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1804, 09-12, t. 18, n. 169-180 (29 septembre, 6, 13, 20, 27 octobre, 3, 10, 17, 24 novembre, 1, 8, 15 décembre)
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Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE
TOME DIX - HUITIEME.
VIRES
ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS,
DE
COMMERCE
SOCIETE
DE L'IMPRIMERIE DE LE NORMANT.
AN XIII ,
BIBL . UNIV,
4
۹
}
(NO. CLXIX. ) 7 VENDÉMIAIRE an 13.
( Samedi 29 Septembre 1804.)
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POÉSIE.
TROISIÈME FOLIE
D'UN TROUBADOUR
A ma Feтте.
DAN'S le seul desir de te plaire ,
Au sortir du sacré vallon ,
D'une façon assez légère
J'ai passé la barque à Caron;
Et le Sommeil , à ma prière ,
Afait tomber sur le menton
La triple gueule de Cerbère ,
Sans quoi les bords de l'Achéron ,
De son terrible carillon ,
Auraient retenti de manière
QueGlotho , Mégère , Alecton ,
Ou telle autre affreuse portière ,
Bien vîte eût fermé la barrière
De ce noir palais de Pluton
(

A2
7 MERCURE DE FRANCE , ;
Où l'on est mal reçu , dit-on , Ay
Si l'on ne se présente en bière.
J'avais déjà des plus hauts cieux
Parcouru la sphère divine ,
Avant d'aller aux sombres lieux
Faire visite à Proserpine.
Bon dieu ! que cet affreux séjour,
Et cette femme détestable ,
M'ont rendu cher l'éclat du jour !
Me font trouver le sexe aimable !
« Non , madame , de par le diable !
>> Je n'irai point au rendez- vous
>> Que vous m'avez donné chez nous.
>> Je dis chez nous ; car tout poète
» Est , à la barbe d'Apollon ,
>> Maître dans le sacré vallon ,
>> Tant ce pauvre dieu perd la tête ,
>> Et sait mal régler sa maison.
>>> Non , je le jure pour certain ,
> Je n'irai point à votre amorce ,
>> A moins qu'un arrêt du destin
>> Ne m'y fasse traîner de force.
>> Quoi ! parce que Vénus m'a plu ,
>> Vous voulez , bégueule infernale ,
» Que pour vous , tendrement ému ,
>> Du même pain je vous régale ?:
>>Nenni ! nenni ! je conviens bien
>> Que Vénus n'est , de sa nature ,
>> Pas plus que vous femme de bien ,
>> Mais elle a sa belle ceinture ,
:
» Et vous ..... ma foi ! vous n'avez rien.
>> Si ses attraits sont efficaces
>> Pour séduire même un grand coeur,
>>C'est qu'en éloignant la Pudeur ,
>>Elle se fit suivre des Grâces ;
» Et les Grâces savent toujours
VENDEMIAIRE AN XIII. 5
>> Sur leurs pas traîner les Amours.
» Il est pourtant très-vraisemblable .
» Que, du moment qu'elle n'eut plus
>> Ce charme des autres vertus ,
>> Elle cessa d'être adorable ;
>> Et que , sans lui ,même Vénus
1,1
a
>>Ne saurait long-temps être aimable !
>> Mais c'est assez dit là-dessus ,
>> Et sur ce , je vous donne au diable. >>>
Pardon , ô toi la déité
Que par-dessus toutes j'adore ,
Si je me suis tant arrêté
Aparler à cette pécore,
Dont l'infernale vanité
Croit que le feu qui me dévore
Est inspiré par sa beauté.
Mais , puisque dans le sombre empire ,
Elle a , d'un caquet de margot ,
Si long-temps parlé sans rien dire ,
Et sans me laisser dire un mot ;
J'ai cru que tu verrais sans peine
Le ton dont j'aurais répondu ,
Et comme j'aurais confondu
Son impudence folle et vaine ,
Pour peu qu'elle m'eût entendu.
Mais notre noire souveraine
Parlait , parlait , parlait toujours ,
Et je crois qu'encor son discours
Continuerait tout d'une haleine ,
Si Pluton , qui flairait le vent ,
N'eût fait du bruit en arrivant.
Ah ! pour dieu , ma très- chère amie ,
Ne m'envoyez plus en enfer ;
Le haut séjour de Jupiter
Ne me fait pas non plus envie.
Il est bon d'avoir vu les cieux ;
3
6 MERCURE DE FRANCE ,
Et mêmeles demeures sombres ;
Mais quand je reviens de ces lieux,
Et que je me repose à l'ombre
De mes bosquets délicieux ,
Je me trouve infiniment mieux .
Je n'aimai jamais les extrêmes ,
Ils nuisent toujours au bonheur.
Loin de moi des grandeurs suprêmes.
Le faux et dangereux honneur ;
Mais loin aussi cette bassesse
Qui peut nous entraîner si loin ,
Quand la nécessité nous presse
Entre le vice et le besoin.
Adieu donc , séjour du tonnerre ;
Adieu , noir séjour du trépas ;
Puisque Rose ( 1 ) habite ici bas ,
Mon paradis est sur la terre.
:
Par M. A. J.
"
:
IMITAΤΙΟΝ
DE THOMAS GRAY...
Que du plus chéri des amans ,.
Pour moi l'absence est douloureuse ! ....
Hélas ! avec mille sermens
Thircis m'a promis qu'au printemps
1 Son retour me rendrait heureuse....
Mais quoi ! sur sa tige épineuse ,
Déjà brille à mes tristes yeux
Le frais bouton de la rose nouvelle ;
Déjà l'écho , de Philomèle
Redit les chants mélodieux ;
Thircis encore est loin de son Estelle ! ....
(1) Nom de ma femme.
r
VENDEMIAIRE AN XII
Roses, pourquoi vous presser de fleurir !
Pourquoi , Philomèle plaintive ,
De tes chants sitôt m'attendrir ?
Sérénité des cieux , verdure trop hâtive ,
Précoces fleurs qui naissez sous mes pas,
Non', non, toujours vous n'êtes pas
D'un hiver expiré des signes manifestes .....
Cessez d'exciter dans mon coeur
Mille doutes affreux , mille craintes funestes ;
De mon amant, las ! épargnez l'honneur .
S. G. L. DE SAINT - LÉGIER (1 ) , ancien
officier d'infanterie .
SURCINTRA ,
APPELÉ LE PARADIS DU PORTUGAL.
Imitation d'une Modigna , ou chanson portugaise.
TES montagnes , Cintra , semblent toucher les cieux';
Ton vallon est paré d'une aimable verdure ;
Tes bosquets variés font le plaisir des yeux ;
Tes grottes sont un jeu de la riche nature.
Qui n'aime ces ruisseaux qu'on ne voit point tarir ,
Même lorsque Phébus vient embraser le monde ;
Ces parfums que les vents au loin nous font sentir ,
Et ces fruits suspendus se retraçant dans l'onde ?
La fleur s'offre au baiser du zéphyr amoureux ;
Mille oiseaux différens , par leur chant vif ou tendre ,
Vont réveiller l'écho qui gazouille après eux ;
L'Amour , toute la nuit , se plaît à les entendre .
PH. DE P.....
(1) Auteur des jolies stances sur la Sensitive , insérées dans le
Mercure du 23 thermidor dernier.
8 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGME.
Je puis te rendre heureux , pouvant te rendre sage ;
Ne me borne donc pas au seul amusement ,
Lorsqu'on veut bien me faire avec discernement ;
Des faveurs de Plutus j'apprends à faire usage ,
De ses rigueurs aussi , je console aisément ;
L'ennui , je le bannis; les maux , je les soulage ,
Et si j'égare quelques fois ,
C'est parce qu'on me fait sans choix...
Par un Abonné.
LOGOGRIPH Ε.
2
QUOIQUE objet très-commun, ami, je te déclare ,
Que je suis dans le fait une chose bien rare ;
Sans tête, assez souvent, je suis harmonieux;
Sans coeur , je puis t'offrir un vin délicieux ;
Sans queue , et toutefois mon coeur changeant de place ,
Je deviens un pronom de la seconde classe .
Transpose tête et queue , alors en Orient ,
Mon être , jusqu'aux cieux , porte un front menaçant ;
Enfin , la tête au coeur , et le coeur à la tête ,
Je procure à l'Amour mainte et mainte conquête.
Eh bien ! me connais- tu ? ... Quoi , je te vois rêver ! ...
Je suis , ami.... Mais , chut ; tâche de me trouver.
Par P. ROQUE ( de Brives ) .
CHARADE,
FAUTE de mon premier , on n'a pas mon second ,
Et mon tout est sujet à perdre la raison,
:
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Philosophe.
Celui du Logogriphe est Page , où l'on trouve age.
Celui de la Charade est Chou- croûte.
VENDEMIAIRE AN XIII.
9
Essai sur l'influence de la Réformation de
Luther , par M. Villers. 1
ILL
semble que tout soit dit sur l'ouvrage de
M. Villers, et qu'il ne reste plus rien à discuter
dans sa doctrine. Tout le monde l'envisage actuellement
sous un point de vue qui est affreux.
Les honnêtes gens le regardent comme une
espèce de bréviaire philosophique et révolu
tionnaire que Robespierre aurait couronné. Enfin
, on l'a rendu si odieux , que M. Villers
pourrait bien demander par grace qu'on le rendît
ridicule , afin de détourner l'indignation générale.
Je n'ose me flatter de pouvoir lui rendre ce petit
service. Il me reste trop de scrupules dont je
ne puis me défaire. Je me demande souvent s'il
est bien possible que l'Institut de France ait couronné
publiquement un livre aussi mal pensé que
mal écrit , et qui n'est français , ni par les sentimens
, ni par le style. Ne doit- on pas supposer
que ce mauvais livre a quelque côté charmant qui
aura séduit ses juges , et qui a échappé jusqu'ici à
tout le monde ? Tout dépend en effet de la manière
dont on prend les choses. Par exemple , on est
révolté d'entendre dire à cet écrivain que les révo
lutions sont très-utiles, et qu'elles ont de beaux
effets. Je conviens que cela est dur à digérér , trèsdur
; mais M. Villers pouvait en juger avec plus de
sangfroid . Les grands hommes nes'embarrassent pas
des malheurs particuliers ; ils ne considèrent que
le perfectionnement général; et , en vérité , il faut
s'être bien mal tiré de cette révolution , il faut
avoir fait bien peu d'usage de son esprit , pour ne
pas voir , clair comme le jour , que l'espèce hu10
MERCURE DE FRANCE ;
1
maine s'est prodigieusement perfectionnée depuis
dix ans.
Il y a des personnes d'une délicatesse ridicule
qui trouvent mauvais que M. Villers fasse consister
la principale beauté d'une révolution dans le
déplacement des propriétés. Cela marque , au contraire
, une grande connaissance du monde , et
une véritable philosophie pratique. Cet homme-là
ne s'amuse point au beau idéal. Il ne faitpas de
L'univers une Arcadie. Il va droit au solide ; mais
il importe extrêmement de bien entendre sa théorie
sur un point si délicat ; car , dans cette matière ,
sa philosophie touche de si près à celle qui fournit
Fétat d'excellens rameurs, qu'il serait dangereux
de s'y méprendre. Voici donc positivement ce
qu'enseigne ce savant homme à ce sujet. Après
avoir parlé du bouleversement des fortunes et des
propriétés , qui est la suite ordinaire des révolu
tions , c'est là, dit-il , un des plus beaux effets de
ees commotions terribles qui , déplaçant toutes les
propriétés , fruits des institutions sociales , ne
laissent à leur place que la grandeur d'ame, les
vertus et les talens , fruits de la seule nature.
(Pag. 126. )
N'est- il pas charmant ce M. Villers ! Qu'on est
heureux d'avoir à faire à lui ! s'il vous ôte vos propriétés
, vous voyez que c'est pour épurer vos vertus.
Il vous débarrasse de ces viles richesses , qui
sont les fruits de la société , pour vous mettre dans
Fétat de la pure nature , où vous ne vivrez plus
que de grandeur d'ame.
Il est vrai que pour mettre cette théorie en pratique
dans un état , il faut quelquefois massacrer
cinq ousix mille familles, qui ontle mauvais esprit
de tenir à leurs propriétés et aux institutions sociales.
M. Villers ne se dissimule pas que c'est cette
petite difficulté qui a empêché quelques esprits
VENDEMIAIRE AN XIII. IF
1
faibles d'aimer la révolution. Mais il a une manière
si sentimentale de résoudre cette objection! Il
vous fait sibien voir , dans l'effusion de son ame ,
qu'un siècle et demi de guerres et de malheurs
n'empêche pas la perfectibilité de l'espèce ! Il est
si touchant , quand il parle du bilan définitif, et
qu'il vous prouve par A plus B multiplié par X ,
et divisé par Z , que deux ou trois millions d'hommes
de moins ne contre-balancent pas l'avantage
de deux ou trois principes révolutionnaires bien
établis : tout cela est si attendrissant , si honnête ,
et sì philosophique , que je ne m'étonne pas qu'il
aît enlevé tous les coeurs sensibles .
Mais ce qui me ravit , c'est que M. Villers est
encoreplus étonnant en littérature qu'en politique .
Dans cette dernière science , il a été puissamment
secondé par les grands génies qui ont ouvert la
carrière depuis douze ans. Mais, dans l'autre, il est
absolument neuf, soit pour les conceptions , soit
pour le style.
Il a entrepris de prouver que , dans les pays où
règne la croyance de Luther , les lettres ont fait
infiniment plus de progrès que dans les pays catholiques.
Il s'agissoit donc de trouver dans quelques
cantons luthériens des hommes plus renommés en
littérature que ceux que la France et l'Italie 'ont
produits. Or , croyez-vous que cela fût si aisé ?
Etait-ce une chose si facile , à votre avis , que de
trouver des noms dignes d'être opposés à ceux des
Galilée , des le Tasse, des Descartes , des Pascal ,
des Fénélon , des Bossuet , des Corneille , des Racine,
etc. etc. Eh ! bien , M. Villers a déterré , dans
le fond de la basse Saxe , des gens qui s'appellent
Hemsterhuys , Schüttz , Voss , Heeren , Schræck
Morhoff , Seckendorf. Sont-ce là des gens célèbres !
Y a-t-il rien de plus connu et de plus répandu
que leurs ouvrages ? Ils traitent de l'exégèse , de
/
L
12 MERCURE DE FRANCE ,
l'archæologie , de la tecnologie , de la catéchistique ,
de l'herméneutique , et de la caméralistique. Savez-
vous , vous autres Français , ce que c'est que la
caméralistique ? J'oserais bien assurer que Pascal
et Bossuet ne le savaient pas. Il est donc évident
que la basse Saxe est plus savante etpluslettrée que
laFrance.
Je demande s'il ne faut pas être de bien mauvaise
humeur pour chicaner un homme qui raisonne
dans ce goût-là. Vouloir prouver que Schrack
est plus célèbre que Racine , opposer à des hommes
connus dans tout l'univers un tas de noms grotesques
et debas - saxons obscurs , n'est - ce pas , dans,
le fond , une excellente plaisanterie ? Et l'Institut
pouvait-il résister au plaisir'de couronner une originalité
aussi piquante ? Je ne vois que M. Mercier,
dans le monde, qui puisse s'en fächer et se plaindre
qu'on aille sur ses brisées , car il avait prouvé longtemps
avant M. Villers , et avec bien plus d'esprit ,
que Racine est extrêmement ennuyeux, et que les
drames monstrueux de l'Allemagne sont aussi
amusans que la philosophie de Kant , qui traite
du génie transcendental et formateur , du moi
cognitif, qui est un de l'unité de cohérence , de la
certitude subjective , et d'une foule d'autres questions
de cet agrément .
M. Villers établit son système littéraire sur un
raisonnement unique , dont il est aisé de sentir la
force. Pourquoi , dit-il , les professeurs de Gottingue
sont-ils plus profonds que les Mallebranche
et les Pascal , et pourquoi les Allemands sont- ils
plus spirituels que les Français ? C'est que les uns
sont luthériens et les autres catholiques. Or , on est
homme d'esprit par cela seul qu'on croit à Luther,
et onn'est qu'un sot si l'on croit àl'Eglise Romaine.
Voilà pourquoi Bossuet n'était qu'un sot .
Mais êtes- vous curieux de savoir comment un
VENDEMIAIRE AN XIII. 13
Juthérien est nécessairement un homme de génie,
tel que M. Villers ; et comment un catholique est
nécessairement un stupide , tel que Pascal ? Le voici.
Il n'y a rien de plus clair. C'est que les disciples de
Luther ont le droit d'examiner , et de croire ou de
nier tout ce qui leur plaît , et vous jugez , dit
M. Villers , quelle ouverture et quel esprit cela
nous donne. Cela est prodigieux. Un homme qui
peut nier tout , est incontestablement un aigle. Au
lieu qu'un malheureux catholique est obligé de
croire , en matière de religion , et il est évident
que cela l'empêche de faire usage de sa raison
dans toutes les autres matières qui n'y ont point
de rapport .
....

Ce raisonnement est invincible , et pour prouver
que la religion apostolique empêche la raison
humaine, de se développer , M. Villers nous expliquera
ces passages de Saint-Paul : Rationabile
sit obsequium.. Spiritum nolite extinguere.
Omnia autem probate ; quod bonum
est tenete. « Que votre obéissance soit raison-
>>> nable..... gardez-vous d'éteindre l'esprit , mais
>> éprouvez toutes les doctrines , et retenez celles
» qui sont bonnes. >> Rien ne prouve mieux ,
comme on voit , que cette religion condamne
l'homme à être un esclave-né , par la stupéfaction
et l'apathie qui énervesesfacultés.
Ce qui est le comble du malheur , c'est que l'expérience
est ici en faveur de l'église romaine , et les
critiques profitent malicicusement de cet avantage
pour mettre M. Villers à la torture. Ils disent que
Luther , en donnant à ses sectateurs le droit de
sonder les questions de la théologie , les a , par
cela même , engagés dans une philosophie scholastique
qui n'a ni fond ni rive; c'est cequi fait qu'on
ne sait plus à quel principe se tenir en Allemagne
pour fixer la croyance, et que les univer
14 MERCURE DE FRANCE ,
sités disputent éternellement , sans pouvoir s'en
tendre , sur des objets qui passent la portée de
leur raison . De là toutes ces sciences barbares ,
et ce fatras d'érudition gothique , sous lequel
M. Villers et les Allemands de son espèce paraissent
si fiers de leur épaisseur. Tout cela est
extrêmement méprisé aujourd'hui par tout ce qu'il
y ade poli en Europe. C'est une chose désolante.
La religion romaine , au contraire , en fixant
les principes de la croyance religieuse , ne fait
qu'épargner à l'esprit humain des recherches stériles
, et un égarement interminable dans les
abîmes de l'infini. Elle l'oblige donc à tourner
toute son activité et toute sa force vers les sciences
vraiment utiles , et vers les lettres , qui sont l'ornement
de la société. Voilà la raison de cette grande
lumière qu'a jetée dans le mondela littérature française
, dans un temps où tous des esprits , retenus
par la foi dans de justes bornes , et respectant ces
questions inaccessibles à la raison , ne connaissaient
rien qu'ils ne pussent pénétrer dans les autres parties
du savoir : mais , sans vouloir tirer avantage de
la supériorité incontestable de notre nation , on
peut avancer que, dans toute la liberté luthérienne ,
l'Allemagne n'a jamais produit d'esprit aussi vif et
aussi entreprenant que ce Galilée, qui s'est pourtant
élevé sous la servitude romaine , et qui n'eut
d'autre tort que de vouloir mêler la physique à la
religion, On peut aussi défier toute la basse Saxe
de trouver dans ses lourds érudits un seul génie de
la trempe deMichel Cervantes.Un tel homme pèse
plus dans la balance que tous les commentateurs
de l'Allemagne , et M. Villers par-dessus. Le seul
génie vraiment supérieur qu'ait produit cette contrée
, Leibnitz , était si éloigné des principes de
Luther, qu'il voulait donner aupape une prépondérance
en Europe , que les souverains catholiques.
)
VENDEMIAIRE AN ΧΙΙΙ. 15
ne lui auraient peut-être pas accordée. Aussi les
pasteurs luthériens étaient si persuadés que Leibnitz
les méprisait , qu'ils répétaient sans cesse ,
pour le décrier : Leibnitz glaubt nichts ; Leibnitz
ne croitrien .
;
1.
Cela prouve assez que ce ne peut être qu'en
riant que cet honnête Allemand , je veux dire
M. Villers , ait prétendu que la religion romaine
avait enveloppé les peuples dans un système d'obscurantisme
et d'étouffement. Quoi! ira-t-on prou
ver sérieusement que Pascal n'est pas un génie
étouffé , et que le Tasse n'est pas un écrivain
obscur?
Ce qui achève de démontrer qu'on n'a pas
entendu prendre cet ouvrage autrement que
comme une plaisanterie , c'est qu'il est rempli des
traits de l'ignorance la plus grossière et qu'il est
écrit , s'il faut le dire , en style de cuisine. Les premiers
principes de la langue n'y sont pas même
observés. Depuis la première page jusqu'à la dernière
vous trouverez à peine quelques participes
qui s'accordent avec leurs noms relatifs. M. Villers
écrit perpétuellement : Les hellénistes que l'Europe
protestante a produit , les peines qu'elle
a essuyé , lesfaveurs qu'elle a reçu , etc. Il serait
bien plaisant que cet écrivain voulût mettre sur le
compte de l'imprimeur des fautessi constantes et si
multipliées , qui ne sont point notées dans l'errata
où on en relève de moins importantes , et qui enfin
sont la marque d'un hommesans éducation. ,
Mais ensuite, quel goût ! quelle éloquence ! quelle
fraîcheur d'imagination ! Quel autre que M. Villers
a jamais voulu coordonner l'aggrégat informe des
faits épars ? Où a-t-il vu que les lances et les
écusfurentmis de côté devant les armes à feu ?
serait-ce dans le temps que la philosophie de la
nature organisée allaità l'encontre d'un système
1
16 MERCURE DE FRANCE ,
d'obscurantisme ? ou bien dans le temps qu'une
caste blasée voulait mettre une enclouure à la destinée
de la science ? C'est une grande question
qu'il n'appartient qu'à M. Villers de résoudre assurément.
Mais croit-on , de bonne foi , que l'Institut
ait fait autre chose que rire d'un style si étrange et
si burlesque ? Certes , la plaisanterie n'est pas équivoque.
Il est aussi trop risible de voir un homme
qui écrit comme un laquais , prétendre qu'une
religion qui a produit Bossuet est un système d'ignorance
et d'étouffement.
Ch. D.
11
.....
Réflexions sur l'Histoire de la Guerre de trente ans , par
M. Schiller; et sur l'Histoire des guerres et des négociations
qui précédèrent le traité de Westphalic , par le
P. Bougeant , jésuite.
L'HISTOIRE de la Guerre de trente ans, par M. Schiller ,
a été annoncée avec éloge dans ce journal. On a moins
considéré son mérite réel que son immense supériorité
sur tous les ouvrages du même genre que l'Allemagne a
produits . En effet , l'auteur n'a point suivi la méthode vicieuse
de plusieurs écrivains modernes qui , sous le prétexte
d'un ordre apparent , ont morcelé l'histoire, et l'ont
défigurée par une multitude de divisions et de subdivisions
. M. Schiller s'est efforcé d'imiter la manière des
anciens ; son ouvrage forme un ensemble complet et régulier;
les faits sont classés avec art ; les réflexions ne
sont pas trop étendues ; et la narration, en général , est
vive et rapide : c'est , pour un Allemand , atteindre à un
rare degré de perfection. La traduction française méritait
aussi
VENDEMIAIRE AN XIIL
50
aussi les suffrages des bons esprits : le style est élégant
clair; quelquefois il a de la force et de la précision ;
les réflexions que le traducteur a mises dans les notes
sont pleines de raison et de goût. Il ne les a point prodiguées
; mais , par cela même , elles produisent plus d'effet,
Souvent de longues déclamations de l'auteur allemand
sont réfutées par un seul trait aussi simple que vrai : nous
endonnerons un exemple. M. Schiller s'efforce de prouver
la justice des droits que les luthériens s'arrogeaient sur
les biens de l'église ; plusieurs raisonnemens sont employés
pour soutenir cette thèse , et pour montrer que l'intérêt
n'eut point de part à la conduite des princes protestans.
A cela , le traducteur répond : « Il est permis de croire
>> qu'on ne s'empara pas des biens ecclésiastiques parce que
>>l'on changea d'opinion , mais que l'on changea d'opinion
>> parce que l'on voulut s'emparer des biens ecclésias-
>>tiques.>>>
La supériorité de l'auteur allemand sur ses compatriotes
, le mérite de son traducteur , devaient exciter en
France une sensation peu différente de celle que produit
un bon ouvrage : toute justice a été rendue , sous ce rapport
, à l'Histoire de la Guerre de trente ans. Il est utile
aujourd'hui d'en faire un examen plus détaillé et plus sévère.
A l'exemple des philosophes modernes qui ont fait
l'apologie de la réforme, M. Schiller, tout en soutenant que
le protestantisme a contribué aux progrès des lumières , et
que la religion catholique les a éteintes ou les a empêché
de naître , paraît avoir le plus profond dédain pour les
deux religions. Il est beaucoup trop philosophe pour partager
entièrement les opinions de Luther : tout ce qui dans
cette secte tient encore aux dogmes et aux principes de
l'église catholique , lui paraît ridicule ; il n'adopte que
ce qui conduit au doute , à l'irréligion et licence .
BIBL. UNIV.
GMT
18 MERCURE DE FRANCE ;
C'est de cette hauteur philosophique que M. Schiller juge
ordinairement les débats des catholiques et des protestans.
Avec de tels principes , il est difficile d'être un bon historien
. On se joue des hommes et de leurs malheurs ; les
meurtres , les dévastations , les excès les plus affreux paraissent
l'effet d'une espèce de vertige : au milieu de ces
horreurs , on s'occupe froidement de résultats ; et , de
même que le physicien qui étudie les souffrances des animaux
pour approfondir la science qu'il cultive , on exerce
sur l'humanité cette froide recherche ; c'est dans le sang
et dans les larmes que l'on calcule tranquillement la prétendue
perfectibilité de l'espèce humaine .
Quoique M. Schiller ait: profondément étudié les historiens
anciens , et qu'il les ait souvent imités , il n'a pu éviter
des défauts qui tiennent à ses occupations précédentes
et au goût de son pays. Il avait eu de grands succès dans
l'art dramatique; on sait ce qu'il faut pour réussir sur les
théâtres d'Allemagne : emphase , déclamations , maximes
romanesques , délire d'imagination , M. Schiller avait
porté au plus haut degré toutes ces qualités germaniques .
Il était difficile que , s'exerçant ensuite dans un genre plus
sérieux , il ne conservât pas quelques-uns des défauts qui lui
avaient valu tant d'applaudissemens. Le ton noble et grave
de l'histoire ne se soutient pas toujours dans son ouvrage ;
on y trouve trop souvent la familiarité des mémoires , les
circonstances minutieuses des romans , et des couleurs
poétiques qui ne conviennent pas au genre. C'est ce que
nous prouverons bientôt dans les citations que nous aurons
lieu de faire .
En exagérant les éloges que mérite l'ouvrage de M. Schiller
, on a oublié que nous avions dans notre langue une
Histoire de la Guerre de trente ans , très -supérieure à
celle de l'auteur allemand : un pareil oubli doit être re
VENDEMIAIRE AN XI11. 19
levé ; et le parallèle que nous allons établir prouvera une
vérité contre laquelle les philosophes modernes se sont
élevés constamment ; c'est que la France possède des historiens
qui ne le cèdent ni aux Allemands , ni aux Anglais.
Le P. Bougeant , dans son Histoire des guerres et
des négociations qui précédèrent le Traité de Westphalie,
a non-seulement traité à fond le sujet dont M. Schiller
s'est occupé , mais il aencore donné les détails les plus
intéressans et les plus circonstanciés sur ce fameux traité
qui , pendant long-temps , fut la base principale du droit
public de l'Europe. Il serait injuste de faire valoir le mérite
de l'historien français , en louant une portion de son
ouvrage qui n'entrait pas dans le plan de M. Schiller ;
nous nous bornerons à comparer les deux ouvrages dans
les parties qui ont entr'elles un rapport immédiat : les
caractères des principaux personnages , les réflexions
sur les événemens décisifs , seront l'objet de ce parallèle ,
d'autant plus curieux qu'il pourra servir en même temps
àjeter quelque lumière sur cette époque célèbre.
Le P. Bougeant , comme M. Schiller , remonte aux premières
divisions entre les protestans et les catholiques.
On voit de loin se former ces terribles antipathies qui
armèrent une partie de l'Europe contre l'autre , et qui ne
purent être suspendues qu'après trente ans de combats.
L'auteur allemand s'égare dans de longs détails qui répandent
de la langueur sur le commencement de son ouvrage;
l'historien français peint à grands traits les causes de la
guerre , et les divers intérêts des princes. « La paix de
>> Westphalie , dit le P. Bougeant , termina dans le siècle
» passé une guerre sanglante et opiniâtre où toute l'Europe
> se trouvait enveloppée , et que la haine , l'ambition et
» mille intérêts opposés semblaient devoir rendre éternelle.
>> L'hérésie avait allumé le flambeau de la guerre ; mais
B2
20 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> bientôt l'intérêt politique prévalut sur celui de la reli-
>> gion , et l'on vit les protestans s'unir aux catholiques ,
> et les catholiques combattre sous les enseignes des protestans.
La Suède voulait se faire un établissement en
Allemagne ; l'Espagne redemandait les provinces que la
>> révolution des Pays-Bas avait soustraites à sa domina-
» tion; la France voulait mettre des bornes à l'énorme
puissance de la maison d'Autriche , et augmenter la
> sienne ; les princes et les états d'Allemagne défendaient
> la liberté germanique. Que d'obstacles ne fallait- il pas
>>surmonter pour concilier tant d'intérêts différens ! Le
>> médiateur lui-même , emporté par le torrent , fut obligé
>>de prendre les armes . Chaque parti avait des vues géné-
>> rales opposées à celles de ses ennemis; et dans chaque
» parti , chacun avait ses vues particulières , souvent contraires
à celles de ses propres alliés. Les princes intéressés
étaient trop puissans pour recevoir la loi de leurs
> ennemis , et trop faibles pour la donner. Les vainqueurs
> ne voulaient rien céder de leurs conquêtes; les vaincus
» ne voulaient rien relâcher de leurs droits. Les plus am-
>> bitieux voulaient gagner au traité; les plus modérés ne
voulaient rien perdre : tous se flattaient, ou de s'assurer
>>par la négociation le fruit de leurs victoires ou de
réparer par leur habileté les brèches que la guerre
avait faites à leurs états. Ces difficultés , qui sont comimunes
à tous les traités, paraissaient insurmontables dans
celui- ci par leur multiplicité. Il y avait peu de princes
» qui n'y eussent quelque intérêt à ménager. Il fallait ,
>> pour ainsi dire , changer la face de l'Europe , étendre
»et resserrer les limites des empires , et faire passer de
>> grandes provinces sous une domination étrangère. »
Cette tirade pourrait suffire pour donner une idée du style
du P. Bougeant : la profondeur est unie à laclarté , l'élé-
D
921
VENDEMIAIRE AN XIII. 21
gance à la force; aucun ornement ambitieux ne défigure
ce grand tableau ; tout y porte le caractère de gravité et
de sagesse qui doit distinguer un historien.
1
Ces qualités , si rares dans ce siècle , se font remar
quer dans tout l'ouvrage. Il ne fait éprouver ni ces émotions
pénibles qui résultent des peintures romanesques , ni
cette fatigue que produisent des détails trop minutieux :
le lecteur n'est point obligé de suppléer en quelque
sorte au travail de l'historien , pour éclaircir des obscurités
ou lever des doutes. Le livre du P. Bougeant ne contient
que ce qu'il est nécessaire de savoir. L'auteur ne
s'exalte point sur des événemens trop éloignés pour être
racontés avec enthousiasme ; et ses réflexions lumineuses
et précises répandent un grand jour sur les événemens ,
sur les hommes et sur les choses . Les rapprochemens que
nous avons promis feront mieux sentir le mérite de cet
historien.
t
Les ddeeux auteurs peignent la situation de l'électeur
palatin au moment où les Bohémiens révoltés lui offrirent
la couronne. Frédéric était faible et présomptueux : quoiqu'il
ne pût se dissimuler le peu de stabilité d'un trône
acquis de cette manière , il n'était pas é'oigné de céder
aux voeux des sédi'ienx ; cependant il invoqua les conseils
de quelques princes. Le P. Bougeant raconte ainsi cette
première cause de la guerre de trente ans : « Le prince de
Bavière exhorta fortement le prince palatin a refuser
>> une offre aussi spécieuse , en ui représentant l'injustic.e
d'une usurpation si manifeste , les troubles qu'elle allait
>>exciter dans tout l'Empire , et le danger où il exposait
sa personne et ses états , puisqu'il avait heu de craindre
» qu'en voulant s'élever au faîte de la gloire et de la gran .
deur , il ne se précipitat lui même dans un abyme de
> maux. Le roi d'Angleterre , le prince d'Orange et tous
3
22 MERCURE DE FRANCE ,
>> les électeurs lui firent les mêmes remontrances ; mais ,
>> ébloui par l'éclat d'une couronne, sollicité par des esprits
>> inquiets et turbulens , animé par une épouse ambitieuse ,
>>et par un faux zèle de religion , qui lui persuadait , comme
>> i l'assura dans ses manifestes , que Dieu même l'appelait
>> au trône , il étouffa ses craintes , et s'affermit contre tous
>>les conseils de la prudence. >> M. Schiller imite , en les
affaiblissant , quelques traits de l'historien français.
Comme toutes les ames faibles , dit- il , Frédéric eut re-
>>cours au jugement des étrangers pour s'affermir dans
>> sa résolution ; mais cejugement ne pouvait rien sur lui ,
>> s'il contrariait ses desirs. Les électeurs de Saxe et de
» Bavière, à qui il demanda conseil , les autres électeurs ,
>> tous ceux qui mesuraient la grandeur de l'entreprise
>> avec celle de ses facultés et de ses forces , l'avertirent
» de l'abyme où il se précipitait. Mais que pouvait la voix
>> de la prudence contre la force de la passion et de l'hon-
>> reur ? » On voit que ce morceau est presque traduit du
P. Bougeant. Schiller , à l'occasion de l'influence de l'électrice
dans la résolution du prince , la fait parler ainsi :
<<Pouvais-tu oser accepter la main de la fille d'un roi , et
xtrembler devant une couronne que l'on t'apporte volon-
>> tairement ? J'aime mieux manger du pain , si tu es roi ,
>> que vivre dans la délicatesse à la table d'un électeur . >>>
Que ce discours ait été prononcé ou non , il ne devait
point entrer dans une histoire ; il a le ton du roman , ou
plutôt de la tragédie allemande.
Cependant , lélecteur Palatin ne tarda pas à se repentir
d'avoir accepté la couronne de Bohême : à peine
avait- il régné quelques mois , qu'il se trouva dans l'impuissance
de résister aux généraux de l'empereur. Le
père Bougeant peint avec la plus grande vérité toutes les
circonstances de cette situation terrible. « Le dedans du
VENDEMIAIRE AN XIII. 23
>> royaume était presque aussi agité que les frontières.
» Le peuple murmurait sous le poids des exactions. Les
>> troupes mal payées refusaient d'obéir. Les seigneurs
» étaient encore plus mécontens ..... Tous n'obéissaient
» qu'avec peine à un roi qui était leur ouvrage . Tant
>> de traverses au - dehors et au- dedans poussaient à bout
>> la constance de Frédéric qui commença trop tard à re-
» connaître la témérité de son entreprise. De quelque
» côté qu'il se tournât , il voyait sous ses pieds d'affreux
> précipices sans pouvoir reculer désormais. Il fallait
>> vaincre ou périr , régner ou devenir le jouet de ses
> ennemis. Dans cette extrémité , il espéra trouver des
>> forces dans son courage et dans son désespoir , sans ce-
>>pendant négliger les voies de la prudence et de la science
» militaire. » On a dû remarquer , dans ce tableau si
peu étendu , toutes les parties qui doivent le composer :
le mécontentement des peuples et de l'armée , la jalousie
des grands , et les sentimens qui agitent un prince devenu
dans un si grand danger le jouet de ses propres sujets.
M. Schiller est loin d'avoir saisi tous ces traits frappans.
« Les protestans , dit- il , avaient trahi Frédéric auprès
>> de l'empereur ; il ne lui restait plus que ses Bohémiens,
» et ceux-ci manquaient de bonne volonté , d'accord et de
» courage. Les magnats de Bohême voyaient avec mor-
>> tification , les généraux allemands commander avec
> eux.... Le soldat manquantde tout , perdit son ardeur
» et sa confiance , et la mauvaise discipline des troupes
> occasionnade la part du cultivateur les plaintes les plus
>> amères. Ce fut en vain que Frédéric se montra dans
> le camp pour animer le courage des soldats par sa pré-
» sence , et exciter par son exemple l'émulation de la
>> noblesse. » Le P. Bougeant ne dit point précisément
quel sera le dénouement de la catastrophe qui se prépare ,
4
24 MERCURE DE FRANCE ;
cependant il ne reste aucun doute dans l'esprit du lecteur.
M. Schiller s'explique plus positivement ; mais cette explication
n'étant point suffisamment préparée , son récit
manque de chaleur et d'intérêt.
Ce que l'on devait prévoir arriva. Le prince Palatin
fut vaincu , et l'empereur non-seulement lui arracha la
-couronne de Bohême , mais voulut aussi le dépouiller
de son électorat. Alors plusieurs princes qui avaient blâmé
son usurpation prirent son parti. Parmi eux se trouva
le duc Christian de Brunswick , caractère ført singulier
qui a plus d'un rapport avec les héros des tragédies/de
M. Schiller. On devait donc s'attendre qu'il serait bien
tracé dans l'histoire allemande. « Un nouvel aventurier ,
>> dit M. Schiller , pauvre en territoire , mais riche en
>> aïeux , prend aussi la défense de cette cause. Le duc
>> Christian de Brunswick , crut avoir appris du comte
>> de Mansfeld , le secret d'entretenir sans argent une
>> armée de vingt mille hommes. Présomptueux , brûlant
>> de se faire un nom aux dépens du clergé catholique
et de s'enrichir de ses dépouilles , il rassembla dans
>> la basse Saxe une armée considérable au nom de Fré-
>> déric et de la liberté germanique. Ami de Dieu et ens
> nemi des prétres, telle était l'inscription que portaient
>> ses monnayes faites de l'argenterie des églises , et il
>> fut bien loin de contredire par ses actions l'inimitié
>> qu'il avait annoncée. » Le portrait de ce prince ,
par le P. Bougeant , est très-supérieur à celui quø
l'auteur allemand a tracé; il rappelle la manière de
Salluste, « Les peuples , dit l'historien français , se
>> voyaient ainsi exposés tour-à-tour aux ravages des
>> amis et des ennemis , lorsque le duc Christian de
> Brunswick , comme un de ces fléaux publics que Dieu
» suscite quelquefois dans sa colère , vint mettre le
VENDEMIAIRE AN XIII. 25
> comble aux malheurs de l'Allemagne par ses affreux
>> brigandages. Ce prince était un de ces caractères
>> outrés , dans qui les vertus mêmes deviennent autant
>>de vices par l'excès où ils les portent. Ce fut par un
>> sentiment de générosité et d'équité naturelle , qu'après
>> avoir refusé son secours à Frédéric pour l'entreprise
>> de la Bohême qu'il trouvait injuste , il prit généreuse-
> ment les armes pour lui , lorsqu'il vit que la maison
>> d'Autriche entreprenait d'envahir le Palatinat ; mais
>> en croyant prendre ainsi le parti de la justice , il devint
>>lui-même le plus injuste de tous les hommes par la
> manière dont il fit la guerre; car il la fit en furieux ,
> comme s'il avait fait consister tout l'art militaire a
>> piller , ravager et exterminer , n'épargnant ni âge , ni
» sexe , ni condition , et sans respecter aucune des lois
n de Phumanité que les ennemis les plus cruels ont cou
» tume d'observer. Le zèle qu'il avait pour sa secte pou-
>> vait passer pour une vertu dans l'esprit des protestans ,
>> mais il porta ce zèle jusqu'à la fureur , traitant avec une
> extrême inhumanité les catholiques qui avaient le mal
>> heur de tomber entre ses mains. Si la fleur de l'âge où
> il était alors ne lui avait pas encore permis d'acquérir
» cette expérience et cette habileté qui font les grands
>> capitaines , il avait du moins beaucoup de courage et
>> d'intrépidité ; mais il modéra si peu l'un et l'autre , que '
>> ces qualités dégénérèrent souventen une férocité barbare
>> et une témérité aveugle. » On a pu remarquer que le
P. Bougeant a beaucoup mieux saisi que M. Schiller
les grands traits du caractère de Christian ; il peint avec
la même impartialité ses vices et ses qualités estimables.
En général les portraits tracés par M. Schiller sont trop
souvent dans le style des romans ou des mémoires . Qu'importe
de savoir que Tilly était petit , maigre avec des
26 MERCURE DE FRANCE ;
1
joues abattues , un long nez , un front large et ridé ,
une forte moustache et un visage effilé ? Quelle utilité y
a- t-il à être instruit que la table de Valstein n'était jamais
au-dessous de cent couverts ; qu'il avait le teint jaunatre ,
les cheveux rouges et courts , les yeux petits mais étincelans
? Le portrait de Gustave est d'un autre genre ;
c'estundes plus beaux morceaux de M Schiller. Il ne
s'attache point à décrire la figure de son héros avec le
soin minutieux d'un faiseur de signalemens; il peint ses
vertus et ses grandes qualités. « Gustave , dit-il , était
>> sans contredit le premier général de son siècle , et le
>> plus brave soldat d'une armée qu'il avait créée lui-
» même .... Exempt de l'incrédulité grossière qui laisse
>> sans frein les mouvemens farouches du barbare , exempt
▸ aussi de la momerie rampante d'un Ferdinand qui s'avilit
> comme un insecte devant l'Etre Suprême , et marche
» avec dédain sur l'humanité qu'il opprime , dans l'ivresse
> de son bonheur , il fut toujours homme et chrétien ,
» mais aussi dans sa religion toujours héros et toujours
>> roi. Sa valeur naturelle lui fit trop souvent perdre de
» vue ce qu'il devait au général , et la mort d'un simple
>> soldat termina la vie d'un roi. » Quelques-uns de ces
traits sont beaux ; on regrette que ce morceau soit défiguré
par un parallèle ridicule entre Gustave et Ferdinand.
L'idée d'un héros qui dans la victoire est chrétien , et roi
dans la religion , manque de netteté et de justesse . La
religion n'exclut point les qualités d'un roi , elle leur
donne au contraire une tendance vers la modération et
la justice qui prévient les abus du pouvoir. Un monarque
qui se croit un insecte devant Dieu est sûrement moins
disposé à opprimer ses sujets que celui dont l'orgueil se
croit supérieur aux décrets de la Providence. Le pèra
Bougeant peint aussi Gustave , mais avec des couleurą
VENDEMIAIRE AN XIII. 27
plus vraies. « Il était alors , dit- il , dans la trente-sixième
>> année de son âge ; il avait toutes les qualités du
>> corps et de l'esprit qu'on a coutume de donner aux
>> héros , infatigable dans les combats , d'une hardiesse
» peu commune , et même un peu téméraire dans un si
» haut rang. » L'historien français saisit ensuite avec
sagacité la cause des succès de Gustave. « Gustave , dit-
>> il , marche à la tête de son armée avec cette confiance
» qui promet la victoire et qui la donne quelquefois. >>>
Nous avons dit qu'un des défauts de M. Schiller était
d'employer souvent dans son histoire des couleurs poétiques
et romanesques. Parle-t- il du danger de Ferdinand ? il
semblait , dit- il , que la liberté outragée le menaçat de son
génie vengeur. Veut- il peindre la décadence de la maison
d'Autriche ? « la fierté de cette cour avait survécu à sa
>> grandeur , et l'antre abandonné du lion répandait encore
l'effroi autour de son enceinte ....... La confiance des
>>catholiques allemands reposait encore sur les secours
>> d'Espagne , comme celle des catholiques religieux reste
» attachée aux os des saints. » S'il parle des projets de mariage
du fils de Jacques Ir. avec une infante d'Espagne :
<<Cette épouse , dit il , échappa au fils de Jacques , comme
>> la couronne de Bohême et le bonnet électoral s'étaient
» évanouis pour son gendre. » Il est inutile de faire sentir
l'inconvenance de ces ridicules métaphores . Le sac de
Magdebourg est raconté par Schiller avec beaucoup d'énergie.
Son indignation est telle , qu'il lui paraît que Tilly
est toujours dévoré de remords pour avoir permis la destruction
de cette ville : quelque temps après , ce général
fait le siége de Leipsick ; la ville capitule , et Tilly , qui ne
l'a point prise d'assaut , lui accorde une composition honorable.
M. Schiller croit voir dans cette conduite un pressentiment
des malheurs qui menacent Tilly. Quel moyen
28 MERCURE DE FRANCE,
P T
emploie-t-il pour appuyer cette opinion ? C'est la descri
tiondela maison dans laquelle le général conclut le traité.
«Tilly , dit l'auteur allemand , avait prit son quartier
>> dans la maison d'un fossoyeur , la seule qui restât du
>> fauboug. Ce fut là qu'il signa la capitulation. Des têtes
» et des os de morts peints sur les murailles décoraient la
descrip-

R
8
1.
) 14
> maison du propriétaire ; Tilly changea de couleur , et
Leipsick contre toute attente, obtint un traitement favorable.
» Il est difficile de pousser plus loin l'esprit romanesque.
Qui ne voit que Leipsick ne fut préservée du
pillage que parce qu'elle ne fut point prise d'assaut comme
l'avait été Magdebourg ? Quelques momens avant la bataille
de Leipsick , le général allemand se rappelle encore
Magdebourg. « De noirs pressentimens , dit M. Schiller
>>obscurcissaient son front jadis toujours serein. Legénie
* deMagdebourg semblaitplaner sur sa téte >>
ءا at
trente ans
71
3

ہ
Parmi les qualités de l'historien , M. Schiller possède
sur- tout celle de faire des réflexions courtes et substan-
⚫cielles sur les faits qu'il raconte Si l'Histoire de la Guerre
de ans était écrite dans un meilleur esprit , cette
qualité donnerait à l'auteur une grande supériorité. Quelquefois
, cependant , les réflexions's nt justes et lumineuses.
Les philosophes modernes , qui se sont si souvent
étendus sur l'heureuse influence de la réforme , et sur la
tolérance qu'elle introduisit , ne se sont pas rappelés les
haines violentes des luthériens et des calvinistes; haines
beaucoup plus fortes que celle que les uns et les autres
portaient aux catholiques. M. Schiller , en parlant de la
maison palatine , jette beaucoup de lumière sur ce point
Intéressant de son histoire . Aucun pays d'Allemagne ,
dit il , n'éprouva en aussi peu de temps des changemens
de religion aussi rapides que le Pa'atinat . On vit , dans
le court espace de soixante ans , ce pays , jouet malVENDEMIAIRE
AN XIII 39
J
.
?
> heureux de ses souverains , prêter deux fois serment à
la doctrine de Luther , et deux fois l'abandonner pour la
doctrine du calvinisme. On donna à l'électeur , âgé de
neuf ans , des instituteurs calvinistes , à qui il fut recommandé
d'effacer chez leur élève la doctrine de Lu-
? 2
C
LLE
> ther, dussent-ilsy employer les coups. Il est aisé, ajoute
n très-bien M. Schiller , de pressentir le traitement des
> sujets , lorsqu'on en agit ainsi avec le maître. » Cette
dernière réflexion est pleine de sens dans un écrivain protestant;
elle donne la mesure de l'espèce de tolérance
des prétendus réformés , en même temps qu'elle montre
le vague et l'incertitude de leur doctrine. Le P. Bougeant
ne s'attache presque jamais à des objets particuliers ; ses
réflexions sont générales : partant des meilleurs principes
, elles peuvent s'appliquer à tous les temps. Souvent
elles sont entrelacées avec un art admirable dans le récit
des faits ; une phrase incidente suffit pour peindre les caractères
, et pour indiquer les motifs de la conduite des
hommes: nous n'en citerons qu'un exemple. Il s'agit de
Jacques Ir, qui ne put soutenir son gendre , l'électeur
palatin: <<Cependant , sollicité par les conseils du roi
» d'Angleterre son beau-père, prince faible et peu habile,
» qui aimait à négocier parce qu'il n'aimait pas la guerre ,
et qui,, par la même raison , négociait toujours fort mal ,
» il prit le parti de désarmer entièrement. » Quel traitde
caractère ! quelle leçon pour les rois !
31
7
,
3
1
)
Nous ne pousserons pas plus loin le parallèle que nous
avons établi entre le talent des deux auteurs. L'esprit qui
les anime diffère beaucoup. M. Schiller ne voit dans la
réforme qu'un cominencement de perfectionnement dans
P'ordre social ; le père Bougeant n'y remarque que les malheurs
dont elle fut l'occasion et la cause. Cettejuste prévention
contre des novateurs qui bouleversèrent l'Europe
1.
L
30 MERCURE DE FRANCE ;
pendant plus d'un siècle , n'empêche pas l'historien français
de rendre justice aux hommes qui montrerent de
grands talens , ou qui déployèrent de grandes vertus. Le
tableau de l'Europe que nous avons cité , annonce des
vues politiques profondes ; on voit que l'auteur connaît
parfaitement les intérêts opposés des puissances belligérantes
, et qu'il est en état de peser leurs droits dans la balance
la plus exacte. M. Schiller , au commencement de
son histoire , met en avant le système qu'il veut défendre ;
et l'on devine qu'il arrangera les événemens de manière
à le soutenir. Il pense , comme la plupart des écrivains
protestans , que la réforme préserva l'Europe de l'esclavage.
« L'Europe , dit-il , évita l'oppression , elle sortit
>> libre de cette guerre affreuse où elle s'était considérée
» pour la première fois comme un ensemble politique ; et
>> cette liaison dans les intérêts mutuels des différens états ,
» qui ne commença à s'organiser réellement qu'à cette
>> époque , est un avantage assez marqué par lui-même ,
» pour que l'ami de l'humanité pardonne l'effroi qu'il a
>> eu. » Quels furent les moyens qui , selon M. Schiller ,
furent employés pour arriver à ce grand but ? ils sont indiqués
quelques pages plus loin. « La différence de cons-
>> titution , de lois , de langage et de moeurs faisait
» des nations et des pays autant de touts différens ,
» et mettait entre eux un mur continuel de séparation.
>> Ce mur fut renversé par la réforme . Un vif intérêt plus
>> pressant que l'intérêt national ou l'amour de la pu-
» trie , un intérêt absolument indépendant des rapports
>> ordinaires commença à animer le citoyen et les états
» mêmes. Cet intérêt pouvait unir étroitement les états
>> les plus éloignés , tandis que le lien cessait peut-être
>> d'exister entre les sujets du même souverain. Le calvi-
>>niste français eut donc avec le réformé genevois , angliVENDEMIAIRE
AN XIII. 3г
» can , allemand ou hollandais , un point de contact nul
» pour lui à l'égard de ses propres concitoyens catholi-
» ques. »
Voilà donc ce grand bien que produisit et que produit
encore aujourd'hui la réforme. De l'aveu de M. Schiller ,
elle éteignit l'intérêt national et l'amour de la patrie ; elle
introduisit dans les états des partis opposés à tout ce qui
pouvait être avantageux à leurs concitoyens , se réjouissant
de leurs désastres , et favorisant en secret les ennemis
extérieurs . Si cette cause continuelle de troubles civils
, de conspirations , de crimes et de massacres est considérée
comme un moyen de perfectionnement de l'ordre
social et de l'espèce humaine , il faut convenir que jusqu'à
présent les grands politiques et les grands moralistes ont
étrangement déraisonné : ils avaient la bonhomie de
croire que l'amo ur de la patrie , l'intérêt national , étaient
nécessaires pour le maintien des empires ; que le citoyen
devait préférer son pays à tout autre ; qu'il ne devait pas
exister dans les états des sociétés qui eussent leurs lois
particulières ; et que ces correspondances ténébreuses
d'une secte de révoltés avec les ennemis du prince , entraînaient
les plus grands dangers et les plus grands malheurs.
C'est donc aux protestans , selon M. Schiller , c'est donc
à eux que l'on doit la théorie des révoltes ; c'est à leur
exemple que des insensés ont préféré à l'autorité légitime
àlaquelle ils étaient soumis , aux moeurs dans lesquelles
ils avaient été élevés , les lois , les moeurs et les préjugés
des peuples étrangers. Toutes les opinions anti- sociales
datent de cette époque : c'est du fatras des premiers docteurs
luthériens et calvinistes que sont sortis les systèmes
monstrueux de l'origine des sociétés , des droits de l'homme ,
de la souveraineté du peuple ; systèmes dont nous avons
vu de nos jours une application encore plus exacte que
dans les XVI et XVIIe siècles .
32 MERCURE DE FRANCE ,
Il résulte des réflexions que nous avons faites , etdu
parallèle que nous avons établi , que l'ouvrage du P.
Bougeant est très - supérieur à celui de M. Schiller. L'honneur
national nous prescrivait le devoir de relever l'erreur
de ceux qui pensent , sur la foi des philosophes , que
nous n'avons pas de bons historiens ; la nécessité de combattre
les opinions avancées dans un livre très- répandu
était encore plus pressante. La cause que nous avons défendue
est si bonne , que nous n'avons eu aucun besoinde
déprimer et de rabaisser le livre de M. Schiller ; nous
sommes convenus avec franchise des beautés qu'il rénferme
, et nous avons applaudi aux efforts de l'auteur
pour imiter les historiens anciens. Dans les rapprochemens
que nous avons faits , on ne saurait nous accuser
de partialité ; nous avons choisi de préférence les morceaux
où les deux auteurs tracent les caractères des princes
protestans ; morceaux où l'on pouvait présumer que
M. Schiller serait plus brillant et plus fort que l'historien
français : le lecteur a été à portée d'en juger. Au reste ,
on a pu deviner facilement le but que nous nous sommes
proposé ; il consiste à engager les personnes qui ont lu
l'histoire allemande , à lire aussi celle du père Bougeant :
outre le plaisir qu'elles auront à comparer la manière des
deux auteurs , elles trouveront encore l'avantage beaucoup
plus utile de voir tout l'échafaudage du système,
de l'écrivain protestant renversé par la doctrine aussi
simple que juste et raisonnable de l'historien français,
P.
Ainsi va le Monde , ou les Dangers de la Séduction .
Quatre volumes in - 12. Prix : 7 fr. 50 c. , et 10 fr. parla
poste. A Paris , chez Marchand, libraire , palais du
Tribunat; et chez le Normant.
Le cardinal d'Este dit à l'Arioste , après avoir entendu
la
VENDEMIAIRE AN XIII. 33
la lecture du Roland furieux : « Où diable , seigneur
>> Arioste , avez-vous pris toutes ces balivernes ? » Mais
ce cardinal , qui était homme d'esprit , n'en sentait pas
moins , à travers les incroyables folies de l'auteur
charme singulier de cet ouvrage , où la raison est enti
rement sacrifiée à l'imagination , et dans lequel la prétention
au bon sens et à la vérité historique n'est qu'une
bouffonnerie de plus. Il est permis , dans un roman de cette
nature , d'attester un fait dont le ridicule et l'extravagance
sautent aux yeux : un tel mensonge ne peut tromper ni
séduire personne ; mais il fera rire de la bonhomie de
l'auteur, ou de la dose de crédulité qu'il suppose dans le
lecteur. Ce genre de plaisanterie se fait sur- tout remarquer
dans le poëme de l'Arioste , et il ajoute beaucoup à
son agrément. Nos faiseurs de romans ont quelquefois
cherché à imiter le poète italien dans l'ordonnance des
événemens , mais c'est tout ce qu'ils en ont pris ; et leurs
productions , quelque touchantes qu'elles puissent être ,
pe sont toujours que de tristes drames , propres à gâter
l'esprit et le goût. Les jeunes gens , qui n'ont aucune expérience
du monde , prennent tout ce qui se passe dans ces
ouvrages au pied de la lettre , et ils se créent un monde
enchanté qui n'existe pas. Les romans de l'abbé Prevost
sont peut- être ce que nous possédons dans ce genre de
plus intéressant. Cet écrivain , prodigieusement fécond
a pour ainsi dire épuisé toutes les aventures et tous les
sentimens ; et les romanciers qui lui ont succédé n'ont
guère fait que de pâles copies de ses ouvrages .
,
Il faut que le nombre des oisifs soit bien considérable ,
pour que de pareilles futilités trouvent encore des lecteurs
! ou bien , ne serait-ce pas plutôt la faiblesse de
notre esprit qu'il faudrait accuser du débit qui s'en fait
parmi nous ? En effet , rien ne peut mieux s'approprier
à son indolence et à sa paresse naturelles que les romans :
pour peu qu'on sache lire , on peut , sans le moindre
effort , passer des journées entières dans l'extase ; ce sont
des espèces de rêves que nous faisons tout éveillés , et il
estbien commode de rêver tout ce qu'on veut. La lecture
de l'histoire ne saurait avoir le même charme : outre que
les hommes y paraissent moins aimables , on lit l'histoire
pour la connaître , et il faut une attention assez forte pour
la retenir. Ce que les hommes redoutent le plus , c'est
l'applicatio,n et le travail .
Le roman de M. H. Dorvo , qu'il lui a plu d'intituler :
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi va leMonde, quoique le monde n'aille point du tout
comme il l'imagine , est doué d'un mérite rare , et qui
prouve que cet auteur a une grande connaissance du goût
des lecteurs : il n'y a ni préface , ni avant- propos , ni
dédicace, ni avis , ni protestation contre les contrefacteurs
, ni table des chapitres , ni rien de ce qui peut
arrêter ou suspendre la curiosité ; son seul titre lui suffit :
c'est comme le rideau de la scène ; on le lève , et les acteurs
se trouvent tout de suite rangés comme dans une
pièce de théâtre. Quoiqu'un tel ouvrage puisse paraître
au-dessous de la critique , on entrera cependant dans le
détail de sa composition , pour faire voir aux jeunes gens
quels piéges ridicules les auteurs de romans tendent à
notre mollesse et à notre imbécillité. En voici un qui
nous donne à lire quatre volumes pour nous éclairer sur
les dangers d'une union mal assortie , et pour nousfaire
aimer et pratiquer les vertus, en nous inspirant l'horreur
du vice; motif banal de tous les romans , depuis Clarisse
jusqu'à Faublas , et qui sert à couvrir le motifplus
solide de l'intérêt pécuniaire que l'auteur en attend.
1
Charles , jeune homme sans caractère et sans esprit ,
fils d'un épicier de la rue aux Ours , ruiné tout récemment
par un escroc , prend le parti , à la sollicitation de
son père , d'aller joindre en Espagne un oncle sous lequel
il se propose d'apprendre l'état de bijoutier. On lui prépare
une pacotille ; on lui donne vingt-cinq louis ; il embrasse
son père , sa soeur , et une certaine Madelon qui
lui a confié le portrait d'une jeune fille , et il part , ou
plutôt il ne part pas. Il rentre dans Paris pour faire ses
adieux à son camarade , le fils du comte de la Mellière : il
se trompe d'adresse ; il entre juste dans une maison remplie
de voleurs ; on le dévalise , et on le met à la porte.
Tout autre aurait au moins crié au voleur; le bon Charles
ne dit mot ; il trouve qu'il est plus doux de se voir réduit
à la mendicité que d'avoir à révéler à son père qu'il
n'est pas parti aussi promptement qu'il le croyait. Il vend
l'entourage de son portrait pour subsister , et il renonce à
l'Espagne. Il se met en route pour Meaux, dans l'intention
d'y voir une vieille tante; on le vole dans la route , et il
arrive comme un vagabond au moment où sa tante venait
de mourir : elle ne lui laisse rien, et il prend le parti
de se faire clerc de notaire. C'était la profession qui
lui convenait le moins , n'importe. Il fait connaissance
avec une jeune personne , qu'il reconnaît pour l'original
VENDEMIAIRE AN XIII. 35.
du portrait qu'il a dans sa poche. Cette jeune fille , nommée
Sophie , est , selon le bruit,public, une orpheline
élevée par charité chez une certaine dame Gosset , maîtresse
de pension à Meaux , laquelle fait en outre le métier
de procurer des jeunes filles au seigneur du pays , le
marquis de Coursanges . Ce digne seigneur , aidé de cette
Mégère , a perdu entr'autres personnes la fille du notaire
de Charles , il y a environ dix-huit ans. Ce notaire,
qui pouvait sauver sa fille très-facilement , n'a pas jugé à
propos de se remuer pour faire la moindre démarche, dans
la crainte de publier son déshonneur ; mais il ne fait pas
difficulté de conter toute l'aventure à Charles , jeune
étourdi qu'il ne connaît que depuis deux jours , et qui ,
bien entendu , n'y prend aucun intérêt. Ce petit drôle est
devenu amoureux de Sophie à la première vue , et celleci
s'est éprise d'une pareille passion pour lui ; mais Charles,
pour mieux cacher ses sentimens à la vieille Gosset qui
le contrarioit dans ses amours , va tout droit chanter une
belle romance sous ses fenêtres : on l'y attrape , et on lui
tire les oreilles comme il faut. Charmé de cette prouesse ,
il revient chez son patron , qui le gronde un peu de son incartade
, et qui finit par lui confier tous ses secrets sur sa
fille. Charles ne tient aucun compte de son radotage , et il
va son train comme de coutume ; mais le marquis de
Coursanges et la Gosset viennent traverser ses desseins.
Celle-ci propose à Sophie d'épouser le marquis . Sophie se
doute de la ruse et du piége qu'on lui tend , et, comme
de raison , elle refuse ce parti ; mais , par une bizarrerie
de caractère qu'on ne voit sans doute qu'à Meaux , elle
accorde toute sa confiance à celui qui veut la déshonorer ,
et elle croit tout ce qu'il invente pour la détacher de son
amant. Celui-ci n'est pas moins crédule : on lui a dit ce
que c'était que le marquis de Coursanges ; mais , dans un
pourparler qu'il a avec lui , il croit tout ce qu'il lui plaît
de dire pour flétrir la vertu de sa Sophie , et il accepte un
rendez-vous où le marquis s'engage à lui faire voir par ses
yeux la vérité de ce qu'il avance. Il s'y rend ; et Sophie ,
qui s'est laissée tromper par le même personnage , lui est
enlevée sous ses yeux par les gens du marquis , sans qu'il
daigne seulement faire un geste ou dire un mot pourda
défendre et pour se disculper.
Tandis que cette scène ridicule se passe à Meaux , le
père de Charles a appris toutes les aventures de M. sonfils ;
mais il l'abandonne , et il ne s'inquiète que de sa fille,
C2
36 MERCURE DE FRANCE ,
dont le jeune de la Mellière est devenu amoureux et le
père de ce jeune écolier , qui n'aime pas plus les mariages
inégaux que notre auteur , l'envoie servir en Espagne.
Quant à Madelon , elle a pris le parti de se retirer sans
rien dire , et de se mettre à courir les champs.
Charles , un peu revenu de sa surprise , songe sérieusement
à courir après sa maîtresse ; mais , comment faire?
on l'enlève dans une chaise de poste attelée de bons chevaux
, et il n'a que ses jambes pour courir : elles sont
bonnes , heureusement , et il s'en sert le mieux qu'il peut.
Dans tout autre endroit qu'à Meaux , on aurait arrêté une
voiture sur laquelle on criait à tue - tête : Arréte ! arréte !
etdans laquelle une jeune personne réclamait sans doute
secours et protection de tous les passans ; on n'y fait aucune
attention : elle vole et disparaît , laissant le matheureux
jeune homme dans les ténèbres , à cinq ou six lieues
de la ville , sans pain , sans asile et sans argent .
Il faut nécessairement que quelqu'un se trouve là tout
exprès pour secourir ce pauvre ammaanntt , car il tombe d'épuisement
et de besoin. Heureusement les ressources sont
grandes dans un roman , et il faudrait étre fou pour s'iuquiéter
des dangers d'un héros que l'auteur a pris sous sa
protection immédiate : quant à moi , je le verrais pendre
sans m'en soucier le moins du monde , bien assuré que
la corde casserait comme dans Candide , ou que l'exécuteur
attraperait une bonne entorse , comme un des héros
de l'Héloïse. Le nôtre allait expirer , lorsqu'un homme
sombre , vêtu d'un habit de soie , la face couverte d'une
longue barbe , le rencontre , lui parle , l'emmène dans
une caverne au fond d'un bois , le restaure un peu , et lui
apprend qu'il vit dans cet état retiré parce qu'il cherche
depuis long - temps l'occasion de parler au marquis de
Coursanges , qui lui retient toute sa fortune injustement :
il se nomme le comte de Milfort , et il lui raconte comment
les bons paysans du cantón prennent suin , sans le
connaître , et sans qu'il le leur ait jamais demandé ,
de fournir à sa subsistance , en garnissant toutes les routes,
les champs et les bois , de bons morceaux de pain, auxquels
nul autre ne veut toucher , et de bonnes bouteilles de
vin , que personne n'oserait boire. Charles trouve cette
manière de vivre fort agréable ; mais il ne peut en profiter
, parce qu'il survient un petit accident. Le marquis
de Coursanges , au lieu de suivre Sophie , s'amusait à
poursuivreson amant , qu'il accusait de rapt'; il s'était fait.
VENDEMIAIRE AN XIII. 37
accompagner de la maréchaussée , et , suivi de cette escorte
, il rencontre le comte de Milfort , déguisé comme
nous l'avons dit; c'était un coup du ciel pour celui-ci,
il en profive pour lui dire son fait; et comme le marquis
voulait répliquer , l'autre lui lâche un bon coup de pis
telet dans la poitrine , il lui tourne ensuite le dos , les
cavaliers le regardent aller , et il se rend bien tranquillement
à sa caverne .
Uncoup de pistolet dans un roman, ou bien une chiquenaude
, c'est exactement la même chose ; celui-ci n'effleura
pas même la peau du marquis : ilse remet à chercher son
rival , et son assassin ; mais l'un et l'autre avaient pris la
sage résolution de déménager , et de fuir loin de la forêt.
Il les poursuit quelque temps sans pouvoir les atteindre ;
enfin, il juge qu'il vaut mieux profiter de son enlèvement ,
et il va rejoindre Sophie , qui courait toujours dans sa
chaise de poste. Charles , qui avait quitté le comte de Milfort
, les joint à Chartres ; Sophie s'échappe , et tombe
entre ses mains au milieu de la campagne : ils s'expliquent
rapidement , elle lui remet une bourse pleine d'or , qu'elle
avait su se faire donner par le marquis , en tout bien tout
honneur; il la reçoit, et comme il voit le marquis et ses
laquais qui viennent à la recherche de Sophie , il la laisse
bravement dans l'embarras , et il se sauve à toutes jambes.
Ce trait de prudence plaît infiniment à la bonne Sophie ;
elle est enchantée d'avoir un si brave garçon pour amant ,
et elle suit le marquis sans parler à qui que ce soit : il la
fait remonter dans sa voiture , et il fuit de nouveau jusqu'au
pied des Pyrénées . Charles le poursuit encore jusqu'à
Poitiers , où il a plû à l'auteur de le faire tomber
malade , pour avoir occasion de lui faire faire une bonne
infidélité , et de nous conter quelques histoires grivoises
dont j'épargnerai le récit à l'oreille délicate de mes auditeurs.
:
Il faut uu peu de tout dans un roman. L'impuissance
de créer quelque chose de naturel qui soit intéressant ,
oblige un pauvre auteur de se jeter dans l'absurde ; il ne
va que par sauts et par bonds : tout ce qui se présente à sa
folle imagination est excellent , pourvu qu'il puisse fournir
la matièred'un chapitre ; le sublime , le tendre , le bouffon
, la raison et la folie , tout y entre .
Le marquis , accompagné de Sophie , descend dans un
couvent; il y trouve le comte de Milfort qui a eu le temps
de s'y rendre le premier , de s'y faire religieux , et de
3
38 MERCURE DE FRANCE ,
prendre connaissance de toute la maison et de ses usages ,
tandisque le ravisseur a fait en poste le trajet de Chartres
au monastère. C'est aller un peu vîte pour un homme
qui était à pied et sans argent : mais on sera moins surpris
de cette diligence , lorsqu'on saura que le comte , en quittant
Charles , a trouvé un homme tout fraîchement tue,
couvert d'or et chargé de papiers ; qu'il a pris cet or et ces
papiers , et que , sans s'embarrasser de ce qu'ils renfermaient,
nidu personnage assassiné , il s'est rendu sur-lechamp
au couvent voisin du château fort dans lequel le
marquis devait enfermer Sophie. Cette malheureuse fille
s'avisę enfin de dire en présence du supérieur et du comte
devenu religieux , qu'elle n'est pas la femme du marquis ,
et qu'on l'enlève malgré elle. On s'attend bien cette fois
qu'elle va trouver au moins un appui dans le comte , qui
sait la vérité de son histoire : il n'en est rien. Il entre
dans le caractère de tous les acteurs de cette comédie , de
chercher continuellement les occasions de se montrer généreux
, et de les fuir lorsqu'elles se présentent. Le comte ,
fidèle à ce principe , ne manque pas son coup. Un mot
suffirait pour confondre le marquis et pour faire accorder
secours à celle qui le réclamait; il se garde bien de le dire,
et il l'abandonne à la brutalité de són ravisseur qui , surle-
champ , va l'enfermer dans le donjon de son vieux château.
Elle y passe cinq ou six mois, tandis que Charles ,
devenu grand garçon, fait ses fredaines à Poitiers. Dans
'le même temps , le père du jeune de la Mellière résout de
se rendre en Espagne , pour y apaiser une affaire d'honneur
, survenue entre son fils et le colonel de son régiment
: le colonel est mort , et son fils est en fuite pour repasser
en France. De son côté , Madelon va toujours par
monts et par vaux ; mais comme elle est pauvre et que le
comte de la Mellière est riche , l'auteur trouve convenable
de lui faire laisser sa bourse pleine d'or au pied d'un
arbre , afin de la faire trouver à cette bonne femme.
Charles , revenu des erreurs de ce monde, songe enfin
à sa maîtresse. Tout autre que lui pourrait croire qu'après
six mois d'abandon d'un côté et de persécution de l'autre ,
il peut être arrivé quelque changement , et que Sophie a
pu , comme lui , se permettre quelques ébats ; l'idée ne
Jui en vient même pas : il se met en route sans savoir où
elle est; mais l'auteur qui le savait pour lui , le conduit
droit au château où elle est enfermée. Chemin faisant , il
rencontre le père de son camarade la Mellière ; ils sont
VENDEMIAIRE AN XIHI. 39
:
assaillis par des voleurs , le comte de Milfort se trouve là
pour les délivrer , et par un hasard qui n'est pas commun ,
le fils la Mellière arrive aussi sur le lieu de la scène : ils
se reconnaissent et s'embrassent bien tendrement ; ils vont
tous au couvent , pour délibérer sur les moyens de sauver
cette Sophie qu'ils ne connaissent pas , et dont le père et
le fils de la Mellière n'ont jamais entendu parler. Le comte
de Milfort trouve le moyen de lui faire passer une lettre
attachée à une flèche , qu'un pâtre a l'adresse de lancer
dans sa prison , à travers les grillages et les barreaux de sa
fenêtre , et dans le moment où il ne se trouve personne
dans sa chambre , ce qu'il était très-facile à l'auteur de
connaître. Madelon forme aussi son petit plan pour délivrer
celle dont elle a remis le portrait à Charles; elle s'introduit
dans le château , après avoir séduit le concierge ou
geolier; elle apparaît comme un spectre au marquis ,
pour lui apprendre qu'elle est là. Ce séducteur ou plutôt
ce tyran , la reconnaît pour la fille du notaire de Meaux ,
qu'il a débauchée il y a dix- huit ans , qu'il a ensuite
abandonnée et qu'il supposait morte. Cette apparition
l'effraie , il se lève pour éclaircir ses doutes; mais Madelon
souffle la lampe et se retire dans un endroit ignoré du
marquis. Sophie , en suivant les instructions de la lettre
qu'elle a reçue , feint d'être malade , et demande un religieux
du couvent voisin , pour l'assister à ses derniers
momens : il vient , et c'est Charles déguisé ; on les laisse
seuls , ils changent d'habits comme cela se pratique en
pareille circonstance ; Sophie se sauve , et Charles reste à
sa place. Madelon se glisse dans la tourelle , sans que
personne l'aperçoive ; elle prend Charles par la main ,
et croyant sauver Sophie , elle le conduit par mille détours
hors du château. Par reconnaissance pour un service
de cette importance , dès qu'il se sent libre , il soupçonne
qu'on le trahit , et il tire son épée pour en percer sa
libératrice , et le geolier qui l'accompagnait dans sa fuite ;
l'un et l'autre sont effrayés de son geste , et ils se sauvent
tous trois sans se dire un seul mot. Asa sortie du château ,
Sophie , sous les habits d'un religieux , avait été arrêtée
parlamaréchaussée,qui guettait depuis long-temps le comte
de Milfort , devenu suspect dans le pays , et accusé d'ailleurs
de brigandages et d'assassinats. Un mot suffisait
pour expliquer la méprise ; mais Sophie se garde bien de
ledire : elle se laisse emprisonner , elle s'inquiète , elle se
tourmente , on ne sait pourquoi; le lendemain le juge
4
40 MERCURE DE FRANCE.
vient l'interroger , elle se nomme , et sans autre examen il
la met en liberté ; il fait plus , il lui donne une escorte
pour la conduire à Meaux. Sophie , qui sait que le comte
de Milfort est dans le voisinage , ne cherche pas à le voir ;
elle pense que son amantestentre les mains de son ennemi;
elle l'y laisse , et s'en retourne bien paisiblement dans son
pays. Tous les autres acteurs prennent la même route ; ils
s'y retrouvent, et tout s'éclaircit. Sophie est la fille du marquis
et de Madelon ; celui-ci la reconnaît et consent d'épouser
cette aimable maîtresse , mais il faut , pour l'y déterminer
, que le comte de Milfort lui donne un grand coup
d'épée qui le fait mourir. LaGosset rend son ame vénale
et corruptrice , à Satan. Le notaire est charmé de retrouver
sa chère fille Madelon : Charles épouse Sophie , et lejeune
la Mellière épouse la soeur de Charles. Les papiers que le
comte de Milfort a trouvés sur l'homme assassiné , sont
justement ses titres justificatifs , au moyen desquels il
rentre dans toutes ses propriétés, ce qui ruine d'un seul coup
Madelon et sa fille Sophie. L'auteur n'a pas vu cette petite
circonstance , et il a oublié de doter convenablement cette
fille infortunée et son triste amant ; tout au contraire , il
prétend que Sophie dota la soeur de Charles, pour faciliter
son mariage avec le jeune la Mellière ; mais il se trompe
assurément , à moins que ce ne soit avec l'argent de Milfort
; car je puis bien assurer qu'elle ne possédait pas un
centime quand elle est partie de Puicerda pour Meaux.
Tel est le plan et la conduite de ce nouveau roman ,
dans lequel il serait difficile de trouver un seul événement
qui n'arrive pas au rebours du bon sens et de la
marche ordinaire des choses humaines. L'auteur,cependant,
prétend bien le contraire , et voici comme il s'exprime :
<<< Philosophes spécieux , sages à sophismes , qui préten-
>> dez que notre carrière dépend de nous tout ce que
>>>vous venez de lire peut arriver ; rien n'y choque la vraisemblance;
résumez -vous maintenant , réfűteż la vérité ,
>> et démontrez-nous , si vous pouvez , que le hasard n'est
» pas le régulateur supréme de nos destinées , et que la
> fatalité n'est qu'un mot. »
,
Personne assurément ne s'amusera à faire cette démonstration
, et il faudrait encore avant tout , que l'auteur
voulût bien nous expliquer comment le hasard peut régler
quelque chose , son essence étant de ne garder aucune
règle , aucune mesure. Quant à la fatalité , il n'en faut
pas parler où règne le hasard; l'existence de l'un exelut
VENDEMIAIRE AN XIII . 41
1
nécessairement celle de l'autre ; mais s'il fallait que cet
auteur s'entendît lui-même , il n'écrirait jamais rien .
Son style manque de chaleur et de correction ; dans les
onze premiers chapitres , c'est Charles qui raconte luimême
ses aventures ; au douzième , l'auteur prend la parole
, et il la conserve jusqu'à la fin ; mais au dix- septième
chapitre , il oublie que c'est lui qui est le narrateur , et il
'se met en scène dans le moment où le notaire vient d'informer
Charles de l'aventure de sa fille . « Et les lois ,
>> monsieur , les lois , repartit Charles , ne sont-elles pas
>> là pour vous venger ?-Les lois ! mon ami ; triste re-
>> cours contre un grand seigneur , etc. » A ces mots ,
continue l'auteur , ilme pria de descendre, et je le suivis
dans un désordre dontje fus long- temps à revenir.
Lorsque cet auteur est las de parler ou de marcher , il
ne se repose jamais , mais il se défatigue. Rien ne peut lui
faire illusion ni l'aveugler , mais on pourra facilement le
fuire de cécité. Un quiproquo chez lui n'est point une méprise,
c'est une métamorphose. Il supprime la négative
dans les endroits ou « l'on n'est admis qu'en payant. >>
Ces incorrections se trouvent rachetées à la vérité par
quelques exemples du style bas dans lequel l'auteur
paraît exceller. Ilm'a dit, dit-il, etc., et comme de juste,
j'y consens, parce que je suis au courant de çà, et c'est
fini, par rapport que monsieur s'en est emparé , etc. Que
feriez-vous à un quelqu'un qui , pour vous berner ,
vousferoit croquer le marmot, par exemple , à la lecture
d'un ennuyeux ouvrage , dans l'espérance qu'il arrivera
enfin quelque chose qui aura le sens commun ?
L'auteur pourrait bien être cet un quelqu'un, et faire
la même question à tous ceux qui ont la simplicité de ie
lire ; mais s'il s'est moqué de nous , nous le lui rendons
de bon coeur. Ainsi va le monde . G....
SPECTACLE S.
THEATREDU VAUDEVILLE.
172
Les Amans sans amour, en deux actes ; par M. Radet.
Les ouvrages originaux d'un penseur profond contienne t
toujours les germes d'une foule d'autres ouvrages . Les bons
42 MERCURE DE FRANCE ;
;
)
esprits savent les y apercevoir , et s'amusent quelquefois à
les développer. C'est ainsi qu'une pensée de la Rochefoucaulta
donné à madamede Genlis l'idée du jo'i conte que
M. Radet vient d'accommoder au théâtre. Je suis persuadé
qu'il y a dans la Bruyère vingt sujets piquans de comédie ,
et qu'on en trouverait même dans Duclos , quoique bien
moins original.
On croit que la Rochefoucault n'a peint que l'égoïsme ,
qu'il a présenté sous toutes les faces imaginables. C'est
bien, à la vérité , le fonds de son livre des Maximes : on
voit cependant que madame de Genlis a su y trouver autre
chose.
Ceux qui ont lu son conte (1) , qui porte le même titre
que le vaudeville de M. Radet , y ont retrouvé sa touche
élégante et légère , les graces et le naturel qui caractérisent
ses moindres productions. Comment est-il arrivé que d'un
conte charmant , un auteur d'un talent reconnu pour les
bagatelles du Vaudeville ait fait une pièce complètement
ennuyeuse? Se serait-il mépris au choix du sujet ? cela ne
serait pas absolament impossible ; tous les contes ne sont
pas propres à être mis en drames. On pourrait être tenté
de croire que tel est celui dont nous parlons ; carM. Radet
asuivi son modèle presque littéralement. Il en a quelquefois
copié le dialogue vif et rapide ; il a conservé , pour
ainsi dire , tous ses traits , et n'a point réussi. On pourrait
dire que les nuances fines et délicates qui charment un
lecteur solitaire et tranquille , échappent à la foule des
spectateurs sur la scène , où il faut des couleurs plus
tranchantes. Quelques-uns ont pensé que des amans sans
amour étaient nécessairement un peu froids ; mais on ne
s'attend pointà du pathétique au Vaudeville : de la gaieté,
de l'esprit , sur-tout du nouveau , voilà ce qu'on y demande.
Or , c'était une combinaison tout-à-fait neuve que
deux personnages apathiques auxquels on fait croire qu'ils
s'aiment réciproquement. Il faut donc chercher ailleurs que
dans le sujet, la cause de l'ennui qu'on a éprouvé à cette
première représentation , ennui d'autant plus fâcheux pour
l'auteur, que sa pièce a été parfaitement jouée par les
meilleurs acteurs de la troupe : aussi , en prenant la liberté
dele sifflerdoucement ( le parterre du Vaudeville est trèsbenin)
, criait-on : Bravo les acteurs. ९
Ainsi , c'est dans l'exécution que doit se trouver la cause
(1) Il a été inséré dans le Mercure du 3 prairial dernier.
VENDEMIAIRE AN XIII. 43
deladisgrace de M. Radet , événement auquel il est peu
accoutumé. Au reste , il a fièrement appelé du jugement
de l'assemblée , et fait afficher de nouveau sa pièce avec
sonnom, qu'on avait eu la discrétion de ne pas demander.
Comme le même sujet est annoncé à l'Opéra-Comique , il
estbonde savoir s'il est de nature à ne pouvoir être bien
traité.
Tousles abonnés de ce journal , connaissant le conte de
madame de Genlis , nous nous bornerons à faire remarquer
les différences qui se trouvent entre cette agréable production
et l'infortuné vaudeville. Dans le conte , quoiqu'il soit
court , on distingue six caractères très-bien développés et
très-bien soutenus , en sorte qu'il n'y a pas un moment de
langueur : dans le vaudeville , la moitié des personnages
sont manqués . La mère est un vrai Cassandre femelle ; sa
fille Juliette , si vive et si piquante dans le conte, n'a qu'un
rôle fort subalterne et fort peu saillant dans le vaudeville ,
et lanièce Adrienne n'y est pas aussi fortement prononcée,
aussi intrigante que dans l'original . Comme l'auteur n'a
pas su intéresser pour Juliette , on ne prend aucun intérêt
à son mariage , ni par conséquent à toute l'intrigue dont
ce mariage est l'unique objet ; ce qui répand un froid
mortel sur la pièce. Un musicien , personnage épisodique
de l'inventiondeM. Radet, contribue encore à l'augmenter,
en retardant la marche de l'action par un bavardage trèspeu
comique : c'est à son arrivée , sur la fin du premier
acte, que la lassitude des spectateurs a commencé à se manifester.
L'escarpolette, qui paraît si plaisante dans le conte,
n'a point réussi dans le vaudeville. C'est peut-être un de
ces objets
Que l'art judicieux
Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux .
Molière qui a osé, dans le plus grave de ses drames ,
nous parler d'un grand flandrin crachant durant trois- quarts
d'heure dans un puits pour faire des ronds , se serait bien
gardé de mettre ce récit en action. L'histoire de l'escarpolette
, à la vérité, n'est pas tout-à-fait du même genre : un
homme fatigué peut bien s'asseoir sur le premier siége qui
se présente , et un homme aussi flegmatique que l'amant
sans amour , se balancer en attendant qu'on lui amène un
cheval qu'il a demandé. Il se pourrait donc qu'on eût fait
làunemauvaise querelle à M. Radet ; mais c'est sa faute ;
il avait harassé.l'assemblée par une action traînante , et l'on
44 MERCURE DE FRANCE,
était dans cette disposition d'esprit où tout paraît mauvais .
En vain madame Henri , avec sa grâce ordinaire , a insisté
pour obtenir quelque indulgence , et engager le spectateur
adoter les Amans sans amour; elle les a trouvés inexorables
, et le mariage s'est fait sans dot .
Je ne sais pourquoi l'auteur s'obstine à lutter contre les
dégoûts du public ; ils seront d'autant plus invincibles , que
ce ne sont pas des fautes , qu'on pourrait corriger , qui ont
fait tomber sa pièce. Elle est comme les deux personnages
dont elle tire son nom , sans défauts bien caractérisés et
sans agrémens; il ne s'agirait pas de corriger , il faudrait
refaire.
ΑΝΝΟNCES.
:
Traitéde la construction théorique et pratique du Scaphandre ,
ou Bateau de l'Homme , approuvé par l'académie royale des sciences :
par M. de la Chapelle. Nouvelle édition , revue , cor igée et considé
rablement augmentée ; précédée du projet de formation d'une légion
nautique ou d'éclaireurs des côtes , destinée à opérer tels débarquemens
qu'on avisera sans le secours des vaisseaux , bateaux plats , artillerie,
etc. , etc. Ouvrage présenté au ministre de la marine en l'an 7 ,
etau premier consul en thermidor an 11. Par l'adjudant-commandant
LaReynie, administrateur des hôpitaux militaires. Prix : 3 fr. 60 cent .
A Paris , chez Royer , libraire , rue du Pont de Lodi . :
Balthazar , ou le Bon Commissionnaire , comédie en un acte et en
prose; par M. P. H. B. Armand. Représentée pour la première fois
sur le théâtre du Marais , à Paris , le 5 jour complémentaire de l'an tt .
Prix : 1 fr . 20 cent. A Paris , chez Hugelet , imprimeur , rue des
Fossés-Saint-Jacques , près la place de l'Estrapade .
Narrationes excerptæ ex latinis scriptotibus , servato temporum
ordine dispositæ , ou Choix de Narrations tirées des meilleurs
auteurs latins , Cornélius -Népos , Justin , Quinte-Curce , César ,
Cicéron , Tite- Live , Salluste , Suétone et Tacite , avec des précis
historiques en français qui lient les événemens entre eux ; le tout
éclairci par des notes explicatives de la géographie ancienne et moderne.
Ouvrage adopté par la commission d'instruction publique ,
à l'usage des lycées et des écoles secondaires . Par J. B. Dumouchel ,
ancien professeur et recteur de l'université de Paris ,et F. Goffaux ,
professeur de langues anciennes au Lycée de Paris. Volume in-12.
Prix : 2 fr . , ct 2 fr. 70 cent. par la poste. A Paris , chez Levacher ,
libraire , rue du Hurepoix , n. 12 .
Art Poétique de Boileau, et divers morceaux choisis de poésie
française, traduits en vers latins , par l'abbé Paus , ancien professeur
d'éloquence de la ci-devant académie de Marseille. Ouvrage destiné
aux professeurs de latinité . Un vol . in-sº . de plus de 300 pages , sur
beau papier. Prix : 4 fr . 50 cent . et 5 fr. 50 cent. par la poste. ALyon,
chez Tournachon-Moin ; et à Paris , chez Brunot , libraire, rue de
Grenelle- Saint-Honoré , n. 13 .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42 .
VENDEMIAIRE AN XIII. 45
NOUVELLES DIVERSES.
Loudres. - Le roi d'Angleterre a treize enfans vivans ,
tous inajeurs. On trouverait difficilement en Angleterre un
second exemple d'une pareille famille.
M. de Caen , capitaine général des établissemens français
à l'est du cap de Bonne-Espérance , écrit de l'Isle-de-
France au ministre de la marine , le 25 floréal , que le
contre-amiral Linois y est arrivé le 11 germinal avec trois
vaisseaux . Il ajoute que cette rentrée inattendue excita
sa surprise , d'après ce qu'avait annoncé le contre-amiral
par sa lettre adressée de Batavia le 25 frimaire. Après avoir
énuméré les forces des Anglais , ce contre amiral disait :
« Comme ils ont beaucoup de points à garder , leurs forces
» doivent étre nécessairement divisées , et j'espère pou-
> voir leur faire beaucoup de mal en me portant succes-
>> sivement à de grandes distances dans diverses parties
>> des mers de l'Inde. » Et par post-scriptum : <<<Le 3ni-
» vose , je viens de completter à Batavia six mois de vivres
>>pour la division. >> 1
4
M. de Caen comptait si bien sur des succès , que lorsque
la division du contre-amiral fut signalée et reconnue, ib
crut que le convoi de la Chine avait été capturé. Il témoigna
son étonnement au contre -amiral , et, pour le justifier
, il cite le précis qui lui a été remis par le contre- amiral
de sa croisière , duquel il résulte que : « Quoiqu'à
>>- portée de bien distinguer les bâtimens de la flotte
>> anglaise , le général ne pouvait connaître sa force réelle .
>> Vingt de ses bâtimens avaient l'apparence de vaisseaux
>> à deux batteries. On crut reconnaître unc frégate , un
>> brick de guerre avait pavilion bleu , ainsi que trois vais-
> seaux. Ces derniers faisaient parties de huit vaisseaux ,
» qui paraissaient chargés plus particulièrement de la
» protection du convoi....... Les ennemis , par leur ma-
>> noeuvre , rendirent la position du général très -dange-
» reuse. La supériorité de leurs forces était reconnue , et
» il n'y avait plus à délibérer sur le parti qu'on devait
>>> prendre pour éviter les suites d'un engagement iné-
>> gal..... Le général , profitant de la fumée qui l'envelop-
>>pait , s'éloigna de l'ennemi. L'engagement avait duré
> quarante minutes. Les bâtimens français ne souffrirent
BAL UNIV.
46 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> que de légers 'dommages. Personne ne fut blessé. >>>
Cette action eut lieu le 25 pluviose. « Le 27 , cette croi
>> sière n'offrant plus aucun avantage pour cette mousson ,
» le général fit route vers Batavia, d'où il s'est rendu à
>>> l'Isle-de- France . >>>
La gazette extraordinaire de Madras cite une lettre du
24 février 1804 , qui porte : « L'alarme générale pour la
>> flotte de la Chine est heureusement appaisée ; car quoi-
>> que la division française l'ait couverte , cette division
>>>a été obligée de se retirer après un combat honteux
>> contre trois de nos vaisseaux.de compagnie ; et si elle
>> fût restée assez long-temps pour que le reste de la flotte
>> eût pu venir à leur secours , il n'est pas improbable que
১) l'amiral français aurait été pris. »
Des bords du Mein. On assure que M. Talleyrand a
remis au chargé d'affaires russe , une note qui doit porter
en substance , que l'empereur des Français desire sincèrement
de vivre en bonne intelligence avec la Russie ,
mais qu'il ne peut retirer ses troupes , ni du pays d'Hanovre
, ni du royaume de Naples. On ajoute qu'il n'y est
fait aucune mention du roi de Sardaigne , ni de différens
autres points touchés dans la dernière note Russe , mais
qu'il y est question des liaisons entre la Russie et l'Angleterre
, des troupes russes qui se rassemblent à Corfou
, etc.
Onprétend savoir que dans l'audience particulière que
les ministres d'Angleterre et de Russie ont obtenue du roi
de Prusse à son retour de Charlottembourg, ils lui ont fait
des offres brillantes , s'il voulait s'allier à ces deux puissances
; mais que le roi de Prusse leur a déclaré qu'il resterait
invariablement attaché au système de neutralité.
On assure que le ministre de Russie doit remettre sous
peu de jours à la diète germanique une nouvelle note conforme
à celles qu'il a présentées précédemment. On ajoute
que dans le cas où il n'y serait fait aucune réponse satisfaisantes
, comme il y a tout lieu de le croire ce ministre
quittera Ratisbonne. Quelques journalistes révoquent en
doute l'un et l'autre fait.
,
On dit que l'élection d'un roi des Romains suivra de
près le couronnement de l'empereur d'Autriche : onajoute
que c'est le fils aîné de François II , âgé de dix ans , qui
sera élevé à cette dignité.
Plusieurs Suédois , qui quittent la France , viennent de
passer lc Rhin. On dit que le chargé d'affaires de la cour
/
VENDEMIAIRE AN XIII. 47
de Stockholm , qui lui-même a passé ce fleuve , leur a fait
déelarer , avant de quitter la France , que l'intention du
roi était qu'ils en sortissent. Il continue aussi de passer
par notre ville beaucoup de Russes. On croit que M. le
baron d'Armfeldt , à qui on attribue une grande influence
sur les résolutions du roi de Suède , sera rappelé du poste
d'ambassadeur à la cour de Vienne , pour aller remplirà
Stockholm celui du département des affaires étrangères .
Déjà on parle d'une alliance entre la Suède et l'Angleterre.
Le bruit court à Vienne que S. M. I. ne se fera point conronner
empereurhéréditaire d'Autriche ; seulement lejour
de la fête nationale de S. Léopold , S. M. se rendra en
grande pompe à l'église de S. Etienne , revêtue des nouveaux
ornemens impériaux , et accompagnée des grands
officiers de l'empire héréditaire , lesquels n'ont pas encore
été nommés .
Le ministre de Prusse , à la diéte générale de l'Empire
, a reçu de sa cour un rescript , par lequel le roi son
souverainannonce qu'il reconnaît la nouvelle dignité d'empereur
héréditaire dans la maison d'Autriche ; S. M. regarde
cet événement comme un arrangement de famille qui ,
conformément aux déclarations particulières de la cour de
Vienne , ne peut apporter aucun changement dans ses rapports
avec l'Empire.
Mayence. - Leurs majestés impériales sont arrivées
àMayence le 3 complémentaire à la même heure. Tout
était illuminé d'une manière élégante et somptueuse. Plusieurs
princesde la rive droite, ainsi que l'électeur de Bade et
l'électeur archi-chancelierde l'empire avaient précédé l'arrivée
de l'empereur. L'affluance des étrangers en cette ville lui
donna le plus grand éclat. Les électeurs et princes des
cercles antérieurs de l'empire Germanique , qui ne se sont
pas eux-mêmes rendus à Mayence,yont envoyé pour complimenter
l'empereur .
Bayonne, 30fructidor. Quoique la maladie épidémique
qui règne cette année à Malaga , ne soit pas lafièvrejaune,
ou vomito negro , elle enlève beaucoup de monde , et l'on
prend toutes les précautions d'usage pour empêcher qu'elle
ne franchisse l'enceinte de cette malhenreuse ville .
PARIS.
Le départ du Saint-Père pour Paris , est décidé pour
le 26 ou 27 septembre , avec une suite de douze cardinaux,
48 MERCURE DEFRANCE .
1
à ce qu'on croit. Une gazette italienne a transcrit la lettre
dont nous avons déjà parlé , de M. le cardinal Maury à
l'empereur des Français. La voici :
>> Sire , c'est par sentiment autant que par devoir que je me réunis
loyalement à tous les membres du sacré collége, pour supplier V.
M. I. d'agréer avec bonté et confiance mes, sincères félicitations sur
son avénement au trône. Le salut public doit étre dans tous les temps
la suprême loi des esprits raisonnables. Je suis Français , sire ; je veux
l'être toujours . J'ai constamment et hautement professé que le gouvernement
de la France était sous tous ses rapports essentiellement
monarchique. C'est une opinion à laquelle je n'ai cessé de me rallier ,
avant que la nécessité de ce régime nous fût généralement démontrée
par tant de désastres , et que les conquêtes de V. M. qui ont si glorieusemeut
reculé nos frontières , eussent encore augmenté dans un si
vaste empire le besoin manifeste de cette unité de pouvoir. Nul
Françaisn'a donc plus que moi le droit d'applaudir au rétablissement
d'un trône héréditaire dans ma patrie , puisque j'ai toujours pensé
que toute autre forme de gouvernement ne serait.jamais pour elle
qu'nne intermittente et incurable anarchie . Je me retrouve ainsi , à la
fin de notre révolntion , sur la même ligne des principes que j'ai
défendus au fréquent péril de ma vie depuis le premier jour de son
origine et durant tout son cours . Je sens vivement , sire , dans ce moment
sur-tout , le bonheur de n'être que conséquent et fidèle à mọn
invariable doctrine , en déposant aux pieds de V. M. I. l'hommage de
mon adhésion pleine et entière au voeu national qui vient de l'appeler
à la suprème puissance impériale , et d'assurer solidementla tranquillité
de l'avenir , en assignant à son auguste famille un si magnifique
héritage. Undiadême d'empereur orne justement et dignement à mes
yeux, le front d'un héros qui, après avoir été si souvent couronné par
la Victoire, a su se soutenir par son rare génie , dans la législation ,
dans l'administration et la politique , àla hauteur de sa renommée tou
jours croissante , en rétablissant la religion dans son empire , en illustrant
le nom Français dans tous les genres de gloire , et en terrassant,
cet esprit de faction et de trouble qui perpétuait les fléaux de la révolution
en la recommençant toujours .
>> Je suis avec le respect le plus profond , sire , de V. M. I. , le
très -humble , très-obéissant , très-dévoué et très-fidèle serviteur , Jean
Sifrein, cardinal MAURY , évêque de Monte- Fiascone etde Borneto.
>> Monte-Fiascone , 12 août . >>
-Le corps législatif sera , dit- on , convoqué pour le
18 brumaire , et le code du commerce sera le principal
objet qui l'occupera pendant sa prochaine session .
-
"
Le nombre des ouvrages admis an salon cette années
est de douze cents; celui des refusés de cinq cents .
- Les bruits qui ont couru sur le retardemedt du sacre
de l'empereur , ne paraissent pas fondés .
M. Camus , archiviste , et ancien membre de l'assemblée
constituante , s'est cassé la jambe dimanche dernier, en
se promenant tranquillement dans sonjardin........
( No. CLXX. ) 14 VENDÉMIAIRE an 13 .
( Samedi 6 Octobre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
6
GALLUS.
PRÉSIDE à mes accords , fugitive Arethuse,
Ils déplorent les feux d'un amour insensé.
Ah ! si loin de Gallus , par elle délaissé ,
Licoris applaudit aux accens de ma muse ,
Que tes flots toujours purs ne cessent de couler
Vers les bords où Thétis refuse de mêler
Le cristal de ton onde à ses vagues amères .
Aux peines de Gallus je vois participer
Ce troupeau que l'oeil suit errant sur nos bruyères.
Des forêts près de nous les échos solitaires
Portent au loin le deuil dont tout va les frapper.
Quand l'Amour consumait les restes de sa vie ,
Quel était votre asile , ô Nymphes d'Aonie ?
Ah ! sans doute pour lors à vos yeux attendris ,
Les bois de l'Hélicon , les bords de Castalie
Offrirent vainement leur ombre et leurs abris .
Les cyprès , les lauriers qui couvrent le Ménale ,
Arrosèrent de pleurs les arides sommets
D
12
50 MERCURE DE FRANCE ,
Où le jeune Gallus de sa voix pastorale
Arrêta nos troupeaux émus de ses regrets.
Pour pleurer avec lui , le pasteur abandonne
Aux fertiles rameaux des arbres de Dodone
Le gland que les frimas commencent à mûrir.
Des sommets que blanchit une neige éternelle ,
Où la sombre Arcadie aux cieux semble s'unir ,
Apollon prend pitié de sa peine cruelle ;
Il accourt précédé d'une troupe immortelle ,
Et ces mots près de nous sont venus retentir :
« Insensé , tu gémis ; du Dieu qui te captive ,
» Ta plainte ne saurait désarmer les rigueurs ;
>> Au retour du printemps , l'abeille fugitive
>> Voltige , dérobant le nectar de ses fleurs ;
» Ainsi ce dieu cruel se nourrit de nos pleurs.
» Licoris , au mépris d'une flamme si chère ,
>> Vers le Rhin , vers ces monts de frimas couronnés ,
>> Où ses flots en glaçons reposent enchaînés ,
>>Prodigue à son amant sa beauté passagère . »
Mais la voix du pasteur que chérit Apollon ,
A travers ses soupirs ainsi se fit entendre :
« O combien paraîtra plus légère à ma cendre
>> La terre que sur moi vos mains assembleront ,
» Bergers , si les accords qui me célébreront
>> Consacrent à jamais un amour aussi tendre !
>> Ah ! que ne puis-je , heureux de l'oubli de mes maux ,
>> Aux feuilles du citise amener vos troupeaux !
>> Près de vous Licoris , de mon coeur effacée ,
» Eût coûté moins de pleurs à ma flamme abusée ;
>> Près de vous je verrais , libre de mes ennuis ,
» La blonde Amarillis , la jeune et brune Aminte ,
>> M'offrir pour me charmer leurs attraits réunis ;
>> Ainsi dans nos vallons , à l'albâtre du lis ,
>> S'unit le sombre éclat dont brille l'hyacinthe.
» Pour calmer du midi les cruelles ardeurs ,
>> Quelle Nymphe humecta cette rive altérée ?
;
VENDEMIAIRE AN XIII . 51
» Je vois Flore renaître , et border de ses fleurs
>>L'onde pure qui fuit loin de nous égarée .
>> Mes pas suivent son cours , des emblêmes chéris
>>>M'offrent de tous côtés le nom de Licoris .
>> Reviens , ah ! tout ici gémitde ton absence.
» Le murmure des flots qui tombent de ces monts ,
» L'ombre de nos forêts , l'émail de nos vallons ,
>>Tout me semble en ces lieux appeler ta présence .
» Le hêtre jeune encore , où sont gravés nos feux ,
>>Va nous prêter son ombre , et s'accroître avec eux .
>>Puissent-ils ne finir qu'avec notre existence !
>>Inutile espérance ; elle fuit , et ses pas ,
>> Des Alpes et du Rhin , traversent les frimas .
► Pour ne pas les blesser sous leur heureuse trace ,
>>Que tes pieds délicats sentent mollir la glace ;
>>Et moi , sur le Ménale , en proie à mes regrets ,
>> J'aime à les exhaler au fond de ses forêts .
>> Souvent sous leurs abris ma voix plaintive et tendre
>>Par un air pastoral viendra se faire entendre .
>> J'irai , de ces rochers pénétrant les réduits ,
>> Consoler de mon coeur les funestes ennuis .
>> Mes flèches dans les airs s'envolent et frémissent ,
>> De nos chiens sur ce mont les clameurs retentissent.
>>Implorant vainement un refuge assuré ,
>>Le timide chevreuil , dans sa course égaré ,
>>Les appelle à l'odeur de sa trace élancée ,
>> Et franchit avec eux les sommets du Licée.
>>Que ces plaisirs sont purs ! de leurs charmes épris ,
>> J'oublierai tous les feux qu'alluma Licoris .
» Licoris , qu'ai -je dit ? ô tourmens de l'absence !
>> Je frémis , Dieu cruel , tout cède à ta puissance .
>> Où fuir ? ah ! les déserts , où l'Arabe égaré
>>Voit le pampre flétri sur le hêtre altéré ,
>> Ni les bords désolés où l'amant d'Orithie
>> De 'Hèbre au flot rapide enchaîne la furie,
>>Ne pourraient de ma flamme éteindre les ardeurs ,
D2
52 MERCURE DE FRANCE ;
>> Mes chants semblent accroître et nourrir mes douleurs.
>> Finissons ; loin de nous ces roches isolées
>>Déjà de nos troupeaux semblent se dépouiller.
>> Le jour cède à la nuit le fond de nos vallées ,
> Et les feux de Vesper commencent à briller. >>>
DÉMOLIÈRES .
CHANSON
IMITÉE DE L'ANGLAIS DE THOMAS PARNELLA
J'ai vu passer comme un instant
Les premiers jours de ma jeunesse.
Hélas ! dans ces jours où sans cesse
J'étais riant , dansant , chantant,
Ma liberté tint du prodige ;
Mon bonheur égalait au moins
Celui de l'oiseau qui voltige
D'un arbre à l'autre , exempt de soins.
Demandez à ces deux ruisseaux ,
Dont le murmure a tant de charmes ,
Demandez leur si de mes larmes
Une seule a grossi leurs eaux.
Dans le bocage , dans la plaine ,
Interrogez le doux zéphir ;
Il vous dira qu'à son haleine
Jamais je n'ai joint un soupir.
Mais à présent que je suis pris
Dans les filets d'une bergère ,
J'ai perdu ma gaieté légère ;
Adieu chansons, danses et ris !
Inquiète mélancolie ,
Tendres desirs et vive ardeur ,
Avec l'image de Zélie
Hélas ! sont entrés dans mon coeur.
VENDEMIAIRE AN XIII . 53
Arbres touffus , sombres bosquets ,
D'Amour favorites retraites ,
De son langage , échos qui faites
Retentir vallons et forêts ;
Vous aussi dont chacun excèle
Dans l'art d'imiter son accent ,
Bergers , Zéphire et Philomèle ,
Enseignez-moi cet art puissant .
Dans mon dessein secondez-moi !
Que de Zélie , amant novice ,
Par vos leçons je réussisse
A gagner le coeur et la foi !
Douces angoisses de mon ame ,
Ah ! n'allez pas vous apaiser ;
Croissez plutôt , si de ma flamme
Zélie un jour doit s'embraser .
)
S. G. L. DE SAINT - LÉGIER , ancien
officier d'infanterie.
SUR LE TESTAMENT DE MON ONCLE ,
QUI M'A LAISSÉ TRENTE MILLE LIVRES DE RENTE .
HARMONIEUX vers de Virgile ,
Prose de Fénélon , beaux traits de l'Evangile ,
Livres profanes ou pieux ,
Ecrits par des mortels , ou dictés par des Dieux ,
Vous n'offrez rien de comparable
A ces mots inspirés par un coeur généreux : -
Je donne et légue. Un charme inconcevable
Répandu dans ce style aimable ,
Fait tomber les larmes des yeux :
Je donne et légue est admirable .
Que j'aime un testament qui m'offre un bien palpable !
Qui donne le bonheur en beaux écus comptans ,
)
3
54 MERCURE DE FRANCE ;
Des immeubles bien clairs qu'on garde soixante ans (i )
Sur cette terre périssable !
Un testament moins gai qu'on fait lire aux mourans ,
Dit que les riches vont au diable :
Je n'en crois rien ; quelques gens mécontens
Ont inventé ce trait peu charitable .
:
Un avare est damné ; mais pour un riche aimable,
Qui partage gaiement ses plaisirs et sa table ,
Les portes de là- haut s'ouvrent à deux battans .
Par M. CHARLES DASTIN , ancien capitaine
d'artillerie .
QUE JE L'AIMAIS !
Que je l'aimais cette jeune Lesbie !
Jamais ainsi on ne sentit l'amour ;
Tant j'y pensais et la nuit et le jour ,
Que seulement pour elle était ma vie.
Que je l'aimais ! Lorsqu'une autre maîtresse ,
Riche d'attraits , se présentait à moi ,
Si son amour m'eût voulu faire roi ,
Point n'aurais su lui donner ma tendresse .
Que je l'aimais, quand mes rivaux près d'elle ,
Tout désolés n'osaient rien espérer !
Quand les voyais gémir et soupirer ,
Puis s'éloigner en l'appelant cruelle !
/
Que je l'aimais , quand pour deux jours d'absence ,
Pâleur de lis décolorait son tein ;
A mon retour quand je trouvais sa main
En traits de feu me peignant la constance !
Que je l'aimais , quand sa voix si touchante ,
En doux accens venait jusqu'à mon coeur ;
( 1 ) L'auteur , mort il y a un an , à l'âge de trente ans , n'a joui que
pendant dix mois de sa brillante fortune.
.
VENDEMIAIRE AN XIII. 55
Quand d'un baiser l'ineffable faveur
Me pénétrait d'extase ravissante !
Queje l'aimais ! .... Mais ma tant douce amie
Adisparu comme la fleur des champs ;
A peine vis , et mes jours languissans
Finir s'en vont comme ceux de Lesbie.
PONCET - DELPECH , ex - législateur.
ENIGME.
PEUT - ÊTRE , lecteur , sur mes pas ,
De courir n'es-tu jamais las ;
Mais c'est la plus folle conduite :
Plus tu cours , moins tu m'atteindras ;
Les desirs me mettent en fuite ,
Ensemble nous n'habitons pas ,
Par eux ma nature est détruite ;
Ils traînent des soins à leur suite ,
Moi , j'expire au moindre embarras.
Si tu veux m'attraper bien vîte ,
Renonce à ta vaine poursuite ,
Et je volerai dans tes bras.
Par un Abonné .
LOGOGRIPH Ε .
Les savans ne sont point d'accord
Sur ma nature et sur mon sort ;
Les uns me font plante marine ,
Quoiqu'Aristote et le vieux Pline
Me fassent tous deux arbrisseau .
D'autres veulent enfin que je sois un insecte ;
Si ma recherche les affecte ,
Je leur dirai qu'on me trouve dans l'eau.
Six pieds font toute ma structure ,
Et ma couleur sert de parure
56 MERCURE DE FRANCE ;
1.
Aux lèvres de la belle Iris ;
J'embellis celles de Cypris .
En me décomposant , je suis un corps sonore ;
Un métal précieux ; un écueil au nocher
Qui vient pour me pêcher.
Que dirai-je de plus encore ?
Gousse , j'aide à manger le pain du laboureur ;
Il trouve en moi quelque saveur .
En remontant de mes pieds à ma tête ,
Vous trouverez la fille de Laban ,
Qui de Jacob fut la conquête
Vers les campagnes du Liban.
Plus , le poil tempérant l'effet de la lumière ,
Sans quoi l'oeil souffrirait du jour qui vous éclaire ;
Plus enfin , l'instrument propre à lancer un trait :
Voilà mon analyse , et voilà mon portrait.
1
Par M. VERLHAC ( de Brives ) .
CHARADE.
VERS mon premier , lecteur , l'homme marche toujours ;
L'esprit , sans mon dernier , est un faible avantage ;
Car mon entier , s'il a ce dernier en partage ,
Eclipse les talens , les vertus , les amours .
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Lecture.
Celui du Logogriphe est Ami, où l'on trouve mi (note de
musique ) , Aï ( renommé par ses bons vins ) , ma ( pronom
adjectif ) , Ima (mont d'Asie , au nord de l'Inde ) ,
mai ( mois ) .
Celui de la Charade est Sou-larda
VENDEMIAIRE AN XIII. 57
Mémoires d'un témoin de la révolution , ou Journal
desfaits qui se sont passés sous ses yeux, et
qui ont préparé etfixé la constitution française;
ouvrage posthume de Jean-Silvain Bailly, premier
président de l'assemblée nationale constituante
, premier maire de Paris , et membre des
trois académies. Trois vol. in-8 ° : Prix , 10 fr. 50
c. et 14 fr. 50 c. A Paris , chez Levrault ,
Schæl et comp. , libraires , rue de Seine faubourg
Saint-Germain ; et chez le Normant , imprimeur
-libraire, rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº . 42 .
JUSQU'A présent je n'avais point vn d'ouvrage
dont le titre fût aussi bisarre que celui-ci, et qui fit
naitre autant de réflexions. Jean-Silvain Bailly
offre des Mémoires , comme ayant été témoin de
la révolution ; mais il me semble que nous avons
tous été témoins de cette révolution dontM. Bailly
aurait pu loyalement se donner comme acteur.
Bientôt ses prétendus Mémoires ne sont plus qu'un
journaldes faits qui ont préparé et fixéla constitution
française de quelle constitution française
est-il question ? Est-ce qu'il y a eu une constitution
française , fixée , du tems de M. Bailly , où
l'on s'amusait philosophiquement à détruire celle
que nous tenions de l'expérience de quatorze
siècles ? Je ne sais quel intérêt on peut avoir à réveiller
de honteux souvenirs déjà si loin de nous
que , sans le frontispice de cet ouvrage , il faudrait
un grand effort de mémoire pour se rappeler que
Jean-Silvain Bailly,fut premier président de l'assemblée
constituante qui n'a rien constitué , premier
maire de Paris qui n'a point de maire , et
58 MERCURE DE FRANCE ;
membre des trois académies qui n'existent plus.
Tous les titres de gloire dont l'auteur a prétendu
entourer son nom sont anéantis ; lui - même a disparu
déchiré en lambeaux par ce peuple souverain
dont il s'était cru l'idole ; et l'horreur de ses derniers
momens sauvait sa mémoire du ridicule qu'il
avait si bien mérité par sa conduite révolutionnaire
et ses fausses opinions politiques. Mais comme
il est dans les décrets de la Providence que justice
soit faite , elle a donné aux philosophes un amourpropre
incorrigible : ainsi le premier maire de Paris
a laissé des Mémoires qu'on vient d'imprimer pour
apprendre à la postérité jusqu'à quel point il est
possible d'être niais , quoique membre de trois
académies .
J'ai assisté aux derniers momens d'un vieillard
qui , le 6 juillet 1789 , n'avait en mourant
d'autre chagrin que de ne pas voir la fin d'une
révolutionqui ne prend date pour nous que de huit
jours plus tard. Cet honnête homme croyait de
bonne foi que pour rendre la tranquillité à la
France il suffisait de rassembler des orateurs et des
législateurs ; c'est-à- dire des bavards et des philosophes.
M. Bailly , après deux années d'expérience
pratique , est tombé dans la même erreur en appelant
son journal Mémoires d'un témoin de la
révolution. De quelle révolution parle-t- il ? s'il n'y
a eu qu'une révolution , ce que M. Bailly en a vu
n'est rien ; s'il y a eu plusieurs révolutions , il fallait
que M. Bailly désignat celle dont il se donnait
comme le témoin: mais lorsqu'il écrivait son journal
, il croyait encore qu'avec des orateurs et des
législateurs on en serait quitte pour une seule révolution.
Dans son dernier volume cependant il en
reconnaît trois bien distinctes , et ce dernier volume
ne relate rien au-delà du 2 octobre 1789 .
150
VENDEMIAIRE AN XIII . 59
De cette époque jusqu'au 18 brumaire , il y a bien
loin; et un classificateur aussi habile que Jean-
Silvain Bailly pourrait compter terriblement de
journées révolutionnaires. Voyons comment il désigne
les trois dont il a été le témoin : 1 ° « Celle du
> 17 juin où les communes ont repris l'autorité
>> souveraine et nationale ; 2º celle du 14 juillet
>> où le peuple ( de Paris ) armé , a fait éclore la
>> véritable force publique ( de la France; ) et , en
>> renversant la Bastille , a détruit le pouvoir ar-
>>bitraire ; 3º enfin la nuit du 4 août où toutes les
>> charges qui pesaient sur le peuple ont été dé-
>> truites , et où la France a été vraiment régéné-
» rée. »
Si le 17 juin les communes avaient repris l'autorité
souveraine et nationale , comment a-t -il été
nécessaire que le 14 juillet le peuple de Paris démolît
une citadelle pour détruire le pouvoir arbitraire
; et si la France a été vraiment régénérée la
nuit du 4 août , pourquoi depuis cette nuit si fameuse
sommes-nous tombés de régénération en régénération
? Pendant dix années toujours libres et
toujours proscrits , toujours souverains et toujours
traités comme de vils esclaves , en insurrection permanente
contre le bon sens et la force des événemens
, mêlant les plus grandes folies aux plus
grandes atrocités , nous n'avons marché vers un
état stable qu'en allant toujours en sens contraire
du but que nous voulions atteindre , et de la volonté
de ceux qui s'étaient chargés de nous conduire.
Il suffit de quelques lignes pour faire ressortir
cette vérité. L'assemblée constituante avait
tout calculé comme si les hommes n'avaient point
de passions , et pendant le règne de cette assemblée
tout a été mené par les passions; l'assemblée législative
, appelée pour maintenir la constitution dite
monarchique , vu renverser a le monarque et la
60 MERCURE DE FRANCE ,
constitution ; la convention n'eut de volonté que
celle d'établir la république , et elle s'y prit de
telle manière qu'elle guérit jusqu'aux republicains
de leurs préventions démocratiques ; le directoire
fut institué pour concilier les partis , et il les
rendit plus actifs ; il devait sur-tout s'opposer à
l'entrée des généraux dans le gouvernement , et il
s'anéantit sans résistance devant la brillante renommée
du plus habile chef des armées françaises .
Ces grands et irrécusables résultats sont affligeans
pour l'amour propre de ceux qui veulent se faire
des titres de gloire des fautes qui les ont rendus
célèbres; mais pourquoi écrivent-ils , lorsqu'on ne
demande qu'à tout oublier ? Sans les Mémoires de
M. Bailly , qui penserait à lui si ce n'est pour le
plaindre ? Il s'est cru un personnage digne d'occuper
l'histoire; il s'est chargé lui-même de rassembler
ses titres auprès de la postérité ; il s'est permis de
recommander aux siècles futurs des hommes dont
le nom n'estplus connu aujourd'hui, même dans le
le district ou la section théâtre de leur gloire : il ne
recueillera que moquerie de ceux qui ont été ses
contemporains , ses admirateurs , ou ses ennemis ;
car il est resté au 2 octobre 1789 , et ceux qui
lisent son ouvrage sont à l'année 1804.
Pour faire ressortir le ridicule des opinions de
M. Bailly , il faudrait s'arrêter à chaque ligne , tâche
d'autant plus pénible que la vanité qui bouleverse
les empires n'a pas de côté plaisant ; plus
cette vanité laisse apercevoir de petitesses , pluselle
afflige. Pour moi , je l'avouerai , le journal des
Jacobins m'inspirerait aujourd'hui moinsde dégoût
que l'histoire de la Mairie de M. Bailly , écrite par
lui-même; ses phrases me déplaisent autant que
ses idées : « c'était un spectacle magnifique , dit-
>> il en parlant de son arrivée à Versailles ; les fem-
> mes des marchés criaient : Vivent M. Bailly !
VENDEMIAIRE AN XIII. 61
>> M. de la Fayette ! vive la Commune de Paris !
>> et leurs cris étaient par- tout répétés : c'était vrai-
>> ment la ville de Paris faisant son entrée dans
>> Versailles. » Ce style est apparemment du membre
de l'Académie des sciences ; voici un échantillon
dustyle du membre de l'Académie française :
« Lorsque dans un siècle de lumières on appelle
» la raison à son aide , la raison doit finir par être
» la maîtresse. » Les lumières et la raison de ce
tems-là nous ont conduits au règne des échafauds .
Pour le style du membre de l'Académie des inscriptions
, rien n'est si facile que de mettre le lec
teur à mème d'en connaître le mérite. « On remit
» cette liste sur le bureau; on proposa de l'impri
> mer ; et dans la sensibilité dont j'étais affecté ,
» je dis : ilfaut l'imprimer en lettre d'or ! » Cette
affectation de rappeler des paroles niaises ; cette
manie de mettre des phrases à prétention dans la
narration de faits désastreux ; une surabondance
de larmes , d'admiration , d'émotion , de sensibilité
, de bonté , de bienfaisance ; le soin minutieux
de confier aux siècles ses moindres démarches , ses
plus secrètes pensées , et les terribles alarmes de
madame Baillly; le chapitre du dimanche 5 juillet,
renfermé tout entier dans ces mots mémorables :
>> je l'ai passé dans mon Chaillot; » c'est-à-dire ,
dans la retraite que j'ai à Chaillot , retraite qui me
sauve quelquefois l'embarras des honneurs , qui me
repose des soins que je dois à l'état , et qui par
cette raison m'est si chère , que Chaillot est devenu
mon Chaillot ; tout cela est d'un enfantillage cent
fois plus difficile à tolérer que la grande colère du
père Duchesne , ou la motion de Roberspierre en
faveur de l'Etre suprême. Du moins dans les rapsodies
de ces deux révolutionnaires ne sent - on
pas la frayeur d'un bel- esprit qui fait le brave ; on
la sent par-tout dans les Mémoires de M. Bailly.
62 MERCURE DE FRANCE ,
<< Nous ne rencontrâmes , dit - il , aucun obstacle
>> sur la route , si ce n'est quelques patrouilles de
>> dragons qui ne nous dirent rien ; nous trouva-
>> mes des troupes en grand nombre , et du canon
>>> à Sèvres ; mais nous passâmes sans difficulté. »
Certainement Jocrisse peut revendiquer l'observation
de M. Bailly , qui ne trouve aucun obstacle ,
si ce n'est des dragons qui nelui disent rien , et des .
canons qui n'empêchent personne de passer. Cet
homme toujours tremblant quand il n'admire pas ,
toujours admirant quand il cesse de trembler , ose
imprimer en parlant de M. de la Fayette : << Je
>> lui dis , avec force et avec vérité , que tout le
>> sort de l'état reposait alors sur nous ; >>>c'est- àdiré
sur le maire de Paris , et le commandant de
la garde nationale de Paris. Heureusement cela
n'a jamais été vrai ; mais pour faire connaître
la fermeté de la colonne civile de l'état , il faut
entendre M. Bailly dire en parlant de l'arrestation
de M. Berthier : « Je regardai cette arrestation
>> comme un malheur , parce qu'il y avait danger
>> pour lui à le faire amener à Paris , et danger
» pour ceuxqui donneraient l'ordre de le relâcher.
>> Je me gardai bien de me charger de rien à cet
>> égard sur ma responsabilité , ni de proposer au-
>> cune décision. » Cette prudence de la colonne
civile de l'état contribua à la mort de M. Berthier
qui fut amené à l'Hôtel-de - Ville devant M. Bailly .
»
Ce que j'avais à faire était de. lui adresser quelques
questions pour la forme , et de me hâter de
>> l'envoyer en prison pour le mettre , s'il était
>> possible , en sûreté. »M. Bailly l'envoya effectivement
en prison , certain que cet infortuné serait
assassiné à la porte de l'Hôtel-de-Ville ; et il le fut .
M. Bailly a la lacheté de remarquer qu'en donnant
l'ordre de conduire M. Berthier à l'Abbaye ,
il avaiteu grand soin d'ajouter<<<que la garde réponVENDEMIAIRE
AN ΧΙΙΙ. 63
> dait du prisonnier à la nation et à la ville de
>> Paris ; >>>mais il savait bien , et il ne le dissimule
pas , que cet ajouté n'était que pour la forme.
C'est cependant après avoir au moins souffert de
pareils assassinats , qu'il ose dire à M. dela Fayette
que tout le sort de l'état repose sur eux : l'orgueil
philosophique est seul capable d'un pareil délire.
M. de la Fayette , indigné des scènes atroces qui
se passaient alors , voulait donner sa démission ; et
s'il écrit jamais ses mémoires , il réfutera sûrement
M. Bailly , qui prétend que cette menace de démission
n'était aussi que pour la forme. Plusieurs
membres de l'assemblée constituante qui ont mérité
l'estime de l'Europe par les preuves d'attachement
qu'ils ont données aux principes du gouvernement
monarchique , se verront avec chagrin
loués dans l'ouvrage de M. Bailly : ils s'apercevront
qu'un jacobin'est mille fois moins dangereux
qu'un bel - esprit devenu politique , puisque les
accusations du premier n'ont jamais pu que
conduire à la mort , et que les éloges du second
mènent droit au déshonneur.
On ne trouve rien dans ces Mémoires qu'on ne
puisse lire dans les journaux du temps , point d'anecdotes
qui donnent le secret des grands mouvemens
, aucune notion sur les partis qui préparaient
les malheurs de la France : toute la perspicacité de
l'auteur ne va qu'à soupçonner qu'il pourrait bien
yavoir une faction républicaine,soupçon qui aujourd'hui
n'annonce pas beaucoup de malice dans
celui qui en parle comme d'une découverte. Au
reste , tous les monarchistes de 1789 étaient euxmêmes
des républicains très-prononcés , quoiqu'ils
ne s'en doutassent point; leurs principes sont incompatibles
avec le gouvernement d'un seul qu'ils
prétendaient constituer ; et ce sont eux qui ont
conduit à l'échafaud Louis XVI qu'ils aimaient de
64 MERCURE DE FRANCE ;
bonne foi , parce qu'il était par caractère aussi peu
roi qu'il soit possible de l'être. Nous voulons faire,
disait M. Bailly , et non que le roi fasse : aussi
réduit- il le pouvoir monarchique à l'inaction la plus
complète. Il n'en est pas de même lorsqu'il s'agit
des droits du maire de Paris ; l'auteur alors étale
de grands principes , et prouve que restreindre la
puissance de ce magistrat , c'est manquer de bon
sens et désorganiser l'état : mais comme l'assemblée
constituante ne voulait rien laisser faire au roi ,
l'assemblée des électeurs faisait tout sans consulter
M. Bailly , qui apprenait souvent par les journaux
les résolutions prises à l'Hôtel-de-Ville. Il faut
entendre là-dessus ses grandes doléances. Pour
rattraper la plénitude de son autorité , il profite
de la jalousie des districts contre l'assemblée des
électeurs , et fait donner à ceux- ci des successeurs
qui , réunis sous le nom de commune, se moquent
tout- à- faitet pour toujours de M. le Maire : il est
vrai qu'à leur tour les districts se moquaient de la
commune; d'où il résulte clairement queM. Bailly
gouvernait Paris, comme Louis XVI gouvernait la
France depuis l'ouverture des états -généraux. Les
rassemblemens du jardin du Palais-Royal et de la
Grève faisaient peur à l'Hotel-de-Ville ; l'Hôtelde-
Ville communiquait sa frayeur aux bourgeois
de la capitale qui , enrégimentés , faisaient trembler
l'assemblée constituante , laquelle se vengeait par
sa hauteur envers le roi des flatteries qu'elle était
obligée d'adresser à la populace ; car c'était sur le
roi que retombaient en définitif toutes les avanies ;
et , en effet , c'était le plus faible de tous , et le
seul qui ne pouvait se venger sur personne.
M. Bailly, qui convient quedans cesmomensdifficiles
il fallait ménagerjusqu'aux assassins et embrasser
les soldats qui abandonnaient leurs drapeaux ,
trouve toujours d'excellentes raisons pour n'épargner
VENDEMIAIRE AΝ ΧΙΙΙ. 65
!
cune humiliation à Louis XVI ; c'était l'esprit du
temps : beaucoup de patriotes se seraient mis sans
scrupule à plat-ventre devant un échappé des galères,
le jour même où ils auraient refusé de fléchir
un genou devant le monarque. Au fait , il n'y
avait déjà plus de monarque : depuis 1789 jusqu'au
18 brumaire , il n'y a eu en France qu anarchie
sous mille formes différentes , puisqu'avant
cette dernière époquepersonne n'auraitpu indiquer
véritablement où était l'autorité : l'assemblée constituante
la disputait au roi ; les jacobins la dispu
tèrent à la convention ; lesconseils au directoire , et
l'opinion publique à tous. Ce pauvre M. Bailly qui
admirait comme le chef-d'oeuvre de l'esprit humain
la désorganisation du pouvoir royal , ne pouvait
concevoir comment ily avait des gens assez
dépourvus de raison pour attaquer le pouvoir du
premier maire de Paris; il est mort sans savoir que ,
dans un gouvernement monarchique , tous les magistrats
tirent le respect qui les environne du respect
qu'inspire le chef de l'état , et que lorsque la
puissancede ce chef est révoquée en doute , cequ'il
y aurait de vraiment extraordinaire ce serait que
la puissance d'un membre de trois académies fût
quelque chose. Le jour où M. Bailly imprimait
avec orgueil qu'il tenait dans ses mains le sort de
la constitution , et que la stabilitéde l'état reposait
sur lui , on pouvait prédire , sans être bien fin ,
que l'état était perdu, et que la constitutionne serait
jamais qu'un pamflet philosophique : pour
quiconque a les plus petites notions en politique ,
cette vérité ne tire aucune force nouvelle de l'expérience
de notre révolution.
Mais M. Bailly , comme la plupart de ses collègues,
était d'une ignorance profonde en politique;
il n'en savait que ce qu'il avait appris dans les
livres : aussi se plaint-il toujours qu'on n'a pas
E

66 MERCURE DE FRANCE ,
assez d'égards pour lui , quoiqu'il soit le premier
dans l'ordre des autorités , parce que le pouvoir
civil passe avant le pouvoir militaire. J'avoue que
je n'ai jamais compris la valeur de cet axiome encore
assez généralement reçu aujourd'hui.
Dans un état continental , agricole et guerrier
comme la France , il n'y a et ne peut y avoir qu'un
pouvoir d'où dérivent tous les autres. Le monarque
est- il pouvoir civil ou pouvoir militaire ? S'il
n'était que pouvoir civil , il ne serait rien; s'il
n'était que pouvoir militaire , la nation ne serait
rien , puisqu'où se trouve la force doit nécessairement
se trouver bientôt la puissance. Le fait certain
est que le monarque , roi ou empereur , est au
même degré chef du pouvoir civil et chefdu pouvoir
militaire . Si , dans une ville, il subordonne
l'autorité civile à l'autorité militaire , c'est l'autorité
militaire qui est la première ; si , dans une
autre ville , il soumet l'autorité militaire à l'autorité
civile , c'est celle-ci qui domine : il n'y a point
d'autre règle , il ne peut y en avoir d'autre. Or le
maire de Paris et le commandant de la garde na-
**tionale de Paris n'avaient point été créés par le
roi ; ils ne tiraient point leur autorité de la sienne ;
au contraire , ils se faisaient un point d'honneur
d'appuyer tout ce qui devait restreindre son pouvoir
; ils n'étaient institués que pour cela ; dans
cette révolte , dans cette anarchie , comment
M. Bailly pouvait-il savoir s'il était le premier ou
le dernier dans l'ordre des autorités ? Il n'y avait
plus d'ordre , plus d'hiérarchie ; mais M. Bailly
était un savant qui croyait que le monde politique
se gouverne par des axiomes , et qui sans
doute avait lu dans quelque publiciste anglais que
le premier maire de Paris devait avoir le pas sur
le premier commandant de la garde nationale de
Paris. Dans le fait , ils n'étaient pas plus , ils n'é
VENDEMIAIRE AN XIII . 67.
taient pas moins les uns que les autres ; l'autorité
appartenait à qui pouvait s'en emparer , à qui surtout
savait le mieux la faire valoir ; et , à coup sûr ,
ce dernier talent n'était pas celui de M. Bailly :
jamais homme ne fut moins propre à commander
, jamais homme ne fut mieux organisé pour
obéir, puisque plus les ordres qu'il recevait venaient
d'en-bas , et plus il mettait de zèle à les exécuter ;
ce qui ne l'empêche pas d'avoir de l'orgueil , et de
parler de la dignité de son caractère. De la dignité !
Ety a-t- il rien de plus vil qu'un magistrat asservi
aux caprices de la populace ? rien de plus infàme
qu'un magistrat qui laisse vendre par des soldats ,
qui leur livre le prix des casernes et autres effets
qui appartiennent au gouvernement ? y a-t- il rien
de plus criminel qu'un magistrat qui déclare de
bonne prise des voitures chargées de draps achetés
par le gouvernement pour l'entretien des armées
? et cela dans un temps où ce même gouvernement
dépensait des millions pour nourrir
la ville de Paris ! Voilà ce qu'alors on n'osait point
révéler aux provinces , et ce que M. Bailly avoue
avec complaisance à la postérité ; il savait que le
roi ruinait les finances de l'état pour procurer du
pain aux Parisiens , pour qu'ils en eussent à moitié
du prix qu'il coûtait réellement , et il déclarait
qu'on pouvait en conscience piller le gouvernement;
il faisait plus , il diminuait encore de son
autorité le prix du pain , sans autre motif (il en
convient lui-même ) que de faire quelque chose
qui fût agréable au peuple. Plus on étudie l'histoire
de notre révolution , plus on reste convaincu que
dans les troubles civils les frippons sont moins
dangereux que les prétendus honnêtes gens dirigés
par de faux principes : M. Bailly était si innocent
que , dans les circonstances difficiles , il allait de
bonne foi consulter le duc d'Orléans pour savoir
E2
68 MERCURE DE FRANCE ,
ce qu'il y avait de mieux à faire. Notez que ce
membre des trois Académies vante à chaque page
le progrès des lumières et l'ascendant de la raison;
certes il faisait la un acte fort raisonnable, et qui
annonce un esprit singulièrement éclairé ! Il faut
convenir que les factieux se connaissaient en
hommes , et qu'ils ne pouvaient mieux choisir le
premier président de l'assemblée constituante et le
premier maire de Paris.
Si cet ouvrage est destiné à rappeler la gloire des
patriotes de 89 , il manquera son effet ; j'avoue
qu'après l'avoir lu je ne conçois plus pourquoi il
est à la mode aujourd'hui de dire que nous
sommes revenus aux principes de la révolution :
nous sommes retournés bien plus en arrière , et c'est
un très-grand bonheur : si les trois volumes de
M. Bailly sont destinés à la postérité , c'est du
papier perdu ; dans tout ce qu'il a écrit , il n'y a
pas une ligne pour l'histoire.
FIÉVÉE .
Poésies diverses de M. Charles Millevoye. Un vol. in- 8°.
• Prix , I fr . 50. c. , et 2. fr. par la poste , chez Capelle ,
libraire , rue J. J. Rousseau; et chez le Normant ,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint- Germainl'Auxerrois
, n°. 42 , en face du petit portail de l'Eglise .
Scribendi rectè sapere est et principium et fons...
HOR. Art Poét.
M. Millevoye est à la seconde édition de ses poésies.
Par quel malheur faut-il que je n'aie point entendu parler
de la première ? et par quel accident auroit- elle été
épuisée ? Le feu auroit- il pris ? Mais non , il y a des
moyens plus doux d'arriver à une seconde édition , et j'aime
à croire que M. Millevoye ne les aura pas négligés . Le
....
VENDEMIAIRE AN XIII. 69
e
titre de celle-ci nous apprend qu'elle est corrigée et trèsaugmentée.
Corrigée , cela est difficile à croire ; mais si
au lieu de m'annoncer qu'elle est très augmentée , M. Millevoye
m'eût appris qu'il l'avait considérablement diminuée
, croyez- vous qu'il eût été moins sage et moins modeste
? M'aurait-il excité moins vivement à l'acheter ?
Au moins , me serais-je dit , si ce livre est court , je ne
risque pas de m'ennuyer beaucoup. Mais quel attrait
m'offriront des corrections et des augmentations que je
ne connais pas ? Il n'y a peut- être au monde que M. Millevoye
qui puisse les connaître. Quel autre mortel en
effet serait capable de lire deux fois un pareil recueil ?
Mais enfin , toutes les critiques n'empêcheront pas que
cette seconde édition n'ait un avantage incontestable ,
c'est qu'elle seule peut nous consoler de n'avoir pas lu la
première.
M. Millevoye fait des vers. Je ne saurais le nier , son
volume l'atteste . Il m'est seulement permis de douter qu'il
sache ce que c'est que la poésie.
« La parole animée par les vives images , dit Fénélon ,
par les grandes figures , par le transport des passions et
par le charme de l'harmonie , fut nommée le langage des
dieux : les peuples les plus barbares même n'y ont pas été
insensibles. Autant qu'on doit mépriser les mauvais
poètes , autant on doit admirer 'et chérir un grand poète ,
qui ne fuit point de la poésie un jeu d'esprit , pour s'attirer
une vaine gloire , mais qui l'emploie à transporter les
hommes enfaveur de la sagesse , de la vertu et de la
religion .
Je n'entends pas conclure de là que M. Millevoye soit
méprisable aux termes de Fénélon : il n'est dans la classe
ni des bons , ni des mauvais poètes ; il n'a rien à démêler
avec la poésie. C'est un galant homme qui fait des vers
/
3
70 MERCURE DE FRANCE ;
pour Eglé , pour Doris , pour les Athénées , pour tout le
monde ; seulement il n'en fait pas pour la postérité. Au
fond, je ne vois qu'un défaut a ses vers , c'est d'être imprimés
et de porter le nom de poésies .
Ce que je voudrois donc établir ici pour l'instruction
des rimeurs de nos lycées , c'est que comme toute prose
n'est pas de l'éloquence , tous les vers ne sont pas nọn
plus de la poésie. Franchement , M. Millevoye , faut-il
être poète pour nous dire :
« Mes amis , on prétend à tort
Qu'un poète n'est pas volable ;
Aujourd'hui de ce triste sort
Je suis l'exemple déplorable .
Rien n'est plus vrai : Bias nouveau ,
N'ayant rien pour être plus leste ,
Je puis répéter , in petto ,
Mon omnia mecum porto ....
C'est une douceur qui me reste. » .
Je ne sais si un rimeur qui fait des vers de cette force
peut se dire volable; mais , en tout cas , il ne fallait pas
intituler cette pièce : Le Poète volé. C'est un horrible
mensonge . M. Millevoye nous apprend , dans la suite du
morceau , que le voleur en question respecta ses écrits .
Ce drôle- là n'était pas un sot.
Trois pièces principales composent ce recueil : Les
Plaisirs du Poète, la Satire des Romans du jour, et une
Epure de l'Auteur à son Ami; le reste se compose de
notes et de pièces fugitives ; c'est- à - dire, de tous les petits
couplets , de tous les petits vers que l'auteur a faits depuis
qu'il existe.
Les Plaisirs du Poète sont un poëme sans action et sans
héros , dans lequel l'auteur n'a guère pensé aux plaisirs
de ses lecteurs . Il y fait l'énumération des jouissances
communes à tous les hommes , et il a justement oublié
VENDEMIAIRE ΑΝ ΧΙΙΙ . 71
celle qui n'appartient qu'au poète , l'amour-propre satisfait
, lorsque ses ouvrages sont applaudis en public. Il est
étonnant que M. Millevoye , qui paraît extrêmement sensible
à cette sorte de satisfaction , puisqu'il ne fait jamais
une pièce un peu sérieuse sans injurier les critiques , ait
commis un pareil oubli.
O tendre illusion ! puissante enchanteresse !
•Ne l'abandonne pas , sois toujours sa déesse ;
Prolonge les erreurs qui charment son printemps ;
Daigne le protéger et le tromper long-temps !
Toi que le ciel créa pour embellir le monde ,
Tu rends seule à ses yeux la nature féconde;
Sans toi tout meurt pour lui , tout s'abîme et se perd ;
Son oeil désenchanté ne voit plus qu'un désert.
Ah ! laisse-le jouir d'un aimable mensonge !
Respecte son sommeil, il est heureux en songe.
Ce n'est pas moi qui parle ainsi ; c'est M. Millevoye
qui nous apprend , dans un poëme sur les plaisirs du
poète, qu'il se laisse tromper par l'illusion , créée par le
ciel pour embellir le monde, et qu'il n'est heureux qu'en
songe ; c'est -à- dire , qu'il est malheureux en effet , mais
que l'illusion lui fait croire qu'il est heureux. Il faut convenir
qu'une si triste vérité détruit un peu le charme de
ses plaisirs , et qu'elle pourrait bien glacer sa veine poétique.
La Satire des Romans du jour, pièce couronnée en
l'an X par l'athénée de Lyon , manque également son
objet . La critique de l'auteur porte sur des sujets si révoltans
et si odieux , qu'ils devraient être le sujet des recherches
de la justice. Il prend ensuite un ton plus léger ;
il finit par dire :
Un bon roman vaut mieux qu'un livre de morale ;
De l'homme à l'écrivain rapprochant l'intervalle ,
Il frappe tous les yeux , il parle à tous les coeurs :
Chacun y reconnoît ses penchans et ses ncoeurs .
:
72 MERCURE DE FRANCE ,
Et c'est par ces raisons qu'un roman vaut mieux qu'un livre
de morale ! Heureusement que c'est M. Millevoye qui le
dit dans sa Satire des Romans ; cela n'est pas dangereux.
Il lui est bien permis d'écrire tout ce qui lui passe par la
tête , et à l'Athénée de Lyon de couronner ce qui lui plaît ;
l'Institut de Paris couronne bien des choses plus sérieuses
que celle-là.
L'Epitre à mon Ami, pièce également couronnée en
l'an X par le Lycée de Toulouse , est une faible peinture
des embarras de la ville , des travers et des ridicules de
ses habitans. Ici l'auteur prétend n'avoir sous les yeux
qu'ignorance , que fraude , que fausseté , qu'impudeur ,
qu'insolence , que crimes. Dans d'autres pièces du même
recueil , c'est tout le contraire : tant l'esprit d'un poète est
souple et se plie facilement à tout ce qu'on lui demande !
Mais c'est lui -même qu'il faut entendre ; voici le tableau
qu'il fait de Paris dans son épître :
<< Paris est un tableau dont la vaste étendue ,
Dont l'ensemble imposent , de loin charment la vue ;
Mais le prestige est court : observé de plus près ,
Il perd de ses couleurs les magiques attraits .
Que voit-on dans ces lieux que l'espoir divinise ?
Une foule d'oisifs nourrissant leur sottise
De vers , de politique et de colifichets
De notre vieille enfance insipides hochets .
La licence effrénée , à l'ignorance unie ,
Superbe , ose lever une tête impunie .
Le jeune homme sans moeurs .
.

