au dix-huitième
siècle , à ce siècle si fier et si pauvre , de présenter
et de recevoir un dictionnaire comme un ouvrage
de génie. Du génie dans un dictionnaire ! O Molière
! il faut encore répéter avec toi :
En science ils se font des prodiges fameux ,
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux .
Thomas Corneille voulut , pour les savans et les
artistes , suppléer au Dictionnaire de l'Académie ;
et , seul , dans un âge très - avancé , il rassembla
tous les termes de géographie , de sciences , arts et
métiers , dans cinq gros volumes in-folio. Cet ouvrage
, premier fondement de l'Encyclopédie , a
bienle mérite dugenre ; les définitions y sont claires ;
l'esprit n'y tient point la place de l'expérience ; le
raisonnement n'y est jamais donné pour des progrès
de raison ; aussi ce travail immense reçut- il la
récompense qui lui était due ; il fut bien payé par
le libraire , approuvé par la nation , et traduit chez
l'étranger. Mais , dans un siècle où chaque chose
était réduite à sa juste valeur , une compilation
n'augmenta point la réputation de l'auteur d'Arianne
; personne ne crut qu'un dictionnaire dût
entrer en comparaison avec une tragédie ; et
Thomas resta toujours le cadet de Pierre. Qu'on
Y 4
344 MERCURE DE FRANCE.
me cite un des savans collaborateurs de l'Encyclopédie
qu'on puisse , pour le travail , l'ordre et
la patience , comparer à ce vieillard .
Thomas Corneille eut des imitateurs et des traducteurs.
Ainsi que nous l'avons déjà remarqué ,
les sciences et les arts font des progrès continus ;
quelquefois même on compte comme nouvelle découverte
une nouvelle classification , ou seulement
un changement hardi introduit dans le langage
convenu. Il était donc dans l'ordre des choses que
les imitateurs et les traducteurs l'emportassent sur
celui qu'ils imitaient ou traduisaient; car , en fait
de compilations , celui qui vient le dernier serait
bien mal-adroit s'il ne faisait pas la meilleure. C'est
par cette raison que le plus complet des Dictionnaires
sur les sciences , arts et métiers parut à
Londres , au milieu du dix-huitième siècle , sous
le nom d'Ephraïm Chambers .
Diderot vivait alors à Paris , fort embarrassé
deson existence depuis que , par amour pour la
philosophie , il avait perdu la petite pension que
lui accordait son père. Le dictionnaire de Chambers
lui tomba entre les mains ; il forma le projet
de le traduire ; la spéculation était bonne; et , dans
son prospectus , notre philosophe n'oublia point
d'exalter les Anglais comme seuls capables de produire
un ouvrage aussi admirable. A l'entendre ,
l'esprit humain ne pouvait aller plus loin. Cependant,
en traduisant, il s'aperçut bientôt qu'on pouvait
faire mieux ; et nous en avons dit la raison : c'est
que lederniervenu dans ce genre doit nécessairement
surpasser ses prédécesseurs. Cette observation était
simple et juste ; mais , dans une tête comme celle
de Diderot , les observations les plus communes se
changeaient volontiers en découvertes extraordinaires
. Il crut donc de bonne foi s'élever au -dessus
de tous les grands hommes en publiant un pros-
Γ
FLOREAL AN XII I. 345
pectus de dictionnaire plus complet que ceux connus
jusqu'alors : dès qu'il put se donner comme
inventeur , il rétracta les éloges qu'il avait prodigués
à Chambers ; et , en avouant que cet écrivainn'avait
fait que copier nos vieilles compilations,
il fut vrai par amour-propre.
Ici la scène change. Un simple dictionnaire des
arts et métiers , exalté par la vanité de celui qui
le promettait , va devenir une Encyclopédie ; cette
Encyclopédie l'ouvrage de génie par excellence ,
la gloire du siècle , la condamnation des siècles
passés , la lumière des siècles à venir. Et pour arriver
à cette haute destinée que faudra- t - il ?
Confondre , ainsi que nous le verrons bientôt , ce
que l'Académie française avait séparé dans ses
jours de sagesse et de vigueur.
१
Diderot , entraîné par son imagination , soutenant
le pour et le contre sans croire se dédire ,
était de lui-même si peu capable de perfidie , qu'il
s'empressait de communiquer au public les projets
perfides qui lui étaient suggérés , alors même
qu'il s'apprêtait à les mettre à exécution. C'est lui
qui composa , et fit imprimer dans l'Encyclopédie
l'article renvoi , article dont l'unique but était
d'apprendre à la cour que les encyclopédistes se
moquaient d'elle , et travaillaient sans relâche à
renverser le trône et l'autel. Cet excès de franchise ,
qui paraît incroyable aujourd'hui , tient au caractère
de l'homme ; et l'impunité qui le couvrit peint
le caractère du siècle. Abandonné à lui - même ,
Diderot se serait brisé mille fois ; mais lorsque son
projet de dictionnaire lui tournait la tête , il eut
le bonheur de s'accrocher à d'Alembert , le plus
méchant et le plus froid des philosophes ; je parle
de ceux que la mort a soumis au jugement de la
postérité. م
D'Alembert , n'ayant alors que la réputation
346 MERCURE DE FRANCE ,
d'un savant , enviait l'éclat qui accompagne les
lettres. Il voulut faire servir les poètes les plus distingués
de son temps à détruire l'ascendant que
la littérature avait toujours obtenu sur les sciences ;
il réussit ; et de tous ceux qu'il dupa , M. de Voltaire
est incontestablement le premier. Jamais
homme d'esprit ne se montra si sot , ne le sentit
mieux, ne l'avoua plus souvent , sans avoir la force
de cesser de l'être. Dans tout ce qui a rapport à
l'Encyclopédie , Voltaire joue le rôle d'un enfant ,
Diderot celui d'un fou ; d'Alembert seul se montre
avec l'adresse d'un conspirateur .
Nous avons vu que l'Académie française , dans
le temps de sa gloire , avait repoussé de son Dictionnaire
les mots consacrés aux sciences et aux
arts ; et nous avons expliqué les raisons qui la décidèrent..
Le premier projet de d'Alembert , le
plus important pour lui , était de renverser cet
ordre , de tout confondre dans un même ouvrage ,
afin de faire des connaissances humaines une nouvelle
classification dans laquelle il espérait mettre
la géométrie au premier rang , et la poésie au dernier.
Une pareille entreprise était au -dessus du
pouvoir d'un savant , dont le crédit est toujours
renfermé dans le petit cercle de ceux qui sont ca
pables de le juger ; et s'il eût osé la tenter de luimême
, point de doute qu'au même instant le chef
vivant du Parnasse ne se fût élevé contre le géomètre
, et n'eût employé pour le couvrir de honte
l'ascendant qu'il avait sur son siècle. L'habileté du
Mazarin de la littérature ( pour nous servir de l'expression
convenue entre les adeptes ) consistait
donc à faire entrer M. de Voltaire dans le projet
de l'Encyclopédie , en lui en cachant le vrai but ,
certain d'entraîner avec lui les poètes qui marchaient
sous ses ordres; et alors ils y marchaient
tous , M. Lefranc de Pompignan excepté. La
FLOREAL AN XIII. 347
A
Harpe , malgré son adoration pour l'auteur de
Zaïre , refusa constamment de travailler à l'Encyclopédie
; et ce sera pour lui un titre auprès de la
postérité de n'avoir pas coopéré à un ouvrage dont
le principal but était d'avilir la littérature : une
excellente logique a presque toujours sauvé cet
écrivain du ridicule attaché aux opinions qu'il professait
alors . M. d'Alembert était froid , M. de Voltaire
très - irascible ; l'un n'avançait qu'en déguisant
sa marche , l'autre ne savait rien dissimuler ;
aussi le géomètre n'avait pas eu besoin d'une grande
perspicacité pour découvrir que le poète était envieux
de Corneille , de Racine , de Boileau , et
que le philosophe détestait la religion chrétienne
jusqu'à se montrer ennemi personnel de son fondateur.
C'est d'après ces observations que d'Alembert
tendit ses piéges ; M. de Voltaire s'y jeta avec
une étourderie qui prouve que nos passions et
notre orgueil nous entraînent aisément contre nos
intérêts , quelle que soitd'ailleurs la supériorité de
notre esprit.
Il s'établit donc, entre les trois premiers intéressés
à l'Encyclopédie , une espèce d'association dont
chacun espérait tirer les plus grands avantages personnels
. M. de Voltaire s'engageait à faire en
Europe la réputation d'un ouvrage dirigé contre
la religion chrétienne , à condition que lui , Voltaire
, y serait reconnu par tous les coopérateurs
comme le premier des poètes , et le vainqueur
de Corneille et de Racine. Diderot voulait
faire du bruit , n'importe à quelle condition ;
il trouvait commode d'avoir à sa disposition un
livre sans fin dans lequel il pouvait déposer au jour
le jour les folies qu'il prenait pour des découvertes ;
par dessus tout , il avait besoin d'argent ; l'Encyclopédie
était comme un état ; aussi se montrait- il
souvent plus facile à céder à l'autorité que prêt à
348 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
faire résistance , disposition qui désolait le géomètre
pensionné, et le poète riche seigneur de
Ferney. D'Alembert , plus habile que ses associés,
suivait doucement son projet fondé sur la
haine et l'orgueil : haine contre tout ce qui était
au-dessus de lui dans l'ordre social , orgueil de
savant qui voulait renverser les idées reçues pour
mettre les beiles-lettres au dernier rang des connaissances
humaines. On voit que si le mépris
pour la religion était le même dans les trois associés
, le but qu'ils se proposaient était différent ;
aussi Voltaire seul criait-il sans cesse contre le
mauvais goût de la plupart des articles admis dans
l'Encyclopédie. Comme il lui importait que le
trône sur lequel on avait promis de l'élever audessus
de ses rivaux fût entouré d'éclat , il ne pouvait
sans douleur s'y voir porté par des écrivains
dont le style et les principes littéraires lui paraissaient
détestables : il s'emportait , priait , menaçait
, conjurait ; Diderot disait hautement que
c'était par jalousie ; mais d'Alembert qui , dans
le fond de l'ame , jouissait de voir les littérateurs
du siècle se déshonorer à son profit , consolait
l'auteur de la Pucelle en lui répétant de mille manières
qu'il était supérieur aux poètes du siècle précédent.
« Voulez-vous que je vous parle net , lui
>> écrivait-il , Cinna me paraît d'un bout à l'autre
>> une pièce froide , et sans intérêt. A l'exception
>>> de quelques scènes du Cid , du cinquième acte
>> de Rodogune , et du quatrième d'Héraclius
>> je ne vois rien dans Corneille ...... Si je suis si
» difficile , prenez-vous-en à vos pièces ..... II
>> n'y a presque personne aux tragédies de Cor-
>>> neille , et médiocrement à celles de Racine. »
( C'est- à-dire , il n'y a presque médiocrement personne.
) Corneille ainsi jugé , et Racine abandonné
raccommodaient M. de Voltaire avec l'En
FLOREAL AN XΙΙΙ . 349
cyclopédie ; mais à la première livraison qu'il recevait
, il recommençait ses doléances , se livrait à
de nouveaux emportemens ; et d'Alembert lui
écrivait : « Corneille disserte , Racine converse , et
>> vous nous remuez .... Je veux vous faire part
>> de ce que je pensais , il y a quelques jours , en
>> lisant vos vers , en les comparant à ceux de
>> Boileau et de Racine. Je pensais donc qu'en
>> lisant Boileau , on conclut et on sent que ses vers
>> lui ont coûté ; qu'en lisant Racine , on le conclut
>> sans le sentir; et qu'en vous lisant on ne le con-
>> clut ni ne lesent ; et je concluais , moi , que j'ai-
>> merais mieux être vous queles deux autres .>> Quel
style ! quels jugemens littéraires ! et combien il
fallait que M. de Voltaire fût aveuglé par l'amourpropre
pour attacher du prix à de pareils éloges ,
et pour ne pas sentir que celui qui lui sacrifiait
avec tant d'impudence la gloire des poètes du
siècle de Louis XIV , ne faisait pas intérieurement
grand cas de la poésie et des poètes de son siècle !
C'est ainsi que la flatterie , la vanité , et la haine de
la religion empêchaient le triumvirat encyclopédique
de se diviser. Les mauvais articles conservèrent
le privilége d'être admis; et Corneille ,
Boileau , Racine payèrent constamment le silence
que M. de Voltaire gardait avec le public sur tout
ce qui le choquait dans le travail de ses collaborateurs.
Gloire à qui se prosternait devant le génie
renfermé dans un dictionnaire ! Malheur à qui
s'élevait contre les platitudes , le mauvais goût
les faux principes etl'immoralité (1 ) de cette mons-
१
(1 ) Pour donner une idée de l'immoralité de l'Encyclopédie , il
suffira de dire qu'on a mis des contes licencieux jusque dans les articles
Chirurgie , quoiqu'un des priviléges de cet art soit d'être toujours
chaste , même en se servant de mots qui , dans tous autres ouvrages
, blesseraient la pudeur ; et si l'on veut connaître , d'une part ,
350 MERCURE DEFRANCE ,
trueuse compilation ! Si les principaux faiseurs
n'avaient pas fini par renier le corps de l'ouvrage ,
en imprimant chacun séparément ce qu'ils y
avaient fourni ( faux calcul d'amour-propre qui
mit le public à portée de juger combien devait être
pitoyable l'ensemble d'un dictionnaire dont chaque
partie était si faible ), bien des gens répéteraient
encore avec un bel-esprit que les philosophes portèrent
aux nues pour une sottise dite en leur faveur :
<< Il n'y a que deux belles façades dans l'univers ,
>> la colonnade du Louvre et le discours prélimi-
>> naire de l'Encyclopédie. » Voyons maintenant
si la colonnade de l'Encyclopédie soutiendra l'examen
impartial de la critique , aussi fermement que
le discours préliminaire du Louvre.
FIÉVÉE.
ce que la délicatesse accorde à la nécessité de définir ; de l'autre ,
jusqu'où le cynisme peut aller en définissant , qu'on lise le mot jouissance
dans le Dictionnaire de l'Académie , et le même mot dans
Encyclopédie. Combien il fallait que le siècle fût corrompu , pour
que les époux et les fils ne se révoltassent point en voyant les mystères
de la maternité découverts , définis dans des termes dont un
honnête homme n'oserait se servir en s'élevant contre la prostitution !
Cet article est écrit d'un style qu'on appelait alors brúlant; et l'auteur
évoque la Nature pour qu'elle crie au fils qui rougirait de voir sa
mère avilie : « Tais-toi , malheureux , et songe que c'est le plaisir qui
>> t'a tiré du néant . >> Cette apostrophe est très - philosophique. Ce
qui ne l'est pas moins , c'est d'entendre les beaux esprits de nos
jours me reprocher , à moi , d'attaquer la gloire de notre littérature
, parce que j'ai la patience de lire et de juger les oeuvres de
M. d'Alembert , qui n'aimait ni Corneille , ni Racine , ni Boileau , et
qui voulait mettre la géométrie au-dessus de la poésie.
FLOREAL AN XIII. 351
Examen oratoire des Eglogues de Virgile , à l'usage des
Lycées et autres écoles publiques ; par C. J. Genisset,
ex -professeur de seconde au ci -devant collége de Dôle ,
professeur actuel au Lycée de Besançon. Prix : papier
fin , 3 fr.; papier vélin , 5 fr. A Paris , de l'imprimerie
de P. Didot , l'aîné ; chez le Fort , libraire ,
petite rue du Rempart- Saint-Honoré et de la Loi , en
face du théâtre Français , nº. 961 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42 .
QUOIQUE de tous les ouvrages de critique qui aient
paru depuis Quintilien , le Cours de littérature de M. de
LaHarpe soit regardé avec raison comme un des meilleurs
que l'on connaisse , il s'en faut bien cependant que tous
les jugemens qu'a portés ce littérateur habile , soient également
réfléchis et équitables . Ce Cours , undes plus vastes
qu'on ait faits , embrasse la littérature ancienne et moderne
, et c'est cette dernière sur-tout que l'auteur connaissait
éminemment. Quant à la littérature ancienne , il
s'en faut bien qu'elle soit traitée avec la même perfection.
Sans parler des jugemens que M. de La Harpe a portés sur
Aristophane , sur Pindare et même sur Homère , beaucoup
d'auteurs grecs et latins ont à se plaindre de sa partialité
, et Théocrite autant qu'aucun autre. Soit que M. de
La Harpe ne goûtât que fort peu la poésie pastorale , ou
que le poète latin lui fût plus familier que le poète grec ,
Virgile dans ce Cours de littératurea obtenu la préférence
sur Théocrite . Ce jugement est bien loin d'être celui des
gens de lettres qui ont étudié l'antiquité. Addison entr'autres
, quoique grand admirateur de Virgile , lui pré-
,
352 MERCURE DE FRANCE ,
férait de beaucoup Théocrite dans la poésie pastorale. Il
dit même quelque part que , de tous les poètes anciens ,
Théocrite est vraiment inimitable. En effet , il ne faut
qu'être médiocrement versé dans le grec , pour sentir la
prodigieuse supériorité que donne seulement au poète de
Sicile le dialecte qu'il a employé. Ce dialecte qui n'a ni la
douceur de l'ionien , ni la finesse de l'attique , semble
tellement être fait pour la poésie bucolique , qu'on n'a pas
lu cinq ou six vers de l'original , que déjà l'on croit être
au milieu des bois. Il n'en est pas assurément de même
dans Virgile. Le langage de ses bergers est aussi pur et
aussi poli qu'il peut l'être. J'ai cru que dans un article où
il allait être question des Eglogues de Virgile , je ne devais
pas passer sous silence le jugement que M. de La
Harpe a porté sur Théocrite qui , comme on sait , a servi
de modèle au poète latin. Virgile a tant de titres à la gloire ,
qu'on n'a pas besoin de chercher à lui attribuer ceux des
autres . Quand bien même on le reconnaîtrait inférieur à
Théocrite , l'auteur des Géorgiques et de l'Enéïde n'en sera
pas moins le vainqueur d'Hésiode et le rival d'Homère .
C'est moins l'imitation des moeurs de la campagne qui
rend recommandableśles Eglogues de Virgile, que lapeinture
des passions. Avant la Phedre de Racine et l'Héloïse
J. J. de Rousseau , il n'existait dans aucune langue rien de
plus passionné que la seconde et la dixième Eglogue de
Virgile. C'est pourquoi je trouve qu'il serait difficile d'expliquer
comment on ne craint pas de mettre dans nos
lycées , entre les mains des jeunes gens , des ouvrages aussi
passionnés que les deux Eglogues dont nous parlons , en
même temps qu'on leur interdit la lecture des poètes élégiaques.
Nous aurons lieu tout-à-l'heure de revenir sur
cette observation ; le commentaire de M. Genisset nous en
fait un devoir. On ne peut contester à ce professeur de
n'avoir
1
FLOREAL AN XIII.333
n'avoir vu beaucoup de choses dans les Eglogues qu'ila
commentées ; mais avant d'examiner à quel point Ara
poussé la perspicacité , essayons de nous former par nousmêmes
une idée du mérite qui distingue les Bucoliques de
Virgile.
1
Le poëme pastoral semble appartenir tout entier à l'antiquité
; du moins la plupart des essais des poètes modernes ,
dans ce genre , ont- ils été sans succès. Ce n'est pas que
nous ne nous plaisions dans la peinture des champs et de
l'âge d'or ; mais le genre simple et naïf n'a que fort peu
d'amateurs parmi nous . De toutes les divinités des anciens ,
les Faunes et les Dryades sont celles que nous négligeons
le plus. Un des plus grands obstacles qui s'opposent à ce
que le genre pastoral soit naturalisé parmi les modernes ,
est l'imperfection de la plupart de nos langues ', qui n'offrent
pas ces nuances entre la finesse et la rusticité qu'on
trouve dans les langues anciennes , et particulièrement
dans la langue des Grecs. Ceux qui ont lu Théocrite dans
l'original , entendront parfaitement ce que je veux dire :
la langue grecque sous ce rapport est vraiment unique ;
chaque genre de poésie avait un idiome à part. Voulaiton
écrire la comédie? on choisissait le dialecte attique ,
rempli de mots délicats et de tournures fines et spirituelles .
Le dialecte éolien offrait au poète lyrique des phrases
riches , des terminaisons sonores , et des mots qui remplissant
à la fois la bouche et l'oreille , revêtissaient l'ode
d'un éclat et d'une pompe orientale . Le dialecte ionien
respire la mollesse et la volupté des peuples de l'Asie ,
aussi Anacréon l'a-t-il choisi pour chanter ses plaisirs. La
langue des bergens de Théocrite offre un mélange de douceur
, de finesse et de rusticité , dont la grace est inexprimable.
Virgile , écrivant dans une langue infiniment moins
poétique , était privé des ressources du poète sicilien; il
Z
5.
354 MERCURE DE FRANCE
ne lui amanqué que l'avantage de l'instrument pour égaler
son modèle , et l'on ne peut assez admirer avec quel art il
a su assouplir l'idiome latin , qui semblait être fait pour
tout autre genre de poésie. Il suffit d'avoir parcouru les
fragmens qui nous restent des vieux poètes latins , tels
qu'Ennius et Pacuvius , pour se convaincre que la langue
latine n'était point destinée à être la langue des graces ,
ni l'organe de la volupté. Ce ne fut qu'après un grand et
long travail , que les poètes parvinrent à adoucir en partie
les sons âpres et rudes qui rappelaient à chaque instant
son origine étrusque. Ily a loin de la versification d'Ennius
, à la douceur enchanteresse des vers de Tibulle et
de Virgile. La langue latine n'a nulle part plus de douceur ,
de grace et de naïveté que dans les Eglogues de ce dernier.
Quant à la peinture des moeurs champêtres , je doute
qu'on préfère jamais Virgile à Théocrite : dans celui - ci ,
expressions , images , sentimens , tout est vraiment pastoral
; mais ce qui, selon moi, fait le charme principal des
Eglogues du poète latin, c'est la teinte de mélancolie qu'il
a su répandre sur la plupart de ses tableaux. En cela Virgile
a fait pour la pastorale ce que Tibulle fit depuis pour
I'élégie. Je ne sais pourquoi les modernes se sont imaginé
qu'eux seuls eussent connu cette alliance mystérieuse de
tristesse et de volupté qui constitue la mélancolie. Quel
poète est plus mélancolique qu'Horace ou que Tibulle ?
Les anciens connaissaient la mélancolie dans toute l'étendue
du sens que nous avons attaché à ce mot. Cette jie ne
sais quelle tristesse d'ame dont on ignore la cause, est qui
fait trouver tant de charmes à la solitude et aux promenades
rêveuses d'automne , semble avoir été l'état habitiuel
de Virgile. Bien long.temps avant cet Ossian , si renommé
pour sa sensibilité , on avait découvert dans le sifflem ent
des vents , dans le bruit de la pluie, une sorte de volu ptá
FLOREAL AN XIII. 355
triste et touchante. Quel plaisir , s'écrie Tibulle , dans la
première et la plus belle de ses Elégies , quel plaisir , la
nuit auprès de Délie , « d'entendre mugir les Aquilons
>> impétueux , ou lorsque l'Auster épanche des torrens sur
>> la terre , de s'endormir d'un doux sommeil au murmure
» du vent et de la pluie ! » Dans les Eglogues de Virgile ,
tout porte ce caractère de tristesse sentimentale. Un berger
veut-il exprimer le plaisir que lui a fait le chant d'un
autre berger ? il se sert de la comparaison suivante :
« Que vous donnerais-je pour prix de vos chants harmo-
>> nieux ? Non , jamais le sifflement du vent du midi , lors-
>> qu'il commence à s'élever , venientis sibilus austri ,
> ni le murmure des flots qui viennent se briser sur le
>> rivage , ne m'a jeté dans un aussi doux ravissement. »
Tantôt c'est un tombeau qu'on aperçoit dans le lointain
au milieu d'un paysage , par une des soirées pluvieuses
d'automne ; incipitBianoris apparere sepulchrum. Toutes
ces images sont assurément aussi mélancoliques que celles
d'Ossian. Ce n'est pas qu'on ne trouve aussi de ces sortes
debeautés dans Théocrite; l'un et l'autre poète se plaisaient
sans doute à nourrir leurs rêveries dansle silence des forêts ,
à prêter l'oreille au bruit des eaux , au sifflement des pins
agités par le vent du soir ; l'un et l'autre du moins rappellent
souvent toutes ces choses dans leurs poésies. Théocrite
nous représente son Cyclope tout pensif , assis tristement
sur un rocher , et laissant errer au loin ses regards distraits
sur les mers de Sicile.
καθεζόμενος δέπί πέτρας
Υψηλᾶς, ἐς ποντον αρων.
Mais Virgile dans ses Eglogues est beaucoup plus rêveur
que son modèle. Tous ses sujets sont tristes : ce sont des
funérailles , des amantes trahies, des bergers malheureux,
qui se plaignent au ciel de leur destinée. La lecture de
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ;
ses Bucoliques est pleine de délices; tous ces vers vont se
graver d'eux - mêmes dans le coeur , ainsi que les vers de
Tibulle. Après cette lecture , un des premiers besoins
qu'on éprouve , c'est de se rendre compte à soi-même des
émotions qu'on a ressenties . Le commentaire de M.Genisset
est bien loin de satisfaire. Pour donner une idée de sa
manière d'analyser , nous allons transcrire quelques- unes
de ses réflexions sur la seconde Eglogue : « Cette Eglogue,
>> dit M. Genisset , est toute en sentiment ; c'est une pas-
>> sion malheureuse qui s'exhale en plaintes et en reproches .
>> Un berger, tandis que la nature entière repose , accablé
>> sous le poids des chaleurs , erre à travers les campagnes
>> sans chercher même l'objet qu'iladore , et , dans les dis-
>> cours remplis de tout le désordre de sa passion , lui
>> adresse , comme s'il était présent , des supplications qui
>> ne sont écoutées que des forêts et des montagnes. >>>
Formosum pastor Corydon ardebat Alexim ,
Delicias domini , nec quid speraret habebat.
« Le berger Corydon aimait avec ardeur le charmant
» Alexis , les délices de son maître , et il n'avait aucun
>> espoir de lui plaire. »
« Voilà le sujet exposé avec une précision , une clarté
>> remarquable ; on voit figurer , dès le premier vers ,
>> l'unique acteur de cette bergerie , avec son nom , Cory-
» don , sa qualité , pastor; la passion dont il va nous en-
>> tretenir , ardebat ; l'objet de cette passion , formosum
» Alexim . -Ardebat.... ce trait est fort et caractéristique.
» Il aimait avec ardeur ; ce mot dit tout : les accessoires
>> ne serviraient qu'à l'affaiblir ; formosum a fait une im-
> pression qui ne s'effacera point ; cette épithète placée
>> tout au commencement du vers , y répand un coloris
> doux et gracieux ; son opposition avec pastor distingue
>> bien de l'homme naturel , l'homme civilisé. A la beauté ,
FLOREAL AN -XIII. 357
» présent de la nature , Alexis joint sans doute une édu-
» cation recherchée ; mais n'est-il pas à craindre qu'ici
» les talens de l'esprit ne soient cultivés aux dépens de la
>> sensibilité du coeur ? Alexis a beau faire les délices de
» son maître , ce maître n'est pas un berger , domini ;
>> peut- être n'estime-t-il en lui que des avantages passa-
> gers et frivoles. Pour Corydon , il ne peut manquer
>>d'intéresser par sa bonté , par sa franchise , par la dou-
» ceur et la simplicité de ses moeurs.... PastorCorydon : il
>> est digne de l'amour qu'il cherche à inspirer , et cepen-
>> dant il aime sans espoir d'être payé de retour. Nouveau
» motif qui attache le lecteur , et l'associe en quelque
>> sorte à la passion qui fait le sujet de cette idylle . »
Jusqu'ici ce commentaire n'a rien de remarquable pour
la nouveauté , et il me semble que cette Eglogue prêtait
autant qu'aucune autre à l'analyse. Peut - être bien trouvera-
t-on M. Genisset par trop subtil. Je suis du moins
persuadé que Virgile , en lisant ce commentaire , serait
fort étonné de tout l'esprit qu'on lui donne ; et puis , pourquoi
M. Genisset s'est-il cru dispensé , dans l'analyse de
cette Eglogue , de parler du poète grec qui a servi de modèle
à Virgile ? La comparaison de l'un et l'autre poète
n'aurait pu qu'être fort intéressante. De pareils rapprocheinens
s'offraient d'eux-mêmes au commentateur , qui, sans
doute , s'est donné la peine de lire Théocrite . L'Eglogue
du poète de Syracuse est pleine de tendresse et de passion .
Lafontaine en a imité les premiers vers dans sa fable d'Alcimadure.
Je me sers de la traduction de Chabanon ,
n'en ayant pas d'autres sous la main. " Corydon , né pour
» l'amour , déjà dans l'âge mûr , aimait le jeuneAlexis.
>> La beauté d'Alexis s'accordait mal avec ses moeurs fa-
>> rouches ; il hait qui l'adore ; nul sentiment doux n'est
» entré dans son ame ; il ignore combien l'amour est un
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
>> dieu redoutable , lorsque , son arc en main , il lance sur
>> la faible jeunesse ses traits empoisonnés. L'abord , les
>> discours dans Alexis , tout est sauvage ; l'éclat dont
>> brillent ses lèvres , la vive lumière de ses yeux , son
>> teint de roses , ne soulagent point les peines du malheu-
>> reux Corydon ; jamais un mot , un doux baiser n'allège
>> le poids de son amour. Tel qu'un monstre des forêts
» observe avec crainte un chasseur , tel Alexis observe
» et craint ceux qui l'approchent. Le mépris se peint sur
» ses lèvres , ses regards menacent ; le courroux altère
>> son visage , il en efface les couleurs. Dans ce moment
>> sa beauté brille encore , et sa colère même irrite les
>> desirs de son amant. Corydon ne peut résister aux tour-
» mens de l'amour , il s'approche en pleurant de la triste
> demeure d'Alexis ; il en baise le seuil , et sa voix ainsi
>> se fait entendre: Sauvage et rigoureux enfant , nourris-
» son d'une lionne cruelle ; enfant plus dur qu'un rocher
>> et trop peu digne d'amour , reçois mon dernier présent ,
>>reçois ce tissu qui va terminer ma vie..... etc. »
Le sujet est le même que dans Virgile, mais les plaintes
du berger de Théocrite sont bien plus passionnées que les
plaintes du Corydon de Virgile , et la raison en est sensible.
Le poète de Syracuse nous représente son berger
comme ayant absolument perdu toute espérance , et résolu
de se donner la mort. Après avoir exhalé sa douleur , il
finit en effet par se pendre. Le berger de Virgile , au contraire
, se retire à demi consolé ; c'est dans l'inconstance
qu'il veut chercher un remède à ses maux :
Invenies alium , si te hic fastidit , Alexim .
Les couleurs de Théocrite devaient donc nécessairement
être plus sombres. Son berger devait garder moins de retenue
dans l'expression de sa douleur ; aussi cette idylle
de Théocrite est-elle une des plus passionnées de ce poète
FLOREAL AN XΙΙΙ. 359
1
qui , au jugement de Racine , excellait dans la peinture
de l'amour. Quoi de plus pathétique en effet que les passages
suivans de cette églogue , ou plutôt de cette élégie !
« Adieu , je vais où ta rigueur m'envoie , où tous les
>> mortels suivent une route commune ; je vais où l'eau
>> du Lethé, dit-on , guérit les peines des amans. Hélas !
>> j'en tarirai la source , sans pouvoir éteindre mes de-
Enfant cruel ! satisfais du moins le
2
>> sirs..
>> dernier de mes voeux : Lorsque sortant de ta demeure ,
>> tu me verras suspendu à ce portique , arrête - toi près
>> d'un malheureux , verse quelques larmes , et dénoue en
>> pleurant le lien où je serai attaché; daigne , de tes ha-
>> bits , m'envelopper et me couvrir ; du moins , au terme
>> fatal , embrasse celui qui t'aimait ; presse de tes lèvres
» ce corps inanimé : tu le peux sans crainte , le désaveu
>> de tes rigueurs , tes baisers ne me rendront point à la
>», vie ; creuse la tombe où doit s'ensevelir mon amour.
>> Avant de t'en éloigner repète trois fois : Ami , repose
» en paix ; ou bien : J'ai perdu le doux compagnon de
>>ma vie. Grave sur ma tombe cette inscription que je
>> vais tracer en vers : Il mourut victime de l'amour. Pas-
» sant , arrête - toi , et dis : Celui qu'il aimait eut un
>> coeur inflexible » .
Je ne comprends point les raisons d'après lesquelles
M. Genisset n'a pas cru devoir non-seulement faire de
pareils rapprochemens , mais dire même un seul mot sur
Théocrite. Je me garderai bien d'attribuer son silence à
un dédain qui serait encore plus inconcevable ; il ne peut
se faire , d'un autre côté , que ce soit par ignorance.
M. Genisset , en se chargeant de commenter les Bucoliques
de Virgile , ne s'est sans doute pas dissimulé qu'un
tel projet demandait une étude approfondie de la poésie
pastorale.A Dieu ne plaise que je m'avise de douter qu'il
4
360 MERCURE DE FRANCE ;
n'ait lu toutce qu'on a écrit dans ce genre ! Il sait que pour
un commentateur l'érudition est d'ordonnance. Quant au
goût , la plupart de ces messieurs en ont fait un objet de
luxe ; aussi le nombre de ceux qui ont réuni l'un et l'autre
n'est pas considérable. Je serais fâché pour M. Genisset ,
qu'après avoir lu son commentaire et jugé de son goût et
de son savoir , on le réléguât dans la classe des commentateurs
qui n'ont eu ni de l'un ni de l'autre . Je laisse cette
question à décider à mes lecteurs , et pour les mettre à
amême de prononcer , je reviens au commentaire de M. Genisset.
Virgile après nous avoir instruits de la passion de Corydon
, nous représente ce berger malheureux racontant sa
peine et ses tourmens aux bois et aux montagnes :
Hæc incondita solus
Montibus et silvis studio jactabat inani.
Virgile à qui aucune espèce d'harmonie , de sentiment n'a
échappé , met le lieu de la scène en consonance avec la
tristesse du berger. La solitude a des charmes pour les
malheureux : les paysages les plus sauvages sont alors
les plus délicieux. Ainsi , c'est au milieu des bois dont le
silence est si propre à nourrir la rêverie , quele berger Corydon
s'enfonce pour déplorer sa destinée :
Tantùm inter densas umbrosa cacumina fagos
Assiduè veniebat .
Virgile , par l'image que présente ce vers , par l'harmonie
même des sons , a voulu jeter déjà dans l'ame.du lecteur
un germe de tristesse. Je crois que tous ceux qui ont étudié
Virgile seront de mon avis. La remarque de M. Genisset
sur ce passage est assez singulière : « Ici , dit-il , le
>> poète découvre à nos yeux une scène merveilleuse ,
>> chef d'oeuvre de l'architecture champêtre ; c'est sous le
>> dôme majestueux des hêtres chargés de feuillage qu'il
FLOREAL AN XIII . 361
> place son berger : quelle sublime décoration ! C'est aux
>> montagnes et aux forêts que cet amant infortuné vient
>> adresser sa plainte ; toute la nature est en silence pour
>> l'écouter : quel magnifique auditoire ! » Cette remarque
n'est-elle pas d'un homme qui a bien senti Virgile ?
Qu'est-il question de pompe , de sublime et de majesté
dans une églogue ? Cette fois la perspicacité de M. Genisset
se trouve complétement en défaut; il en est de même
de cet endroit de son commentaire sur la septième églogue
, où deux bergers , Mæris et Ménalque , se hâtant de
se retirer dans la crainte d'être surpris par la nuit et par
la pluie , aperçoivent dans le lointain un antique tombeau
, sepulcrum incipit apparere Bianoris. Virgile , si
l'on en croit M. Genisset , n'a placé ce monument au milieu
de son paysage que pour ennoblir la scène : jusqu'ici
l'on avait cru que c'était pour un tout autre effet. Cet hémistiche
de Virgile a donné auPoussin l'idée de son tableau
de l'Arcadie. Encore quelques réflexions de notre commentateur
sur cette seconde églogue :
Nunc eliam pecudes umbras etfrigora captant ;
Nunc virides etiam occultant spineta lacertos .
« Que cette peinture est vive et animée ! s'écrie M. Ge-
>> nisset ! que de force et de vérité dans les détails , de
>> pureté et d'énergie dans l'expression ! quelle combi-
>>naison savante du mouvement et du rhythme , avec le
> sentiment et la pensée ! Ces pluriels umbras etfrigora
» semblent multiplier la fraîcheur et l'ombrage qu'ils
>> respirent. Il y a de la mollesse et de la symétrie dans
» ces répétitions , nunc etiam , nunc virides etiam : puis
> l'on croit apercevoir une partie du lézard restée à nu
>> sous la feuillée. Cet effet , en l'approfondissant , paraît
>> résulter deje ne sais queljeu brillant dont l'imagination
» se sent frappée par l'épithète virides , sur qui tombe
1
362 MERCURE DE FRANCE ,
> comme à la dérobée un rayon de lumière. On sent
» aussi les pointes dont le buisson se hérisse , percer à
>> travers ces mots d'une prononciation sèche et aiguë ,
>> occultant spineta. » Il faut avoir des yeux de lynx pour
découvrir toutes ces choses dans Virgile. Nous ne pouvons
refuser à ces remarques le mérite de la nouveauté ;
mais malheureusement , chez M. Genisset , nouveau se
trouve toujours synonyme d'absurde. Il arrive fort souvent
à ce commentateur de se méprendre du tout au tout
sur les beautés d'ensemble ou sur l'intention de Virgile ;
mais c'est dans les détails qu'on peut admirer toute la finesse
de sa vue. Les yeux de M. Genisset peuvent jouter
avec un microscope , tant ils sont pénétrans et subtils : on
ne se douterait jamais des beautés en tous genres qu'ils
découvrent dans le plus petit monosyllabe. M. le professeur
demeure en extase devant un atque , il se prosterne
pour une simple interjection, et il n'est pas, selon lui, dans
tout Virgile un enclitique qui ne soit admirable ; je m'en
vais en donner quelques exemples , afin qu'on ne puisse
dire que j'exagère dans l'intention de faire rire mes lecteurs
.
« Après l'énumération de ses qualités personnelles ,
>>Corydon s'attache à combattre la répugnance d'Alexis
» pour la vie pastorale. En faisant l'éloge de la belle
>> nature et des plaisirs des bergers , il en parle avec ce
>> ton d'enthousiasme qui en impose , et qui porte la con-
>> viction :
1
O! tantùm libeat mecum tibi sordida rura,
Atque humiles habitare casas et figere cervos ,
Hædorumque gregem viridi compellere hibisco.
>> Ah ! seulement daignez venir avec moi habiter ces cam-
> pagnes que vous méprisez tant, et loger sous ces humbles
>> toits . Otantum libeat ! exclamation persuasive et pas-
> sionnée ! Ici l'adverbe tantum joue un rôle important , et
FLOREAL AN XIII. 363
>> semontrecomme l'ame de la pensée tantùm : humiles casas
>> est modeste et gracieux. Viennent ensuite d'autres dé-
>> tails , et d'abord la chasse , qui exerce avantageusement
>> la force du corps , et figere cervos...... cet hémistiche
>>est rapide comme la flèche qui vole et frappe son but ;
>> puis la conduite d'un troupeau :
Hædorumque gregem viridi compellere hibisco .
» Ce vers mal uni peint l'humeur obstinée de l'espèce de
» bétail dont il est question. Le verbe compellere , qui
>> se prononce avec effort ; l'élision pénible sur sa dernière
» syllabe , sur hibisco , dont la première est nécessairement
>> aspirée ; la houlette même dont le berger se représente
>> armé , toutes ces circonstances se réunissent pour don-
» ner une certaine importance à la conduite des trou-
» peaux , et bannissent l'idée qu'on a vulgairement de
> la triste uniformité de cet exercice champêtre.
Mecum unà in silvis imitabere Pana canendo :
» Ce vers entièrement musical , fait entendre à l'oreille
>> les accords qu'il exprime ; imitabere est tendre et varié ,
» Pana est fort et harmonieux , canendo est moelleux
>> et sonore ; il finit en point d'orgue qui s'étend dans les
>> airs , l'écho s'en empare pour le continuer » . En lisant
de pareilles réflexions , on croit entendre une des Préeieuses
de Molière se récrier sur le oh ! oh ! de la chanson
de Mascarille , et dire : « J'aimerais mieux avoir fait ce
> oh ! oh ! qu'un poëme épique » . Je crois que Virgile
aurait été bien surpris d'apprendre que dans ces vers de
sa troisième églogue :
Hic alienus oves custos bis mulget in kora
Et succus pecori et lac subducitur agnis.
› Les syllabes sèches et crispées des mots : succus pecori,
>> lac agnis , confirment la maigreur extrême des brebis
364 MERCURE DE FRANCE ,
» d'Egon , et font entendre à l'oreille les durs frottemens
» de la main qui presse leurs mamelles arides. » La remarque
sur le vers suivant n'est pas moins subtile ; il
s'agit d'une génisse :
Bis venit ad mulctram, binos alit ubere fætus .
« C'est la génisse elle-même qui deux fois le jour vient
>> offrir ses mamelles pour qu'on la décharge d'un poids
» qui la fatigue , circonstance remarquable . Avec cela
>> elle nourrit encore deux jeunes veaux , binos a'it ubere
» fatus : quelle fecondité ! alit est gras et coulant ; ubere
» est plein et arrondi . >>>
Tout le commentaire de M. Genisset est écrit d'un bout
à l'autre dans le même goût . Il s'imagine que Virgile est
perpétuellement occupé à faire de l'effet , comme si le
poète devait tout peindre , comme s'il n'était pas une foule
de choses qu'il suffit d'indiquer , de rappeler à l'esprit ,
sans chercher à les mettre sous les yeux et les mains du
lecteur. C'est d'après cette idée fausse , que M. Genisset
s'est égaré dans un labyrinthe inextricable de subtilitės
scholastiques . Il faut autre chose que de la métaphysique
pour commenter dignement les grands poètes . Je ne m'arrêterai
pas à relever toutes les fautes de langue de M. Genisset
: je lui demande par exemple si cette phrase est
française : « Se plaindre à toute la nature des injustes
>> mépris d'Alexis , c'est à quoi l'on doit s'attendre de la
>> part du berger malheureux. >> Et cette autre : « L'épithète
» novum ne pouvait être plus judicieusement placée pour
>> sortir son effet. » Je ne m'arrêterai point à ces observations
; il y aurait trop à faire. D'ailleurs , il en est une trop
importantepour que je la puisse différer plus long temps.
J'ai dit quelques pages plus haut , que plusieurs des
églogues de Virgile étant aussi passionnées que les élégies
de Tibulle et de Properce, il était un peu singulier qu'on
FLOREAL AN XIII. 365
ait cru pouvoir sansanger mettre les unes entre les mains
des jeunes gens , en même temps qu'on leur interdisait la
lecture des autres. Il ne me serait pas difficile de prouver
ce que j'ai avancé : on peut comparer la dixième églogue
et la seconde avec les lettres les plus amoureuses de la nouvelle
Héloïse ; celle même que Saint-Preux écrivit à sa
maîtresse sur le rocher de Meillerie , ne renferme pas des
traits de passion plus profondément sentis , plus énergiquement
exprimés . Cependant quand verra-t-on jamais
l'Heloïse de Rousseau être mise au nombre des livres c'as
siques à l'usage de nos lycées ?Jamais sansdoute, puisqu'on
ne l'a pas osé dans le règne même de la philosophie. Les
deux églogues dont je parle sont expliquées publiquement.
Je craindrais d'être accusé de jansénisme en condamnant
les vers où il n'est question que de cet amour que la nature
avoue ; mais personne , je pense , ne trouverait trop
rigoureux qu'on supprimât au moins les vers capables de
donner à des enfans l'idée de cette passion infame , si commune
dans l'antiquité . Voltaire a tenté de justifier les
grands hommes qu'on a accusés de ce vice , et voici pourquoi.
Les pères de l'Eglise avaient tiré parti de ces exemples
d'une profonde corruption morale , pour montrer aux
païens l'insuffisance de leur doctrine. Voltaire en conséquence
prétendit que c'était une calomnie ; mais toute
l'antiquité entière déposé contre Voltaire. Platon , Solon
et Cicéron lui - même auraient de la peine à se justifier.
Conçoit-on que le premier ait proposé dans sa république
une pareille infamie, comme un moyen propre à exciter le
courage des jeunes citoyens , et à récompenser leur vertu ?
Rien de plus ridicule à ce sujet que l'obstination de Vole
taire , et d'aussi indécent que les injures qu'il prodigue au
savant M. Larcher. Tout atteste dans les anciens combien
ce vice , devenu en horreur aux nations modernes , était
366 MERCURE DE FRANCE ,
commun et répandu. Nous en avons Pins leurs écrits même
les plus honteuses révélations , comme les preuves les plus
convaincantes : encore , si cette turpitude n'eût été commune
qu'aux Nérons , aux Caligulas , on en serait moins
honteux. Il était dans l'ordre que des monstres qui avaient
fait tant d'outrages à l'humanité , fissent encore cet affront
aux graces ; mais ce qui est vraiment révoltant ,
c'est de voir tomber dans ce vice les plus grands hommes
de l'antiquité , les esprits les plus délicats et les plus polis :
on sait àqui sont adressées les élégies les plus tendres de
ce Tibulle si sensible. J'ai été peu-à-peu entraîné dans
ces réflexions , en lisant le commentaire de M. Genisset
sur la seconde églogue de Virgile. Pour conserver cet
ouvrage dans les classes , on avait jusqu'ici eu recours à
des déguisemens , et on attribuait à l'amitié tout ce que
l'amour dicte au berger Corydon. Ce mensonge au reste
n'en imposait pas même aux enfans. La passion de l'amour
y est exposée avec tant de chaleur , qu'il est impossible
que l'innocence la plus crédule puisse être long- temps
la dupede cette fausse interprétation . On est , je l'avoue ,
un peu surpris de voir M. Genisset qui a mis à la tête de
son livre , à l'usage des lycées et autres écoles publiques ;
on est , dis-je , un peu surpris de voir M. Genisset rejeter
toute espèce de voile. « Corydon , dit-il , avait mérité
>> l'amour de Ménalque et de bien d'autres bergers ; il a
>> tout négligé cependant , tout pour un objet qui le
>> méritait si peu. Cette réflexion qu'il achève dans le si-
>> lence , fait naître en lui un dépit secret que l'on sent
>> percer dans la leçon qu'il adresse à son insensible
>> amant d'un ton mêlé de tendresse et de dignité : >>>
Oformose puer , nimium ne crede colori ;
Alba ligustra cadunt, vaccinia nigra leguntur.
>> O bel enfant , ne te fie pas trop àla couleur : on laisse
:
FLOREAL AN XIII. 367
>>le troëne qui est blanc , pour cueillir le vaciet qui est
» noir. »
« Au soin que prend le berger d'adoucir ce trait , on
>> sent que l'espérance vit encore au fond de son coeur ;
>> il craint d'offenser , de rebuter Alexis par une allusion
> trop ressentie. Il commence par rendre hommage à
» cette même beauté dont Alexis est si vain , ő formose
» puer ! cependant à travers les ménagemens, dont il use ,
» on voit qu'il fait à son amant une menace sérieuse ,
>> quoique indirectement présentée , et Corydon n'en est
» pas venu là sans quelque grand effort. Assurément
M. Genisset a oublié dans ce moment qu'il écrivait pour
les lycées . Quelle serait sa confusion si quelques -uns de
ses disciples , plus curieux que les autres , allaient lui
demander des explications ultérieures ?
Les exemples que nous avons cités peuvent , je crois ,
suffire pourdonner une idée de l'examen oratoire des églogues
de Virgile. Ce n'est pas que parmi ces réflexions
it ne s'en trouve quelquefois qu'on voulût conserver ;
mais en général l'auteur pèche toujours par trop de subtilité
: en un mot , il a montré beaucoup moins de goût que
de zèle . M. Genisset a vraiment un enthousiasme d'admiration
pour le poète latin , et je lui rends même la justice
de croire qu'il serait homme à se faire pendre pour Virgile
si le cas le requérait. Malheureusement l'enthousiasme
est un état de l'ame peu favorable à l'analyse ; pardonnons
donc à M. Genisset de s'être mépris , et faisonslui
grace en faveur de son zèle plus ardent qu'éclairé : on
peut le comparer à ces martyrs des premiers temps de
l'Eglise , qui se dévouaient pour des vérités qu'ils n'entendaientpas.
Au reste , M. Genisset aurait à se plaindre ,
si après avoir cité de sa prose nous ne citions pas de ses
vers . Voici donc un échantillon d'une églogue allégorique
368 MERCURE DE FRANCE ;
desa composition. C'est un colloque entre le berger Tityre
et le berger Thyrcis.
THYRCIS.
Dans cette humble retraite , au sein de ce vallon ,
Que chantez-vous , berger , et quel dieu vous inspire ?
En ces momens de trouble et de division ,
Pan même à nos ormeaux a suspendu sa lyre ,
Et l'écho de nos bois ne rend plus aucun son ;
Ces troupeaux mugissans , ces ruisseaux , ces ombrages
Ne sont plus à nos yeux de riantes images.
Aquoi le berger Tityre répond :
4
Thyrcis , le temps n'est plus d'éclater en regrets :
Daphnis est de retour , Daphnis dont la voix tendre ,
Rivale d'Amphion , enchante les forêts .
Aux bergers assemblés dès qu'il s'est fait entendre ,
Il a calmé soudain les esprits inquiets .
Le bienfaisant Daphnis au sein de nos chaumières
A ramené la paix qui le suit en tous lieux ;
Il vient de mettre un terme à nos longues misères .
Pour chanter, dignement ce mortel généreux ,
Muses , inspirez-nous vos sons harmonieux.
Sur ces entrefaites , survient le berger Damon , lequel
est aussi innocent que les deux premiers ; il entre en chantant
les paroles suivantes :
Paisibles habitans de ces douces retraites ;
:
Je viens unir ma voix au son de vos musettes
Et rendre grace au ciel qu'il daigne faire encor
Dans vos heureux climats renaître l'âge d'or .
De l'aimable Daphnis la douce bienfaisance
S'est fait depuis long-temps connaître à nos bergers ,
Et je viens , en leur nom , sur ces bords étrangers
Elever un autel à la reconnaissance .
Les trois bergers continuent à chanter alternativement
sur leurs musettes ; ce qui est bien la plus jolie chose du
monde et tout- à- fait divertissant. Les bornes de ce journal
nous empêchent de citer en entier cette églogue allégorique
; mais nos lecteurs conviendront sans peine d'après
cet échantillon , que lorsqu'on fait d'aussi beaux vers on
peut commenter hardiment les églogues de Virgile .
J. E. LA SERVIÈRE.
T
FLOREAL AN XIII . 36
SPECTACLES.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE .
Délia et Verdikan .
MALGRÉ quelques jolis morceaux de musique , la voix
de Martin , l'agrément du jeu d'Elléviou , le talent prodigieux
de madame Saint-Aubin , qui s'est encore surpassée
avant-hier , cet opéra n'a pas réussi. Quoique le poëme ne
soit pas bon , ce n'est pas à lui cependant qu'il faut entièrement
attribuer la chute . Par égard pour l'auteur , que les
journalistes avaient assez indiscrètementnommépar avance,
suivant un usagé peu convenable introduit depuis quelque
temps , on eût du moins tout écouté avec patience , sans
les efforts continus d'une cabale bien prononcée , qui
n'ayant pu apparemment s'embusquer au parterre , s'était
nichée au paradis. Quoique peu nombreuse , elie a , par ses
cris et sa tenacité , couvert les app'audissemens presque
universels du reste de l'assemblée . « Vous voyez comme ils
sont ingrats >> a dit Elléviou vers la fin de son rôle , soit
que ces mots y fussent , ou qu'il les cût ajoutés. Cette allusion
a été vivement sentie. Il y avait réellement de l'ingratitude
à ne pas écouter avec résignation (car il en fallait un
peu), la production d'un auteur qui fait tant deplaisir quand
il joue celles des autres .
,
On yoit d'abord un Turc qui vient d'acheter quatrejeunes
esclaves fort belles . C'est un marchand qui n'est ni jeune ni
riche , et sa femme luideniande avecraison ce qu'il en veut
faire ; car son projet n'est pas de les vendre. Il se les fait
amener, et bien moins galatit que Soliman , leur dit :
J'ai payé cher votre beauté ;
Vous devez être bien aimables . J
A a
CE
370 MERCURE DE FRANCE ,
Quelques détails de cette scène ont rappelé le souvenir
des Trois Sultanes de Favart; comparaison fâcheuse pour
Délia et Verdikan. La bienséance n'est pas toujours bien
exactement observée dans cette dernière pièce. Le marchand
pourrait se dispenser d'avertir , comme il fait quelque fois,
qu'il passe dans l'appartement de ses femmes. Sur quoi ,
pour ne pas laisser d'équivoque , un autre personnage
s'écrie « qu'il est fou de ses odalisques ; que son plaisir est
>> de les cajoler. » Cette expression a choqué. Délia est aimée
d'un capitaine de la garde du grand-seigneur. La première
fois qu'elle l'a vu « son coeur battait si fort qu'elle
>> avait peine à le contenir , et il lui sembla qu'il voulait la
» quitter . >> Elle ajoute dans une ariette ,
,
Qu'il l'a charmé par ses accens ,
sans se douter qu'elle fait là un très-gros solécisme , tout
au moins contre la grammaire. Le capitaine , nommé
Verdikan , est surpris par le père dans sa maison . Le valet
de l'amoureux fait croire à ce marchand très-crédule que
son maître est le fils du grand-seigneur , le présomptif héritier
du trône. Sous ce nom ,celui-ci épouse sa maîtresse. La
cérémonie de ce mariage ressemble un peu à celle du
Mama- Mouchi . Un visir , qui tombe des nues , vient désabuser
le père ; car la mère était dans la confidence. Néar
moins comme l'alliance est sortable , et qu'un vil usurier
auquel le marchand voulait donner sa fille , est reconnu
pour un misérable calomniateur , qui n'est bon qu'à être
empalé , tout se concilie , et se termine enfin.
C'est sur-tout la longueur de la pièce qui a secondé les
malveillans ; elle dure encore long-temps après que Verdikan
a été reconnu par la mère. Une intrigue sans mouvement
, le monologue d'un valet , une scène entre ce valet
et l'usurier , sans aucune espèce d'intérêt ,, et dans un moment
où l'on haletait , à la lettre , après le dénouement , ont
fatigué tout le monde. On est sorti convaincu que le premier
acteur de l'Opéra- Comique doit se borner aux succès
qu'il obtient dans cette profession. Il en aurait encorede
م
FLOREAL AN XΙΙΙ. 371
:
plus grands , si , pour se donner un air dégagé et délibéré ,
il ne précipitait pas trop souvent son débit , et ne saccadait
pas sa diction. Du bredouillement n'est pas de la légèreté.
M. Berton a fait la musique. L'auteur des paroles n'a pas
voulu être officiellement connu. L'un et l'autre ont été demandés
avec persévérance par un parti dont le zèle était
plus grand que le nombre.
; THEATRE DU VAUDEVILLE.
L'Athénée des Femmes.
EST- IL convenable , est-il juste de vouloir livrer à la risée
les femmes qui cultivent les arts et la littérature? On ne
saurait bien résoudre la question posée ainsi d'une manière
absolue. Si ces femmes sont ce qu'on appelait autrefois de
petites bourgeoises sans fortune , qui négligent leurs devoirs
domestiques pour courir après le bel esprit et n'atteindre
que le ridicule , il est bien de tâcher de les rendre à
leur ménage , et de leur faire quitter la plume pour reprendre
l'aiguille et le fuseau. Si , avec beaucoup d'aisance , une
fenime a de l'esprit et du loisir , on avouera qu'il vaut autant
qu'elle emploie l'un et l'autre à quelque ouvrage agréable
qu'à médire ou àjouer. Tout le monde est d'accord de la
finesse de leur tact. Quelques jugemens erronnés qu'on leurs
reproche ne prouvent rien contre leur goût , si ce n'est qu'il
n'est pas infaillible. Dans le siècle des véritables lumières , les
hommes n'ont-ils pas aussi méconnu le mérite de plusieurs
chefs- d'oeuvre dramatiques ?
;
On convient encore qu'il est utile aux progrès dés lettres
que les femmes les aiment et's'y intéressent. Sans cet ink
rêt , nous eussions eu peut-être Corneille , mais non pas
Racine. Or il est difficile d'aimer les lettres , sans être quelquefois
tenté de les cultiver. Enfin il y a des ouvrages que
les femmes seules , pour ainsi dire , peuvent faire , des
chosesqui n'ont de graces que dans leur bouche , des genres
où elles nous ont surpassés . 4
F
Aa2
372 MERCURE DE FRANCE,
Cependant ce n'est pas le sujet, c'est la manière dont on
l'a traité qui a fait cheoir le vaudeville où l'on a osé se mocquer
de leurs prétentions littéraires. L'intrigue n'est rien
moins que neuve. Madame Pathos , secrétaire perpétuel de
l'Athénée des Femmes , a promis sa fille à M. Pincé , secrétaire
de celui de Montargis. Un militaire , aimé de la
jeune personne , se produit sous le nom de M. Pincé , et il
épouse mademoiselle Pathos. Ce vaudeville ne pouvait donc
se sauver que par les détails , et il sont souvent grotesques
au lieu d'être comiques. Quelques mots néanmoins ont été
applaudis. Madame Pathos , arméed'une tragédie en douze
actes , sur les douze travaux d'Hercule , veut en assommer
l'officier , qu'elle prend pour M. Pincé. « Je vous lirai
>> tout.-Ah ! ne m'accabiez pas de vos bontés ! >> Elle prétend
avoir des moyens sûrs de réussir. On lui demande
quels ils sont. « Les voies de fait ; c'est plus aisé que d'avoir
du génie. » L'Opéra ne lui paraît pas dignede ses productions.
Il n'ya là , suivant elle, de bon que les ballets ;
T
Et les entrechats de Vestris
Ont empêché bien des culbutes
Il estprobable que c'est la rime qui l'a empêchée de préférer
ceuxde Dupont. Une vieille galvaniste annonce qu'elle
a ressuscité des grenouilles , et qu'elle espère bien ressusciter
aussi des hommes. L'officier répond qu'il la retient pour
la première expérience. Les résurrections ont fait rire les
uns , et scandalisé les autres qui ont vouluy entendre malice.
Mais il y a eu parfaite unaninité pour une romance
où l'amante se comparait à la fauvette , son amant à un
pinson, le rival de l'amant à un moineau. On a sifflé toute
la volière. Les sifflets ont redoublé lorsque l'actrice a dit,
en finissant :
:
Ilfaut faire de l'Athénée
Le rendez-vous du jour.
:
Le rideau s'est baissé au son de cette triste musique. Les
femmes ont dû se trouver trop vengées. Elles pardonnent
plutôt les épigrammes , et même les injures ,que l'ennui.
1
FLOREAL AN XIII 373
2
ΑΝΝΟNCES .
"
Annuaire des Contributions directes de l'Empire Francais, ouvrage
indispensable à tous les fonctionnaires et employés chargés de
la répartition on de la confection des rôles des contributions et da
jugement des réclamations, aux receveurs généraux de département ,
receveurs particuliers d'arrondissement et receveurs particuliers percepteurs
de communes , pour les guider dans la perception , les poursuites
, etc. , et leur faciliter l'exécution des lois et arrêtés relatifs à
lears fonctions; et aux contribuables , pour vérifier l'exactitude de leurs
taxes et éviter les poursuites des percepteurs en les acquittant aux
époques déterminées par les lois; par T. H. Saint-Léger , chefdes
bureauxdela recette générale du département de la Seine , l'un des
auteurs du Répertoire de la perception des Contributions ; dédié à S.
A. S. monseigneur Cambacérès , archi- chancelier de l'Empire ,
grand-officier de la légion d'honneur , déocré du grand- cordon , ohevallier
del'Aigle- Noire de Prusse , membrede l'Institut de France, etc.
Untrès-fortvol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 c. par la poste .
AParis , chez l'Auteur , rue des Petis-Augustins , nº. 2 ; Ballard ,
imprimeur , rue J. J. Rousseau , nº: 14 .
L'Auteur, qui paraît connaître parfaitement le système contributif,
adans le Recueilquenous annonçons, rassemblé par ordre de matières ,
tout ce qui a rapport à la répartition et à la perception des Contributions;
il annonce que son but a été de faciliter l'exécution des lois et
décrets sur cettepartie, et il nous a parul'avoir complettementrempli.
(Lasuitede cet ouvrage qui contiendra aussi les Contributions in
directes, paraitra chaque année.)
Grammaire Française; par Lhomond, nouvelle
édition revue, corrigée et augmentée, par Charles Constant le Tellier,
ex-professsseeuurr de l'Universite de Paris . Le prix decette Grammaire ,
contenant 204 pages , c'est-à-dire le double de la Grammaire ordinaire
deLhomond, est de r fr. 25 c ., et 1 fr . 70 c. par la poste.
AParis , chez lePrieur , libraire , rue des Noyers , no.22 .
Les Elémens de Grammaire Française de Lhobond avaient obtenu
le suffrage dujury des livres élémentaires , et avaient été approuvés
par le Corps Législatif en l'an 4. La nouvelle Commission des livres
élémentaires établie au commencement de l'an 12 , les a pareil'ement
adoptés pour l'usage des lycées et des écoles secondaires; nous sommes
dispensés par-là de faire l'éloge de la petite Grammaire de Lhomond,
dost tout le monde reconnaît assez le mérite. Mais nous dirons quelque
chose de la nouvelle édition que nous annonçons au public ; elle
offre des changemens qui tendent à rendre moins pénible pour les
enfans l'étude de la langue française; les règles de la formation des
temps dérivés dans la conjugaison des verbes , sont présentées avec
plus deméthode, et seront plus aisées à retenir et à appliquer. Le traité
des participes, incoinplet et erroné, a été entièrement refait. Celui des
prépositions et des conjonctions a ns été également refondu. On y a
joint des remarques intéressantes sur chaque partie du discours , sur
l'orthoxraphe et la prononciation , et sur diverses locutions vicieuses,
trop communes dans la société. On y a ajouté aussi une méthode de
faire lesparties du discours , ou l'analyse d'une phrase; et cette méthode
a été appliquée à un exempletiréduTélémaque. Eufia , l'ouvrage
a été augmenté d'un traité de la versification française.
Cesdifférens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
desPrêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
374 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Lisbonne. M. Jérôme Bonaparte est arrivé ici sur un
bâtiment américain , sur lequel étoient , comme passagers ,
M. et Mile Paterson. M. Jérôme Bonaparte vient de prendre
la poste pour Madrid , et M. et Mlle Paterson se sont
rembarqués . On les croit retournés en Amérique. (Monit.)
Londres . Enfin l'expédition secrète a mis à la voile , le
19 avril , sous l'escorte de deux vaisseaux et de deux canonnières.
Le convoi sera renforcé en mer de quelques vaisseaux
qui l'escorteront jusqu'à Gibraltar. Le nombre des
troupes embarquées est moins considérable qu'on ne l'avait
dit d'abord , et n'excède pas 6,000 hommes. Dans une
assemblée de la bourgeoisie de Londres , tenue le 21 avril ,
d'après une convocation expresse du lord maire , la conduite
du lord Melleville a été examinée avec la plus
grande , comme la plus juste sévérité. Des mesures énergiques
ont été proposées et accueillies à l'unanimité.
M. Pitt ddooiitt, dit-on , devancer dans la chambre des
communes la motion de M. Withbread , en demandant
lui - même qu'une commission soit nommée pour
examiner les différentes branches de l'administration. Il a
écrità tous ses amís , de sa main , pour les prier de se
trouver jeudi à la chambre , parce qu'on y devait traite,r
d'une affaire dont la nature est tout-a- fait extraordinaire.
2
Il est question de préparer de suite une expédition nouvelle
qu'on dit devoir être très- considérable . On en parle
encore comme d'une expédition secrète ; dans quatreà cinq
jours , sa destination sera sans doute connue. Pour peu
que cela continue , il faudra finir par embarquer toute la
nation , si l'on veut qu'elle soit gardée et défendue par des
troupes régulières ; carces expéditions nous mettent à découvert.
21.on 97
Naples , 26 avril. On écrit de Sicile que l'amiral Nelson
était sur le Maretimo , attendant l'escadre de Toulon ,
lorsqu'un brick est venu lui annoncer que les vaisseaux
français avaient été vus dans les parages de Cadix : vingtquatre
heures après , l'escadre anglaise avait appareillé.
(Moniteur.)
EMPIRE FRANÇAIS .
Marengo.-Alexandrie , 13 floréal. S. M. a donné
hier audience aux membres des différentes autorités . Elle
i
FLOREAL AN XIII. 3,5
)
a reçu le général qui commande la division , celui qui
commande le département , les généraux et officiers du
génie , les chefs et officiers des corps composant la garnison
, les officiers vétérans , les officiers retirés , la garde
d'honneur composée des anciens officiers , celle de la jeunesse
de la ville , les membres des collèges électoraux de
département et d'arrondissemens.
PARIS .
On lit aujourd'hui dans le Journal officiel l'article
suivant :
« La source des faux bruits est infinie; on ne cesse d'y puiser.
Ony puisera long-temps encore sans la tarir. Les uns sont l'effet de
Jamalveillance , les autres de l'oisiveté. Ils sont recueillis par les journaux
français , qui les propagent sans discernenient , soit par irréflexion,
soit par le desir de donner plus tôt qu'aucun autre , des nouvéles
fausses ou vraies .
>> Nous avons en plusieurs fois l'occasion de faire remarquter dans
cejournal , que toutes les nouvelles colportées par les bulletins de
Francfort , d'Augsbourg et de Hambourg , ne devaient être accueilles
qu'après examen , sur-tout quand elles concernent la France. Comment
peut-on croire en effet qu'on est mieux instruit à Francfort ,
àAugsbourg , à Hambourg , de ce que fait le gouvernement français
, qu'on ne l'est à Paris même ?
>> Ona , par exemple , supposé la création de six princes italiens ;
on les a désignés , on les a nommés , et le Journal des Débats a le
premier donné cette nouvelle , et il l'a publice , parce qu'elle était
mot pour mot dans le Bulletin de Francfort . C'est une nouvelle de
l'invention des auteurs de bulletins , qui devraient être bien surpris
de la confiance qu'ils inspirent à leurs confrères de Paris .
>>D'autres bulletins avaient dit , et les journaux de Paris s'étaient
empressés de lerépéter, qu'on faisait , dans toutes les parties de l'Italie,
une battue de bêtes fauves pour les chasses de Stupinigi. On supposoit
donc que l'Empereur qui vient de faire un voyage difficile dans les
Alpes; qui , dès le point du jour, est à cheval pour visiter les établissemens
publics , les forteresses, les positions ; qui voit partout les
différentes autorités avec lesquelles il examine et discute tout ce qui
importe au bonheur de ses peuples ; qui expédie régulièrement les
nombreux porte-feuilles qu'apportent les courriers qui se succèdent
avec rapidité , trouve encore des loisirs et éprouve le besoin de l'exercice
de la chasse dans ses journées si entièrement et activement remplies
! On a parlé en même temps de la splendeur et de la magnificence
des ameublemens du cl âteau de Stupinigi . Tout cela est également
controuvé : Stupinigi est une jolie maison de campagne meublée
d'une manière convenable , mais sans faste , et avec des meubles du
pays.
>>D'autres bulletins ont dit que les ministres de l'Empereur dans
les cours étrangères reçoivent des présens de 2 et 300 mille francs.
Onsait cependant que l'Empereur ne souffre pas que ses ministres
reçoivent , s'il ne les y a autorisés , même les présens qui sont d'usage
4
876 MERCURE DE FRANCE .
dans les cours , et dont la valeur n'excède jamais plus de 20 à 30 mille
francs .
» De faux bruits , répandus avec plus d'art , ont eu un objet plus
important. Toutes les machinations de nos ennemis étant inutiles , on.
a attaqué nos finances par les suppositions les plus dénuées de fondement
. On était si bien parvenu , il y a trois mis , à faire croire à
l'existence prochaine d'un papier monnaie , que le change de Paris en
avait souffert sur les différentes places de l'Europe . Ce broit était
absurde , mais il u'en produisait pas moins un mal très-réel. Si les
écrivains des journaux , au liu de recueillir tous les contes qui se
débitent , avaient montré l'état véritable de nos affaires pour discréditer
ainsi de pareils bruits , ils auraient rendu à notre commerce un
service très- réel .
>> Dans un ordre de choses plus important encore , on suit une
marche absolument semblable . On a publié que 1 Empereur d'Allem
gue devait venir à Venise , et ce prince n'a jamais pensé à ce
voyage. On det même à présent que le prince Charles doit se rendre à
Milan; ma's à peine a-t-on publié ces fables , que l'on contremande
les préparatifs . On se procure ainsi l'avantage de faire deux articles
pourchage fausse nouvelle ; tandis qu'en se tenant àla vérité ,on n'auraitio
eu à dire. On envoie le grand-duc Constantin àVienne;
pen rès c'estl'empereur d'Allemagne qu'' onffait aller enPologne pour
avoir ude entrevue avec l'empereur Alexandre .
et
>> Cos ouvelles , qui paraissent jetées au hasard , tiennent cependant
à un système suivi . Elles se combinent tantôt avec l'annonce d'une
alance offensive et défensive entre les empereurs d'Autriche , de
Russin, les rois de Prusse , de Suède , dont ce dernier serait déclaré
généralissime. On met déjà les troupes en mouvement , on désigne les
camps où elles se réunissent , les places où les inagasins sont formés ;
et en faisant venir ces bruits de differens lieux , en les donnant à des
dates diverses , en les répétant dans des articles successifs , on parvient
inspicer au lecteur peu instruit lidée que tout est en combustion , et
que la guerre es imminente. Le résultat est même tel qu'il y a peu de
temps. le bâtimens portont pavillon autrichien, russe ou suédois, trouvalent
à peine dans la Méditerranée des chargemens à faire en payant
les plus fortes assurances .
>>Ce n'est ps là tout-à- fait le but que les inventeurs se proposaient ;
mais il suffit pour leur ôter tout autre espoir de succès , de faire connître
la véritable situation de l'Europe .
>> L'Angleterre et la France sont aux prises . Les sentimens de
modération et les vues conciliatrices de l'Empereur ont échoué devant
la tarba ence de milord Dundas ( lord Melleville ) et de M. Pitt .
Plusieurs de nos croisières sont sorties de nos ports; plusieurs se
sont réunies aux croisières espagnoles . Le commerce anglais est partout
alarmé , déjà la présence des vaisseaux français a fait monter de
25 pour cent les assurances pour les Indes -Occidentales ; l'effet sera
biento le même pour les Indes-Orientales , les mers du Nord , la
Balti ue et la Méditerranée . Aucune rencontre fâcheuse n'a eu lieu
entre nos croisières et celles des ennemis ; mais dût-on éprouver la
perte de quelques vaisseaux, de quelques frégates , le but sera également
rempli : les Anglais auront essuyé des pertes incalculables , et
c'est le seul moyen de leur persuader enfin cette vérité , qu'ils ne peuvent
que perdre à la guerre , et qu'ils n'ont rien à y gagner.
1
FLOREAL AN XΙΙΙ . 377
* >> Apeine monté sur le trône d'Italie , l'Empereur Napoléon s'est
empressé de faire part de cet événement à l'Empereur d'Allemagne ,
au roi de Prusse et au roi d'Espagne; il en a reçu des réponses également
satisfaisantes ; ces trois grandes puissances , ainsi que tous
les électeurs du Corps-Germanique , le régent de Portugal et la reine
d'Etrurie , ont reconnu la nouvelle organisation de l'Italie.
>*> On n'a pas rassemblé un corps de troupes , on n'a pas formé un
magasin , on n'a pas fait un mouvement alarmant pour la tranquillité du
continent en Russie , en Prusse , en Autriche: l'Europe est tranquille ;
tout le mondey veut vivre en paix , excepté cependant les nouvellistes
que solde la politique anglaise, et qui dupent si facilement les journalistes
de France .
» Il se peut que la guerre avec l'Angleterre dure long-temps encore;
mais nous avons la ferme croyance que la paix du continent ne
sera pas troublée , puisque l'empereur d'Allemagne , le roi de Prusse
et le roid'Espagne sont d'accord avec l'Empereur des Francais. Des
hommes bien instruits affirment même que la Russie a donné à l'Angleterre
des couseils pacifiques , conseils qui seroient entendus si la
haine, la basse jalousie et les petites intrigues du cabinet de Londres
permettoient aux ministres anglais d'écouter ce que demandent l'intérêt
et le bonheur de leur pays .
-On lit dans le Publiciste d'avant- hier un morceau écrit
avec chaleur , intitulé le Camp de Marengo. Le voici :
Entre les forteresses de Tortone et d'Alexandrie entre les torrens
de la Scrivia et de la Bormida , s'étend sur plusieurs lieues une
plaine triste et aride. Marengo , Castel - Ceriolo , San - Guiliano ,
misérables villages , naguères inconnus , y reposent à peine l'oeil
ennuyé du voyageur . Eh bien ! sur cette surface monotone va se
déployer un spectacle dont ni les ordonnateurs de fêtes , ni la magnificence
des rois , ni l'imagination dramatique des poètes ne sauroient
égaler l'intérêt !
Sans doute on montre en Europe plusieurs de ces champs de
bataille où tels que , sur un échiquier , de savans tacticiens jouèrent
quelques parties sanglantes . La curiosité s'y repaît un instant de
médiocres souvenirs ; mais l'ame n'est vraiment émue que sur ces
ljeux célèbres où de grandes destinées se jugèrent sans retour. Marathon
, Arbelles , Pharsale sont les plus nobles monuniens de l'histoire
; et dansles temps modernes , Marengo se place avee honneur
à côté de ces noms antiques .
Un camp de 30 mille hommes est , dit-on , rassemblé dans cette
plaine fameuse . Le maréchal Lasnes le commande ; l'empereur et
roi dost en faire la revue à son départ d'Alexandrie. Que d'autres
ne considèrent dans cet évènement qu'une de ces pompes militaires
où les guerriers aiment à se soulager des loisirs de la paix ! Que
d'autres soient seulement frappés du contraste singulier d'une
armée qui manoeuvre au bruit des fanfares ,au milien des cris de
joie,et entre les flots d'une foule curieuse , sur le même sol que ,
cinq années auparavant , des torrens de sang ont inondes ! Marengo
réveille dans mon ame des pensées d'un ordre différent , et si j'avois
àles communiquer aux hommes de diverses nations que cette fête
guerrière va réunir , voici le langage que je leur adres erais :
Je dirais à l'habitant du Piémont : « Bénis Marengo , car c'est-la
que tu fus affranchi sans retour d'un gouvernement pusillanine qui ,
entre des voisins trop puissans , ne pouvait subsister que par la ruse
378 MERCURE DE FRANCE ;
la perfidie et les ng de ees sujets constamment versé , depu's deux
siècles ,dans toutes les guerres de l'Europe ».
Je dirais au Lombard : «Chéris les palmes de Marengo , car elles
ent protégé le berceau de ta liberté etde ton indépendance. C'est par
el'es que tu as repris ta place entre les nations , et que tu as vu se
briser pourjamais un joug étranger qui humiliaitton orgueil etbles,-
sait toutes tes habitudes ; c'est par elles que tu renouvelles ton
al iance avec cette ancienne famille des Gaules , dont la violence
t'avait seule séparé. »
Jedira's aux Français : « Jouissez , enfans de la gloire ; car ici tout
est pleinde vos triomphes. Vous étiez 40 mille , et l'ennemi comptoit
50 mille combattans ; vous aviez 3 mille hommes de cavalerie , et
l'autrichien vous en opposait 18 mille ! Apeine 30 pièces de canon
mal pourvues de munitions, et portées à bras au travers des Alpes ,.
protégeaient vos rangs ! et l'ennemi roulait devant lui une artillerie
formidable de 100 pièces de bronze approvisionnées par 200 caissons.
Vous aviez en tête une veille armée , maîtresse du pays ,
aguerrie par trois années d'andace et de succès , tandis que la plupart
de vos lignes n'étaient formées que de jeunes conscrits qui
jamais n'avaient vu le feu. Mais vous aviez pour vous le sénie de
Bonaparte . et ce sang français que la présence de la glo re fit tou
jours bouillonner dans nos veines! Aussi qquueels prodiges cettejournée
vit éclore ! C'est là que le général Lasnes , à la tête de l'avant-garde ,
soutint , pendant neuf heures , tout le poids de l'armée autrichienne
et les foudres de 80 pièces de canon ; c'est-là que 800 cava
liers firent mettre bas les armes à 6mille grenadiers hongrois qui se
croyaient vainqueurs ; c'est là que 500 grenadiers de la garde consulaire
arrêterent to mille hommes de cavalerie , soutinrent trois
charges sans se rompre , et prouvèrent que l'excès de courage peut
transformer un bataillon impétueux en un rocher immobile ! Qui ;
Français, ici , pour vous , tout est gloire , tout est trophée Ce
sont moins des souvenirs que vous trouvez , que des images vivantes
qui vous environment. Ju ques dans la poussière qui s'elève autour
de vous , vous repirez la cendre des braves qui tombèrent dans cette
mémorable journée ! »
Je dirais aux étrangers : Ici , quelques heures ont décidé du sort
du Piemont et de lItalie , et ont terminé les travaux de la révolution.
Par ce que fit alors le premier consul , à peine revêtu d'un
pouvoir précaire , dans un état épuisé par les malheurs , et divisé
par les factions , jugez de ce que pourrait l'empereur , tenant deux
sceptres dans ses mains, disposant d'une armée entière , d'un trésor
mis en ordre , de nombreux arsenaux , d'alliés fidèles , et de
l'affection de quarante millions d'hommes ! En vain Fincorrigible
insulaire souffle ppaarr--ttont les poisons de la discorde : la victoire a
écrit à Marengo la paix de lE'Euurrooppe. Les caractères n'en sont pas
effacés; et ceux là ser. ient Lien av ugles qui ne pourroient y lire la
gloire du passé , la sécurité du présent , et la leçon de l'avenir ».
Efin si , au milieu de la foule accourue à ce grand spectacle ,
mon oeil distinguoit , sous son déguisement, un enfant de la Grande-
Bretagne : « Anglais, lui dirois-je , tu as vu l'empereur des Francais
visitant les chamos de Marengo ; hûte-toi d'en partir , et va
L'attendre dans ceux d'Hastings ( 1 ) ! »
(1) Hastings est le lien où fut livrée la bataille qui fit passer l'Ant
gleterre sous ladomination de Guillaume-le-Conquérant....
FLOREAL AN XIII . 379
-Voici un aperçu des nouvelles qui viennent d'être apportées
en France par un aide-de-camp du général Ernouf,
commandant à la Guadeloupe.
Les îles de Montserrat, de Saint-Christophe , d'Antigues,
de Sainte-Lucie , ont subi le même sort que celle de la
Dominique. Les Français y ont levé une contribution de
cinq millions. Ces établissemens ont été laissés dans un
état de nullité absolue; ils ont expié la dévastation ordonnée
, et les crimes commis à Saint-Domingue par les
Anglais. Deux cent cinquante bâtimens anglais détruits
ou conduits avec leurs chargemens à la Guadeloupe et à
la Martinique , nous ont dédommagés en gros des pertes
que le commerce français avoit pu faire en détail pendant
plusieurs années de guerre. Quelquessoldats français ayant
été égorgés par trahison à la Dominique, quatre jours après
l'armée y a redescendu , et a passé au fil de l'épée les Anglais
et les noirs révoltés. Après l'évacuation et la ruine
des quatre îlesennemies , les troupes françaises ont été réparties
en 1500 hommes à la Guadeloupe , 1500 à la Martinique
; le surplus a été dirigé sur Santo Domingo , pour
renforcer les positions qu'occupe le général Ferrand.
Après ces expéditions , deux vaisseaux et trois frégates ,
suffisamment approvisionnés , ont été dirigés au vent de
la Barbade, pour y surprendre le convoi attendu de Cork ,
On évalue le préjudice porté au commerce anglais , dans
cette circonstance , àà plus de 100 millions de franes.
Ainsi voilà une expédition dont le résultat a été de ruiner
cinq îles anglaises ,d'enlever à l'ennemi 250 bâtimens,
de mettre enmême temps à l'abri de toute entreprise la
Guadeloupeet la Martinique , et de r'ouvrir àla France
les portes de Saint-Domingue; enfin de mettre peut-être en
notre pouvoir trois régimens anglais, un convoi considérable,
plusieurs vaisseaux de guerre , douze bâtimens de
transports et une grande quantité de munitions ; le tout
ayant été expédié de Cork en Irlande pour la Barbade , le
27 janvier,et ayant peut-être été détourné de sa destination
par une division de l'escadre de Rochefort .
- L'article suivant extrait de la gazette de Boston , du
27 mars , peut servir de complément aux nouvelles qu'on
vient de lire :
" Unparticulier qui était en qualité de passager sur le navire the
» Morley, capitaine Smith, qui arriva iei dimanche, de St. -Thomas ,
>>donne la nouvelle que, le 3 mars , un bâtiment venant de la Trinité
>>aborda à Saint-Thomas , et annonça l'arrivée aux isles du Vent d'une
▸escadre française de cinq vaisseaux de ligne , huit frégates et quatre
bâtimens de transport, ayant àbord dix mille hommes de troupes ,
380 MERCURE DE FRANCE ;
>> et qu'ils avaient pris la Dominique et Ste.- Lucie ; la même personne
>> nous apprend que , le 1er mars , le commandant de l'isle de Tortola
>> reçut un exprès du lord Lawington , gouverneur en chef des isles du
► Vent, pour lui apprendre l'arrivée de quatre vaisseaux de guerre et
>> quatrefregates , venant de France avec sept mille hommes de troupes ;
en conséquence , les canons d'alarme furent immédiatement tirés.>>
Dans une dépêche datée de l'Isle - de- France , le 3 nivose
an 15 , le contre-amiral Linois rend compte en ces
termes de la seconde croisière de la division française dans
les mers de l'Inde :
*Général ministre , les frégates la Belle-Pouleet la Psyché ne
pouvant d'un mois ou six semaines reprendre la mer , je mis sous
voile , de l'Isle-de -France , le 1er messidor an 12 , avec le vaisseau le
Marengo , les fregates l' Atalante et la Sémillante; nous avions six
mois de vivres et quatre mois d'eau. Je me portai au sud de Madagascar
, et croisai quelques jours à l'ouvert du canal de Mosambique , où
j'essuyai des temps et des mers dures , qui ont beaucoup endommagé
nos voiles et nos gréemens. Je relâchai sept jours à la baie de Saint-
Augustin,très -fréquentée par les Anglais ,où jeprocurai à peude frais
de la viande fraîche à nos équipages , qui en étoient privés depuis ma
relâche à Batavia. Nous remontames le canal , et croisâmes quelque
temps à la vue des îles de Comore et d'Anjouan. Nous étions sur le
chemin des bâtimens ennemis qui en cette saison , se rendant dans
l'Inde , passent le canal.
>> Je fis route au nord, coupai la ligne , et à peu près à l'ouvert
du canal des Noeufs , le 30 thermidor an 12 , je rencontrai enfin deux
bâtimens qui furent chassés et amarinés : l'un se nomme la Charlotte ,
doublé en cuivre, de650 tonneaux , chargé de riz , armé de 16 canons ;
P'autre , l'Upton-Castle, doublé en cuivre, de 627 ton., chargé de
blé et de marchandises du Bengale , armé de 14 canons , destinés tous
les deux pour Bombai ; je les expédiai pour l'Isle-de-France (1) .
Ayant croisé peu de temps à l'ouest du canal des Noeufs , je le passai ,
et nous allâmes établir une croisière à trente lieues dans le S. E. de
Ceylan : c'est là que je me flattois trouver ou être rallié par les deux
frégates laissées au port du départ . La violence des vents et des courans
, la difficulté de se maințenir par le parallèle convenu , ayant rarement
des observations de latitude, me firent perdre l'espoir de rallier
çes frégates ; et après une croisière pénible de 24 jours en ces parages ,
n'ayant rencontré que deux portugais partis de Lisbonne , se rendant
au Bengale, je me déterminai à aller chercher l'ennemi dans ses ports .
>>>J'entrai dans le golfe , et passant à vingt lieues au large de Madras,
jefus mouiller à Masulipatam, sous pavillon anglais; il ne s'y rencontra
que des bâtimens indiens sur leur lest. La rade de Cosanguay fut
aperçue par le capitaine de l'Atalante , chassant de l'avant , qui me
rendit compte qu'il n'y avait que des Parias : alors je prolongeai au
nord, à l'aide de la mousson du S. Q. , la côte de Goleonde; et le 1er
complémentaire an 12 , à huit heures et demie du matin , nous
emmes connaissance de la rade de Visigapatnam , un des principaux
établissemens anglais; il y avait tro s bâtimens à trois mâts au mouillage,
dont un fut peu après reconnu vaisseau de guerre; un petit bâtiment
(1) J'ai appris qu'il y avait disette à Bombay : la prise de ces bâtimens
sera pénible à l'ennemi.
FLOREAL AN XIII. 381
venait d'appareiller et faisait route au N. N. E. J'arborai les couleurs
anglaises , ce qui inspira sans doute de la confiance au vaisseau
ennemi , qui conserva ses voites au sec sur leurs cargues. Cependant
à9 heures 40 minutes, les batteries et les batimens de la rade mirent
pavillon anglais , le vaisseau fit des signaux de reconnaissance.
>>Les deux frégates étaient d'environ une demi-lieue en avant à moi ;
à 10 heures , l'Atalante , hissant son pavillon , vint à une demiencâblure
sur l'avant du vaisseau , lui envoya sa volée , et passa audacieusement
en terre de lui, en le contournant et le combattant de trèsprès;
la Sémillante passa de l'autre bord du vaisseau à petite portée ,
et se réunit à l'Atalante ; affalées l'une et l'autre sous le vent , elles
tinrent le plus près tribord amures pour s'élever de nouveau . A la
seconde bordée de l'Atalante , le vaisseau , qui ripostait et qui était
secondé par les batteries de terre , coupa son câble , et hissant ses focs ,
bordant son petit hunier , fit route pour la côte , où il me parut avoir
touché , restant en travers au vent , présentant sa hanche de tribord
au large. C'est dans cette position critique pour lui , que je parvins à
petite portée , et lui envoyai , à 10 heures 20 minutes , mes premières
bordées . Son pavillon tomba ; comme il ne tiroi plus en ce
moment, je le présumai amené et fis cesser le feu , portant toujours
sur lui. Dans ce même instant on me prévint que nous étions sur le
fond , et que nous touchions de l'avant : les vases étaient effectivement
remuées ; cependant la sonde venoit de rapporter onze brasses de
l'arrière . Je n'avais pas de plan de cette rade , et personne à bord ne
la connaissait ; il n'y avait point à délibérer. Je laissai arriver au
large , et pris tribord amures en serrant le vent ; l'ennemi , qui
n'était point amené , avait placé un pavillon dans ses haubans d'artimon,
et profita de mon mouvement pour me canonter en poupe ,
cequi ne fut pas long. A to heures trois quarts , étant assez au vent,
pour porter sur le vaisseau , je repris les amures à babord .
Je fus bien surpris de voir le vaisean anglais éviter le
bout au vent , et travailler à s'embosser ; il était mouillé
à la naissance de le barre, mais comme in nous avait paru
couché , il était probable qu'il avait franchi un banc dont
il se trouvait en terre ..... J'envoyai une yole avec neuf
hommes pour amariner le vaisseau de compagnie qui avait
amené sans tirer ; au premier coup de canon , l'autre à
trois mâts , nommé le Barnabé , de 400 tonneaux , aux
deux tiers chargé , se jeta à la côte , où en peu de minutes
il fut brisé et enseveli par la barre , ainsi sans doute que
l'équipage. A 11 heures et demie étant en panne pour me
laisser dériver sur le vaisseau dont je recevais depuis quelque
temps le feu , ainsi que celui du fort , je recommençai,
me trouvant à bonne portée , à tirer sur l'ennemi , et à II
heures 35 minutes , je mouillai et m'embossai par son travers.
» Le feu , pendant une heure dix minutes fut assez vif
de part et d'autre. La côte formant une espèce d'anse où
se trouvait le vaisseau anglais , les frégates ne pouvaient
point prendre de position en avant ou en arrière ; une forte
houledu large ou bien des courans qui portaient le Marengo
contre le vent , nous faisaient souvent embarder ,
382 MERCURE DE FRANCE.
malgré l'embossure,de sorte que j'avais souvent des positions
fâcheuses où les canons ne pouvoient être dirigés sur
l'ennemi ; ce qui me détermina , à midi 20 minutes , d'appareiller
et de tenir le vent tribord amures : à midi 40 minutes,
le feu cessa ; je me proposai , sans mouiller , de venirune
troisième fois le canonner; mais ayant appris par
les prisonniers que , deux jours avant , ils avoient vu deur
vaisseaux et une frégate en croisière dans ces parages , et
pour lesquels ils nous avaient pris ; sachant qu'il y avait
des forces imposantes à Madras où l'on devait être instruit
de mon entrée dans le golfe par les neutres visités (2) ;
considérant qu'il étoit d'une impossibilité absolue de s'emparer
de ce vaisseau mouillé à la barre en dedans d'un
banc , et qui se fût plutôt jeté à la côte que de se rendre ,
protégé d'ailleurs à terre par deux batteries (3) ; observant
que j'avais des manoeuvres , des voiles à réparer et une
avarie très-majeure dans la mâture , le chuquet de misaine
étant entièrement coupé , j'ai pensé qu'il ne convenoit
pas , à 1500 lieues du seul port qui m'était ouvert ,
environné d'un ennemi très- supérieur , de prendre une position
où le Marengo eût été compromis , pour combattre
à outrance un vaisseau que je ne pouvois que forcer à se
jeter au plain ; j'ai dû songer à me mettre promptement
enétat de faire de la voile , dans le cas que j'eusse aperçu
des forces supérieures : j'avois amarine le vaisseau de la
compagnie la Princesse- Charlotte, armé de 26 canons ,
chargé de toiles , sucre , salpêtre , cordages , etc. Il ne
s'était point défendu , ses canons étant engagés par les bal.
lots et pièces à eau : le second bâtiment s'était jeté à la
côte ; il ne restait donc au mouillage que le vaisseau de
guerre qui était dans l'état le plus déplorable ; il pompait
de toutes ses pompes , et depuis que nous avions cessé le
feu , il tirait sans cesse des coups de canon d'assistance.
>> Si ce vaisseau a paru se retirer de sa situation', il n'en
pourra pas moins , je présume , renoncer au voyage d'Europe
qu'il allait entreprendre , devant avoir à son bord l'at
miral Reignier (4). J'ai su que ce vaisseau était le Centurion
, réputé de 50 canons , en ayant 56 ; mais il esarmé
d'une manière extraordinaire pour un vaisseau de ce
(2) J'avais visité deux bâtimens portugais et plusieurs indiens ; en
outre on m'avait vu de la côte les jours précédens .
(3) La première batterie du fort n'est que de 8 canons de 32 ou de
24. On ignore le nombre de la seconde; 4 pièces de campagne
avaient été transportées par les troupes sur le rivage , vis-à-vis le
vaisseau que nous avons combattu .
(4) L'amiral Towbrige ou Pelow doivent venir relever l'amiral
Reigner.
FLOREAL AN XIII. 383
,
1
rang; il a 24 canons du calibre de 24 à la première batterie
, 26 caronades de 32 à la seconde et des caronades de
24 sur les gaillards ; son capitaine , quoiqu'il ait pris un
parti désespéré en se mouillant à la barre , n'a pas moins
employé avec valeur et intelligence tous les moyens que
conmportait la circonstance , pour empêcher que son vaisseau
ne tombât en notre pouvoir: un peuple immense d'Indiens
étoit rassemblé sur la côte , et la garnison sous les
armes était sur la plage par le travers du Centurion.
e
>>Je n'ai à regretter que deux hommes tués dans cet engagement
, l'un nommé le Roi , fusilier de la 10g , et
P'autre un mulâtre , créole de l'Isle-de-France , canonnier
auxiliaire. L'enseigne de vaisseau Poterel, le plus ancien
de la division , a été grièvement blessé aux deux cuisses .
L'Atalante a eu deux hommes tués et dix blessés , dont
un est mort des suites de ses blessures .
>> Le 9 vendémiaire , nous avons coupé la ligne pour la
septième fois depuis dix-neuf mois.
>> Le 22 vendémiaire , par les 12 degrés sud , et 84 degrés
de longitude , j'ai capturé le contre-schip le Hope ,
doublé en cuivre , de 725 tonneaux , armé de 16 canons
os caronades ; il est freté par la compagnie , vient du
Bengale , et se rendait à Londres. Sa cargaison est fort
riche. J'ai été assez heureux pour sauver les paquets secrets
du gouvernement , et même la correspondance particulière
: le grand soin que l'on avait pris pour préserver ces
paquets de l'humidité a fait rester les caisses entre deux
eaux, malgré les poids que l'on y avait ajoutés (5).
» Le 1 brumaire , nous avons rencontré une prise faite
à deux lieues de Madras , par la Belle- Poule : c'est le
contre-schip la Perle, de 350 tonneaux , chargé de marchandises
de l'Inde , et , ce qui nous est encore plus précieux
, de cordages , toiles à voiles , qu'il transportait de
Madras à Bombai .
>> Dans la nuit du 8 au 9 brumaire , j'atterrai sur l'Islede-
France , et les fusées qu'on lançait de terre m'annorcèrent
la présence de l'ennemi sur la côte. Au point du
jour , je me trouvai à une petite lieue au vent du grand
port : j'envoyai la Sémillante pour s'informer de la force
de l'ennemi , en lui ordonnant de me faire le signal de
ralliement , s'il était supérieur on forces , et dans le cas
contraire , de me rallier , ainsi que la Belle-Poule que
j'apercevais au mouillage. Le capitaine de la Sémillante
apprenant que la croisière ennemie était composée de
deux vaisseaux et de deux frégates , me fit le signal de
(5) J'ai remis au capitaine-général ces paquets importans: il s'est
chargé de les faire traduire et de vous les faire parvenir. :
384 MERCURE DE FRANCE ;
1
ralliement , et j'arrivai pour entrer avec les trois prises
et ladivision en ce port , où je n'avais jamais été , non
plus qu'aucun des officiers du bord . Le pilote-pratique
échoua le vaisseau sur un haut fond , le gouvernail fut
démonté, le vaisseau n'a pas eu de ma) . La croisière ennemie
a été levée le lendemain de mon arrivée et je suis entré
le 22 brumaire au port Nord -Ouest.
,
Signé LINOIS. »
A cette dépêche sont joints quatre états des prises faites sur l'ennemi;
savoir : celui des prises faites en l'an 12 , par la division du
contre-amiral Linois ; 2°. celui des prises faites pendant la même
année par les corsaires francais , et conduites à l'Isle-de-France; 5 .
celui des prises faites depupuiissle 1er vendémiaire jusqu'au nivose an
13 , par la division du contre-am ral Linois ; 4°. celui des prises faites
par les corsaires français dans le même intervalle , it conduites , comme
les autres , tant à l'Isle- de- France qu à Batavia.
er
Lepremier de ces états se compose des bâtimens : la princessede
Southerlandl, e Manatchy, l'Eliza-Anna; l'Henriette-et-l'amiral
Reigner; et l'Althea . Le produit brut de ces prises a été de 6,428,229fr.
Le deuxième état se compose des bâtimens : l'Amiral-Aplin; le
Superbe , l'Alfred , le Barlow ; l'Eléonore ; l'Active ; la Pomone ;
Vulcain ; le Makomed-Box ; le Friendship ; l'Endeavour; U
nicorne. Le produit de ces prises et de leurs cargaisons , a été de
2,237,340 francs .
le
Le troisième état se compose des bâtimens : la princesse Charlotte ,
de24 canons , du port de 610 tonneaux , chargée de toilerie , sucre et
salpêtre; le Hope , de 16 canons, du port de 700 tonneaux , chargé de
toilerie, indigo , canelle , etc .; la Perle , de 6 canons , du port de 360
tonneaux, chargée de sucre candy et girofle; la Charlotte,de 8 canons,
de 610 tonneaux, prise en déchargement ; et du Hubton- Castle,
de 16 canons , du port de 700 tonneaux , pris aussi en déchargement .
La valeur de ces bâtimens n'est pas indiquée , mais elle doit être considérable.
Ledernier état se compose des navires la Nancy, la Créole, la
Mouche ; le Shewensbury; le Friendship ; la Marguerite; la Fazasanbany;
le Baronnet Maure Chatalent ; le James Fiballd; le
Fames; le Sterling-Castle ; le Morington ; la Henriette . Laplupart
de ces prises étaient armées de 6 , de 8 , et de to canons; et leurs
cargaisons consistaient en riz , sucre , indigo , chevaux arabes et autres;'
eten48,500piastres (250 mille francs ) trouvées à bordde la Mouche.
Un seul de ces navires était sans chargement. La valear des autres
n'était pas encore connue , parce que la vente n'en avait pas été faite.
Par un décret impérial du 2 germinal an 15 , l'établissement
des Missions, connu sous la dénomination du
Saint Esprit , est rétabli. Les missionnaires institués par
Saint-Vincent de Paul , sous le nom de prêtre de la Mission
, et connu sous celui de Lazaristes , étaient déjà rétablis
en vertu d'un décret précédent.
M. de Luokėsini, ambassadeur de S. M. prussienne est
àTurin , d'où il doit se rendre à Milan pour le couronnewent.
M. le comte de Cobentzel , ministre d'état de le
cour de Vienne , doit s'y trouver aussi pour assister à la
même cérémonie. On ajoute qu'il est chargé auprès de
S. M. d'une mission relative au royaume d'Italie et à l'empire
d'Autriche.
(No. CCII. ) 28 FLOREAL an 13.
(Samedi 18 Mai 1805. )
8
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
M29
1
POÉSIE.
i
i
!
TRADUCTION DU PSEAUME 101 .
L:
EXAUCE - MOT , Seigneur , entends ma voix plaintive ,
Prête à mes cris perçans une oreille attentive.
Mille fléaux sur moi tombent de toutes parts's το
Daigne sur ma misère arrêter tes regards ;
Sois désormais le terme et l'objet de ma course ,
Sois , dans tous les revers , mon unique ressource a
Mes tristes jours marqués par des maux inouis , 1
Commeun songe léger se sont évanouis.
Mes os sont plus rongés, plus desséchés encore
Que des tisons brûlans que la flamme dévore.
Quand les feux du Midi retiennent le Zéphyr ,
On voit l'herbe des prés s'affaisser et languir ; "
Tel , dédaignant des mets l'inutile abondance , A
On m'a vu défaillant au sein de l'opulence.
:
دم
1-
[
J'ai tant vérsé de pleurs ! .... j'ai gémi si souvent ! ..
Hélas , mon corps n'est plus qu'un squelette vivantl
Undoux sommeil jamais ne fermait ma paupière ;
Bby
cent
386 MERCURE DEFRANCE ;
J'évitais les regards , je fuyais la lumière.
Solitaire , ennemi du tumulte et du bruit ,
J'imitais le hibou dans son triste réduit.
De mes persécuteurs les langues diffamantes
M'accablaient tous les jours d'invectives sanglantes.
Ceux qui m'avaient comblé d'éloges fastueux ,
Vomissant contre moi des blasphemes affreux ,
M'ont assailli des traits de leur jalouse rage.
-La cendre était monpain, les larmes mon breuvage.
Seigneur , ton bras puissant m'enlève avec fureur ,
Me rejette aussitôt comme un objet d'horreur.
De mes malheureux jours j'ai vu le court espace
S'écouler et s'enfuir comme une ombre qui passe.
Consumé par le feu de tes regards brûlans ,
J'ai séché devant toi comme l'herbe des champs.
Ton trône est au- delà de la voûte azurée ,
L'immense éternité compose ta durée ;
Ton nom , de siècle en siècle , adoré des humains ,
De la terre àjamais fixera les destins .
Descends , viens délivrer , Seigneur, ta Cité sainte
De l'opprobre éternel qui souille son enceinte.
Ce jour qu'ont annoncé tes oracles fameux cli
Le jour de ta clémence enfin luit à nos yeuxiem
De Sion , Ômon Dieu ! les pierres s'attendrissent
Sur ses murs désolés tes serviteurs gémissent
Si tu rends à Sion son antique splendeur of d
Les peuples , à les pieds , frémiront de terreur ,......
Et les rois étonnés des traits de ta lumière
Cacheront , en tremblant , leur front dans la poussière.
De l'humble , devant Dieu , déjà les voeux ardens ,
Montent comme l'odeur d'un agréable encens
A la postérité que la main de l'histoire
Des bienfaits du Seigneur transmette la mémoire ,
Etnos derniers neveux ,à cedoux souvenir,
Joindront, avec transport , leurs voix pour le bénir.
Du haut du firmament , le maître du tonnerre
Avu tous les forfaits qui règnent sur la terre.
t
FLOREAL AN XIIL 387
Des pères égorgés il a vu les enfans
Pousser dans les cachots de vains gémissemens ,
Et de ses serviteurs une foule captive
Frapper l'air d'une voix douloureuse et plaintive.
Mais la main du Seigneur touche et brise leurs fers.
Il commande , et soudain les cachots sont ouverts ,
Et ces infortunés , dans une sainte ivresse ,
Font retentir Sion de leurs cris d'alégresse.
Par les nombreux accords d'un chant mélodieux ,
Ils béniront l'auteur de la terre et des cieux ,
Quand les peuples divers et les maîtres du monde ,
Réunis à Sion dans une paix profonde ,
Viendront , ne formant plus qu'un esprit et qu'un coeur ,
Rendre hommage à sa gloire et servir le Seigneur.
Mon Dieu ! je crains sans cesse un avenir funeste;
De mes jours incertains dis- moi ce qui me reste !
Ala fleur de mes ans , Seigneur , ne permets pas
Que je sois moissonné par la faulx du trépas.
Seul , du Temps destructeur tu braveras l'outrage;
Ton règne , avec éclat , s'étendra d'âge en âge .
Tes mains ont de la terre assis les fondemens me
Formé les vastes Cicux, créé les élémens ;; BL
Ils périront unjour. Ainsi qu'il les fit naîtreionet
Le Seigneur , d'un seul mot, les fera disparaîtres
Oui , ce bel univers , partageant notre sortintool
Subira , comme nous , la vieillesse et la mort ;
Mais ta divine essence , mon maître suprême!
Durant l'éternité sera toujours la même.
De tes adorateurs les descendans heureux
Règneront avec toi dans l'empire des Cieux ;
Et leur race , à jamais , sans trouble et sans nuage,
Goûtera les douceurs de ton saint héritage.
९
Par M. l'abbé TARBOURIECH,
de Sigean , dép . de l'Aude .
ENIGME.
Un géant qui s'élève aux célestes flambeaux ,
110
Et qui tient dans ses bras et la terre et les eaux ,
1
02 2.1
e
388 MERCURE DE FRANCE
Dans le sein de Thétis a pris son origine;
Et si nous en croyons le rapport de nos yeux ,
Courbé, comme un Atlas , sous la charge des Cieux ,
Ondirait qu'il soutient leur pesante machine.
1
LOGOGRIPHE .
Tour à-la - fois arbuste et militaire ,
Je sers l'état , j'embellis un parterre ,
Et je me montre tour à tour
Avec la caisse ou le tambour.
Neuf pieds , lecteur, forment mon être ,
Et pour t'aider à me connaître ,
Cherche d'abord un habitant du ciel ,
Cebeau jardin planté par l'Eternel ,
Unhomme noir , une chaste déesse ,
Ce qui chez toi présage la vieillesse ,
Au mois de mai ce que font les oiseaux ,
Un élément , un asile aux vaisseaux.....
Je puis encore offrir à ta pensée ,
Cette vapeur par le froid condensée,
Cemont fameux où le berger Pâris
Donna la pomme à la belle Cypris ,
Le rossignol célèbre en Arcadie , .
Certain oiseaujasant comme une pie ,
Ces boulets creux lancés par des soldats ,
Et dont le sein renferme le trépas ,
Enfin ce cri qu'un faquin en voiture ,
Parfois t'adresse en te couvrant d'ordure.....
A
Par un oisif de Roanne .
CHARADE .
L'HOMME est sujet à mon premier ,
Qui vient parfois de mon entier ,
Tout l'opposé de mon dernier.
Le mot de l'Enigme du dernier N° est Ver-luisant.
Celui du Logogriphe est Boisson, où l'on trouve soi ,
nos , son, si , bis , bois ,, son, Sion.
Celui de la Charade est Mercure..
3:31 .
FLOREAL AN XΙΙΙ . 389
Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
Romain , par Gibbon ; abrégée par Adam ,
et traduite par P. C. Briand: Trois vol. in-8 ° .
Prix : 15 fr. , et 18 fr. par la poste. A Paris
chez l'Auteur, rue Christine; et chez le Normant.
( Quatrième Extrait. )
Je ne connais guère de plus grande absurdité
ni de contradiction plus manifeste que celle où
M. Gibbon s'est jeté par complaisance dans la
question sur les miracles. Il commence par les nier ,
comme philosophe , et ensuite il leur attribue
comme historien , la conversion de l'univers.. Un
philosophe est maitre de nier ce qui l'embarrasse ;
mais un historien est obligé d'accorder les faits :
et comment concilier ces deux caractères , lorsque
l'un est intéressé à démentir ce que l'autre est forcé
de reconnaître ? Dans une position si fausse ,
M. Gibbon était inconséquent par principe et par
nécessité. Le tour qu'il a donné à son opinion est
ce qu'on a jamais vu de plus bizarre en fait de
raisonnement. Les miracles ne sont rien dans son
esprit ; ce sont des faits supposés , des chimères ,
des rêveries , des illusions ; et cependant il veut
que ces rêveries aient eu dans le monde la même
autorité , le même crédit , la même influence que
si c'était des faits réels : en sorte qu'il lui paraît
commode de nier les miracles , et néanmoins de
s'en servir pour expliquer l'établissement du christianisme.
Sa pensée est que les apôtres n'ont eu
qu'à s'attribuer un pouvoir miraculeux , et que
cette prétention destituée de preuves a suffi pour
les rendre maîtres des esprits ; d'où vous conclu-
,
3
390 MERCURE DE FRANCE ,
rez que douze vagabonds peuvent changer , quand
il leur plaira , la face du monde entier , pourvu
qu'ils ne manquent pas de s'attribuer une autorité
surnaturelle.
१
Ces foibles opinions tombent d'elles -mêmes , et
il suffit de les mettre dans leur jour , pour en faire
sentir la folie. Mon dessein n'est pas de défendre
la foi des miracles par des considérations à priori,
qui m'écarteraient des raisonnemens sensibles ,
plus convenables à la nature de cet ouvrage. Ceux
qui voudront consulter ce que le docteur Clarke
a écrit sur cette matière , dans son traité de la
Vérité de la Religion chrétienne chap. XIX ,
verront que les attributs divins , bien loin de fournir
quelque objection contre les miracles , en font
évanouir les difficultés , parce que les considérant
dans leur source et dans le pouvoir qui les produit
, nous les voyons avec des yeux moins étonnés.
On ne peut les attaquer à posteriori qu'en prouvant
qu'ils ne sont pas suffisamment attestés ; et ,
sous ce point de vue , c'est un principe qu'on ne
doit ni les croire , ni les rejeter légèrement. J'ai
fait assez voir ( et la chose se prouve d'elle-même)
que ce n'est pas avec légéreté qu'on a reçu dans
le monde des faits dont la croyance induisait les
hommes à changer les habitudes qui les charmaient
, contre une discipline austère. Il y a , au
contraire , bien des raisons de penser que ceux
qui voulaient rejeter ce joug de dessus leur tête ,
n'auront pas fort approfondi les motifs qu'il y avoit
de s'y soumettre.
Les vertus extraordinaires des premiers chrétiens
ont fourni à M. Gibbon la quatrième cause
naturelle de l'établissement du christianisme : idée
juste en apparence , mais que le mauvais esprit
de l'historien a rendue fausse en quatre manières.
1º. Il fait une peinture si sombre et si peu enga
FLOREAL AN XIII. 391
geante de ces vertus des premiers siècles , qu'il est
incroyable que leur exemple ait pu convertir un
seul homme. 2°. Il parait que c'est confondre la
cause avec l'effet , que d'attribuer le succès de
de l'Evangile aux vertus des premiers Chrétiens ,
puisque ces vertus sont nées de la prédication
même de l'Evangile. 3º. Il est souverainement inconséquent
de présenter les vertus les plus parfaites
comme des fruits de l'imposture , et les apôtres
comme des modèles de sagesse et de tromperie.
Or, c'est ce qu'il faut admettre , si l'on nie les faits
qu'ils ont attestés. 4º. Il est contradictoire de regarder
comme une cause , ou comme un effet naturel
, des vertus qui élevaient les hommes audessus
de la nature. Si ces vertus , pour suivre la
pensée de M. Gibbon , ont eu la force de déterminer
le monde à embrasser l'Evangile , c'est que
manifestement il y voyait quelque chose de divin ;
autrement il eût admiré comme un sage , et non
pas adoré comme un dieu le fondateur du Christianisme.
On ne peut soutenir le contraire
reconnaître un effet plus grand que sa cause...
Mais au lieu de chercher comment les vertus .
des premiers Chrétiens ont fait triompher l'Evangile
, on irait à la vérité par un chemin plus droit
et plus sûr , en cherchant comment l'Evangile a
été la source de ces vertus. C'est là ce que M. Gibbon
devait expliquer , mais c'est ce que lui et ses
pareils n'ont garde d'apercevoir. Dépouillez l'Evangile
des faits divins qui le soutiennent ; que ce ne
soit plus qu'une belle exhortation à la vertu , et.
osez nous rendre raison non pas seulement de són
établissement politique , mais de son triomphe
dans les coeurs ; dites-noussi , pour vaincre l'idolatrie
, il suffisait de dire aux nations : Abandonnez
vos dieux , vos préjugés , vos habitudes ,
vos passions. Suffisait-il, pour peupler les soli-
,
sans
1
4
392 MERCURE DE FRANCE ,
tudes , d'exhorter les hommes les plus voluptueux
de la terre à quitter le monde , à renoncer à ses
délices , à se dépouiller de leurs richesses ? Pour
mettre une constance invincible,dans le coeur des
martyrs , et pour rendre des femmes même capables
de défendre la vérité dans les supplices , n'y
avait-il qu'à leur dire : Bravez la douleur et la
mort ? Direz-vous , enfin , que , dans le siècle de
Tibère et de Néron , il ne fallait que prêcher la
vertu pour rendre les hommes vertueux ? Mais ne
voyez-vous pas que les philosophes anciens parlaient
sans cesse de la sagesse , sans que le monde
en devînt plus sage ? Quelques-uns connaissaient
le vrai Dieu , ils en discouraient d'une manière
sublime , et ils ne pouvaient le faire adorer de
personne. Les stoïciens se glorifiaient de leur
vertu , dans laquelle ils mettaient le bonheur ; et
Brutus , leur disciple , avoue, sur le point de mourir
, qu'il a toujours été malheureux , et que la
vertu n'est qu'un fantôme. Les plus savans ne
trouvaient que du vide dans leur science. Sénèque
donnait de magnifiques leçons sur le mépris des
richesses , et il ne pouvait se l'inspirer à lui-même.
Et vous voulez que de pauvres Juifs n'aient eu
qu'à parler pour changer l'univers ! vous voulez
qu'il leur ait suffi de proposer les vérités les plus
hautes pour les faire croire , et les vertus les plus
difficiles , pour les faire pratiquer ! Pour ne pas
reconnaître la puissance divine dont ils étaient les
organes , voyez quel pouvoir surnaturel vous accordez
à des hommes! Et que vous vous rendez
misérablement crédules , pour ne pas croire ce
qui est raisonnable! Quelle foule d'absurdités il
faut dévorer , si l'on s'obstine à ne voir dans les
apôtresque des propagateurs d'opinions humaines !
M. Gibbon qui veut expliquer leur succès par leur
vertu , ne pense pas que, leur vertu est encore plus
FLOREAL AN XIII 393
incompréhensible que leur succès , et que l'un et
l'autre ne peuvent trouver d'explication recevable
que dans la vérité la plus certaine des faits dont ils
rendaient témoignage; car il est contre la nature ,
contre le bon sens, et contre toute expérience ,
que des hommes , quels qu'ils soient , aillent soutenir
des faits imaginaires pour le plaisir de se faire
torturer , et de mourir ignominieusement pour un
mensonge. Mais la proposition est bien plus absurde
, si l'on reconnaît que ces martyrs sont des
prodiges de vertu , comme le fait M. Gibbon , et
comme tout homme informé dans l'histoire est
contraint de l'avouer. Enfin , l'absurdité paraît à
son comble, quand on voit que les faits rapportés
par ces témoins sont des faits publics , sur lesquels
il était aisé de leur fermer la bouche. Neque enim
in angulo quidquam horum gestum est. Il n'y a
donc que la certitude inébranlable de ces faits qui
puisse expliquer , tout à-la- fois , le témoignage ,
la vertu, et le triomphe des défenseurs de l'Evangile.
Un seul homme entendit cette affaire dès le
commencement. Ce fut Gamaliel , savant légiste et
homme de tête , qui voyant le conseil de sa nation
s'émouvoir aux premières prédications des apôtres ,
lui dit fort sensement : <<<Laissez ces hommes parler
en toute liberté. Si ce sont des imposteurs , ils sont
trop faiblespour se soutenir; ils tomberont comme
tous ceuxque nous avons vu s'élever dans les mêmes
desseins; mais si Dieu les soutient , comme ils le
prétendent , inutilement tenteriez - vous de les détruire.>>
Discedite ab hominibus istis etsinite illos :
quoniam si est ex hominibus consilium hoc aut
opus, dissolvetur; si vero exDeo est , non poteritis
dissolvere illud. (Act. Ap.c.v. )
Les vertus évangéliques , considérées comme un
plan de perfection morale, sont un des caractères
les plus divins du christianisme; mais son excel-
C
394 MERCURE DE FRANCE.
lence ne se découvre qu'à proportion qu'on avance
dans ces vertus. Les philosophes n'ont jamais pu y
entrer , et ils n'en sauroient parler que témérairement,
comme on parle d'une science dont on ne
possède pas les principes. Celse a poussé l'ignorance
jusqu'àfaireuncrime à l'Evangiledela patience qu'il
recommande dans les injures,et quoiqu'Origène ait
répondu victorieusement à cetteobjection ,J.J.Rousseau
n'a pas eu honte de la reproduire dans le VIIIe
chapitre du Contrat social , avec un nouveau degré
d'extravagance . M. Gibbon a encore enchéri sur
ces erreurs. Il ose dire que le christianisme inspire
une apathie criminelle pour l'intérêt public. Si une
telle calomnie pouvait avoir de la force, il suffirait
de lui opposer le passage de S. Paul, où après
avoir montré que tout l'ordre des sociétés humaines
est établi par Dieu et fondé sur ses lois ( quæ
sunt, à Deo ordinata ) il règle par ce principe tous
les devoirs de la vie. Redditeergo omnibus debita :
cui tributum , tributum ; cui vectigal, vectigal; cui
honorem, honorem ; nemini quidquam debeatis...
(adRom. cap. XIII).
Des devoirs si précis ne laissent assurément
aucune place à l'indifférence. Mais admirons
comment M. Gibbon se met encore ici en contradiction
avec lui-même ; car il avance que la cinquième
et dernière cause du rapide accroissement
de l'Evangile , est l'union et la bonne discipline
de la république chrétienne. Il exalte à dessein
les grandes qualités du gouvernement de l'Eglise ;
il le présente comme un modèle d'activité , de
prudence et de patriotisme. Il ne voit rien de plus
admirable pour faire conclure que l'Evangile a
dû la plus grande partie de ses succès à la politique
, et il ne s'aperçoit pas qu'il détruit par-lå
ce qu'il vient de dire de l'aversion et de l'inaptitude
que donne le Christianisme pour la conduite
des affaires. Il ne pouvait pas , il faut l'avouer , se
FLOREAL AN XΙΙΙ . 395
précipiter plusmal-adroitement dans un piége tendu
de ses propres mains. Il n'a plus qu'à choisir entre
deux faussetés ; car s'il veut que les premiers Chrétiens
aient été d'excellens politiques , ce qu'il dit
du caractère de leur religion est donc calomnieux ;
et s'il veut , au contraire , que le Christianisme
rende incapable de conduire les affaires publiques ,
ce qu'il dit de la politique et du gouvernement
des premiers Chrétiens , est donc une autre sorte
de calomnie. Je laisse au lecteur à démêler comment
l'équité du philosophe ou la bonne-foi de
l'historien se sauvera de cette alternative.
,
Que l'Evangile ait formé tout-à- coup une société
plus forte que toutes les puissances de la terre ,
une société qui, subsistant au milieu du monde
sans s'y attacher , foulant aux pieds ses plaisirs et
ses richesses , et s'avançant à travers tous les périls
et toutes les douleurs , se soutenait par un esprit
inébranlable , c'est ce que M. Gibbon reconnaît
et c'est ce qu'il prétend expliquer par des desseins
politiques et par des vues purement humaines ,
toutes choses essentiellement bornées aux intérêts
de la vie présente. Or , sous quelque face qu'on
envisage la conduite des fondateurs de cette société
, est-il possible de supposer quelque intérêt et
quelque vue de cette nature à des hommes qui
ne se présentaient que pour attester un fait et pour
mourir ? Dès qu'ils paraissent dans les assemblées
de leur nation , ils n'ont pas d'autre parole à la
bouche; et , dans tout le cours de leur entreprise ,
ils n'ont pas eu d'autre perspective , jusqu'à ce qu'ils
aient consommé leur vie et leur mission dans les
tourmens qu'ils attendaient. Quelle politique voyezvous
dans ce dessein ? Retournez ce fait et ce témoignage
tant qu'il vous plaira , jamais vous n'en
corromprez l'invincible simplicité. Cette simplicité
tranche la difficulté d'un mot , et l'historien nous
396 MERCURE DE FRANCE ,
ramène sans cesse à la même conclusion , à la certitude
des faits qui seule a pu produire le témoignage
surnaturel des martyrs , et qui s'est enfin
rendue évidente par le renversement de l'idolâtrie
et la conversion de l'univers .
Après avoir considéré le Christianisme sous ce
point de vue , on n'aura que du mépris pour les
subtilités d'un homme qui , au lieu d'ouvrir les
yeux au grand jour dont les rayons le percent de
tous côtés , s'enfonce dans les ténèbres d'une érudition
minutieuse , pour tirer avantage de ce que
les auteurs païens ont dit par prévention , ou de
ce qu'ils ont tû par ignorance. Qu'un Plutarque ,
un Suétone , un Tacite , aient ignoré les grandes
choses que faisaient et que pensaient les premiers
Chrétiens, ou qu'ils en aient parlé avec les préjugés
de leurs pays et la haine de leur gouvernement,
qu'y a-t-il d'étonnant dans leur erreur ou d'injurieux
dans leur dédain ? Plus les païens auront
exprimé d'aversion et de mépris pour le Christianisme
, plus sa victoire paraîtra l'ouvrage d'une
main supérieure. C'est une croix qui devait triompher
de l'univers. Si le Messie avait paru avec ces
traits glorieux que sa nation attendait pour le reconnaître
, il aurait à nos yeux un caractère de
vérité moins sublime. D'ailleurs , les historiens du
paganisme ont annoncé magnifiquement , sans le
savoir , le triomphe de l'Evangile , comme on le
voit dans ces passages connus de tout le monde.
Percrebuerat Oriente toto , etc. (1). Il est vrai
qu'ils font l'application de cette prophétie à Vespasien
, parce que leur philosophie sensuelle et
grossière ne connaissait de domination que par
les armes. Mais n'est-il pas singulier de voir ces
(1 ) Voy. Suét . , Vit. Vesp. , et Tac., Hist . , liv . V, nº XIII.
FLOREAL AN XΙΙΙ . 397
Romains si orgueilleux , prendre chez les prophètes
juifs de quoi enfler la vanité de leurs
Empereurs ?
M. Gibbon fait tous ses efforts pour adoucir
l'histoire des persécutions , et pour sauver la tolérance
des anciens dont on fait tant de bruit; mais
endisputant sur les détails , et en cherchant à atténuer
les circonstances , il est obligé d'avouer le fond ,
et en cela on peut l'opposer à M. de Voltaire qui
a poussé la folie jusqu'à nier les faits les plus avérés.
Il s'emporte avec une fureur vraiment ridicule
contre les auteurs chrétiens , qui lui prouvent que
Trajan et les Antonins ont persécutél'Eglise naissante
, c'est-à- dire , sans comparaison , l'élite du
genre humain. Il n'a rien à leur opposer que des
déclamations qui excitent la pitié. Il vous sied bien,
s'écrie t-il , barbares que vous êtes , d'imputer au
meilleur des empereurs des cruautés extravagan
tes (1). Mais où aboutit cetemportement ? Peut-on
anéantir les monumens historiques ? Peut- on faire
disparaître les ouvrages d'Eusèbe ? Détruira -t- on
les lettres de Pline et de Trajan , dont Tertullien
s'est servi pour confondre publiquement les per
sécuteurs ?
On dispute sur le nombre des martyrs. Des
philosophes humains ont peine à croire qu'on ait
fait périr tant d'innocens. Mais ce qui s'est passé
de nos jours , et sous nos yeux , lève entièrement
cette difficulté. D'ailleurs , le nombre des martyrs
n'est pas ce qui importe. Il suffit de savoir pour
quelle cause ils ont souffert , et de quelle manière
ils étaient condamnés. Or , c'est ce que Pline le
jeune nous explique d'autant plus pertinemment
qu'il parle de ce qu'il avait pratiqué lui-même dans
(1) Dict. Philos . Mart .
;
1
(
398 MERCURE DE FRANCE ;
son gouvernement de Bithynie. In iis qui adme
tanquàm christiani deferebanturhunc sum secutus
modum. Ce philosophe nous apprend qu'il avait
fait mettre à la torture deux servantes , pour leur
arracher le secret des moeurs chrétiennes , et qu'il
n'avait rien découvert dans leurs aveux dont on
pût faire la matière d'un jugement. Le nom chrétien
était donc le seul crime qu'on punissait . Tertullien
ne craint pas de le dire aux juges , et la
méthode de Pline en fournit la preuve convaincante.
J'interrogeais , dit - il , ceux qui m'étaient
présentés. Et que leur demandait-il ? Je leur demandais
par trois fois s'ils étaient chrétiens , AN
ESSENT CHRISTIANI ? Chaque question était accom
pagnéedemenaces terribles. SUPPLICIUM MINATUS.
C'est la scène de Félix et de Polyeucte. Ces Ro
mains si vertueux ne voulaient que des gens qui
mentissent à leur conscience. S'ils niaient leur foi ,
ils étaient sauvés. S'ils y perséveraient courageusement
, ' ils étaient conduits au supplice : Perseverantes
ducijussi.
Mais écoutez ce que Pline ajoute , et tremblez
sur la légéreté des hommes. Il avoue , ce magistrat
, ce philosophe , cet ami de Trajan , il avoue
qu'il ne savait pas quelle sorte de crime on avait
coutume de punir dans les Chrétiens . Nescio
quid puniri soleat. Il ne savait pas même ce qu'ils
avouaient , en sedéclarant chrétiens. Qualecumque
esset quodfaterentur. C'était pour lui un mot vide
desens , un son qui frappe l'air , et sur ce mot, sur
ce son insignifiant , il condamnait des hommes à la
mort ! Au défaut d'un crime connu et prouvé ,
« je jugeais , dit- il , que , quoi que ce fût qu'ils
avouâssent en se disant Chrétiens , on devait punir
en eux leur fermeté inflexible. » Neque enim dubi
tabam , qualecumque esset quod faterentur , pertinaciam
certè et inflexibilem obstinationem debere
... FLOREAL AN XIII. 3gg
i
puniri. Ainsi , quand bien même ils n'auraient
confessé que des vertus , en avouant leur croyance ,
le courage avec lequel ils la soutenaient devait être
puni !
Cependant la multitude des victimes vint arrêter
un moment cette légéreté ; car ce fut là le principal
motif qui détermina Pline à écrire à l'Empereur.
Maximè propter periclitantium numerum.
Multi enim omnis ætatis, omnis ordinis , utriusque
sexûs etjam vocantur inpericulum, et vocabuntur.
Trajan fut frappé du danger de tant de personnes ;
il ordonna qu'on suspendît les recherches. Conquirendi
non sunt. Mais en même temps comme il
laissait subsister les lois terribles des persécutions ,
il voulut , pour satisfaire à ces lois , que ceux qui
-seraient dénoncés et convaincus d'être Chrétiens
fussent livrés aux supplices. Si deferantur et ar-
-guantur, puniendi sunt. Ces paroles sont précises;
et il est si vrai que c'était le nom chrétien qu'on
attaquait uniquement , que l'Empereur ajoute :
Que ceux qui le renieront soient délivrés sans
» difficulté. » Qui negaverit se christianum esse ,
veniam ex pænitentid impetret. Le Christianisme
était donc à leurs yeux un crime capital qu'ils
punissaient du dernier supplice; et au lieu d'en
arracher l'aveu dans les tourmens , selon l'usage
des tribunaux , par une perversité abominable , ils
employoient les tortures à le faire nier : en sorte
qu'une simple négation vous lavait d'un crime qui
était puni de mort , s'il était confessé généreusement.
Quelle législation ! quelle jurisprudence !
quelle logique !
Il n'y a là ni obscurité , ni équivoque. Ce sont
les propres paroles de Pline et de Trajan qui les
accusent et qui les condamnent. J'ose dire qu'il
n'y a pas un philosophe qui ne sente en lui-même
quecela est convaincant. M. Gibbon ne le conteste
400 MERCURE DE FRANCE ;
)
pas : Et, cependant , M. de Voltaire osé , à la face
de l'Europe , accuser les Chrétiens d'avoir calomnié
les empereurs ! Il ose les traiter de barbares!
Il ose prendre le parti des bourreaux contre les
martyrs ! Homme injuste et insensé , tu ne vois
pas que tu découvres le fond de ton ame. Ce ne
sont pas les persécuteurs que tu hais , ce sont les
Chrétiens . Les empereurs ont fait couler des ruisseaux
de sang , et parce que ce sang est celui des
défenseurs de l'Evangile , tu les appelles les meilleurs
deshommes. Tu ne vois de cruautés odieuses ,
de persécutions avérées , que celles dont tu peux
souiller le nom chrétien. Au lieu d'attribuer les
crimes des hommes à leurs passions , tu oses les
imputer à l'Evangile qui les condamne ! Tu osės
dire que la religion chrétienne a fait la Saint-
Barthélemy ! Mais que tes disciples jugent ici entre
elle et toi . L'Evangile n'a que des supplices éternels
pour les homicides. Et toi , de quel prix les
payes-tu ? Que leur promet ta doctrine ? Une impunité
éternelle , un sommeil paisible dans le
tombeau. 46
CH. D.
1..10
210 S
OEuvres
FLOREAL AN XIII. 4010
C
Euvres de François - Joachim de Pierre , cardinal de
Bernis. EDITION STÉRÉOTYPE , d'après le nouveau procédé
de L. E. Herhan. Deux vol. in - 18. Prix : 2 fr.
20 cent. , et 3 fr. par la poste.- Deux vol. in-12 , 4 fr.
30cent. , et 5 fr. 50 cent. Deux vol. in- 12 , pap .
vélin, 8 fr. 5o c. , et 9 fr. 50 c . A Paris , à la librairie
stéréotype , cher H. Nicolle et compagnie , rue Pavée
Saint-André-des-Arcs , n°. 9 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42..
:On a dit du cardinal de Bernis , que ses poésies légères
peu dignes du suffrage des hommes de goût , avaient
seules fait sa fortune en lui procurant à la cour des protections
puissantes , et qu'ensuite son élévation aux grands
emplois avait donné du prix à ces productions frivoles ,
réduit la critique au silence et assuré à l'auteur une réputation
littéraire qu'il ne méritait pas : de sorte que , si
l'on voulait s'en rapporter à cejugement beaucoup trop
sévère , il faudrait conclure que le cardinal de Bernis
n'cut ni les qualités solides du ministre , ni les talens du
poète. Cette rigueur de quelques contemporains , à l'égard
d'un honime qui eut part à l'une des mesures politiques
les plus importantes du dix - huitième siècle , ne
doit point étonner. Si l'on yjoint la jalousie que fit naître
la fortune rapide de l'abbé de Bernis , on croira facilement
qu'il ne put alors être jugé avec impartialité.
Aujourd'hui que tous ces grands intérêts ont changé de
face , et que les préventions se sont éteintes , on est plus
ne état d'apprécier ce personnage devenu historique. On
distingue les suites alors imprévues du traité de 1756 ,
de l'intention et peut-être de la nécessité qui le dictèrent.
On sépare l'homme public du courtisan; et , sans accorder
au poète une place parmi les classiques , on lui ro
C
402 MERCURE DE FRANCE,
connaît une facilité agréable , une élégance soutenue, qui
le mettent au rang de ces auteurs qu'on lit , même en
quittant les grands maîtres . Il en est du plaisir que donne
la poésie , comme de celui que procurent la peinture et la
musique. Après avoir admiré les chefs -d'oeuvre de Raphaël
ou du Poussin , et les productions savantes des
compositeurs célèbres , on se repose avec satisfaction ,
soit en arrêtant ses yeux sur d'agréables miniatures , soit
en prêtant l'oreille à des chansons légères. Les oeuvres
du cardinal de Bernis peuvent être mises au nombre des
poésies du second ordre qui soutiennent cette espèce de
parallèle sans trop de désavantage.
Le poète voulut imiter la manière de Gresset ; mais son
esprit étant moins naturel que celui de son modèle , il
tomba souvent dans cette abondance de mots qui flatte
l'oreille , mais qui affaiblit ou dénature les idées. Un défaut
presque aussi essentiel lui fut reproché avec une
sorte de raison. Trop prodigue des fictions et des allégories
de la fable , il les place indifféremment dans tous
les sujets ; il revient sans cesse auxAmours, aux Naïades ,
aux Satyres , ce qui produit presque toujours les mêmes
tours et les mêmes images. Sans doute , comme l'observe
Boileau , il serait ridicule de vouloir bannir de la poésie
ces fables antiques et consacrées ; mais le mérite du poète
doit consister à les placer d'une manière neuve ; sans cela ,
elles deviennent vulgaires et ne peuvent produire aucun
effet. La facilité de les faire entrer dans les vers , les
rimes rebattues qu'elles fournissent , donnent lieu à des
redondances qui fatiguent nécessairement le lecteur. Les
poésies du cardinal de Bernis ne sont jamais entièrement
exemptes de ce défaut ; mais il en est quelques - unes qui
se font remarquer par des développemens gracieux , par
des aperçus délicats , et sur-tout par un excellent ton.
Telle est l'épître à Duclos : le poète fait très - bien sentir
le contraste des moeurs anciennes avec les moeurs nouvelles.
Il soutient que le premier fat fut Paris ; profitant
des traditions de l'antiquité sur le ravisseur d'Hélène , il
FLOREAL AN XIII. 403
les applique agréablement aux folies de son temps , et
Pâris , ajoute-t-il , est le fondateur
De cette ville singulière
Que nous voyons digne héritière
Du nom de son premier auteur .
Lorsque l'abbé de Bernis fut parvenu aux premières dignités
de l'Eglise, il sentit que son état lui prescrivait des
occupations plus graves que celles de sa jeunesse . Ce fut
alors qu'il travailla au poëme de la Religion vengée dont
nous parlerons avec quelque détail .
Nousavons dit que les principaux défauts du cardinal
de Bernis étoient un certain clinquant de mots qui déguise
souvent le vide des idées , et un retour trop fréquent des
mêmes images poétiques qui produit la fatigue et l'ennui.
Ces défauts, excusables dans des pièces fugitives , ne le sont
pas dans un poëme sérieux et de longue haleine. C'est surtoutlorsqu'on
traite un sujet d'une aussi grande importance
que la Religion vengée , qu'il faut se préserver avec soin
des lieux communs , des idées vagues , et de toute espèce
de faux brillans .
Il paraît que le cardinal de Bernis avait lui-même senti
ces défauts , qui lui attirèrent un vers piquant du roi de
Prusse , et quelques plaisanteries de Voltaire. Dans un
ouvrage auquel il travailla toute sa vie , qu'il regardait
comme son premier titre à la gloire littéraire , et par lequel
il voulait faire excuser les pièces un peu libres échappées
à sa jeunesse , le cardinal de Bernis s'imposa la loi
de pousser le sérieux jusqu'à la sévérité : mais quelque
effort qu'il fasse , le naturel perce toujours. En vain
cherche-t-il par une méthode scrupuleuse et par une gravité
soutenue , à perdre le ton des sociétés frivoles qui
avaient accueilli ses premiers essais : on remarque à
chaque moment l'ascendant des anciennes habitudes. Les
comparaisons tirées de la fable reviennent fréquemment,
et font quelquefois le plus singulier contrastel avec lea
objets auxquels elles sont appliquées. La peinture des
Cc2
404 MERCURE DE FRANCE ;
L
amours d'Adam et d'Eve a trop de rapports avec les
tableaux tracés par les poètes profanes ; les allégories
sont trop mythologiques , et l'on ne trouve presque jamais
dans ce poëme l'onction touchante que la lecture et
la méditation continuelle des livres saints peuvent seules
donner. C'est déjà un grand reproche que l'on doit faire ,
même sous le rapport poétique , à un ouvrage dont le sujet
est la Religion. Mais peut-être le cardinal de Bernis qui
connaissait si bien l'esprit de son temps , croyait- il que
le tonde l'écriture paraîtrait ridicule à ses contemporains ,
trop dépravés pour en sentir le charme. Il faut se reporter
à ce temps où les sacrilèges travestissemens que Voltaire
faisait de la Bible , circulaient sur-tout dans la grande
société , et fournissaient un fonds inépuisable de plaisanteries
à des personnes qui marchaient si gaiement à leur
ruine ; il faut , dis-je , se reporter à ce tempsde vertige ,
pour être convaincu que le style et les beautés poétiques
de l'Ecriture sainte n'auraient pu produire aucun effet,
Le ridicule jeté sur le Franc- de- Pompignan en est la
preuve. Il fallait que les désastres les plus épouvantables
et les moins prévus eussent abattu l'orgueil , éclairé la
faiblesse , fixé la légéreté ,et poussé l'incrédulité dans ses
derniers retranchemens , pour que des ouvrages religieux
écrits du ton qui leur convient, fussent appréciés et sentis,
et pour que les sottes parodies, si familières à la philosophie
lorsqu'elle manque d'argumens , ne prévalussent point
contre eux.
Le cardinal , en cherchant à conformer le style de son
ouvrage au goût du temps , desirait qu'il produisit un
effet favorable à la religion , et qu'il put fournir des argumens
contre toutes les espèces d'incrédules. C'est pour
cela qu'il se prescrivit l'ordre le plus scrupuleux. Son
Ouvrage est plutôt une suite de controverses qu'un ensemble
de doctrine. Il combat alternativement les athées , les
déïstes,les sceptiques et les hérétiques : chacune de ces
sectes qui occupe un chant fait valoir ses raisons, et le
poèteyrépond dans les formes. Un petit nombre d'allégo
FLOREAL AN XIII. 405
vies, deux épisodes jettent seuls quelque variété dans cet
ouvrage. On a souvent observé que les thèses théologiques
ou philosophiques ne conviennent pas à la poésie. Quelle
que soit l'exactitude du poète , il lui sera impossible de
présenter ses raisonnemens dans tout leur jour , et de
renfermer ses argumens dans les expressions claires et
précises qui doivent en faire la principale force. Il y aura
toujours du vague et de l'incertitude dans ses préceptes ;
et l'on sait qu'en matière de dogme , rien n'est plus dangereux.
Nos bons poètes qui ont chanté la religion se sont
moins arrêtés aux preuves tirées de la métaphysique , qu'à
celles qui peuvent frapper nos sens et captiver notre imagination;
c'est là le vrai domaine de la poésie. Bossuet
dont le coup-d'oeil sûr et rapide saisissait avec tant de
justesse le véritable objet des arts auxquels il était le plus
étranger , ne croyait point que la poésie pût traiter des
matières si sérieuses. « Son style, dit-il , qui marche par
> de vives et impétueuses saillies , s'affranchit des liai-
>> sons ordinaires que recherche le discours uni. » Or ,
on sait qu'en théologie , da rigneur des argumens dépend
presque toujours des liaisons dont parleBossuet. Il pense
d'ailleurs que la poésie doit fuir les formes philosophiques .
<<Son style , ajoute - t - il , renfermé dans des cadences
» nombreuses qui en augmentent la force , surprend l'o-
>> reille , saisit l'imagination , émeut le coeur. » Racine
le fils ne s'écarta point de cette doctrine consacrée . Veutil
prouver l'existence de Dieu ? c'est par une peinture
magnifique des merveilles de la nature. Cherche-t- il à
démontrer la force de notre conscience ? il se metlui-même
en action , et tire de cette fiction heureuse , les développemens
les plus frappans des mystères du coeur de
Phomme. Enfin dans tout le cours de son ouvrage , il parle
àl'imagination de son lecteur. Soit qu'il peigne les commencemens
miraculeux de l'Eglise , soit qu'il trace des
tableaux d'histoire et de mænurs , soit qu'il fasse des descriptions
, ou qu'il se livre au genre didactique qui entre
très -bien dans son sujet, il nes'écartepresque jamais des
406 MERCURE DE FRANCE ,
bornes que la poésie doit se prescrire. (1) Le cardinal de
Bernis , en voulant s'ouvrir une nouvelle route , a été
moins heureux que Racine le fils. Cependant on aurait
tort de ne reconnaître aucune beauté dans son poëme. Les
détails en offrentquelquefois; mais on y remarque presque
toujours l'influence de l'époque à laquelle vivait le poète.
Les ménagemens qu'il se croit obligé de garder nuisent
à l'exécution des meilleures idées. Un épisode qui se présentait
naturellement , c'est la peinture d'un sceptique à
l'instant de lamort. Quelles couleurs poétiques n'offrait
pas la situation d'un homme pour qui le doute fut pendant
sa vie un motif de sécurité , et qui n'y trouve à ses derniers
momens que des motifs de crainte et de désespoir !
Ce réveil terrible , toujours imprévu , ne fournit il pas
une des plus fortes leçons que l'on puisse donner au scepticisme
?
Le cardinal de Bernis a cherché à peindre cette situation;
mais on va voir quels sacrifices il a faits aux philosophes
, et de combien de traits frappans il s'est privé.
Un jeune homme livré aux plaisirs et qui s'est doucement
reposé , comme dit Montagne , sur l'oreiller du doute , est
sur le point de mourir. Le poète le place sous un berceau
et près de sa maîtresse : 1-
Il s'écrie , il se lève , et ses mains convulsives
Voudraient rompre les noeuds qui les tiennent captives ; "
!
Le cristal de son oeil rougit de mille feux ,
Unefaible sueur coule de ses cheveux.
II retombe , il palpite , et sa voix pénétrante
:
Rejette les secours d'une beauté mourante
Qui voudrait de l'amant qu'elle mouille de pleurs , 1 )
S'approprier les maux et ravir les douleurs .
Lejeune homme fait d'abord l'esprit fort : il soutient qu'il
est dégagé des frayeurs de l'enfer , et qu'il ne craint que la
douleur ; son unique regret est de quitter malgré lui sa
maîtresse :
Mon amante est ici : c'est moi qui m'abandonne.
(1) Onsent qu'il n'est question ici que du poëme de la Religion.
FLOREAL AN XIII. 407
+
Cependant il revient à l'objet de ses doutes : s'il était un
Dieu , dit- il ? Cette réflexion l'épouvante pour la première
fois ; il se convertit , et meurt en offrant à Dieu son
repentir :
A ces mots , il succombe ; et l'amante éclairée
Offre à Dieu les remords dont elle est déchirée.
On voit combien le poète a fait d'efforts pour ménager le
fanatisme philosophique. Il ne parle ni d'expiations , ni de
pénitence ; et le jeune homme meurt tranquillement près
de sa maîtresse. Que l'on compare cette peinture à celle
de la mort du baron de Lausanne dans l'excellent livre intitulé
les Egaremens de la Raison , et l'on verra que , sous
le double rapport de l'effet poétique et de l'effet moral , le
prosateur l'emporte de beaucoup sur le poète.
L'épisode le plus frappant de la Religion vengée est
celui où le poète réalise en quelque sorte le système de
Spinosa. Aucune image ne pouvait mieux faire sentir
l'absurdité monstrueuse de ce système. Le philosophe prétendait
que le monde était Dieu : ce Dieu apparaît au
poète.
.
Je vis sortir alors des débris de la terre
Un énorme géant , que dis-je ? un monde entier ,
Un colosse infini , mais pourtant régulier.
Sa tête est à mes yeux une montagne horrible ;
Ses cheveux , des forêts ; son oeil sombre et terrible ,
Une fournaise ardente , un abyme enflammé .
Je crus voir l'Univers en un corps transformé :
Dans ses moindres vaisseaux serpentent les fontaines ;
Le profond Océan écume dans ses veines ;
La robe qui le couvre est le voile des airs ;
Sa tête touche aux cieux , et ses pieds aux enfers .
Il paraît ; la frayeur de mon ame s'empare ;
Mais dans le trouble affreux où mon esprit s'égare ,
Plus tremblant que soumis , moins saisi qu'agité ,
Je cherche en lui les traits de la divinité ,
Je ne les trouve point , etc.
i
Ce fantôme monstrueux commence à développer auau poète
la philosophie de Spinosa : la foudre qui le frappe l'empêche
de continuer. Ce dernier moyen est très-heureux ;
408 MERCURE DE FRANCE ;
on ne pouvait exprimer d'une manière plus grande la toute.
puissance de Dieu.
• Le poëme de la Religion vengée offre quelques deseriptions
. La manière qu'avait adoptée l'auteur pour ses pièces
fugitives s'y retrouve trop souvent , On y voit des tableaux
usés , des idées rebattues , et des tournures tant de fois
répétées qu'elles sont devenues vulgaires. Le cardinal avait
beaucoup vu la cour ; on sait quels succès ily avait obtenus;
il était donc permis d'attendre que s'il voulait la
peindre , sa description offrirait des traits neufs et vrais ,
Le poète ne réalise pas tout-à-fait cet espoir; on pourra en
juger par les vers suivans :
Heureux qui n'a point vu le dangereux séjour
Où la fortune éveille et la haine et l'amour ;
Oùla vertu modeste , et toujours poursuivie ,
Marche au milieu des eris qu'elle arrache à l'envie!
Tout présente en ces lieux l'étendard de la paix ;
Où se forge la foudre , il ne tonne jamais ;
1
Les coeursy sont émus , mais les fronts y sont calmes.
Al'exception des derniers traits , on ne trouve dans ce tableau
qu'une répétition des déclamations ordinaires contre
lacour. Etait-ce là ce qu'on devait attendre d'un observateur
aussi exercé que l'était le cardinal de Bernis ? Bossuet
qui ne fut point ministre , et qui ne parut à la cour
que pour les devoirs de son état, l'a peinte d'une manière
plus vraie et même plus poétique. « La cour , dit- il , veut
>> toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mé-
>> lange étonnant , il n'y a rien de plus sérieux , ni
>> ensemble de plus enjoué . Enfoncez : vous trouverez par-
>> tout des intérêts cachés , des jalousies délicates qui
>> causent une extrême sensibilité , et dans une ardente
>> ambition , des soins et un sérieux aussi triste qu'il est
>> vain . »
La Religion vengée est , comme on le voit , très- inférieure
au poëme de Racine le fils . Cependant la lecture en
est curieuse et instructive , parce que l'on peut yremarquer
les ménagemens qu'il fallait alors garder et les précautions
qu'il fallait prendre , en défendant lacause de la
:
FLOREAL AN XIII. •
409
:
A
religion. Ce despotisme philosophique qui faisait trembler
même un prince de l'Eglise , peut être considéré comme
un des traits caractéristiques de cette époque.
3
Le cardinal de Bernis se fit estimer généralement , surtout
dans ses dernières années . Un caractère aimable , une
grande libéralité , la conversation la plus spirituelle , attiraient
dans sa maison tout ce qu'il y avait de plus distingué
à Rome. Lorsque Voltaire déshonorait sa vieillesse
par des pamflets orduriers , le cardinal qui avait été lié
autrefois avec lui chercha à le ramener du moins à la
décence. Nous avons sous les yeux une lettre manuscrite
de ce prélat, qui peint très-bien son caractère doux et persuasif.
« Il est digne , écrivait le cardinal à Voltaire , il
>> est digne du plus beau géniede la France de terminer
>> sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la
» vertu , l'ordre et la subordination , sans lesquels toute
>> société est en trouble; qui fasse aimer votre ame autant
> qu'on aime votre esprit. Ce n'est point une capucinade
» que je vous demande , c'est l'ouvrage d'une ame hon-
>> nête et d'un esprit juste. » On voit par-là que le cardinal
insinuait poliment à Voltaire que ses derniers écrits
n'étaient ni d'une ame honnête , ni d'un esprit juste. Le
philosophe ne tint aucun compte d'un conseil si sage et si
mesuré.
Nous avons cherché à faire apprécier le caractère et le
talent littéraire du cardinal de Bernis. Ses ouvrages doivent
entrer dans les collections de tous ceux qui aiment la
poésie. Quoiqu'ils soient loin d'être classiques , ils offrent
des beautés de plus d'un genre , et semblent tenir sous
quelques rapports au règne de Louis XIV , qu'un poète
qui en avait vu la fin appelait un siècle plein de politesse.
C'est ce qui parait avoir décidé les éditeurs à les reproduire
avec le soin qu'ils donnent à tout ce qui sortde leurs
presses, :
P
410 MERCURE DE FRANCE ,
NÉCROLOGIE
SUR M. DE VILLOISON.
CETTE notice sera , je le prévois , trouvée insuffisante et sèche ,
et ne pourra pleinement satisfaire la curiosité publique , toujours
avide de connaître dans les moindres détails la vie des hommes célèbres.
Ma plume n'est point assez exercée , et mes relations avec
M. de Villoison ont été beaucoup trop bornées pour que je puisse
écrire convenablement et avec une juste étendue sa vie littéraire et
privée. Il sera loué dignement par l'élégant et docte écrivain que
l'Académie qui le regrette a choisi pour historien. J'ai voulu simplement
recueillir quelques faits , rassembler quelques notes , et je ne
prétends pas avoir en tout ceci d'autre mérite que celui d'un peu
d'exactitude.
M. de Villoison , né à Corbeil sur Seine , le 5 mars 1750 , fit
ses études à Paris , au Collège de Beauvais , et les fit avec le plus
brillant succès . Il avait constamment tous les prix de grec , trèssouvent
ceux des autres compositions , et dans toute l'Université on
ne parlait de lui qu'avec admiration. Maître d'une assez grande fortune
, il put , en sortant du collége , se livrer tout entier à l'étude ,
et il n'eut pas , comme tant d'autres , à lutter contre les obstacles
sans nombre qu'oppose à la culture des lettres le défaut d'indépendance.
En 1772 , il fut nominé membre associé de l'Académie des Inscriptions
( 1 ) . Telle était déjà sa célébrité et la renommée de ses travaux
, que ce choix d'un jeune homme de vingt-deux ans , qui n'avait
encore rien publié , n'étonna personne , sembla juste à tout le monde.
Le premier ouvrage de M. de Villoison parut en 1773 , et annonçait
déjà une grande connaissance de la langue grecque et une érudition
peu commune : c'était l'édition du Lexique Homérique
d'Apollonius (2) , qu'il publia d'après un manuscrit de la biblio-
(1 ) Acad. B. L. , t . 38. Hist . , p. 4.
(2) Apollonii Sophiste Lexicon græcum Iliadis et Odysseæ .
Primus è codice manuscripto San-Germanensi in lucem vindicavit
, etc. etc. , Joh . Bapt. Casp . Dansse de Villoison , etc. etc.
2. 4°. Lutet . 1773.
۱
• FLOREAL AN XIIL 41
thèque de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Les prolégomènes et les
notes sont remplis d'excellentes remarques ; il en augmenta encore
l'intérêt en y insérant plusieurs passages de grammairiens inédits , et
entr'autres tous les meilleurs articles du Dictionnaire de Philémon ,
dont la bibliothèque de Paris possède le manuscrit. Au reste , j'observerai
en passant que ce Lexique est d'assez peu d'importance. Je l'ai
copié tout entier , et j'ai observé qu'il n'a presque rien qui ne soit
déjàdans Eustathe , Thomas Magister , etc.
Dans la même année , il lut à l'Académie des Belles- Lettres deux
dissertations dont elle a fait imprimer les extraits dans ses Mémoires.
La première est intitulée : Recherches historiques sur les Jeux
Néméens ( 1 ) ; la seconde , Recherches critiques sur le grec vulgaire
(2). Vers le même temps , il écrivit aux auteurs du Journal
des Savans une lettre sur un passage de l'Edipe-Roi ( 3 ) . Il y pro
posait une correction qu'il reproduisit encore dans son Longus ( 4 ) ,
mais que M. de Vauvilliers critiqua justement (5) , et que M. Brunck
n'adopta point.
६ Je trouve qu'en 1776 il donna quelques soins à l'édition du
Voyage littéraire de la Grèce , par M. Guys (6) . Ala fin d'un
ouvrage de M. Dutens (7 ) , publié cette même année , il y a une
lettre de M. de Villoison à l'auteur , sur le sens du mot αιθων dans
une médaille de Cydon.
Le Longus parut en 1778 (S) . M. Schæfer de Leipzig , qui a
publié , il y a deux ans , une édition de cet auteur , avec des re
marques excellentes , a repris quelques fautes échappées à M. de
Villoison , avec un ton d'ironie qui , je le dirai franchement , m'a
paru peu convenable. Quand on a raison contre un homme d'un tel
(1) Acad. , t. 38. Hist . , p. 29.
(2) Acad. , t. 38. Hist. , p. 60.
(3) Juin 1773 , p. 349.
(4) Animadv. , p. 85.
(5) Not. ad Ed. R. , 464 .
(6) Edit . de 1776. Avert. , p . iij .
(7) Explication de quelques médailles grecques et Phénic. , etc.
Londres , 1776. 4°. p. 229.
(8) Longi Pastoralium de Daphnide et Chloe libri IV , ex
recensione et cum animadversionibus Joh. B. C. Dansse de
Villoison , etc.
412 MERCURE DE FRANCE ,
mérite , il faut , si je ne me trompe , avoir raison avec modestie;
et véritablement quand on songe qu'en 1778 M. de Villoison n'avoit
que vingt-huit ans , il faut s'étonner , non pas qu'il soit tombé dans
quelques erreurs légères et sans importance , mais qu'il ait pu , à cet
âge, avoir déjà tant de lecture , et une si parfaite connaissance des
mots et des choses .
Ce fut vers cette époque que M. de Villoison fut envoyé à
Venise ( 1 ) , aux frais du gouvernement , pour visiter la bibliothèque
de Saint-Marc. « Les savans , dit l'abbé Auger (2) ont vu
>> avee plaisir M. de Villoison , de l'Académie des Inscriptions et
>>> Belles-Lettres , se retirer dans un pays étranger pour s'y occuper
» à publier des ouvrages qui n'ont jamais vu le jour; et l'on ne sait
>> ce que l'on doit admirer davantage , ou l'ardeur du jeune Acodé-
>> miçien qui s'est arraché à sa famille et àla tendresse d'une nouvelle
» épouse , pour aller loin de sa patrie recueillir et communiquer a
>> l'Europe savante des richesses inconnues , ou le zèle du gouverne-
> ment français qui soutient et protège cette courageuse entreprise.
C'est à Venise que M. de Villoison trouva les précieux manuscrits
d'après lesquels il donna cette édition d'Homère (3) , qui est son plus
beau titre degloire , et qui fera vivre son nom aussi long-temps que
celui duprince des poètes. Il n'est personne qui ne sache que les
Scholies publiées par M. de Villoison contiennent des variantes prises
dans les antiques éditions d'Aristarque , de Zénodote , d'Aristophane ,
de Philémon , d'Antimaque , etc. ete. , et qu'à la marge de presque
tous les vers se trouvent les différens signes dont les premiers critiques
se servaient pour indiquer les passages supposés , obscurs ,
corrompus ou remarquables , les fausses leçons de Gratès , les correc+
tions d'Aristarque et de Zénodote , les lieux douteux , transposés ;
enfin , tout ce qui dans Homère pouvait offrir lieu à quelque observation
(4) . Ce n'est que depuis cette édition que de texte des poëmes
(1) Villoison. Præf. novæ vers. græcæ , etc., p. 1 .
(2) Auger. Trad . de Lysias , p. Įvj .
(3) Homeri Ilias ad veteris codicis Veneti fidem recensita.
Scholia in eam antiquissima ex eodem codice aliisque nunc pri
mum edidit cum astericis , obeliscis , aliisque signis criticis
J. B. C. Dansse de Villoison , etc. Venet. 1788. fol.
(4) Voy. Villoison Anecdot. , t. 2 , p. 183.
27
FLOREAL AN XIII. 48
d'Homère est véritablement connu (1 ) ; et quand M. Scheid (2) a
dit de M. de Villoison qu'il ne fallait pas le compter inter editores,
sed inter sospitatores Homeri , tous ceux qui ont une juste connaissance
des choses , n'ont pas vu dans cette phrase le langage d'une
épître dédicatoire , mais celui de la vérité.
,
M. de Villoison publia aussi à Venise les deux volumes de ses
Anecdota græca (3). Le premier contient le recueil historique et
mythologique composé par l'Impératrice Eudocie sous le titre
d'Ionia ( Violarium ) : le second , différens extraits de grammairiens
, de sophistes et de philosophes inédits. Il y a dans ce second
volume une érudition littéraire vraiment prodigieuse .
M. de Villoison copia aussi dans la bibliothèque de Saint-Marc
une traduction grecque anonyme des Proverbes , de l'Ecclésiaste , de
Ruth , des Lamentations , de Daniël et du Pentateuque. Il la fit
imprimer à Strasbourg (4) , à l'exception du Pentateuque dont il ne
donna que des fragmens , se proposant de le publier tout entier à
son retour de la Grèce (5) ; mais il ne put exécuter ce projet , non
plus que beaucoup d'autres qu'il avait conçus pour les progrès de la
littérature.
Je ne connais que le titre d'un petit ouvrage critique qu'il adressa
deVenise , sous la forme de lettre au docteur Lorry. Epistola ad
virum cl. Lorry, de locis quibusdam Hippocratis , etc. Venet;
1783. 4°.
Asonretour d'Italie , M. de Villoison visita l'Allemagne. Ce fut
pendant son séjour à Weimar qu'il composa ses Epistolæ Vinarienses
, recueil important de variantes et de corrections sur Nonnus .
Homère , Hésiode , Hipparchus , Joseph , et d'autres auteurs. II
vécut à Weimar , dans la société particulière du duc régnant dont
(1) M. Wolf. Præf. nov. edit. , p. xxxiij.
(2) Dedicat. Valcken. et Lennep . observ. analog.
(3) Anecdota græca è Regia Parisiensi et è Veneta S. Marci
de prompta edit. J. B. C. Dansse de Villoison , etc. Venetiis ,
1781. 2.4°.
(4) Nova versiogræca Proverbiorum , etc. , ex unico S. Marci
biblioth. codice Veneto , nunc primum eruta et notulis illustrata
J. B. C. Dansse de Villoison , etc. 1784. Argentorati. 120.
(5) Præf. , p. 26.
414 MERCURE DE FRANCE ,
il possédait depuis long-temps l'amitié , et auquel il avait , quelques
années auparavant , dédié son Longus. Il fut lié avec M. Wieland
auquel il a adressé une de ses Epistolæ ; et avec M. GGoæetthhee, pour
leportrait duquel il fit les vers suivans : (1 )
,
Augustoet Musis charus tractavit amores
Lethiferos juvenum , fortia facta ducum
Alque pari ingenio commissa negotia ; doctæ
Mæcenas aula , Virgiliusque simul.
Je transcrirai aussi ceux qu'il composa pour le portrait de
M. Wieland :
Jupiter in terris dixisset voce Platonis ;
Vose Wielandi diceret ipse Plato ,
Moeoniusque senex , Ariostus et ille sepultis
Qui salsas voces ingeniumque dedit.
Dans les Recherches de M. de Sainte-Croix sur les mystères du
paganisme , publiés en 1784 , on trouve une longue dissertation de
M. de Villoison , de triplici Theologia , mysteriisque veterum .
Ce fut cette année ou la suivante qu'il partit pour la Grèce avec
M.de Choiseul- Gouffier (2) . Il visita pendant trois ans (3) le Continent
, les îles de l'Archipel , les bibliothèques des monastères , et
s'y perfectionna singulièrement dans la connaissance de la langue
vulgaire qu'il parlait avec beaucoup de facilité.
1 M. de Villoison passa les années dangereuses de la révolution à
Orléans , vivant dans une retraite absolue , et ne sortant presque de
chez lui que pour aller s'enfermer dans la bibliothèque publique ,
riche en livres précieux. Il y trouva un très-grand nombre d'éditions
grecques dont les marges étaient couvertes de notes manuscrites de
Henry de Valois. Il les copia toutes avec un zèle et une patience
admirables , et en forma un recueil très-volumineux qu'il communiquait
avec une rare bonté à toutes les personnes qu'il savait occupées
de quelqu'un des auteurs annotés par Valois. C'est ainsi qu'il
donna à M. Bast , notre commun ami , les notes sur Lucien , à
M. Weiske celles sur Xénophon. Je citerai une autre preuve de
(1) Epistolæ Vinarienses , p. 71 .
(2) Præf. novæ vers. gr. Proverb . , p. xxvij .
(3) Magasin Encyclop. , 5º année , t. 3 , p. 524.
A
FLOREAL AN XIII. 415
son extreme complaisance , et je le ferai avec d'autant plus de plaisir
qu'elle m'est personnelle. Je n'étais en quelque sorte connu de lui
que de nom et de vue ; mais ayant entendu dire que j'avais préparé
une édition des Héroïques de Philostrate, il m'envoya , saris que
je les demandasse , et accompagnées de la lettre la plus ainsable et
la plus obligeante , les notes de Valois sur l'ouvrage qui m'occupait.
Le 6 du mois de brumaire an VIII , M. de Villoison ouvrit
un cours particulier de littérature grecque , pour lequel les conservateurs
de la bibliothèque lui accordèrent l'usage d'une de leurs
salles. Il dit dans le prospectus de ce Cours (1 ) , que totalemen
ruiné par la révolution , il se trouve réduit à tirer parti des
connaissances qu'il n'avait jusqu'alors cultivées que pour son plaisir.
Il avait fixé à la somme modique de 24 liv. par mois le prix de la
souscription. Ce Cours ne dura pas , je crois , plus de quelques mois :
le petit nombre de personnes qui avaient souscrit s'éloignèrent insensiblement
, et bientôt il ne resta plus personne. Qu'on me permette de
le dire , M. de Villoison était quelquefois dans ses leçons ce qu'il est
souvent dans ses livres : il abusait de sa vaste érudition , de sa prodigieuse
mémoire , et se jetait dans des digressions sans mesure et
sans terme , qui lui faisaient totalement oublier son auteur.
Dans ce même temps le gouvernement créa une chaire provisoire
de grec moderne à l'école spéciale des langues orientales vivantes
établie à la Bibliothèque : elle fut obtenue par M. de Villoison .
Environ deux ans après , la mort de M. Sélis ayant laissé une
place vacante à l'Institut , M. de Villoison se mit sur les rangs , et
fut nonimé (2) . Les mémoires de sa classe n'étant pas encore complétement
imprimés , je ne puis dire avec exactitude quels furent
ses travaux académiques ; je sais seulement qu'il lut une fois des
observations sur les inscriptions grecques des pierres gravées
inédites , et sur celles qui avaient déjà été publiées , mais mal
expliquées par les plus célèbres antiquaires (3) . Il a été aussi
chargé de plusieurs rapports , mais je n'ai point à cet égard de
notions certaines .
Le Magasin Encyclopédique contient un grand nombre de disser-
( 1 ) Magasin Encycl. , 5º année , t. 3 , p. 523.
(2) Ibid. , 7º année , t. 6 , p. 541 .
(3) Ibid. , 8º année , t. 5 , p. 251.
416 MERCURE I FRANCE:
tations de M. de Villoison , presque toutes d'un grand intérêt et
traitées avec une étonnante érudition. En voici une liste que je crois
à-peu-près complète :
Lettre à M. de la Rochette , sur un passage des Hymnes de Synésius
(1).- Lettre au même , avec sa réponse (a) , sur le fameux
passage d'Horaee. Art. Poet. 1αδ.
Difficile est proprie communia dicere.....
-Lettre au même (3) , sur quelques usages de l'antiquité , et restitution
d'un passage de Saint - Chrysostome. - Notice sur Jules
Mamignati (4) , poète italien , auteur d'une Henriade imprimée à
Venise cent ans avant celle de Voltaire , et dont aucun bibliographe
n'a parlé.-Lettre au C. Millin (5) , sur une inscription grecque
d'Egypte , publiée par le C. Sonnini , et expliquée par le C. Gail.
-Extrait d'une lettre à M. Millin (6) , sur la singulière méprise
d'unEditeur hollandais qui a pris une lettre grecque de M. le baron
Van Swieten pour l'ouvrage d'un ancien jurisconsulte grec.-Remarques
(7) sur quelques inscriptions grecques de marbres antiques
et de pierres gravées , principalement sur celles qui sont en forme
dedialogue.-Lettre à Fl. Lécluse (8) , sur la prononciation , l'accentuation
, la prosodie et la mélodie de l'ancienne langue grecque.
Cette lettre avait déjà été imprimée dans le Manuel de la Langue
grecque , par M. Lécluse : l'édition du Magasin offre des corrections
et des augmentations considérables .-Extrait (9) du Prospectus
écrit en grec vulgaire , d'un Dictionnaire grec ancien et moderne ,
avec des observations . - Annonce ( 10) d'ouvrages relatifs à l'éducation,
par feu Adam , professeur d'éloquence à l'Université de
Paris. Genethliacon Hieron. Landii ( De Lalande ) clarissimi
(1) Magasin Encycl. , 3º année , t. 5, p. 428.
(a) 4º année , t. 1 , p. 559.
(3) 4º année , t. 4 , p. 187.
(4) 5º année , tt. 1 , p . 299.
(5) 6º année , t . 2 , p. 477-
(6) 6º année , t. 4 , p. 342.
(7) 7 année , t . 2 , p. 451 .
(8) 7º année , t. 5 , p. 456.
(9) 8º année , t. 1 , p. 214.
(0) Ibid. , p. ид.
Astronomi
FLOREAL AN XΙΙΙ. 417
Astronomi (1 ) .- Extrait d'une lettre à M. Millin (2) , sur l'inscription
grecque de la prétendue colonne de Pompée.-Notice (3)
de quelques ouvrages nouveaux des Grecs modernes , et notamment
de la traduction en grec vulgaire de la Philosophie chimique de
M. Fourcroy.- Trois lettres à M. Akerblad (4) , sur l'inscription
grecque de Rosette . - Extrait (5) de différentes lettres d'Italie , sur
Alfieri , etc. - Remarques (6) sur deux inscriptions runiques trouvées
à Venise et publiées par M. Akerblad , et sur les.Varanges . ,
M. de Villoison a donné , dans le Voyage en Troade de
M. Chevalier (7) un long morceau sur l'état de ce pays au temps du
Bas-Empire. Il a enrichi de curieuses remarques le Dictionnaire
étymologique de M. Morin . Dans la notice que M. de Saint - Vincent
a publiée (8) sur son père , le président Fauris de Saint-Vincent , on
trouve un Mémoire de M. de Villoison sur une inscription grecque ,
et une Lettre sur le digamma Eolique.
Les volumés des Mémoires de l'Académie des Inscriptions qui
restent encore à publier , offriront plusieurs dissertations de M. de
Villoison . Il y en aura une , entre autres , sur l'art que les Orientaux
avaient de charmer les serpens (9) .
Il avait préparé une édition du Traité de Cornutus ou Phurnutus
de Natura Deorum , et elle étoit prête pour l'impression dès
1778 ( 10) ; une Paléographie critique ( 11 ) ; un Traité de la Théo-
( 1 ) Magasin Encycl. , 8º ann. , t. r , p. 23 .
(2) 8º année , t. 5 , p. 55 .
(3) Ibid. , p. 482 .
1
(4) 8º année , t. 6 , p. 70. - 378 . 9º année , t . 2 , p. 174-313 .
-M. Akerblad , qui a été le dernier chargé des affaires de Suède
en France , et que je me fais un honneur et un plaisir de compter
"au nombre de mes plus chers amis , s'est fait un grand nom parmi
les Orientalistes , par la découverte de l'écriture cursive Copte , et
celle d'un alphabet Egyptien .
(5) 9º année , t . 4 , p. 387 .
(6) 9ª année , t. 5 , p. 25.
(7) Tom. 2 , p . 103-150.
(8) A Aix. An VIII . 4°.
(9) M. Larcher. Hérodote , t. 3 , p. 556.
,
1
(10) Animadv. ad Long. p. 52. Prolegom. , p. lv . Heyne
Epist. ante Heraclid. Schow , p . xiv. Larcher. Venus , p . 2 3 .
Villoison. Anecd. 2 , p. 243.
(11) Prolegom. ad Long. , p. lv. Anecdot. 2 , p. 171 .
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ;
logie physique des Stoïciens (1) ; une édition du Sophiste Choricius
(2) . Il travailloit depuis vingt ans à un ouvrage sur la Grèce
ancienne et moderne , considérée sous tous ses rapports (3).
Cet homme si laborieux , si savant , avait obtenu , le 23 décembre
de l'année dernière (4) , que sa chaire provisoire de grec moderne
à l'Ecole spéciale des langues orientales fût fondée au Collège de
France , sous le titre de Chaire de langue grecque ancienne et moderne.
Il jouit peu de temps de cette glorieuse récompense de ses
longs travaux. Le mois suivant , il fut attaqué d'une violente jaunisse
causée par des obstructions au foie et des calculs biliaires. Les
secours de l'art lui furent inutilement prodigués , et il est mort le
vendredi 26 avril , à 55 ans , lorsqu'il était encore dans toute la force
de son talent .
Ondit que lorsque M. de Villoison ne put pas douter que sa fin
ne fût prochaine , il supporta l'idée de la mort avec tranquillité et
courage. Et comment , en effet , ne pas mourir avec courage , lorsqu'on
est sûr de vivre dans la postérité , lorsqu'on laisse après soi de
grands monumens de gloire , sur-tout lorsque l'on a dans le coeur le
sentiment à la fois philosophique et religieux qu'il est une vie future
, et meilleure que celle d'où l'on va sortir ; lorsque l'on croit
que ce n'est pas au hasard que nous fumes créés , et qu'il est un
pouvoir suprême qui n'a pas produit et nourri les êtres humains
pour les jeter , après les rudes maux de cette vie , dans le mal
éternel de la mort , mais qui s'intéressant à notre bonheur , nous
prépare hors de cette terre un port et un asile. Non enim temere
necfortuito sati et creati sumus , sed profecto fuit quædam vis ,
quæ generi consuleret humano , nes id gigneret aut aleret , quod,
cùm exantlavisset omnes labores , tùm incideret in mortis malum
sempiternum , portum potius paratum nobis et perfugium putemus
(5) .
( 1 ) Proleg. Long. , p. lv . Anecd. 2 , p. 243.
(2) Villebrune. Præf. Hippocr. aphor. , p. 1 .
(3) Magasin Encycl. , 5º année , t. 3 , p. 524.
Ω.
(4) M. Ersch s'est trompé lorsqu'il a dit , dans le Supplément à
da France littéraire , p. 458 , que M. de Villoison était professeur
au Collège de France depuis janvier 1800.
(5) Cicero Tusculan . , I , 49 .
FLOREAL AN XII. 419
SPECTACLE S.
------
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers, tragédie en cinq actes de M. Rénouart.
NEUF gentilshommes français fondèrent à Jérusalem ,
vers 1118 , l'ordre religieux et militaire des Templiers . Le
roi Baudouin II leur donna un logement près du Temple ;
de là vint leur nom. Un de leurs voeux était de défendre les
pélerins de la Terre-Sainte contre les infidèles . Ils se distinguèrent
par mille actions d'éclat , acquirent d'immenses
richesses , qui, suivant l'immuable usage, entraînèrent après
elles le luxe et la volupté. J'en crois à ce sujet bien plus
l'histoire que le proverbe dont leur nom fait souvenir. Divers
ordres religieux ont été affublés de proverbes encore
plus fâcheux , sans qu'on ait cru devoir ajouter foi aux accusations
populaires qu'ils exprimaient .
Chassés de la Palestine , les Templiers revinrent en Europe.
Philippe-le-Bel régnaiten France. Ce monarque avait de
grandes qualités et de grands défauts. Il était ferme , violent
et implacable. Les monnaies ayant été affaiblies , le peuple
se mutina. « Les Templiers furent notés , dit Mézerai
>> pour avoir contribué à cette mutinerie. » Le motif qui
les en fit soupçonner , c'est qu'ayant beaucoup d'espèces
ils perdaient beaucoup à cet affaiblissement. « Il y a appa-
>> rence , ajoute l'historien , que le roi qui n'oubliait jamais
>> les offenses , garda le souvenir de celle-là dans son ame ,
>> et que ce fut un des motifs qui le porta à s'en venger
>>> sur tout l'ordre. >>>
« Cette année , sur la dénonciation de quelques scélérats
>> d'entr'eux , que la grandeur de leurs crimes , le desir de
>> l'impunité ou de la récompense poussait à cela , le roi ,
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ;
>> du consentement du Pape avec lequel il s'était nouvelle-
>> ment abouché à Poitiers , les fit tous arrêter le même
>> jour dans tout le royaume , saisit leurs biens , s'empara
>> du Temple à Paris , de tous leurs trésors et papiers. »
Les accusations de leurs dénonciateurs , les dépositions
des témoins, les aveux d'un grand nombres d'accusés sont si
extraordinaires , que ceux même qui les admettent les regardent
comme invraisemblables. Tel est le père Daniel :
<< Ces crimes , dit-il , sont si atroces , qu'ils n'ont guère
>> de vraisemblance; mais il arrive quelquefois que la vrai-
>> semblance n'est pas où la vérité se trouve. » Mézerai
ne sait s'il doit traiter une partie de ces faits d'horribles ou
de ridicules . Les gens sensés les regardent aujourd'hui
comme absurdes .
Le premier article des statuts était de renier J. C. et de
cracher trois fois sur un crucifix ; et leur institution avait
pour objet la religion du Christ et la protection de ses défenseurs
!
Le second était que le récipiendaire baisoit celui qui le
recevait , à la bouche , au nombril , au dos , et à un
autre endroit que nomme le révérend père Daniel , mais
que je ne saurais même indiqner.
Le troisième leur défendait le commerce des femmes , de
peur qu'elles n'en causassent ; et par forme de dédommagement
leur permettait entr'eux les débauches les plus
outrées . Si la défense était enfreinte , et qu'il en résultât un
enfant , on devait le tuer et le rôtir : le reste à l'avanant.
Ces contes d'ogres ne trouvent plus aujourd'hui de créance
que chez quelques vieilles nourrices. Ils n'en obtinrent pas
même généralement , il s'en faut bien , dans le quatorzième
siècle , où la crédulité était bien plus robuste.
Néanmoins , avant de rien décider contre tout fordre
par les voies canoniques , et appareniment comme par
provision attendu l'urgence , le roi avec le consentement
du Pape , dit le père Daniel , « fit une justice exemplairė
>> de plusieurs particuliers. On choisit ceux qui , malgré
FLOREAL AN XIII. 421
>>les preuves qu'on avait de leurs crimes et de leurs dé-
>> bordemens , persistèrent dans l'interrogatoire à les nier
» et on en brûla vifs plus de cinquante comme coupables
>> d'hérésie , et du crime infâme qui a été de tout temps
> puni par le feu . » Mézerai observe qu'ils furent brûlés
àpetit feu ; ils étaient au nombre de cinquante - sept. Tous
protestèrent jusqu'au dernier soupir qu'ils mouraient innocens
; ce qui fit , dit plaisamment le père Daniel , un
mauvais effet parmi le peuple : témoin de cette inébranlable
fermeté , il crut qu'ils disaient vrai. Au concile de
Vienne , en 1311 , on délibéra sur la destruction de l'ordre
entier : les opinionsfurent partagées ; mais le Pape , diton
, avait depuis long-temps promis à Philippe leur abolition
. Quelques - uns mêmes ont cru que c'était une des
conditions que le monarque français lui avait imposées ,
en lui procurant la tiare. Quoiqu'il puisse être de ce fait
impossible à constater , l'avis contraire aux Templiers
l'emporta ; non qu'ils fussent jugés inutiles , puisqu'à ce
même concile de Vienne on arrêtait une nouvelle croisade
, mais parce que « c'était , dit le père Daniel , l'avis
» du pape , du roi de France , et celui des rois d'Espagne
» qui avaient des vues plus intéressées que le pape et le
>> roi de France sur les biens des Templiers . >>> :
Jacques Molay était depuis cinq aus en prison avec
Guy, frère du Dauphin d'Auvergne. On voulait qu'ils
avouassent publiquement la vérité des crimes imputés
à leur ordre , et répétassent la confession qu'ils en avaient
faite eux-mêmes. On les fit monter sur un échafaud , où
se trouvaient deux légats du pape , qui lurent à haute voix
leur confession. Ils protestèrent l'un etl'autre qu'ils avaient
par faiblesse , pour complaire au pape et au roi , calomnié
leur ordre; « que c'était un ordre très-saint ; qu'ils étaient
>> prêts à mourir pour soutenir cette vérité. Les cardi-
>> naux , extrêmement déconcertés, les firent remener en
>>prison. On fit leur procés , ils furent brûlés vifs , ( à petit
3
422 MERCURE DE FRANCE ,
>> feu aussi ) , l'un et l'autre persistant dans leur opinidireté.
» ( Daniel ) . »
L'abbé Velly prétend que l'affaire des Templiers est
l'énigme la plus impénétrable , que la négligence ou la -
malice des historiens ait laissée à deviner. Il nous semble
au contraire qu'avec une médiocre attention on en peut
trouver le mot , ( quoiqu'il reste certains faits difficiles à
expliquer ) , et qu'on peut affirmer aujourd'hui , que s'ily
avait parmi eux quelques débauchés , ou quelques coupables
, l'ordre était pur. Nous sommes même très-portés à
croire que jamais , sur-tout dans la chrétienté , il n'a existé
un ordre de débauchés , de scélérats et de parricides.
On conçoit que de jeunes libertins aient pu se permettre
des orgies et des profanations scandaleuses ; mais qu'un
ordre religieux ait érigé en lois la crapule , l'impiété , l'abo.
mination , c'est assurément ce qu'on ne saurait se persuader.
Les folies criminelles d'une jeunesse dissolue n'étaient
pas plus les règles de l'ordre des Templiers , que les soupers
impudiques d'Auguste ou du régent , des statuts de l'empire
romain ou de la monarchie française.
Ainsi la dénonciation faite par deux scélérats porte sur
des faits non pas seulement invraisemblables , mais moralement
impossibles.
Comment a été instruite la procédure? On a refusé un
défenseur à cet infortuné grand-maître , qui le réclamait
avec d'autant plus d'instance et de justice qu'il n'avait aucune
instruction. Sa demande fut refusée, sous prétextequ'on
n'accordait pas de défenseurs aux hérétiques . Cependant les
Templiers publièrent quelques apologies , auxquelles on
n'eut aucun égard ; ils citèrent des faits décisifs qu'on ne
voulut pas même approfondir. Velly en rapporte un qui
eût suffi à leur justification. Il fut écarté comme les autres.
Il paraît que l'inquisiteur qui instruisait le procès n'aimait
pas les faits justificatifs .
On objecte contre eux leurs confessions. Elles furent ar
rachées par les tortures , et rétractées persévéramment jusFLOREAL
AN XII I. 423
qu'au milieu des bûchers par tous ceux qui furent livrés
au feu. On allègue quelques aveux qui ne furent pas dus à
la torture , entr'autres celui du grand- maître ; mais il déclara
qu'il l'avait fait pour plaire au monarque , au Saint-
Père, pour sauver sa vie , et il le rétracta en la sacrifiant ,
et il persévera jusques dans les flammes. Si l'on en croit,
comme dit Pascal , des témoins qui se font égorger , on
peut croire aussi des hommes qui se font brûler , quand ils
rétractent des aveux de crimes , à la lettre incroyables.
L'apologiste des Templiers observa que leur ordie comptait
parmi ses membres une quantité prodigieuse de gens
de la plus haute naissance , d'hommes d'un âge mûr , de
vieillards. Il demanda s'il était possible que de tels personnages
eussent pris des engagemens aussi abominables qu'on
le supposait.
Daniel même rapporte un fait qui seul prouverait l'extravagance
de cette supposition ; c'est que plusieurs des
Pères du concile opinaient à conserver l'ordre , et il fallut ,
pour emporter la balance d'un autre côté , l'influence du
Pape et de trois ou quatre souverains , dont quelques-uns
convoitaient la dépouille de ceux qu'il s'agissait de proscrire.
Le roi de France n'était pas du nombre de ces derniers.
Il faut remarquer que toutes les procédures avaient été
lues au concile. Si les Pères avaient cru à l'existence des
épouvantables statuts dont nous avons parlé , un seuld'entr'cux
aurait-il osé demander la conservation de l'ordre ?
cette demande ne l'eût-elle pas couvert de confusion et
d'opprobre ? Mais c'est perdre trop de temps à réfuter le
père Daniel. Le supplice des Templiers est , comme le dit
le président Hénault , unévénement monstrueux. Bossuet ,
malgré les ménagemeus que tout lui imposait , dit en
propres termes , dans son Abrégé de l'Histoire de France ,
auquel le dauphin travaillait avec lui: « Les Templiers
>> avouèrent dans les tortures , et niërent dans les sup-
» plices. On ne sait s'il n'y eut pas plus d'avarice et de
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
(
>> vengeance que de justice dans leur exécution. » Au reste
on pouvait dissoudre l'ordre sans brûler personne ; si l'on
youlait brûler absolument , tout au moins fallait-il instruire
le procès dans les formes , entendre ceux dont les
accusés invoquaient le témoignage , ne pas leur donner
pour juges des prélats avec lesquels ils avaient eu de violens
démêlés , ne pas leur refuser les moyens de se défendre.
Jacques Molay , grand- maître de cet ordre , a donc
étéjustement regardé par M. Rénouart commeune illustre
victime et un personnage éminemment théâtra!. Je pense
même qu'il l'est plus que Polyeucte. On le plaint ; et il
est difficile de plaindre Polyeucte , qui provoque le martyre
, qu'il regarde comme le souverain bonheur. Le grandmaître
s'y résigne , et ne le desire pas. Polyeucte est audessus
de l'humanité ; le grand- maître y tient encore , et
n'est représenté que comme le premier des hommes 4
Le sujet était difficile; la monotonie à craindre. Il en est
de même de tous les grands traits d'histoire . Comme tout
le monde sait d'avance le dénouement , il faut un art proigieux
pour exciter et soutenir l'intérêt. Cet art n'a pas
manqué à l'auteur , si l'assemblée n'a pas manqué de
goût ; car l'attention a été extrême , et l'émotion presque
continue. Du moins les momens de langueur ont été
rares et courts ; encore quelques- uns peuvent- ils être mis
sur le compte de tel ou tel acteur.
Le personnage principal du tableau est le grand-maître.
C'est véritablement la vertu aux prises avec l'infortune. Le
puissant intérêt qui s'attache à lui n'empêche pas de renmarquer
le jeune Marigny , dont la fermeté ne le cède pas à
çelle de Molay. S'il est un peu dominé par lui , c'est sans
être éclipsé . Ce jeune homme , qui fait de plus grands
sacrifices , excite même , en quelque sorte , une plus tendre
compassion.
-Il y a deux invraisemblances assez fortes dans ce role .
D'abord , c'est que tous les témoins de son admission
1
FLOREAL AN XIII . 425
dans l'ordre aient péri : il le croit au moins , et il se trompe,
car le grand-maître en était instruit ; c'est ensuite que ce
fils du surintendant ait obtenu l'agrément du roi et de la
reine pour épouser une souveraine , parente de cette princesse
.
Ce jeune Marigny , se supposant libre aux yeux des
hommes , est revenu de la Palestine avec le projet ou
la tentation de sacrifier à l'ambition et à l'amour un serment
ignoré. En arrivant , il voit que les Templiers sont
menacés , que son père est à la tête de leurs ennemis. Il
ne balance pas à se déclarer leur confrère , et à préférer la
mort au trône et à sa maîtresse. Placé entre l'honneur ,
l'amour et la nature , sa situation est déchirante. La scène
d'entre son père et lui aurait dû l'être aussi ; mais elle ne
l'est pas. Le surintendant n'a qu'un moment d'énergie ,
c'est lorsque la reine lui conseille de rétracter ses accusations
. Périssent , s'écrie-t-il , les Templiers , mon fils et
moi , plutôt que je consente à passer pour un calomniateur.
Les scènes où paraît ce surintendant sont les plus faibles
de la pièce. Ily en a même une qui ne m'a point semblé
assez tragique ; c'est celle où il retient son fils qui brûle
de prendre devant le roi la défense de l'Ordre. La pantomime
qu'il exécute à diverses reprises pour lui fermer la
bouche , ses appréhensions , ses efforts ont quelque chose
de trop peu grave. Je ne puis assurer qu'il n'y ait pas un
peu de la faute de l'acteur. On a aussi aperçu quelques
répétitions , quelques réminiscences ; ent'autres ce vers :
a
L
A Et qui meurt innocent meurt toujours avec gloire.
Son plus grand défaut est d'exprimer une pensée qui n'est
pas juste. L'innocent meurt sans infamie , mais non pas
toujours avec gloire : il n'y en a point à être la victime
d'une erreur de la justice.
Au reste , ces taches légères et quelques autres que j'ai cru
apercevoir , se perdent au milieu de la foule nombreuse des
beaux vers , des grandes pensées , des traits de situation , des
426 MERCURE DE FRANCE ,
sentimens sublimes dont cette pièce est remplie , et que
Corneille ne désavouerait pas. Philippe n'est ni odieux ni
avili ; il a l'air d'être abusé , comme il le fut sans doute.
Car on ne peut pas supposer qu'il ait sciemment immolé
l'innocence , parce qu'elle rétractait un aveu arraché par
la torture. Le personnage de la reine n'est ni nécessaire ni
fortement caractérisé ; cependant il fait plaisir , parce
qu'on voit dans cette princesse un appui pour les opprimés.
Le connétable défend d'une manière assez faible les Templiers
qu'il protége ; mais son récit est touchant et pathétique.
J'ai cependant ouï observer avec beaucoup de justesse
, ce me semble , qu'il devrait se faire demander ,
ordonnermême cette narration par le roi , attendu qu'elle
contient une prophétie effrayante pour ce monarque , dont
elle annonce la mort dans l'année. Mais quelle magnifique
peinture que celle de ces infortunés , qui , environnés de
fumée , ne sont plus aperçus , et qu'on entendait encore
Chanter de l'Eternel le sublime cantique.
L'ordre du sursis arrive :
Mais il n'était plus temps... les chants avaient cessé.
Il est impossible d'exprimer l'effet qu'a produit tout ce
morceau , le saisissement qu'on a éprouvé , la commotion
électrique qu'on a ressentie . Depuis le siége de Calais , on
n'avait rien vu de semblable ; et il faut remonter encore
plus haut , il faut se reporter aux beaux jours de Voltaire ,
pour trouver une pièce qui ait eu autant de droits au brillant
succès que celle-ci a obtenu .
On n'est point d'accord sur le style. Les uns le trouvent
âpre et tendu ; les autres harmonieux et naturel. On ne
peut pas prononcer un jugement assuré après une seule
représentation , où l'attention a tant d'objets à saisir ;
mais , en général , il m'a paru d'une belle simplicité ,
souvent énergique , presque toujours approprié au sujet
et à la pensée.
Je me range toujours du parti qu'on opprime.
. Si j'obéis , votre mort est certaine .
FLOREAL AN XIII . 427
1
- Obéissez toujours .
Je vous admire.
-N'admirez que le ciel , c'est lui qui nous inspire.
LE RO Ι .
N'avez-vous rien à dire à votre ancien ami ?
MOLAY.
:
Sire , je vous dirai que mon coeur vous pardonne.
Ces vers etbeaucoup d'autres, qui ont fait couler des larmes
d'attendrissement et d'admiration , ne sont point boursoufflés
, et me semblent plutôt de l'école de Corneille que
de celle de Thomas ; ou , pour mieux dire , il me paraissent
dignes de faire eux-mêmes école et de servir de
modèle .
La torture interroge , et la douleur répond.
La terreur de mon nom le poursuit dans son île.
Ceux-ci sont forts , sans âpreté .
(•
La pièce a été bienjouée par tous les acteurs à-peu-près,
et nel'a été d'une manière supérieure que par Saint-Prix ,
et par Damas dans la dernière scène. Le rôle de la reine
ne veut ni cris , ni emphase , ni beaucoup de mouvemens.
On est persuadé que Mlle. Georges se pénétrera de cette
vérité , et finira par y être aussi bonne que belle. Jamais
elle n'avait paru avec tant d'éclat. Lafond rendra mieux
le roi , s'il ne veut pas chercher à faire sentir qu'il en joue
le personnage. Talma et lui devraient faire un échange
de leurs rôles ; ils y gagneraient tous deux : le public et
l'auteur aussi par conséquent.
1
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois . )
Le Faux Valet-de- chambre , en un acte et en prose.
CETTE comédie n'a vécu qu'un seul jour , et ne méritait
pas de vivre plus long-temps. Ennuyeuse et immorale ,
428 MERCURE DE FRANCE.
elle réunissait deux titres de proscription. A l'exemple da
parterre , nous l'expédierons très -lestement.
Un petit maître campagnard , qui n'a pu trouver de
cruelles dans sa commune , ne sachant comment s'introduire
chez une dame de ses voisines , dont la sagesse est
pour lui un stimulant qui l'excite à tenter sa conquête ,
entre à son service en qualité de valet-de-chambre. Le
mari , prévenu de ses honnêtes intentions , s'amuse à bernér
le petit séducteur. Il ne peut , dit-il , le garder à son service ,
s'il ne se marie, parce qu'il est d'une figure si séduisante que
sa femme craindrait le caquetage de ses bonnes amies s'il demeurait
célibataire . Sous cet ignoble prétexte , il exige
que M. le comte ( car c'en est un ) donne une promesse
écrite de mariage à une duègne du château , qui a bien la
quarantaine ; et M. le cointe en passe par-là ,dans l'espoir
d'une douce vengeance. Aussitôt l'époux qu'il croit tromper
, et dont il est si sottement la dupe , en donne avis à un
oncle qu'a le futur , et le prie de se transporter à l'instant
chez lui , pour prévenir un mariage qui va déshonorer sa
famille. L'oncle arrive en habit de chasse , et voulant se
présenter à la femme de son voisin , demande un domestique
pour le coiffer. On fait venir son neveu . Reconnaissance
, surprise , explication . L'oncle trouve l'espiéglerie
charmante , et la déconvenue originale. Le maître de la
maison survient , et loin de se fâcher , et de chasser ignominieusement
le comte , va dîner avec lui chez son oncle ;
et le prétendu séducteur part en gémissant d'un air assez
niais , de n'avoir pas même entrevu la dame de ses pensées.
Comme on n'a pas trouvé dans tout cela le mot pour
rire , on n'a pas ri , et l'on a sifflé .
Cette immoralité , absolument dépourvue de comique ,
est attribuée à une femme , qui a fait une assez jolie petite
comédie morale. Est-ce donc que les auteurs se soucieraient
aussi peu de scandaliser que d'édifier ,pourvu qu'ils
amusent ? 1
:
FLOREAL AN XIII. 429
2
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 2 mai. Une gazette de la cour annonce des
avantages considérables , remportés dans l'Inde sur Holkar.
Le roi a fait annoncer aux puissances neutres , que ses
mesures étaient prises pour bloquer les ports de Cadix et
de Saint- Lucar.
On écrit de l'île Saint-Thomas , au nord de l'Amérique ,
qu'on y croit qu'une nouvelle escadre française ne tardera
pas à se joindre à celle de Rochefort , pour enlever la
Jamaïque et le reste des possessions américaines de l'Angleterre.
On vient de recevoir ici , la nouvelle que Saint- Kitts a
éprouvé le même sort que la Dominique et les autres îles
dont on connaissait déjà la destruction. Les Français n'y
ont laissé subsister que la ville. Bâtimens de commerce
etplantations , tout a été détruit. Ils y ont en outre levé
une forte contribution . Ils ont ensuite remis à la voile , et ,
se sont dirigés au vent de Saint-Kitts. Nous ne recevons
plus de nouvelles de la Barbade ; toute communication paraît
être fermée entre cette colonie et les autres : ce qui est
un mauvais présage pour elle . Les derniers avis qui nous
étaient parvenus de cette île , annonçaient qu'il n'y était,
arrivé que deux bâtimens du convoi de Cork , et que le
reste était probablement tombé au pouvoir des Français ,
parce qu'ils avaient une escadre au vent de cette colonie.
En supposant même que le convoi ait eu connaissance du
danger qui le menaçait en approchant de la Barbade , il
n'est pas vraisemblable qu'il ait pu échapper aux poursuites
de l'escadre française ; et en tout cas , il n'aura pu arriver
à sa destination.
EMPIRE FRANÇAIS.
Milan , 2 mai. Un décret du 15 floréal a ordonné qu'il .
fût élevé dans la plaine de Marengo , une pyramide à la
mémoire des braves , morts à la journée qui porte ce nom
célèbre. Le lendemain , l'Empereur a posé la première
pierre.
Nous avons reçu les nouvelles les plus satisfaisantes de
l'accueil qui a été fait , à Turin , à la députation de notre
ville envoyée pour y présenter nos premiers hommages à
S. M. l'Empereur , notre roi . S. M. , dans la réponse qu'il
lui fit , manifesta les sentimens les plus favorables d'attachement
et de satisfaction envers les habitans de Milan .
Nous en citerons les passages suivans qui se sont gravés
d'une manière inéffaçable dans la mémoire reconnaissante
430 MERCURE DE FRANCE ;
denos députés : « S. M. avait entendu avec plaisir l'expression
des sentimens du peuple milanais , sentimens qui
déjà lui étaient connus depuis sa première entrée victorieuse
dans leurs murs .... Il a honoré les milanais du nom
de ses enfans , et a témoigné qu'il avait et conserverait
pour eux une affection et une sollicitude particulière....
Il s'est félicité de les avoir délivrés de leurs ennemis et
sauvés de leurs dangers .... Il a sollicité, recommandé le
courage , l'activité , l'amour de la patrie et de l'ordre ....
Parlant de la république italienne et du royaume d'Italie ,
il a dit que la première avait excité l'envie et lajalousie ,
et que si , par événement , la monarchie avait pu en exciterdavantage
encore , par la difficulté plus grande de l'agiter
et de la diviser , Dieu lui avait donné une bonne
épée pour dissiper ses ennemis . Il a assuré qu'il ne
perdraitjamais de vue les intérêts de la ville de Milan .....
et a annoncé qu'il avait hâté le moment de se rendre dans
ses murs .
...
Du g mai. Il n'est pas possible d'imaginer un jour plus
brillant que celui qui éclaira hier notre capitale , où Bonaparte
, le héros du siècle , notre monarque adoré , a fait
son entrée dans nos murs . Cette journée sera à jamais
mémorable dans les fastes de notre histoire ; Milan a vu
entrer dans ses murs , décoré de l'auguste nom de roi , ce
même héros qui en avoit déjà été proclamé le conquérant ,
le libérateur , le pacificateur et le législateur , et qui aujourd'hui
assure sous son auguste empire cette grandeur
à laquelle ses victoires et son génie nous permettent d'aspirer.
On avait donné une forme neuve et élégante à la
porte de Verceil , par laquelle L. M. I. et R. seraient entrées
si elles étaient venues directement du Piémont. En
mémoire de cet heureux événement , l'on y avait gravé
cette inscription : Imperatori Napoleoni Iº , pio felici ,
augusto , ad regni Itatici insignia solemni ritu capessenda
Mediolanum adeunti , ovans Italia , restitutori gloriæ ,
prosperitatis adsertori.
,
S. M. ayant voulu visiter , en premier lieu , Pavie , est
entrée par la porte qui porte le nom du plus glorieux de
ses triomphes , par la porte Marengo. Pour rendre cette
entrée plus solennelle on avait ouvert une nouvelle
porte , pour que la route qui est hors des murs , formât
un même alignement avec celle au -dedans . Sur le fossé
qui entoure le mur , on avait construit un pont sur lequel
s'élevait un arc de triomphe , avec l'inscription suivante :
Quod felix , faustum sit , Imperatorem Napoleonem
FLOREAL AN XIII. 431
primum pium , augustum Regem consalutat , Italia votorum
compos.
Tout retraçait la mémoire des Scipions et des Emiles
qui retournant en triomphe àRome , n'y entraient plus par
les portes communes , mais par une breche que l'on faisait
pour eux aux murs de la ville , comme pour isoler de voies
communes ces rares héros que leur gloire et leur mérite ex
fraordinaire élevaient au- dessus de la condition humaine.
-
PARIS .
Un rapport du vice-amiral Werhuel , du 7 floréal ,
annonce que le 3 de ce mois 35 bateaux canonniers partis
deDunkerquee, pour Ambleteuse , avec 17 transports chargés
des démolitions du camp d'Ostende étant séparés par
les vents , ont été attaqués par des forces infiniment supérieures.
Huit ont été en deux jours contraints de se
rendre , après s'être vaillamment défendus. L'ennemi n'a
pris que deux transports. Six autres bateaux de la flottille
engagèrent un combat très-vigoureux , à quatre lieues de la
eôtede l'Angleterre , et força les Anglais de prendre le large .
Nous n'avons eu qu'un homme de tué et trois légèrement
blessés . Le vice-amiral fait le plus grand éloge du courage
des marins et des soldats de la flottille.
Ce léger échec est plus que conipensé par les nouvelles
suivantes , extraites comme la première , dont nous n'avons
donné que la substance du Journal officiel .
L'escadre française de Toulon et l'escadre espagnole
de Cadix se sont réunies le 19 germinal devant Gibraltar.
Le 20, au point du jour ; elles étaient hors de la vue des
côtes , et on n'en a pas eu de nouvelles depuis. ( Moniteur ) .
Le bâtiment le Dauphin , arrivé à Bordeaux leg floréal
de Charlestown , ou il est parti le 12 germinal , porte
la nouvelle que les îles de la Dominique , de Sainte-Lucie,
de Saint- Christophe , de Saint-Vincent , de Monserrat et
Niéva , ont été prises par les Français.
Le 27 avril , il est arrivé de Folkstone un navire
venant des Indes occidentales , annonçant que l'escadre
de Rochefort avait intercepté le convoi de Corke , et
que les 10 bâtimens dont il était composé avaient été pris
avec les 3000 hommes qu'ils avaient à bord.
-Nous avons annoncé , ily a quelque temps , la prochaine
publication d'une nouvelle édition d'Atala , réunie
à René( 1 ) ; on vient de la mettre en vente . La réunion de ces
(1 ) ATALA- RENÉ . Un vol in - 12, belle édition , imprimée sur papier
fin d'Angoulême , ornée de six gravures , dessinées par E. B. Garpier
, et gravées par Aug. Saint Aubinet P. P. Choffard. Prix : 6 fr.
50cent. , et 7 fr. 50 cent. par la poste . Cartonné à la Bradel , 7 fr .
AParis , chezle Normant, rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerr
432 MERCURE DE FRANCE ,
admirables épisodes du Génie du Christianisme étoit desirée
depuis long- temps. L'auteur les a revus avec le plus grand
soin. En parlant d'Atala , M. de Chateaubriand , dans
sa nouvelle préface, dit avec une modestie presqu'aussi rare
que son beau talent : « Quelques années ont été plus que
>> suffisantes pour me faire connaître les endroits faibles
» ou vicieux de cet épisode. Docile sur ce point à la cri-
» tique , jusqu'à me faire reprocher mon trop de facilité ,
>> j'ai prouvé à ceux qui m'attaquaient que je ne suis
>> jamais volontairement dans l'erreur , et que, dans tous
>> les temps et sur tous les sujets , je suis prêt à céder à des
>> lumières supérieures aux miennes. Ata a a été réimpri-
>> mee onze fois ; cinq fois séparément , et six fois dans
» le Génie du Christianisme : si l'on confrontait ces onze
>> éditions , à peine en trouverait- on deux tout-à-fait sem-
>>blables. La douzième , qui se publie aujourd'hui , a
>> été revue avec le plus grand soin . J'ai consulté des amis
» prompts à me censurer ; j'ai pese chaque phrase , exa-
>> miné chaque mot : le style , dégagé des épithètes qui
>> l'embarrassaient , marche peut- être avec plus de naturel
» et de simplicité . J'ai mis plus d'ordre et de suite dans
>> quelques idées ; j'ai fait disparaître jusqu'aux moindres
>> incorrections de langage. M. de La Harpe medisait , au
>> sujet d'Atala : « Si vous voulez vous enfermer avec moi
seulement quelques heures , ce temps nous suffira pour ef-
>> facer les taches qui font crier si haut vos censeurs. >>
>> J'ai passé quatre ans à revoir cet épisode ; mais aussi il
>> est tel qu'il doit rester : c'est la seule Atala que je recon-
>> naîtrai à l'avenir. » L'épisode de René a été revu avec
autant de soin. « Il a reçu , dit M. de Chateaubriand ,le
>> degré de perfection que je suis capable de lui donner.>>>>
On voit , par ces citations , tous les avantages de cette édition
sur les précédentes ; elle a encore celui d'être un chefd'oeuvre
de typographie : elle est ornée de six gravures
dont les dessins ont été faits par un de nos premiers peintres
, M. Garnier, auteur du beau tablean de la Famille de
Priam. Nous aurons assez fait l'éloge de ces gravures ,
ajoutant le nom des deux artistes qui les ont exécutées ,
MM. Saint-Aubin et Choffard. Nous nous proposons d'examiner
, dans un prochain numéro, les changemens faits à
Atala et à René. Nous parlerons surtout avec plus de détails
du second épisode, production non moins originale qu'Atala
, que quelques personnes mettent mème au-dessus ,
et qui pourtant n'est point aussi généralement connue, et
n'a pas encore été justement appréciée dans les journaux.
en
(Nº. CCIII. ) 5 PRAIRIAL an 13
(Samedi 25 Mai 1805 )
1
MERCURE
DE FRANCE.
1-4
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
Ich
331 1%
ceport
RÉFLEXIONS
FAITES AUX QUINZE - VINGTS.
HELAS ! ils sont plongés dans une nuit obscure.
Pour eux , dès le berceau jusqu'au sein du cercueil,
Le ciel est sans couleur , la terre est sans parure ;
Pour eux nos plus beaux jours seront des jours de deuil .
1
A
A ce triste penser je sens couler mes larmes ....
Mais quoi ! nous sommes tous enfans de la douleur ;
Et ce bel univers a pour nous peu de charmes
Quand nos yeux sont chargés des ombres du malheur.
Ah ! n'enviez pas trop l'astre qui nous éclaire,
Mortels intéressans autant qu'infortunes ; let
Songez que pour jouir de son éclat prospère,
Peu de jours ici bas nous furent destinés . 1- ?
Ee
4
REP
FRA
5.
cen
**
434 MERCURE DE FRANCE ,
Bientôt à nos regards la fin de la carrière
Va dérober les cieux, les champs et les cités ;
Le trépas fermera nos yeux à la lumière ,..
Les vôtres s'ouvriront aux divines clartés .
Mais qu'entends-je ! écoutons : quelle aimable harmonie
Vient charmer mon oreille et ranimer mon coeur ?
Je crois renaître encore au plaisir , à la vie ,
Et c'estvous qui formez ce concert enchanteur !...
Béni soit le mortel si cher à sa patrie ,
Qui , cultivant des fleurs dans le champ des cyprès ,
Fit luire à vos esprits le flambeau du génie !
i Cejour est toujours pur et ne s'éteint jamais.
Ah ! jouissez en paix de sa douce influence :
L'oeil de l'ame s'éclaire à ses rayons divins ;
Ce feu sacré mûrit les fruits de la science ,
Et pour les cueillir tous il suffit de vos mains .
Et moi qui n'approchai de ces lieux qu'avec crainte ,
Qui n'osais qu'en tremblanty porter mes regards ;
Je m'éloigne à regret de cette augusteenceinte,
Qù j'ai vu le malheur consolé par les arts .
« TOZIV - S Par madame M. M. or
OLENNEMIDU LUXE.
CONTE.
752
HONNEUR au grave sénéchal
D'une cité de la basse Armorique ,
"Plus économe et plus moral
2
Que profonddans lapolitique :
Du luxe ennemi capital ,
Il le traitait de fléau domestique ;
Pas plus loin n'allait sa logique.
Mais qu'importe qu'un sénéchal
Sur ce chapitre làraisonne bien on mal 7
9
LA
PRAIRIAL AN XIII. 435
1.
2
Forcé d'entreprendre un voyage
Pour un procès au barreau de Paris ,
Du conducteur de ses brebis
Il lui convientde faire un page;
Tous deux , en modeste équipage,
Vont se gîter au faubourg Saint-Denis. !..
On court, on plaide , un an se passe;
Tout en allant , le pauvre pastoureau
Remarque à ses grègues de peau
Par-ci , par-là , mainte crevasse ;
Le rempart en tombant allait livrer la place,
Il fallut bien parler.... Maître , trouvez-vous beau ,
Convenable , décent , qu'à tout venant je montre
Ce qu'on cache à Quimper? prenez pitié de lui ,
Et permettez qu'il vous remontre
Le besoin qu'il a d'un étui.....
1
:
... Eh quoi ! déjà du luxe au printemps de ton âgé !
Des goûts pervers , oh ! le maudit pays !
Va , mon enfant , tu te perds à Paris ;
Reprends , crois-moi , le chemin du village.
1
ParF. DEVENET.
ENIGME.
LECTEUR, plus on me trouve rude , I
Etplus on me prise en tous lieux;
Dans la ville ou la solitude ,
Je sers aux jeunes comme aux vieux.
On me méprise, on me rejette
Lorsqueje viens à m'adoucir ;
Et c'est à quoi je suis sujette ,
Pour avoir fait trop de plaisir.
LOGOGRIPHE.
Je suis du genre féminin ;
Souvent l'effetde la colère,
L
Eez
:
:
436 MERCURE DE FRANCE ;
Ou de l'envie ou du chagrin ,
Et j'atténue et j'exagère.
Tout auteur me craint. J'ai neuf pieds.
Cherchez en moi, vous trouverez
Le mot latin rendant colère;
Et ce malheureux roi troyen
Dont Achille traîna le fils sur la poussière ;
Contre un calme trop grand un utile moyen ;
Une bête fort babillarde..
Vous trouverez encore un petit poids nouveau ,
Et le plus grand espace d'eau.
Je devrais m'arrêter; car je suis trop bavarde.
Vous y verrez de plus l'amant infortuné
Par qui de blanc au noir le mûrier fut changé ,
Enfin , un mot qu'avec ivresse
On dit toujours à sa maîtresse.
Mais, lecteur , vous avez sans doute deviné. !
1
JN. C***
CHARADE.
FUYEz les chances du premier ;
Evitez l'excès du dernier;
Et n'éprouvez jamais l'entier.
ParM. G ...... ( du Puy , Haute-Loire. )
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Arc-en-ciel.
Celui du Logogriphe est Grenadier, où l'on trouve ange ,
Eden , negre , Diane , ride , nid, air, rade , neige ,
Ida , ane , geai , grenade , gare.
Celui de la Charade est Mal-aise,
1
PRAIRIAL AN XIII . 437
OEUVRES PHILOSOPHIQUES , HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES DE D'ALEMBERT , membre de
toutes les Académies savantes de l'Europe (1).
( III Extrait. )
Le dernier siècle a vu naître quelques grandes
réputations qui reposent sur des ouvrages plus
brillans que solides , et d'autres grandes réputations
qui ne reposent sur rien : lorsqu'on attaque
celles-ci , on doit s'attendre à voir s'élever contre
soi la foule des auteurs vivans qui lisent leur sentence
dans le jugement porté contre leurs collègues
morts , et la foule plus nombreuse encore des
beaux- esprits sur parole , qui ne peuvent consentir
à voir réduits à leur juste valeur des livres qu'ils
sont en possession d'admirer , quelques-uns sans
les lire , la plupart sans les comprendre . Mon premier
article sur M. d'Alembert a donc dû paraître
d'une hardiesse étrange ; le second a ramené les
hommes qui cherchent de bonne foi la vérité.
En effet , tout le monde convient que , vers la fin
du dix-huitième siècle , la littérature avait perdu
son empire: pourquoi ne me serait-il pas permis
d'essayer de découvrir les causes de ce fait généralement
reconnu ? M. de Voitaire , dans sa vieillesse
, répétait avec douleur qu'on n'aimait plus les
vers ; M. de La Harpe a cent fois fait la même remarque
dansson Cours de Littérature ; nous avons
vu Corneille abandonné , Racine déclaré froid
(1) Cet ouvrage , annoncé par souscription , et tiré à un petit
nombre d'exemplaires , aura 15 vol . grand in 8°. Les trois premiers
volumes ont paru avec exactitude , chez Pelletier , à l'imprimerie de
Boiste , rue Hautefeuille , nº.21 ; Arthus Bertrand , libraire , quai des
Augustins ;le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois ,
et àBordeaux, chez Melon et compagnie.
,
3
438 MERCURE DE FRANCE ,
Boileau mis au simple rang des versificateurs corrects;
en un mot , au goût des belles-lettres avait
succédé unfol enthousiasme pour les sciences qu'on
appelle exactes , je ne sais pourquoi , carleurs principes
sont sujets à de grandes variations , tandis
que les principes des beaux-arts n'ont point changé
depuis les Grecs jusqu'à nous. La raison de
cette stabilité est facile à découvrir. Les ouvrages
d'imagination sont fondés sur la connaissance du
coeur humain , et sur l'imitation des beautés de la
nature ; les passions des hommes sont invariables ,
et les beautés de la nature , malgré leur étonnante
diversité , se retrouvent les mêmes dans tous les
siècles : il y a donc pour les beaux-arts des principes
qui ne changent pas. Peut-on en dire autant
des sciences appelées exactes ? Nées de l'esprit de
l'homme , elles sont sujettes àd'étranges variations ,
car notre esprit va toujours vers de nouvelles découvertes
, et ce qu'il sait n'est rien, comparé au
desir qu'il a de savoir. Les bornes de notre esprit
ne sont pas connues ; depuis long-temps nos passions
ont donné toute leur mesure : cette seule observation
suffit pour faire sentir qu'il y a nécessairement
dans les principes des beaux- arts quelque
chose de déterminé qui ne peut se trouver dans
les principes des sciences. Cette question sera traitée
quelque jour avec l'importance qu'elle mérite ;
et peut- être sera-t-on étonné des conséquences morales
et politiques qu'elle entraîne. Mais il était
nécessaire pourmoi de l'énoncer ici, afinde mieux
faire sentir l'absurdité des conceptions qui ont
servi de base au discours préliminaire de l'Encyclopédie
, discours qui renferme le plande la cons
piration formée et exécutée contre la littérature.
Si M. d'Alembert a raisonné juste , tous les siècles
ont tort ; c'est ce que je me suis proposé d'exa-
/
PRAIRIAL AN XIII . 439
miner en parlant de ses ouvrages. Le ton d'assurance
que je prends dans une semblable discussion
në paraîtrait point extraordinaire à quelques
hommes , s'ils voulaient bien ne pas oublierqueje
suis assez modestée pour me ranger du parti de tous
les siècles , contre le parti d'un savant.
M. d'Alembert ne dissimule pas long-temps le
but qu'il se propose d'atteindre ; à peine est-il à
la sixième ligne de son discours qu'il a déjà dé
claré qu'aux savans seuls appartient le droit de
juger l'Encyclopédie , et dès la seconde ligne il avait
annoncé que l'Encyclopédie était l'ouvrage d'une
société de gens-de- lettres. De prime abord , voilà
lės savans reconnus juges supremes én littérature :
comme les littérateurs n'ont jamais eu la préten-
Tion de juger les ouvrages consacrés aux sciences ,
on pourrait , sans aller plus loin , devirter la manière
dont l'auteur assignera les rangs , c'est-à-dire
comment il fera le plan de l'arbre des gens- delettres.
Qu'est- ce que le plan de l'arbre des gensde-
lettres ? je l'ignore; mais je lis , page 242 :
«Après avoir formé l'arbre des sciences , on pour-
>>rait former sur le même plan celui des gens -de
lettres.>> Tel est le style d'un géomètre qui présida
l'académie française , et qui trouvait que Racine
ne savait pas écrire en prose . Le fameux discours
de l'Encyclopédie offre une foule de beantés
de ce genre , bien dignes d'être admirées par les
philosophes : pour moi, si je néglige dorénavant .
de les faire ressortir , ce n'est pas faute de les avoir
senties ; mais par la nécessité où je suis d'éloigner
les observations de détail , afin de ne pas rompre
l'enchaînement des conceptions premières.
M. d'Alembert , voulant exposer P'origine et la
liaison dés connaissances humaines , éprouve un
singulier embarras : adoptera-t-il l'ordre métaphy
45
4
440 MERCURE DE FRANCE ,
sique, ou l'ordre historique ? Je ne sais pas , et
personne ne saura jamais ce que c'est que l'ordre
métaphysique des connaissances humaines ; il y a
là de quoi faire rêver toute la vie . Il me semble que
l'auteur aurait trouvé toute sûreté à adopter l'ordre
historique , parce que des faits valent toujours
mieux que des conjectures ; mais s'il m'avait consulté
, je l'aurais tiré de peine à des conditions
plus douces encore. « De quoi vous inquiétez-
>> vous , lui aurais-je dit ? pourquoi vous agiter
>> entre l'ordre métaphysique et l'ordre historique ?
>>> Puisque vous faites un dictionnaire , vous êtes
>> nécessairement borné à l'ordre alphabétique ;
>> et quand on a trouvé un ordre aussi simple , qui
>> coûte si peu à suivre , qui demande si peu de
>> génie , à quoi bon se creuser la tête pour en
>> trouver un autre qui ne peut avoir aucun rap-
>> port avec le plan arrêté de votre ouvrage ? » En
effet , l'Encyclopédie a été conçue et exécutée par
ordre alphabétique ; et c'est déjà une grande faute
que de vouloir faire sentir , dans un discours préliminaire
, les avantages d'un autre ordre que celui
suivi dans l'ouvrage. Si le discours de M. d'Alembert
était bon, il aurait encore l'inconvénient d'être
déplacé; mais c'est là son moindre défaut.
Dans l'embarras de choisir entre l'ordre métaphysique
et l'ordre historique , il s'est décidé à les
adopter tous deux; de sorte que la seconde partie
de son ouvrage dément la première sur tous les
points. Si ses amis ne conviennent pas de la vérité
de cette observation , ils auront tort , car M.d'Alembert
lui-même en fait l'aveu le plus formel: il
borne sa défense à expliquer les raisons qu'il a eues
pour se contredire ; et comme il n'est point encore
question, de peser la bonté de ces raisons , rienne
nous empêche d'aller en avant.
Parmi les modernes , Bacon est le premier qui
PRAIRIAL AN XII 441
ait fait un tableau généalogique des connaissances
humaines. Les anciens ne s'amusaient guères à ces
oiseuses spéculations ; ils croyaient s'expliquer suffisamment
sur la liaison qui existe entre nos connaissances
, par la méthode qu'ils suivaient dans
l'éducation : à cet égard, on peut consulter Aristote
et Quintilien. En effet , l'éducation serait bienmauvaise
sielle était dirigée en sens contraire de l'ordre
des connaissances qu'il nous est facile et utile d'acquérir.
Mais enfin il est permis à un homme de
génie de chercher la raison des méthodes consacrées
par l'expérience , et c'est à quoi s'est borné
Bacon. Il classe nos facultés dans l'ordre suivant :
La mémoire, l'imagination et la raison. Cet ordre
est juste , soit qu'on l'applique aux individus , soit
qu'on l'applique aux nations. La mémoire est la
première faculté qui se développe en nous , par le
motif divin et naturel que c'est la première dont
nous ayons besoin; vient ensuite l'imagination qui
tient particulièrement à nos passions , c'est - à-dire
à cette surabondance de force que nous avons dans
la jeunesse ; la raison arrive la dernière , quand elle
arrive; cela doit être encore: il faut avoir connu
les illusions de la vie pour être en état de n'apprécier
chaque chose qu'à sa juste valeur. Si on applique
cet ordre aux nations dont l'histoire nous
est connue , on trouvera également que les premiers
faits se transmettent verbalement ; c'est le
temps de l'histoire héroïque toute confiée à la
mémoire ; viennent après les beaux- arts et la poésie
; c'est l'époque de jeunesse , de force et d'imagination
, époque à laquelle succède la raison ,
c'est-à-dire l'analyse , le raisonnement , la philosophie
impuissante et verbeuse , dernière période
souvent malheureuse et quelquefois mortelle.
Ainsi dans la nature , dans l'ordre historique et
dans le système de Bacon, système appuyé sur
}
442 MERCURE DEFRANCE ,
l'expérience , la poésie et les beaux-arts marchent
avant lessciences , l'imagination précède la raison ,
les passions s'annoncent avant la sagesse; trois manières
différentes de dire la même chose.
Cette vérité de tous les siècles et de tous les jours
a été démentie pour la première fois par M. d'Alembert.
Il ne diminua, ni n'augmenta le nombre
de nos facultés , ce qui est très-modeste de la paft
d'un si grand homme ; mais il changea l'ordre éternel
de leur développement , et appela ce changement
une classification métaphysique ; en un mot,
il mit la raison avant l'imagination , folie qui va
plus loinque celle de Sganarelle devenu médecin,
puisque ce fagotier se contentait dedéplacer physiquement
le coeur de l'homme , tandis que le philosophe
bouleverse l'intelligence divine et humaine ,
en nous faisant passer par l'âge de sagesse pour arriver
àl'âge des illusions. Commefit cette absurdité
f'a-t-elle pas frappé les lecteurs du dix-huitième
siècle ? C'est ce qu'il est impossible de dire ; mais
on expliquerait sans peine les principales causes de
V'erreur dans laquelle est tombé Fillustre membre
de toutes les académies savantes de l'Europe.
;
M. d'Alembert , fondé à se plaindre de la nature
qui lui avait refusé les illusions de la jeunesse ,jügea
des autres hommes par ses propres serisations , et
mit toutes nos connaissances surle compte de notre
esprit. L'individu métaphysique qu'il créa pour
lui servir de modèle dans le tableau qu'il voulait
former , est tin être froid , réfléchi , que rien ne
dérangé , qui n'apprend rien par sentiment , que
son ame ne pousse au- devant d'aucune idée nou
velle; en un mot, c'est une machine toute géométrique
, ou , si l'on veut , c'est M. d'Alembert luimême.
Né sans passions , il lui était impossible de
deviner la place que les passions occupent dans
PRAIRIAL AN XIIL. 443
T'histoire des hommes, et l'influence qu'elles ont
eue sur la découverte et la perfection des beauxarts:
il le savait généralement , et ne le sentait pas ;
aussi mit-il la raison avant l'imagination , parce
qu'il croyait aux sciences , et qu'il n'avait pas la
conviction des beautés littéraires. En effet , les progrès
dans les sciences appelées exactes sont si indépendans
de la perfection de notre organisation
que Diderot va jusqu'à soutenir « que cinq person-
>> nes dont chacune ne jouírait que d'un sens , par
>>la faculté qu'elles auraient d'abstraire, pourraient
>> toutes être géomètres , s'entendre à merveille , et
>> ne s'entendre qu'en géométrie. » (1 ) Cette asser
tion de Diderot sur un fait dont il pouvait juger ,
prouve que les sciences exactes ne sont reconnues
que par notre esprit qui en a réglé les principes : il
n'en est pas de même des beaux- arts fondés sur
nos sentimens , nos passions et sur l'imitation de la
nature. M. d'Alembert , en cherchantl'origine et la
liaisondes connaissances humaines uniquementdans
lafacultéquel'homme a d'apprendre et d'abstraire, a
fait une faute énorme qui tenait à son organisation ;
et si , dans son système , il a admis l'imagination ,
on peut croire que c'est par respect pour l'opinion
établie. Il aurait été plus conséquent en la retranchant
tout-à-fait qu'en la déplaçant , car il y a des
hommes sans passions et par conséquent sans imagination;
mais onn'en connaît point qui deviennent
jeunes après avoir été vieux. Si la raison venait la
première , notre monde serait autre qu'il n'est ; on
ne connaîtrait ni les folies , ni tout le charme de l'amour;
il n'y aurait ni ambition , ni colère , ni avarice
, ni vanité , ni ridicules ; les vices et les crimes
n auraient point encorede noms parce qu'ils seraient
encore à naître; par la même raison ,nous pourrions
avoir des sciences exactes, mais nous n'au-
(1) Lettres sur les aveugles.
A
444 MERCURE DE FRANCE ,
rions ni morale , ni littérature ; car la morale et la
littérature sont des conséquences tirées , par observation
, du jeu de nos passions. Si la raaiissoonn venait
la première , se laisserait-elle détrôner par l'imagination
? Tout le monde conçoit bien au contraire
comment l'imagination cède la place à la raison ,
carce qui est naturel est à la portée des esprits les
moins exercés dans ces sortes de discussions . L'erreur
de M. d'Alembert vient donc de ce qu'en
jugeant les hommes et les peuples d'après lui , il
accorda tout aux calculs de l'esprit , et rien aux
puissances de l'ame. Cette erreur a été commune
àtous nos modernes métaphysiciens ; et les conséquences
qu'elle devait avoir en politique ont été
suffisamment expliquées par la révolution.
Bien convaincu de la supériorité des calculs de
l'esprit sur les grands mouvemens de l'ame , du
raisonnement sur l'imagination , et , par une conséquence
nécessaire , des sciences sur les lettres , il
était tout simple que M. d'Alembert prétendît remettre
chaque chose dans l'ordre qu'il reconnaissait.
Ce fut le but de l'Encyclopédie , et le discours
préliminaire fut entièrement conçu dans cette intention:
tout absurde qu'il paraît aux esprits
justes , il était pour l'auteur d'une conséquence rigoureuse
; aussi ma surprise ne porte-t-elle pas
tant sur l'ouvrage que sur le succès qu'ila eu. Voici
en peu de mots ce que M. d'Alembert a proposé
de croire à tous ceux qui savaient lire dans ledixhuitième
siècle .
<< La communication des idées est le principe et
>> le soutien de l'union entre les hommes , et de-
>> mande nécessairement l'intervention des signes ;
» telle est l'origine de la formation des sociétés ,
>> avec laquelle les langues ont dû naître.>>
On voit que les passions et les besoins ne sont
pour rien dans la formation des sociétés , et que
Thomme serait toujours restéétranger pour l'homme
PRAIRIAL AN XIII. 445
sans le desir de communiquer ses idées: c'est l'esprit
qui a créé l'état social , et même les langues ,
car sans doute il y avait beaucoup d'idées et d'esprit
avant qu'on parlat. Une fois les premières sociétés
formées , les hommes n'ont pas été assez ingrats
pour négliger l'esprit auquel il devait tant , et
ils ont procédéde la manière suivante pour acquérir
des connaissances : la géométrie , l'arithmétique ,
l'algèbre , la mécanique , l'astronomie , la logique ,
la grammaire, la rhétorique , l'histoire dont la chronologie
et la géographie sont les deux rejetons et
les deux soutiens , enfin la politique. « Toutes ces
connaissances réunies forment une combinaison
qu'en général on appelle philosophie. Une fois
arrivé à cette grande division , M. d'Alembert
ajoute : << Mais les notions formées par la combi-
> naison des idées primitives nesont pas les seules
>> dont notre esprit soit capable. Il est une autre
>> espèce de connaissances réfléchies dont nous
>> devons parler maintenant. >> Et il procède ainsi
à l'énumération : la peinture , la sculpture , larchitecture
, qui n'est aux yeux du philosophe que
le masque embellid'un denos plus grands besoins;
(le masque d'un besoin! ) enfin , la poésie , puis
la musique. Comme j'ai suivi avec la plus scrupu
leuse exactitude l'ordre adopté par M. d'Alembert
, tout le monde peut sentir maintenant que
le géomètre qui mettait la géométrie au premier
bout des connaissances humaines , était plus rusé
que M. de Voltaire qui s'amusait à faire en Europe
la réputation d'un ouvrage dans lequel la
poésie était renvoyée au dernier rang. M. d'Alembert
, qui craignait, apparemment de n'être pas
compris , ou même de n'être pas lu par les gens
du monde, a joint à son discours un arbre généalogique
des connaissances humaines , dans lequel
le poëme épique est mis bien loin après l'hydro446
MERCURE DE FRANCE ;
logie et la dynamique; et cela était encore pourlut
d'une conséquence rigoureuse , puisqu'il avai
avancé que la division générale de nos connaissances
, suivant nos trois facultés , mémoire ,
> raison , imagination , a cet avantage qu'elle
>>pourrait fournir aussi les trois divisions du
>> monde littéraire , en érudits , philosophes et
>> beaux-esprits. >> A ce compte , Corneille serait
un bel-esprit , Bossuet un érudit , et M. d'Alembert
un philosophe. Si l'on réfléchit qu'à l'époque
où parut ce discours , bel-esprit était pris en mauvaise
part , qu'érudit était discrédité , et que philosophe
était le titre par excellence , on n'expliquera
l'impunité littéraire du géomètre encyclo
pédiste que par l'adresse avec laquelle il sut employer
à sa défense la crédule vanité et les passions
de M. de Voltaire . 11
Il peut être curieux d'entendre M. d'Alembert
expliquer pourquoi il n'a pas suivi , dans la classifi
cation de nos facultés , l'ordre adopté par Bacon.
« Les sciences ayant fait de grands progrès depuis
> l'illustre chancelier d'Angleterre, on ne doit pas
>> être surpris que nous ayions pris quelquefois une
> route différente . Est-ce que le progrès des
sciences peut changer la nature ? Et ne semble-t-il
pas entendre Sganarelle répondre à Géronte qui
Lui fait observer que le coeur est du côté gauche ;
et le foie du côté droit : « Oui, cela étoit autre-
>> fois ainsi ; mais nous avons changé tout cela , et
>> nous faisons maintenant la médecine d'une mé-
* thode toute nouvelle. Autrefois l'imagination
venait avant la raison , les passions précédaient la
sagesse; mais ils ont changé tout cela, et ils font
maintenant la philosophie comme Sganarelle faisait
la médecine. O les hommes habiles ! Si les
sciences font encore des progrès, on doit s'attendre
à de nouveaux changemens; et peut-être nos ne-
1
PRAIRIAL AN XIIL 447
1
veux apprendront-ils un jour que la raison vient
avant la mémoire. Quel jugement l'inflexible postérité
portera-t-elle du siècle qui a mis au nombre
de ses grands hommes de si pauvres logiciens ,
de si plaisans moralistes ! Encore si , comme dans
les ouvrages de J. J. Rousseau , l'harmonie du
style déguisait la faiblesse des raisonnemens , on
concevrait jusqu'à un certain point l'enthousiasme
d'un public léger ; mais ici rien ne le justifie ; et
certainement M. d'Alembert écrit aussi mal qu'il raisonne.
Il faut remarquer , pour ceux qui disent qu'une
critique sévère tient toujours à l'esprit de parti ,
que le discours préliminaire de l'Encyclopédie est
aussi religieux qu'il devait l'être , et plus même
qu'on n'avait droit de l'attendre d'un homme qui ,,
détestant le christianisme , faisait à l'autorité le sacrifice
de sas opinions . Pour un hypocrite , M. d'Alembert
va trop loin lorsqu'il dit : « A la faveur des
>> lumières que la révélation a communiquées au
» monde,le peuple même est plus ferme et plus
» décidé sur un grand nombre de questions inté-
>> ressantes , que ne l'ont été toutes les sectes de
» philosophes. » Bacon , Pascal et Bossuet avaient
déjà fait cette observation ; et j'avoue que je ne
conçois pas quel motif a pu engager à la répéter
un homme qui , dans sa correspondance , déclarait
infame cette même religion qui , de son aveu , avait
répandu plus de lumières dans le monde , plus de
morale pratique dans le peuple que toutes les sectes
de philosophes. Je n'ai cité ce passage ( et il y en
a plusieurs dans le même esprit ) qu'afin de prouver
que les principes religieux du discours préliminaire
de l'Encyclopédie devaient plutôt me porter
à l'indulgence qu'à la sévérité ; mais il ne suffit
pas de respecter la révélation pour être grand logicien
et bon littéérrateur ; et quand les opinions re-
٢٢
448 MERCURE DE FRANCE ;
ligieuses de M. d'Alembert seraient revêtues de l'approbation
de la Sorbonne , sa métaphysique n'en
resterait pas moins ridicule, etson style détestable .
Tous les siècles ont cru que, dansl'ordre de nos facultés
, l'imagination précédait la raison ; un seul
homme a dit le contraire : de cet homme ou des
siècles qui se trompent ? Voilà sur quoi roule le
débat; je me contente d'exposer les faits , et laisse
auxlecteurs le soin de prononcer.
La seconde partie du discours préliminaire de
l'Encyclopédie dément la première ; l'auteur quitte
l'ordre métaphysique pour l'ordre historique: alors
il est d'accord avec Bacon et l'expérience ; mais il
prétend que l'ordre historique n'est vrai que depuis
la renaissance des lettres , et c'est une absurditéde
plus. Dans aucun temps la raison n'a précédé
l'imagination ; l'homme sent et rêve avant de
raisonner ; il a des passions avant de combiner des
abstractions; il est poète avant d'être géomètre ; il
admire les beautés de la nature avant de faire des
équations ; en un mot , il est jeune avant d'être
vieux. Cela n'est ainsi aujourd'hui que parce que
cela a toujours été : je ne connais que Sganarelle
qui puisse affirmer le contraire. Au reste , la seconde
partie du discours vaut mieux que la première
; l'auteur s'appuie sur des faits en écrivant
l'histoire de la renaissance des lettres , et quoique
ce sujet eût été traité bien des fois , il est si intéressant
qu'il se fait lire , même sous laplume de M. d'Alembert.
Je n'ai pas besoin de dire que les réputations
littéraires y sont classées de manière que les
grands écrivains qui honorent la France paraissent
un peu au-dessous de M. de Voltaire : c'était une
des conditions du traité ; et le géomètre était trop
habile pour hésiter à la remplir. J'ignore s'il s'était
aussi engagé secrètement à mépriser notre nation ,
ou s'il l'a fait d'abondance de coeur : ilassure << que
>> l'amour
PRAIRIAL AN XIII. 449
>> l'amour des lettres , qui est un mérite en Angle-
>> terre , n'est encore qu'une mode parmi nous , et
>> ne sera peut-être jamais autre chose ; mais quel-
>> que dangereuse que soit cette mode , peut -être
>> luisommes-nous redevables de n'être pas encore
>> tombés dans la barbarie où une foule de cir-
>> constances tendent à nous précipiter. » La lumière
au Nord , l'amour des lettres en Angleterre
, et la barbarie en France meparaissent former
une distribution aussi admirable que la mémoire, la
raison et l'imagination. Philosophes !philosophes !
jusqu'à vous , il était sans exemple dans le monde
que des écrivains se fussent unis pour exalter le
mérite des ennemis naturels de leur pays , et pour
exciter l'ambition étrangère en lui montrant sans
cesse leur patrie dans un état d'avilissement et de
décadence.
FIÉVÉE.
The Beauties of the Spectator , or the most elegant ,
agreeable and instructive Pieces selected out of that
renowned Work. Paris , sold by , Fr. Louis , Book-
Seller Savoie - Street , n° . 12 ( 1) ; c'est- à - dire , les
Beautés du Spectateur , etc. Un vol . in- 12. Prix : 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. par la poste. 1.
Il y a quelques mois qu'en rendant compte , dans le
Mercure , d'un ouvrage anglais , je donnai , autant que je
le pouvais faire dans un examen assez rapide , quelques
observations sur la littérature anglaise en particulier , et
(1 ) Cet ouvrage se trouve aussi chez le Normant, imprimeur-lib . ,
rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 42 .
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ;
sur l'influence de la littérature étrangère en général. Je
saisis avec empressement aujourd'hui l'occasion de revenir
sur un sujet qui me paraît fort important pour les lettres .
C'est une des manies du dernier siècle , d'avoir cherché à
préconiser , par tous les moyens possibles , la littérature
étrangère , et malheureusement cette manie est encore
commune à la plupart de nos littérateurs. N'a- t-on pas vu
l'Institut couronner dernièrement un ouvrage où le Parnasse
français est rabaissé au-dessous du Parnasse allemand?
Dans les nombreux traités de Rhétorique qui s'impriment
tous les jours , on ne cite pour modèles que des
écrivains étrangers ; et c'est une chose amusante que les
voeux ardens de quelques-uns de nos Aristarques pour les
succès de la littérature du Nord , qui , selon eux , est la
littérature par excellence. Voltaire a mis Pope bien audessus
de Boileau , et les philosophes ont mis les épîtres
de Voltaire bien au-dessus de celles de Boileau . S'il est
quelque chose de ridicule au monde , c'est assurément le
passage suivant , tiré d'un éloge de Boileau , pareillement
couronné par l'Institut. « On a trouvé que la raison de
» Boileau était trop timide , que ses idées étaient trop
> circonscrites, trop peu approfondies ; en un mot , qu'il
» n'était pas philosophe. Voltaire est le premier qui , à
>> l'imitation des Anglais , ait porté dans la poésie ces
> idées hardies et philosophiques que l'affaiblissement du
>>pouvoir permettait à son génie naturellement indé-
» pendant , ces résultats lumineux et profonds que le pro-
» grès des sciences exactes venait offrir en tribut à son
>> imagination. » Ce passage est tellement absurde qu'il
ne mérite pas d'être réfuté. De deux choses l'une , il faut
être brouillé avec la poésie d'une manière bien étrange ,
pour donner aux sermons versifiés de Voltaire la préférence
sur les épîtres de Boileau , ou il faut avoir une bien
grande envie de remporter un prix pour trahir ainsi la
vérité. Comment reprocher à Boileau que sa raison est
trop timide , comment oser imprimer que les idées de ce
2
PRAIRIAL AN XIII. 45
grandhomme étaient trop circonscrites , trop peu approfondies
; en un mot, que l'auteur de tant de chefsd'oeuvre
était un homme borné ! Si Boileau est reconnu
inférieur à Voltaire , il s'ensuit que Pope , dont ce dernier
n'est que l'imitateur , l'emporte de beaucoup sur l'auteur
de l'Art poétique. Ainsi ce n'est plus en France qu'on doit
aller chercher le législateur du goût , mais en Angleterre.
On voit que l'Institut qui sanctionne de pareils jugemens
est assurément bien au- dessus de toute espèce de préjugé
de gloire nationale .
Un fait sur lequel tout homme instruit , tout observateur
impartial ne peut se faire illusion , c'est que depuis
le siècle de Louis XIV , les lettres ont toujours été dans
un état de décadence. Queis que soient les efforts des admirateurs
passionnés du dix- huitième siècle , le siècle de
Louis-le-Grand sera toujours l'âge d'or de la littérature
française, Or quelle était la cause de cette supériorité ?
Dirons-nous que ce fut un pur effet du hasard? non sans
doute; la cause en est dans le génie du monarque, dans les
idées qui dominèrent à cette époque , dans la manière de
vivre des gens de lettres, et sur-tout dans l'étude sévère des
anciens. On est, ce me semble, assez d'accord de ces vérités.
Serait-il absurde de conclure que des mêmes causes résultent
les mêmes effets, que des effets différens sont produits
par des causes différentes ? il n'est personne , je pense , qui
prononce pour l'affirmative. Ainsi donc on expliquera cette
décadence, cette médiocrité dont les lettres sont frappées,
par l'oubli des principes sous l'influence desque's elles
ont naguères jeté tant d'éclat. C'est à ces principes que
ne cessent de rappeler les écrivains qui ont quelque souci
de la vérité et un zèle véritable pour les lettres'; c'est à
l'étude des anciens , c'est à des moeurs plus sévères qu'ils
s'efforcent de ramener leur siècle amolli. Mais il est d'autres
écrivaine qui bassement occupés du desir de plaire ,
ou du soin de faire fortune , cherchent à faire illusion à
leurs contemporaine sur leurs propres défauts; et ce qu'il
t
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
i
yad'étrange, c'est que ces Philintes littéraires se piquent
d'être fiers et indépendans , qu'ils déclament à tout propos
contre la flatterie; comme s'il était moins méprisable de
flatter une nation qu'un individu , de souscrire à toutes les
prétentions d'un siècle présomptueux , ou d'entretenir la
vanité d'un maître .
Cette décadence des lettres une fois reconnue , on trouvera
sans peine à l'expliquer. Jamais les anciens n'ont été
plus négligés qu'ils ne le sont aujourd'hui ; jamais les études
n'ont été plus superficielles : je n'en veux d'autres preuves
que cette foule de livres soit en vers , soit en prose , dont
les auteurs ignorent jusqu'aux règles les plus connues de
la langue , jusqu'aux préceptes les plus faciles de l'art
d'écrire. Dans le siècle de Louis XIV , un homme de lettres
savait le grec et le latin, il travaillait toute sa vie à se
rendre familière l'une et l'autre littérature ; l'italien et
l'espagnol n'étaient regardés quecomme des études propres
àdélasser l'esprit. Dans le dernier siècle, au contraire , on
s'est adonné particulièrement à la littérature de nos voisins
; et comme il est plus aisé d'apprendre toutes les langues
modernes de l'Europe, que la seule langue grecque par
exemple , on a laissé là de côté le grec et le latin pour l'anglais
et l'allemand. Maintenant qu'il y a à-peu-près cinquante
ans que la littérature de ces deux nations est connue
en France , je voudrais bien que les zélés partisans
de la littérature du Nord nous apprissent en quoi elle a été
utile à la nôtre. Nous devons beaucoup aux Italiens ; les
meilleurs romans de le Sage , la première tragédie, la première
comédie à caractère , sont imités de l'espagnol :
ce sont là des obligations que tout le monde s'accorde à
reconnaître. Mais de quelle utilité le théâtre anglais a-t- il
été au nôtre ? des drames monstrueux qui ont failli ramener
l'art à son enfance , des systèmes absurdes de politique,
de littérature et de morale , voilà quels sont les fruits
que nous avons recueillis de ce commerce intime avec nos
voisins. Cependant on nous avait promis des merveilles
PRAIRIAL AN XIII. 453
de cetteinnovation. Je conçois qu'on ait été séduit comme
on le sera toujours , et les Français plus qu'aucun peuple
du monde , par l'attrait de ce qui est nouveau. Mais après
un essai d'aussi longue durée, si nous étions un peu sages,
nous devrions, ce me semble, revenir à ces anciens, du commercedesquels
le siècle de Louis XIV a tant à se louer. Ce
n'est pas que la littérature étrangère n'offre quelques avantages
; mais d'après la vie molle de nos gens de lettres ,
l'étude des modernes ne pouvant se cultiver qu'au préjudice
des anciens , il faut nécessairement opter entre l'une
ou l'autre école , et c'est aujourd'hui le temps ou jantais .
Les gens qui ne pouvant répondre à ce que vous dites ,
trouvent le moyen de se tirer d'embarras en répondant à ce
que vous ne dites point ; ceux qui défendent avec ardeur la
littérature allemande dans les journaux philosophiques ,
m'accuserontd'avoir des préjugés de collége, etme citeront
les noms de Hume , de Robertson et de Pope. Je suis loin de
méconnaître le mérite de ces écrivains , et sur- tout du dernier.
Mais on me permettra de croire que nos écrivains apprendront
encore mieux à écrire l'histoire avec Tacite et
Thucydide. Il sera toujours beaucoup plus sûr d'étudier
l'art dramatique dans Sophocle et dans Euripide , quelque
vieux que soient ces deux poètes, que dans les tragiques
de l'Angleterre ou de l'Allemagne . En un mot , je pense
que l'influence de ce qu'on appelle la littérature du Nord
sur la nôtre ne peut faire que fort peu de bien , lorsqu'elle
ne fait pas beaucoup de mal . Il y a infiniment plus à
gagner pour nous avec nos voisins du Midi, trop négligés
de nos jours . Nos gens de lettres feraient beaucoup mieux
d'y revenir. Si la littérature étrangère n'est propre qu'a
nous égarer en nous détournant de l'étude des anciens , il
n'en est pas de même de la nôtre , à l'égard de ceux de nos
voisins qui la cultivent. De tous les écrivains dont l'Angleterre
s'honore ,Addison et Pope sont assurément ceux
dont le goût fut le plus pur , et Pope et Addison sont
deux élèves de Boileau ; car l'auteur de l'Art poétique n'a
3
454 MERCURE DE FRANCE,
pas seulement réformé le goût de sa nation , mais encore
celui de toute l'Europe. On peut dire hardiment que c'est
à l'influence de ses ouvrages que les nations modernes
doivent les progrès plus ou moins grands que leurs écrivains
ont faits dans la science du goût et de la critique.
Pope et Addison ne pouvaient se lasser de la lecture de
Boileau : le premier sur-tout l'a beaucoup imité ; mais il
s'en faut bien que l'auteur anglais ait approché dans ses
satires des graces de son modèle. De tous les peuples de
l'Europe , il n'est peut-être que les Français qui connaissent
cette plaisanterie pleine de sel et d'urbanité qui distinguait
les écrivans de l'Attique. Notre langue est admirable
sous ce rapport , tant elle offre de tournures fines et
délicates : aussi avons -nous d'excellens ouvrages dans ce
genre , qui est tellement le nôtre que le livre par lequel
notre langue fut fixée lui appartient entièrement. Les
écrivains anglais ne connaissent point la plaisanterie proprement
dité , c'est le sarcasme qu'ils entendent à merveille.
Le rire chez eux a toujours quelque chose d'amer
et de sardonique. Pour s'en convaincre , ou n'a qu'à comparer
avec Pascal le célèbre docteur Swift. L'auteur du
Gulliver est assurément l'écrivain le plus original d'une
nation où tout le monde se pique de l'être. La première
partie de son livre sur-tout est à mes yeux un inimitable
chef d'oeuvre ; cependant ce n'est point là la plaisanterie
de l'auteur des Provinciales. Les Anglais croient qu'il en
est du ridicule comme des couleurs qui ne prennent point
sans mordant ; aussi les meilleures plaisanteries de Swift
ne sont guères que des sarcasmes. En un mot , l'Angleterre
serait forcée de renoncer à la gloire d'avoir produit
aucun écrivain qui ait connu cette plaisanterie fine et
enjouée d'Horace et de Pascal , si l'ouvrage qui fait le
sujet de cet article n'eût été écrit dans la langue anglaise.
Il est en effet bien peu de livres anglais qui ressemblent
àcelui-ci ..... Le Spectateur d'Addison est un modèle
de plaisanterie et de sel attique, Jamais on n'a donné à la
PRAIRIAL AN XΙΙΙ . 455
censure des formes plus aimables , à la satire plus de graces
et d'aménité. Mais avant que de nous livrer à l'examen
de l'ouvrage, disons quelque chose de l'auteur, et profitons
de la remarque ingénieuse qu'il a mise au commencement
de son livre. « J'ai observé , dit-il , que le lecteur parcourt
>> rarement un livre avec plaisir , si on lui laisse ignorer
>> que l'auteur était brun ou blond , d'un tempérament
>> doux ou colérique , marié ou garçon ; toutes choses
>>dont la connaissance importe fort pour la parfaite intel-
> ligence du livre lui-même. »
Les Anglais ont poussé fort loin la curiosité en matière
debiographie : il n'est pas de si petites particuliarités sur
la vie d'un homme connu , dontun lecteur de cette nation
ne veuille qu'on l'instruise. Il est probable qu'Addison ,
dans le passage que nous avons cité ,faisait une allusion
maligne à cette curiosité si commune chez ses compatriotes
; curiosité dont lui-même après sa mortdevint bientôt
l'objet. Peu d'écrivains le méritaient davantage. Il y
a cette singuliarité dans la vie littéraire d'Addison , qu'il
doit son immortalité à un genre de productions dont l'oubli
fait le plus aisément sa proie ,je veux dire un ouvrage
périodique. Le Spectateur n'était en effet qu'un journal ,
unfeuilleton qu'on plaçait sur la table avec le beurre et
le thé : un livre n'aurait pas eu cette influence sur les
moeurs de la nation anglaise , pour qui l'instruction périodiqueaun
attrait tout particulier. Le titre de ce journal ,
leSpectateur , suffit pour indiquer quel en est le plan. « Je
› suis venu , dit Addison dans son 1. numéro , je suis
>> venu passer les dernières années de ma vie dans cette
>> ville ( Londres ); l'on me rencontre fréquemment sur les
>> places publiques où , excepté une demi-douzaine d'a-
» mis , personne ne me connaît. Il n'est guères d'endroits
>> publics où je ne fasse souvent quelque apparition. Quel-
» quefois on me voit dans un cerle de politiques ,
> haussant sur mes pieds et écoutant avec une grande.
» attention tout ce qu'on y debite. Tantôt je vais fumer
me
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> une pipe à Child's , et pendant qu'on me croit occupé
>> tout entier de la gazette , je prête l'oreille à la conver-
> sation de mes voisins. J'apparais régulièrement le di-
>> manche au soir dans le café de Saint-James ; je viens me
>> mêler aux politiques qui se retirent en comité dans la
>> salle intérieure , comme pour faire mon profit de leurs
>> discussions . Mon visage est également connu au Café
» grec , à l'enseigne du Coco , au théâtre de Drurylane et
>> de Haymarket. Il y a dix ans qu'à la Bourse on me
>> croit un négociant. Dans une assemblée qui a lieu chez
>> Jonathan , il m'est arrivé quelquefois d'être pris pour
>> unjuif. En un mot , je ne peux voir deux ou trois per-
» sonnes réunies, sans que je n'aille grossir leur nombre ,
>> quoique je n'ouvre jamais la bouche ailleurs que dans
>> ma coterie. C'est ainsi que je vis dans le monde , plu-
>> tôt comme un spectateur de la vie humaine que comme
» un individu de la même espèce. Graces à ce genre d'ha-
>> bitudes, je suis devenu en théorie , homme d'état , sol-
>> dat, marchand et artisan , quoique je n'aie pratiqué ni
>> l'un ni l'autre de ces états. Je sais fort bien par théorie
>> ce que c'est que d'être père ou mari; je m'aperçois
» de toutes les fautes qu'on peut faire en économie , en
>> affaires , en politique , beaucoup mieux que les person-
>> nes qui y sont intéressées , de même que la galerie juge
» des coups avec plus d'avantage que les joueurs eux-
» mêmes. Je n'ai jamais embrassé un parti avec ardeur ;
>> j'ai pris la résolution d'observer la plus exacte
>> neutralité relativement aux Wighs et aux Tories
» à moins que par des hostilités on ne me force à me
>> déclarer. En un mot , mon rôle dans la vie humaine n'a
>> été que celui de spectateur ; mon intention est de con-
>> server toujours ce caractère dans le présent journal. >>>
Ce passage peut suffire pour donner l'idée du plan suivi
par Addison. Il se place au milieu de la société comme un
observateur qui tient compte de tout ce qui s'y passe ,
donne des éloges à ce qu'il trouve de raisonnable , et
,
• PRAIRIAL AN XIII. 457
essaiede corriger les travers par le moyen de la plaisantérie
, du ridicule : ce plan une fois ainsi conçu laissait
une libre carrière au génie de l'auteur , qui en a su tirer
toutle parti possible. On se tromperait si l'on croyait que
le Spectateur ne sut autre chose que plaisanter. On trouve
dans son ouvrage, des anecdotes pleines d'intérêt , des discussions
littéraires où la critique sert véritablement de
sel à la raison, des morceaux de philosophie écrits avec
autant de noblesse que d'imagination , des allégories fort
ingénieuses ; en un mot , il y a autant de variété dans cet
ouvrage que dans les jardins connus en Europe sous le
nom de Jardins anglais. Ce journal eut une grande
influence sur les moeurs et sur le goût de la nation , deux
choses qui ont entr'elles plus de rapport qu'on ne le pense
communément. Addison fut regardé comme l'arbitre de
la politesse et de l'élégance ; mais il lui arriva ce qui est
arrivé au réformateur de la Russie, Pierre- le-Grand , qui
seul resta sauvage au milieu de ses états qu'il avait civilisés.
Cet écrivain, l'oracle du goût et de la politesse, était en
société l'homme le plus maussade et le plus gauche des
trois royaumes ; c'est du moins le témoignage que lui rend
entr'autres le lord Chestfield, bonjuge en cette matière ,
bien qu'il fût Anglais. Les gens de lettres ses contemporains
nous représentent Addison comme excessivement
timide et embarrassé lorsqu'il allait dans le monde. En
société avec un ou deux amis , ce n'était plus le même
homme; sa conversation était alors pleine d'agrémens et de
cette vivacité à laquelle on ne peut se livrer que lorsqu'on
est sûr de la bienveillance de ceux qui nous écoutent ;
confiance qui ne peut naître que de l'indépendance et de
l'égalité. Il pourrait se faire , au reste , qu'il y eût de l'exagération
dans le portrait qu'on nous fait de la timidité du
Socrate anglais . L'esprit tout seul mène rarement à la fortune
: Addison , de simple homme de lettres ne serait
point parvenu à occuper une des premières charges de
l'état , s'il n'eût eu de l'adresse et du savoir vivre.
1
458 MERCURE DE FRANCE ,
La fortune d'Addison fut en effet peu ordinaire. En
'Angleterre , comme partout ailleurs , il est rare que les
lettres enrichissent ceux qui les cultivent. Je dis en Angleterre
comme partout ailleurs , parce que dans le dernier
siècle , on n'a cessé de vanter la reconnaissance de
cette nation pour les talens qui l'ont illustrée. Les philosophes
avaient trouvé moyen de faire ainsi de l'éloge des
gouvernemens voisins , lasatire du leur. Voltaire a dit :"
Quiconque a des talens , à Londre est un grand homme.
Ce vers, àmon avis, est fort ridicule : d'abord, c'est qu'il ne
suffit point d'avoir des talens pour être un grand homme ,
et qu'ensuite un grand homme est grand dans tous
les pays du monde. Si l'on en excepte Pope et Addison ,
on verra que les meilleurs écrivains anglais sont morts
dans l'indigence et dans l'oubli .
Joseph Addison, né en 1672 d'un chapelain ordinaire
du roi ,n'était encore qu'étudiant, à l'université d'Oxford ,
que ses talens pour la littérature , la poésie et la philosophie
l'avaient déjà fait avantageusement connaître . Il fit
hommage à Boileau de plusieurs poëmes latins de sa
composition , dont la lecture , dit- on , inspira au satirique
français beaucoup d'estime pour le génie poétique des
Anglais. Des vers en l'honneur de Guillaume III, attirèrent
surAddison les yeux et la faveur du roi. Il en reçut une
pension qui le mit à même de voyager ; mais cette pension
ayant été interrompue au bout de trois ans , Addison se
trouva réduit à la pauvreté, et forcé pour l'éviter d'accompagner
dans ses voyages le jeune comte de Warwick , en
qualité de gouverneur. Sa réputation littéraire , qui allait
toujours croissant , améliora peu-à-peu sa fortune ; et ce
qui prouveraitqu'Addison n'était point dépourvu de qualités
aimables, c'est qu'il sut inspirer de l'affection à la mère
de son élève , la comtesse de Warwick , qu'il finit par
épouser, quoiqu'il ne fût point encore parvenu au ministère.
Ce mariage au reste fut loin d'être heureux:la comtesse ,
PRAIRIAL AN XIII. 459
qui croyait ne point devoir se gêner avec un hommequi
avait été le précepteur de son fils , traitait Addison plutôt
comme un esclave que comme un mari. Il en fut de ce mariage
comme il en sera toujours de toutes les unions disproportionnées
. Il semble d'ailleurs que les gens de lettres
soient destinés à être malheureux dans leurs affections
domestiques. Addison, parvenu à être secrétaire-d'état, vit
sa fortune et son crédit s'augmenter sans que son bonheur
en fût plus grand ; et malgré tout son esprit , il ne put
éviter le ridicule qui s'attache aux gens qui parviennent.
Pope dit quelque part qu'Addison, par réminiscence de son
ancien métier d'auteur, ne putjamais écrire une ligne , un
simple mandat , sans songer à l'élégance et à la pureté de
ladiction. Addison se dégoûta bientôt des affaires ; il fi
nit par les quitter entièrement pour retourner dans le sein
des lettres , à la culture desquelles il consacra les derniers
jours d'une vie qu'il termina en sage et en chrétien.
Outrele Spectateur, ouvrage qui pour le dire en passant
est fort mal traduit dans notre langue , les Anglais ont
plusieurs autres ouvrages d'Addison. les philosophes
n'apprendront pas sans scandale que cet écrivain a composé
un Traité en forme, pour prouver l'excellence et la
vérité du christianisme. Le Recueil que nous annonçons
au public , et qui fait le sujet de cet article , contient des
morceaux choisis du Spectateur,dont la collection entière
occupe huit volumes. CesRecueils sont fort goûtés du plus
grandnombre des lecteurs, en ce que leur paresse ytrouve
son compte. Peut- être bien les auteurs de cet Abrégé auraient-
ils pu mieux choisir.Quoi qu'il en soit, ils ont fait un
livre dont la lecture sera toujours agréable. C'est pourquoi
nous croyons de voir recommander The Beauties of
the Spectator aux amateurs de la littérature anglaise. Au
reste, le plus bel éloge qu'on puisse faire d'Addison , c'est
qu'il a été un des premiers appréciateurs d'une des plus
sublimes productions de l'esprit humain , le Paradis
perdu. J. E. LA SERVIÈRE.
(
460 MERCURE DE FRANCE.
1
Sophie d'Arlon , ou les aventures d'une Actrice. Quatre
vol. in- 12 . Prix : 6 fr. , et 8 fr. par la poste. A Paris ,
chez Marchand, libraire , palais du Tribunat ; et le
Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
Pe
SOPHIE D'ARLON , que je n'ai pas l'honneur de connaître
, nous assure que la profession de comédien n'est
pas ce qu'il y a de plus respectable au monde , et je ne
prétends pas la contredire ; mais , en même temps , elle
veut persuader le public qu'il est possible qu'une actrice
vive dans cet état comme une vestale , et si cette proposition
rencontre des incrédules , elle leur dira : Voilà mon
histoire qui le prouve. Fort bien , madame ; mais qui
est-ce qui prouvera votre histoire ?
La personne à qui cette question s'adresse n'a pas le
droit de s'en offenser , à moins qu'elle ne prétende que sa
vertu ne doive pas étonner. Mais comme il n'est pas naturel
de s'attendre qu'on trouvera dans l'histoire d'une actrice
, un modèle de sagesse , l'incrédulité est sans doute
ici très - légitime. Dans un siècle si tardif à croire les
Ecritures , on est toujours autorisé à demander des preuves
d'un fait étonnant. Il semble que cette difficulté ne doive
pas embarrasser l'auteur , qui est l'héroïne même de l'histoire;
car , selon toutes les apparences , Sophie d'Arlon ,
aujourd'hui madame la duchesse de Fréville , est , sous le
voile d'un nom emprunté , quelqu'actrice célèbre de nos
jours ; et une fille qui a brillé sur les premiers théâtres
de la capitale , trouve toujours assez de gens qui peuvent
fournir des preuves de sa vertu . Quoi qu'il en soit , voici
quelle est cette histoire merveilleuse , qui commence et
finit par les deux choses du monde les plus communes .
: Sophie d'Arlon , fille unique d'un célèbre avocat de
province , arrivée à l'âge de quinze ou seize ans , fit une
faute; c'est la seule qu'elle ait faite en sa vie , il est vrai
PRAIRIAL AN XIII. 461
:
qu'elle était capitale. Ne pouvant plus vivre sous les yeux
de son père , elle fuit avec son amant. Elle savait la musique
, chantait à ravir , touchait du piano , pinçait de la
harpe , dansait et parlait à merveille : quant à sa beauté ,
jamais dans aucun roman , on n'a rien vu de plus parfait ,
c'était une brune admirable qui avait , dit - elle , le pied
chinois. Malgré toutes ces perfections , l'auteur de sa
perte , nommé Verseuil , s'en dégoûte et l'abandonne , ce
n'est pas là le merveilleux de l'aventure ; elle devient
mère , son fils meurt , et elle se trouve plongée dans une
détresse affreuse , ayant tout perdu , parens , amis , honneur
, argent. Qui croirait qu'il restait encore une ressource
à une fille si misérable ? mais le lecteur n'en sera
pas surpris , lorsqu'il saura que cette scène eut lieu avant
ladestruction des couvens . Sophie , instruite par le malheur
, fait le serment d'être toujours sage ; et , pour se
punir de sa faiblesse , elle se condamné à passer sa vie.....
dans un cloître ? non , sur le théâtre; elle se fait comédienne
par principe de vertu. En effet , il faut convenir
qu'il n'y a point d'état où la vertu soit plus éprouvée , et
notre héroïne avait tout lieu de s'attendre que les dangers
de la scène donneraient un nouveau lustre à la sienne.
Prenez garde que cela se passait dans un temps bien plus
éclairé que celui - ci , lorsque les grands écrivains de la
nation assuraient que le théâtre était la meilleure école
des moeurs , lorsque c'était un acte de vertu d'aller pleurer
à la comédie et rire au sermon , lorsqu'enfin nos grands
prédicateurs dramatiques produisaient des ouvrages si moraux,
si édifians, si larmoyans, que J.-Jacques leur disait :
Eh ! messieurs , autant vaudrait aller à l'église. Doit - on
s'étonner qu'au milieu de ces beaux discours une fille de
dix-huit ans ait embrassé la carrière du théâtre par délicatesse
de conscience ?
Engagée d'abord dans une petite troupe de province ,
elle eut à souffrir de la part de ses camarades toutes sortes
d'humiliations et de persécutions. Le contraste de sa
462 MERCURE DE FRANCE ;
1
bonne conduite avec leur licence effrénée , de ses rares
talens, avec leur profonde ignorance , excitait la jalousie
de ces malheureux , qu'elle peint plutôt comme une légion
de diables que comme une troupe de comédiens . Après
une année de souffrance , on lui donna son compte , et il
fallut allerpromener sa vertu d'un autre côté. Ce fut un
bonheur pour elle ; un directeur du spectacle de Lille
l'engagea. Il y avait dans cette ville un honnête homme,
nommé le comte de Fréville , jeune , beau , riche , rempli
debon sens , et qui croyait sincèrement à la vertu des actrices.
Cet excellent homme vit Sophie lorsqu'elle débuta
dans la pièce de Zémire et Azor, ou la Belle et la Béte.
Sophie représentait le rôle de la Belle , le comte résolut
dejouer le personnage d'Azor. Sophie , qui n'avait pas
moins d'expérience que lui , le laissa faire ; mais , comme
elle était aussi honnête fille qu'il était bon homme , elle
lui fit confidence de sa petite aventure , de laquelle , en
vrai philosophe , il ne tint aucun compte ; au contraire ce
trait de sensibilité l'attacha davantage à une fille si vertueuse.
Il la voyait assidument avec le plus grand respect
pour son innocence ; ils vivaient dans la paix , quand le
diable qui ne dort jamais , et qui a toujours l'amour en
tête , s'avisa de troubler un commerce si honnête et si
tranquille. Comme je suis accoutumé aux tours du malin ,
je m'étaisbien attendu que le perfide Verseuil , cet ancien
amant de Sophie , ne manquerait pas de se trouver à
Lille , par le plus grand hasard du monde. Effectivement
il y était en garnison , mais j'avoue que j'ai eu la faiblesse
dem'étonner que la prudente Sophie le reçut chez
elle , apparemment pour exercer sa vertu. Le comte avait
la douceur de rencontrer cet officier chez sa maîtresse ,
et ils causaient tous trois , comme des personnes bien revenues
des erreurs de ce bas-monde . Cependant ce Verseuil
, qui n'était pas aussi vertueux que le comte , ni
même que Sophie , voyait avec peine qu'on lui donnait un
successeur; il résolut d'enlever son ancienne maîtresse ,
4
PRAIRIAL AN XIIL 463
mais , attendu qu'il lui restait encore un grand fonds
d'honneur, quoiqu'il fût, au dire de Sophie, le plus perfide
et le plus scélérat de tous les hommes , il ne voulut pas
exécuter son dessein sans donner à son rival le moyende
le découvrir , de le poursuivre et de lui enlever sa proies
Il prit donc l'excellente précaution de demander au commandant
de la place , où Sophie et le comte allaient souvent
passer la soirée , une permission de se faire ouvrir la porte
du chemin de Paris à minuit , afin qu'on sût bien que
c'était sur cette route qu'il fallait le chercher ; et ensuite ,
pour qu'il ne restat aucundoute qu'il était l'auteur de l'enlèvement
, il fit séduire le cocher du commandant par som
valet-de-chambre , qui le pria de lui laisser reconduire
Sophie chez elle après le souper. Tout cela s'étant exécuté
de cette manière , et la voiture ne revenant pas à l'heure
ordinaire , il fut bien facile d'en éclaircir la raison auprès
du cocher , qui l'attendait inutilement ; on alla chez
Sophie , et l'on reconnut à l'instant qu'elle était enlevée
par Verseuil. Fréville au désespoir , fit atteler des che→
vaux àune chaise de poste , et , au point du jour , il attei
gnit le ravisseur dans une auberge : après l'avoir regardé
de travers et s'être un peu rafraîchi , il engagea Sophie à
se reposer , et il sortit pour aller passer son épée au travers
ducorpsde Verseuil ; celui-ci para le coup , mais il fut
désarmé. Le comte alors pensa qu'il valait mieux remettre
son épée dans le fourreau , et s'en revenir avec Sophie ,
que de s'exposer à des poursuites désagréables en tuant
un homme sans défense. Cette bonne pensée faillit lui
coûter la vie , comme on le verra par la suite.
Après que la vertueuse Sophie eut bien dormi , le comte
partit avec elle pour Lille , où elle continua de jouer la
comédie comme de coutume.
On me demandera peut-être pourquoi le mariage de ces
tendres amans n'est pas déjà conclu. Quoique majeur depuis
cinq ans , M. de Fréville ne veut pas user de ses droits
avant la mort de M. son père le duc de Fréville. Ala vé464
MERCURE DE FRANCE ,
rité , ce duc ne paraît pas avoir envie de mourir; mais il
arrive tant d'événemens inattendus dans un roman , qu'il
pourra bien s'en rencontrer un qui sera favorable , et ses
amans vivent dans l'attente .
4
Après avoir fait les délicesde Lille pendant une année
entière , Sophie conçoit le projet de venir se faire admirer
dans la capitale , et le comte trouve convenable que tout
Paris connaisse les graces et la voix de celle qu'il veut
prendre pour femme. Il la laisse donc aller sur sa parole ,
et elle vient s'installer rue Saint Honoré , avec une autre
comédienne tout aussi vertueuse qu'elle. Elle y vit dans
une honnête aisance , elle y prend des maîtres de goût ,
elle y fait l'aumône largement , et sa générosité lui fait
négliger le soin de ses propres intérêts , au point qu'elle
abandonne à une pauvre ouvreuse de loges , qui est
encore une femme extrêmement respectable , le produit
d'une seule recette faite à son profit sur le théâtre de
Saint-Cloud. Elle débute enfin aux Italiens , et elle y est
accueillie avec des applaudissemens universels ; c'était
tout ce qu'elle souhaitait : le profit pécuniaire ne la touchait
plus , car elle avait trouvé le secret de vivre trèsbien
et de dépenser beaucoup d'argent sans gagner un sol.
Son aimable comte , admirant de plus en plus les qualités
extraordinaires de sa future , arrive à Paris pour la
voir dans ses triomphes , et les respects de cet homme judicieux
augmentent en raison de son amour. Il se loge
dans le même hôtel garni , il la voit , il lui parle à tous les
momens : ils sont heureux de leur bonheur à venir , et la
douce espérance leur fait couler des jours sereins . Tout
allait à merveille , lorsqu'un beau soir on rapporte sur
une civière ce pauvre homme , sanglant , percé de coups ,
et n'ayant plus qu'un souffle de vie. C'était la suite d'une
vengeance préméditée par Verseuil ; mais il l'avait payée
de sa vie , dans le duel qui venait d'avoir lieu . Cette terrible
scène effraya beaucoup la vertueuse Sophie . Le
comte fut très - malade pendant six semaines , après lesquelles
PRAIRIAL AN XIII. 265
1
quelles M. le duc son père , informé de cette affaire fit
enlever secrètementM. son fils avec son valet-de-chambr
pour les retenir prisonniers dans son château , jusqu'à
ce qu'on eût apaise la famille du défunt , qui du reste
était enchantée de sa perte. Sophie , abandonnée à ellemême,
fit alors de tristes réflexions; ensuite elle alla jouer
la comédie à Bordeaux pour se consoler. Il est inutile de
dire qu'elle enchanta toute la bonne compagnie de cette
ville ; mais ses camarades qui n'étaient pas aussi scrupuleuses
qu'elle , et qui n'étaient d'ailleurs que de tristes
ignorantes , l'appellaient une sotte bégueule. Les injures
des méchans honorent les bons , et Sophie ne s'en fachait
pas , mais elle était bien inquiéte sur la destinée de sort
amant. Le duc son père le retenait toujours prisonnier
avec son domestique. Ce n'était plus à la vérité pour le
soustraire aux poursuites d'une famille qui ne le poursuivait
pas , mais uniquement parce que le comte ne voulat
pas lui dire le sujet de sa querelle avec Verseuil. L'injus
tice de ce père fut bien punie ; car , étant à la chasse , son
cheval le fit sauter par dessus sa tête , et il n'en fallut pas
davantage pour terminer cette comédie. Le comte , devenu
duc se rendit à Bordeaux , accompagné de M. d'Arlon le
père , auquel Sophie n'avait seulement pas songé pendant
toutes ses caravanes. Elle obtint assez facilement de ce
père offensé le pardon de sa faute , et il ne se rendit point
difficile pour donner son consentement à son mariage.
Mais il restait encore six mois de son engagement ; on
consulta pour savoir si cette duchesse future devait continuer
de jouer , et l'extrême bonté du jeune duc le fit
consentir à prêter encore son amante au public pour ce
peu de temps : c'est le dernier trait de merveilleux de cette
miraculeuse histoire , qui finit d'ailleurs , comme tous les
romans , par un mariage.
,
Tel est l'abrégé fidèle de ces aventures , écrites par
madame la duchesse elle -même , pour l'encouragement et
l'instruction des personnes de son état. On ne sait s'il y
Gg
5
cer
466 MERCURE DE FRANCE ;
a de l'orgueil ou de la modestie à se proposer pour mo
dèle en ce genre. Mais il est si rare de voir des actrices
devenir duchesses par leur vertu , et si peu commun de
voir des ducs qui aient la bonté d'y croire , que l'exemple
de madame de Fréville ne pourra jamais donner qu'un
encouragement bien faible et une bien mince instruction .
Il y a trop de gens expérimentés qui regardent les vertus
des coulisses comme ces fruits colportés sur les places
publiques , offerts à tous les passans , et dépouillés de la
fleur qui les parait. Je crains que l'histoire de notre héroïne
ne fortifie encore un si triste préjugé. Certainement
je ne doute pas plus de la vertu de madame la duchesse
que de l'esprit de M. le duc ; mais je suis sûr qu'il ne
convenait ni à l'un ni à l'autre d'écrire leur histoire : on
dira que c'est n'avoir pas quitté le théâtre que d'étaler au
public les aventures secrètes de sa jeunesse . C'est une autre
manière de jouer la comédie et de se donner en spectacle.
Il y a des bienséances attachées à chaque condition , qui
obligent à changer de moeurs et d'esprit en changeant
d'état . Louis XII oubliait les querelles du duc d'Orléans.
Madame la duchesse de Fréville cût fait aussi bien d'oublier
les aventures et même les vertus de Sophie d'Arlon .
G.
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS .
Quatrième représentation des Templiers .
Le succès de cette tragédie se soutient et s'accroît à
chaqne représentation. Il ne faut pas s'en étonner. Depuis
plus de deux générations , je ne vois pas qu'il en ait paru
une qui puisse lui être comparée.On avait prophétisé qu'il
PRAIRIAL AN XIII.
nedevait plus rien éclore de passable en ce genre . On disait
467
la même chose après Corneille , ensuite après Racine, enfin
après Crébillon . Ces prophètes de malheur on beau être
démentis par les événemens , ils ont et auront toujours des
successeurs .
:
On prétend que M. Reynouard va faire uue brochure qu
démontrera qu'on a eu tort de brûler les Templiers à petit
feu. Ce sera du temps perdu. Je ne pense pas qu'il existe
aujourd'hui un homme de sens qui en puisse douter. Une
telle discussion mérite tout au plus un article dans un jour
nal , encore l'article ne doit-il pas être fort éteadu...
Il ne faut pas une grande sagacité pour juger qu'une accusation
est fausse , quand les faits qu'elle contient sont imm
possibles . Or il est impossible qu'un ordre chrétien et religieux
, dans lequel il y a des prêtres , abjure le christianisme
; que ce soit-là un de ses statuts. Si on lisait de tels
statuts , il faudrait croire qu'ils sont falsifiés. Si on ne les
voit pas , on ne peut pas croire qu'ils aient existé.
Il est impossible que des hommes de tous les rangs , de
toutes les parties de l'Europe , dans un siècle où la religion
étoit en vigueur , où l'on n'élevait aucun doute sur sa sainteté
, où le nom de philosophie n'étoit pas prononcé , ou
l'incrédulité eût passé pour une folie; il est impossible ,
disons-nous , que des milliers d'hommes de tous les pays ,
à cette époque , eussent adopté pour règle l'abjuration secrète
d'un culte qu'ils professoient publiquement, etde plus
l'obligation de commettre des crimes et de souffrir des irfamies
dégoûtantes. Ce n'étoit pas là , il s'en faut bien , l'esprit
de la chevalerie qui caractérisait le quatorzième siècle
Il est impossible que le secret sur de tels statuts entre
tant de personnes de tout état eût pu être gardé seulement
quinze jours , que le remords ne l'eût pas fait révéler à
quelqu'un des coupables , qu'il ne se fût pas échappé de toute
part.
Si l'on jette les yeux sur la qualité des accusateurs et
des accusés , on trouve d'un côté deux hommies fiétris par
2
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
lajustice; de l'autre ,des personnages illustres , de vaillaris
chevaliers , des guerriers recommandables couverts de
blessures reçues en défendant ce qu'on regardait comme la
cause de la religion .
Si l'on examine la procédure , on la voit livrée à des inquisiteurs
, durum genus , qui mettoient les accusés à la
torture , et même les témoins; infaillible méthode pour se
procurer des témoignages te's qu'on les veut obtenir.
Dupui racontant les aveux de quelques Templiers à quí
on avait promie leur grace , dit qu'un d'eux ne voulant
rien confesser , fut mis à la question , « par le moyen de
>> laquelle , joute-t-il ingenuement , on en tira la vérité,
» comme des autres. » Ce même auteur nous apprend
que deux de ces religieux déclarèrent qu'ils avoient déposé
faux, pressés par les tourmens que leur avaient fait éprouverdesdéputés
du roi ; « que voyant dans des charrettes
>>cinquante-quatre frères qu'on allait brûler pour n'avoir
>> rien voulu confesser , ils furent fort étonnés ; que crainte
> du feu , ils dirent ce qui n'était pas vrai , et en eussent dit
>> bien davantage.
Legrand-maître avait eu un moment de foiblesse dans le
cours de sa longue détention. Par déférence pour le roi et
le pape , et dans l'espérance de voir enfin le terme de ses
malheurs , il avait fait quelques déclarations contraires àla
vérité. Mais il paraît qu'on les avait aggravées et altérées.
Quand il les entendit lire , il témoigna la p'us grande surprise
et la plus vive indignation , et traita d'imposteurs et
de faussaires les trois cardinaux qui avaient signé ses interrogatoires.
Dans unconcile tenu en Italie, les pères soutenaient ,
contre l'archevêque de Ravenne , qu'il ne fallait point de torture.
Les inquisiteurs maintinrent qu'elle était nécessaire en
matière d'hérésie .
Après avoir vu ce qu'étaient l'accusation , les accusateurs ,
les accusés , laprocédure , qu'on s'arrête un moment aux
condamnations. Avant d'avoirachevél'instruction du procès
PRAIRIAL AN XIII 469
4
del'ordre , quieût dû précéder tout jugement définitif , on
brûla un grand nombre de ses membres . Quandil fut questiond'anéantir
l'ordre , tous les pères duconcile de Vienne,
àl'exception de quatre, demandèrent que ses principaux
membres fussent préalablement ouïs dans leurs défenses .
Lepape, mécontent'd'une demande si équitable, les supprima
d'autorité par provision , « quoiqu'il n'eût pu , dit-il , pro-
>> noncer selon les formes de droit. >> Et la provision demeura
définitive. Ainsi la condamnation ne fut pas plus régulière
que tout le reste.
Quant à l'exécution , elle fait dresser les cheveux. La
tragédie a fidèlement suivi l'histoire en ce point. « Tous au
>> au milieu des flammes invoquoient le saint nom de Dieu ,
net, ce qui estle plus surprenant , il n'y en eut aucun qui
» pour se délivrer d'un si affreux supplice , voulût profiter
>>de l'amnistie qu'on lui offrait , s'il renorçait à ses pro-
>> testations. Il y en eut neufà Senlis , et un grand nombre
n en différens autres endroits de la France , qui souffrirent
> ce cruel tourment avec la même fermeté. » ( Velly. )
Qu'oppose- t-on àces violentes présomptions d'innocence?
La délation de deux criminels , des aveux et des témoignages
extorqués par la question , ou obtenus par des promesses
de récompenses. Le peuple même ne crut pas aux
crimes romanesques et fabuleux qu'on imputait aux Templiers
; touché jusqu'aux larmes de leur inébranlable
constance, il les regardacomme des martyrs et recueillit
leurs cendres.
Quand il estdémontréque les accusations étaientabsurdes,
les crimes allégués impossibles ,lesdélateurs infâmes , quele
droit naturel a été violé dans l'espèce d'instruction qui s'est
faite , que d'inombrables victimes entourées de feux dévorans
, ont refusé de racheter leur vie par les aveux auxquels
on voulait les contraindre , il est inutile d'examiner ce qu'en
ont pensé quelques écrivains. Il n'y a pas d'opinions qui
puissentbalancer des faits décisifs , ni d'autoritéplus impo.
santeque cellede ces bûchers enflammés.
3
470, MERCURE DEFRANCE ,
On leur oppose celle de Fleury , qui dit qu'on fut obligé
d'abolir les Templiers au concile-général de Vienne. L'équivoque
ou l'erreur est manifesté. Ils furent abolis pendant le
concile ;mais non par lui , comme, on peut s'en assurer en
ouvrant l'Histoire de Fleury même , au liv. gr , chap. 55.
Le concile refusa constamment de condamner des accusés
sans les entendre. Fleury ajoute que leurs crimes sont prouvés
par des procédures authentiques. Ici on peut encore l'opposer
à lui-même. On appelle authentique un acte ou une
procédure où toutes les formes sont observées. Il n'y en eut
aucune de suivie à l'égard des Templiers ; il n'y eut même
qu'un simulacre de procédure. On voit dans le chap. 38 de
ce livre au gi , que les commissaires du pape déclarèrent
grand-maître , « qu'en matière d'hérésie et de foi ,con dec
>> vait procéder simplement , sans ministère d'avocats ET
>> SANS FORME JUDICIAIRE. » Loin done qu'il yaiteu une
procédure authentique , il n'y eut même pas de procédure
proprement dite. Ainsi il y a presque autant d'erreurs que
de lignes dans le passage qu'on a cité de Fleury. En vain objecte-
t-on que Voltaire l'a loué comme un écrivain sage et
judicieux. Le fait est vrai , et l'éloge mérité. Mais ce serait
une mauvaise manière de raisonuer , que d'en conclure que
Voltaire ne trouvât pas une erreur dans les trente- six
volumes de Fleury , et qu'il voulût que l'opinion de cet
écrivain fût préférée à la s'enne, quand ils ne seraient pas du
même avis : or l'opinion de Voitaire sur les Templiers , est
conforme à celle de Bossuet , et non à celle de Fleury ...
On a cru faire un dilemme très-embarrassant en disant
que les Templiers avaient été juridiquement convaincus, ou
que les juges étaient des scélérats , et qu'il valait mieux
croire les premiers coupables.Avec cette dialectique, on trouvera
coupables aussi tous les innocens que les tribunaux :
ont eu le malheur de condamner. D'ailleurs , il ne faut pas
croire que si les Templiers ont été injustement brûlés , i
s'ensuive nécessairement que le pape , le roi , l'élite de lap
noblesse et du clergé aient sciemment concouru à cette injus
:
PRARIAL AN XIII . 47
tice. Leurcondamnation ne peut pas être imputée au clergé ,
puisque le concile n'a pas même voulu dissoudre l'ordre, encore
moins à l'élite de la noblesse, quin'avait sur eux aucune
jurisdiction. Leur supplice fut principalement l'ouvrage
d'un inquisiteur , égaré par lefanatisme qui, suivant l'abbé
Vely, était alors le goût dominant. Philippe même le partageait
un peu. Le pape montrant d'abord de la froideur
dans l'affaire des Templiers , le monarque l'avertit « que
>> Dieu ne déteste rien tant que les tièdes.>> Quantà l'inqui
siteur , ses poursuites furent si chaudes , qu'il se mit à
l'abri de ce reproche. Il n'est pas impossible que son zèle
ait été secondé ou excité par le pape, entièrement dévoué à
Philippe ; par le pape qui , suivant Dupuy , « avait en très-
>> grande recommandation les biens des Templiers , etqui
>> pour se les conserver par ses ministres , usa de tous les
>> moyens dont il se put aviser. >>Fleury nous apprend que ce
pape aimait beaucoup l'argent que tous les bénéfices se vendai
eutà sa cour, et qu'il laissa des trésors immenses à sa famille.
Il ne dit pas si sa maîtresse, qu'il nomme , eut part à
son testament. Le ressentiment de Philippe , qu'excitait
d'ailleurs un zèle excessif et mal entendu , l'avidité du pape
et un bon inquisiteur expliquent bien des choses . « Si ,
>> commeon le prétend , un prêtre libertin est le plus scélérat
>> des hommes, » ce que je ne voudrais nullement assurer
être la conséquence du proverbe pessima optimi corruptio,
quel nom réservera-t- on à un pape simoniaque et débauché ,
etde quoi ne le croira-t-on pas capable? Cependant j'ainse
àme persuader qu'il n'a pas sacrifié l'innocence en pleine
connaissance de cause , et pour s'enrichir de ses dépouilles.
;
Ondit aprésent , en revenant sur ses pas , et c'est ce qu'on
peut faire de mieux quand on s'est fourvoyé , on dit que les
Templiers avaient des moeurs corrompues , s'ils n'étaient
point des scélérats. Avec un petit amendement , cette assertion
ramenait son auteur au point d'où il aurait dû partir.
Il fallait dire que plusieurs Templiers étaient dissolus : on
)
4
472 MERCURE DE FRANCE.
1
-l'aurait cru saus pine. C'était le ton du siècle etdu clergé
celui- ci alliait , on ne sait comment , la foi , la dissipation
et la débauche , ( Fleury , chap. 51 du livre déjà cité ) et
son chef donnait l'exemple du vice,
Si un trop grand nombre de Templiers se livraient à
l'orgueil , au luxe et à la volupté , ce pouvait être une raison
pour réformer l'ordre, outoutau plusle supprimer. Mais ne
locons janmis an inquisiteur d'avoir fait brûler tant d'infortunes
; ne l'excusons pas sur-tout de les avoir fait brûler à
petit feu pour faire durer son plaisir. Bossuet avoue qu'on
exerga contr'eux des cruautés inouies. Si quelques auteurs
acclésiastiques aut vice versa , et si un bibliothécaire du roi
out craint de,dire toute la vérité ou l'ont méconnue ,
Bossuet qui la connaissait , et dont le devoir était de la faire
connaître toute entière au dauphin , donne très-clairement
à entendre que l'affaire des Templiers ne fut pas dirigée par
les principes de la justice. Au reste , son autorité est ici
surabondante. Une raison prisedans la nature des choses
( et il y en a mille en faveur desTempliers ) est plus forte
que toutes les autorités . :
Nous sommes forcés de remettre à une autre fois ce que
nous avions à dire de la pièce qui porte leur nom , et qui
semble promettre une cinquième époque à la tragédie. L'au.
tear, dit-on , en a deux autres reçues ,dont les sujets sont
également tirés de l'histoire de France. L'un d'eux est la
mort du duc de Guise aux états de Blois. Il semble qu'en
le traitant , il ait voulu affronter toutes les difficultés , et
je ne saurais prévoir par quels moyens il pourra s'en tirer.
P. 3. Le journaliste qui send asoutenu envers et contre
tous la légitimité de la question donnée aux Templiers ,
prétend que ceux quil'ont combattue, sontdesamateurs de
la questiou , dont il veut sans doute qu'on le croie l'ennemi.
On peut bien rire de cettelogique; mais il ne faut ni
s'en fächer , ni-même s'en étonner. C'est constamment celle
delapassion.
"
PRAIRIAL AN XIII. 473
THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE.
( Rue de Louvois. )
Le Portrait du Duc , comédie en trois actes et en prose ,
de MM. Metz , allemand , et Joseph Pain.
C'est un malheur pour les pièces nouvelles , sur-tout
Jorsqu'elles sont médiocres , de paraître tandis qu'on en
joue une qui fixe toute l'attention. Cette réflexion s'applique
à la comédie et au vaudeville dont nous allons
rendre successivement un compte très-sommaire; car il
est inutile de s'arrêter long-temps sur ce qui n'est ni assez
bon pour intéresser , ni assez mauvais pour amuser une
minute par le ridicule.
Tout le monde a dit, et rien n'est plus véritable , que
nous avons déjà vu à l'Opéra-Comique le Portrait du Duc
sous le nom de Délia et Verdikan. Le fonds est tout semblable.
Il n'y a de différence que dans quelques accessoires.
J'ignore si l'une de ces pièces est une imitation de l'autre ,
ou si toutes deux sont des estampes faites d'après un tableau
qui leur a servi d'original ; et la question ne vaut pas la
peine d'être approfondie.
Un amant s'introduit dans la maison de sa maîtresse , et
son valet le fait passer pour un duc régnant, en Allemagne.
Le père de la jeune personne est fou de la chasse , et la
tante raffole de médailles et d'antiques. Lorsqu'ils croient
savoir que le duc est chez eux , le premier s'écrie : « Il aura
>> entendu vanter ma meute ! » l'autre : « It aura oni par-
>> ler de mon cabinet de médailles. » Le ridicule de ces
deux personnages est assez plaisant ; mais il n'influe en
rien sur l'intrigue. Un oncle du faux duc vient au dernier
acte terminer la méprise et la pièce : son neveu épouse la
fi'le du chasseur , qui n'en est pas faché , parce que sa
meute qu'il avait promise à son gendre quand il le prenait
pour un duc, lui reste. Il en est de même de la tante , qui
garde ses médailles qu'elle devait donner. Il y adans cette
:
474 MERCURE DE FRANCE ,
pièce comme dans tant d'autres , un benêt venu pour
épouser la demoiselle, et qu'on éconduit. Elle a eu , ce
qu'on appelle à ce théâtre , du succès ; on n'a guère improuvé
qu'un mot du rôle de la tante, auquel on a trouvé
unair de bassesse. « J'espère , dit-elle au duc prétendu , que
>> monseigneur n'oubliera pas que j'ai fait faire son por-
> trait ». L'action ne marche pas très-rapidement; elle est
un peu froide; mais le dialogue a de l'aisance et du naturel .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
La Parisienne à Madrid , vaudeville en un acte.
1
Ce vaudeville est , comme le Portrait , une pièce qu'on
voit sans trop d'ennui et sans beaucoup de plaisir : son
plus grand charme est le jeu de Mme. Belmont , dont le
talent mûrit , qui acquiert l'à-plomb qu'elle n'avait pas
toujours , et dont le débit moins précipité ne laisse plus
rien à desirer. La Parisienne est une imitation du Curieux
impertinent de Destouches , qui en avait trouvé le sujet
dans Cervantes , et dans une comédie très-gaie du théâtre
ita'ien , intitulée : la Femme vengée. Mezzeriu , déguisé ,
veut éprouver sa femme; elle le reconnaît , le persiffle et
tourmente sa jalousie. Cela ne forme qu'un incident et une
scène; mais la scène est du comique le plus franc : la
Parisienne est d'un genre plus relevé.
Elle a épousé un espagnol qui l'a emmenée à Madrid ,
etqui craint qu'une femme élevée à Paris ne puisse être
fidèle. Apeine marié , il lui prend fantaisie de voir si sa
crainte est fondée ; il feint un voyage , et passe toutes les
nuits sous les fenêtres de sa femme , chantant, s'accompagnant
de sa guitarre , et déguisant sa voix sans doute. Il est
assurément bien bon de regarder une telle épreuve comme
décisive , et de se croire hors de tout danger si sa femme
tient ferme contre une guitarre et contre une voix et un
visage inconnu. Il aurait très-bien su échouer sous ce déPRAIRIAL
AN XΙΙΙ . 475
guisement et d'autres arriver au port après lui. Mais sa
moitié est une Lucrèce qui lui est fidèle , encore après un
mois de mariage. Cependant l'ayant reconnu , elle croit
devoir un peu le lutiner pour le punir de sa défiance , au
moins prématurée; en conséquence elle ouvre sa croisée ,
lui donne un rendez-vous , lui fait jeter une échelle de
eorde qui de temps immémorial servait aux expéditions
amoureuses et profanes de la famille , et que cette fois
Phymen' va sanctifier . Quand il est monté , il ne trouve
plus personne ; mais il entend du bruit dans un cabinet
voisin ; plein de préventions flatteuses pour sa parisienne ,
il imagine qu'il a devancé l'heure de l'audience , qu'elle
écoute quelque autre soupirant. Pour attendre plus patiemment
le moment du rendez-vous , le cabinet est enfoncé;
il la trouve en conversation avec le portrait de son
mari , plus heureux que sage.Elle le fait convenir :
Qu'en amour comme en mariage !
Les heureux sont les vrais croyans .
Les sifflets , suivant l'invitation faite dans le couplet d'annonce
, étaient restés à la frontière d'Espagne. On n'a
entendu que des applaudissemens , modérés toutefois , et
dont la plupart allaient à l'actrice , qu'on a demandée en
même temps que l'auteur : aucun des deux n'a paru. Le
dernier a été nommé. Sa pièce est facilement écrite ; mais
l'intrigue n'est ni vraisemblable , ni extrêmement piquante.
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céparément 5 fr .
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lib., ruedu Marché Palu, nº. 10; et dans lesdépartemems, chez
les principaux libraires et les directeurs des postes.
Observations aux amateurs et auxjardiniers -fleuristes, sur quatre
genres d'Arbustes ( 'Azalée , le Cletra, le Kalmia , et le Rhododendron)
qui méritent d'être cultivés dans les jardins, tant par la beauté
de leur feuil'ages , que par l'éclat de leur fleurs , et qui , faute d'être
suffisamment conrus, y sont totalement négligés; pour servir de suite
aux Mémoires sur l'Hortensia et le Cestran , et pour former par leur
réunion, laplus belle collection d'arbustes qu'on puisse desirer pour
la décoration des jardins. On y joint à ces Observations une notice
sur la Châtaigne d'eau et sur ses propriétés médicinales et alimen
taires . Deuxième édition , revuc , corrigée et augmentée ; par J. P.
Buc'hoz, médecin- naturaliste . Prix : go c.
AParis , anx frais de la dame Buc'hoz , épouse de l'Auteur , et se
trouvent chez eile, rue de l'Ecole - de-Médecine , nº . 30.
Nouveau Code et Guide des notaires publics , contenant toutes
les lois et révolutions relatives à leur organisation , telle qu'elle a été
définitivement fixée par la loi dn 25ventose an 11; toutes celles qu'il
deur importe particulièrement de connaître , etdont ils ont unbesoin
PRAIRIAL AN XIII. 477
journalier; avec des instructions et des observations sur ces lois, et
des formules de tous les actes qui dépendent de leur ministère ,
notamment de ceux dans lesquels il faut observer de stipulations nouvelles
pour se conformer aux lois actuelles , particulièrement aux dis
positions du Code civil ; par A. C. Guichard , défenseur avoué à la
courde cassation. Trois vol. in- 12.- Prix : 5 fr. , et 7 fr . par la poste.
CeCode a été revu avec soin et mis en harmonie , dans toutes ses
parties, tant avec la loi du25 ventose an 11, qu'avec les disposition du
Code civil et des autres lois et arrêtés qui ont quelque rapport aus
fonctionsdes notaires. On l'a divisé enplusieurs parties , dont chacune
renferineparordre de dates , les lois, arrêtés etinstructionsy relatives.
Lapremière se rapporte à ce qui concerne l'organisation du notariat.
La seconde, sous le titre de lois diverses , renferme toutes celles dont
laconnoissance intéresse spécialemant les Notaires. La troisième est
consacrée au régime hypothécaire et aux expropriations. La quatrième
contientun receuil des principales formules pourtoutessortesd'actes.
Une instruction ministérielle sur les nouvelles mesures forme la cinquième.
Enfin, pour ne rien laisser à desirer , on a recueilli , dans un
troisième volume, toutes les lois relatives à l'enregistrement , et on a
facilité les recherches, en plaçant en tête du premier volume une table
chronologique , indépendamment de la tabledes matières quitermine
l'ouvrage.
A Paris. chez Garnery, lib ., rue de Seine.
Recueil de lettres et dissertations sur l'Agriculture , les avantages
qu'on retirerait du parcage des bêtes à laine s'il était plus
généralement pratiqué; les moyens qu'il faudrait employer pour rendre
trèsabondantes nos recoltes en blés , et fruits de toute espèce ; remé.
dier à des maux très-dangereux , et faire pour l'utilité publique, plu
sieursautres choses intéressantes. Le toutsuivide diftérens morceaux de
poésie; par P. D. L. J. R. de Scevole. Deux vol. in-12.-Prix : 5 fr .,
et6 fr. par la poste.
A'Paris , chez Lainy , lib. , quai des Augustins , n. 26.
Application de l'A gébre à la Géométrie des surfaces du premier
et second degré à l'usage de l'école Polytechnique; par MM.
Meonge et Hachette . Un vol. in-4º. avec planches.-Prix : 3 fr. , et
4 fr. par la poste.
AParis, chez Bernard, lib. , quai des Angustins, n. 31 .
Essai sur la douleur ; par J. Sarazin , docteur en médecine,
membre de la Société médicale d'emulation et de la Société des sciences
, arts et belle-lettres de Paris , in 48.-Prix : rfr .
AParis, chez Crochard, lib., rue de l'Ecole-de-Médecine , nº. 35.
OEuvres de Stanislas Boufflers , membrede l'Institut de France:
Deux gros vol. in- 18, ornésde neufbelles vignettes, y comprisle portrait
de l'auteur , dessiné par Marillier , gravé et dirigé par Gaucher .
Editionplus complète que les précédentes .-Prix : broc. ,6 fr., et 7 fr.
50 c. par la poste.
A Paris , chez Artaud , lib. , quaides Augustins, nº. 42 .
Etat de nos connaissances sur les Abeilles au commencement
du XIXe siècle, avec indicaion des moyens en grand de multiplier
les Abeilles en France ; par M Lombard , auteur du Manuel
nécessaire au villageois pour soigner les Abeilles. Prix : 1 fr . , et
1 fr. 25 c. par la poste.
AParis , chez Mad . Huzard , rue de l'Eperon , nº. 11 .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Prétres Saint-Germain-lAuxerrois , nº. 42 .
478 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSE S.
Constantinople , 18 avril. D'après le départ du maréchal
Brune , il n'y a eu aucune communication officielle entre
le chargé d'affaires de France et la sublime Porte. Le
ministère ottoman sacrifie par ineptie ou corruption les
intérêts de l'empire à ses ennemis naturels , et précipite
ainsi la ruine de la puissance des Turcs en Europe. (Bulletin
de l' Europe.)
Londres , 8 mai. Il y a eu hier dans la chambre des
communes une discussion dans laquelle notre marine a
été traitée de marine dégradée , avilie , impuissante.
Le 10, lord Grenville a présenté à la chambre des pairs
la pétition des catholiques d'Irlande.
Le 11 , on a affiché au café de Lloyd un avis qui annonce
que six de nos vaisseaux de ligne se sont réunis à l'île de
Madère le 11 mars , et ont fait route sur-le-champ pour
aller à la poursuite de l'escadre de Rochefort.
La Haye , 16 mai. L'installation solennelle du nouveau
gouvernement a eu lieu hier avec une grande.
pompe , et depuis deux jours les fonds bataves ont éprouvé
une hausse sensible. 1
ITALIE , 12 mai. Ce matin M. de Lucchesini , ambassadeur
de Prusse , a présenté à S. M. I. , de la part du roi
son maître , les décorations de l'Aigle-Rouge et de l'Aigle-
Noir, qu'elle a revêtues après l'audience.
On mande de Génes , que M. Jérôme Bonaparte est
arrivé dans cette ville . 1
M. le marquis de Gallo , ambassadeur du roi de Naples
près S. M. I. , est arrivé à Milan pour assister au couronnement.
PARIS.
C'est hier ( jeudi ) que S. M. l'Empereur a été couronné
Roi d'Italie . L'imagination vole vers ces belles contrées ,
:
Salve , magna parens frugum , Saturnia tellus !
Combien une cérémonie auguste et religieuse , combien
le triomphe paisible d'un héros qui ne traîne pointdevaincus
à sa suite , doivent se déployer avec pompe dans un
PRAIRIAL AN XIII. 479
climat et dans une saison où la nature étale sa plus aimable
magnificence ! Que de guirlandes de fleurs doivent
être suspendues aux temples , aux palais , qui brillent aujourd'hui
d'un éclat qui étonnerait leurs fondateurs ! Quel
concours de peuple se presse autour des portiques et des
arcs de triomphe ! Ce n'est point le vainqueur de l'Italie
qui y passe , c'est celui qui rend à l'Italie sa gloire et son
indépendance . Tout souvenir de ses victoires est maintenant
loin de son coeur; tout ce peuple est comme une nation
nouvelle , brillante de jeunesse et d'espérance. Que
l'encens , que les plus doux parfums s'exhalent autour des
portes de Milan . Les soldats étrangers ne viendront plus
en faire le siége , y entrer en conquérans , en sortir pour
faire place à d'autres conquérans aussi avides de dépouilles .
Les Italiens ont conquis leur indépendance. Les armes qui
brilent aujourd'hui dans les mains de leurs guerriers , ne
sont point le vain ornement d'un jour de fête . Ce sont celles
que Bonaparte leur a données , qu'il a unies à celles des
Français , qui ont contribué aux mêmes victoires, Les
Français et les Italiens , après de si longues discordes ,
scellent aujourd'hui un pacte immortel , dans le même
moment où leur commun monarque fait ses promesses
au ciel !
Six mois se sont à peine écoulés , depuis que les voûtes
de Notre Dame ont retenti dusermentprononcé par l'Empereur
des Français . Qui de nous oubliera jamais avec
quel accent héroïque et paternel il prononça ces mots :
Je jure de régner pour le bonheur et la gloire de la nation?
Il avoit quitté le temple. Une nuit toute remplie des merveilles
du luxe , excitait de tous côtés notre avide curiosité.
Lui , cependant , retiré dans l'intérieur de son palais ,
il méditoit sur son serment. Le bonheur et la gloire de la
nation éloignaient de lui la fatigue et le sommeil. Emu alors
par un sentiment d'humanité que le caractère religieux de,
cette grande journée rendait encore plus présent à son ame ,
il écrivait au roi d'Angleterre cette lettre où un héros tant
de fois vainqueur , demande la paix. Il semblait avoir oublié
les vastes projets qui n'étaient encore connus que de
lui seul , cette activité mystérieuse et miraculeuse avec laquelle
, depuis deux ans , il recréait notre marine , ses
projets d'expéditions lointaines déjà arrêtés dans sapensée
avec tant de précision et d'audace ! Il sacrifiait une si
grande portion de la gloire qu'il lui restęencore à acquérir.
Le bonheur de la nation était pour lui le premier de
480 MERCURE DE FRANCE ;
ses engagemens; la paix du monde le premier deses voeux.
La politique anglaise ne comprit pas l'ame d'un grand
homme. Aujourd'hui , troublés dans l'Indostan , humiliés
dans les mers des Indes , surpris avec autant de confusion
que de terreur dans les îles du Vent; forcés de payer des
tributs et de rendre hommage à la générosité de leurs
vainqueurs , craignant partout nos flottes et les flottes espagnoles;
tantôt s'éloignant devant elles , et tantôt les cherchant
avec une incertitude désespérante; rebutés de toutes
les puissances du continent; inquiets dans leur île où l'orage
s'approche , les Anglais peuvent enfin comprendre le
génie et les forces du grand homme qui a demandé la
paix.
Italiens , qui entendez aujourd'hui les sermens de Napos
léon, voilà comme il les tient.
- Le journal officiel annonce que le nombre des
adresses que reçoit S. M. de toutes les parties de son
royaume d'Italie , devient si considérable , et qu'il serait
si difficile de choisir entr'elles , que ce journal est forcé
d'en discontinuer l'insertion .
-
Avant-hier il y eut à Paris des illuminations et des
largesses faites aux pauvres , et à Neuilly une fête donnée
par S. A. S. le prince Murat , le tout pour célébrer le
Gouronnement de S. M. I. comme roi d'Italie.
- L'Institut national vient de nommer à la place vacante
par la mort de M. d'Anse de Villoison , M. Brial ,
ancien bénédictin. Il avoit pour concurrent le sénateur
Lanjuinais , dont les titres à un fauteuil académique nous
sont totalement inconnus.
-Pour la chaire de professeur de langue greoque qu'avait
M. de Villoison ,le collège de France présente au gouvernement
M. Corraï , médecin , très-versé dans cette
langue , qui est la sienne. Il est né dans une île de l'Archipel.
Le célèbre Shiller , auteur allemand de l'Histoire
de la Guerre de 30 ans , et de plusieurs pièces de théâtre ,
est mort à Veymar , il y a quinze jours .
- M. Cubières va , dit on , publier une tragédie inédite
de Pierre Corneille , Sylla , qu'il prétend avoir trouvée
au fond d'un magasin de librairie. On verra si c'est
réellement une découverte.
L'usage imprudent des champignons vient de coûter
la vie à une mère de famille de Bordeaux et à deux de ses
enfans.
Erratum, Page 415du dern. num. , lig . 15 , lisez s'éloigna.
( No. CCIV. ) 12 PRAIRIAL an 13.
( Samedi 1er Juin 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
:
RE
C
ODE
ALARELIGION.
FILLE du Dieu de nos ancêtres !
Imposante Religion !
:
Reviens , à la voix de tes prêtres ,
Habiter cette région !
Ouvre les portes éternelles ,
Et que , de tes clartés immortelles
Tous les yeux , frappés à la fois ,
Connaissent quelle est la puissance ,
Et la douceur et la vengeance
Du roi sous qui tremblent les rois !
5
A
Que vois -je ? ... Quel divin spectacle ! ...
O jour de gloire et de bonheur !
Tu viens d'ouvrir le tabernacle
Où brille l'arche du Seigneur !
Ta voix s'entend sur les montagnes ,
Dans les valons , dans les campagnes ;
Ff
482 MERCURE DE FRANCE
Elle est respectée en tout lieu :
Tout chérit l'antique alliance ,
Et tous les peuples de la France
Rentrent dans le sein du vrai Dieu !
Lorsqu'après une nuit profonde
Dont le voile couvrait les cieux ,
L'astre du jour , sortant de l'onde ,
Montre son globe radieux ,
La terre semble en être émue,
S'éveiller , sourire à sa vue ;
Palpiter de joie et d'amour ,
Comme l'épouse chaste et belle ,
Qui voit l'époux jeune et fidèle
Dont elle attendait le retour.
Tel , vainqueur de la nuit obscure
Dont le crêpe nous entourait ,
Versant une lumière pure ,
Ton divin flambeau reparaît :
De plaisir la France ravie
Reprend une nouvelle vie
A cet éclat consolateur :
Elle aperçoit l'époux céleste
Dont si long -temps un sort funeste
Avait , hélas ! privé son coeur ! ...
1
Vérité , raison , tolérance ,
Vos noms furent l'affreux signal
Où vinrent planer sur la France
Et l'erreur et l'ange du mal !
Long-temps , sous leur fatal empire ,
On vit les hommes , en délire ,
Oser braver le roi du Ciel.
Ah ! tombez , idoles coupables ! ....
Est- il des noms plus respectables
Que le saint nom de l'Eternel ?
PRAIRIAL AN XIII. 483
Orgueilleuse philosophie !
Quel tissu de calamités
Pour l'insensé qui se confie
En tes incertaines clartés !
レ
Lancé sur des mers sans rivages ,
Toujours battu par les orages ,
Il cherche le calme et le port :
Et ce calme , ce bien suprême,
Il ne le trouvera pas même
Aux bras de l'éternelle mort !
1
Mais toi , Religion sacrée !
Tu fais le charme des mortels
De qui la vie est consacrée
Au Dieu dont tu sers les autels .
Pour eux l'espoir , au vol rapide ,
Accourt opposer son égide
Aux traits perçans de la douleur :
Ainsi leur vie est consolée ,
Jusqu'à ce qu'au ciel appelée,
Leur ame s'envole au bonheur.
Ah ! que la couronne du juste
Soit le prix des nobles efforts
Du héros , du monarque auguste
Qui te ramène sur nos bords ,
Toi dont la voix consolatrice
Vient annoncer un Dieu propice
Qui de nous détourne ses traits ;
Un Dieu qui daigne nous absoudre ,
Quand il pouvait charger la foudre
De faire accomplir ses décrets !
د
:
J. B. GAUDOz ( de Grenoble. )
Ff2
484 MERCURE DE FRANCE ;
TRADUCTION
DE LA 11. ELÉGIE DU IV . LIVRE DE TIBULLE.
Illam quidquid agit , quò quò vestigia vertit ,
Componitfurtim sub sequiturque decor .
C'EST pour toi , Mars , c'est dans les jours
Que t'a consacrés ma patrie ,
Qu'on voit la jeune Sulpicie
Prendre ses plus brillans atours .
Quitte les cieux , viens sur la terre !
En faveur de tant de beauté ,
La reine même de Cythère
Pardonne l'infidélité.
Mais à l'aspect de tant de charmes ,
Dans un subit étonnement ,
Crains de laisser honteusement
Tomber tes redoutables armes !
L'amour allume dans ses yeux
Le feu dont il brûle les dieux.
On voit la décence et les graces
Présider à ses goûts charmans ,
Furtivement suivre ses traces ,
Et régler tous ses mouvemens.
Livre-t-elle sa chevelure
Au souffle des vents amoureux ?
La plus régulière parure
Ne vaut pas ce désordre heureux.
Daigne-t - elle orner sa coiffure ?
Elle a la majesté des dieux.
Soit que vêtue en souveraine ,
L'or et la pourpre tyrienne
:
PRARIAL AN XΙΙΙ. 485
Brillent sur ses riches habits ;
Soit que semblable à la bergère ,
Dans sa robe blanche et légère ,
Elle efface l'éclat des lis ;
Toujours elle est sûre de plaire ,
Toujours nos yeux sont éblouis .
Tel l'heureux amant de Pomone
Présente à nos sens enchantés
Mille et mille variétés
Dont il embellit sa couronne .
A toi seule on devrait offrir ,
Belle et modeste Sulpicie ,
Les perles , l'or et le saphir ,
Et la pourpre de Phénicie :
Pour toi seule on devrait cueillir
Tous les parfums de l'Arabie.
Secondez mes faibles efforts ,
Doctes soeurs et dieu de la lyre !
Chantez la beauté qui m'inspire :
Elle est digne de vos accords.
KÉRIVALANT.
ENIGME.
Je suis le plus doux bien qui soit dans l'univers ;
L'homme n'a que par moi du plaisir dans la vie ;
Je puis seule l'aider à souffrir des revers ,
Et plus même il en souffre , et plus je suis chérie .
C'est moi qu'on voit régner à la ville , à la cour ;
Je suis reine et bourgeoise , et fort souvent bergère ;
Et nulle part enfin je ne suis étrangère ,
Quand je suis , vers le soir, conduite par l'amour.
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE .
Qu'unjeune homme au bonheur ait le droit de prétendre ;
Qu'il soit vif et charmant , qu'il soit voluptueux ,
Il ne peut point me voir , il ne peut point m'entendre
Sans éprouver soudain un feu tumultueux .
Pressé par un besoin aussi puissant que tendre ,
Il voudrait me ravir , me plaire ou m'enchaîner ,
Pour s'asservir lui-même et pour me couronner .
Qui ne me connaît pas ? Sur neuf pieds je me pose :
Coupons l'un , gardons l'autre ; alors en peu de mots
J'offrirai l'heureux temps où se garde la rose ;
Ce qu'un prêtre , à l'autel , fait entendre aux dévots ;
L'élément par lequel tous les êtres respirent ;
Ce qui faute de blé , nous pourrait tous nourrir ;
Ce qu'à perdre aujourd'hui tous les hommes conspirent ,
Et qu'on ne connaît bien que dans l'adversité ;
Ce qui , pare avec grace une jeune beauté ;
Ce que le batelier plonge dans la rivière.
Pour me saisir , lecteur , je t'ai trop arrêté ,
Toi , qui dans cet espoir n'aurois pas regretté
Depasser à ma porte une nuit toute entière.
CHARADE.
Mon premier , tous les ans , n'arrive qu'une fois ;
Mon second sur la tête élégamment s'arrange ,
Et mon tout sur les coeurs a le pouvoir d'un ange
Qui descendrait du ciel pour nous donner des lois.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Rape.
Celui du Logogriphe est Epigramme , où l'on trouve Ira ,
Priam , rame , pie , gramme , mer , Pirame , aimer.
Celui de la Charade est Dé-boire 、
PRAIRIAL AN XIII . 487
Oraisons choisies de Cicéron , précédées d'an
Eloge historique de cet orateur ; traduction
nouvelle , par M. Bousquet , avocat. Deux vol .
in - 12 . Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. par la
poste . A Paris , chez Gilbert , rue Hautefeuille ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 42 .
CE
E serait renfermer la critique dans un cercle
d'idées trop étroit , et s'interdire les sources d'instruction
les plus fécondes , que de se borner à
découvrir minutieusement les faiblesses inséparables
d'une traduction , en laissant de côté l'esprit
et les beautés de l'original iginal qu'il importe surtout
de faire remarquer. Il convenait au Mercure
de prendre une autre méthode , et de s'ouvrir ,
dans la littérature , un horizon plus étendu. Ceux
qui disent que la critique est aisée , entendent
qu'il est facile de blamer un écrivain et de dire
d'un livre qu'il est mal fait ; mais , critiquer, c'est
rendre raison de ses jugemens , et, pour le faire
comme il faut , il est nécessaire de remonter aux
principes ou aux modèles . C'est de là que nos
décisions empruntent tout ce qu'elles peuvent
avoir d'autorité , et que , s'affranchissant du tribut
injurieux qu'on a coutume de payer à la malignité
ou à l'envie , elles peuvent espérer de se rendre
recommandables aux honnêtes gens par la
maturité et la réflexion qui les accompagnent .
On a déjà donné quelqu'idée des études et du
style du nouveau traducteur , dans l'examen de
l'oraison pour Marcellus. Ceux qui ont trouvé
mauvais qu'on fit connaître Cicéron plus amplement
que M. Bousquet , n'ont pas fait attention
;
4
488 MERCURE DE FRANCE ,
4
qu'une connaissance approfondie du premier met
en état de juger en peu de mots de la capacité du
second. Ne négligeons donc pas cette occasion de
prendre des leçons d'éloquence du plus habile
maître de l'antiquité. Mais n'admirons pas seulement
l'orateur , comme on le fait au collége : étudions
aussi l'homme d'état et le grand homme. Le
mérite de Cicéron ne se borne pas au talent de la
parole . On trouve chez lui une grande connaissance
des hommes et des affaires , une dextérité incroyable
à se démêler des conjonctures les plus
épineuses, l'art de manier les passions et les ressorts
les plus secrets du coeur humain ; mais sur-tout
l'éloquence de l'ame et de la probité , qui a tant
de pouvoir au barreau .
Tous ces talens sont portés au plus haut degré
dans l'oraison pour Milon , qui est regardée comme
son chef-d'oeuvre. Le plan qu'il y a suivi a cependant
été blàmé , et Brutus qui se connaissait en
plaidoyers voulait qu'il se réduisît aux moyens de
la seconde partie. Ces moyens sont , en effet , plus
brillans , plus populaires , et plus tournés à lahaute
éloquence. Mais il m'a paru que ce second point
tirait toute sa force du premier , et que ce n'était
mème , à la rigueur , qu'un beau mouvement oratoire.
Tout le discours peut se réduire à ce double
raisonnement. Milon a tué Clodius; mais Clodius
était l'agresseur , et Milon l'a tué dans un cas de
légitime défense. Il est donc absous par le droit
naturel. Et quand il l'aurait tué à dessein , au
lieu de le punir , il faudrait le récompenser , puisqu'au
péril de ses jours , il a délivré Rome et l'Italie
du fléau le plus redoutable.
-
Avec quelque vigueur que cette seconde proposition
soit traitée , elle paraîtrait peu concluante ,
et serait même purement déclamatoire , si la première
n'avait été solidement prouvée. C'était là le
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 489
point délicat ; il n'y avait pas lieu à l'évidence ,
quoi qu'en dise M. Bousquet , et quoique Cicéron
l'insinue , afin de remplir les esprits d'une prévention
favorable. Il était , au contraire , bien difficile
deproduire une conviction satisfaisante , parce que
la rencontre dans laquelle avait péri Clodius , s'était
passée la nuit entre des esclaves dont les dépositions
se contredisaient. Comment démêler la vérité
dans ces ténèbres ? C'est là que Cicéron fait
briller avec un éclat supérieur le talent d'une discussion
lumineuse. Il perce tous les nuages qu'on
lui oppose , et les plus faibles circonstances , les détails
les plus obscurs , lui servent à mettre sa défense
dans le plus beau jour. Ses preuves ne pouvaient
être directes , ni porter la lumière par elles-mêmes.
Ce ne sont que des inductions tirées des moeurs
des personnages , de leurs intérêts politiques , de
leurs affaires , de leurs projets , et des circonstances
locales. Tout cela paraît faible en soi , mais tout
cela est développé avec tant d'art , présenté dans
un si bel ordre , et soutenu par un style si victorieux ,
qu'il semble que l'orateur se soit élevé à la hauteur
d'une démonstration.
Cette première partie est assurément un chefd'oeuvre
d'adresse et de discussion oratoire . Mais
voici le comble de l'art . Clodius était l'ennemi déclaré
de Milon , et Milon convenait de l'avoir tué.
Quel avantage ne pouvait- on pas tirer de son aveu ?
Ensuite le sénat , jugeant sur une première information
, avait prononcé que cette violence était
pernicieuse à la république , et , comme dans un
péril extraordinaire, il avait déféré le pouvoir absolu
à Pompée, qui était prévenu contre Milon, et
qui sedisposait à venger sur lui la mort de Clodius ,
avec qui il s'était réconcilié. Pompée , pour semer
la terreur , avait rempli la ville de soldats ; il avait
ordonné de nouvelles enquêtes , nommé des juges ,
490 MERCURE DE FRANCE ,
et lui -même , entouré d'une garde nombreuse ,
s'était placé au milieu du tribunal , pour dominer
les consciences. Son silence était impérieux , et le
seul ascendant de ses dispositions secrètes pouvait
perdre son ennemi. Toutes ces circonstances paraissaient
désespérantes , et elles peuvent excuser
Cicéron d'avoir éprouvé de la crainte. Mais à ne
considérer que son discours , tel que nous le possédons
, il faut avouer que son sang froid et son
habileté paraissent tenir du prodige , lorsqu'on le
voit tourner contre Pompée tout cet appareil de
formes menaçantes qui devait accabler Milon , et
faire servir au triomphe de sa cause ce qui avait
été préparé pour la ruiner.
Il ouvrit les yeux des juges par une distinction
qui fut un trait de lumière. Il leur fit comprendre
qu'ils n'étaient pas assemblés pour prononcer sur le
fait , mais pour juger du droit ; et voici où menait
cette distinction. Le fait était déjà reconnu , avoué ,
condamné même par le sénat , et si on ne voulait
rien examiner de plus , c'en était fait de l'accusé ,
il n'y avait qu'à porter la sentence mortelle. C'était
apparemment ce que Pompée attendait ; mais
Cicéron lui prouvait par sa propre conduite qu'il
avait voulu qu'on examinat une autre question.
Sans cela , pourquoi ordonner des informations
nouvelles , et créer de nouveaux juges ? Que devaient-
ils juger ? Ce n'était pas le fait ; il était suffisamment
éclairci. C'était donc le droit ; c'est-àdire
qu'après s'être assuré que Milon avait tué
Clodius , il fallait examiner s'il l'avait fait par des
motifs légitimes: question nouvelle , qui présentait
une foule d'aperçus favorables. Ainsi , malgré l'aveu
du meurtre , malgré la décision du sénat , malgré
les préventions de Pompée , l'affaire demeurait
dans son intégrité. Cicéron forçait les juges de la
considérer sous une face plus avantageuse. Il forçait
PRAIRIAL AN XIII. 491
Pompée lui-même de se rendre utile à sa cause ,
en couvrant tout ce qu'il avait fait jusque-là d'un
beau voile de justice et de prudence , et les voies
extraordinaires imaginées contre Milon devenaient
pour lui des voies de salut.
Qu'on se récrie sur le style de Cicéron; une idée ,
si heureuse et si féconde est le cachet de l'homme
de génie , et l'invention d'une politique aussi droite
qu'habile. Ce qui m'étonne , c'est que M.Bousquet
ne l'apas bien comprise, ou ne l'a pas assez méditée
, et c'est ce qui lui a fait commettre un contresens
qui en détruit toute la force et toute la finesse .
La manière dont Cicéron l'expose dans ce passage
, demande une grande attention .
<<- Illud jam in judicium venit , nón , occisus ne
sit , quodfatemur; sedjure , an injurid, quodmultis
in causis sæpè quæsitum est. Insidias factas
esse constat ; et id est quod senatus contrà remри-
blicam factum judicavit. Ab utro factæ sint , incertum
est. De hoc igitur latum est ut quæreretur.
« Il ne s'agit pas de nous convaincre d'avoir tué
>> Clodius , puisque nous l'avouons , mais d'exami-
>> ner , comme il arrive dans plusieurs causes , si
>>> nous avons été autorisés à le faire . Il est cons-
>> tant qu'il a été commis une violence ; c'est ce
«
que le sénat a décidé nuisible à l'état. Quel a été
>> le provocateur ? Voilà ce qui est incertain , et
>> c'est aussi sur quoi il a été ordonné qu'on infor-
>>> merait. »
Comment M. Bousquet peut-il faire dire à Cicéron
qu'il avait été ordonné qu'on informerait sur
cette question ? Si cela avait été ordonné d'une manière
si précise , prendrait-il tant de peine pour y
faire entrer les juges ? S'attacherait-il si fortement
à prouver qu'on ne peut pas examiner d'autre
point ? Divait-il , en parlant de Pompée : Quid
ergo tulit ? « Qu'a-t-il donc ordonné ? >> et secon492
MERCURE DE FRANCE ,
tenterait-il de répondre : Nempe ut quæreretur.
« Qu'on informât. » Ce quifait voir que Pompée
avait ordonné purement et simplement des informations
, et qu'il n'avait eu garde d'ouvrir une
question si favorable à l'accusé. Mais Cicéron qui
voulait déterminer l'objet de ces informations ordonnées
en termes vagues , entre vivement dans
cette discussion , et il dit aux juges : Quid porro
quærendum est ? factumne sit ? at constat. A
quo ? at patet. « Que veut- on rechercher ? Le fait ?
>> Mais il est constant. L'auteur ? Mais il est con-
>> nu. » Et il conclut aussitôt : Vidit igitur , etiam
in confessione facti,juris tamen defensionem suscipiposse.
« Pompée a donc senti qu'en avouant le
>> fait , on pouvait se défendre sur le droit.>> Ainsi
vous voyez que c'est par la force du raisonnement
que Cicéron réduit Pompée et les juges à entrer
avec lui dans cette question , et c'est ce qu'il n'aurait
pas été obligé de faire , si , comme M. Bousquet
le lui fait dire , il avait été ordonné expressément
d'informer sur cet objet.
Ce contre-sens est d'autant plus grave , qu'il met
Cicéron en contradiction avec lui-même dans le
point le plus important de son plaidoyer. Mais ,
dira M. Bousquet , comment donc devais-je traduire
ce passage que j'ai rendu mot à mot ?
De hoc igitur latum est ut quæreretur. C'est que
l'intelligence des mots ne suffit pas. Il faut entendre
les idées de l'auteur et être plein de son esprit. La
phrase , d'ailleurs , s'explique assez d'elle-même ,
et la méprise du traducteur vient de ce qu'il n'a
pas fait attention au mot igitur. Il aurait vu que
Cicéron n'avance pas un fait , mais qu'il tire la
conséquence d'un raisonnement. Il a prouvé qu'il
ne restait à instruire que la question de droit ; il
conclut naturellement : de hoc igitur latum est ut
quæreretur ; l'ordre d'informer se rapporte donc à
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 493
cettequestion. Voilà le véritablesensde cette phrase
qui est d'une grande importance , car elle découvre
toute l'habileté de Cicéron , qui bat Pompée de
ses propres armes , en tournant à son avantage les
ordres qu'il a donnés .
La traduction de M. Bousquet n'est pas sans
mérite. Son style ne manque ni de précision ni de
rapidité dans la discussion. On peut citer à sa
louange le morceau suivant , dans lequel Cicéron
déploie toute la subtilité de son esprit , pour tirer
avantage des plus petites circonstances. Comme il
s'agissait de convaincre , le style est plein de traits.
Chaque mot frappe l'auditeur , et lui met le vérité
devant les yeux.
Res loquitur , judices , ipsa quæ semper valet
plurimùm. Si hæc non gesta audiretis , sed
picta videretis , tamen appareret , uter esset insidiator
, uter nihil cogitaret mali , cùm alter
veheretur in rhedd penulatus , und sederet uxor.
Quid horum non impeditissimum ? Vestitus , an
vehiculum , an comes ? Quid minùs promptum
ad pugnam , cùm penula irretitus , rhedd impeditus
, uxore penè constrictus esset ? Videte
nunc illum , primùm egredientem è villa subitò ;
cur vesperi ? Quid necesse est tardè ? Qut convenit
id præsertim temporis ? Devertit in villam
Ротреії. Ротреïum ut videret? Sciebat in Aisiensi
esse. Villam ut perspiceret? Millies in ed fuerat.
Quid ergò erat moræ et tergiversationis ? Dùm hic
veniret, locum relinquere noluit.
•Age nunc , iter expediti latronis cum Milonis
impedimentis comparate. Semper ille anteà cum
uxore , tùm sine ed. Nunquam, non in rhedd , tùm
in equo. Comites græculi, quocumque ibat , etiam
cùm in castra Etrusca properabat ; tùm nugarum
in comitatu nihil. Milo, qui nunquam, tunc casu
pueros symphoniacos uxoris ducebat etancillarum
494 MERCURE DE FRANCE ,
greges. Ille, qui semper secum scorta, semper exoletos,
semper lupas duceret, tunc neminem , nisi
ut virum à viro lectum esse diceres .
<< La chose parle d'elle-même , Romains, et son
témoignage est toujours le plus puissant. Quand ,
aulieu du récit de ces faits , on ne vous en offrirait
que la description dans un tableau , vous n'en reconnaîtriez
pas moins l'agresseur , et celui qui n'avait
aucun dessein coupable , en voyant celui-ci
dans un char , enveloppé d'un manteau , sa femme
assise à ses côtés. Que trouvez-vous de plus embarrassant
du vêtement , de la voiture , ou de la compagne;
de moins propre à un combat que d'être
plié dans un manteau , enfermé dans un char ,
comme enchaîné par son épouse ? Voyez l'autre
maintenant sortir brusquement de sa maison.
Pourquoi sort- il le soir? Qu'est-il nécessaire si tard ?
Le devoit- il , sur-tout dans cette saison ? Il allait
à la maison de Pompée ! Etoit-ce pour voir Pompée
? Il le savait à Alsium . Pour voir sa maison ?
Il y était allé mille fois. Quels sont donc les motifs
de ces détours et de ce retard ? Instruit que Milon
approche , il veut conserver l'avantage du lieu. >>>
<< Poursuivons. Comparez l'équipage leste de ce
brigand avec l'attirail embarrassant de Milon. Il
voyageoit toujours avec son épouse ; elle n'était
point avec lui. Jamais autrement qu'en voiture; il
était à cheval. De jeunes grecs l'accompagnaient
partout , même lorsqu'il se rendait au camp d'Etrurie
; ce jour rien de frivole dans son cortége.
Milon , contre son usage , traînait à sa suite les musiciens
de sa femme , et la nombreuse troupe de
ses servantes . Clodius , qui toujours était escorté
de jeunes débauchés , de comédiennes et de courtisanes
, n'avait alors que des hommes d'élite. >>>
Il faudrait sans doute posséder tous les genres
d'éloquence pour traduire Cicéron. Mais on de-
:
PRAIRIAL AN XIII. 495
vrait sur-tout a voir étudié le style qui le caracté
rise plus particulièrement , c'est ce style plein ,
abondant , et nombreux , où la pompe des mots
et la majesté des sons semblent ajouter à la dignité
des sentimens et à la gravité des pensées. M. Bousquet
m'a paru peu exercé dans ce genre d'élocution.
Son oreille n'est pas assez difficile sur l'harmonie
, et il a , en général , trop peu de force et de
couleur dans l'expression. Aussi est-il foible dans
la seconde partie, où Cicéron apris un style plus
vigoureux et plus élevé .
- C'est dans une espèce de transport que l'orateur
entreprend de faire voir qu'il eût été glorieux à
Milon de tuer Clodius de dessein prémédité. II
s'élève ici au dessus des règles ordinaires pour enflammer
l'esprit de ses auditeurs par de plus hautes
considérations. Une thèse si hardie n'admettoit ni
exactitude dans les preuves ni méthode dans le raisonnement
, et je ne conçois pas que Brutus ait
voulu réduire la défense de Milon à un tel moyen,
Cicéron a beau prouver que Clodius est un homme
dangereux , et qu'il méditait la ruine de la république,
prouve-t-il pour cela que Milon eût le
droit de le tuer ? Brutus qui était violent pouvait
concevoir les choses de cette manière. Mais Cicéron
qui avait le caractère d'un homme d'état , et
qui connaissait la force des lois , voyait l'affaire
d'un autre oeil. Il lui suffisait , pour remuer les
passions en sa faveur , de faire sentir que la mort
de Clodius avait délivré Rome d'un citoyen pernicieux.
Mais loin de s'arrêter à un moyen si passionné
et que sa haine personnelle affaiblissait encore
, il revient à son premier argument par la
transition la plus heureuse et la plus brillante. Ce
n'est pas Milon qui a conçu le dessein d'une mort
si utile à l'état ; il n'a été que l'instrument des
dieux qui ont conduit son bras dans une rencontre
1
496 MERCURE DE FRANCE ,
inopinée , où naturellement il ne devait pas avoir
l'avantage. Ici l'orateur intéresse la religion à sa
cause , et sa véhémence prend un caractère sublime.
Il apostrophe les temples que Clodius a violés
, les lieux qu'il a souillés de ses prostitutions et
de ses meurtres. Vos Albani tumuli atque luci, etc.
Religiones mehercule ipsæ , quæ illam belluam
cadere viderunt , commosse se videntur, et jus in
illo suum retinuisse. « Les lieux saints, je le jure ,
>> qui ont vu tomber cette bête féroce , ont paru
>> s'animer et concourir eux-mêmes à sa chute . »
M. Bousquet ne traduit pasjus in illo suum retinuisse
, qui rappelle une circonstance capitale
dans la vie de Clodius.
Nec verò non eadem ira Deorum hanc ejus satellitibus
injecit amentiam , ut sine imaginibus ,
sine cantu atque ludis , sine exsequiis, sine lamentis
, sine laudationibus, sinefunere , oblitus cruore
et luto , spoliatus illius supremi diei celebritate ,
quam concedere etiam inimici solent , ambureretur
abjectus.
« N'est-ce pas ce même courroux des dieux
>> qui a frappé ses satellites d'un tel vertige , qu'ils
>> l'ont jeté dans les flammes , sans précautions ,
>> sans jeux et chants funèbres , sans cérémo-
>> nies , sans images , sans pleurs , sans éloges ;
>> couvert de sang et de boue , et dépouillé de cette
> pompe de nos derniers instans qu'on ne refuse
>> même point à un ennemi ? » Ce morceau ne
paraît pas mal traduit , et cependant vous n'y trouverez
point les caractères du style de Cicéron.
Sansprécautions n'est pas le mot propre ; il fallait
sans appareil: sans jeux et chants est détestable
pour l'harmonie , et la phrase ne se termine pas ,
comme dans l'original , par le trait le plus éclatant.
Ambureretur abjectus. M. Bousquet n'est pas non
plus assez attentif à conserver ces tours oratoires
qui
4
PRAIRIAL AN XIII. 497
qui rendent le style véhément , comme dans cet
endroit de la péroraison , où Cicéron met dans la
bouche de Milon les adieux les plus touchans.
Valeant , valeant , inquit , cives mei ; valeant ,
sint incolumes , sintflorentes , sint beati Stet hæc
urbs præclara , etc. « Puissent , dit- il , puissent mes
>> concitoyens prospérer! que les richesses , la
>> gloire et le bonheur soient éternellement leur
>> partage ! » Il faudrait n'avoir aucune étincelle
de goût pour ne pas sentir que cet entassement
d'expressions communes , les richesses , la gloire
et le bonheur , est bien éloigné de rendre cesmouvemens
si pressans , et où l'ardeur des voeux est si
bien marquée : Sint incolumes , sintflorentes , sint
beati. La réponse de Cicéron est encore traduite
plus faiblement. Te quidem , Milo , cùm isto animo
es , satis laudare nonpossum : sed quò est ista
magis divina virtus , ed majore à te dolore divellor.
« Vos nobles sentimens , Milon , sont , il est
» vrai , au-dessus de mes éloges ; mais plus votre
>> vertu est supérieure , plus votre perte me coûtera
>> de regrets. » Combien cette dernière expression
languit auprès de cette chaleur extraordinaire
de sentiment , ed majore à te dolore 'divellor ! C'est
ainsi que l'amitié fait parler sa douleur. Ce ne sont
pas des regrets , ce sont des blessures , c'est un déchirement
de l'ame , divellor. Il serait aisé de multiplier
et d'étendre ces remarques critiques , mais
il suffit de les indiquer à un homme du mérite de
M. Bousquet. On ne doit pas abuser de la rare
modestie avec laquelle il a profité des observations`
qui lui ont été faites dans l'oraison pour Marcellus.
CH. D.
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
Distiques de Caton , en vers latins , grecs et français ,
suivis des Quatrains de Pibrac , traduits en prose
grecque par Dumoulin ; le tout avec des traductions
interlinéaires ou littérales du grec. Un volume in 8°.
Prix : 2 fr . , et 2 fr. 50 cent. par la poste. A Paris ,
chez Déterville , rue du Battoir ; et chez le Normant ,
rue des Prêtres S. Germain- l'Auxerrois , nº 42 .
On croit assez généralement que les Distiques attribués
à Caton sont d'un savant du 7. ou du 8. siècle . Ils donnèrent
à Pibrac l'idée de ses quatrains qui eurent autrefois
une grande réputation. Cesrecueils de maximes exprimées
en termes précis , et renfermées dans des vers faciles à retenir
, peuvent être d'une grande utilité dans l'éducation .
En gravant dans la mémoire des enfans les vérités les
plus générales de la morale et de la politique , cette espèce
d'ouvrage les porte naturellement à la méditation ; et les
applications de ces maximes s'offrant à chaque instant
dans les diverses circonstances de la vie , il en résulte un
ensemble de principes sains que les hommes heureusement
nés n'abandonnent jamais. Nous n'avons que trop
de livres de morale écrits avec prétention et surchargés
de détails inutiles ; les plus simples doivent être préférés ;
et pour les trouver , il faut remonter au-delà d'un siècle
où la manie d'innover dénatura les meilleures choses. Le
célèbre historien de Thou avait beaucoup connu Pibrac ;
en racontant dans ses mémoires une visite qu'il lui fit
en 1582 , il s'étend sur ses qualités , sur ses talens et sur
son érudition. Un caractère un peu faible égara quelquefois
Pibrac ; les circonstances difficiles où il se trouva le
portèrent à des démarches que l'on ne peut aujourd'hui
juger sainement , par l'ignorance où l'on est des motifs qui
le déterminèrent. Malgré ces fautes que l'on doit moins
attribuer à Pibrac qu'aux malheurs des temps , il conserva
.
1
1
• PRAIRIAL AN XIII. 499
1
toute sa vie l'estime des hommes les plus vertueux de son
siècle . « C'était , dit de Thou , un homme d'une probité
>> incorruptible et d'une piété sincère ; il avait un vérita-
» ble zèle pour le bien public , le coeur élevé , l'ame géné-
>> reuse , une extrême aversion pour l'avarice , beaucoup
>> de douceur et d'agrément dans l'esprit ; outre cela , il
>> était bien fait de sa personne , de bonne mine et doué
>> naturellement d'une éloquence douce et insinuante . Il
>> avait appris les belles - lettres sous Pierre Busnel , et
» s'était acquis sous Cujas une parfaite connaissance du
>> droit : comme il n'avait pu vaincre sa paresse et une
>> certaine langueur de tempérament , il n'y avait en lui
>> rien à desiser qu'un peu d'action et de vivacité . Il écri-
> vait en latin avec élégance , et avait beaucoup de talent
>> pour la poésie française : ce qui fit naître d'abord quel-
>> ques petites jalousies entre lui et Ronsard quile piqua vi-
>> vement ; mais elles se convertirent bientôt dans ces
>> hommes illustres , tous deux amoureux de la gloire , en
>> une estime et une amitié mutuelles . Ses quatrains tra-
>> duits en toute sorte de langues , le firent connaître par
>> tout le monde , et servirent parmi nous de matière d'ins-
> truction aux enfans qu'on prend soin de bien élever. >>>
La réputation des quatrains de Pibrac s'étendit au-delà
même de la chrétienté ; ils furent traduits en turc et devinrent
livre classique à Constantinople . Ce succès que
n'a jamais obtenu aucun livre français , prouve l'excellence
de la morale de Pibrac ; s'appliquant à tous les hommes en
société , quelles que soient leur religion et leurs moeurs ,
elle ne s'écarte point des notions générales que Dieu nous
a données du juste et de l'injuste ; jamais elle n'est le résultat
des spéculations d'une imagination sophistique et
déréglée. Que l'on examine sous ce rapport les livres des
philosophes modernes , et l'on verra s'ils pourraient soutenir
la même épreuve .
Pibrac , malgré les emplois publics dont il fut revêtu
toute sa vie, rendit aux lettres d'autres services essentiels.
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE ,
Le chancelier de l'Hôpital , au milieu de ses travaux immenses
, n'avait jamais perdu de vue la littérature dont
il avait fait ses délices dans sa jeunesse , et qui était sa
consolation et son unique délassement dans l'âge avancé.
Les poésies , fruits des loisirs de ce grand magistrat ,
n'avaient point été imprimées avant sa mort ; elles étaient
restées sans ordre entre les mains de sa famille et de ses
amis . Pibrac , de Thou et Scevole de Sainte-Marthe entreprirent
de les recueillir ; ce travail souvent interrompu
par les troubles civils , n'était point achevé lorsque Pibrac
mourut; et ses deux amis regrettèrent que sa dernière
maladie , longue et douloureuse , ne lui eût pas permis de
surveiller l'édition , qui aurait été d'autant plus précieuse ,
que lui seul connaissait les dates de ces poésies . On a encore
de Pibrac des recherches savantes , qui prouvent combien
alors l'instruction était solide , et avec quelle ardeur s'y
livraient ceux qui se destinaient aux grands emplois .
On voit que Pibrao , toujours livré à des occupations
graves , dut s'interdire , même dans sa jeunesse , presque
toute espèce de plaisir. Cependant , parvenu à l'âge mûr ,
il ne fut pas à l'épreuve d'une séduction qui fit beaucoup
de bruit dans le temps , et qui jeta un peu de ridicule
sur lui . C'est à cette étrange folie que Pibrac semble faire
allusion dans son 49. quatrain , où il parle de la fragilité
humaine :
L'homme est fautif; nul vivant ne peut dire
N'avoir failli ; ès hommes plus parfaits ,
Examinant en leurs dits et leurs faits ,
Tu trouveras , si tu veux , à redire .
Pibrac était chancelier de la reine Marguerite , femme
de Henri IV . Cette princesse près de laquelle il était chargé
d'une mission de la cour de France , ne pouvant le gagner
par des présens et des promesses de dignités , résolut de le
rendre amoureux d'elle , pour ensuite tirer parti de sa
faiblesse. Les contemporains, et principalement Brantome,
ont parlé avec une sorte d'enthousiasme de la beauté de
PRAIRIAL AN XIII. 501
1
1
وک
:
Marguerite , élevée par sa mère daus tout l'art de la séduction.
Une tête plus ferme que celle de Pibrac aurait difficilement
évité le piège qu'on lui tendait. Il ne s'aperçut
point qu'on voulait le jouer ; la reine obtint tout ce qu'elle
desirait , et quand elle n'eut plus rien à lui demander , elle
se moqua de lui. Plusieurs auteurs ont cherché à justifier
Pibrac; ils ont soutenu qu'il avait trop de pénétration et
de connaissance du monde pour s'être flatté d'une pareille
conquête , et qu'on ne devait attribuer le bruit répandu par
Marguerite , qu'au caractère de cette princesse assez disposée
à croire que l'on ne pouvait la voir impunément.
De Thou , ami de Pibrac , raconte dans ses mémoires une
conversation qui lève toute espèce de doute à cet égard.
Fort jeune , il avait accompagné chez Pibrac Pithou ,
homme grave et très-scrupuleux. Au moment où ils arrivèrent
, Pibrac venait de recevoir une lettre de Marguerite
, dans laquelle elle lui reprochait sa témérité. Cette
lettre l'inquiétait et l'attristait beaucoup : il avait besoin
d'ouvrir son coeur , mais la sévérité de Pithou le retenait .
« Il me prit à part , dit de Thou , et me fit sa confidence :
> il me crut le plus propre, comme le plus jeune , à excu-
>> ser sa faiblesse , et par une espèce de honte , ne voulut
> pas s'en ouvrir à Pithou. Il me récita de mémoire la ré-
» ponse qu'il méditait; mais avec un air si prévenu et des
>> termes si étudiés , et d'un style où il paraissait tant de
>> passion , que cela ne servit qu'à me convaincre de la
>> vérité des reproches que lui faisait la princesse. >>
Cette petite anecdote qu'on peut regarder comme
vraie , puisqu'elle est attestée par un témoin tel que de
Thou , sert à montrer qu'à quelque âge que l'on soit , on ne
doit point se vanter d'être à l'abri d'une folie , et que le plus
sûr en pareil cas est de fuir l'occasion d'y succomber ; ce
qui présente une moralité digne d'entrer dans les quatrains
de Pibrac . 1
Ces quatrains réunissent à une grande clarté l'avantage de
la force et de la précision; le style n'en est pas trop suranné;
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
et , à quelques exceptions près , on n'a pas lieu de craindre
qu'ils accoutument les enfans à de mauvaises tournures et à
des expressions qui ne sont plus d'usage. Cependant il eût
été à desirer que l'éditeur se fût imposé le soin de rajeûnir
ceux qui ont vieilli : dans ces sortes d'ouvrages , on tient
peu à la fidélité de l'ancien texte ; tout doit être sacrifié
à l'objet utile qu'on s'est proposé. Les quatrains de Pibrac
comprennent presque tous les axiomes de morale des anciens
et des modernes. Les mieux tournés sont ceux qui
rappellent les devoirs de la vie civile : on reconnaît dans
ces maximes sages et moderées le caractère plein de douceur
et d'indulgence qu'avait l'auteur. Nous en citerons
quelques-unes. Le poète cherche à prévenir les orages
qui s'élèvent quelquefois mal à propos dans les liaisons les
plus anciennes et les mieux assorties :
1
Si ton ami a commis quelque offense ,
Ne va soudain contre lui t'irriter :
Ains doucement pour ne le dépiter ,
Fais lui ta plainte , et reçois sa défense.
L'orgueil porte souvent les hommes à croire que leur
caractère s'ennoblit et s'éleve, soit par les dignités , soit par
les richesses , soit par les succès dans les lettres et dans
les sciences . Pibrac combat ainsi cette erreur :
Vertu ès moeurs ne s'acquiert par l'étude ,
Ne par argent , ne par faveur des rois ,
Ne par un acte , ou par deux , ou par trois ,
Ains par constante et par longue habitude .
Sans quitter ce sujet , le poète fait sentir la vanité des
prétentions de ceux qui , pour avoir lu superficiellement
beaucoup de livres , se croient plus savans et meilleurs.
Qui lit beaucoup, et jamais ne médite ,
Semble à celui qui mange avidement ,
Et de tous mets surcharge tellement
Son estomac, que rien ne lui profite.
PRAIRIAL AN XIII 503
On remarque dans tous ces quatrains un excellent esprit ,
beaucoup d'usage du monde , et une grande expérience.
Quelquefois l'auteur s'élève au ton de la haute poésie.
En voici un exemple :
L'état moyen est l'état plus durable :
On voit des eaux le plat-pays noyé ,
Et les hauts monts ont le chef foudroyé :
Un petit tertre est sûr et agréable.
Il était difficile de rassembler tant d'images en si peu
de mots. Cette maxime a été souvent développée : nulle
part elle ne se trouve exprimée avec plus de force et de
**précision .
L'éditeur n'a rien négligé pour rendre ce recueil utile
aux jeunes gens . Les distiques et les quatrains sont en
trois langues , grecque , latine et française . En même temps
qu'ils gravent dans l'esprit des élèves une multitude de
sages maximes , ils fixent dans leur mémoire les mots familiers
et les tournures usuelles des langues savantes . On ne
doit donc que des éloges à l'éditeur : le voeu modeste auquel
il se borne est exprimé par le vers suivant qu'il a
pris pour épihraghe :
Quemes délasssemens, s'il se peut, soient utiles .
Tout porte à croire que ce voeu sera rempli : en reproduisant
de bons livres d'éducation , en les enrichissant de
notes savantes et de réflexions sages , on acquiert des droits
à la reconnaissance publique. Nous sommes dans un
temps où l'on ne saurait trop applaudir à des travaux qui ,
pour être sans éclat , n'en sont pas moins utiles et esti
mables .
:
P.
4
504 MERCURE DE FRANCE.
Essais de Poésie et d'Eloquence , par J. P. G. Viennet.
Un volume in-8°. Prix : 3 fr. , et 4 fr. par la poste. A
Paris , chez Arthus Bertrand , libraire , quai des Augustins
; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
QU'EST- CE qu'un écrivain qui s'essaie dans la poésie
et dans l'éloquence ? Ne devrait-il pas s'être éprouvé et
connaître son talent , avant de se mêler d'écrire ? Quoi !
cet homme ne sait s'il est poète , et il fait des vers ! Il ne
sait s'il est orateur , et il veut faire de l'éloquence ! C'est
un essai , nous dit- il , voilà qui est agréable ! et que ne
s'essaye- t- il dans son cabinet , et devant ses amis ! Je
suis encore bienjeune . - C'est une raison d'être modeste.
- Je n'ai que vingt ans .
trente. -
-
-
Attendez que vous en ayez
- Je n'écris que pour
Ne faut- il pas commencer par quelque chose ?
- Oui , commencez par étudier.
mon plaisir. - N'écrivez donc pas pour le public . N'importe
, toutes les raisons du monde n'y feront rien :
M. Viennet veut être poète ; c'est chez lui un parti pris.
Ce n'est pas sans en connaître les dangers , mais il les
brave avec audace .
« C'en est fait , du fils de Délale,
>›› Eussé-je à craindre les revers ,
>> Ceint d'une palme triomphale ,.
» Je veux m'élancer dans les airs .
>> Si le sort m'enchaine à la terre
>>> J'irai défier le tonnerre
,
>> Sur les rochers du mont Ossa ,
>> Dussé - je y voir un Dieu barbare
>> Me plonger au fond du Tartare
>> Ou dans les gouffres de l'Etna. »
Le Dieu barbare , le fond du Tartare , et les gouffres
de l'Etna , ne sont mis là que pour figurer la critique ,
PRAIRIAL AN XIII. 505
et si l'on savait l'horreur que les poètes ont pour elle , on
ne trouverait pas ces images exagérées . M. Viennet a de
l'esprit , il menace plaisamment le public de ses ouvrages ;
mais malheureusement ses écrits ne sont pas aussi plaisans
que ses menaces.
« Avingt-trois ans et quelques mois ,
*>> Je suis donc perclus et poète ;
» C'est trop de malheurs à la fois ,
• L'hôpital sera ma retraite.
>>> Forcé de borner mes desirs ,
» Je n'ai désormais pour plaisirs ,
>> Que le lit , l'étude et la table .
> Tant pis pour mes contemporains ,
» Je vais rimailler comme un diable ,
» Et de ma verve infatigable
›› J'assommerai tous les humains . >>
Pour commencer , il nous jette à la tête un volume
rempli de quatre ou cinq mille vers de cette force : il ne
s'est pas trompé , la lecture en est réellement assommante.
J'ajouterai même que cette manière de tuer les gens pourrait
bien fournir un article au code criminel , s'il
n'était pas aussi facile d'en éviter le coup en ne les lisant
point. M. Viennet , d'ailleurs , il faut lui rendre cette
justice , a eu soin de placer en tête de son recueil de
poésies , quelques échantillons qui ne séduiront personne ,
et qui même arrêteront d'abord le lecteur le plus déterminé
; aucun sans doute n'aura le courage de s'engager
plus avant , lorsqu'il aura lu dans une ode qui sert d'introduction
, ces quatre lignes rimées :
« Le Permesse et son eau limpide
>> Se troublent- ils à mon aspect ?
>>> La rive en est-elle flétrie ?
>> Et , dans l'Hippocrène tarie ,
» Ne bois-je qu'un limon infect ? »
/
Je ne sais ce que boit M. Viennet ; mais ses vers sont
assurément de la dernière médiocrité. Cependant ce jeune
écrivain n'est pas dépourvu de littérature ni même de
.
4
506 MERCURE DE FRANCE ;
: goût : on voit qu'il aime les bons auteurs , il en parle avec
éloge; il ne lui manque qu'une chose , c'est de les imiter.
Personne n'aurait plus besoin que lui d'apprendre à leur
école que pour bien écrire , il faut d'abord savoir bien
penser. Scribendi rectè sapere est et principium et fons .
Voilà des gens bien maussades , dira-t-il , ils ne sortent
jamais de leurs principes. Non , M. Viennet , et nous vous
donnerons un autre conseil , qu'il n'est pas messéant de
recevoir à votre âge. Nous vous dirons avec Boileau :
« Faites choix d'un censeur solide et salutaire. >> Boileau ,
Racine , souffraient un censeur ; ils le voulaient d'une
sévérité inflexible . O modestie du grand siècle , où vous
êtes-vous retirée ? Qui peut souffrir qu'unjeune homme
de vingt ans vienne entretenir familièrement le public de
ses petites galanteries et de ses tours de jeunesse ? Qui
n'admirerait le sérieux doctoral avec lequel M. Viennet
ramasse tous ses billets à Philis , à Elise , etc. , pour les
faire imprimer , avec la date exacte de l'année dans laquelle
il les a composés ? Cela nous procure la satisfaction
de pouvoir comparer son esprit de l'an VIII avec
celui de l'an IX , et successivement jusqu'à l'an XII. Nous
pouvons dire avec connaissance de cause : « Telle année
>> fut très - abondante , comme par exemple son an XI ,
» qui a produit trois épîtres , un discours sur la vertu ,
» une tragédie , et l'éloge de Boileau , avec un quatrain ;
>> voyez un peu quelle fécondité ! telle autre fut stérile ,
>> comme l'an IX , qui n'a vu naître qu'une chétive épî-
» tre. » Je suis aussi charmé que la piété filiale de ce
nouveau poète l'ait engagé à dédier à M. son père toutes
ces belles choses , et ma joie serait complète si je pouvais
rendre compte du plaisir que ce tendre père a dû resssentir
en lisant ce petit fragment d'une épître à Elise :
<<Elise , c'est de l'inconstance
>> Que j'ai fait ma divinité ;
>> Dans le sein de la volupté
>> L'amour lui donna la naissance.
PRAIRIAL AN XIII. 507
1
1
>> Comme toi , ma belle autrefois
>> Je fus la dupe de ses charmes ;
>> Il m'en a coûté quelques larmes ,
» Mais il a perdu tous ses droits .
>> Tes baisers allumaient ma flamme ,
>> Je l'éteignais dans le plaisir .
>> Je vois qu'il t'échappe un soupir ;
>> C'est le langage d'une infâme. »
Pour un jeune homme qui avait alors vingt - deux ans ,
car cette pièce est de l'an VIII , on conviendra que
M. Viennet en savait déjà bien long , et que M. son père
devait être enchanté d'avoir un fils aussi avancé.
Voici une autre petite pièce qui n'a point de date , mais
qui n'en a pas moins de mérite , et qui a dû faire grand
plaisir à la mère de l'auteur.
A MADAME.
« En vain ton coeur inexorable
>> Voudrait s'opposer à mes voeux :
» Je cesserai d'être amoureux ,
>> Quand tu cesseras d'être aimable .
>> Ne pense pas que , quelque jour ,
>> De tant de froideur je me lasse ;
>> Ce n'est point avec de la glace
» Qu'on éteint les feux de l'amour.
RÉPONSE COMMUNK.
<<C'est vainement qu'à mes genoux
>> Vous plaignez votre destinée :
>> Les noeuds sacrés de l'hymenée
>> M'enchaînent toute à mon époux.
» Moi , partager votre délire !
>> Le ciel puisse m'en préserver !
>> Dussé- je même l'éprouver ,
» Je ne pourrais vous en instruire ;
>> L'honneur me défend de le dire ,
» Mais ..... forcez - moi de le prouver. »
,
Cette belle chute cette délicatesse de sentimens et
d'expressions méritaient certainement d'être applaudis en
famille , et je ne doute pas même que cela n'ait paru
508 MERCURE DE FRANCE ,
,
plaisant. Les pères aujourd'hui sont bien plus raisonnables
qu'autrefois. Si un poète , il y a cent ans avait osé dédier
àson père de semblables pièces , la chose aurait peut- être
été prise au sérieux , et , au lieu d'éloges , ce père farouche
aurait fait enfermer M. son fils pendant six mois pour
lui apprendre ses devoirs .
Les ignorans et les gens d'un esprit médiocre ont souvent
tâché de se rendre plaisans par deux moyens qui sont à
la portée de tout le monde , le libertinage et l'impiété. Il
n'y a pas de ressource plus honteuse ; mais il n'y en a pas
de plus facile. C'était dans le dernier siècle une voie sûre
pour réussir sans travail , pour plaire sans talent et pour
obtenir de la réputation sans honneur. Il n'y en a pas
d'exemple plus frappant que celui de Voltaire. Jamais
écrivain n'a eu plus de succès dans le monde , et jamais
homme n'a attaché moins de gloire à son nom. Le mépris
dans lequel ses ouvrages cyniques et impies tombent tous
les jours , était sans doute la meilleure leçon qu'on pût
donner aux petits auteurs de notre temps , qui se délectent
encore à retourner cette fange. Cependant M. Viennet n'a
pas eu la force de résister à une tentation si peu séduisante ;
il a fait aussi son petit poëme sur la naissance d'Eve . 11
se contente à la vérité de nier quelques faits de la Génèse
qu'il n'entend pas , et de vouloir jeter du ridicule sur d'autres
faits qu'il ne comprend pas davantage : sa petite incrédulité
ne va pas au - delà . Tout le reste du poëme sert
à nous apprendre que l'Angleterre n'existait pas encore
lorsque l'Univers n'était pas créé ; que le premier homme
« Ressemblerait à ces géans de neige
>> Dont l'auteur peuple une cour de collége ,
« Si notre Dieu n'eût soufflé là-dessus ; ››
et qu'enfin lorsque les rossignols chantaient dans le
Paradis terrestre ,
>> Tigres et loups couraient pour les entendre.
>> Ils s'endormaient au bruit de leurs concerts ;
>> Et quelquefois , ruminant tous ces airs ,
En digèrant , cherchaientà les apprendre. »
PRAIRIAL AN XIII. 50g
J'ai fait d'inutiles efforts pour rire du plaisant que cet
auteur a cru répandre dans ces rimes , etje n'ai jamais
pu en venir à bout.
,
Cependant M. Viennet appelle tout cela des poésies
badines et il les distingue bien franchement de ses
poésies sérieuses ; mais je présume qu'il s'est trompé
dans les titres , car il n'y a rien de plus triste que son
badinage, et, soit qu'il s'adresse à l'Ennui et qu'il lui dise :
» Graces à mon faible talent ,
» Tu règnes , hélas , trop souvent ,
>> Pour me payer d'ingratitude . »
ou que dans son épitre à la Fortune , il lui parle ainsi :
« Tu peux me laisser dans la boue ,
» M'écraser même sous ta roue ;
>> Mais je n'y ramperai jamais . »
1
il n'est pas plus badin dans une pièce que dans l'autre , et
cela me met en défiance sur le caractère de ses poésies
sérieuses : peut- être seront-elles un peu plus gaies , c'est
ce que nous allons voir.
Cette seconde partie des oeuvres de M. Viennet renferme
une comédie en un acte , quelques épîtres , deux
élégies , une tragédie en trois actes, et l'éloge de Boileau ,
le seul morceau qui soit en prose .
La comédie est placée au milieu du volume entre les
pièces badines et les sérieuses , pour nous apprendre sans
doute qu'elle n'appartient à aucun genre. C'est un frère
quimarie sa soeur à son pupille , après avoir dit à tous deux
qu'il veut les séparer . Il n'y a ni plan , ni caractère , ni
intrigue , ni gaieté , ni tristesse ; mais il s'y rencontre quelques
propos libertins, fort déplacés, qui ne peuvent plaire
àpersonne.
La première pièce des poésies sérieuses est une lettre
de Camille à Alberti ; elle est de l'an VIII , et bien longue.
L'auteur a monté sa lyre sur le ton le plus lugubre ; mais
il ignore absolument l'art de toucher. Camille se lamente
si fort dans son caveau , elle y dit tant d'injures à son
510 MERCURE DE FRANCE ,
époux , qu'on est tenté de croire qu'elle a mérité ses souffrances
.
« Tu souris , Alberti , tu ne dois pas t'attendre
>> Que , par le choix des mots , cherchant à te surprendre ,
>> Je veuille m'attirer des larmes de pitié ,
>> Et te faire à genoux briguer mon amitié. »
Cette phrase est d'une femme haineuse plus que d'une
tendre et vertueuse épouse : la véritable douleur a bien
un autre langage. Comment M. Viennet qui admire tant
Racine , n'a- t-il pas senti qu'il devait étudier ce modèle
avant de traiter une situation pathétique ? Il aurait appris
de lui que le secret d'émouvoir n'est pas de jeter de
grands cris . Qu'il écoute un moment la douleur de Monime
, dans une situation plus forte , à l'instant où elle
reçoit la coupe empoisonnée
Ah ! quel comble de joie !
>> Donnez. Dites , Arcas , au roi qui me l'envoie ,
>> Que de tous les présens que m'a faits sa bonté ,
>> Je reçois le plus cher et le plus souhaité.
» Si tu m'aimais , Phædime , il fallait me pleurer
>> Quand d'un titre funeste on me vint honorer ,
>> Et lorsque m'arrachant du doux sein de la Grèce
» Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse .
>> Retourne maintenant chez ces peuples heureux ,
» Et , si mon nom encor s'est conservé chez eux ,
➤ Dis-leur ce que tu vois , et de toute ma gloire ,
>> Phædime , conte-leur la malheureuse histoire . »
L'élégie sur la cruauté de Philis m'a fait quelque plaisir.
Cette Philis avait probablement lu l'épître de l'auteur sur
l'inconstance , dont il fait sa divinité. Il a beau lui dire :
« Oma Philis , viens guérir ma blessure ! »
Philis n'a pas plus d'oreille que le chapon de La Fontaine,
auquel on crie inutilement , petit , petit, petit. Voilà ce
que c'est d'avoir dit à Elise qu'elle était une infame ; Philis
s'en souvient , et elle n'aime pas plus ce badinage que le
chapon n'aime le grand couteau du cuisinier qui l'appelle
d'un ton doucereux pour lui couper le col .
La tragédie intitulée Louis -le - Grand ou le cri de
PRAIRIAL AN XIII. 51
1
guerre, a pour sujet la rupture qui eut lieu entre la France
et l'Angleterre , lorsque Louis XIV voulut replacer le fils
de Jacques II sur le trône de ses pères . Quelques discours
entre le ministre Torci , l'ambassadeur anglais et le roi ,
dans lesquels le ministre parle comme un homme sans
expérience , l'ambassadeur comme un fripon déhonté , le
roi , vieux alors , comme un jeune homme , voilà toute la
pièce : tout le monde s'y porte très-bien d'ailleurs . Cette
scène n'est qu'une amplification de collége , et c'est tout
ce qu'il était possible d'en faire ; car l'issue malheureuse
qu'eut l'entreprise faite en faveur de Jacques III , ne pourra
jamais fournir le sujet d'une tragédie intéressante.
Je ne dois pas oublier la belle épître de l'auteur à M. Legouvé,
sur les larmes. C'est une piece à grands sentimens ,
et pleine de cette sensibilité fastueuse qui ne s'exerce qu'au
grand jour et devant la foule : pour de la raison il n'en faut
pas chercher. C'était peu d'avoir réuni dans le même volume
une épître dans laquelle l'auteur se fait un jeu des tourmens
d'une amante abusée , et une autre où il traite d'imposteur
celui qui l'a séduite , prétendant que son infortune
l'attendrit et lui tire les larmes des yeux.
<< Je le sens , Legouvé , ma paupière est humide ,
>> Quand ma main va s'ouvrir à cette main timide.>>
Il fallait encore que la même pièce nous instruisît que
celui qui ne pleure pas à ce spectacle est un infame :
« Un spectateur glacé n'est-il pas un infâme ? »
ce qui est assez mal- adroit , comme on peut le remarquer ;
que , quelques lignes plus bas , il nous dit :
« Ce n'est point dans les pleurs que la vertu réside ,
>> Ils jaillissent souvent du coeur le plus perfide . »
et qu'il finit enfin par reconnaître que les larmes ne signifient
rien du tout :
<< Mais de l'homme par-là ne jugeons point les moeurs. >>
Cette légèreté dans les idées , et ces contradictions continuelles
, si elles étaient communes à tous les poètes ,
fe512
MERCURE DE FRANCE ;
raientmépriser leur entretien , et rendraient leurs ouvrages
très-dangereux , puisqu'ils mettraient toutes choses en problêmes
: heureusement M. Viennet ne trouverait pas son
pareil sans difficulté.
7
L'éloge de Boileau termine enfin son volume , et , s'il
n'a pas obtenu le prix à l'Institut , l'auteur peut croire
qu'il le méritait. C'est un style très-enflé pour exprimer
de fort petites choses , ce qui est une manière assez académique
; ce sont des excuses de ses prétendues flatteries ,
car nous sommes toujours très-chatouilleux sur cet article ,
et la seule apparence d'une louange un peu forcée écorche
notre modestie jusqu'au vif. Quant à l'encens que l'auteur
brûle aux pieds du poète , il n'est pas épargné ; mais ,
après les observations que je viens de faire sur ses autres
ouvrages , je ne voudrais pas répondre qu'il fût de bou
aloi . Il lui refuse cependant le 'sentiment des aimables
perfections du beau sexe et la sensibilité ; j'ignore si c'est
parce que Boileau n'avait pas fait une építre à Elise pour
préconiser l'inconstance , ou un long discours sur les
larmes qu'un abandon peutfaire couler; mais il me semble
qu'on ne feraitpas preuve de folie, lorsqu'on s'abstiendrait
dejuger les sentimens secrets des autres , en même temps
qu'on fait l'aveu qu'à vingt - deux ans on n'en avait plus
aucun. Quoi qu'il en soit, M. Viennet tente tous les moyens
pour arriver à se faire un nom et pour obtenir l'immortalité
; mais il faudra peut-être qu'il choisisse quelqu'autre
voie que celle du Parnasse , comme il le reconnaît luimême
dans ces vers remplis de bonhomie :
« C'est à tort que j'aurais compté
>> Sur ma stérile poésie ,
>> Et sur mon état amphibie ,
>> Pour vivre dans l'éternité ,
>> Et je dois à ma maladie
>> Cette rare félicité. »
Ce qui signifie que M. Viennet s'élancera vers l'immortalité
, avec la souplesse d'un perclus et la vivacité d'un
cul-de-jatte. G.
SPECTACLES .
১
PRAIRIAL AN XI. 513
SPECTACLES .
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers , sixième représentation.
,
On est enfin à peu près d'accord que les défenseurs du
temple de Jérusalem , que les adorateurs du vrai Dieu
n'adoraient point d'idoles , et ne faisaient pas rôtir de
petits enfans. Ces contes de bonnes femmes sont relégués
dans la classe de ceux des Diables de Loudun et du Loup-
Garou. On incline à croire que la torture n'est pas un
moyen infaillible de connaître la vérité ; qu'on eût pu se
dispenser de la donner à des hommes de la plus haute
naissance et du plus grand courage ; que puisqu'on vou-
Jait absolument les brûler , il était du moins convenable
de leur accorder la faveur d'un bûcher bien enflammé ,
pour ne pas les faire trop long-temps soupirer après le
bienfait de la mort .
Ces points principaux n'étant désormais que faiblement
débattus , il reste à examiner si le grand-maître Molay
était digne du beau rôle que M. Raynouard lui a donné ;
- si c'était un miserable et un imbécille , ou un franc et
brave chevalier . On trouve sur sa vie quelques détails
dans l'Art de vérifier les dates , l'ouvrage le plus savant
peut-être , et l'un des plus estimés du dernier siècle. On y
lit : « Les historiens ne rapportent que des traits honorables
de sa conduite en Orient. A la tête de ses Templiers,
il bat les Tartares - Mogols , reprend Jérusalem ,
>> qui tombe ensuite au pouvoir des Musulmans. Ce mal-
>> heur n'abat pas son courage. >>>Retiré dans l'ile d'Arade,
ensuite dans celle de Chypre , il continue vivement la
guerre. Il la faisait encore lorsque son ordre ayant été
accusé , il fut mandé par le Pape. Fort du sentiment de
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ;
1
son innocence , il accourt en 1306 , avec soixante chevaliers.
« Le Saint-Père l'amuse jusqu'à la conférence de
>>>Poitiers , qui eut lieu l'année suivante , entre ce pontife
>> et le roi de France , dans laquelle on concerta des me-
>> sures pour supprimer les chevaliers. Le grand maître et
>> les précepteurs de l'ordre , instruits de ce qui se trame
>> contr'eux , vont se jeter aux pieds du Pape , le sup-
>> pliant d'informer sur les faits dont on les accuse. On
>> informe; et de quelle manière ? Deux scélérats renfermés
>> pour leurs crimes sont reçus dénonciateurs contre tout
>> l'ordre. Le grand-maître , après avoir subi la question,
>> fut condamné au feu , pour n'avoir pas voulu confirmer
>> les aveux qu'il avait faits dans la torture. Tous lesTem-
>> pliers protestèrent de leur innocence en mourant. »
Moréri , qui d'ailleurs a copié le père Daniel , dit que
<< Molay parut avec une grande constance sur le bûcher ,
>> et persuada à tout le monde qu'il était innocent. »
On voit que pour faire de ce grand-maître un héros ,
il n'était pas besoin de grands changemens à l'histoire .
Il suffisait de taire ce que lui avait fait dire la force des
tourmens. D'ailleurs l'inébranlable fermeté de Molay sur
le bûcher , est une vérité bien plus éclatante et plus certaine
que ces déclarations qu'il est censé avoir faites à huis
clos , et qu'il prétendit même avoir été imaginées ou falsifiées
; et , comme a très-bien dit l'auteur ,
La gloire de sa mort explique assez sa vie.
Il n'est pas même bien clair qu'un grand homme perde tous
ses droits à l'estime pour n'avoir pu résister à l'action
du feu; et si Alexandre ou César avait subi une telle
épreuve , on ne peut pas deviner ce qui en serait arrivé.
La liberté que s'est donnée M. Raynouard en dissimu-
Jant cette circonstance de la vie de Molay , est doc
une des moindres de celles qui sont permises aux poètes
dramatiqnes . Racine en a pris de plus grandes à l'égard
de Junie , de Bérénice , de Mithridate. Crébillon a donné
à son Pharasmane , petit roi d'Ibérie , une importance
PRAIRIAL AN XIII. 515
-
et des sentimens qu'il n'a pas dans l'histoire ; il en a fait
un implacable ennemi des Romains , dont il fut quelquefois
l'auxiliaire .
Presque tous ceux qui ont rendu compte de la pièce ,
ont dit que le sujet en était vicieux: j'ose néanmoins penser
qu'il n'était que très-difficile. Un sujet essentiellementmauvais
, c'est celui des Horaces , à moins de placer le combat
dans l'avant-scène , ou de retrancher de la pièce la mort
de Camille ; car , dans la pièce de Corneille , il y a bien
évidemment deux actions . On dit que ce sont les malheurs
d'une même famille. L'excuse ne vaut rien ; il ne serait
pas permis de renfermer dans une seule tragédie toutes
les infortunes de la famille de Laïus ou de celle d'Atrée :
il n'y a point à disputer là-dessus. Le maître , d'après
les anciens , a dit qu'il ne faut qu'un seulfait. Il n'y en
)
a qu'un dans les Templiers.
C'est , dit- on , un procès criminel. Si ce seul mot était
un arrêt de condamnation , combien de sujets seraient réprouvés
, combien de tragédies proscrites ! Le comte
d'Essex , Inès , don Carlos , Brutus , Montmorenci
Pierre - le -Grand , les Horaces mêmes en partie , une
foule d'autres pièces sont remplies d'accusations , et sont
en quelque sorte des causes criminelles.
Il était donc mal-aisé et non pas impossible de soutenir
l'intérêt pendant cinq actes. On savait d'avance que les
Templiers devaient périr ; mais l'art pouvait le faire oublier
au point de laisser flotter , contre toute raison , le
spectateur entre la crainte et l'espérance. Racine a donné
l'exemple d'une semblable difficulté vaincue. Dès le commencement
du second acte de Bérénice , on sait que Titus
doit renvoyer la reine ; il ne change plus , il n'hésite plus ,
et cependant l'intérêt subsiste jusqu'au dernier vers de la
pièce.
:
M. Raynouard a beaucoup fait pour rompre la monotonie
du sujet. L'intervention de la reine , du connétable ;
le danger du jeune Marigni qui peut désarmer le principal
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ,
ennemi des Templiers ; la scène où ce jeune homme annonceà
ses confrères que l'éloquente simplicité du grandmaître
a paru convaincre et toucher l'Inquisiteur, que celuici
paraît disposé à reconnaître l'innocence des accusés ; le
sursis obtenu par la reine, tous ces moyens attachent , et
font , sans aucune langueur , arriver la pièce au dénouement.
Je ne sais néanmoins si l'auteur n'a pas laissé échapper,
deux occasions qu'il avait lui-même préparées ,deredoubler
encore la vivacité de l'action , et de tenir un peu
davantageles esprits en suspens. Il eût dû peut-être tirer
unplus grand parti de la perplexité où se trouve le surintendant
lorsqu'il apprend que son fils est undes membres
de l'ordre qu'il veut détruire. Cet incident , si habilement
imaginé , ne produit pas tout l'effet qu'on était en droit
d'en attendre ; s'il ne fallait pas qu'il sauvât les Templiers,
il devait dumoins paraître influer davantage sur leur sort ,
et remplir l'ame du spectateur d'une plus longue illusion.
L'autre observation n'a pas été faite , et cependant paraissait
se présenter d'elle-même. Lorsque Philippe confronte
le grand-maître avec un frère qui a fait quelques
aveux àla torture , ce frère dévoré de remords , se rétracte;
il s'excuse sur ce qu'il a été vaincu par l'excès de la douleur.
Philippe ne voit dans cette rétractation que l'ascendantdu
grand-maître sur un de ses religieux , et leur ordonne
à l'instant de sortir de sa présence. Il me semble
qu'il eût été bien plus adroit, plus intéressant , plus naturel
même , de faire naître à Philippe quelque doute sur
la vérité des accusations. Il en serait résulté du mouvement
, de la variété dans l'attitude des accusés , un rayon
d'espérance auroit lui , et il eût disparu dans la scène suivante
, où le chancelier vient inspirer au roi des motifs
apparens de crainte et de colère .
Il y a une lueur semblable dans la scène de Thésée et
d'Hippolyte; lorsque celui-ci avoue àson père qu'il aime
Aricie , Thésée , ravi , le croit d'abord , et s'écrie : Tu
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 517
i
l'aimes? Ciel! ce qu'il doit dire l'oeil brillant d'alégesse.
Cemoment est le seul , dans une scène assez longue , ott
l'onse flatte qu'enfin Thésée va ouvrir les yeux ; il n'est
pas concevable combien il faitde plaisir.
Comme , dans les Templiers , on craint beaucoup plus
qu'on n'espère , deux fluctuations de plus, dont l'une pou
vait se prolonger quelque temps , eussent causé une variation
notable et suffisante dans la position des accusés. Il
ne s'agit que de deux additions qui me paraissent assez
faciles , sans rien changer à la conduite de la pièce .
:
Il s'y trouve plusieurs personnages faibles , parmi lesquels
même on en peut compter qui ne sont guère utiles ;
tel est particulièrement le chancelier. Mais je ne vois pas
ce qui autorise à regarder l'intendant des finances et lui
comme de vils scélérats. Paraissant l'un et l'autre persuadés
que les Templiers sont dangereux et coupables , il est
conséquent qu'ils opinent pour la destruction de leur
ordre. J'ignore pourquoi on a supprimé la scène dans laquelle
Marigni disait à la reine , qui , en considération dn
danger de son fils , voulait le ramener à la cause des Templiers
, qu'il aimait mieux périr avec eux et avec lui , que
de passer pour un calomniateur. Ce sentiment énergique
qui relevait ce rôle sans couleur , aurait dû , à mon avis ,
être conservé.
Le connétable a aussi un rôle trop court et ne s'étend
pas assez sur ladéfense de ses amis. La scène où il demande
qu'ils ne soient pas jugés par l'Inquisition , eût pu recevoir
de plus grands développemens. Philippe se décide
trop vite pour ce tribunal terrible. Ce n'est pas que j'adopte
l'objection qu'on a faite à l'auteur de n'avoir point
fait plaider plus cathégoriquement le procès des Templiers.
On ne les juge point sur lascène. On ne doit faire
entendre au roi , on ne doit le supposer d'humeur à écouter
que des accusations et des réponses sommaires . Mais
il y a un milieu entre de longs plaidoyers et une sécheresse
laconique.
3
518 MERCURE DE FRANCE
Le personnage de la reine était comme nécessaire pour
tempérer la grande austérité du sujet ; il est fâcheux qu'il
ne soit pas plus touchant. Mile. Georges l'a joué mieux
que la première fois . Il serait bon cependant qu'elle mit
plus de douceur et d'onction que d'énergie dans ce beau
vers
'Je me range toujours du parti qu'on opprime.
Il ferait alors plus d'effet.
}
L'écueil de ce sujet , c'était le rôle de Philippe ; et
J'auteur a su y échapper. Il fallait que ce prince fit une
action odieuse sans paraître odieux ; qu'il ne fût ni faible
ni cruel ; que sa sévérité fût l'effet de son erreur. Un
seul vers lui réconcilie les coeurs et le rend presque inté-
'ressant. C'est la un trait de génie : le terme n'est pas
trop fort.
Le jeune Marigni , il est vrai , n'est point en première
ligne sur le plan du tableau; mais il n'est pas non plus ,
comme on l'a dit, confondu dans la foule , après le troisième
acte . C'est lui qui, au cinquième, ranime le courage
et l'espoir des Templiers .
Quant au personnage du grand-maître , il est dans les
plus belles proportions et digne de Corneille .
Je le savais , n'est pas sans doute sublime comme le
qu'il mourút; mais c'est un not de situation qui frappe à
toutes les représentations , ce qui prouve que ce n'est pas
une beauté idéale. Au reste , on n'est pas d'accord sur
l'intention de l'auteur. Quelqu'un a dit : Ce mot dévoile
le régime intérieur de l'ordre ; il apprend que rien n'était
caché au grand-maître ; c'est un rapport avec la règle
des Jésuites , et qui pouvait faire paraître cet ordre formidable
à Philippe. L'auteur seul peut dire son intention :
j'avoue que ce n'est pas là du tout le sens que je lui ai
donné ; car il ne m'a point paru étonnant que le chef
d'an ordre en pût connaître les membres. Voici comme
j'ai entendu ce mot : Marigni vient pour arrêter ses confrères
; le grand- maître pouvait le terrasser d'un mot
PRAIRIAL AN XIII . 519
1
ب
en lui disant : quoi ! c'est vous ? et ne le fait pas. Il n'a
pas voulu l'humilier; il n'a pas daigné le faire rougir ni
témoigner même la moindre surprise . Je le savais , qui
révèle le secret au spectateur , fait admirer la modération ,
le calme , le sang froid héroïque d'un homme maître
encore de lui-même dans le moment le plus terrible.
Voilà du moins l'affection que j'ai éprouvée.
On a mal à propos , je crois , reproché au grandmaître
de mourir comme un héros du paganisme plutôt
que comme un martyr du christianisme ; car outre qu'il
ne meurt pas précisément pour la religion , et qu'aussi
bien qu'elle l'honneur seul lui défendait de se reconnaître
coupable de crimes imaginaires , il faut se souvenir qu'il
appartient à un ordre militaire autant que religieux ; que
d'ailleurs il montre aussi une résignation chrétienne ; que
partout , dans la pièce , la prééminence de la vertu sur
P'honneur est posée en principe , et qu'on y dit :
L'homme créa l'honneur ; Dieu créa la vertu.
La plupart des critiques faites de cette pièce ne me
semblent pas mieux fondées. Le sujet en est beau et bien
traité ; le style , en général , répond à la sublimité des
pensées. J'en parlerai plus amplement dans un dernier
article , où j'examinerai la valeur des reproches qu'il a
essuyés.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE.
La Ruse inutile , opéra en deux actes , paroles de
M. Hoffmann ; musique de M. Nicolo .
؟
,
IL y a trente ans que Romagnési rajeunit une vieille
comédie italienne , de laquelle il fit la Feinte inutile
pièce agréablement écrite , mais trop compliquée et trop
longue : elle est en cinq actes et en vers. M. Hoffmann
en a retranché la complication et les longueurs, l'a réduite
à deux actes , et à l'humble prose , mêlée de quelques
4
520 MERCURE DE FRANCE ,
ariettes . En supprimant les défauts du modèle , il en a
conservé toutes les bonnes qualités , le naturel et la légereté
: au reste , tous les détails lui appartiennent , ils
sont absolument nouveaux . Il n'a emprunté au théâtre Italien
que le sujet , et c'est un emprunt bien modique , car
il se compose d'une double invraisemblance de la plus
grande force.
Dorval et madame Monbrun sont destinés l'un à l'autre
par leur famille , quoiqu'ils soient censés ne pas se connaître.
Ils résistent à ce mariage , parce qu'ils croient
avoir d'autres inclinations ; ils se sont vus par aventure ,
et s'aiment sans qu'aucun d'eux sache comment l'autre
s'appelle . Ensorte qu'ils s'ingénient de tous leurs moyens
à traverser le mariage qu'ils desirent. Dorval a pris un
nom supposé pour s'introduire chez sa maîtresse . Il est au
moment de l'enlever lorsqu'un rival croyant le desservir ,
révèle au père et son projet et son nom véritable ; ce qui
met fin à l'imbroglio , au mariage et à la pièce.
Elle a deux rôles assez gais ; l'un est celui d'un merveilleux
, espèce de caricature. Martin y a été fort plaisant.
L'autre personnage est un jardinier de bonne humeur
, parfaitement rendu par Juliette : il trouve extraordinaire
que son maître soit venu prendre des eaux à
Plombières pour se guérir. Quant à lui , si jamais sa
santé exigeait ce remède , il n'irait le chercher qu'en
Champagne ou en Bourgogne. M. Monbrun ne marche
qu'avec beaucoup de peine, « En vous appuyant sur mon
>> bras , lui dit le jardinier , vous pourrez aller tout seul.>>
Dorval , pour n'être pas forcé de sortir du jardin de
M. Monbrun , où il est entré par surprise , et d'où le
jardinier veut le congédier , feint d'avoir trouvé une
bourse qu'il lui remet , en lui disant de la garder jusqu'a
cequ'on la réclame ; ensuite il a l'air de vouloir sortir.
1
-
<<Où allez-vous donc , Monsieur ? Qui vous empêche
>> de vous promener un peu loin de moi àmon insu ? >>
Dorval sollicite pour son rival, benêt dont il s'amuse , la
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 521
permissionde rester dans ce jardin, où il se trouve aussi
je ne sais comment. Lejardinier demande s'il aurait aussi
trouvé quelque chose.
Mad. Saint-Aubin a joué, avec sa supériorité ordinaire
, un petit rôle de soubrette : un duo entr'elle et
Juliet a été applaudi avec transport , et on l'a fait répéter,
ce qui , à ce théâtre, n'est pas ordinaire. La musique ,
presque d'un bout à l'autre de la pièce , a réuni tous les
suffrages : les auteurs ont été vivement demandés. Deux
ou trois coups de sifflets honteux , qu'on a entendus de
loin à loin , ont été regardés comme des actes d'une
pure et impuissante malveillance. Le succès a été complet.
Cet opéra néanmoins ne sera jamais compté que parmi
ceux du second ordre. L'intérêt en est presque nul , et
il ne s'élève pas , quant aux paroles , infiniment au- dessus
de la médiocrité , quoiqu'on y reconnaisse l'ouvrage d'un
homme d'esprit , et quelquefois l'empreinte du talent.
ANNONCES.
Leçonsd'un Pereà son Fils, sur les systèmes du Monde , ou l'Mypothèse
copernicienne démontrée par les machines de Loysel , seul
élèvedeM. Fortin , avec les explications de H. Raymond, professenr
degéographie-astronomique , ue Bar-du-Bec, nº. 4, élève deM. Bouvard.
Prix : 1 fr. 25 c., et 1 fr. 50 c. par la poste .
AParis, chez Loysel, rue du Plâtre Saint-Jacques, sn°. 13.
: La plupart des auteurs de Traités deGéographie sedont copiésles
uns les autres dans les explications qu'ils ont données des cercles de
la sphère et des usages du globe . On aconfondu le système apparent
dePtoléméeavec le système raisonné de Copernic; on a jeté dans l'espritdes
enfans les idées les plus fausses en leur représentant les réve-
Lutionsdes planètes comme parfaitement circulaires, la position de ces
eersles commune perpendiculaireà l'écliptique , la largeur du zodiaque
comme invariablement déterminée par l'étendue de la révolution des
anciennes planètes, la terre comme correspondant toujours aux mêmes
points du ciel pendant ses révolutions annuelles. De là, les sphères ,
dont les plus grands hommes de l'antiquité avoient senti les avantages ,
okt été dans ces derniers temps des sources d'erreur. Mentelle est
le premier qui , secouant le joug de l'ancienne routine , ait donne au
publicdes idées neuves et vraies sur la cosmographie miseen leçons.
Pinkerton a traité le meine sujets avec plus d'étendue etnon moins
d'exactitude. Mais ces vérités, puisées dans les savants écrits deMM.
Lalande etLaplace, ont paru exposées d'une manière trop scientifique
pour des enfans. Afind'en rendre l'étude plus facile , l'auteur des
522 MERCURE DE FRANCE ,
nouvelles Leçons d'astronomie , leur a donné une forme classique et
élémentaire. La partie historique , physique et géographique de cette
science, lui a paru mériter la préférence, parles attraits qu'elle offre
àdes commençans peu accoutumés aux abstractions du calcol. Il a
divisé ce petit recueil en 13 parties , pour la commodité des enfans :
le premier cahier leur montre le système du monde dans son ens mble ;
les cahiers de détail , semés de trats propre à piquer la curiosité,
leur mettront sous les yeux l'action et la connexité des princ:-
paux rouages de la machine célèste. La première 'ivraison paraîtra
mcessament.
Nouvelle découverte , qui embrasse toute la géométrie , qui donne
Ja solution de ses plus grands problèmes, etqui va reculer les bornes de
l'esprit humain , ou identité géométrique du cercle et du quarré ,
quadrature du cercle, trisection de l'arc et de l'angle , duplication du
cube, etc. , naise à la portée de ceux qui sout les moins instruits;
présentée à la première classe de l'Institut national, qui en a ordonné
le dépôt dans la bibliothéque publique, et dontele a fait faire des remercimens
particuliers à l'auteur, etc.; présentée au sénat , au tribunat,
au corps législatif, lequel en a fait mention honorabl: et ordonné le
dépôt à sa bibliothèque par Laurent Potier Deslaurières , néanmoirs
habitant de Pérignée , département des Deux-Sèvres ; avec cette épigraphe
:
Impossibilia dùm ignores ;
Ubicoqnoveris facilia .
-Le prix de la brochure et 3 fr. , et 3 fr. 75 c . par la poste .
A Paris , chez Dentu , imo.-lib . , quai des Augustins , nº. 22. et
palais du Tribu at , galeric de bois , nº. 24 ; Laurens , imp .-lib . ,
d'Argenteui',n°. 212; ch z l'Auteur ; rue Serpente, hôteld'Anjou.
rue
Le plus utile des Présens , ou le Directeur des Estomacs ; instruction
sur les alimens de toute espèce dont chacun, selon son âge et son
tempérament pent se permettre ou doit s'interdire l'usage , d'après
l'avis des plus célèbres médecins , tels que Pisanelle , Boerhaave, Chomel
, l'Emery , etc. etc., avec cette épigraphe :
1
-Prix fr. 50 с.
Fortuna salutis monstrat iter.
VIRG.
✓ A Paris , chez Debray, lib . , rue S. Honoré, vis à vis celle du Coq;
Martinet, rue du Coq; Desenne, palais du Tribunat; et chez les principaux
libraires des Départemen's.
Annales du Musée et de l'Ecole moderne des beaux- arts ;
recueil de gravures au trait , d'après les peintures et sculptures du
musée Napoléon ; les principaux ouvrages de peinture , sculpture ou
projets d'architecture qui, chaque année , ont remporté les prix , soit
aux écoles spéciales , soit aux concours; les productions des artistes en
tous genres qui, aux différentes expositions, ont été citées avec éloge ,
édifices et monumens publics, etc ; rédigé par C. P. Landon , peintre ;
ancien pensionnaire de l'Académie de France à Rome , membre de
plusieurs sociétés littéraires. Cet ouvrage , commencé depuis quatre
années, se continue sans interruption. Le septième volume vient d'être
terminé : on peut se procurer les précédens , ensemble ou séparément .
Da souscrit à Paris, chez l'Auteur , quai Bonaparte, no. 23- Prix :
7fr. 50 c. pour 3 mois , 9 livraisons ; 15 fr . pour 6 mois , ou un
vol.; 30 fr. pour une année, ou a volames, frane de port pour Paris et
les départemens .
PRAIRIAL AN XIII. 523
3
Méthode simple etfacile pourlever lesPlans, suivied'on Traité
du nivellementetd'un Abrégé des règles du lavis, avec donze planches
dontneufenluminées; parF. Lecoy, géographe. Nouvelle édition , augmentéeet
corrigée, quant au texte et aux planches; précédée d'un abrégé
du système décimal applicable à l'arpentage, et de tables pour la conversion
des anciennes mesures de superficie en nouvelles et des nouvelles
en anciennes , et suivie d'un Abrégé de la trigonométrie recti
ligne, avec une planche. Unvol. petit in 8°.-Prix : 4 fr. 50.c., et 5 fr.
25 c. par la poste . :
AParis, chez Duponcet, lib ., quai de la Grève, nº. 34.
Mémoires secrets sur la duchesse de Portsmouth , publiés avec;
des notes historiques.Deuxvol . in- 12.-Prix : 3 fr. et4fr., par laposte.
A Paris , chez Arthus Bertrand , lib., quai des Augustins , nº. 35.
Manuel alphabétique des Maires, de leursAdjoints, et des commissaires
de Police, contenant le texte ou l'analyse des lois et réflemens
relatif aux fonctions dont ils sont chargés , avec les formules
des différens actes, et des instructions particulières sur leurs attributions
respectives. Ouvrage également utile aux membres des conseils
municipaux , des bure ux de bienfaisance et des commissionsadminis
tratives des hospices, aux percepteurs des contributions, etc. Nouvelle
édition , entièrement refondue et considérablement augmentée. Deux
vol . in-8°. de 600 pages chacun.-Prix : 11 fr . , et 14 fr. par la poste.
AParis, chez Garnery, rue de Seine, hôtel Mirabeau .
Le mérite de cet ouvrage c'est d'avoir réduit en peu d'articles trèsclairs,
Phistoire naturelle des Abeiles d'après les expériences lesplits
avérés. On y trouve des choses curieuses , tels que les moyens de se
fairesuivre par les Abeilles, la manière de faire des essais artificiels ,
l'usagede lacire et du miel chez les anciens et parmi nous, etc. Dans ce
dernier article on trouve un passage plaisant. Pinto , célèbre voyageur
portugais , parcourant les vastes contrées de l'Orient , raconte dans ses
voyages qu'en 1545, accompagnant un ambassadeur que le roi de Brama
envoyoit à un souverain nonnne Calamenham , titre qui signifie seigneur
du monde , ils s'arrêtèrent un jour de fête qui se célébroit à la
nouvellelune de décembre, pour visiter une pagode nomméeTinagogo ,
quisignifie dieu de mille dieux : proche du temple, dit- il, il y avait six
belles rues dans lesqu lles on voyait noe infinité de balances suspendues
à des verges de bronze , où se faisaient peser les dévots pour
la rémission de leurs péchés ; le contre- poids que chacun mettait dans
la balances était conforme à la qualité de ses fautes ; ainsi ceux qui se
reprochaient la gourmandise, ou d'avoir passé l'année sans abstinence ,
se pesaient avec du miel ; ceux vrés aux plaisirs sensuels , avec du
coton et de la plume; les orgueileux , avec des ballais et de la fiente
de vache, etc. , etc. Un autre mérite de cet ouvrage, c'est d'indiquer le
moyen en grand de multiplier les Abeilles en France.
Essai sur les Montres à répétition, dans lequel on traite toutes
les parties qui ont rapport à cet art , en forme de dialogue , à l'usage
des hor logers; par François Crespe de Genève ; approuvé par la
société pour l'avancement des arts de Genève. Un vol. in-8°. Prix :
3 fr. , et 4 fr. par la poste.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , TUG
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 .
524 MERCURE DE FRANCE ;
NOUVELLES DIVERSE S. 4
Pétersbourg, 14 mai. Toutes les intrigues des Woronzoff
à Londres ont échoué. L'empereur Alexandre a
déclaré qu'il ne se départirait pas de son système de neutralité
, qu'il ne voulait faire cause commune ni avec
l'Angleterre ni avec la France ; mais qu'il ne refuserait
pas ses bons offices pour le rétablissement de la paix : que
cependant il ne pouvait accorder son intervention qu'autant
qu'on manifesterait une égale modération de part et
d'autre , et qu'on renoncerait réciproquement à toute prétention
de supériorité; qu'enfin lapaix du Monde pourrait
être rétablie lorsqu'on aurait consacré le principe de la
souveraineté des princes , tant sur terre que sur mer. On
assure qu'en conséquence de ces dispositions , l'empereur
Alexandre a écrit à l'empereur Napoléon, et que M. Novosilofl
est parti pour Milan. :
Lisbonne , 14 mai. Le 7 mai , acheva d'entrer dans ce
port un convoi anglais de 39 bâtimens de transport , escorté
de 2 vaisseaux de ligne et d'un lougre : c'est ce qui
compose la célèbre expédition secrète dont on atantparlé .
Les ministres de France et d'Espagne ont aussitôt déclaré
au gouvernement , que si l'escadre anglaise n'était pas
immédiatement repoussée , ils se retireraient aussitôt. Le
prince régent a fait des dispositions pour garnir toutes les
batteries , et la célèbre expédition a été invitée à sortir
du Tage dans 48 heures. Elle était hier en pleine mer ,
se dirigeant sur Gibraltar , où l'on dit qu'elle doit
attendre des ordres pour une autre destination. Il paraît
qu'elle a quatre à cinq mille hommes à bord.
ITALIL. S. M. I. et R. , pour signaler son couronnement
par l'indulgence et la générosité , accorde une
amnistie à tout déserteur et conscrit réfractaire. Tous
les détenus dans les maisons de travail et dans les prisons
civiles ou militaires seront conduits par la force armée à
leurs corps respectifs .
Le couronnement a dû avoir lieu le 26mai , ayant été
remis du jeudi au dimanche.
Véronne , 15 mai. Notre administration autorisée par
leconseil central à exprimer à S. M. et R. sa profonde gratitude
pour tous les bienfaits dont elle a spécialement favorisé
cette ville , a arrêté , 1°. que la grand'rue qu'on
PRAIRIAL AN XII I. 525
construit en ce moment hors de la Place-Neuve , sera
nommée rue Bonaparte ; 2°. que dans l'hexagone de cette
rue , vis - à -vis la Place - Neuve , sera construit un
temple magnifique dédié à la gloire de Bonaparte.
Hambourg , 22 mai. Le Courrier de Londres vient
d'être prohibé en Russie. ۱۰
Le bruit se répand, depuis quelques jours , qu'un des
Rois du Nord a renvoyé à l'un des premiers souverains de
l'Allemagne , la décoration d'un ordre illustre qu'il avait
reçue de lui. On prête le motif le plus puéril àun procédé
aussi extraordinaire.
On écrit de Berlin que le ministre de Prusse en Suède ,
frère du marquis de Lucchesini , a reçu ordre de quitter
Stockholm sans prendre congé de S. M. Suédoise. Il a
été aussi notifié par le ministère prussien à M. Brinckmann
, chargé d'affaires de Suède résidant à Berlin , que
toutes relations diplomatiques entre les cours cessaient
entièrement du jour de cette notification. En conséquence ,
ce ministre se dispose à quitter Berlin.
Ausbourg. Plusieurs journaux allemands donnent la
réponse faite par le roi de Prusse à l'empereur deRussie ,
au sujet des différends avec la Suède. Cette réponse a été
expédiée à Pétersbourg par un courrier , parce que le général
Vinzingerode ne s'y rendait pas directement. S. M.
prussienne déclare qu'elle n'ajamais eu l'intention de por
ter atteinte au droit de souveraineté du roi de Suède;
mais qu'elle ne souffrira cependant pas que la Poméranie
suédoise étant une province allemande , serve de lieu de
rassemblement àun corps d'armée , qui pourrait attirer le
fléau de la guerre dans cette partie , contiguë sur tous les
points aux états prussiens. Le roi assure , en outre , l'em -
pereur de Russie, que les Français n'ont aucune vue hos
tile contre la Pomeranie suédoise , si on ne les provoque.
Le cabinet de Pétersbourg a été si satisfait de cette réponse
, qu'il l'a fait insérer dans la Feuille de la Cour.
L'envoyé de Suède à Berlin , ayant remis une note , il
lui a été répondu que paisque la Suède avait réclamé l'in
tervention de la Russie , ce n'était qu'avec cette dernière
puissance que S. M. prussienne prétendait correspondre.
La cour de Stockholm fait des démarches pour se rapprocher
de celle de Vienne ; le roi de Suède se montre
enfindisposé à reconnaître la dignité-de l'Empereurhéréditaire
d'Autriche, dignité reconnuedepuis plusieurs mois
partoutes les grandes puissances de l'Europe.
526 MERCURE DE FRANCE ,
1
EMPIRE FRANÇAIS.
Boulogne , 2 prairial. Les Anglais , avec 15 vaisseaux
de guerre , ont attaqué hier et aujourd'hni notre flotille à
Boulogne et a Vimereux. Les deux attaques ont été repoussées
avec une égale vigueur , avec perte de leur part , et
sans aucune de la nôtre.
PARIS.
- On dit que S. M. I. et R. sera de retour à Paris vers
la fin du mois , et qu'elle ira cet été dans la Belgique . Son
avènement au trône d'Italie a été célébré le même jour
dans tous les départemens , ainsi qu'à Paris , avec un enthousiasme
universel. Le peuple s'est porté en foule dans
les églises où on a chanté le Te Deum , et a témoigné sa
joie par des illuminations spontanées. Le prince Louis ,
connétable de l'empire , est nommé gouverneur-général ,
etle général Menou commandant- général des départemens
au-delà des Alpes .
Le Pape est arrivé à Rome le6 mai , en bonne santé.
Une lettre de Rochefort porte : Nous vîmes arriver
hier sur notre rade l'escadre de l'amiral Missiessy , venant
de son expédition de la Dominique , après quatre mois
neuf jours d'absence. Il n'y a pas encore eu de eommuuication
avec la terre , dès-lors aucun détail n'a pu nous parvenir.
Il est difficile d'être plus heureuse que l'a été cette
expédition. On sait qu'elle n'a perdu aucun bâtiment , et
on dit qu'elle rapporte pour 120 millions tant en argent
qu'en marchandises , de dépouilles anglaises .
A cette agréable nouvelle nous ajoutons celle du départ
d'une seconde escadre aux ordres du contre -amiral Magon .
Cette escadre est composée de quatre vaisseaux neufs de
74 canons.
- On dit M. Tallien mort à Alicante , où il était agent
des relations commerciales .
-Il règne dans le monde un préjugé très-funeste. On
croit que la braise , soit celle qui provient des charbons
de nos foyers , étouffée dans des vases de tôle fermés , soit
celle que les boulangers retirent de leurs fours , n'est pas
aussi dangereuse que le charbon ordinaire. Ce préjugé paroît
avoir pris sa source dans la fausse opinion qu'il se
dégage dans les premiers temps de la combustion du
charbon une vapeur odorante nuisible que n'exhale pas la
braise. C'est encore cette seule vapeur qu'on semble
craindre. Mais ce n'est point à ce principe odorant'que
PRARIAL AN XIII. 527
sont dus les accidens produits par le charbon : il occasionne
tout au plus des inaux de tête , et ne fait pas naître
lasphyxie. Cette maladie terrible est due au charbon luifuême
volatilisé et dissout dans l'air atmosphérique , et formant
par sa combinaison avec l'oxigène ou l'air respirable ,
l'air fixe ou acide carbonique qui ne peut pas servir à la
respiration . La formation de cet acide qui asphyxie les animaux
, a lieu dans tous les temps de la combustion du
charbon et jusqu'à sa réduction en cendre. La braise qui
n'est que du charbon très - pur , privé de toute humidité ,
et bien plus divisé , bien moins dense que le charbon ordinaire
, forme encore plus facilement que lui de l'acide carbonique
, et altère plus promptement l'air vital de l'atmosphère
, en raison de ses deux propriétés de s'allumer
plus vite et d'être plutôt brûlée. Dans un endroit clos et
resserré , elle doit donc être plus dangereuse que le charbon,
et l'expérience confirme cette vérité , puisque , guidées
par une fausse sécurité , les personnes qui se renferment
avec de la braise allumée dans des chambres
étroites sont très promptement asphyxiées. Cette observation
est extraite de la Médecine éclairée par les sciences
physiques , par M. Fourcroy. Il est d'autant plus important
de la publier , qu'il n'est pas de canton dans l'Empire
où l'on ne puisse compter des victimes du préjugé qu'elle
combat.
Nous avons annoncé , il y a quelque temps , la prochaine
publication d'un nouveau roman de l'auteur des
Quatre Espagnols et du Manuscrit trouvé au Mont-Pausylippe.
Cette nouvelle production de M. de Montjoye ,
intituléeHistoire d' Inès de Léon ( 1), est en vente depuis quelques
jours : elle est en six volumes ; par conséquent nous
ne pouvons point encore en rendre compte. L'auteur annonce
que ce sera le dernier écrit de ce genre qu'il donnera
au public , et qu'il va s'occuper de mettre la dernière
main à un ouvrage plus sérieux et beaucoup plus important.
Après avoir fait un tableau brillant de l'Espagne , contréedans
laquelle il a placé le lieu de la scène de ses trois
romans ; après avoir examiné en peu de mots ce genre
( 1 ) Histoire d'Inès de Léon , ornée du portrait d'Inès de Léon .
Six vol . in- 12 . Prix : 12 fr . , et 16 fr. par la poste.
A Paris , chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 42 , vis-à-vis le petit portail ;
On trouve chez le même :
?
La troisième édition des Quatre Espagnols. Quatre vol. in- 12 ,
fig. Prix : 7 fr. 50 cent. , et 10 fr. 50 c. par la poste .
La deuxième édition du Manuscrit trouvé au Mont Pausylippe .
Cinq vol. in- 12 , fig. Prix : 10 fr. , et 13 fr. 50 cent. par la poste.
528 MERCURE DE FRANCE ;
d'écrits, M. de Montjoye terimine sa préface par ces mots
« J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour donner à
>> cette nouvelle histoire tout l'intérêt qu'on desire en ces
➤sortes d'écrits. Je n'entrerai point à cet égard dans des
» détails ; je n'entreprendrai point une analyse qui, en dé-
>> voilant au lecteur le plan et le dénouement, lui ôterait
>> le plaisir de la surprise. Tout ce que je pourrais d'ail-
>> leurs dire d'avance au public , à la louange d'un ouvrage
>> qu'il doit juger lui-même , bien loindeme mériter sa
» bienveillance , lui paraîtrait superflu et déplacé. Je dois
>> me borner , dans cette préface , à solliciter son indul-
>> gence , et à lui donner l'assurance qu'en cherchant à
n piquer et à satisfaire la curiosité par la singularité et la
>> variété des aventures , ainsi que par la vérité des carac-
>> tères , j'ai cherché en niême temps à faire ressor ir de
>> l'ensemble de cette production , des vérités qui tournas-
>> sent au profit des moeurs , ainsi qu'il convient que cela
>>soit à l'égard de tout ouvrage de cette nature , dont le
>> plus essentiel mérite est d'avoir un sers moral>.>>>>
Lasociété d'agriculture , sciences et arts d'Agen , a tenu le 8 floréal
une séance publique pour la distribution des prix qu'elle avait
annoncés en l'an XII .
Leprix affecté au meilleur mémoire sur la culture du tabac, a été
décerné à M. Duburgua , membre du conseil d'arrondissernent...
Le prix de poésie a été décerné à la pièce de vers intitulée l'Invention
Poétique , par M. Charles Millevoye , homme de lettres.
Lasociété a regretté de ne pouvoir adjuger le prix à aucun des
éloges de Jules-César Scaliger , troisième sujet de prix. Celui qui a le
plus fixé l'attention de la société , n'appréciait pas avec assez de soin
ou d'exactitude les principaux ouvrages de Scaliger , et n'a pas fait
connaître le degré d'influence que ce savant a exercé sur son siècle.
Quelques opinions , tout au moins étrangères de cet ouvrage , le
déparentaussi.
La société a remis ce sujet au concours pour le prix d'éloquence
qu'elle distribuera en l'an XIV.
Elle propose pour le prix de poésie , l'un des trois sujets suivans ,
au choix des auteurs , en observant que les poëmes envoyés doivent
être dedeux cents vers au plus :
1°. Le rétablissement du culte en France par le concordat .
2°. L'institution des prix décennaux par le décret impérial du
24 fructidor an XII .
3°. L'influencedes femmes sur l'opinion publique , et les moyens
de la diriger vers l'utilité générale .
Les ouvrages destinés au concours seront adressés francs de port au
secrétaire-perpétuel avant le premier ventose , terme de rigueur.
Les prix serontdistribués dans la séance publique du second semestre
de l'anXIV , et consisteront chacun en une médaille de la valeur de
deux cents francs .
L'unde ces prix sera donné , comme prime d'encouragement , au
propriétaire dudépartement qui aura planté le plus grand nombre de
mûriers.
( No. CCV. ) 19 PRAIRIAL an 13 .
( Samedi 8 Juin 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
4
RE
C
:
ODE
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ,
Q
Composée sous son Consulat.
UELLE est cette indomptable envie ,
Cette soif d'immortalité !
C'est peu de vingt siècles de vie ;
Il me faut une éternité .
Aux seuls noms des hommes célèbres ,
Je m'indigne de mes ténèbres ,
Je sens s'irriter mon orgueil ;
Mon coeur vers la gloire s'élance ,
Et plein d'une noble insolence ,
J'insulte à la nuit du cercueil .
Eh quoi ! dans l'océan des âges ,
Mon nom mourrait enseveli !
Loin de moi , funestes présages ,
Crainte honteuse de l'oubli .....
Je le sens ! lorsqu'aux rives sombres ,
La mort , au vain peuple des ombres ,
Un jour ira me réunir ,
Monnom rayonnant de lumière
530 MERCURE DE FRANCE ,
!
)
S'échappera de ma poussière ,
Prendra son vol dans l'avenir .
Quelle époque en héros féconde ,
Dans les fastes de l'univers
Doit fixer les régards du monde ,
Doit être l'objet de mes vers ?
Siècles d'Athènes et de Rome ,
A ma muse offrez un grand homme ,
Un héros digne de mes chants :
Je veux , dans ma verve enflammée ,
Sur l'aile de la Renommée ,
Le conduire au-delà des temps .
Qu'ai-je dit ? Des siècles antiques
Que sert de troubler le repos ?
A la Grèce , aux champs Italiques ,
Pourquoi demander un héros ?
Vous tous , Annibal , Alexandre ,
Et toi qu'on vit près du Scamandre ,
Par tant de hauts faits t'illustrer ,
Guerriers et de Rome et de Sparte ,
Cédez la palme à Bonaparte :
C'est lui que je vais célébrer !
Lyre de Pindare et d'Horace ,
Seconde mes brûlans transports ,
Et que le chantre de la Thrace
Soit surpassé par mes accords ;
Que l'onde surprise s'arrête ;.
Que l'aigle , planant sur ma tête ,
M'écoute du sommet des airs ;
Et, sur les montagnes émues ,
Que le chêne , voisin des nues ,
S'incline au bruit de mes concerts.
Mursde Toulon ,je vous atteste !
Murs témoins des premiers succès
Du héros qu'Albion déteste ,
Du héros l'orgueil des Français.
1
PRAIRIAL AN XIII.
53r
1
En vain vos cent bouches tonnantes ,
En vain vos bombes fulminantes
Vomissaient le fer en éclats :
Bravant la foudre et la tempête ,
Tranquille , il entend sur sa tête
Mugir le bronze des combats.
Mais ce héros n'était encore
Qu'un guerrier prodiguant ses jours :
C'était aux portes de l'aurore
Le soleil commençant son cours.
Double Apennin , courbe ta cime :
Il a pris son essor sublime ;
Il touche à ton faîte orgueilleux ;
Et sur l'Italie alarmée ,
Il précipite son armée
De ton sommet audacieux .
"""
:
Le vois-tu ce jeune intrépide
Qui s'avance d'un pas hardi ,
Affrontant le bronze homicide
Au pont d'Arcole et de Lodi ?
Plein de la valeur qui l'entraîne , 13
Il presse sa troupe incertaine ; en
Il l'embrase d'un feu nouveau ,
Et sur ce pont où le sang coule ,
Où ses soldats tombent en foule , T
Son bras vainqueur plante un drapeau .
:
:
Vois-tu dans ces plaines sanglantes
Fuir les Germains épouvantés ?
Vois- tu nos légions ardentes
Les suivre à pas précipités ?
En vain ils comptent sur la fuite :
La mort s'attache à leur poursuite ,
La mort frappe de rang en rang ;
Et vers l'Adda , le Pô , l'Adige ,
Les Français , qu'un héros dirige ,
Partout triomphent en courant. 2
1
532 MERCURE DE FRANCE ,
Tel , du sein grondant des montagnes ,
Soudain , un torrent écumeux
S'élance à travers les campagnes ,
Et roule à flots tumultueux ;
Ou , tel un rapide incendie ,
Déployant sa flamme agrandie ,
Vole escorté par la terreur ,
Et dans les forêts qu'il ravage ,
Brûle , dévore en son passage ,
Tout ce qui s'offre à sa fureur.
Pyramides , tombeaux célèbres
Où centrois , par l'orgueil trompés ,
Croyaient échapper aux ténèbres ,
Dont leurs noms sont enveloppés ,
Voyez- vous ces hordes d'esclaves
S'enfuir à l'aspect de nos braves ,
Jusques au fond de leurs déserts ;
Et , des remparts d'Alexandrie ,
Jusques au sein de la Syrie ,
Flotter nos drapeaux dans les airs.
La superbe Thebe aux cent portes ,
Autrefois le séjour de Mars ,
S'éveille au bruit de nos cohortes
Foulant ses décombres épars ;
Tyr frémit : elle croit entendre
Son vainqneur , le fier Alexandre
La poursuivre dans ses débris ;
Et , du milieu de la poussière ,
Memphis , levant sa tête altière ,
Sourit au nouveau Sésostris.
Mais sur les rives africaines ,
C'est assez cueillir de lauriers ;
• Reviens sur ces plages lointaines ;
Ton nom suffit à tes guerriers.
Hélas ! ... dans ton ame attendrie ,
N'entends-tu pas de la patrie :
PRAIRIAL AN XIII. 533
La voix plaintive t'appeler ? ...
Sauve sa liberté mourante ,
Et rends à sa gloire expirante
L'éclat dont tu la fis briller.
C'est lui .... Ces longs cris d'alégresse ,
Ces chants m'annoncent son retour .
Que tout s'abandonne à l'ivresse !
Le ciel le rend à notre amour .
De palmes couronnons sa tête !
De nos palais ornons le faîte !
Au trône élevons ses vertus ;
Et vous , ennemis de la France ,
Tremblez .... la foudre le dévance :
Encore un jour , vous n'êtes plus !
Monts protecteurs de l'Ausonie ,
Cédez à son pouvoir divin .
Il veut .... A son ardent génie
La nature s'oppose en vain.
Lui-même , à travers les abymes ,
Ases cohortes magnanimes ,
Il trace un glorieux sentier ;
Il gravit ces roches ardues
Que l'aigle , aux ailes étendues ,
Mesure de son vol altier.
OMarengo ! quelles peintures ,
Quels vers , quels accords éclatans
Apprendront aux races futures
La valeur de tes combattans !
Quel noble enfant de Polymnie ,
Quel fils du dieu de l'harmonie
Te chantera dans ses transports !
Ma lyre l'eût osé peut- être ;
Mais ton nom , aux siècles à naître ,
En dira plus que mes accords.
Jour heureux ! patrie adorée ,
Revois tes courageux enfans,
534 MERCURE DE FRANCE ;
Qu'une paix long-temps desirée ,
Vers toi ramène triomphans !
Sion , dissipe tes alarmes !
Vertus , beaux arts , séchez vos larmes !
Parlez , oracles de Thémis ..... '
O France ! jouis de ta gloire ;
Souris, de ton char de victoire ,
Aux destins qui te sont promis.
PELLET fils ( d'Epinal ) , agé de 20 ans .
ENIGME.
Tu sais , lecteur , combien je cause de malheurs !
Frémis si dans ton sein jamais je m'insinue ;
Rarement on me chasse , et sans pitié je tue.
L'incrédule à dessein me cache sous des fleurs .
Un insecte me donne ainsi que le reptile .
Am'introduire en toi le sophiste est habile :
Du sectaire , fuis donc le dogme séducteur ;
Sinon , crains que soudain je ne glisse en ton coeur.
LOGOGRIPΗ Ε.
Je passe sur dix pieds une bientriste vie :
Coupez-m'en trois , lecteur , je vous supplie ;
Je n'aurai plus le mal que je porte en tous lieux ,
Par ce moyen , vous me rendrez heureux .
CHARADE.
SUR mon premier , lecteur , souvent on fait naufrage ;
Par mon dernier , on voit nos maux se terminer.
Mon entier est un Dieu. T'en faut-il davantage ?
C'en est assez, je crois , tu peux me deviner.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Maîtresse.
Gelui du Logogriphe est Mattresse , où l'on trouve mai,
messe, air, ris, ami , tresse , rame.
Celui de la Charade est Mai-tresse .
PRAIRIAL AN XIII. 535
Régence du duc d'Orléans , ouvrage posthume de
M. Marmontel. Deux vol. in - 12. Prix : 6 fr. ,
et 8 fr. par la poste ; deux vol. in- 80. , 10 fr.
et 13 fr . A Paris , chez Xhrouet , rue des Moineaux
, n. 423 ; et chez le Normant , rue des
Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
On a répété long - temps que M. de Voltaire
avait un génie universel : ce n'est pas dire assez .
Il fallait ajouter qu'il n'est sorti de son école que
des génies du même genre. Sur quel sujet Diderot
n'a-t-il pas écrit ? Quelle partie des sciences et des
lettres est échappée aux profonds calculs de M. d'Alembert
? Et M. Marmontel ne doit- il pas être regardé
comme le digne rival de son maître ? Tragédies
, romans , opéra - comiques , mémoires , traductions
, articles de l'Encyclopédie , poëmes en
prose , histoire , poétique , et bientôt des aperçus
nouveaux sur la grammaire ; que sais -je tout ce
qu'il a imprimé , tout ce qu'on imprimera encore
en son nom ? Le catalogue seul des ouvrages
de ces infatigables écrivains ferait un livre plus
épais que les Maximes de Larochefoucault. Quelle
abondance ! et pourquoi ne puis - je me prosterner
devant des réputations appuyées sur tant de
volumes? Je me suis dit sans doute que Scudéry,
Chapelain , la Serre , Cotin ettant d'autres ont plus
écrit que Boileau , et que cependant ils seraient
inconnus de nous s'ils n'étaient nommés dans ses
satires. Il n'y a guères que les épiciers qui jugent
les auteurs au poids de leurs ouvrages ; le goût a
d'autres balances ; et trop souvent la postérité ne
voit dans la prétendue universalité des talens qu'une
froide médiocrité qui se prête à tous les genres ,
parce qu'elle ne sent les difficultés d'aucun.
536 MERCURE DE FRANCE ,
Les éditeurs de l'Histoire de la Régence affir
ment , dans un avertissement , que M. Marmontel
avait fini et même transcrit pour la troisième fois
cet ouvrage en 1788 : c'est pour cela sans doute
qu'il est si pauvre en apercus politiques , si riche
en épithètes , en déclamations , en jugemens bizarres
sur les choses et sur les hommes. Ceux qui
prétendent que le dix-huitième siècle a fait fairede
grands progrès à l'esprit humain , conviendront du
moins que ces progrès ne se sont pas étendus jusqu'à
la politique : il est de toute impossibilité
qu'une nation descende de la monarchie à l'assemblée
constituante , de l'assemblée constituante au
parti girondin , du parti girondin à la constitution
de 1793, en faisant toujours des progrès . Point
de milieu , ou nous rétrogradons depuis le 18 brumaire
, ou nous avions beaucoup rétrogradé avant.
Je ne juge point par la gloire d'un seul homme ,
mais par les idées d'ordre aujourd'hui répandues
dans la nation; et l'on sait quelles idées régnaient
en France sur les principes conservateurs de la société
avant qu'une douloureuse expérience nous
eût ramenés à la vérité . Le dix - huitième siècle
'n'était donc pas une époque favorable pour écrire
l'histoire , sur-tout pour quiconque avait adopté la
philosophie régnante ; car la manie de cette philosophie
était de soumettre les grands intérêts de
l'État à ses calculs de raison , ce qui la conduisit à
juger les faits indépendamment des circonstances ,
et les hommes indépendamment de leurs passions .
Ces défauts graves se font sentir dans l'Histoire de
la Régence. Il en est un autre qui tient aussi aux
idées du temps , et qui nuit peut-être plus que les
fausses réflexions au succès de cet ouvrage.
M. de Voltaire est le premier littérateur français
qui se soit permis d'écrire l'histoire par chapitres :
al rapidité et l'éclat de son style out pu cacher en
PRAIRIAL AN XIII. 537
partieles inconvéniens de cette combinaison ; d'ailleurs
, comme il en sentait lui-même les dangers ,
il n'a rien négligé pour que l'ensemble du Siècle
de Louis XIV en souffrît le moins possible.
M. Marmontel , en suivant la même route , s'est
perdu ; il va , revient , avance , revient encore , et
trouble la mémoire du lecteur , étonné de se retrouver
aux premiers jours de la régence après
avoir lu le récit de faits qui touchent à la majorité
de Louis XV. Cette division en affaires intérieures
, affaires politiques , opérations de finances ,
querelles de religion , événemens particuliers , ne
laisse voir ni ensemble , ni résultat dans cette histoire
; le régent y paraît souvent sans influence ; on
le perd même de vue assez long-temps , l'auteur
parlant toujours des choses indépendamment des
hommes , et des hommes indépendamment des
choses ; aussi conclut-il quelquefois d'une manière
toute différente , parce que le sujet du chapitre
qu'il traite lui fait oublier comment il a conclu
dans le chapitre précédent; en un mot, après avoir
lu cet ouvrage , il est impossible de savoir ce que
M. Marmontel pensait lui - même de l'époque dont
il s'est fait l'historien. La difficulté où il s'est trouvé
d'embrasser à la fois tout son sujet , et le défaut
absolu de vues politiques lui donneraient un grand
air d'impartialité , s'il n'avait pas jugé Louis XIV
avec une sévérité bien étrange dans un homme
qui , n'osant se prononcer sur le régent , le montre
àsa mort entouré des regrets de l'étranger comme
contrepoids au mépris des Français. Il est vrai que
les Anglais durent beaucoup le regretter.
On sait que la mémoire de Louis XIV a été
attaquée sans relâche par les écrivains philosophes
du dix-huitième siècle , et que M. de Voltaire luimêmea
fini par céderàcette mode, quoiqu'ilfût intéressé
à défendre l'éclatante renommée d'un monar538
MERCURE DE FRANCE ,
que dont il s'était fait l'historien; mais , à cet égard .
personne n'a été plus loin que M. Marmontel. Il
nous apprend que Louis XIV fut dominé toute sa
vie, et il en donne pour motifque ce prince manquait
de lumières : tout ce qu'il a fait de mal , lui
a été suggéré ; en récompense « toutes les fois qu'il
>> fut bien conduit , il fit des choses recommanda-
>> bles.>> Après un pareil jugement , que les princes
sacrifient leur repos pour obtenir la réputation de
gouverner eux - mêmes ; que jamais le plaisir ne
prenne sur le temps consacré aux affaires ; que
malades comme en santé ils président à tous les
conseils , par cela même qu'ils ne peuvent se passer
de ministres et de conseillers , il sera toujours possible
à un philosophe de ne voir que des mannequins
dans ces monarques ; et , de tous ceux qui
appartiennent à l'histoire , je n'en connais point
qui puissent échapper à ce reproche , s'il est permis
de l'adresser à Louis XIV. Il manquait de lumières
, dit M. Marmontel. Tout le fonds de la
philosophie me paraît renfermé dans cette singulière
assertion. L'auteur a-t-il voulu dire que ne
pouvant tout voir , tout savoir , tout faire par luimême
, Louis XIV a été trompé quelquefois ?
Quel prince , ou plutôt quel homme n'est point
dans cette position; et n'avons-nous pas vu le pa..
triarche de Ferney , en qui les philosophes voient
tant de lumières , conduit comme un enfant par
M. d'Alembert ? Roi ou simple particulier , ce
n'est pas faute de lumières que nous accordons de
l'empire sur nous , c'est parce que nous avons des
passions ; et si M. de Louvois entraîna Louis XIV
dans des guerres dont il avait besoin comme ministre
, c'est qu'il flattait en cela le goût de son
maître. Pour me convaincre qu'un homme manque
de lumières , il ne suffit pas de me dire les
fautes qu'il a faites; il faut me prouver que ces
PRAIRIAL AN XIII. 539
fautes étaient à la fois contre ses passions et contre
ses intérêts ; alors je conviendrai qu'il se laissa diriger
comme un sot. Jusque - là on me permettra
de croire qu'on peut être trompé sans manquer
de lumières , et se laisser entraîner sans être dominé.
« Que celui de vous qui est sans reproche ,
>> se lève et lui jette la première pierre , » a dit
J. C.; philosophes ! que celui de vous qui n'a
jamais agi que suivant sa raison , se lève et condamne
tous les siècles ; mais si le moindre retour
sur vous-mêmes vous révèle le premier secret de
l'humanité , soyez indulgens , même pour les rois ,
car ils ne sont que des hommes. Vous ne pouvez
l'ignorer , vous qui l'avez répété tant de fois..
Louis XIV a pu être entraîné , jamais il n'a été
dominé ; la preuve s'en tire de l'ensemble de son
caractère , toujours semblable dans une si longue
carrière. Audacieux dans sa jeunesse , d'une fermeté
inébranlable dans ses vieux jours , il opposa
la résignation au malheur , et reçut la mort sur son
lit de douleur avec le même sang-froid qu'il la
bravait dans les combats. Un projet arrêté fut constamment
sous son règne un projet exécuté ; et l'on
n'obtint de l'ascendant auprès de lui qu'en se conformant
à ses idées. Ses goûts , modifiés par l'âge
et les circonstances , furent cependant toujours les
mêmes ; son assiduité au travail ne se démentit
jamais ; en un mot , il gouverna par sa volonté
autant qu'il soit possible de le faire ; et si , malgré
tant de constance , de travaux , il fut trompé quelquefois
, que peut-on en conclure., sinon qu'il est
dans la position de tous les hommes de l'être ? La
seule faute grave que les Français puissent lui reprocher
, parce qu'elle était contre les moeurs et
contre l'esprit de la monarchic , est d'avoir voulu
rendre la possession du trône possible à ses enfans
naturels : les philosophics disent que l'orgueil lui
540 MERCURE DE FRANCE.
۱
fit tout croire possible; mais en lisant les Mémoires
dutemps , onsent que cette faute ne doit être attribuée
qu'à l'amour paternel .
Quand on écrit l'histoire , il ne faut faire ni de
la mauvaise philosophie , ni sacrifier la vérité à des
situations dramatiques : l'une et l'autre de ces manières
nuisent également au naturel des caractères.
Par exemple , M. de Voltaire a trouvé admirable
de faire dire majestueusement à Louis XIV , congédiant
le duc d'Anjou nommé roi d'Espagne :
« Il n'y a plus de Pyrénées ! » Et le fait avéré est
que Louis XIV embrassa son fils en pleurant ,
s'éloigna , revint de nouveau le serrer dans ses
bras , et se retira dans cet attendrissement qui ne
permet pas de parler. Je suis loin de croire que ce
prince fut parfait: la perfection n'appartient point
à l'humanité ; et c'est ce que les philosophes oublient
toujours , lorsqu'ils jugent les puissans de la
terre ; mais je suis persuadé que Louis XIV n'a
déplu aux beaux-esprits du dix-huitième siècle que
par le défaut contraire à celui que lui reproche
M. Marmontel. Ils ne devaient pas aimer un roi
qui , après avoir consulté Boileau sur un objet de
goût , lui répondit : « Je ne le croyois pas ; mais
vous vous y connaissez mieux que moi; » sur-tout
lorsque ce roi si modeste disait de Racine qui
venait d'écrire sur l'administration : « Parce qu'il
>> sait faire parfaitement des vers , croit-il tout
>>savoir ? Et parce qu'il est grand poète , veut-il
>> être ministre? Si c'est là manquer de lumières ,
du moins n'est - ce pas manquer de bon sens.
M. de Montesquieu , qu'on ne rencontre jamais
sans chagrin dans un mauvais parti , a aussi fort
maltraité Louis XIV; il est vrai que c'est dans un
ouvrage posthume , composé de morceaux détachés
qu'il n'avait pas sans doute te projet de livrer
indistinctement à l'impression. Il lui reproche son
PRAIRIAL AN XIII. 541
despotisme , mot dont le sens est devenu bien
vague depuis que la licence a été confondue avec
la liberté. Si M. de Montesquieu avait écrit l'histoire
de ce prince , il n'aurait pas oublié combien
son enfance avait été agitée et menacée par les factions;
et alors ce qu'il appelait despotisme , en
philosophie , lui aurait paru assez motivé , en politique.
Pour M. Marmontel , ce n'est , à vrai dire ,
ni comme philosophe , ni comme historien qu'il
attaque la mémoire de Louis XIV ; c'est comme
janséniste.
L'auteur de Bélisaire janséniste ! Il me semble
voir la surprise des lecteurs : à coup sûr , elle
n'égalera pas celle que j'ai éprouvée en considérant
l'importance qu'il donnait en 1788 à de
vieilles querelles théologiques , et la violence à
laquelle il se livre dans le récit des événemens
qu'elles ont amenés. Je conçois fort bien que M.
d'Alembert ait écrit avec partialité l'histoire des
Jésuites , au moment de leur destruction ; c'était
un coup de parti pour un philosophe qui , dans
le fond de l'ame , se moquait également de Jansénius
et de Molina ; mais comment concevoir
qu'un apôtre de la tolérance ait mis à poursuivre
un ordre religieux , anéanti , plus de chaleur que
n'en montra Port-Royal dans toute la vivacité de
l'attaque et de la défense ? Avait-il oublié la prédiction
si souvent répétée par M. de Voltaire :
<< On nous a débarrassés des renards , nous allons
>> tomber sous la patte des loups. » Si quelque
chose pouvait irrésistiblement convaincre que les
subtilités de la théologie ne forment des factions
qu'à l'appui d'opinions politiques qui n'osent se
montrer , ce serait de voir un philosophe encore
janséniste dans un siècle où l'existence de Dieu
était mise en problème.
Il me semble qu'un historien pouvait , en 1788 ,
542 MERCURE DE FRANCE ,
réduire le molinisme et le jansénisme à quelques
observations générales fondées sur la connaissance
du coeur humain , puisqu'il est indubitable que
ces querelles religieuses , qui ne sont en apparence
que de mots dont on ne devine plus le sens quand
la chaleur des partis est éteinte , reposent cependant
sur des idées et des passions inséparables de
l'humanité et des progrès de la civilisation. C'est
ce que je vais essayer de faire comprendre.
La religion chrétienne , destinée à nous rapprocher
de la Divinité , est d'une morale extrêmement
sévère ; mais comme elle était faite pour l'homme ,
elle a aussi des maximes d'indulgence bien nécessaires
à notre faiblesse. Lorsque J. J. Rousseau a
dit qu'un vrai chrétien serait un mauvais soldat ,
parce que l'Evangile lui ordonne de supporter les
injures , et même de présenter la joue à celui qui
le frappe , J. J. Rousseau a raisonné comme un
janséniste. Il n'a pris de l'Evangile que ce qui est
conseil de perfection; il a oublié qu'il est ordonné
de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu , à
César ce qui appartient à César , obligation qui
renferme incontestablement celle de combattre et
de mourir pour la défense de la patrie. Sévérité
et indulgence , perfection religieuse et perfection
sociale , tels sont les moyens et le but de l'unique
religion qui ait embrassé tous les intérêts de l'individu
et de la société. Lorsqu'il y a , comme'
dans les siècles passés , une éducation religieuse ,
lorsque tous les hommes en ont reçu les principes
dès leur enfance , il arrive que les plus passionnés ,
ceux qui par leur naissance sont obligés de prendre
part aux grands événemens de la politique et
de l'administration , se révoltent contre la sévérité
des maximes religieuses , et que , dans l'impossibilité
de les concilier avec les intérêts de ce
monde, ils sont tentés de secouer le joug , de
3
PRAIRIAL AN XIII. 543
,
renoncer aux pratiques , sans pour cela cesser de
croire dans le fond du coeur. C'est le combat des
passions contre la morale , et non les révoltes de
l'esprit contre la foi. A cette époque , il est dans
l'ordre naturel des choses qu'un corps religieux
s'empare de la direction des consciences , sépare
ce qui est d'obligation rigoureuse de ce qui est
conseil de perfection , et retienne sous le frein de
la religion les hommes passionnés prêts à le briser.
Les Jésuites se chargerent de cette fonction
d'autant plus délicate qu'il est presqu'impossible
à un ordre religieux , placé dans une pareille
situation , de ne pas devenir un corps politique ,
et , par suite , de ne pas trop accorder aux intérêts
de ce monde. Luther commença ce qu'on appelle
la réforine par permettre deux femmes au
prince qui le protégeoit , manière de réformer trèscommode.
Les Jésuites finirent par une tolérance
contraire à la religion eta la morale; c'estdu moins
ce qu'on a reproché avec preuves à plusieurs de
leurs casuistes , dont un , nommé Molina , a fini
par donner son nom à tous les partisans de l'ordre .
Le grand ascendant que les jésuites ont obtenu en
Europe était fondé sur la religion et sur nos passions
; ils ont poussé trop loin sans doute la conciliation
entre les intérêts du ciel et ceux de la terre ;
et ils ont dû tomber au moment où chaque homme
a bien voulu prendre sur lui le soin de peser ses
actions ; c'est-à-dire quand les intérêts de la terre
ont paru si grands que ceux du ciel ont été oubliés.
Leur politique n'étoit bonne que pour les
temps religieux : c'est pour cela qu'ils ontjoui d'un
si grand crédit dans les monarchies d'autrefois.
L'excès d'indulgence de cet ordre révolta deux
caractères si opposés que la religion seule peut leur
donner les mêmes vues ; je parle des ames tendres
qui ne vivent que de sacrifices , et des esprits sér
544 MERCURE DE FRANCE ;
vères qui poussent tous les systèmes jusques dans
leurs dernières conséquences. C'est ainsi que l'établissement
de Port-Royal se forma en même temps
de femmes admirables par leurs vertus , et d'hommes
auxquels les lettres , la morale et la saine logique
ont tant d'obligations. Cette société naissante fit
ombrage aux jésuites ; la sévérité de sa morale ,
l'esprit peu conciliant des chefs choqua d'autant
plus vivement l'autorité , qu'on vit d'anciens frondeurs
s'unir à ces ardens solitaires , et tous les
bourgeois que blessait le faste de Louis XIV se
faire une affaire de conscience d'entrer dans le
parti. Une querelle de mots , qu'on pouvait terminer
en ouvrant un livre , servit de prétexte pour
attaquer Port-Royal ; et Jansénius , mort depuis
long-temps , eut l'honneur qu'il n'avait pas prévu
de donner son nom aux ennemis des jésuites et de
leur politique ; car la politique entrait déjà pour
beaucoup dans ces querelles en apparence theologiques.
Les molinistes étaient accusés d'une morale
trop relâchée , de n'avoir retenu de l'Evangile que
les maximes d'indulgence , et d'accorder trop à
l'autorité; les jansénistes étaient accusés au contraire
de rendre , par leur sévérité , la religion incompatible
avec les intérêts de ce monde, de ne la voir que
pour l'individu , et non pour la société ; de plus ils
étaient soupçonnés de vouloir opposer leur raison
aux puissances de la terre ; car quiconque faisait
opposition adoptait leurs principes ; et c'est ainsi
qu'ils comptèrent toujour ungrand nombre de partisans
dans les parlemens. Dans ces discussions, l'autorité
ne serait jamais embarrassée qu'à demi si elle
n'avait affaire qu'aux croyans; mais il ne s'élève
pas plutôt deux partis dans un Etat , que les ambitieux
, tous ceux qui veulent parvenir , même
avec du mérite , se jettent d'un côté ou de l'autre
pour trouver de l'appui , des prôneurs ; et l'on
sait
PRAIRIAL AN XIII. 545
sait comme les partis servent chaudement les
hommesqu'ils veulent s'attirer. Entre les molinistes
et les jansénistes se glissèrent les sulpiciens , également
éloignés des uns et des autres; mais qui , par
leur impartialité même , n'obtinrent jamais un
grand crédit , et ne servirent guère qu'à donner de
la considération à ceux qui les flattaient jusqu'à
ce qu'ils fussent en état de se faire desirer par
l'une des deux sectes dominantes. Quand deux partis
se menacent sans avouer les grandes causes de
leurhaine réciproque , une fois la guerre déclarée ,
toute conciliation devient impossible. Port-Royal
succomba le premier ; les jésuites avaient l'avantage
de la position : mais les attaques vigoureuses de
leurs ennemis avaient porté coup ; ils tombèrent
à leur tour , et d'autant plus aisément qu'un parti
anti - religieux s'était chargé d'émanciper les passions
plus efficacement que Molina , et d'attaquer
l'autorité plus habilement que les jansenistes.
Ces réflexions rapides , dont l'application peut
se faire à toutes les querelles métaphysiques , me
paraissent plus dans l'esprit de l'histoire que des
déclamations virulentes , dont l'unique effet serait
de révolter les partisans de l'une ou de l'autre
opinion , s'il en existait encore. Il me semble qu'à
la fin du dix-huitième siècle il ne devait pas en
coûter beaucoup pour être impartial sur un pareil
sujet ; et M. Marmontel est d'autant moins excusable
de s'être fait janséniste , qu'il lui suffisait
d'être philosophe pour dire que Louis XIV avait
agi en fanatique dans toutes ces malheureuses divisions
, dont l'autorité seule peut connaître le but
caché et l'importance. Si on veut que l'histoire
instruise les rois , il faut l'écrire avec modération
et profondeur; autrement celui qui règne se moque
du pédant qui gronde , et rit de la légéreté
avec laquelle l'écrivain prononce sur des intérêts
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il n'a pas compris. Qu'il doit être difficile à
I'homme-de-lettres , qui médite dans le silence du
cabinet , de se faire lire par ceux à qui la Providence
a révélé les grands secrets de l'art de gouverner
! Mais , dans le dix-huitième siècle il semble
qu'on n'ait écrit sur la politique que pour le peuple ,
qu'on n'en ait su que ce que le peuple en peut savoir
; et c'est pour cela que la politique éorite
dé ce siècle paraît si ridicule aujourd'hui .
L'Histoire de la Régence était achevée en 1788 .
FIÉVÉE.
i
:
Morceaux choisis des meilleurs Poètes français , désignés
par la Commission d'Instruction publique , pour
la classe des belles- lettres des Lycées. Un vol . in-12 .
Prix: fr . 50 cent. , et 2 fr. par la poste. AParis , chez
la veuve Richard , rue Hautefeuille , n° . 11 ; et chez
le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois
,
4
42. olloseup este
129
210
Le titre de ce recueil m'avait fait penser qu'il renfermait
, dans une sorte de poétique à l'usage des jeunes
gens , les principaux passages de nos meilleurs poètes
classiques , avec quelques réflexions propres à en faire
sentir les, beautés . Je me trompais , il ne contient pas
une seule remarque , et ces morceaux choisis sont des
ouvrages entiers , imprimés avec peu de soin et de correction.
Cette manière de faire des livres classiques m'a
parų aisée et sûrement Rollin ne la connaissait pas.
Esther , Athatie ,le Misanthrope , ie VII chant de la
Henriade et l'Art Poétiques, voila le fonds et la forme de
l'ouvrage. La commission s'est donné la peine d'envoyer
cette lniosttee à iimmpprriimmeeuurr ,, celui-ci s'est hâté d'exécuter
ses ordres , et maintenant la classe des belles - lettres de
nos lycées a la satisfaction d'apprendre que nos meilleurs
;
4
:
PRARIAL AN XIII . 547
poètes sont Racine , Molière , Voltaire et Boileau ; que
le VII chant de la Henriade est digne de figurer à côté
des chefs-d'oeuvre de notre nation , et que même , dans
l'ordre de nos richesses littéraires , il faut le placer avant
l'Art Poétique. J'avais toujours pensé jusqu'ici qu'il était
convenable d'établir la leçon et le précepte avant l'exemple
, et je me disais qu'en suivant ce principe , l'Art poétique
devait occuper le premier rang , dans un ouvrage
destiné à l'instruction de ceux qui étudient les belleslettres
. La commission m'apprend le contraire , en le
plaçant à la fin ; car je ne puis supposer qu'il n'y ait pas
au moins une idée une intention dans l'ordre même
qu'elle a suivi pour le classement des divers ouvrages
dont elle a composé son recueil. La négligence est sans
doute la dernière chose qu'il faudra jamais lui reprocher.
,
Mais quel est le dessein , quel est le but de cette nouveauté
? Veut- on enseigner aux jeunes étudians à faire des
comédies ? Veut- on leur inspirer le goût du théâtre et
du monde , en leur mettant sous les yeux les moeurs qui
sont dépeintes sur la scène ? Si l'on ne voulait que leur
offrir des modèles du style convenable aux différens
genres , ne suffisait-il pas de citer les plus beaux endroits
et les scènes les plus graves du Misanthrope ? N'était-ce
pas assez d'une pièce de Racine pour donner une idée
achevée de la tragédie ? Et si l'on était curieux de multiplier
les exemples , ne trouvait - on rien dans le Grand
Corneille qui méritât d'être cité ? Quoi ! on a cru pouvoir
faire un extrait de la Henriade , et on n'aura rien
trouvé dans les Horaces , dans Cinna , dans Polyeucte ?
Je sais que ces messieurs m'allégueront la prétendue vétusté
de la diction de ce père du théâtre , mais je leur opposerai
à mon tour une autorité qu'ils ne contesteront pas ; c'est
celle de Voltaire lui-même , qui leur apprendra que Corneille
est aussi pur que sublime dans ses beaux morceaux.
Je cite ses propres paroles , et voici ce qu'il ajoute
de plus précis : « Il n'y a pas une seule faute de langage
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
>> dans la grande scène où Cinna rend compte de son en
>> trevue avec les conjurés , et à peine en trouve-t-on
» une ou deux dans cette autre scène immortelle où Au-
>> guste délibère s'il se démettra de l'Empire. » ( Voyez
l'art. Langues , tom . 53 , pag. 169 , édition de Beaumarchais.
) Qui peut donc justifier l'oubli ou le dédain de la
commission ? Aquoi a-t - elle pensé en composant son livre ?
Conçoit- on que des gens de lettres , qui font un recueil
des meilleurs morceaux de notre poésie , aient oublié
que Corneille était un poète français , et que ce poète avait
fait d'assez beaux vers pour mériter qu'on en parlat ? C'est
assurément la première fois qu'on ait fait cette injure à
la mémoire d'un si grand homme ; et , s'il faut le remarquer
, c'est aussi la première fois qu'on s'est avisé de placer
Voltaire au rang des auteurs classiques. Les véritables
instituteurs , et les gens de lettres les plus judicieux ,
avaient toujours pensé que cet écrivain brillant et léger ,
n'avait ni assez de solidité dans les idées, ni assez de droiture
dans les vues , ni assez de travail et de maturité dans
le style , pour pouvoir être mis , sans danger , entre les
mains des jeunes gens dont l'esprit n'est pas encore formé.
Le morceau choisi dans la Henriade a sans doute été
jugé par la commission , supérieur à tout le reste du
poëme , et même à tout ce que l'auteur a jamais écrit en
vers : je veux bien croire qu'en effet c'est là son chefd'oeuvre
; cela suffisait- il pour lui donner la place qu'il
occupe ? C'est ce que nous allons examiner.
L'argument de ce morceau, qui est le chant VII . tout
entier , est ainsi conçu : « Saint-Louis transporte Henri IV
>> en esprit , au ciel et aux enfers , et lui fait voir dans le
» palais des Destins , sa postérité , et les grands hommes
>> que la France doit produire. »
Voltaire avait probablement oublié ce précepte de Boileau
, lorsqu'il composa ce chant :
« Ce n'est pas que j'approuve , en un sujet chrétien ,
> Un auteur follement idolâtre et païen ; >>
PRAIRIAL AN XII. 549
1
car il y confond les Saints , les Anges,le Ciel, le Palais
du Destin , Dieu , les Enfers , le Sommeil et la Mort.
« Et de ces fictions le mélange coupable ,
» Même à ses vérités , donne l'air de la fable . >>
Ignorait-il donc que l'esprit n'est point ému de ce qu'il
ne croitpas ? Quel charme trouve-t-il dans une pareille
confusion ? Quel mérite d'invention puis-je reconnaître
dans cette faible copie d'un des plus beaux morceaux de
Virgile?
Un motif légitime et pieux conduit Enée aux enfers ,
« Troïus Eneas , pietate insignis et armis ,
» Ad genitorem imas Erebi descendit ad umbras . »
1
« Illustre par sa piété et par ses exploits , Enée a franchi
>> les profondes obscurités de l'Erebe , dans le dessein de
> revoir son père. >>
Il le retrouve contemplant les images des héros qui doivent
un jour illustrer Rome et le trône des Césars . Etait- il
possible d'amener plus naturellement , et d'une manière
plus aimable , la belle peinture qu'il fait de ces hommes
illustres ? Voltaire est bien éloigné de cette perfection ;
son héros s'endort , et Saint- Louis vient le transporter au
ciel , dans les enfers et dans le palais des Destins , où il
lui fait voir les rois et les ministres qui doivent lui succéder
; il ne tire aucune leçon utile de cette vision pour
la conduite du prince ; il semble que Saint-Louis n'a
d'autre but que de faire passer tous ces personnages devant
le roi de Navarre , comme ceux d'une lanterne magique.
Dans le poète latin , au contraire , quoique son vaste tableau
ne paraisse que comme un accessoire , il ne le termine
pas sans en tirer quelqu'instruction , et le pieux
Enée ne quitte point Anchise sans en avoir reçu quelques
avis salutaires .
" Quæ postquam Anchises natum per singula duxit,
>> Incenditque animumfamæ venientis aniore,
p Exin Vella viro memorat que deinde gerenda,
Mm3
550 MERCURE DE FRANCE ,
>>-Laurentesque docet populos, urbemque Latini,
» Et quo quemque modo fugiatqueferatque laborem . »
<< Après qu'Anchise eut montré à son fils toutes ces mer-
>> veilles , et qu'il eut enflammé son coeur par le spectacle
>> et l'admiration de sa gloire future , il lui fit connaître
>> les guerres qu'il devait soutenir , les peuples et la ville
>> qu'il devait gouverner , et il lui enseigna de quelle ma-
>> nière il devait éviter les revers ou les supporter. »
Un autre défaut considérable se fait encore remarquer
dans le morceau de Voltaire. Les ombres de ses grands
hommes paraissent dans le palais du Destin , non teleque
l'imagination peut se les figurer , attendant le corps qu'elles
doivent habiter et le soufle divin qui doit leur donner la
vie , ainsi que Virgile les a peints avec quelques caractères
qui les font reconnaître : l'écrivain français met
au présent tout ce qui doit arriver un jour. Ainsi Mazarin
et Richelieu , sont dans ce palais tenant sous leurs
pieds tout un peuple à la chaîne :
« Tous deux sont revêtusde la pourpre romaine , 1
>> Tous deux sont entourés de gardes , de soldats . >>
Un autre peuple d'esclaves à genoux, est encore dans ce
même palais , aux pieds de Louis XIV ,
Qui lesfait trembler tous .
<<< Des sages rassemblés dans ces angustes lieux ,
>> Mesurent l'univers , et lisent dans les cieux. »
D'où nous devons conclure que l'univers est enfermé dans
le palais du Destin. Nous ne serons pas surpris , après
cela , d'y voir la ville de Denain , et le maréchal de Villars
, sur les murs de cette ville ,
« Disputant le tonnerre à l'aigle des Césars ,
>> Arbitre de la paix que la victoire amène ,
>> Digne appui de son roi , digne rival d'Eugène . »
Enfin on y voit un orage , des éclairs et des combats.
« L'Espagne à nos genoux vient demander des rois :
>> C'est un de nos neveux qui leur donne des lois .
>> Philippe ... à cet objet Henri demeure en proie
>> A la douce surprise , aux transports de sa joie. >>
PRAIRIAL AN ΧΙΙΙ. 551
Ne semble- t- il pas que toutes ces ombres répètent le
rôle qu'elles doivent jouer un jour sur la terre ; et ce palais
du Destin n'est-il pas plutôt une salle d'opéra que le lieu
sacrè d'où l'auteur prétend que la grace
« Fait sentir aux humains safaveur efficace ? »
Avec quelle supériorité de jugement Virgile avait su
représenter ces mêmes lieux , et qu'il se garde bien d'agiter
ses personnages contre toute espèce de raison ! Un seul
trait les distingue , et les événemens futurs ne sont point
mis au présent , mais ils sont racontés par Anchise comme
devant arriver. On n'y voit point la ville de Rome : Romulus
y paroît paisible , César n'y livre point de batailles ,
Auguste n'y fait pas fleurir les beaux-arts. Il y est dit seulement,
dans un style prophétique , que Romulus sera le
fondateur de Rome , que cette ville étendra son empire
par toute la terre , et qu'Auguste fera renaître l'âge d'or.
Cette sage ordonnance n'a pas été suivie par Voltaire , et
ce défaut répand sur tous ses tableaux une confusion telle ,
qu'il ne paroît pas certain que Henri voie la plupart des
objets dont Saint-Louis lui parle , ou que , s'il en est le témoin
, ses héros ne naissent et ne meurent tout à- la- fois
sous ses yeux , comme dans ce passage sur Louis XIV : q
<< Je le vois éprouvant des fortunes diverses ,
>>Trop fier dans ses succès, mais ferme en ses détresses , e
>> De vingt peuples ligués bravant seul tout l'effort ,
>> Admirable en sa vie et plus grand dans sa mort. »
Dans cet autre sur le duc de Bourgogne , imité des
vers de Virgile sur le jeune Marcellus ,
« Lamort autour de lui vole sans s'arrêter ;
» Il tombe au pied du trône , étant près d'y monter. >>
Virgille se garde bien de faire voir son héros mourant ;
il laisse au contraire le lecteur dans l'incertitude sur sa
destinée , et c'est par cela même qu'il intéresse plus fortement
.
« Heu! miserande puer , si quàfata aspera rumpas ,
>> Tu Marcellus eris . »
Mm4
552 MERCURE DE FRANCE:
Enfin Saint- Louis et Henri IV voient naître Louis XV :
<< Un faible rejeton sort,entre les ruines
>> De cet arbre fécond coupé dans ses racines. >>
Il faut remarquer que ce style figuré , qui ne serait
pas sans mérite dans une autre situation , ne convient
nullement ici ; Voltaire l'emploie apaès avoir représenté
les enfans de Louis XIV enfermés sous la même tombe ,
et l'arbrefécond est Louis XIV. Mais premièrement les
enfuns ne peuvent jamais être figurés par les racines d'un
arbre, c'étoient les branches qu'il falloit indiquer ; et en
secondlieu, l'image est fausse sur le fait principal ; car sià
la rigueur , il est possible qu'un faible rejeton sorte en
core d'unarbre coupé dans ses racines , il est sans exemple
qu'on ait jamais vu un enfant sortir d'un tombeau : qu'estce
donc que Saint-Louis aperçoit , et que montre-t-il à
Henri IV ? Est-ce un arbre renversé , est-ce un homme
mort ; est ce une tige qui sort de cet arbre ? Est-ce un enfant
qui se dégage des ruines de la tombe? L'une et l'autre
vision est également absurde. Concluons donc que si Henri
voit tous les objets qui passent sous ses yeux , cela fait un
spectacle bien étrange; et qu'au contraire , s'il ne les voit
pas , l'auteur lui fait jouer un singulier personnage .
९
Si nous voulons jeter un coup d'oeil sur la partie religieuse
de ce chant , elle peut nous offrir encore des bizarreries
plus étonnantes ; nous y verrons Saint-Louis et
Henri IV devenus philosophes , pousser des argumens
contre la doctrine de l'Eglise romaine , et attaquer un
de ses dogmes principaux. Voici d'abord comme le philosophe
Saint Louis raisonne sur les peines éternelles :
«Ne crois point , dit Louis , que ces tristes victimes ,
» Souffrent des châtimens qui surpassent leurs crimes.
>> Non, s'il est infini ( Dieu ) , c'est dans ses récompenses :
» Prodigue de ses dons, il horne ses vengeances ;
» Il ne sait point punir des momens defoiblesse ,
» Des plaisirs passag rs, pleins de trouble et d'ennui
Par des tourmens affreux , éternels comme lui,
75
PRAIRIAL AN XIII . 553
Il est plaisant d'entendre un saint débiter ces maximes
commodes d'une morale bénigne , qui nous inspire beaucoup
d'indulgence pour nos passions ; mais ce qui n'est
pas risible , c'est de voir offrir ces maximes à lajeunesse ,
par ceux mêmes qui sont chargés de veiller à la conservation
de ses moeurs. Ignorent-ils donc les désordres
secrets qui règnent dans les écoles , et combien il est dangereux
de présenter aux enfans un seul principe faux
dont leurs penchans puissent s'autoriser ? Mais écoutons
raisonner à son tour le philosophe Henri :
« Quelle est , disoit Henri , s'interrogeant lui -même ,
>> Quelle est de Dieu sur eux (les païens ) la justice suprême ?
>> Pourroit-il les juger , tel qu'un injuste maître ,
>> Sur la loi des chrétiens qu'ils n'avoient pu connoître?
>> Non , Dieu nous a créés , Dieu nous veut sauver tous .
>> Partout il nous instruit , partout il parle à nous.
Ilgrave en tous les coeurs la loi de la nature ,
» Seule àjamais la même , et seule toujours pure. »
Nous ne devons pas nous étonner de voir Henri supposer
gratuitement que l'Eglise enseigne que les païens seront
jugés sur la loi des chrétiens qu'ils n'ont pu connaître :
un mortel peut bien consentir à passer pour un ignorant ,
lorsqu'un saint veut bien s'abaisser au vil métier de corrupteur
des moeurs. Quant à cette loi de la nature , qui
seule est toujours pure , entrait-il dans les opinions de
Henri IV de l'opposer à l'Evangile ? Qui est - ce qui est
assez aveugle pour ne pas voir que c'est Voltaire qui
parle ici par la bouche de son héros ? N'est-ce pas une
belle leçon de goût et de jugement à donner à la jeunesse ,
que de lui faire admirer un auteur qui prête à tous ses
personnages ses opinions et son caractère ?
On pourroit croire que ces erreurs sont au moins ornées
d'un style élégant , et que la beauté des vers rachète la
fausseté des maximes , mais j'avoue que le style m'a paru
encore au-dessous des idées. Il y a certainement des mor .
ceaux brillans , des tirades bien écrites ; mais des morcaux
et des tirades ne font pas un bon peëme ni un bonc
554 MERCURE DE FRANCE ,
style. N'oublions jamais que la correction et la pureté sont
les caractères essentiels d'un écrivain classique.,Voltaire
aura tous les genres . de mérite que vous voudrez , mais
a-t-il celui - là ? Oui , dira la commission. Eh bien ,
messieurs , c'est ce que nous allons voir.
7 J'ouvre la première page , et je demande d'abord combien
nous trouverons de fautes dans ces deux vers ?
:
« Louis en ce moment prenant son diadême ,
>> Sur le front du vainqueur il le posa lui- même. »
Le pronom il est évidemment un pleonasme et une faute
contre les premiers principes de la langue . En ce moment,
est une cheville grossière , et prenant son diadéme
n'a pas le sens commun ; on ne peut supposer que ce
diadême fût à côté du héros endormi. Saint Louis l'ôtet-
il de dessus sa tête pour le poser sur celle de Henri ?
Dans ce cas il falloit ótant son diademe , et encore faudrat-
il observer qu'il étoit superflu d'exprimer ce geste , car
on entend bien que Saint Louis ne peut poser son diadême
sur la tête de Henri et l'avoir en même temps sur
la sienne. Il le posa lui-même. Lui-méme est ici d'un
ridicule achevé , et mis uniquement pour la rime. Quel
autre que Saint Louis pouvoit le poser ?
. Le plus grand défaut de la poésie de Voltaire est un entassement
d'épithètes oiseuses , et d'adverbes insignifians
dont on feroit des volumes. A jamais, en ce moment, en
ce jour, et les horreurs et les fureurs, se rencontrent
presqu'à chaque pas. Que fait , par exemple , l'adverbe à
jamais dans ce vers où l'auteur nous apprend que le sommeil
et l'espérance sont dans ce monde ?
<< De la terre àjamais aimables habitans . >>
Nous venons de voir Saint Louis prendre sa couronne en
ce moment , afin de remplir le vers : nous verrons aussi
Dieu
« Qui dicte à chaque instant son jugement terrible ,
>> Et qui prononce à tous ses arrêts éternels ,
>> Qu'osent prévoir en vain tant d'orgueilleux mortels .
1
:
PRAIRIAL AN XIII. 555
» Dieu , qui voit à lafois , entend et connaît tout ,
>> D'un coup d'oeil les punit , d'un coup d'oeil les absout . »
Punit n'est pas là le mot propre. Mais voici encore des
adverbes bien complaisans.
» Partout il nous instruit , partout il parle à nous.»
Cette manière de versifier est vraiment commode.
Je ne sais si avant Voltaire personne s'était avisé de
mettre la Mort dans le ciel à côté de Dieu.
>> La Mort , auprès de lui , fille affreuse du Temps ,
>>> De ce triste univers conduit les habitans . >>
C'est elle qui conduit devant le Très- Haut les bonzes et
les brachmanes. Je ne dis rien de la peinture bizarre de
ces derviches qui se frottent les yeux dans le Paradis ,
pour y chercher Mahomet.
« Le Dervis étonné , d'une vue inquiète ,
>> A la droite de Dieu , cherche en vain son prophète.>>
Ici la rime n'est pas mieux traitée que la raison. Les personnes
qui prononcent bien ne ferontjamais rimer inquiète
avec prophétc. Je ne crois pas non plus qu'on ait jamais
donné à la faiblesse le nom de tyran .
« La Faiblesse au teint pâle , aux regards abattus ,
>> Tyran qui cède au crime , et détruit les vertus . >>
Si la faiblesse détruit les vertus , ce n'est pas par tyrannie.
La tyrannie est énergique ; la faiblesse est la dis-
✓ position des esclaves . On trouve aussi dans ce VII chant
des hémistiches d'une terrible dureté ;
"
Tous ces fiers adversaires ,
N'y sont plus que des frères . »
« Et si leur coeur fut juste , ils ont été chrétiens . »
Et l'auteur dit cela en parlant des païens ! Quel bon sens
et quelle harmonie !
Il ne serait que trop aisé de multiplier de semblables
remarques , et de montrer presque toujours un vers faible
après un vers passable ; des tournures forcées pour amener
une rime ; peu ou point de liaisons dans les idées ; une
556 MERCURE DE FRANCE,
enviedémesurée de dogmatiser ; une haine mal dissimulée
contre les institutions de l'Eglise ; quelques copies manquéesdes
plus beaux endroits des poètes qui l'ont précédé,
telle que celle de la Calomnie dont il attribue les traits
distinctifs à l'Hypocrisie.
« Latendre Hypocrisie auxyeux pleins de douceur ,
>>> ( Le ciel estdans sesyeux, l'enfer est dans son coeur. ) »
Racine avait dit sans fard , sans redondance et sans paronthèse
:
De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur :
La vengeance est dans son coeur ,
Et la pitié dans sa bouche.
Aquel titre donc ce chant imparfait d'un poëme plus
imparfait encore , peut-il mériter l'honneur de devenir un
morceau classique , à l'exclusion d'une foule d'ouvrages
des autres poètes entre lesquels la commission avait à
choisir? N'aurait-il donc pas été possible de trouver quelque
chose de mieux dans les quatre-vingt-dix volumes que
l'auteur a écrits ? Est-ce travailler pour sa gloire que de
l'exposer à souffrir une comparaison de cette nature avec
Art Poétique , avec Athalie , avec Esther ? Si tel a
été le dessein de la commission, le moyen qu'elle a employé
n'est pas heureux ; si , contre l'apparence , elle a
voulu le rabaisser , il n'était pas possible de s'y prendre
d'une manière qui fût tout à-la-fois plus savante et plus
cruelle.
G.
PRAIRIAL AN XΙΙΙ: 557
SPECTACLES.
THHÉEAATTRRE FRANÇAIS.
Madame de Sévigné , comédie en troisactes et enprose
de M. Bouilly.
Le nom de madame de Sévigné avait attiré la ville et
les faubourgs : tout le monde a lu et relu ses lettres , tout
lemonde a senti le charme de ce style unique ,
Et semblable au ruisseauqui , sur la molle arène ,
Dans un pré plein de fleurs doucement se promène.
C'était une entreprise presque également hardie , et de
faire parler une telle femme et d'en représenter le personnage.
Mile Contat a mieux rempli sa tâche que l'auteur ;
avec un peu moins d'art , moins de vobulité et un peu
plus de cette dignité que devait avoir une femme de la
cour de Louis XIV , et qu'avait madame de Sévigné ,
Mile Contat eût parfaitement rendu ce rôle ; il était impossible
d'y mettre plus de grace et d'aisance. Quant à la
comédie ( ou au drame , car on ne sait trop ce que c'est
que ce genre bâtard ) , elle nous a paru tout à fait indigne
duThéâtre Français : on aurait pu l'intituler Centon de madame
de Sévigné. C'est un extrait de ses lettres : on en
lit même une toute entière . L'auteur a rassemblé en trois
mortels actes tout ce qu'il a cru trouver de plus piquant
dans le recueil que nous en a laissé cette femme inimitable
, et y a cousu deux intrigues , dont il aurait pu aisément
faire deux mélodrames ou deux vaudevilles dans le
genre de la Vielleuse. De ce salmis résulte une pièce
assommante , dans laquelle il y a quelques lueurs d'inté
>
558 MERCURE DE FRANCE ,
rêt et d'esprit par-ci , par-là , et souvent de l'afféterie et
du mauvais goût .
La scène est à Livry , où madame de Sévigné s'est retirée
après le départ de madame de Grignan. Elle y est
avec son fils , deux autres personnages très-inutiles , et le
marquis de Pomenars , breton , décrété de prise de corps
pour des bons mots contre la cour. Ce marquis avait eu
réellement plusieurs procès criminels ; mais pour des
causes plus graves, du moins en apparence : celui que lui
intenta une Dlle de B...., ou en son nom , le comte de
Créance , son chevalier , était passablement ridicule. Il
avait plu à cette demoiselle de se faire enlever par Pomenars.
Après avoir habité quatorze ans avec lui , elle s'ennuya
, s'enfuit , et s'avisa de se plaindre de l'outrage fait
à son innocence ; elle poursuivit son ancien amant en justice
pour crime de rapt. Madame de Sévigné a raison de
traiter ce procès en plaisantant ; elle écrivait à sa fille :
« Le comte de Créance veut à toute force qu'il ait le cou
>> coupé ; Pomenars ne veut pas : voilà le procès. » Il
essuya une autre accusation , de fausse monnaie ; il s'en tira
très-bien , et paya , dit- on , son arrêt en fausses espèces .
Dans ses sollicitations il conservait une longue barbe , on
lui en demanda la raison ; il répondit : « Le roi me dispute
» ma tête ; quand on saura à qui elle doit demeurer , si
>> c'est à moi, j'en aurai soin. » Ce trait qui se trouve dans
les lettres de madame de Sévigné , est conservé dans la
pièce. S'étant dans la suite confessé , avant de subir l'opération
de la taille , il dit en sortant du confessional , et
en faisant allusion à son procès de fausse monnaie , « qu'il
>> ne pesait pas un grain. » On ne sait trop ce qu'au fonds
madame de Sévigné pensait de ce Pomenars , ni comment
elle pouvait admettre dans sa société un homme dont la réputation
était tout au moins fort équivoque. Elle dit ellemême
qu'en l'entendant parler des faits et gestes de la
Voisin , célèbre empoisonneuse , on était tenté de lui demander
: « Comment se peut-il que ce seul crime vous soit
>>> inconnu ? » :
: PRAIRIAL AN XIII. 55g
•Quoi qu'il en soit , c'est lui qui est l'honnête hommede
la pièce. Il cherche àdétourner le jeune marquisde Sévigné
du projet qu'il a d'enlever Marie , fille du jardinier et
filleule de sa mère , la veille de son mariage avec Pilois ,
domestique niais et presqu'imbécille , dont Marie avoue
qu'elle raffole , quoiqu'il ait trente ans , tandis qu'elle sort
à peine de l'enfance. Marie elle-même est d'une ingénuité
qui va presque jusqu'à la bêtise ; et si son rôle avait été
confié à tout autre qu'à Mlle Mars , il est probable que les
sifflets n'eussent pas attendu aussi patiemment qu'ils l'ont
fait , le second acte . :
"
Lapetite personne a une rivale dans sa mère , qui ne
paraît point. Cette rivalité ne produit aucun effet. Marie,
pour s'en débarrasser, engage le valet de chambre , autre
personnage nul et superflu , à épouser sa mère: << Celas
>> vous sera facile. Tout le monde içi vous aime et per
>> sonne n'y parle de vous qu'avec respect ; on vous appelle
>> le vieux goguenard. >>>>
Tout était arrangé pour l'enlèvement de l'ingénue
lorsque le jeune Sévigné se voit empêtré dans divers em
barras qui lui font un moment perdre de vue cette fantaisie.
Il a vendu une partie des bois de sa mère', et en a
reçu le prix. Cette escapade estdécouverte; Mad. de Sévigné
lui en fait des reproches. D'un autre côté, il a perdu au jeu
sur sa parole. Le fils d'un receveur des tailles de Meaux ,
Saint-Amand , lui a prêté des fonds de la caisse de son
përe, et ne pouvant les remplacer , acherché une ressource
dans le jeu , où , loin de la trouver , il a laissé une somme
bien plus considérable. Mad. de Sévigné savait déjà par
Pomenars le projet de l'enlèvement. Son fils lui-même est
obligé de la mettre dans la confidence de son embarras
pécuniaire. Elle lui donne, pour y remédier , l'écrin qu'elle
a reçu de son époux , le jour même de la naissance du
coupable. Mais le receveur général est parti pour destituer
le père de S. Amand, comme un mauvais comptable; il passe
par Livri , et ne veut s'y arrêter qu'une minute pour voir
560 MERCURE DE FRANCE ;
Mad. de Sévigné. Pomenars et elle l'amusent avec des
anecdotes qui n'ont point amusé les auditeurs , et qu'à
peine ils ont écoutées. On le retient à dîner. Cependant,
quelque diligence qu'on ait faite , on n'a pu réunir la
somme nécessaire pour combler le déficit de la caisse. Il
manque 6000fr.
Mad. de Sévigné vient de donner cette somme à Piloi ,
pour la dot de sa femme. Eile engage ce valet à l'offrir à
son fis , espérant que celui ci, touché de ce procédé , voudra
bien renoncer aux desseins hostiles qu'il a formés
contre l'honneur de ce benêt.
Avec ces deux mille écus, le marquis se trouve hors
d'affaire. Cependant , quoiqu'il dût s'estimer trop heureux
, il fait une assez laide grimace quand sa mère lui
annonce qu'à l'instant le mariage de Piloi et de Marie va
se conclure. Ce marquis , comme on voit , joue dans tout
cela un fort vilain role. Ses espiégleries de jeunesse ne
sont pas du meilleur genre , sur-tout cet emprunt fait au
filsd'un receveur à l'insu de son père. Madame de Sévigné
est,d'un bout àl'autre de la pièce , affligée par les divers
traits de sa mauvaise conduite, ce qui fait éprouver un
sentiment trop pénible pour une comédie , trop faible
pourundrame.
: Les deux actions de la pièce sont liées par un fil imperceptible
, par l'offre de la dot , que fait le futur mari ,
qu'on projette d'offenser. Mais ce ne sout pas moins deux
actions bien distinctes. Le vide de la caisse , incident
inattendu qui arrive fort tard, fait même oublier la petite
Marie , dont le sort était le seul objet du mince intérêt
qu'on avait jusqu'alors entrevu dans ce fatras. Au reste ,
tout le premier acte , qui en vaut trois pour la longueur ,
se passe sans qu'on se doute de ce qui doit être le sujet de
l'intrigue.
Le style est très-inégal. On a beaucoup applaudi à
l'éloge que font de madame de Sévigné , tous les interlocuteurs
et sur-tout à ce trait : « Eide peint comme si elle
> voyait,
PRAIRIAL AN XIII. 561 cer
voyait, et on croit voir ce qu'elle peint. » On a trouvé
très-bien ce qu'elle dit pourexcuser les égaremens deson
fils : « Sa raison lui parle souvent, mais sa jeunesse faitdu
> bruit , il n'entend point. » Mais ce mot a l'air d'appartenir
àmadame de Sévigné , et si cela est , il n'y a pas
grend mérite à l'avoir recueilli.
On a remarqué quelques galanteries , niaises ou recherchées
, qui eussent été à peine supportées à ces théâtres ,
où il y a toujours pour les auteurs indulgences plénières.
Marie aun chapeau vert ou doublé de vert , et un teint
très-animé : Pilois la compare à une cerise sous la feuille.
Ce madrigal n'a pas pris. Il y en a un autre dans la dernière
scène qui a été mieux accueilli. Pomenars , en présentant
un bouquet à Mad.de Sévigné ( c'est la veille de sa
fête) , lui fait remarquer qu'il est composé d'une rose ,
» séparée d'une immortelle , et réunie par la pensée ; »
allusion à l'absence de sa fille. Ces petits rapprochemens
sont trop au-dessous de la gravité du théâtre de la Nation.
Ces fleurs sont transplantées , et ne pourraient plaire tout
au plus que sur le terrain du Vaudeville ou de l'Opéra
comique , si même elles sont bonnes quelque part. Car
j'avoue que le compliment fait à la fameuse Fanchon la
Viellcuse en lui présentant une rose : «Je vous rends àvous
même , » m'a toujours paru le sublime de la nigauderie.
C'est encore une phrase assez bizarreque celle de ce receveur
des tailles parlant avec emphase des petites ris
vières qui enflent le grandfleuve de l'état.
•Il y a des mots heureux de madame de Sévigné , qui ,
placés à contre-sens , paraissent ridicules. Elle écrivait à
madame de Grignan , que les petites pertes continuelles
au jeu ressemblent aux petites pluies qui ne laissent pas
demouiller, et même de dégrader les chemins. Cette com
paraison ne vaut rien, appliquée à une perte de 6000 livres,
somme alors assez importante pour un très-jeunehomme ,
et qu'il ne remplace que par une mauvaise action , qu'on
n'aurait pas dû an reste choisir pour le noeud de l'in-
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ;
trigue. Le marquis de Sévigné est trop avili , et sa mère
trop encanaillée. Elle passe presque tout son temps avec
ses domestiques pendant qu'elle a chez elle des femmes du
* premier rang , et entr'autres une maréchale de France
qu'elle a l'air de planter là pour ne s'occuper que de cette
valetaille.
C'est aussi une inconvenance , et de plus un anaclıronisme
, de parler sans cesse de l'immortalité de madame
de Sévigné dont personne ne se doutait alors .
Ce que j'ai trouvé moins mauvais dans cette mauvaise
comédie , c'est qu'elle finit par un trait qu'on peut appeler
de caractère. Madame de Sévigné se consolant de la perte
de ses bois et de son écrin , ne songe plus qu'à célébrer sa
fête. Au milieu de sa joie , elle éprouve un mouvement
de tristesse , et se retire en disant avec un soupir : « il
» n'y manque que ma fille. »
Fleury n'a pas mal joué le rôle du marquis de Pomenars
: il est inutile de parler de Mile Mars ; c'est toujours ,
dans son petit cercle , la monotonie de la perfection.
* Nota. Le défaut d'espace nous force de renvoyer au Numéro prochain
l'analyse de la pièce intitulée : Les Descendans du Menteur ;
par M. Armand Charlemagne.
よ
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Colombine dans la Tour de l'Est.
ON a dit , il y a long- temps , que l'échafaud est la tragédie
de la populace : le mélodrame est celle de la classe
intermédiaire entre la populace et les gens de goût ; et
c'est principalement cette classe nombreuse qui peuple
les salles de spectacle ; aussi la foule se porte aux mélodrames
, depuis qu'elle a délaissé l'Opéra- Comique , qui
autrefois faisait ses délices , et pour lequel la scène française
fut abandonnée au plus haut point de sa gloire , lorsqu'elle
possédait une réunion d'acteurs qu'on pouvoit rePRAIRIAL
AN XIII. 563
garder comme des modèles dans tous les genres. Voltairé
vit cette première révolution dont il se plaignait sans cesse
et avec amertume. Peut- être y contribua-t-il un peu luimême
: il voulait qu'on ne jouât que son théâtre. En 1773
on remit Andromaque et Bajazet. Ce mot , qui prouvait
qu'ils avaient été long-temps oubliés , fut un vrai scandale.
On se lassa enfin de l'atrocité de Mahomet , de la sé.
cheresse de Sémiramis , de la froideur de l'Orphelin de la
Chine , de la philosophie d'Alzire , et on leur préfera
Blaise , Lucile , Sylvain et Azor.
Ce n'est pas la satiété qui précipite aujourd'hui la multitude
au mélodrame ; elle ne connaît tout au plus que
les noms de nos bons auteurs dramatiques. Elle cherche,
des spectacles appropriés à ses penchans , à son intelligence
et à son éducation , que le malheur des temps a
fait négliger. La génération qui se forme en aura une
meilleure , et dans quelques années on pourra peut-être
avec plus de succès battre en ruine le mélodrame. Aujourd'hui
la meilleure parodie ne lui enlèverait pas un partisan
, et celle qu'on vient d'en faire n'est pas tout-à- fait
de cette nature .
Les plaisanteries d'Arlequin pour préluder au couplet
d'annonce , et le couplet lui-même avaient favorablement
disposé l'assemblée , quoiqu'ils manquassent et de jus-
1esse et de clarté . Arlequin avait dit : « Vous allez voir
>> beaucoup de choses extraordinaires , des siéges , des
>> combats , des enterremens , je veux dire des enlève-
» mens ; car vous pensez bien que l'auteur aime mieux
>> que sa pièce soit enlevée qu'enterrée . » Une pièce peut
enlever ; elle n'est pas enlevée. Ne cherchez pas , ajoute
Arlequin , beaucoup d'esprit dans celle ci ,
১
Qui néanmoins doit réussir ,
Si renonçant à l'épigramme ,
Vous voulez bien vous souvenir
Que c'est un mélodrame .
11
RIN 97
J
Si renonçant à l'épigrammee,, veut dire si renonçant ay
No
')
9
AVA
564 MERCURE DE FRANCE ,
€
trouver des épigrammes ; mais ce sens tardeà ssee faire
entendre , il faut le chercher et le deviner ; car ce n'est
pas le premier qui se présente. Renoncer à l'épigramme ,
c'est renoncer à faire des épigrammes .
1
Le cadre de la pièce est mieux trouvé qu'il n'est rema
pli . La troupe du Mélodrame , composée de quelques soldats
tous de diverses nations , a déclaré la guerre à celle
du Vaudeville. Celle- ci a été vaincue , Colombine prise
et enfermée dans la Tour de l'Est. Arlequin déguisé ,
ainsi que les siens , parvient aux pieds de la tour ; il
trompe si bien le commandant, qu'on l'y met en faction :
l'occasion lui paraît favorable pour enlever sa maîtresse.
a Si les gens du Mélodrame allaient nous découvrir , s'é-
>>> crie Colombine ! Rassure - toi , répond Arlequin ,
>> ces gens - là ne découvrent jamais rien. » Ce trait est
plaisant; il y en a quelques autres dans les premières
scènes. Ensuite , et principalement vers la fin , il n'y a
guère que du fracas. Les parodies doivent être vives , légères
, et courtes sur tout ; celle- ci n'est pas désespérée si
l'on veut l'elaguer. La première représentation n'a pas
réussi.
-
ΑΝΝΟΝCES.
Analyse raisonnée du droit Français par la comparaison des
dispositions des lois Romaines , de celle de la coutume de Paris
etdu nouveau code des Français; par P. L. C. Gin , ancien ma
gistrat, membre de l'académie de législation, président de l'association
debienfaisance judiciaire , membre de plusieurs autres sociétés savantes.
Six vol . in 8°. Prix : 25 fr., et 30 fr. par la poste.
AParis , chezGarnery, rue de Seine , f. S. Germain, et leNormant.
Iln'est que trop ordinaire de voir des livres anciens rajeunir par
un titre nouveau, ici c'est le contraire; l'auteur a conservé le titre d'un
onvrage connu depuis long-temps , dont le plan avait été fait par un
jurisconsultedigne de toute sa clébrité; l'application qu'il en a faite
au nouveau Code des Français, l'a entièrement renouvelé. Les préambules
des titres dans lesquels il a renfermé ce que a matière pouvait
compter de saine littérature et de saine philosophie , les résumés de
chaque partie de chaque titre de quelqu'étendue rendentrelivreutile
et agréablenon-seulement aux jeunes élèves du barreau et de la magistrature,
mais auxjurisconsultes consominés et qux,gens dumonde
qui ils facilitent l'intelligence de matièressèches parelles-mêmes
une connaissance plus ou moins approfondie est nécessaire dans tous
les emplois,dans toutes les positions de la vie civile.
dont
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 565
১১
NOUVELLES DIVERSES.