Cette beauté du jour , au soin de sa parure ,
Dépense des momens qu'implore la nature ;
Elle embellit ses traits ; et son coeur desséché ,
Des penchans les plus doux froidement détaché ,
Incapable d'amour , prend pour une chimère
Cesdroits , ces noms sacrés et d'épouse et de mère, etc. etc.
Voici le revers de la médaille; c'est toujours le taVENDEMIAIRE
AN XIII. 73
bleau de Paris, mais pris dans les Plaisirs du Poète :
<<S'il quitte deshameaux le protecteur asile ,
D'autres ravissemens l'attendent à la ville ;
C'est au sein des beaux arts qu'il puise les beaux vers .
Il aime à contempler ces chefs -d'oeuvre divers ,
Où le peintre fameux , moderne Prométhée ,
Sut donner à la toile une vie empruntée.
Parmi les monumens du pays des Césars ,
Que de marbres vivans appellent ses regards !
Il quitte tour-à- tour , par un desir nouveau ,
Le Poussin pour Pigal , et Pigal pour Rameau .

Quel concert retentit ! Dieux ! qu'a-t-il entendu?
La touche interrogée , au doigt a répondu.
Auxdoux frémissemens de la corde sonore ,
Zulmé va marier sa voix plus douce encore :
Attentif , il écoute. Avec agilité
Déjà la main parcourt l'instrument agité.
OZulmé , quels accords ! Philomèle amoureuse
Fait-elle retentir sa plainte harmonieuse ?
Lepoète à tes pieds enchaîné sans retour ,
S'enivre en t'écoutant , d'harmonie et d'amour.
Dans l'Epítre à l'Ami, c'est une autre chanson :
Tu fuis , cher Euphémon , et ton ame encor pure
Court se réfugier au sein de la nature.
Oui , tu vas comparant ton bonheur et nos maux,
Reposer tes regards sur de plus doux tableaux .
Voici du nouveau , dans les Plaisirs du Poète:
Dieux ! comme à ces tableaux , de moment enmoment,
S'élève dans le cirque un doux frémissement !
O pouvoir du génie ! il subjugue, il entraîne
Tout un peuple attentif et respirant à peine.
Voilà comme un auteur s'accorde avec lui -même.
1
Son poète ne fait pas un pas dans la ville sans y ren
74 MERCURE DE FRANCE ,
contrer quelque sujet d'admiration ; et son Euphémon ne
peut yjeter un regard sans voir quelque horreur nouvelle .
Il fallait au moins avoir l'attention de ne pas mettre ces
deux pièces dans le même recueil ; car le poète pourra dire
à l'auteur : « Vous avez voulu vous moquer de moi ; » et
son ami , le sage Euphémon : « Vous m'en avez imposé
pour vous débarrasser d'un ami, ou bien vous n'avez voulu
faire qu'un jeu d'espritfort insipide. »
M. Millevoye a osé mettre en bouts-rimés la seconde
idylle de Théocrite , ce chef-d'oeuvre de verve et de passion
, que le grand Racine mettait au nombre des plus
beaux morceaux de l'antiquité . La seconde partie de cette
idylle , c'est-à-dire le monologue , est en effet d'une poésie
admirable , mais elle peint le délire de l'amour avec des
traits si brûlans , que je ne crois pas être trop scrupuleux
en avançant qu'elle ne devrait pas être écrite en langue
vulgaire. Il paraît que M. Millevoye ne partage pas ce
scrupule , puisqu'il a exposé cette pièce sans aucun voile ,
et avec un style qui ne déguise rien de la licence des peintures
. Je ne sais , après cela, que penser de la délicatesse
dont il se pique , lorsqu'il nous dit :

« Je n'ai point , profanant l'art divin du poète ,
Des Arétins du jour emprunté la palette ;
De mes tableaux jamais l'impure nudité
Ne peut effaroucher l'innocente beauté. >>
La vie est longue , et un poète ne devraitjurer de rien.
Qui sait ce qu'il sera obligé d'ajouter à son livre pour
faire une deuxième , une troisième édition ? Mais que
penser du goût de M. Millevoye , s'il croit qu'on peut
peindre des moeurs cyniques sans s'écarter des bornes de
la décence ? Il me dira qu'il n'est qu'imitateur ; et c'est justement
parce qu'il n'est qu'imitateur qu'il pouvait mieux
choisirses tableaux, ou dumoins les changer à sa fantaiste .
VENDEMIAIRE AN XIII. 75
M. Millevoye connaît toutes les routes qui mènent au
Parnasse , et il les a presque toutes tentées avec un égal
succès : depuis le poëme jusqu'au madrigal , on trouve de
tout un peu dans son volume , voire même une longue
Dispute entre la Rime et la Raison; mais il ne fallait pas
de titre particulier pour cette pièce , on l'aurait fort bien
deviné.
LA RAISON.
Régnez chez ces auteurs.... ah! je vous le permets :
Vous avez le champ libre , on ne m'y voit jamais.
LA RIME .
Vos beaux discours , chez eux , ne feraient pas fortune ;
Peut - être pourriez - vous leur paraître importune.
J'y suis , c'est bien assez ; et moi-même , entre nous ,
Je ne suis pas toujours exacte au rendez-vous .
Mais , ma soeur , à présent que faites-vous ?
LA RAISON .
J'ennuie .
Fort bien répondu , M. Millevoye ; mais pour ne vous
pas imiter , il est temps que je termine cet article. Encore
une observation , cependant , sur les Pièces fugitives .
Nos faiseurs de complimens s'étaient bornés jusqu'ici à
comparer leurs dulcinées aux déesses de la fable , à Vénus ,
Minerve , Hébé , Flore ; et , dans leurs hyperboles les
plus outrées , ils se contentaient de dire que toutes ces
déesses n'avaient ni beauté , ni sagesse , ni graces , ni légèreté
, auprès d'elles. M. Millevoye trouve toutes ces
comparaisons trop communes et trop usées ; celles qu'il
chante ne ressemblent qu'à elles-mémes, et personne ne
lui contestera la justesse de ses similitudes. Voici l'un de
ses complimens les plus fins :
Marie avec vous , en effet ,
Perdrait peut être au parallèle :
76 MERCURE DE FRANCE,
Si l'Esprit-Saint la protégeait .
L'Esprit vous est toujours fidèle ,
Par elle un Dieu fut enfanté ,
Mille Amours naissent sur vos traces ;
La Grace était de son côté.
Mais vous avez pour vous les Graces.
Voilà le goût et l'esprit de M. Millevoye; mais cela
n'empêche pas qu'il ne soit un très-grand écrivain , et
qu'il ne nous apprenne une chose fort importante à connaître
, c'est que son livre est à sa deuxième édition.
G.
L'Art Poétique de Boileau - Despréaux , suivi de sa
IX Satire , et de son Epitre à M. de Lamoignon ;
ouvrages déclarés classiques par la commission nommée
pour le choix des livres élémentaires ; avec des argumens
, les notes historiques de Brossette , un commentaire
littéraire d'après Saint-Marc , et plusieurs remarques
tirées des littérateurs les plus célèbres ; précédés
des considérations sur la poétique par Fénélon , des
discours de Racine sur l'essence de la poésie , la poésie
naturelle , et le respect que les poètes doivent à la reli
gion : formant , avec le texte , une poétique complète.
Un vol . in -8°. Prix : 3 fr. 60c., et4 fr. 75 c. parla poste.
A Paris , chez L. Duprat- Duverger , rue des Grands-
Augustins , n°. 24; et chez le Normant , imp.-libraire ,
rue des Prêtres Saint- Germain - l'Auxerrois , n°. 42.
L'IDÉE de joindre à l'Art Poétique de Boileau les
préceptes de nos meilleurs écrivains en prose sur les
différens genres de poésie , est très - heureuse ; mais il fallast
mettre dans le choix de ces préceptes un ensemble et
VENDEMIAIRE AN XIII. 77
unaccord qui préservassent les jeunes gens de toute incertitude
; le système devait être uniforme , et toute opinion
qui ne s'accordait point avec les règles généralement
admises , eût-elle été soutenue par un homme célèbre ,
devait être bannie de ce recueil . Dans un livre classique,
il faut que tout soit fixe ; on ne saurait mettre trop de
soin à éloigner les doutes et les discussions : les leçons
que nous recevons dans notre enfance ne se gravent profondément
dans notre mémoire que par la clarté qui
résulte d'une parfaite unité dans les principes et dans la
doctrine. Le nouvel éditeur de l'Art Poétique n'a pas
rempli sous ce rapport l'espérance que l'on avait lieu de
concevoir.
Les discours les plus étendus et les plus importans qui
se trouvent dans ce recueil , sont de Fénélon et de Louis
Racine. Ce dernier , aussi recommandable par sa vaste
littérature que par son talent poétique , avait travaillé
pour l'Académie des inscriptions , dont il était membre ;
ses discours , égarés dans l'immense collection de cette
Académie , n'étaient presque plus connus ; on y retrouve
l'excellent ton du siècle de Louis XIV , et les principes
d'un homme qui avait eu le bonheur de vivre dans la société
de Boileau. Ces productions précieuses méritaient
d'être plus répandues , et l'on ne peut que louer l'éditeur
de les avoir jointes à l'Art Poétique. Les fragmens de
Fénélon , plein d'un goût exquis dans tout ce qui concerne
les beautés des poètes anciens , et la poésie en général ,
n'ont pas le même avantage dans ce qui traite de la
poésie française. On sait que ce grand écrivain partageait
sur ce dernier objet quelques-unes des opinions de la
Motte. Ainsi , les discours de Racine contiennent souvent
la critique des paradoxes de Fénélon : réduit à choisir
entre deux auteurs aussi célèbres , auquel le jeune homine
78 MERCURE DE FRANCE ;

accordera-t- il sa confiance ? Ne se laissera- t - il pas séduire
par la grace touchante du style de l'auteur de Télémaque ,
et ne regardera-t-il pas Racine comme un maître trop
sévère ? à supposer même qu'il ne tombe pas dans cette
erreur , son incertitude ne lui fera-t-elle pas perdre un
temps précieux ? Nous ferons mieux seutir ces inconvéniens
, en rappelant les opinions de Fénélon qui sont en
contradiction avec les principes de tous nos grands poètes
et de tous nos bons littérateurs.
Fénélon , versé dans les langues grecque et latine ,
admirateur enthousiaste de leur harmonie , épris des beautés
simples des anciens , n'avait que très-peu étudié le
mécanisme de notre versification : ses travaux s'étaient
dirigés vers la prose . Doué du goût le plus délicat , de la
sensibilité la plus exquise , et nourri de ce que l'antiquité
a de plus parfait , il avait su donner à son style ces
couleurs poétiques si naturelles , cette éloquence si persuasive
, et cette insinuation si douce , qui font les délices du
lecteur , en lui faisant aimer l'écrivain; mais la préférence
trop marquée qu'il accordait aux poètes anciens , et à leurs
langues , lui avait fait méconnaître les règles fondamentales
de la poésie française , qu'il n'avait jamais cultivée.
Il lui paraissait impossible de donner à notre langue la
perfection poétique : la rime sur-tout était à ses yeux une
invention barbare. « Souvent , dit-il , la rime qu'un poète
>> va chercher bien loin , le réduit à alonger et à faire
>> languir son discours ; il lui faut deux ou trois vers
>> postiches pour en amener un dont il a besoin. On est
>> scrupuleux pour n'employer que des rimes riches , et
>> l'on ne l'est ni sur le fond des pensées et des sentimens ,
>> ni sur la clarté des termes , ni sur leurs tours naturels ,
>> ni sur la noblesse des expressions . » Il est clair que
Fénélon ne parle ici que des mauvais poètes : Boileau et
VENDEMIAIRE AN XIII. 79
Racine avaient donné leurs chefs-d'oeuvre quand il portait
ce jugement ; on ne remarque pas qu'ils aient fait des
vers postiches , et qu'ils aient sacrifié le bon sens à des
rimes riches.
Cependant l'auteur de Télémaque est trop sage pour
vouloir abolir entièrement la rime. « Je croirais , dit-il ,
» qu'il serait à propos de mettre nos poètes un peu plus
> au large sur les rimes , pour leur donner le moyen d'être
> plus exacts sur le sens et sur l'harmonie. En relâchant
>>un peu sur la rime , on rendrait la raison plus parfaite ;
» on viserait avec plus de facilité au beau , au grand , au
> simple , au facile ; on épargnerait aux plus grands
>>poètes des tours forcés , des épithètes cousues , des pen-
» sées qui ne se présentent pas d'abord assez clairement à
>> l'esprit. >> Fénélon ne parle encore que des mauvais versificateurs
: quiconque ne se rend pas maître de la rime au
point de ne jamais lui sacrifier ni la raison ni l'harmonie,
n'est pas un poète. En adoptant cette manière facile de
faire des vers , on ouvre le champ à tous les esprits
médiocres. Si , malgré le défaut de talent et de goût , ils
se soumettent jusqu'à un certain point aux règles établies,
que sera-ce quand ils ne rencontreront plus aucun obstacle
? De quel déluge de méchans vers ne sera-t-on pas
inondé ? M. de Voltaire a donné trop souvent l'exemple
et le précepte d'applanir ces difficultés salutaires : on sait
quel a été le résultat de cette innovation.
La poésie , comme le dit tres-bien Louis Racine , dans
le discours qui suit , a été créé par les passions ; les peindre
dans leur extase, dans leurs emportemens ,dans leurs
douleurs , et dans leurs souvenirs , tel est son objet,
Fénélon pense que les entraves de la versification nuisent
au développement des idées qu'elles inspirent , et que le
travail pénible d'enchasser ces idées dans un nombre de
1
80 MERCURE DE FRANCE ;
syllabes déterminé , et d'assujétir les vers à la rime , dé
truit l'air de liberté et le naturel qu'elles doivent avoir.
Cette opinion est évidemment erronée. Les passions , telles
qu'elles se présentent à l'imagination du poète , ont quelque
chose d'incohérent et d'irrégulier qui ne pourrait
plaire à un homme de goût : c'est en soumettant leurs
mouvemens impétueux aux règles de la versification
qu'on leur donne une suite et une gradation qu'elles
n'avaient pas. Le poète combine , sans se refroidir ,
l'ordre , l'enchaînement et la netteté qui font le charmé
des bons vers . Ce travail , loin de diminuer son en
thousiasme , l'augmente encore ; il résulte , de la lutte
violente qui s'élève entre l'homme inspiré et le frein
qui le retient , cette poésie qui entraîne , anime , enchante ,
sans jamais fatiguer par des obscurités ou par des redites .
Bossuet , dont les grandes vues s'étendaient sur tous les
objets , a donné de la poésie la plus belle et la plus juste
définition : il pense que ses mouvemens doivent être contenus
par des règles qui en augmentent la force. «' Son
>> style , dit-il , hardi , extraordinaire , naturel toutefois ,
>> en ce qu'il est propre à représenter la nature dans ses
>> transports ; qui marche par cette raison par de vives
» et impétueuses saillies , affranchi des liaisons ordinaires
>> que recherche le discours uni ; renfermé d'ailleurs
>> dans des cadencesnombreuses qui en augmentent la force,
>> surprend l'oreille , saisit l'imagination , émeut le coeur ,
>> et s'imprime plus aisément dans la mémoire. >>>
On voit avec peine que l'éditeur a réuni dans son recueil
presque tous les jugemens erronés qui sont échappés
à Fénélon . On sait ce qu'il pensait de Molière , ce génie
qui , au jugement de Boileau , était peut-être le plus extraordinaire
qu'eût produit le siècle de Louis XIV. « En
>>* pensant bien , dit Fénélon , Molière parle souvent mal ;
>> il
VENDEMIAIRE AN XIII.
»
>> il se sert des phrases les plus forcées et les moins natu-
>> relles. Térence dit en quatre mots , avec la plus élé-
» gante simplicité , ce que celui-ci ne dit qu'avec une
>> multitude de métaphores qui approchent du galımatias.
>> J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple ,
» l'Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en
>> vers : il est vrai que la versification l'a gêné , etc.
L'état de Fénélon l'empêchait de bien connaître le théâtre ;
cependant on est étonné qu'il ait méconnu la supériorité
de poésie qui règne dans le Tartufe et dans le Misantrope;
supériorité si généralement sentie qu'on a souvent
comparé les vers de ces deux pièces à ceux des
satires et des épîtres de Boileau. L'éditeur aurait dû
supprimer ce morceau , qui ne peut donner aux jeunes
gens qu'une fausse idée d'un art que Molière a porté à
son plus haut degré de perfection.
Les discours de Louis Racine contiennent souvent la
réfutation des opinions de Fénélon ; il en est sur-tout où
il réfute d'une manière très-lumineuse le morceau sur la
rime que nous avons cité . Ces rapprochemens pourraient être
très -curieux pour des gens de lettres, ou pour des hommes
dont l'éducation serait finie ; mais , nous le répétons , ils
ne devaient point trouver place dans un livre classique
Il est à présumer que les jeunes gens , toujours portés à
suivre les routes les plus faciles , préféreront à la sévérité.
de Racine la doctrine plus indulgente d'un homme aussi
recommandable que l'archevêque de Cambrai.
Nous n'avons aucun autre reproche à faire à ce recueil
, qui nous paraît d'ailleurs composé avec goût et discernement.
Les notes de Brossette , dont les éditions étaient
devenues très-rares , contiennent des détails pleins d'intérêt
sur les rapports de Boileau avec ses contemporains ,
et sur sa vie privée. Le commentaire historique , d'après
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
Saint-Marc , présente des rapprochemens curieux entre les
vers de Boileau et les passages d'Horace , et des autres
poètes qu'il a traduits ou imités .
Nous avons vu avec plaisir que l'éditeur avait inséré
dans sa préface un excellent morceau de littérature que
nous avions cité , en pluviose dernier , dans le N° 157 du
Mercure. Ce morceau était tiré d'un éloge inédit de Buileau
, que l'auteur n'avait pas jugé à propos d'envoyer au
concours de l'Institut : il présente des développemens
pleins de force et d'élégance sur les causes de la décadence
du goût ; décadence attribuée avec raison aux innovations
qui ont été tentées dans tous les genres de littérature.
L'éditeur a cru devoir recueillir ce morceau vraiment
supérieur , et qui fit alors regretter à plusieurs
personnes que l'auteur , M. Gaudefroi , ne publiât point
son discours . Nous saisissons cette occasion pour annoncer
qu'il sera incessamment imprimé. Les fragmens que nous
citâmes l'hiver dernier ont pu suffire pour donner une
idée du talent de l'auteur ; nous pensons que l'ouvrage
gagnera encore à être connu dans son ensemble. Les bornes
de ce journal ne nous permirent pas , lorsque nous en
parlâmes , de faire sentir tout le mérite que le discours de
M. Gaudefroi nous paraissait avoir sous ce rapport.
,
D'après les observations que nous avons faites sur le
recueil que nous annonçons , on voit qu'il est plutôt propre
à exciter la curiosité des gens de lettres qu'à former le
goût des élèves. Il nous a paru cependant qu'il pouvait
être utile aux instituteurs qui , dans des leçons raisonnées
seront à portée de développer aux jeunes gens les excellens
principes de Louis Racine , et de leur faire sentir les
erreurs de Fénélon ; erreurs jointes à tant d'aperçus fins
et délicats , qu'elles ne peuvent être saisies que par des
personnes exercées dans la saine critique .
P.
VENDEMIAIRE ANΧΙΙΙ. 83
SPECTACLES...
THEATRE FRANÇAIS.
Reprise de Mélanide.
Tout le monde connaît la jolie épigramme de Piron
contre le révérend père Lachaussée. C'est ainsi qu'il nonmait
cet auteur , dont la morale, quoique très-douce , ne
l'amusait pas. Piron'n'aimait pas le genre larmoyant; mais
on sait qu'il avait bien plus d'esprit que de goût , qu'il
était très-enclin à ne trouver bon que les genres dans lesquels
il s'exerçait , et même que ses ouvrages. Il croyait de
bonne foi que son barbare Gustave survivrait à la tendre
Zaïre. Voltaire a dit , avec raison , que tous les genres
sont bons , hors le genre ennuyeux. Ce vers , un des plus
jolis et des plus sensés qu'il ait faits dans sa vieillesse , a été
vivement critiqué. On a demandé ce que c'était que le
genre ennuyeux , et s'il y avait un genre ennuyeux ;
comme s'il était nécessaire qu'un mot plaisant , et d'ailleurs
très-clair , eût une précision géométrique. C'est en épluchant
ainsi les vers de Boileau que , parmi les plus beaux
et les plus parfaits, Condillac n'en a pas trouvé un qui ne fût
défectueux. Redisons hardiment , avec Voltaire , que tous
les genres sont bons , quand ils n'ennuient pas , c'est-àdire
quand ils sont bien traités.
Ona objecté que rien n'était plus aisé que de mettre un
romansur la scène , et d'arracher des larmes. Nous voyons
cependant que, depuis Lachaussée, on n'a rien fait qui
approche de ses drames , à l'exception de deux scènes de
l'Enfant Prodigue etde Nanine. Le Père de Famille,te
F2
84 MERCURE DE FRANCE,
'
Philosophe sans le savoir , Eugénie , sont des rapsodies
en comparaison , et n'ont pas , d'ailleurs , let mérite d'être
écrits en vers élégans et faciles. Le Saint-Albin de Diderot
n'est même , à vrai dire , que le Darviane de Mélanide ,
auquel il a donné un degré d'exaltation de plus .
Le drame ou le genre larinoyant n'est rien moins que
nouveau . Lachaussée ne l'a pas créé. Il s'y est plus exercé
qu'un autre ; voilà tout. Ce genre remonte à Térence ,
qui peut-être avait , en ce point, imité Ménandre. Bérénice
est le plus touchant et le plus beau de tous les drames.
Les comédies héroiques, si fort à la mode dans le siècle
de Louis XIV , ne sont pas autre chose. Molière lui-même
en a fait plus d'une. Plusieurs scènes du Philosophe marié
et du Glorieux , tiennent du drame. Je ne parle pas du
Dissipateur , dont le cinquième acte est attendrissant ,
parce qu'il est postérieur à quelques-unes des pièces larmoyantes
de Lachaussée.
Mélanide passe pour le chef-d'oeuvre de cet auteur. Du
côté du style , cela peut-être; il est plus ferme , plus concis,
plus soutenu que celui de ses autres pièces en général.
Pour le fond , c'est une des plus défectueuses; elle est bâtie
sur le roman le plus invraisemblable. Mélanide , mariée
secrètement , a eu la douleur de voir casser son mariage.
Sa famille l'a transportée dans un désert , où , depuis dix
sept ans , elle n'a pas entendu parler de son mari , ni son
marid'elle , quoiqu'ils s'aimassent l'un et l'autre éperduement,
quoique son époux eût un bien et un rang consi
dérable , et qu'on ne dise point qu'il eût quitté la France.
Pour comble d'invraisemblance , son fils , qu'elle a élevé
sous le nom de son neveu , âgé au moins de dix-neuf à
vingt ans , puisqu'il se vante d'avoir servi avec honneur ,
ignore de qui il a reçu le jour , et ne paraît pas s'être mis
forten peine de l'apprendre; enfin, cen'est qu'à la moitié du
VENDEMIAIRE AN XIII. 85
second acte que le sujet est expliqué , et qu'on sait ce qu
s'est passé avant le commencement de l'action. Mais les
derniers actes ont plus de chaleur qu'il n'y en a communément
dans les drames de Lachaussée ; et quand on est fort
occupé de la situation , on oublie comment elle a été
amenée.
Ménalide , bien jouée , est toujours sûre de plaire. Je
m'attendais , je l'avoue , qu'elle ne le serait pas merveilleusement
en l'absence de Fleury et de mademoiselle Contat.
Je n'avais jamais vu jouer de rôle bien important à
mademoiselle Desrosiers , et je ne croyais pas qu'elle pût
se tirer avec honneur de celui de Mélanide. J'ai été trèsagréablement
surpris de l'intérêt qu'elle y a inspiré. Elle a
eu des momens de sensibilité très- marqués , souvent de
l'énergie et de la grace, toujours de la décence. Rarement
elle a marqué d'aplomb , quelquefois en eût desiré qu'elle
s'écoutât un peu davantage. On dit qu'elle travaille beaucoup.
Sa physiotomie est heureuse. C'est donc une bonne
actricede płus sur laquelle on ne comptait pas ; car elle
s'était produite sans éclat , sans annoncer son début , presque
incognito. Je me trompe fort , ou elle ne tardera pas
àse faireune réputation . Elle a été applaudie presqu'à chaque
couplet ; et lorsqu'elle a reparu dans la petite pièce , les
applaudissemens ont recommencé avec tant de vivacité ,
qu'elle a cru devoir en témoigner sa reconnaissance. Une
telle scène , sur-tout lorsqu'on ne s'y attend pas , est une
bonne fortune pour les spectateurs. Il est doux de voir les
premiers succès d'un talent naissant , et de les encourager!
Le jeune Armand a mis du fu, et quelquefois trop de
précipitation dans son débit. Baptiste l'ainé a fait beaucoup
valoir un très-petit rôle dont il était chargé. On
a dû aussi être très-content de mademoiselle Volnais. On
s'est beaucoup attendri , on a pleuré à un drame où l'on
F3
86 MERCURE DE FRANCE ,
craignait probablement de s'ennuyer ; car il s'est joué
presque dans le désert.
:
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE
( ci-devant Feydeau . )
L'Amoureux par Surprise , ou le Droit d'Ainesse ,
en un acte.
LES Amans sans Amour se sont, à ce qu'on dit , un
peu relevés au Vaudeville ; mais on peut assurer qu'ils
n'iront pas loin . Quant à l'Amoureux par Surprise , dont
on a pris aussi le sujet , ou plutôt l'idée , dans le conte de
madame de Genlis , il a été encore plus malheureux : ce qui
n'empêchera pas de le reproduire; car les auteurs ne se
tiennent jamais pour complètement battus. Celui des
Amans sans.Amour avait peut-être trop littéralement
suivi le conte , en y ajoutant toutefois un personnage insipide;
celui da Droit d'Ainesse s'en est beaucoup écartó,
et a fait une chute bien plus lourde. Certes , ce n'est pas la
faute de son modèle; car, quelque sujet qu'il eût traité ,
avec la dose économique de talent, qu'il a mise dans cette
pièce, il n'eût pu que trébucher. Voici , à peu près , le
plande sondrame.
M. Dormenan , gentilhomme du Dauphiné , a deux
filles . Merval aime la cadette , Lucile, Son père veut bien
la lui donner ; mais , dans le canton du Dauphiné, qu'il
habite , l'usage invariable est que l'aînée se marie la première.
Merval a un ami , qui a vu cette aînée l'hiver der.
nier , et qui lui a dit , par hasard, deux ou trois mots insignifians.
Il se flatte de lui faire croire qu'il en est amoureux,
tandis que , de son côté , Lucile fora croire à sa soeur
VENDEMIAIRE AN XIII. 87
qu'elle aime ce jeune homme. Celui-ci , partant pour l'Italie
, passe a la porte du château de M. Dormenan ; Merval
agagné son cocher pour qu'il le versât et brisat sa voiture,
au risque de lui casser lecou. On veut persuader à ce voyageur
imbécille que c'est lui-même qui s'est fait verser , pour
avoir un prétexte de passer quelques momens avec sa prétendue
maîtresse. Son cocher même se met de la partic
pour le mystifier , et lui soutient qu'il est très-amoureux.
Enfin , Merval fait pour lui la déclaration d'amour , la
demande de mariage; le benet n'y consent, nine s'y oppose,
et se trouve marié le jour même , presque sans le savoir.
L'auteur,ne s'est pas contenté de deux noces. Il a donné ,
à son Amoureux par Surprise , un Frontin qui épouse la
Lisette du château . Vers le milieu de la pièce,ces deux personnages
ont entr'eux une très-longue scène , et font oublier
leurs maîtres et toute l'intrigue , dont , à la vérité , on ne se
souciait guère. Ce que j'ai pu retenir de leur long colloque,
c'est que la soubrette dit au valet : « Nous allons nous
marier ; mais aimes-tu vivre à la campagne ? » Le père fait
aussi à peu près la même question au prétendu de sa fille
aînée. -Comment trouvez-vous ces bois , ce parc ? -
Très-jolis , répond le futur gendre , cela prête à la conversation.
Ce qui a redoublé le mécontentement du parterre , c'est
qu'il n'y a pas dans la pièce une seule ariette , ni même
pour ainsi dire de musique. Atout moment on criait : La
musique ! la musique ! Le peu qu'on en a entendu a été
trouvé excessivement faible. Les meilleurs acteurs , Elleviou
Gavaudan, Chesnard , ont fait de vains efforts pour soutenir
cette rapsodie. Au reste , l'assemblée l'a expédiée
en riant ; elle a montré beauconp plus de gaieté que
d'humeur.
,
F4
88 MERCURE DE FRANCE ,
?
7
THÉATRE DE L'IMPÉRATRICE .
(Rue de Louvois . )
L'Acte de Naissance , comédie en un acte et en prose ,
7
de M. Picard.
On dit que cette pièce , jouée sur le théâtre d'Aix-la-
Chapelle , n'y a pas eu de succès ; elle en a obtenu à Paris
un bien supérieur à son mérite. Il est vrai qu'aujourd'hui
rien n'est plus aisé qu'un succès , sur-tout à Louvois et au
Vaudeville ; on est plus difficile aux Français. Un canevas
passable , de bons acteurs , de bons amis , et l'on va aux
nues. Picard a été merveilleusement secondé par ses
acteurs et par ses amis. On applaudissait à chaque phrase ,
et une espèce d'enthousiasme semblait animer le parterre.
On va être un peu étonné de voir à quel propos .
Madame Rosemonde est veave , et très-pressée de cesser
de l'être. Elle a quarante-cinq ans , et ne peut se figurer
qu'elle les ait , quand elle consulte son miroir. Elle s'écrie
très-plaisamment , en s'y regardant : « Ai-je bien mon
>> âge ? » Ce mot nous semble excellent et du meilleur
comique. Il a été vivement senti , et l'on a reconnu Picard.
Madame Rosemonde a, depuis peu de jours , pour voisin
M. Clainville , jeune notaire , qui se met fréqueminent à
sa fenêtre. Elle croit que c'est pour admirer ses charmes ,
et le trouve fort à son goût ; mais c'était sa fille , Louise ,
que les regards de Clainville cherchaient , et qu'ils ont
quelquefois rencontrée. Ces deux jeunes personnages , sans
s'être jamais parlé , s'aiment déjà . Rien n'est plus mesquin
et plus usé que ces amours de fenétres .
Louise en allait faire sa confidence à sa mère, lorsqu'elle
est prévenue par elle. Madame Rosemonde lui apprend
1
i
VENDEMIAIRE AN XIII. 89
qu'elle aime Clainville , qu'elle croit être payée de retour ,
qu'elle va l'épouser , qu'elle est la plus heureuse des
femmes .
Louise, désolée de cette fâcheuse rivalité , s'en plaint à
M. Dubouloir , procureur , et cependant honnête homme ,
et qui compte bien épouser la veuve. M. Dubouloir ne
fait qu'en rire. Il conseille à Clainville de feindre d'être épris
de madame Rosemonde. La petite Louise recommande à
son amant de ne pas suivre trop bien le conseil qui lui est
donné. Il le suit de manière que la veuve se laisse abuser
par quelques mots équivoques .
M. Dubouloir vient à son tour entretenir madame Rosemonde
de ses prétentions. Elle l'accueille froidement , sans
ledésespérer toutefois, pour se ménager sans doute ce pis
aller , si Clainville lui échappe. Le procureur ne s'en
inquiète guère , et lui demande son extrait de naissance ,
pièce essentielle pour un procès considérable qu'elle a
contre un de ses cousins. Elle se fait long-temps prier , et
ne le donne enfin qu'après que M. Dubouloir lui a dit
qu'il savait cù en trouver une autre expédition , et après
qu'elle lui a fait promettre de n'en faire usage qu'à la dernière
extrémité .
Cependant , les deux jeunes amans se rejoignent. Louise ,
à qui sa mère a dit qu'elle était enchantée de Clainville ,
reproche à celui-ci d'avoir trop bien joué son rôle. Cette
petite querelle , heureusement , est bientôt terminée ; car
on mouroit de peur d'être obligé d'essuyer une scène nécessairement
ennuyeuse. Le notaire , à genoux , baisait la main
de sa maîtresse , lorsque madame Rosemonde survient.
Cette femme , dont le caractère est faiblement esquissé , ne
se fâche que médiocrement , et sépare cependanr le couple
amoureux , qui s'excuse sur les conseils de M. Dubouloir .
Celui-ci arrive. La veuve lui reproche le tour cruel qu'on
>
90 MERCURE DE FRANCE ,
vient de lui jouer. Le procureur récrimine. Il prétend qu'à
l'âge de madame Rosemonde , une femme ne doit pas songer
à inspirer de l'amour à des jeunes gens , mais passer sa
vie à l'athénée ou à l'office. Cette gaieté , un peu philosophique
, n'a pas été universellement goûtée. M. Dubou
loir , au reste , annonce que le procès de madame Rosemonde
peut se terminer de la manière la plus heureuse .
Il s'agit de cinquante mille francs . Son cousin offre de les
céder à condition qu'ils serontla dot deLouise, qui épousera
M. Clainville. Madame Rosemonde refuse cet arrangement .
Elle ne veut pas avoir l'air d'être redevable à la générosité
de son cousin du gain d'un procès que Dubouloir lui a
vingt fois assuré n'être pas douteux. Ce procureur répète
que rien n'est plus vrai ; mais qu'il faudra produire l'acte de
naissance , l'insérer dans un mémoire imprimé , le lire à
l'audience. « Cela fait , ajoute-t- il , je vous le rends , je vous
>> en garde le secret , et vous n'aurez que l'âge que vous
>> voudrez avoir. >> Pour ne pas voir afficher le jour de sa
naissance , madame Rosemonde consent à tout ; elle se
trouve trop heureuse que M. Dubouloir veuille bien
de sa main .
Il n'y a dans tout cela aucune espèce d'intérêt, d'intrigue
raisonnable , ni rien qui ait l'apparence de nouveauté. La
feinte conseillée par le procureur , exécutée par le notaire ,
est une indécence inutile.On avait lieu de croire qu'elle formerait
le noeud de l'intrigue ; on est étonné de voir , à la
fin , qu'elle n'a rien produit , et n'a servi en rien au dénouement.
C'est un moyen sans résultat , un hors d'oeuvre , par
conséquent , qui ne sert qu'à prolonger la pièce et à la refroidir.
Elle nous a paru, en somme, extrêmement triviale,
et peu digne de son auteur. Cependant le dialogue en est facile
et rapide, et il y a des traits d'ingénuité asssez plaisans
dans le rôle de Louise , qui a été rendu par mademoiselle
VENDEMIAIRE AN XIII. grI
Adeline d'une manière piquante. Madame Molé a joué le
sien avec beaucoup de naturel , et sans crier , comme il lui
arrive quelquefois. C'est sur-tout Vigny qui a soutenu la
pièce ; c'était lui seul qu'on aurait dû demander. On a voulu
voir Picard; on l'a appelé en personne , et il a bien fallu
qu'il se montrât. Il faut le lui pardonner. Un directeur de
spectacle se croit , en quelque sorte , obligé d'obéir aux fantaisies
de la multitude.
ΑΝΝΟNCES.
Vocabulaire des mots homogénes quisont les plus usités dans la
langue française , c'est à dire des mots qui se prononcent presque de
même et s'écrivent différemment , classés par ordre alphabétique ;
ouvrage faisant suite an Rudiment des Dames , dont le succès est
généralement connu. Première édition ; par Galimard , professeur de
langue , d'écriture et de ca'cul. Prix , pour Paris : le Rudiment ,
fr. 50 cent .; le Vocabulaire , 75 cent. A Paris , chez l'auteur , rue
Montmartre, au coin du passage du Saumon , maison de l'apothicaire;
et chez Martinet , libraire, rue du Coq Saint Honoré, nº. 124 , près
leLouvre.
Choix depièces du théatre anglais; publié par Théophile Barrois
fils, libraire pour les livres étrangers , quai Voltaire , n° . 3 , à Paris .
Chaque pièce , format in- 12 , se vend séparément 1 fr. 20 c. pour
Paris, et 1 fr. 50 cent. par la poste.
The School for Scandal , a comedy byR. B. Sheridan , esq. A new
edition ( 1804 ) . Un volume in-12 broché. Prix , 1 fr . 20 cent. pour
Paris, et 1 fr . 50 cent. par la poste.
Le Prix de Rhétorique , ou le Triomphe de l'Amitié , pièce
morale en un acte et en prose , destinéeà être jouée le jour des distributions
de prix , dans les maisons d'éducation;par E. C*** , artiste
dramatique, et premier comique de la troupe française de S. M. l'em-,
pereur de toutes les Russie. Prix : 75 cent. et et 1 fr. par la poste.
Se vend à Epernay , chez Francis Warin , imprimeur- libraire , place
du Marché , au coin de la rue Saint- Martin . A Paris , chez Fain ,
imprimeur-libraire, place du Panthéon , aux ci-devans écoles de droit ;
Debray , rue Saint-Honoré , barrière des Sergens .
L'Excellence de l'institution dujury , et du système de lois
pénales adopté par l'assemblée constituante , et le moyen de les
perfectionner. Par M. Porcher le jeune , d'Orléans , défenseur officieux
au tribunal criminel du département du Loiret. Un volume
in-8°. Prix: 2 fr . 50 cent. et 3 fr. 50 cent. par la poste.AParis , chez
Mareschal , rue des Deux- Boules , au coin de celle des Lavandières-
Sainte Opportune , n. 1 ; et Mesenge , libraire , rue Christine , n. 12.
Cesdifjfeérreennss ouvrages se trouvent aussi chez Le Normant,
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
rue
92 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Naples, 7 septembre . Le rétablissement de l'ordre des
jésuites cause une joie universelle dans cette capitale et
dans les provinces. Le collége qu'ils avaient anciennement
à Naples a été ouvert le jour de l'Assomption , et
ils en sont déjà en possession. Le roi a voulu assister en
personne à l'ouverture de l'église , qui a eu lieu le même
jour , et dans laquelle , a-t-il dit , il n'avait pas eu le
courage d'entrer une seule fois depuis la suppression de
cette compagnie.
S. M. a doté ce collége d'un revenu annuel de 40,000
ducats ( 172,000 liv. argent de France ). La reine a payé
aussi de ses revenus les meubles nécessaires au collége ,
et elle se propose de multiplier encore ses largesses . Plusieurs
villes et communes ont de même donné des maisons
et des revenus pour la fondation des nouveaux colléges
; et de toutes parts les particuliers portent des meubles
et de l'argent. Mais ce qui est sur-tout remarquable,
c'est l'empressement et la foule des sujets qui se présentent
pour demander l'habit : cette affluence rend les choix
plus difficiles , et l'examen des candidats plus sévère .
Les nouveaux jésuites sont ce qu'étaient les anciens :
outre le même nom , le même habit , la même règle ,
les nouveaux vont être formés par les anciens encore subsistans.
En replaçant la compagnie de Jésus sur ses anciennes
bases , et dérogeant pour cet effet au bref de Clément XIV,
son successeur ne met nullement le saint-siége en contradiction
avec le saint-siége. C'est la nécessité qui fit donner
le bref de destruction , et c'est aussi la nécessité qui
fait donner le bref de résurrection ; avec cette différence
que la première nécessité était fille de la crainte et de
l'obsession ou des hommes puissans tenaient ce malheureux
pontife , auquel ils firent disperser d'un trait de
plume vingt mille ouvriers infatigables qui , dans les
quatre parties du monde , alaient préchant et enseignant ;
et que la nécessité d'aujourd'hui est la fille du temps et
de l'expérience , qui nous éclaire sur les malheurs qui
ont suivi cette fatale époque , et sur le besoin de les réparer.
Ce besoin , n'en doutons pas , se fera sentir dans
les états catholiques , à mesure que les haines et les préVENDEMIAIRE
AN XIII. 93
ventions s'affaibliront , que l'esprit de parti s'éteindra
dans les malheurs communs , que les souverains ouvriront
les yeux sur leurs vrais intérêts , que l'impiété se trahira
par de nouveaux excès , et que le progrès des mauvaises
moeurs convaincra les esprits les plus aveuglés de ce principe
du grand Bacon , que , pour élever la jeunesse , on
ne trouvera jamais rien de mieux que les écoles des
jésuites.
Hambourg, 21 septembre. On assure que tous les membres
de la maison de Bourbon sont en ce moment réunis
à Calmar , ville de Suède sur la mer Baltique . LL. MM.
suédoises sont arrivées à Stralsund le 16 au soir , et se
disposaient à en partir pour se rendre à Stockholm , sur les
yachts qui ont été envoyés pour les transporter. Le ministre
britannique prèsla cour de Suède , M. de Pierrepont,
s'était rendu de Berlin à Stralsund , et y avait précédé de
quelques jours leurs majestés. Le voyage qu'elles ont fait
en Allemagne a duré un an .
On mande de Stockholm , que M. d'Ehrenheim , ministre
des affaires étrangères de Suède , a remis , le 7 septembre
, à M. Caillard , envoyé de France , une note dans
laquelle , en rappelant un article inséré dans le Moniteur
du 14 août , il déclara que dès ce moment cesse toute
communication , tant officielle que confidentielle , entre le
gouvernement suédois et la légation française ; que du
reste , S. M. , à l'exemple du gouvernement français ,
permettrait de son côté la continuation des relations commerciales
de la Suède avec la France .
Tout espoir de voirlever le blocus de l'Elbe est maintenant
évanoui . Les sollicitations suivies de notre député à
Londres lui ont enfin valu une réponse cathégorique , portant
en substance : « qu'aussi long- temps que les Français
occuperont les états de S. M. britannique , le blocus de
l'Elbe et du Weser sera continué avec la plus grande
rigueure >> On assure qu'on a encore déclaré à ce député
qu'on s'étonnait beaucoup qu'il pût même faire de nouvelles
démarches , attendu qu'on lui avait déjà trop accordé , en
permettant aux petits bâtimens hambourgeois de suivre la .
côte danoise pour se rendre à Tonningen et pour en revenir.
L'intervention du ministre prussien pour le même objet
n'a pas été plus heureuse ; l'ambassadeur russe a refusé de
se mêler de cette affaire .
Bertin. M. Spencer-Smith , ministre d'Angleterre , est
arrivé ici il y a deux jours , le 20 septembre.
94 MERCURE DE FRANCE;
La gazette de la cour contient ce qui suit, à l'article
Varsovie :
>>Sur le premier avis que l'on reçut de la dénonciation
faite par le maître de billard Coulon ,d'un plan d'empoisonnement
formé contre la personne de M. le comte de Lille ,
il fut envoyé de Berin à notre régence , l'ordre de faire
les recherches les plus exactes à ce sujet , afin que , si
cette dénonciation était fondée , les auteurs du crime fussent
punis suivant toute la rigueur des lois , et qu'au cas que ladite
dénonciation se trouvât fausse et cachât une intrigue ,
ceux qui l'avaient machinée , et principalement Coulon ,
reçussent aussi le châtiment qui leur était dû. En conséquence
de cet ordre on a aussitôt procédé aux recherches ,
après s'être assuré préalablement de Coulon etde safemme.
D'après les premiers résultats de la procédure , on peut
déjà annoncer comme authentique , que suivant toutes les
probabilités , tout ce plan d'empoisonnement est une imposture
manifeste, et que particulièrement M. Boyer, agent
du commerce français , qui s'est arrêté quelque temps à
Varsovie , et dont le nom est compromis dans la dénonciation
de Coulon , et postérieurement dans quelques feuilles
publiques , ne se trouve en aucune manière impliqué dans
cette affaire . >>>
PARIS
Le projet de décret pour la conscription de l'an 13 est
en ce moment en discussion au conseil-d'état. Cette conscription
, bien loin d'être telle qu'on l'a publié , sera
moins considérable que celle de l'année passée . (J. offic .)
L'empereur des Français restera , dit-on , à Mayence
jusqu'au to octobre ( 18 vendémiaire ). Il paroît que pendant
son séjour à Mayence , il sera traité différens objets
relatifs aux rapports politiques et commerciaux de la
France avec le corps germanique.
-
1
Un Anglais , qui sur les bords du Rhin est encore
aveuglé par les brouillards de la Tamise , prétend que la
descente n'aura pas lieu , parce que toutes nos côtes sont
bloquées , et sur- tout parce que nos vaisseaux seront incendiés
d'ici à un mois par un feu grégeois , dont le secret
a été retrouvé dans son pays . (Journal de Paris.)
- On apprend , par les papiers américains , que
cent vingt Français , hommes , femmes et enfans , dont
VENDEMIAIRE AN XIII. 95
le massacre avait été ordonné par Dessalines , ont été
soustraits à cet ordre par le général nègre Geffard , qui a
procuré à ces infortunés des passeports et les moyens de
se rendre à Baltimore .
- Des lettres de New-York- annoncent que Dessalines
ayant attaqué Santo-Domingo , a été vigoureusement repoussé
avec perte de deux mille nègres. Les mêmes lettres
ajoutent que Santo -Domingo est bien approvisionné ,
et que les troupes y jouissent d'une bonne santé.
- Dans une dépêche datée de l'Isle-de-France , et du
20 floréal dernier , adressée au ministre de la marine , le
contre- amiral Linois se justifie des imputations qu'on
semble lui avoir faites dans cette île , à l'occasion de sa
dernière croisière. Il dit avoir fait essuyer à l'ennemi ,
par diverses prises , une perte de 20 millions 35,000 fr.
Le père Beauregard , ancien jésuite , et l'un des derniers
orateurs qui ont honoré la chaire chrétienne dans le dixhuitième
siècle , vient de mourir à Hohenlohe , en Allemagne
, dans la soixante-treizième année de son âge. Il fut
célèbre en France par le succès de ses prédications et par
la sainteté de sa vie. Une éloquence impétueuse , quoique
peu soignée , et peut-être d'autant moins soignée qu'elle
était plus impétueuse , un ton véritablement apostolique ,
une action originale et parfaitement analogue au genre
de ses sermons , tout en lui commandait l'attention , en
même temps que la haute idée qu'on avait de ses vertus
commandait le respect. Aussi éloigné de briguer les applaudissemens
qu'il était au-dessus des atteintes de l'ambition
, il ne songea qu'à obtenir la plus solide des récompenses
, celle du bien qu'il faisait , et il en fit beaucoup.
Il ne prêchait jamais son sermon sur les mauvais
livres , qu'il ne vit plusieurs de ses auditeurs lui en apporter
pour le prier de les brûler. Son Carême à la cour
fit la plus grande sensation , par cette liberté évangélique
et courageuse avec laquelle il annonça , comme un
nouveau Jérémie , les malheurs qui allaient fondre sur la
France. Beaucoup de gens peuvent encore aujourd'hui se
rappeler ces paroles prophétiques dont il fit retentir les
voûtes de Notre-Dame de Paris , treize ans avant la révolution
, et que nous avons vu s'accomplir si littéralement :
« Oui , c'est au roi et à la religion que les philosophes
» en veulent , s'écria l'orateur sacré. La hache et le mar-
>> teau sont dans leurs mains ; ils n'attendent que l'instant
>> favorable pour renverser le trône et l'autel. Oui , vos
>> temples , Seigneur , seront dépouillés et détruits , vos
96 MERCURE DE FRANCE .
>> fêtes abolies , votre nom blasphémé , votre culte pros-
>> crit. Mais , qu'entends-je ? grand Dieu ! que vois -je ? ....
>> aux saints cantiques qui faisaient retentir les voûtes sa-
> crées en votre honneur , succèdent des chants lubriques
>> et profanes ! Et toi , divinité infâme du paganisme , im-
>> pudique Vénus ! tu viens ici meme prendre audacieuse-
>> ment la place du Dieu vivant , t'asseoir sur le trône du
>> saint des saints , et recevoir l'encens coupable de tes
>> nouveaux adorateurs ! »
Les philosophes du temps ne manquèrent pas de jeter
les hauts cris , et de dénoncer l'orateur comme un séditieux
et un calomniateur de la raison et des lumières .
Condorcet , qui depuis la mort de d'Alembert tenait le
sceptre de la philosophie , cria plus fort que les autres .
On trouve dans la frauduleuse édition qu'il a donnée des
Pensées de Pascal , une note où le P. Beauregard est
traité de ligueur et de fanatique; mais les événemens ont
assez prouvé lequel était le fanatique et le ligucur , du
P. Beauregard , qui ne prêchait aux peuples que les vertus
sociales , l'amour de la religion , le respect de l'autorité
légitime , ou de ce Condorcet qui , dans son anarchique
philantropie , ne rêvait que destruction , et voulait , pour
me servir de ses propres expressions , qu'il n'existat plus
de rois et de prétres que dans l'histoire et sur les théaires .
(Essai d'un Tableau historique des progrès de l'Esprit
humain , pag. 343. )
Chassé de France par la révolution , le P. Beauregard
se réfugia d'abord en Angleterre , où il donna des retraites
aux prêtres français. Les Anglais non-catholiques accouraient
aussi pour l'entendre , et admiraient en lui ce mélange
de force et d'onction , dont il y a si peu d'exemples
chez les orateurs protestans . Attiré en Allemagne , il n'y
resta pas oisif , et il y prêcha avec un succès et un concours
toujours nouveau. Ses travaux hâtérent ses infirmités
, et il trouva chez la vertueuse princesse de Hohenlohe
la plus tendre et la plus généreuse hospitalité . Il a laissé ,
pars
par son testament , le peu dont il pouvait disposer aux
jésuites de Russie , comme une preuve de l'attachement'
qu'il n'avait jamais cessé d'avoir pour un ordre auquel
it devait son éducation , ses vertus , et le développement
de ses talens .
En déplorant de si grandes pertes , on ne peut s'empêcher
de demander : Qui remplira ces vides que la mort
creuse chaque jour ? et par où et comment nous viendront
d'autres hommes pour remplacer de pareils hommes ?
2
40
(No. CLXXI. ) 21 VENDÉMIAIRE an 13.
( Samedi 13 Octobre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
10
:
POÉSIE.
1.
BEATUS ILLE QUI PROCUL.
HORAT. , EPO . ΙΙ .
H
1
EUREUX qui loin du trouble où je me vois plongé ,
De tout soin usuraire à jamais dégagé ,
Ainsi que nos aïeux , dans un loisir champêtre ,
Cultive avec ses boeufs le champ qui l'a vu naître .
La trompette jamais ne hâte son réveil ;
Eloigné des combats , il se livre au sommeil;
Tranquille et sans effroi , sur le bord du rivage ,
Il voit en sûreté les dangers de l'orage ;
De la place publique , évitant les clameurs ,
Il méprise des grands la pompe et les faveurs .
Tantôt , la serpe en main , coupant un jet stérile ,
Il sait le remplacer par une branche utile ;
Tantôt dans la campagne , on le voit marier
Ases pampres naissans l'orgueilleux peuplier.
Il aime à voir au loin, dans la vallée obscure ,
Ses troupeaux mugissans errer à l'aventure ;
G
7
98 MERCURE DE FRANCE ,
Il recueille le miel exprimé du rayon ,
Il ôte à ses brebis le poids de leur toison .
A
Quand des fruits les plus doux l'automne couronnée ,
Elève dans les champs sa tête fortunée ,
De son poirier chéri , qu'il goûte de plaisir
A détacher le fruit que ses soins font mûrir !
Il cueille des raisins que la pourpre colore ;
C'est pour vous les offrir , ô vous ! Dieux qu'il honore ,
Sylvain , son protecteur , et toi , dieu des jardins ,
Dieux simples comme lui , couronnés par ses mains .
Un chêne le reçoit sous son feuillage antique ,
Ou sur l'épais gazon il trouve un lit rustique ,
Quand il veut au sommeil abandonner ses sens ;
Un ruisseau qui s'enfuit baigne ces lieux charmans ;
Les oiseaux amoureux , habitans du bocage ,
Se plaignent tendrement , chacun dans son langage ;
Et d'une eau qui jaillit , le bruit harmonieux
Appelle du repos l'instant délicieux.
1
:
Mais quand du haut des cieux le maître du tonnerre
Répand avec les eaux la neige sur la terre ,
Il déclare la guerre aux monstres des forêts ,
Qu'entouré de ses chiens il pousse dans ses rêts ;
Et la grue étrangère et le lièvre timide
Tombent dans ses filets avec la grive avide .
Ainsi , chaque saison lui fournit des plaisirs.
Que l'or a peu d'attraits parmi ces doux loisirs !
Pour former du bonheur une parfaite image,
Il possède une épouse industrieuse et sage ,
Qui chérit ses enfans , soulage son époux ,
Et remplit auprès d'eux les devoirs les plus doux.
Telle chez les Sabins , sous le ciel d'Appulie ,
On voit de son époux une femme chérie .
Elle allume un brasier sur le déclin du jour ,
Quanddu travail des champs l'époux est de retour .
Elle,nferme au bercail ses brebis innocentes ,
Comprime entre ses doigts leurs mamelles traînantes ;
( 99
VENDEMIAIRE AN XIIL
2
Puis un vin de l'année est servi de sa main ,
Et sans frais elle apprête un champêtre festin.
Qu'est-il besoin alors pour ces rians convives ,
De l'huître que Lucrin fait naître sur ses rives .
Du turbot délicat, et du sarget lointain
Que la mer d'Orient voit nager dans son sein ,
Et que les flots au loin , battus par les orages ,
Pour orner nos banquets poussent vers nos rivages ?
Non , des bords africains l'oiseau rare et fameux ,
Des forêts d'Ionie un faisan savoureux ,
Présentent moins d'attraits à mon palais facile,
Que l'olive cueillie à la branche fertile :
L'oseille m'est plus chère , et mon goût est flatté
De la mauve des champs utile à la santé ;
J'aime l'agneau qu'aux dieux on immole avec joie ,
Le chevreau qui du loup faillit être la proie .
Tandis que la gaîté préside à son repas ,
Ses troupeaux vers l'étable arrivent à grands pas ;
Accablés sous le joug qu'ils portent avec peine ,
Ses boeufs traînent le soc qui vient d'ouvrir la plaine.
Autour de son foyer , étincelans de feux ,
De nombreux serviteurs est un cercle joyeux.
L'usurier Alphius , en tenant ce langage ,
Se repaît du bonheur d'aller vivre au village ; :
Aux Ides sur la place il retire son or ,
Aux Calendes il cherche à l'y placer encor
GUILLON ( de Nantes).
LE DERNIER DES BARDES
SUR LES RUINES DE MORWEN.
Imitation d'Ossianrs
ACCABLE sous le poids des ans ,
Armar au loin portait ses pas tremblans.
1
1
O
K
(
G2
100 MERCURE DE FRANCE ,
Aucun souffle , aucun bruit n'agitait la bruyère ,
Et les cris languissans du hibou solitaire ,
Nonchalamment poussés sur des ruchers déserts ,
En'sons lents et plaintifs s'exhalaient dans les airs.
Ce vaste calme et cette voix mourante ,
Scène de tristesse et d'horreur ,
Au coeur d'Armar auraient mis l'épouvante....
Mais un Barde jamais ne connut la terreur ;
Et lorsque les frimas exercent leur ravage ,
Armar retrouve un reste de courage ,
Et va, pressant ses pas par l'âge appesantis ,
Gémir encor sur les débris
D'une ville riche et superbė ,
Dont les murs , jadis l'ornement
D'un empire vaste et puissant ,
Etaient ensevelis sous l'herbe .
« Morwen , s'écriait- il , malheureuse cité,
» Toi qui près de Selma régnais avec fierté ,
>>Quel désastre , ou quel bras animé par la haine ,
>>De tes vastes débris au loin couvrit la plaine ?
>> Est-ce la main du Temps qui t'a pu ravager ?
>> Est- ce .... ? Mais non , j'ai vu le perfide étranger;
» Je l'ai vu qui , conduit par le dieu da carnage ,
>> Répandait dans Morwen la mort et le ravage.
» Sifflez avec fracas , impétueux autans;
>> Sifflez , rappellez-moi ces funestes momens
>>>Où l'étranger frappait et le fils et le père ,
>> Immolait les enfans dans les bras de leur mère ;
» Où les fils de Morwen , l'un sur l'autre écrasés ,
>> Périssaient sous le poids de leurs toits embrasés ;
» Où son fleuve rapide aux mers épouvantées ,
১ ) Roulait avec horreur des eaux ensanglantées ( 1).
>> Quc de braves guerriers ces barbares soldats
» N'ont- ils pas entassés dans la nuit du trépas !
(1 ) La Henriade réclame cet hémistiche et le précédent .
(Notede l'Editeur.)
1
:
VENDEMIAIRE AN XIIL 101
» LaMort , la pâle Mort en déployant ses ailes ,
>> Etendait sur Morwen ses ombres éternelles .
» O Morwen , siége affreux de reptiles impurs,
>> Dont le lierre des ans couvre aujourd'hui les murs !
>> Où sont tes défenseurs ? De leurs noms, de leur gloire ,
>> Il ne reste donc plus qu'une triste mémoire !:
>>En vain , Bardes ! j'ai vu briller entre vos mains ......
>>>Le glaive des combats, la lyre des festins.
L
>>En vain , dans vos concerts célébrant leur victoire,
>>>Vous placiez les hérós au palais de laGloire (1)
>>Mais vous , fils du Génie , ah quel funeste sort !
>>On ne chantera point vos exploits , votre mort.
» Jamais dans vos tombeaux , dispersés sous la pierre ,
>> Vous ne verrez dujour pénétrer la lumière.
>>Hélas ! pourquoi faut-il que le fer destructeur
>> Vous ait tous moissonnés au jour de sa fureur 2 :
>>J'ai vu vos ossemens qu'au milieu de la plaine
>> Consumait du Midi la dévorante haleine (2) .
>> Vous n'êtes plus.... Et ceux dont vous teniez le jjoouurr ,
>>Et celles dont l'orgueil approuvait votre amour ,
>>Ne vous pleureront point.... Dans le sein de la terre
>> Il ne sont , comme vous , qu'une froide poussière.
>> Moi seul j'appelle ici les amis que je perds ,
>> Et de cris impuissans je fatigue les airs .
>>Pourrai-je vous survivre , objets de ma tendresse ?
>>Non , je ne porterai point le fardeau qui m'oppresse.
>>>Bientôt auprés de vous je vais le déposer ;
>>Bientôt auprès de vous Armar va reposer.>>
٢٢
T
(1) On sait que les guerriers n'étaient admis dans le palais des
Nuages , que lorsque les Bardes avaient célébré leurs actions.
(Note de l'Auteur:)
(2 ) Le poète Rousseau a dit : ...
2410
Et des vents du Midi la dévorante haleine
N'a consumé qu'à peine
Leurs ossemens blanchis dans les champs d'Ascalon.
(Note de l'Editeur.)
3
3
102
MERCURE DE FRANCE ,
Ainsi parlait Armar..... Déjà la nuit obscure'
Rend le repos à toute la nature ;
Et cependant l'ami des malheureux ,
Le Sommeil , échappe à ses yeux ;
Il veille , tourmenté des pensers les plus sombres .
Quand le soleil a dissipé les ombres ,
Armar , les yeux fixés sur le champ de la mort ,
Fait un pénible effort ,
Et s'arrachant de la fatale plaine ,
Il regagne à pas lents sa chaumière lointaine.
>
!
A. B ..........
A MONSIEUR DELILLE ,
T
LES RHETORICIENS DE L'ÉCOLE SECONDAIRE D'AVALLON ,
Pour l'inviter à traduire les Bucoliques .
IL voit le jour enfin ce chef-d'oeuvre nouveau ( 1 ) ,
Qui , long-temps attendu , n'en paraît que plus beau !
Quels sons harmonieux ! est-ce encore Virgile ?
Ah ! sans doute c'est lui , sous les traits de Delille ,
Qui , dans une autre langue , et dans d'aussi beaux vers ,
Vient encore une fois enchanter l'univers !
Qui pourrait , en voyant cette métamorphose ,
Se montrer incrédule à la métempsycose ?
Virgile et son génie , et ses plus heureux fruits ,
De nos jours , par Delille , à nos yeux reproduits ,
Prouvent la vérité qu'enseigna Pythagore .
Le chantre de Didon renaît , revit encore :
Ce n'est point sa copie , ou son heureux rival ;
C'est bien lui-même ; à lui , lui seul peut être égal.
Le cygne de Mantoue au cygne de la Seine
A transmis ses talens et sa sublime veine ;
C'est son pinceau , son style , et son charme divin ,
Et sa force et sa grace , et tous ses traits enfin.
(1) Sa traduction de l'Enéide.
15
:
VENDEMIAIRE AN XIII. 103
O toi, vivant portrait du plus parfait modèle ,
Rends -nous le tout entier , en tout sois-lui fidèle.
Tu chantas ses héros , ses essaims , ses vergers ;
Il ne te reste plus qu'à peindre ses bergers .
Jusqu'aujourd'hui fidèle à ta première gloire ,
Jusqu'au bout , de Virgile honore la mémoire.
De ton culte pour lui , de ton attachement,
De ta reconnaissance , encor ce monument.
Tu sus monter sa lyre , emboucher sa trompette ,
Veuille , veuille essayer sa flûte et sa musette ;
Et, comme lui savant à varier tes sons ,
Après ses chants guerriers , redis -nous ses chansons.
Est- il rien désormais que ton goût n'exécute ?
Celui qui de Virgile a soutenu la lutte ,
Peut- il dans l'art des vers craindre quelques rivaux ?
Gresset , devant les tiens , brisera ses pipeaux.
A ton auteur ohéri rends ce dernier hommage.
Va , Tityre t'appelle , achève ton ouvrage ;
Son unique héritier , reçois son dernier bien.
1
Au flambeau de Virgile allume encor le tien ,
Sans cesser de briller de ta propre lumière ;
Tu traduis , et ta gloire est à toi toute entière.....
Mais où vont s'égarer de jeunes nourrissons ,
Qui , pleins de tes beautés , formés à tes leçons ,
Osent te présenter un téméraire hommage ?
Pardonne à leur audace en faveur de leur age ( 1 ) ,
De l'antique Virgile , et du moderne épris ,
Savoir vous admirer , c'est avoir tout appris (2).
Nos coeurs reconnaissans , avec leur juste offrande ,
Te portent le tribut d'une juste demande ;
Daigne agréer ces vers , et sourire à nos voeux.
Tels , sensibles et bons , se mêlant à ses jeux ,
Et le sage d'Athène , et celui de Judée ,
Jadis encourageaient l'enfance intimidée :
(1) Delille , Georg. , livre II , vers 417.
(2 ) Le même , Enéid. , liv . VIII , vers 736.
4
104 MERCURE DE FRANCE ;
Tels on a yu les Dieux accueillir en tous temps ,
Et le denier du pauvre , et son modique encens .
ENIGM
MINERVE se promène en ma rase campagne ; ...
Je suis le confident de ses vers accomplis,
Ses ennemis souvent souillent mon teint de lys ,
En grimpant vainement sur la double montagne .
Les rivages de l'Inde et du fleuve d'Espagne ,
De riches raretés ne sont pas si remplis.
Dans l'oubli les héros seraient ensevelis ,
Sans l'immortalité qui me sert de compagne,
Partagé des couleurs de la nuit et du jour ,
✓Interprète des coeurs et confident d'amour ,
J'exprime ses desirs par un muet langage ;
Et quand les libertins corrompent ma candeur ,
Je fais souvent rougir l'innocente pudeur :
Ce papier ne doit pas en dire davantage.
LOGOGRIPHE,
JE SUIS immonde avec ma tête ;
Je suis céleste sans ma tête .
CHARADE.
:
A la tête voyelle ,
Et note à mon talon ,
Lecteur , mon tout n'est bon
Qu'autant qu'il est fidèle .
Par P. ROQUE ( de Brives) .
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Bonheur.
Celui du Logogriphe est Corail, où l'on trouve cor , or,
roc, ail, Lia , cil et arc.
Celuide la Charade est But- or.
VENDEMIAIRE AN XIII. 105
Septième livraison du Répertoire du Théâtre
Français (1 ) , ou Recueil de toutes les tragédies
et comédies restées au théâtre , depuis le
Venceslas de Rotrou, pour faire suite aux éditions
in-8°. de Corneille , Molière , Racine ,
Regnard, Crébillon , et au théâtre de Voltaire ;
avec des notices sur chaque auteur, et l'examen
de chaque pièce , par M. Petitot ; dessins de
M. Périn , impression de Didot l'aîné .
( Nous avons pris l'habitude de n'accorder
d'éloges à cet ouvrage , qu'en le citant ; nous
continuerons , en prenant dans cette livraison la
Notice sur Marivaux : elle prouvera que le travail
des éditeurs ne se sent point de la fatigue qu'on
remarque assez ordinairement à la fin des collections
volumineuses . )
«
Notice sur Marivaux.
:
PIERRE CARLET DE MARIVAUX naquit
à Paris en 1688. Son père , d'une famille ancienne
dans leparlement de Rouen , avait été long-temps directeur
de la monnaie à Riom : il ne négligea rien
pour l'éducation de son fils auquel il avait peu de
fortune à laisser. Marivaux fit de rapides progrès
dans ses premières études , et se livra de bonne
heure à son goût pour les lettres. Il se maria en
1721 , et perdit deux années après son épouse dont
il conserva toujours un tendre souvenir : il n'eut
(1 ) Cette livraison forme les tomes 19 , 20 , 21 , et contient les
comédies en trois actes et en un acte de Lesage , Lafont , Marivaux ,
Dallinval , Poisson, Fagan , Destouches , Boissy , Saint-Foix. La
livraison suivante sera la dernière , et n'aura que deux volumes . Prix :
7fr. le vol. , et 14 fr . pap . vélin , gravures avant la lettre. Paris , cheż
Perlet , libraire , rue de Tournon , nº. 1133 , et le Normant , etc.
106 MERCURE DE FRANCE ,
qu'une fille qui se fit religieuse.Ainsi les événemens
parurent s'arranger pour le ramener à ses goûts
qui l'éloignaient de toute occupation sérieuse et
lucrative. La pureté de ses moeurs , la sagesse de
ses principes , l'aménité de son caractère , lui firent
des amis sincères ; ses talens et son respect pour la
religion lui donnèrent des protecteurs utiles. Il avait
une pension sur la cassette de Louis XV , il en
touchait une autre plus considérable qui lui fut
exactement payée jusqu'à sa mort , et il ignora
toujours à qui il la devait. Sans luxe , sans aucun
besoin dispendieux , il aurait vécu dans une douce
aisance s'il avait été en son pouvoir de résister aux
cris de l'infortune ; mais ses soins et son argent
étaient à tous les malheureux : délicat dans sa inanière
d'obliger , il cachait les privations personnelles
que lui coûtait sa générosité ; et lorsqu'il
manquait lui-même des choses nécessaires , il ne
s'en apercevait que par l'impossibilité où il était
de donner. La bienfaisance fut sa seule passion :
nous la caractérisons ainsi parce qu'il est vrai qu'il
ne sut jamais en régler l'usage ; mais qui oserait
blâmer l'excès de cette vertu d'autant plus admirable
chez lui qu'il n'affecta jamais de la prêcher
dans ses ouvrages ? sa modestie ne lui aurait pas
permis de s'offrir pour modèle , ou de s'ériger en
apôtre de philantropie. Cette observation nous
conduit naturellement à remarquer que cet écrivain
n'a eu rien de commun avec les philosophes
dont il vit la naissance , les progrès , et dont les
principes lui parurent toujours dangereux et ridicules;
mais, sans déguiser son opinion à cet égard ,
il évita avec eux toute querelle qui aurait pu annoncer
une animosité étrangère à son caractère.On
sait qu'il ne voyait dans la prétendue universalité
des talens de M. de Voltaire que la perfection des
idées communes : il le disait parce qu'il le pensait ,
VENDEMIAIRE AN XIII. 107
sans croire qu'il dût se donner la peine d'appuyer
son jugement sur des preuves ; il est curieux de
remarquer que Montesquieu avait absolument la
même idée du génie de l'ermite de Ferney.
,
>> Marivaux est un de nos auteurs originaux dont
la réputation a fait naître le plus de discussions. Il
survit et survivra long-temps à toutes les attaques
dirigées contre lui. On lui reproche particulièrement
de manquer de naturel ; c'est qu'on le juge
par ses imitateurs : on l'accuse également d'avoir
créé une mauvaise école , et il n'a jamais eu la
prétention d'en créer une puisque ses principes
en littérature ont toujours été ceux des écrivains
qui ont illustré la France ; à cet égard on ne peut
citer de lui un seul paradoxe. Le parti qu'il prit
dans la querelle sur les anciens et les modernes ,
renouvelée par madame Dacier et La Mothe , était
chez lui une affaire de goût : il avoua qu'il préférait
les modernes sans mettre aucune chaleur à
propager son opinion; éloigné de tous les extrêmes ,
il se rangea parmi ceux qui aiment mieux jouir
des beautés des grands écrivains que de disputer
sur la prééminence qu'on peut leur accorder. Choqué
de la colère pédantesque avec laquelle madame
Dacier répondait aux observations très-polies
de La Mothe , il s'amusa à travestir l'Iliade ; c'était
prendre beaucoup de peine pour faire une épigramme
: ce poëme eut du succès dans un temps
où tous les esprits étaient occupés à discuter le
mérite d'Homère ; mais on aurait pu ne pas le conserver
dans les oeuvres de Marivaux sans faire tort
à sa réputation .
>> Il n'est pas sans intérêt de rechercher comment
un auteur déclaré original a pu être accusé
de manquer de naturel. Nous allons essayer d'expliquer
cette apparente contradiction ; ce qui nous
ramenera au but principal de chacune de nos no108
MERCURE DE FRANCE ;
tices , qui est de donner une idée juste du talent
de l'auteur à qui elle est consacrée.
>> Marivaux ne connut jamais les passions; sans
orgueil , sans ambition , incapable d'éprouver
F'envie , tous ses desirs furent modérés ; et pour
vivre en sage , il n'eut point à combattre. Quoique
l'amour ne soit pas dans notre vie une aussi,
grande affaire que les romans , les poëmes et les
tragédies pourraient le faire croire , peu d'hommes
échapent à ce sentiment , ou plutôt peu d'hommes
se persuadent qu'ils auraient pu y échapper ; car ,
suivant la remarque de M. de La Rochefoucauld ,
bien des gens ne connaîtraient pas l'amour s'ils
n'en avaient jamais entendu parler. Marivaux ne
se fit point illusion ; il sentit qu'il n'était pas passionné
, et n'essaya jamais d'exprimer des senti
mens qui lui étaient étrangers. Rien n'est plus
plaisant que la manière dont il raconte le premier
attachement auquel il se livra . Il était jeune , et
aimait de bonne foi une demoiselle qui le sédui
sait particulièrement par l'accord qu'il remarquait
entre sa physionomie et les expressions tendres
qu'elle lui adressait un jour qu'il la quittait enchanté
du naturel qu'elle avait mis dans leur en
tretien, il rentra pour prendre quelque chose qu'il
avait oublié , et la surprit devant son miroir étudiant
les mêmes attitudes qu'il avait trouvé si franches
; il l'avertit de sa présence par une plaisanterie
, et sortit aussi libre que s'il n'avait pas cru
aimer. Cette aventure le conduisit à ne voir dans
les liaisons amoureuses qu'un commerce de galanterie
, et dans la passion de l'amour , qu'un fond
d'égoïsme , que la coquetterie , les obstacles , les
espérances exaltent quelquefois jusqu'à la sensibilité
la plus vive , mais qui revient toujours à son.
premier caractère. En général , ily a du vrai dans
cettemanièredeconsidérer les choses; toute pas
VENDEMIAIRE AN XIII. 109
sion est égoïste , d'une durée incertaine; et l'amour,
considéré comme passion , ne peut mentir à son
origine. Lorsque Marivaux parut dans la littéra
ture , les romans et le théâtre déifiaient cette pas
sion; ce n'était que grands sentimens , que respects
mêlés de tendres plaintes; la constance paraissait
éternelle , le desir croissait même sans espérance
et tous les auteurs allaient répétant les maximes
du code de la vieille galanterie. Racine , il est
vrai , s'était ouvert une carrière nouvelle en peignant
l'amour tel qu'il existe dans les coeurs vraiment
passionnés ; Molière avait trouvé des effets
comiques dans l'exposition naturelle de ce sentiment
, Marivaux voulut le montrer , excité seulement
par le desir de plaire : il est impossible de
mieux démêler ce qu'il emprunte de la coquetterie
, ce que la résistance ajoute à sa vivaçité , ce
que l'amour-propre en mouvement met sur son
compte , et quelquefois aussi ce que la sensibilité
surprise aime à mettre sur le compte de l'amourpropre
: dans ce genre les nuances sont infinies ; et
Marivaux les distingua parfaitement. Jamais pénétration
ne fut plus active , jamais on n'observa
avec plus de finesse; et si son style offre tant de
tours nouveaux dans lesquels l'observateur superficiel
voit de l'affectation , c'est qu'il fallait réellement
à cet écrivain des expressions neuves pour
rendre des observations qui n'avaient pas encore,
été faites . S'il se fut contenté de dire ce qu'il appercevait
dans le coeur humain , il aurait pu l'écrire
avec simplicité , et être encore piquant; maisc'était
dans le langage des personnages mis en scène
qu'il voulait placer ses découvertes ; et il est le
premier qui ait eu l'art de faire dire à une femme
qu'elle n'aimait pas , aussi fermement que si elle
était sûre de ne pas se trahir , et de manière cependant
qu'il soit impossible de douter de ce qui
se passe dans son coeur. Faire comprendre à la fois
L
110 MERCURE DE FRANCE,
deux intérêts qui se croisent dans le même esprit ,
deux goûts opposés qui se disputent la préférence ;
trouver le mot qui , dans un discours , doit choquer
une personne occupée secrètement de telle
pensée, la faire répondre à ce seul mot de manière
que la pensée qu'elle cache se découvre ; tel
est letalent particulier de Marivaux : il en a gardé
le secret.
>> Mais si son esprit était fin et juste , il avait
peu d'étendue ; ses plans sagement tracés sont faibles
et se ressemblent ; ses caractères ont tous un
air de famille , et le fonds de ses pièces présente
trop la même idée : il manquait d'imagination.
Parmi ses personnages les maîtres parlent bien ,
parce qu'il leur donne des intérêts qui se développent
naturellement dans leurs discours ; il n'en est
pas de même des valets et des soubrettes qui ont
tout l'esprit de l'auteur dans leurs réflexions , et
beaucoup de sa manière dans leurs expressions;
ses paysans ont une apparence de bonhomie qui
cache mal des remarques trop spirituelles ; en un
mot , la finesse naturelle à l'auteur perce partout ,
ce qui est un défaut. On le pardonne à cet écrivain
, parce qu'il ne l'affectait pas ; mais il est insupportable
dans les écrits de ceux qui ont voulu
P'imiter ; on sent qu'ils courent après l'esprit , et
que Marivaux n'aurait pu le fuir. On peut donc
dire de cet auteur qu'il est amusant , original , inépuisable
dans le développement d'un petit nombre
d'idées , qu'il fait honneur à la littérature française
; mais il doit être regardé comme une excер-
tion. On plaît quelquefois dans le monde par ses
défauts , jamais par l'affectation : cette observation
peut s'appliquer aux écrivains qui voudraient prendre
Marivaux pour modèle.
» Il débuta dans la carrière des lettres par le
Don Quichotte moderne , roman dont le titre seul
annonce que l'exagération fut toujours opposée à
VENDEMIAIRE AN XIII. i
son caractère : ily a de l'esprit et des détails agréables
dans cet ouvrage dirigé contre les grands sentimens
et les aventures extraordinaires qui ont fait
long-temps le succès des romans de chevalerie.
L'auteur le retoucha dans sa vieillesse sans pouvoir
le sauver de l'oubli ; la plaisanterie n'y paraît point
assez franche , et le dénouement est inintelligible.
Après avoir pris de Michel Cervantes l'idée première
du Don Quichotte moderne , il essaya encore
de l'imiter dans les Effets surprenans de la
Sympathie , roman qui n'est qu'un assemblage de
nouvelles liées par un fil si léger qu'il n'est pas toujours
facile de l'apercevoir ; et la quantité de personnages
qui se succèdent fait qu'on ne s'intéresse
à aucun. On pourrait dire aujourd'hui que ces
deux romans ne sont pas de Marivaux , puisque
Marivaux imitateur ne se ressemble pas plus à luimême
qu'à l'écrivain espagnol qu'il avait choisi
pourmodèle. On doit mettre également au nombre
de ses écrits qui ne méritaient pas d'être conservés
le Télémaque travesti , qu'il n'a point achevé , et
qui ne pouvait rien gagner à l'être .
» Enfinil connut son talent , et composa le roman
de Marianne , dont le succès fut d'autant
plus grand qu'on n'avait point encore vu les
scènes ordinaires de la vie décrites avec autant
de finesse et de vérité . Marianne , par une suite
d'aventures fort simples , passe de l'abandon à
l'opulence . En apprentissage chez unė lingère ,
elle voit les moeurs de la petite bourgeoisie ;
conduite dans un couvent , d'autres caractères la
frappent ; fixée enfin dans la plus haute société ,
de nouvelles observations se présentent à son
esprit réfléchi : pour la séduire , le libertinage
se cache sous les traits de la bienfaisance ; toujours
tourmentée par les passions de ceux qui
l'entourent , mais toujours sage , elle acquiert
$12 MERCURE DE FRANCE ,
par l'expérience une profonde connaissance du
coeur humain. Lorsqu'elle jouit depuis long-temps
d'une vie heureuse et tranquille , dans sa vieillesse
enfin , elle écrit ses aventures pour répondre
au desir de l'amitié ; et c'est sous son nom
que Marivaux s'est caché pour être plus à l'aise
dans les observations malignes dont il voulait
parer son ouvrage. On passe volontiers aux femmes
de conter longuement lorsqu'elles parlent d'elles
et qu'elles sont censées ne s'adresser qu'à des amies
curieuses : mais l'auteur a souvent abusé de la
permission ; ses réflexions trop multipliées et quelquefois
tirées de trop loin , jettent de la langueur
dans un ouvrage dont le plan d'ailleurs n'est pas
fortement conçu. De nos jours , où l'on voit paraître
par centaine des romans volumineux , on
aura peine à croire que Marivaux mit beaucoup
de temps à composer les siens : il les faisait imprimer
partie par partie , et le public et l'auteur
étaient quelquefois plus de dix ans à faire et à lire
un roman. Pour comprendre cette patience réciproque
, il faut se rappeler qu'alors les livres n'étaient
pas destinés à la multitude qui veut dés
émotions , mais à ceux qui ne sont séduits que par
le charme du style et par des peintures de moeurs
frappantes de vérité. Le style de Marivaux est
d'une grande correction; la nécessité de rendre des
idées fines lui fournit des tournures nouvelles et
piquantes ; ses caractères sont fort bien dessinés ;
aussi ses contemporains trouvaient-ils à le lire un
plaisir indépendant des aventures qui servent de
cadre à ses portraits et aux réflexions dont il les
accompagne. Cependant on devine sans peine
qu'un ouvrage livré morceau par morceau était fait
de même , et que l'auteur ne s'inquiétait guères de
la manière dont il arrangerait un dénouement
qu'il ne voyait que dans un avenir très- éloigné il
.
il en résulte que ses romans plaisent plus par les
détails que par l'ensemble , qu'ils procurent une
lecture agréable
et instructive aux gens d'esprit , et
qu'ils conviennent médiocrement à ceux qui veulentsun
intérêt capable de les identifier avec les
personnages mis en jeu .
VENDEMIAIRE
AN XIII
; une Pour donner idée du style de l'auteur ,
nous citerons la manière dont il fait dire à Marianne
qu'elle craint d'avoir beaucoup perdu de
son esprit en vieillissant. Il est vrai que dans le
monde on m'a trouvé de l'esprit ; mais , ma
>> chère , je crois que cet esprit-la n'est bon qu'à
>> être dit, et qu'il ne vaudra rien à être lu. Jai
>>vu une jolie femme dont la conversation passait
>> pour un enchantement, personne au monde ne
>> s'exprimait comine elle; c'était la vivacité, c'é-
>>tait la finesse même qui parlaient : les connais-
>>>seurs m'y pouvaient tenir de plaisir. La petite
> vérole lui vint , elle en resta extrêmement mar-
> quée ; quand la pauvre femme reparut , ce n'é-
>> tait plus qu'une babillarde incommode : voyez
>> combien elle avait emprunté d'esprit de son vi-
1
sage. Il se pourrait bien faire que le mien m'en
» eût prêté aussi dans le temps qu'on m'en trou-
>> vait beaucoup. Je me souviens de mes yeux de
>> ce temps-là , et je crois qu'ils avaient plus d'es-
>> prit que moi.
et tou-
-:>>> est impossible à Marianne de mieux vanter
sa figure sans trop en parter ; car si ses yeux avaient
plusd'esprit qu'elle , à coup sûr ils en avaient beaucoup.
C'est par des idées toujours fines
jours rendues avec grace , que Marivaux assurait
à chaque partie de ce roman un succès indépendant
de l'ensemble. Il fit paraître de même son
Paysan Parvenu , plus original pour les caractères ,
et le seul de ses ouvrages dans lequel on trouve
une gaieté franche et qui se communique. Ce ro-
H
114 MERCURE DE FRANCE ,
man serait parfait si l'auteur avait eu le couragė
de le terminer au moment où son principal personnage
a fait fortune ; mais il est rare qu'un écrivain
qui goûte ses succès petit à petit sache s'arrêter.
Le Paysan , devenu un homme considérable ,
est trop grave , trop moraliste; il ressemble à un
grand seigneur ennuyé qui fait de vains efforts
pour rappeler le temps où il était étourdi comme
un page; mais ces défauts ne se trouvent que dans
la dernière partie ; les autres sont charmantes de
détails , et les événemens en sont bien liés . Nous
remarquerons que les romans de Marivaux ne séduisent
point l'imagination , parce qu'ils n'exagèrent
jamais le pouvoir de l'amour ; la décence y
est toujours respectée , et les réflexions sont aussi
morales qu'on peut l'exiger dans des ouvrages de
ce genre .
>> Les éditeurs , constans dans l'habitude d'étouffer
sous la quantité de volumes l'auteur auquel
ils s'attachent , n'ont pas oublié de recueillir plusieurs
écrits échappés à Marivaux , et dont la plupart
ne méritaient pas d'être conservés. Sur ses
vieux jours il fit paraître une espèce de journal
qu'il intitula le Spectateur Français , dans lequel
on trouve des réflexions sur les moeurs , des discussions
littéraires , et des historiettes assez
agréables : ce journal , quoique souvent interrompu
, eut du succès. Le style de l'auteur était toujours
pur et brillant ; il avait seulement oublié en
vieillissant que la morale ne doit pas être prêchée
trop longuement quand on la destine aux gens
du monde. Il faut distinguer dans ce recueil les
Mémoires d'une femme âgée , censés écrits par
elle-même , qui ont toute la grace , la finesse de
Marivaux jeune , et plus de précision .
>> Les travaux dramatiques de cet écrivain se
sont partagés entre le Théâtre Français et le Théâtre
C
2
VENDEMIAIRE AN XIII. 115
Italien. Le temps a confondu ces deux parties , le
goût en a formé deux nouvelles : les bonnes pièces
sont toutes passées au Théâtre Français ; les autres
ne servent plus qu'à grossir ce qu'on appelle les
oeuvres complètes de l'auteur. Nous renvoyons aux
examens le jugement sur les comédies restées au
théâtre , et conséquemment admises dans notre
collection , telles que le Jeu de l'Amour et du На-
sard, la Surprise de l'Amour , la Mère confidente,
leLegs, les Fausses Confidences et l'Epreuve : nous
allons jeter un coup-d'oeil rapide sur les autres. >>
(Le défaut de place nous force à supprimer
cette analyse.)
>> De vingt volumes qui composent les oeuvres
complètes de cet auteur , et que nous venons de
passer en revue, il faudroit en retrancher un peu
plus de la moitié si on vouloit le rendre aux gens
du monde , qui ne le connoissent guère aujourd'hui
que par la réputation peu méritée qu'on
lui a faite : relégué dans la bibliothèque des
hommes de lettres , on le pille avec une hardiesse
qui prouve qu'il devient de plus en plus étranger
àla classe nombreuse des lecteurs . Il mérite d'être
étudié comme auteur original , et comme homme
rare , puisqu'avec l'esprit le plus fin qu'il soit possible
d'imaginer , il n'offensa jamais personne :
cette justice lui fut rendue publiquement le jour
de sa réception à l'académie française , en 1743.
M. l'archevêque de Sens , qui répondit au dis
cours de Marivaux , crut avoir besoin d'une expression
nouvelle pour peindre les qualités sociales
de cetauteur , et il lui dit : l'amabilité de votre caractère
; c'étoit la première fois que ce mot était
employé de cette manière .
» Marivaux mourut le 11 février 1763 , avec le
calme que donnent des moeurs toujours pures
et des sentimens religieux dont on a fait la règle
Ha
216 MERCURE DEFRANCE ,
de sa vie: sa seule inquiétude se portait sur les infortunés
qu'il avait adoptés; il les legua à mademoi
selle de Saint-Jean , qui accepta la donation; trait
d'amitié qu'il est impossible de rappeler sans at :
tendrissement:>>>
:
5
4
A
braco col que to
Suite des Souvenirs de Félicie (1).
20
e
1
«
DALIDOR ET MULCE , deux jeunes gens de même
age , et cousins-germains , furent élevés dans le même
collége , mais reçurent de leurs parens des idées trèsdifférentes
: les plus solides instructions données dans un
collége ou dans une pension , servent à peu de chose ,
si , durant le temps des vacances , les parens en détrui
sent l'effet par leurs exemples et leurs discours, En vain
les maîtres du jeune Dalidor lui répétaient qu'on ne par
vient à rien si l'on ne s'accoutume pas , dès l'enfance , à
l'application , et à vaincre l'ennui inséparable des prémières
études ! Dalidor n'entendait vanter chez son père
que la grace et les talens agréables ; son régent n'avait
point de grace , ses maîtres ne savaient que le latin , le
grec et la géométrie; et non-seulement il prit en aversion
ses instituteurs , mais il les méprisa avec toute la sincé
rité de l'ignorance et de la vanité , qui, réunies ensemble ,
sont toujours malignes , impertinentes et présomptueuses ,
sur-tout à seize ans , où l'expérience et l'usage du monde
n'ont pu réprimer encore cet orgueil ridicule.ch moo
1
Mulcé , orphelin dès le berceau , avait un tuteur d'un
esprit solide , et qui , livré aux affaires et à l'agricul
1
(1) L'auteur , dans le dernier Souvenir inséré dans le Mercure,
annonçait une histoire à propos de son procès et de son peu d'intelligence
dans les affaires .
1
( Note de l'Editeur. )
)
VENDEMIAIRE AN XIIL 117
ture, ne faisait sortir son pupille que pour te mener à la
campagne , et lui faire partager ses travaux. Illui disait :
৮Il faut , mon ami , devenir un homme , et ne s'occuper
que de ce qui est veritablement utile. De bonnes études
sont nécessaires ; appliquez-vous avec vos maîtres , apprenez
avec moi à conduire une maison et une ferme , et vous
serez un jour heureux et sage. *"
1
L
Les deux cousins sortirent du collège à dix-sept ans ;
Mulcé partit pour Strasbourg où son tuteur l'envoya ap
prendre le droit ; Dalidor fut chez son père , on lui donna
un maître de danse et un maître de dessin' un' an après il
débuta dans le monde et à la cour ; on lùi trouva de la
grace et des talens charmans ; il avait un bon coeur , un
caractère aimable , de l'esprit ; il eut de grands succès de
société. Il entra au service'; il fallut aller passer six mois
a cinquante lieues de Paris , en garnison dans une petite
ville. Dalidor s'y ennuya mortellement; il n'y fit point
de folie , il détestait le jeu , et ses moeurs étaient irréprochables;
mais il était paresseux et il avait la manie des
arts : il lui parut affreux d'être forcé de se lever à cinq
heures du matin , pour aller à l'exercice , et d'être privé
de spectacles et d'une société agréable ; il fut sans cesse
mis aux arrêts , et le service fini il revint à Paris ; excédé
de la vie militaire. L'année suivante , il eut un congé , il
passa toute la belle saison d'une manière très-conforme à
son goût , dans des maisons de campagne magnifiques et
délicieuses , chez ses parens et chez les princes ; it fit de
la musique , joua la comédie , brilla dans les bals et dans
les fêtes , et il acheva de perfectionner son ton et ses manières
, et d'oublier entièrement tout ce qu'il avait appris
au collége. Cependant , loin de passer pour être ignorant ,
comme il avait de l'esprit , qu'il aimait la littérature et
qu'il faisait de jolis vers de société , on le regardait dans
3
118 MERCURE DE FRANCE ,
le monde comme le jeune homme le plus distingué par son
instruction. Il avait un grand fonds de paresse , c'est-àdire
qu'il ne pouvait s'appliquer à des choses arides et sérieuses
; cependant il n'était jamais oisif , il avait même
beaucoup d'activité , mais il était incapable de l'employer
utilement,
L'hiver s'écoula rapidement dans les plaisirs et la dissipation
; mais au printemps Dalidor fut obligé de partir
pour son régiment , qui cette année était en garnison à
Strasbourg. Il retrouva dans cette ville son cousin Mulcé ,
qui , voulant entrer dans la robe , continuait l'étude du
droit avec ardeur et l'application la plus constante. Mulcé
ne fut pas une ressource pour Dalidor : ces deux jeunes
gens avaient des goûts et des caractères si différens , qu'ils
ne pouvaient se convenir , et durant quatre mois ils ne se
virent que trois ou quatre fois. Dalidor , comme la première
année de son service militaire , se fit estimer par ses
moeurs , gagna l'amitié de ses camarades , fut souvent ,
pour ses négligences , réprimandé et mis aux arrêts par
son colonel , et vit arriver avec joie l'heureux moment de
retourner à Paris,
La veille de son départ pour Strasbourg , en retournant
àpied , à sept heures du matin , à son logement , après
l'exercice , il passa dans le marché public , et s'arrêtant
devant une bouquetière , il acheta un paquet de roses.
Pendant ce temps , il aperçut une jeune personne de treize
ou quatorze ans , à quelques pas de lui , et dont la beauté
le charma : elle donnait le bras à une femme qui paraissait
être sa gouvernante ; un domestique portant du poisson
était derrière elle . Comme elle marchandait et
qu'elle achetait des fruits et des légumes qu'elle mettait
à mesure dans un assez grand panier suspendu à son bras ,
Dalidor eut le temps de l'examiner à son aise , et il la

VENDEMIAIRE AN XIII. 119
trouva ravissante. Au bout de quelques minutes , Dalidor
s'avança doucement derrière la jeune personne , et
glissa dans son panier le bouquet de roses qu'il venait
d'acheter. Dans cet instant , la gouvernante et le domestique
avaient le dos tourné et s'occupaient d'autre chose ;
lajeune inconnue se retourne , voit Dalidor , retire les roses
de sonpanier, les pose sur l'établi de la marchande d'herbes ,
et s'éloigne aussitôt sans honorer Dalidor d'un second regard.
Elle fit cette action avec une simplicité parfaite ,
sans montrer d'étonnement et sans affecter de sévérité ;
mais rien ne réprime comme cette paisible indifférence de
premier mouvement. Les scènes , l'éclat , les grands airs
austères , ont bien moins de vraie dignité ; toujours un
peu d'émotion s'y mêle , et les hommes aiment mieux le
trouble que l'insouciance ; ils savent l'interprêter à leur
gré. Le dédain et la colère , quels qu'en soient les motifs ,
déparent toujours l'innocence , et semblent vieillir un
jeune visage; et à tout âge , le sérieux et la froideur sont
les seules expressions d'improbation que les femmes
puissent se permettre. Dalidor fut si frappé de la rencontre
de la jeune inconnue , qu'il sentit que l'image de cette
charmante figure ne s'effacerait jamais de son souvenir.
Il s'affligea qu'une personne douée de tant de charmes , et
qui ne paraissait pas être d'une condition vulgaire , reçût
une semblable éducation . On l'envoie au marché, se disaitil
, on veut n'en faire qu'une bonne ménagère ; elle n'aura
ni talens , ni célébrité: quel dommage ! .....
Dalidor retourne à Paris ,, etdeux mois après , on lui
propose un excellent mariage ; mais la famille qui , sur sa
bonne réputation , consentait à le prendre pour gendre ,
n'était pas amusante. Dalidor ne put supporter l'ennui de
eet intérieur ; il déplut au père et à la mère , et le mariage
fut' rompu .... 5
4
120 MERCURE DE FRANCE ,
Un matin que , dans les premiersjours du printemps , il
se promenait sur le boulevard , il vit à cinquante pas
devant lui , une jeune personne , d'une taille parfaite , qui
lui tournait le dos ; elle était accompagnée d'une femme
âgée ; elle s'arrêt,a devant un vieillard aveugle ,, assis à
terre , auquel elle donna quelques pièces de monnaie ; et
Dalidor , en s'approchant , l'entendit dire , avec un son do
voix d'une douceur inexprimable : C'est ce que j'ai .....
O ma bonne , donnez-moi six franes pour ce pauvre
vieillard. - Comment , mademoiselle , il vient de recevoirde
vous trente-six sous ! .......... Mais songez donc
que mon bon papa est aveugle aussi , et qu'il est dencet
âge ..... Eh bien , mademoiselle , qu'est-ce que cela
fait ? - Ma chère bonne , si vous me refusez six francs ,
je vas lui donner mon coeur d'or, ... Mais quelle folie
donc ! .... Dalidor s'était arrêté pour écouter ce dialogue ,
et dans cet endroit de l'entretien , il avance le bras , en
jętant, six, francs dans le chapeau de l'aveugle : Bon
vieillard , dit- il , voici pour mademoiselle , et voici pour
moi , ajouta-t-il en jetant un autre écu. A ces mots , la
jeune personne se retourna , en remerciant avec la naïveté
la plus touchante , et après avoir fait une profonde révérence
, elle poursuivit son chemin , et elle laissa Dalidor
plein de surprise et d'émotion . Il venait de reconnaître
en elle la charmante inconnue, qu'il avait vue au marché
de Strasbourg huit mois auparavant ; il resta immobile
pendant quelques minutes , ensuite il eut envie de suivre
cette jeune personne : elle était déjà à deux cents, pas de
lui; il se précipita sur ses traces ; il était près de l'ata
teindre , lorsqu'il la vit s'arrêter et monter dans une voi
ture. Le cocher , et le domestique qui ouvrit la portière ,
étaient vêtus de gris. La voiture s'éloigna, et Dalidor,bientôt
la perdit de vue. Cette idée le poursuivit pendant
VENDEMIAIRE AN XIII. 121
quinze jours , et le rendit inquietet rêveur; il retourna
durant tout ce temps sur ce même boulevardi, donnant toujours
l'aumône à l'aveugle , mais l'inconnue ne revint
plus , et il tacha de s'en consoler , en se disant A quoi
me servirait de la connaître ? je ne m'attacherai jamais
véritablement qu'à la personne qui aura reçu l'éducation
la plus brillante ; celle qui va acheter des herbes , et dont
toutes les manières annoncent une simplicitégrustique,
n'est sûrement pas la femme qui me convientannle
Malgré cetter réflexion , Dalidor fut longtemps préservé
de l'amour, part le souvenir dell'inconnue, il ne
trouvait à aucune autre femme sa beauté touchante et sa
graceringénue.

Dalidor , ne pouvant se résoudre à retourner à sa gar
nison,et desirant se distinguer, voulut aller fairislanguerre
en Corses il y fut en effet, il y passai deux ans; il sut
vaincre la paresse pour la gloire , et il ses conduisit de la
manière la plus brillante. Hest doux, à vingt-trois ans ,ade
revenir àParis après de tels succès; on estesie bien reçu
pars les femmes ! Dalidor trouva la société plus char--
mante quejamais ; bientôt un nouveau sentiment la lui
rendit plus intéressante encore : il devint amoureux , ou
da moins il crut l'être , ce qui produit àpeu près les mêmes
effets pendant quelques mois. Onile menachez une jeune
veuve , très-célèbre par ses talens . Ambroisihe (crétait son
nom ) , sans être régulièrement belle , avait unes figure
élégantes ellendansait supérieurements, c'est- à-dire pres
qulaussi bien qu'une danseuse des choeurs de l'Opéra; elle
avait peude voix, mais elle chantait avec goût; ellé jouait
avec agrément de la harpe, du piano , de la guitare , et
de la lyre. Dalidor fut à ses concerts, il l'entendit applaudir
avec transport , et il se diten secret Voilà celierque
je dois aimer ! ett cette convenance décida son choix.
122 MERCURE DE FRANCE ,
Peu de jours après , il résolut de faire sa déclaration de
vive voix; mais ce n'était pas une chose facile : Ambroi
sinene causait jamais; au bal, elle dansait toujours ; chez
elle, onla trouvait constamment faisant de la musique ;
et Dalidor maudit plus d'une fois le violon ou la flûte qui
l'accompagnaient. Il prit le parti d'écrire. Ambroisine ne
répondit point à sa lettre ; mais elle rougit en le revoyant,
et à son premier concert elle lui adressa deux vers fort
tendres d'une romance qu'elle chanta. Ambroisine , veuve
d'un homme de qualité, avait une fortune honnête , une
bonne réputation. Le père de Dalidor approuva les sentimens
de son fils; Ambroisine donna son consentement , et
il fut décidé que les deux amans s'uniraient au commencement
du printemps : on était au milieu de l'hiver.
Un matin , Dalidor sortant en cabriolet , passa dans la
rue Saint-Germain - l'Auxerrois , et sa voiture cassa à
quelques pas de l'église ; il y entra , en donnant l'ordre à
ses gens d'aller chercher un fiacre ; il s'avança dans l'église
, et s'assit à quelques pas d'un confessionnal ; ses
yeux se portanto de ce côté , il aperçut , par derrière ,
une jeune personne à genoux dans ce confessionnal , et
dont la tournure le frappa. Quoiqu'elle fût enveloppée dans
ungrand manteau noir , on distinguait aisément une taille
légère , et d'une proportion parfaite. Sa robe , rétroussée à
la polonaise, laissait voir deux petits pieds charmans , sans
aucunart car les souliers étaient si larges qu'au plus léger
mouvement ils se détachaient presqu'entièrement du
pied. Enfin , tout-à-coup un soulier tomba , et fut rouler
sur la dernière marche du confessionnal. La jeune pénitente
était si recueillie , que cet incident ne put la distraire.
Dalidor , après avoir admiré son petit pied sans
chaussure is avança doucement , et ramassa le soulier pour
le remettre sur la première marche. Dans ce moment , la
VENDEMIAIRE AΝ ΧΙΙΙ. 123
(
jeune personne se releva , et se retourna avec cette espèce
de lenteur qui accompagne une action solennelle et sainte
dont on est pénétré. Un voile couvrait son visage ; mais elle
parut charmante à Dalidor , par son maintien , sa grace
touchante, et la douce humilité répandue sur toute sa personne.
Elle avait la tête penchée sur sa poitrine ; ses deux
jolies mains , sans gants , étaient jointes ; on voyait qu'elle
les serrait , et qu'elle jouissait avec une joie pleine d'innocence
et de ferveur, de l'absolution qu'elle venait de recevoir.
Dalidor , ému , s'inclina respectueusement en posant
le soulier sous le pied de la jeune personne , qui reprit sa
chaussure sans relever la tête , et sûrement aussi sans lever
les yeux. Elle fut à l'autre extrémité de l'église , auprès
d'une vieille dame; elte se mit à genoux sur une chaise ,
et, pour lire dans ses Heures , elle releva son voile. Alors
Dalidor qui la suivait, reconnut le visage angélique de la
jeune personne qu'il avait rencontrée à Strasbourg et sur
le boulevard ! Elle avait seize ans , elle était grandie ,
embellie. Dalidor éprouva un saisissement inexprimable ! ...
Laviolente palpitation de son coeur le força de s'asseoir ;
il attacha ses regards sur cette charmante inconnue que le
-hasard offrait toujours à ses yeux sous des traits si intéressans
! Tandis qu'il la contemplait avec tant d'émotion ,
elle priait avec une attention qui ne lui permettait pas
d'apercevoir Dalidor. Au bout d'une demi-heure , la
vieille dame la prit sous le bras et l'emmena. Dalidor se
leva avec l'intention de la suivre ; mais , s'arrêtant tout-àcoup
: A quoi bon ? se dit-il en soupirant ; à quoi bon ?
"J'en aime une autre..... J'ai donné ma parole ! ..... Cette
pensée lui serra le coeur . L'inconnue disparut; Dalidor
retomba sur une chaise ; il resta quelques minutes dans une
espèce d'anéantissement; ensuite , rassemblant toutes ses
forces , il sortit brusquement de l'église. Il conserva , pen
1 4
124 MERCURE DE FRANCE ,
dant plusieurs jours, un fonds de tristesse invincible , et
les talens d'Ambroisine n'eurent même pas le pouvoir de
la dissiper entièrement. Vers ce temps , Mulcé , son cousin,
absent depuis quelques mois , revint à Paris . Dalidor
lui fit part de son mariage projeté , et lui vanta avec
emphase les talens d'Ambroisine. Comment ! dit Mulcé ,
à vingt ans , chanter , danser si bien , et jouer de quatre ou
cing instrumens , cela est effrayant , car elle n'a, dond
jamais eu le temps de penser ? Quelle culture a pu recevoir
son esprit ? - Quoi donc ! croyez-vous qu'on ne
puisse avoir, de la raison avec des talens ?- Non , mais
je pense qu'avec une telle multitude de talens , à un tel
âge , on n'a jamais eu le temps de faire des lectures utiles ,
ni celui de réfléchir, et qu'alors, si malheureusement on
n'est pas née avec beaucoup d'esprit , on se trouve privée
pour toujours de tout ce qui peut suppléer à la supériorité
naturelle .- Vous n'avez jamais aimé les arts .-Je les
trouve charmans et non nécessaires, et ils me paraissent
souvent nuisibles.
:
Cette conversation n'égaya pas Dalidor , quoiqu'il, se
répétât que son cousin n'avait point de goût.
Cependant, l'hiver s'écoula ; Dalidor vit arriver le printemps
sans transport, mais avec plaisir: il semble que
l'amour se ranime avec la renaissance de la verdure et des
fleurs , et que le mois de mai embellisse toutes les jeunes
personnes. Ambroisine parut à Dalidor plus aimable et
plus brillante que jamais , et Dalidor reprit tout son enthonsiasme
pour la musique. Arrivé à la veille du jour désigné
pour son mariage , Dalidor fut chargé par Ambroisine
d'aller retirer de chez un peintre, qui venait de partir
subitement , son portrait en grand et à l'huile qu'elle avait
fait faire à son insu pour lui : une affaire imprévue avait
forcé ce peintre à s'éloigner sans délai. Dalidor , muni
VENDEMIAIRE AN XIII. 125
1
d'unbillet d'Ambroisine, se rendit à dix heures du matin
chez le peintre pour réclamer ce portrait qu'il ne connaissait
point , et qu'il avait tant d'envie de voir. On lui dit que
lafemme du peintre pouvait seule lui livrer ce tableau ;
qu'elle était sortie , mais qu'elle rentrerait bientôt ; et
Dalidor , décidé à l'attendre , se fit conduire dans l'attelier
du peintre: là , un domestique , après lui avoir montré le
portrait d'Ambroisine , le laissa seul.Ambroisine, parfaite.
ment ressemblante , étaitreprésentée dans une éclatante parare,
etcouronnée de perlés et de laurier, entourée d'instrumens
, et jouant de la harpe ; un groupe de bronze , formé
par les Muses des beaux-arts , soutenait le pupître sur
lequel était posée la musique qu'elle semblait regarder; on
voyait derrière elle , sur un socle élevé , les statues des
trois Grâces tenant une couronne qu'elles paraissaient
vouloir placer sur sa tête. Dalidor ne fit qu'entrevoir
toute cette composition . A côté de ce tableau s'en trouvait
un autre qui le fit tressaillir..... O ciel ! s'écria-t- il , me
poursuivras-tu toujours ! ... Ce tableau offrait à ses regards
son inconnue , vêtue simplement d'une robe blanche , et
dans une basse-cour , donnant à manger à des poulets.
On voyait que l'action représentée n'était point une fantaisie
de peintre. L'inconnue n'avait ni le costume d'une
bergère , ni celui d'une paysanne . Elle était habillée
comme une jeune personne qui vit à la campagne , et tout
ce que Dalidor connaissait d'elle lui donnait la parfaite
certitude que celle qu'on envoyait acheter des herbes au
marché , devait en effet être chargée de presque tous les
soins du ménage dans l'intérieur de la maison. Oui, dit- il
avec attendrissement , voila ses traits et sa physionomie
ravissante; voilà ce front où se'peignent la candeur et
Pinnocence ! voilà ce sourireplein de finesse et de naïveté !
voilà cette grace ingenue que jamais la flatterie n'a vantée!
126 MERCURE DE FRANCE ,
Ah! sans doute la louange même la plus vraie la profane
et l'altère ; ce charme délicat s'évapore si l'on sait qu'on
le possède ! ..... La voilà , moins belle, moins touchante
qu'elle ne m'est apparue dans le marché de Strasbourg ,
sur le boulevard et dans cette église ; mais cette image est
la sienne, et lui ressemble ! ... Par quelle magie ce tableau
dépare-t - il tous ceux qui l'environnent ! ... En disant ces
paroles , il regardait le brillant portrait d'Ambroisine , et
la figure de cette dernière lui parut presque ridicule ; il
⚫ trouva son attitude emphatique , son expression forcée ;
l'affectation et la prétention gâtaient jusqu'à l'ordonnance
du tableau. Cette parure éblouissante , cette harpe magnifiquement
dorée , ce pupître élégant , ces Muses , for
maient un contraste singulier avec la simplicité de la
jeune ménagère , entourée de ses petits poulets , et souriant
de l'avidité avec laquelle ils se jetaient sur le grain qu'elle
répandait à pleines mains. Dalidor , en comparant ces
deux figures , sentait vivement qu'il est un charme mille
fois plus puissant que les talens et la célébrité.... Et fixant
un oeil dédaigneux sur le groupe des Graces qui semblaient
vouloir couronner Ambroisine : Non , dit-il , ce ne
sont point là les Graces; non, elles sont toutes réunies ici...;
et ses regards se tournérent sur le portrait de l'inconnue.
Il tomba dans une profonde rêverie ; il admira l'espèce de
fatalité qui lui faisait rencontrer cette inconnue cu son
image , et de manière à connaître parfaitement ses moeurs ,
son caractère , et son genre de vie. Je ne sais,, se disait-il ,
si je dois la rencontrer encore ; mais je suis certain que
son souvenir m'obsédera toute ma vie ..... ; et je n'ai
même pas été remarqué d'elle ! Ce regard si timide et si
doux ne s'est jamais arrêté sur moi un seul instant ! Elie
me reverrait sans me reconnaître ! ..... Eh ! qu'importe ?
Nous n'étions pas nés l'un pour l'autre; sa rusticité ne
VENDEMIAIRE AN XIII. 127
pourrait s'accorder avec mes goûts ; j'ai fait le choix qui
pouvait seul me convenir et me rendre heureux..... Mais
je voudrais que cette jeune personne fût ma soeur.......
Dans ce moment , la femme du peintre entra. Dalidor
*ne put s'empêcher de lui faire quelques questions sur l'inconnue
; mais il n'apprit rien , cette femme ne la connaissait
point. Dalidor demanda tristement le portrait d'Ambroisine;
on le décrocha , et il l'emporta.
La noce se fit le lendemain, et le beau portrait futplacé
dans le salon des nouveaux mariés : Dalidor ne le regar
dait jamais qu'en soupirant; il se rappelait à l'instant
même le portrait si différent auquel il l'avoit comparé ! ....
Les premiers mois du mariage de Dalidor se passèrent
dans des fêtes dont les talens d'Ambroisine firent tout l'agrément
; ensuite on partit pour la campagne , et pendant
deux mois on vécut en famille. Ambroisine était
bonne , honnête , obligeante , mais tellement concentrée
dans la musique , et attachant à cet art une telle importance
, qu'elle n'avoit pas une idée suivie qui n'y fût relative
: dénuée d'ailleurs de toute espèce d'instruction et
n'ayant que fort peu d'esprit naturel , elle était à la fois
insipide et frivole avec pédanterie ; car pour louer un excellent
musicien , elle se servoit des expressions que l'on
ne doit employer que pour faire l'éloge d'un vrai philosophe
ou d'un héros. Un bon joueur d'instrument était pour
elle un grand homme; elle s'extasiait sur la sagesse , la
pureté et la profonde sensibilité de son jeu ; tout ce qu'on
peut trouver de touchant et de moral dans le livre le plus
parfait , elle le trouvait dans un rondeau on dans une sonate
. Bientôt Dalidor fut fatigué d'une conversation qui
roulait toujours sur le même sujet ; bientôt même il s'ennuya
d'une musique éternelle, dont il savait par coeur tous
les plus beaux morceaux. Quand il voulait causer , on
128 MERCURE DE FRANCE
jouvaitde la harpe ou de la lyre ; quand il voulait s'aller
promener , on refusait de l'accompagner , parce qu'on
apprenait une pièce nouvelle . Un instrument très -bruyant
se trouvait toujours en tiers entre Ambroisine etlui , et il
finit par penser qu'on est plus heureux avec une femme
qui ne sait que broder , puisqu'au moins un métier n'empêche
ni d'écouter ni de répondre .
Ambroisine voulait briller d'un nouvel éclat durant
l'hiver qui s'approchait , et elle s'y préparait avec une ardeurque
rien ne pouvait ralentir.
Sur la fin d'octobre ,son quitta la campagne ; et de retour
à Paris , Dalidor vit sa maison se remplir de musiciens.
Lorsqu'il allait chercher sa femme dans son cabinet,
il entendait de l'antichambre les sons harmonieuxdesvio
lons , des flûtes et des cors ; car Ambroisine possédait tous
les genres ; elle chantait des romances avec la guitare ,
elle jouait des variations sur le piano , et des concerto
sur la harpe ; elle exécutait des morceaux d'ensemble et
d'effet; il lui fallait bien des instrumens à vent , et souventmême
des timbales , Quand Dadidor , bravant tout ce
vacarme, entr'ouvrait la porte du cabinet, Ambroisine qui
voulait lui ménager le plaisir de la surprise , le renvoyait
impitoyablement , les répétitions lui étaient interdites ,
et l'on en faisait presque tous lesjours. Ambroisine , toujours
enfermée , toujours répétant , était semblable aux
personnes qui jouent la comédie en société ; elle était
d'une nullité parfaite dans le commerce intime , et elle
faisait acheter une représentation brillante , par quinze
jours ou trois semaines de vide ou d'ennui.
Les concerts attirèrent beaucoup de monde ; on y joignitdes
bals , afin de déployer tous les talens d'Ambroisine
: on dansa des quadrilles charmans composés par Vestris
et par d'Auberval et dont Mlle Bertin fit les habits;
et
VENDEMIAIRE AN XII
REP
.
FRA
.
5
ce
,
et sur la fin de l'hiver , l'homme chargé des affaille
Dalidor l'avertit qu'il avoit 70 mille francs de dettes .
pendant Ambroisine protestait qu'elle n'avait que des
goûts simples , et que même elle avait pris nouvellement
une véritable aversion pour la magnificence. En effet
elle avait fait refaire un très-beau salon doré , qui fut reconstruit
en bois rapporté de diverses couleurs naturelles ;
cette décoration coûta 15 mille francs : néanmoins , quoi
de plus simple que du bois sans sculpture et sans peinture ?
On remplaça de riches rideaux , ennuyeusement solides ,
par des draperies élégantes d'un tafetas bien léger ; les
girandoles et les lustres furent relégués au garde- meuble ;
on y substitua des lampes antiques d'albâtre ; enfin , pour
que la réforme fût complète , Ambroisine se décida à ne
plus porter que des fleurs , de l'acier et du verre : elle se
défit de tous ses diamans , qu'elle troqua successivement
contre des marchandises anglaises. Telle était la sage simplicité
d'Ambroisine.
Un triste événement suspendit pendant huit mois les
concerts et les fêtes ; le père de Dalidor mourut , et laissa
à son fils unique un riche héritage. Dalidor se livra alors
àtous ses goûts ; il voulut avoir un cabinet de tableaux ,
et faire un jardin à l'anglaise. Il n'admirait que l'école
flamande : c'étaient dans ce temps les tableaux les plus
chers . Les amateurs du dix-huitième siècle aimaient cent
fois mieux l'image d'un vieux fumeur ou d'une cuisinière
épluchant des oignons , que celle d'un héros ou d'une
nymphe; et tandis que Dalidor tapissait ses appartemens
de ces ignobles peintures , il remplissait ses jardins d'obélisques
, de pyramides et de temples. Ce peu d'accord dans
les goûts marque assez qu'on n'en a point de réels , et qu'on
ne sacrifie qu'à la mode.
Le deuil fini , les fêtes recommencèrent; etmême, durant
1
130 MERCURE DE FRANCE ,
A
l'été , comment ne pas donner de fêtes dans un jardin
anglais ? On illuminait les bois , on jouait des pastorales ,
et l'on dansait sur la pelouse ; on faisait de la musique
dans les temples , sur les rivières factices , et dans les
grottes ; on chantait des romances plaintives sur les tombeaux.....
L'intendant de Dalidor fit quelques représentations
, et la chose la plus honnête pour un intendant: il
eut la générosité de proposer à son maître d'examiner luimême
ses comptes et ses propres affaires; mais Dalidor se
garda bien d'accepter cette étrange proposition. Il assura
T'intendant que ses occupations ne lui permettaient pas
d'entrer dans ces petits détails , et l'intendant, en voyant
àson maître une si parfaite insouciance sur ses intérêts ,
ne songea plus qu'aux siens.
2
Cependant , au bout de deux ans, les créanciers parvinrent
jusqu'à Dalidor , et devinrent si pressans , que
Dalidor fut obligé de vendre précipitamment, et à vil prix,
sa collection de tableaux , et son cabinet de choses rares et
précieuses , car il était curieux , et il avait dépensé beaucoup
d'argent en porcelaines craquelées de la Chine , en
vilains chats bleus et violets du Japon , en vieux laques ,
en magots , etc. Ambroisine , ayant prodigieusement contribué
au dérangement de fortune de son mari , voulut
aussi faire un sacrifice . Elle porta généreusement à Dalidor
un énorme écrin rempli de ses bijoux ; mais Dalidor , trouvant
les diamans métamorphosés en colliers de cheveux ,
en bracelets de cheveux , en chaînes et médaillons et
chiffres de cheveux, et en semences de perles , ne profita
point de la bonne volonté d'Ambroisine. Il lui rendit ces
parures sentimentales , et il lui déclara qu'il était obligé
d'aller passer un an dans une terre à quarante-deux lieues
de Paris. Ambroisine consentit à le suivre , et cette résolution
fut pour elle un grand effort de vertu ; elle ne s'aveu-
١٣٢-١٣٢
VENDEMIAIRE AN XIII. 131
glait point sur l'étendue d'un tel sacrifice ; elle savait
trop qu'elle ne trouverait en province ni bals élégans , ni
spectacles , ni concerts ! ....
1
I
La santé d'Ambroisine , affaiblie déjà par les veilles et
par une extrême dissipation , acheva de se détruire dans la
solitude l'un vieux château. Ambroisine , honnête , irréprochable
, n'était point coquette; mais l'habitude lui rendait
nécessaires les applaudissemens des connaisseurs. En
vain des voisins sans goût et sans oreille répétaient , lorsqu'elle
jouait de la harpe: cela est bien joli , ou madame
chante à merveille ; de tels éloges ne pouvaient la dédommager
des bravas et des extases des virtuoses. Le manque
d'émulation et le mauvais état de sa santé lui ôtèrent
même bientôt le goût de la musique , et elle se trouva
dans un désoeuvrement quuii la plongea dans le plus profond
ennui ; son caractère éprouva l'altération la plus
fâcheuse ; elle devint inégale , fantasque ; l'impertinence ,
l'aigreur , et une déraison puérile , se joignirent à son insipidité
naturelle . Alors , Dalidor impatienté , tourmenté
dans tous les momens du jour , maudit plus d'une fois la
frivolité qui lui avait fait préférer une musicienne sans
esprit, àà uunne jeune personne douce , modeste , aimable et
sédentaire . Son inconnue vint se retracer à son imagination
plus vivement que jamais. Elle a maintenant , se
disait- il , dix - huit ou dix-neuf ans ; qu'elle doit être belle !
Sans doute elle est mariée ,Set fixée à la campagne , et
sûrement elle s'y plaît ! loin de dédaigner les soins du
ménage , elle en fait ses délices ! heureux qui peut la
contempler telle que je l'ai vue dans ce portrait charmant
1

P
gravé dans mon souvenir !
reux l'époux qu'elle a choisi !
• mais mille fois heu-
11
..... Cette pensée fit soupirer
Dalidor ; un triste retour sur lui-même remplit son
ame d'amertume .
12
132 MERCURE DE FRANCE,

!
Cependant Ambroisine , dépérissant tous les jours ,
parut desirer ardemment de retourner à Paris après six
mois de séjour à la campagne. Dalidor , inquiet de son
état, s'empressa de la satisfaire. La révolution était commencée
depuis quelques mois , ses premiers orages hâtèrent
la fin d'Ambroisine , elle mourut peu de temps après son
arrivée à Paris . La révolution acheva de ruiner Dalidor ,
on le soupçonnait d'aristocratie , ses terres furent pillées ,
ses châteaux brûlés , ses créanciers saisirent tout ce qui
restait. N'entendant rien aux affaires , il ne sut que payer
tout ce qu'on demandait, et l'on demanda beaucoup plus
qu'il ne devait réellement. Il ne lui resta qu'une pension
viagère , que , par un marché qu'il se trouva trop heureux
de conclure , son intendant lui assura en achetant
la plus bellede ses terres. Dalidor, dans ces tristes conjonctures
, fut privé par sa faute des utiles conseils de Mulcé.
Depuis long- temps ce dernier était établi et fixé en province.
Dalidor avait entièrement négligé de répondre à ses
Jettres et à ses offres de service , et Mulcé avait enfin
cessé de lui écrire. Le règne de la terreur approchait , et
Dalidor , justement épouvanté , se sauva dans les pays
étrangers. Il y végéta six ou sept ans ; au bout de ce
temps il reçut à Londres un billet de Mulcé , qui ne contenait
que ces mots : « J'ai obtenu ton rappel ; viens sans
>> délai , mon cher Dalidor , tu trouveras un asile chez ton
(
>> plus proche parent et ton plus ancien ami ; je vais t'at-
>> tendre à Calais chez Dessaint . MULCÉ. >>
Combien ce billet toucha Dalidor ! quelle réconnaissance
peut égaler celle d'un fugitif délaissé depuis longtemps
, et qui reçoit inopinément une telle nouvelle et
une semblable preuve de souvenir ! Ah ! comme on aime sa
patrie , après un long exil ,quand on obtient la permission
de rentrer dans son sein ! .....
4
VENDEMIAIRE AN XIII . 133
Dalidor , sans perdre un moment , s'embarque et part
pour la France ; il arrive à bon port à Calais , il vole
chez Dessaint , il demande Mulcé : on répond qu'il n'est
point venu ; il attend huit jours , et ne recevant nulle not -
velle , il se décide à se rendre en Normandie chez un
homme de sa connaissance , afin d'y prendre quelques renseignemens
sur Paris et sur Mulcé. Il voyageait seul et à
cheval , et son cheval s'étant blessé , il fut obligé de s'arréter
un soir dans un beau village près de Caen. Il coucha
dans un cabaret dont l'hôtesse lui apprit qu'il était dans la
terre d'unhomme bienfaisant , nommé Vilmure . Ce nom
était inconnu à Dalidor. Il cessa de questionner l'hôtesse ,
qui , prenant son silence pour de l'attention , continua de
parler. Après avoir fait l'éloge du ci-devant seigneur de ce
lieu , elle fit celui de son épouse. Est-elle jeune , demanda
Dalidor ? Elle est jeune et charmante , répondit l'hôtesse .
A ces mots , Dalidor écouta avec une sorte d'intérêt. On
lui conta les traits les plus touchans de madame de Vilmure .
Elle était jolie , bonne et pieuse comme un ange ; modèle
des épouses et des mères , elle avait , durant le règne de la
terreur , sauvé son mari par son courage et son activité.
Elle l'avait tenu caché pendant dix-huit mois , et en mêmetemps
, par son intelligence dans les affaires , elle avait su
conserver presque toute sa fortune ; enfin , elle soignait
avec la plus tendre affection un vieux grand-père qui
l'avait élevée , et elle avait quatre jolis petits enfans auxquels
elle donnait une éducation parfaite. Ce récit fit soupirer
Dalidor : il demanda si le mari de cette personne si
accomplie était avec elle ; on lui répondit qu'il était
absent , mais qu'on l'attendait chaque jour.
-Dalidor , tandis que l'on préparait son souper, fut se
promener dans l'avenue du château; en se rappelant les
récits de l'hôtesse , il considérait avec intérêt ce bâtiment
3
134 MERCURE DE FRANCE ,
(
gothique , éclairé par un brillant clair de lune. En pensant
à la profonde tranquillité , au bonheur qui régnaient dans
cette maison, il se rappelait douloureusement , et son triste
mariage, et la charmante inconnue qu'il avaitjadis rencontrée
tant de fois. Ah ! disait-il , c'était à celle -là qu'il
eût fallu s'attacher , et mon coeur y était si bien disposé !
la manie des arts l'emporta sur ce sentiment ! .... Peutêtre
n'avait-elle pas l'intelligence et la solidité d'esprit de
madame de Vilmure , mais elle avait sûrement de la
raison , des goûts simples ; elle était charmante ,elle n'eût
point contribué à ma ruine, je l'aurais uniquement aimée ! ...
Ces réflexions plongèrent Dalidor dans une profonde rêverie
; il étaiť depuis plus de deux heures dans cette avenue
, lorsqu'il vit de la fumée et de la flamme s'élever
fout-à-coup de l'un des corps-de-logis du château ; aussitôt
il se précipite vers la cour; il était dix heures et demie
; il entre , il trouve tous les domestiques en mouvement
; il entre dans le château , et, après avoir traversé un
grand vestibule , il aperçoit une femme à moitié déshabillée,
dont les cheveux épars cachaient le visage , et qui
tenait dans ses bras deux petits enfans charmans et presque
nus , tandis que deux autres un peu plus grands la
suivaient en se suspendant à sa robe flottante .... Elle criait
avec un accent déchirant : Mon grand-père ! mon grandpère
! secourez mon grand-père ! .... Cette voix pénétra le
coeur de Dalidor..... Aucun domestique n'osait entrer ,
parce que la première pièce était embrasée ; Dalidor fit
deux ou trois questions rapides , et il apprit que le valetde-
chambre qui couchait auprès du vieillard avait eu la
lâcheté de se sauver , et de l'abandonner en apercevant
le feu ; que le vieillard était endormi ; que son appartement
avait une porte de derrière donnant sur le jardin,
mais que cette porte était fermée en dedans et avec des
1
VENDEMIAIRE AN XIIL 135
barres de fer. Il suffit , s'écria Dalidor en s'élançant dans
le corps-de-logis enflammé. Rassurez - vous , madame , je
sauverai votre grand-père. A ces mots , il traverse comme
un trait une petite anti-chambre pleine de flamme et de
fumée ; il tenait sur sa bouche son mouchoir qu'il avait
trempé dans un seau d'eau. Le feu prit à sa redingote ;
mais en entrant dans la chambre que le feu n'avait pas encore
atteinte , il quitta sa redingote , et en fut quitte pour
deux brûlures , l'une à la jambe , et l'autre au bras . Il arrive
au lit du vieillard profondément endormi , et qu'un
instant plus tard la fumée eût suffoqué. Il le réveille , le
prend dans ses bras , ouvre la porte de derrière ; respire
avec transport l'air frais du jardin , et là, dans ce moment,
au comble du bonheur , il remet le vieillard dans les bras
de madame de Vilmure éperdue.... O le plus généreux des
hommes ! .... s'écria-t-elle : daignez nous suivre dans mon
pavillon ... En disant ces paroles, elle enveloppe son grandpère
dans les habits d'un de ses gens , et elle s'empresse
de le conduire dans l'autre corps -de- logis . On pria Dalidor
d'attendre dans un salon , tandis que madame de Vilmure
s'occupait du soin de faire remettre au lit son grandpère
et ses enfans. Dalidor n'avait jamais été si profondément
ému , quoique dans ce désordre il n'eût pas distingué
les traits de madame de Vilmure ; sa vue l'avait
frappé , et l'élégance de șa taille , la douceur de sa voix
lui rappelaient un souvenir confus.... En entrant dans le
salon , il se sentit si oppressé , qu'il ouvrit une fenêtre qui
donnait sur la cour ; il vit tous les paysans accourir en
foule , et se précipiter vers le pavillon pour éteindre le
feu , qui , par leurs soins , fut arrêté en moins d'une demiheure.
Comme elle est aimée ! dit Dalidor; car durant tout
ce temps , il n'avait pensé qu'à elle ... On ouvritune porte ;
il crut que madame de Vilmure entrait ; il se retourna , fit
i
4
136 MERCURE DE FRANCE ,
quelques pas , et ses yeux se portèrent sur un grand tableau....
Un tremblement universel le saisit.... Il s'approche
, et regardant de près ce tableau , il reconnaît la jolie
petite ménagère donnant à manger à des poulets .....
O destinée ! s'écrie-t- il ; c'est elle ! ....' et il tombe dans un
fauteuil en fondant en larmes.... En effet , madame de Vilmure
était son inconnue. Quelques minutes après , il entendit
du bruit dans l'anti-chambre ; il essuya ses pleurs ,
et madame de Vilmure parut. Comme elle ne l'avait jamais
regardé avec attention , elle ne conservait pas de lui
le moindre souvenir ; mais elle lui témoigna la recon naissance
la plus touchante ; elle fit panser ses brûlures devant
elle , en aidant le chirurgien qu'elle avait amené pour
examiner si Dalidor était blessé. Ensuite elle lui fit servir
à souper : Dalidor ne mangea point , et madame de Vilmure
, après lui avoir renouvelé les plus tendres remercîmens
, le fit conduire dans une chambre préparée pour
lui . Elle fit toutes ces choses avec tant de simplicité et de
bonhomie ; elle était si occupée de son grand-père, et de la
crainte que cet accident ne nuisît à sa santé, qu'elle ne remarqua
ni le trouble ni la tristesse de Dalidor , et qu'elle
oublia même de lui demander son nom .
د
Quand Dalidor fut seul , les idées les plus affligeantes
vinrentl'assaillir. Qu'elle est belle ! s'écria-t-il. Cette douce
fraîcheur de l'innocence , elle l'a conservée toute entière !
Et quelle grace ! et quelle noblesse ! ..... Mais je n'ai pas
laissé dans son souvenir la moindre trace , tandis qu'elle
était si présente au mien! .... Quel oubli total ! .... Ah ! dès
le point du jour je m'échapperai , sans la revoir , de cette
fatale maison ; j'y mourrais.... Du moins elle me doit la
vie de son grand-père , et elle n'a pas daigné me demander
mon nom .... Elle l'ignorera toujours .
Dalidor passa une partie de la nuit dans cette agitation ;
VENDEMIAIRE AN XIII. 137
mais enfin la fatigue lui procura quelques heures de sommeil
. A sept heures du matin, il fut réveillé par un grand
mouvement, qui se fit tout-à-coup dans le château : il se
leva , et un instant après un domestique accourut pour lui
annoncer l'arrivée de M. de Vilmure. Dalidor , de premier
mouvement , s'élança hors de sa chambre pour éviter
cette entrevue ; mais il rencontra au bout du corridor
madame, de Vilmure , donnant le bras à son mari ; et Dalidor
resta pétrifié d'étonnement, en reconnaissant dans cet
heureux époux son cousin Mulcé. La surprise fut mutuelle
, et l'état de stupeur de Dalidor parut fort naturel .
Mulcé l'accabla de caresses , que Dalidor recevait avec
une espèce de remords. On l'entraîna chez le vieillard ,
qui voulait voir son libérateur. Dalidor éprouva la plus
douce consolation en serrant contre son sein ce vieillard
vénérable , si cher à sa famille; et la gratitude et l'amitié
sincère qu'on lui témoigna répandirent un baume salutaire
sur les blessures de son coeur. Mulcé expliqua sa conduite.
Une affaire indispensable l'avait empêché d'aller à
Calais ; mais il y avait envoyé un domestique chargéd'une
lettre , et de mener Dalidor dans ce même château où le
hasard l'avait conduit : ce courrier était resté blessé et
dangereusement malade à vingt-cinq lieues de Calais;
une fièvre accompagnée de délire l'avait empêché de
charger un autre courrier de sa dépêche. Enfin Mulcé ,
durant le règne de la terreur s'était placé à Bordeaux
chez un Créole en crédit alors , nommé Vilmure , qui le
fit passer pendant un an pour son fils. Cet homme , en
mourant , lui avait laissé tout son bien ; et Mulcé , par
reconnaissance , gardait le nom auquel il devait la vie et
une partie de sa fortune.

,
Dalidor , malgré les instances de son ami , ne voulant
point séjourner dans ce château si dangereux pour lui , se
138 MERCURE DE FRANCE,
C
hâtade partir pour Paris. Le crédit de Mulcé lui fit obtenir
une place d'envoyé auprès d'un prince d'Allemagne :
il resta trois ans dans cette cour étrangère; ensuite il re
vint dans sa patrie ; il s'y maria : Mulcé lui fit épouser
une riche héritière , parente de sa femme. Cette jeune
personne était aimable , simple , sans prétention; elle
avait une instruction solide ,et plusieurs talens agréables ;
carje ne prétends pas nier qu'il soit impossible de savoir
peindre et jouer des instrumens , et d'être raisonnable ;
mais dans ce dernier cas , on regarde seulement ces arts
charmans comme des délassemens : on en parle , on les
cultive sans y attacher une grande importance ; on n'hésite
point à les négliger ou même à les sacrifier à ses moindres
devoirs . Enfin , Dalidor connut le bonheur ; mais il ne devint
heureux qu'après avoir souffert beaucoup de peines ,
et dans l'âge mûr ; et Mulcé le fut constamment toute
savie. D. GENLIS.
ΑΝΝΟNCE.
Description géographique, topographique , pittoresque, industrielle
et commerciale de l'Angeterre , de l'Ecosse et de l'Irlande;
I. donnant une connaissance exacte et parfaite de ces isles ;
II. de leur sitaation , étendue , climat , sol , productions végétales
animales et minérales ; III. du génie, des moeurs etusagesdes différens
peuples ; IV. de leurs manfactures , industrie , commerce, navigation
, exportations et importations; V. des loix , revenus , impôts ,
forces militaires et navales , avec un précis historique de chaque pays ;
VI.la topographie , ou la description détaillée des comtés et de lents
isles voisines , des lacs , canaux , rivières avec leurs cours et sinuosités ,
des ports, havres , rades , golfes , baies , caps , montagnes ; des villes ,
forts , bourgs, villages , monumens , antiquités , ruines , curiosités
maturelleset artificielles , etc. etc. Par Cruttwell, traduite de l'anglais,
sur la4º édition; avec un itinéraire des routes de la Grande-Bretagne ;
les distances orientées des lieux entre euxet de Londres , en milleset
lieues ; traduitde Panglais de Kearsley , orné de 7 cartes. Cinq vo .
Tumes in-12 de pluss de 160 pages , imprifies en petit texte plein ,
à deux colonnes , grande justification , contenant le quadruple de
matière de l'in- 12 ordinaire. Prix : 12 fr . 50 cent. cartonné , et 1441fr.
parla poste: AParis , chez Hyacinthe Langlois , tibraire pour la géographie,
l'histoire, les belles- lettres , quai des Augustins , nº. 67.
Et chez leNormant , rruue des Prêtres S. Germain-l'Auxer. , n.42.
VENDEMIAIRE AN XIII. 139
NOUVELLES DIVERSES.
1
Espagne. L'ex-général Moreau ne partira point pour
l'Amérique qu'après les couches de son épouse.
Londres. On prétend que la cour de Russie a notifié
au Danemarck , qu'en cas de rupture avec la France , elle
ne lui permettrait pas de rester neutres. Nous ne croyons
pas cela vrai . ( Morning- Chronicle. )
Il est possible qu'avant l'hiver , dit le Times , il se
passe des événemens militaires de quelqu'importance. La
Russie doit , depuis long-temps , s'être attendue à une
rupture, et s'être préparée en conséquence à tout événement.
Si elle eût cru que la saison avancée ne lui permettrait
de se livrer à aucune opération cette année , elle
n'aurait pas laissé paraître sitôt l'esprit d'inimitié qui la
dirige.
Une lettre de Russie , du to septembre , porte qu'il y
a sur le tapis , un traité d'alliance entre la Russie et l'Angleterre
, et que l'empereur Alexandre invitera l'Allemagne
et la Prusse à y accéder .
Une lettre des Bords du Mein, dit au contraire : La
Russie , qu'on croyait avoir terminé son traité d'alliance
avec l'Angleterre , est regardée aujourd'hui comme étant
beaucoup moins ennemie de la France qu'on ne l'avait cru
d'abord. Elle paraît disposée à renouer avec cette puissance
, et l'on ne croit pas que toute relation politique
avec elle soit décidément rompue. Ce qu'il y a de certain,
c'est que la neutralité invariable de la Prusse , et
même celle de l'Autriche , forcent la Russie et les autres
puissances du nord à rester neutres elles-mêmes , et cét
état absolu d'inaction ne leur est pas précisément commandé
par l'ascendant et la prépondérance des deux monarchies
amies de l'empire français , mais bien mieux par
la nature même des choses . Quelle guerre la Russie peutelle
soutenir ou entreprendre contre une puissance avec
laquelle elle ne peut se donner aucun point de contact,
ni conserver d'autres rapports que ceux de l'amitié ?
Suède. Ona mis le château de Calmar en état de recevoir
le comte de Lille. Le comte d'Artois', le duc d'Orléans
et le prince de Condé ysont aussi attendus.
On croit que l'électeur de Bavière va prendre le titre de
roi, et l'on parle de celui d'empereur pour le roi d'Espagne.
140 MERCURE DE FRANCE ,
Les agens du gouvernement français font des approvisionnemens
marttimes considérables dans toute l'Italie,
sur-tout à Livourne.
PARIS.
-Dans la nuit du ro au II vendémiaire , les Anglais
ont attaqué les bâtimens qui composent notre ligne d'embossage
devant Boulogne. Voici la substance de la relation
de l'amiral Bruix :
«L'attaque commença à dixheures et demie. Les ennemis
détachèrent sur tout le front de notre ligne plusieurs
brûlots qu'ils dirigeaient avec leurs embarcations jusqu'à
une certaine distance ; et lorsqu'ils les avaient abandonnés,
le vent et les courans achevaient de les porter sur nous.
Mais alors nos bâtimens leur ouvraient un passage , et ils
ont presque tous éclaté en dedans de la ligne , très-près
du rivage.
>> Onze d'entr'eux ont sauté , depuis dix heures du soir
jusqu'à quatre heures du matin , dans l'intervalle compris
entre le fort de l'Heurt et Wimereux ; deux autres dont
les mêches s'étaient éteintes ont été pris près de Wimereux.
La canonnade a été fort vive , et plusieurs embarcations
ennemies ont coulé bas .
>> Nousn'avons perdu qu'une péniche à obusier prussien,
le n°. 267 , dont le capitaine , apercevant un brûlot qui
paraissait conduit par un canot à la voile , ordonna aussitôt
l'abordage. On sauta d'abord dans le canot , où l'on
ne trouva personne ; mais à peine eût - on approché du brûlos
, qu'il éclata : la péniche fut engloutie par l'effet de
cette explosion ; vingt-sept hommes seulement se sauvèrent
à Wimereux dans le canot. Nous avons perdu un officier
, treize soldats et sspt marins ; il n'y a eu que six
hommes blessés sur tout le reste de la ligne , et nous n'avons
essuyé d'autre avarie qu'un mât de beaupré cassé
par un abordage. Je n'ai aucune donnée certaine sur le
mal que nous avons fait aux ennemis ; mais indépendamment
de plusieurs canots chargés de monde, qui ont coulé,
le désordre que nos vedettes ont observé dans les équipages
qui ont évacué les canots qui remorquaient les brûlots
, me porte à penser que leur perte en hommes a été
considérable.
>>Cet événement , loin d'avoir eu les résultats dont les
ennemis s'étaient flattés , n'a servi qu'à manifester le cou-
A
VENDEMIAIRE AN XIII. 141
1
rage , le dévouement et la confiance des militaires et des
marins , ainsi que l'excellent ordre établi pour la surveillancede
la ville et du port. Tout le monde y était à son
poste; les pompes étaient préparées , toutes les précautions
étaient prises : pendant la nuit , des rondes s'y sont
faites avec le calme et la tranquillité accoutumés, etjamais
il n'y a régné plus de sécurité. »
- Madame Vestris , ancienne actrice du Théâtre Français
, vient de mourir : elle s'était retirée après trente-trois
ans de service. Elle avait de la grace , de la noblesse , de
l'énergie : beaucoup d'art ; mais elle manquait de sensibilité
, et n'a pu par conséquent laisser, comme tragédienne
, ni regrets , ni réputation.
- Le 15 vendémiaire au matin , le canon annonça aux
Parisiens le retour de l'impératrice. S. M. s'est rendue
aussi-tôt à Saint- Cloud .
- Il a été rendu à Aix-la-Chapelle, le 24 fructidor , un
décret impérial , par lequel l'empereur s'exprime ainsi :
Etant dans l'intention d'encourager les sciences , les
lettres et les arts qui contribuent éminemment à l'illustration
et à la gloire des nations' , desirant non-seulement que
la France conserve la supériorité qu'elle a acquîse dans les
sciences et dans les arts , mais encore que le siècle qui
commencé l'emporte sur ceux qui l'ont précédé ; voulant
aussi connaître les hommes qui auront le plus participé à
l'éclat des sciences , des lettres et des arts , nous avons
décrété et décrétons ce qui suit :
ART. Ir. Il y aura , de dix ans en dix ans , le jour anniversaire
au 18 brumaire , une distribution de grands prix,
donnés de notre propre main , dans le lieu et avec la solennité
qui seront ultérieurement réglés .
II . Tous les ouvrages de sciences, de littérature et d'arts,
toutes les inventions utiles, tous les établissemens consacrés
aux progrès de l'agriculture ou de l'industrie nationale , publiés
, connus ou formés dans un intervalle de dix années ,
dont le terme précédera d'un an l'époque de la distribution,
concourront pour les grands prix.
III. La première distribution des grands prix se fera le 18
brumaire an 18 ; et conformément aux dispositions de l'article
précédent , le concours comprendra tous les ouvrages ,
inventions ou établissemens publiés ou connus depuis l'intervalle
du 18 brumaire de l'an 7 , au 18 brumaire de l'an 17.
IV. Ces grands prixseront, les uns delavaleurde 10,000fr.,
lesautres de la valeur de 5,000 fr .
142 MERCURE DE FRANCE ,
P
V. Les grands prix de la valeur de 10,000 fr. seront au
nombre de neuf, et décernés : 1 aux auteurs des deux
meilleurs ouvrages de science ; l'un pour les sciences physiques
, l'autre pour les sciences mathématiques ; 2º a l'auteur
de la meilleure histoire oudu meilleur morceau d'histoire
, soit ancienne , soit moderne ; 5º à l'inventeur de la
machine la plus utile aux arts et aux manufactures : 4º au
fondateur de l'établissement le plus avantageux à l'agriculture
ou à l'industrie nationale ; 5º à l'auteur du meilleur
ouvrage dramatique , soit comédie , soit tragédie , représentés
sur les théâtres français ; 6º aux auteurs des deux
694
0
meilleurs ouvrages , l'un de peinture , l'autre de sculpture,
représentant des actions d'éclat ou des événemens mémorables
, puisés dans notre histoire ; 7º au compositeur du
meilleur opéra représenté sur le théâtre de l'Académie
impériale de musique .
VI. Les grands prix de la valeur de 5000 fr. , seront au
nombre de treize , et décernés : 1º aux traducteurs de dix
manuscrits de la bibliothèque impériale ou des autres bibliothèques
de Paris , écrits en langues anciennes ou en
Jangues orientales , les plus utiles , soit aux sciences , soit
à l'histoire , soit aux belles-lettres soit aux arts ; 2° aux
auteurs des trois meilleurs petits poëmes ayant pour sujet
des événemens mémorables de notre histoire, ou des actions
honorables pour le caractère français .
0
99
VII. Ces prix seront décernés sur le rapport et la proposition
d'un jury composé des quatres secrétaires perpétuels
des quatre classes de l'Institut , et des quatres présidens
en fonctions dans l'année qui précédera celle de la
distribution.
-Jeudi , S. A. I. la princesse Louis a donné lejour àa
unprince. L'archi-chancelier de l'empire a été present à
sa naissance .
(
de S. E. le ministre de la police générale
de l'empire , rappelle aux préfets l'exécution du décret
impérial du 3 messidor , relatif à la suppression de plusieurs
associations : « Jamais ( dit son excellence le ministre
) sa majesté l'empereur ne permettra l'établissement
des Jésuites en France ; son intention est de ne reconnaître
d'autres ministres du culte catholique que des prètres
séculiers .>>
11
- Hier , l'empereur est arrivé à onze du matin à Saint-
Cloud. Plusieurs salves d'artillerie ont annoncé son
retour.
VENDEMIAIRE AN XIII. 143
Nous apprenons que le ministre batave a reçu ordre
de quitter Stockholm. La Hollande , comme alliée de la
France, partage la disgrâce où celle-ci est tombée auprès
du monarque suédois ; mais de même que la France, elle
compte ne faire aucune espèce d'attention aux démarches
dece jeune prince.
(Journal de Paris .)
1
On dit que le jour du couronnement , le cortége
passera par la Place et la rue de la Concorde , et suivra les
boulevards jusqu'à la Porte Saint-Martin , d'où il se rendra
directement à Notre-Dame. Au sortir de Notre-Dame , le
cortége suivra les quais pour se rendre aux Invalides , et
ensuite au Champ-de-Mars.
Extrait d'une lettre d'un ecclésiastique de Paris, à M. S. P. N. ,
habitant d' Altona.
Jene puis , monsieur , vous faire mieux connaître
l'esprit qui anime notre clergé , qu'en vous rappelant les sentimens
et les opinions que j'ai eu souvent occasion de manifester devant
vous. Vous n'avez fait l'accueil le plus touchant. Depuis , vous avez
prodigué les témoignages du même intérêt à plusieurs prêtres malheureux
et fugitifs , comme je l'étais alors ; et vous êtes protestant !
Croyez que nous ne sommes entrés dans la maison hospitalière qui
s'ouvraità nous , que parce que nos coeurs avaient juréé dès long--tteemps
paix à vos frères. Un de vos aieux fut banni de France par la révocationde
l'édit de Nantes;vous évitiez de nous eenn parler: vous nous
avez entendu gémir de cette mesure funeste, fruit d'unepolitique
imprudente et d'un zèle mal éclairé. Rentrésdans pottrree patrie, sous
les auspices de la concorde , nos sentimens sont restés les mêmes. La
paix de l'Evangile a passé toute entière dans le concordat : elle est
devenue l'invariable loi de l'église et la constante pensée d'un grand
homme immuable dans les desseins qu'il a profondément médités.
L'empereur et ses ministres ne nous parlent que de cette loi de paix ;
les pontifes l'exécutent et la bénissent. La prière , la charité , la
douce patrie , l'amour de ses loix , la gloire de son chef, un même
intérêt au calme , voilà les liens qui nous attachent encore aux protestans.
Sur d'autres points malheurensement trop importans , il
existe une séparation , mais sans rivalité , mais sans combat. Nous
avons des conquêtes à faire ; mais c'est sur-tout sur des coeurs que le
malheur et le repentir ouvrent à nos consolations. Mille systèmes de
morale ont été inventés , essayés , abandonnés : nous offrons la morale
del'Evangile .
J'ai mieux aimé opposer ce tableau à vos alarmes , que d'entrer en
discussion sur les dé bats qui les ont fait naître..
Mais quoi ! vous paraissez croire aussi à des inquiétudes politiques
en France ! Combien je voudrais , monsieur , en écartant de vous ce
soupçon , l'arracher en même temps du coeur des Français qui sont
encore auprès de vous , et de ceux sur- tout que vous verrez à Londres
dans le voyage que vous vous proposez d'y faire bientôt ! Dites-leur ,
non pour irriter leur désespoir , mais pour empêcher qu'il ne leur
soit encore une fois funeste , que les annales de l'antique monarchie
144 MERCURE DE FRANCE .
1
5
.
n'offrent à aucune époque l'image d'une paix plus profonde que celle
qui règne aujourd'hui pa mi nous. Dites-leur que les Français ont été
conquis à la nouvelle dynastie par le bonheur que Bonaparte leur à
rendu. D'autres peuples , après tant de malheurs et de combats ,
u'eussent succombé qu'à la lassitude; les Français ne se rendent qu'à
l'admiration et à la reconnaissance .
וומ
L'empereur est absent de la capitale, et son génie n'en plane pas
moins sur elle-et sur tout l'empire. Voyez même caractère dans
toutes ses entreprises . Un code uniforme de loix est donné à la
France; elle va jouir , dans quelques jours , d'un régime uniforme
d'éducation. Que ceux qui ont concouru à ces deux ouvrages disent
quel est l'homme qui a porté le plus de zèle ; quel est celui dont
l'imagination vive , impétueuse , a su le mieux consulter la sa
gesse , se placer mieux entre des théories vastes et séduisantes,
et l'expérience qui rejette les unes et modifie les autres ! L'empereur
s'occupe des travaux publics : il n'a pas encore conçu le
projet d'un seul monument qui n'appartint qu'au luxe. La splendeur
que, chaque jour , il ajoute à la capitale , ne le distrait point
des routes et des canaux par lesquels il vivifie la France. Il n'a point
l'orgueil de créer partout où la sagesse demande qu'on répare. Je le
yois tantôt au milieu des soldats auxquels il a promis la plus importante
des victores , et tantôt au milieu de ces nouveaux Français
auxquels il fait oublier les malheurs de la guerre et des conquêtes
Au bruit de mille acclamations , dans la solennité la plus auguste ,
il va s'asseoir sur le trône impérial ; et qui sait si le soir même de
cette fète mémorable , il ne consacrera pas encore une longue veille
àdes projets de loix , à des impôts qu'il veut adoucir ou régler ?
La même main qui trace le plan de la plus vaste négociation, ne
dédaigne point tracer un code de commerce. Le besoin des
penples ennoblit tout à ses yeux..
de
Qu'on me cite une des querelles que plusieurs révolutions agglomérées
l'une dans l'autre avoient fait naitre ; Bonaparte en estile
pacificateur. De tant de partis qu'il a conciliés , qu'on en cite un
tilait tenu dans l'oppression ! chacun d'eux a fait d'échange d'une
domination inquiète , alternative , signalée dans tout son cours par
d'atroces vengeances , terminée promptement par une cruelle persécution,
contre un calme permanent , et qui n'a point les langueurs
de la servitude . La révolution avoit détruit la distinction des titres ,
de la naissance et de la faveur , et leur droit exclu if aux fonctions
publiques. Bonaparte a fait cesser une distinction plus odieuse que
la révolution avait fait naïtre ; c'est celle des partis auxquels on a
appartenu.
Jugez , monsieur , combien doivent être chères à nous , ministres
de paix , l'autorité , la gloire et la grandeur qui le dirigent sans cesse
vers la conciliation ! Il nous a prévenus, il ne nous a point laissé
lavantage d'être les précurseurs de ses intentions à cet égard.: nott,e
facile , notre sainte mission est de les seconder.
Il m'est doux de vous faire le tableau de notre situation , à vous
qui chérissoz toujours dans la France la patrie de vos ancêtres ; à
Yous qui avez pressenti de si loin les destinées deBonaparte ;
qui avez dit , dès ses premières victoires : Il règnera; à vous qui
dit , dès les préliminaires de Leobens Il regnera comme le monarque
le plus éclairé et le plus justę!
avez
i
( No. CLXXII. ) 28 VENDÉMIAIRE an 13.
( Samedi 20 Octobre 1804. ) 1 .
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE
POESIE.
ODE
TIRÉE DU PSEAUME CXXXVI .
Super flumina Babylonis, etc.
Sur les bords de l'Euphrate , abreuves de son onde ,
Nourris du pain de la douleur ,
Enchaînés , sans secours , oubliés du Seigneur ,
Rebut des nations , et l'opprobre du monde ;
Sion ! au souvenir de tes solennités ,
Dans nos yeux presqu'éteints , vers la terre arrêtés ,
Nos larmes s'ouvrent un passage ;
Nos instrumens sacrés , l'ame de nos concerts,
Suspendus aux roseaux qui couvrent ce rivage ,
Ne fontplus retentir les airs .
Israël , redis - nous tes sublimes cantiques ,
S'écriait l'insolent vainqueur !
....
Des beaux jours de Sion retrace la splendeur
Dans les chants consacrés à ses fêtes publiques;
K
P
:
146 : MERCURE DE FRANCE ,
Du Dieu de Sinaï conte-nous les exploits,
Elève jusqu'à lui les accens de ta voix ;
* Porte vers ces voûtes brillantes ,
Ces hymnes , qu'aux combats, de ses guerriers suivi ,
Juda chantait au son des trompettes bruyantes
Et des timbales de Lévi.
Non, ne l'espère pas ; les sublimes merveilles
Du Dieu protecteur d'Israël ,
Ni les chants consacrés à son culte éternel ,
Tyran , ne sont point faits pour charmer teś oreilles.
Prête , prête silence aux accens des enfers ;
De l'ange de la mort , dans leurs flancs entr'ouverts ,
Entends - tu les clameurs funèbres ?
Près d'exercer sur toi son barbare pouvoir ,
Son effrayante voix chante dans les ténèbres
Ta ruine et ton désespoir.
Cité de l'Eternel , brillante de sa gloire ,
Séjour d'abondance et de paix,
Sion ! si tu n'es pas l'objet de mes souhaits ;
Si jamais de mon coeur je bannis ta mémoire :
Que du ciel vainement implorant le secours ,
Ma force m'abandonne au printemps de mes jours ;
Que mon luth réduit au silence ,
Rebelle à mes efforts , se brise sous mes doigts ,
Et que de mes sanglots , pressant la violence ,
La douleur étouffe ma voix .
Rappelle-toi , Seigneur , ce jour épouvantable
Où de notre sang assouvis ,
Et la flamme à la main , nos cruels ennemis
Ont osé pénétrer dans ton temple adorable.
Détruisons , disaient-ils , jusques aux fondemens ,
Ces murs où Jéhova respire leur encens ;
Que les colonnes embrasées
Croulent sur son autel; que son culte aboli , J
VENDEMIAIRE AN XIII. 1471
Sous les débris fumans des voûtes écrasées,
Soit à jamais enseveli .
4
C'est ainsi qu'ils joignaient le blasphême à l'outrage
Dans leur sacrilége courroux.
Préviens leurs attentats , venge- toi , venge-nous ;
Fais briller dans les airs le glaive du carnages
Arme contre leurs jours les puissances des cieux ;
Tonne, entr'ouvre la nue , et fais fondre sur eux
Le tourbillon de ta colère .
Que leurs corps palpitans , déchirés par lambeaux ,
Sous les pas de la Mort , foulés dans la poussière ,
Soient la pâture des corbeaux.
Et toi , fille de sang , cruelle Babylone ,
Tremble sous tes lambris dorés .
L'arrêt est prononcé ; sous ses pas égarés
L'enfer ouvre l'abyme , et la mort t'environne.
Puisses- tu pour le prix des maux que tu nous fais ,
Du faîte audacieux de tes vastes palais ,
Embrasés des feux du tonnerre ,
Voir pour comble d'horreur , au dernier de tes jours ,
De tes enfans proscrits , écrasés sur la pierre ,
Le sang rejaillir sur tes tours !
:
Par M. VERLHAC ( de Brives ) .
STANCES .
La fleur qui naît avec l'aurore ,
Avec le jour doit se flétrir ,
Malgré le sourire de Flore ,
Et les caresses du Zéphyr .
L'ombre qui fuit, le flot qui roule,
Sont moins rapides dans leurs cours ,
Que la pente par où s'écoule
L'âge si brillant des amours.
R
K2
148 MERCURE DE FRANCE
Ades heures si fortunées ,
Aux rêves de l'illusion ,
Succèdent de tristes journées ,
Et les conseils de la raison.
Le temps qui change toutes choses ,
M'annonce que je dois finir;
Aujourd'hui je cueille des roses ,
Demain il me faudra mourir.
L'esprit , les graces , la sagesse ,
Ami , ne nous sauveront pas ,
Et des rides de la vieillesse ,
Et des atteintes du trépas .
Tu quitteras ce doux rivage ,.
Ces enfans soumis à ta loi ,
Ces fleurs , ces amis , cet ombrage ,
Ces ruisseaux qui coulent pour toi .
Bords rians , où je fis entendre
Le bruit de mes premiers accords ,
Bientôt vous me verrez descendre
Sur la sombre rive des morts .
Un jour , ma lyre détendue ,
Appelant un chantre nouveau ,
Sera tristement suspendue
Au noir cyprès de mon tombeau,
:
Mais lorsque le jour doit s'éteindre , I
Quand lanature doit finir ,
Dois-je murmurer et me plaindre
Du sort qui m'oblige à mourir ?
Ces beaux astres qui sur nos têtes
Brillent de mille feux divers ,
Doivent au milieu des tempêtes
Disparaître de l'univers.
VENDEMIAIRE AN XIII . 149
Grand Dieu ! dans cette horreur profonde
Conserve en moi le sentiment ;
Mon ame doit survivre au monde ,...
L'homme triomphe du néant.
O temps cruel ! à tes outrages
Mon coeur ne sera point soumis ,
Et je dois sur d'autres rivages
Vivre encore pour mes amis . :
Par l'abbé AILLAUD , fondateur de l'Athénée ,
directeur d'une école secondaire à Montauban ,
membre de plusieurs académics.
IMITATION
DU MONOLOGUE D'AMARILLIS .
Care selve beate , etc. ( Il pastor Fido , acto II, scen . V.)
FORÊT Solitaire et chérie ,
Sombre et silencieuse horreur ,
Du calme et du repos véritable patrie ,
Combien , à vous revoir , j'éprouve de douceur !
Si le ciel m'eût permis , à l'abri de l'orage ,
De vivre au gré de mes souhaits ,
Pour l'Elysée et ses rians bosquets ,
Je ne changerais pas votre paisible ombrage.
Ces richesses , l'objet de tant de vains travaux ,
Sous le faux nom de bien recèlent de vrais maux ;
Ce sont des fers dorés , de superbes entraves ,
Qui , de leurs possesseurs , ne font que des esclaves .
Al'éclat d'un nom glorieux
Que sert de joindre la jeunesse,
Les graces , la beauté , la vertu, la sagesse;
Tous les présens de la terre et des cieux ,
De vastes et riches domaines, >
3
DIEL. UNIV,
CONT
150 MERCURE DE FRANCE ;
Et des troupeaux féconds dans de fertiles plaines ,
Si l'on n'en est pas plus heureux ?
Oh ! que j'aime bien mieux le sort de la bergère ,
Qui simple et propre en ses habits ,
Ne connaît point l'orgueil d'une pompe étrangère ,
Mais dont les seuls attraits composent tout le prix !
Riche des dons que la nature
Sur elle a versés sans mesure ,
La médiocrité pour elle est le vrai bien ;
Loin des besoins de l'indigence ,
Et des soucis qui suivent l'opulence ,
El'e possède tout, en ne desirant rien;
Elle vit pauvre ,mais contente.
Le nectar des essaims et le lait des brebis ,
De sa vive blancheur , de sa douceur constante
Sont le fidèle emblème , et ses mets favoris.
Dans l'onde qui la désaltère ,
Elle contemple et baigne ses appas.
Qu'a- t- elle à redouter de la nature entière ?
Chargé de grêle et de tonnerre ,
Sur elle en vain le ciel éclate avec fracas ;
Rien ne lui cause d'épouvante ;
Elle vit pauvre , mais contente.
.
D'un double soin pourtant tout son coeur est rempli ,
Il l'occupe toujours , jamais ne la tourmente :
C'est celui des troupeaux , et d'un berger chéri ,
De qui l'heureuse destinée
Ne fut point, par le sort , à la sienne enchaînée ,
Mais que l'amour , l'amour seul a choisi .
A l'ombre d'un myrte fleuri ,
Elle lui donne, elle en reçoit sans cesse ,
Sans défiance et sans détour ,
De nouveaux gages de tendresse ;
Ses charmes et son coeur sont garans du retour.
4
VENDEMIAIRE AN XIII. 151
Belle , sensible , heureuse amante ,
Elle vit pauvre , mais contente.
O bonheur que j'envie ! û trop fortuné sort !
Le mien est de mourir cent fois avant ma mort.
T
KÉRIVALANT.
LA RÉSURRECTION DE LAZARE ,
:
HISTOIRE VÉRITABLE.
DEVANT Chirac , médecin de renom ,
De Lazare on vantait la résurrection;
On exaltait la puissance infinie ,
Qui d'un mot le rendit du néant à la vie.
D'unair sournois , notre Purgon
Disait tout bas : Le cas est assez rare ,
J'en conviens ; mais aussi , Lazare ,
S'il était mort de ma façon ! .....
PONCET - DELPECH , ex- constituant et ex-législateur.
ENIGME.
3
ε
1
D'un père paresseux le destin m'a fait naître ,.
Et je suis toutefois plus léger que le vent ;
Je suis si fugitif , qu'il arrive souvent
Que celui qui m'a fait ne me peut reconnaître.
Tel qu'un autre Protée il me plaît de paraître ,
Et pour me faire voir ,la nuit marche devant.
Pareil à Cupidon , mon règne est décevant ,
Et je confonds le sort de l'esclave et du maître .
Mais à quel désespoir ne suis-je point réduit ?
Avec ses traits ardens Apollon me poursuit ,
Alors que je me cache à l'ombre de Diane .
J'ai recours vainement à mes charm es divers ,
Devant un si grand dien je fuis comme un profane ,
Et je me vais sauver dans un autre univers.
6 4
152 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPH Ε.
MARCHANT Sur quatre pieds, lecteur , je suis terrible ,
Par mon regard farouche et ma force invincible :
Toi-même , à mon abord , tu pâlirais d'effroi ,
Si tu venais aux lieux où je commande en roi.
Ne gardant que trois pieds , je porte l'abondance
Dans ces climats brûlans , où sans moi l'existence
Serait un vrai fardeau. Retourne ces trois pieds ,
Sur toi tu me verras en fils bien déliés ;
Avec deux je parais sous des formes nouvelles ,
Ou je suis particule , ou bien je suis pronom ,
Ou même , si tu veux , une négation ;
Sans vanité , je puis aussi sur les plus belles
Revendiquer le pas ; mon coeur est glorieux
D'avoir à mes genoux vu le maître des Dieux.
D.... E ( de Menin ) .
:
CHARADE.
DANS mon premier périt un jeune téméraire ,
Pour avoir méprisé les avis de son père;
Tige et fleur , mon second est beau , majestueux ;
Quand mon troisième est doux , touchant , mélodieux ,
Plaignons celui qui reste insensible à son charme.
-Si de trouver l'entier , quelqu'un est curieux ,
Qu'il aille dans les lieux où l'on fait du vacarme.....
Dans la cour d'un collége , où bambins assemblés ,
Sont de ce même entier souvent qualifiés.
34
G ...... ( du Puy , Haute Loire ).
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Papier
Celui du Logogriphe est Fange, où l'on trouve ange....
Celui de la Charade est A- тіл гла 14
:
VENDEMIAIRE AN XIII. 153
L'Enéide , traduite en vers français par J. Delille.
Quatre volumes in-8° . , figures , avec le texte.
Prix : 24 fr. , et 30 fr.; grand in- 18 , 14 fr. ,
et 17 fr .; idem quatre vol. , petit in- 18 , 10 fr . ,
et 12 fr . par la poste. A Paris , chez Giguet et
Michaud, imprimeurs-libraires , rue des Bons-
Enfans ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
rue des Prêtres Saint - Germain --
l'Auxerrois , nº . 42 .
,
(Sixième extrait. )
C'EST dans les six derniers livres de l'Endide
que nous allons trouver Virgile aux prises avec
la muse d'Homère . Le cygne de Mantoue n'abordait
qu'en tremblant cette carrière des combats
où son rival avait déployé un génie si fier et si
belliqueux .
Majus opus moveo .
Dicam horrida bella .
:
Quoiqu'il trouvât , dans le fond de son talent , des
ressources pour tous les sujets , et que la force
même ne lui ait pas manqué , cependant son goût
le portait davantage aux compositions gracieuses
où il excellait. Homère avait certainement des
graces supérieures. Rien n'égale la délicatesse de
son pinceau dans les adieux d'Andromaque ; et
lorsqu'il décrit la ceinture de Vénus , ou les plaisirs
d'Hélène , on le prendrait pour le peintre de
la volupté , si des beautés d'un ordre plus élevé
n'attestaient qu'il était né pour le sublime. La
force est son attribut distinctif, et dans ses momens
même de bonhomie et de sommeil , il ressemble
encore à cet aigle de l'Olympe , qui repose , dit
4
154 MERCURE DE FRANCE ;
Pindare, sur la foudre de Jupiter , et dont les
yeux étincelans s'adoucissent et se ferment au son
de la lyre des Muses. Cette image s'accorde assez
avec l'opinion des anciens sur le mérite de ce père
de l'Epopée . Virgile est incontestablement plus
pur et plus judicieux ; mais , avec cet avantage ,
s'il était seulement son égal du côté de la force
poétique , qui est-ce qui ne voit pas qu'Homère
toinberait aussitôt du premier rang dans l'infériorité
la plus complète ?
C'est donc ici le lieu d'examiner ces nouvelles
opinions par lesquelles M. Delille , et quelques
autres critiques aussi modernes , prétendent renverser
tout ce qu'on a dit et pensé jusqu'à présent
sur ces deux poètes. C'est venir un peu tard pour
contredire le genre humain. Ces messieurs en
savent apparemment plus que Virgile lui-même ,
qui, sans doute , n'aurait pas senti aussi bien qu'eux
le prodigieux mérite de ces six derniers livres
qu'on affecte aujourd'hui de mettre au-dessus de
tout. Certainement il les avait jugés avec trop de
rigueur ; mais peut-on mettre en doute qu'il ne se
soit porté à cet excès de sévérité contre lui-même
par un vif sentiment de la supériorité de son
modèle , et de l'imperfection de son propre travail
? Jhonore trop la modestie de ce grand
homme pour vouloir en tirer quelque conséquence
défavorable à son génie. Qui sait jusqu'où son art
aurait porté le mérite de son poëme , si la mort
ne lui eût fermé le chemin de la perfection ? Mais
vouloir qu'un ouvrage qui lui laissait de si vifs
regrets , quoique lui seul , à la vérité , pût en rougir,
l'emporte sur ce qu'il y a de plus brillant et
de plus achevé dans l'Iliade , n'est -ce pas déshonorer
Homère , sans augmenter la gloire de Virgile ?
Si l'on retranche de la dernière moitié de l'Enéide
tout ce qui est purement épisodique , on trouve à
VENDEMIAIRE AN XIII. 155
peine trois livres employés à la peinture des combats.
Comment M. Delille veut-il donc que Virgile
ait montré, dans cette partie , une fécondité d'imagination
au moins égale à celle d'Homère , qui a
rempli de batailles vingt chants de son Iliade ?
C'est disputer contre l'évidence. Il ne faut qu'ouvrir
le poëme grec pour y sentir le feu d'un génie
naturellement guerrier. Tout le monde admire
avec quelle impétuosité Homère se jette au milieu
des combats . On sait combien ses mêlées sont
admirables par la cliateur des descriptions et la
variété des incidens. Cette variété n'est- elle pas
prouvée d'ailleurs par l'intérêt vif et soutenu que
l'Iliade fait éprouver ? Qui pourrait en supporter
la lecture , si , roulant continuellement sur le même
sujet, le poète n'en eût diversifié les scènes avec
la plus merveilleuse fécondité ? Or , c'est ce qu'on
ne peut dire de l'Enéide, qui réunit dans un
cadre infinimentplus étroit tout le fonds de l'Iliade
et celui de l'Odyssée.
Mais ce qui manque le plus au poëme latin ,
c'est la chaleur. On sent , dans le septième livre,
que le poète éloigne autant qu'il peut la scène des
combats. La première action s'engage d'une manière
moins épique que pastorale. Le cerf de la
jeune Sylvie est une de ces inventions gracieuses
qui décèlent le goût de Virgile . Mais est-elle appropriée
au sujet ? Il semble que la possession de
P'Italie et celle de Lavinie étaient un assez beau
sujet de guerre , sans avoir besoin de recourir
à la mort d'une biche. Ceux qui répondent que
cette manière d'engager la querelle entre des peuplades
champêtres est naturelle à leurs moeurs ,
ne font pas attention que le devoir du poète épique
est de rehausser ce que son sujet peut avoir de
vulgaire , et d'ennoblir tous les ressorts qu'il emploie.
Au reste, s'il y a ici quelques défauts dans
156 MERCURE DE FRANCE ,
)
la fable de Virgile , ils y sont couverts , comme
ailleurs, d'une si riche poésie , qu'un, traducteur
qui se fait scrupule d'apercevoir la moindre tache
dans son original , est bien excusable de les prendre
pour des beautés .
Mais ce qui m'étonne , c'est qu'un homme aussi
capable que M. Delille d'apprécier le mérite
d'Homère , le critique plus injustement qu'il ne
loue Virgile . C'est M. Delille qui accuse Homère
de monotonie dans la peinture des caractères et
des personnages ! On aurait peine à le croire , si
je ne rapportais ses propres expressions.-Tout le
génie de ce poète n'a pu empêcher que tous ses
héros , nés dans le même pays , se battant pour
la même cause , contre les mêmes ennemis , avec
le même courage et les mêmes armes , n'eussent
entr'eux une grande ressemblance. Rien de pareil
dans Virgile. — C'est ce qu'il s'agit d'examiner .
Que veut dire ici M. Delille , lorsqu'il prétend
que tous les héros d'Homère se ressemblent
parce qu'ils sont nés dans le même pays ? Cependant
Hector , Glaucus , Sarpédon, Pandarus , sont
nés en différentes parties de l'Asie ; Achille ,
Ulysse , Agamemnon, sont nés en Europe. On ne
peut guère être moins compatriote. M. Delille
a-t- il voulu dire que tous les héros Grecs étaient
nés dans la Grèce ? La remarque serait plus juste
que piquante ; mais comment peut-il ajouter qu'il
n'y a rien de pareil dans Virgile ? Tous les
héros Latins sont assurément du Latium , et les
Troyens sont également nés dans la Troade. Je ne
sais si M. Delille y a entendu finesse ; mais je ne
comprends pas ce qu'il veut reprocher à Homère,
lorsqu'il dit que ses héros se battent tous pour la
même cause , et contre les mêmes ennemis. Est- ce
que les héros de Virgile ne sont pas dans le
même cas ? Ne se battent-ils pas pour conquérir
:
VENDEMIAIRE AN XIII. 157
I'Italie , comme les Grecs pour prendre Troie ?
Si c'est là une cause d'uniformité dans l'Iliade ,
comment n'en serait-ce pas unedans l'Enéide . Mais
qui croirait qu'Homère a tiré une variété admirable
précisément de ce qui paraît si uniforme à
M. Delille ? Ouvrez le second livre de l'Iliade :
lisez le dénombrement des deux armées ; voyez
avec quel soin le poète a distingué , dans chacune ,
les diverses nations qui la composent , les chefs.
qui les commandent , et les armes dont elles font
usage ; vous trouverez d'abord vingt peuples et
vingt rois différens , dans le seul camp des Grecs.
Observez , ensuite , comment , pour rendre cette
distinction plus frappante , il insiste sur la difféerence
des usages , des costumes , du climat de leur
pays , de la fertilité et des productions du sol , de
L'équipage et de l'armure de leurs capitaines ,
en sorte qu'il donne à chacun de ces petits corps
de la même armée une couleur et une physionomie
différentes : admirez ces attentionsdugénie,
et concevez comment M. Delille a pu trouver de
la monotonie dans une diversitě si sensible . Mais,
le poète grec n'a pas répandu moins de variété
dans la composition de l'armée Troyenne. Lorsqu'au
dixième livre , Dolon est arrêté par Ulysse
et Diomède , et qu'il leur explique la position des
alliés dans leur camp , il leur montre , d'un côté ,
les Cariens et les Pæoniens qui portent des arcs
recourbés ; de l'autre, les Lyciens , et les guerriers
de la Mysie , de la Phrygie , et ceux de Mæonie ,
qui ne combattent que sur des chars; et plus loin ,
un corps de Thraces commandé par Rhésus , dont
il dépeint les armes et les chevaux. Assurément ,
quand Homère aurait fait ce passage tout exprès ,
il n'aurait pu donner un plus beau démenti à son
eritique.
Mais que dire à un homme qui ne trouve pas
158 MERCURE DE FRANCE ;
.
seulement les mêmes armes , mais lemême courage
à tous les héros de l'Iliade ? C'est s'élever contre le
jugement de trente siècles. Mon respect pour l'âge ,,
le mérite , la réputation , et plus encore pour le
caractère de l'illustre traducteur , m'empêche de
dire combien de tels paradoxes sont indignes de
ses connaissances et de son discernement ; combien,
sous l'ombre de son autorité , ils peuvent jeter de
confusion dans l'enseignement littéraire.
Ane voir les choses que grossièrement et à la
surface , il n'y a personne qui ne sente que le courage
d'Hector n'est pas le même que celui d'Enée ,
comme la bravoure d'Agamemnon ne ressemble
en rien à celle de Patrocle. Mais Homère a des
raffinemens plus délicats , et il a su mettre de la
variété jusques dans la peinture de la suprême
valeur. Par exemple , Achille , Diomède , Ajax ,
sont trois hommes qui s'accordent à ne reconnaitre
aucun péril au-dessus de leur courage. Cette intrépidité
qui les distingue également tous trois
les met absolument hors de pair , à l'égard du reste
de l'armée. Cependant ces trois courages d'une
même mesure , sont si habilement diversifiés , soit
par les motifsdanslesquelschacun prend sa source ,
soit par les effets qui en dérivent , qu'on ne trouve
entr'eux aucune espèce de ressemblance. Celui
d'Achille a , dans un âge si tendre , quelque chose
de surnaturel , comme il convient à un homme
que les Dieux conduisent à de hautes destinées.
Čelui de Diomède respire tout le feu de la plus.
ardente jeunesse, et il en a aussi les excès. Ajax a
le courage de l'honneur. C'est une magnanimité
tranquille qui ne se dément jamais , exempte de
toute emphase et de toute affectation. Ces trois
caractères sont constamment soutenus dans tout le
poëme. Achille court au danger sans le voir ; c'est
son élément. Diomède le voit , et s'y précipite.
VENDEMIAIRE AN XIII. 159
Ajax ne s'y expose jamais pour briller, mais il n'en
évite aucun pour le salut des autres.
Vous trouverez , dans chaque peinture , les
mêmes nuances. Homère appelle Nestor le plus
sage des hommes ; il en dit autant d'Ulysse : mais
quelle judicieuse différence il met entr'eux ! L'un
a là sagesse de l'expérience , elle est toute en discours;
l'autre à celle du génie , elle est toute en
desseins . L'un donne des conseils , l'autre des vues.
Le premier avertit du danger, le second le prévient
ou le détourne. Ulysse est même un héros
plein de courage , mais d'un courage qui n'est qu'a
lui ; la prudence en fait le fond.
Que serait-ce si l'on s'arrêtait à considérer cette
multitude innombrable de figures héroïques qui
animent les poëmes d'Homère ? Il n'y en a pas une
qui n'ait sa physionomie propre et sa beauté particulière.
Le jeune homme qui tombe dans la mêlée
ne meurt pas inconnu. Vous apprenez qu'il
habitait telle contrée , dont la peinture vous est
mise sous les yeux en deux traits; qu'il s'y exerçait
à la chasse; qu'il y a laissé son vieux père, dont il
était laconsolation , sa jeune épouse qu'il adorait ,
son enfant au berceau. Il meurt loin d'eux ; aucune
main chérie ne lui ferme les yeux; et le jeune
homme de nos jours qui considère ce tableau , ý
retrouve sa propre histoire; il se rappelle sa famille,
son pays, qu'il a quittés peut - être aussi
pour les fureurs de la guerre ; il ne peut refuser une
larme à des malheurs si semblables aux siens.
L'instruction se mêle au sentiment dans des peintures
si vraies des misères humaines , et plus on a
de connoissance de ce que la vie a de sérieux ,
plus on y trouve de réflexions et de charme.
M. Delille est bien malheureux , s'il a fermé les
yeuxjusqu'à présent à de telles beautés : il l'est
160 MERCURE DE FRANCE,
encore plus , s'il ne les voit que pour les contester
et les affaiblir .
Après avoir critiqué , dans l'Iliade, ce que tout
le monde y admire , il admire dans l'Enéide ce
que personne n'y aperçoit , c'est-à-dire , la force
et la beauté des caractères . Mais la manière dont
il enparle semblerait prouver qu'il n'a pas examiné
avec soin ce que c'est qu'un caractère , dans les
principes du drame ou de l'épopée . Je crois qu'on
l'étonnerait bien , à son tour , si on lui faisait voir
que , selon ces principes , il n'y a point , à proprement
parler , de caractères dans les derniers chants
de l'Enéide , si on en excepte celui d'Enée. C'est
ce que je me propose de montrer , dans une dernière
dissertation sur ce poëme ; mais j'ose assurer
qu'elle sera toute consacrée à l'honneur de Virgile ,
et qu'elle fera déplorer plus vivement que sa glorieuse
carrière ait été abrégée.
1
Il n'y a , sans doute , que le défaut de temps et
de méditation qui puisse expliquer comment un
écrivain d'un si grand jugement a pu mettre tant
de faiblesse et d'inconséquence dans la conduite
de Latinus , et il n'y avait au monde que M. Delille
qui pût imaginer de justifier un si faible caractère
, en disant que le poète a voulu représenter ce
roi des Latins comme un prince affaiblipar l'âge
et le malheur. C'est dire que Virgile a peint ce
Latinus , comme un vieillard imbécille , et cela fait
une plaisante excuse. Mais l'auteur nous en donne
une toute autre idée; et ce qui me.confond; c'est
qu'il commence par en faire un prodige de fermeté
, pour le montrer ensuite pliant honteuse--
ment devant la multitude . C'est ce dont il faut
convaincre M. Delille , et voici , en peu de mots ,
quelle est la situation. Mut ! 10
Une foule séditieuse assiège le palais de Latinus ,
et
VENDEMIAIRE AN XIII. 16
et demande à grands cris qu'on déclare la guafre
aux Troyens.
Undique collecti coëunt , Martemque fatigant .
Mais Latinus ales meilleuresraisons dumonde
ne point les écouter. Il a tout récem
ment par des oracles qu'un prince étranger devait
venir épouser sa fille . Il devine que cet étranger
ne peut être que le prince troyen. Enée lui a envoyédes
présens magnifiques , et lui a fait demander
son amitié. Il a reçu les uns , il a promis l'autre.
Il ne peut donc entrer dans les vues de ses
sujets , et quand ils demanderaient la chose la plus
juste , il suffit qu'ils la demandent en séditieux ,
pour qu'un roi n'y puisse prêter l'oreille. Toutes
ces raisons obligeaient le poète de donner à Latinus
un rôle de fermeté, et on ne peut le dessiner avec
plus de force qu'il ne l'a fait. M. Delille a même
grossi les traits de l'original , selon son habitude .
De Latinus en foule on assiège la porte ;
Calme , il voit sans pâlir leurs efforts menaçans.
Tel un roc est battu par les flots impuissans ;
En vain autour de lui les vents ligués rugisssent,
En vain contre ses flancs mille vagues mugissent ;
Lui , tandis qu'à ses pieds fléchissent les roseaux ,
Tranquille , et défiant la colère des eaux ,
Aux coups de la tempête il oppose sa masse.
Ce n'est sûrement pas là le tableau d'un prince
affaibli par låge. Mais qui pourrait s'imaginer
que ce Latinus , qui parait ferme comme un roc ,
va plier tout-à-coup comme un roseau , sans que
ce changement soit amené par aucune préparation
?
Mais , enfin , quand il voit leur sacrilége audace
L'emporter sur les dieux qu'il attestait en vain ,
Et la fière Junon triompher du destine
<< Dieux, éloignez de nous l'orage qui s'apprête ,
>> Dit-il; envain j'ai cru surmonter la tempête ,
>> Je suis vaincu : mais vous , qui renversez l'état ,
› Combien vous patrez cher votre horrible attentat !
L
REP
5.
cen
162 MERCURE DE FRANCE ,
>> Et toi , Turnus , et toi , quels orages t'attendent ! .)
>> Tu n'arriveras pas où tes fureurs prétendent .
>> Malheureux! tu mourras proscrit , désespéré ,
>> Levant trop tard au ciel ton bras déshonoré.
>>>Pour moi , je touche au port , j'ai fini ma carrière.
>> Puisse une prompte mort , abrégeant ma misère ,
>> Epargner à mon coeur ces tableaux douloureux !
» Et que je meure enfin d'un trépas moins affreux !
1
Il dit ; dans son palais tristement se retire,
Et remet au destin les rênes de l'empire.
Voilà commefinit ce roi tout- à- l'heure si calme,
si inébranlable , qui voyait sans pålir les flots
impuissans de la sédition. M. Delille nous dira
peut- être que s'il cède à la multitude , au moins
il lui dit bien son fait. Ce seroit une consolation
digne de M. de Pourceaugnac.
Mais l'inconséquence de ce pauvre prince est si
évidente , que je me fais un mérite de n'en pas
dire davantage. J'ai déjà fait observer tant de fois
que le célèbre traducteur s'est mépris sur le caractère
de la diction de Virgile , que je voudrais pouvoir
m'épargner des répétitions désobligeantes.
Je laisse aux connoisseurs le soin de remarquer tout
ce qu'il y a d'énergique et de touchant dans la fin
du discours de Latinus ,funerefelici spolior.....
Et je n'ose dire dans quel nombre de vers
M. Delille a délayé le sentiment et la force de ce
peu de paroles. Il fait dire à Virgile que Latinus
voit la fière Junon triompher du destin. Il me
semble que c'est un contre-sens ; Latinus ne se
doute pas même de cette intrigue. Ce prince n'est
pas dans le secret des dieux. Le poète dit simplement:
2
..... Sævæ nutu Junonis eunt res .
Je ne sais pourquoi M. Delille veut , dans ce
même discours , que Turnus meure proscrit , si
ce n'est qu'il estime que la proscription est le plus
grand de tous les malheurs. Il peut avoir raison ,
mais Virgile ne le dit pas ; et je m'imagine qu'une
VENDEMIAIRE AN ΧΙΙΙ. 163
sentence de proscription , si redoutable pour un
bourgeois de Paris , aurait fait rire Turnus qui ,
comme Achille , ne reconnaissait d'autre loi que
celle de son épée :
Jura neget sibi nata, nihil non arroget arımis .
CH. D.
:
Les Cowersations d'Emilie ; trois volumes petit in-12.
Prix: 5 fr. , et 7 fr . par la poste . AParis , chez Belin ,
libraire , rue Saint - Jacques , près Saint-Yves ; et le
Normant, rue des Prêtres Saint Germain-l'Auxerrois ,
n°. 42.
Si nos enfans sont mal élevés , ce ne sera pas faute
d'instituteurs ou d'institutrices , ni de livres destinés à les
instruire ; il en pleut , Dieu merci ! En ce genre , je craindrais
plutôt l'abondance que la stérilité. La foule des uns
etdes autres devient si grande , que je suis dans l'admiration
de voir tant de gens de mérite , et que je ne sais plus
à quel ouvrage donner la préférence. Faudra-t- il les lire
tous pour faire un bon choix ? eh ! la vie n'y suffirait pas !
Prendrai-je au hasard le premier livre pour guide ? mais
chacun a ses vues et son système. Tous les chemins conduiraient-
ils à la science ? c'est ce qu'il faudrait conclure ,
si chaque auteur se bornait à défendre ses propres idées ;
mais il combat celle des autres , et il faut bien que quelqu'un
ait tort. Lequel donc a raison , et quels livres doisje
mettre entre les mains de mon fils ? En vérité , si l'expérience
de nos pères ne suffisait pas pour trancher cette
question , il y aurait un travail beaucoup trop considérable
à faire , non pas pour adopter un plan de conduite
et d'éducation , mais pour savoir seulement à quel âge nous
1
L2
164 MERCURE DE FRANCE ;
devons montrer l'alphabet à ceux dont nous voulons faire
des savans.
Le nom de l'auteur des Conversations d'Emilie m'en
avait imposé , je l'avoue , sur le mérite de l'ouvrage :
l'approbation motivée qui se trouve à la fin du troisième
volume m'avait prévenu que j'y trouverais un plan de
conduite tout tracé ; l'avertissement de l'éditeur m'avait
instruit que l'Académie française l'avait couronné , comme
l'ouvrage le plus utile qui eût paru en 1783 ; et enfin le
suffrage de l'impératrice de toutes les Russies ne me laissait
plus de doute sur tous les avantages queje devais en
retirer. Je l'ouvre donc , plein d'espérance ; mais quelle
est ma surprise de lire d'abord dans une lettre de l'auteur
que ce n'est qu'un traité de remplissage, sans plan et sans
système ! Passe pour le système , me disais -je , nous n'en
avons que trop ; quant au défaut de plan et à l'objet du
traité , c'est sans doute la modestie qui s'exprime ainsi , et
je ne dois pas m'y arrêter; continuons..... Hélas ! j'ai lu
Jes trois volumes , et j'ai appris à mes dépens que j'aurais
dû préférer le propre jugement de l'auteur à celui de M. le
professeur , à celui de l'Académie française , à celui de
Catherine II . Je ne conseille donc à personne de le révoquer
en doute; et pour ôter à tout autre la fantaisie d'une
vérification mortelle , nous allons analyser cet ouvrage ,
ou plutôt nous allons le réduire à sa véritable valeur.
Voici comment l'auteur lui-même s'explique sur le but
de son travail : « Je n'ai voulu faire qu'un traité de rem-
>> plissage , et montrer comment les heures perdues , les
>> momens de délassement peuvent être employés par une
> mère vigilante à former l'esprit d'un enfant , et à lui
>> inspirer des sentimens vertueux et honnêtes . Il ne
» s'agit donc ici ni de plan ni de système .
>>Cependant , sous ce point devue même , l'éducation
VENDEMIAIRE ΑΝ ΧΙΙΙ. 165
>> doit être divisée , comme dans un système bien conçu
» et bien lié , en plusieurs époques , et il faudrait faire
>> un travail différent pour chacune. On peut en marquer
>> trois principales. La première finit à l'âge de dix ans ;
>> la seconde à quatorze ou quinze ans ; la troisième doit
>> durer jusqu'à l'établissement de l'enfant.>>>>
Je dois prévenir ici que l'auteur de l'ouvrage a cessé
d'exister sans avoir travaillé pour les deux dernières
époques de l'éducation de sa fille , et qu'ainsi ses trois
volumes ne comprennent que ce qui peut convenir à un
enfant pris dans l'âge le plus tendre , et conduit jusqu'à
dix ans accomplis.
Vingt conversations lui ont paru suffisantes pour remplir
tous les momens de loisir de cette première époque ,
et je me flatte d'en avoir recueilli ce qu'il y a de plus
curieux et de plus instructif.
Le but de la première est de faire sentir à l'enfant sa
dépendance et son ignorance , ce qui est assurément trèsjudicieux.
و
Dans la seconde , Emilie apprend qu'on peut être charmante
sans être jolie , ou jolie sans être charmante et
qu'une fille peut sauter pourvu que ce ne soit pas en
arrière.
La troisième lui enseigne qu'il ne faut pas faire souffrir
les mouches , et qu'il ya trois règnes dans la nature.
La jeune Emilie mange une pêche dans la quatrième ,
et sa mère lui fait un conte qui n'a point de rapport à sa
gourmandise .
Elle apprend dans la cinquième que l'eau est liquide
et que les rivières coulent.
Par la sixième , sa mère l'instruit qu'il ne faut pas
mentir , et que la mauvaise humeur ne vaut rien...
3.
166 MERCURE DE FRANCE ,
La septième l'avertit de ne pas monter sur les échelles ,
etde ne pas pleurer en voyant la lune.
La huitième lui fait connoître ce que c'est qu'un roi ,
un dauphin , et M. Gobemouche.
Il y a dans la neuvième un conte qui prouve que les
aveugles ont besoin d'un bon guide , et les sourds d'un bon
interprète.
La dixième renferme un autre conte , dont je n'ai pu
saisir le sens ; et de plus , elle avertit qu'on ne doit pas
regarder sans cesse ses noeuds de manches.
Il nefaut pas écouter ceux qui parlent bas, est le précepte
contenu dans la onzième .
Et dans la douzième on trouve celui-ci : Les enfans ne
doivent pas se méler des affaires .
Nous apprenons , par la treizième , qu'à l'âge de six
ans Emilie était hâlée ; et cela fournit l'à-propos d'une
petite recommandation sur le trop de soin qu'on prend
ordinairement de sa figure .
La quatorzième fait entendre à la petite qu'elle ne doit.
pas trop aimer les fées ; et là-dessus sa maman lui fait un
conte dans lequel il se trouve , dit-elle , bien des choses
qui ne conviennent pas à l'enfant.
L'objet de la quinzième est d'avertir qu'il est bon de ne
pas employer les grands mots mal à propos.
Et la seizième annonce à la jeune Emilie qu'on doit de
grands égards aux enfans.
Quantà ladix-septième, elle lúi recommande de ne pas
faire attendre son cordonnier trop long-temps , et de ne
pas le renvoyer inutilement.
*Il nous a été impossible de rien découvrir dans la dixhuitième
, si ce n'est qu'elle est une préparation à la dixneuvième
, qui contient une histoire propre à inspirer la
charité . :
VENDEMIAIRE AN XIII. 167
La vingtième enfin nous apprendrait , si nous ne le
savions pas infiniment mieux que l'auteur n'a pu le savoir ,
qu'une constitution républicaine est la plus belle chose du
monde.
Voilà , ce me semble , en deux pages , la substance des
trois volumes de cette tendre mère . Ce ne sont , comme
onle voit, que des titres de chapitres qui manquent à
chacune des conversations ; mais nous osons dire que si
ces titres n'avaient pas été omis , tout le reste de l'ouvrage
serait devenu absolument inutile . Ce ne sont donc que dix
ou douze maximes puériles noyées dans un océan de paroles
superflues , intarissables et accablantes pour tout
autre enfant qu'Emilie. Un ou deux exemples suffiront
pour en donner une juste idée.
EMILIE.
« Maman , comment s'appelle ... Ce n'est pas cela que
» je voulois dire.... En quel, temps , maman.... Mais
» non.... A propos , vous m'avez promis de me dire une
> chose , voulez-vous bien me la dire ? >>>
Etailleurs :
« Ah ! vous voilà enfin ; bon soir ma chère maman !
>> queje suis aise de vous revoir ! comment vous portez-
>> vous à présent ? Mieux que tantôt. Je vois cela à votre
>> air , et je m'en vais danser de joie. Tenez , je ne peux
>> pas vous voir souffrir ; c'est au- dessus de mes forces :
>> notez cela dans vos tablettes ; mais ne l'oubliez plus.
>> Vous m'avez envoyée aux Tuileries : eh bien , j'y ai été
» et j'y ai vu quelque chose de bien extraordinaire. »
Nous ferons grace de la chose extraordinaire , pour en
rapporter une fort commune ; c'est le soin infini que
l'auteur a pris , chemin faisant, de nous instruire de mille
petites particularités de sa famille , dont je doute fort que
4
168 MERCURE DE FRANCE,
nos enfans puissent tirer aucun fruit. Que leur importe en
effet de savoir qu'Emilie , âgée de cinq ans , avait un
tact , un discernement et unjugement supérieurs à son âge ,
ou du moins qui paraissaient tels à sa mère ? Quel fond
d'instruction est-ce pour le lecteur , d'apprendre que l'auteur
était malade tel jour , et puis tel jour encore , et puis
tel autre jour ? Que madame d'Epinay avait de l'esprit ,
un carrosse , un cocher , des terres , des richesses ; que són
mari ne voulait pas qu'on l'appelat monseigneur ; qu'elle
était bonne , charitable , et bénie des habitans de sa paroisse
? Je conviens bien que tout cela est charmant , et
qu'il n'en faut pas tant pour être une femme très-respectable;
mais ,je le demande , à quoi bon informer le public
de toutes ces minuties ? Ces qualités , ces richesses ,
ces vertus , ont- elles besoin , pour se soutenir , de la trompette
de la renommée ? Est-ce donc pour s'attirer des
hommages publics qu'elles doivent éclater , et le bruit
qu'elles font n'annonce-t-il pas plus de vanité que de solidité
? A Dieu ne plaise cependant que j'aie la pensée de
diminuer l'attendrissement et le respect qui sont dus à
cette mère affligée , souffrante et résignée. Son excessive
tendresse pour une fille qui faisait toute sa consolation ,
lui suggéra l'idée d'écrire , non pas les conversations
qu'elle avait avec elle , mais celles que son esprit imaginait
dans ses spéculations. Il est facile de sentir que le
manuscrit de cet ouvrage ne dut offrir, qu'un charme et
une autorité bien faibles à l'esprit d'un enfant ; que les
conversations réelles de sa mère eurent toujours pour
son coeur un tout autre mérite , et qu'elles furent sans
contredit bien plus utiles à son avancement. Lorsque l'ouvrage
fut imprimé pour la première fois , Emilie avait
passé l'âge de l'enfance , et toutes les leçons qu'il renferme
étaient certainement la moindre partie de ses connais
VENDEMIAIRE AN XIII. 169
sances acquises; ainsi l'avertissement fait sur la seconde
édition a raison de dire qu'elles manquèrent leur but principal
: reste à examiner quel fruit les autres enfans peuvent
en retirer .
Ces conversations, dit l'éditeur de l'ouvrage , n'étaient
pas destinées à voir le jour ; c'est- à-dire qu'elles n'ont
point été faites pour servir à d'autres qu'à la fille de l'auteur;
cela se voit assez clairement : comment donc se faitil
qu'elles sont imprimées aujourd'hui pour a sixième
fois ? La première impression a son motif légitime et son
excuse; madame d'Epinay ne jugeant pas que son manuscrit
parût à sa fille digne d'être lu , le fit imprimer en
pays étranger : quelques amis l'engagèrent à le laisser
réimprimer en France, et voilà l'explication de la seconde
édition : pour la troisième , la quatrième et la cinquième ,
j'ignore absolument dans quel temps et en quel lieu elles
ont été faites ; il n'en est pas dit un seul mot dans les avertissemens
qui précèdent l'ouvrage ; et ce silence pourrait
fort bien servir à l'explication du motif de la sixième édition
, s'il était possible de penser qu'un libraire pût en imposer
sur le mérite et le débit d'aucun ouvrage. Quoi qu'il
en soit , on sentira que la vanité de l'auteur entre pour
peu de chose dans cette publicité , et qu'on ne peut raisonnablement
lui faire aucun reproche à cet égard .
Chercher des raisons pour justifier l'impression d'un
ouvrage , c'est assez dire qu'il a manqué son bat , et
l'éditeur est encore de cet avis , puisqu'il avoue ingénument
qu'il ne peut convenir à aucun autre enfant qu'Emilie;
mais cette naïveté pourra-t- elle lui servir d'excuse ,
lorsqu'on lui demandera : Pour qui donc l'avez- vous imprimé?
Offrir à la méditation d'un malheureux enfant trois
gros volumes de conversations , qui ne peuvent en aucune
170 MERCURE DE FRANCE ,
manière convenir à sa situation; l'obliger de démêler
dans cette mer immense pour lui , quelques préceptes qui
s'y trouvent noyés et perdus , et lui présenter cette recherche
comme un délassement de ses autres études, c'est
véritablement se moquer de l'enfant et du public. Prétendre
qu'une mère puisse trouver dans ce fatras une
règle de conduite, serait encore plus absurde. Quoi ! j'irai
lire trois volumes remplis de toutes les niaiseries qu'il a
plu à une petite fille de débiter à l'âge de cinq ou six ans ,
pour savoir ce que je dois dire à ma fille dans ses momens
de repos et de promenade ! Je mettrai l'expérience , la
raison et lejugement d'un enfant à la place de mon expérience
, de ma raison, de mon jugement ! Etquel rapport
voulez- vous d'ailleurs que j'établisse entre la position de
madame d'Epinay et la mienne , entre sa fille et ma fille?
Ai-je un carrosse ? ai-je des terres , un hôtel à la ville , des
maisons , des fermes , des châteaux à la campagne ? Et
quandj'en aurais , pour qui me prenez-vous , de me préscrire
ce queje dois dire dans telle circonstance , dans telle
position qui vous est personnelle , et qui ne se peut plus
représenter ?
C'était donc un conseil au moins inutile à donner à
madame d'Epinay, que de lui dire d'imprimer ses conversations
; mais la flatterie érige en chefs -d'oeuvre les
plus minces productions , les libraires en font ensuite
leur pâture , jusqu'à ce qu'il se trouve enfin quelqu'un qui
veuille bien lire l'ouvrage.
)
Il faut avouer cependant que celui- ci avait , il ya
vingt ans , un mérite qu'il n'a plus maintenant , et qu'il
ne recouvrera jamais , malgré toutes les corrections qu'on
a pu y faire. Nous approchions alors de la terrible époque
où le grand oeuvre de la philosophie devait s'opérer , et il
règne dans cet écrit un avant-goût des merveilles dont
VENDEMIAIRE AN XΙΙΙ. 171
nous avons été les témoins. Cette molle tendresse , cet
amour aveugle qui nous fait supposer que nos enfans doivent
être traités comme nos maîtres , s'y rencontre à
chaque page: c'est la fille qui instruit la mère ; c'est toujours
elle qui a raison , et c'est l'institutrice qui a toujours
tort. On était charmé de lire, en 1783, qu' « appa-
>> remment la nature ne veut livrer les enfans à nos ins-
>> tructions que lorsqu'elle a achevé ou du moins bien
» avancé leur éducation physique. Peut- être en les for-
>> çant plutôt à l'attention , à l'application , et par consé-
>> quent à une contenance plus tranquille , croisons-nous
>> ses vues les plus essentielles. Nous pourrions ressein-
>>bler à des chirurgiens ignorans et téméraires qui , en
>> voulant hater une organisation tardive , ou en cor-
>>riger une vicieuse qui n'existe souvent que dans leur
» tête , estropient pour la vie. »
Ne ressemblerions-nous pas davantage , en suivant ce
système , à ces jardiniers stupides qui ne penseraient à
dresser et à soutenir un arbrisseau , que lorsqu'il serait
devenu un vilain arbre rampant , qui romprait plutôt que
deplier?
L'Académie française pouvait-elle lire sans attendrissement
ce qui suit , écrit par une dame noble dont la fortune
dépendait du maintien de la monarchie ?
« ..... Un des plus grands avantages de la consti-
» tution républicaine , c'est d'influer directement sur les
» caractères , d'animer la masse générale dans toutes ses
>>parties , d'y porter l'activité et la vie , et par conséquent
» de faire connaître à chaque individu sa valeur propre ,
>> dont il ne se serait peut-être pas douté sous un autre
>> gouvernement; de former en même temps un esprit
> public qui , par la profession libre des mémes prinncipes,
réunit toutes ces forces diverses et mises en va
172 MERCURE DE FRANCE ;
» leur dans un centre commun pour le bien général. »
Ne pourrait-on pas soupçonner que l'Académie , en
couronnant cet ouvrage comme le plus utile qui eût paru
en 1783 , quoiqu'il fût imprimé depuis près de dix ans ,
voulait encourager le dévouement généreux de tous ces
nobles qui dès-lors appelaient à grands cris l'abyme qui
devait les engloutir , plutôt que récompenser le mérite
littéraire du plus faible ouvrage qui eût encore été fait
sur l'éducation , sans en excepter l'Emile ?
G.
Viti degli eccellenti Italiani , di Francesco Lomonaco ;
avec cette épigraphe :
Majorumgloria posteris quasi lumen est. SALL.
Italia. 1803. Trois volumes in- 8°.
CE recueil , qui parut l'année dernière en Italie , est
peu connu en France. Il contient les vies des poètes , grands
capitaines , historiens , savans et philosophes , depuis
l'époque du Dante jusqu'à celle de Filangieri. L'ouvrage
paraît être le premier essai d'un jeune homme ; il est plein
de déclamation et d'emphase ; l'esprit révolutionnaire y
domine , et les maximes des philosophes y sont répandues
avec profusion. Au milieu de tous ces défauts , on trouve
des particularités très - curieuses sur quelques - uns des
disciples que les sophistes modernes avaient en Italie . Le
jeune auteur , en voulant les louer , leur donne des ridicules
, et ses apologies sont en général si mal-adroites ,
qu'elles présentent ordinairement une conclusion toute
opposée à celle qu'il a voulu en tirer. Nous avons pensé
que ces détails seraient de quelque utilité , parce qu'ils
peuvent servir à faire connaître les secrets d'une secte
(
VENDEMIAIRE AN XIII. 173
dont les erreurs ont entraîné tant de maux. Aujourd'hui
les philosophes sont plus discrets que du temps de Voltaire
et de d'Alembert; il faut donc profiter des étourderies de
leurs disciples , qui ne s'aperçoivent pas que mettre la
doctrine au grand jour , c'est le moyen d'en dégoûter ceux
qui pourraient être portés à l'adopter positivement parce
qu'ils ne la connaissent pas assez .
De tous les philosophes Italiens célébrés par M. Lomonaco
, Beccaria est le plus connu en France; c'est doncde
lui que nous allons nous occuper , en nous astreignant à
ne prendre les faits que dans l'ouvrage de son panégyriste.
L'auteur italien a d'abord grand soin de marquer l'époque
à laquelle est né Beccaria : c'est , selon lui , une époque
célèbre par les plus heureux résultats.
« Dans le dix-huitième siècle , dit-il , les sciences phy-
> siques et mathématiques étant parvenues à leur plus
» haut degré de perfection , les grands génies dirigèrent
» leurs travaux vers d'autres objets . Les vérités décon-
» vertes de toutes parts dans l'immense domaine de la
>>nature , facilitaient les moyens d'atteindre à celles qui
>> intéressent l'homme et la société. L'homme et le corps
» politique furent donc les objets qui , pendant ce siècle ,
> occupèrent les esprits studieux. En effet , Hume , digne
>> de marcher sur les traces gigantesques de Locke , dis-
> cutait avec la plus grande supériorité les lois de la
>> pensée ; Melon, Smith , ouvraient les sources de la pros-
» périté des nations , en établissant les principes de l'éco-
>> nomie civile ; Condillac et Bonnet , par leurs analyses ,
» s'efforçaient d'éclaircir le mécanisme des facultés intel-
>> lectuelles de l'homme , en les ramenant à un principe
>> unique ; les méditations de Rousseau étaient employées
» à relever l'homme renversé dans la corruption , et à
» développer les maximes fondamentales de la politique ,
174 MERCURE DE FRANCE ,
1
» déjà fixée par notre Gravina ; Voltaire , couvrant de
>> ridicule les funestes erreurs de la superstition , morali-
>> sait à l'exemple de Lucien ; d'Alembert , Diderot et
» d'autres grands hommes , élevaient un sanctuaire poury
>>déposer les arts et les sciences , comme le feu sacré du
» Temple de Vesta .>>>
Voilà une belle galerie de philosophes ! qui ne croirait
, d'après ce que M. Lomonaco dit de chacun d'eux ,
que le siècle où ils vécurent fut celui de la prospérité la
plus parfaite , et que jamais les hommes ne furent plus
paisibles et plus vertueux ? Il est vrai que les horreurs et
les crimes d'une révolution qui n'est achevée que depuis
que l'on a renoncé à leurs principes , peuvent fournir
quelques argumens contre cette doctrine ; mais les philosophes
qui ne sont pas embarrassés pour faire des distinctions
, couvrent prudemment d'un voile ce côté qui leur
est défavorable , et soutiennent que , malgré les flots de
sang répandu sous leurs enseignes , les grandes vérités
qu'ils prétendent avoir établies , subsisteront : s'il faut encore
renouveler au même prix la même épreuve , on la
renouvellera. Qa'importe la vie des hommes , en comparaison
de l'existence d'un principe ? Les philosophes font
donc tous leurs efforts pourséparer leur cause de cellede la
révolution. « On ne les a pas entendus , disent-ils ; la per-
>> fectibilité n'était pas assez avancée ; il arrivera un mo-
>> ment plus favorable, » M. Lomonaco est plus franc : il
-attribue aux philosophes une part beaucoup plus directe à
la révolution française. Après avoir parlé d'un journal intitulé
: Le Café , auquel Beccaria travaillait dans sajeunesse
, il peint l'empressement de son héros pour se lier
avec les philosophes français. « Il desira vivement , dit-il ,
> avoir un commerce littéraire avec Rousseau , Condillac
>> et d'Alembert , qui résolurent avec lui cette révolution
VENDEMIAIRE AN XIII. 175
» dans le système des sciences , de laquelle devait résul-
>> ter nécessairement la révolution dela France et de l'Itadie.
» Cette révolution si heureusement terminée aujourd'hui
, avait pour but de briser l'unité du pouvoir ; on
conçoit combien Beccaria mérite de louanges poury avoir
contribué.
Les relations de cet auteur avec les philosophes français
ne se bornèrent pas à cette correspondance. Quelque
temps après avoir fait paroître son livre des Délits et des
Peines , il ne put résister aux invitations qui lui furent
faites de venir à Paris pour yjouir de sa gloire . Il faut entendre
M. Lomonaco raconter ce célèbre voyage ; son
emphase est vraiment comique. « Invité par les philoso-
> phes de Paris , il y alla et fut comblé d'honneurs. Rous-
>> seau , ce philosophe-citoyen , témoigna la plus grande
>>bienveillance à l'ami de l'homme ; et Voltaire , qui s'é-
⚫ tait élevé avec ardeur contre, les préjugés religieux ,
neut tant de vénération pour le destructeur des préjugés
>>civils , qu'il prit la peine de commenter son ouvrage. >>>
Chacun de ces grands hommes est parfaitement caractérisé :
il était naturel que le philosophe- citoyen reçût bien l'ami
de l'homme, et que le destructeur des préjugés religieux
vint apporter son hommage au destructeur des préjugés
civils : la destruction était en effet le point de ralliement
de ces esprits supérieurs. Depuis les patriarches de la
secte jusqu'au plus petit barbouilleur de l'Encyclopédie ,
tous étaient occupés à détruire : histoires , dissertations
ouvrages de poésie , discours académiques , romans , brochures
, si l'on voulait examiner la totalité des productions
qu'ils firent paraître alors , on n'y verrait que cet
unique dessein , et l'on cesserait d'être étonné de l'immense
influence que dut avoir une faction qui , dans des
livres lus avec avidité , donna un libre cours à toutes les
و
176 MERCURE DE FRANCE ;
passions , en dénaturant tous les principes et tous les
devoirs.
On croirait que ces détails suffisent pour donner une
idée de l'accueil que Beccaria reçut en France ; mais
l'auteur italien est loin d'en rester là : il calcule dans sa
tête toutes les jouissances que doit éprouver un rêveur
milanais , lorsqu'il se trouve au milieu des rêveurs parisiens
; il est plus heureux qu'un satrape , il est plus heureux
qu'un roi; enfin , il est heureux comme un philosophe.
On ne se figurerait pas que cette idée bizarre remplit
une tirade à grande prétention. « Quel autre plaisir ,
» s'écrie M. Lomonaco , peut être comparé à celui-ci ! Les
>> satrapes vantent leurs sérails , leurs tables somptueuses,
>> leurs palais splendides , dans lesquels ils trouvent une
>> mort prématurée au milieu de leurs voluptés oisives et
» stupides ; ils ne s'inquiètent pas si la renommée consa-
>> crera leurs noms : les rois se glorifient d'une puissance
» insensée , qui les expose aux remords et aux tourmens
» secrets , ou remplit leur ame sombre d'une terreur
» panique ; mais le philosophe qui consacre ses pensées
» au bien des hommes , contemple la hauteur de sa féli-
>> cité avec une joie inconnue au profane , et obtient la
>> reconnaissance des nations , ainsi que l'admiration des
» génies éclairés . >>>
Les détails sur la vie privée de Beccaria sont d'autant
plus curieux qu'ils étaient très-peu connus ; ils prouvent
que le philosophe avait presque tous les défauts opposés
à l'humanité et à la douceur qu'il affectait . M. Lomonaco ,
en historien exact , ne fait grace au lecteur d'aucune de ces
taches du caractère de son héros . La manière dont il le
justifie est presque aussi gaie que la relation du voyage
-de Paris .
Beccaria entra dans le monde après avoir fait des études
trèsVENDEMIAIRE
AN XIII. 177
très-médiocres . Il devint amoureux d'une demoiselle beau
coup moins riche que lui , et , malgré toutes les représentations
que lui firent ses parens , il forma le projet de se
marier avec elle. « La philosophie et l'amour , observe très-
>>bien son historien , l'empêchèrent de songer aux conve
>> nances de la fortune. >> Il résulta de cette union des discordes
de famille qu'un homme ordinaire aurait prévenues
en étouffant une folle passion; le jeune philosophe tint
bon , et son père fut obligé de céder après l'avoir fait
enfermer pendant quarante jours. Ce mariage ne fut pas
heureux. Ayant perdu sa femme , Beccaria se remaria quarante
jours après , observant , par un calcul assez singulier
, le même délai pour remplacer sa première épouse
que celui qui lui avait été imposé avant de l'obtenir . Voilà
de la méthode; les grands esprits savent en mettre par tout.
Notre philosophe n'était rien moins qu'agréable en conversation
; il n'y portait ni cette cordialité , ni cette douceur
qui en font le charme. Toujours concentré en lui-même ,
il ne daignait pas sortir de ses méditations pour se familiariser
avec ceux qui l'entouraient. Malgré son austérité
apparente , il se livrait fréquemment aux raffinemens les
plus recherchés de la volupté ; son historien l'accuse
d'avoir été gourmand à l'excès , et d'avoir aimé le plaisir
comme un Sybarite. Combien de défauts la philosophie
n'excuse -t- elle pas ? Son avarice l'emportait sur tous ses
autres vices ; de l'aveu de M. Lomonaco , elle lui faisait
oublier souvent les devoirs de père et de frère. y
Il en donne un exemple qu'il est curieux de rappeler ,
pour faire juger de l'humanité et de la douceur de l'auteur
des Délits et des Peines , ce livre où l'on montre
une pitié si tendre pour les voleurs. L'anecdote est rapportée
par M. Lomonaco . Beccaria soupçonna un de ses domestiques
de l'avoir volé ; aussitôt il sentit s'évanou ir
M
178 MERCURE DE FRANCE ,
1
toutes ses idées de philantropie : il courut chez le magistrat
, sollicita pour que l'on mît son domestique en jugement
, et insista pour que la question lui fût donnée , afin
d'obtenir l'aveu du crime , et sur-tout la restitution de
l'argent. Un panégyriste philosophe est assez embarrassé
quand il a à justifier de semblables contradictions ; M. Lomonaco
tranche habilement la difficulté. « Le penchant ,
>> dit- il , que Beccaria avait à la pitié, gagnait en étendue
» ce qu'il avait perdu en profondeur. >> Voilà une excellente
raison . Ainsi ces grands philosophes , qui ont un
amour si vaste pour les hommes , n'ont et ne doivent
avoir aucune humanité de détail.
Cependant M. Lomonaco , ne se fiant pas à la force de
son raisonnement , s'appuie par des exemples. On ne
peut qu'admirer son bon sens et son adresse. « Personne ,
>> dit - il , ne s'étonnera de cette anecdote , quand on se
>> rappellera que le pieux auteur d'Emile et d'Héloïse en-
» voya ses enfans à l'hôpital , et s'en remit au sort du
>> soin de leur existence ; quand on se rappellera que Cas-
» sius et Brutus , les plus vertueux des Romains , acca-
>> blaient d'extorsions les peuples qui leur étaient soumis . >>>
Que faut- il conclure de tout cela ? C'est qu'on a raison de
's'en rapporter à la sincérité de l'auteur des Délits et des
Peines , quoique sur un simple soupçon il ait fait donner
laquestion à son laquais ; c'est qu'il faut consulter Rousseau
dans tout ce qui concerne l'éducation , quoiqu'il ait
exposé ses enfans; c'est qu'enfin on doit admirer Cassius
et Brutus , quoiqu'ils aient exercé dans les provinces
une tyrannie aussi cruelle que la domination de César était
douce et heureuse. On conviendra que voilà un puissant
raisonnement ; c'est celui de l'adroit apologiste du philosophe
italien .
Le livre de Beccaria a été traduit dans toutes les langues .
VENDEMIAIRE AN XIII . 179
Prôné par les philosophes , il a eu la plus grande influence
sur les prétendues réformes qui ont été faites dans la législation
des peuples. On a mal à propos attribué à cet ouvrage
la suppression de la torture ; ce changement avait
été effectué dans plusieurs pays avant que le livre des
Délits et des Peines ne parût. La douceur de nos moeurs
P'amena naturellement parmi nous ; et c'est un de ces bienfaits
d'autant plus durables , qu'il ne tient nullement à des
systèmes aussi absurdes que passagers : il a l'espèce de
force qui rend les institutions inébranlables , celle de l'expérience
, de l'habitude et de l'usage. On reconnaît généralement
aujourd'hui que la peine de mort, contre laquelle
s'élève Beccaria , est nécessaire pour réprimer le crime :
sa théorie est abandonnée sous ce rapport; mais les principes
fondamentaux de son livre sont encore défendus avec
chaleur par les philosophes. Toute leur doctrine y est développée
avec soin : ony voitles préjugés contre les grands
états , la prédilection pour les républiques , les prétendus
pactes des peuples , et des idées de justice qui ne s'accordent
que trop avec les théories d'Helvétius. « Il faut bien
>> se garder , dit Beccaria , d'attacher à ce mot de justice
>> l'idée de quelque chose de réel ; c'est une simple ma-
>> nière de concevoir à l'usage des hommes , qui influe
» sur la félicité de chacun. » Quand un livre commence
par de semblables maximes , on devine aisément quel en
sera l'esprit : les discussions qu'exigeraient les bases principales
du système nous mèneraient bien au - delà des
bornés de ce journal.
Duclos qui , sur la fin de sa vie, abandonna les philosophes
et se repentit de les avoir soutenus , rencontra
Beccaria en Italie. Ils eurent ensemble une longue conversation
; et l'académicien persista dans l'opinion défavorable
qu'il avait du sophiste italien. Cette opinion ex
1
M 2
180 MERCURE DE FRANCE .
primée d'une manière lumineuse et piquante , se trouve
dans le Voyage de Duclos. Nous la citerons parce que ,
non-seulement elle s'applique au livre de Beccaria , mais à
tous les nouveaux systèmes . Au milieu des ménagemens
que l'auteur se croyait obligé de garder , on verra ce qu'il
pensait sur ses contemporains et de leurs ouvrages .
<<<Le marquis de Beccaria , auteur de l'ouvrage intitulé :
» Dei delitti e delle pene , que je comptais aller voir , me
>> prévint , et nous eûmes ensemble une conversation au
>> sujet de son livre. Je ne lui dissimulai point que je
➤ n'étais pas de son sentiment sur la conclusion qui
>> tend à proscrire la peine de mort pour quelque crime que
>> ce puisse être ; je lui dis qu'il n'avait été frappé que de
>> l'horreur des supplices , sans porter sa vue , en rétro-
» gradant , sur l'énormité des crimes qu'on ne peut punir
>> que de mort.... La rigueur des châtimens est , danscer-
» taines circonstances , un acte d'humanité pour la so-
» ciété en corps. Je crois qu'on a trop exalté l'ouvrage de
» Beccaria ; mais l'excès est l'esprit du siècle , et peut-
>> être l'a-t-il toujours été du Français .
>> On est revenu , depuis quelque temps , de beaucoup
» de préjugés; mais on s'accoutume trop à regarder comme
>> tels tout ce qui est admis. Dès qu'un auteur produit une
>> idée nouvelle , elle est aussitôt reçue comme vraie ; la
>> nouveauté seule en est le passe-port. Je voudrais pour-
>> tant un peu d'examen et de discussion avant le juge-
» ment. Doit-on enseigner des erreurs aux hommes ? La
» réponse sera courte : Jamais. Doit-on les détromper de
>> toutes ? ce serait la matière d'un problème qu'on ne
>> résoudrait pas sans faire des distinctions. Il faudrait
>> d'abord s'assurer si ce qu'on prend pour des erreurs , en
>> sont en effet; et ensuite , si ces prétendues erreurs sont
>> utiles ou nuisibles à la société. »
VENDEMIAIRE AN XIII . 181
Nous aurons encore occasion de parler du Recueil de
M. Lomonaco. Filangieri et quelques autres philosophes
italiens pourront être l'objet de nos remarques. On verra
que , s'ils n'ont pas fait autant de bruit dans le monde que
les philosophes français , ils ne leur ont du moins cédé en
rien dans tout ce qui concerne ce qu'ils appellent les
grands principes... 2 P.
:
Réflexions philosophiques et critiques sur les couronnes et
les couronnemens , les titres et les sermens ; par Frid...
W.... , traduites de l'allemand , avec des notes de l'éditeur
, et les détails du cérémonial des inaugurations impériales
et royales. Brochure in-8 °. Prix : 1 fr. 5o cent . ,
et 2 fr. par la poste . A Paris , chez Merlin , libr. , rue
du Hurepoix , nº . 13 ; et chez le Normant , impr.- libr . ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42 .
Cet ouvrage vient de paraître; malgré notre desir, il nous
est impossible d'en rendre un compte détaillé dans le
Mercure de ce jour ; nous y reviendrons. Le titre seul
annonce qu'il peut tirer un grand intérêt des circonstances
actuelles ; mais on aurait tort de croire que ce soit là son
unique mérité. On y trouve de l'érudition sans pédanterie ;
un style naturel , correct et souvent piquant ne laisse pas
apercevoir le travail qu'ont dû coûter tant de rechercher
historiques. Avant d'arriver aux détails et aux raisons
politiques de ces imposantes cérémonies qui lient les
peuples et les rois , qui chez toutes les nations ne semblent
instituées que pour rappeler aux hommes que tous les
pouvoirs viennent de Dieu , l'auteur passe en revue les
institutions grecques qui décernaient des couronnes aux
talens et aux vertus. Il y a de la grace dans ces chapitres ;
3
182 MERCURE DE FRANCE ,
et quoique M. Frid... W... ait donné à ses Réflexions l'épithète
de philosophiques , je puis assurer ( et je m'y
connais ) qu'elles n'ont rien de commun avec les réflexions
philosophiques en usage dans le dix-huitième siècle. L'auteur
distingue toujours les arts qui contribuent à la gloire
et à la prospérité des nations , de ces talens frivoles dont
les Grecs étaient enthousiastes , et auxquels ils décernèrent
aussi des couronnes qui ne pouvaient honorer ceux
qui les recevaient , et dégradaient dans l'opinion la valeur
des récompenses dues aux ouvrages de génie et aux actions
utiles .
Le chapitre sur les sermens est de la morale la plus
pure ; il doit piquer la curiosité. Les sophistes qui ont prétendu
que la pluralité des dieux menait à la tolérance , et
qui ont essayé de persuader aux ignorans que la prospérité
d'un état était indépendante des sentimens religieux
professés par les citoyens , seront fort étonnés de trouver
dans le serment que lesjeunes Athéniens parvenus à l'âge de
vingt ans prononçaient dans le temple d'Agraule : « Je
>> combattrai jusqu'au dernier soupir pour les intérêts de
>> la religion et de l'état ; je demeurerai toujours cons-
>> tamment attaché à la foi de mss pères . » Chez aucun
peuple policé les intérêts de la religion et de l'état n'ont
été séparés ; et le respect des anciens pour le serment en
serait une preuve suffisante , quand même on n'en trouverait
pas tant d'autres témoignages dans l'Histoire . Mais à
cet égard l'auteur n'est entré dans aucune discussion qui
l'aurait éloigné de son sujet ; c'est en érudit et comme
critique qu'il rapporte les faits ; il n'est pas pressé de faire
connaître ses opinions , et cependant elles percent partout.
En effet il est impossible de bien parler des grands intérêts
de la société sans être pénétré d'un profond respect
pour la divinité : c'est pourquoi M. de Montesquieu qui ,
VENDEMIAIRE AN XIII. 183
jeune , s'était montré si inconséquent dans ses Lettres
persannes , est devenu un des plus éloquens défenseurs du
christianisme dans son Esprit des lois .
Cet ouvrage offre les renseignemens les plus exacts sur
les inaugurations , les sacres , les couronnemens en usage
chez tous les peuples anciens et modernes : un Français
doit y voir avec une sorte d'orgueil que l'accord qui règne
àcet égard chez presque toutes les nations européennes ,
tient à ce qu'elles ont imité les cérémonies consacrées en
France. Il y a long-temps que l'Europe a l'habitude de
nous prendre pour modèles ; cette vérité devrait nous faire
sentir la nécessité d'être moins inconstans : aujourd'hui
encore le titre décerné au chef de l'état devient un motif
d'émulation pour la plupart des souverains ; ce qui sera
pour nous une raison de plus de nous attacher à nos nouvelles
institutions .
Quoique mon intention soit de revenir sur cette brochure,
je dois prévoir l'inquiétude des lecteurs, curieux de
savoir si elle donne des détails sur les fêtes qui font en ce
moment le sujet de toutes les conversations. Qui peut les
connaître avant que le gouvernement lui-même ne les ait
fixés ? Mais ceux qui aiment à approfondir la raison des
institutions , les motifs des cérémonies , doivent lire l'ouvrage
de M. Frid... W.... ; et lorsque le programme des
fêtes du couronnement paraîtra , ils devineront aisément à
quoi tiendront les différences qu'il y aura entre l'inauguration
royale et l'inauguration impériale , en supposant
qu'il y en ait d'assez frappantes pour être remarquées.
FIÉVÉE.
4
184 MERCURE DE FRANCE ,
{
Feuille Périodique du Musée des Aveugles , rue Sainte-
Avoie , vis-à-vis la fontaine , n°. 155 , à Paris ; rédigée
par une Société d'Aveugles, amis des lettres, des sciences
et des arts ; augmentée de divers articles écrits par des
voyans , amis de l'humanité. Cette feuille paraîtra
chaque mois , du 25 au 30 , à dater du 1º de celui-ci.
Prix : 2 francs 50 centimes pour trois livraisons , 4francs
pour six , et 7 francs pour douze.
er
Le but de cette entreprise philantropique est d'établir
et d'entretenir une correspondance entre les aveugles de
diverses nations , de ranimer en leur faveur la sensibilité ,
de leur procurer le moyen d'employer leurs plumes , leurs
presses , ainsi que tous leurs autres moyens d'industrie :
elle pourra être utile et aux personnes privées de la vue ,
et à celles qui sont menacées de la perdre. On ne parlera
dans ce Journal que de ce qui pourra intéresser les aveugles
. Il faut s'attendre à y trouver moins d'amusement
que d'instruction; mais les vues qui le font entreprendre
sont si respectables qu'il n'est pas un particulier un peu
aisé , qui ne doive se faire un plaisir, et, en quelque sorte,
un devoir de les seconder , en s'y abonnant. C'est un moyen
facile et bien peu dispendieux de venir au secours de la
classe la plus malheureuse qui existe sur la terre. D'ailleurs
les prodiges qu'elle exécute , et dont on verra le détail , ne
sont pas sans intérêt.
SPECTACLES.
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
Sully et Bois-Rosé , fait historique en trois actes.
Je ne sais pourquoi je n'augurais pas bien de cette pièce ,
qu'on disait être , non d'un homme de lettres , mais d'un
• VENDEMIAIRE AN XIII . 185
homme du monde. Ces gens du monde , qui travaillent
pour leur plaisir , n'en donnent pas toujours au public. Je
concevais bien que l'anecdote de Bois - Rosé pouvait
fournir deux scènes : que dans l'une il se plaindrait de
Sully à Sully lui-même qu'il ne connaissait pas ; que dans
l'autre , après avoir été averti de son étourderie , il se trouverait
en présence du ministre qu'il avait offensé . Mais je
ne voy ais là de matière que ponr un acte , et je me doutais
que pour en composer trois il faudrait imaginer quelque
épisode , qui pourrait produire des longueurs et de l'ennui.
Dès la première scène,mon pressentiment est devenu
une certitude.
Bois-Rosé arrive à Louviers avec sa fille Agathe. Le
gouverneur de cette ville , Durosnay , est l'amant d'Agathe,
à laquelle son père déclare qu'elle ne doit pas songer à se
marier , s'il n'obtient justice de Sully , qu'il suppose lui
avoir fait perdre le gouvernement de la place de Fécamp.
On ne voit pas quelle connexité il peut y avoir entre ce
mariage , et la réparation que desire Bois-Rosé. La pauvre
Agathe se désole , comme de raison. Le père lui dit : « Il y
>> a long-temps que tu n'as vu Durosnay ; je croyais que
>> l'absence t'avait rendueplus tranquille. » Cette platitude
peut donner une idée du ton qui règne dans le dialogue.
Bois-Rosé demande à l'amant d'Agathe des lettres de recommandation
pour le roi , et apprenant qu'il y a dans
l'auberge où il se trouve un seigneur de la cour , il va solliciter
aussi ses bons offices contre le ministre. Ce seigneur
était Sully qui , n'ayant rien de mieux à faire apparemment
, s'amuse à lui faire conter la manière presque miraculeuse
dont il avait autrefois enlevé Fécamp à Villars ,
alors ligueur commeBois-Rosé. Sully,après lui avoir promis
de le servir, imagine de lui jouer un tour de Page. Il lui fait
ordonner les arrêts par Durosnay. Si des arrêts n'étaient
186 MERCURE DE FRANCE ,
-
pas une bagatelle pour des militaires , la situation serait
intéressante. Bois-Rosé , personnage très-brusque ettrèsgrossier
, jure , crie , tempête , s'emporte contre Sully.
Durosnay cherche à le calmer. Mais vous lui avez dit
des choses désagréables .- Qu'est-ce que ça me fait à moi ;
tant pis pour lui ; ce sont ses effaires. Cinq-cents mille
diables s'échapperaient de l'enfer que je ne garderais pas
les arrêts . Je yeux que Dieu me confonde , je veux qu'on
me mette en pièces si je les garde. - Tout comme il vous
plaira , réplique Durosnay. Votre sort n'est pas dans mes
mains. Le mien est dans les vôtres. Je vous laisse parfaitement
le maître ; vous me perdez , si vous faites une indiscrétion.
Cette conduite est noble. Ce langage est décent.
C'est , avec un portrait de Sully tracé par Durosnay , à-peuprès
tout ce que j'ai remarqué de passable dans les trois
actes ; car le récit de la prise de Fécamp , qui a quelque
intérêt , n'est ni nécessaire , ni amené. Après que la
comédie des arrêts a duré assez pour impatienter beaucoup
, que Durosnay a demandé grace pour son ami , et
Agathe pour sonpapa , Sully , en présence de l'état-majorannonce
, qu'à sa sollicitation , Henri IV comble Bois-
Rosé de différentes faveurs . « C'est bien ( 1 ) , s'écrieBois-
>>Rosé; que ne le disiez-vous un quart d'heure plus tôt ? »
L'allusion a été saisie avec vivacité, et on peut dire avec
unanimité. Des éclats de rire sont partis de tous les coins
de la salle ; puis des huées , des coups de sifflets , à travers
desquels on a néanmoins entendu Sully disantà Bois-Rosé :
Apropos , vous avez une fille à marier. On a deviné que
(1) On attribue un mot à-peu-près du même genre , mais plus
plaisant, au célèbre Jean-Barth. On lui annonçait que le roi l'avait
nommé chef d'escadre . Ce brave marin , qui avait la conscience de
son mérite , répondit froidement : Il a bienfait,
VENDEMIAIRE AN XIII. 187
la noce s'allait faire. Mais l'assemblée n'a pas voulu y assister
, et quoiqu'on touchât bien évidemment à la conclusion
, on a refusé de l'entendre. La chute a été complète.
Hy avait dans cette pièce amphibie un valetd'auberge , dont
l'auteur a cru peut- être que l'accent normand pourrait amuser.
C'étoit un vrai jocrisse qui formait un contraste grotesqueavec
un ministre et des gouverneurs. On a été aussi trèschoqué
de voir mademoiselle Agathe mander Sully , comme
un petit garçon, et cela pour implorer son indulgence et
se jeter à ses genoux. Il paraît que l'auteur ne connaît pas
:
plus les usages de la cour que les règles du théâtre.
Cette soirée de Picard a été fort maussade. Elle a commencéparr
l'Eté des Coquettes , comédie très-gaie de Dancourt
, mais excessivement immorale. Ce sont tout unimentdes
filles et des femmes de mauvaise vie qui plument
un financier , et entretiennent des jeunes gens. La pièce a
été jouée très-languissamment et a paru ennuyeuse , parce
que les femmes, sur-tout, récitaient leurs rôles comme des
leçons mal apprises. On a fini par une farce de Molière ,
( la Comtesse d'Escarbagnas ) , dans laquelle il se trouve de
grossières équivoques qui seraient aujourd'hui très-justement
sifflées.
ΑΝΝΟΝCES.
Fastes de la nation française , ou Tableanx pittoresques gravés
par d'habiles artistes , accompagnés d'un texte explicatif , et destinés
à perpétuer la mémoire des hauts faits milit ires , des traits de vertus
civiques, ainsi que des exploits de la légion d'honneur .
Pour propager en Franced'esprit public , il est essentiel de mettre
sans cesse sous les yeux du militaire et du citoyen les faits héroïques
et les belles actions qui ont mérité à la nation française l'admiration
et l'estime de toute l'Europe.
Le but de cet ouvrage est de multiplier les archives aux membres
de la légion d'honneur , et de faire connaître les titres à tous ceux qui ,
par des preuves authentiques , pourront espérer les bontés du gouvernement.
Première livraison , présentée à leurs majestés et à la famille impériale
, par Thernisien -d'Haudricourt .
188 MERCURE DE FRANCE ,
1
N°. Ier . Première livraison.
Contient les sujets suivans :
Fol. 1e.r
moment où il est assailli par un grand nombre d'Arabes .
-L'ordonnateur Sucy, séparé de la flottille du Mil au
Fol. 2.-Le général Fugières perd un bras à la batailled'Aboukir .
Fol . 3. A la prise de Jaffa , Vaucher , grenadier de la 13. demibrigade
, sauve la vie à quatre négocians français .
N°. II .
Fol. 4. Baudot , aide-de-camp du général Kléber , partage sa
dernière ration de biscuit avec un officier anglais fait prisonnier ,
ainsi que lui , par les Osmanlis .
to
Fol. 5.-Huit soldats de la 13. demi-brigade traversent la ville
duCaire au milieu des Mameloucks et des Janissaires révoltés , et par
viennent à entrer dans la citadelle .
Fol . 6. -Madame Verdier , épouse du général de ce nom, secourt
etramèneun soldat aveugle égaré dansle désert.
Fol. 7.--Lelientenant général Suchet,an siége de Toulon, contribue,
par son intrépidité , à mettre l'armée ennemie en déroute , et
fait prisonnier le général en chef Hoara.
Fol: 8.-Aubert , grenadier de la 8. demi-brigade , tue , dans un
duel particulier , en présence des deux camps , un soldat ennemi du
corps des Manteaux- Rouges.
Fol. 9. Pierre Bazil , de Nenil , arrondissement de Saumur , se
dévoue pour arrêter les ravages d'un incendie.
N°. I V.
Fol. 10.-Vingt-deux marins français , prisonniers à Gibraltar ,
s'emparent d'un vaisseau anglais le Temple, et le conduisent à
Lorient.
Fol . 11.- Stamphly , vaguemestre , sert de guide , et se consacre
au service de son ami Lhuillier , sergent des grenadiers , devenu
aveugle dans la campagne d'Egypte.
Fol. 12. Dans un incendie , Catherine Robaine s'élance au milieu
des flammes pour sauver le fils de son maître , Nicolas Hormant , serrurier
de Voinont , près Nancy.
La souscription , ouverte entout temps , est de to fr. par livraison,
composée dequatre numéros en beau papier ; de 12 fr. en vélin; de
21 fr . coloriée , et de 24 fr . avant la lettre .
Les membres de la légion d'honneur , dont les titres de gloire seront
consignésdans les Fastes de la France , auront la faculté de se procurer
chaque numéro séparément au prix de 3 fr .
On souscrit , pour cet ouvrage , au bureau de l'Auteur , rue de
Seine , faubourg Saint-Germain , n°. 1434 ; et chez les principaux
libraires de l'Europe et directeurs des postes de tous les départemens.
Nota. On ne recevra que les lettres affranchies.
Essai surla théorie des trois élémens, comparé aux élèmens
de la chimie pneumatique. Un vol . in-8°. , avec certe épigraphe :
Videndum est non modò quid quisque loquantur,
sed etiam quid quisque sentiat , aique etiam quả
de causa quisque sentiat.
Cet ouvrage , imprimé à Lyon, chez MM. Ballanche père et fils ,
l'a étépour le compte de l'auteur.
AParis, chez le Normant , rue des Prêtres S. Germ.-l'Aux ., n. 42.
VENDEMIAIRE AN XIII. 189
NOUVELLES DIVERSES.
Un lettre de Santo-Domingo , du 1 thermidor , annonce
qu'on y est hors de toute crainte , la garnison s'augmentant
chaque jour des Français réfugiés dans les îles voisines.
Avec quelques secours , dit-on , la destruction des
rebelles serait facile , tant leur position est critique depuis
qu'ils ont massacré les Américains comme les Français;
ils n'en reçoivent plus aucun secours ; les mulâtres désertent
, et beaucoup de nègres deviennent marons et se réfugient
dans les doubles mornes. Les Espagnols de l'île ont
forcé des détachemens de Dessalines à se retirer .
Pétersbourg , 20 septembre. M. Rayneval , chargé d'affaires
français , est parti d'avant-hier. L'agent de commerce
de France est encore ici. L'auditeur du nonce apostolique
a aussi reçu l'ordre de s'éloigner.
SUEDE. Calmar , 22 septembre. Le comte de Lille et le
duc d'Angoulême sont arrivés iti te 25 de ce mois, Les
autorités civiles et militaires sont allées à leur rencontre
et les ont accompagnés jusqu'au palais du gouvernement
qui était disposé pour les recevoir. Leur suite est composée
des ci- devant duc de Bienne , comte de Chatelleraut ,
comte d'Avray et marquis de Bonnay.
Ausbourg , 8 octobre . Depuis huit jours les bruits les
plus extraordinaires sont généralement répandus dans
notre ville .Nous les rapportons sans prétendre les garantir.
On assure que notre ville perdra son immédiateté , pour
passer sous la souveraineté de l'électeur de Bavière ; qu'il
en sera demême à l'égard de Nuremberg , qui sera sous la
domination du roi de Prusse , et que l'électeur archi-chancelier
de l'Empire aura Francfort , de manière qu'il ne resterait
que trois villes impériales immédiates , Hambourg ,
Lubeck et Brême.
Ratisbonne. Le bruit circule ici que notre ville va passer
sous la domination bavaroise . L'électeur archi- chancelier
serait indemnisé par la cession de Constance et de son
district . La Bavière , d'un autre côté , abandonnera à l'Autriche
certaines parties du territoire . Au reste , ces arrangemens
auront été soumis , à Mayence , à l'approbation de
l'empereurNapoléon.
Des lettres des environs de Malaga , du 8 septembre ,
annoncent que la fièvre jaune y redoublait de violence.
190 MERCURE DE FRANCE ,
Les ravages de l'épidémie sont tels , écrit- on , que cette
cité , une des plus florissantes de l'Espagne , se trouvera
bientôt sans habitans , si la Providence ne vient à leur
secours . Depuis le 1 septembre , il y périt journellement
300 invidus . La contagion enlève aussi un grand nombre
depersonnes dans les campagnes .
er
Rome, 29 septembre. Le général Caffarelli est arrivé
en cette ville il y a deux jours . On ne dit pas encore quel
jour le pape partira pour Paris.
Voici ce qu'on lit de plus intéressant dans les derniers
journaux de Londres , jusqu'au 9 octobre :
Relation de l'amiral Keith , du 3 septembre , aux lords
de l'amirauté.
Leurs seigneuries savent que je me suis appliqué depuis
quelque temps à m'assurer du moyen le plus efficace d'attaquer
les flottes ennemies dans leurs rades, en face de leurs
ports . Etant arrivé dans l'après -midi , le 1t du courant ,
devant cette rade , et voyant que le temps s'annonçait
devoir être favorable , et que l'ennemi avait fait sortir environ
150bâtimens de la flotille , je résolus de faire l'épreuve
des moyens d'attaque qui avaient été combinés. Les dispositions
définitives à cet effet furent achevées hier matin.
Les officiers dénommés ci- après eurent le commandement
des principaux bâtimens qui devaient être employés cette
fois-ci.
L'opération commença hier à neuf heures un quart , et
' c'est terminée ce matin à quatre heures un quart. Plusieurs
des bâtimens , préparés à cet effet , ont fait explosion au milieu
et près de la flottille ; mais en conséquence de la trèsgrande
distance où les bâtimens ennemis se trouvaient les
uns des autres , il semble qu'ils n'ont pas souffert beaucoup,
quoiqu'il soit évident qu'il a régné parmi eux une grande
confusion , et qu'il semble qu'il leur manque depuis hier
à la chute du jour deux bricke et plusieurs des petits navires
( 1) . Malgré le feu de l'ennemi, qui a duré toute la
nuit , nous n'avons éprouvé aucun accident ( 2 ) . L'ennemi
n'a pas cherché à opposer ses bâtimens à rames aux nôtres .
Leurs seigneuries n'attendront pas que , dans le moment
actuel , j'entre dans de grands détails ; mais je crois qu'il
est de mon devoir de leur faire part de la conviction où
(1) Cette conjecture est une erreur. ... ( Moniteur.)
(2) L'ennemi a perdu 3 bâtimens , too hommes, et a eu 200 blessés.
(Moniteur.)
1
VENDEMIAIRE AN XIII. 191
je suis que , dans le cas d'une réunion plus considérable
de bâtimens ennemis dans la rade , une opération de cette
nature , combinée sur un plus grand plan , semble nous
promettre un résultat favorable.
Les nouvelles qui nous sont arrivées de France relativement
à la réponse à l'ultimatum de la Russie , nous font
croire que le langage des deux puissances est beaucoup
plus modéré qu'on ne l'avait pensé. Selon les derniers rapports,
l'empereur des Français desirait sincérement entretenir
la bonne intelligence avec celui de la Russie ; mais
il ne pouvait cependant consentir à faire évacuer l'Hanovre
ni le royaume de Naples.... D'ailleurs , pas un mot
du roi de Sardaigne; beaucoup de détails sur les négociations
entre la Russie et l'Angleterre , et sur l'envoi des
Russes à Corfou. L'empereur des Français espérait que la
guerre entre la France et les puissances du nord ne seroit
qu'une guerre de papier, et il ne pouvait s'empêcher de
remarquer que , quoique la Russie ne pût faise aucun
mal à la France , elle avait pourtant fait tout ce qu'il fallait
pour la provoquer à la guerre.
(
On assure que le roi de Suède a fait faire des ouvertures
à notre cour pour une alliance offensive et défensive
; qu'il a offert d'augmenter son armée de vingt régimens
, et sa marine militaire en proportion ; bien
entendu que de son côté l'Angleterre lui fournirait pour
cela des subsides. D'après la situation où nous nous trouvons
dans ce moment à l'égard de la Russie , il est probable
que notre cour ne consultera pas celle dePétersbourg
avant d'en venir à un arrangement définitif avec la
Suède , sur l'objet qui vient d'être indiqué. On annonce
en même temps que nos croiseurs viennent de recevoir
l'ordre de protéger le commerce suédois .
Le bruit court dans les cercles politiques , qu'il vient
d'être fait à notre gouvernement , de la part du cabinet
de Vienne, des ouvertures qui auraient pour objet de faire
reconnaître par l'Angleterre le nouveau titre d'empereur
héréditaire d'Autriche , pris par l'empereur d'Allemagne .
Notre cour a dû répondre qu'elle suivrait , sur cet objet ,
l'exemple de son allié l'empereur de Russie. On sait , d'un
autre côté , qu'une ouverture semblable ayant été faite à
Pétersbourg , la réponse de cette dernière cour n'a pas été
satisfaisante . On ajoute qu'en conséquence de la conduite
tenue par l'Angleterre et la Russie dans cette circonstance
, les ambassadeurs autrichiens vont être rappelés de
192
MERCURE DE FRANCE.
(
Londres et de Pétersbourg, et remplacés par des agens
diplomatiques revêtus simplement du titre de chargés
d'affaires .
Une lettre reçue du continent s'exprime ainsi sur les
changemens à opérer en Hollande. « Depuis long-temps il
>> est question de changer le gouvernement batave , dont
» on est mécontent. Tantôt on dit que le vice - amiral
>> Verhuel et l'ambassadeur Schimmelpenninck seront mis
>> à la tête des affaires , avec le titre de consuls , tantôt on
>> répand que le prince Louis , frère de l'empereur, sera
>> établi en Hollande, comme Stathouder. L'opinion qu'on
>> débite aujourd'hui , c'est que la France est convenue
>> avec la Prusse , que le prince héréditaire d'Orange ,
>> beau-frère du roi , prendra la souveraineté de la répu-
>> blique batave , sous la protection de l'empire français . >>>
(Morning- Chronicle. )
Les fonds publics sont en baisse depuis deux jours. La
probabilité d'une guerre avec l'Espagne , et le bruit qu'il
avait été pris par le gouvernement français des mesures
pour que toutes communnications fussent rompues entre
JaHollande et l'Angleterre , paraissent avoir été les principales
causes de cette dépréciation... (Courrier.)
PARIS.
Le corps législatif est convoqué pour le 1er frimaire
prochain , à l'effet d'assister au sacre et couronnement
de l'empereur , qui est fixé au 4 du même mois.
- S. M. I. a ordonné au ministre de la guerre de
porter une attention toute particulière aux fortifications
de Mayence , qu'elle a examinées avec le plus grand détail
, et dont elle a été très - satisfaite . Elle considère cette
ville comme un des boulevards de la frontière du Rhin .
- Les gardes d'honneur qui se sont formés dans les différentes
villes où S. M. I. a séjourné , seront admises à la
cérémonie de son couronnement.
- La dénomination de corp impérial vient d'être
donnée à l'artillerie .
- On a révoqué en doute l'existence d'un fétus dans
le corps d'un jeune homme , mort à Rouen à l'âge de
14 ans , et celle des vipères aspics dans la forêt de Fontainebleau.
On en a fait des plaisanteries. On s'est
moqué de la crédulité des français. Il se trouve aujourd'hui
que les deux faits sont avérés.
L
1
( No. CLXXIII . ) 5 BRUMAIRE an 13.
( Samedi 27 Octobre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
INVOCATION AU SOMMEIL.
Torpar qui tout se vivifie , ८
Soutien de l'homme en ses travaux,
Qui suspends le cours de nos maux, E
Et nous consoles de la vie ;
O toi dont la pure ambroisie
Rend aux organes languissans
Cette heureuse et libre énergie
Qui sert l'audace du génie
Et fait la volupté des sens ,
Sommeil , exauce ma prière !
Phébé , de ses rayons amis ,
A sept fois éclairé la terre ,
Depuis que tes pavots chéris
N'ont fermé ma triste paupière;
La nuit paisible avec lenteur
S'écoule, et on profond silence
ar
Σ
N
194 MERCURE DE FRANCE ,
N
Ne rend point le calme à mon coeur
Et sa bienfaisante fraîcheur ,
D'un sang qui bouillonne et s'élance,
Ne saurait tempérer l'ardeur.
Encor si , pour calmer ma peine,
J'avais un objet séduisant
Qui le soir , de sa douce haleine ,
Vînt rafraîchir mon lit brûlant ;
C'est alors qu'avec bienséance ,
Sommeil , tu pourrais me quitter :
Alors , loin de m'en attrister ,
Je rendrais grace à ton absence,
Mais las ! il n'en est point ainsi;
Dans ma couche célibataire ,
Au lieu d'une aimable bergère ,
Je ne rencontre que l'ennui
Qui se cramponne au solitaire.
Eh ! que n'ai-je point à souffrir
Des maux cruels de l'insomnie !
Par eux je me sens défaillir :
La plus sombre mélancolie
Avec effroi vient me saisir.
Je me crois mort pour le plaisir,
Et ne vois à travers la vie
Qu'un insupportable avenir.
Ah! c'en est trop; Dieu que j'implore,
Rends-moi tes puissantes faveurs ! ....
Voue à l'excès de tes rigueurs
Ce mortel qu'à jamais dévore
2
L'Envie et ses poisons rongeurs ;
Ce méchant qui , nourri de haine,
Méconnaît dans son ennemi
Un membre de l'espèce humaine ;
Cet ingrat au coeur avili
3
Qui , pour prix des plus grands services,
i
BRUMAIRE AN XIII: 195
Va , dans ses odieux.caprices ,
Souiller la couche d'un ami !
Sommeil , que ta juste colère ,
Châtiant ces esprits pervers ,
Les livre aux tourmens des enfers !
Ils sont dignes d'un tel salaire .
Mais moi , qui n'ai d'autre desir
Que d'être utile à mon semblable ,
Moi dont l'humeur est si traitable,
Et qui n'aspire qu'à jouir
i Des biens que peuvent nous offrir a
Les beaux- arts , le lit et la table ,
Est-ce à moi de ne pas dormir ?
Et cependant , Sommeil volage ,
Tu fuis de mes yeux attristés ,
Et des plus nobles facultés
Ta fuite m'a ravi l'usage .
Victime , hélas ! de ta rigueur ,
Mon ame flétrie , affaissée ,
Est sans ressort et sans vigueur ,
Et mon esprit dans sa langueur
Perd jusqu'au don de la pensée.
Ce bel art dont le goût heureux
Semait de fleurs mon existence ,
L'amour du Pinde et de ses jeux
Ne peut vaincre mon impuissance .
Je n'ai plus cette noble ardeur
Et cette activité féconde
:
Qui , dans les jours de mon bonheur ,
M'inspirait , au milieu du monde ,
Des vers aussi purs que mon coeur.
Ces vers , sans ombrager l'envie ,
Plaisaient parfois à mes amis ;
Ils écartaient les noirs soucis
Dont majeunesse est poursuivie.
Trop vains regrets ! ..... Il est passé
N2
196 MERCURE DE FRANCE ,
Ce temps d'agréable folie :
Mon Apollon s'est éclipse ,
Et ma veine semble tarie .
Que si , rappelant mes esprits ,
Je veux lire un de ces écrits
Qui tour-à- tour charmaient ma vie ,
Ma tête s'affaiblit soudain ,
Mes yeux se couvrent d'un nuage ,
2
Et , pour si beau que soit l'ouvrage,
Le livre échappe de ma main.
Ah ! quand pourrai - je , heureux encore ,
Morphée , en sortant de tes bras ,
Avec ardeur suivre les pas
De ces poètes que j'adore ;
Chercher la raison dans Boileau ,
Y découvrir à son flambeau
Tous les trésors de l'harmonie ;
Avec l'auteur d'Iphigénie
M'affermir dans le goût du beau ,
Et dévorer tout ce Voltaire
Dont toujours le brillant lambeau
Et nous réchauffe et nous éclaire (1 ) ! .
Mais quoi ! je vais être écouté;
Mes prières ne sont pas vaines :
Déjà mon sang moins agité
Coule mollement dans mes veines.
Par degrés de mon faible corps
Je sens céder tous les ressorts :
Mon existence est suspendue ;
Tout objet s'efface à ma vue ,
Mon oeil se ferme , je m'endors.
FELIX DE SAINT-GENIEZ.
(1) Il n'est ici question que de ses belles tragédies.
4.
(Note de Auteur.)
/
BRUMAIRE AN XIII . 197
:
L'OBSTACLE ,
TRADUCTION DE MÉTASTASE.
RUISSELET , orgueilleux du progrès de tes ondes ,
Arrête; à l'autre bord déjà Cloris m'attend :
Si tu suspends le cours de tes eaux vagabondes ,
Sije puis te passer , lui parler un instant,
Pour prix d'un tel bienfait je serai trop content
De te voir inonder mes campagnes fécondes.
Tu t'accrois cependant , o fleuve trop jaloux !
Le jour va se lever , voici déjà l'aurore ,
Cloris m'attend , et toi tu me retiens encore :
Qui peut donc m'attirer ce superbe courroux ?
Ah ! plutôt songe aux soins quej'ai pris ppoouurr ttee plaire;
Pour défendre tes bords que la fleur embellit,
D'Eglé , de Lycoris j'ai bravé la colère ;
J'ai toujours éloigné les troupeaux de ton lit :
Souvent même , tenté d'une soif dévorante ,
Qui souvent, fleuve ingrat , j'en atteste les Dieux ,
N'osant ternir l'éclat de ton eau transparente ,
Je m'en suis refusé le secours précieux.
Ton nom est-il connu ? de mes vers c'est l'ouvrage.
A l'abri des ardeurs des arides étés ,
Coules - tu fraîchement sous un épais ombrage ?
Tu le dois aux lauriers que ma main a plantés;
Oui , j'en ornai tes bords , lorsque ton flot paisible
Touchait à peine au fond de ton lit desséché ,
Qu'un rameau par le vent d'un arbuste arraché ,
Opposait à ta course un obstacle invincible :
Et voilà qu'aujourd'hui , torrent impétueux ,
Gonflé d'écume, et fier de tes eaux entassées ,
Tu roules à grand bruit des roches fracassées ,
Et fuis en dédaignant ton rivage et mes voeux.
Mais ces heures d'orgueil seront bientôt passées ,
3
198 MERCURE DE FRANCE ,
Bientôt je te verrai le dernier des ruisseaux
Aux cailloux de ton lit répéter tes murmures ;
Alors , ingrat , alors , pour venger mes injures ,
Je détruirai tes bords , je troublerai tes eaux ,
Et je te forcerai , par mille affronts nouveaux ,
D'aller salir les mers de tes ondes impures ..
AUGUSTE DE LABOUÏSSE.
VERS
A monsieur B...... , colonel du 14º de dragons , prêt à
s'embarquer pour l'expédition d'Angleterre , en réponse
à une de ses lettres reçue pendant les vendanges.
7
Villeneuve-du-Lot, ce 10 vendémiaire an 13.
QUAND je reçois votre missive ,
Que nos projets sont différens !
Vous n'attendez que de bons vents
Pour aller sur une autre rive ,
A coups de sabre et de mousquets ,
Soumettre et piller les Anglais.
Moi cependant , bien plus honnête ,
Mais moins sublime en mes desseins ,
Jen'aiguise que ma serpette
Pour aller couper des raisins.
Si mon sort vous fait peu d'envie ,
J'en suis ravi ; mais je supplie
Bacchus , Mars et les Dieux marins ,
Qu'en bonne humeur ils vous conservent ,
Et que sur- tout ils vous préservent
Des ouragans et des requins.
Mais cette crainte est un outrage
Aux destins du Grand Empereur
Oui , j'en jure par son courage ,
Par vos dragons , par son bonheur ,
BRUMAIRE AN XIII.
199
Il atteint la perfide plage ,
Et d'Albion il est vainqueur.
En la punissant de ses trames ,
Braves Français , soyez humains ;
Si les Anglais sont des faquins ,
Voulez- vous être des infames ?
Vivent de plus joyeux destins !
Punissez leur malice noire ,
En les obligeant à ne boire
Que de l'eau pure , ou de nos vins .
CAPRAIS - BONNAL.
A L'ÉTOILE DU SOIR.
PARAIS, Vesper, flambeau d'amour ;
Eclaire ma marche tremblante ,
Et conduis , au défaut du jour ,
Le bien-aimé vers son amante.
Vesper , ne crains pas que ma main ,
Au détour obscur d'un chemin,..
Ou dans la forêt tortueuse,
Sur le voyageur incertain
Dirige le tube assassin.
Prête- moi ta clarté douteuse ;
Je convoite un plus doux larcin
Je cours guidé par sa promesse
Je cours vers ma belle maîtresse ,
Pleind'amour , d'espoir , de desir
Déjà le vent du soir ca resse
La plaine où Cérès va jaunir
L'horizon rétréci s'abaisse ,
J'entends le rossignol gémir ;
Voilà l'heure de la tendresse :
Hâte-toi , brille, le temps presse,
Donne le signal du plaisir.
J. M. CORRENT -LABADIE
"
:
200 MERCURE DE FRANCE ;
6
ENIGME.
DEPUIS que je suis née , on me voit , sans repos ,
Toujours renouveler ma course vagabonde ,
Et celui qui me fit en prononçant deux mots ,
M'obligea de courir jusqu'à la fin dumonde.
LOGOGRIPHE.
SANS peine , cher lecteur, tu dois me deviner ,
Car je vais t'indiquer la route la plus sûre :
Regarde un peu plus haut , je viens de me glisser ,
Déguisée , il est vrai; mais sous cette figure ,
Tu trouveras bientôt l'art perfide des grands ,
Qui fait dire souvent , quand on hait, je vous aime :
Je souris aux guerriers ,je sers les intrigans ,
Et veut-on me détruire ? on m'oppose à moi-même.
Je n'ai que quatre pieds ; si l'on me prive d'un ,
Je deviens sous tes yeux un passage commun.
Par un Abonné.
SCHARADE. 1
Vous n'avez pas été , belle Iris , mon premier,
Puisque vous avez eu besoin de mon entier ,
Et que vous n'êtes pas encore mon dernier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
;
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Songe.
Celui du Logogriphe est Lion , où l'on trouve Nil, lin ,
on,it, ni, Id.ALLD
Celui de la Charade est Po-lis-son.
BRUMAIRE AN XIII. 201
Réflexions philosophiques et critiques sur les couronnes
et les couronnemens , les titres et les
sermens ; par Frid.... W...... traduites de
l'allemand , avec des notes de l'éditeur , et les
détails des inaugurations impériales et royales.
Brochure in-8°. Prix : 1 fr. 50 cent. , et 2 fr .
par la poste. A Paris , chez Merlin , libr. , rue
du Hurepoix, no. 13; et chez le Normant, impr.-
libr. , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois
, nº . 42.
DAN'S le dernier numéro du Mercure, nous
n'avons pu qu'indiquer l'esprit de cet ouvrage , en
promettant d'en parler avec plus de détails : peutêtre
arriverons-nous trop tard , car tous les journaux
s'en sont déja mis en possession : mais le mérite
d'un écrit intéressant , et dont le but est utile ,
consiste quelquefois moins encore dans les réflexions
qu'il contient que dans celles qu'il fait naître ; et ,
'sous ce rapport , il nous reste beaucoup à dire
sans être réduits à copier les éloges qu'a reçus cette
brochure .
Entre l'esprit littéraire du dix-septième siècle et
l'esprit littéraire du siècle suivant , la plus grande
différence qui existe, la seule qu'on n'ait point encore
remarquée, et pourtant la plus incontestable ,
c'est qu'il étoit honorable d'écrire dans le sens du
gouvernement sous le règne de Louis XIV , que
tous les ouvrages faits à cette époque , et adoptés
par la postérité , sont conformes aux grands principes
moraux et politiques de l'état , tandis que ,
sous les règnes suivans , les succès littéraires ont
presque toujours été mesurés sur la hardiesse avec
laquelle les écrivains attaquaient la morale et la
:
1
202 MERCURE DE FRANCE ;
monarchie . Ces écrivains étaient accablés de récom
penses; les places lucratives et les pensions qu'ils
tenaient du gouvernement surpassaient tout ce que
Louis XIV avait accordé aux savans et aux littérateurs
de son temps; et cependant , loin de se
croire liés par la reconnaissance , nos philosophes
étaient parvenus à faire regarder comme un acte
de bassesse d'appuyer par ses talens les lois , la religion
et les premiers intérêts de l'état . Ce délire
inconcevable devint , pour ainsi dire , un esprit national
, et corrompit jusqu'aux hommes dont le
premier devoir était d'en atténuer les effets : entre
mille exemples , je n'en citerai qu'un. Tout le
monde sait que l'ouvrage de l'abbé Raynal , défendu
en France , s'y vendait publiquement; il était
également public que chaque exemplaire vendu
rapportait douze francs à celui qui était chargé
d'en arrêter la circulation. Lorsqu'un écrivain ,
par ses inconséquences , s'était attiré le blâme des
magistrats , les plus grands seigneurs se faisaientun
honneur de le prendre hautement sous leur protection
; et si un ministre était disgracié , il était du
bon ton d'aller se faire écrire à sa porte , même
sans avoir de liaison avec lui. L'antiquité ne nous
offre aucunexemplede dévouement pour lesgrands
hommes proscrits , qu'on puisse comparer aux
marques d'intérêt prodiguées en France , par es-
-prit d'opposition , à de mauvais administrateurs
qui n'avaient que trop mérité d'être rendus à leur
nullité. Obtenir par l'intrigue des graces de la
cour , et se vanter de mépriser le gouvernement ;
mendier par les louanges les plus ridicules les bienfaits
des cours étrangères , et en tirer vanité ; cacher
l'ingratitude pour son pays sous les dehors
d'un amour désintéressé pour le peuple , et déguiser
la bassesse des éloges prodigués aux étrangers
sous le beau nom de philantropie , telle fut la
BRUMAIRE AN XIII. 203
conduite de la plupart des écrivains du dix-huitième
siècle: ils réussirent à la faire applaudir par
ceux qui devaient en être les premières victimes; ce
qui prouve qu'ils avaient beaucoup d'esprit , ou
que les hautes classes de la société en manquaient
entièrement , malgré les progrès des lumières.
A cet égard , l'expérience de la révolution n'a
pas été perdue pour les Français ; les ouvrages dont
les principes sont opposés aux intérêts de l'état
perdent chaque jour une partie de la réputation
⚫usurpée qu'ils avaient obtenue dans un moment de
délire ; les ouvrages qui tendent au contraire à
unir de plus en plus llees intérêts de l'état et ceux
des citoyens , sont accueillis avec prédilection. En
effet , ces intérêts ne peuvent jamais être séparés
sans qu'il en résulte les plus grands malheurs ; nous
l'avons appris à nos dépens , et la leçon a été trop
forte pour qu'elle puisse être oubliée de longtenips.
Il ne faut donc pas être étonné si maintenant
il suffit de huit jours pour être en retard dans
le jugement qu'on peut porter d'un écrit fait ce
qu'on appele dans le sens du gouvernement ; l'accueil
qu'il reçoit du public devance les réflexions
des critiques : tel a été le succès de l'Etat de la
France en l'an 8 , ouvrage conçu avec tant de talent
qu'il obtint en paraissant d'être cité dans le
parlement d'Angleterre comme une autorité ; tel
est le succès du volume que nous annonçons. Il ne
s'agit , il est vrai , que d'un seul objet ; mais cet
objet est traité avec soin.
L'auteur remarque avec raison que l'antiquité
fut prodigue de couronnes , et il entre dans des
détails curieux sur celles accordées aux vertus et
aux talens. Le besoin d'être distingué par ses concitoyens
se fait sentir même dans la simplicité de
moeurs des premiers peuples dont parle l'histoire :
une couronne de feuillage , de simple gazon ,
204 MERCURE DE FRANCE ;
fut long-temps une récompense enviée par les
héros , et les bienfaiteurs de leur patrie; à mesure
que la civilisation fit des progrès , ces couronnes
augmentèrent en valeur , et malheureusement elles
perdirent de leur prix. Mais ce n'est point parce
qu'elles furent de métal précieux et travaillées avec
soin qu'elles cessèrent d'être un motifd'émulation :
tout est relatifdans la société ; et les marques d'honneur
doivent nécessairement se ressentir des progrès
que les richesses et les arts font chez les différentes
nations. Le poète peut regretter dans ses
vers la rusticité des premiers âges ; le politique
n'outre rien parce qu'il ne juge pas les hommes
avec son imagination. Les philosophes qui croyaient
dire des choses bien sensées en parlant sans cesse
deréduire àleurprimitive simplicité les cérémonies
delareligion, oubliaientquepartoutlapompedu culte
a été égale à la richesse des peuples. En effet rienne
serait plus déshonorant pour une nation que de
voir les arts enrichir ses palais , embellir ses maisons
, tandis que les temples seraient sans éclat: il
y aurait dans cet abandon plus de fautes encore
contre la véritable politique que contre la décence.
On peut en dire autant des distinctions sociales
de tout ce qui doit frapper les sens pour arriver à
l'esprit. Dans tous les pays , ce qui diminue, et
finit par anéantir entièrement le prix des récompenses
accordées aux vertus et aux talens , c'est
l'abus seul que l'on fait de ces marques distinctives ;
et l'on peut appliquer à plusieurs époques de l'liistoire
moderne ce que l'auteur dit en parlant des
Athéniens .
« L'amour immodéré du plaisir , et la passion
>> effrénée des spectacles et du luxe corrompirent
> toutes ces institutions . Les honneurs excessifs
>> rendus à des hommes dont l'unique profession
> était de se donner en spectacle , otèrent de leur
,
- BRUMAIRE AN XIII. 205
■ prix aux honneurs que l'on accordait aux talens
>> les plus estimables , et les couronnes des Croto-
> niates firent honte à celles des Thrasybule , des
> Démosthène et des Eschyle. >>>
Les Romains ne se livrèrent à la manie des arts
frivoles qu'après avoir été corrompus par la philosophie;
leurs institutions premières semblent avoir
été calculées comme si ce peuple avait en effet deviné
dès son origine qu'il était destiné àconquérir le
monde: aussi n'y avait-il point à Rome de couronnes
pour les talens; on en comptait six différentes
, et elles étaient toutes militaires. 10. La cou
ronne vallaire offerte à celui qui forçant les retranchemens
ou le camp ennemis , y entrait le premier.
2°. La couronne murale pour le premier qui
avait escaladé les murs d'une ville , ou y était entré
par la brèche. 3º. La couronne navale destinée
à celui qui , les armes à la main , avait sauté le premier
sur un vaisseau ennemi : elle ne fut donnée
qu'une fois . 4°. La couronne civique , récompense
du soldat qui , au péril de sa vie , avait conservé
celle d'un autre citoyen en le débarrassant
de son ennemi : cette couronne ne mettait pas à
l'abri de l'ingratitude populaire , puisque Coriolan
est le premier qui l'obtint. 5º. La couronne obsidionale
, décernée à celui qui avait fait lever un
siége. 6º , Enfin , la couronne triomphale dont le
nom indique suffisamment la destination.
Couronner la tête d'un homme brave ou distingué
par ses vertus , est une action si naturelle qu'on
la retrouve partout , et que l'origine s'en perd dans
la plus haute antiquite ; aussi n'y a-t-il pas de
comparaison plus juste que celle faite entre le corps
humain et le corps politique , entre le chef de
l'état , les différens ordres qui en sont les membres ,
et la nation prise pour le corps , en tant que ce mot
renferme tout ; car il est évident que les chefs des
206 MERCURE DE FRANCE ;
7
états ont tiré l'attribut qui les distingue de l'usage
immémorial de couronner l'homme fort . Mais les
Grecs et les Romains faisaient une grande distinction
entre la couronne et le diademe : la couronne
de laurier que portait César plaisait aux Romains ,
le diadême quelui offrit Antoine les frappa d'épouvante
, tant les signes ont d'empire sur l'imagination
à l'époque même où ils ne sont plus la preuve
ou la règle du pouvoir ! Il est vrai que le diademe
n'était guère adopté que dans l'Asie où l'histoire
montre constamment plus de maîtres et d'esclaves
que de rois et de sujets , et que sous ce rapport ce
signe de la puissance souveraine devait avoir quelque
chose d'odieux pour des peuples jaloux de leur
liberté , même après avoir perdu les moeurs nécessaires
pour en jouir. Quoique les nations de l'Europe
moderne n'aient jamais fait sur les attributs
du pouvoir des distinctions aussi subtiles que les
Grecs et les Romains , on doit remarquer cependant
que le mot diadême n'est reçu chez nous que
dans la poésie , et que le mot couronne , généralement
adopté , se lie davantage aux idées que nous
avons de nos droits et des devoirs des souverains.
Plus une nation augmente son territoire , et plus
✔le gouvernement a besoin d'être concentré ; Thistoire
n'offre aucune exception à cet égard. On
conçoit sans peine qu'une ville puisse être , tant
bien que mal , administrée démocratiquement ;
l'exemple de Rome prouve qu'une aristocratie
expérimentée peut gouverner une grande étendue
de pays; mais lorsque l'empire Romain n'eut plus
de limites que celles du monde connu, la force
des événemens fit naître le gouvernement d'un
seul. Les règles de ce genre de gouvernement ne
furent malheureusement jamais bien déterminées
pour les Romains ; le pouvoir impérial se compo
sait souvent de tous les pouvoirs de la république ,
BRUMAIRE AN XIII. 207
et quelquefois d'une partie de ces pouvoirs , suivant
les hommes et les circonstances. Les vainqueurs
du monde regrettèrent presque toujours
leur liberté ; ils la voyaient dans les anciennes
lois , et oubliaient qu'elle était bien plus dans les
anciennes moeurs , que chaque jour il devenait de
plus enplus impossible de remettre en crédit : aussi
leur sort dépendit-il des vertus et des vices de
celui que les événemens appelaient à l'empire , et
ils cessèrent d'être avant d'avoir su jusqu'à quel
point la liberté et la monarchie sont compatibles.
Jusqu'à l'établissement politique du christianisme ,
les empereurs furent choisis par celui qui gouvernait
, ou proclamés militairement , sans qu'il y eût
aucunes cérémonies religieuses fixées pour leur
couronnement; et c'est le seul peuple policé que
l'histoire nous montre se donnant ou recevant des
chefs sans appeler sur eux et sur l'état la protection
de la Divinité : chez les Tartares même c'est en
présence de Dieu que le chef est reconnu.
Les observations historiques conduisent l'auteur
àdistinguer le couronnement du sacre ; le sacre
est un acte religieux ; le couronnement est un acte
politique et militaire. Les peuples que les Romains
appelaient barbares , et qui inondèrent l'Europe ,
étaient dans l'usage de proclamer leur chef militairement
; en effet , la nation étant toute guerrière ,
n'ayant point d'établissemens fixes , le chef des
guerriers était nécessairement le chefde la nation; et
sa reconnaissance par les soldats suffisait pour constater
son pouvoir : il ne fallaitpoint d'autre cérémonie
que de l'élever sur un bouclier , car c'est toujours
dans les intérêts et dans la situation naturelle
d'un peuple qu'il faut chercher la raison de ses
usages. Mais lorsque ces guerriers eurent formé
des établissemens , la proclamation du chef cessa
d'être entièrement militaire; elle devint politique ;
208 MERCURE DE FRANCE ;
et la présence des pairs , c'est-à-dire des pareils
du monarque , la reconnaissance de leurs droits
réciproques furent des conditions de l'acte du couronnement
, conditions variables comme toutes les
choses humaines , suivant la force ou la faiblesse
des parties contractantes. Enfin, des, cérémonies
religieuses consacrèrent ce grand acte , et l'ordre
s'introduisit peu-à-peu dans l'état pour le bonheur
des chefs et de la nation.
Les Gaules avaient été conquises ; c'est ce qu'il
ne faut jamais oublier quand on cherche la raison
du pouvoir féodal , et de toutes les humiliations
qu'il traînait à sa suite : tout traité entre des
vainqueurs et des vaincus ne présente guère que
l'abus de la force d'un côté , et de l'autre l'esclavage.
Pour confondre les deux nations dans une
seule , il fallait un corps intermédiaire , et la religion
le créa. On peut aujourd'hui crier contre
l'ambition des papes , la turbulence des moines ,
l'avidité des prêtres : le mal qu'ils firent tenait
aux moeurs du temps; le bien qu'ils ont fait tient
à la pureté de la morale religieuse , et dure encore.
Il n'y a point de vérités historiques plus incontestables
, il n'y en a point d'aussi clairement
démontrées, si ce n'est cependant que les Français
n'attendirent pas le règne de la philosophie pour
contester au chef de la religion le droit de disposer
de la couronne du chef de l'état : notre esprit
national à cet égard est la plus belle réponse qu'il
soit possible de faire à ceux qui opposent sans
cesse des déclamations aux faits .
Si l'on réfléchit combien il était difficile de
confondre les vainqueurs et les vaincus , de ne
faire qu'un seul intérêt d'intérêts si directement
opposés , on sentira que les grandes commotions
données par l'ambition du pouvoir sacerdotal
étaient nécessaires dans l'ordre des événemens . Les
passions,
:
BRUMAIRE AN XIII . 200
passions , dirigées dans un autre sens , eussent produit
peut-être de plus grands troubles , sans donner
aucun résultat avantageux ; car enfin les
nations , toutes catholiques alors , se sont conservées
, sont arrivées en même temps à-peu-près au
même degré de civilisation , tandis que la Russie ,
la première séparée de l'Eglise universelle , est réstée
en arrière , et y restera probablement longtemps
encore. Ceci n'est point un effet du liasard ,
et doit aider à reconnaitre combien , dans la
situationbarbare de l'Europe, il était heureux qu'il
y eût un centre commun d'intérêts , et un pouvoir
religieux assez fort pour conduire au même but
tant de nations guerrières , trop disposées à ne
reconnaître d'autre droit que la force.
:
Ainsi cette religion aux ministres de laquelle ont
peut faire des reproches mérités , parce que les
passions des hommes se mêlent à tout , a produit
le plus durable de tous les biens , la liberté pour les
vaincus , la civilisation pour tous ; elle a assis la
société sur des fondemens inébranlables , et la
preuve s'en tire de la facilité avec laquelle nous
revenons à l'ordre après la plus terrible et la plus
inconcevable des révolutions.
Nous l'avons dejà observé , excepté les Romains
l'histoire n'offre aucun peuple négligeant d'implorer
la Divinité dans ce moment si sérieux où un
nouveau chef fait naître tant de nouvelles espérances,
et quelquefois tant de craintes ; exemple qui
prouve que l'excès de la civilisation est le point le
plus près ddee la barbarie. La religion chrétienne ,
instituée pour la sûreté de l'ordre social , mêla ses
cérémonies aux cérémonies du couronnement ; et
le sacre fut rétabli , car son origine est marquée
dans la Bible .
« On croit que Pepin, dit l'auteur que nous
>> analysons , est le premier roi français qui ait
210 MERCURE DE FRANCE ,
>> été sacré ; il le fut une première fois par saint
>> Boniface dans la cathédrale de Soissons ( car la
>>prérogative de sacrer les rois de France ne fut
>> accordée au siége de Reims qu'au douzième
>> siècle , par Louis -le- Joune ) ; il le fut une
>> seconde fois par le pape Etienne III , dans
>>l'église de Saint- Denis. Cet usage est venu des
>> Hébreux. Saül fut sacré le premier par Samuel ;
>> l'Ecriture l'appelle l'Oint du Seigneur : David ,
>> Salomon , les rois de Juda et d'Israël furent
>> tous sacrés à son exemple , et la pratique en
>> dura près de neuf cents ans. Pepin , roi de
>> France, en fit revivre l'usage , et il a duré jusqu'à
>> nos jours : aujourd'hui tous les souverains chré-
>>> tiens sont sacrés . >>>>
Le pouvoir du monarque vient de la nation ;
cette vérité est si palpable que tous les livres faits
pour l'établir sont absurdes ; aussi les sophismes
sont-ils nombreux dans les livres qui ont essayé
d'expliquer les conditions du prétendu contrat
entre les rois et les peuples : qu'est-ce qu'un contrat
qui ne peut être rompu que par la force ;
c'est-à-dire par des révolutions ? Les révolutions
ne se calculent ni ne se justifient : quand elles sont
faites , elles sont faites; c'est tout ce qu'on peut
dire pour et contre elles. Le pouvoir du monarque
vient également de Dieu , parce que tous les pouvoirs
tirent leur force du sien ; cette vérité est de
même incontestable pour tout peuple religieux :
pour les peuples qui n'ont point de religion , il n'y
a rien de vrai. Ainsi le couronnement ne constitue
pas le pouvoir ; il en est la reconnaissance poli-
⚫ tique : le sacre ne constitue pas non plus la puissance
; il en est la sanction religieuse ; c'est ,
suivant l'expression d'Henri IV , le symbole du
mariage saint entre le prince et le peuple. L'homme
qui règne est maître par cela seul qu'il peut prouver
1
BRUMAIRE AN XIII . 211-
son autorité , et contraindre à s'y soumettre ; mais
ce n'est là que le droit de la force , droit incertain
et aussi huimiliant pour les souverains que pour
les peuples. Le couronnement au contraire annonce
la liberté de la nation , et le sacre la stabilité de la
civilisation : c'est dans ce sens qu'il faut considérer
les cérémonies qui accompagnent ces actes mémorables;
et tout indique en effet qu'elles ont été établies
dans cet esprit.
Qui pourrait ne voir que des formules d'étiquette
dans la démarche d'un monarque qui vient se prosterner
devant les autels , qui par cela seul reconnaît
un pouvoir au-dessus du sien , pouvoir divin qui
ne se fait jamais plus fortement sentir aux nations
que quand elles le révoquent en doute ?Pour venger
son nom oublié , on voit à ces époques malheureuses
Dieu
Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur ,
De la chute des rois funeste avant- coureur.
;
Le sacre est , dans toute la force que doit avoir
ce mot , la consécration du souverain; il se donne
à Dieu pour être plus digne de gouverner des
hommes dont le plus humble dans sa fortune est
sorn égal devant le créateur. Après cet acte religieux ,
il reçoit l'anneau gage d'alliance entre la nation et
lui , puis le sceptre signe du pouvoir , puis la main
de justice souvenir d'équité , et enfin la couronne
soutenue d'abord par les ministres de la religion .
Pendant qu'on célèbre la messe , à l'élévation , « le
>> premier pair ôte la couronne de dessus la tête de
>> sa majesté , et la posé sur le prie-dieu; il ne la
>> remet sur la tête de sa majesté qu'à la fin du
>> canon. >> Nous regrettons que le défaut de place
ne nous permette pas de copier le détail des cérémonies
usitées en France ; nous renvoyons les lecteurs
à l'ouvrage même ; ils verront que l'inten
212 MERCURE DE FRANCE.
tion dans laquelle elles ont été instituées doit les
rendre respectables , même pour les esprits les plus
légers .
FIÉVÉE.
Voyage au Cap -Nord par la Suède , la Finlande et la
Laponie; par Joseph Acerbi. Traduction d'après l'original
anglais , revue sous les yeux de l'Auteur par
Joseph Lavallée. Trois volumes in - 8°. , et atlas .
Prix : 27 fr . , et 33 fr. par la poste. A Paris , chez
Levrault , Schoël et compagnie , libraires , rue de Seine ;
et chez le Normant, imprimeur- libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
LES Voyages plaisent et attachent presque toujours ; on
aime à suivre dans les pays lointains les hommes qui y
sont attirés par la curiosité ou par le desir d'acquérir des
connaissances utiles . Leurs aventures , vraies ou fausses ,
captivent l'imagination ; les pays qu'ils décrivent , les
moeurs étrangères qu'ils peignent , l'effet que produisent
sur nous les différences qui existent entre les climats et
les peuples , fixent l'attention , instruisent en amusant , et
excitent un intérêt souvent plus vif que celui des romans
les mieux faits . Il ne faut , pour arriver à ce but , qu'un
certain talent de narration qui consiste à présenter les
objets sous des points de vue favorables. Les écrits dont
nous parlons perdent cetavantage , qui tient à leur genre ,
lorsque les auteurs sacrifient l'obligation essentielle d'être
naturels et vrais à la folle prétention de devenir des poètes
descriptifs ; lorsqu'ils s'expriment sur les choses les plus
simples avec une emphase ridicule et un enthousiasme
affecté ; lorsqu'ils négligent toutes les règles du langage
pour adopter un néologisme plein de prétention et de faux
BRUMAIRE AN XIII . 213
: goût; lorsqu'enfin ils s'abandonnent à de fatigantes digressions
sur les sciences naturelles dont ils n'ont acquis
que des notions superficielles et mal digérées. Ces défauts ,
dont Dupati a donné le dangereux exemple dans ses
Lettres sur l'Italie, n'ont fait que s'accroître depuis : presque
tous les voyageurs modernes les ont poussés à un excès
difficile à concevoir ; ils dominent malheureusement dans
l'ouvrage dont nous avons à rendre compte .
L'auteur , quoique Italien , avait écrit son Voyage en
anglais. Desirant qu'il passat dans la langue française , et
se trouvant à Paris , il a choisi un traducteur qu'il a fait
travailler sous ses yeux . Il aurait pu sans doute prendre.
un meilleur écrivain que M. Lavallée ; mais il est à présumer
que l'auteur et le traducteur se sont réunis par le
même goût , les mêmes opinions politiques et la même
philosophie : un autre collaborateur ne se serait probablement
pas accordé avec M. Acerbi ; il lui fallait quelqu'un
qui eût fait ses preuves dans l'espèce de défauts que
cet Italien considère comme des beautés.
Le traducteur , pour montrer qu'il n'a pas été tout - àfait
nul dans l'ouvrage auquel il a coopéré comme interprète
, n'a pas manqué de composer un avant-propos où il
développe une nouvelle théorie des Voyages . Comme on
peut le présumer , il met cette sorte d'écrits au rang des
ouvrages littéraires les plus importans ; il soutient même
qu'ils ont la plus grande influence sur la politique , laphilosophie
et les moeurs. Cette exagération est excusable ,
dans un traducteur de Voyages : de tout tempsles hommes
ont élevé le plus qu'il leur a été possible les objets de leurs
travaux et de leurs études. Au reste, la théorie de M. Lavallée
est assez singulière . Pour employer ses expressions ,
il divise l'esprit des Voyages en quatre époques : celle où
les philosophes et les historiens grecs allaient chercher
3
214 MERCURE DE FRANCE ,
dans l'Inde les connaissances qu'ils se proposaient d'acquérir
; celle des siècles barbares , si célèbre par les émigrations
des nations entières , celle des Vasco de Gama
et des Colomb ; enfin l'époque du dix -huitième siècle , où ,
suivant M. Lavallée , les voyageurs l'ont emporté sur tous
leurs devanciers par le choix et la rectitude des observations
, par la philosophie des conséquences et par l'utilité
des résultats. Il est à remarquer que , dans cette énumération
, le traducteur ne fait aucune mention des missionnaires
, ces bienfaisans et saints voyageurs qui franchissaient
les mers , pénétraient dans les contrées les plus barbares
, bravaient tous les dangers , supportaient toutes les
souffrances , pour porter aux peuples sauvages une religion
qui , montrant dans une vie future la récompense ou
Ja punition des actions des hommes , leur assure pendantla
courte durée de leur existence sur la terre , les avantages
sociaux qui résultent de sa divine morale. Quoique dans
les ouvrages des philosophes on soit habitué à ces sortes
d'omissions , cependant on ne peut s'empêcher d'être
étonné que M. Lavallée ait passé sous silence des faits qui
tenaient si fortement au sujet de sa dissertation . Il admet
jusque dans les Voyages , le système de la perfectibilité. Il
suffirait , pour le réfuter , de rappeler les ouvrages dont
nous avons parlé en commençant : le mauvais goût qui y
domine , les opinions erronées dont ils sont remplis , la
fausse idée qu'ils donnent des moeurs des peuples , les
conclusions dangereuses que les auteurs tirent de certains
usages qu'ils nous conseillent d'adopter , tous ces défauts
démontrent jusqu'à l'évidence l'erreur de ce jugement.
Qu'importent en effet quelques découvertes en géographie
et en histoire naturelle , quand les ouvrages qui les
contiennent renferment les principes les plus désastreux ?
La détermination précise de la situation d'une peuplade ,
BRUMAIRE AN XIII. 215
du cours d'une rivière , excuse -t- elle ces apologies du
prétendu état de nature , ces idées insociales , ces fausses
conjectures sur l'origine des sociétés , qui remplissent une
grande partie des Voyages modernes ?
Le Voyage de M. Acerbi comprend une partie de la
Suède , de la Finlande et de la Laponie. Les deux premiers
volumes contiennent le récit de ses courses : on y
trouve peu d'observations importantes; ce sont les reflexions
rapides d'un voyageur qui ne fait pas un long
séjour dans le pays qu'il veut peindre : l'emphase et la
déclamation remplacent ordinairement les détails qui auraient
pu intéresser le lecteur. Le troisième volume est
plus digne d'attention ; aussi n'est-il pas de M. Acerbi .
C'est l'extrait d'un ouvrage sur la Laponie , composé par
un ministre protestant , que le roide Danemarck avait envoyé
dans ce pays. Il contient des détails assez curieux sur
les moeurs intérieures , sur l'industrie et sur l'économie
rurale des Lapons : l'auteur annonce qu'il a ajouté quelques
réflexions à l'ouvrage du ministre protestant ; on s'en aperçoit
facilement , sur- tout à l'article de la religion , où M.
Acerbi fait l'apologie du polythéisme ; onsait qu'un dogme
favori des philosophes était que la pluralité des dieux
favorisait la liberté , par la raison qu'en donne un de
leurs docteurs , qu'elle établissait dans le ciel unc espèce
de démocratie ( 1 ) .
Après avoir présenté une idée générale de l'ouvrage de
M. Acerbi , nous nous arrêterons un moment sur les détails.
Nous commencerons par examiner quelques- unes des descriptions
qui en forment la partie la plus considérable ;
ensuite nous passerons aux opinions politiques qui ne sont
pas moins singulières que celles du traducteur. Au moment
(1) Alfieri : Traité de la Tyrannie.
F
216 MERCURE DE FRANCE ;
L
où l'hiver commence à Stockholm, les ponts deviennent
inutiles ; les voitures , les traîneaux et les gens de pied
passent sur les canaux et sur le lac. Voici comment le
voyageur décrit ces pectacle :
« Les glaces font disparaître toutes les barrières que ,
>> pendant l'été , les eaux élèvent entre les habitans . Les
> îles disparaissent ; ce n'est plus qu'une plaine que fran-
>> chissent sans obstacles les traîneaux , les phaëtons , les
>> carrosses , les voitures de tous genres qui glissent, volent
>>> se croisent , se rencontrent , s'évitent et circulent ,
» étonnés pour ainsi dire , autour des vaisseaux que les
>> ondes enchaînées par l'hiver condamnentà l'immobilité .
>> Ce ne sont plus ces navires noblement balancés sous le
>>poids des voiles ; ce ne sont plus ces esquifs , ces yachts ,
>>> ces barques , ces chaloupes dociles à la rame flexible ,
>> qui sillonnent la mobile surface des canaux transpa-
>> rens ; c'est un peuple immense qui s'élance sur ses pa-
>> tins rapides , effleure comme un trait la glace favorable
› à sa vélocité , arrive comme la foudre , passe comme
>> l'oiseau , fuit comme l'éclair , etc. Les eaux dont le
>> cours arrose les écuries du roi et celles qui se préci-
>> pitent sous les arches du pont du Nord , sont les seules
>> indociles à la puissance des hivers : insoumises à la loi
>> générale , elles bouillonnent , elles fument , etc. >>
Le goût , la langue etle bon sens sont également blessés
dans cette description . Il faudrait un commentaire beaucoup
plus long que cette tirade pour en faire sentir tous
les défauts. Jamais les couleurs poétiques n'ont été plus
mal employées ; il n'y a nul accord dans les nuances ; et les
objets que l'auteur veut peindre disparaissent sous le fatras
des grands mots. Quelle image que celle qui présente des
carrosses et des charettes étonnés de se trouver avec des
vaisseaux ! La comparaison d'un peuple immense avec un
BRUMAIRE AN XIII. 217
trait est encore plus singulière. Le mot insoumis inventé
par le traducteur est barbare et dur à l'oreille. Si l'on suit.
un moment M. Acerbi dans son faux enthousiasme , on est
tout étonné de trouver , après une description si pompeuse ,
les écuries du roi qui figurent dans le tableau. Ce défaut
de convenance est inévitable quand on veut prendre un
ton étranger au sujet qu'on traite.
La description du Nord-Cap , objet principal du voyage
de l'auteur , devait être très - curieuse. Quand on brave tant
de fatigues pour arriver à un but , on ne saurait trop démontrer
l'utilité de l'entreprise; nous allons voir les réflexions
que M. Acerbi a apportées de si loin.
« Le Cap-Nord , formidable objet d'une curiosité vic-
>> torieuse de tant d'obstacles , de périls et de fatigues , but
» vraiment colossal d'un voyage aussi long , entrepris
> par le seul honneur de le toucher, et pour qu'il fût dit
>>>une fois sans imposture que des hommes ne s'étaient ar-
» rêtés que là où la terre leur avait manqué ; le Cap-Nord,
>> en s'offrant à nos regards , s'empara de nos facultés :
» à son aspect , notre imagination se sépara de tout ce
» que notre vie laissait derrière elle , et le monde n'exista
>> plus pour nous que dans cette borne du monde . Notre
>> orgueil devint grand de notre succes ; nous nous trou-
» vâmes spectateurs de notre propre audace ; et , foulant
>> cette terre que nul avant nous n'avait foulée , il nous
>> semblait y marcher , non comme hommes, mais comme
>> créateurs . »
Il y a un grand apprêt dans le commencement de cette
tirade ; l'auteur a l'air de se battre les flancs pour être
sublime; malheureusement c'est le moyen de n'être qu'emphatique
. Les grands mots ne sont pas épargnés : Formidable
, colossal, figurent dans la première phrase ; ensuite
, le Cap- Nord s'empare desfacultés de l'auteur ; il
218 MERCURE DE FRANCE ;
sépare son imagination de ce que sa vie laisse après elle &
c'est exprimer d'une manière bien obscure et bien peu
naturelle , l'effet que produit un grand spectacle. Ici l'auteur
convient que c'est l'orgueil qui l'a conduit si loin;
mais au lieu de dire que cet orgueil était grand de son
succès, il devait , pour parler français , dire que son or
gueil s'é ait agrandi. Bientôt il pousse plus loin le délire :
il est spectateur de sa propre audace. Que veut dire cette
expression ? n'est-on pas toujours spectateur de ce que
l'on fait ? Mais ce n'est pas assez : après avoir parlé de son
orgueil , sentiment très humain , et de son audace qu'il
exagère , M. Acerbi se compare à Dieu; cela montre jus
qu'où le déréglement de l'imagination et du goût peut conduire
un écrivain. Cependant , quelques momens après ,
Je voyageur tombe dans des idées plus conformes à sa faiblesse
: le morne spectacle dont il est environné l'attriste ,
et il s'étonne de ce qu'il a pu faire un si long voyage
pourvoir cet affreux pays. Mais bientôt son imagination
se monte de nouveau , et il s'écrie : <<<Mais tel est l'em-
>> pire des mots sur l'entendement humain , que bientôt
n les noms de Cap-Nord , de mer Glaciale , d'extrémité
» de l'Europe , rallumaient encore notre activité , échauf-
>> faient notre imagination , et la main s'emparait des
>> crayons pour dessiner ces masses énormes , formidables
>> pages des annales des siècles ; et dès-lors , tout entiers
>> à l'ouvrage, nous goûtions le charme que cette impo-
* » sante solitude peut offrir à de grandes ames. » Jusqu'à
présent on n'avait pas cru qu'un cap pût être une page
de l'histoire; M. Acerbi nous l'apprend , mais il néglige
de nous enseigner ce qu'elle contient. Il est à remarquer
que l'auteur ne se compare plus à Dieu ; il a la modestie
de ne se mettre qu'au rang des grandes ames : tel est
l'effet que les voyages de long cours peuvent produire
BRUMAIRE AN XIII. 219
sur des têtes philosophiques. Est-il besoin d'aller à l'extrémité
de l'Europe pour faire de semblables déclamations ?
Lorsque M. Acerbi ne s'abandonne pas à son imagination
déréglée , il fait des observations ou frivoles ou minutieuses.
Par exemple , il apprend à son lecteur que les
chevaux suédois ne savent pas l'italien , c'est-à-dire, qu'ils
s'arrêtent lorsqu'on veut les exciter dans cette langue , et
qu'ils marchent lorsqu'on veut les arrêter. Dans d'autres
occasions , il passe avec rapidité sur les objets que l'on
voudrait approfondir. Il parle des académiciens de Stoc
kholm ; mais il se contente de les nommer ainsi que leurs
ouvrages , sans donner aucune idée précise de leurs caractères
et de leurs talens : tout ce qu'il dit sur eux est
vague et peu instructif. (C
C'est en parlant de Stockholm qu'il se livre le plus fré
quemment à ses spéculations philosophiques. Par quelquesunes
de ses réflexions , on pourra juger des autres.
M. Acerbi se plaint souvent du gouvernement suédois ,
qu'il trouve despotique : un des motifs de ses plaintes portè
sur ce que le nombre des journaux est à présent considé
rablement réduit. Selon lui , c'est un signe de décadence
dans les connaissances humaines. A ce sujet , il fait un
parallèle entre la Suède et le Danemarck. « Le contraste ,
>> dit-il , est sensible à cet égard , par le nombre des
>> journaux et autres papiers périodiques qui sortent an-
>> nuellement des presses dans ces deux pays : on en
>> compte jusqu'à vingt en Danemarck , tandis qu'en Suède
> il n'en existe que deux. » Un journal , intitulé Extraposten
, fut supprimé en Suède pour un motifqui paraît
très-léger à M. Acerbi; l'un des rédacteurs avait fait un
dialogue entre Luther et le Diable . « Ce dialogue parut
>> criminel , dit l'auteur , parce que le Diable était trop
>> bon logicien. ». Ainsi l'on trouve déspotique un acte qui
220 MERCURE DE FRANCE ,
apour objet de réprimer un attentat contre la religion du
pays ! Il faut convenir que M. Acerbi a de singulières
idées de la liberté .
Les académies de Stockholm lui fournissent unlongchapitre.
Sa théorie sur les moyens de faire fleurir les lettres
et les sciences est conforme aux principes des philosophes
modernes : il pense qu'une liberté illimitée peut seule les
soutenir , et que la protection du prince n'est ni nécessaire
, ni même favorable à leur avancement. « On ver-
>> rait , dit- il , que la meilleure protection pour les lettres
>> est celle qui dérive du public , et que les sciences se
» détériorent toujours sous l'influence du gouvernement ;
semblables en cela à la sensitive , qui se contracte dès
» qu'on la touche , mais qui prospère, fleurit et étend
>> son feuillage au loin , quand elle est laissée à ses seuls
>>> moyens . » Cette comparaison sort du ton de la discussion.
On pourrait demander quels sont les moyens de
la sensitive ; mais , sans nous arrêter à ces défauts , nous
devons relever l'erreur de cette opinion , en rappelant les
principes consacrés par la raison et l'expérience.
,
L'influence du prince est non-seulement nécessaire ,
mais elle est indispensable pour donner aux lettres et aux
sciences un objet vraiment utile , et pour prévenir les
abus que leur culture mal dirigée pourrait entraîner. La
littérature a jusqu'à un certain point de l'empire sur l'opinion
; l'opinion , quoiqu'elle ne soit pas une puissance
comme on l'a dit plusieurs fois , est un ressort qui ne
doit pas être négligé ; bien conduite , elle rend les mesures
politiques et administratives plus faciles, et par conséquent
plus douces. Il est donc non-seulement de l'intérêt
, mais du devoir du gouvernement , d'étendre son influence
sur la littérature. Les académies n'ont été créées
que dans cette vue ; et les grands prix qui viennent d'être
1 BRUMAIRE AN XIII 221
proposés en France sont un nouveau moyen de donner
aux sciences et aux lettres cette direction qu'elles doivent
avoir dans une société bien constituée.
Nous ne pousserons pas plus loin nos observations ; les
citations que nous avons faites suffisent pour donner une
idée du style et de la philosophie de M. Acerbi. La curiosité
, l'envie de recueillir des renseignemens sur un pays
presque inconnu , peuvent porter quelques personnes à
lire cet ouvrage ; mais les gens de goût , et ceux qui veulent
véritablement s'instruire , le placeront au rang de ces..
déclamations philosophiques qui blessent à chaque instant
la raison et le bon sens par des conjectures hasardées ét
des principes dangereux.
P.
Les Beautés poétiques d'Edouard Young , traduites en
français , avec le texte anglais en regard , par Bertrand
Barrère , de plusieurs Académies , etc. Un vol. in-8°.
Prix : 5 fr . , et 6 fr. 50 cent. par la poste.A Paris , chez
F. Buisson , imprimeur- libraire , rue Hautefeuille ,
n°. 20 ; Delaunay, libraire, palais du Tribunat, nº. 243;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
Si quelques personnes gagnent quelquefois à n'être
pas connues en entier , ce sont assurément ces écrivains
qui, livrés à une imagination fougueuse , marchant
d'écarts en écarts , dépourvus de tout ce qui constitue de
mérite des bons ouvrages , l'ordre et la méthode , n'offrent
de loin en loin que quelques lueurs passagères. Claudien ,
Silius - Italicus ne perdent rien à être ainsi morcelés , et les
pensées de ce Sénèque , dont la lecture est si fatigante ,
plaisent à l'esprit lorsque , détachées les unes des autres ,
222 MERCURE DE FRANCE ,
elles brillent avec plus de variété. Il n'en est pas de même
des ouvrages marqués du sceau de la perfection. Qu'on
essaye de morceler Cicéron èt Virgile , on verra combien
leurs pensées , leurs images , perdent à être isolées. En
effet , c'est que chez eux tout est lié , tout est gradué , tout
s'enchaîne , et que le passage qui précède est toujours en
harmonie avec le passage qui suit. Il n'est donné qu'à peu
d'ouvrages de pouvoir supporter une lecture suivie. Les
beautés d'ensemble sont dans tous les genres les beautés
du premier ordre , et il est bien plus facile de s'élever à une
certaine hauteur , que de s'y maintenir. On lit Cicéron et
Virgile ; on parcourt Sénèque et Claudien .
Ce qu'on a tenté en faveur de l'un de ces corrupteurs du
goût , M. Bertrand Barrère vient de le faire pour un poète
aussi rempli d'anthithèses que le premier , et peut- être
plus boursouflé que le second. Il nous offre aujourd'hui
un choix des beautés poétiques du lamentable Young , du
sombre ministre de Welwin. On se demande d'abord
dans quelle classe doivent être rangées les productions de
cet écrivain. Sont-ce des sermons , des élégies ou des satires
que les pensées de nuit ? Night's Thouglts , car tel est le
titre lugubre de son principal ouvrage. On serait tenté de
les prendre pour des Sermons versifiés , si l'on ne savait
que les sermons , divisés communément en trois points , ne
peuvent se passer d'une certaine méthode , et l'on n'en
trouve aucune trace dans les Pensées de nuit : on pourrait
croire que l'auteur a voulu composer des satires. Des antithèses
, des portraits , une certaine tournure épigrammatique
donnent assez de probabilité à cette conjecture.
Cependant nous croyons que le titre d'Elégies est plus
convenable à ce recueil de lamentations : les teintes noires
duministre anglais ne ressemblent guère , il est vrai, aux
couleurs gracieuses et tendres de Tibulle. On ne trouve
BRUMAIRE AN XIII. 223
pointdans ses vers cette chaleur , cette volupté qui anime
les vers de Properce. Il faut en convenir, et rien assurément
n'est plus éloigné de son ton que l'enjouement de
Catulle ; mais souvenons-nous que Boileau a dit de l'Elégie
, après avoir parlé de l'Eglogue:
D'un ton un peu plus haut , mais pourtant sans audace ,
La plaintive Elégie, en longs habits de deuil,
Sait, les cheveux épars , gémir sur un cercueil.
1
Ainsi donc les Nuits d'Young sont des élégies. Ce n'était
pas une petite affaire que d'assigner un rang à ces productions
extraordinaires , auxquelles on ne peut sans injustice
refuser le mérite de l'originalité.
Il faut convenir qu'il ne nous reste parmi les anciens que
fort peu de modèles de l'élégie plaintive en longs habits de
deuil. La plupart des pièces de Tibulle , de Catulle etde
Properce ne roulent que sur des dépits , des brouilleries
d'amans . Ces poètes s'y plaignent ordinairement de l'inconstance
de leurs maîtresses , de la rigueur d'une séparation
, de la vigilance des argus ; ou bien ils célèbrent les
plaisirs d'une jouissance , ceux qu'on goûte à tromper un
jaloux : en un mot , dans nos idées modernes , le genre
élégiaque et le genre érotique semblent être synonymes . Le
seul Ovide nous a laissé dans ses Tristes qu'il composa
durant son exil sur les bords du pont Euxin , un exemple
de l'élégie renfermée dans sa véritable acception ; c'est-àdire
regrets , chant plaintif, lamentation. Son élégie sur la
mort de Tibulle est justement cette Muse mélancolique
qui , suivant Despréaux ,
Sait, les cheveux épars , gémir sur un cercueil.
Avec quelle sensibilité touchante le poète ne déplore-t-il
pas la perte de son ami ! Il appelle aux funérailles de
Tibulle cette Délie qui fut si chère à son coeur. Il nous
224 MERCURE DE FRANCE ;
montre les Graces éplorées , l'Amour renversant son car
quois: il couvre de larmes et de fleurs l'urne qui renferme
les cendres de ce poète sensible.
Ecce puer Veneris fert eversamque pharetram ,
Etfractos arcus , et sine luce facem.
Aspice demissis ut eat miserabilis alis
Pectoraque infesta tundat aperta manu.
Toutes ces images , de quelque tristesse qu'elles soient
empreintes , sont bien loin d'être lugubres. On y voit ce
mélange de grace et de mélancolie , d'élégance et de simplicité
, qui fait le plus grand charme des élégies de Tibulle.
Dans cette composition touchante , Ovide semble
avoir hérité du génie de l'ami dont il déplore la perte.
Mais ce n'est point ainsi que la Muse funèbre d'Young
sait honorer les morts. Elle ne cherche point à adoucir
l'horreur des cyprès en les entrelaçant de quelques fleurs .
C'est une espèce de folle qui , dans les accès de son humeur
atrabilaire , s'échappe au milieu de la nuit pour aller
courir dans les cimetières et délirer auprès d'un cercueil.
Qu'on se figure un père qui , ayant perdu une fille chérie ,
au lieu d'être accablé de sa douleur, s'amuserait à faire de
la métaphysique auprès de l'objet de ses regrets. C'est là
cependant ce que ne cesse de faire cet Young si vanté pour
sa prodigieuse sensibilité ! Toutes ces idées abstraites
d'éternité , d'existence , de néant , l'intéressent bien autrement
que son Philandre ou que sa Narcissa : le soin qu'il
met , dans sa douleur , à faire preuve de subtilité , absorbe
toutes les facultés de son ame , et nelui laisse pas le temps
de pleurer. C'est en vain qu'on cherche dans lui cet abandon
, ce naturel , cette harmonie douce et plaintive qui ,
seule , force les yeux à se mouiller de larmes. L'intention
de ce poète est plutôt de faire peur que d'attendrir. On ne
trouve le naturel , ni dans ses pensées , ni dans ses images ,
ni
BRUMAIRE AN XIII. 239
NOUVELLES DIVERSE S.
Amérique : Dessalines , a dit- on , signé avec le général
Ferrand une convention par laquelle ce dernier s'engage
à évacuer la ville de Santo -Domingo. Cette nouvelle n'a,
jusqu'à-présent , aucune certitude. Dessalines a formě ,
sous le nomde constituante , une administration composée
de onze membres ; savoir : deux blancs , trois mulâtres et
six nègres ; elle rédigera un code de loi pour les enfans
d'Haïti.
Les journaux anglais avouent qu'un amiral de cette
nation a été envoyé à Dessalines , et a eu plusieurs conférences
avec les nègres , sur la conduite ultérieure qu'ils
doivent tenir à -présent , et sur le genre de gouvernement
qu'ils vont adopter.
On lit dans les papiers de New-York que l'Espagne a
refusé de ratifier la convention faite relativement à la
Louisiane , convention , qui , indépendamment des autres
articles stipulés , allouait aux citoyens des Etats - Unis une
indemnité pour raison des spoliations commises sur leurs
propriétés par le gouvernement et les sujets de l'Espagne.
Les motifs de refus allégués sont : « Que la cession de la
Louisiane a tellement changé la nature des relations entre
les Etats - Unis et l'Espagne , que cette dernière puissance
ne peut ni ne veut ratifier la convention. >>>
Des troubles s'étant élevés dans la Biscaye , le roi d'Espagney
envoie 20 hommes pour les faire cesser.
On mande de Rotterdam : L'escadre russe qui avait
passé le Sund , est retournée à Copenhague ; le reste de la
flotte , consistant en sept vaisseaux de ligne , est rentré
dans le port de Cronstadt. Il n'y a pas d'apparence que la
Russie entreprenne rien contre la France , de cette campagne
, soit par terre , soit par mer .
L'opinion laplus générale et la plus accréditée à Londres ,
est que les diverses tentatives faites à Berlin par la cour
de Suède ont été fort mal accueillies , et que la Russie ellemême
emploiera la saison de l'hiver à mûrir les propositions
qui lui ont été faites par le cabinet de Saint-James ,
relativement à la France .
Du Mont de Marsan. Des lettres nouvellement reçues
de Cadix et passés au vinaigre , annoncent que la contagion
vient de s'y manifester , et que la position de cette
240 MERCURE DE FRANCE.
malheureuse ville est d'autant plus inquiétante , qu'elle
manque de blé.
De Bayonne. On dit que la maladie de Malaga a gagné
Gibraltar , et qu'il y périt beaucoup de monde ; à Cadix
aussi , il en meurt plus ou moins tous les jours ..... Dieu
veuille qu'elle ne s'étende pas plus loin !
PARIS.
Le général Menou , administrateur-général de la
27° division militaire , a reçu la nouvelle officielle que le
pape partira de Rome le 3 novembre , a rivera le 16 à
Turin, et se remettra en route le 18 pour Paris .
Sa Sainteté sera accompagnée dans son voyage par
les cardinaux Caselli , de Petris , Antonelli et Borgia.
S. E. le cardinal Fesch précèdera le Saint -Père .
-S. M. l'empereur ayant accueilli la demande qui lui
a été faite par les fonctionnaires publics et les habitans de
Pontivy, d'échanger le nom que porte actuellement cette
ville en celui de Napoléon-Ville , le préfet du Morbihan
a rendu un arrêté qui fixe au jour du couronnement
l'époque à laquelle la ville de Pontivy prendra son nouveau
nom .
Des affaires de la plus haute importance doivent ,
dit-on , être soumises à la diète de Ratisbonne , aussi-tôt
après les vacances terminées.
«
On lit dans plusieurs journaux l'article suivant :
<<L'empereur de Russie ayant appris que le comte deLille
avail quitté Varsovie , et qu'il se proposait de se rendre en
Russie , où il devait avoir des conférences annoncées d'avance
avec des personnes attendues d'Angleterre , n'a pas
voulu que ces sortes de réunions eussent lieu dans ses
états . S. M. a fait connaître au comte de Lille , qu'ayant
eu des relations suivies avec le gouvernement français ,
ayant signé avec lui plusieurs traités , et ce gouvernement
étant reconnu en Russie depuis le traité de 1801 ,
elle ne devait rien souffrir chez elle qui pût faire penser
que la cour de Russie eût changé à cet égard de système
et d'opinion. >>
-Tous les préfets et sous- préfets de l'empire assisteront
au couronnement , qu'on croit devoir être différé jusqu'au
15 frimaire , pour attendre l'arrivéedu pape , qui ne pourrait
guère être rendu à Paris le 4.