Extrait d'une lettre écritede Pétersbourg, le 2 mai.
.... Vous me demandez des détails sur notre situa
tion actuelle en Russie , et si nous croyons n'avoir rien à craindre des
dispositions du souverain de ce vaste empire à l'égard de la France.
Je ne cherche point à pénétrer le secret du cabinet; mais les intérêts
du commerce sont aujourd'hui tellement liés aux mouvemens de le
politique , que je suis forcé , comme un autre, de les étudier , et j'ose
vous répondre qu'il n'ont rien d'alarmant et de dangereux pour nous .
>> L'empereur Alexandre , depuis son avénement au trône , n'a démentidans
aucune occasion le caractère de prudence et de modération
qui l'a rapproché de la France. Si des vues ambitieuses dirigeoient sa
politique, ce seroit vraisemblablement sur les traces de lagrande Catherine
et vers les contrées orientales . La guerre que la Russie fait dans
ce moment à la Perse montre assez , quoique dans un avenir lointain ,
l'époque où ses intérêts et ceux de l'Angleterre se trouveront en opposition
. L'empire des Anglais dans l'Inde deviendroit inutile et onéreux
pour ce peuple essentiellement commerçant, si les richesses de l'Asie
reprenoient l'ancienne route du commerce , et si la Russie en attiroit
une partie dans ses provinces voisines de la Mer-Caspienne et de la
Mer-No re. Elle n'a jamais perdu de vue ce grand projet , souvent
interrompu par des circonstancs impérieuses , mais toujours repris
dès que les évenemens l'ont permis , et l'Angleterre en a toujours considéré
l'exécution comme un danger menaçant . Ainsi , malgré les liaisons
du cabinet de Londres avec Pétersbourg , malgré l'espèce de monopole
que les Anglais exercent dans les ports russes de la Baltique ,
il y a des intérêts évidemment opposés entre les deux nations , et des
germes de dissentions politiques plus ou moins éloignées . Ajoutez-y
les souvenirs récens gravés dans la mémoire du jeune empereur, les dé
mêlés violens de son père avec le cabinet britannique , la catastrophe
qui termina ses jours , une foule d'autres circonstances particulières ,
et vous verrez que , malgré l'activité des intrigues diplomatiques et
lacorruptionde quelques courtisans , le cabinet de Pétersbourg , sous
un monarque éclairé , ne peut adopter le système politique de l'An
gleterre,les vues d'une ambition contraire sienne , et des ressentimens
" qui lui sont étrangers.
àla
Au contraire , des motifs très-puissans et des besoins communs
rapprochent la Russie de la France ,avec laquelle , d'ailleurs , elle n'a
aucune rivalité possible d'intérêt . Ses provinces sur la Mer-Noire
n'acquerront une grande importance et ne feront circuler de grandes
richesses dans l'intérieur de l'empire que par des liaisons étroites entre
les ports d'Odessa et de Cherson, et ceux de Gènes et de Marseille.
Les Anglais furent tellement alarmés des progrès de ce commerce en
1788 , que pour l'interrompre ils précipitèrent les Tures dans une
guerre sanglante et désastreuse. Les vues mème de la Russie , si elle
en avoit sur la Turquie d'Europe , s'accorderoient mal avec la possession
de Malte par les Anglais et leur domination tyrannique dans la
Méditerranée . Ainsi, tout éloigne le cabinet de Pétersbourg d'une coalition
nouvelle avec celui de Londres ; tout concourt à le rapprocher
dela France.
>> Des considérations qui frappent de simples négocians ne peuvent
échapper à l'empereur de Russie et à ses ministres. Le prince Czartorinsky,
qui jouit toujours de la plus haute faveur , est connu de toute
l'Europe et souvent injurié par les gazetiers anglais , à cause de son
mystème pacifique et de ses sentimens envers les Français . Le comte
566 MERCURE DE FRANCE ,
de Kotehoubey , ministre de l'intérieur , quoiqu'élève des Woronzow
, est également attaché à la neutralité de la Russie , qui ajoute à
la considération politique de l'état et favorise les progrès de son commerce.
L'empereur Alexandre est personnellement encore plus éloigné
d'une guerre contre la France , qui seroit sans but et sans succès ,
qui contrarieroit les plus chers intérêts de son pays , et qui n'offriroit
pas même un champ de bataille aux armées des deux nations . Les Anglais
ontbeau solliciter à Pétersbourg une alliance offensive et défensive,
ils ne l'obtiendront pas. On assure que l'Empereur offrira seulement
samédiation avec un projet de pacification générale. Si ce plan
peut concilier les puissances belligérantes , il jouira de son ouvrage ,
sinonil restera dans l'éloignement favorable où sa sagesse et la nature
l'ont placé, sans prendre aucune part active à la guerre que le cabinet
britannique s'efforce inutilement de rendre générale . En toute occasion
l'empereur Alexandre témoigne de la bienveillance aux Français qui
sont établis ici , et à ceux que le commerce ou la curiosité y appelle ;
il est doux, affable , aimé des Russes , respecté des étrangers. Il n'échangera
point une position excellente et les hommages de l'Europe .
entière, contre des dangers sans gloireetune alliance sansutilité, etc
»
Londres , 13 mai. On dit d'après une lettre d'un officier de l'escadre
de l'amiral Cochrane , en date cu to mars , à la hauteur de Madère
, que l'escadre allait faire voile pour le Brésil à la poursuite de
celledeRochefort. Il serait très- malheureux que l'amiral Cochrane eût
été trompé par de faux avis , comune il semble que lord Nelson l'a été ,
s'il est vrai qu'il ait été chercher la flotte de Toulon en Egypte (1) .
Du g. Onmet à Portsmouth la plus grande activité à équiper
l'expédition : elle sera forte d'environ 8000 hommes de troupes . Le 8,
et le 24ª régiment en feront partie . Le premier a été passé en revue ce
matin par S. M. dans Hyde-Park , et il est parti ensuite pour Portsmouth(
2).
Du 13. On dit que le traité avec la Russie,qui estdepuis si longtemps
en discussion , a enfin été amené à une sorte de conclusion. Il
est arrivéjeudi un messager porteur d'une copie de ce traité , ratifié
par l'empereur . On ditqu'il s'agit d'une alliance offen ive et défensive ,
dont l'exécution est néanmoins subordonnée à de certains événemens.
L'empereur de Russie s'engage à se tiguer avec l'Angleterre , avec un
certain nombre de vaisseaux , et toutes ses forces de terre , contre la
France , à moins que Bonaparte ne veuille acquiescer à certaines conditions
de paix qui ont pour objet de pourvoir à l'intérêt général de
(1) Il seroit assez piquant que nous connussions mieux que Famirauté
l'endroit où est allé le général Cochrane. Ces Anglais qui avoient
trouvé le secret de pénétrer dans tous les cabinets , dont les espions
étoient répandus partout , qui savoient si bien ouvrir avec la clef d'or
Jes plus impénétrables asiles , ne sont pas , il faut l'avouer , tellemen
fins qu'on ne puisse aisément leur faire faire ce que l'on veut.
Moniteur.
(2) Ala bonne heure ; nous aimons que l'on fasse sérieusement la
guerre. Embarquez - vous ; allez au secours de la Barbade, de la
Jamique , dela Trinité , de Terre-Neuve , du Canada , de Ceylan ,
de la côte de Malabar , de la côte de Coromandel, du Bengale , etc. etc .;
mais prenez garde de vous tromper : si vous allez où nous ne sommes
pas , vos troupes ne pourront nous faire aucun mal où elles iront , et
nos escadres auront mis à contribution vos établissemens partout où
elles se si rout portées . QQuuaanndd on est dans cette position deposséder
plus que l'on ne peut défendre , il faut être bien insensé pour faire la
Moniteur.
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 567
1'Europe. On ajoute que , dans la vue de connaître les desseins de Bonaparte
à ce sujet , M. Novoz.lkorff est parti pour Milan en qualité de
ministre plénipotentiaire de Russie , pour offrir à Bonaparte la médiatinde
l'empereur Alexandre pour le rétablissement de la paix . Certaines
personnes prétendent qu'il a été stipu é que les subsides accordés
à la Russie ne seront payés que dans le cas où l'Autriche ou la
Prusse s'uniront à la coalition contre la France. Cette condition nous
paraît très sage et très- politique , si en effet elle fait partie du traité
dont il s'agit ; car il est impossible de concevoir comment la Russie
pourrait attaquer la France sans le concours de l'une et de l'autre , ou
de l'une au moirs des deux grandes puissances du continent qui sont
cont gués à la France : mais d'un autre côté il semble que cette conditiou
détruise tout d'effet du traité , s'il est vrai , comme on le dit , que
l'empereur d'Autriche ait reconnu Bonaparte comine roi d'Italie.
Ondit que ce traité va être mis sous les yeux du parlement . Cependant
si ce traité n'est que conditionnel ,comme nous venous de l'exposer,
il mène d'abord àune négociation plutôt qu'a une guerre , à moins
que la partie pacifique du projet ne soit entièrement confiée à notre
allié. Peut-on présumer, néanmoins qu'après avoir conclu un parel
traité avec l'Angleterre , l'empereur de Russie soit en mesure de soumettre
à Bonaparte un plan de pacification qui ne soit pas sujet à de
Jongues discussions , et de nature a étre accepté ou rejeté sur-le-champ?
Nous craignons que Bonaparte , tout en témoignant le desir de négocier
, ne repousse toute espèce de médiation ; et même il ne serait pas
surprenant que la saison des hostilités , qui est déjà si avancée , ne
s'écoulât tout- à-faia en ouvertures et en projets .
Onprétend que le traité avec la Russie laisse aux autres puissances
la liberté d'y accéder. Il est probable que la Suède acceptera un subside
( 3 ) . (Morning-Chronicle. )
(3) Les Anglais ne perdent point l'habitude d'inventer des nouvelles
, de les répandre chez eux et de les propager ensuite dans toute
l'Europe . Ils sont trop attachés à cette ressource pour ne pas én user
sans cesse . Il est vrai que huit ou dix jours après la publication d'une
fausse nouvele , ils la contredisent eux-mêmes ; mais ces huit ou dix
jours se sont écoués , le change s'est soutenu , et l'occasion arrive de
mettre au jour une nouvel e fausseté , qu'ils accréditent même par
des démaret es officielles. Ainsi de suite pour tous les mois , pour
toutes les semaines de l'année . Ce système de mensonge a beaucoup
de rapport avec le système des finances tant vanté en Angleterre. On
est obligé de dépenser 18 cents millions , et l'on n'a que 9 cents
millions de revenu. On fait un emprunt ; mais on affecte le paiement
de cet emprant sur une branche du revenu , ce qui diminue d'autant
le revenu des années suivantes . II. est vrai que T'année qui suit on
n'angmente pas davantage les recettes directes de l'échiquier ; mais
on fait de nouveaux emprunts , et l'on crée un autre déficit pour
les autres années . On va de la sorte tout aussi long-temps qu'on peut
aller , et l'on ira en effet jusqu'à l'inevitable catastrophe qui fera
sentir au peuple anglais le vide et les conséquences funestes d'un tel
système. Mais revenons à l'article fort curieux dont ces observations
nous ont écartés .
Lorsque l'Empereur , au sortir même de la métropole de Paris ,
fit des propositions de paix au roi d'Angleterre , le roi d'Angleterre
les éluda , et osa dire en plein parlement que les traités qui le
lioient à la Russie , l'obligeoient , avant de répondre , à s'entendre
avec cette puissance. Nous dimes alors ce que nous peusions de cette
assertion , et les six mois qui viennent de s'écouler , ont assez justifié
notre opinion. Toute l'Europe est à présent convaincue que l'Angle
568 MERCURE DE FRANCE ,
Une députation des négocians faisant le commerce des Indes occi
dentales se rendit vendredi dernier chez M. Pitt , pour lui représenter
terre n'avoit pas d'alliance avec la Russie ; qu'elle avoit employédans
cette circonstance un véritable subterfuge tout aussi faux que celui
dont S. M. Britannique se servit dans son fameux message du 7 mars ,
lorsqu'elle affirma que les ports de France et de Hollande étoient
pleins d'armemens et de troupes destinés à envahir l'Angleterre.
Aujourd'hui que le cabinet de Saint Pétersbourg a refusé d'adopter
lesvues de l'ambassadeur Woronzoff , qui réside à Londres pour la
Russie , et qui est beaucoup moins Russe qu'Anglais ; aujourd'hui
que l'empereur Alexandre a déclaré qu'il vouloit être neutre , ne
prendre part ni pour la France ni pour l'Angleterre , mais intervenir
dans leur querelle pour aider , autant qu'il seroit possible, le rétablis
enfin que ce a sementde la paix générale; aujourd'hui
souverain fait
demander des passeports pour unde ses chambellans qu'il envoie en
France , le gouvernement anglais craint le mauvais effet que de telles
dispositions feroient à Londres , dans un moment sur-tout , où la
foiblesse et l'ineptie de son système de guerre deviennent sensibles
pour tous les habitans de la Grande-Bretagne; il suppose aussitôt
un traitéd'alliance offensive et défensive avec la Russie; il prétend
que si l'empereur Alexandre envoie auprès de l'empereur Napoléon ,
c'est pour notifier un ultimatum , et traver le cercle dePopilius.Rien
n'est plus faux que tout cela ; mais aussi rien n'est plus conforme aux
nobles habitudes du cabinet de Londres . C'est en dire assez sur cet
objet ; il nous paroît convenable de saisir cette occasion de revenir
sur le passé , et d'apprendre aux Anglais que si le jour où lord
Withworth eut l'impertinence de dire , que s'il n'avoit pas une répouse
dans trente-six heures , il quitteroit la France , l'empereur
alors Premier Consul , ne le fit pas prendre , jeter dans une chaise de
poste , et reconduire à Calais, c'estque chaque jour de délai faisoit
rentrerquelques- uns des vaisseaux de notre commerce. Il n'y ent pas
alors unmoment d'hésitation , et la guerre étoit décidée depuis l'instant
où le roi d'Angleterre avoit insulté la nation française dans son
parlement.
Il falloit être aussi dépourvu de sens on aussi aveuglé que l'étoit
alors leministère britannique , pour penser que l'Empereur dont le
caractère est assez connu en Europe , auroit lafoiblesse de laisser impunément
outrager la nation. Il est temps que le gouvernement
anglais s'accoutume enfin au nouvel état de choses , et qu'il se meite
dans la penséequ'une nation qui a des côtes aussi étendues , dont la
population est quatre fois plus considérable que la sienne , dont les
habitans sont au moins aussi braves , ne consentira jamais à se laisser
déshériter du commerce de l'Univers . La France le combattra avec
lesmêmes armes qu'il emploiera contre elle. Si son gouvernement est
attaqué par les papiers anglais , les journaux français diront au gou -
vernement anglais desvérités qu'il n'aimera sûrement pas à entendre;
si le roi ,dans ses discours au parlement , se fait l'écho de ses ministres
pour insulter encore la France , on sera forcé de lui répondre et par
les exposés de la situation de l'Empire , et par les discours que nos
orateurs prononcent dans le sein de nos principales autorités ; si
enfin l'Angleterre nous combat par des privileges exclusifs , nous la
combattrons par les priviléges exclusifs; si c'est par des actes de navigation
, nous lui répondrons par des actes de navigation; mais tant que
nous aurons du bois dans nos forêts, tant que notre population se renouvellera
sur nos côtes , que l'Angleterre ne compte pas de notre
port sut une lache condescendance. Une paix réelle et solide entr'elle
PRAIRIAL AN XIII. 569
le danger qui menaçoit ces colonies , et lui demander si le gouverne
ment avoit pris des mesures en conséquence. M. Pitt leur dit que le
gouvernement avoit pris des mesures qu'il croyoit suffisantes , et que
vingt vaisseauxde ligne étoient en route pour les Indes occidentales.
Nous avions annoncé que c'étoit l'intention du gouvernement de
détacher douze vaisseaux de ligne de la flotte du canal , et d'enconfier
le commandement à l'amiral Collingwood. Cependant ces douze vaisseaux
n'avoient pas encore quitté l'escadre du lord Gardner le 6 du
courant; il est néanmoins probable qu'i's ont actuellement fait voile
pourleur destination. Mais en supposant même qu'ils aient fait voile
le 6, l'ennemi n'en auroit pas moins l'avance de près d'un mois surnotre
vigilante et vigoureuse amirauté .
On mande de Dubliu , en date du 7 du courant : « Nous sommes
ons ici sur le qui vive , dans la crainte que les flottes de Gadix et de
Toulon ne soient destinées à nous attaquer. Ona donné contre-ordre
sept régimens qui alloient mettre à la voile pour les Indes accidentales(
4):
L'amiral Gardner a reçu depuis quinze jours un renfort de quinze
vaisseaux de ligne , y compris ceux composant l'escudre de sir John
Orde(5) .
L'amiral Cochrane est nommé commandant en chef des Isles-du-
Vent, à la place du chef d'escadre sir Samuel Hood.
Une lettre d'une maison respectable de Gênes annonce que le sort
de cette vil'e est décidé , et qu'elle doit faire partir du nouveau
royaume d'Italie . /
La seconde expédition qui doit être commandée par le général sir
Eyre Coote sera bientôt prête. Trois des régimens qui sont àPortsmouth
ont ordre de s'embarquer sur-le-champ , et il seront joint par
le 10 qui est à Cork. Cette expédition est destinée pour la Jamaïque ,
attendu qu'il y a lieu de craindre que la flotte de Toulon ne soit partie
attaquer cette colonie . Les officiers-généraux qui doivent
commander sont , le chevalier Eyre CCoooottee,, commandant enchef; le
major-général Drummond , et les généraux de brigade Balfour , Carruthers
et M. Furland (6) .
pouraller
la
et nousne peut avoir lieu que quand elle renoncera au projet tout-àfait
au-dessus de sa puissance de nous exclure du commerce de l'Univers.
Assurément on ne peut accuser d'ambition immodérée une nation
de 40,000,000 d'hommes , qui ne demande qu'à vivre l'égale
d'unenation de 10,000,000 . (Moniteur. )
(4) Voilà la différence très-sensible qui se trouve entre la France
et l'Angleterre. Quand toutes les flottes anglaises mettroient jen mer à
lafois, nous ne donnerions pas contre-ordre à une expédition de 50 ,
même de 60,000 hommes , qui seroit prête à s'embarquer. Ces six
régimens forment 5,000 hommes : voilà la diversion opérée et l'on n'ose
plus les laisser suive leur destination. Une seule escadre a misla terreur
depuis l'Ecosse et l'Irlande jusqu'aux Indes . Side telles circonstances
re démontrent pas que l'Angleterre est en effet le colosse aux pieds
d'argile , ce ne sera donc qu'après sa chute que les capitalistes de
l'Europe pourront juger àquel point leur confiance fut insensée.
Moniteur.
(5) Ceci est tout aussi peu vrai que beaucoup d'autres choses que
vous imprimez. L'escadre de l'amiral Gardner étoit de 20 vaisseaux ;
il en a reçu 3 de 74 , composant l'escadre de sir John Orde ; 3 autres
sont venus d'Angleterre; ce qui fait 26 vaisseaux de 74 canons et au
dessus ,ajoutez y 2 ou 3 vaisseaux de 50 à60 canons. Moniteur.
(6) Nous ne pouvons que plaindre ees régimens : ils vont trouver
Moniteur. la fièvre jaune à la Jamaïque,
570 MERCURE DE FRANCE ,
Comme il paroît qu'on a quelques doutes de l'arrivée de l'emiral
Cochrane aux Indes occidentales , nous pouvons prendre sur nous
d'assurer de nouveau que le gouvernement a reçu des nouvelles posiives
à ce sujer.
L'amiral sir John Orde est arrivé vendredi à Portsmouth , à bord
du Glory, de 98 canons.
Le traité qui senégocioit depuis si long-temps entre notre gouvernementet
la cour de Saint Pétersbourg est enfin conclu , et l'on s'attend
que cet événement important sera annoncé officiellement au
parlement. On nous annonceque c'est un traité offensif et défén- if. La
Russie doit coopérer avec une certaine portion de ses forces navales ,
et avec toutes ses forces de terre , s'il est nécessaire. On dit que la
Suède a accédé au traité , et que les autres puissances du continent
qui voudront se soustraire à la tyrannie de la France , pourront pareillement
faire cause commune avec la coalition . Si l'on peut en
croire ce qui se dit dans les premiers cercles politiques ,on a résolu
de proposer au gouvernement français un plan pour l'arrangentent
des affaires sur le continent , avec l'intention , s'il n'est pas accueilli
d'avoir recours à des hostilités immédiates. Nous sommes informé
que ce plan a déjà été transmis à Bonaparte par la cour de Péterbourg .
On pourra enfin juger de la sincérité des ouvertures pacifiques qu'il
a faites à notre gouvernement .
Mais quel est celui qui pourroit croire que la personne qui est à
la tête du gouvernement français consentira jamais à faire un pas rétrograde
dans la carrière de son ambition? Peut- on/espérer avec
quelque fondement , qu'il renoncera à son influence sur l'Italie et sur
JaHollande ? En conséquence , nous doutons que Bonaparte veuille
accueillir aucun plan qui auroit pour objet d'assurer l'indépendance du
continent (7). Cependant la proposition qu'on lui fera à ce sujet aura
toujours un résultat avantageux; elle fera connoître l'étendue de son
ambition , et ses propres sujets verront pour quel objet ils doivent
épuiser leur sang et leur trésors. L'autorité de l'Empereur seroit bien
plus ébranléepar le mécontentement générel de la France , que par
toute espèce de coalition dont l'Autriche et la Prusse ne fetoient pas
partie (8 ) .Cependant on doit s'attendre à des événemens importans
avant la fin de l'été; ou bien l'on fera de grands progrès dans l'oeuvre
dela paix, ou bien la guerre prendra an caractère de vigueur et d'énergie
qu'elle n'a pas encore dévoloppé. (9) . :
(Lloyd's Evening-Post.)
L
(7) Et vous , vous avez tant de scrupules sur le grand intérêt de
l'indépendance des mers! Moniteur.
(8) Vous prêtez l'oreille à des conseillers qui n'en veulent qu'à
votre argent , et vous vous nourrissez encore de chimères . Moniteur.
(9) Ce sont autant de rêveries que les assertions de ce long paragraphe.
L'ambition de la France , qui , deux fois , a évacué la moitié
de PAllemagne et les états vénitiens , ne peut effrayer persoane . Si on
lui fast des propositions accompagodes de menaces , ce ne seroit
posl'Empereur qui ne voudroit pas la paix ; mais ceux qui , la menace
àla bouche , anroient profané ce nom sacré.
Non as urémen , l'Empereur ne rétrogradera jamais , et ne s'éloignera
poiutdes principes qu'il a adoptés ; sa politique est ouverte et
franche.Lamaison de Bourbon occupoit le royaume de Naples et
Je duché de Parme ,et tout le monde sait que Venise étoit sous l'influence
française . Aprésent Venise appartient à l'Autriche;Naples
PRAIRIAL AN XIIL. 571.
Milan , 7 mài. :
Hier 26, la cérémonie du couronnement du roi d'Italie
aété exécutée avec la plus grande pompe et l'ordre le
est gouverné par des sentimens ennemis des Français et dévoués à
l'Angleterre; le royaume d'Italie ne rétablit pas l'équilibre , car l'on
sat fort bienque , loin de valoir à lui seul ces pays qui étoient sous
l'influence de la maisonde Bourbon , il ne vaut même pas les Deux-
Sicies.
Quant à la Hollande , il est vrai que la France exerce sur elle cette
influence naturelle et inévitable d'un voisin puissant sur un foible voisin;
que cette influence ne pourroit cesser que si la Belgique passoit
sous une autre domination ; et sans doute les ministres anglais , dans
leur profonde sagesse , n'en sont pas à vouloir nous priver de la Belgique.
Il seroit tout aussi sensé de recominencer les diatribes de
M. Burke , et de dire que la France est effacée de la carte du monde .
Mais les intérêts de la France ne se composentpas uniquementde ce
qui tient au continent . Vous parlez de justice , d'équilibre et, d'indégendance
de l'Europe; mais commencez donc par renoncer au droit
de blocus. N'est-il pas ridicule de penser que le port de Cadix étoit
en état de blocus lorsque deux escadres se com inoient librement dans
ses eaux ! Ici ce sont des rivières que vous mettez en état de blocus
là , ce n'est pas moins que cent lieves de côtes . Il est évident qu'un
pareil ordre de choses n'est que le droit de piller les neutres érigé en
systèine. Il est évident qu'en se l'arrogeant , l'Angleterre place toutes
les mers sous la même domination qu'elle exerce sur l'un de ses
comtés . Il y a lieu à l'exercice du droit de blocus quand une place
estbloquée detous côtés par terre et par mer, et qu'elle est constituée
endanger d'être prise. Mais lorsqu'une place n'est point attaquée par
terre ; que des vaisseaux tiennent à quelques lieues en mer une station
qui s'approche ou disparoît , selon que le lui commandent les vents ou
les marées , il est absurde de la considérer comme étant en état de
blocus .
L'état de blocus est un fait et non une déclaration ; bloquer veut
dire renfermer de tous côtés. Une tour , une maison , ne sont pas bloquées
, lorsqu'on ne garde qu'une issue , et qu'on peut y entrer et en
sortir librement . En définissant ainsi le droit de blocus , vous donnerez
unepreuve que vous respectez l'indépendance de l'Europe ; vous mériterez
qu'on ajoute foi à vos paroles; et la France , voyant que vous
admettez pour quelque chose le repos, et l'indépendance de l'Europe ,
ferades sacrifices sans regrets , si elle en a à faire.
Vous demandez l'équilibre de PEurope ; mais l'équilibre de l'Europe
est rompu,lorsqu'une puissance en soutire tout l'argent, et triple,
quintuple ses moyens naturels ; et lorsque c'est le résultat d'un système
de conquête qui a envahi l'Inde , il est clair qu'on ne peut parier
de l'équilibre de l'Europe sans parler aussi de l'équilibre des Indes .
En resserrant vos limites , vous ferez une chose juste qui sera agréable
à l'Europe , et utile à vous mêmes ; car plus vous concentrerez votre
domination , plus vous serez assurés de conserver vos côtes .
Enfin il y a deux moyens de faire la paix , c'et ou de souscrire
uniquement , entièrement le traité d'Amiens , ou de consentir , soit
sur les affaires du Continent, soit sur celles de l'Inde, soit sur le droit
maritime , et eelui de blocus , des compensations , des restitutions
réciproques dontil n'étoit pas question dans ce traité.
L'Europe ne veut plus se laisser endormir par des mots: les puissances
en sont venues à un point où elles ne peuvent plus s'en in572
MERCURE DE FRANCE ;
plus imposant ; labeauté du temps , la pureté du ciel ,la
splendeurdu soleil,concouroient à rendre cette cérémonie
plusbrillante .
Aonze heures et demie S. M. l'Impératrice , précédée
de S. A. I. la princesse Elisa , s'est rendue à la cathédrale
parune galerie élégamment ornée , et elle a été conduite
sous ledais àsa tribune, au milieu des plus vifs applaudissemens.
Amidi , S. M. l'Empereur et Roi est sorti da palais par
lamême galerie , portant sur sa tête la couronne impériale
et celle d'Italie , tenant dans ses mains le sceptre et
la main de justice du royaume , et revêtu du manteau
royal que portoient les deux grands-écuyers. Le cardinalarchevêque
est venu avec son clergé recevoir S. M. au
portail , l'a encensée , et lui a adressé le discours suivant :
«Sire,
>>Vous daignâtes accueillir avec cette clémence et cette
bonté qui caractérisent Votre Majeste Impériale etRovale ,
leshommages que j'ai eu l'honneur de vous offrir au nom
du clergé etdu peuple de Milan, dans le jour mémorable
devotre entrée en cette capitale. Daignez en user demême
dans ce temple sacré choisi par V. M. même pour la cérémonie
solennelle de votre couronnement , et regardez avec
lesyeux d'un père attendri le concours des cardinaux , des
évêques et du clergé , qui s'unissent à moi pour célébrer
aujourd'hui votre sacre auguste, et pour demander à l'auteur
de tout bien l'abondance des bénédictions célestes sur
votre personne impériale et royale. >>>
し
Après ce discours , le cardinal-archevêque a conduit
S. M. sous le dais jusqu'au sanctuaire. Les applaudissemens
qu'excitoient la vue d'un si noble cortége et la présence
d'un héros , permettoient à peine d'entendre les sons d'une
musique nombreuse qui annonçoit l'arrrivée de S. M.
par une marchetriomphale. L'Empereur s'est assis dans le
poser. Ce n'est que par une modération véritable qu'on parvient à la
paix. Des.sentimens opposés ne meneroient à aucun résultat. Et ,
comme l'a dit l'Empereur dans sa lettre au roi d'Angleterre , le
monde n'est- il pas ass z grand pour contenir en même temps les deux
nations ? Quant à use coalition ,elle est impossible ; mais dût-elle se
réaliser,elle feroit autant de mal à l'Angleterre que la séparation
même de l'Irlande. Geci ne paroîtra peut-être pas clair ; cependant
quiconque voudra y penser , comprendra fort bien ce que nous voulons
dire.
En résumé, tous les bruits que peuvent faire courir les Anglais
d'une coalition continentale , sont faux , n'ont pour but que de
relever leur change , et d'opposer quelques prestiges aux nouvelles
qu'ils reçoivent ,et qu'ils vont recevoirdes Deux-Indes.
(Moniteur. )
PRAIRIAL AN XIIL 573
choeur sur un trône , ayant à sa droite les honneurs de
l'Empire , à sa gauche ceux d'Italie .
Après les prières et les interrogations usitées, les grandsofficiers
d'Italie ont été déposer sur l'autel les ornemens
royaux que S. M.leur avoit remis successivement. Lecar
dinal les abénis. L'Empereur est venu ensuite au pied de
l'autel recevoir des mains de l'archevêque l'anneau , le
manteau , l'épée qu'il a remise à S. A. S. le prince Eugène,
le sceptre et la main de justice; enfin il est monté et
apris sur l'autel la couronne de fer. En la posant avec
fierté sur sa tête , il a prononcé à haute voix ces paroles
remarquables : Dieu me la donne, gare à qui la touche !
Ayant ensuite posé sur l'autel cette couronne , il a pris
celle d'Italie et l'a placée sur sa tête au bruit des applaudissemens
unanimes de la foule de spectateurs qui remplissoit
cette vaste enceinte. Après cette cérémonie , l'Empereur
, précédé par le même cortége qui l'avoit conduit
au choeur , a de nouveau traversé l'église , recevant à
chaque pas , par de nombreuses et vives acclamations , des
preuves évidentes de l'amour et du respectqu'il inspiroit.
S. M. est allée s'asseoir au fond de la nef sur un trône
élevé et magnifique. Les honneurs d'Italie se sont placés
derrière le trône ; à la droite de l'Empereur , S. A. S. le
prince Eugène étoit assis sur une chaise ; plus bas et à
droite les honneurs de Charlemagne , et à la gauche du trône
les honneurs de l'Empire ; au-dessous d'eux , à droite et à
gauche , les ministres , les grands- officiers militaires , les
membres de la consulte et les conseillers d'état sur des
gradins. Devant le trône et trois degrés plus bas , le grandchambellan
, le grand-écuyer de France , le grand-maltre
des cérémonies et le grand-écuyer d'Italie sur des tabourets
; les aides-de-camp bordoient la haie debout sur les
degrés du trône ; les pages étoient assis sur les marches ;
au bas de l'escalier , les sept dames portant les offrandes
étoient assises sur des chaises; àdroite et à gauche en avant
d'elles , les maîtres , les aides des cérémonies , et plus loin
les héraults d'armes et les huissiers; les deux côtés de la
nefétoient garnisde banquettes occupées par les trois colléges
électoraux , le corps législatif , les tribunaux de
cassation et de révision , la comptabilité nationale , les
généraux , les colonels ,les inspecteurs,les commissaires,
les préfets , les tribunaux d'appel ,les présidens dedépartemens,
les conseils municipaux , l'institut et les députa
tions de l'Université. Les députations militaires occupoient
la croisée du choeur et de la nef; au-dessus de ces
bancs étoient élevées des galéries et des tribunes occupées
par les personnes les plus distinguéesdu royaume;dans la
première de ces tribunes à droite du tione , dans la tri
574 MERCURE DE FRANCE,
bune impériale , étoient le doge , deux membres de la
légation ligurienne et quarante dames richement parées ;
vis-à-vis étoit la tribune du corps diplomatique ; à côté
d'elle , celle des généraux français ; plus loin , celle des
'étrangers ; l'Impératrice et la princesse Elisa occupoient
une autre tribune dans le choeur.
Le grand-aumonier est venu porter l'Evangile au Roi
après le Credo . S. M. a traversé de nouveau l'église , précédée
par les dames qui portoient les offrandes qu'accompagnoient
les aides-de-camp de l'Empereur ; elle a présenté
les offrandes à l'autel et est venue se replacer sur le
grand trône . Après la messe , le grand-aumonier est venu
apporter l'Evangile ; le grand-chancelier du royaume ,
averti par le grand- maître , a dit au président de la consulte
d'apporter le serment , et a appelé près du trône les
trois présidens des colléges électoraux , celui du corps
législatif et celui du conseil : S. M. a lu à haute voix le
serment ; alors le chef des hérauts a dit : Napoléon ,
Empereur des Français et Roi d'Italie, est couronné et
intronisé. Vive l'Empereur et Roi ! Ces derniers mots
ont été répétés par tous les assistans et accompagnés par
les acclamations les plus vives et les plus prolongées..
La sainteté du lieu , la beauté des décorations , l'ordre
de la marche, la pompe des cérémonies , la régularité des
évolutions , la symétrie noble des groupes, la richesse des
costumes , la marche gracieuse et élégante des dames qui
portoient les offrandes , la magnificence du trône , la majesté
de l'Empereur , et plus encore le souvenir de tant d'exploits
et tant de gloire , rendoient cette solennité si auguste
et faisoient une si vive et si profonde impression , qu'il est
plus facile de la concevoir que de la peindre.
Le même jour à quatre heures L. M. se sont rendues
en grand cortège en voiture à l'église de Saint-Ambroise
pour y entendre un Te Deum, et pour rendre graces à
l'Eternel dans l'un des plus saints et des plus antiques édifices
qui lui aient été consacrés : toutes les rues étoient
ornées de riches tentures , et remplies par un peuple innombrable
qui faisoit retentir les airs de ses voeux pour la
durée et la prospérité du règne de l'heureux guerrier qui
nous a rendu la gloire , et qui nous promet le bonheur.
Voici le discours prononcé par M. le prévôt de la Basilique
de Saint-Ambroise à S. M. I. et R. lorsqu'elle est
descendue de voiture.
« Sires 200 1
1
>> L'action de graces solennelles que la personne sacrée
de V. M. vient rendre en cette église de Saint-Ambroise,
m'offre le moment fortuné où je puis présenter au milieu
des acclamations publiques les plus respectueux tributs de
..
PRAIRIAL AN XIII, 575 .
1
fidélité et d'obéissance , au nom de ce chapitre de l'église
Ambroisienne qui renaît aujourd'hui sous la protection de
son Roi.
,
» L'auguste cérémonie par laquelle V. M. a été couronnée
et intronisée dans l'église métropolitaine , nous a
appris combien aux yeux de la religion est sacrée et respectable
la personne d'un Roi. Mais l'acte de reconnoissance
que V. M. va consommer sous les auspices du saint
protecteur de cette capitale et devant l'autel ; cet acte
Sire , assure à V., M. , non-seulement notre respect et
notre obéissance , mais aussi nos coeurs ; il vous garantit
des jours pleins de prospérités et de bénédictions que nous
demandons et ne cesserons de demander au ciel pour votre
personne sacrée , et pour votre très-auguste compagne
l'Impératrice-Reine, ainsi que pour toute la famille impériale
et royale . Je me trouve aussi doublement obligé à
Votre Majesté ddoont la bonté m'a élevé à l'honneur inattendu
des fonctions de son aumônier. »
Les jeux du cirque furent une des plus belles solennités
de l'ancienne Italie; ils étoient et seront toujours les jeux
d'un peuple valeureux et aimable qui cultive à la fois et
l'art de la guerre et les arts de la paix. On ne pouvoit
qu'applaudir à l'idée de rappeler les délicieux souvenirs
de notre antique grandeur. Les Italiens viennent d'offrir
au grand Napoléon ce même spectacle que nos ancêtres
offrirent à Marc-Aurèle et à Trajan. Mais la présence
de Napoléon a excité plus de joie et d'applaudissemens ,
parce qu'elle faisoit naître une admiration plus grande et
des espérances plus élevées. Ceux-ci n'étoient que les conservateurs
de la grandeur italienne ; celui-ci en est le créateur
et le père. Dans la pompe des jeux et au milieu du
bruit des acclamations , on voyoit que l'immense foule du
peuple qui s'y étoit rassemblée , portoit sur lui seul les
regards et sembloit lui dire : « Ces fêtes ne sont que de
foibles expressions de la reconpoissance que te voue l'Italie
entière pour le bien que tu lui as fait ; mais puisque
tu daignes les agréer , puisque tu aimes à t'asseoir parmi
nous comme notre prince et notre père , ces fêtes deviennent
pour nous l'augure de bienfaits plus grands encore.
Peut-être il viendra un jour que l'Italie , rendue à une vie
nouvelle , pourra orner son cirque des monumens de ta
propre bravoure, qui seront autant de nouveaux monumensde
ta gloire; et l'Italie ne devant jamais périr, tout ce
que les Italiens feront de granddans le cours des siècles ,
sera dù au héros qui les rappela à la vie. Tes bienfaits
s'étendront ainsi à la postérité la plus reculée. »
Quelle fête n'est pas belle lorsqu'elle est animée par de
576 MERCURE DE FRANCE ,
tels sentimens ? Celle qui a été célébrée hier fut en effet
très-gaie et ne fut troublée par aucun accident. La cons
truction du cirque étoit exactement prise dans toutes ses
dimensions , des anciens modèles qui nous restent , soit
enréalité , soit en souvenir. Rien n'étoit plus magnifique
et plus propre à réveiller les hautes idées grecques et romaines.
Après la course , un aérostat s'élève ; l'intrépide
femme de Garnerin est dans la nacelle , et va présenter des
fleurs à nos augustes souverains. Elle descend , le ballon
s'élève pour la seconde fois , et dans la nacelle est Garnerin
lui-même , qui , après avoir plané majestueusement
dans les nues à la hauteur de huit à dix milles , redescend de
nouveau parmi nous avec son bonheur et son adresse accouturnés.
Avant l'élévation de son ballon , Garnerin en
avoit lancé un plus petit qui s'est allunié en l'air, a formé
un feu d'artifice , et a donné lieu à la belle expérience
du parachute exécutée par un mannequin d'une taille
humaine. Ainsi dans un même jour et dans un seul spectacle
, les Italiens ont réuni , et ce que les anciens eurent
de plus pompeux , et ce que la science des modernes
inventéde plus hardi , et la présence d'un héros qui sur
passe à la fois et les anciens et les modernes.
PARIS.
* Le roi de Suède , instruit que S. M. le roi de Prusse
avoît envoyé l'ordre de l'Aigle-Noir à l'Empereur des
Français , s'est empressé de renvoyer les marques de cet
ordre, que le père du roi de Prusse actuel lui avoit accordées
lorsqu'il étoit encore enfant , et afin de donner une
preuve d'amitié à son père. Le roi de Suède , en renvoyant
cet ordre au roi de Prusse , lui a déclaré qu'y ayant sur tous
les points une telle distance de lui à l'Empereur Napoléon ,
il étoit impossible qu'ils se trouvassent dans le même
ordre. Le roi de Prusse , d'abord indigné d'un pareil procédé,
a dit en ríant: « J'en suis fâché pour mon cousin le
>> roi de Suède; il ne sent pas qu'aux yeux del'Europe et
>> de la postérité , c'est la plus piquante épigramme qu'il
>> puisse faire contre lui-même.» Il a cru cependant devoir
rappeler sa légation , jusqu'à ce que l'interdiction du
'roi de Suède ait lieu : elle ne tardera pas à être amenée
par les progrès de sa maladie. (Journal officiel. )
-Pierre- Paul Dubuc de Saint-Malo , officier de marine
non-employé , ex-envoyê de Typoo- Saïb en France :
etJean-Jacques-Antoine Thomas Vossolin , ancien enseigne
non- entretenu , jugés par une commissionmilitaire
, et convaincus d'espionnage pour l'Angleterre , ont
été fusillés le samedi 12 prairial.
a
(No. CCVI. ) 26 PRAIRIAL an 13.
!
( Samedi 15 Juin 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
INVOCATION DU CAMOENS
AUX NYMPHES DU TAGE.
NYMYPMHPHEESS du Tage , ô vous , dont un souffle de flamme,
Dans mon sein agité crée une nouvelle ame ,
Et l'embrase à la fois de feux impétueux !
Si de vos flots dorés le cours majestueux ,
Le tapis émaillé de vos rives magiques ,
Furent l'objet constant de mes accords rustiques ,
Imprimez à ma voix de rapides élans ,
Des sons fiers et hardis , de sublimes accens .
Que le Pinde m'écoute , et que mon chant l'entraîne ;
Que le Tage , en mes vers , égale l'Hypocrène .
Prêtez-moi , non les sons du champêtre pipeau ,
Ni les accens aigus du grossier chalumeau ,
Mais les éclats brillans de la trompe guerrière ,
Qui , soufflant dans les coeurs une ardeur meurtrière,
Fait pâlir de fureur jusqu'au front du héros :
Elevez mes accords jusqu'aux nobles travaux
D'un peuple de guerriers dont la gloire est le guide ,
Que Mars depuis long- temps a pris sous son égide ;
1
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Et qu'il soit à jamais chanté dans l'univers ,
Si ce sublime honneur n'est point trop pour des vers !
AUG. ROULIEZ , ex-sous principal au collège
de la Marche, Univ. de Paris.
ELEGIE.
1
SOLITAIRE et pensif , je gagne le rivage ,
Etj'y cherche un repos qui n'est plus dans mon coeur :
Vainement j'y voudrais oublier mon malheur ;
D'Eléonore ici tout retrace l'image
Et me rappelle sa froideur.
Je crois la voir dans cette fleur ;
Cette onde a mille fois réfléchi son visage ;
Elle a souvent porté ses pas dans ce bocage ;
Et le même zéphyr qui dans ses jeux charmans
Faisait flotter sa robe en replis ondoyans ,
Se joue à travers ce feuillage ;
Le chantre de nos bois reproduit ses accens
Par la douceur de son ramage.....
Partout elle me suit , elle s'offre à mes yeux .
Ah ! fuyons ; le danger m'assiége dans ces lieux.
Une grotte , une forêt sombre ,
Me garantiront bien des feux brûlans du jour.
Mais où puis-je trouver un paisible séjour ?
Et que fait la fraîcheur et l'ombre
Acelui qui brûle d'amour !
AUG. DE LABOUÏSSE.
LE VRAΙ ΒΟΝHEUR.
IMITATION DE MARTIAL.
Vilam quæ faciunt beatiorem, etc.
(MART. , lib . x , ep. 47. )
VEUX-TU savoir ce qui nous rend heureux ?
Un champ fertile , et qu'on tient de ses pères;
PRAIRIAL AN XIII.
579
La paix du coeur ; un corps sain , vigoureux ;
Peu d'étiquette , encore moins d'affaires ;
Point de procès sur-tout, ni de soucis ;
De la prudence exempte d'artifice ;
De bons voisins , des égaux pour amis ;
Un repas simple, et des hôtes choisis ,
Aisés à vivre , aimables , sans caprice ;
Des nuits sans trouble , et dont par ses bienfaits
Un doux sommeil abrége la durée ;
Des voluptés sans langueur , sans excès ;
Dans tous ses voeux une ame modérée,
Qui se soumet toujours aux lois du sort,
Sans desirer et sans craindre la mort.
s' T
KÉRIVALANT.
LE VOEU D'AGATHE RÉTRACTÉ.
Our , je voudrais mourir , crie Agathe en colère.
Son époux répond : calme-toi ,
Et sur-tout songes-y, ma chère ;
Le Diable est plus malin que moi.
:
"
N. LOUET. :
ENIGME.
JD
Sans parler , sans paraître au jour ,
Nous avons l'art de beaucoup dire .
Doux interprètes de l'Amour ,
Nous expliquons ce qu'on desire.
JeuneAglaé , combien de gens
A vos pieds nous ont donné l'être !
"Ah ! que leurs coeurs seroient contens,
Si chez vous ils nous voyaient naître !
Bientôt nous n'existerions plus ,
Les uns feraient mourir les autres ;
7
Tous étant dès-lors superflus ;
Car leurs desirs seraient les vôtres .
1
:
1
2
T
002
4
580 MERCURE DE FRANCE ,
T
LOGOGRIPHE.
:
SUR mon sein la gaieté , l'ennuyeuse tristesse,
La pétulante joie et les plus noirs soucis ,
Le travail vigilant et la lente mollesse ,
Parfois en même temps sont côte à côte assis.
Ce n'est pas tout encor ; décompose mon être:
J'ai six pieds; aisément tu pourras me connaître.
De la belle Syrinx en moi cherche l'amant;
Cette noce où se fit un prodige éclatant;
Le trompeur vêtement du Guillot de la fable;
Cet animal braillard qui fit un jour l'aimable ;
Une cité célèbre au pays des Normands ;
Un terme fort connu dans la géographie ;
D'unhabitant des lacs la compagne chérie.
Si j'en dis plus , lecteur , j'abuse de ton temps.
CHARADE.
On compte dans la musique
Plusieurs sortes du premier :
Quand certaine boisson pique ,
Dites qu'elle est mon dernier.
Si jadis à mon tout des gens osaient prétendre ,
Par intérêt ou par ambition ,
On ne peut aujourd'hui se résoudre à le prendre
Qu'autant qu'on est porté par la vocation.
Par M. G...... , ( du Puy, Haute-Loire. )
Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Venin.
1
Celui du Logogriphe est Malheureux , où l'on trouve
heureux .
taallisura 210T
Celui de la Charade estMer-cure.aich
PRAIRIAL AN XIII . 581
Traduction des Odes d'Horace en vers français,
suivie de notes historiques et critiques. Deux
vol. in-8°.
i i
1
La traduction d'un recueil d'odes , tel que celui
qu'Horace nous a laissé , sera difficilement un bon
ouvrage, et plus difficilement encore un ouvrage
agréable , même pour les amateurs de la poésie łyrique.
On est étonné que des hommes de lettres
de quelque talent se soient attachés à un pareil travail;
on ne l'est pas du peu de succès qu'ils ont
eu ; mais leur exemple , au lieu de rebuter, enflamme
l'émulation des écrivains , qui se flattent
toujours d'être plus habiles ou plus heureux. On
voudrait se rendre utile aux jeunes poètes dont le
goût n'est pas formé , en les dirigeant dans une entreprise
qui n'a besoin , pour réussir , que d'être
conçue avec plus de jugement.
Il faut considérer la plupart des odes d'Horace
comme des pièces de circonstances , dont le mérite
est aussi différent que le sujet. Dans celles qui blessent
les moeurs , il règne une licence d'expression
que je ne crois pas que notre langue puisse atteindre
, et la difficulté seule arrêterait les moins
délicats. Dans quelques-unes , on voit avec étonnement
le plus bel esprit de l'antiquité descendre
au style de la dernière populace , et outrager grossièrement
ce qu'un honnête homme respecte le
plus , l'âge et le sexe. Il y a des personnes assez
malheureusement nées pour chercher des modèles
de poésie dans de pareilles productions . Ce goût
détestable n'était que trop répandu autrefois dans
la bonne compagnie , et les poëmes les plus obscènes
étaient toujours les plus vantés. Des gens qui
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
G
se connaissaient moins en vers qu'en débauche,
osaient mettre la Pucelle au-dessus d'Athalie ; et
c'est avec le même discernement qu'ils admiraient
dans les odes licencieuses d'Horace , des expressions
moins énergiques que dégoûtantes. Mais s'il
est indifférent pour des personnes si dépravées que
les Muses , ces filles du ciele plaisent dans la
fange ou se nourrissent d'ambroisie , on peut douter
au moins de la finesse de leur goût . On pour
rait leur demander ce qu'il y a de spirituel et d'élégantat
à dire à une femme qu'elle mériteraitd'être
exposée aux éléphans noirs
10
se
1
Quid tibi vis, mulier, nigris dignissinia barris?:
Un porte- falx qui écrirait en vers ne s'expfitherait
pas dans un autre style. Mais , outre ces pièces
revoltantes , il y en a de si frivoles qu'un homme
sensé aurait honte de les traduire. N'est-il pas fidicule
de s'enfermer sérieusement dans son cabinet
pour travailler à faire passer dans sa langue les
injures qu'un poète latin a composées , il y a deux
mille ans, contre une sorcière ? Pourquoi traduire
ce qu'on ne voudrait pas avoir écrit ? La plupart
des odes bachiques et galantes ont autant d'agrement
et de feu , dans le latin , qu'elles offrent peu
d'intérêt dans une traduction. Outre qu'elles sont
remplies d'allusions fines et obscures , et quelquefois
surchargées d'expressions mythologiques , qui
ne sauraient avoir la même grace dans le français,
on sent assez qu'il faut avoir été acteur , dans ces
scènes de plaisir , pour leur donner le coloris de
lanature et la force de la vérité. Le traducteur sue
sang et eau pour exprimer ce qu'Horace écrivait
en se jouant. Lorsqu'il se peint couronne de
myrte et buvant sous la treille , dans ces vers
saphiques qu'il adresse à un jeune esclave ; lorsqu'il
invite Mécène à souper , et qu'il l'avertit
✔PRAIRIAL AN XIII. 583
qu'il ne trouvera pas d'aussi bon vin que chez lui ,
croit- on que ces pièces soient travaillées ? L'une
est la saillie d'un buveur , et l'autre le billet d'un
homme d'esprit. Ira-t-on s'appesantir à traduire
ees im-promptu ? Quand on pourrait le faire avec
légèreté, quel intérêt y trouverait- on ? Mais il y a ,
dans ces choses , un naturel qui ne s'imite point .
Horace est en scène ; on le voit à table , avec sa
maitresse , au milieu de ses amis , il étincelle de
gaieté ; la liberté du vin , la chaleur du plaisir ,
l'esprit du moment , tout contribue àfaire couler
dans ses veines le feu de la poésie. Le malheureux
traducteur qui , de sens rassis , veut prendre le
ton et les manières de cet homme charmant , de
cet homme inspiré , ne peut guères manquer
d'être ridicule . C'est un valet qui répète lourdement
les complimens spirituels de son maître. Et
puis vantez - vous d'avoir saisi la fleur de l'antiquité
, dans une pareille traduction ! On se flatte
de connaitre Horace , on ne connaît que son laquais.
Celui qui voudrait former un recueil intéressant
devrait donc , d'abord , rejeter ces bagatelles labo
rieuses qui consument en pure perte les forces
d'un traducteur , et qui affaiblissent , par leur
mélange , l'impression des plus belles odes. On
composerait un choix véritablement exquis , soit
dans le genre sublime , soit dans le gracieux , en
se bornant aux pièces qui offrent quelqu'idée ou
quelque peinture d'un intérêt général , laissant de
côté toutes celles qui tiennent à des circonstances
passagères et frivoles , dont il est presqu'impossiblede
saisir la grace.
La traduction qui a donné lieu à ces remarques
a paru il y a quelques années. Le peu de célébrité
qu'elle a obtenu a pu convaincre son auteur
des inconvéniens de la méthode qu'il a suivie ; et
4
584 MERCURE DE FRANCE ,
sans doute il aimera mieux qu'on accuse sa méthode
que son talent. Il paraît avoir senti quelques-
unes des difficultés qu'on vient d'exposer , et
il n'a pas manqué de confiance pour les vaincre.
S'il faut l'en croire , « il s'est rendu Horace pro-
>> pre , en se mettant à sa place , et il a composé
>> d'après son inspiration , plutôt qu'il n'a traduit. »
C'est assurément là un beau secret; mais malheu--
reusement il n'est pas toujours aisé à un poète de
se figurer qu'il a soupé chez un premier ministre ,
dans la compagnie la plus brillante de l'univers ,
qu'il a bu des meilleurs vins , qu'il a eu des saillies
et des bonnes fortunes , et qu'il possède une jolie
maison de campagne. Cette illusion a pu paraître
facile à notre auteur qui , dans une situation indépendante
, cultive les lettres pour son plaisir. Il
a, comme le favori d'Auguste , sa maison de Tibur
et sa fontaine de Blandusie ; je lui en fais mon
compliment : avec des traits de ressemblance si
avantageux , on peut se consoler de n'avoir pas
tout-à-fait son génie . -
Ce traducteur me parait avoir adopté une manière
toute différente de celle qu'il préconise , et
sur laquelle il avait fondé de grandes espérances
de gloire . Il prétend s'être pénétré de l'esprit d'Horace
, et au contraire il lui prête le sien; c'est
prêter à un homme bien riche. Il entreprend de
réformer ce législateur du goût : il corrige le plan
de ses odes , il change la disposition de ses idées ,
il n'épargne pas même le style, qu'il se flatte d'avoir
embelli en retranchant ou en ajoutant des strophes
entières. Ses hardiesses sont quelquefois heureuses
, je l'avoue , mais plus souvent elles ne sont
que téméraires ; et je prendrai la liberté de lui
observer qu'il fait une fausse application des règles
de la critique , pour justifier ses innovations.
Il est certain que notre langue veut une claire
PRAIRIAL AN XIII. 585
exposition du sujet ; mais , appliquer ce principe.
aux compositions lyriques , ce serait glacer l'enthousiasme.
L'ode , comme tous les ouvrages d'esprit
, a son génie propre et ses lois particulières.
Sonstyle impétueux souvent marche au hasard ;
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art .
C'est ce désordre savant que le traducteur s'est
efforcé de rendre méthodique , pour se conformer
, dit - il , au génie de notre langue. Mais jamais
on n'a corrigé plus malheureusement un auteur
qui eût moins besoin de l'être ; ni plus dangereusement
abusé d'un principe plus utile. Le raisonnement
sur lequel cet écrivain a appuyé sa méthode
est présenté d'une manière assez spécieuse ,
et je le laisserai parler lui-même , pour exposer sa
cause.
« Nous regardons , dit - il , comme une des
maximes du goût les plus importantes , que le
débutd'un ouvrage laisse entrevoir du moins le dessein
de l'auteur. Dans l'ode , comme dans une
pièce dramatique ou toute autre composition
quelconque , l'exposition du sujet devient nécessaire
pour préparer et guider l'esprit du lecteur.
Les anciens , et Horace lui-même, ne se sont pas
toujours assez assujétis à cette règle. On les voit
souvent entrer brusquement dans le sujet , sans que
rieny conduise. Ainsi, dans la première ode adressée
à Mécène , Horace , après quelques mots de louan
ges à son protecteur , commence tout - à - coup :
Il en est qui , montés sur des chars , se plaisent à
se couvrir d'une noble poussière dans les champs
Olympiques , etc. On est long-temps , après ce début
si tranchant , à démêler quel peut être l'objet
de l'auteur. Ce n'est même qu'à la fin que son dessein
est bien connu. J'ai cru, plus régulier de
l'annoncer d'abord , et voici comme je l'ai fait
dans la première strophe :
586 MERCURE DE FRANCE ,
Mécène, qui comptez des rois pour vos aïeux ,
Ode tout mon bonheur source illustre et féconde ,
Que de voeux opposés et de soins orageux
Agitentlesmortels sur l'océandu monde!
;
>> Ces deux derniers vers , expositifs du sujet ,
amènent naturellement la description des diverses
occupations des hommes , parmi lesquels Horace
ne veut choisir d'autre modèle que le poète Alcée.
Je pourrais eiter plusieurs autres exemples d'exordes
que j'ai ajoutés ; mais le lecteur attentif qui
comparera la version avec l'original , les remarquera
facilement , et les jugera , j'espère , aussi
nécessaires que moi. »
J'espère que le lecteur les jugera très- inutiles ,
et qu'une présomption d'un exemple si dangereux ,
Forsqu'elle se rencontre dans unhomme de mérite ,
netrouvera point d'approbateurs chez les personnes
éclairées. On a déjà fait voir que le sophisme de
cet écrivain vient de ce qu'il applique en particu
lier au genre lyrique une règle qui regarde la composition
en général ; mais , sans s'attacher à cette
théorie , on ne veut pas d'autre preuve que l'exemple
même qu'il a choisi, comme plus favorable à
sa thèse .
Il faut remarquer que cette ode à Mécène roule
sur une seule idée. Elle s'explique en deux mots ;
Horace dit à son ami : Chaque homme a sa passion
, et la mienne est d'être poète. Voilà tout le
sujet; et c'est d'une pensée si simple , que le traducteurdemande
une claire exposition ! c'était un
sûr moyen de la rendre insipide. On ne pouvait
tirer quelque développement d'un cadre si étroit ,
qu'en faisant l'énumération des divers états auxquels
les hommes sont portés par leurs goûts.
Mais combien cette énumération serait froide et
languissante , si elle était annoncée , si même le
lecteur la soupçonnait ! Horace a senti qu'il fallait
jeter quelque désordre dans un plan trop régulier ,
1
PRAIRIAL AN XIII. 587
et sauver par des incertitudes l'ennui d'une route
trop droite et trop facile à apercevoir. C'est ce
qu'il a fait en suivant les règles et le génie de l'ode ,
qui veulent que le poète entre dans son sujet avec
enthousiasme. Aussi commence-t-il par la pensée
qui y montait naturellement l'esprit.
?
Sunt quos curriculo pulverem Olympicum
Collegisse juvat , etc.
2
Il est vrai que ce debut tient le lecteur en suspens ;
mais cette incertitude est piquante , sans étre obs
cure , et c'est là le principe de la beauté dans les
choses d'imagination . Cette doctrine tient aux notions
les plus subtiles du goût , et à la connoissancede
l'homme qui aime naturellement les choses
profondes et mystérieuses. Tous les enchantemens
de la vie , dont on peut dire que la poésie est
l'ame , sont renfermés dans ce secret , et le grand
art est de conduire l'esprit par des voies détournées
et incertaines , vers un objet qui perdroit tout
son charmé , s'il était montré d'abord à découvert.
" C'est à cette même doctrine qu'appartient un
autre principe , dont la connoissance ne serait pas
moins utile aux traducteurs. Lorsqu'ils rencontrent
quelqu'idée forté dans un écrivain , ils sont frappés
de la multitude d'images que cette idée leur présente
; et ravis de ces pensées de détail , ils se font
gloire d'en enrichir l'original , comme d'un embellissement
de leur invention. Ils ne s'aperçoivent
pas qu'ils ötent à la pensée toute sa profondeur et
toute sa beauté, en privant le lecteur du plaisir de
la pénétration qu'eux-mêmes ont éprouvé . Horace ,
comme tous les grands écrivains , est plein de ces
mots qui font penser et qui renferment beaucoup
de sens dans une briéveté expressive. Le traducteur
n'a pas vu le mérite de cette simplicité , et ,
sous prétexte d'éclaircir ces mots pleins de substance,
il en a énervé la précision :son erreur est
588 MERCURE DE FRANCE ,
si grande qu'il s'applaudit d'avoir paraphrasé de
tels endroits. J'ai peint , dit-il , où Horace ne fait
que réfléchir , etj'ai ajouté beaucoup de traits que
peut - être il ne désavouerait pas. Ainsi , dans
l'ode XVIIIe du deuxième livre , qui est une
pièce toute morale , lorsqu'Horace dit simplement :
Et sepulcri immemor struis domos ; vous bâtissez
des demeures , et vous oubliez celle du tombeau ,
« j'ai cru , dit le traducteur , entrer dans son esprit
>> en rendant sa pensée par ce tableau frappant :
: >>Et sans songer au gouffre immense
>> Que la mort nous creuse en silence ,
>> Nous le couvrons de vains palais . >>>
Il faut être doublement aveuglé par l'amour propre
pour ne pas voir que ces vers ne valent rien , et
que c'est substituer une déclamation à une pensée
juste et forte. Le vers original se grave dans l'esprit
comme une vérité précise qu'on peut citer ; ceux
du poète français , fussent-ils mieux tournés , n'auroient
jamais cet honneur , parce qu'on ne cite
point ce qui est emphatique. En voulant donner
des leçons de goût à Horace , on s'expose à en recevoir
de modestie . On est faché de voir un écrivain
, qu'on a tant de raisons d'estimer , manquer
d'une qualité qui rend le talent si aimable. On
admire sincèrement les beaux endroits de sa traduction,
et on y reconnaît avec plaisir le feu poétique,
quoiqu'il soit difficile d'y trouver quelque
strophe absolument parfaite. On citera cependant
la première de la troisième ode , qui est remar
quable par la facilité et l'élégance.
Sic te, diva polens Cypri ,
Sicfratres Helenæ, lucida sydera ,
Ventorumque regat pater ,
Obstrictis aliis , præter Iapyga,
Navis , quæ tibi creditum
Debes Virgilium !finibus Atticis
Reddas incolumem , precor ,
Et serves animæ dimidium meæ.
1
-
PRAIRIAL AN XIII. 589
४
Que Zéphyre à la douce haleine ,
Quela déesse de Paphos ,
Que les frères brillans d'Hélène
T'aplanissent le sein des flots ;
Ovaisseau qui portes Virgile,
Conserve sur l'onde mobile ,
Ce saint dépôt de l'amitié.
D'Homère aux rives d'Achaïe
Conduis l'émule, et de ma vie
Sauve la plus chère moitié .
Nous louerions avec plus de plaisir encorede semblables
morceaux , si l'auteur ne s'étoit pas chargé
de les louer lui-même sans aucune mesure. Nous
croyons répondre à la confiance dont il nous a
honorés en ne lui épargnant pas des vérités facheuses,
mais utiles. Onne lui dissimulera pas que
son amour-propre révolte le lecteur , lorsqu'il se
permet de dire : « Je me persuade quedans toutes
> mes odes on retrouvera les images poétiques
>> de mon modèle ; et je me flatte que , dans la
> deuxième épode , on remarquera la facilité , le
>> naturel , et les graces de l'original. » Voilà un
éloge biencomplet, et qui n'a rien coûté : onsent
qu'il est donné de bon coeur; il ne lui manque que
d'être dans une autre bouche. On ne craindra pas
de troubler la satisfaction d'un amour-propre si
robuste , en priant l'auteur d'observer qu'il n'y a
rien de plus foible que la deuxième strophe de
cette épode dont il est si charmé.
D'un oeil content , dans la prairie
Il regarde errer son troupeau ;
Ou bien en chantant il marie
Sa jeune vigne au tendre ormeau .
1 .
:
Ce sont là des vers d'ariette , fort bons peut-être
dans un opéra comique , mais fort déplacés dans
une ode. Horace a rajeuni l'idée commune du mariage
de la vigne , par l'expression adultd, que le
traducteur n'a pas remarquée.
... Aut adultá vitium propagine
Altas marilat populos;
590 MERCURE DE FRANCE ;
'Autin reductá valle mugientium
Prospectat errantes greges.
La fin de la strophe française est encore plus défectueuse
, parce qu'elle pèche contre la langue :
L'abeille enrichit sa maison
De l'or coulant qu'elle distille ,
Et la brebis de sa toison.
i
Le dernier vers paraît obscur et incomplet , parce
que le verbe en est trop éloignée. Le poète latin a
prévenu cet embarras en mettant de mot propre
àchaque pensée .
Autpressapuris mella condit amphoris ,
Aut tondet infirmas oves.
Le traducteur a supprimé les détails les plus
pittoresques de la vie de l'homme champêtre , le
foyer préparé au retour de la chasse , la rentrée
du troupeau dans la bergerie , et la peinture des
valets qui s'égaient autour du feu. On ne trouve
chez lui aucun de ces vers qui vous mettent la
campagne sous les yeux :
1.
Σ
Sacrum vetustis extruat lignis focum ,
Lassi sub adventum viri ;
Claudensque textis cratibus lætum pecus ,
Distenta siccet ubera ;
Positesque vernas , ditis examen domús ,
Circum renidentes lares!
:
On laisse à l'auteur à décider si ces vers ne font
point partie des graces de l'original , ou si , en les
supprimant , il peut se flatter de les avoir rendues
toutes.
MIA
CH. D.
J )
i
"
4
, :
11
PRAIRIAL AN XIII. 591
:
201
Les six Ages de l'Ecriture Sainte , depuis la création
du Monde jusqu'à la naissance de Jésus-Christ; par
M. Belleserre , ancien avocat. Unvol. in- 12. Prix : 2 f. ,
et 2 f. 50 c. par la poste . A Paris , chez Migneret, imprimeur
, rue du Sépulcre , faubourg Saint-Germain ,
n° 28; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 42.
L'ABBÉ FLEURY regrettait , dans sa vieillesse , de n'avoir
pas fait une histoire chronologique des Juifs où les matières
fussent plus développées que dans le Catéchisme
Historique , et ordonnées d'une manière plus régulière
que dans les Moeurs des Israélites. Ce livre lui semblait
nécessaire principalement pour cette classe d'hommes que
leurs travaux empêchent de cultiver leur esprit , et qui ,
après être sortis de l'enfance , perdent de vue l'instruction
religieuse , souvent trop superficielle , qu'on leur a donnée.
L'illustre auteur de l'Histoire Ecclésiastique pensait
aussi que , parmi les livres qu'on met entre les mains des
enfans, aucun ne pouvoit leur être plus essentiel qu'un
ouvrage où se trouverait le récit succinct des faits que présente
le Vieux Testament. Les traditions des temps anciens
, la vie pastorale que menaient les patriarches , leur
vocation miraculeuse , les merveilles que Dieu exécuta
si souvent en faveur du peuple qu'il avait choisi , des
moeurs étrangères aux nôtres , tous ces objets si attrayans
pour la jeunesse , réunis dans un cadre régulier , présentés
sous un point de vue religieux , et peints avec les
couleurs qui leur conviennent, semblaient à l'abbé Fleury
devoir fournir le sujet d'un livre aussi agréable qu'utile.
Ses regrets auraient encore été plus vifs , s'il eût pu
prévoir l'époque à laquelle nous nous sommes trouvés.
La dépravation des moeurs , la corruption de l'opinion ;
les progrès de l'impiété dont il fut témoin dans ses der-
L
592 MERCURE DE FRANCE ,
1
nières années , ne lui donnaient pas probablement l'idée
de ce qui devait arriver avant la fin du siècle. Il était
loin de présumer qu'une philosophie désastreuse ne se
contenterait pas de renverser les autels , et de répandre
des flots de sang , qu'elle étendrait l'exécution de ses
plans destructeurs jusque sur l'enfance qu'elle s'efforcerait
d'aveugler et de corrompre. Il ne présumait pas que
les pères n'auraient plus le droit d'apprendre la religion
àleurs enfans , que les réunions des fidèles seraient regardées
comme des conspirations , qu'un prêtre enseignant
le Catéchisme encourrait la peine de mort ou du moins la
déportation , et que les Heures seraient déclarées livre suspect.
Si l'abbé Fleury eût prévu tous ces maux , combien
n'aurait- il pas fait de voeux pour qu'après une époque où
l'enfance fut infectée si long-temps par des doctrines pernicieuses
, il y eût un livre à la portée de toutes les classes
de lecteurs , qui leur présentât , sous des formes intéressantes
, l'Histoire Sainte oubliée par les uns , et absolument
ignorée par les autres !
M. Belleserre semble avoir eu l'idée d'exécuter cet utile
projet. Son livre , écrit d'un style simple et naturel , se
fait lire sans que l'auteur ait eu recours à aucun ornement
ambitieux ; toutes ses couleurs sont puisées dans les
livres saints ; il ne s'écarte jamais de son sujet , et quelques
réflexions placées sans affectation servent seulement
à lier les faits et à en faire sentir la moralité. M. Belleserre
a senti toute l'importance de son travail ; le développement
qu'il donne de ses idées sur l'Histoire Sainte
est d'un esprit plein de justesse. On y reconnaît le coupd'oeil
observateur qui n'appartient qu'à l'expérience et à
l'instruction. «A son antiquité , dit-il , et à sa certitude
» au-dessus de toutes les autres , l'Histoire Sainte joint
>> encore l'avantage d'être la seule qui trace aux hommes
› les véritables règles de conduite et qui leur prescrit
>> les véritables devoirs qu'ils ont à remplir. C'est cette
>> histoire qui , étant le fondement de notre religion ,
,
>> nous
PRAIRIAL AN XIII. 593
4
4
» nous découvre notre origine , notre véritable nature et
> notre véritable destination . Elle nous montre sous mille
>> formes sensibles les attributs de Dieu ; et en même-
>> temps qu'elle nous fait admirer sa puissance et sa sa-
>> gesse infinie , elle nous inspire tour-à-tour de justes
>> sentimens de crainte et d'espérance à la vue de sa jus-
>> tice et de sa bonté. Les récompenses ou les châtimens
>>>attachés à la bonne ou à la mauvaise conduite du
>> peuple que Dieu s'était choisi , sont certainement pour
>> tous les hommes une leçon toujours vivante de ce qu'ils
> doivent attendre eux-mêmes de leurs bonnes ou de leurs
>> mauvaises actions. Tous les états , toutes les conditions
>> trouvent ici des modèles : un David , un Josaphat , un
>> Ezéchias fournissent aux rois les plus excellentes ins-
>> tructions sur leurs devoirs, et leur apprennent qu'ils ne
>> doivent user de leur autorité que pour rendre leurs
>> sujets heureux en les rendant meilleurs. Moïse , Josué ,
>> Néhémie peuvent être proposés à tous les magistrats et
>> à toutes les personnes constituées en dignité ; Abraham ,
» Booz , à tous les riches ; Ruth à tous les pauvrés ; et
» Job à tous ceux qui , par des révolutions inattendues ,
>> voient engloutir tout - à- coup leur brillante fortune.
>> Enfin , pour tout dire en un mot , il n'est point d'état ,
>> point de situation dans la vie qui ne trouve des règles
>> de conduite dans ce riche dépôt. ..
La narrationi de M. Belleserre a un caractère particulier
; les tournures les plus naturelles , les expressions les
plus naïves sont toujours celles qu'il préfère. Peut- être
desirerait- on quelquefois plus de force et de rapidité ;
mais l'espèce de charme attaché à une grande simplicité ,
dédommage suffisamment le lecteur , et lui fait même ex
cuser les négligences qu'il serait tenté de relever. L'auteur
n'a du reste affiché aucune prétention ; il laisse aux
savans la vérification scrupuleuse des dates qui n'ont pas
une importance réelle pour l'objet qu'il s'est proposé ; il
se borne modestement à suivre le système chronologique
Pp
594 MERCURE DE FRANCE.
le plus généralement adopté. On voit que cet ouvrage est
irréprochable sous les rapports les plus essentiels. Cependant
nous nous permettrons quelques observations indiquées
par l'idée que nous nous étions faite du travail
desiré par l'abbé Fleury.
M. Belleserre , dans l'intention de faire un livre peu
étendu,a cru devoir se priver des détails que fournit l'Ecriture
Sainte , soit sur les lois et les moeurs , soit sur les
discoursprononcés parles chefs des Israëlites .Cette combi
naison donne à l'ouvrage une sorte de sécheresse , et le dépouille
de l'attraitqui nous attache si puissamment aux narrations
des anciens; elle a en outre l'inconvénientde suppri
merdes morceaux très-utiles pour l'instruction du peuple et
des jeunes gens. En effet , l'antiquité profane offre-t-elle
unmonument de législation plus beau et plus complet que
les lois de Moïse ? Où trouvera-t-on des préceptes plus
sublimes sur tous les devoirs de l'homme , que dans les
pseaumes de David et dans les prophètes? Ce n'est pas que
nous eussions demandé dans cet ouvrage uhe analyse
complète de l'Exode , du Lévitique , des Nombres et du
Deuteronome , ni une multitude de pseaumes , de cantiques
et de prophéties ; mais nous aurions desiré que l'au
teur donnât une idée des principales lois de Moïse , et
qu'il plaçât convenablement quelques-uns de ces passages
oratoires ou poétiques qui se liaient naturellement à son
histoire , et qui n'auraient pu que l'embellir. Pour les lois
de Moïse, M. Belleserre aurait consulté l'excellentouvrage,
de l'abbé Guénée , où ce théologien , aussi savant dans ses
conjectures qu'élégant dans son style , fait le tableau le
plus complet et le plus fidèle de la législation des Juifs.
On pourra juger de l'utilité de cette analyse , dans l'ouvrage
dont nous parlons , par les réflexions suivantes de
l'abbé Guénée :
« Le législateur des Juifs est ,dit-il , de tous les anciens
>> législateurs , le plus instruit et le plus vertueux. Quel
>>respect pour la Divinité ! quelle soumission à ses or
PRAIRIAL AN XIII . 595.
» dres! La píété , qui fait le caractère propre de sa législation
, est la règle constante de toute sa conduite. Quel
>> amour pour son peuple ! quel désintéressement ! quelle
>> douceur ! Il souffre les murmures avec patience , il
» avoue ses fautes avec candeur; il voit sans se plaindre
> son frère et les enfans de son frère élevés au sacerdoce ;
> il les met lui -même en possession de cette dignité , tan-
>> dis qu'il laisse ses propres enfans confondus avec la
>> foule des lévites , sans espérance de pouvoir jamais s'é-
> lever plus haut. Avec tant de vertus , que de lumières !
>> Orateur touchant , poète sublime , historien exact , po-
> litique profond , il réunit les plus belles connaissances
>> aux plus nobles talens. Veut-on apprendre l'origine du
>> monde , les généalogies des premiers hommes , les éta-
>> blissemens des anciens peuples , la naissance des arts
>> etc. , l'antiquité ne nous offre point de monument plus
>> précieux , ni plus sûr que ses écrits. » :
4
?
L'abbé Guénée ajoute à ce beau portrait de Moïse , un
parallèle digne d'être remarqué après les désastres dont
nous avons été témoins . Il prouve que l'auteur avait prévu
long-temps avant la révolution , les excès dont la philosophie
moderne était capable. « La philosophie de Moïse
>> dit- il , n'est point cette philosophie aride et sèche dont
» la subtilité s'évapore en,vains raisonnemens , et dont
» les forces s'épuisent en recherches inutiles au bonheur
>> des hommes ; cette philosophie désastreuse qui , la
>> hache à la main , et le bandeau sur les yeux , abat
» renverse , détruit tout , et n'élève rien ; qui , dans son
>> délire impie , fait son dieu de la matière , ne distingue
>> l'homme d'avec la brute que par ses doigts , et pour le
> perfectionner, le renvoie disputer aux animaux le gland
>> dans les forêts . C'est la sage philosophie de ces hommes
bienfaisans qui ont formé les sociétés , civilisé les peu-
>> ples , et rendu leurs semblables heureux , en leur ap-
>> prenant à se soumettre au joug des lois . >>>
Il paraît que M. Belleserre aurait donné un nouveau
1
Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ;
prix à son ouvrage si , au lieu de passer rapidement sur les
lois de Moïse , dont il ne parle qu'en quelques lignes , il
eût donné un exposé succinct de leur objet et de leur but.
On aurait aussi aimé à trouver dans cette histoire les can
tiques qui furent chantés dans des circonstances importantes.
Tel est celui de Moïse après le passage de la mer
Rouge. Le cantique d'Ezéchias que l'on a considéré avec
raison comme la plus touchante élégie qui ait été composée
, devoit également trouver place lorsque l'auteur
parle de la maladie de ce roi : cet admirable morceau ,
vanté même par les philosophes modernes , a un charme
doux et mélancolique dont aucune poésie profane n'approche
; traduit comme il doit l'être , c'est-à-dire presque littéralement
, il aurait produit le plus heureux effet dans le
récit dont nous parlons. Il suffira d'en citer quelques fragmens
pour motiver cette observation. Le prophète vient
de la part de Dieu annoncer à Ezéchias qu'il guérira ; le
pieux monarque élève au Seigneur ses humbles actions de
grace. « Le temps qui m'étoit donné s'est enfui ; tout s'é-
>> loigne de moi comme la tente du berger..... Je m'étais
>> flatté d'aller jusqu'au matin ; mais Dieu , comme un
lion , a brisé mes membres. Du matin au soir , je serai
>> retranché du nombre des vivans. J'ai crié comme l'hi-
>> rondelle , j'ai gémi comme la colombe , mes yeux se sont
» épuisés à force de regarder le ciel...Seigneur, m'écriaisnje,
le mal m'accable ; venez à mon secours. Que dirai-
>> je maintenant que Dieu a parlé en ma faveur , et qu'il a
>> fait ce qu'il a promis ? Après que mon ame a été plon-
» gée dans l'amertume , je marcherai tranquillement pen-
>> dant toutes les années qui me sont accordées.. Vous avez
» fait , Seigneur , succéder la paix à ma douleur la plus
>> amère , parce qu'il vous a plu de me délivrer de la
>> corruption de la mort, parce que vous avez rejeté der-
>> rière moi tous mes péchés. »
Rousseau a paraphrasé ce cantique ; l'ode qui commence
ainsi : J'ai vu mes tristes journées, est considérée
PRAIRIAL AN XIII. 597
comme un de ses chefs-d'oeuvre ; cependant on a remarqué
qu'il n'avait pas conservé à ce cantique le ton simple
qui le caractérise ; en général son talent étoit plus propre
à rendre les grandes pensées et les grandes images que les
idées douces et mélancoliques. C'étoit encore une raison
de plus pour faire entrer ce cantique dans le récit de la
maladie d'Ezéchias , parce qu'un grand nombre de personnes
ne le connaissent que par la paraphrase de Rousseau .
Il se trouve encore dans l'Ecriture Sainte plusieurs morceaux
qui auraient pu figurer dans l'histoire de M. Belleserre.
Ces passages , en suspendant quelquefois la narration
, l'auraient rendue plus agréable ; et l'auteur , sans
avoir besoin , comme les anciens , de recourir à des fictions
pour orner ses récits, aurait trouvé dans la Bible une source
féconde de beautés oratoires et poétiques. L'unique reproche
que l'on puisse faire à M. Belleserre est donc d'avoir
voulu trop abréger son ouvrage , qui du reste nous a paru ,
sous presque tous les rapports , réunir les avantages que
P'on doit attendre d'un livre destiné aux enfans et aux personnes
que les circonstances ont empêché de s'instruire.
P.
A L'ÉDITEUR DU MERCURE DE FRANCE.
Alençon.
J'AI lu dans le Mercure deux articles relatifs à Marmontel
. Ils m'ont rappelé que je possédais un exemplaire
des Incas , édition de Berne et Lausanne , qui appartenait
à feu Mallet Dupan , l'un de vos devanciers dans la rédaction
du Mercure : il renferme quelques notes marginales
qui sont toutes de la main de Mallet Dupan , et dans
lesquelles il a exprimé son opinion sur quelques parties
de l'ouvrage. Vos lecteurs seront sans doute flattés de
३
598 MERCURE DE FRANCE.
connaître l'opinion jusqu'ici inédite , d'un contemporain
et d'un collaborateur de l'auteur des Incas .
( LOUIS DUBOIS ).
Chapitre IV. ( Cette première note regarde les quatre
premiers chapitres de l'ouvrage ) .
१
Comme ces quatre chapitres sont froids et sans intérêt !
Ce n'est pas ainsi que Fénélon s'introduit dans le sujet du
Télémaque. Dès les premières pages on est attaché ,
ému.
Chap. VIII. « Montezume ordonne à l'instant que parmi
>> les captifs on en choisisse mille pour les immoler, p. 58. »
Voilà les antropophages que l'auteur nous peint comme
des agneaux immolés par des tigres !Et Cortès , selon lui ,
était un fanatique exécrable , de briser ces autels teints de
sang humain ! Herrera dit que les murs du principal temple
de Mexico étaient enduits de sang caillé, depuis les
lambris jusqu'au plafond. :
Méme chap . « Montezume permit que , devant ses
yeux , on fit brûler vifs ceux des siens qui avaient puni
>> l'insolence des soldats de Cortés , pag. 62. »
Ce fait est absolument dénaturé. Les Espagnols furent
massacrés sans prétexte , tandis qu'on traitait de la paix.
(Voyez Antonio de Solis , tom . 1.) La vengeance qu'en tira
Cortès était légitime , et ne ressembla nullement à toutes
les horreurs que lui prête ici le romancier.
Méme chap . « Et fondant sur les Indiens , les Espa-
>> gnols égorgent tout ce que la frayeur , l'épouvante et la
>> fuite ne dérobent pas à leurs coups , pag. 66. »
Cette fable est aussi absurde que la précédente. Ce massacre
fut une suite du complot d'égorger les quatre-vingts
Espagnols pendant l'absence de Cortès occupé contre
Narvaès . Le romancier a tiré tous ses faits et tout son
livre de LA DÉCOUVERTE DES INDES ,, ouvrage décrié absolument.
PRAIRIAL AN XIII. 599
1
Chap. IX. « On crie au roi de s'éloigner. L'ennemi
>> l'arrête , etl'expose à nos coups , pag. 73. »
Atrocité aussi fabuleuse que les précédentes. Cortès
fut très-fâché de la mort de Montezume qui lui servait
d'otage , et d'otage utile à ses desseins.
Chap. X. « A mille Castillans la fortune de Cortès
>> avait joint plus de cent mille auxiliaires , pag. 76. »
Cen'était pas la fortune , mais le despotisme des rois du
Mexique . A l'arrivée de Cortès , une foule de nations ope
primées , lassées du joug de ces tyrans , volèrent vers lui
et lui offrirent leurs secours. Parmi eux étaient les Tlascalétes
, républicains ardens , qui débattaient depuis longtemps
leur liberté contre Montezume.
Même chap . « Cortés résolut de nous livrer l'assaut ,
pag. 78. »
Voyez la note précédente. Cette conquête fut exécutée
par des tyrans contre d'autres tyrans . C'est l'ordinaire ,
mais cet ordinaire- là ne prête pas aux déclamations et aux
figures de rhétorique. Voilà pourquoi Marmontel n'en veut
point.
Méme chap. « Alors un délire stupide se saisissant
» d'Orozimbo , sa langue parut se glacer ... pag. 83. »
Quelle ridicule description ! Un homme , dans un pareil
état , aurait des convulsions et non pas de la douleur.
Ç'est le défaut de tout l'ouvrage d'être toujours sec et
froidement déclamateur.
1
Méme chap. « Et moi , lui dit Guatimozin , suis-je sur
>> un lit de roses ? pag. 84 .
::
J'ai toujours douté et douterai toujours de ce mot si
fameux dont on ne trouve de trace que dans un seul historien,
d'ailleurs peu croyable.
Méme chap . « Au milieu d'un hameau dont les toits
>> embrasés fondent sur les femmes enceintes .... on voit
les Espagnols .... se réjouir et insulter aux victimes
de leur furie , pag. 87 . 1
Toutes ces horreurs sont ridicules par leur exagération.
1
4
600 MERCURE DE FRANCE ,
L'imagination en délire peut inventer de pareilles peintures
; mais il est extravagant de les appliquer aux Espagnols
qui , quoique très-cruels et très-avides , n'en sont
jamais venus aux épouvantables excès que l'auteur s'amuse
à raconter. Du reste , rien ne me paraît plus sec , plus ampoulé
que ce narré de la conquête du Mexique. Celui
d'Antonio de Solis est infiniment plus attachant.
-Chap. XI. « Au nom de Las -Casas , au nom de ce héros
>> de la religion et de l'humanité .... pag . 100. »
N'oublions pas que ce héros prétendu , si loué dans ce
roman , est le premier qui ait imaginé et rédigé le plan du
commerce des esclaves-negres. Telle était l'espèce de son
humanité . Quant à sa politique , la voici : il déclamait
contre les conquérans du Pérou , en Espagne , pour obtenir
le riche évêché de Chiapa où il se consola tout doucement
des malheurs de l'Amérique.
Chap. XII. « Alors rompant l'hostie en trois , Fer-
> nand de Lucques s'en réserve une partie, et en donnant
>> une à chacun de ses associés interdits et tremblans :
>> Ainsi , dit- il , soit partagée la dépouille des Indiens,
>> pag. 102. »
C'est outrager le bon sens et la vraisemblance de prêter
àqui que ccee soit ces horribles sottises. Est modus in
rebus.
21
Méme chap. « Ce ne sont pas les creux des mines , où
>> ces peuples sont enfermés vivans , que l'on doit re-
>> douter pour eux , pag. 106. ».
Il faut être fou pour mettre dans la bouche d'un hypocrite
des extravagances pareilles . Il n'est pas possible que
jamais personne ait tenu et tienne un pareil langage , qui
estceluide la folie et non pas du fanatisme . C'est se battre
contre des moulins à vent que de faire répondre des sen
tences à ce débordement d'atrocités insensées qui font rire
plus qu'elles ne révoltent. Mais tel est l'esprit déclamateur :
il affoiblit toujours à force d'exagérer.e
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 601
Chap . XII. « ... Vous servez un Dieu ; mais ce Dieu ,
» c'est l'impitoyable avarice , pag. rog. »
Il y a long-temps que Montaigne et l'Auteur d'Alzire
ont dit toute cette tirade avec moins de prétention et d'emphase
, mais plus d'éloquence. Marmontel n'ajoute à co
qu'ils ont dit que les apostrophes , la fausse chaleur , etc.
Méme chap . « Voilà , je crois , ce que le zèle , d'accord
» avec l'humanité , conseille à des héros chrétiens ,
» р. 112, »
Il y a plus de soixante vers blancs de huit syllabes dans
ce paragraphe ( 1 ) .
Chap . XIII. « Barthélemi fut remené jusqu'au fleuye
» des Lézards .... pag. 120. » i :
Cet épisode est intéressant , parce qu'il est simple , et
écrit en général d'un style conforme aux choses. L'auteur
est assez propre aux peintures douces. :
Chap . XVII. « .... Ils prétendent imaginer un plus
>> grand mal que de vieillir , pag. 162. »
Toujours du bel esprit et des phrases académiques prononcées
par des sauvages. Ce n'est pas une des moindres
raisons de la fatigue de cette lecture faite de suite...
Chap . XVIII. « Ce désordre a je ne sais quoi de mer-
>> veilleux qui agrandit l'ame et l'affermit en l'élevant ,
» pag. 174. » . て
...C'est se moquer des gens que de faire tenir un pareil dis
cours par un brigand à ses soldats. Il leur donne là une
belle consolation . On dirait qu'ils sont dans cette île pour
faire des observations .
..
:
Chap. XXXV, tom. 2. « . Pour expier le crime d'y
» avoir fait germer l'or , p . 97. » .
Quelle futile déclamation ! Comme si la nature était
coupable de l'abus que l'on a fait de l'or !
دما
(1 ) Le célèbre critique Clément a fait la même remarque , il y
déjà long-temps . L. D.
602 MERCURE DE FRANCE ,
Chap . XXXVI. C'est là que frémissait Huascar , sous
>> une garde inexorable , p. 105. »
Il est singulier que pas un mot des précédens chapitres
n'apprenne qu'Huascar est instruit de la délivrance d'Ataliba.
Cette inadvertance de l'auteur jette de l'embarras
dans le récit.
Même chap. - « Il est mort ! ...-Ton armée te l'ap-
>> porte enpleurant. Il en fut l'amour et l'exemple , p. 108. »
Ce dialogue est adroit , quoiqu'imité visiblement des
'Horaces de Corneille.
Méme chap. « J'ai bu la coupe du bonheur; j'en ai épui-
» sé les délices , p. 111. »
1.
Ces vaines figures recherchées sont bien éloignées de
Pexpression de ladouleur. L'auteur l'a bien saisie plus
haut; ce qui prouve combien il a le goût peu sûr. Ce
n'est pas dans ce style qu'Evandre pleure son filsdans
'Enéide.
Méme chap . « Alors tu retrouveras ton frère tel que tu
» le vois aujourd'hui , traitable, humain , sensible et juste ,
»р. 114. »
Le romancier s'est moqué des gens instruits en traçant
cecaractère d'Ataliba , qui n'était qu'un brigand perfide
et sanguinaire , assassin de son frère qu'il avait indigner
ment trompé et dépouillé , en horreur aux Indiens , qui
rendirent graces aux Espagnols de la mort de ce tyran.
Est-il permis de faire ainsi , à son gré, un Titus d'un
Caligula ?
Chap. XL. « Veux-tu voir mes entrailles se déchirer
d'horreur , etmon enfant épouvanté s'arracher des flancs
>> de sa mère ? p. 139. »
C'est de ces expressions gigantesques et emphatiquement
impropres que se servaient Lucain , Brébeuf, et Corneille
Jorsqu'il est faible. Leur exemple aurait dû corriger un
académicien.
Chap . XLVII. « La mort est impassible ; et au bord
PRAIRIAL AN ΧΙΙΙ. 603
>> de la tombe est une digue où s'accumulent les restes des
» maux de la vie , p. 228. »
Il faut renvoyer cet amphigouri du pathos le plus obscur
au fatras énigmatique intitulé : Nuits d' Young.
SPECTACLES.
r.
S
$ 2
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers.
Si quelqu'un conteste le mérite de cette tragédie, per
sonne assurément ne saurait nier son succès : elletriomphe
avec éclat et de l'influence de la saison et de celle de la
critique. L'accès du théâtre est aussi obstrué à la onzième
représentation qu'à la première , et il n'y a de cabale
qu'à la porte ; car une fois la toile levée, le recueillement
est profond , et le sentiment de l'admiration unanime. Il
n'y a pas de siffleurs qu'on soit obligé de mettre dehors ,
ni de victoire obtenue à coups de poing , comme à la
deuxième représentation de Madame de Sévigné , où
l'improbation a été comprimée avec l'énergie et les manières
des forts de la Halle .
Nous avons observé , à la gloire de l'auteur , qu'il a
fait une belle tragédie avec peu de matière , ce qui est le
comble de la difficulté ; il faut ajouter sans amour, ce qui
fut long-temps regardé comme impossible.
Il nous reste des observations nouvelles à faire sur les
imitations , sur le style et sur quelques critiques , soit
relatives , soit étrangères au style.
J'ai remarqué assez peu d'imitations ou de réminiscences
: je n'appelle pas de ce nom l'hémistiche que je
vais souligner :
Je ferai devant lui parler lavérité.
604 MERCURE DE FRANCE
Racine a dit :
Je devrais faire ici parler la vérité.
Mais, comme dit très-bien Voltaire , cela ne s'appelle
point imiter ou dérober ; c'est seulement parler la même
langue. Il est impossible d'éviter ces ressemblances , ces
rencontres . Entendre la vérité serait une expression commune
, la faire parler est une tournure poétique et bien
plus vive , qui personnifie la vérité. Le premier qui l'a
trouvée a enrichi la langue; il est difficile de savoir si
c'est Racine ; quoiqu'il en soit , aujourd'hui elle appartient
à tous , et c'est une monnaie courante dont chacun
peut faire usage .
J'ai parlé , dans un autre numéro , d'un vers plus merquant
, emprunté à l'auteur de la Henriade , et mal employé
par celui des Templiers.
Et qui meurt pour son roi meurt toujours avec gloire ,
avait dit Voltaire ; ce qui est vrai. M. Renouard substitue
innocent à pour son roi , et la vérité disparaît. On
dit qu'il a mis encore à la place de toujours.
Et qui meurt innocent meurt encore avec gloire.
L'exactitude ne s'y trouve point davantage.
Il a fait aussi à Crébillon un emprunt dont l'usage n'est
guère meilleur.
Avide de périls , et par un triste sort ,
Trouvant toujours la gloire où j'ai cherché lamort.
( RHADAMISTE . )
Cette pensée est belle ; par un triste sort , loin d'être
une cheville , ajoute à sa beauté , et prévient tout soupçon
de jactance. L'imitation de M. Renouard est peut-être un
peu maniérée. ;
Je demandai la mort ; je n'obtins que la gloire.
L'antithèse , dans Crébillon , couverte en quelque sorte
par le sentiment est à peine remarquée ; ici elle est saillante
, et l'on sent trop la main du poète : l'antithèse m'a
paru un peu prodiguée dans cette tragédie. Au reste il
PRAIRIAL AN XIII . 505
faudrait l'avoir sous les yeux pour s'assurer de la justice
de ce reproche ; car c'est la fréquence et non l'emploi de
cette figure qu'on peut blâmer.
Voici une imitation de Tacite que je trouve trèsheureuse.
L'historien , après avoir peint la corruption
motonone de plusieurs générations consécutives , se résume
en quatre mots. Alia nomina, cadem vitia ; « d'au-
» tres noms , mêmes vices. »
Dans les Templiers :
Cesont d'autres soldats , c'est la même vertu.
:
C'est la pensée de Tacite retournée , la même tournure,
la même coupe ; le mot de l'historien pourrait être rendu
ainsi:
:
i
Les noms sont différens ; les vices sont les mêmes.
Ilya , pour le dire en passant , une foule de beaux
vers dans Tacite ; il ne s'agit que de les en détacher : Racine
en a pris beaucoup sans avoir épuisé la mine ; il en
a transporté ailleurs que dans son Britannicus. La pensée
de ces vers de Mithridate , si souvent cités , est de Tacite :
Et pour être approuvés ,
De semblables projets veulent être achevés ( 1 ) .
Ainsi que ces deux vers de Corneille ,
Et le peuple inégal à l'endroit des tyrans (2)
S'il les déteste morts , les adore vivans .
1
A
)
On pourrait citer bien d'autres exemples du parti que
nos meilleurs écrivains , poètes ou prosateurs , ont tiré de
Tacite.
J'ai vu aussi quelque part une image avec laquelle le
magnifique récit des Templiers , et le mot sublime qui le
termine ( les chants avaient cessé ) , paraît avoir de l'analogie.
C'est dans une description de tempête : on peint les
débris du navire flottans sur la mer ; des malheureux dis-
(1 ) Quod non potest laudari nisi peractum.
(2) Et vulgus eadem pravitate insectabatur interfectum , qua
foverat viventem .
1
606 MERCURE DE FRANCE ;
putent un moment leur vie aux flots ; ils poussent des
crisdouloureux. Tout- à-coup ,
L'abyme se referme , et l'on n'entend plus rien.
Cecalme , ce silence de la mort fait frémir: cette peinture
est aussi forte que l'autre ; mais la première est plus touchante
: je n'en connais pas qu'on puisse lui préférer.
J'ai remarqué bien peu d'expressions impropres dans
les Templiers . Je ne crois pas qu'on puisse dire que Philippe
exhalait le cri de sa colère : exhaler signifie proprement
faire évaporer. Ainsi on exhale sa douleur en
plaintes ; mais la colère de Philippe ne s'évapora point
ainsi.
Après la condamnation bénissons nos périls , est
encore une expression qui n'est pas bonne . Il y a plus
que du péril pour ceux qui sont condamnés au feu sans
appel : : : ラン
Je préfère mourir à me justifier,
manque d'élégance tout au moins. Préférer ne va bien
qu'avec un substantif :
Au jour de leur malheur je leur serai fidèle ,
présente un sentiment noble et un défaut d'harmonie.
Ces taches sont légères et rares , autant que j'en ai pu
juger par la représentation , et l'on a cité , dans divers
journaux , de très-longues tirades où l'on n'en trouve aucune
qui mérite d'être relevée. Si cette tragédie n'avait
pas dans un degré éminent le mérité du style , le genre
en est si sévère , l'intrigue si peu compliquée , les incidens
si peu multipliés, qu'il semble impossible qu'elle pût
se soûtêñir.
Des gens d'esprit , mais dont le goût est , à mon avis ,
d'une sévérité outrée , ont cru voir de la manière jusque
dans ce vers , qu'excepte eux , tout le monde regarde
comme très beau
La torture interroge , et la douleur répond.
J'avoue que je n'y vois que la manière de Tacite , de la
۲
1
PRAIRIAL AN XIII. 607
concision et de l'énergie; et je ne doute pas que dans Corneille
il ne fût jugé unanimement admirable ; tant aux
yeux de la prévention , les noms mettent de différence
entre les mêmes choses .
Toutes les pensées généreuses , tous les mouvemens
qui enlèvent l'admiration dans cette pièce , sont rendus
avec simplicité. Molay marchant au bûcher , regarde le
roi , lève les yeux au ciel et lui adresse cette prière :
GrandDieu !nenous venge jamais.
L
On trouve , entr'autres , deux traits de ce genre dans
Racine. Iphigénie , croyant aller à la mort , dit à Clytemnestre
:
Il me reste un frère ;
Puisse-t-il être , hélas ! moins funeste à sa mère !
Joas en voyant éclater l'amitié du petit Eliacin et de
Zacharie l'un pour l'autre , s'écrie :
هب
Enfans , ainsi toujours puissiez-vous être unis! ٠٤
Ces voeux insinuent des craintes prophétiques qu'on sait
devoir se réaliser. A cette beauté du premier ordre , se
joint dans le vers de M. Raynouard, une autre qu'on peut
dire encore supérieure, le sentiment héroïque d'un homme
qui , condamné injustement , demandé au ciel de n'être pas
vengé. Il faut dire à la louangé du christianisme , que lui
seul inspire de telles pensées. Un des hommes les plus parfaits
du paganisme , Germanicus se croyant empoisonné
adressait à ses Dieux un voeu tout différent de celui du
grand maître. Ce seul vers prouverait qu'on a eu tort ,
comme jel'ai dit précédemment , de reprocher à l'auteur
de n'avoir fait agir et parler ce personnage que comme
un Socrate ou un Caton.
4
Il y a pourtant un vers ou plutôt un hémistiche de la
pièce auquel ce reproche pourrait convenir. Molay dit à
ses frères : si j'étais assez malheureux pour vous conseil
ler une lâcheté , ne m'obéissez pas : Je vous rends vos ser
mens. Rien n'est plus Beau ni plus noble ; mais il ajouté
soyez grands par vous-mêmes. Ily a peut- être là un peu
Hep
608 MERCURE DE FRANCE ;
de fausse grandeur. Peut-être ne doit-on pas dire à des
moines , quoique militaires aussi , soyez grands; passe
pour forts. Je n'aime point à entendre Orosmane et Mahomet
dire , ( l'un ) : 4
Trop généreux , trop grand pour m'abaisser å feindre.
(L'autre :)
:
.....
15
Je me sens assez grand pour ne point t'abuser.
Et néanmoins grand, dans ces deux vers peut signifier
puissant.
Ona critiqué cette réponse magnanime du grand-maitre
au roi qui offrait la vie aux Templiers :
:
Sire, offrez-nous l'honneur.
On a prétendu que Philippe devait répliquer : Est-il en
mon pouvoir de vous offrir l'honneur ? On lui aurait trèsjustement
répondu : «Oui, sire, en nous donnant pourjuges
» les tribunaux ordinaires au lieu d'un inquisiteur , vos
>> magistrats à la place de votre confesseur.
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
Les Descendans du Menteur , par M. Armand
Charlemagne.
ON a eu tort de dire que dans le Menteur de Corneille
le vice reste impuni. D'abord , c'est plutôt un défaut
qu'un vice qu'on peut reprocher à Dorante. Ses mensonges
ne compromettent que lui , et quoique blamables , peuvent
être regardés comme de pures étourderies . D'ailleurs , il
est vrai qu'il n'est pas perdu , mais il est puni ; il est
écrasé sous le poids de l'humiliation quand son père,
avec un ton foudroyant , lui demande s'il est gentilhomme;
et quand, désespéré de n'être pas cru lors-même
qu'il
REP.FRA
cen
PRAIRIAL AN XIII . 609
qu'il dit la vérité , et se voyant forcé d'invoquer latémoi
gnage de Cliton , Géronte lui répond :
Tu ne meurs pas de honte
Que ton père , réduit à douter de ta foi ,
Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi .
La leçon est assez forte , et on peut dire que ce genre de
peine est proportionné au délit.
M. Charlemagne n'a voulu traiter le mensonge qu'en
riant. Non-seulement il ne l'a pas rendu odieux , il ne l'a
pas même rendu ridicule . Deux fois il est revenu à ce sujet;
car cette nouvelle pièce est le pendant de ses Voyageurs ,
lesquels usent aussi largement du privilége de ceux qui
viennent de loin .
Cette dernière comédie sur-tout est une véritable dé
bauche d'esprit. Le mensonge y est peint avec des couleurs
'agréables; il semble que l'objet de l'auteur ait été de le
faire aimer. Il dit , et c'est son dernier mot , car ce vers
termine la pièce ; il dit que :
:
Mentir innocemment entretient la santé .
Il ne faut done s'attendre à trouver dans celle- ci que de
l'amusement sans aucune espèce de moralité . Elle aurait
pu fournir un bon article aux déclamations de l'ours de
Genève contre les spectacles. Le fonds en est si mince
qu'elle ne peut se sauver que par les détails qui véritablement
sont très-gais. Toutes les invraisemblances y sont
accumulées , et néanmoins elle amuse beaucoup , parce
que le style est piquant , le dialogue rapide et léger ,
malgré quelques répétitions et quelques inversions un peu
forcées .
Ducoudrai l'aîné , natif de Poitiers , est venu chercher
fortune à Paris , et y a mangé dix mille écus pour acheter
des protecteurs qui ont fort mal gagné leur argent. Ce
n'était là heureusement qu'une petite partie de sa fortune
Résolu de retourner dans son pays , il veut se débarrasser
de son loyer, et vendre ses meubles. Un passant vient le
^
*****???????????????????? 7 8 992008
610 MERCURE DE FRANCE ;
voir. C'est un déterminé hableur qui se dit fils de Cagliostro
Le Poitevin le paie de la même monnaie , et se prétend fils
naturel de Voltaire. Très - riche banquier , il quitte sa
maison du Marais , autrefois occupée par Ninon ( ce qu'il
redit trop souvent) , pour habiter la chaussée d'Antin ,
parce que
Son état le condamne à la magnificence.
Lemarché des meubles est conclu pour 6,000 fr. , quoique
le voyageur ne puisse disposer que de cinquante louis. Ce
dernier apprend que Ducoudrai a une soeur très -riche , et
se flatte de l'épouser , ignorant qu'elle est mariée ; il
compte payer les deux mille écus avec la dot. Le frère et la
soeur l'entretiennent dans son erreur et dans son espérance.
L'objet de l'une est de s'amuser , celui de l'autre de se
faire donner cinquante louis qui lui sont nécessaires pour
se délivrer d'un créancier tenace. Mais on s'est trompé
quand on l'a taxé d'escroquerie. Il est encore plus que
solvable , et il n'est censé recevoir qu'un à-compte sur le
prix de ses meubles. L'homme aux cinquante louis hésite
long-temps , ne possédant que cette somme au monde.
Mais enfin l'emprunteur suppose que son caissier est absent,
qu'il a besoin de cet argent sur l'heure , et entremêle ses
instances de promesses séduisantes :
Je vous donne ma soeur avec cent mille écus ;
Vos cinquante louis .
L'autre les lâche enfin. Aussitôt il apprend qu'il est mystifié
, que sa future est mariée , que le banquier n'a pas
de banque. Au lieu de se désoler d'avoir été berné , il
imagine une histoire pour prendre sa revanche. Le Poitevin
et sa soeur se défient du piége ; on en vient à une explication;
il se trouve que le menteur en chef est le frère cadet de
Ducoudrai . Ils retournent l'un et l'autre , avec leur soeur ,
dans leur patrie commune, et vont mentir à Poitiers , où ils
espèrent apparemment trouver plus de crédulité qu'à
Paris , et faire des dupes au lieu de l'être.
Erratum du dernier numéro .
Page 55.1 , à la fin d'un vers , détresses ; lisez traverses.
1
PRAIRIAL AN XIII. 611
ΑΝΝΟNCES.
VII , VIII et IX Cahiers de la troisième année de la Bibliothèque-
physico- économique , instructive et amusante , à l'usage
des villes et des campagnes , publiée par cahiers , avec des planches ,
le premier de chaque mois , à commencer du premier brumaire an II ,
parune société de savans , d'artistes et d'agronomes, et rédigée par C.
S. Sonnini , de la société d'agriculture de la Seine , etc.- Cette Bibliothèque
, qui a déjà plusieurs éditions , continue de jouir du plus
grand succès , en France et chez l'étranger . - Ces trois nouveaux
cahiers, de 216 pag., avec des planche , contiennent entr'autres
articles i téressans et utiles : Moyen prompt et facile de réduire toute
espèced'herbes en engrais ; - Procédés sur la culture des melons ; -
Nouvelle manière d'arroser les plantes ; -Rouissage du chanvre par
une nouvelle méthode ; - Manière nouvelle de multiplier les arbres
fruitiers et d'ornement; - Remède curatif de la maladie des hoeufs,
appelée météore ;- Nourriture et éducation des moutons de Cachemire;-
Salaison de toute espère de poissons , avec un procédé pour
les conserver long-temps ; - Recette du gâteau d'orange , de Nankin;-
Procédé pour décrasser les boiseries peintes à Thuile , et leur
rendre leur premier éclat , aiosi qu'à toutes sortes de virilles peintures;-
Description , usage et figure des nouvelles chemin es-poêles
de M. Curaudau;- Chandelle économique qui ne coule point , et a
toute l'apparence de la bougie; - Moyen nouveau dempêcher les
cheminées de fumer ; Description et usage d'un méridien somnant;
Blanchiment de gravures; Remède éprouvé contre le encer ,
par M. Dumaitz , qui s'est guéri lui-même.- Le prix de l'abonnement
de cette troisième année est , comme pour chacune des deux
premières , de to fr. pour les 12 cahiers , que l'on reçoit , mois par
mois, francs de port par la poste. La lettre d'avis et l'argent
doivent être affranchis et adressés à F. Buisson , imprimeur-libraire
, rue Hautefeuille , n° . 20 , à Paris .
Teudimer, on la Monarchie Espagnole , suivi de Guillaume le Conquérant;
d'Agenor et Zélie , par deGelozan drame . D'an Essai en 13
chants sur la Fronde, et de plus eurs pièces tant en prose qu'en vers;
par; Gelozan. Un vo . in-12.-Prix : 2 fr., et 2 fr. 75 c. par la poste.
ABruxelles , chez Stapleaux . lib . , rue de la Madeleine , n. 407 .
L'Ecole Buissonnière , ou Georgino et Pédri lo , traduit de l'espagnol
de D. Inigo Pedro Trufanille ; par Jérôme Lasouche. Deux
vol. in-12.-Prix : 3 fr. , et 4 fr . par la poste.
A Paris , chez Caillot , imp. -lib . , rue du Hurepoix , quai des
Augustins , nº. 17 .
Ode à son excellence M. R. J. Schimmelpenninck, grand pensionnaire
de la république batave; par J. Ch . J. Luce de Lancival ,
professeur debelles-lettres au Lycée Impérial,, membre de l'Athénée
desArts , de celui des Etrangers, de la Société Philotechnique , etc. ,
avec cette épigraphe :
Prix : 30 cent .
Sifractus illabatur orbis ,
Impavidumferient ruinæ !
HORAT.
Cesdifférens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rus
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES DIVERSES.
Vienne , 27 mai.
Afin de faire cesser les moindres apparences dont on
pourrait abuser pour jeter de fausses inquiétudes , S. M.
vient d'ordonner que les semestriers resteraient comme de
coutume chez eux ; que tout déplacement de troupes cesserait
entièrement , et que le camp qui devait être formé
en Styrie n'aurait pas lieu . Cette disposition a répandu l'alégresse
dans Vienne , en y donnant une nouvelle certitude
depaix.
Londres, 25 mai. Une grande partie du convoi de
Terre- Neuve a été prise par une corvette et des corsaires
français . La frégate la Topaze , a repris quelques bâtimens
; mais la perte n'en est pas moins très-considérable
encore. Le ministère cherche au moins à nous rassurer
sur les Indes orientales . Il fait débiter que la cavalerie
d'Holkar a été battue par le général Lake. L'amiral Cornwallis
va reprendre le commandement de la flotte du
canal.. Il y a de la fermentation en Irlande , et on s'y
attend à une explosion prochaine.
1.
Lord Keith est allé reprendre le commandement des
vaisseaux stationnés devant Boulogne .
M. Withbread ayant annoncé à la chambre des communes
qu'il se proposoit de présenter une motion tendant
à faire poursuivre juridiquement lord Melleville , le fils
du noble lord a demandé, par une motion incidente, que
sonpère fût entendu lui-même pour sa défense ; ce qui
a été accordé. Cette résolution de lord Melleville de comparoître
personnellement , excite la plus vive curiosité.
, 7juin. Tout l'intérêt des nouvelles politiques
est en ce moment concentré dans l'Italie. C'est cette partie
de l'Europe qui fixe tous les regards. Le sénat et lepeuple
deGênes ayant voté la réunion de ce petit état à la France ,
des députations de l'un et de l'autre , le Doge à leur tête ,
sont venus le 4 juin apporter ce voeu aux pieds de
S. M. I. et R.; elle a répondu au discours du Doge :
Milan
<<M. le doge , et MM. les députés du sénat et du
peuple de Gènes ,
» Les circonstances et votre voeu m'ont plusieurs fois
appělé depuis dix ans à intervenir dans vos affaires intéri
PRAIRIAL AN XIII . 613
eures. J'y ai constamment porté la paix et cherché à faire
prospérer les idées libérales qui seules auroient pu donner
à votre gouvernement cette splendeur qu'il avoit il y a
plusieurs siècles. Mais je n'ai pas tardé moi-même à me
convaincre de l'impossibilité ou vous étiez , seuls , de rien
faire qui fût digne de vos pères. Tout a changé : les nouveaux
principes de la législation des mers que les Anglais
ont adoptés , et obligé la plus grande partie de l'Europe à
reconnoître ; le droit de blocus qu'ils peuvent étendre aux
places non bloquées , et même à des côtes entières et à des
rivieres , qui n'est autre chose que le droit d'anéantir à
leur volonté le commerce des peuples ; les ravages toujours
croissans des Barbaresques , toutes ces circonstances ne vous
offroient qu'un isolement dans votre indépendance. La postérité
me saura gré de ce que j'ai voulu rendre libres les
mers , et obliger les Barbaresques à ne point faire la guerre
aux pavillons foibles , mais à vivre chez eux en agriculteurs
et en honnêtes gens. Je n'étois animé que par l'intérêt
et la dignité de l'homme. Au traité d'Amiens , l'Angleterre
s'est refusée à coopérer à ces idées libérales . Depuis , une
grande puissance du continent y a montré tout autant d'éloignement.
Seul , pour soutenir ces légitimes principes ,
il eût fallu avoir recours aux armes , mais je n'ai le droit
de verser le sang de mes peuples que pour des intérêts qui
'leur sont propres.
>> Dès le moment où l'Europe ne put obtenir de l'Angleterre
que le droit de blocus fut restreint aux places vraiment
bloquées , dès le moment que le pavillon des foibles
fut sans défense et livré à la piraterie des Barbaresques , il
n'y eutplus d'indépendance maritime ; et dès-lors , les gens
sages prévirent ce qui arrive aujourd'hui . Où il n'existe pas
d'indépendance maritime pour un peuple commerçant ,
naît le besoin de se réunir sous un plus puissant pavillon.
Je réaliserai votre voeu ; je vous réunirai à mon grand
peuple. Ce sera pour moi un nouveau moyen de rendre
plus efficace la protection que j'ai toujours aimé à vous
accorder . Mon peuple vous accueillera avec plaisir. Il
sait que dans toutes les circonstances , vous avez assisté ses
armées avec amitié , et les avez soutenues de tous vos
moyens et toutes vos forces. Il trouve d'ailleurs chez vous
des ports et un accroissementde puissance maritime qui lui
est nécessaire pour soutenirses légitimes droits contre l'oppresseurdes
mers. Vous trouverez dans votre union avec
mon peuple un continent , vous qui n'avez qu'une marine
614 MERCURE DE FRANCE ,
et des ports. Vous y trouverez un pavillon que , quelles
que soient les prétentions de mes ennemis , je maintiendrai
sur toutes les mers de l'univers , constamment libre d'insultes
et de visites , et affranchi du droit de blocus , que je
ne reconnoîtrai jamais que pour les places véritablement
bloquées par terre comme par mer. Vous vousy trouverez
enfin absolument à l'abri de ce honteux esclavage dont je
souffre malgré moi l'existence envers les puissances plus
foibles , mais dont je saurai toujours garantir mes sujets.
Votre peuple trouvera dans l'estime que j'ai toujours eue
pour lui, et dans ces sentimens de père que je lui porterai
désormais , la garantie que tout ce qui peut contribuer à
son bonheur sera fait .
>>M. le doge , et MM. les députés du sénat et du peuple
Gênes , retournez dans votre patrie : sous peu de temps
je m'y rendrai ; et là , je scellerai l'union que mon peuple
et vous contracterez. Ces barrières qui vous séparent du
continent seront levées pour l'intérêt commun , et les
choses se trouveront placées dans leur état naturel. Les
signatures de tous vos citoyens apposées au bas du voeu
que vous me présentez , répondent à toutes les objections
que je pourrois me faire : elles constituent le seul droit
que je reconnoisse comme légitime. En le faisant respecter,
je ne ferai qu'exécuter la garantie de votre indépendance
que je vous ai promise. >>
Le 7 juin s'est ouverte solennellement la séance du corps
législatif du royaume d'Italie , en présence de S. M. assise
sur son trône , ayant à sa droite , deux degrés plus bas
que le trône , le prince Eugène sur une chaise. Le secrétaire-
d'état y a lu les statuts du royaume. Le titre VIII
porte création de l'Ordre de la couronne de fer. Il sera
composé de 300 chevaliers , 100 commandeurs 20 dignitaires.
Les Rois d'Italie seront grands-maîtres de l'ordre.
Néanmoins l'Empereur et Roi Napoléon , en sa qualité
de fondateur , en ccoonnsseerrvveerraa, sa vie durant , le titre et les
fonctions , dont ils ne jouiront qu'après lui . Deux cents
places de chevaliers , vingt-cinq de commandeurs , et
cinq de dignitaires , sont affectées spécialement pour la
première formation , aux officiers et soldats français qui
ont pris une part glorieuse aux batailles dont le succès a
le plus contribué à la fondation du royaume .
La lecture des statuts étant achevée , le grand-maître a
invité Mgr. le prince Eugène à prêter son serment en qualité
de vice- roi. S. A. S. , après avoir fait une profonde
PRAIRIAL AN XIII. 615
révérence à S. M. , a été se mettre à genoux près de la crédence
quiavoit été placée à la gauche du trône , et la main
levée sur le livre des Evangiles , elle a prononcé le serment
suivant :
<<Je jure d'être fidèle à la constitution et d'obéir au roi ,
>> de cesser mes fonctions à l'heure même où j'en recevrai
>> l'ordre du roi , et de remettre aussitôt l'autorité qui m'est
>> confiée à celui qui sera délégué par lui .>>>
Après le serment prêté par M. le prince Eugène , S. M.
aprononcé en langue italienne le discours dont la traduction
suit :
« Messieurs du corps législatif ,
>> Je me suis fait rendre un compte détaillé de toutes les
parties de l'administration. J'ai introduit dans ses diverses,
branches la même simplicité qu'avec le secours de la consulte
et de la censure,j'ai portée dans la révision des constitutions
de Lyon. Ce qui est bon ,, ce qui est beau , est toujours
le résultat d'un système simple et uniforme. J'ai supprimé
la double organisation des administrations départementales
et des administrations de préfecture , parce que
j'ai pensé qu'en faisant reposer uniquement l'administration
sur les préfets , on obtiendroit non-seulement une économie
d'un milliondans les dépenses , mais encore une plus
grande rapidité dans la marche des affaires. Si j'ai placé
auprès des préfets un conseil pour le contentieux , c'est
afin de me conformer à ce principe qui veut que l'administration
soit le fait d'un seul , et que la décision des objets
litigieux soit le fait de plusieurs.
>> Les statuts dont vous venez d'entendre la lecture étendent
à mes peuples d'Italie le bienfait du Code à la rédaction
duquel j'ai moi même présidé. J'ai ordonné à mon conseil
de préparer une organisation de l'ordre judiciaire qui rende
aux tribunaux l'éclat et la considération qu'il est dans mon
intention de leur donner. Je ne pouvois approuver qu'un
préteur seul fût appelé à prononcer sur la fortune des citoyens,
et que des juges cachés aux regards du public décidassent
en secret , non- seulement de leurs intérêts , mais
encore de leur vie. Dans l'organisation qui vous sera présentée
, mon conseil s'étudiera à faire jouir mes peuples
de tous les avantages qui résultent des tribunaux collectifs ,
d'une procédure publique et d'une défense contradictoire.
C'est pour leur assurer une justice plus évidemment éclairée,
que j'ai établi que les juges qui prononceront unjugement
soient aussi ceux qui auront présidé aux débats : je
)
1
616 MERCURE DE FRANCE ,
n'ai pas cru que les circonstances dans lesquelles se trouve
l'Italie me permissent de penser à l'établissement des jurés ;
mais les juges doivent prononcer comme les jurés , d'après
leur seule conviction , et sans se livrer à ce système des
semi-preuves qui compromet bien plus souvent l'innocence,
qu'il ne sert à découvrir le crime. La règle la plus
sûre d'un juge qui a présidé aux débats, c'est la conyiction
de sa conscience .
>> Jai veillé moi-même à l'établissement de formes régulières
et conservatrices dans les finances de l'état , et j'espère
que mes peuples se trouveront bien de l'ordre que
j'ai ordonné à mes ininistres des finances et du trésor public
, de mettre dans les comptes qui seront publiés. J'ai
consenti que la dette publique portât le nom de Monte-
Napoléon , afin de donner une garantie de plus de fidélité
aux engagemens qui la constituent et une vigueur nouvelle
au crédit.
>> L'instruction publique cessera d'être départementale ,
et j'ai fixé les bases pour lui donner l'ensemble , l'uniformité
et la direction qui doit avoir tant d'influence sur les
moeurs et les habitudes de la génération naissante .
» J'ai jugé qu'il convenoit dès cette année de mettre
plus d'égalité dans la répartition des dépenses départementales
, et de venir au secours de ceux de mes départemens ,
tels que le Mincio et le Bas- Pô , qui se trouvent accablés par -
la nécessité de se défendre contre les ravages des eaux.
>> Les finances sont dans la situation la plus prospère ,
et tous les paiemens sont au courant. Monpeuple d'Italie
est , de tous les peuples de l'Europe , le moins chargé d'impositions.
Il ne supportera point de nouvelles charges ; et
s'il est fait des changemens à quelque contribution , si l'enregistrement
est établi dans le projet de budjet d'après un
tarif modéré , c'est afin de pouvoir diminuer des impositions
plus onéreuses : le cadastre est rempli d'imperfections
qui se manifestent tous les jours. Je vaincrai , pour y
porter remède , les obstacles qu'oppose à de telles opérations
beaucoup moins la nature des choses que l'intérêt
particulier ; je n'espère cependant point arriver à des résultats
tels qu'ils fassent éviter l'inconvénient d'élever une
imposition jusqu'au terme qu'elle peut atteindre.
>> J'ai pris des mesures pour redonner au clergé une dotation
convenable , dont il étoit en partie dépourvu depuis
dix ans ; et si j'ai fait quelques réunions de couvens , j'ai
voulu conserver , et mon intention est de protéger ceux
:
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 617
qui se vouent à des services d'utilité publique , ou qui ,
placés dans les campagnes , se trouvent dans des lieux et
dans des circonstances où ils suppléent au clergé séculier.
J'ai en même temps pourvu à ce que les évêques eussent
le moyen d'être utiles aux pauvres; et je n'attends , pour
m'occuper du sort des curés , que les renseignemens que
j'ai ordonné de recueillir promptement sur leur situation
véritable: je sais que beaucoup d'entr'eux , sur-tout dans
les montagnes , sont dans unepénurie que j'ai le plus pressant
desir de faire cesser.
>> Indépendamment de la route du Simplon , qui sera
achevée cette année , et à laquelle 4000 ouvriers , dans
la seule partie qui traverse le royaume d'Italie , travaillent
en ce moment , j'ai ordonné de commencer le port de
Volano , et que des travaux si importans soient entrepris
sans retard et poursuivis avec activité .
>> Je n'ai négligé aucun des objets sur lesquels mon
espérience en administration pouvoit être utile à mes
peuples d'Italie. Avant de repasser les monts ,je parcourrai
une partie des départemens pour connoître de plus près
leurs besoins .
» Je laisserai dépositaire de mon antorité ce jeune
prince que j'ai élevé dès son enfance , et qui sera animé
de mon esprit. J'ai d'ailleurs pris des mesures pour diriger
moi-même les affaires les plus importantes de l'état.
» Des orateurs de mon conseil vous présenteront un
projet de loi pour accorder à mon chancelier , gardedes-
sceaux , Melzy , pendant quatre ans dépositaire de
mon autorité comme vice- président , un domaine qui ,
restant dans sa famille , atteste à ses descendans la satisfaction
que j'ai eue de ses services .
>> Je crois avoir donné de nouvelles preuves de ma constante
résolution de remplir envers mes peuples d'Italie tout
ce qu'ils attendent de noi . J'espère qu'à leur tour ils voudront
occuper la place que je leur destine dans ma pensée ;
et ils n'yparviendront qu'en se persuadant bien que la force
des armes est le principal soutien des états.
>> Il est temps enfin que cette jeunesse qui vit dans l'oisiveté
des grandes villes , cesse de craindre les fatigues et
Jes dangers de la guerre , et qu'elle se mette en état de
faire respecter la patrie , si elle veut que la patrie soit respectable.
: >> Messieurs du corps législatif, rivalisez de zèle avec
mon conseil d'état , et par ce concours de volontés vers
618 MERCURE DE FRANCE ,
l'unique but de la prospérité publique , donnez à mon
représentantįl'appui qu'il doit recevoir de vous.
>> Le gouvernement britannique ayant accueilli par
une réponse évasive les propositions que je lui ai faites, et
le roi d'Angleterre les ayant aussitôt rendues publiques en
insultant mes peuples dans son parlement , j'ai vu considérablement
s'affoiblir les espérances que j'avois conçues
du rétablissement de la paix. Cependant les escadres françaises
ontdepuis obtenu des succès auxquels je n'attache
de l'importance que parce qu'ils doivent convaincre davantagemes
ennemis de l'inutilité d'une guerre qui ne leur
offre rienà gagner et tout à perdre. Lesdivisions de la flottille
et les frégates construites aux frais des finances de
mon royaume d'Italie , et qui font aujourd hui partie des
armées françaises , ont rendu d'utiles services dans plusieurs
circonstances. Je conserve l'espoir que la paix du
continent ne sera pas troublée , et toutefois je me trouve
en position de ne redouter aucune des chances de la guerre:
je serai au milieu de vous au moment même où ma présence
deviendroit nécessaire au salut de mon royaume
d'Italie . >>
PARIS.
S. M. a envoyé la grande décoration de la légion d'honneur
à l'électeur de Bavière ; à M. le baron de Montgelas ,
ministre des affaires étrangères ; à M. le comte de Morawitsky
, second ministre d'état ; au général Deroy , inspecteur
militaire et commandant en chef dans la Basse-
Bavière et le Haut-Palatinat ; à M. le comte Preysing ,
chambellan et conseiller intime ; et à M. le comte Toërring
, chambellan et conseiller d'état .
1
S. A. S. l'électeur de Bavière a envoyé l'ordre de
Saint-Hubert , à S. M. l'Empereur , à S. A. I. le prince
› Eugène ; à M. Barbé- Marbois , ministre du trésor public;
à MM. les maréchaux Massena , Jourdan et Soult , et à
M. de Caulaincourt , grand-écuyer.
-
S. M. a envoyé le grand cordon de la légion d'honneur
au prince régent de Portugal, et à MM. le duc d'Alafoens,
maréchal-général des armées, du conseil de S. A. R. ,
conseiller-d'état grand- croix de l'ordre du Christ , grandmaître
de la maison du roi , etc, etc,; le duc Cadaval ,
lieutenant-général du conseil de S. A. R. , et grand-croix
de l'ordre du Christ , etc. etc.; le comte de Villaverde ,
PRAIRIAL AN XIII . 519
premier ministre , etc. etc.; le marquis de Bellas , grandchancelier
, capitaine desgardes , et grand-croix de l'ordre
de Saint-Jacques , etc.;d'Aranjo , du conseil de S. A. R.,
etson ministre et secrétaire d'état pour les affaires étrangères
, etc. etc.; de Lima , ambassadeur extraordinaire
pour féliciter S. M. I. à l'occasion de son couronnement ,
etc. etc.
-S. A. R. le prince régent de Portugal a envoyé les
décorations de l'ordre du Christ à S. M. l'Empereur; à
M. Gaudin , ministre des finances; à MM. les maréchaux
Bessieres , Lannes , Mortier , Ney , Davoust , et à M. de
Ségur , grand-maître des cérémonies.
-L'Empereur et Roi a en ce moment auprès de lui
quatrede ses ministres français , le ministre de la guerre ,
celui des relations extérieures, celui de l'intérieur , celui
des finances , et en outre M. le secrétaire d'état ayant titre
et rang de ministre. It paroît qu'ils accompagnerout S. M.
àGênes.
L'Empereur ne cesse de s'occuper des grands intérêts
de ses deux états avec un zèle aussi ardent , avec une
activité aussi infatigable que s'il était présent dans chacun
d'eux. De près comme de loin il en est pour ainsi dire
l'ame et la providence ; il n'est aucune partie de la haute
administration qui ne lui soit soumise , comme lorsqu'il
est à Paris ou à Saint-Cloud. Il règle tout , il ordonne
tout; il reçoit par des courriers partant tous les jours la
correspondance , les travaux de ceux de ses ministres que
la nature de leurs attributions a retenus ici : il reçoit de
la même manière les délibérations du conseil d'état, et les
réexpédie par les mêmes voies après les avoir examinées et
approuvées avec cette force d'attention , avec ce coup
d'oeil du génie qu'il porte jusques sur les moindres détails.
Le profonde tranquillité dont la capitale et l'Empire en
tier ont constamment jouuii ,, en l'absence de leur auguste
souverain , sont la plus belle réponse aux fables dont les
gazettes anglaises essaient quelquefois de bercer leurs crédules
lecteurs , et attestent que l'édifice élevé avec tant de
sagesse par la main de l'Empereur , repose désormais sur
des bases aussi inébranlables que les plus vieilles monarchies
de l'Europe.
-Un décret impérial , du 14 prairial , porte en substance
:
Le Code Napoléon sera publié dans les ci-devant états
de Parme , de Plaisance et de Guastalla , en la forme qui
620 MERCURE DE FRANCE ,
1
y est actuellement usitée , et dans les dix jours , à compter
de la date du présent décret. Toutes les dispositions
dudit Code seront exécutoires , à compter du 1er juillet
prochain...... A compter de la même époque, les droits
de juridiction et les droits féodaux connus sous les dénominations
de passages, péages, pêches , banalités de moulins ,
de fours , d'usines pour les fromages , droits d'auberge et
de boucherie , droits de patronage et honorifiques dans
les églises , et généralement tous droits et prestations ou
redevances à raison de la féodalité , seront supprimés ,
sans pouvoir rien exiger , soit pour amortissement , soit
pour droits échus , sauf l'exception portée en l'article
suivant. Sont exeeptées , seulement les redevances ou
prestation annuelles en argent, volaillles , grains ou autres
denrées de cette nature , lesquelles continueront à être
payées comme simples rentes rachetables à la volonté
dudébiteur , sans qu'il puisse résulter aucun droit ni privilége
de leur origine féodale.A compter du jour où ledit
Code sera exécutoire , les statuts généraux ou locaux ,
les loix romaines , les ordonnances , les édits , les pragmatiques
, les décrets et tontes autres loix ou réglemens
généraux ou particuliers , cesseront d'avoir force de loi
dans les matières quifontl'objet des dispositions dudit Code.
Les journaux de Hollande contiennent une lettre
deMadère qui annonce que les flottes combinées de France
et d'Espagne ont enlevé aux Anglais un convoi de 100
voiles qui alloit aux Indes.
-
Les lettres de Gênes , du 4 juin , annoncent queM.
Jérôme Bonaparte , commandant la frégate la Pomoneet
deux bricks , croise devant cette rade. La Pomone est un
très-beau bâtiment construit dans le port de Gênes . Le capitaine
Ganteaume, commandant la corvette le Mohawke ,
et le brick la Tactique , ont pris et envoyé à Toulon un
chebec de huit canons , et ayant soixante hommes d'équipage.
On voit sur nos quais et sur les boulevards une caricature
, très-bien exécutée , qui représente les ministres
anglais , une bourse à la main , offrant à genoux leur
argent aux puissances de l'Europe.
-C'est dommage qu'Elleviou et Martin soient au mo
ment de leur départ , car ils font assaut de travail : Elleviou
joue dans les Deux Educations , et paraîtra dans la
reprise du Tableau parlant ; Martin,répète une pièce
nouvelle et fait remettre enmême-temps Dom-Quichotte ,
où il jouera Crispin,
3
TABLE
Du quatrième trimestre de la cinquième année
du MERCURE DE FRANCE .
TOME VINGTIÈME.
LITTERATURE.
:
POÉSIE .
IMITATION d'Horace : Quò , quò , scelesti ruitis ,
etc...
page 3
Le Repas champêtre , Id.
A M. Delabergerie , sur son Poëme des Géorgiques
Françaises ,
5
Péristère , 49
Quo me Bacche rapis tui plenum , 5 г
Les Combinaisons d'Isabelle , ou l'Arithmétique digitale
, 53
Epître aux jeunes gens , sur les devoirs et les dangers de
leur âge , 97
Ode sur l'Hiver : Vides ut altá , etc. 145
Le Départ du Croisé ( romance ) , u95
Le jeu des Pieds ( conte ) , 194
Traduction de la XVII élégie de Properce : Hac cente
deseria loca , etc. 195
Hylas enlevé par les Nymphes , et Hercule abandonné
par les Argonautes , 241 , 289
La jeune Fille et la Naïade ( fable ) , 246
La Bonne Femme ( conte ) , 247
Le Printemps ( traduction de Métastase ) , 337
L'ennemi du luxe ( conte ) ,
Traduction du Pseaume CI ,
Réflexions faites aux Quinze-Vingts ,
Ode à la Religion ,.......
385
433
434
481
622 TABLE DES MATIERES.
Traduction de la 2º élégie du IV livre de Tibulle , 484
Ode à Napoléon, Empereur des Français , composé sous
son consulat , 529
Invocation du Canioens aux nymphes du Tage ,
577
Elégie ,
578
Le vrai Bonheur ( imitation de Martial ) , ibid.
Le Voeu d'Agathe rétracté , 579
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages .
Le Paradis perdu de Milton , traduit en vers français , par
J. Delille , 7
LePseautier en français , traduction nouvelle , par M. de
La Harpe ,
17
Tulikan , fils de Gengiskan , ou l'Asie consolée , 27
Philosophie du dix-huitième siècle,par J. F. La Harpe ,55
Pomponius Mela , traduit en vers français , par C. P.
Fradin , 69
Histoire de la décadence et de la chutede l'Empire romain,
par Gibbon , abrégée et réduite par Adam ; traduite de
l'anglais par P. C. Briand , 105 , 197 , 297 , 389
Histoire du bourg de Spa , et de ses fontaines , etc.; par
M. de Villenfagne ,
113
Histoire de Gil-Blas de Santillane ( édition stéréotype
d'Herhan ) , 149
Examen critique des anciens Historiens d'Alexandre-le-
Grand ,
161
OOEuvres de MathurinRégnier(éditionstéréotype d'Herhan),
207
Voyages d'Antenor , en Grèce et en Asie (septième édit.),
216
OEuvres philosophiques , historiques et littéraires de
d'Alembert ,
249,341 , 437
Les Georgiques de Virgile , traduites en vers français , par
M. A. Cournand ,
263
OOEuvres de La Fontaine ( édition stéréotype d'Herhan ) ,
307
Nouveau Dictionnaire historique , par L. M. Chaudon ,
et F. A. Delandine ( huitième édition ) ,
315
Examen oratoire des Eglogues de Virgile; par C.G.Ge-
351
nisset ,
OEuvres de François-Joachim de Pierre , cardinal de
Bernis ( édition stéréotype ) ,
401
The Beauties of the Spectator , 449
Sophie d'Arlon , ou les Aventures d'une actrice ,
460
1
TABLE DES MATIERES. 623
487
Oraisons choisies de Cicéron , traduction nouvelle , par
M. Bousquet ,
Distiques de Cator, suivis des Quatrains de Pibrac , 498
Essais de poésie et d'éloquence , par J. P. G. Viennet, 504
Régence du duc d'Orléans , ouvrage postume de Marmontel
,
535
Morceaux choisis des meilleurs poètes français , 546
Traduction des Odes d'Horace en vers français , 581
Les six Ages des l'Ecriture Sainte , depuis la créationdu
Monde jusqu'à la naissance de Jésus- Christ ; par
M. Belleserre , 59
VARIÉTÉS.
Pensées et Réflexions sur divers sujets , 37,83 , 129 , 274
326
Suite des observations de Métastase sur les tragédies et
et comédies des Grecs , 39,130,272
Lettre aux Rédacteurs ,
79
Caractère de lord Bolingbroke , par Clesterfield ( traduit
de l'anglais ) , 86
Caractère du duc de Bedford , idem , 229
Caractère du même , par Junius , idem , 230
Troisième lettre à M. Fiévée , sur quelques ouvrages de
Marmontel , 120
Arts industriels , 271
Lettre à l'Editeur du Mercure de France , 597,
SPECTACLES.
Académie impériale de musique.
Esther et l'Oratorio de Saül ,
Théatre Français.
231
Début de M. Michelot dans Britannicus et les Fausses
Infidélités , 131
L'Homme à sentimens , ou le Tartufe de Moeurs , 177
Les Templiers , 419,466,515 , 603
Madame de Sévigné , comédie en 3 actes et en prose , 557
Théâtre de l'Opéra- Comique .
Forbin et Delville , ou le Vaisseau amiral ,
Delia et Verdikan ,
La Ruse inutile ,
136
369
519
BUSL. UNIV,
CHENT
624 TABLE DES MATIERES.
:: Théâtre de l'Impératrice.
Le Projet singulier ,
L'Espoir de la Faveur ,
Le Curieux impertinent ,
Reprise de Fanfan et Colas ,
Le Faux Valet de chambre ,
Le Portrait du Duc ,
Les Descendans du Menteur ,
Théatre du Vaudeville .
La Bonne Marie ,
Thomas Muller , ou les effets de la Faveur ,
Arlequin Tyran domestique ,
Le Bon Ménage ,
L'Athénée des Femmes ,
La Parisienne à Madrid ,
Colombine dans la Tour de l'Est ,
88
182
277
327
427
473
608
4
182
187
279
37
474
562
Nouvelles diverses , 45 , 93 , 141 , 190 , 237, 284 , 333 ,
374 , 429, 478 , 524,565 , 612.
Paris , 45 , 95 , 143 , 191 , 240 , 288 , 335 , 375 , 431 ,
478,526 , 576 , 618 .
Fin de la table.
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME VINGTIEME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
WOO
COCLE
A PARIS,
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
AN XIII,
BIBL. UNIV,
CONT
(No. CXCIV. ) 2 GERMINAL an 13 .
( Samedi 23 Mars 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE. :
IMITATION D'HORACE.
Quò , quò , scelesti , ruitis , etc.
Ou courez- vous , cruels ? et quelle horrible rage ,
De ce fer destiné pour un plus noble usage ,
Arme vos parricides mains ?-
Assez de fois déjà vos exploits inhumains
N'ont- ils pas effrayé le monde ?
Assez de sang versé sur la terre et sur l'onde ,
N'a-t-il pas attesté les fureurs des Romains ?
Non , pour brûler ces tours , de nos destins rivales,
D'où Carthage long-temps menaça l'univers ;
Non , pour voir les Bretons résignés à nos fers ,
Orner nos pompes triomphales !
Contre elle-même , hélas ! Rome a tourné ses coups ,
Et par ses discordes fatales ,
: Augré de leurs desirs , sert les Parthes jaloux.
Les tigres , les lions , à cet excès coupable
Ont-ils jamais porté leur courroux destructeur ?
A2
5.
4 MERCURE DE FRANCE ,
Le monstre des forêts s'aime dans son semblable ,
Et le sang étranger suffit à sa fureur.
Qui souffla dans vos coeurs cette atroce démence ?
Le ciel à ces forfaits vous a- t-il condamnés ?
Répondez..... La pâleur de leurs fronts consternés
Interprète assez leur silence !
Il est trop vrai , grands Dieux ! votre juste courrous
Poursuit de Romulus la race criminelle !
Il venge un frère mort de la main fraternelle ,
Et le sang deRemus est retombé sur nous !
LE REPAS CHAMPÊTRE.
Le midi brûle la campagne ,
Les troupeaux vont cherchant le frais
Et, couché près de sa compagne ,
Le berger dort dans les forêts.
Ah ! bornons ici notre course
Naïs; cet humide gazon ,
2
Le murmure de cette source
Qui s'échappe dans le vallon ,
Ces touffes de lierre , ce hêtre,
Vontsur notre repas champêtre ,
Verser l'ombrage hospitalier :
Asseyons-nous; de ce panier
Enlevons la pêche dorée ,
Le vin , la fraise colorée ,
Et'ce lait moins blanc que ton sein.
Je te fais reine du festin ,
Par ma main Bacchus te couronne
Defleurs, de ce pampre divin
Qui trompa jadis Erigone.
L'herbe fraîche sera ton trône ,
Et protégera mes larçins.
Vois, sur un des arbres voisins ,
Cupidon derrière la feuille,
D.
1
GERMINAL AN XIII. 5
Compter les baisers que je cueille ,
Nous sourire et battre des mains.
J. M. CORRENT - LABADIE.
A. M. DELABERGERIE ,
Sur son poëme des Géorgiques Françaises.
و
FAVORI des neuf Soeurs , peintre de la nature ,
Tu sais à nos regards dévoiler ses secrets ;
Et ton expression , toujours naïve et pure ,
Des vertus de ton coeur embellit tes portraits.
Des Roziers , des Turgots , digne et sage interprète,
Au peuple des cités , aux modestes colons ,
Aux tranquilles bergers , agronome et poète ,
En vers harmonieux tu transmis leurs leçons.
Jouis de tes travaux , émule de Virgile.
Si souvent dans tes vers l'austère vérité
Te fit sacrifier l'agréable à l'utile ;
Sans flétrir les lauriers de l'immortel Delille ,
Tu peux encore attendre un succès mérité ;
Et répétant les airs que tu dictais toi-même,
Les fils de nos hameaux , héritiers de tes chants ,
Assurent la fraîcheur d'un éternel printemps ,
Aux fleurs dont tu paras le soc de Triptolème .
A. MENESTRIER (de l'Yonne ).
ENIGΜΕ.
J'ÉBLOUIS fort l'un de tes sens ,
Il faut me presser pour me faire.
Si l'on me presse trop long-temps ,
Je redeviens ma propre mère.
LOGOGRIPHE.
Que d'auteurs inconnus , quand leurs cendres reposent
Ecrivain éclairé , censeur judicieux ,
A
3
MERCURE DE FRANCE ,
RÉP.:
Après un siècle encore , on porte jusqu'aux cieux
Mes écrits et mon nom , que sept lettres composent.
Non par ordre , il est vrai : on peut trouver en elles
Outre beaucoup de mots , d'abord les cinq voyelles ;
Puis le nom que l'on donne au petit point du jour ;
L'organe , avec raison, qu'on refuse à l'Amour ;
Un accord qu'en louant font les propriétaires ;
Ce qui sert à former les fleuves , les rivières ;
Un légume très-sain ; un des jeux de l'été ;
Un adjectif qui peut exprimer la beauté ;
L'oiseau qui sauva Rome ; ajouterai-je encore ?
Cette réunion qu'anime Therpsicore ;
Ce qui , dans les liqueurs , descend toujours au fond ;
Une ville ; un espace ; un médicament rond ;
La fange des chemins; une humeur nécessaire ;
Ce qui peut maintenir le bon ordre sur terre ;
Celui qu'à ses côtés Dieu promet de placer ;
Enfin , à tout oiseau , ce qui sert pour voler.
A. , abonné.
CHARADE.
DE Neptune seul mon premier
Sur mon second peut voyager ,
Du moins c'est ce que dit la Fable ;
Mais il est bien plus véritable
Que près de vous , lecteur , on apprend mon entier.
Par un Abonné .
Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro. "
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Cartes .
Celui du Logogriphe est Etoile , où l'on trouve toile.
Celui de la Charade'est Rond- cau .
GERMINAL AN XIII... 7,
-
Le Paradis perdu de Milton , traduit en vers
français par J. Delille , avec les remarques
d'Addisson . In- 18 , sans texte , 3 vol. Papier
fin grand-raisin , avec 3 fig. , 10 fr . Vélin
superfin , broc. en cart. , 3 fig. , 24 fr. Le
même , sat . et cart. , fig. avant la lettre , 30 fr.
Paper carré fin , sans fig. , 6 fr. In-8°. , avec le
texte , 3 vol. Papier fin grand-raisin , 3 fig. ,
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-
-
42 fr. Le même, sat. et cart. , fig. avant la
lettre , 48 fr. In-4º. avec le texte , 3 vol. Papier
blanc sans fig. , 48 fr . - Vélin superfin , broc .
en cart . , 3 fig. , 200 fr. Le même, sat. et
cart . , fig. avant la lettre, 250 fr. Pour recevoir
franco , par la poste , on doit ajouter 50 cent .
par vol. in- 18 ; 1 fr. par vol. in-12 ; 1 fr.
50 cent. par vol. in-8° , et 3 fr. par vol. in-4°.
A Paris , chez Giguet et Michaud, imprimeurslibraires
, rue des Bons- Enfans , nº. 6; et chez
leNormant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
LE
( Quatrième extrait. )
f
E beau caractère des amours d'Adam et d'Eve
suffirait seul pour attester le premier état de la race
humaine. Il appartient à une nature supérieure ,
dont l'homme n'aurait jamais eu l'idée , s'il ne lui
était resté quelquegrand souvenir ou plutôt quelque
glorieuse empreinte de sa pureté primitive. Čet
amour , dit M. de Voltaire , ne s'élèvepas au-dessus
de la nature humaine , mais au-dessus de la naturehumaine
corrompue. C'est donc quelque chose
de vrai et d'excellent , que nous connaissons , sans
4
8 MERCURE DE FRANCE ,
en avoir l'expérience , qui n'est pas étranger à notre
nature , et qui pourtant se trouve supérieur à notre
condition actuelle. Nous sentons qu'il est pris dans
le fond de notre être , mais nous le sentons avec
regret , parce qu'il n'est plus en notre possession.
Quelle preuve de la chute de l'homme ! Et quels
traits de lumière dans les moindres paroles qui
échappent à un esprit naturellement juste !
Mais ce qui nous a donné la connaissance d'un
caractère si beau et si honorable pour notre origine,
pourrait-il être quelque chose de méprisable
? Qui oşerait le penser ? Soyons sincères :
Quelle histoire magnifique que celle qui prête à la
poésie ce qu'elle a jamais conçu et exprimé de
plus noble ! Et où Milton aurait-il puissé l'expression
d'une nature si élevée au- dessus de ses propres
sentimens , si ce n'est à la source même qui
lui en avait fourni l'idée ? Que les hommes de
lettres y fassent attention ; ce n'est pas ce que le
poète a fait entrer de volupté et de plaisir sensible
dans cet amour, qui était difficile à exprimer ; ce
n'est pas non plus ce qui le rend admirable. Le
comble de l'art était de donner à la volupté même
le caractère et le langage de l'innocence. Or , c'est
ce que Milton ne pouvait apprendre que dans ce
livre , où l'union de l'homme et de la femme est
représentée d'une manière si solennelle , si mystérieuse
, et exprimée avec un mélange si délicat de
passion et de gravité ! C'est aussi ce qui fait dire à
M. de Voltaire , que, comme iln'y a point d'exempled'un
pareil amour , il n'y en a point d'unepareille
poésie; d'où il faut conclure que ces deux
choses ont un principe commun , et qu'il faut en
chercher l'imitation ailleurs que dans les ouvrages
des hommes. La peinture d'un amour si profond
et si chaste a été pour le traducteur un véritable
GERMINAL AN XIII.
9
1
écueil. Le dirai -je ? Ce qui est une haute instruction
, dans Milton , n'est souvent chez le poète
français , qu'une scène de plaisir , parce qu'il a ôté
ou affaibli ces pensées graves qui en faisaient le
fonds. Cependant la plupart des lecteurs se récrient
sur l'agrément et la fraîcheur du coloris ;
surpris , amusés par cette surface riante , ils perdent
de vue la pureté et la noblesse du dessin , et
comme ils ne connaissent ni Milton , ni la Bible ,
ils n'ont aucune idée des fortes études que demandait
ce tableau. Pour moi , j'avourai avec peine
que M. de Delille ne m'a jamais paru plus éloigné
de son modèle et de son sujet , que dans ce livre
qui paraît si joli et si agréable à ttoouutt le monde. On
peut admirer les embellissemens qu'il y a mis , et
la jeunesse d'imagination qu'ils supposent ; mais
au moins il faudra m'accorder que ce ne sont ni
les pensées ni le style de Milton . Ainsi , ce sera , si
l'on veut, un bel ouvrage , mais ce ne sera pasune
bonne traduction , et c'est ce qu''iill s'agissait , d'abord
, de décider. On pourra juger , ensuite , si
ces embellissemens sont bien entendus , s'ils ne gåtent
pas la simplicité originale , et s'ils ne sont pas
plus capables d'éblouir que de contenter un esprit
solide. Comme c'est un amour sincère de la vérité
et des bonnes études qui me fait parler , je marquerai
avec tout le soin et toute l'attention dont je
suis capable, non les endroits les plus défectueux,
pour en triompher , mais les plus importans , pour
en solliciter la correction .
Je n'entrerai pas dans l'examen détaillé de la
description du Paradis. Jeme contenterai de faire
observer , en général , que si cette description a
quelque défaut , c'est d'être trop brillante et trop
fleurie , en même temps que le stylen'est pas assez
plein , ni l'harmonie assez soutenue. M. Delille
10 MERCURE DE FRANCE ;
met l'éclat dans les mots ; Milton cherche la beauté
dans les choses. Si on en veut quelqu'exemple , il
n'y a qu'à lire le commencement même de cette
description:
1
Jusqu'aux plaines d'Eden Satan s'est avancé ;
Il regarde , et dans l'air doucement exhaussé ,
De près s'offre à ses yeux un coteau que couronnent
De leurs rameaux touffus les bois qui l'environnent .
De ce mont chevelu les arbrisseaux nombreux
Epaississent partout le taillis ténébreux ;
Et leur richesse inculte , et leur luxe sauvage ,
De l'enceinte sacrée interdit le passage.
Milton n'a pas pensé à employer ces termes vagues
de luxe et de richesse , par deux raisons qui tiennent
à un goût très- épuré , et auxquelles je prie le
célèbre traducteur de faire quelqu'attention. Premièrement
, s'il avait voulu faire naître l'idée que
ces mots expriment , il aurait mis sous les yeux les
objets même qui pouvaient la présenter à l'esprit.
Ensuite les images qu'il emploie annoncent une intentionbien
différente et un art fort supérieur. Au
lieu de donner d'abord des idées magnifiques de
ce lieu enchanteur , il le dépeint avec une simplicité
charmante. On est étonné de voir le Paradis
se présenter avec sa verte enceinte , que Milton
compare à une haie champêtre , qui couronne le
sommet découvert d'une solitude escarpée , dont
les flancs sont hérissés de buissons .
:
Crowns with her inclosure green
As with a rural mound , the champain head
Ofa steep wilderness , whose hairy sides
With thicket overgrown , grottesque and wild ,
Access deny'd .
Il n'y a rien là qui puisse donner des idées de luxe
et de magnificence, et il me semble que cette simplicité
est excellente. Je voudrais pouvoir entendre
quelle raison M. Delille a eue de préférer à cette
peinture celle de ce coteau doucement exhaussé
dans lair et de ce mont chevelu , qui couvertpar
GERMINAL AN XIII. 11
tout d'un taillis ténébreux , renverse tout le plan
de Milton ; car il est impossible de démêler dans
cette confusion le point important , la demeure de
l'homme , que Milton avait marquée clairement,
en laissant à découvert le sommet du paysage.
Sans prétendre assujétir les poètes , dans leurs
descriptions , à un ordre d'idées bien lumineux , il
serait bon cependant qu'on pût entendre ce qu'ils
disent. Le style de Milton est si savant , si travaillé ,
et en même temps si pittoresque , dans cette partie
de son poëme , que M. Delille n'a pu trouver
aucun secours chez les traducteurs en prose .
M. Dupré de Saint-Maur a étrangement défiguré
ou hardiment supprimé les passages embarrassans .
M. Mosneron , dont nous avons loué l'exactitude ,
n'est pas plus fidèle 'que les autres , dans cet endroit.
Il traduit inclosuregreen par verdure , ce qui détruit
entièrement l'image de Milton. Il passe sous silence
, as with a rural mound , qui est une comparaison
prise de ces haies vives qui enferment
un petit champ ou un verger , image que tous
les traducteurs se sont accordés à dédaigner ,
comme trop petite pour le sujet , mais qui au contraire
en relève la grandeur par sa simplicité rustique.
The champain head of a steep wilderness
n'est ni justement ni élégamment rendupar le sommet
applati d'une haute montagne ; steep wilderness
signifie proprement une retraite sauvage et
escarpée , et champain head marque que le sommet
en est uni et découvert . Mais je laisse ces détails
pour passer à des observations plus importantes
.
Parmi ceux qui peuplaient ces bords voluptueux ,
Uncouple au front superbe,au perne , port majestueux ,
Afrappé ses regards; leur noble contenance ,
Leur corps paré de grace et vêtu d'innocence ,
Tout en eux est céleste; et l'ange des enfers
A d'abord reconnu les rois de l'Univers.
12 MERCURE DE FRANCE ,
Ici , M. Delille n'a presque decommun avec Milton
que le fond du sujet. Il s'est abandonné à son
génie naturel pour les expressions ; et il est certain
qu'il offre des détails remplis de graces. Mais c'est
dans le tableau original qu'il faut étudier la main
du maître. Qui est-ce qui ne sentira pas la vraie
grandeur dans cette simplicité ?
Twoof far nobler shape , erect and tall ,
God-like erect , with native honour clad,
In naked majesty seem'd lords ofall ,
Andworthy seem'd;
« Satan aperçoit deux êtres d'une figure plus no-
>>ble , d'une taille élevée et droite , comme celle
>>des immortels. Revêtus d'honneur , dans une
>> nudité inajestueuse , ils paraissaient les rois de
>> l'univers. »
C'est avec beaucoup de jugement que Milton a
placé ici quelques vers d'une teinte sérieuse , que
M. Delille a cru devoir changer , ou même effacer
entièrement , tels que ceux-ci :
In their looks divine
Truth , wisdom , sanctitude severe and pure , etc.
« Dans leurs yeux divins , brillaient la vérité , la
>> sagesse , une sainteté pure et sévère. » D'où Milton
conclut cette grande pensée , que c'est de sa
ressemblance avec Dieu que l'homme emprunte
toute son autorité sur la terre. Whence true autorityin
men. Cela signifie qu'il n'y a de véritable
autorité que dans la justice ; et M. Delille n'a pas
bien conçu cette idée , parce qu'il a retranché ce
qui l'amène.
Il n'a pas ose rendre though both not equal , qui
est la pensée fondamentale de la société du mariage.
Milton dit que l'homme est formé pour la
comtemplation et la valeur, la femme pour la douceur
et les graces ; mais cette douceur est celle de
l'ame et du caractère, et nonpas celle du corps etdu
GERMINAL AN XIIL 13
maintien, commele veut le traducteur , qui substitue
presque toujours les beautés sensibles aux
beautés morales. Il y a autant de délicatesse que
de raison dans la manière dont le poète anglais
reproduit ici la doctrine de Saint Paul, qui est la
loi ducommencement.
She, as a veil , down to the slender waist
Herunadorned golden tresses wore
Dishevel'd •
Which imply'd
Subjection ,but requir'd with gentle sway ,
Andby her yielded, by him best receiv'd ,
Yieldedwith coy submission, modest pride ,
And sweet reluctant amorous delay.
Milton peint l'embarras charmant de la pudeur ;
M. Delille , la résistance voluptueuse de la coquetterie.
Etparson amoureuse et douce résistance ,
Differant le plaisir , accroit la jouissance.
:
:
Il ne faut que se mettre à la situation pour juger
combien ce dernier vers y convient peu. L'un de
de ces tableaux ne saurait être la traduction de
l'autre. Ce n'est pas qu'il n'y ait de la volupté
dans le premier , mais elle se perd sous un voile
impénétrable de modestie. Dans le second , elle
paraît à découvert et porte la pensée jusqu'où elle
peut aller.
Le traducteur n'a pas moins altéré le caractère
antique et sévère de cette poésie , par cette déclamation
contre l'usage des vêtemens , dont on ne
trouve pas la moindre idée dans le Paradis perdu.
Un voile injurieux
Ne calomniait pointle chef-d'oeuvre des cieux.
Depuis, des vêtemens P'hypocrite parure ,
Envoilant ses trésors , outragea lanature.
Qui le croirait ? Il y a entre l'original et la traduction
l'extrême différence qui résulte de deux
pensées contraires. Dans l'un , la chaste nudité du
premier homme est présentée comme un caractère
14 MERCURE DE FRANCE ,
ও
de candeur et d'innocence , et , dans l'autre , comme
un moyen de plaisir et un état plus favorable au
développement de la beauté. Je le dis sincèrement,
je ne connais rien qui répugne davantage
au sujet que cette idée , si ce n'est la manière dont
elle est exprimée dans la suite du tableau , où
Adam et Eve sont représentés avec des couleurs
dignes d'un tel dessin :
Tous deux de leurs beautés déployant le trésor ,
De leurs sexes divers le plus parfait modèle ,
Des homines le plus beau , des femmes la plus belle , etc.
4
1
C'est ainsi qu'on pourrait peindre l'Amour et Psyché
, ou telle autre scène de la Mythologie ; mais
une scène de la Genèse ! mais Adam et Eve ! C'est
avec les couleurs de la Bible , que Milton a jugé
qu'il fallait traiter un pareil sujet. De là cette liberté
d'expression , qui s'allie tellement à la chasteté des
pensées , que , dans les scènes les plus tendres , il
ne se rencontre pas un mot qui puisse faire rougir la
plus jeune et la plus modeste des graces. M. Mosneron
a traduit cet endroit avec assez d'exactitude
pour donner quelqu'idée de la délicatesse de Milton
, à ceux qui n'entendent point l'original.
<<< Ainsi marchait , dans l'innocence de la nature ,
le plus aimable couple que l'amour ait jamais uni.
Adam, le meilleur des hommes ; Eve, la plus belle
des femmes. Ils marchaient , en se tenant par la
main , sans rougir de leur nudité , sans craindre les
regards de Dieu ou des anges , car ils n'avaient pas
l'idée du mal .
Si M. Delille avait fait attention à cette dernière
pensée , they thought no ill, il aurait vu qu'il
était inconvenant de présenter ces époux comme
enhardis dans leurs caresses par la solitude ; car
faisant tout avec une innocence et une droiture
parfaite , ils ne pouvaient être ni timides ni hardis.
1
GERMINAL AN XΙΙΙ. 15
i
:
:
C'est de la vérité des idées et de la justesse des
expressions , que dépend la beauté d'un caractère.
Celui d'Eve en est la preuve la plus remarquable
que je connaisse. Tout son charme vient de la manière
dont elle déclare son affection à son époux ;
ce n'est pas un discours passionné ; c'est un fonds
de vérité qui persuade plus que la passion ; mais
ce fonds est orné d'une pureté de sentiment et
d'une fleur d'expression que la naïveté de l'innocence
pouvait seule lui donner. Quelle déclaration
fut jamais comparable à ce récit ?
. Back i turned ,
Thou following cried'st aloud , return , fair Eve ,
Whom fly'st thou ? whom thou fly'st of him thou art ,
His flesh , his boneW. ith that thy gentle hand
Seiz'd mine ; j yielded , and from that time see ,
How beauty is excell'd by manly grace
Andwisdom , which alone is truly fair .
« Je voulais fuir, tu me suivis ; tu me crias : Belle
Eve', arrête ; sais - tu qui tu fuis ? C'est un autre
toi-même , c'est la moitié de ta vie. En même
temps , ta main saisit la mienne avec douceur; je
me rendis; et depuis ce temps, je vois combien
la grandeur de l'homme , combien la sagesse , qui
seule est véritablement belle , l'emporte sur la
beauté.>>>
Qu'on cherche maintenant , non pas seulement
l'expression, mais le caractère de ce morceau ,
dans la traduction de M. Delille .
Timide , je fuyais; tu courus après moi ;
ChèreEve, disais-tu , bannis ce vain effroi;
Sais tu bien qui tu fuis , dans ton erreur extrême ?
C'est la chair de ta chair , c'est un autre toi-même ,
C'est la moitié de toi , ta plus chère moitié ,
C'est l'être à qui ton être est pour jamais lié.
Tu me fuis , tu m'atteins : ta main saisit la mienne ,
Etmamain sans effort s'abandonne à la tienne ,
Tu la mets sur ton coeur. Ah ! depuis cebeau jou
jour,
Jesens que la beauté produit bien moins l'amour,
Que les males attraitss,, llaa sagesse profonde,
Vrais ornemens de l'homme et du maître du monde.
16 MERCURE DE FRANCE ,
Il n'y apersonne qui ne sente combien l'emphase
de ces derniers vers forme une discordance désagréable
avec la naïveté touchante de ce style. Mais
combien peu iront au fond de la pensée , et remarqueront
que le traducteur a rabaissé le caractère
d'Eve , en tournant du côté de l'amour et de
la beauté physique , la reflexion toute céleste
qu'elle fait sur l'empire de la sagesse , qui lui parait
la seule chose vraiment belle. Which
alone is truly fair. Ceux qui seraient tentés de
croire que M. Delille devait rajeunir ce caractère
par un coloris nouveau , pour l'accommoder au
goût de son siècle , s'imaginent-ils que M. de Voltaire
fût plus sérieux ou plus dévot qu'on ne l'est
aujourd'hui ? Croient-ils qu'on retrouvera sous ces
couleurs modernes , cet amour et cette poésie dont
l'auteur de Zaïre avouait qu'il n'y avait pas d'exemple
? Et à quoi tient , cependant , ce charme incomparable
, si ce n'est à l'innocence et à la pureté
de cette nature antique , dont la Bible seule pouvait
offrir le modèle ?
;
J'ose engager l'illustre traducteur à faire une
nouvelle étude d'un caractère si supérieur à tout ce
qu'Homère et Virgile ont pu concevoir. Pour connaître
ce qui est capable de l'altérer , il faut avoir
étudié à la source , ce qui en fait la beauté, Il me
suffit , pour donner une juste idée de son travail ,
d'avoir marqué d'une manière générale , ce que la
traduction offre de défectueux , dans la partie la
plus originale et la plus importante du Paradis.
perdu. Mon dessein n'est pas de relever les fautes
de détail qui ont pu lui échapper dans une composition
si rapide et si négligée . A Dieu ne plaise
que nous nous fassions un triomphe de ces fautes !
Če que nous en avons rapporté était nécessaire
pour justifier notre opinion , et pour remettre en
honneur
\
GERMINAL AN XIII. 17
honneur des principes auxquels nous sommes trop
sincèrement attachés , pour les sacrifier à quelque
considération que ce soit. Ceux qui , avec des prin
cipes différens , nous supposeraient d'autres motifs ,
pourraient être conséquens , sans être justes. Mais
pouvons-nous demander de la justice , devons-nous
attendre de la reconnaissance de ceux que notre
sévérité blesse dans leur amour-propre ? Ce serait
mal connaître les hommes , et travailler , comme
des enfans , pour des douceurs que notre travail ne
comporte point. Tout ce que nous pouvons faire
est de parler selon notre conscience , et de servir
la vérité avec autant de désintéressement que de
candeur.
Ch. D.
cen
$
LePseautierenfrançais, traduction nouvelle, avec des
notes pour l'intelligence du texte , et des argumens à la
tête de chaque pseaume ; précédée d'un discours sur l'espritdes
livres saints et le style des prophètes ; ouvrage
destinéprincipalement àl'usagedes fidèlesqui ne peuvent
lire les pseaumes qu'en français , et distribué suivant
l'ordre des offices de la semaine; par M. de La Harpe.
Un vol in-89. Prix : 4 fr. , et 5 fr. 50 cent. par la poste.
AParis , chez Migneret, imprimeur , rue du Sépulcre ,
n°. 28; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue .
dés Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
۱۰
Le saccès de ce livre est fait depuis long-temps; quoique
aucun Journal n'en ait parlé à l'époque où il parut , il
a été enlevé avec cet empressement qu'inspiraient les
productions de l'auteur , devenues plus éloquentes , depuis
que sestalans avaient trouvé une nouvelle force
B
DEAL UNIV,
GIENT
18 MERCURE DE FRANCE,
dans la religion , dont la doctrine , applicable à toutes
les situations où l'homme peut se trouver , est aussi propre
à guider la faiblesse qu'à éclairer le génie. M. de
LaHarpe fit cette traduction en 1794. Il était alors_dans
une prison. Au commencement de sa détention , les opinions
qu'il avait partagées avec les philosophes modernes
n'étaient point encore effacées de son esprit; quoiqu'il en
détestât les conséquences, les principes avaient conservé
àsesyeux une sorte d'attrait. Ces vains systèmes qui servent
à nous étourdir dans la prospérité , et qui nous
aveuglent trop souvent sur l'instabilité des choses de ce
monde , ne sont plus d'aucun usage , lorsqu'on est malheureux
: ils font naître au contraire un sombre découragement
qui n'est pas éloigné du désespoir. M. de La Harpe
était prêt à tomber dans cette funeste situation . Qu'était
pour lui le souvenir de ses anciens succès dans l'état
et à l'époque où il se trouvait ? Un académicien , un litterateur
devait- il se flatter d'avoir encore des triomphes de
vanité , et d'obtenir même de l'indulgence parmi les
hommesqui dominaient alors en France ? Il n'y a que le
chrétien dont la haute philosophie puisse se conformer à
toutes les positions sans se laisser enivrer , ni abattre.
Une personne pieuse , que M. de La Harpe eut le bonheur
de connaître dans sa prison, daigna chercher à le
consoler. Parmi les moyens d'adoucir l'amertume d'un
coeur naturellement un peu apre , elle conseilla sur-tout la
lecture des pseaumes de David , que M. de La Harpe n'avait
parcourus jusqu'alors que pour y trouver des beautés poétiques
, et dont il n'avait conservé presque aucun souvenir.
Par une ingénieuse bonté qui pouvait craindre de révolter
un philosophe , on ne lui proposa d'abord cette lecture
que comme une distraction; on le pria même, comme si
on lui eût demandé un service, de faire sur ces proGERMINAL
AN XIII. 19
2
ductions sublimes un commentaire purement littéraire .
M. de La Harpe , charmé d'avoir une occupation conforme
à ses goûts , et de pouvoir en même temps témoigner
sa reconnaissance pour les consolations qu'il avait
reçues, se livra sur le champ à ce travail. A peine l'eutil
commencé , qu'il trouva dans les pseaumes des beautés
d'un ordre supérieur : nous avons vu le manuscrit de ses
réflexions sur le premier pseaume ; il est impossible de se
figurer une admiration mieux sentie et mieux motivée .
Cette disposition ne fit que s'accroître dans la suite de
l'ouvrage; d'autres lectures pieuses la fortifièrent bientôt ;
et M. de La Harpe reconnut enfin quelle est la vraie source
des consolations et des secours que l'infortuné ne cherche
jamais en vain. Ce commentaire , fait d'abord avec toute
l'ardeur de la reconnaissance , ensuite avec tout le zèle
de la piété , servit à former le discours préliminaire du
livre que nous annonçons .
Les circonstances empêchèrent de le publier , lorsque
M. de LaHarpe fut libre : la Convention, quoique moins
redoutée , n'avait point abjuré les principes qui l'avaient
asservie à des monstres. Enfin dans l'an 6 , les amis de
l'auteur crurent que l'on pouvait hasarder la publication
du pseautier. Qui aurait jamais pensé que les hymnes de
David fussent un jour regardés comme un livre suspect?
Ce n'est pas une des moindres singularités que nous offre
l'histoire de la révolution. Cependant , à cette époque même
de l'an 6 , l'éditeur montra du courage en imprimant ce
livre : l'avis qu'il mit en tête prouve combien l'on avait
lieu de craindre l'intolérance philosophique. « Comme
>> l'ouvrage, dit l'éditeur , est entièrement étranger aux
>> matières politiques , et entièrement de religion et de
>> littérature, les amis de l'auteur ont pensé que la publication
pouvait être de quelque utilité pour lui , sans au-
22
८
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
> cun inconvénient. » Ainsi l'on était obligé en quelque
sorte , de demander grace pour avoir imprimé le Pseautier.
Nous n'avons pas besoin d'observer que cet avis n'existe
plus dans la nouvelle édition .
M. de La Harpe a fait son travail d'après la Vulgate et
d'après les commentaires du père Berthier , jésuite honoré
de la haine de Voltaire et des philosophes modernes. Ce
savant , très-versé dans la langue hébraïque , avait souvent
traduit mot pour mot des passages qui, dans le latin, lui
paraissaient rendus avec des expressions trop faibles ;
c'est sur ces traductions littérales que M. de La Harpe
s'est appuyé , lorsqu'il a voulu quelquefois donner à sa
version le tour poétique de l'original. Malgré ce soin
scrupuleux , quelques personnes ont affecté de rabaisser
l'ouvrage , en observant que ce n'était que la traduction
d'une traduction. Cette critique tomberait d'elle-même aux
yeux des gens de goût , si l'on se bornait à rappeler que
Racine ni Rousseau ne savaient l'hébreu , et que c'est
*d'après la Vulgate seule qu'ils ont composé ces chants divins
que nous regardons avec raison comme les chefs- d'oeuvre
de la poésie lyrique chez les modernes. Mais nos aristarques
ne se tiendraient pas pour battus ; à l'exemple de
Voltaire , ils feraient quelques mauvaises parodies de la
Vulgate, avanceraient des doutes ridicules , et croiraient
'qu'on n'a rien à leur répliquer .
Ily adeux sortes d'adversaires de la traduction latine
que l'Eglise a adoptée : les uns sont des savans orgueilleux
qui prétendent trouver des erreurs dans la Vulgate , et sont
prêts à élever des chicanes de mots sur lesquelles personne
ne pourra prononcer , et qui , par conséquent , ne finiront
jamais. L'amour-propre de l'homme demande toujours à
se prévaloir de la supériorité qu'il croit avoir acquise ,
soit par le talent, soit par le travail. A quoi servirait auGERMINAL
AN XIII . 21
jourd'hui de savoir l'hébreu , si la Vulgate était parfaitement
fidelle ? Il faut donc y chercher des fautes pour prou-
(ver qu'on n'a pas perdu son temps. Nous n'avons pas besoind'observer
que cette disposition de l'orgueil ne saurait
être attribuée aux Sacy et à ces respectables savans du
XVII . siècle (1), qui n'ont commenté la Bible que pour
répondre aux objections des protestans. Les autres adversaires
de la Vulgate sont les philosophes modernes , la
plupart aussi ignorans que prompts à décider de tout.
Parce que laversion se rapproche le plus qu'il est possible
de l'original , et qu'ainsi l'élégance de la bonne latinité ne
saurait s'y trouver, ils la tourneront en ridicule ; ils en 1
feront de sottes parodies : comment , diront- ils , peut- on
admirer ce que l'on enseigne au catéchisme , et ce que l'on
chante à vepres ? Ce bon mot sera décisif pour un grand
nombre de personnes.
Il suffira , pour répondre à cesdeux sortes de critiques
qui se sont élevés contre le Pseautier de M. de La Harpe ,
de rappeler les précautions scrupuleuses que l'Eglise a
eru devoir prendre , afin d'épurer le texte de la Vulgate.
Ce détail pourra être propre à confondre ceux dont l'orgueil
a pour base , soit une vaine science , soit une ignorance
présomptueuse.
La primitive Eglise eut quelques versions grecques de
PAncien Testament , réunies ensuite par Origène.Celle des
Septante fut considérée comme la meilleure ; on en fit
quelques traductions latines , et l'on traduisit également le
Nouveau Testament que l'on y joignit. Saint Jérôme , versé
dans les langues hébraïque et grecque , ne trouvant aucune
de ces traductions entièrement satisfaisante , et pensant
(1) La même observation doit être faite relativement au Père Berthier
, à l'abbé Guénée, etc.
MISL. UNIV,
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
même que l'interprète grec de l'Ancien Testament s'était
quelquefois mépris, résolut de faire une traduction complète
de l'Ecriture sainte d'après les originaux. Cetouvrage , qui
éprouva d'abord quelques contradictions, fut ensuite généralementreçudansl'Egliselatine
; cependant, comme les pseaumes
faisaient partie des Offices, etqu'il n'eût pas été à propos
d'y faire des changemens considérables , on les conserva
en les corrigeant. Ce mélange de l'ancienne traduction
avec celle de Saint Jérôme , prit le nom de Vulgate. Un
des principaux moyens dont se servit Luther pour propager
son hérésie , fut de prétendre que la version adoptée
n'était pas fidelle , et de faire une traduction en langue
vulgaire , avec le soin d'altérer les passages qui pouvaient
être contraires à ses opinions. L'Eglise sentit alors plus quejamais
la nécessité de revoir la Vulgate , etde faire disparaître
les fautes même les plus indifférentes , qui pouvaient s'être
glissées dans cette traduction , afin de ne laisser aucun
prétexte aux critiques pointilleuses des protestans. Le Concile
de Trente choisit parmi les hommes les plus savans
de cette époque , où les langues anciennes étaient étudiées
avec tant d'ardeur , six docteurs qui furent chargés de
comparer les textes originaux avec la traduction , et de
rectifier dans cette dernière tout ce qui ne rendrait pas le
sens avec la plus grande fidélité . Ce travail immense ne put
être achevé avant la clôture du concile : on se borna à
déterminer les livres canoniques. Les papes qui succédèrent
à Pie IV, firent poursuivre ce travail ; sous Clément VIII ,
il fut terminé ; et cette version dont la première édition
parut au Vatican en 1591 , accompagnée d'un bref qui en
atteste l'authenticité , est la seule qui soit aujourd'hui
adoptée par l'Eglise romaine.
On voit , d'après ce court exposé , quel cas on doit faire
des critiques que l'on a hasardées, si légèrement sur la
:
٠٤
1
GERMINAL AN XΙΙΙ. 23
Vulgate. Un travail qui a occupé pendant près de quarante
ans les hommes les plus savans de l'Europe , pouvait du
moins donner quelque réserve à ceux qui voulaient révoquer
endoute son exactitude. Il en résulte que , quand
même M. de La Harpe n'aurait pas eu l'attention de consulter
les commentaires du P. Berthier , sa traduction ne
devrait pas inspirer moins de confiance .
Cet homme célèbre , en s'exerçant dans un genre si nouveau
pour lui , avait plus d'un écueil à éviter. Il ne s'agissait
pas de faire un ouvrage de littérature , c'était un livre
de prières que l'auteur avait entrepris : ainsi tous les embellissemens
lui étaient interdits ; il ne lui était pas
même permis de paraphraser , de peur de dénaturer les
pseaumes. Un autre écueil qui eût été insurmontable pour
tout autre écrivain , se trouvait dans la difficulté de donner
àune traduction presque littérale les charmes du style , qui
ne sont aujourd'hui que trop nécessaires pour attacher les
lecteurs à des ouvrages de piété. M. de La Harpe a vaincu
ces obstacles en homme supérieur : les pseaumes prennent
sous sa plume un tour poétique , une variété de mouvemens
, une onction et une chaleur qu'ils n'avaient jamais
eus en prose française. Nous avons , dans un autre extrait ,
cité quelques passages de cette traduction ; nous ne pourrions
que répéter ici les éloges qu'ils nous ont paru mériter.
に
Le discours préliminaire du Pseautier est un des meilleurs
morceaux de littérature qu'ait composés l'auteur. Il
peut tenir lieu de l'ouvrage que M. de La Harpe voulait
faire sur les beautés poétiques des livres saints ; ouvrage
qui eût servi de suite au Cours de littérature , et que la
mort ne lui apas permis d'entreprendre. Dans la partie
lit éraire de ce discours , M. de La Harpe a pris pour
guide le docteur Lowth , professeur , et depuis évêque
d'Oxford, qui a fait un excellent livre intitulé : Desacra
1
4
24 MERCURE DE FRANCE ,
poesi Hebræorum, livre trop peu connu en France;c'est
ce même docteur qui avait réfuté avec tant de succès les
paradoxes de Warburton sur la croyance des anciens
Hébreux. Son ouvrage , auquel M. de La Harpe se plaîtà
rendre la justice la plus éclatante , doit être considéré
comme classique. « De nos jours , dit l'auteur français , un
>> Anglais plein de goût et de connaissances, a consacré à
> la poésie des Hébreux un ouvrage qui a été beaucoup
>> lu , quoique fort savant, et qu'on regarde comme un des
» meilleurs livres que l'Angleterre ait produits. » Ce suffrage
de M. de La Harpe devrait engager quelque littérateur
à traduire ce Traité dans notre langue. Après avoir
été inondés de tant de productions sophistiques , nous
avons plus que jamais besoin de bons livres.
M. de La Harpe s'élève sur-tout dans son discours contre
ces prétendus philosophes qui répétaient les ridicules parodies
que Voltaire a faites de la Bible. En parlantde ce
homme dont l'impiété eut une si funeste influence , il le
traite sans ménagement , ce qui ne lui était pas encore
arrivé. Après lui avoir appliqué ce vers d'une de ses tragédies
Toutes les passions sont en lui des fureurs ,
il ajoute : « Voltaire n'a cessé pendant trente ans de tra-
» vestir l'Ecriture en prose et en vers pour se donner le
>> droit de s'en moquer. Il n'en fallait pas davantage pour
» entraîner à sa suite une foule d'ignorans et d'étourdis
» qui n'ont jamais connu la Bible que par les parodies
>> qu'il en a faites , et qui n'étant pas même en état d'en-
>>tendrree le latin du Pseautier , ont jugé des poëmes hé-
>> breux d'après les facéties de Voltaire.»
L
C
M. de La Harpe rapproche ensuite du texte de l'Ecriture
quelques-unes des imitations deVoltaire. Lephilosophe avait
appelé le fameux pseaume Exurgat Deus une chanson de
.GERMINAL AN XIIL 25
corps-de-garde; et ses disciples n'avaient pas manqué de
répandre ce mot qu'ils avaient trouvé fort heureux. « C'est ,
>>dit M. de La Harpe , que Voltaire a fait lui-même une
>> chansonde corps-de-garde sur un verset de ce pseaume ,
>> précisément comme Scarron fait sept à huit vers de pa-
>> rodie sur un vers de Virgile.
Ayez soin, mes chers amis ,
Deprendre tous les petits
Encore à la mamelle.
Vous écraserez leur cervelle
Contre le mur de l'infidelle ;
Et les chiens s'engraisseront
De cesangqu'ils lécheront.
-» Il était si charmé de cepetit morceau , ajoute M. de
LaHarpe, que je le lui ai entendu chanter pendant trois
» mois. Voici maintenant le texte de David : « Le Sei-
>> gneur a dit : J'enleverai mes ennemis de la terre de
» Basan , et je les précipiterai dans l'abyme ; et toi , mon
>> peuple , tes pieds seront teints du sang de tes oppres-
>> seurs , et les chiens lécheront ce sang.>> Racine n'a pas
» eu la même horreur de ces chiens et de ce sang , et en
>> a tiré ces vers d'Athalie , admirés partout et toujours
>>applaudis :
Des lambeaux pleins de sang , et des membres affreux
Quedes chiens dévorans se disputaient entre eux.
» Qui croirait que ce fut Voltaire qui logea lamusede
>> Racine au corps- de-garde , par aversion pour celle de
>> David !>> Voltaire , comme on le voit , jugeait d'ordinaire
d'après les passions du moment : de là tant de décisions
qui se contredisent , et que ses plus zélés admirateurs
chercheraient en vainà concilier. « Il lui a toujoursman-
» qué , dit M. de La Harpe , même en critique purement
> littéraire , un fonds de solidité et d'équité , un accord
>> constant de vues générales ; deux choses incompatibles
"
26 MERCURE DE FRANCE ;
>> avec l'extrême vivacité de ses conceptions , et la violence.
» et la mobilité de ses passions, »
M. de La Harpe , dans la partie littéraire de son discours
, était forcé de faire des rapprochemens entre les
poésies profanes et les pseaumes. Ces parallèles auraient
pu l'entraîner à des réflexions qui ne se seraient pas conciliées
avec le ton de piété qui devait distinguer l'ouvrage.
Ce défaut , que nous avons remarqué dans le commentaire
de M. de Vauxcelles sur les oraisons de Bossuet , ne se
trouve jamais dans le Pseautier. Les productions des hommes
, selon le critique , n'approchent sous aucun rapport
des livres inspirés par l'Esprit saint.,
<<Neptune, dit-il, frappe de son trident , Pallas arrache
>> les fondemens de Troie ; ce n'est pas là le Dieu de David..
» La terre l'a entendu menacer, elle a senti le souffle de
>> sa colère; il n'en faut pas davantage , et l'univers froissé
>> se montre dans un état de dépendance et de soumission ;
>> il semble attendre que l'Eternel détruise tout, comme il a
>> fait tout, d'un signe de savolonté. Avouons-le ; il ya aussi
>> loin de ce sublime à tout autre sublime , que de l'esprit
>> de Dieu à celui de l'homme. On voit ici la conception
>> du grand dans son principe; le reste n'est qu'une ombre ,
>> comme l'intelligence créée n'est qu'une faible émanation
>> de l'intelligence créatrice ; comme la fiction , quand elle
>> est belle, n'est encore que l'ombre de la vérité , et tire
» tout son mérite d'un fonds de ressemblance.Vous trouve-
>> rez partout avec l'oeil de la raison attentive , les mêmes
>> rapports et la même disproprotion toutes les fois que
>> vous rapprocherez ce qui est de l'homme de ce qui est
>>de Dieu , seul moyen d'avoir de l'un et de l'autre l'idée
» qu'il nous est donné d'en avoir ; et c'est ainsi qu'étant
>> toujours très-imparfaite , commeelle doit l'être , du moins
>> elle ne serajamais fausse. Cette grandeur originelle , ot11
GERMINAL AN XIII.
27
>> par conséquent divine , puisque toute grandeur vient
>> de Dieu , qui est seul grand , est partout dans l'Ecriture ,
>> soit que Dieu agisse ou parle dans le récit , soit qu'il
>> parle dans les prophètes. » Il est difficile de joindre une
dialectique plus pressante à des mouvemens plus oratoires .
Cepassage rappelle la manière de Pascal.
Nous n'avons aucune réflexion à faire sur cette seconde
édition , entièrement conforme à la première. L'ouvrage ,
très-précieux sous le rapport de la littérature , l'est encore
plus sous celui de la religion . Les fidèles qui n'entendent
pas la Vulgate, y trouveront, présentés dans leur plus
beau jour , les traits sublimes et les grandes pensées des
Pseaumes de David , aussi susceptibles d'être admirés par
le goût , que d'être sentis par la piétě . P.
Tulikan , fils de Gengiskan , ou l'Asie consolée. Un vol .
in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. 5o c. par la poste. A Paris ,
chez Guillaume , libraire , rue de la Harpe, collége
d'Harcourt ; et chez le Normant, imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
Le titre de cet ouvrage annonce une histoire., et les
noms des personnages font espérer qu'elle sera très-intéressante;
mais le titre est faux et les noms sont trompeurs.
Ce n'est pas une histoire , ce n'est qu'un roman historique ,
c'est-à-dire , un ouvrage essentiellement frivole , lorsmême
qu'il n'est pas ennuyeux , ce qui est rare. L'éloge magnifique
qu'on a pris la peine d'imprimer en tête du volume ,
m'avait fait soupçonner que le sujet était faiblement conçu,
et encore plus faiblement exécuté. J'ai voulu voir si cette
prévention était fondée ; j'ai vu , et je me suis convaincu
qu'il peut y avoir dans ce monde des préjugés très-raison28
MERCURE DE FRANCE,
nables. Je m'estime heureux d'avoir au moins recueilli ce
léger fruit d'une lecture vraiment accablante.
Le dessein que l'auteur s'est proposé dans son livre ,
est cependant très-estimable en lui-même; son but est de
faire prendre en haine la guerre et ses suites déplorables.
Ce sentiment est dans le coeur de tous les honnêtes gens ;
et les affections naturelles, dans lesquelles il prend sa
source , le rendent aussi commun que respectable. Mais
combiend'écrits inutiles , combien de déclamations vaines
et stériles , combien de mouvemens d'une sensibilité fastueuse
n'a-t- il pas fait éclore sous la plume de ces charlatans
qui s'intitulent les amis de l'humanité ! Ils se désolent
des mauxde la guerre ,qu'ils ne sont point appelés à corriger
, et ils perdent de vue le bien réel qu'ils pourraient
faire en se corrigeant eux-mêmes. Ce sont toujours les rois
et les nations qu'ils veulent redresser et régenter du haut
de leur raison superbe. C'est toujours sur les désastres du
monde entier qu'ils s'attendrissent avec de grands éclats
dedouleur, et les larmes qui tombent en silence auprès
d'eux ne les touchent point : ils ne voient pas même celles
qu'ils font couler dans leur maison. Pendant que ces
grands philosophes essuient les pleurs du genre humain ,
leur femme , leurs enfans gémissent souvent en secret.
Ils vous parleront de consoler l'Asie; les maux de l'Amérique
leursaignentle coeur; ilsirontjusques dans les déserts
de l'Afrique chercher des objets de pitié ; et leur main ne
saurait s'étendre jusqu'au pauvre qui est à leur porte et
qui leur demande une obole.
C'est une singulière illusion de l'amour propre que celle
qui persuade à ces philosophes qu'ils ont renda le plus
grand et le plus signalé service à tous les peuples, lorsqu'ils
ontdéclamé dans un livre contre les désastres inévitablesde
la guerre. Ne dirait-on pas que leurs belles
GERMINAL AN XIII.
29
paroles arrêtent l'effusion du sang? Il est vraiment curieux
d'entendre sur ce sujet l'auteur de l'éloge qui précède
Pouvrage de M. Gibelin , et qu'on attribue à M. de
Boufflers :
« L'objet que se propose l'auteur de ce livre , dit- il ,
est digne des efforts et des éloges de toutes les généra-
» tions.» Voilà ce qui s'appelle louer avec une juste
mesure . « C'est d'ouvrir tous les yeux sur le crime de la
)
guerre , et de la montrer comme le suicide du genre
>> humain. » Et lorsqu'on l'aura montrée comme le suicide
, vous verrez qu'il n'y aura plus de guerre , attendu
que les hommes ne commettent jamais de suicide ! Un
>>jour viendra peut-être où les hommes rougiront d'étre
n detous les habitans de la terre les plus insociables.n
De quels habitans M. de Boufflers veut-il parler? à quels
êtres nous compare-t-il? Quoi ! nos Françaises sont moins
sociables que les castors du Canada ? Les membres de l'académie
des sciences sont moins civilisés que les orangoutangs
? Ils reconnaîtront qu'un des premiers moyens
d'adoucir cette vie , dont tous se plaignent , c'est de
cesser entr'eux de se l'arracher. Voilà qui n'est point
mal raisonné; personne ne contestera qu'il ne faut pas
s'arracher la vie pour l'adoucir , la chose est claire. Mais
cependant ne point se l'arracher n'est pas un moyen de
Padoucir ; c'en est un seulement de la conserver. « Ettőt
» ou tard ils achèveront de se civiliser , ou , pour mieux
> dire , ils commenceront à s'humaniser . » Il est bientôt
temps de s'yprendre , après six mille ans d'existence : mais
si les philosophes prêchent en vaindepuis ce temps pour
nous inspirerquelque tendresse en faveur de la douce humanité
, vous verrezque nous serons forcés de nous en
tenir à la charité. Au lieu de faire des livres contre la
guerre , on trouvera plus court de faire l'aumône : on
30 MERCURE DE FRANCE ,
aimera mieux soulager des maux qu'on ne peut empêcher ,
que de rêver le bonheur commun et la perfection de l'espèce
humaine. « Loin de nous ces froids ennemis du
» monde , qui traitent de rêve cette grande pensée. »
ACayenne , à la Guiane , tous ces gens qui ne croient
ni au sièclede la raison , ni à la tolérance philosophique !
Délivrons-nous de ces censeurs importuns qui voudraient
nous ôter le plaisir de rêver , et nous forcer à faire de
bonnes actions. Ils ne savent pas que notre réve est celui
des beiles ames et des grands génies. Ils nous réduisent
à nous louer nous-mêmes .
On ne prétend pas cependant s'élever ici contre toute
espèce de théorie , à Dieu ne plaise ! Celui qui cherche ,
avec un coeur sincère , à adoucir les haines et les divisions
des hommes , leur mettra sous les yeux les lois de l'ordre
qui règlent les sociétés. Son livre sera un bienfait pour le
genre humain, et sa mémoire vivra éternellement. Mais
n'est-ce pas extravaguer avec autant de bêtise que d'orgueil
, que de prétendre non-seulement instruire les hommes
, mais même changer le fond de la nature par jun
romanhistorique ? et n'est-ce pas un des caractères particuliers
de la philosophie moderne d'annoncer avec ce
faste l'espèced'ouvrage le plus inutile qu'il y ait au monde ?
L'éloge de M. de Boufflers et le livre de M. Gibelin semblent
avoir été réunis pour en donner la preuve la plus
complète qu'on puisse desirer.
Les noms de Gengiskan et de Tulikan son fils , les lieux
où la scène se passe , sont tout ce qu'il y a d'historique
dans cet ouvrage. L'auteur ayant mieux aimé controuver
des faits que rapporter ceux qui existent , nous avertit ,
par cela seul , qu'il les ignore , ou bien qu'il ne les a pas
jugés propres au plan qu'il s'était proposé. Si c'est ignorance
, l'auteur est inexcusable; car qui le forçait d'écrire
GERMINAL AN XIII. 3
sur ce qu'il ignore ? Si c'est par choix et discernement ,
il devient évident que son héros n'a pas le droit de nous
intéresser , puisque son historien a jugé lui - même que
ses actions ne devaient pas être écrites . Quoi qu'il en soit ,
examinons ces faits imaginaires , afin de connaître au moins
le mérite d'invention que l'auteur peut avoir, et le fruit
d'instruction qu'il a eu le dessein de nous faire recueillir ,
en nous inspirant le goût de la paix universelle.
Après avoir conquis toute l'Asie , Gengiskan partage le
fruit de ses victoires entre ses enfans , et il vole à de nouveaux
exploits. La Chine échoit à Tulikan , jeune guerrier
né du sang royal d'Altong , dernier empereur du
Cathay, dont Gengiskan avait épousé la fille, la soeur ou
la nièce , ce que l'auteur n'explique pas clairement . Ce
Tulikan est un nouvel Orosmane , et même tout le roman
n'est autre chose que la tragédie de Zaïre mise enun long
récit. Le vieillard Altong représente Lusignan; il meurt
comme lui sur les débris de son trône ( 1 ). Azémi , sa
fille, dont le nouveau chefde la nation devient amoureux ,
joue le rôle de Zaïre; son frère Tienzo échappé au massacre
comme Nérestan , reparaît, comme lui , pour troubler
toute la fête. Corasmin même s'y retrouve sous le nom
d'Yelu , vice-roi vaincu de Léatong , personnage illustre
à la Chine . Le sang coule à la fin du roman comme à la fin
de la pièce; mais le dénouement a quelque chose de plus
féroce et de plus extravagant. Tienzo , long-temps fugitif,
revient chargé de chaînes ; sa qualité d'héritier du trône
commandait impérieusement qu'on l'éloignât de la capitale
;Gengiskan se l'était fait livrer par un prince voisin ,
dans le dessein d'écarter toutes les inquiétudes qu'il pou-
(1) Le Lusignan de l'histoire , qui n'était qu'un pauvre gentilhomme
duPoitou, se retira en Chypre après sa défaite , et il y mourut.
32 MERCURE DE FRANCE ,
vait avoir de ce côté ; mais au lieu de le lui amener, on le
conduit à son fils Tulikan , sans qu'on en dise aucune raison.
Tulikan est alors absent de la capitale. Azémi , qu'il
a fait venir du fond de la Tartarie , où elle avait été reléguée
comme prisonnière , règne dans son palais. Tienzo
l'y retrouve, et à l'instant il reçoit d'elle sa liberté. Ce
Tienzo devient furieux lorsqu'il apprend que Tulikan a
des vues sur Azémi ; il renouvelle la scène du fils de M. le
baron de Theuder-ten- tronck , lorsqu'il apprend que Can-
-dide veut épouser sasoeur , sans respect pour ses soixantedouze
quartiers. L'auteur n'a pas eu de peine à mettre
en prose tout le discours que Nérestan tient à Zaïre dans
une pareille circonstance :
<<Fille indigne du malheureux Altong , s'écrie-t-il , le
» voilà donc cet abominable aveu qui pesait tant sur
> ton infame coeur , et qui est bien fait pour accabler
>> le mien..... Ma main doit prévenir ton crime et notre
>>> opprobre ; et sans songer au dien qui nous unit.... Non,
» tu n'es pas ma soeur ; je ne te connaisplus.Au moment
» ou notre ennemi recevra ta main , j'irai t'arracher de
» coeur que tu brûles de lui donner , pour le présenter
>> tout sanglant à ton infame époux ; et , poursuivant ma
>> vengeance , je le percerai à tesyeux du même poignard
>> qui t'aura punie. Je mourrai avec joie sur vos corps
> palpitans , et, par cette justice éclatante , je remplirai ce
» que je dois à monnom , à ma haine et àmonhonneur.
Je ne dirai rien de l'image horrible que toute cette boucherie
représente ; mais je demanderai à ce fou de Tienzo
comment il pourra tuer Tulikan aux yeux de sa soeur ,
-lorqu'il aura arraché le coeur à celle-ci ? Un auteur
de roman n'y regarde pas de si près; il ne songe qu'a entasser
des faits extraordinaires et à multiplier les coups de
théâtre , sans s'embarrasser du jugement des lecteurs ,
qu'il
TA.
GERMINAL AN XIII. 33
5.
cen
qu'il ne suppose pas plus raisonnable que le sien. Ceci
me rappelle une des aventures les plus extravagantes de
l'ouvrage de M. Gibelin. Au moment où les Tartares assiégeaient
la capitale , une femme placée au haut d'une
tour, suivait de l'oeil son époux combattant dans la plaine ;
il tombe dans la foule des morts , et elle a la vue assez
perçante pour remarquer celui qui vient de le renverser.
Furieuse , elle abandonne son enfant , se revêt des habits
d'un guerrier , et , les armes à la main , elle sort de la ville ,
fend la presse sans rencontrer aucun obstacle : elle arrive
auprès du corps sanglant de son époux ; son oeil égaré
cherche le meurtrier qui vient de le lui ravir ; elle le reconnaît
, ô miracle ! précisément à la place où il devait
se trouver pour compléter sa vengeance : elle le jette sans
vie sur celui qu'il a immolé. Mais voilà que tout- à- coup
les spectateurs passifs de cette belle scène se réveillent de
leur léthargie ; on pense à défendre la vie d'un homme
mort ; on reconnaît que le guerrier qui vient de le tuer est
une jeune femme ; on veut l'enchaîner , mais à l'instant
cette femme se passe son épée au travers du corps ; et au
lieu d'une victime de la guerre , sa fureur en offre trois
sans parler de l'enfant qu'elle allaitait et qui se trouve
abandonné. L'auteur appelle cela du courage , mais il se
trompe assurément. L'invraisemblance des détails de cet
événement en détruit d'abord le charme. Et qui ne voit
que le faible courage de mourir que la fureur peut donner ,
est bien au- dessous de ce vrai courage de l'ame qui inspire
à une mère la force de survivre aux malheurs les
plus sensibles pour prendre soin de son enfant ? Je reviens
aux fureurs de Tienzo .
Après s'être bien emporté contre sa soeur , il finit , comme
Nérestan , par lui faire jurer une haine éternelle à son
amant et à toute sa famille. Il forme le dessein d'assassi-
C
BIBL. UNIV,
GRAT
34 MERCURE DE FRANCE ,
ner Tulikan ; Azémi se croit obligée de l'avertir des desseins
de ce fou furieux , et elle l'excuse sur ce qu'il a perdu
l'esprit. Tulikan est très-sensible à cette attention ; il
trouve apparemment que ce Tienzo est un homme trèssensé
, car il n'a rien de plus pressé que d'aller lui proposer
de le replacer sur le trône de ses pères , à condition
qu'il le laissera partir avec sa soeur , pour aller régner en
Perse . Le lecteur pensera peut-être qu'une proposition
de cette nature va rendre la raison à Tienzo . Il était furieux
parce qu'on lui avait ravi sa puissance ; on veut la lui
rendre , sans autre condition que d'emmener sa soeur pour
être reine dans un pays qui n'est pas sous sa domination.
Il n'y a pas de raison pour refuser cette offre généreuse :
aussi ni lui , ni l'auteur , ni personne n'en peut trouver.
Tienzo feint d'accepter ; et, pour terminer la scène par un
coup d'éclat , il va trouver sa soeur , il se poignarde à ses
yeux , en lui faisant boire une coupe empoisonnée : il
meurt , et Tulikan , pénétré de douleur , leur fait faire à
tous deux de magnifiques funérailles .
1
Voilà quelle est la conduite des faits principaux de ce
roman . J'ai négligé quelques épisodes uniquement inventés
pour enfler le volume , lequel se compose en outre de
beaux discours sur la politique .
Il y aurait beaucoup à dire sur cette politique , où l'on
retrouve la liberté et l'égalité de 1793 , époque à laquelle
l'auteur travaillait à son roman. Il y a mêlé , il est vrai ,
quelques maximes sur l'excellence de l'unité du pouvoir ,
avant de le faire imprimer en 1805 ; mais les quinze années
qui viennent de s'écouler nous ont fort dégoûtés des leçons
de ces messieurs , et les grands intérêts qui tiennent
encore aujourd'hui toute l'Europe attentive , ne nous permettent
pas de nous occuper de toutes les rêveries dont il
plaît à un romancier de nous étourdir.
GERMINAL AN XIII. 35
:
La conduire de Tulikan , que l'auteur a si fort relevée ,
peut être louable ; mais quel sera le mauvais prince qui
voudra la prendre pour modèle ? L'histoire seule peut
offrir aux rois des exemples à suivre et des fautes à éviter.
Un bon prince ne lit point de romans ; à peine a-t- il le
temps de lire l'histoire de chaque jour de son règne : il
pense , il écoute , il mûrit ses desseins et il les fait exécuter .
Quel est donc le fruit que l'auteur veut que nous retirions
de son livre , et comment pourra- t- il mériter , selon
M. de Boufflers , les éloges de toutes les générations ?
Il nous offre , à la vérité , des provinces ravagées , des
royaumes détruits , des peuples écrasés par la fureur de
Gengiskan ; mais par une mal-adresse inconcevable , il fau
naître de ces désordres effroyables, la gloire et la prospérité
d'un peuple immense , sous la puissance d'un des fils
de ce destructeur du genre humain ; en sorte que Gengiskan
lui-même pouvait se flatter , avec quelqu'apparence
de raison , d'avoir travaillé non-seulement pour le peuple
de barbares qui combattait sous ses drapeaux , mais aussi
pour le plus grand bonheur de la nation vaincue par ses
armes . Cet exemple , loin de produire de l'éloignement
pour la guerre , en ferait naître l'amour dans l'ame de
tous les hommes ambitieux , Qui peut douter qu'il y ait
jamais eu un conquérant , sans en excepter ce Tartare ,
qui ne se soit proposé, pour terme de ses exploits, la gloire
de son nom. et la prospérité de sa nation ? Les succès , en
politique , nejustifient- ils pas aux yeux du vulgaire toutes
les entreprises ? Ne nous disait- on pas , il y a dix ans ,
qu'on ne pouvait payer assez cher la liberté et l'égalité ;
que le bonheur des générations futures devait s'établir au
prix du sang de la génération présente ? Tous les projets ,
toutes les actions des puissances et des nations , n'ont- ils
pas toujours un prétexte louable ?
B2
36 MERCURE DE FRANCE ,
L'auteur avance avec confiance que la vertu fait plus
de conquêtes que l'ambition , et il dit cela dans un livre
où la vertu des nations cède continuellement à l'ambition
d'un conquérant. C'est avec le même jugement qu'il nous
représente les Chinois comme une nation admirable et
P'exemple du monde , et tout son roman les peint comme
les plus faibles des hommes. Il y appelle Confucius le
maître et l'instituteur des rois , et ce maître des rois meurt
de chagrin , parce qu'aucun prince ne veut écouter ses
leçons.
,
Cet écrivain indique cependant un moyen de connaître
la légitimité d'une guerre. « Il est facile , dit- il , à un
>> monarque de juger si une guerre est juste et néces-
>> saire : il n'a qu'à consulter l'opinion publique , qui
» parle , au nom du peuple , partout où on lui a ôté le
» droit de se faire entendre ; sa voix l'instruira bien mieux
>> que ses ministres et ses favoris . » Je serais bien curieux
de savoir ce que c'est que cette opinion publique d'un
peuple auquel on a été le droit de sefaire entendre et
comment elle pourra s'exprimer , lorsque chaque individu
, pris isolément , ne peut dire un mot sans s'exposer ?
Ensuite peut- on imaginer qu'un monarque qui a ôté à
son peuple le droit de se faire entendre , afin , sans doute ,
d'agir selon sa fantaisie , se contredira lui- même au point
de consulter ceux qu'il ne veut pas écouter ? Et où irat-
il pour les consulter ? à qui s'adressera-t- il ? Véritablement
de tels auteurs semblent n'avoir aucune connaissance
des choses humaines .
C'est pourtant là ce qui ravit M. de Boufflers ; c'est ce
qui lui fait dire qu'en bonne justice on pourrait donner à
un tel ouvrage le nom de poëme. J'y consentirais volontiers
si cela pouvait le rendre meilleur ; j'avouerais même ,
si c'était une louange , qu'il est écriť d'un style bien supé-
:
GERMINAL AN XIII. 37
rieur à celui de l'éloge qui précède son livre ; mais je ne
connais rien de moins flatteur que d'être comparé à cet
éloge , si ce n'est d'en être l'objet.
G.
Pensées et Réflexions sur divers sujets.
:
« Il y aura plus de joie dans le paradis , parmi les Anges ,
pour un pécheur qui se convertit , que pour quatre-vingtdix-
neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence , » a dit
le Fils de l'Homme. Que cela est beau ! que cela est tendre
! que cela est assorti à notre misère ! Eh bien ! ces
divines paroles sont encore vraies pour le monde comme
pour le ciel . Une ame tendre , ramenée à l'attachement de
Dieu , par l'amertume des attachemens du siècle , trompée
dans la constance de son amour , regardant avec terreur
autour de soi , et se retournant enfin vers celui dont l'amour
ne trompe jamais , pour jeter et perdre toute sa
douleur dans son sein; cette pauvre ame , trahie par les
hommes et consolée par Dieu , ne nous touche-t-elle pas
plus profondément que celles qui n'ont jamais failli (1 ) ?
C'est ce que j'essayais d'exprimer , il y a quelques années ,
dans ces vers , qui ne déplorent point à MM. de la Harpe
et de Fontanes :
Modèle idolâtré de vertu généreuse ,
La Vallière ! à jamais ton amour , malheureuse,
( 1) On sait que le bel ouvrage de M. de Châteaubriand a opéré
plusieurs conversions dans le monde des incrédules. Eh bien ! rous
pouvons donner pour certain cet aveu de l'un d'eux : « Toute l'éloquence
de l'auteur , réunie à l'autorité des preuves , ne m'aurait peutêtre
qu'ébranlé ; mais le noble aveu des anciennes erreurs de cet écri
vain, qui précède son livre , a forcé ma conviction. » ( Note de l'auteurdes
Réflexions . )
1
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
Dans les sensibles coeurs gravera ton destin.
Quand du soir de ta vie expiant son matin ,
Tu voulus effacer par tes larmes fidelles
D'un amour réprouvé les traces criminelles ;
Acet époux divin , qui paya mieux ta foi ,
Tuvins offrir un coeur , hélas ! à peine à toi :
Ce coeur d'où les tourmens du jeûne et du cilice
Ne chassaient pas l'objet d'un cruel sacrifice ;
Ce coeur saigna long-temps , etc. etc.
Saint Jérôme a une éloquence souvent pleine de feu ,
sur- tout quand il loue les vertus des Saintes .
Au fond de son désert de Syrie , le souvenir des dames
Romaines le venait troubler au milieu de ses savantes et
pieuses méditations. Les faiblesses de cet illustre Père nous
plaisent en quelque sorte , en nous rapprochant de lui ,
quoique ce ne soit que par ces faiblesses que nous nous
rapprochons .
Il nous plaît que celui qui tonna si éloquemment contre
les Vigilances , les Joviniens , les Pélagse , ait eu des faiblesses.
Pourquoi cela ? C'est que les combats que le génie
de ce grand saint eut à livrer à la chair rebelle , n'effarouchent
pas notre chair ccoorrrompue , comme ferait une
vertu constante , ce qui nous désespérerait. Ce saint fut
éprouvé par les passions qui nous éprouvent. Nous ne
l'en adımirons pas moins, et nous l'en aimons davantage.
Pascal a dit : « L'esprit a son ordre qui est par principes
et démonstrations ; le coeur en a un autre. On ne
prouve pas qu'on doit être aimé , en exposant par ordre les
causes de l'amour ; cela serait ridicule. >>-
<< Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivi cet
ordre du coeur , qui est celui de la charité , que celui de
l'esprit ; car leur but principal n'était pas d'instruire , mais
d'échauffer. n
Quand je vois ce profond géomètre rebuter les preuves
de l'esprit , pour s'attacher à celles du coeur , je me le
GERMINAL AN XIII . 39
représente monté sur le faite des sciences humaines ,
aspirer à descendre à la simplicité du coeur , qui lui
découvre mieux encore que le reste le principe et la fin
des choses. CORIOLIS.
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs.
MÉDÉE . ( d'Euripide . )
La tyrannie barbare de Créon , et l'ingratitude excessive
de Jason , produisent l'effet naturel sans doute , mais
bien affreux, de rendre excusable la vengeance horrible de
Médée , qui , pour être supposée capable de déchirer ses
enfans de ses propres mains , devrait paraître saișie toute
entière de fureurs jalouses , et ne pas éprouver la tendresse
maternelle , autant qu'il a paru convenable à Euripide de
lui en inspirer. La rage , la jalousie , le mépris , la vengeance
caractérisent Médée , et les sentimens de mère ne
doivent être chez elle que des éclairs passagers.
Le choeur est composé de dames de Corinthe , soumises
à Créon ; et Médée étrangère , leur confie , sans une nécessité
réelle , l'horrible projet qu'elle a conçu , d'em
poisonner la princesse royale , et d'égorger ses propres fils.
Les dames ne cherchent point à prévenir tant de scélératesse
, elles se bornent à dire froidement , que Médée
n'agit pas bien.
1
Le personnage d'Egée , roi d'Athènes , dont on ne parle
plus , paraît tout-à-coup sur la scène , au vers 663. 11
semble tomber des nues ; il ne vient que pour dialoguer
un instant avec Médée , à laquelle il promet un (asile à
Athènes , dans l'espoir qu'elle le paiera de reconnaissance
, et qu'elle lui confiera son secret : celui d'avoir
4
40 MERCURE DE FRANCE .
des garçons. Ce roi a recueilli d'Apollon un oracle assez
plaisant , lorsqu'il l'a consulté sur le moyen d'avoir des
fils
Ne ego prominentem utre solverem pedem ,
Priùsquàm patrios rursus ad lares venaro .
V. 679 et 681 .
Lamétaphore est claire , mais fort peu décente. Tout
cela n'a pour but que d'assurer à Médée un refuge à la suite
de ses forfaits. Circonstance qui ne semble pas nécessaire
à l'action , et qui intéresse encore moins le spectateur.
Cette tragédie renferme 1420 vers .
Jason , au vers 461 , offre une somme d'argent à Médée
, pour la dédommager des frais de son voyage .
N. L.
SPECTACLE.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
, La Belle Marie .
C'EST Marion de Lorme qui figure dans cette pièce sous
le nom de la Belle Marie. Le Vaudeville paraît décidé à
nous faire passer en revue toutes les courtisanes célèbres.
Celle-ci , s'il en faut croire le fameux co-adjuteur de Paris ,
était un peu moins qu'une prostituée . Je ne sais si ce n'est
pas l'envie de déprimer le cardinal de Richelieu , l'un de
ses adorateurs , qui a suggéré à l'écrivain cette qualification
outrée; car je ne conçois pas qu'il soit possible d'être encore
quelque chose de moins que ce qu'il y a de plus vil
aumonde, Le co-adjuteur prétend que Marion avait sacrifié
GERMINAL AN XIII. 41
son éminenceà Desbarreaux, si connu par son pieux sonnet,
etpar son impiété.
Le cardinal de Richelieu n'est guère moins avili par l'aus
teur de la Belle Marie , que par le co-adjuteur. Il envoie
son médecin Boisrobert à Marion , pour l'engager à se
charger d'une honteuse perfidie. Elle avait compté dans la
nombreuse liste de ses amis le fameux Buckingham , qui se
vantait d'avoir été l'amant de trois reines , qu'il s'était vu
disait- il, obligé de gourmer toutes trois . Le cardinal n'étant
pas tout-à-fait en mesure pour le siège de la Rochelle , que
l'Anglais venait secourir , veut que Marion use de l'ascen
dant qu'elle a conservé sur l'esprit de Buckingham pour
lui faire trahir son devoir. Elle s'y refuse ; et j'ai cru d'abord
que l'auteur voulait lui prêter des sentimens plus
nobles que ceux qu'il donne à Richelieu , et faire éclipser
le Pontife et le ministre par la courtisane ; ( comme dans
Ninon de l'Enclos où la courtisane joue le rôle d'une héroïne,
et le cardinal de Fleury celui d'un cafard et d'un persécuteur
) ; mais il s'est contenté de les mettre de niveau . Marion
a eu tout justement la même pensée que Richelieu
et Buckingham adonné dans le piège. Au moment où tous
ses amis croient qu'elle va être envoyée à la Bastille , pour
avoir osé résister à la volonté du ministre-roi , elle reçoit
de lui des complimens et des récompenses . Il a su son stratagème.
Richelieu , s'abaissant à un si vil moyen , (1 ) n'est
,
(1) Je sais que cette bassesse lui a été attribuée ; mais je n'hésite
pas à croire que c'est sans fondement. Le judicieux Hénault la révoque
en doute. On a supposé que ce ministre avait conseillé ou commandé
à la reine Anne d'Autriche d'écrire au due qui avait autrefois osé lui
parler de galanterie , pour l'engager à laisser la Rochelle sans secours ,
et qu'elle avait suivi le conseil ou l'ordre . La hauteur du caractère de
Richelieu et la fermeté de la reine ne permettent pas de croire à cette
infamie , qui eût pu répugner même à une Marion. La prise de la
Rochelle fut due à un trait d'audace et de génie , et non à une lacha
platitude.
2 MERCURE DE FRANCE ,
pas le seul personnage dégradé dans cette pièce. Cinq-Mars
y est supposé l'époux secret de Marion. Et son oncle ,
le marquis d'Effiat , qui l'ignorait , prétend de son côté
à la main de cette créature ; il en est si fou , qu'il se jette
dans un fauteuil qu'elle vient de quitter , «pour respirer l'air
« qu'elle a respiré. »
Quelque chose qu'aient pu faire les souteneurs de Marion
, elleest tombée , assez doucement à la vérité. Ils ont
beaucoup applaudi quelques traits un peu sarantés contre
la médecine; ent'autres ce mot de Boisrobert, « je m'en vais
car j'ai quelques malades à expédier.» Dans une autre scène,
Marion feint de se trouver mal . Le marquis d'Efhat qui
n'est pas dans le secret , veut appeler tous les médecins de
la ville. « Vous ne voulez donc pas , s'écrie-t-on , qu'elle
» en revienne. » On a encore battu des mains à quelques
froides antithèses , comme celle - ci :
Quand le Temps vous rendra visite ,
L'Amour vous fera ses adieux .
!
Marion ayant prié ses amis de faire courir le bruit de sa
mort , pour la dérober à la vengeance du cardinal qu'elle
craintd'avoir offensé par son refus , ajoute :
Je reviendrai de l'autre monde
Quand il quittera celui-ci . 8
Elle demande une épitaphe , on la lui chante :
Ci gît qui ne mourra jamais .
Lorsque la feinte devient inutile, la troupe ou le troupeau
des amoureux est d'avis
1
De ressusciter une belle
Qui les fera mourir d'amour.
Tous ces jeux de mots sur la mort n'ont pas été trouvés
fort gais. L'auteur a été si faiblement demandé , qu'il n'ai
pas voulu qu'on le fit connaître. Sa piècenéanmoins con-
T
GERMINAL AN XIII. 43
tinue de se jouer. On y voit avec plaisir madameHenry ou-
Belmont , dans un costume brillant qui sied aussi bien
qu'un élégant négigé àune beauté tout à-la-fois noble et
piquante.
ΑΝΝΟNCES.
Le Chansonnier du Vaudeville ( 1ere, année ) , par MM. Piis ,
Barié , Radet , Desfontaines , Dien-la-Foi , Maurice Seguier , Dupaty,
Moreau , Bouilly , J. Pain , Bourguignon , Saujon , Ph. Lamadelaine
, Leprevost-d'Iray , Demautort , Armand-Gouffé, Joui-
Lonchamp , etc. , tous convives des dîners du Vaudeville , on
anteurs à ce théâtre : pour faire suite aux Diners du Vaudeville. Un
vol . in- 18. Prix : 1 fr. 80 cent. , et 2 fr. 20 cent . par la poste .
AParis , chez Léopold Collin , libraire , rue Git-le-Coeur , nº . 18.
Manuscrits de M. Necker , publiés par sa fille. Un vol. in-80.
Prix: 5 fr. , et 6 fr. 50 cent. par la poste.
AGenève , chez Paschoud , libraire à Paris , chez Le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres - Saint- Germain - l'Auxerrois ,
4.424; chez Treuttel et Würtz , quai Voltaire ; chez Renard , rue
Caunartin , nº . 750 ; Maradan , rue Pavée S. André - des - Aros ;
Debray , harrière des Sergens ; Dufour , rue des Mathurins ; Leprieur ,
me des Nøyers , nº . 22 .
Essai historique sur le commerce et la navigation de la Mer-
Noire , ou Voyages et entreprises , pour rétablir des rapports commerciaux
et maritimes entre les ports de la Mer-Noire et ceux de la
Méditerranée ; ouvrage enrichi d'une carte où se trouvent tracés :
1. la navigation intérieure d'une grande partie de la Russie européenne
et celle de l'ancienne Pologne; 2°. le tableau de l'Europe ,
servant à indiquer les routes que suit le commerce de Russie par
laMer - Baltique et la Mer-Noire , pour les ports de la Méditerranée ;
3º.le plan des cataractes du Niéper.
Des circonstances ayant fait accélérer la publication de cet ouvrage
, cette carte, qui est due aux talens réunis de MM. Barbier-du-
Bocage et Tardieu , n'a pu être prête à la même époque , mais elle
le sera incessamment. On a mis devant le fux titre de l'ouvrage un
avis qui donne droit à un exemplaire de la carte , en représentant ledit
avis lorsqu'el'e paraitra . Prix de la carte et de l'ouvrage ,
broché: 5 fr. , et 6 fr. par la poste.
A Paris , chez H. Agasse , imprim. lib . , rue des Poitevins , n. 18.
Voyage en Morée , à Constantinople , en Albanie , et dans
plusieurs autres parties de l'Empire ottoman , pendant les années
1798 , 1799, 1800 et 1801 ; comprenant la description de ces
pays , leurs productions , les moeurs , usages , maladies et le comme
ce de leurs habitans ; avec des rapprochemens entre l'état actuel
de la Grèce , et ce qu'elle fut dans l'antiquité. Par F. C. H. L. Pon
queville , docteur en médecine' , membre de la commission des
sciences et des arts d'Egypte , etc.; ouvrage enrichi d'un précis hist
44 MERCURE DE FRANCE ,
torique et géographique sur l'ancienne Epire , et de cartes dressées
par M. Barbier-du-Bocage , géographe des relations extérieures; accompagné
de pièces justificatives , et orné de figures et vues nouvelles
. Trois vol. in-8°. de plus de 1200 pages , sur papier carré
fin. Prix : 15 fr . , et 20 fr. par la poste.
A Paris , chez F. Buisson , libraire , rue Hautefeuille , nº. 20.
Manuel latin , ou Choix de compositions françaises , et Recueil
de fables et histoires latines ; l'un , pour préparer à la traduction des
auteurs latins ; l'autre , pour faciliter l'intelligence des écrivains du
siècle d'Auguste ; par M. Boinvilliers , membre associé de l'Institut
national de France , etc. Cinquième édition . Prix : 2 fr . 40 cent. relié .
A Paris , chez Aug. Delalain , imprimeur- libraire, rue Mazarine ,
'n. 1578 , et chez Hocquart , rue de l'Eperon , n . 1 .
Voici le jugement que le savant auteur des Soirées littéraires a
porté de cet ouvrage dans le tome onzième : « Rien n'est plus intéressant
que ces Recueils rédigés par des hommes de goût , qui joignent
J'amour de la vertu à l'amour des lettres ; Mathurin Cordier en a donné
les premiers exemples ; Heuzet , Chompré , Rollin , le Beau , et plusieurs
autres professeurs célèbres avaient déjà suivi le même plan avec
succès. Disciple fidèle de ces maîtres aussi instruits que vertueux ,
M. Boinvilliers a composé ce Recueil qui justifie parfaitement l'idée
qu'on avait de sestolens , et j'en recommande l'adoption à ceux qui
aiment encore la belle langue et les plus précieux monumens qui nous
restent de l'ancienne Rome. »
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 .
4
Fastes de la nation française , ou Tableaux pittoresques gravés
pard'habiles artistes , accompagnés d'un texte explicatif , et destinés
à perpétuer la mémoire des hauts faits militaires , des traits de vertus
civiques , ainsi que des exploits de la legion d'honneur. Quatrième
livraison, présentée à Leurs Majestés et à la Famille Impériale , par
Thernisien-d'Haudricourt .
N°. XV.
Folio 43. Bayard ( surnommé le bon chevalier sans peur et sans
reproche ) ,an pont du Garillan , en 1501.
Fol. 44. Bravoure héroïque du général Jacques d'Arnaud , à l'affaire
de Nervi , le 23 frimaire an 8.
Fol. 45. Prise de la frégate anglaise l'Embuscade , par Edmond-
Richer, capitaine de vaisseau, commandant la corvette la Bayonnaise.
La souscription , ouverte en tout temps , est de 10 fr . par livraison ,
composée de quatre numéros , en beau papier; de 12 fr. en pap, vélin ,
et de 21 fr. gravures coloriées . Les membres de la légion d'honneur ,
dont les titres de gloire seront consignés dans les Fastes , auront , eux
et leurs parens, la facilité de se procurer , à leur choix , un ou plusieurs
numéros , à raison de 3 fr. On souscrit an bureau de l'auteur rue de
Seine , n. 1434, faubourg Saint-Germain; chez les principaux libraires
de l'Europe ; chez les directeurs des postes des départemens ;; et chea
Normant , imprimeur- libraire,
rue des Prêtres -Saint-Germainl'Auxerrois
, nº. 42. On ne reçoit que les lettres affranchice .
le
GERMINAL AN XIII . 45
NOUVELLES DIVERSES.
Vienne , 4 mars. Le nouvel ambassadeur français n'a
pas notifié son arrivéc en cette capitale à ceux d'Angleterre
, de Russie , et de Suède.
Des bords du Mein. Sur la menace de la Prusse de s'emparer
de la Pomeranie suédoise , dans le cas où la cour de
Stockholm contracterait un traité de subsides avec l'Angleterre
, le ministre de Suède à Berlin remit à S. M. prussienne
un écrit de la main de son maître , dans lequel ce
prince déclarait que , comme souverain , il n'était obligé
de rendre compte à aucune puissance des traités qu'il voulait
conclure ; que si des troupes étrangères entraient dans
ses états , elles y seraient traitées comme ennemies , et que
S. M. S. réclamerait les forces auxiliaires que le traité d'al
liance conclu en 1797 avec la Russie le mettait en droit
de réclamer de la cour de Pétersbourg .
Une révolte a, il y a déjà quelque temps, éclaté à Chypre.
Les revoltés ont remporté divers avantages sur les Turcs .
On croit que leur projet est de se réunir aux Sept - Isles , et
qu'ils reçoivent de Corfou des armes et des munitions .
Londres , 12 mars . L'expédition secrète dont on parle
depuis si long - temps , est toujours dans les ports d'Angleterre.
On dit qu'elle n'en sortira que dans le mois d'avril .
PARIS.
Le 17 mars , le vice-président de la république Italienne,
la consulte d'état , plusieurs généraux de division , l'orateur
, un grand nombre de membres du conseil législatif ,
et toutes les principales autorités de ce gouvernement , introduits
devant l'Empereur , assis sur son trône , lui ont
présenté la délibération de la consulte du 15 mars , portant
en substance qu'ils sont de l'opinion unanime , 1º. de
déclarer le gouvernement de la république Italienne monarchique
, héréditaire.
2°. Que l'Empereur Napoléon , soit déclaré roi d'Itatie ;
3°. Que le trône d'Italie soit héréditaire de mâle en
mâle , dans sa descendance directe et légitime , naturelle
ou adoptive , à l'exclusion perpétuelle des femmes , et leur
46 MERCURE DE FRANCE ,
descendance , sans néanmoins que son droit d'adoptiont
puisse s'étendre sur une autre personne qu'un citoyen de
l'Empire français ou du royaume d'Italie.
>> 4°. Que la couronne d'Italie ne puisse être réunie à
la couronne de France que sur sa tête ; que cette faculté soit
interdite à tous ces successeurs , et qu'aucun d'eux ne puisse
régner en Italie , s'il ne réside sur le territoire de la république
Italienne ;
» 5°. Que l'Empereur Napoléon ait le droit de se donner
un successeur parmi ses enfans légitimes mâless ,, soit
naturels , soit adoptifs , mais qu'il ne peut en user tant que
les armées françaises occuperont le royaume de Naples ,
les armées russes Corfou , et les forces britanniques Malte ;
» 6°. Que la séparation des couronnes de France et
d'Italie ne sera compatible avec la sûreté de l'état , que
quand ces circonstances auront cessé ;
» 7°. Que l'Empereur Napoléon soit prié de se rendre à
Milan pour y prendre la couronne , et après avoir entendu
la consulte d'état et les députations extraordinaires des
colléges , donner au royaume une constitution définitive . >>
S. M. I. a répondu entr'autres choses : « Je la garderai
>>> cette couronne , mais seulement tout le temps que vos
> intérêts l'exigeront ; et je verrai avec plaisir arriver le
>> moment où je pourrai la placer sur une plus jeune tête ,
>> qui , animée de mon esprit, continue mon ouvrage , etc. >>
Le 18 mars , 27 ventose , l'Empereur s'est rendu au
sénat , où il a fait lire un décret , que S. M. a rendu. le
même jour , par lequel il donne à la princesse Elisa sa
soeur , la principauté de Piombino , en Toscane ; son mari
prendra le nom et le titre de prince de Piombino , et jouira
du rang et des prérogatives de prince de l'Empire français .
Ensuite M. de Talleyrand a fait un rapport sur la création
de la monarchie Italienne , qui a été suivi de la lecture de
la délibération de la consulte et de la prestation de serment
de tous ses membres. Après quoi l'Empereur a prononcé
ce discours :
<< Sénateurs , nous avons voulu , dans cette circonstance
, nous rendre au milieu de vous , pour vous faire
connaître , sur un des objets les plus importans de l'Etat ,
notre pensée toute entière . L
>> La force et la puissance de l'Empire français sont surpassées
par la modération qui préside à toutes nos transactions
politiques. t
>> Nous avons conquis la Hollande, les trois quarts de
(
GERMINAL AN XIII. 47
l'Allemagne , la Suisse , l'Italie toute entière. Nous avons
été modérés au milieu de la plus grande prospérité . De
lant deprovinces, nous n'avons gardé que ce qui était nécessaire
pour nous maintenir au même point de considéra
tion et de puissance où a toujours été la France. Le parr
tage de la Pologne , les provinces soustraites à la Turquie ,
la conquête des Indes et de presque toutes les colonies ,
avaient rompu à notre détriment l'équilibre général. :
>> Tout ce que nous avons jugé inutile pour le rétablir ,
nous l'avons rendu , et par - là nous avons agi conformément
au principe qui nous a constamment dirigé , de ne
jamais prendre les armes pour de vains projets de grandeur
, ni par l'appât des conquêtes .
» L'Allemagne a été évacuée , ses provinces ont été
restituées aux descendans de tant d'illustres maisons , qui
étaient perdues pour toujours , si nous ne leur eussions
accordé une généreuse protection. Nous les avons relevées
et raffermies , et les princes d'Allemagne ont aujourd'hui
plus d'éclat et de splendeur que n'en ont jamais eu leurs
ancètres .
L'Autriche elle-même , après deux guerres malheur
reuses', a obtenu l'état de Venise. Dans tous les temps
elle eût échangé de gré à gré Venise contre les provinces
qu'elle a perdues .
>> A peine conquise , la Hollande a été déclarée indépendante.
La réunion à notre Empire eût été le complément
de notre système commercial , puisque les plus grandes
rivières de la moité de notre territoire débouchent en
Hollande ; cependant la Hollande est indépendante , et
ses douanes , son commerce et son administration se régissent
au gré de son gouvernement.
» La Suisse était occupée par nos armées , nous l'avions
défendue contre les forces combinées de l'Europe . Sa réunion
eût complété notre frontière militaire. Toutefois la
Suisse se gouverne par l'acte de médiation , au gré de ses
dix-neuf cantons , indépendante et libre.
>> La réunion du territoire de la république italienne à
l'Empire français eût été utile au développement de notre
agriculture ; cependant, après la seconde conquête , nous
avons à Lyon , confirmé son indépendance ; nous faisons
plus aujourd'hui , nous proclamons le principe de la sépation
des couronnes de France et d'Italie , en assignant
pour l'époque de cette séparation , l'instant où elle devient
possible et sans danger pour nos peuples d'Italie .
48 MERCURE DE FRANCE ,
8
>> Nous avons accepté et nous placerons sur notre tête
cette couronne de fer des anciens Lombards , pour la retremper
, pour la raffermir , et pour qu'elle ne soit point
brisée au milieu des tempêtes qui la menaceront , tant que
la Méditerranée ne sera pas rentrée dans son état habituel.
» Mais nous n'hésitons pas à déclarer que nous transmettrons
cette couronne à un de nos enfans légitimes ,.
soit naturel , soit adoptif , le jour où nous serons sans ...
alarmes sur l'indépendance que nous avons garantie , des
autres états de la Méditerranée.
» Le génie du mal cherchera en vain des prétextes
pour remettre le continent en guerre ; ce qui a été réuni à
notre Empire par les lois constitutionnelles de l'état , y
restera réuni. Aucune nouvelle ovince n'y sera incorpo .
rée ; mais les lois de la répuinque batave, l'acte de médiation
des dix-neuf cantons suisses , et ce premier statut
du royaume d'Italie , seront constamment sous la protection
de notre couronne , etnous ne souffrirons jamais qu'il
ysoit porté atteinte.
>> Dans toutes les circonstances et dans toutes les transactions
, nous montrerons la même modération , et nous
espérons que notre peuple n'aura plus besoin de déployer
ce courage et cette énergie qu'il a toujours montrés pour
défendre ses légitimes droits. >>>
Le grand duc Constantin de Russie est arrivé à Vienne ,
gardant toujours l'incognito .
:
L'amiral Bruix, commandant la flottille de Boulogne, est
mort à Paris le 17 mars.
Athalic sera jouée demain au palais de Saint- Cloud , à
l'occasion de la fête de l'Impératrice , et du baptême du
prince Napoléon-Louis.
Il s'est formé à Paris une académie celtique. L'objet
principal de ses travaux est de vérifier les recherches faites
sur les langues primitives , et de fiser l'antiquité de la langue
celtique , qui s'est conservée dans le Bas- Breton , et
qu'on regarde comme la plus ancienne de l'Europe. A la
tête de cette académie , se trouve M. Henin , autrefois
premier commis des affaires étrangères , l'un des hommes
les plus versés dans la connaissance des langues anciennes
et modernes .
Un décret du 23 ventose inflige peine de mort à tout
instigateur de désertion .
٢٠
(No. CXCV. ) 9 GERMINAL an 150
(Samedi 30 Mars 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
5.
cen
LITTERATURE
POÉSIET
α
PÉRISTERE
COL
1
Qui ne connaît l'oiseau charmant
Que Venus à son char attèle !
Toujours aime , toujours aimant, T
Timide et doux , tendre et fidèle ,
Des voluptés , du sentiment ,
Et pour l'amante et pour l'amant,
Symbole vvrraaii,, parfait modèle.
4
1998 617
"
:)
Y
Nymphe jadis, il fut , divon, A
Aimable et bonne autant que belle
Sans airs , caprices , ni jargon ;
De l'onde à la fille immortelle,...
Ayant su plaire ; et sans facon, 02
Vivant , folâtrant avec elle 3 ! 580
Et les trois soeurs de Cupidonne's e
D
50 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
L
Celui- ci contre Péristère
(De la nymphe c'était le nom ) ,
Pour une offense bien légère
Un jour sévit cruellement ;
Etdans lesjardins de Cythère ,
En colombe , malgré sa mère ,
La transforma; voiei comment :
« Tu vois le brillant assemblage
>> Des fleurs qui naissent sous nos pas ;
>> Ces lis, ces roses , ces lilas ,
► Dont le parfum , l'éclat , enchantent ce bocage :
>> Eh bien ! dans une heure je gage
» En cueillir , maman , plus que toi , »
AVénus un matin , disait le dieu volage ,
Don't l'univers subit la loi.
Lecteur, ici ma main profane
Craint de gâter le plus doux des tableaux,
Qui du Corrége et de l'Albane
Dut exercer les gracieux pinceaux.
En souriant de sa folie ,
Vénus a de l'Amour accepté le défi :
«Cà je commence. » - « Et moi sans doute aussi. »
Soudain par elle mainte fleur est cueillie.
Le Dieu les met dans son carquois ,
Et laDéesse en remplit sa ceinture ;
Ce magique tissu , qui lui sert à la fois
De vêtement et de parure ,
Qu'un beau berger, du sang des rois ,
Vit à ses pieds tomber sur la verdure ,
Alors qu'aux dons de laDiscorde impure
Pallas , Junon , Vénus aspiraient toutes trois.
Que fais-tu jeune Péristère !
Quoi ! du défi juge et témoin ,
Tu te livres au même soin
Que le Dieu d'amour et sa mère !
De t'employer qu'est-il besoin
GERMINAL AN XII: 5%
I Acueillir d'une main légère
Violette, jasmin, lis , rose et primevère ? ....
Nymphe étourdie , ah ! fuis au loin ,
Fuis , crains un Dieu..... Mais Cupidon t'a vue
Mêlant tes fleurs à celles de Vénus ;
1
L'heure vient d'expirer , sa gageure est perdue,
Et son courroux ne se modère plus.
Quels regards il te lance ! échappé de la nue
L'éclair a moins de feux..... Ta peine est résolue,
Et les sanglots de Cypris éperdue ,
Comme lestiens sont superflus.
Mais , en colombe transformée ,
Tu savoures à chaque instant
Le bonheur d'aimer , d'être aimée.
De vains desirs tu n'es point consumée ;
D'un feu nouveau , toujours brûlant,
Sans cesse tu jouis..... Dans l'Olympe , sur terre,
Mortels ni Dieux n'en font autant.
Vas , trop heureuse Péristère ,
M
α
L'Amour , ainsi te punissant Leto A
Contre toi n'était pas , je crois , fort en colère.)
J. G. L. DE SAINT-LÉGIER,ancien officierd'infanterica
ں ی ہ
Quo me Bacche rapis tui plenume
r
QUEL feu pénètre tous mes sens ,
Ma voix exprimant mondélire, 2 rok
Va , dans ses rapides accens ,
Chanter Bacchus qui les inspire.
il s'exila, Quand de P'Olympe
Désespérés de son absence ,
Au sombre deuil qui les glaça
Les Dieux livraient leur existence.
4
D2
6. MERCURE DE FRANCE ;
L'Amour en vain crut les charmer ,
Ses traits sur leurs coeurs s'émoussèrent,
Et fatigués de s'enflammer ,
en Ce fut d'ennui qu'ils soupirerent.
Tandis qu'ils soupiraient en vain , .....
Le Dieu que tout le ciel implore
Inondait sous des flots de vin
Les bords où va naître l'Aurore .
177
Dans les vallons du Paradis ,
Il abreuvait le premier homme;
Mais l'infidèle trop épris
Quitta le verre et prit la pomme.
1
Dieu , pour punir un goût si vil ,
Le bannit comme un être immonde , 2 OTTO Ca
Et lui laissa dans son exil "
Eve, des pommes et de l'onde.
Alors un lait pur et mousseux
A
Cessa d'arroser nos montagnes ,
Le Champagne à flots écumeux
Ne roula plus dans nos campagnes .
Du courroux d'un être divin ,
Je vois la sagesse profonde ;
L'onde prit la place du vin
Quand l'Éternel maudit le monde .
১
?
Dans les vallons fleuris d'Eden ,
Si j'eusse été le premier homme ,
Eve dans cet heureux jardin
Viendrait encor m'offrir sa pomme. )
Comoede DEMOLIÈRES
r
1
GERMINAL AN XIUL TE 53
LES COMBINAISONS D'ISABELLE ,
1.
OU L'ARITHMETIQUE DIGITALE .
DES 5 doigts de la main l'inégale longueur,
Disait cesjours derniers la folâtre Isabelle ,
Offre aux yeux de l'observateur
De la force de l'homme une assez juste échelle :
Le pouce, de ses premiers ans
3
)
T
Désigne , on ne peut mieux, la paisible dixainer chi I.
L'index la bouillante vingtaine ,
Par des calculs toujours croissans ,
Le grand doigt marque la trentaine ,
L'annulaire la quarantaine ,
L'auriculaire enfin , latriste cinquantaine.