BRUMAIRE AN XIII . 227
1
ment que nous le traitons. Il le trouve , page 6 de la
préface , obscur , abject , inintelligible , entortillé , outré ,
ridicule , guindé , amphigourique , ce qui ne l'empêche
point de le donner comme un modèle , et de dire que ses
poésies bien méditées et bien étudiées , peuvent former de
grands poètes. C'est avec la même logique qu'il nous dit
page 14 , qu'Young est consolateur , que son imagination
est brillante et consolatrico , et page 15 , qu'il désespére .
Tout en convenant des défauts sans nombre de son auteur ,
M. Bertrand Barrère cherche à découvrir les causes de ces
défauts . Il semble vouloir attribuer les écarts d'Young à
la lecture des livres saints dont ce ministre était nourri :
plein de l'éloquence hardie des prophètes et des images
>>-fantastiques des Hébreux , Young , dit - il , avait con-
>> tracté une exaltation habituelle d'imagination de pensées
>> et d'expressions. » Il est difficile d'avancer une conjecture
plus fausse. Rien n'est plus éloigné du ton métaphysique
et entortillé de l'auteur des Nuits , que le style
tout à-la-fois noble et simple de la Bible. Racine n'étaitil
pas plein de cette lecture lorsqu'il fit Estheret Athalie ?
On ne trouve cependant pas dans ces deux ouvrages là
moindre trace de ce mauvais goût dont le poète anglais est
infecté . J. B. Rousseau se nourrissait aussi de la lecture
des prophètes , et ses poésies sacrées sont un des plus
beaux monumens de notre langue. L'Ecriture nous offre
un modèle du genre élégiaque dansles Lamentations de Jérémie
. C'est un chef- d'oeuvre de pathétique et de sublime .
Les images y sont grandes , mais n'ont rien de cette enflure
qu'on reproche aux Orientaux. Les figures y sont vives ,
mais sans ètre brusques. Une tristesse solennelle est répandue
sur toute cette inimitable production. Seul , au milieu
des rues silencieuses de Jérusalem veuve de tous ses habitans,
près de ce temple sacré dont l'herbe couvre déjà les murs ,
P2
228 MERCURE DE FRANCE ,
et qui n'est plus que le repaire des renards et des oiseaux
de proie , le saint prophête se livre à toute la tristesse de
son coeur , amaro animo suspirans et ejulans . Comment
cette ville « naguère pleine de peuple , s'écrie-t- il , est-elle
>> maintenant si solitaire et si désolée ! La maîtresse des
>> nations est devenue comme veuve ! la reine des provinces
» a été assujétie au tribut ! Elle n'a point cessé de pleurer
>> pendant la nuit , et ses joues sont trempées de ses larmes.
>> De tous ceux qui lui étaient chers il n'y en a pas un qui
>> la console : tous ses amis l'ont méprisée , et sont devenus
>> ses ennemis : » Plorans ploravit in nocte , et lacrymæ
ejus in maxillis ejus . Non est qui consoletur eam ex om.
nibus charis ejus . Qu'on lise en entier dans la Vulgate
cette sainte et touchante élégie , on se convaincra qu'il n'est
rien de plus naturel et de plus pathétique.
1
Donnez maintenant à Young un sujet aussi majestueux ,
que de lieux communs , de sentences ne vous débitera- t- il
pas sur la fragilité des choses humaines , sur la destinée
des empires ? Combien de fois ces termes abstraits de néant,
d'existence et d'éternité ne se reproduiront- ils pas dans ses
vers ! L'heureux siècle pour la poésie , que celui d'Homère
et de la Bible ! la métaphysique était encore à créer.
Il ne faut donc chercher d'autre cause de l'extravagance
d'Young que l'extravagance de ses principes littéraires . Cet
auteur affichait un nob'e mépris pour les préceptes de
l'art d'écrire. Il était du nombre de cesgénies sublimes qui ,
pour me servir de l'expression ridicule de Letourneur , ont
dédaigné d'avoir du goût. Young reprochait continuellement
à Pope son respect servile pour Homère , et n'aspirait
qu'au titre d'auteur original. Voici comment il s'en explique
dans un Traité de Littérature que nous avons de lui :
« Nous naissons tous originaux; comment donc arrive- t- il
» que nous mourrions tous copies ? Est-ce la faute de la
4
229
BRUMAIRE AN XIII.
>> nature ? Non. La nature ne crée point deux ames sem-
>> blables en tout , comme elle ne fait point deux visages
>> qui se ressemblent parfaitement. C'est donc la faute de
>> l'homme . La fureur d'imiter efface les caractères distinc-
د
>> tifs dont chaque esprit était marqué. Le monde litté-
>> raire n'est plus composé d'individus qui aient une phy-
>> sionomie propre et une existence personnelle séparée de
>> toute autre. » On n'a pas besoin d'en lire davantage pour
voir où l'auteur en veut venir. L'expérience , au reste,
a prouvé le ridicule de tous ces paradoxes poétiques , qui
cependant ne laissèrent pas que d'être admirés dans leur
temps.
1
Après la préface dont nous venons de rendre compte ,
vient une Notice sur la vie d'Young par J. Evans. On ne
peut s'empêcher de convenir , avec l'auteur de cette notice ,
qu'une teinte de mélancolie ne circule dans les Pensées de
nuit : nous regrettons seulement que le biographe ne soit
pas entré dans des détails plus étendus sur les moeurs
d'Young. Tout ce qui regarde cet homme célèbre a des
droits sur les coeurs sensibles. Comment , par exemple , ne
lirait-on pas avec intérêt qu'Young avait pour coutume
de prendre sa récréation dans le cimetière de la paroisse
dont il était le doyen? Prendre sa récréation dans un cimetière
! Assurément voilà du nouveau. De pareils détails
auraient infiniment enrichi cette Notice. Au reste , les
curieux peuvent consulter la préface de Letourneur.
Je ne doute pas que le jugement qu'on vient de lire ne
paraisse outré à quelques gens de lettres , et qu'on ne m'oppose
l'autorité de Samuel Johnson. Personne ne rend plus
de justice que moi à l'érudition de ce célèbre critique
dont l'Angleterre se glorifie avec raison; mais outre qu'il
ne me serait pas difficile de démontrer que Johnson pensait
d'Young à-peu-près ce que j'en pense , je répondrai que
3
230 MERCURE DE FRANCE ;
quelque vastes que fussent les connaissances de ce critique
, il était Anglais , ce qui est déjà beaucoup pour
n'être pas tout-à- fait , quoiqu'on fasse , un homme de
goût. Par exemple , les amateurs des Satires d'Horace
né se doutent point qu'Young ait surpassé ce poète ; c'est
cependant le jugement que porte Johnson sur les satires
d'Young , intitulées : L'Amour de la Renommée , ou la
Passion universelle. On me permettra de ne pas souscrire
à cette décision , et d'oser penser sans parler d'Horace,
que même notre Boileau , dont il n'est pas fait mention
, pourrait peut-être disputer la palme satirique au
ministre de Welwin .
Je me résume. Young n'était certainement pas dépourvu
d'une espèce de génie , mais il l'était totalement de goût
et de sensibilité. Le naturel est tout dans les ouvrages de
sentiment. Rien n'est moins naturel qu'Young . Cet auteur
est à Tibulle ce que nos dramaturges sont à Racine. Il y a
plus de véritable sensibilité dans quelques vers de ce dernier
, nous ne craignons pas de le dire , que , dans tout
le livre des Pensées de nuit. Je défie qu'on trouve dans les
écrivains Espagnols et dans Lope de Véga lui-même , un
abus plus monstrueux des métaphores , une aussi grande
incohérence dans les images , dans les pensées , dans les
expressions , que dans les ouvrages du ministre anglais ;
encore ce Lope de Vega qui , malgré tous ses défauts , était
un beau génie , peut du moins rejeter une partie de ses irrégularités
sur la barbarie du temps où il écrivait. Young,
contemporain de Pope et d'Addisson , ne saurait avoir aucune
excuse.
Nous allons , en faveur des curieux , donner encore
quelques échantillons de son jargon métaphysique ; nous
les prendrons au hasard dans le choix des prétendues
beautés poétiques de cet écrivain. Veut-il exprimer , par
BRUMAIRE AN XIII . 231
exemple , que l'égoïsme ne donne pas de véritables jouissances
, il vous dira : « Le rayon brillant du plaisir ne
>> donne que de faibles délices , lorsqu'il ne descend sur
>> nous qu'en une seule ligne. L'intensité du plaisir n'existe
>> que lorsqu'il est réfléchi. Les plaisirs réverbérés embra-
>> sent l'ame.» Veut-il vous dégoûter desjouissances qu'offre
le monde , il vous dira « qu'il y a dans le monde une exal-
>> tation de sang , une agitation d'esprit qui ne donne qu'une
» véritable mousse de jouissance, vaine production de votre
» étourdissement. Icice sontde nouvelles espérances semées
>> à chaque heure dans les sourcils sillonnés de l'homme . >>
Le ciel est appelé plus haut la plaque pectorale de l'Etre
supréme, qui est le véritable grand-prétre . En vérité , après
avoir parcouru cet étrange recueil , on est tenté de croire
avec l'auteur , qu'en effet « la lune qui remue l'Océan
>> dans son lit par un flux et reflux constant , et qui purifie
>> l'empire des mers , a une influence morale .... sur la
>> tête de quelques écrivains . >>>
J. ESTINBERT .
SPECTACLES.
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE .
(Rue de Louvois. ) :
1
Lajeune Femme colère, comédie en un acte et en prose ,
de M. Etienne .
La plupart des contes prétendus moraux de Marmontel
sont des bagatelles décemment immorales : il n'y a pas
une mère de famille un peu sensée qui les voulût mettre
ou laisser entre les mains de sa fille ; ils ne pourraient que
lui gâter le coeur et l'esprit , en remplissant l'un d'idées
4
22 32 MERCURE DE FRANCE ,
romanesques , l'autre de notions fausses sur les moeurs que
Marmontel a cru peindre . Madame de Genlis a dit avec
raison : « J'ai vu le monde , et n'y ai rien aperçu de semblable.>>
Saurin nous a également averti que l'école de
ces roués de la capitale , que la province s'imaginait être
celle des gens du bon ton , se bornait à une douzaine de
disciples , à quelques fats bien impudens , et à quelques
femmes perdues. Quant aux contes de madame de Genlis ,
ils ont un but évidemment moral , et leur moindre mérite
est
De toujours devenir des drames en naissant .
4
Tous cependant ne se prêtent pas avec un égal avantage
à cette métamorphose ; mais le Mari instituteur, dont on
a fait et la Femme colère, et d'autres pièces encore qui
vont paraître sur divers théâtres , était pour les suivans de
Thalie une bonne fortune toute arrangée. Madame de
Genlis en a pris l'idée dans une comédie de Shakespeare ,
et en a composé un conte très-agréable , auquel elle a su
donner des formes tellement dramatiques qu'elle n'a presque
rien laissé à faire à ceux qui voudraient le convertir
en comédie . M. Etienne , connu par plusieurs jolies
bluettes , s'en est le premier emparé. Il y a quelquefois
ajouté des traits et des mots piquans .
Cependant la première scène ( qui est de lui ) n'est rien
moins que neuve : elle se passe entre Germain et sa femme,
vieux domestiques d'Emile , et qui , à propos de ses noces ,
'se rappellent leurs très - vieilles amours. Ces froides réminiscences
se trouvent partout ; il y en a une toute pareille
dans un vaudeville intitulé , je crois , la Danse interrompuc
.
Germain et sa femme ont déjà remarqué l'humeur violente
de Rose, leur nouvelle maîtresse ; ce qui n'est pas
aisé à concevoir , car ils ne l'ont vue que de la veille:
BRUMAIRE AN XIII. 233
c'était le jour de son mariage ; et dans un pareil jour ,
outre qu'elle a dû se maîtriser un peu , ils ne doivent
avoir guère eu d'occasion de l'observer. Avant la conclusion
, le frère de la jeune femme , en franc militaire , a
prévenu Emile du seul défaut qui ternisse les aimables
qualités de sa soeur; Emile n'en a pas été effrayé . Lorsque
-son beau-frère , on ne sait trop pourquoi , lui en reparle
encore , il promet de la guérir. L'auteur , à l'imitation de
son modèle , a l'attention de ne pas révéler d'avance au
public la méthode curative du médecin ; en sorte qu'on -
jouit du plaisir de l'attente , et ensuite de celui de la surprise,
lorsqu'on le voit feindre une violence plus grande que
celle de sa femme , et renchérir de beaucoup sur ses emportemens.
Témoin du premier acte de sa colère , il lui dit d'un air
gai , qu'il en est enchanté , que leurs caractères sont
exactement semblables . Sur ce que Rose témoigne son
étonnement , et ne paraît pas fort flattée de cette découverte
, il ajoute très -plaisamment : « On ne dira pas qu'il
>> il y a entre nous incompatibilité d'humeur . »
Je ne m'arrêterai pas sur les ressemblances du conte et
de la comédie , puisqu'il y a presqu'identité , mais sur
leurs légères différences , et sur ce qui paraît appartenir à
M. Etienne .
Rose , effrayée dela trop grande conformité d'humeur ,
remontre très sérieusement à son mari qu'ils doivent tout
mettre en usage pour se vaincre . « Je me suis fait peindre ,
>> dit-elle , et je veux té donner mon portrait. -Ah , ma
>> chère amie ! pourquoi ne me l'avoir pas donné hier ?
> On ne donne pas toutle même jour.- A la bonne heure .
- Quand tu sentirás venir l'accès , jette les yeux sur ce
>> portrait, pense à l'original, et calme-toi.-Excellente
-
234 MERCURE DE FRANCE ;
> idée ! je vais me faire peindre.- Je t'entends , méchant
>>> Emile ! »
Le mari , en présence de Rose , prend querelle avec son
beau-frère , qui est dans sa confidence; ils paraissent au
moment de se battre . Cependant Emile , sorti le premier ,
écrit à son beau-frère qu'il a tort , et que , pour ne pas
porter au comble le malheur de sa femme par les explcsions
d'un naturel qu'il ne saurait dompter , il va s'en
éloigner. Rose adore son mari ; elle est au désespoir.
Germain et sa femme , chassés par les nouveaux époux ,
viennent prendre congé d'elle : ses pleurs coulent ; elle les
conjure de rester , leur proteste qu'ils n'auront jamais à
se plaindre des vivacités de son mari ni des siennes , qu'ils
sont bien décidés à réformer sur ce point le vice de leur
éducation. Les bons serviteurs d'Emile s'écrient qu'avant
son mariage il fut toujours le plus doux des hommes.
Rose alors voit qu'il l'a trompée , en est ravie , n'en sent
que plus vivement ses torts . Son mari qui , de la porte où
il écoutait ( moyen trivial ) , a entendu l'expression de sa
douleur et de ses regrets , se précipite à ses genoux ; Rose
lui dit : « Tu ne m'as imitée qu'un instant , je veux t'imi-
>> ter toute ma vie. » Emile répond qu'on ne se défait pas
en un moment d'une habitude fortifiée par les années ;
mais qu'avec une volonté ferme , un coeur comme le sien ,
et du temps , on en vient à bout. Ainsi les critiques ont
eu tort de reprocher à l'auteur , les uns que la conversion
est trop subite , les autres qu'elle n'est pas assurée. L'intention
de l'amendement est vivement exprimée , ce qui
suffit et ne choque pas la vraisemblance.
M. Etienne a fait une chose judicieuse en supprimant le
personnage d'un ancien précepteur d'Emile , qui , dans le
conte , arrive pour désabuser Rose et lui apprendre que
son mari a toujours été de la plus grande douceur. Il eût
BRUMAIRE AN XIII. 235
été de trop dans une comédie , où il n'en faut jamais introduire
qui ne soit essentiellement nécessaire. C'est une
ilée heureuse d'avoir fait sortir le dénouement des adieux
du bon Germain et de sa femme .
La pièce a eu le plus grand succès et le plus mérité :
elle a de l'intérêt et de la gajeté en même temps ; le dialogue
est rapide , léger , naturel , étincelant d'esprit. Les
rivaux de M. Etienne auront peine à mieux faire . Peutêtre
a-t-il placé la leçon un peu trop près du mariage ;
madame de Genlis la fait donner plus tard. Effectivement,
il est peu vraisemblable qu'un jeune mari bien amoureux
d'une femme charmante , choisisse un lendemain de
noces pour commencer les fonctions d'instituteur. Il prévient
l'objection , mais ne la détruit pas en disant qu'il a
tout calculé ; car c'est justement de ce qu'il s'occupe de
calculs en cet instant , qu'on a lieu de s'étonner.
Clozel et Mlle Adeline ont joué leurs rôles avec une
grande vérité . Quoique la pièce leur doive beaucoup , et
prodigieusement à madame de Genlis , il reste encore à
l'auteur une portion de gloire qui n'est point à dédaigner :
il a su cueillir avec goût la fleur du sujet ; et , en général
, ce qui lui appartient en propre ne dépare point
ce qu'il a emprunté .
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Raison et Folie, vaudeville en un acte et en vers
de MM. Chazet et Sewrin.
Avec une bien moindre dépense d'esprit et de talent ,
les auteurs de cet ouvrage auraient pu en donner un beaucoup
meilleur , s'ils avaient voulu prendre la peine de bien
236 MERCURE DE FRANCE,
1
choisir un sujet et de combiner un plan. Le' précepte
d'Horace :
Cui lecta potenter erit res ,
Necfacundia deserethunc, nec lucidus ordo.
s'applique à tous les genres , à un poëme épique et à une
tragédie , comme à un vaudeville et à une chanson. Lorsqu'on
a rencontré un heureux sujet , et disposé sa fable
avec sagesse , l'exécution devient facile; les idées sortent
du fonds de la pièce , et naissent pour ainsi dire d'ellesmèmes.
Si le fonds est mesquin ou nul , il faut des tours
de force , il faut des prodiges pour couvrir cette nullité
et l'on n'y réussit jamais complétement. Ces réflexions me
sont venues naturellement en voyant jouer ce vaudeville ;
je n'ai pu m'empêcher de me dire : Avec tant de moyens,
on pourrait cependant mieux faire !
7
Le couplet d'annonce , analogue au titre , a été médiocrement
goûté. Les auteurs disent :
:
Si vous approuvez nos folies ,
Nous aurons doublement raison .
:
L'intrigue est si faiblement esquissée , qu'il se pourrait
que je ne l'eusse pas très-bien saisie; en voici cependant ,
je crois , à -peu-près la substance :
:
Dépréval est un misantrope plutôt aigricontre la société
que dégoûté de ses agrémens. Son ami Derville , pour l'y
rattacher , s'entend avec Elise, jeune et jolie veuve qui
aime ce misantrope, ce qui est fort généreux ; car , misan.
tropie même à part , on ne l'a pas fait très-aimable. Il l'est
beaucoup moins que son ami, à qui on serait tenté de de
mander pourquoi il ne travaille pas pour son propre
compte. Celui-ci , aussi joyeux que l'autre est triste , dit :

Qu'il a tant ri , qu'à son trépas
Ses héritiers ne riront pas .
::
Elise, se montrant d'abord sous les traits d'une coquette,
BRUMAIRE AN XIII. 237
vient essayer le pouvoir de ses charmes sur le coeur de
Dépréval ; mais leurs goûts sont diamétralement opposés :
le misantrope n'aime que la campagne , s'il aime quelque
chose ; Elise prétend qu'elle ennuie , même dans les descriptions
qu'on en fait au théâtre :
En faisant siffler les oiseaux ,
On fait siffler la salle entière ;
Et le murmure des oiseaux
Excite aussi ceux du parterre .
Elle ne se plaît qu'à Paris ; le misantrope le déteste. Il est
affreux ! dit-il ; il est charmant ! répond Elise : ce sont
les refreins de quelques jolis couplets.
Dépréval trouve bien quelqu'agrément à Elise , mais
elle a trop de légéreté pour fixer ce grave personnage. Derville
lui conseille de s'attacher à Ernestine , dont le caractère
est plus analogue au sien.
Elise paroît sous le nom d'Ernestine , avec une autre
toilette et un voile fort transparent ; néanmoins Dépréval
ne la reconnaît pas. La fausse Ernestine parle raison ,
sentiment ; le misautrope ému regrette qu'Elise ne pense
pas comme elle. Bientôt elle fait place à Derville , qui vient
raconter à son ami un trait de bienfaisance d'Ernestine.
Alors la misantropie est vaincue , et Dépréval veut épouser.
Pour l'enflammer davantage , Derville déclare que lé
voyant décidé à bouder le genre humain tout entier , ila ,
lui , fait sa cour à Ernestine , et qu'il est son rival. Ils
partaient pour aller vider la querelle , lorsqu'Ernestine vient
la terminer. Derville la cède à son ami , en lui avouant
son officieux artifice ; et Dépréval est agréablement sur
pris en voyant qu'Elise et Ernestine ne sontque la même
personne , dans laquelle il trouve réunies la raison , la bienfaisance
, et une aimable légéreté.
Les vers m'ont paru très-bien tournés , et les couplets ,
238 MERCURE DE FRANCE ;
en général , ingénieux et faciles. Madame Belmont a joué
avec sa grace ordinaire , et M. Julien avec beaucoup d'aisance
et de vivacité. Son rôle d'ami , qui n'aurait dû être
que secondaire , est plus marquant que celui de Dépréval ,
personnage assez peu caractérisé , qui a plutôt l'air d'un
boudeur que d'un misantrope.
Le succès a été complet. Il y avait dans la sale , à
ce qu'il m'a semblé , beaucoup de spectateurs officieux ,
qui ne l'ont pas fait , mais qui n'y ont pas nui , et sans
lesquels il eût été moins brillant.
ΑΝΝΟNCES.
Histoire raisonnée des maladies observées à Naples pendantle
cours entier de l'année 1764. Par Michel Sarcone , médecin directeur
de l'hôpital du régiment, suisse de Jauch; traduite de l'italien ,
par F. Ph . Belay , docteur en médecine . Un vol. in-8°. de près de
500 pages . Prix : 3 fr. pour Paris , et 4 fr . par la poste. A Paris
Chez Brunot , libraire , rue de Grenelle-Saint-Honoré ; et à Lyon,
chez Reymann et comp., libraires , rue Saint-Dominique.
,
Le Bouton de rose, ou les Etrennes à la Beauté , second volume
de la collection , orné d'une jolie gravure. Prix : 1 fr. , et 1 fr. a5 c.
par la poste.
A Paris , chez Pillot aîné , lib . , sur le Pont- Neuf, n. 4.
Les amateurs trouveront dans ce recueil les noms de MM. Armand-
Gouffé , Antignac , Dupaty , Chazet, Favart , Pis . Radet , Ségur,
madame Perrier , etc. On trouve chez le même libraire le Chansonnier
des Dames , ou Etrennes de l'Amour , cinquième volume de
la collection in- 18 , fig .; même prix. Les Bouquets de Famile , ou
Choix de chansons pour fètes , mariages , etc. , ainsi que des collections
complètes , et au même prix chaque volume .
Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos , le marquis de
Villarceaux , et mad . de Maintenon . Nouvelle édition. Prix : 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. 25 cent. par la poste .
A Paris , chez Renard , libraire , rues de Caumartin , n. 750 , et de
l'Université , n . 922 .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
Six trios nouveaux et faciles pour deux violons et basse ; la basse
ad libitum . Par Prot , musicien du Théâtre Français de l'empereur .
OEuvre XIII . Prix : 4 fr . 50 с.
A Paris , chez l'auteur , rue du Théâtre-Français , près de l'Odéon ,
n. 17; et Decombre , marchand de musique, quai de l'Ecole , n. 14.
RAP.FBA
BRUMAIRE AN XIII .
ni dans ses expressions. Le tintement d'une cloche damonte
peut assezbien donner l'idée de l'harmonie des vers anglais
enun mot, les tableaux qu'Young met sous vos yeux sont
plutôt dignes d'un fossoyeur que d'un poète. Ce n'est pas
que quelquefois il n'étonne l'imagination par des éclairs de
génie; mais il ne touche presque jamais par des traits de
sentiment. Ses pensées de Nuit sont aussi ténébreuses que
la nuit elle-même. A ces mots d'éternité , de néant qu'il a
toujours à la bouche , l'esprit du lecteur se trouble et se
remplit de nuages; il finit par ne plus suivre le poète qui
dogmatise en pure perte. La tête est fatiguée et le coeur
n'est point ému .
Tel est l'écrivain dont M. Bertrand Barrère nous offre
aujourd'hui les beautés poétiques , et pour lequel il réclame
notre admiration . J'ouvre le livre au hasard , et
j'avoue que je suis étrangement surpris de voir citer
comme des modèles de sublime et de pathétique les passages
suivans : D'abord , c'est l'Eternité qui , « d'un air
» décidé , tourne la masse énorme de sa clef de diamant
> dans les inextricables ressorts de la destinée , et rive
>> fortement les verroux de l'une et de l'autre demeúre , et
>> qui du haut des balcons de cristal du ciel , jette cette
>> clef à travers les profondeurs de l'obscurité, à dix mille
>> milliers de brasses , pour s'y rouiller , et ne plus jamais
>> en r'ouvrir les portes. >> A cet étrange galimatias on est
tenté de poser là le livre pour ne plus jamais le reprendre .
Mais je continue , et voilà que je rencontre « l'ombre im-
» mense d'un monde défunt , couronné d'une guirlande
>> boueuse. » Après cette apparition , un spectacle bien
singulier vient frapper més regards . La scène change. Je
me trouve sur les bords de l'Océan ; j'aperçois des rochers ,
dos bancs de sable , et parmi tout cela , des pensées qui
mettent à la voile et qui vont en croisière.-Ici c'est la
P
1
226 MERCURE DE FRANCE ;
1
>> vie myope qui , à travers des percées appelées organes ,
>> lorgne la lumière ,>> tandis que je cherche à pénétrer le
sens de ces mystérieuses paroles : « les vingt mille portes
>> de l'éternité s'ouvrent larges comme trois fois de l'Indus
» au Pôle glacé , avec des bannières ondoyantes comme la
» queue de la comète , avec des clairons plus bruyans que
>> la mer agitée par les tempêtes , avec un son aussi écla-
>> tant que le souffle éternel peut le produire , vomissent
>> des milliards d'hommes , de potentats , de puissances ,
>> de lumières , de ténèbres dans un champ mitoyen. » Il
semblerait que ces extravagantes hyperboles ne peuvent
sortir que d'une tête orientale . C'est pourtant un auteur du
Nord qui parle ainsi , et un auteur contemporain de Pope et
d'Addisson . Remarquez que tous ces morceaux font partie
des beautés d'élite du poète anglais , et que je les prends
au hasard . Que serait-ce si j'allais fouiller dans ses oeuvres
complètes ! Mais je laisse là un moment l'auteur pour
m'occuper de la traduction.
Les principes que M. Bertrand Barrère cherche à établir
dans sa préface , ne sont rien moins qu'orthodoxes : il prétend,
par exemple, que l'on doit traduire les poètes en prose
plutôt qu'en vers. Ce paradoxe du dernier siècle a été trop
bien réfuté pour que nous ayons besoin de le faire ici. Suivant
l'usage établi , le nouveau traducteur dit beaucoup de mal
de ceux qui l'ont précédé. La version de Letourneur lui
paraîtfaible , inexacte , décolorée . Nous sommes loinde
penser ainsi : Letourneur , à la vérité , est infidèle , mais
l'infidélité est un mérite en traduisant un écrivain aussi
bizarre qu'Young. Les couleurs de son pinceau ne peuvent
que gagner à être adoucies ; et c'est rendre un véritable
service à cet auteur que de le mutiler. Au reste, il faut
dire que M. Barrère ne se dissimule point les défauts de
son modèle. Il traite Young pour le moins aussi sévère(
Nº. CLXXIV. ) 12 BRUMAIRE an 13.
( Samedi 3 Novembre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
RE
DIALOGUE
INTRE VIRGILE ET HORACE , AUX CHAMPS ELYSÉES.
Ан
:
(D'après Fénélon.)
VIRGILE.
H ! que nos jours ici coulent avec douceur !
Ce n'est que dans ces lieux qu'on trouve le bonheur.
Ces fleurs et leurs parfums , cette douce verdure ,
Le murmure enchanteur de cette onde si pure ,
Les oiseaux , de ces bois aimables habitans ,
Qui célèbrent en choeur cet éternel printemps....
HORACE.
Fort bien , continuez : je vois , mon cher Virgile ,
Que vous allez nous faire une charmante idylle ;
N'en demeurez pas là : déjà pour vous ouïr
On voit de tous côtés les Ombres accourir.
Q
242 MERCURE DE FRANCE ,
1
;
VIRGILE.
C'est m'avertir à temps , et je me tais bien vîte ;
On ne fait plus de vers au-delà du Cocyte :
Homère , Théocrite , Hésiode , Ennius
Chantent leurs anciens vers , mais n'en composent plus.
Les vôtres sont encor les délices des sages ,
Ils ont bravé du temps l'effort et les ravages.
Vous prévîtes leur sort; avec sécurité
Vous nous disiez : J'écris pour l'immortalité.
Le temps a confirmé cette belle espérance .
HORACE.
Ah ! de nos deux talens je sens la différence .
Il faut que je vous aime autant que je le fais ,
Pour ne point envier vos immortels succès ;
Vos vers sont ravissans , et le dieu du Parnasse
D'abord après Homère a fixé votre place.
VIRGILE.
Nos Muses , croyez- moi , n'ont rien à s'envier ;
Pour arriver au Pinde , il est plus d'un sentier.
De vos talens divers j'admire la richesse ,
De votre esprit fécond l'étonnante souplesse ;
Tour- à-tour véhément , sublime , gracieux ,
Versant à pleines mains un sel délicieux ,
Observateur profond , moraliste agréable ,
Des travers des humains censeur toujours aimable ,
Mêlant le badinage à l'austère raison ,
Il n'eût tenu qu'à vous d'élever votre ton ,
De traiter l'épopée , et de mettre en pratique
Les savantes leçons de votre Art Poétique.
HORACE.
Qui plus que vous charma par la variété ?
Qui pourrait égaler votre naïveté ,
Votre aimable douceur, vos graces séduisantes ,
BRUMAIRE AN XIII. 243
Et des travaux des champs vos peintures riantes ?
Dans l'Enéide enfin , vous avez transporté
Le bel ordre d'Homère et sa sublimité ;
Son génie en vos vers brille et semble revivre.
VIRGILE.
Ah ! de loin seulement j'ai tâché de le suivre.
HORACE .
Vous n'avez point d'Homère emprunté le secours
Pour chanter de Didon les touchantes amours ;
Ce charmant épisode est à vous sans partage.
VIRGILE.
Trop d'inégalité dépare mon ouvrage.
J'avais de le brûler donné l'ordre en mourant.
HORACE.
Mais Auguste prévint un malheur aussi grand.
S'il eût assez vécu , l'auteur des Géorgiques ,
Cet esprit si fertile en beautés poétiques ,
Eût fini l'Enéide avec les mêmes soins .
Sans doute il l'aurait pu ; pour moi , j'estime moins
Cette grande recherche et cette exactitude
Qu'on obtient par l'effort d'une pénible étude ,
Que le jet du poëme et sa mâle beauté ;
Et pour ne déguiser en rien la vérité ,
Si vous n'égalez pas toujours , mon cher Virgile ,
Les sublinies tableaux du grand peintre d'Achille ,
C'est pour être moins fort , moins simple et plus poli.
Jamais par l'ornement son trait n'est affaibli ,
Rien ne nuit à l'effet de sa grace ingénue ;
Il offre la nature à nos yeux toute nue.
VIRGILE.
De quelques ornemens j'ai recherché l'éclat
Pour contenter le goût d'un peuple délicat ,
Q2
244 MERCURE DE FRANCE ,
Epris des arts , du luxe et de la politesse ,
Et des antiques moeurs proscrivant la rudesse.
De la simple nature heureux imitateur,
Homère semble avoir oublié le lecteur.
Asaisir ces grands traits je fus bien moins habile.
HORACE.
On reconnaît toujours ce modeste Virgile ,
Qui , fuyant les honneurs , préférait à la cour
La douce obscurité d'un champêtre séjour.
Je n'ai point épargné votre divin poëme ;
Sur mes vers sans détour expliquez-vous de même,
Dites-moi leurs défauts , j'aime la vérité.
VIRGILE.
Eh bien , je vais la dire avec sincérité.
Dans vos Odes j'ai cru remarquer des pensées
Qui ne sont pas toujours heureusement placées ,
Et trop loin du sujet vous semblez les chercher.
Il aurait mieux valu , je crois , les retrancher :
Il est quelques endroits qui manquent d'harmonie.
J'ai souvent admiré votre adresse infinie
Arendre un sens profond avec briéveté :
Votre touche séduit par sa vivacité;
Mais l'art se fait trop voir dans de certains passages,
HORACE.
La plus douce harmonie embellit vos ouvrages.
Elle touche , elle enchante , et je suis peu surpris
Qu'à cette qualité vous mettiez un grand prix: .....
VIRGILE.
Trève de complimens , cessons , mon cher Horace ;
Depuis assez long-temps nous nous louons en face ,
Et pour d'honnêtes gens cela n'est pas très-bien ;
Nous aurions dû finir plus tôt cet entretien.
ParLOUIS BARRUCAND, étudiantenbelles-lettres àGenère.
i
BRUMAIRE AN XIII . 245
LA CAMPAGNE APRÈS UN ORAGE.
Un silence léger règne encor dans la plaine ;
Les nuages pressés surchargent l'orient ,
Et le soleil vers le couchant ,
Cédant au penchant qui l'entraîne ,
Console encor ces bois d'un rayon expirant.
Naguères ici sur la pierre ,
Le ciel , d'accord avec mon coeur ,
Semblait soulager ma misère :
Je voyais la nature entière
Trembler sous les dieux en fureur ,
L'éclair étincelant embraser l'atmosphère ,
Les torrens égarer leurs ravages profonds ,
Le nuage , entr'ouvert par les vents vagabonds ,
Lancer en longs éclats les flots et le tonnerre .
Je l'avoûrai , mon fol orgueil ,
Mon ame , hélas ! dans cet orage ,
Aimaient à trouver leur image ,
Avoir s'associer l'univers à leur deuil ;
Et maintenant qu'un doux murmure
Succède aux vents impétueux,
Et que l'oiseau , sous la verdure ,
Reprend ses sons harmonieux ;
Quand tout sourit dans la nature ,
Morne et couché sur ce coteau ,
Cet aspect aigrit ma blessure ,
Je repousse cette peinture ,
Etma douleur sert d'ombre à ce tableau.
J. M. CORRENT - LABADIE.
TRADUCTION DE MÉTASTASE.
Tu te prétends jalouse , Irène ;
Mais dans ton coeur si je sais voir ,
( 3
246 MERCURE DE FRANCE ,
۱
Il est jaloux de son pouvoir ;
L'amour ne cause pas sa peine.
Loin d'aimer un pauvre captif ,
Tu n'aimes qu'à river sa chaîne.
T'enlever un coeur fugitif,
C'est blesser ton ame hautaine .
Si tu perdais de ta beauté
Achaque inconstance nouvelle ,
J'espérerais te voir fidelle ;
Mais qu'espérer , en vérité ,
Si tu parais toujours plus belle
A chaque trait de cruauté ?
Auguste DE LABOUÏSSE.
L'AUTEUR FAMÉLIQUE.
SOUVENT à jeun , quoique gourmand ,
Mons Cadédis imagina , pour vivre ,
De répandre publiquement
Un pamflet saugrenu sur le gouvernement.
Déjà partout courait le méchant livre,
Et notre auteur au ventre creux ,
Allait criant : << Sandis qué jé suis malheureux !
>> Vingt créanciers au moins sont là pour mé poursuivre ;
>> Depuis huit jours la famine mé poind ;
>> Et la Vastille , hélas ! n'arrive point . >>>
PONCET - DELPECH , ex- constituant et ex-législateur.
MORALITÉ .
POURQUOI Se plaindre que l'Envie
Sur nous distille son poison ?
Au fer d'une lance ennemie
Télèphe dut sa guérison.
KÉRIVALANT.
BRUMAIRE AN XIII. 247
ENIGME.
SANS consumer les coeurs , nous les pouvons brûler ;
Nous sommes les flambeaux et les miroirs des ames ,
Dont les vifs sentimens s'expriment par nos flammes ;
Et dans notre silence on nous entend parler.
LOGOGRIPH Ε.
Je fus reine autrefois , si l'on en croit la fable ;
Mais par un sort bien déplorable ,
-
Je me vis tout- à -coup transformée en oiseau ,
Et les effets de ma métamorphose
M'ont enlevé trône , sceptre et bandeau.
Je vous en dirais bien la cause ,
Si je pouvais m'expliquer ; mais je n'ose .
Apprenez toutefois que , pendant la chaleur ,
J'habite les champs ou la ville :
Je m'y bâtis , en architecte habile ,
Un abri peu coûteux , et de mince valeur ,
Mais dans lequel mollement je repose ,
Sans rien appréhender des ruses d'un voleur.
Je marche sur dix pieds : si l'on me décompose ,
J'offre au lecteur un féroce animal
Dont les rugissemens font trembler la Lybie ;
Je donne encor ce précieux métal
Qui cause bien souvent les tourmens de la vie .
Viennent après deux villes d'Italie ;
Ce qui rend immortel le lyrique Rousseau ;
Le contraire de blanc; deux fleuves de la France ;
Un acte de la bienfaisance .
Paraît ensuite cet oiseau
Dépeint par le bon Lafontaine ,
30
4
248 MERCURE DE FRANCE ;
Monté sur ses grands pieds , emmanché d'un long cou ,
Avide de poisson qu'il trouve de son goût ;
La veille d'aujourd'hui , qui fuit et nous entraîne ;
Des oisillons le modeste berceau ;
Un prince qui donna des lois à Syracuse ,
Pays , dit- on , où la nymphe Arethuse ,
Fuyant un séducteur , fut changée en ruisseau ;
Une île qui se trouve auprès de la Vendée ;
Un petit animal surnommé le dormeur ,
Des fruits de nos jardins rusé dévastateur ;
La plante qui nous vient des plaines de Judée ,
Dont le tissu procure un léger vêtement
Qui sert à la pudeur de voile et d'ornement.
On trouve enfin , sans faire un effort de génie ,
Deux fleuves dont les eaux traversent des pays
Différens par leurs moeurs , leurs lois et leurs habits :
L'un coule vers le Nord , en quittant l'Helvétie;
L'autre arrose l'Egypte , et vient d'Abissinie.
A
LECHESNE , employé.
CHARADE.
PARMI les commerçans on connaît mon premier;
En voyage toujours on foule mon dernier ;
Aujourd'hui sans scrupule on vous fait mon entier.
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Rivière.
Celui du Logogriphe est Ruse , où l'on trouve rue.
Gelui de la Charade est Sage-femme.
BRUMAIRE AN XIII. 249
L'Enéide , traduite en vers français par J. Delille.
Quatre volumes in-8°. , figures , avec le texte.
Prix : 24 fr. , et 30 fr.; grand in- 18 , 14 fr . ,
et 17 fr.; idem quatre vol., petit in- 18 , 10 fr. ,
et 12 fr. par la poste. A Paris , chez Giguet et
Michaud, imprimeurs-libraires , rue des Bons
Enfans ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, des rue Prêtres Saint - Germain
l'Auxerrois , nº . 42 .
(Séptième extrait.)
-
CEUX qui sont déterminés à tout admirer dans
un homme célèbre , regardent la critique la plus
mesurée comme une espèce de profanation; mais ,
en matière de littérature comme sur tout autre
sujet , la probité la plus exacte doit présider à nos
jugemens. Il n'est pas plus permis de se jouer de
la réputation des livres que de celle des personnes ,
quoique les conséquences en soient différentes. Si
ce journal peut prétendre à quelqu'avantage , c'est
celui de ne rien sacrifier à la légéreté de l'humeur,
et d'être plus éloigné qu'aucun autre de critiquer
ou de louer sans un examen approfondi.
Dans le jour sous lequel nous envisageons la
dernière moitié de l'Enéide, il est aisé de voir
qu'en démontrant son imperfection , la gloire de
Virgile demeure à couvert de tout reproche. Nous
nous flattons de l'avoir sauvée par une distinction
également juste et honorable ; car si l'on fait voir
que les derniers chants de sa muse offrent partout
les semences des plus grandes beautés , il faut
aussi convenir que le temps ne lui a pas permis de
leurdonner tout le développement et l'éclat qu'elles
pouvaient recevoir d'une si habile main. L'opinion
que j'ai avancée touchant ses caractères porte sur
1
250 MERCURE DE FRANCE ,
ces deux points. Je ne puis les regarder que comme
les premiers traits d'une invention heureuse et
brillante. C'est l'esquisse d'un grand maître , qui
donne l'idée d'un tableau magnifique , mais qui
ne saurait en tenir lieu .
Ce qui fait la force et la beauté d'un caractère ,
ce n'est ni la perfection morale que le poète peut
donner à son héros , ni le lustre momentané qu'il
peut tirer d'une action éclatante; son mérite est
d'être soutenu constamment dans la vérité de son
naturel , malgré la diversité des scènes et des passions
qui le mettent en oeuvre. C'est l'idée qu'Horace
nous en donne dans son Art Poétique :
Servetur ad imum,
Qualis ab incepto processerit, et sibi constet.
Je ne m'arrêterai pas à montrer pourquoi le
caractère d'Enée , quoique plus moral que celui
d'Achille , est cependant moins intéressaanntt.. C'est
'une opinion assez généralement reçue , etil serait
étranger à mon sujet d'en dire les raisons. Mais
pour peu qu'on veuille pénétrer dans le principe
qui vient d'être établi , on reconnaitra qu'il n'y a
point de caractères proprement dits dans les derniers
livres de l'Enéide.
L'amitié de Nisus et d'Euryale pouvait fournir
de plus grands embellissemens , et devenir une
source d'intérêt plus profonde , si le poète en eût
fait des guerriers du premier ordre , et qu'après
les avoir peints sous des couleurs si intéressantes ,
il les eût conservés pour orner la scène des combats.
Ces deux jeunes gens ne font que paraître èt
briller un moment. Leur mort généreuse et prématurée
forme un épisode très-touchant et supérieurement
écrit ; mais enfin ce n'est qu'une belle
scène , et il y a loin de là à la peinture savante
des caractères.
Mézence et Lausus sont des personnages d'une
BRUMAIRE AN XIII. 251
conception encore plus forte , mais qui ne sont pas
mieux développés. Le poète ne les a mis en action
que dans une seule aventure , où ils périssent tous
deux. C'est une belle idée d'avoir donné un fils
aussi aimable et aussi vertueux que Lausus à un
monstre tel que Mézence. Ce jeune homme , qui
n'est attentif qu'aux dangers de son père , le couvre
de son bouclier , au moment où le prince troyen
va le percer de son épée ; mais lui- même est
frappé du coup mortel qu'il a détourné. Je ne
sais s'il convenait d'immoler ainsi par la main
d'Enée cette touchante victime de la piété filiale ;
le poète devait au moins honorer sa valeur par
un combat. Enée , au contraire , le tue sans résistance
, après avoir témoigné quelque compassion
pour sa jeunesse. On est révolté de ce dénouement;
et il faut que Virgile ait deviné l'impression
qu'il devait faire , car il n'a rien oublié pour
l'adoucir et réconcilier le lecteur avec son héros .
Y a-t-il réussi ? c'est ce que je n'oserais décider.
La situation était délicate , et il fallait un grand
art pour ménager une transition naturelle entre la
violence et la pitié ; mais du moins Virgile ne s'est
pas jeté dans des sentimens outrés et romanesques.
C'est ici que M. Delille devait se rendre attentif
au beau naturel et à la profonde justesse de ce
grand poète .
Lorsqu'Enée voit la pâleur de la mort se répandre
sur le beau visage de Lausus , cette triste
image d'un fils qui s'est sacrifié pour son père ,
le trouble et l'attendrit.
Etmentem patriæ subiit pietatis imago .
Ce retour est naturel; mais il ne passe pas toutà-
coup de la fureur de la guerre au dernier degré
de l'attendrissement. Virgile se contente de le
faire soupirer ; ingemuit miserans graviter. M. le
252 MERCURE DE FRANCE ,
Traducteur qui n'a pas trouvé que ses soupírs
fussent assez tendres , le fait fondre en larmes. Je
laisse à juger la figure que fait Enée , au milieu
d'unchamp de bataille, en baignant de ses pleurs
les beaux yeux d'un ennemi qu'il vient de percer ;
car c'est dans cette situation incroyable que la traduction
nous le représente .
Lui-même il le soulève , et baigne encor de pleurs
Ce beau corps , ces beaux yeux privés de la lumière ,
Et ces cheveux sanglans traînés dans la poussière.
N'est- ce pas perdre toute mesure , et pousser la
sensibilité jusqu'à cet excès , qui la rend ridicule?
ne semble-t- il pas voir Candide qui retire son épée ,
en pleurant , du corps du jésuite qu'il a étendu
roide mort ?
M. Delille se seroit-il flatté de relever par une
vaine enflure la simplicité noble avec laquelle Enée
s'exprime dans cette circonstance ? Qu'y a-t-il de
plus vain et de plus froid , que d'aller chercher de
grands tours oratoires , pour exprimer un sentiment
qui s'échappe d'un coeur troublé ? Pense-t-on
àdéclamer lorsqu'on parle à un homme mourant ,
à un homme qu'on a tué? lui dit-on avec emphase
:
Assemblage touchant de grandeur et de charmes!
Ton ennemi répand .... sur toi des larmes.
Mettez - vous dans la situation de Lausus , et
jugez de l'effet d'une pareille déclamation. Quel
abus de l'éloquence ! ô fausse grandeur ! malheureuse
sensibilité de théâtre ! N'avez-vous que cette
consolation à donner à un ennemi qui rend le
dernier soupir ? Lorsqu'on a la mort sous les yeux ,
ce n'est ni de grandeur, ni de charmes, c'est de la
misère de l'homme qu'il faut parler. Virgile l'a
biensenti. Toutes ses paroles ont un accent de vérité
qui saisit.
BRUMAIRE AN XIII . 253
Quid tibi nunc , miserande puer, pro laudibus istis?
Quid pius Æneas tanta dabit indole dignum?
Il n'y a pas là de grands mots : « Malheureux
>>jeune homme! que puis -je maintenant pour toi?
>> De quel prix la piété d'Enée peut-elle récom-
» penser tant de vertus ? » M. Delille ajoute :
Et comment consoler un héros qui n'est plus !
Il est inconcevable qu'il mette dans la bouche
d'Enée une réflexion qui serait propre à tourner
en ridicule'les consolations qu'il s'efforce de donner
à un mourant.
Ces armes qui devaient, hélas ! mieux te défendre.
Voilà un hélas bien placé ! Sied-il à Enée de se
plaindre de la faiblesse d'une armure dont il aprofité
pour percer son ennemi? peut-il prendre plaisir
à se rappeler ces circonstances ? une pitié noble
admet- elle de pareils raffinemens ? Voilà où conduit
l'étrange manie de vouloir orner la judicieuse
simplicité de Virgile. Arma , quibus lætatus , habe
tua. « Conserve ces armes qui faisaient ta joie. »
C'était lui accorder les honneurs de la guerre , et
il y joint ceux de la sépulture :
... Teque parentum
Manibus et cineri, si qua est ea cura, remitto .
Il semble que le caractère de Mézence ne se
soutienne pas jusqu'à la fin de la scène. Lorsqu'il
apprend la mort de son fils , il témoigne tant de
sensibilité , il a des remords si touchans , qu'on
est près de pleurer avec lui ; il se montre même
capable d'une sorte de générosité et d'héroïsme;
il ne veut pas survivre à Lausus. Quoique dange
reusement blessé , il retourne au combat , où
Enée le tue. Il meurt avec noblesse , et demande
pour toute grace au vainqueur d'être réuni à son
fils dans le tombeau. Qui pouvait s'attendre à une
si belle finde la part d'un prince qui, conséquent
254 MERCURE DE FRANCE ,
dans sa barbarie , se glorifiait d'être à la fois le
fléau des hommes et l'ennemi des dieux ? Contemptor
Superum Mezentius.
Ce qu'on peut conclure de là, c'est que Virgile
n'a cherché dans cette aventure que l'agrément
d'une scène épisodique , et qu'il n'a point songé à
peindre les moeurs. Mais il est facile de juger combien
deux caractères , relevés par un contraste si
brillant , pouvaient fournir de scènes d'un intérêt
supérieur , si le poète ne s'était pas resserré dans
un champ si étroit. Ici , la force de l'invention et
la faiblesse de l'exécution se font sentir tout ensemble.
Je n'ai pas plus d'empressement à faire
remarquer l'une qu'à faire admirer l'autre ; et je
crois me renfermer dans de justes bornes en m'éloignant
également de l'enthousiasme qui ne voit
que des beautés , et du mépris qui n'aperçoit que
des défauts. M. de La Harpe a passé si légèrement
sur l'Enéide , dans son Cours de Littérature ,
que la raison ne permet pas d'invoquer ici l'autorité
de ce grand critique , en même temps que le
respect nous défend de relever quelques erreurs
qui lui sont échappées dans une foule de vérités
utiles.
,
, M. Delille qui , en sa qualité de traducteur
voit tout avec les yeux de l'admiration , s'extasie à
tout moment sur des merveilles que je n'ai pas le
bonheur d'apercevoir. Il a déjà trouvé que Latinus
devait manquer de caractère parce qu'il
était vieux. Il trouve maintenant que Lavinie n'en
devait pas avoir davantage , parce qu'elle était
jeune. Il force ainsi la vieillesse et la jeunesse à
s'accorder pour lui fournir la même excuse. Cela
est adroit ; mais il s'agirait de savoir si ce sont des
personnages dignes de figurer dans un poëme héroïque
, qu'un prince faible qui ne sait gouverner
ni sa femme ni son royaume , et une honnète fille
BRUMAIRE AN XIII. 255
qui est prête à recevoir le mari qu'on voudra lui
donner. Car tout ce que Virgile nous apprend de
cette Lavinie , c'est qu'elle était nubile :
Jàm matura viro , jam plenis nubilis annis.
Ce n'est sûrement pas là une instruction digne
de la postérité . On n'y reconnaît pas la noblesse
d'un poète épique , qui ne doit ouvrir la bouche
que pour annoncer de grandes choses , magna
sonaturum. Le caractère de la reine Amate , que
M. de Voltaire traite incivilement de bourgeoise ,
paraît admirable à M. Delille , qui se flatte d'y
avoir découvert des qualités inconnues jusqu'ici à
tous les critiques. Il ne voit dans ses emportemens
qu'une tendresse courageuse , dans ses discours
qu'une éloquence qui part du coeur , et dans sa
révolte contre Latinus , qu'un juste sentiment de
ses droits ; enfin il la représente comme le modèle
des mères. « Le poète , dit-il , a peint en elle le
» sentiment maternel avec une justesse , une vé-
» rité , et une nouveauté de couleurs , qu'on ne
>> retrouve dans aucun poëmте . »
J'avoue que je ne reviens pas de mon étonnement
de voir un homme de ce mérite avancer , avec
tant de confiance , des choses si dépourvues de fondement
. M. Delille croit-il done parler à des
hommes qui n'aient jamais lu Virgile ? ou bien se
fait-il à lui-même une si étrange illusion ? Mais
comment ne voit-il pas que tout le rôle d'Amate
est celui d'une femme livrée aux Furies ? Alecto
lui jette dans le seinun de ses serpens qui la parcourt
et l'inonde du venin de la discorde.
Quo furibunda monstro domum permiceat omnem.
Dès ce moment, elle ne garde plus de mesure.
Les couleurs de Virgile sont aussi effrayantes que
la scène est tragique ; et je demande si c'est avec
de pareils traits qu'on peint le coeur d'une mère,
256 MERCURE DE FRANCE ,
,
La comparaison d'Amate avec un sabot , et
celle de Turnus avec une chaudière bouillante ,
ne sont pas du genre noble , quoiqu'exprimées
avec la plus rare élégance. L'auteur des remarques
qui accompagnent la traduction de M. Delille
insinue que le poète latin pourrait avoir eu l'intention
de rabaisser ces deux personnages , en
choisissant des objets de comparaison si peu relevés.
Si cette observation était aussi vraie qu'elle
paraît fine , elle retomberait sur M. Delille qui
semble l'avoir approuvée ; car si Virgile a eu la
pensée d'avilir Amate , que devient cette dignité
maternelle qu'on prétend nous faire admirer ?
Mais je ne suis pas dans cette idée. Ces sortes
de comparaisons étaient dans le goût des anciens ,
qui y trouvaient un fonds d'images naturelles .
Homère compare le grand Ajax à un âne , et
l'armée grecque à un bataillon de grues ; et Virgile
, qui vivait dans un siècle plus délicat , emprunte
de lui cette dernière comparaison , comme
si elle méritait d'être empruntée.
Je crois que c'est une entreprise inouie qu'un
traducteur force son original à se plier à son tour
d'esprit , et qu'il aille jusqu'à changer les moeurs
d'un personnage. M. Delille n'a pas craint de faire
cette violence aux idées de Virgile , quoiqu'à la
vérité d'une manière aussi imparfaite qu'elle est
étrange. Il a voulu substituer dans Amate , un
sentiment sublime de maternité au désordre d'une
rage infernale. Il n'a vu en cela qu'un embellissement
de caractère ; il n'a pas senti qu'un tel
changement renverserait toute l'ordonnance du
poëme et tout le dessein de son auteur : car il est
aisé de comprendre que si Amate n'agissait que
par la force du naturel et d'une tendresse respectable
, si c'était une véritable mère , tous les coeurs
seraient pour elle , et par conséquent contre Enéé .
De
BRUMAIRE AN XIII.
A
REP.FRA
ecen
--
De même , si Turnus faisait paraître unescomdhunte De memet des sentimens entrerait dans sa passion ; irlailesornengaabrldeesr,ait comme
le défenseur naturel de son pays et de sa nai
tresse : mais Virgile n'était pas capable de com
mettre une faute si grossière , quoique des critiques
superficiels la lui aient imputée ; et quiconque
examinera à fond ces deux personnages , verra
qu'il les a sacrifiés , comme il le devait , à la gloire
de son héros .
11 plait à M. Delille d'imaginer que c'est par
amour maternel qu'Amate s'enfuit dans les bois
comme une folle , qu'elle y emmène sa fille ,
contre la volonté de son père, et qu'elle soulève ,
dans une orgie ,toutes les femmes du Latium. Il
fait dire à Virgile:
C'est peu, dans les fureurs de l'amour maternelle ,
Prétextant de Bacchus la fête solennelle ,
Furieuse , elle vole à la suite du dieu, etc.
:
Mais Virgile parle de cette entreprise comme d'un
crime ; majus adorta nefas. Il l'attribue à l'action
du poëme , et non pas à celle de la tendresse :
Penitusque in viscera lapsum
Serpentisfuriale malum , totanique pererrat.
Tum verò inf-lix , ingentibus excita monst is
Immensam sine more furit lymphata per urbem.
Cette méprise est sans excuse , et j'ose dire qu'il
n'était pas digne d'un poète aussi sensé et aussi
moral que M. Delille , de représenter comme une
mère tendre et respectable , une femme qui se
révolte contre son époux , et qui inspire à sa fille
du mépris pour ses ordres paternels.
Turnus est , comme Amate , sous l'ascendant
des puissances infernales. C'est ce qui place ces
deux caractères hors de la nature , et il n'y faut
point chercher une peinture intéressante des
moeurs. Aussi Turnus brille-t- il sans intéresser. Il
R
258 MERCURE DE FRANCE ,
e
ne se recommande que par son audace et son air
martial . Il a la figure et non l'ame d'Achille .
Ipse inter primos præstanti corpore Turnus
Vertitur, arma lenens ,et loto vertice suprà est.
Cui triplici crinitaj ba galea alla Chimæram
Sustinet , æineos efflantem faucibus ignes.
Tous ses traits sont du pinceau le plus brillant.
Homère lui-même n'a pas une poésie plus forte ;
mais pour juger de la supériorité de son génie
dans les caractères , il suffit peut- être de considérer
qu'il n'a pas eu besoin de sacrifier Hector pour
faire briller son rival .
Je ne pousserai pas plus loin ces réflexions , qui
pourraient s'étendre sans mesure , si je né consultais
que l'abondance et le charme du sujet. Les
poëmes d'Homère et de Virgile feront éternellement
les délices de ceux qui ont le goût du beau .
Si l'on pouvait se flatter, de ramener les esprits de
notre nation aux compositions héroïques , on leur
donnerait une impulsion nouvelle vers le grand et
le sublime . Mais la prééminence des sciences
arides et des arts frivoles retardera , je le dis avec
* douleur , un essor si glorieux , et la haute poësie ,
qui est la source des sentimens élevés , ne sortira
qu'avec peine des ruines du grand siècle.
Le travail de M. Delille mériterait , sous ce
:point de vue , un hommage national. Personne ne
lui rendra ce témoignage avec plus de plaisir et
de sincérité que moi. La sévérité dont on s'est
armé contre l'admiration publique , pour juger
d'une manière impartiale l'ouvrage d'un homme
si supérieur , n'a rien de décourageant pour les
autres , comme elle n'a rien que d'honorable pour
celui qui en est l'objet. Jose démentir ceux qui
avancent que personne ne pourrait égaler ou
surpasser la nouvelle traduction de l'Enéide.
;
M. Delille semble avoir voulu laisser à tout le
BRUMAIRE AN XII. 259
monde l'espérance de faire mieux , en faisant moins
qu'il ne pouvait. Je ne crains pas de répéter qu'il
est resté au-dessous de lui-même , parce que le travail
et la critique lui ont manqué. Le traducteur de
l'Enéide peut avoir des rivaux; celui des Géorgiques
n'aura que des admirateurs .
CH. D.
:
Mémoires de Marmontel.
LES Mémoires posthumes de Marmontel vont paraître
incessamment , et sont attendus avec impatience. Leur
auteur ayant vécu dans l'intimité des plus célèbres
écrivains du dix-huitième siècle , nous révélera sans
doute sur leur compte les particularités les plus curieuses
et les plus intéressantes . Aucune lecture , en
général , n'est plus attrayante que celle des Lettres , des
Souvenirs , des Mémoires , lorsqu'ils joignent la véracité
au naturel et à la simplicité. Ce que nous connaissons des
Mémoires de Marmontel nous a semblé réunir ces qualités.
Ils sont écrits sans prétention et avec l'aimable abandon
d'un père qui n'a d'autre objet que d'instruire et
d'amuser ses enfans. On assure que c'est aux siens uniquement
que Marmontel avait destiné cet ouvrage ; mais que
des amis éclairés de sa famille l'ont engagé à les donner
au public.
En voici un fragment qu'on nous a permis d'imprimer ,
et que nous croyons propre à confirmer ce que nous
venons d'en dire.
Marmontel fut chargé de la rédaction du Mercure
après la mort de Boissy.
Il trace ainsi le plan sur lequel il dirigea ce Journal .
R2
260 MERCURE DE FRANCE ;
Sans cesser d'être amusant et frivole dans sa partie légère,
le Mercare ne laissait pas d'acquérir , en utilité , de la
consistance et du poids. De mon côté , contribuant de
mon mieux à le rendre à la fois utile et agréable , j'y
glissai de ces Contes où j'ai toujours tâché de mêler quelque
grain d'une morale intéressante. L'apologie du théâtre ,
que je fis en examinant la lettre de Rousseau à d'Alembert
sur les spectacles , eut tout le succès que peut avoir la
vérité qui combat des sophismes , et la raison qui saisit
corps à corps et serre de près l'éloquence.
Mais comme il ne fautjamais être fier , ni oublieux au
point d'être méconnaissant , je ne veux pas vous laisser
ignorer quelle était au besoin l'une de mes ressources..
AParis , la république des lettres était divisée en plusieurs
classes qui communiquaient pen ensemble. Moi , je
n'en négligeais aucune, et des petits vers qui se faisaient
dans les sociétés bourgeoises , tout ce qui avait de la gentillesse
et du naturel m'était bon . Chez un joaillier de la
place Dauphine , j'avais dîné souvent avec deux poètes de
l'ancien Opéra- Comique, dont le génie était la gaieté , et
qui n'étaient jamais si bien en verve que sous la treille de
la guinguette. Pour eux , Pétat le plus heureux était
l'ivresse ; mais avant d'être ivres , ils avaient dés momens
d'inspiration qui faisaient croire à ce qu'Horace a ditdu vin.
L'un', dont le nom était Galet, passait pour un vaurien .
Je ne le vis jamais qu'à table , et je n'en parle qu'à propos
de son ami Panard , qui était bon homme , et que j'aimais.
Ce vaurien , cependant , était un original assez curieux
à connaître. C'était un marchand épicier de la rue des
Lombards , qui , plus assidu au Théâtre de la Foire qu'à sa
boutique , s'était déjà ruiné. Lorsqueje le connus , il était
hydropique , et n'en buvait pas moins , et n'en était
pas moins joyeux ; aussi peu soucieux de la mort que soi-
7
BRUMAIRE AN XIII. 261
gneux de la vie , et tel qu'enfin dans la captivité, sur un lit
dedouleur et presque à l'agonie , il ne cessa de faire un jeu
de tout cela.
Après sa banqueroute , réfugié au Temple , lieu de fran.
chise alors pour les débiteurs insolvables , comme il y recevait
tous les jours des mémoires de créanciers : << Me
>> voilà , dit - il , au temple de mémoire. » Quand son hydropisie
fut sur le point de l'étouffer , le vicaire du Temple
étant venu lui administrer l'extrême- onction : « Ah ! mon-
>> sieur l'abbé , lui dit- il , vous venez me graisser les bottes .
>> Cela est inutile , car je m'en vais par eau. » Le même
jour il écrivit à son ami Collé en lui souhaitant la bonne
année , sur l'air : Accompagné de plusieurs autres .
Il terminait ainsi sa gaieté :
:
De ces couplets soyez content :
Je vous en ferais bien autant
Et plus qu'on ne compte d'apôtres ;
Mais , cher Collé , voici l'instant
Où certain fossoyeur m'attend ,
Accompagné de plusieurs autres.
Parmi beaucoup de souvenirs du voyage qu'il fit à Ferney
, Marmontel raconte cette conversation avec Voltaire ,
au milieu d'une promenade de son château à Genève .
Chemin faisant , je lui demandai comment , presque
sans territoire , et sans aucune facilité de commerce avec
l'étranger , Genève s'était enrichie : « A fabriquer des
>> mouvemens de montres , me dit-il ; à lire vos gazettes ,
>> et à profiter de vos sottises . Ces gens-ci savent calculer
>> les bénéfices de vos emprunts . >>>
Apropos de Genève , il me demanda ce queje pensais
de Rousseau . Je répondis que dans ses écrits , il ne me sem
blait être qu'un éloquent sophiste , et dans son caractère
qu'un faux cynique qui creverait d'orgueil et de dépit
3
262 MERCURE DE FRANCE ,
?
dans son tonneau , si on cessait de le regarder. Quant à la
fantaisie qui lui avait pris de revêtir ce personnage , j'en
savais l'anecdote et je la lui contai.
(
Dans l'une des lettres de Rousseau à M. de Malherbes ,
on a vu dans quel excès d'inspiration et d'enthousiasme ,
il avait formé le projet de se déclarer contre les sciences et
les arts. « J'allais , dit-il dans le récit qu'il fit de ce
miracle , j'allais voir Diderot alors prisonnier à Vincennes
; j'avais dans una poche un Mercure de France ,
que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe
sur la question de l'académie de Dijon , qui a donné lieu à
mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à
une inspiration subite , c'est le mouvement qui se fit en
moi à cette lecture . Tout- à-coup je me sens l'esprit ébloui
de mille lumières , des foules d'idées vives s'y présentent
à la fois avec une force et une confusion qui me jettent
dans un désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par
un étourdissement semblable à l'ivresse . Une violente
palpitation m'oppresse , soulève ma poitrine. Ne pouvant
plus respirer en marchant , je me laisse tomber sous un
arbre de l'avenue , etj'y passé une demi - heure dans une
telle agitation , qu'en me relevant je sentis tout le devant
de ma veste mouillé de mes larmes , sans avoir senti que
j'enrépandais.>>>
:
Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans
sa simplicité tel que me l'avait raconté Diderot , et tel que
je le racontai à Voltaire .
« J'étais ( c'est Diderot qui parle ) ,j'étais prisonnier à
Vincennes ; Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi
son aristarque , comme il l'a dit lui-même. Un jour nous
promenant ensemble , il me dit que l'académie de Dijon
venait de proposer une question intéressante , et qu'il avait
envie de la traiter. Cette question était le rétablissement
BRUMAIRE AN XIII . 263
des sciences et des arts. A-t- il contribué à épurer les
incoeurs ? Quel parti prendrez-vous ? lui demandai-je. Il
me répondit. — Le parti de l'affirmative .- C'est le pont
aux ânes , lui dis -je ; tous les talens médiocres prennent
ce chemin-là , et vous n'y trouverez que des idées communes
; au lieu que le parti contraire présente à la philosophie
et à l'éloquence , un champ nouveau , riche et fécond.
-Vous avez raison , me dit-il après avoir réfléchi
un moment , et je suivrai votre conseil. >>>
Ainsi , dès ce moment , ajoutai-je , son rôle et son
masque furent décidés. « Vous ne m'étonnez pas , me dit
>> Voltaire ; cet homme-là est factice de la tête aux pieds ,
>> ill'est de l'esprit et de l'ame ; mais il a beau jouer tantôt
>> le stoïcien , et tantôt le cynique , il se démentira sans
>> cesse , et son masque l'étouffera ( 1 ) . »
Marmontel raconte l'origine de la plupart de ses
Contes Moraux.
C'était sur-tout à la campagne que cette manière de
rêver m'était favorable , et quelquefois l'occasion m'y faisait
rencontrer d'assez heureux sujets. Par exemple , un
soir , à Besons où M. de Saint- Florentin avait une maison
de campagne , étant à souper avec lui , comme on me parlait
de mes Contes : il est arrivé , medit- il , dans ce village
une aventure dont vous feriez peut- être quelque chose
d'intéressant ; et en peu de mots il me raconta qu'un
jeune paysan et une jeune paysanne , cousins germains ,
faisant l'amour ensemble , la fille s'était trouvée grosse ;
(1) Ce fut une prophétie; car Rousseau avoue , da s ses Confessions,
qu'après avoir affecté pendant quelques années au sein de Paris, les
habitudes , le langage, le vêtement d'un anstère républicain, il s'enwuya
de cette mascarade, et reprit son train de vie accoutumé.
(Note de l'Editeur du Mercure .)
264. MERCURE DE FRANCE ,
que ni le curé , ni l'official ne voulait leur permettre de se
marier ; qu'ils avaient eu recours à lui , et qu'il avait
été obligé de faire venir la dispense de Rome. Je convins
qu'en effet ce sujet mis en oeuvre pouvait avoir son intérêt.
La nuit , quand je fus seul , il me revint dans la pensée ,
et s'empara de mes esprits , si bien que , dans une heure ,
tous les tableaux , toutes les scènes et les personnages euxmêmes
, tels queje les ai peints , en furent dessinés et comme
présens à mes yeux. Dans ce temps- là, le style de ce genre
d'écrits ne me coûtait aucune peine , il coulait de source ;
et dès que le conte était bien conçu dans ma tête, il était
écrit. Au lieu de dormir je rêvai toute la nuit à celui- ci . Je
voyais , j'entendais parler Annette et Lubin , aussi distinctement
que si cette fiction eût été le souvenir tout frais
encore de ce que j'avais vu la veille. En me levant au
point du jour , je n'eus donc qu'à répandre rapidement sur
le papier ce que j'avais rêvé ; et mon conte fut fait tel qu'il
est imprimé. 1
L'après-dîner , avant la promenade , on me demanda ,
comme on faisait souvent à la campagne , si je n'avais pas
quelque chose à lire .
Et je lus Annette et Lubin.
Paradis perdu , traduit par M. Delille ( pour être publié
en décembre 1804.)
Nous parlerons dans le numéro prochain du poëme de
la Navigation , qui vient d'être annoncé au public
avec des éloges mérités. La traduction du Paradis perdu ,
par M. Delille , doit partager, avec la Navigation , l'attention
et les suffrages des amis de la poésie. Elle paraîtra
en même temps . Une époque où deux ouvrages de ce
mérite et de cette importance vont être rendus publics , ne
BRUMAIRE AN XIII. 265...
1
peut être accusée de stérilité. Tandis que notre histoire
s'enrichit de tout ce que la politique a de plus grand ,
notre littérature s'enrichit aussi de quelques chefs-d'oeuvre .
L'ami des arts , comme l'ami de la patrie , ne peut rester
indifférent à cette double gloire.
Les fragmens connus de la nouvelle traduction de
M. Delille semblent déjà la placer au-dessus de l'Enéide
française . Il était plus facile sans doute de surpasser Milton
que d'égaler Virgile.
Nous citerons quelques morceaux qui n'ont point encore
été publiés . Le premier est tiré du XI livre . L'Archange
Michel expose aux yeux d'Adam le tableau prophétique
de tous les maux qui doivent affliger sa postérité. Dans ce
tableau se trouve la description d'un hôpital , et de toutes
les maladies qui y sont rassemblées .
>> C'est là , c'est dans ces lieux , leurs sinistres domaines ,
>> Que vont s'accumuler les souffrances humaines ,
>> La rage aux yeux hagards , le délire effréné ,
» Le vertige troublant l'esprit désordonné ,
>> La colique tordant les entrailles souffrantes ,
>> Les ulcères rongeurs , les pierres déchirantes ,
>> Et la triste insomnie , au teint pâle , à l'oeil creux ,
>> Et la mélancolie au regard langoureux ;
>> La toux , l'asthme essoufflé , dont la fréquente haleine
>> Par élans redoublés entre et sort avec peine ;
>> Et l'enflure hydropique , et l'étique maigreur ,
>> Et des accès fiévreux la bouillante fureur ;
>> L'évanouissement , la langueur défaillante ,
>> Et la goutte épanchant son âcreté brûlante ,
>> Et du catarre affreux les funestes dépôts ,
>> Et la peste qui seule égale tous ces maux.
>> Vois tous ces malheureux , en proie à leur ravage ,
>> Se tordre de douleur , et se rouler de rage.
>> Que de cris ! que de pleurs ! que de gémissemens !
>> Chaque sexe a ses maux , chaque âge a ses tourment
» Les angoisses , l'effroi , le désespoir farouche ,
266 MERCURE DE FRANCE,
4
>> Errent de lit en lit , volent de bouche en bouche ;
» L'horrible mort les suit ; le fantôme inhumain
>> Suspend sur eux le dard qu'il balance en sa main ,
>> Et, cent fois invoqué comme un abri propice ,
>> En différant ses coups prolonge leur supplice .
>> Hélas ! en contemplant cet amas de douleurs ,
>> Quel barbare mortel ne répandrait des pleurs ? »
Les adieux d'Adam et d'Eve au paradis terrestre font un
contraste touchant avec le morceau que nous venons de
citer. Eve exprime ainsi sa douleur et ses regrets :
«
» Je n'emporterai donc , ô terre fortunée ,
...
>> Que le remords cruel de t'avoir profanée !
» O vous , objets chéris de mes soins assidus ,
>> Adieu , charmantes fleurs , vous ne me verrez plus
» Aux rayons du soleil présenter vos calices ,
>> Du printemps près de vous épier les prémices ,
>> A vos jeunes tribus assigner leurs cantons ,
› Cultiver votre enfance et vous donner vos noms !
>> Quel autre soutiendra vos tiges languissantes ?
>> Qui viendra vous verser des eaux rafraîchissantes ?
>> Hélas ! chaque matin je courais vous revoir ,
Je vous soignais le jour , vous visitais le soir ;
» Des eaux du paradis j'entretenais vos charmes ,
Et mes yeux maintenant vous arrosent de larmes !
>> Adieu donc pour toujours ! vous n'aurez plus ailleurs
>> Ni les mêmes parfums , ni les mêmes couleurs !
>> Et toi, que je parais des plus riches guirlandes ,
>> Lit où l'hymen reçut de si douces offrandes ,
>> Il faut donc te quitter ! Dans quels tristes climats
» Dans quels affreux déserts vont s'égarer mes pas ?
» Où retrouver les fruits de cette terre heureuse?
⚫ >> Quels mets remplaceront leur douceur savoureuse ?
>> Adieu , riant Eden ! plaisir trop court , adieu ! »
Les adieux d'Adam sont d'un ton plus austère et plus
mâle , sans étre moins touchans. Tandis que la mère du
genre humain donne tous ses regrets au lit nuptial et aux
fleurs qu'elle a cultivées , Adam regrette ce jardin où il
conversait avec les anges et avec Dieu. Les deux catac
BRUMAIRE AN XIII. 267
tères sont heureusement distingués dans Milton , et le
traducteur a fidellement conservé la vérité , la grace , que
lepoète anglais a données à ses portraits et à ses tableaux .
Nous citerons quelques vers du discours d'Adam .
4
:
» O lamentable exil ! hélas ! nos yeux charmés
>> A ces champs paternels étaient accoutumés :
>> C'étaient nos derniers biens , nos délices dernières .
» Où fuir ? où promener nos jours et nos misères ?
>> Hors d'ici je ne vois que des déserts affreux :
>> Ils nous sont étrangers , nous le sommes pour eux.
>> Si je pouvais fléchir ce maître que j'adore ,
>> J'irais , je le prîrais , l'implorerais encore:
>> Mais que pourraient mes voeux ? hélas ! il n'est plus temps ;
>> C'est opposer mon souffle au souffle des autans ;
>> Et , frappant vainement son oreille indignée ,
>> Ma prière vers moi reviendrait dédaignée .
>> Eh bien , je me soumets , j'obéis à mon Dieu ;
>> Mais ma plus grande peine , en quittant ce beau lieu ,
>> Ah ! c'est d'être exilé de sa sainte présence.
>> Du moins si je pouvais , pour charmer son absence ,
>> Revenir quelquefois dans ce séjour sacré !
>> Partout où je l'ai vu je l'aurais adoré ;
>> Des oeuvres de ses mains , des bienfaits de sa grace ,
>> Partout mon oeil avide eût recherché la trace .
>> A mes jeunes enfans à mes côtés assis
> Je l'ensse encor rendu présent par mes récits .
>> Sur ce mont (rien n'en peut effacer la mémoire) ,
O mes fils , leur dirais-je , il parut dans sa gloire ;
>> Parmi ces pins touffus nous outmes sa voix ;
>> Souvent il m'apparut dans l'ombre de ces bois ;
» Au bord de cette source il reçut mon hommage ;
*Des cailloux du ruisseau , des gazons du rivage
> Je dresserais pour lui de rustiques autels ....
» ... »
* Ces vers sont pleins de naturel; une grace touchante y
respire partout. Nous regrettons de ne pouvoir placera
côté de ces tableaux animés d'une tendre mélancolie , quelques-
unes de ces descriptions où Milton peint tour-à-tour
268 MERCURE DE FRANCE ;
les fureurs et les tourmens de l'enfer , les scènes riantes
d'Eden , la joie ineffable des anges , la splendeur du ciel
et la majesté de Dieu. Le public ne tardera pas à jouir do
cette nouvelle production de M. Delille , et , pour la première
fois , les Français connaîtront toutes les beautés du
Paradis perdu .
Nouveau Dictionnaire universel de Géographie ancienne
etmoderne : contenant les noms , description, et productions
de tous les lieux connus sur le globe jusqu'à ce
jour; les moeurs des peuples , leurs manufactures , rapports
de commerce , monnaies , changes ; avec cartes ,
etc.: réligé et mis en ordre par F. D. Aynėz . Trois
volumes in- 8°. d'environ 1800 pages . Prix : 15 fr . , et
18 fr . par la poste. A Lyon , chez Ruseau et compagnie,
rue Mercière . A Paris , chez Giguet et Michaud ,
rue des Bons -Enfans ; et chez le Normant.
La méthode des Dictionnaires a été utile dans toutes
les parties de l'instruction ; il n'en est point où elle soit
plus nécessaire que dans la géographie. Cependant nous
n'avions encore rien de complet dans ce genre. On a fait
desDictionnaires volumineux d'histoire , de botanique, etc.;
et la géographie , la plus étendue de toutes les sciences ,
n'a eujusqu'à ce jour qu'un ouvrage incomplet et inexact ,
auquel on se contente depuis cinquante ans d'ajouter
quelques changentens survenus dans les divisions politiques
, sans qu'on ait cherché à redresser les nombreuses
erreurs qui s'y trouvent , principalement dans les longitides
, les latitudes et l'orthographe des noms propres. Les
découvertes des Bougainville, des Lapeyrouse ; les travaux
dumajor Rennel , le Danirle de l'Angleterre , enfin tout ce
qui a été fait d'important à la fin du dernier siecle , a été
BRUMAIRE AN XIII. 269
négligé ou oublié par les traducteurs ou les commentateurs
de Vosgien. C'est dans les mémoires et les cartes
tracés par ces grands-hommes que M. Aynėz , auteur do
nouveau Dictionnaire que nous annonçons , a puisé ses
renseignemens. Il a aussi consulté tous les plus célèbres
voyageurs de ce dernier temps. Le travail le plus pénible
et les soins les plus assidus l'ont fait triompher de tous les
obstacles . L'étendue de ce nouveau Dictionnaire lui a
permis de donner beaucoup plus de développemens à ses
articles; et après la description des lieux , des moeurs et
commerce , il. présente à ses lecteurs un tableau historique
des différens souverains qui les ont gouvernés , des grands
hommes qui les ont illustrés , des siéges que les villes
ont soutenus ; la date etle lieu des batailles qui font époque.
Indépendamment des anciens articles de géographie ,
l'ouvrage de M. Aynez en contient plus de trente mille
nouveaux , et nous n'hésitons pas à dire qu'il ne s'étaitencore
rien fait d'aussi complet et d'aussi exact dans ce
genre.
Les amateurs de la poésie italienne connaissent sans
doute les oeuvres posthumes de l'abbé Métastase, mises
au jour par l'abbé comte d'Ayala , en 1795.
Ceux qui n'ont pas l'usage de la langue italienne doivent
regretter que ces oeuvres ne soient pas encore traduites
; elles méritent de l'être , et par l'intérêt qu'inspire
un auteur célèbre qui se peint lui-méme dans ses lettres
nombreuses, ainsi que les personnages illustres, les grands
hommes auxquels il écrit , et par l'érudition qu'elles renferment
, et par les époques historiques qu'elles rappellent
; car ses lettres, qui forment près de trois volumes
grand in-8° , sont de véritables annales critiques , litté
raires et historiques de son temps : on y trouve sur-tout
270 MERCURE DE FRANCE ,
:
sa correspondance avec la célèbre impératrice Marie-
Thérèse , qui le nommait son Virgile.
Quelques poésies légères , un nouvel abrégé de la vie
de l'auteur , déjà si bien décrite dans ses propres lettres ,
terminent , avec son testament et un codicille , le dernier
volume.
Mais ce qui doit être sur tout d'un grand prix pour ceux
qui suivent la carrière du théâtre , et même pour toutes
les classes de lecteurs , ce sont ses notes sur toutes les
tragédies et les comédies que les Grecs nous ont laissées .
Je vais essayer d'en donner une traduction fidelle ; je
crois qu'elle peut servir aux progrès de l'art .

Si ces premiers essais me valent quelqu'indulgence ,
j'acheverai la traduction des quarante-quatre articles renfermés
en quatre- vingt-seize pages de l'original ...
الم
Voici le titre que l'abbé Métastase donne à ces souve-
-nirs:
e
ここ
,
E
Notes de quelques observations fuites par moi pour le
secours de ma mémoire, sur toutes les tragédies et comédies
qui nous restent des Grecs .
LAGAMEMNON , D'ESCHYLE.
De l'avis de tous les littérateurs , cette tragédie est
la plus difficile et la plus obscure de toutes celles d'Eschyle
; chargée , sans mesure , de métaphores hardies,de
figures , et de tout ce qui forme l'apanage de la poésie
lyrique. CJ
L'action est l'assassinat d'Agamemnon , commis par
Clytemnestre et Egisthe. Agamemnon ne paraît en scène
qu'une seule fois , et ce qu'il y dit est insuffisant pour
donner une idée de son caractère. Celui de Clyteninestre ,
au contraire , perfide , fausse et cruelle , est vivement exprimé.
Les choeurs sont animés , mais obscurs et entière-
۱
BRUMAIRE AN ΧΙΙΙ.
271
1
ment lyriqués . L'enthousiasme prophétique de Cassandre
est du même style .
La tragédie commence par le monologue d'un factionnaire
qui parle du haut du palais royal. Clytemnestre
l'a établi en ce lieu , afin qu'il y découvrit le flambeau
qui , dès la prise de Troie , doit être aperçu en Argos ,
d'après l'accord par elle fait avec Agamemnon , et exécuté
par des gens placés de distance à autre , depuis le mont
Ida jusques dans BArgolide. On voit la torclíe allumée ,
et peu après arrive le messager porteur de la nouvelle de
la prise de Troie , d'où il s'ensuit que le courrier vient
aussi promptement que la lumière.
Dans cette pièce , comme en d'autres tragédies grec-
-ques , à l'ouverture d'une porte on voit le cadavre d'un
personnage tué , et quelquefois divers acteurs qui sont en
scène , même en assez grand nombre , au-delà de cette
même,porte ; chose difficile à comprendre. De plus , ón
entend de la place publique la voix et les paroles de ceux
qu'on assassine dans l'intérieur du palais . Ja
۲۰ L
Ce drame est le triomphe de la scélératesse ; il con-
-tient seize cent quatre-vingt-deux vers.
:
La Société d'Agriculture et Arts du département du
Nord propose les deux questions suivantes pour sujets de
deux prix qui seront décernés dans les séances publiques
que la société tiendra aux époques ci- après indiquées .
Première question. « Quelle méthode de propager ,
➤ élever , nourrir et renfermer les moutons de la race
>> existant actuellement dans le département du Nord ,
>> doit être suivie dans ce département pour obtenir de
>> ces animaux une laine égale en qualité aux meilleures
>> laines fournies par les moutons d'Angleterre ? >>>
272 MERCURE DE FRANCE ;
:
Deuxième question. Un insecte , connu dans les campagnes
sous la dénomination impropre de Puceron , & ,
cette année, et plusieurs années précédentes , attaqué et
détruit la plupart des fleurs des colsats . « Quel est cet
» insecte ? Sous quel nom générique et spécifique les
>> naturalistes les plus célèbres l'ont- ils désigné ? Quelle
>> est sa vie , soit dans l'état de coleoptère où il se trouve
>> sur les colsats , soit dans l'état de larve ? Quels ennemis
>> naturels , quels moyens artificiels de destruction pour-
>> raient lui être opposés avec succès dans l'un et l'autre
» état ? En général , quels soins pourraient préserver les
>> colsats de ses ravages ? »
Il sera délivré à l'auteur du meilleur mémoire sur l'une
ou l'autre des deux questions proposées , un prix consistant
en une médaille en or de la valeur de 150 fr. , dans
la première quinzaine de fructidor an XIII pour la première
question , et dans la première quinzaine du même
mois de l'an XIV pour la seconde.
)
Les mémoires,qui traiteront de ces questions devront
être envoyés et parvenus , francs de port , au secrétaire
de la Société , avant le 1st thermidor an XIII pour la première
, et an XIV pour la seconde question.
;
La lettre suivante ,adressée à M. Villers par un membre
du consistoire de .... , nous a été communiquée par un
des premiers hommes de l'Europe. Elle pourra donner à
penser à ceux qui voudront réfléchir sur cette matière plus
délicate et plus importante que ne l'imaginent ceux qui
l'ont agitée. Elle pourra aussi inspirer quelque respect , et
donner peut- être quelque satisfaction à M. Villers , qui
s'est plaint de la manière méprisante dont on a traité ses
opinions et son style dans le dernier morceau de critique
que
BRUMAIRE AN XIII .
273
que le Mercure a publié sur ce sujet. C'est à tort qu'on a
placé mes lettres sous cet article , où l'on a pu reconnaître
le fond de mon opinion , mais dont le ton s'écarte de ma
manière accoutumée. Ce n'est pas que je prétende dédaigner
ni blâmer ce genre de critique. Si le Mercure n'a
pas ménagé dans cette occasion l'amour-propre de l'écrivain
, il a usé des droits d'une censure sévère , mais légitime.
M. Villers , en traitant avec le dernier mépris la religion
catholique , en l'accusant d'être un système d'ignorance
et d'obscurantisme, n'a pas fait attention qu'il insultait
de gaieté de coeur ceux qui la professent , c'est-à- dire
presque toute la France : il s'est exposé à un juste retour
de mépris . C'est au public à juger de quel côté est venue
l'offense , et auquel appartient la raison. Le ridicule qui
attaque un auteur sur ses ouvrages et sur son style , est
une des armes de la critique , et même la seule dont on
puisse faire usage dans certaines contestations .
• Ridiculum acri
Fortius ac melius magnas plerumque secat res .
CH . D.
Lettre d'un membre du Consistoire de .... à M. Villers,
auteur d'un Essai sur l'Influence de la réformation de
Luther.
MONSIEUR ,
Les partisans de la réformation ont des reproches à vous
faire , bien plus graves que toutes les critiques que vous
vous êtes attirées de la part de ses adversaires .
Lorsqu'on a vu l'Institut , au moment où la France venait
de conclure un concordat avec le chef de l'église
catholique , et où elle offrait , pour le même objet, sa médiation
à l'Allemagne , proposer , pour sujet de prix , une
question dont le résultat pouvait étre ( comme il l'a été en
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
effet) de présenter la réformation comme un chef-d'oeuvre
de sagesse et de génie , et par conséquent sa rivale , la
religion catholique , comme une oeuvre de ténèbres , fruit
de l'imposture et de l'ignorance , les amis éclairés de la
réforme ont dû éviter avec soin de traiter une question
qui devait les mettre en contradiction avec le gouvernement
, ou avec leurs principes , et ramener l'attention du
public sur des objets qui , de quelque manière qu'on les
envisage , ne doivent plus être une matière à discussions
littéraires , religieuses ou politiques .
Toute religion qui n'inspire plus le zèle de la nouveauté ,
et qui n'a pu se concilier la vénération qui suit une antiquité
non contestée , doit aspirer moins à une existence
éclatante , qu'à un état paisible qui ne se trouve que
dans l'obscurité. La réforme qui jouit aujourd'hui en
France du libre exercice de son culte et qui voit de tous
côtés relever ses temples , n'a plus à se garantir que de
l'effet mortel que produit sur toute secte persécutée , le
passage subit de l'état de gêne à l'état de liberté ; heureuse
si elle résiste à l'un comme elle a résisté à l'autre !
こいいね
Qu'un écrivain eût traité la question proposée par l'Institut
, en ennemi déclaré de la réforme , personne n'y aurait
fait attention , parce que les réformés sages et éclairés
auraient eu le bon esprit de ne pas lui répondre ; mais
qu'un philosophe s'annonce pour le champion enthousiaste
de la réformation , la singularité , l'inconvenance même de
cette prise d'armes devait soulever tous les adversaires de
la réforme , et leur donner beau jeu pour attaquer et la
réforme et son indiscret panégyriste.
f
C
C'est ce qui est arrivé , monsieur ; et en voulant attribuer
à la réforme protestante la plus heureuse influence
sur la littérature et sur la politique , vous avez compromis
lacause que vous voulez défendre , et votre réputation de
i
BRUMAIRE AN XIII 275
:
connoissances littéraires et de prudence dans les affaires
politiques.
Votre Essai est divisé en deux parties. Dans l'une , où
vous parlez de l'influence de la réformation sur les progrès
des arts et des sciences , vous donnez dans une exagération
qui passe toute mesure , et vous ne prouvez rien , absolument
rien en faveur de votre cause , à force de vouloir
trop prouver : dans l'autres, où vous parlez de l'influence
de la réforme sur la situation politique des états
vous vous livrez à des aveux d'une indiscrétion extrême ,
et vous prouvez beaucoup contre la réforme en cherchant
à établir tout ce qui peut la rendre odieuse.
Dans un moment où le seul nom de démocratie et de
révolution fait tomber en convulsion tous les gouvernans ,
et même tous les honnêtes gens d'un bout à l'autre de l'Europe
, vous attribuez à la réforme une forte tendance au
républicanisme , et vous lui faites honneur de la révolution
de France comme d'un corollaire de ses principes.
Lorsque vous voyez tous les grands états s'agrandir encore,
et tous les petits états forcés de subir leur joug ou d'implorer
leur appui , vous apprenez à l'Europe que la réforme
a un penchant décidé pour le morcellement des états.
Vous trouvez dans le protestantisme l'origine des sociétés
occultes , même les plus décriées , à l'instant que tous
les gouvernemens considèrent avec des yeux d'inquiétude
le progrès des sociétés occultes ; et vous remarquez judicieusement
comme un des effets de l'influence de la réforme
sur les esprits en Europe , que les Jésuites se cachent au
moment où ils viennent d'être rétablis par un bref solemnel
. Nosennemis , monsieur , ne disent pas autre chose , et
depuis long-temps ils accusent la réforme en général d'un
secret penchant pour la démocratie , et les réformés de
France, en particulier , d'avoir été les auteurs et les fau-
: S2
276 MERCURE DE FRANCE ,
teurs de la démagogie qui a avili et désolé la France.
Il a fallu , pour leur donner plus de relief , que ces assertions
étranges fussent écrites dans un style plus étrange
encore , capable de décréditer en France , où le style est
tout ou à peu-près , la cause la plus favorable et les raionnèmens
les plus concluans. Vous affectez à tout propos
les tournures germaniques. Vous défigurez par une expression
scientifique jusqu'aux noms les plus familiers des
sciences ; et vous donnez des brevets d'immortalité à une
foule d'auteurs peu connus , même dans leur pays , et dont
des noms mal sonnans pour nos oreilles françaises', sont
plus voisins du ridicule que de la célébrité. Aussi qu'en
est-il résulté ? on est tombé de toutes parts sur un ouvrage
qui prêtait le flanc de tous côtés , et l'on a attaqué laplace
par les endroits faibles que vous aviez vous-même indiqués.
Si vous avez voulu faire parler de vous , monsieur ,
vous avez réussi ; mais de plus fins que vous voulaient
aussi que l'on parlåt de la réforme , dont à leur gré on ne
parlait pas assez depuis long- temps , et dont au moment
actuel il n'était pas du tout nécessaire qu'on s'entretînt :
et la réforme , ses auteurs , ses principes , ses effets et
ses suites , ont été remis en cause et soumis à révision,
La critique a été d'autant mieux accueillie , que l'ouvrage
avait été couronné : les gobe-mouches s'en réjouissent ,
mais les habiles sont consternés, et disent comme un grand
capitaine : Encore une couronne de ce genre, et nous
sommes perdus .
Je suis , monsieur, etc.
N. , membre du Consistoire de....
BRUMAIRE AN XIII. 277
SPECTACLE S.
THÉATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE
(ci-devant Feydeau . )
Avis aux Femmes, en un acte ; paroles de M. Pixérécourt,
musique de M. Gaveaux .
C'EST encore du Mari Instituteur que cette pièce est
tirée. L'auteur a seulement transporté àl'épouse le rôlede
l'époux. C'est elle qui joue l'emportenment, et qui mystifie
au lieu d'être mystifiée; innovation moins heureuse que
galante. En ôtant à l'épouse un défaut qui la dépare , on
lui fait faire un personnage qui ne lui convient pas. Outre
qu'il n'y avait guère d'apparence que ses petites colères
pussent imposer aux fureurs de son époux , une femme
risque beaucoup en se jouant ainsi d'un homme qu'elle
vient d'épouser , et en le rendant la fable de tout ce qui les
environne. Elle devrait craindre d'augmenter le mal par le
remėde. Un homine berné par sa femme et par ses domestiques
, a nécessairement l'air d'un niais ; et je ne pense pas
qu'il convienne à une femme de placer son époux dans une
situation qui l'humilie et le dégrade .
Le sujet n'est pas mieux rempli qu'il n'est disposé. Depuis
quinze jours , Laure est mariée à Sainville, jeune
homme qui , à des qualités aimables , joint la plus grande
violence. Il a su la dissimuler avant le mariage ; mais son
beau-père , avec lequel il habite , l'ayant laissé seul avec sa
femme , il ne se contraint pius. M. d'Ormont , oncle de
Laure , instruit du malheur qui menace sa nièce , accourt
pour l'empêcher , s'il est possible. Germain , vieux jardi
3
278 MERCURE DE FRANCE ,
nier dela maison , l'instruit de l'hypocrisie et de l'effrayant
défaut de Sainville. L'oncle répond qu'il faudra bien qu'il
s'en défasse , et qu'il y emploiera tout , jusqu'à la rigueur.
Plaisant moyen de désarmer un furieux , sur lequel il n'a
d'ailleurs aucune autorité légale ! « Dès ce soir , dit-il à
» Laure , tu seras maîtresse. » Mais il s'agissait de la rendre
heureuse et non pas maîtresse. Il lui conseille de faire le
diable à quatre pour mettre son mari à la raison .
Le jardinier est un bel-esprit. Il compare Laure et son
oncle à deux arbres de son jardin, dont le p'us grand protège
Jeplus faible; et parle des soins que leur prodigue sa main
bienfaisante . Ce jardinier en général prend une part trop
active à la leçon qu'on veut donner à Sainville. Les conve
nances en sont blessées .
Au reste le personnage qu'on veut corriger ne paraît pas
très - vicieux . Son plus grand crime est d'avoir tué un de ses
chiens qui ne s'était pas arrêté à propos ; encore est- il douteux
si ce n'est point par mégarde , et en témoigne-t-il de
vifs regrets , et presque des remords. Pour le guérir de ses
brusqueries dont on entend plus de récits qu'on ne voit de
traits , sa femme non-seulement s'en permet de plus caractérisées
, mais l'impatiente et le fait impatienter par tout le
monde. Elle lui chante des couplets propres à l'offenser ;
exige qu'il en répète le refrain , qui contient une allusion
contre lui ( ce que le benêt exécute en témoignant quelque
impatience ) ; ordonne à ses valets de ne pas s'empresser de
venir quand il les appelle , de lui répondre tout de travers ,
et de casser à ses yeux , par une feinte mal-adresse , ses plus
belles porcelaines. Il n'est pas étonnant qu'un homme ainsi
poussé à bout montre un peu d'humeur.
La conduite que l'oncle de Laure lui a tracée paraît en
tout point extravagante. Par exemple , elle renvoie l'intendant
de son mari , et lorsque Sainville lui demande de quel
BRUMAIRE AN XIII. 279
droit , elle n'a rien de raisonnable à répondre. On peut
même être surpris que l'intendant se tienne pour congédié ,
sans la participation de son maître. Elle chasse aussi ou feint
de chasser , sans aucune raison , le jardinier de son père.
Sainville demande grace pour ce fidèle serviteur. Alors sa
femme le juge suftisamment guéri de sa violence, et promet
qu'il ne s'apercevra plus de la sienne. Aussitôt Sainville
s'enipresse d'annoncer à l'oncle la cure qu'il s'imagine avoir
faite . L'oncle le désabuse et lui apprend que lui seul était
malade.
Ce qu'il y a de plus défectueux dans cette pièce , c'est le
dénouenient. Celui de M. Etienne est très -bon. La jeune
femme épouvantée par la perspective d'un duel entre son
frère et son mari , ensuite par celle de l'absence prochaine
, et peut-être très-longue , d'un époux qu'elle aime ,
offre des espérances plausibles d'amendement lorsqu'elle pronet
de se corriger. Mais il n'y a aucune raison suffisantede
croire qu'un emporté cessera de l'être , parce qu'il a improuvé
, avec quelques marques d'émotion , une dureté et
une injustice criante de sa femme. L'eniportement et une
certaine sensibilité ne sont pas des qualités incompatibles .
On a même annoncé que Sainville les réunissait.
On doit trouver très -étonnant que ce drame mal conçu ,
mal exécuté, ait obtenu une sorte de succès . Les auteurs des
paroles et de la musique ont été demandés et amenés par
Gavaudan . Cet acteuret sa femme ont très-bien rendu les
deux principaux rôles de la pièce. On desire toujours un
peu moins de volubilité dans le chant et le débit de madame
Gavaudan. La musique , à laquelle les paroles prêtaient
bien peu , m'a semblé agréable et naturelle. Un garçon jardinier
, espèce de jocrisse , parfaitement représenté par
Lesage , a excité un peu de cette gaieté qu'on va chercher à
e
des théâtres subalternes.
4
280 MERCURE DE FRANCE ,
meil-
On ne peut pas dire que l'auteur de cet opéra soit tout-àfait
dénué d'esprit et de talent. Son dialogue est quelquefois
piquant et facile. Mais puisqu'il n'a pas su tirerun
leur parti d'un sujet tout arrangé , je doute qu'il ait assez
de moyens pour franchir avec honneur l'enceinte des Boulevards
, où il a obtenu jusqu'ici de nombreux succès .
Craignant que son titre ne fût jugé trop hardi , il s'est
excusépar ce couplet, que les spectateurs ont applaudi , et
que les journalistes ont défiguré en le citant :
2
Parfois un titre trop piquant
Arma la critique sévère :
Par cet avis , sexe charmant,
L'auteur n'a cherché qu'à vous plaire .
Il sait que pour polir nos moeurs ,
Elever , ennoblir nos ames ,
Pour plaire et subjuguer nos coeurs ,
On ne peut rien apprendre aux femmes.
Ce serait faire injure à M. Etienne que d'assimiler ou
même de chercher à comparer , avec quelque détail , deux
pièces qui n'ont rien de commun que le sujet. L'une est
conduite avec sagesse , avec goût , avec esprit: l'autre est
un tissude scènes sans liaison, sans intrigue, sans dénoue-
1
ment.
ΑΝΝΟNCES.
Dictionnarium universale latino-gallicum , ex omnibus latinitatis
auctoribus summa diligentia collectum cum variis multarum
, quæ vulgo synonymæ videntur , lati arum vocum differentiis
, auctore J. Boudot , decima octava editio prioribus longè
emendattiioorr ; accurante J. S. J. F. Boinvilbers , exinstituto gallico,
academia Rothomagensi, etc. Rothomagi, ex typis Aug.
Delalain , bibliopolæ , et se trouve à Paris , chez Delalain fils ,
libraire , quai des Augustins , n. 38 ; et Théodore Leclère jeune ,
même quai , n. 33. Un vol . in- 8°. Prix : 7 fr . , et 11 fr. par la poste .
Epitome de l'Histoire de France, contenant l'origine des Francs ,
leurs moeurs , leurs institutions , leurs loix , leur commerce , leurs
progrès dans les sciences, et beaucoup d'anecdotes propres à les caractériser,
depuis l'établissement de la monarchie jusqu'au couronnement
de Napoléon Ier , empereur des Français ; ouvrage destiné à l'ensei
BRUMAIRE AN XIII. 201
gnement des lycées , des écoles secondaires , et des pensionnats des
deux sexes ; par A. Serieys , ex-bibliothécaire , professeur d'histoire
au Prytanée français , actullement censeur du lycée de Cahors. Un
vol. in- 12 de plus de 600 pages, petit-romain . Prix : 3 fr . , et 4 fr .
20 cent. par la poste.
A Paris , chez Samson , libraire , quai des Augustins , n. 69 ,
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Principes de lecture détaillés , par demandes et par réponses ;
suivisd'un traité d'orthographe , qui leur est exactement adaptépone
l'apprendre plus promptement. Par Oger , deuxième édition. Prix :
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A Paris , chez Cretté , libraire , rue Saint-MMaarrttiinn ,, n. 45 ; Chenu ,
libraire , palais du Tribunat , galerie neuve du Lycée , n. ii , première
cour à droite , près le grand escalier; l'Auteur , rue Saint-
Martin , n . 301 , maison de M. Tiphaine , poêler , devant celleAumaire ,
Une heure de Jocrisse , comédie en deux actes et en prose ; par
M. R... M.... représentée pour la première fois sur le théâtre Montansier-
Variétés , le 23 pluviose an g. Prix : 1 fr. 20 cent , et 1 fr. 50
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set
Essais politiques , économiques et philosophiques; par Benjamin,
comte Rumford , dixième essai , troisième partie. Construction
des cuisines publiques et particulières , et fabrication de leurs ustensiles,
ornée de29planches, enrichie de diverses remarques et ol
servations sur la manière de perfectionner la cuisson de quelques almens,
Traduit de l'anglais, par Tanneguy de Courtivron.UUnn vol.
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fils , successeur de Ch. Pougens , quai Voltaire , n. 10 .
Réflexions philosophiques et critiques sur les couronnes et les
couronnemens , les titres et les sermens; par Frid... W.... , traduites
de l'allemand , avec des notes de l'éditeur , et les détails du cérémonial
des inaugurations impéria'es et royales. Un vol . in-8°. de
126 pages . Prix , broché : 1 fr . 50 c. , et 2 fr. par la poste.
A Paris , chez Merlin, libraire , rue du Hurepo'x , n. 13 , près le
pont Saint-Michel .
La Quintessence philosophique , ou principes analytiques des
sciences natureles ; par P. E. L. C. , propriétaire , du département.
de l'Oise . Brochure in 12. Prix : 40 cent. , et 45 cent. par la poste.
A Paris , chez Hocquart , libraire , rue de l'Eperon , n. 1 .
La Guirlande, ou choix de chansons nouvelles , dédié an beau
sexe. Prix : 1 fr . 20 cent. , et 1 fr. 50 cent. par la poste. A Paris ,
chez Frechet ,libraire , rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, n. 718.
It suffit de nommer MM. Armand Gouffé , Philippon-la-Madeleipe
, Regnault Warin , Ségur , Hoffmann , Deschamps , Béranger ,
mad. Perrier , etc. , pour être convaincu que ce chansonnier joint
au mérite de la nouveauté , celui d'un choix fait avec discernement ;
il plaira à tous les amateurs du bon goût .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
282 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Onlit dansquelques gazettes d'Allemagne , que la bonne
harmonie qui a régné depuis quelques années entre Péters
bourg et Vienne n'est plus la même qu'autrefois . Des déclarations
réciproques ont eu lieu. Elles sont relatives aux
affaires de la Turquie et au titre d'empereur d'Autriche ,
que l'empereur de Russie s'est jusqu'à présent refusé de
reconnaître .
Des lettres de Ratisbonne annoncent que la France
interviendra seule , comme puissance médiatrice , pour
arranger les affaires de l'Empire qui ne sont pas encore
terminées; et que la Prusse et l'Autriche seront probablement,
sous peu , d'accord avec la France et entr'elles
pour mettre fin à toutes les incertitudes.
- On écrit des bords du Mein : Toute communication
officielle est sur le point d'être suspendue entre Vienne et
Stockholm , le roi de Suède n'ayant pas donné des explications
satisfaisantes à l'égard de la dernière note qu'il a
fait présenter si intempestivement à la diète de Ratisbonne ,
et qui était ouvertement dirigée contre l'Autriche.
- Le roi de Prusse , de son côté , a déclaré à celui de
Suède qu'il maintiendra le système de neutralité qu'il a
adopté , et protégera la tranquillité de l'Allemagne contre
toute tentative qui tendrait à la troubler ; ajoutant qu'il
ne pourrait aussi permettre à la Suède de préparer des
armemens hostiles dans la Pomeranie , ou de faire des
démonstrations contre les forces françaises dans l'électorat
de Hanovre.
Londres . Il s'est manifesté un esprit d'insubordination
parmi les prisonniers français , enfermés au nombre
de 3000 à Norman- Cross. Déjà ils avaient pratiqué une
ouverture dans la palissade qui sert d'enceinte à la prison ;
des renforts qu'on a fait venir ont rétabli l'ordre. Les prisonniers
avaient creusé un chemin souterrain , qui avait
déjà 34 pieds de long : neuf d'entr'eux s'étaient évadés
pendant la nuit , cinq ont été repris.
Nelson a écrit au lord- maire qu'il n'avait jamais
bloqué le port de Toulon ; qu'au contraire il avait offert
aux Français toute sorte d'occasions de mettre en mer ,
parce que c'était là qu'il espérait réaliser les voeux de la
nation.
BRUMAIRE AN ΧΙΙΙ . 283
PARIS.
Sa majesté l'empereur est venu à Paris , le 6 , à dix
heures du matin , pour la parade, et a traversé, au miliea
des acclamations , la foule nombreuse qui l'attendait sur
les quais et sur les places voisines des Tuileries .
Le ciel avait été toute la matinée sombre et couvert de
brouillards ; mais on est accoutumé à voir le temps se préter,
pour ainsi dire , à la magnificence des parades ; aussi
les nuages étaient-ils dissipés vers les II heures , et l'éclat
du soleil a annoncé une des plus belles journées de l'automne
.
Une immense réunion d'habitans de Paris , de députés
déjà arrivés des départemens , et d'étrangers , couvraient
les Tuileries, la place du Carrousel et les environs , tous
dans l'impatience de voir celui dont la renommée et la
gloire remplissent l'univers .
L'empereur a étéfacilement reconnu àla simplicitémême
qui le distingue ; et à l'instant les applaudissemens , les cris
de vive l empereur , se sont prolongés aauu loin , et ont porté
à S. M. le témoignage non équivoque des sentimens de la
capitale, organe de l'affection de la France entière .
Cette parade offrait , comme les précédentes , le spectacle
des troupes les mieux tenuesde l'Europe , et de tantde
braves dont les noms sont honorablement consignés dans
nos fastes. Mais ce qui y donnait un nouvel intérêt , c'était
lajoie de revoir S. M. I. après une longue absence , et de lui
montrer l'amour , la reconnaissance dont tous les coeurs
vraiment français sont pénétrés ; c'était la présence des
élèves de l'Ecole militaire de Fontainebleau , récompensésde
leurs travaux , de leurs succès , par des grades de
sous- lieutenans ; c'était ce corps de vélites , où les enfans de
beaucoup de fonctionnaires publics , de grands propriétaires
, d'hommes distingués dans toutes les classes de la
société , viennent apprendre , en obéissant , à commander
un jour.
Un accident a été à peine aperçu par ceux qui n'entouraient
pas de très-près S. M. l'empereur. Le cheval qu'il
montait s'est un moment abattu; mais l'empereur l'a aussitôt
relevé , sans avoir éprouvé le moindre mal ; il a continué
à parcourir les rangs avec une gaieté qui a rassuré
tout le monde .
284 MERCURE DE FRANCE ,
Après la parade , le corps diplomatique a été reçu par
l'empereur suivant le cérémonial établi , et a eu l'honneur
de présenter à S. M. plusieurs étrangers de distinction ,
parmi ceux que les approches du couronnement appellent
en si grand nombre à Paris .
Le soir l'empereur est allé à l'Opéra , où l'on donnait
les Bardes. La salle a retenti pendant plusieurs minutes des
acclamations et des transports du plus vif enthousiasme ,
dès qu'on l'a remarqué dans sa loge avec S. M. l'impératrice
, qui a aussi partagé à diverses reprises les hommages
unanimes de la plus brillante réunion.
Lettre de M. Reklergerk , pasteur de Nuremberg ,
à sa famille.
Paris , 12 octobre 1804.
Ne vous effrayez pas , mes chers amis , en recevant
une lettre datée de Paris : ce n'est pas une lettre de cachet
que je vous annonce , et je vous réponds que ma position
n'exige pas du tout que vous me répondiez par des lettres de
condoléance. Je vous préviens qu'il est fort doux de vivre
dans ce pays , et que toutes les relations par lesquelles les
journalistes d'Angleterre et d'Allemagne , depuis le Times
jusqu'à M. Kotzebue , prétendent nous faire connaître la
France, son empereur et sa capitale , leur ressemblent à
peu près comme des figures de bois ( 1) ressemblent aux
chefs-d'oeuvre de bronze etde marbre qui couvrent Paris ,
ses galeries et ses promenades. L'approche de l'empereur
de nos contrées , l'impression simultanée qu'elle communiqua
à une partie de l'Allemagne , avide de contempler
un momentcelui dont on parle toujours, m'attirèrent avec
la foule qui se pressait sur les bords du Rhin. L'eussiezvous
cru, mes chers amis ? j'ai eu le courage de franchir ce
fleuve et de m'enfoncer dans ces terres que nos romanciers
politiques nous peignent avec des couleurs prises sur la
sombre palette de madame Radkliff. On nous a tant fait
peur de la France , qu'un voyage dans cette contrée me
paraissait devoir être la descente d'Enée aux Enfers ; mais
je m'aperçois aujourd'hui que ce pays ressemble bien
plutôt aux Champs-Elysées .
Vous dire tout ce que j'ai vu , tout ce que j'ai entendu ,
(1) C'est à Nuremberg qu'on fabrique la plus grande partie de
ees ouvrages de bois qu'on trouve dans toutes les parties de l'Europe..
BRUMAIRE AN XIIL 285
serait chose infinie. Cependant pour satisfaire , au moins
en partie , votre curiosité , et pour les idées toujours fugitives
d'un voyage , je vous ferai part successivement des
objets et des observations qui m'auront le plus frappé.
Je suis arrivé à Paris presque en même temps que l'empereur
; ainsi j'ai vu mettre le terme à ce voyage qui renferme
tous les travaux de la guerre et tous ceux de la paix ,
tout ce qui peut faire fleurir et redouter la France ,
qui, commencé sous les auspices les plus menaçans pour
ses ennemis , s'achève pour elle sous ceux de la prospérité
et du bonheur.
et
En voyant l'empereur rentrer dans son séjour , aux
portes de la capitale , je n'ai pu me défendre de quelques
réflexions sur les voyages des souverains en général , et
sur celui de l'empereur en particulier.
-Presque toujours les voyages des souverains sont des
promenades de curiosité ou d'ostentation , d'oisiveté ou de
luxe , onéreuses pour leurs hôtes , stériles pour l'état , fåcheuses
pour la marche du gouvernement dont elles détendent
le ressort.
Mais les voyages d'observation et de calcul , qui , dans
leur cours périodique , portent l'attention du prince sur
toutes les parties de l'empire , et l'y ramènent à des époques
certaines ; des voyages destinés à faire connaître les
peuples au prince , et le prince aux peuples; les agens du
gouvernement au chef, et le chef à ses agens ; des voyages
qui mettent en présence celui qui est la source du pouvoir,
c'est-à-dire des récompenses et des peines , avec ceux qui
doivent les espérer ou les craindre ; certes , de pareils
voyages sont aussi précieux que les autres sont vides ! Ils
n'appartiennent qu'aux époques les plus heureuses de l'histoire
des nations , et à ceux de leurs chefs qui ont le plus
ennobli les augustes fonctions de la souveraineté : c'est encoreun
nouveau trait de ressemblance entre Charlemagne
et Napoléon.
Le détail des fêtes de Mayence , de celles que Paris prépare
, remplira entre nous le vide des longues soirées de
l'hiver qui s'avance ; mais pour vous mieux faire connaître
l'influence del'esprit qui règne en France , je dois vous dire
ce que j'ai vu de la part de l'électeur archi - chancelier de
l'Empire. Vous l'avez connu coadjuteur de Mayence : un
moment il en fut archevêque et prince ! Ceux qui mesurent
le coeur humain sur une petite échelle, ne pensaient
qu'aux regrets qu'il devait éprouver en rentrantdans cette
1
286 MERCURE DE FRANCE ,