Or , maintenant, de ces progressions
Voici le sens : à ro le feu des passions .T
Couve et sommeille.... A 20 éclate , augmente ,
S'élève à 30 au maximum ,
Décline et se calme à 40 , )
:
A 50 ans descend au minimum , gino re
Et n'est , hélas ! que fumée à 60.
Jeunes beautés
Qui souhaitez
Vous ranger sous les lois de ce Dieu qu'on appelle
LeDieu d'hymen ; souvenez-vous ,
Quand vous choisirez un époux ,
Des combinaisons d'Isabelle A AVL
B ... (de Meudon)
ENIGME
Je suis un vrai contraste en deux êtres divers ;
Car l'un agit toujours , toujours l'autre repose.
3
54 MERCURE DE FRANCE ,
Si je suis l'un , souvent je suis comme une rose ;
Mais suis -je l'autre , hélas ! je suis rongé des vers.
Comme l'un , l'on me craint, on me fuit, on me cherche :
Combienveulent me voir , et combien m'ont trop vu !
L'habitant de Lima , l'habitant de la Guerche ,
Le Grec et le Chinois à mon être ont pourvu .
Comme l'autre , aujourd'hui , sont maints héros célèbres :
Plus d'un voudrait en vain ne le pas devenir.
L'un est ami du jour , l'autre l'est des ténèbres ;
L'un est de tous les temps , l'autre est sans avenir.
Plus d'un peuple jadis fit passer l'un par l'autre
Cet usage, Français, ne fut jamais le vôtre.
J. MAILLARD.
LOGOGRIPHE.
Je suis unique avec ma tête ,
Et toujours seule sans ma tête.
Par un Abonné.
CHARADE.
MACLA
u
Mon premier est des rois le séjour ordinaire ;
Mon second , un secret qu'une fenime sait taire ;
Et mon tout animant le coeur de nos soldats ,
Les fait , au champ d'honneur , affronter le trépas.
elleger roinne
A. , abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Lemotde l'Enigme dudernier numéro est Pelote de neige.
Celui du Logogriphe est Boileau , où l'on trouve a , e, i,
e, u, aube , oeil , bail , eau , ail , boule , beau , oie,
bal, lie, Albe , lieu , bol, boue , bile , loi , elu , aite.
Celui de la Charade est Clear-mer,
GERMINALAN XIIE53
Philosophie du dix-huitième siècle , par J. F. La
Harpe ; faisant les tomes XV et XVI du. Cours
de Littérature. Prix : 15 fr. , et 18 fr. 75 cent.
par la poste. A Paris , chezAgasse , imprimeurlibraire
, rue des Poitevins ; et chez le Normant,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-
l'Auxerrois , no. 42.
4
JUSQU'A présent on avait cru qu'un auteur
célèbre gagnait beaucoup à mourir; il n'en est
pas ainsi pour M. de La Harpe : ceux qui le
louent par devoir , et ceux qui l'impriment par
spéculation font également tort à sa mémoire. On
adit qu'au lit de la mort M. de La Harpe avait
désigné ses successeurs ; cela ne me paraît pas
absolument impossible; mais des successeurs désignés
aucun ne s'est présenté pour réclamer l'héritage
et recommander le testateur à la postérité : ses
manuscrits ont été livrés sans choix au commerce
de la librairie; et Dieu sait comme les libraires se
connaissent en littérature , en unité de principes et
en réputation !
M. de La Harpe , en travaillant à l'Histoire de
la Philosophie du dix- huitième siècle , avait eu
l'intention d'en faire un ouvrage séparé de son
Cours de Littérature : le plan qu'il avait adopté
était vaste , trop vaste même , puisqu'il voulait
réfuter les philosophes dans toutes les erreurs de
détail avant de juger l'ensemble de leurs doctrines
par l'expérience de la révolution. Ce travail
immense n'a été qu'ébauché. L'auteur , éclairépar
l'esprit lumineux de plusieurs de ses concitoyens
avait condamné en 1803 une partie de ce qu'i
croyait achevé en 1797 ; cependant on ose donne
1
56 MERCURE DE FRANCE ;
aujourd'hui au public , comme le sentiment de
M. de La Harpe , comme un ouvrage digne de
lui , comme faisant suite au Cours de Littéra
ture , des articles sans liaison entr'eux, faiblement
raisonnés , nous dirons même mal écrits , s'il est vrai
que, dans tout ouvrage qui s'adresse à l'opinion ,
l'ennui soit le plus grand des défauts, Depuis la
mort de M. de La Harpe , voici la seconde fois
qu'on emploie ses manuscrits à spéculer contre lui :
heureusement , dans quelques années ses ouvrages
appartiendront à tout le monde; et l'on doit espérer
qu'alors un écrivain instruit et laborieux vengera
la mémoire de ce grand critique , en portant ;
dans ce qu'onappelle le Cours de Littérature , cette
unité deprincipes et d'intentions sanslaquelle iln'est
point d'ouvrage durable. C'est pour préparer cette
utile opération que nous nous permettrons de juger
avec sévérité l'histoire prétendue de la philosophie
du dix-huitième siècle.
:
- La philosophie est une maladie incurable ;
quand on en est atteint , on en meurt : aussi n'estcequequelques
semaines avant de mourir , et lorsqu'il
cessa de se faire illusion sur son état , que
M. de La Harpe fut entièrement corrigé. Il avait
changé de bonne foi son déisme contre la croyance
d'une religion révélée; il était devenu bon catholi
que ; mais en restant fidèle à ses anciennes préventions
, et plus encore à son caractère ; or , qui
connaît la philosophie sait tout ce qu'il peut germer
d'orgueil dans l'esprit d'un ancien sectaire ,
alors même qu'il convient de ses égaremens. En
lisant avec attention le Cours de Littérature , on
s'aperçoit que M. de La Harpe est persuadé que
l'Eglise n'aurait point éprouvé tant de désastres s'il
s'était chargé plus tôt de la défendre ; il parle avec
mépris de plusieurs écrivains qui essayaient de soutenir
la religion avant nos troubles civils , et répète
GERMINAL AN XIII. 57
cent fois qu'ils lui ont fait plus de tort que ceux
qui l'attaquaient. Ce sophisme étonnerait si l'on ne
connaissait combien de détours un auteur peut employer
pour se parer encore des ouvrages auxquels
il a dû sa réputation , alors même qu'il en désavoue
les principes : il serait si dur de rendre justice à
ceux qu'on a traités comme ennemis , qu'on ne
consent à se reconnaître coupable qu'en prenant
toutes les précautions possibles pour n'être pas réduit
à se montrer juste. Telle a été , et telle devait
être humainement la conduite de M. de La Harpe .
Dans tout ce qui lui rappelle ses anciennes liaisons
, ses succès , ses vieilles admirations et ses antiques
animosités , il est rempli de partialité. Si on
ajoute à cette disposition naturelle à l'homme tout
ce que l'auteur a dû de sacrifices au temps où il a
commencé son histoire de la philosophie ( c'était
en 1797), on concevra aisément pourquoi les fragmens
qu'on en publie paraissent maintenant sans
couleur et presque sans intérêt. Quoiqu'à cette
époque M. de La Harpe fit un grand acte de
courage en attaquant les sophistes , il était forcé
à bien des ménagemens , non par aucune crainte
personnelle , mais pour se mettre à la portée de
ses auditeurs. On était alors obligé de distinguer
les bons philosophes des mauvais , distinction qui
apparemment n'est pas facile à faire , puis qu'un
critique aussi habile que M. de La Harpe a rangé
parmi les bons , et le cauteleux d'Alembert , et
le systématique Condillac que la Providence appela
à l'éducation de l'Infant de Parme , pour révéler
au monde les conséquences d'une instruction
philosophique adaptée à un souverain. Ici je sépare
le mot philosophique de tout rapport avec les principes,
religieux; je l'applique seulement à la morale
, à l'instruction , à tout ce qui développe
le caractère et l'esprit d'un élève ; et je le dis avec
58 MERCURE DE FRANCE;
1
connaissance de cause , car le temps des révélations
n'est point encore arrivé : si , dans mon obscurité ,
j'avais à me plaindre d'un monarque , et que je
sentisse le besoin de la vengeance , le seul voeu qué
je formerais contre lui serait de voir ses successeurs
élevés philosophiquement. Les philosophes.
qui ont voulu régler les constitutions n'ont jamais.
connu les hommes ; les philosophes qui ont écrit
sur l'éducation n'ont jamais connu les enfans ; et
c'est une chose digne d'être remarquée que ,
de ces livres où tous les anciens principes d'instruction
sont renversés , où tant de folies sont
prêchées avec assurance , pas un n'ait été écrit
par un père de famille. En effet , de même qu'un
grand ministre ou un roi capable de gouverner
par lui-même n'aurait jamais pensé à faire un ro
man politique , de même un père de famille qui
se serait livré à l'éducation de ses enfans, n'aurait
jamais osé écrire rien qui ressemblât aux ouvrages.
de Condillac , à Emile , et à tant d'autres livres,
sur le même sujet. Aussi les hommes de bon sens
ne peuvent-ils concevoir comment , à force de phi
losophie, c'est-à-dire de déraison , on est parvenu
à persuader aux gouvernemens que la politique
et l'éducation pouvaient sans danger être aban
données aux rêveries de charlatans avides de
renommée.
,
Après avoir remarqué les causes secondaires du
peu d'intérêt qu'on trouvedans ces derniers volumes
de M. de La Harpe , il est indispensable de parler
de la première. M. de La Harpe manquoit de
beaucoup de connaissances indispensables pour
expliquer la révolution par l'histoire de la philosophie.
Les variations trop connues de sa conduite
pendant nos troubles civils , prouvent qu'il n'avait
aucunenotion approfondie surla politique.Entraîné
en 1789 parune fausse opinion publique , et depuis
GERMINAL AN XΙΙΙ. 59
par le ton d'assurance des grands faiseurs , il ne
coinmençaà réfléchir qu'au moment où l'infortune
l'atteignit : ce n'était pas trop tard pour se corri
ger; mais pouvait- on espérer qu'à son âge , toujours
occupe de littérature, il acquerrait sur les
institutions sociales des connaissances qu'il faut
porter jusqu'à la plus entière conviction pour
être en état d'en tirer des conséquences irrésistibles
? M. de La Harpe s'éclairait sur la politique
par les événemens; il faisait des progrès au jour le
jour; mais sans cesse tourmenté du besoin d'appliquer
sa logique aux objets dont son esprit était
frappé , il a dû regretter plus d'une fois d'avoir
entrepris trop tôt T'histoire de la philosophie.
Tous ses amis savent qu'après la publication de l'ouvrage
de M. de Bonnald, ouvrage dont la réputation
croîtra dans l'avenir , M. de La Harpe condamna
lui-même ses opinions sur Loke et sur Condillac;
ce qui n'a point empêché les libraires de
les imprimer. C'est de même pour avoir entrepris
trop tôt l'histoire de la philosophie que , dans les
fragmens qu'on publie sous ce titre , il remet sans
cesse às'expliquer plus clairement dans une apologie
de la religion , apologie qui n'existait encore
que dans sa tête , et à laquelle il renvoie continuellement.
D'après ces observations , on peut affirmer
que si M. de La Harpe eût vécu plus longtemps
, il aurait refait ce qu'on nous donne comme
achevé ; et peut-être ne hasarderait-on pas beaucoup
en disant qu'il aurait fini par renoncer à un
ouvrage d'abord mal conçu , et qui ne peut être
bien traité que par un écrivain assez étranger aux
erreurs philosophiques pour profiter sans ménagement
de toutes les révélations que la secte orgueilleuse
se permit lorsqu'elle se crut triomphante.
Quoiqu'il soit difficile de faire l'analyse d'un
ouvrage qui n'a point de fin , et dont on ne
60 MERCURE DE FRANCE ,
peut deviner le plan , j'essaierai de donner ici
une idée de cette prétendue histoire de la philosophie
, histoire dont les proportions sont si bien
calculées , que Fontenelle y compte pour vingt
pages , Montesquieu pour trente , Buffon pour
quinze, et Diderot pour trois cents ; encore les éditeurs
ont-ils cru nécessaire d'avertir que le chapitre
consacré à ce philosophe n'est point complet.
M. de La Harpe, toujours occupé du temps dans
lequel il a vécu , est le seul qui pouvait accorder
assezd'importance à Diderot pour le réfuterphrase
parphrase : c'est un auteur condamné par le goût
autant que par la morale , et qui ne compterait pas
aujourd'hui un partisan en Europe s'il n'y avait
plus d'académies. Avant la révolution , on reprochait
aux corporations savantes d'être toujours en
arrière de l'opinion publique; les corporations ne
changent point apparemment , car les nôtres se
montrent aussi en arrière des progrès que fait le
bon sens ; il n'y a de différence sinon que les anciennes
corporations combattaient contre les nouveautés
souvent dangereuses , et que les nouvelles
combattent contre l'expérience. C'est toujours combattre
.
En 1789 , M. de La Harpe avait employé une
demi - douzaine de séances du Lycée à réfuter
Montesquieu ; il fut applaudi comme on devait
l'être alors en réfutant Montesquieu favorable à la
religion et à la monarchie. M. de La Harpe a tellement
changé sur cet auteur , qu'il le loue généralement
, sans distinction , ni discusssion ; et en
cela il ne se montre pas plus grand politique que
lorsqu'il l'attaquait. Ill'absout des reproches qui lui
ont été faits par les sophistes , et il a raison contre
eux; mais il ne cherche point s'il a eu des torts
qui ne lui ont pas été reprochés , et c'est ce qu'il
fallait faire , puisque les erreurs ne sont véritables
GERMINAL AN XIII 61
mentdangereuses que dans les écrivains estimables .
Montesquieu a été trop grand admirateur de ce
qu'on appelle la constitution anglaise ; non-seulement
il l'a vantée sans mesure , mais il s'en était
tellement pénétré qu'il a admis en principe général
Ia division des pouvoirs comme fondement de la
liberté monarchique : or , la division des pouvoirs
est une conséquence nécessaire de la résistance
active à l'autorité , et cette résistance active présente
des résultats si effroyables , sur-tout lorsqu'on
l'applique à un gouvernement continental , que
Montesquieu ne l'approuvait pas sans doute , ou
du moins qu'il n'a pas osé en convenir. Pourquoi
donc en a-t - il adopté les conséquences ? C'est la
partie faible et dangereuse de son onvrage ; et jusqu'à
présent je n'ai trouvé personne qui pût m'expliquer
le mécanisme de la division des pouvoirs
partout où la résistance active à l'autorité n'est pas
reconnue constitutionnellement : comme l'absurde
ne s'explique point, il est probable que cette opinion
de Montesquieu , qui a fait commettre tant
de fautes à l'assemblée constituante , restera toujours
un problème , et un des problèmes politiques
les plus inconciliables avec notre repos. M. de La
Harpe n'a point répondu à cette objection , parce
qu'elle n'avait pas encore été faite , et qu'il n'était
pas dans son esprit de la prévoir. Il dit lui-même
avec beaucoup de modestie en louant tout l'Esprit
des Lois : « Ce n'est point que je prétende pro-
>> noncer sur des aperçus de cette nature d'après
>> mes propres lumières , dont je reconnais volon-
>> tiers l'insuffisance dans des objets qui n'ont pas
» été particulièrement ceux de mes études.>>>Nous
l'avons remarqué plusieurs fois, il n'y a que les
hommes d'un vrai mérite qui avouent leur ignorance
partielle; les beaux-esprits au contraire parlent
detout , croient ou veulent paraître tout savoir,
62 MERCURE DE FRANCE ;
1
positivement parce qu'ils n'ont de connaissances
approfondies sur rien. Mais en admirant ce noble
aveu de M. de La Harpe, il n'en faut pas moins
consigner comme une chose extraordinaire qu'un
homme , qui n'avait point fait une étude particulière
de la politique appliquée aux institutions sociales,
se soit cru en état d'expliquer la révolution
par l'histoire de la philosophie , puisque le succès
et l'utilité d'un pareil ouvrage tenaient sur-tout au
développement des grands principes sur lesquels
reposent la société en général, et le salut de la
France en particulier.
Si M. de La Harpe eût été pénétré de cette vé
rité , il ne se serait point amusé à critiquer des
phrases lorsqu'il s'agissait de renverser de fausses
doctrines. Toutes les fois qu'on parle au nom d'un
grand intérêt , il est permis d'être hardi dans ses
décisions et sévère dans ses jugemens. Qu'importe
à la postérité que M. d'Alembert ait été ami de
M. de La Harpe ? Est-ce le secret de ses amitiés
èt de ses inimitiés que le public attend d'un auteur
assez courageux pour exposer 'sa tranquillité et
même sa vie ? Pourquoi tant de haine contre
J. J. Rousseau , haine qui déborde partout , puisque
le chapitre sur cet écrivain n'est pas fait , et
tant d'indulgence pour d'Alembert ? D'Alembert
était un lâche et un factieux , en laissant à ces
deux expressions toute leur valeur ; J. J. Rousseau
ne fut qu'un charlatan à qui la nature avait donné
une imagination si active , que , pour mieux tromper
les autres , il commençait par se tromper lufmême
; ce à quoi il parvenait si facilement, qu'on
peut assurer que des enthousiastes qu'il fit , il
fut toujours le premier. M. de La Harpe excuse
d'Alembert positivement par ce qui doit le condamner;
c'est-à-dire par la lâcheté qui l'empêchait
d'avouer sa fureur contre la religion et contre
GERMINAL AN XIIE 63
les institutions sociales. Très-amoureux de sa tranquillité
, se contemplant avec délice dans la réputation
dont il jouissait au sein de sa patrie qu'il
détestait , il se contentait d'exciter sourdement de
plus hardis que lui ; et , pour ne laisser aucun
doute sur ce manége infame , il a pris lui-même
les plus grandes précautions pour qu'on imprimât ,
lorsqu'il serait mort , une correspondance qui met
à découvert tous les horribles projets que , par
crainte , il avait cachés pendant sa vie. M. de La
Harpe , très - embarrassé du desir qu'il éprouve de
louer un pareil personnage , prétend qu'un auteur
n'est responsable que des ouvrages qu'il avoue : il
y a ici erreur volontaire , car certainement un auteur
est responsable de tous les ouvrages qu'il
compose. Il ne doit compte à personne , il est vrai ,
des opinions qu'il garde pour lui ; et c'est ce que
M. de La Harpe a pu dire de Buffon, sur la religion
duquel on a essayé de jeter tant de soupçons :
mais quelle comparaison ya-t-il entredes sentimens
personnels et des ouvrages imprimés ? Jamais
Buffon n'a rien écrit qu'il n'ait avoué; en le jugeant
comme auteur, on n'a pas le droit de présumer
ce qu'il pensait intérieurement , à part même
l'absurdité d'imaginer qu'on puisse parler éloquemment
de la Divinité sansycroire. Pourd'Alembert ,
on doit le juger par tout ce qu'il a composé , et non
pas seulement par ce qu'il a avoué: cette dernière
méthode serait trop commode en morale comme
en politique ; et je doute quele plus encrouté philosophe
, s'il était maître absolu , consentit à absoudre
l'écrivain qui l'attaquerait , pourvu qu'il ne
se nommât point.
Vauvenargues tient aussi plus de place dans l'histoire
de la philosophie que Fontenelle , Buffon et
Montesquieu. M. Vauvenargues a imprimé quelques
pensées dans lesquelles , à travers beaucoup
1
64 MERCURE DE FRANCE ,
:
de prétentions et d'observations communes , on
découvre quelquefois de la justesse et même de la
profondeur. Les philosophes , toujours aux aguets
des nouveaux littérateurs , soit pour les attirer à
eux, soit pour les accabler , s'empressèrent de faire
une grande réputation à M. Vauvenargues. Onen
a conclu généralement qu'il était de la clique ;
c'est une erreur. Il est mort avant d'avoir pu révéler,
par un ouvrage nouveau , s'il méritait les
louanges que lui avaient avancées les philosophes ,
ou s'il tomberait sous leurs coups en rejetant l'alliance
proposée. Lorsqu'on écrira la véritable histoire
de la philosophie du dix-huitème siècle , il
ne sera question ni en bien, ni en mal, de cet
écrivain qui n'a eu aucune influence. C'est ce que
M. de La Harpe a oublié en lui consacrantun long
article. Son chapitre sur un M. Toussaint auquel on
doit un livre intitulé les Moeurs, est également hors
de mesure . Ce Toussaint , qui d'abord avait été janséniste
et même convulsionnaire , devint déiste
pour être accueilli des philosophes , et athée pour
conserver le pain que lui donnait le roi de Prusse.
C'est ce malheureux qui , au lit de la mort, fit as
sembler sa famille, lui demanda pardon d'avoir sans
cesse devant elle tourné en moquerie une religion
qu'il n'avait jamais cessé de croire dans le fond de
l'ame; puis, les larmes aux yeux , avouantque l'intérêt
seul avait pu le conduire à tant de lâcheté , il
conjura son fils de vivre en honnête homme , en
hon chrétien , puisque le seul crime que Dieu ne
pourrait pardonner à un père , serait d'avoir corrompu
ses enfans sans retour. Quelles tristes réflexions
fait naître un pareil spectacle ! Si cette
anecdote eût été connue de M. de La Harpe , il
n'aurait pas employé tant de raisonnemens à cher-
-cher par quelle combinaison Toussaint avait attaqué
la religion avec un style et des idées qui ne '
peuvent
GERMINAL AN XIII.
cen 15.
peuvent appartenir qu'à un homme religieux.
L'article consacré à Helvétius a plus de cent
cinquante pages ; c'est beaucoup pourle peu d'idées
qu'on y rencontre. M. de La Harpe suit encore ce
sophiste phrase par phrase , et oublie de montrer
le ridicule de cette philosophie qui voulait établir
l'empire de la raison en prêchant sans cesse la liberté
des passions. Certes , depuis qu'il y a des fous et
des écrivains au monde , aucun , avant le dix-huitième
siècle , ne s'était avisé de dire que le plus sûr
moyen de rendre les hommes raisonnables était de
les abandonner à tous leurs penchans : Helvétius
a eu cet honneur ; c'est en cela seulement qu'il est
original ; car du reste il répète ses confrères avec
tant de mal-adresse qu'on peut, sans injustice, l'accuser
d'ignorance . « Je ne suis pas sûr , dit M. de
>> La Harpe , que nos philosophes sachent beau-
>>coup de choses que les autres hommes ne sa-
>>> chent pas ; mais j'ose assurer que , dans leurs
>>livres , ils ont à tout moment l'air d'ignorer ce
> que tout le monde sait. » Il est impossible de
mieux dire. Par exemple , Helvétius conclut quelque
part que l'amour des enfans pour leurs parens
n'est pas dans la nature , et il en donne pour preuve
que la religion a cru nécessaire de leur en faire
une obligation . La conclusion et la preuve sont
d'une étrange bêtise. Excepté un philosophe , tout
le monde sait que l'amour entre les parens descend
de génération en génération , parce que la conservationdes
créatures est attachée à cet ordre nécessaire;
mais il ne s'ensuit pas qu'il soit contre l'ordre
dela nature qu'un fils aime son père; et si la religion
en a fait un devoir , c'est que la religion , établie
partout au profit de la société , tend sans cesse à
régler nos sentimens , et à leur donner l'appui d'une
autorité divine pour qu'ils ne soient pas abandonnés
àtoute l'inconstance de nos passions , de nos desirs
E
;
८
66 MERCURE DE FRANCE ,
et de nos intérêts. S'il fallait regarder comme n'étant
pas dans la nature tous les sentimens que la
société consacre par la voie de la religion , je ne
sais pas à quoi on réduirait les affections naturelles
: c'est une question à proposer à nos philosophes.
On sait qu'Helvétius prétendait attribuer
l'inégalité des esprits uniquement à la différence
de l'éducation : pour que cette absurdité ne révoltat
point en paraissant trop nouvelle , il affirma
que Quintilien avait professé la même opinion , et
cita de cet auteur le commencement d'un passage
dont la fin prouve de la manière la plus positive
que Quintilien mettait sur le compte de la
nature la première inégalité des esprits. Ceux qui
prétendent qu'on peut être à la fois honnête homme
et philosophe comme Helvétitus , se chargeront
sans doute d'expliquer comment la probité se concilie
avec de pareilles falsifications.Aureste, comme
le mensonge fait le fond de toute doctrine philosophique
, il ne faut pas être étonné de voir les mensonges
multipliés pour appuyer les principes et les
conséquences; et nos sophistes vivans ont conservé
de leurs maîtres l'habitude de ne réfuter les objections
qu'en les altérant , ou ce qui vaut mieux encore
, en répondant à ce qu'on n'a pas dit.
Dans l'éternel chapitre sur Diderot , M. de La
Harpe rappelle que le tribun du peuple Babeuf
s'appuyait sur les maximes de ce philosophe , ce
qui était très - piquant en 1797 : aujourd'hui on
ne sait plus qu'il y a eu un homme nommé Babeuf,
tourmenté du desir de législativer la France ,
quipouvaitréussir commetantd'autres qui n'étaient
ni plus sots , ni plus ſous que lui, et auxquels cela
n'a pas laissé que de profiter ; mais on saura dans
tous les temps qu'il y a eu alliance pleine et entière
entre les révolutionnaires et les philosophes ;
que les philosophes qui écrivent sont des révolu
GERMINAL AN XIII. 67
tionnaires spéculatifs ; que les révolutionnaires qui
tuent sontdes philosophes actifs; et , comme disoit
un membre de la Convention lorsqu'il fut question
d'envoyer l'auteur du Contrat Social, au Panthéon,
entre Marat et Voltaire; « ce que J. J. Rousseau
a voulu , nous le faisons. » Effectivement , ils l'ont
fait , avec la seule différence de l'action à la spécu
lation ; et , vérification faite , je soutiens qu'il est
impossible de citer une atrocité , une bêtise , une
niaiserie mises en pratique pendant la révolution ,
dont on ne trouve le conseil dans un livre philosophique
, à commencer par le changement de nom
des rues de Paris proposé par M. de Voltaire ,
jusqu'aux grandes exécutions dont MM. Raynal
et Diderot peuvent se disputer la priorité.. '' )
Quoique ces volumes n'offrent pas autant de pens
sées justes et fortes que les autres ouvrages de M. de
La Harpe , on y retrouve pourtant cette ma
nière pressante de raisonner qui laisse peu d'espace
àla réplique. Nous en citerons un exemple, « A en
>> tendre les philosophes , ce sont partout les prê
> tres qui ont imaginé, pour leur intérêt, la Diviz
nité , la religion , le culte ; ce sont eux qui ont
>> trompé le monde. Il y a pourtant une petite
> difficulté; c'est qu'avant d'avoir des prêtres , if
> a fallu nécessairement avoir des Dieux ; avant
» d'avoir des prêtres , il a fallu convenir généra-
>> lement de la nécessité d'un culte. >> Pendant le
dix - huitième siècle , la manie de faire la religion
d'institution humaine a été poussée și loin , que
M. de Voltaire a imprimé avec une approbation
générale :
Si Dieu n'existait pas , il faudrait l'inventer.
Ce vers, tant admiré , est le comble du ridicule ;
car si Dieu n'existait pas , tous les beaux-esprits de
tous les siècles , se fussent-ils trouvés réunis , n'auraient
pu seulement inventer un nom pour le dé
1
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
signer. Presque tous les vers de M. de Voltaire
sur la Divinité sont de la même force , témoin encore
celui-ci tant de fois cité :
Dieu fit du repentir la vertu des mortels.
Si le repentir était la vertu des mortels , pour
être vertueux il faudrait nécessairement commencer
par être criminel. M. de Voltaire a voulu dire
sans doute que Dieu fit du repentir un moyen de
retour à la vertu ; et c'est parce que cette pensée
religieuse est dans le coeur de tous les hommes
qu'on a pris généralement ce qu'il voulait dire pour
ce qu'il a dit , quoiqu'il y ait une si prodigieuse
différence.
Le chapitre sur le philosophe de Ferney manque
entièremnet dans l'histoire de la philosophie ,
ce qui est une nouvelle preuve queM. de La Harpe
avait mal conçu son sujet , puisque , pour passer en
revue les principes des sophistes'et les conséquences
de ces principes , il suffirait d'écrire la vie de
M. de Voltaire , dont la première partie touche
de si près au grand siècle , et dont la dernière et la
plus longue appartient au fameux siècle des lumiè
res. Cette division offrirait l'avantage de réunir autour
du même homme , et les grands écrivains qui
l'ont précédé pour mieux le condamner, et ses
amis , et même quelques-uns de ses ennemis d'accord
avec lui sur ce point essentiel , qu'il fallait
renverser l'édifice social , les uns voulant commencer
à démolirpar le faite , les autres voulant d'abord
miner les fondemens; ce qui explique pourquoi ,
étant toujours divisés entre eux, il est cependant
résulté de mille philosophies diverses une seule
confusion, un seul désordre qu'on appelle philosophie
, soit pour la défendre , soit pour la vouer à
l'exécration des siècles. Les fragmens de M. de
La Harpe ne peuvent être regardés que comme
des matériaux utiles à celui qui aura le talent et
GERMINAL AN XIII 69
les connaissances nécessaires pour faire du tableau
dela Littérature du dix-huitième siècle le discoura
préliminaire de l'Histoire de la Révolution.
FIÉVÉE.
Pomponius Mela , traduit en français sur l'édition
d'Abraham Gronovius ; le texte vis-à- vis la traduction ,
avec des notes critiques, géographiques et historiques ,
qui ont pour objet de faciliter l'intelligence du texte et
dejustifier la traduction ; de mettre en parallèle les opinions
des anciens sur les principaux points de géographie
, de chronologie et d'histoire , et de présenter un
système complet de géographie comparée. Par C. P.
Fradin , professeur de géographie et d'histoire
l'école centrale du département de la Vienne , membre
de l'athénée et de la société d'émulation de Poitiers.
Trois volumes in-8°. Prix : 16 fr. 50 cent. , et 21 fr.
50 cent. par la poste. AParis , chez F. Cocheris , fils
libraire , quai de Voltaire , nº. 10 ; et chez le Normant
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint - Germain-
PAuxerrois , n . 42.
,
à
:
L'AUTEUR de cette traduction rend compte à son lec
teurdans un avertissement, des motifs qui l'ont déterminé
à l'entreprendre , après une énumération des qualités qui
distinguent le style et l'ouvrage de Pomponius Mela.
« Entraîné par tant de motifs , et séduit par tant de
>> charmes , dit M. C: P. Fradin , j'ai entrepris la traduc-
» tion de Pomponius Mela qu'on peut regarder à juste
titre comme le père des géographes latins. Je n'ai pas
→ la prétention ridicule d'avoir rendu trait pour trait mon
n modele; ilades beautés inimitables et que ne sauraitata
3
70 MERCURE DE FRANCE ;
* teindre legénie de notre langue. Je m'estimerai toujours
heureux, si j'ai pu m'en rapprocher de manière à le faire
>> reconnaître , en ajustant à chacune de ses expressions
>> les mots techniques de la science. J'espère que le lecteur
>> me saura bon gré d'avoir placé le texte en regard du
français; par-là , j'ai atteint le double but de le mettre
> à portée de juger de ma traduction , et de multiplier les
> exemplaires d'un ouvrage très-rare et très-dispendieux.>>>
Il y a plusieurs choses à relever dans ce peu de mots de la
préface de M. C. P. Fradin ; d'abord on ne conçoit pas
trop comment un ouvrage qui , de l'aveu de l'auteur luimême
, « n'est pour ainsi dire qu'une sèche nomencla-
>> ture de peuples et de pays , impeditum opus et facun-
» diæ minimè capax ; » on ne conçoit pas trop , dis -je ,
qu'un tel ouvrage puisse avoir des charmes si séduisans.
Ce serait tout ce que l'on pourrait dire du poète
le plus agréable. Ce n'est pas que la géographie soit par
elle-même un sujet si aride et si dégoûtant , ainsi que le
prétend M. C. P. Fradin. Rien au contraire , àmon avis ,
n'offre plus d'alimens à la curiosité que cette étude , surtout
si l'on y joint la lecture des livres de Voyages ;
mais la manière dont Pomponius Melaa traité la géographie
, manière qui n'est ni aussi grande , ni aussi large
que celle de Strabon , est une raison qui l'a empêché de
s'attacher beaucoup aux ornemens. Il ne faut pas moins
que la prévention d'un traducteur , pour nous donner
Pomponius Mela comme un excellent modèle de latis
nité,et nous dire que le style de l'auteur de cet abrégé de
géographie , « est fleuri et toujours au niveau de son
sujet ; que ses phrases harmonieusement cadencées ,
» sont parsemées de tours ingénieux qui frappent aussi
>> agréablement l'oreille , que les pensées qu'elles renfer
■ ment séduisent et entraînent l'imagination. Je zde pré
. GERMINAL AN XIII.
71
tends point contester au style de Pomponius Mela , les
qualités qu'on s'accorde à lui reconnaître , c'est-à-dire ,
l'élégance et la précision. Rien au monde ne serait plus ridicule
qu'un homme qui , dans un abrégé de géographie ,
chercherait à s'exprimer en phrases harmonicusement
cadencées. Je me permettrai d'observer à M. C. P. Fradin ,
que ce n'est point du tout une prétention ridicule dans un
traducteur que de vouloir égaler son modèle ; je lui demanderai
pareillement quel rang il assigne à Tacite et à
Tite- Live , lorsqu'il trouve dans le géographe Pomponius ,
a des beautés inimitables que ne saurait atteindre le génié
» de notre langue. » Une admiration aussi exagéréé né
prouve pas beaucoup en faveur du jugement de celui qui
la prodigue ainsi ; souvent un traducteur fait plus de tort
àson auteur par des éloges impertinens , que ne le ferait
un critique qui relèverait tous ses défauts avec sévérité.
M. C. P. Fradin s'estimerait fort heureux s'il pouvait
s'approcher du génie de son auteur, de manière à le faire
reconnaître : rien n'est assurément plus modeste. Mais
veut-on savoir comment il s'y est pris pour donner une
idée de cet auteur, dont le style est fleuri et dont les
phrases harmonieusement cadencées , etc.? ... M. C. P.
Fradin va nous l'apprendre lui-même. C'est tout bonnement
« en ajustant à chacune de ses expressions , les mots
>*techniques de la science. On ne se serait pas douté que
la chose fût si aisée ; nous aurons lieu dans l'examen de
cette traduction, de nous assurer si ce moyen est infaillible.
Quant au double but que M. C. P. Fradin s'est
proposé en faisant imprimer le texte en regard du français,
nous croyons qu'il n'a vraiment atteint que le prémier,
celui de mettre le lecteur à portée de juger de sa
traduction, et nous nous proposons d'user amplement de
la facilité qu'il veut bien nous donner : quant au second
1
4
72
MERCURE DE FRANCE:
but , qui était de multiplier les exemplaires d'un ouvrage
rare et dispendieux , M. C. P. Fradin l'a totalement manqué
; ses trois gros volumes in-8°. sont beaucoup plus
dispendieux que la petite édition latine de Gronovius ,
portée sur tous les catalogues de librairie , à 7 ou 8 francs.
Mais avant que d'examiner cette traduction , il est dans
la préface quelques erreurs que nous croyons d'autant
plus devoir combattre , que le traducteur occupe une place
dans l'instruction publique.
« Il paraît assez démontré que la géographie de Pom-
>> ponius Mela , dit M. C. P. Fradin , fut autrefois très-
>> usitée dans les anciens colléges de France , et qu'elle n'a
> cessé de l'être qu'à cette époque si fatale pour l'instruq-
» tion publique, où , par une espèce de vertige inconceva-
» ble , l'enseignement de la langue latine , exclusivement
> adopté , remplaça presque partout l'étude des sciences
>> physiques et morales. » Je ne m'arrêterai point à faire
sentir combien cette façon de parler , il paraît assez démontré
, est ridiculement emphatique lorsqu'il s'agit d'un
fait de la vérité duquel rien n'est plus facile que de s'assurer.
M. le professeur me paraît se méprendre étrangement,
lorsqu'il considère comme une époque fatale, le temps où
les langues grecque et latine étaient en honneur dans nos
colléges: il faut avoir une singulière manière d'envisager
les causes et les effets , pour attribuer à l'exclusion des
sciences physiques , l'état de dépérissement où l'instruction
a été réduite en France. Qui ne voit au contraire que
c'est la trop grande influence qu'on veut donner de nos
jours aux sciences exactes , qui fait avorter tous nos systèmes
d'éducation ? Ce n'est pas que l'étude de ces sciences
n'ait de grands avantages lorsqu'elle est faite comme il
faut et quand il faut ; et il n'est pas vrai , comme l'avance
M. C. P. Fradin , qu'il n'en fut nullement question dans
J
GERMINAL AN XIM 73
nos colléges : c'était la priorité seulement qu'on ne voulait
pas leur accorder. On commençait par cultiver dans les
jeunes gens , la mémoire et l'imagination par l'étude des
langues et de la poésie , avant que de songer à exercer
leur raison dans la culture des sciences exactes , et rien
n'était plus judicieux. Dans notre siècle,au contraire , on a
voulu commencer l'éducation par où l'on devait la finir.
Un philosophe, a proposé gravement d'apprendre la géométrie
aux enfans avant même qu'ils sussent lire. C'était
là le seul moyen d'en faire des tétes fortes , des tétes
pensantes. Rien n'égale le mépris qu'on affichait pour la
langue latine ; nos gens de lettres en étaient venus au point
de rougir d'en savoir un peu. On peut voir tous ces paradoxes
bizarres établis comme autant de principes , dans un
traité sur l'éducation , ouvrage du financier Helvétius. Personne
n'ignore où tous ces beaux systèmes nous ont conduits
, et qu'on a été obligé de revenir en partie aux principes
d'enseignement adoptés par cette Université tant
décriée par nos charlatans modernes. M. C. P. Fradin se
trompe , ou n'est pas de bonne foi lorsqu'il paraît regar
der comme fatale à l'instruction , l'époque où l'étude de la
langue latine avait la priorité sur les autres études : j'ai
bien peur qu'il ne soit imbu de tous les paradoxes de l'école
moderne; et, s'il faut le dire , la manière dont il a traduit
Pomponius Mela , me porte à croire qu'il n'a fait de son
auteur et de la langue latine qu'une étude fort superficielle.
Je ne sais d'un autre côté à quoi attribuer l'espèce de respect
superstitieux que M. C. P. Fradin a pour les terminaisons
en us, et qui lui fait toujours écrire Casaubonus, Scho
tus , Vadianus , etc. , quoique cependant l'usage veuille
qu'on dise Casaubon, Schot, etc., comme on diten français,
Horace etVirgile , et non pas Horatius et Virgilius. Cette
scrupuleuse fidélité est du pédantisme tout pur, et iln'est
74 MERCURE DE FRANCE ,
pas rarede voir tomber dans ce défaut les personnes qui
se piquent le plus d'en être exemptes. M. C. P. Fradin
serait bien fâché de passer pour pédant : on en peut juger
à la manière recherchée , et qu'il croit élégante , dont il
a écrit la préface qui précède sa traduction . En voici quel
ques exemples: « Les annotateurs de Pomponius Mela ne
➤ sont point d'accord sur le lieu précis de sa naissance....
Cette différence d'opinion ne peut être que le résultat dé
> celle qui a existé entre les divers manuscrits sur lesquels
>> on a lu d'abord , puis transmis à l'impression l'excellent
>> ouvrage de ce géographe. Peu importe au reste une dis
>> sertation sur ce point ; il suffit de savoir que Pomponiuś
>> Mela fut espagnol , et qu'il naquit dans la Bétique ,
>> au voisinage du détroit de Gadés. Voilà ce qu'il y a de
>> plus positif , et ce qui résulte de l'accord unanime des
» manuscrits , et des hommes de lettres qui ont éclairé sa
>> géographie du flambeau de la critique. >> Ce style et ce
flambeau se ressentent bien du collége; on ne peut se le
dissimuler. Il en est de même de la phrase suivante :
• Il faut conclure que ce géographe vécut dans le premier
>> siècle de l'ère chrétienne , et que très -vraisemblable-
> ment il vit s'écouler à la suite les uns des autres , leš
> règnes de Tibère , de Caligula , et peut-être même les
» premières années de celui du farouche Néron . » Се
n'est point dans ce style oratoire qu'on doit écrire un aver
tissement ; on n'ydoit point prodiguer les figuresde rhétorique,
etdire, en faisant usage de l'interrogation : « Si nous
>> connaissons à peine le lieu et le temps qui virent naître
» Mela , comment connaîtrions-nous sa famille et le rang
» qu'il occupait lui-même parmi ses contemporains ? »
Toutes ces choses devaient être dités d'un ton simple , et
Péloquence de M. le professeur est ici entièrement dépla
céé. Je me hâte d'en venir à la traduction
GERMINAL AN XIILT75
)
Lestyle de Pomponius Mela est principalement recommandable
pour sa clarté et sa précision ; qualités qui devaient
de nécessité entrer dans le style d'un abrégé. Je
suis loin cependant de croire que la latinité de cet Espa
gnol soit aussi pure que M. C. P. Fradin voudrait nous
le persuader. Il s'en explique ainsi , page to de son avertissement
: « Les hommes de lettres de tous les pays et de
>> tous les temps n'ont eu qu'une même opinon sur l'excellence
de la géographie de Pomponius Mela.Hermolaus
» Barbarus dit que c'est un livre d'or, et Pintianus, qu'elle
> est l'ouvrage d'un esprit vif et sublime; suivant Schottus
» il n'est point d'ouvrage en ce genre plus clair et plus.
> pur. Cicéron même n'eût pas composé plus élégamment
› la géographie qu'il s'était proposé d'écrire. Olivarius,
➤ en parlant du style de Mela , dit que s'il baisse quelque-
>> fois, il se relève aussitôt avec plus d'éclat ; qu'il est par
» sémé de fleurs , et que les descriptions de ce géographe
» sont inimitables. >>Tous ces éloges sont pour la plupart
exagérés.Quant à la briéveté , qualité qu'on ne peut refu
sér au style de Pomponius , je ne pense pas que M. C. P.
Fradin Pait su conserver. On peut en juger par quelques
exemples que nous prenons au hasard ; voici d'abord le
texte de l'original :
Ipse Tanais ex Riphao monte dejectus, adeo præceps
ruit , ut cum vicinaflumina, tum Moeotis et Bosphorus ,
tum Ponti aliqua, brumali rigore durentur , solus æstus
hiememquejuxtaferens , idem semper et sut similis incitatusque
decurrat. Ripas ejus Sauromatæ etripis hærentia
possident. Una gens , aliquot populi , et aliquotnomina.
Traduction de M. C. P. Fradin.
«LeTanaïsdescend dumontRiphée, et couléavec une
telle rapidité, que lorsquelegrand froidcongèle les fleuvet
76 MERCURE DE FRANCE ;
L
1
voisins , le Moeotide , le Bosphore , et même quelques par
ties du Pont , ses eaux seules, également insensibles à l'ine
fluence de la chaleur et des frimas , n'éprouvent aucune
variation dans l'impétuosité de leur cours. Les rivés de
ce fleuve , ainsi que les contrées qui l'avoisinent , sont
habitées par les Sauromates , qui quoique ne formant
qu'une même nation , sont partagés en différens peuples ,
et connus sous différens noms . » ५
La première phrase est assez bien traduite ; mais il n'est
pas possible de délayer dans une plus grande quantité.de
termes ces mots de l'original , una gens, aliquot populi
⚫et aliquot nomina. Pai peur que M. C. P. Fradin, qui
voit dans son auteur tant de qualités qui n'y sont point,
n'ait pas vu ou senti celles qui y sont réellement. La
briéveté, la concision font tout le mérite du style de
Mela, dont l'Abrégé de Géographie, pour le dire en passant,
ne ressemble pas plus augrand ouvrage deStrabon , qu'une
simple esquisse ne ressemble à un tableau. C'était donc à
saisir ce style vif et précis , que le traducteur devait
s'attacher , et c'est ce qu'il a très-mal-à-propos négligé de
faire.Nous en donnerons encore quelques exemples , pas
reillement pris au hasard.
१
Texte de l'original.
Crescitporro, sive quòd solutæ magnis æstibus nives,
ex immanibus AEthiopicæ jugis, largius, quàm ripis accipi
queant , defluunt : sive quòd sol hieme terris propior,et
ob idfontem ejus minuens , tunc altius abit, sinitque inte
grum, et ut est plenissimus , surgere.
Traduction de M. C. P. Fradin.
« Les débordemens du Nil proviennent, soit de ce que
les neiges qui couvrent les hautesmontagnes de l'Ethiopie
GERMINALAN XIII: 17
se fondent dans les grandes chaleurs , et découlent dans le
Heuve avec une telle abondance , que son lit ne peut suffire
à les contenir; soit de ce que le soleil , plus voisin des
sources du Nil en hiver , diminue par cette raison leur
volume, tandis que s'élevant en été dans des régions supérieures
, il ne leur enlève rien ; ce qui fait qu'à raison de
leurabondance , elles lui fournissent alors une trop grande
quantité d'eau. >>
L.
Texte de l'original.
Sive quòd per ea temporaflantes etesiæ , aut actas à
septentrione in meridiem nubes superprincipia ejus imbre
præcipitant : aut venienti obvii adverso spiritu , cursum
descendentis impediunt : aut arenis , quas cum fluctious
littori applicant, ostia obducunt , fitque major, vel quòd
nihil ex semet amittit , vel quòd plus quam solet accipit,
vel quòd minùs quàm debet emittit.
Traduction de M. C. P. Fradin.
« Soit de ce que les vents étésiens qui soufflent danscette
saison , poussent du septentrion au midi des nuages qui se
résolvent en pluie dans les lieux où il commence; ou que
se portant dans un sens contraire au cours de ce fleuve, ils
repoussent ses eaux et les empêchent de descendre , ou
qu'enfin ils obstruent ses embouchures par la grande
quantité de sables que voiturent avec eux les flots qu'ils
chassent vers le rivage. En un mot, le Nil grossit etdéborde,
ou parce qu'il ne perdrien , ou parce qu'il reçoit plus qu'à
l'ordinaire , ou parce qu'il donne moins à la mer qu'il ne
doit lui donner. >>>
Texte de l'original.
Quòd si est alter orbis , suntque oppositi nobis à meridie
antichtones , ne illud quidem à vero nimium abscesserit
in illis ortum amnem , ubi subter maria cæco alveo pene
78 MERCURE DE FRANCE ;
traverit, in nostris rursus emergere , et hac re solstitio
eccrescere, quòd tum hiems sit undè oritur.
:
Traduction de M. C. P. Fradin .
«S'il existe vraiment au Midi une terre opposée à celle
que nous habitons, on peut croire encore', sans trop choquer
la vraisemblance , que prenant sa source dans ces climats
et s'insinuant au-dessous des mers par des canaux
souterrains , il vient ensuite reparaître dans notre hémisphère
, et s'y gonfler au temps du solstice , par la raison
que le pays d'où il vient a l'hiver à cette époque.>>>
Il n'est besoin que de jeter un coup d'oeil sur cette version
pour voir combien elle est vague et diffuse. Cette
prolixité se fait sentir à la seule ouverture du livre. Afin
que le texte se trouvât en regard de la version , M. C. P.
Fradin a été obligé de laisser en blanc dans la partie qui
renferme le texte latin, tout ce qui est surabondantdans sa
version française : il résulte de cet arrangement une si
grandequantité de lacunes , qu'un bon tiers de chacun des
volumes n'offre que du papier blanc. En un mot , tout , dans
cette paraphrase , porte le caractère de la précipitation et
de la négligence. Les notes dont M. C. P. Fradin a accom
pagné sa traduction n'ont quelquefois que fort peu de rapport
avec lagéographie , et presque toujours sont de beau
coup trop longues. J'aurais pu relever plusieurs impro
priétés de termes dans la prose du traducteur , mais ces
détails m'auraient mené troploin. Il me suffira de prévenir
M. C. P. Fradin qu'on ne dit point en français d'un peupler
qui n'est pas policé , que ce peuple n'a point de politesse;
cemot étant reçu chez nous dans une autre acception. Au
reste ,je ne doute point que ma critique ne lui paraisse
bien outrée : j'avoue qu'elle est sévère ; mais cependant je
suis persuadé qu'elle est juste. Je ne prétends point dire
que M. C. P. Fradin soit un homme sans connaissances , et
h
T 79
GERMINAL AN XIII.
tout-à- fait dépourvu de goût; je le crois au contrairebeaucoup
plus instruit que le vulgaire des professeurs de Lycée
n'a coutume de l'être : il est à regretter que dans cette traduction
il se soit trop abandonné à une certaine facilité
d'écrire ; et dans ses notes , à un trop grand desir de montrer
son érudition. Tout ce que j'ai dit ne peut porter
atteinte à sa réputation comme professeur; je suis même
disposé à lui croire beaucoup de mérite et des connaissances
plus qu'ordinaires en géographie ancienne et moderne.
Que M. C. P. Fradin revoie donc sa traduction, qu'il soigne
davantage son style, et sur-tout qu'il élague une partie de
ces notes parasites qui ne servent qu'à grossir le volume;
personne alors ne lui contestera le mérite d'avoir faitun
ligre utile, et nous nous ferons un devoir d'adoucir par
des éloges mérités ce qu'il aura pu trouver d'amer dans
une critique qui , au reste, n'a d'autre motif que l'intérêt
des lettres.
CO
2
د
J. ESTINBERT - LA - SERVIÈRE.
Aux RÉDACTEURS.
Messieurs ,
: 1
J'ai remarqué jusqu'à ce jour , que dans vos extraits ,
vous condamnez impitoyablement tout ce qui s'écarte des
règles adoptées : étant philosophe, je nepuis vous pardon->
ner cette rigidité de principes. Heureusement , j'ai au
jourd'hui preuve en main contre vous; et un petit chef- 1
d'oeuvre qui vient de paroître , démontre évidemment jus
qu'à quel point on peut s'élever quand on a le bonheur et
le courage de ne suivre aucune des règles posées par ceux
que vous voulez appeler les grands maîtres .
Je veux parler du poëme de Duophile , ou le Plaisir de
dese voir deux ; j'ose espérer de votre impartialité , que
:
80 MERCURE DE FRANCE,
vous consentirez à insérer mes réflexions dans votre
journal .
Tout est admirable dans ce poëme de Duophile ; on y
trouve des vues nouvelles et vraiment profondes sur
l'épopée. L'auteur n'y oublie rien. Le titre de son livre
ne vous paraît-il pas assez clair ? il prend soin de vous
l'expliquer , et de vous dire pourquoi il a fait un mot tout
exprès...oΟΣΣΟΥ τώ
Les plus grands orateurs , pour orner leurs harangues ,
Yjoignoient les beautés de différentes langues :
De mots grecs et latins , par la double union ,
De cet écrit j'annonce et la fin et le nom.
Ainsi , par le titre seul du livre , l'auteur nous apprend
qu'il sait le grec et le latin ; mais ily a tant de beautés
dans cet ouvrage , qu'il n'est pas besoin de s'arrêter
beaucoup même sur les plus marquantes.
Un de nos poètes philosophes me disoit un jour , avant
de donner une tragédie , dans le bon temps où elles réussissoient
toutes : Mon ami , les règles sont les éteignoirs
du génie. M. de Rupière , auteur de Duophile , va plus
loin :
21 A A
Pour instruire , j'ai fait quelques vers , un poëme ,
J'en ignore la forme , et la règle et la lói :
Mongénie a le droit d'en faire une pour moi .
Convenez-en , messieurs , il n'y a que les poètes de notre
école qui puissent parler avec cette noble et modeste assurance;
et dites-moi , je vous prie , à quoi peuvent mener
vos règles ? En les suivant', on ne produira que des ouvrages
semblables à ceux qui ont déjà été faits ; pous , au
contraire , nous vous donnerons du nouveau. Hélas ! le
bon temps n'est plus : nous avons été quelques instans
près d'arriver à un point de perfectibilité tel que nous
n'aurions plus été génés par les règles. Nous avions ima-
,
:
giné
:GERMINAL AN XIII. 81
побед спи
giné de ne plus instruire les enfans qu'en les ammuussaanntt;,
cela nous réussissait assez : nous étions assurés que les
enfans oublieraient bientôt ce qu'on leur aurait appris ,
et qu'une fois devenus leurs maîtres , ils ne conserveraient
de leurs études que l'habitude de s'amuser. Alors , n'étant
plus gâtés par aucune règle , ceux qui auraient eu du gé-.
nie , auraient produit des choses vraiment merveilleuses .
Mais vous avez tant fait , qu'on a repris les anciennes routines
; qu'en résulte-t- il ? c'est qu'aujourd'hui on ne nous
parle plus que des auteurs du siècle de Louis XIV , et
que nous retombons dans ces maudites règles qui , je
répète avec mon ami , sont des éteignoirs du génie.
f
D
le
Rienn'est plus simple que le plan du poëme de Duophile.
Sagère , qui n'est autre que l'auteur lui-même , s'ennuie de
vivre seul à la campagne : un de ses voisins a une fille ;
Sagère va souper chez lui , et devient son gendre. Il n'y
aqu'un seul petit incident dans la marche du poëme , c'est
une émeute de village à l'instar de nos belles insurrections
de Paris : tous les personnages sont sur le point d'être
tués , mais ils en sont quittes pour la peur , et Sagère se
marie avec Mile Clère .
Tous les genres de beautés se trouvent dans Duophile.
Voulez vous du descriptif ?
LC:
Dans le bruit du tonnerre , annoncé par l'éclair ,
72
Le beau combat du froid avec le chaud dans l'air ,
r
4
De nombreux traits de pluie , ou de gros grains de grêle,
٢٠
De ces deux enneinis termine la querelle .
Sagère voit - il la belle Cière qui a un chapeau de paille ?
il s'écrie : A
Pareillement l'artiste embellit et couronne
D'unjoli chapiteau une belle colonne. "
て
Je crois qu'il est assez délicat de comparer sa maîtresse
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
àune colonne . Mais il faut,vous donner le portrait de
Clère :
Son nezrond est parfait aumilieu dumento cildo trea
Se trouve un petit creux qui plaît par sa façon
Sa
و
Del'oreille à l'épaule ,uunnee agréable pente
Termine le pourtour d'un col qui vous enchante :
C'est de la bonne grace , et le siège et l'appas , etc.
Je ne pousserai pas plus loin cette citation carDuophile
est fort exact ; il peint tout , tout sans exception ,
et les partisans de la poésie descriptive y trouveront l'application
la plus heureuse de leurs préceptes .
T
2
Embarrassé dans le choix des beautés que je dois citer ,
car tout est à-peu-près de la même force , je m'arrête.
Ainsi , je ne vous dirai rien d'un petit tableau de la révolution
et de ses causes , ni d'un beau monologue de la
A 7616
Discorde, qui est furieuse d'avoir perdu sa puissance en
Franceoming u
מ ר י ב
emiteti coll de
La Discorde en fureur se fait de fiers reproches , etc.
Qu'il vous suffisedlee ssaavoir queSagène, après avoir épousé
sa belle Clère , jouit tranquillement du plaisir de se voin
deux. !! عوا
Vous croyez probablement que tout est ini avec le
poëme; pas du tout : Duophile , qui n'a rien de caché pour
le public , a donné à la suite la chanson de l'Hyménée
, qui a été chantée a sa noce. « Cette chanson ,
dit-il , est à l'imitation des anciens épithalames des
>> Grecs , qui savaient joindre l'instruction à leurs diver-
>>>tissemens! >>
J'avais d'abord été effrayé de cette annonce : qquuoi! me
disais- je , Duophile se serait-il abaissé à suivre les règles
de ces Grecs que je hais presque autant que les auteurs du
siècle de Louis XIV ? Avec quel plaisir j'ai vu que cette 1-18 19
1
1
:
GERMINAL AN XΙΙΙ. 83
annonce n'était qu'une espiéglerie , et que M. de Rupière
était fait pour créer , et non pour imiter ! Jugez-en vous
même , messieurs , par cette strophe :
4
Dansons , et nous entr'aimons tous ;
Garçons , aimez les filles;
Femmes , chérissez vos époux :
Soyons tous Duophiles . :
Je desire que vous ayez remarqué , messieurs , la franchise
qui a dicté mes éloges. Je n'ai jamais loué sans appuyer
mes louanges par des citations; c'est la seule manière
que je connaisse pour ne pas blesser la modestie des
gens. Mon but a été de vous forcer à admirer avec moi un
poëme dans lequel l'auteur a eu le courage de mettre de
côté toutes les règles. Puissent mes réflexions avoir quelqu'influence
, et empêcher les jeunes gens de se gâter par
des études qui ne peuvent qu'éteindre le génie!
Q.
)
Pensées et Réflexions sur divers sujets. 3
"La manie de chercher des pensées neuves est aux ouvrages
d'esprit , ce que les nouveautés sont aux empires .
Ce n'est point éclat durable , c'est combustion. « Cette
chose est à sa place , il est vrai , mais elle a été répétée
mille fois. >> Eh ! bien , vous la répéterez , pour la mille et
unième. Voyez le grand mal ! tâchez seulement de la dire
aussi bien à votre manière , que ceux qui l'ont déjà bien
dite à la leur ; peut- être alors la direz-vous mieux. Avotre
avis , on doit préférer une sottise nouvelle , à une chose
belle et sensée , qui , par malheur , n'est point neuve ;
car celui qui veut trouver , à toute force , une pensée
neuve , trouve infailliblement une impertinence. Mais
1 F2
84 MERCURE DE FRANCE ;
c'est encore là un piége que vous tend votre orgueil.
Comment cela ? le voici :
De deux pensées , la première belle et naturelle , la
seconde éclatante et neure , s'il y en a une qu'on a mille
fois ressassée , je parie , à coup sûr , que c'est la seconde.
Dites d'abord à une femme qu'elle a un mauvais coeur;
dites-lui ensuite que ses yeux ne sont pas beaux : sur le
premier mot , elle répondra que vous vous trompez ; elle
vous dévisagera au second. د
Pascal dit quelque part: « Le sot projet qu'a eu Montaigne
, de se peindre lui-même ! » Je donnerais beaucoup ,
pour que l'auteur des Pensées eût vu les Confessions du
citoyen de Genève .
L'amour de soi , bien négligé , serait le véritable amour
des hommes .
Peut-être ne se rencontrera- t-il pas un homme , qui soit
sanguinaire lorsqu'il ne court pas le moindre danger.
Marius fait peut- être exception; encore y aurait-il bien
des choses à dire.
La soif de l'or , l'ambition , poussent les hommes aux
entreprises hasardeuses , et de la aux cruautés. Mais il y a
toujours de la peur cachée dans la cruauté. Lorsque Cromwel
fit tomber la tête de son monarque, il y fut poussé
par la peur que lui donnait la certitude d'avoir déjà trop
osé. Or , du moment qu'on voit qu'on a été trop loin , il
est de l'homme de craindre de rester en arrière , par
principe de sûreté. Ainsi il était plus barbare , par cela
même qu'il sentait qu'il l'avait déjà été.
J'ai entendu Danton , au milieu de ses barbaries , ré-
1
GERMINAL AN ΧΙΙΙ. 85
pondre à un homme qui lui demandait sa protection :
« Ta tête est plus assurée que ne l'est la mienne. »
J'aime à pousser d'argumens les matérialistes ; car les
preuves de coeur ne feraient oeuvre avec ces gens - là.
Pourquoi ( s'il n'y a nulle différence entre l'homme et la
brute , qu'une organisation un peu plus parfaite ) les passions
particulières à l'homme ont-elles une toute autre
énergie que les appétits qu'il a de commun avec les animaux
? Expliquez comment l'ambition, par exemple , l'avarice,
l'amour ( car l'attrait seul des sexes n'est pas l'amour)
prennentun tel empire sur l'homme , qu'ils subjuguent ,
en certains cas , la faim , la soif, le sommeil , la terreur
de la mort même ! Voit-on cela chez les animaux ?
Ariste passe pour distrait , et il s'en trouve bien. Entrezvous
chez lui ? il ne vous voit pas , mais il vous considère
attentivement. Lui parlez-vous? il ne vous répond pas , il
prenddu tabac. Quelquefois il cause pourtant. Venez-vous
à le contredire ? prenez garde , il va retomber dans sa distraction
, d'où il ne sortira qué lorsqu'il aura trouvé sa réplique
; car Ariste n'a point d'esprit comptant. Il aime
-tendrement ses amis. Parlez-lui en : il ne répond mot, il
est vrai, mais c'est la faute de sa distraction ; il rêve sûrement
à quelques compositions. Lui parlez-vous de lui , de
ses ouvrages , de sa fortune , de ses meubles 2 il prend feu
-soudain et jase à outrance. Vous aurez beau vanter tout
cela, vous ne ferez oeuvre auprès des éloges qu'il y donnera
lui-même.
La distractiond'Ariste est commode , et lui peut servir
à tout événement.
CORIOLIS.
1
3
86 MERCURE DE FRANCE ;
y
1
CARACTÈRE DE LORD BOLINGBROKE.
Par Chesterfield ( traduit de l'anglais ) .
Il est impossible de trouver un clair-obscur assez prononcé
, pour peindre le caractère de lord Bolingbroke.
Exemple déplorable de la violence des passions humaines ,
et d'une raison parfaite et sublime , ses vertus , ses vices,
sa raison , ses passions , sans être réunis par une gradation
de couleurs, formaient un assemblage éclatant et imprévu.
Le mélange du brillant etdu sombre le rendait étonnant .
Ladureté, l'emportement, l'extravagance , caractérisaient
non-seulement ses actions , mais agitaient tous ses sens.
Sa jeunesse fut célèbre par le tumulte et le désordre des
plaisirs auxquels il se livra tout entier , au mépris de l'opinion
publique. Sa belle imagination souvent allumée ,
s'épuisaitavec son corps à célébrer , à déifier des orgies
nocturnes. La joie qu'il respirait à table , était celle des
bacchantes les plus insensées. Ces goûts ne furent surpassés
que par la plus haute ambition. Ses jouissances altérèrent
son esprit et son tempérament ; mais l'ambition .
ruina sa réputation et sa fortune.
Il parut, jeune encore, dans l'administration , et s'y distingua.
Sa pénétration semblait inspirée ; son éloquence et
saplume embellissaient tout;non pas une éloquence pénible
Det recherchée , mais cette heureuse abondance qui , peutêtre
après quelques premières études , lui devint si naturelle
, que ses conversations familières auraient pu être
recueillies par écrit et imprimées sans nécessiterla moindre
correction ; soit pour la méthode, soit pour le style. Ses
sentimens étaient nobles et généreux ; ses principes de bon
naturel et d'amitié, plus réfléchis que décidés ; ils avaient
GERMINAL AN XIIEM 87
plus de vehemence que de durée , et souvent ils passaient
d'un éxcès à l'autre à l'égard des memes personnes. Il
recevait les politesses d'usage comme une obligat on , et
les rendait avec intérêt. La moindre inadvértance l'offensait;
il la faisait sentir vivement : une différence d'opinion
sur une question philosophique , le provoquait au
point de prouver qu'il n'était pas toujours , lui-même ,un
philosophe.
Malgré la dissipation et l'agitation tumultueuse de sa
jeunesse, il avait un fonds inépuisablé de connaissances
variées et universelles, une conception vive , lumineuse ,
et la mémoire la plus ornée. Elle subvenaità tout mil en
faisaitun usage continuel , et ne futjamais obligé de chercher
dans ses livres quelques citations. Il excella sur-tout
dans l'histoire. Ses ouvrages en ce genre le prouvent évidemment
; les intérêts politiques , commerciaux et relatifs
des peuples de l'Europe , particulièrement de ses compatriotes
, lui étaient peut-être mieux connus qu'à tout
autre écrivain. Ses ennemis , de quelque parti qu'ils fussent ,
ont avoué franchement qu'il défendit ces derniers avec
une fermeté et une constance inimitables.
Durant son long exil en France , l'étude absorba toute
l'ardeur qui le caractérisait; ce fut là qu'il forma et qu'il
exécuta sur-tout le plan de ses ouvrages philosophiques .
Les bornes générales des connaissances humaines étaient
trop étroites pour l'élan et la chaleur de son imagination ;
il aurait voulu s'élever au-delà des bords du globe , parcourir
le monde inconnu et les régions ignorées de la métaphysique
, ouvrir une carrière nouvelle ét imthens à
l'imagination , dont les conjectures infinies suppléent au
défaut des lumières qu'on nnee peut acquérir , étusurpent
trop souvent leur nom et Teur influence. Il aavvaaiitt un bel
extérieur, des façons un air engageant. In possédait ,
L
1
4
P.FRA .
88 MERCURE DE FRANCE ,
dayela dignité
et l'affabilité
quepeut et doit avoir un
homme de son rang, et dont se piquent réellement peu
d'Anglais
Il se donnait pour déiste , confiant en la protection générale
de la Providence ; mais il doutait , sans la rejeter ,
comme on l'a cru , de l'immortalité de l'ame et d'une vie
future.
Il mourut d'une maladie aiguë et cruelle,d'un ulcère qui
lui dévora la figure, et qu'il souffrit avec courage. Une semaine
avant son décès , il me dit un douloureux et dernier
adieu , reçut les miens avec tendresse , et ajouta : Dieu
qui m'a placé sur cette terre , dispose de moi comme il lui
plaît , et connaît seul ce qu'il a de mieux à faire . Puisset-
il vous donner sa bénédiction ! >>>
Tout ce que nous pouvons ajouter de ce caractère original
, n'est propre qu'à nous forcer de nous écrier :
« Hélas ! pauvre humanité !
N. L..
نم
SPECTACLE S.
1
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
Le Projet singulier , comédie en un acte et en vers ;
par M. Justin.
1
A
Le titrede cette comédie manque de justesse. Une fenime
1
veut marier un de ses amis. Il n'y a là rien de fort singulier ;
il se trouve que l'épouse qu'elle prétend lui donner est un
homme. C'est la méprise qui est extraordinaire, et non pas
Jeprojet. Au reste rienn'est moins important qu''un titre
GERMINAL AN XIII 89
1
1
défectueux quand l'ouvrage est bon. Celui-ci serait excellent
s'il en fallait juger par l'accueil qu'il a reçu. Voyons
si cet accueil est mérité.
Un Lovelace de dix - huit ans ouvre la scène avec son
valet , qui lui reproche son inconstance. Il répond qu'être
volage ,
C'est changer un plaisir pour un plaisir plus doux.
Il en est à son second déguisement : d'abord il s'est habillé
en femme, a pris le nom de Clarence , et fait sous cet habit,
d'innombrables conquêtes; àprésent il porte un uniforme
d'officier. La cause de ce travestissement est un duel dans lequel
il a tué son adversaire. Je n'aime pas que dans l'avantscène
d'une espèce de bouffonnerie , comme le Projet singulier
, on place ainsi un homicide inutile. Un jeune meurtrier
, qui les mains teintesde sang , vient se vanter de
ses bonnes fortunes , m'attriste au lieu de m'égayer. Il aurait
suffi de lui faire blesser sonhomme. Quoi qu'il en soit , le
petit roué est heureusement converti. Il a trouvé dans son
hôtel garni une jolie demoiselle dont il est amoureux en
tout bien et en tout honneur. Cet hôtel a une pièce commune
à plusieurs appartemens , et mademoiselle Amélie ,
c'est son nom , y vient trouver le prétendu officier. C'est
encore , comme toutes nos modernes amoureuses de comédie
, une ingénue déniaisée. On pense bien qu'elle est
avec son amant à l'insu de sa mère , qui cependant est
censée la veiller de près. Elle me gronde , dit-elle , et
prétend que je m'attache à vous : ::
Si je savais mentir je dirais le contraire.
९
MademoiselleMars n'eût pas prononcé ce mot avec un
:
ton et un air plus naïfque mademoiselle Adeline.
2-
La mère arrive , chapitre sa fille , la renvoie , et déclare
au jeune égrillard que s'il ne quitte l'hôtel , elle est déci
1
50 MERCURE DE FRANCE ,
dée å en sortir. Il fait une révérence respectueuse , et a
Pair decéder la place. Apeine il est sorti , que la mère
aperçoit sur une table des billets doux adressés àClarence ,
un portrait de femme qui ressemble trait pour trait à
l'officier. La surprise qu'a pu causer à celui-ci le compliment
qu'on vient de lui faire , la précipitation de son départ
ou de sa fuite , servent d'excuse à la distraction qui
lui fait oublier ces choses-là dans un lieu ouvert à tout le
monde. La mère s'imagine à l'instant que l'officier est une
demoiselle déguisée , le dit à son valet qui confirme cette
vision , puis à lui-même aussitôt qu'il revient; et l'amoureux
se garde de la désabuser d'une erreur qui va lui permettre
d'être à tout moment auprès de sa maîtresse .
Cependant Dorimon , père du jeune étourdi , arrive , et
rencontrant la mère d'Amélie , lui raconte le combat de son
fils et ses suites ; ajoute que sa grace lui est accordée , mais
qu'il ne sait où le trouver ; que mécontentde sa conduite il
veut se marier. Son amie lui propose Clarence. Il demande
à la voir. On lui procure un tête-à-tête avec elle , en le
prévenant qu'elle est habillée en homme. Au premier moment
, il ne l'aperçoit que de côté : sa taille l'enchante. Il
s'approche , reconnaît son fils , et s'écrie avec rage :
Voilà donc ma future . 1 A
La mère d'Amélie accourt au bruit.
1
Ehbien , qu'avez-vous done ! cette fille........ -est mon fEiflss..
Il s'en prend au valet qui a aidé a letromper , etletraitede
fripon . Le valet lui réplique :
Monsieur , les qualités ne font rien à l'affaire .
1
Sa colère est bientôt passée , et les amans se marient.
.1.1
PA
Il y a quelques trivialités et quelques traits un peu libres
dans cette bagatelle; comme lorsque la nière dit en parlant
deClarence : <
GERMINAL AN XIII.
91
Je voudrais lui donner un époux promptement ;
Ason âge , l'on peut s'oublier aisément ;
on lorsqu'elle dit au jeune homme , qu'elle croit être mademoiselleClarence
:
Mais vous n'avez , je crois , et qu'un sexe et qu'un nom.
Néanmoins le style est ce qu'on a le plus goûté dans cette
petite comédie. Il est naturel , rapide , et quelquefois élégant.
On a beaucoup applaudi à quelques madrigaux en
l'honneur des femmes ,
Dont on medit par fois et qu'on aime toujours ,
dit M. Justin , après tant d'autres . La reconnaissance a un
grand air de ressemblance avec celle de laMétromanie. Elle
produit cependant unescène vraiment plaisante , et a fait
le succès de la pièce , qui a été très-bien jouée.
ΑΝΝΟΝCES.
Traitégénéral de l'Irrigation , contenant diverses méthodes d'ar-
Toserles prés et les jardins , la manière de conduire ces prairies pour
lesrécoltes du foin , aavec les moyens d'augmenter ses revenus en faisant
usage de l'eau d'une manière utile à l'agriculture , au commerce
et meine aux besoins de la vie , avec huit planches , représentant
diverses machines pour élever et conduire l'eau. Traduit de l'anglais
de William Tatham. Un vol. in-8° .- Prix : 5 fr. , et 6 fr. 25 cent.
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dont il paraft chaque mois une livraison, sera terminé dans cinq.
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Grand, sa famile, sa cour , son gouvernement , son académie , ses
écoles, et sesamis littérateurs etphilosophes; par DieudonnéThiebault,
de l'académie Royale de Berlin,de la société libre desSciences et Arts
deParis, etc. Seconde édition, revue etcorrigée; avec cette épigraphe:
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tout entier à l'Histoire. »
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Prix : 18 fr. brochés, et 23 fr. par la poste.
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Avisà mon Fils , agé de sept ans ; par J. Gandin, correspondant
de l'Institut , membre de l'Académie de la Rochelle , juge et bibliothécaire
de la mène ville ; avec cette épigraphe :
Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem ;
Fortunam ex aliis . VIRGILE .
:
Un vol. in - 12. Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 c. par la poste. A Paris , chez
Cocheris fils , successeur de Ch. Pougens , quai Voltaire , nº. 10 ; et
chez Nepveu , rue Jacob , nºs 23 et 1232.
que
Commentaria in institutiones imperatoris Justiniani , ad usum
juris cupidorum accommodata ; auctore Antonio-Josepho Seguin, in
universitate Bisuntina professore necnon antecessore regio.Unvol.
ju-5°. Prix : 6 fr . , et 7 fr. 50 c. par la poste. A Besançon, chez Deis.
L'ouvrage annoncé était depuis long-temps entre les mains des élèves
del'université de droit de Besançon; l'auteur , l'un des hommes les
plus estimables et les plus estimés qui aient honoré la science du droit,
parun motif demodestie exagérée, s'était refusé à le donner au public.
Depuisque l'on a senti lanécessité de
P'on a relevé les écoles , M. Seguin n'étant plus ,
former des jurisconsultes , et
on atrouve convenable
de livrer à l'impression un ouvrage propre à concourir à ce
double but. Il en est des livres élémentaires de droit , &mme de ceux
detoutes les sciences ; le plus récent suppose toujours une plus grande
perfection ; et sans rien ôter à la gloiredes autres com mentateurs des
Instituts, on peut avancer que l'ouvrage de M. Séguin est le plus parfait
en ce genre; il a d'ailleurs l'avantage trop rare , d'être extrêmementclair,
d'un latin facile et pur , et cependant élégant : on ne doute
pas un instant que cet ouvrage n'obtienne bientôt toute la réputation
qu'ilmérite.
Voyage à Cayenne, dans les deux Amériques et chez les Antropophages;
par Louis-Ange Pitou, dit le Chanteur, déporté àCayenne
en 1798, pendant trois ans , et rendu à
reur. Ouvrage ornéde gravures, contenant
la liberté par S. M. l'Empetés,
des notes particulières sur chacun d'eux , leur vie , leur mort ou la liste générale desdéporleur
retour;des notions particulières sur Collot et Billaud, surles déportésde
nivose, sur les îles Séchelles ; le voyage de l'auteur chez lemangeurs
d'hommes , les grands dangers qu'il y court, son retour pa
Jes Etats-Unis , de la religion, des moeurs et de
rique septentrionale ; des quakers ; retour en Frances nouveaux mal la culture de l'Amé
heurs; leur fin . Deux vol. in-89. Prix : 6 fr. , et 850 cent. par
poste AParis, chez l'Auteur , rue des
la place des Victoires.
,
n°. 57,prè
US
Ces differens ouvrages setrouvent aussi chez LE NORMANT, Tue
vies Pretres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº.42.
९
GERMINAL AN XIII. 93
NOUVELLES DIVERSES.
Corfou, 1 février. La position de cette place ne saurait
être plus malheureuse. Dans une petite ville de 6000 habitans
environ , privée de toute ressource , on compte déjà
20,000 Russes , et d'autres sont encore attendus. La disette
y est extrême. On attend dans cette île un nouveau corps
de troupes russes , qui prendront la route de la Moldavie ,
au lieu d'arriver par les Dardanelles .
Venise , 6 mars . L'archiduc Charles est attendu încessamment
en cette ville. Il visitera principalement les
points des frontières qui peuvent être fortifiées . Outre les
fortifications de Palmanova , on augmentera dit- on , beaucoup
celles de Legnano , de manière à en faire une place
d'arme du 1 rang. Ier :
:
Vérone , 7 mars. On commence à parler de changemens
importans qui pourroient avoir lieu dans nos contrées . relativement
aux frontières , par suite de la bonne harmonie
qui règne entre la maison d'Autriche et la France ; cependant
ce n'est encore qu'un bruit vague. On parle beaucoup
aussi d'un prochain changement qui fixerait le sort du
duché de Parme et Plaisance.
:
Vienne , 10 mars. S. M. partira le 7 avril ; elle visitera
en général toutes les possessions de la maison d'Autriche
en Italie , mais principalement le camp de 40,000
hommes , qui sera formé près d'Aquilée. Elle se rendra
ensuite à Salzbourg. On assure que son absence sera de
quatre mois.
[
Madrid, 2 mars. Le plan de surprendre et d'enlever de
vive force la formidable forteresse de Gibraltar , a été
formé à la fin du mois dernier. L'exécution de ce projet
devoit être favorisée par une intelligence secrète dans la
place. L'activité et la surveillance des Anglais , jointe à
l'arrivée des renforts de troupes, ont déconcerté ce projet,
dont l'exécution paraissait d'ailleurs très-hasardeuse , et le
succès incertain. Une cédule royale vient de déclarer
rachetables les rentes et prestations féodales de toute
nature.
-
Londres , 16 mars. On parle beaucoup de la manière
dont M. Pitt s'est exprimé sur les obstacles qu'on opposait
à l'émancipation des catholiques d'Irlande ; et comme
on sait que ces obstacles viennent principalement de l'opposition
formelle qu'y a mise le roi lui-même et plusieurs
membres influensde son conseil, on a recueilli avec soin
94 MERCURE DE FRANCE ;
les expressions dont s'est servi le chancelier de l'échiquier
dans la conférence qu'il a eue avec les députés catholiques
irlandais. « Les raisons qui m'ont porté , leur
> a-t- il dit , à appuyerde tout mon pouvoir le voeu des Ir-
>> landais catholiques , subsistent avec toute leur force
>> dans mon esprit , et personne ne porte un plus vif in-
>> térêt que moi à leur cause. Mais je vous demande de
>> me dispenser de présenter la pétition que vous apportez ,
» et de la faire valoir quant à présent. Je vous prie de
» croire que je ne partage en aucune manière le fanatisme
>> et les préjugés qui se sont opposés , à cet égard , à l'ac-
>> complissement des voeuxde l'Irlande , et je ne dissimule
>> pas mon regret de voir la nature des obstacles qui , d'un
» certain côté , s'y opposent encore de manière à rendre
>> non seulement imprudentes les tentatives qu'on pour-
>> rait faire à cet égard, mais même leur exécution im-
>> possible. »
F
3904
On en est venu à une singulière conjecture sur ladestination
dee la fameuse expédition secrète; c'est qu'elle n'en
aaucune. Il y a beaucoup de gens qui prétendent qu'elle
n'a été imaginée que pour faciliter le succès des négociations
continentales. En engageant les puissances de l'Europe
à former une nouvelle coalition ; il voulait se mettre
en état de leur dire : « Vous voyez que , cette fois - ci
nous nous disposons à fournir pour notre enjeu , autre
chose que de l'argent ; et comme vous êtes payées pour
ne pas trop vous fier à nous , nous commençons par dé
bourser notre part du picnic que nous proposons. Voyez
un peu comme nous nous mettons en mesure pour cela.
Vingt , trente , quarante mille hommes tout prêts à entrer
encampagne , et à se joindre à vos armées , partout ou
besoin sera ! et si vous craignez que cela ne suffise pas ,
ou que nous ayons l'intention de nous en tenir là , écoutez
lord Hawkesbury qui vous promet le quart de la populationde
l'Angleterre en cas de besoin .
Il peut bien se faire que ce ne soient pas là les propres
expressions de M. Pitt , mais c'est un sens qu'on peut raisonnablement
attacher à cette grande démonstration de
force que les ministres ont cru devoir faire , dans un moment
où ils travaillaient àmonter une coalition sur le continent.
Ce qu'il y a de sûr , c'est que l'on cherche en vain
à deviner la destination d'une expédition aussi considérable
, et que tout cet étalage de préparatifs s'explique facilement,
si on admet que le gouvernement ait eu , parlà
, en vue de séduire des puissances étrangères , et de
GERMINAL AN XII .
les déterminer à faire cause commune avec lui. L'expédition
est là pour attendre le résultat de certaines négocia
tions , auxquelles son emploi est entièrement subordonné.
Préparée à tout événement , on peut aller partout ou nulle
part , selon que les circonstances en décideront.
2
( The Observer. )
PARIS.
:
S. M. l'Empereur sera sacré roi d'Italie , le 23 mai
prochain , par S. E. le cardinal Caprara , archevêque de
Milan. Elle a convoqué en cette ville , pour le 15 , le Corps
législatif du royaume , et les trois collèges électoraux
pour le 18 du même mois . M. de Ségur , grand- maître des
cérémonies , est parti depuis deux jours pour s'y rendre.
Un avis publié par l'administration des postes , porte
qu'à compter du 11 germinal le service des voyageurs ,
par laposte aux chevaux , sera suspendu sur la route de
Lyon par l'ancienne Bourgogne. Ce service ne sera repris
que le 28 germinal , après le passage de l'Empereur et du
Pape. Sur la route de Lyon à Turin , par Chambéry , le
même service sera interrompu , à dater du 24 germinal
Les voyageurs qui se trouveront sur cette route devront
avoir passé le Mont-Cénis avant le 28 germinal ; les relais
ne seront à la disposition du public qu'après que l'Empe
reur et le Pape seront arrivés à Turin , c'est-à-dire vers le
3 floréal. La route de Lyon par Moulins restera libre .
- Le contre-amiral Lacrosse remplace l'amiral Bruix
dans le commandement de la flottille de Boulogne .
- M. Rumbold est à Berlin depuis trois semaines ,
mais sans mission diplomatique. 1
いな
On mande de Rome que le débordement du Tibre a
fait périr plus de cent personnes.
taureaux .
९
3
-D'Espagne , que le roi a enfin aboli les combats des
-*On dément aujourd'hui l'arrivée incognito du grand
duc Constantin à Vienne . ว
En dépit des efforts de la malveillance , mademoiselle
Contat est admise provisoirement aux Français . Cette
admission était due aux dispositions qu'elle a montrées ,
et aux services éminens rendus par sa mère à ce théâtre
qui , depuis plus de vingt ans , lui doit une grande partie
de ses succès et de ses recettes.
1
96 MERCURE DE FRANCE.
-Le locataire du petit Trianon , à Versailles , reçut
ordre , il y a quelque temps , de vider cette maison , et
fut indemnisé convenablement. L. M. I. ont visité le grand
et le petit Trianon. Des ordres ont été donnés pour faire
à l'un et à l'autre les réparations que nécessite un dong
abandon. Le lendemain , l'Empereur alla à Rambouillet
avec son architecte , M. Trepsac. On assure que le projet
est de rebâtir cette maison de chasse .
- Les conscrits de la réserve de cette année , d'après
une décision du ministre de la guerre , peuvent , comme
ceux des quatre années précédentes , passer dans l'armée
active et choisir le corps où ils desirent servir , pourvu
qu'ils réunissent la taille et les qualités requises pour
l'arme à laquelle ils se destinent.
- Par une autre décision du même ministre , les substitutions
, de gré à gré , entre les conscrits de l'an XIII .
ne peuvent avoir lieu que lorsqu'ayant été convenues avant
la désignation , elles s'effectuent au moment même où
ellea lieu. Dans ces cas , les substitués ne sont pas tenus
au versement de 100 francs dans la caisse du receveurgénéral
, et ne sont pas responsables de leurs suppléans ;:
mais , lorsque la désignation est terminée , les conscrits
de l'an XIII ne peuvent fournir pour remplaçans que des
conscrits des années 8,9,10, 11 et 12 du même canton .
-La classe d'histoire et de littérature ancienne de
l'Institut national propose pour sujet du prix qu'elle adju
gera dans la séance publique du premier vendredi de ger
minal an 14, la question suivante : Examiner quelle fut
l'administration de l'Egypte depuis la conquéte de ce
pays par Auguste , jusqu'à la prise d'Alexandrić par les
Arabes ; rendre compte des changemens qu'éprouva ,
pendant cet intervalle de temps , la condition des Egyptiens;
faire voir quelle fut celle des étrangers domiciliés
en Egypte, et particulièrement celle des Juifs . Le prix
sera une médaille d'or de 1500 francs. Les ouvrages envoyés
au concours ne seront reçus que jusqu'au 15 nivose
an 14. 21.
La même classe propose pour sujet d'un autre prix
qu'elle adjugera dans la séance publique du premier ven
dredi de germinal an 15 , d'examiner quelle a été pendant
les premiers siècles de l'hegire , l'influence du mahomé
tisme sur l'esprit , les moeurs et le gouvernement des peuples
chez lesquels il s'est établi. Le prix sera une médaille
d'or de 1500 fr . Les ouvrages ne seront reçus que
jusqu'au 15 nivose an 15.
FRA
5.
cen
(No. CXCVI. ) 16 GERMINAL an 13.
( Samedi 6 Avril 1805 ) id
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
C )
r
POESIE
'1
"
EPITRE AUX JEUNES GENS ,
9.TIP
Sur les devoirs et les dangers de leur ages
201 2
Ovous , l'espoir et l'ornement
4 ΤΟΥ
Des foyers paternels et de votre patrie;
Vous , que des passions la brûlante furie
Etdes plaisirs le cortége attrayant ba
Vont assaillir également
Dans la carrière de la vie ;
Tandis que vos coeurs ingénus
Sur leurs desirs naissans s'interrogent encore ;
Tandis que sur vos fronts , que la pudeur décore,
Dujoug qui les soumit aux premières vertus ,
выпа
L'empreinte n'est pas effacée :
Jeunes gens , écoutez.... Suspendez votre essor....
L'avenir vous sourit : déjà votre pensée,
>
G
-
t
P
1
98 MERCURE DE FRANCE )
Des biens qu'il vous promet dissipe le trésor....
Ah! craignez d'écouter des desirs trop avides !
Arcôté des vrais biens , il en est de perfides ;
La seule expérience a droit de les choisir ,
Et de vous enseigner les moyens d'en jouir :
Que la sage amitié , que l'honneur soient vos guides;
Et sur leur pas , nouveaux Alcides ,
'Allez dompter le vice , et chercher le plaisir ,
Compagnon de Pétude et des travaux solides .
Les auspices les plus heureux
Vous annoncent dans la carrière ,
Et semblent diriger votre course et vos voeux. J
Un héros devant vous fait ouvrir la barrière .
Les beaux - arts , ralliés à sa puissante voix ,
Sont rentrés triomphans au temple de mémoire ,
Que sa main décora des fruits de la victoire .
Il rend au vrai mérite et son lustre et ses droits ;
Et des maîtres fameux, dociles à ses lois ,
Aplanissent pour vous les chemins de la gloire.
4
19.1
Sachez , o mes amis , jouir de ses bienfaits .
Dans le vaste Lycée , où l'honneur vous convie
Les sciences , les arts , ces enfans du génie ,
Qui versent à l'envi sur l'Empire français , ( )
L'éclat et le bonheur , l'abondance et la vie
Vous offrent tour-à-tour , des plaisirs , des succès.
,
9110
Il est temps d'obéir à votre destinée :
Par d'utiles essais , par d'aimables talens ,
Signalez de vos jours l'aurore fortunée ,
Et d'un noble avenir jetez les fondemens.
Mais, quelle est cette ardeur dont votre sein bouillonne...
Votre ame s'est émue aux accens de Bellone ! be
La fière Déité , dans le palais des rois (1 )
Rassemble la jeunesse , et lui dicte ses lois .
(1) L'Ecole militaire de Fontainebleau , ete.
i
GERMINAL AN XIII .
99
پآ
:
:
Là , des guerriers couverts d'illustres cicatrices ,
Dignes instituteurs de ces guerriers novices ,
Pour premières leçons , récitent leurs exploits .
Des camps , des bataillons , là tout offre l'image :
Sous le poids d'une armure essayant sa vigueur ,
Le jeune citoyen yfait l'apprentissage
Des glorieux travaux promis à sa valeur.
Il dévoue aux dangers sa tête libre 'et fière ;
Et desireux d'atteindre au faîte de l'honneur ,
Par l'étude , en sa route , il s'instruit et s'éclaire.
Maniant tour-à-tour l'épée et le compas ,
Il apprend de Vauban , de Guibert , et d'Euclide ,
Cet art de mettre un frein à la guerre homicide,
De diriger ses traits , de calculer ses pas ,
De couvrir la valeur d'une puissante égide ,
D'enchaîner la victoire , et de donner un guide
Al'aveugle destin qui préside aux combats.
La patrie et la loi régnent en souveraines
Sur les coeurs vertueux de ces jeunes soldats
Imbus des moeurs de Sparte au sein d'une autre Athèness
L'honneur les précipite au-devant du trépas ,
Jaloux de mériter la copuurroonnnnee immortelle
Qui décore la tombe et la cendre fidelle
Du modeste Desaix et du noble d'Assas .
295
1
A
i'l
1
O vous , qui partagez leur généreuse audace ,
La gloire dans leurs rangs a marqué votre place
Répondez à sa voix ; accourez , il est tempstair
Bellone a déployé ses étendards flottansyliind
De l'aigle des français,les ailes triomphantes,
Vontplaner sur cette île où d'avides marchands , ut
Du commerce et des mers oppresseurs insolens , s
Exhalent contre nous leurs fureurs impuissantes, s
Guidés par nos héros, allez , jeunes Français :
A vos premiers exploits la victoire est promise ;
Sur les flots affranchis , et dans Londres soumise ,.....
Ga
:
100 MERCURE DE FRANCE ,
Ramenez pour toujours la victoire et la paix.
Maisbientôt éloignés du tumulte des armes,
Et libres d'un tribut qu'acquitta la valeur,
De la société venez goûter les charmes;
Couronnés par la gloire , aspirez au bonheur.
Au milieu des travaux des campagnes fertiles ,
Et dans le sein des arts qui fécondent les villes ,
Instruit par la sagesse , et protégé des Dieux ,
Lebonheur va sourire à vos goûts studieux :
Le secret du bonheur est celui d'être utile.
Du séjour de Palès , vous que le sort exile ,
Confiez aux-cités l'espoir de vos talens ;
L'étude et le savoir vous ouvrent leur asile ,
Et promettent leur aide à vos pas chancelans.
Si le culte des lois enflamme votre zèle ,
Dans ce Lycée auguste ou préside Thémis ,
Entrez; osez cueillir une palme nouvelle.
Autour de ses autels voyez-vous réunis
CCeesssaages qu'elle honore et ces rivaux amis?
Avec eux , armez - vous des traits de l'éloquence ,
Pour atteindre le crime et venger l'innocence :
Poursuivez , avec eux , d'un regard pénétrant ,
L'ardente ambition , l'astuce au front changeant,
Et l'intrigue rampante , et la froide avarice ,
Dans ledédale obscur qu'a bâti l'artifice:
Eclairez tous vos pas du flambeau de l'honneur ;
Qu'il brille en vos écrits ! qu'il brûle en votre coeur !
La voix de la pitié vous guidera peut - être
Vers le temple du Dieu qu'Epidaure avu naître :
Admisà ses leçons , instruits de ses secrets ,
D'une savante main répandez ses bienfaits :
Aladouleur cruelle , à la mort menaçante ,
Disputez , arrachez leur victime souffrante :
L'humanité , sensible àcesdévoirs pieux ,
Vouspaîra,par ses pleurs , un tribut glorieux.
:
T
3
GERMINAL AN XIII.
1
Maisdu Palais des arts les superbes portiques
S'ouvrent ; et tour-à-tour présentent à vos yeux,
Ces travaux , ce concours d'hommes ingénieux
Offrant à leur pays les oeuvres magnifiques
Du talent créateur qu'ils ravirent aux Dieux ,
Ou les fruits variés de l'art industrieux ,
Tributaire attentif de nos goûts domestiques :
Aleurs efforts heureux la patrie applaudit ,
Etde leurs nobles dons se pare et s'enrichit.
;
4 7
?
Vous, jeunes citoyens , que ce spectacle en flamme,
A l'instinct du génie abandonnez votre ame.
Emules de David, saisissez vos pinceaux ,
Et d'un souffle divin animez vos tableaux ;
Ou si l'art des Pigal a sur vous plusd'empire ,
Sous vos ciseaux hardis que le marbre respire.
Des Grétry, des Méhul , rivaux harmonieux ,
Mariez vos concerts aux louanges des Dieux ,
Aux triomphes guerriers , aux fêtes bocagères.
'Poètes , dans vos chants gracieux ou sévères,
Elevez la vertu sur un trône de fleurs
7
Et placez le plaisir dans le temple des moeurs,
Osez ; mais cependant qu'un essor téméraire
N'emporte point vos voeux au-delà de leur sphère.
Si les rigides loisdu Parnasse français
Condamnent votre audace , et bornent vos succès,
Şachez , par des travaux moins glorieux qu'utiles
Vous créer un mérite etdes succès faciles :
Abandonnez lagloire aux besoins des grands coeurs,
Etque l'utilité couronne vos labeurs.onl
20
3
Aimez sur-tout , aimez les arts héréditaires,
Et l'asile honoré du travail de vos pères
Les touchantes leçons de l'amour paternel ,
Ces leçons dont le charme amusa votre enfance;
Propices maintenant à votre adolescence
Pour vos destins futurs sont l'oracle du ciel.
V
17
4
す
r
1
4
(
८
"
3
102 MERCURE DE FRANCE ,
Epanchez vos desirs , versez votre ame pure
Dans le sein de l'ami que vous fit la nature ;
Sur vos jours , sur vos pas , il veille avec orgueil s
Sa tendresse inquiète et son expérience ,
Sur la mer orageuse , où votre nef s'élance ,
Traceront votre route , en marqueront l'écueil.
<<Mon fils , vous dira-t-il , ô madouce espérance !
► Garde- toi de flétrir ton heureuse innocence.
>> La sève du plaisir va réveiller tes sens ;
>> Crains de la volupté les perfides accens ;
>>>Son souffle corrupteurjetterait dans ton ame
>> Des viles passions et l'ivresse et la flanıme ;
>> Et , dans la fleur des ans , tu perdrais sans retour
> Le charme et les trésors du véritable amour.
>> Crains sur-tout, fuis ces lieux où l'infâme avarice,
Abusant du malheur dont elle est la complice ,
> Trace sur des cartons , fait jaillir des cornets
>> Du destin des joueurs les sinistres arrêts.
>> Fuis cés esprits légers , constans dans leurs caprices
>> Qui d'un brillant vernis colorent tous leurs vices;
>> Et ces êtres pesans , dans le vide enfoncés ,
> Vaincus par la mollesse , et d'eux-mêmes lassés.
>> Qu'une noble fierté te dirigeset t'anime !
» Jaloux de tes devoirs et de ta propre estime ,
» Triomphe des dégoûts que la frivolité
» Oppose à ta constance , à ton activité.
» Des sévères vertus , des moeurs conservatrices .
> Appelle sur tes jours les faveurs protectrices
>> Des vertus , 6 mon fils , l'aimable austérité
>> Fixera ta fortune , etrendra tes service,s
Dignes de la patrie et de l'humanité. »
Ainsi parle à vos coeurs la tendresse d'unpère : I
Ainsi de ses leçons le pouvoir salutaire
GERMINAL AN XIA 13
Saura vous asservir les fausses voluptés
Et les vices honteux qu'enfantent les cites:
Ainsi luira sur vous un ciel toujours prospère.
Trop heureux le mortel , qui , dans la paix des champs ,
Loin du vice effronté , loin ddu fracas des villes ,
Cherche le vrai bonheur dans des travaux utiles !
L'indulgente nature inspire ses penchans ,.
Que la vertu soumet a des devoirs faciles.
Vous , jeunes citoyens , si la faveur des Dieux
Vous légua les trésors d'un champêtre héritage ,
Aux Lares paternels adressez tous vos voeux ,
Ne suivez point ailleurs la fortune volages
Ces bois et ces verges plantés par vos aïeux ,
Ces champs que féconda leur main laborieuse,
Et ces prés odorans , et ces pampres joyeux ,
Ces présens que vous fait l'abeille industrieuse ,
Et de ce ver captif la dépouille soyeuse ,
auig
54 A
Occupent vos instans de soins délicieux.
Si vos jours sont sans gloire , au moins ils sont heureux.
O bonheur , qu'ignora mon ardente jeunesse ,
Et qui trompe l'espoir du midi de mmeessjjours
Si le destin propice en prolonge le cours ,
N'échappe pas du moins au voeux de ma vieillesse
A
prof
Et vous qui m'inspirez de si doux sentimens , TenC
Au culte des devoirs vous que ma muse, appelle
Jeunes-gens , remplissez une tâche si belle tiaq 1.7
Puissent bientôt mes yeux , charmés de vos talens,
Jouir de votre gloire ; et mon ame-attendrie
Admirer des vertus chères à la patrie !
210T
Par M. Rd. NOUBEL, imp.-lib. , àAgen..
ENIGMEriginal ob tout a
Manaissance extraordinaired on sisa
N'est point l'ouvrage de l'amour. bi
4
ho4 MERCURE 1 DE FRANCE ;
Je suis sans mère, et dois le jour
Andernierde ceux de mon père.
Je jouis du plus grand renom ;
Rien n'égala jamais mon lustre.
Pour désigner un homme illustre ,
Souvent on lui donne mon nom..
と
On me cite sans me connaître;
Car jusqu'ici nul ne ma vu.
Enfin je suis si peu connu,
Qu'ondoute même de mon être.
LOGOGRIPHE.
ENTIER aved six pieds , je mets finà la vie.
Mon effet est tout différent
1
1
Alors que de mon être une seule partie
N'existant plus , d'une autre on supprime l'accent.
D.P. , abonné.
CHARADE.
Au milieu des forêts l'amante d'Actéon
Se sert de mon premier , pour chanter sa victoire,
Mon dernier , qui toujours n'est pas à Charenton ,
DansParis maintenant trouve son auditoire.
Mon entier, que la mer enlève au continent ,
Est un petit pays des plages du Levant.
L
"
F... x.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Lx mot de l'Enigme du dernier numéro est Feu, dans ses
deux acceptions , flamme et défunt.
Celui du Logogriphe est Lune, où l'on trouve une,
Celui de la Charade est Cour- age.
GERMINAL AN XIIL 105
Histoire de laDécadence et de la Chute de l'Empireromain,
par Gibbon ; abrégée et réduite par
Adam; traduite de l'anglais par P. C. Briand.
Trois vol. in-8°. Prix : 15 fr. , et 19 fr. par la
poste. A Paris , chez l'Auteur , rue Christine;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
JeEnneem'étendrai pas beaucoupsurle méritedecet
abrégé, dont le traducteur françaisnousdonnecette
opinion : « M.Adam a porté la faulx philosophique
surtoutes les querelles religieuses qui tiennent tant
de place dans le livre qu'il a analysé . ainsi que sur
les notes justificatives qui forment plus d'un tiers
de l'ouvrage , et qui sont absolument inutiles dans
l'abrégé. » On réconnaît ici ce dégoût pour l'histoire
moderne , contre lequel Leibnitz s'élevait ,
il y a un sièle , et qu'il attribuait à une admiration
mal réglée pour l'antiquité. L'observation d'un
esprit si prévoyant,jointe à notre propre expérience,
semblent justifier les reproches qu'on a faits à
l'ancienne éducation d'avoir tourné les esprits avec
trop d'ardeur vers l'histoire et les moeurs anciennes .
Dans un siècle aussi pieux qu'éclairé , cet enthousiasme
avait son contrepoids , je l'avoue. L'abus
qu'on en a fait accuse les moeurs du temps où
nous vivons , je l'avoue encore ; mais le principe de
cet abus existait avant nous. Il existait dans cette
idée fausse , que les anciennes républiques avaient
connu la liberté; il existait dans l'usage dangereux
de prendre tous ses exemples chez les anciens .
On faisait d'immenses recherches et de gros
livres sur les moindres particularités de l'histoir
grecque ou romaine dont on était rassasié depuis 1
106 MERCURE DE FRANCE ;
l'enfance , et qui a si peu de rapport avec nos
moeurs; et l'histoire moderne , qui nous touche
desi près , puisqu'elle est l'histoire de nos ancêtres,
puisque nous y trouvons les commencemens de la
société dans laquelle nous vivons , on n'en parlait
qu'avec mépris et une sorte de préjugé héréditaire.
On était persuadé , sans l'avoir lue , sans y avoir
porté aucune application , qu'elle ne pouvoit être
intéressante . Et comment aurait-elle pu l'être , en
effet , lorsque les uns y travaillaient avec si peu de
goût , et que les autres la lisaient avec tant de prévention
?
Onme demandera si je trouve un grand interêt
dans ces querelles théologiques du moyen âge ,
dont l'abréviateur de M. Gibbon a cru nous devoir
délivrer. Mais que ceux qui seraient tentés de
me faire cette question , s'interrogent d'abord euxmêmes
; qu'ils se demandent , dans le fond du
coeur , s'ils sont suffisamment informés de l'état de
ces querelles. Ne semblerait-il pas que ceux qui
ne parlent de ces controverses qu'avec le dédain te
plus absolu , se soient donné beaucoup de peine
pour en examiner l'importance ? Cependant ,
combieny en a-t-il qui ne connaissent pas même
les questions qu'on y agitait ? J'accorde qu'elles.
soient aussi minutieuses qu'on le voudra prétendre ,
elles le seront toujours moins que les subtilités des
sophistes grecs sur lesquelles on a tant écrit , et
nous avons pu reconnaitre qu'elles étaient moins
dangereuses que les disputes politiques des tribuns
du peuple , qui ont fait couler tant de sang dans
tout l'univers .
Avec quels préjugés et quelle petitesse d'esprit
lisons-nous l'histoire! On admire que l'ancienne
Rome ait mis tous les rois dans la terreur , et
qu'elle les ait fait servir d'ornement à ses triomphes
: et on n'admirera pas que les pontifes de
GERMINAL AN XIN. 107
Rome moderne aient gouverné tous les peuples par
le seul ascendant de l'esprit et de la conduite ! On
porte aux cieux la simplicité d'un Phocion , d'un
Curius , qui ne vouloient pas recevoir de l'or , mais
vaincre ceux qui en possédoient. Si l'instruction
classique eût porté nos yeux vers d'autres exemples
, qu'on se récrieroit bien autrement sur la
simplicité d'un Grégoire VII , qui recevoit en
présent des cuillers de bois , tandis que les souverains
et les conquérans étoient à ses pieds !
Quels contrastes ! Quelles moeurs ! Quelle riche
matière pour un historien habile et impartial !
Qui est-ce qui oseroit dire que le triomphe de
saint Léon sur Attila ne présente pas un spectacle
plus utile et plus beau que le triomphe de Paul-
Emile traînant à son char le malheureux Persée ?
Le premier triomphoit de la barbarie , et le second
de la foiblesse. Qu'on ne voie dans le règne des
papes que les desseins d'une politique humaine ,
ce sera leur accorder plus de génie qu'on ne voudrait
peut- être ; et comment l'intérêt de l'histoire
en souffrirait - il ? Cette politique sera-t-elle moins
curieuse à étudier dans ses maximes et dans ses
vues , que la politique romaine qui a occupé tant
d'écrivains ?
Laissons done M. Adam , avec sa faulx philosophique
, retranchant , abrégeant ce qui lui déplaît
dans les temps modernes. Il ne faut que se
mettre au-dessus de ces petits dégoûts de notre
âge, pour découvrir même dans les siècles les plus
négligés et les plus obscurs , de grands exemples et
des moeurs admirables. C'est l'histoire ancienne
qu'il faut abréger et réduire à ses faits principaux ,
si on ne veut que la mémoire des enfans en soit accablée.
Il faut au contraire étendre et approfondir
-lanôtre, et nous y trouverons assez de modèles de
patriotisme et de vertu , d'urbanité et d'élégance ,
)
108 MERCURE DE FRANCE ,
Y
pour n'avoir rien à envier à l'antiquité la plus polic.
Les notes justificatives , qui sont tombées sous la
faulx de l'abréviateur , ne doivent pas exciter moins
de regrets. Ces notes sont l'accompagnement le
plus essentiel , pour ne pas dire le fondement nécessaire
de toute l'histoire qui est composée par
voie d'information et de recherches. Dès qu'un
homme rapporte des faits antérieurs à sa naissance
ou qui se sont passés hors de sa sphère d'observation,
il ne doit pas espérer d'être cru sur sa parole.
Il doit donc appuyer son récit par des autorités et
des témoignages dignes de confiance. Eusèbe de
Césarée qui a écrit l'histoire Ecclésiastique , dans
le quatrième siècle, est le premier modèle de cette
excellente méthode. Les anciens qui ne l'ont pas
connue, ont encouru le reproche d'avoir cherché
l'éloquence plus que la vérité , et il faut avouer que
les harangues supposées , dont ils ont orné leurs
histoires , donnent beaucoup de gravité à ce reproche.
Ces considérations peuvent faire juger du dessein
et de l'utilité du travail de M. Adam. Le style
en paraît assez pur dans la traduction. Cependant
on y remarque un certain air de sécheresse et de
roideur , qui peut venir de ce que la dietion travaillée
de M. Gibbon ne s'est plus trouvée assortie
à la briéveté rapide d'un abrégé.
Si nous voulons remonter à l'examen de l'ouvrage
original , nous nous trouverons engagés dans
des matières d'une plus grande discussion. Je ne
sais s'il a paru , en France , quelque réfutation méthodique
des erreurs que M. Gibbon a avancées
touchant les causes de l'établissement du christianisme.
Le docteur Watson , depuis évêque de
Landaff , y a répondu , en Angleterre , d'un manière
qui a fait honneur à son savoir , et qui lui a
ouvert le chemin aux dignités de son ordre. En
A
GERMINAL AN XIII. 109
gagé par sa réputation , etplus encorepar les conseils
du savant et respectable M. de Sainte-Croix ,
j'avois conçu le dessein de traduire cet ouvrage
sur la seconde édition qui a paru à Cambridge;
mais n'ayant pu m'accorder avec ce docteur , dans
quelques sentimens particuliers , j'ai cru que , sans
dédaigner ses recherches , je ferais mieux d'écrire
ce que ma propre conviction m'inspirerait , aujourd'hui
que le monde est devenu plus capable
d'attention sur cette matière , et que les plus honnêtes
, comme les plus instruits de nos adversaires ,
ont renoncé à la moquerie , qui est l'esprit des
enfans.
८.
Avant d'entrer dans cette dissertation , je
dirai quelque chose du génie et des opinions
de l'auteur que je me propose de combattre .
M. Gibbon avait toutes les qualités d'un homme
bien né , et ses erreurs, quel qu'en ait été le principen'ont
pas terni son caractère. Je me réjouis de
penser qu'il s'est trompé , sans vouloir tromper les
autres. Ses premières études avaient été négligées ,
et quoiqu'il ait acquis , dans la suite , une érudition
assez brillante , ses connaissances historiques
n'étaient pas soutenues par des principes fermes
et constans. Il chancela toute sa vie dans ses opinions.
Peu de temps avant sa mort , la révolution
française vint lui ouvrir tristement les yeux sur
les dangers de la philosophie. On ne saurait dire
s'il profita sérieusement de ce dernier rayon de
lumière. Mais on voit dans ses lettres , que son
bon coeur l'intéressa vivement à nos infortunes.'Il
s'écria souvent avec douleur:Pauvre France!pauvre
nation !
L'auteur du Biographical Dictionary, cité par
M. Briand , avance que « M. Gibbon reçut à
» Oxford les principes du papisme , et que ses
amis , alarmés de cette espèce d'apostasie se
4
10 MERCURE DE FRANCF .
> crurent obligés de l'envoyer chez Voltaire, pour
>> guérir son entendement ; » et M. Briand ajoute
que ce voyage ne fut point infructueux. » Mais
ices messieurs sont assurément très-mal informés.
S'ils avaient pu consulter les mémoires publiés à
Loudres par Lord Sheffield , ils auraient vu que
M. Gibbon représente lui-même sa conversion a
T'Eglise Romaine , comme ayant été le fruit de ses
lectures et de sa libre conviction . Il en prit les
principes et ne les reçut de personne. C'est un événement
singulier dont les lecteurs curieux ne seront
pas fâchés de connaître quelques circonstances.
Après avoir fait ses études à l'université d'Oxford,
où on avait négligé et non pas égaré son ésprit
, le jeune Gibbon se jeta dans la lecture des
controverses , ét entendit les raisons des deux partis
, sans avoir d'inclinations pour aucun. Supérieur
aux préventions que son pays et son éducation
avaient pu lui donner , il eut la force de reconnaître
que l'Eglise Romaine avait pour elle
l'antiquité et l'uniformité de la doctrine. « Il était
au-dessus de moi , dit-il , de résister au poids de
l'évidence historique , qui établit que dans toute
cette période ( des quatre ou cinq premiers siècles
du christianisme ) , les points principaux des doctrines
papistes étaient déjà admis en théorie et en
pratique . » Conduit jusque - là par le seul empire
de la bonn bonne foi , il était impossible qu'il demeurât
dans les bornes de la religion protestante. Il lut le
Traité des Variations, et l'Exposition de la Doctrine
catholique qui avait converti Turenne , et il tomba
aux pieds de Bossuet . Jefus renversé , dit- il , par
un noble adversaire ; ce qui marqué qu'ils'était défendu
loyalement autant que la force de ses principes
lui avait permis de le faire , et la nature des
choses ne permet pas d'en douter. Qu'un jeune
homme plein de candeur , qui ne cherchait que
GERMINAL AN XIII. 111
la vérité , n'ait pu résister à la puissante logique de
l'évêque de Meaux , ce n'est pas là ce qui étonne.
Mais combien fallait-il que la conviction de ce
jeune homme fût pleine et sincère , pour oser déclarer
hautement son changement de religion, dans
un pays où cet aveu l'exposait aux rigueurs des
lois et aux persécutions de sa famille ? Il me semblé
que cette action a tout le caractère de la droiture
et du désintéressement , et l'on peut remarquer ,
en général , que la jeunesse est l'âge où l'on suit
le plus généreusement les mouvemens de la cons-
1
1
:
cience.
1
Le 8 juin 1753 , M. Gibbon abjura le protestantisme
entre les mains d'un prêtre catholique
qu'il a lavé entièreinent du reproche de séduction.
Il dit lui-même , et on peut l'en croire , car l'amour
ne l'aveuglait pas : <<<La justice m'oblige de
>> déclarer que je n'avais jamais eu une seule con-
>> versation avec aucun prêtre , ou même aucun
>> papiste , lorsque ma résolution fut décidément
>> arrêtée d'après mes lectures. » Cette résolution
était de si grande conséquence , que M. Gibbon
le père regarda son fils comme perdu , ét
on peut penser que , dans sa douleur , il ne
négligea aucun moyen de le ramener à la foi anglicane.
Après bien des débats et des menaces
Inutiles , il l'envoya , non pas à Ferney , comme
on l'a imaginé assez ridiculement , mais à Lausaune
, chez M. Pavillard , ministre protestant ,
qui eut ordre de s'insinuer dans son esprit par
toutes les manières. Pour aider l'éloquence de ce
ministre , on fit souffrir au jeune Gibbon toutes
les rigueurs de l'exil et toutes les privations de la
vie. Il peint , dans ses mémoires , la perspective mélancolique
qu'il avoit alors sous les yeux , de manière
à faire excuser sa foiblesse. L'ennui et la tris-
11
こ
tesse abattirent sa résolution. Il revint à la religion >
*
112 MERCURE DE FRANCE ;
protestante: mais il lui fut impossible de s'y sou
tenir; et ces variations le conduisirent , enfin , où
elles avaient conduit Bayle et Chillingworth , où
elles ont conduit J. J. Rousseau , et où elles conduiront
tous les hommes qui n'auront pas la force
des'endéfendre , c'est-à-dire à un scepticisme presqu'absolu.
Cependant M. Gibbon retint quelque
chose des premiers dogmes de l'existence de Dieu
etde l'immortalité de l'ame. Mais ces hauts principes,
d'une foi imparfaite ne purent le défendre
des tourmens du doute ; et c'est apparemment ce
qui a fait dire à M. Briand , « qu'on l'avait crú
>> philosophe , après la visite qu'il rendit à Vol-
>> taire , mais qu'il n'en fut ni plus sage ni plus
heureux. » Ce n'est pas là ce qui prouvera que son
voyage à Ferney fut très-utile à sa raison.
Il faut concevoir et pardonner que la vanité
philosophique de M. Gibbon ait beaucoup souffert
de son inconstance. Il avait embrassé la foi ro
maine avec une pleine liberté. Il ne pouvait se dis
simuler que sa désertion n'avait pas des motifs
aussi nobles. Il entreprit de la justifier par quelque
raison belle et subtile , et après s'être tourmenté
long-temps à sa recherche , ilaccoucha enfin
de ce raisonnement incroyable : « Je me souviens
>> demon transport solitaire à la découverte d'un
>> argument philosophique contre la doctrine de
> la transubstantiation , savoir : que le texte de
» l'Ecriture qui semble décider en faveur de la
>> présence réelle n'est attesté que par un seul
>> sens , la vue ; pendant que la présence réelle
>> elle-même est en opposition avec trois , la vue ,
>> le toucher et le goût. >>>
N'y avait-il pas de quoi être bien transporté de
ce coup de génie ? Et n'est-ce pas un argument
bien philosophique que d'établir lessensjuges dans
une question qu'on ne leur proposait pas , et qui
ne
REP.FT
L
GERMINAL AN XIII
ne pouvait en aucune manière être soumise à 1
examen ? Ce fut pourtant ce beau raisonnement qu
décida , eendernier ressort , de la foi deM. Gibbon
et ce fut après avoir fait ces premiers pas dans la
philosophie , qu'il parut à Ferney , où il ne vit
M. de Voltaire qu'en passant et dans ses habits de
théâtre. Il dit à ce sujet : Virgilium vidi tantùm !
quoique Virgile n'ait jamais joué la comédie. Il
entra plus avantdans la société des philosophes et
des femmes les plus célèbres de Paris. Ses liaisons
avec d'Alembert et Diderot sont assez connues ,
et on pourrait être tenté d'y rechercher le principe
des opinions qu'il développa dans la suite. Mais il
vaut mieux examiner franchement sa doctrine , et
laisser à qui il appartient à juger de la pureté de
sesmotifs. CH. D.
Ci
20
Histoire du Bourg de Spa , et de ses Fontaines ; avec des
recherches sur la source antique de Tongres , etc. Par
M.de Villenfagne , bourgmestre de Liège , en 1791.
L'AUTEUR de cette histoire n'y attache , dit-il , aucune
importance, et il la croit peu faite pour attirer la curio
sité du lecteur. Il paraîtra difficile , après cela , de devi
ner par quel motif il la publie. Nous possédions déjà les
Amusemens anciens et nouveaux de Spa, ouvrages assez
agréables ; des traités sur les eaux minérales de ce bourg
célèbre, et une grande quantité de pièces de vers.Qui pressait
M. de Villenfagne d'y ajouter deux gros volumes, s'il
neles croyait ni utiles , ni curieux ? Cependant ses recherches
sur la source de Tongres, auraient pu être l'un et l'au
tre, s'il les avait faites en naturaliste; mais c'est dans Pline
l'Ancien qu'il a étudié cette source , et toute son ambi
tion est d'éclaircir un passage de cet auteur, touchant la
H
14 MERCURE DE FRANCE ,
3
vertu de ses eaux. Le point de la difficulté qu'il élève à
ce sujet , est de savoir si c'est des fontaines de Tongres
ou de celles de Spa , que ce grand naturaliste a voulu
parler dans cet endroit :
Tungri , civitas Galliæ , fontem habet insignem , plurimis
bullis stillantem , ferruginei saporis ; quod ipsum
non nisi in fine potús intelligitur. Purgat hic corpora :
tertianas febres discutit , calculorumque vitia. Eadem
aqua igne admoto turbida fit : ad postremum rubescit. n
Hist. nat. Liv. 31. :
C'est aux personnes de l'art à juger si je traduis exac-
1ement eepassage :
« Tongres , ville de la Gaule , possède une source re-
>> marquable , dont l'eau distille en bouillonnant. Elle
>> laisse dans la bouche un goût ferrugineux , qui ne se dễ-
>> veloppe qu'après qu'on en a bu. Cette eau a une vertu
> purgative : elle guérit la fièvre tierce et la pierre. Si on
>> la met sur le feu , elle se trouble d'abord , et finit par
>> prendre une couleur rouge. »
٤٠
Les idées de Pline sont si claires dans ce passage , qu'on
ne peut former de difficulté que sur la manière de le traduire
, et sur la valeur de quelques expressions. Le mot
civitas (cité) que les anciens ont employé quelquefois dans
une acception plus étendue , pour désigner un pays , une
contrée , a donné lieu à des disputes considérables entre
plusieurs savans , et notamment entre M. de Limbourg ,
docteur enmédecine , et M. de Villenfagne : l'un prétendant
que Tungri , civitas Gallia , indique le pays de
Tongres , dans lequel il comprend les sources de Spa ;
l'autre , au contraire , soutenant que c'est la ville même de
Tongres qu'il faut entendre par ce passage. Ces messieurs
ont écrit , sur ce sujet , trois ou quatre mille pages , sans
pouvoir s'accorder ; peut-être aurait-il été plus sage d'exa
-GERMINAL AN XIII 115
miner quelles sont les meilleures eaux du pays et d'en
boire , sans s'embarrasser du passage de Pline, dont l'application
aux fontaines de Tongres ou de Spa paraît assez
indifférente ; car , depuis dix- sept cents ans que Pline a
écrit, le cours de ces eaux , et même leurs qualités ont pu
changer. C'est une réflexion qui aurait dû ramener la discussion
sur un point plus raisonnable , et qui pouvait la
rendre de quelqu'utilité , quoiqu'il y ait grande apparence
que ces écrivains ne se fussent pas mieux entendus. M. de
Villenfagne se plaint fortement de la volumineuse diatribe
que le docteur Limbourg a répandue contre lui. Si ce docteur
a dit des injures , je ne saurais l'approuver , et s'il a
été diffus , c'est un malheur qui n'obligeait pas M. de
Villenfagne à écrire deux volumes de réponses , dont le
mérite n'est pas la concision.
4
こ
Quoi qu'il en soit, cette discussion vient de fournir à
M. de Villenfagne l'occasion de nous donner la très-petite
histoire du très-petit bourg de Spa ; histoire qui se réduit
an soupçon de l'établissement d'un maître de forges,en
1327 , et à l'accroissement successif de ce village , jusqu'au
point où il se trouve aujourd'hui , sans que , ni sa
naissance , ni son développement , offrent aucun fait , aucune
circonstance , aucune anecdote qui puisse piquer la
curiosité. Une seule chose m'a paru mériter quelqu'attention;
c'est le voyage que Marguerite de France , première
femme de Henri IV , fit à Liège , pour y prendre les eaux
de Spa.
L
नर
La relation de ce voyage , moms intéressant par son
objet que par les moeurs qu'on y observe , est tirée des
mémoires de cette reine , écrits par elle-même avec plus
de naïveté que d'exactitude. Quoique sa conduite n'ait pas
été fort régulière , le sort, de cette dernière princesse du
sang dess Valois présente de telles singularités, qu'il est
<
1
H2
116 MERCURE DE FRANCE ,
1
difficile de se défendre de l'intérêt qu'il inspire. Elle passait
pour la plus belle femme de l'univers , et elle rélevait
encore sa beauté par le goût le plus magnifique dans sa parure
, et par les graces de la danse qu'elle possédait dans la
perfection . Les auteurs du temps n'en parlent qu'avec des
expressions originales d'admiration. J'ai vu , dit messire
de Bourdeilles , des Turcs venus en ambassade , tout barbares
qu'ils étaient , se perdre en la contemplant. II
ajoute que lorsque la reine sa mère la conduisit à la cour
'de Navarre , pour la marier avec le jeune Henri , prince
deBéarn , la cour de France demeura comme désolée de
ce départ. « Les uns disoient: la cour estre veufve de sa
>> beauté. D'austres repartoient : nous avions bien à faire
que la Gascogne nous vint gasconner et ravir nostre
>> beauté , destinée à embellir le Louvre, pour la loger
» à Pau où à Nérac. D'austres disoient: cela est fait , la
>> cour et la France ont perdu la plus belle fleur de leur
guirlande. »
あっJe ne veux pas parler d'une élégie que Ronsard a faite
Sur le même sujet , et qui est un chef-d'oeuvre pour le rilicule;
mais tous les historiens du temps s'accordent à
témoigner que cette princesse n'avait pas moins d'esprit et
de connaissances que de beauté. Brantôme dit plaisamment
dans son enthousiasme gascon : « Lorsque les lettres de
cette reine comparaîtront , il faut que tous les grands
>> écrivains du passé et de notre temps se cachent, et iln'y
» a nul qui les voyant ne se moque du pauvre Cicéron
avec ses Lettres familières. »
Cependant , il est certain que cette femme si accomplie
ne plut point à Henri IV , et qu'Henri IV n'eut pas le secret
de lui plaire davantage. Avec les qualités les plus
séduisantes ,tous deux ne se virent que pour se détester ;
et, dans une union si malheureuse , Marguerite présenta
GERMINAL AN XIII. 117
4
le singulier phénomène d'une femme qui ne peut plaire ,
avec la plus rare beauté , et qui , avec beaucoup d'esprit ,
ne fait que des fautes .
1
Le voyage de cette princesse dans les Pays-Bas , dont
M. de Villenfagne a orné son ouvrage , ne s'y rattache que
par un lien si faible , qu'on peut dire que c'est écrire
P'histoire de l'univers à l'occasion d'un village. C'est assurément
abuser des rapports généraux qui lient les choses
humaines. Mais enfin , puisque l'auteur avait résolu de
parlerde la reine Marguerite , au sujet des eaux de Spa ,
au lieu de s'étendre dans la relation d'un voyage dont les
eirconstances sont étrangères àson objet , je crois qu'il eût
mieux fait de donner une idée abrégée du caractère et de
la destinée de cette reine , telle que les auteurs contemporains
nous l'ont présentée.
On n'approuvera pas davantage que M. de Villenfagne
ait surchargé son histoire de notes , de surnotes , de notices
et d'additions accumulées , qui forment à elles seules
les trois quarts des deux volumes : il pense cependant ,
quesi onveut se donner la peine de les parcourir , on ne
les trouvera point inutiles. Je conviendrai sans peine
qu'elles ne sont pas inutiles à l'examen du passage de Pline,
sur lequel il a fait tout son ouvrage ; mais je doute que cet
examen même puisse être d'une grande utilité. Si les habitans
de la ville de Tongres ont quelqu'intérêt à rétablir la
réputation des eaux de leur fontaine , je leur conseille d'en
faire connaître la salubrité , d'une autre manière que par
P'autorité de Pline, et sur-tout d'offrir aux voyageurs
toutes les commodités et les amusemens qu'ils recherchent
par-dessus toutes choses. :
M. de Villenfagne a joint à ses quatre Lettres sur ce
sujet , une autre lettre sur Mathieu Laensbergh et Michel
Nostradamus ;mais ces noms sont tombés parmi nous dans
3
118 MERCURE DE FRANCE.
un si grand ridicule , qu'il est plus que plaisant de prétendre
ressusciter la mémoire de ces deux charlatans.
M. de Villenfagne , pour donner , dit- il , au second
volume la même épaisseur que celle du premier , y a joint
une notice sur Breuché de la Croix , poète qui vivait aux
environs de Liège , en 1636 : il en rapporte quelques vers
qui sont assez agréables ; mais il y a lieu de penser que
plusieurs de ces morceaux ne sont pas de lui , ou bien qu'il
les a changés ; témoin ce quatrain , cité dans le petit
Traité de Versification française par Wailly :
Ne demandez à Dieu ni gloire ni richesses,
Ni ces biens dont l'éclat rend le peuple étonné ;
Mais pour bien commander , demandez la sagesse :
Avee un don si saint tout vous sera donne.
Breuché de la Croix , au lieu de cet hémistiche , mais
pour bien commander, a écrit : mais pour vivre en chrétien.
も
Wailly ajoute à ce quatrain celui- ci , que M. de Villenfagne
n'a pas rapporté, et qui n'a pas l'air d'avoir été écrit
en 1636:
どこ
Ecoutez et lisez la céleste parole ,
210 42
Que , dans les livres saints , Dieu nous donne pour loi.
La politique humaine , au prix d'elle est frivole,
Et forme plus souvent un tyran qu'un bon roi.
,
Ce qu'ily a de plus intéressant , à mon gré , dans tout
l'ouvrage , c'est l'extrait d'un opéra liégeois écritdans le
patois du pays, que M. de Villenfagne nous assure être
aussi beau que le grec ; pour moi, je n'en doute point , et
je crois que tout le monde eennsera convaincu , en lisant ce
in
petit échantillon vraiment anacreontique : Thy
« Les galan d'Chôfontaine ,
1
>> Tontaine , tonton ,
>> Si trovet à dożaine ,
› Kom'lez oûhai d'saison .
GERMINAL AN XIII. 119
» Louki à vo , Tonton !
>> Les galan d'Chôfontaine ,
Tontaine , tonton ,
>> Son sujett å kaution :
>> J jowet tantd'dondaine , ....
>> Ki l'méeu n'é nin bon. »
A
A
En voici un autre , qui n'est pas tout-à- fait aussi grec,
mais qui n'en est pas moins un chef d'oeuvre de poésie
liégeoise :
de
32
८.
>> Vers ma Tonton
L'amour m'appelle ,
Comme un pigeon , s.
>> Ardent pour sa femelle.
S'il fait rou-cou près d'elle ,
Elle répond ,
Dans son jargon ,
P :Vinez , petit fidèle ,
>> Vinez , petit coulon ;
>> Gi ne suis point cruelle.
>> Ki gi serois heureux ,
Si ma belle
>Ames feux
31
!
>> N'était pas plus rebelle ! >>>>
17
:
1
١٢
۱۰
C
t
13
&
D
M. de Villenfagne nous apprend qu'il est encore auteur
l'Histoire secrète de la Poésie française,pour servir
desupplément aux Annales poétiques
D
છે
BOM COTTO
ou Notice depplluus
1
a
de deux cents poètes français inconnus aux éditeurs de
cesAnnales. Il paraît que M. de Villenfagne ne néglige
rienpour augmenter la somme de nos connaissances littéraires
, et pour illustrer son pays , car il veut encore nous
faire lire toute sa bibliothèque éburonne ; je l'en remercie
beaucoup en mon particulier , mais je me ferais scrupule
d'amuser plus long-temps un galant homme ; je crois que
son histoire de Spa nous suffit. Son grec de Liège , ses
deux cents poètes inconnus , et les oeuvre des Eburons , ne
pourront jamais faire une grande fortune à Paris . Je lui
conseille de laisser tout cela dans les archives de Chôfontaine,,
ou d'en faire présent à Pacadémie de Tongres .
۱
G
4
330 MERCURE DE FRANCE
TROISIEME LETTRE
A M. FIÉVÉE ,
Sur quelques ouvrages de Marmontel.
MONSIEUR ,
:
Je remplis l'engagement que j'ai pris de vous proposer
quelques réflexions sur les élémens de littérature de
M. Marmontel . Vous me trouverez probablement moins
familiarisé avec cette matière , qu'avec des opinions et des
systèmes que j'ai vu naître , se développer , pour produire
ensuite les résultats que j'avais prévus. Cependant il m'a
toujours paru que la philosophie et la littérature avaient
entre elles un si grand nombre de rapports , qu'on pou
vait discuter les questions qu'elles présentent , d'après les
mêmes principes. C'est cette considération adoptée par
tous les bons critiques qui me décide à vous entretenir
aujourd'hui des erreurs littéraires de l'école moderne, Si
du bon sens et un peu d'expérience m'ont fait obtenir
votre suffrage pour mes précédentes lettres , dont l'objet
se bornait à la réfutationde quelques sophismes en politique
et en morale , je peux , sans trop d'orgueil , espérer
que je ne déraisonnerai pas tout-à-fait sur la littérature ,
sur-tout en jugeant les théories nouvelles d'après la doctrine
établie et consacrée dans le grand siècle .
2 Do
M. Marmontel a réuni tous les principes de son systémo
dans une introduction à ses Elémens de littérature , qui
porte le titre d'Essai sur le Goût. Je commencerai donc
par examiner cette introduction ; et les réflexionsgénérales
qu'elle me suggérera serviront ensuite de base aux
observations que je proposerai sur les principaux détails
de l'ouvrage. Il ne faudra pas vous étonner , monsieur
1
GERMINAL AN XIII. 121
sije suis un peu minutieux dans cet examen : depuis plus
de vingt ans les Elémens de littérature sont considérés
comme un livre classique ; les Rhétoriques à l'usage des
colléges ne sont que des abrégés de ce livre : il est dons
de toute nécessité de ne rien négliger pour démontrerjusqu'à
l'évidence les erreurs dont il est rempli.
L'auteur fait d'abord le dénombrement de toutes les
acceptions attachées au mot de goût ; dénombrement qui
Pamène à conclure que les hommes étant libres sur le goût
qu'ils ont pour différentes espèces d'alimens , il en doit
être de même à l'égard de ce que l'on nomme goût dans
la littérature. Ainsi chaque nation peut avoir le sien , sans
qu'une autre nation ait droit de le trouver mauvais. Cependant
cette douce liberté a , selon l'auteur , quelques restrictions
nécessaires ; lorsqu'après plusieurs époques de
décadence et de restauration dans les lettres , on est géneralement
d'accord sur la beauté de quelques ouvrages , il
faut bien convenir que ces ouvrages sont des modèles.
Cette concession qui paraît être arrachée péniblement à
P'auteur , ne le fait pas rentrer dans la bonne route. Il
s'épuise au contraire en spéculations métaphysiques pour
trouver l'origine du goût..
Vous savez , monsieur , combien l'on aimait les Sauvages
dans ce siècle qui affichait tant de délicatesse : c'est
donc chez les Sauvages que M. Marmontel va chercher
les premières traces de la haute éloquence et de la belle
poésie. Dans le tableau philosophique qu'il fait de ces
hommes de la nature , il ne leur épargne pas les louanges :
« Leur morale , dit- il , n'est pas sublime , mais elle n'est
>> pas fardée ; et les vertus qui sont à leur usage , la bonté ,
» Ja sincérité , la bonne foi , l'équité , la droiture,l'amitié ,
>> la reconnaissance , l'hospitalité , le mépris de la douleur
». et de la mort , ont à leurs yeux toute leur noblesse et
1
1
122 MERCURE DE FRANCE ;
1
3
>> toute leur beauté. » Avec de telles qualités , il est diffi
cileque les Sauvages ne soient pas de grands orateurs et
de grands poètes. Pour le prouver , M. Marmontel cite
des exemples qui inspirent certainement beaucoup de confiance
: ce sont les harangues de Galgacus dans Tacite ,
de l'ambassadeur scythe dans Quinte- Curce , du paysan
du Danube dans La Fontaine . Sans être bien exercé dans
la critique , on peut observer que ces harangues ne prouvent
rien : elles ont été faites dans des siècles très - civilisés
, par des historiens et un poète qui n'avaient jamais
vu de Sauvages. Ces morceaux d'éloquence et de poésie
n'ont été regardés que comme des jeux d'esprit ; et l'on ne
se serait pas attendu qu'ils pussent venir , comme des pièces
historiques , à l'appui d'un système.
r
2
La nature était le grand mot des écrivains : aussi
M. Marmontel le répète-t-il souvent, et le fait-il presque
toujours servir à soutenir des absurdités . Son erreur est
la même que celle des philosophes qui nous ont tant parlé
de l'état naturel de l'homme, Pour bouleverser l'ordre ,
pour rompre le frein des lois , pour pervertir la raison humaine
, ils supposaient que la nature était toujours opposée
aux institutions sociales : dangereuse erreur qui , après
avoir produit tant de maux , laisse encore aujourd'hui des
traces si funestes ! Je ne répéterai pas que notre état naturel
est la société; que plus elle est parfaite, plus elle est
dans la nature ; que tel est le but de la noble destination
que Dieu a donnée aux hommes sur la terre : vous avez
tant de fois , monsieur , développé cette grande vérité
qu'il me suffit de la rappeler en cette occasion .
2
Avec tant de déférence pour les opinions modernes , il
west pas étonnant que M. Marmontel regarde le dixhuitième
siècle comme celui du goût et de la belle littérature.
Après n'avoir trouvé dans Corneille que quelques
GERMINAL AN XII 123
T
scènes , dans Racine qu'un style élégant , il juge Boileau':
• Critiquepeu sensible , dit- il , il ne fut pas le restaura-
>> teur du goût; il n'apprit pas aux poètes de son temps
» à bien faire des vers..... Il n'eut pas cette délicatesse
> de sentiment qui démêle , comme dit Voltaire , une
>>beauté parmi des défauts , un défaut parmides beautés .>>>
C'est la première fois qu'on a reproché à un critique de
n'être pas sensible : que diriez-vous , monsieur , d'une
satyre sentimentale ? La sensibilité vous paraît-elle nécessaire
à cette espèce d'ouvrage ? On doit cependant peu
s'étonner de ce jugement de l'auteur , sur-tout quand on
se rappelle que dans ce siècle si profondement égoïste , il
y avait du sentiment jusques dans les Comptes rendus par
le contrôleur-général. Tout le monde sait du reste que
Boileau n'apprit point à Racine à faire des vers difficilement
, et qu'il ne savait pas distinguer un défaut d'une
beauté : voilà , il faut en convenniirr,, des faits constans, et
qui figurent très -bien dans l'introduction d'un livre
classique.
Mais quand l'auteur arrive à l'école formée par Voltaire,
c'est alors qu'il se livre à tous les transports de l'enthousiasme
. Il ne discute plus ; il craindrait qu'on ne l'accusat
d'insensibilité ; il ne s'exprime que par exclamations.
3 רעק 3
<<Quels monumens de goût , s'écrie- t- il ,que les éloges
>> de Bossuet , de Massillon , de Destouches , par d'Alem-
>>bert ! Quel monument de goût que cet ouvrage que
८
» Thomas a eu la modestie d'intituler Essais sur les Elo-
» ges , et auquel nul ouvrage de critique , soit ancien , soit
» moderne , à la réserve du livre de Cicéron sur les illus-
» tres orateurs , nn''eest digne d'être comparé ! Enfin , quel
3
» monument de goût que les notes de Voltaire sur le
>> théâtre de Corneille ! >>>
180
Jisa
Un siècle qui réunit tant de monumens ne peut être
124 MERCURE DE FRANCE ;
{
qu'ungrand siècle. Cependant , monsieur, ces petits éloges
pleins de pointes , que d'Alembert débitait d'un ton si maniéré
, ne vous semblent-ils pas un peu inférieurs aux
oraisons de Bossuet et aux sermons de Massillon ? Croyezvous
qu'on ne puisse opposer à Thomas que Cicéron , et
qu'après avoir lu l'Essai sur les Eloges, il faille oublier la
Rhétorique d'Aristote , les Institutions de Quintilien, et le
Traité du Sublime de Longin? Le commentaire si frivole
et souvent si grossièrement injuste que Voltaire a fait sur
Corneille , vous paraît-il supérieur à tout ce que Boileau
a écrit en critique ?
Mais M. Marmontel ne borne point là l'expression de
son admiration pour Voltaire : après une autre page d'exclamations
, où il le regarde comme le plus grand historien
qui ait existé , et où il le trouve dans la tragédie plus véhément,
plus fécond, plus varié , plus profondémentpathétique
que Racine , il parle ainsi de la Henriade : « Du
» côté du goût , y a-t-il rien de plus achevé ? Récits ,
> descriptions , images , comparaisons , portraits , dé-
>> tails de toute espèce , emploi du merveilleux ,discours
» et scènes dramatiques , tout dans ce poëme est d'une
> correction presque irrépréhensible. >> On avait jusqu'alors
cru que c'était dans Virgile et dans Racine que l'on
pouvait trouver les morceaux les plus achevés du côté du
gout : M. Marmontel nous apprend que la Henriade est le
modèle de la perfection . On peut juger de ses préceptes sur
la poésie épique , par l'éloge qu'il fait du merveilleux , des
scènes dramatiques et des détails de toute espèce du poëme
de Voltaire .
:
Je crois , monsieur, vous avoir donné une idée des principales
erreurs que présente l'Essaisurle Goût; il me reste
à vous parlerde quelques détails qui pourront vous pasaîtrepiquans
par leur singularité . Vous remarquerez sur-
>
GERMINAL AN XIII. 125
tout dans le style , qu'on peut souvent disputer à M. Marmontel
la qualité précieuse dont il s'occupe dans son Essai.
Les littérateurs étaient en même temps philosophes et
hommesdu monde : ne prenant dans la philosophie que
dessophismes , dans le monde que de la fatuité, ils offraient
dans leurs écrits un singulier mélange d'idées paradoxales
rendues en style précieux, et de spéculations littéraires
exprimées avec une apparence de légéreté qui , aux yeux
des ignorans , cachait les plus étranges bévues. L'Essai
sur le Goût en présente plusieurs exemples. M. Marmontel
parle de la langue latine que l'on a toujours regardée
comme moins chaste que la langue française. Il s'élève
contre cette idée avec d'autant plus de complaisance
qu'elle appartient àBoileau , et voilà comment il résoud
le problème : « Cette langue , dit-il , était chaste quand on
>> voulait , et tant qu'on voulait ; l'Enéide devait être
» lue dans le salon de Livie , et c'était pour le cabinet
>> de Julie que l'Art d'aimer était écrit. » N'admirez-vous
pas le piquant de cette jolie phrase ? Vous voyez tout
de suiteque Livie avait un salon de compagnie comme
madame Géoffrin , et que Julie avait un cabinet comme
les courtisanes dont M. Marmontel parle si souvent dans
ses Mémoires . Ilyaurait cependant encore quelque chose
à desirer dans cette décision académique : au lieu de cabinet
, M. Marmontel devait dire boudoir; alors rien ne
manquait à la fidélité du coloris historique : cette phrase
rappelle la manière dont mademoiselle Scudery peignait
les Romains. Qu'aurait dit Boileau qui se plaignait de cette
inconvenance dans un livre frivole , s'il l'eût trouvée dans
un traité de littérature consacré à lajeunesse?
M. Marmontel poursuit sur le même ton. Horace;
>> dit-il, était sévère et chaste le matin , licencieux le soir ,
>> selon qu'il écrivait pour le lever d'Auguste ou pour
126 MERCURE DE FRANCE ;
>> le souper de Mecène. » Il est assez singulier qu'un
homme aussi instruit que l'était l'auteur , parle du lever
d'Auguste , comme de celui d'un roi de France ; il ne
se souvenait pas probablement qu'Auguste vivait en
famille , qu'il n'avait point de lever, et que sa cour ne .
ressemblait en rien à celle de Louis XIV. « Auguste >
>> dit M. Dureau de la Malle , habita quarante ans la
» même chambre l'été comme l'hiver. Ses meubles avaient
>> à peine l'élégance de ceux d'un simple particulier. Trois
>> plats , six au plus , composaient ses repas , et les mets
>> étaient les plus simples et les plus vulgaires.
Vous parlez , monsieur , dans votre extrait des Mémoires
de M. Marmontel , de cette pesanteur d'esprit que
M. de La Harpe lui reprochait , et qui avait quelque chose
deBéotien. C'est sur-tout quand l'auteur veut être léger, ou
quand il cherche à définir les talens des grands écrivains ,
que ce défaut se fait le plus remarquer. Dans ces occasions,
il ne dit ordinairement que des choses rebattues ; mais c'est
par l'expression qu'il veut se distinguer : en général , ses
hardiesses ne sont pas heureuses; il tombe dans l'affectation
, ne peut éviter l'enflure , et couvre souvent par de
grands mots le vide de ses idées ou l'aridité de son imagination.
Par exemple, en parlant des écrivains français du
seizième siècle , tous très-instruits, il s'étonne que le goûtne
se soit pas perfectionné de leur temps. Voici la raison
qu'il en donne : « Le savoir était isolé , la raison solitaire :
>> nil'espritde la nation n'était encore assez débrouillé, ni ses
» moeurs assez dégrossies , ni sa langue assez défrickée ,
>> pour que les lettres, transplantées dans un climat si nou-
>> veau pour elles , y pussent de long-temps prospérer et
>> fleurir, Voilà, je crois , assez de métaphores pour dire
que la bonne littérature n'était pas répandue de manière à
९
९
ce que le goût pût se former. Il paraît, suivant les expres
-GERMINAL 127
A AN XIII
sions de M. Marmontel , que l'esprit de la nation et ses
moeurs , après avoir été débrouillés et dégrossis , servirent
àdéfricher la langue , et que cette langue devint un climat
où ensuite les lettres furent transplantées. Vous conviendrez
, monsieur , que cette suite d'images produit un singulier
effet : ne vous rappelle-t- elle pas la manie dont Molière
s'est si bien moqué , et qui consistait à chercher les
métaphores les plus bizarres pour exprimer les choses les
plus simples ? Le sonnet de Trissotin , comparé par trois
pédantes à des petits chemins , est un modèle dans ce
genre..
डे
Chaque pasdans vosvers rencontre un trait charmant ;
Partout on s'y promène avec ravissement .
On n'y saurait marcher que sur de belles choses ;
Ce sont petits chemins tout parsemés de roses .
i
: :
On peut juger , par la manière dont M. Marmontel définit
les talens de nos grands écrivains , s'il sentait les
beautés de leurs productions. Il répète ce qui a été dit
long-temps avant lui , mais c'est en prodiguant toujours
les figures les plus outrées. Pour montrer que Pascal a créé
la prose française , il s'exprime ainsi : « Ce fut de lui que
>> son siècle apprit à cribleret à purger la langue écrite, des
» impuretés de la langue usuelle , et à triernon-seulement
» ce qui convenait au langage de la satire et de la comédie,
>>mais au langage de la haute éloquence. » Comparez ,
monsieur , la manière dont M. de La Harpe parle des grands
écrivains , à ce jargon maniéré qui rappelle encore les
Femmes savantes. Ne croirait- on pas que Pascal , en bannissant
les impuretés de la langue , a exécuté le grand
dessein de Philaminte ?
Undessein pleinde gloire , et qui sera vanté
q
Parmi les beaux esprits de la postérité ,
C'est le retranchement de ces syllabes sales 1
Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales....
A
128 MERCURE DE FRANCE ;
Cependant , en parlant de Pascal , M. Marmontel veut
dire du nouveau : vous allez voir quel fonds l'on peut faire
sur ses conjectures. Les philosophes modernes ont eu toujours
unegrande tendresse pour Montagne ; cet apôtre du
scepticisme avait très-bien préparé les voies àl'incrédulité
absolué. M. Marmontel trouve piquant de prétendre que ,
malgré la répugnance de Port-Royal pour Montagne ,
Pascal s'est formé par la lecture de cet écrivain. Il emploie
toujours le style figuré. « Pascal , dit-il , parcourait ce
> champ fécond et négligé en botaniste habile et sage;
» c'est là qu'il s'était enrichi ; et il est vraisemblable que ,
>> sans Montagne , on n'eût pas eu Pascal.>>>
Il est difficile de rassembler en moins de mots un plus
grandnombre d'absurdités. Comment croire que le défenseur
le plus, célèbre des vérités certaines ait pu puiser
quelques idées chez l'apologiste du doute ? Comment se
figurer que l'ame vigoureuse de Pascal ait eu besoin pour
concevoir ses grandes pensées ,de la timide incertitude de
Montagne ? C'est vouloir avancer , de propos délibéré ,
les idées les plus étranges; c'est supposer qu'aucun des
lecteurs ne connaît l'antipathie déclarée de Port-Royal
pour le philosophe.
M. Marmontel n'est pas plus heureux dans le tableau
général qu'il fait du siècle de Louis XIV d'après Voltaire.
Cemorceau est trop long pour que je vous le rappelle ; il
me suffira d'en citer la conclusion. L'auteur attribue aux
succès éphémères de Pradon et de quelques mauvais poètes,
l'émulation de nos grands maîtres. « C'était , dit- il , dans
» ce moment de fermentation et de trouble , que l'esprit
> public s'épurait comme le vin en jetant son écume. » II
paraît que M. Marmontel aurait beaucoup mieux expliqué
la cause de cette émulation , si , au lieu de faire une comparaison
FRA
5
129
GERMINAL AN XIII.
paraison dégoûtante , il eût copié les vers de Boileau pour
lequel il affichait tant de haine.
Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance;
Et peut-être ta plume , aux censeurs de Pyrrhus
Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus .
Il me semble , monsieur , que je vous ai indiqué un assez
grand nombre d'erreurs et de fautes de goût dans le dis
cours qui précède les Elémens de littérature. Croyez que
je suis loin de les avoir toutes relevées : pour y parvenir ,
il aurait fallu s'arrêter à chaque page , et faire un écrit
plus long que celui de M. Marmontel . Vous pensez qu'on
doit éviter de trop combattre des sophismes généralement
condamnés ; je suis entièrement de votre avis. Outre que
cette méthode a l'inconvénient de remettre en question des
vérités qui ne sont plus contestées , elle a celui de fatiguer
les lecteurs sans les instruire . Je pourrai , monsieur , dans
une autre lettre , vous entretenir des conséquences que
M. Marmontel a tirées des principes qui sont posés dans
son Essai sur le Goût. ) D. B.
Pensées et Réflexions sur divers sujets.
Ceux qui se montrent érudits , uniquement pour montrer
qu'ils sont érudits , ressemblent à un homme en chemise
, qui étalerait aux passans une riche garde-robe .
Il faut bien qu'il y ait quelque part un amour sans mesure
et sans fin , puisqu'on se fatigue d'aimer ce qu'on a le
plus aimé. C'est donc une grande leçon d'éternité, que tous
les attachemens de la terre finissent dans leur plénitude
de bonheur.
CORIOLIS.
I
130 MERCURE DE FRANCE ,
1
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs.
LES COPHORES ,
ou les Porteuses de libations ( d'Eschyle ) .
Le sujet de ce drame est le même que celui de l'Electre
de Sophocle et d'Euripide. Eschyle donne à cette pièce.
le nom des Coephores , jeunes filles attachées à Clytemnestre
, et qui partagent les sentimens d'Electre. Elles
portent à sa suite les libations que la princesse doit faire
sar la tombe d'Agamemnon. Le style en est , suivant
l'usage , excessivement obscur et figuré ; mais on peut en
trouver la conduite simple et naturelle.
Dans les trois Orestes, plus encore dans celui d'Eschyle ,
le succès de l'entreprise du fils de Clytemnestre manque
de quelque vraisemblance. Oreste est seul inconnu dans le
palais de son ennemi . Il tue sa mère et le tyran , sans qu'il
se trouve un garde , un domestique , ou tout autre qui jette
des cris et s'oppose au meurtre. La scène dans laquelle
Oreste force avec barbarie sa mère à entrer dans le palais
où il doit la poignarder sur le cadavre d'Egiste , est d'une
atrocité si révoltante, que le père Brumoy, qui a toujours
le talent de se transporter au siècle d'or d'Athènes , est
obligé d'avouer que cette action est insoutenable .
Au vers 893 , Clytemnestre , afin d'émouvoir le coeur de
son fils prêt à l'assassiner , lui découvre son sein et lui
rappelle qu'en sommeillant, il lui arriva d'en sucer le lait.
Peu de vers avant, c'est-à-dire , au 754 , la nourrice
d'Oreste le croit mort , pleure , se souvient des maux que
lui a causes son enfance, et n'oublie pas de détailler les
GERMINAL AN XIII. 131
peines qu'elle a eues à l'assister dans ses petits besoins
naturels. V. 753.
Non enim fatur puer adhuc in fasciis ,
Seufames , seu sitis aut urinandi libido urgeat.
Ce trait est exact ; mais pour en apprécier l'excellence ,
il faudrait avoir le don de remonter aux siècles vénérables ;
et tant de bonheur n'est pas réservé à de pauvres profanes .
Lapièce contient 1076 vers . N. L.
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
Début de M. Michelotdans Britannicus et les Faussses
Infidélités.
Il ne faut pas croire , coinme l'ont dit quelques-uns , que
cette tragédie de Britannicus soit dépouillée de tout ce qui
enchante la multitude , et ainsi que d'autres l'ont prétenda,
que le princedont elle porte le nom n'y ait qu'un faible rôle.
Ces jugemenshasardés , ces erreurs , proviennent peut-être
de ce qu'on juge mal-à-propos du caractère d'un personnage
et de l'effet d'une pièce par les talens de ceux qui la.
jouent; de ce qu'on l'apprécie d'après les impressions du
théâtre , au lieu de l'apprécier d'après celles d'une lecture
calme et réfléchie.
Nous nous bornerons presqu'entièrement à réfuter cette
assertion , et quelques autres critiques encore qu'on vient
de faire de ce chef-d'oeuvre de Racine ; car s'il fallait écrire
toutes les réflexions qu'il peut suggérer , on ne finirait pas.
.
12
132 MERCURE DE FRANCE ,
Les commentaires ne sont pas difficiles . J'ai vu s'étonner de
la fécondité qui faisait faire cinquante colonnes dans des
journaux , sur une seule pièce : on en ferait mille , si l'on
voulait. Saint-hyacinthe abien composé deux volumes de
glossaires sur cette belle chanson :
Catin , Catau , belle bergère ,
Dormez-vous ?
Qui empêcherait d'en brocher une centaine sur Britanni
cus? comme ce n'est pas mon projet , je reviens aux opinions
que je crois devoir combattre.
:
Une partie de cette superbe tragédie de Britannicus est ,
sans doute , d'un genre austère. Mais Racine lui-même n'a
jamais su mieux passer du grave au doux. Si dans les deux
premières scènes il est beaucoup question de politique , dès
la troisième on entend Britannicus éperdu redemander son
amante enlevée. Dès-lors , jusqu'au quatrième acte , à l'exception
d'une courte scène entre Agrippine et Burrhus , il
n'est question que de jalousie , d'amour , enfin de ces peintures
qui ravissent la multitude , et plaisent aussi au connaisseur
, quand c'est Racine qui est le peintre. Les amans
se retrouvent encore au cinquième acte ; et il en résulte
une
scène très-touchante. Dans aucun autre ouvrage ,
Racine n'a prêté à l'amour un langage plus enchanteur : la
passion même , où la fantaisie de Néron est peinte avec les
couleurs les plus séduisantes. On ne connaît rien de plus
gracieux que le tableau de Junie , belle sans ornemens.
Ainsi , par un art admirable , Racine a su tempérer l'austérité
de la politique par tout ce que l'amour a de plus intéressant
, et la galanterie de plus séduisant et de plus fleuri ;
il a su marier les couleurs les plus prononcées aux plus aimables
et aux plus suaves ; il a trouvé l'art , en attachant le
penseur et l'observateur , d'intéresser les coeurs sensibles .
Ne voir que de la sévérité dans cette tragédie , c'est me la
GERMINAL AN XIII . 133
voir qu'à demi. Ony trouve cet heureux mélange de beautés
de tous les genres , qui charment tous les esprits.
Le rôle de Britannicus n'est rien moins que faible. Racine
lui donne le caractère d'un jeune homme courageux (* ) ,
sensible , amoureux , plein de franchise ; il le place sous la
griffe d'un tigre . Dans une telle situation , pourrait- il ne pas
intéresser ? On frissonne , lorsque Néron le trouve aux
pieds de Junie. Il n'est pas exact de dire qu'il est écrasé par
son rival. Son attitude est , dans cette scène , décente ,
noble et fière. Nous avons vu Molé y soutenir la concurrance
avec le Kain , qui avait tant de moyens écrasans. Lea
applaudissemens se partageaient également entre eux à
chaque repartie. Si Néron a la puissance ,l'autre a la justice
de son côté. :
Jamais Racine , dans ces scènes dites de bravades , ne
sacrifie un interlocuteur à l'autre ; il tient la balance entre1.
eux , afin qu'aucun ne soit avili , ce qui serait un résultat de
comédie. Voyez Pharnace et Xiphares , Agamemnon et
Achille, J'ai lu naguère , que le dernier avait l'air d'un
spadassin dans sa querelle avec le roi des rois , parce qu'il
avoit évidemment tort : je ne partage pas ce sentiment. Si
dans l'état actuel de notre théâtre les Achilles paraissent petits
devant Agamemnon , c'est un accident né du jeu , et un peu
aussi de la différence de la stature des acteurs , et non la
faute du personnage. Brizard ne rapetissait pas du tout
le Kain .
Je suis d'ailleurs très-loin d'être persuadé qu'Achille ait
tort. Un père , sans doute , a de très-grands droits. Mais
sans examiner si dans l'Argolide , il avait celui de fairemourir
ses enfans à sa volonté , ce qui n'est pas prouvé , et si Aga-
(*) Une anecdote racontée par Tacite , prouve qu'il l'était vérita
blement.
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
memnon devait livrer sa fille pour conserver son pouvoir
, ce qui est encore bien moins aisé àdémontrer , Achille
avait quelque raison de trouver mauvais qu'on abusat de son
nom pour traîner sous le couteau de Calchas une femme
qui lui était promise. On peut se fächer à moins ; et certes,
ce n'est pas pour Agamemnon que le spectateur prend parti
dans cette querelle. On ne trouve donc pas qu'Achille ait
tantde tort , et il ne paraît pas si petit qu'on le prétend. S:1
l'était en effet , la scène serait mauvaise; jusqu'à présent on
l'avait trouvée admirable.
Ua troisième journaliste tance Racine , pour avoir plutôt
mis Burrhus que Sénèque dans sa tragédie de Britannicus.
Il n'est pas content du motif qui a décidé l'auteur à cette
préférence. Aux moeurs dissolues de la cour de Néron , Racine
voulait opposer l'austérité de Burrhus. Le censeur dit
qu'il convenait mieux à Sénèque qu'a Burrhus d'excuser les
crimes de Néron , et de trouver tout simple qu'un père ait
déshérité son fils pour son gendre. Burrhus , loin d'approuver
le rapt commis par Néron , s'efforce de le ramener à son
épouse et à la vertu.
Claude, sans doute , n'eût pas dû préférer à son fils
celui d'Agrippine. Mais cette préférence n'ayant rencontré
dans les lois de Rome aucun obstacle, et Néron étant
paisible possesseur du trône , le devoir de Burrhus étai
dobéir. :
Concluons de cette courte dissertation , qu'il convient
d'ètre très-circonspect quand on critique le plus parfait de
nos écrivains , et qu'il ne faut pas mesurer son génie , ni le
mérite d'une scène , à la taille d'un acteur.
On sait que Tacite a été son modèle dans la peinture
de la cour de Néron. Je ne crois pas que cet auteur si énergique
ait un trait plus fort que ce vers de Narcisse , rassu:
GERMINAL AN XIII. 135
rant sonmaître contre la peur qu'il a de l'opinion des Romains
:
Tant de précaution affaiblit votre règne ;
Ils croiront en effei mériter qu'on les craigne. :
Je ne me souviens pas d'avoir vu cette penséedans l'historien
latin. Je n'immagine pas qu'il soit possible de trouver
de locution plus expressive et plus vigoureuse , sans aucune
pompe dans les mots ,pour rendre le mépris où était tombé
cepeuple roi.
Peu de personnes ignorent que Voltaire a pris , dans cette
tragédie , trois ou quatre vers des plus beaux qui se trouvent
dans sa Henriade :
Le pauvre allait le voir et revenait heureux.
Rarement un héros connaît la défiance .
Qui depuis ..... mais alors il était vertueux .
Tous les journalistes ont parlé sans prévention du débutant.
De l'intelligence ,de la sensibilité , de la douceur , pea
d'énergie ; voilà , quant au tragique , ce qu'on a vu jusqu'à
présent. Dans la comédie , de l'aisance , de la vivacité poussée
trop loin , et ressemblant à une pétulance outrée ; des
gestes analogues et trop multipliés. Il convient d'attendre
encore un peu avant de le juger sans appel.
Nousn'avons vu que la seconde représentation de Britannicus.
Nous y étions allés tout pleins du souvenir de le
Kain ; nous n'avons emporté que des regrets de sa perte ,
après avoir vu jouer le rôle de Néron. Nous ignorons pourquoi
on prétend que ce rôle n'exige pas de noblesse ;
. Je vous nommerais , madame ,un autre noin
Si j'en savais quelqu'autre au-dessus de Néron ,
1
nedoit cependant pas être dit d'un ton ignoble. Mademoiselle
Raucourt a joué raisonnablement. Un de ses gestes
favoris rappelle cependant toujours un écolier qui tend la
main pour recevoir une férule. Saint-Prix a été beau dans
136 MERCURE DE FRANCE ,
le quatrième acte. Dans les scènes tranquilles , son immo.
bilité est quelquefois si parfaite , qu'on le croirait endormi ,
et qu'on a toujours peur qu'il ne tombe à la renverse.
Les progrès de mademoiselle Bourgoin , queje n'avais pas
vuedepuis quelque temps, dans la tragédie , m'ont singulièrement
frappé et même un peu surpris , après ce que je venais
de lire sur son compte ,dans je ne sais quels journaux ;
elle a excité une sorte d'enthousiasme à chaque couplet
qu'elle récitait , et quelquefois presqu'à chaque vers ; les applaudissemens
partaient de tous les points de la salle. Il
faut savoir gré à mademoiselle Thénard de se charger du
rôle d'Albine. Le récit de la fin , mal rendu , refroidirait
beaucoup le cinquième acte , qu'on écoute avec plaisir quand
il est bien joué , malgré le dangereux voisinage du précé
dent, composéde trois scènes , qui sont trois chefs-d'oeuvre,
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE
(ci -devant Feydeau ) .
Forbin et Delville , ou le Vaisseau Amiral.
Ilya de tout dans cette pièce, des sottises et de l'esprit,
des invraisemblances , des inconséquences , du naturel ,
du pathos , de la gaieté , de la philosophie , des absurdités ,
des parades , et sur-tout beaucoup de fracas. Ce salmis a
eu un grand succès : on peut le ranger parmi les mélodrames
, quoiqu'il soit moins sombre que ne l'est communément
cette espèce batarde. Voilà donc en très peu
de temps trois théâtres où elle a osé se produire, le Vaudeville
, Louvois et l'Opéra - Comique. Je ne parle pas de
seux du boulevard , elle est la sur son terrain ; il faudrait
P'y concentrer,
GERMINAL AN XIII. 137
Le héros de la pièce nouvelle est le chevalier de Forbin ,
lieutenant sur le vaisseau de son oncle , dans l'escadre de
Tourville . Il s'est marié, à quinze ans, à une jeune personne
qui en avait douze , et le jour de son mariage , l'oncle ,
qui n'approuvait pas cette union , et qui menace de la faire
casser , l'a forcé de s'embarquer , et a envoyé sa femme
dans un couvent. Quel droit avait-il d'en user de la sorte ,
si le père du chevalier vivait ? et s'il n'existait plus , comment
le mariage a-t- il pu se conclure sans l'aveu de l'oncle
? Quoi qu'il en soit , il est fait , et la jeune personne,
qui s'ennuyait au couvent , s'est habillée en homme , a
obtenu le grade d'aspirant de la marine , et se trouve
sur le même vaisseau que son mari depuis quatre ans ;
elle le connait , sans en être connue , sans vouloir se faire
connaître , de peur de l'exposer à la rigueur des lois , qui
défendent aux marins d'avoir des femmes à bord. Qu'on
nous dise à présent ,
Que garder un secret est difficile aux dames!
Cependant un événement imprévu a presque fait trahir
le sien à Delville : son époux est nommé pour aller sur
un aviso porter des nouvelles en France du siége de
Candie , attaquée par les Turcs , et que Tourville était
venu secourir. Il lui fallait traverser la flotte ennemie.
L'aspirant se trouble ; on soupçonne du mystère : en
examinant bien, pour la première fois depuis quatre années
entières , on a des doutes sur son sexe. Le capitaine de
pavillon , le brave Saint - Pern , chargé de les éclaircir ,
entr'autres épreuves propose à Delville de fumer avec lui
sur un baril de poudre. Ne craignant plus pour son époux
qu'elle croit parti , et ne voulant pas se découvrir , elle
accepte la proposition sans balancer ; mais Forbin paraît
Son épouse effrayée du danger qu'elle lui fait courir , jette
138 MERCURE DE FRANCE,
sa pipe , vole dans ses bras , et se nomme. Saint-Pern se
disculpe de son apparente imprudence , et fait à cette
occasion un assez pauvre calembourg.Ce baril ne contient
que du vin , dit - il , et ne fait sauter que le chagrin.
L'oncle s'obstine toujours à la cassation du mariage ; mais
uncombat s'engage sur le théâtre; au moment d'être
pris ,il est délivré par Forbin et Delville. Alors il cesse
de leur tenir rigueur. La pièce finit par des cris de victoire
: un vaisseau turc a été enlevé à l'abordage. Les auteurs
ont été demandés : on n'a nommé que le musicien.
L'auteur des paroles , que tout le monde connait , garde
l'incognito. Il tient , dit - on , à une administration si
grave , qu'elle ne croit pas convenable que ses membres
s'exposent ostensiblement à être sifflés au théâtre et bafonés
dans les journaux.
11Heureusement pour l'auteur du Vaisseau , les journalistes
n'ont pas retenu tout ce qu'ils auraient pu reprendre
dans sa pièce. Le chef d'escadre y débite des phrases à
prétention. « Le marin , dit-il , s'approprie les orages . >>
C'est une triste propriété. « Un vaisseau est un tombeau
» mobile. » Cette définition vise au sublime; ils n'auraient
pas manqué aussi de relever le trait philosophique
lancé contre les Vénitiens . « Au moment où la tempéte
>>>allait nous submerger, dit Forbin , ils imploraient Saint-
>> Marc qui ne se hâtait pas de les tirer d'affaire ; tandis
>> qu'ils lèvent au ciel les bras, je me sers des miens pour
nager ; je me jette à la mer , et je sauve tout le monde. >>>>
Ils n'auraient pas non plus laissé passer les antithèses de
cet officier , comparant sa destinée avec celle de sa femme
qu'il croit dans un couvent : « Elle prie , et jejure ;
>> elle jeûne , et je dévore » .
Malgré ses défauts nombreux , cette pièce amuse.
C'est une folie qui ne peut avoir été faite que par un
GERMINAL AN XIII. 139
homme d'esprit; il n'a pas sans doute prétendu la donner
pour autre chose , et , en général , elle a été jugée
bien rigoureusement. Elle a de la vivacité , du mouvement
, quelque intérêt. On y chante des chansons de
gaillard d'avant qui sont gaies , sans indécence. Il y a
un petit Jean-Bart à bord , dont l'air éveillé réjouit.
Cerôle est joué d'une manière piquante par Mile Rosette
Gavaudan. Madame Haubert-Lesage a très-bien rendu
celui de Delville.
ΑΝΝΟNCES.
Traité des Végétaux qui composent l'agriculture de l'Empire
français, ouCatalogue français et latin des Végétaux dont on trouve
des individus et des graines dans la maison de commerce des frères
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connues et dont la naturalisation présente des avantages. Suivi de
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écrits sur cette matière ; et il lui appartenoit plus qu'à tout autre de
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UnusRex, cui dedit filius Saturni
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Iliad. B. 204. 206.
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La Chine ! .... La Chine ! ....
ParPiffou , ex-membre de l'assemblée Constituante .-Prix : 2 fr. , et .
2 fr. 50 c. par la poste .
AParis, chezArthus Bertrand , lib ., quai des Augustins, nº. 35.
LeGuide des sous- officiers de l'infanteriefrançaise , en campagne,
enmarche, encantonnement et engarnison; avec onze planches ,
pour l'intelligence de l'école du soldat , de celle de peloton , et du
campement; suivi des nouveaux réglemens relatifs aux sous- officiers
d'infanterie , avec cette épigraphe':
Malheur aux apprentis dont les sens égarés
Veulent, sans s'appliquer, franchir tous les dégrés !
FRÉDÉRIC II.,
Unvol. in-12depplluuss de 500 pages , avec tableaux.-Prix : 3 fr. 50с.,
et44ffrr.. 7755 c.par la poste.
A Paris, chez Legias et Cordier , imp. - lib . , de la garde Impériale
etdes troupes de toutes armes , et commissionnaires en librairie , rue
Galande , nº. 50 .
Coup - d'oeil d'un Français , sur le nouveau royaume d'Italie ,
considéré enlui-même et dans ses rapports avec l'Europe; par M. Alphonse
Gary, in- 8°.-Prix : 75 c. , et : fr . par la poste.
A Paris , chez Rondonneau , imp. ordinaire du Corps Législatif,
au Dépôt des lois , rue S. Honoré , nº. 75.
L'Art de brasser , traduit de l'anglais de M. Combrune , renfermant
les principes de la théorie et ceux de la pratique. Un vol. in-8°..
Prix: 4 fr . , et 5 fr . 25 c . par la poste .
Cet ouvrage , fruit de vingt années de méditations et d'essais , a
été donné en Angleterre par M. Combrune , et dédié par lui au
célèbre Pierre Shaw , médecin du roi , et membre du collége royal
de médecine , ainsi que de la société royale de Londres. Ce livre est
devenu en Angleterre le guide de tous les brasseurs . Une traduction
allemande , faite en 1796 , a eu en Allemagne la même influence sur
les procédés à employer pour la fabrication de la bierre. Un pareil
succès est le garant de celui que ne peut manquer d'obtenir la traduction
française.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT, rue
des Prétres Saint- Germain-l Auxerrois , nº. 4
GERMINALAN XIII. 141
NOUVELLES DIVERSES.
Cadix , 12 mars. L'escadre de ce port , composée de
douze vaisseaux et de deux frégates, vient d'entrer en rade.
Elle n'attend que les ordres de la cour pour mettre à la
voile.
Londres , 17 mars. Il vient d'arriver de la Jamaïque à
Falmouth , un paquebot qui n'a mis que trente -huit jours
dans sa traversée. Au moment de son départ , la fièvre
jaune régnait avec beaucoup de violence dans plusieurs
endroits , sur-tout à Kington , et dans la rade de la Jamaïque.
La meilleure intelligence continuait d'exister
entre le gouvernement de cette colonie et Dessalines ; on
s'envoyait réciproquement des présens, des parlementaires ,
des messagers et des complimens .
On attend à Yarmouth , dans les premiers jours du
printemps , une escadre russe qui doit se joindre à une de
nos flottes , et agir de concert avec elle.
Du 18. Des ordres viennent d'être donnés pour la formation
de quatre camps , dont deux en Angleterre , un en
Irlande , et le dernier en Ecosse ; ces camps seront formés
dans le courant du mois d'avril . Les troupes de ligne et les
milices qui les composeront , au nombre d'environ 60,000
hommes , y seront exercées aux grandes évolutions militaires
.
Le ministère emploie tous les moyens qui sont en son
pouvoir , pour augmenter lenombredes troupes étrangères
à la solde de l'Angleterre , dont la légion Allemande fait
la meilleure partie ; ce corps est maintenant composé d'environ
sept mille hommes ; on voudroit le porter à dix
mille.
De la Haye , 29 mars . Le bruit vient de se répandre
ici queue la flotte expéditionnaire anglaise , ayant a bord
un grand nombre de troupes de débarquement , est sortie
des ports de l'Angleterre , et qu'on ignore jusqu'à présent
la direction qu'elle a prise. On attend avec impatience les
papiers anglais , pour savoir jusqu'à quel point cette nouvelle
peut être fondée : les vents contraires et d'autres
circonstances retardent depuis quelque temps l'arrivée de
ces papiers.
Vienne , 23 mars. La gazette de la cour annonce en ces
142 MERCURE DE FRANCE ,
(
termes que le prince Charles arésigné la présidence du
conseil aulique de guerre.
le
« S. A. R. l'archiduc Charles qui, depuis 1801 , dirige
avec tant d'avantage pour l'empire , les départemens de la
guerre et de la marine , vient de proposer à S. M. l'empereur
, pour présider à sa place le conseil aulique de la
guerre , le général de cavalerie comte de Baillet de la
Tour , et pour vice-président de ce même conseil ,
prince Charles de Schwarzenberg. S. M. , en agréant ce
plan , a invité S. A. R. , qui , par cette nouvelle disposition
, pourra s'occuper plus particulièrement de la direction
des ministères de la marine et de la guerre , à continuer
cependant d'éclairer de ses conseils le conseil aulique
de la guerre. S. M. a bien voulu adjoindre à S. A. R. l'archiduc
Charles , ministre de la guerre , l'archiduc Jean ,
directeur-général du génie , qui a mérité l'estime générale
par laprofondeur de ses connaissances et par les qualités
précieuses de son coeur. »
Le bruit se répand aujourd'hui que le départ de notre
monarque pour l'Italie est ajourné à un terme indéfini ,
par des motifs qui ne sont point connus du public. On
ignore si ce bruit a quelque fondement.
Le ministre d'Angleterre a reçu , il y a peu de jours ,
uncourrier de sa cour. Aussitôt après , un secrétaire de la
légation britanique a été envoyé à Trieste avec des dépêches
qu'on dit destinées pour l'Inde. Il a ordre de les
faire passer par mer à leur destination .
On annonce qu'il va paraître un nouveau réglement de
la censure impériale qui défendra d'imprimer et publier
àl'avenir aucune espèce de romans dans les états autrichiens.
Ceux dont la publication a été permise jusqu'ici ,
ne pourront plus être affichés ni même annoncés dans les
journaux.
Ausbourg , 38 mars . On écrit de Vienne queS. M. l'em.
pereur Napoléon vient d'y faire acheter le superbe palais
du comte de Fries , situé sur la place de Joseph II , pour
être occupé à l'avenir par l'embassadeur et la légation
française.
Les mêmes nouvelles parlent d'une correspondance entre
l'empereur des Français et celui d'Autriche , relativement
à l'entrevue qu'ils se proposent d'avoir en Italie , et
rapportent que l'empereur Napoléon a manifesté le desir
de voir aussi l'archiduc Charles , pour lequel il a conçu
beaucoup d'estime.
La cour de Vienne , au rapport encore de ces nouvelles,
:
GERMINAL AN XIII . 143
1
estconvenue avec celle de France d'un arrangement relativement
aux affaires d'Italie , par lequel l'Autriche reconnait
les nouveaux changemens opérés dans la république
italienne. Déjà même il serait question de régler d'une
manière plus exacte , et au gré des deux états , les frontières
respectives sur cette part e de leur territoire.
,
-On écrit de Fontainebleau, le 7 germinal : Nous venons
de voir s'éteindre ici , dans la personne de madame
deToulongeon, la famille de d'Aubigné , distinguée dans
les armes et les lettres : cette famille est plus connue encore
par les rapports qui la lièrent à diverses époques , à deux
de nos plus grands monarques. Agripa d'Aubigné , bon
écrivain, meilleur capitaine, fut l'ami d'Henri IV, et Françoise
d'Aubigné de Maintenon , qui a laissé dans sa correspondance
les preuves de son esprit et de ses talens ,
consola par son amitié la vieillesse de Louis - le-Grand.
Marie-Marguerite- Joséphine d'Aubigné , que nous pleurons
, dernier rejeton de cette famille illustre, naquil à
Paris le 30 août 1746 , de Louis d'Aubigné , gouverneur
de Saumur, et de Cécile de Boufflers. Le 25 juin 1765 ,
elle épousa Jean-René Hippolyte de Toulongeon , lieutenant-
général des armées du roi en 1789, et commandant
àBesançon : incarcérée à Saint-Pélagie en 1794, ce ne fut
qu'au 9thermidor qu'elle dut la liberté et la vie. Dans le
bouleversement général elle perdit sa fortune , sans rien
perdre de sa sérénité , de sa bonté , de sa bienfaisance.
PARIS.
er
-Un décret duit germinal an 13 , relatif aux propriétés
littéraires , et rendu sur le rapport du ministre de
l'intérieur , le conseil d'état entendu , porte que : Les
propriétaires par succession ou à autres titres , d'un ouvrage
posthume , ont les mêmes droits que l'auteur , et
que les dispositions des lois sur la propriété exclusive des
auteurs et sur sa durée , leur sont applicables , toutefois à
la charge d'imprimer séparément les oeuvres posthumes ,
et sans les joindre à une nouvelle édition des ouvrages
déjà publiés et devenus propriété publique.
-
L. M. I. seront le 22 de ce mois à Lyon , et le
9 fructidor à Milan .
- Le Pape partit avant-hier 14 germinal ; il suivra la
même route que l'empereur.
-On observe que la cour de Londres renouvelle ses
agens diplomatiques enAllemagne. M. Stuart est envoyé
144 MERCURE DEFRANCE.
:
auprès de l'électeur de Wurtemberg ; M. Hill représen
tera la majesté britannique en Franconie et à la diète de
Ratisbonne .
Il a été présenté au sénat , dans sa séance du 4 germinal,
un projet de sénatus - consulte tendant à conférer au
prince Camille Borghèse , beau-frére de S. M. l'Empereur,
les droits de citoyen français. M. Regnault ( de Saint-
Jean d'Angely ) a porté la parole en ces termes :
« Messieurs , un de vos décrets vient de donner le titre
de prince à un citoyen français , beau- frère de S. M. I.
et R. Le sénatus - consulte que je viens vous présenter , a
pour objet d'accorder à un prince allié de S. M. au même
degré , le titre de citoyen français. Le prix des droits qui
y sont attachés , pourra se mésurer désormais sur celui que
met à les obtenir le prince Camille Borghèse . Issu d'une
des plus nobles familles d'Italie , devenu membre de la
famille auguste qui a été appelée par le voeu de deux nations
généreuses à occuper deux trônes puissans , il aspire
à devenir membre de la grande famille française ; il veut
tenir à celui qui en est le chef et le père , par le serment
commund'amour et de fidélité que lui prétent tous les citoyens
. Ce voeu , Messieurs , suffirait , je pense , pour décider
vos suffrages en faveur de celui qui le forma.
>> Je n'ajouterai point qu'alors même que la naissance
obtenait tous les priviléges après avoir usurpé tous les
droits , le prince Camille Borghèse pouvait aspirer à se
placer près de tous les trônes de l'Europe ; qquuee sa famille
a donné des souverains à l'Italie , des pontifes au monde
chrétien. Mais je dirai qu'elle a fourni à la vertu des
exemples , aux sciences des modèles , aux arts des protecteurs
, aux Français des amis . Au milieu des événemens
divers de la guerre , le dévouement , l'attachement
du prince Camille Borghèse furent inaltérables , et c'est
sous les drapeaux de nos légions qu'il a acquis ses premiers
droits à la faveur que vous êtes appelés à lui accorder.
Et j'ose le dire , Messieurs , il était compté d'avance parmi
les citoyens français , celui qui les a admirés dans leurs
succès , protégés dans leurs malheurs ; celui qui se montra
dans Rome conquise leur hôte généreux , dans Rome
évacuée leur courageux protecteur ; celui qui a partagé
leurs dangers avant d'aspirer à partager leur gloire ; enfin
celui à qui est remis le soin de rendre heureuse la veuve
d'un brave et la soeur d'un héros. >>
Erratum. Dans le Mercure du 30 mars, pag. 84, ligne 14,
on lit : L'amour de soi bien négligé ; lisez bien réglé.
(No. CXCVII. ) 23 GERMINAL an 13.
( Samedi 13 Avril 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
POÉSIE
ODE
SUR L'HIVER
Vides ut altá , etc. Hor. lib. 1, od. x
En tous lieux reportant le deuil et le ravage ,
Déjà du fond du Nord au sein de nos climats ,
Avec les vents glacés , l'Hiver triste et sauvage
Ranime les frimas.
Du soleil à nos yeux dérobant la lumière ,
Et de froides vapeurs ceignant le ciel voilé
Les brumes ont couvert de la nature entière
L'empire désolé.
En nuages épais , leur masse qui vient fondre
Du haut du firmament sur les monts sourcilleux ,
Dans l'espace rempli semble unir et confondre
La terre avec les cieux,
K
146 MERCURE DE FRANCE ;
1
Laneige par momens dans cette nuit humide ,
Aflocons suspendus , en vastes tourbillons ,
Voltige au haut des airs ou s'entasse rapide ,
Au gré des Aquilons.
Les champs nous sont fermés : il faut aux bois tranquilles,
Désormais malgré nous renoncer pour long-temps ;
De long-temps on n'ira dans leurs secrets asiles
Chercher de doux instans.
Pour la dernière fois gravissons ces montagnes ;
Je me veux un moment sur leur cime arrêter ,
Et d'un dernier regard saluer les campagnes
Avant de les quitter.
Que leur face a changé! que leur beauté perdue
Excite maintenant de regrets superflus !
Celui de qui naguère elles charmaient la vue
Ne les reconnaît plus .
Dans la sombre tristesse où la terre se plonge ,
Le règne si riant du brillant Dien du jour
Al'esprit étonné ne paraît plus qu'un songe
Dissipé sans retour.
Feux puissans de l'Eté , charme heureux de l'Automne ,
Haleine du Printemps , souffle pur , doux zéphyr ,
Ondirait que le temps que l'Olympe vous donne
Ne doit plus revenir.
La nature , loin d'eux et du flambeau du monde,
Reste sans mouvement , sans chaleur , sans ressort ,
Et présente partout , en sa langueur profonde ,
L'image de la mort.
Les bocages flétris , les forêts éclaircies
Sur les monts nébuleux blessent l'oeil attristé
De leurs débris épars , de leurs roches noircies ,
Et de leur nudité.
D'ungivre épais couverts , brûlés par la froidure, L
Les champs n'ont plus de fruits , lesjardins plus de fleurs,
GERMINAL AN XIII. 147
Les berceaux de parfums , les gazons de verdure ,
Ni les prés de couleurs.
Ralentissant le cours de leurs ondes rapides ,
Et cachés aux regards sous un voile glacé ,
&
Les fleuves sont sans bruit , et des ruisseaux limpides
Le murmure a cessé.
Philomèle se tait : errans dans la détresse ,
Et de l'Amour comme elle oubliant les leçons ,
:
Les oiseaux désolés ont perdu leur tendresse
•Et fini leurs chansons.
Le laboureur fidèle à son tõit solitaire ,
Le berger sous le sien retenant ses troupeaux ,
Ne vont plus faire au loin dunom de leur bergère
Retentir les coteaux .
Tout demeure muet le long des tristes plaines ,
Au sein même des eaux , sur les monts , dans les airs;
Ainsi que les cités , les chaumières sont pleines ,
Et les champs sont déserts .
Seulement quelquefois à ce vaste silence ,
Des orages fougueux ajoutant la terreur ,
En tous lieux les Autans vont par leur violence
En redoubler l'horreur.
Descendant à grand bruit du sommet des montagnes ;
Ils courent en fureur de momens en momens
Bouleverser les airs et remplir les campagnes
De longs mugissemens.
Ils renversent les pins , ils brisent leurs racines ,
Tourmentent les forêts , ébranlent les maisons ,
Et des rocs écroulés entraînent les ruines
Jusqu'au fond des vallons.
C'en est fait ; au milieu de leur troupe barbare ,
Levant son front hideux de glaçons couronné ,
L'Hiver à son pouvoir soumet tout et s'empare
Du monde consterné.
K 2
148 MERCURE DE FRANCE ,
Tout prouve son triomphe , et tout semble nous dire :
Fuyez , amis des bois , loin des champs éperdus ;
Flore et Pomone ont fui , Phébus perd son empire ,
Les beaux jours ne sont plus.
CAMPAGNAC , du Puy , Haute- Loire.
ENIGME.
Je naquis prisonnier , petit et méprisable.
Souvent de mon cachot on me délivre à table.
J'engendre des enfans prisonniers comme moi ,
Et je porte le nom d'un roi.
J'enferme dans mon sein l'image de mon père ;
Je ne suis point le dieu de l'île de Cythère ;
J'habite pourtant dans les coeurs.
Mortels , sur moi , versez des pleurs.
Unde mes logemens, funeste à votre mère ,
Vous a causé bien des malheurs .
:
LOGOGRIPHE.
Que l'on m'ôte la tête , ou bien qu'elle me reste ,
Je peux être , lecteur , également funeste.
D. P. , abonné.
CHARADE.
Mon premier , cher lecteur , de trois pieds composé ,
A deux trous , l'un petit , l'autre très - évasé.
A savoir quei il est ton esprit s'étudie ;
Il trouve place au bal , place à la comédie.
Mon second , répété , déplaît communément ,
Et mon tout d'un plafond est parfois l'ornement.
15
J. D. C. M. D. R. I. L. , abonné.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est le Phénix.
Celui du Logogriphe est Trépas , où l'on trouve repas
Celui de la Charade est Cor-fou ( île ).
GERMINAL AN XIII 149
Histoire de Gil-Blas de Santillane , EDITION
STEREOTYPE d'HERHAN. Quatre vol. in-18,
prix: 4 fr. 40 c. , et 5 fr. 50 c. , par la poste.
Quatre vol. in-12 , prix : 8 fr. 60 c. , et 11 fr.
Quatre vol. in- 12 , papier vélin , prix : 16 fr.
80 c. , et 19 fr. 20 c. A Paris , chez Nicolle et
comp. , libraires , rue Pavée Saint-André-des-
Arts , no. 9 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxer
rois , nº. 42.
DE tous les ouvrages de littérature , le plus mince
est sans contredit un roman. Il est triste pour un
auteur de penser , en travaillant , qu'il aura pour
premiers juges des garçons de boutique et des
cuisinières , des femmes ennuyées et des hommes
plus désoeuvrés encore; mais le romancier peut se
consoler en songeant que le poète dramatique n'esť
pas aujourd'hui dans une meilleure situation que
lui. Plus les spectacles et les spectateurs se multiplient
, plus nos pièces de théâtre sont ridicules ;
de même plus le nombre des librairies et des cabinets
littéraires augmentent , et plus nos romans
deviennent pitoyables. Pour peuque cela continue,
it faudra établir de nouveaux principes ; et je ne
serais pas étonné d'entendre bientot justifier toutes
les absurdités renfermées dans un livre ou dans.
une comédie en se contentant de dire qu'ils ont
été faits pourle public. On a toujours cru que le régime
républicain ne convenait qu'à une petite nation
;la nation littéraire est devenue trop populeuse
pour conserver les avantages de la république : ce
n'est plus qu'un vieil état dans lequel toutes les
150 MERCURE DEFRANCE ;
maximes sages sont baffouées,'tous les rangs confondus;;
et l'on ne serait pas embarrassé de prouver
que, de nos jours , le titre d'homme de lettres s'est
obtenu plus souvent dans le Forum que par l'assentiment
des véritables juges.
La lecture , a dit Montesquieu , n'est qu'une
paresse déguisée. On ne peut mieux expliquer le
goût devenu si général pour les livres qui n'apprennent
rien : on lit pour ne pas rester à rien
faire , ou plutôt pour faire quelque chose en s'ennuyant
, ce qui empêche de mettre sur le compte
de son caractère l'impossibilité où l'on est de s'occuper
avec utilité. Et ce qu'il y a de plaisant ,
c'est qu'à aucune époque les écrivains n'ont autant
montré la prétention d'instruire et de perfectionner
l'humanité . Tous nos livres sontmoraux : pour
s'en convaincre , il suffit de lire les préfaces ; car
si on s'avisait d'observer la société pour connaître
le grand résultat de la morale des livres , on serait
fort embarrassé. Il ne faut point s'imaginer cependant
que nous n'ayons point fait de progrès :
les maximes de bienfaisance , les idées de philantropie
, les espérances de perfectibilité ont tellement
amélioré le goût , qu'aujourd'hui Gil-Blas
est regardé comme un ouvrage sans intérêt parce
qu'il est naturel , et comme un roman immoral
parce qu'il peint les moeurs.
On l'a dit avant moi, mais j'aime à le répéter :
tous les écrivains qui se sont distingués par uneprofonde
connaissance du coeur humain ont été de
bonnes gens dans la véritable acception du mot.
Madame de Sévigné disait de Boileau qu'il n'était
en colère que la plume à la main ; Molière , La
Bruyère et Le Sage , qui ont pris plaisir à dévoiler
le coeurhumain , n'ont porté dans la société ni prétentions
, ni tracasseries: cependant on les redoutait
, et cela se conçoit. Déclamer contre les vicieux ,
GERMINAL AN XIIL 15
cen'est souventque faire preuve d'éloquence ; mais
apercevoir dans le vice ce qu'il y a d'odieux , et
ce qui est ridicule , c'est faire preuve de génie et
d'un grand caractère : aussi je ne doute pas que tel
ministre qui , en parlant à un déclamateur , lui
faisait baisser les yeux , ne fût embarrassé de sa
propre contenance lorsqu'il avait à traiter avec ces
habiles peintres du ridicule. Heureusement pour
les sots honorés , le talent d'observer a toujours été
fort rare . Pour être en état de deviner les autres ,
il faut d'abord se bien connaître soi-même ; et si
tous nos grands moralistes ont montré tant de finessedans
leurs écrits, et tant d'indulgence dans leurs
relations sociales , c'est qu'ils s'étoient jugés avant
tous.
:
Quoique la facilité de faire des romans ait dégradé
cette partie de notre littérature , ce n'est pas
une raison pour que le goût les proscrive. Ilen est
des romans comme des ouvrages dramatiques ;
ceux qui ne contiennent que des aventurës disparaissent
pour faire place au récit d'événemens nouveaux
; ceux qui saisissent les ridicules passagers
de la société , perdent une grande partie de leur
mérite lorsque ces ridicules changent de forme ;
mais les romans qui peignent l'homme dans ses passions
, dans ses vices etdans ses faiblesses intéressent
dans tous les temps ; et s'ils sont bien écrits , ils
classent l'auteur parmi les littérateurs les plus distingués.
Pour les hommes de goût , Gil-Blas sera
long-temps lepremier des ouvrages de ce genre ; il
est à la Nouvelle Héloïse ce qu'une comédie de
Molière est au plus parfait des drames modernes.
Depuis cent ans , il est en possession de faire rire
et d'être cité comme proverhe : qui oserait répondreque
dans cent ans ongoûtera encore les baisers
acres que Saint-Preux donne à son amante ? J'ai
vu les moeurs de mon siècle , a dit J. J. Rousseau ,
5
1
4
152 MERCURE DE FRANCE ;
etj'ai publié ces lettres. Si les moeurs changent , si
seulement les bienséances reprennent tout leur empire
, il est probable que son bisarre roman perdra
beaucoup. Le Sage est entré trop avant dans
le coeur de l'homme pour craindre que le temps
ternisse l'éclat de ses tableaux ; et l'on verra toujours
des pères avares , des fils dissipateurs , des
fats , des filous , des coquettes , des tripots derrière
les coulisses , des auteurs qui ne demandent des
conseils que pour être loués , des hommes à systèmes
qui saignent jusqu'à la mort plutôt que de
se dédire , des intrigans qui réussissent , des ministres
qui cherchent à se nuire , des administrateurs
d'hôpitaux qui font fortune , et des hommes
'de rien qui oublient leur origine en devenant des
hommes de cour. Je sais bien que tout cela ne se
voit pas en France ; aussi n'est-ce pas en France
que Le Sage a pris les personnages qu'il met en
scène : il était trop habile pour cela.
Il y a dans Gil- Blas une adresse qui jusqu'à présent
n'a point été imitée , et qui le sera difficilement
, car elle tient au caractère de l'auteur , c'està-
dire à cette indulgence que nous avons dit exister
dans l'ame de tous les grands moralistes. Gil-
Blas n'est pas toujours honnête homme , et cependant
on ne cesse de s'intéresser à lui : il est vrai
qu'il se confesse avec tant de franchise qu'on est
disposé à lui pardonner ; mais l'auteur voulaitplus' ;
il prétendait qu'on prît plaisir à voir son héros tomber
dans toutes les fautes qui naissent de sa situation,
et il ya réussi. En effet , Gil-Blas ne fait pas
une faute nouvelle qu'elle ne lui fournisse une réflexion
qui s'applique à ceux qui se sont trouvés
dans la même position , que lui; et comme il ne
parle jamais qu'en sonnom , il semble que la malice
des applications soit toute entière du côté des
Jecteurs. Ce mélange de bonhomie et de satire
4
GERMINAL AN XIII. 153
constitue le vrai comique : depuis Molière , aucun
denos écrivains ne l'a porté plus loin que Le Sage.
Lorsque Gil-Blas est devenu favoridu premier ministre
, il ne témoigne sa reconnaissance au bon
Joseph Navarro , son premier protecteur , qu'en
le payantde belles paroles. « Il me crut de bonne
>>foi , dit-il , et nous nous quittâmes plus amis que
>> jamais ; mais je crois qu'il découvrit bientôt la
>> vérité , car il ne revint plus chez moi. J'enfus
> charmé » J'en fus charmé est du naturel le plus
parfait: en faisant connaître le parvenu content
d'être débarrassé de ses anciens amis , mais qui n'a
pas encore le courage de rompre le premier , il
annonce l'homme que la fortune éblouira au point
de le rendre insensible à la misère de ses parens.
<<Le matin il y avait ordinairement dans mon anti-
>>chambre une foule de personnes qui venaient
> me fairedes propositions; mais je ne voulais pas
» qu'on me les fit de vive voix; et suivant l'usage
>> de la cour , ou plutôt pour faire l'important , je
> disais à chaque solliciteur : Donnez-moi un mé-
> moire. Je m'étais si bien accoutumé à cela ,
» qu'un jour je répondis ces paroles au proprié-
>> taire de mon hôtel qui vint me faire souvenir
» que je lui devais une année de loyer. << Gil-Blas
semble ne parler que des ridicules d'un homme
qui fait l'important ; mais par le dernier trait de
son récit il révèle qu'il avait pris l'habitude d'oublier
ses dettes; et c'est ainsi que , sans avoir l'air
d'y songer , il achève le portrait d'un parvenu qui
veut trancher du grand seigneur. Il y a dans les
détails de cet ouvrage tant de finesse et de vérité ,
qu'il faut le lire souvent pour en connaître tout le
mérite ; et tel est l'avantage des romans de caractères
sur les romans d'amour , que plus on lit les
premiers plus on les goûte, tandis qu'on ne peut
reprendre les autres une fois qu'on sait l'enchaines
ment des aventures.
154 MERCURE DE FRANCE ,
En peignant les ridicules des hommes de cour , Le
Sage était loin d'avoir cette morosité qu'on reproche
avec raison à nos philosophes. Les philosophes
n'ont crié contre ce qui était au- dessus d'eux que
par envie ; Le Sage n'enviait le sort de personne;
et c'est pour cela qu'après avoir parlé avec tant
de vérité des grands , il tombe aussitôt sur ceux
qui font métier de les blamer. Gil-Blas disgracié ,
renfermé à la Tour de Ségovic , se prend de passion
pour la lecture. Son geolier lui fournit des
livres qu'il empruntait chez un vieux commandeur
qui ne savait pas lire , et qui ne laissait pas
d'avoir une belle bibliothèque pour se donner un
air de savant. « J'aimais sur-tout les bons ouvrages
>> de morale , dit notre prisonnier , parce que j'y
>> trouvais à tout moment des passages qui flat-
>> taient mon aversion pour la cour. » Je ne connais
rien de plus profond que cet aveu; et je crois
qu'iln'aurait pas fait rire ceuxqui adoptaient toute
l'austérité des productions de Port-Royal , par dépit
contre LouisXIV. De nos jours , si un romancier
mettait des livres de morale entre les mains
d'un favori disgracié , ce serait pour le corriger ; car
notre hypocrisie nous fait répéter souvent , sans le
croire , qu'on change les caractères par des raisonnemens
: c'est pour cela qu'on nous donne de si
plaisans Traités d'éducation , et que le théâtre nous
présente volontiers des monstres au premier acte
qui deviennent des saints au dernier. On était plus
instruit et plus franc dans le grand siècle : Molière
n'a converti aucun de ses personnages ; et Le Sage
ne donne à Gil-Blas un vif amour pour les livres
de moraleque parce qu'il y trouve des passages qui
flattent son aversion pour la cour : présage certain
qu'il la regrette , qu'il y retournera si l'occasion
s'en présente; ce qui arrive en effet. De pareils
traits n'appartiennent qu'aux grands maîtres. Si ,
GERMINAL AN XIII. 155
parmi tant d'aventures , le même homme , dans
une si grande variété de situations , paraît toujours.
agir conséquemment à son caractère , c'est que l'auteur
préparé de loin ses moyens de vraisemblance.
Quoiquecet art ne soit sensible que pour un petit
nombre de lecteurs , le charme qui en résulte n'échappe
à personne. Ilne faut pas exiger que chacun
soit en état de rendre un compte littéraire du
plaisir que lui fait un bon livre ; mais on peut desirer
que le goût soit assez dominant pour que les
ouvrages d'esprit obtiennent l'assentiment général.
A cet égard , nous avons encore des progrès à
faire ; et peut- être ne rendra-t-on toute justice aux
auteurs qui n'ont voulu plaire que par le naturel ,
que si l'on parvient à oublier les jugemens souvent
hasardes du philosophe de Ferney , et sa grande,
maxime de frapper fort sans s'embarrasser de frapper
juste.
La manière dont. M. de Voltaire a parlé de
Gil-Blas prouve qu'il s'y était reconnu , et qu'il ne
pouvait pardonner à l'auteur de s'être moqué de
Tengouement du publie pour ses drames philosophiques
. Gil-Blas , pendant son séjour à Valence ,
assiste à la première représentation d'une tragédie:
« Les applaudissemens , dit-il , commencèrent dès
>> l'exposition; à chaque vers c'était un brouhaha ,
> et à la fin de chaque acte unbattement de mains
>> à faire croire que la salle s'abymait. Après la
>> pièce , on me montra l'auteur qui allait de loge.
>> en loge présenter modestement sa tête aux lau-
>> riers dont les seigneurs et les dames se prépa-
>> raient à le couronner. » Gil-Blas de retour du
spectacle , soupant chezle gouverneur de Valence ,
écoute les convives exalter le mérite de la pièce
nouvelle , et d'une commune voix ils déclarent
l'auteur
Vainqueur des deux rivaux qui régnaient sur la scène,
1
1
156 MERCURE DE FRANCE ,
:
Mais un vieillard s'écrie : « O divin Lopez de Vega,
>> ( Corneille ) rare et sublime génie qui avez laissé
> un espace immense entre vous et tous les Gabriels
> ( Voltaire ) qui voudront vous atteindre ! et vous ,
>> moelleux Calderon (Racine) dont la douceur élé-
>> ganteet purgéed'épique estinimitable, necraignez
> point tous deux que vos autelssoient abattus par
>> ce nouveau nourisson des Muses ! Il sera bien
>>heureux si la postérité, dont vous ferez les déli-
>> ces comme vous faites les nôtres, entend parler
>> de lui. » Il faut croire que , malgré l'éclat de ses
succès dont il connaissait mieux le secret que per
sonne, M. deVoltaire fut frappédecette prédiction ;
caril fit professionde mépriser Gil-Blas , et avec lui
tous les romans de caractères. Les philosophes ont
en commun avec les autres charlatans de ne pas
aimer les hommes qui observent , et quoiqu'ils
parlent sans cesse au nom de la raison , ils ne craignent
rien tant que les esprits raisonnables.
Le Sage , persuadé que les raisonnemens ne
changent point les caractères , n'a employé pour
corriger son héros que le temps et l'expérience ;
encore le vieil homme reparait-il souvent pour
l'amusement des lecteurs. C'est ainsi que Gil-Blas,
revenant à Oviedo dans l'intention de secourir son
père qu'il avait long-temps oublié , et n'arrivant que
pour lui fermer les yeux, lui fait faire des obsèques
si magnifiques que toute la ville en est révoltée.
Pour n'être pas obligé de convenir avec sa conscience
que la même vanité qui l'a étourdi sur la
misère de sa famille a décidé les honneurs extraordinaires
qu'il fait rendre aux manes du pauvre
écuyer , Gil-Blas s'emporte contre ses concitoyens;
et c'est la première fois qu'il se montre hypocrite ;
mais l'auteur qui voulait que la vérité conservât
tousses droits met dans la bouche de la populace ces
injures mordantes qui distinguent les gens du com
GERMINAL AN XIII. 157
mun quand ils se font moralistes , adresse qu'on ne
peut trop admirer , puisqu'elle satisfait à tout sans
exposer le conteur à tomber dans la déclamation.
Supposez le même chapitre fait par un romancier
philosophe , ou par un romancier allemand , (c'est
la même école ) et vous verrez un bel étalage de
lieux communs sur la piété filiale , la modestie ,
l'égalité , l'ingratitude et les remords. Il ya des
gens qui prétendent toujours que nous faisons des
progrès ; pour moi plus je lis , plus je crois qu'il y
a, entre la morale de nos écrivains et la morale
des littérateurs du grand siècle , toute la différence
qu'on peut remarquer dans le monde entre un
homme fait qui connaît assez l'humanité pour ne
mettre à chaque chose que l'intérêt qu'elle comporte
, et un nouveau débarqué qui va sans cesse
poussant des exclamations sur tout , parce que
tout lui est nouveau. Pour donner du poids à cette
assertion , il suffirait peut- être de comparer ensemble
deux romans qui se ressemblent pourle fonds,
mais qui ont été composés à des époques où le goût
n'était pas le même : je parle de Gil-Blas et des Confessions
de J.-J. Rousseau . Comme Gil-Blas , J.-J.
Rousseau a fui dès sa jeunesse la maison paternelle ;
errant , vagabond , trompant la charité par son
hypocrisie , laquais , voleur , vivant des libéralités
d'une femme dont il partage les charmes avec un
autre domestique , précepteur , musicien , secrétaire
d'ambassade , le matin à ses dépêches , le soir
chez des courtisanes , auteur , passant de l'antichambre
dans le salon , et du service des grands
à leur familiarité , humble dans sa fortune pour se
conserver le droit d'être insolent dans ses manières ,
quelle quantité de portraits , de ridicules , d'heureuses
plaisanteries lui fournissaient des situations
si diverses , s'il avait su ne donner à ses aventures
que le degré d'importance qu'elles méritent ! Il a
158 MERCURE DE FRANCE ;
tout pris en sensibilité , et tout est présenté d'une
manière fausse , ennuyeuse et indécente. Si Le Sage
avait trouvé sous sa main une femme comme madame
de Varens , qui se convertit pour mieux in
triguer , et qui offre sa table et son lit aux jeunes
voyageurs pour les attirer dans la voie du salut , il
y aurait dans Gil Blas un excellent chapitre de
plus : il n'appartenait qu'à un moraliste du dixhuitième
siècle de déshonorer sa bienfaitrice par
des aveux de ce genre faits sérieusement , et de
prétendre la justifier de son libertinage en affirmant
qu'elle s'y livrait sans plaisir. Quelle justification !
Vivent les héroïnes de Gil Blas ! Si on voulait essayer
d'attirer sur leur conduite un peu d'indulgence,
on présenterait en leur faveur une excuse toute
contraire à celle que J.-J. Rousseau donne pour
madame de Varens ; et si l'on n'était pas d'accord
avec la morale , du moins ne serait-on pas en contradiction
avec la nature des choses et la vérité.
Le siècle des lumières a reproché à Le Sage
de n'avoir mis en scène que des fripons , soit
dans ses comédies , soit dans ses romans; et jusqu'à
présent je n'ai entendu aucun de nos critiques répondre
d'une manière satisfaisante à ce prétendu
grief. Le Sage a peint le monde tel qu'il est ; et de
tout temps les ridicules et les travers des honnêtes
gens ont été une source inépuisable de richesses
pour les fripons. Qui flattera nos passions si ce
n'est celui qui est intéressé à en profiter ? Nous
nous faisons forts de notre probité ; cela ne suffit
point pour n'être pas dupes dans la société : il
faut être fort contre nos prétentions. Dans Crispin
rival de son maître , voyez deux coquins qui veulent
s'introduire dans une famille honnête ; ils parlent
à la vieille madame Oronte de ses beaux yeux ,
et au faible monsieur Oronte de sa bonne judiciaire.
Les spectateurs de nos jours , tout impréGERMINAL
AN XIII. 159
1
gnés de la morale des romans et des pièces modernes ,
pe voient que le projet infâme de Crispin et de La
Branche ; et cela les révolte. Pauvres sots ! qui en
sortant du spectacle se laisseront tromper.par le
premier Crispin qui vantera leurs beaux yeux ou
leur bonne judiciaire. Chaque chose à sa place :
au sermon , on tonne contre nos vices ; à la co
médie , on joue nos ridicules : l'Eglise nous instruit
des choses de l'autre vie , le théâtre des choses de
ce monde ; et tant que nous aurons des prétentions
contraires à nos intérêts , il se trouvera d'habiles co
quins qui feront leurs intérêts de nos prétentions :
cela est dans l'ordre. Voilà ce que Le Sage pen
sait à l'exemple de Molière ; telle est aussi la mo
rale qui résulte de ses ouvrages. Plus ona de vertus ,
de raison , de qualités essentielles , plus la lecture
de cet auteur est profitable; aussi ne suis-je pas
étonné que le siècle des lumières n'y ait rien vu que
scandale. L'hermite de Ferney poussait la haine de
la religion jusqu'au ridicule , et pour attraper des
éloges de lui tous nos petits auteurs le flattaient
dans cette manie : il a été dupe de leur adulation
au point de se déshonorer comme un sot ; cepen +
dant personne ne dira qu'il manquait d'esprit. Le
cardinal de Richelieu préférait à Corneille des
écrivains médiocres qui se prosternaient devant
son génie dramatique , le seul qu'il n'eût pas ; qui
oserait pour cela prétendre que le cardinal de Ri
chelieu ne fût pas un grand homme ? Les esprits
médiocres ont toutes les prétentions ; les meilleurs
esprits ont presque toujours quelques prétentions
hors de leur caractère ; et c'est par-là que des fripons
et même quelquefois des sots prennent tant
d'empire sur eux. L'écrivain qui offre le monde tel
qu'il est ; qui dans ses tableaux variés présente des
leçons utiles à tous ; qui emploie les coquins , les
intrigans et les flatteurs comme moyens d'instruc-
:
160 MERCURE DE FRANCE.
1
des sentionpour
les honnêtes gens , cet écrivain-là est ve
ritablement un grand moraliste. Pour les auteurs
qui pardes raisonnemens , des maximes et
tences , prétendent convertir les fripons, les méchans
et les hommes à grandes passions , j'admirerais
la hardiesse de leur entreprise , si je pouvais
ne pas rire de l'amour-propre qui leur en déguise
l'inutilité.
Mais , disent quelques personnes raisonnables ,
n'est-il pas dangereux de voir le public rire de
ruses que les magistrats puniraient sévèrement ?
oui , sans doute , cela est dangereux , depuis que
les livres et lesspectacles sont à tout le monde; mais
quijamais a soutenu la possibilité d'avoir des romans
et des comédies de moeurs dans un siècle où
l'impudeur est poussée si loin que les accusés plaisantent
dans les tribunaux , et que des hommes
couverts de crimes osent imprimer des satires ?
Lorsqu'un critique analyse un ouvrage de littérature
, il faut toujours supposer qu'il parle pour les
honnêtes gens ; et je n'ai défendu les intentions
comiques de Molière et de Le Sage qu'en remontant
au jour où ils ont travaillé. Il serait trop humiliant
pour ces hommes de génie de penser que
leurs productions aient quelque chose à démêler
avec le rebut de la société.
Cette édition fait honneur aux presses de
M. Hérhan .
:
FIÉVÉE .
Examen
GERMINAL AN XIII.
RÉP.FRA
5.
cen
d'Alexand
Examen critique des anciens Historiens
le-Grand. Seconde édition , considérablement augmentée
; ornée d'une carte enluminée , des plans de Tyr et de
Thèbes , dessinés par M. Barbier du Bocage , et gravés
par MM. Doudan et Tardieu le jeune. Un volume in-4°.
Prix : 30 fr. , et 33 fr. par la poste; id. papier vélin ,
54 fr. , et 57 fr . A Paris, chez Duminil-Lesueur, rue de
la Harpe , n°. 133 ; et chez le Normant, imp.-lib . , rue
des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 42 .
L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS avait proposé pour le sujet
du prix de l'année 1770, l'Examen critique des Historiens
d'Alexandre. Il est des sujets où l'on peut remporter le
prix même par un fort bon ouvrage , et n'acquérir cepen--
dant que de faibles droits à la réputation et à l'estime.
Le mérite de la victoire se calcule sur le nombre et l'importance
des difficultés vaincues. Mais la question de
1770 était d'un intérêt si grand , exigeait tant de lecture
et des connaissances si diverses , tant de jugement et de
sagacité , que le prix ne pouvait être remporté que par un
homme très -savant. Les mémoires envoyés ne satisfirent
point l'Académie ; elle remit le prix à l'année 1772 ; et
cette sévérité ne servit qu'à rendre son jugement encore
plus respectable , et la victoire plus glorieuse. En 1772 ,
M. de Sainte-Croix fut couronné . Dès que sa dissertation
eut paru , les étrangers la traduisirent , et en France ,
comme dans le reste de l'Europe , les suffrages de tous les
hommes instruits confirmèrent le jugement de l'Académie
(1) . Bientôt elle l'admit au nombre de ses membres ; et
(1) Voici ce que M. de Villoison écrivait en 1778 dans ses remar-
L
162 MERCURE DE FRANCE .
&
M. de Sainte- Croix , compté dès-lors parmi les savans du
premier ordre , s'est maintenu à cette place élevée , par
plusieurs ouvrages où une érudition étendue à la fois ot
profonde , où une critique judicieuse , saine et éminemment
raisonnable est appliquée à des matières d'un véri
table intérêt.
La dissertation de M. de Sainte-Croix reparaît aujourd'hui
après trente années d'intervalle , augmentée de tant
de recherches , que ce n'est pas proprement une éditionnouvelle
, mais un nouvel ouvrage. L'édition de 1775
avait 350 pages ; celle-ci en a 950. Ceux qui s'étonneraient
que la critique des historiens d'Alexandre ait pu
devenir l'objet d'un ouvrage d'une telle étendue , témoigneraient
qu'ils ont une bien médiocre connaissance de
P'histoire ancienne , et de l'influence singulière qu'Alexandre
exerça et par lui-même et par les conséquences de ses
victoires, sur les moeurs de laGrèce , sur celles de l'Asie ,
sur les sciences , les arts , la littérature , et , ce qui est digne
d'une considération particulière , sur l'existence politique
du monde alors civilisé. Telle fut même l'étendue de
cette influence , que bien qu'Alexandre ait été seulement
montré à la terre , et que son règne n'occupe dans les fastes
des empires que le court espace de treize ans , on peut
díre avec raison le siècle d'Alexandre , ainsi que l'on a
dit le siècle d'Auguste et celui de Louis XIV.
ques sur Longus , pag. 285. « Idem quoque conjecerat suavissimus
>> meus et inter paucos eruditissimus amicus et socius Cl. Guilhem
>> de Clermont, baro de Sainte-Croix , cujus cognominis avunculus
>> inter Galliæ heroas numeratur , et quo generosissimo ac nobilissimo
>> viro Academico nostræ superbiunt litteræ , quibus tantam affudit
> lucem in egregio illo opere ,quod inseriptum Examen , etc. pro-
>> diit Lutetiæ anno 1775 , et variam ac multiplicem illustrissimi auo-
>> toris in veteri historia , geographia, chronologia , critica , etc. eru,
> ditionem mirė declarat. >>
GERMINAL AN XIII: 163
Un écrivain austère , l'abbé de Mably , a prétendu
qu'Alexandre ne doit pas causer de l'admiration , mais de
la surprise. Je ne sais comment il l'entend; pour moi ,
j'avoue que dans la première moitié de sa vie militaire ,
Alexandre me paraît digne de la plus juste admiration.
Monté à dix-neuf ans surun trône entouré de périls , il
punit d'abord les assassins de son père. Les barbares du
nord de la Macédoine remuaient , et sont contenus. La
Grèce, soumise par Philippe, croit pouvoir se soustraire
l'autorité d'un prince adolescent , et bientôt Thèbes ruinée
devient aux autres villes une terrible leçon. Libre désormais
d'inquiétude sur la tranquillité de ses états et sur
celle de la Grèce , Alexandre , qui , selon la pensée de
Bossuet (1) , avait succédé aux desseins aussi bien qu'au
royaume de son père , se prépare à la conquête de l'Asie ,
projet long-temps médité par Philippe. Cette guerre était
aussi légitime que nécessaire , et c'est à quoi l'on ne songe
pas assez quand on juge Alexandre.
L'ancien Darius et Xerxes avaient attaqué la Grèce.
Honteusement vaincus , ils nourrissaient contre les Grecs
une haine implacable , et n'osant plus espérerde pouvoir
les subjuguer par la force des armes , ils les divisaient
pour les affaiblir , donnaient aux uns du secours contre les
autres , changeant alternativement de parti , selon les intérêts
de leur astucieuse politique. Telle fut la conduite
des Perses jusqu'à la paix d'Antalcidas , dont ils dictèrent
en quelque sorte les conditions : « S'il faut appeler paix ,
>> dit Plutarque (2) , une trahison, un reproche et une in-
» famie de toute la Grèce , si ignominieuse , que nulle
>> guerre n'eut jamais issue plus honteuse , ne plus infame
(1) Hist. univ. t. 2. ster. , p. 222,
(2) Plut. Artaxerges , Amyot.
2
164 MERCURE DE FRANCE ;
>> pour les veincus. >>\>Quinze ans après , Philippe monta
sur le trône ; sentant bien que la Grèce perpétuellement
divisée , serait perpétuellement faible , il voulut la soumettre
et y réussit. Les rois de Perse , occupés des troubles
de leurs propres états , n'avaient pu que contrarier
faiblement les projets de Philippe , qui devenu l'arbitre
de la Grèce , songeait sérieusement à la venger des longues
offenses de l'Asie . Mais il mourut au milieu de ces
conjonctures, laissant à son fils l'exécution de ses vastes projets.-
Alexandre entra en Perse avec une armée de trente-
sixmillehommes ; et la faiblesse apparente de sespréparatifs
a fourni à ses détracteurs un facile moyen de l'accuser
d'imprudence , de témérité , de folie. Mais ce prince
ne pouvait - il pas raisonnablement se croire , avec trentesixmille
hommes , en état de vaincre les nombreuses armées
de l'Asie ? Il n'ignorait pas , et personne en Grèce
ne l'ignorait , que les Perses étaient sans discipline , sans
vigueur et sans moeurs. Il n'avait pas oublié les anciennes
défaites de Mardonius et de Xerxès , ni les exploits récens
d'Agésilas , qui , avec six mille braves , avait pénétré
jusqu'au milieu de l'Asie , et aurait renversé l'empire , si
1es troubles de la Grèce ne l'eussent arrêté au milieu de sa
course,et forcé de repasser la mer; il savait que Xénophon ,
à la tête de dix mille hommes , avait exécuté sa retraite
merveilleuse à travers tout le nord de l'Asie , sans que les
Barbares pussent l'entamer . D'ailleurs ces trente-six mille
hommes étaient de vieux soldats , qui avaient pris sous
Philippe l'habitude de la guerre et celle de la victoire.
On voit donc qu'Alexandre n'était pas si imprudent qu'on
le suppose , et avait mieux calculé ses moyens qu'on
ne le croit ordinairement. Bossuet , dont le regard puissant
voyait plus avant dans les choses que tous les déclamateurs
et tous les poètes du monde , a dit avec sa force
GERMINAL AN XIII 165
accoutumée (1) : « Vous avouerez que la Perse attaquée
» par un tel héros et de telles armées ne pouvait plus éviter
>> de changer de maître . >>-Ainsi Alexandre animé contre
l'Asie par les plusjustes ressentimens , attaquant une mul
titude indisciplinée , avec une armée de soldats aguerris
et dès long - temps accoutumés à vaincre , ne dut pas
moins ses prodigieux succès à sa prudence qu'à sa fortune.
Vainqueur des Perses sur les bords du Granique ,
en quelque mois il soumet toutes les provinces maritimes
de l'Asie. Les victoires d'Issus et d'Arbelles , et la mort de
Darius , dont il punit le meurtrier , le laissent sans ennemis
, et il est proclamé roi de l'Asie . Cette immense
conquête fut l'ouvrage de cinq années , et certes , on ne fit
jamais rien de si grand , et en moins de temps , et avec des
moyens mieux combinés.
Jusque - là la vie d'Alexandre me paraît aussi surpre
nante qu'admirable ; mais j'avoue que la fin ne fut pas
digne de ces beaux commencemens. Après la mort deDarius,
il semble que l'ivresse de tant de victoires eut dérangé
la tête du conquérant. C'est alors qu'on le vit se livrer à
ces excès de cruautés et de débauches honteuses quinuisent
à sa mémoire , et qu'ôtant tout frein à son ambition ,
il alla porter la guerre jusques par-delà l'Indus , chez des
peuples dont jamais ni les Grecs , ni lui , n'avaient eu à so
plaindre.
Les actions d'un homme aussi extraordinaire durent
frapper puissamment l'imagination des Grecs , naturellement
très-faciles à se laisser émouvoir par tout ce qui
avait l'éclat de la grandeur et du merveilleux. Aussi nul
héros n'eut jamais autant d'historiens, et la plupart pous
sèrent jusqu'à l'excès cette manie des récits romanesques ,
(1) Hist. univ. , t. 2, p. 223,
,
3
66 MERCURE DE FRANCE ;
:
et des descriptions fabuleuses qui a fait naître le proverbe
de la Grèce menteuse.
Plusieurs de ces historiens vécurent du temps même
d'Alexandre ; quelques-uns avaient servi sous ses ordres :
les autres l'avaient accompagné , appelés par lui pour
écrire sous ses yeux la relation de tout ce qu'ils lui verraient
faire. Mais presque tous ces témoins furent rendus infidèles
, soit par leur penchant à l'exagération , soit par
leur bassesse , par leurs ressentimens particuliers , ou leur
attachement à la personne du roi.
Callisthène , dont la fin fut si tragique , croyait que la
divinité d'Alexandre dépendait de sa plume bien plus que
des oracles , et son histoire écrite sur ce principe n'eut
pour but que de faire, aux dépens de la vérité , l'apothéose
du roi,
(
Onosicrite est regardé par Strabon (1), comme le plus
fabuleux des historiens d'Alexandre. On le plaçait à côtê
de Ctesias , d'Aristée , d'Isigone , de Polystephanus ,
d'Hégésias , écrivains romanesques dont les ouvrages finirent
par tomber dans un tel mépris , qu'au temps d'Aulugelle
on achetait pour très-peu d'argent leur collection
complète. (2)
Hiéronyme de Cardie n'avait pas fait oublier son mauvais
style par son impartialité (3).
Clitarque qui fut , au jugement du plus judicieux des
critiques (4), le plus enflé des historiens , avait écrit en
rhéteur, sans exactitude et sans goût.
Après la mort d'Alexandre , parurent Hégésias (5) ,
:
(1) ap. Ste. Cr. , p. 38.
(2) Aul. Gell. IX . 4.
(3) Voy. Ste . Cr. , p. 40.
(4) Longin , ap. Ste. Cr. , 4r.
(5) Voy. Ste. Cr . , p. 47.
/
GERMINAL AN XIII. 167
écrivain asiatique, dont le style était froid , recherché ,
maniéré , et qui ,joignant à cedéfaut l'amour des fables
et du merveilleux, en avait rempli ses ouvrages ; Duris ( 1 )
qui gâta de belles qualités par le même goût pour les prodiges
; Jason (2) , abréviateur décharné , qui avait fait une
nomenclature plutôt qu'une histoire ; et plusieurs autres
dont les noms seraient longs à rapporter.
Mais dans la foule des historiens d'Alexandre , tous ne
furent pas d'un si faible mérite ; ily en eut quelques-uns
qui , sentant mieux l'étendue de leurs devoirs , écrivirent
avec plus d'exactitude et de fidélité.
Aristobule et Ptolémée , tous deux généraux sous
Alexandre , et le second , roi après sa mort, avaient laissé
des relations dont la perte est digne de regrets. Aristobule
écrivit à 84 ans (3) , et Alexandre ne vivant plus alors ,
il semble avoir eu loin de lui toutes les causes de haine
ou de partialité. Ptolémée était roi quand il composa sés
mémoires , et le respect qu'il dut à l'élévation de son rang
lui endonna sans doute pour la vérité. Cette observation
est de Synésius, qui , citant à l'appui d'un fait les mémoires
de Ptolémée, s'exprime en ces termes (4) : « Ainsi
» l'a rapporté Ptolémée , fils de Lagus , qui le savait bien ,
» en ayant lui-même été le témoin , et qui , roi quand
» il écrivit, ne mentait pas. »
Il faut encore regretter le journal d'Alexandre , rédigě
par Diodote et Eumène (5) ; l'itinéraire de l'armée décrit
par Béton et Diognète (6) , ouvrage qui aurait levé bien
(1)Voy. Ste. Cr. , 53.
(2)Voy. Ste . Cr. , 58.
(3) Ste. Cr. , p. 43.
(4) Calv. enc. 79 , с.
(5)Ste. Cr. , p. 45.
(6)Id.46.
168 MERCURE DE FRANCE,
,
des difficultés sur les campemens d'Alexandre , et la géographie
de la Perse et de l'Inde ; Marsyas qui avait écrit
sur l'éducation du roi dont il avait été lui-même le condisciple
( 1 ) ; Eratosthène , géomètre et critique fameux
qui avait cherché à corriger les erreurs des autres historiens
(2) ; Timagène , écrivain qui eut de l'exactitude (3) ;
Dexippe , homme , suivant Eunape , d'une érudition universelle
et d'une grande puissance de raison (4) .
Tous ces historiens et beaucoup d'autres sont perdus . II
ne nous reste aujourd'hui que Plutarque , Diodore ,
Arrien.
26 )
Plutarque qui cite 250 auteurs (5) , qu'il a consultés ou
suivis , nous a laissé sans doute un ouvrage très-précieux.
Cependant il est trop admirateur et trop passionné pour
être toujours impartial et juste. « On s'aperçoit , dit M. de
>> Sainte - Croix , de sa partialité par les circonstances
>>>qu'il supprime.... On sent combien il en coûte à son
>> coeur de raconter les mauvaises actions de ce prince , et
>> d'avouer le changement que fit en lui la prospérité, le
>>>plus terrible des écueils. En un mot , tout est arrangé
>> dans cette vie à dessein que le bon l'emporte de beau-
>>> coup sur le mauvais , que celui-ci soit moins sensible ,
>> et qu'Alexandre devienne par-là un objet perpétuel
>>> d'admiration . >>>
Diodore a consacré à Alexandre le dix-septième livre
de son Histoire universelle. Mais le temps nous en a en-
(1) Id. 44.
(2) Ste . Cr. , p . 51 .
(3) Amm. Marcell. « Timagenes et diligentia græcus , et lingua.
Ap. Ste. Cr. , 57.
(4) In Porphyr. fin. et Ste. Cr. , p. 60.
(5) Ste, Cr. , 78 .
GERMINAL AN XIII. 169
levé une partie. Au reste , il ne paraît pas ( 1) qu'il ait toujours
consulté de bons guides ; son ouvrage cependant ,
n'est pas sans utilité. は
Arrien a suivi particulièrement les mémoires d'Aristobule
et de Ptolémée , et doit inspirer la plus grande confiance.
Il avait fait une étude particulière de la tactique ,
et personne n'a mieux que lui décrit les batailles d'Alexandre.
Je transcrirai ici quelques lignes du jugement que
M. de Sainte- Croix porte de cet historien. « Il mérite à
>> bien des égards le surnom de Philalethe ou ami de la
» vérité, qu'un auteur Grec lui donne (2). Pour l'ordinaire,
>> Arrien n'adopte point un fait sans examen , et sa criti
» que est presque toujours judicieuse. Il décrit avec beau
>> coup de clarté les marches , les batailles , et toutes les
» opérations militaires , qui , la plupart , sont racontées
» par les autres historiens d'une manière incomplète ou
>>inintelligible. Partout on reconnaît l'auteur de l'excel-
>>lent Traité de tactique qui porte son nom , et l'on juge
> facilement que sa théorie était le résultat d'une prati-
» que éclairée. D'ailleurs Arrien s'est attaché à faire con
>>naître moins le prince ou l'homme que le guerrier ou le
>> conquérant , et on s'aperçoit de la peine qu'il éprouve
>> en rapportant les faits qui ne sont point à l'avantage du
>> premier. Il semble même glisser sur ce qu'il ne peut
>> raisonnablement excuser ou présenter sous des couleurs
>>favorables ..... On connaîtra moins par lui les vices ou
>> les vertus, les goûts et les moeurs de ce conquérant, que
>> dans sa vie écrite par Plutarque.>>>
Parmi les latins , on ne peut nommer'que Quinte-
Curce , Justin qui a abrégé Trogue Pompée , et Paul
Orose qui a abrégé Justin.
(1) Ste. Cr. , p . 70 , 71 .
(2) « Eneas Gaz. Theophrast, p. 23,
1 .comA
170 MERCURE DE FRANCE ,
Quinte-Curce écrivit d'après Clitarque , « ou , ditM. de
» Sainte - Croix , peut- être le traduisit - il, du moins en
> grande partie. » Séduit , et par les défauts de son modèle
et parson propre goût qui le portait à la recherche
dans le style età l'exagération dans les détails et les descriptions
, il a écrit l'histoire comme un roman. Il multiplie
les situations pathétiques et fortes , les discours ornés
, enfin tous les moyens de produire le plus grand
effet possible. Du reste , il manque de toutes les connaissances
préliminaires que doit avoir l'historien , et à chaque
instant un lecteur superficiel ou médiocrement instruit
peut être entraîné par lui dans les plus grossières
erreurs. « On ne saurait , dit son savant examinateur,
« être trop en garde contre les charmes de son style ,et
>> aucun écrivain de l'antiquité ne doit être lu avec plus
> de précaution. Son ignorance en tactique le rend sou-
>> vent inintelligible dans le récit des batailles.... Il ne
> parle que d'une manière vague et obscure des saisons
» dans lesquelles sont arrivés les différens événemens.; il
>> ne fait pas mention des années , et ne les désigne même
» pas. De son inexactitude naît un désordre qui empêche
>> de bien saisir le fil de la narration. Il s'embarrasse en-
>> core moins de la géographie , et son ouvrage fourmille
>> d'erreurs sur cette matière , etc. »
Trogue Pompée vivait sous Auguste , et était digne de
cegrand siècle. C'était, dit son abréviateur , un homme
d'une antique éloquence (1) ; etVopiscus parlant des plus
grands historiens (2) , nomme Trogus à côté de Tite-Live,
de Salluste et de Tacite. M. de Sainte - Croix pense (3)
(1 ) Virprisca eloquentiæ TrogusPompeius. Justin, ap.Ste.Cra
p115.
(2)Vopisc. Aurel. c. 2.
(3)ρ. 1αι,
GERMINAL AN XIII. 174
que Trogue Pompée avait en grande partie suivi Cli
tarque , guide infidèle suivi déjà , comme nousl'avons vu ,
par Quinte-Curce et Diodore de Sicile.
Paul Orose a consacré au conquérant Macédonien cinq
chapitres de son Histoire Universelle. Il suit Justin , mais
n'a pas imité la sagesse de son style. Orose a les défauts
de l'Ecole africaine , il est dur , barbare , obscur , ampoulé
, déclamateur. Il faut pourtant remarquer avec
M. de Sainte-Croix ( 1 ) , qu'il ne mérite pas tout à fait le
mépris dans lequel il est tombé , « surtout si l'on consi
» dère qu'il a vraisemblablement fourni à Bossuet l'idée
>> de son immortel discours sur l'Histoire Universelle.
>> Paul Orose ramène comme lui tous les événemens aux
> vues de la Providence sur l'établissement de la religion
>> chrétienne , mais c'est d'une manière moins directe ,
» et son plan n'est pas dessiné avec la même exactitude.
>> D'ailleurs cet art admirable de rassembler tant de ma-
» tériaux épars et divers pour en composer un ensemble
>> parfait , et de faire jaillir de cette belle ordonnance le
» trait de lumière qui dissipe toutes les ombres; ce savoir
>> vaste etjamais superflu , cette éloquence toujours noble
>> rapide , et quelquefois sublime, qui pénètre et vivifie
» tout , qui élève l'ame et lui laisse une impression dura-
» ble ; ces grands traits empruntés si heureusement des
>> prophètes , ces réflexions justes et profondes , ces
» images fortes et majestueuses , enfin ces expressions qui
> renferment et font naître une foule de pensées ; voilà
>> ce quiappartient exclusivement à l'illustreBossuet, etc. n
J'ai cité ce passage pour faire voir que le style de M. de
Sainte-Croix a le mérite bien rare dans les livres d'érudition
, d'être élégant et pur , et de s'élever quand le sujet
ledemande.
(4)P. 124.
172 MERCURE DE FRANCE ;
•Tous ces historiens et beaucoupd'autres sont examinés
par M. de Sainte - Croix avec les plus grands détails ,
d'après leurs ouvrages , ou leurs fragmens , ou les témoignages
de l'antiquité; il discute aussi le degré de confiance
que méritent plusieurs autres auteurs qui n'ont parlé
d'Alexandre qu'accidentellement , Strabon , Polyen , Athénée
, Elien , Valère Maxime , etc. Pour compléter cet
examen qui occupe toute la première partie de l'ouvrage ,
M. de Sainte-Croix y a fait entrer les historiens orien
taux , si pourtant on peut donner le nom d'historiens , á
des écrivains hyperboliques jusqu'au ridicule , poètes en
prose , décrivant avec pompe le printemps et l'hiver , em
ployant les plus absurdes et les plus gigantesques figures ,
abusant en tout sens et en toutgenre de ce trop facile talent
que les Asiatiques ont pour l'exagération , et manquarit
rarement d'altérer les faits , pour consoler un peu leur
orgueil national. Quelques lignes de M. de Sainte- Croix( 1 )
feront mieux connaître leur manière que tout ce que j'en
pourrais dire. « Mirkhond assure qu'Alexandre , dans
>> l'espace de quatorze ans , parcourut les routes et les
>> déserts , les plaines et les montagnes du globe , et que
>> les pieds de ses coursiers agiles et étincelans de feu
» écrivirent sur les lieux les plus élevés et les moins ac-
>>>cessibles , des vers dont le sens est : Le jour il était
>> dans la Grèce , et la nuit dans l'Inde ; le soir à Damas ,
>> et le matin à Rouschad . Son cheval se désaltérait en un
> mêmejour aux rives du Gihon, et dansles eaux duTigre,
>>qui arrose Bagdad. >>>
2
... Dans la seconde et latroisième partie, M. de Sainte- Croix
examineendétail les récits des historiens depuis lanaissance
d'Alexandre jusqu'à sa mort. Je ne peux suivre ici lamar-
(1) p. 191.
GERMINAL AN XIII. 173
che de l'auteur; c'est dans l'ouvrage même qu'il faut voir
avec quel art il sait concilier les écrivains qui semblent
s'éloigner le plus; comme il discute la vraisemblance
relative de deux récits contradictoires qu'il est impossible
de concilier , et montre lequel il faut préférer; comme
il corrige les erreurs chronologiques et géographiques ,
réfute les traditions fabuleuses , et ces mensonges historiques
qui , long-temps propagés , ont fini par acquérir
les droits de la vérité. Par exemple Quinte-Curce et Pline
rapportent d'après Clitarque ( 1) qu'Alexandre mit le feu
au palais de Persepolis , que la ville fut consumée , et
qu'on n'en retrouverait pas la place , si l'Araxe ne l'indiquait.
Mais Aristobule , suivi par Plutarque , assure
qu'il n'y eut qu'une partie du palais de brûlée : « Com-
> ment que ce soit , dit le biographe , c'est bien chose
>> confessée de tous, qu'il s'en repentit sur l'heure même,
» et qu'il commanda qu'on éteignît le feu (2). » Dailleurs
les voyageurs modernes qui ont examiné les ruines de
ce palais , ont reconnu qu'il était de toute impossibilité
que les flammes eussent pu consumer un édifice composé
de masses de pierres énormes et indestructibles .-Ailleurs
M. de Sainte-Croix démontre par le calcul la possibilité des
marches d'Alexandre, que la fausse évaluation des mesures
et la confusion des termes avaient fait regarder comme fabuleuses
, et dont Montesquieu disait : « Vous croyez
>> voir l'empire de l'Univers plutôt le prix de la course ,
>> comme dans les jeux de la Grèce , que le prix de la
> victoire . »
Quelques écrivains politiques ont supposé que le conquérant
macédonien , n'avait pénétré si avant à l'orient de
(1) Ste. Cr. , p. 311 .
(2) Plut. Amyot , Alexandre.
174 MERCURE DEFRANCE ;
FAsie que pour unir les Indes avec l'occident , par un com
merce maritime , comme il avait voulu les unir par les
colonies qu'il avait portées dans les terres , et que la fondation
d'Alexandrie tenait à ce vaste plande commerce.
Mais , dit M. de Sainte - Croix , si ce fut réellement
→ le dessein de ce prince , pourquoi permettait-il pendant
➤ le cours de ces mêmes opérations de rétablir Tyr qui
⚫ avait conservé ses relations commerciales, et devenait
> naturellement la rivale d'Alexandrie ? » Tous les historiens
s'accordent à ne donner à Alexandre dans sa conquête
de l'Inde , d'autre motif que l'amour de la gloire
militaire ; et quand il cherche à se faire suivrepar ses soldats
découragés , il ne leur parle point du tout de l'avantage
-d'étendre le commerce, maisde lagloired'étendre leurs con
quêtes, et de ne donner à leur empire d'autres bornes que
celles que Dieu a mises à la terre. Toutes ces idées commerciales
ne sont ni du siècle , nidu caractère d'Alexandre.
La quatrième partie est consacrée à l'examen des témoignages
de la Bible et des écrivains juifs. M. de Sainte-
Croix admet , en homme religieux et convaincu , la certitude
des prophéties et leur parfait accomplissement. Le
voyage d'Alexandre à Jérusalem , que de très -grands critiques
ont regardé comme supposé , dont Bossuet , Pétau ,
Usher, le père Ansaldi, ont admis la possibilité, estdiscuté
par M. de Sainte-Croix , avec de grands développemens.
Il en justifie presque toutes les circonstances d'une façon
sans réplique , et montre que les plus forts argumens de
ceux qui l'ont rejeté étaient appuyés sur une erreur chro-
⚫nologique. M. de Sainte-Croix avait combattu dans sa première
édition , l'opinion qu'il soutient aujourd'hui ; mais
les raisons par lesquelles il ladéfend sont bien plus fortes ,
plus pleines , plus développées que celles par lesquelles il
l'avait attaquée. Et il est remarquable que Bayle , qu'on
GERMINAL AN XIII 175
n'accusera sûrement pas d'être ou trop crédule ou trop
prévenu en faveur de la religion , admet la vérité de ce
voyage , au moins dans le fond , sinon dans toutes les circonstances.
« Je me garderai bien, dit-il (1 ) , de mettre
» au nombre des fables le voyage d'Alexandre à Jérusa-
» lem. La narration que Joseph nous en a laissée pourrait
être fabuleuse , quant à certains points. Dira
>> qui voudra qu'elle l'est en tout et partout ; le silence
» des auteurs païens qui ont parlé de tant d'autres choses
> moins considérables , concernant ce prince , arrivées
>> dans des pays aussi obscurs pour le moins que la Judée,
» sera une raison forte pour qui voudra , mais non pas
>> pour moi. »
Dans la cinquième partie,M. deSainte-Croix traitedela
chronologie des historiens d'Alexandre , matière épineuse
et pleine de difficultés. Mais il les éclaircit à l'aide de sa
critique supérieure , et donne pour résultat de ses laborieuses
recherches un canon chronologique, depuis l'avénement
de Philippe jusqu'à la mort d'Olympias , ou en
d'autres termes, depuis l'an 360 jusqu'à l'an 318 avant
Jésus-Christ.
La géographie des historiens d'Alexandre occupe la
sixième partie. M. de Sainte-Croix montre d'abord quels
furent chez les Grecs les commencemens de la science
géographique. Arrivant ensuite aux écrivains qu'il s'est
chargé d'examiner, il relève leurs erreurs , explique les
difficultés nées des fausses mesures ou de la confusion des
noms. Toute cette section est du plus grand intérêt , et répand
beaucoup de jour sur plusieurs points très-obscurs de
l'ancienne géographie. Elle est terminée par des observations
sur l'important voyage de Néarque , qui parti des
(1) Art. Macédoine , not.o 2
176 MERCURE DE FRANCE ;
bouches du Sinde, arriva à Ormuz après une traverséede
sept mois. L'authenticité de ce voyage avait été contestée
-par des savans du premier ordre , entre autres par l'habile
Dodwell etle paradoxal Hardouin. Les recherches nou-
-velles de M. de Sainte- Croix et de son savant collégue ,
M. Gosselin , lèvent tous les doutes. :
Telles sont les principales matières contenues dans ce
grand et bel ouvrage. Je ne dois pas oublier de dire que
M. Barbié du Bocage y a mis une excellente carte des expéditions
d'Alexandre , eten a donné l'analyse dans une savante
dissertation ; que M. Quatremère de Quincy , l'un des
hommes de France qui connaissent le mieux la théorie
des arts , et celui peut- être qui en parle avec le plus de
talent , a fait d'après les récits des historiens , deux beaux
dessins du: bûcher d'Héphestion et du char funèbre
d'Alexandre ; enfin que le célèbre M. Visconti a donné
-l'explication d'un bas-relief inédit et d'une belle exécution ,
-représentant la bataille d'Arbelles.
a L'ouvrage est terminé par une table des matières faite
avec beaucoup de soin et d'exactitude, et par une autre table
des auteurs corrigés et de ceux dont on trouve cités dans
lesnotes des fragmens inédits. Les passages les plus remarquables
sont ceux que M. de Sainte-Croix a pris dans la
stéréométrie du mathématicien Héron ; dans les scholies
sur Denys de Thrace ; dans le lexique de Photius; dans
un abrégé de Polyen, qui offre d'excellentes restitutions
&pour le texte imprimé de cet écrivain ; dans le lexique
- des orateurs , ouvrage qu'il serait utile de publier , avec
les autres grammairiens de cet antique et précieux ma-
-nuscrit de Coislin ( 1) , qui a fait faire aux philologues de
Hollande et d'Angleterre , plus d'un voyage en France ;
(1) Biblioth. Coisl . , nº. 145.
enfin
GERMINAL AN XIII. 177
enfin dans Théodulus ou Thomas Magister, dont le discours
au philosophe Joseph sur les guerres de Perse et d'Italie
ne mériterait pas moins d'être imprimé . On y trouve plusieurs
faits importans pour la connaissance de l'histoire de
l'Empire au XIV . siècle. J'ai entendu dire que M. de
Villoison avait eu le projet d'en donner l'édition. Si ce
savant helléniste , dont la maladie alarme vivement ses
amis et tous ceux des lettres grecques , se charge de publier
ce discours et d'yjoindre ses remarques , on peut assurer
d'avance qu'elles seront un trésor d'érudition historique ;
car M. de Villoison, qui a dans tous les genres des connaissancesin
finies , est peut- être l'homme qui a le plus approfondi
l'histoire des derniers siècles de l'empire Grec , et
qui en possède le mieux tous les détails.
SPECTACLE S.
THEATRE FRANÇAIS.
Ω.
L'Homme à Sentimens , ou le Tartufe de Moeurs ,
comédie en cinq actes et en vers , de M. Chéron ,
remise au théâtre.
M. SHERIDAN , auteur de la comédie anglaise dont celleci
est imitée , a mis pour la composer plusieurs ouvrages
à contribution ; entr'autres le Tartufe , Tom Jones ,
l'Enfant Prodigue , l'Habitant de la Guadeloupe , dont
Mercier avait lui-même trouvé l'idée dans un roman de
l'abbé Prévôt. Je me contenterai d'indiquer un sujet dont
les principales sources sont si connues.
Valsain , sous le masque de la vertu qu'il porte mal ,
car il en parle trop , cache la plus noire scélératesse. Florville
, son frère , un peu moins âgé que lui , avec tous les
défauts et même les vices de la jeunesse , conserve un coeur
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
sensible et généreux. Ces deux frères ressemblent beaucoup
à ceux de l'Enfant Prodigue , si ce n'est que Fierenfat ,
moins odieux , n'est que dur et cupide ; ils sont rivaux
comme dans le drame de Voltaire , et c'est aussi le cadet
qui est préféré. Il y a dans la pièce , sous le nom de Gercour
, un véritable Orgon qui a été leur tuteur , et qui est
amoureux des fausses vertus de l'aîné , autant qu'irrité des
vices ducadet. Il s'en faut bien qu'il approche pour le comique,
de celui de Molière. Il est l'épouxd'une jeune femme,
honnète au fond , mais inconséquente dans sa conduite ,
et l'hypocrite veut la lui souffler .
Un oncle des deux frères , nommé Sudmer , arrivé
nouvellement de l'Inde avec une prodigieuse fortune , se
défiant de l'un, parce que, dans ses lettres , il l'entretenait sans
cesse et avec affectation de sa probité , et augurant bien
de l'autre par le ton naturellement affectueux de sa correspondance
, a résolu de les éprouver tous deux en se presentant
à eux sous divers noms et différens prétextes . Le
fourbe est démasqué , le bon coeur de Florvil'e reconnu :
celui-ci obtient la main de sa maîtresse , et Sadmer assure
tout sonbien aux deux époux , une moitié àchacun. Julie ,
c'est le nom de la jeune personne , déclare qu'elle n'accepte
point celle qu'on lui donne ; son amant lui répond qu'elle
n'en sera que dépositaire .
:
SUDMER.
Tout comme il vous plaira , faites votre devoir ;
Mais je vous en préviens , je n'en veux rien savoir .
Cette pièce est bien conduite , bien intriguée , le style
en est ferme et naturel ; elle a de l'intérêt. Du côté de l'art
onne peut lui reprocher qu'un peu de langueur dans les
premiers actes ; au troisième , la scène des tableaux , et
sa quatrième , celles du paravent ont enlevé tous les suffrages
. La première est un peu longue : on est cependant
touché des sentimens de Florville qui , réduit à vendre
d'anciens portraits de famille , refuse de se défaire de celui
de son oncle , et déclare que , dût- on le couvrir d'or et de
GERMINAL AN XIII.
179
۱
diamans , il ne le céderait pas. Son oncle , déguisé en juif,
lui enoffrait un prix exorbitant.
Les scènes du paravent sont d'un intérêt bien plus vif
encore. Valsain a su attirer dans sa biblothèque Mad. Gercour.
Le mari survient ; le Tartufe la presse de se cacher
derrière un paravent : elle résiste d'abord , en disant qu'e'le
n'est point coupable ; il l'y pousse moitié gré , moitié
force. Le mari s'aperçoit qu'ure femme est cachée dans
l'appartement , et veut la voir. Valsain lui dit que c'est une
petite marchande de modes , et proteste qu'il n'en faut rien
conclure d'offensant pour elle ni pour lui-même. Fiorville
survient , Valsain est obligé de sortir pour un moment
Gercour , qui commence à se désabuser sur le compte des
deux frères , avertit le cadet qu'il y a une jeune fille dans
la bibliothèque. Florville se précipite pour la voir , la voit ,
referme bien vite le paravent , et empêche qu'elle ne soit
vue de son mari. Valsain rentre en ce moment , s'aperçitque
son frère sait tout , et se croit perdu ; mais Florville
donne le change au mari , et l'entraîne dans sa chambre
pour que madame Gercour ait le temps de se retirer.
Une telle délicatesse de la part d'un jeune étourdi fait pardonner
bien des fautes .
Cette situation est sans doute bien intéressante et bien
forte ; à peine on respire pendant trois ou quatre scènes
consécutives ; mais il faut convenir qu'elle est amenée
par une grande invraisemblance. Comment madame Gercour
, femme honnête , ma'gré un peu de coquetterie , et
à qui Valsain a fait une déclaration bien en forme , et dit
très -clairement qu'une jeune épouse ne doit point de fidélité
à un vieux mari , peut-elle se déterminer à le venir trouver
à dix heures du soir dans sa bibliothèque , où il l'a invitée à
se rendre sous prétexte de lui lire Platon , Epictète , Sénèque
, etc. , et où elle entre en éclatant de rire ? Elle a
beau s'écrier , après être sortie du piége :
Ignorance du monde , où m'avez-vous conduite ?
Une femme médisante et coquette , c'est le caractère qu'on
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
lui donne , ne doit pas être aussi ignorante : non-seulement
la bienséance , mais ce qui est pire , sous le rapport
de la conduite d'une intrigue , la vraisemblance est violée
par cette démarche de madame Gercour.
F
,
D'un autre côté la séduction tentée par Valsain est bien
plus vraisemblable que celle qui est entreprise par le Tartufe
de Molière. S'il y a un défaut dans ce chef-d'oeuvre
c'est une teinte d'invraisemblance qui s'étend sur presque
tout le rôle de l'hypocrite . La Bruyère en a fait une critique
très-vive : un homme de cette trenipe , dit - il , ne cajole
point la femme d'un protecteur opulent , dont il est le parasite
; à plus forte raison n'ira-t- il point compromettre une
grande fortune , un mariage inespéré avec une fille charmante
,, pour tâcher , sans aucun motif raisonnable d'espérance,
de séduire sa mère ,grave matrone déjà sur le retour
et entourée d'enfans qu'elle veut marier. Dans le nouveau
Tartufe , la séduction est motivée ; madame Gercour a
tout pouvoir sur son mari tuteur de Julie ; Valsain a
cru qu'en lui faisant la cour il pourrait la déterminer en sa
faveur ; il a employé ce moyen sans succès . Sa vanité lui
persuade qu'elle veut de sa part plus que de simples honnêtetés.
Il sait qu'elle aime à plaire , ne lui connaît pas
d'amans , et croit pouvoir se présenter en cette qualité ,
pour mieux s'assurer la main et la fortune de Julie. Il n'y
a dans cette combinaison rien qui soit dénué de vraisemblance.
,
:
Mais je serais tenté de faire à M. Chéron un reproche
plus grave que celui qu'a fait la Bruyère à l'auteur du premier
Tartufe . J'ai peur que sa comédie , dont la morale paraît
d'abord excellente, comme l'intention en est certainement
très-pure , ne soit de quelque danger pour la jeunesse. Je
sais qu'on ne va au théâtre que pour s'amuser , et qu'on
n'a pas coutume de prendre des personnages de comédie
pour des modèles de conduite. Cependant il est trèsconnu
que des jeunes gens y ont quelquefois puisé de
mauvais exemples , en ont rapporté des airs de fatuité ,
GERMINAL AN XΙΙΙ. 181.
d'impertinence , le goût de la dépense , de la dissipation , du
libertinage. L'Enfant Prodigue est une pièce morale ,
parce que cet enfant avant de recevoir sa grace , a beaucoup
souffert de misère et d'humiliations : on ne peut pas être
tenté d'imiter ses déréglemens . Mais Florville aimant le
jeu , la table , les femmes , ayant dévoré , au sortir de
l'enfance , le bien de son père , de sa mère , d'une vieille
arrière douairière qui avait eu du goût pour lui , de grandes
libéralités de son oncle , et contracté encore des dettes ;
Florville , qu'on peint , avec tous ces défauts , vif , léger ,
étourdi , sémillant , aimable , généreux , sensible ; qui n'éprouve
pas un revers , ni presque un désagrément pour
toutes les folies qu'il a faites ; qui au contraire se voit au
comble du bonheur , est en vérité un dangereux exemple .
Une jeunesse inconsidérée croira qu'elle peut tout se permettre
, parce qu'on peut tout réparer avec un bon coeur ,
et ne réfléchira pas qu'il est fort difficile qu'un coeur nageant
dans tous les vices se conserve bien sain . D'autre part , Valsain
, le plus vil et le plus coupable des hommes ; Valsain ,
qui sous un nom emprunté ruine son frère par des usures ,
et veut le faire arrêter pour dettes , n'est puni que par un
moment de honte .
Ce rôle est joué supérieurement par Damas. Armand n'a
pas sans doute la brillante légéreté qu'avait Molé dans sa
jeunesse , mais il est le seul qui eût pu rendre celui de Florvillle
, et il y montre de la vivacité. L'oncle était représenté
fort bien par Grandmesnil ; le personnage d'Orgon n'est
rien moins que saillant; Julie n'a que peu de vers à réciter ;
mademoiselle Volnais les a fort bien dits ; mademoiselle de
Vienne ne se dément jamais ; mademoiselle Desroziers a
tiré du rôle équivoque de madame Gercour , le parti dont
il était susceptible . Tout ce qu'on peut faire dans ces
personnages secondaires , c'est de ne pas déranger l'ensemble.
Ce genre de mérite ne se fait pas extrêmement remarquer ,
mais il est très-utile , et mademoiselle Desroziers l'a toujours
; quand elle ose même se montrer en première ligne ,
1 3
182 MERCURE DE FRANCE ,
ce qui lui arrive rarement , on ne l'y trouve point déplacée. ,
On lui desirerait donc plus de confiance dans ses forces , ce
qui donnerait plus de fermeté à sa prononciation.
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
( Rue de Louvois . )
L'Espoirde la Faveur, comédie en cing actes et en prose ,
de MM . Etienne et Nanteuil.
,
L'Espoir et l'Effet de la Faveur , deux pièces jouées le
même jour , à la rue de Louvois et à la rue de Chartres
ayant pour type la même idée dramatique , supposent au
moins un plagiat : on prétend qu'ici il y en a deux , et que
les deux sociétés d'auteurs qui ont exploité ce sujet , l'ont
puisé l'une et l'autre dans une source étrangère : c'est , diton
, à Fabre - d'Eglantine qu'ils l'ont dérobé. On suppose
que cet écrivain barbare , mais non sans verve et sans originalité
, l'avait traité dans une comédie intitulée l'Orange
de Malte, qu'il avait lue à ses amis , et qui ne s'est point
trouvée parmi ses oeuvres posthumes. Madame de Pompadour
et les courtisans du dix- huitième siècle en étaient les
principaux personnages , et l'on peut bien croire que les
flatteurs de la cour n'étaient pas épargnés par le flatteur de
la populace. Au reste , une grande partie de l'Espoir de la
Faveurn'est que le déve'oppement de ces deux vers devenus
proverbe : Donec eris Felix , etc., et une imitation du
Dissipateur.
Malheureusement les associés n'ont guère emprunté à
l'inventeur que son sujet, et fort peu de son talent ; car il
y en a dans les comédies de Fabre , et il est incontestable
que dans les jugement qu'on en a portés depuis quelque
temps , on a confondu l'homme et l'auteur , et que le premier
a beaucoup nui à l'autre.
L'action de la nouvelle pièce est très- simple , c'est un
GERMINAL AN XIII . 183
érimte ; mais il faut bien des ressources dans l'esprit pour
soutenir l'attention sans le secours d'une forte intrigue ,
et faire que tout soit plein avec peu de matière ; c'est le
secret et le privilége des plus grands maîtres. Les autres ne
auraient se passer de mouvement et d'intérêt .
La baronne de Dolbach doit , dans le jour , marier sa
fille Amélie à Frédéric , simple lieutenant , mais homme de
mérite. C'est par égard pour son frère , feld- maréchal de
Bavière et tuteur d'Amélie , que cette femme , fière de sa
haute naissance , et humiliée de sa modique fortune , a con
senti à ce mariage ; elle témoigne même du regret de sa
condescendance. Sa famille dédaigne d'abord de se trouver
à cette pauvre noce , entr'autres son frère , le philosophe
Xénocrate , qui ne trouve pas bon qu'on épouse un homme
dont l'état est , dit - il , de combattre l'indépendance ; un
conseiller n'ypeut pas venir , parce qu'ayant été rapporté endormi
de l'audience , il ne s'est pas réveillé depuis vingtquatre
heures .
Cependant la future a été la nuit dernière au bal de la
cour , avec une dame Rosenthal , femme d'une mauvaise
réputation , à la quelle sa mère l'avait imprudemment confiće.
L'électeur les a beaucoup regardées . Un page vient de
sa part porter un écrin à Amélie. La tête en tourne à sa
mère; elle ne veut plus qu'elle épouse son petit lieutenant.
Toute la parenté accourt au bruit de la faveur d'Amélie ;
il a réveillé le conseil'er de sa léthargie , guéri un' comman
deur de sa goutte. Un généalogiste arrive avec son arbre
généalogique , se dit de la famille , en donne pour preuve
la conformité des armes : c'est des deux côtés une tête de
cerf avec son bois. Le feld - maréchal , militaire rempli
d'honneur , est le seul à qui ce te apparence de faveur
déplaise; mais c'est beaucoup que , même dans la Germanie
, sur six personnes il s'en trouve une qui ne se prosterne
pas devant la fortune , à quelque prix qu'il lui
plaise de mettre ses faveurs . Le philosophe n'a point balancé
, il est à ses pieds , il provoque un conseil de fa-
4
184 MERCURE DE FRANCE ,
mille pour prononcer sur le mariage ; on arrête sa rupture
ou sa su rséance , malgré l'avis du feld-maréchal contre
lequel tout le monde se soulève. Le page revient annoncer
une visite du prince sous deux heures . Xénocrate , qui a
quitté bien vite son costume philosophique pour prendre
celui d'un courtisan , renvoie toute la famille , voulant
entretenir le page en secret . Il lui dit ( le mot est plaisant ) ,
qu'il a été nommé tuteur ad hoc pour cette affaire ; il ne
se possède pas de joie : « Je gouvernerai ma nièce , s'écrie-
> t-il dans un monologue ; ma nièce le prince , le prince
>> le peuple , à la fin le peuple sera gouverné par un phi-
>> losophe » . Chaque parent a dans sa poche , un p'an
dont il veut charger Amélie.
,
Xénocrate la félicite de ce qu'elle va ( par l'entremise de
la philosophie ) contribuer au perfectionnement de l'esprit
humain , à l'abolition de la féodalité. Amélie est encore
une ingénue , car il est décidé que nous en aurons au moins
une dans chaque comédie nouvelle. « Perfectionnement ,
>> sensibilité , se dit-elle a parte , qu'est cela ? on m'avait
>> bien averti qu'un quart d'heure avant mon mariage , ma
>> famille me tiendrait des discours auxquels je ne compren-
>> drais rien. » La petite qui n'y entend pas malice , se félicite
de pouvoir ajouter à sa parure des diamans qui vont
l'embellir aux yeux de Frédéric ; mais son amant et le feldmaréchal
la désabusent et lui apprennent qu'on la pare
comme une victime. Amélie ne veut point être victimée ,
et souscrit avec joie au projet de son bon oncle , qui , de
concert avec Frédéric, veut l'enlever à sa mère , pour sauver
sa vertu ; le philosophe fait manquer l'enlèvement qu'il
traite d'immoral,
Le page vient pour la troisième fois , et déclare qu'il s'est
trompé , que l'écrin n'était pas pour Amélie. Le généalogiste
s'enfuit avec son arbre , et toute la famille le suit .
Le philosophe dit en sortant:<<Retournons à la philoso -
phie, et reconnaissons la petitesse des grandeurs. » Amélie
ravie de n'avoir plus un écrin qui la compromettait , épouse
GERMINAL AN XIII . 185
son amant de l'aveu de sa mère. L'électeur instruit de ce
quiproquo , et du mérite de Frédéric , lui envoie un brevet
de colonel.
Cette pièce , qui est jouée avec beaucoup d'ensemble ,
n'est dépourvue ni d'intérêt , ni de comique ; mais l'un et
l'autre y sont dans une trop petite dose. Lamarche est
faible , languissante ; le style lui ressemble. Il y a une jeune
personne , rivale d'Amélie , qui ne dit que trois ou quatre
demi-mots. Je n'ai jama's pu deviner pourquoi elle se trouve
là. Le changement du philosophe est trop brusque. La baronne
est bien vile , quoique , pour sauver un peu le décorum
, quelqu'un s'avise de remarquer que le prince est
garçon , et qu'elle répète : « Oui , le prince est garçon » .
*Le parterre était mi-parti de siffleurs et d'applaudisseurs.
La victoire , disait le grand Frédéric , appartient toujours
au plus obstiné. Les amis de la société n'ont pas manqué
de patience , et l'avantage leur est resté. Resserrée en trois
actes , et avec des corrections dans le style , cette pièce
pourrait se soutenir quelque temps ; mais il faudrait la refaire
pour l'élever au-dessus de la médiocrité. Je ne répéterai
point ce que j'ai dit ailleurs sur ces ouvrages faits de
compte à demi. Cela peut passer pour un petit vaudeville
qu'on fagotte inter scyphos et pocula ; mais une comédie
en cinq actes ne se fabrique pas de même.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Thomas Muller ou les Effets de la Faveur , en trois actes,
par MM. Dieu- la- Foi , Chazet et Gersain.
Le Vaudeville a traité gaiement , suivant sa coutume ,
le sujet dont on a fait à Louvois une comédie sérieuse ;
mais sa gaieté n'a été trouvée ni assez franche , ni assez soutenue.
L'action languit , et malgré quelque jolis couplets et
le concours des plus agréables actrices , mesdames Belmont ,
Desmares et Hervey , le succès a été médiocre et même con
186 MERCURE DE FRANCE .
testé. Nous n'avons pas vu les orages de la première représentation
; la seconde , ou la troisième à laquelle nous
avons assisté n'avait point attiré de foule. Ce Vaudeville ,
comme la comédie , a besoin d'être resserré et aurait dû
être plus soigné.
Thomas Muller , riche fabricant de la Prusse , est venu
aBerlin avec Clara sa pupille , chez un baron ruiné , et disgracié
à la cour , auquel il avait rendu des services . Cette
jeune personne est promise à Eugène, fils du baron. La soeur
de ce dernier , demoiselle déjà très-mûre , a mené Clara au
Garde-Meuble royal. Le monarque s'ytrouvait : ces dames
ont été frappées de la beauté d'un nid d'amour. Ces faits
sont placés dans l'avant- scène.
Cependant , sur quelque espérancede rentrer en grace ,
le baron déclare à Muller , qu'il se voit forcé de retirer la
parole qu'il a donnée pour le mariage. Tandis que le fabri
cant essaye de l'en faire rougir , un page vient apporter à
Clara le nid d'amour , de la part du roi. La jeune personne
en témoigne sa surprise ; le page répond galamment :
Le roi pouvait- il en ce jour ,
Malgré sa bienveillance extrême ,
Ne pas vous envoyer l'amour ?
Il serait venu de lui-même .
La soeur du baron est furieuse de n'avoir pas obtenu la
préférence « sur une petite fille qui n'a ni esprit , ni agré-
>> mens , ni rouge , ni blanc . >> Et le baron désolé de la sottise
qu'il vient de faire , tâche de la réparer. Muller , enflé
de la faveur que lui promet celle dont sa pupille va jouir,
humilie le baron à son tour, et rejette une alliance qui n'est
plus digne de lui. La maîtresse du roi , informée de cette
aventure , et craignant d'être supplantée , cherche à dégoûter
Mullerde la cour . D'un autre côté , un duc veut l'y entraîner
et lui demande Clara en mariage. Après avoir hésité quelque
temps , il change son vêtement modeste pour un habit de
courtisan. Eugène et Clara attendent le dénouement dans
Vinaction.
GERMINAL AN XIII. 187
»
Le page revient et déclare qu'il s'est trompé , que le nid
était pour la soeur du baron : c'était en faveur d'Eugène ,
son ami , qu'il avait commis cette erreur volontaire. La
baronne triomphe , et dit : « Eh bien , monsieur le duc , je
" suis encore jeune , je suis noble , moi. Il répond qu'il
est dégoûté de la faveur et du mariage. Le baron est tenté
de changer uneseconde fois. On nesavait plus quand nicomment
cela finirait : le spectateur ayant déjà essuyé trois actes
qui ne lui avaient point semblé très-courts , commençait
à s'inquiéter , lorsqu'enfin un ordre du roi est venu le tirer
de peine. C'est la favorite qui vient le porter ; il enjoint de
fiir bien vîte le mariage des deux amans .
sur- Ce vaudeville est joué d'une manière satisfaisante ,
tout par les trois actrices que j'ai nommées , et par Julien.
Il serait à desirer que Henri voulût bien se défaire d'un
pou d'emphase dont il enfle quelquefois son débit. Le ton
du Vaudeville doit être à-peu-près celui de la conversation
ordinaire.
Arlequin Tyran domestique , enfantillage en un acte ,
de MM. Tournay , Francis et Désaugiers .
On a peut-être donné le nom d'enfantillage à cette bagatelle
, parce qu'on y fait jouer des rôles assez considérables
à deux enfans . On aura voulu prévenir le danger de la
surprise que pouvait causer cette espèce de nouveauté. La
précaution a été surabondante , car ces deux enfans , et surtout
la petite Augusta , qui n'a , dit-on , que neuf ans , ont
contribué au succès de la pièce , qui est dû principalement
au jeu naturel et piquant de l'Arlequin la Porte. On s'attendait
à une parodie du Tyran de Duval , on n'en a vu qu'une
imitation assez gaie. C'est une manière très - commode de
reproduire au Vaudeville les répertoires de tous les autres
théâtres.
Ayant renduun compte très-détaillé de l'original , je ne
in'arrêterai pas beaucoup sur la copie du Tyran.
188 MERCURE DE FRANCE ;
Arlequin trouve sa fille , encore enfant , un livre à la
main, ce qui le met en fureur : à son avis , savoir coudre
et filer suffit. Combien voit- on , dit-il , de jeunes personnes
Qui restent filles à Paris
Pour en avoir su davantage.
Son fils , qui n'est guère plus âgé , lui donne aussi un accès,
de colère , en lui apprenant qu'il s'est engagé dans une
troupe de comédiens pour jouer les pères nobles. Arlequin
se fait donner l'engagement et le déchire : « Mais , papa ,
» que faites - vous ? je suis sur l'affiche . Eh bien ! on -
> mettra sur l'affiche que le père noble a eu le fonet. >>>
Gilles ,, pour contraster avec Arlequin , est le plus benin
des époux ; sa femme mène le cabriolet quand ils sont ensemble
; sur ce qu'Arlequin s'en étonne , elle répond,
Qu'on ne voit que des femmes
Qui mènent leurs maris .
Il y a une foule d'autres traits semblables qui ont été fort
applaudis . Je ne sais si l'on doit les appeler des calembourgs ,
dénomination qui ne convient qu'à de mauvais jeux de
mots. L'austère législateur du Parnasse ne défend pas de
jouer sur le mot , pourvu que ce soit en passant et avec
finesse. Cette licence semble de plein droit dévolue au Vaudeville
, et c'est seulement quand il en abuse qu'il se ravale
jusqu'au calembourg. Comme en ce genre la nuance entre
le bon et le mauvais est très-délicate , il faut se garder de
mettre trop de sévérité dans ses jugemens. Si la gaieté
doit connaître certaines limites , les entraves aussi la rebutent
et l'étouffent. On peut , je pense , sans se compromettre
, rire de l'équivoque du mot d'Arlequin , qui , en
voyant Gilles chargé jusque par-dessus la tête , des cartons
de sa femme , s'écrie : Oh ! comme il en porte !
Ainsi que la femme du tyran dans la pièce parodiée , Colombine
paraît avec des diamans. Arlequin se récrie sur ce
luxe ; elle lui ferme la bouche en disant : ils sontfaux. Ce
trait est du petit nombre de ceux qui , dans се vaudeville
, appartiennent véritablement à la parodie. On a
GERMINAL AN XIII. 189
trouvé encore assez comique cette exc'amation d'Arlequin ,
après la fuite simulée de Colombine : « Quel silence ! on
> voit bien que ma femme n'y est p'us » .
Cet enfantillage n'est certainement pas sans esprit ; mais
il y en a fort peu , avec beaucoup de pretention , dans un
couplet en l'honneur de mademoiselle Mars , où l'on dit
que la nature est son précepteur.
ΑΝΝΟNCES .
Galerie politique , ou Tableau Historique, Philosophique et Cri
tique de la Politique Etrangère , où se trouvent l'aperçu des Evénemens
qui ont contribué à l'élévation, à la gloire ou à l'abaissement de
chaque état ; ses rapports diplomatiques ; l'analyse de divers traités ,
et les portraits des monarques, ministres, généraux , etc. , qui ont influé
sur le sort et la politique de l'Europe , depuis 1780; par M. A.
Gallet. Deux vol . in- 8° . de 850 pages , imprimés sur carré fin. Prix :
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On trouve dans cet ouvrage l'explication des fêtes , des cérémonies
et des prières de l'Eglise romaine , l'origine et les causes de
leur institution , ainsi que la signification et l'étymologie des noms
qu'on leur a donnés. Ce livre utile est divisé en trois parties . La première
contient l'explication des fêtes , des cérémonies et des prières
de l'Eglise . La seconde partie traite des vases , des ornemens , des lieux
etdes autres objets qui servent à la célébration du culte. La troisième
partie renferme des notices historiques sur l'origine des dignités , le
rang et les fonctions des ministres de la religion chrétienne. Ces deux
premières parties étant rédigées par ordre alphabétique , on trouve
facilementle nom de l'objet dont on desire avoir la signification. L'auteur
a conservé avec soin , dans la troisième partie , l'ordre des préhiérarchie
ecclésiastique . Ce Manuel peut donc être
gardé comme un Annuaire religieux , propre à servir d'interprétation
aux livres d'Office et de Liturgie ; c'est assez en faire sentir l'utilité
, et même la nécessité pour le plus grand nombre des catholiques.
Sommaire des principales preuves de la vérité et de l'origine
surnaturelle de la Révélation chrétienne. Un vol. in- 8°. Prix :
I fr. 50 c. , et 2 fr . par la poste.
reséances
de la
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rus
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42 .
م
190 MERCURE DE FRANCE ,
:
NOUVELLES DIVERSES.
Hambourg , 30 mars . Le roi de Suède a fait répandre
une note où il a l'air d'insulter la Prusse . Mais ce qui
prouve à quel point toutes les démarches de ce prince sont
irréfléchies , c'est qu'en insultant la Prusse il la menace de
la Russie . (Moniteur. )
Berlin , 30 mars . En échange des décorations de la légion
d'honneur , envoyées ici par l'Empereur Napoléon ,
un pareil nombre de décorations de l'ordre de l'Aigle-
Noir , vont être envoyées à Paris . ( Journal de Paris . )
Londres , 10 avril. Nous ne voyons pas , dit le Times ,
de projet de coalition continentale en état d'être mis en
activité pour lété prochain : la Russie peut être dans les
meilleures dispositions ; mais elle est trop éloignée de la
scène de l'action , et on peut douter si la seule coopération
de la Russie suffirait pour écraser le pouvoir énorme de la
France. Ce n'est pas une lutte prolongée et désespérée qui
pourraitopérer la délivrance de l'Europe , mais une sériede
victoires promptes et décisives . C'est par suite de ces principes
sans doute que les mouvemens de la coalition sont si
lents. Les jalousies qui subsistent toujours entre deux des
plus puissans états de l'Europe , nous font craindre qu'elles
n'empêchent encore , de la part de ces états , une coopération
cordiale ; et quand même une de ces puissances
serait unie activement avec nous , et que l'autre resterait
neutre , tout ce qu'on pourrait en attendre serait une lutte
infructueuse et sanglante , sans aucune probabilité d'un
avantage certain pour la délivrance et l'indépendance de
l'Europe.
Le 19 février. L'escadre française sortie de Rochefort ,
est arrivée à la Martinique. Le 21 , trois vaisseaux de cette
expédition se sont emparés de la Dominique , à l'exception
du fort Ruppert , ( dans le bourg des Roseaux qui en
-est le chef- lieu. Le général anglais s'y est retiré avec ce
qu'il a pu emmener de la garnison. Il y a lieu en outre de
craindre pour Sainte- Lucie , vers laquelle s'est porté un
détachement de l'escadre française ; pour la flotte marchande
partie récemment d'Angleterre pour les Antilles ;
peut être même pour la Barbade. On espère cependant
que le fort Ruppert pourra tenir jusqu'à ce que l'amiral
Cochrane ait le temps de venir à son secours . On dit que le
GERMINAL AN XIII. 191
général français a 12,000 hommes , y compris un certain
nombres de noirs armés par lui .
-La Russie poursuit avec activité ses préparatifs militaires
, particulièrement sur les frontières de l'Autriche
et de la Prusse .
- La pétition des catholiques d'Irlande pour leur entière
émancipation a été présentée par lord Grenville et
M. Fox , dans les deux chambres , le 25 mars. On en délibérera
le g mai.
- La valeur des frégates espagnoles , prises avant la
guerre , sera appliquée au paiement des créances du commerce
anglais sur celui d'Espagne .
PARIS.
L. M. I. ont dû arriver hier 22 germinal , à Lyon. -
Madame , mère de l'Empereur , va occuper aux Tuileries
l'appartement qu'y avait le Pape. -- Le roi de Prusse a
notifié la mort de la reine sa mère , à la cour de France
qui prend le deuil pour trois semaines.
- L'amiral Gantheaume , commandant l'armée navale
de Brest , voulant exercer ses équipages et tenir en haleine
son escadre , a appareillé le 6 de ce mois , a fait différentes
manoeuvres dans la rade , et est sorti du Goulet. Il a donné
la chasse à l'escadre ennemie , et a mouillé dans la rade de
Bertheaume. L'ennemi n'a point tardé de se présenter au
nombre de 18 vaisseaux , dont huit à trois ponts . L'amiral
Gantheaume a fait former immédiatement la ligne de bataille
, et a marché à sa rencontre. Le combat paraissait
certain quand l'ennemi vira de bord , probablement pour
faire sa jonction avec plusieurs autres vaisseaux qu'il attendait
des ports d'Angleterre. L'escadre frauçaise est revenue
à Bertheaume , et leg elle est retournée en rade de
Brest , l'amiral ayant rempli son but qui était d'exercer
ses équipages . Quoique l'escadre française ait constammentmanoeuvré
pendant trois jours , elle n'a éprouvé aucune
avarie , ni fait aucune fausse manoeuvre. L'amiral
se loue beaucoup de la bonne volonté et de l'intelligence
de ses équipages . ( Moniteur. )
LETTRE du duc d'ENGHIEN , écrite peu de jours avant
sa mort , au ministre anglais à Vienne . Traduite de la
Gazette de Wurtzbourg , n°. 47-
<<Monsieur , le général Ecquevilly m'ayant informé de
la manière obligeante avec laquelle vous parlez souvent de
۱
192 MERCURE DE FRANCE
moi , et des dispositions où vous êtes de vous charger de
communiquer au gouvernement britannique mon desir ar
dent d'être employé dans la guerre actuelle , je ne puis
différer plus long-temps à vous faire parvenir mes remercimens
sincères , et à vous exprimer combien je vous suis
obligé de la part que vous prenez à l'amélioration de mon
sort. Je vous répète, Monsieur , avec la plus franche liberté,
ce que le général Ecquevilly vous a communiqué de
ma part. En voyant la carrière de la guerre ouverte à
tant d'autres personnes , je vous assure que l'état de nullité
absolue dans lequel je me trouve contraint de végéter
, me devient chaque jour plus insupportable. Nul ne
desire avec plus d'ardeur que moi de pouvoir donner à
la généreuse nation britannique des preuves évidentes de
zèle et de reconnoissance . J'aime à me flatter que les An-.
glais ne me croiront point indigne de combattre à leurs
côtés contre l'ennemi commun ; et je ne vis que de la seule
espérance qu'ils me permettront de prendre part à leurs
périls ainsi qu'à leur gloire. Absolument éloigné de tout
intérêt concernant ma cause particulière , ma demande
n'a d'autre objet que celui d'être emplové dans une commission
honorable , ou d'obtenir quelque poste dans l'armée
britannique. Et comme cette demande est très-différente
de celle qui a été faite par quelques individus de ina
famille qui habitent l'Angleterre , j'ai lieu d'espérer qu'elle
aura un plus heureux résultat. Vous m'obligerez infiniment
, Monsieur , de vouloir bien faire remarquer cette
différence à votre gouvernement.
13
>> Je dois sans doute , en vertu d'une obligation sacrée ,
défendre jusqu'à la mort mon souverain et sa cause légitime;
mais d'un autre côté , il y a pour moi une obligation
non moins pressante , un devoir non moins cher à
mon coeur , c'est de servir mes bienfaiteurs , et de leur
prouver que ma gratitude envers eux est aussi désintéressée
qu'elle est cordiale.
>> Le desir que j'ai toujours eu de servir la nation anglaise
devient chaque jour plus ardent. Faites-moi done le
plaisir , monsieur , de m'indiquer les moyens qui peuvent
me conduire le plus rapidement à ce but desiré. Soyez
persuadé que ma reconnoissance pour vous durera autant
que la profonde estime et la considération particulière que
m'inspirent vos vertus . Signé LOUIS DE BOURBON. »
(Journal de Paris.)
"
1
A
(No. CXCVIII. ) 30 GERMINAL an 13.
(Samedi 20 Avril 1805.)
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIELA
LE DEPART DU CROISÉ.
20 ROMANCE
L'HONNEUR m'appelle , et me ravit
"
in dish
A
9. H
A mon amante ama patrie.
A sa voix mon coeur obéit;
Demain je pars pour la Syrie.
Je veux , fidèle à mon amour ,
Fidèle au serment qui me lie ,
Servir jusqu'à mon dernier jour
Mon Dieu , mon prince et ma patrie.
A
Amant plus tendre que discret ,
Quand je quitte majeune amiel,
Puis-je cacher le feu secret
Qui brûle mon ame asservié ??
Si mon espoir n'est point trompeur ,
Je ne crains pas qu'elle m'oublie LOT
Un jour l'éclat de ma valeur insituas
Plaira , j'espère , à mon amie.momile)
N
194 MERCURE DE FRANCE ,
1 1 J'ai reçu la croix de sa main ;
Cette croix auguste et chérie ,
Qui fut l'ornement de son sein ,
Ne me sera jamais ravie.
Si la mort aux champs de l'honneur
Termine le cours de ma vie ,
Il faut la prendre sur mon coeur
*Pour la rendre à ma jeune amie.
DEMOLIÈRES.
٢٦
L
LE JEU DES PIEDS.
CONTE.
Alix, déjà sur le retour ,
Aimaitunjeune fat quine s'en doutait guère ;
Enivré de succès , et toujours sûr de plaire ,
Cet important faisait sa cour
Aux seules beautés printanières ,
4
Et sans prendre en pitié les pauvres douairières.
Dans l'espoir de le conquérir ,
Alix mettait en jeu mille aimables manières ,
Et le tendre coup d'oeil , et le brûlant soupir ;
Mais rien n'avançait les affaires .
Il lui revint en souvenir
75%
Qu'au temps heureux de sa jeunesse ,
Le jeu des pieds , conduit avec adresse ,
Pouvait d'un coeur sensible exprimer le desir ;
Elle a recours à ce doux stratagème .
Au reversis ,
Pour vis- à - vis
Ayant un soir l'objet qu'elle aime ,
Sur le tapis
Vers l'Adonis
Tout doucement un pied s'avance ,
Un autre pied se rencontre ; et d'abord
On l'interroge , on combat son silence ;
1
A
n
GERMINAL AN XIII: 195
Mollement on le presse , et puis un peu plus fort ,
Puis on se met en permanence ;
Mais , épouvanté de son sort ,
Et de ce pied maudit détestant l'éloquence ,
L'insolent sur la table ayant posé son jeu :
.... Si vous m'aimez , madame , il vaut mieux me le dire ,
Et je vous saurai gré d'un si charmant aveu ;
Carj'ai des cors aux pieds , et c'est un vrai martyre.
Par F. DEVENET.
TRADUCTION DE LA XVII ELEGIE
DE PROPERCÈ .
Hæc certè deserta loca , etc.
Voici donc un désert , un bois sombre , où Zéphire
Dans le sein du silence a fixé son empire;
Où mon coeur ( si du moins les rochers sont discrets ) ,
Peut sans crainte exhaler son trouble et ses regrets !
Dieux ! par où commencer le récit de nos peines ?
Quelle époque assigner à tes rigueurs hautaines ?
OCynthie ! autrefois , quand tu comblais mes voeux ,
Qui m'eût dit que j'aurais à rougir de mes feux ;
Qu'un jour je te verrais et volage et parjure ?
Est- ce un sort ? Ai - jë pu mériter cette injure ?
Pour une autre beauté , si j'ai trahi l'amour ,
Je consens que tu sois infidelle à ton tour.
Non , crois-moi ; quoique j'aye, au prix de tant d'offenses,
Acquis de justes droits à de grandes vengeances ,
Mon coeur n'est point cruel je ne pourrai jamais
Faire couler tes pleurs , ni flétrir tes attraits.
As- tu , dans mes regards , surpris l'indifférence ?
Tout y peint mon amour , tout y peint ma constance .
Je vous atteste , ô vous , mes confidens secrets ,
Pins si chers au Dieu Pan , et vous , hêtres épais !
Combien de fois ma main , sur l'écorce attendrie ,
Grava le nom chéri de l'ingrate Cynthie !
N2
196 MERCURE DE FRANCE ;
Que de fois ce doux nom , répété par ma voix ,
N'a- t- il pas enchanté les échos de ces bois ! ....
Dirai -je mille affronts , qu'à sa porte muette
A peine confiait ma bouche trop discrète ?
J'appris à supporter ses superbes dédains :
Je cédai , sans murmure , à ses caprices vains:
Et quel est , aujourd'hui , le fruit de tant de peines ?....
Autour des froids rochers , sur le bord des fontaines ,
Dans les sentiers déserts je cherche le repos ,
Et je mêle ma plainte aux accens des oiseaux.
Mais , malgré tes mépris , la forêt , la prairie ,
Les rochers rediront le nom de ma Cynthie !
KÉRIVALANT .
ENIGME.
Du simple villageois j'habite la chaumière ,
Et je brille toujours dans les riches palais ;
Des plus grands conquérans la débile paupière
De mes sombres réduits cherche l'heureuse paix ;
Des secrets de l'amour je suis dépositaire ;
Des malheureux mortels je vois finir le sort ;
Et l'orgueil dans mon sein insultant à la mort ,
Fait d'une vaine pompe éclater la chimère.
LOGOGRIPHE.
Trois pieds de moins , toujours sûre de plaire ,
De mon entier je deviens le contraire.
CHARADE.
Rien de mortel n'échappe à mon premier ;
Un animal rongeur est mon dernier ;
Un animal paresseux, mon entier.
J
: Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Pepin.
Gelui du Logogriphe est Orage , où l'on trouve rage.
Celui de la Charade est Cor-niche .
GERMINAL AN XIII. 197
cer
Histoire de la décadence et de la chute de l'EmpireRomain;
par Gibbon , abrégée par Adam ,
et traduite par P. C. Briand. Trois vol. in-8°.
Prix : 15 fr. , et 18 fr. par la poste. A Paris ,
chez l'Auteur , rue Christine ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire, rue des Prêtres S. Germainl'Auxerrois
, nº . 42 .
( Second extrait.)
IL devait entrer dans les desseins de M. Gibbon
de nous montrer Rome florissante et sagement
gouvernée sous les empereurs païens , afin d'insinuer
que le christianisme avait perdu l'empire , ou
de lui faire un crime de l'avoir laissé tomber. Deux
choses donnaient une apparence spécieuse à cette
opinion. D'un côté , le règne des Antonins qui
laissa respirer un moment l'univers et sa capitale ,
et de l'autre , l'empire transféré à Bysance , ouvrage
de Constantin , qui porta le coup mortel à
l'Occident.
Un historien peut s'étendre avec complaisance
sur les grandes qualités de Trajan et de ses successeurs
. Il est juste de reconnaître que ces princes
ont administré le bien public avec sagesse. Mais si
on en conclut avec M. Gibbon , que l'empire étoit
gouverné par des lois douces et équitables, si on se
persuade qu'il était resserré dans ses justes bornes ,
selon le testament d'Auguste , on n'aura que des
illusions sur cette matière : un empire qui s'étendait
depuis le Rhin jusqu'à l'Euphrate , et qui
voyait la mer couler entre ses provinces , ne pouvait
avoir aucune idée des limites naturelles ni
d'une juste proportion. Aussi quand l'épée des
barbares eut entamé ce corps vraiment démesuré ,
un seul prince ne put suffire à sa défense; il fallut
198 MERCURE DE FRANCE ,
multiplier les Césars , et ce fut Marc-Aurèle qui
donna ce fatal exemple , plus de cent cinquante
ans avant la translation de l'empire . sous Constantin
. Toute l'histoire du troisième siècle , où les empereurs
ne font que paraître et disparaître , prouve
assez que l'empire romain n'était pas constitué de
manière à se soutenir. D'un autre côté , quelle force
*et quelle stabilité pouvait-il trouver dans ses lois ?
Sans entrer dans un détail qui serait immense ,
qu'est -ce que la législation d'un empire , où l'on
comptait soixante millions d'esclaves , c'est - à-dire ,
la moitié de la population de l'état , et où un simple
affranchi en possédait plus de quatre mille ?
La fausse justice des lois et des hommes fut mise
au grand jour par les persécutions. Il fallut , pour
la mieux découvrir , que les meilleurs princes trempassent
leurs mains dans le sang innocent. Je ne le
rappelle point pour ternirla mémoire de leur bonté.
Mais dans quelles profondes ténèbres fallait- il que
le genre humain fût plongé , pour qu'un philosophe
aussi aimable que Pline le jeune fit périr , sur
le simple aveude leur foi , des hommes tels que les
premiers chrétiens (1) ? Quel temps , si l'on veut
y faire attention, que celui où un empereur aussi
humain que Trajan , ordonnait , tout- à-la-fois ,
qu'on ne fit point de recherches contre les disciples
du Christ , et qu'on les livrât au supplice , s'ils
étaient dénoncés (2) ! Sentence vraiment contradictoire
, par laquelle le juge se confondait luimême
: car , comme Tertullien le leur disait avec
(1) Interim in iis qui ad me tanquam Christiani deferebantur ,
hunc sum secutus modum . Interrogavi ipsos an essent Christiani :
confitentes iterum ac tertiò interrogavi , supplicium minatus ;
perseverantes duci jussi. C. Plin. Epist, Lib . X , Ep . XCVII .
(2) Conquirendi non sunt : si deferantur et arguantur , puniendi
sunt. Traj . Plin. , Lib. id. , Ep. XCVII. 200
GERMINAL AN XIII .
199
une force de logique admirable : Vous ne voulez
pas qu'on recherche les chrétiens , parce que dans
le fond du coeur vous sentez qu'ils sont innocens, et
cependant , si on les dénonce , vous voulez qu'on
les punisse comme coupables. D'un côté vous les
épargnez , et de l'autre vous les faites périr ! Accordez-
vous donc avec vous-même. Si le christianisme
est un crime à vos yeux , pourquoi craignezvous
de faire rechercher ceux qui le professent ? Et
si ce n'en est pas un, pourquoi ordonnez-vous
qu'on les condamne ? O sententiam nécessitate
confusam ! negat inquirendos , ut innocentes :
etmandat puniendos , ut nocentes. Parcit et sævit;
dissimulat et animadvertit. Quid temet ipsam ,
censura , circumvenis ? Sidamnas, cur non et inquiris?
Sinoninquiris, curnonetabsolvis ? (Apolog.)
Que pouvait- on répondre à un raisonnement si
fort et si précis ? Rien, sans doute. Aussi la férocité
romaine, dans son impuissance, n'ya- t-elle répondu
que par des tortures. L'ordre de Trajan est trèspropre
à éclaircir la questionqui nous occupe. Le
prince y paraît meilleur que les lois; car c'était
pour satisfaire à sa bonté naturelle , que Trajan
défendait de rechercher les chrétiens , mais en
même-temps il ordonnait de les faire périr , s'ils
⚫étaient dénoncés , afin de satisfaire aux lois et aux
moeurs de sa nation , qui demandaient du sang ;
ce qui paraît d'autant mieux , que ces exécutions
servaient de jeux et de spectacles , comme le dit
Tacite (1 ) , et comme on le voit assez par l'exemple
de l'évêque d'Antioche que Trajan fit exposer aux
lions dans l'amphithéâtre. Ni ce prince , niles em-
(1) Et pereuntibus addita ludibria , ut ferarum tergis contecti
, laniatu canum interirent , aut crucibus affixi , aut flammandi
, atque ubi defecisset dies , in usum nocturni luminis.
urerentur. Anual. Lib. XV , n . XLIV.
1
100 MERCURE DE FRANCE ,
pereurs qui lui succédèrent , n'eurent le courage
de s'élever contre ces lois fausses , contre ces moeurs
cruelles , et d'évoquer au tribunal de leur conscience
la cause de tant d'innocens qui périssaient
par leurs ordres. Ce sont là les considérations que
M. Gibbon devait avoir devant les yeux , pourjuger
du véritable esprit des lois et du caractère de
l'autorité ; et si quelques parties du gouvernement
étaient conduites avec vigueur et intelligence , ce
qui se rencontre assez souvent chez les plus mauvais
princes , cela ne prouvait , ni que les peuples
fussent vraiment heureux , ni que l'empire fût
constitué d'une manière forte et durable .
Mais il faut en venir à ce chapitre , où l'auteur
prétend expliquer l'établissement du christianisme
par des causes morales et politiques , qui dépouillent
cet événement de tout ce que les siècles suivans
y ont vu de merveilleux. Ce merveilleux ,
pour s'en faire une juste idée , consiste dans cette
proposition : qu'aucunhomme n'auraitpu concevoir
ni exécuter la conversion de l'univers par les
moyens qui ont servi à l'opérer. Or le dessein de
M. Gibbon est deprouver que ces moyens étaient
naturellement suffisans , et qu'ainsi il n'y a pas à
s'étonner du succès qu'ils ont eu. Il ne conteste pas
sur le fait ; il prétend seulement l'expliquer d'une
manière qui en ôte l'étonnement . Mais je crois
que ce qu'il en dit , au lieu de diminuer l'admiration
, ne la rendra que plus vive. Je doute qu'on ait
jamais donné lieu d'apercevoir plus clairement
l'insuffisance des voies humaines . Jamais je ne me
suis senti plus pressé de reconnaître et d'adorer la
main souveraine qui remuait l'univers par de si
faibles ressorts .
Cette discussion , le lecteur doit s'y attendre ,
nous forcera de reproduire des vérités anciennes et
GERMINAL AN XIII 101
qui pourront sembler rebattues. Nous les redirons
aussi simplement que sincèrement. La vérité ne
vient pas de nous , et nous n'avons pas le droit de
la retenir. Elle est l'héritage du genre humain. Nos
ancêtres l'avaient reçue , ils nous l'ont transmise
et nous la transmettons à notre tour. Heureux si
elle ne perd rien entre nos mains de sa pureté et
de sa noblesse ! .. :
M. Gibbon voit sans étonnement douze hommes
obscurs sortir de leur nation , pour aller changer
les moeurs et la croyance de tous les peuples. II
ne se demande pas qui avoit mis dans le coeur de
ces hommes une pensée si magnanime , un dessein
quin'est point dans notre nature , et dont l'histoire
n'offre aucun exemple ; la plus vaste conquête sans
ambition , le combat le plus héroïque sans gloire
et sans triomphe , une carrière immense de travaux
sans autre terme qu'une mort violente et infâme.
Il n'examine pas quel motif présidait à une entreprise
si extraordinaire , quel intérêt la soutenait
quel prix lui était proposé. Il détourne sa vue pour
n'avoir pas à s'étonner. Il évite sur-tout de considérer
le point capital , le point décisif , celui d'où
jaillit la lumière de l'évidence morale et de la certitude
historique. C'est que la mission des héraults
du christianisme se bornait à exposer un fait qu'ils
avaient vu de leurs yeux et touché de leurs mains .
Ni opinion , ni esprit, ni invention ne trouvait
place dans une telle simplicité. Ils disaient : Nous
avons vu ; et ils tendaient la gorge aux bourreaux.
9
Ce témoignage a convaincu l'univers . Il a désarmé
les persécuteurs , après trois siècles de résistance.
Il a fait tomber les nations au pied de la
croix. Il a élevé au- dessus du trône des Césars l'instrument
du supplice des esclaves ; il a appelé les
coeurs sincères à une pureté ravissante et à une
102 MERCURE DE FRANCE
connaissance sublime de la vérité. De siècle en
siècle , il a persuadé les hommes les plus vertueux
et les génies les plus clairvoyans. Et qui êtes-vous ,
homme d'unjour, qui vous élevez contre ce témoignage?
Vous venez , après dix-huit cents ans , nier
un fait, que ses témoins ont scellé de leur sang !
Quand vous seriez sans passion, sans intérêt , sans
ignorance , quelle autorité votre négation pourraitelle
avoir ? Vous voyez des difficultés ! Croyez-vous
que les siècles qui vous ont précédés ne les aient
pas vues aussi bien que vous? Quand Pascal dit :
Je crois des témoins qui se laissent égorger, ignorait-
il votre réponse ? Vous dites qu'ily a des fanatiques
qui se font tuer pour leurs opinions..Mais
un fait est-il une opinion ? un témoin oculaire estil
un fanatique ? Ce fait est bien extraordinaire , il
est vrai ; mais meurt-on pour attester un fait ordinaire
? Quelqu'un a-t-il donné son sang pour attester
les actions de Socrate ? Si le témoignage est
aussi extraordinaire que le fait qu'il confirme , le
motif de la foi est égal à son objet. Ce fait est extraordinaire
! Mais un fait ordinaire aurait-il renversé
le paganisme ? Aurait- il arraché le monde à
des erreurs enracinées que les passions chérissaient
et défendaient de tout leur pouvoir ? Aurait-il ouvert
la voie à une doctrine plus sainte et à des
moeurs plus pures ? Tout est donc proportionné
dans cette cause , le fait , le témoignage , et la foi
qu'il a produite.
Quile croirait ? M. Gibbon n'a considéré aucune
de ces choses , qui ne touchent cependant qu'aux
preuves exterieures etpurement historiquesdu christianisme
. Toute son attention s'est tournée à imaginer
je ne sais quelles causes morales , par lesquelles
il lui paraît que cette religion si sévère a dû
s'établir tout naturellement. Il semble , à l'entendre,
GERMINAL AN XIII. 103
qu'il n'y avait qu'à planter une croix dans l'univers
pour la faire adorer. Si le monde voluptueux du
paganisme eût été mis dans cette disposition , s'il
était vrai que les yeux maladesdu genre humain se
fussent ouverts si doucement â la lumière de l'Evangile
, quel fait serait plus extraordinaire et plus visiblement
surnaturel ? Mais s'il est certain et par
son histoire et par le caractère de sa morale , que
le christianisme est venu porter le fer dans la plaie ,
s'il a fait violence au coeur de l'homme dans ses
passions les plus attachantes , et à son esprit dans
l'antique possession de son orgueil , qui pourra
penser qu'il ait été reçu sans combat , sans effort ,
par le penchant de la nature , enfin , par les voies
faciles d'une persuasion purement humaine ? L'une
et l'autre supposition résistent donc également aux
tentatives de M. Gibbon. Mais voyons comment
il s'y prend pour donner aux apôtres des moyens
proportionnés à la fin qu'ils se proposaient .
« La première cause de leur succès , nous dit-
>> il , est le zèle inflexible et intolérant des chré-
>> tiens , dérivé , il est vrai , de la religion juive ,
» mais dégagé de cet esprit étroit et insociable ,
>> qui avait détourné les Gentils d'embrasser la loi
>>> de Moïse. »
<< The inflexible and the intolerant zeal of the
christians , derived, it is true , from the jewish re--
ligion , but purified from the narraw and unsocial
spirit , which instead of inviting , had deterred
the Gentiles from embracing the law ofMoses. >>>
Ainsi M. Gibbon nous apprend que les apôtres
ont converti l'univers , parce qu'ils avaient du zèle:
Cela est vraiment nouveau. Il nous avertit que ce
zèle était intolérant, etje ne vois pas la nécessité de
le contredire , s'il prend ce terme dans son acceptionjuste.
Ceux qui crient, depuis unsiècle, contre
104 MERCURE DE FRANCE ,
l'intolérance , se seraient épargnés bien des peines ,
s'ils s'étaient avisés de s'entendre; cary en a-t-il un
seul parmi eux qui voulût recevoir indifféremment
toute sorte d'opinion ? et lorsqu'ils ont reconnu et
admis quelque vérité , ne croient-ils pas , ne prononcent-
ils pas que le contraire de cette vérité est
une erreur ? Or , telle est précisément l'intolérance
dogmatique de l'Eglise , lorsqu'elle déclare que ,
hors des vérités qui sont dans son sein , etqui forment
sa croyance , il n'y a qu'erreur et que mensonge.
Intolérant, en matière d'opinion , ne peut
donc jamais signifier persécuteur, et ceux qui l'ont
entendu de cette manière ne connaissaient pas
mieux la langue française que l'esprit de l'Evangile .
M. Gibbon leur apprendra que l'intolérance apostolique
consistait à ne souffrir aucune ombre d'altération
dans sa foi et dans ses moeurs . Ni crainte ,
ni complaisance ne pouvait faire chanceler ce caractère
; et les premiers chrétiens poussaient si loin
ces délicatesses de l'intolérance , si je puis m'exprimer
de la sorte , qu'ils étaient devenus étrangers
au milieu du monde. Ils ne pouvaient prendre
part ni aux cérémonies , ni aux jeux , ni aux spectacles
, ni aux festins , ni aux sociétés du Paganisme.
Ils ne pouvaient cultiver leurs arts : ils ne
pouvaient même entrer dans leurs affaires. Ainsi ,
ils étaient bannis du commerce du genre humain,
et les liens les plus agréables de la vie étaient rompus
pour eux..
Or , je demande si un zèle de ce caractère était
un moyen bien naturel de propager le christianisme
? Etait- ce un moyen hien naturel de persuader
les hommes , que de rejeter avec intolérance
toutes leurs maximes , tous leurs usages , et
de les obliger à y renoncer ? Etait- ce , humainement
parlant , une cause probable de succès , que
d'aller heurter , avec un zèle inflexible , toutes les
GERMINAL AN XIII. 1051
puissances de cemonde , les opinions , les intérèts ,
les passions , les coutumes , et de ne vouloir entrer
en accommodement sur aucune faiblesse ?
Est-ce ainsi qu'on gagne les hommes ? et y a-t-il
rien, dans cette conduite , qui ressente la prudence
et la politique humaine ? On ferait sur cette
matière un long discours , qui , sans cesse , ramè
nerait l'esprit à la même réflexion ; car sous quelqu'aspect
qu'on envisage ces hommes apostoliques
, se partageant l'univers avec confiance , et
entrant chez les nations , comme dans des mois->
sons blanchissantes qui attendaient la main, dei
l'ouvrier , on demeure également confondu de
leur faiblesse et de leur assurance , de leur témérité
et de leur succès. יזי
M. Gibbon était trop instruit dans l'histoire ,
pour se dissimuler la grandeur d'un tel spectacle;
mais il ne voulait y voir que la main de l'homme ,
et cette idée lui faussa l'esprit. Elle lui fit avancer
une opinion qui devait paraître insensée , même aux
yeux de son parti ; car comment imagina - t - il
d'aller- dire à un siècle qui tombait en convulsion >
au seul nom de l'intolérance , que le zèle intolérant
des Apôtres avaitfavorisé les progrès de leur
doctrine ? Il me semble que cette proposition esti
plus absurde pour les philosophes que pour les
chrétiens .
L'érudition de M. Gibbon n'est pas moins en
défaut que son jugement , lorsqu'il avance que le
zèle apostolique prenait sa source dans la religion
juive. Cette opinion est hautement démentie par
trois raisons tirées de l'histoire et de la nature
même des choses. 1º. La religion juive , dans le
long cours de son existence , n'avait jamais rien
produit de semblable. 2º. Son caractère et son
esprit s'y opposaient ; car le peuple juif se regardant
, par sa loi, comme la race choisie et privi106
MERCURE DEFRANCE ;
légiée , ne pouvait pas avoir la pensée d'aller con
vertir les autres peuples. Le zèle ne venait donc pas
de ses principes; et lorsque M. Gibbon ajoute qu'à
la vérité ce zèle était dégagé de l'esprit étroit du
judaïsme, c'est comme s'il disait en même temps
qu'il endérivait , et qu'il n'en dérivait pas ; car estce
venir d'une religion que de n'en avoir pas l'esprit
? 3º. Les Apôtres ne distinguaient pas , dans
leur mission , les juifs des païens. Ils pressaient
également les uns et les autres de se convertir , et
d'entrer dans la nouvelle alliance. Or , encore une
fois , dira-t -on qu'un zèle qui tendait à abolir la
religion juive , venait de cette religion ?
Il paraît tant d'ignorance dans cette opinion ,
que j'appréhende que la candeur de M. Gibbon
ne demeure pas sans reproche. Quel embarras ,
quels efforts , quelle torture donnée au bon sens ,
pour éviter de reconnaître la chose du monde la
plus simple et la mieux prouvée ! c'est que le zèle
des Apôtres avait son principe et sa force dans
une conviction pleine , entière , invincible ; et que
cette conviction n'avait ces caractères , que parce
qu'elle était opérée en eux par le fait le plus sen
sible , le plus palpable , le plus éloigné de toute
illusion ; mais en même temps le plus glorieux et
le plus capable de faire braver la mort , la résurrection
de Jésus-Christ !
CH. D.
GERMINAL AN XIIL 107
7
P
OEuvres de Mathurin Régnier , EDITION STÉRÉOTYPE ,
d'après le nouveau procédé de L. E. Herhan. Un vol.
in- 18. Prix : 1 fr. 1o c. , et I fr. 50 c. par la poste.
Idem , in- 12. Prix : 2 fr. 15 c. , et 3 fr. 50 cent. par la
poste. Idem , in- 12 , pap. vél . Prix : 4 fr. 20 c. , et 5 fr.
A Paris , à la librairie stéréotype , chez H. Nicolle et
compagnie , rue Pavée Saint-André-des-Arcs , nºg; et
chez le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 42 , vis- à-vis l'Eglise .
:
LES éditions nombreuses que l'on fait depuis quelques
années des bons ouvrages de tous les genres sont la meilleure
preuve de notre retour aux principes de la saine littérature.
Les écrits du dix-huitième siècle perdent tous
les jours , lorsqu'on les compare aux chefs-d'oeuvre du
siècle précédent : bientôt il sera inutile de mettre en question
le rang que l'on doit assigner aux deux écoles. L'opinion
qui se forme avec lenteur , parce qu'elle ne consulte
pas un faux enthousiasme, et qui, par cette raison, acquiert
une solidité inséparable de tout ce qui est juste et vrai ,
aura prononcé définitivement sur cette controverse.c :
Après avoir remis en circulation nos écrivains classi
ques , il était nécessaire de rappeler aussi l'attention du
public sur les auteurs qui ont précédé le grand siècle.
Leur lecture est plus utile qu'on ne le croit généralement ;
c'est chez eux que l'on peut étudier avec fruit le caractère
et le génie de la langue française. Presque tous ont tenté
des innovations ; en observant celles que le goût a conservées
ou rejetées , on pénètre peu à peu dans les secrets
de nos bons écrivains ; on se met en état d'apprécier leurs
beautés et leurs heureuses hardiesses : on parvient en
même temps à se préserver des écarts du néologisme moderne.
L'édition stéréotype de Régnier peut concourir
puissamment à ce but ; mise à un prix très- modique ,
108 MERCURE DE FRANCE.
elle familiarisera un grand nombre de lecteurs avec le
langage poétique d'une époque qui précéda de quelques
années les premiers essais du grand Corneille.
Avant de parler de Régnier , il n'est pas inutile de jeter
un coup d'oeil sur le temps où il vécut. Nous ne parlerons
point des auteurs que tout le monde connaît; nous nous
arré erons sur des circonstances assez généralement ignorées,
et qui pourront donner une idée des ressources
qu'avait Regnier pour perfectionner son talent.
Les guerres eiviles avaient imprimé, un grand mouvement
aux esprits. La nécessité où se trouvaient les chefs de
parti de soutenir leurs opinions par des ouvrages polémiques
etdeharanguersouvent, avait donné beaucoup de forceà la
prose française. Nous ne jugeons ordinairementdesécrits
en prose de cette époque que par Montagne et Charron ;
nous avons tort. Pour s'en faire une idée juste , il faudrait
sedonner la peine de parcourir les nombreux écrits qui
furent pabliés dans le temps de la Ligue. On verrait combien
les passions ajoutaient alors d'énergie à lalangue;
et l'on serait étonné de la chaleur , de la précision , et souvent
de la noblesse de quelques passages.
En nous occupant de cette recherche , nous avons surtout
remarqué un écrit qui fut composé quelque temps
après la journée des barricades. Il est intitulé : Excellent
discours sur l'état présent de la France. L'auteur paraît
très-animé contre le duc de Guise , et conseille au roi de
s'affranchir , par des moyens nobles , d'une aussi honteuse
tutelle. Le commencement de l'ouvrage exprime la douleur
de l'orateur sur l'état de la France livrée alors aux
discordes civilės. Le style a du nombre , et les sentimens
sont touchans et vrais.
C «On dit qu'il yadu plaisir à regarder du bord bouil-
>> lonner les ondes , et à contempler de dessus la terre ,
>> comment les orages et les vents se jouent de la mer. Je
>> le crois , et cela veut dire seulement qu'il vaut mieux
>>voir le danger de loin que d'y être. Mais si du haut
>> d'une
GERMINAL AN XIII: 20g
1
>> d'une côte , j'apercevais un navire où j'eusse part , où
> j'eusse des amis renfermés en hasard de se perdre , et
» sans remède emportés contre les rocs par les courans et
» par la tourmente , que j'aurais de regret de me rencon-
» trer à ce spectacle ! Si la France ne m'était rien , sa-
» chant exactement son état , comme je le sais , il ne me
>> coûterait guères d'en discourir : quand on m'en appor-
>> terait des nouvelles , elles me seraient indifferentes ; jo
>> les recevrais sans passion , bien aise au contraire d'être
>> loin de ses tumultes , d'ouïr parler de ses remuemens ,
>> avec aussi peu d'émotion et de crainte , comme si l'on
» me contait ceux qui advinrent a Rome dans les guerres
» civiles. Je ne le puis étant Français ; je ne le puis ,
>> voyant la seule barque de mon espérance , le vaisseau
» où j'ai tout ce que j'ai de plus cher, et qui lui-même m'est
>> plus cher que moi-même , le voyant courir à son nau-
>> frage; voyant ma patrie , ma première mère que tant
>> de diverses maladies réduisent à l'extrémité , havetant
>> à peine son dernier soupir.... Si quelquefois aux afflic
» tions , nous soupirons des mots extraordinaires , on les
> écoute plus volontiers que s'ils partaient d'un noncha-
>> lant esprit , allenti par ses continuels contentemens , qui
» n'enfante rien aussi qui ne soit vulgaire. Ceux-ci seront
» de même remarquables , seulement pour la matière qu'ils
>> traitent , non pour l'ordre ou la disposition. Les autres
» servent leur patrie de leurs corps ou de leurs moyens :
>> ils font bien , puisqu'ils le peuvent ; moi je plains seu -
>> lement la mienne ; je lui donne mes seules larmes,
» n'ayant que cela qui lui puisse servir. >>..
Ce morceau nous a paru vraiment curieux pour l'élégance
et la noblesse de la diction. On n'y trouve aucune
trace de faux bel-esprit ; et l'on remarque que la langue
s'élève sans se dépouiller de cette naïveté qui faisait alors
soncaractère principal. Les malheurs de la France ayant
été peints en prose d'une manière si énergique , on doit
peu s'étonner que Régnier ait loué dignement dans ses
2
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
vers le grand prince qui rétablit la paix , et qui imposa silence
à tous les partis .
On trouve encore dans ce discours quelques idées politiques
rendues avec force et précision . Tel est le morceau
où l'orateur conseille à Henri III de ne reconnaître
aucun parti. « Il ne faut pas , lui dit- il , que les partis te
>> reçoivent , et que tu ailles à eux ; il faut qu'ils viennent
» à toi , et que tu les reçoives. Etre roi , c'est ton parti :
>> il ne t'en faut point d'autre ; que tous les autres cèdent
» à celui- là. Qu'est-ce à dire qu'un roi de France entre
>> en jalousie d'un duc de Guise ? Ne connais-tu pas que
>> cette jalousic te rend égal , et d'égal incontinent infé-
>> rieur ? Hy a bien des degrés pour monter à une cou-
>> ronne ,il n'y en a point pour en dévaler . Si un roi des
>> cendtant soit peu , il tombe. » Il n'est guères possible
d'exprimer des idées plus fortés en moins de mots'; on
peut penser que ces discussions auxquelles donnaient lieu
les malheurs des temps, ne furent pas inutiles à Corneille,
lorsqu'il osa dans la suite introduire sur la scène les
grandes questions politiques.
Acette époque où la langue française eut tant d'obliga
tion aux poètes , qui , comme Régnier , marchèrent sur
les traces des anciens , l'instruction était moins répandue
qu'actuellement ; mais ceux qui cultivaient les lettres
avaient une érudition plus vaste et plus profonde . On en
trouve un exemple fort singulier dans une demoiselle de
Schurman dont parle Saumaise, et que Balzac appelait une
merveilleuse fille. Les femmes qui s'occupent aujourd'hui
de littérature , verront sans doute avec plaisir quelques
détails sur ce prodige de leur sexe , près de qui l'érudition
demadame Dacier se serait éclipsée , s'il faut s'en rapporter
entièrement à Saumaise. Mademoiselle de Schurman
réussissait également dans la peinture et dans la sculpture ;
elle, l'emportait sur toutes les femmes anciennes et modernes
dans la broderie et dans les travaux de son sexe ;
mais cela n'était rien.Aucune science ne lui était étran
T
GERMINAL AN XIII. 211
gère , et l'on ne connaissait pas celle dans laquelle elle excellait
le plus . Elle écrivait en latin mieux que les hommes
qui se piquaient le plus d'élégance dans cette langue; elle
parlait tous les idiomes de l'Europe aussi bien que sa langue
naturelle . Elle pouvait avoir un commerce épistolaire
en hébreu et en arabe. Cette demoiselle s'était aussi livrée
aux sciences les plus épineuses et les plus difficiles , telles
que la philosophie scholastique , la théologie , etc. (1) . S'il
n'y a pas d'exagération dans ces détails , il faut convenir
que les études étaient alors d'une bien plus haute importance
que celles auxquelles on se livre aujourd'hui : faites
rapidement , elles n'ont trop souvent pour objet que d'acquérir
des connaissances superficielles. Il semble que',
pour préparer le grand siècle de notre littérature , il était
nécessaire d'accumuler une multitude de trésors ; c'était
l'économie ambitieuse d'un père de famille qui s'est enrichi
par des longs travaux , et qui veut procurer un état
brillant à ses fils .*
Regnier ne fut pas au-dessous de son siècle, sous le rapport
de l'érudition. Il ne se borna point à étudier profondément
les satiriques anciens ; on voit que les auteurs
grecs et latins dans tous les genres lui étaient aussi familiers
qu'Horace et Juvénal . Ce poète offre dans son caractère
etdans son talent un contraste qu'il est utile d'examine
pour le bien apprécier. Peu d'hommes ont eu autantde liber-
(1 ) Les détails que donne Saumaise sont beaucoup plus étendus .
« Sic pingit ut nemo melius , sculpit , fingit ex ære , ex ceral, ex
>> ligno similiter . In Phrygionica arte et in omnibus quæ muliebrium
>> sunt curarum et operum , omnes antiquas et hodiernas provocat ac
>> vincit mulieres . Tot vero doctrinarum dotibus instructa est , ut nes-
>> cias in qua magis antistet. Latinè ita scribit , ut virorum qui totâ
›› vitâ hanc elegantiam affectarunt , nemo politiús. Carteris inEuropa
>> usitatis linguis æque bene utitur ac illi quibus sunt vernacula . Cum
>›› Judæis Hebraïcè , cum Saracenis Arabicè potest commercium ha-
>> bere litterarum . Etiam viris arduas et spinosas scientias ita tractat ,
>> philosophiam nempe scholasticam et theologiam , ut ommes stu
>> peant , etc. »
02
212 MERCURE DE FRANCE ;
tinage dans l'esprit; peu se sont livrés avec moins de honte
àdes goûts dépravés , et cependant aucun poète , à l'exception
de Boileau , n'a mis autant de sévérité dans sa diction.
Quoique les vers deRégnier ne portent pas l'empreintedu
travail , on voit qu'il était très-difficile sur le choix de ses
expressions , qu'il n'adoptait que les tournures les plus
claires et les plus précises , et qu'il s'attachait principalement
à rendre son idée , de manière à ce qu'elle fût saisie
à l'instant par le lecteur. Le poète , sous ce rapport , a parfaitement
connu le caractère de la langue française ; et
cela explique pourquoi Boileau l'aimait presque autant
que Malherbe. Mais cette rigueur de diction ne se conciliait
pas toujours avec les sujets que Régnier voulait
traiter.
Lorsque emporté par ses penchans , il peint l'enivrement
du libertinage , et les affreux dégoûts qui en sont la
suite , sa manière toujours exacte et fidelle ne fait qu'enlaidir
les objets , et révolte tout lecteur délicat. Dans des
momens plus calmes , lorsque Régnier cherche à exprimer
des sentimens tendres , il parvient rarement au but
qu'il s'est proposé; l'abondance d'Ovide , et l'aimable
abandon d'Horace , prennent sous sa plume une teinte de
sévérité , et une sorte de sécheresse. Il est beaucoup plus
heureux quand , avec Juvénal , il exprime l'indignation
dont il est animé , et qui semble l'avoir fait poète , ou
quand , imitant Horace dans ce qu'il a de grave et de sérieux
, il s'élève contre les travers de son siècle .
La juste appréciation du talent dont on est doué fait
seule les grands écrivains. Boileau et Racine possédaient
au plus haut degré cette connaissance précieuse qu'ils devaient
probablement aux conseils réciproques qu'une ami-
Tié solide leur rendait aussi agréables qu'utiles . De pareils
secours manquaient à Régnier , qui ne goûta que pendant
quelque temps les charmes d'une liaison de ce genre. Il
faut donc peu s'étonner s'il se trompa souvent sur le
genre auquel il était le plus propre.
GERMINAL AN XIII. 213
Les satires de Régnier , à l'exception de celle où il raconte
ses dégoûtantes aventures , se font lire avec beaucoup
d'intérêt. On y trouve des peintures de moeurs trèscurieuses
; le style est vif et rapide ; il présente des alliances
de mots fort heureuses , et des tournures pleines de
nerfet de comique. Les épîtres sont inférieures ; le poète
était loin d'avoir cette douce philosophie qui répand tant
de charmes sur celles d'Horace : on doit cependant remarquer
la première où Régnier s'étend sur la paix-rendue
à la France par Henri IV. Les élégies offrent quelquefois
des détails agréables ; mais , comme nous l'avons
observé , le ton du poète ne s'accorde pas assez avec la
mollesse du genre : deux de ces élégies sont assez curieuses ,
parce qu'elles furent faites pour Henri IV , et destinées à
une femme qu'il aimait. Ce prince employait quelquefois
Régnier et Malherbe à composer des vers pour ses maîtresses
; il y prenait le nom du grand Alcandre. En général
les deux poètes étaient peu propres à cet emploi ; l'un
avait trop de roideur dans le style , l'autre trop d'élévation
dans les idées . Il peut être intéressant de rapprocher en
cette occasion , Malherbe et Régnier. Nous choisirons
une situation à peu près pareille ; les deux poètes ont à
peindre une passion qui n'est point partagée. Voici comment
s'exprime Malherbe. Après que le grand Alcandre
a parlé de sa puissance et de sa gloire , et s'est indigné
contre la passion qui le maîtrise , il s'écrie :
Mais quoi ! ces lois dont la rigueur
Retient mes souhaits en langueur
Règnent avec un tel empire ,
Que si le ciel ne les dissout ,
Pour pouvoir ce que je desire ,
Cen'est rienque de pouvoir tout.
Ainsi d'une mourante yoix
Alcandre au silence des bois
Témoignait ses vives atteintes ;
Et son visage sans couleur
Faisait connaître que ses plaintes
Etaient moindres que sa douleur.
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
Malherbe a parlé sur le ton de l'ode ; Régnier va s'exprimer
avec le style plus familier de l'épître :
L'amour qui pour objet n'a que mes déplaisirs ,
Rend tout ce que j'adore ingrat à mes desirs .
Toute chose en aimant est pour moi difficile ,
Et comme mes soupirs , ma peine est infertile.
D'autre part , sachant bien qu'on n'y doit aspirer,
Aux cris j'ouvre la bouche et n'ose soupirer ;
Et ma peine étouffée avecque le silence ,
Etant plus retenue a plus de violence :
Trop heureux si j'avais en ce cruel tourment ,
Moins de discrétion et moins de sentiment ;
Ou sans me relâcher à l'effort du martyre
Quemes yeux ou ma mort , mon amour pussent dire.
Boileau et Molière durent beaucoup à Régnier. L'un en
étudiant les secrets du style de ce poète , s'exerça à rimer
difficilement , à renfermer sa pensée dans les expressions
les plus claires et les plus précises , et à varier les tournures
; l'autre apprit de Régnier le comique de mots : tous
deux trouvèrent chez ce poète des modèles de ces vers
qui se retiennent facilement , qui deviennent aussitôt proverbes
. Molière sur - tout l'a souvent imité. Dans le Tartufe
, lorsque ce personnage cherche à lever les scrupules
d'E'mire , il s'exprime ainsi :
Et lemal n'est jamais quedans l'éclat qu'on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense ,
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
Régnier avait dit dans sa treizième satire :
I
Le péché que l'on cache'est demi pardonné.
La faute seulement ne gît en la défense ;
Le scandale , l'opprobre est cause de l'offense.
Pourvu qu'on ne le sache , il n'importe comment.
Qui peut dire que non , ne pèche nullement.
L
La même satire paraît avoir donné à Molière l'idée du
commencement du récit d'Agnès dans l'Ecole desfemmes.
GERMINAL AN XIII. 215
Régnier fait parler une vieille femme qui veut séduire sa
jeune maîtresse.
Ma fille, Dieu vous garde , et vous veuille bénir ;
Sije vous veuxdu mal , qu'il m'en puisse advenir , etc.
La séductrice d'Agnès s'exprime presque dans les mêmes
termes :
Mon enfant, le bon Dieu puisse-t-il vous bénir ,
Et dans tous vos attraits long-temps vous maintenir, etc.
Dans la comédie dés Facheux , on remarque aussi plusieurs
traits de la huitième satire de Régnier sur les Importuns
, satire que ce poète lui-même avait įmitée de la
neuvième d'Horace , mais dans laquelle il avait eu l'art
d'appliquer la critique aux travers du temps où il vivait.
Les poètes du siècle de Louis XIV ne sont pas les seuls
écrivains qui aient imité Régnier. Un philosophe célèbre
du dix-huitième siècle , dans une de ses tirades les plus
admirées , n'a fait que mettre en prose boursoufflée les
vers d'une satire du vieux poète. Dans cette satire , on
sent bien queRégnier ne parle pas sérieusement ; les poètes
peuvent déclamer à leur aise ; mais le philosophe dogmatise,
et prêche une doctrine qu'il veut faire adopter. Voici
les vers de Régnier :
: Je pense ,quant à moi , que cet homine futlivre ,
Qui changea le premier l'usage de son vivre ,
Et rangeant sous des lois les hommes écartés ,
Bâtit premièrement et maisons et cités ;
De tours et de fossés renforça ses murailles ,
Et renferma dedans cent sortes de quenailles .
De cet amas confus naquirent à l'instant ,
L'envie , le mépris , le discord inconstant ,
La peur , la trahison , le meurtre , la vengeance , etc.
م
ن
:
Bigst
Rousseau comience ainsi la seconde partie du discours
sur l'inégalité.
« Le premier qui , ayant enclos un terrain
>>dire: Ceci estàmoi ,
!
Pettrouva des gens
,
s'avisa de
assez simples
:
4
216 MERCURE DE FRANCE ,
» pour le croire , fut le vrai fondateur de la société ci-
» vile. Que de crimes , de guerres , de meurtres , que de
» misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre hu
>> main celui qui , arrachant les pieux ou comblant les
>> fossés , eût crié à ses semblables : Gardez-vous de cet
> imposteur ; vous êtes perdus , si vous oubliez que les
>> fruits sont à tous , et que la terre n'est à personne ! »
On voit quel fruit les philosophes modernes tiraient de
Ja lecture de nos vieux poètes. Ils prenaient au sérieux co
que ces derniers n'avaient donné que comme des plaisanteries
, ou de vaines déclamations .
L'édition de Régnier que nous annonçons , est sur-tout
remarquable pour l'extrême correction du texte. On la
recherchera d'autant plus , que l'édition de Londres de
1750 , qui était regardée comme la meilleure , ne se
trouve plus que dans les bibliothèques.
P.
۱۰
,
Voyages d'Antenor, en Grèce et en Asie avec des
notions sur l'Egypte. Manuscrit grec trouvé à Herculanum
; traduit par E. F. Lantier. Septième édition ,
revue et corrigée par l'auteur. Cinq volumes in-18 ,
prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. par la poste. AParis ,
chez Buisson , libraire , rue Hautefeuille ; et chez le
Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 42,
On lit souvent avec l'annonce d'un livre nouvellement
réimprimé , cette formule d'éloge : « Plusieurs éditions
rapidement épuisées , ont suffisamment prouvé la bonté de
cet ouvrage. » En effet , on ne saurait d sconvenir qu'un
ouvrage qui jouit d'une telle destinée , ne soit très-bon
pour l'auteur et pour le libraire. Mais ce n'est pas une
GERMINAL AN XIII. 217
raison pour qu'il ait un mérite égal aux yeux des juges
éclairés , qui seuls consacrent les succès littéraires . On
pourrait même parier aujourd'hui avec un grand avantage
, vu le petit nombre de lecteurs qui conservent encore
quelque goût pour les productions solides et instructives ,
qu'un livre dont les éditions se sont rapidement succédées
est extrêmement frivole et peu digne de son succès.
S'il fallait prouver cette assertion , il suffirait de citer
les Voyages d'Antenor. Cet ouvrage , publié pour la première
fois , il y a peu d'années , est aujourd'hui à la
septième édition ; cependant il a essuyé à plusieurs époques
de justes critiques , et fût-il la cent fois plus encore , je,
ne crois pas qu'il gagnât rien dans l'estime de ceux qui
ont vraiment droit de suffrage dans la république des
lettres . On lui a déjà reproché avec une juste sévérité , la
fausse philosophie qui y règne , la licence des peintures
et des anecdotes dont il est rempli. Mais on s'est moins
attaché à apprécier le degré de talent littéraire que l'auteur
y a montré . C'est sous ce point de vue que nous allons
l'examiner aujourd'hui , sans nous astreindre à l'analyse
exacte qui serait nécessaire si nous avions à parler d'un
ouvrage nouveau.
Antenor , jeune homme né à Ephèse d'une prêtresse de
Diane , est venu depuis peu de temps à Athènes pour y
étudier la littérature et la philosophie. Présenté à Aristippe
et admis à sa table , il y fait connaissance avec une
amie de ce voluptueux élève de Socrate , nommée Lasthénie.
Cette Lasthénie dont l'auteur paraît s'être complu
à tracer le caractère , et qu'il présente comme un parfait
assemblage de talens et de vertus , est une philosophe qui
aime beaucoup à disserter sur la métaphysique de l'amour,
sur le bonheur , sur les plaisirs . On s'attend bien qu'Antenor
, quelque goût qu'il ait pour les leçons d'Aristippe,
218 MERCURE DE FRANCE.
va leur préférer encore celles de la belle Lasthénie. Cette
préférence devient bientôt une passion violente qu'il renferme
d'abord en lui-même , qu'il se hasarde ensuite à
avouer , et qu'il réussit enfin à faire partager.
On sait assez qu'aujourd'hui une héroïne de roman
n'est pas obligée à une conduite très-sévère. Pourvu qu'elle
énonce en beaux termes de grandes maximes de vertu ,
qu'elle parle à tout propos de sa sensibilité , que sur-tout
elle fasse beaucoup d'actes de bienfaisance , on est trèsdisposé
à lui pardonner un instant de foiblesse , sans la.
quelle il ne saurait y avoir de roman. Néanmoins on exige
que cette faiblesse puisse être attribuée à la fatalité , à
l'empire des circonstances , et l'écrivain déploye ordinairement
toutes les ressources de son art pour entourer
l'héroïne de tant de séductions que la résistance devienne
presqu'impossible à la fragilité humaine. M. Lantier a dédaigné
ces moyens trop vulgaires. S'il place un moment sa
Lasthénie dans une situation dangereuse , où Antenor
après lui avoir sauvé la vie en terrassant un taureau furieux
, semblerait , suivant l'usage , devoir triompher de
sa résistance , c'est pour nous montrer tout l'empire qu'une
philosophe garde sur ses passions. L'instant que Lasthénie
elle-même a fixé pour sa défaite , n'est pas encore arrivé ,
et elle s'échappe victorieuse des bras de son amant.
Lasthénie possédait une petite maison dans les faubourgs
d'Athènes , et l'art s'était réuni à la nature pour
rendre cette délicieuse retraite dígne d'une élève d'Aristippe.
Il y avait sur-tout un monument remarquable : « le
salon de Flore était de forme ovale , incrusté de marbre
blanc avec des pilastres de porphyre. Le pourtour était
garni de vases et de caisses d'un bois précieux , où brillaient
à l'envi les fleurs les plus belles . >> Deux coulisses
qui s'entr'ouvraient à volonté , cachaient un enfoncement
GERMINAL AN ΧΙΙΙ. 219
où l'on trouvait un lit de repos couvert de riches tapis ;
« au centre était une petite niche qu'occupait une statue
qui avait le doigt sur la bouche , comme pour commander
le silence. C'en était le dieu , que les Grecs nomment
Sigalion. »
C'est là que Lasthénie , qui a échappé à un danger où
une vertu vulgaire aurait succombé , conduit elle -même
son amant , pour y récompenser sa tendresse , son courage ,
et sa constance. Sans doute le lecteur applaudira aux spéculations
philosophiques qui lui ont appris combienunbonheur
différé devient plus précieux et plus enivrant. Mais
peut - être sera-t-il étonné en se rappelant ce que Lasthénie
a assuré à Antenor , que personne avant lui n'avaitjamais su
toucher son coeur . En effet , il est difficile de se persuader
qu'une si délicieuse retraite n'eût été jusque- là consacrée
à aucun usage. Pour se rendre croyable , Lasthénie devait
positivement déclarer , si c'était pour l'heureux Antenor
qu'elle avait fait bâtir à la hâte ce temple de Flore , que la
volupté la plus raffinée et la mieux instruite par l'expérience
n'aurait pas plus savamment disposé ; et dans ce
cas , je ne sais si le lecteur le plus indulgent pourra lui
pardonner une défaite calculée si long- temps d'avance , et
déja résolue sans doute , lorsque son amant n'osait encore.
l'espérer.
Quoi qu'il en soit, Antenor ne jouit pas long-temps de
son bonheur. Cette dangereuse manie , commune aux philosophes
de tous les pays , de tourner en ridicule ce qui est
respecté par les peuples , le force à se bannir d'Athènes pour
avoir dit trop hautement son avis sur les cérémonies des fêtes
de Bacchus. C'est alors que par le conseil de Lasthénie , il
se décide à voyager , à l'imitation des grands philosophes.
Dans toutes ses courses il rencontre chaque jour quelque
personnage , qui lui raconte son histoire , ou qui lui ap ,
220 MERCURE DE FRANCE ;
prend tout ce qu'il sait sur les différentes villes de la
Grèce , de l'Egypte et de l'Asie . Je ferai quelques observations
sur cette singulière méthode de traiter l'histoire.
Elle est très-commode pour l'auteur, à qui elle permet
de ne donner aucune liaison à ses narrations , de ne rien
approfondir , de passer sur tous les points qui pourraient
mettre en défaut son érudition. Elle n'est pas aussi bonne
pour le lecteur qui voudrait un fil propre à le guider à
travers cette multitude de faits sans cohérence , et qui ne
pourrait prendre quelqu'intérêt à des anecdotes qu'on lui
a répétées dès l'enfance , qu'autant qu'elles seraient présentées
d'une manière heureuse , et propre à jeter un jour
nouveau sur les moeurs et les personnages de l'antiquité.
Mais loin de s'astreindre à un ordre qui l'aurait gêné , on
ne peut s'étonner assez jusqu'à quel excès M. Lantier a
abusé de l'extrême facilité qu'il avait à compiler sans
choix tous ceux qui ont écrit sur la Grèce. Il n'y a pas de
conte assez rebattu pour qu'il ait dédaigné d'en grossir ses
cinq volumes ; et pour les composer , il pouvait se passer
de toute autre érudition que de celle qu'on trouve à peu
de frais dans ces compilations alphabétiques , si multipliées
depuis un demi - siècle. Souvent même il va jusqu'à
mettre sur le compte de ses personnages , des anecdotes
trop connues pour qu'on ait le droit de les ôter à ceux à
qui elles appartiennent. C'est ainsi qu'il prête très -gratuitement
au poète Bion la folie d'un certain des Iveteaux ,
> qui après avoir passé sa vie au sein des plaisirs , se livra
tout-à-coup dans sa vieillesse aux charmes de la vie pastorale
, et prenant en main la houlette et la panetière ,
passait les jours à garder son troupeau et à chanter des
idylles au milieu de son jardin.
L'auteur aurait dû apercevoir un autre inconvénient
dans sa manière toujours uniforme de préparer les récits :
:
GERMINAL AN XIII. 221
c'est de faire de tous ses personnages autant de conteurs
prolixes , qui amènent bien ou mal l'occasion de parler des
autres, et sur-tout d'eux-mêmes. Encore , s'il ne mettait jamais
en scène que des philosophes , cette abondance de
paroles ne serait qu'un trait de caractère dont il faudrait
lui savoir gré : mais que Sapho désespérée , interrompe
le récit de la trahison de son amant , pour dire tout
ce que M. Lantier peut savoir sur le Phénix , sur le débordement
du Nil , et sur les lois de Solon , rien ne rappelle
mieux l'anecdote très-connue de ce chasseur qui,
brûlant de raconter un de ses exploits , feint d'entendre un
coup de fusil , et de là prend occasion de commencer un
récit qu'il étoit fort embarrassé d'amener.
Je ne suivrai pas Antenor à travers le grand nombre
d'événemens où il est jeté , de longues narrations qu'il est
forcé d'entendre. Qu'il suffise de dire que parmi tant de
guerriers , de poètes , de philosophes qui paraissent sur la
scène , il n'y en a pas un seul qui soit peint sous ses véritables
couleurs , et que l'auteur , content de trouver l'occasion
de rappeler ou d'imaginer quelqu'anecdote scandaleuse
, a grand soin de ne citer jamais de leur histoire
ou de leurs opinions , que ce qui peut amuser le désoeuvrement
et la frivolité. Ainsi il consacre trois ou quatre
pages au divin Platon , et de toute sa philosophie il ne
rappelle que cette idée extravagante de sa république , de
former tous les ans pour un seul jour des mariages assortis
au hasard. Socrate , dont il était si naturel d'opposer les
idées religieuses et la sublime morale , à tant de hardis sophistes
qui ne s'accordaient à combattre des croyances
respectées que pour y substituer des rêveries aussi folles
et beaucoup plus dangereuses , Socrate n'a pas même été
jugé digne d'occuper un chapitre , et son nom n'estjamais
prononcé qu'incidemment dans tout le cours de l'ouvrage.
222 MERCURE DE FRANCE ,
Enfin, parmi cette foule de faits rassemblés sans ordre et
sans choix, la chronologie se trouve tellement bouleversée ,
qu'Antenor avoue lui-même dans sa préface qu'il a souvent
réuni dans la méme scène des personnages dont
l'existence a été séparée par le laps de plus d'un siècle.
Un seul exemple suffira pour prouver que je n'exagère
rien , et je ne le choisirai pas dans ce que l'ouvrage offre
de plus défectueux.
Antenor a pour compagnon de voyage un Thébain nommé
Phanor. Ce jeune homme devient amoureux dans
toutes les villes par où il passe , bien persuadé chaque fois ,
qu'il le devient pour toute sa vie ; et ce travers assez gai
l'entraîne dans un grand nombre d'aventures , dont quelques-
unes pourront plaire à ceux qui ne lisent que pour
s'amuser. On sent bien que les convenances exigent qu'un
personnage embelli d'ailleurs de toutes les qualités qui intéressentdans
la jeunesse , soit ramené , à la fin du roman , à
des idées de bonheur plus délicates et plus vraies . Aussi ,
M. Lantier , qui sans doute se pique de moraliser comme
tout autre romancier , a-t-il grand soin de lui ménager
au dénouement une occasion de se convertir. La magicienne
chargée d'opérer ce prodige est une jeune fille , nommée
Athénaïs . Elle habite avec sa soeur dans les environs de
Sardes auprès d'un grand-père aveugle ; et, modèle de piété
filiale , d'innocence et de candeur , elle réunit toutes les
vertus et tous les charmes qui peuvent inspirer une passion
durable. Phanor ne tarde pas à en ressentir l'influence , et
cette fois il ne se trompe pas en se croyant engagé pour
la vie. Jusque-là il n'y a rien que d'ordinaire dans cette
invention : ce qui va suivre surprendra davantage. Ce
vieillard qu'on nous représente menant une vie si pauvre
et si ignorée dans une chaumière , et cultivant de ses
mains le jardin qui le nourrit , ce vieillard , qui le croiGERMINAL
AN XIII. 223
rait ? n'est autre que le juste Aristide. En vain nous avons
appris dès notre enfance, qu'Aristide mourut dans sa patrie,
et qu'il mourut si pauvre qu'on l'inhuma aux dépens du
trésor public. M. Lantier de sa propre autorité le bannit
une seconde fois d'Athènes , le fait errer long-temps de
pays en pays , enfin le conduit à Sardes , au moment où
le jeune Cyrus préparait contre Artaxercès , son frère ,
l'expédition où il perdit la vie , c'est-à-dire , environ
soixante-dix ans après l'époque où , sur la foi de tous les
historiens , on avait placé , jusqu'à M. Lantier , la mort de
ce grand homme. C'est un exemple des anachronismes
que l'auteur ajugés sans conséquence , et on en pourroit
citer cent plus hardis encore. Mais s'il a pense qu'on les
lui pardonnerait en faveur de ses inventions , il ne s'est
pas eru davantage obligé de conserver à ses personnages
les traits que leur donne l'histoire. Chez lui Aristide n'est
plus ce héros d'un caractère presque unique dans l'antiquité,
faisant sans faste et sans ambition les actions les
plus généreuses , s'oubliant constamment dans l'intérêt de
la patrie ; c'est , comme tous les autres personnages du
roman, un narrateur infatigable , parlant sans cessé de luimême
, et racontant avec un soin minutieux , non-seulement
toutes les actions , mais toutes les paroles que les historiens
rapportent de lui. Voici comme il rend compte de sa
première entrevue avec Cyrus.
« Je traversai la ville vêtu comme à présent , nu-pieds ,
tête nue , le visage ombragé d'une barbe épaisse. Les passans
s'amusaientà me considérer: ils m'examinaient comme
un animal curieux. Je trouvai dans la première cour une
garde nombreuse qui me laissa passer. On m'arrêta dans
la seconde. Je demandai à l'un des esclaves si quelqu'un
d'eux entendait le dialecte ionien ? « Moi , répond le plus
apparent de la troupe .-Eh ! bien, va-t-en dire à Cyrus
1
224 MERCURE DE FRANCE ;
qu'un Grec veut le voir et lui parler.>> Cet homme, au lieu
d'y aller , me toisait et me regardait fixement.- « Obéissez
, lui dis -je en jetant sur lui un regard d'indignation et
de fierté , et apportez-moi la réponse. »
Aristide , ou plutôt M. Lantier , nous assure que cet
air d'autorité décida l'esclave . Mais si à ce ton si déplacé
dans un homme dont l'extérieur n'annonçait qu'une basse
extraction , l'esclave eût répondu par un refus positif,
je demande si Aristide aurait eu le droit de se plaindre.
Quoi qu'il en soit, l'esclave revient et il annonce que son
maltre ne sera visible que dans deux heures. « Retourne ,
lui dit encore Aristide , et dis-lui queje n'ai pas le loisir
d'attendre ; qu'un jeune homme doit des égards à la vieillesse
, et un satrape persan à un Grec libre. » Le satrape
persan, non moins soumis que l'esclave , se rend à cette
verte réprimande. Aristide est introduit , et peu touché de
l'empressement du jeune prince , il n'ouvre la bouche que
pour insulter toute sa cour. « Fais retirer , lui dit- il , cette
folle jeunesse que l'aspect d'un homme libre étonne , et je
me nommerai . Ce prince fit un signe , et tout s'éclipsa. >>>
Une pareille grossièreté paraîtrait choquante dans le Spartiate
qui faisait trembler le grand roi : ici , c'est un habitant
de l'Attique , c'est le héros le plus modeste de l'antiquité
, c'est un vieillard proscrit et sans ressource , qui
parle ainsi à un prince puissant auquel il demande un asile.
M. Lantier a cru que c'était-là de la grandeur d'ame ,
de la fierté républicaine. Pour trouver cette méprise moins
étrange , on a besoin de se rappeler que les Voyages d'Antenor
ont paru à une époque où nos modernes Aristides
regardant l'impolitesse et lagrossièreté comme le caractère
distinctif d'un homme libre , avaient sévèrement proscrit
toutes ces marques de déférence et de respect qui ne
sont que l'expression des rapports qui doivent exister
entre
EP.FRA
cen
GERMINAL AN XIII:
entre les diverses classes , pour le bon ordre de la société
Je suis loin de supposer à M. Lantier des opinions exagérées
qu'il combat dans plusieurs endroits de son livre , et
dont ceux même qui s'y sont le plus livrés ont été les pre .
miers à rougir ; mais il est permis de croire que le ton dominant
à cette malheureuse époque aura influé à son insu
sur sa manière de voir les personnages fameux des républiques
anciennes. S'il se fût plus attaché à consulter leurs
historiens , il aurait remarqué comment ces grands hommes
savaient conserver dans l'infortune toute leur dignité , sans
outrager ceux dont ils réclamaient les secours. Voici , suivant
Cornélius Népos , ce que Themistocle , dans une situation
pareille , écrivit à Artaxercès :
« C'est Themistocle , c'est moi qui viens à vous , moi
qui ai plus nui à votre maison qu'aucun autre Grec, lorsque
la nécessité me força à combattre votre père et à défendre
ma patrie. Cependant mes services surpassèrent encore
tout ce que je lui avais fait de mal , quand je fus en sûreté
moi-même et que je le vis dans le danger. Il ne voulait pas
retourner en Asie après le combat de Salamine : je lui fis
savoir qu'on se disposait à rompre le pont qu'il avait jeté
sur l'Hellespont et à l'envelopper de toutes parts , et cet
avis le sauva d'un si grand péril. -Maintenant , chassé
de toute la Grèce , je me réfugie vers vous et je vous
demande votre amitié. Si je l'obtiens , vous aurez en moi
un ami aussi dévoué que votre père eut un ennemi courageux.....
»
1
Tel est le ton à-la-fois noble et modeste qui convient
à la vertu malheureuse , bien éloignée d'une morgue encore
moins choquante que ridicule quand elle est impuis
sante.
Il est inutile de dire qu'après quelques mois d'épreuve
Phanor obtient la main d'Athénaïs ; qu'Aristide est rap
:
2
226 MERCURE DE FRANCE ,
pelé , et vient mourir dans sa patrie où ses petites-filles
sont dotées aux frais du trésor public. Pour Antenor , il
retrouve aussi sa Lasthénie qui , revenue d'un moment de
faiblesse , a changé la chapelle de Flore en celle de Minerve
, et finit par confier à son ancien amant le bonheur
de sajeune soeur Télésille. Tous trois vivent long-temps
heureux et tranquilles. Enfin , après avoir philosophé
pendant quatre-vingt-cinq ans , Lasthénie meurt en philosophant.
Elle est bientôt suivie de sa soeur , et Antenor ,
condamné par sa longévité à survivre à tout ce qu'il aimait
, termine sa narration en transcrivant les apophthegmes
philosophiques que lui a légués son amie.
J'ai cherché à mettre le lecteur en état de juger si les
Voyages d'Antenor sont un ouvrage heureusement conçu ;
si des anecdotes sans liaison et connues de tout le monde ,
peuvent exciter un grand intérêt ; si les moeurs et les caractères
de l'antiquité y sont fidèlement retracés. Je suis
obligé d'ajouter que le style ne dédommage guère de ce
que le fonds peut avoir de défectueux. Il est , en général ,
assez facile ; mais quelquefois il devient plat , souvent précieux
et maniéré. Le poète Bion vient de réciter une
pièce d'Anacreon : «Vous nous avez servi des fruits délicieux
, lui dit Antenor , mais ils ne sont pas de votre
jardin ; nous savons qu'il en porte d'aussi doux , d'aussi
délicats , et nous en sommes très-friands.>> Ailleurs , pour
rassurer Phanor jaloux de l'accueil que ce même Antenor
reçoit tous les jours d'Athénaïs : « Pauvre homme , lui
dit- il , ne voyez- vous pas que ces amitiés , ces caresses
que vous m'enviez reviennent à vous par réflexion ; je
suis votre satellite : je vous renvoie les rayons du soleil. >>>
Ce dernier trait ne semble-t- il pas dérobé à Trissotin ou
aux Précieuses ridicules ? Voilà le style de M. Lantier
dans la familiarité d'un dialogue ingénieux; voici comme
A
GERMINAL AN XIII. 227
il peint la passion dans toute son énergie : « La mainme
tremble , écrit Phanor à Athénaïs ; mes idées se confondent....;
un nuage épais m'environne....,je m'arrêtée... ;
je respire encore ! mais mon ame s'enfuit.... une flamme
active , impétueuse , dévore ma vie. Si je meurs,donnez
des larmes à ma cendre; vivez , soyez heureuse. >>>C'est
unemauvaise parodie de ces vers de Sapho :
Unnuage confus se répand sur ma vue , etc.
Enmettant en scène les plus fameux poètes grecs, l'auteurn'
pas craint de leur prêter des vers de sa façon. Je
citerai quelques traits d'une pièce qu'il supposé faite par
Bion peu de jours avant sa mort :
O ma chère ame , ô tout moi-même
Tu vas descendre chez Pluton ,
Et par-devant sa cour suprême ,
De tes hauts faits rendre raison.
Que dira ton ombre légère
Lorsque Minos au noir sourcil,
Demandera d'un ton sévère
Ce que tu fis ou voulus faire
Quandtu logeois dans ton étui ?
Tu répondras : Je vais sans peine ,
Juge éternel de ce pourpris ,
Vous raconter ce que je fis ,
✔Quand j'habitais ce beau domaine
Duvieux Saturne et de son fils ,
* Et que j'avais figure humaine.
Seigneur Minos , soyez bon diable ,
Songez que l'homme ne vaut rien ,
Et que de nous le moins coupable
Est le pécheur qui veut le bien.
3
I.
65
;
Le goûtdes lecteurs pourra être partagé sur le mérito
de cesvers : mais tous neconviendront-ils pas que cette
plaisanterie du poète qui paraît devant la cour suprêmedo
Pluton, et qui prie le seigneur Minosd'être bon diablo,
Pa
228 MERCURE DE FRANCE:
parce que l'homme ne vaut rien, est tout-à-faitdansl'esprit
et les opinions de l'antiquité , et que si les couleurs locales
étaient partout aussi fidelles , il faudrait bien croire
M. Lantier quand il assure que son livre est traduit d'un
manuscrit grec ?
Je ne ferai plus qu'une observation : elle portera sur le
style de l'avant-propos. M. Lantier a cru devoir y indiquer
le but de son ouvrage , et prévenir par-là l'embarras
où aurait pu se trouver le lecteur , après l'avoir lu. « Je
desire , dit-il , que le public me sache gré de mon travail......
Heureux , si les savans me lisent par curiosité ,
les gens du monde par désoeuvrement , pour acquérir sans
peine quelques notions sur les moeurs et les usages antiques !
Les femmes pourront trouver dans les aventures amoureuses
un remède contre l'ennui et les vapeurs , et un doux
aliment pour leur sensibilité. » On sent qu'il faut être
bien sûr de la bonté de sa cause pour la plaider devant le
tribunal du public avec ce ton léger qui règne d'un bout à
l'autre dans cet avant-propos , aussi bien que dans la préface
attribuée à Anténor. Je ne m'arrêterais pas à remarquer
combien il est déplacé à la tête d'un ouvrage qui , malgré
son extrême frivolité , annonce cependant des prétentions
à instruire sur un sujet grave et intéressant , si ce style
singulier n'avait pas été long-temps une espèce de mode
dans le dix- huitième siècle. C'est un rapport malheureux
qui existe entre beaucoup d'auteurs de cette époque de
n'avoir presque jamais su prendre le ton commandé par
leur sujet. Tandis que Raynal chargeait l'histoire de déclamations
ampoulées , que Diderot débitait en inspiré ses
prétendues découvertes dans l'art dramatique ou dans la
morale , d'autres portaient jusques dans les ouvrages dont
l'objet était le plus sérieux , ce ton de persiflage qui régnait
alors dans les sociétés. Tant on avait de prétention à
GERMINAL AN XIII.
229
semontrer homme du monde , lors même qu'il n'aurait
fallu être qu'auteur exact et laborieux ! Je suis loin de
prendre la défense de ce faste d'érudition si justement ridiculisé
par Molière ; mais si le pédantisme consiste en
effet à attacher à certaines choses beaucoup plus d'importance
qu'elles n'en méritent, età s'en parer hors de saison ;
je demande si ceux qui affichent si mal-à-propos ce qu'ils
appellent le bon ton, sont autant éloignés du pédantisme
qu'ils se flattent de l'être , et si l'auteur des Femmes savantes
se serait refusé la peinture de ces écrivains qui craignent
si fort de n'être qu'érudits , lorsqu'ils ont tant de raison
pour être tranquilles sur cet article.
CARACTÈRE DU DUC DE BEDFORD.
Par Chesterfield ( traduit de l'anglais ) .
:
Le duc de Bedford était plus distingué par son rang et
ses richesses immenses , que par ses qualités personnelles
Il avait plus que le sens commun : mais sa tête était si mal
disposée , mais son obstination était si aveugle , que son
jugement lui devenait presqu'inutile , et nuisait vraiment
aux autres.
'7
Ses préventions égalaient son entêtement ; et malgré ces
dispositions , il se laissait conduire par de très-minces subordonnés
, qui ne manquaient pas de lui faire croire qu'ils
respectaient toutes ses volontés. I
Avec des manières brusques , il ne pouvait ni ne desirait
plaire.
Sa conversation familière manquait d'élégance ; mais
ony remarquait du sens et de la méthode.
Rien ne le rendait aimable ; mais son coeur n'était ni
vicieux ni criminel. On observait dans son éclat quelque
3
230 MERCURE DE FRANCE,
chosede bas; mais aucune de ses actions n'inspirait le
mépris, cast .
C'était enfin un duc issu d'une famille respectable , et
possesseur de vastes domaines.
t AUTBE CARACTÈRE DU MÊME.
Par Junius ( traduit de l'anglais ).
14
ייז
:
Le duc de Bedford fut un homme d'une grande importance
; un rang distingué , une fortune immense , un nom
illustre suppléèrent à son peu de mérite. L'usage qu'il fit
de ces rares avantages eût pu l'honorer , mais n'eût pas
servi aux progrès des connaissances humaines . L'éminence
de ses dignités lui traçait son devoir , lui frayait le
chemin qui conduit aux grandeurs ; il ne pouvait s'en
écarter par erreur , ni l'abandonner par calcul...
L'indépendant et vertueux duc de Bedford ne voulut
jamais prostituer sa dignité en se livrant àdes déclamations
au parlement , soit pour ou contre le ministère. Il ne
se montra jamais l'ennemi , ni l'esclave des favoris deson
souverain. Quoique souvent trompé dans sa jeunesse, on
nele vit pasdans le cours d'une longue vie , choisir ses amis
entre des personnages débauchés. Son honneur personnel
lui aurait interdit la société des joueurs ,des athées , des
spadassins ,des bouffons ou des jockeys. Il n'aurait jamais
consenti à se mêler des intérêts ou des intrigues de ses
subordonnés , soit en récompensant leurs vices , soit en
les enrichissant aux dépens de son pays. Pouvait-il ignorer
ou mépriser la constitution de sa patrie , au point de
*convenir enune cour de justice , de l'achat ou de l'aliéna -
tiond'un bourg d'Angleterre? Sila Providence l'eût frappé
de quelque malheur domestique , il aurait souffert avec
sentiment , mais aussi avec dignité. Il n'eût pas cherché à
GERMINAL AN XIII. 231
se consoler de la mort d'un fils unique , dans les sollicitations
ou dans la vente de places à la cour , encore moins
dans un agiotage à la compagnie des Indes.
L'histoire du duc de Bedford devient importante à l'époque
de son ambassade à la cour de Versailles. Il fut alors
chargé d'un ministère honorable , dont il s'acquitta d'une
manière distinguée. Ses partisans cherchaient un ministre
dont l'esprit conciliant ne s'éloignât pas de quelques.concessions.
Les affaires du royaume exigeaient un homme
qui songeât plus à la prospérité de son pays , qu'à son élévation
personnelle ; et cet homme se trouva au premier
rang de la noblesse.
N. L.
SPECTACLES.
:
ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MUSIQUE.
Esther et l'Oratorio de Saul
:
CES deux pièces ont été jouées , le 17 avril à l'Opéra , au
profit de Mlle Suin. On a fait différentes critiques de la
tragédie d'Esther. Son plus grand défaut est d'être trop
courte. On ne se lasse point d'entendre d'aussi beaux vers.
Aujourd'hui même, les spectateurs , malgré leur profonde
ignorance , en général , les écoutent avec admiration et une
sorte de recueillement et de respect. Il est vrai qu'ils s'en
dédommagent par des éclats de rire lorsqu'ils entendentprononcer
lemotdejuifs. Une gaieté de cette nature interrompit
assez long-temps la représentation dont je parle. J'entendis
aussi dire que le mot de chambre prochaine étoit ignoble.
4
232 MERCURE DE FRANCE ,
On sait quc Racine a fidèlement suivi l'histoire d'Esther ,
telle qu'on la lit dans le livre de l'Ancien Testament' , qui
porte ce nom. Une difficulté m'a toujours arrété dans le
-septième chapitre de la Vulgate. Assuérus après avoir entendu
l'accusation portée contre Aman par la reine , sort
un moment du lieu du festin. Sonfavorise lève aussi , pour
supplier Esther de lui sauver la vie , ayant bien vu qu'Assuérus
étoit disposé à la lui arracher. Le monarque revient ,
trouve qu'Aman s'est jeté sur le lit où était la reine pendant
-le repas ,et s'écrie : Comment ! il veut opprimer (opprimere)
lareine dans ma maison ! Sacy traduit opprimere parfaire
violence. Mais soit qu'Aman voulût outrager ou assassiner
la reine , l'embarras est le même. Cela ne peut guères s'expliquer
qu'en supposant qu'il eût subitement perdu la raison
, ou plutôt qu'Assuérus feignit de prendre une supplication
pourune violence. Cette obscurité a semblé , à la représentation
, se retrouver dans la tragédie de Racine , et y
produire quelque embarras ; mais c'est la faute des acteurs .
Aman se jette aux pieds de la reine , et fait ou doit faireun
mouvement , soit pour les embrasser , soit comme pour la
retenir lorsqu'elle recule d'indignation; car outre qu'il dit :
par ces pieds que j'embrasse , etc. , Assuérus qui survient ,
s'écries ,
ف 1
A
48
Quoi ! le traître sur vous porte ses mains hardies !
La pantomime que je viens d'indiquer rend compte de
tout, et sans elle l'exclamation du roi serait inintelligible.
Je fais cette remarque parce que j'ai vu plusieurs personnes
arrêtées à ce vers, et d'autres se scandaliser mal-à-propos
des mains hardies.
Cette tragédie , composée pour un couvent , est d'un
genre nouveau. Il y a deux personnages qu'on ne voit que
dans une scène , Mardochée et Zarès ; car si le premier reGERMINAL
AN XIII. 233
:
paraît à la fin , ce n'est que pour entendre ce qu'on lui dit et
prononcer deux vers. Mais cette scène unique de Mardochée
au premier acte est si vigoureusement écrite , qu'elle
aurait suffi à la réputation d'un autre écrivain que Racine.
Elle est pleine de ces vers qu'on retient à une première lecture
et qu'on n'oublie plus. Athalie même ,pour le style ,
ne l'emporte pas sur Esther.
Cependant la représentation de cette pièce n'a pas produit
un très-grand effet. Il faut convenir qu'elle n'a pas tous
les développemens des autres chefs-d'oeuvre de Racine. Le
dénouement en est unpeu brusqué. Assuérus paraît se décider
assez légèrement. Il ne veut pas même entendre la défense
de son ministre. Sil'unique intention de l'auteur n'eût
pas étéde composer un divertissement d'enfans , comme il
le dit , il eût fait d'Esther une pièce aussi étendue que celle
d'Athalie. Ce n'est pas la matière qui eût manqué à celuiqui
a su trouver celle de la plus touchante de ses tragédies
dans une seule phrase.
La manière dont les choeurs sont exécutés nuit à l'intérêt.
La partie qui en est récitée l'a été fort mal par des actrices
de l'Opéra , qui n'ont point l'habitude de la déclamation .
Des vers enchanteurs n'ont produit aucune sensation , et
quelquefois n'ont pas été entendus. La musique a été trouvée
mesquine. On a supprimé de très-belles stances.
Mademoiselle Duchenois , qui a le rôle le plus considé
rable de la pièce , était , dit-on , incommodée. Elle n'a pas
tenu tout ce qu'on s'en promettait. Le costume persan ne
l'embellissait pas , et il fallait se faire quelque violence pour
s'imaginerqu'on voyait en elle la plus séduisante des femmes
de l'Asie. Quelquefois elle fait valoir un mot aux dépens
d'un vers , ou un vers aux dépens d'une tirade. Quelquefois
elle manque de justesse ; et cependant il faut convenir
qu'elle seule pouvait jouer ce rôle; que dans ses jours les
234 MERCURE DE FRANCE ;
moins heureux , elle est encore jusqu'à présent la reine da
théâtre Français , et qu'elle n'a même pas , à proprement
parler, de rivale Ses maladroits partisans ont voulu saisir
quelques allusions en sa faveur : deux fois ils ont été repousséspar
l'impartialité du public , qui s'est contentéd'être
équitable , et ne l'a guère applaudie quedans son plaidoyer
contre Aman. Madenioiselle Volnais a montré plus de fermeté
et d'aplomb que de coutume. Saint-Prix n'a manqué
ni de chaleur , ni d'énergie. Talma joue Assuérus avec sagesse
et avec naturel. Lafond m'a paru donner au rôle
d'Aman la couleur qui lui est propre.
Cependant j'ai entendu faire à chacun de ces deux derniers
acteurs un reproche que je crois parfaitement juste.
Lorsqu'Esther révèle le secret de sa naissance , Assnérus
s'écrie :
Ah! dequel coup me percez-vous le coeur !
Vous la fille d'un juif !
Qu'en prononçant ces mots il la regarde , c'est dans l'ordre ;
mais les vers suivans que lui arrache la douleur , ne doivent
pas lui être dits en face :
Hé quoi ! tout ce que j'aime ,
Cette Esther , l'innocence et la sagesse même ,
Que je croyais du ciel les plus chères amours ,
Dans cette source impure aurait puisé ses jours !
Malheureux!
C'est une plainte faite au ciel , et Assuérus , qui a tant
d'amour pour Esther , ne doit pas lui adresser directement
une parole si dure...
Lafond voulant désarmer la reine , lui dit que les ennemis
des juifs l'ont trompé.
2
Enles perdant , j'ai cru vous assurer vous- même ,
Princesse, en leur faveur , employez mon crédit;
Le roi, vous le voyez , reste encore interdit.
Je sais par quels moyens on le pousse , on l'arrête,
Et fais , comme il me plaît , le calme et la tempête.
GERMINAL AN XIII. 235
1
L'acteur fait mal-à-propos résonner ces deux derniers
vers. Cen'est point de l'éclat , c'est de l'adresse qu'il faut
en cetendroit. Si dans ce moment il vante son crédit ce ne
doit pas être avec ostentation , mais plutôt avec finesse ; il
doit avoir l'air de faire à la reine une espèce de confidence ,
et de lui dire , comme Tartuffe à Elmire , avec la différence
de ton qui distingne la tragédiede la comédie : Aassuérus ,
entrenous , est un homme à menerpar le nez , et je m'en
charge , laissez-moi faire.
Cette tragédie fera toujours le plus grand plaisir quand
onvoudra ou quand on pourra la jouer convenablement .
Voltaire a pris dans Esther un des beaux vers,deMahomet
:
Et je verrais leurs fronts attachés à la terre !
Racine a dit :
N'osent lever leurs fronts à la terre attachés
i
Il ade plus ensprunté l'idée du portrait de l'hipocrisie , qui
se trouve dans la Henriade , ,et jusqu'à la coupe de ce vers
connu :
1
Le ciel est dans ses yeux , et l'enfer dans's on coeur.
Je ne parle pas dequelques autres expreressions remarquables
qu'il a également prises . La Harpe a cru justifier tousces emprunts
en disant que Voltaire était si riche deson propre
fonds , qu'il se croyait en droit de prendre par-tout. Plaisant
droit ! plaisaute excuse! plaisante dialectique , pour un
homme qu'on citecomme undialecticiendu premier ordre!
Dans la vérité , il ne connaissait guères en parlant de ses
contemporains , d'autre logique que celle de la prévention ,
ée l'envie ou de la haine ,poussée trop souventjusqu'à une
espèce de fureur et de rage.
Les connoisseurs s'extasaient à la musique de Saül. Le
236 MERCURE DE FRANCE ,
プ
commundes fidèles trouvait l'Oratorio unpeu long,lorsque
le trio ravisant des Lévites a réuni toutes les opinions et
toutes les sensations enune seule. Laïs ,dont on connaît la
forte corpulence , était chargé du rôle du jeune David:
savoix avait peine àfaire oublier cette disparate. Quoiqu'on
fût dans lepays des illusions , ce jour làn'était pas , comme
onvoit ,celui de l'illusion. N
Mademoiselle Lachassaigne va faire donner aussi la
représcutation due à ses longs et utiles services. On ne
devinerait pas en mille ans la pièce qu'on destine pour cette
féte : Olympie , qu'on ne soupçonnerait pas être sur le
répertoire , Olympie que tout l'art de mademoiselle Clairon
n'a jamais pu soutenir , unedes plus faibles productions
de son auteur ! C'est un choix qui rappelle celui de
Childebran. Au reste, ce n'est pas mademoiselle Lachassaigne
qui l'a fait. Si elle pouvait engager mademoiselle
Duchesnois à jouer Bérénice et Lafond Titus , elle serait
bien sûre de réunir l'assemblée laplus nombreuse que l'Opéra
puisse contenir. Un seul vers de Bérénice , la plus
étonnante peut-être des tragédies de Racine , vaut micux
que le fracas et même le bûcher d'Olympie .
A
: ΑΝΝΟNCES.
Tableaux comparatifs des Dépenses et des Contributions de la
Franceet del'Angleterre; suivis de considérations sur les ressources
des deux états, et servant en même temps de réfotation à l'ouvrage de
M. Gentz; par M. Sabatier.-Prix : 6fr. , et 7 fr . 50 c. par la poste.
AParis, chez Arthus Bertrand , lib., quai des Augustins , nº. 35;
Charles, imp . , rue de Seine , nº . 36, fauhourg Saint-Germain. A Bordeaux,
chez Melon et comp., rue Chapeau-Rouge.
Diane de Poitiers , duchesse de Valentinois , manuscrit trouvé
dans les ruines du château d'Anet . Deux volumes . in- 12.-Prix : 3 fr . ,
et4fr. par la poste.
AParis , chez Lerouge, imprimeur-libraire , cour du Commerce ,
passage deRohan; Petit, libraire, palais du Tribunat, près le théâtre
de la République.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Pretres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
GERMINAL AN XIII. 23
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres , 4 avril. On croit que l'expédition sous les
ordres de sir James Craig est destinée pour la Méditerranée
, et qu'on fera une tentative contre Minorque . Il
paraît néanmoins que le but ultérieur est d'agir de concert
avec les Russes dans la Méditerranée : mais cette réunion
de forces ne peut guère en imposer aux Français en
Italie. Quelques personnes pensent qu'on veut s'emparer
d'Alexandrie de concert avec la Porte , et c'est sans doute
le plus sûr moyen de garantir l'Egypte d'une nouvelle
invasion de lapart des Français (1) (Morning Chronicle.)
On parle , mais on ne sait trop sur quel fondement , ni
d'après quelle autorité , d'un traité secret qui aurait été
conclu entre l'Angleterre , la Russie et la Turquie , et en
vertu duquel la souveraineté de l'Egypte aurait été cédée
àl'Angleterre pendant cinquante ans, à condition de fournir
à la sublime Porte un subside annuel , pendant le
même espace de temps. Malte et les Sept-Istes auraient
été abandonnées à la Russie par le même traité. Quelquesuns
prétendent que c'est pour l'exécution de ces arrangemens
que la Russie a réuni tant de forces dansla Méditerranée
, et que l'Angleterre a préparé sa grande expédition.
(The Star.)
- Du 5. Le gouvernement vient de recevoir de nou
velles dépêches relativement à l'expédition de l'ennemi
contre les îles du Vent. La nouvelle de la prise de la Dominique
est pleinement confirmée , avec cette différence
dans les rapports , que , selon les premières , on avait lieu
d'espérer que le général Prevost pourrait tenir assez longtemps
dans le fort Portsmouth pour recevoir des secours
avant d'être réduit à capituler , tandis que d'après les
nouveaux avis , il est douteux qu'il ait pu faire aucune
résistance. Il paraît que les Français ne lui ont pas donné
(1) C'est pour une raison à-peu-près aussi solide, que les Anglais se
sont emparés des piastres que portoient les quatre frégates espagnoles .
Qu'ils aient des troupes à Malte, qu'ils en aient à Minorque , à
Alexandrie , à la bonne heure; ils ne les ont pas en Irlande, à la
Dominique , à la Jamaïque , à Ceylan et aux Grandes-Indes.
(Moniteur.)
238 MERCURE DE FRANCE ,
le temps de se reconnaître , et que dans la confusion , il
perdu beaucoup des siens , qui ont été faits prisonniers .
Comme cette expédition était pour les troupes anglaises un
événement tout-à-fait inattendu , ni le fort de Portsmouth ,
ni aucun autre point de la colonie ne se trouvait en état
d'offrir à la garnison de la Dominique une retraite où elle
pût se maintenir. Le cas où l'on aurait été forcé de se réfu-
*gier dans un fort , et d'y réunir ce qui est nécessaire pour
soutenir un siége, n'avait pas même été prévu ; et ce n'était
pas au moment du désordre et de la surprise occasionnés
par une attaque aussi vive et un débarquement aussi subit
, qu'il était permis de songer à réparer les effets de
l'imprévoyance. Ainsi la Dominique est prise et bien prise .
Reste à savoir si les autres îles du Vent pourront être secourues
à temps ; et c'est sur quoi l'on ne compte guère.
2
Non-seulement on est persuadé qu'elles ont dû être con
quises presqu'en même temps , et comme enveloppées d'un
seul coup de filet , mais il s'est fait hier , dans la capitale ,
nombre de paris considérables , que la Jamaïque , la plus
considérable des îles anglaises dans les îles occidentales,
sera prise avant ou dans les dix premiers jours de mai. On
a offert de parier cent contre trente , que Sainte-Lucie , là
Grenade et les autres îles du Vent sont actuellement occupées
par l'ennemi , et personne n'a voulu accepter la
gageure. (Morning- Chronicle..)
L'escadre française s'est emparée , dans les parages de
la Dominiques de onze navires marchands , et d'un bâtiment
de transport .
17
T
Ondit que l'expédition du général Craig n'est quo
l'avant-garde d'une autre expédition , la plus nombreuse
qui soit partie depuis long-temps des ports de la Grande
Bretagne.
Hambourg, 9 avril. La gazette de la cour de Pétersbourg , du 19
mars , publie la réponse du gouvernement anglais à la lettre de l'Empereur
des Français , contenant des ouvertures pacifiques , sans publier
en même temps cette lettre , comme on auroit dû s'y attendres
Cependant cela peut s'expliquer de cette manière. La cour de France,
par respect pour les usages consacrés en diplomatie , avait gardé le
secret de sa démarche , jusqu'au moment où l'Angleterre le viola , par
un oubli de toutes les convenances. De cette manière , le cabinet de
Londres prenant les devants , a dû faire parvenir sa notification à
celle de Russie , avant que cette dernière eût pu avoir connoissance
d'une autre manière des ouvertures de paix de l'Empereur Napoléon.
Ainsi , il sera probablement arrivé que le ministère anglais
n'ayant pas trouvé d'avantage pour lui à mettre sous les yeux de
GERMINAL AN XIII. 239
l'empereur de Russie une preuve aussi éclatante de la modération de
la France , aura préféré de supprimer cette pièce , pour y substituer
son propre thèine , renforcé de flagorneries ; de sorte que la cour
deRussie a pu réellement n'avoir que celui-ci à publier.
Milan ; 1 avril.
et
Hier, l'avénement de S. M. l'Empereur des Français au trône royal
d'Itate a été proclamé ici solennellement. Dès l'aube du jour , le bruit
du canon a retenti, et a annoncé la fete. Les troupes françaises
italiennes s'étant ensuite rassemblées au forum Bonaparte, elles ont
étépassées en revue , après quoi les préfets départementaux et de police,
les présidens des administrations départementale et municipale ,
et le commandant de la place , suivis d'un détachement de cavalerie,
se sont rendus dans les cinq principauxquartiers de la ville, où les
différens actes émanés à Paris au sujet de l'érection du royaume d'Italie
, ont été lus à haute voix. Les mèmes autorités se sont rendues ensuitechez
le prince Eugène pour le complimenter, ce qui a aussi eu lieu
dela partd'is officiers de la garde du gouvernement , à la tête des
quels était le général Fontanelli , gouverneur du palais . Toutes les
autorités principales , civiles et militaires , ont dîné dans le Pal is-
Royal, chez le grand-juge , ministre de la justice. Le soir , il y a eu
illumination générale dans la ville. On a vu à cette occasion la façade
duPalais-Royal décorée des nouvelles armes du royaume d'Italie.
Voici la description des armoiries adoptées par notre consulte ,
pour le royaume d'Italie : L'écu est tiercé en pal ; le premier et le der
nier parti de deux et un sur le tout, ce qui donne au total six écussons.
Le premier palest parti , au premier , des clefs en sautoiretdu
daispapal,àcausede Ferrare, Ravenne , Bologneet de laRomagne ;
au second, de l'aigle de la maison d'Est , à cause du duché de Modène.
Le second pal , qui est pein , est le célèbre Lisse des Visconti,
àcause du duché de Milan. Le troisième pal est parti , au premier ,
du hon de Saint Mare , à cause de la partie du territoire de Venise ,
rénnie; au second, de la croix de Piémont par les mêmes motifs. Le
sixième écusson , qui se trouve placé sur le tout, est la couronne de
fer des anciens rois lombards , à cause du royaume d'Italie. L'écu
est entouré du collier de la légion d'honneur, supporté par l'aigle
impériale de France , surmonté d'une étoile rayonnante , au milieu de
laquelle est la lettre N. Le tout est recouvert par le manteau et la
couronne royale; sur le cercle de cette dernière , au lieu de perles ,
ou remarque une branche de laurier . Deux hallebardes sont passées
en santoir derrière lécu.
Berlin , 6 avril. La cour est partie pour Postdam le 3.
Le ministre de France qui a reçu de Paris sept grands cordous
de la légion d'honneur , aura aujourd'hui une audience
du roi.
Lyon , 25 germinal. Le séjour de Leurs Majestés continue
d'attirer iciun grandnombre d'habitans et de députations
des départemens voisins . Chaque jour est marqué par
de nouvelles fêtes , et l'enthousiasme public se manifeste
dans toutes les parties de cette grande cité.
240 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS.
er
S. M. I. et R. est rendue dans son palais de Stupinis ,
depuis hier , et se remettra en route demain , Ir floréal ,
pour Milan.
-Les adresses de félicitations des villes , des autorités
constituées , des peuples d'Italie à S. M. sur son avénement
sont innombrables. Elles sont insérées en langue italienne
dans le Moniteur.
Des lettres de Madrid annoncent que le roi d'Espagne
a reconnu S. M. l'Empereur des Français comme roi
d'Italie.
Un officier prussien venant de Berlin , a passé le 25 germinal
par Bruxelles : il est chargé de remettre , de la part
du roi de Prusse , à S. M. l'Empereur et à diverses personnes
de distinction de l'Empire , le grand cordon de
l'Aigle-Noire.
Un père - noble , dont les moyens physiques sont ,
dit-on , avantageux , doit débuter aux Français .-On
parle aussi des débuts de mademoiselle Monvel et de
mademoiselle Baptiste.
- Le Normantvient de mettre en vente un nouvel ouvrage
intitulé : le Manuel de la Banque , par F. Pottier (1) .
Sans entrer aujourd'hui dans de grands détails sur ce livre ,
il nous sera facile d'en faire sentir l'extrême utilité : toutes
les opérations possibles d'arbitrages , tant sur le papier que
sur l'or , l'argent et les piastres , y sont réduites , pour les
trente principales places de l'Europe , à de simples additions
et soustractions. Au moyen d'une méthode nouvelle ,
qui n'existe dans aucun autre auteur, cet ouvrage donne la
facilité de connoître le rapport de tous les changes , de lire
couramment les différentes cotes , et de saisir au premier
coup d'oeil le résultat , à tant pour cent , des opérations
qu'elles présentent ; il contient d'ailleurs tous les détails
relatifs aux monnoies réelles , de compte , de change , à la
proportion de l'or et de l'argent , au pair intrinsèque , aux
usances , aux usages des diverses places et aux banques les
plus célèbres. L'auteur y a joint un tableau général des
changes , dans lequel on trouve l'explication de chaque
expression des changes. Ce tableau se vend aussi séparément
(2).
า
(1) Unvol. in-8°. de 550 pages. Prix: 9 fr. , et 11 fr. par laposte.
(2) Prix : 1 fr .
( No. CXCIX. ) 7 FLOREAL an 13.
5.
( Samedi 27 Avril 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
:
HYLAS ENLEVÉ PAR LES NYMPHES , ET HERCULE ABANDONNÉ
PAR LES ARGONAUTES ( I ) .
Valerius Flaccus , Argonautique , liv . III , v . 508 .
Hercule avait brisé son aviron , et le navire Argo avançait
plus lentement sur les ondes . Les Argonautes abordent
aux rivages de Mysie , et Hercule s'écarte dans
les forêts poury chercher un arbre qui pút lui fournir
ane rame .
JUNON , qui si long- temps s'était fait violence ,
Junon respire enfin , et rompant le silence :
(1 ) Ce fragment est tiré d'une traduction complète de Valérius
Flaccus , par MM. Dureau de la Malle père et fils . -Elle doit paraître
accompagnée du texte , pour lequel M. Dureau fils s'est livré à
un travail très-étendu. Il a collationné un manuscrit de Munich et
un de Bologne qui ne l'avaient pas encore été. Il a revu celui du Vatican,
examiné par le seul Heinsius. Its lui ont fourni , et le premier
sur-tout , des leçons précieuses . Enfin , les éditions , les critiques , les
poëmes grecs du même sujet , les monumens antiques, tout a été vu ,
consulté, discuté par M. Dureau de la Malle. Ω..
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
« Le voilà (1 ) cet objet d'un courroux impuissant ,
» Qui seul est un travail sans cesse renaissant ,
>>Et dont tant de périls n'ont pu lasser l'audace ,
>> Quand je me lasse , moi , de la seule menace !
» Sur quel monstre en effet puis-je encore compter ?
>> N'ai-je pas vu ce bras que rien ne peut dompter ,
>> Des monstres (2) de la mer bravant le plus terrible ,
» Rendre à Pergame en deuil sa mer sûre et paisible ?
>> Et je me dis la soeur du souverain des dieux !
>> De ce noble courroux quel début glorieux ,
» Deux serpens qu'un enfant sut étouffer sans peine !
>> Après un tel affront , peut-être que ma haine
>>Devait laisser dès-lors sa jeunesse en repos ,
>> Et ne plus m'exposer à des affronts nouveaux.
>> Mais non , poursuis; espère en ta persévérance ;
>> A la ruse , s'il le faut , abaisse ta puissance.
>> Pour le désespérer , j'irai même à Pluton
>> Avant peu demander sa terrible Alecton . >>>
Elledit : et son oeil , fixé sur ces montagnes ,
Voit d'un autre côté chassant dans les campagnes
Des Nymphes de ces lieux un élégant essaim .
Molle écharpe embrassant les contours de leur sein ,
En replis ondoyans flottante chevelure ,
Habit court , arc léger , bracelets de verdure ,
Le myrte dans leurs mains en javelot changé ,
Par un lien flexible en son vol dirigé ,
Tel était l'ornement et le leste équipage
De ces Nymphes, l'honneur de l'onde et du bocage.
La terre , applaudissant au doux bruit de leurs pas ,
Abaisse ses gazons sous leurs pieds délicats .
Le fracas , qui d'Hercule annonçait le passage ,
Tout-à-coup de ces soeurs a troublé le courage :
(1) Hercule.
(2) Le monstre auquel Hésione était exposée , et dont Hercule
avait délivré Troie..
:
FLOREAL AN XIII. 243
1
Les animaux tremblans fuyaient de toutes parts .
Dryope seule osa , bravant tous les hasards ,
S'avancer vers le bruit de la marche d'Alcide.
Elle allait regagner sa retraite liquide ,
Gardant de cette vue un long étonnement :
La fille de Saturne en ce même moment
Descend du haut des cieux , lui fait signe , l'appelle ,
Et séduit par ces mots la timide immortelle .
« Ton coeur de mille amans trop indignes de toi
>>Jusqu'ici , belle Nymphe , a dédaigné la foi ;
» Mais je t'amène exprès des rives de la Grèce
>>Un objet digne enfin de fixer ta tendresse ;
>>C'est le fameux Hylas : près de ce bord charmant ,
>> Dans tes bois à cette heure il erre innocemment .
» Tel tu vis au milieu des danses et des fêtes
» Sur ta rive étalant le prix de cent conquêtes
>> Bacchus au front de rose , ou tel ici tu vois
» Phébus quittant la lyre et prenant le carquois,
» Tel paraîtra sans doute à ta vue étonnée
>> Celui que va t'unir un si doux hyménée .
>> Nymphe , que ton bonheur va faire de jaloux !
>>Quand la Grèce apprendra qu'Hylas est ton époux ,
>> Que j'entendrai gémir de plaintes douloureuses !
De quel secret dépit ses Nymphes amoureuses ,
» Les filles du Bébés (1) , celles du Lycormas (2) ,
>> Par tes charmes verront enlever leur Hylas ! »
Elle part à ces mots , et sous l'épais feuillage
Lançant un cerf agile , elle l'offre au passage
D'Hylas , qui contemplait avec ravissement
De ses dix cors rameux le superbe ornement.
Le cerf long-temps s'arrête ou ralentit sa fuite ;
Il veut du jeune enfant engager la poursuite,
Et lui persuader par cet appåt flatteur
Que de la course il peut lui disputer l'honneur;
(1) Lac de laThessalie. 4
(2) Fleuve de l'Etolie , autrement zomine Evonyms o
1
3
2
1
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
L'enfant s'y laisse prendre , et si près de sa proie ,
Il croit déjà l'atteindre ; il court ivre de joie :
Alcide encor l'anime ; il les suivait des yeux ;
Mais bientôt il les voit disparaître tous deux.
Fatigué , haletant, le jeune ami d'Hercule ,
Toujours entretenu dans son erreur crédule ,
S'éloigne , et tout- à-coup se trouve sur les bords
Où Dryope épanchait ses liquides trésors.
Le cerf ne fait qu'un bond , et sans effleurer l'onde ,
S'élance , court et fuit dans la forêt profonde .
De son espoir Hylas reste alors détrompé ;
Altéré de sa course et de sueur trempé ,
Séduit par la fraîcheur de ces ondes limpides ,
Il cherche à les saisir de ses lèvres avides.
Tel on voit un beau lac , que du midi brûlant
Rapidement traverse un trait étincelant ,
Ou qu'argentent les feux de la pâle Diane ,
Darder un vif éclat de son sein diaphane ;
Tel ce charmant visage en l'onde répété ,
Y porte un doux reflet de grace et de beauté.
La Naïade s'enflamme ; elle approche , et sa tête
Par degrés s'élevant , aux doux larcins s'apprête.
Le jeune enfant vit bien une ombre , des cheveux ;
Quelque bruit le frappa ; mais sans l'instruire mieux.
Tout- à-coup des deux bras de la Nymphe amoureuse
Le saisit brusquement l'étreinte vigoureuse.
En vain le faible enfant résiste ; un cri perçant
Appelle Alcide : hélas ! son Alcidė est absent ;
Et de son propre corps et le poids et la pente
Favorisant encor l'audacieuse amante ,
Il est en un moment entraîné sous les eaux.
Cependant sur ces monts poursuivant ses travaux ,
Hercule avait choisi le plus vaste des ormes ;
Il appuie à son tronc ses épaules énormes ,
Le pousse ; l'arbre crie , et tombe avec fracas.
Le héros sans efforts l'enlève dans ses bras ,
FLOREAL AN XIII.
245 .
t
Le charge sur son dos avec son vaste ombrage ,
Et tranquille , il allait regagner le rivage ;
Il croit que son Hylas a pris d'autres chemins ;
Qu'il aura de sa chasse enrichi leurs festins.
Mais quand son oeil perçant , du haut de ces montagnes
Plongeant sur le vaisseau , la rive et les campagnes ,
N'aperçoit point l'ami si chéri de son coeur ,
Il se trouble , il ressent une vague terreur :
Entre mille dangers qu'il voit dans un nuage ,
Flottant , désordonné , son esprit se partage .
« Qui pouvait donc d'Hylas arrêter le retour ?
>> Qui donc entreprendrait d'alarmer son amour ? >>
Cependant sur les monts descendait la nuit sombre
De moment en moment épaississant son ombre.
Alors sa peur redouble ; égaré , pâlissant ,
D'une froide sueur tout son corps se glaçant ,
Il ne voit , n'entend plus ; ses membres se roidissent.
Comme les nautonniers d'épouvante frémissent
A l'aspect de l'orage amoncelé dans l'air ;
Ainsi dans son effroi le fils de Jupiter
Frissonne au seul penser du coup que lui prépare
Dans la perte d'Hylas sa marâtre barbare .
Soudain , tel qu'un taureau que de ses dards perçans
La mouche bourdonnante a piqué dans les flancs ,
De son paisible enclos s'élance , et plein de rage
Court à travers les bois , les brise à son passage ;
Tel Alcide , enflammé , mugissant de douleur ,
Dans les bois , sur les rocs , se jette avec fureur .
De l'un à l'autre bout la montagne résonne ;
Complice du larcin , la forêt en frissonne.
Cet appareil de rage et de ressentiment ,
De cet ardent courroux l'affreux débordement
Tient tous les coeurs transis dans une attente horrible.
Tel , atteint par le fer , le lion plus terrible
Gronde , et court furieux au chasseur qui s'enfuit ;
Cet ennemi fatal que sa haine poursuit,
3 !
246 MERCURE DE FRANCE,
'Avant de le tenir , sa rage impatiente
L'a broyé mille fois dans sa gueule écumante :
Tel Alcide roulant la terreur dans ses yeux ,
Du sommet de ces monts s'élançant furieux ,
Court, tenant à son arc la flèche inévitable.
Ah ! fuyez , fuyez tous ce courroux redoutable ,
Paisibles habitans de ces bords fortunés ;
Il reporte partout ses pas désordonnés .
Des ruisseaux , doux abris des humides Naïades ,
Il remonte aux rochers , aux bruyantes cascades ;
Aux lieux qu'il parcourut il retourne cent fois.
<<Hylas , mon cher Hylas ! » Sa foudroyante voix
Criait ce nom sans cesse à la forêt immense ;
La forêt le répète , et reprend son silence.
(Lasuitedans le prochain numéro. )
LA JEUNE FILLE ET LA NAÏADE ,
FABLE.
Au bord d'une fontaine et transparente et puré ,
Une fillette , sans témoin ,
Ne pouvait se lasser d'admirer sa figure .
Dans l'oubli de tout autre soin ,
Tandis qu'un jour ainsi le temps se passe ,
La belle a soif : creusant la paume de sa main ,
Avec adresse elle en fait une tasse ,
Mais en puisant elle a terni la glace ,
Et l'image chérie a disparu soudain .
Elle s'afflige , elle se plaint ,
Quand souriant de sa simplesse ,
La Naïade , au fond du liquide manoir ,
Lui dit : « Attends que le calme y renaisse ,
» Si tu veux que mon eau te serve de miroir. >>>
KÉRIVALANT.
:
FLOREAL AN XIII.
247
LA BONNE FEMME .
CONTE.
Avec un estimable époux ,
Laure vivait en mésintelligence.
Laure aisément se mettait en courroux .
L'époux avait un grand fonds d'indulgence ;
Mais en raison de la dépense ,
Tout fonds s'épuise;et quelquefois
Las d'une injuste dépendance
Il osait réclamer ses droits :
Faute grave dans un ménage ,
Et que de près suit toujours un orage;
Car la femme reprend son tour ,
Et si souvent , que dans un jour
Plus d'une querelle s'engage ,
Tantôt eeci , tantôt cela ,
Et le voisin vient mettre le holà.
Laure avait pour amie une certaine Annette ,
Bonne pâte de femme allant son petit train ,
Avec un homme inquiet et chagrin
Entretenant une union parfaite.......
..... Dites - moi donc votre secret ,
Bonne et sensible créature ?
Chez vous seuls on voit en effet ,
Loin des soucis , des plaintes , du murmure ,
Auprès du mari satisfait
4
L'épouse heureuse.-Hélas ! je fais ce qui lui plaît ;
Ce qui ne me plaît pas , ma chère , je l'endure .
Par F. DEVENET.
4
248 MERCURE DE FRANCE,
ENIGME.
Ma mer n'eut jamais d'eau ; mes champs sont infertiles.
Je n'ai point de maison , et j'ai de grandes villes .
Je réduis en un point mille ouvrages divers .
Je ne suis presque rien , et je suis l'univers.
LOGOGRIPH Ε.
Si vous m'ôtez la tête ,
Je suis d'un mauvais goût ;
En remettant ma tête ,
Et coupant l'autre bout ,
* Je deviens corps et tête
Et j'habite mon tout.
Par VERLAC DE BRIVES.
CHARADE.
Mon second fait par mon prémier ,
D'un ami nourrit la tendresse ,
Et toujours flatte une maîtresse ;
Mon tout se vend chez l'épicier.
D. P. , Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est le Lit.
Gelui du Logogriphe est Désespoir, où l'on trouve espoir
Celui de la Charade est Ver- rat .
A. 249 FLOREAL AN XIII.
OEUVRES PHILOSOPHIQUES , HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES DE D'ALEMBERT , membre de
toutes les Académies savantes de l'Europe (1).
Jusqu'a présent je n'avais lu de M. d'Alembert
que sa correspondance philosophique ; cela me
suffisait : en effet , ce membre de toutes les Académies
savantes de l'Europe s'est peint là tout entier.
Quoiqu'un écrivain qui avoue sa haine contre
sa patrie , et le desir qu'il a d'en renverser les institutions
, dût me paraître bien criminel , M. d'Alembert
ne m'a jamais paru que ridicule : son style
est si maniéré , son amour-propre si lourd , ses
plaisanteries si froides , et ses petites anecdotes si
bêtes , qu'en le lisant on est moins effrayé des projets
du conspirateur que frappé de la nullité de
l'homme. Puisqu'on imprime aujourd'huises OEuvres
complètes , il faut bien que je me décide à
faire plus ample connaissance avec lui , non pour
mon plaisir , mais dans l'espoir d'être utile à ceux
qui auront le courage de disputer le prix proposé
par l'Institut , sur l'influencede la littérature pendant
le dix-huitième siècle.
L'éditeur des OOEuvres de M. d'Alembert , laissant
de côté ce qui appartient au savant et au géomètre
, nous présente son héros seulement comme
philosophe , comme historien et comme littérateur
: pour mettre à fin cette superbe entreprise ,
(1) Cet ouvrage , annoncé par souscription , et tiré à un petit
nombre d'exemplaires , aura 15 vol. grand in S. Les trois premiers
volumes ont paru avec exactitude , chez Pelletier , à l'imprimerie de
Boiste , rue Hautefeuille , nº 21 ; Arthus Bertrand , libraire , quai des
Augustins ; le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois ,
et à Bordeaux , chez Melon et compagnie.
250 MERCURE DE FRANCE ;
1
il ne lui faut pas moins de quinze volumes , grand
in-8°. La première remarque à faire sur cette édition
, c'est que M. d'Alembert , qui fournit la matière
de quinze volumes , n'a jamais composé un
ouvrage : cette abondance impuissante forme le
caractère distinctif de la littérature philosophique.
L'impiété est stérile ; les génies de ce temps-là
n'étaient point propres à créer ; aussi ne doit-on
pas s'étonner si toute leur vigueur s'est réduite en
paroles , en analyses et en destructions. On sait que
M. de La Harpe , même après sa conversion , a
continué de se montrer l'apologiste de d'Alembert
; il répondait à ceux quilui reprochaient son
obstination à mettre au nombre des bons auteurs
unhomme qui n'avait fait qu'une préface : « Qu'im-
>> porte , si cette préface est unouvrage. » C'était du
moins avouerque tous les autres écrits de M. d'Alembert
doivent tomber dans l'oubli avec les circonstances
quiles ont fait naître. Nousexaminerons
bientôt ce fameux discours mis en tête de l'Encyclopédie
; et notre seul embarras sera de décider
si l'absurdité des conceptions premières l'emporte
sur le ridicule du style , ou si le ridicule du style
est au niveau des conceptions. Pour justifier notre
opinion , en attendant que nous puissions entrer
dans quelques détails , nous citerons un passage
pris entre ceux que nous avons notés. « L'univers
>> n'est qu'un vaste océan , sur la surface duquel
>>> nous apercevons quelques îles plus ou moins
>> grandes , dont la liaison avec le continent nous
>>>>est cachée. » Si l'univers est un acéan , il est
certain que cet océan doit être vaste , et l'épithète
est ici terriblement oiseuse ; si sur cet océan on
aperçoit des îles , il est probable que c'est à la
surface ; et si la liaison de ces îles avec le continent
nous est cachée , c'est qu'il est même impossible
de deviner où est ce continent; à coup sûr ,
FROREAL AN XIII. 251
ce n'est pas dans l'univers , puisque l'univers est
l'océan ; il faut donc que ce continent soit hors
de l'univers ; alors
Devine , si tu peux , et réponds , si tu l'oses.
On a parlé degalimatias double ; le galimatias renfermé
dans cette phrase pourrait se multiplier àl'infini
; et je pense que Racine et Boileau auraient été
étrangement surpris en écoutant ce membre de
toutes les académies de l'Europe leur reprocher ,
dans ce même discours , de n'avoir pas su écrire
en prose. Certes , si la nation française eût conservé
le sentiment de sa dignité , l'amour de sa gloire
acquise, le discours préliminaire de l'Encyclopédie
aurait suffi pour couler à fond cette entreprise ;
mais les esprits étaient déjà corrompus par l'anglomanie,
la métaphysique , la fureur d'innover ;
et les sots qui jugent sur parole furent enchantés
d'apprendre d'un géomètre que Racine et Boileau
ne savaient pas écrire en prose. En toutes choses ,
les éditeurs de l'Encyclopédie prirent un ton si
haut qu'ils subjuguèrent les faibles ; ils poussèrent
même l'impudence jusqu'à déclarer que le gouvernement
leur devait protection et secours; et le gouvernement
consentit à se regarder comme le trèshumble
serviteur des encyclopédistes. Les ministres
de ce temps-là, qui avaient par-dessus tout l'ambition
deparaître protéger les lettres et les sciences ,
ne connaissaient probablement pas les productions
du siècle de Louis XIV ; il leur suffisait cependant
de lire les Femmes Savantes pour apprendre
que les prétentions des auteurs médiocres
n'ont point de bornes , qu'ils sont toujours prêts à
crier contre l'autorité , à la braver , à se mettre audessus
d'elle ; et Molière leur aurait fourni une excellente
réponse au prospectus de MM. d'Alembert
etDiderot :
Il semble à deux gredins , dans leur petit cerveau ,
Que pour être imprimés et reliés en veau ,
252 MERCURE DE FRANCE
Les voilà dans l'Etat d'importantes personnes ;
Qu'avec leur plume ils font le destindes couronnes ;
Qu'au moindre dre petit bruit de leurs productions ,
Ilsdoivent voir chez eux voler les pensions ;
Que sur eux l'univers a la vue attachée ,
Que partout de leur nom la gloire est épanchée;
Et qu'en science ils sont des prodiges fameux
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux.
Ces deux derniers vers donnent une juste idée du
seul mérite que pouvait avoir l'Encyclopédie , et
les premiers peignent au mieux l'importance que
s'accordaient les encyclopédistes. Quelque jour
nous examinerons pourquoi les écrivains ont eu
une si grande influence sous le règne de LouisXV
qui ne les aimait pas, et pourquoi ils ont été si
modestes sous Louis XIV qui les recherchait :
peut-être parviendrons-nous à faire comprendre
que le plus sûr moyen de protéger les lettres est
de restreindre l'ambition de ceux qui les cultivent ;
éar s'il est une fois convenu que le talent d'écrire
doit mener à tout , comme ceux qui écrivent ont
pour grossir et faire valoir leurs prétentions des
moyens que le plus grand général et le plus habile
ministre n'ont pas , il en résultera nécessairement
bientôt que l'esprit sera la seule qualité recherchée
de la nation; et l'on sait où cette manie conduit
en politique. Les vers que nous avons cités prouvent
que , dans le siècle de Louis XIV , cette vérité
n'était pas ignorée de la cour; et l'on ne peut
trop admirer que Molière , celui de nos auteurs qui
adû le plus à son génie, se soit chargé de la révéler
au public, Aujourd'hui les connaissances utiles sont
si dédaignées , les arts frivoles si honorés , qu'on risquerait
d'être traité comme un Vandale si on s'avisait
de penser que , dans l'ordre social , un poète
est peu de chose , un savant moins qu'un poète , et
un philosophe au-dessous de l'un et de l'autre.
Boileau disait gaiement : « Il faut avouer que j'ai
> deux grands talens , aussi utiles l'un que l'autre
1
FLOREAL AN XIIL. 253
› à la société et à l'Etat , l'un de bien jouer aux
>>quilles , l'autre de bien faire des vers. » Et c'est
le poète leplus éminemment raisonnable qui parlait
ainsi ! Tant de modestie aide à faire concevoir
pourquoi nos littérateurs du dix-huitième siècle
ont toujours détesté Boileau ; dans ses vers il a fait
la satire des mauvais auteurs de son temps , et par
sa conduite la satire des auteurs qui devaient venir
après lui.
Dans cet article , nous ne parlerons que du
premier volume des OOEuvres de M. d'Alembert; ce
volume contient un avis de l'éditeur , une notice
historique , des mémoires et un portrait de l'auteur
faits par lui-même, le portrait de mademoiselle
l'Espinasse , les élégies qu'il composa sur la
mort de cette demoiselle pour prouver qu'il était
sensible , son éloge par Marmontel et Condorcet ;
enfin , le discours préliminaire de l'Encyclopédie ,
avec une autre préface placée au troisième volume
du même ouvrage.
Dans la notice historique sur M. d'Alembert et
dans ses Mémoires , on peut apprendre que Frédéric
régnait en Prusse ,et Catherine en Russie ;
mais on chercherait en vain le nom du monarque
sous lequel l'auteur a vécu : rien n'est plus conséquent
pour un philosophe. D'Alembert , fils naturel
de mademoiselle de Tencin , méconnu en
naissant par sa mère, fut exposé sur les marches
d'une église , tant les criminels mêmes sont persuadés
que la religion seule inspire une pitié active.
Si pareil accident fût arrivé à notre jeune héros
en Prusse , il aurait été soldat pour la vie ; si , en
Russie , il serait devenu mousse ou esclave ; mais
dans cette France ingrate et barbare , où la civilisation
du nord n'avait pas encore fait des progrès ,
il tomba entre les mains d'un honnête homme qui
pouvait l'envoyer aux Enfans-Trouvés , et qui le
254 MERCURE DE FRANCE ;
voyant si chétif le confia à unevitrière qui le nourrit
, et lui sauva la vie par ses soins. La charité
fournit aux premiers frais de son éducation ;
commeonluireconnut des dispositions à apprendre,
on l'envoya au collège de Mazarin où ses maîtres
se firent un plaisir de seconder les dispositions
qu'il tenait de la nature. Ses études achevées , il
travailla pour être avocat , puis médecin'; mais entraîné
par son goût pour les mathématiques , il
préféra à toute profession libérale une vie indépendante
, et parvint sans effort à se la procurer.
Ainsi , dans cette France qu'il était philosophique
de mépriser , un enfant abandonné put se
créer une existence à son choix , s'ouvrir le sanctuaire
des sciences , entrer dans la familiarité des
grands , arracher des pensions de la cour , sans
autre appui qu'un peu de talent qu'il devait aux
institutions créées au profit de tous. Etde si grands
avantages ne purent fléchir l'orgueil d'un' philosophe
! et jamais un mouvement de reconnaissance
n'arrêta les projets cruels que cet écrivain avait
formés contre une religion et un gouvernement
auxquels il devait tant ! Toutes ses adorations
publiques étaient pour Catherine II , dont Voltaire
expliquait la conduite envers nos beaux-esprits
, en écrivant aux sectaires : « Ma Catau aime
>>> les philosophes , son mari aura tort dans la pos-
>> térité. » Toutes ses flatteries publiques étaient
pour Frédéric qui payait douze cents livres par an
le mal que d'Alembert lui disait de la France ; et
ce n'était pas trop. Mais , dans le fond de l'ame ,
cèt écrivain n'aimait ni Catherine , ni Frédéric : il
n'aima jamais personne ; en revanche , il détesta
beaucoup. Sa haine a cela de remarquable qu'elle
ne fut point excitée par des passions ; on sait qu'il
était incapable de ressentir celles qui tiennent à la
violence des sens. Le fond de son caractère était
FLOREAL AN X111. 255
l'envie ; et comme cette envie était froide , il acquitde
l'ascendant sur des écrivains qui lui étaient
supérieurs , sans en accorder à personne sur lui.
C'est à cette disposition de son ame qu'il doit sa
réputation dans les lettres , les philosophes n'ayant
rien osé refuser au directeur du parti ; entr'eux ,
ils l'appelaient le Mazarin de la littérature , par
l'habitude où sont tous les conjurés d'employer de
grandes comparaisons pour ennoblir les petites
choses qui les regardent.
La vie de M. d'Alembert n'offre point d'événemens
: il voulait faire le mal sans hasarder sa tranquillité
, ce qui l'obligeait à mettre de la réserve
dans sa conduite , et plus d'astuce que de vigueur
dans les écrits qu'il livrait au public. Sans sa correspondance
qu'il prit le soin de rassembler pour
être imprimée à sa mort , on le croirait plus sot
que méchant ; mais cette correspondance révèle
le secret de ses écrits ; et ce qu'on y remarque de
contradictions , de niaiseries , n'est plus qu'une
adroite conciliation entre ce qu'il disait pour faire
des prosélytes au parti , et ce qu'il croyait devoir
au besoin d'endormir l'autorité. Toutes ces petites
finesses paraissent bien viles aujourd'hui que la
révolution a parlé si haut contre la philosophie ;
et l'on serait presque tenté de plaindre un homme
qui s'est déshonoré pour mettre a bout cette Encyclopédie
, qu'il finit lui-même par appeler un habit
d'Arlequin , dans lequel on trouve quelques bons
morceaux et beaucoup de haillons. Mais il se plaisait
dans les petits détours presqu'autant que dans
ses petites plaisanteries. Prié par le roi de Prusse
de venir diriger l'académie de Berlin , il se fit un
honneur patriotique d'un refus calcule sur des
motifs plus réels ; supplié par l'impératrice de
Russie de venir présider à l'éducation de son fils ,
il éleva plus haut encore le sacrifice qu'il fit à la
256 MERCURE DE FRANCE ,
4
,
France en éludant une proposition en apparence
si séduisante. Il faut lire sa correspondance pour
voir combien peu il se faisait illusion sur la philosophie
pratique de Frédéric et de Catherine ; sa
haine contre les rois et les grands , la mauvaise
grace répandue sur toute sa personne , le ridicule
qu'il craignait , le rendirent fort contre les prestiges
de la vanité. Son éditeur dit : « En refusant
>> la place d'instituteur du grand-duc de Russie
>> il prouva qu'il en était digne. » Cette phrase me
paraît si philosophiquement belle qu'il m'est impossible
de deviner ce qu'elle signifie. Si l'on est digne
d'une place par cela même qu'on la refuse , il s'ensuit
nécessairement qu'en l'acceptant on s'en montrerait
indigne ; d'où il faut conclure que tous ceux
qui occupent des places ne les méritent pas , et que,
pour connaître les personnages propres à les ocси-
per , il est nécessaire de les offrir à tout le monde
et de ne les adjuger qu'à ceux qui n'en voudront
point. Ces phrases emphatiques , sentencieuses
qui ont l'air d'une pensée et qui ne signifient rien
ont été mises à la mode par le pompeux M. Thomas.
M. d'Alembert avait une autre prétention
dont les résultats ne sont pas moins comiques : il
voulait que son style parût naturel sans être simple
, et , pour y parvenir, il plaçait l'emphase dans
les pensées , la familiarité dans les mots , moyen
infaillible de dire des choses recherchées d'une
manière triviale. Tel est en effet le cachet de cet
écrivain . Veut-il vanter la sensibilité de mademoiselle
l'Espinasse , il dit : « Vous donnez à vos amis,
>> sur cette sensibilité qui vous surcharge , tout ce
>> que vous pouvez vous permettre ; mais il vous
>>> en reste encore une surabondance dont vous ne
>> savez que faire , et que , pour ainsi dire , vous
» jetez à tous les passans, » Qu'on lise les Précieuses
ridicules , et qu'on cherche de bonne foi
quelque
,
2
FLOREAL AN XIII. 257
FRA
quelque chose qui l'emporte sur une sensibilité
qui surcharge , et dont on jette la surabondance à
tous les passans, après en avoir suffisamment donné
à ses amis..
Aprésent que nous connaissons la sensibilité de
mademoiselle l'Espinasse , entrons dans le secret
de sa mélancolie: << On voit que la douleur , si je
>>puis parler de la sorte , vous a nourrie, et que les
>>>affections ne vont que vous consoler. >> Est- il
rien'de plus admirable que des affections qui ne
font que consoler , opposées à une douleur qui
nourrit ? Et comment ne pas s'extasier devant le
le naturel de sijepuisparler ainsi , qui tient dans
cette phrase la place quepour ainsidire tient dans
l'autre ? Il est certain que Racine et Boileau n'avaient
pas le secret d'un pareil style. Pour le
goût , mademoiselle l'Espinasse ne l'aurait cédé à
qui que ce fût si elle avait voulu être toujours de
son opinion , « et ne point juger d'après certaines
>> gens aux genoux desquels son esprit avait la
>>>bonté de se prosterner. >>>Un'esprit qui a la bonté :
de se prosterner aux genoux de certaines gens ne
dépare point une douleur qui nourrit , et une sur- >
abondance de sensibilité qu'on jette aux passans.
Il me semble voir les lecteurs étonnés se demander
s'il est possible quede pareilles niaiseries ,jouées
plus d'un siècle avant par Molière , se trouvent dans ,
les ouvrages d'un homme mis au rang des premiers
littérateurs de l'Europe . Tel est l'esprit de parti
lorsqu'il se fait juge des productions Ettéraires ; et
ce n'est pas au dix-huitième siècle qu'il est permis
de se moquer de l'engouement qui plaça Pradon
au - dessus de Racine. Jamais M. d'Alembert n'a
su écrire une page , et il était incapable de composer
raisonnablement l'ouvrage le plus mince.
Dans le portrait qu'il fait de mademoiselle l'Es-,
pinasse il commence par lui dire à l'oreille qu'il
R
258 MERCURE DE FRANCE ;
i
n'y a guères de passion chez elle ; puis il affirme à
haute voix qu'elle ne peut vivre sans amour; il lui
accorde une surabondance de sensibilité , et lui
reproche sa coquetterie et sa sécheresse : il s'extasie
devant la perfection de son goût , et l'accuse d'engouement
et de prévention: ici elle est discrette,
prudente et réservée; là il la montre étourdie et
inconsidérée : en un mot, si mademoiselle l'Espinasse
ressemble auportrait qu'en a fait son ami ,
c'était la plus extraordinaire personne que la nature
ait jamais produite ; et les couleurs employées pour
la peindre ne sont pas plus naturelles que l'original.
Quoique M. d'Alembert se vantât d'avoir pour
elle une vive passion , il énumère tous ses défauts ,
et cherche vainement à les embellir ; mais lorsqu'il
fait son portrait à lui-même , il change sans effort
ses propres défauts en vertus : l'amour semble l'éclairer
,l'amour-propre seul l'aveugle ; preuve certaine
que sa première et sa plus grande passion fut
toujours celle qu'il ressentit pour son mérite. On
n'est complètement philosophe qu'àcette condition.
nonc
On sait qu'il y a eu une espèce de conjuration
entre les écrivains du dix-huitième siècle pourmettre
l'ame de M. d'Alembert au rang des ames sensibles;
c'est déjà un grand malheur que d'avoir besoin
de tant de témoins en faveur d'une qualité
ussi frivole pour un homme , et qui souvent anemoins
de bonté que de faiblesse. Mais puisque
les philosophes voulaient absolument faire
croire à l'extrême sensibilité de leur directeur , ils
ne devaient pas souffrir qu'il imprimât ses élégies,
ou ils devaient obtenir un arrêt qui défendit de
les lire. Mlle l'Espinasse meurt,et M. d'Alembert
qui se piquait de l'adorer , s'amuse aussitôt à
adresser aux manes de cette demoiselle une épître
qu'il va déclamant dans toutes les sociétés. Pendant
six semaines , il fut à la mode à Paris de s'as
FLOREAL AN XIII: 25g
sembler pour le voir s'affliger, et l'on promettait
ses larmes en invitant pour une soirée , comme aujourd'hui
on annonce la romance de Bélisaire , ou
un proverbe de Brunet. Cette épître serait le plus
parfait modèle d'hypocrisie et de niaiserie , si l'auteur
n'avait pas composé quelques jours après un
autre morceau sur latombe de mademoiselle l'Espinasse
: tel est du moins le titre bizarre qu'il a
donné à cette seconde amplification.
Dans l'épître aux manes de son amie , il se
plaint qu'elle le traitait en homme devenu insupportable;
en effet , ils commençaient à se haïr passablement
tous les deux. « Vous êtes descendue
» dans le tombeau , s'écrie-t-il , persuadée que mes
>> regrets ne vous y suivraient pas ! Ah! si vous
>> m'aviez seulement témoigné quelque douleur
>> de vous séparer de moi , avec quelles délices je
>> vous aurais suivie dans l'asile éternel que vous
» habitez! Mais je n'oserais pas même demander
>> à y être mis auprès de vous , quand la mort aura
» fermémes yeux et tari mes larmes ; je craindrais
>> que votre ombre ne repoussât la mienne , et në
>> prolongeât ma douleur au - delà de ma vie. >>>
Nous ne ferons pas la critique détaillée de ce pas
sage; tout y est faux ridicule au - delà de ce
qu'on peut dire ; et l'ombre qui , en repoussant
une autre ombre , prolongerait l'ombre d'une
douleur au-delà de l'ombre de la vie , rappelle les
vers burlesquesde Scarron sur l'Elysée :
2
J'aperçus l'ombre d'un cocher
Qui , tenant l'ombre d'une brosse ,
Nettoyait l'ombre d'un carrosse.
Mais M. d'Alembert ne se contente pas de faire
lutter des ombres , il fait aussi combattre des sen
timens : et mon sentiment m'entraîne au moment
«
même où je crains que le vôtre me repousse. >>>
Mon sentiment était alors à la mode dans le style
Ra
260 MERCURE DE FRANCE.
précieux ; on ne s'attendait pas à le trouver dans
une épître où l'auteur pleure si abondamment que
ses larmes effacent les lignes qu'il trace , et qu'il ne
voit plus le papier sur lequel il écrit , à une femme
qui vient d'être enterrée. Jamais douleur ne fut si
plaisante ; l'auteur se désespère avec un sang froid
qui se communique : il interroge beaucoup l'ombre
de Mlle . l'Espinasse , et lui demande avec un
amour-propre naïf: << pourquoi , au lieu d'amour ,
>> ne vites-vous que de la bonté , lorsque je vous
>> donnai mon portrait, il y a un an , avec ces vers
» sipleins de tendresse :
Et dites quelquefois , en voyant cette image :
De tous ceux que j'aimai , qui m'aima comme lui !
Qui pourrait peindre le cercle des Précieuses de la
philosophie , pleurant d'attendrissement à la lecture
de cette épître , et disant à l'auteur : << Vous
>> faites donc aussi des vers ? C'est un génie uni-
>> versel ! Des vers pleins de tendresse ! N'en avez-
>> vous fait que deux ? Ah ! dites-nous donc aussi
>> les autres. Ils sont charmans ! Et Mlle. l'Espi-
>> nasse n'a vu dans tout cela que de la bonté ? La
>> bonté que vous aviez de lui donner votre por-
» trait ! Il y a un an ! Combien elle fut ingrate !
>> Ah ! vous êtes trop sensible , et votre sentiment
>> ne doit pas s'exposer davantage à être repoussé
>> par son sentiment , ni votre ombre par son
» ombre.>> En admettant même que notre philosophe
fût doué d'une grande sensibilité , on sera
réduit à croire que la nature lui avait refusé le don
de la communiquer , car il convient qu'il offrit son
coeur à qui voudrait le consoler , et que de refus
en refus il en revint à l'ombre de son amie..
Au bout d'un mois , M. d'Alembert s'aperçut
que son épître aux manes n'était plus à la mode,
et ne voulant pas pleurer sans témoins , il composa
:
FLOREAL AN XIII . 261
l'élégie ayant pour titre : Sur la tombe de made
moiselle l'Espinasse. Dans ce morceau qui n'a pas
dix pages , sa douleur tient moins de place que sa
mémoire , car il cite Saint-Jean , le Tasse , la romance
d'Apasie , madame Geoffrin , Jonathas ,
Brutus , le Dante , Horace , le roi de Prusse ,
Oreste , un solitaire qui disait aux personnes qui
venaient le visiter : Vous voyez un homme presqu'aussi
heureux que s'il était mort ; un moraliste
qui a dit que le malheur était le grand maître de
T'homme ; enfin une femme qui voulant devenir
dévote , nepouvant plus être autre chose , s'écriait -
Ils me font lire des livres de dévotion ; je m'en ex:
cède , je m'en bourre , et tout me reste sur l'estomac.
Conçoit-on qu'on aille sur la tombe de son
amie pour y accumuler des citations , des anecdotes
et des comparaisons triviales , ridicules ou
indécentes , et qu'on parvienne à faire passer cela
pour des accens de désespoir ? Le morceau tout
entier pourrait être regardé comme la meilleure
pasquinade , si la fin ne révoltait en montrant
I'homme froid et hypocrite qui emploie la mort de
ceux qu'il prétend aimer , à augmenter sa considération
dans le monde. En effet , l'anecdote de
cette femme qui voulait devenir dévote , est suivie
d'une phrase dont il est impossible de découvrir
la liaison autre part que dans la vanité de l'auteur :
« Voilà où j'en suis , ma chère Julie ; les lettres
>> que je reçois d'un grand roi , le baume qu'il
> veut bien essayer de mettre sur mes plaies , sa
>> philosophie pleine de bonté, de sentiment , d'in-
>> térêt , tout cela comme il l'avoue lui-même ,
>> est bien faible pour me guérir. » C'est-à-dire que
tout cela lui reste sur l'estomac , comme les livres
pieux restaient sur l'estomac de cette femme qu'on
en bourrait. Quel style ! Lorsqu'on pense que
M. d'Alembert a été chef de cette même aca-
,
:
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
1
démie si riche en grands écrivains , en hommes
illustres sous le règne de Louis XIV , on se demande
comment on a pu appeler le dix-huitième
siècle le siècle des lumières , et parler des progrès
de l'esprit humain lorsqu'il rétrogradait aussi sensiblement
? On reste stupéfait en songeant que la
cour a tremblé devant des Trissotins près desquels
ceux joués par Molière eussent été des aigles , et
que la sottise des grands a changé de pareils baladins
en conspirateurs qui ont fait le destin des couronnes.
Heureusement pour notre pays , les successeurs
de ces singuliers philosophes et de ces pitoyables
littérateurs n'ontpas même l'esprit de deviner
que les temps ne sont plus les mêmes ; ils
vont toujours sur un crédit qui n'existe plus ; ils
s'affaiblissent en se recrutant; et lorsqu'ils hasardent
le sacrifice de quelques-uns de leurs principes
dans l'espoir de reconquérir l'opinion , tout ce
qu'ils obtiennent , c'est de faire rire de la mauvaise
grace avec laquelle ils reculent devant le bon sens.
Le discours préliminaire de l'Encyclopédie
mérite un article à part , et notre intention n'est pas
de lui refuser cet honneur , le dernier peut-être
qu'il obtiendra. S'il est vrai qu'à chaque époque
les ouvrages littéraires qui ont le plus de succès
puissent être regardés comme l'expression de la
société , nous connaîtrons par ce chef-d'oeuvre si
vanté quel était l'état de la civilisation à la fin du
dix-huitième siècle .
FIÉVÉE.
FLOREAL AN XIII. 263
Les Géorgiques de Virgile , traduites en vers français ;
par M. A. Cournand. Un vol . in-8. Prix : 3 fr . 60c . ,
et4 fr. 75 c. par la poste. A Paris , chez Bernard ,
libraire , quai des Augustins ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº 42 , vis- à- vis l'Eglise .
Je souhaiterais que nos meilleurs critiques n'établissent
pas en principe , qu'on doit s'interdire de travailler sur
un sujet déjà traité par un auteur habile ; les sujets heureux
sont aussi rares que les bons ouvrages. Nos aînés en
littérature ont moissonné les champs fertiles; et , s'il ne
nous est pas permis d'y glaner après eux , nous serons réduits
à défricher les déserts. Je voudrais aussi qu'on fit
quelqu'attention à la nature des sujets et des livres classiques.
C'est un fonds de culture qui demande sans cesse
de nouveaux efforts , de nouvelles recherches , et où il y
a toujours à profiter. C'est là ce trésor ouvert à tout le
monde , qu'il est difficile de se rendre tellement propre ,
qu'on enlève aux autres le droit d'y toucher. Difficile est
propriè communia dicere. Quelques ouvrages font exception
; et sans doute on se moquerait d'un homme qui voudrait
recommencer Athalie , ou refaire l'Art poétique.
Avant Racine et Boileau , ces sujets appartenaient à tout
le monde , communia ; mais eny mettant le sceau de la
perfection , ces hommes de génie en ont acquis la propriété.
C'est ce qu'on appelle dicere propriè. Je crois que,
sans consulter Torrentius ni Dacier , on peut entendre
ainsi ce passage d'Horace , et que l'application que j'en
fais ne paraîtra ni d'une mauvaise latinité ni d'un mauvais
français . Mais on doit craindre également d'étendre
trop loin , ou de ne pas respecter assez ce droit de propriété
que les grands hommes se sont acquis par leurs ouvrages.
On se souvient qu'un certain M. de Palmezeaux
4
264 MERCURE DE FRANCE .
entreprit de refaire la Phèdre de Racine , et qu'il ne refit
que celle de Pradon. Ce petit téméraire eut beau dire qu'il
avait suivi exactement Euripide , le ridicule le suivit encore
de plus près. Mais ôtez quelques exceptions de cette
nature , qui sont rares , j'estime qu'il vaut mieux remanier
un sujet déjà traité , ou reproduire un classique déjà
traduit , que d'embrasser un sujet neuf et bizarre , ou de
traduire un auteur médiocre et inconnu .
Ces réflexions m'ont disposé à lire la traduction de
M. Cournand avec plus de patience qu'il n'en a trouvé
chez d'autres critiques. Je suis bien éloigné de vouloir faire
la leçon à ceux de mes confrères que j'estime le plus ;
mais il me semble qu'on ne doit traiter en toute rigueur
que les ouvrages qui attaquent les moeurs ou les principes .
Celui de M. Cournand n'est pas de cette malheureuse
espèce; et quand même il serait dépourvu de talent , son
travail ne me paraîtrait ni tout- à- fait méprisable ni toutà-
fait inutile .
Il n'existe peut- être chez aucune nation de l'Europe
une traduction en vers plus belle et mieux écrite que
celle que l'abbé Delille nous a donnée des Géorgiques .
La traduction de cet ouvrage est consacrée , et ne périra .
point. Cependant les connaisseurs les plus difficiles sont
persuadés qu'il n'a pas encore atteint le degré de perfection
dont il est susceptible , et j'ose me ranger de cette
opinion. Je crois apercevoir encore bien des endroits où
l'on pourrait approcher davantage de la pensée ou de l'expression
de l'auteur latin ; et si M. l'abbé Delille avait
des amis assez libres et assez instruits pour lui indiquer
ces corrections nécessaires , ce serait le travail le plus
utile et le plus glorieux par lequel il pût terminer sa carrière
poétique ; je crois même que sa fortune n'y gagnerait
pas moins que sa gloire ; car qui est-ce qui ne s'empresserait
pas d'acquérir une nouvelle édition de cet ouvrage
, si les connoisseurs la jugeaient plus parfaite ?
Je n'ai jamais été content de la traduction du premier
FLOREAL AN XIII. 265
vers du poëme. Certainement l'abbé Delille ne rend pas
Quidfaciat lætas segetes , en disant : Je chante les moissons.
Autre chose est de chanter les moissons , et autre
chose est d'enseigner l'art qui couvre la terre de riantes
moissons ( lætas segetes ) . M. Cournand l'a senti , et il a
ajouté aux moissons l'idée des travaux qui les précèdent.
« Mécène , je dirai les travaux des moissons. »
>
C'est quelque chose ; mais ce n'est pas toute la pensée de
Virgile. On pourrait même ( que M. Cournand y prenne
garde ) , on pourrait entendre par ces travaux des moissons
, les peines qui accompagnent la récolte . Or , c'est ce
qui n'est point entré dans le dessein du poète , qui a voulu
décrire l'art prévoyant et ingénieux du cultivateur, et non
pas les soins physiques du moissonneur.
Dans la suite de l'exposition et de l'invocation , l'abbé
Delille laisse le nouveau traducteur à une si grande distance
, qu'il n'y a pas même de comparaison à établir entr'eux.
L'utilité de la critique et du travail est amplement
démontrée par la manière dont il a tourné les premiers
vers de cette belle invocation aux dieux champêtres :
...... Vos , ó clarissima mundi
Lumina , labentem cælo quæ ducitis annum.
« Astres qui , poursuivant votre course ordonnée ,
>> Conduisez dans les cieux la marche de l'année. »
C'est ainsi que Virgile aurait écrit en français ; mais ce
n'est pas là ce que portaient les premières éditions , et
l'abbé Delille peut rendre témoignage des efforts qu'il lui
en a coûté pour désarmer la critique par cette perfection.
Cependant je lui avouerai que je n'aime pas ce nectar
vermeil qui rougit lesfroides ondes , et je sais bon gré à
M. Cournand de n'avoir pas cherché de périphrase pour
exprimer les raisins .
Poculaque inventis Acheloïa miscuit uvis.
<< Si l'homme , consolé par vos bienfaits divins ,
>> Aux eaux d'Acheloüs mêla les doux raisins .»
266 MERCURE DE FRANCE ,
Py
Les eaux d'Acheloüs ne rendent point Acheloïa pocula,
expression si heureuse , et d'un son si agréable.
L'abbé Delille traduit largum cælo demittitis imbrem ,
par versez l'eau des cieux. M. Cournand a vu que largum
imbrem demandait quelque chose de plus , et il a mis :
«Versez du haut des cieux l'abondance des eaux .>>
Je ne goûte pas beaucoup cette abondance ; mais il faut
savoir gré de l'effort , lors même qu'il n'est pas heureux.
Je trouve que ce traducteur entre assez bien en matière,
et que sa versification n'est pas sans mérite ni sans travail.
Celle de l'abbé Delille ne laisse rien à desirer pour
la beauté de l'expression , pour le nombre et la pureté des
sons : dans tous deux on pourrait souhaiter plus d'exactitude
, et il est sûr que le latin dit plus de choses , et
qu'il le dit en moins de mots.
Verenovo , gelidus canis cùm montibus humor
Liquitur, et zephyro putris se gleba resolvit ,
Depresso incipiat jam tum mihi taurus aratro
Ingemere , et sulco attritus splendescere vomer.
Voici d'abord la traduction de M. Cournand :
<< Au retour du printemps , quand les neiges fondues
» Du haut des monts blanchis sont enfin descendues ,
>> Je veux que le taureau , pressé par l'aiguillon ,
>> Rende au soc son éclat en rouvrant le sillon . >>
Ecoutons maintenant M. l'abbé de Delille :
,
:
« Quand la neige au printemps s'écoule des montagnes ,
>> Dès que le doux Zéphyre amollit les campagnes ,
>> Que j'entende le boeuf gémir sous l'aiguillon ,
>>> Qu'un soc long-temps rouillé brille dans le sillon. »
M. Cournand a traduit plus exactement le premier
vers; mais il a passé le second. Zephyro putris se gleba
resolvit. Ni l'un ni l'autre n'a rendu l'image essentielle ,
l'image naïve des travaux de la campagne , aucun n'a
songé à traduire depresso aratro. C'est pourtant cette cir
FLOREAL AN XIII. 267
constance qui donne de la vérité au style; car qui est-ce
qui fait gémir le taureau ? Ce n'est pas l'aiguillon , comme
le dit l'abbé Delille , c'est que le laboureur s'appuie fortement
sur la charrue , pour que le soc entre plus avant dans
la terre. Voilà ce que Virgile représente par ces deux
mots , depresso aratro ,et c'est ce qui amène l'expression
ingemere. Peut-on , en supprimant des circonstances
si bien liées , se flatter de traduire Virgile , et de donner
l'idée d'un style dont le tissu est si parfait?
Il ne paraît pas que M. Cournand ait fait une étude
particulière du sujet du poëme. Il semble n'avoir pas soupçonné
le sens de ce vers :
Sic quoque mutatis requiescantfætibus arva.
Achanger de travail , on trouve du repos. »
Il faudrait être bien fin pour apercevoir dans cette
maxime vague un des préceptes les plus importans de
l'agriculture , celui de varier les semences. C'est pour
expliquer ce précepte que Virgile dit plus haut en trèsbeaux
vers :
Aut ibiflava seres , mutato sidere , farra ,
Unde priùs lætum siliqua quassante légumen ,
Aut tenuesfætus viciæ, tristisque lupini
Sustulerisfragiles calamos , sylvamque sonantem .
Aucun des traducteurs n'a traduit ce vers si plaisamment
, et si heureusement imitatif, lætum siliquá quassante
legumen. En général leur défaut est de chercher
plutôt à embellir qu'à rendre fidèlement ces détails d'instruction
, qui font aimer Virgile à ceux qui connaissent la
campagne. J'avoue que ses Géorgiques ne sont pas un excellent
traité d'agriculture ; mais comme il était fils de
laboureur , et instruit par l'expérience , on doit s'attendre
*à trouver dans ses vers une représentation vraie et naturelle
des travaux champêtres , et il faut avoir fait autre
chosedans sa vie que de professer la littérature au collége
268 MERCURE FRANCE ;
de France , pour entendre comme il faut cette partie de
sonpoëme.
Je conviendrai cependant que quelques endroits de la
traduction de M. Cournand donneraient une meilleure
opinion de ce qu'il pourrait faire avec du travail et des
conseils. Voici , par exemple , un passage qui est traduit
avec autant de fidélité que d'élégance :
Sæpe etiam stellas , vento impendente , videbis
Præcipites coelo labi, noctisque per umbram
Flammarum longos à tergo albescere tractus :
Sæpe levem paleam , etfrondes volitare caducas ,
Aut summa nantes in aquâ colludere plumas .
« Les vents impétueux sont encore annoncés
>> Par ces astres brillans qui , du ciel élancés ,
>> Précipitent leur chute au sein de la nuit sombre ,
>> Et de leurs longs éclairs viennent blanchir son ombre.
>> Vous verrez , dans les bois , la feuille voltiger ,
» Laplume , en se jouant , sur les ondes nager . >>
La traduction de ce morceau , dans l'abbé Delille , a
quelques défauts que je ferai remarquer.
« Quelquefois de l'orage avant-coureur brûlant ,
» Des cieux se précipite un astre étincelant ,
>> Et dans le sein des nuits qu'il rend encor plus sombes ,
>> Traîne de longs éclairs qui sillonnent son ombre. >>
3
Premièrement , on doit sentir qu'une étoile qui se déplace
ou qui paraît se déplacer , ne peut guères être un
avant-coureur brûlant. Ensuite le troisième vers , et dans
le sein des nuits qu'il rend encor plus sombres , forme un
véritable contre-sens dans la pensée de Virgile ; il détruit
tout l'effet du mot albescere , que le traducteur n'a pas
exprimé. Certainement une traînée de flammes qui blanchit
le voile de la nuit, ne le rend pas encore plus sombre.
Toute la vérité de l'image, et toute la force des mots latins
sont parfaitement rendues dans ce vers de M. Cournand :
« Et de leurs longs éclairs viennent blanchir son ombre. »
C'est sur- tout dans la partie didactique que les hommes
FLOREAL AN XIII. 269
de goût desireraient que l'abbé Delille perfectionnat son
travail. Virgile a entremêlé dans son poëme les préceptes
et les descriptions ; mais il n'a pas traité ces deux parties
du même style. Il est aussi simple dans ses leçons , qu'il
est brillant dans ses tableaux. Ces deux manières se relèvent
l'une par l'autre , en formant une agréable variété.
L'abbé Delille , au contraire , est souvent brillant où il
faudrait être simple; c'est un reproche que les critiques
les plus solides lui ont fait , et que je confirmerai par
quelques exemples .
Il n'y a rien assurément de plus familier que le conseil
que Virgile donne aux laboureurs , de faire faucher les
prés vers le soir ; aussi l'exprime-t-il avec la simplicité
convenable au sujet et aux personnes à qui il est censé
parler:
.. Nocte arida prata
Tondentur , noctis lentus non deficit humor.
De ce précepte, rustique , l'abbé Delille a presque fait
un bouquet à Iris :
<<Pour dépouiller les prés attends que , sur les fleurs ,
» L'Aurore en souriant ait répandu ses pleurs . >>
N'est-ce pas une plaisante figure que celle de cetteAurore
qui rit et qui pleure en même temps ? Où était la
raison de l'abbé Delille , lorsqu'il s'est amusé à une si
puérile antithèse ? Je sais qu'il y a des personnes à qui
ces petits jeux du bel- esprit ne déplaisent point ; mais il n'y
a pas de milieu , ou il faut réprouver ce style si joli , ou
il faut dire que la simplicité de Virgile n'est pas d'un
homme de goût.
M. Cournand s'est mis très-adroitement à l'abri de la
critique, en traduisant ce passage d'une manière inintelligible
. Voici ce qu'il nous dit :
<< Faut- il couper un chaume ou l'herbe des prairies ?
» La nuit donne à la faux sa douce humidité ,
>> Et tempère pour nous les ardeurs de l'été. » .:
L
)
270 MERCURE DE FRANCE ;
Je serais bien curieux de savoir à quel propos il nous
parle ici des ardeurs de l'été; il aurait pu tout aussi bien
parler de l'hiver ou du Japon , si la rime l'avait exigé. Il
n'est pas plus question de l'un que de l'autre dans l'original.
Je ne comprends pas davantage ce qu'il a voulu
dire avec sa faux humide ; mais il est vraisemblable qu'il
n'a pas entendu la pensée du poète , parce qu'il ne connaît
pas la campagne.
L'art de Virgile est encore plus sensible dans un autre
passage. Rien n'égale la magnificence de sa poésie dans la
description de l'orage qui commence par ce vers :
Sæpe etiam immensum cælo venit agmen aquarum .
Latraduction de l'abbé Delille , quelque belle qu'elle
soit , reste encore au-dessous du modèle. On admire cette
suspension hardie :
« L'univers ébranlé s'épouvante .
Mais combien cela est éloigné de rendre le vers latin !
Mortalia corda
Pergentes humilis stravit pavor.
Il ya là non-seulement de l'harmonie imitative , mais
une force d'expression dont le français n'approche point.
Que fait Virgile , après un morceau si brillant ? Vous le
voyez revenir aux préceptes , et reprendre le ton didactique.
Combien la pompe des vers précédens rend plus remarquable
la simplicité de celui- ci !
Hoc metuens , cæli menses et sidera serva,
Qui croirait que l'abbé Delille traduise ce vers en
style pindarique , et qu'il dise au laboureur d'un ton sublime
?
<<Pour prévenir ces maux , lis aux voûtes des cieux. »
Lire aux voûtes des cieux n'a jamais pu être une leçon
d'agriculture. Même dans un poëme sur l'astronomie ; un
FLOREAL AN XIII.
271
simple précepte ne devrait pas être exprimé de cette manière.
Il faut avouer que M. Cournand amieux conservé
dans cet endroit le caractère de Virgile. Il traduit :
« Observe donc les cieux , si tu crains ces malheurs.>>>
Ces petits avantages , que le nouveau traducteur remporte
quelquefois , ne détruisent pas l'immense supériorité
de l'abbé Delille; mais il ne faut pas que cette supériorité
nous ferme les yeux, et nous empêche d'être justes envers
tousdeux. G.
ARTS INDUSTRIELS.
Il y a peu d'ouvrages qui aient autant contribué aux
progrès des arts industriels en France , que les Annales
desArts et Manufactures. Cette précieuse collection qui
embrasse déjà cinq années , contient une si prodigieuse
quantitéde mémoires et de descriptions , qu'il n'ya , pour
ainsi dire , pas un seul genre d'industrie qui n'y trouve
ou l'appui d'une théorie lumineuse , ou le secours de nouveaux
procédés , ou enfin l'amélioration de ceux qui existent
déjà. Les bornes de notre feuille ne nous permettant
pas de présenter l'ensemble des richesses qui composent
cette immense galerie , nous nous contenterons d'indiquer
les objets les plus intéressans que renferme le dernier
volume de la cinquième année , qui vient de paraître. On
y trouve un excellent mémoire sur l'emploi de l'indigo
dans la teinture (cet article présente une foule devuesneuves
et d'applications utiles ) ; la description d'un procédé dont
l'effet est infaillible pour empêcher les cheminées de fumer;
le moyen de procurer au cuivre rouge la couleur , le
grain et la dureté de l'acier ; la description d'une roue à
double force , machine aussi simple qu'ingénieuse , et su
périeure , sous tous les rapports , à la grue ordinaire ; la
manière de suppléer à l'action du vent sur les vaisseaux ,
272 MERCURE DE FRANCE ,
par des agens beaucoup plus efficaces que les rames ; une
nouvelle méthode de chauffer les serres ; un perfectionnement
dans la construction des machines à vapeur ; un
mémoire de la plus grande utilité sur le blanchissage domestique
; l'art de fabriquer les cartes à jouer ; la description
d'une carde à coton ; une nouvelle teinture pour
les bois et les poils ; et beaucoup d'autres articles qui
traitent des machines à cylindres employées à l'impression
; d'une nouvelle lampe hydrostatique ; du poliment
des glaces ; du sucre de betteraves , etc. , etc. La sixième
année des Annales commence avec le mois de germinal
an 13. Il paraît chaque mois un Numéro , composé de
sept à huit feuilles in-8°. et de quatre planches gravées par
les plus habiles artistes .
Le prix de l'abonnement est de 30 fr. par an à Paris ,
etde 35 fr. pour les départemens , franc de port. On souscrit
à Paris , au bureau des Annales des Arts et Manufac
tures , rue J.-J. Rousseau , no. 11 , vis-à-vis la Poste aux
lettres.
1
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
29 "
et Comédies des Grecs.
LES GRENOUILLES. ( d'Aristophane. )
ءاد
عرا
5801104
Le but principal de cette comédie est d'affaiblir la
réputation d'Euripide , auquel Eschyle et Sophocle sont
préférés . 19
La pièce prend son nom d'un choeur de grenouilles des
marais du Styx , qui se font entendre une seule fois , en
intercalant après chaque strophe deux vers formés deipag
roles qui imitent le coassement des grenouilles. Au reste
le choeur dominant est composé de gens initiés dans les
mystères de Bacchus.
Ce
FLOREAL AN XIIL
REP
.
FRA
cen
Ce dieu , vêtu de la peau du lion de NéméeCourela 5.
scène. Il est aussi couvert des autres attributs aereulo
peut-être afindeprouver que la tragédie qui n'avait ford
été qu'un hymne à la gloire de Bacchus , s'est trouvée insensiblement
travestie .
Bacchus masqué et suivi de Xantrax , valet niais , frappe
à la porte d'Hercule . Celui- ci paraît surpris d'abord du
bruit que l'on fait à sa porte , et finit par se moquer de
Bacchus . Ce dernier déclare qu'il veut descendre aux enfers
et ramener Euripide , parce qu'Athènes ne possède
plus de bons poètes tragiques. Il prie Hercule , qui a déjà
fait ce voyage , de lui indiquer sa route. Hercule , après
quelques propos joyeux , lui trace son chemin et se retire.
Le bon disciple de Silene, sans quitter la place , se trouve
avec son valet sur les bords marécageux du Styx ( 1 ) . Il
aperçoit Caron dans sa barque , l'appelle et se fait conduire
par l'infernal nautonnier , sur la rive opposée. Là , après
différens dialogues piquans et ingénieux , mais toujours
durs , avec divers personnages , il réclame Euripide. Eschyle
croit mériter la préférence. Une dispute s'établit régulièrement
entre les deux tragiques. Finalement ils
prennent le parti de peser leurs vers au trébuchet. Eschyle
l'emporte , et retourne avec Bacchus à une nouvelle vie
pour le plaisir et l'instruction des Athéniens.
Cette comédie renferme 1581 vers .
AJAX FLAGELLIFERE ( de Sophocle ) .
AJAX dit aux vers 669 et 670 , à Téemessa , qu'il va
chercher un endroit secret où il pourra cacher l'épée dont
Hector lui fit autrefois présent. Et au vers 702 , il déclare
(1) Changement de lieu.
\
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
:
à la même qu'il va où il doit aller ( 1 ). On entend clairement
que c'est dans un lieu où il se donnera librement la mort .
Au vers 829, les acteurss,, le choeur même ayant abandonné
la scène , Ajax revient , dit avoir disposé sur la terre
l'épée d'Hector , afin de se donner la mort en se précipitant
sur elle , et après une invocation à Jupiter, il tombe sur la
pointe homicide.
:
Au vers 890 , instant de la chute d'Ajax sur le glaive,
et de son trépas , commence une nouvelle action , c'est-àdire
, le débat entre les Atrides pour sa sépulture (2) . Cette
seconde action contient plus de500 vers , c'est-à-dire , plus
du tiers de la tragédie , qui en renferme 1435.
N. L.
Pensées et Réflexions sur divers sujets.
Oronte veut être initié dans tous les secrets : il a la
contenance grave , l'air réservé et mystérieux. Il parle
peu , et ne pense à rien. Débitez-vous une nouvelle ? il ne
la sait pas ; mais dès le commencement de votre récit , son
sourire parti seulement des lèvres , vous annonce qu'il
sait la fin. Vous seriez tenté de le prier d'achever ce qu'il
sait infailliblement mieux que vous. Il n'est prié nulle
part, mais il se dit prié partout , et ( chose admirable ) il
a le secret de se montrer partout avec cet air accoutumé ,
qui ne laisse pas même soupçonner qu'il soit de trop. Il a
soin de glisser à l'oreille de chacun , « qu'il a cédé aux
importunités du maître , et qu'il se fera sûrement une querelle
avec le ministre qui l'a prié d'une fête ; mais qu'on
ne saurait être par-tout. >>
Oronte pince les lèvres en parlant ; il achève rarement
(1 ) Duplicité de lieu.
(2) Daplicité d'action .
FLOREAL AN XIII: 275
laphrase qu'il a commencée , apparemment pour ne pas
trahir son secret , mais il s'arrête d'ordinaire au milieu de
son discours , se confiant à la Providence pour le reste. Ses
réticences lui réussissent. Il vous laissera entendre qu'il a
exercé des fonctions honorables , et vous ne parviendrez
jamais à savoir quelles étaient ces fonctions.Tout le monde
le connaît , tout le monde le voit , et il a le privilége
d'ennuyer tout le monde chez soi , et de haute lutte.
L'autre jour , voyant venir dans les Tuileries un personnage
important , il tira brusquement un papier de sa
poche , comme fait un homme occupé ; mais sa précipitation
fut si malheureuse , qu'il lisait un papier blanc. -
Le sentiment est simple et vrai ; la pensée est vaine et
superbe. L'atheé craint la colère de Dieu , car il sentdans
son coeur qu'il l'a méritée : voilà le sentiment , et il vient
d'en-haut. Mais l'athée nie ce qu'il redoute. Voilà la pensée
, et elle vient d'en-bas. Pareil aux enfans des hommes ,
il élève la Tour de confusion.
Il y a, je le confesse , un effrayant argument contre
l'immortalité de l'ame. C'est le néant d'où nous sommes
tirés . « Pourquoi , dira l'athée , ne retournerai -je pas au
même point d'où je suis parti ? ai-je gardé quelque mémoire
de ce que j'étais avant l'âge de raison ? ne dois-je
pas présumer que je finirai , ainsi que j'ai commencé , par
l'ignorance de moi ? » Cela fait frémir. Mais répondez à
l'athée : « Avez-vous quelque souvenir de ce qui s'est passé
en vous durant votre sommeil , quand il n'est pas rendu
sensible par les songes ? avez-vous , alors , la conscience
du moi ? Toutefois vous vous réveillez , et alors vous
sentez et vous pensez. »
S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
Il me semble que j'ai trouvé dans les songes un argument
dont on ne s'est pas avisé , en faveur d'une vie à
venir. Le bonheur que vous retrouvez en songe avec la
personne que vous aimez , n'a-t-il pas je ne sais quoi de
plus absolu , de plus touchant , de plus infini , de plus
pur que l'autre ? ne semblons-nous pas être avertis parlà
, qu'il est une félicité dont notre ame ne peut concevoir
l'idée entière , tant qu'elle n'est pas dégagée de la
grossièreté des sens ?
Ilyadans les songes une portion anticipée d'immortalité.
Les factieux de ces derniers temps s'avisèrent d'un gouvernement
dont le pivot était la religion du rien. Par- là
ils rendaient stérile ce qu'il fallait rendre merveilleux. Ils
sont tombés avec leur chétif ouvrage.
Les hommes malheureux par leurs vices, qui se veulent
réformer avant d'avoir cherché les lumières de la
religion , ressemblent à ceux de Délos , qui , sur l'oracle
d'Apollon, et pour détourner les maux qui les affligeaient,
essayèrent de doubler l'autel cubique de ce Dieu , par une
fausse interprétation. Au lieu du double, ils trouvaient
l'octuple , faute de chercher les lignes proportionnelles ,
-au moyen desquelles on double le corps cubique , en augmentant
également les dimensions .
CORIOLIS.
FLOREAL AN XIII. 277
SPECTACLE S.
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
;
Le Curieux impertinent, comédie en cinq actes et envers,
de Destouches .
PICARD a bien raison de reproduire sur son théâtre
toutes les comédies de nos grands maîtres , qui , sans être
des chefs-d'oeuvre , ont des beautés véritables , et ne méritaient
pas l'oubliauquel on semblait les avoir condamnées .
C'est le seul moyen , s'il en eesstt,, de réveiller la langueurd'un
public que fatiguent également la satiété du beau , et l'impuissance
de la médiocrité.
Le Curieux impertinent nous retrace à la vérité des
moeurs plutôt espagnoles que françaises ; cependant cette
pièce amuse , et à la lecture , et à la représentation. Sousun
certain rapport même , elle peint l'homme de tous les pays ,
et le Français principalement. Elle nous montre un personnage
assez vain pour croire qu'on doive l'aimer , lors
mêmequ'il lui prend fantaisie de paraître haïssable, et lui être
fidèle quand il affecte l'infidélité. Cet excès d'amour-propre
n'est que trop commun. L'intérêt dure jusqu'au dernier
moment , et même à la dernière scène le dénouement n'est
pas prévu : on ne sait si Julie fera grace ou tiendra rigueur
à l'impertinent. Cet intérêt , à la vérité , n'est pas fort vif;
comme l'impertinent n'excite aucun sentiment bien prononcé
on est assez indifférent sur son sort. Julie n'ayant
pour lui qu'un goût médiocre qui s'affaiblit sensiblement ,
on ne peut aussi la plaindre d'être forcée de le congédier.
,
3
278 MERCURE DE FRANCE.
1
D'ailleurs elle ne le congédie que pour se donner à un consolateur
qui lui paraît aimable.
Quant à celui-ci , il intéresse encore moins que les deux
autres personnages. Après s'être engagé à paraître le rival
de son ami , il le devient en effet , et le supplante. On ne
saurait se réjouir du succès de sa perfidie ; toute trahison
est infame. L'amour peut faire excuser un crime; mais non
pas une bassesse : on plaint Oreste , on méprise Maxime .
:
Qu'est-ce donc qui plait dans cette pièce ? La sagesse de
sa conduite , le naturel , la facilité du style , genre de mérite
qui quelquefois manque àDestouches , dont la gaieté
n'est pas toujours franche; c'est sur-tout la parodie des travers
de l'amant , placée dans la pièce même , qui fait plaisir.
Le valet , atteint de la folie du curieux , en répète tous les
* traits , et fait aussi éprouver sa Nérine par un de ses camarades
qui la lui souffle. Cette idée ingénieuse n'appartient
point à Destouches ; le valet de l'homme à bonnes- fortunes ,
deBaron , singe aussi tous les ridicules de son maître ; mais
la parodie est plus développée et produit plus de scènes
plaisantes dans le Curieux impertinent.
La soubrette est très-gaie ; elle témoigne sans déguisement
l'impatience qu'elle a d'être mariée , et prétend que
celle de sa maîtresse n'est pas moindre. Julie se récrie que
de tels aveux font tort à son sexe et blessent la pudeur.
Nérine ne se rend pas , et soutient que
La plus impatiente est toujours la plus sage.
La philosophie de Destouches sur les accidens du mariage
est la même que celle de La Fontaine et de Molière :
Il ne faut s'embarrasser de rien ,
1 A tout événement s'attendre sans rien craindre ,
Et si le malheur vient , le souffrir sans se plaindre.
Trissotin dit à-peu-près la même chose ; mais le mot
est bieu plus plaisant dans sa bouche , parce qu'il est me-
1
FLOREAL AN XIII.
279
nacé par Henriette , qui lui déclare qu'une fille qu'on veut
épouser malgré elle , peut aller
Ades ressentimens que le mari doit craindre.
Aquoi il répond :
Atous événemens le sage est préparé .
S'il faut s'en rapporter à cette comédie , vers la fin du
règne de Louis XIV , un air débraillé , la main dans la
ceinture, l'usage perpétuel du tabac et du cure-dent , constituaient
les belles manières.
Picard le jeune est très-agréable dans cette pièce ; mademoiselle
Molière aussi : elle devrait seulement ne pas confondre
la volubilité avec la légéreté ; elle va quelquefois si
vite qu'on se lasse à la suivre , et qu'on n'y réussit même
pas toujours . L'auditeur impatienté la laisse alors courir
toute seule ; ce qui n'empêche pas qu'il ne se trouve de
bonnes gens qui l'applaudissent à outrance quand elle arrive
au terme hors d'haleine .
1
THÉATRE DU VAUDEVILLE.
द
Le Bon Ménage ; par Florian .
Cette pièce est imprimée depuis long-temps. En y ajoutant
quelques couplets , on en a fait un vaudeville. C'est un
petit drame bien pauvre d'invention ; et quoiqu'il soit extrêmement
court , il s'y trouve deux actions , toutes deux
sans intérêt , parce que l'une manque de développemens ,
et l'autre de vraisemblance.
Mademoiselle Rosalba s'est mariée secrètement à Bergame
malgré son père et à son insu. Une bonne tante a pris sur
elle de l'unir à Lélio , sous prétexte que c'était le seul
homme qu'elle pût aimer. Je ne pense pas que de tels mariages
fussent plus permis dans l'état de Venise qu'en
France. Quoi qu'il en soit ,cette union clandestine a eu des
4
280 MERCURE DE FRANCE ;
suites que mademoiselle Rosalba ne peut plus cacher longtemps.
L'officieuse tante est morte. Argentine est seule
dans le secret de ce beau mariage. On ne veut pas le confier
à son mari Arlequin : c'est un bavard qui le dirait à
toute la ville. Argentine prête son nom au commerce épistolaire
des deux époux. Les lettres de Lélio lui sont adressées
, comme écrites à elle-même. Un valet en apporte une,
et la livre en son absence à son mari , qu'il prend pour son
domestique , en lui recommandant de la remettre en cachette
, parce qu'il pense bien que c'est un billet doux. Arlequin
, quoiqu'adoré de sa femme, conçoit de vives inquiétudes
, et cependant résiste à la tentation de les éclaircir
par lui -même. Argentine arrive. Il lui donne la fatale
lettre ; elle la lit avec émotion , et la rend à Arlequin , en
lui disant : « Vous m'allez croire coupable , et cependant il
>> s'en faut bien que je le sois. » Je ne sais pourquoi elle a
cette appréhension ; car la lettre est tournée de manière
qu'Arlequin ne pouvait en être alarmé , à moins qu'il n'eût
perdu le sens . Elle finit ainsi : « Tâche de venir me voir , si
>> tu peux échapper aux yeux du barbare qui te veille. Je
>> t'attends . Tusais si je t'aime . >> Il est impossible qu'Arlequin
, marié depuis plusieurs années à une femme uni
quement occupée de son mari et de ses enfans , comme il
le dit lui-même , puisse être abusé par cette lettre ; qu'il ne
réfléchisse pas que sa femme ne la lui eût point livrée avec
tant de sang froid , si elle avait eu quelque reproche à se
faire. Son erreur n'étant pas motivée , sa douleur , ses lamentations
ne sauraient intéresser. Comme dans le Dépit
amoureux , il lui rend tous les petits présens qu'il en a
reçus . Il l'a soupçonnée sans aucun motif plausible ; sans
aucune raison, et aussi , sans qu'elle se soit justifiée , tout-àcoup
il la juge innocente. L'auteur , qui à l'exemple de Corneille
, a fait un examen critique de son très-petit théâtre,
dit qu'on lui a reproché ce pardon accordé sans une justification
préalable , et ajoute que si c'est là un défaut , ila
d'autant plus de tort , que c'est pour ce défaut qu'il a fait
FLOREAL AN XIII. 201
la pièce. Il n'y adans cette apologie que de l'ostentation.
La critique était juste et naturelle.
Apeine Arlequin a pardonné , qu'il est convaincu qu'il
a eu tort de se fâcher. Mademoiselle Rosalba , pressée par
l'urgence de son état , et touchée de l'embarras où elle mettait
Argentine , s'est jetée aux genoux de son père. « Je
» lui ai tout avoué : j'ai dit que je portais dans monsein
>> le gage de notre union; que cet enfant était le sien , et
» qu'il demandoit par ma voix la permission de naître pour
>> l'aimer. Cette idée a fait évanouir sa colère. »
Les directeurs du Vaudeville , à ce qu'il paraît , n'en
ont pas jugé comme le père. Ils ont regardé cette idée
comme une niaiserie , et l'ont supprimée. Je crois même
qu'ils sesont rendus coupables d'une suppression d'enfant;
car non- seulement il me semble qu'il n'a pas été question
de eelui qui demandait la permission de se montrer , mais je
ne me souviens même pas qu'on ait parlé de sa conception.
Il ya dans cette pièce beaucoup de sensibilité factice. Mademoiselle
Rosalba veut placer 15,000 fr. en rente viagère au
profit d'Argentine : celle-ci veut que ce soit au profit d'Arlequin
; et à ce propos , grand étalage de générosité. Mais
pourquoi done se créer des rentes viagères quand on a des
enfans ? Au reste , c'était dans le dernier siècle une spéculation
qui n'était pas inspirée uniquement par cet égoïsme
qui méconnaît les plus saints devoirs de la nature. On y
trouvait un si énorme bénéfice qu'on vendait son patrimoine
pour acquérir des rentes viagères sur l'état. On se
félicitait d'un moyen si facile de s'enrichir. Peu de gens
soupçonnaient la catastrophe qui devait être l'effet de cette
apparente prospérité.
A
LeBonMénage est unedes plus minces bagatelles qui se
jouent au Vaudeville. L'aventure de Mlle Rosalba est trèsmal
imaginée : elle ne paraît que deux fois ; l'une pour
dire qu'elle s'est mariée incognito , l'autre pour annoncer
que l'incognito est levé . Il eût été facile , sans son intervention,
qui produit un épisode glacial , d'imaginer quelque
282 MERCURE DE FRANCE ;
incident pour alarmer la tendresse conjugale d'Arlequin.
Les couplets sont médiocres , et quelques-uns ne sont que
de froids calembourgs , comme lorsqu'Arlequin dit à ses
enfans auxquels il apporte un tambour et une trompette :
« Si vous êtes obligés de décamper , ce ne sera pas du moins
sans tambour ni trompette . >>>
Au reste , ce n'est qu'en lisant cette pièce qu'on la trouve
si médiocre ; elle attache singulièrement quand on la voit
jouer par Laporte et madame Hervey.
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( Sous presse , pour paraître incessamment. )
Discussions du Code civil dans le Conseil d'état , auxquelles on
joint 1º. le texte du projet etde la rédaction définitive;22º.. ennotes ,
les observations des tribunaux d'appel , lorsqu'elles établissent des difficultés
qui n'ont pas été levées ; 3°. les questions de droit qui parais .
sentn'être pas résolues ; 4°. et enfin , la jurisprudence de la cour de
cassation à cet égard , sur celles qui lui ont été soumises : sur le plan
donné par M. Regnaud de Saint- Jean-d'Angely , président de la section
de l'intérieur du conseil d'état , grand-procureur de la hautecour
impériale , membre de l'Institut , grand - officier de la légion
d'honneur; par MM. Jouanneau , L. C. Solon. Deux vol. in-4° . , са-
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jouiront d'une remise du sixième , en remettant le reste du prix , et recevront
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des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
284 MERCURE DE FRANCE ,
4
NOUVELLES DIVERSES.
Berlin , 6 avril. Le ministre de France a présenté à
S. M. sept grands cordons de la légion d'honneur qu'il a
reçus de sa cour. Ces cordons sont destinés , l'un pour
S. M. prussienne , et les six autres pour le duc régnant
de Brunswick , pour le maréchal de Mællendorff , pour
le ministre -d'état et contrôleur-général , comte de Schulenburg
, pour L. E. les ministres-d'état et de cabinet , le
baron de Hardenberg , comte de Haugwitz.
Un courrier expédié hier pour Paris ,yy porte sept
grands cordons de l'aigle noir prussien , destinés pour
S. M. l'Empereur Napoléon , L. A. S. le prince Murat et
et l'archichancelier Cambacérès , L. Exc. les ministres
Berthier et Talleyrand , et pour les maréchaux d'Empire
Bernadotte et Duroc .
- Du 13. Le général Zastrow part aujourd'hui pour
Pétersbourg , et M. le comte de Winzingerode , envoyé
de Russie , se rend avec une mission à Vienne. On sait
aujourd'hui que la cour de Russie a témoigné le desir de
travailler au rétablissement de la paix , depuis qu'elle a
eu connaissance de la lettre de l'Empereur Napoléon au roi
d'Angleterre .
Des bords duMein , 18 avril. On écrit de Vienne que
le célèbre général Mack est nommé membre du conseil
intime d'état ; que le prince Ferdinand de Wurtemberg
a été chargé d'une nouvelle mission importante qu'il doit
remplir à Berlin , et qu'il s'arrêtera en conséquence pendant,
quelque temps dans cette capitale , avant que de continuer
son voyage pour Pétersbourg. Le courrier chargé
de lui porter les dépêches relatives à cette mission devoit
le joindre à Dresde.
On a maintenant la certitude que les envoyés et ministres
français accrédités près les cours et états de l'Allemagne
leur ont , par des notes officielles , donné connaissance
de la création du royaume d'Italie et de la proclamation
de S. M. l'Empereur Napoléon à la dignité de
roi d'Italie . Toutes les cours des princes d'Allemagne ont
répondu par des félicitations , en reconnaissant le roi
d'Italie .
Du 20 . - Onlit dans divers journaux d'Allemagne' la
FLOREAL AN XIII. 285
lettre suivante de S. M. I. et R. Napoléon 1er, au directeur
de l'ordre équestre de l'Empire :
<< Chers et bons amis , au moment où il a plu à la divine
Providence de m'appeler au trône de la France ,
rien ne pouvait m'être plus agréable que de recevoir de
vous un témoignage de la part que vous prenez à cet
événement. Votre député , M. le baron de Waechter ,
m'a remis la lettre de félicitation que vous m'avez écrite
le 31 octobre , et il a parfaitement répondu , par la manièredont
il a rempli sa mission , à la confiance dont vous
P'honorez. Pendant son séjour , il'a pu se convaincre de la
ferme intention où je suis de vous donner constamment
des preuves de l'intérêt que je prends à votre prospérité.
Je desire qu'il vous en rapporte les assurances , ainsi que
celles de mon estime et de mon affection pour vous ;
sur ce , je prie Dieu , chers et bons amis , qu'il vous
ait en sa sainte et digne garde.
1
>> A Paris , le 14 nivosean 13 (4 janvier 1805 ) .
>> Votre bon ami , signé , NAPOLÉON » .
Une de nos feuilles publiques annonce aujourd'hui ,
sous la date de Hambourg , que la ville de Lubeck est
maintenant délivrée des entraves mises à son commerce ,
et qu'on l'attribue au consentement qu'elle a donné de
remplir , du moins en partie , l'emprunt qu'on lui demandait.
Londres , 10 avril. Lord Melleville ( M. Dundas ) , trésorier
de la marine , accusé d'avoir tiré parti pour son
compte personnel des fonds destinés au service de la marine
, a été forcé de donner sa demission d'après une résolution
de la chambre des communes , présentée au roi
pour que S. M. eût à l'exclure , non-seulement de ses conseils
, mais de sa présence. Un grand nombre de personnages
des plus distingués étant impliqués , dit- on , dans
cette affaire , on cherche à l'étouffer .
Sainte-Lucie est aussi au pouvoir des Français. Les
vaisseaux qu'ils ont pris sont évalués à plus de 1200 mille
livres sterlings , plus de 28 millions. La terreur est aux
Barbades et à la Jamaïque. Ces îles sonntt ,, à ce qu'on assure
, mal pourvues de troupes et de munitions. L'amiral
français a pris à la Martinique des régimens acclimatés
, et les a remplacés par ceux qu'il amenait de
France. Ces fatales nouveles ont semé la désolation dans
toute l'Angleterre , et donné lieu à un pamphlet vigou286
MERCURE DE FRANCE ,
A
reux , intitulé : Un dernier mot sur le ministère actuel. II
finit ainsi : Allez-vous en , et ne revenez plus .
Du 15. - Une gazette de ce matin annonce que l'expédition
secrète doit enfin partir demain. Il serait, ajoutet-
elle, à desirer dans la situation où nous sommes , qu'on
pût l'envoyer partout.
EMPIRE FRANÇAIS.
Lanslebourg , 29 germinal. LL. MM. II. ont passé le
Mont- Cenis avec une grande rapidité ; l'Empereur a
toujours été à cheval : il ne s'est arrêté qu'à l'hospice pour
donner de nouveaux témoignages de son affection à ces
hommes religieux qui passent leur vie au milieu des neiges,
pour attendre l'occasion de secourir les vogageurs , trop
souvent obligés de lutter contre les frimats et les orages.
S. M. était accompagnée de notre préfet , et de l'administrateur-
général du Piémont , aux territoires desquels
Je Mont-Cénis appartient presque par parties égales . L'ingénieur
en chef Dausse aura sans doute rendu compte à
LL. MM. des progrès surprenans de ses travaux presque
prodigieux que l'empereur a conçus , que lui seul pouvait
faire exécuter , et qui , en rendant le passage praticable
aux voitures les plus chargées , va bientôt faire disparaître
les Alpes sous les pas des voyageurs .
:
au
Turin , 24 germinal. Il a été rendu le 4 de ce mois un
décret impérial contenant les dispositions suivantes :
Napoléon , etc. , considérant que les gouvernemens qui
furent établis dans la 27. division militaire , depuis la rentrée
des Français , en l'an 8 , jusqu'au sénatus-consulte de
réu: or du 24 fructidor an 10 , n'avaient aucun droit de
disposer à titre gratuit des domaines nationaux ,
profit , soit des particuliers , soit des municipalités , hospices
, ou autres établissemens publics , et que les concessions
sont nulles ; que les aliénations faites en paiement
des fournitures à des entrepreneurs qui n'ont pas été entièrement
liquidés , doivent aussi être soumises à un séquestre
provisoire , pour la garantie du trésor public ,
jusqu'à la liquidation définitive ; le conseil-d'état entendu ,
décrète:
Les particuliers ou établissemens publics qui ont obtenu
des gouvernemens qui furent établis dans la 27° division
militaire , des concessions de domaines nationaux à titre
1
FLOREAL AN XIII. 287
i
gratuit , seront tenus de présenter , d'ici aur messidor
prochain , aux ministres de l'intérieur et des finances , leurs
demandes et mémoires afin de confirmation des concessions
qui en sont susceptibles . Seront considérées comme annullées
définitivement , et les biens en dépendans , régis et
administrés comme les autres domaines nationaux , les concessions
pour la confirmation desquelles les demandes et
mémoires n'auront pas été présentés avant le 1er vendémiaire
prochain. Le séquestre national sera rétabli sans
délai sur les domaines nationaux compris auxdites concessions
; et les concessionnaires recevront de la main du
séquestre les fruits desdits biens , jusqu'au 1 vendémiaire
prochain. Le séquestre sera également rétabli sur
tous les biens vendus , en paiement des fournitures des
entrepreneurs dont les décomptes n'ont pas été définitivement
liquidés ; mais les fruits en seront comptés par le
séquestre aux possesseurs actuels desdits biens , jusqu'à ce
qu'il en ait été autrement ordonné.
Du 1er floréal. - LL. MM. sont arrivées avant-hier
à deux heures à la Novalaise , première commune de la
27ª division militaire . Suze , Bussolin , Saint-Antonin ,
Saint - Ambroise , Avigliana , Rivoli et tousles endroits
qu'elles ont traversés pour se rendre à Stupinis où elles
sont descendues à huit heures du soir , étaent décorés
d'arcs de triomphe , de trophées et d'inscriptons qui exprimaient
, soit en latin , soit en français , és sentimens
de dévouement et d'admiration dont nous smmes pénétrés
. L'Empereur a travaillé hier pendant tate lajournée
avec ses ministres. Aujourd'hui , à quate heures du
matin , il a fait appeler l'administrateurgénéral , et ,
dans un travail qui a rempli la matinée toue entice , il
s'est sans doute occupé de nos intérêts quilui sont toujours
présens même lorsqu'il est loin denous , et qui
occupent sans cesse la sollicitude paternelle qui l'a conduit
dans nos contrées. Pendant toute la journée, les habitans
de Turin se sont portés en foule sur la roue de Stupinis ,
et aux environs de ce château impérial.
PARIS.
On ne saurait trop redire aux juges : Discite justitiam.
La courd'appel de Nanci vient de réhabiliter , par un ju-
1
288 MERCURE DE FRANCE ;
gement définitif , la mémoire des sept hommes condamnés
en 1769 par le parlement de Metz , les quatre premiers
à être pendus , les trois autres aux galères perpétuelles.
Quatre de ces infortunés ont subi le dernier supplice.
Deux autres sont morts aux galères , et le troisième
s'en est échappé. On ne sait ce qu'il est devenu. Feu
M. Dupaty , qui était à l'affut de toutes les méprises des
tribunaux , ou pour faire du bruit , ou , ce que nous aimons
mieux présumer , par amour de l'humanité , avait
entrepris cette réhabilitation , que sa famille a suivie
après sa mort , et qu'elle vient d'obtenir. M. Dupaty fils a ,
pour cette bonne oeuvre, suspendu le cours de ses travaux
et de ses amusemens dramatiques.
- Les faux louis provenant de la fabrique qui vient
d'être découverte dans le département de la Drôme , sont ,
suivant un nouvel indice faciles à connaître. Les caractè
res des légendes CHRS. REGN. VINC. IMPER. , et LUD. XVI, etc. ,
sont plus grands que dans les vrais. L'i du mot IMPER . est
sensiblement plus grand que les autres lettres du même
mot.
- On va, dit-on , remettre au Théâtre - Français la
Bérénice ce Racine. Nous croyons que mademoiselle
Duchesnoisy obtiendra encore plus de succès que dans ses
rôles de Plèdre et d'Ariane . Celui de Bérénice nous paraît
être leplus convenable à ses moyens , et le plus propre
à faire briller son talent.
-Vers lafin de prairial , le Grand- Opéra , la Comédie
Française et Opera-Comique seront , dit-on , fermés pour
deux mois .
- Les Baffons vont bientôt partir , et seront remplacés
par d'atres sujets qui arrivent , les uns de Madrid,
les autrs de Venise , ceux-ci de Pétersbourg , ceuxlà
de Lisbone. Picard les a rassemblés des quatre parties
dumonde.
- Cent dissept béliers de race pure espagnole , faisant
partie du beantroupeau que M. de Livry possède à Stain ,
près de Saint-Denis , étaient attaqués de la gale. On avait
imaginé qu'on pouvait les guérir avec de la pommade
mercurielle ; nais soit qu'on ait administré ce remède à
une dose trop forte , soit qu'il ne convienne pas au tempérament
du mouton , les plus funestes effets en ont été la
suite. Tous les béliers ont péri, à l'exception de quatre.
On évalue cette perte à plus de 50,000 . fr .
( No. CC. ) 14 FLOREAL an 13.
( Samedi 4 Mai 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
7
HYLAS ENLEVÉ PAR LES NYMPHES , ET HERCULE ABANDONNÉ
PAR LES ARGONAUTES 6
Traduit de Valerius Flaccus , Argonautique , liv. 111, ν. 508.
13
Par MM. DUREAU DE LA MALLE , père et fils .
SES
(Suite et fin. )
Es compagnons d'abord dans leur foi sont constans :
Ils voulaient tous attendre en dépit des Autans ,
Non pour le jeune Hylas , quoiqu'on aime cet age
Et d'un héros naissant l'aimable apprentissage ;
Mais ce grand nom d'Hercule est un poids si puissant !
Leur voeu sincère alors , leur coeur reconnaissant,
Le redemande aux dieux , et tous versaient des larmes.
Craignant tout , sans savoir où fixer leurs alarmes ,ol
On les voyait sans cesse , et par des cris le jour ,
Et par des feux la nuit diriger son retour.
1
T
1
290 MERCURE DE FRANCE
Chaque fois que Jason dans son impatience
Ecoute du désert le terrible silence ,
Chaque fois que sur l'onde étendant son regard,
Il voit l'Autan cruel ordonner leur départ ,
Chaque fois le héros reste immobile , et pleure.
Son Hercule l'emporte ; il s'obstine ; il demeure.
Ce port majestueux , cet énorme carquois ,
Ace dos si robuste assorti par son poids ,
Tout de lui chaque instant revient à sa pensée.
Leur table désormais lui semble délaissée .
Parmi tant de guerriers , à leur morne festin ,
Il cherche ce héros qui , d'une seule main ,
Enlevait en riant ces urnes si pesantes ,
D'un vin si vigoureux à pleins bords écumantes ,
Et les vidant d'un trait , charmait leurs longs repas
Des récits merveilleux de ses nobles combats .
T
5
Et cependant Junon , obstinée en sa rage ,
Fait sans cesse souffler l'Autan sur ce rivage...........
Typhis s'indigne enfin qu'on diffère toujours ,
Qu'on laisse ainsi des cieux perdre tous les secours .
Quand voulaient- ils sortir de leur lâche indolence ? *.
>> Lui , soupçonna toujours l'audace qui balance. »
Tant d'instances enfin ont fléchi le héros :
Tous les grecs rassemblés , il leur parle en ces mots :
« Plût au ciel que le dieu qu'à Delphes on révère ,
> Quand sa voix de mon sort m'expliqua le mystère ,
>> D'un infidèle oracle eût abusé mes voeux !
:
>> De tous mes compagnons , dit-il , le plus fameux
>> Ne suivrait point nos pas aux champs de la Colchide.
» Il faut donc nous résoudre à la perte d'Alcide ,
>> Si j'en crois son renom et le renom du Dieu.
>> Toutefois , mes amis , avant ce long adieu , a
>> Consultez-vous. Je vois que dans l'incertitude
>> De vos pensers encor flotte l'inquiétude.
>> Voyez , si ce ventfrais,si le temps qui s'enfuit ,
>> Si votre gloire enfin vous presse et vous poursuit ,
f
FLOREAL AN XΙΙΙ.
291
2.
» Allons , à vos desirs je suis prêt à me rendre ;
>>Mais pour le retrouver , s'il ne fallait qu'attendre ,
>> Si l'on pouvait encore , à force de chercher ,
>> Pénétrer jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher ,
» Le prix serait-il donc indigne de vos peines ? »
Ainsi parlait Jason : ses paroles sont vaines .
Tous les jeunes guerriers ligués secrètement
Ne veulent plus souffrir aucun retardement.
« Il fallait repartir. Qu'était- ce qu'un seul homme ,
>> Parmi tant de héros que leur gloire renomme ?
>> Ses égaux par le sang , ils l'étaient par le coeur. »
Sur leur jactance ainsi mesurant leur valeur ,
Se rehaussait entr'eux cette troupe arrogante.
Tels au sein des forêts quand le tigre s'absente ,
Quand le lion se tait dans son antre profond ,
Menant desjeunes faons le troupeau vagabond ,
La biche reparaît au milieu des clairières ,
Le sanglier ressort de ses sombres tanières ,
Et l'ours enorgueilli reprenant son courroux ,
Vient imposer silence aux hurlemens des loups.
C
P
A
Quand Télamon entend ce discours téméraire ,
Aux premiers mots son coeur s'est gonflé de colère :
Il murmure , il frémit. Sa fureur dans son sein
Ne se contenant plus , il éclate soudain .
Il se plaint , il reproche , il accuse , il querelle :
Il atteste des dieux la puissance immortelle.
Puis tout- à- coup passant aux prières , aux pleurs ,
Il prend à tous la main : ses pressantes douleurs
S'attachent aux regards du confus Aesonide.
« Non , il ne parlait pas pour le grand nom d'Alcide.
>> Il pleurerait autant le moindre infortuné ,
» Qu'on laisserait ainsi périr abandonné .
>>Pourtant ignoraient-ils que le sort leur prépare
>>Mille combats affreux au bord le plus barbare;
>> Et de tant de dangers pour ressortir vainqueur ,
» Où retrouver encore un Alcide , et ce coeur ,
&
:
T2
292 MERCURE DE FRANCE ,
» Ce coeur dans les périls toujours inébranlable.>>>
Mais des Etoliens le héros indomptable ,
Par un discours fougueux de son nom appuyé ,
Endurcissant les coeurs , les ferme à la pitié .
De deux partis toujours prenant le plus sévère ,
Quand il s'est décidé , cet apre caractère
Se fixe obstinément , et s'attache à son choix :
De la raison alors n'écoutant plus la voix ,
Tout obstacle l'irrite , et tout délai l'offense ;
« Si trop long-temps , dit- il , j'ai gardé le silence ,
C'est moins Hercule encor que vous-même , seigneur ,
A qui j'ai cru devoir cette marque d'honneur :
Ma plainte , par Jason voulait être enhardie.
Depuis sept jours entiers que des monts de Lydie ,
L'Autan vient chaque nuit descendre sur les flots
Nous serions tous peut-être aux rives de Colchos.
Hercule voudrait- il que les fils de la Grèce
Consumassent ici leur oisive jeunesse ,
>
Comme si de leurs coeurs tout espoir avait fui ,
Et que tout fût pour eux , ce qu'Argos est pour lui ?
S'il était quelques lieux où le fils d'Oënée
Pût supporter la vie au repos condamnée ,
Je n'aurais pas quitté les murs de Calydon.
Là , mes jours s'écoulant dans un doux abandon ,
Entouré de l'éclat d'un sceptre héréditaire ,
Consolant par mes soins la vieillesse d'un père ,
Trouvant la sûreté , la puissance et la paix ,
Un tel sort n'eût-il pas comblé tous mes souhaits ?
Que faisons- nous ici ? Pourquoi sur cette rive
Engourdir si long-temps notre valeur oisive ?
A quoi bon cette mer qui lasse nos regards ,
Sans nous dédommager par d'illustres hasards?
Vous flattez-vous encor de ravoir votre Alcide ,
Que son carquois vous suive aux champs de la Colchide ?
Non , Junon ne s'est pas oubliée à ce point ;
Sahaine le poursuit et ne le quitte point..
:
FLOREAL AN XΙΙΙ. 293
Peut-être en ce moment sa fureur lui prépare
Quelques monstres nouveaux engendrés du Tartare ;
Ou quelqu'ordre d'Argos l'a sommé de partir .
Craint- en que son départ ne se fasse sentir ?
Si nous perdons un fils du maître du tonnerre ,
Il nous en reste deux , et Pollux et son frère ;
Il nous reste sans lui tous ces enfans des dieux ,
Moi-même enfin , s'il faut me nommer après eux.
Quels que soient les travaux où ton ordre m'appelle ,
S'il faut y moissonner quelque gloire nouvelle ,
Je suis tout prêt ; mon bras , tout mon sang est à toi ;
Et les plus grands périls , je les retiens pour moi.
Quoi ! la fuite d'Hercule , est-ce un sujet d'alarmes ?
Hercule emporte-t-il tout l'espoir de nos armes ?
Est-il plus qu'un mortel ? Comme lui nous saurons
D'une égale vigueur mener nos avirons.
Comment de ses secours nourris-tu la pensée ,
Jason , quand tu lui vois cette ardeur insensée
Qui trouble sa raison et subjugue son coeur ?
D'ailleurs, plein de sa gloire , il rejette un honneur
Qui n'est pas pour lui seul ; et son orgueil s'irrite
D'avoir des compagnons , de marcher à ta suite.
O vous dont la vaillance à ses premiers essais ,
Veut se fonder un nom sur de nombreux succès !
Allez , ne perdez pas un seul moment de l'âge
Où la vigueur du corps seconde le courage.
Colchos n'est qu'un prélude à des exploits nouveaux :
Faut-il qu'un coin de mers bornant tous vos travaux ,
Use tous les beaux jours d'une mâle jeunesse ?
En dépit du pilote et du vent qui nous presse ,
J'ai d'Hercule long-temps attendu le retour ;
Parcourant tous les bois , tous les monts d'alentour ,
Mes regards ont partout interrogé sa trace.
Il n'est pas un seul lieu dans tout ce long espace ,
Qui n'ait vingt fois par jour retenti de ma voix .
Tropheureux si mes yeux , tandis que votre choix
3
294 MERCURE DE FRANCE ,
Flotte encore incertain du parti qu'il faut prendre,
Tout-à-coup de ces monts le voyaient redescendre.
'Aux pleurs , à l'amitié nous avons satisfait.
Soumettons-nous , faisons ce que nous cussions fait ,
Si nous l'avions perdu par le sort de la guerre. >>
C'est ainsi qu'il pressait de quitter cette terre.
Ses transports ont passé dans l'ame des héros ,
Et Calaïs sur- tout veut qu'on fende les flots.
<<< Partons. » Ce mot confond Eacide ; il admire
De leurs transports cruels le barbare délire ;
Et d'abord , dans l'excès de son ressentiment ,
Indigné de leur joie , il hésite un moment
S'il ne vaudrait pas mieux sauver au moins sa gloire
De la complicité d'une action si noire ;
Et sur ces monts déserts déplorant son malheur ,
Aller de son ami retrouver la douleur.
Mais au moins il se fait une douceur dernière
D'exhaler , quoiqu'en vain , sa rage toute entière.
« Grands dieux , dit-il , quel jour pour les enfans d'Argos !
Combien va triompher la barbare Colchos !
Ah ! vous ne teniez pas ce superbe langage ,
Lorsqu'aux bords d'Hémonie (1 ) , à l'heure où du rivage
Un vent frais appela vos voiles sur la mer ,
Vous pressiez de vos voeux ce fils de Jupiter.
Quel bonheur de l'avoir pour compagnon , pour guide !
Disiez-vous , qui pouvait vous commander qu'Alcide ?
Les voilà tout-à-coup devenus ses égaux ;
Voilà tous ces enfans transformés en héros :
Et c'est Hercule , ô ciel , Hercule qu'on délaisse !
Pas une larme , un mot , un signe de tendresse.
Méléagre aujourd'hui commande à Télamon ,
Au sang de Jupiter le sang de Parthaon (2).
(1) La Thessalie , ainsi appelée d'Aimon, un de ses rois.
(2) Parthaon , aïeul de Méléagre.
(
FLOREAL AN XIII.
295
Des Grecs ont aujourd'hui pris les ordres d'un Thrace ;
C'est le lion qui tremble , et l'agneau qui menace .
Oui , j'en atteste ici cette lance , ô Jason ,
:
Cette lance arrachée au fier Didymaon ,
1
Qui ne se pare plus d'ombrage et de verdure ,
Depuis que de la hache elle a senti l'injure ,
Mais qui servant son maître , et secondant son bras ,
Se montre avec honneur dans le champ des combats.
Je la prends à témoin , cette lance sacrée ,
De ma prédiction , hélas , trop assurée !
Plus d'une fois , Jason , tu connaîtras la peur .
Dans nos affreux périls plus d'une fois ton coeur
Te dira , mais trop tard , qu'il te manque un Alcide ;
Etje doute qu'alors leur langage intrépide ,
Pour conserver nos jours , nous tienne lieu du bras
Qu'auront si follement dédaigné ces ingrats.>>>
Tout en disant ces mots , en exhalant ces plaintes ,
En poursuivant leurs coeurs de remords et de craintes ,
Il pleurait ; de poussière il souillait ses cheveux .