ville où son ancien état lui donnait le sceptre et l'encensoir.
Eh bien ! le coeur de ce prince était ouvert à de plus
nobles sentimens ; son esprit s'était élevé à de plus hautes
conceptions. Tous ces calculs de la médiocrité ont été déjoués.
Loin d'avoir rien à contester à l'évêque que le concordat
a substitué à sa place , il a négligé les palais qui
lui étaient offerts pour partager sa demeure . Il n'a pas cessé
de donner l'exemple de la déférence et des égards pour ce
nouveau prince de l'église ; de recommander pour lui
l'attachement et la soumission dont lui-même avait été
l'objet , de faire valoir ses vertus , et de publier que sa
consolation d'être séparé de son ancien troupeau était de
le voir remis en des mains si digues de le conduire.
,
Notre différence d'opinion avec l'électeur archi-chancelier
, comme évêque catholique , ne doit pas nous rendre
insensibles à la beauté d'un traitqui honore également son
esprit et son coeur et qui devrait servir de leçon à des
hommes qui ont mis un folhonneur à maintenir une division
contraire aux principes de leur état , inutile à leur
cause et à eux-mêmes , et dont personne ne leur fait plus
la grace de s'apercevoir .
Adieu , mes amis , soyez sans la moindre inquiétude sur
mon séjour en France. Si notre compatriote , le docteur
Pangloss , d'optimiste mémoire , revenait , il voudrait habiter
avec moi ; et pour cette fois , il aurait trouvé le
meilleur des mondes possibles .
1
Signé REKLERGERK .
Il vient d'arriver à Paris des journaux anglais du 19.octobre
, d'après lesquels la guerre entre l'Angleterre et l'Espagne
paraît inévitable.
Depuis un mois , il avait été délivré aux commandans
des vaisseaux anglais des ordres cachetés , qui les autorisaient
à faire arrêter tout vaisseau espagnol soupçonné de
porter des trésors. En conséquence , une escadre de quatre
frégates , venant de Rio de la Plata , chargée pour Cadix
(une partie du chargement était en piastres ) , fut arrêtée ,
le 5 de ce mois, à la hauteur du cap Sainte-Marie , par
quatre frégates anglaises. Une frégate espagnole sauta dans
le combat; les trois autres tombèrent , après quelque résistance
, au pouvoir des Anglais , et furent conduites à
Portsmouth.
Cette nouvelle infraction au droit des nations et de
BRUMAIRE AN XII. 287.
P'humanité montre ce que l'Europe peut attendre d'un
gouvernement qui parle toujours justice , et ne connaît
pour lui que ledroit de la force. Si le gouvernement anglais
avait déclaré la guerre à l'Espagne avant de faire attaquer
les galions , on n'aurait dit autre chose si ce n'est
que l'Angleterre préfère quelques millions à l'état de paix ,
sans faire entrer dans cette balance la vie des hommes , ni
même celle de ses propres sujets. Son gouvernement est
accoutumé à mépriser les formes de ce que les peuples ont
jugé de plus respectable , parce que cela tient intimement
à leur sécurité respective.
Les autres gouvernemens ne déclarent la guerre que
lorsqu'ils ont à se plaindre . L'Angleterre seule la déclare
lorsqu'elle a quelque chose à gagner. Si tel est essentiellement
l'esprit d'une nation commerçante , il faudrait laisser
l'empire des mers et du commerce à ceux qui osent l'acheter
à ce prix, ou que toutes les nations s'entendissentpour
briser un sceptre qui les déshonore.
Tandis qu'on élevait des difficultés, tandis qu'on faisait
encore des propositions à la cour de Madrid , tandis que
l'on négociait, les amiraux anglais avaient des ordres secrets
pour saisir et dépouiller les vaisseaux des alliés. Copenhague
, encore fuinante , atteste le despotisme insultant de
l'Angleterre , et une nouvelle agression plus scandaleuse ,
un acte plus outrageant pour la bonne foi , plus menaçant
pour la fortune et le commercę des autres nations , vient
attester le mépris que le gouvernement anglais fait des
lois auxquelles tous les autres se sont assujettis pour leur
honneur , pour leur intérêt et pour leur sécurité réciproque..
Que résulte-t- il de cet acte infâme , qui surpasse encore
tout ce qu'on a vu dans la guerre de 1757 , dans
celle de la révolution , dans la rupturedu traité d'Amiens ?
simon qu'aucune puissance ne peut compter sur l'amitié ,
sur l'alliance , et les traités qu'elle contracte avec l'Angleterre
, qu'autant que celle-ci ne trouvera pas plus d'intérêt
à la frapper subitement de quelque coup qui l'abatte
! . Il n'y a guère de différence entre la politique
qui combat les chefs des états en leur envoyant des
assassins ; qui envoie des machines infernales pour brûler
les vaisseaux et les ports , ou qui attaque inopinément
ceux qu'elle caresse encore ; c'est la conséquence du
même principe et le résultat du même caractère.
...
Cette agression , méditée avec tant de perfidie , exécu
288 MERCURE DE FRANCE .
۱۰
1
tée avec la dernière insolence , est vantée par les écrivains
ministériels avec une impudeur outrée; c'est le dernier
degré du crime que d'oser s'en glorifier. On dirait que
quelques millions valent pour ce gouvernement plus que
l'honneur de tenir à sa parole , plus que le respect ou
l'indignation de toutes les nations. Après cet acte infame ,
les écrivains anglais osent encore parler de l'amitié qu'ils
conservent pour les Espagnols ! N'est -ce pas la pitié que
les brigands ont pour ceux qu'ils assassinent ? Si ce sentiment
était vrai , la lâcheté qu'il y aurait eu à lui préférer
quelques millions , n'est pas moins ignominieuse. Si c'est
par-là qu'on a cru priver la France de quelques secours
qu'on supposait qu'elle pouvait tirer de l'Espagne , il faut
plaindre le gouvernement anglais de prendre si mal ses
mesures; il n'a pris qu'un peu d'or, tandis que la France
peut recevoirdesEspagnols, que l'indignation force à entrer
dans la lutte , des vaisseaux armés et des hommes devenus
forts par cette alliance. L'Espagne a perdu tout ce qu'elle
pouvait perdre , tandis que la France devient plus redoutable
par ce supplément de moyens , et par l'indignation
que ce nouvel attentat au droit des gens doit exciter en
Europe.
On reproche depuis quelque temps aux ministres
anglaisde grandes bévues politiques ; celle-ci est la plus
éclatante : car en donnant ainsi des hommes , des vaisseaux
et de nouveaux alliés à l'empereur des Français , ils semblent
avoir été conseillés par ses propres amis , et n'avoir
consulté que le destin qui a été jusqu'ici si favorable à ses
entreprises , et si fatal à ses ennemis .
- Le général Beurnonville , ambassadeur de France en
Espagne , est reparti à la hâte le 8 au soir. Il avait eu une
audience particulière de l'empereur à six heures du matin.
-L'importation des nankins de l'Inde est prohibée ,
par décret impérial du 26 vendémiairedernier, Les nankins
provenant de prises faites sur les ennemis de l'état , sont
exceptés de la prohibition ; ils pourront entrer en payant
les droits .
-
<<Onne prévoit pas ,dit une gazette allemandes quel
peut être le but de la réunion des Bourbons à Calmar.
Il faut pourtant bien que ces princes y mettent quelqu'intérêt
, puisqu'ils s'y sont rendus de diverses contrées .
Quant aux résultats qu'ils en peuvent attendre , on ne
forme à cet égard aucune espèse de conjecture; ce qui
prouve qu'onn'y attache aucune espèce d'importance. >>>
(NO. CLXXV. ) 19 BRUMAIRE an 13.
( Samedi 10 Novembre 1804. ).
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
:
ODE
A MONSIEUR DE CHATEAUBRIANT.
QUAND l'impie a rempli la terre
De ses déplorables erreurs ,
Quand sa morale mensongère
Aporté la mort dans les coeurs ,
Aux lieux même où la foi languissait expirante,
Qui vient la ranimer d'une voix si touchante ?
Qui peut tromper l'espoir de l'incrédulité ?
Quels accords ont frappé mon oreille charmée ,
Dès long-temps inaccoutumée
Aux accens de la vérité ?
D'où partent ces traits de lumière
Dont s'alarme l'impiété ? 1
Est-ce un mortel qui nous éclaire
Dans ce siècle d'obscurité ?
T
r
290 MERCURE DE FRANCE ;
Que dis-je ? Dieu lui-même à l'orgueil de notre âge
De ton heureux génie oppose le langage ,
Et soutient tes efforts contre l'iniquité .
CeDieu, quand il lui plaît , dans la nuit où nous sommes ,
Sait marquer les écrits des hommes
Du sceau de la divinité.
Au temps d'une heureuse innocence ,
D'une vive et sainte ferveur ,
L'homme fidèle à sa croyance ,
Dans la simplicité du coeur,
Aimait la loi du ciel sans raisonner sur elle ;
Mais quand des novateurs l'audace criminelle
Apartout propagé des doutes affligeans ,
Le Seigneur par ta bouche a voulu les confondre,
Et te réservait pour répondre
A leurs funestes argumens .
Eh quoi ! le perfide sophiste
De ses desseins poursuit le cours !
Il s'étonne , mais il résiste
A l'empire de tes discours !
1
Avec quelle raison stérile et misérable
Ose-t-il attaquer ta raison qui l'accable ?
Mais la honte s'attache aux dogmes des pervers.
Quand tu fais triompher une cause sacrée ,
La leur déjà déshonorée ,
Est le jouet de l'univers.
Par quelle justice immuable
1
L'esprit dont ils sont orgueilleux ,
Ne produit- il rien de durable ,
Rien qui puisse vivre après eux ?
Ils n'ont que des talens dignes de leurs systèmes ,
Sans grace , sans douceur , et glacés comme eux-mêmes.
L'Athéisme trompé dans son vague desir ,
Jouit à peine un jour d'un succès équivoque,
12
BRUMAIRE AN XIII.
29t
Et dans le néant qu'il invoque ,
Ses oeuvres vont s'ensevelir.
Qu'est devenu ce grand génie ,
De sa secte digne soutien ,
Qui fut pen'ant sa longue vie
Le fléau du monde chrétien ?
Sonnom qui devait vivre au rang des plus illustres ,
Déjà privé d'honneur , mourra dans quelques lustres
Tout accuse à-la- fois ses alens corrupteurs ;
Et tant d'écrits brillans , tant de titres de gloire ,
Ne sauveront pas sa mémoire
De l'opprobre de tant d'erreurs.
De quelle admirable éloquence
Est doué l'homme du Seigneur,
Qui d'une sublime espérance
Nourrit son esprit et son coeur !
Sa plume est étrangère aux coup bles maximes
Qui caressent le vice et colorent les crimes.
Des solides vertus , dont la source est aux cieux ,
Le charme inexprim - ble embellit ses ouvrages ,
Et son nom traverse les âges
Toujours plus grand , plus glorieux .
Mais les suffrages de la terre ,
Alimens de l'orgueil humain ,
Sont la récompense vulgaire
De plus d'un profane écrivain.
Tu ne t'enivres point de cette renommée ,
Fugitive faveur , passagère fumée ,
Qui donne un vain éclat, ennemi du bonheur.
Elle ne séduit point le grand homme modeste ,
Epris de la gloire céleste
Qui découle du Créateur.
Dans cette féconde carrière
Que ton livre ouvre à nos esprits ,
Ta
;
292 MERCURE DE FRANCE ,
1
Heureux qui cherche la lumière
Dont brillent tes nobles écrits ! ....
Quelle immense richesse à mes yeux se découvre !
Quel spectacle pompeux m'éblouit ! .... Le ciel s'ouvre ,
Il me laisse admirer les trésors de la foi ;
J'entends des choeurs divins l'éclatante harmonie ,
Et les bornes de mon génie
Semblent reculer devant moi.
Dieu de bonté , Dieu de puissance ,
Des mondes immortel auteur ,
Rends-moi digne de ta croyance ,
Digne de chanter ta grandeur.
Puissent mes vers heureux , nourris de ta parole ,
S'élever jusqu'à toi ! L'ambition frivole
D'occuper l'avenir ne me touchera plus .
Au dédain des mortels mon talent s'abandonne ;
J'aurai mérité la couronne
Que tu gardes à tes élus .
LE DERVICHE ET LE ROI ,
C -ONTE.
Le pauvre derviche Izémoi ,
Qui voyageait en Tartarie ,
Entre un jour sans façon dans le palais du roi ,
Comme dans une hôtellerie .
Il jette bas son sac , il étend son tapis ,
Et se met à manger son morceau de pain bis .
Levez-vous , lui dit-on ; quelle lourde méprise !
Bonhomme , décampez sans qu'on vous le redise.
- Quand j'aurai déjeûné , messieurs , je m'en irai ;
Je trouve très -joli ce caravanserai .
- Le roi vient à passer , on lui conte l'affaire.
Il en rit ; puis il dit à notre solitaire :
BRUMAIRE AN ΧΙΙΙ.
293
Vous n'aviez donc , mon cher , jamais vu de palais ?
- Sire , dit Izémoi ; ne trouvez pas mauvais
Qu'avant de vous répondre , j'ose
Vous demander à mon tour une chose .
-Voyons , reprit le roi.- Ces magnifiques lieux
Ont vu se succéder et mourir vos aïeux ;
Après eux qui régna dans ce palais ?-Mon père.
- Après lui ? - Ce fut moi .- Qui doit vous remplacer ?
- Ce sera mon fils , je l'espère.
-Ah sire ! que doit - on penser
D'un édifice , je vous prie ,
Où l'on voit tant de monde arriver et passer ?
Ce n'est pas un palais , c'est une hôtellerie.
ParLouis BARRUCAND, étudiant enbelles-lettres à Genève.
LE BOUTON.
IADAME DE
HUMIDE des pleurs de l'Aurore ,
Et prémices de la saison ,
Recevez ce frêle bouton ,
Premier né des enfans de Flore.
Jeune , frais comme le matin ,
Mais moins frais que votre carmin ,
Emblême d'un front que colore
Un timide et craintif desir ,
Las ! il n'attendait pour éclore
Que le souffle aimé du Zéphyr.
Ainsi , l'amant qui vous adore ,
Pensif , se tenant à l'écart ,
Pour se trahir n'attend encore
Qu'un doux souris , qu'un seul regard.
J. M. CORRENT - LABADIE
3
294 MERCURE DE FRANCE ;
VIRGILIUS
EX ELYSIIS AD DELILLUM POETAM.
GRATIA summa tibi ! Quo demum vate superbit
AEmulus ire tuis noster Apollo modis ;
'Nempe sacro atios felicius Lore lepores
Exprimis , et vená divite mirafluunt ,
Ut dubitet simili delusus imagine lector ,
Interpres fueris , scriptor an AEneidos !
Perte , jam nostris resonat concentibus orbis ,
Etdoctore procul lingua latina nitet ,
Cùm nova purpureis deducens carmina labris ,
Subridet muse blanda puella meæ ,
Et venerum bibulas mulcendo libentius aures ,
AEneis rursus tristiafatafugit.
Scilicèt et semper Dido suspirat amores ;
Nisi semper amans it comes Euryalus ;
'Fraeta crepant rabidis Polyphemi dentibus ossa ;
Non pennas celeres turtur eundo movet ;
Emicat acer equus , rapidisque fugacior Euris,
Arva quatit resono pulverulenta pede.
Siç imitatrices tua , Gallos ante poetas ,
AEmula naturæ vox dat habere sonos ,
Luceque victrici seclorum noctibus instans ,
Ambit utrumque simulfama perennis opus .
Quare age ! cùm tumuli semper de cespite surgit
Arbos pausylipi quæ mihi cultajugis ,
Sit tibi , sit nostri şaltėm pars magna triumphi ,
Insignemque premant laurea serta comam,
Par M. BARTHOLON.
BRUMAIRE AN XIII: 295
TRADUCTION.
Aux Champs Elysiens ma Muse enorgueillie
Aime de tes accords la nouvelle harmonie ;
Du charme de mes vers fidèle imitateur ,
Ma lyre sous tes doigts résonne avec douceur ,
Et le lecteur, souvent séduit par le poète ,
Croit lire l'inventeur en lisant l'interprète .
Loind'une école obscure , enfin par tes concerts ,
L'Énéide immortelle enchante l'univers :
La beauté plus sensible aux doux sons de ta lyre ,
Ames chants honorés applaudit d'un sourire ,
Et d'un nouvel éclat mon ouvrage embelli
Une seconde fois triomphe de l'oubli .
Didon brûle toujours d'une flamme fatale ;
Le fidèle Nisus suit toujours Euryale;
Polyphème engloutit dans ses horribles flancs
Des membres déchirés les lambeaux palpitans ;
La colombe poursuit l'essor d'un vol agile ,
Et dans les champs de l'air fuit d'une aile immobile ;
Plus rapide que l'oeil , le coursier belliqueux ,
D'un pied retentissant frappe les champs poudreux.
Ainsi les vers français , riches de ton génie ,
Des sons imitateurs ont connu l'harmonie ,
Et la gloire des temps , bravant l'obscurité ,
Porte mon nom célèbre à l'immortalité.
Viens donc de mes honneurs recevoir le partage !
Un laurier sur ma tombe incline son feuillage ;
De cet arbre immortel les festons glorieux
Vont relever l'éclat de ton front radieux.
Par l'Auteur des vers latins.
4
296 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGME.
ON me prend souvent féminin ,
Quand on veut m'avoir masculin.
LAGACHE ( d'Amiens ) .
LOGOGRIPHE.
LECTEUR , quand je possède et ma tête et ma queue ,
Sur l'univers entier mon empire s'étend ,
Etje compte un sujet dans chaque être vivant.
Veut- on me retirer et la tête et la queue ;
Eh bien d'un pôle à l'autre exerçant mon pouvoir ,
Je suis l'ame du monde , et je fais tout mouvoir
Si l'on me restitue et la tête et la queue ,
Chez les faibles humains j'imprime la terreur ,
Et laisse sur mes pas les regrets , la douleur.
Mais qu'on mette à l'écart et ma tête et ma queue ,
Je deviens à l'instant un objet séducteur ,
Qui conduit sans détour aux portes du bonheur.
PONS ..... SIM .. ( de Reims ) .
CHARADE.
N'ESTIMEZ pas trop mon premier ;
Mais vivez comme mon dernier :
Vous mangez parfois mon entier.
&
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Yeux.
Celui du Logogriphe est Hirondelle , où l'on trouve lion,
or, Lodi, Oneille, ode, noir, Loire, Rhône, don, héron,
hier, nid, Hiéron, Rhé, loir, lin , Rhin, Nil.
Celui de la Charade est Banque-route.
BRUMAIRE AN XΙΙΙ.
297
Etudes sur l'Homme dans le Monde et dans la
Solitude : Par J. H. Meister. Un volume in - 8 ° .
Prix : 4 f. 50 c. , et 6 f. par la poste . A Paris, chez
Antoine-Augustin Renouard, libraire ; et chez
le Normant , imprim . -libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 .
CET ouvrage a été conçu dans l'esprit du dixhuitième
siècle , et achevé dans l'esprit qui règne
aujourd'hui ; aussi offre-t-il les contradictions les
plus frappantes. Dans la première moitié il n'est
question que de la nature , de l'instinct ; dans la
seconde moitié on rencontre Dieu , et même la nécessité
reconnue des religions positives , bien entendu
cependant que cette nécessité n'est avouée
que pour le peuple. L'auteur a vécu dans la trèsbonne
société d'autrefois; il est impossible d'en
douter , car son style est maniéré , et son livre est
rempli de ces anècdotes un peu scandaleuses qu'on
a entendu raconter dans tous les salons , et qui
passent pour très-piquantes jusqu'au moment où
quelqu'un s'avise de les écrire: de plus il parle souvent
de filles entretenues qu'il appelle des modernes
Aspasies ; et l'on sait qu'à la fin du dix-huitième
siècle ces créatures avilies donnaient le ton à Paris ,
faisaient le sujet de toutes les conversations , inventaient
les modes que les femmes de qualité s'empressaient
d'adopter, et confondaient dans les mêmes
faveurs leurs laquais et les premiersprinces du sang,
les histrions et les descendans des héros . Tout a
fini dans les boudoirs ; et la débauche la plus scandaleuse
peut disputer à la philosophie l'honneur
d'avoir avancé le règne de l'égalité. Pour connaître
les moeurs qui hâtèrent la chute de la monarchie ,
si les mémoires particuliers manquent à l'historien
298 MERCURE DE FRANCE ;
destiné à juger notre révolution , il pourra consulter
les livres qui eurent du succès à cette époque: il
verra dans quelles dispositions courait vers la liberté
le peuple qui faisait ses délices du Sopha , de Mysapouf,
du Compère Mathieu , de la Religieuse , et
de tant d'autres infamies qui n'ont pas même pour
excuses l'agrément et l'esprit , en supposant que des
qualités aussi frivoles puissent entrer en compensation
avec le respect que toute nation se doit à
elle-même. Les moralistes du même temps ne sont
guère plus décens que les romanciers ; Hélvétius
n'a fait lire sa mauvaise métaphysique , et propagé
ses principes destructeurs de tout ordre social
qu'en les entremêlant de contes licencieux : M.
Meister aurait dû sentir qu'il était trop tard pour
réussir par de semblables moyens .
Dans un avertissement de deux pages , il prévient
lui-même les lecteurs que son ouvrage a des
défauts essentiels ; qu'il ne présente que des observations
jetées sur le papier à mesure qu'elles ont
été faites ; qu'on risque d'y trouver beaucoup d'idées
hasardées , sans liaison , sans suite , et peutêtre
même un grand nombre de contradictions :
jusque-là l'auteur est si modeste qu'il suffirait de
dire comme lui pour faire connaître son livre ; mais
il ne faut pas se fier à la modestie écrite ; elle n'est
trop souvent qu'un moyen de mettre son amourpropre
plus à l'aise. En effet , M. Meister nous
assure bientôt qu'il << ose douter s'il existe sur nos
>> habitudes et nos affections intérieures , princi-
> palement sur celles dont le commun des hommes
>> s'occupent le moins , beaucoup de livres qui ren-
>>ferment des détails plus remarquables , plus cu-
>> rieux , sur-tout plus sincères. » C'est ce qu'il est
question d'examiner.
Le chapitre premier a pour titre : Duplaisir de
BRUMAIRE AN XIII. 299
deviner; et ce titre est si vague qu'à moins de l'appliquer
à des énigmes et des logogriphes , on ne
conçoit guère le parti qu'on peut en tirer. Deviner,
dans sa primitive acception , signifie predire les
choses à venir : certainement ily aurait quelquefois
du plaisir à posséder ce talent . Plus ordinairement
lemot deviner veut dire juger par voie de conjecture
, et l'on ne voit pas trop comment cette faculté
trompeuse peut devenir un plaisir digne de
fixer l'attention du moraliste : l'auteur ne se charge
pas de l'expliquer. Si l'on pouvait trouver quelque
rapport entre le titre de ce chapitre et ce qu'il
contient , tout ce qu'on en conclurait c'est que
Thomme est souvent plus heureux par ses espérances
que par ses desirs satisfaits. L'observation
n'est pas nouvelle. M. Meister nous apprend que
Buffon attachait un grand prix au choix de l'habillement
et de la coiffure , et qu'un tailleur fut si
ébloui de l'effet que faisait sur le corps d'une Excellence
un habit qu'il venait de livrer , qu'il se
retira sans oser demander de l'argent. Aquelpropos
viennent ces deux anecdotes ? je n'en sais rien :
peut- être ne sont-elles placées là qu'afin de donner
aux lecteurs le plaisir de deviner pourquoi elles
s'y trouvent,
De notre attache pour tout ce qui nous appartient
, tel est le titre du chapitre second; il n'offre
encore rien de nouveau , si ce n'est quelquefois
la manière dont l'auteur s'exprime , car les anecdotes
qu'il rapporte sont connues de tout le monde.
J'en excepte la fantaisie d'un homme qui admirait
de bonne foi après le mariage la beauté d'une femme
laide qu'il n'avait épousée que pour sa fortune ; ce
qui est d'autant plus curieux que l'hymen produit
rarement un si bon effet : aussi après avoir traité de
notre attache pour tout ce qui nous appartient ,
T'auteur aurait pu citer bien des anecdotes sur le dé
300 MERCURE DE FRANCE ;
goût qui suit trop souvent la possession des objets
les plus desirés ; et il n'eût pas été plus neuf dans
l'un que dans l'autre cas. Les vérités de ce genre
font depuis des siècles le sujet des chansons du Pont-
Neuf.
Le chapitre trois est consacré à la paresse.
M. Meister se plaint de ce que nos philosophes et
nos moralistes n'ont pas assez considéré ce défaut
comme une passion : ses plaintes ne sont point
fondées , car quoique la paresse soit une disposition
assez générale , elle n'est passion tout
au plus que pour un individu par cent mille. II
confond sans cesse l'amour du repos avec la paresse
, quoique rien ne soit plus opposé. Il pense
qu'on se presse de généraliser ses observations pour
en abréger le cours ; moi , je crois au contraire
que c'est afin d'avoir plus de temps pour agir : qui
observerait toujours serait l'être du monde le moins
actif. On s'attend bien à trouver dans ce chapitre
l'anecdote de ce mendiant auquel on reprochait de
ne point travailler , et qui répondit : « Si vous
>> saviez combien je suis paresseux ! » Cette anecdote
a été inventée à plaisir ; pour en être convaincu
, il suffit de remarquer qu'on varie beaucoup
sur celui à qui une pareille réponse a été
faite , quoique l'on cite toujours un philosophe.
L'infortuné qui supporte des journées entières ,
au coin d'une rue , le froid , la pluie , et toutes les
brusqueries des passans , fatigue certainement davantage
que celui auquel il demande l'aumône ;
mais nos philosophes financiers , bien fourrés
dans des voitures bien closes , avaient décidé que
ce malheureux ne méritait aucune pitié ; et comme
la charité a suivi le progrès des lumières , il est
généralement convenu aujourd'hui qu'un mendiant
est un paresseux. A propos de paresse ,
M. Meister nous apprend que Ninon de Lenclas
BRUMAIRE AN XIΙΙ. 301
inspira des passions violentes à un âge fort avancé ,
et que le maréchal de Richelieu , sur le retour ,
avait l'insolence de passer en plaisirs de très-jeunes
colonels. Il termine ainsi ce chapitre : « Je vénère
>>>de toute mon ame le mot de madame Geoffrin
>> cité par madame Necker ; il faut se corriger
> toujours , et même la veille de sa mort. » Le
mot est juste ; mais on ne vénère pas un mot ; et
M. Meister qui assure qu'apprendre ou se corriger
c'est la même chose , aurait dû apprendre cela
pour se corriger de la mauvaise habitude prise
dans le dernier siècle de dénaturer les plus belles
expressions de notre langue.
Dans un volume de 328 pages , on trouve 60 chapitres
qui n'ont aucun rapport entre eux, qui n'en
ont guère davantage avec les titres qu'ils portent ;
aussi nous dispensera-t-on de les analyser. Si l'on
retranchait de ce livre la place occupée par les
anecdotes ce qu'il en resterait se réduirait à
rien : nous pouvons mettre les lecteurs à même
d'en juger en citant le seul chapitre dans lequel
l'auteur ne s'est point écarté de son sujet; c'est le
cinquante-deuxième : le voici.
"
De l'affinité.
<< Comment ne pas être frappé de tant de rapports
entre les lois du monde physique et celles
• du monde moral! La chimie offre peut- être en-
• core plus de ces rapports que la physique pro-
> prement dite. Cette loi générale de l'affinité ,
⚫ que son action s'affaiblit à proportion que le
> corps qui l'exerce se rapproche de son point de
» saturation , ne doit-elle pas être regardée aussi
> comme une loi générale des affinités de goût ,
<>> de sentiment , de passion ? Et n'est-ce pas dans
>> ce principe qu'on trouverait véritablement la
>> cause naturelle du refroidissement successif de
302 MERCURE DE FRANCE ;
>> tant de liaisons produites par les rapports même
>> les plus vrais , les plus doux , et de l'influence
>>la plus irrésistible ? >>>
:
Nous n'avons retranché de ce chapitre que des
points , qui peut-être auraient aidé à faire comprendre
le sens que M. Meister a attaché à ses paroles
, car il y a des points véritablement mer
veilleux ,
Points éloquens qui font si bien entendre
Ce que l'auteur a tant de peine à rendre ;
C'est dans les points qu'il faut s'évertuer ,
Et le génie est l'art de ponctuer .
M. Meister a pris pour titre d'un de ses chapitres
: De l'avantage des mauvaises éducations.
Il se demande pourquoi tant de mauvaises éducations
réussissent souvent mieux que celles qui passent
pour les meilleures , afin de pouvoir se répondre
que ces mauvaises éducations ont l'avantage
d'habituer les enfans aux conditions les plus
communes de la vie , la peine et la douleur , les
contrariétés et l'ennui. La demande est fausse et la
réponse plus fausse encore : il ne peut y avoir aucun
avantage dans une mauvaise éducation , et on
ne s'habitue ni à la peine , ni à la douleur , ni aux
contrariétés , ni à l'ennui. Lorsqu'il s'agit d'éducation
, il serait d'abord nécessaire de bien préciser
ce qu'on entend par mauvaise et par meilleure ,
car il serait possible que la meilleure au dire de
certains juges , des philosophes par exemple , fût
la plus détestable , et qu'au contraire celle qu'ils
auraient déclarée mauvaise fût la meilleure : a cet
égard , il y a mille preuves des erreurs dans lesquelles
ils sont tombés. Il y a une réponse toute
naturelle et sansrépliqueà la question que M.Meister
s'est faite: l'éducation qu'on nous donne ne forme
jamais que la plus petite partie de celle que nous
recevons ; ainsi un grand caractère s'élève , non par
BRUMAIRE AN XΙΙΙ. 303
une mauvaise éducation , mais malgré cette mauvaise
éducation ; de même un pauvre caractère
reste misérable en dépit des instituteurs les plus
habiles et des soins les plus assidus. C'est seulement
depuis qu'Helvétius a posé en principe que nous
naissions tous avec le même degré de capacité
qu'on s'est avisé de demander à l'éducation ce
qu'on n'en peut pas toujours obtenir; il est assez
plaisant que , dans un siècle où l'on faisait un cas
tout particulier de la nature , on se soit avisé de
lui contester le plus irrécusable de ses priviléges ,
une variété infinie dans tout ce qui sort de ses
mains. Nous avons reproché à l'auteur d'avoir de
la manière dans son style ; le présent chapitre
nous offre l'occasion de justifier notre reproche.
« Il est des génies si lents , dit-il, qu'on ne dompte
>> leur paresse que par des moyens analogues à
>> celui par lequel on excite la sensibilité de ces
>> tempéramens usés ou bizarres , à qui la faveur
» qui manqua toujours aux plus douces jouissances
>>> amoureuses du célèbre J. J. Rousseau est deve-
> nue absolument indispensable. Voyez ce que je
» n'ose vous dire plus clairement , dans le premier
>> volume de ses Mémoires. » Ce qu'on n'ose pas
dire clairement par respect pour la décence , doit
se taire tout- à-fait ; car l'indécence n'est pas dans
les mots , mais dans les images qu'ils rappellent.
L'auteur a-t-il voulu dire qu'il y a des génies si
lents qu'il faut les fustiger ? L'expression serait
ignoble et n'est point usitée; on excite, on pousse ,
on aiguillonne le génie; on ne le fustige pas : ainsi
M. Meister est tombé dans la manière , a rappelé
les honteux aveux du plus hypocrite des philosophes
, pour n'avoir pas voulu se servir du mot
consacré. Que de fautes contre la décence, le goût,
les convenances on éviterait avec un peu de naturel
!
304 MERCURE DE FRANCE ,
Le dix - neuvième chapitre est intitulé : De la
passion du crime ; heureusement il a moins de
quatre pages . La manie de tout ériger en passions
a été celle du dix-huitième siècle ; Helvétius a
parlé de la passion de l'amitié , de la passion de la
honte , ce qui n'est ni plus ni moins ridicule que
la passion du crime. L'amitié est un sentiment ,
la honte une disposition , le crime un état malheureux
auquel on est entraîné par l'empire qu'on
accorde à ses passions ; mais ce n'est à coup sûr
l'objet des desirs d'aucun homme. « L'éloquence
>> que peut inspirer la passion du crime , dit l'au-
>> teur , se retrouve dans plus d'un ouvrage de
>> nos jours ; mais elle n'offre nulle part des traits
>> plus énergiques , plus sublimes que dans les dé-
>> libérations du Pandémonium de Milton , et de
>> la Convention nationale de Roberspierre>. >>Passe
pour le Pandémonium de Milton ; des diables
peuvent avoir la passion du crime : mais grace
pour la Convention nationale ; poussée par les
fautes des assemblées précédentes , elle eut la passion
de la philosophie , l'enthousiasme d'un mieux
impossible à réaliser ; pour le crime , elle n'en eut
ni la passion , ni l'éloquence , ni le sublime , car
tout cela est contre la nature des hommes et contre
la nature des choses .
Puisque j'ai surpris l'auteur occupé de juger la
Convention, je saisirai l'occasion de mettre au jour
sa politique . « Pour bien gouverner , dit-il , comme
>> pour bien jouer au piquet , ce qu'il y a de plus
>> essentiel et de plus embarrassant , vous le voyez ,
>> c'est d'écarter juste et de relever de même. >> La
comparaison de l'art de gouverner et du jeu de
piquet est au moins bizarre : enjouant au piquet ,
on peut écarter juste et malheureusement , et ce
qu'on relève on le doit toujours au hasard. Est- ce
donc aussi par hasard que l'on gouverne bien ou
4 mal ?
RED.FRA
BRUMAIRE AN
XIIII
,
,
cen
mal ? L'auteur seroit loin d'en convenir
pourtant l'unique sens qu'on puisse attacher
paroles. Voici une autre comparaison politique :
<< Pour concevoir un peu de repos et de stabilité
>> dans le système social , je suis fàché de le dire ,
>> il faut qu'il s'établisse entre les gouvernés et les
>> gouvernans , à quelque condition ou par quel-
>> qu'artifice que ce puisse être , le même rapport
>> qui se trouve entre les marionnettes et Polichi-
>> nelle ou bien celui qu'on suppose entre les
>> hommes et les dieux ou bien celui qui doit
>> exister entre un père et ses enfans . » Il est
assez indécent de voir les hommes et les dieux
mis en regard avec les marionnettes et Polichinelle
; mais c'est l'esprit d'autrefois , il faut à
cet égard prendre patience encore pour quelques
années. Ce qui embarrassera plus d'un lecteur ,
c'est de savoir quel rapport se trouve entre Polichinelle
et les marionnettes qu'on puisse comparer
au rapport qui doit exister entre les gouvernés
et les gouvernans . Par Polichinelle , je
suppose que l'auteur a entendu celui qui fait jouer
les marionnettes, et alors il n'aurait fait que décrire
la plus jolie caricature que j'aie vue à Londres ,
la seule qui m'ait paru plaisante de vérité ; car
je déteste ce genre ignoble dans lequel il est trop
facile d'être méchant sans esprit , et qui , par cette
raison , n'aurait jamais dû être toléré en France .
Elle représentait les membres du Parlement bien
rangés dans une boîte , et ne remuant qu'au moyen
de fils réunis dans la main droite de M. Pitt ; de
la gauche il les montrait au peuple , en disant :
payez et je les ferai jouer. Il existe là plusieurs
rapports entre les gouvernés , les gouvernans et les
marionnettes ; mais ce n'est pas celui qu'on voit
entre Polichinelle et les autres morceaux de bois
contre lesquels il se bat. Voyons si l'auteur est plus
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
heureux lorsqu'il applique ses réflexions à la haute
politique , c'est-à-dire à la morale et à la religion.
C Ce n'est pas aux yeux du vrai philosophe
>> que je paraîtrai faire un fort grand écart , en
>> remarquant de quelle importance morale et
>> politique il peut être d'accoutumer le peuple à
>> se rassembler à des temps et des heures fixes
>> pour s'occuper de pratiques superstitieuses ou
>> non , mais d'un caractère solennel , etc. » Il me
semble que nulle part on n'accoutume le peuple à
se rassembler solennellement , sans l'aveu du gouvernement
; or les gouvernemens n'autorisent jamais
de pratiques superstitieuses , et c'est positivement
pour cela qu'ils ont un si grand intérêt à
protéger les religions nationales. Je sais bien qu'on
aconfondu dans les livres modernes la religion et
la superstition ; cela prouve combien peu les philosophes
connaissent les hommes et les choses. S'il
était possible qu'une nation n'eût aucun culte public
, ce serait de toutes les nations la plus superstitieuse
; et si l'on parvenait à lui donner ou à lui
rendre une religion , elle y porterait long-temps
toutes les superstitions dont elle aurait pris l'habitude.
L'homme sera superstitieux tant qu'il ne cessera
d'espérer et de craindre ; sa raison dont on
fait tant de bruit le quitte à la moindre frayeur ,
à la plus légère espérance : Voyez Damon , c'est
un esprit fort. Il y a un an qu'il renvoya de chez
lui un garçon d'écurie qui , sans miracle , changeait
l'avoine de ses chevaux en vin de cabaret ; ce
fripon s'est fait charlatan: il s'annonce pour guérir
les maux les plus incurables , et la foule assiége sa
porte. Damon l'apprend , et sent augmenter son
mépris pour l'imbécille race humaine ; mais une
femme qu'il aime tombe malade , les médecins
J'abandonnent , et Damon court chez l'empyrique ;
ce n'est plus pour lui un garçon d'écurie , c'est un
BRUMAIRE AN XIII . 307
1
dieu consolateur ; il lui fournit des raisons pour le
tromper ; il est faible , tremblant , désespéré ; il a
besoin d'espérances , il croit , il est superstitieux ,
sans que le plus intrépide philosophe puisse en
accuser aucune religion. Pour un athée , il y a
cent manières d'a' oir de la superstition; l'homme
vraiment religieux est le seul qui puisse échapper
à cette faiblesse , car il est résigné. M. Meister
s'est donc trompé en voyant une importance morale
et politique à occuper le peuple de quelque
pratique superstitieuse ou non; et le vrai philosophe
lui reprochera cet écart auquel il se livre
assez souvent , en confondant les pratiques religieuses
que les gouvernemens doivent protéger ,
avec les pratiques superstitieuses qu'ils tolèrent
quelquefois , mais qu'ils n'encouragent jamais.
Nous le répétons , M. Meister n'a pu se séparer
entièrement de l'esprit du siècle dans lequel il a
vécu : on avait l'habitude d'y décider les plus
grandes questions avec légéreté ; on écrivait pour
écrire , aussi parlait-on de tout dans le même volume
, faute de savoir choisir et approfondir un
sujet ; on mêlait les réflexions morales et les anecdotes
scandaleuses ; et l'on croyait de bonne foi
que ce qui réussit dans un salon suffisait pour
faire le succès d'un livre. Tous ces défauts se retrouvent
dans l'ouvrage que nous annonçons , et ils
n'appartiennent pas à l'auteur : ce qui est à lui , c'est
un grand amour pour la vérité , et un ton de franchise
qui se fait sentir même au milieu des erreurs.
Lorsque l'auteur peint des sentimens quí annoncent
une ame délicate , et qui sont la preuve d'une
bonne éducation , il a beaucoup de naturel. Nous
citerons avec plaisir à l'appui de notre opinion :
« La vraie bienfaisance a quelque analogie avec
>> les perfections divines , et n'est ce qu'elle doit être
qu'autant qu'elle conserve cet auguste caractère,
V2
308 MERCURE DE FRANCE ,
1
>> qu'elle est juste et désintéressée , exémpte de
>> peine et d'efforts. >>>
<<La reconnaissance est une vertu purement
>> humaine , mais peut-être la première et la plus
>> aimable de toutes : c'est par elle que commen-
>> cent nos sentimens les plus religieux , nos affee-
>> tions les plus douces, nos devoirs les plus sacrés.
>> Quand elle ne passe pas un peu la mesure de
>> l'exacte raison , je vois , hélas ! qu'elle ne l'atteint
>> guère. »
<<De toutes les vertus sociales , l'indulgence est
>> la plus indispensable ; c'est la condition sans la-
>> quelle on ne saurait vivre avec les hommes; c'est
>> le premier gage des liaisons même les plus inti-
>> mes. Quelque sévères que nous puissions être
>> envers nous-mêmes , nous n'aimons véritable-
>>>ment qu'en raison de l'indulgence qu'on nous
>> promet , ou qu'on nous inspire. L'amitié la plus
>>>vive n'est peut- être encore que l'effet d'une in-
>> dulgence portée assez loin pour s'ignorer com-
>> plétement elle-même séduits , attachés par
>> l'impression que nous a faite l'ensemble de cer-
>> taines qualités , nous cessons de voir les défauts
*>> qui s'y trouvent mêlés, ou plutôt nous n'y voyons
>> qu'un attrait de plus, du moins pour l'espèce de
>> repos ou de bonheur que nous en attendons. >>>
Cette citation prouvera que M. Meister n'a pas
connu son talent : il aime la métaphysique , quoiqu'il
soit assez heureux pour y comprendre peu
de chose; il a pris la manière de quelques auteurs
qui ont réussi dans le dix-huitième siècle , et cette
manière ne vaut rien; mais lorsqu'il veut être lui ,
et qu'il se borne à rendre des sentimens purs ou
délicats , il a de la justesse et du charme dans l'expression,
ce qui témoigne d'autant plus en sa faveur
, que ces qualités tiennent au caractère de
Thomme bien plus qu'à l'esprit de l'écrivain .
FIÉVÉE.
BRUMAIRE AN XIII . 309
La Création, ou les premiers Fastes de l'Homme et de
la Nature ; poëme en six chants , par M. Vernes de
Genève. Un vol. in-8° . Prix : 2 fr. , et 2 fr. 50 cent.
par la poste. A Paris , chez Crapart, Caille et Ravier ,
libraires , rue Pavée Saint-André- des -Arcs , nº. 12 ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n°. 42..
LES poëmes d'une certaine étendue sont ordinairement ,
ou épiques , ou dramatiques , ou didactiques . La raison
suffit pour indiquer qu'en poésie on ne peut fixer longtemps
l'attention des hommes que par des actions et des
scènes intéressantes, ou par des préceptes utiles. Les poëmes
entièrement descriptifs n'ont été à la mode que dans les
temps modernes. Il était beaucoup plus facile de s'abandonner
aux déréglemens de son imagination , de peindre
sans choix tous les objets qui se présentaient à une muse
négligée , que de combiner un plan, de tracer des caractères
, de mettre en mouvement les passions , ou de renfermer
dans des vers énergiques, précis et en mêmetemps
pleins de charmes , soit des idées morales , soit
les préceptes d'un art. Roucher qui ne manquait pas
d'une sorte de talent , a donné la mesure de ce que l'on
pouvait attendre de ce nouveau genre : très- applaudi lorsqu'il
récitait les fragmens de son poëme , à la lecture iln'a
inspiré que l'ennui ; et ses plus zélés partisans , comme
ils l'ont avoué eux-mêmes , n'ont pu qu'avec beaucoup de
peine achever ce fatigant ouvrage. Un poète qui avait
joui de tant de célébrité avant la publication de son livre ,
étant tout-à- coup tombé de si haut , auroit dû rendre ses
imitateurs plus retenus. Cet effet que Boileau attribue à
3
310 MERCURE DE FRANCE ;
1
la disgrace subite de Ronsard , ne s'est point renouvelé à
l'égard de l'auteur du poëme de la Création . C'est que ,
dans les premiers âgés de notre littérature , tout tendait à
se perfectionner , l'étude des anciens s'affranchissait de la
pesanteur des commentaires , et l'imagination apprenait à
se soumettre aux règles invariables de la raison et du
goût ; au lieu que , dans le dix- huitième siècle , l'espèce
de satiété qui résulte d'une multitude de chefs -d'oeuvre ,
l'esprit d'innovation qui en est la suite et qui , lorsque
e goût est fixé , devient toujours funeste à la littérature ,
les erreurs des philosophes modernes que les poètes adoptèrent
trop souvent ; toutes ces causes se réunirent pour
faire dégénérer l'art des vers , et pour produire des ouvrages
monstrueux.

La création est , comme l'avoue M. Vernes , une
source inépuisable de descriptions . Si l'histoire d'unfraisier
a fourni plusieurs pages à M. Bernardin de Saint-
Pierre , que sera-ce lorsqu'un poète voudra peindre tous
les ouvrages de Dieu ? Les moindres méritent autant d'attention
que les plus grands : l'observateur trouve dans le
plus petit animal autant de miracles que dans les plus magnifiques
productions qu'offre la nature ; et les vrais phi-
Josophes qui , dans tous les siècles , ont soutenu l'existence
de Dieu contre les vains sophismes des athées , ont
puisé leurs plus forts argumens dans cette Providence universelle
qui s'étend depuis les êtres les plus majestueux de
la création , jusqu'à l'insecte qui échappe à nos regards.
Cette immensité des ouvrages de Dieu , loin d'être un
avantage pour le poète qui veut les peindre tous , ne peut
que lui nuire dans ses conceptions . Comment sortira-t-il
de cet océan sans rivages ? Ou il n'offrira que des descriptions
mesquines et rebattues , ou il s'enfoncera dans un
dédale d'où il lui sera impossible de se tirer. Lorsque le
prophète peint la création dans le fameux pseaume Bene-
1
>
BRUMAIRE AN XIII. 3r
dic anima mea domino , il n'a pas la prétention de faire
un poëme : frappé de la grandeur de Dieu et de la
beauté de ses oeuvres , il lui adresse son humble
prière; c'est une ame oppressée par son admiration ,
si l'on peut s'exprimer ainsi , et qui desire se soulager en
élevant sa voix au Créateur. Mais quand David parle
de la Providence , alors il parvient au plus haut degré
du sublime : en effet , cette effusion d'un coeur reconnoissant
qui s'exalte en se rappelant les bienfaits de Dieu , est
bien plus poétique que le soin minutieux d'un homme qui
veut observer ou décrire .
Le projet de Milton , dans le Paradis perdu , a été
aussi de peindre les merveilles de la création ; mais quels
puissans ressorts n'a-t-il pas employés pour amener d'une
manière intéressante la partie descriptive de son poëme ?
La chute du premier homme et la tache originelle dont
l'effet doit s'étendre sur toute sa postérité , impriment à
cette production une teinte sombre et sublime qui fixe
d'abord l'attention. L'innocence et la pureté d'Adam et
d'Eve avant leur égarement ; leur amour qui n'a rien
alors que de céleste et de paisible ; les remords qui les déchirent
aussitôt après leur désobéissance ; la corruption
qui commence à se développer en eux au même instant ;
le caractère primitif de l'homme et de la femme , indiqué
par les traits les plus profonds et les plus vrais ; la clémence
divine qui accorde aux coupables l'espoir du pardon
; les puissances de l'enfer qui luttent en vain contre
le ciel ; toutes ces grandes images , toutes ces grandes
conceptions donnent au Paradis perdu un intérêt vraiment
digne de l'épopée. Si le goût peut y relever quelques
peintures gigantesques , quelques digressions hors de
place , l'imagination y trouve des trésors poétiques sans
nombre et des beautés du premier ordre qui font excuser
les plus grands défauts.
312 MERCURE DE FRANCE ,
M. Vernes , trop philosophe pour adopter les traditions
de l'écriture , s'est borné à ce que l'on nomme le pur
déisme : il suppose qu'Omen , c'est ainsi qu'il appelle le
premier homme , et Ali , c'est ainsi qu'il appelle la première
femme , sont jetés sur la terre sans que les choses
qui leur sont les plus nécessaires existent encore. La
femme desire ; l'homme invoque le ciel; et tout est créé
successivement. On voit quelle sorte de variété présente
ce poëme : il peut être comparé à ces comédies que l'on
nomme épisodiques , où un personnage , chargé de toujours
répondre , lève les difficultés qu'on lui propose , et
supplée au défaut d'action par l'agrément de sès répliques .
Nous verrons bientôt si M. Vernes a pu même obtenir
cette sorte d'avantage. Lorsque tout est créé , Omen ,
qui n'est pas content du climat tempéré dont il jouit , demande
à Dieu les saisons : cela paraîtra un peu extraordinaire.
Comment le premier homme peut-il desirer lés
excessives chaleurs de l'été , et le froid insupportable des
hivers , sur- tout au pied des Alpes où la scène est placée ?
Mais l'énigme s'explique facilement : M. Vernes avait
envie de faire une description des saisons. Ensuite l'auteur
voulant toujours décrire , fait voyager ses héros .
Tous les matins , un ange vient les chercher , et les
transporte successivement dans les quatre parties du
monde. Cette invention n'est pas d'une bien grande force ,
mais elle sert le projet du poète , et blesse moins le bon
sens que la précédente. Le premier homme peut avoir le
goût des voyages , sur- tout quand il est défrayé par un
ange. Il falloit , avant la fin du poëme , que l'homme eût
quelque connaissance de ce que deviendraient ses descendans;
c'était là le difficile. Comment , après avoir peint
l'innocence du premier âge , l'auteur pouvait-il flétrir ses
rians tableaux par la perspective des malheurs qui doivent
"
BRUMAIRE AΝ ΧΙΙΙ. 313
accabler l'humanité ? Comment expliquer cette dégradation
des hommes qui , malgré la noblesse de leur origine et
de leur destination , se livrent à tant d'excès et à tant de
crimes ? M. Vernes évite très- légèrement cette difficulté
; l'ange se borne à dire à Omen que ses descendans ne
suivront pas toujours le plan de Dieu.
L'ange , dans l'avenir , de l'homme a lu l'histoire ;
Mais ou prendre un feuillet tont entier à sa gloire ,
Un siècle où de ses maux déplorable artisan ,
Lui-même de son Dieu ne blesse pas le plan ?
Les traditions de la religion peuvent seules expliquer
cette dégradation de l'homme. Milton , en puisant dans
la Bible le sujet de son poëme , a évité toutes les absurdités
dans lesquelles il serait tombé, s'il avait peint l'innocence
du premier âge sans expliquer les suites de la
chute d'Adam. L'âge d'or des anciens est une fable encore
plus incroyable que tout le reste de leur mythologie . Il n'y
a qué le péché originel qui fournisse la solution de ce
problème : en effet , comme l'observe Pascal , quelle plus
grande preuve de cette vérité que le mélange de force et
de faiblesse , de bassesse et de grandeur , d'orgueil et
d'abaissement , qui existe en nous ? « Malheureux que
>> nous sommes , ajoute ce grand écrivain , et plus mal-
>> heureux que s'il n'y avait aucune noblesse dans notre
>> condition ! Nous avons une idée de bonheur , et ne pou-
>> vons y arriver ; nous sentons une image de la vérité , et
>> ne possédons que le mensonge ; incapables d'ignorer
>> absolument et de savoir certainement , tant il est mani-
>> feste que nous avons été dans un degré de perfection
>> dont nous sommes malheureusement tombés ! » Un
poëme de la création , dont cette vérité n'est pas la base ,
ne peut donc être qu'absurde. Mais M. Vernes ne paraît
pas avoir eu l'intention de faire un ouvrage systématique
۱
314 MERCURE DE FRANCE ,
et suivi ; il n'a voulu que coudre des descriptions àdes descriptions.
Reste à voir si sa diction répond à la sublimité de
son sujet . Il serait à desirer que la sévérité de la critique à
l'égard de l'ensemble , pût être désarmée par les beautés
de détail; mais il est rare que ceux qui conçoivent de
pareils plans soient de bons versificateurs .
La création de la femme est un des morceaux les plus
soignés : au moment où elle frappe les yeux d'Omen , il
oublie déjà le Dieu auquel il la doit.
1
Ce n'est plus vers le ciel que montent ses desirs :
Ali seule l'occupe , et son ame charmée
Déjà met en oubli le Dieu qui l'a formée :
Femme , vis pour aimer ; respire , objet charmant;
De la création forme l'enchantement .
Que ta seule présence à jamais fasse naître
Le même sentiment qui va te donner l'être.
Image, en tes beaux jours , du pouvoir créateur ,
De l'homme ton regard animera le coeur .
Ces vers sont froids et traînans. Puisque l'homme oublie
Dieu pour Ali, il fallait au moins qu'il justifiât cet égarement
par une peinture plus vive de son ivresse . La dernière
idée est fausse ; il ne peut y avoir aucun rapport entre
l'amour qu'une femme inspire , et l'existence que le premier
homme a reçue du créateur .
Un violent orage se déclare ; le tonnerre effraye Ali.
Le poète invente un assez singulier moyen pour la
rassurer :
L'homme , sans nulle crainte , appelle le tonnerre ;
Mais Ali s'en effraye , et veut qu'à l'avenir ,
Un léger trait de feu vienne l'en prévenir ,
Précède tous les coups , et marque sa durée ;
L'éclair fuit, et la femme est un peu rassurée.
Ali, bientôt , développe son caractère. Elle veut exercer
sur la terre un même empire que l'homme ; mais
Omen , qui n'est pas disposé à lu ceder fait un
BRUMAIRE AN XIII. 315
miracle qui montre à la femme toute sa supériorité.
Aux volontés d'Omen , la nature soumise ,
Achaque instant d'Ali redoublait la surprise ;
D'y régner à son tour l'ambitieux espoir
Lui fait de son époux défier le pouvoir.
L'homme , que le Très-Haut fit le roi de la terre,
La frape ; le lion , du sein de la poussière ,
S'élance dans sa sombre et fière majesté ,
Et porte au fond des bois son horrible beauté.
Des animaux divers le peuple reçoit l'être .
La femme , revenue de sa frayeur , veut essayer si elle ne
pourra pas encore lutter avec Omen. On va voir quel sera
le résultat de ses efforts .
Ali, que déjà prèsse un sentiment jaloux ,
Veut en vain égaler les dons de son époux.
Sa voix adresse au ciel une plainte inutile;
Les pleurs qu'elle répand atteignent la chenille
Qui traçait sur le sable un pénible sillon ,
Et le reptile obscur devient un papillon .
Il y a probablement une allégorie bien fine dans cette
fiction ; nous laissons à nos lecteurs le soin de l'expliquer
aux femmes qui voudraient connaître l'intention du poète.
Nous nous bornons à observer que le goût est blessé par
ce rapprochement , et que la rime de chenille avec inutile
n'est nullement exacte .
Lorsqu'il est question des saisons , l'auteur exprime ainsi
les desirs d'Omen :
Du monde Omen voulut que tous les ornemens ,
La verdure , les fleurs ne vécussent qu'un temps;
Que répandus autour du cercle de l'année ,
Au souffle de l'hiver , leur beauté fut fannée ;
Et qu'après son départ , la vegétation
Lui rendît tout l'attrait de la création.
Ces vers sont lourds et traînans : l'idée de deux derniers
pouvait être exprimée d'une manière poétique ; l'au316
MERCURE DE FRANCE ;
teur l'a rendue avec une sécheresse que la pesanteur des
rimes rend encore plus rebutante.
Nous nous étendrions trop , si nous voulions citer toutes
les images fausses et tous les vers défectueux de ce poëme.
Il y règne en général un vague de pensées et de sentimens
qui en rend la lecture très-pénible. L'auteur s'efforce en
vain d'être poète ; dans ses plus heureux instans , il ne
peut atteindre qu'au médiocre. Du reste , il viole quelquefois
les premières règles de la versification. En voici des
exemples :
Et ne fait point briller les scènes variées
Que forment sur ses pas les filles de l'année.
Il y a deux fautes dans ces vers : variées ne peut rimer
avec année, ni un singulier avec un pluriel. Voici des
rimes encore plus bizarres :
Ses lèvres touchent l'onde ; il la goûte; et son sein
Trouve un nouveau plaisir dans un nouveau besoin.
La règle qui défend les hiatus dans la versification est
aussi violée :
De sa fécondité est aussi l'instrument .
On voit que s'il y a de faux principes dans le poëте
de la Création , ce livre du moins n'est pas fort dangereux
. L'ennui sera un excellent antidote pour les lecteurs .
Nous n'avons donné quelque étendue aux remarques qui
précèdent que parce qu'elles s'appliquent à la poésie purement
descriptive , genre le plus facile de tous , et dans
lequel les jeunes gens n'ont que trop de penchant à
s'exercer.
P.
BRUMAIRE AN XIII . 317
1
Voyage sur la scène des six derniers livres de l'Enéide ,
suivi de quelques observations sur le Latium moderne ;
par Charles - Victor de Bonstetten , ancien bailli de
Nion ; de l'Académie royale des Sciences de Copenhague
, etc. Un vol . in-8°. Prix : 4 fr. 50 cent. , et 6 fr.
par la poste. A Genève, chez J. J. Paschoud, libraire ; et
à Paris , chez le Normant , imprimeur - libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , n°. 42 , en
face du petit portail de l'Eglise .
Ily a long-temps que la lecture des livres de voyages
est en possession de faire les délices du public : dans ce
dernier siècle même la culture des sciences naturelles a
donné plus d'intérêt à ces sortes d'ouvrages. Les relations
du capitaine Cook , de l'amiral Anson , de Bruce et de
Mungo-Parc , sont lues avec avidité par tout le monde.
Mais , parmi les voyages , il en est qui , exigeant plus de
connaissances et d'instruction de la part du lecteur , ne
peuvent être appréciés et goûtés que par l'homme instruit.
On voit bien que je veux parler de ces voyages qui ont
pour but de nous faire connaître les terres classiques ,
laGrèce et l'Italie . Ces sortes d'ouvrages forment un genre
à part , et rentrent dans le domaine de la science et de
l'érudition. Il n'est pas besoin , je crois , de s'arrêter à
démontrer qu'il faut plus de savoir et d'études pour voyager
avec fruit dans le Latium ou dans la Troade , que
pour visiter les côtes de l'Afrique, ou décrire les moeurs
des sauvages du Canada .
La Grèce et l'Ausonie ! Quels souvenirs ces deux noms
ne rappellent- ils pas ! Quel est l'homme de lettres qui , en
lisant Homère etVirgile , n'ait formé cent fois leprojetde
parcourir les pays que ces deux grands poètes ont décrits
318 MERCURE DE FRANCE ;
avec tant de vérité , et qui furent le théâtre de ces actions
dont le souvenir , après vingt ou trente siècles , occupe
encore aujourd'hui un si grand espace dans la mémoire
des hommes ? Quel plaisir de voyager dans l'Ausonie , son
Virgile à la main; de reconnaître les sites dont on a la
description sous les yeux ; de se dire , en descendant les
rivages du Tibre : « C'est ici qu'abordèrent les vaisseaux
» d'Enée ! » On se figure à l'instant voir ce héros avec ses
compagnons saluant cette terre inconnue , promenant un
oeil surpris sur ces paysages si différens de ceux de l'Asie .
On voit le Tibre réfléchissant dans ses eaux ces vaisseaux
d'une forme étrangère ; et saisi d'un étonnement pareil à
celui que dûrent éprouver les dieux de ces fleuves immenses
de l'Amérique , lorsqu'ils reçurent dans leur
sein , pour la première fois, les vaisseaux de Christophe
Colomb .
Labitur uncta vadis abies : mirantur et undæ ,
Miratur nemus insuetum fulgentia longè
Scuta virúm fluvio , pictasque innare carinas.
On ne peut faire un pas dans ces lieux peuplés de souvenirs
, sans rencontrer quelque monument. En un mot ,
la seule idée de parcourir ce terrain classique , suffit pour
enflammer l'imagination d'un lecteur instruit , et pour le
remplir d'enthousiasme s'il est peintre, poète ou sculpteur :
tant est grand le charme mélancolique qui est attaché aux
ruines et aux souvenirs de l'antiquité ! Mais pour aller
chercher ces souvenirs touchans , nous n'avons pas besoin
de passer les Alpes et de parcourir les campagnes de Rome.
Paris nous offre encore des jouissances de cette espèce et
des contrastes de plus d'un genre. On admire , par exemple
, dans le VIII livre de l'Enéide , ce tableau des
environs agrestes de Rome , mis si heureusement en opposition
avec celui de Rome opulente et maîtresse dumonde.
BRUMAIRE AN XIII. 319
Le bon Evandre conduit Enée vers ce Capitole superbe ,
qui n'était alors qu'une humble colline , dit Virgile , hérissée
de buissons et couverte de ronces .
Hinc ad Tarpeiam sedem et Capitolia ducit
Aurea nunc , olim silvestribus horrida dumis.
Talibus inter se dictis ad tecta subibant
Pauperis Evandri , passimque armenta videbant
Romanoqueforo et lautis mugire Carinis .
Ce contraste entre l'ancienne pauvreté de Rome et son
pulence présente , devait plaire singulièrement aux Romains
. C'est par la même raison que je trouve un charme
secrel à comparer ,dans mon imagination , Paris tel que
je me figure qu'il devait être dans les temps reculés de
notre histoire , avec ce superbe Paris tel qu'il est aujourd'hui
, brillant de tout l'éclat de l'opulence. Je me suis dit
plusieurs fois , en passant devant le château des Tuileries ,
qui s'étend si pompeusement le long de la Seine : « Sur la
» place même où s'élève cette magnifique demeure des
» rois , il fut un temps où la ronce et le chardon crois-
>> saient de toutes parts ; on ne voyait que quelques misé-
>> rables cabanes de pêcheurs éparses çà et là. C'est ici
>> peut-être que l'humble Geneviève , la houlette à la
» main , venait conduire son troupeau près de ce palais
» qui n'était alors qu'un champ de bruyère. >>
Aurea nunc , olim sylvestribus horrida dumis .
Je me représente ainsi successivement Paris tel qu'il
était du temps de Clovis , ou à l'époque des Croisades. Je
ne doute pas que ces contrastes offerts par une plume plus
habile que la mienne , ne parussent aussi agréables à
l'imagination que le tableau de Virgile. Mais ici je m'aperçois
qu'entraîné par toutes ces idées , j'ai perdu de
vue l'objet pour lequel j'ai pris la plume. Je finis donc
320 MERCURE DE FRANCE ,
ici mes réflexions préliminaires , en demandant pardon
de leur longueur , pour m'occuper de l'ouvrage de M. Victor
de Bonstetten , dont je me suis chargé de rendre compte ...
Ce voyageur débute par un trait d'ingratitude qui
ne prévient pas beaucoup en sa faveur. Tout en profitant
des lumières des savans du seizième siècle , car on
ne trouve dans ce voyage rien de remarquable qui ne leur
appartienne , M. de Bonstelten se permet de les traiter
fort lestement. Juste Lipse , Cluvier , le savant Jésuite
Kircher , ne sont à ses yeux « que des hommes qui , sans
» penser eux-mêmes , ont seulement rédigé les pensées
>> des autres. >> Que les gens du monde affichent cedédain
ridicule pour l'érudition , on peut encore le leur pardonner
par égard pour leur ignorance . Mais qu'un
homme qui assurément ne mérite d'autre titre que celui
de compilateur , parle ainsi de ces savans dont les tavaux
ont été si utiles aux lettres , voilà qui devient toutà-
fait intolérable. Ce mépris pour la science n'est , au
reste , que trop commun de nos jours . C'est un des caractères
de notre siècle frivole et dédaigneux. On peut se
moquer tant qu'on voudra des érudits du seizième siècle ;
il n'en est pas moins vrai que , sans leurs longues et pénibles
veilles , nous n'entendrions pas les anciens . Ils ont
amassé les matériaux avec lesquels les habiles ouvriers
du siècle de Louis XIV ont construit ce beau monument
de la littérature française. Mais aujourd'hui c'est un usage
reçu que de tourner en ridicule ces hommes respectables ,
même en profitant de leurs ouvrages . Il n'est pas si mince
écolier qui , en mettant au jour quelque version fautive
de quelque auteur ancien , ne se croie autorisé à parler
avec mépris d'un homme tel que Casaubon ou Scaliger .
Mais j'en reviens à M. Victor de Bonstetten.
Nous conviendrons avec ce voyageur , qu'on ne trouve
point ,
BRUMAIRE AN XIII . 321
point , dans les Recherches sur le Latium , des sav
qu'il veut rabaisser , ces idées philosophiques , ces times
éloquentes qu'on rencontre à chaque page de son he
Mais nous ne lui accorderons point que Cluvier , Jue
Lipse et Kircher , à cause de l'absence ( 1 ) totale de tout
les connaissances de physique et d'histoire naturelle
fussent , pour ainsi dire , privés de tous leurs sens . Il y
aurait en outre de l'injustice à vouloir juger du style et de
l'esprit d'observation des savans du seizième siècle , d'après
les découvertes du dix-huitième. Par exemple , comment
pourrait-on , de bonne foi , faire un crime aux éru
dits dont nous parlons , nourris de la lecture d'Homère et
de Virgile , de n'avoir pas soupçonné la langue métaphysique
dont M. de Bonstetten se sert avec tant d'habileté ,
et au moyen de laquelle il nous prouve d'une manière si
évidente , « que la vérité de l'intelligence tend toujours
>> aux idées générales ; que la vérité dans les arts cherche
toujours à plaire ; que l'une et l'autre ont pour principe
» ( l'auteur veut dire pour but ) la plus grande des jouis-
>> sances , vers laquelle l'étre sentant gravite sans cesse ,
» celle que donne l'activité de l'ame développée dans sa
>> plus grande étendue ; que la science cherche cette
>> jouissance dans la généralisation des idées , qui leur
>> permet d'en embrasser à la fois un grand nombre dans
» un point unique ; et que les beaux arts la cherchent
(1) Il est bon de savoir que dans ce siècle où l'on était , suivant
M. de Bonstetten , si ignorant en histoire naturelle et en physique,
ce même Kircher , dans son Mundus magnes , avait découvert l'attraction
universelle et les miroirs d'Archimède , dans un autre ou
vrage intitulé lagia caioptrica. Ce n'est pas la seule idée , dit
l'auteur de la Notice historique sur le célèbre Jésuite , qu'ait fournie
aux physiciens modernes Athanase Kircher. Il a mis sur la voie de
beaucoup d'expériences faites depuis lui .
5
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
1
» dans cet autre foyer , dans lequel un sentiment ou un
» fait unique rayonne à la fois de mille rapports sensi-
» bles , tous compris dans ce seul point. » Lesens de
cette dernière phrase sur-tout aurait singulièrement exercé
la sagacité de Saumaise. Nous invitons nos lecteurs à lire
en entier ce chapitre du voyage de M. de Bonstetten. Il
est intitulé De la vérité poétique , et renferme des choses
extrêmement neuves. Le moyen de lai contester , par
exemple , que « la marche , le jeu ou le mécanisme de
>> la faculté de penser et de celle de sentir ( par consé-
>> quent le principe des beaux-arts et celui des sciences )
>> n'aient une grande analogie entr'eux ; lorsqu'il vous
>> prouve que l'un et l'autre cherche un point central du-
>> quel tout émane et auquel tout converge ? >>>
Rien n'est assurément mieux démontré. On trouve
encore dans ce même chapitre une autre découverte qui
n'est pas moins importante . Suivant l'auteur , un des signes
certains auxqueis on reconnaît la bonne poésie , qu'il a
pelle fictive , c'est, et certes on ne s'en douterait pas , de
nousfaire dormir. ( Si elle est bonne , ce sont ses propres
termes . ) Ainsi donc il s'ensuit que les meilleurs écrivains
sont ceux qui endorment leurs lecteurs. A ce compte , le
nombre des bons poètes n'est pas aussi rare qu'on le pense ,
et notre siècle a tort de se plaindre .
Nous ne suivrons point tous les pas de M. de Bonstetten
voyageant dans le Latium. Il nous suffit de prévenir que
le nouveau voyageur suit très- scrupuleusement les traces
de ceux qui l'ont précédé , et qu'à peu de choses près on
ne trouve dans son voyage rien que n'offrent aussi la plupart
des ouvrages de ce genre. Il y a si peu l'apparence de
science ou d'érudition dans ce livre , que nous n'en parlerons
que sous le rapport littéraire . L'auteur est si éloigné
de s'occuper de recherches savantes , qu'à l'occasion du
BRUMAIRE AN XIII. 323
20
f
Numicus , il semble se moquer de ces temps « où l'on
✔était heureux de se disputer sur un passage de Virgile
>> et d'Horace , et de dépenser , la partie controversante et
» presque haineuse de l'ame , a des sujets qui ramenaient
>> sans cesse aux beautés de ces poètes . J'eusse prouvé alors ,
>> continue-t-il du même ton , que tout le monde avait tort
>>dans l'emplacement qu'on donne au fleuve Numicus. »
Cependant , malgré ce dédain pour ces sortes de discussions
, il entre incontinent dans une dissertation en forme ,
où il cherche à prouver , tant bien que mal , que le Numi
cus était situé dans le voisinage du Tibre. Ce voyageur
exact nous apprend , dans son premier chapitre , « que le
» 27 mars , il partit en chaise du jardin de Maltha , où
>> il logeait , et que, dans la cour extérieure , il traversa
» le troupeau de chèvres ( circonstance fort intéressante,)
» qui paissait autour de sa champétre demeure ; puis quit
>> tant la douce solitude qui entourait son hôtel , etc... >>
Je peux assurer que tout le livre est écrit dans ce goût-là .
Ce voyage est divisé par chapitres , dont la plupart ont
fort peu de rapport avec leur titre , et quelquefois même
pas du tout. J'ouvre , entr'autres , le paragraphe intitulé
pompeusement , Marche de l'esprit humain ; j'y lis , « que
>> les temples ne furent d'abord qu'une marque placée au
>> lieu du souvenir d'un événement ou d'un objet dont on
>> voulait perpétuer la mémoire ; que le second pas fut d'y
> placer un autel , qui dans la suite fut entouré d'un
>> enclos , puis le tout couvert d'un toit. » C'est là ce que
l'auteur appelle la marche de l'esprit humain .
Mais si M. Victor de Bonstetten est avare d'érudition ,
il dédommage amplement ses lecteurs par la profusion
avec laquelle il répand dans sa route ses idées philoso
phiques et morales . Il voudrait , par exemple , nous voir
vivre en véritables Romains : suivant lui , « nous enlaçons
X2
324 MERCURE DE FRANCE ;
>> notre ame dans mille petits liens factices , qui en em-
>> pêchent l'essor ; et sacrifiant partout l'être au paraître ,
>> nous parvenons enfin à dépouiller la vie de la réalité
» même. » Il est aisé de s'apercevoir que la clarté est
une des principales qualités du style de M. de Bonstetten.
Cet auteur donne d'excellentes vues sur la police de
Rome , lesquelles sans doute ne manqueront pas d'être
adoptées. On se doute bien qu'en sa qualité de philosophe
, il a été étrangement choqué en voyant « que des
> pontifes ont succédé aux Césars , et que des capucins
> ont pris la place de Jupiter. » Il n'est point du tout
partisan des moines mendians , qui servent d'enseignes à
la mendicité universelle , dans les lieux où « Jupiter ,
>> avec ses foudres , annonçait à la terre étonnée la puis-
» sance des maîtres du monde. » Jamais les empereurs
Romains n'ont eu de sujet plus fidèle que M. de Bonstetten.
Il poursuit ,, avec un zèle véritablement exemplaire , tous
ceux qui ont envahi la puissance des Césars , sous la douce
domination desquels il regrette sans doute de n'être pas
né. Les moines ne sont pas les seuls usurpateurs qu'il attaque
; certains renards excitent aussi son indignation.
M. de Bonsletten accuse encore cet animal cauteleux d'avoir
usurpé le trône d'Auguste. Pour entendre quelque
chose à cette accusation burlesque , le lecteur doit savoir
que l'auteur du voyage a trouvé des renards établis dans
les ruines de je ne sais quel vieux palais des empereurs.
Nous ne finirions pas , si nous voulions rapporter tous les
passages qui nous ont frappé par leur singularité. A l'occasion
de quelques amphores qu'on a trouvées dans une
maison de campagne qui appartenait à Pline, notre voyageur
observe « que cet auteur aimable ne se doutait pas
>> sans doute que ce monument de sa cave marcherait à
» la postérité de pair avec les monumens de son esprit. »
BRUMAIRE AN ΧΙΙΙ . 325
Par exemple, chaque pas que faisait M. de Bonstetten dans
le voisinage de Laurentum , était pour lui comme une
stance nouvelle de l'Arioste ; il nous dit que les jardins
modernes ont fait un grand pas sur ceux de nos pères ; il
ne peut souffrir de voir la religion et la morale devenir
à la mode , et être traitées et exagérées comme des coiffu
res . Il démontre fort bien encore que nier et affirmer sont
des énoncés de rapports qui n'ont rien d'essentiellement
différent.
Nous sommes obligés de nous arrêter là , dans la crainte
de fatiguer nos lecteurs . Mais si ce voyage donne une
mince idée de l'esprit et des connaissances de l'auteur , il
ne peut assurément que faire l'éloge de son humanité.
C'est une chose digne d'admiration que le nombre des
malheureux , femmes , enfans , vieillards , qui languissaient
de faim dans les campagnes de Rome , et auxquels
la bienfaisante générosité de M. de Bonstetten a sauvé 'a
vie. Il est impossible de lire sans attendrissement toutes
les bonnes actions de ce voyageur , qui nous les raconte
lui -même : ce sont autant de preuves incontestables de sa
philantropie . Tous ces traits d'humanité sont d'autant plus
beaux de sa part , qu'il paraît pénétré d'un souverain mépris
pour l'imbécille race humaine , c'est ainsi qu'il
nous appelle très-philosophiquement. Au reste , le but de
cet auteur est moins de faire connaître le Latium , que de
décrier , par les plus ridicules exagérations et les déclamations
les plus outrées le régime sacerdotal.
car
Encore une observation à ce sujet.-Rien de plus ordinaire
, chez nos voyageurs philosophes , que ces satires
contre le gouvernement ecclésiastique. Ils ne peuvent
tolérer ces prêtres qui , comme l'a dit Voltaire ,
Foulent d'un pied tranquille
La cendre des Catons et le tombeau d'Emile .
3
326 MERCURE DE FRANCE ;
Ces rapprochemens sont tellement devenus lieux communs
, qu'on est surpris de voir M. de Bonstetten en faire
un aussi fréquent usage , lui qui ne peut pardonner à Juste
Lipse et à Kircher de n'avoirfait que rédiger les pensées
des autres . Pour moi , si j'entrais jamais dans les murs de
la capitale du monde chrétien , je ferais ensorte , ne fût-ce
que pour la nouveauté , de l'envisager sous un autre point
de vue. J'admirerais par quelle inconcevable révolution
l'instrument d'un supplice honteux a maintenant remplacé
l'aigle victorieuse . Comment ce dieu étranger , dont les
serviteurs étaient la risée de la populace Romaine , donne
aujourd'hui des lois à ces mêmes Romains et à plus de
nations différentes que César et qu'Auguste lui-même ?
La sainte magnificence de ses temples , me rappellerait
par opposition la pauvreté des premiers temps de l'église
encore naissante , où l'on n'avait pour célébrer les mystères
, que des vases de bois et d'argile. Je crois qu'on
gagnerait ainsi du côté de la poésie ce qu'on perdrait en
grandes idées philosophiques. En un mot , bien différent
de nos voyageurs du dix-huitième siècle , je ne verrais ,
dans les successeurs de Saint-Pierre , que ces augustes
vieillards qui , pour me servir des vers de Racine le fils ?
Héritiers d'un apôtre, et vainqueurs des Césars ,
Souverains sans armée , et conquérans sans guerre ,
Aleur triple couronne out asservi la terre.
Le fer n'est pas l'appui de leurs vastes états ;
Leur trône n'est jamais entouré de soldats .
Terrible par ses clefs et son glaive invisible ,
Tranquillement assis dans un palais paisible ,
Par l'anneau d'un pêcheur autorisant ses lois ,
Au rang de ses enfans un prêtre met les rois.
1
Je terminerai cet article par cette citation .
J. ESTINBERT..
BRUMAIRE AN XΙΙΙ. 327
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS.
La Leçon conjugale , ou Avis aux Maris , en trois actes
et en vers , de MM. Chazet et Sewrin.
1
QUE deux , trois , quatre auteurs se réunissent pour
fagoter bien vîte sur l'événement du jour un vaudeville qui
doit s'oublier aussitôt que l'anecdote à laquelle il doit l'existence,
à labonneheure ; une pièce en trois actes et en vers est
un ouvrage trop considérable pour être fait en commun. Il
est vrai que l'auteur de Britannicus fut aidé dans la composition
des Plaideurs ; que Chapelle et Bachaumont , Brueys
et Palaprat ont obtenu quelques succès en travaillant er -
semble. C'est peut- être ce qui a donné l'idée de ces associ
tions aujourd'hui si communes. Mais il n'en est pas moins
incontestable qu'un excellent dramé doit être conçu dans la
même tête , écrit par la même plume. Racine fut le principal
auteur de sa comédie. On lui en fournit seulement
quelques vers ; il croyoit ne faire qu'une farce à laquelle il
n'attachait aucune importance , et il se trouva qu'il avait
fait un chef- d'oeuvre .
-
Quant à Brueys et Palaprat , ce sont des comiques du
troisième ordre ; et le voyage de Chapelle et Bachaumont
n'exigeant ni plan ni dessein , pouvait être plus aisément
composé par deux auteurs.
La pièce donnée aux Français est , comme celle de MM.
Exienne et Pixérécout , calquée sur le Mari Instituteur de
madame de Genlis. La jeune femme ( Laure ) y est véritablement
plutôt vive et impatiente que colère et emportée.
Mis il n'est pas juste d'étendre ce reproche aux Contes et
MERCURE DE FRANCE ;
ux auteurs des trois pièces : dans celle de M. Etienne, la
nouvelle épouse fait un vacarme effroyable. Dans le conte ,
« elle a sans cesse de véritables accès de fureur , et alors
» elle brise , elle jette à la tête tout ce qui se trouve sous
>> sa main , » gronde , injurie , bat les femmes de chambre ,
et n'en peut conserver une huit jours. Voilà comme on la
peint , et ses actions ne démentent pas ce portrait , puisque
devant une foule de témoins elle s'emporte jusqu'à mettre
sa guitare en pièces , et que le lendemain elle distribue deux
soufflets bien appliqués à une de ses femmes. Il semble que
ce sont làdes traits de co'ère assez bien prononcés .
Le personnage du mari, dansla pièce dont nous rendons
compte , est on ne peut pas mieux tracé. Celui de son père
est excellent : il se prête avec la plus grande complaisanceà
la mystification qu'on fait à Laure , joue son rôle en feignant
, comme son fils , la plus extrême violence. Quand il
voit qu'on chasse le cuisinier, la p'aisanterie lui paraît d'un
mauvais genre ; il s'emporte alors tout de bon, et prétend
qu'on respecte son diner.
Des trois pièces , la moins bonne est , à mon avis , ce'le
qui a été jouée à l'Opéra-Comique. La meilleure est celle
qu'on a dorée à Louvois. Ce n'est pas cependant qu'à
certains égards il n'y ait plus d'esprit , quelquefois p'us
d'agrénient dans celle des deux auteurs . Il faut d'ailleurs
compter pour beaucoup le mérite d'être écrite en vers élégans
et légers . Mais l'exposition est lente , et le dénouement
si malheureux, qu'on peut dire que la pièce est terminée
au second acte , la jeune fenime étant déjà guérie; en
sorte que le troisième est presqu'entièrement vide. Il ne
reste plus qu'à faire connaître à Laure que son mari a employé
pour la cortiger un innocent artifice ; et pour cela les
auteurs font ma -adroitement tomber des nues un ancien
précepteur du mari , annoncé à la vérité dès le premier
BRUMAIRE AN XIII. 329
acte ,mais qui , arrivant à la fin du dernier , n'inspire aucun
intérêt. Ce précepteur peut être toléré dans l'original
: une comédie exige plus de vivacité qu'un conte .
Je pense que , réduite à deux actes , celle-ci serait charmante.
En l'état , la pièce de M. Etienne me paraît mériter
la préférence. Elle est plus pleine. Il n'y a rien à y
ajouter , rien à retrancher . Les acteurs ont joué aussi bien
que MM. Chazet et Sevwrin pouvaient le desirer.
Je ne crois pas qu'on ait eu raison de critiquer le moyen
de guérison employé dans le conte et les trois pièces . Comme
disent très -bien les auteurs de la Leçon conjugale.,
La laideur s'épouvante à l'aspect d'un miroir .
Il ne me semble pas impossible qu'on se corrige d'un défaut
en voyant sa difformité dans autrui. Tel est même le but
de la comédie . Qu'elle l'atteigne toujours , c'est ce qu'on ne
doit pas espérer. Il suffit qu'en nous amusant elle l'atteigne
quelquefois . Ne serait-ce pas trop exiger que d'exiger
davantage?
On a prétendu que la recette du Mari Instituteur n'était
quede l'orviétan ; que les maux se guérissaient par leurs
contraires. Ces axiomes généraux , soit au physique , soit
au moral , sont rarement vrais dans toute leur étendue. Ce
n'est pas le feu qui , sur le Mont Cénis , préserve de certains
effets du froid; c'est la neige. Et je doute que la vue des
extravagances d'un prodigue guérisse jamais un avare . S'il
pouvait être corrigé , il le serait plutôt en voyant un autre
avare mourir de faim , de soif et de froid , avec tous les
moyens de mener une vie douce et agréable.
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE .
L'Amant soupçonneux , en un acte et en vers , par
MM. Chazetet Lafortelle .
L'INTRIGUE de cette bleuette qui a eu quelque succès et
330 MERCURE DE FRANCE ;
dont les auteurs ont été demandés , est assurément bien
pauvre d'imagination ; mais les vers en sont faciles et bien
tournés. On regrette que des auteurs qui ont un véritable
talent l'employent tout entier à l'expression etn'en fassent
pas plus d'usage pour le dessin. Lorsqu'ils ont répandu
ainsi à pure perte des paillettes sur des ouvrages qui ne
peuvent durer , i's devraient les recueillir , et les appliquer à
d'autres . C'est ainsi que Voltaire , des débris de ses mauvaises
pièces , en composait de meilleures .
Je ne dirai qu'un mot de celle-ci, parce qu'elle n'en mérite
pas davantage .
Céphise , veuve aimable , quoiqu'elle ne soit plus de la
première jeunesse , puisqu'elle a un fils adolescent , plaide
contre Melcour , qui devient amoureux d'elle dans le cours
duprocès. Après un voyage qu'il a fait pour l'arranger à
l'amiable ,, il vient terminer son mariage , et annonce son
caractère en exigeant , pour ainsi dire , que Céphise lui
apprenne ce qu'elle a fait pendant son absence. Ne voulant
point satisfaire son indiscrète curiosité , elle lui donne une
leçon indirecte. Son premier mari , dit-elle , très -aimable
d'ailleurs , était d'une humeur inquiète et jalouse ; il la tourmentait
quelquefois pour savoir jusqu'aux moindres détails
de ses actions , et voulait connaître même ses plus secrètes
pensées. Sans doute , dit Melcour , vous vous empressiez
de lui laisser lire jusqu'au fond de votre âme ? Non, répondelle:
Ades temps plus heureux remettant ma présence ,
Je lui faisais alors une humble révérence .
Et la voilà partie. C'est presque le seul trait plaisant que j'aie
aperçu dans cette pièce. Melcour a un ami nommé Furet, qui
s'imagine être aimé de Céphise , parce qu'elle le maltraite ,
et s'enfuit dès qu'elle l'aperçoit ; ( genre de comique usé ).
Melcour l'engage à épier les démarches de Céphise. Bientôt
BRUMAIRE AN XIII. 331I
Furet lui annonce qu'un jeune homme fait sa cour à l'intéressante
veuve , qu'elle se fait peindre. Le jaloux est aux
chanmps. Ses soupçons redoublent en voyant ou entendant
tirer un rideau sur une alcove où l'on a l'air de vouloir cacher
quelqu'un. Il éclate , ouvre le rideau , voit le portrait ,
et le fils de Céphise , tombe aux genoux de sa maîtresse ,
lui demande grace , l'obtient et l'épouse. Cette pièce n'est
pas mal jouée par Mlle Delille et Dorsan.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Les deux Jambes . - Le Major Franck.
LES chutes commencent à devenir fréquentes au Vaudeville.
Il y a quelques jours les Deux Jambes ne purent
s'y soutenir . C'était prendre assez mal son temps pour
offrir à notre admiration cette vieille anecdote anglaise ,
que tout le monde connaît. Une femme résiste à l'empressement
qu'on luitémoigne de l'épouser , parce qu'elle
n'a qu'une jambe. Son amoureux , pour être à l'unisson
, se fait couper une des siennes , et elle cède à cette
marque de dévouement. Des extravagances de cette force ne
sontpas de bons sujets de comédie.
Le major Franck n'a pas été mieux accueilli que les
Deux Jambes. Le couplet d'annonce lui promettait un
plusheureuxdestin. C'est Arlequin qui l'a chanté.
On va, dit- il , vous donnerune nouveauté :
Je sais qu'on y parle d'honneur ,
Et j'en conçois douce espérance .
Chez vous l'honneur et la valeur
Sont en pays de connaissance .
,
Mais dès l'ouverture de la scène on a été choqué de
voir un soldat , dont l'habit annonçait la misère , faire un
très-mauvais déjeûner qu'il partage avec son chien caché
dans la coulisse , et auquel il adresse quelques paroles . Ce
332 MERCURE DE FRANCE ;
soldat , très -mal - à- propos appelé l'Enfant du Bonheur ,
des prétentions à la philosophie. Il ne s'énonce que parsentences.
D'où venez-vous , lui demande -t-on ? De mon
berceau . Où allez -vous ? -
hommes. - Vous êtes seul ?
-
-
Où se rendent tous les
J'ai mon chien , mon sort
etmon ombre. Il est content des deux premiers , mais
non pas de son ombre parce qu'elle disparaît ,
Ainsi que font les faux amis ,
Quand le soleil cesse de luire.
,
Il rencontre un vieux hussard , qui est au service du
major Franck , et qui le nomme comme par hasard . L'Enfant
du Bonheur se rappelle qu'il a reçu , il y a dix ans
un démenti de cet officier , et veut se mesurer avec lui . Le
fidèle serviteur se donne pour son maître. Rendez -vous
pris en conséquence , le major arrive. L'officieux mensonge
du hussard est découvert , et le cartel s'établit entre,
le véritable offenseur et l'offensé. Mais le premier se marie
àune petite paysanne qui a eu le bonheur de lui sauver la
vie , et qui est tout émerveillée de ce mariage. En homme
prudent , il fait ses dispositions matrimonia'es et testamentaires
à-la-fois . Il assure cent ducats de pension à son brave
hussard. Il fallait voir la noble indignation de celui-ci. Il
prétend
Qu'on met ses amis à la porte ,
Mais qu'on ne les chagrine pas .
:
Onse regardait dans l'assemblée, on se demandait ce que
cela voulait dire ; on sifflait. Les gens du village viennent
complimenter le major , et en font un si touchant éloge ,
que l'Enfant du Malheur est désarmé , et déclare qu'il ne se
battra pas contre un si digne personnage. Ainsi finit l'histoire
. Ona demandé le chien , mais on ne l'a point amené .
ΑΝΝΟNCES .
Le petit Livre de Poste pour l'an XIII , ou départ de Paris des
courriers de la poste aux lettres , imprimé avec autorisation de l'adBRUMAIRE
AN XIII. 33
۱
ministration générale des postes . Prix : fr . , et 1 fr . 50 cent. par la
poste. AParis , chez Lecousturier l'aîné , rue J. J. Rousseau , г.9 ,
ou 358 , en face la poste aux lettres , au Pélerin-Blanc; dans les départemens
, s'adresser aux directeur des postes .
Le petit livre de Poste indique les endroits où sont établis les bureaux
de poste aux lettres , en les dénominant par leurs véritables
noms , les départemens cans lesquels ils sont situés , et les jours de
départ de Paris . On trouvera à la suite les jours de départ pour les
viles et pays étrangers , avec la distinction de ceux pour lesquels il
faut affranchir , de ceux pour lesque's on est libre d'affranchir , et .
de ceux enfin pour lesquels on ne peut affranchir. Vient après un
état des communes et de tous les endroits de la banlieue de Paris , qui
sont servis par la poste de Pa is.
Histoire du Canal du Midi , ou Canal du Languedoc , considéré
sous les rapports d'invention , d'art , d'administration , d'itrigation
, et dans ses relations avec les étangs de l'intéricur des terres
qui l'avoisinent ; avec les cartes générales et particulières , ainsi que
Jes plans , coupes et profis des principaux ouvrages ; par le général .
d'artillerie Andréos y , grand fficier de la légion d honneur , membre
de l'institut d'Egypte , etc. Nouvelle édition , mise dans nu nouvel
ordre , et cousidérablement augmentée . Deux vol . in 4. dont un de
planches . Prix : 42 fr . , et 46 fr . par la poste . A Paris, chez Coureier
, imprimeur-libraire , quai des Augustins , nº . 71 ; Denu , même
qua.
Nous donnerons incessamment un extrait de cet ouvrage ; nous
nons contenterons de dire aujourd'hui que cette superbe édition , faite
sous les yeux inème du général Andréossy , est beaucoup plus considérable
que les précédentes , et que les parties qui y sont traitées sont
classées suivant un ordre régulier sous le rapport de l'art et de l'adaministration
. Nous nous sommes empressés d'annoncer la mise en
vente de cet ouvrage , et nous répétons que nous le ferons connaître
plus particulièrement par un extrait détaillé .
Précis de l' Abrégé chronologique de l'Histoire de France ,
Ju président Hénault , adopté pour les lycées et les écoles secondaires ,
augmenté de plusieurs pièces inédites du même auteur , relatives à
cette histoire , d'un choix de beaux traits historiques , recueillis par
Millot , pour les élèves de l'école royale militaire , et continué jus
qu'au sacre de l'empereur Napoléon Ier ; par A. Sérieys , ex-bibliothécaire
, professeur d'histoire au Prytanée , actue'lement ceuseur du
lycée de Cahors , auteur des Tables chronologiques , adoptées pour
les lycées. Un vol. in- 12 , avec portrait. Prix: broche , 2 fr . 50 c. ,
et 3 fr. 50 cent . par la poste. Le même , cartoané . 2 fr. 75 cent.;
relié, 3 fr. 25 cent. non-compris le port. A Paris , chez Demorzine,
imprimeur-libraire , rue du Petit-Pont , n . 97 .
Le président H.nault a su réunir , dans son Abrégé chronologique
del'Histoire de France , peu de mots et beaucoup de choses ; c'est ,
en ce genre d'écrire , l'ouvrage le plus court et en même temps le
plus plen; mais poussé maintenant jusqu'à cinq vol. ,dont le dernier
n'offre pas même la partie la plus intéressante de notre histoire , il
est devenu trop volumineux et d'un prix trop considérable pour la
jeunesse . C'est donc un service que l'Auteur vient derendre aux élèves
des lycées et des autres écoles , en réduisant cet Abrégé à la connaissance
des faits strictement nécessaires .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
334 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
,
Danemarck. On apprend , par une lettre de Tonningen
du 21 octobre , que les malles venant d'Angleterre étaient
portées chez M. Harwood , agent anglais à Husum , au
lieu d'être déposées , suivant l'usage de toutes les nations ,
chez le maître de poste. Le gouvernement britanniqne
l'exigeait ainsi par l'organe de son agent , malgré les
représentations de la cour de Copenhague , et l'observation
que c'était à elle de répondre des lettres qui passaient
sur son territoire. Ainsi les secrets des familles , ceux dn
commerce , ceux des gouvernemens étrangers , étaient
dans cette partie du nord , à la disposition d'un agent
anglais . Plusieurs négocians de Hambourg avaient fait des
plaintes inutiles . Des lettres pour Londres , confiées à la
poste, n'arrivaient point à leur adresse , ou y arrivaient
trop tard . Les murmures se multipliaient. Enfin , le secret
de ce manége est aujourd'hui découvert , et il n'en faudra
pas sans doute davantage pour y mettre fin. Les malles de
Hambourg et de Londres stationnaient chez M. Harwood à
Husum. Dès- lors il avait la faculté de les visiter, de les exp .
dier , ou de les retenir à son gré Cette violation du droit des
gens est un nouvel avis qui annonce que partout où un
agent anglais peut mettre le pied , c'est pour y usurper un
droit , y établir un abus et un scandale.
Hambourg. La nuit du 26 au 27 octobre , un détachement
de la garnison de Harbourg a cerné la maison de
campagne de M. le chevalier de Rumbold , chargé d'affaires
d'Angleterre près le cercle de Basse- Saxe , et s'est fait
ouvrir sa porte , en annonçant l'arrivée d'un courrier extraordinaire
: aussitôt un officier et plusieurs gendarmes
ont pénétré dans la chambre de M. de Rumbold , qu'ils ont
trouvé au lit , et lui ont ordonné de livrer ses papiers , et
de partir à l'instant même avec eux. M. le chevalier de
Rumbold n'a eu que le temps de mettre une redingote , et
aussitôt on l'a fait monter dans une voiture qui l'a amené
sur les bords de l'Elbe , d'ou il a été conduit à Harbourg .
Le lendemain , à l'ouverture des portes , la nouvelle de cet
enlèvement s'est répandue dans la ville. Le sénat s'étant
assemblé extraordinairement , a député quelques-uns de
ses membres auprès de S. Ex. M. Reinhard , pour avoir
quelques renseignemens touchant cet événement. M. Rein-
:
BRUMAIRE AN XIII. 335
hard a déclaré n'en avoir aucune connaissance . On dit que
c'est le général Frère , commandant à Harbourg , quiadirigé
en personne cette expédition. Les ministres étrangers
résidans dans cette ville ont expédié des courriers à leurs
cours .
On présume que les papiers de M. de Rumbold ont été
envoyés à Paris , et qu'il les y suivra incessamment.
Le colonel de Knobelsdorff vient d'être élevé au grade de
général-major , et est nommé pour se rendre à Paris et
assister au couronnement de S. M. l'empereur Napoléon ,
comme envoyé extraordinaire de S. M. le roi de Prusse .
La contagion tire sur sa fin à Malaga ; maiselle a gagné,
dit-on , Carthagène et Cordoue , où elle cause de grands
ravages .
EMPIRE FRANÇAIS.
Voici en substance l'ordre du jour du II brumaire , de
l'armée de Saint-Omer :
Les troupes du camp de Saint-Omer voulant offrir au
monarque , dont le génie préside aux destins de la France ,
⚫un témoignage éclatant d'amour et d'admiration , ont résolu
d'ériger un monument capable de résister aux siècles ,
qui , s'alliant au souvenir de sa gloire et de sa grandeur ,
atteste à l'univers , ainsi qu'à tous les âges , leur dévouement
et leur fidélité au premier empereur des Français ;
-de tracer à la postérité l'institution des récompenses décernées
par le héros à l'honneur et à la bravoure ; de consacrer
la mémoire des immenses travaux créés par sa pensée
, qui ont fait de l'espace occupé par l'armée un rempart
formidable et le centre d'une expédition nécessaire au
repos du monde ; et enfin de vouer à la vénération des
peuples le lieu où l'empereur Napoléon venait partager les
fatigues et les travaux de son armée, la façonner à de nouveaux
combats et préparer le succès de sa vaste entreprise .
Exprimant le voeu de l'armée , le maréchal commandant
en chef arrête le programme suivant :
Sur un piédestal quadrangulaire il sera érigé une colonne
de 50 mètres d'élévation , surmontée de la statue colossale
de S. M. l'empereur. La statue de S. M. sera en bronze ,
revêtue des ornemens impériaux. Elle portera le sceptre
et la couronne..... Les militaires de l'armée travailleront
et concourront seuls à la confection de ce monument.......
336 MERCURE DE FRANCE.
La colonne sera placée entre le quartier-général impé
rial de la Tour- d'Ordre et le camp de la première divi
sion , à la vue du continent , en face dunal et des îles
britanniques. La première pierre de ce monument sera
posée le 18 brumaire prochain , époque de l'anniversaire
de la régénération de la France , sous le gouvernement
réparateur de Napoléon-le- Grand. Il sera fait à Boulogne
une fondation à perpétuité pour la conservation de cè
monument .
-Une commission militaire spéciale a jugé ces jours
derniers , à Rouen , le procèse quinze particuliers accusés
de correspon lance avec iAngleterre. Leur chef était
un nommé Leclerc , jadis professeur au séminaire de
Saint-Marcel à Paris. Le but de cet espionnage était de
faire connaître à l'ennemi la position des troupes impériales
, leur force effective , leur esprit , leur instruction , ..
la position de notre flottille , les signaux de la marine ,
-et de répandre des injures calomnieuses contre l'empereur
et les chefs de l'armée . Six des accuses ont été condamnés
àmort ; le chef et deux de ses complices par contumace.
Les trois autres ont été fusillés hors des murs de la ville
deRouen , par des militaires vétérans préposés à la garde
des poudres. Ils ont fait plusieurs décharges , tirant successivement
sur chacun des trois condamnés, qui sont
morts avec résignation.
PARIS.
:
Lorsque la députation du collége électoral du Pô a été
présentée par le prince Louis à S. M. I. l'empereur a dit
aux députés : Messieurs , le sort du Piément estfixé; sa
réunion à la France est irrévocable .
- S. A. I. le prince Louis a établi à Saint-Leu un hospice
pour les malades : cette maison sera desservie par
des filles de la Charité. La presence du prince Louis dans
la vallée de Montmorency est une nouvelle source de
prospérité pour cette belle contrée.
Le pape est en route pour Paris , depuis quelques
jours. Sa suite est composée de dix carrosses à six chevaux,
deux fourgons et deux courriers. Il a dû arriver le 7 novembre
à Florence ..
:
( No. CLXXVI. ) 26 BRUMAIRE
( Samedi 17 Novembre 18046
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
KEP.FB.
?
5.
cen
L'ABSENCE DE NELAHÉ.
Sous un ciel
:
ÉLÉGIE.
pur , qu'un demi-jour éclaire ,
Le char des Nuits roulait paisiblement ,
Et le Sommeil , en ce moment ,
Caressait les mortels de son aile légère.
Seul alors dans les bois j'errais triste et pensif;
Au charme consolant de la mélancolie ,
J'abandonnais mon ame recueillie :
J'écoutais du ruisseau le murmure plaintif.
Ce calme heureux de la nature ,
Cette lumière douce et pure
Qui se répand sur la voûte des cieux ;
Cet éclat imposant des astres radieux ,
Et le frémissement de la feuille tremblante ;
Le bruit lointain de l'onde turbulente ,
Y
338 MERCURE DE FRANCE ,
Qui bondit, tombe et roule sourdement ,
Tout disposait mon ame à ce recueillement .
Penché sur le ruisseau qui fuit avec paresse ,
Je me livrais à des rêves charmans ,
L'illusion m'offrait ses plaisirs séduisans.
Heureux l'amant qui près de sa maîtresse ,
S'égare', vers la nuit, dans le bois retiré !
Ce jour faible et douteux , ces heures si paisibles ,
Ce calme attendrissant , plaisent aux coeurs sensibles.
ONelahé ! quand pourrai-je à mon gré
Fouler auprès de toi l'herbe tendre et fleurie ?
Mais ces bois , ce ruisseau qui murmure toujours ,
Ces prés fleuris , l'oiseau qui chante ses amours ,
Ne flattent plus mon coeur : privé de mon amie ,
Je ne peux que me plaindre et pleurer et gémir.
Voici cette heure fortunée
Où dans mes bras doucement enchaînée,
Nelahé m'inspirait tous les feux du desir.
Tantôt d'une bouche timide ,
Elle m'effleurait mollement ;
Et l'oeil ardent d'amour , tantôt ma bouche avide
Prolongeait sur la sienne un baiser imprudent :
Ou souvent dans mes bras nonchalamment placée ,
Elle arrêtait sur moi ses yeux appesantis ,
Ses yeux par la langueur tendrement embellis ,
A
Et qui trahissaient sa pensée.
D'un bonheur qui n'est plus , souvenir douloureux !
Mais quel transport brûlant et m'agite et me trouble ?
Tous mes sens sont émus , mon ivresse redouble.
Dieux ! quel égarement ! quel délire fougueux !
L'amour est dans mon coeur , et je sens tous ses feux.
L'oeil égaré , l'ame éperdue ,
J'appelle Nelahé , loin de moi retenue ;
Pour apaiser mon coeur de desirs consuiné ,
J'implore son baiser ; mais , Ô douleur cruelle !
Nelahé n'entend point la voix du bien-aimé ,
BRUMAIRE AN XIII. 33g
Et c'est en vain que je l'appelle !
O toi , qui de ma vie embellis les momens ,
Amour , et toi Vénus , term nez mes tourmens ;
De Nelahé rendez - moi la présence !
Ah ! que je puisse encore la presser sur mon coeur ,
Et de ses longs baisers savourer la douceur !
C'était ainsi que durant ton absence,
Dans le calme des mui s j'épanchais ma douleur.
J'appelais Nelahé d'une voix languissante ,
Et l'écho répétait le nom de mon amante.
Sensus , heu ! sensus Divum ! proh numina sancta !
Ils ne sont plus ces momens trop rapides ,
Où j'espérais , déplorant tes ennuis ,
Être insensible aux feux purs et timides
Que m'exprimaient tes regards attendris .
:
Quand de ces feux dont tu veux te défendre ,
Ta voix plaintive exhale les tourmens ,
Mon coeur qui s'ouvre au plaisir de t'entendre ,
Partage alors le trouble de tes sens .
Ma voix s'éteint , mon haleine épuisée ,
Semble échapper pour jamais de mon sein ,
Si par hasard de la mienne pressée ,
Ta main commence à frémir dans ma main.
Au sentiment où mon ame est livrée ,
Pourquoi prêter un aliment nouveau ,
Et lentement , dans la walse égarée ,
Autour de moi tourner dans un cerceau ?
Libres alors du noeud qui les enchaîne ,
De tes cheveux les anneaux prolongés
Volent au gré de l'air qui les entraîne
Sur tes beaux yeux de leur voile ombragés.
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
De leur ébène une tresse isolée ,
Va de ton sein couvrir les lis naissans ;
De leurs festons la vanille exhalée ,
A ton haleine a mêlé son encens.
:
Avant ce jour, d'une ivresse stérile
Sa vaine odeur avait frappé mes sens ;
Depuis ce temps , plus tendre et moins tranquille ,
Mon coeur lui doit des transports renaissans .
Le fruit vermeil qui perdit Athalante
Calma la soif qui dévoroit ton sein.
J'aime à presser sur ma lèvre brûlante
Ce fruit jadis objet de mon dédain.
Amant timide , à celle que j'adore
J'offre les chants qu'elle sait m'inspirer ;
Tous les parfums des fleurs qu'il fait éclore ,
Au-doux zéphir s'envolent se livrer.
Pleins d'un amour que je ne puis contraindre ,
Ils sont à toi ; daigne les accueillir ;
Ils sont à toi , puisqu'ils ne font que peindre
Ce que , sans toi ,je n'aurais pu sentir.
DÉMOLIÈRES.
IMITATION
DE L'ANGLAIS DE WILLIAM SHENSTONE .
AGlycère j'ai déclaré
N'avoir , hélas ! qu'un peu de terre ,
Quelques moutons , un petit pré ,
Et vrai j'ai dit à ma bergère :
Les yeux baissés , d'un air honteux ,
Je lui bégayais ma misère ;
Et je tremblais que mes aveux
Ne la rendissent moins sincère.
BRUMAIRE AN XIII . 341
Tous mes moutons en même temps
Loin de mon parc ont pris la fuite ;
Ma récolte , par un printemps
Plus froid que l'hiver , est détruite.
Bientôt mon rival opulent
De mes malheurs instruit Glycère,
Qui me prouve en me consolant
Combien son amour est sincère .
Sur moi mes amis ayant vu
Souffler le vent de l'infortune ,
A leurs regards quand j'ai paru ,
Ont fui ma présence importune.
Ce trait d'amis peu généreux
Afflige vivement Glycère ,
Et je vois aux pleurs de ses yeux
Combien son amour est sincère .
Pour époux (lui dis-je un matin ,
Près d'elle assis sur la verdure ) ,
Si tu prends le pauvre Colin ,
Adieu , pompons , rubans , parure !
Ace propos , par un souris ,
Par un baiser répond Glycère ,
Et l'un et l'autre m'ont appris
Combien son amour est sincère .
En or , allez , riches pasteurs ,
De vos brebis changer la laine ,
Et ces blés dont vos serviteurs
En chantant dépouillent la plaine.
Comme eux je chante , et pour tout bien
Possédant le coeur de Glycère ,
Au ciel je ne demande rien ,
Puisque son amour est sincère.
12
J. G. L.
3

342 MERCURE DE FRANCE,
LE SONGE.
A ÉLÉONORE.
Traduction de Métastase.
Τοι dont j'adore les attraits ,
:
Viens consoler mon coeur alors que je sommeille ;
Et toi , sois juste , Amour ! rend mes songes plus vrais ,
Ou que jamais je ne m'éveille.
Cette nuit , près de toi je comprais être assis
Au bord d'un ruisseau solitaire.
Que ce rêve à mes yeux surpris
De la réalité portait le caractère !
J'entendais à la fois , dans mon ravissement ,
Des oiseaux de gazouillement ,
Le murmure enchanteur de l'onde fugitive ,
Et le frémissement de la feuille plaintive.
Le trouble sue j'éprouve à ton aspect charmant
N'était point venu me surprendre :
Je te voyais et seule et tendre ,
Telle enfin que même en dormant
Je doutai si c'était un songe.
J'entends encor ces noms ( délicieux mensonge )
Que prodiguait ta bouche à ton heureux amant.
O combien tu me parus belle ,
1
Lorsque mes yeux charmés fixaient tes yeux tremblans !
Ah ! si dans un miroir fidèle
Tu contemplais tes yeux d'amour étincelans ,
Tu cesserais d'être cruelle .
Que pensé-je ? que dis-je , en ces momens heureux ?
Comment dépeindre un si brûlant délire ?
Jamais je ne pourrai redire
Quels furent nos transports , mon bonheur et mes feux ;
Mais , il m'en souvient bien , cette bouche idolâtre
Couvrit de baisers amoureux
Tes mains plus blanches que l'albâtre.
BRUMAIRE AN XΙΙΙ. 343
Tu rougissais , l'amour agitait ton beau sein......
Lorsqu'un bruit sourd part d'un buisson voisin.
Je me retourne , et vois caché sous son ombrage
Phylène mon rival, qui jaloux , plein de rage ,
Osait compter chaque larcin...
Étonné , furieux d'un si sanglant outrage,
Je m'éveille , et vois fuir mon songe et mon bonheur.
L'ombre , il est vrai , peut sur son aile sombre
Emporter mes plaisirs , emporter mon erreur;
Mais le feu qui brûle mon coeur ,
Ne peut ainsi fuir avec l'ombre.
Ah ! si je suis en rêve heureux quelques momens ,
Si l'amour prend pitié du feu qui me dévore ,
S'il paraît attendrir le coeur d'Éléonore ,
Hélas ! bientôt le jour me rend tous mes tourmens.
Auguste DE LABOUÏSSE.
ENIGME.
Je suis français et latin d'origine ,
Changeant de sexe et d'espèce sur- tout ;
Sans pieds , je vas , je cours , je suis bon , je chagrine ;
On me reçoit , on me donne partout ;
On me dédaigne , on fait tout pour me prendre.
Du cygne j'ai l'éclat , du corbeau la noirceur ;
Je ne dis pas le mot; quel plaisir de m'entendre !
On peut me trouver dur, je suis plein de douceur.
Je quitte rarement la terre ,
Presque toujours je suis dans l'eau ;
Je le dis même sans mystère ,
Je fends les airs comme un oiseau .
Malheur parfois à celui qui m'évite !
De moi dépend ou sa vie ou son bien ;
Et parfois qui m'écoute en est fâché bien vîte :
Je suis double , funeste ; en un mot , ne vaux rien.
Par P. ROQUE (de Brives ).
1
4
344 MERCURE DE FRANCE ;
LOGOGRIPHE.
D'un grand nombre de pieds mon être se compose :
En le décomposant , on trouve , cher lecteur ,
L'endroit où de Bacchus le jus brillant repose ;
Deux élémens ; un grain ; un bois mort ; une fleur ;
D'un ministre du ciel l'humble et modeste asyle;
Une poussière noire; un titre ; un animal;
Deux notes ; un pays ; une drogue ; un reptile ;
Un fil doux et brillant ; trois îles ; un métal ;
Ce que , s'il le pouvait , voudrait être tout homme ;
L'acier qui d'Atropos arme l'affreuse main ;
Un morceau distingué ; l'oiseau qui sauva Rome ;
Le fer qui des guérets fertilise le sei'n;
L'ornement d'un évêque ; une racine utile ;
D'un peuple industrieux l'ouvrage et le séjour ;
Ce qui suit le besoin ; un grand vase ; une ville ;
Le tourment de Sisyphe et l'arme de l'Amour.
F. Y.
CHARADE.
Je dois naissance à mon premier ;
Mon premier doit à mon dernier
La naissance de mon entier.
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Poste.
Celui du Logogriphe est Mort , où l'on trouve or.
Celui de la Charade est Or-ange.
L
• BRUMAIRE AN ΧΙΙΙ. 345
DIALOGUE
ENTRE UNE FEMME SAVANTE ET SON MÉDECIN.
ALCINDE.
:
AH ! mon cher docteur , vous me voyez dans un
ravissement , dans un enthousiasme , dans une extase
! .....
LE MÉDECIN.
Vous vous portez donc bien ; car c'est là votre
état naturel. ....
ALCINDE.
Connaissez-vous le dernier ouvrage de M. de
la***** (1) ?
LE MÉDECIN.
Vous l'avez lu ?
Je l'ai dévoré.
ALCINDE.
LE MÉDECIN.
Vous êtes affamée de sciences .....
ALCINDE .
Oui , lorsqu'elles produisent des découvertes ;
ce ne serait pas la peine d'étudier pour n'apprendre
que ce que savaient nos pères .
1
LE MÉDECIN.
En effet nous avons de plus qu'eux l'expérience
de plusieurs siècles ; nous devons les surpasser.
(1) Recherches sur l'organisation des Corps, etc.; par J. B.
Lamarck, etc.
346 MERCURE DE FRANCE ;
ALCINDE ( montrant l'ouvrage de M. de la ***** ).
Ah ! comme ce livre-là les recule de nous ! ....
Par exemple , nos ancêtres se sont-ils jamais douté
que l'existence des cyclopes n'est nullement chimérique
?
Comment ?
LE MÉDECIN.
ALCINDE.
Quoi ! vous ne vous rappelez pas la recette
pour faire des cyclopes , que donne M. de la ***** ?
Rien de plus simple. La voici : Prenez deux enfans
nouveau-nés , måle et femelle ; masquezleur
l'oeil gauche , mariez ces deux borgnes artificiels
quand ils seront grands ; faites la même opération
aux enfans måles et femelles qui naîtront
d'eux ; quand ces derniers auront vingt ans , obtenez
une dispense du Pape pour les marier ensemble
; suivez le même procédé sur leurs enfans ,
masquez toujours les yeux gauches , mariez toujours
les frères et soeurs , et au bout de quelques générations
vous aurez le plaisir de voir ces yeux
gauches s'oblitérer , disparaître , et l'oeil droit se
déplacer petit à petit et se fixer au milieu du
front..... (1) .
LE MÉDECIN.
Oui, cela est clair et démontré ; et voilà des cyclopes.
Nous avions déjà trouvé le secret de faire à
volonté des filles et des garçons , ou des enfans
beaux et spirituels (2).
ALCINDE.
Cela est joli ; mais , docteur, je vous en demande
pardon , j'aime mieux la découverte de M. de
la*****
(1) Extrait fidèle tiré de l'ouvrage cíté.
(2) Nous possédons deux savans ouvrages sur ce sujet.
1
BRUMAIRE AN XIII . 347
LE MÉDECIN.
Observez aussi , madame , que puisque l'on peut
créer des cyclopes , il sera tout aussi facile de faire
des centaures , des faunes , des satyres , etc.
ALCINDE.
Mais comment n'ouvre-t-on pas une souscription
pour faire d'aussi belles expériences ?
LE MÉDECIN.
Prenez patience , on en viendra là.
ALCINDE.
Pour une telle chose je donnerais , s'il le fallait ,
tout ce que je possède. Oh! si je pouvais faire un
centaure ,un petit Chiron... ! Que les détracteurs
de la philosophie nous disent àprésent que les esprits
forts ne mettent rien à la place de ce qu'ils
détruisent ? Les métaphysiciens , il est vrai , nous
ôtent la religion , mais ils nous rendent la fable ;
que dis-je ? ils la réalisent ! ....
LE MÉDECIN.
Quelle époque pour les amateurs de l'antiquité
et de la mythologie!
ALCINDE.
Tout ce qu'on révérait comme des vérités n'était
quedes chimères ; tout ce qui ne plaisait que
comme des fictions était possible , était vrai !
Quelle découverte ! . Nos moralistes radotaient ,
les poètes seuls avaient raison. Cela est charmant ;
car. assurément j'aime mieux croire Homère et
Ovide , que Nicole et Pascal.
T
.. •
LE MÉDECIN.
Beaucoup de gens seront de votre goût. Mais ,
madame , que dites-vous de ce beau système par
348 MERCURE DE FRANCE ,
1
lequel on nous démontre qu'il n'y apoint d'espèces
dans la nature, maisseulement des individus; que
les races s'améliorent et peuvent avec le temps et
des circonstances favorables , passer d'une classe
inférieure à une classe supérieure , et que les classes
parvenues au maximum de l'organisation peuvent
descendre et déchoir ?. (1). ...
ALCINDE.
Tout cela me paraît lumineux et sublime , c'est
la métempsycose philosophique. Et comme ce système
est moral ! comme il anéantit l'orgueil et
toutes les idées de vaine gloire ! .... Ah ! les vrais
précepteurs du genre humain sont ceux qui nous
rangent dans la classe des animaux; c'est attaquer
I'amour-propre dans sa véritable souurrccee ; .. c'est
mieux que le combattre , c'est le détruire. Pour
moi , quand je songe que je ne suis qu'une mammifère
, je me sens d'une modestie ! ...
LE MÉDECIN.

Et comment n'aurait-on pas une insupportable
fierté lorsqu'on croit à l'immortalité de l'ame , lorsqu'on
est persuadé qu'on peut correspondre avec
un Etre tout-puissant , créateur des cieux et de la
terre ?
ALCINDE.
Quelle enflure , quelle hauteur ces opinions-là
doivent donner ! ...
LE MÉDECIN.
Nous autres mammaux, nous sommes tout naturellement
disposés à nous mépriser nous-mêmes.
ALCINDE.
C'est pourquoi les philosophes sont si humbles
et font si peude cas de la réputation et de la gloire.
(r) Mème ouvrage.
:
BRUMAIRE AN XIII. 349
LE MÉDECIN.
Sans doute , nous savons qu'un héros peut descendre
d'un reptile , et que ses petits-enfans peuvent
devenir des huîtres.
ALCINDE.
On devrait écrire cela en lettres d'or sur le char
des triomphateurs , et sur le trône de tous les rois.
LE MÉDECIN.
Qui , ce serait une belle et grande leçon.
ALCINDE.
On disait jadis au triomphateur Romain : Souviens-
toi que tu n'es qu'un homme. Il serait bien
plus énergique de dire : Souviens-toi que tu n'es
qu'une bête.
LE MÉDECIN.
- Du moins c'est ce que les savans répètent à tous
les grands de la terre dans leurs livres : cela est
franc.
ALCINDE.
Que de récompenses mériterait tant de candeur
et de sincérité !
LE MÉDECIN.
On a tellement encensé les princes dans les siècles
passés !
ALCINDE.
Qui , les chefs des nations ne se doutaient pas
alors qu'ils n'étaient que des mammaux....
LE MÉDECIN .
Il n'y a pas quatre-vingts ans qu'un flatteur leur
disait encore qu'ils sont la Providence visible des
infortunés (1 ) .
(1) Massillon.
1:
350 MERCURE DE FRANCE ;
Quelle fadeur !
ALCINDE.
LE MÉDECIN.
Ne persuadait- on pas aussi aux souverains bienfaisans
qu'ils étaient les images de la Divinité ?
Quelle vanité n'avaient- ils pas dès qu'ils rendaient
leurs sujets heureux ! Pour leur ôter cet enivrement
ridicule , il a fallu leur dire nettement : Il
n'y a point de Providence , il n'y a point de Divinité;
et de plus leur déclarer qu'ils ne valent pas
mieux que les chevaux qu'ils nourrissent dans leurs
écuries.
ALCIND
On n'aurait jamais pu les corriger à moins.
LE MÉDECIN.
Et les peuples ne divinisaient-ils pas leurs maîtres
, dès qu'ils étaient contens de leur gouver
nement ? ....
ALCINDE.
Ah ! maintenant ils sont éclairés ; la gloire et les
bienfaits ne les rendront plus idolatres....
LE MEDECIN.
Voilà pourtant ce qu'on doit aux sciences et à
Ia philosophie .... Et la médecine , quels progrès
n'a-t-elle pas faits ?
ALCINDE.
Cependant, docteur , on prétend que , dans le
siècle de Louis XIV , les octogénaires et les centenaires
étaient infiniment plus communs que de
nosjours.
ת י נ י
LE MÉDECINC.
Cela peut être. Mais un fait certain , c'est que
les médecins de ce temps n'appliquaient point l'électricité
à la médecine , et ne connaissaient point
BRUMAIRE AN X111. 35г
legalvanisme dont nous tirerons un si grandparti.
ALCINDE.
Le galvanisme n'a-t-il pas déjà guéri des aveugles
?
7 LE MÉDECIN.
Non , pas encore ; mais il leur cause de vives
douleurs....
:
ALCINDE.
En médecine c'est toujours un premier pas....
LE MÉDECIN.
Assurément. Le temps fera le reste. On a obtenu
de merveilleux résultats des expériences sur les
différens gaz.
ALCINDE.
On ne niera plus maintenant leurs propriétés
énergiques. LE MÉDECIN.
Ah ! il n'y a plus moyen , car les dernières expériences
ont causé à M. de V**** le plus violent
crachement de sang.... Voilà des faits , et il est
olair que des préparations mieux ménagées produiront
des effets plus heureux. Et nos essais sur les
poisons ?
ALCINDE.
Cela , par exemple..... est d'une utilité ! ....
LE MÉDECIN.
Les poisons n'offrent point encore de remède
curatif; mais il n'a résulté jusqu'ici de leur emploi
qu'un assez petit nombre d'accidens graves ; peu
de victimes et des probabilités d'espérances pour
l'avenir , c'est tout ce qu'on peut demander d'abord.....
?
ALCINDE.
On doit convenir qu'il fallait une hardiesse ,
352 MERCURE DE FRANCE ,
un courage admirable pour oser employer des
substances si pernicieuses.....
LE MÉDECIN.
Et à des doses ! ... Certainement les Boerhaave ,
les Sydenham , les Guenaut , les Morin , etc.
n'eussent jamais tenté de pareilles choses.
ALCINDE.
Enfin , ces anciens médecins n'étaient ni littérateurs
, ni philosophes , ni métaphysiciens ; et les
nôtres ! ....
LE MÉDECIN.
Etpuis les anciens n'écrivaient que sur la médecine
; et certes il n'est pas étonnant qu'un médecin
sache raisonner sur son art : mais nous , dans
nos livres , nous parlons de toute autre chose. Eh
bien! on lit Tissot, on vend Tissot , et nos livres
restent chez le libraire .
ALCINDE.
On est si frivole !
LE MÉDECIN.
Et si ingrat ! On aime les résultats de notre
métaphysique ; ils débarrassent d'une infinité de
préjugés incommodes , et nos démonstrations paraissent
ennuyeuses ....
10A
ALCINDE.
;
On veut comprendre , on veut s'amuser ; que
ne veut-on pas ! Il faut écrire pour sa conscience
et compter pour rien les lecteurs.
OLE MÉDECIN.
;
Mais malheureusement les libraires les comptent
pour beaucoup.
ALCINDEA
Il s'agit d'achever d'éclairer la terre, Pour un
si
BRUMAIRE AN ΧΙΙΙ.
REP
.
FRA
braver les imprimeurs , et même , s'il le
moquer du public .
bi grand dessein,les métaphysiciens doivent
LE MÉDECIN.
C'est ce que nous faisons .
D. GENLIS .
faut
Leçons de Littérature et de Morale , ou Recueil en prose
et en vers des plus beaux morceaux de notre langue,
dans la littérature des deux derniers siècles : ouvrage
classique , adopté par le gouvernement pour les Lycées
et les Ecoles secondaires , et à l'usage de tous les autres
établissemens d'instruction , publics et particuliers de
l'un et l'autre sexe ; par François Noël , inspecteurgénéral
de l'instruction publique, et François Delaplace,
professeur de belles - lettres dans les Lycées de Paris ;
tous deux ci -devant professeurs de belles- lettres dans
l'Université de cette ville. Deux vol . in-8°. Prix : 9 fr. ,
et 12 fr. par la poste. AParis , chez le Normant , imprimeur
- libraire , rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois
, nº . 42 , en face du petit portail de l'église .
On ne saurait trop honorer les littérateurs qui, dans ces
dernières années , sesont efforcés de ramener le bon goût et
les bonnes études , soit par des ouvrages élémentaires conformes
aux principes anciens et consacrés , soit par des recueils
aussi précieux pour le choix des matières , que recommandables
sous le rapport de la doctrine. MM. Noël.
et Delaplace ont , à cet égard , acquis déjà plus d'un droit
à la reconnaissance publique. Marchant sur les traces de
ces maîtres célèbres , qui , malgré l'influence de Senèque
:
1
Z
354 MERCURE DE FRANCE ,
et de Lucain , maintinrent dans les écoles romaines l'esprit
de Cicéron , de Virgile et d'Horace , et préparèrent le
troisième âge de la littérature latine , illustré par les deux
Pline et Tacite , les littérateurs dont nous parlons n'ont
opposé aux sophismes du dix-huitième siècle et de la révolution
, qu'un desir plus vif de rappeler la génération nouvelle
à de meilleurs principes , et de faire pour les lettres
ce qu'une puissance à laquelle nous devons la fin de nos
maux , a déjà fait pour l'ordre politique. Quintilien qui ,
dans un siècle de décadence , publiait son livre de l'Institution
de l'Orateur, attribue cette décadence aux prétendus
philosophes dont la doctrine dénaturait la véritable éloquence
: son observation prouve que, sous le rapport de
la littérature , l'époque à laquelle vivait cet instituteur
fameux avait plus d'un trait de ressemblance avec la nôtre .
« Il est vrai , dit-il , que , parmi les anciens philosophes ,
» il y en a eu plusieurs qui ont donné d'excellentes
>> maximes , et qui les ont pratiquées . Mais la plupart de
>> ceux de notre temps ont caché de grands vices sous un
>> si beau nom; car ils s'étaient fait la réputation de phi-
>> losophes , non par leur vertu et leur application , mais
>> par une singularité de manières qui servait de masque
» à des moeurs très-corrompues. »
MM. Noël et Delaplace ont pensé que le meilleur moyen
de détruire l'influence de cette fausse philosophie , était de
rappeler notre attention sur les chefs-d'oeuvre de notre
littérature ; productions où domine le goût le plus épuré ,
parce qu'elles furent dictées par la raison qui en est inséparable.
Qu'on ne vante donc plus ces ouvrages , fruits du
délire ou des coupables intentions de leurs auteurs , et qui
ne durent leurs succès passagers qu'à la curiosité indiscrète
que font naître la licence des opinions , l'esprit de doute,
et le renversement des idées reçues . Le bon et le beau sont
BRUMAIRE AN XIII. 355
et seront toujours unis au vrai et au juste en littérature
comme en morale. Les recueils et les abrégés ne sont
aujourd'hui que trop communs. On veut apprendre sans se
donner la peine d'étudier , et malheureusement les
moyens que l'on emploie pour écarter les épines de la
science ne servent le plus souvent qu'à substituer à l'ignorance
, des connaissances imparfaites et superficielles dont
la paresse et la vanité ne retirent que des erreurs . L'ouvrage
que nous annonçons est d'un tout autre genre :
desiré depuis long-temps pour les écoles publiques , désigné
clairement par Rollin comme un livre qui peut servir
à perfectionner l'instruction des jeunes gens , il paraît à
une époque où les vains systèmes d'éducation n'ont plas
aucune faveur , et où l'instruction publique commence à
être établie sur des bases solides . Ce n'est point un ouvrage
qui puisse tenir lieu aux gens du monde des chefs -d'oeuvre
qui ont servi à le composer. Jamais on ne juge ces sortes
de productions sur des fragmens ; l'ensemble et l'ordre en
font presque toujours le principal mérite. C'est un livre
classique destiné à être commenté par d'habiles professeurs
qui , au moyen des développemens , des parallèles
et des réflexions , pourront faire sentir à leurs élèves les
beautés de tous les genres qu'offre notre littérature. Le
débit qu'a eu ce livre , prouve que toutes les classes de lecteurs
sont pressées de réformer leur goût , et d'étendre
leurs connaissances littéraires : après une nuit profonde ,
il est naturel que la lumière frappe et enchante les yeux
de ceux qui en ont été long-temps privés. Cette cause a
influé aussi sur le succès du Cours de Littérature de
M. de La Harpe , ouvrage supérieur qui , dans tout autre
temps , aurait fait les délices des gens de lettres et des
gens de goût , mais dont le mérite s'est augmenté à l'époque
de sa publication , du besoin généralement senti de
Z2
356 MERCURE DE FRANCE ;
revenir , après tant d'erreurs , aux principes éternels de la
raison et du goût. Si le grand nombre des lecteurs se
bornent à parcourir les fragmens recueillis par MM. Noël
et Delaplace , ils ne pourront se faire une idée du mérite
de nos bons écrivains ; mais ils trouveront du moins dans
ces beautés isolées , le double avantage du plaisir et de
l'instruction . Si l'admiration qu'elles inspireront à quelquesuns
, les portent , comme on peut l'espérer , à lire les
ouvrages d'où elles sont tirées , alors le travail des éditeurs
, qui paraît n'avoir pour objet que l'éducation des
jeunes gens , deviendra utile aux autres classes de lecteurs
, et produira les résultats les plus heureux. La seule
critique à laquelle un livre de ce genre puisse donner lieu ,
ne peut porter que sur l'omission de quelques morceaux
dignes d'être regrettés , et sur la préférence accordée à des
passages qui n'ont pas le même mérite. Après avoir rendu
compte du plan de ce recueil , nous présenterons , à ce
sujet , les observations dont il nous a paru susceptible.
L'ouvrage est partagé en deux grandes divisions ; la
prose et la poésie, qui chacune forme un võlume. Le premier
, précédé d'un excellent morceau de M. de Buffon
sur les règles de l'art d'écrire , contient les fragmens détachés
de nos meilleurs prosateurs , rangés en huit classes ;
savoir : Narrations , Tableaux , Descriptions , Allégories
, Définitions , Philosophie morale et pratique , Discours
et Morceaux oratoires , Caractères , Portraits et
Parallèles. Le second volume , consacré à la poésie , offre
à-peu-près le même plan : une seule classe y est ajoutée ,
celle des Dialogues, tirés presque tous de nos'chefsd'oeuvre
dramatiques. Parmi les morceaux qui composent
ce recueil , il en est quelques- uns que l'on y trouve avec
d'autant plus de plaisir , qu'ils sont devenus très-rares .
L'attention des éditeurs a eu souvent pour objet de sauver
L
BRUMAIRE AN XIII. 357
de l'oubli où ils étaient injustement plongés les fragmen's
précieux échappés à nos bons écrivains , et qu'on néglige
parce qu'ils ne tiennent pas à de grands ouvrages .
En s'enrichissant de ces morceaux , MM. Noël et Delaplace
leur donnent une consistance qu'ils ne peuvent plus
perdre. Au nombre de ces trésors littéraires qui n'ont été
recueillis que par les amateurs , on doit compter plusieurs
écrits de M. Fontanes , tant en prose qu'en vers , épars
dans nos journaux , et que la modestie de leur auteur ne
lui a pas permis de réunir. L'éloge de Washington , prononcé
dans une cérémonie célèbre , n'avait été imprimé
qu'à très-peu d'exemplaires , et tout le monde regrettait
que ce discours , si supérieur à tout ce que Thomas a écrit
dans ce genre , ne fût pas plus répandu. Les éditeurs en
ont conservé la plus grande partie. En le relisant , sur-tout
après avoir parcouru les fragmens de Thomas qui le précèdent
, on remarque l'extrême différence qui existe entre
l'éloquence froide et emphatique du dix-huitième siècle
et cette éloquence des grands orateurs du siècle précédent ,
dont M. Fontanes est peut-être le seul parmi nous qui
rappelle aujourd'hui la clarté lumineuse et la justesse de
pensée et d'expression. Le sentiment dont on est frappé
enfaisant ce parallèle , prouve combien le recueil dont
nous parlons peut être utile aux gens de goût. On aurait
desiré que les éditeurs y eussent ajouté quelques observations
critiques : personne plus qu'eux n'aurait été en état
de prévenir les faux jugemens que ces rapprochemens
peuvent suggérer. Il est malheureusement bien des esprits
qui se laissent éblouir par le clinquant , et qui ne sont
point à portée d'admirer par eux-mêmes les véritables
beautés.
Nous sera-t- il permis d'essayer un moment de donner
une idée de ce que nous aurions voulu trouver dans le
3
358 MERCURE DE FRANCE,
travail des éditeurs ? Nos observations pourront du moins
servir à indiquer aux lecteurs les précautions qu'ils doivent
prendre pour n'être pas séduits par la fausse éloquence.
Les éloges de Sully par Thomas , et de Washington
par M. Fontanes , ont plus d'un rapport entr'eux .
Les deux orateurs avaient à peindre un personnage qui
assura le repos de son pays après des discordes civiles
, dont l'administration fut un modèle de régularité et
d'économie ; qui joignit aux talens militaires les talens du
gouvernement , et qui trouva dans la retraite la gloire et
le bonheur , digne récompense du grand homme qui mérita
l'admiration et la reconnaissance de sa patrie. L'exorde
de Thomas est triste et gêné : l'affectation de se plaindre
de l'injustice des hommes , est un lieu commun que l'orateur
ne devait pas employer.
<< Une triste et honteuse expérience atteste à tous les
>> siècles et à tous les pays que le genre humain est injuste
>> envers les grands hommes qu'il a sous les yeux. Nous
>> ne pardonnons pas à ceux qui nous humilient. Tout ce
>> qui est grand accuse notre faiblesse. La postérité , plus
>> juste , dépouille ce caractère. Un tombeau metun inter-
>> valle immense entre l'homme qui juge et celui qui est
->> jugé. C'est là que l'envie se tait , que les persécutions
>> cessent , que les petits intérêts s'évanouissent. Les pas-
> sions, comme un limon grossier , se déposent insensi-
>> blement en roulant à travers les siècles , et la vérité
>> surnage. A mesure que la postérité a imprimé ses pas
>> sur les cendres de Sully , la gloire de ce grand homme
> a été plus reconnue. On a mieux vu le bien qu'il a fait ,
>> lorsqu'on a cessé d'en jouir ; on a plus admiré ses res-
>> sources , lorsqu'on a eu les mêmes besoins. Sa réputa-
>> tion, faible d'abord et incertaine , est devenue ce qu'elle
» devait être ; semblable à ces arbres vigoureux qui naisBRUMAIRE
AN ΧΙΙΙ. 359
» sent au milieu des orages , s'élèvent avec lenteur , se
>> fortifient par les secousses et s'affermissent par le
> temps. >>
L'orateur n'a pas ménagé les figures ; mais on voit
qu'elles sont péniblement amenées , Ce que Thomas dit de
Sully , pourrait s'appliquer à tout autre grand homme.
M. Fontanes entre tout de suite dans son sujet : un héros
tel que Washington pouvait seul être placé dans le tableau
magnifique que trace l'orateur.
1
« Il est des hommes prodigieux qui apparaissent d'in-
>> tervalle en intervalle sur la scène du monde avec le
>> caractère de la grandeur et de la domination. Une cause
>>> inconnue et supérieure les envoie quand il en est temps ,
>> pour fonder le berceau ou pour réparer les ruines des
>> empires. C'est en vain que ces hommes , désignés d'a-
>> vance , se tiennent à l'écart ou se confondent dans la
>> foule; la main de la fortune les soulève tout-à-coup ,
» et les porte rapidement , d'obstacle en obstacle et de
>> triomphe en triomphe , jusqu'au sommet de la puissance .
>> Une sorte d'inspiration surnaturelle anime toutes leurs
>> pensées ; un mouvement irrésistible est donné à toutes
>> leurs entreprises. La multitude les cherche encore au
» milieu d'elle et ne les trouve plus ; elle lève les yeux
>> en haut, et voit , dans une sphère éclatante de lumière
>> et de gloire , celui qui ne semblait qu'un téméraire aux
>> yeux de l'ignorance et de l'envie. >>
Cet exorde n'a rien d'affecté : l'orateur , frappé de
l'étonnante destinée de son héros , semble faire partie
du peuple qui le vit s'élever , et qui lui dut sa tranquillité
et son bonheur ; cette figure est une des plus
belles que l'on ait employées dans l'éloquence française.
Thomas parle des talens administratifs de Sully , et s'égare
dans de longs détails. « Le travail austère remplissait ses
4
360 MERCURE DE FRANCE ,
:
>> journées , chaque portion de temps était marquée par
>> chaque besoin de l'état. Chaque heure en fuyant por-
» tait son tribut à la patrie ; ses délassemens même
>> avaient je ne sais quoi de mâle et de sévère . C'était du
>> repos sans indolence et du plaisir sans mollesse. L'éco-
> nomie domestique l'avait formé à cette économie pu-
>> blique qui devint le salut de l'état. Ses ennemis louèrent
>> sa probité ; sa justice eûtétonné un siècle de vertu , etc.>>>
M. Fontanes , sans entrer dans tous ces détails , peint
d'un seul trait le caractère de Washington , et montre
quelle fut sa principale qualité. « Washington , dit- il ,
>> n'eut point ces traits fiers et imposans qui frappent tous
>> les esprits : il montra plus d'ordre et de justesse que
>> d'élévation dans les idées. Il posséda sur-tout , dans un
>> degré supérieur , cette qualité qu'on croit vulgaire , et
» qui est si rare , cette qualité non moins utile au gouver-
>> nement des états qu'à la conduite de la vie , qui donne
>> plus de tranquillité que de mouvement à l'ame , et plus
>> de bonheur que de gloire à ceux qui la possédent , ou à
>> ceux qui en ressentent les effets ; c'est le bon sens dont
>> je veux parler ; le bon sens dont l'orgueil a trop rejeté
>> les anciennes règles , et qu'il est temps de réhabiliter
>> dans tous ses droits . L'audace détruit , le génie élève ,
>> le bon sens conserve et perfectionne. Le génie est
>> chargé de la gloire des empires ; mais le bon sens peut
>> assurer seul et leur repos et leur durée. Ici les grandes
vues se joignent aux formes oratoires : on ne trouvé que
dans nos bons écrivains eet accord si rare de la justesse rigoureuse
des pensées et de tous les charmes de l'expression
. Les mouvemens de ce discours ont cette belle simplicité
dont jamais Thomas n'a pu approcher.
M. Fontanes parle-t-il de l'étonnement que dut inspirer
le caractère de Washington dans un siècle corrompu ? « Un
BRUMAIRE AN XIII. 361
> tel caractère , dit-il , est digne des plus beaux jours de
» l'antiquité . On doute, en rassemblant les traits qui le com-
> posent, qu'il ait paru dans notre siècle . On croit retrouver
>> une vie perdue de quelques -uns de ces hommes illustres
>> dont Plutarque a si bien tracé le tableau . » Les deux
orateurs peignent la retraite des héros dont ils font l'éloge .
Le morceau de Thomas est un des meilleurs qu'il ait composés
; les mémoires de Sully lui ont fourni les détails
qu'il donne ; il se borne à les revêtir des formes oratoires
. M. Fontanes n'ayant pas eu la même ressource ,
retrace du style le plus simple et le plus touchant , les
quatre dernières années de Washington . Ce héros s'occupe
d'agriculture et donne ses soins au labourage et au
pâturage que Sully , chargé d'administrer un pays dévasié
par les guerres civiles , appelait les deux mamelles
de l'état. Au milieu de ces soins si dignes d'attacher le
vieillard et le sage , il termine doucement ses jours.
Nous regrettons que ce recueil ne présente que cet
unique fragment de prose de M. Fontanes. Les éditeurs
auraient pu trouver dans le discours . préliminaire de
l'Essai sur l'Homme , et dans les premiers numéros du
Mercure, des morceaux qui ne le cèdent pas à celui dont
nous venons de parler. Le second volume contient quelques-
uns de ses vers ; on y voit avec plaisir la fin du
poëme du Jour des Morts ; il nous semble qu'il n'y aurait
eu aucun inconvénient à l'insérer tout entier ; cet ouvrage
très-court est un chef-d'oeuvre dans son genre. Parmi les
morceaux que nous regrettons , nous ne pouvons nous
empêcher de rappeler celui dans lequel l'auteur peint le
sacrifice de la messe. Aujugement de M. de La Harpe ,
te sont vingt des plus beaux vers de la languefrançaise.
Omoment solennel ! ce peuple prosterné ,
Ce temple dont la mousse a couvert les portiques ,
362 MERCURE DE FRANCE ,
Ses vieux murs , son jour sombre et ses vitraux gothiques ,
Cette lampe d'airain , qui dans l'antiquité ,
Symbole du soleil et de l'éternité ,
Luit devant le Très-Haut , jour et nuit suspendue ';
Lamajesté de Dieu parmi nous descendue ,
Les pleurs , les voeux , l'encens qui montent vers l'autel ,
Et de jeunes beautés qui , sous l'oeil maternel ,
Adoucissent encor par leur voix innocente
De la religion la pompe attendrissante ;
Cetorgue qui se tait , ce silence pieux ,
L'invisible union de la terre et des cieux ,
Tout enflamme , agrandit , émeut l'homme sensible ;
II croit avoir franchi le monde inaccessible ,
Où sur des harpes d'or , l'immortel Séraphin
Aux pieds de Jehovah chante l'hymne sans fin .
Alors de toute part un Dieu se fait entendre ;
Il se cache au savant , se révèle au coeur tendre :
Il doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir.
L
Les éditeurs ont tiré des grands écrivains du siècle de
Louis XIV , presque tous les beaux morceaux que l'on
peut citer séparément. Cependant on est affligé de voir
qu'ils ont négligé Pascal et Nicole. Il est vrai que , dans
les productions du premier , on rencontre peu de morceaux
susceptibles d'être détachés; les Pensées sont trop courtes ;
les Lettre Provinciales ont une suite de raisonnemens qu'il
est difficile de rompre : isoler les plaisanteries de l'auteur
, ce serait leur faire perdre tout leur sel . Néanmoins
en cherchant bien il est possible de trouver des tirades où
l'auteur généralise ses idées et s'élève à la plus haute éloquence.
Tel est ce superbe tableau de la vérité qui lutte
contre la force : « Vous croyez avoir la force et l'impu-
» nité ; mais je crois avoir la vérité et l'innocence ; c'est
>> une étrange et longue guerre que celle où la violence
>> essaie d'opprimer la vérité. Tous les efforts de la vio-
>> lence ne peuvent affaiblir la vérité , et ne servent qu'à
> la relever davantage ; toutes les lumières ne peuvent
BRUMAIRE AN XIII. 363
> rien pour arrêter la violence , et ne font que l'irriter
>> encore plus. Quand la force combat la force , la plus
>> puissante détruit la moindre ; quand on oppose les
>> discours aux discours , ceux qui sont véritables et con-
>> vaincans confondent et dissipent ceux qui n'ont que la
>> vanité et le mensonge ; mais la violence et la vérité ne
>> peuvent rien l'une sur l'autre. Qu'on ne prétende pas
» de là néanmoins que les choses soient égales ; car il ya
» cette extrême différence , que la violence n'a qu'un
>> cours borné par l'ordre de Dieu qui en conduit les effets
>> à la gloire de la vérité qu'elle attaque ; au lieu que la
>> vérité subsiste éternellement , et triomphe enfin de ses
>> ennemis , parce qu'elle est éternelle et puissante comme
» Dieu même. >>
Un livre qui porte le titre de Leçons de Morale, devait
aussi contenir quelques passages de Nicole. On sait que
cet auteur est un des plus profonds moralistes du siècle
de Louis XIV. Madame de Sévigné ne parle de lui qu'avec
admiration ; ses Traités sur la connaissance de soi-même ,
sur l'usage du temps , offrent des morceaux achevés . Un
des passages les plus curieux de ses Essais de Morale est
celui où il fait parler Pascal ; l'auteur des Provinciales
ne pouvait avoir un meilleur interprête. L'anecdote est
assez intéressante pour mériter d'être rappelée. Un duc
pria Pascal de donner des instructions à son fils ; il y eut
plusieurs conférences dans lesquelles ce grand homme
déploya les vues les plus vastes sur la politique et sur la
morale. Nicole , qui étoit présent à ces conférences , recueillit
les principales idées de Pascal; elles forment trois
discours pleins de force et de substance ; on en pourra
juger par ce morceau sur le respect que l'on doit aux
grands ; Pascal s'adresse au jeune duc : « Il est bon ,
>> monsieur , que vous sachiez ce que l'on vous doit , afin
1
364 MERCURE DE FRANCE ;
» que vous ne prétendiez pas exiger des hommes ce qui
» ne vous serait pas dû . Il y a dans le monde deux sortes
>> de grandeur ; car il y a des grandeurs d'établissement
» et des grandeurs naturelles : les grandeurs d'établisse-
» ment dépendent de la volonté des hommes qui ont cru
» avec raison devoir honorer ces états , et y attacher
>> certains respects. Les dignités et la noblesse sont de
» ce genre. En un pays on honore les nobles , en l'autre
>>> les roturiers ; en celui-ci les aînés , en cet autre les
>> cadets. Pourquoi cela ? parce qu'il a plu aux hommes.
>> La chose était indifférente avant l'établissement ; après
>> l'établissement elle devient juste , parce qu'il est injuste
>> de le troubler. Les grandeurs naturelles sont celles qui
» sont indépendantes de la fantaisie des hommes , parce
» qu'elles consistent dans des qualités réelles et effectives
>> de l'ame ou du corps , qui rendent l'un ou l'autre plus
>> estimable , comme les sciences , la lumière , l'esprit ,
>> la vertu , la santé , la force. Nous devons quelque
>> chose à l'une et à l'autre de ces grandeurs ; mais comme
> elles sont d'une nature différente , nous leur devons
>>aussi certains respects . Aux grandeurs d'établissement
>> nous leur devons des respects d'établissement , c'est - à-
>> dire de certaines cérémonies extérieures qui doivent
» être néanmoins accompagnées , comme nous l'avons
» montré , d'une reconnaissance intérieure de la justice
>> de cet ordre , mais qui ne font pas concevoir quelque
>> qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte :
>> c'est une sottise et une bassesse d'esprit que de leur
refuser ces devoirs . >>
Le volume de poésie présente presque tout ce que nous
avons de plus beau dans ce genre. Parmi les dialogues ,
nous regrettons de ne pas voir celui de Néron et de Britannicus
, qui termine le troisième acte de cette admiraBRUMAIRE
AN XIII. 365
ble tragédie : on y retrouve la précision et la force des
dialogues de Corneille .
J
Nous ne soumettons nos observations aux éditeurs
qu'avec beaucoup de défiance . Il est possible qu'ils aient eu
des raisons pour ne pas insérer les morceaux que nous
avons indiqués , et dont ils sentent probablement aussi
bien que nous toutes les beautés. En littérature , abstraction
faite des grands principes , les préférences sont libres ,
et nous sommes bien loin de vouloir donner notre sentiment
d'une manière dogmatique et décisive . Cette réserve
que nous croyons devoir nous prescrire à l'égard de deux
littérateurs aussi éclairés que MM. Noël et Delaplace ,
nous empêchera de nous étendre sur les morceaux que
nous aurions voulu ne pas trouver dans ce recueil. Il y a
des idées fausses et romanesques dans l'Elysée Français et
dans la Colonie Cosmopolite de M. Bernardin de Saint-
Pierre ; un petit nombre d'autres fragmens nous semblent
mériter le même reproche. Il paraît que les éditeurs ont
Buivi l'exemple de Rollin , qui , dans ses citations des auteurs
latins , s'est souvent servi de Sénèque. « J'ai , dit-il ,
> fait un grand usage de Sénèque , qui est riche en pen-
» sées et en belles expressions , quoique son style , par
>> beaucoup d'endroits , soit fort défectueux. »
L'immense majorité des excellens morceaux qui composent
ce recueil , le recommande mieux à l'estime des
lecteurs que tous les éloges que nous pourrions lui donner.
Il suffira de rappeler que ce livre manquait à l'instruction
publique. Le goût qui a présidé au choix et à la distribution
des matières , le rend aussi précieux qu'il peut
T'être , soit pour les amateurs , soit pour les jeunes gens.
P.
366 MERCURE DE FRANCE ;
La Navigation , poëme en huit chants , parJ. Esménard;
avec des notes historiques et géographiques. Deux vol .
in-8°. , papier fin , ornés de deux jolies fig. Prix : 9 fr .
Papier vélin superfin , cart. fig. avant la lettre, 21 fr .
Pour être publié en décembre 1804 ( frimaire an 13 ).
A Paris , chez Giguet et Michaud , imprimeurs - libraires
, rue des Bons-Enfans , n°. 6 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42.
:
Les trois premiers chants du poëme de la Navigation
sont consacrés à la marine des anciens. C'est le tableau de
l'enfance et des progrès de l'art ,depuis le tronc de l'arbre ,
lancé par la tempête sur un fleuve ou sur un étang , jusqu'aux
flottes romaines disputant l'empire du monde sur
la mer d'Actium. Les Phéniciens , les Grecs , les Carthaginois
, les Romains passent successivement sous les yeux
du lecteur. Mais la marine des premiers peuples navigateurs
est fort mal connue ; les antiquaires ne sont pas
même d'accord sur la forme des vaisseaux qui portaient
plusieurs rangs de rames. L'auteur a donc sagement préféré
d'attacher à cette partie de son ouvrage les grands
souvenirs historiques de la marine des anciens , en y multipliant
d'ailleurs les descriptions élégantes et les épisodes
ingénieux.
Dans la décadence de l'empire Romain , les arts , le
commerce , la navigation abandonnent ensemble la terre.
D'Augustule à Léon X , on n'en retrouve l'existence et
les progrès insensibles , dans notre Occident , que chez les
Pisans , les Génois et les Vénitiens , que la folie éphémère
des croisades avait éclairés et enrichis, Ces faibles
BRUMAIRE AN XIII. 367
progrès sont les anneaux épars de la chaîne des sciences
humaines , qui semble rompue entre le quatrième et le
quinzième siècle : le poète les indique et ne les rassemble
pas ; il franchit rapidement cet espace obscur , le désert
de l'histoire et des âges ; et , dès le commencement du quatrième
chant , il arrive à la renaissance des arts enEurope.
Le quatrième chant est consacré à la renaissance des
arts et à la découverte de l'Amérique ; le cinquième , au
passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance. La
poésie ne pouvait offrir à l'imagination , à la mémoire et
à la philosophie , des tableaux plus vastes et plus intéressans.
Les trois derniers chants ne laissent point ralentir la
marche du poëme. Les richesses du commerce et de la
navigation , en excitant une émulation générale , amènent ,
dans ce chant , l'établissement de la marine militaire. La
défaite de l'armée invincible de Philippe II commence
l'histoire des guerres maritimes dans l'Europe moderne ;
et le chant est terminé par un magnifique épisode sur
Pierre- le-Grand et la fondation de Saint-Pétersbourg.
Le septième présente le tableau de la tactique navale,
et des sanglantes rivalités de la France et de l'Angleterre .
C'est encore ici qu'on trouvera les choses les plus neuves
et les plus hardies en poésie , et qu'on remarquera l'attention
constante de l'auteur à relever partout la gloire de sa
patrie , et ses efforts pour faire de son ouvrage un monument
national .
Enfin , le huitième chant , consacré aux voyages de découvertes
et aux circonnavigations du globe , rappelle tout
ce que la navigation doit aux progrès des autres sciences ,
et tout ce que les sciences doivent aux recherches des navigateurs
. L'auteur y rend un hommage naturel aux savans
illustres dont la France s'honore , et termine son poëme
368 MERCURE DE FRANCE ;
par un épisode touchant sur Coock et sur la Pnérouse.
Mais cette analyse rapide ne présente , pour ainsi dire ,
que le squelette de l'ouvrage , et ne peut donner une idée
de la manière de l'auteur , aussi simple qu'énergique , aussi
brillante que variée. Il est difficile de détacher des fragmens
d'un poëme , où tout se lie et se sait .
Voici un morceau où le mérite de la difficulté vaincue
est porté au plus haut degré , et dans lequel tout est neuf
et presque inconnu dans notre poésie. Il s'agit de la péche
de la baleine dans les mers du Nord , et sous les glaces
errantes , détachées du pôle . L'auteur en a corrigé quel
ques vers ; nous le donnons avec les corrections .
L'ancre mord les glaçons , vieux enfans de l'hiver :
Les monstres bondissans sur cette affreuse mer ,
L'ours , monarque affamé de ces sombres rivages ,
Et le phoque timide, et les morses sauvages ,
Et l'horrible baleine à qui , le fer en main ,
Le Batave a du pôle enseigné le chemin ,
Et qu'il poursuit encore sous sa glace éternelle ,
Voilà les ennemis que son courage appelle !
Leur sanglante dépouille excite ses transports .
A peine de l'Islande a-t-il quitté les ports ,
Sur les flots apaisés , s'il voit l'eau jaillisante
Que lance dans les airs d'une haleine puissante
Le colosse animé que cherche sa fureur ,
A l'instant tout est prêt .- Sans trouble , sans terreur
Sur un esquif léger le nautonnier s'élance ;
Le bras levé , l'oeil fixe , il approche en silence ,
Mesure son effort , suit le monstre flottant ,
Et d'un fer imprévu le frappe , en l'évitant.
Soudain la mer bouillonne , en sa masse ébranlée ;
Un sang épais se mêle à la vague troublée ;
D'un long mugissement l'abîme retentit ;
Dans des gouffres sans fond le monstre s'engloutit ;
Mais sa fuite est cruelle , et sa fureur est vaine.
Un fil , au sein des flots poursuivant la baleine ,
Au Batave attentif rend tous ses mouvemens :
Par l'excès de sa force elle aigrit ses tourmens ;
Rien ne peut les calmer. Le fer infatigable ,
Image
To
REP.P
BRUMAIRE AN XIII.
Image du remords qui poursuit le coupable ,
La perce , la déchire , et trompant son effort
Enfonce dans ses flancs la douleur et la mort.
Lasse enfin de lutter sous l'Océan qui gronde ,
De ses antres glacés sur l'écume de l'onde
Elle remonte encore , et vient chercher le jour .
Le fil qui se replie annonce son retour ;
Aussitôt , dirigé par ce guide fidèle ,
L'intrépide pêcheur arrête sa nacelle
Au lieu même où le monstre , épuisé , haletant ;
Lève sa tête énorme , et respire un instant .
Il paraît : mille coups irritent sa vengeance :
Terrible , il se ranime ; et de sa queue immense
Bat l'onde qui bouillonne et bondit dans les airs :
Sa rage , en soulevant le vaste sein des mers ,
Exhale en tourbillons le souffle qui lui reste.
Malheur au nautonnier , dans ce moment funeste ,
Si l'aviron léger n'emportait ses canots
Loin de l'orage affreux qui tourmente les flots !
Tout s'éloigne , tout fuit ; la baleine expirante
Plonge , revient , surnage ; et sa masse effrayante ,
Qui semble encor braver les ondes et les vents ,
D'un sang déjà glacé rougit les flots mouvans.
Auprès de ses vaisseaux le Batave l'entraîne.
Ch. vi .
Tous les traits de ce tableau sontde la plus rigoureuse
fidélité . On peut voir dans l'Histoire des établissemens et
des pécheries des Hollandais dans les mers du Nord là
description de la pêche de la baleine. On sera frappé de
l'exactitude avec laquelle le poète en a rendu tous les détails
essentiels , en vers si brillans et si harmonieux.
Nous citerons un nouveau fragment , qui ne mérite pas
moins d'éloges ; l'auteur parle des avantages que le peuple
Batave a retirés de l'art de la navigation :
Art des navigateurs ! Protée audacieux !
Seul , sous des traits divers , tu fécondes ces lieux :
C'est toi qui vas chercher , aux bornes de la terre ,
Des travaux nourriciers l'aliment salutaire :
Ta main fournit le fer au ser agriculteur ;
1
Aa
370 MERCURE DE FRANCE ,
:
Le sucre au loin jauni sous l'ardent équateur ,
Transporté par tes soins sur ces rives humides,
S'épure et se blanchit dans des flammes liquides.
Etrangère autrefois dans ces champs imparfaits ,
Cérès , à leurs moissons , reconnaît tes bienfaits .
Le sol même y naquit de ta riche industrie ;
Le Batave te doit ses vertus , sa patrie ;
Et ton puissant génie , en fondant ses remparts ,
Y créa la nature et la soumit aux arts .
O vous dont les travaux et l'active sagesse
D'un état chancelant supportent la foiblesse !
Voyez comme , en ces lieux , par d'utiles efforts ,
La misère occupée enfante des trésors !
Visitez cet asile ouvert à l'indigence ,
Où, sous l'oeil des vieillards , sous les doigts de l'enfa nce,
La matière s'anime , et doublant sa valeur
Varie à chaque instant sa forme et sa couleur.
Là , mariant ses fils , pour braver les orages ,
Le chanvre frémissant se roidit en cordages :
Ici , le lin moelleux flotte sous le ciseau ;
Je le vois tour à tour composer ce réseau
Qui couvre les attraits d'une amante adorée,
Et la voile ondoyante où mugira Borée.
Quelques critiques impatiens se sont beaucoup récriés
contre les éloges qu'on a donnés au poëme de la Navigazion
; mais ils n'ont pas osé attaquer un des vers qu'on a
cités dans les différens journaux : il eût été convenable
cependant de commencer par là.
SPECTACLES.
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois . )
Reprise des Trois Cousines , comédie en trois actes et en
prose , de Dancourt.
PICARD a raison, je pense , de reproduire successivement
BRUMAIRE AN XIII . 371
un
les meilleures pièces de Dancourt , qui commençaient à
être oubliées : elles sont analogues au genre de gaieté ,
peu bourgeoise, qui caractérise son théâtre , et au talent de
la plupart de ses acteurs et de ses actrices , parmi lesquels
on aurait peine à en trouver beaucoup qui pussent remplir
tous les emplois du haut comique , tandis qu'il en est plusieurs
qui s'acquittent très-bien des rôles qui nedemandent
que de l'ingénuité , du naturel , de la vivacité. Tels sont
ceux des comédies de Dancourt , qui a pris la plupart de
ses personnages dans les moyennes , et quelquefois dans
Ies dernières classes de la société.
C'est un plaisant abus de la jurisprudence ancienne qui
adonné à cet auteur l'idée de ses Trois Cousines. Autrefois,
l'homme non marié qui avait rendu une fille mère , était
tenu d'opter entre sa main et la potence. Dans quelques
provinces , la déclaration de la fille , jointe à la preuve
d'une simple fréquentation , suffisait pour opérer la condamnation
de l'accusé. Il en arrivait d'étranges inconvéniens.
On raconte qu'un pauvre diable ayant été hissé au
haut de l'échelle , l'exécuteur l'engageait à se résigner au
mariage. La fille était présente; il ne la connaissait même
pas . Il jette les yeux sur elle , etdit à l'exécuteur : « Dé-
>> pêche , dépêche , elle est trop laide . >>>
Il en était de la fille ravie comme de la fille mère ; on
condamnait son ravisseur à la mort , s'il n'aimait mieux
l'épouser : en sorte que , lorsqu'un mariagè éprouvait
quelque difficulté ou quelque lenteur, les filles se faisaient
enlever pour hâter la conclusion. Les trois cousines ont
recours à cet expédient : l'une d'elles le propose aux deux
autres ; elle appelle cela un pélerinage. Colette prétend que
c'est se faire enlever ; Marotte assure que ce n'est qu'un
voyage. « Oui , uu voyage avec des garçons ! - Eh ! now;
les filles vont par un côté, lesgarçons par un autre.-Mais
۱ Aaa
372 MERCURE DE FRANCE ;
-
tout revient au même, onse retrouve.-Eh ! vraiment oui,
il faut bien qu'on arrive. -Tenez , voilà un sot voyage ,
vous avez beau dire. Un sot voyage ! presque tout le
village le fait ; est-ce que tout le village voudrait faire une
sottise ? c'est à bonne intention. Ne serons-nous pas bien
aises , au retour , qu'il n'y ait plus de difficultés à nos
mariages ? >>
Un des personnages apprenant la fuite des cousines et
de leurs amans , s'écrie : « Autant de marié ou de pendu !
>> Voilà , morgué , bien pourvoir des filles ! » C'était là
réellement une des méthodes usitées en ce temps ; elle n'a
été réformée qu'en 1730.
Le sujet grivois des Trois Cousines est traité d'une ma
nière très-grivoise. Il se trouve dans cette pièce un nommé
Delorme, qui raconte qu'étant revenu inopinément chez
lui , une nuit qu'on le croyait en voyage , il trouva sa
femme couchée , et qu'elle lui parut double. Comme il
était un peu gris , il présuma qu'il s'était trompé : sa
chaste moitié lui pardonna sa vision. Auparavant , il ne
pouvait avoir de progéniture ; et de ce raccommodement
al lui vint une petite fille , qui a de l'esprit comme quatre :
il ne sait pas de qui elle tient. Elle est aussi du nombre des
enlevées , mais il l'ignore ; et ayant vu partir seulement les
deux filles de sa belle-soeur , il vient l'en instruire. Celle-ci
répond que c'est la sienue qu'on emmène. « Bon ! répliquet-
il , j'en ai vu deux.-Ce n'est pas d'aujourd'hui , répart
la belle-soeur , que ce mal vous tient ; vous êtes accoutumé
à voir double. >>>
Picard a cru devoir adoucir quelques traits qui auraient
pu paraître trop forts. Une des cousines raconte que sa
mère l'a grondée pour avoir laissé rattacher par son amant
sa jarretière qui s'était défaite : Picard a substitué une
boucle à la jarretière. On veut à présent plus de décence
BRUMAIRE AN XIII . 373
qu'on n'en exigeait même sous Louis XIV, et, dans un
temps où déjà ce monarque commençait à être vieux et
dévot , en 1700. Nous pouvons donc dire ce que disait
Tacite des siècles qui avaient précédé celui où il vivait :
Non omnia apud priores meliora; «Tout n'était pas mieux.
autrefois .>>
Les Trois Cousines ont à la fin de chaque acte un intermède.
Ces danses et ces chants , qui sont une nouveauté à
Louvois , ont fait plaisir. Picard l'aîné , dans ces divertissemens
, amontré une gaieté franche que les spectateurs
ont partagée. On lui a fait répéter uncouplet qu'il s'était
adapté :
Si Cupidon , par hasard ,
Vous a fait blessure ,
Adressez -vous à moi ; car
Vons aurez un bon Picard :
La bonne aventure , etc.
On a beaucoup ri et beaucoup applaudi. Il a rendu son
rôle avec un naturel exquis. Son frère avait l'air trop
délié pour celui d'une espèce de niais qu'il remplissait
Madame Molé était parfaitement dans le sien ; et les trois
petites paysannes aussi ont paru très-agréables ; mademoiselle
Adeline sur-tout , qu'on avait chargée du personnage
Is plus marquant.
T
THEATRE DU VAUDEVILLE.
L'Original et le Portrait , en un acte et en prose ;
par M. de Ségur le jeune.
Le couplet d'annonce a été assez bien reçu , quoiqu'il
s'y trouvât une expression inconvenante. Je n'en ai retenu
que les quatre derniers vers :
Messieurs , notre portrait est tel ,
Qu'il doit craindre votre satire
3
374 MERCURE DE FRANCE ,
:
r
Songez qu'étant peint au pastel ,
Un souffle pourrait le détruire .
La raison disait critique, et la rime a voulu satire. On
peut redouter la censure des spectateurs , on ne doit pas
leur supposer de disposition à la satire. Ce n'était pas aussi
l'intention de l'auteur , et on l'a jugé sur l'intention , et
non sur l'impropriété d'un mot : il n'a trouvé que des au
diteurs bénévoles et très-empressés de l'applaudir. Ce sentiment
aurait été unanime , si la pièce n'avait pas eu quelques
scènes de trop ; mais au moment où on la croyait
finie , ona été surpris de la voir recommencer , et fâché
que cette seconde fin ne valût pas celle qu'on avait pressentie.
Madame Dervile , chez un célèbre peintre flamand qui
vient de mourir , a fait l'acquisition d'un portrait trouvé
dans un coin de la maison, et dont le propriétaire n'était
pas connu des héritiers : elle est folle de ce portrait , au
point de vouloir courir le monde pour en chercher l'original
, bien décidée à n'avoir jamais d'autre époux. Sa
femme-de-chambre l'engage à substituer une réalité à cette
chimère , et lui dit :
Pour moi , j'aime bien quandje dor
Am'amuser d'un joli songe ;
Mais je m'éveille , et c'est alors
Qu'il ne me faut plus de mensonge.
:
Madame Dervile a bien quelque goût pour Doligni ,
jeune et aimable colonel ; mais après avoir jeté les yeux
successivement et à diverses reprises sûr lui et sur le portrait
, elle s'écrie avec une sorte de douleur : « Pas le
>> moindre rapport ! >> et se retire en soupirant et en disant ,
après un long regard promené sur le portrait : « Pourquoi
>> ne lui ressemble-t-il pas ! >> Ce reproche , adressé au portrait
, paraît de bon augure au valet du colonel , qui trouve
BRUMAIRE AN XIII . 375
-
i
i
au reste son maître très-heureax de n'avoir qu'un rival en
peinture. Doligni sait peindre : il prétend qu'il lui sera
très-facile de retoucher ce portrait de manière qu'on puisse
le prendre pour le sien. La soubrette tremble qu'il ne gâte
un ouvrage dont sa maîtresse raffole. « Mais êtes -vous ,
dit- elle , bien sûr de votre pinceau ?- Je te le jure.-C'est
que ces talens de société me font trembler. >>>
Il se mocque de ses frayeurs , et réussit d'abord presque
complétement. Madame Derville revient , tire le rideau qui
cache le portrait , est frappée de la ressemblance , ne conçoit
pas comment elle a pu lui échapper jusqu'alors. Sa
femme-de-chambre soutient qu'il n'y en a point du tout ;
le valet veut lui imposer silence. « Laisse-moi faire , lui
>> dit-elle à part , tu ne connais pas l'effet de la contradic-
>> tion sur l'esprit des femmes. » Cependant il reste une disparité
qui fâche madame Derville; les yeux ne sont pas
du tout les mêmes . On cherche à lui persuader qu'elle
se trompe: elle sort presqu'entièrement décidée pour le
colonel . Celui-ci se hâte de donner aussi ses yeux au portrait
, et va prier madame Dervile de venir le revoir. Si le
dénouement qu'on attendait alors n'eût pas été reculé au
lieu d'un succès apparent et de coterie , la pièce en eût
obtenu un véritab'e : mais pendant que le colonel est sorti ,
le modèle du portrait accourt ; c'était un élève du célèbre
peintre. Il est venu chercher son portrait : il l'aperçoit trèsdéfiguré
, et lui redonne ses traits. Je n'expliquerai pas
comment il se trouve seul dans le salon , comment il a pu
avoir le temps d'opérer un changement si prompt ; tout
cela est fort peu vraisemblable. La femme-de-chambre ,
qui n'arrive que lorsque tout est fini , à son insu , pousse
précipitamment le fâcheux dans une autre pièce où elle
l'enferme.
,
Madame Dervile paraît : elle va examiner de nouveau ces
3
:
4
376 MERCURE DE FRANCE ,
1
1
:
:
L
yeux qui lui ont déplu , et ne reconnaît plus rien au portrait.
On juge de son étonnement : il augmente bien davartage
, quand elle aperçoit le peintre à une fenêtre , qui crie
qu'on le délivre de captivité , et qui redemande son portrait
, lequel doit servir , dit-il , à le racommoder avec sa
femme. Madame Dervile , désabusée , épouse Doligni .
2 L'arrivée de ce peintre a produit le plus mauvais effet
et excité un murmure universel . On a senti que madame
Dervile ne pouvait balancer entre un peintre vulgaire et
un charmant colonel à qui même elle avait déjà en quelque
sorte rendu les armes. Cet incident a paru absolument épisodique
, et rien n'est plus ennuyeux qu'un épisode , surtout
quand il est placé à la fin d'une pièce. Il y a dans
celle-ci de l'esprit , de la grace , de la finesse; mais elle ne
peut se soutenir qu'avec des retranchemens et des corrections
que nous croyons faciles à faire. Elle a été très- agréablement
jouée par mesdames Hervey et Desmares .
ΑΝΝΟNCES.
Ouvrages mis en vente chez LE NORMANT , depuis le 1o nivose an XII
( 1er janvier 1804 ) ;
II Edition revue, corrigée et considérablement augmentée, du Dictionnaire
de la Fable , ou Mythologie Grecque , Latms , Egyp
tienne, Celtique , Persane , Syriaque, Indienne, Chinoise , Mahométane
, Rabbinique , Slavonne , Scandinave , Africaine , Américaine
, Iconologique , etc.; par Fr. Noël, inspecteur-général de
P'instruction publique . Deux vol . in-8°. de Soo pages chacun,, imprimés
en petit-texte , sur deux colonnes , et ornés d'une figure allégorique
gravée d'après le dessen de Girodet. L'exécution typographique
de cetouvrage est magnifique. Prix : 21 fr . , et 26 fr. par la poste.
un
IIª Edition revue , corrigée et augmenté , des Ephémérides , poliliques
, littéraires et religieuses , présentant pour chacun des jours
de l'année, tableau des événemens remarquables qui datent de ce
même jour dans l'histoire de tous les siècles et de tous les pays , jusqu'an
premier janvier 1803 ; par Fr. Noël , et M. Panche , mstitute
teur à Paris . Douze vol . in 8°. Prix : 36f. , et 42 f . par la poste. Le
dernier volume est terminé par une Talle alphabétique générale des
matières contenues dans les douze volumes .
Voyage du jeune Anacharsis en Grèce , par J. J. Barthélemy, en
sept vol, in- 18 , et orné du portrait de l'auteur. Edition impiande
i
BRUMAIRE AN XIII. 377
1
parDidot jenne, avec la plus scrupuleuse exactitude. sur la quatrième
etdernière édition in-4 ., revue et augmentée par Barthélemy , dans
les dernières années de sa vie. Les caractères gravés et fondus exprès ,
lui donnent une netteté d'impression qui la rend agréable même à la
vue la plus délicate. Prix : 16 f. , et 24 f par la poste.
OEuvres d'Homère , avec des remarques ; par P. J. Bitaubé ,
membre de l'Institut national . Quatrième édition de l'Iliade , et tro -
sième édition de l'Odyssée . L'Iliade est précédée de Réflexions sur
Homère et sur la Traduction des Poètes , ornée d'un beau portrait
d'Homère, et du bouclier d'Achille, gravés par Saint-Aubin . L'Ody: -
sée est précédée d'Observations sur ce poëme, et de Réflexions sur
la Traduction des Poètes . Six vol . in-8° ., imprimés avec le plus
grand soin et sur très-beau papier . Prix : 30 fr . , et 36 fr. par lå poste
Cette édition , conforme à la précédente in- 18 , tant pour le fond que
pour le style , a sur elle l'avantage d'avoir été revue en entier par Panteur
, d'après le texte, avec toute l'exactitude dont il est capable ; etce
nouvel examen l'a engagé à faire à sa traduction plusieurs corrections
importantes et des additions à ses remarques .
Leçons de Littérature et de Morale, ou Recueil en prose et en vers , -
des plus beaux morceaux de notre langue , dans la littérature des deux
derniers siècles : ouvrage classique adopté par le gouvernement , pour
les lycées et les écoles secondaires ; par Fr. Noël , inspecteur-général de
Tinstruction publique , et Fr. Delaplace , tous deux ci-devant professeurs
de belles -lettres dans l'Université de Paris . Deux vol. in-8° .
Prix : 9 fr. , et 12 fr . par la poste.
à l'an
II Edition du Répertoire des Loix et des Arrétés du Gouvernement,
depuis 1789 11 , par ordre alphabétique, chronologique,
et par classement de matières ; par Guillaume Beaulac , ancien avocat .
Un vol. in- . de plus de 700 pages ; ouvrage indispensable à tous les
gens de loi . Prix : 8 f. , et to f. 50 c . par la poste .
Analyse, on Nouveau Dictionnaire de l'Enregistrement, Timbre
etHypothèques , où l'on a réuni, par ordre alphabétique et par colonnes
comparatives , la quotité des droits et les dispositions de toutes les loix
qui ont paru sur ces matières , depuis la loi du 19décembre 1790, jusqu'à
celle du 27 ventose an 9 inclusivement. On y a joint toutes les décisions
et solutions données sur ces différentes loix , tant par les minis- .
tres que par l'administration des domaines, jusqu'au premier vendemiaire
an 12 ; avec un petit traité sur les poursuites et instances , concernant
le recouvrement des droits . Ouvrage divisé en trois parties : la
première traite de l'enregistrement ; la deuxième du timbre; la troisième
des hypothèques. Par C. F. L. Belot , de Langres. Prix : 8 f. ,
et 9 f. 50 c. par la poste .
Plusieurs journaux ont annoncé , dans le temps de sa publication ,
le roman d'Auguste Laf ntaine, intitle : Nouveaux tableaux de
famille , ou la vie d'un pauvre ministre de village allemand et de
ses enfans ( 1 ) . Cette première édition a été promptement épuisée. La
secode, qui paraît depuis quelque temps , semble destinée au même
succès . Elle a été r vue et corrigée parle traducteur , madame Isabelle
de Montolicu , auteur de Caroline de Lichifield.
(1) Cinqvl.i - 12 . Prix : 9 fr . , et 12 fr. par la poste.
AParis ,chez le Normant, et à Genève , chez Paschoud, libraire.
378 MERCURE DE FRANCE ,
1
NOUVELLES DIVERSES.
Constantinople , 10 octobre. L'ambassadeur de France
eut , il y a deux jours , une conférence avec le grand-visir ,
dans laquelle il lui déclara qu'il avait l'ordre formel d'insister
sur la prompte reconnaissance de S. M. l'empereur
des Français. Le lendemain , ce premier ministre de la
Porte communiqua à S. Exc. la réponse du sultan : elle
portait que , par des considérations particulières , S. H.
différerait , pour le moment, d'envoyer de nouvelles lettres
de créance à son ambassadeur à Paris ; et que , du
reste , elle n'avait rien de plus à coeur que de conserver
l'amitié de son allié naturel. Cette réponse n'ayant pu satisfaire
le ministre de France , il remit à la Porte une note
écrite , dans laquelle il déclarait qu'il ne pouvait rester
plus long-temps comme ambassadeur auprès d'une cour
qui ne reconnaissait pas formellement le nouveau titre
de son souverain ; qu'en conséquence , s'il ne plaisait à la
Porte d'envoyer sous trois jours à son ministre à Paris , des
lettres de créance pour cette reconnaissance , il se trouverait
forcé , d'après les ordres qu'il avait reçus , de quitter
Constantinople sans aucun délai. Aussitôt après , M. le
maréchal Brune demanda des passeports pour partir le 12.
Hier , M. l'ambassadeur a convoqué tous les Français
qui se trouvent à Constantinople , et leur a annoncé son
départ prochain , en ajoutant que M. Ruffin resterait à
Constantinople en qualité de chargé d'affaires , et que ce
changement n'aurait aucune influence sur les relations
commerciales qui subsistent entre la France et la Turquie .
-
Ladéclaration énergique du ministre de France a mis
Ja Porte dans le plus grand embarras. Le divan doit s'assembler
de nouveau pour délibérer sur cet objet. On a
tout lieu de croire que , malgré l'influence étrangère , le
grand seigneur reconnaîtra la nécessité d'un acte dont
presque toutes les puissances de l'Europe lui ont donné
l'exemple , et qu'enfin il fera céder les considérations particulières
à l'intérêt de son empire.
Cependant on mande de Hambourg que , s'il faut en
croire des lettres du 13 octobre , arrivées en cette ville de
Constantinople , par voie extraordinaire , l'ambassadeur
français était réellement parti la veille .
Suède. On lit dans plusieurs journaux cet extrait d'une
1
BRUMAIRE AN XIII. 379
lettre de Calmar du 18 octobre dernier : « A Stockholm ,
rien ne se fait plus à lafrançaise. Le roi n'a pas permis
de célébrer sa convalescence par des feux d'artifice et des
illuminations ; et la grande raison d'état qui a motivé cette
défense , c'est ( le croiriez vous ? ) que ces amusemens ressemblent
trop à ceux des Parisiens . On vient de nous interdire
jusqu'à vos journaux , dont j'aimais passionnément la
lecture .
Ce qui nous occupe le plus , après le projet de la guerre
que nous allons vous déclarer , c'est le séjour des Bourbons
à Calmar. Vous savez tout cela ; mais savez-vous aussi
que Louis XVIII ou XIX ( car on se perd maintenant
dans l'obscurité de cette succession chimérique ) a abdiqué ;
et que , par avis de famille , la couronne a été déférée à
l'un des fils du comte d'Artois ? Savez-vous que ce roitelet
va être couronné à peu près à la même époque que votre
empereur ? La chose est sérieuse , très - plaisamment
sérieuse , et du moins si nous ne pouvons assister à votre
grande solennité , nous en aurons ici la parodie.
Au surplus , mon cher ami , cette petite farce ne fait de
mal à personne. Les petites chapelles des enfans n'ôtent
rien à l'imposante majesté des temples ; et quant à moi ,
je verrai couronner Louis XIX ou Louis XX ou Charles X,
avec autant d'indifférence que je verrais couronner le
roi d'Yvetot , ou même le roi de la Bazoche , s'il plaisait
à ce chef des clercs de procureurs de Paris de venir se faire
reconnaître à Stockholm . Signé, ADLERFELD .
Le Bulletin de l'Europe dit à ce sujet : « Rien de plus
plaisant que la manière dont les princes réfugiés se passent
de main en main la couronne de France. Un ex-capucin,
actuellement évêque , a sacré roi de France , à Calmar ,
le comte de Lille : celui- ci , une fois sacré , s'est démis
généreusement de la couronne en faveur du comte d'Artois
, qui s'est fait alors sacrer par le même évêque. A
peine sacré , le comte d'Artois a voulu abdiquer la royauté
en faveur du duc d'Angoulême , qui à son tour a été sacré
et couronné roi de France , encore par le même évêque.
Voilà , ajoute- t-il , des potentats à qui il n'en coûte pas
plus de céder leur couronne que de l'acquérir. »
On écrit de Hambourg , « que le comte de Lille est
parti pour Riga , et que son frère , le comte d'Artois , est
retourné en Angleterre , et que plusieurs journaux allemands
se plaisent à répéter que l'empereur des Français
?
380 MERCURE DE FRANCE ,
a demandé au pape une bulle qui permette le mariage an
clergé gallican. »
Madrid. Des lettres de cette ville , du 18 octobre ,
confirment que l'épidémie diminue chaquejour ses ravages
à Malaga ; mais elle continue avec plus ou moins de force,
suivant le temps , à Cadix , Carthagène , Alicante et autres
pays environnans. Valence a été préservé de la contagion
, malgré sa proximité ; il en est de même des
deux Castilles , des provinces qui s'avancent vers l'Océan ,
et des pays qui sont les plus rapprochés de la France.
Italie. On assure que le roi de Sardaigne , qui se trouve
toujours à Gaëta , dans le royaume de Naples , s'embarquera
sous peu pour Cagliari. La cour de Naples paraît
elle-même desirer qu'il quitte ses élats.
Ratisbonne . Les séances de la diète ont recommencé le
lundi 5 novembre . On parle d'une note prussienne qui doit.
y être présentée relativement aux affaires les plus importantes
dont la diête doit s'occuper dans sa session actuelle.
-
PARIS.
J
Le journal officiel annonce que le pape sera le 23 .
novembre , ou 2 frimaire, à Paris . Avant son départ , il.
a prononcé dans un consistoire secret , tenu le 29 octobre ,
l'allocution dont voici la traduction :
Allocution de notre très- saint père le pape Pie VII, prononce
en éconsistoire secret, le lundi 29 octobre 1804 .
Vénérables frères , lorsque nous vous annonçâmes , de
ce lieu même , que nous avions fait un concordat avec
S. M. l'empereur des Français , alors premier consul de
la république , nous fîmes éclater en votre présence la joie
dont le Dieu de toute consolation remplissait notre coeur, à
la vue des heureux changemens que le concordat venai
d'opérer dans ce vaste et populeux empire , pour le bien
de la religion catholique. En effet , les temples saints ouverts
et purifiés des profanations qu'ils avaient malheureusement
subies ; les autels relevés , l'étendard salutaire
de la croix déployé de nouveau , le vrai culte de Dieu
rétabli , les mystères augustes de la religion célébrés librement
et publiquement ; des pasteurs légitimes donnés :
aux peuples , et qui pussent se livrer tout entiers au
soin de leur troupean; la religion catholique sortant
1
BRUMAIRE AN XIII. 381
-
glorieusement des retraites où elle avait été obligée de se
cacher , et reparaissant avec un nouvel éclat au milieu de
cette illustre nation ; enan , tant d'ames ramenées au sein
de l'unité , des voies où elles s'étaient égarées , et réconci
liées à Dieu et avec elles -mêmes ; que de motifs pour
nous réjouir dans le Seigneur , et pour faire éclater
notre joie !
Une oeuvre si grande et si admirable dut exciter en nous
les plus vifs sentimens de reconnaissance pour le trèspuissant
prince qui avait employé toute son autorité à la
conduire à sa fin par le moyen du concordat. La vue de
tant de biens est toujours présente à notre pensée , et nous
porte sans cesse à saisir toutes les occasions qui nous seront
offertes pour témoigner à ce monarque les mêmes
sentimens .
Ce puissant prince , qui a si bien mérité de la religion
catholique, notre très-cher fi's en J. C. , Napoléon , empereur
des Français , nous a fait connaître qu'il desirait
vivement recevoir de nous l'onction sainte et la couronne
impériale , afin que la religion , imprimant à cette cérémonie
solennelle le caractère le plussacré , en fit la source
des plus abondantes bénédictions .
Cette demande , faite dans de tels sentimens , n'est pas
seulement en elle-même un témoignage authentique de
la religion de l'empereur et de sa piété filiale pour le saintsiége
; mais elle se trouve encore appuyée de déclarations
positives , que sa volonté ferme est de protéger de plus en
plus la foi sainte , dont il ajusqu'ici travaillé à relever les
ruines par tant de généreux efforts .
Ainsi , vénérables frères , vous voyez combien sont
justes et puissantes les raisons que nous avons d'entreprendre
ce voyage : nous y sommes déterminés par des
vues d'utilité pour notre sainte religion , et par des sentimens
particuliers de reconnaissance pour le très-puissant
empereur , qui , après avoir employé toute son autorité
pour rétablir la profession libre et publique de la religion
catholique en France , nous témoigne, dans ces circonstances
, un si grand desir de favoriser ses progrès et sa
gloire .
Nous sommes donc pleins d'espérance que ce voyage
entrepris par nous , d'après son invitation , en nous procurant
l'occasion de conférer directement avec lui et de connaître
les vues de sagesse qui l'animent, tournera au profit
de l'église catholique , qui est l'arche unique et véritable
382 MERCURE DE FRANCE ;
du salot , et que nous pourrons nous réjouir d'avoir conduit
à la perfection l'ouvrage de notre sainte religion. Cette
espérance repose bien moins sur nos faibles efforts , que sur
la grace puissante de celui dont nous sommes établis , sans
l'avoir mérité , le vicaire sur la terre. Cette grace , attirée
par les prières et l'efficacité des saints mystères , se répand
abondamment dans le coeur des princes qui , disposés à
recevoir les effets salutaires des saintes cérémonies , se regardent
comme les pères des peuples confiés à leurs soins ,
et pleins de sollicitude pour leur salut éternel, veulent vivre
et mourir comme de vrais enfans de l'église catholique.
A ces causes , nos vénérables frères , marchant sur les
traces de nos prédécesseurs qui se sontquelquefois éloignés
de leur propre siége , et se sont transportés dans des régions
lointaines pour le bien de la religion et la satisfaction
des princes qui avaient bien mérité de l'église , nous
entreprenons ce voyage , sans nous dissimuler que sa longueur
, une saison peu favorable , notre âge déjà avancé ,
et notre faible santé , auraient dû nous en détourner. Mais
nous comptons pour rien ces obstacles , pourvu que Dieu
nous accorde ce que notre coeur lui demande .
Riende ce quenous devions avoir sousles yeux , avant de
prendre une résolution si importante , ne nous a échappé :
nous avons tout vu , tout sérieusement considéré. Lors
qu'au milieu de ces nombreuses considérations , il
se présentait diverses difficultés , dont quelques - unes
tenaient notre esprit dans le doute et l'incertitude , nous
reçûmes de l'empereur des réponses et des déclarations
telles qu'après avoir tout examiné , elles nous ont entière.
ment persuadés de l'utilité de notre voyage pour le bien
de la religion , seul but que nous nous proposons . Mais
il est superftu de vous en entretenir plus long-temps ,
vous qui avez suivi tous les détails de cette négociation ,
vous dont j'ai demandé et pesé les avis , avant de rien statuer
sur une affaire si importante.
Et pour ne pas omettre ce qui sur-tout est nécessaire
dans les grandes délibérations ; bien convaincus , d'après
l'oracle de la divine sagesse , que les pensées des mortels
sont faibles , et que leur prudence est incertaine , nous
avons pris soin que des hommes recommandables par la pureté
de leurs moeurs et par leur piété , dont les oeux s'élè
vent comme uu encens vers Dieu , adressassent des prières
ferventes et continuelles au père des lumières , pour
qu'avec son secours nous ne fissions que ce qui serait
J
BRUMAIRE AN XIII. 383
agréable à ses yeux , et ce qui doit servir au bien et à
l'accroissement de l'église .
Dieu nous en est témoin , Dieu devant qui nous avons
épanché notre coeur en toute humilité , vers qui nous avons
souvent élevé nos mains suppliantes dans son saint temple ,
pour qu'il écoutât la voix de nos prières , et qu'il fût notre
soutien ; il nous est témoin que notre seul but a été celui
que nous devons nous proposer dans toutes les affaires, c'està-
dire , sa plus grande gloire , l'avantage de la religion catholique
, le salut des ames , et l'accomplissement des devoirs
que nous impose la dignité dont , malgré notre peu de
mérite, il nous a revêtus .Vous en êtes vous-mêmes témoins ,
nos vénérables frères , vous à qui nous avons voulu que tout
fût connu , tout communiqué , à qui nous avons pleinement
manifesté nos sentimens les plus intimes , pour être
aidés de vos conseils. C'est pourquoi , après avoir ainsi
terminé , avec le secours divin , une affaire de cette importance
, pleins de confiance en Dieu notre sauveur , nous
ne craignons pas d'entreprendre un voyage auquel nous
avons été déterminés par de si graves motifs . Le père des
miséricordes bénira nos pas , comme nous l'espérons , et
rendra cette époque mémorable pour les intérêts de sa religion
et de sa gloire .
A l'exemple de nos prédécesseurs , et sur-tout du pape
Pie VI , de vénérable mémoire , qui fit les mêmes dispositions
avant de partir pour Vienne , nous vous annonçons ,
nos vénérables frères , que nous avons déjà tout disposé et
ordonné pour qu'en notre absence de Rome , où nous nous
hâterons de revenir , ainsi que l'exigent le gouvernement
de toute l'église et celui de nos domaines temporels , toutes
les affaires continuent d'être suivies et réglées sous
l'autorité des administrateurs du Saint - Siége nommés
par nous. Ayant sans cesse devant les yeux la nécessité
de mourir imposée à tous les hommes , et ignorant
l'heure de notre mort , nous avons aussi fordonné ,
en nous conformant à l'exemple de nos prédécesseurs ,
et à celui de Pie VI , partant pour Vienne , que le
conclave se tiendrait à Rome , dans le cas où
pendant notre voyage , il plairait à Dieu de nous retirer
de ce monde. Enfin nous vous demandons avec instance ,
nous vous conjurons de conserver pour notre personne les
mêmes sentimens que vous nous avez constamment témoignés
; et de nous recommander , en notre absence ,
d'une manière plus particulière , au Dieu tout-puissant ,
,
384 MERCURE DE FRANCE .
à notre seigneur J. C. , à sa glorieuse mère la vierge
Marie , et au bienheureux apôtre saint Pierre , afin que
notre voyage soit accompagné de bénédictions , et que
l'issue en soit heureuse . Sinous obtenons cette faveur de
l'auteur de tous biens , vous aurez une grande part à la
joie commune , vous , nos vénérables frères
avons appelés dans notre conseil ,et nous nous réjouirons
tous dans la miséricorde dn Seigneur.
-
, que nous
On assure que le procès-verbal du récensement des
votes , fait par la commission du sénat nommée à cet effet ,
constate que l'hérédité de la dignité impériale dans la descendance
de l'empereur , de Joseph et Louis Bonaparte ,
ainsi qu'il est réglé par le sénatus-consulte du 28 floréal
dernier , a été votée par 3,572,529 citoyens français ,
c'est-à-dire , par la masse de la nation , par ce qui forme
le corps de l'état .
-On annonce que la ville de Paris se dispose à offrir
à l'empereur un riche présent.
- On assure que telle sera la marche du cortége pour
le jour du sacre et du couronnement de l'empereur : il
sortira des Tuileries pour prendre la rue Saint- Nicaise ; il
suivra la rue Saint-Honoré jusqu'à la rue du Roule , passera
le Pont- Neuf jusqu'au quai des Orfevres , et de là ira
tout droit jusqu'à Notre-Dame. A son retour , il prendra
la rue de la Juiverie , passera le Pont- au-Change , suivra
la rue Saint-Denis jusqu'à la porte Saint Denis , continuera
le boulevard jusqu'à la Madeleine , traversera la
place de la Concorde , et retournera aux Tuileries par le
quai des Tuileries .
-On mandede Bordeaux , qu'un homme connude cette
ville a été trouvé , le 16 de ce mois , presqu'entièrement
brûlé dans une cour précédant un jardin. Cet individu,
d'après les recherches faites , et renseignemens pris parlejuge
de paix, a dù dresser lui-même le bûcher , et , après y avoir
mis le feu , s'est tiré deux coups de pistolet, et a brûlé sur
son bûcher , sans que personne du voisinage ait pu s'en
apercevoir . r
D'après les ordres du conseiller d'état préfet de police
, les préposés à la dégustation des boissons , par suite
deleurs opérations pendant l'an 12, tant chez les marchands
que dans la halle et sur les ports , ont vinaigré 678 pièces
de vin , 716 pièces de poiré , et 184 pièces dejus de sureau.
Ils ont fait retirer de la halle ou des ports 288 pièces de vin
travaillé ; et enfin , il a été versé dans le ruisseau 183 pièces
devin corromри.,
( No. CLXXVII . ) 3 FRIMAIRE an 13.
1
1
1
5.
Cen
( Samedi 24 Novembre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
t
17
۲
1
1
1
TRADUCTION LIBRE EN VERS
DE LA VII ODE DU IV LIV. DES ODES D'HORACE
Diffugere nives , etc.
La neige disparaît , les gazons reverdissent ,
D'un feuillage naissant les arbres s'embellissent.
Tout change : on voit déjà les fleuves désenflés
Couler paisiblement sous leurs bords repeuplés .
Des nymphes , que conduit la plus jeune des Graces ,
Sont comme elle sans voile , et dansent sur ses traces .
Ne crois pas , mon ami , pouvoir vivre toujours....
Contemple la nature , et suis -la dans son cours.
Vois l'heure trop rapide , emportant nos journées,
Après elles nos mois , et bientôt nos années.
L'hiver finit : Zéphyre a fait naître les fleurs .....
Et soudain de l'été les brûlantes chaleurs
९ Bb
1
1
386 MERCURÉ DE FRANCE ,
4
Remplacent le printemps , jusqu'aux jours où Pomone ,
A la blonde Cérès enlevant sa couronne ,
Vient répandre ses dons , et passer à son tour.
Elle fuit ; aussitôt l'hiver est de retour.
D'un astre , cependant , l'influence féconde
Chasse les noirs frimas , ressuscite le monde.
Mais nous, quand une fois chez les Morts descendus ,
Nous sommes réunis aux Numas , aux Ancus ,
Nos yeux sont pour toujours fermés à la lumière ,
Et notre être détruit n'est plus qu'ombre et poussière .
Quel mortel ici -bas peut jurer aujourd'hui.
Que demain le soleil se levera pour lui ?
Dans l'emploi de ton or prends le plaisir pour guide ,
Et d'un apre héritier trompe l'attente avide.
Quand, sur les bords du Styx , le juge solennel
Aura porté l'arrêtde ton sort éternel ,
Ni l'éclat de ton nom, ni ta docte éloquence,
Ne te pourront jamais redonner l'existence .
Tavertumême en vain réclamerait pour toi ,
Rien ne peut nous soustraire à la suprême loi.
Du séjour ténébreux qu'arrose le Cocyte ,
Diane veut en vain rappeler Hippolyte ;
En vain Pirithoüs attend, dans les Enfers ,
Que la main de Thésée aille briser ses fers.
3
15.PD.
2912 .
LA DORMEUSE.
AIR : Jeunes amans, cueillez desfleurs.
VERS le déclin d'un jour brûlant,
Annette assise sous l'ombrage ,
Regardait son troupeau belant
Paître l'herbe du voisinage :
Le murmure d'un clair ruisseau
Fuyant à travers la prairie ,
i
FRIMAIRE AN XIII .
387
1
Bientôt endormit du hameau
La bergère la plus jolie.
Ignorant le secours de l'art ,
Qui souvent nuit à la nature ,
La modestie était son fard,
Une rose était sa parure.
De tous les bergers d'alentour ,
Lubin seul avait su lui plaire ,
Et Lubin des feux de l'amour
Ne brûlait que pour la bergère.
En revenant d'un champ voisin ,
Il trouve la belle dormeuse :
Pour commettre amoureux larcin ,
Est-il rencontre plus heureuse ?
Il s'en approche à petits pas ,
Le desir enivre son ame ;
Ce qu'il voit , ce qu'il ne voit pas ,
Le ravit, l'égare et l'enflamme.
Pour faire chercher un moment
Sur le gazon sa chère Annette ,
Il veut détacher doucement
Le bouquet de sa collerette ;
Mais la bergère s'éveilla :
Des jeunes coeurs l'amour dispose.
Annette , en dormant comme ça ,
S'exposait à perdre sa rose.
LAGACHE (d'Amiens ).
L'INNOCENCE RECONNU E.
Je suis un monstre d'inconstance !
Eh quoi ! ce reproche , Doris ,
S'adresse à moi , modèle d'innocence !
Calme un instant tes injustes dépits.
Bba
388 MERCURE DE FRANCE ,
Oui , j'étais hier chez Hortense ;
Mais elle a , tu le sais , ta bouche, ton souris
Et je ne voyais que Doris .
Dans les circuits de nos bruyères ,
L'autre jour , je guidais Zelmis ,
Elle a tes yeux et tes longues paupières;
C'est toi que j'égarais , Doris.
J'ai détaché de Nice la ceinture ;
Je m'en souviens , tu me surpris :
Mais sa taille est la tienne , elle a ta chevelure ;
C'est toi que je pressais , Doris.
De sa romance favorite
Je répète souvent les couplets à Cloris :
Comme le tien son sein palpite ,
Et j'aime à voir palpiter ma Doris.
Dieux ! .... quelle étrange scène !
Dans un bosquet , l'autre soir tu me vis
Baiser la main de la charmante Hélène ,
Blanche , douce comme la tienne :
Oui , c'est ta main que je baisais , Doris .
Auprès de mainte et mainte belle ,
Ainsi de cent baísers je couvre tes appas :
Et malgré tes refus , j'idolâtre , cruelle !
Ces roses et ces lis que tu ne montres pas.
:
N. LOUET
STANCES
SUR LES BEAUX - ARTS
Lassé de combattre la rage
Des tigres et des élémens ,
L'homme cessa d'être sauvage ,
Construisit des maisons et cultiva des champs.
Ses sillons devinrent fertiles ,
Il eut et des Dieux et des lois ;
FRIMAIRE AN XIII. 389
Mais les moeurs farouches des villes
Ressemblaient à celles des bois .
L'héroïsme était de l'audace ,
Nos plaisirs de longues fureurs ,
Nos manières étaient sans grace ,
Et nos principes des erreurs .
Beaux-arts , sortez de la nature ,
Venez féconder l'univers ;
Que l'ame des humains s'épure
Au flambeau sacré des beaux vers.
Faites descendre sur vos traces
Les plaisirs de l'illusion ;
A la beauté donnez des graces ,
Et des charmes à la raison.
Voyez-vous dans les airs la colonne arrondie ,
L'éloquence tonner , et régner en tout lieu ,
La toile respirer sous une main hardie ,
Le marbre devenir un dieu ?
Par Euterpe enchaîné , le superbe Alexandre
Voit son ame flotter au gré de ses accords ;
Il embrasse la Paix , il met le monde en cendre ,
Il est vaincu par ses remords .
Si quelques novateurs barbares,
Préférant Euclide à Milton ,
Osaient détrôner les Pindares ,
Je leur dirais , rempli des fureurs d'Apollon :
Si la raison veut nos hommages ,
Les arts sont plus ambitieux ;
Plaçons Socrate au rang des sages ,
Portons Homère au rang des Dieux .
Par l'abbé AILLAUD, fondateur de l'Athénée ,
directeur d'une école secondaire à Montauban
membre de plusieurs académies .
3
390 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGME.
AINSI qu'un long serpent je traîne
Mon corps à replis tortueux :
Je suis si peu respectueux ,
Que j'enchaînerais une reine ;
Le jour, je me tiens dans mes trous ,
Et la nuit , je les quitte tous.
LOGOGRIPHE.
Je suis , avec mon chef, des savans consulté ,
Et je suis , sans mon chef, des marins redouté.
CHARADE,
De mon premier la mère a douze enfans ,
>
1
Chacun d'une utile existence ;
L'un de ces douze , tous les ans ,
Par mon entier ramène l'abondance;
Apeine mon dernier a-t-il pris la naissance ,
Qu'il se perd dans les airs en fugitifs accens.
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
:
Le mot de l'Enigme du dernier numéro estAvis (avertissement
) , et avis ( oiseau ) .
Celui du Logogriphe est Chauve-souris, où l'on trouve cave,
air , eau , souche , rose , cure , suie , sire , ours , si ,
ré , Savoie , casse , ver , soie , Cos , Scio , Corse , or ,
riche , ciseau , hure , oie , soc , crosse, rave , cire ,
ruche , soucis , sceau , Vire , roc , arc.
Celui de la Charade est Vin-aigre.
FRIMAIRE AN XIII.
391
OFuvres choisies de Pope. Unvol. in- 12. Prix : 3 fr. ,
et 3 fr. 75 cent. par la poste. A Paris , chez
Pillot jeune, libraire , place des Trois -Maries ,
nº. 2 ; et chez le Normant , imprimeur- libraire ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois ,
nº. 42 , en face du petit portail de l'Eglise .
LAA vie d'un homme de lettres devrait faire honneur
à ses études. Il semble que ce ne serait pas
lui faire injure que de prétendre juger de la culture
de son esprit par la politesse de ses moeurs et
la dignité de sa conduite. Qui pourra se flatter
d'avoir des idées plus justes et des sentimens plus
nobles que celui qui , s'instruisant tous les jours
dans la société des plus excellens esprits de tous
les âges , peut ajouter sans cesse de nouvelles lumières
à sa raison , de nouveaux trésors à ses connaissances
? Le caractère d'un homme vraiment
lettré est donc d'être supérieur aux idées et aux
passions vulgaires. Tandis que l'ambition, l'envie
et la guerre désolent le genre humain , l'homme
de lettres doit s'élever au-dessus des rivalités qui
divisent les nations. Il y aura toujours de la noblesse
à rendre justice au mérite , lorsqu'il se rencontre
chez un peuple ennemi. Décrier les étrangers
, pour plaire à sa nation , serait une basse
flatterie; mais les exalter par humeur , pour rabaisser
ses compatriotes , est une imprudence bien
coupable. C'est ce que les philosophes du dernier
siècle n'ont pas compris , ou n'ont pas voulu comprendre
; et ceux qui , élevés dans les mêmes préventions
, nous reprochent le peu d'accueil qu'on
fait aujourd'hui aux productions étrangères, n'en ont
pas mieux pénétré les conséquences. Ils ne voient
4
392 MERCURE DE FRANCE ,
pas combien il importe qu'un peuple estime sa
littérature , et préfère son goût à celui de ses voisins,
pour ne pas être tenté de changer avec eux
de moeurs et de principes. Quelle fermeté peut-on
espérer d'une nation , aussi bien que d'un homme
qui se méprise ? Et comment la France se seraitelle
soutenue dans son caractère , par le secours de
sa propre estime , lorsqu'on peignait ses usages les
plus révérés comme des actes de superstition , qu'on
traitait sa croyance de préjugés , et qu'on s'attachait
à lui persuader que l'Angleterre seule savait
penser et être libre ?
Ce n'est pas par une admiration sincère pour le
génie anglais , mais en haine de la France , que ces
indignes écrivains accréditaient une opinion si injurieuse
pour la gloire de notre patrie. Ceux qui
connaissent la littérature des deux nations , et qui
sont assez justes pour admirer dans chacune ce qui
est admirable , ne voient pas sur quel fondement
sont établies cette réputation de force d'esprit , et
cette supérioritéde raison qu'on avoulu attribuer aux
Anglais. Je sais que M. de Voltaire met Pope fort
au-dessus de Boileau et d'Horace ; mais le jugement
de M. de Voltaire n'est pas ici une autorité
compétente , et je doute qu'aucun homme éclairé
y voulût souscrire dans une pareille décision.
Quand on a lu les belles Epitres de ces deux poètes ,
qui furent chacun dans leur siècle les oracles du
goût et de la raison , on est révolté d'entendre
dire , que
Quelques traits échappés d'une utile morale ,
• Dans leurs piquans écrits brillent par intervalle.
Le poète ajoute avec aussi peu de justesse :
Mais Pope approfondit ce qu'ils ont effleuré.
D'un esprit plus hardi , d'un pas plus assuré ,
Il porta le flambeau dans l'abyme de l'être ,
Et l'homme avec lui seul apprit à se connaître.
هلا
FRIMAIRE AN XIII . 393
-

Si Pope approfondit l'abyme de l'étre , ce que je
necroispas , il est certain qu'Horace et Boileau ne
l'ont pas effleuré, car il n'en est pas dit un seul
mot dans leurs ouvrages. Ils avaient trop de jugement
, et trop de connaissance de la poésie , pour
vouloir traiter en vers des sujets de métaphysique
qui demandent toute l'exactitude de la prose. Ils
auraient pu remontrer à ce censeur si tranchant ,
que c'est défigurer tout à-la-fois l'imagination et
la vérité . Ils lui auraient fait sentir poliment combien
il est ridicule de prétendre que le genre
humain ait attendu , pour se connaître , qu'un
poète anglais composât de quelques idées de
Leibnitz et de Shaftesbury , un poëme qui n'est lu
que par un très-petit nombre de gens curieux. Ils
l'auraient prié de leur expliquer ce que c'est que
des traits échappés d'une morale. On dit quelquefois
que l'erreur échappe aux plus grands hommes.
C'est parler avec politesse des fautes que la faiblesse
humaine leur a comme arrachées ; mais cette
expression devient une injure , lorsqu'on l'applique
aux vérités utiles qu'ils ont cherchées , qu'ils ont
aimées , et qu'ils ont rendues aimables. Non, certes ,
elles ne leur sont pas échappées. Leur coeur s'est
plu à les répandre dans ces ouvrages qui font les
délices de la postérité. Les deux livres d'Epîtres
qu'Horace nous a laissés sont remplis de moralités
touchantes et instructives . Le fonds en est sévère ,
mais il y a mêlé tout l'agrément d'un très-bel esprit
et d'un homme du monde. Il y enseigne la vertu
du ton d'un ami qui a de l'expérience. Il ne se fait
pas le saint de son sermon, il se comprend luimême
dans ses leçons avec la naïveté la plus
aimable , et lorsqu'il a exposé une belle théorie ,
loin d'en tirer vanité , il me reste, dit- il ingénument
, à mettre cela en pratique.
Restatut his ego me ipse regam solerque elementis .
394 MERCURE DE FRANCE ,
Boileau a peut-être sacrifié quelque chose de
cette aménité familière à la noblesse de notre langue.
Mais ses Epitres n'offrent d'ailleurs que des
sentimens naturels et vertueux. C'est la pure raison
renfermée dans des vers énergiques , où la force du
sens n'altère en rien le charme de l'expression ;
c'est le livre des honnêtes gens et des hommes de
goût. De tels ouvrages sont autre chose que des
écrits piquans , et on y trouve plus que des traits
échappés d'une morale utile. Mais allons plus loin ,
et, pour la beauté du fait , voyons jusqu'où nous
pousserons l'injustice du coeur et la fausseté de
l'esprit dans ce siècle philosophique .
L'art quelquefois frivole , et quelquefois divin ,
L'art des vers est dans Pope utile au genre humain.
D'accord ; mais c'est un éloge que l'équité ordonne
d'étendre à tous les poètes qui ont employé
leur art dans des vues et sur des sujets louables .
Qui croirait que M. de Voltaire ait voulu exclure
de ce nombre Horace et Boileau ? Il est curieux
d'entendre les scrupules d'un écrivain si délicat.
Que m'importe, en effet , que le flatteur d'Octave ,
Parasite discret , autant qu'adroit esclave ,
Du lit de sa Glycère ou de Ligurinus ,
En prose mesurée insulte à Crispinus ?
Que Boileau , répandant plus de sel que de grace ,
Veuille outrager Quinault , pense avilir le Tasse ;
Qu'il peigne de Paris les tristes embarras ,
Ou décrive en beaux vers un fort mauvais repas ?
ce
Voilà du moins des vers aussi mauvais que le
sujet. L'accord est parfait ; il n'y a pas plus de justesse
dans les expressions que de vérité dans les
idées . Qu'Horace ait été parasite , esclave , Aatteur
, et tout ce qu'il vous plaira , qu'est
que que cela fait à son mérite ? Ne parle - t- il
dans ses ouvrages que de Crispinus ? Boileau n'at-
il fait qu'attaquer la mollesse de Quinquit et le
clinquant du Tasse ? n'a-t-il pas traité d'autres
FRIMAIRE AN XIII. 395
sujets ? Veut-on , enfin , nous persuader qu'il n'y
ait que des injures ou des pensées basses dans les
écrits de ces deux législateurs du goût ? Où est la
bonne foi , où est le bon sens d'une telle critique?
Mais quelle est cette rage d'attaquer un mérite
consacré par les suffrages de la postérité , un mérite
dont notre nation s'honore , un modèle du
vrai et du beau , qu'il fallait apprendre aux jeunes
gens à révérer , et non pas à outrager ? Que répondront
les disciples honteux d'un pareil maitre ?
Car ils sentent bien que ceci est convainquant.
Diront- ils que , dans d'autres occasions , il a rendu
plus de justice à Boileau ? Eh ! vraiment , je le
sais comme eux. L'en estimerai-je davantage ,
parce qu'il se contredit lui -même , parce qu'il a
voulu flétrir une réputation que , dans le fond de
son coeur , il jugeait respectable ?
1
Pendant que nous avilissions nos plus grands
hommes , les Anglais nous ont pris au mot. Ils
n'ont pas eu de peine à se laisser persuader , par
nos louanges , que leur littérature était plus forte
et moins frivole que la nôtre ; et ce qu'il y a ici de
plus flatteur pour nous , c'est que nous sommes
parvenus à leur inspirer une confiance insultante .
Un de leurs critiques ,le comte de Roscommon ,
nous défie de lui montrer , dans aucun auteur
français , cette hardiesse et cette énergie anglaise ,
qui en peu de mots comprend tant de choses. Un
trait, dit-il , une pensée que nous renfermons dans
une ligne , suffirait à un Françaispour briller dans
des pages entières.
Avant de répondre à ce défi , il est bon d'observer
que Pope est regardé , chez ses compatriotes ,
comme le poète qui aporté au plus haut degré ce
mérite de précision dont ils font tant de cas. Il l'a
même poussé si loin , dans son Essai surl'Homme ,
qu'il paraît inintelligible en bien des endroits. La
396 MERCURE DE FRANCE ,
traduction de M. l'abbé Duresnel qu'on a recueillie
dans ce volume d'OOEuvres choisies , ne m'était
pas connue. Il me paraît qu'on en a dit trop de
mal et trop de bien. La versification ne manque
pas de tour et d'élégance : mais , pour la force et
la brièveté , elle est totalement incapable de soutenir
le parallèle. C'est ce dont les connaisseurs
seront à portée de juger par le morceau suivant ,
qui me paraît, dans l'original , un des plus concis
et des plus vigoureux d'expression :
.
What would this Man ? Now upward will he soar ,
And little less than angel , would be more ;
Now looking downwards , just as griev'd appears
To want the strength ofbull , the furr of bears .
Made for his use all creatures if he call ,
Saywhat their use , had he the powers of all;
Nature to these , without profusion , kind ,
The proper organs , proper pow'rs assign'd ;
Each seeming want compensated of course ,
Here with degrees of swiftness , there of force ;
All in exact proportion to the state ;
Nothing to add , and nothing to abate .
Each beast , each insect , happy in its own :
Is heav'n unkind to Man , and Man alone ?
Shall he alone , whom rational we call ,
Be pleas'd with nothing , if not blest with all ?
The bliss of Man ( could pride that blessing find )
Is not to act or think beyond mankind ;
No pow'rs ofbody , or of soul to share ,
But what his nature and his state can bear .
Why has not Man a microscopic eye?
For this plain reason , man is not a fly.
Say what the use , were finer optics giv'n ,
T' inspect a mite , not comprehend the heav'n?
Or touch , if tremblingly alive all o'er ,
To smart and agonize at ev'ry pore ?
Or quick effluvia darting thro' the brain ,
Die of a rose in aromatic pain ?
Ifnature thunder'd in his op'ning ears ,
And stunn'd him with the music of the spheres ,
How would he wish that heav'n had left him still
The whisp'ring Zephyr , and the purling rill ?
Who finds not Providence all good and wise ;
Alike inwhat it gives , and what denies ?
Traduction de Duresnel.
Maisquel est son objet ? que ses voeux sont étranges !
Quelquefois affligé d'être au- dessous des anges ,
FRIMAIRE AN XIII. 397
1
Il aspire
spire
à leur sort : que dis-je ?ses souhaits ,
S'il n'est encor plus grand, ne sont point satisfaits.
Quelquefois peu content des dons de la nature ,
Il se plaint que de l'ours il n'a point la fourure ,
La vitesse du cerf, la force du taureau.
Homme trop aveuglé ! toi qui dès le berceau ,
Crois que les animaux sont faits pour ton usage;
Quand tous leurs attributs deviendraient ton partage,
Par les dons que le ciel a répandus sur eux ,
Serais-tu plus parfait ? serais-tu plus heureux ?
De leurs corps différens l'admirable structure
:
Annonce la bonté de la sage nature.
Libérale pour tous , mais sans profusion ,
Elle a pour chacun d'eux la même attention.
Dans l'un l'agilité compense la faiblesse;
L'autre a recu la force au défaut de l'adresse ;
En mesurant en eux les secours aux besoins ,
Le Créateur fait voir sa sagesse et ses soins .
Il forma leurs ressorts , il régla leur figure ,
Sur les diverses fins qu'ils ont de la nature.
L'insecte le plus vil , le plus lourd animal ,
Ont pour y parvenir un avantage égal ;
Chacun d'eux est heureux , et jouit de la vie ,
Sans que l'état d'un autre attire son envie.
Pour oser accuser le ciel de dureté ,
De la commune loi l'homme est-il excepté?
Quoi ? l'homme qui se dit et sage et raisonnable ,
Mécontent de son sort , vivra seul misérable ?
S'il ne possède tout , il croira n'avoir rien .
Homme , pour êtreheureux, tu n'as qu'un seul moyen ;
C'est de vivre content des dons de la nature ,
Et de te conformer à leur juste mesure .
Si l'oeil , du microscope imitant les effets ,
Dans le même degré grossissait les objets ,
De quoi servirait une semblable vue ?
Sur de petits objets bornant son étendue ,
L'oeil verrait d'un ciron les ressorts curieux ,
Et ne jouirait plus du spectacle des cieux.
Donnez à tous les sens plus de délicatesse ,
Du toucher par degrés augmentez la finesse ,
Sensible au moindre choc , tremblant au moindre effort ,
L'homme craindrait toujours la douleur ou la mort .
Que des corps odorans les flèches invisibles
Fissent sur le cerveau des effets plus sensibles ;
Des parfums les plus doux la violente odeur
Deviendrait le tourment de la tête et du coeur .
D'un sentiment plus vif si l'oreille munie
Des sphères dans leur cours entendait l'harmonie ,
Comment parmi ce bruit trouver quelques plaisirs
Au murmure des eaux , au souffle des zéphirs ?
Reconnaissez enfin la sagesse éternelle
Dans les dons qu'en naissant chaque être reçoit d'elle;
Dans ceux qu'elle refuse adorez sa bonté.
nous
398 MERCURE DE FRANCE ;
On voit combien le traducteur a étendu l'original
pour l'embellir. Peut-être s'est-il trompé. Il
s'est efforcé de donner de l'élégance et du nombre
à un morceau philosophique et austère. Les
Anglais triomphent de ces graces ; ils nous accusent
d'énerver leur poésie pour l'accommoder à
notre mollesse ; mais j'ose assurer que notre langue,
sans sortir de son naturel , rendrait aisément toutes
les pensées du poète , en se renfermant exactement
dans le même nombre de vers. On jugera , par
l'exemple que je vais en offrir, des avantages que
nos meilleurs écrivains auraient pu se flatter d'obtenir
dans une lutte de cette nature :
1
Que veut donc ce mortel ? Mécontent de sa place,
Presque l'égal de l'Ange , il faut qu'il le surpasse ;
Et bientôt , à ses pieds cherchant d'autres rivaux ,
Il voudrait égaler la force des taureaux.
Mais si les animaux sont nés pour son usage ,
Pourquoi de leurs talens posséder l'assemblage ?
Le ciel accorde à tous sa faveur et ses soins ,
Les arme d'instrumens propres à leurs besoins ,
Aux uns donne la force , aux autres la vitesse ,
Assortit à leur rang les dons de sa sagesse ;
Tout , jusqu'au moindre insecte , a part à ses bienfaits ,
Et l'homme , l'homme seul , n'en jouirait jamais !
Lui , quidellaa raison s'arroge l'avantage ,
Croira ne rien avoir , s'il n'a tout en partage !
Son bonheur cependant ( s'il en savait jouir ) ,
N'est pas de trop s'étendre et de tout envahir ,
Mais de se renfermer dans la juste mesure
Qui convient à son rang , ainsi qu'à sa nature.
Pourquoi du moucheron l'homme aurait-il les yeux ?
Doit-il voir un insecte , ou contempler les cieux ?
D'organes plus subtils où serait l'excellence,
Si des moindres objets il eraignait l'influence ,
Si son toucher plus fin , ses sens plus délicats ,
Dans chaque pore ouvert recevaient le trépas ,
Ouque sur une rose expirant de délice ,
Dans les plus doux parfums il trouvât son supplice .
Si , roulant près de lui , tous les célestes corps
Venaient l'épouvanter du bruit de leurs accords ,
Combien il envierait , redevenu plus sage ,
D'entendre le zéphyr agiter le feuillage ,
Ou l'onde entre les fleurs doucement s'égarer !
Bénis donc ton destin , au lieu de murmurer ;
Conviens que la nature est également bonne
Dans ce qu'elle refuse , et dans ce qu'elle donne.
1
:
FRIMAIRE AN XIIН. 399
-
Sans avoir besoin de connaître la langue anglaise
les personnes qui ont du goût pourront juger si
l'on a resserré sans obscurité et sans sécheresse les
pensées que M. l'abbé Duresnel avait peut-être
trop développées. On ne craindra pas d'étre comparé
àPope lui-même. On sera charmé d'offrir à
son tour quelque prise à la critique , ne fût-ce que
pour consoler l'amour-propre de ceux qu'on a pu
affliger par des remarques trop rigoureuses. Il est
si facile d'ètre sévère , quand on juge les autres ,
que nos auteurs devraient nous pardonner ces
petits excès de rigueur , d'aussi bon coeur que nous
leur pardonnons l'ennui'qu'ils nous causent quelquefois.
Quoique la vengeance soit un morceau de
roi, et que la plupart de ceux que nous critiquons
ne soient pas des princes , on croit cependant faire
une action juste et'honnête , de leur offrir de
temps en temps des moyens de se venger , et on
s'amusera du plaisir qu'ils y prendront. On serait
curieux sur-tout de leur montrer le double avantage
qu'un bon esprit peut tirer de la critique , en
profitantdes observations qui sont justes , et en pardonnant
celles qui ne le sont pas. Au reste , on n'a'
recherché d'autre avantage , dans ce léger essai ,
que celui de rendre l'original vers pour vers , es
pèce de combat que nos traducteurs paraissent
décliner avec trop de soin. J'avoue que notre
langue se plaît dans une abondance harmonieuse ,
et qu'elle évite cette briéveté d'oracle qui estcomme
avare des mots. Le style sentencieux n'est pas poli ;
mais d'ailleurs , nous ne manquons pas d'écrivains
qui ont su allier la précision à la profondeur , et ce
qui est plus rare , la grace à l'énergie.
Pour satisfaire pleinement au défi du comte de
Roscommon , on peut comparer ce que Pope dit
de la grandeur et de la misère de l'homme , dans
son poëme, à ce que Pascal en avait dit avant lui ,
400 MERCURE DE FRANCE ,
E
dans ses Pensées. L'imitation est visible , et malgré
l'avantage que donne la poésie de renfermer ses
idées dans un tour plus hardi , j'ose dire que le prosateur
français paraîtra infiniment plus précis et
plus nerveux que le poète anglais. Il n'y a point
ici d'illusion à craindre. Ces sortes de comparaisons
mettent la force et la foiblesse sous les yeux du
lecteur instruit .
Pope expose , au commencement de son poëme ,
l'impuissance où est l'homme de juger Dieu et ses
ouvrages , et voici comment il s'exprime :
Say first , of God above , or Man below ,
What can we reason , but from what we know !
Of Man , what see we but his station here ,
. From which to reason , or to which refer ?
Thro' worlds unnumber'd tho' the God be known ,
'Tis ours to trace him only in our own .
He , who thro' vast immensity can pierce ,
See worlds on worlds compose one universe ,
Observe howe system into system runs ,
What other planets circle other suns ,
What vary'd being peoples ev'ry star ,
May tell why heav'n has made us as we are.
But of this frame the bearings and the ties ,
The strong connections , nice dependencies ,
Gradations jusstt ,, has thy pervadingsoul
Look'd thro ' ? or can a part contain the whole ?
Is the great chain, that draws all to agree,
Anddrawn supports , upheld by God , or thee ?
On peut rendre ainsi ce morceau de métaphysique
, en s'assujétissant rigoureusement à l'ordre
des idées.
Non , de l'homme ou de Dieu tu ne peux raisonner
Que sur ce que ta vue en a su discerner :
Et que voit-on de l'homme , ici , que sa demeure ?
Dans les mondes épars , si Dieu brille à toute heure ,
C'est dans le nôtre seul que tu dois le chercher.
L'Etre à qui les Enfers ne peuvent rien cacher ,
Qui des globes unis voit l'assemblée entière ,
Observe leurs rapports , leur marche régulière ,
Qui compte les soleils dans l'espace allumés,
Peut seul dire pourquoi le ciel nous a formés.
Mais les supports puissans de ce vaste assemblage ,
Ses noeuds fins et secrets , sa gradation sage ,
Se sont-ils dévoilés à tes regards surpris ?
Cegrand tout, dans un point , peut-il être compris )
1
FRIMAIRE AN XIII.
5
Lachaîne , par qui seule il faut que tout se tienne,
Est-ce la main de Dieu qui la porte , ou la tienne ?
5.
Maintenant écoutons Pascal , et voyons leque dit co
plus de choses en moins de mots.
<< Tout ce que nous voyons du monde , n'est
qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la
nature. Nulle idée n'approche de l'étendue de ses
espaces. Nous avons beau enfler nos conceptions ,
nous n'enfantons que des atomes au prix de la
réalité des choses. C'est une sphère infinie , dont le
centre est partout , la circonférence nulle part.
>> Qu'est- ce que l'homme ? .... Son intelligence
tient dans l'ordre des choses intellectuelles , le
même rang que son corps dans l'étendue de la
nature , et tout ce qu'elle peut faire est d'apercevoir
quelqu'apparence du milieu des choses , dans
un désespoir éternel d'en connaître ni le principe'
ni la fin. Toutes choses sont sorties du néant , et
portées jusqu'à l'infini . Qui peut suivre ces étonnantes
démarches ? L'auteur de ces merveilles les
comprend , nul autre ne le peut faire. »
L
Jepourrais montrer , dans le poëme de Pope ,
plus de vingt passages qui ne sont que le développement
de cette idée que Pascal a resserrée dans
ces termes. « L'homme est unnéant à l'égard de
>> l'infini , un tout à l'égard du néant , un milieu
>> entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des
>> deux extrêmes; et son être n'est pas moins dis-
>> tant du néant d'où il est tiré, que de l'infini où
>> il est englouti » . Il semble qu'il n'est pas aupouvoir
de l'homme d'avoir des pensées et des expressions
plus fortes. La conséquence que Pascal tire .
de ce passage n'est pas moins admirable. << Qui se
>> considérera de la sorte , dit-il , s'effrayera sans
>> doute de se voir comme suspendu dans la masse
>> que la nature lui a donnée , entre ces deux
>> abymes de l'infini et dunéant, dont il est égale-
C
402
108
DE FRANCE ,
MERCU7RTE
ibol
» ment éloigné. Il tremblera dans la vue de ces
>> merveilles ; et je crois que sa curiosité se chan-
>> geant en admiration il sera plus disposé à les
>> contempler en silence , qu'à les rechercher avec
>> présomption.
On ne considère point ici l'Essai sur l'Homme
dans la partie systématique sa pensée fondamentale
pouvait être mise dans un plus beeaauu jour , $1
elle eût été développée dans une suite d'idées générales
qui ne sont point du domaine de la poésie .
L'air de nouveauté et de hardiesse que Pope a su
donner àà sa versification , en traitant une question
de métaphysique , a ébloui quelques personnes
qui, ravies de composer des vers abstraits , se sont
crues dans une élévation d'où elles pouvaient regarder
eern pitié le bon sens des anciens.
uns de ses vers pensés qui lui ?
M. de Voltaire n'a pas eu assez de goût pour
résister à une tentation si dangereuse : son exemple
est une grande leçon. Il suffit de Tire quelquesui
paraissaient si beaux
pourjuger combien Horaccee et Boileau les auraient
trouvés ridicules . Il commence un de ses poëmes
philosophiques par cet étrange raisonnement, où
il qualifie Dieu d'Etre inconnu :
رو
T
» 2901
Soitqu'un être inconnu , par tai seul existant ,!!! د
Ait tiré depuis peu l'univers du néantolonl
Soit qu'il ait arrange la matière éternelle,
Qu'elle nage en son sein , ou qu'il règne loin d'elles 片
LoQueilame, ce flambeau souvent si ténébreux as
Ou soit undenos sensou subsiste sans eeuuxx,.
Vous êtes sous là malh de ce maître invisibleUDrOolกaว 129
1
1
Entendra cet aarrgument qui pourra. Je ne vois
là ni métaphysique , ni poesie mais un monstre
batard et impuissant , ne de leur assemblage. Plaisant
docteur , qui prétend nous démontrer , par
des rimes , que si la matière nage dans le sein
d'un être inconnu , nous sommes sous sa main ,
nous qui sommes matière. Il n'y a a cela qu'une
(
FRIMAIRE AN XIII. 403
1
petite difficulté , c'est de savoir comment on peut
tout à-la- fois être sous la main de quelqu'un et
nager,dans son sein. Chaque vers deviendrait une
source de disputes et de ridicules. Tout le monde
écoute avec respect un grand poète , qui , couvrant
d'un style divin des idées reçues de toute la terre ,
paraît l'organe inspiré de la vérité . Mais on se plaît
à arrêter sur chaque mot un rimeur assez vain'
pour croire qu'il a sondé les abymes de l'infini ,
parce qu'il a ramassé des questions obscures qu'il
est incapable de résoudre. Quoique l'écrivain en
vers ne doive pas négliger de parler à la raison ,
parce que son ministère, est de donner plus de lus
tre et d'autorité aux grands principes de la morale
, cependant comme il se propose moins d'éclaircir
que d'orner la vérité , sa principale étude
est le soin du style qui s'adresse à l'imagination.
On verra par la suite que Pope ne l'a pas négligé
sur-tout dans ses autres ouvrages , et que c'est le
fondement le plus sûr et le plus brillant de sa
réputation δια
L
GH.D
٢٢
?????? ??????? ?????????
Euvres d'Horace , traduites en vers par Pierre Daru,
de l'Institut de Bologne , de la société Philotechnique ,
de celle des Sciences , etc. Nouvelle édition , corrigée ,
Deux, volumes in-8 °. Prix : gfr. , et 12 fr. par la poste.
A Paris , chez Levrault , Schoël et compagnie , rue de
Seine Saint-Germain ; et chez le Normant , rue des
Prêtres, Saint Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
1
De tous les paradoxes poétiques qu'on a avancés dans ce
dernier siècle , il d'en est peut-ellepas de plus faux que
celui par lequel on cherchanta établir lasupérioritédes
ductions en prosbee sur les traductions en ver's. Une femme
des tra
Cc2
404 MERCURE DE FRANCE ,
d'ailleurs fort estimable , la savante madame Dacier , a
soutenu de paradoxe contresPope avec cette aigreur et
cette animosité trop communes aux érudits. Personne ne
s'étonnera que le froid et méthodique Lamotte ait été
un des partisans les plus outrés de cette nouvelle doctrine ;
mais si la traduction en prose de madame Dacier est un
des meilleurs argumens en faveur des traductions en vers,
il faut convenir que la traduction en vers de Lamotte est à
son tour un de ses meilleurs argumens en faveur des versions
en prose. Homère est également méconnaissable sous
la plume de l'un et l'autre traducteur. Cependant l'ouvrage
de madame Dacier est de beaucoup préférable à celui de
l'académicien sacrilége , qui ne rougit pas de réduire à
moitié le chef-d'oeuvre de ce divin Homère qu'il n'entendait
pas.
Après le paradoxe dont nous venons de parler , un des
plus absurdes sans contredit est celui de Voltaire sur les
traductions en général. Cet écrivain prétend quelque part
que rien ne prouve tant en faveur d'un ouvrage , que de
voir qu'on le traduise dans plusieurs langues . Voltaire
avait ses raisons pour parler_ainsi. La Henriade venait
d'être traduite dans presque tous les idiomes de l'Europe . Il
s'ensuivait de ce principe que le mérite de la Henriade ne
pouvait plus être constesté. Il est vrai que si l'on n'eût
craint de s'exposer aux plus grossières injures , on aurait
pu représenter au philosophe de Ferney que la Pucelle de
Chapelain avait joui du même honneur, outre les dix éditions
qui en avaient été faites en France . Ce poëme , encore
aujourd'hui , jouit de quelque considération en Portugal et
en Espagne , et un voyageur de mes amis m'a assuré qu'on
en faisait toujours grand cas dans la Haute-Saxe et dans
plusieurs cercles de l'Allemagne; tant le goûtdes étrangers
doit être consulté en fait de littérature nationale. A ce
F
FRIMAIRE AN XIII. 405
compte , Lafontaine , qui bien loin d'être traduit n'est pas
même entendu par nos voisins , serait fort au-dessous de
Chapelain , et madame de Sévigné , dont les littérateurs
tudesques trouvent la réputation bien exagérée , le
céderait à M. Mercier , traduit et lu , comme on sait,
dans toute la Westphalie. Il serait plus vrai de dire
que dans toutes les langues les ouvrages où le sceau
du génie a le plus appuyé , sont toujours les plus
difficiles à être traduits , et que la meilleure traduction ,
quelle que soit son utilité , est nécessairement inférieure à
l'original . Pour moi , j'ai parcouru par curiosité laplupart
des traductions , soit en vers soit en prose , que les étrangers
s'imaginent avoir des chefs -d'oeuvre de Molière , et
j'avoue que rien ne m'a paru plus froid et moins ressemblant;
mais si un auteur moderne perd tant à passer dans
une langue moderne , qu'on juge de la difficulté de rendre
un auteur ancien avec un idiome moderne. Les obstacles
qui naissent de la différence des langues ne sont pas les
seuls à vaincre. Si l'écrivain que vous traduisez est un
hommede génie, les difficultés deviennent insurmontables :
elles sont, il est vrai , plus ou moins grandes suivant le
genre où il s'est exercé. On conçoit , par exemple , qu'un
historien perde moins à être traduit qu'un orateur , et un
écrivain en prose moins encore qu'un écrivain en vers ;
mais parmi ces derniers , il est bien des distinctions à faire.
Les poètes dramatiques et les poètes épiques peuvent attacher,
dans une traduction , par la beauté du plan , par l'intérêt
des situations et la force des caractères . Mais les
poètes lyriques , par exemple , privés de tous ces appuis,
ne peuvent se soutenir dans une langue étrangère. Leurs
pensées ne sauraient se passer d'images, et les images s'effacent
et se décolorent en passant d'un idiome dans un
autre. Ces auteurs sont alors pour nous des étrangers qui
3
406 MERCURE DE FRANCE ,
P
t
t
se donnent bien à entendre , mais qui ne s'expriment
point. En un mot , ils ne peuvent se passer d'harmonie , et
l'harmonie s'évanouit complétement dans le vague d'une
paraphrase ; car les traductions en prose, quoi qu'on en
dise , ne sont pas autre chose. Voilà pourquoi tout le
monde lit Homère et Sophocle , et que ce poète admirable ,
à qui la Grèce dressa des statues , décerna un siége d'or
dans les temples des Dieux , ce poète , dont un vainqueur
irrité respecta la demeure , alors même qu'il ne respectait
plus rien , en un mot, Pindare est de tous les génies de
l'antiquité celui dont les ouvrages ont le moins de lec
p
teurs.
٢٠
Mais si de tous les poètes , les lyriques sont les plus
difficiles à traduire , Horace est sans contredit celui de
tous dont la traduction offre le plus de difficultés. Quelle
prodigieuse variété de talent ne supposent pas les compositions
de ce poète ! Il règne dans ses ouvrages un mêlange
de force et de grace , d'enjouement et de sensibilité , de
réserve et d'abandon, qu'on ne rencontre pointailleurs.On
a beaucoup admiré l'art avec lequel il a su se composer
un coloris des diverses couleurs de Pindare , d'Alcée et de
Sapho ; mais l'habileté avec laquelle il saitallier les dogmes
sévères du Portique et la morale de Zénon aux préceptes
d'Epicure , n'est pas moins admirable. Quel stoïcien
a parlé jamais un plus beau langage que notre poète dans
cette ode : AEquam memento rebus in arduis servare
mentem ? Anacréon n'a pas mieux chanté les plaisirs des
sens que le lyrique romain . Où trouve-t- on une philosor
phie plus douce que dans les Epitres d'Horace ; une plaisanterie
plus spirituelle que dans ses Satires ? Où trouver
t- on enfin plus d'imagination , de graces , d'esprit et de sol
que dans les Ofuvres de ce poète vraiment inimitable ?
Il était naturel qu'on cherchât à faire passer dans notre
FRIMAIRE AN XIII. 497
1
1
1
1
1
Jangue un auteur dont la lecture offre tant d'agrément et
d'instruction : aussi le nombre des traducteurs d'Horace
est-il fort grand. Les Italiens , les Allemands et les
Anglais ont des traductions en vers de la plupart de ses
ouvrages . Creech et Francis , chez ces derniers , jouissent
de quelque considération ; mais on ne lit guère plus chez
nous que les versions en prose de Dacier et de Lebatteux ;
encore celle de Dacier n'est-elle recherchée que pour les
notes . La traduction de Lebatteux est froide , sans couleur.
Ceux qui ne connaissent Horace que d'après elle ,
s'étonnent avec raison de la réputation dont ce poète a
joui . Quant à la version de l'infatigable abbé de Marolles ,
elle n'est feuilletée que par ceux qui ont besoin de quelques
exemples de style plat et ridicule; et eneffet , sous ce
rapport , il faut convenir qu'il est peu d'ouvrages,plus
satisfaisans.
LEBO
L'auteur de la traduction dont nous annonçons au publie
une édition nouvelle , pouvoit assurément, sans être accusé
d'amour-propre , prétendre faire mieux que ses prédécesseurs
. Le but de cet extrait est de mettre le public à même
ashuvino neli no , ne argent
d'en juger. M. Pierre Daru , dont les principes sur les traductions
en prose sont sans doute conformes aux nôtres ,
2017
a senti que pour traduireun poete , et sur-tout un poète lyrique
, on ne pouvait it se passer du secours de la poësie. Aussi
la traduction qu'il nous donne est-elle en vers , et à nos
ATS
ετον
jà un grand avantage . Du moins ne contesterayeuxc'est
déjà ung
t- on pas que si le mérite se mesure par la difficulté , le
nouveau traducteur ne l'em
2701
AN
bagegte
l'emporte par cela seul sur ceux
12
qui l'ont précédé . Quoique l'ode 13 ° nee soit pas du nombre
de celles qui nous ont paru le plus heureusement traduites,
nous allons cependant la rapporter pour qu'on puisse la
comparer avec les autres versions. Afin de faire sentir la
seule supériorité que donne l'organe musical de la versi-
4
408 MERCURE DE FRANCE ;
fication , M. Daru s'est attaché à rendre cette ode stance
par stance.
Quand je t'entends louer , Lydie ,
Les traits d'Hylas et ses beaux yeux ,
Le levain de la jalousie
S'élève en mon coeur furieux.
Cùm tu , Lydia , Telephi
Cervicem roseam , cerea Telephi
Laudas bracchia , væ ! meum
Fervens difficili bile tumet jecur.
:
Les vers de M. Daru ne rendent que faiblement l'original
, on ne peut se le dissimuler. Le cervicem roseam ,
cerea bracchia ne se retrouvent point dans les traits
d'Hylas et ses beaux yeux. Un air de dépit et de jalousie
se fait déjà sentir dans cette affectation avec laquelle le
poète répète le nom de son rival :
• Telephi
Cervicem roseam , cerea Telephi
Laudas bracchia .
C'était un trait de naturel et de vérité qu'il fallait chercher
à conserver. Les traducteurs en prose ne l'ont sans
doute pas senti , ou ils n'ont vu dans cette répétition qu'une
négligence. « Oh ! Lydie , s'écrie Horace , lorsque vous
>> me vantez le teint charmant de Télephe , les bras cares-
>> sans de ceTélephe, qui, dites-vous , égalent en blancheur
>> la cire la plus pure , cerea bracchia ..... »
Les vers de M. Daru pâlissent un peu à côté de l'original .
Mais, je le répète , je n'ai point choisi cette ode précisément
pour donner une idée du talent du traducteur , mais
pour montrer l'avantage de la versification , même lorsqu'elle
est faible , sur la prose j'oserai même dire la
mieux écrite. Bien entendu que ceci ne doit s'appliquer
qu'à la traduction des poètes lyriques.
Ma raison s'égare et chancelle ,
Mon teint paraît plus animé ,
FRIMAIRE AN XIII. 409
-
a
5
Et mon trouble secret décèle
Le feu dont je suis consumé.
(
Tunc nec mens mihi , nec color
Certa sede manet ; humor et in genas
Furtim labitur , arguens
Quam lentis penitus macerer ignibus .
Ce dernier vers est d'une énergie admirable. Rien de plus
commun , au contraire , que lefeu dont je suis consumé :
on le trouve dans tous les romans. Horace , par ces trois
mots , lentis macerer ignibus , « le feu lent qui me fait
maigrir , » Horace peint d'un seul trait les ravages de cette
passion terrible qui , lorsqu'elle est malheureuse et dédaignée
, finit souvent par jeter dans le marasme et dans
la consomption.
Je frémis de penser qu'il ose
Meurtrir tes charmes ravissans ,
Et sur une bouche de rose
Imprimer des baisers brûlans .
Uror , seu tibi candidos
Turparunt humeros immodicæ mero
Ricæ, sive puerfurens
Impressitmemorem dente labris notam .
1
Jefrémis de penser ne rend certainement point l'énergie
d'uror ; charmes ravissans est une de ces expressions
vagues qui ne peignent rien. Le mot d'Horace est d'un
amant bouillant de desir plus encore que de jalousie , candidos
humeros ; mais il est possible que cette expression
ait paru trop libre au traducteur. Nous sommes loin de
lui faire un reproche de sa retenue. C'est sans doute
pour la même raison qu'il a substitué avec goût à l'image
trop licencieuse que présente le vers latin
Impressit memorem dente labris notam ;
celle-ci qui n'est pas moins voluptueuse :
Et sur une bouche de rose
Imprimer des baisers brûlans.
:
1
410 MERCURE DE FRANCE ,
On sait que la langue latine a des mots d'une luxure
excessive. Un traducteur français ne peut ni ne doit chercher
à les rendre. Le respect pour le goût , et le respect
pour les moeurs , le dispensent également d'être fidèle.
Ne crois pas fixer , Lydie !.
Cet amant qui , dans sa fureur ,
Mêle du fiel à l'ambroisie
Dont il s'enivre sur ton coeur.
Non , si me salis audias ,
Speres perpetuum dulcią , barbare
que
Iædentem oscula , Venus
Quinta parte sui nectaris imbuit.
Pr Il y a une antithèse de fort bon effet dans dulcia
barbare . , .. Si me satis audias , si toutefois vous daignez
m'en croire ... ô Lydie ... est un trait qu'on aurait dû conserver.
Ce doute est tout-à- fait naturel à un homme qui ne
se croit plus aimé de sa maîtresse. Quant au dernier vers,
il est intraduisible .
Oscula quie Venus
Quinta parte sui nectaris imbuit. 1
1
« Des baisers que Venus a imbus de la quintessence
de son nectar. »
Heureux qui , dans sa douce ivresse ,
200
Exempt de tout jaloux transport ,
Entre les bras de sa maîtresse ,
Sans y penser attend la mort !
Felices ter et amplius
Quos irrupta tenet copula , nec malis
Diyulsus querimoniis ,
Supremá citius solvet amor die.
3
:
Qui ne sent ce que cette stance d'Horace a de tendre
et de délicat ? elle semble d'abord n'être pas liée à celles
qui précèdent. L'amour- propre du poète offense ne lui
permet pas de dire : « Ah ! Lydie , je t'en conjure , laisse-
» là cet amant barbare qui , dans sa fureur sacrilége ,
FRIMAIRE AN XIII. 411
>> ose outrager tes charmes délicats : tu trouveras en
» moi un amant exempt de jalousie , et qui ne cessera
>> de t'adorer qu'en cessant de vivre. Est-il en effet rien
>> de plus heureux qu'une union toujours paisible ? » Voilà -
quelle est l'intention du poète , mais un amant dont
l'orgueil est blessé ne descend pas tout de suite à la
prière. Ne pouvant résister à sa tendresse , il s'exprime
d'une manière vague et générale qui ne le compromet
point.
Felices ter et amplius ,
Quos irrupta tenet copula , nec malis
Divulsus querimoniis
Suprema citius solvet amor die.
Heureux , dit- il , deux amants , .....felices au pluriel ,
et non pas felix, comme traduit M. Daru. L'application
aurait été trop directe , et Horace évite de s'expliquer pa
sitivement , dans la crainte de se voir dédaigné. Le dernier
vers semble avoir été pris à Tibulle lui-même : suprema
citius, solvet amor die. Le lecteur a dû voir que nous
ne nous sommes pas dissimulé les taches des vers de
M. Daru ; mais de quelque faiblesse que soit cette traduction
comparée à l'original , toujours est-il vrai que
l'harmonie du mètre , le retour des stances , le mêlange
des rimes, lui donnent un bien grand avantage sur les versions
en prose , et c'est ce que nous voulions principalement
prouver. S'il ne s'était agi que du mérite de
M. Daru comme traducteur , nous aurions pu citer plusieurs
odes qui nous out paru assez heureusement imitées .
L'ode d'Horace à sa bouteille, par exemple, mérite d'être
connue.
1
T
O nata mecum consule Manlio !
Oma chère contemporaine ,
Compagne de mes premiers ans !
De ta demeure souterraine
Sors après quarante printemps.
412 MERCURE DE FRANCE ,
Bouteille long-temps délaissée ,
Sous ton étiquette effacée
Tu gardes un vin précieux ;
Ton sein renferme la sagesse ,
Les plaisirs , l'amoureuse ivresse ,
Et le sommeil des paresseux.
Digne d'embellir cette fête , :
Montre-toi dans ce jour heureux ;
Viens , parais , mon ami s'apprête
Asabler monvin le plus vieux .
Ne crains pas que la main ingrate
D'un triste élève de Socrate
Te repousse de ce festin.
:
Il sait que Caton , ce vieux sage,
Réchauffa souvent son courage
Dans une coupe de bon vin. 3
Ces deux strophes ont un air d'aisance et de facilité qui
ne se ressent point du tout du travail qu'exigent les traductions.
Cette expression d'Horace : Socraticis madet
sermonibus , est d'une beauté remarquable. Il est naturel
que le poète , faisant des vers à sa bouteille, se serve de
métaphores qui rappellent la table et le vin : madet aurait
mérité d'être conservé. Quant à ces vers :
Narratur et prisci Catonis
Sæpe mero caluisse virtus, 1
M. Daru les a aussi bien rendus qu'on pouvait le faire, sans
copier ceux de J. B. Rousseau.
La vertu du vieux Caton
De Falerne enluminée..
:
L'image de Rousseau est encore plus hardie que celle
d'Horace. Nous pourrions citer plus d'un exemple comme
celui- là , pour consoler un peu ceux qui ne cessent de se
plaindre de la timidité de notre langue. Je reviens à la traduction
de M. Daru :
Par une douce violence,
De nos sages les plus discrets ,
FRIMAIRE AN XIII . 413
Ton nectar met en évidence
Les graves soins et les secrets.
Par toi l'espérance ranime
L'homme que le malheur opprime ,
Et lui fait défier le sort;
Par toi , retrouvant son courage ,
Le pauvre , au sein de l'esclavage ,
Brave les tyrans et la mort.
Tu spem reducis mentibus anxiis
Viresque, etaddis cornua pauperi
Post le neque iratos trementi
Regum apices neque militum arma.
L'image qu'offrent ces mots : addis cornuapauperi, serait
basse partout ailleurs. Ici elle ne blesse point le goût ,
parce qu'elle est à sa place dans un sujet aussi enjoué..
1. ;
Que rivaux du fils de Latone',
Cent flambeaux nous rendent le jour ,
Accourez , amant d'Erigone ;
Avec les trois soeurs de l'Amour ,
Pendant cette nuit tutélaire ,
Venez, déesse de Cythère ,
Prolonger cet heureux festin ,
Et qu'on nous y retrouve encore
Au moment où la jeune Aurore
Lancera les feux du matin.
Te Liber , et si læta aderit Venus of ansol
Segnesque nodum solvere Gratiæ ,
Vivæqueproducent lucernæ ,
Dum rediensfugat astra Phoebus.
:
Comment rendre ce vers plein de grace et de volupté :
Segnesque no dum solvere Gratice ? nh ,
:
Voilà de ces traits qu'on rencontre à chaque page dans
Horace , et qui feront toujours le désespoir des traducteurs.
On peut faire passer d'une langue dans une autre , une
image forte , une expression sublime, mais la grace est
intraduisible . Au reste , cette ode de M. Daru n'est pas la
seule que l'on puisse citer avec éloge, Sa traduction est
1
414 MERCURE DE FRANCE ,
J
se
loin sans doute de réfléchir toutes les beautés d'Horace ,
et nous pensons que M. Daru a trop de goût pour croire
mêmeque celasoit possible. « Je n'ai pu espérer, dit-il dans
>> la préface qui est en tête de la nouvelle édition qu'il pu-
>> blie, je n'ai pu espérer que ina traduction facilitât la lec-
>> ture de ce poète à ceux qui n'entendent qu'imparfaitement
>> la langue qu'il a maniée avec tant de grace ;maisj'ai fait
>> bien des efforts pour en donner quelque idée aux gens
>> du monde , et pour en retracer le souvenir aux gens de
» lettres.>>> Onvoit que le traducteur est bien loin de
dissimuler les difficultés de son entreprise , et sur-tout
bien éloigne để để tốn để confiante et de présomption si
fort à la mode aujourdhui. Nous pensons qu'a peu de
chose près , M. Daru a rempli le but qu'il s'était proposé :
les hommes de lettres lui sauront gre de l'admiration qu'il
a vouée à Horace , et les gens du monde ne manqueront
pas d'enrichir leurs bibliotheques de cet ouvrage , fait
poury occuper un rang distingue. Quant à nous , nous
n'avons pu parler que des odes , les satires et les épîtres ne
nous étant point encore parvenues: Gette dernière partie
de la traduction de M. Daru sera pour nous le sujet d'un
nouvel article dans le Mercure prochain.is
976
IJEST INBERT .
Irons-nous à Paris ? ou la Famille du Jura ; roman plein
de vérités . Prix : Ifr . 50 cent. et 2 fr . par la poste.
A Paris , chez Déterville, libraire, rue du Battoir, n° ..16;
et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres
apocul61 25031012
эп
Saint- Germain-l'Auxerrois , n° . 42 .
L titre de ce roman est
9810.1
original, Pauteur annonce
quif est plein de verités,et nous pridis nos lecteurs de
FRIMAIRE AN XIII . 415
1
reinarquer que ce mot est mis au pluriel, ce qui signifie
que la partie fictive de l'ouvrage n'a servi que de prétexte
pour rappeler des faits incontestables , chose toujours
facile quand on säit observer et qu'on a để là bónné fői :
au contraire , si le mot vérité était au singulier, il signi
fierait que l'auteur est toujours resté dans la vraisem
blance des caracteres mis en jeu. Ce talent étant rare et
n'appartenant qu'aux écrivains du premier merite, (dus'les
romanciers essayent de s'en approcher , mais aucun ne se
vante d'avoir réussi avant que le public ait prononcé sur
son ouvrage : nous faisons cette observation pour mettre
P'auteur a l'abri de tout reproche de vanité.
La partie dramatique de cet ouvrage est très-simple.
Une famille de Francs -Comtois , composée de sept pér
sonnes , reçoit de son chef la proposition de venir àParis
pour les fêtes du couronnement , sous la seule condition
que dans cinq jours , à sept heures du matin , chacun sera
prêt , sans qu'il s'établisse aucune discussion à cet égard.
Le refus d'un seul membre de la famille doit suffire pour
faire renoncer à ce voyage.
Dés sept personnages , l'un est déjà décidé ; c'est celui
qui fait la proposition. Sa femme étant toujours de l'avis
de la majorité , ne fait craindre aucune opposition; sat
fille unique', qui a l'espérance de devenir à Paris l'épouse!
de celui qu'elle aime depuis long-teinps , a donné sa voix
d'avance; reste donc , r . un oncle paternel , patriote éner
gique'; 2°. une tante, vieille fille' , politique et dévote
3º.'un cousin , émigré ; rentré dans ses foyers avec un
honneur intact, et quelques dispositions à la philosophie
de Kant;. 4. un oncle maternel , savant du pays bet
rempli de respect pour l'autorité du passé. Si l'auteur eût
mis des quatre personnages en présence , s'il les eût fait
discuter ensemble les motifs pour ou contre le voyage à
.
416 MERCURE DE FRANCE ,
,,
Paris, il aurait jeté pour un siècle la division dans cette
famille de bonnes gens ; aussi a-t-il eu le soin de les isoler,
et de leur faire donner leur avis chacun séparément.
Par ce moyen bien simple , et qui prouve un peu contre
la nécessité des assemblées délibérantes , il obtient le
consentement de tous; et la famille entière se trouve au
rendez-vous fixé , malgré les petites intrigues d'une madame
Durenard qui voulait rompre ce voyage , dont le
dénouementdoitanéantir les projets d'établissement qu'elle
a formés pour sa fille. Tel est le fond léger de ce roman
très-court ; son but est de prouver que toutes les opinions
qui ont divisé les Français doivent se concilier en faveur
d'une dynastie nouvelle , qui s'élève pour le bonheur de
tous , qui ne reconnaît aucun parti , et qui sauve la France
du danger des expériences nouvelles comme du danger ,
peut-être plus grand encore , d'un retour violent vers le
passé.
Mettre en roman un objet aussi sérieux que l'établissement
d'une dynastie , un de ces événemens dont notre
histoire n'offre que trois exemples en quinze siècles , c'est
une idée qui ne peut venir qu'à un Français , et qui ne
doit réussir qu'en France. Pourquoi ? C'est qu'avec de l'esprit
tout réussit chez nous , et qu'il y a dans ce roman
beaucoup d'esprit. L'auteur sait louer , ce qui est trèsrare
; il sait aussi critiquer avec finesse , ce qui ne nuit
jamais au succès d'un ouvrage. Par exemple , en traçant le
caractère du chef de la famille Franc- Comtoise , ami sûr
etd'un commerce facile , il ajoute : « Il ne se metjamais
>> en colère que contre les abbés qui font de l'agriculture
vodans leur cabinet. Cette antipathie remonte à quelques
>> essais malheureux qu'il entreprit à ses dépens , sur la
>> foi d'une gazette économique qui devait régénérer la
>> surfaceduglobe , et qui ruina modestement un libraire .>>
Cette
:
i
FRIMAIRE AN XIII. 417.
t
1
1
Π
Cette phrase rappelle et l'abbé Beaudeau et l'abbé Roubaud,
et même M. Turgot qui fit en grand, à la France , le
même mal que la Gazette économique fit dans les petites
propriétés de notre Franc-Comtois. En général , l'auteur
paraît ennemii né de l'enthousiasme et des manies dans
tous les genres ; et les traits qu'il décoche à nos prétendus
artistes comme à nos singuliers savans , vont tous au
but , en laissant à ceux qui en sont atteints la liberté de
cacher leur douleur , ce qui distingue la critique de la
satire.
Il y a souvent de l'originalité dans les réflexions géné
rales ; nous en citerons un exemple : 1 20 9
« Le lecteur aura remarqué que la poste n'arrive dans
* la ville dont il s'agit qu'une fois tous les huit jours : 1
» or , a t-il calculé l'énorme influence que cette seule par.
>> ticularité doit avoir sur l'esprit des habitans ? N'est-il
>> pas évident que dans les lieux où les nouvelles arrivent
>> tous les jours , la mobilité des esprits et la légèreté des
>>jugemens en sont la suite inévitable ? Si la résidence
>> de la famille qui m'occupe est si riche en bon sens et en
>> mûres réflexions , qu'elle en rende grace à la lenteur
>> de son messager. A Paris , on pense a la journée ; et
>>dans le Jura , on pense à la semaine. La proportion de
>> sagesse est de huit à un. Je le dis sans rire , quand on
>> entreprendra tout de bon la guérison des têtes françai-
» ses , la première précaution à prendre sera d'enrayer .
>>>la poste. » , ме
Je serais volontiers de l'avis de l'auteur ; mais avant de
prendre ce parti qui peut avoir de graves inconvéniens
dans un pays.commerçant , il y a un bon moyen qui
dépend entièrement de ceux qui ont quelqu'influence sur
l'opinion publique ; c'est de se persuader que ce qui se dit
dans tel ou tel salon n'est pas un sujet de conversation
Dd
ce
418 MERCURE DE FRANCE ;
pour la France ; or , chez nous , on ne connat qu'une
manière d'arrêter un petit bruit, c'est de le rendre général;
et chaque matin on voit dans les journaux la réfutas
tion d'un fait dont on n'aurait jamais entendu parler......
sans la réfutation , dont le résultat est qu'on s'occupe
partout pendant huit jours d'une anecdote vraie ou fausse
qui jusqu'alors n'avait guère occupé que les coteries intéressées.
i
+
Les raisons que chaque personnage de la Famille du
Jura se donne pour venir assister aux fêtes du couronnement
, et les motifs de ceux qu'ils rencontrent dans les
auberges sur la route , rappellent les bienfaits sans nombre
que nous devons au gouvernement protecteur qui a jeté
les, fondemens de sa durée dès le 18 brumaire. L'émigré
rentré, le prêtre revenu des déserts mortels de laGuyanne ,
le négociant lyonnais, les soldats mutilés au servicede la
patrie , les partisans nombreux de l'unité du pouvoir
n'ont qu'à énoncer leur opinion pour la faire applaudir;
aussi l'auteur n'établit-il à leur égard aucune discussion.
Le patriote énergique ( bon enfant, puisque pour se mettre
à la hauteur il n'a rien oublié, excepté de faire du mal)
est le seul qui discute son assentiment au retour vers les
anciens principes; et la manière dont il prétend prouver
qu'il n'a jamais varié dans son opinionest tout-à-fait plaisante.
Il veut bien terminer la révolution , mais il ne veut
pas la détruire; ce qui en bon français signifierait qu'il
veut bien qu'on réédifie pourvu que l'on admire lesdémolitions.
Au reste , il ne faut pas presser de trop près ceux
que l'on veut convertir en politique , car on doit à l'Etat
compte de saconduite et non de ses opinions ; etquiconque
se soumetpar le fait n'est pas obligé d'expliquer les motif's
de sa soumission , sur-tout lorsque cette explication ferait
souffrir sa vanité.
1
FRIMAIRE AN XIII. 419
S
Dit
1
1
-
Cette indulgenee que nous professons , et qui est de rigueur
toutes les fois qu'un homme ne met pas sa vanité
en opposition avec les intérêts de l'état , cette indulgence
se retrouve dans chaque page du volume que nous annoncons.
L'auteur loue le courage des émigrés qui ont combattu
sous les anciennes enseignes françaises , et non sous
les drapeaux de l'étranger; il parle des malheurs de la dera
nière famille régnante avec ce respect dont l'antiquité nous
a laissé de si beaux modèles , en expliquant par la fatalité
les fautes des grands tombés dans l'infortune . En effet , le
système du fatalisme , absurde aux yeux de l'homme instruit
,devient admirable quand il sert à couvrir les torts
de ceux dont la destinée est accomplie. De cette manière ,
l'auteur n'a payé le tribut aux malins qu'en généralisant
la satire , en la faisant tomber sur des manies étrangères
à lapolitique; il a fait preuve d'un véritable talent en con--
ciliant toutes les opinions qui nous ont tant agités, en les
confondant dans une seule pensée qui en effet réunit tous
les intérêts : garantie contre le passé , stabilité pour l'avenir
. Mais faire d'une pensée aussi sérieuse le sujet d'un
roman, tout dire en évitant l'ennui des discussions , nous
le répétons , c'est un tour de force qui ne pouvait être exécuté
que par un homme de beaucoup d'esprit , et d'un
esprit éminemment françaio: aussi le succès de ce roman ne
sera-t-il pas dû entièrement au fond du sujet. Racine et
Pradon ont traité Phèdre ; et en littérature comme en
politique , il ne suffit pas d'être servi par les événemens ,
il faut encore savoir en tirer parti.
FIÉVÉE.
Dda
1
420 MERCURE DE FRANCE ,
Suite des Observations de Métastase sur les. Tragédies
et Comédies des Grecs.
PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ. ( d'Eschyle. ) 1
Il est difficile de caractériser un drame aussi fantastique
et aussi extravagant.
La scène est en Scythie , sur un horrible rocher.
La Force et la Violence ordonnent, au nom de Jupiter,
à Vulcain , d'enchaîner sur cette roche Prométhée , pour
avoir trop éclairé les hommes. Vulcain exécute cet ordre
avec une forte répugnance , et non- seulement des chaînes
de fer chargent le malheureux Prométhée , mais il est encore
attaché à la roche fatale aves des clous de diamant
qui lui traversent la poitrine. Les acteurs se retirent.
Prométhée blasphéme la tyrannie de Jupiter.
i
Cependant les filles de Téthys , portées sur les aîles des
Vents , viennent former un choeur. Elles annoncent , du
fond de leurs grottes marines , qu'elles ont entendu les
coups de marteau , et qu'elles apportent des consolations
au patient : elles lui demandent la cause de sa disgrace.
Prométhée , dans la situation commode où il se trouve ,
Jeur raconte prolixement le bien qu'il a fait aux hommes.
Il dit que Jupiter a usurpé le royaume de Saturne ; que
c'est un tyran qui sera détrôné par un autre dont le nom
lui est connu , mais qu'il veut garder secret .
Pl
2
Le choeur lui donne des avis qu'il refuse d'écouter. Sur
ces entrefaites , l'Océan arrive monté sur un animal aîlé ,
dont on ne trouve , ni le nom , ni la description. L'Océan
plaint Prométhée et lui offre sa médiation. Elle est rejetée.
Après un babil réciproque , l'Océan s'en retourne
comme il était venu. Le choeur se lamente , conseille
FRIMAIRE AN XIII. 421
mais inutilement : il est interrompu par un acteur grotesque
, c'est-à- dire par Io , fille du fleuve Inachus , sous
la forme d'une vache furieuse. Prométhée , en dépit du
clou qui lui perce la poitrine , a la curiosité d'apprendre
les malheurs de cette vache. Celle - ci les lui détaille avec
beaucoup de talent , et par reconnaissance le patient lui
dit la bonne aventure. La vache entre en fureur et s'enfuit.
L'opiniâtre Prométhée continue ses blasphémes ;
lorsque Mercure paraît , le somme au nom de Jupiter ,
d'indiquer celui qui doit détrôner le souverain de l'Olympe ,
et le menace de catastrophes nouvelles s'il refuse de déférer
à cet ordre .
؟
Prométhée rit de la menace , insulte Jupiter et son messager.
Le ciel , à l'instant , s'obscurcit , les nuages s'accumulent
, l'éclair brille , la foudre éclate . Prométhée se
récrie , invoque sa mère Thémis , ce qui termine la tragédie.
Le père Brumoy ne veut absolument pas qu'Io vienne
sous la forme d'une vache ; mais Eschyle l'appelle au
vers 590 ..... bubulis prædita cornibus , et au vers 675 ....
cornute . Le Scolieste, au vers 1090, l'explique de même.
Il était difficile qu'un homme cloué à un rocher où il
reçoit des visites , ne gardât pas l'unité des lieux ;
néanmoins Brumoy trouve Eschyle admirable dans l'invention
de cette unité. N. L ...
Avis. - M. Rondonneau , propriétaire du Dépôt des
Lois , rue Saint-Honoré , nº 75 , près Saint-Roch , avec
une entrée par la rue de Rivoli , donnant sur les Tuileries ,
vient de donner un accroissement considérable à cet établissement
, l'un des plus utiles qui existent àParis . Il
contient aujourd'hui six vastes salles.ovebaripientias
L
3
422 MERCURE DE FRANCE ,
Dans la première , destinée pour la lecture des journaux,
est placé le buste de l'Empereur sous un arc de triomphe;
Des inscriptions rappellent les événemens les plus memorables
de sa vie , et les noms des braves qui ont partagé ses
travaux. On y trouve les noms de tous les membres de la
légion d'honneur.
La seconde salle contient une collection de tout ce qui
a été publié de plus curieux relativement à la révolution ,
depuis son origine ; une bibliothèque de littérature , de
sciences et d'arts .
La troisième , une bibliothèque de législation et de jurisprudence.
:
La quatrième et la cinquième , le dépôt des répertoires
etdes tables de toutes les lois , de tous les livres , de tous
les objets qui sont en vente.
Dans la sixième , on trouvera pendant la durée des fêtes
du couronnement une exposition de tableaux et d'objets
d'art de la composition d'artistes distingués .
Le prix de la souscription pour MM. les députés au couronnement
est de 5 fr. , pour tout le temps de leur séjour
àParis. Il leur sera délivré gratis un MANUEL IMPERIAL ,
dans lequel se trouveront entr'autres choses les lois relatives
à la dignité impériale , un précis des époques cé
lèbres de la révolution. Un répertoire des autorités constituées
, des administrations, des monumens les plus dignes
de fixer l'attention , avec l'adresse des personnes et des
choses. On y trouvera un médaillon destiné à l'inscription
du nom de chaque député.
On souscrit à ce Dépôt pour le recueil des lois, discours,
rapports et opinions imprimés par ordre du corps législatif,
Le prix de chaque volume , de 400pages , estde 5 f. , et6 f.
25 c.franc de port. On peut souscrire pour deux ou un plus
grand nombre de volumes à la fois. Les projeta de lois et
FRIMAIRE AN XIII. 423
ر
lesdiscours , imprimés séparément, coûteront 30 cent, la
feuille ,20 lademi- feuille , to le quart de feuille .
SPECTACLE S.
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE
(ci-devant Feydeau. )
Le Chevalier d'industrie.
On peut et l'on doit mettre sur la scène des êtres immoraux.
Les plus illustres d'entre les auteurs dramatiques , anciens
et modernes , en ont donné l'exemple ; et un drame
donttous les personnages seraientides Socrate ou des Caton,
pourra it bien endormir les spectateurs . Le contrastedu vice
ajoute à l'éclat de la vertu : mais il y a des vices si bas
qu'ils inspirent le dégoût , et ceux-là ne doivent pas être exposés
aux yeux du public , ou du moins ceux qui en sont
entachés ne doivent point être les héros d'une pièce de
théâtre : tout au plus , peut-on les placer dans un petit
coin du tableau (1 ) . Si quelques bons auteurs se sont donné
une plus grande licence, ils ont eu tort , et ce n'est pas en
cela qu'il faut les imiter. Onpeut même observer , à leur
décharge, que c'est presque toujours à des valets qu'ils ont
attribué des tours ou des projets d'escroquerie, Ce n'est
guère que depuis la révolution qu'on a vudes chefs de brigands
et des escrocs donner leur nom àdes ouvrages dramatiques.
Au reste, cen'est pas ce défaut de convenance qui a fait
(1) Je pense qu'il en est de même des romans. Les Mémoires du
comtede Grammont me choquent encore plus qu'ils ne m'amusent
Un tel nom ne devaitpas être prostitué.
f
4
424 MERCURE DE FRANCE ;
éconduire le Chevalier d'industrie. Nos moeurs sont si ai
sées , qu'on ne s'arrête point à de semblables bagatelles : on
aurait pu souffrir l'immoralité , on n'a pu résister à l'ennui ;
c'est là pour les auteurs le crime irrémissible. Le plan ne
valait rien , et l'exécution était bien pire.
C
Madame de Mersanges , jeune veuve , se cache sous le
nom de Joséphine ; elle est à Paris , dans l'hôtel de l'Univers,
à la suite d'un procès. Saint-Léon , logé au même
hôtel , en devient amoureux. Cette passion ne convient
point aux intérêts de Préval , qui s'est lié avec lui , qui en
quatre jours lui a escroqué mille louis au jeu , et compte
bien lui enlever toute sa fortune. Pour rompre cette liaison
amoureuse , il dresse deux batteries . D'un côté , il persuade
à Saint-Léon que Joséphine est d'une humeur très-accommodante
, qu'il a eu avec elle d'anciens arrangemens , et
qu'elle consent à ce qu'il l'enlève. ( Qu'est-il besoin d'enlèvement
avec une pareille femme ? )
:
De l'autre, il dit à Joséphine que Saint-Léon a le projetde
l'enlever . Pour le faire échouer, il lui propose de la faire conduire
dans une maison décente et sûre : Joséphine a démélé
les intentions du fourbe; el'e feint d'en être la dupe , et consent
à ce qu'il propose. Préval fait en sorte que Saint-Léon
soit témoin de la fuite de sa maîtresse. Celui-ci en est
au désespoir. Au plus fort de son emportement , elle paraît
avec un vêtement plus riche que celui qu'elle avait le matin.
C'est la femme de chambre qui a été emmenée. Préval,
démasqué , sort en proférant des menaces , et les amans se
marient suivant l'usage.
Un valet de Saint-Léon était d'intelligence avec le chevalier
d'industrie pour dépouiller son maître : cette basse scélératesse
a semblé encore plus dégoûtante que celle du principal
escroc .
Ce mauvais canevas n'était couvert par aucune beauté de
FRIMAIRE AN XIII . 425
-
détail. Au contraire , la broderie le faisait paraître encore
plus défectueux . Dans une scène où Préval témoigne à Joséphine
l'impatience de la posséder , elle objecte que son père
lui destine une autre épouse. « Jamais elle ne m'appartiendra
. La connaissez-vous ? Je l'ai vue une fois ; je
ne l'ai presque pas regardée. - Vous avez eu très-grand
tort : vous deviez du moins l'envisager. « Qui croirait que
c'était Joséphine elle-même qu'il avait ainsi dédaignée , et à
laquelle il avait fait si peu d'attention , qu'il ne la reconnaissait
pas ? Cette double invraisemblance a révolté.
On a trouvé aussi très-mauvais le jargon de tripot dont
Préval se servait pour enseigner àSaint-Léon lemoyende s'enrichir
au Trente etUn. Regnard a cependantemployé quelques
termes de jeu , et Molière , dans son Facheux , en racontant
un coup de piquet inattendu , a fait un petit chefd'oeuvre
de narration . Ce sont donc moins les termes d'argot
dont s'est servi le chevalier que leur accumulation ,
le mauvais emploi qu'il en a fait, et la longueur de la
leçon , qui ont déplu. Pendant une scène entière il n'a été
question que de rouge, de noire, de gagnante , de paroli ,
de masse en avant, de martingale; langage heureusement
inconnu à plus d'un auditeur et à plus d'un lecteur. Quelqu'un
, qui le comprenait fort bien, s'est écrié dans un mou.
vement d'impatience : « Voilà une vraie martingale (1 ) de
>> sottises. » Le talent de madame Scio , l'intérêt qu'elle
inspire , la belle voix de Martin , la naïveté de mademoiselle
Pingenet , le naturel piquant de madame Gontier , le jeu
très- animé de Jausserand , quelques morceaux agréables de
musique , ont cependant soutenu le Chevalier jusqu'à la fin ;
mais alors on lui a , d'une manière équivalente , intimé
l'ordre de ne plus reparaître , et l'auteur a eu le bon esprit de
ne pas s'obstiner à le reproduire .
(1) Progression croissante , et toujours double.
C
426 MERCURE DE FRANCE ,
Onditque la musique est le coupd'essai de deux jeunes
gens. On regrette qu'ils aient travaillé sur un sujet aussi
ingrat; on ajugé qu'ils promettaient. Je n'ai pas oui, ou
n'ai pas remarqué ces deux vers incroyables cités dans
un Journal :
J'ignore quel est ledestin
Que le sort medestine.
J'ai retenu ceux-ci qui sont de la même force :
J'en fais l'aveu ,
J'aime avec ivresse
Et l'amour et le jeu..
Et ceduo chanté par Martin et madame Scio :
Jevous joindraidans le salon.
-Ah ! monsieur , que vous êtes bon !.
Quand on peut se résoudre à faire de la musique sur de
telles paroles , la première chose dont on devrait s'occuper ,
ce serait de les couvrir si bien qu'il fût impossible de les
entendre.
ANNONCES.
Guide de l'officier particulier en campagne ; par M. Cessac-
Lacure, conseiler - d'état , président de la section de la guerre ,
membre de l'Institut national etde plusieurs sociétés savantes , grand
officier de la légion d'honneur , gouverneur de l'école polytechnique.
Nouvelle édition , revue et augmentée , avec l'agrément de l'Auteur;
par M. Mellinet adjudant - commandant , et sous - inspecteur aux
revues, Deux vol . in -8°. , avec 18 planches . Prix : 12 fr. , et 15 fr. par
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Abrégé de l'Histoire de Russie , depuis son origine jusqu'à
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élémentaire , destiné àTinstruction de lajeunesse, par l'abbé Périn
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célèbres médecins étrangers , avec la critique des traitemens institués
selon les théories adoptées et suivies en France par les médecins ce
FRIMAIRE AN XIII. 427
ce pays les plus ſamés; parune société de médecins français et étrangers.
Cet ouvrage paraît le premier de chaque mois , à dater du premier
vendémiaire an XII. Chaque numéro est composé de cina à six
feuilles in-8°. , avec figures lorsque les matières l'exigent . AParis ,
chez Allut, imprimeur-libraire , rue Saint - Jacques, n . 61 , vis-à-vis
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Le prix de l'abonnement, pour l'année , est de 12 fr. pour Paris ,
et de 16 fr. par la poste. Les trois numéros réunis formeront un vol.
de 250 à 300 pages. Les douze premiers numéros , complétant 4 vol . ,
sevendent 14 fr. pour Pars, et 18 fr. 50 cent. par la poste.
Méthode pour entendre grammaticalement la langue latine
sans connaître les règles de la composition; par L. Gauthier ,
cette épigraphe :
avec
<<Par quel étrange raisonnement s'est-on
→ avisé de rendre lourd et difficile ce que la
>> nature a cu soin de rendre aisé et expéditif ? »
Deux vol. in- 12 . Prix : 5 fr. cartonné, et 4 fr. par la poste. AParis ,
chez l'Auteur , rue de Grenelle- Saint - Germain, nº. 1121 ; chez
Antoine-Auguste Renouard , libr. , rue Saint-André-des-Arcs, nº. 42 .
Cesdeuxvol. forment les tomes onze et douze du cours complet de
jeux instructifs du même auteur .
Moyens d'exécuter le projet d'embellissemens pour Paris ,
considéré sous les rapports de la politique et de ladministration publique
; dédiés à la nation française , au mois de germinal an XII ;
par Stanislas Mittié, ancien receveur-général des domaines .
Le meilleur gouvernement est
celui qui est le mieux administré.
Prix: 1 fr. 25 c. et 2 fr. en papier vélin. 1
AParis, chez Desenne, libraire, palais du Tribunat , n. 2 ; l'Auteur
, rue du Doyenné , n . 15 , près les galeries du Louvre.
OEuvres choisies de Saint-Evremont , faisant suite aux Euvres
choisies de Saint Réal , et précédées d'une notice sur la vie. le
caractère et les ouvrages de Saint-Evremont ; par H. L. M. Des
Essarts. Un vol. in- 12. Prix : 2 fr. et a fr. 50 cent. par la poste .
A Paris , chez H. L. M. Des Essarts , libraire , rue du Théâtre-
Français ,nº. 9.
Voyage dans les quatre principales îles des mers d'Afrique ,
fait par ordre du gouvernement , pendant les années IX et X de la
république ; avec l'histoire de la traversée du capitaine Baudin , jusqu'au
port Louis de l'île Maurice ; par J. B. G. M. Bory de Saint-
Vincent, officier d'état-major , naturaliste en chef sur la corvette le
Naturaliste, dans l'expédition de découvertes commandée par le capi
taine Baudin. Trois vol. in-8" . de 1550 pages , imprimés sur carré
superfind'Auvergne , avec un vol. grand in-4°. de 58 planches , dont
plusieurs sur grand-aigle, dessinées sur les lieux par l'Auteur , et gravées
entaille-douce parAdam Blondean , Fortier , Dorgez, B. Tardieu
, etc ; coutenant des cartes, géographiques et physiques , des
vues marines , sites, animaux, plantes , minéraux , voloans. Prix: 48 fr .
avec l'Atlas cartonné , et 56 fr. parar da poste poste.En papier velin , go fr .,
sans le port. 31
20. AParis , chez F. Buisson , impr. libr. , rue Hautefeuille, nº.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Frétres Saint- Germain-lAuxerrois , nº 42.
428 MERCURE DE FRANCE,
NOUVELLES DIVERSES. :
Isles-sous-le- Vent. Une tempête , qui a duré trois jours
dans ces parages , y a fait périr 274 vaisseaux ou bâtimens
appartenans à diverses nations , mais sur-tout aux Etats-
Unis d'Amérique .
De 10 à 12000 personnes qui habitaient Gibraltar ,
il n'en reste pas 1000. Les troupes ont perdu 500 hommes.
Des bords du Mein. La solennité qui doit avoir lieu à
Vienne au sujet de l'hérédité de la dignité impériale dans
la maison d'Autriche , est décidément fixée au 8 décembre.
- L'électeur de Bavière , qui s'était proposé de se rendre
à Paris pour le sacre et le couronnement de l'Empereur
des Français , en est empêché par la grossesse avancée de
madame l'électrice. S. A. E. y sera représentée par M. de
Mongelas , son premier ministre.
-Nos politiques répètent que la constitution de la république
Italienne est sur le point de subir de grands
changemens .
-On mande de Rotterdam que le comte d'Artois , sous
le nom du comte de Ponthieu , est arrivé à Yarmouth ,
venant de Calmar. Il était accompagné du chevalier de
Puységur et de l'abbé de Latil.
- Des mouvemens insurrectionnels ont éclaté en Irlande
, et une gazette ministérielle donne à entendre que
des réunions de mécontens continuent d'y avoir lieu. Le
gouvernement a besoin de la plus grande vigilance pour
ymaintenir la tranquillité. - Le parlement est prorogé
jusqu'au 3janvier. - On a lu , dans un conseil tenu dernièrement
, un manifeste adressé aux puissances de l'Europe
, touchant l'arrestation de M. Rumbold à Hambourg .
On ignorait probablement alors qu'il était déjà relâché ,
grace à la médiation du roi de Prusse.
PARIS
LES ON DIT.
Sterne a fait , dans son Voyage sentimental, la découverte de certains
degrés de comparaison qui ont lieu dans notre langue , pour
marquer différentes nuances d'étonnement . Les trois mots on dit , on
parie, on assure ont également entr'eux la valeur du positif, du com.
paratif et du superlatif. lis s'emploient tantôt d'après le degré de
1
FRIMAIRE AN XΙΙΙ . 429

al
500
D
16
probabilité d'une nouvelle , tantôt d'après le degré d'importance que
s'attribue celui qui la rapporte , quelquefois même d'après les lieux où
elle se répand. Ainsi , on dit au café , on parie à la bourse , on assure
dans les bureaux. Les différens quartiers de Paris suivent cette
subordination : on dit au Marais , on parie à la Chaussée d'Antin ,
on assure aufaubourg Saint- Germain, et même au faubourg Saint-
Honoré.
Detoutesces formules , la plus perfide c'est la première,parce qu'elle
appartient à la fois à la sottise et à la finesse , à la bonhomie et à laméchanceté
, à la naïve crédulité et au mystère artificieux. Quand on dit,
on ne laisse aucun gage ; quand on parie, on laisse au moins celui de
quelque argent; quand on assure , on expose un peu une réputation
de sagesse ou de véracité. Eclaircissons ceci par des exemples :
On a dit que les jésuites reviendraient en France. De bonnes gens
ont parié pour ou contre sur ce retour . Puis , on a assuré , et l'on sait
maintenant qu'ils ne reviendront pas. Quelques sots ont dit : « On va
>> créer une nouvelle noblesse à laquelle on appliquera les vieux
» titres de laféodalité. » Quelques homines plus dangereux que des
sots , ont presque dit : Je le parie. Des hommes d'un flegme désespérant
se sont contentés de répondre : La nouvelle est absurde.
Le sénat s'est assemblé . On a dit qu'on allait ajouter aux dispositions
du dernier sénatus-consulte. On a appris que le sénat avait vérifié
les votes sur l'hérédité ; et tout le monde convient aujourd'hui que .
la majesté des lois fondamentales d'un grand empire consiste dans leur
immobilité.
3
Le corps législatif va s'assembler . Comme on est prompt à s'occuperde
mille projets qui n'occuperont l'attention ni du corps législatif
ni du conseil-d'état ! Jamais les auteurs de projets ne se crurent plus
dispensés d'inventer. Autrefois ils disaient : On va créer. Ils disent,
aujourd'hui : On va rétablir; et pourtant , quoi qu'ils en disent , on
crée, et l'on ne rétablit point. Le chef de la quatrième dynastie ne
s'appuie point sur les colonnes brisées de la troisième. Ce qu'a trouvé
une vieille sagesse , se modifie encore par des lumières nouvelles. Les
institutions essentielles à une monarchie prennent un nouveau caractère
, quand elles sont appliquées à une monarchie représentative .
On rappelle la magnificence , on bannit la profusion. Les récompenses
accordées au mérite ne forment point d'exclusion pour le mérite
quis'annonce , et qui bientôt aura des droits à réclamer. Lalégion
d'honneur n'a point d'analogie avec une noblessefoodale , comblée de
priviléges . Les cours de judicature auxquelles ont peut encore ajouter
de l'éclat , n'ont rien de commun avec les parlemens , qui achetaient
le droit de juger le peuple et le roi . Les droits réunis n'ont rien de
commun avec la gabelle et les corvées .
Je conclus de ces observations , que chaque fois qu'on dit : « On va
>> rétablir les anciens offices , de vieux titres, d'odieux priviléges,
>> des impôts plus odieux encore , » il y a mille probabilités pour
parier et mille faits pour assurer que le gouvernement voit avec mépris
ces chimères inventées par la mauvaise foi et répétées par la sottise.
J'ai souvent ouï dire qu'il était question de lois , de projets , d'établissemens
qui pourraient faire souffrir la classe la plus active de la
société delà naissaient encore de frivoles gageures , mais d'impor
tantes spéculations parmi une classe qui a une activité d'un genre
1
430 MERCURE DE FRANCE ;
1
2
moins utile. J'ai appris ensuite que ces projets étaient tombés, et j'ai
entendu assurer que dans de telles discussions , l'intérêt du peuple
n'était jamais mieux défendu que par le chef de l'empire.
-Un rapport imprimé du grand procureur-général
impérial , M. Regnaud, de Saint-Jean d'Angely , du 24
brumaire , apprend que deux frères , Daniel et Charles
Thum, entretenaient une correspondance criminelle avec
M. Taylor , plénipotentiaire anglais près l'électeur de
Hesse . Il n'y était question de rien moins que definir ,
parun seul coup frappé sur la personne de S. M. I. , pendant
son voyage dans les départemens réunis , ce que
MM. Thum appelaient tous les désastres. On devait soulever
tout le pays conquis. Charles Thum , trahi par son
frère , a été arrêté , est convenu de tous les faits démontrés
d'ailleurs par ses papiers qui ont été saisis , et les let
tres originales de M. Taylor.
-Le présent destiné par la ville de Paris à S. M. I. ,
est, dit-on , un surtout de table en vermeil ,du plusgrand
prix, et en forme de navire.
-S. M. I. est partie pour Fontainebleau , jeudi 1
frimaire. Le pape y devait être le lendemain. S. S. ne sera
àParis , avec l'empereur , que le 6 ou le 7.
-L'électeur archi-chancelier de l'empire Germanique ,
est arrivé jeudi à Paris. Plusieurs princes de l'Empire y
envoientdes ambassadeurs extraordinaires .
-Les échafaudages construits dans l'église de Notre-
Dame contiendront de vingt - cinq à trente mille personnes.
La place des députations des départemens et de
l'armée , est fixée de manière qu'elles verront toutes l'Empereur,
dont le trône sera élevé à l'entrée de l'église .
M. de Fontanes est nommé , par S. M. , président
du corps législatif pour la prochaine session , qu'on croit
ne devoir commencer qu'après le couronnement.
Onvient de mettre en vente une nouvelle traduction
des OOEuvres de Virgile ( 1) , par M. Binet , Proviseur du
(1) OOEuvresde Virgile, traduction nouvelle ; par M. René Binet ,
proviseur du Lycée Bonaparte , ancien Recteur de l'Université de
Paris , ancien professeur de littérature et de rhétorique à l'Ecole
Militaire , au collège du Plelessssiiss--SSoorr]bonne, à l'école centrale du Panthéon
; de la société libre des sciences , lettres et arts de Paris ; auteur
de plusieurs autres traductions. Quatre vol. in-12. Prix : 10 fr . , et
14 fr . par la poste
AParis, chez le Normant , rue des Prêtres S. Germ. -PAux., n. 43.
:
FRIMAIRE AN XIII 431
لا
هللا
1
Π
او
lycée Bonaparte, et ancien Recteur de l'université deParis.
Le nom du traducteur , la réputation dont son ouvrage
jouissait dans l'école célèbre pour laquelle il a été composé
, ne nous permettent pas de douter que nous n'ayons
enfin une traduction vraiment classique des oeuvres du plus
grand des poètes latins. Quelques jours ne suffisent point à
P'examen,d'un pareil travail; aussi ne pouvons-nous pas
encore en parler avec l'étendue qu'exige son importance;
mais en attendant , pour faire juger et de son utilité et de
son extrême difficulté , nous donnerons aujourd'hui un
court extrait de la préface. Nous pensons qu'on retrouvera
avee plaisir , dans les passages cités , ce ton de bonté à-lafois
simple et noble , qui n'appartient qu'à la vertu réunie
au talent , et qui fait le charme des écrits de Rollin , dont
M. Binet fut un des plus dignes successeurs. On va juger si
eet éloge est mérité. « L'ouvrage que je livre aujourd'hui
>> à l'impression est une production de bien des années
> laquelle le temps n'a pas manqué pour arriver à sa ma-
>> turité. Puisse-t- il , par sa bonté , mériter le suffrage des
>> gens de goût , et servir à faire connaître plus parfaite-
>> ment l'auteur que j'ai osé traduire après tant d'autres ! A
,a
>> Sa première destination ne fut point de paraître au
>> grand jour ; il devait rester dans l'ombre des classes ou
>> il s'était formé peu à peu de ce que pouvait suggérer à
> un professeur attentif, dans des explications réitérées
>> par lui tant de fois , le desir naturel de faire valoir son
>> auteur , et de se faire valoir lui-même devant une jeu-
>> nesse intelligente , avide d'apprendre , et déjà capable ,
>> jusqu'à un certain point , d'apprécier l'un et l'autre.
« On trouve dans les commentateurs
>> beaucoup d'érudition , beaucoup de recherches savantes ;
>> mais ils discutent froidement , ils se combattent les uns
les autres , et se trompent souvent, chacun suivant leurs
▸divers préjugés. Il reste encore après eux à démêler ce
» qu'il y a d'utile et de vrai dans leurs jugemens et leurs
>> observations différentes . A qui s'adressser pour les rec-
>> tifier ou pour les concilier , si ce n'est à l'auteur lui-
« même , avec lequel on doit être assez bien familiarisé
>>pour lire en quelque sorte dans son ame , à force d'étu-
>> dier , et ses pensées , et la manière dont il a su les
>> exprimer ?
» Quant aux traducteurs , Virgile entre autres n'en a
432 MERCURE DE FRANCE.
>> pas eu jusqu'ici en France dont on fût pleinement satis
>> fait. Les meilleurs ont cru avoir fait beaucoup , en
> faisant mieux que leurs prédécesseurs ; les uns par une
>> fidélité plus scrupuleuse, les autres par un styleun peu
>> plus soigné. Sans les mépriser , j'ai eu mille occasions de
>> reconnaître que l'on pouvait mieux faire encore , et c'est
>> ce qui a produit , avec le temps , ce nouvel essai. >>>
On se rappelle que M. Binet, dans la préface de la traductiondes
OOEuvres d'Horace , s'étoit élevé contre les traductions
en vers . Sans répéter ce qu'il en a dit il ya vingt
ans, il annonce qu'aucune de celles qui ont paru depuis
dans ce genre ne l'a fait changer de sentiment. Après avoir
donné quelques nouveaux développemens à cette opinion ,
le savant professeur continue ainsi : ام
« Quoiqu'il en soit , c'est une traduction en prose que
>> je donne au public ; jj'' ai tâché d'y mettre non-seulement
» la plus grande fidélité possible , ce qui est le premier
>> devoir du traducteur ; non-seulement la pureté du langage
qui endoit être inséparable , mais même toute l'har
>> monie et toute la poésie de style , dont la prose est
>> susceptible .
» Je n'ai multiplié les notes , qu'autant qu'elles m'ont
>>paru nécessaires pour éclaircir les obscurités , pour faire
>> sentir auxjeunes lecteurs la justesse et la liaison des pen-
» sées , la finesse des allusions , les rapports de la fiction
» avec les faits historiques , et avec les loix et les moeurs
>> de l'antiquité. J'y aijoint l'analyse de différens morceaux
>> de l'Enéide , soit récits , soit discours. Tout aurait mé-
>> rité d'être analysé de méme ; mais il faudrait y employer
>> bien des volumes . Je n'ai voulu donner que des exem-
>> ples , laissant à la jeunesse un champ vaste , pour se li-
>> vrer d'elle-même à ce genre d'exercice , si propre à dé-
>> velopper l'intelligence et à former le goût.
>>C'est pour la jeunesse que j'ai travaillé pendant plus
>> de quarante années d'enseignement public, Dans le nou
» véau poste où la bienveillance de S. M. I. a daigné me
>> placer je m'applaudis et me félicite de pouvoir encore
me rendre utile à cet âge intéressant , dont l'instruction
» a été si long-temps l'unique but de mes travaux. Je con-
>> tinuerai donc de lui consacrer mes veilles ; et puisque,
>> les années , quoique déjà multipliées sur ma tête , me
>> laissent encore quelques forces , j'espère ne point ter-
>> miner ma carrière , sans lui donner quelque nouvelle
>> preuve de mon dévouement. »
ق
nt
(NO. CLXXVIII. ) 10 FRIMAIRE an 13.
( Samedi 1er Décembre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE る。
R.
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15
4
15
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"
ÉPITRE
A MONSIEUR FONTANES ,
Après une lecture du Jour des Morts .
J'AI lu..... Du Jour des Morts la pompe solennelle,
De l'éternel repos cette image si belle ,
M'ont frappé de terreur et d'attendrissement.
J'arrose ce papier des pleurs du sentiment.
Reçois d'un étranger ce tribut volontaire ,
Osublime Fontane , il ne peut te déplaire.
Déjà l'esprit séduit par ton style enchanteur ,
Je suis de ton tableau tranquille spectateur.
Je vois ces bois jaunis , théâtre de l'automne ;
J'entends des flots lointains la chute monotone.
Le vent s'enfle , frissonne , et balance en sifflant
De ces ifs dépouillés le dôme chancelant ,
E
434 MERCURE DE FRANCE ,
Etdu mouvant cristal sillonne la surface .
1
Les cloches d'un long bruit font retentir l'espace :
L'airain , les vents , les flots , tout l'univers d'accord ,
Annoncent sourdement la fête de la Mort .
Vers le Temple de Dieu le vieux pasteur s'avance ,
Et précède les pas de cette foule immense
De femmes , de vieillards et d'enfans attendris,
Qui vont pleurer leurs soeurs , leurs époux , ou leurs fils .
Sur leurs gonds à grand bruit les doubles portes s'ouvrent.
Les pompes du lieu saint à la fois se découvrent :
Ce lugubre appareil , ces cercueils attristans ;
Ces marbres , froids témoins des ravages du temps;
Ces tombeaux qui dans l'air montent en pyramides ;
Du frêle art des humains ces monumens solides ;
Du contour de la nef l'aspect religieux ;
De l'orgue inanimé l'airain silencieux ;
A travers les vitraux ce rayon doux et sombre ,
Perçant d'un faible jour le voile obscur de l'ombre ;
Tout annonce d'un Dieu la suprême grandeur.
Tout est Dieu pour qui sait descendre dans son coeur ,
Etde ces longs supports le front inaccessible
Semble opposer , au sein de ce calme paisible
La vanité de l'homme au néant de la mort.
Touché de ce spectacle , ému d'un saint transport, ..
Je marche vers la tombe où repose mon père.
Je m'approche , et déjà le marbre funéraire
Afrappé mes regards. O brûlant souvenir! 1
.1
Sentiment précieux qu'on ne peut définir !
Dans mon coeur embrasé quel changement rapide did
Moins prompt est à nos yeux l'effet de ce fluide ,
Qui par un tube oblong , sur un cristal porté ,
Fait éprouver au loin un choc précipité.
Oubliant aussitôt nos vanités frivoles ,
A l'auteur de mes jours j'adresse ces paroles :
<<O toi ! depuis douze ans que je pleure toujours ;
>> En qui j'ai tout perdu , bonheur, espoir, secours ;
4 FRIMAIRE AN XIII. 435
>> De qui je foule ici les cendres précieuses ,
>> Ecoute mes accens ; vois mes larmes pieuses ,
» Et , dans l'éternité si ces mots sont transmis ,
>> Apprends par ces accens à connaître ton fils !
>> De ta mort mon malheur doit dater sa naissance .
>> Je ne te dirai point combien dans mon enfance , ...
> Victime des revers , etjouet des destins ,
» Trop jeune pour souffrir , j'ai souffert de chagrins.
» Une secrète horreur enchaîne ma pensée ,
)) Etmet un triple frein à ma langue glacée .
>> Cependant par le sort sans cesse ballotté ,
>> Et d'écueils en écueils cent fois précipité ,
>> J'ai conservé toujours , à mon devoir fidèle ,
» D'un père vertueux l'encourageant modèle ;
» Et de tant de dangers si j'ai sauvé mes jours ,
>> Je te dois tout, mon père , et tout à ton secours.
>> Dieu justę ! je n'ai pu de ma bouche impuissante
>> Elever jusqu'à lui ma voix reconnaissante :
>> Trop jeune , je n'ai pu lui prouver tour-a-tour
» Mon timide respect et mon fervent amour ;
» Dieu juste , rends heureux mon bienfaiteur, mon père ;
>> Veuille acquitter pour moi la dette la plus chère :
» Son bonheur fait le mien , je vivrai tout en luibiя
>> Daigne écouter le voeu que je forme aujourd'hui ,
» Ombre auguste jamais si d'amorce du vice
>> Me conduit par degrés aux bords du précipice ;
>> Si mon coeur , s'enivrant de coupables succès,
>> Tombe de faute en faute et d'excès en excès ,
>> Et que dans mes fureurs cherchant une victime ,
» J'ose aimer la vengeance et projeter un crime....
>>> Ombre auguste ! apparais avant qu'il soit commis ,
>> Et fais tonner ces mots : arréte-toi , monfils. »
Quel frisson me saisit ! serait-ce une imposture ?
Quelle voix fait au loin entendre un sourd murmure ?
Je tremble , je regarde....Au milieu des tombeaus
Ee 2
1
436 MERCURE DE FRANCE,
1
Tout semble respirer le calme et le repos .
Je vois .... L'illusion a passé comme un songe......
Et mes yeux éclairés regrettent le mensonge.
O toi ! poète illustre ! à qui d'un court bonheur
Je dois , en ce moment, la consolante erreur ,
Accepte ce tribut pour tant de jouissance !
Si , dans l'expression de ma reconnaissance ,
J'abrège mes discours..... c'est pour relire encor ,
Pour relire centfois laféte de laMort.
J. St. KRAANE.
:
LE PAYSAGE.
IMITATION DE L'ANGLAIS DE WILLIAM SHENSTONE.
SAN'S aucun soin, sans nul desir ,
Naguère , aux lieux qui m'ont vu naître ,
Combien je goûtais de plaisir !
J'aimais à contempler cette scène champêtre ,
Etdans ces bosquets enchanteurs
Aprolonger mes rêveries ; t
Pour le nombre et l'éclat des fleurs
Rien, à mon gré , n'égalait ces prairies.
Couronné de bois toujours/verts
Dont le sommet perçant la nue
Bornait alors mon univers ,
Ce fertile coteau réjouissait ma vue.
:
D'un roc immense , à gros bouillons,
Cetteonde qui se précipite ,
A travers de rians vallons
Mon oeil charmé la suivait dans sa fuite.
Depuis un mois j'ai , par malheur,
Vu des bergères la plus belle ,
Et son image est dans mon coeur.
Je veux chaque matin courir, voler près d'elle;
31
ソン
F
:
FRIMAIRE AN XIII. 437
Mais, sur le chemin du hameau
Où vit l'incomparable Estelle ,
Cette rivière et ce coteau
Offrent tous deux un obstacle à mon zèle .
Ames yeux ils n'ont plus d'attraits;
Je les aimai , je les abhorre :
Ces flots si purs , ces bois si frais ,
Me séparent , hélas ! de celle que j'adore.
Vous aussi , qui de nos séjours
Parez l'intervalle funeste ,
Depuis un mois et pour toujours ,
Feuillage , fleurs , gazons , je vous déteste.
J. G. L. DE SAINT LÉGIER , ancien officier d'infanterie...
:
LE VERT ET LE BLEU.
FABLE.
IGNORANT l'art de la parure ,
En corset vert , jupon et souliers bleus ,
La bergère Philis , par cette bigarrure ,
Et plus encor par sa figure ,
D'un petit- maître avait fixé les yeux.
Il admirait ses traits , sa taille , sa tournure :
« Mais , disait- il d'un air et d'un ton dédaigneux ,
» Du bleu , da vert ! fi donc ! quel mélange odieux !
>> De ces couleurs la teinte jure..
La bergère l'entend et répond : « La nature
» En fait souvent , monsieur , un assemblage heureux.
>> Eh quoi ! dans nos bois la verdure .
>> S'unit- elle si mal avec l'azur des cieux ? A
>>> Dans mille fleurs dont j'orne ma coiffure ,
>> Bouquet bleu , feuille verte , offensent-ils les yeux ? »
- « Non , reprit- il ; mais qu'en veux-tu conclure ? »
« Que vos modes , monsieur , et l'art capricieux
>> Ne peuvent pas changer les lois de la nature . >>
COKERTVALANT.J
438 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGME.
Сомми Pallas , je nais armée;
J'ai le manteau de pourpre , et la couronne d'or.
Le soleil à vos yeux étale mon trésor ,
Et partout les zéphyrs portent ma renommée.
Sous le plus bel aspect des cieux
Naissent mes beautés souveraines
5 )
Que l'on voit s'élever sur la tête des reines ;
Mais n'en murmure point , je suis du sang des Dieux.
LOGOGRIPΗΕ.
LORSQUE des ennemis on annonce l'approche ,
Soudain , sur mes six pieds , je parcours tout le camp ,
Et je porte le trouble en ville comme au champ ,
Sans craindre qu'en cela j'encoure aucun reproche.
Veux- tu mieux me connaître ? aussitôt , cher lecteur ,
En retranchant mon chef, j'indique la douleur ,
Et me montre souvent aux yeux de l'indigence;
Si tu m'ôtes deux pieds , je sers à ta défense :
Enfin , tu peux en moi , trouver un instrument
Pour t'aider à franchir un fluide élément.
:
CHARADE.
Je suis couleur de verdure
Dans ce qui fait mon premier;
Quand je suis brillante et pure ,
Je ravis dans mon dernier;
Mais rarement je suis sûre,
Dans mon être tout entier.
Par P. ROQUE (de Brives ).
:
1
Le motde l'Enigme dudernier numéro est Lacet.
Celui du Logogriphe est Recueil, où l'on trouve écueil
Celui de la Charade est Mois-son.
"
14
FRIMAIRE AN ΧΙΙΙ . 439
DuGouvernementconsidérédans ses rapports avec
le Commerce ; par François - Louis - Auguste
Ferrier, sous- inspecteur des Douanes àBayonne.
Un vol. in-8°. de 400 pages. Prix : 5 fr. , et
6 fr. par la poste. A Paris , chez Perlet , libraire ,
rue de Tournon , nº. 1133 ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint Germain-
l'Auxerrois , nº. 42 , vis-à-vis le petit portail
de l'église.
DEPUIS long-tempsj'attendais un bon ouvrage
sur l'administration pour développer quelques idées
qui font partie des articles que j'ai promis sur la
philosophie moderne; je dois donc commencer
par des remercîmens à l'auteur de l'excellent volume
qui m'offre l'occasion de m'expliquer à cet
égard.
Un des caractères distinctifs de la littérature du
dix-huitième siècle , est de s'être livrée à des discussions
sur la politique , l'administration, les institutions
et les lois , et d'avoir fait entrer dans le
domaine de l'imagination des objets qui ne se décident
que par l'expérience. Les arts et la poésie
reconnaissent un beau idéal; celui-là n'est artiste
ni poète , qui ne sent pas toute la valeur de ce mot,
et qui croit avoir atteint le but lorsqu'il a servilement
imité la nature : en morale même , il y a un
beau idéal ; car qui peut fixer les bornes de la
perfection humaine ? Mais en politique et en administration
les faits seuls sont des vérités , et il
n'y a rien là pour l'imagination. Jusqu'au règne
de la philosophie , on ne parlait du gouvernement
et des peuples que dans les livres consacrés à l'histoire
; aussi ne croyait- on pas qu'ils dussent être
:
1
440 MERCURE DE FRANCE ;
brillans : on exigeait qu'il fussent instructifs , et
que l'auteur ne jugeât point avec les idées de son
siècle les faits et l'esprit des siècles précédens . Nos
livres sur l'administration , sérieux et en petit
nombre , étaient composés par des hommes qui ,
ayant occupé de grandes places , se contentaient de
Jaisser au public des mémoires positifs sur ce qu'ils
avaient fait et vu pendant qu'ils avaient été chargés
- des intérêts de l'état ; en un mot , tous les ouvrages
-de politique et d'administration écrits en France
jusqu'au milieu du dix-huitième siècle , considéraient
notre patrie , non comme un espace de terrain
habité par des individus, mais comme une
nation ayant des moeurs , des institutions , des lois ,
une religion , des rivaux , et un caractère.
Tout changea avec la philosophie : la France
fut traitée comme une abstraction , et l'on ne reconnutde
positifque les principes les plus abstraits.
On trouvait admirable qu'un homme en place sût
faire des couplets; mais on le sifflait impitoyablement
s'il voulait opposer aux folies nouvelles l'expérience
qu'il avait acquise par ses travaux. Défendait-
il le gouvernement ? il était partisan du despotisme.
Expliquait-il la marche de l'administration
? c'était un esprit faible, asservi par la routine
. Dès qu'il avait un titre pour s'occuper de ces
matières , on lui refusait le droit d'avoir une opinion
, à moins qu'elle ne fût contraire à ses devoirs :
dans ce cas, on le déclarait grand homme et partisan
des idées libérales. Le privilége de discuter
les intérêts des nations devint le partage de ceux
qui voulaient se faire un nom dans la littérature :
plus ils étaient loin des affaires , plus leur succès
était grand , car sur de pareils sujets on n'est jamais
plus affirmatif que lorsqu'on ne consulte que son
imagination ; et tel homine qui n'aurait pas été
capable d'être bailli d'un village , pouvait cepenFRIMAIRE
AN XIII. 44
1
P
8
ام
dant faire un petit plande constitution dans lequel
les lecteurs trouvaient toujours quelques bonnes
idées . A force d'orgueil et de puérilité la politique
tomba dans un tel avilissement , que les romans
même se l'approprièrent ; et depuis Télèphe et
Bélisaire jusqu'au Noir comme il y a peu de
Blancs , toutes les questions qui intéressent les
nations, toutes les sottises que nous avons depuis
entendu proclamer , tous les systèmes que nous
avons essayé de réaliser , avaient été traités pour les
laquais et pour les femmes-de- chambre par les
romanciers : c'est ainsi que la démocratie s'était
glissée dans toutes les têtes avant que la désorganisation
ne s'introduisît dans l'Etat. Réformer, juger
et condanner parut aux écrivains la plus sublime
des occupations : sans sortir de Paris , ils se mirent
à parcourir l'Europe en profonds observateurs.
Tout ce qui les frappait en bien , ils nous l'offrirent
de la meilleure foi du monde. D'une ignorance
entière sur les vrais intérêts de leur patrie, ils imitaient
ces gens qui ne savent leur langue que par
habitude: s'ils se mettent à étudier une langue
étrangère , ils sont tout émerveillés de voir qu'il y
a des règles qui en fixent la marché , et déclarent
aussitôt qu'elle est bien au-dessus de celle qu'ils
ont apprise sans savoir comment. Autant en est
arrivé à nos philosophes , lorsque , cherchant le
beau idéal de la politique , ils se sont mis à étudier
les nations étrangères dans les livres : en découvrant
la raison des choses qu'ils apprenaient ,
ils ont crié au miracle ; et comme ils ignoraient la
raison des lois et des institutions de leur patrie ,
toutes les comparaisons qu'ils ont faites ont tourné
à notre désavantage. Avec un peu plus de réflexion
ils n'auraient pas été étourdis de l'éloge que
tous les peuples de l'Europe font d'eux-mêmes , et
des reproches que leurs écrivains adressent aux
442 MERCURE DE FRANCE ;
Français : ne suffisait-il pas à ces nouveaux pen
seurs de remarquer un semblable accord pour
sentirque lanationdont on adoptait les usages et
la langue , dont on s'occupait sans cesse même
pour l'injurier , et qui ne répondait jamais à ces
attaques , jouissait d'une supériorité incontestable.
Mais on voulait absolument du neuf en politique :
nous en avons eu plus que nous n'en desirions ,
assez pour nous corriger. Malheureusement il n'en
est pas de même en administration; à cet égard
nous sommes encore tout anglais .
-
<< Avez - vous lu Smith , m'a-t-on dit souvent ?-
>> Non; mais je connais bien les Mémoires de
>> Sully.- Lisez Smith . J'ai étudié les ouvra-
>> ges de Forbonnais , qui rappellent souvent les
>> belles ordonnances de Colbert.-Lisez Smith.
>> - J'ai lu plusieurs fois l'Administration de la
>> France par M. Necker , ouvrage curieux par
>> les faits positifs , quoique écrit avec emphase.-
>>> Lisez Smith . -Soit. Mais quelle place a-t-il
>> occupée enFrance ?-Aucune; c'est unAnglais.
» -Eh bien! quelle place a-t-il occupée en Angle-
>>> terre ? -Aucune; aussi n'a-t-il pas écrit pour
>> son pays , mais pour l'Europe entière : lisez
>> Smith. » J'ai lu Smith , et j'ai été tout étonné
de sentir que je le savais déjà par coeur. En effet ,
tous les ouvrages sur l'administration qui ont paru
en France depuis quelques années , les dissertations
couronnées par l'Institut , les mauvais principes
développés en style plus ou moins mauvais , ne
sont que des commentaires , des imitations ou des
paraphrases de Smith. En Angleterre , par politesse
j'ai voulu parler de lui comme d'un génie , et les
hommes de bon sens se sont moqués de moi. Aussi
lorsque j'affirme que nous sommes encore tout
anglais dans nos livres sur l'administration , je ne
veux pas dire que nous soyions partisans de l'adFRIMAIRE
AN XIII. 443
7
t
1
1
6
1
!
i
ministration anglaise ; mais seulement que nos
beaux- esprits économistes ont pris pour législateur
suprême un Anglais qui n'a ni influence , ni
réputation dans son pays ; et que le ministère s'est
amusé un jour à faire commissaire des douanes en
Ecosse , positivement parce que son ouvrage entier
est dirigé contre toutes sortes de prohibitions , et
particulièrement contre les douanes. Smith a ac
cepté la place, pour montrer sans doute que le
beau idéal en administration ne doit régler la con,
duite d'aucun homme et d'aucun gouvernement.
S'il fallait prouver, même pour ceux qui croient
à la puissance des livres , qu'en administration
comme en politique il n'y a que les faits qui méritent
d'être comptés , je ferais remarquer que les
ouvrages de Sully ( 1) , de Forbonnais , de M.
Necker en France , de Davenant et de Stewart en
Angleterre , ouvrages qui reposent sur des faits ,
sont les seuls qui trouvent place dans les bibliothèques
, et qui survivent à tous les systèmes. Que
sont devenus au contraire les cent mille volumes
nésdeladoctrine économiquedu médecin Quesnay?
Que deviennent les innombrables dissertations qui
naissent chaque jour de la doctrine de Smith ? Ces
malheureux ouvrages systématiques , qui proclament
sans cesse les écarts de l'imagination comme
des découvertes lumineuses , tombent bientôt dans
l'oubli , quoiqu'ils soient sans cesse vantés à leur
apparition , En effet , les journalistes qui n'enten-
(1) Il est bon d'observer que les partisans exclusifs de l'agriculture
se vantent d'avoir Sully pour eux , tandis que les partisans exclusifs
du commerce le regardent comme un ennemi : le fait est que Sully
était étranger à tous les systèmes; qu'administrant après une longue
guerre civile , il devait naturellement ses premiers soins aux campagnes
dévastées ; et que confident des projets de son roi , il devait encore
renionter l'artillerie et former un trésor avant d'éveiller l'esprit de
connnerce. Les grands hommes sont pas systémaattiiqquueess;; mais les
petits esprits aiment à appuyer leurs systèmes sur quelques grands
noms,
ne
444 MERCURE DE FRANCE ;
dent rien, qui ne doivent rien entendre à l'administration
, se prêtent volontiers à recevoir d'un
ami de chaque auteur économiste les éloges qu'on
insère dans les journaux ; et c'est ainsi que les idées
les plus fausses s'accréditent sans qu'on puisse en
accuser personne. Le gouvernement regarde toutes
ces productions avec indifférence ; peut- être avec
mépris , sans se douter jusqu'à quel point sa marche
se trouve souvent embarrassée de la division
qui s'établit insensiblement entre l'opinion publique
et les principes de l'administration. Cette division
, sur laquelle tous les administrateurs pourraient
donner des renseignemens curieux , est déjà
portée si loin que nous avons entendu un membre
d'une de nos assemblées délibérantes , en votant
en faveur d'une loi nécessaire proposée par le gouvernement
, ajouter qu'il votait comme expérience
contre l'utilité de la loi. Comment , après de tels
aveux faits à la tribune , peut-on espérer que ceux
sur qui la loi doit frapper , et ceux qui sont chargés
de la mettre à exécution , la regardent comme
respectable ?
J. J. Rousseau a déployé toute son adresse ( et
il en avait beaucoup ) pour soutenir qu'un livre
ne pouvait jamais occasionner de commotions
dans un état , parce qu'on lisait pour soi , dans le
silence du cabinet , et que la tranquillité publique
n'avait rien à craindre des réflexions de lecteurs
qui sont sans cesse' isolés. Le sophisme est adroit.
J. J. Rousseau cependant savait mieux que personne
qu'un livre qui frappe l'imagination devient
aussitôt le sujet de toutes les conversations ; ceux
qui l'ont lu , le prêchent ; et comme toujours les
sots qui adoptent de faux principes vont plus loin.
que l'homme d'esprit qui les a posés , il en résulte
qu'un mauvais livre augmente en mal de toutes les
discussions qu'il fait naître,sans compter les imiFRIMAIRE
AN XIII. 445
1