Mais le destin l'emporte ; et contre tous ses voeux ,
Aesonide se laisse entraîner par leur rage ,
Cachant de son manteau ses pleurs et son visage.
On reprend l'aviron : l'instant le plus affreux
Qui replonge en son coeur mille traits douloureux ,
C'est lorsqu'apercevant les autres à leur place ,
Il revoit délaissé tout cet énorme espace
Qu'à lui seul remplissait l'invincible héros ;
Du sensible Eacide if entend les sanglots ;
De l'aimable Castor il voit couler les larmes ;
Pollux en soupirant partage leurs alarmes .
Le sombre Philoctète , en sa morne douleur ,
Sans larmes , sans soupirs garde tout sur son coeur.
Cependant le vaisseau fuyait d'un vol rapide ;
Leur voix , leur triste voix rappelle encore Alcide ,
Rappelle encor Hylas ; mais du milien des eaux
Ces noms s'engloutissaient dans l'abîme des flots .
1
4
296 MERCURE DE FRANCE.
ENIGME .
Nous sommes bien des soeurs à peu près du même âge ,
Dans des rangs différens , mais d'un semblable usage.
Nous avons en naissant un palais pour maison , )
Qu'on pourrait mieux nommer une étroite prison .
Il faut nous y forcer pour que quelqu'une en sorte ,
Quoique cent fois le jour on nous ouvre la porte .
LOGOGRIPΗ Ε.
Sans m'oter la tête , lecteur ,
De m'avaler qu'il ne te prenne envie ,
Tu paierais cher cette folie,
Coupe-la-moi ; sans nulle peur ,
On peut me mettre sur la table,
Alors devenu plus traitable ;
Je t'offre un mets assez friand.
Rends -moi ma tête maintenant.
(Je fatigue ta complaisance
Par mes détours et mes replis . )
Rends-moi ma tête , et puis choisis
Deux autres parts de ma substance,
Je deviens l'opposé de mieux ;
Cet arbre élevé , précieux ,
D'où l'on voit couler la résine ,
Et fort connu dans la marine.
CHARADE.
Quand il est frais , mon tout est mon dernier.
Quand il est vieux , il n'est pas mon premier.
H.
Le mot de l'Enigme du dernierN° est Carte Géographique .
Gelui du Logogriphe est France , où l'on trouve rance et
franc.
Celui de la Charade est Ami-don.
FLOREAL AN XIII.
297
Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
Romain , par Gibbon , abrégée par Adam ,
et traduite par P. C. Briand. Trois vol. in-8°. -
Prix: 15 fr. et 18 fr. par la poste. A Paris ,
chez l'Auteur, rue Christine; et chez leNormant.
IL
(Troisième extrait.)
La fallu à M. Gibbon un effort d'invention bien
rare et un tour d'esprit bien extraordinaire pour
découvrir la seconde cause naturelle de l'établissement
du christianisme. Cette cause ( quel autre
l'eût imaginé ? ) est le dogme de l'éternité des
peines , du jugement dernier , et de la résurrection
des corps , « circonstances , pour parler comme
>> l'historien anglais , très-propres à donner du
>> poids et de l'efficacité à la doctrine d'une vie
>> future. » Additional circumstance which could
give weight and efficacy to that important truth
(the doctrine of a future life. ) Je partage assurément
cette opinion; mais , en même temps ,
comme je ne vois rien qui soit plus éloigné des
conceptions humaines , ni qui heurte plus rudement
les préjugés et les passions de cette vie , que
l'idée des peines éternelles et la foi de la résurrection
, prétendre que le christianisme se soit
établi naturellement par le secours d'une doctrine
si surnaturelle , c'est , à mon gré , formerle noeud
d'une difficulté terrible , bien loin de la résoudre.
En effet , si l'on voulait partager cette contestation
en diverses instances et la traiter par ordre , le
point le plus simple et comme le premier degré
de la question serait de rechercher par quel secret
des hommes de la lie du peuple et sans autorité
dans le monde, ont pu faire recevoir leur ensei
298 MERCURE DE FRANCE ,
gnement de toutes les nations. C'est ce que l'histoire
met d'abord devant les yeux. Mais combien
la difficulté acquerrait de force , en considérant,
dans une seconde instance , que la doctrine enseignée
par ces hommes de néant , bien loin de
flatter les passions , les attaquait au centre de leur
empire , au plus profond du coeur humain ! Or ,
que fait M. Gibbon ? Il veut que ce second point
de la question , qui est le plus obscur et le plus
inexplicable , serve d'éclaircissement et de solution
au premier. Il choisit ce que la doctrine révélée
offre de plus dur aux sens et de plus impénétrable
à l'esprit , pour montrer que cette doctrine a dú
se faire jour aisément dans les ténèbres du paganisme
: et par la même raison qu'il a soutenu que
les apôtres devaient gagner les coeurs , parce qu'ils
étaient intolérans , il vous dira qu'ils n'ont pas eu
de peine à se faire croire , parce qu'ils proposaient
unedoctrine incroyable.
Le principe d'une illusion si étrange mérite
d'être examiné avec quelqu'attention. M. Gibbon
était frappé de plusieurs considérations graves qui
devaient produire une forte impression sur son esprit.
Il comprenait qu'une doctrine religieuse est
souverainement sociale, souverainement convenable
à la nature humaine , lorsqu'elle exerce un puissant
empire sur les passions , lorsque par l'ascendant de
ses motifs , elle arrête les crimes dans leur source ,
dans le secret du coeur où ils se forment. Or il
voyait que les passions avaient leur attrait dans les
objets finis , mais présens ; et il jugeait que , pour
former un contre-poids raisonnable, la religion ne
devait proposer que des objets infinis , dans la
pective éloignée d'un autre monde. Le dogme de
l'éternité lui paraissait donc avoir un fondement
nécessaire , aussi bien qu'une utile influence; et
persa
FLOREAL AN XIIL 299
quoique sa hauteur étonnât l'esprit humain , la raison
lui faisait voir qu'il était merveilleusement ap.
proprié à la faiblesse et à la force de notre nature ,
à ses penchans qui demandent un frein , et à sa
capacité , que l'infini seul peut remplir. De ce sentiment
intérieur , M. Gibbon concluait que , puisque
ces vérités avaient naturellement le pouvoir dę
le convaincre , les meilleures têtes du paganisme
avaient dû en être frappées comme la sienne; et
que le christianisme qui s'annonçait par cette lumière
, devait , comme une belle aurore , ouvrir les
yeux de tout le genre humain.
Cette conséquence nous fait admirer la force de
la vérité jusque dans le principe même de l'erreur
deM. Gibbon. Cet écrivain ne se trompait qu'en
imaginant , comme font les autres philosophes , que
ces belles clartés dont ils se trouvent remplis , sont
les lumières naturelles de leur intelligence. Singulier
rêve de l'orgueil ! Ils prennent pour des découvertes
de leur raison ces principes admirables
de l'Evangile qu'on a fait entrer dans leur ame ,
après tant de siècles, d'instruction , et ils en font
honneur , les uns à leur philosophie , les autres à
leur bonté naturelle. Cependant toute l'histoire de
l'antiquité païenne leur fait voir que la connaissance
du vrai Dieu et de l'immortalité de l'ame ,
qui est aujourd'hui la nourriture des enfans , était
à peine entrevue , comme un rayon douteux , de
quelques esprits plus perçans que les autres. Le
Phédon même est pleind'incertitudes; et Socrate
et Platon , ces vives lumières du paganisme , erraient
dans le vague de leurs sublimes espérances. Mais ,
sans remonter si haut , ce qui se passait du temps
de M. Gibbon suffisait pour lui ouvrir les yeux.
Car il voyait des philosophes nier ces mêmes dogmes
auxquels il attribuait la propagation rapide de
300 MERCURE DE FRANCE ;
l'Evangile , et les nier , après deux mille ans de
christianisme , après que tant de grands hommes
les avaient crus et enseignés. Comment donc les
païens , qui n'avaient pas les mêmes leçons , les auraient-
ils adoptés si aisément sur la foi des apôtres ?
Dira-t-on que les esprits avaient reçu quelque
préparation à ces grandes vérités , et regardera-toncomme
une première semencedu christianisme
lesidées confusesque les anciens avaient d'une autre
vie ? Mais ces restes d'une foi antique , qui avait
été pure dans son origine , étaient tellement obscurcis
par les passions , tellement défigurés par les
erreurs de l'idolâtrie , qu'ils ne servaient plus qu'à
amuser les enfans et les poètes , lorsque la gravitéde
nosdogınesvint épouvantercesimaginations folâtres.
Ilparaitmême qu'avant la manifestation de l'Evangile
, ces dernières lueurs de vérité avaient disparu .
On se moquaitde la justice éternelle , chez les nations
les plus sérieuses , au milieu même des délibérations
publiques. Salluste fait dire à César , en
plein sénat ,que les méchans n'ont rien à craindre ,
ni les bons rien à espérer , au-delà du tombeau.
Mortem ærumnarum requiem, noncruciatum esse:
eam cuncta mortalium mala dissolvere ; ultrà ,
neque curæ , neque gaudio locum esse. (Bell. Cat. )
Ce n'était pas une idée particulière. Il fallait bien
que ce sentiment eût de l'autorité , puisque c'est
un des motifs sur lesquels César se fonde pour
demander qu'on laisse la vie aux conspirateurs.
Catonqui parle après lui , et qui rapporte cette
opinion, dans son discours , ne pense pas même à
remarquer qu'elle fût contraire à l'opinion publique
ou du moins à celle des gens de bien, ce qu'il
n'eût pas manqué de faire , si la chose eût été
vraie , puisque par-là il battait en ruine le conseil
de César qu'il avait dessein de réfuter. Que si l'on
FLOREAL AN XΙΙΙ. 301
veutque ces harangues soient de lacompositionde
l'historien , le fond des choses reste le même , car
on ne peut douter que Salluste qui était contemporain
et écrivain habile , n'ait au moins donné à
ses personnages les pensées et les opinions de leur
temps. :
Mais unhomme d'un plus grand poids , Cicéron ,
s'explique encore plus ouvertement sur le même
sujet. Dans son oraisonpro Cluentio , il parle d'un
insigne brigand , nommé Oppianicus , qui était
mort au milieu de ses forfaits , et il dit aux Rcmains
: « Quel mal pensez-vous que la mort lui
» ait causé , à moins que nous ne nous laissions
>> persuader par des contes puérils , que ce monstre
>> souffre aux enfers les supplices des impies ?
>>Mais si cela est faux , comme il n'y a personne
>> qui ne le comprenne , la mort n'a donc faitque
>> lui ôter le sentiment de la douleur. » Quid
tandem illi mali mors attulit ? Nisifortè ineptiis
acfabulis ducimur , ut existimemus illum apud
inferos impiorum supplicia perferre ..... quæsi
falsa sint , id quod omnes intelligunt, quid ei tandem
aliud mors eripuit, præter sensum doloris ?
Voilà de quelle manière un des plus sages de l'antiquité
parlait de l'immortalité de l'ame. Voilà
comme il prenait soin de déraciner du fond des
coeurs toute idée d'une justice divine , afin de rassurer
les méchans contre les terreurs de la consçience.
Je veux qu'on puisse prouver , par d'autres
passages de ses écrits (1) , qu'il avait , comme philosophe,
des sentimens plus purset plus approchant
(1) Notamment dans son beau dialogue de l'amitié, où il faut remar
quer cet endroit : Neque enim assentior iis quihæc nuper asserere
coeperunt cum corporibus simul animas interire , atque omnia
morte deleri. Plus apud me antiquorum auctoritas valet.... Cela
prouve que le siècle de Cicéron avait abandonné , sur ce point , l'ancienne
croyance , et que Rome avait trouvé le secret de corrompre
même l'idolatrie .
302 MERCURE DE FRANCE ,
de la doctrine de Platon; il suffit qu'on voie ici
quelle était l'opinion dominante' , et comment
César et Cicéron s'en autorisaient en parlant devant
la multitude .
Qu'on juge par-là quelle entreprise c'était , au
milieu d'une incrédulité si déclarée , d'aller annoncer
l'éternité des peines et la résurrection des
corps , à des hommes qui avaient mis leur espérance
et leur foi dans le néant ! Et quelle apparence
que ce soit par ceux de nos dogmes auxquels
Fopinion générale résistait le plus fortement, que le
christianisme ait triomphé dans tout l'univers?
:
Cette supposition ne se soutient pas mieux par
l'histoire que par le raisonnement. Lorsque Saint-
Paul parut à Athènes, dans le conseil de l'Aréopage
, on l'écouta favorablement , jusqu'à ce qu'il
vint à parler de la résurrection. Au premier mot
de ce dogme , l'attention des auditeurs fut tellement
déconcertée , qu'ils n'eurent pas la force d'en
entendre davantage, et qu'il fallut rompre l'entre
tien. Dansune autre occasion, le même apôtre avait
às'expliquer devant Félix , gouverneur de la province.
Il le fit trembler , en lui parlant de la justice
et du jugement à venir. Disputante illo dejustitid,
et castitate, et dejudicio futuro , tremefactus
Felix....... Ce malheureux proconsul qui ne se
sentait pas capable de soutenir des vérités si fortes ,
se hâta de renvoyer en prison le terrible orateur.":
Aubout dedeux ans , Festus prit la place de Félix;
et ce nouveau gouverneur ayant reçu la visite du
roi Agrippa et de sa soeur , la célèbre Bérénice ,
qui depuis long-temps avaient la curiosité d'entendre
Saint-Paul , on fit venir l'illustre prisonnier ,
qui , tout chargéde chaînes , les instruisit avec tant
de liberté , et les pressa si fortement sur les faits
publics (1) , que le roi lui dit: Il ne s'enfaut
( 1 ) Il est remarquable que S. Paul , ici comme ailleurs , ne fait que
FLOREAL AN XIII. 303
guères que vous ne me persuadiez d'être chrétien.
Eh ! plût à Dieu , repartit Saint-Paul , que vous
et tous ceux qui m'entendent , vous devinssiez tels
que je suis , à l'exception pourtant de ces liens ,
ajouta-t-il avec grace , en montrant les fers qu'il
portait , exceptis his vinculis . Alors le roi , le gou
verneur , Bérénice , et tous ceux qui étaient assis
avec eux , se levèrent , comme touchés extraordinairement
de l'innocence de ce grand homme,
Cependant , malgré ces impressions victorieuses
que faisait la vérité , malgré la force de ce témoi
gnage fondé sur les faits les plus précis , dès que
Saint-Paul toucha le point de la résurrection ,
Festus , aussi révolté que l'Aréopage , lui cria :
<< Vous extravaguez , Paul ; votre grand savoir vous
>> trouble l'esprit. » Insanis , Paule: multæ te litteræ
ad insaniam convertunt.
-On voit par-là quelle opposition rencontraient ,
chez les païens , ces dogmes auxquels M. Gibbon
veut, attribuer le succès de l'Evangile. Ce qui se
passa à Ephèse , lorsque le docteur des nations y
parut , et le tumulte violent qui s'y excita dès qu'on
entrevit que le culte de Diane allait être attaqué ,
montrent assez combien les peuples tenaient encore
à leurs anciennes opinions , et combien peu les esprits
étaient préparés à recevoir le christianisme.
M: Gibbon lui-même le reconnaît , lorsqu'il dit
que l'antiquité de la religion établie chez les Romains
a long-temps prévalu. Mais il n'entend pas
combien ce fait est important , et combien il renverse
puissamment ses faibles imaginations. Car
rapporter les faits constans. « Je sais, dit- il , que le roi Agrippa
n'ignore rien de ce que je dis , et je lui parle hardiment , parce que ce
ne sont pas des choses qui se soient passées dans le secret. » Scit enim
dehis rex , adquem et constanter loquor latere enim eum nihil
horum arbitror. Neque enim in n angulo quidquam horum gestum
est. Acrt. Ap. caр. ххх .
200
304 MERCURE DE FRANCE ;
cette disposition du paganisme , et la résistance
opiniâtre qui en fut la suite , étaient précisément
nécessaires , pour démontrer que la conversion dư
genrehumain n'avait pas été l'ouvrage de la nature:
et c'est par la même raison que nous voyons
tous les jours l'orgueil et les passions s'élever contre
la loi de l'Evangile , afin de nous assurer que
notre foi n'est pas une illusion séduisante de l'esprit
, ni le fruit du tempérament , puisqu'elle
combat , tout à-la-fois , la hauteur de l'un par sa
simplicité , et la faiblesse de l'autre par sa rigueur.
On voit donc combien il est déraisonnable de
prétendre que l'univers se soit converti naturellement
par la crainte denos dogmes. Cela mêmeest
un cercle vicieux ; car pour craindre ces dogmes ,
il eût fallu les croire , et pour les croire , il fallait
être converti.
Supposons , néanmoins , pour plus ample démonstration
, que tous les hommes aient eu les
mêmes lumières que Socrate sur l'immortalité de
l'ame. Il est certain , comme le dit très - bien
M. Gibbon , que la doctrine de ce philosophe
avait besoin , pour être mise en vigueur , de
recevoir de la révélation et de l'autorité de Jésus-
Christ une sanction plus imposante. Platon va jusqu'à
exprimer le besoin de cette révélation ; ce
qui sert à prouver que la raison bien conduite
met sur la voie du christianisme , parce que les
vérités de la raison ne sont elles - mêmes qu'une
première révélation , une première parole mise
dans le monde pour l'éclairer , et que le monde
n'a pas voulu comprendre. C'est pourquoi il avait
besoin , comme Platon l'insinua , d'entendre une
parole nouvelle etplus forte que la première. Voilà
laraisondu christianisme , raison assurément claire
et péremptoire , puisqu'il n'y a pas une passion
dans
FLOREAL AN XIII: ١٠٣
C
305
dans le coeur de l'homme , pas un fait dans l'histoire
, qui ne lui serve de preuve. Mais , après tout ,
elle n'est claire que pour ceux qui la veulent regarder
; et l'on ne verra rien dans ce monde, pas
même la lumière du soleil , si l'on veut y fermer
les yeux. C'est ainsi que le genre humain s'avançait
dans ses voies , les yeux couverts des ténèbres
volontaires de l'idolâtrie , qui n'était que le culte
de ses passions divinisées. Mais quand bien même ,
pour revenir à notre supposition , tous leshommes
eussent reconnu cette raison et ce besoin que
Platon éprouvait , quand même ils eussent attendu,
comme les Juifs , une révélation particulière , cette
disposition n'eût pas encore suffi . Pour que les
dogmes de l'Evangile vinssent combler leur at
tente , et donner un fondement à leurs espérances ,
il fallait commencer par croire en J. C. , et c'était
là la difficulté. Il fallait croire qu'un homme qui
avait souffert la mort ignominieuse des esclaves , se
fût levé glorieux du tombeau. Car , disons-le nettement,
c'est là ce qu'on proposait à l'univers. Or ,
afin que l'univers crût un tel fait , et que sa croyance
eût la force de changer la religion de l'Etat , les
coutumes des peuples, et les moeurs d'un grand
nombre , cherchez ce qu'il fallait faire , et voyez
si l'histoire n'y satisfait pas de point en point...
Lemonde voulait des témoins extraordinaires ,
et des prodiges de vertu se lèvent pour le convaincre.
Il veut les éprouver en les exterminant , et
ils se laissent exterminer. Ce n'est pas assez : il
veut savoir si un fait annoncé de cette manière
produit une conviction surnaturelle. Il veut examiner
si la nature humaine ne laissera pas quelques
côtés faibles dans ceux qui se glorifient d'avoir cette
conviction. Il invente les tortures les plus recherchées
pour mettre à bout la constance de ces nou-
V
306 MERCURE DE FRANCE;
veaux témoins , et les supplices et les bourreaux
se trouvent impuissans. Ce n'est pas tout , il oppose
l'opiniâtreté à la constance , il faut qu'il s'assure
si le temps n'influera pas sur cette ardeur , et
si le Dieu qu'elle invoque sera capable de la soutenir.
Pendant trois cents ans , ces sanglantes épreuves
sont renouvelées , et , pendant trois cents ans ,
la vérité trouve des hommes qui savent mourir
pour elle. Que dis-je ? il paraît plus d'empressement
dans ces témoins qui courent au supplice ,
que de fureur dans ceux qui les exécutent ; et le
christianisme est obligé de faire des lois pour empêcher
des hommes de voler au martyre.
Que devait- il arriver ? Et qui devait sortir victorieux
de ce combat entre le christianisme et
l'univers ? Ouvrez les yeux , philosophes. C'est le
monde qui a été vaincu ; c'est le monde qui s'est
rendu à la fin ; le monde a cru des témoins qu'il
avait éprouvés durant trois siècles ; et lui-même
est devenu , en croyant , le témoin le plus fort de
la vérité. Il ne faut plus au christianisme d'autre
preuve que son établissement. C'est la preuve matérielle
, la preuve authentique , la preuve toujours
subsistante de la vérité du témoignage qui lui a été
rendu . En un mot , la conversion de l'univers et le
renversement de l'idolatrie est la démonstration
tournée en fait et la preuve mise en action.
CH. D.
FLOREAL AN XIII. 307,
2.
-
OEuvres de La Fontaine , ÉDITION STÉRÉOTYPE , d'après
le nouveau procédé de L. E. Herhan. - Fables ,
un vol. in-18, br. , prix : 1 fr. 35 c. Idem, in-12 , pap.
fin , br. , 2 fr. 65 c. Idem , pap. vél. , br. , 4 fr. 70 c.
-Contes , un vol . in- 18 , br. , 1 fr. 35 c . Idem , in-12,
pap. fin, br. , 2 fr. 65 c. Idem , pap. vél . , br. , 4 fr .
70 c. - Psyché et Adonis, un vol. in- 18, br. , 1 fr.
35 c. Idem , in-12 , pap. fin , br. , 2 fr. 65 c. Idem , pap .
vél., br. , 4 fr. 70 c. - OOEuvres diverses , un vol. in- 18 ,
br. , 1 fr. 35 c. Idem , in- 12 , pap. fin , br. , 2 fr. 65 c .
Idem, pap. vél. , br. , 4 fr. 70 c. - Theatre , un vol .
in- 18 , br . , 1 fr. 35 c. Idem , in- 12 , pap. fin , br. , 2 fr .
65 c. Idem , pap. vél. , br. , 4 fr. 70 c. Ces cinq vol .
in-18 , et in-12 , forment la seule édition complète des
..OEuvres de La Fontaine. En ajoutant 50 c. par volume
on recevra l'ouvrage franc de port. A Paris , à
librairie stéréotype , chez H. Nicolle et compagnie , rue
Pavée Saint-André-des-Arcs , n° 9 ; et chez le Normant ,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-
Auxerrois , nº 42 . ::
Nous avons déjà fait sentir l'utilité des éditions stéréotypes,
qui mettent les bons livres à la portée de toutes les
classes de lecteurs. Celle de La Fontaine a un avantage
deplus: tous les ouvrages de ce poètey sont réunis. Cette
collection complète n'avait été faite qu'une fois , en 1926 ,
et depuis long-temps il ne restait plus d'exemplaires de
cette édition. Les nouveaux éditeurs ont rempli ce vide.
Sans nous arrêter à parler des chefs-d'oeuvre de La Fontaine,
nous nous occuperons quelques momens de ses
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
OEuvres diverses , qui sont moins connues. Nous essaierons
de montrer l'intérêt qu'elles peuvent offrir , et l'utilité
que les amateurs peuvent en tirer.
« La Fontaine , dit M. de La Harpe, prétend quelque
> part que Dieu mit au monde Adam le nomenclateur ,
» lui disant : Te voilà, nomme. On pourrait ajouter que
► Dieu mit au monde La Fontaine le conteur , lui disant :
» Te voilà , conte. » Ce don de narrer que le poète possédait
à un si haut degré influa sur tous ses ouvrages ; et
l'on pourrait dire , sans craindre de se tromper , que ses
productions approchent plus ou moins de la perfection ,
selon qu'elles tiennent d'une manière plus ou moins directe
au genre et au ton de la fable ou du conte. Les poésies légères
et les élégies de La Fontaine , à l'exception d'une
seule qui est un chef-d'oeuvre , sont donc inférieures à ses
apologues : mais , aux yeux d'un amateur , elles ont un
prix qu'on n'a pas encore assez fait remarquer.
C'est dans ces pièces dictées par les circonstances , et
qui étaient le fruit des sentimens passagers qu'il éprouvait
, que La Fontaine se peint souvent lui-même ; c'est là
que l'observateur curieux peut , en réunissant quelques
traits épars et comme échappés à la candeur du poète , se
faire une idée de ce caractère qui offrit tantde contrastes ,
et qui sera toujours un problême pour ceux qui chercheront
à le juger d'après les règles ordinaires . Comment
concilier en effet tant de naïveté et tant de finesse , tant
d'ingénuité et tant de malice , tant de petitesse dans les
moyens et tant d'étendue et de profondeur dans les vues ,
tant d'indifférence apparente et tant de véritable sensibilité
? La Fontaine , dans ses OEuvres diverses , nous
donne plus d'une fois le mot de ces énigmes : il lève ,
sans le vouloir , ce voile que , sans le vouloir aussi , luimême
avait jeté sur son caractère par les disparates fré
quentes auxquelles il s'était laissé entraîner.
Dans le roman de Psyché , La Fontaine parle souvent
de lui ; et ses fictions sur - tout le peignent d'une
FLOREAL AN XIII. 309
manière frappante. Ce roman où l'auteur français est si
supérieur à Apulée a mérité de faire une espèce de révolution
dans la mythologie : le récit d'Apulée , quoique intéressant
, n'avait pu mettre l'histoire de Psyché au nombre
des fables poétiques ; il était réservé à La Fontaine d'augmenter
le nombre des dieux , et d'ajouter à des fictions
un peu usées un sujet dont tous les beaux- arts ont depuis
profité. Au commencement de ce roman , La Fontaine
sous le nom de Polyphile fait le tableau de ses goûts , et
peint les trois amis qu'il avait l'habitude de consulter sur
ses ouvrages. Cette réunion paraît avoir pour lui les plus
grands charmes : dans son enthousiasme , il la compare à
une académie , et il lui donnerait ce nom si , ajoute- t- il ,
leur nombre était plus grand. Nous avons eu occasion de
juger , de nos jours , si le nombre influe en mal ou en bien
sur ces sortes d'institutions .
La Fontaine parle avec complaisance de cette petite
réunion , si différente de nos sociétés littéraires actuelles .
« L'envie , dit- il , la malignité , ni la cabale n'avaient de
» voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens ,
>> ne refusaient point à ceux des modernes les louanges
>> qui leur sont dues , parlaient des leurs avec modestie ,
» et se donnaient des avis sincères , lorsque quelqu'un
>> d'eux tombait dans la maladie du siècle , et faisait un
>> livre ; ce qui arrivait rarement.>> Des quatre amis , La
Fontaine avoue que c'était lui qui était le plus sujet à
cette maladie. « Les aventures de Psyché , ajoute-t- il , lui
avaient semblé fort propres pour être contées agréa.
blement. » Après y avoir travaillé long-temps , il rassemble
ses trois amis , non , dit- il , pour savoir s'il continuerait
son ouvrage , mais pour leur demander comment
il le continuerait. « L'un , ajoute-t-il , lui donna un avis ,
l'autre un autre : de tout cela il ne prit que ce qu'il lui
plut. >> On ne voit dans tout cela ni prétention , ni fausse
modestie ; La Fontaine avoue qu'il est épris de son sujet ;
il demande conseil , mais ce n'est point avec la soumission
3
310 MERCURE DE FRANCE,
hypocrite de tant d'auteurs qui ne consultent que pour se
faire admirer.
Les goûts des quatre amis sont absolument les mêmes :
en parlant de l'un d'eux , « il aimait extrêmement , dit
>> La Fontaine , les jardins , les fleurs et les ombrages :
>> Polyphile lui ressemblait en cela : mais on peut dire
>> que celui-ci aimait toutes choses. » C'est cette heureuse
disposition à chérir tout ce qui l'entourait , cette bienveillance
étendue sur toutes les personnes qui avaient des relations
avec lui ; c'est cette double qualité qui donnait
tant de charmes à ses écrits . Il sentait lui-même cet avantage
qu'il avait sur les autres moralistes : en répandant
dans ses apologues cette douce indulgence qui corrige sans
blesser , il faisait aimer les leçons auxquelles on était le
moins disposé à se conformer. « Ces passions , dit La Fon-
>> taine en parlant de lui , ces passions qui remplissaient
>> le coeur de Polyphile d'une certaine tendresse , se ré-
>> pandaient jusque dans ses écrits et en formaient le prin-
>> cipal caractère. >>>
L'épisode du roman de Psyché qui dut le plus coûter à
La Fontaine est celui où il peint l'enfer. On se rappelle
que lorsqu'il se convertit , on eut beaucoup de peine à lui
faire comprendre les souffrances éternelles des damnés.
« Je meflatte , répondait- il , qu'ils s'y accoutument. » Il
faut donc croire qu'il lui fut très-difficile de peindre le
Tartare dont le sixième livre de l'Enéïde nous donne une
idée si terrible. C'est dans cet épisode fort curieux parce
qu'il était étranger au talent du poète , que l'on trouve
des traits de caractère frappans. On y voit sur tout
quels étaient en amour les principes de La Fontaine.
Il ne mettait pas à cette passion l'importance que
Jes romanciers ses contemporains y attachaient. Peu difficile
dans ses choix , mais timide auprès de toutes les
femmes , il était souvent exposé à leurs railleries : jamais
il ne s'en vengea ni par des indiscrétions , ni par des
traits satiriques. D'après ce qu'il avait éprouvé , et d'après
"
FLOREAL AN XΙΙΙ. 311
ce qu'il pensait sur les égards que l'on doit avoir dans les
liaisons de ce genre , il compose son enfer des infidèles ,
des coquettes , des indiscrets ; et le dernier trait qu'il
lance est contre ceux qui parlent mal des femmes.
Enun lieu séparé l'on voit ceux de qui l'ame
Aviolé lesdroits de l'amoureuse flamme ,
Offensé Cupidon, méprisé ses autels ,
Refusé le tribut qu'il impose aux mortels .
Làsouffre unmonde entier d'ingrates , de coquettes ;
Là , Mègère punit les langues indiscrètes ,
Sur-tout ceux qui tachés du plus noir des forfaits ,
Sesont vantésd'un bien qu'on ne leur fit jamais.
Près d'eux sont les auteurs de maint hymen forcé ,
L'amant chiche , la dame au coeur intéressé;
La troupe des censeurs , peuple à l'amour rebelle ;
Ceux enfin dont les vers ont noirci quelque belle .
Virgile en faisant la description des tourmens qu'éprouvent
les coupables dans le Tartare , ne donne à Enée
aucun signe de compassion pour leurs maux. LaFontaine,
ans une pareille occasion, fait dire àPsyché :
Labelle les plaignit , et ne put sans frémir
Voir tant de malheureux occupés à gémir .
Si l'on juge par les élégies de La Fontaine de l'accueil
qu'il reçut des femmes auxquelles il adressa ses hommages
, on croira qu'il ne fut pas toujours malheureux .
On remarque dans ces petites pièces assez négligées une
délicatesse aimable et naïve ; et le poète ne cache point
son penchant à l'inconstance. La tendresse dont il parle
dans son prologue de Psyché ne se retrouve point dans
ces liaisons passagères; c'est plutôt une vivacité de desir
qui fournit à l'élégie des petits tableaux agréables , mais
qui la prive de cette tristesse douce que Boileau lui attribue.
D'ailleurs La Fontaine ne dissimule pas que les talens
et les qualités solidés ne sont point ce qui l'attache ;
le don qu'il préférait dans les femmes était celui auquel
elles mettent communément le plus de prix , la beaute..
F
4
312 MERCURE DE FRANCE ;
En parlant d'une femme qu'il aime , malgré ce qu'on dit
d'elle , il soutient que la beauté excuse tout :
:
Son coeur est soupçonné d'avoir plus d'un vainqueur ,
Mais son visage fait qu'on pardonne à son coeur.
La Fontaine ne fit qu'une satire : on sait qu'il était irrité
contre Lully qui l'avait fait travailler long-temps à
un opéra , et qui refusa de faire la musique quand l'ouvrage
fut fini . Le poète , malgré la justice de sa cause , eut
cependant quelques scrupules. La manière dont il s'excuse
présente plusieurs traits de caractère .
Le ciel m'a fait auteur , je m'excuse par-là :
Auteur qui pour tout fruit moissonne
Unpeu de gloire . On la lui ravira ,
Et vous croyez qu'il se taira !
Il n'est donc point auteur.
La Fontaine prétend ensuite qu'on n'a pu juger son
opéra dépourvu de la pompe du spectacle , et paraît
croire que c'est au ton pastoral qu'il a pris au commencement
, qu'il faut attribuer la répugnance du roi pour
cet ouvrage. Cette dernière conjecture donne lieu à une
louange délicate. Méritais - je d'étre refusé ? dit La Fontaine
; on assure que non .
:
Mon opéra tout simple , et n'étant sans spectacle
Qu'un ours qui vient de naître , et non encore léché ,
Plaît déjà. Que m'a donc Saint-Germain reproché ?
Un peu de pastoral. Enfin, ce fut l'obstacle.
J'introduisais d'abord des hergers : et le roi
Ne se plaît à donner qu'aux héros de l'emploi .
3
"
Cependant La Fontaine ne se flatte point qu'on revienne
de la prévention que Lully a donnée contre son opéra. Il
est homme de cour , je suis homme de vers , dit-il ;
ainsi le plus sage est de rester tranquille.
Il serait possible , comme on le voit , en étudiant les
poésies diverses de La Fontaine , sous le rapport que nous
avons indiqué , de faire des découvertes intéressantes sur
• FLOREAL AN XIII. 313
le caractère de cet écrivain , découvertes qui conduiraient
à mieux sentir et à mieux apprécier son talent original
et inimitable. Nous ne pousserons pas davantage cette recherche
qui nous menerait trop loin. Nous nous bornerons
à rappeler deux passages des lettres de La Fontaine dont
l'un prouve , beaucoup plus que son élégie sur la disgrace
de Fouquet , sa tendre reconnaissance pour ce malheureux
ministre , et l'autre donne une idée de sa résignation et
de sa piété quelques jours avant sa mort.
La Fontaine raconte à sa femme un voyage qu'il fit sur
les bords de la Loire. Après avoir décrit avec transport
les environs d'Amboise , un souvenir douloureux détruit
tout son plaisir: « De tout cela , dit- il , le pauvre M. Fou-
» quet ne put jamais , pendant son séjour , jouir un petit
>> moment : on avait bouché toutes les fenêtres de la
>> chambre , et on n'y avait laissé qu'un trou par le haut.
» Je demandai de la voir : triste plaisir , je vous le con-
>> fesse; mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous
>> conduisait n'avait pas la clef : au défaut je fus long-
» temps à considérer la porte , et je me fis conter la ma-
>> nière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais...
>> volontiers la description , mais ce souvenir est trop
>> affligeant. ». :
• On connaît l'amitié que La Fontaine eut pour Maucroix,
líttérateur médiocre , mais dont le caractère doux et.tranquille
avait plus d'un rapport avec celui du fabuliste .
Cette liaison ne fut jamais troublée par aucune tracasserie
: les deux amis ne s'accablaient point de protestations
fastueuses , mais réunis par les mêmes goûts et les mêmes
habitudes , ils coulaient ensemble des jours paisibles. Ceux
qui ont prétendu que La Fontaine était d'une indifférence
qui approchait de l'insensibilité , croiront difficilement
que ce fut lui qui par des égards et des attentions délicates
contribua le plus aux charmes de cette liaison.
Rien cependant n'est plus vrai. Maucroix voulant publier
des traductions dont il n'espérait pas un grand succès ,
,
314 MERCURE DE FRANCE:
trouva dans son ami un intercesseur qui lui concilia l'indulgence
du public : La Fontaine fit imprimer ses ouvrages
avec ceux de Maucroix ; et la prose de cet écrivain
dut quelques lecteurs aux vers du fabuliste.
Les dernières pensées de La Fontaine furent pour son
ami : quelques jours avant sa mort , il lui écrivit ; et l'on
remarque dans cette lettre simple et touchante , la pieuse
résignation qui tempère les craintes d'un homme dont
les erreurs furent si bien expiées par une longue pénitence.
« Je t'assure , dit La Fontaine à Maucroix , que
>> le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze
>> jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point , si
>> ce n'est pour aller à l'académie , afin que cela m'amuse.
>> Hier , comme j'en revenais , il me prit au milieu de
>> la rue du Chantre une si grande faiblesse que je crus
> véritablement mourir. O mon cher ami , mourir n'est
>> rien: mais songes-tu que je vais comparaître devant
>> Dieu ? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives
>> ce billet , les portes de l'éternité seront peut - être
> ouvertes pour moi.n
Onvoit que les oeuvres diverses de La Fontaine sont
d'un grand intérêt pour ceux qui veulent étudier à fond
le génie de ce poète. Leur réunion dans une édition dont
le format est commode , et dont le prix est modique ,
doit donc être considérée comme un service rendu aux
lettres. Cette édition mérite d'ailleurs les mêmes éloges
sous le rapport de la correction du texte , que celle de
Regnier dont nous avons parlé dans l'avant - dernier
numéro de ce journal.
:
P.
FLOREAL AN XIIL 315
Nouveau Dictionnaire Historique , ou Histoire abrégée
de tous les Hommes qui se sont fait un nom par des
talens, des vertus , des forfaits , des erreurs , etc., depuis
le commencement du monde jusqu'à nos jours ,
dans laquelle on expose avec impartialité ce que les écrivains
les plus judicieux ont pensé sur le caractère , les
moeurs et les ouvrages des hommes célèbres dans tous
les genres ; avecdes tables chronologiques , pour réduire
en corps d'histoire les articles répandus dans ceDictionnaire
; par L. M. Chaudon , et F. A. de Landine. Huitième
édition, revue , corrigée , et considérablement augmentée
; avec cette épigraphe : Mihi Galba , Otho ,
Vitellius , nec beneficio nec injuria cogniti. (Tacit.hist.
1, §. 1. ) Treize vol. in-8. Prix : 80 fr. ALyon , chez
Bruyset et compagnie , libraires ; et à Paris , chez
leNormant , ruedes Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois ,
nº 42, vis-à-vis l'Eglise.
Le Nouveau Dictionnaire Historique dont nous annonçons
la huitième édition , a ,depuis long-temps , fait oublier
de Dictionnaire de Ladvocat qui était un peu trop sec , et
celui de l'abbé de Barral qui était un peu trop janséniste.
L'onnepeut disconvenir qu'il ne mérite , àbien des egards ,
le succès qu'il a obtenu.
:
Laseptième édition parut en 1789, et était en neuf volumes.
Les tables chronologiques n'occupaient alors qu'une
partie du premier. Les nouveaux éditeurs leur ont donné
une très-grande étendue , et aujourd'hui elles remplissent
un volume tout entier. Le Dictionnaire , augmenté d'un
tiers , compose les douze autres tomes ; et cette augmentation
, quoique considérable , doit peu surprendre dans un
ouvrage dont les matériaux ont été si cruellement multipliés
par la révolution. En effet , quelle époque vit jamais
disparaître à la fois tant d'hommes célèbres dans tous les
genres ?
316 MERCURE DE FRANCE ;
:
Ce Dictionnaire se distingue en général par l'impartialité,
la sagesse , la mesure , et par l'étendue des recherches. Il
n'est cependant pas sans défauts. On y rencontre quelquefois
des réflexions assez inutiles , des jugemens hasardés ,
des articles trop secs à côté d'articles trop diffus , et cequi
est de grande importance dans un livre qui doit toujours
offrir des renseignemens positifs , ily a bien des indications
inexactes , et bien des choses oubliées .
J'indiquerai dans cet extrait quelques omissions à suppléer
, quelques erreurs à corriger dans une nouvelle édition.
Mais en faisant cette critique, je n'oublierai point que
les fautes que je pourrai relever étaient inséparables de la
nature même de l'ouvrage ; que dans un Dictionnaire qui
embrasse l'histoirede tous les temps , de tous les pays , de
toutes les littératures , il était impossible de ne pas se
tromper quelquefois , de ne pas ignorer bien des choses ;
qu'enfin les éditeurs ont eu cent fois plus de peine ; et par
conséquent de mérite à faire leur Dictionnaire avec ses imperfections
, que je n'en puis avoir à les corriger . Je voudrais
contribuer à rendre leur travail plus complet ; mais
je suis bien loin d'en déprécier la valeur et l'importance.
Les éditeurs qui ont nommé beaucoup de philologues
étrangers , en ont omis plusieurs pour lesquels cependant
les secours ne leur manquaient pas. J'ai inutilement cherché
Abresch , auteur de plusieurs ouvrages d'une grande
érudition , et toujours utilement consultés. On a de lui
Dilucidationes Thucydideæ ; plusieurs morceaux dans
les Miscellaneæ observationes que Dorville publiait en
Hollande ; des remarques sur Xénophon d'Ephèse , sur le
Nouveau-Testament , sur le Gazophylacium de Cattier ,
des observations sur Æschyle , jugées trop sévérement par
Brunck ( 1 ) , une édition d'Aristenète qui est encore la
meilleure , mais qui sera de bien loin surpassée par celle
que prépare M. Bast , et dont il a déjà publié un excellent
(1 ) Brunck , ad sept. Theb . , vers. 617 .
FLOREAL AN XIII. 317
Specimen. Abresch était directeur du Gymnase de Zwool.
il naquitàHesse-Hombourg en 1699, et mourut en 1782 ( 1 ).
Alberti est également oublié. Ce savant théologien (2) a
écritd'excellentes observations philologiques sur le Nouveau-
Testament. Le premier volume de la grande édition d'Hesychius
est de lui. Le second a été achevé et mis au jour par
Ruhnkenius. Alberti avait eu le projet de donner le Dictionnaire
Homérique d'Apollonius (3) , publié depuis avec
de doctes remarques , par M. de Villoison , et après M. de
Villoison , par M. Herman Tollius.
1
Je n'ai point trouvé Bernard , savant médecin , né à
Berlin en 1718 (4) , et à qui l'on doit de bonnes éditions de
Démétrius Pepagomène , des Traités de Palladius et de Synesius
sur la fièvre , de Psellus de Lapidibus , d'un ouvrage
grec anonyme sur l'anatomie. Son nom est mis aussi
à la tête du Thomas Magister de 1757 , dû particulièrement
aux soins d'Oudendorp. Ily a , je crois , quelques remarques
posthumes de Bernard dans les Acta Litteraria
de la société d'Utrecht , ce que je ne suis pas maintenant
à portée de vérifier .
1
Bernard n'est pas le seul médecin érudit que les éditeurs
aient passé sous silence ; ils ne disent rien de Musgrave ,
qui a donné une magnifique édition d'Euripide avec de
bonnes notes , et d'autres ouvrages estimés (5) ; rien de
M. Héringa (6) , qui s'est fait un nom distingué parmi les
critiques par ses Observationes criticæ ; rien de Triller ( 7)
dont on connaît quelques ouvrages utiles.
Babrias ou Babrius , fabuliste grec du plus grand mé-
(1 ) Voy. Saxius , onomast . VII , 59.
(2) Saxius , onom. VI , 382. Wyttenb. vit. Ruhnk. , p. 113 .
(3) Ruhuken, præf. Hesych. , t. 2 , p. 2 .
(4) Saxius , ibid. VII , 61 .
(5) Voy. sur Musgrave Brunck , ad Androm. , p. 168. Præfa. ad
Hecub . Saxius, onom. VII , p . 226.
(6) Voy. Saxius , ib . , p. 140.
(7) Voy. Saxius , VI, 678 .
J
318 MERCURE DE FRANCE ,
1
rerite
, n'a pas obtenu d'article. Il reste de lui cing fables entières
, et plusieurs fragmens qui doivent faire beaucoup
regretter sa perte. M. Tyrwhitt , savant Anglais , a
cueilli tout ce qui nous reste de lui. On l'a souvent confondu
avec un stupide abréviateur des derniers siècles, qui
aréduit chacune de ses fables à un quatrain toujours sec et
quelquefois barbare. Chamfort ( 1 ) et La Harpe (2), entr'autres
, s'y sont trompés.
M. Tyrwhitt , dont je parlais tout-à-l'heure , est l'objet
d'une notice de six lignes , et encore elles ne sont pas exactes.
On dit qu'il est né en 1750 , et mort en 1786 ; qu'il a
publié un Commentaire sur Shakespeare , et d'excellentes
éditions des OOEuvres de Chaucer, et de la poétique d'Aristote.
M. Tyrwhitt est né en 1721 (3) ; il n'a point publié de
Commentaire sur Shakespeare, mais un livre de critique
intitulé : Observations and Conjectures on some passages
of Shakespeare , 1766 , in-8. Ensuite il eût fallu indiquer
ses autres ouvrages qui sont nombreux et tous excellens.
Translations inverse, 1752, in-4°. Fragmenta Plutarchi,
1773 , in-8. Ce sont des fragmens inédits de Plutarqué ,
réimprimés depuis dans l'édition de M. Wyttenbach , et
qui ont été traduits en français par le savant M. Clavier
dans le dernier volume de l'édition du Plutarque d'Amyot à
laquelle il présidait.- Dissertatio de Babrio , 1776 , in-8 .
-Le poëme grec du Pseudo - Orphée de Lapidibus ,
1781 , in-8.- Poems supposed to have been written at
Bristol by Thom. Rowley in the 15 century , 1777 , in-8 . ,
réimprimés en 1778. M. Tyrwhitt prétendait que ces poëmes
n'étaient pas anciens , et avaient été composés par
Chattenton. Il a soutenu cette opinion contre Milles ,
(1 ) Eloge de La Fontaine, p. 63.
1: (2) Coursde Litt. , t. 2 , p. 128.
٤١٠٠
(3) Harles , præf. , p.5 de la réimpression des Conjecturæ in Stra
bon.Erlang, 1788. « Tyrwhittus, d. XV, Aug.a. CioroCCLXXXV
anno ætatis LXV defunctus . »
L FLOREAL AN XII . 319
Bryant , etc. dans un autre ouvrage publié en 1782 , sous
ce titre : A Vindication to the poems Called Rowley's, etc.
-Isæi oratio inedita contra Meneclem , 1785 , in 8. Ce
discours d'Isée a été réimprimé en Allemagne dans le savant
journal que publiaient MM. Tyschsen et Heeren (1 ).
-Conjecturæ in Strabonem , 1783.-M. Tyrwhitt est
l'auteur des notes qui forment l'appendix des Exercitationes
in Euripidem de Musgrave. Il a expliqué
plusieurs inscriptions grecques dans le troisième vo
lume de l'Archéologie Britannique. Il ya beaucoup de remarques
de lui dans l'appendix de la seconde édition des
Miscellanea deDawes,donnée à Oxford , par M. Burgess;
et dans la nouvelle édition des Emendationes de Toup ,
publiée par M. Porson. Il a fourni plusieurs excellentes
corrections sur Sophocle à M. Brunck , qui le regardait
comme undes plus habiles critiques de ce siècle. C'est encore
à M. Tyrwhitt que l'on doit la publication d'un ouvrage
posthume de Musgrave , sur la mythologie grecque
et l'ère des Olympiades.
:
J'ajouteraià l'article de Beverland , qui avait eu la noble
idée de faire un traité de Prostibulis Veterum, qu'il existe
de cet écrivain un ouvrage critique manuscrit , sous le
titre d'Otia Oxoniensia. Il y en a plusieurs copies en
Allemagne et en Angleterre. M. Van-Goens (2) , qui me
fournit cette remarque , avait trouvé à Leyde le manuscrit
autographe des Otia , parmi un recueil de notes écrites et
recuei lies par Beverland , pour servir de matériaux à son
traité De Prostibulis. Γ
J'ai été un peu étonné , moi qui venais de lire l'excellent
ouvrage de M. de Sainte- Croix sur Alexandre (3) , de voir
(1) Biblioth. deralten litter. und Kunst. , 3 Stuck.
(2)VanG. , ad Porphyr. , p. io.
1
(
(3) Dans le faible article que j'ai fait sur ce beau livre , il s'est glissé
une erreur considérable , et qu'il m'importe beaucoup de corriger. Il
me serait très-aisé de la mettre sur le compte des imprimeurs ; on leur
320 MERCURE DE FRANCE
les éditeurs citer à l'article de ce prince , comme un livre
àconsulter, l'Histoire élégante et bien écrite du siècloďAlexandre
, par M. Linguet. Ne connaissaient-ils pas la
première édition de M. de Sainte-Croix , et peuvent-ils raisonnablement
proposer la lecture d'un livre médiocre ,
pleind'idées singulières et paradoxales , où l'on ne trouve
ni instruction ni raison ?
Je crois qu'il y a erreur dans cette phrase sur Costar :
«Son vrai nom était Costaud. Mais le trouvant peu propre
>> à l'harmonie de la poésie , il le changea en celui de
>>> Costar. >> Costar qui devait bien savoir ce qu'il en était ,
semble contredire les éditeurs dans ce passage que je transcris
fidèlement d'une de ses lettres ( 1 ) adressée à son trèscher
cousin monsieur de COUSTART. « Je suis un obscur
>>>et inutile provincial, que l'on ne connoît que par un
>> nom qui fait quelque bruit depuis quelque temps dans
>> la galerie du palais . Encore l'a-t-on changé comme vous
>> voyez , et les imprimeurs, sans que je le seusse , en ont
» retranché un u. Je ne me suis apperçu de cette faute
>> que lorsqu'elle étoit sans remède, et j'ai pensé qu'il fal-
>>>loit souffrir ce changement avec patience , comme tant
>> d'autres qui arrivent dans le monde en dépit de nous, Au
>> pis aller , mon cher cousin , dites , si vous voulez , que
>> je m'appelois COUSTAR' , quand on disoit chouse , et
» qu'on m'a appelé Costar quand chose est revenu à la
>>> mode ».
sai :
enattribue chaque jour bien d'autres dont ils ne sont pas plus coupables
: mais elle est bien de moi; le manuscrit était lisible ; j'avais revu
l'épreuve , et je ne peux m'excuser que par la précipitation forcée avec
laquelle les articles de journaux sont trop souvent composés . Je prie
les lecteurs de corriger ainsi , page 163 de ce volume : « L'ancien
>> Darius et Xerxès avaient attaqué la Grèce ; ils furent honteusement
>> vaincus ; et leurs successeurs nourrissant contre lesGrecs une haine
>> implacable, mais n'osant plus espérer de pouvoir les subjuguer par
› la force des armes , les divisaient, etc.
(1)Tee, p.62
:
3
14
Duverne
BA
3.
cer
FLOREAL AN XΙΙΙ. 321
Duverne , auteur d'un petit livre de poésies intitulé :
Veilles Curieuses , devait être nommé. Les éditeurs pouvaient
prendre dans le Magasin Encyclopédique ( 1 ) une
très-bonne notice sur ce poète , par l'abbé de Saint-Léger.
• Il avait trouvé dans l'exemplaire de la bibliothèque de l'Arsenal
ces petits vers d'un contemporain qui méritent bien
d'être cités , ne fût-ce que pour égayer un peu cette triste
nomenclature.
DÉFENSE.
<<< Morbleu ! vous avez tous menti .
>>> Je suis faché que l'on le berne ,
>> Et je veux prendre le parti
>> Du pauvre livre de Duverne.
>> Vous dites qu'il ne sert de rien ;
>> D'autres pourtant s'en servent bien.
» A trois choses il est propice ;
>> A rire tout premièrement ,
>> A faire des cornets d'épice ,
>> Et tenir son c .. nettement>.>>>
Il y a un long article sur Valentin Duval : à la bonne
heure ; mais il fallait en donner un petit à M. Pierre Duval
, ancien recteur de l'Université de Paris , proviseur da
collége d'Harcourt , et mort il y a quelques années. Il est
auteur des Essais de Morale , petit livre où il attaque à
forces trop inégales Buffon et d'Alembert.
Il n'eût pas été inutile d'ajouter à l'article du fameux
sculpteur Goujon, qu'il fut tué d'un coup de carabine le
jour de la Saint-Barthelemi. Il était dans cet instant même
sur un des échafauds de la fontaine des Innocens (2) , l'un
des plus beaux morceaux de sculpture qu'il y ait à Paris.
En parlant du savant Holstenius , les éditeurs disent que
sadissertation sur Porphyre est assez curieuse. Je ne doute.
pas qu'ils ne l'aient lue ; car il serait assez léger de prononcer
ainsi sur un ouvrage qu'ils ne connaîtraient pas. Mais
.1
( 1 ) T. 4 , 3º année , p. 217...
(2) Mag. Encyclop. , t. 4 , 3º année , p. 86.
322 MERCURE DE FRANCE ,
il me permettront bien d'opposer à leur jugement celui de
Ruhnkenius (1 ) , dont l'autorité dans ces matières est dela
plus grande force. « Lucas Holstenius , homme d'une
>> grandeet profonde érudition, a écrit sur la vie, les études
>> et les ouvrages de Porphyre avec une telle exactitude ,
>> que sa dissertation est un modèle de ce genre de compo-
>> sition .» M. de Fortia possède un recueil manuscrit
des lettres de Holstenius à Rigault , Grotius , Thou le fils ,
le cardinal Barberini , Saumaise , Lambecius , etc. Elles
contiennent beaucoup de faits utiles à la connaissance de
l'histoire littéraire. M. de Fortia a le projet de publier la vie
de Holstenius avec la traduction de toutes ses lettres et de
ses meilleurs ouvrages (2) .
A l'article du bénédictin Lobineau , les éditeurs disaient
dans la septième édition , et répètent dans la nouvelle ,
« qu'il avait beaucoup de goût pour la littérature grecque ,
>> et qu'il avait traduit plusieurs comédies d'Aristophane ;
>> mais que cette version n'a pas vu lejour. » Ils ont pris ces
détails dansdom Tassin,qui parlait de cette traduction sans
l'avoir vue ; mais en 1792 , l'abbé de Saint-Léger trouva fe
manuscrit original , et M. Chardon de la Rochette l'a fait
connaître dans une curieuse notice (3). On y apprend que
D. Lobineau a traduit entièrement les onze comédies d'Aristophane
, et a joint à sa traduction une longue préface,
« ou tout Aristophane est , pour ainsi dire , fondu ; où le
>> traducteur , seul avec son livre , et le pressurant en tous
>> sens , a l'art d'en faire sortir tout ce qui peut jeter de la
>> lumière sur la vie privée et publique , les tribunaux , les
>> fêtes , les jeux , les danses , les habillemens , et jusqu'aux
>> moindres détails domestiques des Athéniens . » Ce sont
lcs expressions de M. de la Rochette , et elles sont pleinement
justifiées par les extraits qu'il a publiés de cette inté-
:
(1 ) Ruhnk. , diss . de vita et script. Longini , §. r.
(2) Magas . Encyclop. , t . 4 , 3º année, p. 232.
(3) Ibid, t. 1 , 2 année , p. 457 , sq.
FLOREAL AN XIII. 323
ressante préface. Le père Lobineau entre souvent dans des
détails un peu trop libres pour un bénédictin , et il a même
dans ce genre une érudition tout- à-fait remarquable.
D. Lobineau n'a fait chercher l'article Aristophane , et
j'y ai trouvé une erreur. Il y est dit que l'édition de Kuster
a été réimprimée à Leyde en 1760 par les soins de Burmann
, cum notis variorum. Ce n'est pas exact du tout.
Burmann second a donné une édition d'Aristophane avec
les notes posthumes de Bergler , et n'a point réimprimé
Kuster . Il eût fallu ajouter à cet article, queM. Brunck avait
publié en 1785 une édition d'Aristophane infiniment supérieure
à toutes les précédentes .
Burmann second n'a obtenu que quelques lignes, et elles
ne sont pas exactes. On ne lui donne que deux ouvrages ,
Anthologia latina , et Poetæ latini minores. Le dernier
n'est pas de lui , mais de son oncle Burmann , celui à qui
nous devons tant d'excellentes éditions latines , entr'autres
celles d'Ovide , de Virgile , de Lucain , etc. Les titres littéraires
du neveu sont aussi fort nombreux , et méritent
d'être plus connus. Outre son Anthologia latina , recueil
très-intéressant , et accompagné de savantes notes , on lui
doit une foule d'ouvrages , entr'autres des éditions des
Emendationes de Valois , des Adversaria de Nic. Heinsius,
des poésies de Lotichius , du Traité de rhétorique ad
Herennium, de l'Aristophane de Bergler , du Virgile et
du Claudien de son oncle , des Sicula de Dorville ; enfin ,
des élégies de Properce. Il mourut avant que l'impression
de cette dernière édition fût terminée. Elle a été achevée
par M. Santen , enlevé trop tôt aux lettres latines , dont il
eût été l'ornement. Burmann était né en 1714 ; il mourut
en 1778 (1 ).
Un homme du mérite de M. Brunck , et qui a fait tant
d'honneur à la France , méritait bien que tous ses ou-
(1) Saxius , onom. VI , 533. Larcher , préf. de Chariton , p. xj ,
édit. 1797 .
X 2
324 MERCURE DE FRANCE ,
vrages fussent cités. L'on a oublié de parler de ses éditions
de Plaute , de Térence , et de plusieurs tragédies
dEuripide. Il a laissé en mourant les matériaux d'une réimpression
de Plante. La Bibliothèque de Paris a acquis quelques-
uns de ses manuscrits.
Valckenaer et Wesseling , deux des plus savans hommes
dudernier siècle , ne sont pas même nommés. Le premier,
mort en I1785 , à soixante-neuf ans , a donné d'admirables
éditions des Phéniciennes et de l'Hippolyte d'Euripides , de
Théocrite , d'Ammonius , d'Hérodote en société avec
M. Wesseling , une épître critique , des remarques sur le
Nouveau-Testament , un Traité sur les originesde la langue
grecque , des discours , etc. (1 ) . On doit à Wesseling
une édition de Diodore de Sicile , l'un des plus beaux ouvrages
de ce genre qui aient paru depuis la renaissance des
lettres ; Veterum itineraria , probabilia , observationes ,
Epistola ad Venemam , etc. Il est mort le 11 novembre
1764 (2) , à 70 ans.
J'engage les éditeurs à ne pas oublier dans leur neuvième
édition une foule d'écrivains qui devaient trouver place
dans celle-ci . Par exemple , Julius Mickle , auteur d'une
traduction anglaise du Camoëns , d'Almeha hill et The
Concubine , poëmes , etc. (3) ; Bernard Martin , jurisconsulte
, dont on a Variæ Lectiones , par. 1605 , livre estimé
(4) ; Charon de Lampsaque (5) , historien grec trèsconnu
; Pierson , critique hollandais du plus grand mérite
, mort en 1769 à 28 ans (6) ; Lemnep (7) , éditeur de
Coluthus et des lettres du Pseudo-Phalaris ; Laugier de
(1) Voy. Mag. Encycl. , t. 6, 4º année , p. 491. Saxius , VI , 523.
(2) Larcher , supplément à la Philosophie , préf. p. 24. Saxius
onom. VI , 419.
(3) Middlesex and Lond. , even. post.
(4) Ruhuken. , Epist . crit. 1 , p. 4.
(5) Sévin , acad. , B. L. , t . XIV.
(6) Koppiers , Obs. philol . , p. gr . Saxius , onom. VI , p. 174.
(7) Valken. , préf. , édit. Phalar. , 1777.
FROREAL AN XIII . 325
Tassy (1 ) , auteur d'une bonne histoire d'Alger ; Lakemacher
, savant Hébraïzant , mort en 1737 à 40 ans (2 ) ; Hermésianas
, poète grec (3) , dont Athénée nous a conservé
une élégie admirable ; Jean Pédiasimus ou Galenus (4 ) ,
littérateur grec du quatorzième siècle ; Hieronyme ou
Jérôme de Gardie , historien grec (5) ; Ernesti , savant philologue
du dernier siècle , auquel on doit d'excellentes éditions
de Cicéron , de Callimaque , etc. (6) ; Domitius Marsus
, célèbre poète latin , ami de Tibulle (7 ) ; Dresigius ,
philologue allemand (8) ; Formey (9) ; Hugues Favolius ,
hollandais dont on a des poésies latines peu connues , mais
dignes de l'être davantage ( 10 ) ; plusieurs orateurs grecs, sur
lesquels M. Ruhnkenius a donné des détails dans son Historia
critica oratorum græcorum ; plusieurs Archytas ( 11 ) ;
plusieurs Eurydices ( 12) ; plusieurs Chrestus ( 13) ; plusieurs
Artémidores ( 14) , etc. etc.
Je m'arrête , car cette liste deviendrait trop longue , et
je veux d'ailleurs me réserver des matériaux pour un autre
extrait. Je ne finirai pas cependant , sans observer qu'il est
bien étonnant que les éditeurs n'aient pas nommé Philo.
( 1 ) Magas . Encycl . , 10º année , t. 1 , p. 344.
(2) Il y a des indications manuscrites sur la vie et les travaux de ce
savant , en tête du premier volume de l'exemplaire de ses Observat.
philolog. que possède la Bibliothèque de Paris .
(3) Ruhnken. , Epist . crit. , p. 283 .
(4) Mag. Encycl . , 3º année , t . 4 , p. 233 .
(5) Sévin , acad. B. L. , t. XIII . M. de Sainte-Croix , Examen ,
p. 40.
(6) Saxius , onom . VI, 451 , et Wyttenbach, vit. Ruhuk. , p. 115.
(7 ) Tibull . IV , 15 , et not. Heyne .
(8) Fischer , præf. ad Dresig . , comm. de verb. med.
(9) Magas . Encycl . , t . 4 , année 3º , p. 535 .
( 10) Broekhus . ad Propert. IV , 11 , 14 . し
( 11 ) Burette , acad . B. L. , t . XVII , p. 59 .
(12) Stein , ad Plutarch . de Educat. , excurs . 4.
( 13) Havercamp , ad Tertull. , apolog . , p. 42 .
(14) Van Goens, ad Porphyr . , p . 87.
3
326 MERCURE DE FRANCE ,
dème , dont l'ouvrage sur la musique a été trouvé dans les
ruines d'Herculanum , et publié à Naples en 1793 , par l'abbé
Rosini ; plus étonnant encore qu'à l'article d'Homère , ils
n'aient pas parlé de l'Hymne à Cérès , trouvé il y a à peu
près 25 ans , par M. le professeur Matthæi dans un manuserit
de la bibliothèque de Moscou. La découverte d'un
hymne de 500 vers , d'un hymne qui porte le nom d'Homèré
, était un événement littéraire si important , que
MM. de Landine et Chaudon sont inexcusables de l'avoir
passé sous silence. On est généralement en France si
étranger à la littérature savante des autres nations , qu'il
est très - possible que j'apprenne ici à beaucoup de lecteurs
l'existence de ce poëme homérique découvert de nos jours ,
et queMM. Ruhnkenius , Mitscherlich , Matthiæ et Ilgen
ont successivement publié et commenté. Outre l'Hymne à
Cérès , M. Matthæi a trouvé dans le même manuscrit douze
vers d'un Hymne à Bacchus . Il faut convenir que M. Matthæi
est heureux en découvertes . J'ai déjà eu occasion d'an -
noncerdans ce journal ( 1 ) , qu'il avait trouvé dans un manuscrit
d'Augsbourg un fragment de 500 vers de la Clytemnestre
de Sophocle, Ω.
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs .
ANTIGONE ( de Sophocle ) .
Le lieu de la scène est , selon l'usage , la place audevant
de l'édifice royal ( 2) . Les deux princesses , Antigone
et Ismène , sortent seules du palais et viennent sur
cette place. A quel dessein ? pour converser en secret.
Les caractères d'Antigone , d'Ismène et d'Emone y sont
( 1) T. XIV , p . 81 .
(2) Inconvéniens que produit la sophistique unité des lieux , fause
sement attribuée aux Gree
FLOREAL AN XIII. 327
admirables. Lapassion violente du trône ne rend pas assez
vraisemblable la cruauté de Créon. On pouvait l'expliquer
par la nécessité d'éteindre avec Antigone et Ismène , les
derniers rejetons de la race des Labdacides. Autrement
cette barbarie n'a plus de vraisemblance.
:
La scène offre trois situations très - heureuses : la proposition
que fait Antigone à sa soeur , d'ensevelir Polynice
malgré la défense de Créon ; les prières d'Emone qui veutsauver
Antigone ; les débats avec le père ; la résolution
tragique et visible de l'amant ; et enfin la générosité d'Ismène
qui s'accuse elle-même , quoiqu'innocente , afin de
justifier sa soeur .
On trouve dans cette pièce , aux vers 270 , 271 , 272 ,
P'usage de la preuve par le feu ; c'est-à-dire , celui de jurer
en saisissant de la main nue un fer chaud.
En tout 1353 vers .
N. L.
SPECTACLES.
THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE .
(Rue de Louvois . )
Reprise de Fanfan et Colas .
La saison des nouveautés dramatiques finit ; celle des
reprises commence. Le Procureur Arbitre , comédie de
Poisson , assez froide à la vérité , n'a pas reçu un très-bon
accueil aux Français . Après le Curieux Impertinent , Picard
a remis Fanfan et Colas : l'idée en est puisée dans une
jolie fable de M. l'abbé Aubert , dont le but est de montrer
que
L'amitié disparaît où l'égalité cesse .
4
328 MERCURE DE FRANCE ,
Madame de Beaunoir n'a emprunté de la fable que le
caractère des deux enfans , et en a tiré un petit drame ,
moral et intéressant tout à-la-fois . Le fabuliste se borne à
peindre la fierté de Fanfan : l'auteur dramatique l'en corrige
par une forte leçon. La mère de cet enfant , madame
de Fierval , lui fait croire qu'il est fils de sa nourrice qui l'a
mis à la place de celui dont il porte le nom. Comme le plus
grand regret qu'il témoigne est celui de quitter madame
de Fierval , et qu'il paraît plus attaché à sa personne qu'à
l'état brillant qui lui est ravi , sa mère et son précepteur en
concluent que le fonds de son coeur n'est pas vicieux , que
ses défauts provenaient de l'excessive indulgence qu'avait
madame de Fierval pour cet enfant unique , et l'épreuve se
termine au moment où il allait sortir de la maison maternelle.
L'intrigue de cette bagatelle est conduite avec régularité
; les caractères sont bien tracés ,les moeurs fidèlement
observées , la morale excellente. Des maîtres de pension y
avaient amené leurs élèves. Les principaux rôles , ceux de
la nourrice et des deux enfans , ne sont pas mal joués .
Mais la pièce qui a ouvert le spectacle ,quoique les intentions
en soient pures , ne me paraît pas renfermer des
préceptes aussi propres à être mis sous les yeux de la jeunesse.
Elle a été composée à une époque où les rêveries de
Jean-Jacques sur l'éducation passaient pour des oracles.
Lehéros de cette comédie , intitulée : LesAmis de Collége,
est un menuisier , qui a fait de très-bonnes études. Ce n'est
pas la peine de pâlir dix ans sur le grec et le latin pour
passer ensuite sa vie à inanier le rabot.
1
On sait bien que Jean-Jacques qui voulait renverser .
l'ordre social , parce que le sort ne l'y avait point placéau
premier rang , et qui prévoyait le succès de ses efforts ,
avait charitablement conseilléà tous les gens riches dont il
travaillait à faire des indigens , d'apprendre un métier.
Celui de menuisier lui avait paru mériter la préférence ,
quoiqu'il eût dû prévoir que durant le cours d'une révolution
comme celle qu'il méditait , on casse bien plus de
FLOREAL AN XΙΙΙ . 329
:
meubles qu'on n'en fabrique , et l'on brûle plus d'édifices
qu'on n'en construit. Il est vrai que lorsqu'elle est terminée
, on peut en rebâtir quelques-uns , et que le propriétaire
dépossédé , s'il sait raboter une planche , peut à
toute force , se procurer du pain en travaillant au profit
de l'acquéreur de sa maison ou de son château. Les cercueils
seraient encore, en temps de révolution , un genre
de travail assez productif pour un menuisier , si dans le
cours de la nôtre on n'avait pas trouvé des expédiens pour
s'épargner cette dépense , qui devenait considérable. Nous
avons même ouï-dire , au plus fort de nos malheurs , que
Jean-Jacques avait eu raison de conseiller , à tout événe
ment , d'apprendre un art mécanique. Car , ajoutait- on ,
comme dit La Fontaine ,
Il ne faut pas tant d'art pour conserver ses jours ;
La main est le plus sûr et le plus prompt secours .
Mais n'est- il pas pour des hommes bien nés , de plus
nobles moyens de parer aux coups imprévus de la fortune
que defaire des fagots , ou d'assembler un parquet ? N'estil
pas de sciences et d'arts plus relevés , dont la culture puisse
leur servir de ressource au besoin ? Au lieu de dire aux
hommes constitués en dignité : « Je prévois une révolu-
» tion , apprenez bien vite un métier , pour ne pas mou-
>> rir de faim » , n'eût-il pas étéplus beau de leur conseiller
de tenir tête à l'orage , de vivre ou de mourir avec
gloire ? Horace qui était philosophe sans afficher la philosophie
, voulait qu'un hommejuste et ferme contemplât la
chute de l'univers sans s'ébranler. Une philosophie couarde
conseille , au moindre orage , de se réfugier dans une boutique.
Vouloir que les premiers personnages de l'état se
fassent menuisiers , c'est inviter les menuisiers à prendre
leur place. C'est avolir le malheur , et dessécher le courage.
Quoique Jean-Jacques ait fait autrefois quelques enthousiastes
dans les premières classes de la société , je crois
qu'il en est bien peu qui aient envoyé leurs enfans en ap330
MERCURE DE FRANCE ;
prentisagedans des boutiques ; et aujourd'hui même que
lemot de naissance a perdu dans notre langue une de ses
acceptions , la mode n'en est pas encore venue.
On est péniblement affecté en voyant dans ces Amis
'decollége le menuisier faire la conquête d'une très-jolie
personne qui a des talens , qui appartient à une famille honnête
, et qui est très-bien élevée. On est encore plus mécontent
de voir sanctionner par un ancien professeur ,
cette maxime plus que révolutionnaire du philosophe de
Genève , qui établit que tout propriétaire , sans emploi , est
un fripon. Il faudrait ou supprimer , ou refaire , ou tout
au moins corriger la plupartdes pièces de théâtre , etmême
des ouvragesqui ont été composés depuis quinze à vingt ans;
ils fourmillent d'absurdités , qu'on lit ou qu'on entend
avec le plus grand dégoût depuis que le bon sens nous est
revenu .
:
ΑΝΝΟNCES.
'Analyse, ou Nouveau Dictionnaire de l'Enregistrement, Timbre
et Hypothèques , avec un petit Traité sur les poursuites et instances
concernant le recouvrement des droits ; par C. F. L. Belot , de
Langres. Un vol. in-8°. Prix : 8 fr. , et 9 fr. 50 cent. par la poste.
AParis , chez le Normant , etc.
la
On trouve réuni dans cet ouvrage , par ordre alphabétique , et par
colonnes comparatives , la quotité des droits et les dispositions de
toutes les loix qui ont paru sur ces matières , depuis la loi du 19décembre
1790, jusqu'à celle du 27 ventose an 9 inclusivement. L'auteur y a
joint toutes les décisions et solutions données sur ces différentes loix ,
tant par les ministres que par l'administration des domaines , jusqu'an
premier vendémiaire an12. Ce livre utile est divisé en trois parties ;
première traite de l'enregistrement ; la seconde, du timbre , et la troisième
, des hypothèques : il présente , au premier coup d'oeil , l'application
des loix existantes depuis la révolution jusqu'à ce jour , sur ces
trois objets d'une si haute importance . En donnant le résultat de
✔toutes les décisions et instructions qui ont paru sur ces matières ,
M. Belot a fait de son ouvrage un guide sûr , à l'aide duquel on ne
s'écartera jamais des principes de la perception , dont il facilitera
l'application . Ou sent assez de quelle utilité ilest pour les employés ,
et plus particulièrement encore pour les surnuméraires , à quelque
degréd'instruction qu'ils soient arrivés , d'avoir sous les yeux un pareil
guide. M. Belot nous a paru posséder à un degré rare les qualités nécessaires
à tout homme qui entreprend un travail de la nature du sien ,
P'exactitude , la méthode et la clarté.
FLOREAL AN XIII. 331
Viesde Milton et d'Addison , auxquelles on a joint un jugement
cur les ouvrage de Pope; le tout traduit de l'anglais de Samuel Johnson.
Deux vol. in- 18. Prix : 2 fr. , et 2 fr . 50 c. par la poste.
AParis, chez Perlet, lib . , rue de Tournon, nº. 1133.
Johnson est un des meilleurs critiques qu'ait produit l'Angleterre ;
il a écrit la vie de tous les poètes célèbres de cette nation , et ses jugemens
ont été adoptés par les plus sages de ses contemporains . Après
les éloges que M. de Voltaire a prodignés àl'Essai sur l'homme de
Pope; après avoir vu nos poètes s'empresser de traduire ou d'imiter
cetouvrage, il est curieuxd'entendre Johnson, quoiqu'Anglais, déclarer
que ce fatras de métaphysique est rebelleà la poésie. Les rédacteurs de
cejournalontprofessé la même opinion : le poètene peut jamais entrer
tropprofondément dans lecoeur de l'homme ; mais les profondeurs de
la métaphysique ne sont pas de son domaine. Cette traduction est
correcte, et les notes qui y sont jointes annoncent un excellent bibliographe.
La Conjugaisondes verbesfrançais, oula Conjugaison sansMaftrei
sinsi intitulée, parce qu'il suffit d'un seul coup d'oeil sur le tableau ,
pour être en état de former tous les temps aussi exactement que le
grammairien le plus expérimenté. Deuxième édition, augmentée d'une
foulede nuancesde conjugaison , essayées toutes au creuset de l'usage
régnant , admises ou rejetées enraisonde soninfluence : cette oeuvre ,
ornéede vérités neuves et de premier intérêt, est encore enrichie des
principes de l'orthographe des participes actifs et passifs; par J. A.
Larcher,faubourgS. G. , rue de Tournon, nº. 1147.-Prix : (tableau
et livretdétachés) 1 fr . 50 с.
AParis, chez A. G. Debray , lib . , rue S. Honoré, en face celle du
Coq; Ludet, md. de livres , rue des Mathurins S. Jacques , nº. 456 ;
Noël , herboriste , rue de Tournon , nº. 1147 , et chez les marchands
de nouveautés.
Les Friponneries de Londres mises au jour , on Publications des
artifices, tours d'adresse , ruses et scélératesses employés journellement
dans cette grande ville; suivies de rentarques curieuses , d'anecdotes
piquantes et interressantes sur Londres et ses habitans : ouvrage utile
aux jeunes personnes des deux sexes et aux étrangers , leur indiquant
les inoyens de se garantir des piéges et fraudes des filous et escrocs
dont cette capitale abonde. Un vol. in-12 , avec fig.-Prix : 1 fr. 25 c .,
et 1 fr. 75 c. par la poste .
A Paris , chez Hénée , imp . , au bas du pont S. Michel , nº. 2; Demoraine,
imp - lib., rue du Petit-Pont, n°. 97; Pigoreau , lib. , place
S.Germain-l'Auxerrois, nº. 28; Borniche , au cabinet de lecture , rue
S. -Jacques , nº. 33 , au coin de celle des Mathurins.
Le Triomphe de l'Amour Conjugal, ou Lettres du père Hilarion ,
religieux de l'hospice du Mont S. -Bernard , ci-devant marquis d'Arnalange
, officier - général au serviee de France , en 1763 ; à M. de
Châteaubriant . Un vol. in-18.-Prix : 1 fr . 80 c. , et 2 fr . 20 c. par la
poste.
AParis, chezObré, lib . , rueMignon Saint-André-des -Arcs, nº. 1 ,
t quai des Augustins , nº. 66 .
DEUXIÈME ANNÉE . N° XVIII , TOME VỊ .
Vraie Théorie médicale, ou Expo é périodique et développemens
de la Théorie deBrown, dite de l'incit tion, d'après les plus célèbres
332 MERCURE DE FRANCE ,
médecins étrangers; avec la critique des traitemens institués selon les
théories adoptées et suivies en France par les médecins de ce pays les
plus famés ; par une société de médecins français et étrangers . Cet
ouvrages paraît le 1 de chaque mois , à dater du rer vendémiaire an
12. Chaque numéro est composé de cinq à six feuilles in -8°., avec fig.
lorsque les matières l'exigent .-Le prix de l'abonnement pour l'année,
est de 13 fr . , et 16 fr . par la poste . Les trois numéros réunis forment
un vol . de 250 à 300 pages . Les dix- huitièmes premers numéros, complétant
6vol., se vendent 22 fr., et 28 fr. 50 c. par la poste.
AParis , chez Allut , imp.-lib. , collége Bayeux, rue de la Harpe ,
nº. 477, près celle de l'Ecole-de-Médecine.
Lebureau du Journal est chez Allut , rue de la Harpe , nº.477.
LeLivre des Singularités , ou les Momens biens employés; avec
cette épigraphe : Leplaisir qui change et varie
Adore la diversité. BERNIS.
Un vol . in- 12.-Prix : 1 fr . 50 c. , et 2 fr . 25 c. par la poste.
AParis, chez Léopold Collio , lib . , rue Git-le-Coeur, nº. 18 .
Les Métamorphoses d'Ovide , traduction nouvelle , avec le texte
Jatin, suivieddeel'analyse.e, del'explication des fables par Banier, etde
notes géographiques , historiques , mythologiques , etc. Quatre vol.
in-8°. et in-4°. , avec 40 gravures exécutées par les plus célèbres artistes
, d'après les dessins de MM . Lebarbier et Monsiau. Seconde
livraison, composée de cinq feuilles de texte et de notes , et de six fig .
représentant 'a Guerre des Géans , le Conseil des Dieux , Jupiteret
Lycaon, leDéluge, Neptune calmant les flots, et Deucalion et Pyrrha.
-Prix : in- 8°. papier raisin, 8 fr.; papier vélin, 16 fr . In-4°. papier
fort, 16 fr .; avec fig. avant la lettre , 20 fr.; papier raisin vélin , fig.
avant la lettre, 28 fr.; papierNom de Jésus vélin, 30 fr. Idem, avec les
épreuves à l eau forte, 40 fr. Idem, sur vélin , 200 fr .
AParis , de l'imprimerie de Didot l'aîne ; chez F. Gay , lib . , rue
de La Harpe, nº. 463, au bureau de la Bible; Arthus Bertrand , lib . ,
quai des Augustins , n°. 35.
Commentaire sur la loi du 29 germinal an XI, relative au successions;
par M. Chabot de l'Allier , ancien jurisconsulte , membre de
la section de Législation du Tribunat. Unvol. in- 8° .-Prix , broché :
5 fr. , et4fr. par la poste.
AParis, chez Artaud, lib ., quai des Augustins, n°. 42.
Voyez l'analyse de cet ouvrage dans le Journal des Débats , du 21
ventose an 13.
Alicia , ou le Cultivateur de Schaffhouse; par Charlotte Bournon-
Malarme , de l'académie des Arcades de Rome. Deux vol . in- 12 . -
Prix : 3 fr. 60 c ., et 5 fr. par la poste.
AParis, chez Cretté, lib . , rue Saint Martin, nº. 45 .
Dictionnaire raisonné des matières de législation civile criminelle,
definances et administrative; parC. P. D. , auteur du Nouveau
Dictionnaire des domaines et duRépertoire du domaniste , tome VI .
-Prix : 5 fr. , et 7 fr. 50 c. par la poste.
A Paris, chez Rondonneau, imp., ordinaire du Corps Législatif, an
Dépôt des lois, hôtel Boulogue, rue S. Honoré , nº . 75 .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , TUG
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
FLOREAL AN XIII 333
NOUVELLES DIVERSES.
Vienne , 15 avril. S. M. l'Empereur a déclaré à l'ambassadeur
français que si la France n'envoyait en Italie que
le nombre de troupes nécessaires à la cérémonie du couronnement
du nouveau roi , on diminuerait aussi considérablement
, de la part de l'Autriche , l'armée rassemblée
près du Tagliamento . Quant aux changemens politiques en
Italie , notre cour se déclare prête à y donner son assentiment.
Hambourg , 20 avril. On lit dans une lettre allemande ,
sous la date de Hambourg , du 18 : « D'après nos dernières
nouvelles de Berlin , le général russe de Winzingerode
n'avait pas encore quitté cette capitale. Le cabinet de
Berlin avait pris du temps pour réfléchir sur la lettre de
l'Empereur de Russie , apportée par ce général; et les trois
ministres d'état de Hardenberg , Haugwitz et Schulembourg
, s'étaient concertés pour y répondre. Le roi y déclare
la ferme intention de persister dans son système de la
plus stricte neutralité , pour la partie du nord de l'Allemagne
qui n'est pas encore occupée. Mais les raisons exposées
dans cette réponse le sont avec tant de cordialité , que
l'on s'en promet l'effet le plus favorable. On suppose que
M. de Winzingerode a expédié cette dépêche à Pétersbourg
, et qu'il attend de nouveaux ordres. D'après les
dernières nouveles de Stockholm , on se flattait à Berlin
que le traité de subsides entre la Suède et l'Angleterre ne
serait pas conclu , et qu'ainsi on ne serait pasjeté dans de
nouveaux embarras politiques. En général , le thermomètre
est à la paix. Du 23. On mande dans une lettre
particulière venue de la Méditerranée à Londres , datée
du 2 février : « L'Egypte desire voir arriver les Français ;
>> mais elle souhaite encore plus l'arrivée des troupes an-
> glaises. Le cri général du pays est : Des Anglais , des
>> Anglais , s'il est possible ; mais dans tous les cas , qu'il
» vienne des chapeaux remplacer les turbans. >>
-
Les dernières nouvelles de la Géorgie portent , que les
Russes ont débarqué àAnacria; qu'ils ont avec euxbeaucoup
de troupes, de munitions de guerre et de bouche; qu'ils commencent
à bâtir un fort, et que , pour sa construction , ils
334 MERCURE DE FRANCE ,
ont apporté de très-grosses pierres de laCrimée;que nonseulement
ils ne trouvent aucune opposition , mais qu'encore
beaucoup de Géorgiens sont venus à leur rencontre et
les aident dans leurs travaux. (Moniteur. )
Des bords du Mein, 24 avril. On vient d'être informé que
les ministres autrichiens accrédités près les princes et
états du cercle de Souabe ont notifié à tous les membres
qui composent ce cercle une note de la cour de Vienne ,
portant en substance : « Que S. M. avait fait arrêter et remettre
à l'électeur de Wirtemberg le député des états
provinciaux de cet électorat , M. Boz , qui se trouvoit
depuis quelque temps à Vienne, pour y suivre , auprès du
conseil aulique de l'Empire , les contestations élevées
entre les états provinciaux et l'électeur ; que cette arrestation
avait eu lieu sur des pièces communiquées par ledit
électeur à S. M. I. , et dont il résultait que M. Batz est accusé
d'avoir participé à une conspiration et à des plans
d'assassinat formés contre la vie de l'électeur et du ministre
d'état de Wintzigerode ; que S. M. n'a donc pu se
refuser à l'extradition demandée ; que le second député
des états provinciaux de Wirtemberg , M. Klupffel , contre
lequel il n'existoit pas de semblables indices , pouvoit continuer
son séjour à Vienne , où il jouirait toujours de la
protection de l'Empereur , etc. » Cette déclaration officielle
si peu conforme aux derniers avis particuliers reçus
de Stuttgard , au sujet de la conspiration, a généralement
produit la plus vive sensation.
sys
On écrit de Vienne , que l'Empereur d'Autriche s'est
déterminé à refondre , sur un nouveau plan , le tème
d'organisation du conseil aulique . S. A. l'arch
présideraà ce travail conjointement avec l'archiducJean, etc.
Londres , 6 avril. L'expédition n'a pas encore mis à la
voile. Le bruit se répand à Portsmouth que la destination
va être changée , et que les troupes vont être envoyées aux
Indes occidentales. Du 15. - On ne voitde la part des
grandes puissances continentales rien qui annonce des projets
hostiles. Il est évident que la Russie n'a d'autre objet
que de se fortifier dans la mer Adriatique , sans vouloir
tenter aucune opération importante , du moins pendant la
campagne actuelle. Le Times annonce que jusqu'aujourd'hui
personne n'a encore osé accepter la place de premier
lord de l'amirauté , vacante par la démission forcée de lord
Melville .
S
335 MERCURE DE FRANCE.
EMPIRE
FRANÇAIS .
Turin , 2floréal. S. M. I. a fait appeler hier , à quatre
heures du matin , le général Menou, administrateur-général
, auquel elle a accordé une audience de plusieurs
heures. Pendant le reste du jour , elle a travaillé avec les
divers ministres qui sont du voyage.- Du 5. Des projets
d'amélioration avaient été préparés ici par les hommes les
plus éclairés. Ceux qui les ont soumis à l'Empereur ont
éprouvé une vive surprise , en voyant à quel point ses prévoyances
et ses sollicitudes paternelles s'étaient exercées
sur les mêmes objets. -Du 6. LL. MM. ont assisté avanthier
à la fête que le corps municipal leur avait offerte . La
ville était illuminée de la manière la plus brillante . -
Aujourd'hui , le Saint-Père est allé au palais de Stupinigi
rendre à S. M. la visite qu'il en avait reçu à Turin .
S. S. sera le 14 mai à Rome .
PARIS .
Madame de Russillion qui s'était rendue à Chambéry ,
avec ses cinq filles , a demandé et obtenu de S. M. I. la
liberté de son époux , impliqué dans la conspiration de
l'année dernière , et détenu dans un château .
- M. Danse de Villoison , ancien membre de l'académie
des inscriptions et belles-lettres , et membre de l'Institut
national , est mort à Paris le 26 avril. Il passait pour
n'avoir point de rival en Europe dans la connaissance des
langues anciennes et modernes ; et cependant il possédait
"encore mieux la littérature et l'histoire du moyen âge ,
particulièrement celle des derniers tempsde l'empire grec.
-M. Dureau de la Malle a prononcé , le 1 mai , pour
sa réception à l'Institut , dans la classe de la langue et de
la littérature française , un discours dans lequel on a
trouvé en général de la fermeté , de la concision , des
idées. M. François de Neufchâteau lui a répondu . M. Delille
a lu de jolis vers sur la Conversation. M. Morellet
devait y lire l'éloge de Marmontel; mais le temps lui a
manqué.
- La Diligente , corvette arrivée en 84jours de Lorient
à l'Isle-de-France , a laissé cette colonie dans la plus brillante
prospérité, et remplie de prises faites sur les Anglais ,
par l'escadre du contre-amiral Linois . On a trouvé dans
336 MERCURE FRANCE ;
:
les bâtimens pris une correspondance que le Moniteur a
imprimée . On y trouve dans une lettre d'un Anglais à son
fils : « La conspiration contre Bonaparte paraît avoir été
> très-mal concertée , et aura l'effet qu'ont ordinairement
>> tous les complots qu'on découvre ; elle fortifiera le
> gouvernement qu'elle voulait renverser » ..
- Une lettre du 12 octobre , des environs d'Agra , annonce
que les armées anglaise et maratte sont en présence
l'une de l'autre , et au moment d'en venir à une affaire
générale ; que Holkar commande en personne , et qu'il a
140 pièces de canon : on attend la confirmation et les suites
de cette affaire. Il est à craindre que Holkar se décide à
attendre de pied ferme le général Lake. Il est impossible
qu'il sorte avec avantage d'une bataille rangée.
A
La ville de Milan se propose d'ériger, en mémoire de
l'avénement de S. M. I. au royaume d'Italie , un magnifique
arc triomphal , à l'imitation de ceux qui furent éri
gés à César , dans le Latium , par décret du sénat et du
peuple romain. Des députés ont été envoyés à Turin pour
obtenir l'agrément de S. M.
- On dit que le roi de Prusse a envoyé à S. M. I. l'ordre
de l'aigle rouge , outre les sept cordons de l'aigle noir.
- Les troupes suédoises qui sont en Pomeranie ont
reçu ordre de retourner en Suède.
-Depuis quelque temps , dit un de nosjournaux , deux
-ou trois gazetiers d'Allemagne , soudoyés par les agens de
l'Angleterre , s'occupent à préparer des quartiers pour les
Russes qu'ils font marcher vers le midi de l'Europe , des
relais pour les courriers qu'ils expédient dans toutes les
capitales du Nord , et des logemens pour les cours impériales
de Russie et d'Autriche , qu'ils envoyent s'aboucher
aux frontières de la Gallicie et de la Pologne. Toutes ces
nouvelles sans cesse renouvelées et sans cesse démenties ,
n'ont aucune espèce de fondement. On voit bien que l'intention
serait de répandre l'alarme , en montrant de loin le
fantôme d'une nouvelle coalition contre la France ; mais
personne n'est dupe d'un artifice usé depuis si long-temps .
- On mande de Varsovie que madame la comtesse de
Lille en est partie , dans les premiers jours de ce mois ,
pour se rendre à Mittau , avec madame la duchesse d'Angou'ême.
Au mois de juin et de juillet , toute la maison du
comte de Lille se mettra en route pour Kien. Le château
qu'habitait prèsde Mittau le comte de Lille , a été presqu'entièrement
incendié le 7 avril.
(No. CCI. ) 21 FLOREAL'an 13.
( Samedi 1 Mai 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
LE PRINTEMPS ,
TRADUCTION DE MÉTASTASE.
Les bois s'ornent déjà d'un feuillage léger ,
Et l'herbe reverdit la plaine ;
Hélas ! Phylène , cher Phylène !
Le Zéphyr , du Printemps éternel messager,
Déjà fait sentir son haleine ;
T
Dieux ! dans les camps ,,dans l'horreur des combats ,
La nouvelle saison et t'appelle et t'entraîne.
Comment , sans ton ami , vivras- tu , pauvre Yrène ?
Ah ! de grace ne souffle pas
Doux Zéphyr , prends pitié d'Yrène qui t'implore ;
Et vous , cessez , cessez aimables fleurs
D'étaler à l'envi vos brillantes couleurs !
A chaque fleur qui se colore ,
Achaque souffle des Zéphyrs ,
Combi nj'exhale de soupirs !
3
J
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
Dieux ! quelle main impie , en forgeant la première
D'un acier innocent une arme meurtrière ,
Fit un art de la cruauté !
Son ame n'a jamais connu l'humanité ;
Son coeur n'a de l'amour jamais senti les charmes.
Quelle aveugle fureur égarait donc ses sens ?
Le barbare aux plaisirs préférer les alarmes ;
Aux attraits d'une amante , à ses tendres accens ,
D'un féroce ennemi les discours menaçans !
Aux combats , cher Phylène , ah ! renonce de grace.
Mais enfin , pour ton coeur , s'ils avaient des appas ?
L'Amour a ses drapeaux , ses guerriers , ses soldats ,
Ses diverses saisons , sa chaleur et sa glace.
L'amant a besoin d'art , de génie et d'audace.
L'Amour n'a- t-il donc pas ses piéges séducteurs ,
Ses attaques et ses retraites ,
Et ses assauts et ses défaites ,
Ses triomphes sanglans , sa paix et ses fureurs ?
Mais ses fureurs sont passagères ;
Mais sa paix réjouit nos coeurs ;
Mais ses victoires toujours chères ,
Plaisent également aux vaincus , aux vainqueurs.
Ses peines même... Ciel ! qu'entends-je ? la trompette
Fait retentir ses sons guerriers :
Pourquoi me fuir ? ingrat , arrête !
Je ne veux point te ravir tes lauriers .
Un seul regard ! cours ensuite à la gloire ;
Mais , pour sauver les miens , ah ! conserve tes jours ,
Et sur l'aile de la Victoire ,
Revole fidèle aux Amours ;
Sur-tout , sensible aux maux de celle qui t'adore ,
N'importe les lieux où tu sois ,
Cher amant , redis quelquefois :
Mon Yrène vit- elle encore ?
Auguste DE LABOUÏSSE.
:
FLOREAL AN XIII. 339
LA RENCONTRE EN ENFER ,
CONTE.
Un Financier de haute classe ,
Après avoir long-temps fait du mal et du bruit ,
Franchit enfin le redoutable espace
Qui sépare le jour de l'éternelle nuit .
A son décès , Satan le happe ,
Sur son livre il étoit inscrit.
En descendant sous l'infernale trappe ,
Le premier objet qui le frappe
Est un cocher dont il avait fait cas ....
Eh ! c'est toi , mon pauvre Thomas. ...
... Quoi ! c'est vous, mon cher maître, en ce tripot du diable ;
Quel crime avez-vous donc commis ?
Vous étiez si bon , si traitable....
.... Hélas ! c'est mon coquin de fils
Qui de mon malheur est la cause ;
Je vais , en peu de mots , te raconter la chose.
Je l'aimais , j'en voulais faire un très-grand seigneur ;
Les plus pénibles sacrifices ,
Je les faisais à son bonheur.
Je réussis enfin , à force d'injustices ;
Je volai , je pillai : m'en voilà bien puni .
Mais à ton tour , mon pauvre ami ,
Raconte-moi donc ton affaire ;
Loyal et franc je t'ai connu jadis ;
Pourquoi te trouves-tu dans ce lieu de misère ? ...
.... C'est pour avoir , monsieur, fait ce coquin de fils.
Par F. DEVENET .
ENIGME.
LORSQUE la nature sommeille ,
Onvoit paraître mes beautés ;
Aux champs que le jour a quittés ,
Je suis la petite merveille.
Y2
340. MERCURE DE FRANCE ;
९
Mon éclat n'est point emprunté :
Sur la terre , je suis un astre
Qui ne prédit aucun désastre.
De me saisir on est tenté.
Ma lumière croît , diminue ;
Souvent , quand on veut m'approcher ,
Je sais me cacher à la vue ,
Et l'on ne sait où me chercher.
LOGOGRIPH Е.
FILLE de la nature et quelquefois de l'art ,
Je suis ou simple ou composée ;
M'insinuer partout est pour moi chose aisée .
Je suis pâle souvent , mais souvent j'ai du fard...
On me prend , on me donne , et , par mon caractère ,
Je suis légère , forte , ou douce , ou bien amère ;
Suivant tes goûts , lecteur , choisis :
J'échauffe quelquefois , souvent je rafraîchis .
En détail il est temps de me faire connaître .
Dans les sept pieds qui composent mon être,
On trouve trois pronoms , une disjonction ,
Trois mots italiens , deux termes de musique ,
L'expression qui plaît à l'acteur dramatique ,
Un objet nécessaire à la construction ,
Du coeur la qualité première ;
Et pour finir enfin par un trait de lumière ,
La montagne de Dieu.
Lecteur , tu me tiens : adieu.
CHARADE.
Par H. B.
MON premier de ce globe est un des élémens ;
Mon second d'un docteur rehausse les talens ;
Pour mon tout les Païens faisaient fumer l'encens.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est les dents.
Celui du Logogriphe est Poison, où l'on trouve oison ,
pis, pin.
Celui de la Charade est Sain-doux .
4
FLOREAL AN XIII. 341
OEUVRES PHILOSOPHIQUES , HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES DE D'ALEMBERT , membre de
toutes les Académies savantes de l'Europe (1 ) .
( IIº Extrait. )
AVANT d'analyser le Discours préliminaire de
l'Encyclopédie , nous croyons nécessaire , pour
mieux nous faire comprendre , de présenter quelques
réflexions sur cette folle entreprise , et sur le
siècle qui l'a vu naître.
Lorsque l'Académie française traça le premier
plan de son Dictionnaire , elle crut devoir en écarter
les mots de sciences et d'arts , afin de ne pas
tomber dans des définitions qui seraient trop
longues si elles expliquaient tout , et qui deviendraient
inutiles si elles n'expliquaient pas assez .
Chaque art , chaque science , chaque profession
aun langage qui lui est propre ; et quoique chacun
de ces langages entre pour quelque chose dans
l'ensemble de notre langue , on ne peut pas dire
cependant que celui qui ignorerait une partie des
termes consacrés par les savans , les théologiens ,
les hommes de loi , les artistes et les ouvriers , ne
connaîtrait point la langue française. Dans la préface
des Plaideurs , Racine parle du langage adopté
au Palais , et convient qu'il n'a retenu d'un malheureux
procès que quelques mots barbares propres à
faire frissonner les hommes de goût. A coup sûr
Molière ne sentit le besoin de connaître les expres-
( 1) Cet ouvrage , annoncé par souscription , et tiré à un petit
nombre d'exemplaires , aura 15 vol . grand in 8°. Les trois premiers
volumes ont paru avec exactitude , chez Pelletier , à l'imprimerie de
Boiste , rue Hautefeuille , nº . 21 ; Arthus Bertrand , libraire , quai des
Augustins ; le Normant , rue des Prêtres Saint -Germain-l'Auxerrois ,
et à Bordeaux , chez Melon et compagnie.
,
Y3
342 MERCURE DE FRANCE ,
sions consacrées en médecine , que lorsqu'il voulut
tourner les médecins en dérision ; et il est probable
que Bossuet , entrant dans une imprimerie , n'aurait
pu donner à chaque partie mécanique de cet
art le nom d'usage entre les ouvriers qui l'exercent .
Dira-t-on que Bossuet , Racineet Molière ne connaissaient
pas la langue française ? L'Académie
agit donc sagement en écartant de son Dictionnaire
ce qu'il n'est pas utile à tous de savoir pour
écrire ou pour comprendre les ouvrages de raisonnement
et d'imagination. D'ailleurs les hommes
qui composaient alors ce corps illustre , sans croire
au système moderne deperfectibilité, savaient fort
bien que les sciences et les arts mécaniques peuvent
toujours faire des progrès , et ils n'ignoraient pas
que les progrès dans les sciences et dans les arts
amènent souvent de grands changemens dans le
langage adopté par les savans et les artistes. On
peut consulter les ouvrages de chimie faits il y a
un siècle , et les comparer à ceux qui donnent le
ton maintenant ; ou , si on le préfère , on peut lire
l'ouvrage d'Economie politique fait hier , et le rapprocher
de celui qui paraît aujourd'hui , pour se
convaincre que les expressions particulières à une
science ne sont jamais assez généralement reçues ,
assez sûrement fixées , pour les admettre dans le
dictionnaire de la langue d'une nation. Ces réflexions
simples guidèrent l'Académie dans son
travail ; et le parti qu'elle prit d'éloigner les mots
techniques fut si bien approuvé du public que l'on
continua d'appeler pédans ceux qui transportaient
dans la conversation , ou dans les ouvrages de raisonnement
et d'imagination , les termes consacrés aux
sciences , aux arts et aux métiers. En jugeant d'après
ces principes , combien de pédans on compterait
aujourd'hui , à commencer par les grands faiseurs
de l'Encyclopédie , qui fondèrent leurs pré
FLOREAL AN XΙΙΙ . 343
tentions à l'immortalité sur les mots mêmes que
l'Académie française , dans ses jours de gloire et
de raison , avait mis au rebut !
Le Dictionnaire de la langue française une fois
achevé pour tous les Français , il était naturel que
ceux qui étudient de préférence une science , qui
cultivent un art , desirassent voir les mots et la
définition des mots de cette science ou de cet art
rangés dans un ordre alphabétique . Ce travail utile
ne fut point dédaigné par les hommes de lettres du
bontemps ; mais ils ne crurent pas qu'une pareille
compilation fût un titre pour réclamer l'admiration
de la postérité. Il était réservé au dix-huitième
siècle , à ce siècle si fier et si pauvre , de présenter
et de recevoir un dictionnaire comme un ouvrage
de génie. Du génie dans un dictionnaire ! O Molière
! il faut encore répéter avec toi :
En science ils se font des prodiges fameux ,
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux .
Thomas Corneille voulut , pour les savans et les
artistes , suppléer au Dictionnaire de l'Académie ;
et , seul , dans un âge très - avancé , il rassembla
tous les termes de géographie , de sciences , arts et
métiers , dans cinq gros volumes in-folio. Cet ouvrage
, premier fondement de l'Encyclopédie , a
bienle mérite dugenre ; les définitions y sont claires ;
l'esprit n'y tient point la place de l'expérience ; le
raisonnement n'y est jamais donné pour des progrès
de raison ; aussi ce travail immense reçut- il la
récompense qui lui était due ; il fut bien payé par
le libraire , approuvé par la nation , et traduit chez
l'étranger. Mais , dans un siècle où chaque chose
était réduite à sa juste valeur , une compilation
n'augmenta point la réputation de l'auteur d'Arianne
; personne ne crut qu'un dictionnaire dût
entrer en comparaison avec une tragédie ; et
Thomas resta toujours le cadet de Pierre. Qu'on
Y 4
344 MERCURE DE FRANCE.
me cite un des savans collaborateurs de l'Encyclopédie
qu'on puisse , pour le travail , l'ordre et
la patience , comparer à ce vieillard .
Thomas Corneille eut des imitateurs et des traducteurs.
Ainsi que nous l'avons déjà remarqué ,
les sciences et les arts font des progrès continus ;
quelquefois même on compte comme nouvelle découverte
une nouvelle classification , ou seulement
un changement hardi introduit dans le langage
convenu. Il était donc dans l'ordre des choses que
les imitateurs et les traducteurs l'emportassent sur
celui qu'ils imitaient ou traduisaient; car , en fait
de compilations , celui qui vient le dernier serait
bien mal-adroit s'il ne faisait pas la meilleure. C'est
par cette raison que le plus complet des Dictionnaires
sur les sciences , arts et métiers parut à
Londres , au milieu du dix-huitième siècle , sous
le nom d'Ephraïm Chambers .
Diderot vivait alors à Paris , fort embarrassé
deson existence depuis que , par amour pour la
philosophie , il avait perdu la petite pension que
lui accordait son père. Le dictionnaire de Chambers
lui tomba entre les mains ; il forma le projet
de le traduire ; la spéculation était bonne; et , dans
son prospectus , notre philosophe n'oublia point
d'exalter les Anglais comme seuls capables de produire
un ouvrage aussi admirable. A l'entendre ,
l'esprit humain ne pouvait aller plus loin. Cependant,
en traduisant, il s'aperçut bientôt qu'on pouvait
faire mieux ; et nous en avons dit la raison : c'est
que lederniervenu dans ce genre doit nécessairement
surpasser ses prédécesseurs. Cette observation était
simple et juste ; mais , dans une tête comme celle
de Diderot , les observations les plus communes se
changeaient volontiers en découvertes extraordinaires
. Il crut donc de bonne foi s'élever au -dessus
de tous les grands hommes en publiant un pros-
Γ
FLOREAL AN XII I. 345
pectus de dictionnaire plus complet que ceux connus
jusqu'alors : dès qu'il put se donner comme
inventeur , il rétracta les éloges qu'il avait prodigués
à Chambers ; et , en avouant que cet écrivainn'avait
fait que copier nos vieilles compilations,
il fut vrai par amour-propre.
Ici la scène change. Un simple dictionnaire des
arts et métiers , exalté par la vanité de celui qui
le promettait , va devenir une Encyclopédie ; cette
Encyclopédie l'ouvrage de génie par excellence ,
la gloire du siècle , la condamnation des siècles
passés , la lumière des siècles à venir. Et pour arriver
à cette haute destinée que faudra- t - il ?
Confondre , ainsi que nous le verrons bientôt , ce
que l'Académie française avait séparé dans ses
jours de sagesse et de vigueur.
१
Diderot , entraîné par son imagination , soutenant
le pour et le contre sans croire se dédire ,
était de lui-même si peu capable de perfidie , qu'il
s'empressait de communiquer au public les projets
perfides qui lui étaient suggérés , alors même
qu'il s'apprêtait à les mettre à exécution. C'est lui
qui composa , et fit imprimer dans l'Encyclopédie
l'article renvoi , article dont l'unique but était
d'apprendre à la cour que les encyclopédistes se
moquaient d'elle , et travaillaient sans relâche à
renverser le trône et l'autel. Cet excès de franchise ,
qui paraît incroyable aujourd'hui , tient au caractère
de l'homme ; et l'impunité qui le couvrit peint
le caractère du siècle. Abandonné à lui - même ,
Diderot se serait brisé mille fois ; mais lorsque son
projet de dictionnaire lui tournait la tête , il eut
le bonheur de s'accrocher à d'Alembert , le plus
méchant et le plus froid des philosophes ; je parle
de ceux que la mort a soumis au jugement de la
postérité. م
D'Alembert , n'ayant alors que la réputation
346 MERCURE DE FRANCE ,
d'un savant , enviait l'éclat qui accompagne les
lettres. Il voulut faire servir les poètes les plus distingués
de son temps à détruire l'ascendant que
la littérature avait toujours obtenu sur les sciences ;
il réussit ; et de tous ceux qu'il dupa , M. de Voltaire
est incontestablement le premier. Jamais
homme d'esprit ne se montra si sot , ne le sentit
mieux, ne l'avoua plus souvent , sans avoir la force
de cesser de l'être. Dans tout ce qui a rapport à
l'Encyclopédie , Voltaire joue le rôle d'un enfant ,
Diderot celui d'un fou ; d'Alembert seul se montre
avec l'adresse d'un conspirateur .
Nous avons vu que l'Académie française , dans
le temps de sa gloire , avait repoussé de son Dictionnaire
les mots consacrés aux sciences et aux
arts ; et nous avons expliqué les raisons qui la décidèrent..
Le premier projet de d'Alembert , le
plus important pour lui , était de renverser cet
ordre , de tout confondre dans un même ouvrage ,
afin de faire des connaissances humaines une nouvelle
classification dans laquelle il espérait mettre
la géométrie au premier rang , et la poésie au dernier.
Une pareille entreprise était au -dessus du
pouvoir d'un savant , dont le crédit est toujours
renfermé dans le petit cercle de ceux qui sont ca
pables de le juger ; et s'il eût osé la tenter de luimême
, point de doute qu'au même instant le chef
vivant du Parnasse ne se fût élevé contre le géomètre
, et n'eût employé pour le couvrir de honte
l'ascendant qu'il avait sur son siècle. L'habileté du
Mazarin de la littérature ( pour nous servir de l'expression
convenue entre les adeptes ) consistait
donc à faire entrer M. de Voltaire dans le projet
de l'Encyclopédie , en lui en cachant le vrai but ,
certain d'entraîner avec lui les poètes qui marchaient
sous ses ordres; et alors ils y marchaient
tous , M. Lefranc de Pompignan excepté. La
FLOREAL AN XIII. 347
A
Harpe , malgré son adoration pour l'auteur de
Zaïre , refusa constamment de travailler à l'Encyclopédie
; et ce sera pour lui un titre auprès de la
postérité de n'avoir pas coopéré à un ouvrage dont
le principal but était d'avilir la littérature : une
excellente logique a presque toujours sauvé cet
écrivain du ridicule attaché aux opinions qu'il professait
alors . M. d'Alembert était froid , M. de Voltaire
très - irascible ; l'un n'avançait qu'en déguisant
sa marche , l'autre ne savait rien dissimuler ;
aussi le géomètre n'avait pas eu besoin d'une grande
perspicacité pour découvrir que le poète était envieux
de Corneille , de Racine , de Boileau , et
que le philosophe détestait la religion chrétienne
jusqu'à se montrer ennemi personnel de son fondateur.
C'est d'après ces observations que d'Alembert
tendit ses piéges ; M. de Voltaire s'y jeta avec
une étourderie qui prouve que nos passions et
notre orgueil nous entraînent aisément contre nos
intérêts , quelle que soitd'ailleurs la supériorité de
notre esprit.
Il s'établit donc, entre les trois premiers intéressés
à l'Encyclopédie , une espèce d'association dont
chacun espérait tirer les plus grands avantages personnels
. M. de Voltaire s'engageait à faire en
Europe la réputation d'un ouvrage dirigé contre
la religion chrétienne , à condition que lui , Voltaire
, y serait reconnu par tous les coopérateurs
comme le premier des poètes , et le vainqueur
de Corneille et de Racine. Diderot voulait
faire du bruit , n'importe à quelle condition ;
il trouvait commode d'avoir à sa disposition un
livre sans fin dans lequel il pouvait déposer au jour
le jour les folies qu'il prenait pour des découvertes ;
par dessus tout , il avait besoin d'argent ; l'Encyclopédie
était comme un état ; aussi se montrait- il
souvent plus facile à céder à l'autorité que prêt à
348 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
faire résistance , disposition qui désolait le géomètre
pensionné, et le poète riche seigneur de
Ferney. D'Alembert , plus habile que ses associés,
suivait doucement son projet fondé sur la
haine et l'orgueil : haine contre tout ce qui était
au-dessus de lui dans l'ordre social , orgueil de
savant qui voulait renverser les idées reçues pour
mettre les beiles-lettres au dernier rang des connaissances
humaines. On voit que si le mépris
pour la religion était le même dans les trois associés
, le but qu'ils se proposaient était différent ;
aussi Voltaire seul criait-il sans cesse contre le
mauvais goût de la plupart des articles admis dans
l'Encyclopédie. Comme il lui importait que le
trône sur lequel on avait promis de l'élever audessus
de ses rivaux fût entouré d'éclat , il ne pouvait
sans douleur s'y voir porté par des écrivains
dont le style et les principes littéraires lui paraissaient
détestables : il s'emportait , priait , menaçait
, conjurait ; Diderot disait hautement que
c'était par jalousie ; mais d'Alembert qui , dans
le fond de l'ame , jouissait de voir les littérateurs
du siècle se déshonorer à son profit , consolait
l'auteur de la Pucelle en lui répétant de mille manières
qu'il était supérieur aux poètes du siècle précédent.
« Voulez-vous que je vous parle net , lui
>> écrivait-il , Cinna me paraît d'un bout à l'autre
>> une pièce froide , et sans intérêt. A l'exception
>>> de quelques scènes du Cid , du cinquième acte
>> de Rodogune , et du quatrième d'Héraclius
>> je ne vois rien dans Corneille ...... Si je suis si
» difficile , prenez-vous-en à vos pièces ..... II
>> n'y a presque personne aux tragédies de Cor-
>>> neille , et médiocrement à celles de Racine. »
( C'est- à-dire , il n'y a presque médiocrement personne.
) Corneille ainsi jugé , et Racine abandonné
raccommodaient M. de Voltaire avec l'En
FLOREAL AN XΙΙΙ . 349
cyclopédie ; mais à la première livraison qu'il recevait
, il recommençait ses doléances , se livrait à
de nouveaux emportemens ; et d'Alembert lui
écrivait : « Corneille disserte , Racine converse , et
>> vous nous remuez .... Je veux vous faire part
>> de ce que je pensais , il y a quelques jours , en
>> lisant vos vers , en les comparant à ceux de
>> Boileau et de Racine. Je pensais donc qu'en
>> lisant Boileau , on conclut et on sent que ses vers
>> lui ont coûté ; qu'en lisant Racine , on le conclut
>> sans le sentir; et qu'en vous lisant on ne le con-
>> clut ni ne lesent ; et je concluais , moi , que j'ai-
>> merais mieux être vous queles deux autres .>> Quel
style ! quels jugemens littéraires ! et combien il
fallait que M. de Voltaire fût aveuglé par l'amourpropre
pour attacher du prix à de pareils éloges ,
et pour ne pas sentir que celui qui lui sacrifiait
avec tant d'impudence la gloire des poètes du
siècle de Louis XIV , ne faisait pas intérieurement
grand cas de la poésie et des poètes de son siècle !
C'est ainsi que la flatterie , la vanité , et la haine de
la religion empêchaient le triumvirat encyclopédique
de se diviser. Les mauvais articles conservèrent
le privilége d'être admis; et Corneille ,
Boileau , Racine payèrent constamment le silence
que M. de Voltaire gardait avec le public sur tout
ce qui le choquait dans le travail de ses collaborateurs.
Gloire à qui se prosternait devant le génie
renfermé dans un dictionnaire ! Malheur à qui
s'élevait contre les platitudes , le mauvais goût
les faux principes etl'immoralité (1 ) de cette mons-
१
(1 ) Pour donner une idée de l'immoralité de l'Encyclopédie , il
suffira de dire qu'on a mis des contes licencieux jusque dans les articles
Chirurgie , quoiqu'un des priviléges de cet art soit d'être toujours
chaste , même en se servant de mots qui , dans tous autres ouvrages
, blesseraient la pudeur ; et si l'on veut connaître , d'une part ,
350 MERCURE DEFRANCE ,
trueuse compilation ! Si les principaux faiseurs
n'avaient pas fini par renier le corps de l'ouvrage ,
en imprimant chacun séparément ce qu'ils y
avaient fourni ( faux calcul d'amour-propre qui
mit le public à portée de juger combien devait être
pitoyable l'ensemble d'un dictionnaire dont chaque
partie était si faible ), bien des gens répéteraient
encore avec un bel-esprit que les philosophes portèrent
aux nues pour une sottise dite en leur faveur :
<< Il n'y a que deux belles façades dans l'univers ,
>> la colonnade du Louvre et le discours prélimi-
>> naire de l'Encyclopédie. » Voyons maintenant
si la colonnade de l'Encyclopédie soutiendra l'examen
impartial de la critique , aussi fermement que
le discours préliminaire du Louvre.
FIÉVÉE.
ce que la délicatesse accorde à la nécessité de définir ; de l'autre ,
jusqu'où le cynisme peut aller en définissant , qu'on lise le mot jouissance
dans le Dictionnaire de l'Académie , et le même mot dans
Encyclopédie. Combien il fallait que le siècle fût corrompu , pour
que les époux et les fils ne se révoltassent point en voyant les mystères
de la maternité découverts , définis dans des termes dont un
honnête homme n'oserait se servir en s'élevant contre la prostitution !
Cet article est écrit d'un style qu'on appelait alors brúlant; et l'auteur
évoque la Nature pour qu'elle crie au fils qui rougirait de voir sa
mère avilie : « Tais-toi , malheureux , et songe que c'est le plaisir qui
>> t'a tiré du néant . >> Cette apostrophe est très - philosophique. Ce
qui ne l'est pas moins , c'est d'entendre les beaux esprits de nos
jours me reprocher , à moi , d'attaquer la gloire de notre littérature
, parce que j'ai la patience de lire et de juger les oeuvres de
M. d'Alembert , qui n'aimait ni Corneille , ni Racine , ni Boileau , et
qui voulait mettre la géométrie au-dessus de la poésie.
FLOREAL AN XIII. 351
Examen oratoire des Eglogues de Virgile , à l'usage des
Lycées et autres écoles publiques ; par C. J. Genisset,
ex -professeur de seconde au ci -devant collége de Dôle ,
professeur actuel au Lycée de Besançon. Prix : papier
fin , 3 fr.; papier vélin , 5 fr. A Paris , de l'imprimerie
de P. Didot , l'aîné ; chez le Fort , libraire ,
petite rue du Rempart- Saint-Honoré et de la Loi , en
face du théâtre Français , nº. 961 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42 .
QUOIQUE de tous les ouvrages de critique qui aient
paru depuis Quintilien , le Cours de littérature de M. de
LaHarpe soit regardé avec raison comme un des meilleurs
que l'on connaisse , il s'en faut bien cependant que tous
les jugemens qu'a portés ce littérateur habile , soient également
réfléchis et équitables . Ce Cours , undes plus vastes
qu'on ait faits , embrasse la littérature ancienne et moderne
, et c'est cette dernière sur-tout que l'auteur connaissait
éminemment. Quant à la littérature ancienne , il
s'en faut bien qu'elle soit traitée avec la même perfection.
Sans parler des jugemens que M. de La Harpe a portés sur
Aristophane , sur Pindare et même sur Homère , beaucoup
d'auteurs grecs et latins ont à se plaindre de sa partialité
, et Théocrite autant qu'aucun autre. Soit que M. de
La Harpe ne goûtât que fort peu la poésie pastorale , ou
que le poète latin lui fût plus familier que le poète grec ,
Virgile dans ce Cours de littératurea obtenu la préférence
sur Théocrite . Ce jugement est bien loin d'être celui des
gens de lettres qui ont étudié l'antiquité. Addison entr'autres
, quoique grand admirateur de Virgile , lui pré-
,
352 MERCURE DE FRANCE ,
férait de beaucoup Théocrite dans la poésie pastorale. Il
dit même quelque part que , de tous les poètes anciens ,
Théocrite est vraiment inimitable. En effet , il ne faut
qu'être médiocrement versé dans le grec , pour sentir la
prodigieuse supériorité que donne seulement au poète de
Sicile le dialecte qu'il a employé. Ce dialecte qui n'a ni la
douceur de l'ionien , ni la finesse de l'attique , semble
tellement être fait pour la poésie bucolique , qu'on n'a pas
lu cinq ou six vers de l'original , que déjà l'on croit être
au milieu des bois. Il n'en est pas assurément de même
dans Virgile. Le langage de ses bergers est aussi pur et
aussi poli qu'il peut l'être. J'ai cru que dans un article où
il allait être question des Eglogues de Virgile , je ne devais
pas passer sous silence le jugement que M. de La
Harpe a porté sur Théocrite qui , comme on sait , a servi
de modèle au poète latin. Virgile a tant de titres à la gloire ,
qu'on n'a pas besoin de chercher à lui attribuer ceux des
autres . Quand bien même on le reconnaîtrait inférieur à
Théocrite , l'auteur des Géorgiques et de l'Enéïde n'en sera
pas moins le vainqueur d'Hésiode et le rival d'Homère .
C'est moins l'imitation des moeurs de la campagne qui
rend recommandableśles Eglogues de Virgile, que lapeinture
des passions. Avant la Phedre de Racine et l'Héloïse
J. J. de Rousseau , il n'existait dans aucune langue rien de
plus passionné que la seconde et la dixième Eglogue de
Virgile. C'est pourquoi je trouve qu'il serait difficile d'expliquer
comment on ne craint pas de mettre dans nos
lycées , entre les mains des jeunes gens , des ouvrages aussi
passionnés que les deux Eglogues dont nous parlons , en
même temps qu'on leur interdit la lecture des poètes élégiaques.
Nous aurons lieu tout-à-l'heure de revenir sur
cette observation ; le commentaire de M. Genisset nous en
fait un devoir. On ne peut contester à ce professeur de
n'avoir
1
FLOREAL AN XIII.333
n'avoir vu beaucoup de choses dans les Eglogues qu'ila
commentées ; mais avant d'examiner à quel point Ara
poussé la perspicacité , essayons de nous former par nousmêmes
une idée du mérite qui distingue les Bucoliques de
Virgile.
1
Le poëme pastoral semble appartenir tout entier à l'antiquité
; du moins la plupart des essais des poètes modernes ,
dans ce genre , ont- ils été sans succès. Ce n'est pas que
nous ne nous plaisions dans la peinture des champs et de
l'âge d'or ; mais le genre simple et naïf n'a que fort peu
d'amateurs parmi nous . De toutes les divinités des anciens ,
les Faunes et les Dryades sont celles que nous négligeons
le plus. Un des plus grands obstacles qui s'opposent à ce
que le genre pastoral soit naturalisé parmi les modernes ,
est l'imperfection de la plupart de nos langues ', qui n'offrent
pas ces nuances entre la finesse et la rusticité qu'on
trouve dans les langues anciennes , et particulièrement
dans la langue des Grecs. Ceux qui ont lu Théocrite dans
l'original , entendront parfaitement ce que je veux dire :
la langue grecque sous ce rapport est vraiment unique ;
chaque genre de poésie avait un idiome à part. Voulaiton
écrire la comédie? on choisissait le dialecte attique ,
rempli de mots délicats et de tournures fines et spirituelles .
Le dialecte éolien offrait au poète lyrique des phrases
riches , des terminaisons sonores , et des mots qui remplissant
à la fois la bouche et l'oreille , revêtissaient l'ode
d'un éclat et d'une pompe orientale . Le dialecte ionien
respire la mollesse et la volupté des peuples de l'Asie ,
aussi Anacréon l'a-t-il choisi pour chanter ses plaisirs. La
langue des bergens de Théocrite offre un mélange de douceur
, de finesse et de rusticité , dont la grace est inexprimable.
Virgile , écrivant dans une langue infiniment moins
poétique , était privé des ressources du poète sicilien; il
Z
5.
354 MERCURE DE FRANCE
ne lui amanqué que l'avantage de l'instrument pour égaler
son modèle , et l'on ne peut assez admirer avec quel art il
a su assouplir l'idiome latin , qui semblait être fait pour
tout autre genre de poésie. Il suffit d'avoir parcouru les
fragmens qui nous restent des vieux poètes latins , tels
qu'Ennius et Pacuvius , pour se convaincre que la langue
latine n'était point destinée à être la langue des graces ,
ni l'organe de la volupté. Ce ne fut qu'après un grand et
long travail , que les poètes parvinrent à adoucir en partie
les sons âpres et rudes qui rappelaient à chaque instant
son origine étrusque. Ily a loin de la versification d'Ennius
, à la douceur enchanteresse des vers de Tibulle et
de Virgile. La langue latine n'a nulle part plus de douceur ,
de grace et de naïveté que dans les Eglogues de ce dernier.
Quant à la peinture des moeurs champêtres , je doute
qu'on préfère jamais Virgile à Théocrite : dans celui - ci ,
expressions , images , sentimens , tout est vraiment pastoral
; mais ce qui, selon moi, fait le charme principal des
Eglogues du poète latin, c'est la teinte de mélancolie qu'il
a su répandre sur la plupart de ses tableaux. En cela Virgile
a fait pour la pastorale ce que Tibulle fit depuis pour
I'élégie. Je ne sais pourquoi les modernes se sont imaginé
qu'eux seuls eussent connu cette alliance mystérieuse de
tristesse et de volupté qui constitue la mélancolie. Quel
poète est plus mélancolique qu'Horace ou que Tibulle ?
Les anciens connaissaient la mélancolie dans toute l'étendue
du sens que nous avons attaché à ce mot. Cette jie ne
sais quelle tristesse d'ame dont on ignore la cause, est qui
fait trouver tant de charmes à la solitude et aux promenades
rêveuses d'automne , semble avoir été l'état habitiuel
de Virgile. Bien long.temps avant cet Ossian , si renommé
pour sa sensibilité , on avait découvert dans le sifflem ent
des vents , dans le bruit de la pluie, une sorte de volu ptá
FLOREAL AN XIII. 355
triste et touchante. Quel plaisir , s'écrie Tibulle , dans la
première et la plus belle de ses Elégies , quel plaisir , la
nuit auprès de Délie , « d'entendre mugir les Aquilons
>> impétueux , ou lorsque l'Auster épanche des torrens sur
>> la terre , de s'endormir d'un doux sommeil au murmure
» du vent et de la pluie ! » Dans les Eglogues de Virgile ,
tout porte ce caractère de tristesse sentimentale. Un berger
veut-il exprimer le plaisir que lui a fait le chant d'un
autre berger ? il se sert de la comparaison suivante :
« Que vous donnerais-je pour prix de vos chants harmo-
>> nieux ? Non , jamais le sifflement du vent du midi , lors-
>> qu'il commence à s'élever , venientis sibilus austri ,
> ni le murmure des flots qui viennent se briser sur le
>> rivage , ne m'a jeté dans un aussi doux ravissement. »
Tantôt c'est un tombeau qu'on aperçoit dans le lointain
au milieu d'un paysage , par une des soirées pluvieuses
d'automne ; incipitBianoris apparere sepulchrum. Toutes
ces images sont assurément aussi mélancoliques que celles
d'Ossian. Ce n'est pas qu'on ne trouve aussi de ces sortes
debeautés dans Théocrite; l'un et l'autre poète se plaisaient
sans doute à nourrir leurs rêveries dansle silence des forêts ,
à prêter l'oreille au bruit des eaux , au sifflement des pins
agités par le vent du soir ; l'un et l'autre du moins rappellent
souvent toutes ces choses dans leurs poésies. Théocrite
nous représente son Cyclope tout pensif , assis tristement
sur un rocher , et laissant errer au loin ses regards distraits
sur les mers de Sicile.
καθεζόμενος δέπί πέτρας
Υψηλᾶς, ἐς ποντον αρων.
Mais Virgile dans ses Eglogues est beaucoup plus rêveur
que son modèle. Tous ses sujets sont tristes : ce sont des
funérailles , des amantes trahies, des bergers malheureux,
qui se plaignent au ciel de leur destinée. La lecture de
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ;
ses Bucoliques est pleine de délices; tous ces vers vont se
graver d'eux - mêmes dans le coeur , ainsi que les vers de
Tibulle. Après cette lecture , un des premiers besoins
qu'on éprouve , c'est de se rendre compte à soi-même des
émotions qu'on a ressenties . Le commentaire de M.Genisset
est bien loin de satisfaire. Pour donner une idée de sa
manière d'analyser , nous allons transcrire quelques- unes
de ses réflexions sur la seconde Eglogue : « Cette Eglogue,
>> dit M. Genisset , est toute en sentiment ; c'est une pas-
>> sion malheureuse qui s'exhale en plaintes et en reproches .
>> Un berger, tandis que la nature entière repose , accablé
>> sous le poids des chaleurs , erre à travers les campagnes
>> sans chercher même l'objet qu'iladore , et , dans les dis-
>> cours remplis de tout le désordre de sa passion , lui
>> adresse , comme s'il était présent , des supplications qui
>> ne sont écoutées que des forêts et des montagnes. >>>
Formosum pastor Corydon ardebat Alexim ,
Delicias domini , nec quid speraret habebat.
« Le berger Corydon aimait avec ardeur le charmant
» Alexis , les délices de son maître , et il n'avait aucun
>> espoir de lui plaire. »
« Voilà le sujet exposé avec une précision , une clarté
>> remarquable ; on voit figurer , dès le premier vers ,
>> l'unique acteur de cette bergerie , avec son nom , Cory-
» don , sa qualité , pastor; la passion dont il va nous en-
>> tretenir , ardebat ; l'objet de cette passion , formosum
» Alexim . -Ardebat.... ce trait est fort et caractéristique.
» Il aimait avec ardeur ; ce mot dit tout : les accessoires
>> ne serviraient qu'à l'affaiblir ; formosum a fait une im-
> pression qui ne s'effacera point ; cette épithète placée
>> tout au commencement du vers , y répand un coloris
> doux et gracieux ; son opposition avec pastor distingue
>> bien de l'homme naturel , l'homme civilisé. A la beauté ,
FLOREAL AN -XIII. 357
» présent de la nature , Alexis joint sans doute une édu-
» cation recherchée ; mais n'est-il pas à craindre qu'ici
» les talens de l'esprit ne soient cultivés aux dépens de la
>> sensibilité du coeur ? Alexis a beau faire les délices de
» son maître , ce maître n'est pas un berger , domini ;
>> peut- être n'estime-t-il en lui que des avantages passa-
> gers et frivoles. Pour Corydon , il ne peut manquer
>>d'intéresser par sa bonté , par sa franchise , par la dou-
» ceur et la simplicité de ses moeurs.... PastorCorydon : il
>> est digne de l'amour qu'il cherche à inspirer , et cepen-
>> dant il aime sans espoir d'être payé de retour. Nouveau
» motif qui attache le lecteur , et l'associe en quelque
>> sorte à la passion qui fait le sujet de cette idylle . »
Jusqu'ici ce commentaire n'a rien de remarquable pour
la nouveauté , et il me semble que cette Eglogue prêtait
autant qu'aucune autre à l'analyse. Peut - être bien trouvera-
t-on M. Genisset par trop subtil. Je suis du moins
persuadé que Virgile , en lisant ce commentaire , serait
fort étonné de tout l'esprit qu'on lui donne ; et puis , pourquoi
M. Genisset s'est-il cru dispensé , dans l'analyse de
cette Eglogue , de parler du poète grec qui a servi de modèle
à Virgile ? La comparaison de l'un et l'autre poète
n'aurait pu qu'être fort intéressante. De pareils rapprocheinens
s'offraient d'eux-mêmes au commentateur , qui, sans
doute , s'est donné la peine de lire Théocrite . L'Eglogue
du poète de Syracuse est pleine de tendresse et de passion .
Lafontaine en a imité les premiers vers dans sa fable d'Alcimadure.
Je me sers de la traduction de Chabanon ,
n'en ayant pas d'autres sous la main. " Corydon , né pour
» l'amour , déjà dans l'âge mûr , aimait le jeuneAlexis.
>> La beauté d'Alexis s'accordait mal avec ses moeurs fa-
>> rouches ; il hait qui l'adore ; nul sentiment doux n'est
» entré dans son ame ; il ignore combien l'amour est un
3
358 MERCURE DE FRANCE ,
>> dieu redoutable , lorsque , son arc en main , il lance sur
>> la faible jeunesse ses traits empoisonnés. L'abord , les
>> discours dans Alexis , tout est sauvage ; l'éclat dont
>> brillent ses lèvres , la vive lumière de ses yeux , son
>> teint de roses , ne soulagent point les peines du malheu-
>> reux Corydon ; jamais un mot , un doux baiser n'allège
>> le poids de son amour. Tel qu'un monstre des forêts
» observe avec crainte un chasseur , tel Alexis observe
» et craint ceux qui l'approchent. Le mépris se peint sur
» ses lèvres , ses regards menacent ; le courroux altère
>> son visage , il en efface les couleurs. Dans ce moment
>> sa beauté brille encore , et sa colère même irrite les
>> desirs de son amant. Corydon ne peut résister aux tour-
» mens de l'amour , il s'approche en pleurant de la triste
> demeure d'Alexis ; il en baise le seuil , et sa voix ainsi
>> se fait entendre: Sauvage et rigoureux enfant , nourris-
» son d'une lionne cruelle ; enfant plus dur qu'un rocher
>> et trop peu digne d'amour , reçois mon dernier présent ,
>>reçois ce tissu qui va terminer ma vie..... etc. »
Le sujet est le même que dans Virgile, mais les plaintes
du berger de Théocrite sont bien plus passionnées que les
plaintes du Corydon de Virgile , et la raison en est sensible.
Le poète de Syracuse nous représente son berger
comme ayant absolument perdu toute espérance , et résolu
de se donner la mort. Après avoir exhalé sa douleur , il
finit en effet par se pendre. Le berger de Virgile , au contraire
, se retire à demi consolé ; c'est dans l'inconstance
qu'il veut chercher un remède à ses maux :
Invenies alium , si te hic fastidit , Alexim .
Les couleurs de Théocrite devaient donc nécessairement
être plus sombres. Son berger devait garder moins de retenue
dans l'expression de sa douleur ; aussi cette idylle
de Théocrite est-elle une des plus passionnées de ce poète
FLOREAL AN XΙΙΙ. 359
1
qui , au jugement de Racine , excellait dans la peinture
de l'amour. Quoi de plus pathétique en effet que les passages
suivans de cette églogue , ou plutôt de cette élégie !
« Adieu , je vais où ta rigueur m'envoie , où tous les
>> mortels suivent une route commune ; je vais où l'eau
>> du Lethé, dit-on , guérit les peines des amans. Hélas !
>> j'en tarirai la source , sans pouvoir éteindre mes de-
Enfant cruel ! satisfais du moins le
2
>> sirs..
>> dernier de mes voeux : Lorsque sortant de ta demeure ,
>> tu me verras suspendu à ce portique , arrête - toi près
>> d'un malheureux , verse quelques larmes , et dénoue en
>> pleurant le lien où je serai attaché; daigne , de tes ha-
>> bits , m'envelopper et me couvrir ; du moins , au terme
>> fatal , embrasse celui qui t'aimait ; presse de tes lèvres
» ce corps inanimé : tu le peux sans crainte , le désaveu
>> de tes rigueurs , tes baisers ne me rendront point à la
>», vie ; creuse la tombe où doit s'ensevelir mon amour.
>> Avant de t'en éloigner repète trois fois : Ami , repose
» en paix ; ou bien : J'ai perdu le doux compagnon de
>>ma vie. Grave sur ma tombe cette inscription que je
>> vais tracer en vers : Il mourut victime de l'amour. Pas-
» sant , arrête - toi , et dis : Celui qu'il aimait eut un
>> coeur inflexible » .
Je ne comprends point les raisons d'après lesquelles
M. Genisset n'a pas cru devoir non-seulement faire de
pareils rapprochemens , mais dire même un seul mot sur
Théocrite. Je me garderai bien d'attribuer son silence à
un dédain qui serait encore plus inconcevable ; il ne peut
se faire , d'un autre côté , que ce soit par ignorance.
M. Genisset , en se chargeant de commenter les Bucoliques
de Virgile , ne s'est sans doute pas dissimulé qu'un
tel projet demandait une étude approfondie de la poésie
pastorale.A Dieu ne plaise que je m'avise de douter qu'il
4
360 MERCURE DE FRANCE ;
n'ait lu toutce qu'on a écrit dans ce genre ! Il sait que pour
un commentateur l'érudition est d'ordonnance. Quant au
goût , la plupart de ces messieurs en ont fait un objet de
luxe ; aussi le nombre de ceux qui ont réuni l'un et l'autre
n'est pas considérable. Je serais fâché pour M. Genisset ,
qu'après avoir lu son commentaire et jugé de son goût et
de son savoir , on le réléguât dans la classe des commentateurs
qui n'ont eu ni de l'un ni de l'autre . Je laisse cette
question à décider à mes lecteurs , et pour les mettre à
amême de prononcer , je reviens au commentaire de M. Genisset.
Virgile après nous avoir instruits de la passion de Corydon
, nous représente ce berger malheureux racontant sa
peine et ses tourmens aux bois et aux montagnes :
Hæc incondita solus
Montibus et silvis studio jactabat inani.
Virgile à qui aucune espèce d'harmonie , de sentiment n'a
échappé , met le lieu de la scène en consonance avec la
tristesse du berger. La solitude a des charmes pour les
malheureux : les paysages les plus sauvages sont alors
les plus délicieux. Ainsi , c'est au milieu des bois dont le
silence est si propre à nourrir la rêverie , quele berger Corydon
s'enfonce pour déplorer sa destinée :
Tantùm inter densas umbrosa cacumina fagos
Assiduè veniebat .
Virgile , par l'image que présente ce vers , par l'harmonie
même des sons , a voulu jeter déjà dans l'ame.du lecteur
un germe de tristesse. Je crois que tous ceux qui ont étudié
Virgile seront de mon avis. La remarque de M. Genisset
sur ce passage est assez singulière : « Ici , dit-il , le
>> poète découvre à nos yeux une scène merveilleuse ,
>> chef d'oeuvre de l'architecture champêtre ; c'est sous le
>> dôme majestueux des hêtres chargés de feuillage qu'il
FLOREAL AN XIII . 361
> place son berger : quelle sublime décoration ! C'est aux
>> montagnes et aux forêts que cet amant infortuné vient
>> adresser sa plainte ; toute la nature est en silence pour
>> l'écouter : quel magnifique auditoire ! » Cette remarque
n'est-elle pas d'un homme qui a bien senti Virgile ?
Qu'est-il question de pompe , de sublime et de majesté
dans une églogue ? Cette fois la perspicacité de M. Genisset
se trouve complétement en défaut; il en est de même
de cet endroit de son commentaire sur la septième églogue
, où deux bergers , Mæris et Ménalque , se hâtant de
se retirer dans la crainte d'être surpris par la nuit et par
la pluie , aperçoivent dans le lointain un antique tombeau
, sepulcrum incipit apparere Bianoris. Virgile , si
l'on en croit M. Genisset , n'a placé ce monument au milieu
de son paysage que pour ennoblir la scène : jusqu'ici
l'on avait cru que c'était pour un tout autre effet. Cet hémistiche
de Virgile a donné auPoussin l'idée de son tableau
de l'Arcadie. Encore quelques réflexions de notre commentateur
sur cette seconde églogue :
Nunc eliam pecudes umbras etfrigora captant ;
Nunc virides etiam occultant spineta lacertos .
« Que cette peinture est vive et animée ! s'écrie M. Ge-
>> nisset ! que de force et de vérité dans les détails , de
>> pureté et d'énergie dans l'expression ! quelle combi-
>>naison savante du mouvement et du rhythme , avec le
> sentiment et la pensée ! Ces pluriels umbras etfrigora
» semblent multiplier la fraîcheur et l'ombrage qu'ils
>> respirent. Il y a de la mollesse et de la symétrie dans
» ces répétitions , nunc etiam , nunc virides etiam : puis
> l'on croit apercevoir une partie du lézard restée à nu
>> sous la feuillée. Cet effet , en l'approfondissant , paraît
>> résulter deje ne sais queljeu brillant dont l'imagination
» se sent frappée par l'épithète virides , sur qui tombe
1
362 MERCURE DE FRANCE ,
> comme à la dérobée un rayon de lumière. On sent
» aussi les pointes dont le buisson se hérisse , percer à
>> travers ces mots d'une prononciation sèche et aiguë ,
>> occultant spineta. » Il faut avoir des yeux de lynx pour
découvrir toutes ces choses dans Virgile. Nous ne pouvons
refuser à ces remarques le mérite de la nouveauté ;
mais malheureusement , chez M. Genisset , nouveau se
trouve toujours synonyme d'absurde. Il arrive fort souvent
à ce commentateur de se méprendre du tout au tout
sur les beautés d'ensemble ou sur l'intention de Virgile ;
mais c'est dans les détails qu'on peut admirer toute la finesse
de sa vue. Les yeux de M. Genisset peuvent jouter
avec un microscope , tant ils sont pénétrans et subtils : on
ne se douterait jamais des beautés en tous genres qu'ils
découvrent dans le plus petit monosyllabe. M. le professeur
demeure en extase devant un atque , il se prosterne
pour une simple interjection, et il n'est pas, selon lui, dans
tout Virgile un enclitique qui ne soit admirable ; je m'en
vais en donner quelques exemples , afin qu'on ne puisse
dire que j'exagère dans l'intention de faire rire mes lecteurs
.
« Après l'énumération de ses qualités personnelles ,
>>Corydon s'attache à combattre la répugnance d'Alexis
» pour la vie pastorale. En faisant l'éloge de la belle
>> nature et des plaisirs des bergers , il en parle avec ce
>> ton d'enthousiasme qui en impose , et qui porte la con-
>> viction :
1
O! tantùm libeat mecum tibi sordida rura,
Atque humiles habitare casas et figere cervos ,
Hædorumque gregem viridi compellere hibisco.
>> Ah ! seulement daignez venir avec moi habiter ces cam-
> pagnes que vous méprisez tant, et loger sous ces humbles
>> toits . Otantum libeat ! exclamation persuasive et pas-
> sionnée ! Ici l'adverbe tantum joue un rôle important , et
FLOREAL AN XIII. 363
>> semontrecomme l'ame de la pensée tantùm : humiles casas
>> est modeste et gracieux. Viennent ensuite d'autres dé-
>> tails , et d'abord la chasse , qui exerce avantageusement
>> la force du corps , et figere cervos...... cet hémistiche
>>est rapide comme la flèche qui vole et frappe son but ;
>> puis la conduite d'un troupeau :
Hædorumque gregem viridi compellere hibisco .
» Ce vers mal uni peint l'humeur obstinée de l'espèce de
» bétail dont il est question. Le verbe compellere , qui
>> se prononce avec effort ; l'élision pénible sur sa dernière
» syllabe , sur hibisco , dont la première est nécessairement
>> aspirée ; la houlette même dont le berger se représente
>> armé , toutes ces circonstances se réunissent pour don-
» ner une certaine importance à la conduite des trou-
» peaux , et bannissent l'idée qu'on a vulgairement de
> la triste uniformité de cet exercice champêtre.
Mecum unà in silvis imitabere Pana canendo :
» Ce vers entièrement musical , fait entendre à l'oreille
>> les accords qu'il exprime ; imitabere est tendre et varié ,
» Pana est fort et harmonieux , canendo est moelleux
>> et sonore ; il finit en point d'orgue qui s'étend dans les
>> airs , l'écho s'en empare pour le continuer » . En lisant
de pareilles réflexions , on croit entendre une des Préeieuses
de Molière se récrier sur le oh ! oh ! de la chanson
de Mascarille , et dire : « J'aimerais mieux avoir fait ce
> oh ! oh ! qu'un poëme épique » . Je crois que Virgile
aurait été bien surpris d'apprendre que dans ces vers de
sa troisième églogue :
Hic alienus oves custos bis mulget in kora
Et succus pecori et lac subducitur agnis.
› Les syllabes sèches et crispées des mots : succus pecori,
>> lac agnis , confirment la maigreur extrême des brebis
364 MERCURE DE FRANCE ,
» d'Egon , et font entendre à l'oreille les durs frottemens
» de la main qui presse leurs mamelles arides. » La remarque
sur le vers suivant n'est pas moins subtile ; il
s'agit d'une génisse :
Bis venit ad mulctram, binos alit ubere fætus .
« C'est la génisse elle-même qui deux fois le jour vient
>> offrir ses mamelles pour qu'on la décharge d'un poids
» qui la fatigue , circonstance remarquable . Avec cela
>> elle nourrit encore deux jeunes veaux , binos a'it ubere
» fatus : quelle fecondité ! alit est gras et coulant ; ubere
» est plein et arrondi . >>>
Tout le commentaire de M. Genisset est écrit d'un bout
à l'autre dans le même goût . Il s'imagine que Virgile est
perpétuellement occupé à faire de l'effet , comme si le
poète devait tout peindre , comme s'il n'était pas une foule
de choses qu'il suffit d'indiquer , de rappeler à l'esprit ,
sans chercher à les mettre sous les yeux et les mains du
lecteur. C'est d'après cette idée fausse , que M. Genisset
s'est égaré dans un labyrinthe inextricable de subtilitės
scholastiques . Il faut autre chose que de la métaphysique
pour commenter dignement les grands poètes . Je ne m'arrêterai
pas à relever toutes les fautes de langue de M. Genisset
: je lui demande par exemple si cette phrase est
française : « Se plaindre à toute la nature des injustes
>> mépris d'Alexis , c'est à quoi l'on doit s'attendre de la
>> part du berger malheureux. >> Et cette autre : « L'épithète
» novum ne pouvait être plus judicieusement placée pour
>> sortir son effet. » Je ne m'arrêterai point à ces observations
; il y aurait trop à faire. D'ailleurs , il en est une trop
importantepour que je la puisse différer plus long temps.
J'ai dit quelques pages plus haut , que plusieurs des
églogues de Virgile étant aussi passionnées que les élégies
de Tibulle et de Properce, il était un peu singulier qu'on
FLOREAL AN XIII. 365
ait cru pouvoir sansanger mettre les unes entre les mains
des jeunes gens , en même temps qu'on leur interdisait la
lecture des autres. Il ne me serait pas difficile de prouver
ce que j'ai avancé : on peut comparer la dixième églogue
et la seconde avec les lettres les plus amoureuses de la nouvelle
Héloïse ; celle même que Saint-Preux écrivit à sa
maîtresse sur le rocher de Meillerie , ne renferme pas des
traits de passion plus profondément sentis , plus énergiquement
exprimés . Cependant quand verra-t-on jamais
l'Heloïse de Rousseau être mise au nombre des livres c'as
siques à l'usage de nos lycées ?Jamais sansdoute, puisqu'on
ne l'a pas osé dans le règne même de la philosophie. Les
deux églogues dont je parle sont expliquées publiquement.
Je craindrais d'être accusé de jansénisme en condamnant
les vers où il n'est question que de cet amour que la nature
avoue ; mais personne , je pense , ne trouverait trop
rigoureux qu'on supprimât au moins les vers capables de
donner à des enfans l'idée de cette passion infame , si commune
dans l'antiquité . Voltaire a tenté de justifier les
grands hommes qu'on a accusés de ce vice , et voici pourquoi.
Les pères de l'Eglise avaient tiré parti de ces exemples
d'une profonde corruption morale , pour montrer aux
païens l'insuffisance de leur doctrine. Voltaire en conséquence
prétendit que c'était une calomnie ; mais toute
l'antiquité entière déposé contre Voltaire. Platon , Solon
et Cicéron lui - même auraient de la peine à se justifier.
Conçoit-on que le premier ait proposé dans sa république
une pareille infamie, comme un moyen propre à exciter le
courage des jeunes citoyens , et à récompenser leur vertu ?
Rien de plus ridicule à ce sujet que l'obstination de Vole
taire , et d'aussi indécent que les injures qu'il prodigue au
savant M. Larcher. Tout atteste dans les anciens combien
ce vice , devenu en horreur aux nations modernes , était
366 MERCURE DE FRANCE ,
commun et répandu. Nous en avons Pins leurs écrits même
les plus honteuses révélations , comme les preuves les plus
convaincantes : encore , si cette turpitude n'eût été commune
qu'aux Nérons , aux Caligulas , on en serait moins
honteux. Il était dans l'ordre que des monstres qui avaient
fait tant d'outrages à l'humanité , fissent encore cet affront
aux graces ; mais ce qui est vraiment révoltant ,
c'est de voir tomber dans ce vice les plus grands hommes
de l'antiquité , les esprits les plus délicats et les plus polis :
on sait àqui sont adressées les élégies les plus tendres de
ce Tibulle si sensible. J'ai été peu-à-peu entraîné dans
ces réflexions , en lisant le commentaire de M. Genisset
sur la seconde églogue de Virgile. Pour conserver cet
ouvrage dans les classes , on avait jusqu'ici eu recours à
des déguisemens , et on attribuait à l'amitié tout ce que
l'amour dicte au berger Corydon. Ce mensonge au reste
n'en imposait pas même aux enfans. La passion de l'amour
y est exposée avec tant de chaleur , qu'il est impossible
que l'innocence la plus crédule puisse être long- temps
la dupede cette fausse interprétation . On est , je l'avoue ,
un peu surpris de voir M. Genisset qui a mis à la tête de
son livre , à l'usage des lycées et autres écoles publiques ;
on est , dis-je , un peu surpris de voir M. Genisset rejeter
toute espèce de voile. « Corydon , dit-il , avait mérité
>> l'amour de Ménalque et de bien d'autres bergers ; il a
>> tout négligé cependant , tout pour un objet qui le
>> méritait si peu. Cette réflexion qu'il achève dans le si-
>> lence , fait naître en lui un dépit secret que l'on sent
>> percer dans la leçon qu'il adresse à son insensible
>> amant d'un ton mêlé de tendresse et de dignité : >>>
Oformose puer , nimium ne crede colori ;
Alba ligustra cadunt, vaccinia nigra leguntur.
>> O bel enfant , ne te fie pas trop àla couleur : on laisse
:
FLOREAL AN XIII. 367
>>le troëne qui est blanc , pour cueillir le vaciet qui est
» noir. »
« Au soin que prend le berger d'adoucir ce trait , on
>> sent que l'espérance vit encore au fond de son coeur ;
>> il craint d'offenser , de rebuter Alexis par une allusion
> trop ressentie. Il commence par rendre hommage à
» cette même beauté dont Alexis est si vain , ő formose
» puer ! cependant à travers les ménagemens, dont il use ,
» on voit qu'il fait à son amant une menace sérieuse ,
>> quoique indirectement présentée , et Corydon n'en est
» pas venu là sans quelque grand effort. Assurément
M. Genisset a oublié dans ce moment qu'il écrivait pour
les lycées . Quelle serait sa confusion si quelques -uns de
ses disciples , plus curieux que les autres , allaient lui
demander des explications ultérieures ?
Les exemples que nous avons cités peuvent , je crois ,
suffire pourdonner une idée de l'examen oratoire des églogues
de Virgile. Ce n'est pas que parmi ces réflexions
it ne s'en trouve quelquefois qu'on voulût conserver ;
mais en général l'auteur pèche toujours par trop de subtilité
: en un mot , il a montré beaucoup moins de goût que
de zèle . M. Genisset a vraiment un enthousiasme d'admiration
pour le poète latin , et je lui rends même la justice
de croire qu'il serait homme à se faire pendre pour Virgile
si le cas le requérait. Malheureusement l'enthousiasme
est un état de l'ame peu favorable à l'analyse ; pardonnons
donc à M. Genisset de s'être mépris , et faisonslui
grace en faveur de son zèle plus ardent qu'éclairé : on
peut le comparer à ces martyrs des premiers temps de
l'Eglise , qui se dévouaient pour des vérités qu'ils n'entendaientpas.
Au reste , M. Genisset aurait à se plaindre ,
si après avoir cité de sa prose nous ne citions pas de ses
vers . Voici donc un échantillon d'une églogue allégorique
368 MERCURE DE FRANCE ;
desa composition. C'est un colloque entre le berger Tityre
et le berger Thyrcis.
THYRCIS.
Dans cette humble retraite , au sein de ce vallon ,
Que chantez-vous , berger , et quel dieu vous inspire ?
En ces momens de trouble et de division ,
Pan même à nos ormeaux a suspendu sa lyre ,
Et l'écho de nos bois ne rend plus aucun son ;
Ces troupeaux mugissans , ces ruisseaux , ces ombrages
Ne sont plus à nos yeux de riantes images.
Aquoi le berger Tityre répond :
4
Thyrcis , le temps n'est plus d'éclater en regrets :
Daphnis est de retour , Daphnis dont la voix tendre ,
Rivale d'Amphion , enchante les forêts .
Aux bergers assemblés dès qu'il s'est fait entendre ,
Il a calmé soudain les esprits inquiets .
Le bienfaisant Daphnis au sein de nos chaumières
A ramené la paix qui le suit en tous lieux ;
Il vient de mettre un terme à nos longues misères .
Pour chanter, dignement ce mortel généreux ,
Muses , inspirez-nous vos sons harmonieux.
Sur ces entrefaites , survient le berger Damon , lequel
est aussi innocent que les deux premiers ; il entre en chantant
les paroles suivantes :
Paisibles habitans de ces douces retraites ;
:
Je viens unir ma voix au son de vos musettes
Et rendre grace au ciel qu'il daigne faire encor
Dans vos heureux climats renaître l'âge d'or .
De l'aimable Daphnis la douce bienfaisance
S'est fait depuis long-temps connaître à nos bergers ,
Et je viens , en leur nom , sur ces bords étrangers
Elever un autel à la reconnaissance .
Les trois bergers continuent à chanter alternativement
sur leurs musettes ; ce qui est bien la plus jolie chose du
monde et tout- à- fait divertissant. Les bornes de ce journal
nous empêchent de citer en entier cette églogue allégorique
; mais nos lecteurs conviendront sans peine d'après
cet échantillon , que lorsqu'on fait d'aussi beaux vers on
peut commenter hardiment les églogues de Virgile .
J. E. LA SERVIÈRE.
T
FLOREAL AN XIII . 36
SPECTACLES.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE .
Délia et Verdikan .
MALGRÉ quelques jolis morceaux de musique , la voix
de Martin , l'agrément du jeu d'Elléviou , le talent prodigieux
de madame Saint-Aubin , qui s'est encore surpassée
avant-hier , cet opéra n'a pas réussi. Quoique le poëme ne
soit pas bon , ce n'est pas à lui cependant qu'il faut entièrement
attribuer la chute . Par égard pour l'auteur , que les
journalistes avaient assez indiscrètementnommépar avance,
suivant un usagé peu convenable introduit depuis quelque
temps , on eût du moins tout écouté avec patience , sans
les efforts continus d'une cabale bien prononcée , qui
n'ayant pu apparemment s'embusquer au parterre , s'était
nichée au paradis. Quoique peu nombreuse , elie a , par ses
cris et sa tenacité , couvert les app'audissemens presque
universels du reste de l'assemblée . « Vous voyez comme ils
sont ingrats >> a dit Elléviou vers la fin de son rôle , soit
que ces mots y fussent , ou qu'il les cût ajoutés. Cette allusion
a été vivement sentie. Il y avait réellement de l'ingratitude
à ne pas écouter avec résignation (car il en fallait un
peu), la production d'un auteur qui fait tant deplaisir quand
il joue celles des autres .
,
On yoit d'abord un Turc qui vient d'acheter quatrejeunes
esclaves fort belles . C'est un marchand qui n'est ni jeune ni
riche , et sa femme luideniande avecraison ce qu'il en veut
faire ; car son projet n'est pas de les vendre. Il se les fait
amener, et bien moins galatit que Soliman , leur dit :
J'ai payé cher votre beauté ;
Vous devez être bien aimables . J
A a
CE
370 MERCURE DE FRANCE ,
Quelques détails de cette scène ont rappelé le souvenir
des Trois Sultanes de Favart; comparaison fâcheuse pour
Délia et Verdikan. La bienséance n'est pas toujours bien
exactement observée dans cette dernière pièce. Le marchand
pourrait se dispenser d'avertir , comme il fait quelque fois,
qu'il passe dans l'appartement de ses femmes. Sur quoi ,
pour ne pas laisser d'équivoque , un autre personnage
s'écrie « qu'il est fou de ses odalisques ; que son plaisir est
>> de les cajoler. » Cette expression a choqué. Délia est aimée
d'un capitaine de la garde du grand-seigneur. La première
fois qu'elle l'a vu « son coeur battait si fort qu'elle
>> avait peine à le contenir , et il lui sembla qu'il voulait la
» quitter . >> Elle ajoute dans une ariette ,
,
Qu'il l'a charmé par ses accens ,
sans se douter qu'elle fait là un très-gros solécisme , tout
au moins contre la grammaire. Le capitaine , nommé
Verdikan , est surpris par le père dans sa maison . Le valet
de l'amoureux fait croire à ce marchand très-crédule que
son maître est le fils du grand-seigneur , le présomptif héritier
du trône. Sous ce nom ,celui-ci épouse sa maîtresse. La
cérémonie de ce mariage ressemble un peu à celle du
Mama- Mouchi . Un visir , qui tombe des nues , vient désabuser
le père ; car la mère était dans la confidence. Néar
moins comme l'alliance est sortable , et qu'un vil usurier
auquel le marchand voulait donner sa fille , est reconnu
pour un misérable calomniateur , qui n'est bon qu'à être
empalé , tout se concilie , et se termine enfin.
C'est sur-tout la longueur de la pièce qui a secondé les
malveillans ; elle dure encore long-temps après que Verdikan
a été reconnu par la mère. Une intrigue sans mouvement
, le monologue d'un valet , une scène entre ce valet
et l'usurier , sans aucune espèce d'intérêt ,, et dans un moment
où l'on haletait , à la lettre , après le dénouement , ont
fatigué tout le monde. On est sorti convaincu que le premier
acteur de l'Opéra- Comique doit se borner aux succès
qu'il obtient dans cette profession. Il en aurait encorede
م
FLOREAL AN XΙΙΙ. 371
:
plus grands , si , pour se donner un air dégagé et délibéré ,
il ne précipitait pas trop souvent son débit , et ne saccadait
pas sa diction. Du bredouillement n'est pas de la légèreté.
M. Berton a fait la musique. L'auteur des paroles n'a pas
voulu être officiellement connu. L'un et l'autre ont été demandés
avec persévérance par un parti dont le zèle était
plus grand que le nombre.
; THEATRE DU VAUDEVILLE.
L'Athénée des Femmes.
EST- IL convenable , est-il juste de vouloir livrer à la risée
les femmes qui cultivent les arts et la littérature? On ne
saurait bien résoudre la question posée ainsi d'une manière
absolue. Si ces femmes sont ce qu'on appelait autrefois de
petites bourgeoises sans fortune , qui négligent leurs devoirs
domestiques pour courir après le bel esprit et n'atteindre
que le ridicule , il est bien de tâcher de les rendre à
leur ménage , et de leur faire quitter la plume pour reprendre
l'aiguille et le fuseau. Si , avec beaucoup d'aisance , une
fenime a de l'esprit et du loisir , on avouera qu'il vaut autant
qu'elle emploie l'un et l'autre à quelque ouvrage agréable
qu'à médire ou àjouer. Tout le monde est d'accord de la
finesse de leur tact. Quelques jugemens erronnés qu'on leurs
reproche ne prouvent rien contre leur goût , si ce n'est qu'il
n'est pas infaillible. Dans le siècle des véritables lumières , les
hommes n'ont-ils pas aussi méconnu le mérite de plusieurs
chefs- d'oeuvre dramatiques ?
;
On convient encore qu'il est utile aux progrès dés lettres
que les femmes les aiment et's'y intéressent. Sans cet ink
rêt , nous eussions eu peut-être Corneille , mais non pas
Racine. Or il est difficile d'aimer les lettres , sans être quelquefois
tenté de les cultiver. Enfin il y a des ouvrages que
les femmes seules , pour ainsi dire , peuvent faire , des
chosesqui n'ont de graces que dans leur bouche , des genres
où elles nous ont surpassés . 4
F
Aa2
372 MERCURE DE FRANCE,
Cependant ce n'est pas le sujet, c'est la manière dont on
l'a traité qui a fait cheoir le vaudeville où l'on a osé se mocquer
de leurs prétentions littéraires. L'intrigue n'est rien
moins que neuve. Madame Pathos , secrétaire perpétuel de
l'Athénée des Femmes , a promis sa fille à M. Pincé , secrétaire
de celui de Montargis. Un militaire , aimé de la
jeune personne , se produit sous le nom de M. Pincé , et il
épouse mademoiselle Pathos. Ce vaudeville ne pouvait donc
se sauver que par les détails , et il sont souvent grotesques
au lieu d'être comiques. Quelques mots néanmoins ont été
applaudis. Madame Pathos , arméed'une tragédie en douze
actes , sur les douze travaux d'Hercule , veut en assommer
l'officier , qu'elle prend pour M. Pincé. « Je vous lirai
>> tout.-Ah ! ne m'accabiez pas de vos bontés ! >> Elle prétend
avoir des moyens sûrs de réussir. On lui demande
quels ils sont. « Les voies de fait ; c'est plus aisé que d'avoir
du génie. » L'Opéra ne lui paraît pas dignede ses productions.
Il n'ya là , suivant elle, de bon que les ballets ;
T
Et les entrechats de Vestris
Ont empêché bien des culbutes
Il estprobable que c'est la rime qui l'a empêchée de préférer
ceuxde Dupont. Une vieille galvaniste annonce qu'elle
a ressuscité des grenouilles , et qu'elle espère bien ressusciter
aussi des hommes. L'officier répond qu'il la retient pour
la première expérience. Les résurrections ont fait rire les
uns , et scandalisé les autres qui ont vouluy entendre malice.
Mais il y a eu parfaite unaninité pour une romance
où l'amante se comparait à la fauvette , son amant à un
pinson, le rival de l'amant à un moineau. On a sifflé toute
la volière. Les sifflets ont redoublé lorsque l'actrice a dit,
en finissant :
:
Ilfaut faire de l'Athénée
Le rendez-vous du jour.
:
Le rideau s'est baissé au son de cette triste musique. Les
femmes ont dû se trouver trop vengées. Elles pardonnent
plutôt les épigrammes , et même les injures ,que l'ennui.
1
FLOREAL AN XIII 373
2
ΑΝΝΟNCES .
"
Annuaire des Contributions directes de l'Empire Francais, ouvrage
indispensable à tous les fonctionnaires et employés chargés de
la répartition on de la confection des rôles des contributions et da
jugement des réclamations, aux receveurs généraux de département ,
receveurs particuliers d'arrondissement et receveurs particuliers percepteurs
de communes , pour les guider dans la perception , les poursuites
, etc. , et leur faciliter l'exécution des lois et arrêtés relatifs à
lears fonctions; et aux contribuables , pour vérifier l'exactitude de leurs
taxes et éviter les poursuites des percepteurs en les acquittant aux
époques déterminées par les lois; par T. H. Saint-Léger , chefdes
bureauxdela recette générale du département de la Seine , l'un des
auteurs du Répertoire de la perception des Contributions ; dédié à S.
A. S. monseigneur Cambacérès , archi- chancelier de l'Empire ,
grand-officier de la légion d'honneur , déocré du grand- cordon , ohevallier
del'Aigle- Noire de Prusse , membrede l'Institut de France, etc.
Untrès-fortvol. in-8°. Prix : 5 fr. , et 6 fr. 50 c. par la poste .
AParis , chez l'Auteur , rue des Petis-Augustins , nº. 2 ; Ballard ,
imprimeur , rue J. J. Rousseau , nº: 14 .
L'Auteur, qui paraît connaître parfaitement le système contributif,
adans le Recueilquenous annonçons, rassemblé par ordre de matières ,
tout ce qui a rapport à la répartition et à la perception des Contributions;
il annonce que son but a été de faciliter l'exécution des lois et
décrets sur cettepartie, et il nous a parul'avoir complettementrempli.
(Lasuitede cet ouvrage qui contiendra aussi les Contributions in
directes, paraitra chaque année.)
Grammaire Française; par Lhomond, nouvelle
édition revue, corrigée et augmentée, par Charles Constant le Tellier,
ex-professsseeuurr de l'Universite de Paris . Le prix decette Grammaire ,
contenant 204 pages , c'est-à-dire le double de la Grammaire ordinaire
deLhomond, est de r fr. 25 c ., et 1 fr . 70 c. par la poste.
AParis , chez lePrieur , libraire , rue des Noyers , no.22 .
Les Elémens de Grammaire Française de Lhobond avaient obtenu
le suffrage dujury des livres élémentaires , et avaient été approuvés
par le Corps Législatif en l'an 4. La nouvelle Commission des livres
élémentaires établie au commencement de l'an 12 , les a pareil'ement
adoptés pour l'usage des lycées et des écoles secondaires; nous sommes
dispensés par-là de faire l'éloge de la petite Grammaire de Lhomond,
dost tout le monde reconnaît assez le mérite. Mais nous dirons quelque
chose de la nouvelle édition que nous annonçons au public ; elle
offre des changemens qui tendent à rendre moins pénible pour les
enfans l'étude de la langue française; les règles de la formation des
temps dérivés dans la conjugaison des verbes , sont présentées avec
plus deméthode, et seront plus aisées à retenir et à appliquer. Le traité
des participes, incoinplet et erroné, a été entièrement refait. Celui des
prépositions et des conjonctions a ns été également refondu. On y a
joint des remarques intéressantes sur chaque partie du discours , sur
l'orthoxraphe et la prononciation , et sur diverses locutions vicieuses,
trop communes dans la société. On y a ajouté aussi une méthode de
faire lesparties du discours , ou l'analyse d'une phrase; et cette méthode
a été appliquée à un exempletiréduTélémaque. Eufia , l'ouvrage
a été augmenté d'un traité de la versification française.
Cesdifférens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
desPrêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
374 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Lisbonne. M. Jérôme Bonaparte est arrivé ici sur un
bâtiment américain , sur lequel étoient , comme passagers ,
M. et Mile Paterson. M. Jérôme Bonaparte vient de prendre
la poste pour Madrid , et M. et Mlle Paterson se sont
rembarqués . On les croit retournés en Amérique. (Monit.)
Londres . Enfin l'expédition secrète a mis à la voile , le
19 avril , sous l'escorte de deux vaisseaux et de deux canonnières.
Le convoi sera renforcé en mer de quelques vaisseaux
qui l'escorteront jusqu'à Gibraltar. Le nombre des
troupes embarquées est moins considérable qu'on ne l'avait
dit d'abord , et n'excède pas 6,000 hommes. Dans une
assemblée de la bourgeoisie de Londres , tenue le 21 avril ,
d'après une convocation expresse du lord maire , la conduite
du lord Melleville a été examinée avec la plus
grande , comme la plus juste sévérité. Des mesures énergiques
ont été proposées et accueillies à l'unanimité.
M. Pitt ddooiitt, dit-on , devancer dans la chambre des
communes la motion de M. Withbread , en demandant
lui - même qu'une commission soit nommée pour
examiner les différentes branches de l'administration. Il a
écrità tous ses amís , de sa main , pour les prier de se
trouver jeudi à la chambre , parce qu'on y devait traite,r
d'une affaire dont la nature est tout-a- fait extraordinaire.
2
Il est question de préparer de suite une expédition nouvelle
qu'on dit devoir être très- considérable . On en parle
encore comme d'une expédition secrète ; dans quatreà cinq
jours , sa destination sera sans doute connue. Pour peu
que cela continue , il faudra finir par embarquer toute la
nation , si l'on veut qu'elle soit gardée et défendue par des
troupes régulières ; carces expéditions nous mettent à découvert.
21.on 97
Naples , 26 avril. On écrit de Sicile que l'amiral Nelson
était sur le Maretimo , attendant l'escadre de Toulon ,
lorsqu'un brick est venu lui annoncer que les vaisseaux
français avaient été vus dans les parages de Cadix : vingtquatre
heures après , l'escadre anglaise avait appareillé.
(Moniteur.)
EMPIRE FRANÇAIS .
Marengo.-Alexandrie , 13 floréal. S. M. a donné
hier audience aux membres des différentes autorités . Elle
i
FLOREAL AN XIII. 3,5
)
a reçu le général qui commande la division , celui qui
commande le département , les généraux et officiers du
génie , les chefs et officiers des corps composant la garnison
, les officiers vétérans , les officiers retirés , la garde
d'honneur composée des anciens officiers , celle de la jeunesse
de la ville , les membres des collèges électoraux de
département et d'arrondissemens.
PARIS .
On lit aujourd'hui dans le Journal officiel l'article
suivant :
« La source des faux bruits est infinie; on ne cesse d'y puiser.
Ony puisera long-temps encore sans la tarir. Les uns sont l'effet de
Jamalveillance , les autres de l'oisiveté. Ils sont recueillis par les journaux
français , qui les propagent sans discernenient , soit par irréflexion,
soit par le desir de donner plus tôt qu'aucun autre , des nouvéles
fausses ou vraies .
>> Nous avons en plusieurs fois l'occasion de faire remarquter dans
cejournal , que toutes les nouvelles colportées par les bulletins de
Francfort , d'Augsbourg et de Hambourg , ne devaient être accueilles
qu'après examen , sur-tout quand elles concernent la France. Comment
peut-on croire en effet qu'on est mieux instruit à Francfort ,
àAugsbourg , à Hambourg , de ce que fait le gouvernement français
, qu'on ne l'est à Paris même ?
>> Ona , par exemple , supposé la création de six princes italiens ;
on les a désignés , on les a nommés , et le Journal des Débats a le
premier donné cette nouvelle , et il l'a publice , parce qu'elle était
mot pour mot dans le Bulletin de Francfort . C'est une nouvelle de
l'invention des auteurs de bulletins , qui devraient être bien surpris
de la confiance qu'ils inspirent à leurs confrères de Paris .
>>D'autres bulletins avaient dit , et les journaux de Paris s'étaient
empressés de lerépéter, qu'on faisait , dans toutes les parties de l'Italie,
une battue de bêtes fauves pour les chasses de Stupinigi. On supposoit
donc que l'Empereur qui vient de faire un voyage difficile dans les
Alpes; qui , dès le point du jour, est à cheval pour visiter les établissemens
publics , les forteresses, les positions ; qui voit partout les
différentes autorités avec lesquelles il examine et discute tout ce qui
importe au bonheur de ses peuples ; qui expédie régulièrement les
nombreux porte-feuilles qu'apportent les courriers qui se succèdent
avec rapidité , trouve encore des loisirs et éprouve le besoin de l'exercice
de la chasse dans ses journées si entièrement et activement remplies
! On a parlé en même temps de la splendeur et de la magnificence
des ameublemens du cl âteau de Stupinigi . Tout cela est également
controuvé : Stupinigi est une jolie maison de campagne meublée
d'une manière convenable , mais sans faste , et avec des meubles du
pays.
>>D'autres bulletins ont dit que les ministres de l'Empereur dans
les cours étrangères reçoivent des présens de 2 et 300 mille francs.
Onsait cependant que l'Empereur ne souffre pas que ses ministres
reçoivent , s'il ne les y a autorisés , même les présens qui sont d'usage
4
876 MERCURE DE FRANCE .
dans les cours , et dont la valeur n'excède jamais plus de 20 à 30 mille
francs .
» De faux bruits , répandus avec plus d'art , ont eu un objet plus
important. Toutes les machinations de nos ennemis étant inutiles , on.
a attaqué nos finances par les suppositions les plus dénuées de fondement
. On était si bien parvenu , il y a trois mis , à faire croire à
l'existence prochaine d'un papier monnaie , que le change de Paris en
avait souffert sur les différentes places de l'Europe . Ce broit était
absurde , mais il u'en produisait pas moins un mal très-réel. Si les
écrivains des journaux , au liu de recueillir tous les contes qui se
débitent , avaient montré l'état véritable de nos affaires pour discréditer
ainsi de pareils bruits , ils auraient rendu à notre commerce un
service très- réel .
>> Dans un ordre de choses plus important encore , on suit une
marche absolument semblable . On a publié que 1 Empereur d'Allem
gue devait venir à Venise , et ce prince n'a jamais pensé à ce
voyage. On det même à présent que le prince Charles doit se rendre à
Milan; ma's à peine a-t-on publié ces fables , que l'on contremande
les préparatifs . On se procure ainsi l'avantage de faire deux articles
pourchage fausse nouvelle ; tandis qu'en se tenant àla vérité ,on n'auraitio
eu à dire. On envoie le grand-duc Constantin àVienne;
pen rès c'estl'empereur d'Allemagne qu'' onffait aller enPologne pour
avoir ude entrevue avec l'empereur Alexandre .
et
>> Cos ouvelles , qui paraissent jetées au hasard , tiennent cependant
à un système suivi . Elles se combinent tantôt avec l'annonce d'une
alance offensive et défensive entre les empereurs d'Autriche , de
Russin, les rois de Prusse , de Suède , dont ce dernier serait déclaré
généralissime. On met déjà les troupes en mouvement , on désigne les
camps où elles se réunissent , les places où les inagasins sont formés ;
et en faisant venir ces bruits de differens lieux , en les donnant à des
dates diverses , en les répétant dans des articles successifs , on parvient
inspicer au lecteur peu instruit lidée que tout est en combustion , et
que la guerre es imminente. Le résultat est même tel qu'il y a peu de
temps. le bâtimens portont pavillon autrichien, russe ou suédois, trouvalent
à peine dans la Méditerranée des chargemens à faire en payant
les plus fortes assurances .
>>Ce n'est ps là tout-à- fait le but que les inventeurs se proposaient ;
mais il suffit pour leur ôter tout autre espoir de succès , de faire connître
la véritable situation de l'Europe .
>> L'Angleterre et la France sont aux prises . Les sentimens de
modération et les vues conciliatrices de l'Empereur ont échoué devant
la tarba ence de milord Dundas ( lord Melleville ) et de M. Pitt .
Plusieurs de nos croisières sont sorties de nos ports; plusieurs se
sont réunies aux croisières espagnoles . Le commerce anglais est partout
alarmé , déjà la présence des vaisseaux français a fait monter de
25 pour cent les assurances pour les Indes -Occidentales ; l'effet sera
biento le même pour les Indes-Orientales , les mers du Nord , la
Balti ue et la Méditerranée . Aucune rencontre fâcheuse n'a eu lieu
entre nos croisières et celles des ennemis ; mais dût-on éprouver la
perte de quelques vaisseaux, de quelques frégates , le but sera également
rempli : les Anglais auront essuyé des pertes incalculables , et
c'est le seul moyen de leur persuader enfin cette vérité , qu'ils ne peuvent
que perdre à la guerre , et qu'ils n'ont rien à y gagner.
1
FLOREAL AN XΙΙΙ . 377
* >> Apeine monté sur le trône d'Italie , l'Empereur Napoléon s'est
empressé de faire part de cet événement à l'Empereur d'Allemagne ,
au roi de Prusse et au roi d'Espagne; il en a reçu des réponses également
satisfaisantes ; ces trois grandes puissances , ainsi que tous
les électeurs du Corps-Germanique , le régent de Portugal et la reine
d'Etrurie , ont reconnu la nouvelle organisation de l'Italie.
>*> On n'a pas rassemblé un corps de troupes , on n'a pas formé un
magasin , on n'a pas fait un mouvement alarmant pour la tranquillité du
continent en Russie , en Prusse , en Autriche: l'Europe est tranquille ;
tout le mondey veut vivre en paix , excepté cependant les nouvellistes
que solde la politique anglaise, et qui dupent si facilement les journalistes
de France .
» Il se peut que la guerre avec l'Angleterre dure long-temps encore;
mais nous avons la ferme croyance que la paix du continent ne
sera pas troublée , puisque l'empereur d'Allemagne , le roi de Prusse
et le roid'Espagne sont d'accord avec l'Empereur des Francais. Des
hommes bien instruits affirment même que la Russie a donné à l'Angleterre
des couseils pacifiques , conseils qui seroient entendus si la
haine, la basse jalousie et les petites intrigues du cabinet de Londres
permettoient aux ministres anglais d'écouter ce que demandent l'intérêt
et le bonheur de leur pays .
-On lit dans le Publiciste d'avant- hier un morceau écrit
avec chaleur , intitulé le Camp de Marengo. Le voici :
Entre les forteresses de Tortone et d'Alexandrie entre les torrens
de la Scrivia et de la Bormida , s'étend sur plusieurs lieues une
plaine triste et aride. Marengo , Castel - Ceriolo , San - Guiliano ,
misérables villages , naguères inconnus , y reposent à peine l'oeil
ennuyé du voyageur . Eh bien ! sur cette surface monotone va se
déployer un spectacle dont ni les ordonnateurs de fêtes , ni la magnificence
des rois , ni l'imagination dramatique des poètes ne sauroient
égaler l'intérêt !
Sans doute on montre en Europe plusieurs de ces champs de
bataille où tels que , sur un échiquier , de savans tacticiens jouèrent
quelques parties sanglantes . La curiosité s'y repaît un instant de
médiocres souvenirs ; mais l'ame n'est vraiment émue que sur ces
ljeux célèbres où de grandes destinées se jugèrent sans retour. Marathon
, Arbelles , Pharsale sont les plus nobles monuniens de l'histoire
; et dansles temps modernes , Marengo se place avee honneur
à côté de ces noms antiques .
Un camp de 30 mille hommes est , dit-on , rassemblé dans cette
plaine fameuse . Le maréchal Lasnes le commande ; l'empereur et
roi dost en faire la revue à son départ d'Alexandrie. Que d'autres
ne considèrent dans cet évènement qu'une de ces pompes militaires
où les guerriers aiment à se soulager des loisirs de la paix ! Que
d'autres soient seulement frappés du contraste singulier d'une
armée qui manoeuvre au bruit des fanfares ,au milien des cris de
joie,et entre les flots d'une foule curieuse , sur le même sol que ,
cinq années auparavant , des torrens de sang ont inondes ! Marengo
réveille dans mon ame des pensées d'un ordre différent , et si j'avois
àles communiquer aux hommes de diverses nations que cette fête
guerrière va réunir , voici le langage que je leur adres erais :
Je dirais à l'habitant du Piémont : « Bénis Marengo , car c'est-la
que tu fus affranchi sans retour d'un gouvernement pusillanine qui ,
entre des voisins trop puissans , ne pouvait subsister que par la ruse
378 MERCURE DE FRANCE ;
la perfidie et les ng de ees sujets constamment versé , depu's deux
siècles ,dans toutes les guerres de l'Europe ».
Je dirais au Lombard : «Chéris les palmes de Marengo , car elles
ent protégé le berceau de ta liberté etde ton indépendance. C'est par
el'es que tu as repris ta place entre les nations , et que tu as vu se
briser pourjamais un joug étranger qui humiliaitton orgueil etbles,-
sait toutes tes habitudes ; c'est par elles que tu renouvelles ton
al iance avec cette ancienne famille des Gaules , dont la violence
t'avait seule séparé. »
Jedira's aux Français : « Jouissez , enfans de la gloire ; car ici tout
est pleinde vos triomphes. Vous étiez 40 mille , et l'ennemi comptoit
50 mille combattans ; vous aviez 3 mille hommes de cavalerie , et
l'autrichien vous en opposait 18 mille ! Apeine 30 pièces de canon
mal pourvues de munitions, et portées à bras au travers des Alpes ,.
protégeaient vos rangs ! et l'ennemi roulait devant lui une artillerie
formidable de 100 pièces de bronze approvisionnées par 200 caissons.
Vous aviez en tête une veille armée , maîtresse du pays ,
aguerrie par trois années d'andace et de succès , tandis que la plupart
de vos lignes n'étaient formées que de jeunes conscrits qui
jamais n'avaient vu le feu. Mais vous aviez pour vous le sénie de
Bonaparte . et ce sang français que la présence de la glo re fit tou
jours bouillonner dans nos veines! Aussi qquueels prodiges cettejournée
vit éclore ! C'est là que le général Lasnes , à la tête de l'avant-garde ,
soutint , pendant neuf heures , tout le poids de l'armée autrichienne
et les foudres de 80 pièces de canon ; c'est-là que 800 cava
liers firent mettre bas les armes à 6mille grenadiers hongrois qui se
croyaient vainqueurs ; c'est là que 500 grenadiers de la garde consulaire
arrêterent to mille hommes de cavalerie , soutinrent trois
charges sans se rompre , et prouvèrent que l'excès de courage peut
transformer un bataillon impétueux en un rocher immobile ! Qui ;
Français, ici , pour vous , tout est gloire , tout est trophée Ce
sont moins des souvenirs que vous trouvez , que des images vivantes
qui vous environment. Ju ques dans la poussière qui s'elève autour
de vous , vous repirez la cendre des braves qui tombèrent dans cette
mémorable journée ! »
Je dirais aux étrangers : Ici , quelques heures ont décidé du sort
du Piemont et de lItalie , et ont terminé les travaux de la révolution.
Par ce que fit alors le premier consul , à peine revêtu d'un
pouvoir précaire , dans un état épuisé par les malheurs , et divisé
par les factions , jugez de ce que pourrait l'empereur , tenant deux
sceptres dans ses mains, disposant d'une armée entière , d'un trésor
mis en ordre , de nombreux arsenaux , d'alliés fidèles , et de
l'affection de quarante millions d'hommes ! En vain Fincorrigible
insulaire souffle ppaarr--ttont les poisons de la discorde : la victoire a
écrit à Marengo la paix de lE'Euurrooppe. Les caractères n'en sont pas
effacés; et ceux là ser. ient Lien av ugles qui ne pourroient y lire la
gloire du passé , la sécurité du présent , et la leçon de l'avenir ».
Efin si , au milieu de la foule accourue à ce grand spectacle ,
mon oeil distinguoit , sous son déguisement, un enfant de la Grande-
Bretagne : « Anglais, lui dirois-je , tu as vu l'empereur des Francais
visitant les chamos de Marengo ; hûte-toi d'en partir , et va
L'attendre dans ceux d'Hastings ( 1 ) ! »
(1) Hastings est le lien où fut livrée la bataille qui fit passer l'Ant
gleterre sous ladomination de Guillaume-le-Conquérant....
FLOREAL AN XIII . 379
-Voici un aperçu des nouvelles qui viennent d'être apportées
en France par un aide-de-camp du général Ernouf,
commandant à la Guadeloupe.
Les îles de Montserrat, de Saint-Christophe , d'Antigues,
de Sainte-Lucie , ont subi le même sort que celle de la
Dominique. Les Français y ont levé une contribution de
cinq millions. Ces établissemens ont été laissés dans un
état de nullité absolue; ils ont expié la dévastation ordonnée
, et les crimes commis à Saint-Domingue par les
Anglais. Deux cent cinquante bâtimens anglais détruits
ou conduits avec leurs chargemens à la Guadeloupe et à
la Martinique , nous ont dédommagés en gros des pertes
que le commerce français avoit pu faire en détail pendant
plusieurs années de guerre. Quelquessoldats français ayant
été égorgés par trahison à la Dominique, quatre jours après
l'armée y a redescendu , et a passé au fil de l'épée les Anglais
et les noirs révoltés. Après l'évacuation et la ruine
des quatre îlesennemies , les troupes françaises ont été réparties
en 1500 hommes à la Guadeloupe , 1500 à la Martinique
; le surplus a été dirigé sur Santo Domingo , pour
renforcer les positions qu'occupe le général Ferrand.
Après ces expéditions , deux vaisseaux et trois frégates ,
suffisamment approvisionnés , ont été dirigés au vent de
la Barbade, pour y surprendre le convoi attendu de Cork ,
On évalue le préjudice porté au commerce anglais , dans
cette circonstance , àà plus de 100 millions de franes.
Ainsi voilà une expédition dont le résultat a été de ruiner
cinq îles anglaises ,d'enlever à l'ennemi 250 bâtimens,
de mettre enmême temps à l'abri de toute entreprise la
Guadeloupeet la Martinique , et de r'ouvrir àla France
les portes de Saint-Domingue; enfin de mettre peut-être en
notre pouvoir trois régimens anglais, un convoi considérable,
plusieurs vaisseaux de guerre , douze bâtimens de
transports et une grande quantité de munitions ; le tout
ayant été expédié de Cork en Irlande pour la Barbade , le
27 janvier,et ayant peut-être été détourné de sa destination
par une division de l'escadre de Rochefort .
- L'article suivant extrait de la gazette de Boston , du
27 mars , peut servir de complément aux nouvelles qu'on
vient de lire :
" Unparticulier qui était en qualité de passager sur le navire the
» Morley, capitaine Smith, qui arriva iei dimanche, de St. -Thomas ,
>>donne la nouvelle que, le 3 mars , un bâtiment venant de la Trinité
>>aborda à Saint-Thomas , et annonça l'arrivée aux isles du Vent d'une
▸escadre française de cinq vaisseaux de ligne , huit frégates et quatre
bâtimens de transport, ayant àbord dix mille hommes de troupes ,
380 MERCURE DE FRANCE ;
>> et qu'ils avaient pris la Dominique et Ste.- Lucie ; la même personne
>> nous apprend que , le 1er mars , le commandant de l'isle de Tortola
>> reçut un exprès du lord Lawington , gouverneur en chef des isles du
► Vent, pour lui apprendre l'arrivée de quatre vaisseaux de guerre et
>> quatrefregates , venant de France avec sept mille hommes de troupes ;
en conséquence , les canons d'alarme furent immédiatement tirés.>>
Dans une dépêche datée de l'Isle - de- France , le 3 nivose
an 15 , le contre-amiral Linois rend compte en ces
termes de la seconde croisière de la division française dans
les mers de l'Inde :
*Général ministre , les frégates la Belle-Pouleet la Psyché ne
pouvant d'un mois ou six semaines reprendre la mer , je mis sous
voile , de l'Isle-de -France , le 1er messidor an 12 , avec le vaisseau le
Marengo , les fregates l' Atalante et la Sémillante; nous avions six
mois de vivres et quatre mois d'eau. Je me portai au sud de Madagascar
, et croisai quelques jours à l'ouvert du canal de Mosambique , où
j'essuyai des temps et des mers dures , qui ont beaucoup endommagé
nos voiles et nos gréemens. Je relâchai sept jours à la baie de Saint-
Augustin,très -fréquentée par les Anglais ,où jeprocurai à peude frais
de la viande fraîche à nos équipages , qui en étoient privés depuis ma
relâche à Batavia. Nous remontames le canal , et croisâmes quelque
temps à la vue des îles de Comore et d'Anjouan. Nous étions sur le
chemin des bâtimens ennemis qui en cette saison , se rendant dans
l'Inde , passent le canal.
>> Je fis route au nord, coupai la ligne , et à peu près à l'ouvert
du canal des Noeufs , le 30 thermidor an 12 , je rencontrai enfin deux
bâtimens qui furent chassés et amarinés : l'un se nomme la Charlotte ,
doublé en cuivre, de650 tonneaux , chargé de riz , armé de 16 canons ;
P'autre , l'Upton-Castle, doublé en cuivre, de 627 ton., chargé de
blé et de marchandises du Bengale , armé de 14 canons , destinés tous
les deux pour Bombai ; je les expédiai pour l'Isle-de-France (1) .
Ayant croisé peu de temps à l'ouest du canal des Noeufs , je le passai ,
et nous allâmes établir une croisière à trente lieues dans le S. E. de
Ceylan : c'est là que je me flattois trouver ou être rallié par les deux
frégates laissées au port du départ . La violence des vents et des courans
, la difficulté de se maințenir par le parallèle convenu , ayant rarement
des observations de latitude, me firent perdre l'espoir de rallier
çes frégates ; et après une croisière pénible de 24 jours en ces parages ,
n'ayant rencontré que deux portugais partis de Lisbonne , se rendant
au Bengale, je me déterminai à aller chercher l'ennemi dans ses ports .
>>>J'entrai dans le golfe , et passant à vingt lieues au large de Madras,
jefus mouiller à Masulipatam, sous pavillon anglais; il ne s'y rencontra
que des bâtimens indiens sur leur lest. La rade de Cosanguay fut
aperçue par le capitaine de l'Atalante , chassant de l'avant , qui me
rendit compte qu'il n'y avait que des Parias : alors je prolongeai au
nord, à l'aide de la mousson du S. Q. , la côte de Goleonde; et le 1er
complémentaire an 12 , à huit heures et demie du matin , nous
emmes connaissance de la rade de Visigapatnam , un des principaux
établissemens anglais; il y avait tro s bâtimens à trois mâts au mouillage,
dont un fut peu après reconnu vaisseau de guerre; un petit bâtiment
(1) J'ai appris qu'il y avait disette à Bombay : la prise de ces bâtimens
sera pénible à l'ennemi.
FLOREAL AN XIII. 381
venait d'appareiller et faisait route au N. N. E. J'arborai les couleurs
anglaises , ce qui inspira sans doute de la confiance au vaisseau
ennemi , qui conserva ses voites au sec sur leurs cargues. Cependant
à9 heures 40 minutes, les batteries et les batimens de la rade mirent
pavillon anglais , le vaisseau fit des signaux de reconnaissance.
>>Les deux frégates étaient d'environ une demi-lieue en avant à moi ;
à 10 heures , l'Atalante , hissant son pavillon , vint à une demiencâblure
sur l'avant du vaisseau , lui envoya sa volée , et passa audacieusement
en terre de lui, en le contournant et le combattant de trèsprès;
la Sémillante passa de l'autre bord du vaisseau à petite portée ,
et se réunit à l'Atalante ; affalées l'une et l'autre sous le vent , elles
tinrent le plus près tribord amures pour s'élever de nouveau . A la
seconde bordée de l'Atalante , le vaisseau , qui ripostait et qui était
secondé par les batteries de terre , coupa son câble , et hissant ses focs ,
bordant son petit hunier , fit route pour la côte , où il me parut avoir
touché , restant en travers au vent , présentant sa hanche de tribord
au large. C'est dans cette position critique pour lui , que je parvins à
petite portée , et lui envoyai , à 10 heures 20 minutes , mes premières
bordées . Son pavillon tomba ; comme il ne tiroi plus en ce
moment, je le présumai amené et fis cesser le feu , portant toujours
sur lui. Dans ce même instant on me prévint que nous étions sur le
fond , et que nous touchions de l'avant : les vases étaient effectivement
remuées ; cependant la sonde venoit de rapporter onze brasses de
l'arrière . Je n'avais pas de plan de cette rade , et personne à bord ne
la connaissait ; il n'y avait point à délibérer. Je laissai arriver au
large , et pris tribord amures en serrant le vent ; l'ennemi , qui
n'était point amené , avait placé un pavillon dans ses haubans d'artimon,
et profita de mon mouvement pour me canonter en poupe ,
cequi ne fut pas long. A to heures trois quarts , étant assez au vent,
pour porter sur le vaisseau , je repris les amures à babord .
Je fus bien surpris de voir le vaisean anglais éviter le
bout au vent , et travailler à s'embosser ; il était mouillé
à la naissance de le barre, mais comme in nous avait paru
couché , il était probable qu'il avait franchi un banc dont
il se trouvait en terre ..... J'envoyai une yole avec neuf
hommes pour amariner le vaisseau de compagnie qui avait
amené sans tirer ; au premier coup de canon , l'autre à
trois mâts , nommé le Barnabé , de 400 tonneaux , aux
deux tiers chargé , se jeta à la côte , où en peu de minutes
il fut brisé et enseveli par la barre , ainsi sans doute que
l'équipage. A 11 heures et demie étant en panne pour me
laisser dériver sur le vaisseau dont je recevais depuis quelque
temps le feu , ainsi que celui du fort , je recommençai,
me trouvant à bonne portée , à tirer sur l'ennemi , et à II
heures 35 minutes , je mouillai et m'embossai par son travers.
» Le feu , pendant une heure dix minutes fut assez vif
de part et d'autre. La côte formant une espèce d'anse où
se trouvait le vaisseau anglais , les frégates ne pouvaient
point prendre de position en avant ou en arrière ; une forte
houledu large ou bien des courans qui portaient le Marengo
contre le vent , nous faisaient souvent embarder ,
382 MERCURE DE FRANCE.
malgré l'embossure,de sorte que j'avais souvent des positions
fâcheuses où les canons ne pouvoient être dirigés sur
l'ennemi ; ce qui me détermina , à midi 20 minutes , d'appareiller
et de tenir le vent tribord amures : à midi 40 minutes,
le feu cessa ; je me proposai , sans mouiller , de venirune
troisième fois le canonner; mais ayant appris par
les prisonniers que , deux jours avant , ils avoient vu deur
vaisseaux et une frégate en croisière dans ces parages , et
pour lesquels ils nous avaient pris ; sachant qu'il y avait
des forces imposantes à Madras où l'on devait être instruit
de mon entrée dans le golfe par les neutres visités (2) ;
considérant qu'il étoit d'une impossibilité absolue de s'emparer
de ce vaisseau mouillé à la barre en dedans d'un
banc , et qui se fût plutôt jeté à la côte que de se rendre ,
protégé d'ailleurs à terre par deux batteries (3) ; observant
que j'avais des manoeuvres , des voiles à réparer et une
avarie très-majeure dans la mâture , le chuquet de misaine
étant entièrement coupé , j'ai pensé qu'il ne convenoit
pas , à 1500 lieues du seul port qui m'était ouvert ,
environné d'un ennemi très- supérieur , de prendre une position
où le Marengo eût été compromis , pour combattre
à outrance un vaisseau que je ne pouvois que forcer à se
jeter au plain ; j'ai dû songer à me mettre promptement
enétat de faire de la voile , dans le cas que j'eusse aperçu
des forces supérieures : j'avois amarine le vaisseau de la
compagnie la Princesse- Charlotte, armé de 26 canons ,
chargé de toiles , sucre , salpêtre , cordages , etc. Il ne
s'était point défendu , ses canons étant engagés par les bal.
lots et pièces à eau : le second bâtiment s'était jeté à la
côte ; il ne restait donc au mouillage que le vaisseau de
guerre qui était dans l'état le plus déplorable ; il pompait
de toutes ses pompes , et depuis que nous avions cessé le
feu , il tirait sans cesse des coups de canon d'assistance.
>> Si ce vaisseau a paru se retirer de sa situation', il n'en
pourra pas moins , je présume , renoncer au voyage d'Europe
qu'il allait entreprendre , devant avoir à son bord l'at
miral Reignier (4). J'ai su que ce vaisseau était le Centurion
, réputé de 50 canons , en ayant 56 ; mais il esarmé
d'une manière extraordinaire pour un vaisseau de ce
(2) J'avais visité deux bâtimens portugais et plusieurs indiens ; en
outre on m'avait vu de la côte les jours précédens .
(3) La première batterie du fort n'est que de 8 canons de 32 ou de
24. On ignore le nombre de la seconde; 4 pièces de campagne
avaient été transportées par les troupes sur le rivage , vis-à-vis le
vaisseau que nous avons combattu .
(4) L'amiral Towbrige ou Pelow doivent venir relever l'amiral
Reigner.
FLOREAL AN XIII. 383
,
1
rang; il a 24 canons du calibre de 24 à la première batterie
, 26 caronades de 32 à la seconde et des caronades de
24 sur les gaillards ; son capitaine , quoiqu'il ait pris un
parti désespéré en se mouillant à la barre , n'a pas moins
employé avec valeur et intelligence tous les moyens que
conmportait la circonstance , pour empêcher que son vaisseau
ne tombât en notre pouvoir: un peuple immense d'Indiens
étoit rassemblé sur la côte , et la garnison sous les
armes était sur la plage par le travers du Centurion.
e
>>Je n'ai à regretter que deux hommes tués dans cet engagement
, l'un nommé le Roi , fusilier de la 10g , et
P'autre un mulâtre , créole de l'Isle-de-France , canonnier
auxiliaire. L'enseigne de vaisseau Poterel, le plus ancien
de la division , a été grièvement blessé aux deux cuisses .
L'Atalante a eu deux hommes tués et dix blessés , dont
un est mort des suites de ses blessures .
>> Le 9 vendémiaire , nous avons coupé la ligne pour la
septième fois depuis dix-neuf mois.
>> Le 22 vendémiaire , par les 12 degrés sud , et 84 degrés
de longitude , j'ai capturé le contre-schip le Hope ,
doublé en cuivre , de 725 tonneaux , armé de 16 canons
os caronades ; il est freté par la compagnie , vient du
Bengale , et se rendait à Londres. Sa cargaison est fort
riche. J'ai été assez heureux pour sauver les paquets secrets
du gouvernement , et même la correspondance particulière
: le grand soin que l'on avait pris pour préserver ces
paquets de l'humidité a fait rester les caisses entre deux
eaux, malgré les poids que l'on y avait ajoutés (5).
» Le 1 brumaire , nous avons rencontré une prise faite
à deux lieues de Madras , par la Belle- Poule : c'est le
contre-schip la Perle, de 350 tonneaux , chargé de marchandises
de l'Inde , et , ce qui nous est encore plus précieux
, de cordages , toiles à voiles , qu'il transportait de
Madras à Bombai .
>> Dans la nuit du 8 au 9 brumaire , j'atterrai sur l'Islede-
France , et les fusées qu'on lançait de terre m'annorcèrent
la présence de l'ennemi sur la côte. Au point du
jour , je me trouvai à une petite lieue au vent du grand
port : j'envoyai la Sémillante pour s'informer de la force
de l'ennemi , en lui ordonnant de me faire le signal de
ralliement , s'il était supérieur on forces , et dans le cas
contraire , de me rallier , ainsi que la Belle-Poule que
j'apercevais au mouillage. Le capitaine de la Sémillante
apprenant que la croisière ennemie était composée de
deux vaisseaux et de deux frégates , me fit le signal de
(5) J'ai remis au capitaine-général ces paquets importans: il s'est
chargé de les faire traduire et de vous les faire parvenir. :
384 MERCURE DE FRANCE ;
1
ralliement , et j'arrivai pour entrer avec les trois prises
et ladivision en ce port , où je n'avais jamais été , non
plus qu'aucun des officiers du bord . Le pilote-pratique
échoua le vaisseau sur un haut fond , le gouvernail fut
démonté, le vaisseau n'a pas eu de ma) . La croisière ennemie
a été levée le lendemain de mon arrivée et je suis entré
le 22 brumaire au port Nord -Ouest.
,
Signé LINOIS. »
A cette dépêche sont joints quatre états des prises faites sur l'ennemi;
savoir : celui des prises faites en l'an 12 , par la division du
contre-amiral Linois ; 2°. celui des prises faites pendant la même
année par les corsaires francais , et conduites à l'Isle-de-France; 5 .
celui des prises faites depupuiissle 1er vendémiaire jusqu'au nivose an
13 , par la division du contre-am ral Linois ; 4°. celui des prises faites
par les corsaires français dans le même intervalle , it conduites , comme
les autres , tant à l'Isle- de- France qu à Batavia.
er
Lepremier de ces états se compose des bâtimens : la princessede
Southerlandl, e Manatchy, l'Eliza-Anna; l'Henriette-et-l'amiral
Reigner; et l'Althea . Le produit brut de ces prises a été de 6,428,229fr.
Le deuxième état se compose des bâtimens : l'Amiral-Aplin; le
Superbe , l'Alfred , le Barlow ; l'Eléonore ; l'Active ; la Pomone ;
Vulcain ; le Makomed-Box ; le Friendship ; l'Endeavour; U
nicorne. Le produit de ces prises et de leurs cargaisons , a été de
2,237,340 francs .
le
Le troisième état se compose des bâtimens : la princesse Charlotte ,
de24 canons , du port de 610 tonneaux , chargée de toilerie , sucre et
salpêtre; le Hope , de 16 canons, du port de 700 tonneaux , chargé de
toilerie, indigo , canelle , etc .; la Perle , de 6 canons , du port de 360
tonneaux, chargée de sucre candy et girofle; la Charlotte,de 8 canons,
de 610 tonneaux, prise en déchargement ; et du Hubton- Castle,
de 16 canons , du port de 700 tonneaux , pris aussi en déchargement .
La valeur de ces bâtimens n'est pas indiquée , mais elle doit être considérable.
Ledernier état se compose des navires la Nancy, la Créole, la
Mouche ; le Shewensbury; le Friendship ; la Marguerite; la Fazasanbany;
le Baronnet Maure Chatalent ; le James Fiballd; le
Fames; le Sterling-Castle ; le Morington ; la Henriette . Laplupart
de ces prises étaient armées de 6 , de 8 , et de to canons; et leurs
cargaisons consistaient en riz , sucre , indigo , chevaux arabes et autres;'
eten48,500piastres (250 mille francs ) trouvées à bordde la Mouche.
Un seul de ces navires était sans chargement. La valear des autres
n'était pas encore connue , parce que la vente n'en avait pas été faite.
Par un décret impérial du 2 germinal an 15 , l'établissement
des Missions, connu sous la dénomination du
Saint Esprit , est rétabli. Les missionnaires institués par
Saint-Vincent de Paul , sous le nom de prêtre de la Mission
, et connu sous celui de Lazaristes , étaient déjà rétablis
en vertu d'un décret précédent.
M. de Luokėsini, ambassadeur de S. M. prussienne est
àTurin , d'où il doit se rendre à Milan pour le couronnewent.
M. le comte de Cobentzel , ministre d'état de le
cour de Vienne , doit s'y trouver aussi pour assister à la
même cérémonie. On ajoute qu'il est chargé auprès de
S. M. d'une mission relative au royaume d'Italie et à l'empire
d'Autriche.
(No. CCII. ) 28 FLOREAL an 13.
(Samedi 18 Mai 1805. )
8
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
M29
1
POÉSIE.
i
i
!
TRADUCTION DU PSEAUME 101 .
L:
EXAUCE - MOT , Seigneur , entends ma voix plaintive ,
Prête à mes cris perçans une oreille attentive.
Mille fléaux sur moi tombent de toutes parts's το
Daigne sur ma misère arrêter tes regards ;
Sois désormais le terme et l'objet de ma course ,
Sois , dans tous les revers , mon unique ressource a
Mes tristes jours marqués par des maux inouis , 1
Commeun songe léger se sont évanouis.
Mes os sont plus rongés, plus desséchés encore
Que des tisons brûlans que la flamme dévore.
Quand les feux du Midi retiennent le Zéphyr ,
On voit l'herbe des prés s'affaisser et languir ; "
Tel , dédaignant des mets l'inutile abondance , A
On m'a vu défaillant au sein de l'opulence.
:
دم
1-
[
J'ai tant vérsé de pleurs ! .... j'ai gémi si souvent ! ..
Hélas , mon corps n'est plus qu'un squelette vivantl
Undoux sommeil jamais ne fermait ma paupière ;
Bby
cent
386 MERCURE DEFRANCE ;
J'évitais les regards , je fuyais la lumière.
Solitaire , ennemi du tumulte et du bruit ,
J'imitais le hibou dans son triste réduit.
De mes persécuteurs les langues diffamantes
M'accablaient tous les jours d'invectives sanglantes.
Ceux qui m'avaient comblé d'éloges fastueux ,
Vomissant contre moi des blasphemes affreux ,
M'ont assailli des traits de leur jalouse rage.
-La cendre était monpain, les larmes mon breuvage.
Seigneur , ton bras puissant m'enlève avec fureur ,
Me rejette aussitôt comme un objet d'horreur.
De mes malheureux jours j'ai vu le court espace
S'écouler et s'enfuir comme une ombre qui passe.
Consumé par le feu de tes regards brûlans ,
J'ai séché devant toi comme l'herbe des champs.
Ton trône est au- delà de la voûte azurée ,
L'immense éternité compose ta durée ;
Ton nom , de siècle en siècle , adoré des humains ,
De la terre àjamais fixera les destins .
Descends , viens délivrer , Seigneur, ta Cité sainte
De l'opprobre éternel qui souille son enceinte.
Ce jour qu'ont annoncé tes oracles fameux cli
Le jour de ta clémence enfin luit à nos yeuxiem
De Sion , Ômon Dieu ! les pierres s'attendrissent
Sur ses murs désolés tes serviteurs gémissent
Si tu rends à Sion son antique splendeur of d
Les peuples , à les pieds , frémiront de terreur ,......
Et les rois étonnés des traits de ta lumière
Cacheront , en tremblant , leur front dans la poussière.
De l'humble , devant Dieu , déjà les voeux ardens ,
Montent comme l'odeur d'un agréable encens
A la postérité que la main de l'histoire
Des bienfaits du Seigneur transmette la mémoire ,
Etnos derniers neveux ,à cedoux souvenir,
Joindront, avec transport , leurs voix pour le bénir.
Du haut du firmament , le maître du tonnerre
Avu tous les forfaits qui règnent sur la terre.
t
FLOREAL AN XIIL 387
Des pères égorgés il a vu les enfans
Pousser dans les cachots de vains gémissemens ,
Et de ses serviteurs une foule captive
Frapper l'air d'une voix douloureuse et plaintive.
Mais la main du Seigneur touche et brise leurs fers.
Il commande , et soudain les cachots sont ouverts ,
Et ces infortunés , dans une sainte ivresse ,
Font retentir Sion de leurs cris d'alégresse.
Par les nombreux accords d'un chant mélodieux ,
Ils béniront l'auteur de la terre et des cieux ,
Quand les peuples divers et les maîtres du monde ,
Réunis à Sion dans une paix profonde ,
Viendront , ne formant plus qu'un esprit et qu'un coeur ,
Rendre hommage à sa gloire et servir le Seigneur.
Mon Dieu ! je crains sans cesse un avenir funeste;
De mes jours incertains dis- moi ce qui me reste !
Ala fleur de mes ans , Seigneur , ne permets pas
Que je sois moissonné par la faulx du trépas.
Seul , du Temps destructeur tu braveras l'outrage;
Ton règne , avec éclat , s'étendra d'âge en âge .
Tes mains ont de la terre assis les fondemens me
Formé les vastes Cicux, créé les élémens ;; BL
Ils périront unjour. Ainsi qu'il les fit naîtreionet
Le Seigneur , d'un seul mot, les fera disparaîtres
Oui , ce bel univers , partageant notre sortintool
Subira , comme nous , la vieillesse et la mort ;
Mais ta divine essence , mon maître suprême!
Durant l'éternité sera toujours la même.
De tes adorateurs les descendans heureux
Règneront avec toi dans l'empire des Cieux ;
Et leur race , à jamais , sans trouble et sans nuage,
Goûtera les douceurs de ton saint héritage.
९
Par M. l'abbé TARBOURIECH,
de Sigean , dép . de l'Aude .
ENIGME.
Un géant qui s'élève aux célestes flambeaux ,
110
Et qui tient dans ses bras et la terre et les eaux ,
1
02 2.1
e
388 MERCURE DE FRANCE
Dans le sein de Thétis a pris son origine;
Et si nous en croyons le rapport de nos yeux ,
Courbé, comme un Atlas , sous la charge des Cieux ,
Ondirait qu'il soutient leur pesante machine.
1
LOGOGRIPHE .
Tour à-la - fois arbuste et militaire ,
Je sers l'état , j'embellis un parterre ,
Et je me montre tour à tour
Avec la caisse ou le tambour.
Neuf pieds , lecteur, forment mon être ,
Et pour t'aider à me connaître ,
Cherche d'abord un habitant du ciel ,
Cebeau jardin planté par l'Eternel ,
Unhomme noir , une chaste déesse ,
Ce qui chez toi présage la vieillesse ,
Au mois de mai ce que font les oiseaux ,
Un élément , un asile aux vaisseaux.....
Je puis encore offrir à ta pensée ,
Cette vapeur par le froid condensée,
Cemont fameux où le berger Pâris
Donna la pomme à la belle Cypris ,
Le rossignol célèbre en Arcadie , .
Certain oiseaujasant comme une pie ,
Ces boulets creux lancés par des soldats ,
Et dont le sein renferme le trépas ,
Enfin ce cri qu'un faquin en voiture ,
Parfois t'adresse en te couvrant d'ordure.....
A
Par un oisif de Roanne .
CHARADE .
L'HOMME est sujet à mon premier ,
Qui vient parfois de mon entier ,
Tout l'opposé de mon dernier.
Le mot de l'Enigme du dernier N° est Ver-luisant.
Celui du Logogriphe est Boisson, où l'on trouve soi ,
nos , son, si , bis , bois ,, son, Sion.
Celui de la Charade est Mercure..
3:31 .
FLOREAL AN XΙΙΙ . 389
Histoire de la Décadence et de la Chute de l'Empire
Romain , par Gibbon ; abrégée par Adam ,
et traduite par P. C. Briand: Trois vol. in-8 ° .
Prix : 15 fr. , et 18 fr. par la poste. A Paris
chez l'Auteur, rue Christine; et chez le Normant.
( Quatrième Extrait. )
Je ne connais guère de plus grande absurdité
ni de contradiction plus manifeste que celle où
M. Gibbon s'est jeté par complaisance dans la
question sur les miracles. Il commence par les nier ,
comme philosophe , et ensuite il leur attribue
comme historien , la conversion de l'univers.. Un
philosophe est maitre de nier ce qui l'embarrasse ;
mais un historien est obligé d'accorder les faits :
et comment concilier ces deux caractères , lorsque
l'un est intéressé à démentir ce que l'autre est forcé
de reconnaître ? Dans une position si fausse ,
M. Gibbon était inconséquent par principe et par
nécessité. Le tour qu'il a donné à son opinion est
ce qu'on a jamais vu de plus bizarre en fait de
raisonnement. Les miracles ne sont rien dans son
esprit ; ce sont des faits supposés , des chimères ,
des rêveries , des illusions ; et cependant il veut
que ces rêveries aient eu dans le monde la même
autorité , le même crédit , la même influence que
si c'était des faits réels : en sorte qu'il lui paraît
commode de nier les miracles , et néanmoins de
s'en servir pour expliquer l'établissement du christianisme.
Sa pensée est que les apôtres n'ont eu
qu'à s'attribuer un pouvoir miraculeux , et que
cette prétention destituée de preuves a suffi pour
les rendre maîtres des esprits ; d'où vous conclu-
,
3
390 MERCURE DE FRANCE ,
rez que douze vagabonds peuvent changer , quand
il leur plaira , la face du monde entier , pourvu
qu'ils ne manquent pas de s'attribuer une autorité
surnaturelle.
१
Ces foibles opinions tombent d'elles -mêmes , et
il suffit de les mettre dans leur jour , pour en faire
sentir la folie. Mon dessein n'est pas de défendre
la foi des miracles par des considérations à priori,
qui m'écarteraient des raisonnemens sensibles ,
plus convenables à la nature de cet ouvrage. Ceux
qui voudront consulter ce que le docteur Clarke
a écrit sur cette matière , dans son traité de la
Vérité de la Religion chrétienne chap. XIX ,
verront que les attributs divins , bien loin de fournir
quelque objection contre les miracles , en font
évanouir les difficultés , parce que les considérant
dans leur source et dans le pouvoir qui les produit
, nous les voyons avec des yeux moins étonnés.
On ne peut les attaquer à posteriori qu'en prouvant
qu'ils ne sont pas suffisamment attestés ; et ,
sous ce point de vue , c'est un principe qu'on ne
doit ni les croire , ni les rejeter légèrement. J'ai
fait assez voir ( et la chose se prouve d'elle-même)
que ce n'est pas avec légéreté qu'on a reçu dans
le monde des faits dont la croyance induisait les
hommes à changer les habitudes qui les charmaient
, contre une discipline austère. Il y a , au
contraire , bien des raisons de penser que ceux
qui voulaient rejeter ce joug de dessus leur tête ,
n'auront pas fort approfondi les motifs qu'il y avoit
de s'y soumettre.
Les vertus extraordinaires des premiers chrétiens
ont fourni à M. Gibbon la quatrième cause
naturelle de l'établissement du christianisme : idée
juste en apparence , mais que le mauvais esprit
de l'historien a rendue fausse en quatre manières.
1º. Il fait une peinture si sombre et si peu enga
FLOREAL AN XIII. 391
geante de ces vertus des premiers siècles , qu'il est
incroyable que leur exemple ait pu convertir un
seul homme. 2°. Il parait que c'est confondre la
cause avec l'effet , que d'attribuer le succès de
de l'Evangile aux vertus des premiers Chrétiens ,
puisque ces vertus sont nées de la prédication
même de l'Evangile. 3º. Il est souverainement inconséquent
de présenter les vertus les plus parfaites
comme des fruits de l'imposture , et les apôtres
comme des modèles de sagesse et de tromperie.
Or, c'est ce qu'il faut admettre , si l'on nie les faits
qu'ils ont attestés. 4º. Il est contradictoire de regarder
comme une cause , ou comme un effet naturel
, des vertus qui élevaient les hommes audessus
de la nature. Si ces vertus , pour suivre la
pensée de M. Gibbon , ont eu la force de déterminer
le monde à embrasser l'Evangile , c'est que
manifestement il y voyait quelque chose de divin ;
autrement il eût admiré comme un sage , et non
pas adoré comme un dieu le fondateur du Christianisme.
On ne peut soutenir le contraire
reconnaître un effet plus grand que sa cause...
Mais au lieu de chercher comment les vertus .
des premiers Chrétiens ont fait triompher l'Evangile
, on irait à la vérité par un chemin plus droit
et plus sûr , en cherchant comment l'Evangile a
été la source de ces vertus. C'est là ce que M. Gibbon
devait expliquer , mais c'est ce que lui et ses
pareils n'ont garde d'apercevoir. Dépouillez l'Evangile
des faits divins qui le soutiennent ; que ce ne
soit plus qu'une belle exhortation à la vertu , et.
osez nous rendre raison non pas seulement de són
établissement politique , mais de son triomphe
dans les coeurs ; dites-noussi , pour vaincre l'idolatrie
, il suffisait de dire aux nations : Abandonnez
vos dieux , vos préjugés , vos habitudes ,
vos passions. Suffisait-il, pour peupler les soli-
,
sans
1
4
392 MERCURE DE FRANCE ,
tudes , d'exhorter les hommes les plus voluptueux
de la terre à quitter le monde , à renoncer à ses
délices , à se dépouiller de leurs richesses ? Pour
mettre une constance invincible,dans le coeur des
martyrs , et pour rendre des femmes même capables
de défendre la vérité dans les supplices , n'y
avait-il qu'à leur dire : Bravez la douleur et la
mort ? Direz-vous , enfin , que , dans le siècle de
Tibère et de Néron , il ne fallait que prêcher la
vertu pour rendre les hommes vertueux ? Mais ne
voyez-vous pas que les philosophes anciens parlaient
sans cesse de la sagesse , sans que le monde
en devînt plus sage ? Quelques-uns connaissaient
le vrai Dieu , ils en discouraient d'une manière
sublime , et ils ne pouvaient le faire adorer de
personne. Les stoïciens se glorifiaient de leur
vertu , dans laquelle ils mettaient le bonheur ; et
Brutus , leur disciple , avoue, sur le point de mourir
, qu'il a toujours été malheureux , et que la
vertu n'est qu'un fantôme. Les plus savans ne
trouvaient que du vide dans leur science. Sénèque
donnait de magnifiques leçons sur le mépris des
richesses , et il ne pouvait se l'inspirer à lui-même.
Et vous voulez que de pauvres Juifs n'aient eu
qu'à parler pour changer l'univers ! vous voulez
qu'il leur ait suffi de proposer les vérités les plus
hautes pour les faire croire , et les vertus les plus
difficiles , pour les faire pratiquer ! Pour ne pas
reconnaître la puissance divine dont ils étaient les
organes , voyez quel pouvoir surnaturel vous accordez
à des hommes! Et que vous vous rendez
misérablement crédules , pour ne pas croire ce
qui est raisonnable! Quelle foule d'absurdités il
faut dévorer , si l'on s'obstine à ne voir dans les
apôtresque des propagateurs d'opinions humaines !
M. Gibbon qui veut expliquer leur succès par leur
vertu , ne pense pas que, leur vertu est encore plus
FLOREAL AN XIII 393
incompréhensible que leur succès , et que l'un et
l'autre ne peuvent trouver d'explication recevable
que dans la vérité la plus certaine des faits dont ils
rendaient témoignage; car il est contre la nature ,
contre le bon sens, et contre toute expérience ,
que des hommes , quels qu'ils soient , aillent soutenir
des faits imaginaires pour le plaisir de se faire
torturer , et de mourir ignominieusement pour un
mensonge. Mais la proposition est bien plus absurde
, si l'on reconnaît que ces martyrs sont des
prodiges de vertu , comme le fait M. Gibbon , et
comme tout homme informé dans l'histoire est
contraint de l'avouer. Enfin , l'absurdité paraît à
son comble, quand on voit que les faits rapportés
par ces témoins sont des faits publics , sur lesquels
il était aisé de leur fermer la bouche. Neque enim
in angulo quidquam horum gestum est. Il n'y a
donc que la certitude inébranlable de ces faits qui
puisse expliquer , tout à-la- fois , le témoignage ,
la vertu, et le triomphe des défenseurs de l'Evangile.
Un seul homme entendit cette affaire dès le
commencement. Ce fut Gamaliel , savant légiste et
homme de tête , qui voyant le conseil de sa nation
s'émouvoir aux premières prédications des apôtres ,
lui dit fort sensement : <<<Laissez ces hommes parler
en toute liberté. Si ce sont des imposteurs , ils sont
trop faiblespour se soutenir; ils tomberont comme
tous ceuxque nous avons vu s'élever dans les mêmes
desseins; mais si Dieu les soutient , comme ils le
prétendent , inutilement tenteriez - vous de les détruire.>>
Discedite ab hominibus istis etsinite illos :
quoniam si est ex hominibus consilium hoc aut
opus, dissolvetur; si vero exDeo est , non poteritis
dissolvere illud. (Act. Ap.c.v. )
Les vertus évangéliques , considérées comme un
plan de perfection morale, sont un des caractères
les plus divins du christianisme; mais son excel-
C
394 MERCURE DE FRANCE.
lence ne se découvre qu'à proportion qu'on avance
dans ces vertus. Les philosophes n'ont jamais pu y
entrer , et ils n'en sauroient parler que témérairement,
comme on parle d'une science dont on ne
possède pas les principes. Celse a poussé l'ignorance
jusqu'àfaireuncrime à l'Evangiledela patience qu'il
recommande dans les injures,et quoiqu'Origène ait
répondu victorieusement à cetteobjection ,J.J.Rousseau
n'a pas eu honte de la reproduire dans le VIIIe
chapitre du Contrat social , avec un nouveau degré
d'extravagance . M. Gibbon a encore enchéri sur
ces erreurs. Il ose dire que le christianisme inspire
une apathie criminelle pour l'intérêt public. Si une
telle calomnie pouvait avoir de la force, il suffirait
de lui opposer le passage de S. Paul, où après
avoir montré que tout l'ordre des sociétés humaines
est établi par Dieu et fondé sur ses lois ( quæ
sunt, à Deo ordinata ) il règle par ce principe tous
les devoirs de la vie. Redditeergo omnibus debita :
cui tributum , tributum ; cui vectigal, vectigal; cui
honorem, honorem ; nemini quidquam debeatis...
(adRom. cap. XIII).
Des devoirs si précis ne laissent assurément
aucune place à l'indifférence. Mais admirons
comment M. Gibbon se met encore ici en contradiction
avec lui-même ; car il avance que la cinquième
et dernière cause du rapide accroissement
de l'Evangile , est l'union et la bonne discipline
de la république chrétienne. Il exalte à dessein
les grandes qualités du gouvernement de l'Eglise ;
il le présente comme un modèle d'activité , de
prudence et de patriotisme. Il ne voit rien de plus
admirable pour faire conclure que l'Evangile a
dû la plus grande partie de ses succès à la politique
, et il ne s'aperçoit pas qu'il détruit par-lå
ce qu'il vient de dire de l'aversion et de l'inaptitude
que donne le Christianisme pour la conduite
des affaires. Il ne pouvait pas , il faut l'avouer , se
FLOREAL AN XΙΙΙ . 395
précipiter plusmal-adroitement dans un piége tendu
de ses propres mains. Il n'a plus qu'à choisir entre
deux faussetés ; car s'il veut que les premiers Chrétiens
aient été d'excellens politiques , ce qu'il dit
du caractère de leur religion est donc calomnieux ;
et s'il veut , au contraire , que le Christianisme
rende incapable de conduire les affaires publiques ,
ce qu'il dit de la politique et du gouvernement
des premiers Chrétiens , est donc une autre sorte
de calomnie. Je laisse au lecteur à démêler comment
l'équité du philosophe ou la bonne-foi de
l'historien se sauvera de cette alternative.
,
Que l'Evangile ait formé tout-à- coup une société
plus forte que toutes les puissances de la terre ,
une société qui, subsistant au milieu du monde
sans s'y attacher , foulant aux pieds ses plaisirs et
ses richesses , et s'avançant à travers tous les périls
et toutes les douleurs , se soutenait par un esprit
inébranlable , c'est ce que M. Gibbon reconnaît
et c'est ce qu'il prétend expliquer par des desseins
politiques et par des vues purement humaines ,
toutes choses essentiellement bornées aux intérêts
de la vie présente. Or , sous quelque face qu'on
envisage la conduite des fondateurs de cette société
, est-il possible de supposer quelque intérêt et
quelque vue de cette nature à des hommes qui
ne se présentaient que pour attester un fait et pour
mourir ? Dès qu'ils paraissent dans les assemblées
de leur nation , ils n'ont pas d'autre parole à la
bouche; et , dans tout le cours de leur entreprise ,
ils n'ont pas eu d'autre perspective , jusqu'à ce qu'ils
aient consommé leur vie et leur mission dans les
tourmens qu'ils attendaient. Quelle politique voyezvous
dans ce dessein ? Retournez ce fait et ce témoignage
tant qu'il vous plaira , jamais vous n'en
corromprez l'invincible simplicité. Cette simplicité
tranche la difficulté d'un mot , et l'historien nous
396 MERCURE DE FRANCE ,
ramène sans cesse à la même conclusion , à la certitude
des faits qui seule a pu produire le témoignage
surnaturel des martyrs , et qui s'est enfin
rendue évidente par le renversement de l'idolâtrie
et la conversion de l'univers .
Après avoir considéré le Christianisme sous ce
point de vue , on n'aura que du mépris pour les
subtilités d'un homme qui , au lieu d'ouvrir les
yeux au grand jour dont les rayons le percent de
tous côtés , s'enfonce dans les ténèbres d'une érudition
minutieuse , pour tirer avantage de ce que
les auteurs païens ont dit par prévention , ou de
ce qu'ils ont tû par ignorance. Qu'un Plutarque ,
un Suétone , un Tacite , aient ignoré les grandes
choses que faisaient et que pensaient les premiers
Chrétiens, ou qu'ils en aient parlé avec les préjugés
de leurs pays et la haine de leur gouvernement,
qu'y a-t-il d'étonnant dans leur erreur ou d'injurieux
dans leur dédain ? Plus les païens auront
exprimé d'aversion et de mépris pour le Christianisme
, plus sa victoire paraîtra l'ouvrage d'une
main supérieure. C'est une croix qui devait triompher
de l'univers. Si le Messie avait paru avec ces
traits glorieux que sa nation attendait pour le reconnaître
, il aurait à nos yeux un caractère de
vérité moins sublime. D'ailleurs , les historiens du
paganisme ont annoncé magnifiquement , sans le
savoir , le triomphe de l'Evangile , comme on le
voit dans ces passages connus de tout le monde.
Percrebuerat Oriente toto , etc. (1). Il est vrai
qu'ils font l'application de cette prophétie à Vespasien
, parce que leur philosophie sensuelle et
grossière ne connaissait de domination que par
les armes. Mais n'est-il pas singulier de voir ces
(1 ) Voy. Suét . , Vit. Vesp. , et Tac., Hist . , liv . V, nº XIII.
FLOREAL AN XΙΙΙ . 397
Romains si orgueilleux , prendre chez les prophètes
juifs de quoi enfler la vanité de leurs
Empereurs ?
M. Gibbon fait tous ses efforts pour adoucir
l'histoire des persécutions , et pour sauver la tolérance
des anciens dont on fait tant de bruit; mais
endisputant sur les détails , et en cherchant à atténuer
les circonstances , il est obligé d'avouer le fond ,
et en cela on peut l'opposer à M. de Voltaire qui
a poussé la folie jusqu'à nier les faits les plus avérés.
Il s'emporte avec une fureur vraiment ridicule
contre les auteurs chrétiens , qui lui prouvent que
Trajan et les Antonins ont persécutél'Eglise naissante
, c'est-à- dire , sans comparaison , l'élite du
genre humain. Il n'a rien à leur opposer que des
déclamations qui excitent la pitié. Il vous sied bien,
s'écrie t-il , barbares que vous êtes , d'imputer au
meilleur des empereurs des cruautés extravagan
tes (1). Mais où aboutit cetemportement ? Peut-on
anéantir les monumens historiques ? Peut- on faire
disparaître les ouvrages d'Eusèbe ? Détruira -t- on
les lettres de Pline et de Trajan , dont Tertullien
s'est servi pour confondre publiquement les per
sécuteurs ?
On dispute sur le nombre des martyrs. Des
philosophes humains ont peine à croire qu'on ait
fait périr tant d'innocens. Mais ce qui s'est passé
de nos jours , et sous nos yeux , lève entièrement
cette difficulté. D'ailleurs , le nombre des martyrs
n'est pas ce qui importe. Il suffit de savoir pour
quelle cause ils ont souffert , et de quelle manière
ils étaient condamnés. Or , c'est ce que Pline le
jeune nous explique d'autant plus pertinemment
qu'il parle de ce qu'il avait pratiqué lui-même dans
(1) Dict. Philos . Mart .
;
1
(
398 MERCURE DE FRANCE ;
son gouvernement de Bithynie. In iis qui adme
tanquàm christiani deferebanturhunc sum secutus
modum. Ce philosophe nous apprend qu'il avait
fait mettre à la torture deux servantes , pour leur
arracher le secret des moeurs chrétiennes , et qu'il
n'avait rien découvert dans leurs aveux dont on
pût faire la matière d'un jugement. Le nom chrétien
était donc le seul crime qu'on punissait . Tertullien
ne craint pas de le dire aux juges , et la
méthode de Pline en fournit la preuve convaincante.
J'interrogeais , dit - il , ceux qui m'étaient
présentés. Et que leur demandait-il ? Je leur demandais
par trois fois s'ils étaient chrétiens , AN
ESSENT CHRISTIANI ? Chaque question était accom
pagnéedemenaces terribles. SUPPLICIUM MINATUS.
C'est la scène de Félix et de Polyeucte. Ces Ro
mains si vertueux ne voulaient que des gens qui
mentissent à leur conscience. S'ils niaient leur foi ,
ils étaient sauvés. S'ils y perséveraient courageusement
, ' ils étaient conduits au supplice : Perseverantes
ducijussi.
Mais écoutez ce que Pline ajoute , et tremblez
sur la légéreté des hommes. Il avoue , ce magistrat
, ce philosophe , cet ami de Trajan , il avoue
qu'il ne savait pas quelle sorte de crime on avait
coutume de punir dans les Chrétiens . Nescio
quid puniri soleat. Il ne savait pas même ce qu'ils
avouaient , en sedéclarant chrétiens. Qualecumque
esset quodfaterentur. C'était pour lui un mot vide
desens , un son qui frappe l'air , et sur ce mot, sur
ce son insignifiant , il condamnait des hommes à la
mort ! Au défaut d'un crime connu et prouvé ,
« je jugeais , dit- il , que , quoi que ce fût qu'ils
avouâssent en se disant Chrétiens , on devait punir
en eux leur fermeté inflexible. » Neque enim dubi
tabam , qualecumque esset quod faterentur , pertinaciam
certè et inflexibilem obstinationem debere
... FLOREAL AN XIII. 3gg
i
puniri. Ainsi , quand bien même ils n'auraient
confessé que des vertus , en avouant leur croyance ,
le courage avec lequel ils la soutenaient devait être
puni !
Cependant la multitude des victimes vint arrêter
un moment cette légéreté ; car ce fut là le principal
motif qui détermina Pline à écrire à l'Empereur.
Maximè propter periclitantium numerum.
Multi enim omnis ætatis, omnis ordinis , utriusque
sexûs etjam vocantur inpericulum, et vocabuntur.
Trajan fut frappé du danger de tant de personnes ;
il ordonna qu'on suspendît les recherches. Conquirendi
non sunt. Mais en même temps comme il
laissait subsister les lois terribles des persécutions ,
il voulut , pour satisfaire à ces lois , que ceux qui
-seraient dénoncés et convaincus d'être Chrétiens
fussent livrés aux supplices. Si deferantur et ar-
-guantur, puniendi sunt. Ces paroles sont précises;
et il est si vrai que c'était le nom chrétien qu'on
attaquait uniquement , que l'Empereur ajoute :
Que ceux qui le renieront soient délivrés sans
» difficulté. » Qui negaverit se christianum esse ,
veniam ex pænitentid impetret. Le Christianisme
était donc à leurs yeux un crime capital qu'ils
punissaient du dernier supplice; et au lieu d'en
arracher l'aveu dans les tourmens , selon l'usage
des tribunaux , par une perversité abominable , ils
employoient les tortures à le faire nier : en sorte
qu'une simple négation vous lavait d'un crime qui
était puni de mort , s'il était confessé généreusement.
Quelle législation ! quelle jurisprudence !
quelle logique !
Il n'y a là ni obscurité , ni équivoque. Ce sont
les propres paroles de Pline et de Trajan qui les
accusent et qui les condamnent. J'ose dire qu'il
n'y a pas un philosophe qui ne sente en lui-même
quecela est convaincant. M. Gibbon ne le conteste
400 MERCURE DE FRANCE ;
)
pas : Et, cependant , M. de Voltaire osé , à la face
de l'Europe , accuser les Chrétiens d'avoir calomnié
les empereurs ! Il ose les traiter de barbares!
Il ose prendre le parti des bourreaux contre les
martyrs ! Homme injuste et insensé , tu ne vois
pas que tu découvres le fond de ton ame. Ce ne
sont pas les persécuteurs que tu hais , ce sont les
Chrétiens . Les empereurs ont fait couler des ruisseaux
de sang , et parce que ce sang est celui des
défenseurs de l'Evangile , tu les appelles les meilleurs
deshommes. Tu ne vois de cruautés odieuses ,
de persécutions avérées , que celles dont tu peux
souiller le nom chrétien. Au lieu d'attribuer les
crimes des hommes à leurs passions , tu oses les
imputer à l'Evangile qui les condamne ! Tu osės
dire que la religion chrétienne a fait la Saint-
Barthélemy ! Mais que tes disciples jugent ici entre
elle et toi . L'Evangile n'a que des supplices éternels
pour les homicides. Et toi , de quel prix les
payes-tu ? Que leur promet ta doctrine ? Une impunité
éternelle , un sommeil paisible dans le
tombeau. 46
CH. D.
1..10
210 S
OEuvres
FLOREAL AN XIII. 4010
C
Euvres de François - Joachim de Pierre , cardinal de
Bernis. EDITION STÉRÉOTYPE , d'après le nouveau procédé
de L. E. Herhan. Deux vol. in - 18. Prix : 2 fr.
20 cent. , et 3 fr. par la poste.- Deux vol. in-12 , 4 fr.
30cent. , et 5 fr. 50 cent. Deux vol. in- 12 , pap .
vélin, 8 fr. 5o c. , et 9 fr. 50 c . A Paris , à la librairie
stéréotype , cher H. Nicolle et compagnie , rue Pavée
Saint-André-des-Arcs , n°. 9 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42..
:On a dit du cardinal de Bernis , que ses poésies légères
peu dignes du suffrage des hommes de goût , avaient
seules fait sa fortune en lui procurant à la cour des protections
puissantes , et qu'ensuite son élévation aux grands
emplois avait donné du prix à ces productions frivoles ,
réduit la critique au silence et assuré à l'auteur une réputation
littéraire qu'il ne méritait pas : de sorte que , si
l'on voulait s'en rapporter à cejugement beaucoup trop
sévère , il faudrait conclure que le cardinal de Bernis
n'cut ni les qualités solides du ministre , ni les talens du
poète. Cette rigueur de quelques contemporains , à l'égard
d'un honime qui eut part à l'une des mesures politiques
les plus importantes du dix - huitième siècle , ne
doit point étonner. Si l'on yjoint la jalousie que fit naître
la fortune rapide de l'abbé de Bernis , on croira facilement
qu'il ne put alors être jugé avec impartialité.
Aujourd'hui que tous ces grands intérêts ont changé de
face , et que les préventions se sont éteintes , on est plus
ne état d'apprécier ce personnage devenu historique. On
distingue les suites alors imprévues du traité de 1756 ,
de l'intention et peut-être de la nécessité qui le dictèrent.
On sépare l'homme public du courtisan; et , sans accorder
au poète une place parmi les classiques , on lui ro
C
402 MERCURE DE FRANCE,
connaît une facilité agréable , une élégance soutenue, qui
le mettent au rang de ces auteurs qu'on lit , même en
quittant les grands maîtres . Il en est du plaisir que donne
la poésie , comme de celui que procurent la peinture et la
musique. Après avoir admiré les chefs -d'oeuvre de Raphaël
ou du Poussin , et les productions savantes des
compositeurs célèbres , on se repose avec satisfaction ,
soit en arrêtant ses yeux sur d'agréables miniatures , soit
en prêtant l'oreille à des chansons légères. Les oeuvres
du cardinal de Bernis peuvent être mises au nombre des
poésies du second ordre qui soutiennent cette espèce de
parallèle sans trop de désavantage.
Le poète voulut imiter la manière de Gresset ; mais son
esprit étant moins naturel que celui de son modèle , il
tomba souvent dans cette abondance de mots qui flatte
l'oreille , mais qui affaiblit ou dénature les idées. Un défaut
presque aussi essentiel lui fut reproché avec une
sorte de raison. Trop prodigue des fictions et des allégories
de la fable , il les place indifféremment dans tous
les sujets ; il revient sans cesse auxAmours, aux Naïades ,
aux Satyres , ce qui produit presque toujours les mêmes
tours et les mêmes images. Sans doute , comme l'observe
Boileau , il serait ridicule de vouloir bannir de la poésie
ces fables antiques et consacrées ; mais le mérite du poète
doit consister à les placer d'une manière neuve ; sans cela ,
elles deviennent vulgaires et ne peuvent produire aucun
effet. La facilité de les faire entrer dans les vers , les
rimes rebattues qu'elles fournissent , donnent lieu à des
redondances qui fatiguent nécessairement le lecteur. Les
poésies du cardinal de Bernis ne sont jamais entièrement
exemptes de ce défaut ; mais il en est quelques - unes qui
se font remarquer par des développemens gracieux , par
des aperçus délicats , et sur-tout par un excellent ton.
Telle est l'épître à Duclos : le poète fait très - bien sentir
le contraste des moeurs anciennes avec les moeurs nouvelles.
Il soutient que le premier fat fut Paris ; profitant
des traditions de l'antiquité sur le ravisseur d'Hélène , il
FLOREAL AN XIII. 403
les applique agréablement aux folies de son temps , et
Pâris , ajoute-t-il , est le fondateur
De cette ville singulière
Que nous voyons digne héritière
Du nom de son premier auteur .