1
1
1
tations qu'il produit ; car la littérature traîne à sa
suite mille affamés du besoin d'écrire , qui ne savent
jamais bien que ce qu'ils ont appris la veille ,
et fondent en conséquence leurs succès uniquement
sur les idées qu'ils trouvent en crédit. Cette observation
, d'une vérité malheureusement incontestable
, explique comment ceux qui ont voulu mettre
la philosophie en pratique ont été plus loin que
ceux qui l'avaient fondée en théorie , sans que pour
cela les maîtres soient en droit de renier les élèves .
Aujourd'hui le gouvernement a un système d'administration
aussi parfait que les circonstances le
permettent , et qui doit toujours s'améliorer puisqu'il
est fondé sur l'expérience , et d'accord avec
l'intérêt général de la France; mais il s'en faut
beaucoup que l'opinion publique en administration
soit aussi avancée qu'elle l'est en politique.
Dans cette première partie , les idées fausses dominent;
on ne rencontre que gens qui vous demandent
l'explication de résultats qui les étonnent,
parce qu'ils regardent les idées contraires comme
des vérités démontrées ; et où ont-ils appris ces vérités
? Dans les livres: hors de là elles n'existent pas.
L'ouvrage que nous annonçons ne pouvait donc
paraître dans des circonstances plus favorables .
Dès que l'économie politique est à la mode , qu'on
ne trouve plus d'hommes assez instruits dans une
matière pour oser avouer franchement qu'il en est
beaucoup surlesquelles ils n'ont aucune notion précise
, il était pour ainsi dire nécessaire de recommencer
à mettre les vérités administratives à la
portée de tous les esprits , en opposant sans cesse
l'expérience aux systèmes. M. Ferrier avait déjà
fait preuve de connaissances positives dans son
Essai sur les Ports francs (1); il est vrai que les
(1) Cet ouvrage se trouve chez le Normant
446 MERCURE DE FRANCE ,
écrivains anglo- économistes , qui n'admettent que
le beau idéal , l'ont récusé en lui reprochant d'etre
sous- inspecteur des douanes , tant ils sont persuadés
qu'il faut être étranger à l'administration pour
bien écrire sur l'administration. Quant à moi ,
j'aurai le courage d'en convenir , c'est positivement
parce que l'auteur est sous-inspecteur des douanes
que je me suis décidé à lire son ouvrage, certain
que j'y trouverais du moins quelques faits , et il ne
m'en eût pas fallu davantage pour être content.
Mais M. Ferrier a surpassé mon attente ; et j'ose
affirmer que ses lecteurs éprouveront le même
effet , malgré les éloges bien mérités que je me
plais à lui donner.
Ce volume embrasse tout le système commercial
de la France; le style en est pur , et d'une
clarté vraiment étonnante : il est impossible de
pousser plus loin le talent de la discussion , et
d'aborder les difficultés avec plus de franchise .
L'auteur a fort bien senti qu'aujourd'hui il y a
moins de vérités à établir que d'erreurs à combattre
, aussi attaque-t-il Smith'corps à corps; et
lorsque la lutte le fatigue , it oppose Smith à
Smith, montre deux hommes dans le même écrivain;
l'un qui dit , l'autre qui contredit ; l'un qui
observe , l'autre qui imagine ; l'un qui s'appuie sur
l'expérience , l'autre qui chancelle avec tous les
économistes ; l'un qui est clair et précis lorsqu'il
-est dans la vérité , l'autre qui est déclamateur et
-énigmatique lorsqu'il veut expliquer à ses lecteurs
une pensée dont il n'a paslui-même la conviction.
Il est toujours aisé de surprendre en contradiction
avec eux -mêmes les écrivains systématiques ,
parce qu'un système repose plus souvent encore
sur une vérité trop généralisée que sur une idée
absolument fausse ; mais c'est dans les principes
fondamentaux de sa doctrine que M. Ferrier pré-
1
FRIMAIRE AN XΙΙΙ. 447
1
1
F
S
sente Smith opposé à Smith , et cette partie de
son ouvrage en devient plus lumineuse et plus
piquante. Aussi doit- il s'attendre à voir la secte
anglo-économiste s'élever toute entière contre lui ;
car, ainsi que nous l'avons remarqué au commencement
de cet article , nos écrivains anti-administratifs
ne font depuis long-temps que paraphraser
l'écrivain anglais.
L
se
On doit rendre à M. Ferrier cette justice que s'il
a attaqué le maître avec vigueur , il a ménagé les
élèves parmi lesquels on compte des hommes estimables
par leur caractère , et respectables par les
places qu'ils occupent ; mais dans quelles erreurs
n'entraîne pas l'esprit systématique appliqué au
bonheur des nations ! Pour en prendre une juste
idée, il faut lire dans l'ouvrage le chapitre de la
Fraude. L'auteur y donne l'extrait du Mémoire
d'un negociant qui , impliqué dans une affaire de
contrebande dont les suites pouvaient être terribles
, puisqu'il y avait eu des hommes tués , ne
défendit devant les tribunaux qu'en abordant la
question de l'utilité morale de la fraude , et en
appuyant toutes ses raisons sur des ouvrages avoués,
imprimés , loués et vendus publiquement enFrance.
Nous citerons un passage copié fidellement ;
M. Ferrier a cru ne point devoir nommer l'auteur;
nous l'imiterons . « Si l'on venait à bout de
>> tenir rigoureusement la main à notre tarif , et
>> d'empêcher absoluinent la contrebande , les be
>> soins du consommateur seraient si loin d'être
>> satisfaits , les manufactures et les capitaux qui
>> les font, mouvoir seraient si incapables de ré-
>>> pondre à leur demande , que la crise la plus
» violente et peut-être le renversement de l'ordre
>> social devraient s'ensuivre d'une pareille ri-
> gueur et de l'état de dénuement où se trouverait
>> toute la France. » D'où il résulte qu'un con,
448 MERCURE DE FRANCE;
trebandier est un bon citoyen qui retarde le renversement
de l'ordre social; il tue des hommes ,
mais c'est pour éviter une crise violente ; il vole
l'Etat, il viole les lois , mais c'est pour que toute
la France ne tombe pas dans un état de dénuement.
Par ce seul exemple , qu'on juge dans quelles
inconséquences tombent nos écrivains anglicoéconomistes
, et quel accord règne entr'eux et
l'administration , entre leurs principes imprimés et
la probité. Leurs rêveries ne vont à rien moins
qu'à ruiner la France au profit de l'étranger.
Nous le répétons , s'il n'était pas à la mode aujourd'hui
de parler d'économie politique comme
de spectacles , nous appellerions savans ceux qui
n'ont jamais rien lu sur cette matière : à cet égard
ce sont les livres qui gâtent les idées. Un paysan
sait fort bien ce que c'est que l'argent ; un économiste
ne le sait plus : si vous l'interrogez , il vous
dira que c'est une marchandise ; et si vous lui
demandez ce que c'est qu'une pièce de drap, il
vous répondra que c'est un capital. Dans ce langage
mystérieux, les mots perdent et reprennent
leur valeur connue selon le besoin qu'a l'auteur
de violenter les expressions pour les ployer à ses
idées ; de sorte qu'en supposant qu'il s'entende
toujours lui-même , il reste du moinsprobableque
les lecteurs ne le comprendront pas souvent. Pour
les adeptes , ils entendent tout ; et cela est si vrai ,
qu'ils vont sans cesse expliquant de mille manières
differentes ce qu'ils ont d'abord compris ; de sorte
que plus les explications se multiplient , et plus
la confusion augmente. Croirait- on , par exemple ,
qu'un homme rempli de bon sens s'est amuse à
prouver que par travail non productif , Smith
avait toujours voulu dire le travail qui produit ?
M. Ferrier a débrouillé ce chaos , non en définissant
les expressions consacrées , mais en leur
rendant
1
FRIMAIRE AN XIII."
20
0
15

1
9
5
e
1
rendant touteleur valeur ; en prouvant par l'exemple
des administrateurs qui ont laissé des Mémoires
positifs que les mots, dans leur ancienne acception,
répondent à des vérités d'expérience , et que les
gouvernemens qui s'en sont servis jusqu'à présent
ne sont pas aussi bêtes que les beaux esprits économistes
essayent de le faire croire. De règle
générale , rien ne témoigne davantage en faveur de
la vérité d'une idée , que la facilité de l'exprimer ,
de la prouver dans des termes définis pour tout le
monde ; et ce talent distingue particulièrement
l'ouvrage de M. Ferrier. Il a encore un autre
mérite dont nous ne saurions trop le louer , c'est
un accord parfait entre les vrais principes de politique
et d'administration , et les principes éternels
de la morale. Jamais l'auteur ne s'écarte de son
sujet, et cependant il est peu d'idées fausses qu'il ne
repousse , peu d'idées vraies, qu'il ne trouve le
moyen d'appuyer. Nous regrettons que le défaut
d'espace ne nous permette point de citer les premières
pages du chapitre intitulé : De la France
et de l'Angleterre comparées dans l'esprit de leur
commerce; ce morceau est d'un esprit juste , d'un
bon écrivain , et d'un Français qui connaît
bien les bases de la prospérité de son pays. Peutêtre
y reviendrons-nous dans un autre numéro :
les livres dont on nous accable aujourd'hui sont en
général si mauvais, qu'il faut quelquefois retourner
sur ses pas pour trouver l'occasion de louer.
L'ouvrage de M. Ferrier est du petit nombre
de ceux dont un honnête homme desire le succès ;
il est si clair qu'il sera compris de tous les lecteurs .
Dans un moment où l'on fait de l'économie politique
un art mystérieux qui a son langage à part ,
on ne peut qu'applaudir à la publication d'un
livre qui rend à cette science tout ce qu'elle a de
positif, et avec lequel les ignorans qui ont si sou
Ff
450 MERCURE DE FRANCE ,
vent raison pourront enfin combattre avantageuseinent
les savans qui presque toujours ont tort.
FIÉVÉE.
De la Peinture, considérée dans ses effets sur les hommes
de toutes les classes , et de son influence sur les moeurs
et le gouvernement des peuples ; par Georges-Marie
Raymond, ex- professeur de géographie et d'histoire à
l'Ecole centrale du département du Mont-Blanc , actuellement
professeur de mathématiques , membre associé de
l'Académie de Nîmes , et correspondant de l'Athénée de
Lyon . Ouvrage qui a obtenu une mention honorable au
concours de l'Institut national , de l'an 6. Un vol. in-8°.
Prix: 2 francs 50 cent. , et 3 francs 25 cent. par la poste.
A'Paris , chez Charles Pougens , quai Voltaire , nº. 10 ;
et chez le Normant, imprimeur-libraire , rue des Prêtres
Saint-Germain- l'Auxerrois , n°. 42. :
DANS un discours académique on veut toujours présenter
des vues nouvelles ; fussent- elles hasardées et même
fausses , on les adopte pourvu qu'elles soient brillantes.
Si l'on était privé de cette ressource , on n'aurait le plus
souvent à développer que des vérités rebattues. Voilà un
des grands inconvéniens des questions proposées par les
académies ; souvent ces questions ont été résolues depuis
• plusieurs siècles : il est alors de toute nécessité que les
concurrens s battent les flancs pour trouver du nouveau ,
de l'original et du piquant. De la une multitude de paradoxes
et de redites qui rendent ces sortes d'ouvrages ou
dangereux ou insipides. De tous les discours qui ont été
couronnés sur la fin du dix-huitième siècle , et qui avaient
pour objet la solution d'une question politique ou morale ,
presque aucun n'est resté. Un seul a conservé long-temps

FRIMAIRE AN XIII. 45г
1
2.
ز
un grande réputation ; c'est celui de Rousseau sur les
sciences et les arts ; et l'on sait qu'il ne dut son succès
qu'a l'extrême bizarrerie des opinions de l'auteur ; opinions
qu'il n'adopta qu'à l'époque de ce concours , et qui décidèrent
pour toujours sa vocation philosophique. Cet
exemp'e , qu'il n'a pas été inutile de rappeler , prouve le
danger des questions oiseuses que la philosophie proposait
et propose encore quelquefois à l'inexpérience des jeunes
gens. C'estunmoyen presque certain de les éloigner pour
jamais des routes frayées par le bon sens et le goût .
,
La question que M. Raymond a traitée n'était pas susceptible
d'avoir de semblables résultats. Cependant
comme tout a été dit sur l'essence de la peinture et sur l'influence
morale qu'elle peut avoir , on devait présumer , ou
que les concurrens se traîneraient sur les traces des Dubos ,
des Winckelman et des Lessing , ou qu'ils s'égareraient
dans des théories nouvelles . M. Raymond n'a point évité
ce dernier écueil. Ses réflexions sur l'effet que produit la
peinture le conduisent à penser que cet art ne peut presque
jamais représenter le mouvement d'une action. ךי
Je ren-
>> contre , dit- il , sur la toile , le spectacle des élémens en
>> désordre et de la nature agitée ; je vois ailleurs des per-
» sonnages en action et tout le développement d'une
X1097 7
1960s
2116
((
action fugitive , et je me demande : est-il donc vrai
>> que la peinture puisse texprisher le mouvement ? est- il
» vrai qu'elle puisse faire: un récit, et qu'un tableau
>> devienne , pour ainsi dire , une des pages de l'histoire
>> du genre humain ? Qu'est-ce que c'est enDeffet
⚫ qu'une tempête muette , ou le spectacle d'une bataille,
>> qui se donne dans le silence ? .... Que dirons-nous de
>> ces corps peints au milieu de leur chute side ces cascades
>> destinées à représenter le mouvementsrapide et le fracas
➡des eaux qui se précipitent ? de ces hommes , deces ani-
Ffa
452 MERCURE DE FRANCE ,
> maux que l'on dit marcher ? de ces oiseaux qui volent et
>> qui paraissent pris dans les filets où ils sont retenus ? de
>> ces barques où l'on voit les pénibles et inutiles efforts
>> des rameurs ? »
En adoptant cette manière froide d'analyser les effets de
la peinture , on parviendra à décrier tous les grands
maîtres , et à enchaîner le génie de ceux qui peuvent leur
succéder. Les Batailles de Lebrun , et les Tempêtes de
Vernet paraîtront ridicules; le Déluge du Poussin choquera
la vraisemblance ; la Transfiguration même de
Raphaël ne pourra résister à cette critique. On ne saura
aucun gré à ce grand peintre d'avoir exprimé d'une
manière si miraculeuse la physionomie divine de Jésus-
Christ , et d'avoir rendu vraisemblable sa situation au
milieu des airs. On observera que c'est un corps immobile
qui paraît enchaîné ou pris dans un filet. Enfin , les
chefs-d'oeuvre de toutes les écoles , soumis à cette analyse
rigoureuse , n'offriront aux yeux du connaisseur philosophe
que des invraisemblances et des bizarreries. Ce
n'est pas ainsi que les arts d'imagination doivent être
jugés : on a dit souvent que l'esprit d'analyse leur était
contraire , et ne pouvait que les faire dégénérer ; jamais
onn'en offrit un exemple plus frappant.
1
2
Les vrais principes de la peinture ont été posés et développés
depuis long-temps : elle n'a point la ressource
des préludes et des préparations qui , dans la poésie ,
motivent les situations les plus violentes . L'action qu'elle
offre aux regards , absolument isolée , doit s'expliquer
•d'elle-même; les figures qui la composent ne doivent
point exciter la terreur et le dégoût , soit par des convulsions
, soit par des souffrances excessives . Ainsi , le
peintre et le poète , voulant exprimer la situation de PhiFRIMAIRE
AN XIII . 453
F
1

G
3
لا
*
t
loctète , se serviront de procédés tout différens : le poète
pourra augmenter par degrés les douleurs du héros et le
conduire jusqu'à l'excès du mal qui le tourmente : le
peintre l'offrira dans une attitude plus calme ; mais il ne
cherchera pas moins à faire sentir dans les traits de son
visage et dans les objets dont il sera environné , l'abandon
auquel il est livré , l'indignation dont il est animé et
les douleurs qui augmentent encore sa colère . La même
action pourra donc être exprimée par le peintre et par le
poète , pourvu que chacun se conforme aux règles de
son art. Lepoète se souviendra , quand il voudra peindre
une passion , qu'il sera jugé sur l'effet que produira successivement
chacune de ses idées ; le peintre n'oubliera
point que l'effet de son tableau dépendra presque du premier
coup d'oeil : l'un ne négligera rien pour graduer les
sentimens de ses personnages ; l'autre s'occupera exclusivement
à saisir un mouvement vrai et caractéristique .
Pour le peintre , le jugement précédera l'analyse ; pour
le poète , l'analyse précédera le jugement.
La confusion de ces deux genres qui , tendant au même
but , y parviennent par des moyens si différens , a fait
naître parmi nous de faux systèmes dont l'influence a été
plus forte sur la poésie que sur la peinture. De là tant de
poëmes descriptifs qui ne survivront point au siècle qui
les a produits .
M. Raymond paroît partager l'erreur de plusieurs litté
rateurs modernes , relativement à ce genre de poésie.
Nous choisirons pour combattre son système , l'exemple
qu'il prend pour le soutenir. Il pense que la peinture , en
présentant les objets , met des bornes à l'imagination du
spectateur , et que la poésie descriptive , au contraire ,
laisse dans l'esprit du lecteur une sorte de vague qui aug-
7
1
3
454 MERCURE DE FRANCE ,
mente ses jouissances. Il cite à cette occasion la tirade
suivante , du poëme des Jardins :
عم
Si le ruisseau , des bois emprunte la parure ,
La rivière aime aussi que des arbres divers ,
:" Les pâles peupliers , les saules demi- verts ,
Ornent souvent son cours. Quelle source féconde
De scènes , d'accidens ! là , j'aime à voir dans l'onde ,
Se renverser leur cime, et leurs feuillages verts
Trembler du mouvement et des eaux et des airs .
Ici le flot bruni fuit sous leur voûte obscure ;
Là , le jour par filets pénètre leur verdure .
Tantôt dans le courant ils trempent leurs rameaux ,
Et tantôt leur racine embarrasse les flots .
Souvent d'un bord à l'autre , étendant leur feuillage ,
Ils semblent s'élancer et changer de rivage..
Ainsi l'arbre et les eaux se prêtent leur secours ;
L'onde rajeunit l'arbre , et l'arbre orne son cours ;
Et tous deux s'alliant sous des formes sans nombre ,
Font un échange heureux et de fraîcheur et d'ombre.
,
4
M. Raymond pense qu'un paysage qui représenterait
parfaitement tous les objets décrits par le poète , produirait
beaucoup moins d'effets que ces vers. Il suffit de
considérer la marche naturelle de l'esprit humain pour
montrer l'erreur de ce jugement. Un paysage ne frappe
l'imagination que par l'ensemble qu'il présente ; le cours
d'une rivière , un ciel pur , la fraîcheur des arbres un
beau lointain , tous ces objets réunis forment le plus beau
spectacle. Si l'on s'avise de le décomposer et de présenter
séparément chacune de ces beautés , il en résultera nécessairement
une absence totale d'effets . Or , tout l'art du
poète descriptif ne peut offrir l'ensemble d'un paysage ; il
faut qu'une image suive l'autre ; et cette succession d'objets
dont il est impossible de faire un tout dans un récit ,
ne pourra que réfroidir l'imagination du lecteur. C'est ce
quiprouve que la poésie est plutôt destinée à exprimer
FRIMAIRE AN XΙΙΙ. 455
-
des sentimens qu'à tracer des tableaux , et que , lorsqu'elle
est obligée de décrire , elle doit employer des procédés
absolument différens de ceux qu'emploie la peinture.
Homère et Virgile sont les deux grands modèles dans ce
genre ; le Tasse et l'Arioste furent moins heureux parce
qu'ils voulurent mettre dans leurs descriptions une exactitude
rigoureuse qui ne convient point à la poésie .
M. Lessing , dans son ouvrage sur la peinture , a trèsbien
marqué la différence des deux arts , et tous les bons
esprits sont d'accord sur les bornes qu'il leur prescrit.
Voici son opinion sur la poésie descriptive : « Dénombrer
>> l'une après l'autre , à son lecteur , diverses parties d'un
>> objet ou diverses choses qu'il faut absolument découvrir
>> tout à- la- fois dans la nature , pour qu'elles puisse for-
>>> mer un tout ; prétendre au moyen de cette lente énu-
>> mération , nous présenter l'image du tout , c'est faire
» empiéter la poésie sur le terrain de la peinture , c'est
>> prodiguer inutilement beaucoup d'imagination ..>> 1
,
Le même auteur indique ensuite les emprunts que les
deux arts peuvent se faire réciproquement. « Au reste
>> dit-il , il en est de la peinture et de la poésie comme de
>> deux états voisins qui se gouvernent avec équité et
>> vivent en bonne intelligence. Jamais l'un ne souffre que
>> l'autre prenne des libertés peu convenables dans l'inté-
>> rieur de son empire , mais tous deux usent de plus d'in-
>> dulgence à l'extrême frontière ; ils laissent paisiblement
>> secompenser les petites infractions qu'ils peuvent se per-
>> mettre à leurs droits réciproques , lorsqu'ils y sont
>> forcés par les circonstances et par la nécessité du
>>> moment. >>>
A
Les réflexions sur l'influence dela peinture quidevaient
ètre l'objet principal de l'ouvrage de M. Raymond , n'en
remiplissent que la seconde partie. L'auteur remarque avec
4
456 MERCURE DE FRANCE ,
raison que la licence des tableaux et des gravures corrompt
la jeunesse ; mais il ne propose aucune vue pratiquable
pour détruire cet abus. C'est chez les Grecs , le peuple le
plus corrompu qui ait existé , qu'il va chercher des lois
et des usages toujours impuissans , quand les passions ne
sont pas contenues par la doctrine religieuse. Il indique
aussi les moyens d'employer la peinture pour inspirer aux
jeunes gens des sentimens nobles et généreux ; dans les
écoles militaires , on placera les portraits des guerriers ;
dans les tribunaux , ceux des grands magistrats , etc .;
mais qui n'aperçoit , au premier coup d'oeil , la faiblesse
et l'impuissance de ces moyens ?
La religion seule nous ouvre la source des vertus publiques
et privées. Quel est le grand homme de l'antiquité
dont le caractère et les moeurs ne se soient pas ressentis ,
soit d'un culte grossier , soit d'une philosophie imparfaite ?
Quel guerrier , grec ou romain , comparera-t-on à Saint-
Louis ? quel magistrat pourra-t-on opposer à Molé et à
d'Aguesseau ? quel pontife ou quel philosophe mettra-1-on
en parallèle avec Bossuet ? C'est dans nos églises que la
peinture exerce son influence la plus utile et la plus décisive.
Pendant que tout un peuple élève sa voix au Créateur
, les productions du génie retracent à ses regards les
augustes mystères de la religion. La vue de ces héros
chrétiens quiarrosèrent de leur sang le berceau de l'Eglise ,
rappelle ses commencemens miraculeux et son agrandissement
successif dont les progrès lents et toujours sûrs
confondent tous les calculs de la raison humaine. La
peinture alors réalise en quelque sorte cette belle pensée
de Bossuet sur la vocation des Apôtres. « Voilà ce qui fait
>> voir leur vocation , dit ce grand orateur ; elle montre
>> que l'Eglise est un édifice tiré du néant , une création ,
>> l'oeuvre d'une main toute-puissante : voyez la structure,
FRIMAIRE AN XIII. 457
1
1
E
-
>> rien de plus grand ; le fondement , c'est le néant même. »
La morale sociale , inséparable de la religion , ne retire
pas un moindre avantage de ces tableaux exposés dans
les églises. Les principaux traits de la vie de Jesus - Christ ,
l'expression visible des paraboles dont il se servait pour
expliquer aux simples sa divine doctrine , animent , pour
ainsi dire , les préceptes que le prêtre développe dans la
prédication ; ils pénètrent dans le coeur des hommes par
le double organe de l'oreille et de la vue.
Si l'orateur eût considéré l'influence de la peinture
sous ce rapport , il aurait été entraîné à parler de la fameuse
doctrine des Iconoclastes : alors la question eût été
grande et pleine d'intérêt. On connaît les erreurs de cette
secte ennemie des images , erreurs qui se sont conservées
jusqu'à nos jours dans les Eglises prétendues réformées.
Sous le prétexte faux que la peinture de nos mystères
pouvait conduire à l'idolatrie , les sectaires détruisirent
les objets de l'antique vénération des peuples.Aun culte
qui parlait à l'imagination et au coeur , ils substituèrent de
froides cérémonies; les hommes furent privés de la consolation
de voir les images , et du Dieu qu'ils adoraient et
des saints dont ils imploraient l'intercession , en même
temps qu'ils se les proposaient pour exemples. Quel fléau
pour la morale et pour la foi ! « Si les prophéties n'ont
>> pas été accomplies , écrivait un grand pape à saint Ger-
>> main , patriarche de Constantinople ; si les prophéties
» n'ont pas été accomplies , il ne faut pas peindre ce qui
» n'a pas été ; mais puisque tout s'est passé réellement ,
» plût à Dieu que le ciel , la terre , la mer , tous les ani-
» maux , toutes les plantes pussent raconter ces mer-
>> veilles par la parole , par l'écriture et par la peinture !>>
Quoique M. Raymont soit d'accord avec les philosophes
modernes sur leur système de perfectibilité , il remar
458 MERCURE DE FRANCE ;
que que le siècle dernier a vu naître dans les arts les productions
les plus dangereuses . « Que dirai -je , s'écrie - t il ,
>> de ces peintures obscènes , qui présentent aux yeux
>> d'une jeunesse avide et passionnée tous les écarts de la
» dépravation , tout ce qu'une imagination déréglée peut
>> concevoir de plus lascif ? .... Il faut connaître tout ce que
>> l'agitation des sens , soulevés avec fureur , a d'impé-
>> rieux sur toutes les facultés de l'homme , pour sentir
>> combien il est difficile d'opposer ensuite des digues à
>> ce torrent une fois déchaîné. » Les romans du dix-huitième
siècle ne paraissent pas moins dangereux à l'orateur.
<< En remuant les sens à chaque instant , dit- il , ils déve-
> loppent toute la fureur des passions ; en présentant le
» vice sous des couleurs agréables , ils le font aimer , et
>> accoutument à persifler les moeurs et toutes les vertus -
» sociales . Les romans n'ont- i's pas été le dépôt de toutes
» les maximes licencieuses des auteurs dépravés ? n'en a-
>> t-on pas fait des tableaux de la débauche en action ? »
Ces réflexions ne sont que trop vraies . A qui attribuer la
cause de tant de maux , si ce n'est à cette fausse philosophie
qui réduisit toute la morale des hommes à un intérêt
personnel bien entendu , lequel consiste à jouir sans scrupule
de tous les plaisirs offerts à nos sens , pourvu que les
suites n'en puissent être dangereuses dans le monde ;
dogme funeste qui anéantit toute morale ! Cependant
M. Raymond , par une contradiction assez singulière ,
cherche dans cette philosophie , mère de tant d'erreurs ,
le remède à la corruption qu'elle a fait naître. « Le phi-
>> losophe , dit il, qui s'intéresse à la cause des moeurs ,
>> ne doit consulter que son zèle ; rien ne doit l'arrêter
>> dans sa louable et pénible mission . » Mais l'orateur
craint , avec raison , que cette mission philosophique n'ait
pas un grand succès . « J'avoue , dit-il, qu'il est peu de fruit
FRIMAIRE AN XIII . 459
:
1
el
1
1
>> sans doute à attendre des leçons de vertu que le philo-
>> sophe cherche à jeter dans la société ; mais les généra-
>> tions se succèdent , les hommes vertueux de tous les
>> siècles applaudiront à ses efforts ; et ne fit-il qu'un
>> prosélyte à la vertu , il aura honoré sa carrière . >> Ainsi ,
quoique le dernier siècle ait fait , selon M. Raymond , des
pas immensesdans la science rationnelle, on ne peut espérer
la réforme des moeurs que pour les générations futures
, encore cela est- il très - incertain. L'opinion de l'orateur
, et cet aveu qui lui échappe malgré lui , suffisent
pour démontrer qu'il n'appartient point à la philosophie
moderne de réparer les maux qu'elle a faits . Quand Dide
rot ; pour nous servir de ses expressions , jetait au peuple
des sophismes qu'il nommait des vérités , ils étaient reçus
avidement : que la philosophie essaie aujourd'hui de propager
une doctrine moins relâchée , on verra quel succès
elle obtiendra. Une réforme morale est impossible , si l'on
veut traiter avec les passions . Il n'y a qu'une religion fondée
sur la révélation divine , prescrivant des devoirs au
lieu de proclamer nos droits , ordonnant des privations au
licu de se plier à nos penchans , et montrant dans une autre
vie la récompense ou la punition des hommes ; il n'y a
que cette religion qui puisse rétablir les bonnes moeurs que
l'oubli de ses préceptes a corrompues .
Quoique M. Raymond se trompe sur les moyens de
réprimer les horribles abus dont il se plaint , on doit lui
savoir gré de l'indignation qu'il témoigne contre ceux qui
dégradent leur art et eux- mêmes par des productions licencieuses
. Il attaque aussi , mais d'une manière indirecte ,
les peintres d'histoire qui , de nos jours , ont cru donner
plus deperfection à leurs ouvrages , en offrant les héros
de l'antiquité dans un état de nudité qui n'a jamais été
vraisemblable dans la vie privée , et qui l'est encore moins
1
460 MERCURE DE FRANCE ,
1
au milieu d'un combat.Un tableau célèbre , exposé depuis
long-temps aux regards du public , présente un exemple
de ce défaut qui choque également le bon sens et le goût.
Est-il probable , est- il raisonnable qu'un guerrier prêt à
combattre , et portant un bouclier , soit du reste absolument
nu ? Cela rappelle les chanoines de Guinée , dont parle
Mme de Sévigné. « M. d'Estrées , dit - elle , trouva vingt
chanoines nègres , tous nus , avec des bonnets carrés ,
» et une aumusse au bras gauche , qui chantaient les
> louanges de Dieu. >> Est-ce sur les côtes de Guinée ,
que les artistes modernes doivent chercher les seuls
exemples qui puissent justifier leurs conceptions ?
Le style de M. Raymond a de l'ordre et de la clarté ;
ses vues sur l'art sont quelquefois délicates et justes. S'il
adopte les principes généraux de la philosophie moderne ,
on voit qu'il est loin d'en admettre les conséquences. C'est
cette erreur , trop commune aujourd'hui , qui réunit encore
, sous les enseignes des sophistes , quelques personnes
peu réfléchies qui , malgré tant de leçons terribles , n'aperçoivent
point les dangers d'une doctrine dont nos désastres
ne furent qu'une application.
P.
4
FRIMAIRE AN XIII. 461
F
a
The Speaker or miscellaneous pieces , selected from
the best English Writers , and disposed under proper
heads , with aview to facilitate the improvement of
youth , in reading and speaking , to which is prefixed
an essay on elocution and directionsfor reading by
W. Enfield.-L'Orateur ou Mélanges choisis des meilleurs
auteurs Anglais , et rédigés par chapitres ; suivi
d'un Essai sur l'Art oratoire , etc.; par W. Enfield.
Un vol . in- 12. Prix : 2 fr. 50 cent. , et 3 fr. par la poste.
A Paris , chez François Louis , libraire , ruede Savoie ,
n°. 12 ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , vis-à-vis le
petit portail de l'église.
:
JAMAIS l'étude des langues modernes n'a été plus cultivée
que dans ce dernier siècle : ce goût devenu épidémique
, n'a pas peu contribué à la décadence des lettres
parmi nous. On négligea la langue latine et la langue
grecque , pour étudier l'anglais et l'allemand. Nos philosophes
, dont la manie était d'aller préconisant tout ce
qui n'était pas français , ne pouvaient se lasser de vanter
la littérature de nos voisins du Nord. On sait que Voltaire
a mis Pope bien au-dessus d Horace et de Boileau. A quoi
bon , disait-on , étudier des langues qu'on ne parle plus
depuis long-temps , tandis que nous négligeons celles qui
sont encore en usage ? Quel préjugé bizarre nous fait préférer
les morts aux vivans ? Ces paradoxes étaient
accueillis de toutes parts. On ne parlait plus que de fermer
les colléges. Je conserve plusieurs plans d'instruction
publique où il est sérieusement question de renoncer à
l'étude de la langue latine, comme à une étude stérile,
1
462 MERCURE DE FRANCE ,
qui n'était propre qu'à charger la mémoire des mots.
Quant à la langue grecque , elle avait été bannie de France
avec les Jésuites qui l'enseignaient. Au lieu du latin on
ne voulait plus apprendre aux enfans que les sciences physiques
et mathématiques. Le seul moyen d'en faire des
penseurs était , suivant Condorcet , de leur montrer l'algèbre
et la géométrie , avant même qu'ils sussent lire. Les
langues modernes s'accréditaient de jour en jour à mesure
que les langues anciennes tombaient dans l'oubli ; mais ce
fut l'esprit philosophique de notre siècle qui fit la fortune
de la langue anglaise , et qui lui donna la prééminence ,
non-seulement sur le grec et le latin , ce qui serait
peu dire, mais encore sur la langue allemande ellemême.
Il fut honteux , parmi nos penseurs , d'ignorer la
langue de Hobbes , de Locke et de Bolinbroke. Comment
un économiste , par exemple , aurait il pu se résoudre à
-lire humblement son Smith dans une traduction française ?
-Voltaire , qui ne cessait de prôner le Parnasse Britannique,
donna l'exemple à la nation . Nos philosophes , nos
petits maîtres , nos femmes à la mode , tout le monde voulut
savoir l'anglais. On ne lisait plus que des écrivains an-
"glais. De là ce déluge de romans , de drames et de systè-
*mes politiques dont la France fut inondée pendant ces
trente ou quarante ans. L'influence de la littérature anglaise
se fait encore sentir de nos jours. Rien de si commun ,
parmi nos gens de lettres , que de savoir leur Shakespear
par coeur ; mais en revanche , ils n'ont la plupart aucune
connaissance de la langue de Sophocle et d'Homère.
Il n'en était pas ainsi dans le siècle de Louis XIV , car
-c'est toujours à ce siècle qu'il faut revenir lorsqu'il est
question de goût et de bon sens. Les langues de l'antiquité
étaient en honneur même parmi les grands ; plusieurs
d'entr'eux lisaient Homère dans l'original. De
1
FRIMAIRE AN XIII. 463
1
ام
25
r
ar

r
st
toutes les langues modernes on ne connaissait guère que
l'espagnol et l'italien . Les écrivains espagnols sur-tout
étaient lus et imités par les plus beaux esprits du siècle.
Un goût sévère et pur détacha bientôt Boileau de la lecture
des poètes italiens , et quoique ce grand homme ne
fût pas aussi ignorant dans la connaissance de la langue
du Tasse que l'on a voulu le faire accroire , il est certain
qu'il paraît n'avoir jamais fait de cette étude une оссира-
tion sérieuse . La langue de Virgile et d'Homère était d'un
bien autre prix à ses yeux : quant à l'ang'ais et l'allemand
, ces deux idiomes étaient parfaitement inconnus;
et Milton dont la gloire resta long - temps concentrée dans
son île , n'était guère connu sur le continent que par son
apologie du régicide de Cromwel .
L'ouvrage que nous annonçons au public , et dont le
but est de faciliter l'étude de la langue anglaise , nous a
conduit naturellement à ces réflexions générales . On se
tromperait si on concluait de ces réflexions que nous condamnons
l'étude des langues vivantes : je la crois au contraire
utile et curieuse ; mais rien n'est plus absurde à
mes yeux que de s'y livrer au point que de négliger les
langues anciennes , bien autrement importantes. Quoiqu'il
me soit démontré que l'influence de la littérature anglaise
ait été pernicieuse aux lettres parmi nous , je n'en suis
pas moins disposé à rendre justice aux bons écrivains de
cette nation , tels que Swift , Pope et Addisson. Je dirai
même qu'en fait de sublime , je place Milton immédiatement
après Homère ; que rien ne me paraîtplus piquant
que l'originalité de Sterne , et plus vrai que les peintures
de Richardson. Après cette profession d'orthodoxie littéraire
, je crois pouvoir procéder à l'examen du livre anglais
dont j'ai promis de parler.
Ce livre est un recueil de pièces , tant en prose qu'en
464 MERCURE DE FRANCE ;
vers , des meilleurs auteurs de la langue anglaise . On sait
que ces sortes d'ouvrages ne sont pas les plus difficiles à
composer. Le but de l'auteur de ce Recueil est de former
les jeunes gens à l'art oratoire , et c'est ce qu'annonce le
titre du livre the Speaker ; Pope , Thomson , Sterne ,
Addisson , ont fourni la plus grande partie de ce Recueil ,
dont la lecture ne peut qu'être très-utile aux personnes qui
étudient la littérature anglaise . Les gens de lettres même
àqui elle est familière , aimeront à parcourir the Speaker.
Ony trouve plusieurs morceaux de poésie peu connus et
qui méritent de l'être. Telle est , entr'autres , la pièce de
vers intitulée The Corentry Life , la Vie des Champs ,
par le poète Cawley.
Bless be the man ( and blest he is ) whoe' er
(Plac'd far out of the roads of hope and fear)
A little field and little garden feeds :
The field gives all that frugal nature needs ;
Thewealthy garden liberally bestows
All she can ask , when she luxurious grows.
Thus , thus ( and this deserv'd great Virgili praise )
The old corycianyeoman pass'd his days ,
Thus his wise life Abdolonymus spent.
:
<<<Heureux celui qui , libre d'espérance etde crainte , vit
i» de la culture d'un petit champ et d'un petit jardin . Tous
-> les jours sa table frugale est couronnée de nouveaux
>> fruits: que fait à son repos la jouissance de ces richesses
>> incommodes , partage du méchant ,objet d'envie pour
-> l'insensé ? il vit dans l'obscurité et dans le bonheur.
>> C'est ainsi que vécut ce bon vieillard que Virgile a
>> chanté ; ainsi s'écoulèrent les jours du sage Abdo-
>> lonyme,
The
FRIMAIRE AN XIII. 465
St
2
Ta
veal
hes
- pol
hes
le
The
:
The ambassadors , which the great emperor sent
To offer him a crown , with wonder found
The rev, 'rend gardener hoeing off his ground
Uxwillingly and slow , and discontent
From his lov'd cottage to a throne hewent.
REP.
FRA
Les ambassadeurs qu'Alexandre lui envoya pour lui
offrir la couronne , le trouvèrent cultivant la terre de
>> ses mains royales. Le sage Abdolonyme ne s'éloigne
» qu'à regret de sa cabane chérie , quoiqu'il la quittât
» pour un trâne, Conduit en triomphe , souvent il s'ar-
» rêta , souvent il tourna la tête pour la voir encore.
Hélas ! dit-il en soupirant , j'abandonne un royaume
>> plus digne d'envie que celui dont on va me confier les
» rênes. » : اد . ま
Alas ! I there forsake
Ahappier king dom tan I go to take !
1
:
M. Delille a augmenté la dernière édition de son poëme
des Jardins d'un épisode d'Abdolonyme. On me permettra
de préférer ce peu de lignes de Cowley à cet épisode , qui
m'a semblé bien au- dessous du tatent du traducteur des
Géorgiques. Je suis étonné que M. Delille n'ait pas senti
que le charme principal de cette peinture naissait du contraste
des couleurs. Il fallait nous peindre le vieux Abdo.
lonyme recevant dans sa pauvre demeure les ambassadeurs
d'Alexandre , chargés de la part de ce prince de lui
apporter la couronne et le sceptre . Au lieu de la description
d'un paysage oriental , M. Delille aurait dû, ce me
semble , nous peindre un vallon champêtre , une pauvre
cabane couverte de chaume, semblable à celle où Philemon
et Baucis reçurent le monarque des Dieux. En général ,
le coloris de cet épisode du poëme des Jardins me parait
de beaucoup trop brillant . Mais revenons au poète anglais.
Thus Aglaüs ( a man un Known to men.
Gg
5.
600
466 MERCURE DE FRANCE ,
But the gods Knew , and therefore lov'd him then),
Thus liv'd obscurely then without a name ,
Aglais , now consign'd l'eternal fame.
« Ainsi s'écoulèrent les jours du bon Agłaüs , qui vécut
→ ignoré des hommes. Obscur pendant sa vie , il laissa
>> après sa mort un nom qui ne périra point. Un monarque
> fortuné , l'opulent Gysès , enivré de son bonheur , osa
>> demander à l'Oracle de Delphes : Est-il un homme plus
> heureux que moi ? - Oui , répondit le Dieu , indigné
>> de cet orgueil , Aglaüs est plus heureux que toi.
» Aglaüs ! s'écrie le prince humilié ; quel est-il cet Aglaüs ?
» Aucun roi que je sache n'a porté ce nom. En effet , sur
> toute la terre il n'était aucun prince qui s'appellât
> Aglaüs. >>>
And true it was, th rough the whole earth around ,
No king of such a name was to be found.
-
« Quel était ce mortel fortuné désigné par l'Oracle ?
» un héros digne héritier d'un antique nom ? un conqué-
>> rant célèbre , un homme possesseur de richesses immen-
» ses ? Non , répond l'Oracle. Quel est donc cet Aglaüs ,
>> dit le monarque ? Enfin , après de longues recherches ,
>> long- temps infructueuses , au fond d'une vallée d'Ar-
▸ cadie , non loin de la ville de Sapho , où il n'était jamais
>> entré qu'une fois , on parvient à découvrir cé célèbre
» Aglaüs , dont le bonheur faisait envie au monarque . On
⚫ trouve le bonhomme labourant de ses propres mains le
➤ petit champ qu'il tenait de ses pères. >>
After long search and vain enquiries past
In , an obscure arcadian vale at last
(Th arcadian life has always shady been )
Neur sophe's town ( hich whebut once had seen )
A
FRIMAIRE AN XIII . 467
-
sut

5,
S
ةف
le
This mighty Aglaüs was labouring found
With his own hands , in his own little ground.
Tout ce morceau du poète Cowley nous a paru écrit
avec beaucoup de naturel et digne , à peu de chose près ,
du pinceau de Lafontaine. L'incuriosité de ce bon vieillard,
qui n'avait jamais été qu'une fois dans la ville dont il était
voisin ,
..... Which hebut once had seen ,
est un trait tout-à-fait dans la manière de notre célèbre
conteur. Ces vers ne sont pas les seuls du recueil que
nous puissions citer. Les amateurs de la poésie liront avec
plaisir plusieurs morceaux d'un ouvrage en vers sur les
Plaisirs de l'Imagination , par le docteur Akenside ; mais
un poëme intitulé : Junio and Theana , par Grainger ,
nous a paru remarquable par sa ressemblance avec le
charmant roman de Paul et Virginie. C'est l'histoire d'un
jeune indien nommé Junio , qui , amoureux d'une jeune
fille , dont le nom est Théana, la voit mourir sous ses
yeux , frappée par un coup de tonnerre , au moment où
l'hymen allait enfin couronner leurs longues amours. Les
détails de l'enfance de ces deux jeunes gens rappellent un
peu ceux de l'enfance de Paul et de Virginie. Comme le
jeune créole dont M. de Saint-Pierre nous a fait l'histoire ,
Junio avait aimé sa maîtresse dès le berceau .
.... Fair Theana was his only theme
Acasto's daughter whom in early youth
He oft distinguish'd ; and for whom he oft
Had climb'd the bending cocoa' sairy haight
To rob it of its nectar ; which the maid ,
When he presented , more nectareous deem'd.
The sweetest sapadillas oft the brought :
From him more sweet ripe sapadillas seem'd.
Nor had long absence yet effuc'd her form.
« Theana était le sujet unique de ses chants. Dès sa
Gg2
468 MERCURE DE FRANCE ,
>> plus tendre jeunesse il l'avait distingué du reste de ses
>> compagnes : combien de fois n'avait- il pas monté
> jusqu'au sommet du cocotier , pour offrir à sa maîtresse
>> chérie le jus parfumé du coco ! Présenté par la main de
» Junio , ce nectar paraissait plus doux à la charmante
>> Théana. Souvent il lui apporta la sappadilla, plus douce
>> que le sucre ..... etc..... » Tous ces détails , et le sujet
du poëme de l'auteur anglais rappellent le roman de
Virginie, Comme Paul , Junio perd sa maîtresse au
moment où il croyait la posséder pour toujours. « Un
> même tombeau , dit le poète , renferme ce couple fidèle,
» et les îles où croît la canne à sucre , gardent encore
» leur mémoire . >>>
One gravecontains this hapless faithsul pair
And still the cane-isles tell their matchless love !
Le poète anglais n'est pas le seul que la Muse de M. de
Saint-Pierre ait inspiré. Voici des vers charmans visiblement
imités du roman dont nous parlons. Nous les transcrivons
d'autant plus volontiers qu'ils sont enfouis dans
un poëme immonde que la pudeur nous défend de nommer,
et que le hasard a fait tomber dans nos mains. Il
s'agit de deuxjeunes amans, Thaïs et Elinin, qui voyagent
ensemble.
Lassés alors dans un bosquet voisin
Ils vont chercher un repos nécessaire.
Pour eux l'Amour avait tout préparé.
Ils trouvent donc une épaisse verdure,
Un lit de fleurs du soleil ignoré ;
Un frais zéphyr , un ruisseau qui murmure,
De pommes d'or l'oranger parsemé ,
Le doux figuier , et le melon timide ,
De l'ananas le trésor parfumé ,
Et le dattier qui porte un miel solide .
Ce lieu dut plaire au couple voyageur.
Thaïs s'assied , de fatigue affaiblie;
1-
FRIMAIRE AN XIII. 469
Et d'Elinin la main légère essuie
Son joli front , que mouille la sueur.
Les fruits divers qu'odroitement il cueille
Sont présentés aux lèvres de Thaïs ;
Sa bouche ensnite en reçoit les débris .
Ilprend enfin la verte et large feuille
Du bananier que baigne le ruisseau
En le creusant y retient l'eau captive ;
Et sa compagne , à ses soins attentive ,
Boit en riant dans ce vase nouveau.
Ces vers nous sont revenus dans la mémoire à l'occasion
du poëme anglais . Au reste , le recueil que nous annonçons
au public , joint au mérite des pièces choisies qui y
sont contenues , le mérite très- important lorsqu'il s'agit
d'un ouvrage en langue étrangère , d'être imprimé avec
exactitude et correction. Nous ne pouvons donc que le
recommander aux amateurs de la littérature anglaise.
J. ESTINBERT .
SPECTACLES.
:
THEATRE DE L'IMPÉRATRICE.
(Rue de Louvois. )
Isabelle de Portugal, ou l'Héritage , comédie en un acte
et en prose , deMM. Étienne et Nanteuil.
CETTE bluette de circonstance , produite , à ce qu'il
paraît , avec rapidité , n'a pas été, et ne devait pas être
jugée avec rigueur. On ne lui a point appliqué la sévère
maxime du Misanthrope, qui veut que le temps ne fasse
rien à l'affaire. Elle a réussi. L'assemblée était peu nombreuse.
Sa décision a été calme et à-peu-près unanime.
Quelques traits ont paru d'un comique trop bas , même
3
470 MERCURE DE FRANCE ;
pour la petite maison de Thalie , et de nature à être revendiqués
par une vraie guinguette : entr'autres , celui où un
poète dit qu'il a trouvé , et compte trouver encore d'excelleas
vers dans sa tabatière .
Un père de famille vient de mourir en Espagne. Il laisse
pour tout héritage une maison à partager entre trois fils
et sa fille Louise. Celle-ci a un amoureux qu'elle court
risque de ne point épouser , parce que les parens du jeune
homme exigeraient qu'elle possédât la valeur de toute la
maison , dont le quart seulement lui appartient. Un des
fils est poète ; le second négociant ; le troisième militaire.
Ces deux derniers étaient partis avec de vastes projets. Le
négociant comptait établir des manufactures pour habiller
toutes les Espagnes. Il revient ayant à peine un habit. Le
militaire avait conçu des plans magnifiques , il voulait réformer
l'armée , et lui-même est réformé. Le poète leur
raconte la lugubre histoire des derniers momens de leur
père , et s'attendrit en songeant avec quel plaisir il paraissait
écouter ses vers. Il était si bon, dit l'un des frères ! si
indulgent , dit l'autre ; si patient , s'écrie la soeur !
Chacun des frères veut persuader aux deux autres de lui
laisser disposer de tout le prix de la maison , quand ils
l'auront vendue. Ils comptent la soeur pour rien. Le négociant
a une spéculation qui les enrichira tous ; le militaire
, avec cet argent , ne tardera pas à s'élever au grade
de général , et alors la fortune de la famille est faite. Le
poète a un moyen de succès plus prompt et plus sûr. C'est
l'impression d'un poëme épique , en XXII chants , qu'il
vient d'achever. Le négociant observe, « qu'il n'a pas
>> besoin de tant d'argent pour imprimer un petit livre.
Vous ne pensez donc pas , répond le poète , au prix
» des éloges du journaliste ?-Vous ne demandez que
>> justice , repart l'officier . D'accord , mais elle
»
-
-
FRIMAIRE AN XIII. 471

» est si chère. » Louise convient que tout renchérit .
Isabelle de Portugal , l'épouse de Charles - Quint , s'égare
à la chasse , et se trouve dans le canton où la scène est placée.
Elle parle en particulier aux quatre héritiers , qui ne
la connaissent pas , achète de chacun d'eux la totalité de la
maison , et leur en remet le prix. Par ce nioyen , le
mariage de Louise n'éprouve plus d'obstacle , et la pièce
finit par un divertissement et des couplets en l'honneur de
l'Impératrice. Les allusions , qui étaient directes , ont été
fort applaudies , les auteurs en ont été demandés et nommés.
Mademoiselle Adeline , qui joue à ce théâtre les
mêmes rôles que mademoiselle Mars aux Français , y a
presque autant de succès. Elle a parfaitement rendu celui
de Louise. La pièce a d'ailleurs été très-bien jouée par
Vigny , Picard et Clausel.
THEATRE DU VAUDEVILLE.
Bertrand Duguesclin et sa soeur.
On a célébré cette année sur nos théâtres trois grands
hommes , Clisson , du Guay-Trouin et Duguesclin , le
plus illustre d'entr'eux , et qu'un historien moderne compare
à Turenne. Tous trois sont nés dans une province féconde
en héros , dans la Bretagne , dont les habitans sont
connus par la franchise et l'énergie de leur caractère.
du Guay seul a réussi . Clisson s'est traîné péniblement , et
Duguesclin vient de tomber.
Le couplet d'annonce est à- peu-près la seule chose qu'on
ait applaudie. Après avoir dit que la France est pleine de
son nom , de ses exploits et de sa gloire, on ajoute :
Mais c'est en vain qu'on entreprend
De le chanteret de le peindre ;
4
472 MERCURE DE FRANCE ,
A
:
Dugueselin s'est rendu si grand
Qu'on ne saurait jamais l'atteindre .
L'aventure qui forme l'intrigue est racontée , dans l'histaire
de ce fameux connétable , par Guyardde Bervilles
monument assez peu digne d'un si grand personnage.
Duguesclin était à Pontorson , dont il avait le gouvernement.
Un Anglais , nommé Felleton , vient avec trois cents
hommes l'insulter jusques sous les murs de cette place.
Duguesclin le bat et le fait prisonnier. Ensuite il s'éloigne
un peu pour une autre expédition. L'Anglais paie sa rançon,
est mis en liberté , recommence la guerre , ou plutôt le
pillage. Duguesclin le défait, le prend une seconde fois ,
et le remène à Pontorson. Madame Duguesclin reconnaît
ce capitaine , et lui dit : « Vous voilà encore ! C'est trop
>> pour un brave comine vous d'être battu deux fois en
>> douze heures par la soeur et par le frère. »
Duguesclin ne comprenant rien à ce discours , sa femme
lui dit : « La nuit dernière votre soeur la religieuse était
>> couchée avec moi ; un songe l'avertit d'un grand dan-
>> ger. Elle s'éveille en sursaut , se lève , et l'épée à la
> main , court vers l'endroit indiqué par son rêve. Elle
trouve une échelle dressée contre la fenêtre de la cham-
> bre de mes femmes , et les Anglais qui vont entrer
>> elle les renverse : trois se tuent en tombant; elle appelle
>> du secours , et l'ennemi est mis en fuite. C'était Felleton

» et sa bande , que vous avez défaite ensuite, »
Cette anecdote ne pouvant fournir deux actes , on y a
cousu un épisode. La religieuse s'est fait accompagner par
une novice , soeur Claire , dont Mauny, parent deDuguesclin
, devient amoureux. Il était sorti de nuitpour chanter
une romance sous ses fenêtres. Interrompu par la nécessité
de combattre , il s'était signalé plus que personne , et néanmoins
, contre toute apparence , on le soupçonne d'intelliFRIMAIRE
AN XIII. 473
gence avec Felleton. Le principal indice est un papier
qu'on l'a vu cacher précipitamment ( c'était la romance )
Du Guesclin lui ordonne de le produire. Il s'y refuse. On
en conclut qu'il est coupable. Soeur Claire alors révèle le
secret de la romance. On l'unit à son amant , et sa dot est
la rançon du prisonnier anglais.
Ces amours de lanovice forment un incident quiétouffe
presque leprincipal, Il est dix fois question de la romance ,
et on ne la chante point. On a voulu donner de la naïveté
à soeur Claire , et cette naïveté ressemble quelquefois ur
peu trop à la níaiserie, lorsqu'elle dit, par exemple , en
parlant de son amant dont le départ est retardé : « Je ne
>> sais pourquoi je suis fâchée d'en être Lien aise. » Il y a
aussi un valet qui joue la bonhomie , et qui prétend que
<<< la bienfaisance est bonne. >>>
1
En général , on a été choqué de voir deux religieuses
sur le théâtre , au moment où le chef de la religion catholique
fait son entrée à Paris. Mais ce n'est pas ce défaut dé
bienséance ; c'est l'absence de toute espèce d'agrément ,
d'intérêt ou de gaieté qui a tué la pièce. On l'attribue à
trois des auteurs les plus renommés , qui consacrent leur
talent à ce théâtre : mais il est arrivé sans doute que chacun
des trois s'est remis sur les deux autres du soin d'y mettre
de l'esprit. La chute a été extrêmement décente ; on n'a ,
pour ainsi dire , entendu que des bâillemens .
THEATRE DE L'OPÉRA - COMIQUE
(ci-devant Feydeau ) .
Milton , par MM. Dicu la- Foi et Jouy, musique de
M. Spontini.
Les auteurs de cet ouvrage lui ont donné le titre de fait
historique. On a observé avec raison que ce titre ne lu
3
474 MERCURE DE FRANCE ,
convient pas. C'est un fait historique comme celui qui sert
de sujet au drame connu sous le nom de l'Abbé de l'Epée,
c'est-à-dire un fait controuvé , falsifié . Milton , après la
restauration du fils de Charles Ir , ne fut ni proscrit ni
fugitif : il resta chez lui sans être inquiété , quoiqu'il eût
été , comme on sait , ardent républicain , puis secrétaire
du protecteur. On se contenta de l'exclure des charges
publiques. On a même prétendu que dans la suite , on
lui offrit la place de secrétaire de Charles II . Le fait n'est
pas probable , mais il est possible , attendu la douceur et
l'insouciance du monarque anglais . On ajoute que Milton
refusa , et dit à sa femme qui l'en blamait : « vous autres
>> femmes , vous feriez tout pour un carrosse. Moi , je
» veux vivre et mourir libre. >> Ses idées de liberté le
conduisirent à l'apologie du divorce. Il écrivit pour soutenir
qu'on devoit le prononcer dès qu'il y avait contrariété
d'humeur , et qu'il est ridicule de se dire libre , si
l'on est l'esclave du sexe le plus foible. On connaît sa
querelle avec Saumaise. Cependant par un contraste qui
n'est pas rare ce sauvage controversiste était dit- on
d'une société très- douce.
,
La nouvelle pièce ne donne aucune idée exacte , nide
sa vie , ni de ses opinions , ni de son génie. Il est vrai que
les poètes dramatiques ne sont pas asservis à suivre littéralement
l'histoire , et qu'on n'a pas coutume de l'étudier
dans leurs productions. Ils cherchent à intéresser pour
leurs héros en les entourant de dangers.
Il a donc été permis de supposer Milton proscrit et réfugié
chez un quaker de ses amis , accompagné de sa bonne
fille Emma. Il demandesi , avec son Antigone , il ne
ressemble pas à Edipe . On lui répond : c'est à Homère
que vous ressemblez. Il parle de ses dangers : on lui fait
entendre qu'un homme de génie sera sûrement respecté.
FRIMAIRE AN XIII. 475
Le talent et le génie répond-il sont , dans le danger ,
» deux ennemis de plus. >>Un jeune lord dont il a sauvé le
père , condamné sous Cromwel à l'échafaud , est venu ,
sous un nom emprunté , lui servir de lecteur chez le
quaker. Il y voit Emma pour la première fois , en
devient amoureux , en est aimé , mais sans oser se
déclarer , et sans connaître son bonheur. Miss Charlotte ,
fille du quaker , majeure depuis bien des années , croit
que c'est elle qui fait soupirer le lord , caché sous le nom
d'Arthur. Son père la désabuse : tandis que les deux
amoureux sont sur la scène , il est avec elle dans une
petite pièce voisine et ouverte. Il lui révèle leur amour
réciproque , et met ainsi fort à l'aise Arthur qui ne s'en
étoit pas encore expliqué , et même son amante , laquelle
baisse la vue , rougit et ne dément point le quaker. On a
trouvé ce moyen ingénieux. C'est à-peu-près la même
situation que dans le vaudeville intitulé le Mur mitoyen.
Je ne sais d'ailleurs s'il est permis de faire jouer ainsi
deux scènes à la fois dans deux pièces différentes .
Le quaker , pour alonger la pièce , imagine qu'Arthur
a trahi Milton ; ce qui est d'autant plus extraordinaire
que ce quaker sait qu'il aime éperdûment la fille du poète.
Un courrier arrive , apporte un papier au lord à l'instant
même où celui -ci est accusé publiquement par le quaker
de la plus noire perfidie. Il le remet à ce dernier , en lui
disant : « on est prompt ici à soupçonner ; lisez. » C'est la
grace de Milton accordée à la sollicitation du lord. « Tou-
» chez là , lui dit le quaker , je suis un sot. » Le mariage
des amans termine la pièce. Milton fait d'abord quelques
difficultés. Il craint que ses torts ne nuisent au généreux
lord. Son futur gendre le rassure : «Le temps, dit- il efface
>> le souvenir d'une erreur, et les fruits du génie restent. »
Cela est vrai , en général , mais s'il y a des vérités qui ne
476 MERCURE DE FRANCE ;
soient pas bonne à dire , celle-ci pourrait bien être de
ce nombre.
Il y a dans cet opéra quelques pensées qui ont un air de
sentences et de prétention. Je n'en citerai qu'un exemple.
Arthur s'était donné pour un vieillard , afin que Milton ne
refusât point des services qui procuraient la facilité à son
lecteur de voir sa fille à toute heure. Le poète lui demande
s'il ne la trouve pas charmante. « Je fais plus de cas de sa
>> vertu que de sa beauté. - Egoïsme , s'écrie Milton !
>> nous vantons les vertus de son sexe , parce qu'à notre âge,
>> mon ami, nous en avons plus de besoin que de ses at-
>> traits. » Je ne voudrais pas garantir la justesse de cette
pensée ; en tout cas elle est froide et déplacée , sur-tout
dans un opéra.
Tout le monde s'est accordé à trouver des morceaux
très-brillans et trop d'abondance dans la musique. Son
succès a été à peu près le même que celui des paroles.
On a jugé qu'il y avait à louer et à reprendre. Celui de
madame Gavaudan a été sans mélange. Elle a mis autant
d'à-plomb que de grace , de douceur et de modestie dans
son rôle d'Emma. Elle s'est entièrement corrigée de son
excessive volubilité. Son mari, qui est un excellent acteur,
met quelquefois , si je ne me trompe , un peu d'emphase
dans son débit ;; ce qui est partout à éviter , et sur ce théåtre-
là forme une espèce de discordance .
ΑΝΝΟNCE.
Fastes de la nationfrançaise , ou Tableaux pittoresques gravés
par d'habiles artistes , accompagnés d'un texte explicatif , et destinés
àperpétuer la mémoire des hauts faits militaires , des traits de vertus
civiques , ainsi que des exploits de la légion d'honneur .
Pour provager en France l'esprit public , il est essentiel de mettre
sans cesse sous les yeux du militaire et du citoyen les faits héroïques
et les belles actions qui ont mérité à la nation française l'admiration
et l'estime de toute l'Europe.
FRIMAIRE AN XIII. 477
Le but de cet ouvrage est de multiplier les archives aux membres
de la légion d'honneur , et de faire connaître lestitres de tous ceux qui ,
par des preuves authentiques, pourrontespérer les bontés de sa majesté
impériale.
Deuxième livraison , présentée à leurs majestés et à la famille impériale
, par Thern.sien-d'Haudricourt , contenant les sujets suivans :
N°. V.
Fol . 13.- Héroïsme du sénateur Rampon , au fost de Montelezimo.
Fol . 14. - Jean Calla , des guides de l'Empereur , monte un des
premi-rs sur les murs de la ville d'Alexadie , et malgré le feu terrible
de l'ennemi , aide les grenadiers Sabatier et Labruyère à escaladerles
reimpart .
Fol . 15. Beau dévouement d'Aubert et des préposés des douares
duportBail.
N°. V I.
Fol. 16. J. H. Ségur , maréchal de France , ramène près de
Menden , au duc de Briss c, 10,000 hommes d'infanterie que ce grand
général croyait perdus , et qui avaient combattu pendant cinq heures
contre 30,000 hommes sans être entamés .
Fol. 17. Oleta , marin corse , court relever le pavillon nationalqu'un
boulet de canon venait de renverser , et en l'assurant il fut
atteintd'un coup mortel .
Fol . 18. -Beau dévouement de Monferrat , volontaire ; de
Perruchon , charsetier d'Essonne , et d'un cuisinier de la Croix de
Saint-Remy.
N°. VII. 1
Fol. 19. Dernier moment du général en chef Dugommier.
Fol. 20.-Expert , chef de bataillon , avec 350 homines , soldats
mala des , parvient à chasser de Faioum 5000 Arabes , 1000 Mamelucks
etum grand nombre de Fellaks.
Fol. 21.- Devouement d'un soldat de la 86º demi-brigade.
N°. VIII.
Fol. 22.-Le général Jordy , aîné , grièvement blesséd'un coup de
fea à la cuisse, se fait porter sur des branches d'arbres par des grenadiers
du 57 ° régimeat , effe tue la descente dans l'île de Noirmoutiers,
etcommande encore pendant sept heures, jusqu'à l'arrivée du général
Kaxo qui commandait la réserve.
Fol . 23. Beau dévouement du docteur Desgenettes , médecin en
chef de l'armée d'Egypte.
Fol. 24.-Fin funeste et malheureuse du général en chef Kléber ,
arrivée au Caire le 25 prairial an 6 ( 14 juin 1800.)
La souscription , ouverte en tout temps , est de 10 fr. par livraison,
composée de quatre numéros en beau papier ; de 12 fr. enpapier
vélin; de 21 fr. coloriée , et de 24 fr. avant la lettre.
Les membresde la légion d'honneur , dont les titres de gloire seront
consignés dans les Fastes de la France , auront la faculté de se procurer
chaque numéro séparément , et à leur choix , au prix de 3 fr .
On souscrit , pour cet ouvrage , au bureau de l'Auteur , rue de
Seine , n°. 1434 , faubourg Saint-Germain ; et chez les principaux
libraires de l'Europe et directeurs des postes de tous les départemens.
Et chez LE NORMANT , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
Nota. On ne recevra que les lettres affranchics.
478 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
On écrit de Saint-Domingue , le 18 septembre , que
Dessalines , avec une armée considérable , marche sur
Santo -Domingo, et se propose de réduire toute la partie
espagnole de I île sous sa domination.
Hongrie. Il se rassemble dans ce royaume des forces
imposantes. La mort du grand- seigneur , qu'on dit dange--
reusement malade , amènerait , suivant toute apparence ,
des événemens d'un intérêt majeur.
Une maladie contagieuse règne à Livourne ; la garnison
française de cette ville , campe hors de ses murs. Les
papiers d'Italie n'arrivent plus en Allemagne que piqués
et passés au vinaigre. La fièvre jaune s'étend aussi dans
plusieurs cantons des Etats -Unis. Ainsi , ce fléau ravage
simultanément les deux mondes .
Angleterre. Ce pays vient d'apprendre la perte de trois
gros vaisseaux. Le Centaure , de 74 canons , poursuivant
un corsaire français qui désolait le commerce anglais
dans les parages de la Martinique , s'est engagé jusqu'à la
portée des batteries du cap Salomon , près le Fort Royal.
Saisi tout-à- coup d'un calme plat , le feu des forts le contraignit
d'amener. Le Ruyter a été entièrement brisé
à Antigoa par la tempête , sans parler d'un paquebot qui a
péri dans le même port. Enfin , le Romney , de 60 canons ,
monté par 350 hommest, a échoué à l'entrée du Texel ;
l'équipage est fait prisonnier ; le vaisseau est perdu ; l'artillerie
sera sauvée .
-
PARIS.
Voici quelques détails que M. Rumbold , agent anglais
dans la Basse Saxe , a donnés lui-même sur son enlèvement
aux personnes qui ont pu causer avec lui dans
le peu d'heures qu'il a passées à Caen. Il était à sa maison
de campagne , lorsque vers une heure et demie du matin
on frappe à sa porte , en lui annonçant une estafette . Sur le
refus qu'il fit d'ouvrir , attendu , disait - il , qu'il n'avait
pas coutume de se lever la nuit, l'aide- de- camp du général
Frère , qui cernait la maison avec trente grenadiers ,
monte sur les épaules de l'un d'eux , s'accroche à une fenêtre
, l'enfonce, et se trouve dans la chambre de M. le
chevalier. Au même instant des gendarmes entrèrent par
FRIMAIRE AN XIII . 479
la porte. On oblige M. de Rumbold à se lever. On lui demande
ses papiers : il répond que puisqu'on a forcé sa maison
, on peut bien forcer son secrétaire. Cela fait , on le
mit dans une chaise de poste ; il arriva à Paris , et fut déposé
au Temple , où pendant deux jours il fut bien piqué
de ne voir personne. Au bout de ce temps-là on vint le
prendre pour le conduire à Cherbourg. Il se loue beaucoup
des officiers qui l'ont accompagné.
Au reste , le Moniteur dit : On dépouille les papiers
contenus dans les trois malles trouvées chez M. Rumbold.
Ces pièces , ainsi que la correspondance de deux agens de
cet Anglais , déjà détenus l'un et l'autre au Temple , seront
communiquées en original aux cabinets du continent.
Elles acheveront de faire connaître ce que l'Angleterre
attend de ses ministres , et offriront un développement
complet de la célèbre circulaire de lord Hawkesbury.
- Un sénatus consulte du 15 brumaire dernier , après
la vérification des votes , a déclaré la dignité impériale
héréditaire dans la descendance directe , naturelle , légitime
et adoptive de Napoléon Bonaparte , et dans la
descendance directe , naturelle et légitime de Joseph
Bonaparte et de Louis Bonaparte. Le procès-verbal du
récensement des votes de tout l'empire , est joint au sénatus-
consulte. Celui de la ville de Paris porte 117,504
votes affirmatifs , et 66 négatifs .
Les lettres du Nord font espérer que , malgré les
intrigues de l'Angleterre , la paix du continent ne sera
point troublée.
-
Un décret impérial a établi une nouvelle répartition
de la contribution personnelle et somptuaire de Paris. Les
loyers de 100 à 149 fr. ne paient rien. La taxe s'élève graduellement
de 5 à 10 , 20 , 30 , 40 , 50 , 60 et 80 francs.
- Le Pape est arrivé le 4 frimaire , vers midi et demi ,
à Fontainebleau . L'Empereur , sorti à cheval pour chasser ,
averti de son approche , a été à sa rencontre. L'Empereur
et le Pape ont mis pied à terre à la fois , ont été l'un audevant
de l'autre , et se sont embrassés. Ils sont arrivés à
Fontainebleau dans la même voiture , et sont venus de la
' même manière à Paris , où ils sont entrés le 7 à huit heures
du soir , toutes les troupes étant sous les armes . Le lendemain
le bourdon de Notre-Dame annonça la présence
de Sa Sainteté.
- Le conseil d'état vient d'abolir le calendrier révolutionnaire.
1

Π
4
9
480 MERCURE DE.FRANCE.
۱
- Le détail des cérémonies du sacre , rapporté avec
quelque inexactitude par plusieurs journaux , était hier
dans le journal officiel. Dans ce cérémonial , dont il va
se répandre des millions d'exemplaires par toute la France
et l'Europe , on remarquera un grand hommage rendu à
la religion. Al'élévation de la messe , le grand électeur
ôtera la couronne de l'Empereur , et la dame d'honneur
celle de l'Impératrice .
-Un décret impérial , du 18 brumaire , ordonne que
les troupes d'artillerie , de marine , créées par l'arrêté du
15 prairial an II , porteront à l'avenir le titre de Corps
impérial d'artillerie de la marine. Tous les officiers de ce
corps seront désignés par leurs grades respectifs , et par
ladénomination commune d'officiers audit corps impérial..
S. M. l'Empereur a fait présent , le 3 de ce mois
à l'église métropolitaine de Paris , de vases sacrés en
vérmeil .

Il a été rendu , endate du 9brumaire , un décret Im.
périal.qui autorise les communautés d'habitans qui ,
n'ayant pas profité du bénéfice de la loi du 10 juin 1793 ,
relative au partage des biens communaux , et qui ont conservé
, après la publication de cette loi , le mode de jouissance
de leurs biens communaux , à en jouir de la même
manière Ce mode ne pourra être change que par un
décret impérial , rendu sur la demande des conseils municipaux
, après que le sous-préfet de l'arrondissement et le
préfet auront donné leur avis. Si la loi du 10 juin 1793 a
été exécutée dans ces communes , et qu'en vertu de l'article
12 , section 3 de cette loi, il ait été établi un nouveau
mode de jouissance , ce mode sera exécutéprovisoirement.
Toutefois les communautés d'habitans: pourront
délibérer , par l'organe des officiers municipaux , un nou,
veau mode de jouissance. La délibération du conseil sera ,
avec l'avis du sous- préfet, transmise au préfet qui l'approuvera
, rejetera ou modifiera en conseil de préfecture , et
sauf le recours de la part du conseil municipal, et même
d'un ou plusieurs habitans ou ayant droit à la jouissance ,
devant le conseil d'état.
- Onvoit encore sur la place Vendôme , sans que personne
en sache ou en veuille dire la raison, sixgros bonnets
qui jurent étrangerment avec nos pensées , nos opinions
et nos habitudes actuelles. Un étranger qui traversait
hier cette belle place, en sortant desTuileries , resta pétrifié
, à la vue de ces restes hideux de la barbarie de 1793...
(NO. CLXXIX. ) 17 FRIMAIRE an 13.
1
( Samedi 8 Décembre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
RÉP
1
1
1
1
1
L'E TRIOMPHE DE LA GLOIRE.
TRADUCTION DE MÉTASTASE.
DANS l'oisive Scyros , délicieux séjour ,
Achille languissait esclave de l'Amour ,
De l'Amour , qui jaloux et fier de sa défaite ,
Employait tout son art à garder sa conquête.
Belle Déidamie , ornement de ces lieux ,
Il puisait son pouvoir dans celui de tes yeux ;
Et lorsqu'il t'empruntait , qu'il te devait ses armes ,
A tes charmes encore il ajoutait des charmes :
Un seul geste , un seul mot, un sourire , un coup d'oeil ,
Tout devient pour Achille un dangereux écueil.
Sans relâche en tous lieux le Dieu malin l'assiége ;
Ason coeur , à ses sens chaque pas offre un piége :
Parcourt-il du palais le superbe contour ?
Tout parle autour de lui la langue de l'amour.
Hh
482 MERCURE DE FRANCE;
Erre-t-il dans les bois , dont l'ombre solitaire.
Offre un voile propice aux larcins du mystère ?
Le souffle caressant du zéphyr séducteur ,
Des oiseaux amoureux le ramage enchanteur ,
Le murmure discret de l'onde fugitive ,
Qui vient en se jouant expirer sur la rive ,
Et la terre et les cieux, tout inspire l'amour.
Achille , déguisé dans ce fatal séjour ,
Usait dans le repos des jours dus à la gloire :
Le prix de la valeur , les armes , la victoire ,
N'ont pour son coeur flétri que des traits impuissans ;
Il se plait désormais aux refus languissans ,
Aux propos doucereux , aux promesses nouvelles ,
Aux pardons précédés et suivis de querelles ,
Aux langoureux soupirs , à mille riens charmans ,
Qui sont peu pour le sage , et tout pour les amans.
<< Toi seule (disait- il ) es mon espoir , ma vie.... »
D'un tendre et long soupir sa voix était suivie .
« C'est pour toi que je vis , que je vivrai toujours ....
Il pressait sur son sein l'objet de ses amours.
Achille n'était plus qu'un amant; mais la Gloire
Voyant l'Amour sur elle emporter la victoire ,
S'indigne , accourt , lui parle , et montre à ses regards
Ulysse armé , vêtu comme un enfant de Mars.
Achille , à cet aspect qui l'étonne et l'éclaire,
Rougit, pâlit , frémit de honte et de colère.
Une armure remplace un lâche vêtement.
Il brûle d'expier un long égarement.
Il partait , mais il voit son amante égarée ,
Hors d'haleine , accourir , pâle , désespérée.
Elle voudrait parler , mais en vain; par trois fois
Ses soupirs , ses sanglots interrompent sa voix.
Ah ! si l'infortunée eût pu se faire entendre ,
Sans doute à vaincre encore elle aurait pu prétendre.
« Quel injuste transport égare votre coeur ?
>>Lui dit- il ; voulez-vous un amant sans honneurn
..
-
FRIMAIRE AN XIIL 483
1
ا
1
1
» Ma perte à réparer désormais est facile.
» S'il vous faut un héros ? que je devienne Achille ;
>>Mais croyez-en ma foi , si je quitte Scyros ,
>> Sans cesser d'être amant , je puis être un héros.
» Oui , je n'aurai que vous , vous seule pour amie :
» Adieu .... » Ce mot terrible abat Déidamie ;
Le frisson de la mort glace déjà son coeur.
De la Gloire ou l'Amour quel sera le vainqueur ?
La Gloire fait briller une palme attrayante ;
L'Amour offre à ses yeux sa maîtresse expirante :
L'une l'appelle un lâche ; et l'autre un assassin .
Le héros et l'amant , confondus dans son sein ,
S'y livrent une guerre intestine et funeste .
Il soupire , il frémit ; il veut partir , il reste ;.
Il s'éloigne , il revient. Le héros combattu ,
Fait taire enfin l'Amour , recueille sa vertu
Qui bientôt pour la Gloire incline la balance;
Et le fils de Thétis , dans un morne silence,
Etouffe sa pitié , se décide et s'enfuit.
Des pleurs baignent ses yeux; mais la Gloire qu'il suit
Insensible à ces pleurs , achevant son ouvrage ,
Fait des traits de l'Amour triompher le courage.
Tel est ce Dieu perfide, et sa bizarre humeur:
Qui le brave est vaincu; qui le fuit est vainqueur.
A
}
Auguste DE LABOUÏSSE.
L'ANE PERDU.
1
CONTE .
1
En revenant de la ville ,
Et comme un franc imbécille ,
Guillot son âne perdit .
Dire au lecteur comment cela se fit ,
Est , à mon sens , chose assez inutile.
Le faitest sûr , et cela nous suffit.

2 ..
:
)
-
Hh2
484 MERCURE DE FRANCE ;
Or , se trouvant doué du talent de bien braire ,
Il résolut d'user de tout son savoir-faire ;
Ne doutant pas que son aliboron ,
S'il était dans le voisinage ,
: Ne répondît à l'unisson .
Le voilà donc qui court , brait, se met tout en nage ,
Fatigue de ses cris les échos d'alentour :
Mais vainement; lorsque dans un détour ,
Comme il s'en etournait le désespoir dans l'ame ,
Et redoutant l'abord de Claudine sa femme ,
Il trouve en son chemin Pierrot
Menant gaiement son chariot.
Celui - ci , le voyant effaré , hors d'haleine ,
Lui demanda le sujet de sa peine.
Hélas ! voisin , j'ai perdu mon grison ,
Mon bien- aimé , ce serviteur fidèle ,
Dans le canton cité comme un modèle.
Ne l'aurais-tu pas vu ? .... J'en perdrai la raison.
Et le voilà qui se lamente.
Tel, en semblable occasion ,
On vit l'écuyer peint par l'immortel Cervantes.
L'ami , lui dit Pierrot , allons , réjouis-toi ,
Un âne vient de braire ici près ; c'est ta bête :
N'as-tu pas entendu ? Lors , en hochant la tête ,
Guillot , d'un ton dolent , répond : Bah ! c'était moi.
G ...... ( du Puy , Haute-Loire ) .
LE PASSÉ , LE PRÉSENT , L'AVENIR ( 1).
L'ILLUSION du souvenir
Du passé nous rend l'existence ;
L'espoir , ami de la constance ,
Nous fait vivre dans l'avenir ;
1
(1 ) Ces couplets , mis en musique par M. Gaubert , se trouvent
chez lui , rue Notre- Dame des Victoires , nº. 60. Prix : 1 fr.50 cent.
FRIMAIRE AN XIII. 485
Mais ces ombres de jouissance
Sont les deux rêves du desir :
Le souvenir ne vaut pas l'espérance ;
Espérer ne vaut pas jouir.
Elise , par le souvenir ,
Loin de toi , j'adoucis l'absence ;
Loin de toi , je sens ta présence
Dans le songe de l'avenir ;
Près de toi , mon impatience
Veut saisir l'instant qui va fuir :
Le souvenir ne vaut pas l'espérance ;
Espérer ne vaut pas jouir.
Passé , présent , jours à venir ,
Tout plaît , tout rit à la constance ;
Dans une même jouissance
La tendresse sait les unir.
Ah ! triple ainsi mon existence ;.
C'est le miracle du plaisir :
Le souvenir ne vaut pas l'espérance ,
Espérer ne vaut pas jouir.
L'HYMENÉE ET L'AMOUR:
ROMANCE.
L'Hymenée et l'Amour vont conclure un traité.
LAFONTAINE.
Un jour le souverain des Dieux
Dit à l'Amour , à l'Hymenée :
Sur les humains régnez tous deux ,
Je vous remets leur destinée :
Allez , et formant sans retour
Une alliance fortunée ,
Qu'Hymen suive toujours l'Amour ;
Que l'Amour suive l'Hymenée .
3
486 MERCURE DE FRANCE ;
1
Ils partent : l'Amour inconstant ,
Bientôt ennuyé du voyage ,
A l'Hymenée , en le quittant ,
Adressa ce fatal langage :
« Ce voile me prive du jour ;
>> Tiens , que ta tête en soit ornée :
>> Crois - moi , le bandeau de l'Amour
>> Ne peut qu'embellir l'Hymenée. »
Hymen trop aisément céda
Aux voeux perfides de son frère .
Ases yeux le jour s'éclipsă ,
Et l'Amour revit la lumière :
Dans leurs choix l'on vit désormais ,
Depuis cette triste journée ,
L'Amour ne se tromper jamais .
Mais que d'erreurs fait l'Hymenée !
De l'Amour' le funeste don ,
D'Hymen a causé la détresse.
On ditpourtant que Cupidon ,
Sensible enfin à sa tristesse ,
D'un frère qu'il priva du jour
Veut adoucir la destinée ;
..Et bientôt nous verrons l'Amour
Servir de guide à l'Hymenée .
DÉMOLIÈRES,
PARALLELE DES MÉDECINS ET DES BELLES,
VRAIS instrumens de plaisir et de peine ,
Partout on voit la belle et le docteur
Se partager la pauvre espèce humaine.
De nos beaux jours la première a la fleur ;
Mais du dernier je crois le lot meilleur,
Si la santé de l'une est le domaine ,
La maladie à l'autre nous ramène,
:
FRIMAIRE AN XIII. 487
Tandis qu'il fait de nous tout ce qu'il veut ,
Et que jamais il ne lâche sa proie ,
Labelle en fait , hélas ! ce qu'elle peut ,
Etsouvent même au docteur nous renvoie .
Lorsque des ans le froid vient nous glacer ,
Et que de nous la belle se sépare ,
Le médecin pour toujours s'en empare.
De celui-ci l'on ne peut se passer ,
Dès qu'avec lui l'on s'habitue à vivre;
De celle-là , quand par trop il s'y livre ,
L'homme bientôt finit par se lasser.
KÉRIVALANT.
L'AVOCAT EN DÉFAUT.
DEPUIS trente ans j'apprends ma langue,
Etdes milliers de mots confondent mes esprits :
Si bien que souvent je harangue ,
Sans trop savoir ce que je dis .
N. LOUET.
ENIGME.
Vous qui me recherchez , que l'intérêt sordide ,
Qu'un téméraire orgueil ne soit pas votre guide.
Par moi se fait le choc de deux corps opposés :
Je me trouve parmi les mourans , les blessés ;
Le peuple qué je grève , à jamais me déteste ,
Si , par mon poids , je suis onéreux ou funeste.
Dans un sombre cachot , pour les forfaits creusé ,
Je descends ; onm'entend contre tout accusé.
Mais de moi l'indigent tire quelque avantage ;
Dans sa misère , au moins mon fardeau le soulage.
Enfin, sur des vaisseaux , on m'expose aux dangers
Qu'affrontent sur les mers d'intrépides nochers.
H....
1
:
4
488 MERCURE DE FRANCE ;
LOGOGRIPH Ε.
J'HABITE les palais , les châteaux , les chaumières ;
Partout j'y suis fêté , même chez l'ignorant ,
Qui , rougissant tout bas de son peu de lumières,
Voudrait sous mon manteau passer pour un savant :
Ce qu'il desire en moi n'est jamais mon esprit
S'il daigne m'honorer d'une courte visite ,
Il ne s'informe point si j'ai quelque mérite ,
Mais si l'or et l'argent brillent sur mon habit.
Il est vrai qu'au boudoir je plais même en chemise ;
Je suis près du beau sexe un adroit séducteur ;
Je pénètre aisément dans les replis du coeur ;
Et toujours bon dévot , l'on me voit à l'église.
Si l'on coupe ma tête , alors je déraisonne ;
Incapable d'agir , je n'ai plus de talent ;
Je n'ai plus rien d'humain , la raison m'abandonne ,
Et je suis, sans mourir, privé de sentiment.
Mais veut- on me trouver? qu'on m'arrache le coeur ;
Alors ony verra , sans un plus long mystère ,
Au moment actuel ce que fait mon lecteur.
Je vois que l'on me tient , il est temps de me taire.
Ju...
CHARADE.
L
Le riche, en mon premier , se loge d'ordinaire ;
Le malheureux , souffrant , en mon second espère ,
Et mon tout est souvent sa demeure dernière .
Par un Abonné.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Rose.
Celui du Logogriphe estAlarme , où l'on trouve larme ,
arme.
Celui de la Charade est Pré-diction.
FRIMAIRE AN XΙΙΙ. 489
Achille à Scyros , poëme en six chants ; par
M. Luce de Lancival , professeur de belleslettres
au Lycée impérial , etc. Un vol. in-8°.
Prix : 1 fr. 80 cent. , et 2 fr. 50 cent. par la
poste . A Paris , chez le Normant, libr. , rue des
Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 .
TOOUUTT homme qui entre dans la carrière de
la poésie héroïque doit se promettre quelque
faveur de sa nation , si elle est sensible à la gloire.
De tous les travaux par lesquels un génie supérieur
peut se recommander à la postérité , celuici
est sans contestation le plus difficile et le plus
noble . On y est encouragé par si peu de succès ,
et effrayé par tant de revers , qu'il y a même du
mérite à l'entreprendre. Dans un temps où la poésie
est comme étouffée par cette multitude de
savans exacts , qui sont étrangers aux beautés
d'imagination et de sentiment , on souhaiterait de
pouvoir convaincre ceux qui s'intéressent à l'honneur
,
de leur patrie , que notre siècle , pour arriver
à cette haute renommée qu'il ambitionne , doit
'd'abord se corriger de deux défauts , plus voisins
l'un de l'autre qu'on ne l'imagine , je veux dire
le mépris de la poésie et l'estime de l'argent. Ces
deux sentimens vont naturellement ensemble
parce que les vers ne conduisent point à la fortune.
Mais aussi rappellons - nous que les temps
qui font époque dans l'histoire de l'esprit humain ,
doivent leur principale illustration aux Muses qui
les ont chantés. Archimède , que Pascal appelle
le prince de l'ancienne géométrie , n'a pas immortalisé
Syracuse . Qui ne connaît , au contraire , la
patrie de Sophocle et d'Euripide ?
490 MERCURE DE FRANCE ,
Toutes les nations ont eu un assez grand nombre
de héros et de preneurs de villes. Les Achilles
naissent par milliers , mais il n'y a qu'un Homère.
La France , qui a été si riche dans tous les genres
de gloire , n'a rien à opposer à l'Iliade ni à l'Enéide ;
èt elle perdrait l'espoir de les égaler, si la belle
ordonnance du Télémaque et la poésie admirable
du Lutrin ne l'autorisaient à croire que son génie
et sa langue ne sont point au-dessous de l'épopée .
Il reste à savoir si l'état actuel de nos études et de
nos moeurs nous rend capables d'une telle production.
La haute poésie n'a pas pour but d'amuser
les passions , ni de flatter la vanité des hommes
célèbres. Elle les forme et les achève ; elle leur
enseigne le chemin de la véritable gloire , qui est
la grandeur d'ame ; et l'Iliade est bien moins un
poëme en l'honneur d'Achille , qu'une leçon
sublime donnée à ces héros colériques , dont la
folie et l'orgueil ont fait de tout temps le malheur
des peuples.
:
Quidquid delirant reges , plectunturAchivi.
Le sujet qu'a choisi M. Luce de Lancival n'a pas
ce caractère , mais il suffit qu'il annonce du goût
pour la poésie épique. C'est une espérance que
nous sommes intéressés à cultiver, et l'ouvrage qui
nous la donne mérite l'examen le plus attentif.
J'en considérerai , d'abord , la fable , les moeurs ,
et tout ce qui se rapporte à la disposition du
sujet. J'entrerai , ensuite , dans les différentes parties
du style , et je me flatte de ne rien laisser
échapper d'important. Je dirai un mot, en passant,
de la sévérité qu'on nous reproche. Elle devrait
paraître honorable à tout homme qui s'estime. Je
souhaiterais du moins que ceux qui s'en plaignent
eussent assez de vanité pour ne pas avouer si aisément
qu'ils ont besoin du régime de l'indulgence,
FRIMAIRE AN XIII. 491
C'est le lait de la médiocrité . Il faut au vrai talent
une nourriture plus forte et plus austère. Il me
serait très- facile sans doute de trouver , dans le
poëme de M. Luce , plusieurs tirades brillantes ,
de les citer avec de grands éloges , et de donner à
entendre que tout son ouvrage est écrit de ce style.
Il est malheureux qu'une méthode si abrégée soit
-entièrement opposée à la véritable critique , qui
rest un art aussi difficile et aussi salutaire , que la
flatterie est aisée et pernicieuse.
Le sujet de l'Achilléide , tel que Stace l'a traité ,
offre plusieurs défauts considérables. M. Luce ne
l'ignore pas; mais soit déférence pour le poète
latin, soit défiance de sa propre imagination , il
n'a osé corriger son modèle que d'une main trem -
blante , quoiqu'il l'ait toujours corrigé heureu-
-sement. Sonjugement et son style ont souffert des
entraves d'une imitation trop timide ; et c'est le
premier poète , peut- être , à qui l'on puisse faire
un crime de sa modestie. Il avait dans l'esprit tout
ce qu'il fallait pour rendre son poëme vraiment
héroïque et intéressant . C'était , comme il l'insinue
dans sa préface , de distribuer son plan de manière
que tout concourût à préparer et à faire ressortir
l'action d'Achille s'arrachant lui-même à la mollesse
de la cour de Scyros , et rendu à sa patrie
par Ulysse et Diomède. Cette pensée était exceldente;
mais , en suivant Stace , il s'en est bien
écarté. Lui-même semble avoir perdu de vue une
idée si noble , lorsqu'il dit de son héros , dans l'invocation
à Homère :
Tu le peignis vainqueur de l'homicide Hector ;
Des amoureux exploits ma Muse plus amie ,
Va le peindre aux genoux de sa Déidamie.
Les graces de ce style n'empêchent pasque ces vers
ne soient indignes du poète et du sujet. Son but
est-il de peindre avec complaisance la violation
1
492 MERCURE DE FRANCE ;
(
qu'Achille fait de l'hospitalité , en trompant une
des filles de Lycomède, à la faveur de son déguisement
? C'est ce qui répugne , non-seulement aux
moeurs , mais au caractère de ce genre de poésie ,
et plus encore au caractère honorable de l'écrivain .
Cela seul prouve que tout le poëme avait besoin
de recevoir une autre disposition. De la manière
dont il est conçu , il semble qu'on veuille nous intéresser
au séjour d'Achille à Scyros et à ses amours
clandestins. Les trois premiers chants ne sont
remplis que des craintes maternelles de Thétis ,
qui veut dérober son fils aux dangers de la guerre.
Le vice de cet argument est sensible. Si le poète
met du naturel et de la chaleur dans cette première
partie , il fera entrer le lecteur dans les
motifs de tendresse qui animent cette mère , il lui
fera goûter ses précautions et ses ruses ; il lui inspirera
donc un intérêt opposé à la fin du poëте
et aux vues morales de l'auteur. Si , au contraire ,
Thétis n'attache point , voilà certainement la
moitié de l'ouvrage condamnée à la froideur.
Il est étonnant que M. Luce se soit laissé subjuguer
par les idées de Stace , malgré les inspirations
de son bon génie , qui lui conseillait de donner
un tout autre tour à cette matière . Ce tour ,
il l'avait sous sa main. Puisqu'il voulait chanter
Achille rendu à la Grèce , pourquoi ne pas m'intéresser
d'abord à cette cause ? pourquoi ne pas
me transporter tout-à-coup au milieu des événemens
qui pouvaient me remplir de cet intérêt ?
L'Europe et l'Asie en mouvement , toute la Grèce
insultée dans la personne d'un de ses princes ,
l'honneur du lit nuptial à venger , vingt rois rassemblés
pour cette cause , mais arrêtés dans leurs
desseins par l'absence d'Achille ; voilà , ce me
semble , l'ouverture que le sujet présentait de luimême
; voilà ce qui conduisait à l'action , et ce
FRIMAIRE AN X111. 493
quimettait le lecteur dans l'intérêt du dénouement.
Remarquez que ce poëme étant comme l'avantscène
de l'Iliade , tout le merveilleux d'Homère y
entrait naturellement. Il est inconcevable que
Stace , qui avait une imagination si brillante , ait
négligé ces richesses de la mythologie , dont ses
autres poésies sont si ornées. Aujourd'hui même ,
les personnes qui goûtent le moins ces machines
de la poétique des anciens , m'accorderont que
toutes les convenances du sujet en prescrivaient
l'usage. Comment s'imaginerque Minerve et Junon
laissent faire les préparatifs de la guerre de Troie
sans y prendre part ; cette Junon, qui se vante
dans l'Iliade , d'avoir lassé ses coursiers à rassembler
les nations , pour le châtiment de l'adultère ?
L'intervention de ces deux déesses se trouvait ennoblie
, parce que l'injure récente faite à la foi
conjugale couvrait leur ressentiment d'un motif
légitime. Le poète pouvoit donc mettre dans leur
bouche une éloquence forte et raisonnable ,
leur faisant demander , dans le conseil des Dieux ,
qu'Achille accomplit sa destinée.
en
La tendresse de Thétis formait alors un contrepoids
intéressant , et ce ressort pouvait être employé
avec plus de bienséance ; car il faut supposer,
dans ce plan , qu'Achille est déjà caché à Scyros.
Par-là on écarte ce qu'il y a d'indécent dans l'action
de la déesse , qui tend elle-même des piéges
à la jeunesse de son fils et à l'honneur des filles
de Lycomède. Un artifice si honteux ne pouvait
être exposé ouvertement , ni faire le sujet d'un
ouvrage de cette nature .
Le poète avait ici une belle occasion de remuer
tout l'Olympe. Qui empêchait Thétis de recourir
à Vénus, intéressée comme elle dans cette grande
affaire ? Et pourquoi Vénus n'aurait-elle pas/envoyé
l'Amour à Scyros ? Ce merveilleux était né
494 MERCURE DE FRANCE ;
cessaire par plusieurs raisons. D'abord il déchara
geait une mère d'un rôle odieux ; ensuite il sauvait
ce qu'il y a d'invraisemblable dans le déguisement
d'Achille ; enfin , il donnait à la passion
de ce héros pour Déidamie un caractère digne de
la poésie. Ce n'était plus une galanterie obscure et
vulgaire , mais un combat entre l'honneur et l'amour
, tel qu'il peut s'élever dans un coeur généreux.
Ce n'est pas à M. Luce qu'il faudrait apprendre
ce qu'une telle passion offrirait à l'art du poète.
Tout ce que la jeunesse et la beauté ont de séduction
, tout ce que la vertu a d'énergie et de noblesse
, pourrait être développé dans cette peinture
, jusqu'au moment où l'éloquence d'Ulysse et
l'intrépidité. de Diomède , enflammant Achille
d'une généreuse émulation , achèveraient dans son
ame le triomphe de la patrie et de l'honneur.
Voilà ce que la première pensée de M. Luce
m'a fait concevoir sur ce sujet. J'avoue que je lui
proposerais mes observations avec moins de confiance
, si elles n'avaient pour fondement le principe
que lui-mème a posé. Mais qu'on examine
avec attention ce qu'il dit : « qu'Achille décou-
>>> vert par Ulysse et Diomède devait être , dans,
>> son poëme , le but unique auquel tout concou-
>> rût et aboutit ; » qu'on regarde la suite d'un
tel dessein, et on verra que je n'ai fait que tirer
les conséquences du principe le plus clair. Il n'a
manqué à l'auteur que la hardiesse de suivre ses
propres idées , pour inventer un plan noble , régulier
, intéressant .
Celui qu'il a emprunté de Stace me paraît
avoir toutes les qualités contraires , et il suffirait
presque de l'exposer pour en donner cette opinion
au lecteur. Thétis , comme je l'ai dit , ouvre
le poëme , et voici à quelle occasion. Du fond de
la mer et de son palais , où elle est enfermée avec
:
FRIMAIRE AN XIII: 495
!
-
,
ses soeurs , elle s'aperçoit que Pâris emmène
Hélène sur son vaisseau ; elle reconnaît les rames
du perfide. Cet enlèvement l'épouvante; elle prévoit
que la guerre va s'allumer , que toute la Grèce
courra aux armes , et qu'on cherchera son fils
qu'elle sait devoir périr sous les murs de Troie.
Cette crainte , quoique fondée sur une juste connaissance
de l'avenir, fait cependant peu d'impression
, parce que le malheur qui la cause paraît
encore éloigné. Mais si l'armement général et la
réunion des princes en Aulide eussent fait le sujet
du premier chant , comme la nature du poëme l'exigeait
, certainement le danger d'Achille eût paru
plus pressant , et les craintes de sa mère eussent
été plus touchantes .
Ce qui ajoute à la terreur de Thétis , c'est que
son fils est dans les mains du Centaure Chiron ,
qui ne manque pas de le former aux exercices de
laguerre. Elle se trouve elle-même insensée de lui
avoir donné une éducation si contraire à ses vues .
Etcefils , quepoursuit lagloire qu'il adore ,
J'ai pu le confier à l'antre d'un Centaure !
Là, sans doute , il apprend à donner le trépas ;
Sa parure est un fer,, ses jjeeuux sont des combats !
Héros enfant , déjà son adresse cruelle
Agite, en se jouant, la lance paternelle !
O tardive frayeur ! inutile courroux !.
Vit-on jamais , en effet , une conduite plus inconséquente
et un caractère moins sensé ? Cette
mère si prévoyante se forge à elle-même ses peines
et ses alarmes. Elle veut éloigner son fils des combats
, et elle lui donne uninstituteur guerrier. Elle
le fait élever dans les bois , parmi les tigres et les
ours ; elle le nourrit avec la moelle des bêtes féroces;
enfin , lorsqu'elle n'a rien négligé pour le
rendre fort et intrépide , et qu'il ne respire plus
que la passio,n des armes , c'est alors qu'elle se décide
à cacher ce lion sous des habits de femme ,
496 MERCURE DE FRANCE ;
parmi les filles d'un roi , et elle fait ce terrible
présent à Lycomède , sans même l'avertir du danger.
,
Supposez ce déguisement vraisemblable , et voyez
s'il y a quelque sentiment qui puisse justifier l'immoralité
de cette action et la perfidie d'un tel
procédé. Vous me direz que cette circonstance
appartient à l'histoire et aux moeurs des temps
fabuleux; mais je vous répondrai que tous les faits
et tous les caractères ne sont pas propres à la
poésie. Ils les faut accommoder à sa délicatesse , et
un poète qui choisit un sujet , dans les principes de
son art , n'est pas moins obligé de le disposer avec
jugement , que de l'orner avec imagination.
Stace a violé toutes les bienséances dans le personnage
de Thétis. Il va jusqu'à lui faire souhaiter
que son fils abuse d'une des filles de son hôte. Il
semble qu'elle soit contente de le sauver en le corrompant.
Je ne sais si une mère peut pousser la
faiblesse jusqu'à cet excès. Mais je demande si un
tel caractère doit trouver place dans un poëme ?
M. Luce a substitué l'idée de l'hymen à celle
d'unvoeu si infâme. Cette correction est aussi heureuse
que le sujet le permettait : elle jette du moins
un voile d'honnêteté sur une scène si peu convenable
; mais qu'il est dangereux de suivre un mo
dèlequi a besoin d'être redressé dans une matière
aussi délicate ! Achille ne répond que trop bien
aux desirs de sa mère; et pour juger du génie de
Stace , dans la partie la plus importante du poëте
épique , il suffit de dire qu'il rend son héros coupable
de la dernière violence envers l'objet de son
affection. Vipotitur votis.. ...
C'est là l'imagination d'un satyre , etnonpas celle
d'un poète. Tous les adoucissemens que M. Luce
y appose ne sauvent point l'horreur et le dégoût
de cette action ; et lorsque je considère ce que les
lois de l'hospitalité imposaient deretenue au poète,
aussi
FRIMAIRE AN XIII.
1 497
1
1
aussi bien qu'au, héros , toutes les circonstances
m'en paraissent si révoltantes pour les moeurs , et
si flétrissantes pour les personnages , que , bien
loin de mériter la critique , elles ne souffrent pas
même l'examen .
Le dénouement que M. Luce a créé est , je
l'avoue , aussi parfait qu'il pouvait l'être , après une
situation si avilissante. Il relève le caractère de
Thétis , en lui faisant légitimer les violences de son
fils , idée si naturelle , et que pourtant Stace n'a
pas eue. Il ne rehausse pas moins celui d'Achille ,
en faisant entrer dans sa passion plus de tendresse
et de générosité. Il donne même quelqu'idée de ces
combats de l'honneur et de l'amour qui nous in
téressent si vivement , parce qu'ils nous peignent
ce mélange de faiblesse et de vertu qui fait le fonds
du coeur humain. Cette partie qui est la plus attachante
, et peut-être la mieux écrite de tout le
poëme , annonce un talent très-distingué qui n'a
manqué que de confiance dans ses forces. Elle
mériterait d'être exposée avec quelque détail ;
mais je me borne à l'idée générale que j'ai donnée
de l'invention et de la disposition du sujet , me réservant
d'entrer dans de plus grands développemens
, lorsque j'aurai à parler de l'élocution.
CH. D.
Nouveau Fablier , à l'usage des écoles. Imprimerie de
Brasseur , aîné. Un vol. in- 12 . Prix : 2 fr. 50 cent. , et
3 fr . 25 cent. A Paris , chez Capelle et Renand, librairescommissionnaires
, rue J. J. Rousseau ; et chez le Normant,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-
l'Auxerrois , nº. 42 .
L'USAGE de faire apprendre des fables aux enfans ro-
Ii
498 MERCURE DE FRANCE ;
1
monte à la plus haute antiquité. Platon , si sévère à l'égard
d'Homère , considère Esope comme un excellent moraliste.
Il desire que les enfans sucent les fables avec le lait ; il
veut que les nourrices les leur répètent sans cesse ; il lui
paraît que cette méthode employée pour un âge si avide
de narrations , si curieux de petits détails , peut graver
pour toujours dans l'esprit et dans le coeur des hommes
les principes qui doivent diriger leur conduite. Lafontaine
atrès-bien expliqué cette vue philosophique sur un art
dans lequel il est si supérieur aux anciens , et dont il a
marqué le degré de perfection que nul moderne n'a encore
pu atteindre. « Plutôt , dit- il , que d'être réduits à corri-
>> ger nos habitudes , il faut travailler à les rendre bonnes
>> pendant qu'elles sont indifférentes au bien et au mal.
>> Or , quelle méthode y peut contribuer plus utilement
» que les fables ? Dites à un enfant que Crassus allant
>> contre les Parthes , s'engagea dans leur pays sans consi-
» dérer comment il en sortirait ; que cela fit périr lui et
» son armée , quelque effort qu'il fit pour se retirer.
» Dites au même enfant que le renard et le bouc descen-
> dirent au fond d'un puits pour y éteindre leur soif ; que
» le renard en sortit s'étant servi des épaules et des cornes
>> de son camarade , comme d'une échelle : au contraire ,
>> le bouc y demeura pour n'avoir pas eu tant de pré-
>> voyance ; et par conséquent , il faut considérer en toute
» chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples
>> fera le plus d'impression sur cet enfant ? ne s'arrêterat-
il pas au dernier comme plus conforme et moins dis-
>> proportionné que l'autre à la petitesse de son esprit ? >>
Avant Lafontaine , nous n'avions fait dans ce genre que
des essais malheureux. Quoique la langue française eût
par elle-même , une sorte de naïveté qu'elle perdit lorsqu'elle
se perfectionna , aucun poète n'avait réuni au taFRIMAIRE
AN XIII. 499
lentde la narration cette gaieté innocente , ces vues morales
,et cet art de peindre des caractères que l'on exige dans
la fable. Le seul Marot eût peut- être réussi ; il aurait pu
être à Lafontaine ce que Malherbe est à Rousseau ; mais
son esprit entièrement tourné à la galanterie ne tenta point
d'ouvrir cette nouvelle route poétique. Il n'appartenait
qu'au siècle qui , dans les diverses branches de littérature ,
vit naître tous les modèles , de produire le meilleur fabuliste
qui ait existé. Lafontaine naturellement timide etmodeste
, n'était point effrayé par les travaux de ses devanciers.
Après avoir parlé des anciens , « les modernes , dit-
>> il , les ont imités. Nous en avons des exemples non-seu-
>> lement chez les étrangers, mais chez nous. Il est vrai que
» lorsque nos gens y ont travaillé , la langue était si dif-
>> férente de ce qu'elle est , qu'on ne les doit considérer
» que comme étrangers. Cela ne m'a point détourné de
>> mon entreprise. >>Lafontaine ne composaitrien sans consulter
; lorsque l'idée lui vint de faire des fables , il communiqua
son dessein à Patru, académicien célèbre , l'un de
nos premiers bons prosateurs. Patru effrayé des difficultés
de l'entreprise , lui conseilla d'écrire en prose ; il pensait
quenotre poésie asservie depuis quelque temps à des règles
si rigoureuses , ne pourrait jamais se plier à l'aimable
abandon qu'exige la narration des fables. Quelle perte
pour notre littérature , si Lafontaine se fût rendu à ce timide
conseil ! Heureusement le poète sentait ses forces ;
il osa s'y confier ; et bientôt son ami fut étonné de la perfection
de ses premiers essais .
Les commentaires ne manquent point sur les fables de
Lafontaine ; plusieurs littérateurs se sont attachés à en
faire sentir les beautés , selon l'impression qu'elles produisaient
sur eux. Il reste de tout ce qui a été écrit à ce
sujet, des résultats avoués de tous les gens de goût, et qu'il
1
Ii2
500 MERCURE DE FRANCE,
est nécessaire de rappeler ici . Le talent de Lafontaine con
siste principalement à embellir la morale de tout ce que
la douce indulgence , l'aimable insinuation , la touchante
bonhomie , et l'imagination la plus riante et la plus variée
peuvent lui prêter de charmes. Le tableau le plus
exact de la société se trouve dans la réunion des animaux
dont il transforme l'instinct en passions. Ils ont nos institutions
, nos usages , nos moeurs et nos préjugés . Chacun
d'eux a un caractère dont il ne s'écarte jamais : ils traitent
les questions les plus importantes de politique et de morale
; et le contraste piquant qui existe entre les acteurs
et les objets dont ils s'entretiennent fait disparaître la sévé
rité des matières les plus sérieuses. Cette conception ingénieuse
qu'Esope et Phèdre avaient indiquée , Lafontaine
l'a développée et perfectionnée . Outre le talent de la narration
qui le rend supérieur à tous les fabulistes, il possède
au plus haut degré l'art de donner à ses personnages
une importance comique qui ne s'éloigne jamais du naturel
. Ils ont des provinces , des villes capitales ; ils font des
traités de paix , ils se déclarent la guerre. A ces grands
actes de politique , le fabuliste ne manque pas de joindre
les exemples le plus fameux. Les héros de l'antiquité et
des temps modernes sont fréquemment rappelés ; et ces
rapprochemens si singuliers paraissent toujours amenés
sans effort. On chercherait en vain dans les poétiques le
secret de cet art qui consiste à mêler les plus grands souvenirs
aux sujets les plus frivoles; Lafontaine le possédait
peut- être sans s'en douter. Le goût qu'il avait pour
son art qu'il appelait un charme , le portait à s'identifier ,
pour ainsi dire , avec ses acteurs : c'étaient eux qui raisonnaient,
et non pas lui ; de là tant de vérité et de graces
da is ses caractères et dans ses récits. Sa morale n'était
point sévère comme celle des docteurs ,ni maligne comme
FRIMAIRE ANXIII. 501
4
celle de Molière; il avait senti que l'indulgence devait caractériser
l'apologue qui , dès son origine , fut destiné à
rappeler les hommes à leur devoir par l'insinuation . Le
résultat général des fables de Lafontaine est qu'il faut se
soumettre à son sort , et que , pour vivre heureux , il vaut
mieux éviter les méchans que de les combattre ouvertement.
Il ne s'éloigne que rarement de cette doctrine conforme à
son caractère ; et l'on n'en voit des exemples que dans
quelques fables , teiles que celles de loups et des brebis ,
où il conclut , contre son ordinaire , qu'il fautfaire aux
méchans guerre continuelle. C'est à ce parfait accord du
caractère du fabuliste avec la nature de l'apologue que ce
poète dut le charme particulier qu'il répandit dans ses
ouvrages. Cependant Lafontaine ne croyait pas encore
avoir atteint la perfection de son art, tant l'idée qu'il s'en
était faite était supérieure à ses productions. Il exprime ses
doutes modestes avec la bonhomie la plus agréable. « Il
arrivera possible, dit-il , que mon travail fera naître à
>> d'autres personnes l'envie de porter la chose plus loin. >>>
Lamotte qui osa écrire des fables après Lafontaine voulut
porter la chose plus loin'; mais il prouva que , surtout
dans l'apologue , les combinaisons de l'esprit ne peuvent
suppléer les graces du génie . Il fit , à son ordinaire ,
une poétique qu'il appliqua à ses fables. Il veut que cette
sorte de poésie soit une conception ingénieuse , qui donne
au lecteur le plaisir de la surprise : ainsi la moralité ne
doit point être trop prévue. L'esprit pourra la saisir avant
la fin de la fable ; mais il faudra prêter une attention dont
on sera dédommagé par la satisfaction d'avoir deviné l'intention
du poète . D'après cette doctrine , l'apologue différerait
peu de l'énigme. On voit que de semblables préceptes
ne s'accordent nullement avec le genre adopté par Lafontaine,
qui souvent ne se fait aucun scrupule de placer la
3
502 MERCURE DE FRANCE ,
moralité au commencement de son récit ; ils détruisent
d'ailleurs tous les charmes de la naïveté. Dans l'impuissance
d'approcher du naturel et des graces de Lafontaine ,
Lamotte voulut être comique. Quelques-unes de ses fables
sont piquantes , mais elles tiennent plus de l'épigramme
⚫que de l'apologue. Telle est celle qui commence ainsi :
Un homme avait perdu sa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se console qui peut. Plein de la bonne dame ,
Il veut du moins chez lui remplacer le caquet .
Il est inutile de remarquer que ce ton n'est pas celui de
la fable. Lafontaine prescrit la gaieté aux fabulistes ; mais
il n'entend point par- là le comique du théâtre ou les traits
piquans de l'épigramme. « Je n'appelle pas gaieté , dit-il ,
>> ce qui excite le rire ; mais un certain charme , un air
>> agréable qu'on peut donner à toute sorte de sujets ,
>> même les plus sérieux. »
Fontenelle , si peu propre à apprécier Lafontaine , regardait
la naïveté comme une nuance du bas . On voit
qu'il n'avait aucun sentiment des beautés qui en résultent.
Comment , d'ailleurs , n'avait-il pas remarqué que la
naïveté se concilie très - bien avec les objets les plus nobles
et les plus sérieux ? Joas répondant aux questions
d'Athalie est naïf; ce caractère de l'enfance , qu'il est si
difficile de bien rendre , est un des plus parfaits que Racine
ait tracés. Dans le Fabuliste , la naïveté consiste
principalement à ce qu'il soit pénétré si profondément de
son sujet, qu'il ait l'air d'ajouter foi aux actions qu'il
raconte. Cette apparence de crédulité qui ne doit point
être affectée , donne aux récits un charme inexprimable.
La même observation peut s'appliquer au merveilleux qui
fait partie de l'épopée. Pourquoi les dieux d'Homère et
de Virgile ne choquent-ils , ni le bon sens , ni le goût ?
FRIMAIRE AN ΧΙΙΙ . 503
Pourquoi n'a-t-on aucune répugnance à suivre les détails
minutieux et quelquefois rebutans des enchantemens que
le Tasse a peints ? c'est que ces grands poètes n'affectent
point une philosophie hors de propos ; c'est qu'ils paroissent
croire à la possibilité des événemens surnaturels qu'ils
racontent. Pour peu qu'on approfondisse cette réflexion ,
on découvrira les causes du peu d'effet que produit le
merveilleux de la Henriade. Le philosophe paraît trop
souvent dans ce poëme : on voit qu'il se joue des personnages
allégoriques qu'il emploie. Comment se plaire à
ces fictions , quand le poète y attache lui-même si peu
d'importance ?
Si le grand nombre des fables de Lafontaine suffit , et
au- delà , pour l'éducation des enfans , à quoi peut servir
un nouveau Fablier ? Cette observation , cependant , pourrait
être modifiée jusqu'à un certain point , si les éditeurs
avaient fait un choix qui méritât d'être approuvé . Les
fables de l'abbé Aubert , celles de M. Lemonnier , et
quelques autres , doivent être distinguées ; quoiqu'elles
soient très-loin du modèle , elles peuvent plaire aux gens
de goût , et servir à l'éducation . Mais pourquoi ressusciter
les fables de Dorat ? Pourquoi faire entrer dans un
livre destiné aux écoles , des fables où la religion est
attaquée , où la décence même n'est pas respectée ? Cette
dernière faute est inexcusable : elle doit être l'objet principal
de notre critique .
Dans toutes les écoles de France , la religion chrétienne
est aujourd'hui enseignée. Le temps n'est plus
heureusement où les catéchismes des théophilantropes
empoisonnaient l'esprit de la jeunesse par des dogines
aussi ridicules que dangereux. Or , est- il convenable
d'insérer dans un livre destiné aux enfans , une, fable où
se trouve la diatrible la plus sanglante contre la Bible
4
504 MERCURE DE FRANCE ;
Cette fable , ou plutôt ce conte , est de M. Andrieux; il
offre le talent de narration que l'on connaît à ce poète ; il
peut être regardé comme un ouvrage sans conséquence
pour les personnes sensées; mais de quel danger ne serat-
il pas pour des enfans ? Habitués par leurs instituteurs
au respect qu'ils doivent à l'Ecriture , ils verront dans les
vers de M. Andrieux que la Bible est un piquant assemblage
de meurtres et d'amours. Il est aisé de concevoir
l'effet que produira sup eux cette contradiction bizarre.
Pour peu qu'ils soient disposés à s'affranchir d'une discipline
sévère , et les jeunes gens n'y sont que trop enclins ,
ils profiteront de cette occasion pour jeter du ridicule sur
les choses les plus sacrées ; et l'on verra quelle sera la
conduite de ces philosophes précoces. Au reste , M. Andrieux
n'avait point destiné ce conte à Pinstruction de la
jeunesse , et nous sommes persuadés,que lui-même se
serait opposé à ce qu'on l'insérât dans un livre classique.
Composé au moment des élections de l'an 6 , ce petit
poëme avait pour but d'en éloigner les intrigans et les
gens de métier. La forme du gouvernement étant changée,
la moralité du conte n'a plus d'objet. Quelle peut
donc avoir été l'intention des éditeurs en l'insérant dans
un livre qu'ils appellent élémentaire ? Les mêmes observations
peuvent être faites à l'égard d'une fable contre la
Sorbonne ; c'est une plate imitation des plaisanteries
ordinaires de Voltaire .
La première loi que doit se proposer l'auteur ou l'éditeur
d'un livre destiné à l'éducation , c'est de respecter
les bonnes moeurs , et de n'offrir aucune idée ni aucun
tableau qui puissent éveiller les passions des jeunes gens.
Le Recueil que nous annonçons est loin d'offrir cette justė
mesure, dont , avant la révolution , il eût été monstrueux
qu'un livre de ce genre se fut écarté , Des poésies galantes
FRIMAIRE AN XIII. 505
et quelquefois très- lestes s'y trouvent assez fréquemment.
Grécourt est le poète qué l'on éloigne le plus des
mains de la jeunesse : son cynisme sans frein, son libertinage
sans esprit , ses peintures grossièrement licencieuses
, ne sont que trop propres à corrompre les enfans. Cependant
les éditeurs n'ont pas dédaigné de lui emprunter
quelques fables aussi dépourvues de talent que dangereuses
pour leur moralité. Nous n'en citerons que trois. Dans le
Coq et la Poule , le poète s'adresse aux femmes qui se
laissent séduire par des amans indiscrets . Malgré toutes les
protestations de ces derniers , il est probable que , même
en gardant le silence , il sauront mettre le public dans la
confidence de leur bonbeur. Cette idée fort commune est
exprimée en vers médiocres:
(
!
Un coq épris d'une jeune poulette,
Sollicitait la dernière faveur .
Il était beau , mais la belle avait peur
Des mauvais tours de sa langue indiscrète .
Tu n'auras pas satisfait ton ardeur
Qu'un chant joyeux jusqu'au bout du village ,
-Annoncera que je ne suis pas sage,
-Ah ! ne crains rien , je suis un coq d'honneur ,
Répondit-il ; je te promets , ma mie ,
De ne chanter , si tu veux , de ma vie .
Jures -en donc ; je croirai tes sermens , etc.
On cherche en vain le but des éditeurs , en plaçant
cette fable dans leur recueil. Est-ce une leçon qu'ils prétendent
donner aux demoiselles ? Mais si elles n'ont d'autre
motif pour être sages , le seront-elles long-temps ? Le
langage tenu dans cette fable est d'ailleurs celui d'une
femme qui a perdu toute retenue. Doit- on offrir de pareils
tableaux aux enfans des deux sexes ? En leur supposant
l'innocence de leur âge , comment répondre à la multitude
de questions auxquelles cette fable peut donner lieu ?
Grécourta, dans une autre fable , exposé sa philoso
1
506 MUERCRE DE FRANCE ,
phie ; et les éditeurs n'ont pas manqué de la proposer aux
jeunes gens comme une règle de conduite. Voilà en quoi
le philosophe fait consister le bonheur :
Un solitaire , ennemi de la gêne ,
Et sectateur de toute volupté ,
Qui , répétée , après elle n'entraîne
Ni le remords , ni la satiété ;
Vivait content , sans embarras sans crainte ,
Avec un livre , un verre et son Aminte .
Ce philosophe , que la plupart des jeunes gens ne demanderaient
pas mieux que d'imiter , si la lecture ou l'étude
ne faisait point partie de ses occupations , est visité par
la Fortune. Elle vient avec une grande suite , la Grandeur,
l'Opulence , la Dignité , la Gloire , le Desir. Le solitaire
renvoie toute cette compagnie ; et sur ce que la Fortune
le prie de recevoir au moins le Desir, il répond très-philosophiquement
: Je n'ai qu'un lit que je garde au Plaisir.
Excellente morale , très -propre à former la jeunesse.
Grécourt voulait quelquefois cultiver la poésie anacréontique.
Quand il s'exerçait dans ce genre , auquel il était
si peu propre , il ressemblait à un vieux libertin qui cherche
en vain à quitter le ton des lieux qu'il fréquente , pour être
délicat et galant. La fable de la Rose en est un exemple.
Une rose conjure un berger de ne pas la cueillir ; elle veut
savoir s'il l'a réservée au plus funeste des malheurs ; elle
lui rappelle qu'il n'osait autrefois lui donner des baisers
de peur d'altérer l'éclat qui la colorait ; enfin , elle lui
demande grace ; mais c'est en vain. La moralité de cette
fable se trouve dans les vers suivans :
Le comble des tendres plaisirs ,
Est souvent le comble des peines..
Les éditeurs ont fait entrer dans leur recueil cette fable
indécente , qui n'offre d'ailleurs qu'une moralité triviale.
Nous le demanderons encore , sont-ce là des vers que les
FRIMAIRE AN ΧΙΙΙ. 507

enfans puissent lire ? n'a-t-on fait tant de 'suppressions
dans Horace et dans Ovide , que pour donner aux élèves
des lectures françaises encore plus dangereuses ?
On trouve aussi dans ce recueil des allégories galantes
et des madrigaux qui ne doivent point entrer dans un
livre classique. Tels sont ces vers , où le poète cherche à
expliquer l'empire des femmes sur les hommes :
Aux lois de la naturé , amis , soumettons- nous ;
Toujours sa volonté l'emporte sur la nôtre.
L'aimant disait au fer : Pourquoi me cherchez vous ?
- Pourquoi m'attirez-vous ? soudain , répondait l'autre .
Notre faiblesse et ton pouvoir ,
Sexe enchanteur , s'expliqueraient de même :
Ainsi tu plais sans le vouloir ,
Sans le vouloir aussi l'on t'aime .
Ces vers sont agréablement tournés; mais quel embarras
un élève ne donnera- t- il pas à son maître , s'il lui demande
une explication plus claire des rapports qui peuvent exister
entre l'aimant et le fer , et les hommes et les femmes ?
Les éditeurs ont inséré dans leur recueil une fable
encore plus leste que celle dont nous avons parlé. Elle est
de Fontenelle ; on y reconnaît son esprit fin et délicat ,
et l'art de couvrir d'un voile léger les objets les moins
décens . Comme celles de La Motte , elle a plutôt le ton
de l'épigramme que celui de l'apologue. Il suffira de la
citer pour prouver le danger de ce recueil s'il est admis
dans l'éducation :
1 Le tendre Rossignol et le galant Moineau ,
L'un et l'autre amoureux d'une jeune Fauvette ,
Sur les branches d'un ormeau
Lui parlaient un jour d'amourette.
Le petit chantre ailé , par des airs doucereus ,
S'efforçait d'amollir le coeur de cette belle :
Si vous voulez me rendre heureux ,
De mes douces chansons vous savez l'harmonie ,
Elles ont mérité les suffrages des Dieux ;
:
508 MERCURE DEFRANCE ,
۱
Désormais je les sacrifie
Achanter vos beautés, votre nom en tous lieux.
Les échos de ces bois les rediront sans cesse ;
Et j'aurai tant de soin de le rendre éclatant ,
Quevotre coeur enfin sera content
De voir l'excès de ma tendresse.
Etmoi, ditle Moineau, je vous baiserai tant....
A ces mots , fut jugé le procès à l'instant
En faveur de l'oiseau qui porte gorge noire.
On renvoya l'oiseau chantant.
Lecteur , vous comprenez le sens de mon histoire.
Fontenelle n'a point osé expliquer la moralité de cette
fable. Si l'enfant la demande , que répondra l'instituteur ?
Nous avons multiplié les citations afin qu'aucun lecteur ne
pût nous accuser de rigorisme. Quand il s'agit d'un objet
aussi important, la censure doit être sans réplique. Il n'existe
aujourd'hui que trop de pères de famille et d'instituteurs
qui , par insouciance ou par l'effet d'une morale
relâchée , ne surveillent point les lectures des enfans dont
ils dirigent l'éducation : le devoir le plus sacré de la critique
est de les avertir lorsqu'ils peuvent être trompés par
le titre d'un livre qui paraît destiné aux écoles. Tel est le
motif qui nous a portés à nous étendre plus que nous ne
l'aurions voulu sur le Nouveau Fablier.
Les livres classiques ne sauraient être purgés avec trop
de soin de tout ce qui peut développer dans les enfans le
germe des passions. Dans l'âge le plus tendre , ils ont
beaucoup plus de pénétration qu'on ne le croit communement.
Un seul motéchappé peut leur inspirer les réflexions
les plus dangereuses. Quelques fables même de Lafontaine
ne sont pas exemptes d'idées susceptibles de mauvaises interprétations
. C'estpour cela que les amis des moeurs desirentdepuis
long-temps que l'on en fasse un choix scrupuleux
pour les écoles ,Si l'on peut quelquefois seplaindre de ce que
notre grand fabuliste est tombé involontairement dans ce
FRIMAIRE AN XIII. 50g
défaut,quels reproches ne doit-on pas adresser à des édi
teurs qui, enconnaissance de cause, nese font pas scrupule
d'insérer dans un recueil qu'ils destinent aux enfans, des
poésies où la religion et la morale ne sont pas respectées ?
P.
Huitième et dernière livraison du Répertoire du Théâtre
Français ( 1 ) , formant les tomes XXII et XXIII , et
contenant les comédies en trois actes et en un acte de
Guyot de Merville , Pont- de- Vesle , Favart , Collé , Saurin
, Poinsinet , Goldoni , Dorat, Barthe , Sedaine et
Champfort.
:

Le plus bel éloge qu'on puisse faire d'un ouvrage proposé
par souscription est d'annoncer qu'il est terminé. Le
Répertoire du Théatre Français avait eu un succès sì général
en paraissant , qu'on ne devait pas craindre qu'il fût
abandonné; mais avant l'événement il était difficile de croire
que les éditeurs fourniraient , en moins de seize mois
vingt- trois volumes in-8° . de cinq à six cents pages, imprimés
avec le plus grand soin , dans lesquels on trouve cinquante-
quatre notices sur divers auteurs , et cent sept
examens faits dans les meilleurs principes , et avec un talent
assez distingué pour que ce journal n'ait jamais loué
1
(1) OuRecueil des tragédies et comédies restées au théâtre depuis
le Venceslas de Rotrou , pour faire suite aux éditions in-8°. de Corneille
, Molière , Racine , Regnard , Crébillon , et au Théâtre de Vol+
taire; avec des notices sur chaque auteur, et l'examen de chaque
pièce par M. Petitot , dessins de M. Périn , impression de Didot
l'aîné. Prix : 7 fr . le vol. , et 14 fr . papier vélin , gravures avant la
lettre. A Paris , chez Perlet , libraire , rue de Tournon , nº. 1133 ; et
chez le Normant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-Germain
l'Auxerrois , n° . 42, vis-à-vis le petit portail de l'église ..
510 MERCURE DE FRANCE ,
le travail des éditeurs qu'en s'en emparant. Nos lecteurs se
rappellent sans doute les notices sur la Harpe , de Belloy ,
Diderot , Lesage , Marivaux , etc. Cette livraison n'est
pas moins intéressante que celles qui l'ont précédée .
Champfort ferme la marche par sa comédie du Marchand
de Smyrne. De tous les ouvrages restés au théâtre , c'est
celui qui montre plus évidemment la décadence de l'art
dramatique , tant pour le fond du sujet qui nous fait rétrograder
jusqu'aux romans du seizième siècle , que pour
les détails qui roulent sur des plaisanteries contre les institutions
sociales , et non sur des ridicules généraux. Nous
citerons avec plaisir les passages les plus remarquables de
la notice sur cet auteur , qui a été si mal défendu par ses
amis que les louanges qu'ils lui ont données devaient tourper
contre sa mémoire aussitôt que l'ordre serait rétabli en
France.
Extrait de la Notice sur Champfort.
« Sébastien-Roch-Nicolas Champfort naquit , en 1741 ,
dans un village voisin de Clermont en Auvergne. Fils
d'une femme pauvre et qui n'était pas mariée , il paraissait
destiné à rester dans la classe la plus obscure. Des protecteurs
bienfaisans aperçurent ses dispositions naissantes ;
ils s'employèrent pour qu'elles pussent être cultivées , et
obtinrent pour lui une place de boursier au collège des
Grassins. Le jeune Nicolas ( c'est ainsi qu'il s'appelait
alors ; il ne prit le nom de Champfort qu'en entrant dans
le monde ; ) le jeune Nicolas justifia par de grands succès
l'espoir que l'on avait conçu de lui. L'influence de cette
excellente éducation se fit sentir sur-tout dans ses premiers
ouvrages ; on y voit une délicatesse de goût et une
justesse de pensée qui nese retrouvent point dans ses écrits
postérieurs.
FRIMAIRE AN XIII. 511
» La carrière littéraire de Champfort présente deuxépoques
distinctes , celle pendant laquelle il voulut se produire
avantageusement dans le monde , et entrer à l'académie
française ; et celle où , parvenu à son but , il ne
crut plus avoir de ménagemens à garder. Quoique l'esprit
du siècle fût alors très-corrompu , on exigeait de ceux
qui aspiraient à l'académie un respect pour les institutions
religieuses et politiques qui , pour n'être qu'une affaire de
convenance , n'en paraissait pas moins obligatoire. Il était
bien permis d'attaquer le gouvernement par des réticences,.
dés pensées détournées , et des éloges exagérés des peuples
anciens ou étrangers ; mais il était défendu d'exposer la
doctrine dans tout son jour , et de professer ouvertement
les opinions anti-sociales des philosophes. Champfort ,
très-spirituel et très-fin , observa avec beaucoup d'adresse
cette sorte de décence. La seconde époque de sa carrière
littéraire offre un aspect tout différent. L'esprit d'indépendance
porté à l'excès le plus condamnable , la licence la
plus effrénée dans les opinions et dans les discours , l'ingratitude
la plus cruelle envers des bienfaiteurs qui perdirent
tout à la révolution , l'ironie la plus amère sur leurs
malheurs , distinguèrent au commencement de nos troubles
politiques , les écrits et les conversations de Champfort.
Ces deux époques seront suffisamment marquées par l'analyse
rapide que nous donnerons des productions de cet
écrivain.
>> Champfort , sorti du collége des Grassins après s'être
brouillé avec ses professeurs , se trouva lancé dans le
monde sans avoir d'autre appui que ses talens : mais alors
un jeune homme qui avait eu des succès distingués dans
ses études était accueilli pour peu qu'il eût d'amabilité .
Champfort éprouva plus que personne cette sorte de bienveillance
qui entrait dans le ton des grandes sociétés de
G
512 MERCURE DE FRANCE ;
1
Paris. Quoique très-jeune , il paraît que l'ingratitude en
trait déjà dans ses calculs . Se trouvant avec un de ses an
ciens professeurs , et s'entretenant avec lui sur ses espé
rances qui n'étaient encore justifiées par aucun succès , il
lui échappa ces mots qui peignaient son caractère : « Vous
>> me voyez bien pauvre diable. Eh bien ! savez-vous ce
>> qu'il m'arrivera ? J'aurai un prix à l'académie ; ma co-
>> médie réussira ; je me trouverai lancé dans le monde ,
>> et accueilli par les grands , que je méprise : ils feront
>> ma fortune sans que je m'en mêle ; et je vivrai ensuite
>> en philosophe. » On voit quel cas Champfort voulait
faire de ceux qui seraient ses bienfaiteurs ; et l'on devine
ce qu'il entendait par la vie philosophique qu'il desirait
mener lorsqu'il aurait fait fortune.
» Ayant l'intention de se consacrer entièrement aux
lettres , il avait très-bien senti quels étaient les moyens
d'avoir des succès prompts et brillans. Le théâtre et les
concours académiques présentaient ce double avantage ;
Champfort entra en même temps dans l'une et dans l'autre
carrières. Son premier essai fut couronné par l'académie
française. L'Epître d'un père à son fils sur la naissance
d'un petit- fils , est l'ouvrage d'un jeune homme : elle a
beaucoup de rapports avec les amplifications qui valurent
à Champfort tant de succès à l'Université ; on y trouve de
l'emphase , de la déclamation , et cette espèce de prétention
et d'apprêt qui fut toujours le défaut principal des ouvrages
de l'auteur. D'après ses principes il était naturel qu'il
dît beaucoup de mal des colléges où il avait été recueilli ,
indigent et malheureux; aussi ne manque-t-il pas d'employer
ce lieu commun :
Veille , père éclairé , sur ce dépôt divin :
Loin de lui ces prisons où le hasard rassemble
Des esprits inégaux qu'on fait ramper ensemble ;
Où le vil préjugé vend d'obscures erreurs , etc ...
:
F
» Le
FRIMAIRE AN XIIL 513
» Le premier essai dramatique de Champfort eut autant,
de succès que son épître. Le sujet de la Jeune Indienne est
puisé dans une anecdote rapportée par le Spectateur : il
pouvait donner lieu à un roman intéressant ; mais il n'est
nullement théâtral . L'auteur ne profita pas même de toutes
les ressources que cette fable présente : le rôle d'un
quaker , qui devait être comique , n'est qu'esquissé , et
l'action n'a point les développemens dont elle était susceptible.
En général tout est froid et mesquin dans cette
pièce; elle ne dut son succès qu'à l'indulgence que l'on a
ordinairement pour les débuts d'un jeune homme . »
>> Un ouvrage beaucoup plus important assura la réputation
de Champfort , et lui procura une place distinguée
parmi les écrivains du dix-huitième siècle . L'académie
française avait proposé pour sujet du prix d'éloquence
l'éloge de Molière. Le jeune auteur qui suivait assidument
le théâtre , recueillit toutes les réflexions que l'étude
de l'art lui avaient suggérées , y joignit celles que lui
fournissait le monde sur lequel il avait jeté un regard fin
et satirique , et parvint à obtenir les suffrages de l'académie
sans trop sacrifier aux opinions du temps...:
4-
D
>> Ce discours , pour être le meilleur qui soit sorti de la
plume de Champfort, n'est pas exempt de défauts : il offre
le germe des vices de diction qui se montrèrent plus à
découvert dans les ouvrages qui suivirent. On y trouve un
air d'apprêt qui gâte les pensées les plus naturelles ; la
prétention d'être concis et profond rend la marche de
l'auteur lente et pénible; et le ton dogmatique , qu'il ne
quitte jamais , fatigue et révolte le lecteur. Ce fut à la
même époque que Champfort composa le Marchand de,
Smyrne qui entre dans ce recueil...... ( Le défaut d'espace
nous oblige de retrancher les réflexions des éditeurs
sur l'éloge
6
de Lafontaine , et sur la tragédie de Mustapha
Kk
10
514 MERCURE DE FRANCE,
et Zéangir , dont Champfort prit le sujet tout arrangé i
Belin , poète très -médiocre , mais qui entendait assez bien
les effets dramatiques. )
» Les travaux de Champfort lui ouvrirent enfin les
portes de l'académie française. Il remplaça Sainte-Palaie ,
savant estimable , auquel nous devons d'immenses recherches
sur nos antiquités . Le discours du récipiendaire présente
une peinture très- agréable de la chevalerie , et des
détails pleins d'intérêt sur les qualités morales de Sainte
Palaie.
>> Cet ouvrage est le dernier dans lequel Champfort ait
gardé la mesure et la réserve que son ambition lui avait
jusqu'alors prescrites . Ici commence la seconde époque
que nous avons annoncée : nous allons voir l'auteur secouer
le joug qu'il s'était imposé avec peine , et donner
un libre cours à son ingratitude et à son humeur caustique
et insociale.

t.
» A cette époque où les caractères se développè ren
avec une franchise que les liens sociaux avaient jusqu'alors
contenue , Champfort se montra tel qu'on avait toujours
eu lieu de le soupçonner : il abandonna les protecteurs
qui avaient fait sa fortune ; et , sans conserver aucun souvenir
de leurs bienfaits , il les accabla par les traits déchirans
de l'ironie la plus amère . Son intimité avec eux
l'avait rendu témoin de leurs faiblesses ; il profita des
confidences de l'amitié pour révéler leurs travers , et pour
les rendre plus odieux encore par le ridicule et l'exagération.
Dès les commencemens de la révolution il alla beaucoup
plus loin que les philosophes de 1789. L'historien de
sa vie , membre actuel de l'Institut national , va nous four
nir les particularités que nous avons à rapporter sur la
conduite de Champfort à cette époque : « Sans doute , di
:
: FRIMAIRE AN XIII. 515
1
» M. G. , il n'espérait pas dès-lors que la révolution nous
> menerait si promptement à la république ; mais c'était
» d'opinions et de sentimens républicains que son coeur et
>> son esprit étaient remplis. Dès le mois de juillet 1789
>> il faisait prier l'entrepreneur du Mercure de rendre son
>> journal un peu plus républicain ; car, disait- il , il n'y
>> a plus que cela qui prenne. Comme la plupart des vrais
>> amis de la liberré , ajoute M. G. , il n'eut pour ainsi dire
>> qu'à jouir pendant les premières années de la révolu-
>> tion. Les intrigues de 1791 , le rétablissement d'un roi
>> fugitif et parjure , la coalition des réviseurs , le mas-
>>>sacre du Champ-de-Mars , furent les premières douleurs
>> des patriotes; et Champfort les sentit plus vivement
>> que personne. >> Champfort condamnait alors M. Bailly
et toute l'assemblée constituante : nous verrons bientôt
plus endétail ce qu'il pensait de cette assemblée.
>> L'académie française , qui avait reçu l'auteur au
nombre de ses membres , allait être détruite ; on ne cherchait
plus que les raisons spécieuses qui pouvaient fonder
un rapport. Il paraissait réservé à Champfort de déchirer
tous ceux qui avaient eu le malheur de l'obliger . Mirabeau
s'adressa à lui pour avoir un projet de discours ; et l'académicien
ne rougit. point de se servir des armes du ridicule
et de la calomnie contre d'anciens confrères avec
quelques-uns desquels il avoue lui-même qu'il était encore
lié d'amitié. Ce discours , qui fait partie des oeuvres
de l'auteur , est dur et tranchant ; on y trouve cette grossiéreté
de ton et de style qui alors commençaient à être de
mode : << Vous avez tout affranchi , dit l'orateur : faites
>> pour les talens ce que vous avez fait pour tout autre
>> genre d'industrie. Point d'intermédiaire ; personne en-
>> tre les talens et la nation. Range-toi de mon soleil, di
>> sait Diogène à Alexandre , et Alexandre se rangea .
Kk2
516 MERCURE DE FRANCE ;
> mais les compagnies ne se rangent point; il faut les
>>> anéantir. »
» Champfort n'épargna pas plus Passemblée constituante
que les académies et les souverains de l'Europa.
* En voyant , dit-il , le grand nombre de députés à l'as-
» semblée nationale de 1789, et tous les préjugés dont la
>> plupart étaient remplis , on eût dit qu'ils ne les avaient
>> détruits que pour les prendre , comme ces gens qui
» abattent un édifice pour s'approprier les décombres. »
Les philosophes du dix-huitième siècle ne sont pas plus
ménagés que les constitutions : Champfort ne les trouve
pas à la hauteur des grands principes; il leur reproche
fréquemment leur réserve , qu'il traite de lâcheté. D'Alembert
était sur-tout le philosophe qu'il détestait le plus ; il
fit contre lui une épigramme où les travers du géomètre
littérateur et bouffon sont assez bien saisis :
Je change à mon gré de visage ;
Je deviens tour-à-tour Dangeville et Poisson ,
Rimeur , historien , géomètre , et bouffon ;
Je contrefais même le sage.
>> Tant que la révolution n'eut pas tout le caractère de
férocité qu'elle prit à la fin de 1792 , Champfort continua
à jouir d'une grande considération : malheureusement
pour lui il se permit quelques traits piquans contre les ja
cobins . Ces hommes n'étaient pas aussi indulgens que les
grands seigneurs. Les comités donnèrent l'ordre d'arrêter
l'indiscret diseur de bons mots. Il avait juré de ne point
aller en prison ; il voulut tenir ce serment. Voici le récit
que fait l'historien de sa vie , des attrocités que ce malheureux
exerça sur lui-même : « Sous prétexte de faire
>> ses préparatifs , Champfort se retira dans son cabinet .
» Il s'y enferme , charge un pistolet , veut le tirer sur son
:
FRIMAIRE AN XΙΙΙ. 517
> front , se fracasse le haut du nez , et s'enfonce l'oeil
>> droit. Etonné de vivre , et résolu de mourir , il saisit un
» rasoir , essaie de se couper la gorge , y revient à plu-
>> sieurs fois , et se met en lambeaux toutes les chairs :
>> l'impuissance de sa main ne change rien aux résolutions
de son ame ; il se porte plusieurs coups vers le coeur ;
>> et commençant à défaillir , il tâche par un dernier ef-
>> fort de se couper les deux jarrets et de s'ouvrir toutes les
>> veines . Enfin , vaincu par la douleur , il pousse un cri ,
>> et se jette sur un siége où il reste presque sans vie. >>>
>> Champfort survécut à tant de blessures ; il eut même
pendant quelques mois une apparence de rétablissement :
les suites de cet attentat sur lui-même le conduisirent au
tombeau le 13 avril 1793. »
En retranchant de cette Notice presque toute la partie
littéraire , nous l'avons beaucoup affoiblie ; mais ce quo
nous en avons cité suffira pour prouver que les éditeurs
ont mis dans leur dernier volume les mêmes soins que
dans les livraisons précédentes , et peut-être davantage ;
car ce dernier volume contient aussi une Notice sur Dorat
dans laquelle les trop nombreux ouvrages de cet écrivain
sontanalysés etjugés avec autant de goût qued'impartialité.
Le Répertoire du Théatre Français offre dans son ensemble
vingt-quatre tragédies , quatre drames , vingt-huit
comédies en cinq actes , dix-neuf comédies en trois actes ,
trente-deux comédies en un acte ; en totalité cent sept pièces
de cinquante-quatre auteurs qui ont travaillé dans l'espace
de deux cent cinquante ans.)
.........
1
Aux REDACTEURS.
MESSIEURS ,
L. C..
Paris , 18 brumaire an XIII .
On n'emprunte qu'aux riches est un vieux proverbe qui
518 MERCURE DE FRANCE ;
1
ment quelquefois. Ma lettre vous en offrira la preuve.
En" insérant dans le Mercure du 21 vendémiaire la
pièce de vers intitulée : Le Dernier des Bardes sur les
ruines de Morwen , imitation d'Ossian , par A. B......... e ,
vous avez très -judicieusement noté quelques hémistiches
que peuvent , à bon droit , réclamer Voltaire et J. B. Rousseau;
mais ce ne sont pas là les seules réminiscences que
l'on puisse reprocher à l'auteur, J'ai publié en l'an V
( ou 1796) les Chants de Selma , poëme imité d'Ossian ,
dans lequel se trouvent ces vers :
612
Tu n'es donc plus .....! Et celle à qui tu dus le jour ,
Celle qu'avec orgueil préféra ton amour,
Ne peuvent te pleurer... ! Ton anante et ta mère
Ne sont , ainsi que toi , qu'une froide poussière ....
Dites-moi, par pitié , quelle grotte recèle
Les restes précieux des amis que je perds .....
Mais de cris impuissans je fatigue les airs .
Pourrais-je vous survivre , objets de ma tendresse
Non, non auprès de vous Colma va déposer
Les tristesjours dont le fardeau l'oppressevil a fans
Auprès de vous Colma va reposer,
!
4
2
Veuillez bien , messieurs, prendre la peine de comparer
cette citation avec les dix vers qui terminent la page 101
de votre intéressant Journal, et vous vous convaincrez , jo
P'espère , que M. A. B........ e est, en conscience , obligé
de m'en faire la restitution (1). Si j'eusse été plus riche ,
je me serais interdit toute réclamation; mais ma fortune
littéraire est trop modique pour que j'aie quelque chose à
perdre...I
Je dois , au reste , des remercimens à M. A. Β..........
de ce qu'il a si bien retenu quelques fragmens de mon
( 1 ) Il est vrai que la ressemblance est si grande, qu'elle pourrait
s'appeler identité.
1
( Note de l'Editeur. )
FRIMAIRE AN ΧΙΙΙ. 519
petit poëme , puisqu'il me fournit l'occasion de le rappeler
au public qui, sans doute , ne s'en resouvient guères.
Vous m'obligerez sensiblement , messieurs , en publiant
malettre dans un de vos prochains Numéros.
A P. A.M. MIGER.
AUX ANONYMES.
"
Commeje n'ai point assez d'importance pour me croire
des ennemis , je ne sais à quel motif attribuer les diatribes
insérées contre moi dans certains journaux. Ces diatribes
n'étant point signées , je n'ai rien à dire à des gens que je
ne connais pas. Qui sait , par exemple , si ceux qui me reprochentdans
leur feuille d'être en opposition avec le gouvernement
, ne sont pas les mêmes qui m'accusent du contraire
dans quelques salons ? Comment les satisfaire si
j'ignore à laquelle des deux accusations ils attachent le plus
d'intérêt? Qu'ils se nomment; ators si leur nom ne me sert
pas de réponse ,je leur en ferai une dans laquelle j'espère
leur prouver qu'il n'y a pas la plus légère contradiction
entre la citation qu'il ont prise d'une proclamation du gouvernement
, et la phrase de moi sur laquelle ils argumentent.
Toute la discussion roulera sur ces paroles pleines de
sens , tirées d'une chanson très -connue , mais sur laquelle
biendes critiques n'ont pas assez réfléchi :
Il faut savoir lire ..
Avant que d'écrire. A
Ra
:
:
:
2 1 FIÉVÉE. :
520 MERCURE DE FRANCE ;
SPECTACLES.
" THEATRE FRANÇAIS.
1
Reprise du Jaloux désabusé , comédie en cinq actes et
en vers, de Campistron.
Campistron n'a laissé que deux comédies : son Jaloux
est la seule qui soit restée au théâtre. Le style en est, à
mon gré , beaucoup meilleur que celui de ses tragédies ,
dont quelques - unes sont encore ou étaient naguère sur le
Répertoire. Le sort de cet auteur a bien prouvé que c'est
le style qui fait vivre ou mourir les ouvrages car les tra
-gédies de Campistron sont en général conduites avec sagesse
et avec art , et quelques-unes même ne manquent
pas d'intérêt ; sur-tout son Tirydate , où il a su , comme
Racine , peindre un amour incestueux sans révolter le
spectateur. Cependant elles ne sont presque plus connues
que des gens de lettres et d'un petit nombre d'amateurs ,
parce qu'elles sont faiblement écrites. La même cause a
presque fait oublier la tendre Inès , qui , dans sa naissance ,
fit verser tant de larmes, et obtint un si prodigieux succès.
' C'est un juste sujet d'éloge pour Campistron , d'avoir ,
après tantd'autres poètes comiques , et sur-tout après Molière
, pu intéresser en faisant berner un jaloux. Le plan
de sa pièce est extrêmement simple, Julie ne peut se marier
sans l'aveu de son frère Dorante ; et celui-ci ne veut pas le
donner parce qu'il est autorisé par le testament de son
père, à retenir l'immense fortune de Julie jusqu'à son
mariage. Célie , sa femme , a de plus nobles sentimens ,
et ne craint pas même de se compromettre pour tromper
l'avarice de son mari , et faire rendre justice à sa belle:
FRIMAIRE AN XΙΙΙ. 521
(
soeur; elle feint de recevoir avec plaisir les hommages de
quelques jeunes gens aimables , pour inspirer de la jalousie
àDorante. Effectivement il en est dévoré , se plaint , éclate
en reproches . Une foule de galans, dit-il à sa femme ,
assiégent ma maison , et viennent vous voir , même dans
le lit. Elle répond que c'est lui qui l'a voulu , qui les a
conduits jusqu'en son cabinet; qu'au reste , c'est à la
main de sa soeur qu'ils aspirent ; qu'elle est le seul objet de
leurs visites. Pour se débarrasser de ses craintes , le jaloux
déclare qu'il veut marier Julie et se retirer à la campagne.
Sa femme éclate de rire : il n'y entend rien ; elle lui rend
compte du tour qu'on lui ajoué. Honteux de ses soupçons
, il les abjure , veut que Célie ne change rien à sa
conduite ordinaire , et qu'elle reste à la ville : mais Célie
congédie Eraste , qui , en feignant de l'aimer , en est devenu
très-sérieusement amoureux , et dit à son mari
qu'elle estdécidée à se fixer à la campagne , au moins pour,
quelque temps , afin de lui prouver qu'il suffit à son bonheur.
Je partirai demain , ajoute-t-elle ,
à
Et puisque vous m'aimez , vous viendrez avec moi.
Quoiqu'en somme cette comédie soit bien conduite , le
plan n'en est pas ,
mon avis , tout-à-fait sans défaut.
D'abord , le premier acte se passe tout entier entre des
personnages subalternes , des domestiques et un secrétaire
, et il n'y est fait aucune mention de la jalousie de Dorante
, du projet de sa femme de lui en donner , du motif
qui l'y détermine. On n'en est instruit qu'à la dernière
scène du second acte ; en sorte que le sujet , qui , comme
dit Boileau , n'estjamais assez tot expliqué , l'est ici fort
tard.
...On peut dire encore que Dorante ne conserve pas jusqu'à
la fialecaractère intéressé qu'on lui a donné , et qu'il se
(
522 MERCURE DE FRANCE ,
détermine sans motif au mariage de sa soeur : celui d'écarter
les galans de sa maison , n'est pas satisfaisant. Pour
cela , il n'avoit qu'à se retirer dans ses terres. Il faut remarquer
qu'il n'était pas naturellement jaloux ; au contraire
, il priait ses amis d'amuser safemme. Il ne ressent
de jalousie que lorsqu'elle lui en donne des sujets apparens.
Pour se rassurer , il lui suffisait donc de l'enterrer
au fond d'un château , sans qu'il eût besoin de se dessaisir
de la dot de Julie.
Enfin le secrétaire qui , de son propre aveu , est un
fripon , et qui consent à favoriser , pour quatre cents pistoles
qui lui sont promises, les intrigues qu'il suppose à
la femme de son maître , n'est point puni...
Cette comédie , qui date des dernières années de
Louis XIV, prouve que , des-lors , parmi les fats d'une
certaine condition , l'amour conjugal passoit pour être
3
d'un très mauvais ton. Dorante s'exprime ainsi :
Je traitois de bourgeois
Ceuxqui suivaient encor les anciennes lois.
Quel est l'homme , disais-je en faisant l'agréable ,
Qui garde pour sa femme un amour véritable ?
C'est aux petites gens à nourrir de tels feux.
Son secrétaire lui demande pourquoi il tenait
Cet imprudent langage.
Morbleu ! pour imiter les gens du haut étage .
r
Ces sentimens descéudirent , pour ainsi dire , dans les
plus bas étages , et l'on vit , quelques années ensuite , des
époux presque de la lie du peuple , entretenir publiquementdes
maîtresses, non par air , mais par libertinage. Les
bonnes moeurs , sur-tout dans la capitale ,devinrent enn quel
que sorte une exception , et la masse du peuple fut corrompue;
car je n'entends pas ce que veut dire Drulos , lorsqu'il
prétendque la nationfrançaise est la seule qui puisse perdre
FRIMAIRE AN XIII. 523
ses moeurs sans se corrompre : il me semble , non pas que
la corruption naît de la perte des moeurs , mais que la perte
des moeurs est la corruption elle-même.
Saint-Fal , qui avait joué le rôle du jaloux à la première
représentation , l'a cédé à Baptiste dès la seconde.
Celui- ci l'a très-bien rendu ; mais l'autre a plus de rondeur
et de naturel , ou peut-être connaît mieux l'art de cacher
l'art. Madame Talma n'a rien laissé à desirer dans le rôle
de Célie; et dans l'Amphytrion qui a suivi le Jaloux , elle
s'est, en quelque sorte , surpassée. C'est une actrice dont le
haut comique , sur-tout , ne peut se passer dans l'état
actuel de la comédie française.
Parmi la foule de vers qu'a fait éclore le grand événement dont cette
semaine a été le témoin , on a distingué deux Odes , l'une adressée à
P'Empereur , l'autre au Pape. Celle-ci est de M. Leblanc.Une grande
partie en est consacrée à chanter Napoléon. Nous en citerons quelques
strophes.
Parais , arme-toi , prends ta foudre ,
DeCharles digne successeur !
Que des mers le lache oppresseur
Se prosterne , ou morde la poudre.
Dans ses murs ose l'assaillir ;
Du léopard abats la tête;
D'alégresse , à cette conquête ,
Je vois l'Univers tressaillir .
Sur ces appuis de ton Eglise , (l'Empereur et
Dieu puissant , verse tes bienfaits ;
lePape.
Veille sur eux, et quijamais
Leur volonté te soit soumise ! ९
Ils ont relevé tes autels ;..
Leur's mains ont réparél'outrage
Qu'avaient médité , dans leur rage,
Les plus insensés des mortels .
Des eaux du Tibre et de la Se ine:
Que rienne trouble plus le cours !
524 MERCURE DE FRANCE ,
Puissent les deux peuples toujours
Bénir le noeud qui les enchaîne !
Français , Romains , dans votre coeur
Que cette époque mémorable
Rappelle un souvenir durable
De paix , de gloire et de bonheur.
6
L'autre Ode est de M. Danguy - des - Déserts , jurisconsulte de
Quimper. Nous voudrions pouvoir la faire connaître toute entière.
Nous pensons qu'on lui eût décerné le prix d'une voix unanime , si ce
sujet avait été mis au concours. Nous ne saurions mieux la louer
qu'en transcrivant ici quelques-unes de ses strophes , toutes également
élégantes et harmonieuses .
L'athéisme jaloux , le blasphème à la bouche ,
Contre le dieu- vivant lance un regard farouche
Et livre à des bourreaux ses ministres proscrits.
Le temple profané n'est plus qu'un vil repaire ,
L'autel est renversé bien loin du sanctuaire ,
Et la religion pleure sur ses débris .
NAPOLÉON paraît , il s'arme de la foudre ;
Dans sa course rapide il vient réduire en poudre
Du crime au front d'airain le sceptre audacieux.
La discorde rugit à son heure dernière;
Il rit de ses efforts , et , comme la poussière ,
Il chasse devant lui les tyrans factieux.
Il guide nos guerriers au chemin de la gloire
Et vole à Marengo , conduit par la victoire;
Il ne fait que paraître , il retourne vainqueur.
Toujours calme , au milieu du tumulte des armes ,
Il s'occupe à tarir la source de nos larmes
Et prépare en un jour des siècles de bonheur.
Ciel ! quels longs hurlemens ! De la nuit infernale
S'élancent , l'oeil en fen , l'envie et la cabale ;
Craignez , o citoyeus ! leurs ténébreux assauts ;
Non , non , ne craignez pas leurs armes impuissantes
Foulant d'un pied vainqueur ces hydres expirantes ,
Il vient d'anéantir leurs horribles complots.
Tel au séjour bruyant où grondent les orages ,
Elevant un front calme au-dessus des nuages.
A
:
:
I
r
10
FRIMAIRE AN XIII. 525
Un roc brave la foudre et les vents déchaînés;
Superbe , il brise l'onde à ses pieds blanchissante ,
Et la mer en courroux traîne au loin mugissante
Les bouillons écumeux de ses flots mutinés .
L
Il est incroyable combien le goût des lettres s'est de tout temps
soutenudans cette petite ville de Quimper , située au bout du monde ,
sur les bords de l'Océan , et sur laquelle Lafontaine , Regnard ,
Piron , ont fait pleuvoir tant de plaisantes épigrammes ; sans parler du
pèreHardouin , homme d'un prodigieux savoir , l'auteur de l'excellente
histoire du Traité de Westphalie , celui de la belle Ode
sur la bataille de Fontenoi , y ont pris naissance. Un jeune homme
* de cette ville concourut , en 1987 , pour le prix de poésie à l'académie
française. Son Ode sur la mort d'un prince de Brunswick , ( qui
était son coupd'essai ) , obtint la seconde mention honorable , et mé
ritait la première ; car M. Noël , à qui elle fut accordée , aurait dù
avoir leprixque les 40 accordèrent à l'une des plus médiocres pièces
qui eussent été présentées à ce concours. La révolution a dévoré
⚫et infortun jeune homme.
ΑΝΝΟNCES.
Reflexions critiques sur l'art moderne defortifier, ou Motifpour
approprier contre les moyens modernes de l'attaque , les avantages
simples , faciles et toujours majeurs du sens vertical à grandes dimensions;
par Hippolyte Morlet , ancien directeur des fortifications ,
avec cette épigraphe :
D'avance osons dire que 5 à 6 mêtres ( 18 pieds ) de plus en
profondeur de fossés formés s'il le faut par des remblais vaudroient
mieuxpour un assiégé qu tous les flancs modernes joints auxplus
subtils tracés et défilemons , pourvu que ces fossés fussent armés
dequelques casemates duement appropriées et bien communiquées.
Unvol. in-8°.., avec une gravure. Prix : 3 fr. , et 3 fr. 60 cent. par
laposte.
AParis , chez Philibert Lenoir , libraire , rue Neuve- des-Petits-
Champs , nº. 1280 , au Grand Corneille .
Sacreet Couronnement de LouisXVI, précédé de recherches
sur le sacre des rois de France , depuis Clovis jusqu'à Louis XVI ,
et suivi d'un journal historique de ce qui s'est passé à cette cérémonie;
enrichi de 49 figures en taille-douce , gravées par Pattas , avec leurs explications.
Un fort vol. in-8°. Prix : 9 fr .; il y en a quelques exemplaires
in-4°, prix : 15 fr.
AParis , chezCalixte Volland , libraire, quai des Augustins , nº. 25;
Brigitte Mathé , cour des Fontaines , palais du Tribunat .
Cesdifférens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rue
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois, nº. 42.
Σ
526 MERCURE DE FRANCE ;
NOUVELLES
DIVERSES.
On mande de Barcelonne, 20 novembre : Enfin le voile
est tombé , notre situation politique n'est plus douteuse ;
les Anglais , non contensdes millions pris à la hauteur du
cap Sante-Marie , veulent détruire notre commerce. Depuis
quatre jours le lord Nelson commet des hostilités
cruelles à la vue de notre port , qui peut être considéré
commetrès-troitement bloqué. Le régiment de volontaires
de Castille se rendant à Mahon sur de petits bâtimens , et
six vaisseaux marchands , sont déjà capturés par ces barbares
insulaires qui , au moment où notre malheureuse pa
trie luttait contre la famine , l'épidémie , la peste et les
tremblemens de terre , viennent l'attaquer sans une préa-
⚫lable déclaration de guerre ; et quelle guerre !la plus atroce
et la plus infâme qu'on ait encore vue. Nelson a communiqué
officiellement à notre capitaine-général que les ordres
qu'il a reçus de l'amirauté , portentde couler bas tous les
bâtimens espagnols de la portée de cent tonneaux ou audessous
, d'envoyer les autres à Malte , et d'incendier les
ports et rades d'Espagne , et cela au moment oùnotre patrie
se reposant sur la foi des traités , rassemblait le peu
de forces qui lui restent pour combattre les fléaux dont elle
est affligée. 1
Ce matin , l'escadre de Nelson a capturé à la vue de
notre port la goëlette de la marine royale , qui avait conduit
cent artilleurs à Mahon . On vient d'apprendre qu'elle a
fait brûer un bâtiment espagnol qui se croyait en sûreté
dans le port de Palamos : ce qui confirme l'ordre que Nelson
annonce avoir reçu , et qui a été publié ici , d'incendier
tous les bâtimens dans les rades et ports d'Espagne. Il n'y
avait que deux ou trois jours qu'une de ses frégates était
venue prendre des provisions dans notre port , et on ne
lui fit ancune difficulté, tant on croyait pouvoir se reposer
sur la bonne foi des traités. On ne saurait trop donner de
publicité à de telles horreurs , inquies dans l'histoire d'au
çun peuple civilisé.
Toutes les lettres d'Espagne annoncent que l'Espagne a
déclaré la guerre aux Anglais .
Des bords du Mein : Le bruit court que le prince de
Nassau-Weilbourg ( qui est en ce moment à Paris ) , obe
tiendra la présidence héréditaire de la république batave ,1
1
FRIMAIRE AN XIII. 527
d'après les modifications que va recevoir la constitution de
ce pays . Le prince Charles de Nassau sera nommé administrateur-
général des pays du prince régnant en Allemagne.
Enfin on ajoute que les princes de la branche de
Nassau-Veingen recevront le titre de ducs.
( Cet article est extrait d'une gazette prussienne. )
Suivant une autre gazette allemande , l'électeur archichancelier
recevra la principauté de Fulde , et la maison
de Nassau-Orange , l'électorat de Hanovre , etc. On ignore
sur quel fondement ces bruits sont appuyés,
PARIS.
Nous ne saurons recueillir que les principales circonstances
des fêtes du couronnement dont tous les journaux
de la semaine sont remplis , et dont il sera imprimé d'innombrables
relations.
Il fut précédé la veille par la visite en corps que fit le
sénat à S. M.I.; elle répondit aux discours prononcé à cette
occasion par son présidest :
« Je monte au trône où m'ont appelé le voeu unanime
du sénat , du peuple et de l'armée , le coeur plein du sentiment
des grandes destinées de ce peuple , que du milieu
des camps j'ai le premier salué du nom de Grand. Depuis
mon adolescence , mes pensées toutes entières lui sont dévolues
, et je dois le dire ici , mes plaisirs et mes peines
ne se composent plus aujourd'hui que du bonheur ou du
malheur de mon peuple.
<<Mes descendans conserveront long-temps ce trône.
Dans les camps , ils seront les premiers soldats de l'armée ,
sacrifiant leur vie pour la défense de leur pays. Magistrats ,
ils ne perdront jamais de vue que le mépris des lois et l'ébranlement
de l'ordre social ne sont que le résultat de la
faiblesse et de l'incertitude des princes. Vous , sénateurs ,
dons les conseils et l'appui ne m'ont jamais manqué dans
les circonstances les plus difficiles , votre esprit se transmettra
à vos successeurs . Soyez toujours les soutiens etles.
premiers conseillers de ce trône si nécessaire au bonheur
de ce vaste empire. 1.
dec
-Dimanche , à ır heures , des salves d'artillerie ont
annoncé le départ de M. I. Elles étaient dans une voiture
toute éclatante d'or , traînée par huit chevaux , couleur
isabelle , richement caparaçonnés. Sur l'impériale de
528 MERCURE DE FRANCE.
)
la voiture on voyait , comme sur celle du Pape , une cou
ronne d'or soutenue par quatre aigles déployant leurs ailes.
Cette voiture , remarquable par son élégance , sa richesse
et les peintures dont elle était ornée , fixait l'attention
autant que le cortége dont il est difficile de décrire la magnificence.
Les habitans des différentes rues par où L. M. F.
ont passé , avaient décoré la façade de leurs maisons de
draperies , de tentures en papier; quelques-uns de guirlandes
formées de branches d'if; beacoup de boutiques du
quai des Orfèvres étaient ornées de festons de fleurs artificielles
. S. M. , accueillie en tous lieux par les acclamations
du peuple , lui répondait par un regard de bienveillance
, et par un salut affectueux.
Arrivé à midi à l'archevêché , l'Empereur s'y est revêtu
des ornemens impériaux , et à une heure moins un quart,
leurs majestés se sont rendues à la métropole. Après que
S. S. eut intronisé l'Empereur et dit les paroles , Vivat
imperator in æternum ! les voûtes del'église ontretentide
cris de Vive l'Empereur ! Vive l'Impératrice !
a
:
Après la messe , qui a fini à trois heures , S. M. a prononcé
, sur le livre des Evangiles , le serment impérial
du haut du trône , d'une voix si ferme et si distincte , que
les paroles en ont été entendues de tous les assistans , surtout
celles où elle promet d'employer tout son pouvoir
pour le bonheur et la gloire des Français. C'est dans ce
momentque se sont renouvelés les cris de vive l'Empereur!!
On chanté le Te Deum... L. M. sont sorties de l'église
dans le même appareil qu'elles y étaient entrées. Le Pape
est resté environ un quart d'heure en prières après la sortie
de L. M. Lorsque S. S. s'est levée pour se retirer , une
acclamation universelle de vive le Saint-Pere ! l'a accompagnée
depuis le choeur jusqu'à la porte de l'église . A
l'archevèché , S. S. a admis à lui baiser les pieds la partie
du clergé de Paris qui avait assisté à la cérémonie. Le
cortége de L. M. est entré dans la rue Saint-Denis à quatre
heures un quart ; il est arrivé au château des Tuileries à
6heures et demie. La voiture du Pape suivait le cortége
de l'Empereur , de dix à douze minutes de distance. Le
soir, illumination dans tout Paris. Celles des édifices publics,
des boulevards, du jardin des Tuileries etdes Champs-
Elysées , étaient plusbrillantes qu'elles n'avaient encore été.
Les principaux corps de l'état ont par leurs députés,
rendu leurs hommages au Pape
-
:
RÉP.FRA
(No. CLXXX. ) 24 FRIMAIRE an
( Samedi 15 Décembre 1804. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
K
16
5.
cen
POESIE.
7
ALEXIS.
ÉLÉGI E.
OBJET des premiers feux de la jeune Amarile ,
Pour Ismène en secret soupirait Alexis ;
Et la tendre Amarile éprouvait les mépris
D'Alexis , le plus beau des pasteurs de Sicile.
Seule avec son amour , vers les sombres abris,
Où des hêtres touffus les sommets réunis
Offraient à ses troupeaux une ombre solitaire ;
Deplorant de l'ingrat la flamme passagère ,
De ces tristes accens nos bois furent émus :
<<Insensible Alexis , tu fuis ; tu n'entends plus
» La plainte et les regrets d'une amante trahie.
» Déjà de nos pasteurs les troupeaux confondus ,
» Accourent altérés près de l'onde chérie
» Ou de sombres tilleuls l'ombrage bienfaisant
!

6.

LI
530 MERCURE DE FRANCE ,
t
>> Les dérobe aux ardeurs d'un ciel étincelant.
De Flore dans nos champs la parure est flétrie.
>> Au fond de nos forêts , Philomèle à mes chants
>> N'unit plus de sa voix les longs gémissemens :
> Tout est calme , et moi seule au repos suis ravie.
> Ah ! d'Amarile en pleurs , si , loin d'elle entraîné ,
» L'infidèle Alexis méprise encor la plainte ,
>> Nisus , le beau Nisus , trop long- temps dédaigné ,
» M'inspirera les feux dont son ame est atteinte .
>> Vains desirs ! pour toi seul j'ai tout abandonné ,
» Et mon coeur que remplit ton image chérie ,
>> Voit s'éteindre pour toi le flambeau de ma vie.
>> D'un éclat fugitif crains de plaire à nos yeux ;
>> L'albâtre passager du lis présomptueux

» Cède aux sombres couleurs dont brille l'hyacinte .
➤ Des forêts d'Amarile as - tu suivi l'enceinte ?
► Vois du sein des vallons , au sommet des coteaux ,
>> Ce peuple de pasteurs à mes ordres docile.
• L'été ni les frimas n'ont pu tarir les flots :
► Du lait que chaque jour me livrent mes troupeaux ;
>> Et quand j'erre avec eux aux monts de la Sicile ,
• De ma voix , par toi seul le charme méprisé ,
► Réunit vers le soir leur nombre dispersé.
► Tu fuis , et si j'en crois les flots d'une onde pure ,
;
Cet amour sans espoir qu'en vain mon coeur abjure,
» Qui du feu de mes yeux semble éteindre les traits ,
>> D'Amarille n'a pas flétri tous les attraits.
>> De mes pleurs , Alexis , qui furent ton ouvrage ,
>> Ton retour , je l'espère , effacera l'outrage .
» De ces lieux où mon sort pour toujours est lié ,
>> Cruel ! le souvenir peut-il être oublié ?
• Ces forêts que tu fuis , les Dieux les habitèrent ;
» De Paris , dans leur sein, les troupeaux s'égarèrent.
» Reviens , hâte un retour trop long- temps suspendu .
>> Reviens , leur charme alors loin de toi méconnu ,
>> Va renaître pour moi ! L'abeille au loin chassée,
()
(
FRIMAIRE AN XIII. 531
>> De nos fleurs , dans les airs , suit l'odeur dispersée ;
» La chèvre , le cytise; Amarile , Alexis :
>> Ainsi des goûts divers , les attraits sont suivis .
» Puissé - je , ô doux espoir qui charme ma souffrance !
» Des forêts , avec toi , pénétrant le silence ,
;
>> Des sentiers effacés cherchant la trace en vain ,
>> Seule , près d'Alexis , me perdre dans leur sein !
» De tes pas égarés dans leur heureuse enceinte,
>> Mes pas impatiens viendront presser l'empreinte.
>›› J'entendrai de ta voix , sous leur abri touffu ,
>> Retentir dans mon coeur le charme inattendu .......
» Tout frémit de plaisir ; les Nymphes consolées ,
>> T'offrent de nos vallons les fleurs amoncelées :
>> A l'éclat du narcisse et des lis odorans
>> La sombre violette oppose son encens ,
>> Et des fleurs du rosier la coupe parfumée
>> Mêle aux pâles jasmins sa nuance enflammée.
» Et moi de l'amandier j'irai cueillir les fruits ;
» Avec eux s'offriront à tes regards séduits
>> Ceux qui brillent des feux qui naissent de l'aurore,
>> Et couvrent de duvet l'éclat qui les colore ;
» Le myrte , les lauriers , en voûte suspendus ,
>> Nous offrent pour abri leurs sommets confondus .
>> Que dis -je ? erreur cruelle où se plaît ma pensée !
J'irrite les tourmens d'une flamme insensée ,
>> J'appelle sur les fleurs le souffle des autans ,
» Je flétris de ses feux leurs calices brillants ;
>> Mais aux bords du couchant , où l'ombre s'amoncelle ,
>> La flamme de Vesper dans les airs étincelle.
)
>> Des troupeaux de l'amant , momens trop tôt venus !
➤ L'amante a séparé ses troupeaux confondus.
» Son oeil le suit encor dans l'ombre où tout s'efface;
›› De sa voix dans les airs elle cherche la trace;
>> Les accens affaiblis qu'elle aime à recueillir ,
» Bientôt dans le lointain vont seperdre etmourir o 8
१८

T
» Elle fuit lentement, et pour le voir encore ,
Ll2
532 MERCURE DE FRANCE ;
>> Elle devancera le retour de l'aurore .
>> Transports que je regrette , et qui m'êtes ravis ,
>> D'Amarile , ah ! pourquoi fûtes-vous trop sentis ?
> Des sermens qu'à ma foi prodigua l'infidèle ,
■ Abjurons , s'il se peut , la mémoire cruelle,
>> Pour toi que j'ai perdu peut- être sans retour ,
» Pour toi qui fus l'objet de mon premier amour ,
>> Tous mes pleurs vont tarir , et mon coeur , je l'espère ,
>> Dégagé pour toujours d'une erreur passagère ,
>> Accueillant de Nisus les timides soupirs ,
» Oubliera ta beauté pour combler ses desirs....
J. DÉMOLIÈRES.
L'EXCUSE.
A ÉLÉONORE.
Traduction de Métastase.
PARDONNE- MOI : non , je ne comprends rien,
Éléonore, à ta vive colère.
Qu'ai-je dit ? qu'ai-je fait qui puisse te déplaire ?
J'ai dit que je t'aimais , je t'appelais monbien ;
Est-ce donc à tes yeux un crime inexcusable ?
Ah ! si t'aimer rend un coeur criminel ,
Il faut ne pas te voir pour n'être pas coupable.
Oui , trouve un seul mortel capable
De t'entendre sans soupirer ,
Ou de te voir sans t'adorer ;
J'appelle alors sur moi ta vengeance implacable.mt
Pourquoi faut-il que parmi tant de coeurs
Qui tous ont partagé mon crime ,
De ton ressentiment je sois seul la victime ? zir
Dois-je expier les torts de tes charmes vainqueurs ?
Mes soupirs et mes voeux doivent-ils te déplaire ?
Apaise-toi , recouvre tes attraits ;
FRIMAIRE AN XIII. 533
Tu ne sais pas combien cette colère..
Défigure tes jolis traits .
Si tu ne m'en crois pas , consulte cette eau claire.
Suis-je un trompeur ? dis-je la vérité ?
Ce front dur , cet air sombre et ce regard farouche ,
Qui font fuir les ris de ta bouche ,
Ont de moitié détruit ta première beauté.
Venge-toi mieux. Si te dire je t'aime ,
Si te nommer mon bien te paraît insultant ;
Éléonore, insulte-moi de même,
;
L
Et je te pardonne à l'instant.
Mais quel bonheur ! j'ai vu sourire mon amante ;
Sourire heureux qui me met hors de moi..
Éléonore, à présent mire-toi ;
...
Vois comme en souriant ta beauté s'en augmente ,
Et juge de l'effet que produirait l'amour.
D'un visage riant les graces sont charmantes ,
Mais l'amour y répand des graces plus touchantes ;
Accorde donc un amoureux retour ,
Et puis reviens à ces ondes fidelles ;
Ton sourire sera plus doux ,
Tu te verras plus de beautés nouvelles
Quen'en pourraitjamais effacer le courroux.
Auguste DE LABOUÏSSE.
LE SOT ET L'HOMME D'ESPRIT.
SAVEZ - VOUS bien en quoi diffère
Le sot d'avec l'homme d'esprit ?
En fait de sottise , l'un dit
Ce que l'autre est sujet à faire.
KÉRIVALANT.
AVIS.
Lespersonnes qui envoient des vers pour être insérés dans ce Journal
, sont priées d'y joindre leurs adresses , afin qu'on puisse , aubesoin,
correspondre avec elles .
3
534 MERCURE DE FRANCE ;
ENIGME.
BIEN plus souvent encor que vos docteurs célèbres ,
Une foule de gens viennent me consulter ,
Et le jour et dans les ténèbres ,
D'un pas égal , je vais sans m'arrêter.
Je parle , et suis sans voix ,je vis , et suis sans ame;
Je sers l'amant , je sers sa dame ;
Le plaideur et le juge , et la ville et la cour.
Avec mes soeurs rarementje m'accorde ,
Je vois rouler mon sort sur la roue et la corde ;
Et je marche au gré du tambour.
LOGOGRIPHE.
On me déchire avec mon coeur ,
Et je déchire sans mon coeur ;
Très- inflammable avec mon coeur ,
Je ne le suis pas sans mon coeur ;
On me chiffonne avec mon coeur ,
Mais on n'oserait sans mon coeur.
Par M. LAGACHE , fils .
CHARADE.
:
SOUPLE , à vos pieds , vous voyez mon premier;
L'écho souvent répète mon dernier ;
Dans un concert résonne mon entier.
L
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme du dernier numéro est Charge ( dans
ses diverses acceptions ) .
Celui du Logogriphe est Livre , où l'on trouve ivre.
Celui de la Charade est Hotel-Dieu .
:
FRIMAIRE AN XII. 535
Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos,
le marquis de Villarceaux et madame de
Maintenon. Un vol. in- 12 . Prix : 2 fr. 50 cent. ,.
et 3 fr. 25 cent. par la poste. A Paris , chez
Renard , libraire , rue de Caumartin , no . 750 ;
et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue
des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , no. 42.
Il y a toujours quelque chose de bizarre dans le
titre des ouvrages qu'on imprime aujourd'hui : le
public est si las de livres nouveaux que les auteurs
essayent de piquer sa curiosité par tous les moyens
imaginables , et rien ne doit mieux réussir à cet
égard que l'annonce d'une correspondance entre
des personnages, qui ont acquis de la célébrité.
Mais en voyant cette correspondance affichée
comme secrète , je serais presque tenté de demander
s'il a existé une correspondance publique entre
Ninon , Villarceaux et madame de Maintenon .
Au reste , il est certain que les lettres que nous.
annonçons ont dû être un grand secret pour le dixseptième
siècle , car elles sont de fabrique nouvelle:
l'esprit qui régnait dans les boudoirs à la fin de
lamonarchie s'y fait partout sentir ; et sans avoir
aucun renseignement sur l'auteur de cette correspondance
, je parierais qu'avant la révolution il
avait un nom et des succès dans la haute société.
On sent cela à l'afféterie du style , à l'inconséquence
des idées , et à un certain fond d'immoralité
présentée d'une manière dogmatique.
Ninon fut une folle de beaucoup d'esprit , trop
paresseuse pour résister à ses passions , et de trop
bonne foi pour prétendre en justifier les écarts.
Lorsque l'éclat de sa conduite eut éloigné d'elle
toutes les femmes, lorsqu'elle se vit vieille et rångde
2
۱
4
536 MERCURE DE FRANCE ,
dans la classe des courtisanes , elle fit des réflexions
si tristes et si déchirantes que dans l'amertume
de son coeur elle écrivait à Saint-Evre- ,
mont : « Si l'on m'avait proposé une telle vie , je
me serais pendue. » De toutes les paroles qu'on
cite de mademoiselle de Lenclos , voici les seules
qui méritaient d'être conservées ; elles l'emportent
sur le meilleur traité de morale , et prouvent d'une
manière irrécusable que le bonheur des femmes
dans la vieillesse dépend du soin qu'elles ont pris
de leur réputation dans l'âge du plaisir. Il n'y a
peut-être rien au monde de plus hideux et de plus
ridicule à-la- fois que les souvenirs du vice , réveillés
par une figure décrépite.
L'abbé de Châteauneuf est le premier qui ait
essayé de faire l'apologie de Ninon : dans l'espoir
de la sauver du mépris attaché au métier de courtisane
, il l'a représentée comme une femme forte
qui avait érigé le libertinage en système , ce qui est
pire encore que de s'y livrer. M. de Voltaire a
renchéri sur cette idée , en faisant dans tous les
temps un homme de cette demoiselle :
Ninon dans tous les temps fut un homme estimable ,
dit-il dans une comédie de société, qui a pour
titre le Dépositaire , et dans laquelle il oppose un
hypocrite qui vole , à mademoiselle de Lenclos
qui ne vole pas. Il faut qu'une femme soit bien
malheureuse pour réduire ses panégyristes à la
louer de n'avoir pas mérité d'être penduc. Le beau
sujet de comédie qu'une femme perdue de réputation
, mise en opposition avec un faux dévot ,
c'est- à-dire avec un philosophe qui se couvre d'un
manteau respecté pour attirer à lui un plus grand
nombre de dupes ! Dans sa préface , M. de Voltaire
avoue ingénument qu'il croit que sa pièce ne réussirait
pas au théâtre , parce qu'on n'y supporte
plus les moeurs bourgeoises. Les moeurs de Ninon
FRIMAIRE AN XIII. 537
des moeurs bourgeoises ! Il est permis de penser
que dans aucun temps on n'aurait souffert sur la
scène française une vieille courtisane disant :
N'étant plus bonne à rien désormais pour moi-même ,
Je suis pour le conseil ; voilà tout ce que j'aime .
Voilà tout ce quej'aime est admirable ; et bien des
gens douteront que mademoiselle de Lenclos ait
jamais prétendu que le conseil était tout ce qu'elle
aimait à quarante ans.
Dans l'ouvrage que nous annonçons , l'auteur
nous montre M. de Villarceaux et Ninon vivement
épris l'un de l'autre , et , pour tromper l'ennui de
l'absence , s'écrivant de longues lettres où il est
beaucoup question d'amour , mais où on ne le sent
jamais . M. deVillarceaux revient à Paris , rencontre
mademoiselle d'Aubigné , et se prend de grande
passion pour elle : Ninon s'en aperçoit avant lui ,
fait comme si elle était jalouse , et emploie beaucoup
d'esprit pour donner à son amant le courage
de la quitter. Quand elle y est parvenue , elle emploie
encore de l'esprit pour procurer sa rivale à
Villarceaux , qu'elle ne veut plus regarder que
comme un ami , quoique dans le fond de l'ame
elle prétende regretter le temps heureux où il ne
vivait que pour elle. Ce mélange d'amour , d'amitié
et de corruption forme un galimatias extraordinaire
, qui ferait penser à Ninon, si elle revenait
au monde, qu'on ne parle plus en France la même
languequ'on parlait de son temps. Sans doute l'auteur
lui a supposé plus de curiosité encore que
d'amour et d'amitié , car tout arrangement entre
Villarceaux et madame Scaron lui conviendra ,
pourvu qu'on ne lui cache rien. Elle écrit à sa rivale
pour savoir où en sont les choses , quoiqu'il
soit difficile de soupçonner Ninon assez sotte pour
croire que madame Scaron la choisirait pour confidente;
Villarceaux , de son côté , fait le mysté
538 MERCURE DE FRANCE ;
rieux , soit qu'il n'ait rien à dire , soit qu'il ne
veuille pas se confier à une femme qui s'avilit
sans cesse par sa complaisance et par sa curiosité ,
et le roman qui a commencé sans motif , finit
sans être terminé , par cette note de l'auteur :
,
« Voilà tout ce qu'on a pu recueillir de
>>cette correspondance. Peut- être eût-il été pi-
> quant de savoir si madame Scaron a véritable-
>> ment été maîtresse de Villarceaux ; les mémoires
>> et les lettres du temps ne jettent qu'une
> faible lumière sur ce point , et laissent le lecteur
>> dans une grande incertitude. » Ceci n'est vrai
que des lecteurs qui trouveraient piquant de voir
la vertu la plus pure en défaut , car pour les autres
il n'y a pas la moindre incertitude; et madame de
Maintenon repousse par sa vie entière les soupçons
que les débauchés de la régence ont essayé de jeter
sur elle.
Il est remarquable que les écrivains qui ont refusé
de rendre justice à cette femme vraiment
extraordinaire , sont les mêmes qui ont essayé de
donner à Ninon une célébrité bien au-dessus de son
mérite. On connaît la partialité de M. de Voltaire
pour la courtisane : et malheureusement pour lui
on ne peut oublier de combien de manières il a
attaqué la mémoire de madame de Maintenon ;
tantôt il lui prête des amans , tantôt il l'accuse de
pédanterie ; et , s'il faut l'en croire , la cour de
Louis XIV devint triste et bigotte du moment
où elle y régna.
Et voilà justement comme on écrit l'histoire .
Les Mémoires de Dangeau , que tout le monde
peut consulter à la Bibliothèque , donnent jour
par jour les détails les plus circonstanciés sur la
vie privée de Louis XIV à cette époque ; et l'on
voit que dans cette cour triste et bigotte , toutes
FRIMAIRE AN XIII. 539
les soirées étaient consacrées aux plaisirs : on y
dansait , on y faisait de la musique , on y jouait la
comédie , même les pièces de Dancourt ; le carnaval
y était bruyant ; le roi , toujours acteur dans
ces fêtes , y changeait plusieurs fois de déguisemens.
Il est vrai que tout cela avait lieu en famille ,
que les courtisans intimes étaient seuls admis dans
ces réunions ; mais qu'en faut-il conclure , sinon
qu'il y avait moins d'éclat que dans les années précédentes
, et par conséquent plus de véritable
joie , plus de bonheur ? La cour de Louis XIV
ne devint triste que quand les désastres publics et
les malheurs particuliers accablèrent sa vieillesse ;
mais cette tristesse même est si naturelle qu'il faut
la respecter , et non en accuser la religion ou le
bigotisme , deux expressions synonymes dans l'argot
philosophique.
Combien de fois nos penseurs modernes n'ontils
pas reproché à Racine d'avoir eu l'intention de
flatter madame de Maintenon , lorsqu'il composa
sa tragédie d'Esther ? On a sur-tout cité ces vers :
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grace ,
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse.
De l'aimable vertu doux et puissans attraits !
Tout respire en Esther l'innocence et la paix .
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres ,
Etfait des jours sereins de mes jours les plus sombres .
Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous ,
Des astres ennemis je crains moins le courroux ,
Et crois que votre front prête à mon diadême
Un éclat qui le rend respectable aux dieux même.
Il est certain que ces vers admirables semblent
avoir été faits pour madame de Maintenon ; mais
le mérite perd-il donc le droit d'être loué dès l'instant
qu'il est uni à la grandeur ? Les philosophes
sont vraiment trop difficiles à satisfaire : ils veulent
que ceux qui règnent ne soient respectables que
par leurs qualités , et ils appellent flatterie tout
hommage public adressé à ces mêmes vertus qui
540 MERCURE DE FRANCE ,
rendent dignes du trône. Esther, à part les desseins
que la Providence avait sur elle , fut couronnée
pour sa figure ; madame de Maintenon parvint aux
grandeurs par son mérite : c'est peut-être la seule
femme envers qui la nature ait été prodigue de ses
dons. , et à laquelle la beauté n'ait servi nullement
pour s'élever. Ge trait distinctif suffirait pour la
recommander à la postérité ; il est unique dans
l'histoire. Je ne vois pas ce qu'il y aurait de piquant
à dégrader ce caractère si beau , qui fut également
au-dessus de la misère et de la fortune , et dont
nos philosophes admireraient la pureté s'ils pouvaient
oublier que cette perfection fut en grande
partie l'ouvrage de la religion...
La légéreté devient cruelle lorsqu'elle va jusqu'à
mettre en doute la vertu prouvée des personnages
qui appartiennent à la postérité. Au milieu des
séductions sans nombre qui entourent ceux qui
tiennent dans leurs mains le sort des nations , quel
encouragement leur restera-t- il s'ils voient qu'il n'est
point de refuge contre la malignité des écrivains.?
Les femmes , sur-tout , renonceront - elles à conquérir
l'estime publique , parce qu'il est toujours
facile de les attaquer dans leur vie privée ? Leur
sagesse ne sera- t-elle plus qu'hypocrisie , leur modestie
qu'adresse , et faudra-t-il qu'elles soient faites
de manière à ne pouvoir inspirer aucune passion
pour qu'on ne les soupçonne pas d'avoir trahi leurs
devoirs ? Prétend-on leur faire des vertus indépendantes
de leurs foiblesses ? Cela serait en effet trèscommode:
mais ce n'est point ainsi que prononce
l'histoire. Elle néglige les recueils d'anecdotes toujours
faux parce que leur succès dépend beaucoup
du scandale qu'ils propagent , et ne juge les personnages
élevés que par l'ensemble de leur vie.
Partout où l'historien voit la bonté active , la douçeur
, la simplicité au milieu des grandeurs , des
FRIMAIRE AN XIII. 541
۱
1
établissemens qui annoncent une ame pénétrée de
respect pour l'humanité , il ne suppose pas le mal
que personne ne peut prouver , il ne lui paraît pas
piquant d'éclaircir des accusations sans fondement ;
mais il présente avec franchise à l'admiration des
siècles ces caractères faits pour servir de modèles ;
et les hommages qu'il rend à la vertu sont moins
des éloges adressés aux grands que la tombe renferme,
qu'un encouragement pour ceux qui leur
succèdent .
L'auteur de la correspondance secrète paraît attacher
si peu d'importance à la réputation des
femmes que , sans le vouloir , il a déshonoré jusqu'à
Ninon; et certes cela n'était plus facile. On a
toujours prétendu que cette courtisane avait beaucoupde
franchise dans le caractère , et qu'elle était
fidelle en amitié; cependant elle trahit ici doublement
mademoiselle d'Aubigné en cherchant à lui
inspirer du goût pour Villarceaux , et en encourageant
celui-ci par des confidences tirées des lettres
qu'elle reçoit de mademoiselle d'Aubigné. Il n'y
adans ce manége ni bonne foi , ni respect pour
ramitié ; car ce n'est qu'à titre d'amie qu'on la
suppose en correspondance avec la femme qu'elle
voudrait corrompre. Ninon était incapable d'une
trahison aussi basse. Les écrivains qui ont voulu en
faire un homme estimable , c'est-à-dire qui lui ont
refusé toutes les vertus qui conviennent à son sexe ,
ont oublié de concilier cette assertion avec les faits .
On sait que mademoiselle de Lenclos eut un fils
qui devint si violemment amoureux d'elle , que
pour mettre un frein à cette passion , elle fut obligée
de lui déclarer qu'elle était sa mère , aveu terrible
qui poussa ce jeune homme à se donner la mort.
Cette anecdote qu'on ne peut révoquer en doute ,
prouve que mademoiselle de Lenclos attachait
encore assezdeprix auxjugemens du public pour
542 MERCURE DE FRANCE ;
ne point avouer le fruit de ses faiblesses ; et quand
on soupçonnerait qu'elle ne gardait de semblables
ménagemens que par égard pour son fils , ne faudrait-
il pas encore en conclure qu'elle ne se croyait
pas au-dessus de l'opinion , puisqu'elle savait que
saconduite pouvait déshonorer dans le monde celui
auquel elle avait donné la vie ? Ce retour sur
elle-même suffit pour justifier ce que nous avons
dit au commencement de cet article , qu'elle céda
à ses passions par paresse , et non par système.
Au reste , c'était assez la mode dans le dixseptième
siècle , et voilà pourquoi la volupté n'y
paraît point sans charmes. Ce n'est que dans le
siècle suivant qu'on a fondé le libertinage en principe
, et nos prétendus voluptueux n'ont plus été
que des pédans. Tandis que Chaulieu chante leplaisiren
homme qui sait le goûter , le froid Helvétius
parcourt le monde en érudit pour nous apprendre
que la vertu n'est qu'une affaire de convention ;
que là le frère s'unit à la soeur , le père à sa fille ;
qu'ailleurs la virginité déshonore ; qu'à Sparte l'époux
qui desirait de beaux enfans , choisissait un
amant pour sa femme. Mirabeau , dans un ouvrage
dont nous n'osons citer le titre , quoiqu'il soit sur
tous les catalogues de la librairie , pousse la science
et la corruption plus loin ; et tout cela sans esprit ,
sans grace , sans autre motifque de briser le frein
des passions. S'il existe un pédantisme plus que
ridicule , c'est sans doute celui qui engage à fouiller
les bibliothèques pour anéantir la vertu. De ces
mauvais ouvrages sont nés , par imitation , et le
Voyage d'Antenor , et l'Histoire des Courtisanes
de la Grèce ; enfin, grace à nos érudits, il n'est plus
une jeune fille qui , pour repousser une caresse ,
puisse dire aujourd'hui comme Henriette dans les
Femmes Savantes de Molière :
Excusezz--mmooii ,, monsieur , je ne sais pas le grec.
:
FRIMAIRE AN XIII. 543
Voyez nos ameublemens , comme ils se ressentent
de notre érudition et des progrès que ces livres
font faire à nos moeurs ! A cet air de grandeur et
de somptuosité qui distinguait les palais et les hôtels
dans le dix-septième siècle , a succédé un goût
de petits détails savans qui semblent faire de toutes
nos maisons des réduits consacrés au libertinage.
De grands Amours tout nus , entrelaçant leurs flèches
et leurs carquois , soutiennent les draperies de
nos lits , dont les colonnes brisées sont ornées de
sirènes qui présentent leur large poitrine rebondie
, et portent sur la tête des cassolettes destinées
sans doute à contenir l'encens offert au Dieu des
plaisirs. Comme l'inquiétude , la cupidité , l'ambition
, la douleur , la vieillesse et la mort reposent
voluptueusement au milieudetout cet attirail ! Dans
nos salons , qui ne serait frappé d'une espèce de
stupeur en voyant des cuisses de Satyre serrer la
robe d'une femme aussi légèrement vêtue qu'une
Nymphe ? Au premier abord, on croit que le diable
est pour quelque chose dans ce singulier rapprochement
; mais , par réflexion , on s'aperçoit qu'il
est dû au génie profond d'un tapissier ; et les cuisses
de Satyre ne paraissent plus que ce qu'elles
sont , les supports d'un siège à la grecque.
un
C'est sans doute aussi par réminiscence que l'auteur
de la Correspondance secrette donne
boudoir à Ninon , quoiqu'à cette époque Ninon
même n'aurait osé se servir de ce mot , dont le sot
enfantillage indique l'origine moderne. Il est si généralement
adopté de nos jours , que la mère de
famille parle de son boudoir comme une danseuse
de l'Opéra parle du sien: au fait , ils sont meublés
d'une manière si uniforme qu'on les croirait destinés
au même usage .
Le résultatdupédantisme des singuliers savans du
dix-huitième siècle a été de nous composer un ex
544 MERCURE DE FRANCE,
térieur plus immoral mille fois que notre caractère ;
aussi les philosophes qui ont voulu prouver que lè
respect pour la décence n'était qu'hypocrisie , doivent
s'applaudir de leur succès : à coup sûr , nous
ne sommes plus hypocrites , nous n'affectons plus
l'austérité des bonnes moeurs; et sans la métaphysique
et l'ennui qui se glissent partout , même dans
les boudoirs , on nous prendrait pour d'aimables
voluptueux. Quelle erreur !
C'est aussi la métaphysique du sentiment et le
défaut de naturel qui empêcheront le succès de l'espèce
deroman qui fait le sujet de cet article, car le
publicpasserait volontiers sur l'avilissement des personnages
historiques ; mais comment supporter Ninon
alambiquant l'amour que lui inspire Villarceaux,
pour en tirer des phrases de ce genre ?
« Votre encens est le seul qui me plaise ; tout
>> autre serait un supplice pourmoi : je ne sais s'il
>> me porterait à la tête ; mais à coup sûr il n'irait
>> jamais jusqu'à mon coeur. » Un encens qui serait
un supplice , sans allerjamais jusqu'au coeur ! Il est
probable que mademoiselle de Lenclos ne parlait
pas ainsi. Quand on veut, mettre en scène des personnages
du siècle de Louis XIV , la premiere
chose à faire serait de prendre l'esprit dutemps : à
cette observation l'auteur répondra sans doute
qu'un homme-de-lettres nourri de cet esprit- là ne
l'emploierait ni pour Ninon , ni contre madame
de Maintenon; et nous sommes du même avis.
FIÉVÉE.
FRIMAIRE AN XΙΙΙ . 545
NEP.FRA
5.
cer
Vies des Hommes illustres de Plutarque ;seconde édition
revue, corrigée, et ornée de portraits gravés d'après
l'antique. Quatre vol. in-8°. Prix : 15 fr. , et 20 fr. par
la poste. A Paris , chez N. L. M. des Essarts, éditeur
et libraire, rue duThéâtre Français ; et chez le Normant,
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, nº. 42.
* J'AI choisi Monime entre les femmes que Mithri-
>> date a aimées ( dit Racine dans la préface de son
» Mithridate ); il paraît que c'est celle de toutes qui a été
>> la plus vertueuse , et qu'il a aimée le plus tendrement.
>> Plutarque semble avoir pris plaisir à décrire le malheur
» et les sentimens de cette princesse. C'est lui qui m'a
>> donné l'idée de Monime , et c'est en partie sur la pein-
» ture qu'il en a faite que j'ai fondé un caractère que je
>> puis dire qui n'a point déplu. Le lecteur ( continue
>>Racine ) trouvera bon que je rapporte ses paroles telles
» qu'Amyot les a traduites ; car elles ont une grace dans
>> le vieux style de ce traducteur , que je ne crois point
>> pouvoir égaler dans notre langue moderne.
>> Celle-ci était fort renommée entre les Grecs , pour ce
>> que , quelques sollicitations que lui fit faire le roi
» en étant amoureux , jamais ne voulut entendre à toutes
» ses poursuites , jusqu'à ce qu'il y eût accord de mariage
>> passé entr'eux , et qu'il lui eût envoyé le diadème.ou
>> bandeau royal, et appelé royne. La pauvre dame ,
>> depuis que ce roi l'eut épousée , avait vécu en grande
>> déplaisance , ne faisant continuellement autre chose que
>>de plorer lamalheureuse beauté de son corps , laquelle ,
>> au lieud'un mari, lui avait donné un maître , et au lieu
Mm
(
546 MERCURE DE FRANCE ;
>> de compagnie conjugale , et que doit avoir une dame
>> d'honneur , lui avait baillé une garde et garnison
» d'hommes barbares , qui la tenait comme prisonnière
>> loin du doulx pays de la Grèce , en lieu où elle n'avait
>> qu'un songe et une ombre de biens , et au contraire !
>> avait réellement perdu les véritables , dont elle jouissait
>> au pays de sa naissance ; et quand l'eunuque fut arrivé
>> devers elle , et lui eut fait commandement de par le roi
>> qu'elle eut à mourir , adonc elle s'arracha d'alentour de
>> la tête son bandeau royal , et se le nouant à l'entour du
>> col , s'en pendit ; mais ce bandeau ne fut pas assez fort
>> et se rompit incontinent , et lors elle se prit à dire : O
» maudit et malheureux tissu , ne me serviras-tu point
» au moins à ce triste service ! En disant ces paroles , elle
>> le jeta contre terre , crachant dessus , et tendit la gorge
>> à l'eunuque .. »
Le respect que Racine témoigne pour la vieille traduction
d'Amyot est remarquable. J'ai transcrit en entier ce
passage de la Préface , ainsi que le morceau de Plutarque ,
pour montrer avec quelle scrupuleuse fidélité l'auteur de
Mithridate rapporte le texte du vieux traducteur. Il ne se
permet d'altérer , ni les expressions , ni même l'orthographe
gothique . Il est à remarquer que c'est le poète
qui a le mieux connu les graces de notre langue ; que
c'est Racine , pour tout dire , qui , en parlant du style
suranné d'Amyot, avoue qu'il ne croit point pouvoir l'égaler
dans notre langue moderne. Cet aveu seul devrait
suffire pour réhabiliter la mémoire de notre vieux langage
dont l'étude est de nos jours si négligée. La
langue d'Amyot et de Montaigne sera bientôt inintelligible
pour nous . Il faudra traduire ces auteurs comme
on traduit les Grecs et les Latins. Le père de la gaieté
française , ce Rabelais dont la lecture a fourni à Lafon
FRIMAIRE AN XIII . 547
:
laine tant de tournures naïves , et à Molière une foule
d'idées et d'expressions comiques , n'est guères lu que par
les érudits ; si Montaigne est encore goûté des gens de
lettres , c'est moins pour les graces de son style inimitable
que pour sa hardiesse de penser et l'esprit phitosophique
dont ses productions sont empreintes : aussi , si
ce caractère précieux du génie , la naïveté sans laquelle
même il n'est point de sublime , devient tous les jours
plus rare dans les ouvrages modernes , on ne doit s'en
prendre qu'au dédain que nous semblons avoir pour les
ouvrages qui faisaient les délices de nos pères . Amyot a
prouvé par sa traduction des Vies de Plutarque , que la
naïveté gauloise ne le cédait point à la simplicité grecque
, et sous ce dernier rapport son ouvrage est un modèle
accompli. Pour moi , j'ai toujours regret , lorsque
je lis cette traduction , que la même plume ne nous ait
pas donné Hérodote et Xénophon. L'élégante simplicité
la douceur du dialecte ionien dont Hérodote s'est servi
pour écrire son histoire générale , ne pouvaient être imitées
que par notre vieux langage doux , simple et naïf.
Amyot , Charron , Rabelais , le sire de Joinville , Marot
et Reignier , sont pour nous une seconde antiquité . Je ne
crains pas de dire qu'après les Grecs et les Romains , nos
anciens auteurs Gaulois , comme étant plus près que nous
de la nature , méritent le plus d'occuper notre attention .
D'ailleurs , quoi de plus agréable pour un homme qui
aime véritablement sa langue , et qui desire de la connaître
, que de la voir ainsi progressivement se dérouiller
et suivre les progrès de notre civilisation ? Obscurcie par
Palliage des langues anciennes et modernes , la langue
française ressemble , dans les premiers temps , à une
masse informe de plomb. De siècle en siècle on la voit
s'épurant dans le creuset des écrivains de génie . L'or
)
Mm2
548 MERCURE DE FRANCE ,
qu'elle renferme et qui commence à paraître sous François
I**, déjà jette un vif éclat sous Malherbe : et bientôt
dégagé des matières hétérogènes qui l'obscurcissoient , on
le voit briller de toute sa pureté entre les mains de Racine
et de Massillon. C'est ainsi du moins qu'Horace et Virgile
étudiaient leur langue : ils cherchaient soigneusement à découvrir
son génie dans les écrivains qui les avaient précéđés.
La lecture des vieux poètes latins a servi beaucoup à
Virgile ; et Horace soupirant après les tranquilles loisirs
qu'on goûte aux champs , compte au rang de ses plaisirs
celui de pouvoir lire en paix les bons vieux auteurs.
On a vu par ce que nous avons rapporté ce que pensait
Racine du style d'Amyot. Boileau n'était pas moins amoureux
que lui des graces naïves de notre langue gauloise. Ce
célèbre critique vit avec humeur qu'un certain abbé s'avisât
de traduire Plutarque de nouveau, sous prétexte que
le style d'Amyot était suranné. Qu'importe à nos vers ,
dit-il dans son épître à Racine , que Perrin les admire ,
Que l'auteur du Jonas s'empresse pour les lire,
Qu'ils charment de Senlis le poète idiot ,
Ou le sec traducteur du français d'Amyot?
Dacier ,, savant d'ailleurs fort estimable , mais qui se connaissait
en grace et en élégance beaucoup moins que Racine
, ainsi que tout le monde l'avouera, Dacier n'en entreprit
pas moins une nouvelle traduction du grec de Plutarque
: les gens de goût qui ne peuvent pas lire Plutarque
dans l'original ,préféreront toujours latraduction d'Amyot
à celle de Dacier. Mais cette dernière traduction est bien
loin que d'être inutile. Sous le rapport de l'instruction publique
elle était même indispensable dans notre langue.
En effe le français d'Amyot , déjà obscur pour les gens
de lettres , devenait inintelligible pour les jeunes gens ,
entre les mains desquels on ne saurait mettre trop tôt les
FRIMAIRE AN XIII . 549
t
ouvrages de Plutarque , car il n'en est point dont la lecture
soit plus propre à les former à la vertu. Ensuite l'antiquité
du langage d'Amyot , outre qu'elle ne serait point
appréciée par les jeunes gens , ne servirait qu'à jeter de la
confusion dans leurs idées sur la pureté de notre langue.
Une traduction faite avec soin et correction , quoique dépouillée
des graces de l'auteur original , ne peut donc
qu'être recommandable. Telle est celle dont on publie aujourd'hui
une seconde édition . « Nous nous sommes prin-
» cipalement attachés , dit le libraire-éditeur , à suivre
>> l'estimable traduction du savant Dacier , toutes les fois
> que son style ne violeni les règles de la langue, ni celles
$
1
» du goût ; nous avons même porté le scrupule jusqu'à
>> conserver toutes les expressions qui n'auraient pu être
>>remplacées qu'en affaiblissant le sens de l'original : nous
» avons encore pensé ,dit-il plus bas ,que comme il vaut
>>mieux conserver les moeurs de la jeunesse que d'allu-
>>mer ses passions en agrandissant le cercle de ses con-
>> noissances , nous avons pensé que nous devions faire
>> disparaître tous les tableaux des faiblesses et des pas-
>> sions honteuses que Plutarque a tracés pour faire con-
>> naître les vices des grands hommes dont il écrivait la
» vie. Ce retranchement, loin de nuire à l'intérêt de l'ou-
>> vrage , en augmente l'utilité , et nous pouvons dire avec
>> confiance qu'il peut être mis sans aucun danger dansles
>> mains les plus pures. » Cet avertissement ne laissedone
pointde doute sur le but de cette édition. C'est aux jeunes
gens qu'elle est spécialement destinée. Ainsi , nous devons
moins lajuger sous le rapport de l'agrément que sous
celui de l'utilité .
De tous les ouvrages connus , il n'en est point dont
lalecture soit à la fois plus agréable et plus instructive
que celle de Plutarque, Cet écrivain est sans contredit un
3
550 MERCURE DE FRANCE ;
des hommes les plus sensés que les siècles aient jamais
produits . Mais ces Vies des Hommes illustres ne sauraient
être lues par les jeunes gens qu'avec précaution. Cette lec,
ture ne peut leur être vraiment profitable que lorsqu'ils
la font sous les yeux d'un guide éclairé. Il est à craindre
autrement qu'abandonnés à eux- mêmes , ils n'y puisent des
idées fausses sur la bravoure et sur la gloire. Le caractère
d'Alexandre ou de César , dont l'éclat est si prodigieux ,
les frappe bien davantage que les modestes vertus d'un
Phocion ou d'un Aristide. En un mot , il importe qu'ils
aient déjà de justes notions sur ce qui est beau et sur ce
qui est grand , pour pouvoir lire avec fruit les Vies des
Hommes illustres de Plutarque. Les petits Traités de
Morale que nous a laissés ce philosophe vraiment digne
de ce nom , devraient servir comme d'introduction à la
lecture de son grand ouvrage.
On a tant parlé de cet écrivain , son mérite est si généralement
reconnu , sa réputation est si solidement établie
, qu'il semble qu'on ne puisse rien dire de lui qui
n'ait été déjà dit. Il a été donné à Plutarque de plaire à
tous les siècles et d'être goûté par toutes les classes de lecteurs,
Ses Vies sont une galerie de peintures que les yeux
ne peuvent se lasser de considérer . Le fond de ses ouvrages
est tellement varié , qu'indépendamment des charmes
du style , il pourrait par lui seul fixer l'attention ; et
la manière de Putarque est si attrayante , qu'indépendamment
de l'intérêt du sujet , elle suffirait pour faire la
fortune de son livre. Avec quelle vérité de couleurs ne
peint- il pas les caractères les plus opposés ? le farouche
Marius , le superbe Sylla , l'ambitieux. César , le voluptueux
Antoine , tous sont également frappans de ressemblance
dans les portraits qu'en a faits Plutarque. Il
trace du même pinceau l'inébranlable fermeté de Caton
FRIMAIRE AN XIII. 55r
L
et l'inconstance d'Alcibiade. Aussi ses ouvrages ne sontils
pas seulement utiles au moraliste et à l'homme d'état.
Les poètes tragiques en ont également profité : il ne mérite
pas moins d'être étudié par eux , que Sophocle et
qu'Euripide. La forme que Plutarque a su donner à ses
récits est presque toujours dramatique. Il n'écrit point
l'histoire de ses personnages , il les fait agir et parler sous
vos yeux. Du moins est-ce le témoignage de Racine ,
dont les Vies des Hommes illustres étaient la lecture accoutumée.
« C'est Plutarque , dit ce grand poète , qui
» m'a donné l'idée de Monime ; et c'est en partie sur la
>> peinture qu'il en a faite que j'ai fondé un caractère que
>> je puis dire qui n'a point déplu. » Ces seuls mots de
Racine suffisent , je crois , pour recommander Plutarque
à nos écrivains dramatiques .
J. ESTINBERT .
7
1
La traduction du Paradis perdu (1) , par M. Delille ,
vient de paraître : nous en ferons plusieurs extraits dans
(1 ) Le Paradis perdu de Milton , traduit en vers français par
J. Delille , avec les remarques d'Addisson. In - 18 , sanstexte , 3, vol .
Papier fin grand-raisain , avec 3 fig . , to fr . Vélin superfin , broc.
en cart . , 3 fig . , 24 fr . - Le même , sat . et cart . , fig. avant la lettre ,
30 fr . Papier carré fin , sans fig . , 6 fr . In-Sº., avec le texte , 3 vol .
Papier fin grand-raisin , 3 fig . , 18 fr . -Vélin superfin , broc. en
cart , 3 fig. , 42 fr . Le même , sat. et eart . , fig . avant la lettre , 48 fr .
In-4 . avec le texte , 3 vol. Papier blanc sans fig., 48 fr . - Vélin
superfin , broc . en cart., 3 fig., 200 fr . Le même , sat. et cart , fig.
avant la lettre , 250 fr .
Pour recevoir franco , par la poste , on doit ajouter 50 cent. par
vol. in- 18 ; 1 fr . par vol. in-12 ; 1. fr . 50 cent. par vol. in-8° . , et 3 fr .
par vol. in-4° . :
A Paris , chez Giguet et Michaud , imprimeurs-libraires , rue des
Bons Eufans , nº, 6 ; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois, nº. 42 .
552 MERCURE DE FRANCE ,
ce Journal . En attendant un jugement plus motivé , nous
allons en donner une légère idée à nos lecteurs . Autant que
nous avons pu en juger par une lecture rapide , cette traduction
nouvelle nous a paru au- dessus de celle de l'Enéide,
par le même auteur. Le Paradis perdu renferme beaucoup
de descriptions , et M. Delille les a renduesle plus souvent
avec son talent accoutumé . Les lecteurs liront sur-tout
avec plaisir la description de l'Enfer , celle du Paradis
terrestre , les tableaux de la Création. La bataille des bons
et des mauvais Anges est peut-être au- dessus de l'original.
Nous allons en citer quelques fragmens. Satan apercevant
Abdiel , qui est resté fidèle au Tout-Puissant , lui adressse
ces paroles menaçantes :
...
>> J'avais cru , j'en conviens , pardonne àma fierté ,
>> Que le bonheur céleste était la liberté :
» Mais , je le vois , ton Dieu courbe à sonjoug servile
>> La part la plus nombreuse ainsi que la plus vile ;
>> De lâches voluptés font seules vos destins ,
>> Vos armes sont des luths , vos combats des festins;
>> Pour célébrer en choeur ta haute renommée ,
>>> De ces chantres du ciel tu formas ton armée.
>> Va combattre avec eux : vous apprendrez de moi
>> Ce qu'est une ame libre aux esclaves d'un roi. »
<< Ah ! toi-même , rougis de ta honteuse chaîne,
>> Lui répond Abdiel , toi de qui l'ame vaine ,
>> Adorant de l'erreur le joug impérieux ,
>> Traites d'emploi servile un devoir glorieux.
>> Mais la nature et Dieu repoussent cette injure ,
›› Car obéir à Dieu , c'est suivre la nature ;
>> Ils nous disent tous deux , et j'écoute leurs voix ,
>> Que le meilleur de nous doit nous donner des lois :
>›› Ses bontés sont ses droits à notre obéissance;
>> Le premier en sagesse , il doit l'être en puissance.
» Tu parles d'esclavage ! oh ! l'esclave est celui
>> Qui se choisit un maître insensé comme lui :
>> C'est ce lui qui , bravant le pouvoir légitime ,
>>> S'est fait comme Satan un instrument du crime,
» Et toi-même , à l'orgueil n'est-tu pas asservi ,
1
FRIMAIRE AN XIII. 553
>> Jaloux du saint emploi que l'orgueil t'a ravi ?
» Hardi blasphémateur , cesse donc d'en médire ;
› Va régner dans l'enfer , le ciel est son empire :
>> Nous sommes ses sujets , il sera notre appui ;
>> Les fers sont pour Satan , et le sceptre est pour lui.
» Moi , lâche fugitif , je veux cesser de l'être ,
>> Et voici les tributs que j'apporte à mon maître. >>
:
Comme il parlait encore , il élève le fer ;
Le fer étincelant , aussi prompt que l'éclair ,
Frappe sans hésiter , et , comme la tempête ,
Retombe , et de Satan a fait courber la tête.
Lapensée et les yeux , bien moins son bouclier ,
N'auraient pu prévenir le redoutable acier .
Il recule dix pas , et son corps qui succombe
Sur son genou ployé tremble , chancelle , et tombe;
Mais sur sa lance énorme il demeure appuyé :
Tel roule d'un vieux roc le sommet foudroyé ;
Tel , attaqué soudain dans sa base profonde
Par les flots souterrains ou les efforts de l'onde ,
A demi renversé , croule un antique mont
Avec les vieux sapins qui couronnent son front .
Bientôt de la victoire infaillible présage ,
Le cri de l'espérance et le cri du courage
Demandant le signal : le signal estdonné ,
Par l'ordre de Michel la trompette a sonné ;
L'hosanna solennel vole de bouche en bouche.
D'un coeur non moins ardent , et d'un air plus farouche ,
L'ennemi fond sur nous d'un vol impétueux.
Apeine eut commencé le choc tumultueux ,
D'épouvantables cris dans les airs retentirent ,
Des cris tels que les cieux jamais n'en entendirent.
Tel qu'un même incendie embrase deux volcans ,
Une même fureur anime les deux camps ;
Des nuages de traits pleuvent sur les armées :
Un orage brûlant de flèches enflammées
Monte , siffle , et dans l'air traçant d'affreux sillons ,
D'une voûte de feu couvre leurs bataillons .
De longs ébranlemens de ce double tonnerre
Leciel au loin mugit; et si de votre terre
Le globe encor récent dans les airs eût roulé ,
Jusqu'en ses fondemens la terre aurait tremblé .
554 MERCURE DE FRANCE ,
Nous pourrions continuer cette citation; mais nous y
reviendrons dans un Numéro prochain. Nous finirons par
citer quelque chose du voyage de Satan à travers le
chaos :
Là s'arrête Satan , pensif , silencieux ;
De ces bords dans l'espace il jette au loin les yeux :
Ce trajet ne veut pas un courage vulgaire.
Déjà des ouragans la fougueuse colère ,
Des mondes fracassés le choc impétueux ,
Apporte jusqu'à lui leurs sons tumultueux :
Tels , ( si les grands objets aux petits se comparent )
Quand du terrible Mars les assauts se préparent ,
Avec un long fracas , de leurs coups répétés ,
Les foudres , en grondant , renversent les cités ;
Le ciel même écroulé , les élémens en guerre ,
De ses vieux fondemens déracinant la terre ,
L'épouvanteroient moins. Tel qu'on voit sur le mers ,
Un vaisseau dérouler ses voiles dans les airs ,
Satan a déployé ses gigantesques ailes :
Il part , frappant du pied , vers des routes nouvelles ;
Et , dans l'air ténébreux traçant de longs sillons ,
Il s'enlève emporté par de noirs tourbillons .
Alors d'un vol rapide , à travers les orages ,
Il monte , audacieux , sur un char de nuages ;
Mais ce trône léger se dérobant sous lui ,
Un vide inattendu le laisse sans appui .
Des ailes qu'il agite accusant l'impuissance ,
Il tombe , il redescend le long du gouffre immense ;
Il poursuit en tombant , et tomberoit encor ,
Si l'amas vaporeux qui lui rend son essor ,
Par un nouvel élan n'eût renvoyé sa masse
Plus loin qu'il n'est tombé des hauteurs de l'espace.
Tout à coup il s'arrête , il rencontre dans l'air
Un sol qui sous ses pas n'est ni terre ni mer.
Il aborde , il parcourt ce sol sans consistance ,
D'un climat sans chaleur indigeste substance ;
Il va , vient , et marchant et volant à moitié ,
Battant l'air de son aile et le sol de son pié
Il appelle à la fois et la voile et la rame.
Par la difficulté son courage s'enflamme :
Et tel que le griffon , avide amant de l'or ,
FRIMAIRE AN XIII. 555
Quand l'adroit arimaspe a ravi son tresor ,
Par les champs, par les monts , de ses pieds , de ses ailes ,
Court , arrive , et l'ar ache à ses mains criminelles ;
Avec la même ardeur le prince des enfers
Tente mille moyens , mille chemins divers ;
De ses mains , de ses pieds , de sa superbe tête ,
Il combat , il franchit l'ouragan , la tempête ,
Les défilés étroits , les gorges , les vallons ,
L'air pesant ou léger , et la plaine , et les monts ,
Les roes , le noir limon qu'un flot dormant détrempe ;
Va guéant ou nageant , court , gravit , vole ou rampe .
Bientôt de vastes cris un horrible fracas ,
Et des murmures sourds , et de bruyans éclats ,
Atravers les horreurs de ce lieu lamentable ,
Apportent jusqu'à lui leur son épouvantable.
Vers ces lieux turbulens il marche sans effroi ,
Veut savoir quel esprit ou quel étrange roi
Yrègne au sein du trouble , et de ce noir empire
S'informe quel chemin au jour peut le conduire.
Sur un trône élevé dans un vaste désert ,
Soudain le vieux Chaos à ses yeux s'est offert ;
La Nuit , l'antique Nuit en vêtemens funèbres ,
Partageant son pouvoir , lui prête ses ténèbres ;
Près d'eux l'affreux Orcus , et celui dont le nom
Fait trembler tout l'enfer , le fier Démogorgon ,
Et l'aveugle Hasard , et les Rumeurs errantes
Et la Dissension aux cent voix discordantes ,
Du monarque insensé forment la digne cour.
:
On trouvera encore dans cette traduction quelques négligences
, quelques incorrections , comme dans celle de
Enéide ; mais on y trouvera en général plus de chaleur
et de poésie . M. Delille a souvent égalé et quelquefois surpassé
son modèle.
Le poëme de la Navigation , qui devait paraître en
même temps que le Paradis perdu , ne paraîtra que la
semaine prochaine .
:
556 MERCURE DE FRANCE ,
Suite des Souvenirs de Félicie.
Le comte de *** a les plus grands succès auprès des
femmes. On répète qu'il est impossible d'avoir plus d'esprit,
plus de grace et plus de séduction. Il n'est pas beau ,
il bégaie , il est toujours distrait ou silencieux dans un
cercle. Il ne parle jamais que tout bas , et presque tout ce
qu'en dit ainsi aux femmes leur paraît fin et délicat ; car
alors on ne leur parle que d'elles. Dans la conversation
générale , le comte de *** est absolument nul : il se
chauffe , il baguenaude , il n'écoute pas ; mais il finit par
aller s'établir auprès d'une femme, dont il s'empare pour
toute la soirée. Il se met à table à côté d'elle , il ne voit
qu'elle , et communément il a l'art de fixer sur lui toute
son attention; il faut en effet de l'application pour l'entendre
et pour le comprendre; il dit à l'oreille de petites
phrases coupées dont le sens n'est jamais clairement exprimé
: on veut deviner , on veut répondre dans le même
langage. Ces dialogues énigmatiques ressemblent à ces
conversations de bal dans lesquelles le masque réputé le
plus aimable est toujours celui qui sait le mieux tourmenter
et dérouter les gens qu'il attaque. Cette espèce de
galanterie n'est , dans le comte de *** , qu'un simple jeu
de coquetterie. Il la prodigue tour-à-tour à toutes les
femmes à la mode; elle est à tous les yeux sans conséquence
, quoiqu'elle ait tourné beaucoup de têtes.Unejeune
femme, après avoir causé tout bas deux heures avec le
comte de *** , dit bonnement à son mari , sans lui causer
d'ombrage , que le comte de *** a été charmant. Il est
singulier d'établir de la sorte un tête-à-tête au milieu d'un
cercle sans que personne le trouve mauvais, et il n'est pas
FRIMAIRE AN XIIL 557
!
anal-adroit de se faire ainsi à la sourdine une réputation
d'esprit et d'agrément , sans faire de frais dans la société,
etmême en paraissant la compter pour rien; mais le comte
de *** n'efface personne , il ne brille jamais au grand
jour, il ne plaît qu'à l'écart ; et, dans le monde, les choses
qui ont de l'éclat sont presque les seules qu'on envie.
Madame de *** n'a jamais d'elle-même porté un seul
jugement; ce n'est point par modestie , mais c'est par une
incapacité si absolue qu'elle ne peut se faire illusion à
cet égard , quoiqu'elle ait l'espoir de le cacher aux autres.
Elle a un ton sentencieux et tranchant ; elle répète affirmativement
ce qu'elle entend dire aux gens qui passent pour
avoir de l'esprit. Sa confiance n'est jamais fondée que sur
la réputation ; nul être au monde ne pourrait l'obtenir personnellement.
Il en est ainsi de son amitié ; elle n'aime
point , ne s'attache point , elle ne recherche que ceux qui
sont le plus recherchés dans la société. Sa politesse pourrait
donner à un étranger l'idée la plus exacte de la considération
des individus qui composent le cercle où elle se trouve.
Elle est cérémonieuse avec les personnes d'un rang élevé ,
elle applaudit les beaux-esprits , elle fait des avances
aux femmes à la mode ; quant aux gens simples et réservés
qui n'ont ni éclat , ni renommée , elle ne les écoute pas,
ne les regarde pas, elle ne daigne pas les entrevoir. Enfin ,
elle est toujours éblouie du mérite faux ou vrai lorsqu'il
est reconnu ou prôné , et jamais elle n'aura la gloire et
le plaisir si doux de le découvrir quand il est timide et
sans prétention. Ce caractère-là est bien commun dans le
grand monde , et j'avouerai que je n'en connais point de
plus haïssable.
Combien on a fait de tort à la société , combien on
a gâté de caractères, en se moquant de tant de qualités
précieuses , si utiles dans le commerce de la vie ! J'entends
558 MERCURE DE FRANCE ,
:
répéter universe lement que les gens méthodiques sont
insupportables . Eh pourquoi ? Parce qu'ils poussent jusqu'au
scrupule l'ordre et l'exactitude ; qu'ils répondent
avec précision quand on leur écrit; qu'ils ne manquént
jamaisun rendez-vous , et y arrivent toujours à l'heure
indiquée ; qu'ils ne perdent rien de ce qu'on leur confie ,
qu'ils n'oublient rien de ce qu'ils ont promis , et que l'on
peut compter fermement sur leur parole. Pour moi , j'aurai
toujours l'indulgence de supporter ces gens- là , et j'avoue
qu'au contraire , je ne m'accommode point du tout de ces
gens occupés , affairés et distraits , qui ne portent dans les
affaires et dans la société que de la négligence , de l'inexactitude
et de l'oubli. Je veux bien croire que de tels défauts
sont des preuves certaines de génie , et qu'ils n'appar-
Liennent qu'aux esprits supérieurs ; mais j'ai la petitesse
d'aimer la probité délicate et minutieuse , l'ordre et la
sûreté jusque dans les détails journaliers de la vie .
Hier au soir , le comte d'Osmont entrant dans le salon
du Palais-Royal , en sortant de l'Opéra , voulut conterune
histoire; mais , par l'effet de sa distraction ordinaire , il
s'arrêta tout court , parce qu'il ne put jamais se rappeler
le nom du principal personnage: c'est , disait-il , unhomme
que nous connaissons tous , c'est le mari de madame de
Canillac. Il est inoui que j'aie oublié son nom; aidez-moi
donc. Vous riez..... Vous savez , j'en suis sûr , de qui je
veux parler.... Au lieu de lui répondre on éclatait de
rire ; après l'avoir bien impatiente, on lui apprit enfin
que le mari de' madame de Canillac s'appelle M. de
Canillac. Alors il conta l'histoire que voici : M. de Canillac
, voulant venir souper au Palais-Royal , traversait
le théâtre de l'Opéra , et s'étant accroché , je ne sais comment,
à une coulisse , il a été totalement décoiffé ; il s'est
écrié que cet accident le désolait , parce qu'il n'osait se
FRIMAIRE AN XIII . 55g
1
présenter en cet état chez madame la duchesse de Chartres ;
là-dessus , Larrivée , qui était encore en habit d'Agamemnon
, s'est avancé en disant , qu'ayant jadis été perruquier
, il n'avait point oublié son premier métier , et qu'il
allait raccommoder cette coiffure en désordre . En effet , il
l'a retapé , repoudré à blanc , et coiffé à ravir , sans se
donner le temps de quitter son superbe costume. M. de
Canillac , ainsi frisé de la main du roi des rois de la
Grèce , est arrivé triomphant; tout le monde l'a entouré ,
on ne regardait que ses cheveux , et jamais les plus belles
coiffures de Gardanne (1 ) n'ont reçu autant d'éloges .
Nous partons incessamment pour les provinces méridionales
et pour l'Italie .
D. GENLIS.
Suite des Observations de Métastase sur les Tragédies
et Comédies des Grecs .
HÉCUBE ( d'Euripide ) .
:
La scène est dans la Chersonnèse de Thrace; les
acteurs paraissent tous au-devant de la tente d'Hécube ,
prisonnière d'Agamemnon ; inconvénient de l'unité de
lieu . Là viennent Polixène , Agamemnon , Ulysse , Talthybius
, Polymnestor; là se rendent les Troyennes captives ,
qui forment un choeur , et ne quittent plus la scène .
L'ombre de Polydore paraît la première , apprend aux
spectateurs son nom , son surnom , et le lieu de sa naissance,
son histoire , celle de Troie; et non contente de
les instruire du passé , leur fait la confidence de tout ce
qui doit survenir dans le cours de la tragédie.
(1) Perruquier à la mode alors,
560 MERCURE DE FRANCE ,
.
Le sacrifice de Polixène , la découverte de l'assassinat de
Polydore , et la vengeance d'Hécube , forment une multiplicité
d'action qui partage l'intérêt.
La nature semble arracher les regrets d'Hécube , lorsqu'elle
se voit séparée de sa fille Polixène , qui marche à
la mort; mais le caractère qu'Hécube conserve n'est ni
vraisemblable , ni décent. Dans l'accès de sa douleur, elle
se précipite à la tribune , ety récite des maximes. Elle exige
que Talthybius lui détaille, minutieusement , le sacrifice
de sa fille. Au sein de l'affliction , elle fait usage de l'ordre
et des lieux communs de l'art oratoire. Elle veut émouvoir
Agamemnon , et s'abaisse à lui rappeler , non pour sauver
Polixène, expirée , mais afin d'obtenir le droit de la venger
, qu'il passe les nuits avec sa fille Cassandre , et n'oublie
pas d'observer que ce moyen rend les hommes plus
dociles .
On voit , dans plusieurs scènes , Hécube se jeter par
terre , et garder long-temps cette situation .
Hécube , pour mieux surprendre Polymnestor , lui offre
son amitié avec une fourberie indigne sur-tout d'une reine.
Elle ne peut se résoudre à fixer sur lui ses regards ; mais
elle dissimule l'effet de sa haine , et déclare que c'est la
pudeur qui détourne ses yeux. Modestie assez plaisante
chezune femme sans doute octogénaire.
La tragédie a 1295 vers.
SPECTACLES .
THEATRE FRANÇAIS.
Cyrus , tragédie en cinq actes et en vers , par M. Chénier.
Nous voici positivement dans le même embarras que
Sosic.
4
FRIMAIRE AN XIIL 56
Sosie. Il devait à l'épouse d'Amphitryon le récit du com
bat soutenu par son mari ; mais comment le faire , dit- il,
» si je ne m'y trouvai pas ? « Comment aussi par'erons-nou's
d'une tragédie inédite et que nous n'avons pu voir jouer ?
Nous ne saurions imiter l'impudence de Sosie qui ajoute :
- N'importe , parlons- en et d'estoc et de taille ,
Comme oculaire témoin :
Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus loin !
1
Cette méthode n'étant point à notre usage , nous nous
bornerons à dire un mot du sujet qui est connu, et des ressemblances
de la pièce nouvelle avec quelques autres des
plus grands maîtres , ressemblances indiquées par tous les
journalistes qui ont pu rendre compte de cette représentation.
Quand cette tragédie sera rejouée ou imprimée , nous
la fferons alors connaître plus amplenient. C
On sait qu'Héro
G 197
2
f
७)
qu'Hérodote et Xénophon racontent différemment
quelques -unes des circonstances de la vie de Cyrus.
Xénophon hon le donne comme le modèle d'un prince acconpli.
Quelques écrivains philosophes du dix-huitième siècle
ont préféré la version d'Hérodote , parce qu'il ne lourconvenait
pas sans doute qu'on pût croire qu'un souverain
avait été si vertueux. Cependant le récit de Xénophon ,
dans les points où il differe d'Hérodote , est bien plus conforme
à la vraiseniblance. Ce dernier raconte sur la naissance
et la mort de Cyrus , des particularités qui ont tout
l'air d'un roman . Xénophon ayant servi long-temps sous
Cyrus le jeune , avait eu la facilité de s'instruire sur les
lieux même , de l'histoire ancienne de la Perse ; il atteste
qu'il n'avait épargné aucun soin à cet égard , et qu'il n'avance
rien qu'il n'ait appris.
M. Chénier , cependant , a préféré l'histoire d'Hérodote
: il en avait incontestablement le droit , et il a éu

Nn
cen
562 MERCURE DE FRANCE ,
/
même raison d'en user ; car la gloire de l'adversité soutenue
avec courage ayant manqué au Cyrus de Xénophon ,
cepersonnage ne pouvoit être tragique . Celui d'Hérodote ,
au contraire , condamné à la mort avant sa naissance,
l'est éminemment. Le sujet n'était donc pas mal choisi :
on ne l'a pas trouvé bien disposé. Ilfaut cependant convenir
que M. Chénier a heureusement corrigé la version , ou
si l'onveut la fable d'Hérodote , qui fait détrôner Astyage ,
aïeul de Cyrus , par son petit-fils ; qu'il a judicieusement
supprimé l'épouvantable repas d'Harpage , auquel , suivant
l'historien , Astyage fit manger son fils pour le punir
d'avoir dérobé Cyrus à la mort. Mais on a été frappé d'une
foule de ressemblances entre cette pièce et plusieurs
autres , Athalie , Mérope , Sémiramis; on a cru même y
voir le visir de la tragédie de Bajazet. On auroit pu ajouter
OEdipe , exposé en naissant , comme le Cyrus de
Xénophon. Peut- être aussi ce trait de similitude n'étant
que dans l'avant-scène , ne méritoit-il pas d'être remarqué.
Toute concurrence avec l'auteur d'Athalie semblerait
une témérité sacrilége.Voltaire lui-même, l'écrivain qui en
ale plus approché , magno sed proximus intervallo, s'est
très-mal trouvé d'avoir voulu lutter contre Bajazet. On
sait quel succès a eu la pièce qu'il a prétendu opposer à
Athalie. Il est vrai que c'étaient là des productions de son
impuissante vieillesse ; mais son Coucy , crayonné dans
la force de l'âge , n'est qu'une pâle copie de l'austère et
vertueux Burrhus.
3
2
:
{
:
Au reste , ce que le Cyrus a de commun avec Athalie
étant encore plus dans le sujet que dans le plan , ce n'est
pas là le principal reproche qu'on a fait à l'auteur. Quant
àSémiramis, ce n'est qu'une piècedu second ordre, composée
des décombres d'Eriphile. Quoiqu'elle soit écrite
avec une certaine pompe, et bien supérieure à celle de
:
FRIMAIRE AN XIII. 563
1
Crébillon, toute hérissée de solécismes et de barbarismes ,
unécrivain qui n'est pas sans talent et sans verve , pouvait
nepascraindre ce rapprochement.
Mais c'est avec Mérope que Cyrus a plus d'analogie.
Mandane , dit-on , rappelle à chaque instant la mère
d'Egiste. Si cela est , on ne peut nier que l'auteur n'ait
donné liệu à un parallèle bien dangereux pour lui . Vouloir
jouter contre Mérope , c'est attaquer Voltaire au
centrede sa force et de sagloire. Nous sommes bien loin
d'adopter en tout les opinions de La Harpe , écrivain trop
déprécié d'abord , ensuite beaucoup trop vanté , même
comme critique ; dont le Cours de Littérature est plein
d'hérésies , de préventions pour ou contre les auteurs de son
siècle , d'une révoltante partialité, des témoignages de l'enviequ'il
portait à ses rivaux ; qui n'accorde à Racine , audessus
de Voltaire , qu'un peu plus de correction; trouve
que celui-ci a plús de grace , et qu'il a manqué à Racine
d'avoir vujouer Zaïre ; enfin , qui n'aperçoit pas le plus
léger défaut dens cette pièce. Mais nous pensons entièrement
comme lui sur Mérope. Edipe , sans doute , a une
belle scène ; Mahomet, une magnifique. Le premier acte
de Brutus est supérieurement écrit ; Zaïre a un grand
charme : mais aucune de ces pièces ne peut soutenir la comparaison
avec Mérope. Qu'on lise celles de Maffey, de
Clément , et l'Amasis de la Grange , si l'on peut , on
verra quelle prodigieuse distance se trouve entre tous ces
auteurs et Voltaire. Nous avons peine à concevoir comment
on a su , non pas préférer , mais comparer Edipe
àMérope. Dans l'une , l'intérêt commence au quatrième
acte; dans l'autre , il est dejà très - vif dès la première
scène; et les premiers mots que prononce Mérope causent
unegrande émotion. Dans tout lethéâtre de Voltaire, il n'y
a pas un rôle de femme qui approche de celui de cette
Na2
564 MERCURE DE FRANCE ,
reine : il remplit pour ainsi dire les cinq actes , et ne paraît
pas trop long. Il ne faut donc pas s'étonner siM. Chénier
n'a pu soutenir une comparaison si redoutable ; mais
il aurait dû l'éviter. On convient généralement qu'il y a
des traits énergiques et de beaux vers dans sa pièce. Il est
probable que nous en pourrons parler incessamment avec
une plus grande connaissance de cause ; car on dit que l'auteur
la corrige et la fera rejouer, ata da
4 i
ΑΝΝΟNCES.
10
;
Itinéraire varisien ou Petit tableau de Paris, contenant premièrement
: Une notice sur l'ère républicaine , la description géographique
du département de la Seine , la division de Paris , l'état alphabétique
de toutes les rues , enclos , culs-de-sac , places , ponts ,
quais , barrières , les limites , l'intérieur de chaque arrondissement et
un plan de Paris. Deuxièmement : La famille impériale, les grandes
dignités et autorités de l'empire , les administrations, les établissemens
publics et particuliers , les musées nationaux et particuliers , les monumens
, curiosités , lycées , écoles , paroisses , spectacles , promenades
, etc.: par M. Alletz , commissaire de police de Paris, division
de la place Vendôme. Deuxième édition , formant deux parties enun
vol. in-12, et considérablement augmentée . Prix : 2 fr. 50 cent . , et
3fr. 25 cent. par la poste. 16
329
, AParis , chez B rtrand-Pottier et Félix Bertrand imprimeurslibraires
, rue Galande; n. 56.
Le Naturaliste du second age , ouvrage destiné à servir de suite
* et de complément au Livre du second age ; contenant des notions à la
fois élémentaires et amusantes sur les reptiles ou quadrupèdes , ovipares
et serpens ; les poissons ; les mollusques nus et les coquilles; les crus -
tacées , tels que crabes , écrevisses , etc.; les vers externes et internes ,
tels que sangsues , dragonnaux , vers solitaires; les oursins , étoiles de
mer , têtes de méduse ; les polypės , animaux infusoires , animalcules ;
et les polypiers , vulgairement nommés madrépores , coraux , etc.
avec des descriptions de ceux de ces animaux qui présentent le plus
d'intérêt et d'utilité au second age ; par J. B. Pujoulx. Ouvrage orné
deplus de too figures représentant les animaux et les objets d'écrits .
Un vol, in-89 . Prix : 4 fr . , et 5 fr . par la poste; fig . enluminées , 7 fr .
3..
AParis , chez Gide , libraire , rue Christine , n.
Arlequin protégé par l'Amour , et les Génies Infernaux , mélodrameen
quatre actes ,imité de l'italien, représenté pour lapremière
fois sur le théâtre du Marais , le 17 prairial , an 12 ; par MM. Duperche
et Basile . :
AParis , chez le Concierge , ou au Souffleur dudit théâtre , où
l'on pourra se procurer la pièce ; ainsi que chez les libraires , mate
chands de nouveautés.
FRIMAIRE AN XIII. 565
Lettres de quelques juifs Portugais , Allemants et Polonais
à M. de Voltaire. Sixième édition , revue et corrigée d'après les
manuscrits de l'Auteur . Trois vol . in - 12 . Prix : brochés , 7 fr . 5o c . ,
ou 3 vol. in-8°. , brochés , 10 fr. 50 cent . A Paris , chez Méquignon
junior, libraire , rue de la Harpe , au coin de la Sorbonne .
,
Tous les écrits périodiques ayant f its les plus grands cloges des cing
premières éditions épuisées , la sixième mérite aussi un accueil distingué
de notre part . Parmi les critiques de Voltaire , le public a mis
au premier rang le savant M. Guénée , auteur de ces lettres . Ung
éradition solide et variée, sans être pénible ni ennuyeuse , une logique
pressante et qui porte la conviction , des discutions lumineuses et
sans sécheresse , les agrémens d'un style clair et simple , et le ton de
modération et de sagesse qui ne se dément jamais , ont fait et feront le
succès de cèt ouvrage , et c'est rendre un vrai service à la religion et
aux lettres que de publier cette nouvelle édition. L'éditeur s'est procuré
des corrections de l'auteur , ce qui la rend préférable aux précédentes
, et il y a joint une notice historique sur la vie et les ouvrages
de ce savant et vertueux anteur , qu'on ne lira point sans intérèt .
Ainsi tout concourt à donner un nouveau prix à un ouvrage auquel
Voltaire n'a répondu que par de mauvaises plaisanteries , et qui a été
forcé lui -même d'en reconnaître tout le mérite. Ces lettres sont écrites
avec esprit , et remplies d'observations judicieuses , capables de détromper
tous les gens impartiaux .
Tableau comparatif de l'Histoire moderne , ouvrage adopté
comme classique pour les Lycées , faisant suite an Tableau Comparatif,
de l'Histoire ancienne du même auteur. Par M. le Prévost d'Iray ,
censeur des études du Lycée Impérial , ci- devant Professeur d'Histoire
aux Ecoles centrales de Paris . A Paris , chez Rondonneau ,
auDépôt des Lois ; Léopold Collin , rue Git-le- Coeur , n. 18; Levrault
et Schoël , rue de Seine ; Bernard , quai des Augustins ; Petit ,
au palais du Tribunat .
Cet ouvrage paraît sous différentes formes. 10. Petit- infolio' , etableaux
particuliers offrant le synchronisme général. Prix : 4 fr. Ce
format est le plus portatifet le plus commode pour les élèves. 2º. Le
même , en cing colonnes , renfermant autant de tableaux que de
peuples. Prix : 4 francs . 3°. En feuilles pouvant reproduire' sur une
toile la totalité du tableau , fait pour être exposé dans les classes
en forme de mappemonde . Prix : 5 fr . 4º. Divisé par époques, offraut
chacune un tableau séparé . Prix : 6 fr . cartonné.
Aïthès , ou le Héros chéri des dieux ; une des plus anciennes kistoires
imitée des Grecs : contenant les hauts faits d'un grand homme
son enfance, ses plaisirs , sa politique, sn élévation , et la récompense
de ses vertus ; histoire allégorique qu'n a têché, d'accommoder au
goût de tout le monde ; divisée par chapitres , pour la commodité
de ceux qui aiment dormir en lisant , mais qui sont bien aises quelquefois
de retrouver l'endroit du livre qu'ils laissent tomber de leurs
mains , en cédant aux besoins u sommeil ; par Baudry des Lozières ,
avec cette épigraphe :
« C'est aux abeilles qu'il appartient de trouver
>> le suc des fleurs qui fait le miel et la cire.">»
Deux vol. in- 12. Prix : 3 fr . , et 4 fr. 50 c. par la poste.
A Paris , chez l'Auteur , rue de Verneuil , n° . 459 , faubourg
Saint-Germain;
Ces differens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant , rud
des Prétres Saint-Germain-l'Auxerrois , n° . 42 .
566 MERCURE DE FRANCE ,

Fastes de la nalionfrançaise , ou Tableaux pittoresques gravés
par d'habiles artistes , accompagnés d'un texte explicatif, et destinés
à perpétuer la mémoiredes hauts faits militaires , des traits de vertus
civiques, ainsi que des exploits de la legion d'honneur.
Pour propager en France l'esprit public , il est essentiel de mettre
sans cesse sous les yeux du militaire etdu citoyen les faits héroïques
et les belles actions qui ontmérité à la nation française l'admiration
et l'estime de toute l'Europe.
Le but de cet ouvrage est de multiplier les archives aux membres
de la légion d'honneur , et de faire connaître les titres detous ceux qui,
pardes preuves authentiques, pourront espérer les bontésde sa majesté
impériale.
Troisième livraison , présentée à leurs majestés et à la famille impériale
, par Thernisien-d'Haudricourt .
N° . XI .
;
Fol. 31.-Mort héroïque de Dezilles , lieutenant au régiment da
Roi ,( affaire de Nancy.)
Fol . 32. Beau dévouement de Fauleonnier , bailly de Dunkerque
et d'Emmery , maire de cette ville.
Fol. 33. Fardeau , officier de santé , faisant le service d'aide-decamp
du général de division Lemoine , à l'armée d'Italie , franchit un
ravin profond , se précipite sur un poste fort de 600 hommes , et
analgré le fu de l'ennemi , fait prisonniers le commandaut et une
grande partiede sa troupe.
N°. XII.
Fol. 34. François Martin , canonnier au 5º régiment d'artillerie
de la marine , embarqué sur le navire le Northumberland , dans
l'escadre commande par le contre-amiral Villart-Joyeuse , s'obstine
àson poste , quoiqu'ayant les deux jambes emportées. Aux combats
qui eurent lien les 17 et 27 thermidor an 9, devant Boulogne, contre
T'escadre commandée par l'amiral Nelson , Lanièce , maître d'équípage,
blessé grièvement , tue de sa main plusieurs ennemis, et reste
sur le pont pour faire réparer les avaries. Ferrey perd un bras;
Hennequin perd l'oeil d'un coup delance; Quilléa les yeux brûlés
parlefeud'uunneegrenade; Dehay, maîtred'équipage de laMéchante,
parvient à la sauver, et reste le dernier avec le capitaine. Tous ces
braves ont été nommés , à différentes époques , membres de la légion
d'honneur.
Fol. 35. Le capitaine Segond , commandant la frégate la Loire ,
se bat contre 5vaisseaux de ligne anglais .
Fol. 36.-Dévouement héroïque d'Antoine Ravignat , adjudantmajor
au 3. régiment d'hussards .
La souscription , ouverte en tout temps , est de to fr. par livraison ,
composée de quatre numéros en beau papier; de 12 fr . en papier
vélin; de 21 fr. coloriée , et de 24fr . avant la lettre.
Lesmembres de la légion d'honneur , dont les titres de gloire seront
consignésdans les Fastes de la France , auront la faculté de se procorer
chaque numéro séparément , et à leur choix , au prix de 3 fr .
On souscrit , pour cet ouvrage , au bureau de l'Auteur , rue de
Seine , n°. 1434 , faubourg Saint-Germain ; et chez les principaux
libraires de l'Europe et directeurs des postes de tous les départemens.
EtchezLE NORMANT, ruedes Prêtres S.Germain l'Auxerrois, nº.42.
Nota. On ne recevra que les lettres affranchies.
FRIMAIRE AN XIIL 567
NOUVELLES DIVERSE S.
Malaga. Des letttres de ce pays , arrivées à laHaye ,
annoncent que la maladie y a entièrement cessé depuis
sept semaines environ.
Londres. Suivant les nouvelles de ce pays , une forte
escadre russe avec 14000 hommes de débarquement doit
passer incessamment de la mer Noire dans l'Adriatique ;
mais celles de Constantinople annoncent que les troupes
russes rassemblées près de Sébastopol , et qui devoient
s'embarquer pour Corfou , ont reçu subitement l'ordre
de suspendre leur départ ; on ignore la cause de ce changement.
On apprend d'un autre côté , que deux vaisseaux
de ligne russes , de 74 canons , ayant des troupes à bord ,
ont fait voile le 14 octobre , de Sébastopol pour se rendre
dans la Mengrelie. Comme la Russie est maintenant en
guerre avec la Perse , le cabinet de Pétersbourg a cru devoir
établir une communication entre la mer Noire et la
mer Caspienne.
On ajoute qu'on a reçu de Corfou , la nouvelle que
les Russes ont fait un débarquement sur les côtes de la
Morée.
D'un autre côté , on écrit des bords du Mein , le 7 décembre
: tous les préparatifs de guerre qu'on avait remarqués
pendant une quinzaine dejours dans les états prussiens,
sont contremandés. Les mouvemens de troupes ont
cessé , et celles qui ont reçu l'ordre de se tenir prêtes à
marcher, restent dans leurs quartiers respectifs. Il y a
toujours beaucoup de communications entre Berlin et Pétersbourg
, et Berlin et Paris ; tout annonce qu'un rapprochement
entre la France et la Russie , auquel travaille le
cabinet de Berlin , est sur le point de s'effectuer.
Onmande du même endroit , en daté du 7 décembre.
Malgré le mécontentement que la cour de Berlin a témoigné
au roi de Suède , pour avoir fait venir quelques régimens
de son royaume dans la Pomeranie antérieure , ce
monarque continue à renforcer ses troupes dans cette province.
Plusieurs nouveaux bâtimens sont encore entrés
dans le port de Stralsund avec des troupes , il n'y a pas
dixjours.
On prétend qu'il sera formé , le printemps prochain ,
un camp d'exercice sur la Piave , et que l'Empereur
1
1

4
568 MERCURE DE FRANCE ,
d'Autriche se rendra à cette époque dans ses provinces
ex-vénitiennes .. 7
Des lettres d'Italie parlent du départ précipité de presque
tous les Anglais , de l'état de l'Eglise , du royaume
d'Etrurie et de celui de Naples , et annoncent que le roi
de Naples vient d'ordonner une levée extraordinaire de
troupes.
On dit que la cour de Vienne a envoyé une note à Paris
, relative à l'arrestation de M. Rumbold.
De Vienne. Les fêtes qui doivent avoir lieu à l'occasion
de l'établissement de la dignité impériale héréditaire dans
la maison d'Autriche, sont remises au mois de janvier ,
par ordre particulier de S. М.
Onze régimens , tant infanterie , que cavalerie , doivent
être envoyé sur les frontières du côté de la mer Adriatique ,
pour y renforcer le cordon qui est déjà formé. On annonce
qu'à l'exemple d'autres états de l'Europe , la monarchie
autrichienne sera soumise incessamment à une conscription
militaire , laquelle comprendra les individus de toute
classe , sans exception pour les nobles , qui seront obligés
de servir un certain nombre d'années . A l'avenir , nul ne
pourra être admis à un emploi civil quelconque , sans avoir
fait le service militaire prescrit.
Hambourg , 4 décembre. Le comte de Lille , parti de
Calmar, le 24 octobre , a débarqué le 7 novembre à Riga ,
d'où il s'est rendu le lendemain au château qu'il avoit
déjà occupé auprès de Mittau. On doute qu'il retourne à
Varsovie , où s'est rendu le duc d'Angoulême. On croit
que ce dernier pourrait bien y être allé que pour en ramener
madame la duchesse d'Angoulême et madame la comtesse
de Lille , qui quitteraient entièrement Varsovie pour
venir habiter aussi le château de Mittau.
Les nouvelles de Gothembourg rendent compte d'un
acte d'humanité et de générosité qui méritent d'être connu,
M. Hall jeune , négociant de cette ville , vivement touché
de la situation du grand nombre des malheureuses
victimes du dernier incendie , en a pris cinquante dans
sa maison , eten nourrit tous les jours cent cinquante.
PARIS.
Il faudrait un volume pour contenir le détail des fêtes
da couronnement et des circonstances qui l'ent accom
FRIMAIRE AN XIII. 569 .
pagné et suivi : ces fêtes durent encore. Dans la lettre de
convocation de S. M. I. au conseil-général du département
de la Seine, faisant les fonctions de conseil municipal ,
l'empereur dit : « Voulant donner à notre bonne ville de
>> Paris un témoignage particulier de notre affection , nous
>> avons pour agréable que le corps municipal entier as-
>> siste à ces cérémonies . » Le conseil-général a arrêté
que « la lettre de S. M. I. serait transcrite dans ses re-
>> gistres , comme monument d'un faveur honorable. » .
Dimanche 18 frimaire , il a été fait au peuple des distributions
de pain , de vin , de volailles et de cervelas .
Jeudi 22 , la fête du sénat a eu lieu. La soirée était
belle ; le concours du peuple immense , et le feu d'artifice
très-agréable. La fête de dimanche , si elle n'est
pas contrariée par le temps , sera superbe. Indépendamment
du grand feu d'artifice qui sera tiré sur la gauche
de la Seine , en face de la place de Grève , il y en aura
douze autres dans douze places différentes de Paris , sur
chacune desquelles il y aura des distributions de pain , de
vin , de volailles , des orchestres et des illuminations toute
la nuit. On a posé depuis le palais des Tuileries jusqu'à
l'Hôtel -de - Ville environ deux cents colonnes , dont la hauteur
est de vingt pieds , et la circonférence de quatre à
cinq , et qui sont surmontées d'un aigle. Une chaîne de
guirlandes et de festons en verres de couleurs régnera le
long de cette colonade et offrira la plus brillante illumination
qu'on ait peut-être jamais vue. Douze bouches
ouvertes au bas de quatre colonnes à la fontaine des
Innocens , y répandront du vin en abondance.
er
-
La convocation du corps législatif est fixée au
1 nivose . S. M. I. en fera l'ouverture avec solennité. Il
sera , dit- on , arrêté dans cette session un code criminel ,
et dans la suivante un code commercial .
- Le 20 frimaire l'Institut a complimenté l'Empereur ,
qui lui a répondu à peu près en ces termes : « J'agrée les
sentimens que le président de l'Institut me témoigne. Je
me fais gloire d'être membre de ce corps célèbre. Toutes
les fois que j'ai assisté à ses séances , j'ai eu occasion de
me convaincre des talens et de bon esprit de ceux qui le
composent. Je vous accorderai toujours la protection qui
vous sera nécessaire pour maintenir la nation française
dans l'état d'élévation où elle est parvenue , sous le rapport
des sciences , des lettres et des arts.
-On mande de Calais: Les Anglais, à la faveur d'un
570 MERCURE DE FRANCE,
brouillard fort épais, ont dirigé la nuit dernière sur le
fort Rouge qui défend l'entrée du port et la rade , un brû
lot qui a éclaté à peu de distance de ce fort et de la jetée.
Ladétonation a été si forte , que quelques vîtres ont été
casséesdans la ville. Cependant le fort n'a éprouvé d'autres
dégâts que le déplacement de quelques objets de l'intérieur.
Les hommes de garde ont été renversés; un seul a eu une
contusion au bras. La jetée a été un peu endommagée ;
mais il est à présumer que ceux qui dirigeaient le brûlot
ont été maltraités , car il a été tiré sur eux des coups de
fusil et deux coups de canon avant l'explosion , et on a vu
des signaux très- répétés , sans doute d'un bâtiment qu'on
nepouvait apercevoir , pour rappeler les marins employés
àla manoeuvre de cette machine infernale; ils ont peutêtre
été ensevelis dans les flots. Encore une tentative
manquće. !
-Des lettres de Madrid annoncent que la fièvre jaune
s'estétendue dans l'intérieur de l'Espagne jusqu'à Corfou;
et des avis officiels, transmis de Rome à Milan , que la
peste du Levant vient de se manifester à Raguse.
-Suivant les dernières lettres de Hambourg , ce n'est
pas à Mittau , mais à Riga , que va se fixer le comte
JeLille, avec toute safamilleet les personnes de sa suite.
-On dit que la Russie et l'Angleterre reconnaissent
la dignité impériale héréditaire dans la maison d'Autriche.
-S. A. I. le prince Joseph a reçu hier dans son palais
du Luxembourg les archevêques et évêques , les préfêts ,
Jes sous-préfets et les présidens des colléges électoraux
d'arrondissemens et de cantons qui n'avaient pas encore
été admis à son audience. Ces derniers ont été présentés
pardépartemens à Son Altesse .
-Samedi 24 frimaire , à cing heures très - précises ,
M. Despréz , organiste de Notre-Dame et de S. Nicolasdes-
Champs , touchera sur l'orgue de Saint-Méry des Noëls
et autres airs anciens.
-Les médailles destinées aux députations militaires,
nesont point en bronze ; ce sont les mêmes que celles qui
ont été distribuées le lendemain du sacre , mais elle sont
frappées en or. Leur valeur est de 8 fr.
-S. Exe. le ministre de la guerre a donné hier, à l'hôtel
de laguerre, une fête très-brillante , à laquelle ont assisté
Jesprinces et princesses, et où ont été invités les princes
et les étrangers de distinction qui se trouvent à Paris.-
FRIMAIRE AN XIII. 57t
-La classe de littérature de l'Institut a décerné , dans
adernière séance, le prix de l'Eloge de Boileau , remis
plusieurs fois au concours , à M. Auger attaché à la première
division de ministère de l'intérieur.
Tandis que quelques journaux anglais parlent beaucoup
de la réconciliation du prince de Galles avec le roi son
père , les autres en disent très -peu de chose , et le public
paraît n'ajouter aucune foi à la réalité et encore moins à le
sincérité de ce raccommodement. Les preuves qu'on donne
de ce merveilleux événement sont que le prince et son
père ont été vus ensemble à une course , qu'ils y ont paru
avec un visage riant , que le roi veut avoir la jeune princesse
de Galles , sa belle -fille , près de lui dans le château
de Windsor. Il est impossible , en effet , de résister à de
si fortes preuves , ne fussant-elles appuyées que sur les
assertions des écrivains ministériels. On doit sur-tout croire
maintenant que les princes de la maison de Hanovre sont
incapables de dissimuler, de rien déguiser , que leurs sentimens
sont peints sur leurs visage , et que la politique
n'entre plus dans leur coeur. Quoiqu'il en soit , il est étonnant
que tant d'autres journaux anglais n'en parlent presque
pas , et que cette fameuse réconciliation , dont on attend
des résultats si importans , fasse moins de sensation
àLondres que les prodiges dramatiques du jeune Roscius
anglais. Quoi qu'on ait dit à ce sujet , plusieurs raisons
combattent dans notre esprit l'existence , ou au moins la
franchise de cette réconciliation. Le silence des journaux
de l'opposition fait voir ou qu'il n'en est rien , ou qu'ils
ont des raisons pour se taire encore sur un point si délicat.
On a répandu le bruit , non sans dessein , que le
prince de Galles avait tourné le dos aux membres de l'oppesition
, ses plus zéles amis , et que c'était à cette condition
qu'il était rentré en grace avec sonpère. Le roi peut
bien avoir exigé ce sacrifice de son fils , qui peut aussi , à
toute extrêmité , l'avoir promis ; mais qu'une telle promesse
, qu'un tel abandon soient sincères , c'est ce dont il
est encore permis de douter. Les bruits nouveaux répan▾
dus sur l'établissement d'une régence avec le consentement
du roi ( bruits dont nous ne garantissons pas l'exactitude
, attendu qu'ils ne nous sont pas parvenus directement)
semble confirmer encore nos doutes sur la conduite
du prince de Galles ; un pareil avantage mérite bien de
1
572 MERCURE DE FRANCE.
dissimuler , en paraissant n'avoir plus de relations avec
des amis odieux à son père. La longue suspension du parlement
paraît à beaucoup de monde un triomphe du parti
du M. Pitt ; cependant il se peut qu'elle soit l'ouvrage du
parti contraire. Dans la négociation d'une affaire si délicate
, les amis du prince eussent été fort embarrassés de
leur contenance : s'ils avaient provoqué la création d'une
régence , ils en auraient inévitablement dégoûté le roi et
le ministère ; leur silence même aurait été regardé comme
l'effet d'une cabale . Cette affaire ne pouvait bien se négocier
que pendant la suspension du parlement : portée dans
les deux chambres , où tous les rôles sont distribués d'avance
, elle n'y trouverait alors aucune opposition.
D'ailleurs , jamais circonstances n'ont été plus favorables
àla cause du prince de Galles. Les apparitions rares que /
le roi a faites en public, ont prouvé à toute la capitale qu'il
est à jamais incapable de se livrer aux soins de l'administration
publique. La faiblesse du ministère , le caractère
à la fois incertain et dominant de M. Pitt , ont rendu ce
changement nécessaire , et le prince deGalles est dans une
position beaucoup plus favorable qu'il n'avaitjamais été ,
puisqu'il n'a plus à redouter la rivalité du duc d'Yorck.
Lorsque l'état menacé avait besoin d'un grand général ;
Torsque toutes les vues étaient tournées vers le système
militaire ; lorsque le pays ava't à créer une armée nationale
, le rang auquel était élevé le duc d'Yorck par l'injuste
préférence de son père , l'exposait au-dessus de l'heritier
présomptif à l'admiration publique, et attirait sur
lui exclusivement les regards du soldat : mais aucun exploit
, aucun talent n'ayant illustré la carrière du généralissime
, l'armée n'ayant même acquis sous son commandement
aucune consistance , aucune force , aucune organisation
, l'enthousiasme qu'il avait d'abord inspiré sur parole
s'est insensiblement refroidi ; il est enfin tombé dans
un discrédit complet dans l'opinion générale , et la nation
ne se souvient du rang qu'il avait usurpé que pour venger
son frère d'un affront non mérité. Le prince de Galles a
donc pu profiter d'un moment si favorable pour reprendre
sés droits. Au reste , qu'elles sont les privations qu'il s'est
imposées , quelles sont les conditions qu'on lui a imposées ?
Nous ne hasarderons aucune conjecture à cet égard ; mais
sĩ ce traité a été désavantageux aux amis du prince de
Galles, on peut assurer qu'ilaura le sort du traité d'Amiens .
( Extrait de l'Argus .")
TABLE
Du second trimestre de la cinquième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME DIX - HUITIÈME.
LITTÉRATURE
POÉSIE .
TROISIÈME folie d'un troubadour ,
راکد
1
::
:
T
1
4
९ page3
Imitation de Thomas Gray, 16
Sur Cintra , appelé le Paradis dú Portugal ,; 7
Gallus ,
:
49
Chanson imitée de l'anglais , de Thomas Parnell , 52
Sur le Testament de mon oncle, qui m'a laissé trente
mille livres de rente ,
i:
1 53
Que je l'aimois , 54
Beatus ille qui procul. ( HORAT. , Еро . 11. ) , 0798
Le dernier des Bardes sur les ruines de Morwen , imitation
d'Ossian , 799
AM. Delille , pour l'inviter à traduire les Bucoliques , 102
Ode tirée du pseaume CXXXVI. ( Super flumina Babylonis
, etc. ) , 145
Stances , 147
Imitation du monologue d'Amarillis , 149
La Résurrection de Lazare , histoire véritable , 151
Invocation au Sommeil , : 195
L'Obstacle ( traduction de Métastase ) , 197
Vers à M. B... , prêt à s'embarquer pour l'expédition
d'Angleterre , 198

A l'Etoile du soir , 199
Dialogue entre Virgile et Horace , aux Champs-Elysées
, 241
La Campagne après un orage , 245
DIRA. UNIV,
GRNT
574 TABLE DES MATIERES.
Traduction de Métastase , 245
L'Auteur famélique , 246
Moralité ,
id.
Ode à M. de Châteaubriant , 290
LeDerviche et le Roi ( conte), 292
Le Bouton. A madame de N .....
: 293
Virgilius ex Elysiis ad Delillum poetam , 294
L'Absence de Nelahé ( élégie ) , 337
Sensus, heu ! sensus Divům ! proh numina sancta ! 339
Imitation de l'anglais de William Shenstone , 340
Le Songe. AEléonore (trad. de Métastase ) , 342
Traduction libre en vers de la VII . ode du IV . livre des
odes d'Horace , 385
1 1
La Dormeuse ,
386
L'Innocence reconnue , 387
Stances sur les beaux-arts , 388
Epître à M. Fontanes , après la lecture du jour des
Morts, 433
Le Paysage , imitation de l'anglais de William Shenstone
, 436
Le Vert et le Bleu ( fable ) , 437
Le Triomphe de la Gloire ( trad. de Métastase ) , 481
L'Ane perdu (conte ) , 483
LePassé , le Présent , l'Avenir , .. 484
L'Hymenée et l'Amour ( romance ) , 485
Parallèle des médecins et des belles , 486
L'Avocat en défaut , 487
Alexis. Elégie , 529 1
L'Excuse. A Eléonore ( trad. de Métastase) , 532
Le Sot et l'Homme d'esprit , 533
Extraits et comptes rendus d'Ouvrages.
Essai sur l'influence de la réformation de Luther, par
M. Villers , 9
Réflexions sur l'Histoire de la guerre de trente ans , par
M. Schiller , 16
Ainsi va le Monde, ou les Dangers de la séduction , 32
Mémoires d'un témoin de la révolution , 57
Poésies diverses de M. Ch. Millevoye , 68
L'Art poétique de Boileau Despréaux , suivi de sa IX .
satire et de son épître à M. Lamoignon, 76
Répertoire du Théâtre Français , 105 et50g
TABLE DES MATIERES. 575.
L'Enéide , trad. en vers français, par J. Delille, 143 et 249
Les Conversations d'Emilie , 165
Vitidegli eccellenti italiani , di Francesco Lomonaco, 172
Réflexions philosophiques et critiques sur les couronnes
_et les couronnemens , 181 et 201
Feuille périodique du Musée des aveugles , 184
Voyage au Cap-Nord par la Suède, la Finlande et la
Laponie , par Joseph Acerbi , 212
Les beautés poétiques d'Edouard Young , 221
Mémoires de Marmontel , 250
Paradis perdu , traduit par M. Delille , 264
Nouveau Dictionnaire universel de géographie ancienne
et moderne , 268
Etudes sur l'homme dans le monde et dans la solitude, 298
La Création , ou les Premiers Fastes de l'homme et de la
nature , 3pg
Voyage sur la Scène de six derniers livres de l'Enéide, 317
Leçons de littérature et de morale , ou Recueil en prose
et en vers des plus beaux morceaux de notre langue
dans la littérature des deux derniers siècles , 353
La Navigation , poëme en six chants , par J. Esmémard
, 366
OEuvres choisies de Pope , 591
OLuvres d'Horace , 403
Irous -nous à Paris ? ou le Famille du Jura , roman plein
de vérités , 414
Du Gouvernement considéré dans ses rapports avec le
commerce , 439
De la peinture considérée dans ses effets sur les hommes
de toutes les classes , et de son influence sur les moeurs
et le gouvernement des peuples , 450
The Speaker or miscellaneous pieces , etc.-L'orateur , on
Mélanges choisis des meilleurs auteurs anglais , etc. , 461-
Achille à Scyros , poëme en six chants; par M. Luce de
Lancival , 489
Nouveau Fablier à l'usage des écoles, 497
Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos , le marquis
deVillarceaux , et madame de Maintenon , 535
Vies des Hommes illustres de Plutarque, 545
VARIÉTÉS.
Suite des Souvenirs de Félicie , 16et556
576 TABLE DES MATIERES.
Dialogue entre une Femme savante et son Médecin , 440
Suite des Observations de Métastase sur les tragédies et
comédies des Grecs ,
Aux Rédacteurs ,
Aux Anonymes ,
SPECTACLES.
Théatre Français.
420 et55g
517
519
La reprise de Mélanide , 83
La Leçon conjugalė , 327
La reprise du Jaloux désabusé , 520
Cyrus, 560
Théâtre de l'Opéra - Comiquc.
L'Amoureux par surprise , 86
L'Avis aux Femmes , 277
Le Chevalier d'industrie , 413
Milton , 473
Théâtre de l'Impératrice.
1 :
L'Acte de naissance , 88
Sully et Bois-Rosé ,

184
La jeune Femme colère , 231
L'Amant soupçonneux , 329
Isabelle de Portugal ,
La reprise des Trois cousines,
Theatre du Vaudeville.
370
469
Les Amans sans amour , 4τ
Raisonet Folie , 235
Le major Franck , 331
L'Original et le Portrait , 4 375
Bertrand Duguesclin et sa soeur , 471
Nouvelles diverses , 45 , 92 , 139 , 189 , 239 , 282 , 334 ,
578 , 428 , 478,527 , et 567 .
Paris , 47 , 94 , 140 , 192 , 240 , 285 , 336 , 380 , 428 ,
478 , 527 , et 568....
Fin de la table.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le