Lorsque l'abbé de Bernis fut parvenu aux premières dignités
de l'Eglise, il sentit que son état lui prescrivait des
occupations plus graves que celles de sa jeunesse . Ce fut
alors qu'il travailla au poëme de la Religion vengée dont
nous parlerons avec quelque détail .
Nousavons dit que les principaux défauts du cardinal
de Bernis étoient un certain clinquant de mots qui déguise
souvent le vide des idées , et un retour trop fréquent des
mêmes images poétiques qui produit la fatigue et l'ennui.
Ces défauts, excusables dans des pièces fugitives , ne le sont
pas dans un poëme sérieux et de longue haleine. C'est surtoutlorsqu'on
traite un sujet d'une aussi grande importance
que la Religion vengée , qu'il faut se préserver avec soin
des lieux communs , des idées vagues , et de toute espèce
de faux brillans .
Il paraît que le cardinal de Bernis avait lui-même senti
ces défauts , qui lui attirèrent un vers piquant du roi de
Prusse , et quelques plaisanteries de Voltaire. Dans un
ouvrage auquel il travailla toute sa vie , qu'il regardait
comme son premier titre à la gloire littéraire , et par lequel
il voulait faire excuser les pièces un peu libres échappées
à sa jeunesse , le cardinal de Bernis s'imposa la loi
de pousser le sérieux jusqu'à la sévérité : mais quelque
effort qu'il fasse , le naturel perce toujours. En vain
cherche-t-il par une méthode scrupuleuse et par une gravité
soutenue , à perdre le ton des sociétés frivoles qui
avaient accueilli ses premiers essais : on remarque à
chaque moment l'ascendant des anciennes habitudes. Les
comparaisons tirées de la fable reviennent fréquemment,
et font quelquefois le plus singulier contrastel avec lea
objets auxquels elles sont appliquées. La peinture des
Cc2
404 MERCURE DE FRANCE ;
L
amours d'Adam et d'Eve a trop de rapports avec les
tableaux tracés par les poètes profanes ; les allégories
sont trop mythologiques , et l'on ne trouve presque jamais
dans ce poëme l'onction touchante que la lecture et
la méditation continuelle des livres saints peuvent seules
donner. C'est déjà un grand reproche que l'on doit faire ,
même sous le rapport poétique , à un ouvrage dont le sujet
est la Religion. Mais peut-être le cardinal de Bernis qui
connaissait si bien l'esprit de son temps , croyait- il que
le tonde l'écriture paraîtrait ridicule à ses contemporains ,
trop dépravés pour en sentir le charme. Il faut se reporter
à ce temps où les sacrilèges travestissemens que Voltaire
faisait de la Bible , circulaient sur-tout dans la grande
société , et fournissaient un fonds inépuisable de plaisanteries
à des personnes qui marchaient si gaiement à leur
ruine ; il faut , dis-je , se reporter à ce tempsde vertige ,
pour être convaincu que le style et les beautés poétiques
de l'Ecriture sainte n'auraient pu produire aucun effet,
Le ridicule jeté sur le Franc- de- Pompignan en est la
preuve. Il fallait que les désastres les plus épouvantables
et les moins prévus eussent abattu l'orgueil , éclairé la
faiblesse , fixé la légéreté ,et poussé l'incrédulité dans ses
derniers retranchemens , pour que des ouvrages religieux
écrits du ton qui leur convient, fussent appréciés et sentis,
et pour que les sottes parodies, si familières à la philosophie
lorsqu'elle manque d'argumens , ne prévalussent point
contre eux.
Le cardinal , en cherchant à conformer le style de son
ouvrage au goût du temps , desirait qu'il produisit un
effet favorable à la religion , et qu'il put fournir des argumens
contre toutes les espèces d'incrédules. C'est pour
cela qu'il se prescrivit l'ordre le plus scrupuleux. Son
Ouvrage est plutôt une suite de controverses qu'un ensemble
de doctrine. Il combat alternativement les athées , les
déïstes,les sceptiques et les hérétiques : chacune de ces
sectes qui occupe un chant fait valoir ses raisons, et le
poèteyrépond dans les formes. Un petit nombre d'allégo
FLOREAL AN XIII. 405
vies, deux épisodes jettent seuls quelque variété dans cet
ouvrage. On a souvent observé que les thèses théologiques
ou philosophiques ne conviennent pas à la poésie. Quelle
que soit l'exactitude du poète , il lui sera impossible de
présenter ses raisonnemens dans tout leur jour , et de
renfermer ses argumens dans les expressions claires et
précises qui doivent en faire la principale force. Il y aura
toujours du vague et de l'incertitude dans ses préceptes ;
et l'on sait qu'en matière de dogme , rien n'est plus dangereux.
Nos bons poètes qui ont chanté la religion se sont
moins arrêtés aux preuves tirées de la métaphysique , qu'à
celles qui peuvent frapper nos sens et captiver notre imagination;
c'est là le vrai domaine de la poésie. Bossuet
dont le coup-d'oeil sûr et rapide saisissait avec tant de
justesse le véritable objet des arts auxquels il était le plus
étranger , ne croyait point que la poésie pût traiter des
matières si sérieuses. « Son style, dit-il , qui marche par
> de vives et impétueuses saillies , s'affranchit des liai-
>> sons ordinaires que recherche le discours uni. » Or ,
on sait qu'en théologie , da rigneur des argumens dépend
presque toujours des liaisons dont parleBossuet. Il pense
d'ailleurs que la poésie doit fuir les formes philosophiques .
<<Son style , ajoute - t - il , renfermé dans des cadences
» nombreuses qui en augmentent la force , surprend l'o-
>> reille , saisit l'imagination , émeut le coeur. » Racine
le fils ne s'écarta point de cette doctrine consacrée . Veutil
prouver l'existence de Dieu ? c'est par une peinture
magnifique des merveilles de la nature. Cherche-t- il à
démontrer la force de notre conscience ? il se metlui-même
en action , et tire de cette fiction heureuse , les développemens
les plus frappans des mystères du coeur de
Phomme. Enfin dans tout le cours de son ouvrage , il parle
àl'imagination de son lecteur. Soit qu'il peigne les commencemens
miraculeux de l'Eglise , soit qu'il trace des
tableaux d'histoire et de mænurs , soit qu'il fasse des descriptions
, ou qu'il se livre au genre didactique qui entre
très -bien dans son sujet, il nes'écartepresque jamais des
406 MERCURE DE FRANCE ,
bornes que la poésie doit se prescrire. (1) Le cardinal de
Bernis , en voulant s'ouvrir une nouvelle route , a été
moins heureux que Racine le fils. Cependant on aurait
tort de ne reconnaître aucune beauté dans son poëme. Les
détails en offrentquelquefois; mais on y remarque presque
toujours l'influence de l'époque à laquelle vivait le poète.
Les ménagemens qu'il se croit obligé de garder nuisent
à l'exécution des meilleures idées. Un épisode qui se présentait
naturellement , c'est la peinture d'un sceptique à
l'instant de lamort. Quelles couleurs poétiques n'offrait
pas la situation d'un homme pour qui le doute fut pendant
sa vie un motif de sécurité , et qui n'y trouve à ses derniers
momens que des motifs de crainte et de désespoir !
Ce réveil terrible , toujours imprévu , ne fournit il pas
une des plus fortes leçons que l'on puisse donner au scepticisme
?
Le cardinal de Bernis a cherché à peindre cette situation;
mais on va voir quels sacrifices il a faits aux philosophes
, et de combien de traits frappans il s'est privé.
Un jeune homme livré aux plaisirs et qui s'est doucement
reposé , comme dit Montagne , sur l'oreiller du doute , est
sur le point de mourir. Le poète le place sous un berceau
et près de sa maîtresse : 1-
Il s'écrie , il se lève , et ses mains convulsives
Voudraient rompre les noeuds qui les tiennent captives ; "
!
Le cristal de son oeil rougit de mille feux ,
Unefaible sueur coule de ses cheveux.
II retombe , il palpite , et sa voix pénétrante
:
Rejette les secours d'une beauté mourante
Qui voudrait de l'amant qu'elle mouille de pleurs , 1 )
S'approprier les maux et ravir les douleurs .
Lejeune homme fait d'abord l'esprit fort : il soutient qu'il
est dégagé des frayeurs de l'enfer , et qu'il ne craint que la
douleur ; son unique regret est de quitter malgré lui sa
maîtresse :
Mon amante est ici : c'est moi qui m'abandonne.
(1) Onsent qu'il n'est question ici que du poëme de la Religion.
FLOREAL AN XIII. 407
+
Cependant il revient à l'objet de ses doutes : s'il était un
Dieu , dit- il ? Cette réflexion l'épouvante pour la première
fois ; il se convertit , et meurt en offrant à Dieu son
repentir :
A ces mots , il succombe ; et l'amante éclairée
Offre à Dieu les remords dont elle est déchirée.
On voit combien le poète a fait d'efforts pour ménager le
fanatisme philosophique. Il ne parle ni d'expiations , ni de
pénitence ; et le jeune homme meurt tranquillement près
de sa maîtresse. Que l'on compare cette peinture à celle
de la mort du baron de Lausanne dans l'excellent livre intitulé
les Egaremens de la Raison , et l'on verra que , sous
le double rapport de l'effet poétique et de l'effet moral , le
prosateur l'emporte de beaucoup sur le poète.
L'épisode le plus frappant de la Religion vengée est
celui où le poète réalise en quelque sorte le système de
Spinosa. Aucune image ne pouvait mieux faire sentir
l'absurdité monstrueuse de ce système. Le philosophe prétendait
que le monde était Dieu : ce Dieu apparaît au
poète.
.
Je vis sortir alors des débris de la terre
Un énorme géant , que dis-je ? un monde entier ,
Un colosse infini , mais pourtant régulier.
Sa tête est à mes yeux une montagne horrible ;
Ses cheveux , des forêts ; son oeil sombre et terrible ,
Une fournaise ardente , un abyme enflammé .
Je crus voir l'Univers en un corps transformé :
Dans ses moindres vaisseaux serpentent les fontaines ;
Le profond Océan écume dans ses veines ;
La robe qui le couvre est le voile des airs ;
Sa tête touche aux cieux , et ses pieds aux enfers .
Il paraît ; la frayeur de mon ame s'empare ;
Mais dans le trouble affreux où mon esprit s'égare ,
Plus tremblant que soumis , moins saisi qu'agité ,
Je cherche en lui les traits de la divinité ,
Je ne les trouve point , etc.
i
Ce fantôme monstrueux commence à développer auau poète
la philosophie de Spinosa : la foudre qui le frappe l'empêche
de continuer. Ce dernier moyen est très-heureux ;
408 MERCURE DE FRANCE ;
on ne pouvait exprimer d'une manière plus grande la toute.
puissance de Dieu.
• Le poëme de la Religion vengée offre quelques deseriptions
. La manière qu'avait adoptée l'auteur pour ses pièces
fugitives s'y retrouve trop souvent , On y voit des tableaux
usés , des idées rebattues , et des tournures tant de fois
répétées qu'elles sont devenues vulgaires. Le cardinal avait
beaucoup vu la cour ; on sait quels succès ily avait obtenus;
il était donc permis d'attendre que s'il voulait la
peindre , sa description offrirait des traits neufs et vrais ,
Le poète ne réalise pas tout-à-fait cet espoir; on pourra en
juger par les vers suivans :
Heureux qui n'a point vu le dangereux séjour
Où la fortune éveille et la haine et l'amour ;
Oùla vertu modeste , et toujours poursuivie ,
Marche au milieu des eris qu'elle arrache à l'envie!
Tout présente en ces lieux l'étendard de la paix ;
Où se forge la foudre , il ne tonne jamais ;
1
Les coeursy sont émus , mais les fronts y sont calmes.
Al'exception des derniers traits , on ne trouve dans ce tableau
qu'une répétition des déclamations ordinaires contre
lacour. Etait-ce là ce qu'on devait attendre d'un observateur
aussi exercé que l'était le cardinal de Bernis ? Bossuet
qui ne fut point ministre , et qui ne parut à la cour
que pour les devoirs de son état, l'a peinte d'une manière
plus vraie et même plus poétique. « La cour , dit- il , veut
>> toujours unir les plaisirs avec les affaires. Par un mé-
>> lange étonnant , il n'y a rien de plus sérieux , ni
>> ensemble de plus enjoué . Enfoncez : vous trouverez par-
>> tout des intérêts cachés , des jalousies délicates qui
>> causent une extrême sensibilité , et dans une ardente
>> ambition , des soins et un sérieux aussi triste qu'il est
>> vain . »
La Religion vengée est , comme on le voit , très- inférieure
au poëme de Racine le fils . Cependant la lecture en
est curieuse et instructive , parce que l'on peut yremarquer
les ménagemens qu'il fallait alors garder et les précautions
qu'il fallait prendre , en défendant lacause de la
:
FLOREAL AN XIII. •
409
:
A
religion. Ce despotisme philosophique qui faisait trembler
même un prince de l'Eglise , peut être considéré comme
un des traits caractéristiques de cette époque.
3
Le cardinal de Bernis se fit estimer généralement , surtout
dans ses dernières années . Un caractère aimable , une
grande libéralité , la conversation la plus spirituelle , attiraient
dans sa maison tout ce qu'il y avait de plus distingué
à Rome. Lorsque Voltaire déshonorait sa vieillesse
par des pamflets orduriers , le cardinal qui avait été lié
autrefois avec lui chercha à le ramener du moins à la
décence. Nous avons sous les yeux une lettre manuscrite
de ce prélat, qui peint très-bien son caractère doux et persuasif.
« Il est digne , écrivait le cardinal à Voltaire , il
>> est digne du plus beau géniede la France de terminer
>> sa carrière littéraire par un ouvrage qui fasse aimer la
» vertu , l'ordre et la subordination , sans lesquels toute
>> société est en trouble; qui fasse aimer votre ame autant
> qu'on aime votre esprit. Ce n'est point une capucinade
» que je vous demande , c'est l'ouvrage d'une ame hon-
>> nête et d'un esprit juste. » On voit par-là que le cardinal
insinuait poliment à Voltaire que ses derniers écrits
n'étaient ni d'une ame honnête , ni d'un esprit juste. Le
philosophe ne tint aucun compte d'un conseil si sage et si
mesuré.
Nous avons cherché à faire apprécier le caractère et le
talent littéraire du cardinal de Bernis. Ses ouvrages doivent
entrer dans les collections de tous ceux qui aiment la
poésie. Quoiqu'ils soient loin d'être classiques , ils offrent
des beautés de plus d'un genre , et semblent tenir sous
quelques rapports au règne de Louis XIV , qu'un poète
qui en avait vu la fin appelait un siècle plein de politesse.
C'est ce qui parait avoir décidé les éditeurs à les reproduire
avec le soin qu'ils donnent à tout ce qui sortde leurs
presses, :
P
410 MERCURE DE FRANCE ,
NÉCROLOGIE
SUR M. DE VILLOISON.
CETTE notice sera , je le prévois , trouvée insuffisante et sèche ,
et ne pourra pleinement satisfaire la curiosité publique , toujours
avide de connaître dans les moindres détails la vie des hommes célèbres.
Ma plume n'est point assez exercée , et mes relations avec
M. de Villoison ont été beaucoup trop bornées pour que je puisse
écrire convenablement et avec une juste étendue sa vie littéraire et
privée. Il sera loué dignement par l'élégant et docte écrivain que
l'Académie qui le regrette a choisi pour historien. J'ai voulu simplement
recueillir quelques faits , rassembler quelques notes , et je ne
prétends pas avoir en tout ceci d'autre mérite que celui d'un peu
d'exactitude.
M. de Villoison , né à Corbeil sur Seine , le 5 mars 1750 , fit
ses études à Paris , au Collège de Beauvais , et les fit avec le plus
brillant succès . Il avait constamment tous les prix de grec , trèssouvent
ceux des autres compositions , et dans toute l'Université on
ne parlait de lui qu'avec admiration. Maître d'une assez grande fortune
, il put , en sortant du collége , se livrer tout entier à l'étude ,
et il n'eut pas , comme tant d'autres , à lutter contre les obstacles
sans nombre qu'oppose à la culture des lettres le défaut d'indépendance.
En 1772 , il fut nominé membre associé de l'Académie des Inscriptions
( 1 ) . Telle était déjà sa célébrité et la renommée de ses travaux
, que ce choix d'un jeune homme de vingt-deux ans , qui n'avait
encore rien publié , n'étonna personne , sembla juste à tout le monde.
Le premier ouvrage de M. de Villoison parut en 1773 , et annonçait
déjà une grande connaissance de la langue grecque et une érudition
peu commune : c'était l'édition du Lexique Homérique
d'Apollonius (2) , qu'il publia d'après un manuscrit de la biblio-
(1 ) Acad. B. L. , t . 38. Hist . , p. 4.
(2) Apollonii Sophiste Lexicon græcum Iliadis et Odysseæ .
Primus è codice manuscripto San-Germanensi in lucem vindicavit
, etc. etc. , Joh . Bapt. Casp . Dansse de Villoison , etc. etc.
2. 4°. Lutet . 1773.
۱
• FLOREAL AN XIIL 41
thèque de l'abbaye Saint-Germain-des-Prés. Les prolégomènes et les
notes sont remplis d'excellentes remarques ; il en augmenta encore
l'intérêt en y insérant plusieurs passages de grammairiens inédits , et
entr'autres tous les meilleurs articles du Dictionnaire de Philémon ,
dont la bibliothèque de Paris possède le manuscrit. Au reste , j'observerai
en passant que ce Lexique est d'assez peu d'importance. Je l'ai
copié tout entier , et j'ai observé qu'il n'a presque rien qui ne soit
déjàdans Eustathe , Thomas Magister , etc.
Dans la même année , il lut à l'Académie des Belles- Lettres deux
dissertations dont elle a fait imprimer les extraits dans ses Mémoires.
La première est intitulée : Recherches historiques sur les Jeux
Néméens ( 1 ) ; la seconde , Recherches critiques sur le grec vulgaire
(2). Vers le même temps , il écrivit aux auteurs du Journal
des Savans une lettre sur un passage de l'Edipe-Roi ( 3 ) . Il y pro
posait une correction qu'il reproduisit encore dans son Longus ( 4 ) ,
mais que M. de Vauvilliers critiqua justement (5) , et que M. Brunck
n'adopta point.
६ Je trouve qu'en 1776 il donna quelques soins à l'édition du
Voyage littéraire de la Grèce , par M. Guys (6) . Ala fin d'un
ouvrage de M. Dutens (7 ) , publié cette même année , il y a une
lettre de M. de Villoison à l'auteur , sur le sens du mot αιθων dans
une médaille de Cydon.
Le Longus parut en 1778 (S) . M. Schæfer de Leipzig , qui a
publié , il y a deux ans , une édition de cet auteur , avec des re
marques excellentes , a repris quelques fautes échappées à M. de
Villoison , avec un ton d'ironie qui , je le dirai franchement , m'a
paru peu convenable. Quand on a raison contre un homme d'un tel
(1) Acad. , t. 38. Hist . , p. 29.
(2) Acad. , t. 38. Hist. , p. 60.
(3) Juin 1773 , p. 349.
(4) Animadv. , p. 85.
(5) Not. ad Ed. R. , 464 .
(6) Edit . de 1776. Avert. , p . iij .
(7) Explication de quelques médailles grecques et Phénic. , etc.
Londres , 1776. 4°. p. 229.
(8) Longi Pastoralium de Daphnide et Chloe libri IV , ex
recensione et cum animadversionibus Joh. B. C. Dansse de
Villoison , etc.
412 MERCURE DE FRANCE ,
mérite , il faut , si je ne me trompe , avoir raison avec modestie;
et véritablement quand on songe qu'en 1778 M. de Villoison n'avoit
que vingt-huit ans , il faut s'étonner , non pas qu'il soit tombé dans
quelques erreurs légères et sans importance , mais qu'il ait pu , à cet
âge, avoir déjà tant de lecture , et une si parfaite connaissance des
mots et des choses .
Ce fut vers cette époque que M. de Villoison fut envoyé à
Venise ( 1 ) , aux frais du gouvernement , pour visiter la bibliothèque
de Saint-Marc. « Les savans , dit l'abbé Auger (2) ont vu
>> avee plaisir M. de Villoison , de l'Académie des Inscriptions et
>>> Belles-Lettres , se retirer dans un pays étranger pour s'y occuper
» à publier des ouvrages qui n'ont jamais vu le jour; et l'on ne sait
>> ce que l'on doit admirer davantage , ou l'ardeur du jeune Acodé-
>> miçien qui s'est arraché à sa famille et àla tendresse d'une nouvelle
» épouse , pour aller loin de sa patrie recueillir et communiquer a
>> l'Europe savante des richesses inconnues , ou le zèle du gouverne-
> ment français qui soutient et protège cette courageuse entreprise.
C'est à Venise que M. de Villoison trouva les précieux manuscrits
d'après lesquels il donna cette édition d'Homère (3) , qui est son plus
beau titre degloire , et qui fera vivre son nom aussi long-temps que
celui duprince des poètes. Il n'est personne qui ne sache que les
Scholies publiées par M. de Villoison contiennent des variantes prises
dans les antiques éditions d'Aristarque , de Zénodote , d'Aristophane ,
de Philémon , d'Antimaque , etc. ete. , et qu'à la marge de presque
tous les vers se trouvent les différens signes dont les premiers critiques
se servaient pour indiquer les passages supposés , obscurs ,
corrompus ou remarquables , les fausses leçons de Gratès , les correc+
tions d'Aristarque et de Zénodote , les lieux douteux , transposés ;
enfin , tout ce qui dans Homère pouvait offrir lieu à quelque observation
(4) . Ce n'est que depuis cette édition que de texte des poëmes
(1) Villoison. Præf. novæ vers. græcæ , etc., p. 1 .
(2) Auger. Trad . de Lysias , p. Įvj .
(3) Homeri Ilias ad veteris codicis Veneti fidem recensita.
Scholia in eam antiquissima ex eodem codice aliisque nunc pri
mum edidit cum astericis , obeliscis , aliisque signis criticis
J. B. C. Dansse de Villoison , etc. Venet. 1788. fol.
(4) Voy. Villoison Anecdot. , t. 2 , p. 183.
27
FLOREAL AN XIII. 48
d'Homère est véritablement connu (1 ) ; et quand M. Scheid (2) a
dit de M. de Villoison qu'il ne fallait pas le compter inter editores,
sed inter sospitatores Homeri , tous ceux qui ont une juste connaissance
des choses , n'ont pas vu dans cette phrase le langage d'une
épître dédicatoire , mais celui de la vérité.
,
M. de Villoison publia aussi à Venise les deux volumes de ses
Anecdota græca (3). Le premier contient le recueil historique et
mythologique composé par l'Impératrice Eudocie sous le titre
d'Ionia ( Violarium ) : le second , différens extraits de grammairiens
, de sophistes et de philosophes inédits. Il y a dans ce second
volume une érudition littéraire vraiment prodigieuse .
M. de Villoison copia aussi dans la bibliothèque de Saint-Marc
une traduction grecque anonyme des Proverbes , de l'Ecclésiaste , de
Ruth , des Lamentations , de Daniël et du Pentateuque. Il la fit
imprimer à Strasbourg (4) , à l'exception du Pentateuque dont il ne
donna que des fragmens , se proposant de le publier tout entier à
son retour de la Grèce (5) ; mais il ne put exécuter ce projet , non
plus que beaucoup d'autres qu'il avait conçus pour les progrès de la
littérature.
Je ne connais que le titre d'un petit ouvrage critique qu'il adressa
deVenise , sous la forme de lettre au docteur Lorry. Epistola ad
virum cl. Lorry, de locis quibusdam Hippocratis , etc. Venet;
1783. 4°.
Asonretour d'Italie , M. de Villoison visita l'Allemagne. Ce fut
pendant son séjour à Weimar qu'il composa ses Epistolæ Vinarienses
, recueil important de variantes et de corrections sur Nonnus .
Homère , Hésiode , Hipparchus , Joseph , et d'autres auteurs. II
vécut à Weimar , dans la société particulière du duc régnant dont
(1) M. Wolf. Præf. nov. edit. , p. xxxiij.
(2) Dedicat. Valcken. et Lennep . observ. analog.
(3) Anecdota græca è Regia Parisiensi et è Veneta S. Marci
de prompta edit. J. B. C. Dansse de Villoison , etc. Venetiis ,
1781. 2.4°.
(4) Nova versiogræca Proverbiorum , etc. , ex unico S. Marci
biblioth. codice Veneto , nunc primum eruta et notulis illustrata
J. B. C. Dansse de Villoison , etc. 1784. Argentorati. 120.
(5) Præf. , p. 26.
414 MERCURE DE FRANCE ,
il possédait depuis long-temps l'amitié , et auquel il avait , quelques
années auparavant , dédié son Longus. Il fut lié avec M. Wieland
auquel il a adressé une de ses Epistolæ ; et avec M. GGoæetthhee, pour
leportrait duquel il fit les vers suivans : (1 )
,
Augustoet Musis charus tractavit amores
Lethiferos juvenum , fortia facta ducum
Alque pari ingenio commissa negotia ; doctæ
Mæcenas aula , Virgiliusque simul.
Je transcrirai aussi ceux qu'il composa pour le portrait de
M. Wieland :
Jupiter in terris dixisset voce Platonis ;
Vose Wielandi diceret ipse Plato ,
Moeoniusque senex , Ariostus et ille sepultis
Qui salsas voces ingeniumque dedit.
Dans les Recherches de M. de Sainte-Croix sur les mystères du
paganisme , publiés en 1784 , on trouve une longue dissertation de
M. de Villoison , de triplici Theologia , mysteriisque veterum .
Ce fut cette année ou la suivante qu'il partit pour la Grèce avec
M.de Choiseul- Gouffier (2) . Il visita pendant trois ans (3) le Continent
, les îles de l'Archipel , les bibliothèques des monastères , et
s'y perfectionna singulièrement dans la connaissance de la langue
vulgaire qu'il parlait avec beaucoup de facilité.
1 M. de Villoison passa les années dangereuses de la révolution à
Orléans , vivant dans une retraite absolue , et ne sortant presque de
chez lui que pour aller s'enfermer dans la bibliothèque publique ,
riche en livres précieux. Il y trouva un très-grand nombre d'éditions
grecques dont les marges étaient couvertes de notes manuscrites de
Henry de Valois. Il les copia toutes avec un zèle et une patience
admirables , et en forma un recueil très-volumineux qu'il communiquait
avec une rare bonté à toutes les personnes qu'il savait occupées
de quelqu'un des auteurs annotés par Valois. C'est ainsi qu'il
donna à M. Bast , notre commun ami , les notes sur Lucien , à
M. Weiske celles sur Xénophon. Je citerai une autre preuve de
(1) Epistolæ Vinarienses , p. 71 .
(2) Præf. novæ vers. gr. Proverb . , p. xxvij .
(3) Magasin Encyclop. , 5º année , t. 3 , p. 524.
A
FLOREAL AN XIII. 415
son extreme complaisance , et je le ferai avec d'autant plus de plaisir
qu'elle m'est personnelle. Je n'étais en quelque sorte connu de lui
que de nom et de vue ; mais ayant entendu dire que j'avais préparé
une édition des Héroïques de Philostrate, il m'envoya , saris que
je les demandasse , et accompagnées de la lettre la plus ainsable et
la plus obligeante , les notes de Valois sur l'ouvrage qui m'occupait.
Le 6 du mois de brumaire an VIII , M. de Villoison ouvrit
un cours particulier de littérature grecque , pour lequel les conservateurs
de la bibliothèque lui accordèrent l'usage d'une de leurs
salles. Il dit dans le prospectus de ce Cours (1 ) , que totalemen
ruiné par la révolution , il se trouve réduit à tirer parti des
connaissances qu'il n'avait jusqu'alors cultivées que pour son plaisir.
Il avait fixé à la somme modique de 24 liv. par mois le prix de la
souscription. Ce Cours ne dura pas , je crois , plus de quelques mois :
le petit nombre de personnes qui avaient souscrit s'éloignèrent insensiblement
, et bientôt il ne resta plus personne. Qu'on me permette de
le dire , M. de Villoison était quelquefois dans ses leçons ce qu'il est
souvent dans ses livres : il abusait de sa vaste érudition , de sa prodigieuse
mémoire , et se jetait dans des digressions sans mesure et
sans terme , qui lui faisaient totalement oublier son auteur.
Dans ce même temps le gouvernement créa une chaire provisoire
de grec moderne à l'école spéciale des langues orientales vivantes
établie à la Bibliothèque : elle fut obtenue par M. de Villoison .
Environ deux ans après , la mort de M. Sélis ayant laissé une
place vacante à l'Institut , M. de Villoison se mit sur les rangs , et
fut nonimé (2) . Les mémoires de sa classe n'étant pas encore complétement
imprimés , je ne puis dire avec exactitude quels furent
ses travaux académiques ; je sais seulement qu'il lut une fois des
observations sur les inscriptions grecques des pierres gravées
inédites , et sur celles qui avaient déjà été publiées , mais mal
expliquées par les plus célèbres antiquaires (3) . Il a été aussi
chargé de plusieurs rapports , mais je n'ai point à cet égard de
notions certaines .
Le Magasin Encyclopédique contient un grand nombre de disser-
( 1 ) Magasin Encycl. , 5º année , t. 3 , p. 523.
(2) Ibid. , 7º année , t. 6 , p. 541 .
(3) Ibid. , 8º année , t. 5 , p. 251.
416 MERCURE I FRANCE:
tations de M. de Villoison , presque toutes d'un grand intérêt et
traitées avec une étonnante érudition. En voici une liste que je crois
à-peu-près complète :
Lettre à M. de la Rochette , sur un passage des Hymnes de Synésius
(1).- Lettre au même , avec sa réponse (a) , sur le fameux
passage d'Horaee. Art. Poet. 1αδ.
Difficile est proprie communia dicere.....
-Lettre au même (3) , sur quelques usages de l'antiquité , et restitution
d'un passage de Saint - Chrysostome. - Notice sur Jules
Mamignati (4) , poète italien , auteur d'une Henriade imprimée à
Venise cent ans avant celle de Voltaire , et dont aucun bibliographe
n'a parlé.-Lettre au C. Millin (5) , sur une inscription grecque
d'Egypte , publiée par le C. Sonnini , et expliquée par le C. Gail.
-Extrait d'une lettre à M. Millin (6) , sur la singulière méprise
d'unEditeur hollandais qui a pris une lettre grecque de M. le baron
Van Swieten pour l'ouvrage d'un ancien jurisconsulte grec.-Remarques
(7) sur quelques inscriptions grecques de marbres antiques
et de pierres gravées , principalement sur celles qui sont en forme
dedialogue.-Lettre à Fl. Lécluse (8) , sur la prononciation , l'accentuation
, la prosodie et la mélodie de l'ancienne langue grecque.
Cette lettre avait déjà été imprimée dans le Manuel de la Langue
grecque , par M. Lécluse : l'édition du Magasin offre des corrections
et des augmentations considérables .-Extrait (9) du Prospectus
écrit en grec vulgaire , d'un Dictionnaire grec ancien et moderne ,
avec des observations . - Annonce ( 10) d'ouvrages relatifs à l'éducation,
par feu Adam , professeur d'éloquence à l'Université de
Paris. Genethliacon Hieron. Landii ( De Lalande ) clarissimi
(1) Magasin Encycl. , 3º année , t. 5, p. 428.
(a) 4º année , t. 1 , p. 559.
(3) 4º année , t. 4 , p. 187.
(4) 5º année , tt. 1 , p . 299.
(5) 6º année , t . 2 , p. 477-
(6) 6º année , t. 4 , p. 342.
(7) 7 année , t . 2 , p. 451 .
(8) 7º année , t. 5 , p. 456.
(9) 8º année , t. 1 , p. 214.
(0) Ibid. , p. ид.
Astronomi
FLOREAL AN XΙΙΙ. 417
Astronomi (1 ) .- Extrait d'une lettre à M. Millin (2) , sur l'inscription
grecque de la prétendue colonne de Pompée.-Notice (3)
de quelques ouvrages nouveaux des Grecs modernes , et notamment
de la traduction en grec vulgaire de la Philosophie chimique de
M. Fourcroy.- Trois lettres à M. Akerblad (4) , sur l'inscription
grecque de Rosette . - Extrait (5) de différentes lettres d'Italie , sur
Alfieri , etc. - Remarques (6) sur deux inscriptions runiques trouvées
à Venise et publiées par M. Akerblad , et sur les.Varanges . ,
M. de Villoison a donné , dans le Voyage en Troade de
M. Chevalier (7) un long morceau sur l'état de ce pays au temps du
Bas-Empire. Il a enrichi de curieuses remarques le Dictionnaire
étymologique de M. Morin . Dans la notice que M. de Saint - Vincent
a publiée (8) sur son père , le président Fauris de Saint-Vincent , on
trouve un Mémoire de M. de Villoison sur une inscription grecque ,
et une Lettre sur le digamma Eolique.
Les volumés des Mémoires de l'Académie des Inscriptions qui
restent encore à publier , offriront plusieurs dissertations de M. de
Villoison . Il y en aura une , entre autres , sur l'art que les Orientaux
avaient de charmer les serpens (9) .
Il avait préparé une édition du Traité de Cornutus ou Phurnutus
de Natura Deorum , et elle étoit prête pour l'impression dès
1778 ( 10) ; une Paléographie critique ( 11 ) ; un Traité de la Théo-
( 1 ) Magasin Encycl. , 8º ann. , t. r , p. 23 .
(2) 8º année , t. 5 , p. 55 .
(3) Ibid. , p. 482 .
1
(4) 8º année , t. 6 , p. 70. - 378 . 9º année , t . 2 , p. 174-313 .
-M. Akerblad , qui a été le dernier chargé des affaires de Suède
en France , et que je me fais un honneur et un plaisir de compter
"au nombre de mes plus chers amis , s'est fait un grand nom parmi
les Orientalistes , par la découverte de l'écriture cursive Copte , et
celle d'un alphabet Egyptien .
(5) 9º année , t . 4 , p. 387 .
(6) 9ª année , t. 5 , p. 25.
(7) Tom. 2 , p . 103-150.
(8) A Aix. An VIII . 4°.
(9) M. Larcher. Hérodote , t. 3 , p. 556.
,
1
(10) Animadv. ad Long. p. 52. Prolegom. , p. lv . Heyne
Epist. ante Heraclid. Schow , p . xiv. Larcher. Venus , p . 2 3 .
Villoison. Anecd. 2 , p. 243.
(11) Prolegom. ad Long. , p. lv. Anecdot. 2 , p. 171 .
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ;
logie physique des Stoïciens (1) ; une édition du Sophiste Choricius
(2) . Il travailloit depuis vingt ans à un ouvrage sur la Grèce
ancienne et moderne , considérée sous tous ses rapports (3).
Cet homme si laborieux , si savant , avait obtenu , le 23 décembre
de l'année dernière (4) , que sa chaire provisoire de grec moderne
à l'Ecole spéciale des langues orientales fût fondée au Collège de
France , sous le titre de Chaire de langue grecque ancienne et moderne.
Il jouit peu de temps de cette glorieuse récompense de ses
longs travaux. Le mois suivant , il fut attaqué d'une violente jaunisse
causée par des obstructions au foie et des calculs biliaires. Les
secours de l'art lui furent inutilement prodigués , et il est mort le
vendredi 26 avril , à 55 ans , lorsqu'il était encore dans toute la force
de son talent .
Ondit que lorsque M. de Villoison ne put pas douter que sa fin
ne fût prochaine , il supporta l'idée de la mort avec tranquillité et
courage. Et comment , en effet , ne pas mourir avec courage , lorsqu'on
est sûr de vivre dans la postérité , lorsqu'on laisse après soi de
grands monumens de gloire , sur-tout lorsque l'on a dans le coeur le
sentiment à la fois philosophique et religieux qu'il est une vie future
, et meilleure que celle d'où l'on va sortir ; lorsque l'on croit
que ce n'est pas au hasard que nous fumes créés , et qu'il est un
pouvoir suprême qui n'a pas produit et nourri les êtres humains
pour les jeter , après les rudes maux de cette vie , dans le mal
éternel de la mort , mais qui s'intéressant à notre bonheur , nous
prépare hors de cette terre un port et un asile. Non enim temere
necfortuito sati et creati sumus , sed profecto fuit quædam vis ,
quæ generi consuleret humano , nes id gigneret aut aleret , quod,
cùm exantlavisset omnes labores , tùm incideret in mortis malum
sempiternum , portum potius paratum nobis et perfugium putemus
(5) .
( 1 ) Proleg. Long. , p. lv . Anecd. 2 , p. 243.
(2) Villebrune. Præf. Hippocr. aphor. , p. 1 .
(3) Magasin Encycl. , 5º année , t. 3 , p. 524.
Ω.
(4) M. Ersch s'est trompé lorsqu'il a dit , dans le Supplément à
da France littéraire , p. 458 , que M. de Villoison était professeur
au Collège de France depuis janvier 1800.
(5) Cicero Tusculan . , I , 49 .
FLOREAL AN XII. 419
SPECTACLE S.
------
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers, tragédie en cinq actes de M. Rénouart.
NEUF gentilshommes français fondèrent à Jérusalem ,
vers 1118 , l'ordre religieux et militaire des Templiers . Le
roi Baudouin II leur donna un logement près du Temple ;
de là vint leur nom. Un de leurs voeux était de défendre les
pélerins de la Terre-Sainte contre les infidèles . Ils se distinguèrent
par mille actions d'éclat , acquirent d'immenses
richesses , qui, suivant l'immuable usage, entraînèrent après
elles le luxe et la volupté. J'en crois à ce sujet bien plus
l'histoire que le proverbe dont leur nom fait souvenir. Divers
ordres religieux ont été affublés de proverbes encore
plus fâcheux , sans qu'on ait cru devoir ajouter foi aux accusations
populaires qu'ils exprimaient .
Chassés de la Palestine , les Templiers revinrent en Europe.
Philippe-le-Bel régnaiten France. Ce monarque avait de
grandes qualités et de grands défauts. Il était ferme , violent
et implacable. Les monnaies ayant été affaiblies , le peuple
se mutina. « Les Templiers furent notés , dit Mézerai
>> pour avoir contribué à cette mutinerie. » Le motif qui
les en fit soupçonner , c'est qu'ayant beaucoup d'espèces
ils perdaient beaucoup à cet affaiblissement. « Il y a appa-
>> rence , ajoute l'historien , que le roi qui n'oubliait jamais
>> les offenses , garda le souvenir de celle-là dans son ame ,
>> et que ce fut un des motifs qui le porta à s'en venger
>>> sur tout l'ordre. >>>
« Cette année , sur la dénonciation de quelques scélérats
>> d'entr'eux , que la grandeur de leurs crimes , le desir de
>> l'impunité ou de la récompense poussait à cela , le roi ,
Dd2
420 MERCURE DE FRANCE ;
>> du consentement du Pape avec lequel il s'était nouvelle-
>> ment abouché à Poitiers , les fit tous arrêter le même
>> jour dans tout le royaume , saisit leurs biens , s'empara
>> du Temple à Paris , de tous leurs trésors et papiers. »
Les accusations de leurs dénonciateurs , les dépositions
des témoins, les aveux d'un grand nombres d'accusés sont si
extraordinaires , que ceux même qui les admettent les regardent
comme invraisemblables. Tel est le père Daniel :
<< Ces crimes , dit-il , sont si atroces , qu'ils n'ont guère
>> de vraisemblance; mais il arrive quelquefois que la vrai-
>> semblance n'est pas où la vérité se trouve. » Mézerai
ne sait s'il doit traiter une partie de ces faits d'horribles ou
de ridicules . Les gens sensés les regardent aujourd'hui
comme absurdes .
Le premier article des statuts était de renier J. C. et de
cracher trois fois sur un crucifix ; et leur institution avait
pour objet la religion du Christ et la protection de ses défenseurs
!
Le second était que le récipiendaire baisoit celui qui le
recevait , à la bouche , au nombril , au dos , et à un
autre endroit que nomme le révérend père Daniel , mais
que je ne saurais même indiqner.
Le troisième leur défendait le commerce des femmes , de
peur qu'elles n'en causassent ; et par forme de dédommagement
leur permettait entr'eux les débauches les plus
outrées . Si la défense était enfreinte , et qu'il en résultât un
enfant , on devait le tuer et le rôtir : le reste à l'avanant.
Ces contes d'ogres ne trouvent plus aujourd'hui de créance
que chez quelques vieilles nourrices. Ils n'en obtinrent pas
même généralement , il s'en faut bien , dans le quatorzième
siècle , où la crédulité était bien plus robuste.
Néanmoins , avant de rien décider contre tout fordre
par les voies canoniques , et appareniment comme par
provision attendu l'urgence , le roi avec le consentement
du Pape , dit le père Daniel , « fit une justice exemplairė
>> de plusieurs particuliers. On choisit ceux qui , malgré
FLOREAL AN XIII. 421
>>les preuves qu'on avait de leurs crimes et de leurs dé-
>> bordemens , persistèrent dans l'interrogatoire à les nier
» et on en brûla vifs plus de cinquante comme coupables
>> d'hérésie , et du crime infâme qui a été de tout temps
> puni par le feu . » Mézerai observe qu'ils furent brûlés
àpetit feu ; ils étaient au nombre de cinquante - sept. Tous
protestèrent jusqu'au dernier soupir qu'ils mouraient innocens
; ce qui fit , dit plaisamment le père Daniel , un
mauvais effet parmi le peuple : témoin de cette inébranlable
fermeté , il crut qu'ils disaient vrai. Au concile de
Vienne , en 1311 , on délibéra sur la destruction de l'ordre
entier : les opinionsfurent partagées ; mais le Pape , diton
, avait depuis long-temps promis à Philippe leur abolition
. Quelques - uns mêmes ont cru que c'était une des
conditions que le monarque français lui avait imposées ,
en lui procurant la tiare. Quoiqu'il puisse être de ce fait
impossible à constater , l'avis contraire aux Templiers
l'emporta ; non qu'ils fussent jugés inutiles , puisqu'à ce
même concile de Vienne on arrêtait une nouvelle croisade
, mais parce que « c'était , dit le père Daniel , l'avis
» du pape , du roi de France , et celui des rois d'Espagne
» qui avaient des vues plus intéressées que le pape et le
>> roi de France sur les biens des Templiers . >>> :
Jacques Molay était depuis cinq aus en prison avec
Guy, frère du Dauphin d'Auvergne. On voulait qu'ils
avouassent publiquement la vérité des crimes imputés
à leur ordre , et répétassent la confession qu'ils en avaient
faite eux-mêmes. On les fit monter sur un échafaud , où
se trouvaient deux légats du pape , qui lurent à haute voix
leur confession. Ils protestèrent l'un etl'autre qu'ils avaient
par faiblesse , pour complaire au pape et au roi , calomnié
leur ordre; « que c'était un ordre très-saint ; qu'ils étaient
>> prêts à mourir pour soutenir cette vérité. Les cardi-
>> naux , extrêmement déconcertés, les firent remener en
>>prison. On fit leur procés , ils furent brûlés vifs , ( à petit
3
422 MERCURE DE FRANCE ,
>> feu aussi ) , l'un et l'autre persistant dans leur opinidireté.
» ( Daniel ) . »
L'abbé Velly prétend que l'affaire des Templiers est
l'énigme la plus impénétrable , que la négligence ou la -
malice des historiens ait laissée à deviner. Il nous semble
au contraire qu'avec une médiocre attention on en peut
trouver le mot , ( quoiqu'il reste certains faits difficiles à
expliquer ) , et qu'on peut affirmer aujourd'hui , que s'ily
avait parmi eux quelques débauchés , ou quelques coupables
, l'ordre était pur. Nous sommes même très-portés à
croire que jamais , sur-tout dans la chrétienté , il n'a existé
un ordre de débauchés , de scélérats et de parricides.
On conçoit que de jeunes libertins aient pu se permettre
des orgies et des profanations scandaleuses ; mais qu'un
ordre religieux ait érigé en lois la crapule , l'impiété , l'abo.
mination , c'est assurément ce qu'on ne saurait se persuader.
Les folies criminelles d'une jeunesse dissolue n'étaient
pas plus les règles de l'ordre des Templiers , que les soupers
impudiques d'Auguste ou du régent , des statuts de l'empire
romain ou de la monarchie française.
Ainsi la dénonciation faite par deux scélérats porte sur
des faits non pas seulement invraisemblables , mais moralement
impossibles.
Comment a été instruite la procédure? On a refusé un
défenseur à cet infortuné grand-maître , qui le réclamait
avec d'autant plus d'instance et de justice qu'il n'avait aucune
instruction. Sa demande fut refusée, sous prétextequ'on
n'accordait pas de défenseurs aux hérétiques . Cependant les
Templiers publièrent quelques apologies , auxquelles on
n'eut aucun égard ; ils citèrent des faits décisifs qu'on ne
voulut pas même approfondir. Velly en rapporte un qui
eût suffi à leur justification. Il fut écarté comme les autres.
Il paraît que l'inquisiteur qui instruisait le procès n'aimait
pas les faits justificatifs .
On objecte contre eux leurs confessions. Elles furent ar
rachées par les tortures , et rétractées persévéramment jusFLOREAL
AN XII I. 423
qu'au milieu des bûchers par tous ceux qui furent livrés
au feu. On allègue quelques aveux qui ne furent pas dus à
la torture , entr'autres celui du grand- maître ; mais il déclara
qu'il l'avait fait pour plaire au monarque , au Saint-
Père, pour sauver sa vie , et il le rétracta en la sacrifiant ,
et il persévera jusques dans les flammes. Si l'on en croit,
comme dit Pascal , des témoins qui se font égorger , on
peut croire aussi des hommes qui se font brûler , quand ils
rétractent des aveux de crimes , à la lettre incroyables.
L'apologiste des Templiers observa que leur ordie comptait
parmi ses membres une quantité prodigieuse de gens
de la plus haute naissance , d'hommes d'un âge mûr , de
vieillards. Il demanda s'il était possible que de tels personnages
eussent pris des engagemens aussi abominables qu'on
le supposait.
Daniel même rapporte un fait qui seul prouverait l'extravagance
de cette supposition ; c'est que plusieurs des
Pères du concile opinaient à conserver l'ordre , et il fallut ,
pour emporter la balance d'un autre côté , l'influence du
Pape et de trois ou quatre souverains , dont quelques-uns
convoitaient la dépouille de ceux qu'il s'agissait de proscrire.
Le roi de France n'était pas du nombre de ces derniers.
Il faut remarquer que toutes les procédures avaient été
lues au concile. Si les Pères avaient cru à l'existence des
épouvantables statuts dont nous avons parlé , un seuld'entr'cux
aurait-il osé demander la conservation de l'ordre ?
cette demande ne l'eût-elle pas couvert de confusion et
d'opprobre ? Mais c'est perdre trop de temps à réfuter le
père Daniel. Le supplice des Templiers est , comme le dit
le président Hénault , unévénement monstrueux. Bossuet ,
malgré les ménagemeus que tout lui imposait , dit en
propres termes , dans son Abrégé de l'Histoire de France ,
auquel le dauphin travaillait avec lui: « Les Templiers
>> avouèrent dans les tortures , et niërent dans les sup-
» plices. On ne sait s'il n'y eut pas plus d'avarice et de
4
424 MERCURE DE FRANCE ,
(
>> vengeance que de justice dans leur exécution. » Au reste
on pouvait dissoudre l'ordre sans brûler personne ; si l'on
youlait brûler absolument , tout au moins fallait-il instruire
le procès dans les formes , entendre ceux dont les
accusés invoquaient le témoignage , ne pas leur donner
pour juges des prélats avec lesquels ils avaient eu de violens
démêlés , ne pas leur refuser les moyens de se défendre.
Jacques Molay , grand- maître de cet ordre , a donc
étéjustement regardé par M. Rénouart commeune illustre
victime et un personnage éminemment théâtra!. Je pense
même qu'il l'est plus que Polyeucte. On le plaint ; et il
est difficile de plaindre Polyeucte , qui provoque le martyre
, qu'il regarde comme le souverain bonheur. Le grandmaître
s'y résigne , et ne le desire pas. Polyeucte est audessus
de l'humanité ; le grand- maître y tient encore , et
n'est représenté que comme le premier des hommes 4
Le sujet était difficile; la monotonie à craindre. Il en est
de même de tous les grands traits d'histoire . Comme tout
le monde sait d'avance le dénouement , il faut un art proigieux
pour exciter et soutenir l'intérêt. Cet art n'a pas
manqué à l'auteur , si l'assemblée n'a pas manqué de
goût ; car l'attention a été extrême , et l'émotion presque
continue. Du moins les momens de langueur ont été
rares et courts ; encore quelques- uns peuvent- ils être mis
sur le compte de tel ou tel acteur.
Le personnage principal du tableau est le grand-maître.
C'est véritablement la vertu aux prises avec l'infortune. Le
puissant intérêt qui s'attache à lui n'empêche pas de renmarquer
le jeune Marigny , dont la fermeté ne le cède pas à
çelle de Molay. S'il est un peu dominé par lui , c'est sans
être éclipsé . Ce jeune homme , qui fait de plus grands
sacrifices , excite même , en quelque sorte , une plus tendre
compassion.
-Il y a deux invraisemblances assez fortes dans ce role .
D'abord , c'est que tous les témoins de son admission
1
FLOREAL AN XIII . 425
dans l'ordre aient péri : il le croit au moins , et il se trompe,
car le grand-maître en était instruit ; c'est ensuite que ce
fils du surintendant ait obtenu l'agrément du roi et de la
reine pour épouser une souveraine , parente de cette princesse
.
Ce jeune Marigny , se supposant libre aux yeux des
hommes , est revenu de la Palestine avec le projet ou
la tentation de sacrifier à l'ambition et à l'amour un serment
ignoré. En arrivant , il voit que les Templiers sont
menacés , que son père est à la tête de leurs ennemis. Il
ne balance pas à se déclarer leur confrère , et à préférer la
mort au trône et à sa maîtresse. Placé entre l'honneur ,
l'amour et la nature , sa situation est déchirante. La scène
d'entre son père et lui aurait dû l'être aussi ; mais elle ne
l'est pas. Le surintendant n'a qu'un moment d'énergie ,
c'est lorsque la reine lui conseille de rétracter ses accusations
. Périssent , s'écrie-t-il , les Templiers , mon fils et
moi , plutôt que je consente à passer pour un calomniateur.
Les scènes où paraît ce surintendant sont les plus faibles
de la pièce. Ily en a même une qui ne m'a point semblé
assez tragique ; c'est celle où il retient son fils qui brûle
de prendre devant le roi la défense de l'Ordre. La pantomime
qu'il exécute à diverses reprises pour lui fermer la
bouche , ses appréhensions , ses efforts ont quelque chose
de trop peu grave. Je ne puis assurer qu'il n'y ait pas un
peu de la faute de l'acteur. On a aussi aperçu quelques
répétitions , quelques réminiscences ; ent'autres ce vers :
a
L
A Et qui meurt innocent meurt toujours avec gloire.
Son plus grand défaut est d'exprimer une pensée qui n'est
pas juste. L'innocent meurt sans infamie , mais non pas
toujours avec gloire : il n'y en a point à être la victime
d'une erreur de la justice.
Au reste , ces taches légères et quelques autres que j'ai cru
apercevoir , se perdent au milieu de la foule nombreuse des
beaux vers , des grandes pensées , des traits de situation , des
426 MERCURE DE FRANCE ,
sentimens sublimes dont cette pièce est remplie , et que
Corneille ne désavouerait pas. Philippe n'est ni odieux ni
avili ; il a l'air d'être abusé , comme il le fut sans doute.
Car on ne peut pas supposer qu'il ait sciemment immolé
l'innocence , parce qu'elle rétractait un aveu arraché par
la torture. Le personnage de la reine n'est ni nécessaire ni
fortement caractérisé ; cependant il fait plaisir , parce
qu'on voit dans cette princesse un appui pour les opprimés.
Le connétable défend d'une manière assez faible les Templiers
qu'il protége ; mais son récit est touchant et pathétique.
J'ai cependant ouï observer avec beaucoup de justesse
, ce me semble , qu'il devrait se faire demander ,
ordonnermême cette narration par le roi , attendu qu'elle
contient une prophétie effrayante pour ce monarque , dont
elle annonce la mort dans l'année. Mais quelle magnifique
peinture que celle de ces infortunés , qui , environnés de
fumée , ne sont plus aperçus , et qu'on entendait encore
Chanter de l'Eternel le sublime cantique.
L'ordre du sursis arrive :
Mais il n'était plus temps... les chants avaient cessé.
Il est impossible d'exprimer l'effet qu'a produit tout ce
morceau , le saisissement qu'on a éprouvé , la commotion
électrique qu'on a ressentie . Depuis le siége de Calais , on
n'avait rien vu de semblable ; et il faut remonter encore
plus haut , il faut se reporter aux beaux jours de Voltaire ,
pour trouver une pièce qui ait eu autant de droits au brillant
succès que celle-ci a obtenu .
On n'est point d'accord sur le style. Les uns le trouvent
âpre et tendu ; les autres harmonieux et naturel. On ne
peut pas prononcer un jugement assuré après une seule
représentation , où l'attention a tant d'objets à saisir ;
mais , en général , il m'a paru d'une belle simplicité ,
souvent énergique , presque toujours approprié au sujet
et à la pensée.
Je me range toujours du parti qu'on opprime.
. Si j'obéis , votre mort est certaine .
FLOREAL AN XIII . 427
1
- Obéissez toujours .
Je vous admire.
-N'admirez que le ciel , c'est lui qui nous inspire.
LE RO Ι .
N'avez-vous rien à dire à votre ancien ami ?
MOLAY.
:
Sire , je vous dirai que mon coeur vous pardonne.
Ces vers etbeaucoup d'autres, qui ont fait couler des larmes
d'attendrissement et d'admiration , ne sont point boursoufflés
, et me semblent plutôt de l'école de Corneille que
de celle de Thomas ; ou , pour mieux dire , il me paraissent
dignes de faire eux-mêmes école et de servir de
modèle .
La torture interroge , et la douleur répond.
La terreur de mon nom le poursuit dans son île.
Ceux-ci sont forts , sans âpreté .
(•
La pièce a été bienjouée par tous les acteurs à-peu-près,
et nel'a été d'une manière supérieure que par Saint-Prix ,
et par Damas dans la dernière scène. Le rôle de la reine
ne veut ni cris , ni emphase , ni beaucoup de mouvemens.
On est persuadé que Mlle. Georges se pénétrera de cette
vérité , et finira par y être aussi bonne que belle. Jamais
elle n'avait paru avec tant d'éclat. Lafond rendra mieux
le roi , s'il ne veut pas chercher à faire sentir qu'il en joue
le personnage. Talma et lui devraient faire un échange
de leurs rôles ; ils y gagneraient tous deux : le public et
l'auteur aussi par conséquent.
1
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois . )
Le Faux Valet-de- chambre , en un acte et en prose.
CETTE comédie n'a vécu qu'un seul jour , et ne méritait
pas de vivre plus long-temps. Ennuyeuse et immorale ,
428 MERCURE DE FRANCE.
elle réunissait deux titres de proscription. A l'exemple da
parterre , nous l'expédierons très -lestement.
Un petit maître campagnard , qui n'a pu trouver de
cruelles dans sa commune , ne sachant comment s'introduire
chez une dame de ses voisines , dont la sagesse est
pour lui un stimulant qui l'excite à tenter sa conquête ,
entre à son service en qualité de valet-de-chambre. Le
mari , prévenu de ses honnêtes intentions , s'amuse à bernér
le petit séducteur. Il ne peut , dit-il , le garder à son service ,
s'il ne se marie, parce qu'il est d'une figure si séduisante que
sa femme craindrait le caquetage de ses bonnes amies s'il demeurait
célibataire . Sous cet ignoble prétexte , il exige
que M. le comte ( car c'en est un ) donne une promesse
écrite de mariage à une duègne du château , qui a bien la
quarantaine ; et M. le cointe en passe par-là ,dans l'espoir
d'une douce vengeance. Aussitôt l'époux qu'il croit tromper
, et dont il est si sottement la dupe , en donne avis à un
oncle qu'a le futur , et le prie de se transporter à l'instant
chez lui , pour prévenir un mariage qui va déshonorer sa
famille. L'oncle arrive en habit de chasse , et voulant se
présenter à la femme de son voisin , demande un domestique
pour le coiffer. On fait venir son neveu . Reconnaissance
, surprise , explication . L'oncle trouve l'espiéglerie
charmante , et la déconvenue originale. Le maître de la
maison survient , et loin de se fâcher , et de chasser ignominieusement
le comte , va dîner avec lui chez son oncle ;
et le prétendu séducteur part en gémissant d'un air assez
niais , de n'avoir pas même entrevu la dame de ses pensées.
Comme on n'a pas trouvé dans tout cela le mot pour
rire , on n'a pas ri , et l'on a sifflé .
Cette immoralité , absolument dépourvue de comique ,
est attribuée à une femme , qui a fait une assez jolie petite
comédie morale. Est-ce donc que les auteurs se soucieraient
aussi peu de scandaliser que d'édifier ,pourvu qu'ils
amusent ? 1
:
FLOREAL AN XIII. 429
2
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 2 mai. Une gazette de la cour annonce des
avantages considérables , remportés dans l'Inde sur Holkar.
Le roi a fait annoncer aux puissances neutres , que ses
mesures étaient prises pour bloquer les ports de Cadix et
de Saint- Lucar.
On écrit de l'île Saint-Thomas , au nord de l'Amérique ,
qu'on y croit qu'une nouvelle escadre française ne tardera
pas à se joindre à celle de Rochefort , pour enlever la
Jamaïque et le reste des possessions américaines de l'Angleterre.
On vient de recevoir ici , la nouvelle que Saint- Kitts a
éprouvé le même sort que la Dominique et les autres îles
dont on connaissait déjà la destruction. Les Français n'y
ont laissé subsister que la ville. Bâtimens de commerce
etplantations , tout a été détruit. Ils y ont en outre levé
une forte contribution . Ils ont ensuite remis à la voile , et ,
se sont dirigés au vent de Saint-Kitts. Nous ne recevons
plus de nouvelles de la Barbade ; toute communication paraît
être fermée entre cette colonie et les autres : ce qui est
un mauvais présage pour elle . Les derniers avis qui nous
étaient parvenus de cette île , annonçaient qu'il n'y était,
arrivé que deux bâtimens du convoi de Cork , et que le
reste était probablement tombé au pouvoir des Français ,
parce qu'ils avaient une escadre au vent de cette colonie.
En supposant même que le convoi ait eu connaissance du
danger qui le menaçait en approchant de la Barbade , il
n'est pas vraisemblable qu'il ait pu échapper aux poursuites
de l'escadre française ; et en tout cas , il n'aura pu arriver
à sa destination.
EMPIRE FRANÇAIS.
Milan , 2 mai. Un décret du 15 floréal a ordonné qu'il .
fût élevé dans la plaine de Marengo , une pyramide à la
mémoire des braves , morts à la journée qui porte ce nom
célèbre. Le lendemain , l'Empereur a posé la première
pierre.
Nous avons reçu les nouvelles les plus satisfaisantes de
l'accueil qui a été fait , à Turin , à la députation de notre
ville envoyée pour y présenter nos premiers hommages à
S. M. l'Empereur , notre roi . S. M. , dans la réponse qu'il
lui fit , manifesta les sentimens les plus favorables d'attachement
et de satisfaction envers les habitans de Milan .
Nous en citerons les passages suivans qui se sont gravés
d'une manière inéffaçable dans la mémoire reconnaissante
430 MERCURE DE FRANCE ;
denos députés : « S. M. avait entendu avec plaisir l'expression
des sentimens du peuple milanais , sentimens qui
déjà lui étaient connus depuis sa première entrée victorieuse
dans leurs murs .... Il a honoré les milanais du nom
de ses enfans , et a témoigné qu'il avait et conserverait
pour eux une affection et une sollicitude particulière....
Il s'est félicité de les avoir délivrés de leurs ennemis et
sauvés de leurs dangers .... Il a sollicité, recommandé le
courage , l'activité , l'amour de la patrie et de l'ordre ....
Parlant de la république italienne et du royaume d'Italie ,
il a dit que la première avait excité l'envie et lajalousie ,
et que si , par événement , la monarchie avait pu en exciterdavantage
encore , par la difficulté plus grande de l'agiter
et de la diviser , Dieu lui avait donné une bonne
épée pour dissiper ses ennemis . Il a assuré qu'il ne
perdraitjamais de vue les intérêts de la ville de Milan .....
et a annoncé qu'il avait hâté le moment de se rendre dans
ses murs .
...
Du g mai. Il n'est pas possible d'imaginer un jour plus
brillant que celui qui éclaira hier notre capitale , où Bonaparte
, le héros du siècle , notre monarque adoré , a fait
son entrée dans nos murs . Cette journée sera à jamais
mémorable dans les fastes de notre histoire ; Milan a vu
entrer dans ses murs , décoré de l'auguste nom de roi , ce
même héros qui en avoit déjà été proclamé le conquérant ,
le libérateur , le pacificateur et le législateur , et qui aujourd'hui
assure sous son auguste empire cette grandeur
à laquelle ses victoires et son génie nous permettent d'aspirer.
On avait donné une forme neuve et élégante à la
porte de Verceil , par laquelle L. M. I. et R. seraient entrées
si elles étaient venues directement du Piémont. En
mémoire de cet heureux événement , l'on y avait gravé
cette inscription : Imperatori Napoleoni Iº , pio felici ,
augusto , ad regni Itatici insignia solemni ritu capessenda
Mediolanum adeunti , ovans Italia , restitutori gloriæ ,
prosperitatis adsertori.
,
S. M. ayant voulu visiter , en premier lieu , Pavie , est
entrée par la porte qui porte le nom du plus glorieux de
ses triomphes , par la porte Marengo. Pour rendre cette
entrée plus solennelle on avait ouvert une nouvelle
porte , pour que la route qui est hors des murs , formât
un même alignement avec celle au -dedans . Sur le fossé
qui entoure le mur , on avait construit un pont sur lequel
s'élevait un arc de triomphe , avec l'inscription suivante :
Quod felix , faustum sit , Imperatorem Napoleonem
FLOREAL AN XIII. 431
primum pium , augustum Regem consalutat , Italia votorum
compos.
Tout retraçait la mémoire des Scipions et des Emiles
qui retournant en triomphe àRome , n'y entraient plus par
les portes communes , mais par une breche que l'on faisait
pour eux aux murs de la ville , comme pour isoler de voies
communes ces rares héros que leur gloire et leur mérite ex
fraordinaire élevaient au- dessus de la condition humaine.
-
PARIS .
Un rapport du vice-amiral Werhuel , du 7 floréal ,
annonce que le 3 de ce mois 35 bateaux canonniers partis
deDunkerquee, pour Ambleteuse , avec 17 transports chargés
des démolitions du camp d'Ostende étant séparés par
les vents , ont été attaqués par des forces infiniment supérieures.
Huit ont été en deux jours contraints de se
rendre , après s'être vaillamment défendus. L'ennemi n'a
pris que deux transports. Six autres bateaux de la flottille
engagèrent un combat très-vigoureux , à quatre lieues de la
eôtede l'Angleterre , et força les Anglais de prendre le large .
Nous n'avons eu qu'un homme de tué et trois légèrement
blessés . Le vice-amiral fait le plus grand éloge du courage
des marins et des soldats de la flottille.
Ce léger échec est plus que conipensé par les nouvelles
suivantes , extraites comme la première , dont nous n'avons
donné que la substance du Journal officiel .
L'escadre française de Toulon et l'escadre espagnole
de Cadix se sont réunies le 19 germinal devant Gibraltar.
Le 20, au point du jour ; elles étaient hors de la vue des
côtes , et on n'en a pas eu de nouvelles depuis. ( Moniteur ) .
Le bâtiment le Dauphin , arrivé à Bordeaux leg floréal
de Charlestown , ou il est parti le 12 germinal , porte
la nouvelle que les îles de la Dominique , de Sainte-Lucie,
de Saint- Christophe , de Saint-Vincent , de Monserrat et
Niéva , ont été prises par les Français.
Le 27 avril , il est arrivé de Folkstone un navire
venant des Indes occidentales , annonçant que l'escadre
de Rochefort avait intercepté le convoi de Corke , et
que les 10 bâtimens dont il était composé avaient été pris
avec les 3000 hommes qu'ils avaient à bord.
-Nous avons annoncé , ily a quelque temps , la prochaine
publication d'une nouvelle édition d'Atala , réunie
à René( 1 ) ; on vient de la mettre en vente . La réunion de ces
(1 ) ATALA- RENÉ . Un vol in - 12, belle édition , imprimée sur papier
fin d'Angoulême , ornée de six gravures , dessinées par E. B. Garpier
, et gravées par Aug. Saint Aubinet P. P. Choffard. Prix : 6 fr.
50cent. , et 7 fr. 50 cent. par la poste . Cartonné à la Bradel , 7 fr .
AParis , chezle Normant, rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerr
432 MERCURE DE FRANCE ,
admirables épisodes du Génie du Christianisme étoit desirée
depuis long- temps. L'auteur les a revus avec le plus grand
soin. En parlant d'Atala , M. de Chateaubriand , dans
sa nouvelle préface, dit avec une modestie presqu'aussi rare
que son beau talent : « Quelques années ont été plus que
>> suffisantes pour me faire connaître les endroits faibles
» ou vicieux de cet épisode. Docile sur ce point à la cri-
» tique , jusqu'à me faire reprocher mon trop de facilité ,
>> j'ai prouvé à ceux qui m'attaquaient que je ne suis
>> jamais volontairement dans l'erreur , et que, dans tous
>> les temps et sur tous les sujets , je suis prêt à céder à des
>> lumières supérieures aux miennes. Ata a a été réimpri-
>> mee onze fois ; cinq fois séparément , et six fois dans
» le Génie du Christianisme : si l'on confrontait ces onze
>> éditions , à peine en trouverait- on deux tout-à-fait sem-
>>blables. La douzième , qui se publie aujourd'hui , a
>> été revue avec le plus grand soin . J'ai consulté des amis
» prompts à me censurer ; j'ai pese chaque phrase , exa-
>> miné chaque mot : le style , dégagé des épithètes qui
>> l'embarrassaient , marche peut- être avec plus de naturel
» et de simplicité . J'ai mis plus d'ordre et de suite dans
>> quelques idées ; j'ai fait disparaître jusqu'aux moindres
>> incorrections de langage. M. de La Harpe medisait , au
>> sujet d'Atala : « Si vous voulez vous enfermer avec moi
seulement quelques heures , ce temps nous suffira pour ef-
>> facer les taches qui font crier si haut vos censeurs. >>
>> J'ai passé quatre ans à revoir cet épisode ; mais aussi il
>> est tel qu'il doit rester : c'est la seule Atala que je recon-
>> naîtrai à l'avenir. » L'épisode de René a été revu avec
autant de soin. « Il a reçu , dit M. de Chateaubriand ,le
>> degré de perfection que je suis capable de lui donner.>>>>
On voit , par ces citations , tous les avantages de cette édition
sur les précédentes ; elle a encore celui d'être un chefd'oeuvre
de typographie : elle est ornée de six gravures
dont les dessins ont été faits par un de nos premiers peintres
, M. Garnier, auteur du beau tablean de la Famille de
Priam. Nous aurons assez fait l'éloge de ces gravures ,
ajoutant le nom des deux artistes qui les ont exécutées ,
MM. Saint-Aubin et Choffard. Nous nous proposons d'examiner
, dans un prochain numéro, les changemens faits à
Atala et à René. Nous parlerons surtout avec plus de détails
du second épisode, production non moins originale qu'Atala
, que quelques personnes mettent mème au-dessus ,
et qui pourtant n'est point aussi généralement connue, et
n'a pas encore été justement appréciée dans les journaux.
en
(Nº. CCIII. ) 5 PRAIRIAL an 13
(Samedi 25 Mai 1805 )
1
MERCURE
DE FRANCE.
1-4
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
Ich
331 1%
ceport
RÉFLEXIONS
FAITES AUX QUINZE - VINGTS.
HELAS ! ils sont plongés dans une nuit obscure.
Pour eux , dès le berceau jusqu'au sein du cercueil,
Le ciel est sans couleur , la terre est sans parure ;
Pour eux nos plus beaux jours seront des jours de deuil .
1
A
A ce triste penser je sens couler mes larmes ....
Mais quoi ! nous sommes tous enfans de la douleur ;
Et ce bel univers a pour nous peu de charmes
Quand nos yeux sont chargés des ombres du malheur.
Ah ! n'enviez pas trop l'astre qui nous éclaire,
Mortels intéressans autant qu'infortunes ; let
Songez que pour jouir de son éclat prospère,
Peu de jours ici bas nous furent destinés . 1- ?
Ee
4
REP
FRA
5.
cen
**
434 MERCURE DE FRANCE ,
Bientôt à nos regards la fin de la carrière
Va dérober les cieux, les champs et les cités ;
Le trépas fermera nos yeux à la lumière ,..
Les vôtres s'ouvriront aux divines clartés .
Mais qu'entends-je ! écoutons : quelle aimable harmonie
Vient charmer mon oreille et ranimer mon coeur ?
Je crois renaître encore au plaisir , à la vie ,
Et c'estvous qui formez ce concert enchanteur !...
Béni soit le mortel si cher à sa patrie ,
Qui , cultivant des fleurs dans le champ des cyprès ,
Fit luire à vos esprits le flambeau du génie !
i Cejour est toujours pur et ne s'éteint jamais.
Ah ! jouissez en paix de sa douce influence :
L'oeil de l'ame s'éclaire à ses rayons divins ;
Ce feu sacré mûrit les fruits de la science ,
Et pour les cueillir tous il suffit de vos mains .
Et moi qui n'approchai de ces lieux qu'avec crainte ,
Qui n'osais qu'en tremblanty porter mes regards ;
Je m'éloigne à regret de cette augusteenceinte,
Qù j'ai vu le malheur consolé par les arts .
« TOZIV - S Par madame M. M. or
OLENNEMIDU LUXE.
CONTE.
752
HONNEUR au grave sénéchal
D'une cité de la basse Armorique ,
"Plus économe et plus moral
2
Que profonddans lapolitique :
Du luxe ennemi capital ,
Il le traitait de fléau domestique ;
Pas plus loin n'allait sa logique.
Mais qu'importe qu'un sénéchal
Sur ce chapitre làraisonne bien on mal 7
9
LA
PRAIRIAL AN XIII. 435
1.
2
Forcé d'entreprendre un voyage
Pour un procès au barreau de Paris ,
Du conducteur de ses brebis
Il lui convientde faire un page;
Tous deux , en modeste équipage,
Vont se gîter au faubourg Saint-Denis. !..
On court, on plaide , un an se passe;
Tout en allant , le pauvre pastoureau
Remarque à ses grègues de peau
Par-ci , par-là , mainte crevasse ;
Le rempart en tombant allait livrer la place,
Il fallut bien parler.... Maître , trouvez-vous beau ,
Convenable , décent , qu'à tout venant je montre
Ce qu'on cache à Quimper? prenez pitié de lui ,
Et permettez qu'il vous remontre
Le besoin qu'il a d'un étui.....
1
:
... Eh quoi ! déjà du luxe au printemps de ton âgé !
Des goûts pervers , oh ! le maudit pays !
Va , mon enfant , tu te perds à Paris ;
Reprends , crois-moi , le chemin du village.
1
ParF. DEVENET.
ENIGME.
LECTEUR, plus on me trouve rude , I
Etplus on me prise en tous lieux;
Dans la ville ou la solitude ,
Je sers aux jeunes comme aux vieux.
On me méprise, on me rejette
Lorsqueje viens à m'adoucir ;
Et c'est à quoi je suis sujette ,
Pour avoir fait trop de plaisir.
LOGOGRIPHE.
Je suis du genre féminin ;
Souvent l'effetde la colère,
L
Eez
:
:
436 MERCURE DE FRANCE ;
Ou de l'envie ou du chagrin ,
Et j'atténue et j'exagère.
Tout auteur me craint. J'ai neuf pieds.
Cherchez en moi, vous trouverez
Le mot latin rendant colère;
Et ce malheureux roi troyen
Dont Achille traîna le fils sur la poussière ;
Contre un calme trop grand un utile moyen ;
Une bête fort babillarde..
Vous trouverez encore un petit poids nouveau ,
Et le plus grand espace d'eau.
Je devrais m'arrêter; car je suis trop bavarde.
Vous y verrez de plus l'amant infortuné
Par qui de blanc au noir le mûrier fut changé ,
Enfin , un mot qu'avec ivresse
On dit toujours à sa maîtresse.
Mais, lecteur , vous avez sans doute deviné. !
1
JN. C***
CHARADE.
FUYEz les chances du premier ;
Evitez l'excès du dernier;
Et n'éprouvez jamais l'entier.
ParM. G ...... ( du Puy , Haute-Loire. )
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Arc-en-ciel.
Celui du Logogriphe est Grenadier, où l'on trouve ange ,
Eden , negre , Diane , ride , nid, air, rade , neige ,
Ida , ane , geai , grenade , gare.
Celui de la Charade est Mal-aise,
1
PRAIRIAL AN XIII . 437
OEUVRES PHILOSOPHIQUES , HISTORIQUES ET
LITTÉRAIRES DE D'ALEMBERT , membre de
toutes les Académies savantes de l'Europe (1).
( III Extrait. )
Le dernier siècle a vu naître quelques grandes
réputations qui reposent sur des ouvrages plus
brillans que solides , et d'autres grandes réputations
qui ne reposent sur rien : lorsqu'on attaque
celles-ci , on doit s'attendre à voir s'élever contre
soi la foule des auteurs vivans qui lisent leur sentence
dans le jugement porté contre leurs collègues
morts , et la foule plus nombreuse encore des
beaux- esprits sur parole , qui ne peuvent consentir
à voir réduits à leur juste valeur des livres qu'ils
sont en possession d'admirer , quelques-uns sans
les lire , la plupart sans les comprendre . Mon premier
article sur M. d'Alembert a donc dû paraître
d'une hardiesse étrange ; le second a ramené les
hommes qui cherchent de bonne foi la vérité.
En effet , tout le monde convient que , vers la fin
du dix-huitième siècle , la littérature avait perdu
son empire: pourquoi ne me serait-il pas permis
d'essayer de découvrir les causes de ce fait généralement
reconnu ? M. de Voitaire , dans sa vieillesse
, répétait avec douleur qu'on n'aimait plus les
vers ; M. de La Harpe a cent fois fait la même remarque
dansson Cours de Littérature ; nous avons
vu Corneille abandonné , Racine déclaré froid
(1) Cet ouvrage , annoncé par souscription , et tiré à un petit
nombre d'exemplaires , aura 15 vol . grand in 8°. Les trois premiers
volumes ont paru avec exactitude , chez Pelletier , à l'imprimerie de
Boiste , rue Hautefeuille , nº.21 ; Arthus Bertrand , libraire , quai des
Augustins ;le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois ,
et àBordeaux, chez Melon et compagnie.
,
3
438 MERCURE DE FRANCE ,
Boileau mis au simple rang des versificateurs corrects;
en un mot , au goût des belles-lettres avait
succédé unfol enthousiasme pour les sciences qu'on
appelle exactes , je ne sais pourquoi , carleurs principes
sont sujets à de grandes variations , tandis
que les principes des beaux-arts n'ont point changé
depuis les Grecs jusqu'à nous. La raison de
cette stabilité est facile à découvrir. Les ouvrages
d'imagination sont fondés sur la connaissance du
coeur humain , et sur l'imitation des beautés de la
nature ; les passions des hommes sont invariables ,
et les beautés de la nature , malgré leur étonnante
diversité , se retrouvent les mêmes dans tous les
siècles : il y a donc pour les beaux-arts des principes
qui ne changent pas. Peut-on en dire autant
des sciences appelées exactes ? Nées de l'esprit de
l'homme , elles sont sujettes àd'étranges variations ,
car notre esprit va toujours vers de nouvelles découvertes
, et ce qu'il sait n'est rien, comparé au
desir qu'il a de savoir. Les bornes de notre esprit
ne sont pas connues ; depuis long-temps nos passions
ont donné toute leur mesure : cette seule observation
suffit pour faire sentir qu'il y a nécessairement
dans les principes des beaux- arts quelque
chose de déterminé qui ne peut se trouver dans
les principes des sciences. Cette question sera traitée
quelque jour avec l'importance qu'elle mérite ;
et peut- être sera-t-on étonné des conséquences morales
et politiques qu'elle entraîne. Mais il était
nécessaire pourmoi de l'énoncer ici, afinde mieux
faire sentir l'absurdité des conceptions qui ont
servi de base au discours préliminaire de l'Encyclopédie
, discours qui renferme le plande la cons
piration formée et exécutée contre la littérature.
Si M. d'Alembert a raisonné juste , tous les siècles
ont tort ; c'est ce que je me suis proposé d'exa-
/
PRAIRIAL AN XIII . 439
miner en parlant de ses ouvrages. Le ton d'assurance
que je prends dans une semblable discussion
në paraîtrait point extraordinaire à quelques
hommes , s'ils voulaient bien ne pas oublierqueje
suis assez modestée pour me ranger du parti de tous
les siècles , contre le parti d'un savant.
M. d'Alembert ne dissimule pas long-temps le
but qu'il se propose d'atteindre ; à peine est-il à
la sixième ligne de son discours qu'il a déjà dé
claré qu'aux savans seuls appartient le droit de
juger l'Encyclopédie , et dès la seconde ligne il avait
annoncé que l'Encyclopédie était l'ouvrage d'une
société de gens-de- lettres. De prime abord , voilà
lės savans reconnus juges supremes én littérature :
comme les littérateurs n'ont jamais eu la préten-
Tion de juger les ouvrages consacrés aux sciences ,
on pourrait , sans aller plus loin , devirter la manière
dont l'auteur assignera les rangs , c'est-à-dire
comment il fera le plan de l'arbre des gens- delettres.
Qu'est- ce que le plan de l'arbre des gensde-
lettres ? je l'ignore; mais je lis , page 242 :
«Après avoir formé l'arbre des sciences , on pour-
>>rait former sur le même plan celui des gens -de
lettres.>> Tel est le style d'un géomètre qui présida
l'académie française , et qui trouvait que Racine
ne savait pas écrire en prose . Le fameux discours
de l'Encyclopédie offre une foule de beantés
de ce genre , bien dignes d'être admirées par les
philosophes : pour moi, si je néglige dorénavant .
de les faire ressortir , ce n'est pas faute de les avoir
senties ; mais par la nécessité où je suis d'éloigner
les observations de détail , afin de ne pas rompre
l'enchaînement des conceptions premières.
M. d'Alembert , voulant exposer P'origine et la
liaison dés connaissances humaines , éprouve un
singulier embarras : adoptera-t-il l'ordre métaphy
45
4
440 MERCURE DE FRANCE ,
sique, ou l'ordre historique ? Je ne sais pas , et
personne ne saura jamais ce que c'est que l'ordre
métaphysique des connaissances humaines ; il y a
là de quoi faire rêver toute la vie . Il me semble que
l'auteur aurait trouvé toute sûreté à adopter l'ordre
historique , parce que des faits valent toujours
mieux que des conjectures ; mais s'il m'avait consulté
, je l'aurais tiré de peine à des conditions
plus douces encore. « De quoi vous inquiétez-
>> vous , lui aurais-je dit ? pourquoi vous agiter
>> entre l'ordre métaphysique et l'ordre historique ?
>>> Puisque vous faites un dictionnaire , vous êtes
>> nécessairement borné à l'ordre alphabétique ;
>> et quand on a trouvé un ordre aussi simple , qui
>> coûte si peu à suivre , qui demande si peu de
>> génie , à quoi bon se creuser la tête pour en
>> trouver un autre qui ne peut avoir aucun rap-
>> port avec le plan arrêté de votre ouvrage ? » En
effet , l'Encyclopédie a été conçue et exécutée par
ordre alphabétique ; et c'est déjà une grande faute
que de vouloir faire sentir , dans un discours préliminaire
, les avantages d'un autre ordre que celui
suivi dans l'ouvrage. Si le discours de M. d'Alembert
était bon, il aurait encore l'inconvénient d'être
déplacé; mais c'est là son moindre défaut.
Dans l'embarras de choisir entre l'ordre métaphysique
et l'ordre historique , il s'est décidé à les
adopter tous deux; de sorte que la seconde partie
de son ouvrage dément la première sur tous les
points. Si ses amis ne conviennent pas de la vérité
de cette observation , ils auront tort , car M.d'Alembert
lui-même en fait l'aveu le plus formel: il
borne sa défense à expliquer les raisons qu'il a eues
pour se contredire ; et comme il n'est point encore
question, de peser la bonté de ces raisons , rienne
nous empêche d'aller en avant.
Parmi les modernes , Bacon est le premier qui
PRAIRIAL AN XII 441
ait fait un tableau généalogique des connaissances
humaines. Les anciens ne s'amusaient guères à ces
oiseuses spéculations ; ils croyaient s'expliquer suffisamment
sur la liaison qui existe entre nos connaissances
, par la méthode qu'ils suivaient dans
l'éducation : à cet égard, on peut consulter Aristote
et Quintilien. En effet , l'éducation serait bienmauvaise
sielle était dirigée en sens contraire de l'ordre
des connaissances qu'il nous est facile et utile d'acquérir.
Mais enfin il est permis à un homme de
génie de chercher la raison des méthodes consacrées
par l'expérience , et c'est à quoi s'est borné
Bacon. Il classe nos facultés dans l'ordre suivant :
La mémoire, l'imagination et la raison. Cet ordre
est juste , soit qu'on l'applique aux individus , soit
qu'on l'applique aux nations. La mémoire est la
première faculté qui se développe en nous , par le
motif divin et naturel que c'est la première dont
nous ayons besoin; vient ensuite l'imagination qui
tient particulièrement à nos passions , c'est - à-dire
à cette surabondance de force que nous avons dans
la jeunesse ; la raison arrive la dernière , quand elle
arrive; cela doit être encore: il faut avoir connu
les illusions de la vie pour être en état de n'apprécier
chaque chose qu'à sa juste valeur. Si on applique
cet ordre aux nations dont l'histoire nous
est connue , on trouvera également que les premiers
faits se transmettent verbalement ; c'est le
temps de l'histoire héroïque toute confiée à la
mémoire ; viennent après les beaux- arts et la poésie
; c'est l'époque de jeunesse , de force et d'imagination
, époque à laquelle succède la raison ,
c'est-à-dire l'analyse , le raisonnement , la philosophie
impuissante et verbeuse , dernière période
souvent malheureuse et quelquefois mortelle.
Ainsi dans la nature , dans l'ordre historique et
dans le système de Bacon, système appuyé sur
}
442 MERCURE DEFRANCE ,
l'expérience , la poésie et les beaux-arts marchent
avant lessciences , l'imagination précède la raison ,
les passions s'annoncent avant la sagesse; trois manières
différentes de dire la même chose.
Cette vérité de tous les siècles et de tous les jours
a été démentie pour la première fois par M. d'Alembert.
Il ne diminua, ni n'augmenta le nombre
de nos facultés , ce qui est très-modeste de la paft
d'un si grand homme ; mais il changea l'ordre éternel
de leur développement , et appela ce changement
une classification métaphysique ; en un mot,
il mit la raison avant l'imagination , folie qui va
plus loinque celle de Sganarelle devenu médecin,
puisque ce fagotier se contentait dedéplacer physiquement
le coeur de l'homme , tandis que le philosophe
bouleverse l'intelligence divine et humaine ,
en nous faisant passer par l'âge de sagesse pour arriver
àl'âge des illusions. Commefit cette absurdité
f'a-t-elle pas frappé les lecteurs du dix-huitième
siècle ? C'est ce qu'il est impossible de dire ; mais
on expliquerait sans peine les principales causes de
V'erreur dans laquelle est tombé Fillustre membre
de toutes les académies savantes de l'Europe.
;
M. d'Alembert , fondé à se plaindre de la nature
qui lui avait refusé les illusions de la jeunesse ,jügea
des autres hommes par ses propres serisations , et
mit toutes nos connaissances surle compte de notre
esprit. L'individu métaphysique qu'il créa pour
lui servir de modèle dans le tableau qu'il voulait
former , est tin être froid , réfléchi , que rien ne
dérangé , qui n'apprend rien par sentiment , que
son ame ne pousse au- devant d'aucune idée nou
velle; en un mot, c'est une machine toute géométrique
, ou , si l'on veut , c'est M. d'Alembert luimême.
Né sans passions , il lui était impossible de
deviner la place que les passions occupent dans
PRAIRIAL AN XIIL. 443
T'histoire des hommes, et l'influence qu'elles ont
eue sur la découverte et la perfection des beauxarts:
il le savait généralement , et ne le sentait pas ;
aussi mit-il la raison avant l'imagination , parce
qu'il croyait aux sciences , et qu'il n'avait pas la
conviction des beautés littéraires. En effet , les progrès
dans les sciences appelées exactes sont si indépendans
de la perfection de notre organisation
que Diderot va jusqu'à soutenir « que cinq person-
>> nes dont chacune ne jouírait que d'un sens , par
>>la faculté qu'elles auraient d'abstraire, pourraient
>> toutes être géomètres , s'entendre à merveille , et
>> ne s'entendre qu'en géométrie. » (1 ) Cette asser
tion de Diderot sur un fait dont il pouvait juger ,
prouve que les sciences exactes ne sont reconnues
que par notre esprit qui en a réglé les principes : il
n'en est pas de même des beaux- arts fondés sur
nos sentimens , nos passions et sur l'imitation de la
nature. M. d'Alembert , en cherchantl'origine et la
liaisondes connaissances humaines uniquementdans
lafacultéquel'homme a d'apprendre et d'abstraire, a
fait une faute énorme qui tenait à son organisation ;
et si , dans son système , il a admis l'imagination ,
on peut croire que c'est par respect pour l'opinion
établie. Il aurait été plus conséquent en la retranchant
tout-à-fait qu'en la déplaçant , car il y a des
hommes sans passions et par conséquent sans imagination;
mais onn'en connaît point qui deviennent
jeunes après avoir été vieux. Si la raison venait la
première , notre monde serait autre qu'il n'est ; on
ne connaîtrait ni les folies , ni tout le charme de l'amour;
il n'y aurait ni ambition , ni colère , ni avarice
, ni vanité , ni ridicules ; les vices et les crimes
n auraient point encorede noms parce qu'ils seraient
encore à naître; par la même raison ,nous pourrions
avoir des sciences exactes, mais nous n'au-
(1) Lettres sur les aveugles.
A
444 MERCURE DE FRANCE ,
rions ni morale , ni littérature ; car la morale et la
littérature sont des conséquences tirées , par observation
, du jeu de nos passions. Si la raaiissoonn venait
la première , se laisserait-elle détrôner par l'imagination
? Tout le monde conçoit bien au contraire
comment l'imagination cède la place à la raison ,
carce qui est naturel est à la portée des esprits les
moins exercés dans ces sortes de discussions . L'erreur
de M. d'Alembert vient donc de ce qu'en
jugeant les hommes et les peuples d'après lui , il
accorda tout aux calculs de l'esprit , et rien aux
puissances de l'ame. Cette erreur a été commune
àtous nos modernes métaphysiciens ; et les conséquences
qu'elle devait avoir en politique ont été
suffisamment expliquées par la révolution.
Bien convaincu de la supériorité des calculs de
l'esprit sur les grands mouvemens de l'ame , du
raisonnement sur l'imagination , et , par une conséquence
nécessaire , des sciences sur les lettres , il
était tout simple que M. d'Alembert prétendît remettre
chaque chose dans l'ordre qu'il reconnaissait.
Ce fut le but de l'Encyclopédie , et le discours
préliminaire fut entièrement conçu dans cette intention:
tout absurde qu'il paraît aux esprits
justes , il était pour l'auteur d'une conséquence rigoureuse
; aussi ma surprise ne porte-t-elle pas
tant sur l'ouvrage que sur le succès qu'ila eu. Voici
en peu de mots ce que M. d'Alembert a proposé
de croire à tous ceux qui savaient lire dans ledixhuitième
siècle .
<< La communication des idées est le principe et
>> le soutien de l'union entre les hommes , et de-
>> mande nécessairement l'intervention des signes ;
» telle est l'origine de la formation des sociétés ,
>> avec laquelle les langues ont dû naître.>>
On voit que les passions et les besoins ne sont
pour rien dans la formation des sociétés , et que
Thomme serait toujours restéétranger pour l'homme
PRAIRIAL AN XIII. 445
sans le desir de communiquer ses idées: c'est l'esprit
qui a créé l'état social , et même les langues ,
car sans doute il y avait beaucoup d'idées et d'esprit
avant qu'on parlat. Une fois les premières sociétés
formées , les hommes n'ont pas été assez ingrats
pour négliger l'esprit auquel il devait tant , et
ils ont procédéde la manière suivante pour acquérir
des connaissances : la géométrie , l'arithmétique ,
l'algèbre , la mécanique , l'astronomie , la logique ,
la grammaire, la rhétorique , l'histoire dont la chronologie
et la géographie sont les deux rejetons et
les deux soutiens , enfin la politique. « Toutes ces
connaissances réunies forment une combinaison
qu'en général on appelle philosophie. Une fois
arrivé à cette grande division , M. d'Alembert
ajoute : << Mais les notions formées par la combi-
> naison des idées primitives nesont pas les seules
>> dont notre esprit soit capable. Il est une autre
>> espèce de connaissances réfléchies dont nous
>> devons parler maintenant. >> Et il procède ainsi
à l'énumération : la peinture , la sculpture , larchitecture
, qui n'est aux yeux du philosophe que
le masque embellid'un denos plus grands besoins;
(le masque d'un besoin! ) enfin , la poésie , puis
la musique. Comme j'ai suivi avec la plus scrupu
leuse exactitude l'ordre adopté par M. d'Alembert
, tout le monde peut sentir maintenant que
le géomètre qui mettait la géométrie au premier
bout des connaissances humaines , était plus rusé
que M. de Voltaire qui s'amusait à faire en Europe
la réputation d'un ouvrage dans lequel la
poésie était renvoyée au dernier rang. M. d'Alembert
, qui craignait, apparemment de n'être pas
compris , ou même de n'être pas lu par les gens
du monde, a joint à son discours un arbre généalogique
des connaissances humaines , dans lequel
le poëme épique est mis bien loin après l'hydro446
MERCURE DE FRANCE ;
logie et la dynamique; et cela était encore pourlut
d'une conséquence rigoureuse , puisqu'il avai
avancé que la division générale de nos connaissances
, suivant nos trois facultés , mémoire ,
> raison , imagination , a cet avantage qu'elle
>>pourrait fournir aussi les trois divisions du
>> monde littéraire , en érudits , philosophes et
>> beaux-esprits. >> A ce compte , Corneille serait
un bel-esprit , Bossuet un érudit , et M. d'Alembert
un philosophe. Si l'on réfléchit qu'à l'époque
où parut ce discours , bel-esprit était pris en mauvaise
part , qu'érudit était discrédité , et que philosophe
était le titre par excellence , on n'expliquera
l'impunité littéraire du géomètre encyclo
pédiste que par l'adresse avec laquelle il sut employer
à sa défense la crédule vanité et les passions
de M. de Voltaire . 11
Il peut être curieux d'entendre M. d'Alembert
expliquer pourquoi il n'a pas suivi , dans la classifi
cation de nos facultés , l'ordre adopté par Bacon.
« Les sciences ayant fait de grands progrès depuis
> l'illustre chancelier d'Angleterre, on ne doit pas
>> être surpris que nous ayions pris quelquefois une
> route différente . Est-ce que le progrès des
sciences peut changer la nature ? Et ne semble-t-il
pas entendre Sganarelle répondre à Géronte qui
Lui fait observer que le coeur est du côté gauche ;
et le foie du côté droit : « Oui, cela étoit autre-
>> fois ainsi ; mais nous avons changé tout cela , et
>> nous faisons maintenant la médecine d'une mé-
* thode toute nouvelle. Autrefois l'imagination
venait avant la raison , les passions précédaient la
sagesse; mais ils ont changé tout cela, et ils font
maintenant la philosophie comme Sganarelle faisait
la médecine. O les hommes habiles ! Si les
sciences font encore des progrès, on doit s'attendre
à de nouveaux changemens; et peut-être nos ne-
1
PRAIRIAL AN XIIL 447
1
veux apprendront-ils un jour que la raison vient
avant la mémoire. Quel jugement l'inflexible postérité
portera-t-elle du siècle qui a mis au nombre
de ses grands hommes de si pauvres logiciens ,
de si plaisans moralistes ! Encore si , comme dans
les ouvrages de J. J. Rousseau , l'harmonie du
style déguisait la faiblesse des raisonnemens , on
concevrait jusqu'à un certain point l'enthousiasme
d'un public léger ; mais ici rien ne le justifie ; et
certainement M. d'Alembert écrit aussi mal qu'il raisonne.
Il faut remarquer , pour ceux qui disent qu'une
critique sévère tient toujours à l'esprit de parti ,
que le discours préliminaire de l'Encyclopédie est
aussi religieux qu'il devait l'être , et plus même
qu'on n'avait droit de l'attendre d'un homme qui ,,
détestant le christianisme , faisait à l'autorité le sacrifice
de sas opinions . Pour un hypocrite , M. d'Alembert
va trop loin lorsqu'il dit : « A la faveur des
>> lumières que la révélation a communiquées au
» monde,le peuple même est plus ferme et plus
» décidé sur un grand nombre de questions inté-
>> ressantes , que ne l'ont été toutes les sectes de
» philosophes. » Bacon , Pascal et Bossuet avaient
déjà fait cette observation ; et j'avoue que je ne
conçois pas quel motif a pu engager à la répéter
un homme qui , dans sa correspondance , déclarait
infame cette même religion qui , de son aveu , avait
répandu plus de lumières dans le monde , plus de
morale pratique dans le peuple que toutes les sectes
de philosophes. Je n'ai cité ce passage ( et il y en
a plusieurs dans le même esprit ) qu'afin de prouver
que les principes religieux du discours préliminaire
de l'Encyclopédie devaient plutôt me porter
à l'indulgence qu'à la sévérité ; mais il ne suffit
pas de respecter la révélation pour être grand logicien
et bon littéérrateur ; et quand les opinions re-
٢٢
448 MERCURE DE FRANCE ;
ligieuses de M. d'Alembert seraient revêtues de l'approbation
de la Sorbonne , sa métaphysique n'en
resterait pas moins ridicule, etson style détestable .
Tous les siècles ont cru que, dansl'ordre de nos facultés
, l'imagination précédait la raison ; un seul
homme a dit le contraire : de cet homme ou des
siècles qui se trompent ? Voilà sur quoi roule le
débat; je me contente d'exposer les faits , et laisse
auxlecteurs le soin de prononcer.
La seconde partie du discours préliminaire de
l'Encyclopédie dément la première ; l'auteur quitte
l'ordre métaphysique pour l'ordre historique: alors
il est d'accord avec Bacon et l'expérience ; mais il
prétend que l'ordre historique n'est vrai que depuis
la renaissance des lettres , et c'est une absurditéde
plus. Dans aucun temps la raison n'a précédé
l'imagination ; l'homme sent et rêve avant de
raisonner ; il a des passions avant de combiner des
abstractions; il est poète avant d'être géomètre ; il
admire les beautés de la nature avant de faire des
équations ; en un mot , il est jeune avant d'être
vieux. Cela n'est ainsi aujourd'hui que parce que
cela a toujours été : je ne connais que Sganarelle
qui puisse affirmer le contraire. Au reste , la seconde
partie du discours vaut mieux que la première
; l'auteur s'appuie sur des faits en écrivant
l'histoire de la renaissance des lettres , et quoique
ce sujet eût été traité bien des fois , il est si intéressant
qu'il se fait lire , même sous laplume de M. d'Alembert.
Je n'ai pas besoin de dire que les réputations
littéraires y sont classées de manière que les
grands écrivains qui honorent la France paraissent
un peu au-dessous de M. de Voltaire : c'était une
des conditions du traité ; et le géomètre était trop
habile pour hésiter à la remplir. J'ignore s'il s'était
aussi engagé secrètement à mépriser notre nation ,
ou s'il l'a fait d'abondance de coeur : ilassure << que
>> l'amour
PRAIRIAL AN XIII. 449
>> l'amour des lettres , qui est un mérite en Angle-
>> terre , n'est encore qu'une mode parmi nous , et
>> ne sera peut-être jamais autre chose ; mais quel-
>> que dangereuse que soit cette mode , peut -être
>> luisommes-nous redevables de n'être pas encore
>> tombés dans la barbarie où une foule de cir-
>> constances tendent à nous précipiter. » La lumière
au Nord , l'amour des lettres en Angleterre
, et la barbarie en France meparaissent former
une distribution aussi admirable que la mémoire, la
raison et l'imagination. Philosophes !philosophes !
jusqu'à vous , il était sans exemple dans le monde
que des écrivains se fussent unis pour exalter le
mérite des ennemis naturels de leur pays , et pour
exciter l'ambition étrangère en lui montrant sans
cesse leur patrie dans un état d'avilissement et de
décadence.
FIÉVÉE.
The Beauties of the Spectator , or the most elegant ,
agreeable and instructive Pieces selected out of that
renowned Work. Paris , sold by , Fr. Louis , Book-
Seller Savoie - Street , n° . 12 ( 1) ; c'est- à - dire , les
Beautés du Spectateur , etc. Un vol . in- 12. Prix : 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. par la poste. 1.
Il y a quelques mois qu'en rendant compte , dans le
Mercure , d'un ouvrage anglais , je donnai , autant que je
le pouvais faire dans un examen assez rapide , quelques
observations sur la littérature anglaise en particulier , et
(1 ) Cet ouvrage se trouve aussi chez le Normant, imprimeur-lib . ,
rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 42 .
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ;
sur l'influence de la littérature étrangère en général. Je
saisis avec empressement aujourd'hui l'occasion de revenir
sur un sujet qui me paraît fort important pour les lettres .
C'est une des manies du dernier siècle , d'avoir cherché à
préconiser , par tous les moyens possibles , la littérature
étrangère , et malheureusement cette manie est encore
commune à la plupart de nos littérateurs. N'a- t-on pas vu
l'Institut couronner dernièrement un ouvrage où le Parnasse
français est rabaissé au-dessous du Parnasse allemand?
Dans les nombreux traités de Rhétorique qui s'impriment
tous les jours , on ne cite pour modèles que des
écrivains étrangers ; et c'est une chose amusante que les
voeux ardens de quelques-uns de nos Aristarques pour les
succès de la littérature du Nord , qui , selon eux , est la
littérature par excellence. Voltaire a mis Pope bien audessus
de Boileau , et les philosophes ont mis les épîtres
de Voltaire bien au-dessus de celles de Boileau . S'il est
quelque chose de ridicule au monde , c'est assurément le
passage suivant , tiré d'un éloge de Boileau , pareillement
couronné par l'Institut. « On a trouvé que la raison de
» Boileau était trop timide , que ses idées étaient trop
> circonscrites, trop peu approfondies ; en un mot , qu'il
» n'était pas philosophe. Voltaire est le premier qui , à
>> l'imitation des Anglais , ait porté dans la poésie ces
> idées hardies et philosophiques que l'affaiblissement du
>>pouvoir permettait à son génie naturellement indé-
» pendant , ces résultats lumineux et profonds que le pro-
» grès des sciences exactes venait offrir en tribut à son
>> imagination. » Ce passage est tellement absurde qu'il
ne mérite pas d'être réfuté. De deux choses l'une , il faut
être brouillé avec la poésie d'une manière bien étrange ,
pour donner aux sermons versifiés de Voltaire la préférence
sur les épîtres de Boileau , ou il faut avoir une bien
grande envie de remporter un prix pour trahir ainsi la
vérité. Comment reprocher à Boileau que sa raison est
trop timide , comment oser imprimer que les idées de ce
2
PRAIRIAL AN XIII. 45
grandhomme étaient trop circonscrites , trop peu approfondies
; en un mot, que l'auteur de tant de chefsd'oeuvre
était un homme borné ! Si Boileau est reconnu
inférieur à Voltaire , il s'ensuit que Pope , dont ce dernier
n'est que l'imitateur , l'emporte de beaucoup sur l'auteur
de l'Art poétique. Ainsi ce n'est plus en France qu'on doit
aller chercher le législateur du goût , mais en Angleterre.
On voit que l'Institut qui sanctionne de pareils jugemens
est assurément bien au- dessus de toute espèce de préjugé
de gloire nationale .
Un fait sur lequel tout homme instruit , tout observateur
impartial ne peut se faire illusion , c'est que depuis
le siècle de Louis XIV , les lettres ont toujours été dans
un état de décadence. Queis que soient les efforts des admirateurs
passionnés du dix- huitième siècle , le siècle de
Louis-le-Grand sera toujours l'âge d'or de la littérature
française, Or quelle était la cause de cette supériorité ?
Dirons-nous que ce fut un pur effet du hasard? non sans
doute; la cause en est dans le génie du monarque, dans les
idées qui dominèrent à cette époque , dans la manière de
vivre des gens de lettres, et sur-tout dans l'étude sévère des
anciens. On est, ce me semble, assez d'accord de ces vérités.
Serait-il absurde de conclure que des mêmes causes résultent
les mêmes effets, que des effets différens sont produits
par des causes différentes ? il n'est personne , je pense , qui
prononce pour l'affirmative. Ainsi donc on expliquera cette
décadence, cette médiocrité dont les lettres sont frappées,
par l'oubli des principes sous l'influence desque's elles
ont naguères jeté tant d'éclat. C'est à ces principes que
ne cessent de rappeler les écrivains qui ont quelque souci
de la vérité et un zèle véritable pour les lettres'; c'est à
l'étude des anciens , c'est à des moeurs plus sévères qu'ils
s'efforcent de ramener leur siècle amolli. Mais il est d'autres
écrivaine qui bassement occupés du desir de plaire ,
ou du soin de faire fortune , cherchent à faire illusion à
leurs contemporaine sur leurs propres défauts; et ce qu'il
t
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE ,
i
yad'étrange, c'est que ces Philintes littéraires se piquent
d'être fiers et indépendans , qu'ils déclament à tout propos
contre la flatterie; comme s'il était moins méprisable de
flatter une nation qu'un individu , de souscrire à toutes les
prétentions d'un siècle présomptueux , ou d'entretenir la
vanité d'un maître .
Cette décadence des lettres une fois reconnue , on trouvera
sans peine à l'expliquer. Jamais les anciens n'ont été
plus négligés qu'ils ne le sont aujourd'hui ; jamais les études
n'ont été plus superficielles : je n'en veux d'autres preuves
que cette foule de livres soit en vers , soit en prose , dont
les auteurs ignorent jusqu'aux règles les plus connues de
la langue , jusqu'aux préceptes les plus faciles de l'art
d'écrire. Dans le siècle de Louis XIV , un homme de lettres
savait le grec et le latin, il travaillait toute sa vie à se
rendre familière l'une et l'autre littérature ; l'italien et
l'espagnol n'étaient regardés quecomme des études propres
àdélasser l'esprit. Dans le dernier siècle, au contraire , on
s'est adonné particulièrement à la littérature de nos voisins
; et comme il est plus aisé d'apprendre toutes les langues
modernes de l'Europe, que la seule langue grecque par
exemple , on a laissé là de côté le grec et le latin pour l'anglais
et l'allemand. Maintenant qu'il y a à-peu-près cinquante
ans que la littérature de ces deux nations est connue
en France , je voudrais bien que les zélés partisans
de la littérature du Nord nous apprissent en quoi elle a été
utile à la nôtre. Nous devons beaucoup aux Italiens ; les
meilleurs romans de le Sage , la première tragédie, la première
comédie à caractère , sont imités de l'espagnol :
ce sont là des obligations que tout le monde s'accorde à
reconnaître. Mais de quelle utilité le théâtre anglais a-t- il
été au nôtre ? des drames monstrueux qui ont failli ramener
l'art à son enfance , des systèmes absurdes de politique,
de littérature et de morale , voilà quels sont les fruits
que nous avons recueillis de ce commerce intime avec nos
voisins. Cependant on nous avait promis des merveilles
PRAIRIAL AN XIII. 453
de cetteinnovation. Je conçois qu'on ait été séduit comme
on le sera toujours , et les Français plus qu'aucun peuple
du monde , par l'attrait de ce qui est nouveau. Mais après
un essai d'aussi longue durée, si nous étions un peu sages,
nous devrions, ce me semble, revenir à ces anciens, du commercedesquels
le siècle de Louis XIV a tant à se louer. Ce
n'est pas que la littérature étrangère n'offre quelques avantages
; mais d'après la vie molle de nos gens de lettres ,
l'étude des modernes ne pouvant se cultiver qu'au préjudice
des anciens , il faut nécessairement opter entre l'une
ou l'autre école , et c'est aujourd'hui le temps ou jantais .
Les gens qui ne pouvant répondre à ce que vous dites ,
trouvent le moyen de se tirer d'embarras en répondant à ce
que vous ne dites point ; ceux qui défendent avec ardeur la
littérature allemande dans les journaux philosophiques ,
m'accuserontd'avoir des préjugés de collége, etme citeront
les noms de Hume , de Robertson et de Pope. Je suis loin de
méconnaître le mérite de ces écrivains , et sur- tout du dernier.
Mais on me permettra de croire que nos écrivains apprendront
encore mieux à écrire l'histoire avec Tacite et
Thucydide. Il sera toujours beaucoup plus sûr d'étudier
l'art dramatique dans Sophocle et dans Euripide , quelque
vieux que soient ces deux poètes, que dans les tragiques
de l'Angleterre ou de l'Allemagne . En un mot , je pense
que l'influence de ce qu'on appelle la littérature du Nord
sur la nôtre ne peut faire que fort peu de bien , lorsqu'elle
ne fait pas beaucoup de mal . Il y a infiniment plus à
gagner pour nous avec nos voisins du Midi, trop négligés
de nos jours . Nos gens de lettres feraient beaucoup mieux
d'y revenir. Si la littérature étrangère n'est propre qu'a
nous égarer en nous détournant de l'étude des anciens , il
n'en est pas de même de la nôtre , à l'égard de ceux de nos
voisins qui la cultivent. De tous les écrivains dont l'Angleterre
s'honore ,Addison et Pope sont assurément ceux
dont le goût fut le plus pur , et Pope et Addison sont
deux élèves de Boileau ; car l'auteur de l'Art poétique n'a
3
454 MERCURE DE FRANCE,
pas seulement réformé le goût de sa nation , mais encore
celui de toute l'Europe. On peut dire hardiment que c'est
à l'influence de ses ouvrages que les nations modernes
doivent les progrès plus ou moins grands que leurs écrivains
ont faits dans la science du goût et de la critique.
Pope et Addison ne pouvaient se lasser de la lecture de
Boileau : le premier sur-tout l'a beaucoup imité ; mais il
s'en faut bien que l'auteur anglais ait approché dans ses
satires des graces de son modèle. De tous les peuples de
l'Europe , il n'est peut-être que les Français qui connaissent
cette plaisanterie pleine de sel et d'urbanité qui distinguait
les écrivans de l'Attique. Notre langue est admirable
sous ce rapport , tant elle offre de tournures fines et
délicates : aussi avons -nous d'excellens ouvrages dans ce
genre , qui est tellement le nôtre que le livre par lequel
notre langue fut fixée lui appartient entièrement. Les
écrivains anglais ne connaissent point la plaisanterie proprement
dité , c'est le sarcasme qu'ils entendent à merveille.
Le rire chez eux a toujours quelque chose d'amer
et de sardonique. Pour s'en convaincre , ou n'a qu'à comparer
avec Pascal le célèbre docteur Swift. L'auteur du
Gulliver est assurément l'écrivain le plus original d'une
nation où tout le monde se pique de l'être. La première
partie de son livre sur-tout est à mes yeux un inimitable
chef d'oeuvre ; cependant ce n'est point là la plaisanterie
de l'auteur des Provinciales. Les Anglais croient qu'il en
est du ridicule comme des couleurs qui ne prennent point
sans mordant ; aussi les meilleures plaisanteries de Swift
ne sont guères que des sarcasmes. En un mot , l'Angleterre
serait forcée de renoncer à la gloire d'avoir produit
aucun écrivain qui ait connu cette plaisanterie fine et
enjouée d'Horace et de Pascal , si l'ouvrage qui fait le
sujet de cet article n'eût été écrit dans la langue anglaise.
Il est en effet bien peu de livres anglais qui ressemblent
àcelui-ci ..... Le Spectateur d'Addison est un modèle
de plaisanterie et de sel attique, Jamais on n'a donné à la
PRAIRIAL AN XΙΙΙ . 455
censure des formes plus aimables , à la satire plus de graces
et d'aménité. Mais avant que de nous livrer à l'examen
de l'ouvrage, disons quelque chose de l'auteur, et profitons
de la remarque ingénieuse qu'il a mise au commencement
de son livre. « J'ai observé , dit-il , que le lecteur parcourt
>> rarement un livre avec plaisir , si on lui laisse ignorer
>> que l'auteur était brun ou blond , d'un tempérament
>> doux ou colérique , marié ou garçon ; toutes choses
>>dont la connaissance importe fort pour la parfaite intel-
> ligence du livre lui-même. »
Les Anglais ont poussé fort loin la curiosité en matière
debiographie : il n'est pas de si petites particuliarités sur
la vie d'un homme connu , dontun lecteur de cette nation
ne veuille qu'on l'instruise. Il est probable qu'Addison ,
dans le passage que nous avons cité ,faisait une allusion
maligne à cette curiosité si commune chez ses compatriotes
; curiosité dont lui-même après sa mortdevint bientôt
l'objet. Peu d'écrivains le méritaient davantage. Il y
a cette singuliarité dans la vie littéraire d'Addison , qu'il
doit son immortalité à un genre de productions dont l'oubli
fait le plus aisément sa proie ,je veux dire un ouvrage
périodique. Le Spectateur n'était en effet qu'un journal ,
unfeuilleton qu'on plaçait sur la table avec le beurre et
le thé : un livre n'aurait pas eu cette influence sur les
moeurs de la nation anglaise , pour qui l'instruction périodiqueaun
attrait tout particulier. Le titre de ce journal ,
leSpectateur , suffit pour indiquer quel en est le plan. « Je
› suis venu , dit Addison dans son 1. numéro , je suis
>> venu passer les dernières années de ma vie dans cette
>> ville ( Londres ); l'on me rencontre fréquemment sur les
>> places publiques où , excepté une demi-douzaine d'a-
» mis , personne ne me connaît. Il n'est guères d'endroits
>> publics où je ne fasse souvent quelque apparition. Quel-
» quefois on me voit dans un cerle de politiques ,
> haussant sur mes pieds et écoutant avec une grande.
» attention tout ce qu'on y debite. Tantôt je vais fumer
me
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> une pipe à Child's , et pendant qu'on me croit occupé
>> tout entier de la gazette , je prête l'oreille à la conver-
> sation de mes voisins. J'apparais régulièrement le di-
>> manche au soir dans le café de Saint-James ; je viens me
>> mêler aux politiques qui se retirent en comité dans la
>> salle intérieure , comme pour faire mon profit de leurs
>> discussions . Mon visage est également connu au Café
» grec , à l'enseigne du Coco , au théâtre de Drurylane et
>> de Haymarket. Il y a dix ans qu'à la Bourse on me
>> croit un négociant. Dans une assemblée qui a lieu chez
>> Jonathan , il m'est arrivé quelquefois d'être pris pour
>> unjuif. En un mot , je ne peux voir deux ou trois per-
» sonnes réunies, sans que je n'aille grossir leur nombre ,
>> quoique je n'ouvre jamais la bouche ailleurs que dans
>> ma coterie. C'est ainsi que je vis dans le monde , plu-
>> tôt comme un spectateur de la vie humaine que comme
» un individu de la même espèce. Graces à ce genre d'ha-
>> bitudes, je suis devenu en théorie , homme d'état , sol-
>> dat, marchand et artisan , quoique je n'aie pratiqué ni
>> l'un ni l'autre de ces états. Je sais fort bien par théorie
>> ce que c'est que d'être père ou mari; je m'aperçois
» de toutes les fautes qu'on peut faire en économie , en
>> affaires , en politique , beaucoup mieux que les person-
>> nes qui y sont intéressées , de même que la galerie juge
» des coups avec plus d'avantage que les joueurs eux-
» mêmes. Je n'ai jamais embrassé un parti avec ardeur ;
>> j'ai pris la résolution d'observer la plus exacte
>> neutralité relativement aux Wighs et aux Tories
» à moins que par des hostilités on ne me force à me
>> déclarer. En un mot , mon rôle dans la vie humaine n'a
>> été que celui de spectateur ; mon intention est de con-
>> server toujours ce caractère dans le présent journal. >>>
Ce passage peut suffire pour donner l'idée du plan suivi
par Addison. Il se place au milieu de la société comme un
observateur qui tient compte de tout ce qui s'y passe ,
donne des éloges à ce qu'il trouve de raisonnable , et
,
• PRAIRIAL AN XIII. 457
essaiede corriger les travers par le moyen de la plaisantérie
, du ridicule : ce plan une fois ainsi conçu laissait
une libre carrière au génie de l'auteur , qui en a su tirer
toutle parti possible. On se tromperait si l'on croyait que
le Spectateur ne sut autre chose que plaisanter. On trouve
dans son ouvrage, des anecdotes pleines d'intérêt , des discussions
littéraires où la critique sert véritablement de
sel à la raison, des morceaux de philosophie écrits avec
autant de noblesse que d'imagination , des allégories fort
ingénieuses ; en un mot , il y a autant de variété dans cet
ouvrage que dans les jardins connus en Europe sous le
nom de Jardins anglais. Ce journal eut une grande
influence sur les moeurs et sur le goût de la nation , deux
choses qui ont entr'elles plus de rapport qu'on ne le pense
communément. Addison fut regardé comme l'arbitre de
la politesse et de l'élégance ; mais il lui arriva ce qui est
arrivé au réformateur de la Russie, Pierre- le-Grand , qui
seul resta sauvage au milieu de ses états qu'il avait civilisés.
Cet écrivain, l'oracle du goût et de la politesse, était en
société l'homme le plus maussade et le plus gauche des
trois royaumes ; c'est du moins le témoignage que lui rend
entr'autres le lord Chestfield, bonjuge en cette matière ,
bien qu'il fût Anglais. Les gens de lettres ses contemporains
nous représentent Addison comme excessivement
timide et embarrassé lorsqu'il allait dans le monde. En
société avec un ou deux amis , ce n'était plus le même
homme; sa conversation était alors pleine d'agrémens et de
cette vivacité à laquelle on ne peut se livrer que lorsqu'on
est sûr de la bienveillance de ceux qui nous écoutent ;
confiance qui ne peut naître que de l'indépendance et de
l'égalité. Il pourrait se faire , au reste , qu'il y eût de l'exagération
dans le portrait qu'on nous fait de la timidité du
Socrate anglais . L'esprit tout seul mène rarement à la fortune
: Addison , de simple homme de lettres ne serait
point parvenu à occuper une des premières charges de
l'état , s'il n'eût eu de l'adresse et du savoir vivre.
1
458 MERCURE DE FRANCE ,
La fortune d'Addison fut en effet peu ordinaire. En
'Angleterre , comme partout ailleurs , il est rare que les
lettres enrichissent ceux qui les cultivent. Je dis en Angleterre
comme partout ailleurs , parce que dans le dernier
siècle , on n'a cessé de vanter la reconnaissance de
cette nation pour les talens qui l'ont illustrée. Les philosophes
avaient trouvé moyen de faire ainsi de l'éloge des
gouvernemens voisins , lasatire du leur. Voltaire a dit :"
Quiconque a des talens , à Londre est un grand homme.
Ce vers, àmon avis, est fort ridicule : d'abord, c'est qu'il ne
suffit point d'avoir des talens pour être un grand homme ,
et qu'ensuite un grand homme est grand dans tous
les pays du monde. Si l'on en excepte Pope et Addison ,
on verra que les meilleurs écrivains anglais sont morts
dans l'indigence et dans l'oubli .
Joseph Addison, né en 1672 d'un chapelain ordinaire
du roi ,n'était encore qu'étudiant, à l'université d'Oxford ,
que ses talens pour la littérature , la poésie et la philosophie
l'avaient déjà fait avantageusement connaître . Il fit
hommage à Boileau de plusieurs poëmes latins de sa
composition , dont la lecture , dit- on , inspira au satirique
français beaucoup d'estime pour le génie poétique des
Anglais. Des vers en l'honneur de Guillaume III, attirèrent
surAddison les yeux et la faveur du roi. Il en reçut une
pension qui le mit à même de voyager ; mais cette pension
ayant été interrompue au bout de trois ans , Addison se
trouva réduit à la pauvreté, et forcé pour l'éviter d'accompagner
dans ses voyages le jeune comte de Warwick , en
qualité de gouverneur. Sa réputation littéraire , qui allait
toujours croissant , améliora peu-à-peu sa fortune ; et ce
qui prouveraitqu'Addison n'était point dépourvu de qualités
aimables, c'est qu'il sut inspirer de l'affection à la mère
de son élève , la comtesse de Warwick , qu'il finit par
épouser, quoiqu'il ne fût point encore parvenu au ministère.
Ce mariage au reste fut loin d'être heureux:la comtesse ,
PRAIRIAL AN XIII. 459
qui croyait ne point devoir se gêner avec un hommequi
avait été le précepteur de son fils , traitait Addison plutôt
comme un esclave que comme un mari. Il en fut de ce mariage
comme il en sera toujours de toutes les unions disproportionnées
. Il semble d'ailleurs que les gens de lettres
soient destinés à être malheureux dans leurs affections
domestiques. Addison, parvenu à être secrétaire-d'état, vit
sa fortune et son crédit s'augmenter sans que son bonheur
en fût plus grand ; et malgré tout son esprit , il ne put
éviter le ridicule qui s'attache aux gens qui parviennent.
Pope dit quelque part qu'Addison, par réminiscence de son
ancien métier d'auteur, ne putjamais écrire une ligne , un
simple mandat , sans songer à l'élégance et à la pureté de
ladiction. Addison se dégoûta bientôt des affaires ; il fi
nit par les quitter entièrement pour retourner dans le sein
des lettres , à la culture desquelles il consacra les derniers
jours d'une vie qu'il termina en sage et en chrétien.
Outrele Spectateur, ouvrage qui pour le dire en passant
est fort mal traduit dans notre langue , les Anglais ont
plusieurs autres ouvrages d'Addison. les philosophes
n'apprendront pas sans scandale que cet écrivain a composé
un Traité en forme, pour prouver l'excellence et la
vérité du christianisme. Le Recueil que nous annonçons
au public , et qui fait le sujet de cet article , contient des
morceaux choisis du Spectateur,dont la collection entière
occupe huit volumes. CesRecueils sont fort goûtés du plus
grandnombre des lecteurs, en ce que leur paresse ytrouve
son compte. Peut- être bien les auteurs de cet Abrégé auraient-
ils pu mieux choisir.Quoi qu'il en soit, ils ont fait un
livre dont la lecture sera toujours agréable. C'est pourquoi
nous croyons de voir recommander The Beauties of
the Spectator aux amateurs de la littérature anglaise. Au
reste, le plus bel éloge qu'on puisse faire d'Addison , c'est
qu'il a été un des premiers appréciateurs d'une des plus
sublimes productions de l'esprit humain , le Paradis
perdu. J. E. LA SERVIÈRE.
(
460 MERCURE DE FRANCE.
1
Sophie d'Arlon , ou les aventures d'une Actrice. Quatre
vol. in- 12 . Prix : 6 fr. , et 8 fr. par la poste. A Paris ,
chez Marchand, libraire , palais du Tribunat ; et le
Normant , imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
Pe
SOPHIE D'ARLON , que je n'ai pas l'honneur de connaître
, nous assure que la profession de comédien n'est
pas ce qu'il y a de plus respectable au monde , et je ne
prétends pas la contredire ; mais , en même temps , elle
veut persuader le public qu'il est possible qu'une actrice
vive dans cet état comme une vestale , et si cette proposition
rencontre des incrédules , elle leur dira : Voilà mon
histoire qui le prouve. Fort bien , madame ; mais qui
est-ce qui prouvera votre histoire ?
La personne à qui cette question s'adresse n'a pas le
droit de s'en offenser , à moins qu'elle ne prétende que sa
vertu ne doive pas étonner. Mais comme il n'est pas naturel
de s'attendre qu'on trouvera dans l'histoire d'une actrice
, un modèle de sagesse , l'incrédulité est sans doute
ici très - légitime. Dans un siècle si tardif à croire les
Ecritures , on est toujours autorisé à demander des preuves
d'un fait étonnant. Il semble que cette difficulté ne doive
pas embarrasser l'auteur , qui est l'héroïne même de l'histoire;
car , selon toutes les apparences , Sophie d'Arlon ,
aujourd'hui madame la duchesse de Fréville , est , sous le
voile d'un nom emprunté , quelqu'actrice célèbre de nos
jours ; et une fille qui a brillé sur les premiers théâtres
de la capitale , trouve toujours assez de gens qui peuvent
fournir des preuves de sa vertu . Quoi qu'il en soit , voici
quelle est cette histoire merveilleuse , qui commence et
finit par les deux choses du monde les plus communes .
: Sophie d'Arlon , fille unique d'un célèbre avocat de
province , arrivée à l'âge de quinze ou seize ans , fit une
faute; c'est la seule qu'elle ait faite en sa vie , il est vrai
PRAIRIAL AN XIII. 461
:
qu'elle était capitale. Ne pouvant plus vivre sous les yeux
de son père , elle fuit avec son amant. Elle savait la musique
, chantait à ravir , touchait du piano , pinçait de la
harpe , dansait et parlait à merveille : quant à sa beauté ,
jamais dans aucun roman , on n'a rien vu de plus parfait ,
c'était une brune admirable qui avait , dit - elle , le pied
chinois. Malgré toutes ces perfections , l'auteur de sa
perte , nommé Verseuil , s'en dégoûte et l'abandonne , ce
n'est pas là le merveilleux de l'aventure ; elle devient
mère , son fils meurt , et elle se trouve plongée dans une
détresse affreuse , ayant tout perdu , parens , amis , honneur
, argent. Qui croirait qu'il restait encore une ressource
à une fille si misérable ? mais le lecteur n'en sera
pas surpris , lorsqu'il saura que cette scène eut lieu avant
ladestruction des couvens . Sophie , instruite par le malheur
, fait le serment d'être toujours sage ; et , pour se
punir de sa faiblesse , elle se condamné à passer sa vie.....
dans un cloître ? non , sur le théâtre; elle se fait comédienne
par principe de vertu. En effet , il faut convenir
qu'il n'y a point d'état où la vertu soit plus éprouvée , et
notre héroïne avait tout lieu de s'attendre que les dangers
de la scène donneraient un nouveau lustre à la sienne.
Prenez garde que cela se passait dans un temps bien plus
éclairé que celui - ci , lorsque les grands écrivains de la
nation assuraient que le théâtre était la meilleure école
des moeurs , lorsque c'était un acte de vertu d'aller pleurer
à la comédie et rire au sermon , lorsqu'enfin nos grands
prédicateurs dramatiques produisaient des ouvrages si moraux,
si édifians, si larmoyans, que J.-Jacques leur disait :
Eh ! messieurs , autant vaudrait aller à l'église. Doit - on
s'étonner qu'au milieu de ces beaux discours une fille de
dix-huit ans ait embrassé la carrière du théâtre par délicatesse
de conscience ?
Engagée d'abord dans une petite troupe de province ,
elle eut à souffrir de la part de ses camarades toutes sortes
d'humiliations et de persécutions. Le contraste de sa
462 MERCURE DE FRANCE ;
1
bonne conduite avec leur licence effrénée , de ses rares
talens, avec leur profonde ignorance , excitait la jalousie
de ces malheureux , qu'elle peint plutôt comme une légion
de diables que comme une troupe de comédiens . Après
une année de souffrance , on lui donna son compte , et il
fallut allerpromener sa vertu d'un autre côté. Ce fut un
bonheur pour elle ; un directeur du spectacle de Lille
l'engagea. Il y avait dans cette ville un honnête homme,
nommé le comte de Fréville , jeune , beau , riche , rempli
debon sens , et qui croyait sincèrement à la vertu des actrices.
Cet excellent homme vit Sophie lorsqu'elle débuta
dans la pièce de Zémire et Azor, ou la Belle et la Béte.
Sophie représentait le rôle de la Belle , le comte résolut
dejouer le personnage d'Azor. Sophie , qui n'avait pas
moins d'expérience que lui , le laissa faire ; mais , comme
elle était aussi honnête fille qu'il était bon homme , elle
lui fit confidence de sa petite aventure , de laquelle , en
vrai philosophe , il ne tint aucun compte ; au contraire ce
trait de sensibilité l'attacha davantage à une fille si vertueuse.
Il la voyait assidument avec le plus grand respect
pour son innocence ; ils vivaient dans la paix , quand le
diable qui ne dort jamais , et qui a toujours l'amour en
tête , s'avisa de troubler un commerce si honnête et si
tranquille. Comme je suis accoutumé aux tours du malin ,
je m'étaisbien attendu que le perfide Verseuil , cet ancien
amant de Sophie , ne manquerait pas de se trouver à
Lille , par le plus grand hasard du monde. Effectivement
il y était en garnison , mais j'avoue que j'ai eu la faiblesse
dem'étonner que la prudente Sophie le reçut chez
elle , apparemment pour exercer sa vertu. Le comte avait
la douceur de rencontrer cet officier chez sa maîtresse ,
et ils causaient tous trois , comme des personnes bien revenues
des erreurs de ce bas-monde . Cependant ce Verseuil
, qui n'était pas aussi vertueux que le comte , ni
même que Sophie , voyait avec peine qu'on lui donnait un
successeur; il résolut d'enlever son ancienne maîtresse ,
4
PRAIRIAL AN XIIL 463
mais , attendu qu'il lui restait encore un grand fonds
d'honneur, quoiqu'il fût, au dire de Sophie, le plus perfide
et le plus scélérat de tous les hommes , il ne voulut pas
exécuter son dessein sans donner à son rival le moyende
le découvrir , de le poursuivre et de lui enlever sa proies
Il prit donc l'excellente précaution de demander au commandant
de la place , où Sophie et le comte allaient souvent
passer la soirée , une permission de se faire ouvrir la porte
du chemin de Paris à minuit , afin qu'on sût bien que
c'était sur cette route qu'il fallait le chercher ; et ensuite ,
pour qu'il ne restat aucundoute qu'il était l'auteur de l'enlèvement
, il fit séduire le cocher du commandant par som
valet-de-chambre , qui le pria de lui laisser reconduire
Sophie chez elle après le souper. Tout cela s'étant exécuté
de cette manière , et la voiture ne revenant pas à l'heure
ordinaire , il fut bien facile d'en éclaircir la raison auprès
du cocher , qui l'attendait inutilement ; on alla chez
Sophie , et l'on reconnut à l'instant qu'elle était enlevée
par Verseuil. Fréville au désespoir , fit atteler des che→
vaux àune chaise de poste , et , au point du jour , il attei
gnit le ravisseur dans une auberge : après l'avoir regardé
de travers et s'être un peu rafraîchi , il engagea Sophie à
se reposer , et il sortit pour aller passer son épée au travers
ducorpsde Verseuil ; celui-ci para le coup , mais il fut
désarmé. Le comte alors pensa qu'il valait mieux remettre
son épée dans le fourreau , et s'en revenir avec Sophie ,
que de s'exposer à des poursuites désagréables en tuant
un homme sans défense. Cette bonne pensée faillit lui
coûter la vie , comme on le verra par la suite.
Après que la vertueuse Sophie eut bien dormi , le comte
partit avec elle pour Lille , où elle continua de jouer la
comédie comme de coutume.
On me demandera peut-être pourquoi le mariage de ces
tendres amans n'est pas déjà conclu. Quoique majeur depuis
cinq ans , M. de Fréville ne veut pas user de ses droits
avant la mort de M. son père le duc de Fréville. Ala vé464
MERCURE DE FRANCE ,
rité , ce duc ne paraît pas avoir envie de mourir; mais il
arrive tant d'événemens inattendus dans un roman , qu'il
pourra bien s'en rencontrer un qui sera favorable , et ses
amans vivent dans l'attente .
4
Après avoir fait les délicesde Lille pendant une année
entière , Sophie conçoit le projet de venir se faire admirer
dans la capitale , et le comte trouve convenable que tout
Paris connaisse les graces et la voix de celle qu'il veut
prendre pour femme. Il la laisse donc aller sur sa parole ,
et elle vient s'installer rue Saint Honoré , avec une autre
comédienne tout aussi vertueuse qu'elle. Elle y vit dans
une honnête aisance , elle y prend des maîtres de goût ,
elle y fait l'aumône largement , et sa générosité lui fait
négliger le soin de ses propres intérêts , au point qu'elle
abandonne à une pauvre ouvreuse de loges , qui est
encore une femme extrêmement respectable , le produit
d'une seule recette faite à son profit sur le théâtre de
Saint-Cloud. Elle débute enfin aux Italiens , et elle y est
accueillie avec des applaudissemens universels ; c'était
tout ce qu'elle souhaitait : le profit pécuniaire ne la touchait
plus , car elle avait trouvé le secret de vivre trèsbien
et de dépenser beaucoup d'argent sans gagner un sol.
Son aimable comte , admirant de plus en plus les qualités
extraordinaires de sa future , arrive à Paris pour la
voir dans ses triomphes , et les respects de cet homme judicieux
augmentent en raison de son amour. Il se loge
dans le même hôtel garni , il la voit , il lui parle à tous les
momens : ils sont heureux de leur bonheur à venir , et la
douce espérance leur fait couler des jours sereins . Tout
allait à merveille , lorsqu'un beau soir on rapporte sur
une civière ce pauvre homme , sanglant , percé de coups ,
et n'ayant plus qu'un souffle de vie. C'était la suite d'une
vengeance préméditée par Verseuil ; mais il l'avait payée
de sa vie , dans le duel qui venait d'avoir lieu . Cette terrible
scène effraya beaucoup la vertueuse Sophie . Le
comte fut très - malade pendant six semaines , après lesquelles
PRAIRIAL AN XIII. 265
1
quelles M. le duc son père , informé de cette affaire fit
enlever secrètementM. son fils avec son valet-de-chambr
pour les retenir prisonniers dans son château , jusqu'à
ce qu'on eût apaise la famille du défunt , qui du reste
était enchantée de sa perte. Sophie , abandonnée à ellemême,
fit alors de tristes réflexions; ensuite elle alla jouer
la comédie à Bordeaux pour se consoler. Il est inutile de
dire qu'elle enchanta toute la bonne compagnie de cette
ville ; mais ses camarades qui n'étaient pas aussi scrupuleuses
qu'elle , et qui n'étaient d'ailleurs que de tristes
ignorantes , l'appellaient une sotte bégueule. Les injures
des méchans honorent les bons , et Sophie ne s'en fachait
pas , mais elle était bien inquiéte sur la destinée de sort
amant. Le duc son père le retenait toujours prisonnier
avec son domestique. Ce n'était plus à la vérité pour le
soustraire aux poursuites d'une famille qui ne le poursuivait
pas , mais uniquement parce que le comte ne voulat
pas lui dire le sujet de sa querelle avec Verseuil. L'injus
tice de ce père fut bien punie ; car , étant à la chasse , son
cheval le fit sauter par dessus sa tête , et il n'en fallut pas
davantage pour terminer cette comédie. Le comte , devenu
duc se rendit à Bordeaux , accompagné de M. d'Arlon le
père , auquel Sophie n'avait seulement pas songé pendant
toutes ses caravanes. Elle obtint assez facilement de ce
père offensé le pardon de sa faute , et il ne se rendit point
difficile pour donner son consentement à son mariage.
Mais il restait encore six mois de son engagement ; on
consulta pour savoir si cette duchesse future devait continuer
de jouer , et l'extrême bonté du jeune duc le fit
consentir à prêter encore son amante au public pour ce
peu de temps : c'est le dernier trait de merveilleux de cette
miraculeuse histoire , qui finit d'ailleurs , comme tous les
romans , par un mariage.
,
Tel est l'abrégé fidèle de ces aventures , écrites par
madame la duchesse elle -même , pour l'encouragement et
l'instruction des personnes de son état. On ne sait s'il y
Gg
5
cer
466 MERCURE DE FRANCE ;
a de l'orgueil ou de la modestie à se proposer pour mo
dèle en ce genre. Mais il est si rare de voir des actrices
devenir duchesses par leur vertu , et si peu commun de
voir des ducs qui aient la bonté d'y croire , que l'exemple
de madame de Fréville ne pourra jamais donner qu'un
encouragement bien faible et une bien mince instruction .
Il y a trop de gens expérimentés qui regardent les vertus
des coulisses comme ces fruits colportés sur les places
publiques , offerts à tous les passans , et dépouillés de la
fleur qui les parait. Je crains que l'histoire de notre héroïne
ne fortifie encore un si triste préjugé. Certainement
je ne doute pas plus de la vertu de madame la duchesse
que de l'esprit de M. le duc ; mais je suis sûr qu'il ne
convenait ni à l'un ni à l'autre d'écrire leur histoire : on
dira que c'est n'avoir pas quitté le théâtre que d'étaler au
public les aventures secrètes de sa jeunesse . C'est une autre
manière de jouer la comédie et de se donner en spectacle.
Il y a des bienséances attachées à chaque condition , qui
obligent à changer de moeurs et d'esprit en changeant
d'état . Louis XII oubliait les querelles du duc d'Orléans.
Madame la duchesse de Fréville cût fait aussi bien d'oublier
les aventures et même les vertus de Sophie d'Arlon .
G.
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS .
Quatrième représentation des Templiers .
Le succès de cette tragédie se soutient et s'accroît à
chaqne représentation. Il ne faut pas s'en étonner. Depuis
plus de deux générations , je ne vois pas qu'il en ait paru
une qui puisse lui être comparée.On avait prophétisé qu'il
PRAIRIAL AN XIII.
nedevait plus rien éclore de passable en ce genre . On disait
467
la même chose après Corneille , ensuite après Racine, enfin
après Crébillon . Ces prophètes de malheur on beau être
démentis par les événemens , ils ont et auront toujours des
successeurs .
:
On prétend que M. Reynouard va faire uue brochure qu
démontrera qu'on a eu tort de brûler les Templiers à petit
feu. Ce sera du temps perdu. Je ne pense pas qu'il existe
aujourd'hui un homme de sens qui en puisse douter. Une
telle discussion mérite tout au plus un article dans un jour
nal , encore l'article ne doit-il pas être fort éteadu...
Il ne faut pas une grande sagacité pour juger qu'une accusation
est fausse , quand les faits qu'elle contient sont imm
possibles . Or il est impossible qu'un ordre chrétien et religieux
, dans lequel il y a des prêtres , abjure le christianisme
; que ce soit-là un de ses statuts. Si on lisait de tels
statuts , il faudrait croire qu'ils sont falsifiés. Si on ne les
voit pas , on ne peut pas croire qu'ils aient existé.
Il est impossible que des hommes de tous les rangs , de
toutes les parties de l'Europe , dans un siècle où la religion
étoit en vigueur , où l'on n'élevait aucun doute sur sa sainteté
, où le nom de philosophie n'étoit pas prononcé , ou
l'incrédulité eût passé pour une folie; il est impossible ,
disons-nous , que des milliers d'hommes de tous les pays ,
à cette époque , eussent adopté pour règle l'abjuration secrète
d'un culte qu'ils professoient publiquement, etde plus
l'obligation de commettre des crimes et de souffrir des irfamies
dégoûtantes. Ce n'étoit pas là , il s'en faut bien , l'esprit
de la chevalerie qui caractérisait le quatorzième siècle
Il est impossible que le secret sur de tels statuts entre
tant de personnes de tout état eût pu être gardé seulement
quinze jours , que le remords ne l'eût pas fait révéler à
quelqu'un des coupables , qu'il ne se fût pas échappé de toute
part.
Si l'on jette les yeux sur la qualité des accusateurs et
des accusés , on trouve d'un côté deux hommies fiétris par
2
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
lajustice; de l'autre ,des personnages illustres , de vaillaris
chevaliers , des guerriers recommandables couverts de
blessures reçues en défendant ce qu'on regardait comme la
cause de la religion .
Si l'on examine la procédure , on la voit livrée à des inquisiteurs
, durum genus , qui mettoient les accusés à la
torture , et même les témoins; infaillible méthode pour se
procurer des témoignages te's qu'on les veut obtenir.
Dupui racontant les aveux de quelques Templiers à quí
on avait promie leur grace , dit qu'un d'eux ne voulant
rien confesser , fut mis à la question , « par le moyen de
>> laquelle , joute-t-il ingenuement , on en tira la vérité,
» comme des autres. » Ce même auteur nous apprend
que deux de ces religieux déclarèrent qu'ils avoient déposé
faux, pressés par les tourmens que leur avaient fait éprouverdesdéputés
du roi ; « que voyant dans des charrettes
>>cinquante-quatre frères qu'on allait brûler pour n'avoir
>> rien voulu confesser , ils furent fort étonnés ; que crainte
> du feu , ils dirent ce qui n'était pas vrai , et en eussent dit
>> bien davantage.
Legrand-maître avait eu un moment de foiblesse dans le
cours de sa longue détention. Par déférence pour le roi et
le pape , et dans l'espérance de voir enfin le terme de ses
malheurs , il avait fait quelques déclarations contraires àla
vérité. Mais il paraît qu'on les avait aggravées et altérées.
Quand il les entendit lire , il témoigna la p'us grande surprise
et la plus vive indignation , et traita d'imposteurs et
de faussaires les trois cardinaux qui avaient signé ses interrogatoires.
Dans unconcile tenu en Italie, les pères soutenaient ,
contre l'archevêque de Ravenne , qu'il ne fallait point de torture.
Les inquisiteurs maintinrent qu'elle était nécessaire en
matière d'hérésie .
Après avoir vu ce qu'étaient l'accusation , les accusateurs ,
les accusés , laprocédure , qu'on s'arrête un moment aux
condamnations. Avant d'avoirachevél'instruction du procès
PRAIRIAL AN XIII 469
4
del'ordre , quieût dû précéder tout jugement définitif , on
brûla un grand nombre de ses membres . Quandil fut questiond'anéantir
l'ordre , tous les pères duconcile de Vienne,
àl'exception de quatre, demandèrent que ses principaux
membres fussent préalablement ouïs dans leurs défenses .
Lepape, mécontent'd'une demande si équitable, les supprima
d'autorité par provision , « quoiqu'il n'eût pu , dit-il , pro-
>> noncer selon les formes de droit. >> Et la provision demeura
définitive. Ainsi la condamnation ne fut pas plus régulière
que tout le reste.
Quant à l'exécution , elle fait dresser les cheveux. La
tragédie a fidèlement suivi l'histoire en ce point. « Tous au
>> au milieu des flammes invoquoient le saint nom de Dieu ,
net, ce qui estle plus surprenant , il n'y en eut aucun qui
» pour se délivrer d'un si affreux supplice , voulût profiter
>>de l'amnistie qu'on lui offrait , s'il renorçait à ses pro-
>> testations. Il y en eut neufà Senlis , et un grand nombre
n en différens autres endroits de la France , qui souffrirent
> ce cruel tourment avec la même fermeté. » ( Velly. )
Qu'oppose- t-on àces violentes présomptions d'innocence?
La délation de deux criminels , des aveux et des témoignages
extorqués par la question , ou obtenus par des promesses
de récompenses. Le peuple même ne crut pas aux
crimes romanesques et fabuleux qu'on imputait aux Templiers
; touché jusqu'aux larmes de leur inébranlable
constance, il les regardacomme des martyrs et recueillit
leurs cendres.
Quand il estdémontréque les accusations étaientabsurdes,
les crimes allégués impossibles ,lesdélateurs infâmes , quele
droit naturel a été violé dans l'espèce d'instruction qui s'est
faite , que d'inombrables victimes entourées de feux dévorans
, ont refusé de racheter leur vie par les aveux auxquels
on voulait les contraindre , il est inutile d'examiner ce qu'en
ont pensé quelques écrivains. Il n'y a pas d'opinions qui
puissentbalancer des faits décisifs , ni d'autoritéplus impo.
santeque cellede ces bûchers enflammés.
3
470, MERCURE DEFRANCE ,
On leur oppose celle de Fleury , qui dit qu'on fut obligé
d'abolir les Templiers au concile-général de Vienne. L'équivoque
ou l'erreur est manifesté. Ils furent abolis pendant le
concile ;mais non par lui , comme, on peut s'en assurer en
ouvrant l'Histoire de Fleury même , au liv. gr , chap. 55.
Le concile refusa constamment de condamner des accusés
sans les entendre. Fleury ajoute que leurs crimes sont prouvés
par des procédures authentiques. Ici on peut encore l'opposer
à lui-même. On appelle authentique un acte ou une
procédure où toutes les formes sont observées. Il n'y en eut
aucune de suivie à l'égard des Templiers ; il n'y eut même
qu'un simulacre de procédure. On voit dans le chap. 38 de
ce livre au gi , que les commissaires du pape déclarèrent
grand-maître , « qu'en matière d'hérésie et de foi ,con dec
>> vait procéder simplement , sans ministère d'avocats ET
>> SANS FORME JUDICIAIRE. » Loin done qu'il yaiteu une
procédure authentique , il n'y eut même pas de procédure
proprement dite. Ainsi il y a presque autant d'erreurs que
de lignes dans le passage qu'on a cité de Fleury. En vain objecte-
t-on que Voltaire l'a loué comme un écrivain sage et
judicieux. Le fait est vrai , et l'éloge mérité. Mais ce serait
une mauvaise manière de raisonuer , que d'en conclure que
Voltaire ne trouvât pas une erreur dans les trente- six
volumes de Fleury , et qu'il voulût que l'opinion de cet
écrivain fût préférée à la s'enne, quand ils ne seraient pas du
même avis : or l'opinion de Voitaire sur les Templiers , est
conforme à celle de Bossuet , et non à celle de Fleury ...
On a cru faire un dilemme très-embarrassant en disant
que les Templiers avaient été juridiquement convaincus, ou
que les juges étaient des scélérats , et qu'il valait mieux
croire les premiers coupables.Avec cette dialectique, on trouvera
coupables aussi tous les innocens que les tribunaux :
ont eu le malheur de condamner. D'ailleurs , il ne faut pas
croire que si les Templiers ont été injustement brûlés , i
s'ensuive nécessairement que le pape , le roi , l'élite de lap
noblesse et du clergé aient sciemment concouru à cette injus
:
PRARIAL AN XIII . 47
tice. Leurcondamnation ne peut pas être imputée au clergé ,
puisque le concile n'a pas même voulu dissoudre l'ordre, encore
moins à l'élite de la noblesse, quin'avait sur eux aucune
jurisdiction. Leur supplice fut principalement l'ouvrage
d'un inquisiteur , égaré par lefanatisme qui, suivant l'abbé
Vely, était alors le goût dominant. Philippe même le partageait
un peu. Le pape montrant d'abord de la froideur
dans l'affaire des Templiers , le monarque l'avertit « que
>> Dieu ne déteste rien tant que les tièdes.>> Quantà l'inqui
siteur , ses poursuites furent si chaudes , qu'il se mit à
l'abri de ce reproche. Il n'est pas impossible que son zèle
ait été secondé ou excité par le pape, entièrement dévoué à
Philippe ; par le pape qui , suivant Dupuy , « avait en très-
>> grande recommandation les biens des Templiers , etqui
>> pour se les conserver par ses ministres , usa de tous les
>> moyens dont il se put aviser. >>Fleury nous apprend que ce
pape aimait beaucoup l'argent que tous les bénéfices se vendai
eutà sa cour, et qu'il laissa des trésors immenses à sa famille.
Il ne dit pas si sa maîtresse, qu'il nomme , eut part à
son testament. Le ressentiment de Philippe , qu'excitait
d'ailleurs un zèle excessif et mal entendu , l'avidité du pape
et un bon inquisiteur expliquent bien des choses . « Si ,
>> commeon le prétend , un prêtre libertin est le plus scélérat
>> des hommes, » ce que je ne voudrais nullement assurer
être la conséquence du proverbe pessima optimi corruptio,
quel nom réservera-t- on à un pape simoniaque et débauché ,
etde quoi ne le croira-t-on pas capable? Cependant j'ainse
àme persuader qu'il n'a pas sacrifié l'innocence en pleine
connaissance de cause , et pour s'enrichir de ses dépouilles.
;
Ondit aprésent , en revenant sur ses pas , et c'est ce qu'on
peut faire de mieux quand on s'est fourvoyé , on dit que les
Templiers avaient des moeurs corrompues , s'ils n'étaient
point des scélérats. Avec un petit amendement , cette assertion
ramenait son auteur au point d'où il aurait dû partir.
Il fallait dire que plusieurs Templiers étaient dissolus : on
)
4
472 MERCURE DE FRANCE.
1
-l'aurait cru saus pine. C'était le ton du siècle etdu clergé
celui- ci alliait , on ne sait comment , la foi , la dissipation
et la débauche , ( Fleury , chap. 51 du livre déjà cité ) et
son chef donnait l'exemple du vice,
Si un trop grand nombre de Templiers se livraient à
l'orgueil , au luxe et à la volupté , ce pouvait être une raison
pour réformer l'ordre, outoutau plusle supprimer. Mais ne
locons janmis an inquisiteur d'avoir fait brûler tant d'infortunes
; ne l'excusons pas sur-tout de les avoir fait brûler à
petit feu pour faire durer son plaisir. Bossuet avoue qu'on
exerga contr'eux des cruautés inouies. Si quelques auteurs
acclésiastiques aut vice versa , et si un bibliothécaire du roi
out craint de,dire toute la vérité ou l'ont méconnue ,
Bossuet qui la connaissait , et dont le devoir était de la faire
connaître toute entière au dauphin , donne très-clairement
à entendre que l'affaire des Templiers ne fut pas dirigée par
les principes de la justice. Au reste , son autorité est ici
surabondante. Une raison prisedans la nature des choses
( et il y en a mille en faveur desTempliers ) est plus forte
que toutes les autorités . :
Nous sommes forcés de remettre à une autre fois ce que
nous avions à dire de la pièce qui porte leur nom , et qui
semble promettre une cinquième époque à la tragédie. L'au.
tear, dit-on , en a deux autres reçues ,dont les sujets sont
également tirés de l'histoire de France. L'un d'eux est la
mort du duc de Guise aux états de Blois. Il semble qu'en
le traitant , il ait voulu affronter toutes les difficultés , et
je ne saurais prévoir par quels moyens il pourra s'en tirer.
P. 3. Le journaliste qui send asoutenu envers et contre
tous la légitimité de la question donnée aux Templiers ,
prétend que ceux quil'ont combattue, sontdesamateurs de
la questiou , dont il veut sans doute qu'on le croie l'ennemi.
On peut bien rire de cettelogique; mais il ne faut ni
s'en fächer , ni-même s'en étonner. C'est constamment celle
delapassion.
"
PRAIRIAL AN XIII. 473
THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE.
( Rue de Louvois. )
Le Portrait du Duc , comédie en trois actes et en prose ,
de MM. Metz , allemand , et Joseph Pain.
C'est un malheur pour les pièces nouvelles , sur-tout
Jorsqu'elles sont médiocres , de paraître tandis qu'on en
joue une qui fixe toute l'attention. Cette réflexion s'applique
à la comédie et au vaudeville dont nous allons
rendre successivement un compte très-sommaire; car il
est inutile de s'arrêter long-temps sur ce qui n'est ni assez
bon pour intéresser , ni assez mauvais pour amuser une
minute par le ridicule.
Tout le monde a dit, et rien n'est plus véritable , que
nous avons déjà vu à l'Opéra-Comique le Portrait du Duc
sous le nom de Délia et Verdikan. Le fonds est tout semblable.
Il n'y a de différence que dans quelques accessoires.
J'ignore si l'une de ces pièces est une imitation de l'autre ,
ou si toutes deux sont des estampes faites d'après un tableau
qui leur a servi d'original ; et la question ne vaut pas la
peine d'être approfondie.
Un amant s'introduit dans la maison de sa maîtresse , et
son valet le fait passer pour un duc régnant, en Allemagne.
Le père de la jeune personne est fou de la chasse , et la
tante raffole de médailles et d'antiques. Lorsqu'ils croient
savoir que le duc est chez eux , le premier s'écrie : « Il aura
>> entendu vanter ma meute ! » l'autre : « It aura oni par-
>> ler de mon cabinet de médailles. » Le ridicule de ces
deux personnages est assez plaisant ; mais il n'influe en
rien sur l'intrigue. Un oncle du faux duc vient au dernier
acte terminer la méprise et la pièce : son neveu épouse la
fi'le du chasseur , qui n'en est pas faché , parce que sa
meute qu'il avait promise à son gendre quand il le prenait
pour un duc, lui reste. Il en est de même de la tante , qui
garde ses médailles qu'elle devait donner. Il y adans cette
:
474 MERCURE DE FRANCE ,
pièce comme dans tant d'autres , un benêt venu pour
épouser la demoiselle, et qu'on éconduit. Elle a eu , ce
qu'on appelle à ce théâtre , du succès ; on n'a guère improuvé
qu'un mot du rôle de la tante, auquel on a trouvé
unair de bassesse. « J'espère , dit-elle au duc prétendu , que
>> monseigneur n'oubliera pas que j'ai fait faire son por-
> trait ». L'action ne marche pas très-rapidement; elle est
un peu froide; mais le dialogue a de l'aisance et du naturel .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
La Parisienne à Madrid , vaudeville en un acte.
1
Ce vaudeville est , comme le Portrait , une pièce qu'on
voit sans trop d'ennui et sans beaucoup de plaisir : son
plus grand charme est le jeu de Mme. Belmont , dont le
talent mûrit , qui acquiert l'à-plomb qu'elle n'avait pas
toujours , et dont le débit moins précipité ne laisse plus
rien à desirer. La Parisienne est une imitation du Curieux
impertinent de Destouches , qui en avait trouvé le sujet
dans Cervantes , et dans une comédie très-gaie du théâtre
ita'ien , intitulée : la Femme vengée. Mezzeriu , déguisé ,
veut éprouver sa femme; elle le reconnaît , le persiffle et
tourmente sa jalousie. Cela ne forme qu'un incident et une
scène; mais la scène est du comique le plus franc : la
Parisienne est d'un genre plus relevé.
Elle a épousé un espagnol qui l'a emmenée à Madrid ,
etqui craint qu'une femme élevée à Paris ne puisse être
fidèle. Apeine marié , il lui prend fantaisie de voir si sa
crainte est fondée ; il feint un voyage , et passe toutes les
nuits sous les fenêtres de sa femme , chantant, s'accompagnant
de sa guitarre , et déguisant sa voix sans doute. Il est
assurément bien bon de regarder une telle épreuve comme
décisive , et de se croire hors de tout danger si sa femme
tient ferme contre une guitarre et contre une voix et un
visage inconnu. Il aurait très-bien su échouer sous ce déPRAIRIAL
AN XΙΙΙ . 475
guisement et d'autres arriver au port après lui. Mais sa
moitié est une Lucrèce qui lui est fidèle , encore après un
mois de mariage. Cependant l'ayant reconnu , elle croit
devoir un peu le lutiner pour le punir de sa défiance , au
moins prématurée; en conséquence elle ouvre sa croisée ,
lui donne un rendez-vous , lui fait jeter une échelle de
eorde qui de temps immémorial servait aux expéditions
amoureuses et profanes de la famille , et que cette fois
Phymen' va sanctifier . Quand il est monté , il ne trouve
plus personne ; mais il entend du bruit dans un cabinet
voisin ; plein de préventions flatteuses pour sa parisienne ,
il imagine qu'il a devancé l'heure de l'audience , qu'elle
écoute quelque autre soupirant. Pour attendre plus patiemment
le moment du rendez-vous , le cabinet est enfoncé;
il la trouve en conversation avec le portrait de son
mari , plus heureux que sage.Elle le fait convenir :
Qu'en amour comme en mariage !
Les heureux sont les vrais croyans .
Les sifflets , suivant l'invitation faite dans le couplet d'annonce
, étaient restés à la frontière d'Espagne. On n'a
entendu que des applaudissemens , modérés toutefois , et
dont la plupart allaient à l'actrice , qu'on a demandée en
même temps que l'auteur : aucun des deux n'a paru. Le
dernier a été nommé. Sa pièce est facilement écrite ; mais
l'intrigue n'est ni vraisemblable , ni extrêmement piquante.
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PRAIRIAL AN XIII. 477
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A Paris , chez Artaud , lib. , quaides Augustins, nº. 42 .
Etat de nos connaissances sur les Abeilles au commencement
du XIXe siècle, avec indicaion des moyens en grand de multiplier
les Abeilles en France ; par M Lombard , auteur du Manuel
nécessaire au villageois pour soigner les Abeilles. Prix : 1 fr . , et
1 fr. 25 c. par la poste.
AParis , chez Mad . Huzard , rue de l'Eperon , nº. 11 .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rue
des Prétres Saint-Germain-lAuxerrois , nº. 42 .
478 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSE S.
Constantinople , 18 avril. D'après le départ du maréchal
Brune , il n'y a eu aucune communication officielle entre
le chargé d'affaires de France et la sublime Porte. Le
ministère ottoman sacrifie par ineptie ou corruption les
intérêts de l'empire à ses ennemis naturels , et précipite
ainsi la ruine de la puissance des Turcs en Europe. (Bulletin
de l' Europe.)
Londres , 8 mai. Il y a eu hier dans la chambre des
communes une discussion dans laquelle notre marine a
été traitée de marine dégradée , avilie , impuissante.
Le 10, lord Grenville a présenté à la chambre des pairs
la pétition des catholiques d'Irlande.
Le 11 , on a affiché au café de Lloyd un avis qui annonce
que six de nos vaisseaux de ligne se sont réunis à l'île de
Madère le 11 mars , et ont fait route sur-le-champ pour
aller à la poursuite de l'escadre de Rochefort.
La Haye , 16 mai. L'installation solennelle du nouveau
gouvernement a eu lieu hier avec une grande.
pompe , et depuis deux jours les fonds bataves ont éprouvé
une hausse sensible. 1
ITALIE , 12 mai. Ce matin M. de Lucchesini , ambassadeur
de Prusse , a présenté à S. M. I. , de la part du roi
son maître , les décorations de l'Aigle-Rouge et de l'Aigle-
Noir, qu'elle a revêtues après l'audience.
On mande de Génes , que M. Jérôme Bonaparte est
arrivé dans cette ville . 1
M. le marquis de Gallo , ambassadeur du roi de Naples
près S. M. I. , est arrivé à Milan pour assister au couronnement.
PARIS.
C'est hier ( jeudi ) que S. M. l'Empereur a été couronné
Roi d'Italie . L'imagination vole vers ces belles contrées ,
:
Salve , magna parens frugum , Saturnia tellus !
Combien une cérémonie auguste et religieuse , combien
le triomphe paisible d'un héros qui ne traîne pointdevaincus
à sa suite , doivent se déployer avec pompe dans un
PRAIRIAL AN XIII. 479
climat et dans une saison où la nature étale sa plus aimable
magnificence ! Que de guirlandes de fleurs doivent
être suspendues aux temples , aux palais , qui brillent aujourd'hui
d'un éclat qui étonnerait leurs fondateurs ! Quel
concours de peuple se presse autour des portiques et des
arcs de triomphe ! Ce n'est point le vainqueur de l'Italie
qui y passe , c'est celui qui rend à l'Italie sa gloire et son
indépendance . Tout souvenir de ses victoires est maintenant
loin de son coeur; tout ce peuple est comme une nation
nouvelle , brillante de jeunesse et d'espérance. Que
l'encens , que les plus doux parfums s'exhalent autour des
portes de Milan . Les soldats étrangers ne viendront plus
en faire le siége , y entrer en conquérans , en sortir pour
faire place à d'autres conquérans aussi avides de dépouilles .
Les Italiens ont conquis leur indépendance. Les armes qui
brilent aujourd'hui dans les mains de leurs guerriers , ne
sont point le vain ornement d'un jour de fête . Ce sont celles
que Bonaparte leur a données , qu'il a unies à celles des
Français , qui ont contribué aux mêmes victoires, Les
Français et les Italiens , après de si longues discordes ,
scellent aujourd'hui un pacte immortel , dans le même
moment où leur commun monarque fait ses promesses
au ciel !
Six mois se sont à peine écoulés , depuis que les voûtes
de Notre Dame ont retenti dusermentprononcé par l'Empereur
des Français . Qui de nous oubliera jamais avec
quel accent héroïque et paternel il prononça ces mots :
Je jure de régner pour le bonheur et la gloire de la nation?
Il avoit quitté le temple. Une nuit toute remplie des merveilles
du luxe , excitait de tous côtés notre avide curiosité.
Lui , cependant , retiré dans l'intérieur de son palais ,
il méditoit sur son serment. Le bonheur et la gloire de la
nation éloignaient de lui la fatigue et le sommeil. Emu alors
par un sentiment d'humanité que le caractère religieux de,
cette grande journée rendait encore plus présent à son ame ,
il écrivait au roi d'Angleterre cette lettre où un héros tant
de fois vainqueur , demande la paix. Il semblait avoir oublié
les vastes projets qui n'étaient encore connus que de
lui seul , cette activité mystérieuse et miraculeuse avec laquelle
, depuis deux ans , il recréait notre marine , ses
projets d'expéditions lointaines déjà arrêtés dans sapensée
avec tant de précision et d'audace ! Il sacrifiait une si
grande portion de la gloire qu'il lui restęencore à acquérir.
Le bonheur de la nation était pour lui le premier de
480 MERCURE DE FRANCE ;
ses engagemens; la paix du monde le premier deses voeux.
La politique anglaise ne comprit pas l'ame d'un grand
homme. Aujourd'hui , troublés dans l'Indostan , humiliés
dans les mers des Indes , surpris avec autant de confusion
que de terreur dans les îles du Vent; forcés de payer des
tributs et de rendre hommage à la générosité de leurs
vainqueurs , craignant partout nos flottes et les flottes espagnoles;
tantôt s'éloignant devant elles , et tantôt les cherchant
avec une incertitude désespérante; rebutés de toutes
les puissances du continent; inquiets dans leur île où l'orage
s'approche , les Anglais peuvent enfin comprendre le
génie et les forces du grand homme qui a demandé la
paix.
Italiens , qui entendez aujourd'hui les sermens de Napos
léon, voilà comme il les tient.
- Le journal officiel annonce que le nombre des
adresses que reçoit S. M. de toutes les parties de son
royaume d'Italie , devient si considérable , et qu'il serait
si difficile de choisir entr'elles , que ce journal est forcé
d'en discontinuer l'insertion .
-
Avant-hier il y eut à Paris des illuminations et des
largesses faites aux pauvres , et à Neuilly une fête donnée
par S. A. S. le prince Murat , le tout pour célébrer le
Gouronnement de S. M. I. comme roi d'Italie.
- L'Institut national vient de nommer à la place vacante
par la mort de M. d'Anse de Villoison , M. Brial ,
ancien bénédictin. Il avoit pour concurrent le sénateur
Lanjuinais , dont les titres à un fauteuil académique nous
sont totalement inconnus.
-Pour la chaire de professeur de langue greoque qu'avait
M. de Villoison ,le collège de France présente au gouvernement
M. Corraï , médecin , très-versé dans cette
langue , qui est la sienne. Il est né dans une île de l'Archipel.
Le célèbre Shiller , auteur allemand de l'Histoire
de la Guerre de 30 ans , et de plusieurs pièces de théâtre ,
est mort à Veymar , il y a quinze jours .
- M. Cubières va , dit on , publier une tragédie inédite
de Pierre Corneille , Sylla , qu'il prétend avoir trouvée
au fond d'un magasin de librairie. On verra si c'est
réellement une découverte.
L'usage imprudent des champignons vient de coûter
la vie à une mère de famille de Bordeaux et à deux de ses
enfans.
Erratum, Page 415du dern. num. , lig . 15 , lisez s'éloigna.
( No. CCIV. ) 12 PRAIRIAL an 13.
( Samedi 1er Juin 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
:
RE
C
ODE
ALARELIGION.
FILLE du Dieu de nos ancêtres !
Imposante Religion !
:
Reviens , à la voix de tes prêtres ,
Habiter cette région !
Ouvre les portes éternelles ,
Et que , de tes clartés immortelles
Tous les yeux , frappés à la fois ,
Connaissent quelle est la puissance ,
Et la douceur et la vengeance
Du roi sous qui tremblent les rois !
5
A
Que vois -je ? ... Quel divin spectacle ! ...
O jour de gloire et de bonheur !
Tu viens d'ouvrir le tabernacle
Où brille l'arche du Seigneur !
Ta voix s'entend sur les montagnes ,
Dans les valons , dans les campagnes ;
Ff
482 MERCURE DE FRANCE
Elle est respectée en tout lieu :
Tout chérit l'antique alliance ,
Et tous les peuples de la France
Rentrent dans le sein du vrai Dieu !
Lorsqu'après une nuit profonde
Dont le voile couvrait les cieux ,
L'astre du jour , sortant de l'onde ,
Montre son globe radieux ,
La terre semble en être émue,
S'éveiller , sourire à sa vue ;
Palpiter de joie et d'amour ,
Comme l'épouse chaste et belle ,
Qui voit l'époux jeune et fidèle
Dont elle attendait le retour.
Tel , vainqueur de la nuit obscure
Dont le crêpe nous entourait ,
Versant une lumière pure ,
Ton divin flambeau reparaît :
De plaisir la France ravie
Reprend une nouvelle vie
A cet éclat consolateur :
Elle aperçoit l'époux céleste
Dont si long -temps un sort funeste
Avait , hélas ! privé son coeur ! ...
1
Vérité , raison , tolérance ,
Vos noms furent l'affreux signal
Où vinrent planer sur la France
Et l'erreur et l'ange du mal !
Long-temps , sous leur fatal empire ,
On vit les hommes , en délire ,
Oser braver le roi du Ciel.
Ah ! tombez , idoles coupables ! ....
Est- il des noms plus respectables
Que le saint nom de l'Eternel ?
PRAIRIAL AN XIII. 483
Orgueilleuse philosophie !
Quel tissu de calamités
Pour l'insensé qui se confie
En tes incertaines clartés !
レ
Lancé sur des mers sans rivages ,
Toujours battu par les orages ,
Il cherche le calme et le port :
Et ce calme , ce bien suprême,
Il ne le trouvera pas même
Aux bras de l'éternelle mort !
1
Mais toi , Religion sacrée !
Tu fais le charme des mortels
De qui la vie est consacrée
Au Dieu dont tu sers les autels .
Pour eux l'espoir , au vol rapide ,
Accourt opposer son égide
Aux traits perçans de la douleur :
Ainsi leur vie est consolée ,
Jusqu'à ce qu'au ciel appelée,
Leur ame s'envole au bonheur.
Ah ! que la couronne du juste
Soit le prix des nobles efforts
Du héros , du monarque auguste
Qui te ramène sur nos bords ,
Toi dont la voix consolatrice
Vient annoncer un Dieu propice
Qui de nous détourne ses traits ;
Un Dieu qui daigne nous absoudre ,
Quand il pouvait charger la foudre
De faire accomplir ses décrets !
د
:
J. B. GAUDOz ( de Grenoble. )
Ff2
484 MERCURE DE FRANCE ;
TRADUCTION
DE LA 11. ELÉGIE DU IV . LIVRE DE TIBULLE.
Illam quidquid agit , quò quò vestigia vertit ,
Componitfurtim sub sequiturque decor .
C'EST pour toi , Mars , c'est dans les jours
Que t'a consacrés ma patrie ,
Qu'on voit la jeune Sulpicie
Prendre ses plus brillans atours .
Quitte les cieux , viens sur la terre !
En faveur de tant de beauté ,
La reine même de Cythère
Pardonne l'infidélité.
Mais à l'aspect de tant de charmes ,
Dans un subit étonnement ,
Crains de laisser honteusement
Tomber tes redoutables armes !
L'amour allume dans ses yeux
Le feu dont il brûle les dieux.
On voit la décence et les graces
Présider à ses goûts charmans ,
Furtivement suivre ses traces ,
Et régler tous ses mouvemens.
Livre-t-elle sa chevelure
Au souffle des vents amoureux ?
La plus régulière parure
Ne vaut pas ce désordre heureux.
Daigne-t - elle orner sa coiffure ?
Elle a la majesté des dieux.
Soit que vêtue en souveraine ,
L'or et la pourpre tyrienne
:
PRARIAL AN XΙΙΙ. 485
Brillent sur ses riches habits ;
Soit que semblable à la bergère ,
Dans sa robe blanche et légère ,
Elle efface l'éclat des lis ;
Toujours elle est sûre de plaire ,
Toujours nos yeux sont éblouis .
Tel l'heureux amant de Pomone
Présente à nos sens enchantés
Mille et mille variétés
Dont il embellit sa couronne .
A toi seule on devrait offrir ,
Belle et modeste Sulpicie ,
Les perles , l'or et le saphir ,
Et la pourpre de Phénicie :
Pour toi seule on devrait cueillir
Tous les parfums de l'Arabie.
Secondez mes faibles efforts ,
Doctes soeurs et dieu de la lyre !
Chantez la beauté qui m'inspire :
Elle est digne de vos accords.
KÉRIVALANT.
ENIGME.
Je suis le plus doux bien qui soit dans l'univers ;
L'homme n'a que par moi du plaisir dans la vie ;
Je puis seule l'aider à souffrir des revers ,
Et plus même il en souffre , et plus je suis chérie .
C'est moi qu'on voit régner à la ville , à la cour ;
Je suis reine et bourgeoise , et fort souvent bergère ;
Et nulle part enfin je ne suis étrangère ,
Quand je suis , vers le soir, conduite par l'amour.
3
486 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE .
Qu'unjeune homme au bonheur ait le droit de prétendre ;
Qu'il soit vif et charmant , qu'il soit voluptueux ,
Il ne peut point me voir , il ne peut point m'entendre
Sans éprouver soudain un feu tumultueux .
Pressé par un besoin aussi puissant que tendre ,
Il voudrait me ravir , me plaire ou m'enchaîner ,
Pour s'asservir lui-même et pour me couronner .
Qui ne me connaît pas ? Sur neuf pieds je me pose :
Coupons l'un , gardons l'autre ; alors en peu de mots
J'offrirai l'heureux temps où se garde la rose ;
Ce qu'un prêtre , à l'autel , fait entendre aux dévots ;
L'élément par lequel tous les êtres respirent ;
Ce qui faute de blé , nous pourrait tous nourrir ;
Ce qu'à perdre aujourd'hui tous les hommes conspirent ,
Et qu'on ne connaît bien que dans l'adversité ;
Ce qui , pare avec grace une jeune beauté ;
Ce que le batelier plonge dans la rivière.
Pour me saisir , lecteur , je t'ai trop arrêté ,
Toi , qui dans cet espoir n'aurois pas regretté
Depasser à ma porte une nuit toute entière.
CHARADE.
Mon premier , tous les ans , n'arrive qu'une fois ;
Mon second sur la tête élégamment s'arrange ,
Et mon tout sur les coeurs a le pouvoir d'un ange
Qui descendrait du ciel pour nous donner des lois.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Rape.
Celui du Logogriphe est Epigramme , où l'on trouve Ira ,
Priam , rame , pie , gramme , mer , Pirame , aimer.
Celui de la Charade est Dé-boire 、
PRAIRIAL AN XIII . 487
Oraisons choisies de Cicéron , précédées d'an
Eloge historique de cet orateur ; traduction
nouvelle , par M. Bousquet , avocat. Deux vol .
in - 12 . Prix : 6 fr. , et 7 fr. 50 cent. par la
poste . A Paris , chez Gilbert , rue Hautefeuille ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 42 .
CE
E serait renfermer la critique dans un cercle
d'idées trop étroit , et s'interdire les sources d'instruction
les plus fécondes , que de se borner à
découvrir minutieusement les faiblesses inséparables
d'une traduction , en laissant de côté l'esprit
et les beautés de l'original iginal qu'il importe surtout
de faire remarquer. Il convenait au Mercure
de prendre une autre méthode , et de s'ouvrir ,
dans la littérature , un horizon plus étendu. Ceux
qui disent que la critique est aisée , entendent
qu'il est facile de blamer un écrivain et de dire
d'un livre qu'il est mal fait ; mais , critiquer, c'est
rendre raison de ses jugemens , et, pour le faire
comme il faut , il est nécessaire de remonter aux
principes ou aux modèles . C'est de là que nos
décisions empruntent tout ce qu'elles peuvent
avoir d'autorité , et que , s'affranchissant du tribut
injurieux qu'on a coutume de payer à la malignité
ou à l'envie , elles peuvent espérer de se rendre
recommandables aux honnêtes gens par la
maturité et la réflexion qui les accompagnent .
On a déjà donné quelqu'idée des études et du
style du nouveau traducteur , dans l'examen de
l'oraison pour Marcellus. Ceux qui ont trouvé
mauvais qu'on fit connaître Cicéron plus amplement
que M. Bousquet , n'ont pas fait attention
;
4
488 MERCURE DE FRANCE ,
4
qu'une connaissance approfondie du premier met
en état de juger en peu de mots de la capacité du
second. Ne négligeons donc pas cette occasion de
prendre des leçons d'éloquence du plus habile
maître de l'antiquité. Mais n'admirons pas seulement
l'orateur , comme on le fait au collége : étudions
aussi l'homme d'état et le grand homme. Le
mérite de Cicéron ne se borne pas au talent de la
parole . On trouve chez lui une grande connaissance
des hommes et des affaires , une dextérité incroyable
à se démêler des conjonctures les plus
épineuses, l'art de manier les passions et les ressorts
les plus secrets du coeur humain ; mais sur-tout
l'éloquence de l'ame et de la probité , qui a tant
de pouvoir au barreau .
Tous ces talens sont portés au plus haut degré
dans l'oraison pour Milon , qui est regardée comme
son chef-d'oeuvre. Le plan qu'il y a suivi a cependant
été blàmé , et Brutus qui se connaissait en
plaidoyers voulait qu'il se réduisît aux moyens de
la seconde partie. Ces moyens sont , en effet , plus
brillans , plus populaires , et plus tournés à lahaute
éloquence. Mais il m'a paru que ce second point
tirait toute sa force du premier , et que ce n'était
mème , à la rigueur , qu'un beau mouvement oratoire.
Tout le discours peut se réduire à ce double
raisonnement. Milon a tué Clodius; mais Clodius
était l'agresseur , et Milon l'a tué dans un cas de
légitime défense. Il est donc absous par le droit
naturel. Et quand il l'aurait tué à dessein , au
lieu de le punir , il faudrait le récompenser , puisqu'au
péril de ses jours , il a délivré Rome et l'Italie
du fléau le plus redoutable.
-
Avec quelque vigueur que cette seconde proposition
soit traitée , elle paraîtrait peu concluante ,
et serait même purement déclamatoire , si la première
n'avait été solidement prouvée. C'était là le
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 489
point délicat ; il n'y avait pas lieu à l'évidence ,
quoi qu'en dise M. Bousquet , et quoique Cicéron
l'insinue , afin de remplir les esprits d'une prévention
favorable. Il était , au contraire , bien difficile
deproduire une conviction satisfaisante , parce que
la rencontre dans laquelle avait péri Clodius , s'était
passée la nuit entre des esclaves dont les dépositions
se contredisaient. Comment démêler la vérité
dans ces ténèbres ? C'est là que Cicéron fait
briller avec un éclat supérieur le talent d'une discussion
lumineuse. Il perce tous les nuages qu'on
lui oppose , et les plus faibles circonstances , les détails
les plus obscurs , lui servent à mettre sa défense
dans le plus beau jour. Ses preuves ne pouvaient
être directes , ni porter la lumière par elles-mêmes.
Ce ne sont que des inductions tirées des moeurs
des personnages , de leurs intérêts politiques , de
leurs affaires , de leurs projets , et des circonstances
locales. Tout cela paraît faible en soi , mais tout
cela est développé avec tant d'art , présenté dans
un si bel ordre , et soutenu par un style si victorieux ,
qu'il semble que l'orateur se soit élevé à la hauteur
d'une démonstration.
Cette première partie est assurément un chefd'oeuvre
d'adresse et de discussion oratoire . Mais
voici le comble de l'art . Clodius était l'ennemi déclaré
de Milon , et Milon convenait de l'avoir tué.
Quel avantage ne pouvait- on pas tirer de son aveu ?
Ensuite le sénat , jugeant sur une première information
, avait prononcé que cette violence était
pernicieuse à la république , et , comme dans un
péril extraordinaire, il avait déféré le pouvoir absolu
à Pompée, qui était prévenu contre Milon, et
qui sedisposait à venger sur lui la mort de Clodius ,
avec qui il s'était réconcilié. Pompée , pour semer
la terreur , avait rempli la ville de soldats ; il avait
ordonné de nouvelles enquêtes , nommé des juges ,
490 MERCURE DE FRANCE ,
et lui -même , entouré d'une garde nombreuse ,
s'était placé au milieu du tribunal , pour dominer
les consciences. Son silence était impérieux , et le
seul ascendant de ses dispositions secrètes pouvait
perdre son ennemi. Toutes ces circonstances paraissaient
désespérantes , et elles peuvent excuser
Cicéron d'avoir éprouvé de la crainte. Mais à ne
considérer que son discours , tel que nous le possédons
, il faut avouer que son sang froid et son
habileté paraissent tenir du prodige , lorsqu'on le
voit tourner contre Pompée tout cet appareil de
formes menaçantes qui devait accabler Milon , et
faire servir au triomphe de sa cause ce qui avait
été préparé pour la ruiner.
Il ouvrit les yeux des juges par une distinction
qui fut un trait de lumière. Il leur fit comprendre
qu'ils n'étaient pas assemblés pour prononcer sur le
fait , mais pour juger du droit ; et voici où menait
cette distinction. Le fait était déjà reconnu , avoué ,
condamné même par le sénat , et si on ne voulait
rien examiner de plus , c'en était fait de l'accusé ,
il n'y avait qu'à porter la sentence mortelle. C'était
apparemment ce que Pompée attendait ; mais
Cicéron lui prouvait par sa propre conduite qu'il
avait voulu qu'on examinat une autre question.
Sans cela , pourquoi ordonner des informations
nouvelles , et créer de nouveaux juges ? Que devaient-
ils juger ? Ce n'était pas le fait ; il était suffisamment
éclairci. C'était donc le droit ; c'est-àdire
qu'après s'être assuré que Milon avait tué
Clodius , il fallait examiner s'il l'avait fait par des
motifs légitimes: question nouvelle , qui présentait
une foule d'aperçus favorables. Ainsi , malgré l'aveu
du meurtre , malgré la décision du sénat , malgré
les préventions de Pompée , l'affaire demeurait
dans son intégrité. Cicéron forçait les juges de la
considérer sous une face plus avantageuse. Il forçait
PRAIRIAL AN XIII. 491
Pompée lui-même de se rendre utile à sa cause ,
en couvrant tout ce qu'il avait fait jusque-là d'un
beau voile de justice et de prudence , et les voies
extraordinaires imaginées contre Milon devenaient
pour lui des voies de salut.
Qu'on se récrie sur le style de Cicéron; une idée ,
si heureuse et si féconde est le cachet de l'homme
de génie , et l'invention d'une politique aussi droite
qu'habile. Ce qui m'étonne , c'est que M.Bousquet
ne l'apas bien comprise, ou ne l'a pas assez méditée
, et c'est ce qui lui a fait commettre un contresens
qui en détruit toute la force et toute la finesse .
La manière dont Cicéron l'expose dans ce passage
, demande une grande attention .
<<- Illud jam in judicium venit , nón , occisus ne
sit , quodfatemur; sedjure , an injurid, quodmultis
in causis sæpè quæsitum est. Insidias factas
esse constat ; et id est quod senatus contrà remри-
blicam factum judicavit. Ab utro factæ sint , incertum
est. De hoc igitur latum est ut quæreretur.
« Il ne s'agit pas de nous convaincre d'avoir tué
>> Clodius , puisque nous l'avouons , mais d'exami-
>> ner , comme il arrive dans plusieurs causes , si
>>> nous avons été autorisés à le faire . Il est cons-
>> tant qu'il a été commis une violence ; c'est ce
«
que le sénat a décidé nuisible à l'état. Quel a été
>> le provocateur ? Voilà ce qui est incertain , et
>> c'est aussi sur quoi il a été ordonné qu'on infor-
>>> merait. »
Comment M. Bousquet peut-il faire dire à Cicéron
qu'il avait été ordonné qu'on informerait sur
cette question ? Si cela avait été ordonné d'une manière
si précise , prendrait-il tant de peine pour y
faire entrer les juges ? S'attacherait-il si fortement
à prouver qu'on ne peut pas examiner d'autre
point ? Divait-il , en parlant de Pompée : Quid
ergo tulit ? « Qu'a-t-il donc ordonné ? >> et secon492
MERCURE DE FRANCE ,
tenterait-il de répondre : Nempe ut quæreretur.
« Qu'on informât. » Ce quifait voir que Pompée
avait ordonné purement et simplement des informations
, et qu'il n'avait eu garde d'ouvrir une
question si favorable à l'accusé. Mais Cicéron qui
voulait déterminer l'objet de ces informations ordonnées
en termes vagues , entre vivement dans
cette discussion , et il dit aux juges : Quid porro
quærendum est ? factumne sit ? at constat. A
quo ? at patet. « Que veut- on rechercher ? Le fait ?
>> Mais il est constant. L'auteur ? Mais il est con-
>> nu. » Et il conclut aussitôt : Vidit igitur , etiam
in confessione facti,juris tamen defensionem suscipiposse.
« Pompée a donc senti qu'en avouant le
>> fait , on pouvait se défendre sur le droit.>> Ainsi
vous voyez que c'est par la force du raisonnement
que Cicéron réduit Pompée et les juges à entrer
avec lui dans cette question , et c'est ce qu'il n'aurait
pas été obligé de faire , si , comme M. Bousquet
le lui fait dire , il avait été ordonné expressément
d'informer sur cet objet.
Ce contre-sens est d'autant plus grave , qu'il met
Cicéron en contradiction avec lui-même dans le
point le plus important de son plaidoyer. Mais ,
dira M. Bousquet , comment donc devais-je traduire
ce passage que j'ai rendu mot à mot ?
De hoc igitur latum est ut quæreretur. C'est que
l'intelligence des mots ne suffit pas. Il faut entendre
les idées de l'auteur et être plein de son esprit. La
phrase , d'ailleurs , s'explique assez d'elle-même ,
et la méprise du traducteur vient de ce qu'il n'a
pas fait attention au mot igitur. Il aurait vu que
Cicéron n'avance pas un fait , mais qu'il tire la
conséquence d'un raisonnement. Il a prouvé qu'il
ne restait à instruire que la question de droit ; il
conclut naturellement : de hoc igitur latum est ut
quæreretur ; l'ordre d'informer se rapporte donc à
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 493
cettequestion. Voilà le véritablesensde cette phrase
qui est d'une grande importance , car elle découvre
toute l'habileté de Cicéron , qui bat Pompée de
ses propres armes , en tournant à son avantage les
ordres qu'il a donnés .
La traduction de M. Bousquet n'est pas sans
mérite. Son style ne manque ni de précision ni de
rapidité dans la discussion. On peut citer à sa
louange le morceau suivant , dans lequel Cicéron
déploie toute la subtilité de son esprit , pour tirer
avantage des plus petites circonstances. Comme il
s'agissait de convaincre , le style est plein de traits.
Chaque mot frappe l'auditeur , et lui met le vérité
devant les yeux.
Res loquitur , judices , ipsa quæ semper valet
plurimùm. Si hæc non gesta audiretis , sed
picta videretis , tamen appareret , uter esset insidiator
, uter nihil cogitaret mali , cùm alter
veheretur in rhedd penulatus , und sederet uxor.
Quid horum non impeditissimum ? Vestitus , an
vehiculum , an comes ? Quid minùs promptum
ad pugnam , cùm penula irretitus , rhedd impeditus
, uxore penè constrictus esset ? Videte
nunc illum , primùm egredientem è villa subitò ;
cur vesperi ? Quid necesse est tardè ? Qut convenit
id præsertim temporis ? Devertit in villam
Ротреії. Ротреïum ut videret? Sciebat in Aisiensi
esse. Villam ut perspiceret? Millies in ed fuerat.
Quid ergò erat moræ et tergiversationis ? Dùm hic
veniret, locum relinquere noluit.
•Age nunc , iter expediti latronis cum Milonis
impedimentis comparate. Semper ille anteà cum
uxore , tùm sine ed. Nunquam, non in rhedd , tùm
in equo. Comites græculi, quocumque ibat , etiam
cùm in castra Etrusca properabat ; tùm nugarum
in comitatu nihil. Milo, qui nunquam, tunc casu
pueros symphoniacos uxoris ducebat etancillarum
494 MERCURE DE FRANCE ,
greges. Ille, qui semper secum scorta, semper exoletos,
semper lupas duceret, tunc neminem , nisi
ut virum à viro lectum esse diceres .
<< La chose parle d'elle-même , Romains, et son
témoignage est toujours le plus puissant. Quand ,
aulieu du récit de ces faits , on ne vous en offrirait
que la description dans un tableau , vous n'en reconnaîtriez
pas moins l'agresseur , et celui qui n'avait
aucun dessein coupable , en voyant celui-ci
dans un char , enveloppé d'un manteau , sa femme
assise à ses côtés. Que trouvez-vous de plus embarrassant
du vêtement , de la voiture , ou de la compagne;
de moins propre à un combat que d'être
plié dans un manteau , enfermé dans un char ,
comme enchaîné par son épouse ? Voyez l'autre
maintenant sortir brusquement de sa maison.
Pourquoi sort- il le soir? Qu'est-il nécessaire si tard ?
Le devoit- il , sur-tout dans cette saison ? Il allait
à la maison de Pompée ! Etoit-ce pour voir Pompée
? Il le savait à Alsium . Pour voir sa maison ?
Il y était allé mille fois. Quels sont donc les motifs
de ces détours et de ce retard ? Instruit que Milon
approche , il veut conserver l'avantage du lieu. >>>
<< Poursuivons. Comparez l'équipage leste de ce
brigand avec l'attirail embarrassant de Milon. Il
voyageoit toujours avec son épouse ; elle n'était
point avec lui. Jamais autrement qu'en voiture; il
était à cheval. De jeunes grecs l'accompagnaient
partout , même lorsqu'il se rendait au camp d'Etrurie
; ce jour rien de frivole dans son cortége.
Milon , contre son usage , traînait à sa suite les musiciens
de sa femme , et la nombreuse troupe de
ses servantes . Clodius , qui toujours était escorté
de jeunes débauchés , de comédiennes et de courtisanes
, n'avait alors que des hommes d'élite. >>>
Il faudrait sans doute posséder tous les genres
d'éloquence pour traduire Cicéron. Mais on de-
:
PRAIRIAL AN XIII. 495
vrait sur-tout a voir étudié le style qui le caracté
rise plus particulièrement , c'est ce style plein ,
abondant , et nombreux , où la pompe des mots
et la majesté des sons semblent ajouter à la dignité
des sentimens et à la gravité des pensées. M. Bousquet
m'a paru peu exercé dans ce genre d'élocution.
Son oreille n'est pas assez difficile sur l'harmonie
, et il a , en général , trop peu de force et de
couleur dans l'expression. Aussi est-il foible dans
la seconde partie, où Cicéron apris un style plus
vigoureux et plus élevé .
- C'est dans une espèce de transport que l'orateur
entreprend de faire voir qu'il eût été glorieux à
Milon de tuer Clodius de dessein prémédité. II
s'élève ici au dessus des règles ordinaires pour enflammer
l'esprit de ses auditeurs par de plus hautes
considérations. Une thèse si hardie n'admettoit ni
exactitude dans les preuves ni méthode dans le raisonnement
, et je ne conçois pas que Brutus ait
voulu réduire la défense de Milon à un tel moyen,
Cicéron a beau prouver que Clodius est un homme
dangereux , et qu'il méditait la ruine de la république,
prouve-t-il pour cela que Milon eût le
droit de le tuer ? Brutus qui était violent pouvait
concevoir les choses de cette manière. Mais Cicéron
qui avait le caractère d'un homme d'état , et
qui connaissait la force des lois , voyait l'affaire
d'un autre oeil. Il lui suffisait , pour remuer les
passions en sa faveur , de faire sentir que la mort
de Clodius avait délivré Rome d'un citoyen pernicieux.
Mais loin de s'arrêter à un moyen si passionné
et que sa haine personnelle affaiblissait encore
, il revient à son premier argument par la
transition la plus heureuse et la plus brillante. Ce
n'est pas Milon qui a conçu le dessein d'une mort
si utile à l'état ; il n'a été que l'instrument des
dieux qui ont conduit son bras dans une rencontre
1
496 MERCURE DE FRANCE ,
inopinée , où naturellement il ne devait pas avoir
l'avantage. Ici l'orateur intéresse la religion à sa
cause , et sa véhémence prend un caractère sublime.
Il apostrophe les temples que Clodius a violés
, les lieux qu'il a souillés de ses prostitutions et
de ses meurtres. Vos Albani tumuli atque luci, etc.
Religiones mehercule ipsæ , quæ illam belluam
cadere viderunt , commosse se videntur, et jus in
illo suum retinuisse. « Les lieux saints, je le jure ,
>> qui ont vu tomber cette bête féroce , ont paru
>> s'animer et concourir eux-mêmes à sa chute . »
M. Bousquet ne traduit pasjus in illo suum retinuisse
, qui rappelle une circonstance capitale
dans la vie de Clodius.
Nec verò non eadem ira Deorum hanc ejus satellitibus
injecit amentiam , ut sine imaginibus ,
sine cantu atque ludis , sine exsequiis, sine lamentis
, sine laudationibus, sinefunere , oblitus cruore
et luto , spoliatus illius supremi diei celebritate ,
quam concedere etiam inimici solent , ambureretur
abjectus.
« N'est-ce pas ce même courroux des dieux
>> qui a frappé ses satellites d'un tel vertige , qu'ils
>> l'ont jeté dans les flammes , sans précautions ,
>> sans jeux et chants funèbres , sans cérémo-
>> nies , sans images , sans pleurs , sans éloges ;
>> couvert de sang et de boue , et dépouillé de cette
> pompe de nos derniers instans qu'on ne refuse
>> même point à un ennemi ? » Ce morceau ne
paraît pas mal traduit , et cependant vous n'y trouverez
point les caractères du style de Cicéron.
Sansprécautions n'est pas le mot propre ; il fallait
sans appareil: sans jeux et chants est détestable
pour l'harmonie , et la phrase ne se termine pas ,
comme dans l'original , par le trait le plus éclatant.
Ambureretur abjectus. M. Bousquet n'est pas non
plus assez attentif à conserver ces tours oratoires
qui
4
PRAIRIAL AN XIII. 497
qui rendent le style véhément , comme dans cet
endroit de la péroraison , où Cicéron met dans la
bouche de Milon les adieux les plus touchans.
Valeant , valeant , inquit , cives mei ; valeant ,
sint incolumes , sintflorentes , sint beati Stet hæc
urbs præclara , etc. « Puissent , dit- il , puissent mes
>> concitoyens prospérer! que les richesses , la
>> gloire et le bonheur soient éternellement leur
>> partage ! » Il faudrait n'avoir aucune étincelle
de goût pour ne pas sentir que cet entassement
d'expressions communes , les richesses , la gloire
et le bonheur , est bien éloigné de rendre cesmouvemens
si pressans , et où l'ardeur des voeux est si
bien marquée : Sint incolumes , sintflorentes , sint
beati. La réponse de Cicéron est encore traduite
plus faiblement. Te quidem , Milo , cùm isto animo
es , satis laudare nonpossum : sed quò est ista
magis divina virtus , ed majore à te dolore divellor.
« Vos nobles sentimens , Milon , sont , il est
» vrai , au-dessus de mes éloges ; mais plus votre
>> vertu est supérieure , plus votre perte me coûtera
>> de regrets. » Combien cette dernière expression
languit auprès de cette chaleur extraordinaire
de sentiment , ed majore à te dolore 'divellor ! C'est
ainsi que l'amitié fait parler sa douleur. Ce ne sont
pas des regrets , ce sont des blessures , c'est un déchirement
de l'ame , divellor. Il serait aisé de multiplier
et d'étendre ces remarques critiques , mais
il suffit de les indiquer à un homme du mérite de
M. Bousquet. On ne doit pas abuser de la rare
modestie avec laquelle il a profité des observations`
qui lui ont été faites dans l'oraison pour Marcellus.
CH. D.
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ,
Distiques de Caton , en vers latins , grecs et français ,
suivis des Quatrains de Pibrac , traduits en prose
grecque par Dumoulin ; le tout avec des traductions
interlinéaires ou littérales du grec. Un volume in 8°.
Prix : 2 fr . , et 2 fr. 50 cent. par la poste. A Paris ,
chez Déterville , rue du Battoir ; et chez le Normant ,
rue des Prêtres S. Germain- l'Auxerrois , nº 42 .
On croit assez généralement que les Distiques attribués
à Caton sont d'un savant du 7. ou du 8. siècle . Ils donnèrent
à Pibrac l'idée de ses quatrains qui eurent autrefois
une grande réputation. Cesrecueils de maximes exprimées
en termes précis , et renfermées dans des vers faciles à retenir
, peuvent être d'une grande utilité dans l'éducation .
En gravant dans la mémoire des enfans les vérités les
plus générales de la morale et de la politique , cette espèce
d'ouvrage les porte naturellement à la méditation ; et les
applications de ces maximes s'offrant à chaque instant
dans les diverses circonstances de la vie , il en résulte un
ensemble de principes sains que les hommes heureusement
nés n'abandonnent jamais. Nous n'avons que trop
de livres de morale écrits avec prétention et surchargés
de détails inutiles ; les plus simples doivent être préférés ;
et pour les trouver , il faut remonter au-delà d'un siècle
où la manie d'innover dénatura les meilleures choses. Le
célèbre historien de Thou avait beaucoup connu Pibrac ;
en racontant dans ses mémoires une visite qu'il lui fit
en 1582 , il s'étend sur ses qualités , sur ses talens et sur
son érudition. Un caractère un peu faible égara quelquefois
Pibrac ; les circonstances difficiles où il se trouva le
portèrent à des démarches que l'on ne peut aujourd'hui
juger sainement , par l'ignorance où l'on est des motifs qui
le déterminèrent. Malgré ces fautes que l'on doit moins
attribuer à Pibrac qu'aux malheurs des temps , il conserva
.
1
1
• PRAIRIAL AN XIII. 499
1
toute sa vie l'estime des hommes les plus vertueux de son
siècle . « C'était , dit de Thou , un homme d'une probité
>> incorruptible et d'une piété sincère ; il avait un vérita-
» ble zèle pour le bien public , le coeur élevé , l'ame géné-
>> reuse , une extrême aversion pour l'avarice , beaucoup
>> de douceur et d'agrément dans l'esprit ; outre cela , il
>> était bien fait de sa personne , de bonne mine et doué
>> naturellement d'une éloquence douce et insinuante . Il
>> avait appris les belles - lettres sous Pierre Busnel , et
» s'était acquis sous Cujas une parfaite connaissance du
>> droit : comme il n'avait pu vaincre sa paresse et une
>> certaine langueur de tempérament , il n'y avait en lui
>> rien à desiser qu'un peu d'action et de vivacité . Il écri-
> vait en latin avec élégance , et avait beaucoup de talent
>> pour la poésie française : ce qui fit naître d'abord quel-
>> ques petites jalousies entre lui et Ronsard quile piqua vi-
>> vement ; mais elles se convertirent bientôt dans ces
>> hommes illustres , tous deux amoureux de la gloire , en
>> une estime et une amitié mutuelles . Ses quatrains tra-
>> duits en toute sorte de langues , le firent connaître par
>> tout le monde , et servirent parmi nous de matière d'ins-
> truction aux enfans qu'on prend soin de bien élever. >>>
La réputation des quatrains de Pibrac s'étendit au-delà
même de la chrétienté ; ils furent traduits en turc et devinrent
livre classique à Constantinople . Ce succès que
n'a jamais obtenu aucun livre français , prouve l'excellence
de la morale de Pibrac ; s'appliquant à tous les hommes en
société , quelles que soient leur religion et leurs moeurs ,
elle ne s'écarte point des notions générales que Dieu nous
a données du juste et de l'injuste ; jamais elle n'est le résultat
des spéculations d'une imagination sophistique et
déréglée. Que l'on examine sous ce rapport les livres des
philosophes modernes , et l'on verra s'ils pourraient soutenir
la même épreuve .
Pibrac , malgré les emplois publics dont il fut revêtu
toute sa vie, rendit aux lettres d'autres services essentiels.
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE ,
Le chancelier de l'Hôpital , au milieu de ses travaux immenses
, n'avait jamais perdu de vue la littérature dont
il avait fait ses délices dans sa jeunesse , et qui était sa
consolation et son unique délassement dans l'âge avancé.
Les poésies , fruits des loisirs de ce grand magistrat ,
n'avaient point été imprimées avant sa mort ; elles étaient
restées sans ordre entre les mains de sa famille et de ses
amis . Pibrac , de Thou et Scevole de Sainte-Marthe entreprirent
de les recueillir ; ce travail souvent interrompu
par les troubles civils , n'était point achevé lorsque Pibrac
mourut; et ses deux amis regrettèrent que sa dernière
maladie , longue et douloureuse , ne lui eût pas permis de
surveiller l'édition , qui aurait été d'autant plus précieuse ,
que lui seul connaissait les dates de ces poésies . On a encore
de Pibrac des recherches savantes , qui prouvent combien
alors l'instruction était solide , et avec quelle ardeur s'y
livraient ceux qui se destinaient aux grands emplois .
On voit que Pibrao , toujours livré à des occupations
graves , dut s'interdire , même dans sa jeunesse , presque
toute espèce de plaisir. Cependant , parvenu à l'âge mûr ,
il ne fut pas à l'épreuve d'une séduction qui fit beaucoup
de bruit dans le temps , et qui jeta un peu de ridicule
sur lui . C'est à cette étrange folie que Pibrac semble faire
allusion dans son 49. quatrain , où il parle de la fragilité
humaine :
L'homme est fautif; nul vivant ne peut dire
N'avoir failli ; ès hommes plus parfaits ,
Examinant en leurs dits et leurs faits ,
Tu trouveras , si tu veux , à redire .
Pibrac était chancelier de la reine Marguerite , femme
de Henri IV . Cette princesse près de laquelle il était chargé
d'une mission de la cour de France , ne pouvant le gagner
par des présens et des promesses de dignités , résolut de le
rendre amoureux d'elle , pour ensuite tirer parti de sa
faiblesse. Les contemporains, et principalement Brantome,
ont parlé avec une sorte d'enthousiasme de la beauté de
PRAIRIAL AN XIII. 501
1
1
وک
:
Marguerite , élevée par sa mère daus tout l'art de la séduction.
Une tête plus ferme que celle de Pibrac aurait difficilement
évité le piège qu'on lui tendait. Il ne s'aperçut
point qu'on voulait le jouer ; la reine obtint tout ce qu'elle
desirait , et quand elle n'eut plus rien à lui demander , elle
se moqua de lui. Plusieurs auteurs ont cherché à justifier
Pibrac; ils ont soutenu qu'il avait trop de pénétration et
de connaissance du monde pour s'être flatté d'une pareille
conquête , et qu'on ne devait attribuer le bruit répandu par
Marguerite , qu'au caractère de cette princesse assez disposée
à croire que l'on ne pouvait la voir impunément.
De Thou , ami de Pibrac , raconte dans ses mémoires une
conversation qui lève toute espèce de doute à cet égard.
Fort jeune , il avait accompagné chez Pibrac Pithou ,
homme grave et très-scrupuleux. Au moment où ils arrivèrent
, Pibrac venait de recevoir une lettre de Marguerite
, dans laquelle elle lui reprochait sa témérité. Cette
lettre l'inquiétait et l'attristait beaucoup : il avait besoin
d'ouvrir son coeur , mais la sévérité de Pithou le retenait .
« Il me prit à part , dit de Thou , et me fit sa confidence :
> il me crut le plus propre, comme le plus jeune , à excu-
>> ser sa faiblesse , et par une espèce de honte , ne voulut
> pas s'en ouvrir à Pithou. Il me récita de mémoire la ré-
» ponse qu'il méditait; mais avec un air si prévenu et des
>> termes si étudiés , et d'un style où il paraissait tant de
>> passion , que cela ne servit qu'à me convaincre de la
>> vérité des reproches que lui faisait la princesse. >>
Cette petite anecdote qu'on peut regarder comme
vraie , puisqu'elle est attestée par un témoin tel que de
Thou , sert à montrer qu'à quelque âge que l'on soit , on ne
doit point se vanter d'être à l'abri d'une folie , et que le plus
sûr en pareil cas est de fuir l'occasion d'y succomber ; ce
qui présente une moralité digne d'entrer dans les quatrains
de Pibrac . 1
Ces quatrains réunissent à une grande clarté l'avantage de
la force et de la précision; le style n'en est pas trop suranné;
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
et , à quelques exceptions près , on n'a pas lieu de craindre
qu'ils accoutument les enfans à de mauvaises tournures et à
des expressions qui ne sont plus d'usage. Cependant il eût
été à desirer que l'éditeur se fût imposé le soin de rajeûnir
ceux qui ont vieilli : dans ces sortes d'ouvrages , on tient
peu à la fidélité de l'ancien texte ; tout doit être sacrifié
à l'objet utile qu'on s'est proposé. Les quatrains de Pibrac
comprennent presque tous les axiomes de morale des anciens
et des modernes. Les mieux tournés sont ceux qui
rappellent les devoirs de la vie civile : on reconnaît dans
ces maximes sages et moderées le caractère plein de douceur
et d'indulgence qu'avait l'auteur. Nous en citerons
quelques-unes. Le poète cherche à prévenir les orages
qui s'élèvent quelquefois mal à propos dans les liaisons les
plus anciennes et les mieux assorties :
1
Si ton ami a commis quelque offense ,
Ne va soudain contre lui t'irriter :
Ains doucement pour ne le dépiter ,
Fais lui ta plainte , et reçois sa défense.
L'orgueil porte souvent les hommes à croire que leur
caractère s'ennoblit et s'éleve, soit par les dignités , soit par
les richesses , soit par les succès dans les lettres et dans
les sciences . Pibrac combat ainsi cette erreur :
Vertu ès moeurs ne s'acquiert par l'étude ,
Ne par argent , ne par faveur des rois ,
Ne par un acte , ou par deux , ou par trois ,
Ains par constante et par longue habitude .
Sans quitter ce sujet , le poète fait sentir la vanité des
prétentions de ceux qui , pour avoir lu superficiellement
beaucoup de livres , se croient plus savans et meilleurs.
Qui lit beaucoup, et jamais ne médite ,
Semble à celui qui mange avidement ,
Et de tous mets surcharge tellement
Son estomac, que rien ne lui profite.
PRAIRIAL AN XIII 503
On remarque dans tous ces quatrains un excellent esprit ,
beaucoup d'usage du monde , et une grande expérience.
Quelquefois l'auteur s'élève au ton de la haute poésie.
En voici un exemple :
L'état moyen est l'état plus durable :
On voit des eaux le plat-pays noyé ,
Et les hauts monts ont le chef foudroyé :
Un petit tertre est sûr et agréable.
Il était difficile de rassembler tant d'images en si peu
de mots. Cette maxime a été souvent développée : nulle
part elle ne se trouve exprimée avec plus de force et de
**précision .
L'éditeur n'a rien négligé pour rendre ce recueil utile
aux jeunes gens . Les distiques et les quatrains sont en
trois langues , grecque , latine et française . En même temps
qu'ils gravent dans l'esprit des élèves une multitude de
sages maximes , ils fixent dans leur mémoire les mots familiers
et les tournures usuelles des langues savantes . On ne
doit donc que des éloges à l'éditeur : le voeu modeste auquel
il se borne est exprimé par le vers suivant qu'il a
pris pour épihraghe :
Quemes délasssemens, s'il se peut, soient utiles .
Tout porte à croire que ce voeu sera rempli : en reproduisant
de bons livres d'éducation , en les enrichissant de
notes savantes et de réflexions sages , on acquiert des droits
à la reconnaissance publique. Nous sommes dans un
temps où l'on ne saurait trop applaudir à des travaux qui ,
pour être sans éclat , n'en sont pas moins utiles et esti
mables .
:
P.
4
504 MERCURE DE FRANCE.
Essais de Poésie et d'Eloquence , par J. P. G. Viennet.
Un volume in-8°. Prix : 3 fr. , et 4 fr. par la poste. A
Paris , chez Arthus Bertrand , libraire , quai des Augustins
; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
QU'EST- CE qu'un écrivain qui s'essaie dans la poésie
et dans l'éloquence ? Ne devrait-il pas s'être éprouvé et
connaître son talent , avant de se mêler d'écrire ? Quoi !
cet homme ne sait s'il est poète , et il fait des vers ! Il ne
sait s'il est orateur , et il veut faire de l'éloquence ! C'est
un essai , nous dit- il , voilà qui est agréable ! et que ne
s'essaye- t- il dans son cabinet , et devant ses amis ! Je
suis encore bienjeune . - C'est une raison d'être modeste.
- Je n'ai que vingt ans .
trente. -
-
-
Attendez que vous en ayez
- Je n'écris que pour
Ne faut- il pas commencer par quelque chose ?
- Oui , commencez par étudier.
mon plaisir. - N'écrivez donc pas pour le public . N'importe
, toutes les raisons du monde n'y feront rien :
M. Viennet veut être poète ; c'est chez lui un parti pris.
Ce n'est pas sans en connaître les dangers , mais il les
brave avec audace .
« C'en est fait , du fils de Délale,
>›› Eussé-je à craindre les revers ,
>> Ceint d'une palme triomphale ,.
» Je veux m'élancer dans les airs .
>> Si le sort m'enchaine à la terre
>>> J'irai défier le tonnerre
,
>> Sur les rochers du mont Ossa ,
>> Dussé - je y voir un Dieu barbare
>> Me plonger au fond du Tartare
>> Ou dans les gouffres de l'Etna. »
Le Dieu barbare , le fond du Tartare , et les gouffres
de l'Etna , ne sont mis là que pour figurer la critique ,
PRAIRIAL AN XIII. 505
et si l'on savait l'horreur que les poètes ont pour elle , on
ne trouverait pas ces images exagérées . M. Viennet a de
l'esprit , il menace plaisamment le public de ses ouvrages ;
mais malheureusement ses écrits ne sont pas aussi plaisans
que ses menaces.
« Avingt-trois ans et quelques mois ,
*>> Je suis donc perclus et poète ;
» C'est trop de malheurs à la fois ,
• L'hôpital sera ma retraite.
>>> Forcé de borner mes desirs ,
» Je n'ai désormais pour plaisirs ,
>> Que le lit , l'étude et la table .
> Tant pis pour mes contemporains ,
» Je vais rimailler comme un diable ,
» Et de ma verve infatigable
›› J'assommerai tous les humains . >>
Pour commencer , il nous jette à la tête un volume
rempli de quatre ou cinq mille vers de cette force : il ne
s'est pas trompé , la lecture en est réellement assommante.
J'ajouterai même que cette manière de tuer les gens pourrait
bien fournir un article au code criminel , s'il
n'était pas aussi facile d'en éviter le coup en ne les lisant
point. M. Viennet , d'ailleurs , il faut lui rendre cette
justice , a eu soin de placer en tête de son recueil de
poésies , quelques échantillons qui ne séduiront personne ,
et qui même arrêteront d'abord le lecteur le plus déterminé
; aucun sans doute n'aura le courage de s'engager
plus avant , lorsqu'il aura lu dans une ode qui sert d'introduction
, ces quatre lignes rimées :
« Le Permesse et son eau limpide
>> Se troublent- ils à mon aspect ?
>>> La rive en est-elle flétrie ?
>> Et , dans l'Hippocrène tarie ,
» Ne bois-je qu'un limon infect ? »
/
Je ne sais ce que boit M. Viennet ; mais ses vers sont
assurément de la dernière médiocrité. Cependant ce jeune
écrivain n'est pas dépourvu de littérature ni même de
.
4
506 MERCURE DE FRANCE ;
: goût : on voit qu'il aime les bons auteurs , il en parle avec
éloge; il ne lui manque qu'une chose , c'est de les imiter.
Personne n'aurait plus besoin que lui d'apprendre à leur
école que pour bien écrire , il faut d'abord savoir bien
penser. Scribendi rectè sapere est et principium et fons .
Voilà des gens bien maussades , dira-t-il , ils ne sortent
jamais de leurs principes. Non , M. Viennet , et nous vous
donnerons un autre conseil , qu'il n'est pas messéant de
recevoir à votre âge. Nous vous dirons avec Boileau :
« Faites choix d'un censeur solide et salutaire. >> Boileau ,
Racine , souffraient un censeur ; ils le voulaient d'une
sévérité inflexible . O modestie du grand siècle , où vous
êtes-vous retirée ? Qui peut souffrir qu'unjeune homme
de vingt ans vienne entretenir familièrement le public de
ses petites galanteries et de ses tours de jeunesse ? Qui
n'admirerait le sérieux doctoral avec lequel M. Viennet
ramasse tous ses billets à Philis , à Elise , etc. , pour les
faire imprimer , avec la date exacte de l'année dans laquelle
il les a composés ? Cela nous procure la satisfaction
de pouvoir comparer son esprit de l'an VIII avec
celui de l'an IX , et successivement jusqu'à l'an XII. Nous
pouvons dire avec connaissance de cause : « Telle année
>> fut très - abondante , comme par exemple son an XI ,
» qui a produit trois épîtres , un discours sur la vertu ,
» une tragédie , et l'éloge de Boileau , avec un quatrain ;
>> voyez un peu quelle fécondité ! telle autre fut stérile ,
>> comme l'an IX , qui n'a vu naître qu'une chétive épî-
» tre. » Je suis aussi charmé que la piété filiale de ce
nouveau poète l'ait engagé à dédier à M. son père toutes
ces belles choses , et ma joie serait complète si je pouvais
rendre compte du plaisir que ce tendre père a dû resssentir
en lisant ce petit fragment d'une épître à Elise :
<<Elise , c'est de l'inconstance
>> Que j'ai fait ma divinité ;
>> Dans le sein de la volupté
>> L'amour lui donna la naissance.
PRAIRIAL AN XIII. 507
1
1
>> Comme toi , ma belle autrefois
>> Je fus la dupe de ses charmes ;
>> Il m'en a coûté quelques larmes ,
» Mais il a perdu tous ses droits .
>> Tes baisers allumaient ma flamme ,
>> Je l'éteignais dans le plaisir .
>> Je vois qu'il t'échappe un soupir ;
>> C'est le langage d'une infâme. »
Pour un jeune homme qui avait alors vingt - deux ans ,
car cette pièce est de l'an VIII , on conviendra que
M. Viennet en savait déjà bien long , et que M. son père
devait être enchanté d'avoir un fils aussi avancé.
Voici une autre petite pièce qui n'a point de date , mais
qui n'en a pas moins de mérite , et qui a dû faire grand
plaisir à la mère de l'auteur.
A MADAME.
« En vain ton coeur inexorable
>> Voudrait s'opposer à mes voeux :
» Je cesserai d'être amoureux ,
>> Quand tu cesseras d'être aimable .
>> Ne pense pas que , quelque jour ,
>> De tant de froideur je me lasse ;
>> Ce n'est point avec de la glace
» Qu'on éteint les feux de l'amour.
RÉPONSE COMMUNK.
<<C'est vainement qu'à mes genoux
>> Vous plaignez votre destinée :
>> Les noeuds sacrés de l'hymenée
>> M'enchaînent toute à mon époux.
» Moi , partager votre délire !
>> Le ciel puisse m'en préserver !
>> Dussé- je même l'éprouver ,
» Je ne pourrais vous en instruire ;
>> L'honneur me défend de le dire ,
» Mais ..... forcez - moi de le prouver. »
,
Cette belle chute cette délicatesse de sentimens et
d'expressions méritaient certainement d'être applaudis en
famille , et je ne doute pas même que cela n'ait paru
508 MERCURE DE FRANCE ,
,
plaisant. Les pères aujourd'hui sont bien plus raisonnables
qu'autrefois. Si un poète , il y a cent ans avait osé dédier
àson père de semblables pièces , la chose aurait peut- être
été prise au sérieux , et , au lieu d'éloges , ce père farouche
aurait fait enfermer M. son fils pendant six mois pour
lui apprendre ses devoirs .
Les ignorans et les gens d'un esprit médiocre ont souvent
tâché de se rendre plaisans par deux moyens qui sont à
la portée de tout le monde , le libertinage et l'impiété. Il
n'y a pas de ressource plus honteuse ; mais il n'y en a pas
de plus facile. C'était dans le dernier siècle une voie sûre
pour réussir sans travail , pour plaire sans talent et pour
obtenir de la réputation sans honneur. Il n'y en a pas
d'exemple plus frappant que celui de Voltaire. Jamais
écrivain n'a eu plus de succès dans le monde , et jamais
homme n'a attaché moins de gloire à son nom. Le mépris
dans lequel ses ouvrages cyniques et impies tombent tous
les jours , était sans doute la meilleure leçon qu'on pût
donner aux petits auteurs de notre temps , qui se délectent
encore à retourner cette fange. Cependant M. Viennet n'a
pas eu la force de résister à une tentation si peu séduisante ;
il a fait aussi son petit poëme sur la naissance d'Eve . 11
se contente à la vérité de nier quelques faits de la Génèse
qu'il n'entend pas , et de vouloir jeter du ridicule sur d'autres
faits qu'il ne comprend pas davantage : sa petite incrédulité
ne va pas au - delà . Tout le reste du poëme sert
à nous apprendre que l'Angleterre n'existait pas encore
lorsque l'Univers n'était pas créé ; que le premier homme
« Ressemblerait à ces géans de neige
>> Dont l'auteur peuple une cour de collége ,
« Si notre Dieu n'eût soufflé là-dessus ; ››
et qu'enfin lorsque les rossignols chantaient dans le
Paradis terrestre ,
>> Tigres et loups couraient pour les entendre.
>> Ils s'endormaient au bruit de leurs concerts ;
>> Et quelquefois , ruminant tous ces airs ,
En digèrant , cherchaientà les apprendre. »
PRAIRIAL AN XIII. 50g
J'ai fait d'inutiles efforts pour rire du plaisant que cet
auteur a cru répandre dans ces rimes , etje n'ai jamais
pu en venir à bout.
,
Cependant M. Viennet appelle tout cela des poésies
badines et il les distingue bien franchement de ses
poésies sérieuses ; mais je présume qu'il s'est trompé
dans les titres , car il n'y a rien de plus triste que son
badinage, et, soit qu'il s'adresse à l'Ennui et qu'il lui dise :
» Graces à mon faible talent ,
» Tu règnes , hélas , trop souvent ,
>> Pour me payer d'ingratitude . »
ou que dans son épitre à la Fortune , il lui parle ainsi :
« Tu peux me laisser dans la boue ,
» M'écraser même sous ta roue ;
>> Mais je n'y ramperai jamais . »
1
il n'est pas plus badin dans une pièce que dans l'autre , et
cela me met en défiance sur le caractère de ses poésies
sérieuses : peut- être seront-elles un peu plus gaies , c'est
ce que nous allons voir.
Cette seconde partie des oeuvres de M. Viennet renferme
une comédie en un acte , quelques épîtres , deux
élégies , une tragédie en trois actes, et l'éloge de Boileau ,
le seul morceau qui soit en prose .
La comédie est placée au milieu du volume entre les
pièces badines et les sérieuses , pour nous apprendre sans
doute qu'elle n'appartient à aucun genre. C'est un frère
quimarie sa soeur à son pupille , après avoir dit à tous deux
qu'il veut les séparer . Il n'y a ni plan , ni caractère , ni
intrigue , ni gaieté , ni tristesse ; mais il s'y rencontre quelques
propos libertins, fort déplacés, qui ne peuvent plaire
àpersonne.
La première pièce des poésies sérieuses est une lettre
de Camille à Alberti ; elle est de l'an VIII , et bien longue.
L'auteur a monté sa lyre sur le ton le plus lugubre ; mais
il ignore absolument l'art de toucher. Camille se lamente
si fort dans son caveau , elle y dit tant d'injures à son
510 MERCURE DE FRANCE ,
époux , qu'on est tenté de croire qu'elle a mérité ses souffrances
.
« Tu souris , Alberti , tu ne dois pas t'attendre
>> Que , par le choix des mots , cherchant à te surprendre ,
>> Je veuille m'attirer des larmes de pitié ,
>> Et te faire à genoux briguer mon amitié. »
Cette phrase est d'une femme haineuse plus que d'une
tendre et vertueuse épouse : la véritable douleur a bien
un autre langage. Comment M. Viennet qui admire tant
Racine , n'a- t-il pas senti qu'il devait étudier ce modèle
avant de traiter une situation pathétique ? Il aurait appris
de lui que le secret d'émouvoir n'est pas de jeter de
grands cris . Qu'il écoute un moment la douleur de Monime
, dans une situation plus forte , à l'instant où elle
reçoit la coupe empoisonnée
Ah ! quel comble de joie !
>> Donnez. Dites , Arcas , au roi qui me l'envoie ,
>> Que de tous les présens que m'a faits sa bonté ,
>> Je reçois le plus cher et le plus souhaité.
» Si tu m'aimais , Phædime , il fallait me pleurer
>> Quand d'un titre funeste on me vint honorer ,
>> Et lorsque m'arrachant du doux sein de la Grèce
» Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse .
>> Retourne maintenant chez ces peuples heureux ,
» Et , si mon nom encor s'est conservé chez eux ,
➤ Dis-leur ce que tu vois , et de toute ma gloire ,
>> Phædime , conte-leur la malheureuse histoire . »
L'élégie sur la cruauté de Philis m'a fait quelque plaisir.
Cette Philis avait probablement lu l'épître de l'auteur sur
l'inconstance , dont il fait sa divinité. Il a beau lui dire :
« Oma Philis , viens guérir ma blessure ! »
Philis n'a pas plus d'oreille que le chapon de La Fontaine,
auquel on crie inutilement , petit , petit, petit. Voilà ce
que c'est d'avoir dit à Elise qu'elle était une infame ; Philis
s'en souvient , et elle n'aime pas plus ce badinage que le
chapon n'aime le grand couteau du cuisinier qui l'appelle
d'un ton doucereux pour lui couper le col .
La tragédie intitulée Louis -le - Grand ou le cri de
PRAIRIAL AN XIII. 51
1
guerre, a pour sujet la rupture qui eut lieu entre la France
et l'Angleterre , lorsque Louis XIV voulut replacer le fils
de Jacques II sur le trône de ses pères . Quelques discours
entre le ministre Torci , l'ambassadeur anglais et le roi ,
dans lesquels le ministre parle comme un homme sans
expérience , l'ambassadeur comme un fripon déhonté , le
roi , vieux alors , comme un jeune homme , voilà toute la
pièce : tout le monde s'y porte très-bien d'ailleurs . Cette
scène n'est qu'une amplification de collége , et c'est tout
ce qu'il était possible d'en faire ; car l'issue malheureuse
qu'eut l'entreprise faite en faveur de Jacques III , ne pourra
jamais fournir le sujet d'une tragédie intéressante.
Je ne dois pas oublier la belle épître de l'auteur à M. Legouvé,
sur les larmes. C'est une piece à grands sentimens ,
et pleine de cette sensibilité fastueuse qui ne s'exerce qu'au
grand jour et devant la foule : pour de la raison il n'en faut
pas chercher. C'était peu d'avoir réuni dans le même volume
une épître dans laquelle l'auteur se fait un jeu des tourmens
d'une amante abusée , et une autre où il traite d'imposteur
celui qui l'a séduite , prétendant que son infortune
l'attendrit et lui tire les larmes des yeux.
<< Je le sens , Legouvé , ma paupière est humide ,
>> Quand ma main va s'ouvrir à cette main timide.>>
Il fallait encore que la même pièce nous instruisît que
celui qui ne pleure pas à ce spectacle est un infame :
« Un spectateur glacé n'est-il pas un infâme ? »
ce qui est assez mal- adroit , comme on peut le remarquer ;
que , quelques lignes plus bas , il nous dit :
« Ce n'est point dans les pleurs que la vertu réside ,
>> Ils jaillissent souvent du coeur le plus perfide . »
et qu'il finit enfin par reconnaître que les larmes ne signifient
rien du tout :
<< Mais de l'homme par-là ne jugeons point les moeurs. >>
Cette légèreté dans les idées , et ces contradictions continuelles
, si elles étaient communes à tous les poètes ,
fe512
MERCURE DE FRANCE ;
raientmépriser leur entretien , et rendraient leurs ouvrages
très-dangereux , puisqu'ils mettraient toutes choses en problêmes
: heureusement M. Viennet ne trouverait pas son
pareil sans difficulté.
7
L'éloge de Boileau termine enfin son volume , et , s'il
n'a pas obtenu le prix à l'Institut , l'auteur peut croire
qu'il le méritait. C'est un style très-enflé pour exprimer
de fort petites choses , ce qui est une manière assez académique
; ce sont des excuses de ses prétendues flatteries ,
car nous sommes toujours très-chatouilleux sur cet article ,
et la seule apparence d'une louange un peu forcée écorche
notre modestie jusqu'au vif. Quant à l'encens que l'auteur
brûle aux pieds du poète , il n'est pas épargné ; mais ,
après les observations que je viens de faire sur ses autres
ouvrages , je ne voudrais pas répondre qu'il fût de bou
aloi . Il lui refuse cependant le 'sentiment des aimables
perfections du beau sexe et la sensibilité ; j'ignore si c'est
parce que Boileau n'avait pas fait une építre à Elise pour
préconiser l'inconstance , ou un long discours sur les
larmes qu'un abandon peutfaire couler; mais il me semble
qu'on ne feraitpas preuve de folie, lorsqu'on s'abstiendrait
dejuger les sentimens secrets des autres , en même temps
qu'on fait l'aveu qu'à vingt - deux ans on n'en avait plus
aucun. Quoi qu'il en soit, M. Viennet tente tous les moyens
pour arriver à se faire un nom et pour obtenir l'immortalité
; mais il faudra peut-être qu'il choisisse quelqu'autre
voie que celle du Parnasse , comme il le reconnaît luimême
dans ces vers remplis de bonhomie :
« C'est à tort que j'aurais compté
>> Sur ma stérile poésie ,
>> Et sur mon état amphibie ,
>> Pour vivre dans l'éternité ,
>> Et je dois à ma maladie
>> Cette rare félicité. »
Ce qui signifie que M. Viennet s'élancera vers l'immortalité
, avec la souplesse d'un perclus et la vivacité d'un
cul-de-jatte. G.
SPECTACLES .
১
PRAIRIAL AN XI. 513
SPECTACLES .
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers , sixième représentation.
,
On est enfin à peu près d'accord que les défenseurs du
temple de Jérusalem , que les adorateurs du vrai Dieu
n'adoraient point d'idoles , et ne faisaient pas rôtir de
petits enfans. Ces contes de bonnes femmes sont relégués
dans la classe de ceux des Diables de Loudun et du Loup-
Garou. On incline à croire que la torture n'est pas un
moyen infaillible de connaître la vérité ; qu'on eût pu se
dispenser de la donner à des hommes de la plus haute
naissance et du plus grand courage ; que puisqu'on vou-
Jait absolument les brûler , il était du moins convenable
de leur accorder la faveur d'un bûcher bien enflammé ,
pour ne pas les faire trop long-temps soupirer après le
bienfait de la mort .
Ces points principaux n'étant désormais que faiblement
débattus , il reste à examiner si le grand-maître Molay
était digne du beau rôle que M. Raynouard lui a donné ;
- si c'était un miserable et un imbécille , ou un franc et
brave chevalier . On trouve sur sa vie quelques détails
dans l'Art de vérifier les dates , l'ouvrage le plus savant
peut-être , et l'un des plus estimés du dernier siècle. On y
lit : « Les historiens ne rapportent que des traits honorables
de sa conduite en Orient. A la tête de ses Templiers,
il bat les Tartares - Mogols , reprend Jérusalem ,
>> qui tombe ensuite au pouvoir des Musulmans. Ce mal-
>> heur n'abat pas son courage. >>>Retiré dans l'ile d'Arade,
ensuite dans celle de Chypre , il continue vivement la
guerre. Il la faisait encore lorsque son ordre ayant été
accusé , il fut mandé par le Pape. Fort du sentiment de
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ;
1
son innocence , il accourt en 1306 , avec soixante chevaliers.
« Le Saint-Père l'amuse jusqu'à la conférence de
>>>Poitiers , qui eut lieu l'année suivante , entre ce pontife
>> et le roi de France , dans laquelle on concerta des me-
>> sures pour supprimer les chevaliers. Le grand maître et
>> les précepteurs de l'ordre , instruits de ce qui se trame
>> contr'eux , vont se jeter aux pieds du Pape , le sup-
>> pliant d'informer sur les faits dont on les accuse. On
>> informe; et de quelle manière ? Deux scélérats renfermés
>> pour leurs crimes sont reçus dénonciateurs contre tout
>> l'ordre. Le grand-maître , après avoir subi la question,
>> fut condamné au feu , pour n'avoir pas voulu confirmer
>> les aveux qu'il avait faits dans la torture. Tous lesTem-
>> pliers protestèrent de leur innocence en mourant. »
Moréri , qui d'ailleurs a copié le père Daniel , dit que
<< Molay parut avec une grande constance sur le bûcher ,
>> et persuada à tout le monde qu'il était innocent. »
On voit que pour faire de ce grand-maître un héros ,
il n'était pas besoin de grands changemens à l'histoire .
Il suffisait de taire ce que lui avait fait dire la force des
tourmens. D'ailleurs l'inébranlable fermeté de Molay sur
le bûcher , est une vérité bien plus éclatante et plus certaine
que ces déclarations qu'il est censé avoir faites à huis
clos , et qu'il prétendit même avoir été imaginées ou falsifiées
; et , comme a très-bien dit l'auteur ,
La gloire de sa mort explique assez sa vie.
Il n'est pas même bien clair qu'un grand homme perde tous
ses droits à l'estime pour n'avoir pu résister à l'action
du feu; et si Alexandre ou César avait subi une telle
épreuve , on ne peut pas deviner ce qui en serait arrivé.
La liberté que s'est donnée M. Raynouard en dissimu-
Jant cette circonstance de la vie de Molay , est doc
une des moindres de celles qui sont permises aux poètes
dramatiqnes . Racine en a pris de plus grandes à l'égard
de Junie , de Bérénice , de Mithridate. Crébillon a donné
à son Pharasmane , petit roi d'Ibérie , une importance
PRAIRIAL AN XIII. 515
-
et des sentimens qu'il n'a pas dans l'histoire ; il en a fait
un implacable ennemi des Romains , dont il fut quelquefois
l'auxiliaire .
Presque tous ceux qui ont rendu compte de la pièce ,
ont dit que le sujet en était vicieux: j'ose néanmoins penser
qu'il n'était que très-difficile. Un sujet essentiellementmauvais
, c'est celui des Horaces , à moins de placer le combat
dans l'avant-scène , ou de retrancher de la pièce la mort
de Camille ; car , dans la pièce de Corneille , il y a bien
évidemment deux actions . On dit que ce sont les malheurs
d'une même famille. L'excuse ne vaut rien ; il ne serait
pas permis de renfermer dans une seule tragédie toutes
les infortunes de la famille de Laïus ou de celle d'Atrée :
il n'y a point à disputer là-dessus. Le maître , d'après
les anciens , a dit qu'il ne faut qu'un seulfait. Il n'y en
)
a qu'un dans les Templiers.
C'est , dit- on , un procès criminel. Si ce seul mot était
un arrêt de condamnation , combien de sujets seraient réprouvés
, combien de tragédies proscrites ! Le comte
d'Essex , Inès , don Carlos , Brutus , Montmorenci
Pierre - le -Grand , les Horaces mêmes en partie , une
foule d'autres pièces sont remplies d'accusations , et sont
en quelque sorte des causes criminelles.
Il était donc mal-aisé et non pas impossible de soutenir
l'intérêt pendant cinq actes. On savait d'avance que les
Templiers devaient périr ; mais l'art pouvait le faire oublier
au point de laisser flotter , contre toute raison , le
spectateur entre la crainte et l'espérance. Racine a donné
l'exemple d'une semblable difficulté vaincue. Dès le commencement
du second acte de Bérénice , on sait que Titus
doit renvoyer la reine ; il ne change plus , il n'hésite plus ,
et cependant l'intérêt subsiste jusqu'au dernier vers de la
pièce.
:
M. Raynouard a beaucoup fait pour rompre la monotonie
du sujet. L'intervention de la reine , du connétable ;
le danger du jeune Marigni qui peut désarmer le principal
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ,
ennemi des Templiers ; la scène où ce jeune homme annonceà
ses confrères que l'éloquente simplicité du grandmaître
a paru convaincre et toucher l'Inquisiteur, que celuici
paraît disposé à reconnaître l'innocence des accusés ; le
sursis obtenu par la reine, tous ces moyens attachent , et
font , sans aucune langueur , arriver la pièce au dénouement.
Je ne sais néanmoins si l'auteur n'a pas laissé échapper,
deux occasions qu'il avait lui-même préparées ,deredoubler
encore la vivacité de l'action , et de tenir un peu
davantageles esprits en suspens. Il eût dû peut-être tirer
unplus grand parti de la perplexité où se trouve le surintendant
lorsqu'il apprend que son fils est undes membres
de l'ordre qu'il veut détruire. Cet incident , si habilement
imaginé , ne produit pas tout l'effet qu'on était en droit
d'en attendre ; s'il ne fallait pas qu'il sauvât les Templiers,
il devait dumoins paraître influer davantage sur leur sort ,
et remplir l'ame du spectateur d'une plus longue illusion.
L'autre observation n'a pas été faite , et cependant paraissait
se présenter d'elle-même. Lorsque Philippe confronte
le grand-maître avec un frère qui a fait quelques
aveux àla torture , ce frère dévoré de remords , se rétracte;
il s'excuse sur ce qu'il a été vaincu par l'excès de la douleur.
Philippe ne voit dans cette rétractation que l'ascendantdu
grand-maître sur un de ses religieux , et leur ordonne
à l'instant de sortir de sa présence. Il me semble
qu'il eût été bien plus adroit, plus intéressant , plus naturel
même , de faire naître à Philippe quelque doute sur
la vérité des accusations. Il en serait résulté du mouvement
, de la variété dans l'attitude des accusés , un rayon
d'espérance auroit lui , et il eût disparu dans la scène suivante
, où le chancelier vient inspirer au roi des motifs
apparens de crainte et de colère .
Il y a une lueur semblable dans la scène de Thésée et
d'Hippolyte; lorsque celui-ci avoue àson père qu'il aime
Aricie , Thésée , ravi , le croit d'abord , et s'écrie : Tu
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 517
i
l'aimes? Ciel! ce qu'il doit dire l'oeil brillant d'alégesse.
Cemoment est le seul , dans une scène assez longue , ott
l'onse flatte qu'enfin Thésée va ouvrir les yeux ; il n'est
pas concevable combien il faitde plaisir.
Comme , dans les Templiers , on craint beaucoup plus
qu'on n'espère , deux fluctuations de plus, dont l'une pou
vait se prolonger quelque temps , eussent causé une variation
notable et suffisante dans la position des accusés. Il
ne s'agit que de deux additions qui me paraissent assez
faciles , sans rien changer à la conduite de la pièce .
:
Il s'y trouve plusieurs personnages faibles , parmi lesquels
même on en peut compter qui ne sont guère utiles ;
tel est particulièrement le chancelier. Mais je ne vois pas
ce qui autorise à regarder l'intendant des finances et lui
comme de vils scélérats. Paraissant l'un et l'autre persuadés
que les Templiers sont dangereux et coupables , il est
conséquent qu'ils opinent pour la destruction de leur
ordre. J'ignore pourquoi on a supprimé la scène dans laquelle
Marigni disait à la reine , qui , en considération dn
danger de son fils , voulait le ramener à la cause des Templiers
, qu'il aimait mieux périr avec eux et avec lui , que
de passer pour un calomniateur. Ce sentiment énergique
qui relevait ce rôle sans couleur , aurait dû , à mon avis ,
être conservé.
Le connétable a aussi un rôle trop court et ne s'étend
pas assez sur ladéfense de ses amis. La scène où il demande
qu'ils ne soient pas jugés par l'Inquisition , eût pu recevoir
de plus grands développemens. Philippe se décide
trop vite pour ce tribunal terrible. Ce n'est pas que j'adopte
l'objection qu'on a faite à l'auteur de n'avoir point
fait plaider plus cathégoriquement le procès des Templiers.
On ne les juge point sur lascène. On ne doit faire
entendre au roi , on ne doit le supposer d'humeur à écouter
que des accusations et des réponses sommaires . Mais
il y a un milieu entre de longs plaidoyers et une sécheresse
laconique.
3
518 MERCURE DE FRANCE
Le personnage de la reine était comme nécessaire pour
tempérer la grande austérité du sujet ; il est fâcheux qu'il
ne soit pas plus touchant. Mile. Georges l'a joué mieux
que la première fois . Il serait bon cependant qu'elle mit
plus de douceur et d'onction que d'énergie dans ce beau
vers
'Je me range toujours du parti qu'on opprime.
Il ferait alors plus d'effet.
}
L'écueil de ce sujet , c'était le rôle de Philippe ; et
J'auteur a su y échapper. Il fallait que ce prince fit une
action odieuse sans paraître odieux ; qu'il ne fût ni faible
ni cruel ; que sa sévérité fût l'effet de son erreur. Un
seul vers lui réconcilie les coeurs et le rend presque inté-
'ressant. C'est la un trait de génie : le terme n'est pas
trop fort.
Le jeune Marigni , il est vrai , n'est point en première
ligne sur le plan du tableau; mais il n'est pas non plus ,
comme on l'a dit, confondu dans la foule , après le troisième
acte . C'est lui qui, au cinquième, ranime le courage
et l'espoir des Templiers .
Quant au personnage du grand-maître , il est dans les
plus belles proportions et digne de Corneille .
Je le savais , n'est pas sans doute sublime comme le
qu'il mourút; mais c'est un not de situation qui frappe à
toutes les représentations , ce qui prouve que ce n'est pas
une beauté idéale. Au reste , on n'est pas d'accord sur
l'intention de l'auteur. Quelqu'un a dit : Ce mot dévoile
le régime intérieur de l'ordre ; il apprend que rien n'était
caché au grand-maître ; c'est un rapport avec la règle
des Jésuites , et qui pouvait faire paraître cet ordre formidable
à Philippe. L'auteur seul peut dire son intention :
j'avoue que ce n'est pas là du tout le sens que je lui ai
donné ; car il ne m'a point paru étonnant que le chef
d'an ordre en pût connaître les membres. Voici comme
j'ai entendu ce mot : Marigni vient pour arrêter ses confrères
; le grand- maître pouvait le terrasser d'un mot
PRAIRIAL AN XIII . 519
1
ب
en lui disant : quoi ! c'est vous ? et ne le fait pas. Il n'a
pas voulu l'humilier; il n'a pas daigné le faire rougir ni
témoigner même la moindre surprise . Je le savais , qui
révèle le secret au spectateur , fait admirer la modération ,
le calme , le sang froid héroïque d'un homme maître
encore de lui-même dans le moment le plus terrible.
Voilà du moins l'affection que j'ai éprouvée.
On a mal à propos , je crois , reproché au grandmaître
de mourir comme un héros du paganisme plutôt
que comme un martyr du christianisme ; car outre qu'il
ne meurt pas précisément pour la religion , et qu'aussi
bien qu'elle l'honneur seul lui défendait de se reconnaître
coupable de crimes imaginaires , il faut se souvenir qu'il
appartient à un ordre militaire autant que religieux ; que
d'ailleurs il montre aussi une résignation chrétienne ; que
partout , dans la pièce , la prééminence de la vertu sur
P'honneur est posée en principe , et qu'on y dit :
L'homme créa l'honneur ; Dieu créa la vertu.
La plupart des critiques faites de cette pièce ne me
semblent pas mieux fondées. Le sujet en est beau et bien
traité ; le style , en général , répond à la sublimité des
pensées. J'en parlerai plus amplement dans un dernier
article , où j'examinerai la valeur des reproches qu'il a
essuyés.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE.
La Ruse inutile , opéra en deux actes , paroles de
M. Hoffmann ; musique de M. Nicolo .
؟
,
IL y a trente ans que Romagnési rajeunit une vieille
comédie italienne , de laquelle il fit la Feinte inutile
pièce agréablement écrite , mais trop compliquée et trop
longue : elle est en cinq actes et en vers. M. Hoffmann
en a retranché la complication et les longueurs, l'a réduite
à deux actes , et à l'humble prose , mêlée de quelques
4
520 MERCURE DE FRANCE ,
ariettes . En supprimant les défauts du modèle , il en a
conservé toutes les bonnes qualités , le naturel et la légereté
: au reste , tous les détails lui appartiennent , ils
sont absolument nouveaux . Il n'a emprunté au théâtre Italien
que le sujet , et c'est un emprunt bien modique , car
il se compose d'une double invraisemblance de la plus
grande force.
Dorval et madame Monbrun sont destinés l'un à l'autre
par leur famille , quoiqu'ils soient censés ne pas se connaître.
Ils résistent à ce mariage , parce qu'ils croient
avoir d'autres inclinations ; ils se sont vus par aventure ,
et s'aiment sans qu'aucun d'eux sache comment l'autre
s'appelle . Ensorte qu'ils s'ingénient de tous leurs moyens
à traverser le mariage qu'ils desirent. Dorval a pris un
nom supposé pour s'introduire chez sa maîtresse . Il est au
moment de l'enlever lorsqu'un rival croyant le desservir ,
révèle au père et son projet et son nom véritable ; ce qui
met fin à l'imbroglio , au mariage et à la pièce.
Elle a deux rôles assez gais ; l'un est celui d'un merveilleux
, espèce de caricature. Martin y a été fort plaisant.
L'autre personnage est un jardinier de bonne humeur
, parfaitement rendu par Juliette : il trouve extraordinaire
que son maître soit venu prendre des eaux à
Plombières pour se guérir. Quant à lui , si jamais sa
santé exigeait ce remède , il n'irait le chercher qu'en
Champagne ou en Bourgogne. M. Monbrun ne marche
qu'avec beaucoup de peine, « En vous appuyant sur mon
>> bras , lui dit le jardinier , vous pourrez aller tout seul.>>
Dorval , pour n'être pas forcé de sortir du jardin de
M. Monbrun , où il est entré par surprise , et d'où le
jardinier veut le congédier , feint d'avoir trouvé une
bourse qu'il lui remet , en lui disant de la garder jusqu'a
cequ'on la réclame ; ensuite il a l'air de vouloir sortir.
1
-
<<Où allez-vous donc , Monsieur ? Qui vous empêche
>> de vous promener un peu loin de moi àmon insu ? >>
Dorval sollicite pour son rival, benêt dont il s'amuse , la
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 521
permissionde rester dans ce jardin, où il se trouve aussi
je ne sais comment. Lejardinier demande s'il aurait aussi
trouvé quelque chose.
Mad. Saint-Aubin a joué, avec sa supériorité ordinaire
, un petit rôle de soubrette : un duo entr'elle et
Juliet a été applaudi avec transport , et on l'a fait répéter,
ce qui , à ce théâtre, n'est pas ordinaire. La musique ,
presque d'un bout à l'autre de la pièce , a réuni tous les
suffrages : les auteurs ont été vivement demandés. Deux
ou trois coups de sifflets honteux , qu'on a entendus de
loin à loin , ont été regardés comme des actes d'une
pure et impuissante malveillance. Le succès a été complet.
Cet opéra néanmoins ne sera jamais compté que parmi
ceux du second ordre. L'intérêt en est presque nul , et
il ne s'élève pas , quant aux paroles , infiniment au- dessus
de la médiocrité , quoiqu'on y reconnaisse l'ouvrage d'un
homme d'esprit , et quelquefois l'empreinte du talent.
ANNONCES.
Leçonsd'un Pereà son Fils, sur les systèmes du Monde , ou l'Mypothèse
copernicienne démontrée par les machines de Loysel , seul
élèvedeM. Fortin , avec les explications de H. Raymond, professenr
degéographie-astronomique , ue Bar-du-Bec, nº. 4, élève deM. Bouvard.
Prix : 1 fr. 25 c., et 1 fr. 50 c. par la poste .
AParis, chez Loysel, rue du Plâtre Saint-Jacques, sn°. 13.
: La plupart des auteurs de Traités deGéographie sedont copiésles
uns les autres dans les explications qu'ils ont données des cercles de
la sphère et des usages du globe . On aconfondu le système apparent
dePtoléméeavec le système raisonné de Copernic; on a jeté dans l'espritdes
enfans les idées les plus fausses en leur représentant les réve-
Lutionsdes planètes comme parfaitement circulaires, la position de ces
eersles commune perpendiculaireà l'écliptique , la largeur du zodiaque
comme invariablement déterminée par l'étendue de la révolution des
anciennes planètes, la terre comme correspondant toujours aux mêmes
points du ciel pendant ses révolutions annuelles. De là, les sphères ,
dont les plus grands hommes de l'antiquité avoient senti les avantages ,
okt été dans ces derniers temps des sources d'erreur. Mentelle est
le premier qui , secouant le joug de l'ancienne routine , ait donne au
publicdes idées neuves et vraies sur la cosmographie miseen leçons.
Pinkerton a traité le meine sujets avec plus d'étendue etnon moins
d'exactitude. Mais ces vérités, puisées dans les savants écrits deMM.
Lalande etLaplace, ont paru exposées d'une manière trop scientifique
pour des enfans. Afind'en rendre l'étude plus facile , l'auteur des
522 MERCURE DE FRANCE ,
nouvelles Leçons d'astronomie , leur a donné une forme classique et
élémentaire. La partie historique , physique et géographique de cette
science, lui a paru mériter la préférence, parles attraits qu'elle offre
àdes commençans peu accoutumés aux abstractions du calcol. Il a
divisé ce petit recueil en 13 parties , pour la commodité des enfans :
le premier cahier leur montre le système du monde dans son ens mble ;
les cahiers de détail , semés de trats propre à piquer la curiosité,
leur mettront sous les yeux l'action et la connexité des princ:-
paux rouages de la machine célèste. La première 'ivraison paraîtra
mcessament.
Nouvelle découverte , qui embrasse toute la géométrie , qui donne
Ja solution de ses plus grands problèmes, etqui va reculer les bornes de
l'esprit humain , ou identité géométrique du cercle et du quarré ,
quadrature du cercle, trisection de l'arc et de l'angle , duplication du
cube, etc. , naise à la portée de ceux qui sout les moins instruits;
présentée à la première classe de l'Institut national, qui en a ordonné
le dépôt dans la bibliothéque publique, et dontele a fait faire des remercimens
particuliers à l'auteur, etc.; présentée au sénat , au tribunat,
au corps législatif, lequel en a fait mention honorabl: et ordonné le
dépôt à sa bibliothèque par Laurent Potier Deslaurières , néanmoirs
habitant de Pérignée , département des Deux-Sèvres ; avec cette épigraphe
:
Impossibilia dùm ignores ;
Ubicoqnoveris facilia .
-Le prix de la brochure et 3 fr. , et 3 fr. 75 c . par la poste .
A Paris , chez Dentu , imo.-lib . , quai des Augustins , nº. 22. et
palais du Tribu at , galeric de bois , nº. 24 ; Laurens , imp .-lib . ,
d'Argenteui',n°. 212; ch z l'Auteur ; rue Serpente, hôteld'Anjou.
rue
Le plus utile des Présens , ou le Directeur des Estomacs ; instruction
sur les alimens de toute espèce dont chacun, selon son âge et son
tempérament pent se permettre ou doit s'interdire l'usage , d'après
l'avis des plus célèbres médecins , tels que Pisanelle , Boerhaave, Chomel
, l'Emery , etc. etc., avec cette épigraphe :
1
-Prix fr. 50 с.
Fortuna salutis monstrat iter.
VIRG.
✓ A Paris , chez Debray, lib . , rue S. Honoré, vis à vis celle du Coq;
Martinet, rue du Coq; Desenne, palais du Tribunat; et chez les principaux
libraires des Départemen's.
Annales du Musée et de l'Ecole moderne des beaux- arts ;
recueil de gravures au trait , d'après les peintures et sculptures du
musée Napoléon ; les principaux ouvrages de peinture , sculpture ou
projets d'architecture qui, chaque année , ont remporté les prix , soit
aux écoles spéciales , soit aux concours; les productions des artistes en
tous genres qui, aux différentes expositions, ont été citées avec éloge ,
édifices et monumens publics, etc ; rédigé par C. P. Landon , peintre ;
ancien pensionnaire de l'Académie de France à Rome , membre de
plusieurs sociétés littéraires. Cet ouvrage , commencé depuis quatre
années, se continue sans interruption. Le septième volume vient d'être
terminé : on peut se procurer les précédens , ensemble ou séparément .
Da souscrit à Paris, chez l'Auteur , quai Bonaparte, no. 23- Prix :
7fr. 50 c. pour 3 mois , 9 livraisons ; 15 fr . pour 6 mois , ou un
vol.; 30 fr. pour une année, ou a volames, frane de port pour Paris et
les départemens .
PRAIRIAL AN XIII. 523
3
Méthode simple etfacile pourlever lesPlans, suivied'on Traité
du nivellementetd'un Abrégé des règles du lavis, avec donze planches
dontneufenluminées; parF. Lecoy, géographe. Nouvelle édition , augmentéeet
corrigée, quant au texte et aux planches; précédée d'un abrégé
du système décimal applicable à l'arpentage, et de tables pour la conversion
des anciennes mesures de superficie en nouvelles et des nouvelles
en anciennes , et suivie d'un Abrégé de la trigonométrie recti
ligne, avec une planche. Unvol. petit in 8°.-Prix : 4 fr. 50.c., et 5 fr.
25 c. par la poste . :
AParis, chez Duponcet, lib ., quai de la Grève, nº. 34.
Mémoires secrets sur la duchesse de Portsmouth , publiés avec;
des notes historiques.Deuxvol . in- 12.-Prix : 3 fr. et4fr., par laposte.
A Paris , chez Arthus Bertrand , lib., quai des Augustins , nº. 35.
Manuel alphabétique des Maires, de leursAdjoints, et des commissaires
de Police, contenant le texte ou l'analyse des lois et réflemens
relatif aux fonctions dont ils sont chargés , avec les formules
des différens actes, et des instructions particulières sur leurs attributions
respectives. Ouvrage également utile aux membres des conseils
municipaux , des bure ux de bienfaisance et des commissionsadminis
tratives des hospices, aux percepteurs des contributions, etc. Nouvelle
édition , entièrement refondue et considérablement augmentée. Deux
vol . in-8°. de 600 pages chacun.-Prix : 11 fr . , et 14 fr. par la poste.
AParis, chez Garnery, rue de Seine, hôtel Mirabeau .
Le mérite de cet ouvrage c'est d'avoir réduit en peu d'articles trèsclairs,
Phistoire naturelle des Abeiles d'après les expériences lesplits
avérés. On y trouve des choses curieuses , tels que les moyens de se
fairesuivre par les Abeilles, la manière de faire des essais artificiels ,
l'usagede lacire et du miel chez les anciens et parmi nous, etc. Dans ce
dernier article on trouve un passage plaisant. Pinto , célèbre voyageur
portugais , parcourant les vastes contrées de l'Orient , raconte dans ses
voyages qu'en 1545, accompagnant un ambassadeur que le roi de Brama
envoyoit à un souverain nonnne Calamenham , titre qui signifie seigneur
du monde , ils s'arrêtèrent un jour de fête qui se célébroit à la
nouvellelune de décembre, pour visiter une pagode nomméeTinagogo ,
quisignifie dieu de mille dieux : proche du temple, dit- il, il y avait six
belles rues dans lesqu lles on voyait noe infinité de balances suspendues
à des verges de bronze , où se faisaient peser les dévots pour
la rémission de leurs péchés ; le contre- poids que chacun mettait dans
la balances était conforme à la qualité de ses fautes ; ainsi ceux qui se
reprochaient la gourmandise, ou d'avoir passé l'année sans abstinence ,
se pesaient avec du miel ; ceux vrés aux plaisirs sensuels , avec du
coton et de la plume; les orgueileux , avec des ballais et de la fiente
de vache, etc. , etc. Un autre mérite de cet ouvrage, c'est d'indiquer le
moyen en grand de multiplier les Abeilles en France.
Essai sur les Montres à répétition, dans lequel on traite toutes
les parties qui ont rapport à cet art , en forme de dialogue , à l'usage
des hor logers; par François Crespe de Genève ; approuvé par la
société pour l'avancement des arts de Genève. Un vol. in-8°. Prix :
3 fr. , et 4 fr. par la poste.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , TUG
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 .
524 MERCURE DE FRANCE ;
NOUVELLES DIVERSE S. 4
Pétersbourg, 14 mai. Toutes les intrigues des Woronzoff
à Londres ont échoué. L'empereur Alexandre a
déclaré qu'il ne se départirait pas de son système de neutralité
, qu'il ne voulait faire cause commune ni avec
l'Angleterre ni avec la France ; mais qu'il ne refuserait
pas ses bons offices pour le rétablissement de la paix : que
cependant il ne pouvait accorder son intervention qu'autant
qu'on manifesterait une égale modération de part et
d'autre , et qu'on renoncerait réciproquement à toute prétention
de supériorité; qu'enfin lapaix du Monde pourrait
être rétablie lorsqu'on aurait consacré le principe de la
souveraineté des princes , tant sur terre que sur mer. On
assure qu'en conséquence de ces dispositions , l'empereur
Alexandre a écrit à l'empereur Napoléon, et que M. Novosilofl
est parti pour Milan. :
Lisbonne , 14 mai. Le 7 mai , acheva d'entrer dans ce
port un convoi anglais de 39 bâtimens de transport , escorté
de 2 vaisseaux de ligne et d'un lougre : c'est ce qui
compose la célèbre expédition secrète dont on atantparlé .
Les ministres de France et d'Espagne ont aussitôt déclaré
au gouvernement , que si l'escadre anglaise n'était pas
immédiatement repoussée , ils se retireraient aussitôt. Le
prince régent a fait des dispositions pour garnir toutes les
batteries , et la célèbre expédition a été invitée à sortir
du Tage dans 48 heures. Elle était hier en pleine mer ,
se dirigeant sur Gibraltar , où l'on dit qu'elle doit
attendre des ordres pour une autre destination. Il paraît
qu'elle a quatre à cinq mille hommes à bord.
ITALIL. S. M. I. et R. , pour signaler son couronnement
par l'indulgence et la générosité , accorde une
amnistie à tout déserteur et conscrit réfractaire. Tous
les détenus dans les maisons de travail et dans les prisons
civiles ou militaires seront conduits par la force armée à
leurs corps respectifs .
Le couronnement a dû avoir lieu le 26mai , ayant été
remis du jeudi au dimanche.
Véronne , 15 mai. Notre administration autorisée par
leconseil central à exprimer à S. M. et R. sa profonde gratitude
pour tous les bienfaits dont elle a spécialement favorisé
cette ville , a arrêté , 1°. que la grand'rue qu'on
PRAIRIAL AN XII I. 525
construit en ce moment hors de la Place-Neuve , sera
nommée rue Bonaparte ; 2°. que dans l'hexagone de cette
rue , vis - à -vis la Place - Neuve , sera construit un
temple magnifique dédié à la gloire de Bonaparte.
Hambourg , 22 mai. Le Courrier de Londres vient
d'être prohibé en Russie. ۱۰
Le bruit se répand, depuis quelques jours , qu'un des
Rois du Nord a renvoyé à l'un des premiers souverains de
l'Allemagne , la décoration d'un ordre illustre qu'il avait
reçue de lui. On prête le motif le plus puéril àun procédé
aussi extraordinaire.
On écrit de Berlin que le ministre de Prusse en Suède ,
frère du marquis de Lucchesini , a reçu ordre de quitter
Stockholm sans prendre congé de S. M. Suédoise. Il a
été aussi notifié par le ministère prussien à M. Brinckmann
, chargé d'affaires de Suède résidant à Berlin , que
toutes relations diplomatiques entre les cours cessaient
entièrement du jour de cette notification. En conséquence ,
ce ministre se dispose à quitter Berlin.
Ausbourg. Plusieurs journaux allemands donnent la
réponse faite par le roi de Prusse à l'empereur deRussie ,
au sujet des différends avec la Suède. Cette réponse a été
expédiée à Pétersbourg par un courrier , parce que le général
Vinzingerode ne s'y rendait pas directement. S. M.
prussienne déclare qu'elle n'ajamais eu l'intention de por
ter atteinte au droit de souveraineté du roi de Suède;
mais qu'elle ne souffrira cependant pas que la Poméranie
suédoise étant une province allemande , serve de lieu de
rassemblement àun corps d'armée , qui pourrait attirer le
fléau de la guerre dans cette partie , contiguë sur tous les
points aux états prussiens. Le roi assure , en outre , l'em -
pereur de Russie, que les Français n'ont aucune vue hos
tile contre la Pomeranie suédoise , si on ne les provoque.
Le cabinet de Pétersbourg a été si satisfait de cette réponse
, qu'il l'a fait insérer dans la Feuille de la Cour.
L'envoyé de Suède à Berlin , ayant remis une note , il
lui a été répondu que paisque la Suède avait réclamé l'in
tervention de la Russie , ce n'était qu'avec cette dernière
puissance que S. M. prussienne prétendait correspondre.
La cour de Stockholm fait des démarches pour se rapprocher
de celle de Vienne ; le roi de Suède se montre
enfindisposé à reconnaître la dignité-de l'Empereurhéréditaire
d'Autriche, dignité reconnuedepuis plusieurs mois
partoutes les grandes puissances de l'Europe.
526 MERCURE DE FRANCE ,
1
EMPIRE FRANÇAIS.
Boulogne , 2 prairial. Les Anglais , avec 15 vaisseaux
de guerre , ont attaqué hier et aujourd'hni notre flotille à
Boulogne et a Vimereux. Les deux attaques ont été repoussées
avec une égale vigueur , avec perte de leur part , et
sans aucune de la nôtre.
PARIS.
- On dit que S. M. I. et R. sera de retour à Paris vers
la fin du mois , et qu'elle ira cet été dans la Belgique . Son
avènement au trône d'Italie a été célébré le même jour
dans tous les départemens , ainsi qu'à Paris , avec un enthousiasme
universel. Le peuple s'est porté en foule dans
les églises où on a chanté le Te Deum , et a témoigné sa
joie par des illuminations spontanées. Le prince Louis ,
connétable de l'empire , est nommé gouverneur-général ,
etle général Menou commandant- général des départemens
au-delà des Alpes .
Le Pape est arrivé à Rome le6 mai , en bonne santé.
Une lettre de Rochefort porte : Nous vîmes arriver
hier sur notre rade l'escadre de l'amiral Missiessy , venant
de son expédition de la Dominique , après quatre mois
neuf jours d'absence. Il n'y a pas encore eu de eommuuication
avec la terre , dès-lors aucun détail n'a pu nous parvenir.
Il est difficile d'être plus heureuse que l'a été cette
expédition. On sait qu'elle n'a perdu aucun bâtiment , et
on dit qu'elle rapporte pour 120 millions tant en argent
qu'en marchandises , de dépouilles anglaises .
A cette agréable nouvelle nous ajoutons celle du départ
d'une seconde escadre aux ordres du contre -amiral Magon .
Cette escadre est composée de quatre vaisseaux neufs de
74 canons.
- On dit M. Tallien mort à Alicante , où il était agent
des relations commerciales .
-Il règne dans le monde un préjugé très-funeste. On
croit que la braise , soit celle qui provient des charbons
de nos foyers , étouffée dans des vases de tôle fermés , soit
celle que les boulangers retirent de leurs fours , n'est pas
aussi dangereuse que le charbon ordinaire. Ce préjugé paroît
avoir pris sa source dans la fausse opinion qu'il se
dégage dans les premiers temps de la combustion du
charbon une vapeur odorante nuisible que n'exhale pas la
braise. C'est encore cette seule vapeur qu'on semble
craindre. Mais ce n'est point à ce principe odorant'que
PRARIAL AN XIII. 527
sont dus les accidens produits par le charbon : il occasionne
tout au plus des inaux de tête , et ne fait pas naître
lasphyxie. Cette maladie terrible est due au charbon luifuême
volatilisé et dissout dans l'air atmosphérique , et formant
par sa combinaison avec l'oxigène ou l'air respirable ,
l'air fixe ou acide carbonique qui ne peut pas servir à la
respiration . La formation de cet acide qui asphyxie les animaux
, a lieu dans tous les temps de la combustion du
charbon et jusqu'à sa réduction en cendre. La braise qui
n'est que du charbon très - pur , privé de toute humidité ,
et bien plus divisé , bien moins dense que le charbon ordinaire
, forme encore plus facilement que lui de l'acide carbonique
, et altère plus promptement l'air vital de l'atmosphère
, en raison de ses deux propriétés de s'allumer
plus vite et d'être plutôt brûlée. Dans un endroit clos et
resserré , elle doit donc être plus dangereuse que le charbon,
et l'expérience confirme cette vérité , puisque , guidées
par une fausse sécurité , les personnes qui se renferment
avec de la braise allumée dans des chambres
étroites sont très promptement asphyxiées. Cette observation
est extraite de la Médecine éclairée par les sciences
physiques , par M. Fourcroy. Il est d'autant plus important
de la publier , qu'il n'est pas de canton dans l'Empire
où l'on ne puisse compter des victimes du préjugé qu'elle
combat.
Nous avons annoncé , il y a quelque temps , la prochaine
publication d'un nouveau roman de l'auteur des
Quatre Espagnols et du Manuscrit trouvé au Mont-Pausylippe.
Cette nouvelle production de M. de Montjoye ,
intituléeHistoire d' Inès de Léon ( 1), est en vente depuis quelques
jours : elle est en six volumes ; par conséquent nous
ne pouvons point encore en rendre compte. L'auteur annonce
que ce sera le dernier écrit de ce genre qu'il donnera
au public , et qu'il va s'occuper de mettre la dernière
main à un ouvrage plus sérieux et beaucoup plus important.
Après avoir fait un tableau brillant de l'Espagne , contréedans
laquelle il a placé le lieu de la scène de ses trois
romans ; après avoir examiné en peu de mots ce genre
( 1 ) Histoire d'Inès de Léon , ornée du portrait d'Inès de Léon .
Six vol . in- 12 . Prix : 12 fr . , et 16 fr. par la poste.
A Paris , chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , nº 42 , vis-à-vis le petit portail ;
On trouve chez le même :
?
La troisième édition des Quatre Espagnols. Quatre vol. in- 12 ,
fig. Prix : 7 fr. 50 cent. , et 10 fr. 50 c. par la poste .
La deuxième édition du Manuscrit trouvé au Mont Pausylippe .
Cinq vol. in- 12 , fig. Prix : 10 fr. , et 13 fr. 50 cent. par la poste.
528 MERCURE DE FRANCE ;
d'écrits, M. de Montjoye terimine sa préface par ces mots
« J'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour donner à
>> cette nouvelle histoire tout l'intérêt qu'on desire en ces
➤sortes d'écrits. Je n'entrerai point à cet égard dans des
» détails ; je n'entreprendrai point une analyse qui, en dé-
>> voilant au lecteur le plan et le dénouement, lui ôterait
>> le plaisir de la surprise. Tout ce que je pourrais d'ail-
>> leurs dire d'avance au public , à la louange d'un ouvrage
>> qu'il doit juger lui-même , bien loindeme mériter sa
» bienveillance , lui paraîtrait superflu et déplacé. Je dois
>> me borner , dans cette préface , à solliciter son indul-
>> gence , et à lui donner l'assurance qu'en cherchant à
n piquer et à satisfaire la curiosité par la singularité et la
>> variété des aventures , ainsi que par la vérité des carac-
>> tères , j'ai cherché en niême temps à faire ressor ir de
>> l'ensemble de cette production , des vérités qui tournas-
>> sent au profit des moeurs , ainsi qu'il convient que cela
>>soit à l'égard de tout ouvrage de cette nature , dont le
>> plus essentiel mérite est d'avoir un sers moral>.>>>>
Lasociété d'agriculture , sciences et arts d'Agen , a tenu le 8 floréal
une séance publique pour la distribution des prix qu'elle avait
annoncés en l'an XII .
Leprix affecté au meilleur mémoire sur la culture du tabac, a été
décerné à M. Duburgua , membre du conseil d'arrondissernent...
Le prix de poésie a été décerné à la pièce de vers intitulée l'Invention
Poétique , par M. Charles Millevoye , homme de lettres.
Lasociété a regretté de ne pouvoir adjuger le prix à aucun des
éloges de Jules-César Scaliger , troisième sujet de prix. Celui qui a le
plus fixé l'attention de la société , n'appréciait pas avec assez de soin
ou d'exactitude les principaux ouvrages de Scaliger , et n'a pas fait
connaître le degré d'influence que ce savant a exercé sur son siècle.
Quelques opinions , tout au moins étrangères de cet ouvrage , le
déparentaussi.
La société a remis ce sujet au concours pour le prix d'éloquence
qu'elle distribuera en l'an XIV.
Elle propose pour le prix de poésie , l'un des trois sujets suivans ,
au choix des auteurs , en observant que les poëmes envoyés doivent
être dedeux cents vers au plus :
1°. Le rétablissement du culte en France par le concordat .
2°. L'institution des prix décennaux par le décret impérial du
24 fructidor an XII .
3°. L'influencedes femmes sur l'opinion publique , et les moyens
de la diriger vers l'utilité générale .
Les ouvrages destinés au concours seront adressés francs de port au
secrétaire-perpétuel avant le premier ventose , terme de rigueur.
Les prix serontdistribués dans la séance publique du second semestre
de l'anXIV , et consisteront chacun en une médaille de la valeur de
deux cents francs .
L'unde ces prix sera donné , comme prime d'encouragement , au
propriétaire dudépartement qui aura planté le plus grand nombre de
mûriers.
( No. CCV. ) 19 PRAIRIAL an 13 .
( Samedi 8 Juin 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
4
RE
C
:
ODE
NAPOLÉON , EMPEREUR DES FRANÇAIS ,
Q
Composée sous son Consulat.
UELLE est cette indomptable envie ,
Cette soif d'immortalité !
C'est peu de vingt siècles de vie ;
Il me faut une éternité .
Aux seuls noms des hommes célèbres ,
Je m'indigne de mes ténèbres ,
Je sens s'irriter mon orgueil ;
Mon coeur vers la gloire s'élance ,
Et plein d'une noble insolence ,
J'insulte à la nuit du cercueil .
Eh quoi ! dans l'océan des âges ,
Mon nom mourrait enseveli !
Loin de moi , funestes présages ,
Crainte honteuse de l'oubli .....
Je le sens ! lorsqu'aux rives sombres ,
La mort , au vain peuple des ombres ,
Un jour ira me réunir ,
Monnom rayonnant de lumière
530 MERCURE DE FRANCE ,
!
)
S'échappera de ma poussière ,
Prendra son vol dans l'avenir .
Quelle époque en héros féconde ,
Dans les fastes de l'univers
Doit fixer les régards du monde ,
Doit être l'objet de mes vers ?
Siècles d'Athènes et de Rome ,
A ma muse offrez un grand homme ,
Un héros digne de mes chants :
Je veux , dans ma verve enflammée ,
Sur l'aile de la Renommée ,
Le conduire au-delà des temps .
Qu'ai-je dit ? Des siècles antiques
Que sert de troubler le repos ?
A la Grèce , aux champs Italiques ,
Pourquoi demander un héros ?
Vous tous , Annibal , Alexandre ,
Et toi qu'on vit près du Scamandre ,
Par tant de hauts faits t'illustrer ,
Guerriers et de Rome et de Sparte ,
Cédez la palme à Bonaparte :
C'est lui que je vais célébrer !
Lyre de Pindare et d'Horace ,
Seconde mes brûlans transports ,
Et que le chantre de la Thrace
Soit surpassé par mes accords ;
Que l'onde surprise s'arrête ;.
Que l'aigle , planant sur ma tête ,
M'écoute du sommet des airs ;
Et, sur les montagnes émues ,
Que le chêne , voisin des nues ,
S'incline au bruit de mes concerts.
Mursde Toulon ,je vous atteste !
Murs témoins des premiers succès
Du héros qu'Albion déteste ,
Du héros l'orgueil des Français.
1
PRAIRIAL AN XIII.
53r
1
En vain vos cent bouches tonnantes ,
En vain vos bombes fulminantes
Vomissaient le fer en éclats :
Bravant la foudre et la tempête ,
Tranquille , il entend sur sa tête
Mugir le bronze des combats.
Mais ce héros n'était encore
Qu'un guerrier prodiguant ses jours :
C'était aux portes de l'aurore
Le soleil commençant son cours.
Double Apennin , courbe ta cime :
Il a pris son essor sublime ;
Il touche à ton faîte orgueilleux ;
Et sur l'Italie alarmée ,
Il précipite son armée
De ton sommet audacieux .
"""
:
Le vois-tu ce jeune intrépide
Qui s'avance d'un pas hardi ,
Affrontant le bronze homicide
Au pont d'Arcole et de Lodi ?
Plein de la valeur qui l'entraîne , 13
Il presse sa troupe incertaine ; en
Il l'embrase d'un feu nouveau ,
Et sur ce pont où le sang coule ,
Où ses soldats tombent en foule , T
Son bras vainqueur plante un drapeau .
:
:
Vois-tu dans ces plaines sanglantes
Fuir les Germains épouvantés ?
Vois- tu nos légions ardentes
Les suivre à pas précipités ?
En vain ils comptent sur la fuite :
La mort s'attache à leur poursuite ,
La mort frappe de rang en rang ;
Et vers l'Adda , le Pô , l'Adige ,
Les Français , qu'un héros dirige ,
Partout triomphent en courant. 2
1
532 MERCURE DE FRANCE ,
Tel , du sein grondant des montagnes ,
Soudain , un torrent écumeux
S'élance à travers les campagnes ,
Et roule à flots tumultueux ;
Ou , tel un rapide incendie ,
Déployant sa flamme agrandie ,
Vole escorté par la terreur ,
Et dans les forêts qu'il ravage ,
Brûle , dévore en son passage ,
Tout ce qui s'offre à sa fureur.
Pyramides , tombeaux célèbres
Où centrois , par l'orgueil trompés ,
Croyaient échapper aux ténèbres ,
Dont leurs noms sont enveloppés ,
Voyez- vous ces hordes d'esclaves
S'enfuir à l'aspect de nos braves ,
Jusques au fond de leurs déserts ;
Et , des remparts d'Alexandrie ,
Jusques au sein de la Syrie ,
Flotter nos drapeaux dans les airs.
La superbe Thebe aux cent portes ,
Autrefois le séjour de Mars ,
S'éveille au bruit de nos cohortes
Foulant ses décombres épars ;
Tyr frémit : elle croit entendre
Son vainqneur , le fier Alexandre
La poursuivre dans ses débris ;
Et , du milieu de la poussière ,
Memphis , levant sa tête altière ,
Sourit au nouveau Sésostris.
Mais sur les rives africaines ,
C'est assez cueillir de lauriers ;
• Reviens sur ces plages lointaines ;
Ton nom suffit à tes guerriers.
Hélas ! ... dans ton ame attendrie ,
N'entends-tu pas de la patrie :
PRAIRIAL AN XIII. 533
La voix plaintive t'appeler ? ...
Sauve sa liberté mourante ,
Et rends à sa gloire expirante
L'éclat dont tu la fis briller.
C'est lui .... Ces longs cris d'alégresse ,
Ces chants m'annoncent son retour .
Que tout s'abandonne à l'ivresse !
Le ciel le rend à notre amour .
De palmes couronnons sa tête !
De nos palais ornons le faîte !
Au trône élevons ses vertus ;
Et vous , ennemis de la France ,
Tremblez .... la foudre le dévance :
Encore un jour , vous n'êtes plus !
Monts protecteurs de l'Ausonie ,
Cédez à son pouvoir divin .
Il veut .... A son ardent génie
La nature s'oppose en vain.
Lui-même , à travers les abymes ,
Ases cohortes magnanimes ,
Il trace un glorieux sentier ;
Il gravit ces roches ardues
Que l'aigle , aux ailes étendues ,
Mesure de son vol altier.
OMarengo ! quelles peintures ,
Quels vers , quels accords éclatans
Apprendront aux races futures
La valeur de tes combattans !
Quel noble enfant de Polymnie ,
Quel fils du dieu de l'harmonie
Te chantera dans ses transports !
Ma lyre l'eût osé peut- être ;
Mais ton nom , aux siècles à naître ,
En dira plus que mes accords.
Jour heureux ! patrie adorée ,
Revois tes courageux enfans,
534 MERCURE DE FRANCE ;
Qu'une paix long-temps desirée ,
Vers toi ramène triomphans !
Sion , dissipe tes alarmes !
Vertus , beaux arts , séchez vos larmes !
Parlez , oracles de Thémis ..... '
O France ! jouis de ta gloire ;
Souris, de ton char de victoire ,
Aux destins qui te sont promis.
PELLET fils ( d'Epinal ) , agé de 20 ans .
ENIGME.
Tu sais , lecteur , combien je cause de malheurs !
Frémis si dans ton sein jamais je m'insinue ;
Rarement on me chasse , et sans pitié je tue.
L'incrédule à dessein me cache sous des fleurs .
Un insecte me donne ainsi que le reptile .
Am'introduire en toi le sophiste est habile :
Du sectaire , fuis donc le dogme séducteur ;
Sinon , crains que soudain je ne glisse en ton coeur.
LOGOGRIPΗ Ε.
Je passe sur dix pieds une bientriste vie :
Coupez-m'en trois , lecteur , je vous supplie ;
Je n'aurai plus le mal que je porte en tous lieux ,
Par ce moyen , vous me rendrez heureux .
CHARADE.
SUR mon premier , lecteur , souvent on fait naufrage ;
Par mon dernier , on voit nos maux se terminer.
Mon entier est un Dieu. T'en faut-il davantage ?
C'en est assez, je crois , tu peux me deviner.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Maîtresse.
Gelui du Logogriphe est Mattresse , où l'on trouve mai,
messe, air, ris, ami , tresse , rame.
Celui de la Charade est Mai-tresse .
PRAIRIAL AN XIII. 535
Régence du duc d'Orléans , ouvrage posthume de
M. Marmontel. Deux vol. in - 12. Prix : 6 fr. ,
et 8 fr. par la poste ; deux vol. in- 80. , 10 fr.
et 13 fr . A Paris , chez Xhrouet , rue des Moineaux
, n. 423 ; et chez le Normant , rue des
Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
On a répété long - temps que M. de Voltaire
avait un génie universel : ce n'est pas dire assez .
Il fallait ajouter qu'il n'est sorti de son école que
des génies du même genre. Sur quel sujet Diderot
n'a-t-il pas écrit ? Quelle partie des sciences et des
lettres est échappée aux profonds calculs de M. d'Alembert
? Et M. Marmontel ne doit- il pas être regardé
comme le digne rival de son maître ? Tragédies
, romans , opéra - comiques , mémoires , traductions
, articles de l'Encyclopédie , poëmes en
prose , histoire , poétique , et bientôt des aperçus
nouveaux sur la grammaire ; que sais -je tout ce
qu'il a imprimé , tout ce qu'on imprimera encore
en son nom ? Le catalogue seul des ouvrages
de ces infatigables écrivains ferait un livre plus
épais que les Maximes de Larochefoucault. Quelle
abondance ! et pourquoi ne puis - je me prosterner
devant des réputations appuyées sur tant de
volumes? Je me suis dit sans doute que Scudéry,
Chapelain , la Serre , Cotin ettant d'autres ont plus
écrit que Boileau , et que cependant ils seraient
inconnus de nous s'ils n'étaient nommés dans ses
satires. Il n'y a guères que les épiciers qui jugent
les auteurs au poids de leurs ouvrages ; le goût a
d'autres balances ; et trop souvent la postérité ne
voit dans la prétendue universalité des talens qu'une
froide médiocrité qui se prête à tous les genres ,
parce qu'elle ne sent les difficultés d'aucun.
536 MERCURE DE FRANCE ,
Les éditeurs de l'Histoire de la Régence affir
ment , dans un avertissement , que M. Marmontel
avait fini et même transcrit pour la troisième fois
cet ouvrage en 1788 : c'est pour cela sans doute
qu'il est si pauvre en apercus politiques , si riche
en épithètes , en déclamations , en jugemens bizarres
sur les choses et sur les hommes. Ceux qui
prétendent que le dix-huitième siècle a fait fairede
grands progrès à l'esprit humain , conviendront du
moins que ces progrès ne se sont pas étendus jusqu'à
la politique : il est de toute impossibilité
qu'une nation descende de la monarchie à l'assemblée
constituante , de l'assemblée constituante au
parti girondin , du parti girondin à la constitution
de 1793, en faisant toujours des progrès . Point
de milieu , ou nous rétrogradons depuis le 18 brumaire
, ou nous avions beaucoup rétrogradé avant.
Je ne juge point par la gloire d'un seul homme ,
mais par les idées d'ordre aujourd'hui répandues
dans la nation; et l'on sait quelles idées régnaient
en France sur les principes conservateurs de la société
avant qu'une douloureuse expérience nous
eût ramenés à la vérité . Le dix - huitième siècle
'n'était donc pas une époque favorable pour écrire
l'histoire , sur-tout pour quiconque avait adopté la
philosophie régnante ; car la manie de cette philosophie
était de soumettre les grands intérêts de
l'État à ses calculs de raison , ce qui la conduisit à
juger les faits indépendamment des circonstances ,
et les hommes indépendamment de leurs passions .
Ces défauts graves se font sentir dans l'Histoire de
la Régence. Il en est un autre qui tient aussi aux
idées du temps , et qui nuit peut-être plus que les
fausses réflexions au succès de cet ouvrage.
M. de Voltaire est le premier littérateur français
qui se soit permis d'écrire l'histoire par chapitres :
al rapidité et l'éclat de son style out pu cacher en
PRAIRIAL AN XIII. 537
partieles inconvéniens de cette combinaison ; d'ailleurs
, comme il en sentait lui-même les dangers ,
il n'a rien négligé pour que l'ensemble du Siècle
de Louis XIV en souffrît le moins possible.
M. Marmontel , en suivant la même route , s'est
perdu ; il va , revient , avance , revient encore , et
trouble la mémoire du lecteur , étonné de se retrouver
aux premiers jours de la régence après
avoir lu le récit de faits qui touchent à la majorité
de Louis XV. Cette division en affaires intérieures
, affaires politiques , opérations de finances ,
querelles de religion , événemens particuliers , ne
laisse voir ni ensemble , ni résultat dans cette histoire
; le régent y paraît souvent sans influence ; on
le perd même de vue assez long-temps , l'auteur
parlant toujours des choses indépendamment des
hommes , et des hommes indépendamment des
choses ; aussi conclut-il quelquefois d'une manière
toute différente , parce que le sujet du chapitre
qu'il traite lui fait oublier comment il a conclu
dans le chapitre précédent; en un mot, après avoir
lu cet ouvrage , il est impossible de savoir ce que
M. Marmontel pensait lui - même de l'époque dont
il s'est fait l'historien. La difficulté où il s'est trouvé
d'embrasser à la fois tout son sujet , et le défaut
absolu de vues politiques lui donneraient un grand
air d'impartialité , s'il n'avait pas jugé Louis XIV
avec une sévérité bien étrange dans un homme
qui , n'osant se prononcer sur le régent , le montre
àsa mort entouré des regrets de l'étranger comme
contrepoids au mépris des Français. Il est vrai que
les Anglais durent beaucoup le regretter.
On sait que la mémoire de Louis XIV a été
attaquée sans relâche par les écrivains philosophes
du dix-huitième siècle , et que M. de Voltaire luimêmea
fini par céderàcette mode, quoiqu'ilfût intéressé
à défendre l'éclatante renommée d'un monar538
MERCURE DE FRANCE ,
que dont il s'était fait l'historien; mais , à cet égard .
personne n'a été plus loin que M. Marmontel. Il
nous apprend que Louis XIV fut dominé toute sa
vie, et il en donne pour motifque ce prince manquait
de lumières : tout ce qu'il a fait de mal , lui
a été suggéré ; en récompense « toutes les fois qu'il
>> fut bien conduit , il fit des choses recommanda-
>> bles.>> Après un pareil jugement , que les princes
sacrifient leur repos pour obtenir la réputation de
gouverner eux - mêmes ; que jamais le plaisir ne
prenne sur le temps consacré aux affaires ; que
malades comme en santé ils président à tous les
conseils , par cela même qu'ils ne peuvent se passer
de ministres et de conseillers , il sera toujours possible
à un philosophe de ne voir que des mannequins
dans ces monarques ; et , de tous ceux qui
appartiennent à l'histoire , je n'en connais point
qui puissent échapper à ce reproche , s'il est permis
de l'adresser à Louis XIV. Il manquait de lumières
, dit M. Marmontel. Tout le fonds de la
philosophie me paraît renfermé dans cette singulière
assertion. L'auteur a-t-il voulu dire que ne
pouvant tout voir , tout savoir , tout faire par luimême
, Louis XIV a été trompé quelquefois ?
Quel prince , ou plutôt quel homme n'est point
dans cette position; et n'avons-nous pas vu le pa..
triarche de Ferney , en qui les philosophes voient
tant de lumières , conduit comme un enfant par
M. d'Alembert ? Roi ou simple particulier , ce
n'est pas faute de lumières que nous accordons de
l'empire sur nous , c'est parce que nous avons des
passions ; et si M. de Louvois entraîna Louis XIV
dans des guerres dont il avait besoin comme ministre
, c'est qu'il flattait en cela le goût de son
maître. Pour me convaincre qu'un homme manque
de lumières , il ne suffit pas de me dire les
fautes qu'il a faites; il faut me prouver que ces
PRAIRIAL AN XIII. 539
fautes étaient à la fois contre ses passions et contre
ses intérêts ; alors je conviendrai qu'il se laissa diriger
comme un sot. Jusque - là on me permettra
de croire qu'on peut être trompé sans manquer
de lumières , et se laisser entraîner sans être dominé.
« Que celui de vous qui est sans reproche ,
>> se lève et lui jette la première pierre , » a dit
J. C.; philosophes ! que celui de vous qui n'a
jamais agi que suivant sa raison , se lève et condamne
tous les siècles ; mais si le moindre retour
sur vous-mêmes vous révèle le premier secret de
l'humanité , soyez indulgens , même pour les rois ,
car ils ne sont que des hommes. Vous ne pouvez
l'ignorer , vous qui l'avez répété tant de fois..
Louis XIV a pu être entraîné , jamais il n'a été
dominé ; la preuve s'en tire de l'ensemble de son
caractère , toujours semblable dans une si longue
carrière. Audacieux dans sa jeunesse , d'une fermeté
inébranlable dans ses vieux jours , il opposa
la résignation au malheur , et reçut la mort sur son
lit de douleur avec le même sang-froid qu'il la
bravait dans les combats. Un projet arrêté fut constamment
sous son règne un projet exécuté ; et l'on
n'obtint de l'ascendant auprès de lui qu'en se conformant
à ses idées. Ses goûts , modifiés par l'âge
et les circonstances , furent cependant toujours les
mêmes ; son assiduité au travail ne se démentit
jamais ; en un mot , il gouverna par sa volonté
autant qu'il soit possible de le faire ; et si , malgré
tant de constance , de travaux , il fut trompé quelquefois
, que peut-on en conclure., sinon qu'il est
dans la position de tous les hommes de l'être ? La
seule faute grave que les Français puissent lui reprocher
, parce qu'elle était contre les moeurs et
contre l'esprit de la monarchic , est d'avoir voulu
rendre la possession du trône possible à ses enfans
naturels : les philosophics disent que l'orgueil lui
540 MERCURE DE FRANCE.
۱
fit tout croire possible; mais en lisant les Mémoires
dutemps , onsent que cette faute ne doit être attribuée
qu'à l'amour paternel .
Quand on écrit l'histoire , il ne faut faire ni de
la mauvaise philosophie , ni sacrifier la vérité à des
situations dramatiques : l'une et l'autre de ces manières
nuisent également au naturel des caractères.
Par exemple , M. de Voltaire a trouvé admirable
de faire dire majestueusement à Louis XIV , congédiant
le duc d'Anjou nommé roi d'Espagne :
« Il n'y a plus de Pyrénées ! » Et le fait avéré est
que Louis XIV embrassa son fils en pleurant ,
s'éloigna , revint de nouveau le serrer dans ses
bras , et se retira dans cet attendrissement qui ne
permet pas de parler. Je suis loin de croire que ce
prince fut parfait: la perfection n'appartient point
à l'humanité ; et c'est ce que les philosophes oublient
toujours , lorsqu'ils jugent les puissans de la
terre ; mais je suis persuadé que Louis XIV n'a
déplu aux beaux-esprits du dix-huitième siècle que
par le défaut contraire à celui que lui reproche
M. Marmontel. Ils ne devaient pas aimer un roi
qui , après avoir consulté Boileau sur un objet de
goût , lui répondit : « Je ne le croyois pas ; mais
vous vous y connaissez mieux que moi; » sur-tout
lorsque ce roi si modeste disait de Racine qui
venait d'écrire sur l'administration : « Parce qu'il
>> sait faire parfaitement des vers , croit-il tout
>>savoir ? Et parce qu'il est grand poète , veut-il
>> être ministre? Si c'est là manquer de lumières ,
du moins n'est - ce pas manquer de bon sens.
M. de Montesquieu , qu'on ne rencontre jamais
sans chagrin dans un mauvais parti , a aussi fort
maltraité Louis XIV; il est vrai que c'est dans un
ouvrage posthume , composé de morceaux détachés
qu'il n'avait pas sans doute te projet de livrer
indistinctement à l'impression. Il lui reproche son
PRAIRIAL AN XIII. 541
despotisme , mot dont le sens est devenu bien
vague depuis que la licence a été confondue avec
la liberté. Si M. de Montesquieu avait écrit l'histoire
de ce prince , il n'aurait pas oublié combien
son enfance avait été agitée et menacée par les factions;
et alors ce qu'il appelait despotisme , en
philosophie , lui aurait paru assez motivé , en politique.
Pour M. Marmontel , ce n'est , à vrai dire ,
ni comme philosophe , ni comme historien qu'il
attaque la mémoire de Louis XIV ; c'est comme
janséniste.
L'auteur de Bélisaire janséniste ! Il me semble
voir la surprise des lecteurs : à coup sûr , elle
n'égalera pas celle que j'ai éprouvée en considérant
l'importance qu'il donnait en 1788 à de
vieilles querelles théologiques , et la violence à
laquelle il se livre dans le récit des événemens
qu'elles ont amenés. Je conçois fort bien que M.
d'Alembert ait écrit avec partialité l'histoire des
Jésuites , au moment de leur destruction ; c'était
un coup de parti pour un philosophe qui , dans
le fond de l'ame , se moquait également de Jansénius
et de Molina ; mais comment concevoir
qu'un apôtre de la tolérance ait mis à poursuivre
un ordre religieux , anéanti , plus de chaleur que
n'en montra Port-Royal dans toute la vivacité de
l'attaque et de la défense ? Avait-il oublié la prédiction
si souvent répétée par M. de Voltaire :
<< On nous a débarrassés des renards , nous allons
>> tomber sous la patte des loups. » Si quelque
chose pouvait irrésistiblement convaincre que les
subtilités de la théologie ne forment des factions
qu'à l'appui d'opinions politiques qui n'osent se
montrer , ce serait de voir un philosophe encore
janséniste dans un siècle où l'existence de Dieu
était mise en problème.
Il me semble qu'un historien pouvait , en 1788 ,
542 MERCURE DE FRANCE ,
réduire le molinisme et le jansénisme à quelques
observations générales fondées sur la connaissance
du coeur humain , puisqu'il est indubitable que
ces querelles religieuses , qui ne sont en apparence
que de mots dont on ne devine plus le sens quand
la chaleur des partis est éteinte , reposent cependant
sur des idées et des passions inséparables de
l'humanité et des progrès de la civilisation. C'est
ce que je vais essayer de faire comprendre.
La religion chrétienne , destinée à nous rapprocher
de la Divinité , est d'une morale extrêmement
sévère ; mais comme elle était faite pour l'homme ,
elle a aussi des maximes d'indulgence bien nécessaires
à notre faiblesse. Lorsque J. J. Rousseau a
dit qu'un vrai chrétien serait un mauvais soldat ,
parce que l'Evangile lui ordonne de supporter les
injures , et même de présenter la joue à celui qui
le frappe , J. J. Rousseau a raisonné comme un
janséniste. Il n'a pris de l'Evangile que ce qui est
conseil de perfection; il a oublié qu'il est ordonné
de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu , à
César ce qui appartient à César , obligation qui
renferme incontestablement celle de combattre et
de mourir pour la défense de la patrie. Sévérité
et indulgence , perfection religieuse et perfection
sociale , tels sont les moyens et le but de l'unique
religion qui ait embrassé tous les intérêts de l'individu
et de la société. Lorsqu'il y a , comme'
dans les siècles passés , une éducation religieuse ,
lorsque tous les hommes en ont reçu les principes
dès leur enfance , il arrive que les plus passionnés ,
ceux qui par leur naissance sont obligés de prendre
part aux grands événemens de la politique et
de l'administration , se révoltent contre la sévérité
des maximes religieuses , et que , dans l'impossibilité
de les concilier avec les intérêts de ce
monde, ils sont tentés de secouer le joug , de
3
PRAIRIAL AN XIII. 543
,
renoncer aux pratiques , sans pour cela cesser de
croire dans le fond du coeur. C'est le combat des
passions contre la morale , et non les révoltes de
l'esprit contre la foi. A cette époque , il est dans
l'ordre naturel des choses qu'un corps religieux
s'empare de la direction des consciences , sépare
ce qui est d'obligation rigoureuse de ce qui est
conseil de perfection , et retienne sous le frein de
la religion les hommes passionnés prêts à le briser.
Les Jésuites se chargerent de cette fonction
d'autant plus délicate qu'il est presqu'impossible
à un ordre religieux , placé dans une pareille
situation , de ne pas devenir un corps politique ,
et , par suite , de ne pas trop accorder aux intérêts
de ce monde. Luther commença ce qu'on appelle
la réforine par permettre deux femmes au
prince qui le protégeoit , manière de réformer trèscommode.
Les Jésuites finirent par une tolérance
contraire à la religion eta la morale; c'estdu moins
ce qu'on a reproché avec preuves à plusieurs de
leurs casuistes , dont un , nommé Molina , a fini
par donner son nom à tous les partisans de l'ordre .
Le grand ascendant que les jésuites ont obtenu en
Europe était fondé sur la religion et sur nos passions
; ils ont poussé trop loin sans doute la conciliation
entre les intérêts du ciel et ceux de la terre ;
et ils ont dû tomber au moment où chaque homme
a bien voulu prendre sur lui le soin de peser ses
actions ; c'est-à-dire quand les intérêts de la terre
ont paru si grands que ceux du ciel ont été oubliés.
Leur politique n'étoit bonne que pour les
temps religieux : c'est pour cela qu'ils ontjoui d'un
si grand crédit dans les monarchies d'autrefois.
L'excès d'indulgence de cet ordre révolta deux
caractères si opposés que la religion seule peut leur
donner les mêmes vues ; je parle des ames tendres
qui ne vivent que de sacrifices , et des esprits sér
544 MERCURE DE FRANCE ;
vères qui poussent tous les systèmes jusques dans
leurs dernières conséquences. C'est ainsi que l'établissement
de Port-Royal se forma en même temps
de femmes admirables par leurs vertus , et d'hommes
auxquels les lettres , la morale et la saine logique
ont tant d'obligations. Cette société naissante fit
ombrage aux jésuites ; la sévérité de sa morale ,
l'esprit peu conciliant des chefs choqua d'autant
plus vivement l'autorité , qu'on vit d'anciens frondeurs
s'unir à ces ardens solitaires , et tous les
bourgeois que blessait le faste de Louis XIV se
faire une affaire de conscience d'entrer dans le
parti. Une querelle de mots , qu'on pouvait terminer
en ouvrant un livre , servit de prétexte pour
attaquer Port-Royal ; et Jansénius , mort depuis
long-temps , eut l'honneur qu'il n'avait pas prévu
de donner son nom aux ennemis des jésuites et de
leur politique ; car la politique entrait déjà pour
beaucoup dans ces querelles en apparence theologiques.
Les molinistes étaient accusés d'une morale
trop relâchée , de n'avoir retenu de l'Evangile que
les maximes d'indulgence , et d'accorder trop à
l'autorité; les jansénistes étaient accusés au contraire
de rendre , par leur sévérité , la religion incompatible
avec les intérêts de ce monde, de ne la voir que
pour l'individu , et non pour la société ; de plus ils
étaient soupçonnés de vouloir opposer leur raison
aux puissances de la terre ; car quiconque faisait
opposition adoptait leurs principes ; et c'est ainsi
qu'ils comptèrent toujour ungrand nombre de partisans
dans les parlemens. Dans ces discussions, l'autorité
ne serait jamais embarrassée qu'à demi si elle
n'avait affaire qu'aux croyans; mais il ne s'élève
pas plutôt deux partis dans un Etat , que les ambitieux
, tous ceux qui veulent parvenir , même
avec du mérite , se jettent d'un côté ou de l'autre
pour trouver de l'appui , des prôneurs ; et l'on
sait
PRAIRIAL AN XIII. 545
sait comme les partis servent chaudement les
hommesqu'ils veulent s'attirer. Entre les molinistes
et les jansénistes se glissèrent les sulpiciens , également
éloignés des uns et des autres; mais qui , par
leur impartialité même , n'obtinrent jamais un
grand crédit , et ne servirent guère qu'à donner de
la considération à ceux qui les flattaient jusqu'à
ce qu'ils fussent en état de se faire desirer par
l'une des deux sectes dominantes. Quand deux partis
se menacent sans avouer les grandes causes de
leurhaine réciproque , une fois la guerre déclarée ,
toute conciliation devient impossible. Port-Royal
succomba le premier ; les jésuites avaient l'avantage
de la position : mais les attaques vigoureuses de
leurs ennemis avaient porté coup ; ils tombèrent
à leur tour , et d'autant plus aisément qu'un parti
anti - religieux s'était chargé d'émanciper les passions
plus efficacement que Molina , et d'attaquer
l'autorité plus habilement que les jansenistes.
Ces réflexions rapides , dont l'application peut
se faire à toutes les querelles métaphysiques , me
paraissent plus dans l'esprit de l'histoire que des
déclamations virulentes , dont l'unique effet serait
de révolter les partisans de l'une ou de l'autre
opinion , s'il en existait encore. Il me semble qu'à
la fin du dix-huitième siècle il ne devait pas en
coûter beaucoup pour être impartial sur un pareil
sujet ; et M. Marmontel est d'autant moins excusable
de s'être fait janséniste , qu'il lui suffisait
d'être philosophe pour dire que Louis XIV avait
agi en fanatique dans toutes ces malheureuses divisions
, dont l'autorité seule peut connaître le but
caché et l'importance. Si on veut que l'histoire
instruise les rois , il faut l'écrire avec modération
et profondeur; autrement celui qui règne se moque
du pédant qui gronde , et rit de la légéreté
avec laquelle l'écrivain prononce sur des intérêts
Mm
546 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il n'a pas compris. Qu'il doit être difficile à
I'homme-de-lettres , qui médite dans le silence du
cabinet , de se faire lire par ceux à qui la Providence
a révélé les grands secrets de l'art de gouverner
! Mais , dans le dix-huitième siècle il semble
qu'on n'ait écrit sur la politique que pour le peuple ,
qu'on n'en ait su que ce que le peuple en peut savoir
; et c'est pour cela que la politique éorite
dé ce siècle paraît si ridicule aujourd'hui .
L'Histoire de la Régence était achevée en 1788 .
FIÉVÉE.
i
:
Morceaux choisis des meilleurs Poètes français , désignés
par la Commission d'Instruction publique , pour
la classe des belles- lettres des Lycées. Un vol . in-12 .
Prix: fr . 50 cent. , et 2 fr. par la poste. AParis , chez
la veuve Richard , rue Hautefeuille , n° . 11 ; et chez
le Normant , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois
,
4
42. olloseup este
129
210
Le titre de ce recueil m'avait fait penser qu'il renfermait
, dans une sorte de poétique à l'usage des jeunes
gens , les principaux passages de nos meilleurs poètes
classiques , avec quelques réflexions propres à en faire
sentir les, beautés . Je me trompais , il ne contient pas
une seule remarque , et ces morceaux choisis sont des
ouvrages entiers , imprimés avec peu de soin et de correction.
Cette manière de faire des livres classiques m'a
parų aisée et sûrement Rollin ne la connaissait pas.
Esther , Athatie ,le Misanthrope , ie VII chant de la
Henriade et l'Art Poétiques, voila le fonds et la forme de
l'ouvrage. La commission s'est donné la peine d'envoyer
cette lniosttee à iimmpprriimmeeuurr ,, celui-ci s'est hâté d'exécuter
ses ordres , et maintenant la classe des belles - lettres de
nos lycées a la satisfaction d'apprendre que nos meilleurs
;
4
:
PRARIAL AN XIII . 547
poètes sont Racine , Molière , Voltaire et Boileau ; que
le VII chant de la Henriade est digne de figurer à côté
des chefs-d'oeuvre de notre nation , et que même , dans
l'ordre de nos richesses littéraires , il faut le placer avant
l'Art Poétique. J'avais toujours pensé jusqu'ici qu'il était
convenable d'établir la leçon et le précepte avant l'exemple
, et je me disais qu'en suivant ce principe , l'Art poétique
devait occuper le premier rang , dans un ouvrage
destiné à l'instruction de ceux qui étudient les belleslettres
. La commission m'apprend le contraire , en le
plaçant à la fin ; car je ne puis supposer qu'il n'y ait pas
au moins une idée une intention dans l'ordre même
qu'elle a suivi pour le classement des divers ouvrages
dont elle a composé son recueil. La négligence est sans
doute la dernière chose qu'il faudra jamais lui reprocher.
,
Mais quel est le dessein , quel est le but de cette nouveauté
? Veut- on enseigner aux jeunes étudians à faire des
comédies ? Veut- on leur inspirer le goût du théâtre et
du monde , en leur mettant sous les yeux les moeurs qui
sont dépeintes sur la scène ? Si l'on ne voulait que leur
offrir des modèles du style convenable aux différens
genres , ne suffisait-il pas de citer les plus beaux endroits
et les scènes les plus graves du Misanthrope ? N'était-ce
pas assez d'une pièce de Racine pour donner une idée
achevée de la tragédie ? Et si l'on était curieux de multiplier
les exemples , ne trouvait - on rien dans le Grand
Corneille qui méritât d'être cité ? Quoi ! on a cru pouvoir
faire un extrait de la Henriade , et on n'aura rien
trouvé dans les Horaces , dans Cinna , dans Polyeucte ?
Je sais que ces messieurs m'allégueront la prétendue vétusté
de la diction de ce père du théâtre , mais je leur opposerai
à mon tour une autorité qu'ils ne contesteront pas ; c'est
celle de Voltaire lui-même , qui leur apprendra que Corneille
est aussi pur que sublime dans ses beaux morceaux.
Je cite ses propres paroles , et voici ce qu'il ajoute
de plus précis : « Il n'y a pas une seule faute de langage
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
>> dans la grande scène où Cinna rend compte de son en
>> trevue avec les conjurés , et à peine en trouve-t-on
» une ou deux dans cette autre scène immortelle où Au-
>> guste délibère s'il se démettra de l'Empire. » ( Voyez
l'art. Langues , tom . 53 , pag. 169 , édition de Beaumarchais.
) Qui peut donc justifier l'oubli ou le dédain de la
commission ? Aquoi a-t - elle pensé en composant son livre ?
Conçoit- on que des gens de lettres , qui font un recueil
des meilleurs morceaux de notre poésie , aient oublié
que Corneille était un poète français , et que ce poète avait
fait d'assez beaux vers pour mériter qu'on en parlat ? C'est
assurément la première fois qu'on ait fait cette injure à
la mémoire d'un si grand homme ; et , s'il faut le remarquer
, c'est aussi la première fois qu'on s'est avisé de placer
Voltaire au rang des auteurs classiques. Les véritables
instituteurs , et les gens de lettres les plus judicieux ,
avaient toujours pensé que cet écrivain brillant et léger ,
n'avait ni assez de solidité dans les idées, ni assez de droiture
dans les vues , ni assez de travail et de maturité dans
le style , pour pouvoir être mis , sans danger , entre les
mains des jeunes gens dont l'esprit n'est pas encore formé.
Le morceau choisi dans la Henriade a sans doute été
jugé par la commission , supérieur à tout le reste du
poëme , et même à tout ce que l'auteur a jamais écrit en
vers : je veux bien croire qu'en effet c'est là son chefd'oeuvre
; cela suffisait- il pour lui donner la place qu'il
occupe ? C'est ce que nous allons examiner.
L'argument de ce morceau, qui est le chant VII . tout
entier , est ainsi conçu : « Saint-Louis transporte Henri IV
>> en esprit , au ciel et aux enfers , et lui fait voir dans le
» palais des Destins , sa postérité , et les grands hommes
>> que la France doit produire. »
Voltaire avait probablement oublié ce précepte de Boileau
, lorsqu'il composa ce chant :
« Ce n'est pas que j'approuve , en un sujet chrétien ,
> Un auteur follement idolâtre et païen ; >>
PRAIRIAL AN XII. 549
1
car il y confond les Saints , les Anges,le Ciel, le Palais
du Destin , Dieu , les Enfers , le Sommeil et la Mort.
« Et de ces fictions le mélange coupable ,
» Même à ses vérités , donne l'air de la fable . >>
Ignorait-il donc que l'esprit n'est point ému de ce qu'il
ne croitpas ? Quel charme trouve-t-il dans une pareille
confusion ? Quel mérite d'invention puis-je reconnaître
dans cette faible copie d'un des plus beaux morceaux de
Virgile?
Un motif légitime et pieux conduit Enée aux enfers ,
« Troïus Eneas , pietate insignis et armis ,
» Ad genitorem imas Erebi descendit ad umbras . »
1
« Illustre par sa piété et par ses exploits , Enée a franchi
>> les profondes obscurités de l'Erebe , dans le dessein de
> revoir son père. >>
Il le retrouve contemplant les images des héros qui doivent
un jour illustrer Rome et le trône des Césars . Etait- il
possible d'amener plus naturellement , et d'une manière
plus aimable , la belle peinture qu'il fait de ces hommes
illustres ? Voltaire est bien éloigné de cette perfection ;
son héros s'endort , et Saint- Louis vient le transporter au
ciel , dans les enfers et dans le palais des Destins , où il
lui fait voir les rois et les ministres qui doivent lui succéder
; il ne tire aucune leçon utile de cette vision pour
la conduite du prince ; il semble que Saint-Louis n'a
d'autre but que de faire passer tous ces personnages devant
le roi de Navarre , comme ceux d'une lanterne magique.
Dans le poète latin , au contraire , quoique son vaste tableau
ne paraisse que comme un accessoire , il ne le termine
pas sans en tirer quelqu'instruction , et le pieux
Enée ne quitte point Anchise sans en avoir reçu quelques
avis salutaires .
" Quæ postquam Anchises natum per singula duxit,
>> Incenditque animumfamæ venientis aniore,
p Exin Vella viro memorat que deinde gerenda,
Mm3
550 MERCURE DE FRANCE ,
>>-Laurentesque docet populos, urbemque Latini,
» Et quo quemque modo fugiatqueferatque laborem . »
<< Après qu'Anchise eut montré à son fils toutes ces mer-
>> veilles , et qu'il eut enflammé son coeur par le spectacle
>> et l'admiration de sa gloire future , il lui fit connaître
>> les guerres qu'il devait soutenir , les peuples et la ville
>> qu'il devait gouverner , et il lui enseigna de quelle ma-
>> nière il devait éviter les revers ou les supporter. »
Un autre défaut considérable se fait encore remarquer
dans le morceau de Voltaire. Les ombres de ses grands
hommes paraissent dans le palais du Destin , non teleque
l'imagination peut se les figurer , attendant le corps qu'elles
doivent habiter et le soufle divin qui doit leur donner la
vie , ainsi que Virgile les a peints avec quelques caractères
qui les font reconnaître : l'écrivain français met
au présent tout ce qui doit arriver un jour. Ainsi Mazarin
et Richelieu , sont dans ce palais tenant sous leurs
pieds tout un peuple à la chaîne :
« Tous deux sont revêtusde la pourpre romaine , 1
>> Tous deux sont entourés de gardes , de soldats . >>
Un autre peuple d'esclaves à genoux, est encore dans ce
même palais , aux pieds de Louis XIV ,
Qui lesfait trembler tous .
<<< Des sages rassemblés dans ces angustes lieux ,
>> Mesurent l'univers , et lisent dans les cieux. »
D'où nous devons conclure que l'univers est enfermé dans
le palais du Destin. Nous ne serons pas surpris , après
cela , d'y voir la ville de Denain , et le maréchal de Villars
, sur les murs de cette ville ,
« Disputant le tonnerre à l'aigle des Césars ,
>> Arbitre de la paix que la victoire amène ,
>> Digne appui de son roi , digne rival d'Eugène . »
Enfin on y voit un orage , des éclairs et des combats.
« L'Espagne à nos genoux vient demander des rois :
>> C'est un de nos neveux qui leur donne des lois .
>> Philippe ... à cet objet Henri demeure en proie
>> A la douce surprise , aux transports de sa joie. >>
PRAIRIAL AN ΧΙΙΙ. 551
Ne semble- t- il pas que toutes ces ombres répètent le
rôle qu'elles doivent jouer un jour sur la terre ; et ce palais
du Destin n'est-il pas plutôt une salle d'opéra que le lieu
sacrè d'où l'auteur prétend que la grace
« Fait sentir aux humains safaveur efficace ? »
Avec quelle supériorité de jugement Virgile avait su
représenter ces mêmes lieux , et qu'il se garde bien d'agiter
ses personnages contre toute espèce de raison ! Un seul
trait les distingue , et les événemens futurs ne sont point
mis au présent , mais ils sont racontés par Anchise comme
devant arriver. On n'y voit point la ville de Rome : Romulus
y paroît paisible , César n'y livre point de batailles ,
Auguste n'y fait pas fleurir les beaux-arts. Il y est dit seulement,
dans un style prophétique , que Romulus sera le
fondateur de Rome , que cette ville étendra son empire
par toute la terre , et qu'Auguste fera renaître l'âge d'or.
Cette sage ordonnance n'a pas été suivie par Voltaire , et
ce défaut répand sur tous ses tableaux une confusion telle ,
qu'il ne paroît pas certain que Henri voie la plupart des
objets dont Saint-Louis lui parle , ou que , s'il en est le témoin
, ses héros ne naissent et ne meurent tout à- la- fois
sous ses yeux , comme dans ce passage sur Louis XIV : q
<< Je le vois éprouvant des fortunes diverses ,
>>Trop fier dans ses succès, mais ferme en ses détresses , e
>> De vingt peuples ligués bravant seul tout l'effort ,
>> Admirable en sa vie et plus grand dans sa mort. »
Dans cet autre sur le duc de Bourgogne , imité des
vers de Virgile sur le jeune Marcellus ,
« Lamort autour de lui vole sans s'arrêter ;
» Il tombe au pied du trône , étant près d'y monter. >>
Virgille se garde bien de faire voir son héros mourant ;
il laisse au contraire le lecteur dans l'incertitude sur sa
destinée , et c'est par cela même qu'il intéresse plus fortement
.
« Heu! miserande puer , si quàfata aspera rumpas ,
>> Tu Marcellus eris . »
Mm4
552 MERCURE DE FRANCE:
Enfin Saint- Louis et Henri IV voient naître Louis XV :
<< Un faible rejeton sort,entre les ruines
>> De cet arbre fécond coupé dans ses racines. >>
Il faut remarquer que ce style figuré , qui ne serait
pas sans mérite dans une autre situation , ne convient
nullement ici ; Voltaire l'emploie apaès avoir représenté
les enfans de Louis XIV enfermés sous la même tombe ,
et l'arbrefécond est Louis XIV. Mais premièrement les
enfuns ne peuvent jamais être figurés par les racines d'un
arbre, c'étoient les branches qu'il falloit indiquer ; et en
secondlieu, l'image est fausse sur le fait principal ; car sià
la rigueur , il est possible qu'un faible rejeton sorte en
core d'unarbre coupé dans ses racines , il est sans exemple
qu'on ait jamais vu un enfant sortir d'un tombeau : qu'estce
donc que Saint-Louis aperçoit , et que montre-t-il à
Henri IV ? Est-ce un arbre renversé , est-ce un homme
mort ; est ce une tige qui sort de cet arbre ? Est-ce un enfant
qui se dégage des ruines de la tombe? L'une et l'autre
vision est également absurde. Concluons donc que si Henri
voit tous les objets qui passent sous ses yeux , cela fait un
spectacle bien étrange; et qu'au contraire , s'il ne les voit
pas , l'auteur lui fait jouer un singulier personnage .
९
Si nous voulons jeter un coup d'oeil sur la partie religieuse
de ce chant , elle peut nous offrir encore des bizarreries
plus étonnantes ; nous y verrons Saint-Louis et
Henri IV devenus philosophes , pousser des argumens
contre la doctrine de l'Eglise romaine , et attaquer un
de ses dogmes principaux. Voici d'abord comme le philosophe
Saint Louis raisonne sur les peines éternelles :
«Ne crois point , dit Louis , que ces tristes victimes ,
» Souffrent des châtimens qui surpassent leurs crimes.
>> Non, s'il est infini ( Dieu ) , c'est dans ses récompenses :
» Prodigue de ses dons, il horne ses vengeances ;
» Il ne sait point punir des momens defoiblesse ,
» Des plaisirs passag rs, pleins de trouble et d'ennui
Par des tourmens affreux , éternels comme lui,
75
PRAIRIAL AN XIII . 553
Il est plaisant d'entendre un saint débiter ces maximes
commodes d'une morale bénigne , qui nous inspire beaucoup
d'indulgence pour nos passions ; mais ce qui n'est
pas risible , c'est de voir offrir ces maximes à lajeunesse ,
par ceux mêmes qui sont chargés de veiller à la conservation
de ses moeurs. Ignorent-ils donc les désordres
secrets qui règnent dans les écoles , et combien il est dangereux
de présenter aux enfans un seul principe faux
dont leurs penchans puissent s'autoriser ? Mais écoutons
raisonner à son tour le philosophe Henri :
« Quelle est , disoit Henri , s'interrogeant lui -même ,
>> Quelle est de Dieu sur eux (les païens ) la justice suprême ?
>> Pourroit-il les juger , tel qu'un injuste maître ,
>> Sur la loi des chrétiens qu'ils n'avoient pu connoître?
>> Non , Dieu nous a créés , Dieu nous veut sauver tous .
>> Partout il nous instruit , partout il parle à nous.
Ilgrave en tous les coeurs la loi de la nature ,
» Seule àjamais la même , et seule toujours pure. »
Nous ne devons pas nous étonner de voir Henri supposer
gratuitement que l'Eglise enseigne que les païens seront
jugés sur la loi des chrétiens qu'ils n'ont pu connaître :
un mortel peut bien consentir à passer pour un ignorant ,
lorsqu'un saint veut bien s'abaisser au vil métier de corrupteur
des moeurs. Quant à cette loi de la nature , qui
seule est toujours pure , entrait-il dans les opinions de
Henri IV de l'opposer à l'Evangile ? Qui est - ce qui est
assez aveugle pour ne pas voir que c'est Voltaire qui
parle ici par la bouche de son héros ? N'est-ce pas une
belle leçon de goût et de jugement à donner à la jeunesse ,
que de lui faire admirer un auteur qui prête à tous ses
personnages ses opinions et son caractère ?
On pourroit croire que ces erreurs sont au moins ornées
d'un style élégant , et que la beauté des vers rachète la
fausseté des maximes , mais j'avoue que le style m'a paru
encore au-dessous des idées. Il y a certainement des mor .
ceaux brillans , des tirades bien écrites ; mais des morcaux
et des tirades ne font pas un bon peëme ni un bonc
554 MERCURE DE FRANCE ,
style. N'oublions jamais que la correction et la pureté sont
les caractères essentiels d'un écrivain classique.,Voltaire
aura tous les genres . de mérite que vous voudrez , mais
a-t-il celui - là ? Oui , dira la commission. Eh bien ,
messieurs , c'est ce que nous allons voir.
7 J'ouvre la première page , et je demande d'abord combien
nous trouverons de fautes dans ces deux vers ?
:
« Louis en ce moment prenant son diadême ,
>> Sur le front du vainqueur il le posa lui- même. »
Le pronom il est évidemment un pleonasme et une faute
contre les premiers principes de la langue . En ce moment,
est une cheville grossière , et prenant son diadéme
n'a pas le sens commun ; on ne peut supposer que ce
diadême fût à côté du héros endormi. Saint Louis l'ôtet-
il de dessus sa tête pour le poser sur celle de Henri ?
Dans ce cas il falloit ótant son diademe , et encore faudrat-
il observer qu'il étoit superflu d'exprimer ce geste , car
on entend bien que Saint Louis ne peut poser son diadême
sur la tête de Henri et l'avoir en même temps sur
la sienne. Il le posa lui-même. Lui-méme est ici d'un
ridicule achevé , et mis uniquement pour la rime. Quel
autre que Saint Louis pouvoit le poser ?
. Le plus grand défaut de la poésie de Voltaire est un entassement
d'épithètes oiseuses , et d'adverbes insignifians
dont on feroit des volumes. A jamais, en ce moment, en
ce jour, et les horreurs et les fureurs, se rencontrent
presqu'à chaque pas. Que fait , par exemple , l'adverbe à
jamais dans ce vers où l'auteur nous apprend que le sommeil
et l'espérance sont dans ce monde ?
<< De la terre àjamais aimables habitans . >>
Nous venons de voir Saint Louis prendre sa couronne en
ce moment , afin de remplir le vers : nous verrons aussi
Dieu
« Qui dicte à chaque instant son jugement terrible ,
>> Et qui prononce à tous ses arrêts éternels ,
>> Qu'osent prévoir en vain tant d'orgueilleux mortels .
1
:
PRAIRIAL AN XIII. 555
» Dieu , qui voit à lafois , entend et connaît tout ,
>> D'un coup d'oeil les punit , d'un coup d'oeil les absout . »
Punit n'est pas là le mot propre. Mais voici encore des
adverbes bien complaisans.
» Partout il nous instruit , partout il parle à nous.»
Cette manière de versifier est vraiment commode.
Je ne sais si avant Voltaire personne s'était avisé de
mettre la Mort dans le ciel à côté de Dieu.
>> La Mort , auprès de lui , fille affreuse du Temps ,
>>> De ce triste univers conduit les habitans . >>
C'est elle qui conduit devant le Très- Haut les bonzes et
les brachmanes. Je ne dis rien de la peinture bizarre de
ces derviches qui se frottent les yeux dans le Paradis ,
pour y chercher Mahomet.
« Le Dervis étonné , d'une vue inquiète ,
>> A la droite de Dieu , cherche en vain son prophète.>>
Ici la rime n'est pas mieux traitée que la raison. Les personnes
qui prononcent bien ne ferontjamais rimer inquiète
avec prophétc. Je ne crois pas non plus qu'on ait jamais
donné à la faiblesse le nom de tyran .
« La Faiblesse au teint pâle , aux regards abattus ,
>> Tyran qui cède au crime , et détruit les vertus . >>
Si la faiblesse détruit les vertus , ce n'est pas par tyrannie.
La tyrannie est énergique ; la faiblesse est la dis-
✓ position des esclaves . On trouve aussi dans ce VII chant
des hémistiches d'une terrible dureté ;
"
Tous ces fiers adversaires ,
N'y sont plus que des frères . »
« Et si leur coeur fut juste , ils ont été chrétiens . »
Et l'auteur dit cela en parlant des païens ! Quel bon sens
et quelle harmonie !
Il ne serait que trop aisé de multiplier de semblables
remarques , et de montrer presque toujours un vers faible
après un vers passable ; des tournures forcées pour amener
une rime ; peu ou point de liaisons dans les idées ; une
556 MERCURE DE FRANCE,
enviedémesurée de dogmatiser ; une haine mal dissimulée
contre les institutions de l'Eglise ; quelques copies manquéesdes
plus beaux endroits des poètes qui l'ont précédé,
telle que celle de la Calomnie dont il attribue les traits
distinctifs à l'Hypocrisie.
« Latendre Hypocrisie auxyeux pleins de douceur ,
>>> ( Le ciel estdans sesyeux, l'enfer est dans son coeur. ) »
Racine avait dit sans fard , sans redondance et sans paronthèse
:
De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur :
La vengeance est dans son coeur ,
Et la pitié dans sa bouche.
Aquel titre donc ce chant imparfait d'un poëme plus
imparfait encore , peut-il mériter l'honneur de devenir un
morceau classique , à l'exclusion d'une foule d'ouvrages
des autres poètes entre lesquels la commission avait à
choisir? N'aurait-il donc pas été possible de trouver quelque
chose de mieux dans les quatre-vingt-dix volumes que
l'auteur a écrits ? Est-ce travailler pour sa gloire que de
l'exposer à souffrir une comparaison de cette nature avec
Art Poétique , avec Athalie , avec Esther ? Si tel a
été le dessein de la commission, le moyen qu'elle a employé
n'est pas heureux ; si , contre l'apparence , elle a
voulu le rabaisser , il n'était pas possible de s'y prendre
d'une manière qui fût tout à-la-fois plus savante et plus
cruelle.
G.
PRAIRIAL AN XΙΙΙ: 557
SPECTACLES.
THHÉEAATTRRE FRANÇAIS.
Madame de Sévigné , comédie en troisactes et enprose
de M. Bouilly.
Le nom de madame de Sévigné avait attiré la ville et
les faubourgs : tout le monde a lu et relu ses lettres , tout
lemonde a senti le charme de ce style unique ,
Et semblable au ruisseauqui , sur la molle arène ,
Dans un pré plein de fleurs doucement se promène.
C'était une entreprise presque également hardie , et de
faire parler une telle femme et d'en représenter le personnage.
Mile Contat a mieux rempli sa tâche que l'auteur ;
avec un peu moins d'art , moins de vobulité et un peu
plus de cette dignité que devait avoir une femme de la
cour de Louis XIV , et qu'avait madame de Sévigné ,
Mile Contat eût parfaitement rendu ce rôle ; il était impossible
d'y mettre plus de grace et d'aisance. Quant à la
comédie ( ou au drame , car on ne sait trop ce que c'est
que ce genre bâtard ) , elle nous a paru tout à fait indigne
duThéâtre Français : on aurait pu l'intituler Centon de madame
de Sévigné. C'est un extrait de ses lettres : on en
lit même une toute entière . L'auteur a rassemblé en trois
mortels actes tout ce qu'il a cru trouver de plus piquant
dans le recueil que nous en a laissé cette femme inimitable
, et y a cousu deux intrigues , dont il aurait pu aisément
faire deux mélodrames ou deux vaudevilles dans le
genre de la Vielleuse. De ce salmis résulte une pièce
assommante , dans laquelle il y a quelques lueurs d'inté
>
558 MERCURE DE FRANCE ,
rêt et d'esprit par-ci , par-là , et souvent de l'afféterie et
du mauvais goût .
La scène est à Livry , où madame de Sévigné s'est retirée
après le départ de madame de Grignan. Elle y est
avec son fils , deux autres personnages très-inutiles , et le
marquis de Pomenars , breton , décrété de prise de corps
pour des bons mots contre la cour. Ce marquis avait eu
réellement plusieurs procès criminels ; mais pour des
causes plus graves, du moins en apparence : celui que lui
intenta une Dlle de B...., ou en son nom , le comte de
Créance , son chevalier , était passablement ridicule. Il
avait plu à cette demoiselle de se faire enlever par Pomenars.
Après avoir habité quatorze ans avec lui , elle s'ennuya
, s'enfuit , et s'avisa de se plaindre de l'outrage fait
à son innocence ; elle poursuivit son ancien amant en justice
pour crime de rapt. Madame de Sévigné a raison de
traiter ce procès en plaisantant ; elle écrivait à sa fille :
« Le comte de Créance veut à toute force qu'il ait le cou
>> coupé ; Pomenars ne veut pas : voilà le procès. » Il
essuya une autre accusation , de fausse monnaie ; il s'en tira
très-bien , et paya , dit- on , son arrêt en fausses espèces .
Dans ses sollicitations il conservait une longue barbe , on
lui en demanda la raison ; il répondit : « Le roi me dispute
» ma tête ; quand on saura à qui elle doit demeurer , si
>> c'est à moi, j'en aurai soin. » Ce trait qui se trouve dans
les lettres de madame de Sévigné , est conservé dans la
pièce. S'étant dans la suite confessé , avant de subir l'opération
de la taille , il dit en sortant du confessional , et
en faisant allusion à son procès de fausse monnaie , « qu'il
>> ne pesait pas un grain. » On ne sait trop ce qu'au fonds
madame de Sévigné pensait de ce Pomenars , ni comment
elle pouvait admettre dans sa société un homme dont la réputation
était tout au moins fort équivoque. Elle dit ellemême
qu'en l'entendant parler des faits et gestes de la
Voisin , célèbre empoisonneuse , on était tenté de lui demander
: « Comment se peut-il que ce seul crime vous soit
>>> inconnu ? » :
: PRAIRIAL AN XIII. 55g
•Quoi qu'il en soit , c'est lui qui est l'honnête hommede
la pièce. Il cherche àdétourner le jeune marquisde Sévigné
du projet qu'il a d'enlever Marie , fille du jardinier et
filleule de sa mère , la veille de son mariage avec Pilois ,
domestique niais et presqu'imbécille , dont Marie avoue
qu'elle raffole , quoiqu'il ait trente ans , tandis qu'elle sort
à peine de l'enfance. Marie elle-même est d'une ingénuité
qui va presque jusqu'à la bêtise ; et si son rôle avait été
confié à tout autre qu'à Mlle Mars , il est probable que les
sifflets n'eussent pas attendu aussi patiemment qu'ils l'ont
fait , le second acte . :
"
Lapetite personne a une rivale dans sa mère , qui ne
paraît point. Cette rivalité ne produit aucun effet. Marie,
pour s'en débarrasser, engage le valet de chambre , autre
personnage nul et superflu , à épouser sa mère: << Celas
>> vous sera facile. Tout le monde içi vous aime et per
>> sonne n'y parle de vous qu'avec respect ; on vous appelle
>> le vieux goguenard. >>>>
Tout était arrangé pour l'enlèvement de l'ingénue
lorsque le jeune Sévigné se voit empêtré dans divers em
barras qui lui font un moment perdre de vue cette fantaisie.
Il a vendu une partie des bois de sa mère', et en a
reçu le prix. Cette escapade estdécouverte; Mad. de Sévigné
lui en fait des reproches. D'un autre côté, il a perdu au jeu
sur sa parole. Le fils d'un receveur des tailles de Meaux ,
Saint-Amand , lui a prêté des fonds de la caisse de son
përe, et ne pouvant les remplacer , acherché une ressource
dans le jeu , où , loin de la trouver , il a laissé une somme
bien plus considérable. Mad. de Sévigné savait déjà par
Pomenars le projet de l'enlèvement. Son fils lui-même est
obligé de la mettre dans la confidence de son embarras
pécuniaire. Elle lui donne, pour y remédier , l'écrin qu'elle
a reçu de son époux , le jour même de la naissance du
coupable. Mais le receveur général est parti pour destituer
le père de S. Amand, comme un mauvais comptable; il passe
par Livri , et ne veut s'y arrêter qu'une minute pour voir
560 MERCURE DE FRANCE ;
Mad. de Sévigné. Pomenars et elle l'amusent avec des
anecdotes qui n'ont point amusé les auditeurs , et qu'à
peine ils ont écoutées. On le retient à dîner. Cependant,
quelque diligence qu'on ait faite , on n'a pu réunir la
somme nécessaire pour combler le déficit de la caisse. Il
manque 6000fr.
Mad. de Sévigné vient de donner cette somme à Piloi ,
pour la dot de sa femme. Eile engage ce valet à l'offrir à
son fis , espérant que celui ci, touché de ce procédé , voudra
bien renoncer aux desseins hostiles qu'il a formés
contre l'honneur de ce benêt.
Avec ces deux mille écus, le marquis se trouve hors
d'affaire. Cependant , quoiqu'il dût s'estimer trop heureux
, il fait une assez laide grimace quand sa mère lui
annonce qu'à l'instant le mariage de Piloi et de Marie va
se conclure. Ce marquis , comme on voit , joue dans tout
cela un fort vilain role. Ses espiégleries de jeunesse ne
sont pas du meilleur genre , sur-tout cet emprunt fait au
filsd'un receveur à l'insu de son père. Madame de Sévigné
est,d'un bout àl'autre de la pièce , affligée par les divers
traits de sa mauvaise conduite, ce qui fait éprouver un
sentiment trop pénible pour une comédie , trop faible
pourundrame.
: Les deux actions de la pièce sont liées par un fil imperceptible
, par l'offre de la dot , que fait le futur mari ,
qu'on projette d'offenser. Mais ce ne sout pas moins deux
actions bien distinctes. Le vide de la caisse , incident
inattendu qui arrive fort tard, fait même oublier la petite
Marie , dont le sort était le seul objet du mince intérêt
qu'on avait jusqu'alors entrevu dans ce fatras. Au reste ,
tout le premier acte , qui en vaut trois pour la longueur ,
se passe sans qu'on se doute de ce qui doit être le sujet de
l'intrigue.
Le style est très-inégal. On a beaucoup applaudi à
l'éloge que font de madame de Sévigné , tous les interlocuteurs
et sur-tout à ce trait : « Eide peint comme si elle
> voyait,
PRAIRIAL AN XIII. 561 cer
voyait, et on croit voir ce qu'elle peint. » On a trouvé
très-bien ce qu'elle dit pourexcuser les égaremens deson
fils : « Sa raison lui parle souvent, mais sa jeunesse faitdu
> bruit , il n'entend point. » Mais ce mot a l'air d'appartenir
àmadame de Sévigné , et si cela est , il n'y a pas
grend mérite à l'avoir recueilli.
On a remarqué quelques galanteries , niaises ou recherchées
, qui eussent été à peine supportées à ces théâtres ,
où il y a toujours pour les auteurs indulgences plénières.
Marie aun chapeau vert ou doublé de vert , et un teint
très-animé : Pilois la compare à une cerise sous la feuille.
Ce madrigal n'a pas pris. Il y en a un autre dans la dernière
scène qui a été mieux accueilli. Pomenars , en présentant
un bouquet à Mad.de Sévigné ( c'est la veille de sa
fête) , lui fait remarquer qu'il est composé d'une rose ,
» séparée d'une immortelle , et réunie par la pensée ; »
allusion à l'absence de sa fille. Ces petits rapprochemens
sont trop au-dessous de la gravité du théâtre de la Nation.
Ces fleurs sont transplantées , et ne pourraient plaire tout
au plus que sur le terrain du Vaudeville ou de l'Opéra
comique , si même elles sont bonnes quelque part. Car
j'avoue que le compliment fait à la fameuse Fanchon la
Viellcuse en lui présentant une rose : «Je vous rends àvous
même , » m'a toujours paru le sublime de la nigauderie.
C'est encore une phrase assez bizarreque celle de ce receveur
des tailles parlant avec emphase des petites ris
vières qui enflent le grandfleuve de l'état.
•Il y a des mots heureux de madame de Sévigné , qui ,
placés à contre-sens , paraissent ridicules. Elle écrivait à
madame de Grignan , que les petites pertes continuelles
au jeu ressemblent aux petites pluies qui ne laissent pas
demouiller, et même de dégrader les chemins. Cette com
paraison ne vaut rien, appliquée à une perte de 6000 livres,
somme alors assez importante pour un très-jeunehomme ,
et qu'il ne remplace que par une mauvaise action , qu'on
n'aurait pas dû an reste choisir pour le noeud de l'in-
Nn
562 MERCURE DE FRANCE ;
trigue. Le marquis de Sévigné est trop avili , et sa mère
trop encanaillée. Elle passe presque tout son temps avec
ses domestiques pendant qu'elle a chez elle des femmes du
* premier rang , et entr'autres une maréchale de France
qu'elle a l'air de planter là pour ne s'occuper que de cette
valetaille.
C'est aussi une inconvenance , et de plus un anaclıronisme
, de parler sans cesse de l'immortalité de madame
de Sévigné dont personne ne se doutait alors .
Ce que j'ai trouvé moins mauvais dans cette mauvaise
comédie , c'est qu'elle finit par un trait qu'on peut appeler
de caractère. Madame de Sévigné se consolant de la perte
de ses bois et de son écrin , ne songe plus qu'à célébrer sa
fête. Au milieu de sa joie , elle éprouve un mouvement
de tristesse , et se retire en disant avec un soupir : « il
» n'y manque que ma fille. »
Fleury n'a pas mal joué le rôle du marquis de Pomenars
: il est inutile de parler de Mile Mars ; c'est toujours ,
dans son petit cercle , la monotonie de la perfection.
* Nota. Le défaut d'espace nous force de renvoyer au Numéro prochain
l'analyse de la pièce intitulée : Les Descendans du Menteur ;
par M. Armand Charlemagne.
よ
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Colombine dans la Tour de l'Est.
ON a dit , il y a long- temps , que l'échafaud est la tragédie
de la populace : le mélodrame est celle de la classe
intermédiaire entre la populace et les gens de goût ; et
c'est principalement cette classe nombreuse qui peuple
les salles de spectacle ; aussi la foule se porte aux mélodrames
, depuis qu'elle a délaissé l'Opéra- Comique , qui
autrefois faisait ses délices , et pour lequel la scène française
fut abandonnée au plus haut point de sa gloire , lorsqu'elle
possédait une réunion d'acteurs qu'on pouvoit rePRAIRIAL
AN XIII. 563
garder comme des modèles dans tous les genres. Voltairé
vit cette première révolution dont il se plaignait sans cesse
et avec amertume. Peut- être y contribua-t-il un peu luimême
: il voulait qu'on ne jouât que son théâtre. En 1773
on remit Andromaque et Bajazet. Ce mot , qui prouvait
qu'ils avaient été long-temps oubliés , fut un vrai scandale.
On se lassa enfin de l'atrocité de Mahomet , de la sé.
cheresse de Sémiramis , de la froideur de l'Orphelin de la
Chine , de la philosophie d'Alzire , et on leur préfera
Blaise , Lucile , Sylvain et Azor.
Ce n'est pas la satiété qui précipite aujourd'hui la multitude
au mélodrame ; elle ne connaît tout au plus que
les noms de nos bons auteurs dramatiques. Elle cherche,
des spectacles appropriés à ses penchans , à son intelligence
et à son éducation , que le malheur des temps a
fait négliger. La génération qui se forme en aura une
meilleure , et dans quelques années on pourra peut-être
avec plus de succès battre en ruine le mélodrame. Aujourd'hui
la meilleure parodie ne lui enlèverait pas un partisan
, et celle qu'on vient d'en faire n'est pas tout-à- fait
de cette nature .
Les plaisanteries d'Arlequin pour préluder au couplet
d'annonce , et le couplet lui-même avaient favorablement
disposé l'assemblée , quoiqu'ils manquassent et de jus-
1esse et de clarté . Arlequin avait dit : « Vous allez voir
>> beaucoup de choses extraordinaires , des siéges , des
>> combats , des enterremens , je veux dire des enlève-
» mens ; car vous pensez bien que l'auteur aime mieux
>> que sa pièce soit enlevée qu'enterrée . » Une pièce peut
enlever ; elle n'est pas enlevée. Ne cherchez pas , ajoute
Arlequin , beaucoup d'esprit dans celle ci ,
১
Qui néanmoins doit réussir ,
Si renonçant à l'épigramme ,
Vous voulez bien vous souvenir
Que c'est un mélodrame .
11
RIN 97
J
Si renonçant à l'épigrammee,, veut dire si renonçant ay
No
')
9
AVA
564 MERCURE DE FRANCE ,
€
trouver des épigrammes ; mais ce sens tardeà ssee faire
entendre , il faut le chercher et le deviner ; car ce n'est
pas le premier qui se présente. Renoncer à l'épigramme ,
c'est renoncer à faire des épigrammes .
1
Le cadre de la pièce est mieux trouvé qu'il n'est rema
pli . La troupe du Mélodrame , composée de quelques soldats
tous de diverses nations , a déclaré la guerre à celle
du Vaudeville. Celle- ci a été vaincue , Colombine prise
et enfermée dans la Tour de l'Est. Arlequin déguisé ,
ainsi que les siens , parvient aux pieds de la tour ; il
trompe si bien le commandant, qu'on l'y met en faction :
l'occasion lui paraît favorable pour enlever sa maîtresse.
a Si les gens du Mélodrame allaient nous découvrir , s'é-
>>> crie Colombine ! Rassure - toi , répond Arlequin ,
>> ces gens - là ne découvrent jamais rien. » Ce trait est
plaisant; il y en a quelques autres dans les premières
scènes. Ensuite , et principalement vers la fin , il n'y a
guère que du fracas. Les parodies doivent être vives , légères
, et courtes sur tout ; celle- ci n'est pas désespérée si
l'on veut l'elaguer. La première représentation n'a pas
réussi.
-
ΑΝΝΟΝCES.
Analyse raisonnée du droit Français par la comparaison des
dispositions des lois Romaines , de celle de la coutume de Paris
etdu nouveau code des Français; par P. L. C. Gin , ancien ma
gistrat, membre de l'académie de législation, président de l'association
debienfaisance judiciaire , membre de plusieurs autres sociétés savantes.
Six vol . in 8°. Prix : 25 fr., et 30 fr. par la poste.
AParis , chezGarnery, rue de Seine , f. S. Germain, et leNormant.
Iln'est que trop ordinaire de voir des livres anciens rajeunir par
un titre nouveau, ici c'est le contraire; l'auteur a conservé le titre d'un
onvrage connu depuis long-temps , dont le plan avait été fait par un
jurisconsultedigne de toute sa clébrité; l'application qu'il en a faite
au nouveau Code des Français, l'a entièrement renouvelé. Les préambules
des titres dans lesquels il a renfermé ce que a matière pouvait
compter de saine littérature et de saine philosophie , les résumés de
chaque partie de chaque titre de quelqu'étendue rendentrelivreutile
et agréablenon-seulement aux jeunes élèves du barreau et de la magistrature,
mais auxjurisconsultes consominés et qux,gens dumonde
qui ils facilitent l'intelligence de matièressèches parelles-mêmes
une connaissance plus ou moins approfondie est nécessaire dans tous
les emplois,dans toutes les positions de la vie civile.
dont
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 565
১১
NOUVELLES DIVERSES.
Extrait d'une lettre écritede Pétersbourg, le 2 mai.
.... Vous me demandez des détails sur notre situa
tion actuelle en Russie , et si nous croyons n'avoir rien à craindre des
dispositions du souverain de ce vaste empire à l'égard de la France.
Je ne cherche point à pénétrer le secret du cabinet; mais les intérêts
du commerce sont aujourd'hui tellement liés aux mouvemens de le
politique , que je suis forcé , comme un autre, de les étudier , et j'ose
vous répondre qu'il n'ont rien d'alarmant et de dangereux pour nous .
>> L'empereur Alexandre , depuis son avénement au trône , n'a démentidans
aucune occasion le caractère de prudence et de modération
qui l'a rapproché de la France. Si des vues ambitieuses dirigeoient sa
politique, ce seroit vraisemblablement sur les traces de lagrande Catherine
et vers les contrées orientales . La guerre que la Russie fait dans
ce moment à la Perse montre assez , quoique dans un avenir lointain ,
l'époque où ses intérêts et ceux de l'Angleterre se trouveront en opposition
. L'empire des Anglais dans l'Inde deviendroit inutile et onéreux
pour ce peuple essentiellement commerçant, si les richesses de l'Asie
reprenoient l'ancienne route du commerce , et si la Russie en attiroit
une partie dans ses provinces voisines de la Mer-Caspienne et de la
Mer-No re. Elle n'a jamais perdu de vue ce grand projet , souvent
interrompu par des circonstancs impérieuses , mais toujours repris
dès que les évenemens l'ont permis , et l'Angleterre en a toujours considéré
l'exécution comme un danger menaçant . Ainsi , malgré les liaisons
du cabinet de Londres avec Pétersbourg , malgré l'espèce de monopole
que les Anglais exercent dans les ports russes de la Baltique ,
il y a des intérêts évidemment opposés entre les deux nations , et des
germes de dissentions politiques plus ou moins éloignées . Ajoutez-y
les souvenirs récens gravés dans la mémoire du jeune empereur, les dé
mêlés violens de son père avec le cabinet britannique , la catastrophe
qui termina ses jours , une foule d'autres circonstances particulières ,
et vous verrez que , malgré l'activité des intrigues diplomatiques et
lacorruptionde quelques courtisans , le cabinet de Pétersbourg , sous
un monarque éclairé , ne peut adopter le système politique de l'An
gleterre,les vues d'une ambition contraire sienne , et des ressentimens
" qui lui sont étrangers.
àla
Au contraire , des motifs très-puissans et des besoins communs
rapprochent la Russie de la France ,avec laquelle , d'ailleurs , elle n'a
aucune rivalité possible d'intérêt . Ses provinces sur la Mer-Noire
n'acquerront une grande importance et ne feront circuler de grandes
richesses dans l'intérieur de l'empire que par des liaisons étroites entre
les ports d'Odessa et de Cherson, et ceux de Gènes et de Marseille.
Les Anglais furent tellement alarmés des progrès de ce commerce en
1788 , que pour l'interrompre ils précipitèrent les Tures dans une
guerre sanglante et désastreuse. Les vues mème de la Russie , si elle
en avoit sur la Turquie d'Europe , s'accorderoient mal avec la possession
de Malte par les Anglais et leur domination tyrannique dans la
Méditerranée . Ainsi, tout éloigne le cabinet de Pétersbourg d'une coalition
nouvelle avec celui de Londres ; tout concourt à le rapprocher
dela France.
>> Des considérations qui frappent de simples négocians ne peuvent
échapper à l'empereur de Russie et à ses ministres. Le prince Czartorinsky,
qui jouit toujours de la plus haute faveur , est connu de toute
l'Europe et souvent injurié par les gazetiers anglais , à cause de son
mystème pacifique et de ses sentimens envers les Français . Le comte
566 MERCURE DE FRANCE ,
de Kotehoubey , ministre de l'intérieur , quoiqu'élève des Woronzow
, est également attaché à la neutralité de la Russie , qui ajoute à
la considération politique de l'état et favorise les progrès de son commerce.
L'empereur Alexandre est personnellement encore plus éloigné
d'une guerre contre la France , qui seroit sans but et sans succès ,
qui contrarieroit les plus chers intérêts de son pays , et qui n'offriroit
pas même un champ de bataille aux armées des deux nations . Les Anglais
ontbeau solliciter à Pétersbourg une alliance offensive et défensive,
ils ne l'obtiendront pas. On assure que l'Empereur offrira seulement
samédiation avec un projet de pacification générale. Si ce plan
peut concilier les puissances belligérantes , il jouira de son ouvrage ,
sinonil restera dans l'éloignement favorable où sa sagesse et la nature
l'ont placé, sans prendre aucune part active à la guerre que le cabinet
britannique s'efforce inutilement de rendre générale . En toute occasion
l'empereur Alexandre témoigne de la bienveillance aux Français qui
sont établis ici , et à ceux que le commerce ou la curiosité y appelle ;
il est doux, affable , aimé des Russes , respecté des étrangers. Il n'échangera
point une position excellente et les hommages de l'Europe .
entière, contre des dangers sans gloireetune alliance sansutilité, etc
»
Londres , 13 mai. On dit d'après une lettre d'un officier de l'escadre
de l'amiral Cochrane , en date cu to mars , à la hauteur de Madère
, que l'escadre allait faire voile pour le Brésil à la poursuite de
celledeRochefort. Il serait très- malheureux que l'amiral Cochrane eût
été trompé par de faux avis , comune il semble que lord Nelson l'a été ,
s'il est vrai qu'il ait été chercher la flotte de Toulon en Egypte (1) .
Du g. Onmet à Portsmouth la plus grande activité à équiper
l'expédition : elle sera forte d'environ 8000 hommes de troupes . Le 8,
et le 24ª régiment en feront partie . Le premier a été passé en revue ce
matin par S. M. dans Hyde-Park , et il est parti ensuite pour Portsmouth(
2).
Du 13. On dit que le traité avec la Russie,qui estdepuis si longtemps
en discussion , a enfin été amené à une sorte de conclusion. Il
est arrivéjeudi un messager porteur d'une copie de ce traité , ratifié
par l'empereur . On ditqu'il s'agit d'une alliance offen ive et défensive ,
dont l'exécution est néanmoins subordonnée à de certains événemens.
L'empereur de Russie s'engage à se tiguer avec l'Angleterre , avec un
certain nombre de vaisseaux , et toutes ses forces de terre , contre la
France , à moins que Bonaparte ne veuille acquiescer à certaines conditions
de paix qui ont pour objet de pourvoir à l'intérêt général de
(1) Il seroit assez piquant que nous connussions mieux que Famirauté
l'endroit où est allé le général Cochrane. Ces Anglais qui avoient
trouvé le secret de pénétrer dans tous les cabinets , dont les espions
étoient répandus partout , qui savoient si bien ouvrir avec la clef d'or
Jes plus impénétrables asiles , ne sont pas , il faut l'avouer , tellemen
fins qu'on ne puisse aisément leur faire faire ce que l'on veut.
Moniteur.
(2) Ala bonne heure ; nous aimons que l'on fasse sérieusement la
guerre. Embarquez - vous ; allez au secours de la Barbade, de la
Jamique , dela Trinité , de Terre-Neuve , du Canada , de Ceylan ,
de la côte de Malabar , de la côte de Coromandel, du Bengale , etc. etc .;
mais prenez garde de vous tromper : si vous allez où nous ne sommes
pas , vos troupes ne pourront nous faire aucun mal où elles iront , et
nos escadres auront mis à contribution vos établissemens partout où
elles se si rout portées . QQuuaanndd on est dans cette position deposséder
plus que l'on ne peut défendre , il faut être bien insensé pour faire la
Moniteur.
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 567
1'Europe. On ajoute que , dans la vue de connaître les desseins de Bonaparte
à ce sujet , M. Novoz.lkorff est parti pour Milan en qualité de
ministre plénipotentiaire de Russie , pour offrir à Bonaparte la médiatinde
l'empereur Alexandre pour le rétablissement de la paix . Certaines
personnes prétendent qu'il a été stipu é que les subsides accordés
à la Russie ne seront payés que dans le cas où l'Autriche ou la
Prusse s'uniront à la coalition contre la France. Cette condition nous
paraît très sage et très- politique , si en effet elle fait partie du traité
dont il s'agit ; car il est impossible de concevoir comment la Russie
pourrait attaquer la France sans le concours de l'une et de l'autre , ou
de l'une au moirs des deux grandes puissances du continent qui sont
cont gués à la France : mais d'un autre côté il semble que cette conditiou
détruise tout d'effet du traité , s'il est vrai , comme on le dit , que
l'empereur d'Autriche ait reconnu Bonaparte comine roi d'Italie.
Ondit que ce traité va être mis sous les yeux du parlement . Cependant
si ce traité n'est que conditionnel ,comme nous venous de l'exposer,
il mène d'abord àune négociation plutôt qu'a une guerre , à moins
que la partie pacifique du projet ne soit entièrement confiée à notre
allié. Peut-on présumer, néanmoins qu'après avoir conclu un parel
traité avec l'Angleterre , l'empereur de Russie soit en mesure de soumettre
à Bonaparte un plan de pacification qui ne soit pas sujet à de
Jongues discussions , et de nature a étre accepté ou rejeté sur-le-champ?
Nous craignons que Bonaparte , tout en témoignant le desir de négocier
, ne repousse toute espèce de médiation ; et même il ne serait pas
surprenant que la saison des hostilités , qui est déjà si avancée , ne
s'écoulât tout- à-faia en ouvertures et en projets .
Onprétend que le traité avec la Russie laisse aux autres puissances
la liberté d'y accéder. Il est probable que la Suède acceptera un subside
( 3 ) . (Morning-Chronicle. )
(3) Les Anglais ne perdent point l'habitude d'inventer des nouvelles
, de les répandre chez eux et de les propager ensuite dans toute
l'Europe . Ils sont trop attachés à cette ressource pour ne pas én user
sans cesse . Il est vrai que huit ou dix jours après la publication d'une
fausse nouvele , ils la contredisent eux-mêmes ; mais ces huit ou dix
jours se sont écoués , le change s'est soutenu , et l'occasion arrive de
mettre au jour une nouvel e fausseté , qu'ils accréditent même par
des démaret es officielles. Ainsi de suite pour tous les mois , pour
toutes les semaines de l'année . Ce système de mensonge a beaucoup
de rapport avec le système des finances tant vanté en Angleterre. On
est obligé de dépenser 18 cents millions , et l'on n'a que 9 cents
millions de revenu. On fait un emprunt ; mais on affecte le paiement
de cet emprant sur une branche du revenu , ce qui diminue d'autant
le revenu des années suivantes . II. est vrai que T'année qui suit on
n'angmente pas davantage les recettes directes de l'échiquier ; mais
on fait de nouveaux emprunts , et l'on crée un autre déficit pour
les autres années . On va de la sorte tout aussi long-temps qu'on peut
aller , et l'on ira en effet jusqu'à l'inevitable catastrophe qui fera
sentir au peuple anglais le vide et les conséquences funestes d'un tel
système. Mais revenons à l'article fort curieux dont ces observations
nous ont écartés .
Lorsque l'Empereur , au sortir même de la métropole de Paris ,
fit des propositions de paix au roi d'Angleterre , le roi d'Angleterre
les éluda , et osa dire en plein parlement que les traités qui le
lioient à la Russie , l'obligeoient , avant de répondre , à s'entendre
avec cette puissance. Nous dimes alors ce que nous peusions de cette
assertion , et les six mois qui viennent de s'écouler , ont assez justifié
notre opinion. Toute l'Europe est à présent convaincue que l'Angle
568 MERCURE DE FRANCE ,
Une députation des négocians faisant le commerce des Indes occi
dentales se rendit vendredi dernier chez M. Pitt , pour lui représenter
terre n'avoit pas d'alliance avec la Russie ; qu'elle avoit employédans
cette circonstance un véritable subterfuge tout aussi faux que celui
dont S. M. Britannique se servit dans son fameux message du 7 mars ,
lorsqu'elle affirma que les ports de France et de Hollande étoient
pleins d'armemens et de troupes destinés à envahir l'Angleterre.
Aujourd'hui que le cabinet de Saint Pétersbourg a refusé d'adopter
lesvues de l'ambassadeur Woronzoff , qui réside à Londres pour la
Russie , et qui est beaucoup moins Russe qu'Anglais ; aujourd'hui
que l'empereur Alexandre a déclaré qu'il vouloit être neutre , ne
prendre part ni pour la France ni pour l'Angleterre , mais intervenir
dans leur querelle pour aider , autant qu'il seroit possible, le rétablis
enfin que ce a sementde la paix générale; aujourd'hui
souverain fait
demander des passeports pour unde ses chambellans qu'il envoie en
France , le gouvernement anglais craint le mauvais effet que de telles
dispositions feroient à Londres , dans un moment sur-tout , où la
foiblesse et l'ineptie de son système de guerre deviennent sensibles
pour tous les habitans de la Grande-Bretagne; il suppose aussitôt
un traitéd'alliance offensive et défensive avec la Russie; il prétend
que si l'empereur Alexandre envoie auprès de l'empereur Napoléon ,
c'est pour notifier un ultimatum , et traver le cercle dePopilius.Rien
n'est plus faux que tout cela ; mais aussi rien n'est plus conforme aux
nobles habitudes du cabinet de Londres . C'est en dire assez sur cet
objet ; il nous paroît convenable de saisir cette occasion de revenir
sur le passé , et d'apprendre aux Anglais que si le jour où lord
Withworth eut l'impertinence de dire , que s'il n'avoit pas une répouse
dans trente-six heures , il quitteroit la France , l'empereur
alors Premier Consul , ne le fit pas prendre , jeter dans une chaise de
poste , et reconduire à Calais, c'estque chaque jour de délai faisoit
rentrerquelques- uns des vaisseaux de notre commerce. Il n'y ent pas
alors unmoment d'hésitation , et la guerre étoit décidée depuis l'instant
où le roi d'Angleterre avoit insulté la nation française dans son
parlement.
Il falloit être aussi dépourvu de sens on aussi aveuglé que l'étoit
alors leministère britannique , pour penser que l'Empereur dont le
caractère est assez connu en Europe , auroit lafoiblesse de laisser impunément
outrager la nation. Il est temps que le gouvernement
anglais s'accoutume enfin au nouvel état de choses , et qu'il se meite
dans la penséequ'une nation qui a des côtes aussi étendues , dont la
population est quatre fois plus considérable que la sienne , dont les
habitans sont au moins aussi braves , ne consentira jamais à se laisser
déshériter du commerce de l'Univers . La France le combattra avec
lesmêmes armes qu'il emploiera contre elle. Si son gouvernement est
attaqué par les papiers anglais , les journaux français diront au gou -
vernement anglais desvérités qu'il n'aimera sûrement pas à entendre;
si le roi ,dans ses discours au parlement , se fait l'écho de ses ministres
pour insulter encore la France , on sera forcé de lui répondre et par
les exposés de la situation de l'Empire , et par les discours que nos
orateurs prononcent dans le sein de nos principales autorités ; si
enfin l'Angleterre nous combat par des privileges exclusifs , nous la
combattrons par les priviléges exclusifs; si c'est par des actes de navigation
, nous lui répondrons par des actes de navigation; mais tant que
nous aurons du bois dans nos forêts, tant que notre population se renouvellera
sur nos côtes , que l'Angleterre ne compte pas de notre
port sut une lache condescendance. Une paix réelle et solide entr'elle
PRAIRIAL AN XIII. 569
le danger qui menaçoit ces colonies , et lui demander si le gouverne
ment avoit pris des mesures en conséquence. M. Pitt leur dit que le
gouvernement avoit pris des mesures qu'il croyoit suffisantes , et que
vingt vaisseauxde ligne étoient en route pour les Indes occidentales.
Nous avions annoncé que c'étoit l'intention du gouvernement de
détacher douze vaisseaux de ligne de la flotte du canal , et d'enconfier
le commandement à l'amiral Collingwood. Cependant ces douze vaisseaux
n'avoient pas encore quitté l'escadre du lord Gardner le 6 du
courant; il est néanmoins probable qu'i's ont actuellement fait voile
pourleur destination. Mais en supposant même qu'ils aient fait voile
le 6, l'ennemi n'en auroit pas moins l'avance de près d'un mois surnotre
vigilante et vigoureuse amirauté .
On mande de Dubliu , en date du 7 du courant : « Nous sommes
ons ici sur le qui vive , dans la crainte que les flottes de Gadix et de
Toulon ne soient destinées à nous attaquer. Ona donné contre-ordre
sept régimens qui alloient mettre à la voile pour les Indes accidentales(
4):
L'amiral Gardner a reçu depuis quinze jours un renfort de quinze
vaisseaux de ligne , y compris ceux composant l'escudre de sir John
Orde(5) .
L'amiral Cochrane est nommé commandant en chef des Isles-du-
Vent, à la place du chef d'escadre sir Samuel Hood.
Une lettre d'une maison respectable de Gênes annonce que le sort
de cette vil'e est décidé , et qu'elle doit faire partir du nouveau
royaume d'Italie . /
La seconde expédition qui doit être commandée par le général sir
Eyre Coote sera bientôt prête. Trois des régimens qui sont àPortsmouth
ont ordre de s'embarquer sur-le-champ , et il seront joint par
le 10 qui est à Cork. Cette expédition est destinée pour la Jamaïque ,
attendu qu'il y a lieu de craindre que la flotte de Toulon ne soit partie
attaquer cette colonie . Les officiers-généraux qui doivent
commander sont , le chevalier Eyre CCoooottee,, commandant enchef; le
major-général Drummond , et les généraux de brigade Balfour , Carruthers
et M. Furland (6) .
pouraller
la
et nousne peut avoir lieu que quand elle renoncera au projet tout-àfait
au-dessus de sa puissance de nous exclure du commerce de l'Univers.
Assurément on ne peut accuser d'ambition immodérée une nation
de 40,000,000 d'hommes , qui ne demande qu'à vivre l'égale
d'unenation de 10,000,000 . (Moniteur. )
(4) Voilà la différence très-sensible qui se trouve entre la France
et l'Angleterre. Quand toutes les flottes anglaises mettroient jen mer à
lafois, nous ne donnerions pas contre-ordre à une expédition de 50 ,
même de 60,000 hommes , qui seroit prête à s'embarquer. Ces six
régimens forment 5,000 hommes : voilà la diversion opérée et l'on n'ose
plus les laisser suive leur destination. Une seule escadre a misla terreur
depuis l'Ecosse et l'Irlande jusqu'aux Indes . Side telles circonstances
re démontrent pas que l'Angleterre est en effet le colosse aux pieds
d'argile , ce ne sera donc qu'après sa chute que les capitalistes de
l'Europe pourront juger àquel point leur confiance fut insensée.
Moniteur.
(5) Ceci est tout aussi peu vrai que beaucoup d'autres choses que
vous imprimez. L'escadre de l'amiral Gardner étoit de 20 vaisseaux ;
il en a reçu 3 de 74 , composant l'escadre de sir John Orde ; 3 autres
sont venus d'Angleterre; ce qui fait 26 vaisseaux de 74 canons et au
dessus ,ajoutez y 2 ou 3 vaisseaux de 50 à60 canons. Moniteur.
(6) Nous ne pouvons que plaindre ees régimens : ils vont trouver
Moniteur. la fièvre jaune à la Jamaïque,
570 MERCURE DE FRANCE ,
Comme il paroît qu'on a quelques doutes de l'arrivée de l'emiral
Cochrane aux Indes occidentales , nous pouvons prendre sur nous
d'assurer de nouveau que le gouvernement a reçu des nouvelles posiives
à ce sujer.
L'amiral sir John Orde est arrivé vendredi à Portsmouth , à bord
du Glory, de 98 canons.
Le traité qui senégocioit depuis si long-temps entre notre gouvernementet
la cour de Saint Pétersbourg est enfin conclu , et l'on s'attend
que cet événement important sera annoncé officiellement au
parlement. On nous annonceque c'est un traité offensif et défén- if. La
Russie doit coopérer avec une certaine portion de ses forces navales ,
et avec toutes ses forces de terre , s'il est nécessaire. On dit que la
Suède a accédé au traité , et que les autres puissances du continent
qui voudront se soustraire à la tyrannie de la France , pourront pareillement
faire cause commune avec la coalition . Si l'on peut en
croire ce qui se dit dans les premiers cercles politiques ,on a résolu
de proposer au gouvernement français un plan pour l'arrangentent
des affaires sur le continent , avec l'intention , s'il n'est pas accueilli
d'avoir recours à des hostilités immédiates. Nous sommes informé
que ce plan a déjà été transmis à Bonaparte par la cour de Péterbourg .
On pourra enfin juger de la sincérité des ouvertures pacifiques qu'il
a faites à notre gouvernement .
Mais quel est celui qui pourroit croire que la personne qui est à
la tête du gouvernement français consentira jamais à faire un pas rétrograde
dans la carrière de son ambition? Peut- on/espérer avec
quelque fondement , qu'il renoncera à son influence sur l'Italie et sur
JaHollande ? En conséquence , nous doutons que Bonaparte veuille
accueillir aucun plan qui auroit pour objet d'assurer l'indépendance du
continent (7). Cependant la proposition qu'on lui fera à ce sujet aura
toujours un résultat avantageux; elle fera connoître l'étendue de son
ambition , et ses propres sujets verront pour quel objet ils doivent
épuiser leur sang et leur trésors. L'autorité de l'Empereur seroit bien
plus ébranléepar le mécontentement générel de la France , que par
toute espèce de coalition dont l'Autriche et la Prusse ne fetoient pas
partie (8 ) .Cependant on doit s'attendre à des événemens importans
avant la fin de l'été; ou bien l'on fera de grands progrès dans l'oeuvre
dela paix, ou bien la guerre prendra an caractère de vigueur et d'énergie
qu'elle n'a pas encore dévoloppé. (9) . :
(Lloyd's Evening-Post.)
L
(7) Et vous , vous avez tant de scrupules sur le grand intérêt de
l'indépendance des mers! Moniteur.
(8) Vous prêtez l'oreille à des conseillers qui n'en veulent qu'à
votre argent , et vous vous nourrissez encore de chimères . Moniteur.
(9) Ce sont autant de rêveries que les assertions de ce long paragraphe.
L'ambition de la France , qui , deux fois , a évacué la moitié
de PAllemagne et les états vénitiens , ne peut effrayer persoane . Si on
lui fast des propositions accompagodes de menaces , ce ne seroit
posl'Empereur qui ne voudroit pas la paix ; mais ceux qui , la menace
àla bouche , anroient profané ce nom sacré.
Non as urémen , l'Empereur ne rétrogradera jamais , et ne s'éloignera
poiutdes principes qu'il a adoptés ; sa politique est ouverte et
franche.Lamaison de Bourbon occupoit le royaume de Naples et
Je duché de Parme ,et tout le monde sait que Venise étoit sous l'influence
française . Aprésent Venise appartient à l'Autriche;Naples
PRAIRIAL AN XIIL. 571.
Milan , 7 mài. :
Hier 26, la cérémonie du couronnement du roi d'Italie
aété exécutée avec la plus grande pompe et l'ordre le
est gouverné par des sentimens ennemis des Français et dévoués à
l'Angleterre; le royaume d'Italie ne rétablit pas l'équilibre , car l'on
sat fort bienque , loin de valoir à lui seul ces pays qui étoient sous
l'influence de la maisonde Bourbon , il ne vaut même pas les Deux-
Sicies.
Quant à la Hollande , il est vrai que la France exerce sur elle cette
influence naturelle et inévitable d'un voisin puissant sur un foible voisin;
que cette influence ne pourroit cesser que si la Belgique passoit
sous une autre domination ; et sans doute les ministres anglais , dans
leur profonde sagesse , n'en sont pas à vouloir nous priver de la Belgique.
Il seroit tout aussi sensé de recominencer les diatribes de
M. Burke , et de dire que la France est effacée de la carte du monde .
Mais les intérêts de la France ne se composentpas uniquementde ce
qui tient au continent . Vous parlez de justice , d'équilibre et, d'indégendance
de l'Europe; mais commencez donc par renoncer au droit
de blocus. N'est-il pas ridicule de penser que le port de Cadix étoit
en état de blocus lorsque deux escadres se com inoient librement dans
ses eaux ! Ici ce sont des rivières que vous mettez en état de blocus
là , ce n'est pas moins que cent lieves de côtes . Il est évident qu'un
pareil ordre de choses n'est que le droit de piller les neutres érigé en
systèine. Il est évident qu'en se l'arrogeant , l'Angleterre place toutes
les mers sous la même domination qu'elle exerce sur l'un de ses
comtés . Il y a lieu à l'exercice du droit de blocus quand une place
estbloquée detous côtés par terre et par mer, et qu'elle est constituée
endanger d'être prise. Mais lorsqu'une place n'est point attaquée par
terre ; que des vaisseaux tiennent à quelques lieues en mer une station
qui s'approche ou disparoît , selon que le lui commandent les vents ou
les marées , il est absurde de la considérer comme étant en état de
blocus .
L'état de blocus est un fait et non une déclaration ; bloquer veut
dire renfermer de tous côtés. Une tour , une maison , ne sont pas bloquées
, lorsqu'on ne garde qu'une issue , et qu'on peut y entrer et en
sortir librement . En définissant ainsi le droit de blocus , vous donnerez
unepreuve que vous respectez l'indépendance de l'Europe ; vous mériterez
qu'on ajoute foi à vos paroles; et la France , voyant que vous
admettez pour quelque chose le repos, et l'indépendance de l'Europe ,
ferades sacrifices sans regrets , si elle en a à faire.
Vous demandez l'équilibre de PEurope ; mais l'équilibre de l'Europe
est rompu,lorsqu'une puissance en soutire tout l'argent, et triple,
quintuple ses moyens naturels ; et lorsque c'est le résultat d'un système
de conquête qui a envahi l'Inde , il est clair qu'on ne peut parier
de l'équilibre de l'Europe sans parler aussi de l'équilibre des Indes .
En resserrant vos limites , vous ferez une chose juste qui sera agréable
à l'Europe , et utile à vous mêmes ; car plus vous concentrerez votre
domination , plus vous serez assurés de conserver vos côtes .
Enfin il y a deux moyens de faire la paix , c'et ou de souscrire
uniquement , entièrement le traité d'Amiens , ou de consentir , soit
sur les affaires du Continent, soit sur celles de l'Inde, soit sur le droit
maritime , et eelui de blocus , des compensations , des restitutions
réciproques dontil n'étoit pas question dans ce traité.
L'Europe ne veut plus se laisser endormir par des mots: les puissances
en sont venues à un point où elles ne peuvent plus s'en in572
MERCURE DE FRANCE ;
plus imposant ; labeauté du temps , la pureté du ciel ,la
splendeurdu soleil,concouroient à rendre cette cérémonie
plusbrillante .
Aonze heures et demie S. M. l'Impératrice , précédée
de S. A. I. la princesse Elisa , s'est rendue à la cathédrale
parune galerie élégamment ornée , et elle a été conduite
sous ledais àsa tribune, au milieu des plus vifs applaudissemens.
Amidi , S. M. l'Empereur et Roi est sorti da palais par
lamême galerie , portant sur sa tête la couronne impériale
et celle d'Italie , tenant dans ses mains le sceptre et
la main de justice du royaume , et revêtu du manteau
royal que portoient les deux grands-écuyers. Le cardinalarchevêque
est venu avec son clergé recevoir S. M. au
portail , l'a encensée , et lui a adressé le discours suivant :
«Sire,
>>Vous daignâtes accueillir avec cette clémence et cette
bonté qui caractérisent Votre Majeste Impériale etRovale ,
leshommages que j'ai eu l'honneur de vous offrir au nom
du clergé etdu peuple de Milan, dans le jour mémorable
devotre entrée en cette capitale. Daignez en user demême
dans ce temple sacré choisi par V. M. même pour la cérémonie
solennelle de votre couronnement , et regardez avec
lesyeux d'un père attendri le concours des cardinaux , des
évêques et du clergé , qui s'unissent à moi pour célébrer
aujourd'hui votre sacre auguste, et pour demander à l'auteur
de tout bien l'abondance des bénédictions célestes sur
votre personne impériale et royale. >>>
し
Après ce discours , le cardinal-archevêque a conduit
S. M. sous le dais jusqu'au sanctuaire. Les applaudissemens
qu'excitoient la vue d'un si noble cortége et la présence
d'un héros , permettoient à peine d'entendre les sons d'une
musique nombreuse qui annonçoit l'arrrivée de S. M.
par une marchetriomphale. L'Empereur s'est assis dans le
poser. Ce n'est que par une modération véritable qu'on parvient à la
paix. Des.sentimens opposés ne meneroient à aucun résultat. Et ,
comme l'a dit l'Empereur dans sa lettre au roi d'Angleterre , le
monde n'est- il pas ass z grand pour contenir en même temps les deux
nations ? Quant à use coalition ,elle est impossible ; mais dût-elle se
réaliser,elle feroit autant de mal à l'Angleterre que la séparation
même de l'Irlande. Geci ne paroîtra peut-être pas clair ; cependant
quiconque voudra y penser , comprendra fort bien ce que nous voulons
dire.
En résumé, tous les bruits que peuvent faire courir les Anglais
d'une coalition continentale , sont faux , n'ont pour but que de
relever leur change , et d'opposer quelques prestiges aux nouvelles
qu'ils reçoivent ,et qu'ils vont recevoirdes Deux-Indes.
(Moniteur. )
PRAIRIAL AN XIIL 573
choeur sur un trône , ayant à sa droite les honneurs de
l'Empire , à sa gauche ceux d'Italie .
Après les prières et les interrogations usitées, les grandsofficiers
d'Italie ont été déposer sur l'autel les ornemens
royaux que S. M.leur avoit remis successivement. Lecar
dinal les abénis. L'Empereur est venu ensuite au pied de
l'autel recevoir des mains de l'archevêque l'anneau , le
manteau , l'épée qu'il a remise à S. A. S. le prince Eugène,
le sceptre et la main de justice; enfin il est monté et
apris sur l'autel la couronne de fer. En la posant avec
fierté sur sa tête , il a prononcé à haute voix ces paroles
remarquables : Dieu me la donne, gare à qui la touche !
Ayant ensuite posé sur l'autel cette couronne , il a pris
celle d'Italie et l'a placée sur sa tête au bruit des applaudissemens
unanimes de la foule de spectateurs qui remplissoit
cette vaste enceinte. Après cette cérémonie , l'Empereur
, précédé par le même cortége qui l'avoit conduit
au choeur , a de nouveau traversé l'église , recevant à
chaque pas , par de nombreuses et vives acclamations , des
preuves évidentes de l'amour et du respectqu'il inspiroit.
S. M. est allée s'asseoir au fond de la nef sur un trône
élevé et magnifique. Les honneurs d'Italie se sont placés
derrière le trône ; à la droite de l'Empereur , S. A. S. le
prince Eugène étoit assis sur une chaise ; plus bas et à
droite les honneurs de Charlemagne , et à la gauche du trône
les honneurs de l'Empire ; au-dessous d'eux , à droite et à
gauche , les ministres , les grands- officiers militaires , les
membres de la consulte et les conseillers d'état sur des
gradins. Devant le trône et trois degrés plus bas , le grandchambellan
, le grand-écuyer de France , le grand-maltre
des cérémonies et le grand-écuyer d'Italie sur des tabourets
; les aides-de-camp bordoient la haie debout sur les
degrés du trône ; les pages étoient assis sur les marches ;
au bas de l'escalier , les sept dames portant les offrandes
étoient assises sur des chaises; àdroite et à gauche en avant
d'elles , les maîtres , les aides des cérémonies , et plus loin
les héraults d'armes et les huissiers; les deux côtés de la
nefétoient garnisde banquettes occupées par les trois colléges
électoraux , le corps législatif , les tribunaux de
cassation et de révision , la comptabilité nationale , les
généraux , les colonels ,les inspecteurs,les commissaires,
les préfets , les tribunaux d'appel ,les présidens dedépartemens,
les conseils municipaux , l'institut et les députa
tions de l'Université. Les députations militaires occupoient
la croisée du choeur et de la nef; au-dessus de ces
bancs étoient élevées des galéries et des tribunes occupées
par les personnes les plus distinguéesdu royaume;dans la
première de ces tribunes à droite du tione , dans la tri
574 MERCURE DE FRANCE,
bune impériale , étoient le doge , deux membres de la
légation ligurienne et quarante dames richement parées ;
vis-à-vis étoit la tribune du corps diplomatique ; à côté
d'elle , celle des généraux français ; plus loin , celle des
'étrangers ; l'Impératrice et la princesse Elisa occupoient
une autre tribune dans le choeur.
Le grand-aumonier est venu porter l'Evangile au Roi
après le Credo . S. M. a traversé de nouveau l'église , précédée
par les dames qui portoient les offrandes qu'accompagnoient
les aides-de-camp de l'Empereur ; elle a présenté
les offrandes à l'autel et est venue se replacer sur le
grand trône . Après la messe , le grand-aumonier est venu
apporter l'Evangile ; le grand-chancelier du royaume ,
averti par le grand- maître , a dit au président de la consulte
d'apporter le serment , et a appelé près du trône les
trois présidens des colléges électoraux , celui du corps
législatif et celui du conseil : S. M. a lu à haute voix le
serment ; alors le chef des hérauts a dit : Napoléon ,
Empereur des Français et Roi d'Italie, est couronné et
intronisé. Vive l'Empereur et Roi ! Ces derniers mots
ont été répétés par tous les assistans et accompagnés par
les acclamations les plus vives et les plus prolongées..
La sainteté du lieu , la beauté des décorations , l'ordre
de la marche, la pompe des cérémonies , la régularité des
évolutions , la symétrie noble des groupes, la richesse des
costumes , la marche gracieuse et élégante des dames qui
portoient les offrandes , la magnificence du trône , la majesté
de l'Empereur , et plus encore le souvenir de tant d'exploits
et tant de gloire , rendoient cette solennité si auguste
et faisoient une si vive et si profonde impression , qu'il est
plus facile de la concevoir que de la peindre.
Le même jour à quatre heures L. M. se sont rendues
en grand cortège en voiture à l'église de Saint-Ambroise
pour y entendre un Te Deum, et pour rendre graces à
l'Eternel dans l'un des plus saints et des plus antiques édifices
qui lui aient été consacrés : toutes les rues étoient
ornées de riches tentures , et remplies par un peuple innombrable
qui faisoit retentir les airs de ses voeux pour la
durée et la prospérité du règne de l'heureux guerrier qui
nous a rendu la gloire , et qui nous promet le bonheur.
Voici le discours prononcé par M. le prévôt de la Basilique
de Saint-Ambroise à S. M. I. et R. lorsqu'elle est
descendue de voiture.
« Sires 200 1
1
>> L'action de graces solennelles que la personne sacrée
de V. M. vient rendre en cette église de Saint-Ambroise,
m'offre le moment fortuné où je puis présenter au milieu
des acclamations publiques les plus respectueux tributs de
..
PRAIRIAL AN XIII, 575 .
1
fidélité et d'obéissance , au nom de ce chapitre de l'église
Ambroisienne qui renaît aujourd'hui sous la protection de
son Roi.
,
» L'auguste cérémonie par laquelle V. M. a été couronnée
et intronisée dans l'église métropolitaine , nous a
appris combien aux yeux de la religion est sacrée et respectable
la personne d'un Roi. Mais l'acte de reconnoissance
que V. M. va consommer sous les auspices du saint
protecteur de cette capitale et devant l'autel ; cet acte
Sire , assure à V., M. , non-seulement notre respect et
notre obéissance , mais aussi nos coeurs ; il vous garantit
des jours pleins de prospérités et de bénédictions que nous
demandons et ne cesserons de demander au ciel pour votre
personne sacrée , et pour votre très-auguste compagne
l'Impératrice-Reine, ainsi que pour toute la famille impériale
et royale . Je me trouve aussi doublement obligé à
Votre Majesté ddoont la bonté m'a élevé à l'honneur inattendu
des fonctions de son aumônier. »
Les jeux du cirque furent une des plus belles solennités
de l'ancienne Italie; ils étoient et seront toujours les jeux
d'un peuple valeureux et aimable qui cultive à la fois et
l'art de la guerre et les arts de la paix. On ne pouvoit
qu'applaudir à l'idée de rappeler les délicieux souvenirs
de notre antique grandeur. Les Italiens viennent d'offrir
au grand Napoléon ce même spectacle que nos ancêtres
offrirent à Marc-Aurèle et à Trajan. Mais la présence
de Napoléon a excité plus de joie et d'applaudissemens ,
parce qu'elle faisoit naître une admiration plus grande et
des espérances plus élevées. Ceux-ci n'étoient que les conservateurs
de la grandeur italienne ; celui-ci en est le créateur
et le père. Dans la pompe des jeux et au milieu du
bruit des acclamations , on voyoit que l'immense foule du
peuple qui s'y étoit rassemblée , portoit sur lui seul les
regards et sembloit lui dire : « Ces fêtes ne sont que de
foibles expressions de la reconpoissance que te voue l'Italie
entière pour le bien que tu lui as fait ; mais puisque
tu daignes les agréer , puisque tu aimes à t'asseoir parmi
nous comme notre prince et notre père , ces fêtes deviennent
pour nous l'augure de bienfaits plus grands encore.
Peut-être il viendra un jour que l'Italie , rendue à une vie
nouvelle , pourra orner son cirque des monumens de ta
propre bravoure, qui seront autant de nouveaux monumensde
ta gloire; et l'Italie ne devant jamais périr, tout ce
que les Italiens feront de granddans le cours des siècles ,
sera dù au héros qui les rappela à la vie. Tes bienfaits
s'étendront ainsi à la postérité la plus reculée. »
Quelle fête n'est pas belle lorsqu'elle est animée par de
576 MERCURE DE FRANCE ,
tels sentimens ? Celle qui a été célébrée hier fut en effet
très-gaie et ne fut troublée par aucun accident. La cons
truction du cirque étoit exactement prise dans toutes ses
dimensions , des anciens modèles qui nous restent , soit
enréalité , soit en souvenir. Rien n'étoit plus magnifique
et plus propre à réveiller les hautes idées grecques et romaines.
Après la course , un aérostat s'élève ; l'intrépide
femme de Garnerin est dans la nacelle , et va présenter des
fleurs à nos augustes souverains. Elle descend , le ballon
s'élève pour la seconde fois , et dans la nacelle est Garnerin
lui-même , qui , après avoir plané majestueusement
dans les nues à la hauteur de huit à dix milles , redescend de
nouveau parmi nous avec son bonheur et son adresse accouturnés.
Avant l'élévation de son ballon , Garnerin en
avoit lancé un plus petit qui s'est allunié en l'air, a formé
un feu d'artifice , et a donné lieu à la belle expérience
du parachute exécutée par un mannequin d'une taille
humaine. Ainsi dans un même jour et dans un seul spectacle
, les Italiens ont réuni , et ce que les anciens eurent
de plus pompeux , et ce que la science des modernes
inventéde plus hardi , et la présence d'un héros qui sur
passe à la fois et les anciens et les modernes.
PARIS.
* Le roi de Suède , instruit que S. M. le roi de Prusse
avoît envoyé l'ordre de l'Aigle-Noir à l'Empereur des
Français , s'est empressé de renvoyer les marques de cet
ordre, que le père du roi de Prusse actuel lui avoit accordées
lorsqu'il étoit encore enfant , et afin de donner une
preuve d'amitié à son père. Le roi de Suède , en renvoyant
cet ordre au roi de Prusse , lui a déclaré qu'y ayant sur tous
les points une telle distance de lui à l'Empereur Napoléon ,
il étoit impossible qu'ils se trouvassent dans le même
ordre. Le roi de Prusse , d'abord indigné d'un pareil procédé,
a dit en ríant: « J'en suis fâché pour mon cousin le
>> roi de Suède; il ne sent pas qu'aux yeux del'Europe et
>> de la postérité , c'est la plus piquante épigramme qu'il
>> puisse faire contre lui-même.» Il a cru cependant devoir
rappeler sa légation , jusqu'à ce que l'interdiction du
'roi de Suède ait lieu : elle ne tardera pas à être amenée
par les progrès de sa maladie. (Journal officiel. )
-Pierre- Paul Dubuc de Saint-Malo , officier de marine
non-employé , ex-envoyê de Typoo- Saïb en France :
etJean-Jacques-Antoine Thomas Vossolin , ancien enseigne
non- entretenu , jugés par une commissionmilitaire
, et convaincus d'espionnage pour l'Angleterre , ont
été fusillés le samedi 12 prairial.
a
(No. CCVI. ) 26 PRAIRIAL an 13.
!
( Samedi 15 Juin 1805. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
INVOCATION DU CAMOENS
AUX NYMPHES DU TAGE.
NYMYPMHPHEESS du Tage , ô vous , dont un souffle de flamme,
Dans mon sein agité crée une nouvelle ame ,
Et l'embrase à la fois de feux impétueux !
Si de vos flots dorés le cours majestueux ,
Le tapis émaillé de vos rives magiques ,
Furent l'objet constant de mes accords rustiques ,
Imprimez à ma voix de rapides élans ,
Des sons fiers et hardis , de sublimes accens .
Que le Pinde m'écoute , et que mon chant l'entraîne ;
Que le Tage , en mes vers , égale l'Hypocrène .
Prêtez-moi , non les sons du champêtre pipeau ,
Ni les accens aigus du grossier chalumeau ,
Mais les éclats brillans de la trompe guerrière ,
Qui , soufflant dans les coeurs une ardeur meurtrière,
Fait pâlir de fureur jusqu'au front du héros :
Elevez mes accords jusqu'aux nobles travaux
D'un peuple de guerriers dont la gloire est le guide ,
Que Mars depuis long- temps a pris sous son égide ;
1
00
578 MERCURE DE FRANCE ,
Et qu'il soit à jamais chanté dans l'univers ,
Si ce sublime honneur n'est point trop pour des vers !
AUG. ROULIEZ , ex-sous principal au collège
de la Marche, Univ. de Paris.
ELEGIE.
1
SOLITAIRE et pensif , je gagne le rivage ,
Etj'y cherche un repos qui n'est plus dans mon coeur :
Vainement j'y voudrais oublier mon malheur ;
D'Eléonore ici tout retrace l'image
Et me rappelle sa froideur.
Je crois la voir dans cette fleur ;
Cette onde a mille fois réfléchi son visage ;
Elle a souvent porté ses pas dans ce bocage ;
Et le même zéphyr qui dans ses jeux charmans
Faisait flotter sa robe en replis ondoyans ,
Se joue à travers ce feuillage ;
Le chantre de nos bois reproduit ses accens
Par la douceur de son ramage.....
Partout elle me suit , elle s'offre à mes yeux .
Ah ! fuyons ; le danger m'assiége dans ces lieux.
Une grotte , une forêt sombre ,
Me garantiront bien des feux brûlans du jour.
Mais où puis-je trouver un paisible séjour ?
Et que fait la fraîcheur et l'ombre
Acelui qui brûle d'amour !
AUG. DE LABOUÏSSE.
LE VRAΙ ΒΟΝHEUR.
IMITATION DE MARTIAL.
Vilam quæ faciunt beatiorem, etc.
(MART. , lib . x , ep. 47. )
VEUX-TU savoir ce qui nous rend heureux ?
Un champ fertile , et qu'on tient de ses pères;
PRAIRIAL AN XIII.
579
La paix du coeur ; un corps sain , vigoureux ;
Peu d'étiquette , encore moins d'affaires ;
Point de procès sur-tout, ni de soucis ;
De la prudence exempte d'artifice ;
De bons voisins , des égaux pour amis ;
Un repas simple, et des hôtes choisis ,
Aisés à vivre , aimables , sans caprice ;
Des nuits sans trouble , et dont par ses bienfaits
Un doux sommeil abrége la durée ;
Des voluptés sans langueur , sans excès ;
Dans tous ses voeux une ame modérée,
Qui se soumet toujours aux lois du sort,
Sans desirer et sans craindre la mort.
s' T
KÉRIVALANT.
LE VOEU D'AGATHE RÉTRACTÉ.
Our , je voudrais mourir , crie Agathe en colère.
Son époux répond : calme-toi ,
Et sur-tout songes-y, ma chère ;
Le Diable est plus malin que moi.
:
"
N. LOUET. :
ENIGME.
JD
Sans parler , sans paraître au jour ,
Nous avons l'art de beaucoup dire .
Doux interprètes de l'Amour ,
Nous expliquons ce qu'on desire.
JeuneAglaé , combien de gens
A vos pieds nous ont donné l'être !
"Ah ! que leurs coeurs seroient contens,
Si chez vous ils nous voyaient naître !
Bientôt nous n'existerions plus ,
Les uns feraient mourir les autres ;
7
Tous étant dès-lors superflus ;
Car leurs desirs seraient les vôtres .
1
:
1
2
T
002
4
580 MERCURE DE FRANCE ,
T
LOGOGRIPHE.
:
SUR mon sein la gaieté , l'ennuyeuse tristesse,
La pétulante joie et les plus noirs soucis ,
Le travail vigilant et la lente mollesse ,
Parfois en même temps sont côte à côte assis.
Ce n'est pas tout encor ; décompose mon être:
J'ai six pieds; aisément tu pourras me connaître.
De la belle Syrinx en moi cherche l'amant;
Cette noce où se fit un prodige éclatant;
Le trompeur vêtement du Guillot de la fable;
Cet animal braillard qui fit un jour l'aimable ;
Une cité célèbre au pays des Normands ;
Un terme fort connu dans la géographie ;
D'unhabitant des lacs la compagne chérie.
Si j'en dis plus , lecteur , j'abuse de ton temps.
CHARADE.
On compte dans la musique
Plusieurs sortes du premier :
Quand certaine boisson pique ,
Dites qu'elle est mon dernier.
Si jadis à mon tout des gens osaient prétendre ,
Par intérêt ou par ambition ,
On ne peut aujourd'hui se résoudre à le prendre
Qu'autant qu'on est porté par la vocation.
Par M. G...... , ( du Puy, Haute-Loire. )
Mots de l'Enigme, du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier Nº est Venin.
1
Celui du Logogriphe est Malheureux , où l'on trouve
heureux .
taallisura 210T
Celui de la Charade estMer-cure.aich
PRAIRIAL AN XIII . 581
Traduction des Odes d'Horace en vers français,
suivie de notes historiques et critiques. Deux
vol. in-8°.
i i
1
La traduction d'un recueil d'odes , tel que celui
qu'Horace nous a laissé , sera difficilement un bon
ouvrage, et plus difficilement encore un ouvrage
agréable , même pour les amateurs de la poésie łyrique.
On est étonné que des hommes de lettres
de quelque talent se soient attachés à un pareil travail;
on ne l'est pas du peu de succès qu'ils ont
eu ; mais leur exemple , au lieu de rebuter, enflamme
l'émulation des écrivains , qui se flattent
toujours d'être plus habiles ou plus heureux. On
voudrait se rendre utile aux jeunes poètes dont le
goût n'est pas formé , en les dirigeant dans une entreprise
qui n'a besoin , pour réussir , que d'être
conçue avec plus de jugement.
Il faut considérer la plupart des odes d'Horace
comme des pièces de circonstances , dont le mérite
est aussi différent que le sujet. Dans celles qui blessent
les moeurs , il règne une licence d'expression
que je ne crois pas que notre langue puisse atteindre
, et la difficulté seule arrêterait les moins
délicats. Dans quelques-unes , on voit avec étonnement
le plus bel esprit de l'antiquité descendre
au style de la dernière populace , et outrager grossièrement
ce qu'un honnête homme respecte le
plus , l'âge et le sexe. Il y a des personnes assez
malheureusement nées pour chercher des modèles
de poésie dans de pareilles productions . Ce goût
détestable n'était que trop répandu autrefois dans
la bonne compagnie , et les poëmes les plus obscènes
étaient toujours les plus vantés. Des gens qui
3
582 MERCURE DE FRANCE ,
G
se connaissaient moins en vers qu'en débauche,
osaient mettre la Pucelle au-dessus d'Athalie ; et
c'est avec le même discernement qu'ils admiraient
dans les odes licencieuses d'Horace , des expressions
moins énergiques que dégoûtantes. Mais s'il
est indifférent pour des personnes si dépravées que
les Muses , ces filles du ciele plaisent dans la
fange ou se nourrissent d'ambroisie , on peut douter
au moins de la finesse de leur goût . On pour
rait leur demander ce qu'il y a de spirituel et d'élégantat
à dire à une femme qu'elle mériteraitd'être
exposée aux éléphans noirs
10
se
1
Quid tibi vis, mulier, nigris dignissinia barris?:
Un porte- falx qui écrirait en vers ne s'expfitherait
pas dans un autre style. Mais , outre ces pièces
revoltantes , il y en a de si frivoles qu'un homme
sensé aurait honte de les traduire. N'est-il pas fidicule
de s'enfermer sérieusement dans son cabinet
pour travailler à faire passer dans sa langue les
injures qu'un poète latin a composées , il y a deux
mille ans, contre une sorcière ? Pourquoi traduire
ce qu'on ne voudrait pas avoir écrit ? La plupart
des odes bachiques et galantes ont autant d'agrement
et de feu , dans le latin , qu'elles offrent peu
d'intérêt dans une traduction. Outre qu'elles sont
remplies d'allusions fines et obscures , et quelquefois
surchargées d'expressions mythologiques , qui
ne sauraient avoir la même grace dans le français,
on sent assez qu'il faut avoir été acteur , dans ces
scènes de plaisir , pour leur donner le coloris de
lanature et la force de la vérité. Le traducteur sue
sang et eau pour exprimer ce qu'Horace écrivait
en se jouant. Lorsqu'il se peint couronne de
myrte et buvant sous la treille , dans ces vers
saphiques qu'il adresse à un jeune esclave ; lorsqu'il
invite Mécène à souper , et qu'il l'avertit
✔PRAIRIAL AN XIII. 583
qu'il ne trouvera pas d'aussi bon vin que chez lui ,
croit- on que ces pièces soient travaillées ? L'une
est la saillie d'un buveur , et l'autre le billet d'un
homme d'esprit. Ira-t-on s'appesantir à traduire
ees im-promptu ? Quand on pourrait le faire avec
légèreté, quel intérêt y trouverait- on ? Mais il y a ,
dans ces choses , un naturel qui ne s'imite point .
Horace est en scène ; on le voit à table , avec sa
maitresse , au milieu de ses amis , il étincelle de
gaieté ; la liberté du vin , la chaleur du plaisir ,
l'esprit du moment , tout contribue àfaire couler
dans ses veines le feu de la poésie. Le malheureux
traducteur qui , de sens rassis , veut prendre le
ton et les manières de cet homme charmant , de
cet homme inspiré , ne peut guères manquer
d'être ridicule . C'est un valet qui répète lourdement
les complimens spirituels de son maître. Et
puis vantez - vous d'avoir saisi la fleur de l'antiquité
, dans une pareille traduction ! On se flatte
de connaitre Horace , on ne connaît que son laquais.
Celui qui voudrait former un recueil intéressant
devrait donc , d'abord , rejeter ces bagatelles labo
rieuses qui consument en pure perte les forces
d'un traducteur , et qui affaiblissent , par leur
mélange , l'impression des plus belles odes. On
composerait un choix véritablement exquis , soit
dans le genre sublime , soit dans le gracieux , en
se bornant aux pièces qui offrent quelqu'idée ou
quelque peinture d'un intérêt général , laissant de
côté toutes celles qui tiennent à des circonstances
passagères et frivoles , dont il est presqu'impossiblede
saisir la grace.
La traduction qui a donné lieu à ces remarques
a paru il y a quelques années. Le peu de célébrité
qu'elle a obtenu a pu convaincre son auteur
des inconvéniens de la méthode qu'il a suivie ; et
4
584 MERCURE DE FRANCE ,
sans doute il aimera mieux qu'on accuse sa méthode
que son talent. Il paraît avoir senti quelques-
unes des difficultés qu'on vient d'exposer , et
il n'a pas manqué de confiance pour les vaincre.
S'il faut l'en croire , « il s'est rendu Horace pro-
>> pre , en se mettant à sa place , et il a composé
>> d'après son inspiration , plutôt qu'il n'a traduit. »
C'est assurément là un beau secret; mais malheu--
reusement il n'est pas toujours aisé à un poète de
se figurer qu'il a soupé chez un premier ministre ,
dans la compagnie la plus brillante de l'univers ,
qu'il a bu des meilleurs vins , qu'il a eu des saillies
et des bonnes fortunes , et qu'il possède une jolie
maison de campagne. Cette illusion a pu paraître
facile à notre auteur qui , dans une situation indépendante
, cultive les lettres pour son plaisir. Il
a, comme le favori d'Auguste , sa maison de Tibur
et sa fontaine de Blandusie ; je lui en fais mon
compliment : avec des traits de ressemblance si
avantageux , on peut se consoler de n'avoir pas
tout-à-fait son génie . -
Ce traducteur me parait avoir adopté une manière
toute différente de celle qu'il préconise , et
sur laquelle il avait fondé de grandes espérances
de gloire . Il prétend s'être pénétré de l'esprit d'Horace
, et au contraire il lui prête le sien; c'est
prêter à un homme bien riche. Il entreprend de
réformer ce législateur du goût : il corrige le plan
de ses odes , il change la disposition de ses idées ,
il n'épargne pas même le style, qu'il se flatte d'avoir
embelli en retranchant ou en ajoutant des strophes
entières. Ses hardiesses sont quelquefois heureuses
, je l'avoue , mais plus souvent elles ne sont
que téméraires ; et je prendrai la liberté de lui
observer qu'il fait une fausse application des règles
de la critique , pour justifier ses innovations.
Il est certain que notre langue veut une claire
PRAIRIAL AN XIII. 585
exposition du sujet ; mais , appliquer ce principe.
aux compositions lyriques , ce serait glacer l'enthousiasme.
L'ode , comme tous les ouvrages d'esprit
, a son génie propre et ses lois particulières.
Sonstyle impétueux souvent marche au hasard ;
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art .
C'est ce désordre savant que le traducteur s'est
efforcé de rendre méthodique , pour se conformer
, dit - il , au génie de notre langue. Mais jamais
on n'a corrigé plus malheureusement un auteur
qui eût moins besoin de l'être ; ni plus dangereusement
abusé d'un principe plus utile. Le raisonnement
sur lequel cet écrivain a appuyé sa méthode
est présenté d'une manière assez spécieuse ,
et je le laisserai parler lui-même , pour exposer sa
cause.
« Nous regardons , dit - il , comme une des
maximes du goût les plus importantes , que le
débutd'un ouvrage laisse entrevoir du moins le dessein
de l'auteur. Dans l'ode , comme dans une
pièce dramatique ou toute autre composition
quelconque , l'exposition du sujet devient nécessaire
pour préparer et guider l'esprit du lecteur.
Les anciens , et Horace lui-même, ne se sont pas
toujours assez assujétis à cette règle. On les voit
souvent entrer brusquement dans le sujet , sans que
rieny conduise. Ainsi, dans la première ode adressée
à Mécène , Horace , après quelques mots de louan
ges à son protecteur , commence tout - à - coup :
Il en est qui , montés sur des chars , se plaisent à
se couvrir d'une noble poussière dans les champs
Olympiques , etc. On est long-temps , après ce début
si tranchant , à démêler quel peut être l'objet
de l'auteur. Ce n'est même qu'à la fin que son dessein
est bien connu. J'ai cru, plus régulier de
l'annoncer d'abord , et voici comme je l'ai fait
dans la première strophe :
586 MERCURE DE FRANCE ,
Mécène, qui comptez des rois pour vos aïeux ,
Ode tout mon bonheur source illustre et féconde ,
Que de voeux opposés et de soins orageux
Agitentlesmortels sur l'océandu monde!
;
>> Ces deux derniers vers , expositifs du sujet ,
amènent naturellement la description des diverses
occupations des hommes , parmi lesquels Horace
ne veut choisir d'autre modèle que le poète Alcée.
Je pourrais eiter plusieurs autres exemples d'exordes
que j'ai ajoutés ; mais le lecteur attentif qui
comparera la version avec l'original , les remarquera
facilement , et les jugera , j'espère , aussi
nécessaires que moi. »
J'espère que le lecteur les jugera très- inutiles ,
et qu'une présomption d'un exemple si dangereux ,
Forsqu'elle se rencontre dans unhomme de mérite ,
netrouvera point d'approbateurs chez les personnes
éclairées. On a déjà fait voir que le sophisme de
cet écrivain vient de ce qu'il applique en particu
lier au genre lyrique une règle qui regarde la composition
en général ; mais , sans s'attacher à cette
théorie , on ne veut pas d'autre preuve que l'exemple
même qu'il a choisi, comme plus favorable à
sa thèse .
Il faut remarquer que cette ode à Mécène roule
sur une seule idée. Elle s'explique en deux mots ;
Horace dit à son ami : Chaque homme a sa passion
, et la mienne est d'être poète. Voilà tout le
sujet; et c'est d'une pensée si simple , que le traducteurdemande
une claire exposition ! c'était un
sûr moyen de la rendre insipide. On ne pouvait
tirer quelque développement d'un cadre si étroit ,
qu'en faisant l'énumération des divers états auxquels
les hommes sont portés par leurs goûts.
Mais combien cette énumération serait froide et
languissante , si elle était annoncée , si même le
lecteur la soupçonnait ! Horace a senti qu'il fallait
jeter quelque désordre dans un plan trop régulier ,
1
PRAIRIAL AN XIII. 587
et sauver par des incertitudes l'ennui d'une route
trop droite et trop facile à apercevoir. C'est ce
qu'il a fait en suivant les règles et le génie de l'ode ,
qui veulent que le poète entre dans son sujet avec
enthousiasme. Aussi commence-t-il par la pensée
qui y montait naturellement l'esprit.
?
Sunt quos curriculo pulverem Olympicum
Collegisse juvat , etc.
2
Il est vrai que ce debut tient le lecteur en suspens ;
mais cette incertitude est piquante , sans étre obs
cure , et c'est là le principe de la beauté dans les
choses d'imagination . Cette doctrine tient aux notions
les plus subtiles du goût , et à la connoissancede
l'homme qui aime naturellement les choses
profondes et mystérieuses. Tous les enchantemens
de la vie , dont on peut dire que la poésie est
l'ame , sont renfermés dans ce secret , et le grand
art est de conduire l'esprit par des voies détournées
et incertaines , vers un objet qui perdroit tout
son charmé , s'il était montré d'abord à découvert.
" C'est à cette même doctrine qu'appartient un
autre principe , dont la connoissance ne serait pas
moins utile aux traducteurs. Lorsqu'ils rencontrent
quelqu'idée forté dans un écrivain , ils sont frappés
de la multitude d'images que cette idée leur présente
; et ravis de ces pensées de détail , ils se font
gloire d'en enrichir l'original , comme d'un embellissement
de leur invention. Ils ne s'aperçoivent
pas qu'ils ötent à la pensée toute sa profondeur et
toute sa beauté, en privant le lecteur du plaisir de
la pénétration qu'eux-mêmes ont éprouvé . Horace ,
comme tous les grands écrivains , est plein de ces
mots qui font penser et qui renferment beaucoup
de sens dans une briéveté expressive. Le traducteur
n'a pas vu le mérite de cette simplicité , et ,
sous prétexte d'éclaircir ces mots pleins de substance,
il en a énervé la précision :son erreur est
588 MERCURE DE FRANCE ,
si grande qu'il s'applaudit d'avoir paraphrasé de
tels endroits. J'ai peint , dit-il , où Horace ne fait
que réfléchir , etj'ai ajouté beaucoup de traits que
peut - être il ne désavouerait pas. Ainsi , dans
l'ode XVIIIe du deuxième livre , qui est une
pièce toute morale , lorsqu'Horace dit simplement :
Et sepulcri immemor struis domos ; vous bâtissez
des demeures , et vous oubliez celle du tombeau ,
« j'ai cru , dit le traducteur , entrer dans son esprit
>> en rendant sa pensée par ce tableau frappant :
: >>Et sans songer au gouffre immense
>> Que la mort nous creuse en silence ,
>> Nous le couvrons de vains palais . >>>
Il faut être doublement aveuglé par l'amour propre
pour ne pas voir que ces vers ne valent rien , et
que c'est substituer une déclamation à une pensée
juste et forte. Le vers original se grave dans l'esprit
comme une vérité précise qu'on peut citer ; ceux
du poète français , fussent-ils mieux tournés , n'auroient
jamais cet honneur , parce qu'on ne cite
point ce qui est emphatique. En voulant donner
des leçons de goût à Horace , on s'expose à en recevoir
de modestie . On est faché de voir un écrivain
, qu'on a tant de raisons d'estimer , manquer
d'une qualité qui rend le talent si aimable. On
admire sincèrement les beaux endroits de sa traduction,
et on y reconnaît avec plaisir le feu poétique,
quoiqu'il soit difficile d'y trouver quelque
strophe absolument parfaite. On citera cependant
la première de la troisième ode , qui est remar
quable par la facilité et l'élégance.
Sic te, diva polens Cypri ,
Sicfratres Helenæ, lucida sydera ,
Ventorumque regat pater ,
Obstrictis aliis , præter Iapyga,
Navis , quæ tibi creditum
Debes Virgilium !finibus Atticis
Reddas incolumem , precor ,
Et serves animæ dimidium meæ.
1
-
PRAIRIAL AN XIII. 589
४
Que Zéphyre à la douce haleine ,
Quela déesse de Paphos ,
Que les frères brillans d'Hélène
T'aplanissent le sein des flots ;
Ovaisseau qui portes Virgile,
Conserve sur l'onde mobile ,
Ce saint dépôt de l'amitié.
D'Homère aux rives d'Achaïe
Conduis l'émule, et de ma vie
Sauve la plus chère moitié .
Nous louerions avec plus de plaisir encorede semblables
morceaux , si l'auteur ne s'étoit pas chargé
de les louer lui-même sans aucune mesure. Nous
croyons répondre à la confiance dont il nous a
honorés en ne lui épargnant pas des vérités facheuses,
mais utiles. Onne lui dissimulera pas que
son amour-propre révolte le lecteur , lorsqu'il se
permet de dire : « Je me persuade quedans toutes
> mes odes on retrouvera les images poétiques
>> de mon modèle ; et je me flatte que , dans la
> deuxième épode , on remarquera la facilité , le
>> naturel , et les graces de l'original. » Voilà un
éloge biencomplet, et qui n'a rien coûté : onsent
qu'il est donné de bon coeur; il ne lui manque que
d'être dans une autre bouche. On ne craindra pas
de troubler la satisfaction d'un amour-propre si
robuste , en priant l'auteur d'observer qu'il n'y a
rien de plus foible que la deuxième strophe de
cette épode dont il est si charmé.
D'un oeil content , dans la prairie
Il regarde errer son troupeau ;
Ou bien en chantant il marie
Sa jeune vigne au tendre ormeau .
1 .
:
Ce sont là des vers d'ariette , fort bons peut-être
dans un opéra comique , mais fort déplacés dans
une ode. Horace a rajeuni l'idée commune du mariage
de la vigne , par l'expression adultd, que le
traducteur n'a pas remarquée.
... Aut adultá vitium propagine
Altas marilat populos;
590 MERCURE DE FRANCE ;
'Autin reductá valle mugientium
Prospectat errantes greges.
La fin de la strophe française est encore plus défectueuse
, parce qu'elle pèche contre la langue :
L'abeille enrichit sa maison
De l'or coulant qu'elle distille ,
Et la brebis de sa toison.
i
Le dernier vers paraît obscur et incomplet , parce
que le verbe en est trop éloignée. Le poète latin a
prévenu cet embarras en mettant de mot propre
àchaque pensée .
Autpressapuris mella condit amphoris ,
Aut tondet infirmas oves.
Le traducteur a supprimé les détails les plus
pittoresques de la vie de l'homme champêtre , le
foyer préparé au retour de la chasse , la rentrée
du troupeau dans la bergerie , et la peinture des
valets qui s'égaient autour du feu. On ne trouve
chez lui aucun de ces vers qui vous mettent la
campagne sous les yeux :
1.
Σ
Sacrum vetustis extruat lignis focum ,
Lassi sub adventum viri ;
Claudensque textis cratibus lætum pecus ,
Distenta siccet ubera ;
Positesque vernas , ditis examen domús ,
Circum renidentes lares!
:
On laisse à l'auteur à décider si ces vers ne font
point partie des graces de l'original , ou si , en les
supprimant , il peut se flatter de les avoir rendues
toutes.
MIA
CH. D.
J )
i
"
4
, :
11
PRAIRIAL AN XIII. 591
:
201
Les six Ages de l'Ecriture Sainte , depuis la création
du Monde jusqu'à la naissance de Jésus-Christ; par
M. Belleserre , ancien avocat. Unvol. in- 12. Prix : 2 f. ,
et 2 f. 50 c. par la poste . A Paris , chez Migneret, imprimeur
, rue du Sépulcre , faubourg Saint-Germain ,
n° 28; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº 42.
L'ABBÉ FLEURY regrettait , dans sa vieillesse , de n'avoir
pas fait une histoire chronologique des Juifs où les matières
fussent plus développées que dans le Catéchisme
Historique , et ordonnées d'une manière plus régulière
que dans les Moeurs des Israélites. Ce livre lui semblait
nécessaire principalement pour cette classe d'hommes que
leurs travaux empêchent de cultiver leur esprit , et qui ,
après être sortis de l'enfance , perdent de vue l'instruction
religieuse , souvent trop superficielle , qu'on leur a donnée.
L'illustre auteur de l'Histoire Ecclésiastique pensait
aussi que , parmi les livres qu'on met entre les mains des
enfans, aucun ne pouvoit leur être plus essentiel qu'un
ouvrage où se trouverait le récit succinct des faits que présente
le Vieux Testament. Les traditions des temps anciens
, la vie pastorale que menaient les patriarches , leur
vocation miraculeuse , les merveilles que Dieu exécuta
si souvent en faveur du peuple qu'il avait choisi , des
moeurs étrangères aux nôtres , tous ces objets si attrayans
pour la jeunesse , réunis dans un cadre régulier , présentés
sous un point de vue religieux , et peints avec les
couleurs qui leur conviennent, semblaient à l'abbé Fleury
devoir fournir le sujet d'un livre aussi agréable qu'utile.
Ses regrets auraient encore été plus vifs , s'il eût pu
prévoir l'époque à laquelle nous nous sommes trouvés.
La dépravation des moeurs , la corruption de l'opinion ;
les progrès de l'impiété dont il fut témoin dans ses der-
L
592 MERCURE DE FRANCE ,
1
nières années , ne lui donnaient pas probablement l'idée
de ce qui devait arriver avant la fin du siècle. Il était
loin de présumer qu'une philosophie désastreuse ne se
contenterait pas de renverser les autels , et de répandre
des flots de sang , qu'elle étendrait l'exécution de ses
plans destructeurs jusque sur l'enfance qu'elle s'efforcerait
d'aveugler et de corrompre. Il ne présumait pas que
les pères n'auraient plus le droit d'apprendre la religion
àleurs enfans , que les réunions des fidèles seraient regardées
comme des conspirations , qu'un prêtre enseignant
le Catéchisme encourrait la peine de mort ou du moins la
déportation , et que les Heures seraient déclarées livre suspect.
Si l'abbé Fleury eût prévu tous ces maux , combien
n'aurait- il pas fait de voeux pour qu'après une époque où
l'enfance fut infectée si long-temps par des doctrines pernicieuses
, il y eût un livre à la portée de toutes les classes
de lecteurs , qui leur présentât , sous des formes intéressantes
, l'Histoire Sainte oubliée par les uns , et absolument
ignorée par les autres !
M. Belleserre semble avoir eu l'idée d'exécuter cet utile
projet. Son livre , écrit d'un style simple et naturel , se
fait lire sans que l'auteur ait eu recours à aucun ornement
ambitieux ; toutes ses couleurs sont puisées dans les
livres saints ; il ne s'écarte jamais de son sujet , et quelques
réflexions placées sans affectation servent seulement
à lier les faits et à en faire sentir la moralité. M. Belleserre
a senti toute l'importance de son travail ; le développement
qu'il donne de ses idées sur l'Histoire Sainte
est d'un esprit plein de justesse. On y reconnaît le coupd'oeil
observateur qui n'appartient qu'à l'expérience et à
l'instruction. «A son antiquité , dit-il , et à sa certitude
» au-dessus de toutes les autres , l'Histoire Sainte joint
>> encore l'avantage d'être la seule qui trace aux hommes
› les véritables règles de conduite et qui leur prescrit
>> les véritables devoirs qu'ils ont à remplir. C'est cette
>> histoire qui , étant le fondement de notre religion ,
,
>> nous
PRAIRIAL AN XIII. 593
4
4
» nous découvre notre origine , notre véritable nature et
> notre véritable destination . Elle nous montre sous mille
>> formes sensibles les attributs de Dieu ; et en même-
>> temps qu'elle nous fait admirer sa puissance et sa sa-
>> gesse infinie , elle nous inspire tour-à-tour de justes
>> sentimens de crainte et d'espérance à la vue de sa jus-
>> tice et de sa bonté. Les récompenses ou les châtimens
>>>attachés à la bonne ou à la mauvaise conduite du
>> peuple que Dieu s'était choisi , sont certainement pour
>> tous les hommes une leçon toujours vivante de ce qu'ils
> doivent attendre eux-mêmes de leurs bonnes ou de leurs
>> mauvaises actions. Tous les états , toutes les conditions
>> trouvent ici des modèles : un David , un Josaphat , un
>> Ezéchias fournissent aux rois les plus excellentes ins-
>> tructions sur leurs devoirs, et leur apprennent qu'ils ne
>> doivent user de leur autorité que pour rendre leurs
>> sujets heureux en les rendant meilleurs. Moïse , Josué ,
>> Néhémie peuvent être proposés à tous les magistrats et
>> à toutes les personnes constituées en dignité ; Abraham ,
» Booz , à tous les riches ; Ruth à tous les pauvrés ; et
» Job à tous ceux qui , par des révolutions inattendues ,
>> voient engloutir tout - à- coup leur brillante fortune.
>> Enfin , pour tout dire en un mot , il n'est point d'état ,
>> point de situation dans la vie qui ne trouve des règles
>> de conduite dans ce riche dépôt. ..
La narrationi de M. Belleserre a un caractère particulier
; les tournures les plus naturelles , les expressions les
plus naïves sont toujours celles qu'il préfère. Peut- être
desirerait- on quelquefois plus de force et de rapidité ;
mais l'espèce de charme attaché à une grande simplicité ,
dédommage suffisamment le lecteur , et lui fait même ex
cuser les négligences qu'il serait tenté de relever. L'auteur
n'a du reste affiché aucune prétention ; il laisse aux
savans la vérification scrupuleuse des dates qui n'ont pas
une importance réelle pour l'objet qu'il s'est proposé ; il
se borne modestement à suivre le système chronologique
Pp
594 MERCURE DE FRANCE.
le plus généralement adopté. On voit que cet ouvrage est
irréprochable sous les rapports les plus essentiels. Cependant
nous nous permettrons quelques observations indiquées
par l'idée que nous nous étions faite du travail
desiré par l'abbé Fleury.
M. Belleserre , dans l'intention de faire un livre peu
étendu,a cru devoir se priver des détails que fournit l'Ecriture
Sainte , soit sur les lois et les moeurs , soit sur les
discoursprononcés parles chefs des Israëlites .Cette combi
naison donne à l'ouvrage une sorte de sécheresse , et le dépouille
de l'attraitqui nous attache si puissamment aux narrations
des anciens; elle a en outre l'inconvénientde suppri
merdes morceaux très-utiles pour l'instruction du peuple et
des jeunes gens. En effet , l'antiquité profane offre-t-elle
unmonument de législation plus beau et plus complet que
les lois de Moïse ? Où trouvera-t-on des préceptes plus
sublimes sur tous les devoirs de l'homme , que dans les
pseaumes de David et dans les prophètes? Ce n'est pas que
nous eussions demandé dans cet ouvrage uhe analyse
complète de l'Exode , du Lévitique , des Nombres et du
Deuteronome , ni une multitude de pseaumes , de cantiques
et de prophéties ; mais nous aurions desiré que l'au
teur donnât une idée des principales lois de Moïse , et
qu'il plaçât convenablement quelques-uns de ces passages
oratoires ou poétiques qui se liaient naturellement à son
histoire , et qui n'auraient pu que l'embellir. Pour les lois
de Moïse, M. Belleserre aurait consulté l'excellentouvrage,
de l'abbé Guénée , où ce théologien , aussi savant dans ses
conjectures qu'élégant dans son style , fait le tableau le
plus complet et le plus fidèle de la législation des Juifs.
On pourra juger de l'utilité de cette analyse , dans l'ouvrage
dont nous parlons , par les réflexions suivantes de
l'abbé Guénée :
« Le législateur des Juifs est ,dit-il , de tous les anciens
>> législateurs , le plus instruit et le plus vertueux. Quel
>>respect pour la Divinité ! quelle soumission à ses or
PRAIRIAL AN XIII . 595.
» dres! La píété , qui fait le caractère propre de sa législation
, est la règle constante de toute sa conduite. Quel
>> amour pour son peuple ! quel désintéressement ! quelle
>> douceur ! Il souffre les murmures avec patience , il
» avoue ses fautes avec candeur; il voit sans se plaindre
> son frère et les enfans de son frère élevés au sacerdoce ;
> il les met lui -même en possession de cette dignité , tan-
>> dis qu'il laisse ses propres enfans confondus avec la
>> foule des lévites , sans espérance de pouvoir jamais s'é-
> lever plus haut. Avec tant de vertus , que de lumières !
>> Orateur touchant , poète sublime , historien exact , po-
> litique profond , il réunit les plus belles connaissances
>> aux plus nobles talens. Veut-on apprendre l'origine du
>> monde , les généalogies des premiers hommes , les éta-
>> blissemens des anciens peuples , la naissance des arts
>> etc. , l'antiquité ne nous offre point de monument plus
>> précieux , ni plus sûr que ses écrits. » :
4
?
L'abbé Guénée ajoute à ce beau portrait de Moïse , un
parallèle digne d'être remarqué après les désastres dont
nous avons été témoins . Il prouve que l'auteur avait prévu
long-temps avant la révolution , les excès dont la philosophie
moderne était capable. « La philosophie de Moïse
>> dit- il , n'est point cette philosophie aride et sèche dont
» la subtilité s'évapore en,vains raisonnemens , et dont
» les forces s'épuisent en recherches inutiles au bonheur
>> des hommes ; cette philosophie désastreuse qui , la
>> hache à la main , et le bandeau sur les yeux , abat
» renverse , détruit tout , et n'élève rien ; qui , dans son
>> délire impie , fait son dieu de la matière , ne distingue
>> l'homme d'avec la brute que par ses doigts , et pour le
> perfectionner, le renvoie disputer aux animaux le gland
>> dans les forêts . C'est la sage philosophie de ces hommes
bienfaisans qui ont formé les sociétés , civilisé les peu-
>> ples , et rendu leurs semblables heureux , en leur ap-
>> prenant à se soumettre au joug des lois . >>>
Il paraît que M. Belleserre aurait donné un nouveau
1
Pp2
596 MERCURE DE FRANCE ;
prix à son ouvrage si , au lieu de passer rapidement sur les
lois de Moïse , dont il ne parle qu'en quelques lignes , il
eût donné un exposé succinct de leur objet et de leur but.
On aurait aussi aimé à trouver dans cette histoire les can
tiques qui furent chantés dans des circonstances importantes.
Tel est celui de Moïse après le passage de la mer
Rouge. Le cantique d'Ezéchias que l'on a considéré avec
raison comme la plus touchante élégie qui ait été composée
, devoit également trouver place lorsque l'auteur
parle de la maladie de ce roi : cet admirable morceau ,
vanté même par les philosophes modernes , a un charme
doux et mélancolique dont aucune poésie profane n'approche
; traduit comme il doit l'être , c'est-à-dire presque littéralement
, il aurait produit le plus heureux effet dans le
récit dont nous parlons. Il suffira d'en citer quelques fragmens
pour motiver cette observation. Le prophète vient
de la part de Dieu annoncer à Ezéchias qu'il guérira ; le
pieux monarque élève au Seigneur ses humbles actions de
grace. « Le temps qui m'étoit donné s'est enfui ; tout s'é-
>> loigne de moi comme la tente du berger..... Je m'étais
>> flatté d'aller jusqu'au matin ; mais Dieu , comme un
lion , a brisé mes membres. Du matin au soir , je serai
>> retranché du nombre des vivans. J'ai crié comme l'hi-
>> rondelle , j'ai gémi comme la colombe , mes yeux se sont
» épuisés à force de regarder le ciel...Seigneur, m'écriaisnje,
le mal m'accable ; venez à mon secours. Que dirai-
>> je maintenant que Dieu a parlé en ma faveur , et qu'il a
>> fait ce qu'il a promis ? Après que mon ame a été plon-
» gée dans l'amertume , je marcherai tranquillement pen-
>> dant toutes les années qui me sont accordées.. Vous avez
» fait , Seigneur , succéder la paix à ma douleur la plus
>> amère , parce qu'il vous a plu de me délivrer de la
>> corruption de la mort, parce que vous avez rejeté der-
>> rière moi tous mes péchés. »
Rousseau a paraphrasé ce cantique ; l'ode qui commence
ainsi : J'ai vu mes tristes journées, est considérée
PRAIRIAL AN XIII. 597
comme un de ses chefs-d'oeuvre ; cependant on a remarqué
qu'il n'avait pas conservé à ce cantique le ton simple
qui le caractérise ; en général son talent étoit plus propre
à rendre les grandes pensées et les grandes images que les
idées douces et mélancoliques. C'étoit encore une raison
de plus pour faire entrer ce cantique dans le récit de la
maladie d'Ezéchias , parce qu'un grand nombre de personnes
ne le connaissent que par la paraphrase de Rousseau .
Il se trouve encore dans l'Ecriture Sainte plusieurs morceaux
qui auraient pu figurer dans l'histoire de M. Belleserre.
Ces passages , en suspendant quelquefois la narration
, l'auraient rendue plus agréable ; et l'auteur , sans
avoir besoin , comme les anciens , de recourir à des fictions
pour orner ses récits, aurait trouvé dans la Bible une source
féconde de beautés oratoires et poétiques. L'unique reproche
que l'on puisse faire à M. Belleserre est donc d'avoir
voulu trop abréger son ouvrage , qui du reste nous a paru ,
sous presque tous les rapports , réunir les avantages que
P'on doit attendre d'un livre destiné aux enfans et aux personnes
que les circonstances ont empêché de s'instruire.
P.
A L'ÉDITEUR DU MERCURE DE FRANCE.
Alençon.
J'AI lu dans le Mercure deux articles relatifs à Marmontel
. Ils m'ont rappelé que je possédais un exemplaire
des Incas , édition de Berne et Lausanne , qui appartenait
à feu Mallet Dupan , l'un de vos devanciers dans la rédaction
du Mercure : il renferme quelques notes marginales
qui sont toutes de la main de Mallet Dupan , et dans
lesquelles il a exprimé son opinion sur quelques parties
de l'ouvrage. Vos lecteurs seront sans doute flattés de
३
598 MERCURE DE FRANCE.
connaître l'opinion jusqu'ici inédite , d'un contemporain
et d'un collaborateur de l'auteur des Incas .
( LOUIS DUBOIS ).
Chapitre IV. ( Cette première note regarde les quatre
premiers chapitres de l'ouvrage ) .
१
Comme ces quatre chapitres sont froids et sans intérêt !
Ce n'est pas ainsi que Fénélon s'introduit dans le sujet du
Télémaque. Dès les premières pages on est attaché ,
ému.
Chap. VIII. « Montezume ordonne à l'instant que parmi
>> les captifs on en choisisse mille pour les immoler, p. 58. »
Voilà les antropophages que l'auteur nous peint comme
des agneaux immolés par des tigres !Et Cortès , selon lui ,
était un fanatique exécrable , de briser ces autels teints de
sang humain ! Herrera dit que les murs du principal temple
de Mexico étaient enduits de sang caillé, depuis les
lambris jusqu'au plafond. :
Méme chap . « Montezume permit que , devant ses
yeux , on fit brûler vifs ceux des siens qui avaient puni
>> l'insolence des soldats de Cortés , pag. 62. »
Ce fait est absolument dénaturé. Les Espagnols furent
massacrés sans prétexte , tandis qu'on traitait de la paix.
(Voyez Antonio de Solis , tom . 1.) La vengeance qu'en tira
Cortès était légitime , et ne ressembla nullement à toutes
les horreurs que lui prête ici le romancier.
Méme chap . « Et fondant sur les Indiens , les Espa-
>> gnols égorgent tout ce que la frayeur , l'épouvante et la
>> fuite ne dérobent pas à leurs coups , pag. 66. »
Cette fable est aussi absurde que la précédente. Ce massacre
fut une suite du complot d'égorger les quatre-vingts
Espagnols pendant l'absence de Cortès occupé contre
Narvaès . Le romancier a tiré tous ses faits et tout son
livre de LA DÉCOUVERTE DES INDES ,, ouvrage décrié absolument.
PRAIRIAL AN XIII. 599
1
Chap. IX. « On crie au roi de s'éloigner. L'ennemi
>> l'arrête , etl'expose à nos coups , pag. 73. »
Atrocité aussi fabuleuse que les précédentes. Cortès
fut très-fâché de la mort de Montezume qui lui servait
d'otage , et d'otage utile à ses desseins.
Chap. X. « A mille Castillans la fortune de Cortès
>> avait joint plus de cent mille auxiliaires , pag. 76. »
Cen'était pas la fortune , mais le despotisme des rois du
Mexique . A l'arrivée de Cortès , une foule de nations ope
primées , lassées du joug de ces tyrans , volèrent vers lui
et lui offrirent leurs secours. Parmi eux étaient les Tlascalétes
, républicains ardens , qui débattaient depuis longtemps
leur liberté contre Montezume.
Même chap . « Cortés résolut de nous livrer l'assaut ,
pag. 78. »
Voyez la note précédente. Cette conquête fut exécutée
par des tyrans contre d'autres tyrans . C'est l'ordinaire ,
mais cet ordinaire- là ne prête pas aux déclamations et aux
figures de rhétorique. Voilà pourquoi Marmontel n'en veut
point.
Méme chap. « Alors un délire stupide se saisissant
» d'Orozimbo , sa langue parut se glacer ... pag. 83. »
Quelle ridicule description ! Un homme , dans un pareil
état , aurait des convulsions et non pas de la douleur.
Ç'est le défaut de tout l'ouvrage d'être toujours sec et
froidement déclamateur.
1
Méme chap. « Et moi , lui dit Guatimozin , suis-je sur
>> un lit de roses ? pag. 84 .
::
J'ai toujours douté et douterai toujours de ce mot si
fameux dont on ne trouve de trace que dans un seul historien,
d'ailleurs peu croyable.
Méme chap . « Au milieu d'un hameau dont les toits
>> embrasés fondent sur les femmes enceintes .... on voit
les Espagnols .... se réjouir et insulter aux victimes
de leur furie , pag. 87 . 1
Toutes ces horreurs sont ridicules par leur exagération.
1
4
600 MERCURE DE FRANCE ,
L'imagination en délire peut inventer de pareilles peintures
; mais il est extravagant de les appliquer aux Espagnols
qui , quoique très-cruels et très-avides , n'en sont
jamais venus aux épouvantables excès que l'auteur s'amuse
à raconter. Du reste , rien ne me paraît plus sec , plus ampoulé
que ce narré de la conquête du Mexique. Celui
d'Antonio de Solis est infiniment plus attachant.
-Chap. XI. « Au nom de Las -Casas , au nom de ce héros
>> de la religion et de l'humanité .... pag . 100. »
N'oublions pas que ce héros prétendu , si loué dans ce
roman , est le premier qui ait imaginé et rédigé le plan du
commerce des esclaves-negres. Telle était l'espèce de son
humanité . Quant à sa politique , la voici : il déclamait
contre les conquérans du Pérou , en Espagne , pour obtenir
le riche évêché de Chiapa où il se consola tout doucement
des malheurs de l'Amérique.
Chap. XII. « Alors rompant l'hostie en trois , Fer-
> nand de Lucques s'en réserve une partie, et en donnant
>> une à chacun de ses associés interdits et tremblans :
>> Ainsi , dit- il , soit partagée la dépouille des Indiens,
>> pag. 102. »
C'est outrager le bon sens et la vraisemblance de prêter
àqui que ccee soit ces horribles sottises. Est modus in
rebus.
21
Méme chap. « Ce ne sont pas les creux des mines , où
>> ces peuples sont enfermés vivans , que l'on doit re-
>> douter pour eux , pag. 106. ».
Il faut être fou pour mettre dans la bouche d'un hypocrite
des extravagances pareilles . Il n'est pas possible que
jamais personne ait tenu et tienne un pareil langage , qui
estceluide la folie et non pas du fanatisme . C'est se battre
contre des moulins à vent que de faire répondre des sen
tences à ce débordement d'atrocités insensées qui font rire
plus qu'elles ne révoltent. Mais tel est l'esprit déclamateur :
il affoiblit toujours à force d'exagérer.e
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 601
Chap . XII. « ... Vous servez un Dieu ; mais ce Dieu ,
» c'est l'impitoyable avarice , pag. rog. »
Il y a long-temps que Montaigne et l'Auteur d'Alzire
ont dit toute cette tirade avec moins de prétention et d'emphase
, mais plus d'éloquence. Marmontel n'ajoute à co
qu'ils ont dit que les apostrophes , la fausse chaleur , etc.
Méme chap . « Voilà , je crois , ce que le zèle , d'accord
» avec l'humanité , conseille à des héros chrétiens ,
» р. 112, »
Il y a plus de soixante vers blancs de huit syllabes dans
ce paragraphe ( 1 ) .
Chap . XIII. « Barthélemi fut remené jusqu'au fleuye
» des Lézards .... pag. 120. » i :
Cet épisode est intéressant , parce qu'il est simple , et
écrit en général d'un style conforme aux choses. L'auteur
est assez propre aux peintures douces. :
Chap . XVII. « .... Ils prétendent imaginer un plus
>> grand mal que de vieillir , pag. 162. »
Toujours du bel esprit et des phrases académiques prononcées
par des sauvages. Ce n'est pas une des moindres
raisons de la fatigue de cette lecture faite de suite...
Chap . XVIII. « Ce désordre a je ne sais quoi de mer-
>> veilleux qui agrandit l'ame et l'affermit en l'élevant ,
» pag. 174. » . て
...C'est se moquer des gens que de faire tenir un pareil dis
cours par un brigand à ses soldats. Il leur donne là une
belle consolation . On dirait qu'ils sont dans cette île pour
faire des observations .
..
:
Chap. XXXV, tom. 2. « . Pour expier le crime d'y
» avoir fait germer l'or , p . 97. » .
Quelle futile déclamation ! Comme si la nature était
coupable de l'abus que l'on a fait de l'or !
دما
(1 ) Le célèbre critique Clément a fait la même remarque , il y
déjà long-temps . L. D.
602 MERCURE DE FRANCE ,
Chap . XXXVI. C'est là que frémissait Huascar , sous
>> une garde inexorable , p. 105. »
Il est singulier que pas un mot des précédens chapitres
n'apprenne qu'Huascar est instruit de la délivrance d'Ataliba.
Cette inadvertance de l'auteur jette de l'embarras
dans le récit.
Même chap. - « Il est mort ! ...-Ton armée te l'ap-
>> porte enpleurant. Il en fut l'amour et l'exemple , p. 108. »
Ce dialogue est adroit , quoiqu'imité visiblement des
'Horaces de Corneille.
Méme chap. « J'ai bu la coupe du bonheur; j'en ai épui-
» sé les délices , p. 111. »
1.
Ces vaines figures recherchées sont bien éloignées de
Pexpression de ladouleur. L'auteur l'a bien saisie plus
haut; ce qui prouve combien il a le goût peu sûr. Ce
n'est pas dans ce style qu'Evandre pleure son filsdans
'Enéide.
Méme chap . « Alors tu retrouveras ton frère tel que tu
» le vois aujourd'hui , traitable, humain , sensible et juste ,
»р. 114. »
Le romancier s'est moqué des gens instruits en traçant
cecaractère d'Ataliba , qui n'était qu'un brigand perfide
et sanguinaire , assassin de son frère qu'il avait indigner
ment trompé et dépouillé , en horreur aux Indiens , qui
rendirent graces aux Espagnols de la mort de ce tyran.
Est-il permis de faire ainsi , à son gré, un Titus d'un
Caligula ?
Chap. XL. « Veux-tu voir mes entrailles se déchirer
d'horreur , etmon enfant épouvanté s'arracher des flancs
>> de sa mère ? p. 139. »
C'est de ces expressions gigantesques et emphatiquement
impropres que se servaient Lucain , Brébeuf, et Corneille
Jorsqu'il est faible. Leur exemple aurait dû corriger un
académicien.
Chap . XLVII. « La mort est impassible ; et au bord
PRAIRIAL AN ΧΙΙΙ. 603
>> de la tombe est une digue où s'accumulent les restes des
» maux de la vie , p. 228. »
Il faut renvoyer cet amphigouri du pathos le plus obscur
au fatras énigmatique intitulé : Nuits d' Young.
SPECTACLES.
r.
S
$ 2
THEATRE FRANÇAIS.
Les Templiers.
Si quelqu'un conteste le mérite de cette tragédie, per
sonne assurément ne saurait nier son succès : elletriomphe
avec éclat et de l'influence de la saison et de celle de la
critique. L'accès du théâtre est aussi obstrué à la onzième
représentation qu'à la première , et il n'y a de cabale
qu'à la porte ; car une fois la toile levée, le recueillement
est profond , et le sentiment de l'admiration unanime. Il
n'y a pas de siffleurs qu'on soit obligé de mettre dehors ,
ni de victoire obtenue à coups de poing , comme à la
deuxième représentation de Madame de Sévigné , où
l'improbation a été comprimée avec l'énergie et les manières
des forts de la Halle .
Nous avons observé , à la gloire de l'auteur , qu'il a
fait une belle tragédie avec peu de matière , ce qui est le
comble de la difficulté ; il faut ajouter sans amour, ce qui
fut long-temps regardé comme impossible.
Il nous reste des observations nouvelles à faire sur les
imitations , sur le style et sur quelques critiques , soit
relatives , soit étrangères au style.
J'ai remarqué assez peu d'imitations ou de réminiscences
: je n'appelle pas de ce nom l'hémistiche que je
vais souligner :
Je ferai devant lui parler lavérité.
604 MERCURE DE FRANCE
Racine a dit :
Je devrais faire ici parler la vérité.
Mais, comme dit très-bien Voltaire , cela ne s'appelle
point imiter ou dérober ; c'est seulement parler la même
langue. Il est impossible d'éviter ces ressemblances , ces
rencontres . Entendre la vérité serait une expression commune
, la faire parler est une tournure poétique et bien
plus vive , qui personnifie la vérité. Le premier qui l'a
trouvée a enrichi la langue; il est difficile de savoir si
c'est Racine ; quoiqu'il en soit , aujourd'hui elle appartient
à tous , et c'est une monnaie courante dont chacun
peut faire usage .
J'ai parlé , dans un autre numéro , d'un vers plus merquant
, emprunté à l'auteur de la Henriade , et mal employé
par celui des Templiers.
Et qui meurt pour son roi meurt toujours avec gloire ,
avait dit Voltaire ; ce qui est vrai. M. Renouard substitue
innocent à pour son roi , et la vérité disparaît. On
dit qu'il a mis encore à la place de toujours.
Et qui meurt innocent meurt encore avec gloire.
L'exactitude ne s'y trouve point davantage.
Il a fait aussi à Crébillon un emprunt dont l'usage n'est
guère meilleur.
Avide de périls , et par un triste sort ,
Trouvant toujours la gloire où j'ai cherché lamort.
( RHADAMISTE . )
Cette pensée est belle ; par un triste sort , loin d'être
une cheville , ajoute à sa beauté , et prévient tout soupçon
de jactance. L'imitation de M. Renouard est peut-être un
peu maniérée. ;
Je demandai la mort ; je n'obtins que la gloire.
L'antithèse , dans Crébillon , couverte en quelque sorte
par le sentiment est à peine remarquée ; ici elle est saillante
, et l'on sent trop la main du poète : l'antithèse m'a
paru un peu prodiguée dans cette tragédie. Au reste il
PRAIRIAL AN XIII . 505
faudrait l'avoir sous les yeux pour s'assurer de la justice
de ce reproche ; car c'est la fréquence et non l'emploi de
cette figure qu'on peut blâmer.
Voici une imitation de Tacite que je trouve trèsheureuse.
L'historien , après avoir peint la corruption
motonone de plusieurs générations consécutives , se résume
en quatre mots. Alia nomina, cadem vitia ; « d'au-
» tres noms , mêmes vices. »
Dans les Templiers :
Cesont d'autres soldats , c'est la même vertu.
:
C'est la pensée de Tacite retournée , la même tournure,
la même coupe ; le mot de l'historien pourrait être rendu
ainsi:
:
i
Les noms sont différens ; les vices sont les mêmes.
Ilya , pour le dire en passant , une foule de beaux
vers dans Tacite ; il ne s'agit que de les en détacher : Racine
en a pris beaucoup sans avoir épuisé la mine ; il en
a transporté ailleurs que dans son Britannicus. La pensée
de ces vers de Mithridate , si souvent cités , est de Tacite :
Et pour être approuvés ,
De semblables projets veulent être achevés ( 1 ) .
Ainsi que ces deux vers de Corneille ,
Et le peuple inégal à l'endroit des tyrans (2)
S'il les déteste morts , les adore vivans .
1
A
)
On pourrait citer bien d'autres exemples du parti que
nos meilleurs écrivains , poètes ou prosateurs , ont tiré de
Tacite.
J'ai vu aussi quelque part une image avec laquelle le
magnifique récit des Templiers , et le mot sublime qui le
termine ( les chants avaient cessé ) , paraît avoir de l'analogie.
C'est dans une description de tempête : on peint les
débris du navire flottans sur la mer ; des malheureux dis-
(1 ) Quod non potest laudari nisi peractum.
(2) Et vulgus eadem pravitate insectabatur interfectum , qua
foverat viventem .
1
606 MERCURE DE FRANCE ;
putent un moment leur vie aux flots ; ils poussent des
crisdouloureux. Tout- à-coup ,
L'abyme se referme , et l'on n'entend plus rien.
Cecalme , ce silence de la mort fait frémir: cette peinture
est aussi forte que l'autre ; mais la première est plus touchante
: je n'en connais pas qu'on puisse lui préférer.
J'ai remarqué bien peu d'expressions impropres dans
les Templiers . Je ne crois pas qu'on puisse dire que Philippe
exhalait le cri de sa colère : exhaler signifie proprement
faire évaporer. Ainsi on exhale sa douleur en
plaintes ; mais la colère de Philippe ne s'évapora point
ainsi.
Après la condamnation bénissons nos périls , est
encore une expression qui n'est pas bonne . Il y a plus
que du péril pour ceux qui sont condamnés au feu sans
appel : : : ラン
Je préfère mourir à me justifier,
manque d'élégance tout au moins. Préférer ne va bien
qu'avec un substantif :
Au jour de leur malheur je leur serai fidèle ,
présente un sentiment noble et un défaut d'harmonie.
Ces taches sont légères et rares , autant que j'en ai pu
juger par la représentation , et l'on a cité , dans divers
journaux , de très-longues tirades où l'on n'en trouve aucune
qui mérite d'être relevée. Si cette tragédie n'avait
pas dans un degré éminent le mérité du style , le genre
en est si sévère , l'intrigue si peu compliquée , les incidens
si peu multipliés, qu'il semble impossible qu'elle pût
se soûtêñir.
Des gens d'esprit , mais dont le goût est , à mon avis ,
d'une sévérité outrée , ont cru voir de la manière jusque
dans ce vers , qu'excepte eux , tout le monde regarde
comme très beau
La torture interroge , et la douleur répond.
J'avoue que je n'y vois que la manière de Tacite , de la
۲
1
PRAIRIAL AN XIII. 607
concision et de l'énergie; et je ne doute pas que dans Corneille
il ne fût jugé unanimement admirable ; tant aux
yeux de la prévention , les noms mettent de différence
entre les mêmes choses .
Toutes les pensées généreuses , tous les mouvemens
qui enlèvent l'admiration dans cette pièce , sont rendus
avec simplicité. Molay marchant au bûcher , regarde le
roi , lève les yeux au ciel et lui adresse cette prière :
GrandDieu !nenous venge jamais.
L
On trouve , entr'autres , deux traits de ce genre dans
Racine. Iphigénie , croyant aller à la mort , dit à Clytemnestre
:
Il me reste un frère ;
Puisse-t-il être , hélas ! moins funeste à sa mère !
Joas en voyant éclater l'amitié du petit Eliacin et de
Zacharie l'un pour l'autre , s'écrie :
هب
Enfans , ainsi toujours puissiez-vous être unis! ٠٤
Ces voeux insinuent des craintes prophétiques qu'on sait
devoir se réaliser. A cette beauté du premier ordre , se
joint dans le vers de M. Raynouard, une autre qu'on peut
dire encore supérieure, le sentiment héroïque d'un homme
qui , condamné injustement , demandé au ciel de n'être pas
vengé. Il faut dire à la louangé du christianisme , que lui
seul inspire de telles pensées. Un des hommes les plus parfaits
du paganisme , Germanicus se croyant empoisonné
adressait à ses Dieux un voeu tout différent de celui du
grand maître. Ce seul vers prouverait qu'on a eu tort ,
comme jel'ai dit précédemment , de reprocher à l'auteur
de n'avoir fait agir et parler ce personnage que comme
un Socrate ou un Caton.
4
Il y a pourtant un vers ou plutôt un hémistiche de la
pièce auquel ce reproche pourrait convenir. Molay dit à
ses frères : si j'étais assez malheureux pour vous conseil
ler une lâcheté , ne m'obéissez pas : Je vous rends vos ser
mens. Rien n'est plus Beau ni plus noble ; mais il ajouté
soyez grands par vous-mêmes. Ily a peut- être là un peu
Hep
608 MERCURE DE FRANCE ;
de fausse grandeur. Peut-être ne doit-on pas dire à des
moines , quoique militaires aussi , soyez grands; passe
pour forts. Je n'aime point à entendre Orosmane et Mahomet
dire , ( l'un ) : 4
Trop généreux , trop grand pour m'abaisser å feindre.
(L'autre :)
:
.....
15
Je me sens assez grand pour ne point t'abuser.
Et néanmoins grand, dans ces deux vers peut signifier
puissant.
Ona critiqué cette réponse magnanime du grand-maitre
au roi qui offrait la vie aux Templiers :
:
Sire, offrez-nous l'honneur.
On a prétendu que Philippe devait répliquer : Est-il en
mon pouvoir de vous offrir l'honneur ? On lui aurait trèsjustement
répondu : «Oui, sire, en nous donnant pourjuges
» les tribunaux ordinaires au lieu d'un inquisiteur , vos
>> magistrats à la place de votre confesseur.
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
Les Descendans du Menteur , par M. Armand
Charlemagne.
ON a eu tort de dire que dans le Menteur de Corneille
le vice reste impuni. D'abord , c'est plutôt un défaut
qu'un vice qu'on peut reprocher à Dorante. Ses mensonges
ne compromettent que lui , et quoique blamables , peuvent
être regardés comme de pures étourderies . D'ailleurs , il
est vrai qu'il n'est pas perdu , mais il est puni ; il est
écrasé sous le poids de l'humiliation quand son père,
avec un ton foudroyant , lui demande s'il est gentilhomme;
et quand, désespéré de n'être pas cru lors-même
qu'il
REP.FRA
cen
PRAIRIAL AN XIII . 609
qu'il dit la vérité , et se voyant forcé d'invoquer latémoi
gnage de Cliton , Géronte lui répond :
Tu ne meurs pas de honte
Que ton père , réduit à douter de ta foi ,
Donne plus de croyance à ton valet qu'à toi .
La leçon est assez forte , et on peut dire que ce genre de
peine est proportionné au délit.
M. Charlemagne n'a voulu traiter le mensonge qu'en
riant. Non-seulement il ne l'a pas rendu odieux , il ne l'a
pas même rendu ridicule . Deux fois il est revenu à ce sujet;
car cette nouvelle pièce est le pendant de ses Voyageurs ,
lesquels usent aussi largement du privilége de ceux qui
viennent de loin .
Cette dernière comédie sur-tout est une véritable dé
bauche d'esprit. Le mensonge y est peint avec des couleurs
'agréables; il semble que l'objet de l'auteur ait été de le
faire aimer. Il dit , et c'est son dernier mot , car ce vers
termine la pièce ; il dit que :
:
Mentir innocemment entretient la santé .
Il ne faut done s'attendre à trouver dans celle- ci que de
l'amusement sans aucune espèce de moralité . Elle aurait
pu fournir un bon article aux déclamations de l'ours de
Genève contre les spectacles. Le fonds en est si mince
qu'elle ne peut se sauver que par les détails qui véritablement
sont très-gais. Toutes les invraisemblances y sont
accumulées , et néanmoins elle amuse beaucoup , parce
que le style est piquant , le dialogue rapide et léger ,
malgré quelques répétitions et quelques inversions un peu
forcées .
Ducoudrai l'aîné , natif de Poitiers , est venu chercher
fortune à Paris , et y a mangé dix mille écus pour acheter
des protecteurs qui ont fort mal gagné leur argent. Ce
n'était là heureusement qu'une petite partie de sa fortune
Résolu de retourner dans son pays , il veut se débarrasser
de son loyer, et vendre ses meubles. Un passant vient le
^
*****???????????????????? 7 8 992008
610 MERCURE DE FRANCE ;
voir. C'est un déterminé hableur qui se dit fils de Cagliostro
Le Poitevin le paie de la même monnaie , et se prétend fils
naturel de Voltaire. Très - riche banquier , il quitte sa
maison du Marais , autrefois occupée par Ninon ( ce qu'il
redit trop souvent) , pour habiter la chaussée d'Antin ,
parce que
Son état le condamne à la magnificence.
Lemarché des meubles est conclu pour 6,000 fr. , quoique
le voyageur ne puisse disposer que de cinquante louis. Ce
dernier apprend que Ducoudrai a une soeur très -riche , et
se flatte de l'épouser , ignorant qu'elle est mariée ; il
compte payer les deux mille écus avec la dot. Le frère et la
soeur l'entretiennent dans son erreur et dans son espérance.
L'objet de l'une est de s'amuser , celui de l'autre de se
faire donner cinquante louis qui lui sont nécessaires pour
se délivrer d'un créancier tenace. Mais on s'est trompé
quand on l'a taxé d'escroquerie. Il est encore plus que
solvable , et il n'est censé recevoir qu'un à-compte sur le
prix de ses meubles. L'homme aux cinquante louis hésite
long-temps , ne possédant que cette somme au monde.
Mais enfin l'emprunteur suppose que son caissier est absent,
qu'il a besoin de cet argent sur l'heure , et entremêle ses
instances de promesses séduisantes :
Je vous donne ma soeur avec cent mille écus ;
Vos cinquante louis .
L'autre les lâche enfin. Aussitôt il apprend qu'il est mystifié
, que sa future est mariée , que le banquier n'a pas
de banque. Au lieu de se désoler d'avoir été berné , il
imagine une histoire pour prendre sa revanche. Le Poitevin
et sa soeur se défient du piége ; on en vient à une explication;
il se trouve que le menteur en chef est le frère cadet de
Ducoudrai . Ils retournent l'un et l'autre , avec leur soeur ,
dans leur patrie commune, et vont mentir à Poitiers , où ils
espèrent apparemment trouver plus de crédulité qu'à
Paris , et faire des dupes au lieu de l'être.
Erratum du dernier numéro .
Page 55.1 , à la fin d'un vers , détresses ; lisez traverses.
1
PRAIRIAL AN XIII. 611
ΑΝΝΟNCES.
VII , VIII et IX Cahiers de la troisième année de la Bibliothèque-
physico- économique , instructive et amusante , à l'usage
des villes et des campagnes , publiée par cahiers , avec des planches ,
le premier de chaque mois , à commencer du premier brumaire an II ,
parune société de savans , d'artistes et d'agronomes, et rédigée par C.
S. Sonnini , de la société d'agriculture de la Seine , etc.- Cette Bibliothèque
, qui a déjà plusieurs éditions , continue de jouir du plus
grand succès , en France et chez l'étranger . - Ces trois nouveaux
cahiers, de 216 pag., avec des planche , contiennent entr'autres
articles i téressans et utiles : Moyen prompt et facile de réduire toute
espèced'herbes en engrais ; - Procédés sur la culture des melons ; -
Nouvelle manière d'arroser les plantes ; -Rouissage du chanvre par
une nouvelle méthode ; - Manière nouvelle de multiplier les arbres
fruitiers et d'ornement; - Remède curatif de la maladie des hoeufs,
appelée météore ;- Nourriture et éducation des moutons de Cachemire;-
Salaison de toute espère de poissons , avec un procédé pour
les conserver long-temps ; - Recette du gâteau d'orange , de Nankin;-
Procédé pour décrasser les boiseries peintes à Thuile , et leur
rendre leur premier éclat , aiosi qu'à toutes sortes de virilles peintures;-
Description , usage et figure des nouvelles chemin es-poêles
de M. Curaudau;- Chandelle économique qui ne coule point , et a
toute l'apparence de la bougie; - Moyen nouveau dempêcher les
cheminées de fumer ; Description et usage d'un méridien somnant;
Blanchiment de gravures; Remède éprouvé contre le encer ,
par M. Dumaitz , qui s'est guéri lui-même.- Le prix de l'abonnement
de cette troisième année est , comme pour chacune des deux
premières , de to fr. pour les 12 cahiers , que l'on reçoit , mois par
mois, francs de port par la poste. La lettre d'avis et l'argent
doivent être affranchis et adressés à F. Buisson , imprimeur-libraire
, rue Hautefeuille , n° . 20 , à Paris .
Teudimer, on la Monarchie Espagnole , suivi de Guillaume le Conquérant;
d'Agenor et Zélie , par deGelozan drame . D'an Essai en 13
chants sur la Fronde, et de plus eurs pièces tant en prose qu'en vers;
par; Gelozan. Un vo . in-12.-Prix : 2 fr., et 2 fr. 75 c. par la poste.
ABruxelles , chez Stapleaux . lib . , rue de la Madeleine , n. 407 .
L'Ecole Buissonnière , ou Georgino et Pédri lo , traduit de l'espagnol
de D. Inigo Pedro Trufanille ; par Jérôme Lasouche. Deux
vol. in-12.-Prix : 3 fr. , et 4 fr . par la poste.
A Paris , chez Caillot , imp. -lib . , rue du Hurepoix , quai des
Augustins , nº. 17 .
Ode à son excellence M. R. J. Schimmelpenninck, grand pensionnaire
de la république batave; par J. Ch . J. Luce de Lancival ,
professeur debelles-lettres au Lycée Impérial,, membre de l'Athénée
desArts , de celui des Etrangers, de la Société Philotechnique , etc. ,
avec cette épigraphe :
Prix : 30 cent .
Sifractus illabatur orbis ,
Impavidumferient ruinæ !
HORAT.
Cesdifférens ouvrages se trouvent aussi chez LE NORMANT , rus
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
Qq2
612 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES DIVERSES.
Vienne , 27 mai.
Afin de faire cesser les moindres apparences dont on
pourrait abuser pour jeter de fausses inquiétudes , S. M.
vient d'ordonner que les semestriers resteraient comme de
coutume chez eux ; que tout déplacement de troupes cesserait
entièrement , et que le camp qui devait être formé
en Styrie n'aurait pas lieu . Cette disposition a répandu l'alégresse
dans Vienne , en y donnant une nouvelle certitude
depaix.
Londres, 25 mai. Une grande partie du convoi de
Terre- Neuve a été prise par une corvette et des corsaires
français . La frégate la Topaze , a repris quelques bâtimens
; mais la perte n'en est pas moins très-considérable
encore. Le ministère cherche au moins à nous rassurer
sur les Indes orientales . Il fait débiter que la cavalerie
d'Holkar a été battue par le général Lake. L'amiral Cornwallis
va reprendre le commandement de la flotte du
canal.. Il y a de la fermentation en Irlande , et on s'y
attend à une explosion prochaine.
1.
Lord Keith est allé reprendre le commandement des
vaisseaux stationnés devant Boulogne .
M. Withbread ayant annoncé à la chambre des communes
qu'il se proposoit de présenter une motion tendant
à faire poursuivre juridiquement lord Melleville , le fils
du noble lord a demandé, par une motion incidente, que
sonpère fût entendu lui-même pour sa défense ; ce qui
a été accordé. Cette résolution de lord Melleville de comparoître
personnellement , excite la plus vive curiosité.
, 7juin. Tout l'intérêt des nouvelles politiques
est en ce moment concentré dans l'Italie. C'est cette partie
de l'Europe qui fixe tous les regards. Le sénat et lepeuple
deGênes ayant voté la réunion de ce petit état à la France ,
des députations de l'un et de l'autre , le Doge à leur tête ,
sont venus le 4 juin apporter ce voeu aux pieds de
S. M. I. et R.; elle a répondu au discours du Doge :
Milan
<<M. le doge , et MM. les députés du sénat et du
peuple de Gènes ,
» Les circonstances et votre voeu m'ont plusieurs fois
appělé depuis dix ans à intervenir dans vos affaires intéri
PRAIRIAL AN XIII . 613
eures. J'y ai constamment porté la paix et cherché à faire
prospérer les idées libérales qui seules auroient pu donner
à votre gouvernement cette splendeur qu'il avoit il y a
plusieurs siècles. Mais je n'ai pas tardé moi-même à me
convaincre de l'impossibilité ou vous étiez , seuls , de rien
faire qui fût digne de vos pères. Tout a changé : les nouveaux
principes de la législation des mers que les Anglais
ont adoptés , et obligé la plus grande partie de l'Europe à
reconnoître ; le droit de blocus qu'ils peuvent étendre aux
places non bloquées , et même à des côtes entières et à des
rivieres , qui n'est autre chose que le droit d'anéantir à
leur volonté le commerce des peuples ; les ravages toujours
croissans des Barbaresques , toutes ces circonstances ne vous
offroient qu'un isolement dans votre indépendance. La postérité
me saura gré de ce que j'ai voulu rendre libres les
mers , et obliger les Barbaresques à ne point faire la guerre
aux pavillons foibles , mais à vivre chez eux en agriculteurs
et en honnêtes gens. Je n'étois animé que par l'intérêt
et la dignité de l'homme. Au traité d'Amiens , l'Angleterre
s'est refusée à coopérer à ces idées libérales . Depuis , une
grande puissance du continent y a montré tout autant d'éloignement.
Seul , pour soutenir ces légitimes principes ,
il eût fallu avoir recours aux armes , mais je n'ai le droit
de verser le sang de mes peuples que pour des intérêts qui
'leur sont propres.
>> Dès le moment où l'Europe ne put obtenir de l'Angleterre
que le droit de blocus fut restreint aux places vraiment
bloquées , dès le moment que le pavillon des foibles
fut sans défense et livré à la piraterie des Barbaresques , il
n'y eutplus d'indépendance maritime ; et dès-lors , les gens
sages prévirent ce qui arrive aujourd'hui . Où il n'existe pas
d'indépendance maritime pour un peuple commerçant ,
naît le besoin de se réunir sous un plus puissant pavillon.
Je réaliserai votre voeu ; je vous réunirai à mon grand
peuple. Ce sera pour moi un nouveau moyen de rendre
plus efficace la protection que j'ai toujours aimé à vous
accorder . Mon peuple vous accueillera avec plaisir. Il
sait que dans toutes les circonstances , vous avez assisté ses
armées avec amitié , et les avez soutenues de tous vos
moyens et toutes vos forces. Il trouve d'ailleurs chez vous
des ports et un accroissementde puissance maritime qui lui
est nécessaire pour soutenirses légitimes droits contre l'oppresseurdes
mers. Vous trouverez dans votre union avec
mon peuple un continent , vous qui n'avez qu'une marine
614 MERCURE DE FRANCE ,
et des ports. Vous y trouverez un pavillon que , quelles
que soient les prétentions de mes ennemis , je maintiendrai
sur toutes les mers de l'univers , constamment libre d'insultes
et de visites , et affranchi du droit de blocus , que je
ne reconnoîtrai jamais que pour les places véritablement
bloquées par terre comme par mer. Vous vousy trouverez
enfin absolument à l'abri de ce honteux esclavage dont je
souffre malgré moi l'existence envers les puissances plus
foibles , mais dont je saurai toujours garantir mes sujets.
Votre peuple trouvera dans l'estime que j'ai toujours eue
pour lui, et dans ces sentimens de père que je lui porterai
désormais , la garantie que tout ce qui peut contribuer à
son bonheur sera fait .
>>M. le doge , et MM. les députés du sénat et du peuple
Gênes , retournez dans votre patrie : sous peu de temps
je m'y rendrai ; et là , je scellerai l'union que mon peuple
et vous contracterez. Ces barrières qui vous séparent du
continent seront levées pour l'intérêt commun , et les
choses se trouveront placées dans leur état naturel. Les
signatures de tous vos citoyens apposées au bas du voeu
que vous me présentez , répondent à toutes les objections
que je pourrois me faire : elles constituent le seul droit
que je reconnoisse comme légitime. En le faisant respecter,
je ne ferai qu'exécuter la garantie de votre indépendance
que je vous ai promise. >>
Le 7 juin s'est ouverte solennellement la séance du corps
législatif du royaume d'Italie , en présence de S. M. assise
sur son trône , ayant à sa droite , deux degrés plus bas
que le trône , le prince Eugène sur une chaise. Le secrétaire-
d'état y a lu les statuts du royaume. Le titre VIII
porte création de l'Ordre de la couronne de fer. Il sera
composé de 300 chevaliers , 100 commandeurs 20 dignitaires.
Les Rois d'Italie seront grands-maîtres de l'ordre.
Néanmoins l'Empereur et Roi Napoléon , en sa qualité
de fondateur , en ccoonnsseerrvveerraa, sa vie durant , le titre et les
fonctions , dont ils ne jouiront qu'après lui . Deux cents
places de chevaliers , vingt-cinq de commandeurs , et
cinq de dignitaires , sont affectées spécialement pour la
première formation , aux officiers et soldats français qui
ont pris une part glorieuse aux batailles dont le succès a
le plus contribué à la fondation du royaume .
La lecture des statuts étant achevée , le grand-maître a
invité Mgr. le prince Eugène à prêter son serment en qualité
de vice- roi. S. A. S. , après avoir fait une profonde
PRAIRIAL AN XIII. 615
révérence à S. M. , a été se mettre à genoux près de la crédence
quiavoit été placée à la gauche du trône , et la main
levée sur le livre des Evangiles , elle a prononcé le serment
suivant :
<<Je jure d'être fidèle à la constitution et d'obéir au roi ,
>> de cesser mes fonctions à l'heure même où j'en recevrai
>> l'ordre du roi , et de remettre aussitôt l'autorité qui m'est
>> confiée à celui qui sera délégué par lui .>>>
Après le serment prêté par M. le prince Eugène , S. M.
aprononcé en langue italienne le discours dont la traduction
suit :
« Messieurs du corps législatif ,
>> Je me suis fait rendre un compte détaillé de toutes les
parties de l'administration. J'ai introduit dans ses diverses,
branches la même simplicité qu'avec le secours de la consulte
et de la censure,j'ai portée dans la révision des constitutions
de Lyon. Ce qui est bon ,, ce qui est beau , est toujours
le résultat d'un système simple et uniforme. J'ai supprimé
la double organisation des administrations départementales
et des administrations de préfecture , parce que
j'ai pensé qu'en faisant reposer uniquement l'administration
sur les préfets , on obtiendroit non-seulement une économie
d'un milliondans les dépenses , mais encore une plus
grande rapidité dans la marche des affaires. Si j'ai placé
auprès des préfets un conseil pour le contentieux , c'est
afin de me conformer à ce principe qui veut que l'administration
soit le fait d'un seul , et que la décision des objets
litigieux soit le fait de plusieurs.
>> Les statuts dont vous venez d'entendre la lecture étendent
à mes peuples d'Italie le bienfait du Code à la rédaction
duquel j'ai moi même présidé. J'ai ordonné à mon conseil
de préparer une organisation de l'ordre judiciaire qui rende
aux tribunaux l'éclat et la considération qu'il est dans mon
intention de leur donner. Je ne pouvois approuver qu'un
préteur seul fût appelé à prononcer sur la fortune des citoyens,
et que des juges cachés aux regards du public décidassent
en secret , non- seulement de leurs intérêts , mais
encore de leur vie. Dans l'organisation qui vous sera présentée
, mon conseil s'étudiera à faire jouir mes peuples
de tous les avantages qui résultent des tribunaux collectifs ,
d'une procédure publique et d'une défense contradictoire.
C'est pour leur assurer une justice plus évidemment éclairée,
que j'ai établi que les juges qui prononceront unjugement
soient aussi ceux qui auront présidé aux débats : je
)
1
616 MERCURE DE FRANCE ,
n'ai pas cru que les circonstances dans lesquelles se trouve
l'Italie me permissent de penser à l'établissement des jurés ;
mais les juges doivent prononcer comme les jurés , d'après
leur seule conviction , et sans se livrer à ce système des
semi-preuves qui compromet bien plus souvent l'innocence,
qu'il ne sert à découvrir le crime. La règle la plus
sûre d'un juge qui a présidé aux débats, c'est la conyiction
de sa conscience .
>> Jai veillé moi-même à l'établissement de formes régulières
et conservatrices dans les finances de l'état , et j'espère
que mes peuples se trouveront bien de l'ordre que
j'ai ordonné à mes ininistres des finances et du trésor public
, de mettre dans les comptes qui seront publiés. J'ai
consenti que la dette publique portât le nom de Monte-
Napoléon , afin de donner une garantie de plus de fidélité
aux engagemens qui la constituent et une vigueur nouvelle
au crédit.
>> L'instruction publique cessera d'être départementale ,
et j'ai fixé les bases pour lui donner l'ensemble , l'uniformité
et la direction qui doit avoir tant d'influence sur les
moeurs et les habitudes de la génération naissante .
» J'ai jugé qu'il convenoit dès cette année de mettre
plus d'égalité dans la répartition des dépenses départementales
, et de venir au secours de ceux de mes départemens ,
tels que le Mincio et le Bas- Pô , qui se trouvent accablés par -
la nécessité de se défendre contre les ravages des eaux.
>> Les finances sont dans la situation la plus prospère ,
et tous les paiemens sont au courant. Monpeuple d'Italie
est , de tous les peuples de l'Europe , le moins chargé d'impositions.
Il ne supportera point de nouvelles charges ; et
s'il est fait des changemens à quelque contribution , si l'enregistrement
est établi dans le projet de budjet d'après un
tarif modéré , c'est afin de pouvoir diminuer des impositions
plus onéreuses : le cadastre est rempli d'imperfections
qui se manifestent tous les jours. Je vaincrai , pour y
porter remède , les obstacles qu'oppose à de telles opérations
beaucoup moins la nature des choses que l'intérêt
particulier ; je n'espère cependant point arriver à des résultats
tels qu'ils fassent éviter l'inconvénient d'élever une
imposition jusqu'au terme qu'elle peut atteindre.
>> J'ai pris des mesures pour redonner au clergé une dotation
convenable , dont il étoit en partie dépourvu depuis
dix ans ; et si j'ai fait quelques réunions de couvens , j'ai
voulu conserver , et mon intention est de protéger ceux
:
PRAIRIAL AN XΙΙΙ. 617
qui se vouent à des services d'utilité publique , ou qui ,
placés dans les campagnes , se trouvent dans des lieux et
dans des circonstances où ils suppléent au clergé séculier.
J'ai en même temps pourvu à ce que les évêques eussent
le moyen d'être utiles aux pauvres; et je n'attends , pour
m'occuper du sort des curés , que les renseignemens que
j'ai ordonné de recueillir promptement sur leur situation
véritable: je sais que beaucoup d'entr'eux , sur-tout dans
les montagnes , sont dans unepénurie que j'ai le plus pressant
desir de faire cesser.
>> Indépendamment de la route du Simplon , qui sera
achevée cette année , et à laquelle 4000 ouvriers , dans
la seule partie qui traverse le royaume d'Italie , travaillent
en ce moment , j'ai ordonné de commencer le port de
Volano , et que des travaux si importans soient entrepris
sans retard et poursuivis avec activité .
>> Je n'ai négligé aucun des objets sur lesquels mon
espérience en administration pouvoit être utile à mes
peuples d'Italie. Avant de repasser les monts ,je parcourrai
une partie des départemens pour connoître de plus près
leurs besoins .
» Je laisserai dépositaire de mon antorité ce jeune
prince que j'ai élevé dès son enfance , et qui sera animé
de mon esprit. J'ai d'ailleurs pris des mesures pour diriger
moi-même les affaires les plus importantes de l'état.
» Des orateurs de mon conseil vous présenteront un
projet de loi pour accorder à mon chancelier , gardedes-
sceaux , Melzy , pendant quatre ans dépositaire de
mon autorité comme vice- président , un domaine qui ,
restant dans sa famille , atteste à ses descendans la satisfaction
que j'ai eue de ses services .
>> Je crois avoir donné de nouvelles preuves de ma constante
résolution de remplir envers mes peuples d'Italie tout
ce qu'ils attendent de noi . J'espère qu'à leur tour ils voudront
occuper la place que je leur destine dans ma pensée ;
et ils n'yparviendront qu'en se persuadant bien que la force
des armes est le principal soutien des états.
>> Il est temps enfin que cette jeunesse qui vit dans l'oisiveté
des grandes villes , cesse de craindre les fatigues et
Jes dangers de la guerre , et qu'elle se mette en état de
faire respecter la patrie , si elle veut que la patrie soit respectable.
: >> Messieurs du corps législatif, rivalisez de zèle avec
mon conseil d'état , et par ce concours de volontés vers
618 MERCURE DE FRANCE ,
l'unique but de la prospérité publique , donnez à mon
représentantįl'appui qu'il doit recevoir de vous.
>> Le gouvernement britannique ayant accueilli par
une réponse évasive les propositions que je lui ai faites, et
le roi d'Angleterre les ayant aussitôt rendues publiques en
insultant mes peuples dans son parlement , j'ai vu considérablement
s'affoiblir les espérances que j'avois conçues
du rétablissement de la paix. Cependant les escadres françaises
ontdepuis obtenu des succès auxquels je n'attache
de l'importance que parce qu'ils doivent convaincre davantagemes
ennemis de l'inutilité d'une guerre qui ne leur
offre rienà gagner et tout à perdre. Lesdivisions de la flottille
et les frégates construites aux frais des finances de
mon royaume d'Italie , et qui font aujourd hui partie des
armées françaises , ont rendu d'utiles services dans plusieurs
circonstances. Je conserve l'espoir que la paix du
continent ne sera pas troublée , et toutefois je me trouve
en position de ne redouter aucune des chances de la guerre:
je serai au milieu de vous au moment même où ma présence
deviendroit nécessaire au salut de mon royaume
d'Italie . >>
PARIS.
S. M. a envoyé la grande décoration de la légion d'honneur
à l'électeur de Bavière ; à M. le baron de Montgelas ,
ministre des affaires étrangères ; à M. le comte de Morawitsky
, second ministre d'état ; au général Deroy , inspecteur
militaire et commandant en chef dans la Basse-
Bavière et le Haut-Palatinat ; à M. le comte Preysing ,
chambellan et conseiller intime ; et à M. le comte Toërring
, chambellan et conseiller d'état .
1
S. A. S. l'électeur de Bavière a envoyé l'ordre de
Saint-Hubert , à S. M. l'Empereur , à S. A. I. le prince
› Eugène ; à M. Barbé- Marbois , ministre du trésor public;
à MM. les maréchaux Massena , Jourdan et Soult , et à
M. de Caulaincourt , grand-écuyer.
-
S. M. a envoyé le grand cordon de la légion d'honneur
au prince régent de Portugal, et à MM. le duc d'Alafoens,
maréchal-général des armées, du conseil de S. A. R. ,
conseiller-d'état grand- croix de l'ordre du Christ , grandmaître
de la maison du roi , etc, etc,; le duc Cadaval ,
lieutenant-général du conseil de S. A. R. , et grand-croix
de l'ordre du Christ , etc. etc.; le comte de Villaverde ,
PRAIRIAL AN XIII . 519
premier ministre , etc. etc.; le marquis de Bellas , grandchancelier
, capitaine desgardes , et grand-croix de l'ordre
de Saint-Jacques , etc.;d'Aranjo , du conseil de S. A. R.,
etson ministre et secrétaire d'état pour les affaires étrangères
, etc. etc.; de Lima , ambassadeur extraordinaire
pour féliciter S. M. I. à l'occasion de son couronnement ,
etc. etc.
-S. A. R. le prince régent de Portugal a envoyé les
décorations de l'ordre du Christ à S. M. l'Empereur; à
M. Gaudin , ministre des finances; à MM. les maréchaux
Bessieres , Lannes , Mortier , Ney , Davoust , et à M. de
Ségur , grand-maître des cérémonies.
-L'Empereur et Roi a en ce moment auprès de lui
quatrede ses ministres français , le ministre de la guerre ,
celui des relations extérieures, celui de l'intérieur , celui
des finances , et en outre M. le secrétaire d'état ayant titre
et rang de ministre. It paroît qu'ils accompagnerout S. M.
àGênes.
L'Empereur ne cesse de s'occuper des grands intérêts
de ses deux états avec un zèle aussi ardent , avec une
activité aussi infatigable que s'il était présent dans chacun
d'eux. De près comme de loin il en est pour ainsi dire
l'ame et la providence ; il n'est aucune partie de la haute
administration qui ne lui soit soumise , comme lorsqu'il
est à Paris ou à Saint-Cloud. Il règle tout , il ordonne
tout; il reçoit par des courriers partant tous les jours la
correspondance , les travaux de ceux de ses ministres que
la nature de leurs attributions a retenus ici : il reçoit de
la même manière les délibérations du conseil d'état, et les
réexpédie par les mêmes voies après les avoir examinées et
approuvées avec cette force d'attention , avec ce coup
d'oeil du génie qu'il porte jusques sur les moindres détails.
Le profonde tranquillité dont la capitale et l'Empire en
tier ont constamment jouuii ,, en l'absence de leur auguste
souverain , sont la plus belle réponse aux fables dont les
gazettes anglaises essaient quelquefois de bercer leurs crédules
lecteurs , et attestent que l'édifice élevé avec tant de
sagesse par la main de l'Empereur , repose désormais sur
des bases aussi inébranlables que les plus vieilles monarchies
de l'Europe.
-Un décret impérial , du 14 prairial , porte en substance
:
Le Code Napoléon sera publié dans les ci-devant états
de Parme , de Plaisance et de Guastalla , en la forme qui
620 MERCURE DE FRANCE ,
1
y est actuellement usitée , et dans les dix jours , à compter
de la date du présent décret. Toutes les dispositions
dudit Code seront exécutoires , à compter du 1er juillet
prochain...... A compter de la même époque, les droits
de juridiction et les droits féodaux connus sous les dénominations
de passages, péages, pêches , banalités de moulins ,
de fours , d'usines pour les fromages , droits d'auberge et
de boucherie , droits de patronage et honorifiques dans
les églises , et généralement tous droits et prestations ou
redevances à raison de la féodalité , seront supprimés ,
sans pouvoir rien exiger , soit pour amortissement , soit
pour droits échus , sauf l'exception portée en l'article
suivant. Sont exeeptées , seulement les redevances ou
prestation annuelles en argent, volaillles , grains ou autres
denrées de cette nature , lesquelles continueront à être
payées comme simples rentes rachetables à la volonté
dudébiteur , sans qu'il puisse résulter aucun droit ni privilége
de leur origine féodale.A compter du jour où ledit
Code sera exécutoire , les statuts généraux ou locaux ,
les loix romaines , les ordonnances , les édits , les pragmatiques
, les décrets et tontes autres loix ou réglemens
généraux ou particuliers , cesseront d'avoir force de loi
dans les matières quifontl'objet des dispositions dudit Code.
Les journaux de Hollande contiennent une lettre
deMadère qui annonce que les flottes combinées de France
et d'Espagne ont enlevé aux Anglais un convoi de 100
voiles qui alloit aux Indes.
-
Les lettres de Gênes , du 4 juin , annoncent queM.
Jérôme Bonaparte , commandant la frégate la Pomoneet
deux bricks , croise devant cette rade. La Pomone est un
très-beau bâtiment construit dans le port de Gênes . Le capitaine
Ganteaume, commandant la corvette le Mohawke ,
et le brick la Tactique , ont pris et envoyé à Toulon un
chebec de huit canons , et ayant soixante hommes d'équipage.
On voit sur nos quais et sur les boulevards une caricature
, très-bien exécutée , qui représente les ministres
anglais , une bourse à la main , offrant à genoux leur
argent aux puissances de l'Europe.
-C'est dommage qu'Elleviou et Martin soient au mo
ment de leur départ , car ils font assaut de travail : Elleviou
joue dans les Deux Educations , et paraîtra dans la
reprise du Tableau parlant ; Martin,répète une pièce
nouvelle et fait remettre enmême-temps Dom-Quichotte ,
où il jouera Crispin,
3
TABLE
Du quatrième trimestre de la cinquième année
du MERCURE DE FRANCE .
TOME VINGTIÈME.
LITTERATURE.
:
POÉSIE .
IMITATION d'Horace : Quò , quò , scelesti ruitis ,
etc...
page 3
Le Repas champêtre , Id.
A M. Delabergerie , sur son Poëme des Géorgiques
Françaises ,
5
Péristère , 49
Quo me Bacche rapis tui plenum , 5 г
Les Combinaisons d'Isabelle , ou l'Arithmétique digitale
, 53
Epître aux jeunes gens , sur les devoirs et les dangers de
leur âge , 97
Ode sur l'Hiver : Vides ut altá , etc. 145
Le Départ du Croisé ( romance ) , u95
Le jeu des Pieds ( conte ) , 194
Traduction de la XVII élégie de Properce : Hac cente
deseria loca , etc. 195
Hylas enlevé par les Nymphes , et Hercule abandonné
par les Argonautes , 241 , 289
La jeune Fille et la Naïade ( fable ) , 246
La Bonne Femme ( conte ) , 247
Le Printemps ( traduction de Métastase ) , 337
L'ennemi du luxe ( conte ) ,
Traduction du Pseaume CI ,
Réflexions faites aux Quinze-Vingts ,
Ode à la Religion ,.......
385
433
434
481
622 TABLE DES MATIERES.
Traduction de la 2º élégie du IV livre de Tibulle , 484
Ode à Napoléon, Empereur des Français , composé sous
son consulat , 529
Invocation du Canioens aux nymphes du Tage ,
577
Elégie ,
578
Le vrai Bonheur ( imitation de Martial ) , ibid.
Le Voeu d'Agathe rétracté , 579
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages .
Le Paradis perdu de Milton , traduit en vers français , par
J. Delille , 7
LePseautier en français , traduction nouvelle , par M. de
La Harpe ,
17
Tulikan , fils de Gengiskan , ou l'Asie consolée , 27
Philosophie du dix-huitième siècle,par J. F. La Harpe ,55
Pomponius Mela , traduit en vers français , par C. P.
Fradin , 69
Histoire de la décadence et de la chutede l'Empire romain,
par Gibbon , abrégée et réduite par Adam ; traduite de
l'anglais par P. C. Briand , 105 , 197 , 297 , 389
Histoire du bourg de Spa , et de ses fontaines , etc.; par
M. de Villenfagne ,
113
Histoire de Gil-Blas de Santillane ( édition stéréotype
d'Herhan ) , 149
Examen critique des anciens Historiens d'Alexandre-le-
Grand ,
161
OOEuvres de MathurinRégnier(éditionstéréotype d'Herhan),
207
Voyages d'Antenor , en Grèce et en Asie (septième édit.),
216
OEuvres philosophiques , historiques et littéraires de
d'Alembert ,
249,341 , 437
Les Georgiques de Virgile , traduites en vers français , par
M. A. Cournand ,
263
OOEuvres de La Fontaine ( édition stéréotype d'Herhan ) ,
307
Nouveau Dictionnaire historique , par L. M. Chaudon ,
et F. A. Delandine ( huitième édition ) ,
315
Examen oratoire des Eglogues de Virgile; par C.G.Ge-
351
nisset ,
OEuvres de François-Joachim de Pierre , cardinal de
Bernis ( édition stéréotype ) ,
401
The Beauties of the Spectator , 449
Sophie d'Arlon , ou les Aventures d'une actrice ,
460
1
TABLE DES MATIERES. 623
487
Oraisons choisies de Cicéron , traduction nouvelle , par
M. Bousquet ,
Distiques de Cator, suivis des Quatrains de Pibrac , 498
Essais de poésie et d'éloquence , par J. P. G. Viennet, 504
Régence du duc d'Orléans , ouvrage postume de Marmontel
,
535
Morceaux choisis des meilleurs poètes français , 546
Traduction des Odes d'Horace en vers français , 581
Les six Ages des l'Ecriture Sainte , depuis la créationdu
Monde jusqu'à la naissance de Jésus- Christ ; par
M. Belleserre , 59
VARIÉTÉS.
Pensées et Réflexions sur divers sujets , 37,83 , 129 , 274
326
Suite des observations de Métastase sur les tragédies et
et comédies des Grecs , 39,130,272
Lettre aux Rédacteurs ,
79
Caractère de lord Bolingbroke , par Clesterfield ( traduit
de l'anglais ) , 86
Caractère du duc de Bedford , idem , 229
Caractère du même , par Junius , idem , 230
Troisième lettre à M. Fiévée , sur quelques ouvrages de
Marmontel , 120
Arts industriels , 271
Lettre à l'Editeur du Mercure de France , 597,
SPECTACLES.
Académie impériale de musique.
Esther et l'Oratorio de Saül ,
Théatre Français.
231
Début de M. Michelot dans Britannicus et les Fausses
Infidélités , 131
L'Homme à sentimens , ou le Tartufe de Moeurs , 177
Les Templiers , 419,466,515 , 603
Madame de Sévigné , comédie en 3 actes et en prose , 557
Théâtre de l'Opéra- Comique .
Forbin et Delville , ou le Vaisseau amiral ,
Delia et Verdikan ,
La Ruse inutile ,
136
369
519
BUSL. UNIV,
CHENT
624 TABLE DES MATIERES.
:: Théâtre de l'Impératrice.
Le Projet singulier ,
L'Espoir de la Faveur ,
Le Curieux impertinent ,
Reprise de Fanfan et Colas ,
Le Faux Valet de chambre ,
Le Portrait du Duc ,
Les Descendans du Menteur ,
Théatre du Vaudeville .
La Bonne Marie ,
Thomas Muller , ou les effets de la Faveur ,
Arlequin Tyran domestique ,
Le Bon Ménage ,
L'Athénée des Femmes ,
La Parisienne à Madrid ,
Colombine dans la Tour de l'Est ,
88
182
277
327
427
473
608
4
182
187
279
37
474
562
Nouvelles diverses , 45 , 93 , 141 , 190 , 237, 284 , 333 ,
374 , 429, 478 , 524,565 , 612.
Paris , 45 , 95 , 143 , 191 , 240 , 288 , 335 , 375 , 431 ,
478,526 , 576 , 618 .
Fin de la table.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères