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1803, 06-09, t. 13, n. 104-116 (25 juin, 2, 9, 16, 23, 30 juillet, 6, 13, 20, 27 août, 3, 10, 17 septembre)
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MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTERAIRE ET
POLITIQUE.
TOME TREIZIÈME.
DE
ETE
VIRES ACQUIRIT
EUNDO
IDOS
COMM
E
A PARI S ,
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE DE FRANCE.
AN XI.
BIBL
. UNIV
,
GRET
1
( No. CIV . ) 6 MESSIDOR an 11.
( Samedi 25 Juin 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
HYMNE DES NORM AND S.
QUEL UEL bruit , quel cri sinistre a frappé nos rivages ?
Fatigués du repos dans leurs antres sauvages ,
J'entends vers l'occident les tigres murmurer :
Leurs regards enflammés roulent à l'aventure ;
Et cherchant leur pâture ,
Convoitent l'univers qu'ils voudroient dévorer.
1
Peuples , qui de la paix savouriez les prémices ,
Pleurez , mais à Bellone offrez des sacrifices ;
Sur l'autel de Janus reprenez vos drapeaux .
Employons , il est temps , la ressource des braves-
Pour donner des entraves
Au farouche ennemi du monde et du repos.
Et vous , hôtes fougueux de la rive étrangère ,
Quel démon a soufflé votre ardeur meurtrière ?
Quels biens
par vous perdus allument ce courroux ?
A 2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Faut- il que par vos lois se gouverne le monde ?
Et souverains de l'onde ,
Le sceptre de la terre est - il forgé pour vous ?
Non , vos iniquités ont comblé la mesure :
Ennemi de la fraude et vengeur du parjure ,
Le ciel que vous bravez , saura tonner pour nous.
Des cachots de Dublin aux débris de Mysore ,
Du couchant à l'aurore ,
La voix de l'opprimé l'implore contre vous.
En vain vous maîtrisez l'onde qui nous sépare ;
Ses retours sont communs , et sa constance est rare :
Boulogne a vu pâlir l'étoile de Nelson ;
Le trident en vos mains a chancelé moins ferme.
Les succès ont un terme ;
Et Carthage est pour vous une affreuse leçon.
De Dunkerque au Helder vos tertres funéraires ,
Attestent chaque jour , en sanglans caractères ,
Qu'il n'est point d'Annibal pour sauver Alhion :
L'univers détrompé maudit la foi punique ;
Et notre république
Pour venger l'univers possède un Scipion .
Plus d'une fois déjà nos cohortes guerrières
De votre empire antique ont franchi les barrières ;
Les campagnes d'Hastings devraient vous l'annoncer.
Pour porter la terreur au sein de trois royaumes ,
La race des Guillaumes ,
De sa cendre brûlante est prête à s'élancer.
Ce Windsor imposant où les Chatam conspirent ,
Cette orgueilleuse tour , où tous vos droits expirent ,
Portent encor le sceau du Normand , votre roi ;
MESSIDOR AN XI. 5
L
Et la cloche du soir , par ses accens funèbres ,
Redit dans les ténèbres ,
Que jadis l'étranger vous a donné la loi ( 1 ).
Rien ne vous sauvera de nos armes fatales :
C'est un faible rempart que vos cités navales ,
Contre l'heureux guerrier , chef de nos bataillons ;
Songez que , malgré vous , deux fois déjà Neptune
Protégea sa fortune ,
Et sut , pour le servir , tromper vos pavillons.
(1 ) Windsor et la Tour de Londres ont été bâtis par Guillaume-de-
Conquérant. Le couvre-feu , que l'on sonne tous les soirs à Londres ,
est une de ses institutions .
SUR LA MORT DU MOINEAU DE LES BIE.
( Imitation de Catulle .' )
Lugete , Veneres , etc.
PLEUREZ , Grâces ! pleurez , Amours !
Il n'est plus le moineau de ma chère Lesbie !
Ce moineau qui faisait le charme de ses jours ,
Et qu'elle aimait plus que sa vie !
Doux , privé , familier , tendre , vif , caressant ,
Il savait distinguer sa maîtresse entre mille ;
Il reposait sur son sein mollement ,
Et jamais ne quittait un si charmant asile ;
Šes
Mais près d'elle sautánt , voltigeant , gazouillant ,
coups de bec et ses battemens d'aile
N'étaient dirigés que vers elle .
Maintenant il s'envole au ténébreux séjour :
Voyage affreux ! voyage sans retour !
A 3
6 MERCURE DE FRANCE
1
Dur Achéron ! Cocyte inexorable !
C'est vous , qui , sans pitié pour tout objet aimable ,
Nous enlevez l'oiseau qui cause nos douleurs ,
Et forcez deux beaux yeux à répandre des pleurs !
Par M. KERIVALANT.›
LES ARBRES DE LA FORÊT ,
Fable imitée de Desbillons .
D'UNE antique forêt géans audacieux
Des chênes , des sapins , vieux enfans de la terre ,
Semblaient vouloir porter jusques aux cieux ,
De leur front la menace altière.
Des charmes , des tilleuls , des frênes , des ormeaux ,
Vil peuple , dédaigné de ces Titans nouveaux
Végétaient à l'abri des vents et des orages ,
2
Et formaient les plus doux ombrages ,
Par l'union de leurs rameaux .
Un jour , le garde passe ; en faisant sa tournée ,
Des colosses des bois il marque les plus beaux :
Nul de ces rois n'échappe au fer de la coignée ,
Tandis que des humbles vassaux
La troupe entière est épargnée.
Heureuse médiocrité ,
C'est dans ton sein qu'on trouve et paix et sûreté !
Par le même.
ENIGM E.
L'HISTOIRE apprend à qui veut lire ,
Que , quoique chef d'un vaste empire ,
Témoin d'un combat d'animaux ,
J'osai m'élancer dans l'arêne ,
MESSIDOR AN XI.
7
Et braver la fureur d'un lion des plus gros
Que je tuai sans peine :
Ma victoire étonna public et courtisans ;
Ils ne revenaient pas des dangers immi ens
Qu'avaient su m'éviter ma force et mon adresse.
Faut-il , dans l'embarras , lecteur, que je te laisse ?
Je ne le peux. J'étais , par la taille petit
Comme mon surnom te le dit.
Vu sous une autre face ,
Je te présente encore une moindre surface.
Je t'avourai , sans nul déguisement ,
Qu'on me met dans un trou qui n'est rien moins que grand.
Je romps mon enveloppe , et fais sortir de terre ,
Au bout de quelque temps ,
( J'abuse , ami , de tes instans )
Certain objet ne me ressemblant guère ;
Dans ce qu'il portera , chacun doit me trouver :
Sous peu , j'espère le prouver.
LOGOGRYPHE.
SANS avoir pieds , ni mains , je cours avec vitesse ;
Je reste au même endroit , quoique j'aille sans cesse ;
Afin de me mouvoir , l'onde , l'air , ou le feu ,
Suivant l'occasion , pour moi sont mis en jeu ;
Et cependant , lecteur , il suffit qu'on me touche ,
C'est assez quelquefois d'un souffle de ta bouche ,
Pour déranger ma course , et par-là m'arrêter ;
J'habite égalemeut la ville et la campagne :
Mais sache qu'on me voit rarement sans compagne.
Sous un nouvel aspect faut- il me présenter ?
Eh bien ! des élémens qui composent mon être ,
Retranche le second ; soudain tu vois paraître
L'endroit où très-souvent je passe avec grand bruit ,
En hiver , en été , le jour comme la nuit.
A 4
MERCURE DE FRANCE,
1..
་་་
Cherche encor : dans mon sein je porte une rivière.
As-tu besoin d'argent ? je puis te satisfaire.
Laissons là deux cités remarque ce canal ,
Où coule en murmurant un limpide crystal.
で
Si je ne craignais pas un trop long verbiage
Je pourrais te parler d'un animal sauvage ,
D'une plante qui pousse en forme d'arbrisseau' ,
otcHt PtO
Et d'un pays français , tout environné d'eau .
P
Mais comme en général on aime l'harmonie
951 SU
Apprends que , si ma tête à ma queue est unie
5 BAB 30
Sans offrir à la vue un être curieuxS H
Je forme avec mes soeurs des sons mélodieux.
Comi ParM. ROQUE ( de Brive ).
9752) JubiumsSFEST 9m 94 de se ne ha')
ا د
10 GHAI RAD E.
30
CONTRE la pauvreté quel est le seul remède ,
Que trouve insuffisant celui qui le possède ?
Que doit connaître un juge avant de prononcer ?
Sans preuves que faut-il ne jamais avancer ?
Enfin , par quoi peut- on plaire à la multitude ,
Ou mériter des siens l'amour , la gratitude ?
¿ujus cha jaos jou moą 10.26906
tu peux venir à bout De répondre à ces points tu à ces points tu peu,
1979 I
En cherchant mon premier , mon second et mon tout.
webu el-u
19. pissp aduotos
Par le méme,
C
Mots de l'Enigme, du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
1
Les mots de l'Enigme sont Tu et Vous.
Celui du bo
рои.
19-
Logogryphe´est Poulet , où l'on trouve poule et
Le mot de la Charade est Cerf- volant.
MESSIDOR AN XI. 9
Histoire de la vie de Jésus- Christ , par le P. de
Ligny , de la compagnie de Jésus . Deux volumes.
in-4° . , ornés de soixante gravures , d'après les
tableaux des plus grands maîtres des écoles
'Italienne Flamande et Française qui se
trouvent au Muséum , ou dans les cabinets parficuliers
; divisés en vingt livraisons , qui paraissent
de mois en mois . Dixième livraison . Papier
ordinaire , 4 fr., et 4 fr. 50 cent . , franc de port ;
papier vélin , 8 fr . , et 8 fr. 50 cent. A' Paris ,
a la librairie de la Société Thypographique
quai des Augustins , no. 70 , près le Pont -Neuf ;
et chez le Normant, imprimeur libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , vis-à-vis
le petit portail , nº 42.
.
€
L'HISTOIRE de la vie de Jésus- Christ est un des
derniers ouvrages que nous devons à cette Société
célèbre , dont presque tous les membres étaient
des hommes de lettres distingués ; le P. de Ligny ,
né à Amiens en 1710 , survécut à la destruction
de son ordre , et prolongea jusqu'en 1788 une
carrière commencée au temps des malheurs de
Louis XIV , et finie à l'époque des désastres de
Louis XVI. Si vous rencontriez dans le monde un
ecclésiastique âgé , plein de savoir , d'esprit , d'aménité
, ayant le ton de la bonne compagnie et
les manières d'un homme bien élevé , vous étiez
disposé à croire que cet ancien prêtre était un
Jésuite. L'abbé Lenfant avait aussi appartenu à
cet ordre , qui a tant donné de martyrs à l'Eglise .
Il avait été l'ami du P. de Ligny, et c'est lui qui le
détermina à publier son Histoire de la vie de
Jésus- Christ.
י ל כ
2
ご
а
Cette histoire n'est qu'un commentaire de l'E10
MERCURE DE FRANCE ,
vangile , et c'est ce qui fait son mérite à nos yeux ,
Le P. de Ligny cite le texte du nouveau Testament
, et paraphrase chaque verset de deux manières
; l'une , en expliquant moralement et historiquement
ce qu'on vient de lire ; l'autre , en répondant
aux objections que l'on a pu faire contre
le passage cité . Le premier commentaire court
dans la page avec le texte , comme dans la Bible
du P. de Carrières ; le second est rejeté en note
au bas de la page. Ainsi l'auteur offrant , de suite
et par ordre , les divers chapitres des évangiles ;
faisant observer leurs rapports , ou conciliant leurs
apparentes contradictions , développe la vie entière
du Rédempteur du monde.
L'ouvrage du P. de Ligny étoit devenu rare , et
la Société Typographique a rendu un véritable
service à la religion en réimprimant ce livre utile .
On connaît dans les lettres françaises plusieurs vies
de Jésus-Christ ; mais aucune ne réunit , comme
celle du P. de Ligny , les deux avantages d'être
à-la-fois une explication de l'Ecriture et une réfutation
des sophismes du jour. La Vie de Jésus-
Christ , par Saint-Réal , manque d'onction et de
simplicité : il est plus aisé d'imiter Salluste et le
cardinal de Retz ( 1 ) , que d'atteindre au fon de
l'évangile. Le P. de Montreuil , dans sa Vie de
Jésus- Christ , retouchée par le P. Brignon , a
conservé au contraire bien du charme du nouveau
(1 ) La conjuration du comté de Fiesque , par le cardinal
de Retz , semble avoir servi de modèle à la conjuration
de Venise , par Saint- Réal : il y a entre ces deux ouvrages
la différence qui existe toujours entre l'orignal et
la copie ; entre celui qui écrit de verve et de génie, et celui
qui, à force de travail , parvient à imiter cette verve et
ce génie , avec plus ou moins de ressemblance et de
bonheur.
MESSIDOR AN XI. II
"
testament. Son style , un peu vieilli , contribue
peut-être à ce charme : l'ancienne langue française
, et sur-tout celle qu'on parlait sous Louis
XIII , était très- propre à rendre l'énergie et la
naïveté de l'Ecriture. Il serait bien à désirer qu'on
en eût fait une bonne traduction à cette époque :
Sacy est venu trop tard . Les deux plus belles versions
modernes de la Bible sont les versions espagnole
et anglaise . La dernière , qui a souvent la
force de l'hébreu , est du règne de Jacques Ier. ;
la langue dans laquelle elle est écrite , est devenue
pour les trois royaumes une espèce de langue sacrée
, comme le texte samaritain pour les Juifs :
la vénération que les Anglais ont pour l'Ecriture
en paraît augmentée , et l'ancienneté de l'idiôme
semble encore ajouter à l'antiquité du livre .
Au reste , il ne faut pas se dissimuler que toutes
les histoires de J. C. qui ne sont pas , comme celle
du P. de Ligny , un simple commentaire du nouveau
testament , sont , en général , de mauvais et
même de dangereux ouvrages . Cette manière de
défigurer l'évangile nous est venue des protestans ,
et nous n'avons pas observé qu'elle en a conduit
un grand nombre au Socinianisme . Jésus-Christ
n'est point un homme ; on ne doit point écrire sa
vie comme celle d'un simple législateur. Vous
aurez beau raconter ses oeuvres de la manière la
plus touchante , vous ne peindrez jamais que son
humanité ; sa divinité vous échappera. Les vertus
de l'homme ont quelque chose de corporel , si nous
osons parler ainsi , que l'écrivain peut saisir ; mais
il y a dans les vertus du Christ un intellectuel , une
spiritualité qui se dérobe à la matérialité de nos
expressions. C'est cette vérité dont parle Pascal ,
si fine et si déliée , que nos instrumens grossiers ne
peuvent la toucher sans en écacher la pointe ( 1 ) .
( 1 ) Pensées de Pascal .
12 MERCURE DE FRANCE ,
3
La divinité du Christ n'est donc et ne peut être
que dans l'évangile où elle brille parmi les sacremens
ineffables institués par le Sauveur , et au
milieu des miracles qu'il a faits . Les apôtres seuls
ont pu la rendre , parce qu'ils écrivaient sous l'inspiration
de l'Esprit-Saint. Ils avaient été témoins
des merveilles opérées par le fils de l'homme ; ils
avaient vécu avec lui : quelque chose de sa divinité
est demeuré empreint dans leur parole sacrée ,
comme les traits de ce céleste Messie restèrent ,
dit- on , imprimés dans le voile mystérieux qui
servit à essuyer ses sueurs .
1
Sous le simple rapport du goût et des lettres ,
il y a d'ailleurs quelque danger à transformer ainsi
F'évangile en une histoire de J. C. En donnant aux
faits je ne sais quoi d'humain et de rigoureusement
historique ; en en appelant sans cesse à une prétendue
raison , qui n'est souvent qu'une déplorable folie ;
en ne voulant prêcher que la morale entièrement
dépouillée du dogme , les protestans ont vu périr
chez eux la haute éloquence . Ce ne sont , en effet ,
ni les Lillotson , ni les Wilkins , ni les Goldsmith ,
ni les Blair , malgré leur mérite , que l'on peut
regarder comme de grands orateurs , et sur-tout si
on les compare aux Bazile , aux Chrisostôme , aux
Ambroise , aux Bourdaloue et aux Massillon .
Toute religion qui se fait un devoir d'éloigner le
dogme , et de bannir la pompe du culte , se condamne
à la sécheresse . Il ne faut pas croire que le
coeur de l'homme , privé du secours de l'imagination
, soit assez abondant de lui -même pour
nourrir les flots de l'éloquence. Le sentiment meurt
en naissant , s'il ne trouve autour de lui rien qui
puisse le soutenir , ni images qui prolongent sa
durée , ni spectacles qui le fortifient , ni dogmes
qui , l'emportant dans la région des mystères , préviennent
ainsi son désenchantement. Le protestanMESSIDOR
AN XI. 13
tisme se vante d'avoir banni la tristesse de la religion
chrétienne mais dans le culte catholique
Job et ses saintes mélancolies , l'ombre des cloîtres ,
les pleurs du pénitent sur le rocher , la voix d'un
Bossuet autour d'un cercueil feront plus d'hommes
de génie , que toutes les maximes d'une morale sans
éloquence , et aussi nue que le temple où elle est
prêchée.
Le P. de Liguy avait donc sagement considéré
son sujet , lorsqu'il s'est borné dans sa vie de J. C.
à une simple concordance des évangiles . Et qui
pourrait se flatter , d'ailleurs , d'égaler la beauté du
nouveau testament ? Un auteur qui aurait une
pareille prétention , ne serait- il pas déjà jugé ?
Chaque évangéliste a un caractère particulier ,
excepté Saint Marc , dont l'évangile ne semble être
que l'abrégé de celui de Saint Mathieu . Saint
Marc toutefois était disciple de Saint Pierre , et
plusieurs ont pensé qu'il a écrit sous la dictée de
ce prince des apôtres. Il est digne de remarque
´qu'il a raconté aussi la faute de son maître . Cela
nous semble un mystère sublime et touchant , que
J. C. ait choisi , pour chef de son Eglise , précisément
le seul de ses disciples qui l'eût renié . Tout
l'esprit du Christianisme est là : Saint Pierre est
l'Adam de la nouvelle loi ; il est le père coupable
et repentant des nouveaux Israëlites ; sa chute nous
enseigne , en outre , que la religion chrétienne est
une religion de miséricorde , et que J. C. a établi
sa loi parmi les hommes sujets à l'erreur , moins
encore pour l'innocence que pour le repentir .
L'évangile de Saint Mathieu est sur tout précieux
pour la morale . C'est cet apôtre qui nous a transmis
le plus grand nombre de ces préceptes en
sentimens , qui sortaient , avec tant d'abondance ,
des entrailles de J. C.
Saint Jean a quelque chose de plus doux et
14 MERCURE DE FRANCE ,
tendre.
de plus tendre. On reconnaît en lui le disciple que
Jésus aimait, le disciple qu'il voulut avoir auprès de
lui au jardin des Oliviers , pendant son agonie. Sublime
distinction sans doute ! car il n'y a que l'ami
de notre âme qui soit digne d'entrer dans le mystère
de nos douleurs . Jean fut encore le seul des
apôtres qui accompagna le fils de l'homme jusqu'à
la croix . Ce fut là que le sauveur lui légua sa mère.
Mater , ecce filius tuus ; discipulus , ecce mater tua.
Mot céleste parole ineffable ! Le disciple bien
aimé , qui avait dormi sur le sein de son maître ,
avait gardé de lui une image ineffaçable ; aussi le
reconnut- il le premier après sa résurrection . Le
coeur de Jean ne put se méprendre aux traits de
son divin ami , et la foi lui vint de la charité .
Au reste , l'esprit de tout l'évangile de St. Jean
est renfermé dans cette maxime qu'il allait répétant
dans sa vieillesse : cet apôtre , rempli de jours
et de bonnes oeuvres , ne pouvant plus faire de
longs discours au nouveau peuple qu'il avait enfánté
à J. C. , se contentait de lui dire mes petits
enfans , aimez-vous les uns les autres.
Saint Jérôme prétend que Saint Luc était médecin
, profession si noble et si belle dans l'antiquité
, et que son évangile est la médecine de
l'âme. Le langage de cet apôtre est pur et élevé :
on voit que c'étoit un homme versé dans les lettres ,
et qui connaissait les affaires et les hommes de son
temps . Il entre dans son récit à la manière des
anciens historiens ; vous croyez entendre Hérodote:
« 1 ° . Comme plusieurs ont entrepris d'écrire
» l'histoire des choses qui se sont accomplies parmi
>> nous.
2º. Suivant le rapport que nous en ont fait
>> ceux qui dès le commencement les ont vues de
leur propres yeux , et qui ont été les ministres
» de la parole.
>>
ע
MESSIDOR AN X I. 15
»
» 3°. J'ai cru que je devais aussi , très - excellent
Théophile , après avoir été exactement informé
» de toutes ces choses , depuis leur commence-
» ment , vous en écrire par ordre toute l'histoire. »
Notre ignorance est telle aujourd'hui , qu'il y a
peut-être des gens de lettres qui seront étonnés
d'apprendre que Saint Luc est un très-grand écrivain
dont l'évangile respire le génie de l'antiquité
grecque et hébraïque. Qu'y-a- t-il de plus beau
que tout le morceau qui précède la naissance de
Jésus-Christ ?
y Au temps d'Hérode , roi de Judée , il
» avait un prêtre nommé Zacharie , du rang
» d'Abia : sa femme était aussi de la race d'Aaron ,
» et s'appelait Elisabeth .
» Ils étaient tous deux justes devant Dieu ....
>> Ils n'avaient point d'enfans , parce qu'Elisabeth
» était stérile , et qu'ils étaient tous deux avancés
» en âge.
»
Zacharie offre un sacrifice ; un ange lui apparatt
de bout à côté de l'autel des parfums. Il lui prédit
qu'il aura un fils , que ce fils s'appellera Jean , qu'il
sera le précurseur du Messie , et qu'il réunira le
coeur des pères et des enfans . Le même ange va
trouver ensuite une vierge qui demeurait en Israël,
` et il lui dit : « Je vous salue , ô pleine de grâce , le
»
Seigneur est avec vous. » Marie s'en va dans les
montagnes de Judée ; elle rencontre Elisabeth , et
l'enfant que celle - ci portait dans son sein , tressaille
à la voix de la vierge , qui devait mettre au jour ·
le sauveur du monde. Elisabeth , remplie tout- àcoup
de l'esprit - saint , élève la voix et s'écrie :
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes ; et le
fruit de votre sein sera béni.
» D'où me vient le bonheur que la mère de
» mon sauveur vienne vers moi ?
» Car lorsque vous m'avez saluée , votre voix
16 MERCURE DE FRANCE ,
» n'a pas plutôt frappé mon oreille , que mon
>> enfant a tressailli de joie dans mon sein . »>
Marie entonne alors le magnifique cantique :
O mon âme , glorifie le Seigneur ! »
L'histoire de la crèche et des bergers vient ensuite.
Une troupe nombreuse de l'armée céleste
chante pendant la nuit , gloire à Dieu dans le ciel,
et paix aux hommes sur la terre ! mot digne des
anges , et qui est comme l'abrégé de la religion
chrétienne.
Nous croyons connaître un peu l'antiquité , et
nous osons assurer qu'on chercherait long- temps
chez les plus beaux génies de Home et de la Grèce
avant d'y trouver rien qui soit à - la - fois aussi simple
et aussi merveilleux.
Quiconque lira l'évangile avec un peu d'attention
, y découvrira à tous momens des choses
admirables , qui échappent d'abord à cause de leur
extrême simplicité. Saint Luc , par exemple , en
donnant la généalogie du Christ , remonte jusqu'à
la naissance du monde. Arrivé aux premières
générations , et continuant à nommer les races ,
il dit : Cainan quifuit Hénos , qui fuit Seth , qui
fuit Adam , qui fuit DEL ; le simple mot , qui
fuit Dei, jeté là sans commentaire et sans réflexion
, pour raconter la création , l'origine , la
nature , les fins et le mystère de l'homme , nous
semble de la plus grande sublimité.
Il faut louer le P. de Ligny , qui a senti qu'on
ne devait rien changer à ces choses , et qu'il n'y
avait qu'un goût égaré et un christianisme mal
entendu qui pouvaient ne pas se contenter de pareils
traits . Son Histoire de Jésus-Christ offre une
nouvelle preuve de cette vérité que nous avons
avancé ailleurs ; savoir , que les beaux arts chez
les modernes doivent au culte catholique la majeure
partie de leurs succès. Soixante gravures ,
d'après
1
MESSIDOR AN XI
17
d'après les maîtres des écoles italienne , française
et flamande , enrichissent le bel ouvrage que nous
annonçons : chose bien remarquable ! qu'en vou
lant ajouter quelques tableaux à une vie de Jésus-
Christ , on s'est trouvé avoir renfermé dans lee
cadre tous les chefs-d'oeuvres de la peinture mo-
'derne (1).
On ne saurait trop donner d'éloges à la Société
Typographique , qui , dans si peu de temps, nous
a donné , avec un goût et un discernement parfait
, des ouvrages si généralement utiles ; les
Sermons choisis de Bossuet et de Fénélon
Lettres de Saint François de Sales , et plusieurs
autres excellens livres , sont tous sortis des mêmes
presses , et ne laissent rien à désirer pour l'exécution.
les
L'ouvrage du P. de Ligny , embelli par la peinture
, doit recevoir encore un autre ornement non
moins précieux ; M. de Bonald s'est chargé d'en
écrire la préface : ce nom seul promet le talent et
les lumières , et commande le respect et l'estime .
Eh ! qui pourroit mieux parler des lois et des
préceptes de Jésus- Christ que l'auteur du Divorce ,
de la Législation primitive et de la Théorie du
pouvoir politique et religieux ?
}
1
N'en doutons point , ce culte insensé , cette
folie de la croix , dont une superbe sagesse nous
annonçait la chute prochaine , va renaître avec
une nouvelle force ; la palme de la religion croît
toujours à l'égal des pleurs que répandent les chrétiens
, comme l'herbe des champs reverdit dans
une terre nouvellement arrosée . C'étoit une insigne
:
(1) Raphaël , Michel-Ange, le Dominicain , les Carache ,
Paul Véronèse , le Titien , Léonard-de-Vinci , le Guerchin,
Lanfranc , le Poussin , le Sueur , le Brun , Rubens , etc.
B
९
BIBL
. UNIV
,
GAMT
18 MERCURE DE FRANCE ,
»
erreur de croire que l'évangile était détruit , parce
qu'il n'était plus défendu par les heureux du -
monde. La puissance du christianisme est dans
la cabane du pauvre , et sa base est aussi durable
que la misère de l'homme , sur laquelle elle
est appuyée . « L'église , dit Bossuet ( dans un
passage qu'on croirait échappé à la tendresse de
Fénelon , s'il n'avait un tour plus original et plus
élevé ) « l'Eglise est fille du Tout- Puissant : mais
» son père , qui la soutient au-dedans , l'aban-
» donne souvent aux persécuteurs ; et à l'exem- ´
ple de Jésus- Christ , elle est obligée de crier ,
» dans son agonie : Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi
m'avez-vous délaissée ? ( 1 ) . Son époux est
>> le plus puissant , comme le plus beau et le plus
parfait de tous les enfans des hommes (2 ) ; mais
» elle n'a entendu sa voix agréable , elle n'a joui
» de sa douce et désirable présence qu'un mo-
» ment (3). Tout d'un coup il a pris la fuite avec
» une course rapide ; et plus vite qu'un faon de
» biche , il s'est élevé au-dessus des plus hautes
» montagnes (4) . Semblable à une épouse déso
» lée , l'Eglise ne fait que gémir ; et le chant de
» la tourterelle délaissée ( 5) est dans sa bouche.
» Enfin elle est étrangère et comme errante sur
» la terre , où elle vient recueillir les enfans de
» Dieu sous ses ailes ; et le monde , qui s'efforce
»
( 1 ) Deus meus , Deus meuss , ut quid dereliquisti me ?
(2) Speciosusforma præfiliis hominum. Psal. XLIV, 3 .
(3) Amicus sponsi stat et audit eum , gaudio gaudet
propter vocem sponsi. JOANN. iij . 29.
(4) Fuge dilecte mi , et assimilare capreæ, hinnuloque
cervorum super montes aromatum. Cant. viij , 14.
(5) Fox turturis audita est in terrá nostrá. Cant. ij , 12.
"
MESSIDOR AN XI. 19
» de les lui ravir , ne cesse de traverser son péle-
» rinage (1).
»
Il peut le traverser ce pélerinage , mais non pas
l'empêcher de s'accomplir. Si l'auteur de cet
article n'en eût pas été persuadé d'avance , il en
seroit maintenant convaincu par la scène qui se
passe sous ses yeux (2) . Quelle est cette puissance
extraordinaire qui promène ces cent mille chrétiens
sur ces ruines ? Par quel prodige la Croix reparait-
elle en triomphe dans cette même cité où
naguères une dérision horrible la traînait dans la
fange ou le sang ? D'où renaît cette solennité proscrite
? Quel chant de miséricorde a remplacé si
soudainement le bruit du canon et les cris des chrétiens
foudroyés ? Sont-ce les pères , les mères , les
frères , les soeurs , les enfans de ces victimes qui
prient pour les ennemis de la foi , et que vous
voyez à genoux de toutes parts , aux fenêtres de
ces maisons délâbrées , et sur les monceaux de
pierres où le sang des martyrs fume encore ? Les
collines chargées de monastères , non moins religieux
, parce qu'ils sont déserts ; ces deux fleuves
où la cendre des confesseurs de Jésus-Christ a si
souvent été jetée ; tous les lieux consacrés par les
premiers pas du christianisme dans les Gaules ;
cette grotte de Saint Pothin , les catacombes d'Irénée,
n'ont point vu de plus grands miracles que
celui qui s'opère aujourd'hui. Si en 1793 , au
moment des mitraillades de Lyon , lorsque l'on démolissait
les temples et que l'on massacrait les
prêtres ; lorsqu'on promenait dans les rues un
âne chargé des ornemens sacrés , et que le bourreau
, armé de sa hache , accompagnait cette digne
(1 ) Orais. fun. de M. le Tel.
(2) L'auteur écrivait ceci à Lyon le jour de la Fête-
Dieu.
Ba
20 MERCURE
DE FRANCE
,
>>
I
>>
»
la
pompe de la raison ; si un homme eût dit alors":
« Avant que dix ans se soient écoulés , un princè
» de l'Eglise , un archevêque de Lyon , sorti du
» sang d'un nouveau Cyrus , portera publiquement
» le saint- sacrement dans les mêmes lieux ; il será
accompagné d'un nombreux clergé , de jeunes
» filles vêtues de blanc ; des hommes de tout âge
» et de toutes professions , suivront , précéderont
» la pompe , avec des fleurs et des flambeaux ; ces
» soldats trompés. , que l'on a armés contre la
religion , paraîtront dans cette fête pour protéger.
» Si un homme , disons- nous , eût tenu
un pareil langage, il eût passé pour un visionnaire ; et
pourtant cet homme n'eût pas dit encore toute la
vérité . La veille même de cette pompe , plus de
'dix mille chrétiens ont voulu recevoir le sceau de
la foi le digne prélat de cette grande commune
' paru , comme Saint Paul , au milieu d'une foule
immense , qui lui demandait un sacrement si précieux
dans les temps d'épreuve , puisqu'il donne
la force de confesser l'évangile . Et ce n'est pas
tout encore , des diacres ont été ordonnés , des
prêtres ont été sacrés. Dira-t-on que les nouveaux
pasteurs cherchent la gloire et la fortune ? Où
sont les bénéfices qui les attendent , les honneurs
qui peuvent les dédommager des travaux qu'exige
leur ministère ? Une chétive pension alimentaire
, quelque presbytère à moitié ruiné , ou un
réduit obscur , fruit de la charité des fidèles : voilà
tout ce qui leur est promis. Il faut encore qu'ils
comptent sur les calomnies , sur les dénonciations ,
sur les dégoûts de toute espèce disons plus , si
un homme tout puissant retirait sa main aujourd'hui
, demain le philosophisme ferait tomber les
prêtres sous le glaive de la tolérance , ou rouvrirait
pour eux les philantropiques déserts de la
Guyanne. Ah ! lorsque ces enfans d'Aaron sont
MESSIDOR AN XI 21.
tombés la face contre terre ; lorsque l'archevêque ,
debout devant l'autel , étendant les mains sur les
lévites prosternés , a prononcé ces paroles , accipe
jugum Domini , la force de ces mots a pénétré tous
les coeurs et rempli tous les yeux de larmes ; ils
l'ont accepté le joug du Seigneur , ils le trouveront
d'autant plus léger , onus ejus leve , que les
hommes cherchent à l'appesantir. Ainsi , malgré
les prédictions des oracles du siècle , malgré les
progrès de l'esprit humain , l'Eglise croît et se perpétue
, selon l'oracle bien plus certain de celui qui
l'a fondée ; et quelques soient les orages qui peuvent
encore l'assiéger , elle triomphera des lumières des
sophistes , comme elle a triomphé des ténèbres des
barbares.
CHATEAUBRIAND .
EUVRES DE M. DE BERNIS , deux volumes in- 18, Prix,
2fr. 25 cent. et 3 fr. francs de port. A Paris , chez
Antoine-Augustin Renouard , libraire , rue St. -Andrédes-
Arcs ; et chez le Normant , imprimeur - libraire ,
rue des Prêtres St.- Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
On accuse les Français d'être légers et frivoles : si c'est
dans leurs modes , ils ont quelque raison de l'être ; car
ce n'est point une affaire qui veuille étre traitée sérieusement.
Si c'est dans leur goût pour les arts , où est le mal
d'une légèreté qui les sauve de l'ennui ? Si c'est dans les
conversations et dans les cercles , n'est-il pas heureux qu'on
y glisse sur tout avec gaieté , et qu'on ne fasse qu'effleurer
le prochain des traits d'une médisance folâtre , qu'un
caractère plus sérieux enfoncerait jusqu'au coeur ? Mais
dans les choses qui demandent du poids et du jugement ,
il me semble que c'est la nation .... j'allais dire la plus
sensée de l'univers , mais il ne faut mortifier personne.
Il suffit d'observer que ce peuple qu'on peint si frivole
B3
22 MERCURE DE FRANCE,
n'admire et n'estime guère que des choses qui ne le sont
point. Les grandes réputations littéraires de notre pays
en sont un exemple assez remarquable. Tout ce qui n'a
que de l'esprit en France , ne s'élève jamais au premier
rang , et ne jouit pas même d'une gloire bien solide. Il
n'y a point de nation chez qui la littérature légère et la
fleur du bel esprit soient plus cultivées , et cependant les
ouvrages qui n'ont précisément que ce genre de mérite ,
atteignent rarement le degré de réputation auquel ils
pourraient prétendre . C'est le sort qu'ont éprouvé les
jolies poésies de M. de Bernis . Il est vrai que nous sommes
si accablés de ces frivolités brillantes , qu'il nous est permis
de dédaigner une partie de nos richesses . Ce sont les
cinq mille manteaux de pourpre qu'on trouva dans les
greniers de Lucullus.
Je regarde M. de Bernis comme un esprit plus distingué
qu'il ne paraît dans ses ouvrages . Quelques-unes de
ses premières pièces , et en particulier son épître sur les
Meurs , à M. de Montmorenci , respirent au moins une
certaine noblesse de coeur. On y remarque un tour d'esprit
sérieux , qui contraste avec ce style mignard et fardé
qu'il a pris pour célébrer les Grâces , les Amours , les
Iris de son temps , et toute cette petite ritournelle de
galanterie qu'un homme d'un vrai talent doit laisser aux
agréables de société . Mais en sa qualité d'homme du
monde et d'homme de cour , M. de Bernis s'est accommodé
au goût et aux moeurs de son siècle. Il est bien rare
qu'un écrivain qui est fort répandu , quoique dans la
meilleure compagnie , ne perde pas , en originalité et en
naturel , tout ce qu'il peut gagner du côté du goût et de
l'esprit . Le génie se fortifie dans l'étude et dans la retraite
du cabinet. M. de Bernis , qui n'aimait ni la solitude ni le
travail , n'a guère fait que de ces jolies bagatelles qui ont
tant de prix pour l'amour propre , et qui en ont si peu
pour la postérité. Il appartient au siècle du bel esprit ,
qui fit succéder les poésies fugitives aux poëmes immortels
de l'âge précédent.
MESSI D'OR AN XI. 23
Là finit cet essor prodigieux que notre nation avait pris
vers le grand et le sublime. Les esprits devinrent légers ,
subtils et railleurs. Il n'y a rien de plus frappant que ce
passage d'un siècle à l'autre . Si l'on étudie le caractère de
notre littérature , lorsqu'elle jeta dans l'Europe un si
grand éclat , on verra que la nation prenait son génie dans
sa religion , dans ses lois et dans ses moeurs ; c'est-à-dire ,
que tout l'ordre des idées religieuses , politiques et morales
, sur lequel reposait la société , était devenu l'objet
d'une étude si attentive et d'un respect si sincère , que les
écrivains en faisaient le fondement de tous leurs livres .
C'est ce qui fait que ces grands hommes ont éminemment,
dans leurs ouvrages , le caractère et le coeur français . Ceux
qui voudraient voir revivre la poésie de Racine , l'éloquence
de Bossuet , de Fénélon , de Pascal , et qui proscrivent
leur croyance , ne sentent pas à quel point ils sont
inconséquens. Ils veulent l'effet , et ne veulent point la
cause. Ils demandent au fleuve de couler , quand ils en
ont tari la source. Mais ce n'est pas ici le lieu d'exposer
ce qui fit la grandeur de notre nation , dans ce siècle à jamais
mémorable ; et sans rechercher d'où lui venaient des
élans si généreux , il est certain que tout tendait à la gloire.
On la voulait noble ; on la voulait éternelle mais on
savait y mettre le prix. On ne craignait pas de l'acheter
par de longs et pénibles travaux . C'est alors qu'on pouvait
parler de ses veilles . C'était le temps des études sérieuses
et des ouvrages mûrs. S'ils allaient à la postérité ,
ces hommes laborieux , par des chemins moins doux et
moins commodes que ceux qu'on a prétendu trouver depuis
, mais qui du moins ne coûtaient rien à la probité ,
ces grands génies s'épuisaient à enfanter des chefs-d'oeuvres
, et n'avaient pas assez d'esprit pour intriguer. Mais
dans l'âge suivant , vous remarquez un caractère tout opposé.
Ce n'est plus l'honneur de bien faire , c'est la vanité
de réussir qui conduit tout. On veut une gloire prompte ,
facile , et un travail aussi doux que le plaisir . Les auteurs
ne prodiguent plus leur santé . Ils sont philosophes ; ils
B 4
24 MERCURE DE FRANCE ,
songent à vivre, plutôt qu'à se rendre immortels. Ils ont
perdu la mauvaise habitude de veiller laborieusement pour
la postérité : ils ne se lèvent plus qu'à midi , comme ces
amans de Pope , qui se plaignent toujours de n'avoir pas
dormi,
And sleepless lovers , just al twelve , awake.
Ce n'est plus pour les âges à venir que l'on compose.
On est trop modeste pour porter ses prétentions si loin.
Ce n'est plus même pour son siècle , ni pour sa nation .
Chacun travaille pour sa petite société qui l'admire ; et
parce que le goût des cercles est toujours superficiel et frivole
, on ne fait plus que de petits ouvrages sans force et
sans haleine. L'esprit le plus vigoureux s'effémine à traiter
des sujets sans dignité et sans substance. Tel qui pouvait
être un écrivain solide , un professeur judicieux , peutêtre
même un grand poète , se contente d'être un bel
esprit : il fait des épîtres à Églé.
1
Voilà l'exemple qu'a donné M. de Bernis , qui , en polissant
des bagatelles , avec tant d'art et de soin , n'a réussi
qu'à prouver qu'il n'y était pas propre. Il y a quelque
chose qui demande grâce pour un auteur qui force son
naturel , en voulant s'élever ; mais se rapetisser pour plaire ,
est une espèce de vanité humiliante , qui ressemble à la
coquetterie de ces femmes de la Chine , qui se font mettre
à la torture et se réduisent à ne pouvoir marcher , pour
avoir le pied plus petit . M. de Bernis , qui n'a presque fait
que de petites pièces galantes , n'avait pas l'esprit qui convient
à ce genre d'ouvrage . Il y mettait trop de recherche
et d'apprêt. Il manquait de facilité , d'abandon et de
cette heureuse négligence qui produit les saillies. On sent
sur-tout combien il était éloigné de savoir donner à des
poésies légères ce tour fin et enjoué qui en fait toute la
grâce , lorsqu'on le compare à M. de Voltaire , qui possédait
ce talent à un degré si supérieur. Voiture donna le
premier modèle de ce badinage élégant et de cette gaieté
piquante qui relèvent l'encens un peu fade qu'on a couMESSIDOR
"AN XI. 25
tume de prodiguer à la grandeur et à la beauté dans les
poésies fugitives ; et M. de Voltaire perfèctionna cet esprit
avec le goût et les grâces d'un siècle plus poli .
M. de Bernis manquait tout-à-la- fois et de naturel et de
gaieté. Quoiqu'il parle souvent du luth badin des amours ,
il n'y a rien de moins badin que ses productions , et quoiqu'il
soutienne que ses vers coulent de source , quoiqu'il
leur dise , dans son épître sur le Goût :
Coulez, mes vers , enfans de la nature ,
ce sont des enfans qui ne ressemblent point à leur mère .
C'est avec un style très-affecté qu'il s'élève , dans cette
épître , contre l'affectation ; et il vante la simplicité , sans
pouvoir jamais être simple. On peut lui appliquer ce qu'il
dit lui-même à M. le duc de Nivernois :
En aiguisant , en limant de trop près ,
L'art affaiblit la pointe de ses traits .
Trop de recherche avilit la peinture
Et d'un tableaufait une miniature .
En effet , le défaut principal de M. de Bernis est d'être
trop brillant , et de vouloir l'être toujours. Rien ne ressort
dans ses peintures. Tous les objets se confondent sous ce
vernis précieux qui les couvre. Mais il a un mérite d'élégance
et de correction , et une richesse de rime assez rares
de son temps. On voit qu'il s'étudiait à prendre la manière
forte et soutenue de J. B. Rousseau , qu'il préférait avec
raison à la versification négligée et un peu prosaïque de
M. de Voltaire. Il a loué le premier très-noblement dans
des vers qui méritent d'être cités , parce qu'ils font encore
plus d'honneur à son caractère qu'à son esprit.
Que la renommée et l'histoire
Gravent à jamais sur l'airain
Cet hymne digne de mémoire
Où Rousseau , la flamme à la main ,
Chasse du temple de la Gloire
Les destructeurs du genre humain ,
Et sous les yeux de la Victoire
Ébranie leur trône incertain !
26 MERCURE DE FRANCE ,
Envain , de sa gloire ennemic ,
La haine répand en tout lieu
Que sa muse enfin avilie
N'est plus cette muse chérie
De d'Ussé , la Fare , et Chaulieu :
Malgré les arrêts de l'envie ,
S'il revenait dans sa patrie ,
Il en serait encor le dieu .
Il y avait du courage à prendre si hautement le parti
d'un grand homme persécuté , calomnié , et injurié par un
philosophe. On pourrait citer un assez grand nombre de
vers bien faits qui prouvent que M. de Bernis aurait pu se
distinguer dans la poésie noble. On ne rapportera que la
strophe suivante , qui est vraiment lyrique pour le ton et
l'harmonie .
Ce grand astre dont la lumière
Enflamme la voûte des Cieux ,
Semble , au milieu de sa carrière ,
Suspendre son cours glorieux.
Fier d'être le flambeau du monde ,
Il contemple du haut des airs
L'Olympe , la terre et les mers ,
Remplis de sa clarté féconde ;
Et jusques au fond des Enfers ,
Il fait rentrer la nuit profonde
Qui lui disputait l'univers..
M. de Bernis s'est avisé un peu tard d'entreprendre un
grand ouvrage qui demandait toute la force d'un talent
supérieur. C'est son poëme de la Religion vengée . Le plan
en est extrêmement vaste . L'auteur a très-bien conçu qu'il
devait embrasser tous les temps , dans son sujet , puisque
la religion est née avec l'univers , et qu'elle est mêlée dans
tout le cours de son histoire. Il prend même son vol de
plus haut , et s'empare des événemens qui ont précédé la
création. Pour peindre d'une manière plus poétique l'origine
de l'impiété , il remonte jusqu'à la querelle du prince
des Enfers , ensorte que le poëme de Milton se trouve
MESSIDOR AN XI. 27
compris dans le sien ; et depuis la première scène du Paradis
perdu , jusqu'au moment où la philosophie du dixhuitième
siècle vint ébranler les autels et bouleverser le
plus florissant empire de l'univers , il suit , dans leurs progrès
, toutes les vues de cet ancien ennemi , de cet esprit
de ténèbres , qui travaille à corrompre le genre humain ,
tantôt par l'orgueil de l'esprit , tantôt par la volupté des
sens . Il y a de la grandeur et de la hardiesse dans ce dessein
; mais l'exécution est fort loin de répondre à l'idée . On
sent que l'auteur ploie à chaque pas et succombe sous le
poids d'une telle entreprise . Il ne soutient pas le ton épique
qu'il a pris au commencement de son poëme. Il affaiblit
les grands traits de Milton. Il narre , il disserte , il s'épuise
en discours , et ne sait rien mettre en action . Tout le
monde connaît , dans le Paradis perdu , la peinture de
Satan , lorsqu'étendu sur une mer de feu , cet archange
élève la tête au-dessus des vagues , et lorsqu'apercevant
ces légions couchées sur cette mer ardente , il les appelle
d'une voix qui fait tressaillir les Enfers :
• Co vering the flood
Under amazement of their hideous change ,
He call'd so loud , that all the hollow deep
Of hell resounded , etc.
M. de Bernis rend ainsi ce morceau :
Tel l'orgueil , appuyé sur son sceptre fatal ,
Comptait les noirs détours de l'empire infernal ,
Et découvrait au loin les célestes puissances
Errantes sur les flots d'une mer de souffrances .
Content de son ouvrage , il élève la voix.
Tous les antres du Styx répondent à-la-fois ;
Les milices du Ciel , dans les ondes noyées ,
Lèvent en frémissant leurs têtes foudroyées ,
Et se traînant , sans ordre , autour d'un large écueil ,
Reprennent leur audace , en revoyant l'Orgueil .
C'est ainsi qu'il éteint tout ce que la vive imagination
de Milton a mis en feu . Il n'a pas été plus heureux dans la
partie didactique. Il pouvait exposer plus rapidement la
suite des erreurs d'où s'est répandue , par degrés , l'idolâ28
MERCURE DE FRANCE ,
trie , l'athéisme , et enfin la philosophie moderne , qui a
mené avec elle le débordement de tous les vices . Cette
partie pouvait recevoir de plus grands embellissemens
de l'histoire : car , c'est sur-tout dans les événemens qui
ont changé la face du monde , que la poésie doit puiser
les grandes leçons qui peuvent la rendre instructive ,
lui rien ôter de sa force et de son éloquence. Mais on sent
assez , sans que je m'étudie à en fournir la preuve , ce que
peut être une longue réfutation envers des systèmes d'Epicure
, de Spinose , de Bayle , et des autres philosophes.
Dans un sujet de cette nature , le poète est toujours placé
entre deux écueils inévitables : car il manque nécessaire- '
ment d'imagination ou de vérité . Mais si cet ouvrage a
fait tort à la réputation poétique de M. de Bernis , il peut
lui faire honneur sous un point de vue plus important.
Il prouve au moins que les enfans légers de sa jeunesse ne
l'avaient pas détourné d'une étude plus grave et plus
profonde. CH. D.
VARIÉTÉS.
Nous avons parlé , dans notre précédent article Variétés
, de quelques ouvrages qui ont paru le mois dernier ;
nous en avons passé quelques-uns sous silence ; nous allons
tâcher de compléter la revue littéraire que nous avons
commencée .
く
On vient de traduire de l'anglais des Mémoires historiques
et critiques sur les plus célèbres personnages de
l'Angleterre ; ces mémoires , publiés en deux volumes
in-8°. , contiennent une notice sur la vie politique de
MM. Dundas , Sydney Smith , Fox , Pitt , Sheridan ,
Erskine , etc. Ils ont été traduits sur la troisième édition ,
ce qui prouve que les noms propres réussissent en Angleterre
comme en France . L'auteur de ces Mémoires paraît
être un homme de l'opposition ; il juge cependant avec
2
MESSIDOR AN XI.
29
assez de modération les hommes du parti ministériel . Cet
ouvrage n'est pas sans intérêt dans les circonstances présentes
; il est utile de connaître les personnages qui figurent
sur la scène en Angleterre ces Mémoires doivent
être , pour les nouvellistes , ce que sont les petites affiches
pour les amateurs de spectacles . On y trouvera la liste de
tous les acteurs qui doivent jouer.
Па >
paru en même temps un ouvrage plus important ( 1 )
par le sujet qu'il traite , et qui a pour titre : Histoire de la
décadence de la Monarchie Française , et des progrès de
l'autorité royale à Copenhague , Madrid , Vienne , Stockholm
, Berlin , Pétersbourg , Londres , depuis l'époque où
Louis XIV fut surnommé le Grand , jusqu'à la mort de
Louis XVI. Il est difficile d'embrasser un sujet plus
vaste, et d'appeler l'attention des lecteurs sur de plus
grands, intérêts. Cette Histoire commence et finit avec le
dix-huitième siècle , qu'on appela le siècle des lumières ,
et qui fut pourtant celui des plus funestes erreurs ;
ce siècle si fécond en grands événemens , qui vit périr
une antique monarchie , et s'élever plusieurs empires
nouveaux. A la fin du dix-septième siècle , Louis XIV
avait reçu de la France et de ses voisins le surnom de
Grand. La France s'élevait , dans le calme , au rang qu'elle
a long-temps occupé en Europe ; et lorsque les puissances
recevaient , à la paix de Nimègue , la loi de Louis XIV ,
elles étaient agitées de mille troubles intérieurs. Telle est
la première perspective de ce grand tableau ; mais bientôt
la scène change , des empires s'élèvent , la fortune assigne
de nouveau les rangs ; et tandis que la France est désolée
par une révolution , l'Europe entière , spectatrice de nos
discordes , jouit à son tour du plus profond repos . Ainsi ,
(1 ) Cet ouvrage , en trois vol . in- 8° . , se trouve , ainsi que le précédent
, chez Letellier , Duprat et le Normant .
30 MERCURE DE FRANCE,
il n'a fallu qu'un siècle pour faire passer les Français du
respect à la désobéissance , de la docilité à la révolte , et
des lois d'une monarchie tempérée à toutes les fureurs
de la démagogie. Pendant le même espace de temps , des
monarchies puissantes sont sorties du néant ; d'autres états ,
qui existaient péniblement dans le sein des troubles , sè
sont relevés vainqueurs des obstacles et des factions intérieures.
Ce sont ces révolutions opposées et contemporaines
, dont l'historien essaie de développer les progrès
et d'indiquer les résultats .
Il suit tour-à-tour la Russie , l'Autriche , le Danemarck ,
la Suède , la Prusse , l'Angleterre , dans l'accroissement de
l'autorité royale , et la France , dans la décadence de sa
monarchie , jusqu'au terme fatal de cette période sécu
laire. En France , la manière de succéder au trône était
assurée , et la loi Salique avait plusieurs fois garanti le repos
et la prospérité de la nation . Dans la plupart des empires
de l'Europe , au contraire , la succession n'était réglée
par aucune loi fixe et positive , et le sort des armes décidoit
trop souvent des destinées des peuples. Peu-à-peu la lassitude
et l'esprit de résignation qui suit les révolutions et les
guerres civiles , affermit l'autorité des souverains en Europe
, tandis que la France , trompée par les douceurs
d'une longue paix , préparait dans son sein les germes
d'une révolution dont elle ne pouvait calculer les désastres.
La maison d'Autriche jette les bases profondes d'une
monarchie héréditaire , la Russie voit à-la-fois reculer sous
Pierre I. et Catherine les limites de la royauté et de l'empire
; un simple électeur de Brandebourg s'assied tout-à-coup
au rang des puissans monarques ; les roisde Danemarck et de
Suède , qui n'avaient d'abord que le titre de rois , deviennent
les souverains les plus absolus de l'Europe ; par-tout l'opposition
garde un profond silence : en Angleterre même , qui
fut long-temps appelée la terre classique de la liberté , le
MESSIDOR AN XI. 31
pouvoir populaire finit par n'être plus qu'un vain fantôme,
que le pouvoir royal fait mouvoir à son gré et à son
profit. D'un autre côté , la France jette un dernier éclat ,
et le trône est à-la-fois en butte à l'opposition formée par
les parlemens , aux attaques des autorités intermédiaires ,
à l'opinion égarée par une secte nouvelle ; à mesure que
cette conjuration devient plus menaçante , la monarchie
perd les appuis que lui avaient si long-temps donné la religion
, les moeurs antiques ; les fautes multipliées de l'administration
achèvent enfin de perdre l'autorité royale , et
bientôt un nouveau prophête pourra s'écrier dans la chaire
évangélique : L'heure est sonnée , l'heure du jugement approche;
encore quarante jours et Ninive sera détruite.
Les craintes des Français fidèles ne tardèrent pas en effet
à se réaliser , et la révolution , si long-temps annoncée ,
éclate au milieu de la France , sans que l'autorité soit préparée
ni déterminée à la repousser ; elle arrive comme un
voleur au milien des ténèbres , et elle surprend la nation ›
et son monarque endormis. La monarchie française avait
commencé quand Saint-Remi prononça sur la tête de
Clovis ces paroles remarquables : adora quod incendisti ,
incende quod adorasti . Elle finit , quand Louis XVI , livré
aux mains du bourreau , pardonnant à ses juges , et fixant
les instrumens de son supplice , entend l'abbé Edgewort
proférer ces paroles consolantes fils de Saint Louis ,
montez au ciel.
реч
Telle est la marche des événemens qui ont changé en si
peu de temps la face de l'Europe ; on peut conclure de tous
leurs résultats que les révolutions affermissent souvent l'autorité
au lieu de l'ébranler , et si nous devons recueillir
quelqu'avantage de nos derniers malheurs , cet avantage
est sur-tout dans la nécessité d'avoir un gouvernement
ferme et vigoureux , qui puisse nous pacifier au-dedans
et nous venger au-dehors des puissances ambitieuses qui
32
MERCURE DE FRANCE ,
1
ont imprudemment traité la France comme un ennemi
et la révolution comme un auxiliaire. La révolution a
détruit la monarchie , mais la France est encore debout ;
elle est forte des leçons de l'expérience , elle est forte de
ses victoires , de ceux qui la gouvernent , et l'heure est
enfin venue pour elle de profiter à son tour des fautes
d'une puissance rivale .
L'Histoire de la décadence de la Monarchie , est remplic
de faits curieux et d'observations instructives. Le style de
l'historien n'est pas toujours pur et correct ; l'ouvrage
manque de méthode ; les événemens n'y sont pas toujours
placés dans l'ordre convenable , mais ils n'en présentent
pas moins une suite de leçons profondément utiles ; et si\
M. Soulavie n'a pas tout le talent nécessaire pour traiter
un aussi beau sujet , il a du moins le mérite d'avoir rassemblé
des matériaux pour celui qui aura un génie plus
vaste , et dont la voix doit être entendue de la postérité .
7
MIICHAUD.
Réflexions sur la politique de l'Angleterre , à l'égard du
continent , ou lettre d'un Hanovrien exproprié , à S.
A. R. le duc de Cambridge , traduite de l'allemand sur
la troisième édition , avec cette épigraphe : Et nous
aussi , nous faisons partie du continent . A Paris , chez..
Perlet , rue de Tournon , n° . 1133. Prix , 75 centimes
pour Paris et les départemens ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, vis- à-vis le petit portail , n° . 42.
C
Un ancien professeur de droit public , d'une des universités
de Hanovre , âgé de 47 ans , propriétaire , et
vivant honorablement dans cet électorat , se trouve toutà-
coup compris dans la levée en masse ordonnée par le
roi d'Angleterre . La proclamation l'oblige à tout quitter ,
MESSIDOR AN X I.
REP
à prendre les armes , à se transporter par-tout où le ser
vice de S. M. B. l'exigera , sous peine d'être privé de ses
propriétés présentes et futures. Le professeur , un peu
étourdi d'abord de cette brusque réquisition , mais con
vaincu bientôt par les connaissances qu'il a acquises
politique , qu'une mesure de ce genre n'est praticable
dans aucun pays , ni dans aucune circonstance , se retire
prudemment à Hambourg , d'où il écrit au duc de Cambridge.
N'oubliant pas ses anciennes fonctions de professeur
de droit public il ne se borne point à parler de
l'électorat de Hanovre ; il jette un coup-d'oeil vaste et
rapide sur la politique actuelle , et il donne plusieurs
détails sur la conduite de l'Angleterre avec ses alliés et
ses ennemis. La seule chose qui étonne dans la lettre de
cet Hanovrien , c'est qu'elle n'a aucun des défauts qu'on
reproche aux écrivains , et sur-tout aux professeurs allemands
on y trouve de la légèreté , de la finesse ,
des
rapprochemens curieux , des aperçus piquans , qui font
un contraste très-heureux avec la véhémence et l'indignation
profondément senties qui dominent dans cet écrit.
Peut-être doit-on faire honneur de ces qualités au traducteur
français qui a corrigé le docteur hanovrien .
Comme nous ne connaissons ni ce traducteur , ni l'original
allemand , nous ne pouvons rien décider à cet égard .
Le professeur hanovrien trace à grands traits la conduite
des Anglais dans l'Inde , depuis 1756.Il les montre excitant
à chaque instant des révolutions pour affermir leur puissance
, augmenter leurs richesses , et diminuer le nombre
des habitans de ces malheureuses contrées . On les voit
' faire un traité d'alliance avec le Soubah Serajio - el- dawla,
et souffrir immédiatement après qu'on l'assassine à leurs
yeux ; concourir à l'élévation du meurtrier de ce prince ,
moyennant d'immenses possessions données à la compagnie
; favoriser bientôt un des concurrens de l'usurpateur
, le mettre momentanément à sa place , et le
chasser ensuite pour rétablir le meurtrier de l'ancien
Soubah. Mais le tableau le plus frappant que présente
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
1
cette récapitulation d'horreurs , est celui de la famine
de 1769. « Une grande sécheresse , dit le professeur
diminua de moitié la récolte du riz ; les Anglais aca-
» paraient l'autre moitié ; et il est impossible d'affirmer
1
qui l'emporta , dans ce moment , de la soif de l'or ,
» ou de la soif du sang. La famine fut complette ; les
» villes , les villages étaient remplis de morts , les grandes
» routes en étaient couvertes , les champs s'engraissaient
» des hommes qu'ils ne nourrissaient plus ; l'argent à la
» main des , spectres approchaient de la capitale de vos
» possessions ; on prenait leur argent , on les envoyait
» mourir plus loin . Tant de cadavres sans sépulture pro-
» duisirent la peste , et la moitié de cette population qui
» effrayait les Anglais fut détruite .... Depuis cette époque ,
» les Anglais ont réglé la culture dans le Bengale , et il
» est d'usage établi qu'ils fussent arracher les champs
» semés de riz sans leur permission , pour y faire cultiver
» des productions qui entrent mieux dans les calculs de
» leur compagnie ; calculs de commerce et de dépopu-
» lation , calculs auxquels le cabinet de Saint-Jaines pré-
>> tend enfin soumettre l'Europe. » Cette dernière réflexion
du professeur nous mène à indiquer les rapprochemens
qu'il fait , avec beaucoup de sagacité , de la conduite des
Anglais envers les peuples de l'Inde , avec celle qu'ils ont
voulu tenir à l'égard des puissances du continent européen .
Il retrace leurs procédés avec la Russie , dont ils abandonnèrent
les prisonniers faits par la France ; la situation du
roi de Sardaigne , l'abandon de tous les Français qui
s'étaient déclarés pour eux lorsque Toulon leur fut livré ;
la guerre civile des départemens de l'Ouest , dont tour-àtour
ils temperaient et rallumaient le feu , et la perfidie
avec laquelle ils dévouèrent à une mort certaine l'élite
des officiers de la marine française : « O Quiberon , s'écrie
» le professeur hanovrien , malheureux Français ! en
» montrant trop cette ardeur guerrière qui vous faisait
» appeler le danger , en laissant fièrement éclater vos
» plaíntes sur la nullité à laquelle le cabinet de Saint-
1.
?
MESSIDOR AN XI. 35
» James prétendait vous réduire , vous le fites trembler
» pour l'avenir , et votre mort fut résolue. » Ces rappro
chemens jettent un grand jour sur la politique constante
de l'Angleterre . On a , par bonheur , quelques motifs
de douter que l'application de ces grands principes soit
aussi facile en Europe que dans le Bengale .
Le professeur allemand paraît avoir très-bien étudié
le caractère général des Anglais. Il n'est la dupe ni de
leur sensibilité , ni de leur générosité , ni de leur libéralité
. Il raconte à ce sujet une anecdote qui donne la
juste mesure de ces grandes qualités qu'on avait autrefois
la manié de leur attribuer en France . M. Hastings , agent
civil du gouvernement anglais dans l'Inde , s'était livré
à tous les excès de la barbarie et de la cupididé ; mais
il avait fait passer beaucoup d'or en Angleterre. « Aussi ,
» dit le professeur , lorsqu'il fut accusé dans le parlement,
» lorsqué les Anglaises perdirent connaissance au récit des
» dévastations sanguinaires de l'Inde , lorsque l'assemblée
» entière paraissait émue , un seul mot d'un ami de M.
» Hastings fit taire la compassion : Il tort, dit cet orateur
» laconique , et j'espère qu'en le condamnant nous ren
dions aux Indiens tout ce qu'il leur a enlevé. Ce n'était
» point là ce que voulaient les sensibles orateurs de votre
» parlement ; ils trouvèrent plus avantageux de faire durer
>> huit ans ce scandaleux procès , et de proclamer ensuite
» l'innocence de M. Hastings. » Ce trait caractéristique
rappelle une des meilleures scènes de Molière. Harpagon
amoureux est ému lorsque Frosine lui parle de sa folle
passion ; mais il devient aussitôt froid et sévère quand
cette femme lui dit : j'aurais , monsieur, une petite prière
à vous faire... J'ai un procès que je suis sur le point de
perdre , faute d'un peu d argent... Je vous prie, monsieur ,
de me donner le petit secours que je vous demande. Le
procès des Indiens était aux yeux du parlement d'Angleterre
, ce qu'était aux yeux d'Harpagón celui de Frosine.
Aussi fut-il perda pour eux. On doit encore remarquer ,
1
C 2
36 MERCURE DE FRANCE ,
à l'avantage de l'avare , qu'Harpagon est prié de donner ;
tandis que l'Angleterre était invitée à restituer .
Nous ne dirons rien de la partie des négociations que
le professeur allemand a considérées sous des rapports
presque toujours neufs . En général , cette brochure est une
de celles que les curieux conservent , parce qu'elles méritent
de survivre aux événemens pour lesquels elles ont
été faites.
P.....
Il vient de paraître une nouvelle livraison de l'Atlas
Géographique et Politique que nous avons déjà annoncé
dans ce journal . Cette livraison est composée de quatre
cartes. Les deux premières renferment la géographie historique
de l'empire Romain et de l'empire d'Allemagne
jusqu'à nos jours. On trouvera dans les deux autres ,
l'histoire et la géographie de l'Espagne et du Portugal.
Cette première livraison est faite avec autant de soin et de
méthode que les premières , et nous ne craignons pas de
répéter que l'ouvrage de M. Lesage est un de ceux qui
doivent le plus heureusement contribuer à l'éducation de
la jeunesse.
ANNONCES .
Traité complet sur les Pépinières , tant pour les arbres fruitiers
et forestiers , que pour les arbrisseaux et les arbustes d'ornement ;
avec des instructions pour faire les semis de toutes les espèces , les
marcottes , les boutures , pour préparer le terrain , mettre le plan en
pépinière , le conduire , le greffer , élever les arbres , les diriger , les
déplanter et les transplanter , de la manière la plus utile et la plus
économique ; par Etienne Calvel , ci - devant membre de plusieurs académies
, sociétés littéraires et d'agriculture .
Per varios usus, artem experientia fecit,
Exemplo monstrante viam.
( MANIL , lib. 1 , 61. )
Gros volume in 12 , avec plusieurs figures . Prix : 3 fr. , et 4 fr .
par la poste.
A Paris , chez l'auteur , rue Mâcon , près celle Saint-André- des-
Arcs , nº. 11 ;
MESSI DOR AN XI. 37
POLITIQUE.
Rien ne nous paraît plus curieux à observer en ce moment
que
l'attitude comparative de la France et de l'Angleterre.
La France , armée pour la conservation d'un ancien
état indépendant , et d'un ordre nobiliaire , l'Angleterre
pour son anéantissement et sa destruction ; la France ,
réclamant à la face de l'Europe la foi des traités et les
droits des nations ; l'Angleterre se jouant des uns et
des autres , et ne craignant pas d'emprunter à l'esprit
révolutionnaire ses procédés , ses fureurs , jusqu'à son langage
et à ses farces... Qu'on nous permette de nous arrêter
un moment sur ce rapprochement ; il mérite , selon nous ,
une grande attention .
Il n'est personne qui n'ait entendu parler des griefs de
l'Angleterre relativement aux changemens intervenus depuis
le traité d'Amiens dans la situation de l'ordre de
Malte et dans ses possessions. Il est sûr que plusieurs puissances
, mécontentes de la nouvelle constitution de l'ordre
et sur-tout de l'érection d'une nouvelle langue composée
des habitans de l'île , admis en parité avec les autres
langues réunies , d'influence , de pouvoir et de prérogative
, ont annoncé le projet de s'en séparer tout- à -fait , et
d'en incorporer les possessions . Mais est - ce la France
qui a stipulé une clause semblable ? C'est l'Angleterie qui
l'a expressément voulue . Le lord Cornwalis n'a jamais
caché qu'elle faisait partie impérative des instructions qui
lui avaient été données ; et ce fait d'ailleurs est démontré
par le protocole des conférences du traité d'Amiens , imprimé
et distribué en Angleterre avec les autres pièces
relatives à la négociation .
40
Certes , les puissances qui ont montré de la répugnance
sur ce point, ont , selon nous , manifesté un grand sens. Qui
pourrait les blâmer d'avoir cherché à échapper aux effets
d'une stipulation semblable ? M. Neker avait imaginé, il est
vrai , dans sa sagesse , de mettre en présence , des ordres
que la raison de tous les temps avait tenu distincts . Il .
avait jugé à propos d'envoyer des épées à des vanités irritées
contre des vanités irritables , et d'attendre ensuite à
l'écart , le pouvoir à la main , l'issue de leurs débats . Mais
on ne pensait pas que les résultats connus d'une semblable
C 3
38 MERCURE DE FRANCE,
expérience eussent été de nature à inspirer assez de confiance
pour qu'on voulût sitôt la répéter.
L'Angleterre n'a pas dédaigné de marcher sur ses traces ,
et de semer sur le même terrain. Quel dommage qu'à sa
voix les princes , les nobles , les seigneurs , les chevaliers ,
les barons ne soient pas accourus de toutes les parties de
l'Europe , à l'effet de partager , par indivis , avec les respectables
marchands de fromage , les poissonniers , les
courtiers des halles , les jardiniers et les laboureurs de
file de Malte , la croix de l'ordre et les fonctions de la souveraineté.
Il est facile de prévoir , sous l'influence des flottes
et des guinées anglaises , l'issue qu'aurait eu bientôt un semblable
rapprochement. Encore une fois , nous ne pouvons
que louer les puissances qui ont cherché à prévenir les calculs
combinés de cette perfidie. Il y a peu d'inconvéniens,
selon nous , à ce que l'Angleterre , préparée à intervenir
dans des discussions déjà fomentées , ait été investie quelques
mois plus tôt d'un prétexte qui ne pouvait lui
échapper quelques mois plus tard.
Après cela, que le gouvernement anglais excite dans
toute l'ile des adresses contre l'ordre ; qu'à ces mesures
révolutionnaires , il ajoute celle des farces les plus avilissantes
contre le grand-maître , contre les chevaliers , c'està
- dire contre le souverain légitime du pays , cette conduite
ne nous paraît pas plus étonnante sur ce point que sur
les autres. Dégrader d'abord le souverain d'un pays
et s'emparer ensuite de ses possessions , ne forme qu'une
partie du rôle que le gouvernement britannique n'a pas
craint d'emprunter à nos temps révolutionnaires . Ce n'est
plus aujourd'hui que par les papiers d'Angleterre. qu'on
entend parler d'insurrections et de levées en masse. Le
langage est devenu comme la conduite . Le duc de Cambridge
fait proclamer dans tout le Hanovre la liberté ou
la mort. « Qu'on nous déteste , qu'on nous maudisse , di-
» sait Chabot , sauvons la patrie. Prenons de grandes me.
» sures, s'écriait Danton, qu'importe la dépense . Votons
» d'abord les grandes mesures , s'écrie M. Pitt ; attirons
» sur nous , s'il le faut , une haine temporaire. »
7
-
Nous pourrons apprécier dans peu de temps ce qu'il
y a de réalité ou de bouffissure dans toute cette énergie de
parade ; nous pourrons apprécier l'impression qu'aura
fait sur le roi Georges l'occupation de son électorat ,
F'acquiescement qu'il est devenu indispensable de lui demander,
et qu'il est aussi embarrassant pour lui d'aceorder
MESSID OR AN XI. 3g
que de refuser ; nous pourrons apprécier enfin les démarches
nouvelles faites par la Russie , et dont il est impossible
de méconnaître l'objet. Nous nous en tiendrons
pour le moment à l'analyse des débats du parlement.
Le lecteur fera sûremet attention à ces mots de M. Addington
: « Le désir des ministres n'est point d'en venir à
» des extrémités , de plonger la nation dans une guerre
» d'extermination , mais de ne point la laisser humi-
» lier. » M. Addington est fort savant , s'il peut prévoir au
juste le point où on doit s'avancer et s'arrêter dans la
guerre. Il pourraît être commode à l'Angleterre de voufoir
seulement une guerre d'amusement. Elle a , avec la
supériorité de sa marine , tous les moyens de parader
avantageusement sur les mers. La France , au contraire , n'a
point à parader ; elle a à établir la guerre en Angleterre
même : les ministres sont très-ineptes ou très - imprudens ,
s'ils n'ont pas connu le caractère d'une position qui rend des
deux côtés les chances de la guerre si différentes.
Quoi qu'aient pu dire quelques membres sur la néces
sité de faire précéder par dé plus grandes mesures les
mesures ordinaires d'argent , M. Addington n'en a pas
moins cru devoir suivre à cet égard la marche accoutumée
, 1. le renouvellement de l'income tax ; 2º. une
augmentation considérable de droits sur la drêche , et en
-général sur tous les objets de consommation intérieure
qui constituent ce qu'on appelle excise ; 3° . une augmentation
sur les objets d'importation et d'exportation compris
dans ce qu'on appelle généralement les douanes :
c'est de ces trois points réunis que M. Addington se propose
de faire sortir les nouvelles ressources de l'état ; elles
' sont évaluées à la somme de 12 millions sept cent mille
livres sterlings . Le ministre ne se flatte point , il est vrai
de percevoir cette somme entière dans le courant de l'année
. Il ne compte que sur celle de quatre millions et demi ,
et c'est même ce qui l'a déterminé à l'emprunt de dix
millions , dont l'objet est de donner le temps aux différentes
taxes de s'organiser et de s'effectuer.
1
Il paraît , d'après les papiers anglais , qu'on est généralement
effrayé à Londres de la prodigieuse somme de sept
millions cinq cent mille livres sterlings sur l'excise seule
et sur les douanes. Dans plusieurs circonstances , qui
sont à notre connoissance , M. Pitt est parvenu à augmenter
les recettes en diminuant les droits. On craint
que son successeur , en augmentant les droits ne par ..
C4
40 MERCURE
DE
FRANCE
,
vienne qu'à diminuer les recettes . Cette singularité s'ex
plique facilement par l'augmentation de contrebande qui
en est la suite , ainsi que par la diminution soudaine
des consommations. C'est ce qui a fait dire à Smith
que dans l'arithmétique financière deux et deux ne font
pas toujours quatre , mais souvent un. Il est vrai que
M. Addington annonce positivement que la guerre va procurer
à son pays l'approvisionnement de toute l'Europe.
C'est à l'avenir à nous apprendre jusqu'à quel point les
événemens seconderont ou dérangeront ce calcul . Pour ce
qui concerne les nouveaux droits sur la drêche , c'est-àdire
sur cette partie des grains qui est fermentée et préparée
pour les brasseries , nous sommes sûrs que leur
poids sera vivement senti. Jamais on avait osé directement
imposer cette partie de la consommation du bas
peuple. Les brasseurs , dans différentes circonstances
s'étaient vus contraints de détériorer le porter plutôt que
d'en hausser le prix.
.
,
L'income tax , renouvelé de M. Pitt , n'élèvera pas
moins de murmure . D'un côté , cette taxe viole le secret
des propriétés , et cet inconvénient est douloureusement
senti dans un pays de commerce ; de l'autre , elle va frapper
jusque sur les dernières classes du peuple . M. Pitt
avait eu l'attention de les ménager. Sous son adminis tration
, tout propriétaire de soixante livres sterlings et audessous
était épargné . Sous M. Addington , tout est atteint.
A l'exception des étrangers , les détenteurs de fonds_pupublics
ne sont pas même exempts . On nommera dans
divers lieux des commissaires auxquels ils pourront révéler
la quotité de ce qu'ils se trouvent posséder. Mais tout
fonds qui ne sera pas déclaré sera saisi à la banque , et une
retenue de cinq pour cent sera faite sur les dividendes.
En étalant au parlement toutes ces sources de richesses
fiscales , M. Addington n'a pas caché le désir que toute
l'Europe en eût connaissance. Cette fois on n'avait pris
aucune précaution pour écarter les étrangers des galeries
; mais il se trompe beaucoup , selon nous , s'il pense
avoir donné , soit à la France , soit aux autres nations de
l'Europe , une grande opinion de la puissance et de la
prospérité anglaise. Pour ce qui est de la France , le gouvernement
britannique ne pouvait rien faire qui lui fût
plus convenable . Le peuple anglais est en ce moment
comme un terrain dans lequel on enfonce profondément
la charrue , pour y semer les douleurs , les privations ,
MESSIDOR 41
•
AN XI.
toutes les espèces de dégoûts. Encore quelques mois , et la
moisson en ce genre sera abondante . Les débats du 14 développent
d'avance ces tristes effets . Ici c'est le lord
Folkstone , fils du comte de Radnor , qui blâme le genre
de taxes adopté , comme pesant particulièrement sur le
peuple , ne pouvant manquer par conséquent de l'indisposer
et de dépopulariser la guerre .
M. Bastard se récrie sur la taxe qu'auront à payer les
terres du Devonshire .
MM. W. Dundas et Mac- Pherson sont persuadés que
le droit sur l'orge en empêchera la culture dans l'Ecosse .
Sir Robert Buxton témoigne la même inquiétude concernant
le nord de l'Angleterre .
Sir W. Elford pense que la distinction entre l'intérêt
foncier et l'intérêt commercial , comme objet de droits ,
mérite l'attention la plus sérieuse.
Sir Hugh Inglis ne croit pas que les taxes produisent
autant que les ministres l'espèrent . Il est certain que quelques-
unes d'elles encourageront la contrebande.
Le général Gascoyne proteste contre la taxe sur le sucre.
Lord Gower manifeste sa surprise sur la taxe sur la
drêche.
M. Smith craint les effets d'une taxe sur les hommes de
métier.
Enfin , M. Johnstone ne veut point dissimuler qu'on a
eu tort dans la manière dont on a retenu Malte . Il déclare
qu'on sera obligé de faire la paix sans obtenir de meilleurs
termes que ceux qui ont été offerts par la France .
M. Peter Moore est le seul à qui la situation actuelle ne
présente point d'inconvénient. L'Angleterre , dit-il , a fait
d'abord , sous lord Grenville , une guerre d'expérience ;
elle a fait ensuite à Amiens , sous lord Hawkesbury , une
paix d'expérience. Il trouve très- bien ajourd'hui , qu'on
ait des impôts et une taxe d'expérience.
Si les murmures ne peuvent se contenir dans la chambre
des communes au dehors ils commencent à éclater .
Le Morning-Chronicle rapporte que plusieurs marchands
de vin ont fait afficher , dans les papiers publics , leur
fonds de boutique , et que l'annonce du nouvel inéomme
taxe ( taxe sur le revenu ) est tel . qu'on compte déjà une
multitude d'assemblées , où l'on doit signer des pétitions à
l'effet de le faire retirer.
Cette disposition de l'esprit public n'a pas tardé à se
montrer dans les fonds. L'omnium est tombé tout42
MERCURE
DE FRANCE
,
G
à-coup à 3 pour cent de perte. Il s'est un peu relevé à la
nouvelle de quelques démarches de la part de la Russie
pour une médiation. Mais le ton des papiers annonce d'avance
le peu de fonds qu'on fait à Londres sur cette intervention,
Les injures contre le premier consul avaient
fait place un moment aux outrages et aux libelles contre
le roi de Prusse. Actuellement c'est le tour de l'em
pereur de Russie ; les journalistes anglais l'ont placé sur
leur sellette . Cette circonstance donne assez à entendre
que le gouvernement britannique n'est pas content de ses
propositions.
"
17
Les Anglais senses sont loin de partager ce ton d'ivresse
et
d'extravagance
.
LeSun ne se dissimule ni les dangers où se trouve l'Angleterre
, ni l'insuffisance de l'administration actuelle. Mais
tandis qu'il célèbre la grande áme , l'esprit de prévoyance
et le génie de M. Pitt, M. Pitt et son génie jugent à propos
de s'éloigner plus que jamais et des affaires et de Londres .
Nous avons vu que , dansles précédens débats , cetex-ministre
s'était permis sur les ministres actuels des marques
d'improbation qui leur avaient serré le coeur ( 1 ) . L'amertume
de M. Addington a semblé se dilater dans les derniersdébats.
Au sujet de l'impôtsurle revenu ( in come tax) =
« Toute classe , a-t-il dit , doit être imposée proportionnel-
» lement. Ce sont de MAUVAIS POLITIQUES que ceux qui
» chargent l'une et épargnent l'autre, » Comme c'est précisément
ce qu'avait fait M. Pitt sous la précédente admit
nistration , il est à croire qu'il aura eu aussi , en entendant
ces paroles , son serrement de coeur. Ce de sûr
qu'il y a
c'est qu'il va quitter Londres pour aller à Bath boire les
eaux.
ANGLETERRE.
CHAMBRE DES COMMUNES.
J.
Séance du 13 juin.
BUDJET.
La chambre se forme en comité .
Le chancelier de l'échiquier : Je me dispenserai d'entrer
dans des observations préliminaires : il me suffira de dire
qu'une grande majorité a décidé que la guerre était né-
(
-
41 ) Discours de dord Hawkesbury.
MESSIDOR AN X L 43
cessaire pour réprimer l'insatiable ambition de la France .
Dans de telles conjonctures , nous sommes obligés de faire
de grands efforts. La chambre a assuré S. M. qu'elle était
prête à en appeler à toutes les ressources de ce pays. Cette
assurance n'a pas été donnée légèrement ; elle a été une déclaration
solennelle portée aux pieds du trône , et doit
avoirfait une grande impression sur tous les esprits. Certés,
dans une occasion semblable à celle -ci , nous devons rassembler
tout notre courage , employ er toutes nos forces,
nous soumettre absolument à de grandes privations et à
des inconvéniens inaccoutumés ; nous devons faire des sacrifices
très-étendus. Nous avons à combattre un ennemi
quia calculé nos moyens , et qui s'est flatté de les épuiser
en prolongeant la contestation . Il est donc nécessaire que
nous nous préparions , non-seulement à une guerre vigoureuse
, mais encore à une guerre prolongée . Ce système
convient également aux calculs de la plus froide prudence ,
et à la valeur et à la sagesse d'une grande et puissante nation.
C'est d'après de telles opinions , et en conséquence
d'un pareil système , que je crois de mon devoir de soumettre
au comitéle plan qui va suivre . Je rappellerai d'abord
les subsides qui ont été votés , et ceux qui restent à
voter : j'annoncerai ensuite les voies et moyens par lesquels
( autant que j'ai été capable d'en bien juger après les
plus sérieuses réflexions ) il convient d'obtenir ces subsides
.
Marine .
Armée .
·
Subsides principaux.
Armée extraordinaire à voter.
Extraordinaire de l'année précédente
.
Artillerie .
Vote de crédit .
Primes sur les grains. •
Services divers.
Total . •
1002 1000 st.
8721849
2000000
1032151
1280000
2000000
524000
1300000
26879000 26879000
Ces charges concernent également la
Grande-Bretagne et l'Irlande .
Charges particulières à la Grande-Bretagne. 6821679
Total. ·
53750679
44 MERCURE DE FRANCE ,
"
A déduire pour ce qui concerne l'Irlande et
la liste cicile .
"
L'Angleterre reste chargée de. ·
3332459
30398220
Pour subvenir à cette dépense , je propose les voies et
moyens ci-après :
Droit sur les brasseries , taxes sur les pensions
, les restes de la land taxe.
Billets de l'échiquier....
·
Surplus du fonds consolidé 1804 .
Billets de l'échiquier pour avances de la
banque.
Primes restantes à l'échiquier.
Loterie.
Emprunt.
•
·
·
Produit des nouvelles taxes dans la présente
année. ·
Total.
Montant des subsides ci-dessus .
Excédent des voies et moyens.
9
· •
•
2570000
5000000
6500000
1500000
37782
400000
10000000
1
4500000
1
30687782
30398220
289562
Le comité remarquera que le grand objet que j'ai en
vue est de lever dans le cours de l'année la plus grande
partie des subsides. J'espère que la dette publique ne sera
nullement augmentée pendant la guerre. Je me flatte que
nous pourrons faire guerre vive et longue , sans ajouter à
la dette publique une somme plus forte que celle qui sera
annuellement liquidée par la caisse d'amortissement . La
dépense annuelle de la guerre n'excédera probablement
point 26 millions sterling , à moins que nous ne soyons
forcés d'aider de notre argent quelques puissances étrangères
qui pourraient souhaiter faire cause commune
avec nous. Je ne nie pas que cette somme soit forte ,
énorme : aussi l'objet pour lequel nous avons à combattre,
est - il de la plus haute importance. Je repète que nous
n'augmenterons pas notre dette publique. Il est bien essentiel
de tenir obstinément aux principes que nous avons
adoptés à cet égard , et dont le résultat a été si heureux./
Ils ont inspiré la confiance au dedans , et le respect au
dehors.
Notre ennemi sera convaincu qu'il a tort de lutter contre
nos finances , qu'il n'est pas en son pouvoir de nous
nuire sur ce point. Nous convaincrons aussi les autres
puissances de l'Europe , qu'elles peuvent en toute sûreté
MESSIDOR AN XI. 45
se joindre à nous pour résister à l'ennemi commun ', puisque
les ressources de ce pays donnent l'assurance complette
que nos engagemens seront remplis ; j'aurai même
à cet égard quelques propositions à faire .
"
Je prie le comité de faire attention au mode adopté
pour la levée des subsides dans le cours de cette année : il
trouvera qu'un droit considérable est imposé sur les terres
aussi bien que sur les propriétés personnelles . Ceci n'est
pas nouveau ; à d'autres époques on a taxé les propriétés
de toute description , et même les gages des domestiques.
Les temps que je désigne étaient difficiles , sans doute
et cependant il ne s'agissait pas , comme aujourd'hui , de
l'existence et de l'indépendance de notre pays. J'aurais
désiré pouvoir épargner la classe la moins aisée ; mais en
ce moment tout le monde doit être convaincu de la nécessité
d'un effort universel . Je suis persuadé que le plus
pauvre paysan sur toute la surface de la Grande-Bretague
se sent profondément intéressé dans la contestation actuelle ;
et plutôt que son pays soit foulé aux pieds , il offrira de bon
coeur une part de sa pitance
En effet , et le dernier paysan aussi bien que l'homme
du rang plus élevé doit en être convaincu , la question
présente est de savoir si la Grande - Bretagne contínuera à
jouir de sa puissance , et gardera un rang distingué parmi
les nations , ou si elle formera un item dans le catalogue
des conquêtes de la France . Je n'ai donc pas seulement
l'espoir , mais j'ai la certitude que toutes les classes sentiront
la nécessité de nous préparer à une guerre vigoureuse
et prolongée. On demandait à un grand personnage
quel intérêt avait un homme du peuple à la balance de
l'Europé , et en quoi il importait à cet homme de lire les
gazettes à la lueur d'une chandelle taxée très-chèrement :
ce grand personnage répondit , et je réponds comme lui ,
que le peuple sait aussi aimer son pays , qu'il en épouse
les querelles , qu'il en apprécie les avantages . C'est le
peuple qui contribue principalement à former l'armée et
la marine ; c'est lui qui , sous le commandement d'un
Nelson et d'un Abercrombie , remporte des victoires. On
ne doit jamais oublier que tous les succès sont dus et continueront
à être dus à son ardeur et à son enthousiasme .
C'est d'après la haute opinion que j'ai de son patriotisme ,
que je n'ai ps hésité à lui faire supporter une portion
considérable de l'impôt. Toute classe doit être imposée proportionnellement.
Ce sont de mauvais politiques que ceux
46 MERCURE DE FRANCE ,
qui chargent l'une et épargnent l'autre. Je ne me suis pas
adressé uniquement aux riches ; un tel système aurait été
impraticable . Je compte sur la libéralité du parlement.
Je ne détaillerai point ce que les ministres se proposent
de faire ; je dirai , en général , que c'est leur désir de ne
point en venir à des extrémités , mais d'éviter tout ce qui
peut blesser notre honneur ; que c'est leur désir de ne
point plonger la nation dans une guerre d'exterminatión ,
mais de ne point la laissér humilier . Oui , nous avons
commencé la guerre avec regret , et nous n'avons point
peur des conséquences. Les ministres demandent des secours
, non parce qu'ils souhaitaient commencer la
guerre , mais parce que la guerre est commencée ; nous
sommes en guerre , parce que nous ne pouvons pas être
en paix : notre but , c'est la paix , mais une paix honorable
; et nous n'avons aucun moyen de l'obtenir qu'ên
soutenant énergiquement la guerre. Jetermine en déclarant
que le parlement impérial va se montrer digné du souverain
qu'il sert , digne du peuplé qu'il réprésenté , et digne
des bénédictions de la grande contrée dans laquelle il å le
bonheur de vivre .
Le chancelier de l'échiquier fait ensuite ses diverses
propositions pro forma , lesquelles pässent sans débats ,
la discussion étant réservée .
Fonds publies , 3 pour cent fermés.
( Extrait du True-Briton. )
Séance du 17 juin.
S. M. envoie un message , dont l'objet est de faire croire
qu'il n'a pu obtenir de la France la neutralité de la Hollande
, et qu'en conséquence elle a éxpédié des lettres de
marque contre les Hollandais .
Séance du 18.
Autre message du roi . Il est ainsi conçu :
GEORGE , roi ;
a S. M. juge à propos d'informer la chambre des comrunes
que pour la défense immédiate et la sûreté plus efficace
des royaumes-unis , contre les desseins avoués de
l'ennemi , et à l'effet de préparer les moyens les plus pròpres
pour une continuation vigoureuse de la guerre ,
S. M. juge convenable qu'une grande force additionnelle
soit levée et rassemblée ; elle recommande ce sujet à ses
MESSIDOR AN XI 47
fidelles cómmunes , et se repose sur leur zèle et leur esprit
public , pour l'adoption des mesures qui seront jugées les
plus efficaces , afin de conduire le tout à exécution dans le
plus court délai possible. »
Le chancelier de l'échiquier fait la motion que lundi,
prochain , la communication de sa très-gracieuse majesté
soit prise en considération par un comité de toute la
chambre. Adopté. - le
co-
Voici les résolutions votées précédemment par
mité des voies et moyens , dans son rapport à la chambre.
L'opinion du comité à l'égard de la subvention accordée
à S. M. est que la somme de 12,000,000 livres
(288,000,000 fr . ) soit levée en anraités ; que 110,000,000l.
(240,000,000 fr. ) soient payés par la Grande - Bretagne ;
et 2,000,000 1. ( 48,000,000 fr. ) par l'Irlande .
2
NOUVELLES EXTÉRIEURES.
Constantinople , 26 mai ( 6 prairial) .
La faction anglaise s'est donnée toute sorte de mouvement
pour engager le divan dans la guerre contre la
France. Elle lui a dit que la France voulait s'emparer de
l'Égypte. On assure que le grand-visir á répondu : La méilleure
preuve que la France n'a point cette intention , c'est
l'importance qu'elle a mise à ce qué vous évacuiez Alexandrie
; la mission du colonel Sébastiani n'a pas eu d'autre
objét.
Malte , 28 mal ( 8 prairial ).
M. Bafl , commandant anglais , emploie ici tous les
moyens pour exciter le peuple contre l'ordre de Malte ;
les sottises les plus grossières sont prodiguées sans ménagement:
chaque jour amène de nouvelles scenes. Hier le
géant de la marine parut habillé en grand-maître , avec
barreton , la grand'croix de Pordre et toutes les marqués
du chef de l'ordre. Il tenait à la main une corne de boeuf.
De ses poches et de dessous ses bras , sortaient des inscriptions
les plus révoltantes . Des sentinelles anglaises , rangées
autour , empêchaient le peuple de rien déranger à
ce grotesque spectacle . Cependant M. de Busi , lieutenant
du grand-maître , est ici réduit à être témoin de ces scènes
grossières.
On sait de bonne part que la cour de Berlini a fait auprès
du gouvernement français des démarches officielles én faveur
des trois villes anséatiques , principalement pour
.48 MERCURE DE FRANCE.
empêcher que les villes de Brême et de Hambourg ne fussent
point occupées par les troupes françaises , et pour
assurer à leur commerce la même liberté dont il a joui
précédemment . On assure que ces représentations , en tant
qu'elles concernent la non-occupation de Hambourg et
de Brême , n'eussent pas trouvé de difficultés. Il importe
cependant , par une foule de considérations , que ces
villes , dont la France commande aujourd'hui la communication
avec la mer
ne reçoivent point pendant la guerre
de navires anglais . Au surplus , cette grande affaire est en
ce moment en négociation .
PARIS.
La guerre , comme on a dû s'y attendre , est le premier
objet de toutes les pensées et de tous les efforts.
Des différentes parties de la France , des offres de tout
genre se pressent et parviennent au gouvernement . Il
restait à en régulariser le mouvement. Tel a été l'objet
de la lettre suivante du ministre de l'intérieur , adressée
à tous les départemens .
2
et
avec
« Dans la position où se trouve la France
l'espèce d'ennemis que nous avons à combattre , la bravoure
française resterait stérile sur le rivage de l'Océan ,
si de nombreux vaisseaux ne lui fournissaient le moyen
d'atteindre son ennemi . C'est donc vers la construction
des vaisseaux que tous vos efforts doivent être dirigés :
le commerce , l'agriculture , l'industrie , souffriront d'autant
moins , que l'exécution sera plus prompte.
» Un bateau plát de première espèce coûtera 30,000 fr. ,
celui de seconde de 18 à 20,000 fr.; et celui de troisième
de 4 à 6,000 fr. Deux pieds d'eau suffisent pour porter un
bateau plat non armé ; ainsi , il est peu de villes qui ne
puissent pas exécuter une entreprise de cette nature. Ces
bâtimens porteront les noms des villes et des départemens
qui les auront construits ..... Le gouvernement acceptera
avec satisfaction depuis le vaisseau de ligne , jusqu'au plus
léger bâtiment de transport.
» Si , par un mouvement aussi rapide que général ,
chaque département , chaque grande ville couvre ses
chantiers de bâtimens en construction , bientôt l'armée
française ira dicter des lois au gouvernement britannique ,
et établir le repos de l'Europe , la liberté et la prospérité
du commerce sur les seules bases qui puissent en
Signé CHAPTAL
assurer la durée. »>
"
( No. CV. ) 13 MESSIDOR an 11 .
( Samedi 2 Juillet 1803. ) '
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
REP.FRA
POÉSIE.
LE COIN DU FE U.
DU DOCTEUR COTTON.
Ꭲ .
( Imitation de l'anglais . )
AND IS qu'une troupe étourdie
Dans le temple de la Folie
Se précipite avec fracas ,
( Dût on crier à la bizarrerie ) -
Pour fuir la danse et les bruyans éclats ,
A l'écart , ma Chloé , nous porterons nos pas .
Loin du vain tourbillon du monde ,
Loin de ses frivoles plaisirs ,
Au sein de nos foyers , dans une paix profonde ,
L'amour et l'amitié rempliront nos loisirs,
On n'y voit point entrer , avec l'indifférence ,
Le voisin curieux , l'étranger indiscret ,
Ni tous les importuns , dont la triste présence
Troublerait le bonheur qu'on y goûte en secret.
D
cen
!
50 MERCURE DE FRANCE ;
Ce trésor inappréciable ,
Le vrai bonheur , est au fond de nos coeurs :
L'ambition insatiable
Le cherche vainement ailleurs ;
Le monde n'offre rien qui lui soit comparable :
Chère Cloé , c'est au-dedans de nous ,
C'est dans une chaumière , au palais préférable ,
Que réside ce bien , le plus rare de tous.
Du vieux Noé la colombe imprudente
Perdit la paix et le repos ,
Lorsque , d'une aile impatiente ,
Elle osa traverser les flots.
Bientôt , dans sa course égarée ,
-Elle reconnut son erreur "
Et , jouet d'un espoir trompeur ,
Elle rentra dans la barque sacrée .
Que les fous sur l'hymen répandent le mépris !
Nous , que de ses bienfaits l'expérience éclaire ,
Nous aimons sa chaîne légère :
Pour deux coeurs vertueux , des noeuds bien assortis
Sont le Paradis sur la terre.
Nous trouverons dans nos enfans ,
Notre gloire , notre richesse ;
Tendres consolateurs , de nos soucis cuisans
Ils adouciront la tristesse.
Des plaisirs purs et de nous seuls connus ,
Seront le prix des soins que nous prendrons sans cesse
Pour élever au ciel leur coeur par les vertus ,
Et leur esprit par la sagesse.
C'est ainsi que de leurs parens
Occupant les plus doux momens
Ils réjouissent la jeunesse ,
2
MESSIDOR AN XI 5t
Soutiennent l'âge mûr , ornent les cheveux blancs ;
Et croissant chaque jour , en vertus , en talens ,
Ils récompensent la tendresse.
Ces biens-là sont à nous ! ils n'ont rien d'empruntés
Dans notre obscurité profonde ,
Loin d'envier l'éclat de la prospérité ,
Inconnus , oubliés du monde ,
Nous bénissons la médiocrité .
La fortune envers nous fut avare sans doutee ;
Mais que nous reste - t - il à désirer de plus ?
Les vrais besoins sont les moins étendus .
Du bonheur cherche - t - on la route ?
Qu'on élague d'abord les superfluités :
Qui borne ses désirs , accroît ses facultés .
Avec joie et reconnaissance ,
Acceptons les bienfaits que sur nous a versés
Une économe Providence ,
Nous ne formerons point de projets insensés ;
Si le ciel , de ses dons resserra la mesure
Nous saurons sans murmure ,
Jouir au moins de ceux qu'il nous a dispensés.
Être contens des biens qui sont notre partage ;
Patiens et soumis , quand la bonté des Dieux
Refuse d'exaucer nos voeux :
Tel est l'hymne du coeur , tel est l'encens du sage ,
Dont le parfum s'élève jusqu'aux cieux .
Nous ne demandons point que la mort nous oublie s
( Il est peu de beaux jours dans l'hiver de nos ans )
Mais le moment venu , du banquet de la vie
Nous sortirons rassasiés , contens ,
Sans jeter un regard d'envie
Sur la part que le ciel réserve à nos enfans.
D 2
52 MERCURE DE FRANCE,
C'est ainsi qu'à travers les ombres , la lumière ,
Les peines , les plaisirs , semés sur le chemin ,
On nous verra tous deux , nous tenant par la main ,
D'un pas ferme et prudent mesurer la carrière :
De ce monde trompeur , sans regret , sans remords ,
Bientôt quittant la scène passagère ,
Nous rejoindrons nos pères chez les morts .
La conscience alors , notre fidelle amie ,
Dans la sombre vallée accompagnant nos pas ,
Embellira notre trépas ,
Et le rendra digne d'envie.
Quand tout nous échappe à jamais ,
Cette consolatrice , aussi tendre que sûre ,
A notre oreille avec douceur murmure
Les mots de clémence et de paix ;
La couché de douleur est par elle amollie ,
Et des traits de la mort la pointe est amortie.
Par M. KERIVALANT.
ENIGM E.
Il ne faut mépriser personne ,
On ne peut trop le répéter :
Tel qui n'a pas une couronne
Pourrait au moins la mériter ,
Et faire trembler sur son trône ,
Maint roi qui se laisse entêter
Du faux éclat qui l'environne .
Tel est l'exemple que je donne ,
Lorsque , dans un jour de combat
On me voit du rang de soldat
A celui des grands de l'état
M'élever , sans que rien m'étonne.
De toute la société
2.
MESSIDOR AN XI.
53
Je suis le dernier , je l'avoue ;
Mais , si de moi chacun se joue ;
Je peux en tirer vanité ;
Car plus d'un savant personnage ,
Plus d'un guerrier et plus d'un sage
S'est de moi souvent occupé ,
Sur-tout lorsque je suis coiffé
Pour aller en pélerinage ,
Et que
le sort de mes amis
Se trouve entièrement soumis
Au bon succès de mon voyage.
Je ne vais jamais de côté ,
Que pour tuer un adversaire ,
Qu'une course un peu
téméraire
Aurait trop près de moi porté.
Ma marche lente est bien plus sûre
Que celle de maint et maint fou ,
Que bien souvent , à l'aventure ,
On voit courir sans savoir où .
Suivant avec persévérance ,
Le sentier qui me fut tracé ,
Pas à pas toujours je m'avance
Vers le but que l'on m'a fixé ;
Et lentemeut , avec prudence ,
Conduit par une habile inain ,
Je fais à la fin mon chemin ;
Mais , quand j'ai fourni ma carrière ,
Changeant et de sexe et de nom ,
On me voit changer de manière ,
Et d'allure comme de ton ;
Je frappe et d'estoc et de taille
Tous ceux qui s'opposent à moi ,
Et je décide la bataille ,
En faisant prisonnier le roi.
Par un Abonné.
D 3 .
54 MERCURE DE FRANCE ,
LOGO GRYPH E.
J'AI juste quatre pieds ,
si vous coupez
"
;
ma tête
Je puis en avoir cent si vous me la laissez .
Vous trouverez chez moi , si vous laissez ma tête ,
Ce que j'offre souvent
, si vous me la coupez. Vous me verrez chez Vous si vous coupez ma tête ;
Des animaux chez moi , si vous me la laissez .
Je tiendrai lieu de feu , si vous laissez ma tête ;
Je puis brûler au feu , si vous me la coupez.
L'on peut me transporter
, si vous coupez ma tête ;
L'on ne peut me mouvoir , si vous me la laissez .
Je suis sale en tout temps , si vous laissez ma tête ;
J'aime la propreté , si vous me la coupez .
Pour terminér
enfin : si vous coupez ma tête ,
" A la ville au village , on pourra me trouver ;
Mais aussi , par bonté , si vous laissez ma tête ,
Au village plutôt il faudra me chercher.
' CHARADE.
MON second du premier facilite la marche ;
Jamais , sans mon entier , Noé n'eût construit l'arche.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Pépin , roi de France , et pépin ,
graine de fruits .
Celui du Logogryphe est Roue , où l'on trouve rue ,
Eo ,
(rivière d'Espagne ) , or , Rue et Eu (villes de France) ,
ru , ure , rue ( plante ) , Ré ( île ) , ré (note de musique )、
Le mot de la Charade est Bien-fait,
MESSIDOR AN XI. 55
Des communications humaines. Examen d'un
principe de Lavater .
LES minéraux se communiquent dans les entrailles
de la terre . Une masse de rocher , en apparence
brute et inerte , renferme une multitude de
mixtes entre lesquels règne une correspondance
très -active. La physique a regardé comme un miracle
les communications du fer et de l'aimant :
c'est la loi de toute la nature.
Les communications des animaux sont presque
aussi simples. Les abeilles et les éléphans , les castors
et les fourmis , les oiseaux qui voyagent en
troupe dans les airs , ceux qui paissent tranquillement
sur la surface de la terre , savent combiner
leurs mouvemens , concerter de grandes opérations
sans le secours de nos gestes ni de nos sons articulés
.
Les hommes sont hors de cette règle. Lorsque
toute la nature s'entend et se correspond en silence ,
ils ne savent rien faire entre eux sans le secours de
la parole. Qui fait que l'homme seul a besoin de
donner un son à ce qu'il pense , une couleur à ce
qu'il demande ? Si nous étions calmes et purs , ah!
sans doute , nous nous entendrions , par cela seul
que nous nous observerions intérieurement . Mais
dans le bruit que font au- dedans de nous les mouvemens
discordans qui nous agitent , il faut bien
qu'on nous répète à voix haute des impressions que
nous n'aurions pas sans cela la faculté de discerner.
Les signes sont venus ainsi au secours de la pensée :
le langage s'est formé ; l'esprit , avec son aide , s'est
rendu le médiateur de toutes les transactions humaines
, et il est devenu comme l'argent une valeur ,
D 4 ·
56 MERCURE DE FRANCE ,
•
en devenant le moyen d'échange de toutes les
valeurs.
D'autres signes ont concouru avec le langage :
ces signes ont exprimé le respect ou l'arrogance ,
l'ennui ou la satisfaction , la joie ou la douleur : on
leur attache en général une grande importance par
la corrélation qu'on leur suppose avec l'état réel
de l'âme .
Ici la première pensée qui doit frapper l'esprit ,
c'est que ces signes extérieurs ne font que nous
transmettre des mouvemens . Ils n'en ont pas qui
leur soit propre la parole n'est pas la pensée ; le
rire n'est pas la joie ; le bâillement n'est pas l'ennui ;
les larmes mêmes ne sont pas la douleur, Tous
ces signes ne sont en eux-mêmes que des apparences
: ils ne deviennent des réalités , que lorsque
l'âme se produit avec eux . Par l'intermède des
signes , l'âme elle-même se donne ou se refuse ,
se produit ou se retire , atteint ou est atteinte .
Voyez comme le langage a eu à cet égard un mouvement
juste ! On appelle réservé celui qui se communique
peu ; dissipé celui qui se prodigue ; et on
dit qu'il se prostitue , lorsqu'il se communique sans
choix et saus distinction . Remarquez aussi comme
une parole , un simple trait de bonté font quelquefois
une impression extrême : c'est qu'une simple attention
a quelquefois plus d'épanchement d'âme qu'un
immense bienfait.
On ne peut contester que la première et la plus
importante des qualités pour nos communications
ne soit leur vérité. L'âme sans doute a le droit de
se produire plus ou moins , de se donner aveć
plus ou moins d'abandon , plus ou moins de réserve
; mais lorsqu'elle ne fait que se montrer sans
se donner , lorsqu'elle offre les apparences de quelques
formes en échange des réalités qu'elle reçoit ,
ce manège qui , suivant ses différens modes , prend
MESSIDOR AN XI 57
les noms de ruse , de finesse , de duplicité , compose
le domaine du mensonge. Ce n'est pas assez
que nos communications soient sincères , leurs
formes doivent être modestes , leur intention bienfaisante
. Si vous voulez jeter un instant les yeux
sur la scène du monde , vous verrez que c'est par
T'humilité qu'on aborde les hommes , par l'esprit
qu'on les pénètre , par la bonté qu'on les gagne
et qu'on les conserve. Quand nos communications
avec les hommes ont acquis ce caractère , il
faut encore , pour le bonheur , qu'elles soient réciproques.
!
On demandoit un jour à M. Lavater quelle
étoit l'opinion qu'il se formait du bonheur ? Je
crois , répondit - il , que c'est le flux et reflux dụ
donner et du recevoir. Au premier abord , cette
définition ne semble présenter qu'un aperçu bizarre
; en la méditant , on lui trouve bientôt de
la vérité et de la profondeur. Pendant quelque
temps , donner sans recevoir , peut convenir à la
générosité ; recevoir sans donner , peut plaire à
l'égoïsme mais à la fin , donner sans recevoir ,
épuise et lasse ; recevoir sans donner , charge et
importune. Dans l'amour heureux où l'âme donne
et reçoit , s'exhale et se renouvelle sans cesse , tant
que dure cette communication rapide de sentimens
vifs accordés et rendus , c'est l'état le plus
parfait
arfait de volupté sur la terre. Dans l'amour malheureux
, où l'âme poursuit une chimère qui lui
échappe , ou un objet réel qui la repousse , elle
a beau s'exhaler , tantôt par les prières , tantôt
par les plaintes , elle ne reçoit rien , elle s'épuise ;
si le délire se prolonge , elle se consume .
La réciprocité des communications fait le bonheur
de l'amour ; elle fait également celui de
l'amitié. Plus sage que l'amour , l'amitié a moins
de vivacité , elle a plus de durée . Elle donne avec
58 MERCURE DE FRANCE ,
moins d'abondance ; elle ne tarit jamais. L'amitié
peut attendre , elle est généreuse ; l'amour est impatient.
L'amitié n'a presque point d'orgueil ; l'amour
en est hérissé .
On a cru , je ne sais pourquoi , que la différence
des sexes ne convenait point à l'amitié ; mais ce
commerce délicieux où s'échangent les grâces
contre la raison , les traits mâles et nobles contre
les nuances fines et délicates , cette variété , cet
assortiment , où les trouve-t- on , si ce n'est dans les
rapports différens des sexes ? L'amour peut aimer
les combats ; il faut qu'il soit violent pour devenir
vainqueur un sentiment plus calme doit succéder
à la victoire. Lorsque l'amour heureux consent à
se changer en amitié , des accès moins vifs laissent
leurs intervalles moins déserts ; une chaleur douce ,
mais plus égale , anime tous les instans de la vie.
Ce bonheur , s'il se trouve quelque part , est
l'apanage de l'état de famille. Comnie mère ,
comme soeur , comme épouse , comme fille , les
soins d'une femme nous suivent de l'enfance à l'adolescence
, de l'adolescence à l'âge mûr , de l'âge
mûr à la caducité ; et ils ont presque toujours le
caractère de l'amitié.
Il est quelques points où les communications
humaines semblent n'admettre pas de réciprocité .
On peut citer la tendresse paternelle . Les parens
aiment mieux leurs enfans que les enfans n'aiment
leurs parens. Qu'on se rassure sur cette espèce d'ingratitude
; elle est nécessaire à l'ordre de la nature
. L'enfant ne doit pas donner ; il ne doit que
recevoir. La sagesse pour un homme fait, peut avoir
tel ou tel caractère pour l'enfant , elle consiste à
n'offrir aucune résistance aux soins qu'on lui accorde
. Un enfant est sage , par cela seul qu'il est
soumis. C'est la seule reconnaissance qu'on lui demande
.
MESSIDOR AN XI. 59
La maladie et la vieillesse sur ce point ressemblent
à l'enfance . Je ne sais si les véritables règles
d'éducation ne sont pas fondées sur ce principe. Le
plus grand homme de l'antiquité ( Pythagore )
avait assujetti ses disciples à un silence de cinq ans.
De cette manière , il les forçait de recevoir longtemps
sans donner . C'est en effet une règle trèssage
que de contenir dans les enfans et dans les
jeunes gens les communications faciles de leur àme
ardente. La nature , pour la perfection de notre
organisation physique , n'a pas suivi une autre
règle . Elle n'a pas voulu que nous pussions nous
reproduire avant l'âge de puberté. Elle a voulu
que notre vie fût complète , avant que nous
pussions la transmettre .
Bientôt cette loi n'a plus d'objet . Un jour arrive
où l'âme , long- temps contenue , a besoin de se répandre
par tous les points. Platon dit que dans
le principe les espèces furent partagées , et que
l'Univers est plein de fragmens qui se recherchent.
Cette loi n'est pas seulement propre aux sexes. Le
même attrait qui agite par-tout les élémens pour
organiser les corps , rassemble les dissonances pour
composer l'harmonie , et les nombres pour en
former l'union . Nos sentimens et nos affections participent
à la même loi.
Heureux ceux qui peuvent se contenter de communications
douces et obscures ! Heureux ceux
qui , renfermés dans le cercle de leurs familles ,
vivent paisiblement du fruit de leurs travaux ! Des
âmes plus fortes demandent un plus grand théâtre .
Il leur faut de l'espace et du bruit . Le peintre , le
musicien , le poète appellent de tous côtés l'admiration
et les suffrages. Le guerrier qui vend sa vie
pour un peu de renommée , le penseur qui confie
à de vaines feuilles le fruit de ses méditations et de
ses veilles , le vent qui transporte les semences de
60
MERCURE DE FRANCE,
l'automne , ou les poussières fécondantes des éta
mines des fleurs au printemps , obéissent tous au
même mouvement. L'esprit recherche l'esprit ,
toutes les affections de notre âme appellent dans les
autres les affections semblables . Les hommes d'une
sensibilité expansive n'ont de vie que par le regard
public . La gloire est un besoin pour les âmes
hautes , comme l'amour pour les âmes tendres.
Ce mobile dangereux a quelquefois troublé la paix
du monde ; et cependant il élève les hommes , il
fait les héros , et quoiqu'on en dise , il est noble
et beau , quand il n'est pas terni par l'orgueil , ou
flétri par la cupidité.
Nos communications peuvent varier ainsi suivant
le caractère et suivant les âges ; elles peuvent
varier aussi suivant les moeurs et suivant les climats.
Dans les professions laborieuses , l'homme se met
naturellement en société avec les objets de son travail.
Il vit avec ces objets qui deviennent une partie
de sa maison et de sa famille ; il les associe de cette
manière à ses soins , à son activité , à ses espérances :
cela peut ssuuffffiirree pour épuiser le besoin de communication
que la nature lui a imposé.
Il en sera de même des contrées froides et brumeuses
: la polygamie s'y trouve généralement interdite.
Mais dans les professions désoeuvrées , dans
les pays où le soleil enflamme de sa chaleur l'imagination
, et la force à s'épuiser et à se renouveller
sans cesse ; dans les premiers temps de la civilisation,
où la stérilité est toujours un malheur , souvent une
tache , et où en outre de ses avantages naturels , la
multiplication de sa race a quelquefois une importance
politique , la pluralité des femmes y sera protégée
par les lois ; elle le sera encore par la religion
et par les moeurs.
Pour ce qui est des nations adonnées aux plaisirs
et aux arts , s'il arrivait que le mariage se
MESSIDOR AN XI. 61
fát écarté de sa tendance primitive , et qu'il y fut
devenu une affaire comme les autres affaires , réglée
seulement par des spéculations ou par le calcul
, la religion et les lois auraient beau s'efforcer à
en consacrer les engagemens , l'attrait communicatif
que la nature a imprimé au coeur de l'homme ,
ramènerait bientôt les deux sexes à des liens d'un
autre genre. De nouvelles unions formées par le
sentiment , s'enteraient comme elles pourraient sur
des unions formées par l'intérêt ; les formes sacrées
de l'hymen deviendraient des formules , l'infidélité
un usage ; les moeurs elles-mêmes n'oseraient
combattre avec trop de force les attachemens
du coeur , elles se retrancheraient à proscrire
les désordres de l'imagination ; et peu à peu une
nation se trouverait amenée au point qu'il n'y
aurait plus de honte , même pour les femmes
que dans les fantaisies et dans les excès.
Telles sont les nuances délicates de tout ce qui
est connu dans les communications humaines . Il
en est d'un ordre supérieur que je ne prétends
point examiner ici : ce qu'il importe sur-tout de.
savoir , c'est que , dans toutes les situations , les
communications sont un épanchement de la substance
même de l'âme : l'homme s'épuise à méditer
comme à travailler la terre ; l'éloquence entraîne
aussi sûrement que la force.
MONTLOSIER .
62 MERCURE DE FRANCE .
1
"
Nouvel essai sur la MEGALANTROPOGÉNÉSIE ,
ou l'art defaire des Enfans d'esprit , qui deviennent de
grands hommes ; suivi des traits physiognomoniques
propres à les faire reconnaître , décrits par Aristote ,
Porta et Lavater , avec des notes additionnelles de l'auteur.
Dédié aux membres de l'Institut national de
France ; par Robert le jeune , docteur en médecine ,
membre de plusieurs sociétés savantes. Seconde édition
considérablement augmentée , et qui ne ressemble à la
première quepar le titre . Deux volumes in-8 ° . Prix : 9fr .
et 12 fr. par la poste. A Paris chez le Normant , impri ♫
meur-libraire , rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxer
rois , n". 42 , vis- à- vis le petit portail.
"
Lorsque cet ouvrage parut pour la première fois , il
fut accueilli par un rire universel , et les plaisans ne
manquèrent pas de dire que le père de M. Robert jeune
n'avait certainement pas connu le secret que son fils mettoit
en lumière. Malgré toutes les plaisanteries , la première
édition s'est écoulée , et l'auteur se présente de
nouveau dans l'arène , armé de nouvelles preuves , de
nouveaux argumens ; il n'a pas l'air de craindre ses adversaires
, et il les enchaîne , pour ainsi dire , à son char de
triomphe , en faisant imprimer leurs critiques à la tête de
l'ouvrage qu'ils ont combattu.
Nous allons suivre M. Robert dans le développement
de son système mégalantropogénésique ; nous mettrons
dans cet extrait toute l'impartialité dont nous sommes
capables , mais nous ne répondons pas d'y mettre toute la
gravité que comporte le sujet. L'auteur commence par
établir que l'homme , par son organisation physique et
morale , tend à la perfectibilité. Sa stature droite , la finesse
de ses organes , l'état de perfection de ses sens et sur-tout
2
MESSIDOR AN XI. 63
la conformation de ses mains , semblent assigner à l'homme
un empire dont il peut chaque jour reculer les limites.
M. Robert , comme la plupart des savans modernes ,
donne beaucoup à la nature physique ; et lorsqu'il en
vient à la nature morale de l'homme , il ne s'élève pas
même jusqu'à la formation de la pensée et du jugement.
Il a cru devoir en rester aux sensations. On ne peut s'empêcher
de convenir que le système de la perfectibilité
n'ait quelque chose de raisonnable et de vrai ; mais l'idée
en a tellement été exagérée , il a été présenté d'une manière
si étrange , qu'on ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on
le retrouve dans un livre. Quoi qu'il en soit , ce système
est en quelque sorte le préambule de l'ouvrage de
M. Robert ; il est comme le frontispice du monument
qu'il élève à l'amélioration de l'epèce humaine. « C'est
en vain , dit-il , que la perfectibilité serait naturelle à
l'homine , si , avant de finir sa carrière et la recherche
de ses travaux , il ne pouvait se flatter de se voir reproduire
à son gré. Les enfans qu'il se donne sont de son
choix , et pour peu qu'il soit raisonnable , il peut les rendre
encore plus perfectibles . >>
:
2
Avant de développer et de présenter cette opinion dans
tout son jour , l'auteur explique les mystères de la génération
dans l'homme et dans les animaux ; il rappelle les
différens systèmes professés par les naturalistes et il
arrive enfin à son sujet dans le chapitre VIII , qui a pour
titre Les enfans héritent des qualités morales et physiques
de leurs parens. L'auteur s'appuie ici de plusieurs
faits tirés de l'histoire ancienne et de l'histoire moderne .
Les Romains étaient parvenus à améliorer la race humaine
dans l'étendue de leur empire ; les lois du grand
Frédéric avaient produit le même effet dans les états prussiens.
Après avoir cité mille exemples publics et particuliers
, M. Robert ne craint pas d'affirmer que l'hérédité
64 MERCURE DE FRANCE ,
J
du trône et l'institution de la noblesse , sont autant de
témoignages que les nations ont rendu à la vérité de son
système. « Il serait trop long , dit notre écrivain , de
» compulser les registres des siècles' ; chaque état pourrait
» nous montrer avec orgueil ses tables généalogiques. Il
» suffit de nous reporter en France , pour donner encore
» quelques exemples d'anciennes familles , dont le nom
» seul est synonyme de valeur , de talens , de vertu . Le
» champ de Mars retentit encore du nom des Biron , des
» Ségur , des Boufflers , des Rochambeau , des Montmo-
>> renci ; Uranie compte ses Bernouilli , ses Cassini , ses
» Lalande ; Thémis , ses d'Aguesseau ; Flore , ses Jussieu ;
» et la France , victorieuse , une famille entière que l'Eu-
» rope peut-être lui envie , mais que l'Univers pacifié
» contemple avec admiration . »>
Ces exemples sont concluans jusqu'à un certain point ,
et l'auteur aurait pu s'en contenter ; mais il va beaucoup
plus loin : non-seulement les enfans héritent des qualités
ou des défauts de leurs pères , mais ils héritent aussi de
leurs opinions politiques . Voici une note que nous lisons
dans le même chapitre . « Pierre Camus , né à Paris , d'une
» famille noble , ami intime de Saint François de Sales ,
» et évêque de Belley , a laissé plusieurs ouvrages dans
» lesquels il s'est déclaré l'ennemi des religieux men-
» dians. Il est mort en 1652 , Un de ses descendans , l'a-
» vocat Camus , membre distingué de l'assemblée consti
» tuante , a fait supprimer , en 1790 , tous les couvens. »
Cet exemple , comme l'observe M. Robert , est sans doute
fort curieux ; mais il aurait dû nous expliquer comment
M. Camus , avocat du clergé et membre de l'assemblée
constituante , descendait d'un évêque de Belley. Après
avoir ainsi cherché ses preuves dans l'histoire des peuples
et des familles , l'auteur de la Mégalantropogénésie
les trouve dans l'économie rurale et végétale. Les poulains
MESSIDOR AN XI. 65
lains héritent des qualités de l'étalon et de la jument do
ils ont reçu le jour ; l'amélioration des troupeaux de men
tons dépend du choix du bélier et des brebis. Vigile
avait dit , dans ses Georgiques, que la plus petite tach cu
père se communiquait aux enfans .
Qu'on vante du bélier la blancheur éclatante
Et même eût-il l'éclat de la neige brillante ,
Si sa langue à tes yeux offre quelque noirceur ,
A l'époux du troupeau choisis un successeur .
Au lieu de rappeler la blancheur de sa mère ,
L'enfant hériterait des taches de son père .
( Traduction de DELILLE. )
Les différentes races de chiens héritent ainsi des formes
et des couleurs ; on peut faire la même observation sur
la plupart des animaux , et même des végétaux , dont les
familles peuvent s'améliorer par les moyens de l'indus
trie. Le jardinier obtient tous les jours des fleurs nouvelles
par des fécondations artificielles et variées. Flore recon,
naît à peine dans nos jardins les fleurs dont elle a confié les
germes au printemps. « Pourquoi done , s'écrie M. Robert ,
>> l'homme n'a-t-il pas cherché à se perpétuer de la même
» manière ? C'est sans doute parce que lui , qui conçoit
tous les êtres de la nature , est encore l'être le moins
» connu , quoiqu'un ancien philosophe de la Grèce lui
» crie depuis près de trois mille ans : Nosce te ipsum. »
Mais , enfin , la maxime de ce philosophe ne sera point
perdue pour nous , grâce à M. Robert , qui entreprend
de nous la répéter et de nous la rendre praticable .
L'auteur de la Mégalantropogénésie n'est point comme
la plupart des philosophes , qui veulent sur-tout briller par
la nouveauté de leurs systèmes ; il fait remonter le sien à
la plus haute antiquité ; il cherche à en démontrer la
vérité par le consentement unanime des nations. En effet ,
sans l'idée de la Mégalantropogénésie , il n'y aurait jamais
E
ا ت و
REP.FRA
66 MERCURE DE FRANCE ,
eu, comme on l'a dit, de couronne héréditaire , nidë fils ennobli
parses aïeux. Chez tous les peuples anciens , tels que
les Babyloniens , les Assiriens , les Egyptiens , les Indiens ,
les Chinois , les Arabes, les Atlantes , les Grecs etles Gaulois ,
les fils montèrent toujours sur le trône de leurs ancêtres ; et
où trouver la raison de cette raison universelle , si ce n'est
dans laMégalantropogénésie ? Chez la plupart des peuples
d'Asie , les fils exercent la profession et conservent toujours
les moeurs de leurs pères ; il est évident que ces peuples
sont Mégalantropogénistes ; M. Robert cite plusieurs
passages d'Homère qui prouvent que ce poète était un ardent
apôtre de la Mégalantropogénésie. La fable , l'histoire
, les relations des voyageurs , tout vient à l'appui de
cet heureux système , répandu universellement , mais
négligé par l'intérêt et l'ambition , qui nous font préférer
la race de Plutus à celle d'Homère et de Virgile . On pourrait
ici faire une objection à M. Robert , et lui rappeler
ces vers du poète Destouches :
Messieurs les beaux esprits, d'ailleurs fort estimables ,
Ont fort peu de talent pour créer leurs semblables.
Il est rare , dit encore d'Alembert , que les hommes
célèbres aient des enfans qui leur ressemblent. L'auteur
répond à ces objections , que les grands hommes , absorbés
par la continuité de leurs méditations , ont peu de goût
pour le mariage , ou sont indifférens sur le choix de leurs
épouses . Le moment que l'amour semble avoir choisi , est
toujours celui où leur esprit , fortement tendu vers un
objet étranger , cherche à résoudre quelque intéressant
problême, ou à lire dans le ciel ou sur la terre , l'histoire
de quelque nouvel habitant. « Loin que la couche nuptiale
» des grands hommes , ajoute M. Robert , s'apprête sous
» les lambris dorés de Plutus , l'Hymen n'allume le plus
» souvent ses flambeaux qu'au foyer des chaumières. Plus
» d'une servante s'énorgueillit de presser dans ses bras
1
MESSIDOR AN XI. 67
» des héros , des législateurs , des philosophes. » L'auteur
conclut de tous ces raisonnemens , que le choix d'une
femme ne peut être indifférent pour l'homme qui veut
avoir des enfans d'esprit ; il invite les grands hommes à
ne point s'allier à des femmes d'un esprit médiocre , car
Buffon a dit que la dégénérence des races , au physique
comme au moral , se fait toujours par les femelles . Le
système de la Mégalantropogénésie une fois établi , il n'y
a plus de raison pour ne pas le mettre en pratique , et ne
pas faire pour l'espèce humaine ce qu'on fait tous les
jours pour relever la beauté des coursiers , améliorer les
bêtes à laine et perpétuer la race des bons limiers. Le plan
de l'auteur n'est point dispendieux ; il propose au gouvernement
d'honorer les mariages bien assortis , et de
promettre une éducation gratuite aux enfans des grands
hommes convenablement mariés. Il n'est besoin que de
deux Athénées , pour que la Mégalantropogénésie soit en
vigueur.
L'époque qui paraît la plus favorable à M. Robert ,
pour la célébration des mariages mégalantropogénésiques,
est l'anniversaire de la fondation de la république . Bientôt
la fête du premier vendémiaire deviendrait aussi célèbre
que celle des jeux olympiques ; le monde savant accourráit
à cette auguste céremonie , et contemplerait avec
admiration les couples fortunés , destinés à devenir le
foyer des lumières qui doivent un jour éclairer l'univers.
M. Robert suit l'exécution de son système dans les plust
petits détails , et il descend jusqu'à indiquer l'heure favorable
pour la procréation des grands hommes ; il prescrit
aux mères leurs occupations morales et leur régime
nutritif , pendant qu'elles portent un héros , un législalateur
, ou un poète dans leur sein . Un héros , autant que
faire se pourra , doit être conçu au sortir d'une bataille ;
un poète , après une tragédie ; un musicien , après une
E 2
68
MERCURE
DE FRANCE
,
symphonie ; un peintre , au sortir d'une belle galerie de
tableaux.
Le moral dépend beaucoup du physique ; et la nourriture
des époux peut influer sur le sexe et sur l'esprit de
leurs enfans. Le pain qu'ils mangeront doit être blanc ,
fait de fleurs de farine , pétri avec du sel et de l'anis ,
parce que le pain bis étant froid et humide , est fort préjudiciable
à l'esprit . Les alimens tirés des viandes chaudes .
et sèches , doivent être pris en médiocre quantité . Mais
rien n'est efficace , selon M. Robert , pour engendrer
des garçons , et des garçons d'esprit , comme de.
manger du miel et de boire du vin blanc Aristophane
dit
que le vin est le lait de Vénus ; et si les anciens l'ont,
emporté sur les modernes pour les productions du génie ,,
la raison en est sans doute que les anciens mangeaient du
miel , et que les modernes mangent du sucre. Le régime
végétal est souverain , comme on le voit par l'histoire des
Juifs , qui multiplièrent prodigieusement en Egypte , en,
mangeant des oignons et des ciboules. Le lait peut être
employé avec succès. « Ceux qui auront véritablement .
» envie , dit M. Robert , d'avoir des enfans sages , ver- ,
» tueux et éclairés , doivent faire usage du lait de chèvre ,
» sept à huit jours avant la procréation ; Galien conseille ,
» d'y mêler un peu de miel : on peut être assuré qu'en
» suivant ce régime , on aura des enfans très- intelligens et
» pourvus de mémoire et d'imagination , » L'auteur de .
la Mégalantropogénésie conseille aussi le beurre ; les enfans
des Grecs s'en nourrissaient ; Homère le dit formellement.
M. Robert conseille aussi les moyens tirés de la nature
morale. Un père veut-il faire parcourir à son fils la car- ,
rière des armes ? qu'il alimente sans cesse l'imagination
de la mère de récits belliqueux ; veut-il qu'il chante la
valeur , le courage , la beauté , la vertu , le bonheur ?
MESSIDOR AN XI.
69
MM
qu'il fasse lire à sa femme , Homère , Virgile , le
Tasse , Voltaire , Fénélon ; veut-il en faire un astronome?
c'est alors qu'il doit remettre entre les mains de sa compagne
la lunette d'Erschel , et lui apprendre à compter
les cinquante mille étoiles de Lalande. Il en est de
même pour toutes les autres sciences , pour tous les autres
arts ; il faut que leurs plus grands modèles soient
étudiés , que leurs chefs-d'oeuvres soient médités : l'éducation
de l'enfant commencera ainsi dans le sein maternel ,
dont il doit en quelque sorte sortir tout armé comme
Pallas , ou formé à tous les arts , comme Minerve.
>
Telle est l'analyse abrégée du système de la Mégalantropogénésie.
Ce système ne paraîtra point trop déraisonnable
, quand on ne le considérera que sous ses rapports gé
néraux ; mais les systèmes les mieux conçus deviennent invraisemblables
, quand on sort du cercle des probabilités
et qu'on tire d'un principe général des conséquences trop
particulières. C'est là l'écueil de tous ceux qui ont em
brassé un système favori ; et c'est le reproche qu'on
peut faire avec raison à M. Robert. Nous sommes loin de
dire
que son ouvrage soit dénué d'intérêt ; il est rempli
de faits curieux , d'observations heureuses ; quelques passages
même sont écrits avec élégance et pureté , ce qui
sans doute ne fera point adopter le plan qu'il propose.
Dans la seconde partie de son ouvrage , M. Robert
traite de la physiognomonie et des signes qui constituent
cette science conjecturale. La physiognomonie , dit l'auteur
, est la connaissance des passions qui affectent naturellement
et accidentellement notre âme , elle se tire de la
taille , de la couleur , de l'air du visage , de la voix , de la
peau , enfin de toutes les parties organiques du corps.
Ainsi , par exemple , ceux qui ont la tête grosse outre
mesure , ont l'esprit hébété et le naturel indocile. Ceux qui
ont la tête petite , sont dépourvus de sens. La tête médio-
E 3
70 MERCURE DE FRANCE ,
cre est le signe d'un bon esprit . On peut aussi tirer quelques
inductions de la couleur , de la forme des cheveux ,
de la forme du nez , du son de la voix , des yeux. On ne
peut nier que cette science n'ait quelque chose de positif
il serait ridicule pourtant de la pousser jusqu'aux plus
minutieux détails , et de juger rigoureusement le caractère
d'un homme d'après son portrait ou le signalement décrit
dans un passe- port , ou sur une carte de sûreté . Aristote ,
Jean-Baptiste Porta et le fameux Lavater , nous ont laissé.
des traités de physiognomonie , qui renferment des principes
généraux , dont la vérité n'est pas contestée ; mais ils
s'égarent à mesure qu'ils s'avancent dans les détails . Il
nous manquait une analyse raisonnée de leurs systèmes ,
et M. Robert nous l'a donnée . Cette partie de son ouvrage
est très-curieuse ; et parmi les conjectures qu'elle renferme
, il en est beaucoup qu'on trouvera très- piquantes ,
et quelques-unes qu'on jugera raisonnables , en en faisant
une application générale.
M.
VARIÉTÉ S.
Fragment d'un ouvrage inédit , ayant pour titre : D £ 8
INSTITUTIONS MORALES .
(Extrait d'un chapitre sur la Religion. )
-
Biens de la religion chrétienne. Je porte mes regards
sur les biens qui doivent leur origine aux dogmes primi→
tifs de la foi chrétienne . J'observerai d'abord cette chaîne
mystérieuse dont elle entoure et associe toutes les âmes :
puissance humble , mais forte , dont le lien délié resserre
invisiblement la société jusqu'à la rendre une et solidaire ;
puissance douce , qui soulage la loi publique par la loi
tacite , qui substitue les sentimens aux devoirs , et fait de la
"
MESSIDOR AN XI. · 72
―
"
domination l'amour , et de l'obéissance le respect ; puissance
irrésistible , qui , dirigeant les volontés comme les
lois dirigent l'action , identifie l'inclination à la force , et
persuade à l'homme qui lui cède qu'il s'obéit à lui-même.
Mystères. La religion chrétienne ressemble à une
pyramide , dont la base repose sur des nuages : ses fondemens
se cachent dans les mystères ; mais ces mystères
ne sont pas de ceux admis dans les croyances anciennes
et qui étaient tantôt de simples fêtes ou des cérémonies
religieuses ( 1 ) , tantôt des assemblées de bohémiens ( 2 ) ,
tantôt de lubriques bacchanales ( 3 ) ; mais toujours plus
adhérans aux rites des religions qu'à leurs dogmes , toujours
connus des prêtres , enseignés aux initiés , et dont
la révélation avilissait les Dieux , en ne leur laissant rien
qui échappât aux regards des hommes.
Les mystères du christianisme ont ceux de Dieu ; ceux
du paganisme étaient ceux des hommes . Ce n'était , à vrai
dire , que des espèces de franc-maçonneries , dont le secret
, plus ou moins vertueux ou vicieux , était , dans les
unes , l'apprentissage des plus honteuses voluptés ; dans
les autres , la révélation d'une seule divinité ( 4 ) . Ceux-ci ,
( 1 ) Les Panathénées , les mystères d'Eleusine.
(2 ) Les mystères d'Isis .
(3 ) Les Dyonisiaques , les mystères de Pan et d'Adonis .
( 4 ) Du temps de Cicéron , l'Hierophante révélait , dans les mystères
d'Eleusine , que les dieux du paganisme n'étaient que des hommes
déifiés . Il paraissait dans la cérémonie sous les traits du Demiurge ,
dieu créateur , ce qui est conforme à l'opinion de Warburton . On était
amené à cette croyance simple par un noviciat d'au moins une année ".
et quelquefois de plusieurs : des épreuves y préparaient les eandidats ,
qui , pendant leur durée , se tenaient à la porte du tenrple : elles étaient
sévères , et on exigeait une grande pureté. La nuit de l'initiation , on
leur faisait voir et l'Hierophante leur expliquait un tableau animé des
récompenses et des peines futures , représentation qui a une grande
E 4
72 MERCURE DE FRANCE ,
base invisible de la religion , impénétrables aux fidèles et
non moins aux ministres , reposent secrets dans l'intime
conscience de la divinité : l'orgueil humain n'a pu s'en
approcher ; il a donc fallu croire d'une foi implicite , et
se soumettre d'une soumission aveugle ; il a fallu suivre
l'Eternel enveloppé dans cette colonne de nuages , qui
rend son trône inviolable , car il est le Dieu caché : Deus
absconditus. On ne l'a point vu combattre à la tête des
Hébreux , comme les Dieux païens au siége de Troyes.
C'est en se dissimulant qu'il se montre ; et s'il faut croire
qu'il s'est communiqué aux premiers hommes , c'est dans
une antiquité si sainte et si reculée , que ces hommes
presque divins nous semblent plutôt élevés jusqu'à Dieu ,
que Dieu descendu jusqu'à eux.
― Providence. Les anciens avaient une destinée aveu→
gle et impassible , le christianisme en a une clairvoyante
analogie avec nos mystères dramatiques . Ensuite les candidats , introduits
devant la statue de Cérès , recevaient la communion des mystères
. Cette doctrine étant favorisée du gouvernement , dont tous les
membres étaient initiés , explique pourquoi , en punissant de mort
l'athéisme , ils laissaient avilir leurs dieux sur le théâtre. Mais toutpurs
qu'étaient ces mystères , ils étaient humains , puisqu'ils étaient
révélés. D'abord rares et sacrés , ils se prostituèrent enfin , comme tout
ce qui passe par la main des hommes : on ne vit plus que des initiés ,
des courtisanes même le furent , et les initiations se vendirent au profit
du fisc. Au surplus , si quelque chose doit étonner , c'est que des secrets
si prodigués soient restés entourés d'une si profonde obscurité ;
que nul des anciens n'en parle que par conjecture , et que les plus savans
commentateurs n'ont rien pu en savoir de certain.
Il ne faut pas confondre l'allégorie avec les mystères. Ainsi la sagesse
sortant , en Egypte , du corps d'un lion , et , en Grèce , du cerveau
de Jupiter ; les animaux , les plantes , le triangle , le cône révérés
conime une représentation des dieux ; les attributs de la divinité adorés
sous divers noms et formes , et tout le culte symbolique , n'étaient
point des mystères , mais une religion expliquée par des signes, au
lieu de l'être par des mots .
MESSIDOR AN XI. 73
et active ; c'est la Providence qui , sans cesse animée de
bonté , ne s'offre à l'homme qu'escortée de la consolation
et du courage , qui ne lui promet ou ne lui rappelle que
des bienfaits , et occupe incessamment son coeur d'espoir
et de reconnaissance , sentimens paisibles , en éternelle
harmonie avec le bonheur des individus et des sociétés,
Cette Providence , assez vaste pour s'occuper de toute la
création , est assez étroite pour veiller sur chaque créature
; assez ferme pour diriger la chaîne des choses et des
temps , elle est assez facile pour qu'un seul l'implore et
la fléchisse . Et quelle différence pour la morale des peuples
, entre ce dogme consolant et le dogme de la fatalité !
Celui-ci , despote bizarre , qui pousse d'une main de fer
l'immuable destinée , semble dire aux humains : Vous
n'êtes rien ; j'existe seul dans le monde ; fermez vos coeurs ,
endormez vos consciences ; contentez -vous d'être , et , les
yeux fermés , attendez de moi le crime et la peine ,
vertu et la récompense ; enfin , mobile unique d'une création
inerte , il fait de l'univers une immense mécanique ,
où le vice et la vertu ne résident que dans le suprême
artisan. L'autre découvre aux hommes , dans un ordre
éternel , des milliers de modifications possibles , fondemens
de leur libre arbitré , garans de leur liberté , sources
de leur espoir ; elle ouvre un champ sans limites à la
puissance de leur âme , et permet qu'on espère , qu'on se
repente et qu'on espère encore. Elle justifie l'usage des
prières , usage vain dans le fatalisme et d'une si grande
efficace dans la religion chrétienne , la seule , a dit Pascal , 2.
qui demande à Dieu de l'aimer ( 5 ) et de le suivre.
( 5 ) Les païens connaissaient le respect des dieux , mais non leur
amour. Aristote dit qu'il serait absurde de dire qu'on aime Jupiter.
C'est une des choses admirables de la religion chrétienne , que l'alliance
qu'elle sait faire de l'amour et du respect . Je crois en découvrir l'ori
gine dans un Dieu fait homme : en effet , on craint Dieu et on aime
Jesus-Christ.
74 MERCURE DE FRANCE.
-
Consolations. Mais , et c'est ici un des plus grands
bienfaits du christianisme , il garde en dépôt l'immense
trésor des consolations ; et tandis que , dans les autres religions
, l'homme abandonné de la fortune ou de la vertu ,
reste seul avec son malheur ou son crime , celle-ci vient
à lui ; elle écoute ses plaintes , elle seule bien souvent ! et
après lui avoir souffert le bien de les épancher , qui est
aux malheureux la moitié de leur consolation , elle l'entoure
, le supporte , lui ouvre les richesses de sa grâce , et
l'invite à y puiser le repentir , l'espérance ou la résignation.
Résignation .
-
C'est ainsi qu'elle nous pénètre de
l'idée profonde que tout ce qui nous vient de Dieu est le
mieux possible pour nous et pour les autres ; que nos
biens sont à Dieu ; qu'il ne donne pont , mais qu'il prête ;
qu'il n'ôte point , mais qu'il redemande ; et qu'également
bon , quoique au-delà de notre intelligence , quand il accorde
et quand il retire , notre joie d'obtenir doit être
reconnaissante , et notre douleur de perdre , encore reconnaissante
, si nous en avons la force , mais tout au moins
tranquille et résignée.
Si nous invoquons la religion dans nos peines , elle fait
plus que d'offrir l'espoir du bonheur ; elle le remplace
bientôt par le bonheur même , qui naît plus sûrement de
la disposition de l'âme que de celle des circonstances. Et
qu'importe , en effet , à l'homme , que la perte du bien le
plus cher a jeté dans le sein de la religion ; que lui importe
de ne l'avoir pas recouvré , s'il a obtenu en échange
le bonheur de savoir s'en passer , bonheur qui ne peut
plus lui être ravi comme l'autre ! Ou si ce bien est de la
nature de ceux qui sont plutôt à l'humanité besoin que
richesse , qui se tient à la plus intime partie de notre
être , et qu'on ne peut diviser de notre coeur sans que le
MESSIDOR AN XI.
1
coeur lui-même le divise ; si celui qui l'a perdu n'a plus
de bonheur à retrouver dans le monde .... la religion
place encore la résignation entre ses souvenirs et son espérance
; elle lui fait de sa vie un chemin vers le bien qu'il´
veut rejoindre , et de sa mort la réunion à laquelle il
aspire .
Pénitence.
-xm Si nous l'implorons dans nos fautes , elle
fait plus que d'exciter le repentir ; elle lave la faute même ,
et revêt le coupable de la robe d'innocence , grand but
moral du dogme de la confession , qui n'est pas tant admirable
par l'esprit d'humilité qu'il entretient parmi les
hommes , que par le pouvoir qu'il a de purger les vices et
de repeupler la société d'innocens , réhabilitant l'âme humiliée
sous le poids de ses erreurs , et permettant aux
yeux inclinés vers la terre de se redresser vers le ciel ;
rendant une conscience à qui n'en avait plus , et la pudeur
d'une faute légère à qui conservait à peine celle du
crime ( 6 ) : enfin , opérant ainsi dans l'ordre religieux ce
chef-d'oeuvre dont les lois humaines ne sont pas capables ,
mais qu'elles devraient peut-être tenter en partie , d'infli
ger au crime des châtimens qui ne lui ferment pas la porte
(6 ) Je sais qu'on m'objectera ici que la confession a le défaut de
présenter le remède toujours prêt à ceux qui veulent pécher à leur
aise ; qu'elle peut porter le trouble dans le sein des familles , etc. Je
répondrai qu'on m'oppose les abus nécessaires d'un grand bien , et je
répéterai que le bien appartient à la religion , et les abus aux hommes
dégénérés depuis son institution ; que d'ailleurs ceux qui veulent pécher
à leur aise , ne croient guères à la confession , et n'en pécheraient ni
plus ni moins sans elle. Quant aux autres abus , c'est à l'état à les surveiller
, et je suis loin , comme on pourra le voir par la suite , de restreindre
sa surveillance sur la religion . C'est parce que ses biens sont
intérieurs , que ses maux sont cachés , et cela rend cette surveillance
délicate et nécessaire .
76 MERCURE DE FRANCE,
de la vertu , et d'admettre dans l'ordre pénal le retour ,
l'oubli , le pardon et la compensation ( 7) .
- Purgatoire. Elle a étendu ce bienfait à une seconde
vie et le dogme du Purgatoire est devenu pour l'éternité
le passage du crime à l'innocence , comme la confession
l'est pour la vie ; dogme consolateur , qui promet encore
de la miséricorde à celui qui semble l'avoir épuisée , et
qui , par une austère douceur dont notre religion offre
seule l'exemple , a déguisé cette miséricorde sous les traits
de la justice ( 8 ) .
Seconde vie. C'est dans cette seconde existence qu'elle
asu achever l'ordre moral toujours incomplet dans le cercle
étroit de la vie . En le développant dans l'éternité' , elle
ne s'est pas bornée , comme les autres religions , à ces
idées vagues de rémunération et de peine , qui attachaient
la récompense à la gloire et le châtiment au malheur ;
mais dans une balance équitable , elle a égalisé les biens
et les maux d'une vie par les maux et les biens d'une
autre ; chargé de bonheur celui qui en fut dénué sur la
terre , appelé les déshérités du monde à l'héritage du ciel ,
et présenté aux grands comme une leçon , aux petits comme
une consolation , l'image du Lazare protégeant le riche
dans les Cieux .
Philosophie. Elle seule , dit encore Pascal , a su ana- -
(7 ) Ceci recevra de plus grands développemens dans le chapitre qu
je parlerai des lois pénales : mais pour donner un exemple à l'appui de
mon idée , je ne voudrais pas qu'une marque ineffaçable condamnât un
homme une fois coupable à l'être toute sa vie .
(8 ) « Les supplices qui attendent les méchans , sont terribles , mais
» de divers genres ; car les uns ont pour but de les purifier , et les au-
>> tres ne font que les tourmenter sans fruit. »>
Ce passage de Boëce prouve que le dogme du purgatoire remonte
aux premiers siècles de l'Église , et que les protestans le regardent à
tort comme une invention nouvelle.
MESSIDOR AN XI.
77
lyser l'homme dans sa grandeur et sa bassesse ; est descendue
dans le coeur humain , et s'en est servie pour ses vués.
Disons plus , c'est d'elle que l'homme tient sa dignité ;
aucune religion ne l'a fait aussi participant de la nature
divine , et aucune n'a fait la nature divine aussi parfaite ;
car on peut différer d'opinion sur l'excellence de la foi
chrétienne mais non sur celle du Dieu des chrétiens : et
quelle comparaison oserait-on faire entre le Christ et les
dieux du Paganisme ! Qui ne voit , d'une part , une allégorie
érigée en croyance , ou une simple chronique dont
la foi est convenue , et de l'autre l'alliance la plus auguste
entre la religion , la morale et la philosophie ! Ou , pour
parler plus justement , la religion mère de la philosophie ,
non pas de celle de Diogène ou d'Aristippe , mais de celle
de Socrate ou de Marc-Aurèle. Aucune religion n'a tracé
des routes plus sûres et plus droites à la perfection ; aucune
ne nous a plus impérieusement enjoint de les suivre ,
ne nous a plus et mieux dit : Soyez parfaits. Aucune autre
, enfin , n'a guidé l'homme dans les détours de son
âme , pour s'y reconnaître et s'apprécier lui-même , appré→
ciation dont résulte la dignité proprement dite , qui n'est
que la juste estime de soi-même. Elle seule lui a imprimé
les sentimens de modération nécessaires pour entreprendre
cette recherche , et pour y réussir ; elle seule a donc conféré
à l'homme savéritable dignité : les philosophes anciens
n'en ont même approché qu'en s'approchant des maximes
du christianisme ..... Et que la philosophie eût continué
de s'étayer de la religion , comme la religion se reposait
autrefois sur la philosophie ! et que ce siècle fût assez for→
tuné pour voir revivre ce louable accord de deux grands
biens , qui , désunis , n'enfantent que des maux , et qui ne
s'unissent que par une grande modération réciproque.
Il nous faut donc compter , parmi les bienfaits de la
religion chrétienne , d'avoir été la première étincelle et le
78 MERCURE DE FRANCE,
foyer de la philosophie : j'entends de cette vraie philosophie
qui veut dire amour de la sagesse , et qui ne peut
dégénérer en passion , sans manquer à son essence ; de
cette philosophie réservée , d'où naît la soumission aux
puissances , la reconnaissance du droit des forts , la protection
de celui des faibles , le respect des principes sociaux ,
des propriétés et des limites ; qui , par une disposition
méditative , s'est élevée vers son auteur , a scruté sa loi , et
lui a imprimé ce caractère sérieux et auguste , qui est le
sceau d'une croyance divine , et que celle des anciens n'avait
pas ( 9 ) ; de cette philosophie moins farouche que la
stoïcienne , plus pure que l'épicurienne , qui ne nie pas
la souffrance , mais qui l'accepte avec résignation ; qui
ne tend pas par la vertu au plaisir , mais à la vertu mêmee ;
qui s'oublie , et souffre qu'on l'oublie , car elle place son
bonheur dans celui des autres ; qui , humble , ignore sa supériorité
ou la reçoit comme un dépôt de Dieu pour le
bien de la terre. Tels étaient l'Hôpital, Montansier , Catinat ,
hommes d'une grande et modeste vertu , qui opéraient
sans éclat le bien de l'humanité , car ils ne produisaient
point d'utiles résultats par des moyens brillans et dangemais
par une charité ( io ) persévérante , un amour
reux ,
\
(9 ) Ce caractère de sévérité empreint sur la religion chrétienne ,
peut aussi s'attribuer en partie au sort du Sauveur , à la foule de martyrs
qui attristent son histoire , à la férocité du peuple chez qui elle a
pris naissance , et à l'austérité de quelques- uns de ses dogmes . Ce sont
ces raisons qui la rendent aussi étrangère à nos poésies et à nos conversations
que celle des payens leur était familière et de ce silence
que l'on garde sur elle , s'accroît sa profondeur et sa majesté . Paw
pense que l'extrême passion des Chinois pour les spectacles , tient à la
tristesse de leurs rites religieux. Il eût pu appliquer cette remarque
aux Européens , avec cette différence cependant , que , chez les catholiques
, l'élégance des rites adcucit la sévérité des dogmes .
( 10 ) Je demande justice pour ce mot de charité , dont on n'apprécie
pas toujours assez l'onction et la profondeur . Les Grâces se nommaient
MESSIDOR AN XI.
79
religieux du prochain et la direction uniforme et sage de
la philosophie chrétienne .
-
Plusieurs autres biens. Enfin , si je ne craignais pas
de me laisser entraîner au-delà des bornes de cet ouvrage
, je porterais plus loin mes regards , et j'apercevrais
peut-être dans un lointain immense la religion , à la source
de beaucoup d'autres grands biens : je la verrais , assisté de
la philosophie , introduire la moralité dans les lois civiles ,
l'humanité dans les lois criminelles , fonder la balance.
politique , le droit des gens et celui des nations ( 11 ) , choses
pour la plupart inconnues aux peuples anciens , ou du
moins qu'ils ne pratiquaient pas par le sentiment de leur
utilité , mais par l'effet de la raison de quelques-uns , et
l'ascendant de cette raison sur tous : je la verrais ouvrir
aux lumières et aux sciences ( 12 ) , une carrière aussi incommensurable
que l'esprit humain , et placer devant les
hommes un avenir de perfection fini en morale et infini
en savoir.
Caritès ; et les anciens , même en les entrelaçant de roses , trouvaient
dans leurs charmes et dans leur union , un symbole admirable qui a
fait conserver leur nom , pour désigner l'assemblage de la miséricorde
et de l'amour.
( 11 )Le droit des nations n'est , à proprement parler , que celui du
plus fort , et il n'én existerait point d'autre entr'elles sans l'idée d'un
plus fort encore , que toutes doivent craindre.
(12 ) Le monde chrétien est la seule terre où germent les sciences .
Elles sont stériles , étrangères ou stationnaires dans le reste du monde ,
et même dans la partie de l'Europe qui n'est pas chrétienne.
80 MERCURE DEFRANCE,
LE PHILOSOPH & DE CHARENTON
•
par
·
l'auteur de LA
GASTRONOMIE ; I volume in- 18 . Prix : 1 fr. 50 cent.
et 2 fr . franc deport. A Paris , chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs-libraires , rue des Bons Enfans ; et chez
le Normant, imprimeur libraire , rue des Prêtres Saini-
Germain- l'Auxerrois , nnº°.. 42.
Une des manies les plus dangereuses de notre siècle ,
c'est de vouloir tout expliquer , et de chercher l'origine des
choses morales dans l'action des causes physiques. Notre
imagination , notre raison même y ont beaucoup perdu
et le monde moral semble se rétrécir pour nous , à mesure
qu'on recule les limites du monde matériel . La plupart
des conquêtes faites sur la matière , se font souvent aux dépens
des facultés les plus précieuses de l'âme ; plus nous
connaissons à fond les élémens de la nature , moins nous
connaissons ce qui compose la vertu ; nous distinguons
avec une précision extrême une substance d'une autre
substance , nous distinguons à peine le juste de l'injuste ;
et les affinités chimiques semblent nous avoir fait perdre
´de vue les affinités du eceur , l'amitié , l'amour , la pitié ,
la reconnaissance , toutes les affections qui nous rendent
meilleurs et plus heureux . Nous avons perdu la juste
mesure des sentimens ; nous avons une idée moins exactè
des convenances , il est mille choses qui embellissaient la
vie et qui ont perdu leurs charmes. Et tous les esprits
semblent être endormis dans une malheureuse indifférence
, ou portés vers une exagération ridicule.
Tel est le caractère dominant du siècle où nous vivons,
et c'est celui dont l'auteur du Philosophe de Charenton a
voulu retracer les dangereux effets et les malheureux travers.
Fremer ( c'est le nom du philosophe de Charenton)
était , à quarante ans , tourmenté de l'ennui de vivre. Un
jour qu'il voulait se jeter dans la Marne , son cousin le
détourna de ce projet , et lui fit les exhortations les plus
pathétiques.
MESSIDOR AN XI. 813
pathétiques. « Je croyais , lui dit-il , qu'étant as ins
» truit , plus savant que vos pères , et ayant cultivé toutes
n- les sciences , elles vous auraient appris à aimerla société
» des hommes et à remplir votre destination.
.}).
--Ah ! mon
» ami , lui répondit le philosophe , c'est précisément parve
» que je sais tout , que rien ne me platt.... C'est parce que
je suis métaphysicien , que je sais que mon âme n'est
» qu'une matière délayée , propre au mouvement , la-
» quelle matière est si peu de chose , qu'elle ne vaut pas
» la peine d'être conservée , organisée comme elle est.
» C'est parce que je suis géomètre , que j'ai découvert
» que le monde n'était qu'une machine , une espèce d'hor-
» loge , dans laquelle je ne me soucie point de figurer
» ' comme un rouage inutile . C'est parce que je suis ana-
» tomiste , naturaliste , physiologiste , chimiste , botaniste ,
» minéralogiste.... » Fremer daigna cependant consentir
à ne pas se noyer ; mais il promit de ne rester que
trois ans sur la terre. L'honnête cousin vit bien qu'il y
avait un peu de folie dans les raisonnemens du bon Fremer ,
et il l'engagea à voyager. Fremer se laissa entraîner hors
de Charenton ; et comme ils cheminaient ensemble sur la
route de l'Angleterre , le cousin voulat faire remarquer
aa philosophe les beaux sites de la Normandie. « Ah !
» malheureux , lui répondit Fremer , ne vas-tu pas imiter
n les poètes , qui trouvent tout cela délicieux , et qui se
» battent les flancs pour nous faire admirer des choses
» toutes simples , qui sont l'effet d'un principe de mouve-
» ment et de chaleur ? » Aussitôt il se met en devoir d'ex
pliquer comment la semence des végétaux est composée
da rudiment de la plante qui doit naître , et d'une autre
partie qu'on appelle lobe ; et tout en dissertant sur l'orga-
Bisation des vegétaux , nos deux voyageurs arrivèrent sur
les côtes d'Angleterre. Le séjour de Fremer en Angleterre
ne fut pas très-gai , comme on peut le penser , il assista
plusieurs fois à la société des utrabilaires , qui se réunissaient
deux ou trois jours de la semaine , pour pleurer
depuis six heures du soir jusqu'à dix inclusivement. Il
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
-
ގ
partit ensuite pour le Portugal , où il arriva , regrettant
beaucoup d'avoir eu le plus beau temps pour sa traversée ,:
et de n'avoir pas eu le spectacle d'une petite tempête.
Nous ne suivrons pas le philosophe de Charenton dans le
cours de ses voyages ; nous dirons seulement qu'en Espagneil
fit connaissance avec le bourreau de Séville , dont il
épousa la fille Dorine. Rien n'est si plaisant que la pre- :
mière entrevue du bourreau de Séville et du philosophe :
de Charenton. « Hélas ! seigneur étranger , lui dit le
» bourreau , si vous saviez qui je suis , vous ne daigneriez :
>> pas seulement m'adresser la parole , et vous détourneriez
» de moi vos regards avec une espèce d'horreur .....
» Vous m'inspireriez de l'horreur ! ah si cela était , je
» vous estimerais pardessus tous les hommes. Puisque
» vous le voulez , je ne craindrai pas de vous dire
n. suis bourreau , de ma profession .... Ah ! bourreau ,
» s'écria vivement Fremer , je suis ravi de faire connais-
» sance avec un homme de votre état . » Dès ce moment ,
la liaison devint intime entre le bourreau de Séville et le
philosophe de Charenton . Fremer alla souper chez son ,
nouvel ami ; à la fin du dessert , la conversation s'anima
, et les convives se mirent à disserter sur les supplices
usités chez les anciens et chez les modernes. Nous invi- :
tons les lecteurs à lire cette conversation dans l'ouvrage
même , ils y trouveront quelque chose de l'esprit de
Voltaire , et sur-tout la gaieté du Compère Mathieu.
--
que je
On jugera peut - être qu'un pareil caractère n'est pas
vraisemblable ; on y verra sans doute quelque chose d'exagéré
; mais le fond des couleurs est vrai . Le caractère
philosophique de notre siècle est , comme nous l'avons
dit , une profonde indifférence sur toutes les choses qui
doivent le plus intéresser les hommes. Il n'est pas rare de
rencontrer des hommes qui sont blasés sur tout , et qui
ont besoin d'émotions fortes pour être rappelés au sentiment
de leur existence . Quoique cette manière d'être ne .
soit pas vraisemblable , elle n'en est pas moins vraie ; et ,
si on ne la trouve pas naturelle , il faut croire que , dans
3
MESSIDOR AN XI. 83
le temps où nous vivons , la vérité n'est pas toujours la
même chose que la nature mais revenons au philosophe
de Charenton.
::
Après avoir visité une partie de l'Espagne , il se rendit
en Sicile , aliéché par l'idée d'y trouver des brigands et
d'y voir un bon tremblement de terre . Il passa de là en
Afrique , et séjourna quelque temps dans le pays des
Jagas, nation antropophage . Il revint ensuite en Europe ,
et il aborda en France en 93. C'est là qu'il put oublier
les moeurs des Jagas , et satisfaire à loisir son goût pour
les horreurs . Après avoir assisté à quelques séances de la
société-mère , il se ressouvint qu'il avoit promis de ne
vivre que trois ans ; et ces trois ans étant expirés , il retourna
à Charenton , où il se pendit au plancher de la
maison de ses pères . Il recommanda à son cousin , par
son testament , de faire organiser son corps en squelette ,
et d'employer ensuite ses os à faire du bouillon et de la
soupe pour les philosophes peu fortunés.
Nous n'avons pu donner qu'un extrait rapide du Philo
sophe de Charenton . Il est écrit avec esprit et avec une
franche gaieté. L'auteur a déjà mérité les suffrages du
public par des productions ingénieuses , et celle-ci n'est
point indigne de son talent .
M.
ÉPHÉ MÉRIDES ( 1 ) .
L'an 1566 , le 2 juillet , mort de Nostradamus.
Michel Nostradamus , né à Saint-Remi , en Provence ,
en 1503 , d'une famille autrefois juive , fut d'abord méde-
-
(1 ) Douze volumes in-8° . - Il paraît un volume par mois. On peut
se procurer chaque volume à mesure qu'il paraît , en payant d'avance
36 fr . pour les douze volumes. Il faut ajouter à ce prix , 50 c. par volume
,,
pour le recevoir franc de port. A Paris , chez le Normant ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , n. 42 ; et chez Henri
Nicole , quai Malaquais , Petit Hôtel . Bouillon .
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,,
cin , et acquit quelque fortune en voyageant et en exerçant
son art avec succès . Revenu en Provence , il se fixa dans
la petite ville de Salon , où il se livra à l'étude de l'astronomie
, et bientôt se mêla de faire des prédictions qu'il
renferma dans des quatrains rimés , divisés en centuries.
La première édition dè cet ouvrage , imprimée à Lyon en
1555 , n'en contenait que sept ; leur obscurité impénétrable
, le ton prophétique que le rêveur y prend , l'assurance
avec laquelle il parle , firent rechercher ces quatrains
avec beaucoup d'empressement. Enhardi par ce
succès , il en publia de nouveaux ; il mit au jour , en 1558 ,
les huitième , neuvième et dixième centuries , qu'il dédia
au roi Henri II. C'était alors le règne de l'astrologie et
des prédictions . Ce prince , et la reine Catherine de Médicis ,
entêtés tous les deux de cette folie , voulurent voir l'auteur
, et le récompensèrent comme un grand homme. On
l'envoya à Blois , pour tirer l'horoscope des jeunes princes
. Nostradamus se tira le mieux qu'il put de cette commission
difficile ; mais on ne sait point ce qu'il dit.
Henri II étant mort l'année d'après , d'une blessure reçue
à l'oeil dans un tournois , on appliqua à ce triste événement
le trente-cinquième quatrain de la première centurie de
Nostradamus .
Le lion jeune , le vieux surmontera
En champ bellique , par singulier duel ,
Dans cage d'or les yeux lui crevera.
Deux plaies une , puis mourir : mort cruelle !
Cette rencontre fortuite augmenta beaucoup la réputation
du prophete , qui s'était retiré à Salon , comblé d'honneurs
et de biens. Ce fut dans cette ville qu'il reçut la visite
d'Emmanuel , duc de Savoie ; de la princesse Marguerite ,
sa femme , et quelque temps après , de Charles IX.
Ce monarque lui fit donner deux cents écus d'or , avec
un brevet de médecin ordinaire du roi ; et des appointetemens.
Nostradamus mourut seize mois après , en 1566,
à Salon , regardé par le peuple comme un homme qui
MESSIDOR AN XI 85
connaissait autant l'avenir que le passé , quoiqu'aux yeux
des philosophes il ne connût ni l'un ni l'autre. Naudé
comparait ses prophéties , dont la plupart peuvent être
appliquées à différens événemens, au soulier de Théramène,
qui allait bien à tous les pieds.
P. S. J.-J. Rousseau est mort aussi le 2 juillet , dans
l'année 1778 , à Ermenonville .
ANNONCES.
Correspondance politique et confidentielle inédite de
Louis XVI , avec ses frères et plusieurs personnes célèbres ,
pendant les dernières années de son règne , et jusqu'à sa
mort , avec des observations ; par Hélène Williams.
Deux volumes in- 8° . Prix : 7 fr . 50 cent . et 9 fr . 50 cent .
par la poste. A Paris , chez Debray , libraire , place du
Muséum , près le Louvre , n° . 9 ; et chez le Normant ,
imprimeur libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n°. 42 , vis-à-vis le petit portail.
L'anti-Célibataire , ou les Mariages , comédie en trois
acles et en vers , par J.-B. Pujoulx . Prix : 1 fr . 20 cent. et
1 fr. 50 cent. par la poste. A Paris , chez Huet , libraire ,
rue Vivienne , nº . 8 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain -l'Auxerrois , n. 42.
7
Troité de la Poésie italienne , rapportée à la Poésie
française , dans lequel on fait voir la parfaite analogie .
entre ces deux largues , et leur versification très-ressemblante
: on y découvre la source de l'harmonie des vers
français , qui est l'accent prosodique ; et la langue française
y est garantie de toutes les imputations injustes
faites par J.-J. Rousseau , dans sa Lettre sur la Musique.
Par l'italien Antonio Scoppa. Un vol . in-8° . Pris : 5 fr .
et 6 fr. par la poste. A Paris , chez la veuve Devaux ,
libraire , rue de Malte , n°. 582 ; et chez le Normant ,
primeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxer
rois , n . 42 , vis-à-vis le petit portail.
im86
MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Si on veut voir une grande nation tourmentée dụ
spleen , courant aveuglément à sa perte , au milieu d'une
àgitation qui ressemble au courage , comme les convulsions
galvaniques ressemblent à la vie , il faut lire les papiers
anglais , et sur-tout les débats du parlement britannique.
Quiconque a connaissance de l'Angleterre , sait
que , dans ce pays marchand , tout est réglé, casé , et en
quelque sorte enrégimenté comme le serait un atelier .
Ce n'est pas la terre seule qui appelle les bras ; ce sont
tous les objets de manufacture ; ce sont ensuite tous les
moyens d'apport et de transport. Une activité incessante
a tout organisé , soit pour apporter le plus sûrement et
le plus commodément possible les matières premières du
continent , soit pour les lui rapporter ensuite , quand elles
ont été préparées et façonnées dans le pays . Il y a beaucoup
de loisir en France ; il n'y en a point en Angleterre.
Cet ordre une fois établi , il a été toujours commode au
peuple anglais de faire combattre son argent , et non pas
ses hommes . On sait ce qui s'y était pratiqué jusqu'à présent.
Au premier coup de canon , plusieurs régimens de
guinées partaient et allaient faire leur service ou clandestinement
auprès des cabinets , ou ostensiblement auprès
des armées. De cette manière , l'Angleterre donnait , il est
vrai , le fruit , mais elle conservait l'arbre . En ce moment ,
il faut qu'elle donne l'arbre et le fruit ; il faut qu'elle mette
sous les armes sa propre population ; il faut qu'elle bouleverse
tous ses ateliers de reproduction et de fécondité ;
il faut qu'elle demande aux mêmes hommes leur industrie
et leur vie. Voilà , n'en doutons pas , le secret de tous les
débats et de tous les embarras ils roulent sur un dilème
dont les Anglais ne parviendront pas à sortir . Adopte-t-on
le plan du secrétaire de la guerre ? oonn aura trois corps
d'armée , qui , par leur composition , se désorganiseront
:
MESSIDOR AN XI. 81
réciproquement . M. Wyndham , sur ce point , a toute
raison ; la milice dissoudra l'armée de réserve ; l'une et
l'autre , l'armée de ligne. Veut- on adopter , au contraire ,
le plan de M. Wyndham ? on aura une belle levée en
masse , qui désorganisera la nation entière .
Dans une situation aussi singulière , nous ne pouvons
qu'admirer la confiance du chancelier de l'échiquier. Les
taxes ont pu répondre à leurs combinaisons , dans la
dernière guerre ; la nature des circonstances était telle ,
que les Anglais avaient accaparé le commerce du monde
entier. Si , par hasard , la guerre actuelle venait à ne pas
offrir les mêmes avantages , le produit de ces prétendues
taxes pourrait se trouver très-aventuré . L'attitude à la
quelle se décident beaucoup de puissances maritimes ( 1 ) ,
et la soustraction subite de toute la côte du nord , pourraient
déranger à cet égard beaucoup de calculs. Les circonstances
nous paraissent en tout point différentes .
D'abord , à cette époque , la guerre avait pris en Europe
on ne sait quel manteau au moins hypocrite de guerre sociale
, qui donnait à toutes les neutralités une attitude timide.
Le Danemarck , la Suède , la Prusse , et les puissances
d'un ordre inférieur , avaient beau être insultées , vexécs et
pillées sur les mers, à peine osaient- elles proférer quelques
plaintes . Elle s'estimaient trop heureuses de se sauver , au
prix de quelques bâtimens , des hasards d'une guerre où
elles ne voyaient aucun avantage . Si une semblable situation
devait se renouveler , rien ne serait plus profitable
pour l'Angleterre elle commencerait , comme elle le
fait déjà , à s'emparer des bâtimens marchands des autres
puissances ; elle s'emparerait bientôt de tout leur commerce.
On
peut d'avance indiquer sa marche.
( 1 ) There was a report yesterday also , which we hope is wholly
unfounded , that the Danes begins to complain of the manner in which
their ships are detained or visited. We do not chuse at present to
say all that might be said on this subject .
(Morning Chronicle. )
F 4
88 MERCURE DE FRANCE ,
Nous ne voulons point être injustes envers nos ennemis :
nous conviendrons que , sur les milliers de bâtimens neutres
que les Anglais ont saisis dans la dernière guerre , il y
en aeu à-peu-près une vingtaine qui ont été restitués.Nous
voulons croire que , plus prudens dans la guerre actuelle ,
les restitutions seront plus nombreuses . Dans ce cas même ,
qui est le plus favorable , on ne se fait point d'idée des
vexations dont les cours de l'amirauté anglaise ont l'hā¬
bitude , et reçoivent l'instruction.
"
On ne peut ignorer combien il importe à tout bâtiment
commerçant , quel qu'il soit , d'arriver promptement à sa
destination , tant à cause de la nature des marchandises >
qu'à cause des saisons , des temps , des marchés , et sur-tout
des salaires et de la solde d'équipage. Une fois visité et
amené dans les ports d'Angleterre , ce bâtiment est jugé
sur-le-champ , si on le croit coupable ; mais si on croit
qu'il n'a contrevenu en rien aux traités de commerce on
l'oublie. Il demeure ainsi en panne une année entière ,
sans que le patron puisse obtenir une audience. Pendant
ce temps , voici ce qui arrive : le bâtiment se détériore ,
la cargaison s'avarie , les matelots , circonvenus par les
recruteurs anglais , désertent et passent au service de
la Grande - Bretagne . A la fin , cependant , l'amirauté
consent à le renvoyer. Mais alors son propriétaire ,
ruiné , est forcé de le vendre sur place et à bas prix , ne
fût-ce que pour payer sa dépense , ainsi que les frais de
justice dont aucune imagination ne peut se figurer l'excès (1 ).
Le lecteur aperçoit facilement les résultats de cette
savante méthode. La guerre n'est pas plutôt déclarée par
l'Angleterre , que l'effroi gagne tout le monde commer
cial . L'idée seule d'être visité , amené en Angleterre , et
( 1 ) Ceux qui ne connaissent que les traités écrits , s'imagineront
que , dans ce cas , le preneur doit être tenu aux dédommagemens .
Nous le savons parfaitement . Mais des dédommagemens obtenus son
une chose sans exemple dans les cours d'amirauté anglaise , et nous
'avons pas connaissance d'un seul cas de cette espèce.
MESSIDOR AN XI.
89
1
de subir un jugement de l'amirauté anglaise , paralyse
toutes les spéculations , arrête toute activité. Tous les
ports des puissances en paix , se changent , par ce moyen ,
en comptoirs de l'Angleterre . Mille considérations de profit
et de sûreté font penser qu'il vaut mieux confier à des
vaisseaux anglais , qu'à ses propres vaisseau , les objets de
commerce dont on peut disposer . Les Anglais consentent
à aller prendre avec leurs propres vaisseaux les matières
premières de toutes les puissances du Continent , ils consentent
même à les leur rapporter ensuite , quand ils les
ont ouvrées et manufacturées ( 1 ) .
Si c'est cet ordre de choses sur lequel M. Addington a
compté , quand il a établi ses droits sur les consommations
intérieures et sur les douanes , et quand il s'est vanté de
faire d'autorité l'approvisionnement de tout le continent
( 2 ) , nons croyons et nous espérons qu'il a pu se ·
tromper. La France respectera la neutralité de toutes
les puissances . Mais elle a lieu de croire que l'Angleterre
la respectera elle - même , ou que ces puissances la feront
respecter. Elle a lieu de croire que par des considérations
d'aucun genre , aucun état de l'Europe ne s'abaissera
jusqu'à envoyer, dans cette guerre, des tributs à la Grande-
Bretagne, Nous appelons ici franchement tributs, non - seulement
des stipulations pour des envois d'espèces , mais encore
cette honteuse condescendance avec laquelle une puissance
enverrait à l'Angleterre ses vaisseaux , afin qu'elle
les saisît et qu'elle en soudoyât ses matelots. On ne nous
contestera point que c'est être tributaire de l'Angleterre ,
que de se laisser terrifier par elle au point de lui aban-.
donner l'empire exclusif des mers , et le commerce de
tous les pays. On ne nous contestera point que c'est être
tributaire et esclave d'un état , que de le laisser , sous pré-
(1 ) C'est ce qui fait que , pendant la dernière guerre , la somme des
importations et des exportations a été și immense en Angleterre . La
paix n'est pas plutôt survenue , que tout a changé . Inde iræ .
( 2 ) Command of the supply of the wotld .
i
90
+2
MERCURE
DE FRANCE ,
texte de la guerre , en possession de toutes les transactions
commerciales et maritimes , au point qu'il n'y ait plus
d'autres vaisseaux que les siens qui osent voiturer sur
les mers les denrées de l'Europe , celles de l'Amérique
et de l'Asie .
Il nous para très-probable que M. Addington se trompera
sous le rapport du monopole qu'il ose proclamer , et
alors il se trompera manifestement sur le produit des
douanes. Nous croyons qu'il se trompera encore sous le
rapport de l'esprit public et des armées . Ces deux points ,
que nous n'avons fait qu'effleurer , demandent une attention
et des réflexions particulières . La longueur des débats
du parlement et leur importance , nous forcent à les renvoyer
à un prochain numéro.
ANGLETERRE.
CHAMBRE DES PAIRS.
Séance du 20 juin.
Le secrétaire de la guerre : Je vais maintenant appeler toute l'attention
du comité , sur le très- gracieux message de S. M. , qui vient d'être
lu , et qui soumet à votre examen trois objets principaux : 1 ° . il s'agit
de pourvoir à la manière la plus efficace d'assurer la défense et la
sûreté des royaumes-unis ; 2°. de lever une grande force disponible
pour des opérations offensives : à cet égard , je n'ai pas besoin d'employer
beaucoup d'argumens pour prouver que dans la présente conjoncture
, c'est le devoir sacré du parlement d'user de tous les moyens
qui sont en son pouvoir , pour arriver à ce but le plus important et le
plus nécessaire ; 3° . enfin , il s'agit d'adopter toutes ces mesures dans le
plus bref délai possib'e.
En considérant le premier de ces objets , savoir la protection et la
sûreté des royaumes-unis , et eu égard à l'état présent de nos forces
navales et militaires , eu égard encore à l'état présent des forces de
l'ennemi , aux positions qui sont respectivement occupées , je ne
puis m'empêcher d'exprimer ma conviction , qu'il nous convient de
nous renforcer considérablement. Lorsque je parle aiusi , on doit entendre
que je prends en considération les circonstances extraordinaires
dans lesquelles nous avons le malheur de nous trouver , circonstances
qui naissent du temps très - extraordinaire dans lequel nous
vivons , et qui proviennent aussi de la conduite très - extraordinaire de
T'homme très-extraordinaire qui , aujourd'hui , est à la tête de la nation
française. Dans d'autres temps , et si nous étions seulement menacés
des dangers ordinaires de la guerre , tels que nous les avons ci devant
connus et éprouvés , je n'aurais pas hésité à soutenir que les forces que
Nous avons maintenant sur pied , ou que nous aurons incessamment ,
jointes à la supériorité décidée de notre marine , nous auraient autoMESSIDOR
AN XI.
gr
risé à regarder avec mépris les moyens qu'emploirait l'ennemi contre
Lous ; parlant tonjours des temps ordinaires , et calculant sur les dangers
ordinaires de la guerre , sur ceux auxquels ce pays a été exposé
jusqu'à ces dernières dix années , lorsque nous avions 140,000 hommés
à notre disposition , lorsque nous pouvions à ce nombre ajouter un
nombre supplémentaire , lorsque nous étions les maîtres d'une puissante
marine , je répète que nous pouvions regarder avec dédain les
préparatifs de l'ennemi . Nous aurions été excusables en les dédaignant
, et nous aurions eu raison de dire que s'il passait jusqu'à l'exécution
de ses menaces , il tomberait bientôt victime de sa présomption .
Oui , c'est ainsi que je parlerais , dans des temps ordinaires , dans une
guerre ordinaire entre ce pays et la France ; mais les circonstances
présentes sont différentes , et en conséquence , un langage différent
doit être employé. Il ne faut point nous dissimuler le péril auquel
nous pouvons être exposés , et il faut nous préparer à y faire face. La
probabilité est qu'un certain nombre seulement d'hommes peut
être jetés sur les côtes de la Grande- Bretagne et de l'Irlande ; mon
sentiment est que tout projet d'invasion se réduira à cela ; cependant
il est de notre devoir de nous préparer . comme si nous devions craindre
un danger beaucoup plus imminent. Je n'ai pas tort en disant que tel
sera en définitif le résultat de toute entreprise de la part de l'ennemi ,
de tout projet d'invasion hasardé par lui ; et lorsque je l'entends nous
menacer si hautement , lorsque j'observe les offres de secours de la
part des différentes provinces de France à leur grand consul , pour
arriver à l'exécution de ses menaces , et lorsqu'en même temps je
' considère les moyens qu'ils ont d'accomplir leur objet , je ne puis
m'empêcher de sourire de cette vaine audace . Je ne puis m'empêcher
de sourire lorsque je vois ces généraux , ces sénateurs qui sollicitent
la faveur d'accompagner leur tout - puissant consul dans le vaisseau
chargé d'apporter dans ce pays toutes les vengeances françaises . Si
l'on réfléchit bien au chemin qu'aura à faire ce vaisseau , les plus
hardis , sans doute , sont forcés de trembler . Le plus grand danger
n'est pas pour nous , mais il est pour les envahisseurs ; pour eux , le
passage du détroit doit être aussi redoutable que celui du Styx .
... Quàm vellent athere in alto ,
Nunc et pauperiem et duros perferre labores !
Fata obstant , tristique palus inamabilis undá
Alligat , et novies Styx interfusa coercel.
On nous a donc pompeusement appris qu'un vaisseau alioit être
chargé des vengeances et des destinées de la France ; quant aux
destinées de la grande république , je ne prétends pas les deviner ;
une telle faculté n'appartient pas à l'homme , ses destinées sont dans
la main du Tout- Puissant , qui fait sortir le bien du mal , et qui , à
l'époque marquée par sa sagesse , rétablit toutes choses pour le mieux.
Les destinées de la France , comme tous les autres événemens , sont
dans les entrailles du temps ; le bien sera le dernier résultat , et je prie
le Ciel que ce bien arrive ; je le prie d'envoyer le bonheur sur cette
race aujourd'hui la plus malheureuse de toutes ; je souhaite à l'univers
qu'elletourmente , je lui souhaite la tranquillité et la paix. En voilà bien
assez de dit sur les destinées de la France. L'autre partie de la cargaison
du vaisseau redoutable sera composée des vengeances de la France ,
ou , pour parler plus correctement , du desir du premier consul de
France , qui , certainement , ne respire que vengeance . Les desseins
92 MERCURE DE FRANCE ,
de cet homme singulier sont hostiles , non - seulement contre l'indépendance
, mais même contre l'existence de ce pays . Ceci a été déjà
trop clairement développé pour avoir besoin d'une nouvelle explication .
C'est évidemment son désir de détruire ce pays comme nation , et
il n'y a aucun doute que rien ne peut le satisfaire , que la dégradation
du nom anglais et l'anéantissement du pouvoir britannique . Tel est son
objet , tous ses plans y tendent,; je n'entreprendrai point d'examiner
où est la probabilité du succès dans son esprit . Quant à moi je ne
comprends pas comment un être raisonnable peut nourrir des espé
rances aussi insensées ; je compare les moyens avec la fin , et tout ce
plan me paroît être l'effet d'un orgneil blessé ; c'est l'ouvrage d'un
esprit entièrement absorbé par la contemplation d'une vanité exaltée
et d'une fausse gloire ; mais bien que les passions du premier consul
soient si emportées et si déraisonnables , bien qu'un succès en définitif
soit imposible , bien que l'entreprise doive être funeste à nos enneinis
plutôt qu'à nous , il n'en est moins pas nécessaire de nous préparer
parfaitement contre les explosions irrégulières , violentes , et momenlanément
décisives du plus ambitieux des hommes , contre les pa
roxismes de cette furie militaire qui commande aujourd'hui une immense
force armée .
Lorsqu'on nous dit que des flottes suivront des flottes , et que des
armées suivront des armées pour effec uer l'invasion , nous devons
nous tenir prêts . Nous devons nous tenir prêts , puisqu'on dit encore
que cette invasion peut être effectuée ; en effet , il est certain que
quelques milliers d'hommes peuvent être jetés sur notre rivage , et,
nous apporter toutes les horreurs dont depuis long- temps notre pays a
eu le bonheur d'être exempt. C'est le devoir de l'état de ne rien
laisser au hasard , quoique tous les hasards soient en notre faveur,
Nous devons nous prémunir contre tous les événemens possibles , et
adopler toute espèce de précautions. C'est sur ce principe que je
erois convenable de lever de grands renforts : sur ce principe , et sur
Jui seulement , que je propose d'ajouter à notre armée déjà formée et
qui se forme, une armée de réserve de 50,000 hommes . Cette armée
sera levée à l'instant , et entrera à l'instant en campagne. Après avoir
bien étudié ce sujet , et consulté les hommes de l'art les plus habiles
je meflatte que j'obtiendrai l'approbation du comité , en lui proposant
de lever pour cette arinée de réserve , 40,000 hommes dans la Grande-
Bretagne , et 10,000 en Irlande. Ces forces seront réunies , et elles
seront commandées par des officiers militaires nommés par S. M.
comme il sera dit ci- après. Elles formeront un corps de réserve , et
seront prétes à agir suivant l'occasion dans toute partie des royaumes
unis ; elles établiront le plus sûrement notre salut , elles mettront S. M.
en état d'employer son armée régulière à des opérations offensives,
Ceci me conduit à la seconde partie du très- gracieux message de S. M.
Tout le monde conviendra que la plus grande force disponible que
nous avons eue au commencement des guerres précédentes , serait
dans notre présent systême militaire , sujet à beaucoup d'inconvéniens.
Il fallait certainement s'affliger , au commencement de chaque guerre ,
de ce que la force militaire disponible n'était pas égale à nos ressources.
et à nos efforts . Notre armée de terre n'a jamais été proportionnée avec
notre marine , supérieure à toutes les puissances maritimes du globe.
Ici on doit me permettre de dire que notre systême militaire doit subir
une révision ; car assurément il n'est pas aujourd'hui , et il n'a jamais
été dans les temps modernes , en proportion du pouvoir réel de ce pays.
1
MESSIDOR AN XI. XI. 93
J'estime que nous n'avons pas une armée telle qu'on doit la souhaiter ,
et que notre système en entier doit être revu et examiné à fonds. Par
lant toujours d'après mes propres souhaits , j'ose dire que le parlement
ne doit pas se séparer sans adopter des réglemens nouveaux sur ce sujet .
D'un autre côté , et en y réfléchissant mûrement , je conviens que cette
matiere est grande et importante , qu'elle exige un serieux examen , ne
doit point être traitée à la hâte , et en un mot que c'est un ouvrage qui
ne peut être entrepris que dans le temps d'une profonde paix . Je ne
fais donc qu'indiquer mes souhaits pour le moment, et j'espere qu'à
la premiere heure de loisir , un objet aussi majeur ne sera point négligé
par la législature.
Je reviens à l'armée de réserve . J'ai annoncé que la chambre devait
considérer trois points principaux. Je les rappelle en commençant par
le dernier.
1º. Nous devons lever tel nombre d'hommes qui sera nécessaire
et ce , dans le plus bref délai possible : 2° . le service de cette armée
s'étendra sur toutes les parties des royaumes- unis , même sur les isles
de Guernesey et de Jersey ; 3 ° . I levée sera faite de manière à ménager
la nation , et pour cela on aura recours autant que possible au
mode accoutumé . On levera l'armée de réserve sur tous les hommes
âgés de 18 à 45 ans , sauf toutefois les exemptions que je pourrai
mentionner. Je propose de mettre cette armée sur pied sans perdre de
temps , et de la faire commander par des officiers à la demi- paie .
Quant à l'éten ue de son service , j'ai déjà annoncé qu'il auroit lieu
sur toute la surface des royaumes - unis et dans les iles de la Manche ;
quant à la durée du service , je pense que quatre années suffiront pour
ceux qui tireront au sort , et pour ceux qui serviront comme remplaçans ,
ils n'obtiendront leur congé qu'au bout de quatre ans , ou un mois
après la signature du traité définitif de paix . En ce qui concerne le
mode de levée de cette armée , je pense que le meilleur est de faire
tirer au sort conformément aux principes du système de la milice.
M. Windham. Je dois délivrer mes sentimens sur la mesure qui
vient d'être proposée : on l'a proposée avec toute la solennité de l'im
portance que l'occasion mérite . Je suis faché que la mesure elle -même
soit insuffisante. Je suis parfaitement d'accord avec le très- honorable
membre , que nous sommes dans des temps nouveaux , et que de
grands dangers nous menacent . Je pense comme lui qu'il ne nous conviendrait
pas aujourd'hui de suivre la vieille routine . Je le pense si
fortement , que je regarde notre ruine et notre destruction comme
inévitables , à moins que nous n'adoptions des mesures comformes
au temps .
Ma grande objection contre la mesure proposée , consiste en ce
qu'elle me pa oit précisément établie d'après notre vieille manière
d'agir ; au lieu d'améliorer notre système militaire , nous allons exactement
desorganiser l'armée. Je soutiens que notre armée n'est pas en
raison de notre situation , n'est pas proportionnée aux ressources du
pays . Mais pourquoi est- elle ainsi disproportionnée ? Pourquoi ?
parce qu'elle a été désorganisée . Comment ce pays ne peut-il , ainsi
que les autres pays , lever une armée en conséquence de sa population ?
C'est parce que nous avons une immense milice , où les hommes
tirent nominalement au sort , mais , dans le fait , composée de remplaçans
. On donne à ces remplaçans de telles primes pour s'engager , que
vous êtes dans l'impossibilité de vous procurer des recrnes pour votre
armée régulière. La levée proposée , que sera - t- elle ? une pure et
imple milice.
94 MERCURE
DE FRANCE
,
Il a été dit par un certain auteur , que le premier mérite d'un livre
était de se faire lire : ainsi le premier mérite d'une armée est d'avoir des
lois qui fassent des soldats . Les grandes primes accordées aux soldats
produisent de grands abus , et le souvenir de ces primes aurait longtemps
une tendance pernicieuse , si l'on adoptait le systême que j'indique
. Jamais la milice ne peut égaler les forces régulières . Les hommes
ne peuvent être proprement soldats que lorsqu'ils ont rompu tous leurs
autres liens , et qu'ils ont , pour meservir de l'expression des matelots ,
plongé dans l'eau profonde. Ensuite , n'est - ce rien de faire connaître
à l'ennemi qu'une si grande partie de nos forces ne peut être déplacée ,
et qu'elles sont destinées à être immobiles comme une carcasse de navire
? Je n'empêche pas que l'on emploie une force de cette nature ;
mais non dans ce moment , lorsque nous avons besoin d'une meilleure .
Les différens genres de nos forces peuvent être comparés aux différens
genres des mots . Le masculin est regardé comme étant plus noble
que le féminin ; le féminin comme étant plus noble que
le
neutre de même je regarde l'armée régulière comme meilleure (que
la milice , et la milice , comme meilleure que les volontaires . Par quelle
raison ne nous occupons-nous pas essentiellement de la première ? Je
blane l'emploi des officiers-recruteurs . Ce qui distingue particulièrement
nos officiers de ceux des autres nations , c'est qu'ils possèdent au
plus haut degré des sentimens de gentlemen. Comment de pareils sentimens
peuvent-ils s'allier avec les ruses d'un officier- recruteur ?
Le grand point que nous ne devons pas perdre de vue , c'est celui
de disposer la force entière du pays , de manière qu'elle puisse repousser
avec succès l'attaque, d'une armée envahissante . L'ennemi peut débarquer
sur un seul point plus de troupes qu'on ne peut lui en
opposer immédiatement . Que si la masse du peuple étoit préparée
convenablement , chaque district contiendroit en lui - même des
moyens suffisans de résistance . Si cent mille hommes , par exemple ,
venoient à débarquer sur un point de la côte voisine de la capitale ,
la population de la ville de Londres , si elle étoit bien dirigée , devroit
fournir des moyens suffisans pour résister. C'est un fait que l'on ne doit
jamais oublier , que la force physique , en ne faisant attention qu'au
simple calcul des nombres , n'emporte point avec elle l'assurance da
succès. Toutes les invasions ont manifesté cette vérité : une forteresse
est prise , et un pays est perdu. Il y avoit en Hanovre une population
capable de détruire trois fois l'armée de Mortier ; cependant ce pays
s'est rendu ; il a fait abandon de tout , des propriétés publiques des
propriétés particulières , de ses lois , de sa constitution .
Mais quand on aura établi cette espèce de conscription , pourrat
- on se flatter qu'on en aura fait assez ? Des mesures parlementaires ,
des armées sur le papier peuvent avoir une belle apparence aux yeux
de la multitude ; elles n'ont aucune solidité. Aucun officier distingué
n'oserait leur donner son approbation elles ressemblent à ces marchandises
de montre qui brillent derrière les vitres d'une boutique ,
mais qui ne peuvent soutenir l'inspection d'un ouvrier , et qui
trompent cruellement l'espérance de l'acheteur. Les 120 , les 140 mille
hommes de milice que nous prodigue le ministère , ne signifient rien
du tout ; ils s'évanouiront à l'aspect d'une armée régulière .
Certes , je suis partisan d'une armée de volontaires ; mais la mienne
ne ressemblerait nullement à celles qui existent. Je voudrois que
MESSIDOR AN XI.
95
1
l'on n'hésitât pas un moment à lever tout le peuple en masse ( 1 ) . Je
voudrois que tout le peuple fat exercé à ce qui compose la partie la
plus essentielle du service milita re , à l'exercice à balles . Ainsi , l'ennemi
aurait à combattre , non seulement nos troupes régulières , mais
tous nos paysans armés. Pour de tels volontaires , je n'exigerai point
l'élégant appareil d'un uniforme ; je n'exigerai point qu'on leur apprît
des marches et des contre-marches , ni à coucher en joue , tantôt avec
l'oeil droit , tantôt avec l'oeil gauche . On ne s'est que trop occupé de
ces détails minutieux dans notre armée.
On prétend qu'il y a des hommes qui regardent avec un mépris
calme les menaces de l'ennemi . Distinguons différentes espèces de calme :
il y a le calme de la joie , le calme de la doulenr , du désespoir . Il y
a des personnes qui ont tellement le calme de la dignité , que lorsque
leur maison est forcée par des brigands , au lieu de songer à se défendre
ils se cachent sous le lit. Il se peut que les ministres de S. M.
aient fait beaucoup pour la défense du pays ; mais certainement ils
ont pris grand soin pour qu'il n'en parut rien. Bonaparte aussi a été
très-secret dans ses procdéés , et ils ont peut-être voulu l'imiter .
Cependant la situation étoit bien différente : le secret convient parfaitement
à celui qui attaque ; il ne convient nullement à celui qui est
attaqué . Si un officier commandant un poste est instruit que l'ennemi
doit essayer de le surprendre à une certaine heure , que pensera - t-on
de sa sagesse , si cet officier dit à son aide-de camp : Je suis instruit ,
qu'on doit nous attaquer cette nuit ; mais chut , ne dites pas un mot
de ceci à la garde : gardons un profond secret . N'est- ce pas ainsi
que le gouvernement de S. M. s'est conduit ? Il devait agir biea
autrement . Si l'on vouloit nous sauver , on ne pourroit y parvenir que
par les efforts de la masse du peuple. On pouvait garder un calme .
très- digne et très - magnanime ; mais il ne fallait pas adopter une manière
clandestine d'assurer notre salut . Je puis contempler sans effroi
toutes les menaces de l'ennemi , si le peuple fait son devoir . Pour
que le peuple fasse son devoir , il faut que le gouvernement fasse le '
sien .
Le chancelier de l'échiquier se lève alors pour répondre à M. Windham
M. Pitt pour déclarer qu'il partage les sentimens de son trèshonorable
ami le chancelier de l'échiquier , et la motion du secrétaire '
de la guerre est adoptée.
NOUVELLES DIVERSE S.
Ancóne , 11 juin.
On croit que les troupes françaises que nous avons ici
depuis huit jours , partiront ce soir , et dirigeront leur
marche vers l'Abruzze et la Pouille .
Milan , 20 juin.
On croit généralement ici que l'armée d'observation ,
des français , s'est mise en marche pour occuper les ports
du royaume de Naples. Son quartier-général sera à Tarente
, d'où il partira tous les samedis un courrier militaire .
( 1 ) Prenez garde aussi que tous ceux qui ont placé leurs fonds dans
votre banque, ne les retirent en masse.
a
96 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS. Les lettresdes départemens du Nord sont pleines
de détails relatifs au voyage du premier Consul. La ville
d'Amiens s'est distinguée par la grandeur et la grâce
qu'elle a mise à tous les honneurs qu'elle a rendus au
chef de la France. Les devises et les inscriptions étaient
par-tout répandues. On a distingué celle des Cours : on
lisait en lettres de feu sur la façade de la porte qui
conduit à Calais : CHEMIN D'ANGLETERRE . Une jolie barque
portée et prête à mettre à la voile avait un pavillon sur
lequel était écrit un bon vent et trente-six heures. Le
premier consul a reçu du maire et du corps municipal
l'offrande de plusieurs cygnes : hommage que la ville
d'Amiens présentait autrefois aux chefs du gouvernement .
Mais ce qui a sur-tout signalé le séjour du premier
Consul , c'est le soin qu'il a mis a recevoir tous les
fonctionnaires publics , les autorités constituées , à conférer
avec les principaux et les plus instruits d'entre les
propriétaires , les fabricans et les commerçans ; à visiter
les manufactures ; à prendre des renseignemens sur tout
ce qui lui paraissait relatif à la prospérité générale de la
France et aux intérêts particuliers de ce département.
Des adresses de toutes les parties de la France conti→
nuent à apporter , au sujet de la guerre déclarée par
l'Angleterre , l'expression des sentimens de dévouement
de tous les individus , de toutes les corporations , et de
toutes les classes. Quelques hommes opprimés par les
injustices révolutionnaires ont pu quitter une fois leur
pays , aigris de vengeance et de colère. Si la France avait
été capable daccepter les outrages que l'Angleterre
a bien voulu lui offrir , c'est alors qu'il aurait fallu la
quitter , le coeur flétri d'indignation et de honte.
-
Cette , unanimité de tous les coeurs et de toutes les
opinions dans une guerre d'honneur national , est un
doux spectacle pour ceux qui dans quelque parti qu'ils
aient pu figurer , n'ont cessé de placer au-dessus de tout ,
la gloire et le bien de leur pays . La France s'est relevée
de la révolution par la victoire . Faut-il s'étonner que
ceux-là veuillent lui arracher les victoires , qui voudraient
la replonger dans la révolution ? Ici se présente un rap- ·
prochement très- extraordinaire. La France s'égara un
jour dans une grande folie ; celle des croisades : elle en
fut sauvée par un homme simple , tiré de l'obscurité
d'un cloître. La religion répara les maux de la religion
Quand laFrance a été égarée par les folies révolutionnai
res , le génie seul pouvait réparer les désordres du génie.
( No. CVI . ) 20 MESSIDOR an II .
( Samedi 9 Juillet 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
REP.FRA
5 .
cen
POÉS I E.
STANCES
SUR LA GUERRE ACTUELLE.
Ανux désirs de l'humanité
La victoire a'daigné sourire ;
Et désarmé par l'équité ,
De ses longues fureurs le continent respire :
Mais , au sein de ses régions ,
La mort a promené sa dévorante haleine ;
Et des siècles de paix effaceront à peine
Les vestiges sanglans de nos divisions .
Que de champs transformés en vastes cimetières ,
De cités en mornes déserts !
Tout pleure autour de nous : des nations entières
Ont rougi de leur sang les terres et les
mers
;
Leurs corps ont engraissé les moissons jaunissantes ,
Et ces fruits que l'été promet à nos désirs :
C
98
MERCURE DE FRANCE
J'entends , je vois errer leurs ombres gémissantes ,
Et l'air est encor plein de leurs derniers soupirs.
D'un horrible et long incendie
Le globe offre à nos yeux le tableau déchirant ;
Faut-il que votre perfidie
En rallume le feu mourant ?
Rivaux cruels ! Até , par vos bouches parjures ,
Provoque ma patrie à de nouveaux combats ;
Et , prête à r'ouvrir nos blessures
Du fer de l'injustice elle arme vos soldats.
C'est peu qu'engraissés de rapine ,
Les maux du genre humain cimentent votre orgueil ,
Qu'à votre ambition le glaive , la famine
Ait asservi l'Asie en deuil ;
C'est peu que nos regards ne trouvent sur les ondes ,
Que vos pavillons oppresseurs ;
Et que des boulevards , des trésors des deux mondes
Mille traités honteux vous laissent possesseurs.
Il faut , à votre voix , que l'Europe se taise ,
Et mette à vos pieds ses états ;
Que votre seul trident calme , soulève , appaise
Les peuples et les potentats ;
Que de la foi juréé observateurs rigides ,
D'Albion jouets éternels ,
Nous laissions déchirer , par ses fraudes avides ,
Les pactes les plus solennels.
Nos bras , sans votre aveu , n'oseraient - ils construire
Un môle , un rempart de gazon ,
Tisser ni déployer la voile d'un navire ,
Ni tendre un modeste hameçon ? ,
0
1
Non , non; le temps n'est plus où , sur ses propres rives ,
Vous veniez abreuver la France de mépris ;
MESSIDOR AN XI 99
Où de ses ports comblés , de ses flottes captives ,
Vos Argus insolens surveillaient les débris.
Déjà , de nos aïeux les ombres satisfaites
Ont oublié les jours de Créci , de Poitiers
Les fils de leurs vainqueurs , vieillis dans les défaites ,
Ont cent fois devant nous baissé leurs fronts alliers ;
Mars a sur leurs drapeaux versé des flots de honte :
Au seul nom du Français , éperdus de frayeur ,
La barrière des mers , la fuite la plus prompte
Les dérobent à peine aux coups de sa valeur.
Mais bientôt sonnera l'heure , l'heure fatale ,
Où leurs mille et mille vaisseaux
En vain de l'Océan couvriront l'intervalle ;
Où > par
les
vents
guidés
, et maîtrisant
les eaux
,
Jaillira
tout
-à-coup
l'élite
de nos
braves
,
Et par nombreux torrens roulera sur leurs bords :
Réponds , peuple arrogant , qui nous fuis et nous braves ,
Pourras-tu briser leurs efforts ?
Allons ; que l'honneur , la patrie
Unissent nos sermens nos voeux nos intérêts
"
Dieux , justice , valeur , élémens , industrie ,
Tout secondera nos projets.
Atteindre ces voisins perfides ,
Ce sera les avoir vaincus.
Dans leurs antres , nouveaux Alcides ,
Accourons étouffer les modernes Cacus .
Leur mort va de nos maux tarir la source antique ,
Consoler les humains à jamais réunis ,
Et sur leurs autels rajeunis ,
Asseoira les vertus , les moeurs , la foi publique.
L'or , désormais acquis par d'innocens travaux ,
G 2
100 MERCURE DE FRANCE ,
N'alimentera plus les discordes civiles ,
Et Thétis ne verra , dans ses plaines tranquilles ,
Que des frères et des égaux .
Tombe Albion ! péris avilie , abhorrée !
Que nos derniers neveux , bénissant nos exploits ,
Redisent à leurs fils : « Il fut une contrée
» Que réprouvaient les Dieux , les mortels et les lois ;
>> Elle n'est plus ! son orgueil , sa puissance ,
» Sur l'Europe asservie avaient long-temps pesé :
>> Elle n'est plus ! Elle outragea la France ;
» Et le trône du crime en un jour fut brisé. »
Par J. P. RAVIGNÉ , Professeur de Belles- Lettres
à l'école centrale de Perpignan.
ENIGM E.
Sous trois aspects divers je m'offre en mille endroits :
Je suis en même temps douce , agile et brillante ;
Je ne quitte jamais les rochers et les bois ;
Et cependant , bravant la tempête effrayante ,
Je suis presque toujours sur l'abyme des mers .
Si , forçant brusquement ma prison transparente ,
Je brille en un repas , par mille cris divers ,
Des convives soudain la troupe pétulante
Me témoigne sa joie et sa gaieté bruyante.
Je n'ai ni pieds ni mains ; l'air seul est mon soutien ;
De mes mains , de mes pieds je me sers à merveille ;
Je n'ai point de gosier , je bois et mange bien ;
Je dors de bien bon coeur , jamais je ne sommeille .
J'ai l'oeil et le nez fins , je ne vois , ni ne sens ;
Un souffle me détruit ; du vent le plus terrible
MESSIDOR AN XI. ΙΟΙ
La fureur , contre moi , les coups sont impuissans ;
Je suis muette , aveugle , en tout point insensible ;
L'aspect d'un bon dîner réjouis mes esprits ;
Et , quand je suis frappé , je pousse de grands cris.
Par M. G. DE P.
LOGO GRY PH E.
LOIN du tumulte de la ville ,
Dans mon paisible sein j'offre au sage un asile :
Il y goûte un repos qu'on ne trouve qu'aux champs.
Si de neuf pieds unis tu brises la structure ,
Tu trouveras en moi ce droit de la nature ,
Qu'un père laisse à ses enfans ;
Du saint pontife un des beaux ornemens ;
cache avec soin une vieille coquette ;
Ce que
Un arbre cher à la musette ;
Ce qui de tous nos vers forme l'extrémité ;
Ce qu'on craint en hiver , ce qu'on cherche en été ;
Un petit lieu qui rend le froid plus supportable ;
Une ville du Nord ; un fleuve ; un mal affreux ;
Un mot qui peut sembler synonyme d'heureux ;
Ce que la jeune fille , au sortir de l'enfance ,
Préfère à son indépendance ;
Je t'offre encor , pour me connaître mieux ,
Une science ridicule
Autrefois en honneur chez le peuple crédule ;
Deux notes de musique ; un saint ; un animal ;
Un don divin , qui te rend presqu'égal
Au créateur de la nature ;
Un des effets de la peinture ;
L'embryon de tout végétal ;
G 5
103 MERCURE DE FRANCE
1
Ce qui s'élève en lui quand il prend la croissance ;
Enfin le nom doux et sacré
Que reçoit , d'un fils adoré ,
Celle qui d'un époux a doublé l'existence.
Par un Membre de la Société d'Agen.
CHARAD E.
SANS être saint , au ciel est mon entier ;
Il est aussi dans le calendrier a
-Le jour , le mois ?
En vérité , je n'ai pas
-
le
C'est le vingt de janvier.
courage ,
Pour être peint , d'en dire davantage :
Quoiqu'après tout , un si grand : avantage
A moi tout seul n'est pas particulier :
Dans l'Almanach on voit que chaque page
D'un tel cadeau peut se glorifier. "
De mon premier on admire l'ouvrage :
Il est encor plus utile que beau ;
Et mon second , qui ne prend que de l'eau ,
N'est guère seul , autant que je puis croire ;
Et si par fois il quitte son jumeau ;
Ce n'est jamais que s'il faut aller boire.
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Pion ( du jeu d'échecs. )
Celui du Logogryphe est Etable où l'on trouve Table.
Le mot de la Charáde est Char-pente.
MESSIDOR AN XI. 103
Les Leçons de l'Histoire , ou Lettres d'un père à
son fils , sur les faits intéressans de l'Histoire
universelle ; par l'auteur du Comte de Valmont.
Six vol . in - 12. Prix , 18 tr. , et 24 fr. , francs
de port. A Paris , chez Leclere , libraire , quai
des Augustins , au coin de la rue Pavée ; et
chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint - Germain-l'Auxerrois , en face du
petit portail , nº . 42.
E Le titre de cet excellent ouvrage est trop modeste
; ce n'est pas , comme il semblerait l'annoncer
, un simple choix des faits les plus curieux et
les plus intéressans , mais une histoire générale ,
où toute la suite des empires et des événemens est
représentée dans l'ordre et selon le plan ingénieux
dont je crois que le P. Pétau a offert le premier
modèle dans son Rationarium temporum. Cet ordre
est admirable en ce qu'il montre le rapport de
toutes les histoires , et que , prenant le genre humain
au berceau , il en suit le progrès et l'établis
sement dans les divers lieux où il s'est répandu ,
ensorte qu'il vous fait envisager toutes les nations
à-la-fois comme des ruisseaux qui s'échappent
d'une même source , ou comme une seule famille
dont les diverses branches se partagent le domaine
de la terre . On sentira les grandes beautés de ce
tableau en lisant les Leçons de l'Histoire , et particulièrement
la septième lettre , où l'auteur a
traité cette matière avec une érudition souvent
solide , et toujours intéressante.
Cet ordre historique a encore l'avantage d'accoutumer
l'esprit à voir l'antiquité dans un grand
ensemble ; et c'est ainsi seulement qu'il convient
G4
104 MERCURE DE FRANCE ,
:
de l'étudier aujourd'hui. Les anecdotes et les faits
particuliers peuvent orner la mémoire d'un enfant
, mais un homme doit s'instruire par une
vue générale de tout le cours des choses humaines.
C'est aussi de cette manière que Bossuet voulut
enseigner l'histoire à un prince ; ce fut un trait
de génie qui n'a point assez frappé ceux qui n'admirent
que le style . On a insinué malignement que
le Rationarium avait bien pu lui fournir cette
idée mais pour peu qu'on connaisse le tour d'esprit
de ce grand homme , on sent que toute idée
haute lui était familière et entièrement accommodée
à sa manière de voir ; son caractère propre
est d'avoir été le plus naturellement et le plus
facilement sublime de tous les écrivains . Ensuite
le Rationarium n'a pas les mêmes vues que l'Histoire
universelle . Le P. Pétau ne se soutient point ,
il a trop resserré l'histoire profane dans les premiers
chapitres , où il ne dit qu'un mot de l'empire,
d'Assyrie , et il l'a trop étendue dans les suivans ,
où il expose les commencemens de la Grèce ; la
littérature et les arts de cette contrée nous ont
séduits au point de nous faire attacher à son histoire
plus d'importance qu'elle n'en mérite ; c'est
une illusion dont le P. Pétau n'a pas été exempt.
Il est curieux de voir avec quelle sagacité et
quels efforts il a su démêler l'histoire de tant de
petits rois dont nous connoissons à peine les noms ,
et dont les domaines n'étoient pas aussi étendus
que ceux d'un riche particulier de nos jours.
Voyez le chapitre de Vetustis Græcorum originibus
, etc. ) Il est singulier d'entendre ce savant
jésuite nous raconter , dans le plus grand détail
toute la filiation de leur race , leurs mariages , leurs
alliances et jusqu'aux moindres aventures de leur
postérité , comme si tout cela se fût passé de son
temps . Il y a bien des gens qui ne connaissent pas
MESSIDOR AN XI. 105
y
leur famille aussi bien que le P. Pétau connaissait
la parenté d'un petit prince grec , qui a vécu il
a trois mille huit cents ans . Mais ce père devoit
comprendre que ces détails , tout curieux qu'ils
peuvent être pour certaines personnes , étoient
étrangers au plan de son ouvrage ; quelques - uns
d'ailleurs ont été puisés originairement dans les
poètes , quoique Pétau les ait pris dans Diodore ,
Strabon , Pausanias , qu'il appelle idonei antiquitatis
testes. On peut avec raison en suspecter l'exactitude
; mais j'ose assurer qu'on trouvera dans les
Leçons de l'Histoire des lumières et plus sûres et
plus agréables sur les commencemens et l'origine
des nations .
Quoique cet ouvrage ne soit pas destiné aux
savans, il n'y a qu'un homme véritablement savant
qui l'ait pu faire ; l'auteur a voulu donner une
juste connaissance de tous les points de l'histoire ,
sans embarrasser le lecteur de subtiles recherches
et de discussions obscures et difficiles . Il fallait
autant d'habileté que de modestie pour procurer
une instruction si pleine et si solide , sans aucun
appareil d'érudition superflue , et pour savoir renfermer
toute l'étendue de connaissances que cet
ouvrage suppose , dans la mesure qui convenait à
son dessein. C'est un père qui instruit son fils ; il
ne saurait entrer aucune vanité dans des instructions
que le coeur a dictées ; il peut être permis
à un maître de ne pas s'oublier lui - même dans ses
leçons ; mais un père ! On sentira que l'auteur a
soutenu bien fidèlement ce caractère dans un ouvrage
qui ne respire que la vertu , et qui semble
inspiré par elle il n'y en a point qui soit plus
propre à garantir les jeunes gens de cette présomption
philosophique qui les accoutume à trancher
sur tout , sans rien savoir à fond .
On ne peut se dissimuler que la philosophie
106 MERCURE DE FRANCE ,
moderne , qui ressemble à la vraie philosophie
comme l'hypocrisie ressemble à la vertu , et qui so
rencontre presque toujours dans un homme qui a
quelque esprit , beaucoup d'orgueil et fort peu d'étude;
cette manie d'incrédulité, qui fait pitié aux gens
instruits , a étrangement accrédité l'ignorance. Il est,
en effet , si commode de décider avec hauteur , on
de mépriser avec légèreté ce qu'on n'a pas pris la
peine d'approfondir , et il est en même temps si
agréable de passer pour philosophe avec une telle
méthode , qu'il n'est pas étonnant qu'on se dispense
de s'instruire , et qu'on se dise incrédule ,
lorsqu'on peut à peine élever des doutes , qu'uni
peu de science ou de sincérité ferait évanouir.
Mais c'est sur-tout dans l'histoire que les philosophes
se sont montrés bien ignorans ou bien
hardis . Il n'y a point de système absurde qu'ils
n'aient fabriqué , point de chronique fausse qu'ils
n'aient accueillie pour en obscurcir les véritables
sources ; et ils l'ont fait avec une sorte de succès
parce qu'il n'en est pas d'une erreur historique
comme d'un vice de raisonnement . Celui - ci se rétorque
par un raisonnement plus juste ; mais l'autre
ne peut quelquefois être réfutée que par des discussions
profondes que tout le monde ne saurait
entendre.
L'auteur des Leçons de l'Histoire n'a rien négligé
pour mettre dans le plus grand jour tous
les points contestés . Il n'a laissé aucune difficulté
sans réponse , aucune obscurité sans éclaircissement
. Non-seulement il a puisé dans les sources ,
mais il a montré pourquoi il fallait y puiser. Indépendamment
des réflexions judicieuses qui sont
mêlées dans le cours de la narration , et des notes
instructives qui l'accompagnent , il a consacré spécialement
à cet objet deux lettres qui sont ce qu'il
MESSIDOR AN XI. 107
y a de plus savant et de plus important dans son
Quvrage.
C'est là que sont les fondemens de l'histoire , et
en même temps de toutes les vérités historiques
qui sont des témoignages sensibles des vérités rationelles
ou intellectuelles ; c'est - à - dire , par
exemple , qu'en même temps que la raison me
convaine de cette vérité , qu'il n'y a point d'eflet
sans cause , l'histoire m'apprend que l'univers a
été créé par un être tout puissant. Cela est en harmonie
. Et de même si , de ce premier principe ,
la raison déduit ce corollaire que Dieu doit à
l'homme de lui enseigner la vérité , et que l'homme
doit à Dieu de la recevoir , parce qu'il ne peut
trouver qu'en lui seul le principe et la raison de
ses devoirs , l'autorité fondamentale des lois et de
la société , et un frein toujours présent à ses passions
même les plus secrètes ; si , dis- je , tout cela
se découvre à la raison , il faut que l'histoire vienne
à l'appui , et nous montre toute cette suite de vérités
établies pardes preuves sensibles , dans le cours
de tous les âges , afin que tout soit à l'homme voie
d'instruction , la raison comme les sens , et qu'il
demeure inexcusable au milieu de tant de témoi
gnages qui le confondent. Invisibilia enim ipsius ,
( Dei ) à creatura mundi , per ea quæ facta sunt,
intellecta , conspiciuntur : sempiterna quoque ejus
virtus et divinitas , ita ut sint inexcusabiles. Ad .
Rom . I. 20.
Il faut sentir le rapport qui lie ces deux ordres
de vérités ; la raison et l'histoire . La raison doit
s'appuyer des faits , et les faits s'expliquer par la
raison.
1 C'est en peu de mots , tout le plan de notre
auteur également docte et judicieux . La première
des deux lettres dont on vient de parler est un
commentaire fort savant du dixième chapitre de la
108 MERCURE DE FRANCE ,
Genèse , qui sert à montrer comment les nations
ont tiré leur origine et même leur nom de la postérité
des enfans de Noë , en conciliant la manièrè
dont Moïse le rapporte avec les traditions des meilleurs
historiens et des géographes les plus instruits .
Je conviens qu'il y a quelques étymologies qui paroissent
un peu forcées. Il y en a de bien ingénieuses
et de bien subtiles , comme celle qui fait descendre
la nation russe d'un certain Ross dont parle Ezéchiel
, et le peuple moscovite de Mosoch , petitfils
de Noë. Les personnes peu instruites sont sujettes
à se moquer de ces recherches , parce
qu'elles ignorent ce qui y conduit . C'est le triomphe
des petits esprits de trouver par- tout un sujet de
raillerie . Mais il est bon de les prévenir qu'il n'y
a qu'une connaissance profonde des caractères et
du génie des langues qui puisse faire juger de ces
choses , puisqu'il arrive très-souvent que l'addition
ou le retranchement de plusieurs lettres ne suffit
pas pour changer le fonds de certains noms , comme
on peut s'en faire quelque idée par la comparaison
du mot Franc à celui de Français. Ainsi , tout ce
que l'auteur rapporte , avec le consentement presqu'unanime
des savans , sur la postérité de Gomer ,
fils ainé de Japhet , d'où l'on fait sortir les nations
celtiques qui ont peuplé notre occident , ne paraî
tra pas extraordinaire à ceux qui savent que tout
cela a son fondement dans la langue celtique , où
le nom primitif de Gomer s'est tellement conservé ,
que cette langue , dans les pays où il en reste des
traces , s'appelle Gomeraeg , c'est -à-dire , langue de
Gomer: et il paraît que les auteurs de l'histoire universelle
des Anglais ont été à portée de faire sur
cela des recherches satisfaisantes , puisqu'ils nous
apprennent que cette langue se parle encore dans
les montagnes et les îles d'Ecosse , aussi bien
dans quelques parties de l'Irlande.
que
MESSID OR AN XI 109
pas Il faut remarquer ensuite qu'on ne se fonde
uniquement sur un simple rapprochement de
noms , mais sur des circonstances historiques qui
conduisent à ce rapprochement , et qui l'autorisent.
Ainsi , lorsque l'on considère la position de
l'empire d'Assyrie , si célèbre dans toutes les his- •
toires , et qu'on se trouve embarrassé entre Hérodote
et Clésias , qui ne s'accordent point sur sa
durée , il faut se fermer les yeux comme à plaisir ,
pour ne pas voir que la Genèse concilie tout , en
marquant l'origine de la ville et le nom de l'empire
qui certainement n'a dû se former que plus tard.
De terrá illá egressus est Assur , et ædificavit Ni
niven. « De cette terre est sorti Assur , et il a bâti
» Ninive. » C'est en effet de cette terre d'orient
qu'on voit le genre humain sortir et se répandre
de proche en proche . L'établissement des Mèdes ,
peuple voisin , se rapporte tout aussi naturellement
à Madaï , troisième fils de Japhet ; car on convient
généralement que le nom d'Elam , frère d'Assur
désigne la terre de Perse où il s'était établi ; et
Elam se trouve souvent joint à Madaï , pour marquer
deux peuples voisins et unis , comme l'étoient
les Perses et les Mèdes.
Lorsqu'on trouve des rapports aussi exacts et
aussi sensibles que ceux-là dans une si haute antiquité
, on comprend quelle source d'intérêt et de
vérité pourrait offrir l'histoire de Moïse à ceux qui
seraient plus disposés à l'étudier avec candeur ,
qu'à la décrier avec ignorance.
Après avoir éclairci l'origine des peuples anciens ,
l'auteur discute les absurdités incroyables de leur
chronologie. C'est là qu'on trouve des empires de
quatre cent mille ans , et même de plusieurs millions
d'années , empires si éloignés de toute proportion
, et des mesures ordinaires où se renferme
la durée des choses humaines. Chaque peuple a
110 MERCURE DE FRANCE ,
"
enflé ses annales d'une multitude de siècles vides
de faits et dépourvus de monumens . Les dynasties
des Babyloniens , des Chinois , des Egyptiens , se
ressemblent toutes. Ils ont bien pu entasser des
années , mais non pas les remplir . Ils se sont élevés
les uns sur les autres par des prétentions toujours
croissantes et jamais satisfaites . L'homme qui a de
vives idées d'une grandeur sans bornes , ne peut
supporter la nouveauté de son origine . Il recule sa
race dans le passé , il porte son nom dans l'avenir ,
il s'étend partout où il peut. Cette vérité a sa racine
dans le coeur humain ; et l'histoire nous montre
à quel point les nations memes s'en sont laissé follement
enteter. Justin nous rapporte la contestá -
tion de quelques peuples qui disputaient entre eux
de leur ancienneté. Ce n'était pas sûrement une
fort bonne disposition à dire la vérité.
8
Ce sont pourtant ces chimères que les philosophes
ont embrassées par haine pour Moïse l'un
a cru aux Egyptiens , l'autre aux Chinois ; l'autre
aux Indiens , celui - ci aux Atlantes ; et je demande
un peu sur quelle autorité ? sur quoi porte la foi
philosophique ? en quoi les antiquités égyptiennes
sont - elles si croyables , lorsqu'il faut d'abord digérer
dans leur histoire le règne d'un Vulcain , qui
-dura neuf mille ans , et celui du Soleil qui en dura
trente mille ? Avec dle pareilles inventions il n'est
pas mal aisé de donner à un empire une antiquité
considérable ; mais il faut être prodigieusement
philosophe pour y croire. Et comment Bérose
sera-t-il plus vraisemblable dans ses Antiquités Chaldéennes
, qui , pour la durée des dix premiers
rois , composent seulement une petite période de
quatre cent trente-deux mille ans ? espace chimérique
qu'il a été forcé de laisser vide d'événemens
, en s'excusant , comme les Chinois ,
ce qu'un de leurs rois avoit détruit tous leurs moMESSIDOR
AN XI.
numens. Voilà certes un bel article de foi ! Je
voudrois bien savoir comment un philosophe qui
n'a jamais été à la Chine ni aux Indes , qui n'en
connait pas la langue , et qui n'en a jamais lu un
seul livre , peut adopter si facilement tout ce qu'il
plait à ces peuples de débiter sur leur histoire ?
Sil y croit sincèrement , quel préjugé , et quelle
crédulité ! et s'il feint d'y croire , pour contredire
des vérités établies , quelle petitesse et quelle mauvaise
foi ! Ceux qui liront les éclaircissemens du
savant et respectable M. de Sainte-Croix , sur l'antiquité
des Indiens , et ceux de M. de Guigne sur
celle des Chinois , sentiront peut- être la force de
cette objection.
On ne saurait trop engager les personnes qui
cherchent la lumière de bonne foi , à prendre pour
guide dans leurs recherches l'auteur des Leçons
de l'Histoire. L'idée qu'on a essayé de donner de
sa doctrine et de sa méthode générale , fait assez
voir quel excellent esprit a présidé à cet ouvrage ,
et ce qu'on doit attendre d'instruction pour les
moeurs , d'un livre où il paraît tant de jugement
et de véritable critique.
CH. D.
Correspondance originale et inédite de Jean- Jacques
Rousseau , avec Madame Latour de Franqueville et
M. Dupeyron . Trois volumes in- 18. Prix : 6 fr. et 8 fr.
francs de port. En deux volumes in-8 ° . Prix : 8 fr. 50 c.
et 11 fr. francs de port . A Paris , chez Giguet et comp. ,
rue des Bons-Enfans ; et chez le Normant, imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois,
n°. 42, vis-à-vis le petit portail.
Nous avons déjà parlé de cet ouvrage , qui nous avait
été communiqué en manuscrit ; aujourd'hui qu'il est public,
et que nous l'avons de nouveau sous les yeux ,
nous pen112
MERCURE DE FRANCE ;
T
sons qu'il ne sera pas déplacé d'ajouter quelques dévelop
pemens à ce que nous en avons dit . Ce recueil est divisé
en deux parties ; la première renferme des lettres de madame
de Franqueville , de madame de S.... et les réponses
de J.-J. Rousseau ; la seconde contient un grand nombre
de lettres adressées par Rousseau à son ami , M. Dupeyron.
La première lettre de ce recueil est datée du 26 septembre
11761 , et la dernière , du 2 juillet 1771. C'est une correspondance
qui remplit un espace de dix années , et ces dix
années sont l'époque la plus orageuse et la plus remarquable
de la vie de J.-J. Rousseau.
34
les
Madame de Franqueville brûlait du désir d'avoir une
correspondance avec l'auteur de la Nouvelle Héloïse ; elle
ne le connaissait point ; et sans le connaître , elle forma
le projet , de concert avec madame de S.... , de lui
écrire à Montmorenci , où il venait de se retirer. Les deux
amies écrivirent une lettre anonyme , où elles eurent soin
de dire
que Claire et Julie revivaient pour aimer celui
qui les avait représentées sous des couleurs si brillantes .
" Ma belle cousine , disait madame de S.... dans cette pre-
>> mière lettre , est le véritable original du portrait que vous
» avez tracé ; même sublimité dans l'âme , même délica-
» tesse , même piété envers ses parens , même ton avec
» ses gens , dont elle est adorée ; même sensibilité pour
» malheureux , autant d'esprit , autant de grâce , autant
» de talent , autant de sagacité , autant de facilité à s'é-
» noncer , et , plus que tout cela , les procédés les plus
» généreux pour un mari bien différent de M. de Wolmar.
» Croyez-en une femme qui en loue une autre , dont elle
» sent si bien la supériorité depuis dix ans qu'elles sont
» liées intimement. Cette Julie , qui a une antipathie dé-
» cidée pour les nouvelles connaissances , donnerait tout
>> au monde pour faire la vôtre ; elle n'ose s'en flatter ,
» mais elle ose espérer que je lui montrerai une lettre de
>> vous. » L'amour propre et la curiosité de J.-J. Rousseau
ne peuvent résister à cette double agacerie ; et dès le len-
J
demain
MESSIDOR AN KE 5c:en
rez ,
REP
demain 29 septembre , il écrit à la nouvelle Claire et à
la nouvelle Julie : « A l'éditeur d'une Julie ce sont les
» termes de sa réponse ). Vous en annoncez une autre
» une réellement existante , dont vous êtes la Claire ; Jen
» suis charmé pour votre sexe , et même pour le mien ....
» Vous parlez de faire connaissance avec vous ; vous ignosans
doute , que l'homme à qui vous écrivez ,
» affligé d'une maladie incurable et cruelle , lutte , tous
» les jours de sa vie , entre la douleur et la mort , et que
» la lettre même qu'il vous écrit est souvent interrompue
» par des distractions d'un genre bien différent . Toute
» fois , je ne puis vous cacher que votre lettre me donne
» un désir secret de vous connaître toutes deux .... Si ma
» curiosité était satisfaite , ce serait peut-être bien pis
» encore. Malgré les ans , les maux , la raison , l'expé-
» rience, un solitaire ne doit point s'exposer à voir des
» Julie et des Claire , quand il veut garder sa tran
» quillité . »>
On a lieu de s'étonner ici de la complaisance avec laquelle
Rousseau écrit à deux femmes qu'il ne connaît
point ; et cet étonnement doit augmenter encore , quand
on saura que , lors de sa retraite à Montmorenci , il avait
rompu tout commerce avec ses amis , même les plus intimes
. Quoi qu'il en soit , la réponse qu'il adressa aux
deux jeunes amies , leur donna une mesure de sa faiblesse
; et quand les femmes ont une fois rencontré le côté
faible du coeur , il est bien difficile de leur résister . Rousseau
ne tarda pas à être de nouveau attaqué avec ces mêmes
armes qui avaient déjà triomphé de lui. On flatta tour-àtour
les prétentions de l'auteur et la vanité du philosophe .
Rousseau , toujours morose et défiant , essaya de se défendre
, mais il se défendit mal ; il voulut battre en retraite ,
mais il fut de nouveau attaqué ; et si , à la fin , il parvint
à secouer l'ascendant de la nouvelle Julie , s'il put prendre
sur lui de rompre toute correspondance avec elle , ce
ne fut peut-être qu'à sa paresse et à des circonstances particulières
qu'il dut ce petit triomphe , qui , au reste , lui
H
114 MERCURE DE FRANCE,
fera peu d'honneur dans l'esprit de ceux qui liront ce
recueil.
Les deux amies répliquèrent à Rousseau par deux autres
lettres . Rousseau ne répondait point , mais il s'était plaint
de son état de souffrance ; c'était là encore un côté faible
qu'on ne devait pas négliger ; tous ceux qui souffrent ont
besoin d'être consolés , et les consolations d'une femme
ont quelque chose de si doux , de si touchant ! Les deux
amies reviennent donc à la charge , et elles parlent à
Rousseau de sa santé ; elles mêlent aux expressions de
leur tendre intérêt des plaintes amères sur le silence qu'il
s'obstine à garder ; tantôt elles le conjurent , tantôt elles
lui ordonnent de répondre , et le philosophe cède à leurs
ordres autant qu'à leurs prières. Mais il se plaint à son
tour , il se plaint d'avoir été trompé ; il s'est figuré que
cette Julie est un homme , et qu'on veut se moquer de
sa crédulité . « Pour dieu , madame , vous qui devez faire
» des miracles , écrit-il à la Claire supposée , je vous
» demande à genoux de rechanger ce monsieur en femme ;
» abusez -moi , mentez- moi , mais de grâce , refaites-en ,
» comme vous pourrez , une autre Julie , et je vous
>> donnerai à toutes deux les coeurs de mille Saint - Preux
en un seul. » Rousseau ajoutait , dans sa réponse , que la
lettre qu'il avait reçue de Julie ne pouvait être que d'un
homme ou d'un ange . La nouvelle Claire le persiffle trèsgaiement
sur cette méprise : « J'admire , dit- elle , la petite
» vanité de ces messieurs , qui font un synonyme d'un
» homme et d'un ange . Je le pardonnerais au vulgaire ,
» mais j'ai de la peine à le passer à Rousseau , qui sait si
» bien dire que les âmes n'ont point de sexe . Julie joint à
» toutes les grâces du sien , toute la solidité du vôtre . Je
» ne puis pas vous la montrer , puisqu'elle ne veut pas
» être vue ; mais si vous voulez venir à Paris , je vous
» montrerai seulement son pied à travers une chatière ,
» et vous conviendrez que ce joli petit pied n'appartient
» pas à un homme . J'avoue que moi , qui vois depuis
long- temps presque tous les jours ce rare assemblage , n :
MESSIDOR AN XI. 115
j'en suis encore si étonnée , que je ne saurais pas plus que
» vous à quoi m'en tenir , si monsieur Julie n'avait pensé
» mourir en couche . Vous voilà convaincu , j'espère ; à
» moins que , par opiniâtreté , vous n'alliez vous mettre
la hache de Vulcain s'en est mêlée. Il est
>> encore force Vulcains dans le monde , mais il n'est plus
» de Jupiter . »
2
» en cervelle que
Julie ajoute de nouveaux argumens à ceux de Claire ,
pour se disculper d'appartenir au sexe masculin. « Les
» femmes , dit - elle , ne peuvent- elles connaître le mérite ,
» le chérir , le chercher ? Les eutraves qu'on leur a mises,
» doivent-elles resserrer leurs lumières et leurs sentimens ,
» ou, en leur permettant d'apercevoir le bien , leur a -t- on
» défendu de l'aimer ? La tyrannie des préjugés s'étend-
» elle , en un mot , sur les facultés les plus précieuses de
» l'âme ? Vous m'apprenez que mon goût pour les grands
» talens peut être malheureux , mais rien ne me persua-
» dera qu'il soit condamnable ; je suis femme , monsieur ,
» malgré cela je sacrifie mon amour propre à celui de
>> tous les hommes qui l'a le plus maltraité. »
Cette réponse de Claire et de Julie , fait de nouveau
tourner la tête au philosophe. « Oui , madame , s'écrie-
» t-il , vous êtes femme ; j'en suis persuadé ..... Vous me
» reprochez l'abus de l'esprit qu'en vous supposant
» homme j'avais cru voir dans vos lettres. J'ignore si cette
» imputation est fondée , mais je n'ai jamais cru avoir
» assez d'esprit pour pouvoir en abuser , et je n'en fais pas
>> assez de cas pour le vouloir . Mais il est vrai que dans
» l'espèce de correspondance qu'il vous a plu d'établir
» avec moi , l'embarras de savoir que dire a pu me faire
>> recourir à de mauvaises plaisanteries qui ne me vont
» point , et dont je me tire toujours gauchement. Il ne
» tiendra qu'à vous , madame , et à votre aimable amie ,
» de connaître que mon coeur et ma plume ont un autre
» langage , et que celui de l'estime et de la confiance ne
>> m'est pas absolument étranger. Mais vous qui parlez , il
» s'en faut beaucoup que vous soyez disculpée auprès de
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
» moi sur ce chapitre ; et je vous avertis que ce grief n'est
» pas si léger à mon opinion , qu'il ne vaille la peine
» d'être d'abord discuté , et puis tout-à-fait ôté d'une cor-
» respondance continuée. »>
Peu-à-peu la correspondance s'engage et devient plus
suivie. Mais Rousseau ne tarde pas à se repentir de son
exactitude ; il ne sait par quel prodige il a été plus exact
avec une femme qu'il ne connaît point , qu'il ne l'est avec
ses amis intimes. Il veut conserver sa liberté jusque dans
ses attachemens ; il veut qu'une correspondance lui soit un
plaisir , et non pas un devoir. « Il se peut , ajoute- t-il , que
» je mette mon commerce à trop haut prix , mais je n'en
» veux rien rabattre , sur-tout. avec vous , quoique je ne
» vous connaisse pas ; car je présume qu'il m'est plus aisé
» de vous aimer sans vous connaître , que de vous connaî-
» tre sans vous aimer ,
etc. >>
Nous ne pousserons pas plus loin l'extrait de ces lettres
dont nous avons déjà parlé , et qui ont le mérite assez
rare , pour ces sortes de recueils , d'offrir un intérêt continu
et toujours croissant, sans rouler sur aucun objet important
et sérieux. L'origine et le caractère de cette correspondance
nous ont paru très-piquans , et contrastent étrangement
avec le ton et l'humeur philosophique de Rousseau ;
elle a commencé par des louanges , elle s'est soutenue par
l'expression des sentimens les plus tendres de la part de
madame de Franqueville , et elle a fini au moment où la
nouvelle Julie a voulu faire quelques observations à Rousseau
sur sa conduite envers ses amis et ses ennemis . C'est
en quelque sorte un roman que le hasard a commencé
que l'amitié a soutenu , et dont la défiance et l'amour
propre blessé out préparé la fin et le dénouement.
"
La seconde partie de ce recueil , comme nous l'avons
dit , contient plusieurs lettres de Rousseau pendant son
séjour en Angleterre et à son retour en France. La plupart
des lettres de Rousseau ont été écrites pendant sa querelle
avec David Hume , et le pauvre citoyen de Genève y paraît
le plus malheureux des hommes ; il dépose ses chaMESSIDOR
AN XI. 117
grins dans le sein de l'amité , et l'aveu des peines qu'il
éprouve , des malheurs qui le poursuivent , nous a paru
singulièrement contraster avec les sentimens qu'il exprimait
presque en même temps dans ses lettres à M. dé
Malheserbes : « Je ne saurais vous dire , monsieur , lui
écrivait-il , combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez
le plus malheureux des hommes. Le public , sans
doute , en jugera comme vous , et c'est encore ce qui
m'afflige. Oh ! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de
tout l'univers , chacun voudrait s'en faire un semblable ! »
Nous ne savons comment expliquer ces contradictions :
au reste , on croira plutôt Rousseau déplorant ses maux
au sein de l'amitié , que Rousseau nous étalant son bonheur
dans une lettre d'appareil. Le sophiste Possidonius disait
devant Pompée que la goutte n'était pas un mal ; la vainė
gloire de passer pour un sage pouvait un moment faire
taire la nature ; il bravait la douleur en public ; mais nous
aimons à croire qu'il s'en plaignait en secret au médecin .
Puisque nous en sommes sur les lettres de Rousseau à
M. de Malherbes , nous ne pouvons résister au plaisir d'en
citer quelque chose , sans sortir cependant de notre sujet.
La troisième lettre m'a toujours paru un des morceaux les
plus éloquens qu'on ait écrits dans notre langue : « Quel ·
temps croiriez-vous , écrivait- il à M. de Malherbes , qué
je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans
mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ,
ils furent trop rares , trop mêlés d'amertume , et sont déjà
trop loin de moi ce sont ceux de ma retraite , ce sont
mes promenades solitaires , ce sont ces jours rapides et délicieux
que j'ai passés tout entiers avec moi seul , avec ma
bonne et simple gouvernante , avec mon chien bien-aimé ,
avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt ,
avec la nature entière et son inconcevable auteur ..... J'allais
d'un pas tranquille chercher quelque lieu sauvage ,
quelque asile où je pusse croire avoir pénétre le premier ,
et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la na
ture et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes
H 3
118 MERCURE DE FRANCE ,
yeux une magnificence toute nouvelle . L'or des genets et
la pourpre des bruyères frappoient mes yeux d'un luxe
qui touchait mon coeur. La majesté des arbres qui me
couvraient de leur ombre , la délicatesse des arbustes qui
m'environnaient , l'étonnante variété des herbes et des
fleurs que je foulais sous mes pieds , tenaient mon esprit
dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration.
Le concours de tant d'objets intéressans qui se disputaient
mon attention , m'attirant sans cesse de l'un à
l'autre , favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse , et
me faisait redire en moi-même : Non , Salomon dans
toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux.
Bientôt , de la surface de la terre j'élevais mes idées à
tous les êtres de la nature , au système universel des choses ,
à l'être incompréhensible qui embrasse tout : alors , l'esprit
perdu dans cette immensité , je ne pensais pas , je ne
raisonnais pas , je ne philosophais pas ; je me sentais avec
une sorte de volupté , accablé du poids de cet univers ; je
me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes
idées ; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace ;
mon coeur , resserré dans les bornes des êtres , s'y trouvait
trop à l'étroit ; j'étouffais dans l'univers ; j'aurais voulu
m'élancer jusque dans l'infini ..... Ainsi s'écoulaient
dans un délire continuel les journées les plus charmantes
que jamais créature humaine ait passées ..... » On ne
peut nier que ces lignes ne soient très-éloquentes ; mais
ce sont là des sentimens , des préceptes de bonheur , qu'il
est plus facile de mettre dans un livre que de les conserver
toujours dans son coeur. Le bonheur est une chose plus
simple , un état plus naturel ; la Providence ne l'a point
placé dans l'enivrement de l'extase et dans les élans de
l'enthousiasme. On peut ici opposer Rousseau lui même
à sa propre doctrine . En effet , si le bonheur était dans la
situation qu'il a si bien décrite , pourquoi donc se plaintil
si souvent à M. Dupeyron de l'avoir perdu ? Ne lui
restait-il pas toujours la ressource de vivre avec les oiseaux
et les biches de la forêt ? Ne pouvait-il pas toujours fouler
MESSIDOR
119
ANAN XI.
sous ses pieds les herbes et les fleurs de la montagne ? Le
printemps ne revenait-il pas chaque année ? Ne pouvait- il
pas chaque jour assister au lever du soleil , et contempler
avec volupté ses derniers rayons ? Non , le bonheur ne
fait pas tant de bruit , n'a point tant d'ostentation ; il peut
s'accroître du spectacle de la nature , mais il n'a point
pour principe l'exhaltation d'un poète ou d'un inspiré.
L'homme heureux sur la terre n'a pas besoin de reculer
dans sa pensée les bornes des êtres ; il ne trouve point
trop étroit l'espace dans lequel roulent les étoiles ; il n'étouffe
point dans l'immense univers.
La nature ne change pas ; si l'homme est malheureux ,
il ne doit s'en prendre qu'à son propre coeur , qui change
sans cesse . Rousseau fut malheureux par son propre génie ,
et c'est à l'esprit d'incertitude et d'indécision qui faisait
le fond de son caractère , qu'il a dû les tourmens qui ont
empoisonné sa vie. Né protestant , il se fit catholique , et
il revint ensuite à la religion de Calvin. Aux jours de sa
jeunesse , il entra dans la carrière de l'ambition , et bientôt
il s'en éloigna avec dégoût : il fut toute sa vie tourmenté
par le désir de la célébrité et par le besoin du repos : dans
ses écrits , on le voit tour-à-tour parler pour et contre le
suicide avec la même éloquence ; il admire la majesté des
évangiles , et il les trouve remplis d'absurdités ; il exhalte
le gouvernement de sa patrie , et bientôt il déchire ces
mêmes magistrats dont il avait fait des dieux . Il offre son
Emile comme un modèle d'éducation , et dans le même
livre cet Emile devient le dernier et le plus malheureux
des hommes. Il est évident que Rousseau n'avait rien de
positif, rien de fixe dans ses opinions : dans un autre
homme , cette indécision aurait fini par une indifférence
profonde ; mais Rousseau avait des passions vives , sa tête
était susceptible d'enthousiasme , et le choc des sentimens
opposés , des opinions contradictoires le rendit malheureux
: l'incertitude est l'état le plus difficile à supporter
pour le coeur humain ; l'homme a sans cesse besoin d'un
point d'appui , sur lequel reposent ses affections et ses
H4
120 MERCURE DE FRANCE.
idées ; c'est ce point d'appui qu'il recherche souvent pendant
toute sa vie , et si la vérité est le but de ses travaux ,
l'objet de ses sollicitudes , il la recherche peut-être moins
pour elle-même que par le repos qu'elle procure à son
esprit et à son coeur , en fixant d'une manière irrévocable
ses sentimens et ses opinions. Combien de fois , dans les
choses ordinaires de la vie , le doute ne nous a-t-il pas
fait souffrir de tourmens ! Souvent nous faisons des voeux
pour retrancher le présent de notre vie passagère , et
pour voler au-devant de l'incertain avenir ; plus d'une
fois , dans nos derniers troubles , nous avons préféré le
malheur même à l'incertitude de nos destinées , et dans la
nuit où nous étions plongés , nous nous sommes quelquefois
écrié comme Ajax :
Dieu , rends-nous la lumière , et combats contre nous .
Tel fut le malheureux état de Rousseau ; le doute , l'indécision
( 1 ) , semblait le suivre par- tout , présider à toutes
ses opinions . A la fin de sa vie , cet esprit d'incertitude s'étendit
jusqu'aux relations de l'amitié ; l'indécision se changea
en sombre défiance ; assis au faîte de la gloire , comme
un tyran soupçonneux sur son trône , il ne vit plus que des
hommes conjurés contre lui , et il mourut dans les accès
de la plus sauvage misanthropie . Ce caractère m'a toujours
paru un caractère très-remarquable ; il est digne de fixer
l'attention des observateurs , et la correspondance que
nous annonçons est très- propre à le mettre dans tout
son jour.
P. S. L'original de cette correspondance a été déposé
à la bibliothèque de Neuchâtel.
MICHAUD.
( 1 ) On pourrait juger du caractère de Rousseau , par celui de ses
plus chauds partisans ; ce sont presque toujours des femmes ou des
jeunes gens qui n'ont pas acquis beaucoup d'idées , positives , ou qui
ont de l'exhaltation dans la tête . Mais dans un âge mûr , quand on a
embrassé un parti quelconque , quand on est resté religieux , ou qu'on
est devenu tout-à-fait philosophe , on admire encore l'éloquent écrivain
; mais on n'est plus de la scute de Rousseau.
MESSID OR AN XI. 121
VARIETÉS.
Choix des plus beaux morceaux du Paradis perdu de
Milton , traduits en vers par Louis Racine et Nivernois ;
par G. M. Bontemps. Un volume petit in- 12 . Prix :
1 fr . 50 cent. et 2 fr . franc de port. A Paris , chez
Debray , libraire , place du Muséum , nº . 9 ; et chez
le Normant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
Ce petit volume renferme une notice sur la vie de
Milton , et un extrait des observations d'Adisson sur le
Paradis perdu . On y a joint une notice sur Gay et ses
ouvrages , avec plusieurs de ses fables traduites en vers.
Tout le monde connaît les fables de Gay ; celles qu'on
rapporte dans ce recueil , nous ont paru conserver tout
l'esprit et toute la raison de l'original anglais. Les morceaux
que Racine le fils a traduits de Milton , sont également
connus ; nous nous contenterons de parler de ceux
qu'a traduits M. de Nivernois. Nous allons citer quelques
vers du quatrième livre , qui est un des plus beaux de
Milton , et qui offre le plus beau tableau que la poésie ait
jamais tracé . Le poète décrit la demeure du premier
homme.
Tels sont de ce beau lieu les champêtres attraits .
Il y croit à l'envi mille diverses plantes :
Ici coule le baume en larmes odorantes ;
La pendent ces fruits d'or , ces fruits délicieux
Qui, des yeux et du goût égale jouissance ,
Dans ce Paradis seul réalisent d'avance
Des trois filles d'Hesper le verger fabuleux.
Parmi ces troncs divers circule une prairie
Où d'innocens troupeaux paissent l'herbe fieurie.
Un tertre y sert de trône à l'auguste palmier ;
Le sein d'un vallon frais , qu'une onde pure arrose,
Offre en toutes saisons un aspect printanier ,
L'oeillet y croit sans soins , sans épines la rose ;
122 MERCURE DE FRANCE ,
Des grottes sont plus loin , réduits sombres et frais ;
Une treille féconde en couvre les entrées,
Prodiguant à l'entour ses grappes empourprées ;
Et jusque sur le sol abaissant ses bienfaits.
Cependant le ruisseau qui descend des collines
Disperse en murmurant ses ondes argentines ,
Ou les rassemble en lac dont les bords contournés
De myrtes odorans sont par-tout couronnés.
Leur image se peint dans le cristal liquide ,
Miroir qu'offre du lac la surface limpide.
C'est-là que les oiseaux unissent leurs chansons.
Le souffle printanier des zéphyrs du bocage
Fait mouvoir les rameaux , fait parler le feuillage
Qui semble s'agiter pour répondre à leurs sons.
Tout s'anime auprès d'eux : on croirait voir les Heures ,
Et les Grâces et Pan , se tenant par la main ,
Célébrer, en dansant à l'entour du jardin ,
Le printemps éternel de ces belles demeures.
Ce morceau est traduit avec beaucoup d'exactitude et
de fidélité ; mais l'auteur français n'a point rendu la grâce
et l'harmonie de l'original . Les vers de M. de Nivernois
sont presque toujours prosaïques et quelquefois incorrects.
Qui des yeux et du goût égale jouissance , ce vers est faible
, et le mot de jouissance n'a rien de poétique. Une
prairie qui circule parmi des troncs divers , n'offre point
une image exacte et intelligible ; une treille qui abaisse
ses bienfaits sur le sol , présente une idée bizarre ; le mot
contournés , en parlant des bords d'un lac , a quelque
chose de pénible.
Le lecteur se rappelle , sans doute , la fameuse imprécation
de Satan contre le soleil. Ce morceau est admirable
dans Milton . M. de Nivernois l'a très-faiblement rendu
Voici sa traduction :
O toi qui , couronné de la plus haute gloire ,
Paraît l'âme et le dieu de ce monde nouveau ;
Toi , dont le seul aspect t'assurant la victoire ,
Des astres pàlissans efface le flambeau !
Ce n'est pas en ami , soleil , que je t'appelle ,
C'est pour te dévouer à la haine éternelle ,
Qu'en mon coeur ulcéré fait naître ton éclat,
MESSIDOR AN XI. 123
Éclat impérieux , dont l'honneur me rappelle
Les honneurs trop flétris de mon premier état .
Tu me voyais briller au- dessus de ta sphère ,
J'y brillerais toujours sans mon orgueil fatal , etc.
Tous ces vers sont sans aucune poésie , et le lecteur n'y
retrouve rien de Milton. Voltaire a imité , en vers , cette
fameuse apostrophe ; on ne sera pas fâché , sans doute , de
comparer son imitation avec celle de Racine et celle de
M. de Nivernois.
Toi , sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits ,
Soleil , astre de feu , jour heureux que je hais ,
Jour qui fais mon supplice et dont mes yeux s'étonnent ;
Toi , qui semble le dieu des cieux qui t'environnent ,
Devant qui tout éclat disparaît et s'enfuit ,
Qui fais pàlir le front des astres de la nuit,
Image du Très-Haut qui régla ta carrière ,
Hélas , j'eusse autrefois éclipsé ta lumière ;
Sur la voûte des cieux , élevé plus que toi ,
Le trône où tu t'assieds s'abaisssait devant moi ,
Je suis tombé , l'orgueil m'a plongé dans l'abyme……..
Le premier de ces vers renferme une faute contre la
langue ; on ne dit pas prodiguer ses bienfaits sur quelqu'un ,
mais prodiguer ses bienfaits à quelqu'un. Le second vers
ne renferme que des idées vagues ; Soleil , astre de feu ,
cet hémistiche est de remplissage ; Jour heureux que je
hais , est une expression maniérée. On ne trouve rien de
tout cela dans Milton , qui fait dire à Satan :
O thou, that with surpassing glory crown'd,
Look'st from thy sole dominion like the god
Of this new world , etc.
Voltaire a omis , dans sa traduction , une circonstance
essentielle , le soleil qui semble le dieu de ce monde nouveau.
M. de Nivernois est plus exact , en traduisant ainsi :
O toi qui , couronné de la plus haute gloire ,
Paraît l'âme et le dieu de ce monde nouveau. 1
Le troisième vers de Voltaire a le même défaut que le
second ; le quatrième , toi qui semble le dieu des cieux qui
l'environnent , est très-beau ; mais il n'est pas dans l'esprit
124 MERCURE DE FRANCE ,
du poète anglais , qui a pour objet de peindre les premiers
momens de la création , et qui représente Satan s'indignant
à la vue de ce monde qui vient de sortir des mains du
créateur. Le cinquième vers , Devant qui tout éclat disparaît
et s'enfuit , est dénué de poésie ; tout éclat est
vague ; disparaît et s'enfuit , ces deux verbes qui expriment
la même idée , n'ont point la pompe convenable .
A côté de cette imitation , nous allons citer le même morceau
traduit par M. Delille :
Tantôt de l'empirée il ( Satan ) contemple la voûte ,
Tantôt ce beau soleil au plus haut de sa route
Épanchant de son trône un torrent de clartés
Blesse de son éclat ses regards irrités :
Il gémit , et cédant à sa douleur profonde ,
Il adresse ces mots au grand astre du monde :
Globe resplendissant , majestueux flambeau ,
Toi qui semble le dieu de ce monde nouveau ,
Toi dont le seul aspect fait pâlir les étoiles ,
Et commande à la nuit de replier ses voiles ,
Bienfait de mon tyran , chef- d'oeuvre de ton roi ,
Toi qui charmes le monde , et n'afflige que moi ,
Soleil , que je te hais ! et combien ta lumière
Réveille les regrets de ma splendeur première !
Hélas ! sans ma révolte , assis au haut des cieux ,
Un rayon de ma gloire eût éclipsé tes feux ,
Et sur mon trône d'or , presque égal à Dieu même ,
J'aurais vu sous mes pieds ton brillant diadême.
Je suis tombé ; l'orgueil m'a plongé dans les fers ,
Il m'a fermé les cieux et creusé les enfers.
Sujet , enfant ingrat , devais-je méconnaître
Ce Dieu mon bienfaiteur encor plus que mon maître ?
Près de son trône assis , ce Dieu m'a- t-il jamais
Épargné ses faveurs , reproché ses bienfaits ? ....
Ces vers , qui n'ont jamais été publiés , donnent à leur
auteur une très - grande supériorité sur ses riyaux , et
même sur ses modèles. C'est là qu'on retrouve toutes les
beautés de Milton , rendues avec une scrupuleuse exactitude.
M. Delille s'est permis d'ajouter une idée au poète
anglais :
Toi qui charmes le monde et n'affliges que moi.
MESSIDOR AN XI. 125
elle sem-
Cette idée est sublime ; elle est dans la nature ,
ble être puisée dans l'esprit de Milton . Cet hémistiche ,
Soleil, queje te hais ! est beaucoup plus fort , beaucoup
plus énergique que celui de Voltaire : Jour heureux que
je hais ! Nous n'entrerons pas dans de plus grands détails
sur les beautés de ce morceau. Il nous donne l'espoir
de voir enfin notre littérature s'enrichir d'un chef- d'oeuvre
qui n'est connu en France que de ceux qui savent la langue
anglaise. La traduction du Paradis perdu , paraîtra
immédiatement après celle de l'Enéide , que les éditeurs
viennent de mettre sous presse , et qui est l'ouvrage de
quarante années de travaux. Tandis que de vils pamphlétaires
écrivent d'infâmes libelles contre M. Delille , il ne
répond à leurs calomnies que par la publication de ses
ouvrages ; et celui qu'on accuse d'avoir conspiré contre sa
patrie , ne cesse d'élever , dans la paix de sa retraite , de
nouveaux monumens à la gloire nationale .
Nous avons examiné tous les libelles qu'on a publiés
contre M. Delille , et nous n'y avons jamais remarqué
aucune intention , aucun but littéraire ; toutes les diatribes
de ses ennemis sont marquées au coin de la plus basse
envie ou de la méchanceté la plus perverse ; elles ont
quelque chose de cet esprit qui animait Satan contre le
Soleil , et elles sont presque la paraphrase de cet hémistiche
, Soleil , que je te hais ! La plupart de ces diatribes
sont anonymes ; pour confondre leurs auteurs , il suffirait
peut-être de les nommer. Qu'on nous permette de finir
cet article , en citant quelques vers qui leur sont adressés,
Lorsque Delille , en ses tableaux sublimes ,
Des factions nous dénonce les crimes ,
Vous dites plaisamment qu'il vous a fait pitié ,
Et chaque jour par vous il est calomnié ;
Non , la pitié n'a point tant de furie :
Soyez plus vrais , lisez au fond de votre coeur,
De votre accusateur respectant le génie ,
Convenez qu'il vous a fait peur,
Oe tout au moins qu'il vous a fait envie,
126 MERCURE DE FRANCE ,
ANNONCES.
Journal du Galvanisme , de Vaccine , etc. , par une
société de physiciens , de chimistes et de médecins ; rédigé
par J. Nauche , médecin , président de la société galvanique
, membre des sociétés académique des sciences
médicales de Paris , de plusieurs comités de vaccine , etc.
II . et III . cahiers de 96 pages in - 8° . Ils contiennent
ent'rautres articles un Résumé succinct sur le Galvanisme ,
par Cés. le Gallois , médecin ; de l'Application du Galvanisme
à la Rétention par paralysie de la vessie ; Origine
du Galvanisme ; Contre- épreuve variolique sur des vaccinés
à Milan ; Réflexions sur uue expérience Galvanique , par
le C. Graperon , médecin , membre de la société galvanique
, etc.; Observations de M. Schaub , professeur à
Cassel , sur l'efficacité du Galvanisme employé dans les
surdités complètes , dans les affections des organes de
l'ouie , pour guérir les sourd-muets , etc. etc. Le prix de
la souscription est de 12 fr . pour recevoir , franc de port ,
12 cahiers de 48 pages chacun , dont un chaque mois. La
lettre et l'argent doivent être affranchis . On peut envoyer
le prix de la souscription en un mandat sur Paris.
On souscrit à Paris , chez F. Buisson , libraire , rue
Hautefeuille , nº. 20 .
Les Pandectesfrançaises , ou Recueil complet de toutes les
lois en vigueur, contenant les codes civil , criminel , de commerce
, militaire , de marine , judiciaire , et les dispositions
des autres lois , soit romaines , soit cotumières , soit édits
ordonnances ou déclarations , soit décrets , que ces codes
laissent subsister , avec des observations formant un traité
substantiel et succinct de chaque matière , par J. B. D. et
P. N. R. C. , anciens avocats , jurisconsultes des universités
deParis et d'Orléans.
Code civil , tome premier , formant 480 pages in - 8°.
Prix : 5 fr. et 6 fr. 50 c . par la poste. Les autres volumes
paroîtront successivement.
A Paris , chez les auteurs , à l'adresse de M. Riffé Caubray
, ancien avocat aux conseils , défenseur-avoué au tribunal
de cassation , place de Thionville , n°. 13 ; chez
Perlet , libraire , rue de Tournon.
Ces trois ouvrages se trouvent aussi chez le Normant
rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
MESSIDOR AN XI. 137
POLITIQUE.
Quand une nation n'agit pas d'une manière juste , il est
trop commun de croire qu'elle agit d'une manière habile.
Une bonne et savante perfidie est beaucoup plus rare , à
notre avis , qu'une complète impéritie. Selon le christia- .
nisme , c'est le propre de l'iniquité de se mentir à elicmême.
Le paganisme professait la même doctrine ; il pen
sait que Jupiter frappe de démence ceux qu'il veut perdre.
Que l'Angleterre soit grossièrement aveuglée ; qu'elle
ait donné à toute l'Europe l'exemple d'un peuple en état
de démence , c'est ce que la plus simple réflexion établit
avec évidence.
Quand l'Angleterre a déclaré la guerre , il n'est personne
en France qui n'ait cru qu'elle avait des engagemens
secrets avec quelque grande puissance continentale . Cette
attente s'est trouvée sans fondement. On s'est demandé
alors quel pouvait être son dessein ? Garder Malte : elle
l'avait. Comment se fait-il qu'elle ait voulu faire toutes les
avances d'une guerre dont l'objet était dans ses mains ?
Puisque l'Angleterre a voulu faire ainsi la guerre sans
intérêt réel , il faut croire au moins qu'elle a été bien sûre
de ses forces ; il faut croire que depuis long- temps son
plan d'attaque et de défense était bien mûri , son système
militaire bien formé et bien conçu : point du tout. Nous
apprenons de la bouche même du secrétaire de la guerre
« que le mode actuel de l'armée est entièrement fautif,
>> mais qu'il ne sait comment y remédier ; que le pays est
» dans un état de crise , et qu'on ne peut avoir recours
» qu'à une mesure temporaire ( 1 ) . »
(1) He did not affect to deny he had formerly states , that the present
army system was errone ous . But whut was now to be done ?
Nothing but a measuve capable of instant effect could be , at this
moment adopted. ( Débats du parlement , du 23 juin. )
128 MERCURE DE FRANCE ,
M. Pitt n'est moins curieux à
pas
entendre le secré
que
taire de la guerre . Cet ex-ministre déclarait autrefois qu'il
n'y avait aucune espèce de paix à faire avec la France , à
moins qu'elle n'offrit indemnité pour le passé , sécurité
pour l'avenir. Son ton est aujourd'hui un peu plus mo
deste ; il borne ses prétentions au salut de l'Angleterre.
Ce ne sera pas peu de chose pour notre pays , dit-il , que
de s'être conservé contre un ennemi qui a soumis la moitié
de l'Europe (2) . Nous demandons si faire la guerre aveď
la seule espérance de n'être pas anéanti par la guerre , est
une conduite très- sensée ?
L'absurdité de la guerre se manifeste de plus en plus ,
à mesure qu'on examine l'intérieur de l'Angleterre , la
composition de l'armée , l'état des partis et les dispositions
de l'esprit public .
Sous ce dernier rapport , nous voyons bien une grande
amertume , et si l'on veut , une parfaite unanimité dans
les papiers publics . Dire du mal de la France , est toujours
une chose populaire en Angleterre . Il n'y a qu'une seule
époque où la France ait reçu sérieusement des hommages
de la part d'une partie de la population anglaise ; c'est
lors du règne de Robespierre et de Marat . Si on veut lire
le Morning-Post , le Morning- Chronicle , et le papier
anglais The Courrier , de ce temps là , on verra que la
haine, qu'il est si facile de remuer dans tous les pays contre
les nobles et contre les riches , était assez exaltée en Angleterre
, pour balancer ce qu'il y a de haine nationale contre
la France . En ce moment , comme la France n'offre plus'
d'intérêt sous ce rapport , il ne reste aux papiers publics
à exploiter que l'ancienne animosité réunie à quelques
intérêts privés.
(2) He should considerit as no mean thing to be save against an
enemy that had subdued half Europe ; and if we were not enrolled
among the victims of the opressive spirit of that enemy, he regardet
it as no inconsidérable proof of our spirit and energy.
Rien
MESSIDOR AN XI 129
Rien n'est plus agréable pour les Anglais que les commencemens
de la guerre. D'un côté , ils prennent beaucoup
de vaisseaux à toutes les nations ; ( on dit en ce moment que
la rade de Plimouth en est encombrée ) : de l'autre , les
marchands , les capitalistes , les fournisseurs , toute la cité ;
de Londres , se livrent aux espérances de fortune les plus
illimitées. En voilà assez pour expliquer l'unanimité des
papiers de Londres .
"
Il n'en est pas de même de la masse du pays. Au milieu
de cette bouffissure de déclamation et d'arrogance , les
fonds baissent , une inquiétude sombre agite tous les
esprits , le découragement s'étend . On peut s'en rapporter
sur ce point à M. Wyndham. « On me parle beaucoup ,'
» dit - il dans les derniers débats , de l'unanimité avec
» laquelle cette guerre est entreprise , et de l'esprit qui
› anime tout le peuple pour la soutenir . J'ai beaucoup
» entendu parler d'esprits qui rodent sur la terre : je n'en
» ai jamais vu. Je n'entends parler d'aucune adresse au
> roi dans cette occasion . Je ne vois nulle part une im
» pression convenable du danger dont nous sommes me
nacés. Je ne trouve par-tout qu'une sorte d'apathie ,
» d'indifférence et de désespoir qui ne peut m'offrir , quel
» qu'en soit le principe , aucun signe de cette vigueur et
» de cette énergie qu'on m'annonce ( 1 ) . »>
Cette disposition de l'esprit public n'est point sans rapport
avec l'état des partis. Si on veut y faire bien attention
, on trouvera que personne en Angleterre n'est dans
sa véritable attitude. Tous les personnages sont dans une
ligne fausse.
4)
M. Addington , obligé de faire , contre son gré , la guerre
qu'ont voulu les Grenville , n'a pas même la confiance du
parti dont il s'est fait l'instrument.
M. Fox ne désire pas plus la guerre que M. Addington ;
mais il ne peut bouger. On a jeté au-devant de lui toute
la masse de la haine de la cour et de l'orgueil national .
( 1 ) Débats du 27 juin.
130 MERCURE DE FRANCE ,
M. Dundas ( lord Melville ) et M. Canning ne sont occupés
qu'à épier M. Addington ; ils le censureront bientôt
pour la guerre , comme ils l'ont censuré pour la paix.
M. Wyndham , avec des vues plus élevées , voit le danger
, et se tourmente pour trouver le moyen . Dic ubi
consistam coelum terrumque movebo .
L'armée est dans la même situation . Dans son système ,
reconnu défectueux par le secrétaire même de la guerre ,
suffira-t-elle , comme il le prétend , à la défense du pays ,
ou est- elle insuffisante , comme le prétend M. Wyndham ?
C'est ce qu'il ne nous appartient pas de décider . Ce qui
nous paraît positif , c'est qu'aucun de ces grands personnages
n'ont une juste idée des élémens qu'ils veulent manier.
Ils en appelaient dernièment au témoignage du lord
Cornwallis , en faveur du courage des milices améri
caines contre des troupes réglées . Ils pourraient le consulter
aussi sur l'avantage des troupes réglées contre des
régimens formés à la hâte . Ce noble lord peut leur dire
ce qui lui est arrivé en Irlande , où dix mille hommes
de son armée ont été battus par quinze cents Français ,
où lui - même s'est vu réduit à éviter tout engagement
particulier , et obligé de rassembler une armée de trente
mille hommes pour faire mettre bas les armes à quinze
cents.
Le général Mack n'est point un homme sans talent et
sans génie ; il pourra leur dire ce qui arrive quelquefois
à des armées nombreuses et redoutables sur le papier.
Les champs de Børne pourront de même leur apprendre
ce qu'il faut attendre d'une multitude , quand elle est mal
formée et mal disciplinée. Mais pourquoi aller chercher
les exemples si loin ? La France , dont les soldats ont assez
acquis le renom de bravoure , pourra leur apprendre ,
par les premières journées de Mons et de Tournay ,
de quelle manière il faut compter sur une multitude ,
quelque guerrière quelle puisse être , lorsqu'elle est commandée
par des chefs qui n'ont pas sa confiance , ou dout
elle n'a pas
l'habitude.
7
MESSIDOR AN X 1. 131
Nous ne pouvons que plaindre la malheureuse Angle
terre , si ces vues sont étrangères à ceux qui la gouvernent ,
La France est placée dans cette situation , de pouvoir
choisir , ou une mesure hâtive , au moyen de laquelle tous
les nouveaux corps anglais n'auraient encore ni ensemble
ni consistence , ou d'attendre tranquillement , toujours
prête à agir , l'effet intérieur qui ne peut manquer de e
produire des mesures actuelles, Le parlement britannique
ne décrète pas un impôt , il ne lève pas une armée ,
il në
prend pas un parti , que le gouvernement français ne
puisse y trouver un ami et un auxiliaire. Les plaisirs de
la guerre sont déjà finis en Angleterre ; en fait de succès ,
tout est joui. Rien n'est encore commencé en France ;
on ne fait que se préparer . L'Angleterre peut se préparer
de même. Nous n'avons aucune répugnance à voir , s'il le
faut , toute sa population sous les armes. Mais lorsque.
obligé d'envoyer des forces en Irlande , aux Indes , aux
Antilles , à Malte , a Gibraltar , dans toute la Méditerra
née , les marchands de Londres se trouveront réduits à
n'avoir pas chez eux même de la sécurité ; lorsque les
spéculations de leurs propres dangers viendront se mêler
aux spéculations de la fortune ; lorsque tout le peuple sera
gêné , pressé , harassé , il n'est pas sûr que les ministres
paraissent long - temps les amis du pays , et la guerre
l'objet de toutes les affections et de tous les voeux : Dieu
sait alors ce qui arrivera.
Dans le désordre des empires , c'étaient autrefois les
barbarés qui accouraient pour les ravager. Les barbares
ne sont plus aujourd'hui dans les forêts du nord. Ches
tous les peuples policés , ils entourent les propriétés et les
propriétaires ; à un moment donné , ils sortent par nuées
des caves , des galetas et des tavernes. Ce ne sont pas les
soldats français qui ont toujours été les plus redoutés chez
les nations qu'ils ont soumises . Ceux qui les avaient combattus
en ennemis , les ont souvent reçus en libérateurs . Il
serait bien singulier que ces dangers ne fussent rien dans
1 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
un pays où , sans compter les brigades de Copenhagen-
House , on trouve de si nombreux corps ( infanterie et
cavaleric ) de voleurs .
Si les bruits qui se sont répandus , et qui paraissent
s'accréditer , continuent à prendre de la consistance ,
J'Angleterre ne serait pas dans le cas de voir effectuer
toutes ces mesures , ni d'éprouver toutes ces craintes. On
répand que le cabinet de Berlin s'est réuni à la Russie ,
pour empêcher les suites de la rupture qui a éclaté entre
la France et l'Angleterre , et qu'en conséquence elle a fait
offrir sa médiation à la cour de Londres , par son minis -
tre près sa majesté britannique. On ajoute que le gouver
nement anglais , ainsi que le gouvernement français ,
ont accepté cette médiation. Ce parti , qui devrait être un
sujet de joie pour tous les amis de la paix , et sur-tout pour
les amis de l'Angleterre , a le malheur de déplaire à un
membre de son parlement : « J'espère , dit M. Mac
» Naughton , que , malgré cette médiation , il n'y aura
» point de paix jusqu'à ce que notre présomptueux ennemi
» ait fait l'essai d'une invasion sur ce pays , et qu'il ait pu
» se convaincre , par le résultat , de l'impossibilité de faire
» aucune impression sur ces royaumes- unis , au moyen
» d'une tentative d'invasion . Si la paix était faite avant ce
temps , ajoute-t-il , l'ennemi tiendrait toujours sur nos
» têtes , pour nous effrayer , la menace d'une invasion , et
» continuerait peut - être à tenir envers nous un langage de
>> domination . »
Ce mouvement paraît avoir fait une grande impression
dans la chambre des communes. On a crié sur-tout ( hear
him , hear him ) , lorsque l'honorable membre a ajouté que
les Anglais salueraient alors les Français comme les giadiateurs
saluaient le peuple romain morituri te salutant.
Nous ne contestons point l'éloquence de ce mouvement ,
mais il ne fait que confirmer ce que nous avons dit en
commençant , que c'est une guerre inscasée . C'est bien la
peine de déclarer la guerre à la France , pour n'en tirer
d'autre avantage que celui d'une fin glorieuse. M. Mac
MESSID OR AN XI. 133
Naughton conviendra qu'il valait beaucoup mieux rester
tranquilles.
Il n'y a pas d'apparence que ce défi d'un simple membre
du parlement entre pour quelque chose dans les négociations.
Si quarante mille Français seulement mettaient
les pieds dans la Grande- Bretagne , M. Mac Naugthon
et ses amis pourraient leur dire d'aussi bonne grâce qu'ils
voudraient morituri te salutant. Pour ce qui nous concerne
nous n'avons faire de détruire l'Angleterre , que
pas même de nous en emparer . Nous avons assez de territoire
et assez de puissance. Que ce pays continue à subsister
tel qu'il est , peu nous importe . Cependant en nous
référant à la sagesse connue du chef de l'état , il faut
pourtant que tout le monde sache , si nous devons avoir
la paix , que notre intention est que cette paix soit stable ;
que nous voulons nous livrer avec sécurité , pendant cette
nouvelle paix , à tout l'essor de notre activité et de notre
industrie ; que nous ne voulons avoir rien à redouter cette
fois d'une attaque inopinée et d'une trahison subite.
Nous avons pris la liberté de faire quelques remarques
sur la condescendance des négociateurs français à Amiens ,
relativement à la stipulation d'une langue maltaise ; qu'il
nous soit permis de nous plaindre de nouveau de la confiance
entière qu'ils ont cru devoir accorder à la parole
du lord Cornwallis et du peuple anglais , relativement à
l'évacuation du Cap de Bonne-Espérance , de l'Egypte et
de Malte . Cette bonne foi les honore ; mais ils auraient dû
s'apercevoir qu'elle n'a jamais été accordée dans des
traités qu'aux grandes puissances continentales , connues
par leur fidélité à leurs engagemens et par leur loyauté.
L'Angleterre , sur ce point , toujours fait exception .
Lors du traité d'Aix-la-Chapelle , il fut convenu , comme
à Amiens , qu'elle ferait diverses restitutions en Amérique
et en Asie; mais nos pères , mieux instruits de la probité
anglaise , ne se contentèrent pas de la signature de l'ambassadeur
britannique ; ils exigèrent formellement que i
I 5
134 MERCURE DE FRANCE ,
cour de Londres ferait passer à celle de Versailles deux
personnes de rang quíy demeureraient en qualité d'otages ,
jusqu'à ce qu'on y eût appris , d'une façon certaine et
authentiquel restitution de l'Isle Royale , du Cap-Breton et
de toutes les conquêtes que les Anglais pourraient avoir
faites avant ou après la signature des préliminaires dans
Les Indes orientales et occidentales. Cette stipulation aura
beau être regardée comme peu honorable , elle n'en forme
pas moins l'article IX du traité d'Aix-la-Chapelle . Si , d'a
près cet exemple , les négociateurs français à Amiens
eussent demandé que M. le duc de Clarence et M. le duc
de Cambridge vinssent à Paris comme ôtages , répondre de
la signature de lord Cornwallis , l'histoire aurait peut- être
à regretter les gestes héroïques de l'un en Allemagne , et
les traits d'éloquence de l'autre à la chambre des pairs ;
mais enfin , Malte aurait été certainement évacuée , et l'Eu¬
rope n'eût pas été menacée de nouveau de tous les fléaux
de la guerre.
Encore une fois , nous désirons sincèrement que l'inter ,
vention puissante des cours de Berlin et de Pétersbourg
nous procure de nouveau les benédictions de la paix . Le
chancelier de l'échiquier a cru devoir défier dans la chambre
des communes , non- seulement ces puissances , mais
toute l'Europe réunie . Nous n'imiterons point ce fon de
bravade et de provocation ; nous ne dirons point avec ce
ministre , que nous sommes à même de faire tourner à
a destruction et à sa honte les efforts du monde entier
( 1 ). Reconnoissans envers des voisins qui ont la bontė
d'intervenir dans cette querelle , nous laissons à l'Angle-
(1 ) Let us sheu that we are not to hold our security by the for
bearance of any power , that our indépendance is not to be shaken by
the chief consul of France , nor by the united efforts of all Europe ,
Let us take such measures as will prove to the country , that it can
be safe, if it will , and to the whole world beside , that if they should
attiek us , their efforts will redound to our glory and their confusion
wad disconfiture , ( Dbats du 25juin,į
MESSIDOR AN XI 135
terre à insulter d'avance leur puissance , en méfiance do
leur équité. Nous leur remontrerons seulement que c'est
une paix réelle qu'il nous faut , et non pas une paix nominale
; que nos manufactures et l'industrie de nos villes
maritimes et commerciales demeureraient à jamais anéan
ties , si elles restaient à la merci du premier vertige du
gouvernement anglais ; si l'Angleterre conservait la liberté
de recommencer tous les ans une guerre de trois
mois , où elle a tout l'avantage , sauf à se réfugier au
moment du châtiment , derrière l'appui d'une intervention
continentale . Nous désirons que les puissances médiatrices
réconnaissent bien sur ce point nos intérêts et notre posi
tion après cela les Français , de concert avec leur chef,
s'en reposent entièrement sur leur justice.
NOUVELLES DIVERSES.
MM. Radzinski et Montclaire , commandeurs de l'ordre
de Malte , sont passés par Vienne , venant de Pétersbourg,
et se rendant en Sicile. S. M. l'empereur de Russie
les a chargés de remettre au nouveau grand-maître M. de
Thomasi , les décorations de l'ordre .
Hambourg, 25 juin.
Le ministre français près du cercle de Basse -Saxe a déclaré
d'une manière formelle que , comme la marche des
troupes françaises avait uniquement pour but d'occuper
les états de S. M. britannique en Allemagne , tous les pays
limitrophes , quelque rapprochés qu'ils soientde ces états ,
et quelles que soient leurs relations politiques , commerciales
on rapports de consanguinité avec eux , ne devaient
pas craindre qu'il fût porté la moindre atteinte à leur
neutralité.
Du 29. Suivant les dernières lettres de Hanovre , les
Français font des préparatifs qui semblent indiquer qu'ils
se proposent de passer l'Elbe ; ils ont pour cet effet mis en
réquisition tous les bateaux qui se trouvaient sur la rive
gauche du fleuve . On rassemble un gros corps de troupes
dans les environs de Lauenbourg ; déjà 4000 hommes sont
arrivés le 27 dans cette ville , et on en attendait encore
I 4
136 MERCURE DE FRANCE ,
6000 pour le lendemain : le général Mortier était aussi aftendu
pour le 28. On a ramené à Hanovre la plus grande
partiedes canons et des bagages hanovriens, qui avaient été
transportés dans le pays de Lauenbourg. On dit que le
roi d'Angleterre ayant refusé de ratifier la convention de
Suhlingen , les troupes hanovriennes seront désarmées et
conduites en France.
Gênes , 25 juin.
-
Nous apprenons que le général Murat arrivera sous
très-peu de jours dans notre ville . Il a réuni à son commandement
les troupes françaises répandues sur notre territoire
. Nous recevons aussi la nouvelle que les troupes
françaises sont entrées dans l'Abbruzze , au nombre d'en
viron 12,000 hommes.
Venise , 18 juin.
Suivant une lettre de l'état pontifical , les troupes françaises
étaient déjà arrivées le 13 , à Fermo ( ville et port de
Ja Marche méridionale , située a treize lieues d'Ancône ) ;
elles doivent continuer , le 19 , leur marche vers le royaume
de Naples.
Rome , 17 juin .
On écrit de Naples , qu'une escadre anglaise se trouve
actuellement dans la rade située devant cette ville . On craint
qu'elle ne s'empare des iles de Capri , Procida et Ischia.
On a , d'après cela , jugé à propos de renforcer la garnison
du fort Saint-Elme.
Toutes les côtes de l'Italie , et particulièrement celles
des îles Ioniqués , sont toujours infestées de pirates. Leur
nombre , déjà très-considérable , s'accroît tous les jours ;
aussi montrent - ils une audace dont on n'avait pas cu
d'exemple depuis deux siècles . Depuis que les marines de
Malte , de Venise et de Naples sont détruites , il n'y a pas
un recoin de la Méditerranée qui soit à l'abri de leurs
brigandages. Ils n'avaient jamais osé se montrer dans la
mer Adriatique : ils y naviguent aujourd'hui sans aucune
crainte. L'avenir , à cet égard , est encore plus triste que
le présent , car le gouverneur de Trapani en Sicile , a
donné avis à son gouvernement que les barbaresques préparent
de nombreuses expéditions , et même qu'ils chargent
des échelles sur leurs vaisseaux.
Des bords du Mein , 2 juillet.
On prétend savoir qu'une des premières puissances du
MESSIDOR AN XI. 137
au
Nord aurait présenté un projet de médiation entre la
France et l'Angleterre , dont les principaux points seraient :
L'occupation de Malte par des troupes russes pendant dix
ans , à la charge , par l'Angleterre et la France , de payer
par moitié leur entretien ; la cession de l'île de Lampedouze
aux Anglais ; la restitution de Malte à l'ordre ,
bout de dix ans , à laquelle époque elle aurait une garnison
napolitaine. On va jusqu'à dire que l'admission de ce
plan n'éprouve pas de très-grandes difficultés , et qu'il va
être envoyé à Pétersbourg pour être présenté à l'empereur
de Russie , dont l'assentiment est nécessaire. On ignore
à quel point ces bruits peuvent être fondés ; peut - être
n'est-ce qu'une manière d'expliquer ce qu'on nous assure
ici , depuis quelque temps , qu'à Paris et à Londres on ne
cesse de dire que malgré que la guerre ait été inévitable
la paix peut se faire tout-à-coup.
Boulogne , 12 messidor.
er er
. prai
Un état général des armemens en course , faits au port
de Boulogne , depuis le 1. ventose an 4 , jusqu'au 1 ".
rial an 9 , donne les résultats suivans :
A
Cent cinquante- quatre corsaires sont sortis ; le terme
moyen de la force de leurs équipages était de 20 à 25
hommes.
"
Ils ont fait à l'ennemi 201 prises , chargées de vins , eauxde-
vie , rhum , tabac , genièvre , bois , dentelles , café
sucre , fer , bois , draps , etc. , etc. La valeur totale des prises
a été de 12,939,745 liv.
Parmi les prises , on compte plusieurs cutters et canonnières
armées le nombre des hommes pris à l'ennemi , a
été de 1967.
Nous avons perdu 16 corsaires et 755 hommes d'équi
page. La balance , tant au matériel qu'au personnel , dans
le laps de temps ci-dessus désigné , a donc été considérable
en faveur de la république .
L'opinion du docteur Francklin ( elle a été rappelée
dans le Journal officiel ) est , sans contredit , marquée au
coin de la saine philosophie ; il eût été à désirer que cette
opinion fût adoptée en Europe , et que la classe industrieusé
des commerçans eût pu se livrer à ses utiles spéculations ,
au millieu de la guerre qui nous agite depuis tant d'années.
On se rappelle que la convention nationale proposa à l'Angleterre
de faire respecter les bâtimens marchands , par
les vaisseaux de guerre des deux nations ; si cette propo138
MERCURE DE FRANCE ,
sition eût été accueillie , les négocians auraient préféré
sans doute , de modiques bénéfices , résultats d'un trafie
tranquille et peu dangereux , aux bénéfices plus considé→
rables que prodait la course , parce que des spéculations
sont toujours accompagnées d'inquiétudes et environnées
de dangers. Mais on n'a point oublié que la fière Angleterre
à repoussé avec dédain cette idée vraiment philan
tropique , pour suivre avec succès son plan de dévastation
et de famine générale ; il lui importait non seulement
d'intercepter notre commerce , mais encore d'empêcher
que les puissances étrangères n'abordassent dans nos ports:
et l'expérience nous a suffisamment démontré que , pendant
long -temps , elle n'a que trop bien réussi dans son
odieuse entreprise.
Quelle ressource restait-il donc à la France ? Fallait-ik
qu'elle continuât à faire une guerre inégale ? à respecter la
navigation ennemie ? à voir son pavillon flotter avec sécurité
sur toutes les mers , tandis que nos bâtimens restaient
inutilisés dans nos ports? Un pareil système portait avec lui
F'empreinte de la destruction ; on ne tarda pas à s'en apercevoir
: bientôt les armemens furent permis , et si quelque
chose m'a étonné , c'est qu'ils aient été suspendus si
long- temps.
La ville de Boulogne ; jadis si florissante par ses relations
avec l'Angleterre , sa navigation et ses importantes pêcheries
, s'est vue tout-d'un-coup privée de ses ressources par
l'effet de la guerre maritime . Les Anglais qui depuis lon &
femps ont appris à ne rien respecter , se sont à plus d'une eprise
emparés impitoyablement de tous les pêcheurs , ont
anéanti nos pêcheries , seule branche d'industrie qui nous
restait pour alimenter une population nombreuse . Les négocians
de cette ville n'eurent donc d'autre parti à prendreque
de suivre l'impulsion donnée par le Gouvernement ;
ils se livrèrent à de petits armemens en course : ceux-ci
ayant obtenu quelques succès , on les multiplia , on
perfectionna la construction des bâtimens , et on acquit
im tek degré de supériorité dans leur marche , que malgré
la multiplicité des croiseurs anglais , et leur constante vigilance
, on parvint à inquiéter journellement leurs côtes ,
enlever des bâtimens jusques dans leurs rades , à l'entrée
de leurs ports , et on les força d'entretenir des divisions enfières
, uniquement employées à repousser les attaques de
nos corsaires .
L'intérêt des puissances belligérantes est de nuire à leur
MESSIDOR AN XI.
139
15
ennemi par tous les moyens qui sont conciliables avec le
droit des gens. Inquiéter et intercepter son commerce ,
c'est souvent lui porter des coups plus funestes que de
gagner des batailles , et on ne peut se dissimuler que , sous
ce seul point de vue ,
nous avons rendu des services signalés
à la République
. Que l'on considère en effet que
nous avons fait pour 13,000,000 de prises. Cette somme
énorme enlevée à l'Angleterre par quelques frêles bâtimeus
, a été répartie entre toutes les classes de citoyens.
Les 154 arniemens et réarmemens que nous avons faits
ont pu coûter environ 3,500,000 . Mais nous n'avons été
tributaires d'aucune puissance pour la construction de
nos bâtimens. Les bois ont été tirés de nos forêts , les
toiles de nos manufactures de la ci-devant Flandre ; nous
avons pris les fers et les chanvres sur les Anglais ; et sans
contredit une opération qui , sans déplacement de capitaux
à l'étranger , verse 3 à 4,000,000 parmi la classe
des artisans de toute espèce , alimente l'industrie natio
nale , et prive l'ennemi de 15,000,000 , ne peut être considérée
que comme favorable à l'Etat.
Ce ne sont point les seuls avantages que la République
it retirés des armemens de Boulogne ; placés à très-peu
de distance des côtes de l'Angleterre , ils ont été à même
d'épier continuellement le départ et l'arrivée des flottes ,
et leur présence à forcé les Anglais à entretenir des divisións
entières pour les surveiller , en même temps qu'ils
étaient obligés d'augmenter le nombre et la force des
escortes.
Il n'est presque point de corsaire qui n'ait fait échouer ,
qui n'ait coulé ou brûlé quelque bâtiment ennemi ; et l'on
peut dire que les 15,000,000 enlevés à l'Angleterre , lui
ont causé un préjudice de plus de 18,000,000 car , la
próhibition qui pèse sur une grande partie des objets cap .
turés , et qu'on est tenu de réexporter , occasionne une
dépréciation considérable sur ces mêmes objets , qui pour
la plupart ne produisent qu'un tiers , ou au plus la moitié
de ce qu'ils ont originairement coûté.
―
Il en est de même des liquides achetés par eux en Porfugal
, qui se vendent chez nous à bas prix . - Et en considérant
la perte qu'éprouvent les négocians dont les vaisseaux
ont été coulés , brulés ou échoués , les droits de`recousse
qu'ils sont tenus à payer , et le nombrede nos prises
qui ont été reprises , l'on se convaincra aisément que
mon calent n'est point exagéré..
140 MERCURE DE FRANCE.
D'un autre côté , on a prélevé sur nos prises des droits,
de douane , d'enregistrement et de timbre sur les ventes
droits de timbre et d'enregistrement sur les procès - verbaux
, sur les liquidations et les pièces qui servent à l'appui
des comptes ; l'on peut estimer ces droits , ceux de la
caisse des invalides compris , à 33 pour cent.
Get aperçu rapide doit suffire pour démontrer que tant
que la course a été autorisée , et qu'elle a joui de la protection
nécessaire , ses avantages ont été de nature à
mériter toute l'attention du commerce et du gouvernement.
!
PARIS.
Il existe dans ce moment à Paris un individu né à Tolède
âgé de 23 ans ,
affecté d'une insensibilité physique dont il
n'y a sans doute aucun exemple. Ce jeune espagnol a été
gounis hier dans l'amphithéâtre de l'école de médecine , en
présence d'un très grand nombre de spectateurs , à des
épreuves que rous regarderions comme fabuleuses , si leur
realité ne nous était attestée par différens témoins oculaires
et les plus dignes de foi. Nous citerors le témoignage du
docteur Burard , qui nous fournit les détails qu'on va lire :
1 °, Il a plongé ses pieds et ses mains dans l'huile bouillante,
chauffée jusqu'à 85 degrés de chaleur ; il a lavé son visage
avec la même huile ; I
;
2º. Il a lentement et à différentes reprises promené ses
pids et ses mains sur un fer très-large et très -épais , rouge
et même blanchi par le feu ;
3°. Une spatule large et épaisse rougie jusqu'au blanc , a
été appliquée et promenée sur sa langue pendant quelques
minutes ;
4. Il a successivenient pris et fait circuler dans sa bouche
de l'acide muriatique , nitrique et sulphurique ;
5º. Une chandelle allumée a été pendant près d'un quart
d'heure promenée sur ses jambes et sur ses pieds ;
6º . Il a plongé ses maius et ses pieds dans de l'eau chargée
d'une grande quantité de sel et chauffée jusqu'à 70 degrés .
Ce jeune homme a subi ces diverses épreuves sans donner
aucun signe de douleur , et sans qu'il parût aucune trace de
brûlure sur ces différentes parties de son corps .
On a remarqué cependant que l'acide nitrique qui n'avait
fait aucune impression sur sa langue , a laissé une espèce de
1
MESSIDOR AN XI.
141
tache jaune sur la paume de sa main , mais sans cautérisetion
ni sans douleur.
Les médecins et les gens de l'art qui ont assisté à ces ,
expériences , ne manqueront pas sans doute de faire un rapport
sur ce phénomène inoui qui est d'autant plus merveilleux
, que l'individu paraît jouir d'une bonne sinté. Ce
qui n'est pas moins étonnant , sa peau , non-seulement n'est ,
pas altérée par les épreuves , mais elle est douce et souple
comme celle d'une jeune personne . L'interprète a assuré
que cet espagnol avait été mis à To'ède , dans un four exaçtement
fermé et chauffé jusqu'à 70 degrés ; il y est resté
pendant 10 minutes , s'y trouvant bien et ne voulant pas ,
en sortir. Nous le réptons , nous n'avons vu aucun de c s
prodiges ; ils nous paraissent tous hors de toute croyance ,
el nous ne faisons que transmettre le récit d'un médecin
connu et estimé qui a été un des témoins oculaires.
MINISTÈRE DE LA MARINE.
Extrait d'une lettre du citoyen Bouchet , capitaine de vaisseau
, chef des mouvemens militaires à Cherbourg ,
écrite au ministre de la marine , le 14 messidor.
J'ai l'honneur de vous rendre compte que la frégate
anglaise la Minerve , cominandée par le capitaine Brinton ,
armée de 48 canons , dont 28 du calibre de 18 , 14 de 32.
( caronnades ) et 6 deg avec un équipage de 230 hommes ,
en poursuivant hier au soir , par un temps brumeux , des
bateaux à pierres , qui , après avoir fait leur chargement
au Becquet , faisaient route pour venir passer la nuit sous
le fort de la Liberté , situé dans l'intérieur de la rade , a
échoué sur la digue vers les neuf heures et demie.
A dix heures , les chaloupes canonnières , la Chiffonne'
et la Terrible , stationnées sur cette rade , la première ,
commandée par le lieutenant de vaisseau Lécolier , et la
seconde , par . , ont commencé à la canonner à
demi - portée. Le fort a pareillement fait feu des canons
dont il était armé .
A minuit , j'ai expédié aux canonnières de la poudre et
des boulets , pour remplacer les munitions qu'elles avaient
consommées.
Vers deux heures , j'ai été en rade avec le citoyen
Cachin , directeur des travaux maritimes , deux ingénieurs.
du même corps , et le peude marins que j'ai pu rassembler.
Nous nous sommes rendus à bord de la canonnière la
Chiffonne , où j'ai pris le commandement de la rade ;
142 MERCURE DE FRANCE ,
-
j'ai fait continuer jusqu'à cinq heures et demie le feu des
chaloupes , qui a toujours été secondé , mais de loin , par
celui du fort de la Liberté.
A cinq heures et demie , la frégate anglaise a amené sơn
pavillon.
J'ai aussitôt ordonné au lieutenant de vaisseau Lécolier,
qui avait tant contribué à sa reddition , d'aller l'amariner .
Les prisonniers ont été transportés à bord de la Chif
fonne , et conduits à Cherbourg. Douze hommes de la
frégate avaient été tués ; et elle en a eu douze à quinze
grièvement blessés : les chaloupes de la République n'ont
éprouvé aucune perte.
La Minerve étant échouée en-dedans de la digue , j'ai fait
porter une amarre dans le sud , pour tâcher de la déséchouer
, mais inutilement : j'ai donné ordre alors de jeter
à la mer
pour l'alléger , deux canóns de 18 et quatre caronnades
, qu'il sera très- facile de retirer.
Après quelques efforts et quelques manoeuvres , on est
parvenu à remettre la frégate à flot ; et à six heures , elle
était mouillée dans la rade , hors de tout danger.
Pour extrait conforme..
Le ministre de la marine et des colonies , par interim ,
CLARET-FLEURIEU.
Une lettre du citoyen Roustagneuq , commissaire principal
de la marine , donne des détails a-peu-près semblables
sur cet événement , qui a procuré dit- il à la république un
bâtiment de guerre de force , complètement armé , et qui
a mis les commandans des canonnières stationnées en ce
port , et généralement tous ceux qui ont concouru à la prise
et au sauvetage de ce bâtiment , dans le cas de se distinguer
par leur courage , leur activité et leur dévouement.
Une lettre particulière du capitaine de vaisseau Labretonnière
, fait mention d'une circonstance qui ne se trouve
pas dans les autres lettres . Il dit que le projet de la frégate
anglaise était de prendre des bateaux chargés de verser
des pierres sur la digue , et peut-être de les couler dans
la rade , avec le secours d'une demi-douzaines de péniches
armées d'un obusier , et montées de vingt hommes , lesquelles
l'accompagnaient ; qu'un bateau avait déjà été pris ,
mais que le courant avait porté la péniche et le bateau sous
le Fort-National de l'ile de Pelée.
Il ajoute que l'événement de la prise de la Minerve est
d'autant plus heureux , que denx autres frégates anglaises
ont pu la voir , le 14 au matin , flotter dans la rade de
Cherbourg , sous le pavillon de la République .
MESSIDOR AN XI. 143
ой
M. le cardinal Caprara est parti pour Bruxelles , où
restera pendant le séjour du premier Consul.
→→ Le sénat s'est ajourné au 7 thermidor , pour procéder
aux élections au corps législatif.
-
M. le comte de Morkolf , général des armées de
Russie , a passé à Nancy le 10 messidor , se rendant à Paris .
-
La frégate la Consolante est arrivée le 1. messidor,
après vingt- cinq jours de traversée , venant de la Guadeloupe
, et ayant à bord le contre-amiral Lacrosse ; aux alté➡
rages , uncorsaire anglais , de 20 canons , l'ayant prise pour
un bâtiment chargé de sucre , s'en est un peu approché , la
frégate l'a amariné et expédié pour Rochefort , ayant pris
à son bord quatre-vingt-trois anglais.
-Tous les journaux annoncent , d'après une lettre de
Dunkerque ( que nous avions aussi reçue ) , qu'il est question
de former un camp de cent niille hommes dans les
environs de Saint-Omer ; un de soixante mille hommes à
Cherbourg , et un troisième de quarante mille en Hollande.
Comme le Journal officiel n'a point encore parlé de dispositions
semblables , nous croyons qu'il est prudent d'attendre
qu'il les confirme.
-La lettre suivante peut donner une idée de la manière
dont le premier Consul et son épouse sont reçus dans tous
les lieux qui ont le bonheur de les posséder.
Dunkerque , lundi 15 messidor.
« Madame Bonaparte est arrivée ici jeudi soir. Nous
ne nous attendions pas à jouir aussi-tôt de sa présence ,
mais nous n'avons point été pris au dépourvu. En un mos
ment tous nos concitoyens se sont portés au- devant d'elle ;
des guirlandes de fleurs se sont trouvées tendues d'une
maison à l'autre dans toutes les rues de son passage ; de
sorte qu'elle est parvenue , sous un long berceau de roses
à l'hôtel qui lui avait été préparé : une illumination géné
rale et brillante a terminé cette journée. Le lendemain ,
madame Bonaparte a parcouru notre ville , et a fait une
promenade en canot dans la rade. Toutes les personnes qui
ont eu le bonheur de l'approcher ont été comblées des témoignages
de cette bonté remplie de grâces qui lui gagne
tous les cours.
» Samedi , à cinq heures du soir , les décharges répétées
de l'artillerie de la place et des forts ont annoncé le pre144
MERCURE DE FRANCE , -
mier Consul. Il ne pouvait pas encore lire dans nos regards
la publique allégresse , que déjà il entendait les acclamations
d'un peuple immense , et les cris mille fois répétés
: Vive Bonaparte ! retentir sur nos rivages.
>> Une garde d'honneur , composée de toute la jeunesse de
notre ville , bien équipée , bien vetue , s'était portée au
devant de lui.
>> Le citoyen Emmery , maire , à la tête de toutes les
autorités constituées , réunies sous une tente élégamment
ornée , l'attendait à la première barrière extérieure . Ce
magistrat , en lui présentant les clefs de la ville , s'est exprimé
en ces termes : « Quel bonheur , citoyen premier
» Consul , que celui de vous posséder dans ces contrées !
» L'allégresse publique est à son comble. Je viens vous
» offrir , citoyen premier Consul , les clefs de la ville , je
» les offre avec orgueil ; car , ces clefs , je les ai refusées ,
» étant mairc de Dunkerque en 1795 , au duc d'York ,
» quand , avec quarante mille hommes , il vint nous as-
» siéger , et compromettre devant nos faibles remparts 'sa
>> carière militaire. >>
Pendant que le premier consul distribuait des armes
d'honneur à Boulogne sur le rivage , les braves Anglais , en
vertu de leur droit des gens , n'ont pas manqué de tirer
quelques innocens boulets.
-
On écrit aussi de Boulogne que , malgré la fatigue
de la journée , le premier consul était encore à travailler
dans son cabinet à une heure du matin. Deux heures après ,
c'est-à-dire à trois heures , il était sur pied ; et un coup
tiré par son ordre , a annoncé qu'il allait achever
sa visite. Ayant voulu visiter un fort , il fallut que deux
matelots l'y portassent ; l'un d'eux , en mettant le pied dans
l'eau , ct craignant de glisser , lui dit : N'aie pas peur ,
notre bon consul , n'aie pas peur.
de canon ,
On écrit de Dunkerque que le premier consul a
visité et parcouru la rade le 14 et le 15. Le 12 , madame
Bonaparte s'y était promenée aussi . Elle vit sortir un petit
corsaire ; elle lui envoya vingt- quatre bouteilles de rhum
et un pavillon .
-
Des lettres particulières d'Angleterre annoncent
que , selon toutes les apparences , il sera aussi délivré des
lettres de marque contre les bâtimens prussiens , au cas que
la navigation de l'Elbe et du Weser fût entravée par les
Français.
7
( No, CVII. ) 27 MESSIDOR an I
( Samedi 16 Juillet 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
REP.FRA
5.
cen
PO E SI E.
FRAGMEN T.
DU XII . CHANT D'UNE TRADUCTION DE L'ORLANDO FURIOSO .
Le comte Roland se trouve près des murs de Paris assiégé,
lejour qu ' Agramant doit passer les Maures en revue.
UNN jour d'automne , à l'heure où , chez Thétis ,
Phébus bridait ses coursiers endormis ;
"
Où l'aube ayant ses portes demi-clauses ,
Jetait aux cieux des soucis et des roses ;
Où , las d'errer au céleste pourpris ,
L'astre des nuits et ses pâles étoiles
Pour s'en aller avaient repris leurs voiles ,
Il ( 1 ) se trouva près des murs de Paris.
Deux escadrons s'offrirent à sa vue :
L'un a pour chef le sage Manilard ,
Doyen des rois , dont la tête chenue ,
(1 ) Roland.
K
146 MERCURE
DE
FRANCE
,
Mieux que son bras , sert aux siens de rempart ;
L'autre obéit au roi de Trémizène 2
Alzirde , cher à la gent africaine :
Prudent et vieux , l'un en fut le Nestor ;
Brave et poli , l'autre en était l'Hector.
Depuis trois mois , l'hiver , dans sa mollesse
Engourdissait et vainqueurs et vaincus.
Alzirde seul qui veut prendre Lutèce ,
Aimait l'assaut ; l'autre aimait le blocus :
Enfin l'assaut obtint la préférence ;
Et d'Agramant les bataillons épars
Devaient ce jour , en superbe ordonnance ,
Faire à ses yeux flotter leurs étendards.
Ja se voyait de rivage en rivage ,
Fondre au soleil la glace des ruisseaux ,
Les prés verdir , et d'un nouveau feuillage
Se rhabiller les jeunes arbrisseaux ,
Quand Agramant , que la paix importune ,
Voulut revoir et compter tous ces bras
Qu'il avait su guider dans les combats ,
Et de plus belle attaquer la fortune .
Or , ce matin , Alzirde et Manilard
Allaient grossir cette insigne revue ,
Lorsque de loin apparut à leur vue ,
Le paladin qui ceignait Durandart ( 1 ) ;
Et le premier , à ce front magnanime ,
Que Mars lui-même aurait craint de braver ,
Jugeant Roland un preux de haute estime ,
Ne put , hélas ! le voir sans l'éprouver !
Il était jeune , et partant téméraire ;
Il bouillonnait de courage et d'ardeur :
La lance au poing il joint cet adversaire....
Moins malheureux , s'il eût eu moins de coeur !
(1) On sait que l'épée de Roland portait le nom de Durandart.
MESSIDOR AN XI. 147
Dieux ! de quel prix son audace est payée !
Roland d'un choc lui transperce le sein ;
Il tombe , il meurt. Sa monture effrayée
S'échappe et fuit sans guide et sans dessein.
Un cri soudain , terrible , lamentable ,
Que mille voix poussent au même intant ,
Remplit les airs , quand ce coup déplorable
Fit voir Alzirde inondé de son sang.
Deux escadrons se ruant pêle-mêle ,
Heurtent le comte , ardens , désordonnés.
Le comte est seul , et reçoit comme grêle ,
Leurs javelots et leurs dards empennés.
Des sangliers la cohorte joyeuse
Exhale ainsi sa rumeur belliqueuse ,
Quand , descendu des sommets apennins ,
L'ours vagabond a saisi pour sa proie
Un jeune porc encore exempt de soie
Qui remplit l'air de ses cris enfantins :
Tel l'ennemi , hurlant à pleine tête
"
"
"
Fond sur Roland et crie arrrête ! arrête !
On voit voler autour de son haubert
:
Les pieux , les dards , les traits , les cimetères :
Les plus hardis frappent à découvert ,
D'autres en flanc , d'autres sur les derrières.
Roland , chez qui la peur n'ose loger ,
Compte les coups de la horde en furie ,
Comme un vieux loup fait dans la bergerie
Les vils moutons qu'il est prêt d'égorger.
Sa main brandit sa fulminante épée ,
Du sang païen dans cent combats trempée ;
Acier cruel , que le peuple africain
Hors du fourreau ne vit jamais en vain.
Tout est brisé , turban , casque , cuirasse.
Un mont sanglant sur la plaine s'entasse ,
Et l'air troublé se remplit sur ses pas ,
De cris , de pleurs , de têtes et de bras..
K a
148 MERCURE DE FRANCE ,
1
La mort , riant d'un sourire effroyable ,
Voyait , du Styx , son ministre Roland
Expédiér tous ces païens au Diable.
La pâle peur volait de rang en rang :
Tel , pour frapper le héros misanthrope ,
Levait le bras , qui tourne les talons ;
L'un à pied court , l'autre à cheval galope ;
Nul ne s'enquiert si les chemins sont bons ;
Tout fuit. Un seul montre encor son visage
Antique preux , mâle et ferme vieillard ,
A qui les ans , par un cruel retard ,
Glacént le sang sans glacer le courage ;
C'est Manilard : il a connu la mort ;
Mais de ses jours il n'a connu la fuite .
« L'honneur se perd où le danger s'évite ,
>> Dit-il ; mourons , mais non pas sans effort . »
Il marche , il frappe ; et sa lance impuissante
Effleure à peine , et se brise en éclats.
Roland frappa.... mais il ne tua pas ;
Soit que le sort eût frustré son attente ;
Soit qu'à l'aspect de ses longs cheveux blancs ,
Il respectât , même dans sa colère ,
Ce front royal qu'ont respecté les ans.
Il l'a laissé gissant dans la poussière .
Il passe ; il heurte , il assomme , il pourfend :
Tout ennemi de l'empire des Gaules .
Tout est en fuite , aucun ne se défend ,
Et tout fuyard le croit sur ses épaules!
Tel dans les airs le peuple roitelet ,
Si l'autour passe ,
3
est soudain en déroute.
Tout seul enfin Roland reprend sa route ,
Sans trop savoir quelle route il tenait , etc. , ete.
MESSIDOR AN XI. 149
ENIGM E.
On ne le connaît pas ;
Il ne peut concevoir ;
Il était avant l'homme ,
Et Dieu ne peut le voir.
LOGOGRYPHE.
EN me nommant , on qualifie
Plus d'un bélître parvenu ,
Plus d'un auteur dont la manie
Est de vouloir être connu .
J'ai le ton haut , la tête altière ,
Je me crois un être important .
On dit que je suis sot ; mais je ne sais qu'y faire ,
Et je l'oublie en m'admirant.
Messieurs , si vous cherchez fortune ,
En moi l'on découvre un métal ,
Dont l'envie à tous est commune :
Et ce n'est pas débuter mal ;
Ensuite j'offre un mot cher à tout impudique ;
Puis un instrument de musique ,
Dont le ton doux , harmonieux ,
Charme aux temples les gens pieux ;
Ensuite est l'arme épouvantable
Du plus intrépide gourmand :
Elle s'entr'ouvre , et votre table
Se trouve nette en un moment.
Avec un de nos sens j'offre aussi son organe ;
Puis le dépôt que fait le vin ;
Et le prophète hébreux , qui du séjour profane
genre humain , Habité par le genre.
Sans ailes , s'éleva jusqu'au séjour divin ;
L'espace où l'habitant des villes "
Circule en sortant de chez lui ;
Ce que les citoyens tranquilles
N'aperçoivent pas sans ennui ;
K 3
150 MERCURE DE FRANCE ;
L'oiseau qui , dans le Capitole ,
Jouait autrefois si grand rôle ;
"
Ce dont se pénètre un acteur
Pour moins occuper le souffleur ;
Un grain ; l'organe de la vue ;
Une cheville ; une chose reçue ;
Ce qu'ignore certain Crésus
Qui sait compter , et rien de plus ;
La peine qu'infligeait souvent l'aréopage ;
Ce dont les grands font étalage ;
Enfin ce que Saint- Preux fit un soir à Paris ,
Dont l'imbécile eut la manie
De rendre compte à sa Julie ,
D'un ton si bête et si soumis.
M. T. , de Vienne ( Isère ) .
CHARA D E.
Si les Américains avaient eu mon premier ,
Aux Espagnols , sans doute , ils auraient fait la nique .
Aidé par mon second , Colomb vit l'Amérique ;
Quand Las-Cazas priait , il était mon entier.
Par M. G. . ( du Puy. ) ...
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Mousse.
Celui du Logogryphe est Hermitage où l'on trouve héritage
, mitre , age hétre , reine , air , âtre , Riga , tage ,
;
rage , gai , mari , mariage , magie , mi , re , remi , rat ,
áme , image , germe et tige.
Le mot de la Charade est Ver- seau.
MESSIDOR AN XI. 151
Essais sur les Isles Fortunées et l'antique Atlantide
, ou Précis de l'Histoire générale de l'Archipel
des Canaries ; par J. B. G. M. Bory de
Saint-Vincent , officier français. Un vol . in-4°.
avec figures et cartes. Prix , 15 fr. et 19 fr.
franc de port. A Paris , chez Baudouin , imprimeur
de l'Institut national , rue de Grenelle ,
faubourg Saint- Germain , nº . 1131 ; et chez,
le Normant, imprimeur-libr. , rue des Prêtres
Saint -Germain-l'Auxerrois , vis - à- vis le petit
portail , nº . 42 .
ES
Les pays les plus fréquentés ne sont pas toujours
les mieux connus ; la plupart des voyageurs ne
sont guères entraînés que par la passion d'augmenter
leur fortune ; et lorsqu'ils arrivent dans un pays ,
ils s'informent plutôt de l'état du commerce , du
prix des denrées , de la valeur du change , que des
productions naturelles , des traditions historiques ,
de la langue des peuples : et quoique nous ayons
un grand nombre de relations sur la Sicile , qui
est au milieu de l'Europe , cette île , si intéressante
, n'est pas encore bien connue : et l'on attend
avec impatience une Flore sicilienne. Il en était
de même des Canaries , qui sont les îles fortunées
des anciens ; beaucoup d'écrivains en avaient parlé ,
peu les avaient observées. Elles ont fixé l'attention
de M. Bory de Saint -Vincent , qui , dans un âge
où l'on ne songe ordinairement qu'aux amusemens
frivoles , se consacre avec ardeur à l'étude
de l'histoire naturelle , dans laquelle il a déjà fait
des découvertes précieuses . Cet ouvrage , par lequel
il débute dans le monde savant , le place au rang
des observateurs les plus zélés de la nature ;
annonce dans l'auteur de grandes connaissances ,
il mérite les encouragemens les plus distingués ; et
il
K 4
152 MERCURE DE FRANCE ,
la teinte de philosophie qui règne dans ses conjectures
sur les anciens habitans de ces îles , promet
à la France plus qu'un naturaliste . Le titre modeste
d'Essais donné à cet ouvrage , déguise un traité
complet , et la réunion de tout ce qu'on sait de
plus intéressant sur les Canaries . Elles sont au
nombre de sept : Ténériffe , Canarie , Gomère au
milieu , Fortaventure et Lancerote à l'Est , Palme
et Fer à l'Ouest.
D'abord l'auteur donne une idée exacte de la
situation géographique de l'Archipel , des îles
Atlantiques , dont il a lui-même dessiné les cartes
avec beaucoup de soin ; il entre à cet égard dans
des détails précieux , et dont le mérite sera senti
par les personnes de l'art ; il rectifie des erreurs ,
détermine la vraie position de ces îles et la hauteur
du fameux pic de Ténérif. Le chapitre second
est consacré à décrire le climat des Canaries , et les
moeurs de l'ancien peuple que les Européens y
trouvèrent lorsqu'ils firent la découverte de ces
îles . <«< Situées sous le même parallèle que les
"
plus heureuses parties de la Chine , du Mogol ,
de la Perse , et des fertiles campagnes renfer-
» mées dans le Delta , elles ont sur ces beaux pays
» l'avantage d'être entourées par la mer , asile des
» vents , dont le souffle rafraichit une température
» trop ardente. » M. Bory , pour nous donner
une idée du climat enchanteur des Isles Fortunées ,
emprunte le pinceau du prince des poètes de
l'Italie ; et la description que le Tasse fait des
Champs Elyséens ( 1 ) , toute imaginaire qu'elle est ;
(1) Gérusal. lib . c . XV. st . 25 et 25. Le Tasse n'a ,
fait , pour ainsi dire , que traduire Horace Epode XI , et
Horace connaissait sans doute les relations que les Cartha
ginois et les voyageurs de son temps avaient faites de ces
iles , où il exhorte les honnêtes citoyens de Rome à s'aller
retirer . Ainsi la description du Tasse est moins imaginaire
qu'on ne le pense. B. D. B.
MESSIDOR AN XI. 153
a cependant un fonds de vérité. Les Canaries méritaient
bien de devenir le théâtre des amours
d'Armide . Mais écoutons l'auteur lui -même , et
nous verrons que son style a de la fraîcheur et de
la grâce .
Dès «<
que le soleil , quittant le capricorne ,
» arrive à l'équateur ; que la nature , morte dans
» nos climats par l'éloignement de cet astre , re-
»> nait aux premières caresses du printemps , les
» pays voisins de notre tropique , qui n'ont pas
» éprouvé comme nous tout ce que l'hiver a de
» triste , reprennent une nouvelle fraîcheur . Cette
» époque est pour eux celle du rajeunissement de
» la nature vieillie , sans avoir paru cesser de vivre.
» Alors les Canaries se couvrent d'une végétation
» plus vigoureuse ; le sommet des montagnes
» se débarrasse d'une partie de leurs brumes ; les
neiges fondues par une douce chaleur repa-
>> raissent en fontaines dans les vallons ; le sol
>>
léger s'ouvre de toutes parts , et laisse germer
» les graines nourricières qui lui sont confiées ; les
» campagnes , parées de fleurs nouvelles , exhalent
» au loin une odeur délicieuse , portée çà et là
>> par les vents ; le serin doré , particulier à cet
>> heureux climat , se réunit en troupes pour chan
» ter de nouvelles amours sous un feuillage nou-
» veau .
>>
ע » L'été , lorsque la Barbarie et le nord de
l'Afrique sont embrasés par les rayons les plus
» ardens du soleil , les Canaries , quoique situées
« sous la même latitude , en ressentent bien moins
» l'influence brûlante ; des vents , devenus plus
forts , des bises propres au climat . affaiblissent
» l'activité de la chaleur : alors les vapeurs se trou-
» vant arrêtées par les pics et les montagnes , se
» réunissent en nuages , et contribuent ainsi à
>> rendre la température plus modérée.
>>
་
154 MERCURE DE FRANCE ,
» L'automne vient ensuite prodiguer tous ses
» trésors à cette terre aimée du ciel ; on y voit
» réunis les fruits des deux mondes ; la bananne ,
» la
la goyave , la datte et l'orange y croissent à
» côté de la pomme , de la poire , de la figue ; la
vigne courbe sous le poids des grappes , et le
» raisin de ce pays est le plus délicieux qui soit
» au monde. »
>>
Mais comme rien n'est parfait dans la nature ,
les Canaries sont exposées à différentes calamités ;
la moindre est la surabondance des pluies ; qui ,
dans la saison de l'hiver , tombent par torrens , détachent
du sommet des montagnes des roches
énormes qui , roulant dans la plaine , y causent
souvent de grands dommages . Les vents d'est et
de sud- est sont , par leur violence et leur chaleur
brûlante , les plus terribles fléaux de ces îles ; ces
vents causent des ouragans et des maladies contagieuses
, apportent ordinairement des nuées de sauterelles
dévastatrices , qui dévorent les moissons ,
les raisins , les fruits et jusqu'aux fenilles.
Le volcan de Ténériffe vomit quelquefois un
fleuve de lave ardente , qui dévaste tout ce qu'il
rencontre . Ce sont les parties méridionales et occidentales
des Canaries qui sont le plus sujettes à
ces accidens ; les parties du nord et de l'est , protégées
par leur situation , sont le séjour enchanté
que l'on a peint sous le nom de demeures fortunées.
Les anciens habitans des Isles Atlantiques se
nommaient Guanches. Ce peuple , tel que M. Bory
de Saint-Vincent le peint , d'après les recherches
qu'il
a faites , était doux , humain , plein de vertus :
il a entièrement disparu . La langue des Guanches
devait être assez douce , autant que l'on en peut
juger par une liste de mots , produite par l'auteur.
On y remarque que chaque île avait un
MESSIDOR AN XI. 155
dialecte différent , lequel avait sa source dans
une seule langue primitive : et ce qu'il y a de singulier
, c'est qu'on y rencontre un assez grand
nombre de mots qui ont des racines communes
avec la langue grecque . On y voit aussi figurer
l'article oriental al , comme dans Alcorac , qui
signifie Dieu; de xúptos , et al , le Seigneur. Cuna ,
chien , vient évidemment du primitif grec Kov, xuvos.
Dans ganigo , vase d'argile , on reconnaît yv , accusatif
dorien , par conséquent primitif de 2 ,
terre ; et x ou xw , tenir , contenir. Alio , le
soleil, est bien le dorien os. Céla , mois , cel,
lune , est le même que ɛɛλn . Zonfa , le nombril ,
se retrouve dans panes. Guan signifie homme ,
habitant , et fils , il a les mêmes radicales que
TeiNo , engendrer. Qui ne reconnaîtrait ai , chèvre,
dans le mot axa , qui a la même signification . On
pourrait aisément pousser plus loin cette compa
raison , qui peut donner lieu à de grandes réflexions..
,
Ce
que l'on
observe
de
plus
frappant
dans
les
moeurs
et les
usages
des
Guanches
, c'est
l'art
d'enbaumer
les
morts
, et de
faire
des
momies
aussi
parfaites
que
celles
des
Egyptiens
. Cette
idée
de
chercher
à
conserver
les
restes
précieux
d'une
personne
qui
nous
fut
chère
, n'est
point
d'un
peuple
sauvage
et grossier
; elle
a d'ailleurs
sa source
dans
des
principes
religieux
; et il paraît
, au
soin
que
les Guanches
prenaient
de
conserver
les
morts
,
qu'ils
avaient
quelques
idées
d'une
autre
vie
, et
l'espoir
si flatteur
de
la
résurrection
. En
comparant
les
procédés
que
les
Guanches
employaient
pour
l'embaumement
, et
ceux
dont
les
Egyptiens
faisaient
usage
, on
trouve
beaucoup
d'affinité
entre
ces
deux
peuples
. Des
cavernes
immenses
sont
le
lieu
où
les
Guanches
déposaient
leurs
momies
, rangées
sur
des
tables
.
156 MERCURE DE FRANCE ,
Ces peuples paraissent avoir eu peu de lois ;
mais ellesannoncent, par leur douceur , des hommes
bons et vertueux . Leur gouvernement était une
royauté mitigée par la prudence d'un conseil de
vieillards . L'adultère était le crime le plus rare ;
on le punissait avec rigueur. L'agriculture et le
soin d'élever les troupeaux , sur-tout des chèvres ,
étaient les principales occupations des Guanches.
La terre n'était point partagée en propriétés particulières
, on la cultivait en commun , et tous les
fruits appartenaient à l'Etat , qui en faisait ensuite
une juste répartition , suivant les besoins de chaque
famille..
Leurs troupeaux leur appartenaient ; ils étaient
ordinairement confiés à la garde et à la vigilance
des jeunes filles .
Avec une vie aussi paisible , avec des moeurs
aussi douces , il n'est pas difficile de croire que
les Guanches cultivaient la musique et la poésie ,
aimables compagnes du bonheur. De plusieurs
chansons guanches que M. Bory de Saint - Vincent
a publiées , on remarque surtout la pre
mière et la troisième , qui respirent la tendresse et
la mélancolie. Nous regrettons que les bornes de
cet extrait ne nous permettent pas de les rapporter.
"
Les Guanches reconnaissaient un seul Dieu
éternel , créateur et conservateur de l'univers . Ils
adoraient aussi le soleil , la lune et les étoiles ;
mais l'auteur pense que ce culte n'était qu'un
hommage rendu à ces corps lumineux , comme à
des images de la divinité. Il donne ensuite les détails
de leurs cérémonies religieuses , qui variaient
suivant les îles. Il est à remarquer que les Guanches
pratiquaient une espèce de baptême , et que des
vierges nommées Magades étaient chargées de répandre
de l'eau sur la tête des enfans nouveau - nés.
Après nous avoir entretenus des moeurs des anMESSIDOR
AN XI 157
ciens habitans des Canaries , l'auteur trace l'histoire
des dernières révolutions arrivées dans ces
îles , peu de temps avant la conquête des Espagnols ;
et il fait connaitre leur situation actuelle , et leurs
productions commerciales .
1
Le chapitre 1. comprend l'Histoire naturelle
des Canaries , et particulièrement de Ténéritle : il
fait connaître la nature des terres , donne sur le
volcan de Ténériffe , appelé anciennement Teyde ,
des détails extrêmement curieux. La botanique
tient aussi une place honorable dans cet ouvrage ;
c'est une des branches de l'Histoire naturelle que
l'auteur a cultivées avec le plus de soin et de succès ,
il y a même fait des découvertes très-importantes ( 1 ) .
Cependant il n'a pas prétendu faire une Flore
complète de ce pays ; c'est une tâche dont s'est
chargé un célèbre naturaliste qui réside sur les
lieux , M. Broussonet , commissaire des relations
extérieures , auquel l'Histoire naturelle , principa
lement l'ichtyologie , a déjà de grandes obligations .
La dernière partie de l'ouvrage contient les con
jectures de l'auteur sur l'état ancien des Canaries.
Il examine si ces îles sont les Fortunées des anciens ,
si elles offrent les Champs-Elysées , les Hespérides,
le vrai Mont-Atlas de l'antiquité. Toutes ces questions
sont traitées d'une manière ingénieuse , et
l'auteur a fort bien expliqué la fable des pommes
d'or qui sont les oranges , et le dragon qui les gardoit
, lequel n'est autre que la dracena draco ,
arbre dont les feuilles aigues et faites comme des
lances , est très- commun aux Canaries...
Ces iles paraissent à notre jeune observateur
n'être que les restes d'un ancien continent trèsà
(1) M. de Saint-Vincent s'occupe , en ce moment ,
rédiger la relation de son voyage aux îles de France et de
Bourbon , d'où il a rapporté plus de cent espèces de plantes
absolument nouvelles , et non-décrites dans les auteurs.
158 MERCURE DE FRANCE ,
considérable , et ce continent était le pays des
Atlantes . C'est cette fameuse Atlantide célébrée
par Platon et par tous les anciens , cherchée par
Olans Rudbeck , et par l'illustre et infortuné Bailly
dans ses lettres sur l'Atlantide . Ce paysfut submergé,
soit par l'affaisement des terres , soit par la rupture
du détroit de Gibraltar , et l'antique Atlantide
disparut ; il n'en resta que les points les plus
élevés qui sont , au nord les Açores ; à l'ouest les
Canaries ; au sud les îles du Cap - Verd , autrefois
les Gorgades , et le vrai pays des Gorgones. L'auteur
a expliqué d'une manière très -plausible les
principaux traits de leur Histoire mythologique.
Enfin , dans la dernière partie , l'auteur recherche
l'origine des Guanches et la trouve dans les anciens
Atlantes . Il établit leurs rapports avec les premiers
peuples connus , et fait voir comment les
Egyptiens , les Grecs , et la meilleure partie des peuples
de l'Asie , ont reçu des Atlantes les premiers
dogmes de religion , les principes des sciences ,
et les arts de première nécessité .
Nous n'examinerons pas jusqu'à quel degré
M. Bory a porté l'évidence de ses conjectures :
on sait qu'en pareille matière on ne doit point
exiger de démonstration rigoureuse : il suffit qu'un
système de cette nature soit appuyé sur de grandes
probabilités , et celui -ci n'en est point dépourvu .
Quoiqu'il en soit , cet ouvrage , par les recherches
et par les observations neuves qu'il contient
par la manière dont il est écrit , doit faire connaître
avantageusement son jeune auteur.
BELIN- DE- BALLU ,
Ancien membre de l'académie des
Inscriptions et Belles- Lettres.
MESSIDOR AN X I. 159
"
Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal ; par
Arnaud et Lancelot ; précédée d'un Essai sur l'origine
et les progrès de la Langue Française , par M. Petilot ,
et suivie du commentaire de M. Duclos , auquel on a
ajouté des notes. Un volume in- 8 ° . Prix : 5 fr . et 6 fr.
50 cent. franc de port. A Paris , chez Perlet , rue de
Tournon , no. 1153 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois ,
n°. 42 , vis-à-vis le petit portail .
Le besóin créa les langues , et le génie les enrichit avant
qu'on songeât à chercher les principes et les règles du langage.
On n'enseigna l'art de parler qu'après avoir éprouvé,
tous les effets de la parole. La science de la grammaire n'a
donc pu naître que dans les derniers âges des sociétés. Il
fallait une longue suite d'observations , pour saisir quelques-
unes des principales vues qui ont dirigé l'esprit dans
la formation des mots , dans leur arrangement et dans leurs
rapports. Il ne faut pas même croire que toutes ces observations
soient également utiles et certaines ; un bon esprit
a bientôt choisi dans le nombre celles qui sont à son usage.
It abandonne tout le reste aux disputes des grammairiens.
Leurs divers traités ne lui sont pas inconnus : mais qu'il
y trouve quelquefois de vaines subtilités et de recherches
bizarres ! Il se défie principalement de tous ceux qu'égara
l'orgueil des systèmes et la manie des innovations . Certaines
sciences , éclairées tout-à -coup par de nouvelles
découvertes , ont eu le droit de changer leurs méthodes et
leurs principes. Mais je doute que ce privilége convienne
à la grammaire. Elle ne peut avoir d'autorité qu'autant
qu'elle fonde ses règles et ses arrêts sur des exemples et
des traditions respectables. En fait de langue , c'est le génie
qui fait les lois , c'est l'usage qui les adopte , les modifie ,
ou les rejette ; et , si j'ase le dire , la vraie fonction du
grammairien est de les enregistrer. Vaugelas , qui a rendu
tant de services à la langue française , et qui fut le premier
160 MERCURE DE FRANCE ,
chargé du Dictionnaire de l'Académie , n'avait pas du
inoins une autre idée de ses travaux. « Mon dessein , dit-il
» très-sagement , n'est pas de réformer notre langue , ni
» d'abolir les mots ni d'enfaire , mais seulement de montrer
le bon usage de ceux qui sont faits ; et s'il est dou-
» teux ou inconnu , de l'éclaircir et de le faire connaître...
Il ajoute plus bas : « Je ne prétends passer que pour un
» simple témoin qui dépose ce qu'il a vu et oui , pour un
» homme qui aurait fait un recueil d'arrêts qu'il donnerait
au public . » Tel était le ton de Vaugelas , qu'on
regardait comme l'arbitre suprême du langage , et qui ,
pour donner plus d'un exemple utile à ses successeurs
fut , dit-on , en dépit de l'usage , un homme très- aimable
et de fort bonne compagnie.
9
Les prétentions de la grammaire n'ont pas toujours été
si modestes. On rit quand on extend la Philaminte de
Molière
Vanter le fondement de toutes les sciences ,
La grammaire , qui sait régenter jusqu'aux rois ,
Et les fait , la main haute , obéir à ses lois .
Mais on n'a pas osé rire quand des hommes , en appa- .
rence très-graves , ont à-peu-près tenu le langage de Philaminte.
On les a même applaudis quand ils ont ajouté ,
comme dans la même comédie :
Pour la langue on verra dans peu nos règlemens ,
Et nous y prétendons faire des remuemens.
Ces ridicules commencent à passer. On s'aperçoit que
le vrai moyen de conserver à chaque étude le degré d'estime
qu'elle mérite , c'est de ne point lui donner une tróp
haute importance. Pourquoi le bon sens et le bon goût
reviennent-ils sans cesse au siècle de Louis XIV ? c'est
qu'on rencontre par-tout à cette époque , et dans les écrits
et dans les moeurs , la juste observation des convenances.
Rien n'était alors ni au-dessus ni au-dessous de sa place.
Chaque genre d'ouvrage avait ses lois différentes et son
rang distinct , comme chaque état de la société . On vou
lait
MESSID OR AN XI.
lait d'abord qu'un livre élémentaire fût utile ;
Pol
atteindre ce but , on cherchait avant tout la simila
justesse et la précision .
C'est ainsi que les illustres solitaires de Port ayabout
écrit sur la grammaire . Ils ne se sont point vante dans
une longue préface , de reculer les bornes de l'esprit
humain ; mais ils en ont déployé réellement toute la force
et toute la pénétration , dans quelques pages de leur traité.
On voit qu'ils ont médité long-temps , car ils ne disent
rien de superflu . C'est en abrégeant qu'ils approfondissent.
La clarté de leurs idées passe dans celle de leur style , et
l'on sait que la lumière est toujours dans l'expression ,
quand la vérité se trouve dans la pensée .
ans ,
REP.FR
On rend donc un véritable service à la littérature , en
publiant une nouvelle édition de la Grammaire Générale
de Port-Royal. Les circonstances ne pouvaient être mieux
choisies le corps littéraire qui , depuis cent cinquante
était chargé de maintenir la pureté de la langue française
, vient de reprendre ses anciens travaux . C'est le moment
de lire avec fruit une grammaire composée par les
maîtres de Racine , et dont les principes ont dirigé nos
plus grands écrivains. Les excellens ouvrages ne trouvent
pas toujours des éditeurs dignes d'eux ; mais cette fois on
ne se plaindra point de cet inconvénient trop ordinaire.
M. Petitot a réuni de boune heure au goût des arts d'imagination
celui des études solides . Il a mérité de l'estime
dans plus d'un genre ; et comme son talent est fondé sur
un bon esprit , il doit s'accroître et se perfectionner sans
çesse. Il nous a donné n'aguère une traduction élégante et
complète du Théâtre d'A¹fieri ( 1 ) . Le discours qui précède
cette traduction , et les notes qui l'acccompagnent , ont
obtenu de justes éloges . On n'y dissimule pas trop les défauts
de l'auteur original qui , en voulant imiter la simpli-
(1 ) On trouve cette traduction chez Giguet et Michaud , libraires ,
rue des Bons - Enfans ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue,
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n . 42.
1
5 .
cen
I
RIBL.
162 MERCURE DE FRANCE .
éité des Grees , ne te paraît pas imiter assez leur éloquetiče
et leur génie. La nouvelle entreprise de M. Petitot était
plus difficile , et doit l'honorer davantage. En donnant le
texte des auteurs de Port-Royal , il y a joint aussi des observations
qui semblent écrites sous leurs yeux , et daris lėš
jours les plus florissans de leur école . Il combát quelquéföls
l'opinión de Duclos sur cette même Grammaire ; ét ,
si je ne me trompe , la raison du jeune éditeur est souvenl
plus sûre que celle du grave académicien.
Ge n'est pas que Duclos ne rende hommage à la Grammaire
Générale. Eh ! comment n'y pas admirer la profon
deur des vués et l'exactitude des définitions ? Ouvrez le
premier chapitre de la seconde partie , et vous y trouvés
rez quelques- unes de ces iddes primitives qui fécondént
toute une science. Elles étonnent d'autant plus , que la
bonhomie de Lancelot les exprime dans le style le plus
simple , à mesure qu'elles semblent tomber de la tête vaste
et puissante du grand Ariaud. Voyez , par exemple ,
comme ils expliquent tous deux la diversité des mots quí
omposent le discours. Je vais rapporter leurs paroles i
« La plus grande distinction de ce qui se passe dans
ʼn notre esprit , est de dire qu'on y peut considérer l'objet
» de notre pensée et la formé ou la manière de notre
pensée , dont la principale est le jugement..
8
» Il s'éhsuit de-là que les hommes ayant eu besoin de si-
» gnés pour marqner tout ce qui se passe dans leur esprit ,
ǹ il faut aussi que la plus générale distinction des mots
A seit que les uns signifient les objets de nos pensées , et
» les autres la fortné et la manière de nos pensées. »
n
Ne sent-on pas tout ce qu'un tel aperçu renferme de
lumineux et de fécond ? Quel grammairien , avant ceus
de Port-Royal , chercha si avant les causes du langage , et
démêla si bien la double influence qu'ont sur les mots les
donk plus secrètes opérations de notre esprit ?
Il est vrai que ees grands hommes n'osaient pas tout
changer et tout abattre ; et quoiqu'on les accusat , non
MESSIDOR AN XI. 163
sans vraisemblance , de porter impatiemment le joug de
l'autorité , ils respectaient toujours celui du bon sens .
Quand ils proposent quelques réformes , c'est avec la plus
grande circonspection. Ils indiquent dans l'ortographe de
légers changemens , depuis adoptés par Voltaire ; mais ils
veillent avec fidélité sur les principes conservateurs de la
langue française , et les mettent à l'abri de toutes les innovations
dangereuses. C'est pour cela que Duclos s'écrie :
Est -ilpossible de trouver à-la-fois tant de raison et lant
đe préjugés ? Il me semble que M. Petitot répond victo
rieusement à Duclos , dans le passage suivant
»
>>
•
་
Ce chapitre est le seul dans lequel MM. de Port-Royal
» aient indiqué des changemens pour l'ortographe , encore
>> ne les ont ils proposés qu'avec une réserve blâmée à tort
par M. Duclos. MM. de Port- Royal ont marqué , ainsi
» que le plan de leur ouvrage le leur prescrivoit , les prin
cipes généraux que l'on aurait dû adopter pour une lan-
» gue écrite , si les combinaisons du raisonnement avaient
pu entrer plus facilement dans l'écriture que dans le lar
» gage. Mais ils ont reconnu en même temps les difficultés
» insurmontables que l'on éprouverait pour changer les
» usages reçus , et les inconvéniens qui résulteroient d'un
» changement , à supposer qu'il put jamais s'effectuer.
» M. Duclos leur reproche d'avoir fait sentir l'utilité des
>> mots qui s'écrivent d'une manière particulière , à raison
» de leur étymologie. Ainsi l'académicien voudrait que l'on
» écrivit champ ,, campus , comme chant , cantus , parce
» que ces deux mots se prononcent de la même manière. Il
» donne , pour raison de cette opinion , que le sens de la
» phrase doit expliquer celui du mot dans la langue écrite ,
» comme il l'explique dans la langue parlée. Je pense que
» M. Duclos se trompe en confondant ainsi les deux facul-
:
tés que l'homme possède pour exprimer ses idées . En
» lisant un livre , nous nous bornons absolument à ce qui
» est écrit , nous ne voyons pas l'auteur de ce livre ; nous
» n'entendons point les divers accens de sa voix , nous ne
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
» pouvons lui demander l'explication des mots que nou.
>> ne comprenons pas Nous avons donc besoin que l'or-
>> thographe nous épargne les homonymes , et nous facilite-
» l'étymologie , l'intelligence des mots douteux . Lorsque
>> nous conversons avec quelqu'un , notre position est bien
» différente. Ses gestes , sa prononciation , le jeu de ses
>> traits , nous expliquent ce qu'il dit ; et si ses pensées ne
» sont pas rendues assez clairement , nous avons la ressource
» de lui faire des questions sur ce que nous n'entendons
» pas . M. Duclos est dans l'erreur lorsqu'il veut assimiler
» la langue écrite à la langue parlée . Il est étonnant qu'un
» esprit aussi juste que le sien ait pu recourir à de sembla-
>> bles sophismes , pour un changement d'orthographe qui
» ne serait , sous d'autres rapports , d'aucune utilité .
>>
>> M. Duclos, après avoir confondu les effets de la langue
» écrite et de la langue parlée , relativement aux mots dans
lesquels l'étymologie influe sur l'orthographe , fait une
» distinction entre ces deux langues , relativement à l'as-
» cendant que l'usage peut avoir sur l'une et sur l'autre . La
» pensée de Varron pouvait avoir quelque justesse avant
» l'invention de l'imprimerie , quoique l'autorité d'un em-
>> pereur n'ait point été assez forte pour introduire une
>> consonne dans la langue romaine . Mais depuis que toutes
>> les classes de la société savent lire et écrire , depuis que
» la langue écrite est presque aussi répandue que la langue
» parlée , il serait impossible de forcer tous ceux qui écri
» vent à changer leur orthographe , et tous ceux qui lisent
» à faire une nouvelle étude de la lecture .
>>>La grande raison que les grammairiens novateurs font
» valoir en faveur de leurs systèmes, porte sur la difficulté
» d'enseigner la lecture d'une langue dont l'orthographe
» est irrégulière . L'expérience journalière suffit pour ré-
» pondre à cette objection . Plusieurs personnes ont eu
» tant de facilité à apprendre à lire , qu'elles ne se sou-
>> viennent pas même de s'être livrées à cette étude dans
>> leur enfance .
MESSIDOR AN XI. 165
:
» M. Duclos a prévu l'observation que l'on pourrait lui
» faire sur les livres qui remplissent aujourd'hui nos bi-
» bliothèques , et qu'il faudrait abandonner si les lettres
» de la langue et l'orthographe étaient changées . Il répond
» légèrement que tous les livres d'usage se réimpriment
>> continuellement , et que les hommes que leur profes-
» sion oblige à lire les anciens livres y sera ent bientôt
styles . On ne style point aussi facilement les hommes .
» à redevenir écoliers que le pense M. Duclos. Je le
» répète , il ne résulterait des innovations grammaticales,
» qu'une horrible confusion et un grand dégoût pour
» des études arides qui se trouveraient alors doublées .
>> M. Duclos , à l'exemple des philosophes qui ne rai-
» sonnent que d'après des hypothèses , a fait un petit roman
» sur l'origine de l'écriture. Il est malheureux que les
>> faits qu'il suppose ne s'accordent point avec les traditions
» grecques , qui disent expressément que les lettres ont été
» apportées dans la Grèce par les Phéniciens , et que les
» différens dialectes de cette langue , qui remontent à la
» plus haute antiquité , soient en contradiction avec l'opi-
» nion que l'art de l'écriture , une fois conçu , dut être
» formé presque en même temps.
» Au reste , l'académicien ne donne pas une bien favo-
» rable idée des nouveaux systèmes grammaticaux , en
n disant que la réformation de notre orthographe n'a été
» proposée que par des philosophes. Les fautes que la
philosophie moderne a faites dans tout ce qu'elle a voulu
» réformer , sont la mesure du désordre qu'elle auraft
» introduit dans la grammaire française , si elle avait pu
>> réussir à bouleverser l'orthographe de Pascal et de Ra-
>> cine .
>>
>> Cependant M. Duclos avait pensé qu'il était impossible
» de faire sur-le-champ une réforme complète dans l'orthographe
française. Dans la nouvelle orthographe qu'it
» avait adoptée , il n'avait point rectifié toutes les irrégu
» larités ; il s'était borné à un petit nombre de changemens
L 3
166 MERCURE DE FRANCE,
» qui ne laissent pas néanmoins de dénaturer entièrement
» l'orthographe française. Pour mettre le lecteur à portée
» d'en juger , j'ai fait conserver l'orthographe de M. Du-
» clos , dans la partie de sa note où il en fait l'apologie.
» J'ai voulu qu'on pût juger de la force de ses raisons, par
» l'exemple que l'on aurait en même temps sous les yeux.
» M. Bauzée qui s'était aussi exagéré les difficultés de
» l'enseignement de la lecture , voulait que l'on changeât
» entièrement l'alphabet . Il proposait de former lesvoyelles
» de traits arrondis , et les consonnes de traits droits. Ce
» changement , qui passe un peu une simple réforme , est
» encore plus hardi que les idées de M. Duclos. Heureuse
» ment ce système ne fut regardé que comme le fruit des
» méditations oisives d'un homme qui consacra toute sa
» vie au travail minutieux de peser des mots et des syllabes,
» Mais il est une autre espèce d'innovation qui jamais n'a
» pu être désirée par un homme de lettres , et qui cepen-
» dant a été proposée sérieusement par M. Duclos , l'un
» des quarante de l'Académie française . C'est de ne plus
» suivre aucune règle fixe en écrivant. L'orthographe des
» femmes lui paraît préférable à celle des savans ; et il vou-
» drait que ceux-ci adoptassent l'orthographe des femmes ,
» en écarlant encore ce qu'une demi-éducation y a mis de
» défectueux , c'est- à dire de savant. Je suis dispensé de
» faire aucune réflexion sur ce singulier passage de M. Du-
» clos ; je ne l'aurais pas même relevé , si je n'avais voulu
» faire voir jusqu'à quel point l'esprit prétendu philosophique
peut égarer les hommes les plus sensés.
» Il résulte de tout ceci , que l'on s'est beaucoup abusé
n sur les progrès que l'on a cru que la grammaire avait
» faits depuis le siècle de Louis XIV, »
Au reste , des esprits bizarres ont reproduit dans tous
les temps ce système si bien réfuté par M. Petitot. On
peut voir , dans la Grammaire. Française de Regnier
Desmarais , la longue liste de tous ceux qui ont proposé
Jeur ortographe particulière,
MESSIDOR AN XL 167
-Louis Maigret , de Lyon , el Jacques Pelletier , du Mans ,
prétendirent tous deux à-la-fois bouleverser l'usage reçu,
De sorte, dit très-bieg Regnier. Desmarais, qu'unLyonnais
et unManceau, qui se reprochaient l'un à l'autre dans leurs
ouvrages la prononciation vicieuse de leur pays , se dannèrent
d'eux-mêmes la mission de réformer l'orthographe
française , en la conformant à la prononciation . L'histoire
du Lyonnais et du Manceau pourrait avoir des applications
récentes.
La Grammaire générale est un livre court et plein de
substance. On a justement loué les auteurs de tout ce qu'ils
ont dit ; on devrait encore plus les louer de tout ce qu'ils
ont passé sous silence . Ne cherchez point ici toutes ces
questions cent fois agitées et jamais résolues sur l'origine
du langage, sur la langue primitive , sur les principes
physiques et universels de l'étymologie , etc. On ne peut
douter cependant que les solitaires de ort Royal, voyés
dans leur retraite aux plus sublimes contemplations , n'eussent
réfléchi plus d'une fois sur ces grands mystères de
l'intelligence, Nul génie ne pouvait mieux que le leur expliquer
cette merveille de la pensée , rendue visible par la
parole : mais ils ont sagement préféré , pour leurs lecteurs
, le bienfait d'une modeste instruction aux vains plaisirs
d'une curiosité périlleuse . Puisse cette circonspection,
si long-temps oubliée , retrouver enfin des imitateurs !
Trop souvent l'esprit humain , en s'élançant vers les plus
hautes régions pour y mieux voir la lumière , n'y rencontra
que des nuages et des tempêtes.
Le seul défaut de la Grammaire générale , dit Fleury,
c'est d'être trop générale. Il en approuve tous les principes ;
mais il y voudrait plus de détails et d'applications. Une
telle critique , au fonds , ost un éloge : c'est ne reprocher à
un bon livre que trop de briéveté . Je pense comme Fleury
M. Petitot a voulu , en quelque sorte , suppléer aux om- s
sions de Port-Royal ; il a tracé , dans un discours prélimi
maire aussi bien écrit que bien pensé , l'histoire et les ré-
L 4
168 MERCURE DE FRANCE ,
volutions de la langue française , depuis la première chanson
du Troubadour jusqu'au chef-d'oeuvre d'Athalie ; et
depuis la Chronique , de Froissard , jusqu'aux Discours sør
les Empires , de Bossuet.
Il peint, dans le style le plus noble et le plus élégant , les®
causes de la grandeur littéraire du siècle de Louis XIV.
Toujours éclairé par un esprit sage , il relève quelques
erreurs des solitaires dont il admire le génie. C'est ainsi
qu'il s'exprime , après avoir retracé les funestes querelles
du jansénisme :
>>
(( Des raisons si sages auraient probablement ramené
» Arnaud , si la persécution ne l'eût fait chef de parti . Ce
>> docteur , aussi savant que religieux et régulier dans sa
>> conduite , se laissa entraîner à la vaine gloire de former,
» dans l'Eglise et dans l'Etat , une espèce d'opposition . Ar-
» naud , fatigué des tracasseries qu'il éprouvait à Paris ,
» se retira avec quelques-uns de ses amis , dans une petite
» maison qui dépendait du couvent des religieuses de
» Port-Royal-des - Champs , dont sa soeur , la fameuse mère
Angélique , était supérieure. Ces solitaires , parmi lesquels
se trouvèrent depuis l'éloquent avocat Lemaître ,
» le célèbre de Saci son frère ; Nicole , fameux par ses
» Essais de Morale ; Lancelot et le duc de Chevreuse , ne
» se bornèrent point à défendre le parti qu'ils avaient
» adopté ; ils s'occupèrent de la composition de plusieurs
» livres utiles à la jeunesse. On vit sortir de Port- Royal
» les Méthodes latine et grecqué ; la Logique , ouvrage
» fait pour le duc de Chevreuse , et la Grammaire gé-
» nérale. Ce dernier ouvrage fut le fruit des conversa-
>> tions d'Arnaud et de Lancelòt. De l'aveu de tous
>> ceux qui travaillent à l'instruction de la jeunesse ,
» ces livres élémentaires sont les meilleurs qui aient été
» faits ...... Plusieurs doutes proposés par Vaugelas
» sont résolus dans la Grammaire générale , à laquelle on
» n'a pu ajouter depuis que des développemens qui em-
» barrassent le lecteur sans augmenter ses lumières. Ee
MESSIDOR AN XI. 169
caractère principal des écrits de Port-Royal fut une
» logique serrée , et une élégance d'expression qu'on re-
» gardait alors comme incompatibles . C'est ce qui explique
» pourquoi Boileau et Racine , ces esprits si justes , pen-
>> chaient pour le janşénisme . D'ailleurs il y avait quelque
gloire à défendre des opprimés ; et sous un règne comme
» celui de Louis XIV , où jamais l'autorité n'avait été
» contrariée , on trouvait de la satisfaction à être en
» quelque sorte opposé aux idées dominantes. Dangereuse
>> erreur dont l'expérience des plus grands malheurs n'a
» jamais guéri les hommes ! L'obstination d'Arnaud et de
» ses partisans entraína par la suite la ruine de Port-Royal,
» et la dispersion des religieuses , qui n'avaient jamais rien
>> entendu à ces disputes théologiques . >>
M. Petitot s'est peu étendu sur l'établissement des petites
écoles de Port - Royal. Leur succès donna de l'ombrage
aux Jésuites , mais il leur inspira peut -être une
salutaire émulation . Les rivalités de deux grands corps
enseignans deviennent fort utiles , quand elles sont sagement
contenues et dirigées par l'autorité publique. La
méthode des Jésuites était plus facile et plus aimable ;
celle de Port- Royal était grave et réprimante : ici , on
permettait quelques jeux à l'imagination ; là toutes ses
fantaisies étaient condamnées. Qui croirait cependant
que le plus sensible des poètes eût dû naître dans la plus
sévère des écoles ! Les Muses de la Grèce vinrent , pour
ainsi dire , environner le jeune Racine de leurs plus
riantes illusions au milieu de tous les spectacles de la
pénitence. Il était contraint de cacher ses goûts les plus
chers à l'austérité du vénérable Hamon , du docte Lemaître
et du pieux Lancelot. Ses yeux ne se détournaient
qu'en tremblant sur une tragédie d'Euripide , ou.
sur le roman d'Héliodore . On voit dans la correspondance
de son jeune âge , combien il était déjà passionné
pour un art qui devait faire sa gloire . Il confie à l'oreille
de l'amitié , à la solitude , à tout ce qu'il rencontre ,
170 MERCURE DE FRANCE,
les premières plaintes de son génie naissant qu'on veut
enchaîner ; il s'enfonce dans les bois voisins de Port-
Royal-des- Champs , il s'assied au bord de l'étang solitaire
( 1 ) , il s'égare autour des tombes du cloître ; et là ,
caché à tous les yeux , et craignant d'être entendu , il
essaie en secret les sons de cette lyre qui devait charmer
son siècle et l'avenir,
Il semble d'abord qu'une éducation trop sévère doive
ôter aux facultés de l'enfance une partie de leur déve
loppement ; mais ne craignez point ce danger : le talent
gêné dans son premier essor , n'en aura pas un jour
moins d'audace et de vigueur , il se fortifiera sous les
réprimandes , il s'élancera sous le frein ; tout ce qu'il
sacrifie alors de son abondance hâtera sa maturité , c'est
le jeune arbuste décrit par Virgile ; il est bon de réprimer
le luxe précoce du feuillage , pour que la sève au
dedans soit plus pure et plus féconde :
Tum denique dura
Exerce imperia , et ramos compesce fluentes.
Quelque soit la vérité de ces observations , les Jésuites
et leurs rivaux ont formé une foule d'hommes illustres .
Puisse le Gouvernement , éclairé par cet exemple , accor
der une même faveur à des écoles rivales qui renouvellent
encore , par des méthodes différentes , les prodiges
de l'ancienne éducation ! n'en doutons pas : ils pourront
renaître , si les jeunes écrivains ont tous le même zèle que
M. Petitot pour embrasser les bonnes doctrines , et développent
le même talent pour les défendre.
( 1) Les premiers vers de Racine ont été faits sur les étangs et
les bois de Port-Royal.
MESSIDOR AN XI. 171
"
1
VARIETÉ S..
Voyage agronomique en Auvergne , précédé d'observations
générales sur la culture de quelques départemens du
centre de la France ; par M. l'abbé de Pradt. Un volume
in-8°. Prix : 2 fr . 50 cent. et 3 fr. 50 cent . franc de
port. A Paris , chez Gigurt et Michaud, imprimeurslibraires
, rue des Bons-Enfans , n°. 6 ; et chez le
Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº . 42 , vis -à - vis le petit portail.
QU'IL me soit permis de parler d'abord de l'Auvergne.
Je passerai ensuite à l'ouvrage de M. l'abbé de Pradt.
Il n'est personne qui n'ait entendu parler de cette ancienne
province : peu savent que ses habitans ont régné
autrefois sur les Gaules ; qu'ils ont étendu leur domination
jusqu'au Rhin ; que Rome les a comptés souvent
parmi ses vainqueurs , toujours parmi ses plus redoutables
ennemis. De pauvres ouvriers répandus dans toutes
les parties de la France , portant par-tout leur sobriété ,
leur patience et leurs bras robustes : voilà ceux dont les
pères se vantaient , parmi les nations , d'être issus du sang
des Troyens ( 1 ) . Ils ne sortent plus de leur pays que pour
aller ramasser , à force de peines , quelques pièces de
monnaie : ils en sortaient autrefois pour aller donner des
lois aux Espagnes , à la Grèce , à l'Italie.
La gloire des beaux arts n'a pas été plus étrangère à
l'Auvergne que la gloire des armes. La sagacité de ses
habitans , leur aptitude à imiter les machines de guerre
les plus compliquées des Romains , fut remarquée par
César. On peut voir , dans Pline le naturaliste , la description
d'une statue de Mercure , exécutée par Zénodore.
·Ce colosse , supérieur à celui de Rhodes , avait coûté dix
ans de travail , et avait plus de soixante-dix coudées de
(1 ) Arverni latios ausi se dicere fratres
Sanguine ab iliaco populi, . (LUCAIN.)
172
MERCURE DE FRANCE ,
hauteur ( 2 ) . Grégoire de Tours , de son côté , nous a
laissé la description d'un temple , dont on voyait les ruines
de son temps , et qui était demeuré célèbre par son architecture
, ses mosaïques et ses marbres ( 3 ) .
De tous ces anciens titres à la gloire , il ne reste plus
à l'Auvergne que ses moeurs et les phénomènes de la nature.
On n'ignore pas que les Auvergnats émigrent régulièrement.
Qu'on les observe ; on s'apercevra qu'ils n'abandonnent
, dans ces émigrations , ni leur langage , mi
leurs moeurs , ni l'amour de leur pays. Suétone se moque
des Gaulois qui , venant s'établir à Rome , laissaient leurs
grandes culottes pour prendre le laticlave ( 4 ) . Les habitans
de la basse Auvergne ont conservé cet ancien costume.
Leurs femmes sont encore habillées aujourd'hui comme
au temps de César. Leurs chans , leur danse , tous leurs
usages leur sont propres , et paraissent aussi anciens que
leurs montagnes .
Les phénomènes de la nature n'y présentent pas moins
d'intérêt. Les anciens disaient de la Judée , que c'était
un pays de merveilles : ils auraient pu en dire autant de
l'Auvergne. Ses mines , ses volcans , ses sources d'asphalte
et de bithume , ses fontaines pétrifiantes , se distinguent
entre ces phénomènes.
Les peuples policés se donnent beaucoup de peine pour
construire des ponts sur leurs rivières : plusieurs fontaines ,
en Auvergne , sont douées de cette singulière propriété .
Qu'on suppose , au bas de Montmartre , une de ces sour-
(2 ) Omnem amplitudinem statuarum vicit ætate nostrá Zenodorus
mercurio facto in civitate Galliæ Arvernis per annos decem.
( Pline , 1. 34 , cap. 7. )
(3) Crocus cunctas ædes quæ antiquitùs fabricatæ fuerant à
fundamentis subvertit . Veniens vero Arvemos delubrum illud
quod gallica lingua vasso galatæ vocant incendit , diruit atque
sub ertit.
(4) Galli magnas brachas deposuerunt latum clavum sumpserunt.
( SUÉTONE . )
MESSIDOR AN XI. 173
ces; les Parisiens auront bientôt sur la Seine autant de
ponts d'une seule arche qu'il leur plaira . Un pont a été
construit de cette manière sur le ruisseau qui baigne le sol,
de Clermont. Plusieurs autres ponts , de la même nature ,
sont commencés. Il ne manque , pour les achever , que le,
consentement des propriétaires. Dans la crainte de l'approche
de ces eaux , ceux-ci ont soin de les tourmenter
dans leur travail , et de briser par intervalle leur architecture
ébauchée . Des plaines immenses ont été , en effet ;
encroûtées et pétrifiées de cette manière .
Les fontaines d'asphalte ne sont pas moins remarquables
. Une partie considérable de la basse Auvergne est
remplie de roches de la consistence la plus dure en apparence
, mais qui ne sont pas plutôt ouvertes , qu'on en voit
sortir des sources d'une huile noire bitumineuse . Ces accidens
sont plus remarquables dans certaines parties de la
Limagne ; dans toutes cependant la pierre décèle , en la
frottant , une odeur insupportable de bitume.
commun ,
Ce phénomène parait en avoir déterminé d'autres. Il est
dans les autres contrées , de trouver la pierre
calcaire , imprégnée de coquillages et de débris d'animaux
marins. L'Auvergne ne présente rien en ce genre . Les
animaux paraissent n'avoir pu habiter dans une mer de
bitume . Sa vase , qui forme aujourd'hui la plupart des
roches , n'en offre aucune empreinte .
Il me reste à parler des volcans et des mines. Celles- ci
sont très-abondantes. On en trouve de plomb , d'argent ,
d'antimoine . Celles de charbon sont un objet précieux de
commerce. Pour les volcans , ils occupent la moitié du
pays. On peut trouver dans les autres contrées , comme en
Auvergne , des volcans éteints. Ce fait , quoique singulier
en soi , a des analogues auxquels il se raccorde. Le phénomène
suivant n'en a point.
Une proéminence isolée , d'environ vingt lieues de
tour , tel
que le Mont- d'Or élevé de plus de mille toises
au-dessus du niveau de la mer , et placée comme une es174
MERCURE DE FRANCE ,
pèce d'Oasis au milieu d'un vaste continent ; d'un autre
côté , une muraille longue et étroite , telle que le Cantal
et de la même hauteur que le Mont- d'Or ; l'une et l'autre
recouvertes de lave à leur sommet , sans qu'on puisse
soupçonner où ont existé les foyers supérieurs d'où ces
laves ont coulé : de tels phénomènes n'ont point encore été
expliqués et demeureront probablement à jamais inexplicables.
Ici commence à se présenter le sujet de l'ouvrage de
M. l'abbé de Pradt : car , si les détails des faits particu
liers d'un peuple n'ont pas toujours beaucoup de rapport
à son agriculture , il n'en est pas de même de ses phénomènes
naturels . Le voyageur agronomique ne se proposait
nullement cet objet ; il n'a pu s'empêcher de le toucher par
intervalle. Je serai bientôt dans le cas de faire remarquer
les rapports qui les lient.
La première chose à observer à l'égard de l'Auvergne
, c'est qu'elle offre tous les extrêmes. C'est un des
pays les plus chauds et les plus froids , les plus élevés
et les plus bas , les plus secs et les plus humides , les plus
féconds et les plus stériles , les plus couverts et les plus
nus , les plus affreux et les plus beaux. Les mêmes extrêmes
semblent se remarquer jusques dans sa constitution atmosphérique.
Je me souviens d'y avoir traversé un canton oừ
tout le monde était dans la tristesse ; on ne pouvait y semer,
à cause de la continuité des pluies. A peu de distance de là ,
je trouvai également les habitans dans la douleur : ils ne
pouvaient semer , à cause de la continuité de la sécheresse.
Une particularité encore plus remarquable , c'est que
l'Auvergne , dont on doit admirer à quelques égards la
fécondité , est frappée , dans toutes ses productions , d'une
tache uniforme de médiocrité. Elle a beaucoup de vins ;
ce vin est mauvais . Elle a beaucoup de grains ; ses farines
sont d'une qualité inférieure, Elle a des mulets et des chovaux
; ses mulets ne valent pas ceux du Poitou , ses chevaux
ne valent pas ceux du Limosin. Elle a une grande
abondance de fromages ; ce sont les plus mauvais de toute
MESSIDOR AN XI. 175
la France. Il en est de même de ses moutons et de ses
laínes. Ses fruits seuls sont au-dessus de tous les fruits.
Il faut observer ici que ce caractère étrange est tellement
particulier à l'Auvergne , que sur quelque point que
vous dépassiez ses limites , les productions changent touta-
coup comme par miracle. C'est à peu de distance des
lieux où se fabrique le fromage d'Auvergne qu'on trouve
le fromage de Rocfort , c'est-à-dire le meilleur fromage
de France. Les pâturages où paissent les beaux chevaux
limosins , touchent ses frontières . Au nord , vous trouvez
des vins d'une excellente qualité ( 1 ) ; au sud-ouest , les vins
du Quercy et du bas Limosin ; au midi , les vins du Vivarais
et de la côte du Rhône. Les moutons du Berry , ceux
du Quercy et des Cevennes sont de la plus belle stature et
d'une belle laine . Enfin les farines de Bordeaux , que fournissent
l'Agenois et le Quercy , sont les meilleures et les
plus belles farines du monde.
1
J'insiste ici sur cette particularité , parce qu'elle a été sans
·cesse envers les Auvergnats un sujet de censure sans être
jamais , comme elle devait l'être , un sujet de méditation et
d'observation générale . Deux grandes causes contribuent ,
selon moi , à dégrader et à frapper de médiocrité toutes
les productions de l'Auvergne , les volcans qui occupent
presque toutes les montagnés , ét lé bitume qui a imprẻ-
gne presque toute la plaîne.
7
On ne peut estimer plus que je ne fais , l'ouvrage et les
vues de M. l'abbé de Pradt . Je marquerai dans un instant
les points de cet ouvrage sur lesquels porte plus particulièrement
mon estime. En ce moment je dois me commander
d'user lui contester , sur les volcans , une théorie
que tous les savans ont adoptée comme lui , et dont je
puis affirmer la fausseté .
« L'éxcellence du sol de là Limagne , dit M. l'abbé de
» Pradt , vient de l'engrais laissé sur les terres par les laves
(1 ) Les vins de Ris et de Châteldon.
176 MERCURE DE FRANCE ,
>> de ses anciens volcans . La plus simple imputation suf-
» fit pour faire apercevoir par-tout les traces certaines
» de l'antique existence de ces vastes réservoirs de destruc-
» tion passée et de fécondité présente . » .
On va voir que cette doctrine est fondée sur une méprise.
On peut distinguer dans la nature quatre espèces originaires
de terre labourable : la terre qui a pour base le
granit , celle qui a pour base la roche de corne , celle qui
se trouve dans le domaine de la pierre calcaire , et enfin
celle qui appartient au sol volcanique. La terre des vallées
et de quelques grandes plaines n'est en général qu'une
terre sécondaire , mélangée de ces diverses classes , telles
que les eaux pluviatiles et fluviales les ont entraînées et
déposées par alluvion.
Je n'ai point à m'occuper des autres terres. Mais ce que
je puis assurer de la terre volcanique , c'est que bien loin
de se faire remarquer par sa fécondité , elle est toujours
d'une qualité inférieure , et d'une mauvaise nature. Les
dernières laves d'Auvergne auxquelles on ne peut donner
moins de trois mille ans d'antiquité , n'ont pu acquérir ,
depuis ce laps de temps , que quelques pouces d'un terreau
stérile . Des laves d'une bien plus grande ancienneté , et
qui composent aujourd'hui les sommités des grandes collines
de la Limagne , ont acquis une couche de terre plus
épaisse ; mais cette terre même est visiblement infertile ,
elle ne peut nourrir que de mauvais seigles .
Il est très-vrai qu'une fécondité prodigieuse se fait remarquer
dans le voisinage des laves : cette fécondité pro
vient de deux causes ; 1º. les laves antiques ayant recouvert
le sol sur lequel elles ont coulé , et ayant formé sur .
tout ce sol un pavé de plusieurs toises de profondeur , il
en est résulté que lorsque le sol adjacent a été peu- à-peu
miné , corrodé et entraîné jusqu'au roc , par l'effet des
eaux pluviales et fluviatiles , le sol des lieux occupés par
les anciennes laves s'est trouvé conservé en entier et
protégé
MESSIDOR AN XI. 177
7
protégé par leur´entablement. La basse Auvergne est
remplie de proéminences de ce genre . Mais remar
quons bien que ce n'est jamais sur leur sommet , c'est -àdire
, sur la lave même , que se trouve la grande fécon
dité ; c'est sur les penchans , c'est sur la terre primitive
et non volcanique , conservée sur les croupes latérales
Une seconde cause , non moins active , est la nature de
certaines sources qui sont particulières aux pays de vol
cans . Les laves s'étant répandues dans les vallées , y ont
enveloppé toutes les eaux qui s'y trouvaient. Or , voici un
fait remarquable et constant : c'est que ces eaux filtrant
ensuite dans les fissures de la lave , ou coulant dans les
aqueducs qu'elles ont pu s'y former , acquièrent de cette
manière , à leur issue , une fécondité prodigieuse qu'elles
répandent par-tout.
Ces faits une fois constatés , l'infériorité des productions
de l'Auvergne devient moins difficile à expliquer. Si le vin
d'Auvergne est généralement médiocre , ce n'est ni faute
de travail , ni de bonnes expositions. Il suffit de remarquer
que la vigne s'implante toujours sur le penchant des
collines , dans je ne sais quelle vase fétide calcaire d'une
profondeur incommensurable. On comprendra comment
un tel sol peut donner de mauvais vin.
La même cause peut rendre compte de l'infériorité des
grains. Dans presque toute la Limagne , l'herbe est tellement
affectée de la substance bitumineuse dont le sol
est imprégné , que dans plusieurs endroits , le lait des vaches
qui y paissent est d'une couleur bleuâtre et d'une saveur
repoussante.
Pour ce qui est des pays volcaniques , j'ai déjà allégué
des faits. En voici d'autres : l'herbe des montagnes du
Puy-de-Dôme , qui sont toutes volcaniques , est tellement
funeste aux gros animaux , que souvent ils ne peuvent s'en
nourrir , et qu'en général ils y perdent une année de croissance.
Cette singularité n'est pas seulement propre à
l'herbe , e'le affecte jusqu'à la bruyère même. Il est cons-
M
78 MERCURE DE FRANCE ,
taté que celle des pays volcaniques est beaucoup moins
substantielle pour les moutons , que celle des pays non
volcaniques. Enfin voici sur ce point une observation qui
paraîtra sans doute décisive.
Je me suis convaincu d'une manière absolue que , dans
la partie des montagnes qui se trouve sans volcans , la
cire , ainsi que le miel , sont d'une qualité supérieure à
celle des pays volcaniques : il n'y a pas de marchand qui
ne reconnaisse l'une et l'autre à la première inspection .
J'espère que cette circonstance justifiera les habitans de
l'Auvergne. On peut les accuser après cela , tant qu'on
voudra , de manquer d'industrie dans la fabrication de
leurs fromages , ou dans la préparation de leurs vius :
qu'on accuse aussi les abeilles.
}
On me pardonnera de m'être arrêté , avec quelques
détails , sur ce point. Il m'a paru essentiel de combattre ,
d'une manière décisive , une erreur qui a pour elle de trèsgrandes
autorités. En écartant ici des Auvergnats une partie
des accusations dont ils sont l'objet , j'ai rempli un '
devoir de justice. Mon intention n'est pourtant pas de les
trouver entièrement sans reproche. On peut pardonner
aux autres contrées de la France l'esprit de négligence et
de routine ; il est inexcusable chez un peuple que la naturea
fait spécialement actif , entreprenant , industrieux .
M. l'abbé de Pradt se plaint , avec raison , que le meilleur
sol de France , tel que celui des montagnes , ne soit d'aucun
rapport. Il n'y a rien d'exagéré dans tout ce qu'il dit ›
de la détresse où sont généralement , en Auvergne , les
propriétaires . Il est très-vrai qu'il n'y a point de richesse
dans ce pays ; il est très-vrai que, dans de très-grandes villes
la plus haute fortune ne s'élève pas au-delà de 8,000 fr. de .
revenu , et que presque tous les propriétaires , avec des
biens fort étendus et d'une excellente nature , n'ont rien à
leur disposition.
Le principe de cette calamité est facile à assigner. D'un
côté , faute d'industrie , la térre produit peu ; d'un autre
..
MESSIDOR AN XI. 179
côté , faute de sens , on emploie pour la faire produire
une quantité de manoeuvres qui absorbent le produit. Un
particulier a-t- il des propriétés peu étendues , il aura
peine à subsister ? avec une propriété immense , il ne sera
guère plus avancé : les ouvriers et les consommations augmentant
en proportion de l'étendue du terrain , il ne lui
restera rien à vendre , ou au moins si peu , qu'il aura peine
à fournir aux salaires des ouvriers et à la solde des impôts .
Cet état général d'indigence et de malaise qu'on remarque
chez tous les propriétaires et dans toutes les propriétés,
a développé une tendance générale que M. l'abbé
de Pradt a très-bien aperçue , et dont il développe très-ingénieusement
les fâcheux effets. L'économie , en Auvergne
, n'est pas comme dans d'autres pays , de dépenser avec
sens et avec règle , à l'effet d'obtenir de grands produits.
Un tel calcul ne se présente pas même à la pensée . La méthode
est de ne pas dépenser du tout . Cette économie négative
, comme l'appelle très-bien le voyageur , porte
l'Auvergnat , non à acquérir pour avoir de quoi jouir ,
et par conséquent de quoi améliorer sa position , mais seulement
à éviter toute dépense , à se metttre dans le cas de
se passer du marché , sans s'occuper de se mettre en état
d'y porter.
Si , après avoir suivi ce tableau , on demande à l'auteur
les moyens d'y remédier , sa réponse est simple ; elle se
réduit à ces deux points : Faites que votre terre rapporte
plus ; faites qu'elle rapporte mieux ; ayez des produits en
plus grande quantité ; ayez des produits en meilleure
qualité ; proscrivez le régime des jachères qui vous ruine ;
ouvrez vos vieilles prairies qui ne vous rapportent rien ;
ayez des bois , au lieu de mauvaises et de vaines pâtures ;
ayez par-tout de beaux produits et de beaux élèves. '
Ce ne sont point ici , comme dans d'autres ouvrages , ou
de vaines déclamations , ou les conceptions hasardées
d'une brillante théorie. M. l'abbé de Pradt ne s'avance
que le flambeau de l'expérience à la main. Tous les ob-
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
"
en
jets d'utilité ont reçu leur degré de perfection et d'accroissement
: il faut que l'agriculture la reçoive de même ;
il faut que la manufacture première du grain , celle du
chanvre , du bois et du lin , celle qui contribue à multiplier
les chevaux et les animaux de toute espèce , marchent
du même pas que les autres manufactures. Où e
serions-nous , si , à force de beaux raisonnemens , on
voulait réduire nos manufactures à n'employer que les pro-
` duits de l'ancien art de filer ? Où en serons- nous si l'agriculture
persiste à croire que les terres ont besoin de
repos , que le sol des prairies a horreur de la charrue ,
et qu'il faut toujours conserver les mêmes espèces chétives
qu'on nourrit aujourd'hui , sous prétexte qu'on les
a nourries ainsi autrefois ? Enfin , n'est- ce pas une pitié que
des pays entiers couverts de neige pendant huit mois de
l'année , n'aient pas un seul arbre pour leur abri , pour
leur chauffage et pour la construction des bâtimens ? On
ne peut se former d'idée de la facilité et de la célérité avec
laquelle on peut se procurer en Auvergne des forêts , et
quelles richesses et quel prix acquerraient aussitôt des terrains
immenses , qui sont aujourd'hui sans valeur.
peu
On s'étonne que de vastes corps.de domaine offrent
de produit. Ce phénomène s'explique facilement : le système
des jachères fait qu'on travaille toute l'année une
terre qui ne donnera ses produits que l'année d'après. Si
cette même terre avait été ensemencée en prairie artificielle
, elle offrirait le double profit de produire et de
n'être point cultivée . On aurait ainsi un produit sans travail
, tandis qu'on a un travail sans produit.
Ce n'est pas assez qu'avec le système des jachères , on
ait une multitude de laboureurs sans produit ; avec le
système des animaux de petite espèce , on a , sans produit ,
l'inconvénient d'une grande consommation et de nombreux
gardiens. En accordant qu'il se trouve quelque différence
de soins pour l'éducation d'un bel animal , on
conviendra au moins que cette différence est sans proporMESSIDOR
AN XI. 181
tion avec celle de la valeur ; on conviendra qu'il ne faut
pas plus de gardiens pour une quantité de chevaux , de
génisses , de taureaux ou de moutons d'une qualité supérieure
, que pour la même quantitë d'animaux à vil prix.
L'amélioration des espèces , voilà ce que le voyageur agronomique
recommande avec raison pour l'amélioration des
produits. Cette amélioration sera obtenue aussi-tôt qu'on
fera usage des belles races.
Quel que difficile qu'il soit communément de faire renoncer
un peuple à ses anciennes pratiques , ou plutôt à
ses anciennes routines , je ne pense pas qu'il y ait à l'égard
de l'Auvergne toutes les difficultés que M. l'abbé de Pradt
semble redouter . L'amour propre des cultivateurs est
porté à un tel point en Auvergne , que le possesseur de
beaux animaux y jouit toujours d'une certaine considération
. On cite à plusieurs lieues à la ronde le proprié
taire qui se distingue en ce genre ; lorsque ses animaux
paraissent dans les marchés , ils sont toujours un objet de
curiosité : celui qui , dans une foire , peut emporter la
couronne , c'est-à-dire mériter à ses animaux la distinction
d'un ruban , acquiert dans le pays une sorte d'illustration
. Une place marquée à l'église , ou dans les assemblées
publiques , serait encore une distinction qu'on pourrait
accorder au cultivateur.
M. l'abbé de Pradt propose de joindre à ces moyens
d'émulation des fermes particulières , qui serviraien
comme de modèles , et d'où le gouvernement semblerait
dire Inspice et fac. Ce système a été déjà pratiqué en
Angleterre avec succès . Il était même , grâce aux soins de
M. le chevalier Sinclair , au moment d'y prendre de la
consistance et une sorte d'organisation en grand , lorsque
la jalousie du ministère et celle de la société d'agriculture
sont venues en arrêter le développement. Je suis très-porté
sur ce point , comme sur tous , à entrer dans les vues de
M. l'abbé de Pradt ; je crois seulement que cette partie
d'ordre public mérite d'être considérée plus en grand .
Voici ma pensée .
M 3
182 MERCURE DE FRANCE ,
En réfléchissant sur le genre d'action qui anime en
général toutes les administrations , il m'a paru qu'elles
n'avaient presque jamais que la moitié de l'esprit qu'il
leur importait d'avoir . Je me souviens d'avoir eu un jour
la curiosité de connaître la correspondance d'une grande
province : il ne me fut pas difficile de me convaincre que
l'intendant , homme d'esprit d'ailleurs et homme de bien ,
n'était occupé que d'une seule idée , celle de fixer avec
justice et régularité les subsides , ainsi que les autres services
du pays qui étaient sous ses ordres . Il serait possible
que beaucoup de préfets eussent hérité aujourd'hui de
l'esprit qui animait autrefois beaucoup d'intendans : il est
si commode d'administrer pour les gouvernans , et de ne
point s'embarrasser ensuite des gouvernés ; il est si commun
d'obtenir de cette manière grâce , faveur et confiance ,
qu'on doit une grande reconnaissance à un préposé qui a
la bonté d'aller au- delà .
On doit cette justice au gouvernement actuel. En pressant
toutes les mesures de service et d'obéissance , il n'a pas
voulu négliger les mesures de fécondité et de reproduc→
tion. On en a la preuve dans les statistiques des divers départemens.
Je ne sais pourtant si cette mesure , qui ne se
présente jusqu'à présent que comme un point de spéculation
, est conçue de manière à obtenir tout le résultat
qu'on pourrait s'en promettre. Je ne sais si , dans la même
administration , la partie qui s'occupe de cueillir est bien
celle qui est la plus propre à semer ; et s'il ne conviendrait
pas plutôt qu'il y eût dans chaque département un corps
stable et à part , dont la fonction expresse fût de féconder
et de vivifier.
Je soumets , au surplus , cette vue à M. l'abbé de Pradt;
personne n'est plus que lui à même de l'apprécier. Je remets
à d'autres temps plusieurs vues accessoires , qui s'y
rapportent. En ce moment il faut que je finisse un extrait
sur lequel je me suis peut-être trop arrêté . Grégoire
de Tours rapporte , d'un roi de la première race , qu'il
MESSIDOR AN XI. 183
fat si charmé , en traversant l'Auvergne , de la beauté et
de la fécondité extraordinaire du pays , qu'il y demeura
trop long-temps , et négligea ainsi des affaires plus im-
' portantes . Aurai-je commis la même faute ? Je demande
bonté et indulgence.
MONTLOSIER.
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Mémoires de la Société médicale d'émulation ; cinquième
année ; Un volume in-8° . de près de 500 pages ,
orné de figures en taille -douce. Prix , 6 fr. et 7 fr. 50 c.
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On trouve chez les mêmes libraires les quatre premiers
volumes , qui vendent séparément le même prix que
celui-ci.
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synonymes dans la langue anglaise , ouvrage utile à
ceux qui veulent écrire et parler avec justesse et élégance
anglais et français ; traduit par P. L .: deux volumes in-8°.
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A Paris , chez la veuve Richard , libraire , rue Hautefeuille
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et des temps modernes , à l'usage de la jeunesse ; par
A. L. Leblond , membre de plusieurs sociétés savantes ;
deux vol. in- 12 . Prix , 5 fr. et 6 fr. 50 c. par la poste.
A Paris , chez Bertin frères , rue de Savoie , nº. 4.
Bibliothèque pastorale , ou Cours de littérature champêtre
, contenant les chefs - d'oeuvres des meilleurs Poètes
pastoraux anciens et modernes , depuis Moïse jusqu'à nos
jours ; recueil instructif et amusant essentiellement utile
aux personnes qui veulent jouir de la campagne , et dans
lequel on compare la marche de l'art avec celle des progrès
de la civilisation et des connaissances humaines ;
quatre vol. in- 12 , avec de jolies gravures . Prix , broché ,
10 fr. et 13 fr. 20 c. franc de port .
A Paris , chez Genest aîné , libraire , rue Pavée Saint-
André-des-Arcs , n° . 8.
Ces quatre ouvrages se trouvent aussi chez Lenormant,
libraire , rue des Prêtres Saint- Germain -l'Auxurrois , n. 42 .
M 4
184 MERCURE DE FRANCE ;
POLITIQUE.
On a eu la bonté de s'étonner , dans cette guerre , des
actes d'hostilité commis de la part de l'Angleterre préala- ›
blement à toute déclaration . Les Anglais n'y ont jamais
manqué. En 1755 , notamment , on les vit attaquer , sans
aucune déclaration préalable , à la hauteur du cap raz de
l'ile de Terre-Neuve , dix vaisseaux de guerre français , et
s'en rendre les maîtres. Après quoi les corsaires anglais
tombèrent sur les vaisseaux marchands français , en enlevèrent
successivement jusqu'au nombre de trois cents et
prirent huit mille matelots.
, par
Ce serait sûrement bien assez de l'usage consacré parmi
les nations , pour réprouver des actes aussi sauvages et
aussi contraires aux lois communes de l'équité ; mais il
faut remarquer , dans l'espèce présente , que ce cas même
avait été prévu. Il avait été convenu
les traités
d'Utrecht et d'Aix -la-Chapelle , que les deux nations s'accorderaient
respectivement , en cas de guerre , une sauvegarde
pour leurs sujets qui se trouveraient avoir des vaisseaux
dans les ports l'un de l'autre , parce que , ne pouvant ›
avoir eu connaissance de la rupture survenue',
ils ont
navigué duns la confiance de la paix et sur la foi des
traités .
Ici on peut juger d'un seul trait la différence des deux
nations : en même temps que l'Angleterre prenait par- .
tout les vaisseaux français , la France faisait rendre religieusement
tous ceux des vaisseaux anglais qui s'étaient
trouvés dans ses ports lors de la rupture , ou qui avaient
été pris à la mer avant la connaissance de la déclaration de
guerre . Le cabinet de Saint-James accepta la restitution
qu'on lui faisait , mais pour son compte il n'en fit point ;
il se contenta de se moquer de la bonne foi du cabinet de
Versailles .
Quand une nation s'est une fois produité avec ce caractère
elle rend légitimes toutes les précautions et toutes
les suspicions. Franchement nous n'avons jamais cru que
l'intention de l'Angleterre füt d'exécuter le traité d'Amiens ;
et du moment que nous l'avons vu attermoyer l'évacuation
de Malte , du cap de Bonne-Espérance et d'Alexandrie
, il nous a été évident qu'elle balançait cette démarche
au poids de ses intérêts , et non pas d'après la teneur
de ses engagemens.
MESSID OR AN XI. 185
L'espérance d'engager la Hollande dans la neutralité ,
de sauver par- là l'électorat d'Hanovre , et d'ôter à la
France l'appui maritime d'un pays rempli de vaisseaux
propres à un débarquement , est ce qui a déterminé la
restititution du Cap.
La crainte de s'attirer la guerre de la part de l'empire
Ottoman , et d'autoriser une coalition entre la France et
cet ancien allié , est ce qui a déterminé la restitution de
l'Egypte.
Toutes les vues se sont alors concentrées sur Malte . S'il
ne fallait examiner que les droits positifs et les droits politiques
, rien n'est plus illusoire à cet égard que les prétentions
de l'Angleterre . On ne sait en vertu de quel titre elle
pourrait vouloir se placer à Malte. Elle n'a aucun rapport
avec l'ordre de Malte. La France a , au contraire , les trois
langues de France , d'Auvergne et de Provence , dont les
droits sont incontestables. La révolution , dit-on , a détruit
ces langues. Mais , d'abord , elle ne les a pas détruites au
profit de l'Angleterre , et d'un autre côté nous avons vu
relever , et nous voyons relever tous les jours , beaucoup
d'institutions que la révolution a détruites.
Les droits politiques de la France sont aussi clairs que
ses droits positifs . Une partie de ses possessions est baignée
par la Méditerranée . Une partie de ses provinces tire ses
subsistances du sol africain . Les régences barbaresques ayant
pour principe d'être en guerre perpétuelle avecles puissances
chrétiennes , il convient à la sûreté de la France , qu'il y
ait , au milieu de la Méditerranée , une puissance . ayant
pour principale institution , de contenir et combattre ces
régences. Au lieu d'une puissance amie et de sa nature
inoffensive , telle que Malte , supposez une puissance naturellement
ennemie et rivale , telle que l'Angleterre , tous
ces intérêts sont perdus , tous les rapports anéantis.
1
Après avoir esquissé les droits qui naissent des titres
politiques et positifs de la France , il n'est pas sans intérêt.
d'examiner ce qui peut avoir conduit l'Angleterre à violer
tout-à-la-fois le traité d'Amiens , les intérêts les plus
sacrés de nos provinces méridionales , les droits des trois
langues de France , de Provence et d'Auvergne ; en un mot,
d'oser annoncer à toute l'Europe l'expropriation et la spoliation
définitive d'un des ordres les plus anciens et les plus
illustres de l'Europe , et dont l'existence a eu toujous son
aveu , sa protection , sa garantie. Plusieurs grands inté
rêts ont déterminé cette mesure .
186 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier , c'est la prépondérance dans la Méditerranée
. Cette prépondérance a trois objets ; le premier de
rester maître de l'ancien commerce des échelles du Levant ;
le second de prendre , au moyen de son argent et de sa
marine , une influence prépondérante sur la nouvelle république
des Sept-Isles ; de pratiquer , dans cet état non
encore consolidé et plein de troubles , un parti et des appuis
, au moyen duquel elle puisse en usurper quand elle
voudra la domination , et commander de là dans la Grèce
et dans toute l'Adriatique. Le troisième objet est de pouvoir
se lier aux quatre régences barbaresques , de manière
à faire avec elles la guerre , non-seulement pendant la
guerre , mais même quand elle le voudra pendant la paix ;
d'animer à son gré ou de contenir leur brigandage ; de
détruire par la terreur de ce brigandage , chez les diverses
puissances commerçantes , toute spéculation de commerce
dans le Levant , ainsi que sur toutes les côtes de la Méditerranée
et de l'Adriatique ; enfin , d'affamer au besoin
celles de nos provinces qui tirent leur subsistance de la
côte d'Afrique , en même temps qu'on ruinera et qu'on envahira
leur commerce.
Tel est le premier intérêt de l'Angleterre . A celui-ci
s'en joint un second qui n'est pas moins puissant. L'invasion
des Français en Egypte ayant alarmé la sécurité de
l'Inde , et pouvant l'alarmer encore à l'avenir , l'Angleterre
regarde comme important d'occuper Malte , à l'effet
de veiller de plus près sur Alexandrie et Suez , seules avenues
par lesquelles on puisse atteindre commodément ses
possessions d'Asie.
Enfin , un troisième intérêt est de compléter son système
de défense , ou plutôt de fortification politique et
commerciale. L'Angleterre a , à six mille lieues , des possessions
qu'elle regarde comme hors de toute atteinte : elle a
son sol défendu de tout côté par la mer , et par une marine
supérieure ; elle a son Gilbraltar qui est imprenable : il
ne lui manque plus que d'avoir au-devant de l'Egypte ,
Malte qui soit imprenable de même , et alors elle aura
completté ce qu'elle appelle sa situation . Elle consiste en
deux points : 1 ° . avoir à discrétion par sa marine le
commerce de toutes les autres nations sans que les
autres nations aient prise sur le sien . 2°. Pouvoir attaquer
militairement , quand elle voudra , toutes les nations
de l'Europe , sans pouvoir jamais être attaquée par elles.
Cette politique une fois connue , elle suffit pour éclairer.
MESSIDOR AANN XI. 187
l'Europe sur le danger d'une puissance qui proclame
par-tout son isolement de toutes les autres puissances ,
son indépendance des maximes d'équité généralement établies
, qui peut , par ce moyen , commettre toute espèce
d'injustice avec impunité , qui peut prendre de cette manière
la Chine après l'Inde , le Japon après la Chine ;
s'emparer sur les mers de toute , espèce de commerce
permettre ou empêcher toutes les navigations , et qui
cherche à se composer de manière à ce que le monde
entier n'ait , à son égard , aucun moyen de réparation
et de justice.
Nous ne chercherons pas à le dissimuler , la France ,
comme puissance militaire , est redoutable ; elle a été un
objet de terreur dans la révolution , elle peut être encore
un objet de crainte . Mais quelqu'opinion qu'on se fasse à
cet égard , à quelque point qu'on porte l'exagération ,
quand on voudrait supposer qu'aucun des grands états de
de l'Europe ( ce qui ne sera pas admis par tout le monde )
n'est pas en état de lutter avec elle , les plus exagérés ne
contesteront pas au moins que la Russie et la Prusse , ou
l'Autriche et la Russie ne puissent lui tenir tête . Hélas !
au milieu de ses succès , des revers terribles ont mis plusieurs
fois sa puissance à deux doigts de sa perte ; même
sous le premier consul , la bataille de Marengo a demeuré
long-temps indécise .
L'Europe ne peut nourrir , relativement à l'Angleterre ,
aucune espérance de ce genre. Toutes ses flottes réunies
ne sauraient combattre ses flottes ; toutes ses forces réunies
ne sauraient prendre Gibraltar , où attaquer Malte.
Cela suffit pour expliquer la sagesse qui , dans ce nouveau
conflit , a présidé aux déterminations des Etats du continent.
La puissance militaire de la France ( qui est leur seul
objet d'inquiétude ) ne s'agrandira pas par des succès
contre l'Angleterre , au lieu que la puissance maritime de
toute l'Europe s'élève nécessairement au premier revers
que subira l'Angleterre.
Il est facile de présumer de la situation actuelle des
choses , que l'Angleterre n'est pas seulement mécontente
de la France , qu'elle l'est encore de toute l'Europe. En
même temps qu'elle fait tirer sur le premier consul à
Boulogne , et que , sous des prétextes puériles , elle ordonne
la prise de tous les bâtimens pêcheurs qui se trouveront
sur la côte , elle fait bloquer l'Elbe , et parce que
los Français se sont rendus maîtres de ses ríves , il se trouve
188 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il n'est permis à aucune des puissances de l'Europe d'y
aborder. Ici le lecteur ne sait pas qu'elle est la prétention
des Anglais relativement aux blocus ; il faut le leur apprendre.
:
-
Il a toujours été convenu entre les nations que quand
une place ou un port sont bloqués , du moment que ce
blocus est signifié aux puissances neutres , il ne leur est
plus permis d'y aborder les Anglais qui repoussent sans
façon toutes celles des maximes du droit des gens qui ne
leur conviennent pas , ont admis celle- là . Ils lui ont donné
même la plus singulière extension . Ce n'est pas assez pour
eux de bloquer une place ou un port , ils prétendent bloquer
le cours des rivières ; ils prétendent bloquer toute
une côte ; bien plus , ils prétendent bloquer un pays tout
entier. Ils ont été , dans la dernière guerre , au moment
de mettre la France entière en état de blocus.
Ce n'est pas assez pour eux de bloquer réellement avec
une force présente et prépondérante , ils prétendent que
si les vents , ou d'autres causes , font retirer la flotte composant
le blocus , le blocus subsiste tout de même , que
l'entrée des bâtimens des puissances neutres , qui se porteroient
dans ce cas vers les points déclarés en état de
blocus , peuvent être saisis et légitimement confisqués ;
ils prétendent , non pas comme il a toujours été pratiqué
entre les nations , que le blocus doit être composé avec
une force suffisante , mais que la présence de la plus
petite corvette , le plus petit bâtiment de guerre suffit
pour conserver l'état de blocus.
Les voilà actuellement qui recommencent à mettre ces
maximes , en pratique : le cours entier de l'Elbe se trouve
prohibé à toutes les puissances dans toute l'étendục de
son cours , sous prétexte que les Français en occupent un
point. Si par hasard les Français étaient les maîtres du
Sund , ils feraient une déclaration par laquelle ils interdiraient
à toutes les puissances l'entrée de la Baltique . Cette
mesure est fondée sur ce principe : c'est que là où les Anglais
ne vont pas , les autres Nations n'ont pas le droit
d'aller.
...
on
"
D'après une telle conduite et de telles maximes ,
peut être moins étonné de l'humeur qu'éprouvèrent
pendant la dernière guerre , les puissances neutres , et
qu'elles commencent de nouveau à manifester. Nous
avons vu précédemment que le Danemark a déjà porté
des plaintes ; on apprend de Pétersbourg que la flotte a
MESSIDOR AN X I. 189
été mise sur un pied respectable , et qu'on l'augmente
journellement par des vaisseaux de toute espèce . Cette
cour est décidée à observer la plus parfaite neutralité ;
elle veut aussi que son pavillon et ses droits soient respectés.
La Suède ne s'est pas encore expliquée , mais elle
a été si violemment outragée , qu'il est permis de lui
soupçonner peu d'intérêt pour l'Angleterre. D'un autre
côté , des lettres récentes nous apprennent que la Prusse
vient d'accorder formellement le passage sur son territoire
à l'armée française de réserve , qui doit se rendre
dans le Hanovre .
C'est ainsi que s'évanouissent ces bruits répandus avec
tant d'affectation , du prétendu mécontement des puissances
du Nord , au sujet de l'occupation des états allemands
de sa majesté britannique .
D'après tout ce que nous avons dit , rien ne doit paraître
plus simple que la conduite des puissances du Nord.
Rien n'est plus extraordinaire que celle du roi d'Angleterre
.
On peut voir , par la lettre du lord Hawkesbury , « que
» sa majesté a toujours considéré le caractère d'électeur
» d'Hanovre comme distinct de son caractère de roi des
royaumes-unis de la Grande-Bretagne et de l'Irlande . >>
Cette prétention n'est soutenable qu'autant qu'on veut bien
s'y prêter. On pourrait se prêter tout de même à distinguer
le roi de l'Irlande du roi d'Angleterre et l'un et
l'autre du roi d'Ecosse . Si au traité de Bâle , en 1795 , et
plus récemment , au traité de Lunéville , la France a voulu
condescendre , pour des intérêts communs , à cette distinction
, est- elle tenue à s'y prêter toujours?
2
Ce n'est pas assez que cette prétention soit insoutenable ,
elle est accompagnée de tous les actes de contradiction et
d'inconséquence. Voilà , d'un côté , le roi d'Angleterre qui
prétend garder la neutralité dans le Hanovre. De l'autre ,
voilà son fils qui va , de sa part , mettre tout le pays en
insurrection , et chercher à armer cinquante mille hommes.
Ce n'est pas tout : d'un côté , les ministres de ce même
roi , qui prétend à la neutralité , préparent une expédition ,
soit pour aller porter des forces au pays , soit pour en
ramener l'armée , à l'effet de servir en Angleterre. Le parlement
, d'un autre côté , agite des projets pour attaquer
de ce point , sur ses derrières , l'armée française destinée à
l'invasion . On peut se souvenir du discours de lord Moira.
Au défaut de ses états d'Hanovre et des puissances du
190 MERCURE DE FRANCE,
Nord , l'Angleterre trouvera facilement des alliés. De
puis qu'elle occupe Malte , le même mouvement semble
avoir électrisé les puissances barbaresques. Voilà
le roi de Maroc qui a déclaré la guerre à l'empereur d'Al
lemagne ; les Algériens et les Tunisiens sont entrés dans
l'Adriatique , où ils n'étaient point entrés depuis des siècles.
Grâce à la possession de Malte par les Anglais , if
n'y aura bientôt plus un seul bâtiment qui ose sortir des
ports de la Méditerranée .
PARIS .
? Lettre du général Mortier au PREMIER CONSUL
Au quartier-général à Lunebourg, le 17 messidor -
an 11.
CITOYEN PREMIER CONSUL ,
J'écrivis le 11 au maréchal de Walmoden la lettre
dont je joins ici copie. M. le baron de Bock , colonel au
régiment ddeess ggaarrddeess ,, vint me trouver le lendemain de
sa part ; il ine dit
que la proposition de faire mettre
bas les armes à son armée pour être conduite prisonnière
de guerre en France , était d'une nature tellement humiliante
, qu'ils préféraient périr tous les armes à la main;;
qu'ils avaient assez fait de sacrifices pour leur pays par
la capitulation de Suhlingen , qu'il était temps enfin de
faire quelque chose pour leur propre honneur : que leurs
officiers , leur armée étaient réduits au désespoir . M. de
Bock me représenta alors l'extrême loyauté avec laquelle
les Hanovriens avaient rempli serupuleusement tous les
articles de la convention de Suhlingen qui les concernaient
; que leur conduite à notre égard était exempte de
fout reproche , et qu'elle ne devait point leur attirer les
malheurs dont je les menaçais. Je me récriai de mon côté
sur la perfidie du roi d'Angleterre , qui avait refusé lá
ratification de la convention du 14 prairial ; que c'était
le machiavélisme seul de l'Angleterre qu'ils devaient
accuser et qu'il était constant que ce gouvernement les
sacrifiait comme il avait toujours sacrifié ses amis du
Continent.
M. de Bock est un homme plein d'honneur et de
joyauté. Il me dit que si je pouvais faire des
proposi
MESSIDOR AN XI. igr
tions acceptables , telles que de renvoyer une partie de
l'armée en semestre , de garder un noyau de 3 à 6 mille
hommes dans le Lauenburg , etc. , il croyait que M. le'
maréchal entrerait en arrangement. Ma réponse fut né-'
gative , et nous nous quittâmes. J'avais déjà pris toutes
mes dispositions pour le passage du fleuve. Une quantité
de barques ramassées tant sur l'Elbe que dans l'Elmenau ,
m'avait procuré de grands moyens. L'ennemi occupait
une position entre le Steknitz et la Bille.
C'est dans la nuit du 15 au 16 que l'attaque générale
devait avoir lieu. L'ennemi s'était procuré du gros calibre.
à Ratzeburg ; il en avait garni toutes ses batteries sur l'Elbe.
J'avais fait établir de mon côté des contre- batteries , mes
troupes étaient bien disposées , et tout annonçait une heureuse
issue , lorsque M. de Wallmoden me fit faire de nouvelles
propositions.
Citoyen premier Consul , l'armée hanovrienne était
réduite au désespoir ; elle implorait votre clémence.
J'ai pensé , qu'abandonnée par son roi , vous voudriez la
1 traiter avec bonté. J'ai fait au milieu de l'Elbe , avec le
maréchal de Walmoden , la capitulation que je joins ici.
Il l'a signée le coeur navré. Vous y verrez que son armée
met bas les armes ; que sa cavalerie met pied à terre , et
nous remet près de 4000 excellens chevaux . Les soldats
rentrant chez eux , vont se livrer à l'agriculture , et ne
doivent faire éprouver aucune espèce d'inquiétude. Ils ne
seront plus aux ordres de l'Angleterre .
Salut et profond respect.
•
Signé , ED. MORTIER.
P. S. Il serait difficile de vous peindre la situation du
beau régiment des gardes du roi d'Angleterre au moment
où il met pied à terre .
Le roi d'Angleterre , s'étant refusé de ratifier la convention
de Suhlingen , le premier Consul s'est trouvé
obligé de regarder cette convention comme non avenue .
En conséquence , le lieutenant- général Mortier , comman
dant en chef de l'armée française , et son excellence M. le
comte de Walmoden , commandant en chef l'armée hanovrienne
, sont convenus de la capitulation suivante , qui
devra immédiatement avoir son exécution sans être de
nature à être soumise à la ratification des deux gouvernemens.
Art. Ier. L'armée hanovrienne déposera les armes ; elles
seront remises , avec toute son artillerie , à l'armée fran
çaise , etc. etc.
192 MERCURE DE FRANCE,
Une lettre de Dunkerque annonce qu'on doit former
à Saint-Omer un camp de 100,000 hommes , iden de
60,000 hommes à Cherbourg , et un de 40,000 hommes
en Hollande. Nous ne doutons pas que ces camps ne soient
immédiatement formés.... sur le papier.
- En conséquence des nouvelles reçues de Bordeaux ,
l'embargo a été mis sur les navires anglais à Saint-Domingue
le 24 avril , et à la Martinique le 27 avril .
Il est arrivé ce matin des malles de Lisbonne et de
la Jamaïque. La dernière a apporté la nouvelle que sept
vaisseaux de ligne français étaient partis de Saint-Domingue
pour l'Amérique septentrionale .
C'est un messager arrivé mercredi soir qui a apporté
la nouvelle importante que la communication entre
ce pays et Hambourg serait bientôt rouverte. Nous avouerons
que nous attendons avec beaucoup d'impatience , et
enmême temps avec espoir et confiance , que l'on réprime :
l'esprit d'agression et d'agrandissement qui paraît augmenter
dans le gouvernement français , et qui menace d'écraser
tout ce qui reste encore en Europe qui n'ait pas été
en proie au pillage et à la tyrannie des Français . Nous
pensons que l'empereur de Russie ne verra pas avec indifférence
l'envahissement de l'Hanovre ( I ) , et une violation
aussi manifeste de l'empire germanique ( 2 ) . Nous
sommes d'avis que la mesure vigoureuse du blocus de
l'Elbe ne servira qu'à leur inspirer les sentimens de ce
qu'ils se doivent à eux-mêmes .
que
On annonce dans les lettres du nord de l'Allemagne ,
le général Mortier (3) a consenti à rétablir la communication
pour le passage des lettres d'Angleterre par
Brême et Hambourg ; cependant il est à présumer que
le général Mortier , s'il a consenti à cet arrangement
n'avait pas alors connaissance du blocus de l'Elbe.
( Extrait du Morning-Chronicle. )
"
(1 ) Le Hanovre sera restitué au roi d'Angleterre , lorsque le roi
d'Angleterre restituera Malte à l'Ordre , et pas une heure avant .
(2) L'Empire germanique a jugé que ceux qui ont violé sa neutralité
sont les Anglais . Respectez l'ordre de Malte qui fait partie de
l'Empire germanique , et vous aurez le droit de demander qu'on respecte
l'électorat d'Hanovre .
?
(3) Le général Mortier n'a été en Hanovre que pour intercepter
votre commerce,
( No. CVIII . ) 4 THERMIDOR an
( Samedi 23 Juillet 1803 )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉS I E.
IMITATION D'HORACE,
LIVRE 2º. ODE 3º. "
P
Equam memento rebus in arduis , etc.
QUE
UE le sort t'élève ou t'abaisse ,
Sans troubler la paix de ton coeur :
Supporte un revers sans faiblesse ;
Mais loin de toi la folle ivresse
Et l'insolence du bonheur .
:
Dellius , une loi commune
Borne ta vie à quelques jours
Soit que la jalouse fortune ,
Par une tristesse importune ,
Flétrisse des momens si courts ;
Soit
que , dans ce bois solitaire
Tapissé d'un gazon nouveau ,
N
194 MERCURE DE FRANCE
1
Coule en ta coupe héréditaire
Le vin , qu'ancien dépositaire ,
Sous trois clefs cèle, ton caveau.
Là , parmi des arbres sans nombre ,
T'offrant son dôme hospitalier ,
Du vieux pin le feuillage sombre
Se plaît à marier son ombre
A la pâleur du peuplier.
A tes pieds l'onde fugitive ,
Qui suit à regret les détours
Du lit qui la retient captive ,
Semble s'échapper de sa rive
་ ་
Et vouloir abréger son cours.
Dans ces beaux lieux , dès chaque aurore
Fais porter du vin , des odeurs ,
Et la rose qu'un jour dévore ;
Jouis , tandis qu'il reste encore :
A filer aux avares Soeurs ,
Peut-être ce riche domaine ,
Ce bois planté de citronniers ,
Ces épis qui dorent la plaine ,
Seront , avant l'aube prochaine ,
Envahis par tes héritiers .
Qu'importe à l'inflexible Parque
Qu'on soit du sang d'Agamemnon !
Assis à côté du monarque ,
Le pâtre , dans la même barque ,
Va visiter le noir Pluton .
Tôt ou tard , de l'urne fatale
Ton nom doit sortir à son tour.
THERMIDOR AN XI 1951
Reçus dans la nuit sépulcrale ,
Nous passons tous l'onde infernale ,
Et notre exil est sans retour .
Par M. DE WAILLY.
ENIGM E.
Je fais avec l'échine un contraste frappant ;
Si quelques noeuds , formés de distance en distance ,
Veulent qu'à cet égard je lui sois ressemblant ;
Lorsque je la mesure ' , on sent la différence .
Je hâte d'un baudet le pas tardif et lent ;
Je modère l'ardeur d'un coursier qui s'élance ;
Dans les mains de l'aveugle utile suppléant ,
S'il me trouve à ses pieds , gare la révérence .
Des plus nobles guerriers j'étais la récompense ;
Je suis celle aujourd'hui du faquin impudent.
B. de Reims.
LOGO GRYPH E.
AVEC mes six pieds différens ,
Je fais naître vingt-quatre enfans ;
Mais cette nombreuse séquelle ,
En naissant quitte le palais
"
Où l'on me fixa pour jamais .
Au fait , je suis une femelle ;
Et voilà sans doute pourquoi
Nos malins faiseurs d'épigrammes
Prétendent qu'entr'elles les femmes
Ne sauraient se passer de moi.
Mais sur mon compte on a beau dire ,
Na
196 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne m'en effarouche pas ,
Et je suis bonne en tous les cas
Pour riposter à la satire.
Afin d'exercer mes talens ,
Je vais nommer tous mes enfans ;
D'aucuns je ne te ferai grâce :
Mais j'ai terminé ma préface ;
J'entre en matière ; attention !
A deux pieds , je donne le ton ;
D'un lustre aussi je fais partie ;
Je suis ville de Normandie ,
Et ce qu'en ménage , dit-on ,
Deux époux doivent toujours faire.
A trois pieds , jadis je fus d'or ;
Deux fois je mouille ; je sais braire ;
Je suis zéro ; je suis encor
Ce qu'un candidat voudrait être ;
Et certain appât assez traître ,
Que doivent craindre les moineaux .
A quatre pieds , une autre ville ,
Et puis un de nos minéraux ;
Un récipient bien utile ;
Du ciel un page ; un mal qui cuit ;
Ce qui donne de la souplesse ;
La blanche reine de la nuit ;
Ce qu'un homme à l'autre est sans cesse ,
Devant l'interprête des loix .
A cinq pieds , j'étais en mesure ;
J'ai ma pointe ; je chasse aux noix ;
Je suis enfin la couverture
Qui garantit l'enfant de l'air ;
Et je pousse au bord de la mer.
C'est assez ; voilà ma portée.
THERMIDOR AN XI.
197
Mais apprends , pour te mettre au fait ,
Qu'en débitant mon chapelet ,
Je puis , lecteur , être arrêtée ,
Par le moindre petit filet.
CHARADE.
Mon premier et mon dernier ,
Au sexe près , sont tout- à-fait semblables :
Ils sont , par un doux noeud , unis dans mon entier ;
Le petit bruit qu'il fait les rend inséparables.
D'une telle union ne vous étonnez pas :
Trouveriez-vous un seul ménage
Qui subsistât long-temps sans bruit et sans tapage ?
Ma nature est pourtant qu'il se fasse tout bas .
Mon premier , aux voleurs cause bien de la peine :
Communément on le fait tout exprès ;
Et mon second , du bonhomme Silène
Grotesquement jadis enluminait les traits.
Par un Abonné.
1
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Rien.
Celui du Logogryphe est Orgueilleux , où l'on trouve or,
orgue, gueule , ouïe , lic , Elie , rue , rixe , oie , rôle ,
orge, oeil , grille , règle , lire , exil , luxe , orgie .
Le mot de la Charade est Fer-vent.
N 3
198 MERCURE DE FRAN C'E ,
par
Nouvelle édition du Génie du Christianisme ;
ou Beautés de la Religion Chrétienne ; par
François- Auguste Châteaubriand : 4 vol . in-4° . ,
cartonnés, et imprimés sur papier vélin , avec
neuf gravures avant la lettre , dessiné et gravé
les meilleurs artistes . Prix : 108 fr. , avec la
Défense. Le même ouvrage , in- 8 ° . , cartonné et
imprimé aussi sur vélin , avec neuf gravures avant
la lettre , 4 vol . , avec la Défense ; prix : 75 fr.
Les frais de port , tant pour l'étranger que pour
les départemens , seront payés séparément . Se
trouve à Paris , chez Migneret , imprimeur , rue
du Sépulcre , nº . 28 , faubourg Saint -Germain ;
à Lyon , chez Ballanche ; et chez le Normant,
imprimeur-libraire , rue des Prètres Saint - Germain-
l'Auxerrois , nº . 42 , vis- à-vis le petit portail .
UN
>>
N homme célèbre a dit du Génie du Christianisme
« que le plus mince littérateur en corrigerait
aisément les défauts , et que les plus grands
» écrivains en atteindraient difficilement les beautés.
» Ce jugement explique assez bien la fortune
de cet ouvrage depuis qu'il a paru ; l'admiration et
l'enthousiasme qu'il a excités , les critiques de détail
et les plaisanteries qu'il a essuyées , et le zèle
également actif des admirateurs et des détracteurs .
Au milieu de cette controverse , qui continue
toujours pendant que les éditions se multiplient
, s'il y a quelque chose de parfaitement
prouvé et hors de toute discussion , c'est le succès
de l'ouvrage ; et il semble , au premier abord ,
qu'il devait dispenser l'auteur d'en écrire la défense.
Il avait suffisamment répondu aux critiques de
THERMIDOR AN XI. 199
détail par les heureux changemens qui rendent
cette édition si supérieure aux précédentes ; il ne
devait point répondre aux plaisanteries , car les
plaisanteries et les grandes pensées sont dans deux
mondes différens , et ne se rencontrent jamais.
Mais l'auteur du Génie du Christianisme ambitionnait
une autre gloire que celle du talent ; et
lorsqu'il l'a obtenue , lorsqu'à l'aide de tableaux
pleins de charme et de grandeur , il a ménagé une
heureuse réconciliation entre l'opinion publique et
les vérités utiles ; lorsque ces vérités , qui étaient
hardies au moment où elles furent rappelées , sont
aujourd'hui reconnues et respectées de tous les
bons esprits alors si des hommes également ennemis
des lettres et de la société , veulent ternir cette
gloire innocente ; s'ils emploient contre l'auteur les
mêmes moyens qu'ils ont de tout temps employés
contre le christianisme ; s'ils affectent de se méprendre
sur ses véritables intentions , et que la critique
dégénère en calomnie , son devoir l'oblige
de la repousser ; sa réputation devient inséparable
de la cause qu'il défend .
Telle doit être l'unique défense , tel est aussi
l'unique objet de celle qui accompagne les nouvelles
éditions du Génie du Christianisme ; on n'y
trouve point le ton de la plupart des critiques littéraires
où l'envie est aux prises avec l'amour propre;
et sans doute on saura gré à M. de Châteaubriand
d'avoir renouvelé l'exemple de ces discussions
franches et polies , qui font assez d'honneur
aux juges que l'on s'est choisis , pour supposer
qu'ils s'intéressent à la vérité .
C'est avec le ridicule et la malveillance qu'on
l'attaque ; c'est avec la simplicité et la modération
qu'il se défend , mais aussi avec les armes d'une
logique sévère et pressante , une sagesse de style et
N4
200 MERCURE DE FRANCE ,
même une sobriété d'imagination , qui , de la part
de l'auteur du Génie du Christianisme , est une
grande preuve de désintéressement .
On voit donc qu'il adresse cette défense aux
Tecteurs de bonne foi , et c'est dire assez qu'elle ne
persuadera point le plus grand nombre des détracteurs
de son ouvrage. Après tout , ce n'est pas un
si grand malheur , puisque l'on doit plutôt se prévaloir
de leurs critiques que les réfuter . Si l'on
entre dans le fonds de ces critiques , on ne peut
s'empêcher de voir qu'elles sont plutôt dirigées
contre le succès que contre l'ouvrage lui -même ;
il aurait fallu , pour contenter ces amis sevères de
la vérité , que l'auteur eût écrit précisément de
manière à n'être point lu ; qu'il se fût resserré dans
les formes de la scholastique et de la théologie ;
mais sur-tout qu'il eût beaucoup déclamé contre
l'hérésic et l'incrédulité : on avait à lui opposer des
épigrammes , des bons mots , de fades bouffonneries
qui se trouvent par- tout ; et c'étoit une grande
avance pour des hommes qui , depuis près d'un
demi-siècle , se font une loi de les répéter avec tout
autant de plaisir et de gaieté.
Peut-être même quelques lecteurs trouveront que
M.de Châteaubriand atrop faitpour éviter ces anathèmes
philosophiques : telle est l'extrême difficulté de
ces temps où le ridicule et la mauvaise foi ont établi des
convenances plus rigoureuses que celles de la raison ,
que l'on risque trop souvent d'y sacrifier une partie
de la vérité , en ménagemens pour la vérité .
Une critique pieuse , mais impartiale , apu lui reprocher
des inexactitudes , des faits hasardés , et même
quelques tableaux où les sentimens légitimes sont
trop voisins des passions dangereuses . Mais en relevant
des imperfections inévitables dans le premier jet
d'une si vaste composition , cette même critique ,
Lorsqu'elle a été sincère , s'est empressée de rendre
THERMIDOR AN X I. 201
justice aux intentions de l'auteur ; et à l'époque
de dégoût et de sécheresse où nous sommes parvenus
; lorsque toutes les opinions sont comme
arrêtées au terme de l'indifférence ; lorsqu'on ne
pouvoit les agiter de nouveau sans troubler la paix ,
elle l'a félicité d'avoir intéressé l'indifférence , sans
réveiller les haines ; de n'avoir défendu la religion
que par sa beauté , et de n'avoir triomphé , pour
ainsi dire , que par des enchantemens .
Ceux donc qui ont blàmé le genre de cette
apologie , n'ont tenu compte ni des hommes , ni
des circonstances ( et c'est ce que M. de Châteaubriand
a victorieusement démontré ) ; mais il me
semble qu'ils n'ont pas connu davantage toute
l'étendue et toutes les ressources d'un sujet qui embrasse
l'Univers entier , où même l'Univers n'entre
que pour une partie. Il est impossible en effet de
considérer le Christianisme dans tous les rapports
qu'il établit , sans reconnaitre que l'on ne peut séparersa
force de sa beauté , ses preuves de ses bienfaits ,
sa morale de son culte ; en un mot , ce qu'il a de
sensible , de ce qu'il a d'intellectuel.
Si je lui demande des preuves sur l'existence d'un
Dieu , premier fondement de toute morale et
de toute croyance , il me renvoie aux merveilles de
la nature et à la magnificence de l'ouvrage qui.
atteste la sagesse et la toute-puissance de l'Ouvrier
Si j'examine ses dogmes et ses mystères qui fixent
la légèreté de l'esprit en accablant la raison , il me
montre les sacremens qui en appliquent les bienfaits
, les solennités et les cérémonies touchantes
de son culte , qui en expliquent les intentions . Si
je recherche ce qu'il a fait pour le bonheur des
hommes et pour la consolation de leurs maux ,
toute la terre publie ses bienfaits ; l'imagination ne
peut comprendre tous les dévouemens qu'il a inspirés
, toutes les institutions qu'il a fondées , tous
202 MERCURE DE FRANCE ;
les maux qu'il a prévus , et les inventions de la
charité aussi multipliées que nos besoins et nos
misères. Si je veux connaître son influence sur les
progrès des arts et de la société , je vois le Christianisme
ouvrant les sources de l'antiquité , sans
laquelle nous serions si peu de chose , conservant
la tradition des lettres au milieu des sombres révolutions
de l'Europe moderne , établissant insensiblement
le droit public qui la gouverne aujourd'hui
; en un mot , la civilisation avec les arts , la
politesse et l'humanité , parcourant l'Univers , précédée
du flambeau de la religion.
Veut-on enfin étudier le Christianisme dans ses
antiquités , dans ses souvenirs , dans toute la suite de
son histoire , qui se sert à elle-même de preuve ; il offre
tout ce qui peut charmer l'esprit et agrandir la pensée.
Son origine , aussi ancienne que le monde , nous
appelle aux berceaux d'Eden, où se déclarent les destinées
du genre humain. L'imagination se plait dans
ces lointains , où l'on découvre les tentes des patriarches
et leurs troupeaux errans. Un puits , une
vallée fertile en pâturage , mérite d'occuper l'histoire
de ces heureux temps de simplicité. Ces vénérables
pasteurs qui saluaient de loin le Messie par
leurs désirs , fixent la patrie de leur postérité dans
la terre promise , en y laissant leurs tombeaux. Les
enfans des Hébreux repassent ce fleuve chéri que
leurs pères avaient traversé , un bâton de voyageur
à la main : ils retrouvent la caverne de Mambré et le
chêne des pleurs , à l'ombre duquel fut ensevelie la
nourrice de la tendre Rebecca . Bientôt ils de- .
viennent une société qui passe par toutes les formes
de gouvernement et par tous les développemens
de la civilisation ; et l'histoire d'un peuple qui reçut
à-la-fois , et pour toujours , des lois , des moeurs
et des usages , offre autant de maximes applicaTHERMIDOR
AN XI. 203
›
1
bles au gouvernement de la société , que de
préceptes utiles à la conduite de l'homme. Ce
peuple immuable et pur dans ses traditions ,
au milieu des empires qui se succédaient autour
de lui , et dont il conservait les dates , au
milieu de ses propres malheurs , au milieu de
ses prevarications mêmes , marquait l'espèce de
grandeur qui lui avait été promise , et l'intégrité
de la doctrine qu'il conservait pour une
postérité qu'il devait méconnaître . Mais les vérités
vont succéder aux figures : il se fait une alliance
entre les deux testamens ; les prophéties deviennent
T'histoire. L'antique Troye ne subsiste plus que dans
de beaux chants ; Sion , l'antique Sion subsiste
toujours ; c'est une cité mystique placée entre le
temps et l'éternité , qui unit les choses de la terre
aux choses du ciel , et l'histoire des hommes aux
merveilles de la foi . Il se découvre un nouvel ordre
de choses , plus rapproché des besoins de notre coeur,
et plus élevé au- dessus des facultés de notre intelligence
, plus évident et plus incompréhensible ;
c'est cette alliance et cet enchaînement qui frappaient
Bossuet d'une admiration à laquelle la force
et la magnificence de son génie ne pouvaient suffire.
En nous élevant avec lui jusqu'à ces hauteurs
où il est si grand , la suite de lareligion paraît comme
une route mystérieuse que les prophéties éclairent
successivement , et dont le reste est encore couvert
de nuages prophétiques .
En un mot , le Christianisme , considéré dans
sa doctrine , dans sa morale , dans ses institutions ,
dans ses bienfaits , dans ses preuves , dans son histoire
, etc , offre par-tout , et avec une richesse
inépuisable , de saines maximes pour la conduite
de la vie , des sentimens pour le coeur , des tableaux
pour l'imagination , de simples raisonnemens pour
204 MERCURE DE FRANCE,
les intelligences ordinaires , de hautes considérations
pour les esprits supérieurs .
Ces réflexions ont été faites mille fois avant
nous , et sans doute dans ces temps de contradiction
qui sollicitent si puissamment l'essor de la
vérité , le sujet du Génie du Christianisme s'est
offert à plus d'un esprit . Mais si le germe des
mêmes pensées se rencontre à-peu- près dans tous
les esprits , toutes n'y deviennent pas également sublimes
et fécondes ; et après avoir montré le Christianisme
comme le fondement de la seule morale
utile aux hommes , comme le lien et le conservateur
des sociétés , il n'appartenait pas à tous de le
montrer encore comme la source de ce qu'il y a
de plus élevé et de plus délicat dans les arts de l'intelligence
.
La Religion chrétienne a fait connaître aux
hommes de nouvelles vertus , elle a frappé de ses
anathêmes des vices qui étaient des vertus ancien→
nes ; en un mot , elle a changé les moeurs , et par
une conséquence naturelle , elle devait changer la
littérature qui est l'image et comme l'expression
des moeurs. En opposant plus de résistance aux
passions , elle a donné plus d'énergie aux accens
qui la rappellent , et aussi plus de vérité aux scènes
qui la représentent ; car en apprenant à les combattre
, elle apprend à les connaître ; il n'y a même
que ceux qui les combattent qui en connaissent
toute la puissance.
Cette idée si simple a fourni à l'auteur une
sorte de poétique chrétienne. On l'a déjà suivi dans
cette immense revue de tous les chefs- d'oeuvres de
l'esprit humain , où il compare successivement
entre elles les productions du même genre , rapproche
les détails de la composition , oppose les
caractères des personnages , et par-tout fait resTHERMIDOR
AN XI. 205
sortir les différences ou même les simples nuances
qui séparent les anciens des modernes ; quelquefois
même , dans les conceptions modernes , soulève
avec un art ingénieux le voile de mythologie
dont elles sont enveloppées , nous montre les inspirations
du Christianisme dans la conduite de
Mentor , ou démêle les soupirs de la Mère chrétienne
au milieu des gémissemens d'Andromaque .
Parmi la foule d'aperçus que présente cette poétique
sinouvelle et si pleine de tous les germes d'invention ,
on a reproché à l'auteur plusieurs conséquences
forcées des principes qu'il avait si heureusement
établis . Ses opinions sur la poésie descriptive en
particulier , lui ont attiré plusieurs critiques également
recommandables par la politesse et les talens
de leurs auteurs . Mais il n'est plus permis aujourd'hui
de revenir sur toutes ces difficultés qui ont
été résumées et suffisamment éclaircies dans ces
dissertations ( 1 ) , où les talens , les lumières et la
politesse se trouvent réunis à toute l'autorité d'un
juge , et que l'on relit toujours comme des pages
choisies qui honorent les lettres françaises.
Cependant , pour nous en tenir à la poésie descriptive
, nous semble que l'auteur avait assez
indiqué , par ses propres exemples , ce que peutêtre
il n'avait pas assez développé dans la théorie .
On ne peut en effet parcourir cette suite de tableaux
où il prodigue avec tant d'abondance les couleurs
et les richesses de la poésie , sans être frappé de ce
caractère d'immensité et de magnificence qu'ils
doivent à l'influence du Christianisme ; il est impossible
de le méconnaitre dans cette description
de l'Antique Abbaye de Saint- Denis , que les der-
(1 ) Voyez dans les précédens numéros les extraits du
Génie du Christianisme , par M. de Fontanes.
206 MERCURE DE FRANCE,
niers changemens de l'auteur rendent presqu'entièrement
nouvelle.
« L'abbaye gothique où se rassemblaient les grands
vassaux de la Mort , ne manquait pas de gloire : les tré-
>> sors de la France étaient à ses portes ; la Seine passait à
» l'extrémité de sa plaine ; cent endroits célèbres rem-
» plissaient , à quelque distance , tous les sites de beaux
» noms, tous les champs de beaux souvenirs ; la ville
» d'Henri IV et de Louis- le-Grand était assise dans le
» voisinage ; et l'antre royal de Saint-Denis se trouvait
» au centre de notre puissance et de notre luxe comme un
» vaste reliquaire où l'on jetait les restes du temps , et la
» surabondance de l'empire français.
» C'est là que venaient tour-à-tour s'engloutir les rois
» de la France . Un d'entr'eux ( et toujours le dernier des-
» cendu dans ces abymes ) restait sur les degrés du souterrain
comme pour inviter sa postérité à descendre . Cepen-
» dant Louis XIV a vainement attendu ses deux derniers
» fils : l'un s'est précipité au fond de la voûte en laissant
» son ancêtre sur le seuil ; l'autre , ainsi qu' @dipe , a
» disparu dans une tempête. Chose digne d'une éternelle
» méditation ! Le premier monarque que les envoyés
de la justice divine rencontrèrent , fut ce Louis si fameux
, par l'obéissance que les peuples lui portaient !
Il était encore tout entier dans son cercueil . En vain
il semble se lever avec la majesté de son siècle , et
» une arrière-garde de huit siècles de rois ; en vain , son
» geste menaçant épouvante les ennemis des morts
» lorsque précipité dans une fosse commune , il tomba
» sur le sein de Marie de Médicis ; tout fut détruit. Dieu ,
» dans sa colère , avait juré par lui -même de châtier là
» France ne cherchons pas sur la terre les causes de
» pareils événemens ; elles sont plus haut.
Dès le temps de Bossuet ; dans le souterrain de ces
princes anéantis , on pouvait à peine déposer 'madame
Henriette Tant les rangs y sont pressés , s'écrie le
» plus éloquent des orateurs , tant la mort est prompte à
remplir les places . » En présence des âges , dont les flots
» écoulés grondent encore dans ces profondeurs , les es-
» prits sont abattus par le poids des pensées qui les op--
ע
pressent. L'âme entière frémit en contemplant tant de
» néant et tant de grandeur. Lorsqu'on cherche une
THERMIDOR AN XI. 207
» expression assez magnifique pour peindre ce qu'il y á
» de plus élevé , l'autre moitié de l'objet sollicite le terme
» le plus bas , pour exprimer ce qu'il y a de plus vit.
>>Tout annonce qu'on est descendu à l'empire des ruines ,
» et à je ne sais quelle odeur de poussière , répandue
» sous ces arches funèbres ; on croirait respirer les temps
» passés . Ici les ombres des vieilles voûtes s'abaissent
» pour se confondre avec les ombres des vieux tombeaux ;
» là des grilles de fer entourent inutilement ces bierres ,
» et ne peuvent défendre la mort des empressemens des
» hommes. Ecoutez le sourd travail du ver du sépulcre ,
» qui semble filer , dans tous ces cercueils , les indestruc-
» tibles réseaux de la mort.
"
» Lecteurs chrétiens , pardonnez aux larmes qui coulent
» de mes yeux , en errant au milieu de cette famille
» de Saint Louis et de Clovis. Si tout - à- coup jetant à
» l'écart le drap mortuaire qui les couvre ces monar-
» ques allaient se dresser dans leurs cercueils , et fixer sur
» nous leurs regards étincelans , à la lueur de cette lampe
» sépulcrale ! .... Qui , nous les voyons tous se lever à
» demi , ces spectres de rois ; nous distinguons leur race ,
» nous les reconnaissons , nous osons interroger les ma-
» jestés du tombeau . Eh bien ! peuple royal de fantômes
>> voudriez -vous revivre maintenant au prix d'une cou-
» ronne ? .... Mais d'où vient ce profond silence ? d'où
a vient que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous
» secouez vos têtes royales , d'où tombe un nuage de pous
» sière ; vos yeux se referment , et vous vous recouchez
» lentement dans vos cercueils !
>> Ah ! si nous avions interrogé les morts champêtres
» dont naguères nous visitions les cendres , ils auraient
» percé doucement le gazon de leurs tombeaux , et , sortant
» du sein de la terre comme des vapeurs brillantes , ils
»> nous auraient répondu : « Si Dieu l'ordonne ainsi ,
» pourquoi refuserions - nous de revivre ? pourquoi ne
» passerions- nous pas encore des jours résignés dans nos
» chaumières ? Notre hoyau n'était pas si pesant que vous
» le pensez ; nos sueurs même avaient leurs charmes lors-
» qu'elles étaient essuyées par une tendre épouse et bénies
par les larmes de la religion . }}
Mais où nous ont entraînés de futiles descriptions de
» ces tombeaux déjà effacés de la terre ? Elles ne sont plus
ces fameuses sépultures. Les petits enfans se sont joués
208 MERCURE DE FRANCE ,
» avec les os des puissans monarques : Saint-Denis est dé-
>> sert ! L'oiseau l'a pris pour son passage , l'herbe croît sur
» les autels brisés , et au lieu de l'éternel cantique de la
>> mort qui retentissait sous ces dômes , on n'entend plus que
» les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert ,
» la chute de quelques pierres qui se détachent de ses
>> murs en ruines , ou le son de son horloge qui va rou-
>> lant dans les tombeaux vides et les souterrains dé-
>> vastés. >>
On aurait pu , sans doute , choisir un autre
exemple de description que ce passage , où l'auteur
anime les scènes de la Mort de tout ce que
l'éloquence a de plus dramatique. Les ruines des
monumens chrétiens , et les ruines des temples de
la Grèce , nous auraient fourni des tableaux pleins
de vie et de grandeur , comparés à des tableaux
pleins d'êtres allégoriques , de grâces et de variété .
Mais l'embarras aujourd'hui serait d'en rappeler
un qui ne fût pas dans la mémoire des connaisseurs.
C'est sur-tout dans la solitude des temples
et des tombeaux chrétiens , que le talent de l'auteur
s'élève à ce caractère de tristesse et d'immensité
, qui est la véritable poésie des ruines. Peutêtre
aussi ces descriptions n'ont- elles pour nous un
intérêt si profond , que parce qu'elles réveillent
des souvenirs plus récens , et que des impressions
de douleurs encore toutes vives se mêlent naturellement
aux magnifiques peintures et aux idées
imposantes de l'antiquité.
Et qui ne déplore ce jour où toute une nation
s'arma du marteau de la destruction contre les
monumens de ses pères ? Qui ne croit entendre
encore s'écrouler de toutes parts , ces temples noircis
par les siècles , ces vieilles basiliques qui avaient
reçu Charlemagne , Philippe - Auguste , Henri IV ;
et tous ces restes de magnificences gothiques en
harmonie avec le ciel de la Gaule , ses sombres
forêts
THERMIDOR AN XL og
forêts de chêne , et la politesse inculte de ses
guerriers ?
Le voyageur n'aperçut plus de loin ces tours
consacrées qui s'élevaient dans les cieux , comme
autant de témoignages pour la postérité ; et nos
villes , dépouillées de leurs souvenirs , ressemblaient
à des villes nouvellement bâties au milieu d'un
nouveau monde . Les étrangers , encore tremblans
qui abordaient sur la terre de France , voyant ces
pierres sculptées , ces marbres mutilés , et tous ces
débris des arts dispersés sans honneur ; la pierre
chargée d'épitaphes , devenue le seuil de l'hôtelerie
; le char de la moisson entrant sous les voûtes
du sanctuaire , ne pouvaient croire qu'une destruction
si grande et qui nous laissait si tranquilles ,
fût l'ouvrage de nos propres mains : et , dans le
trouble de leurs pensées , s'imaginaient que le
monde avait été de nouveau traversé par ces antiques
légions accourues des forêts de la Pannonie ,
qui , après avoir rompu l'effort de l'empire d'Occident
, se montraient aux provinces désolées encore
toutes couvertes de peaux de bêtes sauvages , et des
lambeaux de la pourpre romaine . Mais bientôt le
temps , dans sa marche inévitable , aura détruit
jusqu'aux traces de nos fureurs. Les ruines mêmes
vont périr : Etiam periere ruina. Le sol qui portait
les monumens de nos ancêtres est converti en
places publiques , décorées d'édifices modernes.
De nouveaux habitans y passent en sifflant , comme
sur les villes maudites par les prophètes . Les petits
enfans s'y réunissent sur le soir , et , dans leurs
jeux , poussent des cris de joie sur la cendre des
générations ensevelies. D'autres , plus indifférens ,
leur succéderont encore. Un moment de violence
a fait l'intervalle de plusieurs siècles , et le jeune
homme qui a été témoin de ces grandes catastro-
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
7
·
phes , est déjà comme un antiquaire et un homme
précieux pour la tradition.
Mais nous devous montrer l'auteur du Génie du
Christianisme sous un autre point de vue .
Des hommes accoutumés à voir l'intelligence
humaine rangée par compartimens , et divisée par
chapitres , ont séparé comme sans retour l'imagination
de la pensée , et , de leur pleine autorité ,
ont distribué les dons de penser et d'imaginer
d'après leurs nomenclatures , ou plutôt d'après leurs
prétentions secrètes : comme si toutes les opérations
de l'intelligence, indifféremment , ne supposaient pas
le concours et l'ensemble de ces facultés que nous
avons si vainement distinguées , et qu'il ne fut pas
aussi impossible , par exemple , de séparer l'imagination
de la pensée , qu'une action d'un mouvement
quelconque ! Et pourquoi cette messagere
!
de l'esprit , qui devance et prépare le travail de
la réflexion , perdrait- elle son nom lorsqu'elle quitte
les scènes de la nature et les jeux des passions Humaines
, pour s'exercer sur des êtres abstraits ?
Pourquoi celui qui , dans un tableau , aurait trouvé
ce trait principal qui en décide tout l'effet , serait-il
condamné à ne jamais connaitre la justesse dans
les rapports des choses , et la vérité dans les convenances
morales ? Cependant c'est d'après cette
prévention vulgaire contre un homme à imagination
, que l'on a jugé quelques 'opinions de l'auteur
du Génie du Christianisme sur les sciences exactes .
Nous y arrêterons un moment le lecteur.
Depuis quelque temps on dispute volontiers de
la prééminence des lettres sur les sciences , et du
degré d'estime qu'elles doivent obtenir dans l'opinion
publique. Ces sortes de discussions ne doivent
point affliger ; car elles supposent une rivalité , toujours
heureuse , lorsqu'elle n'exclut personne . On
THERMIDOR AN XI. 211
*peut
donc prouver , tant qu'il plaira , que si l'on
excepte les hommes de génie parmi Yes savans
( et cette exception doit avoir lieu aujourd'hui
comme autrefois ) , il y a moins de création dans
leur travail , moins de participation de leur esprit ,
si l'on peut parler ainsi , qu'une sorte d'attention
et d'assiduité toutes mécaniques. Les sciences et
les mathématiques , dit - on communément , dessèchent
l'imagination , c'est- à- dire qu'elles la rendent
paresseuse , et qu'elles l'occupent sans l'exercer.
De là vient que la plupart , séduits
l'attrait assez
naturel de ce repos occupé , s'engagent volontiers
dans l'étude des formules et des nomenclatures ,
et se procurent ainsi , par leur mémoire , une satisfaction
que leur refuseroit peut -être un travail
plus actif de la pensée.
par
On peut démontrer encore que les lettres et les
arts d'imagination n'exigent un naturel plus exquis
dans ceux qui les cultivent , que parce qu'elles sont
elles-mêmes d'une nature plus excellente ; que les
méthodes des sciences sont changeantes et sujettes.
à ces réformes que l'on appelle progrès , parce
qu'elles ont pour objet un monde créé et fini ,
tandis que
les principes des arts d'imagination sont
immuables , parce qu'ils sont pris dans le coeur de
Thomme qui est infini .
Cependant toutes ces discussions ne seraient que
de vaines disputes toujours suspectes de partialité
et de vengeance , si le rang que les sciences occupent
dans l'opinion ne déterminaient celui qu'elles
doivent tenir dans l'éducation publique et c'estlà
le seul point de la question vraiment important,
et le seul aussi que l'auteur ait eu principalement
en vue.
A
« Si , exclusivement à toute autre science
» dit-il en parlant des mathématiques , vous en-
O 3
212 MERCURE DE FRANCE ,
:
doctrinez un enfant dans cette science , qui in-
» dubitablement donne peu d'idées , vous courez
» les risques de tarir la source des idées mêmes
» de cet enfant , de gâter le plus beau naturel ,
» d'éteindre l'imagination la plus féconde , de re-
» trécir l'entendement le plus vaste. Vous remplissez
cette jeune tête d'un fracas de nombres.
» et de vaines figures , qui ne lui représentent rien
» du tout . Vous l'accoutumez à ne marcher qu'à
» l'aide d'une formule , à ne faire jamais usage de
་
ses propres forces , à soulager sa mémoire et sa
» pensée par des opérations artificielles , à ne con-
» naître , et finalement à n'aimer que les principes
>> rigoureux et les vérités absolues qui ne trouvent
» jamais d'application dans la société . •
>> On a dit que les mathématiques servent à
>> rectifier dans la jeunesse les erreurs du raison-
>> nement ; mais on a répondu très-solidement que
» pour classer des idées , il fallait premièrement
» en avoir ; que prétendre arranger l'entendement
» d'un enfant , c'était vouloir arranger une chambre
» vide . Donnez - lui d'abord des leçons claires de
» ses devoirs moraux et religieux ; enseignez - lui
» les lettres humaines et divines ; ensuite quand
>> vous aurez donné tous les soins nécessaires à
» l'éducation du coeur de votre élève , quand son
» cerveau sera suffisamment rempli d'objets de
>> comparaison et de principes certains , mettez- y
» de l'ordre , si vous le voulez , avec de la géo-
>> métrie . >>
Ainsi , c'est donc sur- tout de l'époque où l'on
enseignera les mathématiques et les sciences au
jeune homme , qu'en résulteront pour lui les inconvéniens
ou les avantages ; du reste , tout ce que
peut dire sur cette question , se réduit à cette vieille
maxime de l'expérience : qu'il faut former le caur
l'on
THERMIDOR AN XI. 213
avant l'esprit. Les vérités utiles au coeur de l'homme
ont un degré de certitude morale nécessaire au
mérite de la vertu et à l'économie de la société .
Les vérités mathématiques ont un degré de certitude
absolue , parce qu'elles sont fondées sur des
rapports d'identité , et qu'elles ne sont toutes que
les traductions diverses d'un principe convenu. Si
donc dans la manière de chercher ou d'enseigner
les vérités morales , on emploie des procédés mathématiques
, l'esprit deviendra faux et stérile a- lafois
; on se servira d'instrumens qui ne peuvent
servir , de moyens qui n'ont aucun rapport avec
l'effet .
»
« D'ailleurs , continue M. de Châteaubriand ,
» rien ne dérange le compas du géomètre , et tout
dérange le coeur du philosophc . Quand l'instru
» ment du second sera aussi sûr que celui du pre-
» mier , nous pourrons espérer de connaitre le
» fonds des choses ; jusque-là il faut compter sur
» des erreurs . Celui qui voudrait porter la rigidité
géométrique dans les rapports sociaux , deviendrait
le plus stupide ou le plus méchant des
>>
>> hommes . >>
Ces vérités trouveront moins d'opposition aujourd'hui.
Le principeréparateur qui anime les différentes
parties de la législation , s'est fait sentir dans l'éducation
publique , dont les règlemens sont les premiè
res lois de l'état ; et les études littéraires , combinées
avec les études mathématiques , tendent de
plus en plus à reprendre et leur place et leur influence.
Il faut espérer que la réforme s'étendra
aussi à l'étude de l'idéologie , si improprement
appelée science morale , dont on dédie chaque
jour de nouveaux traités aux écoles centrales . Cette
réforme sera , je crois , la moins difficile de toutes ;
carle dégoût est venu au secours du sens commun .
0 5
214 MERCURE DE FRANCE ,
L'idéologie s'est décréditée en devenant plus
claire , et pour ainsi dire par ses propres aveux . ,
Sa doctrine et son langage matériels , ont fait
de tels progrès , que rien ne ressemble mieux à un
traité de mécanique que l'analyse de la pensée ( 1 ) .
Ce ne sont qu'actions et réactions , forces motrices ,
forces d'inertie , etc.; et tout ce qu'il en reste ,
lorsqu'il en reste quelque chose , c'est d'avoir appris,
ces étranges définitions des facultés de l'âme .
Mais en examinant la métaphysique moderne,
dans des sources plus pures , doit - on lui accorder
une si grande importance dans le cours des études
élémentaires ? On a regardé comme un progrès ,
l'idée de séparer la métaphysique de la morale
c'est- à- dire , la connaissance de notre être de la
connaissance de nos devoirs et de notre fin ; et
dès-lors , a-t-on dit , la métaphysique est comme
une méthode générale , applicable à tous les objets
de nos connaissances. Mais , quoi ! Locke et
Condillac reprochent aux Cartésiens d'avoir fait
précéder leur philosophie de quelques axiomes
généraux , dont ils font dériver toutes les connaissances
humaines , comme autant d'applications
particulières , et voilà une méthode générale qui
précède des connaissances et des études particulières
..... Et ne retombe- t- on pas encore ici dans
l'inconvénient d'arranger une chambre vide ? si ce
n'est toutefois qu'il s'agit ici d'une géométrie tout
autrement vaine et stérile , puisqu'elle n'a pas
même des figures pour appuyer ses inventions.
Certes , si la métaphysique est l'esprit de mé-
( 1 ) On n'entend nullement parler ici de plusieurs ouvrages
de métaphysique recommandables , qui ont paru
dans ces derniers temps ; et dont les auteurs sont les premiers
à déplorer ces abus.
L
THERMIDOR AN XI. 215
64
་
thode , il y en avait plus autrefois qu'aujourd'hui .
Jadis on élevait le jeune homme dans l'admiration
des modèles anciens . L'étude de l'antiquité remplissait
presqu'entièrement les longues années du
premier âge ; et cet emploi d'un temps si précieux
était fondé sur des raisons qui subsistent toujours.
Car l'amour du beau et le goût du naturel s'insinuent
dans l'intelligence plutôt par une suite d'impressions
, que par un effort d'attention et de
mémoire , et le succès de ces impressions demande
une fraîcheur dans l'imagination et des intervalles
de repos , qui supposent nécessairement un long
espace de temps. Quoiqu'il en soit , les hommes
que préparait cette éducation heureuse , savaient
unir l'enthousiasme , la beauté des sentimens , et
toutes les richesses de l'imagination , à cette sévérité
de raisonnement et à cette force d'ensemble
qui assurent une vie durable à leurs ouvrages.
De
nos jours on a cru pouvoir se passer de tout ,
avec la science de Condillac , et l'analyse a détruit
jusqu'à la méthode.
PATEN
-
N'aurions nous pas confondu l'esprit de méthode
avec l'esprit d'arrangement et de symétrie
que donnent nécessairement une attention ordinaire
, et la considération assidue des mêmes objets
tandis que la véritable méthode de l'esprit ,
ce coup d'oeil analytique qui ordonne et dispose
un sujet , tient à une puissance d'inspiration
que l'étude de la métaphysique ne donne pas .
qu'elle tend même à détruire ; à - peu- près comme
un régime scrupuleux et une surveillance inquiète
des diverses fonctions de l'économie animale , finit
par les troubler et par énerver la santé la plus heureuse
? Or , cet esprit de méthode qui s'acquiert
par la réflexion , préside essentiellement aux sciences.
C'est lui qui dirige et soutient le mathémati-
*
3
04
216 MERCURE DE FRANCE ,
cien vulgaire ; c'est lui qui invente les nomenclatures
et les méthodes . C'est à lui encore que l'on
doit rapporter , en grande partie , nos progrès dans
les sciences car , les méthodes des sciences sont
comme des instrumens perfectionnés qui en facilitent
des applications journalières ; et il est vrai de
dire , en un sens , que c'est en assurer les progrès
que les répandre davantage . Mais si l'on applique
le même esprit aux arts d'imagination et aux scien-
'ces morales , il produira des livres didactiques ,
des grammaires , des poétiques , de la métaphysique
, des histoires de nos idées , histoires du passé
qui ne servent de rien pour l'avenir . Il finira même
par être funeste à tous les talens , puisqu'il les éloignera
de plus en plus de leur véritable source , qui
est le sentiment .
Aussi remarque- t - on que la méthode dans les
sciences , la métaphysique dans les choses de sentiment
, et le septicisme dans la morale , se rencontrent
aux mêmes époques . Mais si de semblables
résultats se rencontrent , il ne faut pas en conclure
qu'ils soient dépendans et nécessaires , et si l'on pouvait
ici séparer les travers de l'esprit des vices du
il serait bien facile d'indiquer le terme de
l'erreur et les limites qu'on a franchies .
.
On montrerait que cet enchaînement des connaissances
humaines dont on a fait tant de bruit
dans le siècle dernier , que ce coup - d'oeil encyclopédique
sur les sciences a pu répandre de l'ordre
et de la clarté dans quelques-unes , mais qu'il a
singulièrement contribué à introduire la confusion
entr'elles . Les sciences , en se touchant de trop
près , se sont mêlées . La manie de généraliser est
venue de l'impuissance de distinguer , et ceux qui
se vantaient de hâter les progrès de l'esprit humain ,
sont tombés dans une erreur ou plutôt dans une
THERMIDOR AN XI. 217
disposition à mal raisonner , toute semblable à
celle qu'ils reprochent aux scholastiques .
Car , enfin , ceux- ci regardant la vérité comme
ancienne ( ce qui est vrai pour la vérité morale ) ,
ils en concluaient que les nouvelles découvertes
dans la physique étaient autant d'erreurs , et s'opposaient
ainsi par principe aux progrès naturels
des sciences. Pour nous, nous disons , avec raison ,
que le temps amène des découvertes nouvelles
dans la physique et les autres sciences ; mais nous
en concluons faussement que les vérités morales
sont de la même date que la chimie moderne .
En un mot , les anciens jugeaient des lois de la
nature d'après les convenances ; ils raisonnaient
moralement en physique nous , au contraire ,
nous raisonnons physiquement en morale . On sent
assez quelle influence doit résulter d'une semblable
disposition dans les esprits.
>>
L'auteur du Génie du Christianisme la caractérise
d'une manière bien sensible , lorsqu'il dit :
Les écrivains de la nouvelle école flétrissent
l'imagination avec je ne sais quelle vérité qui
» n'est point la véritable vérité ; le style de ces
» hommes est sec , l'expression sans franchise ,
l'imagination sans amour et sans flamme ; ils
» n'ont nulle diction , nulle abondance , nulle simplicité
; on ne sent point quelque chose de plein
» et de nourri dans leurs ouvrages , l'immensité n'y
» est point , parce que la divinité y manque..... >>
>>
>>
Mais encore , ils desséchèrent les sources sacrées
du beau et du vrai qu'ils avaient abandonnées ; et
par un procédé qu'autorisent les temps de faiblesse
et de désordre , ils voulurent justifier leur conduite
en détruisant les lois , et faire triompher leurs raisonnemens
en attaquant les principes de toute
raison . Ils leur substituèrent je ne sais quelle mo218
MERCURE
DE
FRANCE
,
}
rale ou moralité qui change au gré des circons
tances et des caprices ; des maximes philantropiques
, sans autorité et sans force de persuasion ,
qui ne sont que des maximes altérées du Christianisme
; des idées libérales qui ôtent bien plutôt
le nom aux vices qu'elles ne persuadent des certus ,
et augmentent la liberté de l'homme de tout ce
qu'elles retranchent à ses remords et à sa conscience.
Ces doctrines furent saisies avidement
dans leur nouveauté ; mais comme elles n'étaient
point bonnes pour l'homme , elles furent comme
ces alimens ingrats que l'on dévore sans se nourrir.
Le faux enthousiasme qu'elles avaient excitées
tomba de lui-même ; le coeur perdit à -la-fois ses
consolations , son appui , ses espérances , ses terreurs
, ses combats ..... et dans cette abjection ,
semblable à ces tempéramens appauvris , qui n'ont
plus assez de ressources pour éprouver de grandes
maladies , il perdit jusqu'à ses passions. Aussi l'on
prétendit à la passion avec le même effort qu'on
en mettoit autrefois à la déguiser , et par une conséquence
naturelle , on ne crut plus à celle que
l'on pouvoit réprimer. Mais enfin , ces doctrines
stériles dégénèrent elles-mêmes avec les esprits , et
à mesure qu'elles tendent de plus en plus à se convertir
en systèmes de matérialisme ; on voit les
calculs prendre la place des vertus , le libertinage
la place des passions , et le genre des romans touche
de près au genre de certains ouvrages de médecine
En suivant ainsi les traces de la nouvelle école
dans les différentes branches de la littérature : dans
Féloquence , où les convenances philosophiques
épuisent tout le talent de l'orateur , et plus souvent
encore le dispensent de talent ; dans l'histoire ,
où l'érudition sans conscience ne consiste plus
THERMIDOR AN XI. 219
qu'à infecter les sources de l'instruction , où de
froides admirations et de tristes railleries , en rapetissent
les grandes leçons et en obscurcissent les
certitudes ; dans l'art dramatique destiné à reproduire
les scènes de la société, mais qui manque également
de sujet d'éloges , de satire et de plaisanterie
; tant les bienséances sont affaiblies ! on serait
conduit au terme où s'unissent la littérature
philosophique et la littérature révolutionnaire
les doctrines matérielles , et les doctrines de l'anarchie
. Mais de pareilles considérations sortiraient
de notre sujet . Lorsqu'on mesure de l'oeil une perspective
, les abymes et les précipices disparaissent
et n'occupent point de place .
T
Peut- être expliquera- t - on simplement cette décadence
des lettres par la nécessité des temps , qui
fait succéder les sciences aux arts d'imagination ,
comme l'âge mûr à la jeunesse . Cette opinion est
commode pour la paresse des esprits. Cependant
s'il fallait Radmettre sans restriction , elle ne serait
qu'une autre déclamation contre les sciences . Sans
doute on ne peut nier la supériorité de l'érudition
sur la science pour féconder le talent et l'imagination
; je veux dire , des vérités de temps et de
moeurs sur les vérités de fait et de démonstration .
Cependant le champ des sciences n'est point stérile
pour les lettres . Si les talens médiocres y dégénèrent
, si la mémoire embarrassée dans les nor
menclatures et les méthodes arrête la marche de
l'esprit ; les imaginations vigoureuses , semblables
à ces eaux qui deviennent plus vives et plus pures
à mesure qu'elles ont traversé plus d'obstacles ,
peuvent retirer de l'étude et des sciences , des rapports
intéressans , des couleurs nouvelles et des barmonies
heureuses .
Encore une fois , ce n'est point parce que l'his
220 MERCURE DE FRANCE,
toire naturelle s'est enrichie de faits et de découvertes
nouvelles , que l'on voit tant de poëmes didactiques
et descriptifs , dont les tableaux le disputent
aux définitions de Linné ; poésies dépouillées
de tout intérêt humain , théâtres déserts , représentations
sans drame ; mais c'est qu'on a perdu
de vue les véritables rapports de l'homme dans
l'Univers , et qu'on s'est accoutumé à ne plus le considérer
que comme un objet d'histoire naturelle .
Ce n'est point parce que les mathématiques sont
parvenues à un tel degré de considération , qu'il
n'est plus permis de les ignorer ; que l'éloquence
a perdu son onction et son pouvoir ; mais c'est
parce qu'on a méconnu des vérités , qui pour n'être
point mathématiques, n'en sont pas moins certaines
; c'est parce que l'on a voulu combattre la
vérité avec l'image de la vérité .
<<
Mais , dit M. de Châteaubriand , il ne faut
» pas croire que notre sol soit épuisé ce beau
» pays de France , pour prodiguer de nouvelles
» moissons , n'a besoin que d'être cultivé à la ma-
» nière de nos pères ; c'est une de ces terres heu-
» reuses où règnent les génies protecteurs des
>> hommes et ce souffle divin qui , selon Platon ,
» décèlent les climats favorables à la vertu . » Celui
qui donne des espérances si consolantes les a justifiées
, et montre le premier tout ce que peut le
le talent , en s'appuyant sur des principes plus
heureux . 3
Il ne nous appartient pas de marquer la place
du Génie du Christianisme ; ce soin regarde la
postérité , qui se venge presque toujours lorsqu'on
devance ses arrêts. Si l'on recueille cependant les
suffrages éclairés que cet ouvrage a mérités depuis
sa publication , on peut assurer que cette place ne
sera pas sans honneur ; par-tout on y retrouve ce
THERMIDOR AN XI. 221
caractère de magnificence et de sensibilité , de
tendresse et de grandeur , qui est le caractère distinctif
du talent de son auteur. Mais il se montre
avec plus d'avantage encore dans ces descriptions
si éloquentes , dont l'intérêt est varié à chaque instant
par d'agréables rêveries , par des rapports inattendus
, et par ces expressions sorties du coeur , qui
donnent presque du mépris pour les saillies de
l'esprit . Toutefois ce plaisir n'est point sterile pour
l'esprit , comme l'ont prétendu des hommes qui
comptent les idées , et qui prennent pour telles
les tournures sèches et ambitieuses des penseurs
modernes. Les belles images , les sentimens profonds
sont inséparables des fortes pensées ; mais
elles sont perdues pour ceux qui n'aiment ni les
sentimens profonds , ni les belles images , et disparaissent
alors au milieu des richesses d'une élocution
abondante , comme les hardiesses d'expression
se dissimulent dans les artifices d'un style
savant.
On a reproché avec plus de raison à l'auteur du
Genie du Christianisme des incorrections , des
négligences , et quelques expressions qui sont
triviales lorsqu'elles ne sont pas sublimes . En
général , il s'abandonne plutôt aux inspirations
de son talent et à la beauté de son sujet , qu'il
ne se précautionne contre la critique ; et il nous
semble qu'il remplit avec moins de succès ces intervalles
de la composition , dont l'unique intérêt
consiste dans un certain degré d'élégance et
de précision qui s'acquiert par le travail . Ön sent ,
d'ailleurs , qu'un essor aussi élevé entraine des
chutes et des inégalités nécessaires , et qu'il n'est
pas possible de parcourir du même pas une carrière
aussi étendue . Sans doute , pour oser la
mesurer toute entière , il fallait une imagination
222 MERCURE DE FRANCE ,
"
agrandie par le spectacle des catastrophes de la
société , et des scènes magnifiques de la nature .
Semblable à ces vents féconds et puissans qui apportent
de nouveaux germes et de nouvelles semences
; elle a fourni des couleurs et des images à
la poésie , des aperçus nouveaux aux talens qui se
nourrissent d'imitations ou d'emprunts , des pensées
favorites à ceux qui aiment à vivre avec eux- mêmes :
en un mot , elle a favorisé , par les influences les
plus heureuses , ce retour salutaire de l'opinion
publique , qui se lassait depuis si long- temps dans
des voies égarées.
L'auteur du Génie du Christianisme , quoiqu'encore
jeune , a déjà acquitté les promesses d'un grand
talent ; il nous donne encore de plus grandes espérances
. Il est à Rome , et son imagination va
s'enrichir des tableaux de cette terre poétique où la
religion étale toutes ses pompes , et les arts tous les
souvenirs .
Ces nouvelles éditions , sorties des presses de
M. Migneret , ornées de gravures et de tout ce que
l'élégance et le choix des caractères peuvent ajouter
à l'exactitude typographique , sont dignes de la
réputation de cet ouvrage.
D. M.
VARIÉTÉS.
J'ai remarqué qu'un bon ouvrage en littérature en produisait
toujours une foule de mauvais ; tous les gens médiocres ,
incapables d'avoir une idée neuve , s'exercent à rendre celles
des autres ; tantôt ils pensent que l'auteur d'un bon livre
n'a pas tout dit , et ils font des supplémens , des continuations
; tantôt ils se contentent de prendre le cadre ou le
plan de l'ouvrage , et ils traitent le même sujet sous d'autres
THERMIDOR AN XI. 223
noms. Tout cela est arrivé pour le Voyage d' Anacharsis ;
ila paru en 1789 , et déjà il a plus de dix imitateurs et
continuateurs. Le public a été assez indulgent pour en
courager les premiers , et nous ne savons pas encore oir
cette aveugle indulgence nous conduira . Nous avons va
paraître tour-à-tour le Voyage d'Anthénor , le Voyage de
Pythagore , les Courtisannes de là Grèce , etc. Aujourd'hui
ce sont des Lettrés écrites sous le règne d'Auguste , prés
cédées d'un précis historiqué sur les Romains et les Gaus
lois. Agamède , né dans la Gaule , voyage à Roine sous le
fegde d'Auguste ; il rend compte de ce qu'il a vu à ses
amis , et sur-tout à la belle Quercilie , sa maîtresse. Il y a
quelque chose de bon dans ce plan , mais l'époque du
réegnée d'Auguste n'est pas heureusement choisié ; l'histo
rich , en se plaçant dans cette perspective , né peut pas
voir Rome touté entière , et la montrer à ses lecteurs. Lẽ
personnage de Quercilie n'est pas propre d'ailleurs à
donner au sujet la gravité dont il paraît susceptible . Les
gentillesses qu'Agamède lui débite dans ses lettres , tantôt en
prose , tantôt en vers , font dégénérer l'histoire en roman ,
et hous ne pouvons qué reprocher ici à l'auteur d'avoir
éxécuté trop à la lettre le projet de Mascarille , qui se
proposait de mettre l'histoire romaine en madrigaux .
On vient de publier une vie de Molé . Le style én est
pen soigné , mais elle renferine des anecdotes piquantes.
Nous allons en citer uné .
Lorsque M. Colin- d'Harleville eut terminé son
» Inconstant , il fut dans l'embarras qu'éprouvent tous
les jeunes auteurs qui débutent dans la carrière , il ne
n savait comment pénétrer jusqu'à l'aréopage comique ,
ail cherchait avec ardeur quelqu'un qui pût lui en ouvrir
le sanctuaire. - Par un hasard fort heureux , un hommé
de lettres de ses amis se trouva avoir des liaisons avec
» Molé ; M. Colin prie son Mecêne de le conduire chez
l'acteur , et de lui recommander son ouvrage. En effet ,
» le jour est choisi , on se mét en route , on arrive. —
224 MERCURE DE FRANCE,
» Molé était alors très-amoureux d'une actrice célèbre de
» la Comédie Française , et , tout entier à sa passion , il
» négligeait ses affaires , ses amis , et tout ce qui était
» étranger à sa flamme. - Au moment où M. Colin et
» son ami arrivèrent , Molé était sur le point de monter
» en voiture ; il apprend qu'il est question d'une pièce ;
» or , on sait que pour un homme bien épris , la lecture
>> d'un chef- d'oeuvre ne vaut pas une minute de rendez-
» vous. Aussi Molé prit-il lestement congé de ces mes-
» sieurs , en les remettant à la huitaine. Le jeune -
prc-
>> auteur fut exact mais Molé avait oublié sa ·
» messe ; il n'était point chez lui ; on lui demande une
>> entrevue par dix lettres auxquelles il ne répond pas ;
» enfin , après plus de six mois , la personne qui avait
>> recommandé M. Colin , a le bonheur de rencontrer
» Molé ; celui-ci balbutie quelques excuses , et , voulant
>> réparer ses torts , il invite les deux amis à passer le len-
>> demain chez lui , et promet d'entendre la lecture de la
» pièce. Cette fois , il se trouva au rendez -vous ; mais à
» peine M. Colin avait il son manuscrit à la main , qu'on
>> annonce à Molé un ami qu'il n'avait pas vu depuis long-
» temps . L'ordre de le faire entrer est aussi-tôt donné , et
>> le nouveau venu prend séance comme un homme qui
» n'annonce pas l'intention de sortir de sitôt ; qu'on se
» figure l'impatience du pauvre auteur ; mais ce fut bien
» pis , lorsque Molé dit à son ami : « As-tu déjeûné ?
>> Non , je viens dans l'intention de déjeûner avec toi .
» Holà , sur-le -champ , qu'on nous donne du vin blanc et
» des huîtres , cela vaudra bien la pièce de Colin . » On se
met à table , on jase , on déraisonne ; l'heure de la répétition
arrive , et la pièce n'est point encore écoutée .
» Laissez-la-moi , dit Molé , je la lirai moi - même. Six
>> semaines après il y jeta un coup-d'oeil , et dès la pre-
» mière scène , il se reprocha amèrement d'en avoir dif-
» féré la lecture . Aussi , épargna-t-il à M. Colin toutes les
» démarches ; il fit recevoir la pièce lui-même , la fit mettre
» sur-le-champ
1
―
THERMIDOR AN XI. 225
» sur-le-champ à l'étude , et en établit le personnage prin
» cipal avec le plus grand talent . »
Nous avons cité , l'année dernière , dans le Mercure ,
quelques Pensées d'une dame étrangère ; elles furent res
pectées dans d'autres journaux , et obtinrent un succes
général. Nous donnerons aujourd'hui un passage extrait
d'un roman intitulé Valérie , écrit par la même personne.
Le style de cet ouvrage nous a paru très-pur , toujours
correct et souvent élevé . On en jugera par le morceau
qu'on va lire . Nous regrettons de ne pouvoir en citer davantage.
C'est un Suédois qui écrit d'Italie , et qui rend
compte à son ami des impressions qu'il éprouve à la vue
de ce beau
pays.
Lettre de Gustave à Ernest.
« Je ne sais par où commencer , Gustave ; au milieu
» de tant de beautés , mon âme s'arrête indécise ; elle vou-
» drait vous conduire par-tout , vous faire partager ses
>> plaisirs , et offrir du moins à votre imagination quel-
» ques esquisses de ces tableaux que vous n'avez pas voulu
» voir avec moi .
>> Mais comment vous rendre ce que j'admire ? com-
» ment parler de cette terre aimée de la nature , de cette
n terre toujours jeune , toujours parée au milieu des anti-
» ques débris qui la couvrent ? Vous le savez , deux fois
» mère des arts , la superbe Italie ne reçut pas seulement
» toutes les magnifiques dépouilles du monde ; magni▾
» fique à son tour , elle donna aussi de nouvelles merveilles
>> et de nouveaux chefs-d'oeuvres à l'Univers. Ses monu-
» mens ont vu passer les siècles , disparaître les nations ,
» s'éteindre les races , et leur éloquente grandeur parlera
» encore long-temps aux races futures .
REP
» Le temps a dévoré ces générations qui nous éton-
> nèrent les fortes pensées , les mâles vertus de l'antique
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
» Rome et sa barbare grandeur , tout a disparu . La iné-
» moire seule plane silencieusement sur ces campagnes ,
» appelle tantôt de grands noms , tantôt cite des cendres
» coupables ; dessine ces scènes gigantesques , où se
» mêlent le triomphe et la mort , les fêtes et les douleurs ,
» le pouvoir et l'esclavage ; ces scènes où Rome donna
» ses lois , régna sur l'Univers , et périt par ses victoires
» mêmes .
Jans
» Le voyageur alors aime à rêver sur les ruines du
» monde ; mais , fatigué d'interroger la poussière des
» conquérans , sur laquelle il croit voir peser encore tant
» de calamités , il cherche , dans des bosquets tranquilles ,
la relipar
» ou près d'un monument consolateur élevé
» gion , il cherche les restes de ces hommes qui ,
» le siècle des Médicis , donnèrent à l'Italie une nouvelle
» splendeur , qui parlèrent à leurs frères un langage sim-
» ple et céleste . Nous croyons les voir consacrer les arts
» à élever l'âme , à la rapprocher d'un bonheur plus pur ,
» et essayer en tremblant de rendre les saintes beautés
» qui les transportent .
1
» La peinture , la poésie et la musique , se tenant par
>> la main comme les grâces , vinrent une seconde fois
» charmer les mortels ; mais ce ne fut plus , comme dans
» la fable , en s'associant à de folles absurdités : ces pu-
» diques et charmantes soeurs avaient apporté des traits
» célestes , et , en souriant à la terre , elles regardaient
» le ciel ; et les arts alors se vouèrent à une religion épu-
» rée , austère , mais consolante , et qui donna aux hom-
» mes les vertus qui font leur bonheur.
» Ici aussi s'élevèrent le Dante et Michel-Ange , comme
» des prophêtes , qui annoncèrent toute la splendeur de
» la religion catholique. Le premier chanta ces vers
» pompeux et mystiques ; l'autre , avec une grâce sau-
» vage qui ne reconnaît d'autre loi que celle qu'elle
» créa elle-même , conçut des formes plus grandes , plus
hardies , les revêtit d'une beauté sévère et terrible. Il
.
THERMIDOR AN XI. 227
» s'abyme dans les secrets de la religion , il épuise l'effroi ,
» il fait fuir le temps , et laisse enfin à l'art étonné son
» miracle du jugement dernier.
» Mais que j'aime son génie quand il se dépose dans
» cette grande conception , dans ce temple dont la vaste
» immensité appelle pensée sur pensée , et qu'un siècle
>> entier construisit lentement ! Des rochers ont été arra-
» chés à la nature ; de froides carrières ont été dévastées ;
» d'innombrables mains ont travaillé à assembler ces
» pierrés , et se sont engourdies elles-mêmes. Mais où est-
» il celui qui donna une pensée à tout cela ? Qui dit à ces
» magnifiques colonnes de s'élever sur leur base ? Qui
> commanda à cette énorme coupole , et la fit obéir à sa
» téméraire conception ? Qui ainsi réalisa cet incroyable
» rêve par un art pieux et les secours de ces pontifes qui
» portèrent la triple couronne ? Hélas ! il a passé aussi ,
>> l'auteur de ces merveilles ; et comme lui se sont levées
» lentement de leurs siéges sacrés les pontifes , ont déposé
» leur thiare , et ont passé sous tes voûtes , sublime monument
, majestueux Saint- Pierre ; toi qui , créé par
» des hommes , as vu s'effacer la race de tes créateurs
» et qui verra encore , pendant des siècles , les généra-
» tions plier religieusement sous tes dômes.
» Vous voyez , Gustave , combien je me suis laissé
» entraîner ; et pourtant de combien de choses encore je
» voudrais vous parler !
>> Suivez -moi : voyez près de là où dorment d'ambi-
» tieux Césars , veiller d'humbles filles qui ont rénoncé
» àtout , voyez sous l'arc du triomphateur , l'araignée filer
» silencieusement sa toile . C'est aux pieds du Capitole , où
» vinrent expirer tant d'empires , que j'ai lu Tite- Live ;
» comme aussi du rivage d'où je considérais Caprée , j'ai-
» mais à lire Tacite , et à voir l'horrible Tibere , par
» une juste réaction de la Providence , forger son propre
» malheur en forgeant celui des autres , et écrire au
» sénat qu'il était le plus a plaindre des hommes .
Pa
228 MERCURE DE FRANCE ,
» Mais laissons les crimes des Romains ; voyons de ces
» rivages ces verdoyantes îles parées d'une éternelle jeu-
» nesse , auprès de ces dévorantes laves , et le Vésuve
» tonnant sur ce même golfe où nous nous laissons tran-
» quillement aller vers Pausilippe. Plus loin , que j'aime
» sur cette terre mythologique , près de l'antre où pro-
» phétisait la sibylle , le couvent d'où sort un pauvre
» religieux qui s'en va prêchant la vertu , et prophétisant
» sa récompense !
E
» Que j'aime à m'arrêter dans ces vallons que le ciel
» semble regarder avec joie , et où mon pied heurte sou-
» vent contre une pierre funèbre ! Bocages de Tibur ,
>> aimable Tivoli , jardins où méditait Cicéron , sentiers que
» suivait Pline en observant la nature , qu'avec volupté
» je me suis vu au milieu de vous ! Ah ! du moins vous
» resterez toujours à l'Italie ! et le voyageur cherchera
» vos traces et les retrouvera.
» Mais vous , chefs-d'oeuvres que mes sens enchantés
» contemplent souvent , où vivent encore des hommes que
» nous n'admirons pas assez , vous pouvez quitter ce
» ciel comme des captifs emmenés loin de leur pays
» natal. Un nouvel Alexandre peut étonner l'univers et
>> enrichir son triomphe de vos superbes dépouilles ; heuʼn
reux alors celui qui vous aura vus ici , ici où vous fûtes
inspirés par la religion , et où la religion vous entoura de
» ses pompes ; heureux qui vous aura vus dans ces tein-
» ples où se prosterna devant vous la dévotion humble
» et errante et la puissance orgueilleuse et superbe !
» En ôtant d'ici la Transfiguration , la Sainte-Cécile ,
¸» la Sainte-Cène , du Dominicain , où les placera-t-on ?
>> Quel que soit le palais magnifique , ou l'édifice qui
» leur est destiné , leur effet sera détruit ( 1 ) : c'est au fond
» d'une Chartreuse , c'est , rempli de terreur et d'effroi ,
» qu'il faut voir un Saint-Bruno , et non auprès d'un front
(1 ) Ce n'est ici qu'une opiniou purement poétique.
THERMIDOR AN XI. 229
» couronné de roses. Et ces vierges si pures , qui ont ap-
» porté des traits divins et des âmes qui ne connaissent
le ciel , les verra-t-on sans tristesse à côté de pro-
» fanes et d'impudiques amours ?
» que
<
» Et vous aussi , enfans de la Grèce , race de demi-dieux ,
>> modèles enchanteurs de l'art , vous qui , en quittant la
» Grèce , n'avez changé que de terre sans changer de
» ciel , ne quittez jamais cette seconde patrie , où les
>> souvenirs de la première sont si vivement empreints .
» Ici , sous de légers portiques , ou bien sous la voûte
» plus belle d'un ciel pur , vos regards se tournent encore
vers l'Attique ou la fabuleuse Sicile ; irez-vous cacher
>> vos fronts sous d'épaisses murailles et au milieu d'une
» terre étrangère ? Vous , Nymphes , dispersées dans ces
bocages , vivrez-vous auprès des ruisseaux enchaînés ?
» Et vous aussi , Grâces , qui n'êtes point vêtues , qui
» ne pouvez point l'être , que feriez-vous dans des climats
› rigoureux ? etc. »
ANNONCES.
Recherches physiologiques , et expériences sur la vitalité
et le galvanisme ; troisième édition : suivies d'une
quatrième édition de son Opinion sur le supplice de la
guillotine , ou sur la douleur qui survit à la décolation ;
ornées de quatre planches en taille-douce ; par Jean-
Joseph Sue , docteur en médecine des ci-devant college et
académie de chirurgie , ancien professeur d'anatomie dudit
collége , médecin en chef de l'hôpital militaire de la garde
des Consuls , professeur d'anatomie et de phisiologie à
l'athénée de Paris , membre des sociétés d'histoire naturelle ,
sciences et arts de Paris , etc. Un vol. in-8° . Prix : fr . 50 c.
et 2 fr. franc de port. A Paris , chez Gabon et comp. , libraires
, place de l'Ecole de Médecine , n°. 6.
Histoire du Clergé de France , depuis la convocation
des Etats- Généraux par Louis XVI , jusqu'au rétablisse- ´
ment du Culte par le premier Consul Bonaparte. Trois vol.
in- 12. Prix : 6f. et 8 f. franc de port. A Paris, chez J.Garnier,
imprim.-libr. rue Jean-Robert , près celle Saint-Martin.
Ces deux ouvrages se trouvent aussi chez le Normant,
impr.-lib. , rue des Prêtres Saint-Germ.-l'Auxerrois , n. 42.
P 3
230 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Nous annonçions , dans notre dernier numéro , que Ies
puissances du continent ne tarderaient pas à manifester
leur mécontentement contre les entreprises de l'Angleterre
; nous n'imaginions pas que l'événement suivit de
si près nos prédictions . Des lettres récentes d'Allemagne
ont apporté les détails suivans :
« Il est question de nouvelles liaisons très-importantes ,
» qui sont sur le point de se former entre plusieurs puis-
» sances du Nord , relativement à la liberté de la naviga-
» tion. Plusieurs événemens qui ont eu lieu depuis que la
» guerre a éclaté entre la France et l'Angleterre , et surtout
la capture des bâtimens neutres par les Anglais , ont
» fait entrevoir aux cours de Pétersbourg , de Berlin , de
» Stockholm et de Copenhague , que leur intérêt exige de
» prendre des mesures combinées pour faire respecter
» leurs pavillons par les dominateurs des mers. On parle
» d'une ligue qui a été proposée à cet effet par le cabinet
» de Pétersbourg , et qui tend à - peu-près au même but
» que la neutralité armée adoptée à la fin de la dernière
» guerre , et qui avait tant indisposé la cour de Londres .
Les cabinets de Berlin et de Copenhague sont , à ce
» qu'on assure , très- disposés à faire cause commune avec
» celui de Pétersbourg . La cour de Stockholm a , dit- on ,
» formé quelques objections contre le plan proposé ,
» mais on a lieu de croire qu'elles seront écartées . Il se
» confirme d'ailleurs qu'il y a des négociations entre le
» général Mortier et le prince royal de Danemarck , rela-
» tivement à plusieurs objets très-importans. »
La saisie systématique et continuelle de tous les bâtimens
neutres , l'impossibilité d'avoir raison des corsaires
anglais , et de leur amirauté , encore plus corsaire qu'eux ,
a pu sans doute déterminer des délibérations sur les moyens
THERMIDOR AN X I.. 231
de s'en préserver. Mais la fermeture de l'Elbe , la rigueur
qu'exercent les trois frégates stationnées à son embouchure
, au point qu'elles renvoient les vaisseaux mêmes
qui se présentent , soit au Weser , soit à l'Eyder ; une telle
conduite n'a perinis ni la dissimulation , ni la patience.
On peut dire en atténuation de ces griefs , que l'Angleterre
a promis à la cour de Prusse de respecter le pavillon
prussien . « Elle a bien voulu consentir que les vaisseaux
» de cette nation fréquentassent les ports de France , en se
» conformant toutefois au règlement établi en Angleterre,
>> relativement aux puissances neutres. » Mais plus nous
réfléchissons sur la teneur de cette déclaration , plus nous
sommes étonnés que les autorités prussiennes de la ville
d'Embden se soient permis de la publier officiellement .
Comment n'ont- ils pas vu , en pareil cas , que la faveur est
aussi insolente que la prohibition ? comment n'ont- ils pas
vu que le droit de l'une pourra être allégué un jour ,
comme constatant le droit de l'autre ? Quelle est donc
cette manière de disposer de la mer , de l'accorder aux
uns et de la refuser aux autres , comme si elle était le
domaine d'une seule nation .
}
Tandis que cette comédie se joue dans la mer du Nord ,
la même comédie est en action dans la Méditerranée.
L
Des lettres de l'Italie méridionale , annoncent que l'amiral
Nelson a répandu , dans toute cette partie de l'Italie ,
un manifeste où il déclare qu'il s'emparera de tous les
bâtimens qui se rendront dans les ports quelconques d'Italie
occupés par les troupes françaises , ou qui en sortiront,
n'importe à quelle nation ils appartiennent .
En vérité , lord Nelson a eu bien de la bonté de réduire
sa prohibition aux ports de l'Italie. Il n'en coûtait pas
davantage de l'étendre à tous les ports de France , ainsi
qu'à ceux de la Hollande.
Il paraît que les puissances du midi ne sont pas moins
révoltées de cette conduite que les puissances du Nord .
L'Espagne , qui au moment de la guerre avec la France ,
P 4
232 MERCURE DE FRANCE ,
avait désarmé ses vaisseaux , et qui croyait pouvoir compter
sur une paisible et entière neutralité , est tellement
harcelée aujourd'hui par les violences des vaisseaux anglais
, et par les menaces des écrivains politiques aux
gages de leur gouvernement , qu'elle se voit contrainte de
prendre enfin l'attitude qui lui convient .
On écrit d'Espagne , que l'on y a ordonné une levée de
40 mille hommes , pour renforcer les garnisons d'Alicante
, de Cartagène , Cadix , le Ferrol et la Corogne. Les
embouchures des ports de ces villes seront défendues par
une nombreuse artillerie , de nouvelles redoutes et des
fortifications extraordinaires ; enfin , que les forces mari-,
times de l'Espagne seront augmentées de 9 vaisseaux de
ligne et de 12 frégates.
4
L'Angleterre ne trouve pas dans ses pretentions politiques
, moins de résistance que dans ses prétentions maritimes.
Elle cherche envain à abolir l'ordre de Malte ; elle
veut en vain changer en comptoir ce monument antique
d'honneur et de courage , ce gardien de toute l'Europe
contre les pirates de la Méditerranée , cet honneur de nos
familles , cette espérance de notre postérité ; elle est abandonnée
sur ce point comme sur les autres. Ce n'est pas¸
au moins l'empereur de Russie et celui d'Allemagne qui`
seconderont ses vues. D'un côté , nous apprenons que des
officiers russes ont été spécialement chargés , par l'empereur
Alexandre , de porter au grand-maître la croix et
la couronne qui avoient été faites pour le feu empereur
Paul [ . D'un autre côté , nous savons qu'ils ont été présentés
à Vienne à leurs majestés impériales , qui les ont
parfaitement accueillis .
Si cet événement , dans lequel on ne peut méconnaître
l'influence de la France , n'a pas une très-grande importancé
en lui-même , il montre au moins à quelle distance
elle se trouve aujourd'hui de cet esprit révolutionnaire
qui l'a autrefois tourmentée , et dont le premier principe.
était de détruire sur la terre toutes les institutions tendantes
THERMIDOR AN XI. 233-
à consacrer l'honneur des races et l'existence des familles.
La lettre adressée , par le premier consul , à la noblesse
immédiate de l'Empire , la satisfaction qui s'y trouve exprimée
d'avoir contribué à maintenir et à assurer son
existence politique , est un nouveau garant de l'esprit de
paix , de bon ordre , et de conservation sociale qui anime
la France et son chef.
Lorsque l'Angleterre est aussi visiblement abandonnée
de toutes les puissances du continent , éclairées enfin
sur ses vues , et sur sa politique , il est assez curieux de la
voir insister pour réclamer leur appui. On peut se demander
à quel titre . Est-ce comme roi d'Angleterre ? est-ce
en sa qualité de souverain de l'Océan ? est-ce en reconnaissance
du blocus de l'Elbe et de tous les ports de la
Méditerranée , que Georges III espère que les puissances
se hâteront de lui porter protection et appui ? Non , dit- on :
c'est comme électeur d'Hanovre , comme partie intégrante
du corps . germanique. Sous ce titre même , il n'a pas
meilleure grâce. Le Moniteur fait , sur ce point , deux
observations fort justes ; la première , que puisque l'élec
teur d'Hanovre a fait la paix de Bâle sans l'empereur , il'
peut faire de même la guerre ; la seconde , que l'ordre de
Malte , dépouillé par l'électeur d'Hanovre , est , aussi bien
que lui , prince de l'empire , et a autant de droit à sa protection.
Georges III n'étant plus par le fait électeur d'Hanovre ,
un anonyme a trouvé plaisant de nous écrire , pour nous
demander s'il est bien sûr qu'il soit , par le droit , roi
d'Angleterre ? L'anonyme établit sa question sur le fondement
que Georges III n'a d'autre droit à la couronne
d'Angleterre , que la clause spéciale énoncée à cet égard
au traité de Rysvich , et renouvelée ensuite au traité
d'Utrecht. « On ne peut réclamer un droit , dit-il , quand
>> on en viole le titre . Georges III , violant envers la
France les traités par lesquels celle - ci l'a reconnu rqi
» d'Angleterre , cesse de l'être par rapport à elle . »´
3
23 MERCURE DE FRANCE ,
>
1
Nous n'avons aucun intérêt à nous occuper d'une question
qui ne peut être bonne que pour les écoles de droit.
Il nous paraîtrait singulier qu'à la suite de toutes ses entreprises
, le roi de la Grande-Bretagne finit par n'être que
grand-maître de Malte.
On parle toujours , en Europe , d'une grande médiation ;
( Le lecteur trouvera des détails à cet égard à l'art . Nouvell s
diverses ) mais l'Angleterre ne paraît pas du tout disposée
à s'y prêter elle s'occupe toujours de grands préparatifs.
hostiles. Nous apprenons, par les débats parlementaires du
12 juillet , que le maire de Londres s'est fortement élevé
contre l'esprit d'indifférence et d'apathie qu'on reprochait
à sa cité. Il prétend que la cité de Londres est extrêmement
empressée de porter sa part des fardeaux de la guerre.
S'il faut en croire certaines lettres , il n'est genre de violence
qui n'y soit exercée de tous côtés , on s'empare ,
sous prétexte de vagabondage , des hommes qu'on trouve
en état de porter les armes. Les réclamations contre ces
violences , ainsi que contre les nouveaux impôts , se multiplient.
On parle d'un grand nombre de rassemblemens ,
d'émeutes et de caricatures . Dans le fait , tout le monde
s'attend à une invasion prochaine. Le duc d'Yorck vient
de publier à ce sujet une instruction militaire pour l'armée
de reserve cette instruction porte sur la manière dont
eette armée doit se composer , et dont elle doit agir. Le
principal danger , y est- il dit , d'une force irrégulière ,
c'est le manque de confiance et de bonne intelligence . Le
prince recommande , en conséquence , que chaque compagnie
soit composée d'hommes qui se connaissent . Relativement
à son service , c'est sur-tout , dit-il , de fatiguer
et de harasser l'ennemi , de ne jamais engager d'action
régulière , mais d'attaquer en détail les avant-postes et ses
postes détachés , d'être sans cesse sur ses derrières et sur
ses flancs , et de lui couper toutes ses communications.
L'événement montrera si cette instruction aura plus de
succès que celles du duc de Cambridge.
THERMIDOR AN XI. 235
NOUVELLES DIVERSES.
Copenhague , 9 juillet.
On attend incessamment dans ce port , ou dans le Sund ,
la flotte russe .
On écrit de Rostock , en date du 11 juillet , que onze
vaisseaux de guerre russes sont arrivés à Warnemunde
avec des troupes : on en attend encore un plus grand
nombre.
Ratisbonne , le 8 juillet.
Le premier consul a adressé à la noblesse immédiate
de l'Empire une lettre , dont voici la traduction :
« Messieurs les membres du directoire général de lanoblesse
immédiate , j'ai reçu la lettre que vous m'avez
écrite , en date du 12 avril 1803 , et j'y ai lu l'expression.
de votre reconnaissance pour ce que j'ai pu faire à l'avantage
de la noblesse immédiate. Je suis très - satisfait
d'avoir contribué à maintenir et à assurer votre existence
politique . Je vous prie de ne pas douter de mes sentimens
de bienveillance , et du désir que j'ai de vous être utile. »
Saint-Cloud , 2 juin 1803. Signé BONAPARTE .
―
Du 4 juillet. Nos côtes , ainsi que celles de Toscane ,
de Naples et de Sicile , sont couvertes de corsaires anglais ..
Une escadre de onze vaisseaux de ligne de cette nation a
été vue à la hauteur du port Maurice. Une autre , de dixsept
vaisseaux , se trouve au cap Corse , et une troisième
dans les eaux de Porto-Ferrajo . Une autre escadre anglaise
est à la vue de Naples ; enfin , une dernière , forte de dix
vaisseaux de lignes et sept frégates , a passé le détroit de
Messine .
D'après les mêmes nouvelles , le roi de Naples , informé
des projets des Anglais sur la Sicile , a résolu de re
point se rendre à Palerme , comme il se l'était , dit- on
proposé , et de rester dans sa résidence ordinaire.
Lunebourg ( pays de Hanovre ) , 22 messidor.
Avant- hier M. de Krusemark , major et adjudant du.
feld-maréchal de Mollendorf , est arrivé dans cette ville
et s'est rendu auprès du général Montrichard , qui a encore.
son quartier-général à Liéne , dans un château situé à un
236 MERCURE DE FRANCE ;
7
quart-d'heure de cette ville. Après cette visite , M. de
Krusemark partit pour Harbourg. On assure que cet
officier est chargé d'une mission importante de la part de
S. M. prussienne , mission qui n'est point , dit-on , étrangère
à la neutralité de l'Elbe .
-
De Londres , 11 juillet.
Le secrétaire de l'ambassade russe à Paris , arriva
hier à une heure chez le comte de Voronzow , avec des .
dépêches. Il était aussi porteur de dépêches pour lord
Hawkesbury , et elles ont été expédiées sur-le-champ à sa
seigneurie , à sa maison de campagne , à Coombe. On a
expédié en même temps des messagers à M. Addington et
aux autres ministres.
La correspondance entre la Russie et l'Angleterre , et
entre la France et la Russie , est extrêmement active , et
n'a rapport qu'à la guerre actuelle . Le bruit dont nous
avions parlé il y a quelques jours , que le gouvernement
de Russie avait proposé un congrès général pour arranger
les différends entre les deux puissances , et pour établir
quelque balance politique , circule de nouveau aved plus
de confiance. Mais les ministres de sa majesté n'attendent
aucun résultat favorable de la médiation de la Russie.
Bruxelles , 30 messidor.
Parmi les personnes de distinction que la prochaine
arrivée du premier consul fait affluer ici , on remarque
M. Lombard , conseiller intime du roi de Prusse , venu de
Berlin pour trouver ici le premier consul. Rien ne transpire
sur l'objet de la mission dont il peut être chargé.
PARIS.
Une guerre terrible nous a été déclarée par les Anglais
; et cependant chez ces Anglais même , un grand
nombre d'entre nous se trouve avoir reçu , dans les temps
révolutionnaires , secours , hospitalité , asile. Le rapprochement
de ces circonstances offre des traits que la malveillance
a voulu saisir , et qu'il importé d'examiner. Les
droits et les devoirs qui peuvent être prescrits en pareil
cas , présentent une grande question de morale publique ,
c'est-à-dire de droit des gens . Je vais tâcher de traiter cette
question aussi succinctement qu'il me sera possible.
THERMIDOR AN X I. 237
*
On a
a trop cru qu'il n'y avait de morale dans l'Univers
que pour les individus ; on a trop dit que l'équité des
nations consistait dans leur intérêt. Un grand et antique
précepte dément cette doctrine. « Sachez , est-il dit dans
» le Deuteronome , que le Seigneur votre Dieu , est le
>> Dieu des dieux , le maître des maîtres ; qu'il aime l'é-
>> tranger ; qu'il lui donne la nourriture et le vêtement :
>> et vous aussi , vous aimerez les étrangers , car vous avez
» été étrangers dans la terre d'Egypte . » Telle est la loi
que Dieu même dicta à une nation envers les autres
nations.
Les Gentils n'ont pas eu à cet égard d'autre doctrine
que les Hébreux. Leurs lois sur l'hospitalité sont connues ;
ils ont particulièrement distingué dans ces lois les étrangers
malheureux . Ceux qui se sont trouvé avoir , avec
les nations dont ils réclamaient les secours , des rapports
de lois , de religion , d'une cause commune , ont dû être
un objet de préférence.
Les exemples ne manquent pas à cet égard. Les Ioniens,
menacés par le roi de Perse , reçurent des Lacédémoniens
l'offre de les transporter en Grèce , par la seule
considération qu'ils étaient Grecs d'origine.
Dans des temps postérieurs , les habitans de la Neustrie ,
ceux des Armoriques , un grand nombre d'Espagnols
échappés à la tyrannie des Sarrasins , reçurent , dans l'intérieur
de la France , protection et faveur.
Ce fut le lien d'une croyance commune et d'un ennemi
commun qui arma toute l'Europe en faveur des chrétiens
d'Orient , et qui forma les croisades.
Ce fut encore ce lien qui attacha Louis XIV au sort
du roi Jacques. Lorsque ce prince , la reine , le prince
de Galles , vinrent implorer sa protection , le monarque
français ne se contenta pas de les combler personnellement
de bienfaits , il prit à sa charge vingt mille Anglais ,
tant soldats que fugitifs , qui s'étaient associés à leur
fortune.
Dans les mêmes circonstances , les Français ont éprouvé
les mêmes bienfaits. Lors de la proscription des Protestans
en France , tous les états protestans de l'Europe ont
Legardé comme un devoir de les accueillir .
Enfin , dans ces derniers temps , une grande révolution
ayant éclaté en France tout son sol s'est vu couvert.de
ruines , toute l'Europe de fugitifs et de proscrits.
238 MERCURE DE FRANCE .
"
Il faut le dire franchement : le peuple anglais est celui
qui , dans cette grande cause commune à toute la civilisation
, a été le plus fidèle à la loi des nations ; il a reçu avec
bonté les proscrits ; il leur a donné du pain , un couvert ,
'un asile. Il ne s'agit pas ici d'accuser sa manière où ses
vues : une nation n'est pas tenue d'emprunter d'autres
manières que les siennes ; elle n'est pas tenue non plus de
renoncer à tout espoir d'avantage et d'intérêt dans sa conduite
.
Je n'ai point dissimulé le bienfait ; je ne veux pas dissimuler
non plus l'obligation que personne ne prétende
s'en dispenser. Le devoir peut même être considéré ici
comme imposé à la France entière. La France en reprenaut
ses enfans a dû adopter en effet leurs engagemens et
leur reconnaissance. Il ne s'agit plus que de rechercher en
point de morale publique , quelle doit être , en pareil cas ,
la nature de la reconnaissance , et son étendue.
D'abord on ne peut douter que des étrangers admis dans
un pays , ne doivent à ce pays , tant qu'ils y sont , protection
et appui , même contre leur propre patrie. Cela
ëté pratiqué ainsi dans tous les temps. Sous l'empire romain
, les Goths ont quelquefois servi contre les Goths ,
les Francs contre les Francs. Sous la féodalité , les Fran
çais , soumis au roi d'Angleterre , ont servi contre le roi
de France. Après la révocation de l'édit de Nantes , les
réfugiés français ont composé en Hollande et en Prusse
dés corps dont la fidélité ne s'est jamais démentie , mème
contre les Français.
La même règle a été observée dans les temps révolutionraires.
Je puis me dispenseride citer les divers
corps étrangers
au service de l'Angleterre : l'éloquence de M. Pitt et
celle de M. Windham les ont assez célébrés.
Le résultat que présentent ces faits , c'est que les nations
ont droit de compter sur le dévouement des étrangers ,
tant que ceux-ci leur appartiennent , et qu'ils sont dans
leur sein . Mais cette prétention ne s'est jamais étendue
jusqu'autemps où les étrangers ont été rendus à leur patrie.
Je défie qu'on cite à cet égard une seule autorité et ua
scul exemple.
Il était réservé au Morning-Post d'oser proclamer une
maxime contraire ; il étoit réservé à des écrivains anglais ,
d'oser invoquer la trahison en faveur de la reconnaissance .
Qui croirait que ces écrivains se sont élevés en imTHERMIDOR
AN XI. 239
précations contre ceux des évêques et des individus français
, qui après avoir été accueillis en Angleterre pendant
les bourasques révolutionnaires , ont l'ingratitude ( c'est
l'expression dont ils se servent ) d'épouser aujourd'hui la
cause de la France. Et quoi ! les bienfaits que vous avez
accordés à ces hommes avaient donc pour objet de leur
faire abjurer tout sentiment français ! De quelle nature
était donc le pain que vous avez approché de leurs lèvres,
pour que vous l'ayez cru capable de corrompre en eux
tout intérêt de patrie , tout honneur national ! Singulier
signalement que ces écrivains donnent à toute la terre
de l'espèce de générosité qui caractérise la nation britannique
!
Ah ! sans doute , avant que la guerre fût élevée , j'espère
qu'il n'est aucun des Français qui ont été reçus en Angleterre
, qui n'ait désiré ardemment le maintien de la paix
entre les deux pays. Pour ce qui me concerne , je puis dire
que j'ai formé à cet égard les voeux les plus ardens . J'espère
les avoir assez manifestés , et pourtant je déclare que
si j'eusse eu l'honneur d'être ministre des relations extérieures
, au moment où lord Withworth est venu porter
son ultimatum de trente- six heures , son excellence ne fût
pas demeurée trente- six secondes dans mon cabinet , et
trente-six minutes dans la capitale. Il ne s'agit pas de
contester ce que nous devons à une terre qui nous a reçù
au passage ; nous devons encore plus à la terre qui a été
notre berceau , qui a reçu la cendre de nos pères , et qui
recevra bientôt la nôtre . Nous devons à la Grande-Eretagne
, mais nous ne lui devons pas au moins de supporter
ses affronts , et de conspirer avec elle son élévation et
notre perte.
Les voeux les plus ardens pour que la Providence écartât
des deux pays le fléan de la guerre : voilà quel a été notre
devoir : mais actuellement qu'elle est déclarée , un autre
sentiment doit nous animer. Le choix d'Albe et de Rome
est fait ; il ne s'agit plus de gémir sur ce malheur , il faut
l'affronter. Singulière prétention de ces hommes qui nous
envoient tous les foudres de la guerre , et qui prétendent
ne recevoir de nous en retour que des complimens et des
actions de grâce !
Je n'ignore pas ce que peuvent suggérer de vieux res
sentimens. L'ancienne France a été effacée..... nous serat-
elle rapportée par les boulets de l'Angleterie ? Ah ! si
" 240 MERCURE
DE FRANCE
,
9
notre patrie était en effet détruite , il est une vérité qui ne
devrait être ignorée d'aucun Français : c'est qu'il est plus
facile de la faire renaître de la poussière de nos tombeaux
, que des secours d'un peuple qui se glorifie de
nous abhorer comme nation, au moment même où il
nous tend , comme individus , une main hospitalière .
MONTLOSIER.
-M. Biot a rendu compte à l'Institut du voyage qu'il
vient de faire , par ordre du gouvernement , dans le département
de l'Orne , relativement au météore observé aux
environs de Laigle , le 16 floréal dernier. De cette relation ,
qui n'est que l'exposé fidèle des faits et la comparaison
critique des témoignages , il résulte que le phénomène
dont il s'agit est réellement arrivé , et qu'il est tombé ce
jour-là aux environs de Laigle une épouvantable pluie de
pierres , qui s'est étendue sur un espace de plus de deux
lieues carrées. Le nombre de ces pierres est au moins de
deux ou trois mille . Leur poids varie depuis deux gros
jusqu'à dix-sept livres et demie. Cet événement a été amené
par l'explosion d'un globe enflammé qui a paru dans l'atmosphère
quelques instans auparavant .
など
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut national a ordonné l'impression extraordinaire
de ce mémoire. Il paraîtra , dans quelques jours , chez
Baudouin , imprimeur de l'Institut national. On y joindra ,
d'après les cartes de Cassini , le relevé exact des lieux sur
lesquels s'est étendue l'explosion . Il est remarquable que
sa direction , déterminée par M. Biot , s'est trouvée coincider
parfaitement avec celle du méridien magnétique.
Les adresses , les fêtes et le mouvement que cause
le premier consul dans tous les lieux honorés de sa présence
, sont au-dessus de tout ce qui s'est vu en ce genre.
Les adresses des départemens et les dons relativement à la
guerre contre l'Angleterre , se multiplient chaque jour .
Rien n'est , sans doute , plus irrégulier en soi que cette
manière d'impositions et de contributions communes ;
mais cette irrégularité , effet de l'enthousiasme général ,
et l'absence de toute réclamation sur ce point , deviennent
un témoignage de plus que la guerre a toute l'affection
nationale.
( Nº . CIX . ) 11 THERMIDOR an 11 .
( Samedi 30 Juillet 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉS I E.
ΙΜΙΤΑΤΙΟΝ
DE L'ÉPITRE D'HELOISE A ABAILARD , DE POPE
(Fin. Voyez le numéro du 15 prairial dernier. )
HELAS! ÉLAS ! il m'en souvient encore avec effroi
Le silence et la nuit régnaient autour de moi
Tout dormait ; de ces murs la vaste solitude
Nourrissait de mon coeur la sombre inquiétude ;
Tremblante , je priais à côté d'un tombeau ;
Pâle et près de s'éteindre un lugubre flambeau
Jetait un jour livide et des clartés funèbres ,
Qui de ces lieux d'horreur révélaient les ténèbres ;
Du cercueil , tout à coup , des sanglots échappés ,
Portèrent jusqu'à moi ces mots entrecoupés :
« Viens , ma soeur , cède enfin au chagrin qui t'accable
>> Comme toi , de l'amour victime déplorable ,
» Je gémissais en proie à des tourmens affreux ..
» D'un bonheur éternel je jouis dans les cieux ..
» Viens , contre le malheur la mort t'offre un asile ;
» Dans la nuit du tombeau , ma soeur , tout est tranquille ;
>> Notre dernier sommeil assoupit nos douleurs ,
» Et l'amour malheureux n'y verse point de pleurs.
Q
242 MERCURE DE FRANCE,
» La paix habite ici , la gloire m'environne ;
» L'homme n'y juge plus , un Dieu clément pardonne,
J'obéis , ô ma soeur ! Héloïse te suit
Pour chercher près de toi le repos qui la fuit.
Abailard ! c'est à toi de fermer ma paupière ;
Je meurs ! Ah ! pourrais-tu rejeter ma prière ?
Viens ( ce service encor je l'exige de toi )
M'enseigner à mourir et l'apprendre de moi ;
Vois au lit de la mort Héloïse étendue !
Sans crime alors , sur moi tu peux fixer la vue ;
Quel autre qu'un époux a droit de recueillir
Et mon dernier baiser et mon dernier soupir ?
Dans ce fatal moment , qu'Héloïse expirante
Presse encore ta main de sa main défaillante ,
Je mourrai dans tes bras avec moins de terreur .
Déjà je sens la mort pénétrer dans mon coeur :
Dissipe les frayeurs d'une amante craintive ,
Et reçois dans ton sein mon âme fugitive .
Mais pour toi , que tes jours , par la mort respectés ,
Quand je ne serai plus , coulent moins agités.
Du Dieu que j'ai trahi désarme la colère ,
Et trouve au moins la paix au bout de ta carrière ;
Qu'alors , cher Abailard , les habitans des cieux
Veillent à tes côtés et te ferment les yeux .
Que pour dernier bienfait le tombeau réunisse
Deux époux que du sort sépara l'injustice !
Quand le froid de la mort aura glacé nos coeurs ,
Et qu'en la nuit des temps se perdront nos malheurs ,
Si deux amans , épris d'un feu semblable au nôtre ,
Visitent notre tombe , appuyés l'un sur l'autre ,
Plaignant notre infortune et l'excès de nos feux ,
Puissions-nous , diront-ils , n'aimer jamais comme eux !
DE WOLFF.
THERMIDOR AN XI. 243
A BONAPART E.
JEUNE héros , dont le courage
De la France a fait le bonheur ;
O toi ! qui , dans la fleur de l'âge ,
A fourni des siècles d'honneur !
Mille exploits éclatans ont couronné ta gloire ,
Et fait voler au loin celle du nom français.
Mais ta main , qui dix ans enchaîna la victoire ,
Fit plus en un seul jour ; elle signa la paix .
Nos coeurs la bénissaient , lorsqu'à tes voeux contraire ,
Un peuple astucieux nous appelle aux combats ,
Et cherche à relever l'étendard de la guerre.
Il a donc oublié ce que sont nos soldats ?
Nous ne le fuirons point : que le léopard tremble !
Qu'il aille se cacher au fond de ses forêts !
Un seul et même esprit aujourd'hui nous rassemble :
Combattons ! ... puisqu'il faut renoncer à la paix .
Mais ce farouche orgueil dont Albion s'honore ,
Nos guerriers sauront bien le lui rendre fatal :
Ne sont-ils pas Français , et n'ont-ils pas encore
Leur courage pour guide , et toi pour général ?
Par M. GENTIL , Lieutenant de la Cavalerie
d'honneur amiénoise .
ENIGM E.
Je suis un mot très-usité ,
Et qui plus est , hermaphrodite ;
Pour excuser cette espèce maudite ,
Écoute mon utilité :
De la coquette Célimène
Je peins le benêt de mari ;
Dans un espace qui te gêne
Te sens-tu resserré , meurtri ?
Q
244
MERCURE DE FRANCE ,
Avec moi , ton séjour va devenir commode .
Quoiqu'antique , lecteur , je suis fort à la mode.
Si tu ne me tiens pas , entre en ta chambre , ou bien
Déroule les fastes de Rome ;
Tu me découvriras sous les dehors d'un homme
Qui fut du crime un infame soutien ,
L'horreur de son pays , de toute la nature ,
Et l'éternel effroi de la race future .
LOGO GRY PH E.
JE voltige dans l'air , me meus à contre sens ,
Me plie en cent façons , mesure mes élans ,
Franchis l'espace ; et , domptant la nature ,
Par mes hardis efforts j'étonne les humains.
Si très-souvent , par ma légère allure ,
Je brave des périls , pour un autre certains
D'Icare quelquefois j'éprouve la disgrace .
Ote ma tête ; alors prenant une autre face ,
Aidé des seuls regards de la postérité ,
Sans craindre ou prévoir ma ruine ,
Je monte avec orgueil à l'immortalité ,
Et deviens Cicéron , Démosthène ou Racine.
CHARADE
.
MON premier dans les airs lève sa noble tige ;
Mon second va s'y perdre , et mon tout y voltige.
Par M. Lноmandie .
Mots de l'Enigme, du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Bâton .
Celui du Logogryphe est Langue , où l'on trouve la, en ,
Eu , un , age , eau , une , âne , nul , élu glu , Agen , alun ,
auge , ange , gale , élan , lune , égal , aulne , angle, gaule, lange , algue ( herbe qui croit au bord de la mer ).
Le mot de la Charade est Mur-mure.
THERMIDOR AN XI. 245
Esope en trois langues , ou Concordance de ses
Fables avec celles de Phèdre , Lafontaine ,
et autres fabulistes. Un vol. in - 12, Prix , 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. 25 c. franc de port. A Paris ,
chez Leprieur , libraire , rue Saint - Jacques ,
près Saint-Yves ; et chez le Normant, imprim.-
libraire , rue des Prêtres St.-Germain- l'Auxerrois
, nº. 42.
C'ÉTAIT un homme d'une imagination charmante
et d'un esprit très-délicat que celui qui a
créé ces Fables , où la science du monde est mise
en action d'une manière également enjouée et
instructive. Ce sont des peintures de la vie humaine
qui plaisent à tous les âges ; elles nous amusent
presqu'au berceau , et nous amusent toujours utilement
: car en accordant même , selon l'opinion
de J. J. Rousseau , que l'esprit des enfans ne soit
pas capable de saisir la vérité sous des voiles si
légers , c'est toujours beaucoup d'offrir à la jeunesse
des images riantes comme elle et des leçons
qui inspirent la bonne humeur. Je suis loin
de penser , comme certains philosophes , que l'on
doive faire de l'instruction un divertissement ; ce
serait donner aux enfans des idées fausses ; et c'est
s'en faire à soi - même une bien chimérique
d'imaginer qu'ils puissent confondre deux choses
si essentiellement différentes. Il n'y a point d'instruction
sans étude , et point d'étude sans application
or l'application , dont l'effet est de captiver
l'esprit , ne peut ni ne doit jamais ressembler
au divertissement qui est institué pour le dissiper.
Quelques illusions qu'on puisse donner à un enfant
, on ne changera pas la nature des choses .
Grand précepteur d'Emile , appelez l'étude récréation,
si vous le voulez , il en faudra toujours
Q 5
246 MERCURE DE FRANCE ,
1
venir à fixer l'attention de votre élève , et à le
forcer de réfléchir ; et vous aurez d'autant plus
d'efforts à y employer , que vous aurez mis plus
d'art à le divertir. C'est par un ordre supérieur .
que la peine est jointe au travail , et cet ordre
est plus puissant que tous les secrets de la philosophie.
Le seul adoucissement que la nature permet
, et que la raison conseille , est de tourner les
études du premier âge vers des objets agréables
qui portent à la gaieté et aux inclinations douces ;
et c'est un avantage qu'on rencontre presqu'uniquement
dans les fables , qui offrent un assaisonnement
si parfait de plaisir et d'instruction que ,
bien qu'elles soient proportionnées au besoin de
l'enfance ,, par la simplicité et le naturel de leurs
tableaux , cependant plus on a d'expérience et de
connaissance du monde , et plus on y
découvre
de finesse et de raison .
ด
Ces leçons naïves de l'apologue ont´un mérite
d'invention plus rare qu'on ne l'imagine . L'art de
faire dire la vérité aux hommes par des animaux ,
lorsqu'ils ne pouvaient la souffrir dans la bouche
de leurs semblables , suppose une grande intelligence
du coeur humain : lorsqu'on songe qu'un
esclave a été , dans cet art , le premier modèle
et le modèle de tous les temps , on apprend à respecter
les plus humbles conditions de la vie. La
nature se plait quelquefois à les orner des plus
beaux talens , pour montrer que ce sont des dons
de sa main plutôt que des fruits de nos études .
Le nom d'Esope est plus célèbre que celui des
personnages puissans de son siècle , qui se sont
tourmentés , et qui ont tourmenté tout le monde
pour acquérir de la réputation . La manière dont
on raconte que ce philosophe fut reçu chez Crésus
, roi de Lydie , fait honneur aux lettres et à la
politesse de cette cour. Nous nous croyons auTHERMIDOR
AN XI. 247
jourd'hui bien plus polis et bien plus lettrés , sans
comparaison cependant un homme qui parcourerait
l'Europe , comme Esope parcourait la
Grèce et l'Asie , avec quelques fables , y recevrait-il
les mêmes honneurs ? Cela est bien douteux . Lat
morale des Fables paraîtrait peut- être encore bien
sévère et bien importune à ceux qui ont secoué
celle de l'évangile . On dit que les Delphiens firent
un mauvais parti à Esope , à cause de sa fable des
Batons flottans ( 1 ) , qu'ils eurent la sottise de
s'appliquer , quoiqu'il y dépeigne en général tous
ceux qui ont plus de hauteur que de mérite ; gens
dont Lafontaine dit à sa manière :
De loin c'est quelque chose , et de près ce n'est rien .
Certainement Esope ne serait pas mieux reçu aujourd'hui
avec sa fable ; on le trouverait bien hardi
d'oser donner des leçons à des gens qui n'en
veulent pas recevoir . Ce philosophe , qui avait si
bien réussi à la cour , périt pour avoir dit la vérité
dans une république ; il fut traité comme
Socrate , à qui il ressemble pour le caractère et
pour l'esprit. Tous deux instruisaient les hommes
en riant , et tous deux firent une fin tragique , pour
avoir voulu les rendre meilleurs . Il y a une règle
sûre pour juger des progrès de la philosophie ,
c'est d'exaniner de quelle manière on traite ceux
qui entreprennent de redresser les moeurs et les
esprits .
L'Esope en trois langues est une espèce de monument
élevé à la gloire de ce père de l'apologue ;
c'est une idée assez heureuse que d'avoir mis ses
fables en parallèle , avec celles de ses successeurs.
On verra plus aisément ce que son génie leur, a
fourni de matériaux , et comment ses inventions
( 1 ) Elle est intitulée , dans Esope , donópos , les
Voyageurs .
Q 4
248 MERCURE DE FRANCE ,
チ
ont d'abord été polies par l'élégance de Phèdre ,
et ensuite rajeunies et ornées par les grâces de
notre Lafontaine . Etudier ces trois hommes , c'est
suivre tous les progrès de leur art , depuis sa naissance
jusqu'à sa perfection. Esope a travaillé en
philosophe , qui ne cherche que le sens et l'instruction
; son style est privé d'images et de mouvemens
; il ne peint pas , il raconte , il est historien.
Phèdre est plus dramatique , il a mis en scène
ce qu'Esope n'avait mis qu'en récit : mais il faut
avouer que Lafontaine a donné la vie aux fables ,
et qu'il en a créé le style. Il n'y a peut- être point
de supériorité mieux reconnue que la sienne ; tous
ceux qui viennent après lui se sentent forcés de
Fimiter , tout en désespérant de l'égaler jamais
Convient- il donc de dire que Lafontaine n'a
jamais rien inventé, et qu'il n'a d'autre charme
que le pouvoir naturel des vers naturels (1) ?
J'en demande bien pardon aux admirateurs de
M. de Voltaire ; mais en vérité il n'y a pas moyen
de lui passer cette injustice ; et si , à chaque pas , il
s'en rencontre de semblables , doit - on nous reprocher
ou nous plaindre d'en supporter le dégoût ?
Et quel serait donc dans les lettres le ministère de
la critique , si elle ne s'employait à relever les faux
jugemens des écrivains célèbres , que leur réputation
a , pour ainsi dire , consacrés ? Nous y mettons
de la passion , dites -vous. J'entends ; c'est-àdíre
,, que votre enthousiasme blessé vous y fait
voir une animosité qui n'y est point ; cela est dans
la nature : vous ressemblez au malade dont on
sonde la plaie , et qui taxe de cruauté le chirurgien
qui le guérit . Mais vous ne guérissez personne.
Je crois que si l'on ne guérissait personne
, vous ne vous plaindriez pas si amèrement.
-
( 1) Voyez le Siècle de Louis XIV.
THERMIDOR AN XI. 249
W
Et de bonne foi , au lieu de s'emporter contre ceux
qui tâchent de réparer des injustices , n'y auraitil
pas plus d'équité et plus de philosophie à s'indigner
contre celui qui les a commises ? Qu'un
écrivain vicieux arrache à un homme d'honneur
des expressions de mépris , qu'y a- t- il en cela de
révoltant ? Au lieu de répéter niaisement qu'on
cherche à détruire des réputations , il aurait plus
d'esprit à prouver que les coups qu'on leur porte
n'ont rien de solide. Mais que peut - on attendre
de gens qui trouvent plus commode de dire des
injures que de donner des raisons ?
V
Je reviens à Lafontaine , et je soutiens , avec
tous ceux qui le connaissent et qui le jugent sans
envie , que non-seulement il a créé une manière
qui n'appartient qu'à lui , mais même des beautés
de style et d'expression absolument originales ; et
n'est- ce pas là ce qui constitue une partie de l'invention
poétique ? Je laisse done à penser dans
quel esprit M. de Voltaire a pu se permettre le
jugement que je viens de rapporter.
Pour bien saisir le génie de nos trois fabulistes .
il faut les comparer dans la manière dont ils traitent
le même sujet . Il me semble qu'Esope dessine
mieux ses personnages , et les fait agir plus
conséquemment : par exemple , dans la fable du
loup et de l'agneau , il s'est bien gardé d'introduire
nn loup furieux et affamé , il voulait peindre la
férocité politique et dissimulée d'un fourbe qui
songe toujours à mettre les apparences de la justice
de son côté. Il commence donc par donner au
loup un caractère qui convenait à son dessein ; if
vous prévient qu'il était grand formaliste de son
naturel , et qu'il ne voulait manger l'agneau qu'avec
des raisons spécieuses et plausibles .
Cela est plaisant , et cela fait concevoir les subtilités
et les chicanes dans lesquelles il tàche d'em250
MERCURE DE FRANCE,
barrasser l'innocence . Mais Phèdre et Lafontaine
n'ont pas motivé son action avec le même
jugement ; tous deux le représentent avec le naturel
du loup , et d'un loup pressé par la faim :
Tunc fauce improbá
Latro incitatus jurgii causam intulit.
Un loup survient à jeun , qui cherchait aventure ,
Et que le faim en ces lieux attirait.
Avec ce caractère , et dans cette situation , un
loup ne s'amuse point à chercher querelle ; il ne
s'épuise pas à forger des prétextes pour satisfaire
un besoin qui le presse ; ainsi on n'entre pas
dans
les raisons de cette grande controverse où il s'engage
bien inutilement ; on n'en sent pas la finesse
comme dans Esope : et lorsqu'au bout de la plaidoirie
il emporte sa proie et la mange , sans autre
forme de procès , comme dit Lafontaine , on
trouve que c'est y mettre encore bien des formes
pour un loup. Cela vient , ce me semble , de ce
que le poète n'a pas préparé l'esprit du lecteur ,
en donnant au loup un caractère conforme à son
action , ensorte que sa conduite est en contradiction
avec ses moeurs.
C'est précisément parce que l'apologue n'admet
que des moeurs de convention , qu'il faut que tout
s'accorde , et que rien n'y blesse la convenance .
On ne fait pas assez d'attention dans les fables au
fonds de l'invention et au dessein du poète . M.
de Voltaire relève , par une réflexion bien juste ,
le mérite presque oublié des anciens asiatiques
qui ont créé ces ingenieuses fictions , et qui y ont
mis tant de vérité et de justesse .
Pour ce qui est du style , il n'y a pas plus de
comparaison à faire entre Esope et Phèdre qu'entre
Phèdre et Lafontaine ; le style d'Esope est froid
et pesant comme une analyse , chaque phrase
commence par un participe : Le loup ayant vu ,
L'agneau ayant répondu.
F
THERMIDOR AN XI. 251
On croit lire une gazette . Phèdre , quoique tout
voisin de la simplicité de son modèle , a donné
bien plus de grâce et de mouvement à son style ;
il a coupé la narration par un dialogue moins vif
à la vérité qu'élégant :
Cur, inquit , turbulentam fecisti mihi aquam bibenti? etc.
Il n'y a qu'à comparer ce ton à celui de Lafontaine
:
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Son breuvage ! l'onde qui court dans la plaine !
quel style ! mais il serait superflu de s'appesantir
sur des beautés qui sont connues de tout le monde.
Dans une autre fable , Phèdre et Lafontaine se
sont écartés entièrement du dessein d'Esope : mais
j'avoue que le Grec me paraît bien plus fertile en
traits comiques , et bien plus profond dans la peinture
du coeur humain : en effet , dans la fable du
Romain , comme dans celle du Français , le lion ,
qui est en société avec la brebis , la chèvre et la
génisse , lorsqu'il s'agit de partager le butin , fait
lui-même les parts , et se les adjuge , l'une après
l'autre , par le raisonnement d'un stupide , et avec
une ironie grossière qui ne peut aboutir qu'à
rompre tout-à-coup la société . C'est un tour de
carnaval plutôt qu'une conduite politique . On ne
voit pas trop ce que cette leçon veut prouver , si
ce n'est que les fripons envahissent tout , et que les
honnêtes gens les regardent faire. Mais la fiction
d'Esope est bien plus finement appropriée à la manière
dont les puissans de ce monde se gouvernent .
Le lion de sa fable est un vrai Tibère , qui , d'un
air de désintéressement , dit à l'àne de partager
les fruits de leur chasse . L'àne , très- mauvais courtisan
,
fait les parts absolument égales , et invite
chacun à prendre la sienne. Mais le lion , qui ne
s'accommode pas de cette égalité , accuse l'àne de
s'y être mal pris , et le met en pièces pour lui ap252
MERCURE DE FRANCE ,
prendre à vivre . Ensuite il prie le renard de faire
le partage avec plus de réflexion . Celui - ci met àpeu-
près tout d'un côté , et presque rien de l'autre .
Le lion trouve ce partage admirable . Il ne manque
pas de faire de grands complimens au renard sur
son équité , et sur le talent qu'il a de contenter
tout le monde. Je crois qu'il serait difficile de
mieux rendre ce composé d'insolence et d'hypocrisie
qui forme le caractère de cette espèce de gens
qu'Esope voulait peindre . Il est vraisemblable
Phèdre , qui écrivait sous Tibère , craignit d'exposer
un tableau où ce monstre aurait pu se reconnaître
. Mais sa prudence ne le mit pas à l'abri
des persécutions de Séjan . Car les méchans ne manquent
jamais de s'appliquer tous les traits qu'un
écrivain lance en général contre les vices de son
temps. Ils ne sentent pas qu'ils se blessent de leurs
propres mains , ou plutôt qu'ils s'accusent euxmêmes
par l'application qu'ils s'en font.
que
Pour revenir à nos fabulistes , l'idée qu'on s'en
forme , en les étudiant avec soin , c'est qu'Esope établit
mieux l'idée principale de son sujet; et cela peut
venir de ce queses fables sé rapportaient d'ordinaire à
quelqu'événement marquant , ou à quelque scandale
public , comme on le voit dans celles qui ont trait
à l'usurpation de Pisistrate , et aux noces d'un illustre
voleur de son temps : cela nous donne une
idée bien singulière de la liberté qu'avaient alors
les écrivains. Mais il faut penser que Lafontaine ,
qui s'est permis des libertés pour le moins aussi
grandes , a fini sa carrière bien plus tranquillement :
rará temporum felicitate. On croit sentir la douceur
de cet heureux siècle dans ses fables qui étincellent
de gaieté . Quand on songe que Lafontaine
osait dire sous Louis XIV .
Notre ennemi , c'est notre maître ,
Je vous le dis en bon français ,
THERMIDOR AN XI. 253
que d'esprit on trouve à Louis XIV ! …….. Mais si
l'on compare le génie de Lafontaine à celui de ses
rivaux , on ne peut nier qu'il ne développe avec
bien plus d'intérêt l'action et les caractères de ses
fables ; qu'il ne soit infiniment plus riche en idées
et en ornemens accessoires , et sur- tout bien plus
grand peintre. Iln'a laissé à Phèdre qu'un seul avantage
, celui de la pureté d'expression . Unum hoc
maceror et doleo tibi deesse.....
Ce recueil des meilleurs fabulistes ne peut être
qu'utile et agréable à ceux qui n'ont pas tout- à-fait
perdu de vue les langues anciennes. Le texte grec,
et celui des fables latines paraissent établis avec
soin . Le style d'Esope est si clair, qu'il suffit d'avoir
quelque teinture de sa langue pour l'entendre
aisément ; et l'on sait que Phèdre est un de ces
modèles de la bonne latinité qu'on ne peut lire
trop souvent . On est fàché de trouver à côté des
chefs - d'oeuvres des grands maîtres , des imitations
insipides qui déparent cette collection . On
peut encore souffrir les vers de Desbillons après
ceux de Phèdre. Mais après les fables de Lafontaine
, trouver celles de Groseiller , de Richer , de
Gancou , c'est servir le vin de Surène après la
liqueur.
: I
CH. D.
Premier livre des Métamorphoses d'Qvide , traduit en
vers français ; par M. Richerolle . Un volume in- 12 .
Prix 1 fr. 50 c . et 2 fr. , franc de port . A Paris , chez
Barrois , aîné , libraire , rue de Savoie ; Lami , libraire ,
quai des Augustins , nº . 26 ; et chez le Normant , imprimeur-
libraire , rue des Prêtres Saint- Germain l'Auxerrois
, nº. 42 , vis-à- vis le petit portail .
Les Métamorphoses d'Ovide sont un des ouvrages de
254 MERCURE DE FRANCE ,
a,
l'antiquité qui ont été traduits le plas souvent dans les
langues modernes , et la raison en est simple. Outre la
grâce qu'Ovide met toujours dans ses descriptions , il
dans son sujet , un intérêt que le temps n'a point détruit ;
il a mis en vers tout ce que la mythologie des anciens a de
plus ingénieux , de plus gracieux ; et ses allégories sont
souvent si naturelles , qu'elles s'expliquent encore par la
marche de la nature , beaucoup mieux sans doute qu'elles
ne s'expliquaient de son temps par la croyance des Dieux .
C'est ce qui a fait dire à M. Delille , en parlant du poète
latin :
Chez lui les fictions ne $3 sont pas des chimères.
Thomas Corneille est le premier qui ait mis en vers
français les Métamorphoses d'Ovide. Sa traduction est
oubliée et méritait de l'être . Plusieurs autres traductions
soit en vers , soit en prose , ont paru après celle de Goneille
. Celle de M. de Carp Ange est celle qui a réum
plus de suffrages. M. de la fiarpe avait encouragé
les pr.-
miers essais du traducteur
français ; mais lorsque la traduction
a paru , il s'en fallait de beaucoup que l'auteur
du Cours de Littérature
en portât un jugement aussi favorable
que celui qu'il avait porté sur quelques fragmens.
Nous lui avons souvent entendu dire qu'il ferait un jour
justice de la traduction
de Saint-Ange ; nous n'avons pas
le droit d'être aussi sévères que M. de la Harpe , et nous
ne craignons pas même de dire qu'on trouve souvent de
grandes beautés dans la traduction
des Métamorphoses
.
Quoi qu'il en soit , le succès qu'a obtenu M. de Saint-
Ange , n'a point découragé ses concurrens
; et parmi ceux
qui se sont jetés dans la carrière après lui , on doit distinguer
M. de Richerolle
, qui vient de publier une traduction
du premier livre des Métamorphoses
.
Nous allons faire connaître quelques fragmens de cette
nouvelle traduction .
THERMIDOR AN XI. 255
Le Chaos et la Création du Monde ( 1 ).
Tout n'était rien : le ciel , l'air , la terre et les eaux
N'offrant qu'un seul aspect ; on appela Chaos
Ce monde inanimé , masse informe et grossière ,
Mélange monstrueux , impuissante matière ,
Vain et stérile amas d'élémens divisés ,
Dans leur confusion , l'un à l'autre opposés.
Titan , au haut des cieux , de sa flamme féconde ,
Phébé , de son croissant , n'éclairaient point le monde.
Balancé par son poids , le globe , au sein des airs ,
Ne suivait point son cours , et de ses vastes mers ,
Thétis n'embrassait point son immense étendue .
L'eau restait dans la terre , avec l'air confondue ,
La terre délayée , et sans solidité ,
L'air sans feu , sans ressort , l'eau sans fluidité .
La nuit seule régnait sur toute la Nature ,
Les élémens rivaux , dans cette masse obscure ,
Par un choc éternel restaient anéantis ;
Les contraires par- tout combattaient réunis ,
Le froid avec le chaud , le sec avec l'humide ,
Le liquide élément s'opposait au solide ,
Sur eux la pesanteur n'exerçait point ses lois .
M. de Richerolle observe que le début du passage latin
que nous avons eu soin de mettre en note , est admirable ;
(1 ) Ante mare et terras , et , quod tegit omnia , coelum ,
Unus eral toto naturæ vulus in orbe ,
Quem dixére Chaos : rudis , indigestaque moles
Nec quicquam , nisi pondus iners , congestaque eòdem
Non benè , junctarum discordia semina rerum.
Nullus adhuc mundo præbebat lumina Titan ,
Nec nova crescendo reparabat cornua Phoebe ,
Nec circumfuso pendebat in aëre tellus
Ponderibus librata suis : nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite .
Quáque erat et tellus , illic et pontus , et aër.
Sic erat instabilis tellus , innabilis unda ,
Lucis egens aër : nulli sua forma manebat :
Obstabatque aliis aliud : quia corpore in uno
Frigida pugnabant calidis , humentia siccis ,
Mollia cum duris , sine pondere habentia pondus.
256 MERCURE DE FRANCE ,
il ajoute que l'élégante préposition ante , est en français
dénuée de grâce et d'harmonie. C'est ce qui l'a déterminé
à emprunter du grand Rousseau , ces trois expressions :
tout n'était rien. Nous ne prononcerons point sur le choix
de ces expressions ; nous ne répéterons point non plus ici
les argumens philosophiques de Bayle sur le Chaos expliqué
par Ovide , encore moins ceux de Voltaire , qui répond
à Bayle , et qui semble ne soutenir l'opinion d'Ovide , que
par la seule raison qu'elle appuie le système de ceux qui
soutiennent l'éternité de la matière. Notre tâche n'est
point d'examiner ce qu'il y a de vrai , mais ce qu'il y a de
beau dans les poètes. Les vers de M. de Richerolle nous
ont paru très-bien tournés , et plusieurs vers d'Ovide sont
heureusement et fidèlement rendus dans sa traduction .
On pourrait cependant reprocher au nouveau traducteur
de n'avoir pas rendu assez exactement ce beau vers
latin , nec circumfuso pendebat in aëre tellus ; le globe au
sein des airs , est une image un peu vague , et ne rend
point le circumfuso . M. de Richerolle n'a pas non plus
rendu assez littéralement , nec non crescendo reparabat
cornua Phæbe. Au reste , nous ne faisons ces remarques
que pour faire voir combien il est difficile de traduire les
poètes et cette critique minutieuse doit faire sentir encore
davantage le mérite du nouveau traducteur , qui a réussi à
vaincre les plus grandes difficultés .
C'est sur-tout par comparaison qu'on peut juger une
traduction ; et pour mettre le lecteur à portée de juger
M. de Richerolle , nous allons citer ici le même passage
traduit par M. de Saint-Ange .
Avant la terre et l'onde et l'océan des airs ,
Et le ciel étoilé , voûte de l'Univers ,
La nature sans vie , indigeste , uniforme ,
N'était qu'un tout confus , où rien n'avait sa forine .
On l'appela chaos , mêlange ténébreux .
D'élémens discordans et mal unis entr'eux.
Le Dieu dont la clarté donne la vie au monde ,
N'épanchait point les feux de sa chaleur féconde ;
THERMIDOR AN XI. 257
Et le cours de Phébé ne réglait point les mois .
La terre , dans le vide où la soutient son poids ,
N'était point suspendue ; et pressée autour d'elle ,
Thétis n'embrassait point les longs flancs de Cybelle
L'air et la terre et l'onde et les cieux confondus ,
Dans un amas informe au hasard répandus ,
Rassemblaient en désordre et le plein et le vide ,
Le froid avec le chaud , le sec avec l'humide ;
Les atômes pesans , les atômes légers ,
L'un de l'autre ennemis , l'un à l'autre étrangers .
;
On ne peut s'empêcher de convenir que ces vers ne soient
très- bien faits ; ils ne sont pas cependant sans défauts ,
comme traduction, Le premier vers n'est pas heureux
l'océan des airs est une expression déplacée et amenée là
pour compléter le nombre des syllabes . Le second vers
et ceux qui suivent sont beaucoup mieux. L'envie de faire
trouver Newton dans Ovide a fait manquer au traducteur
le sens de ces mots latins :
Nec circumfuso pendebat in aëre tellus ,
Ponderibus librata suis ...
Il n'est point question ici du vide , mais tout simplement
de l'atmosphère , de l'air qui enveloppe le globe. Les vers
qui suivent , sont élégans ; mais ils ne rendent point :
Sic erat instabilis tellus , innabilis undą ,
Lucis egens aër,
La tèrre délayée , et sans solidité ,
L'air , sans feu, sans ressort , l'eau , sans fluidité.
Le morceau de la création est en général bien rendu
par M. de Richerolle et par M. de Saint-Ange ; le premier
a fait parler Ovide avec plus d'énergie , le second peutêtre
avec plus de grâce . Au reste ce passage , quoique
assez fidèlement rendu par les deux traducteurs , est loin
de justifier ce qu'avance M. de Saint - Ange d'après Voltaire
, qui ne craint pas de mettre le récit de la création
par Ovide au-dessus de celui de Moïse. Nous nous dispenserons
de répondre à cette assertion . Tout le monde connaît
les traits sublimes du récit de Moïse , et nous ne pensons
R
258 MERCURE DE FRANCE,
pas qu'on puisse rien leur comparer , à moins qu'on ne
les lise dans la parodie de Voltaire intitulée : La Bible
enfin expliquée par les aumôniers du roi de Prusse ; c'est
une chose reçue qu'un traducteur croit en conscience avoir
le droit de mettre son original au-dessus de tout ce qui a été
fait ; mais M. de Saint-Ange a porté ici le privilége un peu
loin. Non-seulement le morceau de la Genèse est au- dessus
de celui d'Ovide , mais les poètes qui ont parlé de la création
d'après la Genèse , sont supérieurs à tout ce qu'on a
écrit sur le même sujet chez les anciens ; il serait trop
long de faire des citations , et nous nous contenterons de
renvoyer M. de Saint-Ange au septième livre du Paradis
perdu.
Revenons à la traduction de M. de Richerolle. Il a trèsbien
rendu , à quelques nuances près , le morceau dù
déluge .
Il enferme , il retient captifs dans leur prison
Tous les vents dont le souffle épure l'horizon .
L'autan seul déchaîné , couvert d'ombres livides ,
S'élève en frappant l'air de ses ailes humides ;
Sa voix gronde et mugit des nuages épais
S'étendent sur son front et voilent tous ses traits ;
D'obscurs et noirs brouillards pressent sa barbe immonde ;
La terreur suit ses pas dans une nuit profonde.
En mille endroits déjà l'eau sortait de ses flancs ;
Mille ruisseaux coulaient de ses longs cheveux blancs ;
De ses mains tout-à -coup dans les airs étendues
Il presse avec effort les orages , les nues ;
Et ces montagnes d'eau avec un bruit affreux
Tombent de tous côtés à flots impétueux.
Ces vers sont beaux ; il est fâcheux qu'ils soient déparés
par l'hiatus qui se trouve dans l'avant-dernier.
On vit dans un instant les fleuves débordés
Fondre de toutes parts dans les champs inondés ,
Renverser les rochers , entraîner les montagnes ,
Ravager les forêts , les villes , les campagnes ;
Roulant avec fracas dans leurs cours furieux
Et les palais des rois et les temples des dieux.
THERMIDOR AN XI. 259
Les eaux ont englouti les forêts et les villes ;
L'homme , les animaux ne trouvent plus d'asiles .
Ils s'efforcent en vain de défendre leurs jours ;
Ils gravissent des rocs , ils montent sur des tours ;
Les flots amoncelés en assiègent la cime ,
Et les tours , à grand bruit , s'écroulent dans l'abyme.
Jusqu'au sommet des monts qui menacent les cieux ,
Neptune ose porter son front audacieux ;
La terre a disparu , la mer est sans rivage.
Confondus , réunis dans ce commun naufrage
Tous les êtres vivans luttent contre les eaux .
Le loup nage au milieu des timides agneaux , etc.
M. de Richerolle n'a point suivi Ovide dans les détails de
sa description , et nous devons l'en féliciter . Le poète
latin représente les Néréides étonnées de se trouver dans
des palais , le dauphin , bondissant sur le sommet des
forêts , et les poissons perchés sur des ormeaux . Ici Ovide
se parodie lui-même , et il fait une véritable caricature
du déluge , après en avoir fait le tableau le plus pompeux
; la terre est submergée , pourrait lui dire le lecteur
; elle a perdu ses nombreux habitans ; et toi ,
malheureux , tu t'amuses à faire des jeux d'esprit ; M.
de Saint - Ange a plus de tolérance que les lecteurs vulgaires
, et il s'amuse à traduire les jeux d'esprit du poète
latin. Nous allons citer quelques vers de sa traduction.
A flots impétueux les fleuves débordés ,
Précipitent leur cours sur les champs inondés ;
Ils entraînent troupeaux , bergers , arbres , cabanes ,
Et les temples des Dieux comme les toits profanes .
Si quelque tour résiste et reste encor debout ,
L'onde en presse le faîte et la couvre par-tout :
D'un bout du monde à l'autre elle étend ses ravages ,
Tout était mer , la mer n'avait point de rivages :
L'un saisit une barque , un autre gagne un roc ,
La rame se promène où se traîna le soc .
Celui-ci sur ses toits gouvernant sa nacelle ,
Voit nager ses moissons sur l'onde universelle ;
Celui-là sur un orme , asile des oiseaux ,
Est surpris de trouver un habitant des eaux ;
Où le pampre a verdi , le pin creusé fend l'onde ,
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
Et l'autre trouve un pré sous la vague profonde ;
Le phoque monstrueux se roule sur les monts ,
Où la chèvre légère ébranchait les buissons;
La Néréïde , au fond des campagnes humides ,
Admire des palais , des tours , des pyramides :
Les citoyens de l'onde habitent les forêts ,
Et le dauphin joyeux bondit sur leurs sommets , etc.
On voit qu'Ovide pousse ici la multiplicité de ses images
jusqu'au dégoût ; c'est un homme qui veut être absolument
ridicule , et qui veut l'être de cent manières ; après nous
avoir effrayés par des images terribles , il veut nous rassurer
, il cherche presque à nous faire rire , et il semble
vouloir prouver que ce qu'il a dit précédemment pourrait
bien n'être pas vrai : de tout le morceau du déluge
ce passage est précisément celui que M. de Saint-Ange a le
mieux rendu , et nous en sommes fâchés pour lui. Au
reste , nous aimons à rendre justice à M. de Saint-Ange ,
et quoiqu'Ovide soit beaucoup plus facile à traduire que
Virgile ,Horace , Lucrèce et la plupart des poètes latins , sa
traduction n'est pas moins un ouvrage très – estimable.
Nous invitons M. de Richerolle à continuer son travail ;
nous ne savons point si M. de Saint.-Ange aura quelque
chose à redouter de cette rivalité ; mais nous aimons à
croire que le public ne pourra qu'y gagner.
-
THERMIDOR AN X I. 261
VARIÉTÉ S.
Histoire d'Hérodote , traduite du grec , avec des
remarques
historiques et critiques ; un Essai sur la chronologie
d'Hérodote et une Table géographique. Nouvelle
édition , revue , corrigée et considérablement augmentée ,
à laquelle on a joint la Vie d'Homère , attribuée à
Hérodote ; les extraits de l'Histoire de Perse et de l'Inde ,
de Ctésias , et le Traité de la malignité d'Hérodote : le
tout accompagné de notes. De l'imprimerie de Crapelet.
Neufvol . in-8 °. Prix : 60 fr. A Paris , chez Guillaume
Debure l'aîné , libraire de la Bibliothèque nationale ,
rue Serpente , n°.6 ; Théophile Barrois , libraire , rue
Hautefeuille ; et chez le Normant , imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
La traduction d'Hérodote , par M. Larcher , et le
commentaire lumineux dont elle est accompagnée , sont
un de ces ouvrages que l'on estime davantage à mesure
qu'on les connaît mieux , et qui , après avoir été lus et
consultés plusieurs fois , sont encore une mine féconde
pour les recherches des littérateurs et des savans . La concordance
des différens textes , l'éclaircissement des passages
obscurs , portent la lumière sur l'un des plus beaux monumens
de la littérature grecque ; les remarques historiques
pleines de justesse et de sagacité , servent à faire admettre
ou rejeter les traditions de l'antiquité , non d'après ces
vraisemblances apparentes tirées du rapprochement de
nos moeurs avec celles des anciens , mais d'après des recherches
immenses et toujours guidées par une saine critique .
L'Essai sur la chronologie d'Hérodote , éclaircit des points
historiques douteux , doit guider ceux qui désirent étu
dier à fonds l'ordre des événemens qui se sont passés dans
ces temps reculés , et ouvre de nouvelles routes à ceux
qui veulent en écrire l'histoire ; enfin , la Table géogra-
R 5
262 MERCURE DE FRANCE ,
phique , ouvrage immense , où les peuplades les moins
considérables , les plus petites villes , sont mises à leur
place , d'après des renseignemens certains , est non -seulement
nécessaire pour lire Hérodote avec fruit , et pour
suivre la marche des expéditions lointaines qu'il raconte ,
mais elle devient un livre classique pour les géographes ,
qui ne peuvent, suivre un meilleur guide dans les sentiers
ténébreux de la géographie ancienne. On voit que plusieurs
classes de lecteurs peuvent considérer l'ouvrage de
M. Larcher comme un livre aussi intéressant qu'utile pour
l'objet de leurs études. Ceux qui ne cherchent dans la lecture
qu'un délassement agréable et une instruction moins
profonde , y trouveront une traduction élégante d'un des
historiens qui a su le mieux disposer les événemens
ménager des momens de repos dans lesquels il attache
par des détails de moeurs , et émouvoir l'imagination
par des tableaux touchans , des contrastes amenés avec
art , et de grandes réflexions morales,
C
Quelques écrivains modernes , et principalement M. de
Voltaire , ont cherché à dénigrer l'Histoire d'Herodote.
Ils n'ont vu , dans cet auteur , qu'un homme crédule qui
admet , sans examen , tous les bruits populaires , et dont
les contes ridicules ne méritent aucune attention sérieuse.
Le grand moyen qu'ils emploient contre lui , est de com
parer les usages extraordinaires qu'il attribue à différens
peuples , aux moeurs des temps modernes. Leur philoso-
'phie septique n'a pas de peine à les faire paraître incroya
bles aux yeux des lecteurs qui n'ont aucune idée de l'antiquité
. Une philosophie plus élevée eût peut- être cherché ,
par de profondes études , à trouver dans les ouvrages des
anciens l'explication des faits avancés par Hérodote. Mais
'il eût fallu de longs travaux pour remplir cebut. Qu'avaiton
besoin de se livrer à des études arides , pour recueillir
de nouvelles preuves sur ce qui avait été cru, et admiré
depuis un grand nombre de siècles ? Il était beaucoup
moins pénible , et sur-tout plus gai , de rejeter sans examen
toutes les traditions anciennes , et de les tourner en
9
THERMIDOR AN XI. 263
ridicule. On a aussi reproché à Hérodote le désordre apparent
qui règne dans son histoire. D'autres critiques ont
trouvé qu'il n'avait pas cette rigueur et cette stabilité de
principes qui dirigent les narrations historiques vers un
but uniforme et moral .
En examinant sommairement jusqu'à quel point ces
reproches peuvent être fondés , nous parviendrons peutêtre
en même temps à donner une idée du style, des combinaisons
et de l'ensemble de ce précieux monument de
l'antiquité que l'orgueil moderne daigne à peine examiner
et consulter. Le but moral qu'Hérodote se propose
est de prouver , par une multitude d'exemples , que les
jouissances de l'orgueil sont passagères ; que l'on ne doit
pas se laisser éblouir par l'éclat des dignités et des ri
chesses ; que l'homme , parvenu au plus haut degré de
prospérité , est souvent prêt à tomber dans les plus affreux
malheurs ; que rien n'est stable sur la terre , et que les
grandes calamités sont voisines d'un grand bonheur
comme les grandes consolations d'une grande souffrance .
Ce système , auquel les réflexions d'Hérodote ramènent
sans cesse le lecteur , lui fait sentir les avantages de la vie
privée , le portent à souffrir , sans murmure , l'élévation
de ceux qu'il a cru,ses égaux , et inspire à l'homme puissant
la modération et la justice , qui sont les plus dignes
attributs du pouvoir.
La situation des différens états de la Grèce , à l'époque
où Hérodote écrivait , était très - propre à faire adopter
cette doctrine. Les Grecs devaient chercher à se fortifier
contre les vicissitudes de la vie humaine . Le résultat des
guerres terribles qu'ils avaient à soutenir , soit entr'eux ,
soit contre les barbares , était souvent le ravage entier de
deur pays et l'esclavage des habitans. La fortune , les honneurs
ne pouvaient garantir de ces revers funestes . Plus on
avait été puissant dans sa patrie , plus on avait à redouter
la fureur d'un vainqueur implacable. Des hommes habitués
aux jouissances que donnent les dignités et les richesses
, entourés d'une nombreuse famille , vivant au sein des
R 4
164 MERCURE DE FRANCE ,
1
arts et épuisant toutes les recherches du luxe , ne pouvaient
pas répondre qu'un jour ils ne seraient pas dépouillés de
leurs biens , qu'ils ne verraient pas égorger leurs femmes
et leurs enfans , et qu'ils ne seraient pas obligés d'obéir ,
comme esclaves , à tous les caprices d'un maître orgueilleux
. Aussi les anciens avaient-ils pour maxime de ne pas
considérer un homme comme heureux , avant que la
mort n'eût mis un obstacle invincible aux revers dont il
pouvait être accablé . « Apprenez , dit Sophocle , à fixer
» vos regards vers les derniers jours de la vie , et à ne
» donner à aucun mortel le titre d'heureux , avant qu'il
» ait achevé sa carrière sans avoir éprouvé d'infortunes. »
Les tragédies grecques , et principalement celles de
Sophocle , portent l'empreinte de cette doctrine . On ne
doit attribuer le respect des anciens pour les supplians ,
qu'à l'idée terrible , mais souvent trop vraie , que l'homme
dont on implorait la pitié tomberait peut-être bientôt dans
une infortune semblable à celle qu'on le conjurait de sou
lager. Dans la tragédie d'Edipe à Colonne , Thésée offre
des secours à ce malheureux prince ; ses motifs semblent
puisés dans la doctrine touchante qu'Hérodote a deve
loppée : « Apprenez -moi quels secours vous attendez de
» moi , dit Thésée à Edipe , pour vous et pour l'infor-
» tunée qui vous conduit. Il faudrait que ce que vous
» demandez fût bien difficile , pour que je ne pusse pas
» vous l'accorder . Je me rappelle trop bien que je fus
autrefois , comme vous , étranger et malheureux . J'ai
» vu rassemblés sur ma tête tous les maux qui peuvent
assiéger un homme dans une terre éloignée de sa patrie.
Comment donc pourrais-je me refuser à secourir un
étranger aussi infortuné que vous l'êtes ? Ne sais-je pas
» que je suis mortel , et que je n'ai pas plus de droits que
vous au jour qui suivra celui- ci ? » Ce dernier trait
prouve combien les anciens étaient convaincus de l'insta
bilité des choses humaines.
Hérodote he se borne pas à faire l'application de son
système sur les hommes qui sont exposés si fréquemment
THERMIDOR AN XI. 265
aux revers de la fortune ; il la fait aussi sur les empires ,
dont la prospérité s'éclipse et s'anéantit comme celle de
l'homme , à des époques plus éloignées , mais à proportion
aussi fréquentes. Voilà pourquoi l'historien ne parle pas
seulement des grands peuples , et pourquoi il s'étend quel
quefois sur les petites villes , sur les colonies peu impor
tantes , et sur des peuplades qui n'ont acquis aucune célébrité
. « Je poursuivrai , dit-il , mon récit , qui embrassera
» les petits états comme les grands ; car , ceux qui fleuris-
» saient autrefois sont , la plupart , réduits à rien , et ceux
qui fleurissent de nos jours étaient jadis peu de chose.
Persuadé de l'instabilité du bonheur des hommes , je
» me suis déterminé à parler également des uns et des
» autres.
On remarque le dessein principal de l'historien , dans la
manière dont il présente tous les grands événemens
Crésus , roi de Lydie , avait négligé les sages avertissemens
de Solon, qui l'avait exhorté à ne pas se fier à son bonheur.
Cyrus détruit sa ville capitale , le fait prisonnier ; et ce
prince , auparavant si riche , si puissant et si orgueilleux ,
est condamné à être brûlé vif. Alors , il s'écrie , dans sa
douleur : Solon ! Solon ! Cyrus lui fait demander quel est
cet homme : Cest un sage , répond ce malheureux prince ,
dont je préférerais l'entretien aux richesses de tous les rois.
Alors , ajoute Hérodote , Cyrus se repent ; il songe qu'il
est homme , et que cependant il fait brûler un homme
» qui n'avait pas été moins heureux que lui . » Ce même
Crésus , dépouillé de son diadême , suit son vainqueur
dans toutes ses expéditions. Il offre ainsi le spectacle cons
tinuel de la fragilité des grandeurs , et l'auteur a soin de
le faire paraître dans toutes les circonstances où son
exemple peut donner lieu à de grandes leçons. Après la
mort de Cyrus , le roi détrôné s'attache à Cambyse son fils ;
il l'accompague dans ses folles entreprises , et il cherche
vainement à le diriger par ses conseils. Quel tableau mo
ral que celui qui représente un prince devenu sage par
T'expérience et les malheurs , s'efforçant de contenir les
266 MERCURE DE FRANCE ,
passions violentes d'un jeune homme enivré de sa
puissance !
La mort de Policrate , tyran de Samos , si heureux pendant
une grande partie de sa vie , est encore un des événemens
sur lesquels Hérodote appuie , pour faire ressortir
ses principes. Mais le traitement affreux que Cambyse fit
souffrir à Psamménite , roi d'Egypte , qu'il avait vaincu
est un de ces tableaux frappans qui méritent d'être gravés
dans l'imagination des hommes. Nous citerons ce récit
intéressant d'Hérodote , parce qu'il donne en même temps
une idée de sa manière de narrer. « Cambyse fit habiller
» la fille de Psamménite en esclave , et l'envoya , une
>> cruche à la main , chercher de l'eau ; elle était accom-
>> pagnée de plusieurs autres filles qu'il avait choisies
>> parmi celles de la première qualité , et qui étaient ha-
» billées de la même façon que la fille du roi. Ces jeunes
>> filles , passant auprès de leurs pères , fondirent en larmes
» et jetèrent des cris lamentables. Ces seigneurs voyant
>> leurs enfans dans un état si humiliant , ne leur répon-
» dirent que par leurs larmes , leurs cris et leurs gémisse-
» mens ; mais Psamménite , quoiqu'il les vít et qu'il les
>> reconnût , se contenta de baisser les yeux. Ces jeunes
» filles sorties , Cambyse fit passer devant lui son fils ,
>> accompagné de deux mille Egyptiens de même âge que
» lui , la corde au cou , et un frein à la bouche . On les
>> menait à la mort. Psamménite les vit défiler et reconnut
» son fils ; mais tandis que les autres
Egyptiens
qui » étaient
autour
de lui , pleuraient
et se lamentaient
, il
» garda la même constance
qu'à la vue de sa fille. Lors-
» que ces jeunes gens furent passés , il aperçut
un vieillard » qui mangeait
ordinairement
à sa table. Cet homme
,
» dépouillé
de tous ses biens , et ne subsistant
que des
» aumônes
qu'on lui faisait , allait de rang en rang par
» toute l'armée
, implorant
la compassion
de chacun
, et
-->> celle de Psamménite
et des seigneurs
égyptiens
qui
» étaient
dans le faubourg
. Ce prince , à cette vue , ne put
» retenir ses larmes , et se frappa la tête , en l'appelant
par
THERMIDOR AN XI. 267
» son nom . Des gardes placés auprès de lui , avec ordre de
» l'observer , rapportaient à Cambyse tout ce qu'il faisait
» à chaque objet qui passait devant lui . Etonné de sa con-
» duite , ce prince lui en fit demander les motifs . Cambyse
>> votre maître , lui dit l'envoyé , vous demande pourquoi
» vous avez paru insensible , en voyant votre fille traitée
» en esclave , et votre fils marchant au supplice , et que
» vous prenez tant d'intérêt au sort de ce mendiant , qui
» ne vous est , à ce qu'il a appris , ni parent , ni allié .
» Fils de Cyrus , répondit Psamménite , les malheurs de
>> ma maison sont trop grands pour qu'on puisse les
» pleurer : mais le triste sort d'un ami qui , au commen-
» cement de sa vieillesse , est tombé dans l'indigence ,
» après avoir possédé de grands biens , m'a paru mériter
» des larmes. » En peignant de grandes infortunes , l'auteur
n'emploie aucune tournure ambitieuse ; l'expression
la plus simple est toujours celle qu'il préfère , et le tableau
du malheur de Psamménite produit d'autant plus d'effet ,
qu'on s'aperçoit moins du travail et des efforts de celui
qui l'a tracé. Non-seulement , dans ce récit , Hérodote s'est
propose d'offrir un exemple de l'instabilité du bonheur
des hommes ; mais la man: ère dont il gradue la douleur
de Psamménite , annonce une connaissance profonde du
coeur humain. Les grandes douleurs sont muettes : Curc
leves loquuntur, ingentes stupent , dit Sénèque . L'allégorie
de Niobé , changée en pierre après avoir perdu tous ses
enfans , représente très- bien cette immobilité glacée que
produit le malheur parvenu à son comble. Qu'au milieu
d'une telle souffrance , observe très-bien Hérodote , un
chagrin plus léger vienne s'emparer de nous , a ors nous
pouvons avoir le soulagement des larmes , et notre coeur
attendri retrouve les ressorts de la sensibilité . « De vrai ,
» dit Montagne , l'effort d'un desplaisir , pour être ex-
» tresme , doit estonner l'âme , et lui empescher la liberté
» de ses actions : comme il nous advient à la chaude alarme
» d'une bien mauvaise nouvelle , de nous sentir saisis ,
» transis , et comme perclus de tous mouvemens de
268 MERCURE DE FRANCE ,
» façon que l'âme se relaschant après aux larmes et aux
» plaintes semble se despendre , se démesler et se mettre
» plus au large et à son aise . »
L'événement qui termine l'histoire d'Hérodote , sert
plus que tous les autres à prouver la fragilité des gran→
deurs humaines. L'orgueilleux Xercès avait transporté
dans la Grèce toutes les forces de l'Asie . Se fiant au nombre
de ses soldats , il avait regardé sa victoire comme certaine .
Plusieurs fois il avait donné des preuves d'une vanité ridicule
, en voulant commander aux élémens , et en reje
tant tous les sages conseils qu'on lui avait donnés. Quelle
fut la suite de tant d'apprêts , de tant de menaces , et d'unë
confiance si funeste ? La bataille de Salamine décide du
sort de la Grèce et de la Perse. Xercès revient honteusement
dans ses Etats ; ses passions déréglées portent le
désordre dans sa famille ; il est accablé de chagrins ; et
le sang qu'il fait répandre , ne sert qu'à les aigrir et à les
augmenter. L'abattement d'une si grande puissance avait
singulièrement frappé les Grecs : Eschyle qui s'était trouvé
à la bataille de Salamine , offrit sur la scène le désespoir
des Perses après leur défaite . L'ombre de Darius leur prédit
leurs désastres : « Le sang des Perses ', dit- il , engrais
» sera les champs béotiens. Ce sera le digne prix dé
» l'audace impie du chef et de l'insolence des soldats. Les
>> Dieux vengeront le pillage et l'incendie de leurs tem→
>> ples , leurs autels abattus , leurs statues traînées dans
» la fange et foulées aux pieds. Le châtiment égalera le
> crime. Ces maux ne sont pas encore à leur comble ; ils
» ne font que commencer. » Hérodote , comme l'observe
très-bien l'abbé Guénoz , en prolongeant son histoire
après la bataille de Mycale , a voulu offrir dans tout son
jour l'abaissement de Xerces.
Cette morale qui domine dans l'histoire d'Hérodote •
était , ainsi que nous l'avons déjà observé , très - utile à
l'époque où il écrivait . Elle inspirait aux grands une
prévoyance salutaire , et les entretenant toujours dans l'idéé
que leur puissance était périssable , elle leur suggérait les
THERMIDOR AN XI. 269
moyens de prévenir les révolutions funestes , dont ils pou
vaient être victimes.
On a reproché à Hérodote une crédulité facile , qui lui
faisait admettre sans examen tous les bruits populaires . La
simple lecture de son histoire peut suffire pour faire tomber
cette critique injuste . On voit qu'il avait su se procurer
des relations avec les savans de tous les pays dont
il parle . En Egypte , il s'était lié avec les prêtres qui ,
comme on le sait , renfermaient dans les temples une doctrine
qu'ils ne communiquaient jamais au vulgaire. A
quel témoignage plus certain Hérodote pouvait- il se rapporter
qu'à celui des hommes qui se transmettaient , de
génération en génération , les annales historiques de leur
pays ? Cependant sa confiance n'était pas aveugle. On voit
qu'après un entretien avec les prêtres de Memphis , Hérodote
eut quelques doutes sur l'authenticité des faits qui luf
furent racontés. Il se transporta à Héliopolis , et ensuite à
Thèbes , pour les vérifier auprès des prêtres de ces deux
villes. Certainement il est impossible qu'un historien soit
plus scrupuleux. Ce qui prouve encore qu'Hérodote n'est
pas aussi crédule qu'on a voulu le faire croire , c'est que
souvent il rejette les témoignages qu'il a recueillis sur les
lieux mêmes. Après avoir parlé d'une coutume singulière
des Egyptiens , il s'exprime ainsi : « Si ces propos des
» Egyptiens paraissent croyables à quelqu'un , il peut y
» ajouter foi ; pour moi je n'ai d'autre but , dans toute
» cette histoire , que d'écrire ce que j'entends diré à
» chacun. >>
Hérodote visita lui-même tous les pays dont il fait mention
dans son Histoire. Il parcourut la Grèce entière , et
il pénétra jusques chez les Scythes . Il vit l'Egypte , cette
contrée célèbre qui précéda la Grèce dans l'invention des
arts , mais qui fut loin de les porter , comme elle , à leur
plus haut degré de perfection . On croit qu'il passa de là
en Asie , où il vit les principales villes de Perse , et où il
étudia les moeurs de ce peuple , qu'il a si bien peint. On
.
270 MERCURE DE FRANCE,
ne peut se faire une idée des obstacles qu'il éprouva dans
ces voyages lointains , et du courage qu'il déploya pour
les surmonter , qu'en se reportant à cette époque reculée.
Les communications étaient alors très- difficiles ; l'extrême
différence des moeurs et du langage rendait les liaisons
presque impossibles , et les haines nationales , beaucoup
plus violentes que dans les temps modernes , faisaient naî❤
tre continuellement des dangers pour le voyageur. Le
désir de transmettre à la postérité les annales des empires ,
la persévérance , qui est toujours la compagne du génie ,
donnèrent à Hérodote la force de vaincre tout ce qui
pouvait s'opposer à son projet. Il se fit ouvrir les archives
des peuples , il consulta les monumens et les anciennes
inscriptions , il étudia les généalogies des rois et des personnages
illustres ; il se lia , enfin , avec les hommes les
plus instruits , et il puisa , dans leurs doctes entretiens ,
les vastes connaissances dont il se servit dans son ouvrage.
Quel'on compáre la manière dont les historiens modernes
recueillent leurs matériaux , avec les travaux , les fatigues
et les dangers qu'Hérodote osa braver. Ce n'était point
dans des bibliothèques tranquilles que l'historien d'Halicarnasse
cherchait des renseignemens sur les rois et sur
les peuples ; c'était en se transportant dans les différens
pays , en s'exposant aux intempéries des climats , aux per,
sécutions des hommes , qu'il observait , sur les lieux
mêmes , les moeurs , les usages , les gouvernemens. Aussi,
quelle différence entre le coloris de ses tableaux et celui
des historiens qui sont venus après lui ! Hérodote avait
quarante ans quand il termina son ouvrage. On y remarque
l'impression vive que des objets nouveaux produisent
sur la jeunesse. Ses peintures ont toute la fraîcheur que
l'imagination donne à cet âge heureux. Jamais on n'y
trouve cette sécheresse que produisent , dans plusieurs
historiens , le dégoût des hommes et la perte des illusions.
Bien différent de Tacite , Hérodote ne cherche pas à pénétrer
dans les plus profonds repiis du coeur humain
pour y découvrir d'horribles mystères ; il se borne à
THERMIDOR AN XI. . 271
juger les hommes par leurs actions , moyen presque toujours
sûr d'être juste envers eux.
On a reproché à Hérodote le désordre qui paraît régner
dans son ouvrage . Sans doute il n'a pas la méthode scrupuleuse
d'un chronologiste ; son histoire n'est point hérissée
de dates , et plusieurs digressions intéressantes suspendent
quelquefois la suite des faits . Mais on ne peut se
lasser d'admirer la combinaison pleine de génie de ce bel
ensemble d'événemens et de descriptions. La manière de
l'historien grec , lorsqu'il raconte les expéditions lointaines
des rois de Perse , est de peindre les moeurs , les lois
et même les productions du pays qui sont le théâtre de la
guerre. Vous suivez , pour ainsi dire , ces conquérans
dans leurs entreprises audacieuses ; vous examinez , avec
eux les nations qu'ils vont soumettre , et votre esprit
s'enrichit de toutes les connaissances morales et physiques
que peuvent fournir les contrées dans lesquelles l'auteur
semble vous conduire . Outre que cette manière d'écrire
l'histoire est beaucoup plus instructive que celle des
auteurs de chroniques , elle réunit encore l'avantage d'être
plus agréable , et de couvrir , par des descriptions pitto
resques , les détails un peu arides d'une histoire générale .
L'enchaînement des grands événemens dont parle Héro
dote mérite d'être examiné ; et un court exposé de cette
combinaison suffira pour répondre aux critiques superficiels
, qui lui ont reproché de n'avoir pas un plan régu
lier. Cyrus fait la conquête de la Lydie , l'auteur s'étend
sur les moeurs des Lydiens. Cambyse , fils de Cyrus , subjugue
l'Egypte ; c'est à l'occasion de cette fameuse expédition
, qu'Herodote nous donne , sur les Egyptiens , ces
connaissances précieuses qui ne se trouvent que dans son
ouvrage. Il peint ensuite les révolutions qui suivirent la
mort de Cambyse ; et lorsqu'il a tracé les causes extraor
dinaires de l'élévation de Darius , il fait connaître à son
lecteur les moeurs des Perses . Darius , après avoir soumis
Babylone , marche contre les Scytes ; description de la
Scythie , dans laquelle ce peuple singulier est examiné
E
372 MERCURE DE FRANCE ,
1
sous tous les rapports qui peuvent inspirer quelque intérêt.
Hérodote parle des premiers motifs de la guerre des
Grecs et des Perses . Il raconte , avec détail , les batailles
sanglantes où la discipline des Grecs eut toujours l'avan
tage sur le désordre des barbares ; et il termine son immense
tableau par l'abaissement de Xercès , qui revient
cacher sa honte dans son royaume . On voit qu'Hérodote
passe d'un un autre , à mesure que les événemens
l'y conduisent ; ses récits s'enchaînent avec art , et présentent
le double avantage de la variété et d'un ensemble
dont on ne peut contester la régularité ,
pays
à
Les historiens modernes sont loin de pouvoir soutenir
le parallèle avec l'historien ancien . Ils n'ont sur-tout point
ce naturel enchanteur qui fait le charme des narrations
d'Hérodote . Chez ce dernier , l'art est caché avec tant de
soin , qu'à peine se fait-il apercevoir ; vous ne le remarquez,
qu'après avoir étudié cette histoire ; il vous échappe aux
premières lectures , où vous êtes entraîné comme malgré
vous par l'intérêt qui anime tous les récits. Il y aurait un
rapprochement curieux à faire entre le ton tranchant de
quelques historiens modernes , qui n'ont consulté que
des livres , et le ton toujours modeste et réservé d'Hérodote
, qui avait visité avec soin et observé par lui- même
les peuples dont il parle . On pourrait aussi comparer la
méthode des historiens du siècle dernier , qui ont divisé
leurs ouvrages par chapitres , moyen qui dispense des
transitions , mais qui dépouille l'histoire de l'avantage
d'enchaîner et de fondre tous les faits ; on pourrait , disje
, comparer cette méthode avec la marche majestueuse
d'Hérodote , qui parcourt un si grand nombre de pays ,
qui peint tant de peuples différens , sans interrompre sa
narration , et en conduisant insensiblement le lecteur d'un
objet à un autre. Les bornes de cet article ne nous permettent
pas de faire ces rapprochemens.
La traduction de M. Larcher est un monument littéraire
qui honore le dix-huitième siècle. Son style , toujours
clair et élégant , rend très-bien le coloris d'Hérodote
;
THERMIDOR AN XL
273
1
dote ;
ses notes
sur le texte
sur les moeurs
des
peuples
complètent
cet ouvrage
, et sont
d'une
aussi
grande
lité pour
les érudits
que pour
ceux
qui se bornent
à
-
dier l'histoire
. Nous
avons
dit , dans
le commencemene
cet article
, que l'édition
nouvelle
dont
nous
parlons
sentait
tout
ce que le public
pouvait
désirer
sous
les ra
ports
de la géographie
et de la chronologie
. Nous
pensons
donc
que
cette
édition
, dans
laquelle
M. Larcher
a rectifié
&quelques erreurs qui lui étaient précédemment échappées ,
servira à couronner la réputation d'un homme , dont la
longue carrière fut entièrement consacrée à des travaux
aussi épineux qu'utiles , qui fut honoré pendant longtemps
par les persécutions des philosophes modernes , et
qui survivant à leur triomphe passager , rappelle encore
parmi nous le souvenir de cette vaste érudition que possédaient
presque tous les grands écrivains du siécle de
Louis XIV.
P.
RÉP
15
cel
f
ANNONCES.
La Gymnastique de la jeunesse , ou traité élémentaire
des jeux d'exercice considérés sous le rapport de leur
utilité physique et morale ; par M. A. Amar Durivier,
et L. F. Jauffret. Ouvrage orné de 30 gravures , avec
cette épigraphe :
Veux-tu que ton corps soit sain et
vigoureux ? accoutume- le à obéir à ta
pensée , et exerce-le par de fréqueus
Xénophon. travaux .
Prix : 3 fr. , 4 fr . papier fin , 2 fr. sans figure ; ajouter
1 fr. 25 cent. pour le port. A Paris , chez A. G. Debray,
libraire , près le Louvre , place du Muséum , nº . 9.
Les Provinciales , ou Lettres de Louis de Montalte;
par B. Pascal. Deux vol. in- 18 , papier ordinaire , 2 fr.
o cent.; les mêmes , 2 vol. in- 18 , papier vélin , portrait ,
6 fr. 40 cent.; deux vol. in- 12 , papier fin , portrait ,
6 fr . 40 cent. ; - deux vol. in- 12 , papier vélin , portrait ,
9 fr. 40 cent. A Paris , chez le même. น
Ces deux ouvrages se trouvent aussi chez le Normant ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42.
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Tous les jours les moyens hostiles de l'Angleterre prennent
plus de développement et d'apparat ; tous les jours
l'intervention de la Russie et de la Prusse prend plus d'activité
et de solennité. C'est vers ces deux points que nous
avons à attirer l'attention du lecteur .
Si l'intervention de la Russie et de la Prusse est bien
comprise , elle doit porter sur trois objets : premièrement
l'appel que la France leur a fait en garantie de la conservation
de l'ordre de Malte , et de l'exécution du traité d'Amiens ;
secondement leur conduite pendant la guerre , par rapport
à la Grande-Bretagne , et aux conditions que celle-ci prétend
imposer à leur neutralité ; troisièmement leur conduite
par rapport à la France , relativement à l'occupation
de l'électorat d'Hanovre , et à la présence d'une grande
armée française dans l'intérieur de l'Allemagne du Nord.
Examinons attentivement ces trois objets.
;
Les puissances veulent- elles que l'ordre de Malte , ses
droits , sa souveraineté , ses possessions demeurent à jamais
anéantis ? Veulent- elles que l'Angleterre , puissance ambitieuse
et tracassière , se place d'une manière immuable et
inattaquable au centre de la Méditerranée ? L'Empire
veut-il qu'une puissance étrangère anéantisse pour jamais
ou opprime un de ses co- états ? Ces questions en ellesmêmes
sont peu difficiles à décider. Mais l'exécution de
ces décisions offre des démêlés et des dangers.
Ici l'Angleterre vient heureusement à notre secours :
elle se conduit envers les puissances , de manière à leur
offrir autant de dangers comme neutres que comme juges.
Son premier soin , dans toutes les guerres , est de rendre
pour toutes les puissances la neutralité impossible . Il faut
tous leurs vaisseaux qui naviguent que sur les mers soient
visités , non-seulement dans l'objet de s'assurer que ces
THERMIDOR AN XL 275
1
bâtimens et leurs marchandises n'appartiennent pas à ses
ennemis , mais encore que tous les ballots soient ouverts ,
et qu'ils soient amenés dans ses ports pour y être confis
qués sous le plus léger prétexte , ou pour y dépérir s'ils
ne sont pas confisqués ; car les tribunaux anglais ont un
très grand soin , dans ce cas , de ne donner de jugement
que lorsqu'à force de séjour , les marchandises sont avariées
, les matelots ont déserté , le temps des ventes et des
marchés sont passés , en un mot , les propriétaires ruinés .
Dans les premiers temps de la guerre , la bonhomie
des puissances se prête quelquefois à ce manège .
Rien n'est plus curieux que de voir successivement la
Prusse , le Danemarck , la Russie , la Suède , amenés
comme des moutons sous le ciseau des amirautés anglaises ,
qui les tondent à leur plaisir . Lorsque les gouvernemens
veulent conserver de la dignité , ils ont soin de ne pas
mêler de ces procès ; il faudrait ou se fâcher contre ces
injustices , ce qui amènerait des démêlés , ou les supporter
sciemment , ce qui deviendrait le comble de l'avilissement .
On laisse les affaires sous la protection de quelques délégués
obscurs , qui font ce qu'ils peuvent et qui ne font rien .
se
C'est aujourd'hui à la Russie , à la Prusse , à toutes les
puissances du nord , puisqu'elles ont bien voulu intervenir
dans les différends de la France et de l'Angleterre , à examiner
leur position sur ce point , et à savoir si elles
veulent consacrer ou repousser les conditions que continue
à leur imposer l'Angleterre .
Le troisième objet , c'est- à-dire l'occupation de l'électorat
d'Hanovre , ne sera pas un objet moins sérieux de leur
attention. On a beaucoup parlé dans le public de l'occupation
de cet électorat. Les ennemis de la France ont rassemblé
tous les raisonnemens pour donner à cette mesure
les couleurs de la violence ou de l'injustice : rien au monde
n'est plus pitoyable. Si jamais , dans des circonstances semblables
, un chef de la France étoit capable de se conduire
autrement que le premier consul n'a fait , il faudroit que
les Français se levasseut tous à-la-fois pour l'accuser. Il
Sa
276 MERCURE DE FRANCE ,
n'est personne en Europe aujourd'hui qui le conteste.
L'occupation de l'électorat d'Hanovre étoit une mesure
indispensable.
F
Cependant , si sans faire attention aux intérêts et aux
droits de la France , nous examinons cet événement sous
le seul rapport de la sûreté et de l'intérêt particulier de
l'Allemagne , nous ne ferons aucune difficulté d'avouer
qu'il mérite pour l'avenir toute son attention. C'est déjà
beaucoup pour elle que les circonstances de la dernière
guerre ayent fait tomber la Hollande sous l'influence immédiate
de la France. C'est peut-être trop qu'à chaque
querelle de l'Angleterre la France pénètre encore au
delà , dans l'électorat d'Hanovre , et prenne ainsi à re
yers tout le nord de l'Allemagne. Cette position , que
les événemens d'une guerre opiniâtre peuvent prolonger
pendant plusieurs années , est de nature à donner des inquiétudes
. Nous ne connaissons qu'un seul moyen de les
faire cesser : c'est le changement de domination . Que
l'Hanovre passe en d'autres mains. L'Angleterre perdra
ainsi toute influence en Allemagne , toute participation
directe aux affaires du continent ; mais on ne peut prévoir
combien de troubles et de guerres odieuses on s'épargnera .
L'Europe devra peut- être à cet événement les fondemens
d'une paix et d'une prospérité stables .
Ce grand objet politique paraît n'avoir pas échappé aux
divers cabinets . S'il faut en croire des lettres des bords du
Mein , l'espèce de stagnation qui règne à la diète générale
de l'Empire n'est pas sans rapport avec la destination
éventuelle de l'électorat d'Hanovre. Quelques états même
ont jugé convenable de différer le règlement définitif des
objets qui doivent compléter l'organisation intérieure du
corps germanique.
Quelles que puissent être a cet égard les dispositions de
l'empire et celles des puissances médiatrices, elles ne trouveront
pour l'avenir aucune difficulté de la part de la France :
Je papier officiel l'a déjà proclamé. Le Hanovre n'est point
une conquête : c'est un gage qui a été pris sur le roi d'AnTHERMIDOR
AN XI. 277
gleterre , et qui lui sera restitué aussi- tôt que celui- ci aura
restitué Malte.
La France ne s'opposera pas davantage à tout ce qu'elles
voudront statuer relativement à leur neutralité : elles ne
peuvent avoir à cet égard que leur intérêt et leur dignité
pour régle. La France n'a point la domination de l'Océan ,
elle n'y aspirera jamais. Cependant lorsque les navires de
ses marchands couvriront les mers , il faut qu'ils soient
respectés. Si l'électorat d'Hanovre est mis pour l'avenir
hors de son atteinte , il lui faut d'autres gages de sûreté. Il
lui faut des précautions de défense contre un ennemi invétéré
qui se joue des droits et des traités , ét qui attáquant
toutes les nations comme il lui plaît et quand il lui
plaît , a la prétention de se regarder comme inattaquable.
Considérons franchement sur ce point la situation des
deux pays.
En supposant que , grâce à la médiation du Nord ,
la paix fût faite demain sur les erremens accoutuinés ,
pense-t-on que nos villes commerçantes, telles que Nantes,
Marseille et Bordeaux , eussent beaucoup de confiance
en une telle paix ? Pense -t -on qu'on vît toute la France
très-empressée à remettre sur les mers ses richesses et
ses capitaux ? Pense-t- on que les dangers d'une guerre
qu'on á la prudence de ne déclarer jamais qu'à la bouche
du canon ne se présenteraient pas sans cesse à toutes
les spéculations et à toutes les pensées ?
"
Voilà par rapport à notre commerce et à nos villes
maritimes. Examinons actuellement la situation du gouvernement.
Au moment de la guerre il avait peu de vaisseaux ,
peu de matelots , et ce qu'il en avait ne pouvait guères
être regardé comme ayant assez de cette habitude et de
cette expérience de la mer qui , toutes choses compensées
d'ailleurs , peuvent rendre entre les deux pays la lutte
égale. Il fallait une occasion unique dans, son genre ,
pour réveiller tout-à-coup l'éssor national , et lui faire
opérer des prodiges. On n'a pas plutôt présenté à la
$ 3
278 MERCURE DE FRANCE ,
France les outrages de l'Angleterre , que trente millions
d'hommes ont promis leur soutien . Des efforts extraordinaires
ont été la suite de ce mouvement d'indignation
. Tout l'enthousiasme de la nation française s'est
développé , toutes ses ressources se sont déployées. Un
an après la paix faite , supposons la guerre rallumée ;
le gouvernement français rallumera-t-il de même l'enthousiasme
qu'il aura laissé éteindre ? Refera-t- il l'énergie
qu'il aura laissé dissiper? Retrouvera-t-il tous les élémens ,
tous les moyens , tous les sacrifices qu'il aura laissé échapper
? Ah ! les nations ne se manient pas de cette manière
, on ne se joue pas ainsi de tout un esprit public .
En exposant ces considérations aux politiques , à Dieu
ne plaise qu'il soit dans notre intention de présenter
la guerre comme interminable ! Mais puisque l'Angleterre
a une marine formidable , qu'elle a non -seulement aujourd'hui
ses propres vaisseaux , mais encore ceux-mêmes
des autres puissances , que les événemens de la guerre ont
fait tomber dans ses mains , elle ne peut trouver mauvais
que la France se compose des moyens suffisans de défense,
Il faut s'entendre sur ces moyens.
La France a eu , quand elle l'a voulu , une marine
( nous entendons par- là une multitude de vaisseaux de
ligne ) , elle en aura encore une quand elle voudra . Mais lui
convient-il d'en avoir ? C'est une question à examiner. Ce
parti qui convient à l'Angleterre , à raison de son grand
commerce , de ses immenses possessions lointaines , et de
la situation de son sol entouré d'une multitude de ports ,
de baies , de havres et de criques , pourrait ne pas offrir
les mêmes avantages à la France . Ce qui est un moyen de
prospérité ou peut-être de nécessité pour un pays , peut
être pour l'autre un moyen de ruine. Au taux de supériorité
où se trouve l'Angleterre , elle ne regarderait pas
sans doute comme une démarche hostile , que la France
fit construire dans ses ports , en temps de paix , un nombre
de vaisseaux de haut bord égal au sien . Mais elle ne
peut pourtant pas exiger que la France ne fasse à cet égard
THERMIDOR AN XI. 279
que ce qu'elle fait . Parce que l'Angleterre a envers nous
un système d'attaque commode , et conforme à sa situation
, elle ne peut exiger que la France adopte un système
justement parallèle .
Il faut le dire franchement ; puisque l'essor est pris , il
faut que nous ayons une marine , non comme il convient
à l'Angleterre , mais comme il nous convient. Il faut que
nous ayons une marine , non pour faire la guerre à quelques
vaisseaux égarés sur l'immensité des mers , mais pour
faire la guerre au foyer même d'où elle sera sortie . L'Angleterre
a une marine , au moyen de laquelle elle peut, au
moment où il lui convient , saisir sur les mers nos bâtimens
marchands. Il faut que nous ayons une marine , avec
laquelle nous puissions aller prendre Douvres comme elle
va prendre nos flottes . Des navires en nombre suffisant ,
et toujours prêts pour transporter en Angleterre soixante
mille hommes , et de trente à quarante vaisseaux de ligne
pour les convoyer : voilà toute la marine qui nous convient.
Quand cette situation aura été bien composée , alors le
gouvernement français pourra considérer avec plus de sécurité
les brouillards qui viendront à passer par la tête des
ministres britanniques. Nos marchands , instruits de cette
situation et de nos moyens de défense , craindront moins
de s'aventurer avec leurs capitaux et leurs spéculations
lointaines. C'est ainsi que sans le fracas d'une marine de
haut bord égale à celle de l'Angleterre , marine ruineuse
et de pure parade pour la France nous aurons formé ,
comme il nous convient , un système de défense maritime
et des garans pour notre sûreté.
"
Il nous paraît impossible que l'intervention des puissances
, quelle qu'elle puisse être , arrête sur ce point l'essor
qui a été pris. Il nous paraît impossible que la continuité
des mesures nouvelles , sauve - garde nécessaire de
notre commerce soit interprétée d'une manière hostile.
Avec cette restriction convenable , nous nous réunissons
avec zèle aux voeux de tous les amis de la paix . En attendant
que ce voeu se réalise , la manière dont l'Angleterre C
S 4
280 MERCURE DE FRANCE,
cherche à mettre en mouvement ses moyens de défense,
militaires ou pécuniaires , ne laisse pas que de mériter
l'attention . La milice , les volontaires , l'armée de réserve
, l'armée de ligne étaient déjà de grands moyens de
défense ; on vient d'y ajouter la levée en masse de tout le
peuple anglais. L'income tax , ou impôt sur le revenu ,
figure d'un autre côté comme la levée en masse de toutes.
les richesses. Observous sur ces deux points la marche de
l'Angleterre.
M. le chevalier Sinclair disait , il y a quelques années ,
que
M. Pitt et tous les ministres mériteraient de porter
leur tête sur l'échafaud , par la seule raison de l'invention
odieuse de l'income tax. Toute l'Angleterre a regardé
dans le temps cet impôt comme une calamité ; et sa suppression
effectuée par M. Addington , lui a yalu une
partie de sa popularité.
Quand cet impôt a été proposé de nouveau dans les
derniers temps , il n'a pas manqué de faire la même impression
; mais si on veut avoir une idée du danger où se
croit l'Angleterre , on n'a qu'à remarquer le peu d'opposition
qu'il a éprouvé. L'ancienne opposition particulière,
ment s'est tue. Quelques membres cependant n'ont pu se
contenir. M. Vexton a dénoncé cet impôt comme cone
traire aux principes fondamentaux de la constitution , en
même temps qu'il était odieux , vexatoire , inquisitorial
dans son mode de perception ( 1 ) . M. Smith a allégué
contre tout impôt de ce genre l'autorité de M. Hume ,
ainsi que celle de son parent Adam Smith. « Cette taxe ,
» a-t-il dit , prépare aux Anglais une inquisition plus ter
» rible qu'aucune qui ait jamais été imaginée . Un système
» d'inquisition , tel que je le vois autorisé par ce bill , ne
» peut qu'irriter les passions du peuple anglais et af
( 1 ) M. WESTON in very energetic terms reprobated the Income
Tax , as infringing on the fundamental principles of our free
Constitution , as being odious , vexatious and inquisitorial , in the
mode of its collection .
THERMIDOR AN XI. 281
1 » faiblir par-tout l'esprit patriotique. Il fut un temps où
» la simple annonce de cette taxe n'eût pas été endurée.
» Dans l'année 1794 , un de nos papiers publics disait que
» si les Français mettaient le pied en Angleterre , leur
» première démarche serait de nous imposer de sem-
» blables taxes . Cet écrivain pensait , de cette manière ,
>> exciter au plus haut point l'indignation publique . Un
>> saint office de taxation va donc être établi dans ce pays.
» Je ferai ensorte au moins de n'être pas un de ses fami-
>> liers. Sur vingt personnes , à peine en est-il une qui
» soit en état de lire ce bill et de l'entendre . »
Les imprécations contre ce bill n'ont pas été moins
fortes à la cité qu'au parlement. Les partisans du ministère
ont dit alors : « Vous craignez de découvrir vos propriétés
» à des préposés anglais . Aimez -vous mieux les découvrir
» à Bonaparte ! » Cette ccnsidération a fait pencher la
balance en leur faveur.
ces
Ce serait bien là le cas de rendre compte ici à nos lecteurs
des causes de la vive impression que cet impôt a
occasionnée. Il ne faut pas s'étonner si nos pères ,
hommes ignorans dans les lettres , mais savans et profonds
dans toutes les choses de la liberté et de l'honneur
se refusèrent continuellement et de toutes leurs forces à
toute espèce d'impôts directs. Ils laissèrent leurs rois , tant
qu'ils voulurent, rogner les monnaies et établir les gabelles,
mais tout impôt personnel fut constamment rejeté comme
la tache de la servilité et de l'ignominie. On s'étonne de cette
répugnance invincible contre l'impôt direct; c'est qu'il est,
par sa nature, essentiellement tyrannique et immoral ; c'est
qu'en même temps qu'il donne lieu à une foule de collusions
et d'inventions hypocrites , il fournit des occasions
cruelles d'exercer des ressentimens et des faveurs. Le collecteur
des impôts indirects reçoit à votre heure et non
pas à la sienne ; celui des impôts directs reçoit à son heure
et non pas à la vôtre. Il est en quelque sorte votre supérieur
et votre maître . Vous êtes son tributaire et son esclave.
Mécontent de vous , il augmente ou fait augmenter
1
282 MERCURE DE FRANCE ,
vos impositions. Il a tout un code de délits et de peines à
vous infliger.
4. Le payement des impôts indirects n'offre rien de semblable
. Vous n'avez point d'humeur de payer 24 francs un
chapeau de la valeur intrinsèque de 12. Ces 12 francs d'impôt
, vous les payez à qui il vous plaît et quand il vous
plaît : c'est au jour de votre opulence et de votre fantaisie
, c'est en satisfaisant à vos passions , que vous satisfaites
au besoin de l'état , et vous avez un plaisir en acquittant
une dette .
On peut citer comme un des bienfaits de la révolution
et de la philosophie économiste d'avoir fait tous les Français
roturiers et de nous avoir tous mis à la taille. Un des
bienfaits du génie financier de M. Pitt , est d'avoir flétri
l'Angleterre d'un income tax , dont elle ne se relevera
jamais.
M. Pitt nous paraît avoir tiré un parti assez perfide des
mécontentemens que cet impôt a occasionné . Il nous
semble avoir joué , avec M. Addington , un jeu qui n'est ni
très-loyal , ni très-amical. Du moment que l'ex-ministre
a vu qu'on introduisait quelques exemptions en faveur des
pauvres propriétaires de terre , il n'a pas manqué de réclamer
la même faveur pour les propriétaires de fonds
publics ( stocks holders ) . « Je suis sûr , a-t- il dit , que les
>> ministres de S. M. n'ont pas l'intention d'imposer une
>> loi dure aux propriétaires de fonds publics ; mais je ne
» vois pas pourquoi ils seraient exclus des exemptions
>> stipulées en faveur des autres propriétaires . Il ne s'agit
» pas d'examiner si cette différence est aujourd'hui de
» peu d'importance , il suffit qu'elle soit une fois admise
» pour voir tomber en ruine tout le système de notre
» finance. On n'ignore pas qu'à chaque emprunt les bills
» engageaient le crédit du pays , à ce que l'intérêt fût
» payé sans déduction . Si nous ne pouvons faire mieux ,
» la bonne foi nous oblige du moins à proclamer que
>> ceux qui ont aventuré ( 1 ) leurs propriétés dans les
(1 ) Embarked .
THERMIDOR AN XI 283
>> fonds ne paieront rien de plus que s'ils avaient porté
>> leurs capitaux dans une autre partie. Sur ces motifs ,
» et à l'effet de marquer plus fortement le principe , je .
» demande qu'il soit donné au comité une instruction
» spéciale à cet effet . >>>
Aussi-tôt M. Dent , l'avocat général , lord Hawkesbury,
se sont élevés et contre l'accusation outrageante de violation
de foi publique prononcée par M. Pitt , et contre
l'inutilité de donner au comité un pouvoir qu'il avait
déjà , d'autant mieux que chaque membre pouvait , comme
il lui plaisait , faire întroduire dans le comité même cette
clause , ou telle autre si la chambre l'agréait . M. Pitt n'en
a pas moins insisté , et il a fallu que la chambre rejette
positivement sa proposition.
à M. Pitt s'attendait , sans doute , ce revers ; mais il n'ignorait
pas que son appel à la foi publique trouverait au
dehors de nombreux échos. La cité , en effet , a pris
l'alarme. Le murmure et le mécontentement se sont tellement
prononcés , que , dès le lendemain même , le pauvre
M. Addingtion est venu prononcer le discours suivant :
« J'ai considéré , avec autant d'attention qu'il m'a été
» possible , les motifs qui ont été présentés hier , au sujet
» des exemptions. Je dois dire que je demeure aujour
» d'hui précisément dans la même opinion que j'ai mani-
» festée hier : savoir , que le bill ne contient aucune infraction
à la foi publique. Je pense 'encore qu'on ne
» peut augmenter les exemptions sans augmenter les
» moyens de donner de la publicité aux propriétés.
» Cela a été démontré , hier au soir , par le très-honorable
» membre près de moi , le procureur-général . Je pense
» encore que l'exécution de l'exemption nouvelle qu'on
» sollicite ; deviendra extrêmement difficile pour
les
» commissaires , et qu'elle augmentera prodigieusement
» leur travail. Enfin , je suis convaincu que l'exemption
» nouvelle portera la défalcation dix fois au - dessous de
» ce qu'on l'a estimée dans le dernier débat . J'avoue que
j'envisage avec effroi le déficit qui en résultera . Cepen284
MERCURE DE FRANCE,
» dant , d'après les circonstances qui sont venues à ma
» connaissance , et d'après ce qui m'a été représenté par
» diverses personnes , je consens à adopter cette réso-
>> lution. »
Rien n'est assurément plus soumis. C'est ainsi que
s'est terminé ce débat , au grand triomphe de M. Pitt ,
au grand scandale des partisans de M. Addington , et
à la grande satisfaction des courtiers de la cité , qui
ont cru avoir remporté , sous les bannières de l'ancien
ministère , un avantage sur le ministère actuel. Après
que nous aurons dit que l'emprunt de l'Irlande n'a pu
être rempli , et que les fonds publics anglais , qui ne
cessent de baisser , sont déjà au-dessous des fonds fran
çais , on aura une idée de toute la nouvelle situation financière
de la Grande-Bretagne.
Passons à sa situation militaire .
L'espace nous manqué pour rendre compte , comme
nous le voudrions , du discours du secrétaire de la guerre ,
relativement à la levée en masse et à son organisation
militaire. Ce discours est remarquable , 1º . par la confeɛsion
qu'on y fait de l'embarras du gouvernement, par rapport
à l'armement de l'Irlande ; 2°. par l'admission de la
possibilité d'un débarquement de cinquante mille Français
; 3 ° . par l'abandon où l'Angleterre se trouve de
toute l'Europe.
M. Wyndham a dit que cette opération était trop tardive.
En blåmant les ministres de ne l'avoir pas fait plutôt ,
il les a blâmes aussi de ne point oser instruire le peuple
franchement du danger dans lequel le pays se trouvait.
C'est lorsque le danger n'est pas grand , a t- il dit , qu'il
n'y a aucun risque à l'exagérer . Enfin , il a blâmé les
ministres d'avoir recours à une mesure forcée . Ce qui est
forcé n'a rien qui flatte la vanité ou le zèle.
Le lord Hawkesbury a répondu à M. Wyndham. Celuici
a été défendu par M. Pitt . Lord Castlereagh a défendu
lord Hawkesbury. Son discours est très - remarquable .
M. Fox a pris la parole à son tour. Il persiste à désapTHERMIDOR
AN XII. 285
prouver la guerre ; mais il approuve les mesures qui peuvent
préserver le pays d'une invasion . La mesure , comme
on peut le croire , a passé . Nous ne pouvons aujourd'hui
en examiner le mode. Nous y reviendrons dans un prochain
numéro .
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres , 18 juillet.
Des dépêches sont arrivées aujourd'hui de Saint-Pétersbourg
à lord Hawkesbury , et au comte de Woronzow.
On a expédié un messager à S. M. à Windsor , et il se
tiendra un conseil du cabinet chez lord Hobart. On assure
que ces dépêches sont d'une grande importance , puisque
le ministre anglais à Saint-Pétersbourg et le gouvernement
russe ont expédié en même temps chacun un courrier.
Vendredi dernier , au cirque , lorsque Nader chantait la
chanson loyale et patriotique : « Le bout d'une corde pour
l'affreux BONAPARTE , » un individu s'avisa de siffler.
Sur-le-champ l'assemblée se leva en désordre , et tous prrement
animés du désir de corriger cet apostat qui osait
insulter si publiquement à l'honneur de la nation .
Des lettres de Berlin , du 28 du mois dernier, annoncent
que le comte Haugwitz a été disgracié , ou qu'il s'est démis
du ministère. Ce ministre est bien connu pour ses principes
anti -anglicans. On dit que sa disgrace a été occasionnée
par quelques dépêches d'Angleterre qu'il a cachées
au roi , et où l'on priait sa majesté de s'emparer de l'électorat
d'Hanovre avant l'arrivée des Français , en s'indemnisant
sur les revenus de ce pays , qui seraient à sa disposition
( 1 ) .
(1 ) Cette dépêche est sans doute la réponse à la proposition libérale
de S. M. le roi de Prusse , acceptée par le premier consul , et faite en
conséquence au cabinet de Londres par le ministre de Berlin.
S. M. prussienne offrait au roi d'Angleterre de garantir l'Hanovre ,
et lui faisait connaître que la France exigeait pour unique condition
de cette garantie , que S. M. B. s'engageât à respecter le pavillon prussien
, et à ne visiter les bâtimens de cette nation que pour reconnaître
si le pavillon n'était pas simulé .
Le roi d'Angleterre , par une suite de cet esprit de vertige qui s'est
emparé du cabinet de Londres , a répondu à S. M. le roi de Prusse ,
qu'il ne consentirait point à s'écarter en faveur du pavillen prussien ,
des principes de neutralité admis par la législation du gouvernement
286 MERCURE DE FRANCE ,
er
Vienne , 1.juillet.✨
Sa majesté l'empereur , ayant appris par le rapport des
théologiens de Vienne , que M. de Sabran , ancien évêqué
de Laon , avait fait des mandemens sur les affaires de l'E
glise , qui , d'après examen , avaient été reconnus contraires
à l'esprit de la religion et à la tranquillité de l'Eglise ,
lui a fait connaître qu'il eût à ne se permettre désormais
aucun écrit semblable , sous peine d'être chassé de ses états ,
et l'a fait envoyer en Transylvanie , pour y rester en surveillance.
Du 14 juillet.
La santé de l'empereur étant devenue très-faible , les
médecins ont jugé qu'il était convenable que S. M. se tînt
pendant un certain temps éloignée des affaires. En conséquence
, S. A. R. l'archiduc Charles sera chargé de l'administration
générale de la monarchie autrichienne pendant
l'absence du monarque , qui va se rendre , ainsi qu'il
a été dit , aux eaux de Bade. Les arrangemens nécessaires
à cet effet ont été pris dans le dernier conseil d'état qui a
été tenu en présence de S. M.
Voici la liste des vaisseaux danois que les Anglais ont
conduits dans les ports de la Grande - Bretagne , depuis le
7 juillet : L'Heureuse- Arrivée , allant de Naples à Amsterdam
; l'Aurore , allant de Toulon à Amsterdam ; 10-
anglais. En conséquence de cette réponse , S. M. le roi de Prusse a
senti qu'il ne pouvait ni ne devait s'immiscer dans les affaires du
Hanovre.
Telle est sans doute la lettre que l'on dit que M. d'Haugwitz n'a
pas communiquée au roi de Prusse . Les journalistes anglais croient
que le petit-neveu de Frédéric-le- Grand est semblable à Georges III ,
qui , après avoir signé l'évacuation de Malte , a cédé à la volonté d'un
ministère olygarchique , indécis et changeant au gré des misérables
intrigues et des petites menées intérieures.
Les membres de ce gouvernement avaient signé le traité d'Amiens
pour être ministres ; ils ont déclaré la guerre pour conserver le ministère
; ils se servent de la signature de leur roi , comme d'une griffe :
c'est tout ce que peut être pour eux un prince infortuné , sujet à des
infirmités cruelles . Il faut le plaindre ; mais il faut aus i s'affliger de
l'influence d'un tel ordre de choses sur le sort de l'Europe .
Georges III , tel qu'il était il y a vingt ans , n'eût jamais faussé sa
signature . Nous présumons assez de l'élévation et des sentimens de
l'héritier du trône d'Angleterre , pour penser que sa politique pourrait
être plus ou moins exigeante , le porter à continuer plus ou moins
long- temps la guerre avant de signer un traité de paix ; mais que jamais
il ne violerait ses engagemens , et ne manquerait à sa dignité , au
point de devenir le mannequin de quelques intrigues subalternes .
THERMIDOR AN XI. 287
éan , allant de Cette à Amsterdam ; l'Espérance , allant
de Bandol à Amsterdam ; Marguerite- Elisabeth , allant
de Livourne à Ostende ; Frau Catherine , allant d'Italie
au Havre ; l'Industrie , allant de Civita-Vecchia en France ;
Emmanuel, allant de Cette à Elseneur et Lubeck ; l'Aigle ,
allant de Hambourg à Malaga. Les vaisseaux suivant ont
été relâchés , mais leurs cargaisons doivent être déchargées ;
la Spéculation , Frau Brigitta et l'Heureuse- Arrivée. Le
vaisseau Emmanuel a obtenu la permission de continuer
son voyage avec sa cargaison . Les vaisseaux danois ont été
exceptés à Dublin de l'embargo général.
Madrid , le 4 juillet.
Sa majesté catholique ayant eu connaissance des mandemens
de MM. de Couci , de Thémines et Montagnac ,
anciens évêques de la Rochelle , de Blois et d'Arles , les
a fait examiner par une commission de théologiens , qui
ont déclaré ces mandemens séditieux , contraires aux principes
de l'Eglise et du saint- siége. Sa majesté catholique a
donné ordre que leurs auteurs fussent renfermés dans des
couvens , et qu'on veillât strictement à ce qu'il ne fût permis
aucune démarche contraire au saint-siége et à la tranquillité
de la France.
Fermo ( marche d'Ancône ).
Suivant une lettre de cette ville , les Français équipent
dans ce port et dans celui d'Otrante une flotille nombreuse
dont la destination est , à ce qu'on prétend , de fermer la
mer Adriatique aux Anglais. Les équipages de cette flotille
seront en grande partie composés d'habitans des côtes , qui'
sont tous de bons marins et d'habiles tireurs ; il leur a été
promis des primes d'encouragement. C'est à Otrante que
doivent se rassembler ces marins ; leur nombre est déjà de
deux mille. Il y a parmi eux beaucoup de Dalmates."
Amsterdan.
Notre gouvernement vient de donner les ordres néces
saires pour faire commencer la construction et l'armement
de 100 canonnières , dont chacune doit porter 3 pièces de
canon de 18 1. de balles . Il a également ordonné de mettre
en armement 250 bateaux plats . D'un autre côté , il
enjoint aux commissaires de la marine de presser l'achèvement
de tous les bâtimens qui sont en chantier .
a été
L'argent est toujours assez abondant et à un intérêt raisonnable.
288 MERCURE DE FRANCE ,
Copenhague , 16juillet.
On apprend qu'il vient d'être notifié à notre gouverne
ment , de la part de S. M. britannique , que dans le cas où
le commerce de la Grande-Bretagne serait inquiété dans la
merBaltique par des corsaires français , quelquesvaisseaux
de ligne seraient stationnés à l'entrée du Sund , pour assurer
le commerce de l'Angleterre .
PARIS.
Le premier consul partira de Bruxelles vendredi ro
thermidor pour aller coucher å Maëstricht.
Il y restera samedi 11 .
Il en partira pour Liége le dimanche 12 .
Restera à Liège le lundi 13 .
En partira pour Namur le mardi 14.
Restera à Namur le mercredi 15.
En partira pour Mons le jeudi 16.
Restera à Mons le vendredi 17.
En partira pour Givet le samedi 18.
2
Partira de Givet pour Sedan le dimanche 19.
Restera à Sedan le lundi 20.
Partira pour Reims le mardi 21 .
Restera à Reims le mercredi 22.
Partira pour Laon le jeudi 25.
Partira de Laon pour Soissons vendredi 24 .
Partira de Soissons pour être rendu à Paris le 25.
On assure que le premier consul estera peu à Paris et
qu'il ira visiter incessamment les côtes de la Bretagne.
On désigne l'amiral Bruix , conseiller d'état , pour
commander l'expédition préparée à Boulogne.
-
Plusieurs journaux ont annoncé que le général Vial ,
ambassadeur de la république française à Malte , s'était
embarqué , le 15 juin , pour retourner en France. Nons
recevons à l'instant une lettre de M. David , secrétaire de
la légation française , qui nous apprend qu'aussi-tôt leur
arrivée à Naples , ils ont reçu ordre de se rendre à Messine ,
près du Grand-Maître , où ils conserveront leur caractère .
M. Lombard, conseiller-privé de S. M. le roi de
Prusse , chargé d'une mission particulière auprès du premier
consul , arrivé à Bruxelles , ainsi que les barons de
Rangohr et Hinuber , députés des états d'Hánovre , doit
déjà avoir eu une audience du chef du gouvernement
français. On parle beaucoup dans le public , de l'arrivée
prochaine des ministres de diverses puissances de l'Europe,
pour former un congrès à Bruxelles .
--
( No. CX. ) 18 THERMIDOR an II.
5.1
( Samedi 6 août 1803. )
MERCURE
DE FRANCE
LITTÉRATURE.
POES I E.
LES FOR GE S.
POEME SUR LES QUATRE
ÉLÉMEN
S.
Fragment.
De l'élément du feu quel prodige nouveau ! E
L'homme marche éclairé des lueurs d'un flambeau ;
Il descend dans un antre , et des flancs de Cybėle
Arrache la poussière où le fer étincelle .
•
"
Et lorsque du métal les grains sont rassemblés
Il va dans la forêt : sous ses coups redoublés ,
Tremble , chêne superbe , honneur du paysage ;
La hache , en gémissant , fait frémir ton feuillage ;
L'arbre frappé chancelle , et criant dans les airs ,
De sa chute éclatante ébranle les déserts .
Sur ses bras mutilés le feu court , se déploie ;
Là parure
des monts à Vulcain est en proie ,
Et Philomèle en vain , par ses touchans regrets ,
Redemande un asile aux toits de ces forêts :
Noirs débris de la flamme , aliment d'incendie ,
Que le Dieu de Lemnos présente à l'industrie
Pour fondre et cimenter la poudre des métaux .
Voyez-les se confondre en de vastes fourneaux .
T
200 MERCURE
DE FRANCE
,
Quels gouffres embrasés ! de leurs bouches bruyantes
Sortent en mille éclats les flammes ondoyantes ;
Par le jeu des soufflets les airs impétueux
Se glissant dans leurs flancs , y grondent , et des feux
Redoublent la fureur , l'irritent , la rallument ;
De cet enfer nouveau les entrailles écument ;
Et le métal brûlant en tous sens refoulé ,
Bouillonne , et de la tour bat le mur ébranlé .
Entends la vague en feu te demander l'issue ;
Qu'elle coure , en canaux , sur le sable reçue ;
Elle s'y précipite , en pétillant s'enfuit ,
Plus lentement s'écoule et repose sans bruit.
:
,
Aussi-tôt de ce bloc , masse informe et grossière ,
Vulcain , dans ses creusets , épure la matière.
Approchez : quel tableau ! la roue en frémissant
Rejette dans les airs le fleuve blanchissant ,
Qui sur elle retombe en poussière liquide
Prompte comme l'éclair , sur son axe rapide ,
Elle tourne entendez retentir les marteaux ;
Eole emprisonné mugit dans les fourneaux .
Le feu brille ; et déjà la tenaille mordante
Arrache le métal de la fournaise ardente ,
Le roule sur l'arêne , et l'enfant de Vulcain ,
Dont la lourde massue a surchargé la main ,
A travers des torrens de cendre et de fumée ,
Frappe avec pesanteur la matière enflammée .
Effrayante harmonie ! un bruit tumultueux
Se mêle aux sifflemens des soufflets et des feux ;
Dans les flots irrités le fer frémit et fume ;
Ici , l'éclair pétille ; et là , gémit l'enclume .
Un Cyclope , couvert d'une noire vapeur ,
Presque nu , le front pâle , et fier de sa vigueur ,
Saisit , d'un bras nerveux , la masse étincelante ,
Sous le marteau tonnant la traîne , la tourmente ,
L'allonge , l'amincit , la façonne , et du fer
Tandis que les éclats se dispersent dans l'air ,
Il avance , recule ; il se courbe , chancelle ;
THERMIDOR AN XI.
291
La
sueur,
de tout son corps ruisselle ;
en torrent ,
Et les muscles tendus , l'oeil en feu , haletant ,
Il épure et polit le métal éclatant.
Tel Vulcain s'agitait dans ses grottes profondes ,
Et du vieil Océan faisait trembler les ondes ,
Lorsqu'exilé des cieux , à la reine des eaux
Chaque jour il offrait des ornemens nouveaux ;
Ou tel encor ce dieu , du bruit de sa massue
De l'Olympe ébranlé remplissant l'étendue ,
Arrondissait l'airain , et d'un jeune guerrier
Forgeait avec orgueil l'immortel bouclier.
Tel ce Cyclope , etc.....
Par EMMANUEL JO BEZ.
91.
LE VOU INDISCRET ,
RÉVOQUÉ PAR SURVENANCE D'ENFANT.
CONTRE les perfides Anglais ,
Voulant , comme tout bon Français ,
Signaler ma juste colère ,
Dans un patriotique accès ,
J'ai promis , j'ai fait voeu d'équiper à mes frais
Une fulminante galère ;
Mais.... j'ai promis plus que je ne puis faire :
Et d'un treizième enfant , que je n'attendais pas ,
La perspective inquiétante
Je
Me déconcerte et me tourmente.
me rétracte et reviens sur mes pas.
?
Avoir , grands Dieux ! treize enfans sur les bras ! ...
D'un paternel effroi , je me sens l'âme atteinte.
L'État peut seul me tirer d'embarras
Bannir et dissiper ma crainte .
"
De très- grand coeur j'offre donc à l'État ,
Au lieu d'une galère , au lieu d'un bateau plat ,
L'enfant dont ma femme est enceinte .
3.
( Par un citoyen de Meudon . ) |
T &
292 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E. ·
On ne me voit jamais sans feuille ,
Quelquefois je donne des fleurs
Attrayantes par leurs couleurs ;
Mais il est peu commun que la main qui les cueille ,
Y passât- elle et les jours et les nuits ,
Ait le bonheur d'y rencontrer des fruits .
Si le hasard vous en présente ,
Prenez garde d'être séduits ;
Leur forme d'abord vous enchante ,
Leur suc vous plaît par sa saveur ,
Mais ce n'est qu'un appât trompeur :
Car leur écorce qui vous tente ,
Souvent renferme une liqueur ,
Douce à la bouche , amère au coeur.
Ne jugeż pas de mon mérite
Par mon volume et ma grandeur.
Que ma feuille soit grande , ou moyenne , ou petite ,
Cela fait peu pour ma valeur ;
Car j'en porte de trois espèces.
Les petites , par fois , sont bien les plus traîtresses ,
Les grandes ne font qu'endormir .
Quant à mes fruits , pour un qui fera vivre ,
Il en est cent qui font mourir.
A leur goût dangereux l'insensé qui se livre ,
S'abreuve d'un subtil poison
Dont l'effet doit , au moins , altérer sa raison.
Lorsque je suis à grande feuille ,
Il est bien rare qu'on m'accueille ,
Le vulgaire de moi fait alors peu de cas .
Mais quand mes feuilles sont petites ou moyennes ,
Souvent de vers elles sont pleines ,
Et c'est même par là qu'elles ont plus d'appas.
Parmi ces vers , les uns se jouant avec grâce ,
Vrais papillons , sont vifs et sémillans ;
T
THERMIDOR AN XI.
293
Les autres lourds , pesamment se traînans ,
Du triste ennui semblent suivre la trace.
La feuille sur laquelle on trouve ces derniers ,
Est un puissant soporifique
Qui par degrés amène un sommeil léthargique ;
A forte dose , elle a de grands dangers.
Puisque j'ai dit de moi tout le mal que j'en pense ,
Pour l'acquit de ma conscience ,
Je dois pourtant en dire un peu de bien .
Les grands talens , la vertu , la vaillance
Par moi trouvent leur récompense ;
Et du héros que flatte une telle espérance ,
Dans les périls , je deviens le soutien.
Mes feuilles forment la couronne,
Qu'un lâche , un intrigant réclameraient en vain
Et, qui , lorsqu'une habile main ,
t Pour nous illustrer , nous la donne ,
Est plus durable que l'airain.
Mais terminons ; car si l'on voulait suivre
Tout le bien et le mal qu'on peut dire de moi ,
Tu dormirais , lecteur , je suis de bonne foi ,
Car il faudrait faire un grand livre.
LOGO GRYPH E.
Nous sommes quatre soeurs , ne marchant guère ensemble ;
Bénis l'heureux destin qui pour toi nous rassemble !
Privé de nos secours , dans la société ,
Tu serais taciturne , inquiet , emprunté
Insensible aux altraits de la douce harmonie ,
Qui charme quelquefois les peines de la vie .
Vas-tu sans nous , lecteur , t'égarer dans les bois ?
Philomèle est muette , Echo n'a plus de voix ;
Zéphire vainement agite le feuillage ;
La mer en vain pour toi mugit sur le rivage ;
Il est vrai que sans nous dans ton triste repos ,
Tu te vois à l'abri des diseurs de bons mots
"
?
T 3
294 MERCURE DE FRANCE ,
Dont la froide gaieté , dont la fade éloquence ,
Font regretter souvent le modeste silence .
Divise - nous , lecteur : tu vois ce mot charmant ,
Qu'une vierge aux autels balbutie en tremblant
Un adverbe ; un oiseau ; cette nymphe adorable ,
Que Jupiter aima , si l'on en croit la fable.
CHARADE.
DANS l'enfance du monde aux humains inconnu
Fruit d'un art précieux jusqu'à nous parvenu ,
Mon premier , doux présent d'une déesse même ,
De l'heureuse abondance est devenu l'emblême ;
Il est de tous les biens le germe créateur ,
Et toujours de l'État il fonda la grandeur.
Mon second , de l'amour dissipe les alarmes ,
A la beauté flétrie il rend ses premiers charmes ,
De ses yeux presqu'éteints ranime la clarté ,
Rappelle dans ses sens la douce volupté ;
La ravit à la tombe , à peine à son aurore ,
Et du bonheur d'aimer la fait jouir encore.
Des cagots de nos jours sans cesse décrié ,
Mon tout fut dans la Grèce aussi calomnié ;
Mais , bravant les clameurs , le sublime génie
Ouvrit un champ plus vaste à la philosophie ,
Des erreurs de son temps déchira le bandeau ;
La morale , sous lui , prit un essor nouveau ;
Philosophe indulgent , vertueux sans rudesse ,
A côté du plaisir il plaça la sagesse .
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Commode.
Celui du Logogryphe est Sauteur , où l'on trouve auteur.
Le mot de la Charade est Pin-son.
THERMIDOR AN XI. 295
Politique d'Aristole , traduite du grec , etc .; par
Ch. Millon , professeur , etc. On a joint à cet
Ouvrage plusieurs extraits de Platon , et les
deux traités de Xénophon sur les Républiques
de Sparte et d'Athènes , etc. , etc. Trois volumes.
in - 8° . Prix : 12 fr . 50 cent . , et 17 fr. francs de
port. A Paris , chez Artaud , libraire , quai des
Augustins ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres S. Germain-l'Auxerrois
, no. 42 .
QUUEEL homme , a dit Voltaire , que cet Aris-
» tote qui trace les règles de la tragédie de la même.
» main dont il a donné celles de la dialectique ,
» de la morale , de la politique , et dont il a levé ,
» autant qu'il a pu , le grand voile de la nature ! »
L'antiquité n'a point eu de génie plus étendu
et plus profond , d'esprit plus juste, ni si éminemment
philosophique. Cicéron ne voyait personne
que l'on pût lui préférer pour le génie et l'exactitude
: « Pourtant , ajoute -t-il , j'excepte toujours'
» Platon. » Mais ici , peut- être Cicéron n'est pas
juste ; Aristote eut sûrement au moins autant de
génie que Platon , et à coup-sûr plus d'exactitude ;
mais Platon est infiniment plus grand écrivain .
>>
Admiré par les anciens , Aristote fut long-temps
pour les modernes un objet d'enthousiasme et de
culte. « Il n'y a , dit Jules Scaliger , qui ne s'exprimoit
pas comme tout le monde , il n'y a que
» deux aigles dans la nature des choses : l'aigle
» de la gloire militaire et celui de la gloire litté-
» raire ; l'aigle de la puissance et celui de la sa-
" gesse , César, ct Aristote . En poésie , je ne connais
» qu'un Sirenophanix , c'est Virgile . » Scaliger
et ses métaphores sont un peu ridicules ; mais ce
TA
296 MERCURE DE FRANCE ,
qui l'est cent fois davantage , c'est le sérieux avec
Icquel les rabbins espagnols ont prétendu qu'Aristole
s'était , vers la fin de sa vie , converti à leur
religion , et qu'il était mort juif , et qui pis est ,
juif très - fervent . L'admiration des chrétiens ne
s'est pas signalée par un moindre zèle . Henri de
Assia , qui fut une des lumières de l'école , écrivit
qu'Aristote était pour le moins aussi grand théologien
que Saint Paul . Georges de Trébizonde fit
un livre pour prouver que la doctrine d'Aristote
était conforme à celle de la Bible ; et ce fut longtemps
l'opinion commune que , plus heureux que
Socrate et Platon , condamnés selon leurs mérites
à des feux éternels , il avait été sauvé et admis en
paradis. Son portrait était placé en regard avec
celui de Jésus - Christ ; et il y eut une époque où
il valait un peu mieux être hérétique que de n'être
pas péripatéticien. On sait que Ramus , l'un des
plus savans hommes du seizième siècle , fut cruellement
persécuté pour avoir écrit contre les principes
de cette école ; et il existe un arrêt de François
Ier. , qui fait les plus expresses défenses d'user
de médisance et d'invectives contre Aristote.
»
Le dieu de la science scholastique , écrivait
vers ce temps , le sceptique Montaigne , c'est
» Aristote c'est religion de desabattre de ses or-
» donnances , comme de celle de Licurgus à
» Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale ,
» qui est à l'adventure aultant faulse qu'une
>> aultre . >>
>>
Mais il est arrivé à Aristote ce qui arrive à tous
ceux dont un enthousiasme exagéré élève trop haut
la réputation ; on a passé avec lui d'un extrême
à l'autre on l'avait trop admiré , on en est venu
presqu'à le mépriser ; et ses ouvrages , après avoir
cu plus de douze mille commentateurs , ont fini
par n'avoir presque plus de lecteurs . Il faut exTHERMIDOR
AN XI. 297 .
cépter cependant son Histoire des animaux , qui ,
par l'exactitude et l'intérêt des observations , méritera
toujours de fixer l'attention des naturalistes
et ses deux traités sur la Rhétorique et la Poétique ,
que leur utilité et l'excellence de leurs principes
ont sauvés de la proscription , et doivent faire entrer
dans les études de tous les littérateurs :
Pour son livre de Politique , il était , comme
tous ses autres ouvrages philosophiques , complé
tement oublié ; et depuis plus d'un siècle , il n'avait
pas eu d'éditeur , lorsqu'il y a environ trente
ans , M. Reiz en fit réimprimer une partie , avec
des notes excellentes. Mais cette édition , peu
connue hors de l'université de Leipsig , faite d'ailleurs
exclusivement.pour des lecteurs hellénistes ,
ne parait pas avoir procuré en Allemagne beaucoup
de partisans à la Politique d'Aristote ; et je
crois qu'en France , où l'on ne lit point de grec
elle fût restée tout aussi négligée qu'elle l'était
depuis long-temps , sans la révolution , qui , en
tournant presque tous les esprits vers les études
économiques , lui a donné un très-grand intérêt .
Sans doute il ne fallait pas moins que de telles
circonstances pour qu'un livre aussi sérieux , aussi
obscur , et , j'oserai le dire , aussi ennuyeux , pût
avoir quelque succès parmi nous qui sommes devenus
si frivoles .
Voilà depuis six ans deux traductions l'on
que
nous en donne . La première , publiée par M. Champagne
, ne paraît pas avoir complétement satisfait
les savans ; mais telle était alors la manie politiqué
, que cet ouvrage , malgré les défauts qu'on
lui a reprochés , a suffi pour faire la fortune littéraire
de l'auteur. M. Millon , le nouveau traducleur
, ne vient pas dans des circonstances tout-àfait
aussi favorables ; les étudians en gouvernement
sont , Dieu merci , moins nombreux , et les livres
298 MERCURE DE FRANCE ,
politiques n'ont plus tant de lecteurs . Au reste ,
M. Millon , sachant que s'il devait avoir moins de
juges, il en aurait de plus éclairés et de plus sévères ,
semble avoir été excité par cette considération à
travailler avec encore plus de soin , et à mériter ,
par de plus grands efforts , un succès devenu plus
difficile .
Je ne ferai point ici l'analyse de l'ouvrage d'Aristote
, elle excéderait beaucoup les bornes de cette
feuille et celle de mes talens . Le soixante- deuxième
chapitre du Voyage d'Anacharsis en contient une
excellente , à laquelle je ne peux mieux faire que
de renvoyer le lecteur . Je suis même faché que
M. Millon , qui a inséré dans sa notice sur Aristote
, les extraits de ses ouvrages donnés par l'Encyclopédie,
n'ait pas fait usage de cet excellent
morceau de M. Barthélemy ; il est impossible de
lire un meilleur abrégé de la doctrine d'Aristote ;
c'est le résumé le plus clair , le plus méthodique et
le mieux présenté de ses principes , souvent trèsdifficiles
à suivre au milieu de ses longues digressions
et de l'obscurité d'un texte plein de lacunes ,
de transpositions , et altérées de toutes les manières.
Ces défauts du texte , joints à l'extrême difficulté
du sujet et à l'embarrassante concision affectée
par Aristote , rendent ce traité prodigieusement
difficile à traduire ; et je ne crois même pas
que , parmi les ouvrages qui nous restent de l'antiquité
, il y en ait qui le soient davantage. « Il faut ,
>> a dit Cicéron , une grande application d'esprit
» pour expliquer Aristote. »> Ce mot , que M.
Millon a très-heureusement choisi pour épigraphe,
est applicable à tous les ouvrages d'Aristote , mais
sur-tout à sa Politique. Il n'y a pas de page qui
n'offre plusieurs grandes difficultés dans les mots
ou dans les pensées ; et il y a tel endroit du texte.
THERMIDOR AN XI 299
actuel sur lequel je doute qu'Aristote lui- même
pût aujourd'hui donner une explication satisfaisante.
de
Il était impossible que M. Millon , ayant à lutter
contre de tels obstacles , ne s'égarât pas quelquefois.
Mais dans la comparaison que j'ai faite de
sa traduction avec le commencement du premier
livre , les derniers chapitres du septième , et le
huitième tout entier , j'ai trouvé que les fautes
étaient peu nombreuses , que la plupart même
étaient légères , et j'ai en même temps admiré la
rare habileté avec laquelle il s'était tiré d'une foule
passages d'une difficulté vraiment désespérante .
En faisant cette comparaison , j'ai regretté plus
d'une fois que M. Millon n'eût pas consulté l'excellente
édition de M. Reiz , dont je me servais ;
elle lui aurait donné d'utiles secours. Il ne paraît
pas avoir connu non plus les notes de MM. Reiske,
Gurlitt ; en général , c'est un peu le défaut des
littérateurs français d'ignorer les travaux de ceux
qui les ont précédés , de ne point s'environner
d'assez de secours , de ne point faire assez de recherches
. Il en résulte que nos livres sont un peu
superficiels , un peu vides d'instruction , et que
souvent les étrangers se moquent de nous. Mais
s'ils nous appellent ignorans , nous nous en consolons
en les appelant lourds et pédans.
1
Obligé de borner cet extrait , je ne citerai point
les passages où j'aurais des éloges à donner au traducteur
; il ne me resterait plus de place pour
critiquer quelques - uns de ceux où je crois qu'il
s'est trompé , et j'aurais fait un article sans utilité.
Les lecteurs n'ont pas besoin qu'on leur indique.
les endroits bien traduits , mais ceux qui le sont
mal .
Tom . 3 , pag. 160 , M. Millon fait dire à Aristote
: « La musique est , je le répète , le principe
300 MERCURE DE FRANCE ,
» de tous les charmes de la vie. » Cela n'est point
vrai du tout , et Aristote le savait bien ; il était
trop sage pour donner une telle importance au
plus frivole de tous les arts. Le texte est ici un
peu obscur , et M. Millon a pu assez facilement
se tromper il devait cependant voir qu'il prétait
à Aristote une opinion déraisonnable , et chercher
un autre sens . Le nominatif de la phrase est
un pronom , que M. Millon a rapporté à la musique
dont il était parlé précédemment , et qu'il
fallait , je crois , rapporter au repos dont il était
aussi question dans la phrase précédente . C'est le
sentiment de M. Reiz. Ces mots , je le répète ,
eussent pu éclairer M. Millon ; car Aristote n'a
écrit nulle part ailleurs cet étrange paradoxe sur
la musique ; au lieu qu'il a plusieurs fois parlé des
avantages du repos et du bonheur de vivre dans
le loisir.
Tom. 3 , pag. 82 : « Dans toutes les espèces
» animales , les fruits prématurés de sujets trop
» jeunes , sur-tout si c'est la femelle , sont imparfaits
, débiles et de petite stature. » Une légère
faute dans l'accent du mot thêlytoca , qu'il faut
accentuer sur l'ante -pénultième , a produit ici une
erreur. Aristote dit que les fruits prématurés de
sujets trop jeunes , sont imparfaits , DU SEXE
FEMININ, et de petite stature. Cette influence particulière
de la trop grande jeunesse de la mère sur
le fruit , n'est pas exprimée dans Aristote. Thélytora
se rapporte au fruit , et a le sens passif.
Ibid. pag. 167 : « Les Achéens et les Hénioques
» du Pont-Euxin , et d'autres nations plus enfon-
» cées dans les terres de cette contrée . » . Il est
difficile de concevoir comment le Pont-Euxin ,
étant une mer ( aujourd'hui la mer Noire ) , il y
a des nations plus ou moins enfoncées dans les
terres de cette contrée. Il fallait , les Hénioques
THERMIDOR AN XI. Зог
· •
du Pont. Le Pont était une grande province voisine
du Pont- Euxin . Le texte dit littéralement :
Les Achéens et les Hénioques qui sont autour du
Pont , et d'autres nations continentales.
Cette faute ressemble à celle de Dupin , qui , dans
sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques , parlait
d'un Evagre du Pont- Euxin . Un de ses amis
lui dit à ce sujet , qu'il fallait nécessairement que
cet Evagre fût un poisson ou un homme marin
puisqu'il était du Pont-Euxin .
>>
Ibid. pag. 183. Il est question d'un Thrasippe ,
qui avait fait les frais des jeux de la tribu
Ecphantide. » Le texte de ce passage est corrompu
. Mais M. Millon , en essayant de le traduire
, ne devait pas faire dire à Aristote ce qu'il
n'a pas pu dire ; il n'y avait point de tribu
Ecphantide.
•
Je ne multiplierai pas davantage ces exemples .
Au reste , quand je le voudrais , il ne me serait
pas facile de les multiplier beaucoup . Il est , à la
vérité , une foule de passages que je n'expliquerais
pas comme M. Millon ; mais ce sont des passages
si difficiles , qu'il est fort embarrassant d'en bien
déterminer le sens , et sur lesquels je suis d'ailleurs
très-disposé à m'en rapporter à M. Millon , qui
ayant fait , pendant plusieurs années , une étude
particulière d'Aristote , est beaucoup plus que
moi en état d'en comprendre les difficultés.
fautes réelles , ou plutôt celles qui me paraissent
telles , sont , comme je l'ai déjà dit , fort rares
dans tous les endroits que j'ai comparés .
M. Millon , voulant donner à-la- fois un recueil
des meilleurs ouvrages politiques des anciens , a
joint à l'ouvrage d'Aristote les Traités de Xénophon,
sur les républiques de Sparte et d'Athènes ,
et de longs fragmens des dialogues politiques de
Platon. Je n'ai point examiné cette partie de son
BIDL. U
302 MERCURE DE FRANCE ,
travail ; mais il est plus que probable que si M.
Millon a réussi dans la traduction d'Aristote , il
n'aura pas été au - dessous de lui- même en travaillant
sur des auteurs infiniment plus faciles.
Ω
VARIÉTÉ S.
Lettres d'un Mameluck , ou Tableau moral et critique
d'une partie des moeurs de Paris ; par J. Lavallée.
Un volume in- 8°. Prix : 5 fr . et 6 fr. 50 c . franc de port.
A Paris , chez Capelle , libraire , rue J.-J. Rousseau ;
et chez le Normant , imprimenr - libraire , rue des
Prêtres Saint Germain - l'Auxerrois , n°. 42 .
Si nous étions très-sévères , nous commencerions par
censurer le titre même de l'ouvrage , et nous demanderions
à l'auteur ce que c'est que le tableau moral de quelques
parties des meurs de Paris . Le tableau des moeurs
peut-il être autre chose qu'un tableau moral , et qu'est- ce
que des moeurs qui ont une ou plusieurs parties ? Nous
ne pousserons cependant pas plus loin notre critique sur
ce point. Nous savons que de grands littérateurs modernes
se sont beaucoup récriés sur le titre d'un poëme , qu'ilș
ont jugé l'ouvrage détestable d'après le titre ; nous ne
prendrons point cette manière expéditive de juger un
ouvrage , et nous pensons même qu'un livré peut être
excellent , bien que son titre ne soit pas un chef- d'oeuvre .
On connaît le succès prodigieux qu'obtinrent les Lettres
Persannes à leur publication , succès fondé sur le style de
l'ouvrage et sur l'originalité du cadre qu'a employé
Montesquieu . En effet , ce cadre était très - heureux ; il
donnait à l'auteur la facilité d'exprimer des idées neuves
et de rajeunir des idées déjà connues . Un Français ne peut
point voir les moeurs de Paris du même oeil qu'un Asiatique
, et les observations d'un voyageur persan durent
piquer la curiosité . Le contraste des moeurs asiatiques
THERMIDOR AN XI. 363
avec les moeurs françaises , devait faire naître la variété ;
et ce contraste , toujours présenté avec autant de vérité
que de sagacité et d'élégance , donne aux Lettres Persannes
ce charme qu'elles ont conservé et qu'elles conserveroat
toujours . Montesquicu a eu beaucoup d'imitateurs ; mais
aucun n'a rempli le cadre qu'il avait adopté , si on en
excepte l'aimable auteur des Lettres Péruviennes , qui a
su conserver la vérité des caractères , et qui a toujours
prêté à ses personnages le langage qui leur convient . Les
Lettres Juives , les Lettres Portugaises , et tant d'autres ,
ne sont qu'une froide correspondance , où l'auteur se
montre toujours lui-même , et où il met sans cesse la gravité
et l'appareil des sentences philosophiques à la place
de la vérité . On ne peut pas précisément faire les mêmes
reproches à l'auteur des Lettres d'un Mameluck ; il n'a
point la morgue d'un philosophe qui prêche ; il n'a cependant
point rempli son cadre , et il n'est pas assez fidèlė
à ce qu'on pourrait appeler la vraisemblance des caractères
. Dès la première page , on voit un Mameluck qui
écrit sous la dictée d'un Parisien ', et le cadre adopté par
l'auteur devient inutile . Le Mameluck n'écrit que ce qu'on
voit tous les jours dans les livres , dans les journaux ; il
l'exprime de la même manière , et nous ne voyons pas
pourquoi l'auteur fait intervenir un étranger , pour nous
dire ce qu'il aurait fort bien pu nous dire lui-même , sans
rien changer à la forme de son récit .
Nous allons appuyer notre opinion de quelques citations.
Dans la première lettre , le Mameluck , après quel
ques considérations générales sur les moeurs de Paris , parle
des spectacles . Il parle du Vaudeville , qui représente
tantôt les grands liommes qu'il veut honorer , tantôt ceux
qu'il veut tourner en ridicule. « Ils font , ajoute-t - il , chan- '
ter Voltaire , Malesherbes , Patru ; que sais-je ! quelque
jour ils feront chanter Massillon , Pascal et Montesquieu.
Ainsi que Racine et les Eléphans , j'ai reçu un petit hommage
du Vaudeville ; moi , pauvre Mameluck , qui sais à
peine prononcer deux mots de leur langue , ils m'ont fait
1
304 MERCURE DE FRANCE ,
parler français tant bien que mal ; par conséquent , ils
m'ont fait dire ce que je n'ai jamais dit . » Il est difficile
de n'être pas choqué de l'extrême invraisemblance de
cette lettre ; il semble que l'auteur soit venu lui-même audevant
de la critique , et qu'il ait pris plaisir à se priver
de tout moyen de justification . Son Mameluck raisonne
comme le plus tranchant de nos Aristarques ; il prononce .
sur les spectacles , sur nos grands écrivains , et , presque
dans la même phrase , il convient qu'il ne sait pas deux
mots de notre langue. Cet étranger qu'on fait parler aiøsi ,
n'a-t-il pas le droit de dire à M. Lavallée ce qu'il dit des
auteurs du Vaudeville : Moi , pauvre Mameluck , qui sais
à peine prononcer deux mots , vous me faites parler français
tant bien que mal ; par conséquent , vous me faites
dire ce que je n'ai jamais dit.
Mais l'auteur ne s'en tient pas là : le Mameluck , après
avoir parlé du Vaudeville , de Voltaire , de Massillon ,
s'occupe sérieusement de résoudre des problèmes historiques
, et de nous apprendre l'origine et le caractère des
Français d'aujourd'hui. « Dans ces contrées , dit- il , les
9:
peuples indigènes se nominaient les Gaulois : leur ori
» gine est de la plus haute antiquité . Qui la connaît ? per-
» sonne . Il y a quinze siècles qu'un peuple conquérant
>> vint s'incorporer avec eux : il se nommait les Francs.
» Même bravoure , mais non pas mêmes moeurs. Ils
>> croient qu'ils se sont mêlés , que toutes les nuances ont
» disparu . Cela n'est pas ce sont deux fleuves ; ils ont
» coulé dans le même lit , à travers les âges , sans se con-
» fondre. Pendant douze années qu'ils viennent d'employer
à leur moderne révolution , mille événemens
» leur paraissent une énigme. Ils sont aveugles : qu'ils
» regardent ; le mot est là : les Francs , toujours âpres ,
» toujours indomptés , toujours licencieux ; les Gaulois ,
>> toujours frivoles , toujours inconstans , toujours supers-
» titieux ; et les uns et les autres , toujours terribles à la
» guerre . Voilà tout le mystère. »
Cette idée est assez ingénieuse , et elle ne serait point
déplacés
THERMIDOR AN X I. 30
1
déplacée dans une lettre , si l'auteur n'avait pas l'air dey
prendre au sérieux et d'en faire la base des explicatio
qu'il nous donne sur l'origine de la révolution. No
avons souvent été surpris d'entendre , dans les sallons da
la capitale , de profonds rêveurs , qui faisaient remonter
la révolution jusqu'à Saint Louis , et même jusqu'à Philippe-
le-Bel ; mais nous ne nous étonnons plus de rien ,
depuis qu'un Mameluck est venu nous apprendre que les
droits de l'homme ont commencé avec les Francs. Au
reste , c'est la manie des écrivains français d'expliquer les
causes de la révolution , et probablement c'est aussi celle
des Mamelucks.Les explications ridicules qu'on nous donne
tous les jours sur l'origine de nos troubles politiques
ressemblent aux explications qu'on nous a données sur les
pierres tombées du ciel . On n'a pu savoir comment, ces
pierres avaient été formées dans l'atmosphère , et , pour la
résoudre , on a porté la difficulté dans la lune. Au reste ,
le système sur le mélange des Francs et des Gaulois n'est
pas la chose la plus ridicule que nous débite le Mameluck ;
dans une autre lettre , il attribue la révolution aux prêtres
, et voici comment il explique ce système tout nou
veau. Le sacerdoce s'était appuyé du trône , mais bientôt
il résolut de le renverser. Comment s'y prit-il ? « Ennemi
» profondément humilié , mais plus profondément savant ,
» il ne souffrit pas à ses ressentimens de lui conseiller de
» séparer sa cause de celle des trônes. Il lui fallait renon-
» cer à l'orgueil de placer les rois entre lui et les peu-
>> ples ; il écouta l'adresse : elle lui conseilla de se placer
» entre les peuples et les rois . Par-tout il s'empara des
» générations naissantes , par-tout , propriétaire exclusif
» de l'éducation , il la fonda sur deux bases uniques , l'in-
» tolérance religieuse , l'étude des langues mortes . Pour-
» quoi l'intolérance ? pour éterniser ses défenseurs . Pour-
» quoi les langues mortes ? pour voiler aux yeux de la
» jeunesse la connaissance , trop dangereuse pour lui , de ,
>> l'histoire moderne , et , maître du choix des antiques
» auteurs, n'ouvrir aux élèves que ceux dont , les écrits
t
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
» pourraient verser dans leur coeur un levain de haine
>> contre les rois . Par un calcul non moins terrible , Quint-
>> Curce et les Commentaires de César furent seuls admis
» à l'honneur de partager , avec les historiens des répu-
» bliques , l'attention des disciples. Pourquoi ? pour
» vicier dans leur berceau même , en inspirant à de jeu-
>> nes têtes le délire des conquêtes ; pour vicier , dis-je ,
» les principes des républiques , dont il ne voulait pas que
» les hommes pratiquassent les vertus , mais si fait bien
» la licence . Et pourquoi encore ? pour faire , sans se
>> compromettre lui-même , cette confidence indirecte à
» ses disciples , qu'il n'est point de potentat si superbe
» que l'on ne puisse abattre quand on le veut. Ainsi , par
>> ce plan vraiment étonnant dans sa sombre et profonde
» politique , aperçu , mais à peine ébauché par les uni-
» versités , qui n'eurent pas l'art de le pousser au-delà de
» l'indiscipline de leurs écoliers , mais saisi depuis dans
>> tout son ensemble , balancé dans toutes ses parties ,
>> considéré dans tous ses résultats , exécuté dans toute son
» étendue par un corps religieux que les Européens ap-
» pelaient Jésuites , le sacerdoce était parvenu à se créer
» lui-même une garantie contre les rois , et , en semant
» ces germes de républicanisme qu'il se flattait de déve
» lopper ou d'étouffer au gré de son intérêt , à se ména-
» ger des moyens de comprimer les monarques , ou de se
>> venger d'eux au besoin , s'ils tentaient de séparer leur
>> cause de la sienne.
» Il fut un moment où elle emporta les hommes plus
>> loin l'intérêt du sacerdoce ne l'exigeait , et qu'il
que
» ne le prévoyait sans doute , puisqu'il parut un instant
» lui-même enveloppé sous la chute du trône : mais enfin
» le trône est abattu , et le sacerdoce s'est relevé
» triomphant de ses propres ruines. »>
presque
Cette explication me rappelle que Marmontel a dit
quelque part , qu'on trouve de tout dans les livres . Il serait
difficile d'y trouver rien de plus ridicule et de plus extravagant
que cette opinion du Mameluck ; et il est évident
THERMIDOR AN XI. 307
que le grand prophête avait savouré un peu trop de schiras
, quand il lui inspira l'idée de cette correspondance ;
le lecteur nous dispensera sans doute de répondre sérieusement
à de pareilles absurdités ; cela ressemble trop à
ces déclamations dans lesquelles on ne craignait pas de
dire , à la tribune des jacobins , que les émeutes populaires
étaient dirigées par des cordons bleus , que les amis de
Louis XVI avaient présidé au 2 septembre , que les Colons
avaient incendié les Colonies , les gentilshommes leurs
châteaux , et les marchands , pillé les comptoirs.
L'indignation que doit causer une opinion aussi insensée
, ne nous empêchera pas cependant d'être justes envers
M. Lavallée , et de dire que son livre n'est pas sans intérêt.
Les Lettres d'un Mameluck sont bien loin des Lettres
Persannes ; le ton en est souvent monotone ; on y trouve
souvent des dissertations froides et ennuyeuses ,
des expressions
communes ; le style n'en est pas toujours correct ,
mais plusieurs morceaux sont écrits avec beaucoup d'es
prit. On y trouve des traits et des anecdotes piquantes.
Nous allons faire quelques citations .
« En France , quatre mots suffirent souvent à leurs
» généraux pour embraser tous les esprits , pour imposer
» silence au murmure , pour commander la victoire.
» Dans la dernière guerre , un soldat mécontent montre à
» Bonaparte son habit entièrement usé , dont les lambeaux
» le couvraient à peine , et lui en demande un neuf avec
>> assez d'humeur . Un habit neuf ! répond le général ,
» tu n'y songes pas ; on ne verrait pas tes blessures. L'an-
>> tiquité n'offre rien de comparable à ce mot.
» Avant la révolution toute leur infanterie était habillée
» de blanc ; un corps seul de grenadiers avait l'uniforme
» bleu . Dans une bataille un régiment blanc allait char-
>> ger':: l'officier qui le commande ne lui dit que ces mots :
» Blancs , les bleus vous regardent , et la victoire fut dé-
» cidée .
» Pendant la guerre de la révolution , le général Péri-
» gnon commandait l'armée française contre les Espa
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ,
T
» gnols. Au moment de livrer bataille , il dit : Solda's ,
» voilà les Gardes Wallonnes devant vous ; elles passent
» pour les meilleures troupes de l Europe : que dira t-on
» de vous qui allez les battre ! et il les battit .
» Un représentant du peuple portant , dans une tête
» exaltée , un esprit sujet aux préventions , ou peut-être
» entraîné loin de sa raison par les opinions irréfléchies
» et dominatrices dans un moment de tourmente , or-
» donne par écrit à ce même général de faire arrêter tel
» officier , parce que , dit l'ordre , cet officier est aristo-
» crate. Le général Pérignon lui répond à l'instant : « Je
» vous préviens , citoyen représentant , que cet officier ,
» que vous m'ordonnez de faire arrêter comme aristo-
» crate , a été tué hier en combattant pour la liberté . »
Que de sens dans cette réponse ! tout est là .
M. Lavallée a un style rapide et quelquefois brillant
dans ses descriptions . Nous aurions plusieurs citations à
faire dans ce genre , nous nous bornerons à celle- ci :
« Plus je vois ces Français , plus ils m'étonnent : quand
>> on vit avec eux , on est forcé de les aimer ; mais par fois
» on se demande par quelle raison on les aime . Ils sont
» gracieux , affables , prévenans : abordez-les , ils vous
» caressent ; quittez-les , ils vous oublient. Tant mieux ,
» peut-être ; car , pour être l'ami de prédilection d'un
» Français , il faudrait tous les jours faire connaissance
» avec lui . Sont-ils bons , sont-i's mechans ? C'est un proe
» blême : ni l'un ni l'autre , peut-être . Leur amitié est
» un phosphore ; leur haine une épigramme. Gais , folâ-
» tres , volages à l'excès , ils font toujours le contraire de
» ce qu'ils disent. Il s'accommodent de tout , et ne sont
jamais contens de rien rire et plainte sont pour eux
» synonymes. Comme leur chagrin est sans gravité , leurs
>> consolations sont sans éloquence : ils dépensent leurs
>> douleurs comme leurs richesses , sans songer au lende-
» main . Dans l'homme français il y a toujours deux
» hommes ; l'homme parlant et l'homme agissant , et ces
deux hommes ne se consultent jamais. L'homme . par
::
1
THERMIDOR AN XI. 309
» leur s'attendrit souvent ; l'homme acteur très-rarement :
» le parleur passera six mois à faire un traité sur la bien-
» faisance ; et l'acteur froissera chaque jour l'infortuné
» sans lever les yeux sur lui. » '
que
On trouve dans les Lettres d'un Mameluck , beaucoup
de tableaux aussi vivement tracés , mais ils ne produisent
pas leur effet , parce qu'ils sont liés à des choses invraisemblables
, et que le lecteur ne reste jamais un moment
dans l'illusion doit faire naître ce genre d'ouvrage.
On ne croit jamais entendre un Mameluck , mais toujours
un Français, et un Français qui brûle de montrer son esprit.
Il le prodigue trop , et on pourrait lui appliquer ces mots
d'un écrivain moderne : C'est avoir beaucoup d'esprit ,
que d'en a ortrop , mais à mon avis ce n'est pas én avoir
assez. Au reste , on voit tant d'excellentes choses , même
dans les arts , se faire sans esprit , qu'on pourrait croire
qu'il n'est presque bon à rien , et nous pensons qu'on
devrait bien enfin revenir au simple bon sens , ne fût-ce
que par esprit de nouveauté , et par envie de paraître
extraordinaire.
Dictionnaire universel de la langue Française , avec le
latin , et Manuel d'Ortographe et de Néologie , extrait
comparatif des Dictionnaires publiés jusqu'à ce jour ;
par P. C. V. Boiste , homme de lettres , imprimeur.
Deuxième édition ; deux volumes in - 8° . oblongs , de
près de 1300 pages . Prix : 13 fr. et 19 fr. par la poste.
A Paris , chez Desray, libraire , rue Hautefeuille , n° . 36 ;
et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des
Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
Ce dictionnaire est justement qualifié d'Universel ; il
-contient tout ce qu'on peut désirer sur la connaissance et
l'usage de la langue française . En le parcourant , on est
étonné de trouver , dans deux volumes , tout ce qu'il
promet ; on est étonné en même temps du courage qu'un
homme de lettres a eu de se livrer à un travail aussi péni-
V 3
310 MERCURE DE FRANCE ,
ble
que peu apprécié . Cependant , lorsqu'on connaît quel
était l'objet de M. Boiste , quels en sont les détails , quels
en sont les avantages , on ne peut que lui savoir un gré
infini de la publication d'un ouvrage qui est également
utile à ceux qui apprennent la langue française , et à ceux
qui écrivent dans cette langue . Le but que l'auteur s'est
proposé , a été , 1º . de donner succinctement la signification
des mots , leurs acceptions différentes et leurs équivalens
ou synonymes , en indiquant les différences , souvent
très-grandes , dans la signification , et quelquefois même
les sens très-opposés que leur donnent les autres dictionnaires
;
2º. De présenter avec clarté le rapprochement et la
comparaison des systèmes d'ortographe , c'est-à-dire , les
différentes manières d'écrire les mots lorsqu'ils sont susceptibles
de variantes , ce qui est très-fréquent ;
3º. De séparer le mologisme de la mologie , c'est-à-dire ,
de désigner , par des indications précises , les mots nouveaux
adoptés depuis l'Académie , et qui font aujourd'hui
partie de la langue ; ceux qui ne peuvent être employés
qu'avec circonspection , même dans le style familier , et
ceux qui doivent être rejetés .
Le Dictionnaire de l'Académie , édition de 1778 , a
servi de base à ces recherches , mais en y ajoutant tous
les mots des autres dictionnaires anciens et modernes ,
avec l'indication de leurs auteurs et les termes particuliers
aux sciences , arts , manufactures et métiers , etc.
Le nouveau lexicographe a compulsé pour ce dictionnaire,
l'un après l'autre et mot pour mot , tous les autres dictionnaires
; il a fait le relevé des mots qui ne s'y trouvaient
pas , et rétabli ceux qu'il avait omis , noté toutes les différences
dans l'ortographe et les définitions ; comparant
ensuite ces dictionnaires entr'eux , il a rapproché les autorités
, soit pour l'adoption d'un mot , soit pour la manière
de l'écrire , et pour sa définition : les nouveaux dictionnaires
de 1799 et de 1803 , ainsi que ceux de Trévoux et
de Gattel , ont servi à perfectionner cette nomenclature.
THERMIDOR AN XI. 317
M. B. ne s'est pas borné à ces rapprochemens ; Restaut
, Wailly , Richelet , les dictionnaires particuliers , tels
que ceux du vieux langage , le Manuel Lexique , le Glossaire
Français , les Dictionnaires néologiques ont été consultés
, tous les systèmes d'ortographe ont été comparés ,
analysés et resserrés comme le format l'exigeait.
Les termes de sciences ont été fournis par les deux Encyclopédies
et par les traités particuliers ; ceux des arts ,
manufactures et métiers , par les livres classiques et par
les descriptions que l'Académie des Sciences en a publié.
Le laborieux lexicographe voulant former un corps
complet de langue , a cru devoir ajouter à son dictionnaire
divers traités particuliers , qui réunissent tout ce qu'on
peut désirer de trouver dans une collection entreprise
pour l'utilité et l'instruction . On trouve donc ici un dictionnaire
des synonymes ou acceptions de la langue , des
dictionnaires de rimes , de mythologie , des personnages
célèbres , de géographie universelle , des traités particuliers
de versification , de ponctuation , de conjugaison
des verbes , des principales difficultés de la langue française
; enfin , d'un tableau de grammaire , parfaitement
bien conçu , et exécuté avec clarté . On a réuni , dans un
espace aussi circonscrit , les diverses connaissances nécessaires
pour se perfectionner dans l'étude de notre langue';
c'est une encyclopédie portative sur une matière qui
ne peut être étrangère aux Français , et qui est de la première
utilité pour ceux qui apprennent cette langue ;
c'est le dictionnaire des dictionnaires . Le principal but de
ce travail a été de présenter la langue française non- seulement
avec tous les mots , toutes les expressions et les locutions
dont elle se sert pour rendre toutes les pensées ,
exprimer tous les sentimens , peindre toutes les images ,
mais encore avec tous les termes qu'elle emploie pour
désigner les êtres physiques et métaphysiques , etc. On
peut assurer que l'auteur a rempli une tâche qui demandait
autant de sagacité que de persévérance , autant de
recherches que d'intelligence .
V 4
312 MERCURE DE FRANCE ,
Les hommes de lettres reconnaîtront aisément les diverses
périodes par lesquelles la langue française a passé , pour
parvenir à être la langue de l'Europe . M. Boiste les divise
en quatre âges. Le premier , est celui où Jean de Meun ,
Montaigne , Marot , Cholet , Rabelais écrivaient. Le
deuxième âge est celui de Louis XIV , sous le règne duquel
des hommes de génie la fixèrent . Le troisième , est celui
de Buffon , de Voltaire , de J.-J. Rousseau , et autres
écrivains qui se rapprochèrent le plus des grands modèles .
Le quatrième , est celui où le néologisme est venu la
corrompre par ses innovations , l'affaiblir par ses préten
dues richesses.
Nouveau Dictionnaire universel , historique , biographique
, bibliographique et portatif, contenant l'histoire ,
les vies , actions et caractères des hommes qui , dans
tous les temps et chez toutes les nations , se sont rendus
célèbres par des talens , des vertus et des crimes , etc .;
ainsi que des révolutions des états , la succession des
princes et souverains anciens et modernes ; précédé
d'une table chronologique des événemens , découvertes
et inventions qui correspondent à ce dictionnaire , et
forment une suite des principaux faits de l'histoire
générale , depuis les premiers temps jusqu'à nos jours,
Traduit de l'Anglais , de John Watkins , et considérablement
augmenté par M. l'Ecuy , ancien docteur de
Sorbonne , abbé de Prémontré . Deux volumes in- 8° .
Prix : 12 fr. et 16 fr . par la poste. A Paris , chez Desray,
libraire , rue Hautefeuille , n° . 36 ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint - Germain
l'Auxerrois , n° . 42.
Parmi les productions nombreuses , insignifiantes et
même condamnables qui paraissent chaque jour , il est
agréable pour les journalistes d'avoir à annoncer de temps
en temps des ouvrages recommandables par leur utilité et
par le mérite de leurs auteurs . L'idée d'un dictionnaire
THERMIDOR AN XI. 313
historique , qui , en faisant, connaître les hommes célèbres
de tous les temps , fut à la portée des facultés de tous les
lecteurs , est due à l'abbé l'Avocat : il l'exécuta avec succès ,
quoique son premier essai fut incomplet . On s'est emparé
de son plan et on a multiplié les volumes , en s'éloignant
des vues qui l'avaient fait entreprendre. Les dictionnaires
historiques sont devenus des livres de bibliothèque.
M. l'Ecuy a voulu rappeler , celui qu'il vient de publier à
sa première destination . En traduisant Watkins il n'aurait
pas rempli son but, qui était de donner , dans le moins de
volumes possible , un ouvrage portatif qui renfermât le
plus d'articles intéressans ; aussi n'a-t -il emprunté de l'auteur
anglais que les articles qui faisaient connaître les
hommes célèbres de l'Angleterre ; tout ce qui intéressait
la France était incomplet : il a donc fallu abréger , corriger
, quelquefois augmenter et souvent compléter ce qui
avait été ou négligé ou oublié . On peut dire que ce n'est
point ici une traduction de Vatkins , mais un ouvrage qui'
appartient , presque en totalité , à M. l'Ecuy ; il ne lui'
doit que le fond et l'identité du plan . L'auteur anglais
avance que sa collection contient un ou deux mille arti
cles de plus que celles qui l'ont précédée ; on peut dire
que celle-ci en contient à-peu-près autant , qui ne sont
point dans la sienne. L'auteur français , en formant sa
collection d'après ses propres recherches , se serait épargné
un travail pénible ; il n'aurait pas été obligé de refaire ce
qui était inexact , de suppléer ce qui avait été oublié , deréformer
ce qui s'éloignait de l'impartialité , principal
caractère de l'historien . C'est cette impartialité qui distingue
le nouveau dictionnaire ; c'est dans cet esprit qu'il
a été fait. « On s'est abstenu de jugemens , dit l'au-
» teur , à l'exception de ceux que le public et la postérité
» ont consacrés. On s'est dépouillé de ses propres opinions
» pour se borner à exposer simplement les faits. On a
» gardé , à l'égard des personnes , tous les ménagemens
>> compatibles avec la vérité. On a parlé de toutes les
>> sectes religieuses avec les égards qui paraissent dùs à coe
314 MERCURE DE FRANCE,
» qui est l'objet du respect d'autrui , parce qu'on n'a pas
» cru qu'un dictionnaire dût ressembler à un traité dog-
» matique. On a cité les ouvrages , en s'interdisant la
» critique. On a évité , avec plus de soin encore , tout ce
>> qui peut tenir à l'esprit de parti ; autant qu'on l'a pu ,
» on a mis le lecteur en état de juger ; on a préféré lui en
» laisser le plaisir et le soin. »
"0
་
M. l'Ecuy a été fidèle à la règle qu'il s'était prescrite ;
on en jugera par l'article que nous citons. «< Jean- François
» de la Harpe , membre de l'Académie Française , et l'un
» des littérateurs les plus distingués de la fin du dix-hui-
» tième siècle , était né à Paris , en novembre 1759 , d'une
>> famille noble et ancienne du pays de Vaud ; elle était
» protestante , et perdit sa fortune pour avoir embrassé la
>> religion catholique. La Harpe fit ses études dans l'Uni-
» versité de Paris , d'une manière brillante ; il débuta très-
» jeune , dans la carrière de la littérature , par des héroï-
>> des ; bientôt il prit plus d'essor , et s'essaya dans le genre
» dramatique. Il donna , en 1764 , le Comte de Warwick ,
» tragédie qui eut le plus grand succès ; elle fut suivie ,
» dans la même année , de Timoléon , autre tragédie ,:
» accueillie moins favorablement . Ses autres pièces dra-
>> matiques sont : Mélanie , Coriolan , Virginie , Ment-
» sicoff, Jeanne de Naples , les Barmécides , Philoctète ,
» Gustave , les Muses rivales , etc. Il est auteur de plu-
» sieurs éloges qui ont remporté le prix de l'Académie
>> Française : tels sont ceux de Charles V, de Fénélon , de
» Racine , de Catinat. La même couronne fut adjugée à
» quelques pièces de poésies , notamment à une Ode sur
» la Navigation et à des vers sur les Talens dans leur
» rapport avec la société et le bonheur. On lui doit d'uti-
» les et bonnes traductions , celle des douze Césars de
» Suétone , de la Louisiade du Camoens , de la Jérusalem
» du Tasse , en vers français , de laquelle il n'a encore été
publié que des fragmens . On a de lui un Abrégé de
» l'Histoire des Voyages , un Cours de Littérature plein
de goût , et qui lui a mérité le titre de Quintilien franTHERMIDOR
AN XI. 315
çais. La Harpe avait été emprisonné sous Robespierre ;
» c'est pendant sa détention qu'il reprit des sentimens re-
» ligieux ; le reste de sa vie fut occupé à les manifester ,
» quoiqu'il paraisse que ce changement n'ait pas été vu
» de bon oeil par un parti qui devait regretter lå perte
» d'un homme de son mérite . Au 18 fructidor , il fut de
» la nombreuse liste des condamnés à la déportation. Il
>> eut le bonheur de s'y dérober , en se cachant. Il repa-
>> rut quand le danger fut passé , et continua d'écrire en
» faveur des principes religieux et de ceux du goût . II
» mourut le 11 février 1803. Un testament simple ex-
» prime ses derniers sentimens ; ce sont ceux d'un phi-
» losophe chrétien . Les oeuvres de la Harpe avaient été
>> réunies en six volumes in-8° . , sans son théâtre , qui
» devait former deux volumes. Cette collection est loin.
» d'être complète. Depuis cette édition , il a paru son
» Cours de Littérature , une Correspondance littéraire , en
» quatre volumes in-8° . Il se proposait de donner des
» Commentaires sur Crébillon . Parmi ses papiers , il s'est
» trouvé des manuscrits précieux , qui seront incessam-
» ment publiés dans une nouvelle édition de ses oeuvres ,
» laquelle doit être faite sous la direction de son ami ,
>> M. de Fontanes. >>
L'ouvrage de Watkins a une table chronologique destinée
à lier les événemens épars ; M. l'Ecuy a jugé qu'étant
plus étendue , elle remplirait mieux cet objet ; et elle est
devenue douze fois plus considérable que la première. Les
siècles s'y présentent comme dans un tableau en miniature
, et l'esprit embrasse , dans leur ensemble , l'espace
immense des âges . C'est une espèce de table de chapitres
des annales du genre humain . On y a sur- tout inscrit avec
soin tous les événemens relatifs à la révolution . On aime
par fois à retourner sur ses souvenirs , parce qu'il y a
quelque plaisir à souger aux dangers auxquels on a échappé.
Ce répertoire biographique est fait avec une exactitude ,
une précision , une modération qu'on trouve rarement
dans des ouvrages de ce genre . L'auteur a rempli son objet ;
316 MERCURE DE FRANCE,
il a rendu son dictionnaire aussi complet qu'il était possible
; il l'a mis à portée de tous les lecteurs et de toutes
les fortunes . Il peut même être de quelque utilité aux
littérateurs .
Rapport du Comité central de Vaccine , établi à Paris par
la société des souscripteurs pour l'examen de cette découverte.
Un volume in-8 ° . Prix : 7 fr. et 7 fr . 50 cent.
franc de port. A Paris , chez madame veuve Richard ,
libraire , rue Hautefeuille , n° . 11 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42.
Cet ouvrage n'est , pour ainsi dire , que le recueil des
expériences qui doivent fixer l'opinion publique sur
la plus belle découverte de la médecine moderne . L'histoire
même de cette science , dans ses différentes époques ,
n'offre aucune autre découverte plus importante ; par la
grandeur et l'universalité du mal qu'elle a pour objet , par
la simplicité du remède qu'elle lui oppose , par son influence
sur l'avenir ; et l'on peut ajouter , par les circonstances
au milieu desquelles elle s'est propagée . En effet ,
c'était pendant les bruits de guerre et les troubles de
l'Europe , qu'un médecin anglais vérifiait et démontrait
les avantages de la vaccine ; tandis que la fleur dés générations
était moissonnée dans les champs de bataille , et
que la discorde multipliait les formes d'une mort violente ,
la science travaillait , dans la solitude , à détruire une des
chances inévitables de la vie humaine ; et , sans doute , la
vaccine ( si toutefois ce nom lui reste ) paraîtra comme
une sorte de compensation donnée à la société par cette
main paternelle qui pèse les biens et les maux , et maintient
l'équilibre et l'harmonie de l'univers .
L'ordre de ce rapport est le même que le comité de
vaccine a suivi dans ses recherches , et l'on y reconnaîtra
d'une manière bien sensible , le bon esprit et la supériorité
de méthode qui préside aujourd'hui aux sciences . It
THERMIDOR AN XI. 317
1
n'y a pas long-temps encore que l'on disputait sur l'inoculation
. Les gens de lettres écrivaient des mémoires , une
question de fait était devenue un objet de raisonnement ,
et l'on oubliait presque toujours la seule autorité qui pût
fixer tous les doutes , l'autorité de l'expérience . Le comité
de vaccine donne un exemple bien différent.
Au premier bruit de cette découverte , on voit se former
une réunion de savans , qui d'abord remontent à la
source , constatent le fait , établissent des correspondances ,
recueillent toutes les lumières , intéressent le gouvernement
à leurs travaux ( 1 ) , et s'appuient de tous les secours
réunis de l'esprit méthodique et d'une administration
intelligente ; fondent des hospices , où les expériences se
succèdent sous les yeux de leurs juges naturels , sans passer
par les altérations de l'ignorance et de la mauvaise foi ;
mais , toujours dans l'examen et le rapprochement de ces
expériences diverses , procèdent avec un esprit de réserve ,
plus conforme à leur crainte qu'à leurs désirs , et qui les
rendait , en quelque sorte , les interprètes de la défiance
qui accompagne toujours une découverte récente.
Aussi la rapidité de ses progrès fut proportionnée à la
prudence et à la circonspection de ses premiers essais ; et
dans moins de trois années , la vaccine , répandue dans
tout le nord de l'Europe , dans la Turquie , d'où l'ínaculation
nous était venue , dans l'Inde même , a déjà reçu ,
d'une multitude d'expériences favorables , une autorité et
une sanction à laquelle le temps ne peut rien ajouter.
Mais le comité de vaccine n'avait pas seulement à résoudre
les doutes des savans et des médecins , il devait
encore répondre à toutes les difficultés des gens du monde ;
( 1 ) Le comité associe à sa reconnaissance et à la gloire de ses travaux ,
MM. la Rochefoucault Liancourt , qui le premier donna l'idée
d'une souscription pour les recherches sur la vaccine , Frochot préfet
du département de la Seine , Duquesnoi , maire du dixième arrondissement
, etc. Les membres de l'Institut , auteurs du rapport sur la
vaccine , et parmi eux le docteur Hallé , qui a donné des renseignes
mens décisifs sur cette belle découverte.
318 MERCURE DE FRANCE ,
1
il devait persuader les mères , et cette considération justi
fiera plusieurs détails de ce rapport , que l'on serait tenté
de croire superflus . On y voit qu'il ne dédaigne aucune
objection , aucun renseignement , aucun bruit populaire ;
et ce n'est qu'après un nombre infini d'expériences renou
velées , de faits constatés ou démentis , d'épreuves et de
contre-épreuves , qu'il prononce enfin le grand résultat
de ces travaux .
« Le comité a reconnu , dans cette affection singulière ,
» une éruption nouvelle , entièrement distincte de toutes
>> celles qui sont connues , qui , paraissant particulière à
» l'une des espèces les plus utiles et les plus nombreuses
» de nos animaux domestiques , peut cependant se trans-
» mettre à l'homme ; qui , lorsqu'elle lui a été inoculée et
» qu'elle se développe , offre la marche la plus bénigne ,
» n'est accompagnée d'aucune autre apparition de pus
>> tules que celles qui surviennent à chacune des piqûres ;
>> ne se communique ni par l'air , ni par le contact ; n'est
» sujette à aucune récidive , et se termine , sans trouble ,
>> en un petit nombre de jours.
» Dans cette action si calme et si douce , il n'a pas
>>> moins reconnu un grand pouvoir , celui de modifier
» l'économie animale , et d'anéantir en nous cette dispo-
>> sition si universelle , si constante , qui nous rend suscep-
» tibles d'être atteints par la contagion de la petite vérole .
» Cette puissance secrète de la vaccine , éprouvée pendant
>> une longue suite d'essais tentés , pendant plus de trois
» ans , sur des milliers d'individus de tout sexe et de tout
» âge , ne s'est démentie en aucune occasion . Le comité a
» reconnu la plénitude de son effet , même dans les cir-
>> constances où la contagion , développée par tous les
>> moyens possibles , était mise aux prises avec son pou-
» voir , armée de toute sa force et portée au plus haut
- » degré d'énergie auquel ellé puisse parvenir. »
Ainsi les conjectures de plusieurs hommes d'un génie
supérieur , tels que Boerhaave , Stoll , Huxhan , qui
avaient pressenti la possibilité d'énerver le virus varioTHERMIDOR
1 AN XI. 319
lique , recevront un accomplissement qu'ils n'auraient pas
même osé espérer . Les dangers de la petite vérole sont
prévenus non-seulement pour chaque homme en particulier
, mais pour la société entière , ét désormais ce fléau
sera compté avec la lèpre ct plusieurs autres maladies
contagieuses , que les progrès de la civilisation ont fait
disparaître , et qui n'occupent plus de place que dans la
liste des infirmités humaines.
Quelques savans ont prétendu que la vaccine avait été
connue en France avant la publication des travaux du
docteur Jenner. On se rappelle avoir entendu dire au reșpectable
d'Aubenton que , dans la Bourgogne , il avait
souvent observé sur les mains des gens de la campagne ,
une sorte de boutons , qu'ils disaient leur avoir été communiqués
par leurs troupeaux , et auxquels ils attribuaient
une vertu 'préservative contre la petite vérole.
Mais une découverte appartient à celui qui en tire les
conséquences et qui en applique les résultats , comme
une pensée appartient à celui qui l'exprime ; et combien
d'observations indifférentes aujourd'hui , sont peut-être
encore le germe de grandes découvertes pour l'avenir !
Aussi le comité termine l'exposé de ses travaux , en payant,
<< au nom des souscripteurs , un juste tribut de reconnais-
» sance à l'illustre auteur de la découverte , le docteur
» Jenner , qui désormais sera compté au nombre des
>> hommes qui ont le plus honoré la science et le mieux
>> servi l'humanité .
>> Et il associe à cet hommage le docteur Woodville ,
qui , par son voyage en France , lui a été si utile et a si
>> puissamment concouru au succès de ses expériences . »
Il se présente ici une réflexion à laquelle les savans français
ont plus d'une fois donné lieu , et qui est trop honorable
à la France en général , pour la passer sous silence ;
c'est qu'elle est peut-être la seule nation qui sache louer
dignement le mérite étranger. Attribuera-t-on cette disposition
à l'indifférence pour la gloire nationale , ou à une
sorte de générosité qui , dans un individu , est la marque
320 MERCURE DE FRANCE ,
{
d'un caractère élevé et d'un esprit supérieur ? Quoi qu'il
en soit , on peut dire , sans amertume , que si la découverte
de la vaccine appartenait aux médecins français ,
leur éloge eût été moins pur , ou leur gloire plus contestée.
Cette observation, au reste , a déjà été faite par Voltaire
, qui avait des vues si saines et des préventions si
injustes , et dans cet Essai sur les Moeurs , où il fait si
bien les honneurs de sa nation , et qui est souvent un essai
sur les ridicules et les travers de la société ; après avoir
vengé la mémoire de Colomb des nations rivales qui lui
disputaient la gloire de la découverte du Nouveau -Monde ,
il ajoute :
« Je remarque exprès cé défaut d'équité , de politesse
-» et de bon sens dont il n'y a que trop d'exemples ; et je
» dois dire que les bons écrivains français sont , en géné-
>> ral , ceux qui sont le moins tombés dans ce défaut into-
» lérable . Une des raisons qui les font lire dans toute
>> l'Europe , c'est qu'ils rendent justice à toutes les nations. »
t ANNONCES.
Le Mérite des Femmes , poëme ; par Gabriel Legouvé,
membre de l'Institut national . Troisième édition , revue
et augmentée. Un volume in- 12 , papier vélin . Prix : 1 fr .
So cent. , et 2 fr . 25 cent. par la poste. A Paris , chez
Antoine- Augustin Renouard , libraire , rue Saint-Andrédes-
Arcs.
>
Rapport fait à la société des inventions et découvertes ,
le 28 brumaire an X sur une balance inventée et construite
par le citoyen Fortin , ingénieur en instrumens de
physique et mathématiques , à l'école centrale du Panthéon
Français. Avec figure. Prix : 75 cent . , et 1 fr. par la poste.
A Paris , chez Delaplace , libraire , rue des Grands-Augustins
, nº . 31 .
Art Poétique d'Horace , traduction nouvelle en vers
français , par R. A. Dardaoust. Prix : 1. fr . 50 c,, et 2 fr .
par la poste . A Paris , chez la veuve Nyon , libraire,
pavillon des Quatre- Nations.
Ces trois ouvrages se trouvent aussi chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n°. 42.
POLITIQUE.
REP
FRA
THERMIDOR AN XI. 321
3 .
cen
POLITIQUE.
"
Nous avons assez parlé , dans notre dernier numéro ,
des mesures financières de la Grande - Bretagne . C'est une
sorte de levée en masse de toutes les fortunes. En lisant le
Moniteur de dinianche dernier nous avons été étonnés
d'y trouver l'income tax apprécié à la valeur du vingtième
des propriétés ou de deux années du revenu . Nous doutons
que cette évaluation soit exacte. M. Addington n'a
proposé le nouvel income tax que comme un impôt sur
le revenu , ainsi que le porte la dénomination même de
cet impôt. De plus , ce ministre ne l'a proposé que sur les
erremens de celui de M. Pitt , avec cette différence que ce
dernier l'avait porté au dixième du revenu , sans y comprendre
les fonds publics et les petites fortunes , et que.
M. Addington , en le réduisant au vingtième du revenu ,
lui a fait embrasser les fonds publics ainsi que les fortunes.
inférieures . Il est vrai que , dans le cours des discussions ,
il a été question de rechercher le capital là où on ne pourrait
trouver assez clairement le revenu ; mais nous n'avions
pas cru que le nouvel impôt dût être regardé , en général ,
comme un impôt sur la propriété .
Cela n'empêche pas qu'il ne soit de tout point excessif.
Toutes les fois qu'une nation paie un impôt direct considérable
, le plus petit impôt indirect devient une charge
accablante ; et réciproquement , lorsque ce sont les impôts
directs qui ont le plus de poids . Nous n'en citerons qu'un
exemple . On s'est plaint , en France , de quelques misérables
centimes qui ont été imposés sur les feuilles publiques.
En Angleterre , chaque feuille publique paie sept
sols , seulement pour le timbre , sans compter les autres
droits , qui portent sur les ouvriers , l'encre , les presses ,
les caractères , le papier. C'est en cela , et par les raisons
que nous avons alléguées dans notre précédent numéro
, que le nouvel income tax survenant au milieu
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
des autres impôts , est regardé généralement comme une
calamité.
Les mesures militaires de l'Angleterre ne sont pas moins
dignes d'attention que ses mesures financières. Les Anglais
avaient déjà la milice , les volontaires , les troupes de ligne
et l'armée de réserve : voilà qu'ils vont avoir encore leur
population armée. Tous les individus mâles , depuis dixsept
ans jusqu'à cinquante- cinq , vont être tenus de prendre
les armes , et de s'exercer régulièrement un jourde,
la semaine. Cette masse formera trois classes différentes ;
la première , depuis dix -sept ans jusqu'à trente ; la seconde ,
depuis trente jusqu'à quarante-cinq ; et la troisième , des.
puis quarante-cinq ans jusqu'à cinquante-cinq . Les lieutenans
des comtés pourront requérir une de ces classes ,
ou toutes trois , à leur volonté ; et leur service sera nonseulement
contre les ennemis du dehors , mais encore,
contre les révoltés du dedans..
Cette mesure prise pour toute l'Angleterre , on ne voit
pas très-clairement l'usage qui en sera fait pour l'Irlande .
D'un côté , le secrétaire de la guerre dit qu'il y a des parti
cularités dans la condition de ce pays qui engagent à
confier sa défense aux moyens déjà préparés à cet effet ;
d'un autre côté , il reconnaît « que la crise actuelle est
» telle qu'il vaut mieux mettre au peuple de ce pays
» les armes à la main , à l'effet de se défendre contre
>> l'attaque d'un ennemi étranger , que de l'exposer , par
» la crainte de quelque hasard domestique , à tomber ,
» désarmé et sans défense , au pouvoir d'un conquérant. »
Quoi qu'il en soit , les ministres comptent que , pour
l'Angleterre seule et l'Ecosse , cette mesure leur donnera
de quatre à cinq cent mille hommes disponibles. Cette
circonstance est digne de toute l'attention des politiques.
Qui que ce soit , qui a vu des écoles anglaises , aura
pu apprécier à son juste mérite ces horribles rassemblemens
d'écoliers qu'on fouette grands comme père et mère ,
et qu'un institeur mène ensuite toute la journée le
baton à la main , en tâchant de leur inculquer , à force
THERMIDOR AN X Í. 323
de coups de canne , un peu de science et de bon sens . Si
cette grossière et stupide progéniture apprend peu de
choses de ce qu'on veut lui enseigner , elle retient au moins
cet adage très- répandu en Angleterre « c'est qu'un Anglais
doit toujours battre trois Français. » Et quoi ! tout ce que
vous pouvez admettre , dans l'hypothèse d'un débarquement
, c'est que 50,000 hommes atteignent vos rivages',
et il vous en faut 600,000 pour vous défendre ! Vous n'e
pouvez plus vous croire en sûreté , si vous n'êtes parvenu
à armer douze Anglais contre un Français ! L'histoire
pourra consigner ce singulier rapprochement ; mais cette
mesure présente d'autres caractères qu'il est plus impor
tant encore d'examiner.
Si on ne voulait savoir sur ce point que notre pensée
nous ne balancerions point à affirmer que dans le cas où
cinquante mille Français débarquassent en Angleterre , et
les volontaires et les milices , et les troupes de ligne et
l'armée de réserve , et la levée en masse , tout cela ne
serait pas trois mois sans être subjugué. L'univers serait
étonné de la facilité avec laquelle tout ce vain échafaudage ,
embarrassé dans lui-même , serait ébranlé et renversé. It
serait étonné de la célérité avec laquelle tout le peuple ,
passant de la fureur à la reconnaissance , trouverait des
libérateurs dans ceux qu'il aurait regardé d'abord comme
ses ennemis , et demanderait à contracter avec eux une
alliance fondée sur les bases éternelles de la liberté de tous
et des droits de tous.
Mais quoique ce soit ici entièrement et franchement
notre opinion , il en est de notre affirmation comme de
toutes les affirmations politiques ; elle n'est fondée que sur
des chances de probabilité qu'une multitude de circons
tances peuvent ou détourner ou déjouer. C'est à la raison
à déterminer dans tous les événemens leur issue probable ;
c'est en même temps à la sagacité à rechercher tous les
résultats possibles. Les ministres sont déterminés à armer
en Angleterre toute la population du pays. Il nous paraît
probable que c'est un vain nuage qui se dissipera sans
X 2
324 MERCURE DE FRANCE,
effet. Mais si pourtant ce nuage s'établit , s'il se remplit ,
comme ils le veulent , de grêles , de foudres et d'éclairs ,
qu'en résultera-t-il ? c'est ce qu'il convient d'examiner.
C'était une chose curieuse au temps du directoire et du
comité de salut public de voir tous les efforts qu'on se
donnait en France pour mettre l'Angleterre en révolution.
Les insensés ne s'apercevaient pas que les rochers
qu'ils voulaient lancer dans les airs seraient infailliblement
tombés sur leurs têtes ; ils ne voyaient pas que si le peuple
anglais avait renoncé tout-à-la-fois à ses habitudes , à ses
arts , à ses moeurs , à toutes ses institutions , il eût été entraîné
à faire la conquête de la France et celle de l'Europe.
L'imagination s'effraie du spectacle d'un peuple de onze
millions d'hommes arrachés tout-à- coup de toutes les cases
que lui ont faites le temps , l'industrie , les rapports du
commerce , tous les ingénieux artifices d'une longue civilisation
, n'ayant plus de bras que pour les armes , de fer
que pour le sang , de vaisseaux que pour porter avec plus
de rapidité , sur tous les points du globe , ses cohortes
armées : voilà ce que tramait dans sa fureur le comité de
salut public , dans sa bêtise le directoire ; tant les hommes
savent peu en général et ce qu'ils font , et où ils vont , et
ce qu'ils veulent.
En soulevant aujourd'hui tout le peuple anglais , les
ministres se disent peut- être : « Nous allons créer la foudre
et ensuite nous en disposerons . >> Cette foudre commencera
sans doute par les écraser eux-mêmes . Mais quand M. Pitt
aura été mis en pièce , lord Hawkesbury en morceaux ,
l'Europe en sera- t - elle plus avancée ? Elle doit , selon nous ,
attacher ses regards à un ordre de choses que des imprudens
, s'ils avaient du succès , élèveraient pour leur
perte et pour sa ruine . Nous prions les hommes d'état de
peser mûrement les considérations suivantes .
Ou nous nous trompons beaucoup , ou voici ce qui
a rendu la révolution française un objet d'effroi sur la
terre. En même temps qu'on l'a vue affreuse dans son
objet , on la vue extrême dans ses moyens. Tous ses
THERMIDOR AN XI. 325
hommes sont devenus à-la- fois des soldats , -toutes ses propriétés
de la monnaie . Tous les moyens que la nature avait
créés pour les arts de la paix sont devenus des instrumens
de guerre
, et la guerre s'est annoncée comme la destruction
et le renouvellement du monde . A peine échappée
de.ce danger terrible , ce doit être un singulier spectacle
pour l'Europe que de voir l'Angleterre rechercher les
mêmes erremens , et se placer dans la même situation.
Depuis long-temps , au lieu de monnaie , elle n'a plus.
qu'un papier basé comme les assignats sur les propriétés ,
et l'émission de ce papier est sans mesure comme sans
terme. Avec ces moyens , que l'Angleterre parvienne
erre comme la France révolutionnaire à mettre toute
sa population sous les armes ; au lieu de bombardemens
inutiles , on de quelques ravages infructueux , qu'elle
puisse disposer à volonté , comme la révolution , de quatorze
armées , les faire promener à son gré sur les mers
pour envahir le Danemark , ou le Portugal , l'Espagne , ou
la Suède ; qu'elle puisse présenter dans toutes les divisions
de l'Europe , comme elle a fait dans celles de l'Inde , l'intervention.
continuelle d'une grande puissance militaire ;
sapper sans cesse tous les états , à force secrète ou à force ouverte
, et qu'on nous disc si à l'asservissement des mers ne
s'ajouterait pas bientôt celui du continent . Si le gouverne
ment britannique ne fait que jouer , voilà ce qu'il veut
faire craindre ; s'il est sérieux , voila ce qu'il trame . Et
qu'on ne s'y trompe pas ; il n'a pas sans doute , comme la
révolution , le vent d'une multitude de passions effrénées
ponr enfler ses voiles et faire un chemin immense : mais
il a l'avantage de plus de sagesse ; il met plus d'ordre dans
ses opérations , ses mouvemens sont plus sagement com.
posés ; ses assignats , qu'il appelle billets de banque , sont
émis avec plus de sobriété ; sa levée en masse est assujettie
à plus de règle . D'un autre côté , si la domination des
mers et l'asservissement de l'Europe qu'il a en vue est
d'une nature moins attrayante pour la multitude , cet objet
est plus mûri , mieux combiné ; il a pour lui l'appui d
X 5
3-6 MERCURE DE FRANCE,
toutes les habitudes , et en quelque sorte l'assentiment
national.
Tels sont , relativement aux nouvelles opérations de
l'Angleterre , les résultats qu'elle paraît vouloir se ménager
, et que plusieurs circonstances inopinées peuvent lui´
faire produire. L'analyse de cette situation présente
comme on voit , de l'importance . Ce n'est pas seulement
pour son avantage que la France combat en ce moment ,
c'est encore peut-être pour le salut et pour la liberté de
l'Europe.
Analyse des dernières séances du parlement.
C'est dans la séance du 18 juillet , que le secrétaire de
la guerre a proposé les nouvelles mesures. Il a cité d'abord
la loi des Anglo Saxons , pour prouver que la construction
des forteresses , la réparation des ponts et l'expédition
contre les ennemis , étaient trois devoirs publics , et qu'il
était de la prérogative royale d'appeler tout le peuple
lorsque le pays était menacé d'une invasion . Il a déclaré
qu'il n'était pas impossible que 50,000 hommes débarquassent
en Angleterre ; que le Français était un peuple
remarquable pour sa curiosité ; qu'il était curieux de
savoir s'il y avait en Angleterre des hommes capables de
porter les armes , et il a cité à ce sujet un grand nombre
de traits de courage de la nation anglaise .
.
M. Windham s'est levé , non pour combattre la me
sure , mais pour se plaindre qu'on n'y eût pas pensé plu
tôt. « Si nous ne nous hâtons pas , dit- il , nous entendrons
» parler , un de ces jours , de quelque général français
» qui aura débarqué en Angleterre. Un autre jour il sera
» rapporté qu'il a fait des progrès . Il est vrai que , d'après
» de grandes autorités , l'invasion est impossible . C'est
» l'avis de plusieurs magistrats instruits , d'un grand nom
» bre de profonds théologiens , de plusieurs négocians
consommés , d'une multitude d'agriculteurs habiles , et
enfin de la plupart de nos jolies femmes . Mais une telle
a opinion , nous ne l'avons pas entendue prononcer par
THERMIDOR AN XI. 327
» la seule autorité à laquelle , en pareil cas , nous puis-
>> sions donner quelque confiance . Nous entendons parler
» des militaires et des marins expérimentés. Cette anto-
» rité me paraît préférable à celle d'hommes qui n'ont vu
» la mer qu'à Margate , qui ne connaissent ses effets que
» dans une baignoire , et qui , avec nos murailles de bois
» et nos têtes de bois , persistent à nous croire invulné
» rables. Jetez , messieurs , vos regards sur les temps
» présens , et dites-moi si nous n'avons pas vu s'effectuer
>> une multitude d'événemens que la raison même aurait
» jugé impossible ? La mesure est bonne ; elle est néces-
» saire ; elle est seulement trop tardive. Ce qui eût été
>> préparé , il y a quatre mois , avec maturité et sagesse , ne
» pourra plus s'opérer qu'avec désordre et précipitation .
» Il me semble entendre , au sujet de cette nouvelle levée ,
» les paroles du major Sturgeon. Les tambours battaient
» en front , les chiens hurlaient sur les derrières , et bien-
» tốt nos propres taureaux furieux vinrent jeter toute
» cette multitude en confusion . On nous a versé la vérité
>> goutte-à-goutte ; on a craint de nous précipiter dans une
» terreur panique . La conduite de la France , lors de
>> l'invasion des étrangers , fut bien différente ; rien ne
» fut dissimulé. Et en effet , c'est lorsqu'il y a peu de
» danger , qu'il n'y a aucun risque à l'exagérer. Eût-on ,
» comme on le devait , effrayé le peuple ? on cût eu au
» même moment l'offre de tous les services et de tous les
>> efforts. On est réduit aujourd'hui à obtenir forcé ce
» qu'on pouvait obtenir de plein gré. Les hommes répu-
» gnent naturellement à ce qui leur est imposé . En effet ,
» ce qui est imposé n'a rien qui flatte la vanité ou le
» zèle . »
M. Windham insinue ensuite que les Anglais sont naturellement
gauches ; que beaucoup auront de la répugnance
à se montrer en spectacle sous le costume militaire,
et à être ainsi un objet de ridicule et de risée ; il craint
que tous ces grands préparatifs ne finissent comme les
grands canons , qui font beaucoup de bruit et peu d'effet.
X 4
328 MERCURE DE FRANCE ,
Enfin , il trouve que le peuple n'est pas assez pénétré de
sa situation , qu'il ne règne point assez de patriotisme ,
que tous les moyens de défense sont faibles , et que la
Tamise , dont l'activité et l'industrie anglaise ont fait un
grand fleuve , finira peut-être par devenir un petit ruisseau .
Lord Hawkesbury répond à M. Windham , qu'on ne
peut concevoir aucune crainte sur les résultats ultérieurs
d'un débarquement , qu'il s'en faut reposer sur le courage
et sur l'orgueil du pays . Tant qu'il demeurera un arpent
de terrain anglais , il n'est point du caractère britannique
de l'abandonner ; même si vingt Londres étaient prises
, il ne faudrait point encore désespérer du salut du
'pays.
Le chevalier Burdett prétend que le meilleur plan de
défense est de rappeler tous les actes passés contre la liberté
du pays , sous le règne du présent roi .
M. Pitt dit qu'il est impossible qu'un peuple fasse les
efforts convenables pour sa défense , lorsqu'on le tient
soigneusement dans l'ignorance de ses dangers. Il est , à
cet égard , de l'avis de M. Windham . Il félicite les ministres
d'avoir mis enfin un terme à leur apathie et à leur
lenteur.
La discussion du 20 juillet a été principalement remar 、
quable par des détails sur la différence du service volontaire
au service forcé , et par un beau discours de M. Pitt .
Les uns ont paru ne vouloir avoir recours qu'aux offres
volontaires ; les autres ont paru se méfier des offres volontaires
, et ont préféré qu'on employât les moyens légaux .
M. Pitt a voulu qu'on fit marcher ces deux mesures sur
une ligne parallèle , et qu'on n'eût recours à l'une qu'au
défaut de l'autre. 1 i.
En réfléchissant à ce débat , il nous a paru que tout le
monde se déviait un peu de la vérité . Faites-vous usage des
offres volontaires ? vous avilissez tout ce qui sera de service
forcé . Comment n'a-t-on pas vu que là où est le devoir ,
tout doit être censé volontaire ? Ubi amatur non laboratur,
eu si labo atur labor amatur . Le mouvementqui cherche
•
THERMIDOR AN4 XI. 329
à s'annoblir , en se rendant indépendant du devoir , a le
double inconvénient de donner une couleur servile à tout
ce qui n'a pas pris sa forme , et de n'offrir aucune garantie
pour un service qui ne se croit jamais engagé . Les Grenadiers
Royaux en France , dont le service était forcé ,
furent d'aussi bons soldats que les autres troupes de
ligne ; et nos conscrits , dont un grand nombre marchent à
regret , ne sont pas ceux qui se défendent le moins bien
sur le champ de bataille.
Quand l'avis de M. Pitt a eu passé , le débat s'est engagé
sur l'intervalle de temps qu'on pourrait accorder pour les
exercices . M. Pitt a été d'avis de le prolonger jusqu'au
mois de décembre , temps auquel on suppose que les
Français tenteront préférablement leur invasion . C'est
alors qu'il a tenu un discours de bravade , où il a provoqué
toute la France , où il a répété plusieurs fois que
l'Angleterre victorieuse , rendrait à l'Europe l'esprit d'indépendance
que celle- ci avait perdu , et il a avoué que les
préparatifs actuels tendaient à changer les destinées futures
de la Grande-Bretagne , ainsi que celles de l'Europe
en général.
Les débats du 22 juillet ont été plus remarquables encore
; il y a été question de fortifier Londres , les approches
de Londres , et au moins une partie des côtes ;
d'armer tout le peuple de piques de la même manière qu'ont
fait les Français au temps de la révolution . Cet avis , ouvert
par le colonel Crawfurd , a été appuyé par M. Pitt et par
plusieurs autres membres . On a cité les fortifications faites
autour de Paris lors de l'entrée du duc de Brunswick. Le
capitaine Harvey a prétendu qu'il ne pouvait y avoir de
descente en Angleterre avec de simples bateaux plats. Le
ministre de la guerre a eu beau observer que tous ces
détails ne pouvaient être la matière de débats parlementaires
, la chambre n'en a tenu compte.
350 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 21 juillet.
Lord Hawkesbury a fait lecture au parlement du mes→
sage suivant de sa majesté.
« GEORGES roi
» Sa majesté ayant pris en considération la situation de
Fillustre maison d'Orange , les liens du sang et d'amitié
qui existent entre S. M. et cette maison , les services
importans qu'elle a rendus à ce pays en tant d'occasions
et les pertes qu'elle a souffertes dans le cours de la dernière
guerre , recommande ces circonstances à l'attention sérieuse
de la chambre des communes , et l'invite à lui procurer
les moyens d'accorder à cette illustre famille un subside
pécuniaire proportionné à la situation dans laquelle elle
se trouve , à ses prétentions et à la générosité nationale. »
Ce message a été renvoyé au comité des subsides.
Ce message , en vérité est de nature à exciter une
grande curiosité ! et nous ne pouvons nous empêcher de
Je recommander à la méditation de tous les souverains du
Continent. Après la paix d'Amiens , lorsque le prince
d'Orange se trouvait dans une situation en effet pénible , le
ministère angiais lui refusa tout ce que ce prince était en
droit de demander . Pendant les deux années de paix qui
suivirent , ou lui répondit sans cesse qu'on ne pouvait ni
ne devait rien lui donner. La guerre se déclare , et un
message sollicite en sa faveur la générosité nationale . Espérons
que
bientôt un autre message invitera la chambre à
payer les dettes de la nation à l'égard du roi de l'île de
Sardaigne , en s'acquittant avec ce prince des subsides qui
lai sont encore dus .
( Moniteur. )
Les gazettes anglaises publient un office du prince
régent de Portugal , en date du 3 juin 1803 , portant en
substance , que voulant observer la plus stricte neutralité
vis-à-vis des puissances belligérantes , l'entrée des ports de
ce royaume sera interdite aux corsaires , aux prises qu'ils
anraient faites , aux frégates , vaisseaux de ligne et à tous
autres bâtimens de guerre desdites puissances , excepté
dans des circonstances où les lois de l'hospitalité rendraient
cette mesure inévitable.
-Nous apprenons avec regret que plusieurs vaisseaux
THERMIDOR AN XI. 331
marchands français , chargés pour les ports de France ,
sont arrivés sains et saufs à Cadix , et dans d'autres ports
d'Espagne .
Du 27 juillet.
Les fonds viennent encore d'éprouver une baisse considérable
les trois pour cent consolidés sont à 52 1/4 . –
L'Omnium , à 8 1/4 de perte .
La malle de Dublin , qui est arrivée aujourd'hui , nous
à apporté des nouvelles alarmantes. Cependant nous avons
la satisfaction d'annoncer que les premiers bruits qu'on a
répandus à ce sujet ont été exagérés . Dans la soirée du 25,
il y eut une espèce d'émeute sur les quais , événement qui
n'est pas extraordinaire dans ces sortes d'endroits ; mais
comme cela arriva dans un moment où les esprits étoient
dans un état d'agitation , à l'occasion des bruits qui se répandent
sur les préparatifs d'une invasion , on interpréta
cette circonstance comme un soulèvement des mécontens.
Malheureusement un magistrat a été tué dans le tumulte .
L'alarme s'était répandue à un tel point , qu'on dit qu'on
avait battu la générale. Nous espérons cependant que les
nouvelles qui nous seront apportées par le premier courrier
, dissiperont les craintes que nous avons éprouvées en
apprenant cet événement.
La chambre des communes a voté une somme de cinquante
mille livres sterling et une annuité de seize mille
livres sterling , comme une compensation en faveur du
prince d'Orange. On a aussi adopté un vote de crédit de
de deux millions cinq cent mille livres sterling pour les
besoins du gouvernement .
Le - court exposé qu'on va lire de la conduite des soldats
français en Hanovre , est si horrible et si révoltant , que
nous nous fussions abstenus d'offrir un pareil tableau à
nos lecteurs , si nous n'avions pas jugé que cette tâche
était pour nous un devoir dans les circonstances actuelles,
pour montrer aux Anglais de quoi sont capables, ces
bandits qui nous menacent d'une invasion , et combien
leur caractère est différent de ce qu'ils en disent euxmêmes
dans leurs journaux . Cet extrait est copié d'une
dé nos gazettes du matin : « Depuis le moment où
» l'électorat a été conquis , ce n'a été qu'une scène de pillage
et de carnage , qui ne le cède , dit- on , qu'à la si-
» tuation de la Suisse au printemps de 1798. Les soldats
» français n'ont mis aucun frein à leurs passions domi-
» nantes ; la ropacité , la cruauté et la débauche . Dans la
332 MERCURE DE FRANCE ,
» ville de Hanovre , et jusque dans les rues , les femmes
de la première qualité ont été violées par les derniers
» des soldats , sous les yeux de leurs maris et de leurs
» pères , et ont été exposées à tous les outrages que
» la licence la plus effrénée pouvait imaginer , et qu'on
ne saurait décrire . Nous connaissons les noms de quel-
¿ ques-unes de ces malheureuses dames ; mais l'honneur
» de leur famille , et leur sûreté personnelle pour l'a
» venir , nous empêchent de les publier. Le baron de K... ,
>> partisan bien connu de la philosophie et de la politique
» des Français , se rendit auprès du commandant de
» Hanovre , et réclama sa protection comme admirateur
» de la révolution française : mais il fut très-mal accueilli
» par l'aga des janisaires du sultan Bonaparte , qui lui
» dit : Le jacobinisme n'est plus aujourd hut de mode :
vous , etc. Les paysans n'ont pas été mieux
» traités ; plusieurs villages ont été brûlés , et deux dis-
» tricts ont été livrés à toutes les horreurs d'une exécu-
» tion militaire. Au milieu de ces scènes atroces , telle
» est la misérable dégradation du Continent , que depuis
» Naples jusqu'à Berlin , il n'est aucune gazette qui ose
» publier un seul mot de vérité sur ce qui se passe en Ha-
» novre ( 1 ) . »
» retirez ·
On a reçu samedi la première malle expédiée de Gothembourg.
Les lettres sont datées du 15 du courant , et
elles annoncent que la médiation de la Russie n'avait
rapport qu'à cette partie de nos démélés avec la France ,
qui concerne l'ordre de Malte . On dit que l'empereur a
proposé six articles à ce sujet , etc.
Le sénat de Hambourg a expédié des courriers à Saint-
Pétersbourg et à Berlin , pour représenter à ces deux
cours la malheureuse situation où leur ville est réduite
par le blocus de l'Elbe , et pour les prier de solliciter
auprès du premier consul l'éloignement des troupes fran-
( 1 ) Les Anglais répandent avec affectation , et sous toutes sortes de
conleurs , que l'armée française a tout massacré en Hanovre , qu'elle y
a fait des choses horribles. C'est ainsi qu'on avait persuadé aux Allemands
et aux Italiens que nous mangions les enfans , que nous violions
les filles et brûlions les temples . Quand , à leur grand étonnement , ils
ont vu une armée composée de citoyens , humaine , disciplinée autant
que brave , ne méprisant aucune classe de citoyens , et sur- tout les
laboureurs , les artisans , et la partie nombreuse et respectable du
penple qui offrait à chaque soldat l'image de sa famille , la révolution
a été complete ; et ils nous ont d'anapt plus aidés , qu'ils avaient été
plus impuden.mext trompés.
THERMIDOR AN XI. 333
•
caises de Stadt et des autres places qui ont occasionné le
blocus.
Une division de la flotte russe a fait voile de Cronstadt
pour croiser dans la Baltique , et était attendue à Copenhague
, pour assurer , dit-on , la protection du Sund .
Un vaisseau de ligne russe et plusieurs frégates étaient
arrivés le 15 juin à Travemunde près de Lubeck.
Nous sommes heureux de pouvoir annoncer d'autres
nouvelles d'une nature plus satisfaisante . On dit d'abord
qu'une des premières maisons de commerce dans la cité
a reçu des avis de Hollande portant que les troupes bataves
commencent à porter impatiemment le joug des
commandans français , et que deux régimens s'étaient
déjà révoltés ( 1). ( Extrait du Star. )
Le bill pour la défense générale a passé hier dans la
chambre des lords , et il recevra la sanction royale aujourd'hui.
On y a fait plusieurs amendemens , dont le plus
important porte qu'aucun membre d'une association volontaire
effective , ne sera sujet à être requis pour servir
dans l'armée de ligne ou dans les corps de milices .
INDES ORIENTALE S.
Mahé , côte de Malabar , le 22 novembre 1802 ,
( 1. frimaire , an 11 ) .
er
Hulkar a gagné une grande bataille à neuf lieues de
Koulack , sur les Anglais réunis au Pascheva. Les Anglais
négocient dans ce moment avec le chef des Marattes pour
une portion du territoire de cette nation , qui parait être
à leur convenance .
On écrit de Canton que trois vaisseaux de guerre anglais
s'étant présentés devant Macao , le 19 mars 1802
28 ventose an 10 ) , le commandant de cette escadre requit
le gouverneur de le laisser entrer dans le port , pour
secourir les Portugais contre les Français qui , disait
il , venaient s'emparer de cet établissement . Le gor
( 1 ) Rien ne prouve avec plus d'évidence le besoin où se tronve
aujourd'hui l'Angleterre de susciter le trouble , et d'avoir recours à la
fabrication de quelques nouvelles extraordinaires , que ce tas de mensonges
et de faux bruits qu'elle fait courir. Aujourd'hui , c'est l'armée
batave qui se révolte contre les Français ; demain , c'est l'Italie en
masse ; après-demain , c'est une nouvelle plus absurde encore . Vous
avez là de tristres ressources pour animer votre peuple. Les fardeaux
que vous lui faites supporter sont trop lourds , vos agens de troubles
trop discrédités , et l'Europe et la Frauce trop unis dans des sentinens
d'indignation contre vous , pour que vous puissiez voir se réaliser
la moindre partie de vos espérances.
334 MERCURE DE FRANCE .
1
verneur en référa au sénat qui refusa l'entrée aux Anglais ,
en observant qu'il serait temps de prendre un parti à cet
égard si les Français venaient à paraître , et que d'ailleurs
la Chine n'avait rien à craindre des Français. Toutes
les impostures que prodigua le commandant de l'escadre
furent inutiles. Il fut obligé de mettre à la voile le 8
juillet suivant ( 19 messidor ) , et il partit sans saluer
les forts.
Vienne , 2 juillet .
Les nouvelles qu'on reçoit des frontières de la Turquie ,
sont toujours d'une nature tres-fâcheuse ; quoique l'on n'ait
pas des notions exactes sur le véritable état des choses ; il résulte
des différens rapports , que le trouble et l'anarchic aug.
mentent de plus en plus dans cet empire ; que la plupart des
pachas ou gouverneurs , bien loin de chercher à éteindre le
feu de la révolte , l'attisent et favorisent secrètement les in
surgés ; qu'enfin la jalousie , l'envie , la haine , la cupidité
sont autant d'élémens dont les moteurs cachés se servent
pour mettre tout en combustion , armer les habitans les
uns contre les autres , et opérer par ces froissemens la dissolution
absolue de l'empire ottoman .
Outre le principal foyer , quiest à Widdin ( résidence de
Passwan-Oglou ) , il y a en Bosnie un rassemblement de
mécontens ; un autre sur les frontières de la Valachie ;
enfin , le corps nombreux de brigauds qui menace Andri
nople , s'étend en plusieurs divisions depuis les frontières
de la Macédoine , jusques dans la Balgarie. D'un autre
côté , l'Albanie , et tous les pays qui formaient l'ancienne
Grèce , ne sont rien moins que tranquilles ; les pachas ,
désunis entr'eux , gouvernent arbitrairement leurs provinces
, et font peu de cas des firmans de la Porte. Quelques-
uns sont en guerre ouverte . Dans cet état des choses ,
une puissance du Nord a fait de sérieuses représentations
à la Porte , et a offert d'intervenir elle même activement
pour rétablir l'ordre dans la Turquie européenne , et
anéantir les brigands . Mais la Porte n'a pas cru devoir
accepter cette offre ; elle a répondu que les mesures les
plus énergiques allaient être prises par sa hautesse pour
atteindre ce but.
Des bords du Mein , 30 juillet.
"
Suivant les derniers avis de l'Italie , les Anglais bloquent
maintenant les principaux ports du royaume de Naples , et
ils se disposent même à occuper militairement ceux de la ,,
Sicile. L'amiral Nelson a fait venir de Malte quelques
mille hommes de troupes qui doivent être débarquées à
THERMIDOR AN XI. 325
Messine , Syracuse etc. Les troupes françaises sous les
ordres du général Saint-Cyr occupent maintenant les deux
Abbruzzes , la Pouille et une partie de la Calabre ; le quartier-
général était le 15 de ce mois à Foggia. Cette occupation
a eu lieu dans le moindre désordre , et par - tout les
habitans n'ont qu'à se louer de la conduite des Français. Le
camp qui devait avoir lieu dans la ci-devant Toscane ,
entre Pise et Livourne , a été transféré dans les environs
de Lucques , à la demande du ministre d'Etrurie.
Hambourg , 22 juillet.
On vient d'imprimer et de publier l'acte d'accession du
roi de Suède à la convention de Pétersbourg , du 17 juin
1801 , entre la Russie et l'Angleterre . On y a joint le
texte même de cette convention , avec les articles séparés
on additionnels . L'acte d'accession est composé de quatre
articles. Le premier exprime l'accession de la Suède à la
convention de Pétersbourg. Par le second , le roi de Suède
est reconnu par le roi d'Angleterre , partie contractante
dans ladite convention . Le troisième article établit que les
procès relatifs aux prises maritimes , pourront être jugés
en dernière instance par le tribunal suprême de Suède.
Enfin , pour éviter toute discussion à l'avenir , le quatrième
article rapporte la convention de Pétersbourg dans son
entier. L'acte d'accession de la Suède a été signé à Pétersbourg
le 30 mars de cette année , et ratifié le 16 avril
à Stockholm , et le 5 mai à Saint-James.
Cadix , le 5 juillet.
Les Anglais viennent encore de donner un nouvel exemple
de leur mépris pour les droits des neutres. Les misérables
prétextes dont ils couvrent leurs vexations , ne servent
qu'à les rendre plus insultantes.
Plusieurs bâtimens danois ont été arrêtés et conduits à
Gibraltar , et parce que les chargemens avaient été faits
pour compte neutre , sans désignation de propriétaires ,
on les a confisqués.
Ces agressions , dont les exemples se multiplient tous
les jours , et sur toutes les mers , montrent assez à l'Europe
que c'est contre les droits maritimes de toutes les
nations que la guerre de l'Angleterre est dirigée ; mais la
patience provoquée sans relâche , a enfin un terme : il
doit sortir de ce silence des peuples offensés un cri général
d'indignation contre un système de piraterie dirigé sans
honte et sans choix contre tous les territoires et tous les
pavillons.
336 MERCURE DE FRANCE ,
Rome , 17 juillet.'
Le roi régnant de Sardaigne a fait complimenter ces
jours-ci , par son majordome , le cardinal Fesch , qui s'est
présenté le lendemain chez ce souverain accompagné du
C. Cacault , pour faire ces remerciemens à sa majesté , avec
laquelle il s'est entretenu plus d'une heure ,
PARIS.
-Le premier consul , parti le 12 de Bruxelles , s'est
arrêté à Louvain , et s'est rendu de là à Maëstreiht ; il doit
arriver à Reims , le 21 thermidor . La ville est occupée à
lui préparer une réception digne de lui .
- L'amiral Bruix est parti pour se rendre à sa destination
.
- Les communications sont suspendues entre Douvres
et Calais . Cette mesure et les préparatifs qui se font de
part et d'autre pour l'attaque et la défense , annoncent que
non-seulement la guerre continuera , mais qu'elle sera
bientôt poussée avec plus de vigueur que jamais. Cependant
des bruits sourds répandus dans le public , et la circulation
rapide des courriers , font croire qu'il est encore
question de négociations secrètes , et réveillent de nouvelles
espérances de paix. ( Argus . )
-
Le ministre des relations extérieures vient d'arriver
des départemens de la Belgique , il part aujourd'hui pour
les eaux de Bourbon - l'Archambault.
- Le consul Lebrun est de retour de son voyage
Bruxelles.
-La partie de l'escadre de Saint-Domingue , qui était
attendue et qui consistait en cinq vaisseaux de ligne , commandée
par le contre- amiral Bedout , est heureusement
arrivée le 27 messidor. La frégate la Diton , expédiée de
la Guadeloupe , est arrivée en même temps.
-
Les boulangers de Hanovre ont eu une grande commande
de biscuits de mer , et depuis quelques jours ils y
travaillent sans relâche.
-On remarque , depuis quelque temps , que la correspondance
entre l'empereur et le roi de Prusse est trèsactive
, et quelle a lieu directement entre les deux monarle
ques , sans concours de leurs ministres.
Suivant ce qu'on apprend , la cour de Copenhague
a fait prostester à Londres contre la prise des vaisseaux
danois.
HEP.
FRA
.2.
( No. CXI. ) 25 THERMID
( Samedi 13 août röʊ3.9
MERCURE
t
DE FRANCE.
LITTERATURE.
5 .
cen
P& OESIE
SYSTÈME DE LA NATURE.
ÉNÉIDE , CHANT VI , VERS 724 ET SUI VAN SI
C'est Anchise qui parle.
APPRENDS
PPRENDS d'abord qu'une âïne et puissante et féconde ,
Alimente à-la-fois le feu , les airs et l'onde ,
Et la terre , et la lune au disque radieux , 136
Et tous ces globes d'or qui roulent dans les cieux .
Dans les veines du monde elle entre toute entière ;
Et de ce vaste corps agitant la matière ,
Produit l'hôte des bois et des champs et des airs ,
L'homme , et ces lourds troupeaux que nourrissent les mers .
Dans l'essence d'un Dieu puisant leur origine ,
Ils furent tous doués d'une vigueur divine ,
Autant qu'un corps terrestre et sujet au trépas ,
Par son fardeau grossier né la ralentit pas.
C'est par-là qu'en leur sein tour-a-tour se déploie
La crainte ou le désir , la douleur ou la joie ;
Mais ces esprits cachés dans leur sombre prison ,
Ne peuvent d'un ciel pur entrevoir Phorizon ;
Y
338 MERCURE DE FRANCE,
Bien plus , en déposant sa dépouille mortelle ,
L'âme conserve encor sa tache criminelle ;
Et le vice hideux que le corps a produit ,
Jamais dans les enfers ne peut être détruit ,
Si de longs repentirs n'effacent les souillures.
Les mânes sont ici contraints par des tortures ,
D'expier les forfaits qu'ils commirent vivans .
L'un , suspendu dans l'air , flotte jouet des vents ;
Les autres sont plongés dans les vagues d'un fleuve ,
Ou d'une flamme active ils subissent l'épreuve :
Tous ont un Dieu vengeur de leurs crimes divers .
De l'Élysée enfin les champs leur sont ouverts .
Mais peu sont introduits dans ces rians bocages ,
Avant le temps marqué par le cercle des âges ,
Où les âmes , du corps dépouillant la laideur ,
Du ciel , qui les créa , reprennent la splendeur.
Toutes , après un cours de dix fois cent années ,
Sur les bords du Léthé par un Dieu sont menées ,
Afin que de leurs maux perdant le souvenir ,
A d'autres corps sur terre elles veuillent s'unir.
Par M. LATRESNE .
VERS
SUR LE VOYAGE DU PREMIER CONSUL DANS LA BELGIQUE.
C
BELGES , ne craignez plus que vos plaines fertiles .,
Vos superbes remparts , et vos pompeuses villes
Suscitent désormais l'ambition des rois :
Il leur est défendu d'attenter à vos droits.
Le Rhin , l'Escaut , la Meuse embrassant vos frontières ,
Aux fureurs de Bellone opposent leurs barrières :
Au plus grand des mortels vous devez ces bienfaits .
Il sut vaincre l'Europe et lui donner la paix.
THERMIDOR AN X I. 339
C'est lui , c'est ce héros , dont la terre étonnée
Contemple avec respect la haute destinée ,
Qui , de notre bonheur uniquement jaloux ,
Des end du Louvre auguste , et s'approche de nous ;
Interroge , répare , anime , vivifie ,
Imprime à tout l'éclat de son puissant génie.
·
Que de droits n'a-t-il pas à nos voeux , à nos coeurs !
Que de maux réparés ! Qu'il a séché de pleurs !
Les autels relevés par ses mains triomphantes ,
Les tribunaux instruits par ses lois bienfaisantes ,
Les sciences , les arts , long-temps épouvantés ,
Rappelés de l'exil , éclairant nos cités ;
Le commerce à sa voix ramenant l'abondance.
Mais la haine en rugit et menace la France ;
Notre bonheur naissant rallume son courroux ;
Croit- elle dans son île échapper à nos coups ?
Du héros des Français l'invincible fortune
Peut briser dans ses mains le trident de Neptune.
Serait-il moins heureux ou moins grand que César ?
L'Océan contre lui n'est qu'un faible rempart.
A peine Scipion eut- il soumis le Tage ,
Qu'il traversa les mers et détruisit Carthage :
Tel on verra du Tibre et du Nil le vainqueur ,
Sur le rivage anglais porter le fer vengeur.
·
AMÉDÉE BAJARD , Lieutenant dans la Cavalerie
d'honneur lilloise.
L'ÉLÉGANT
D'IL Y A DIX - SEPT CENTS ANS.
COTYLE, en tous lieux l'on vous nomme
Un merveilleux , un élégant ;
Mais quelle est donc l'espèce d'homme
Que par ces deux mots on entend ? ....
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
1
Belle demande ! ... Il est d'usage
D'ainsi nommer un personnage
Qui sans cesse de ses cheveux...
Range et dérange l'ordonnance ;
Qui de parfums délicieux
Tout à la ronde vous encense.
Il s'en va toujours fredonnant
Quelque ariette d'Italie ;
Et , dans la bonne compagnie ,
S'il cesse d'être en mouvement ,
Dans une bergère il s'étend ,
Prenant soin que le voisinage
De quelque épais , provincial
Ne dérange point l'étalage
Qu'il doit le soir montrer au
;
bal .
Là , comme une rare merveille ,
Il vous chuchote dans l'oreille
Des mots qui ne sont que du vent
Qu , de quelque poulet bien tendre ,
( Que lui-même s'écrit souvent ,
Et dont on l'accable , à l'entendre ,)
Mon homme vous entretiendra.
Si vous voulez , il vous dira
Du jour l'anecdote galante ,
Et , des merveilleux qu'il fréquente ,
Celui chez qui l'on soupera .
Enfin , de spectacle idolâtre ,
Il va vous décliner par coeur.
Les noms , surnoms de chaque acteur
Qui figure à chaque théâtre.....
- Hé mais , que me dites-vous là ?
La chose est vraiment admirable ;
Gar , dans le portrait que voilà ,
L'on reconnaît un incroyable.
THERMIDOR AN XI 341
Vous croiriez qu'au Palais-Royal "
J'ai crayonné cette figure ?
Point du tout la caricature :
Toute entière est dans Martial.
MAAT. , Kiv. 3 , 65.
DELASTRE , professeur d'histoire à l'école
centrale de la Vendée , à Laçon.
ENIGM E.
EXISTAIS - JE en effet , ou n'existai -je paś ?
La réponse n'est pas facile.
Si j'existe un instant , je m'en vais à grands pas :
Vouloir me retenir , c'est bien peine inutile .
J'ai deux frères : l'un est l'aîné ;
Dès que je termine ma vie ,
Je deviens lui . Vous êtes étonné !
Mais ce n'est pas une folie .
Mon cadet , qui n'est pas encor ,
Est moi , si tôt qu'il reçoit l'être .
Hélas ! plaignez son triste sort !
A peine vous aurez le temps de le connaître !
Cesse-t-il d'être moi ? devient-il mon aîné ?
C'est comme s'il n'était pas né .
Par M. GAULTRY DE BRASSINS , Elève au Pensionnat
de Vendôme.
LOGOGRYPHE.
Sous trois noms différens , dont le sens est le même ,
J'occupe dans la sphère un des points cardinaux :
Tous les matins , mon front , d'un brillant diademe ,
Offre aux humains l'éclat , les rappelle aux travaux.
Y 3
342 MERCURE DE FRANCE ,
1
En me décomposant , de mes membres l'on tire
Une espèce de sel âpre et médicinal ;
Un minéral qui fait souvent notre martyre ;
Un végétal piquant ; un stupide animal ;
De la grandeur suprême on y trouve le faîte ;
Le souverain qui porte une couronne en tête ;
L'organe qui secrète une de nos humeurs ;
Et la privation de toutes les couleurs ;
Enfin , ce que devient un objet qu'on nettoie :
Ote mon premier pied , les hommes dans la joie ,
Font le restant . Lecteur , si tu me comprends bien ,
Retranche le dernier , je suis réduit à rien ,
Par un Abonné.
CHARADE.
QUAND , sur le même plan , deux lignes inclinées
Se rencontrent par fois , vous voyez mon premier.
Quand pourront des Français les forces combinées ,
Abordant enfin mon dernier ,
Briser l'orgueil de mon entier ?
Par M. VERLHAC , de Brive .
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Livre.
Celui du Logogryphe est Quie , où l'on trouve oui , ou ,
oie , Io.
Le mot de la Charade est Epi- cure.
THERMIDOR AN XI. 343
-
Histoire de la vie de Pierre III , empereur de
toutes les Russies , présentant , sous un aspect
impartial , les causes de la révolution arrivée
en 1762 ; par M. de Saldern , ambassadeur de
Russie dans plusieurs cours de l'Europe . Un
vol. in-8°. Prix , 4 fr. , et 5 fr. par la poste.
A Paris , chez Treutell et Wurtz , libraires
quai Voltaire ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint -Germain - l'Auxerrois
, no. 42.
VOICI
OICI une de ces pages qu'il faudrait arracher
de l'histoire pour l'honneur du genre humain ,
s'il n'était nécessaire de la conserver pour son
instruction . Puisque les hommes sont condamnés
à acheter si chèrement un peu d'expérience et de
raison , il importe que les fautes des uns et les
malheurs des autres leur soient fidèlement retracés
pour qu'ils connaissent l'ouvrage de leurs passions.
Combien faut- il qu'il se renverse de trônes pour
enseigner à ceux qui gouvernent la droite politique
, qui est la science de l'ordre ? et par combien
de révolutions les peuples se convaincront- ils
que la licence est le chemin de la servitude ?
S'il entre dans les devoirs de l'écrivain d'approfondir
ces sources de scandale , ce n'est pas pour
le plaisir d'émouvoir les lecteurs par des scènes
tragiques , ni d'amuser la malignité de l'esprit.
humain par les traits d'une censure trop libre ,
mais pour tirer des grands crimes de grandes leçons
, et pour faire ressouvenir ceux qui sont exposés
à l'ivresse de la fortune que tôt ou tard ils
arriveront dépouillés de leur pompe,, et sans autre
cortége que celui de leurs actions ,, à ce tribunal
où on les jugera d'autant plus sévèrement qu'ils
Y 4
344 MERCURE DE FRANCE, 4
auront été flattés avec plus d'empressement pendant
leur vie .
Lorsqu'on songe à tout ce que fit Catherine II
pour échapper à ce jugement , et pour imposer
silence à la postérité , non-seulement par toutes
les ressources du génie , mais par tous les moyens
de la terreur et de la corruption , on sent quelle
crainte profonde la vérité peut inspirer aux plus
puissans et même aux plus hardis. Le coeur humain
est plein de mystères et de contradictions
inexplicables ; qui croirait que l'audace du crime
qui renverse les barrières les plus sacrées , n'est pas
incompatible avec le soin délicat de la répulation
? On veut jouir du vice avec les honneurs de
la vertu ; c'est ce qui fait qu'on persécute la vérité ,
et qu'on prend soin de l'étouffer dans le sein des
gens de bien ; mais par ce soin même on se trahit,
car une conscience irréprochable n'est pas si ombrageuse
, et la réputation des méchans périt presque
toujours par les précautions mêmes qu'ils
prennent pour la défendre : c'est en effet un étrange
moyen de faire dire du bien de soi que de persécuter
ceux qui en peuvent dire du mal.
T
Quand l'ouvrage de M. de Saldern ne servirait
qu'à montrer quels sont les fruits de cette politique
ce serait une connaissance bien utile qui
pourrait épargner quelques injustices dans ce
monde . M. de Saldern était un de ces témoins
importuns qu'une autorité inquiète ne pouvait
souffrir. Le rôle qu'il avait joué dans les affaires
lui avait donné plus de pénétration qu'il n'en fallait
pour son repos , et il avait trop de probité
pour ménager ses intérêts dans une révolution qui
l'obligeait à choisir entre son devoir et sa fortune .
Il perdit sa place , s'exila de sa patrie , et s'ensevelit
dans une retraite au fond de l'Allemagne , où
il écrivit l'histoire de cette révolution de 1762 , dont
THERMIDOR AN XI. 345
1
il n'avait pu supporter le spectacle . En mourant ,
il confia ses papiers à un ami , avec ordre de ne
les publier qu'après le décès de l'impératrice . Ainsi ,
c'est en quelque sorte du fond de son tombeau
que cet historien a élevé la voix pour déposer
dans cette grande affaire.
Sa qualité de contemporain ne permet pas de
regarder son ouvrage autrement que comme un
mémoire. Un homme ne peut pas écrire l'histoire
d'une révolution dont il a été le témoin , et qui ,
en remuant les fondemens de l'Etat , a nécessairement
agité toutes les passions ; car si cet homme
est demeuré étranger aux affaires , il ne peut pas
être bien informé ; et s'il y a pris part , on doit le
considérer comme témoin dans sa propre cause . On
ne peut dissimuler que le livre de M. de Saldern ,
dans quelques endroits , a moins le ton de l'histoire
que celui d'une apologie . Il défend et il accuse
tour-à-tour d'une manière qui peut paraître
trop véhémente son indignation et son mépris
éclatent dans des termes assez peu ménagés. Mais
ce qui en fait un monument d'honneur et de droiture
véritablement précieux pour l'histoire , c'est
que l'auteur s'est enveloppé lui -même dans la
ruine de son prince , pour avoir le droit de dé
fendre sa mémoire. Il aurait pu profiter , comme
tant d'autres , d'une révolution qui n'était pas son
ouvrage , pour s'élever dans son pays ; on ne lui
demandait qu'un peu de complaisance pour le
parti victorieux , qu'il pouvait justifier par la grande
raison de la nécessité . Mais après la fin tragique
de Pierre III , n'ayant plus rien à espérer de lui ,
et pouyant tout craindre de ses ennemis , il demeura
plus que jamais attaché à la gloire de cet
empereur détruit ; et par quel lien ! ... Que ceux
qui ne voient que l'intérêt pour unique ressort
dans les actions humaines , expliquent eet atta346
MERCURE DE FRANCE ,
chement ; mais malheur à celui qui ne sent pas le
motif et le prix de cette fidélité ! Il n'y a pas de
plaisir plus délicieux que de partager les sentimens
d'une grande ame ; certes , une telle conduite justifie
bien noblement la vivacité du zèle et l'ardeur
de quelques expressions peu mesurées. Quand on
s'est élevé au-dessus de tous les intérêts pour plaider
la cause du malheur et de l'innocence , il est
permis aux entrailles de s'émouvoir et au coeur de
parler. Dans de telles circonstances , bien loin. que
la chaleur de la passion soit une marque d'injustice
, c'en est une de vérité .
Il y a des gens qui ont le malheureux don de
n'être sensibles à rien ; ils écrivent sur les ruines de
leur patrie avec une plume de fer , qui ne décèle
aucune émotion , et ils se glorifient de leur sangfroid.
Mais comment un historien de ce caractère
peut-il peindre les malheurs qui instruisent les
hommes? On a mis cette insensibilité de l'égoïsme
à la mode , et on l'a décorée de plusieurs beaux
noms , qui ne changent rien à la chose . C'était une
opinion répandue dans un certain parti , que pour
être bon historien il fallait n'avoir aucun attachement
, être sans patrie , sans religion , être , en un
mot , un homme sans préjugés. Cette idée est si
insoutenable qu'on ne daigne pas l'examiner . Il
est assez sensible que s'il y a un moyen d'être abso
lument incapable d'écrire l'histoire de la société ,
c'est de se rendre étranger à toutes les affections
qui forment les liens de cette société. Mais il suffit
de voir quels historiens sont sortis de cette école ,
et comment l'homme s'est trouvé peint sous leur
plume quel vain et indécent persillage ! quel
malheureux talent de tourner tout en ridicule ! et
qui pourrait envier à ces petites âmes la triste et
cruelle jouissance de rapetisser tout ce qui est
grand , d'avilir tout ce qui est noble , de flétrir
THERMIDOR AN XI. 347
tout ce qui est pur , et de s'imaginer que mépriser
tout , c'est être au-dessus de tout ?
J'ose le dire , c'est une honte pour notre nation
qu'il se soit trouvé un Français capable de se faire
un sujet de plaisanterie de la sanglante catastrophe
qui termina le règne et la vie de l'infortuné
Pierre III ; je veux parler de la relation de M.
de Rulhière , où toutes les bienséances sont violées
indignement . Il est inconcevable que l'autorité
ait souffert un outrage si barbare fait à la dignité
impériale , et sur- tout au malheur , chose si
sacrée ! cela répugne si ouvertement au caractère
français , qu'on ne peut s'élever avec trop de force
contre des traits qui le déshonorent . Pierre III n'était
pas notre ennemi ; et quand il l'eût été . ....
on ne saurait porter une nation à des sentimens
trop généreux ; lorsque la nôtre en manque , c'est
toujours la faute de ceux qui la conduisent . On
s'est persuadé que le ministère avait eu , dans cette
occasion , quelque chose de plus que de la faiblesse
à se reprocher ; on a supposé que la France ,
qui s'entendait avec la Russie et l'Autriche pour
caccabler la Prusse qui commençait à donner de
la jalousie , avait vu avec chagrin le grand duc
Pierre III succéder à Elisabeth , parce que son
plan se trouvait entièrement déconcerté par les
liaisons de ce prince avec Frédéric . La suite naturelle
de cette idée fut de se réjouir de son renversement
, et d'entrer dans les intérêts de Catherine
pour l'engager à son tour dans les vues
qu'on vient de dire. Par un effet de cette même
bizarrerie qu'on a re: narqué plus haut , en même
temps qu'on avait assez peu de délicatesse pour
rechercher cette alliance , on avait celle d'en vouloir
pallier le scandale. On crut sauver les apparences
en représentant cette révolution de Russie
comme une petite intrigue de cour , et , pour ainsi
348 MERCURE DE FRANCE ,
dire , comme une affaire de galanterie , avec des
couleurs si ridicules , qu'il était impossible de
sentir tout ce qu'il y avait de singulier et de déplorable
dans cet événement. On ne vit pas que
c'était accoutumer la nation à de tels spectacles ;
et que si le malheur voulait qu'un roi de France
fùt traité comme cet empereur de Russie , les esprits
y seraient comme préparés ; mais le malheur
qui entre souvent dans la destinée des princes ,
n'entre jamais dans leur pensée . Ils ne sont pas
exempts de le souffrir , mais ils le sont de le prévoir.
Eh ! qui voudrait des grandeurs de ce monde
sans la confiance qui en cache les précipices ?
Quoi qu'il en soit des vues que le ministère pût
avoir , l'ouvrage de Rulhière est plein d'une mali
gnité profonde et d'un badinage cruel qui caractérisent
cette époque de nos moeurs. Si ce bel esprit
a suivi son naturel en écrivant , et s'il n'a pas eu
d'autre dessein que celui d'amuser les cercles de
la capitale , il faut avouer qu'il a choisi là un
étrange sujet pour faire le plaisant , On dit que son
histoire était recherchée par les femmes avec autant
d'avidité qu'un roman , et que l'auteur n'était
pas insensible à ce genre de succès. Si c'est pour
leur en rendre la lecture supportable qu'il a fallu
faire une espèce de comédie des plus extrêmes.
infortunes auxquelles un empereur puisse être exposé
, comme prince et comme homme , cela
prouve une grande sensibilité de nerfs et une prodigieuse
dureté de coeur ..
Cet écrivain n'a pas mis plus d'exactitude dans
les faits que de dignité dans son style ; on le verra
en comparant son récit à celui de M. de Saldern.
Il donne à Pierre III des traits burlesques qu'il
n'avait pas , et une conduite extravagante qui
n'était pas la sienne. La petite envie de faire rire
qui le possédait , lui a fait rapporter des circons
T
THERMIDOR AN XI. 3'9
tances ridicules et indécentes , que la nuit et le
mystère devaient couvrir également . Il ose avancer
que le prince passait les premières nuits de son
mariage à montrer l'exercice à la prussienne à la
grande duchesse , et à lui faire faire des factions
à la porte de sa chambre , un fusil sur l'épaule ; et
il ajoute que la grande duchesse disait quelquefuis
: Il me semblait que j'étais bonne à autre
chose. Cette manière d'écrire l'histoire n'est certainement
bonne qu'à amuser la mauvaise compagnie
; elle devrait suffire pour décréditer un historien.
Mais ceux qui connaissent l'empire du
ridicule dans le monde , ne s'étonneront pas que
M. de Saldern se soit cru obligé de réhabiliter la
mémoire de son souverain , et qu'il ait pris quelquefois
le ton d'un apologiste , et d'un apologiste
indigné ! On peut juger de la haute idée qu'il
avait de ce devoir , et du. sentiment qui l'a porté
à le remplir par le morceau suivant , qui fait la
conclusion de son livre.
«
Lorsque l'heure importante où je devrai quitter
le séjour de cette terre pour jouer un autre
» rôle , selon les plans de la divine Providence ,
» sera arrivée , rien ne m'affecterait aussi vive-
» ment , rien ne pourrait me causer un repen-
» tir aussi amer que d'avoir négligé de trans-
» mettre à la postérité ce qui peut honorer la
» mémoire d'un monarque qui a été victime de
l'envie , de la calomnie , de la haine la plus injuste
et de la fureur la plus aveugle . Je me
>>> sentirais méprisable , même aux portes de l'éter-
» nité , si je n'avais pas employé tous les moyens
qui sont en mon pouvoir pour effacer les impressions
désavantageuses que la plus grande
partie de l'Europe avait reçues sur le compte
» d'un prince qui méritait d'avoir des sujets re-
» connaissans et un sort plus favorable.
>>.
»
>>:
350 MERCURE DE FRANCE ,
> Prince bon , noble et loyal ! lorsque tu es
» monté dans ces régions où la vertu trouve sa
» récompense dans l'approbation de l'Etre infini ,
» tu as emporté avec toi la conviction que tes in-
» tentions pures et généreuses avaient pour but le
» bonheur du peuple que tu gouvernais . Des de-
» meures élevées , tu aperçois les larmes que
>> ton souvenir arrache encore à quelques -uns de
» tes sujets fidèles , à ceux qui prononcent avec
» horreur les noms de tous ceux qui t'ont perse-
» cuté. »>
Il faudrait plaindre celui qui aurait assez de
préjugés pour regarder un dévouement si rare
avec mépris . De tels sentimens , quelqu'en soit
l'objet , font honneur à la nature humaine, et plairont
dans tous les siècles à ceux qui ont l'âme
belle . Il est fàcheux seulement que l'historien
n'étende pas toujours ses réflexions à des considérations
d'un intérêt plus général et d'une plus
grande instruction pour les moeurs. On doit regretter
aussi qu'il n'ait pas jeté plus de force et
d'éloquence dans son style , de cette éloquence
qui est propre à l'histoire , et que le fond des choses
demandait . Il n'y a mis que la force de son âme
et de son affection ; il était trop plein de son sujet
pour le méditer à loisir , et y mettre la solidité et
la profondeur qu'on y désirerait.
pou
Il faudrait la main d'un Tacite pour achever
ce tableau . L'histoire offre peu de scènes plus
terribles et plus instructives. Ceux qui déclament
tant contre les progrès de la civilisation et qui leur
attribuent la dissolution des moeurs , doivent avoir
bien de la peine à comprendre comment de telles
horreurs peuvent se rencontrer dans l'histoire d'un
peuple nouvellement sorti de la barbarie : on peut
dire que le malheur de Pierre III lui vint de sa
philosophie. Il voulut réformer la religion à l'exemTHERMIDOR
AN XI 351
ple de Gustave , et prendre , comme lui , les biens
des églises . On sait que le czar , en sa qualité de
patriarche , a tout pouvoir dans la religion comme
dans l'état ; mais une puissance sans bornes a plus
à craindre que tout autre , elle a plus besoin de
leçons et elle les reçoit plus fortes . On se convainc
que les affaires de ce monde sont conduites
par un bras supérieur , lorsqu'on voit un
empereur absolu dans son autorité tomber du trône
en un moment, et se laisser détruire sans résistance ,
sans même avoir la pensée d'employer pour sa
défense les forces qui sont dans sa main ; c'est ce
qui glace d'épouvante dans la chute de Pierre III.
Ce prince était sobre , actif , courageux , et il
avait le
Senie militaire . On le voit à travers toutes
les folies que lui prête l'historien français . S'il faut
l'en croire , il saluait souvent le portrait de son
ami Frédéric , le verre à la main , et il s'écriait :
Mon frère , nous conquerrons l'univers ensemble.
Il exerçait lui-même ses troupes , qui étaient bien
tenues , bien disciplinées , et il avait à son service
un excellent homme de guerre , le vieux maréchal
Munick , qu'il avait tiré de la Sibérie , et qui lui
était tout dévoué.
Cependant à peine fut-il attaqué qu'il sembla
que toutes ses ressources l'abandonnaient ; il se
trouva le plus faible des hommes ; il ne sut ni rien
entreprendre par lui-même , ni se livrer aux conseils
du maréchal , qui l'assurait que rien n'était
perdu , et qui ne lui demandait , pour le sauver ,
qu'un ordre, qu'il n'eut pas le courage de donner .
Il pouvait se réfugier à Cronstadt ; s'il n'eût pas
perdu de temps ... Il y trouvait sa flotte toute
équipée ; il pouvait fuir en Prusse , son armée
était ; il pouvait rentrer dans ses Etats à la tête de
quatre-vingt mille hommes ; il y avait mille chemins
pour se sauver , un seul pour se perdre , et
.....
352 MERCURE DE FRANCE ,
il paraissait même impossible de le prendre. C'é
tait de livrer lui-même sa tête à ses ennemis,; et
c'est ce qu'il fit . Il n'y a pas d'exemple plus terrible
de cet esprit de vertige dont les gouvernemens
les plus forts se trouvent frappés dans un
jour de malheur : grande leçon pour les hommes
trop pleins de confiance en eux-mêmes , mais dont
ils ne profiteront point .
CH. D.
Abrégéde l'Histoire d'Espagne, de don Thomas d'Yriate ;
traduit de l'Espagnol par Charles Brunet , pour servir
à l'éducation de la jeunesse ; suivi d'une courte descrip
tion géographique de l'Espagne et du Portugal , par le
même auteur. Un volume in- 12 . Prix : 3 fr. et 4 fr. par
la poste. A Paris , chez Gérard , libraire , rue Saint-
André- des-Arcs ; et chez le Normant , imprimeur-lib. ,
rue des Prêtres Saint-Germain l'Auxerrois , nº. 42.
On voit avec plaisir se multiplier les ouvrages destinés
à l'instruction de la jeunesse. Peu-à-peu ils se dépouillent
de cet esprit sophistique et novateur que l'on remarque
dans la plus grande partie des livres qui ont paru à la fin
du dix -huitième siècle. On revient à des principes sages et
modérés ; et , grâce aux soins du gouvernement , l'enfance
n'est plus infectée par la doctrine de cette multitude d'ou
vrages révolutionnaires et irréligieux , que la Convention
et le Directoire faisaient répandre avec profusion dans
toutes les écoles . L'étude de l'histoire n'est pas une des
parties les moins importantes d'une bonne instruction ;
mais elle doit être restreinte à des élémens généraux. Si les
élèves négligent les bases fondamentales de l'ancien enseignement
, pour, entrer dans tous les détails de l'histoire , ils
ne recueilleront que des aperçus imparfaits ; leur jugement
peu formé s'égarera lorsqu'ils voudront rechercher les
causes des grands événemens ; ils seront hors d'état de les
apprécier et de les comparer ; ils en prendront presque
toujours
THERMIDOR AN XI. 53
+4
toujours une idée fausse , et les préjugés de leur enfance
les suivront à l'époque où ils auraient pu s'en garantir
C'est donc lorsque l'éducation est terminée , que l'on doit
étudier l'histoire à fonds. Si , de bonne heure , on a appris
la chronologie et la géographie , qui sont les parties de
cette science les plus difficiles à retenir ; par la première ,
on s'est procuré de grands points de ralliement , tels que
les'époques célèbres , les hommes extraordinaires ; par la
seconde , on a pris connaissance de toutes les contrées où
se sont passés les événemens importans , et ces événemens
se sont liés dans la mémoire avec les pays qui en furent le
théâtre. Lorsque la raison est formée , déjà riche de cette
immense nomenclature , le jeune homme remplit facilement
les vides qui se trouvent dans les élémens ; il est à
portée de méditer avec fruit sur les révolutions des empires
; il ne craint plus de rien confondre ; enfin , sa mémoire
et son jugement sont d'accord , si d'ailleurs il a l'esprit
juste , pour lui donner des idées saines et lumineuses
sur la politique et sur la morale. Bossuet fait d'abord
connaître à son illustre élève la suite des temps ; il jette un
regard rapide sur les peuples anciens , dont il concilie les
diverses chronologies ; ensuite , dans son admirable discours
sur les Empires , il indique les causes particulières
des grandes révolutions , en développant , avec son éloquence
entraînante , les vices des gouvernemens et les
erreurs des peuples. Le premier de ces discours paraît
destiné à l'enfance du prince ; le second , à sa jeunesse :
l'un sert à meubler sa mémoire , l'autre à former son jugement.
Don Thomas Yriarte s'est , à peu de choses près , conformé
à ces principes dans ses Elémens de l'Histoire
d'Espagne. Il partage cette histoire en sept grandes époques
, depuis la conquête des Carthaginois jusqu'au règne
de Charles III. La narration ést claire et méthodique ; les
événemens importans sont , en général , placés dans un
jour propre à les graver dans la mémoire ; les réflexions
sont rares et presque toujours justes . Quelques jugemens
ZZ
354 MERCURE DE FRANCE ,
trop favorables , soit à la nation espagnole , soit à quelques-
uns de ses rois , peuvent seuls donner lieu à une critique
fondée ; mais on peut les excuser jusqu'à un certain
point, quand on se rappelle l'excès contraire où sont tombés
tant d'écrivains français du dix-huitième siècle . On prépare
la ruine des institutions de son pays , en dénigrant les puissances
qu'elles ont créées ; en les louant , même outre
mesure , on est loin de s'exposer au même danger.
L'auteur espagnol parle avec quelque détail du règne
fameux de Ferdinand et d'Isabelle. C'est une des époques
les plus brillantes de l'histoire d'Espagne. La conquête de
Grenade , l'expulsion des Maures , la découverte du Nou→
veau-Monde , préparèrent le règne éclatant de Charles-
Quint , où la monarchie espagnole parvint à son plus haut
degré de splendeur. L'historien , en prodiguant des éloges
à la reine Isabelle , rappelle quelques particularités inté→
ressantes qui font le plus heureux contraste avec le courage
et les qualités vraiment royales de cette princesse.
«< Elle cultiva , dit-il , son esprit par la lecture , et étudia
» avec fruit la langue latine , sans que cette étude ni ses
» autres grandes occupations lui fissent négliger les tra-
» vaux de son sexe . Elle se glorifiait de ce que le roi son
» époux n'avait pas porté une chemise qu'elle n'eût filée
» et tissue de ses mains. Glorieux exemple , en effet ,
» d'application industrieuse que cette mère respectable
>> donnait à sa famille et à ses vassaux ! » Pour faire connaître
le caractère de Ferdinand , l'auteur cite un portrait
qui en a été fait par don Diego Saavedra , auteur célèbre
dans sa patrie . Ce morceau , surchargé d'antithèses , est
écrit avec affectation et recherche . Cependant , comme il
offre de grands traits , comme il peut donner une idée du
goût littéraire des Espagnols , j'en rapporterai un fragment.
« Pendant le règne de Ferdinand , dit Saavedra , on cultiva
>> tous les arts de la paix et de la guerre ; il offrit les événe-
>> mens contraires de la bonne et de la mauvaise fortune ,
>> L'enfance de ce grand roi fut adulte et mâle. Ce que
» purent perfectionner en lui l'art et l'étude , fut achevé
ne
THERMIDOR AN XI. 355
·
par l'expérience. Son repos était travail , ses divertisse
» mens étaient attention . Maître de ses affections , il
» se gouverna par les règles de la politique plus que par
» ses inclinations naturelles. Le trône lui parut une
>> charge plutôt qu'une succession . Il fut roi dans son
» palais comme dans ses royaumes , économe dans l'un
» comme dans les autres. Il imposa au grand nom-
» bre , par le châtiment d'un petit ; et par la récom--
» pense de quelques uns , il entretint l'espérance de
» tous. Il exposa l'état plutôt que sa dignité. La pros-
» périté ne l'énorgueillit point ; il ne fut point humi-
» lié par l'adversité . Il fut d'un abord facile ; il écou-
» tait pour savoir , et demandait pour être informé ; son
>>> amitié était convenance ; sa parenté raison d'état ; sa
>> confiance , vigilante ; sa méfiance , éclairée ; sa finesse ,
» discernement ; sa crainte , circonspection ; sa malignité ,
» défense ; et sa dissimulation , remède . Ce qu'il put faire
» par lui-même , il ne le confia pas à autrui . L'effet de ses
» résolutions se découvrait avant leurs causes . Il cachait
» ses desseins à ses ambassadeurs , quand il voulait que ,
» trompés eux-mêmes , ils persuadassent mieux le con-
» traire. » Dans ce morceau , que j'ai considérablement
abrégé , on trouve des traits qui caractérisent très- bien
Ferdinand le Catholique. Un prince qui avait tant d'empire
sur lui-même , qui joignait au courage une si profonde
dissimulation , devait réussir dans toutes ses entreprises.
Malgré son extrême réserve , Yriarte ne dissimule point
que l'on doit attribuer à Philippe II la décadence de l'Espagne
. Les vains efforts que fit ce prince pour soumettre
des sujets révoltés , ses tentatives contre l'Angleterre , les
intrigues qu'il lia en France pour y entretenir des troubles
, épuisèrent son royaume , et forcèrent ses successeurs
à l'accabler d'impôts. « Ses sujets , dit un auteur espagnol
» cité par Yriarte , s'en étonnaient quand ils considéraient
» la multitude des trésors qui étaient venus de l'Inde pen-
>> dant son règne ; ils remarquaient qu'en 1595 , dans l'es-
Z 2
356 MERCURE DE FRANCE,
» pace de huit mois , il était entré dans le port de Sari
>> Lucas trente-cinq millions d'or et d'argent , suffisans
» pour enrichir les princes de l'Europe , et qu'en 1596,
» il ne restait pas un seul réal en Castille . »>
L'auteur s'étend sur le règne de Philippe V. Il reconnaît
dans ce prince les grandes qualités de son aïeul , et il pense
que l'Espagne lui doit d'avoir yu renaître dans son sein le
commerce et les arts . Ce règne a été tracé par plusieurs
écrivains français. Presque tous ont cherché à rabaisser le
-petit-fils de Louis XIV. Ils sont allés chercher , jusque dans
les détails les plus secrets de sa vie privée , des faiblesses
que l'on respecte même dans la conduite d'un simple particulier.
D'après les mémoires du duc de Saint - Simon ,
on a représenté Philippe V et Marie-Louise , sa première
épouse , obéissant à la princesse des Ursins , comme des
enfans à leur gouvernante ; et l'on ne s'est pas arrêté sur
le courage et la constance qu'ils déployèrent dans le
commencement orageux de leur règne . On a paru oublier
que Philippe disputa long-temps son royaume contre les
prétentions d'un compétiteur puissant ; que deux fois il
fut obligé de quitter sa capitale ; que dans les revers les
plus affreux , il donna des preuves d'un courage invincible
, et que lorsque Louis XIV accablé d'années , dėcouragé
par des défaites multipliées , lui conseilla de
céder , il csa s'y refuser , et fút sur le point de passer en
Amérique pour conserver sa couronne . On n'a pas assez
remarqué les qualités extraordinaires d'une reine dequatorze
ans , acceptant la régence, pendant l'absence de
Philippe , présidant aux conseils , recouvrant une partie
de son royaume , et excitant l'enthousiasme des peuples
par une force de caractère inébranlable .
Duclos est celui de tous les écrivains français qui a recherché
le plus curieusement des petites anecdotes sur
Philippe V. Il pénètre dans l'intérieur de son palais ; il le
suit dans ses actions les plus indifférentes , et il note avec
soin tout ce qui peut faire perdre à ce prince l'estime
qu'il s'était acquise par ses grandes qualités . Dans un long
THERMIDOR AN XI. 357
f
passage de ses mémoires sur les règnes de Louis XIV et
de Louis XV , Duclos fait le tableau , d'une maladie de
Philippe V ; il peint le délire où cette maladie le fit
tomber , et il tire de cet état passager des conclusions sur
son caractère. Il n'épargne sur - tout point Isabelle Farnèse
, seconde femme de Philippe ; il donne à cette princesse
tous les défauts d'une bourgeoise sans éducation ,
et il pousse le cynisme philosophique jusqu'à rapporter
une anecdote dont il est difficile qu'il ait été instruit positivement.
Il prétend que la reine , voulant obtenir une
grâce que son époux lui refusait , employa une préparation
chimique pour réveiller des désirs auxquels elle ne
devait céder que si le roi lui accordait ce qu'elle avait
demandé . Voilà cependant ce que l'éditeur des mémoires
de Duclos appelle un tableau superbe. Est-ce là écrire
l'histoire ? Je n'ai pas besoin d'observer quYriarte ne
tombe jamais dans des défauts pareils. Son histoire
n'offre que des événemens dignes de fixer l'attention ; et
jamais il n'ajoute foi à ces petites anecdotes , la plupart
supposées , dans lesquelles les observateurs superficiels .
croient trouver le caractère des princes et des hommes
qui ont marqué par de grandes actions .
Le traducteur mérite des éloges pour avoir fait connaître
aux Français un ouvrage aussi estimable . Il a
ajouté à cette histoire le règne de Charles III qu'Yriarte.
n'avait fait que commencer. Quelques défauts de style
qui paraissent tenir à une trop grande fidélité littérale
n'empêchent pas qu'on ne lise cette histoire avec intérêt.
La netteté des idées , la pureté des principes suppléent à
ce qui peut lui manquer du côté de l'élégance et de la
correction.
P.
Z 3
358 MERCURE DE FRANCE,
VARIÉTÉS.
Des pierres tombées dans les environs de Laigle , département
de l'Orne.
Le citoyen Biot , nommé commissaire par l'institut national
, s'est transporté dans le département de l'Orne ,
pour s'assurer de la vérité des faits , et pour examiner et
recueillir les différentes circonstances d'un phénomène
qui fixe depuis quelque temps l'attention de l'Europe savante.
Son mémoire a été imprimé et distribué aux membres
de l'institut ; nous croyons devoir en donner un léger
extrait . Il résulte des témoignages qu'a recuillis le C. Biot,
qu'il y a eu aux environs de Laigle , le mardi 6 floréal an
11 , vers une heure après midi , une explosion violente ,
qui a duré pendant cinq ou six minutes , avec un roulement
continuel. Cette explosion a été entendue à
près de trente lieues à la rònde. Le même jour , quelques
instans avant l'explosion de Laigle , il avait paru dans
l'air un globe lumineux animé d'un mouvement trèsrapide
ce globe n'avait pas été observé à Laigle ; mais il
l'avait été de plusieurs autres villes environnantes , et trèsdistantes
les unes des autres . On doit en conclure que l'explosion
qui a eu lieu le 6 floréal aux environs de Laigle ,
était la suite de l'apparition du globe enflammé qui avait
éclaté dans l'air . Cette opinion fondée sur des faits positifs
, suffit pour faire abandonner le système de ceux qui
font tomber les pierres de la lune , et pour faire croire ,
avec M. Isard , que les pierres ont été formées dans les
régions de l'atmosphère.
"
Suivons le C. Biot dans son récit la première pierre
qui lui a été montrée , était tombée de l'atmosphère , à
Vassolerie , village situé à une lieue au nord de Laigle :
elle était du poids de dix-sept livres , et elle avait formé
dans la terre , par sa chute , un trou de dix -huit à vingt
pouces. Le C. Biot a recueilli à ce sujet le témoignage
d'un grand nombre de personnes de tout âge , parmi lesTHERMIDOR
AN XI. 359
رز
quelles se trouvent des hommes éclairés. Parmi ces témoignages
, nous citerons celui d'un habitant de Vassolerie
, qui se trouvait dans un champ voisin , lors de l'explosion
: « Il dînait avec ses frères et soeurs sous un noyer
qu'il me montra ( c'est le C. Biot qui parle ) . Tout-àcoup
ils entendirent au-dessus de leur tête un bruit ' de
» tonnerre effroyable , accompagné d'un roulement si
continuel qu'ils se crurent prêts à périr. Le jeune
» homme dit à ses frères de se coucher par terre , de peur
» d'être emportés . Alors ils entendirent dans le pré voisin
» un terrible coup , qu'ils comparent à celui d'un tonneau
» plein qui tomberait de haut. Ils coururent à cet endroit ,
» dont ils étaient séparés par une haie , et virent cette
» pierre , qui était enfoncée si profondément qu'elle avait
fait sourdre l'eau . »
De Vassolerie , le C. Biot se rendit au château de
Fontenil , où tous les témoignages plaçaient le commencement
de l'explosion . On y avait entendu , le 6 floréal ,
plusieurs coups violens , semblables à des coups de canon
, suivis d'un bourdonnement semblable à celui du
feu dans une cheminée. On avait entendu en même temps
sur la terre de l'enclos qui environne le château , un
grand bruit sourd , comme d'un grand arbre qui tomberait
après avoir été ébranché . On a trouvé dans le même lieu
une pierre du poids de trois livres . Le même bruit s'était
fait entendre à quelque distance de là , au château de la
Métonnerie , et dans le hameau de la Marcelière , ainsi
qu'à Saint-Nicolas-de -Sommaire , aux villages de Bas-
Vernet , et de Mesle. Après avoir parcouru tous ces
lieux différens , le C. Biot s'est transporté au bourg de
Gloss , à la Barne , au hameau de Bois-la-Ville , au château
de Corboyer. Il a parcouru ainsi une étendue de
trois lieues de long sur deux lieues de large ; par-tout il a
recueilli des témoignages uniformes , par - tout il a
vu des pierres ou des fragmens de pierres tombées de
l'atmosphère. Nous croyons devoir rappeler ici quelques
passages de son récit , qui feront juger de son impartialité
Z4
360 MERCURE DE FRANCE,
et de l'exactitude scrupuleuse avec laquelle il a rempli sa
mission.
« De la Métonnerie j'allai au village de Saint- Nicolas-
» de-Sommaire : je me présentai chez une dame à laquelle
» on avait porté beaucoup de pierres météoriques ; elle
>> avait autrefois la seigneurie de ce canton . Elle me reçut
» avec beaucoup d'honnêteté" , et me donna par elle-même
» et par ses gens tous les détails qui étaient parvenus à sa
>> connaissance. Je trouvai chez elle deux curés , celui du
» lieu et celui d'un hameau voisin nommé Saint-Michel-
» de-Sommaire ; il y avait de plus le garde forestier et une
» femme de confiance anciennement attachée à la maison.
Toutes ces personnes , excepté le garde , sont témoins
» oculaires de la chute des pierres. Celui- ci revenait alors
» de Laigle ; il a seulement vu le météore et entendu le
» bruit.
i
» Le curé de Saint-Nicolas regardait directement le
» nuage d'où l'explosion est partie . C'était un carré long ,
» dont le plus grand côté était dirigé est et ouest ; il sem-
» blait immobile , et il en sortait un bruit continuel sem-
» blable au roulement d'un grand nombre de tambours
» puis on entendait les pierres siffler dans l'air comme
» une balle qui passe , et tomber sur la terre en rendant
» un coup sourd. On remarquait très-bien que le nuage
» décrépitait successivement de différens côtés , et chacune
» de ces explosions ressemblait au bruit d'un pétard . Le
» curé de Saint-Nicolas a entendu tomber ces pierres , sans
>> les voir dans leur chute ; mais le curé de Saint-Michel
» m'assura en avoir aperçu une qui tomba en sifflant dans
» la cour de son presbytère , aux pieds de sa nièce , et
» qui rebondit de plus d'un pied de hauteur sur le pavé .
» Il dit aussi- tôt à sa nièce de la lui apporter ; mais elle
» n'osa pas ,
et une autre femme qui se trouvait présente
» la ramassa. Je ne l'ai point vue ; mais ce curé m'a
» assuré qu'elle était en tout semblable aux autres , et ces
pierres , dont nous avions sous les yeux un grand nombre
n de morceaux sont trop connues maintenant dans ce
» pays, pour que l'on puisse s'y méprendre.
THERMIDOR AN XI. 361
» La maîtresse de la maison me donna plusieurs de ces
>> masses que l'on avait vues tomber . J'en rapporte d'au-
>> tres dont on m'a montré les trous encore récens , et
» qui portent les empreintes des terrains où elles sont tom-
» bées . Elles sont toutes de la même nature que celles que
» nous avons déjà , et à cet égard il y a autant de témoins
que d'habitans. Il paraît , par les renseignemens que j'ai
» recueillis , qu'il est tombé dans cet endroit et dans les en-
4
virons unequantité effrayante de pierres ; mais quoi-
» qu'elles soient encore fort grosses , puisqu'elles pèsent
» jusqu'à ok 97 ( 2 livres ) , aucune d'elles n'égale celles de
» la Vassolerie et des environs du Fontenil : circonstance
n qu'il importe de remarquer.
» Tout le monde s'accorde à dire que ces pierres fu-
» maient sur la place où elles venaient de tomber . Por-
» tées dans les maisons , elles exhalaient une odeur de
» soufre si désagréable , qu'on fut obligé de les mettre
» dehors. Un gros morceau que je brisai , m'offrit encore
>> très-fortement cette odeur , mais dans son intérieur seu-
>> lement. Dans les premiers jours , ces pierres se cassaient
>> très-facilement ; toutes ont depuis acquis la dureté que
>> nous leurs connaissons. Ces changemens d'état sont au-
» tant de preuves physiques qui s'accordent pour faire
» voir que ces pierres sont étrangères aux lieux où elles
>> se trouvaient alors , ou qu'elles y avaient été récemment
» transportées . »
. " Le C. Biot se borne à rendre compte des faits et il ne
donne point son opinion sur la formation des pierres ,
dont il a rapporté des échantillons. Leur nombre peut
être évalué à deux ou trois mille ; la plus grosse est de
dix-sept livres , et la plus petite d'environ deux gros ; les
échantillons ont été déposés au Muséum d'histoire naturelle
; le C. Thenard en a analysé quelques-uns , et il y
trouvé du silice , 46 ; du fer oxidé , 45 ; magnésie 10 ;
nickel , 2; soufre environ 5. Les divers morceaux qu'on
a essayés comparativement , n'ont point offerts de différences
appréciables .
.
a
362 MERCURE DE FRANCE ,
Bibliothèque médicale , ou Recueil périodique d'extraits
des meilleurs ouvrages de médecine et de chirurgie ;
par une société de médecins . On s'abonne chez Gabon
et compagnie , libraires , place de l'Ecole de Médecine ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n° . 42.
Lorsque l'on considère le nombre infini de livres qui
traitent de chaque science , et que multiplie tous les
jours l'esprit de système si commode pour l'ignorance ,
on ne peut s'empêcher de convenir que parmi les difficultés
qui se rencontrent dans l'étude de la science , les
secours avec lesquels on a la prétention de les applanir ,
ne sont ni les moins longues , ni les moins décourageantes.
C'est principalement dans les livres qui traitent de la
médecine que se fait sentir cet inconvénient de l'abondance
, ou plutôt le désordre de la multitude ; les connaissances
précieuses qu'ils renferment sont perdues pour
le médecin le plus désireux d'appr fondir n art , mais
dont presque tous les momens sont réclamés par ses
devoirs. Et comment se déterminerait- il à acheter la connaissance
de quelques faits dus à l'observation , par une
lecture plus pénible que l'observation même ? à peine
a-t-il le temps de parcourir les excellens ouvrages de ces
derniers temps , où la médecine , éclairée par les progrès
des autres sciences naturelles , et dirigée par une
analyse plus sûre , a mieux connu les lois particulières
de l'économie animale , trop long-temps confondues avec
celles de la mécanique et de la chimie , et mieux caractérisé
les diverses altérations dont cette économie est
susceptible .
On ne saurait donc trop encourager le projet de réunir
dans un petit espace le sommaire de la doctrine des médecins
modernes , et particulièrement de ceux dont les
noms rappelleront un jour les plus belles époques de la
science. Tel a été celui des rédacteurs de la Bibliothèque
THERMID OR AN XI. 363
médicale. In hoc seduli ( annoncent- ils avec Bacon dans
leur épigraphe ) , ut proba et bona sint , et ut in repositione
spatium minimum occupent. Persuadés aussi que
la science s'éclaire par les rapprochemens , ils se sont
proposés d'offrir à leurs lecteurs des extraits d'ouvrages
anciens , dont la comparaison avec des écrits plus récens
ne sera peut-être pas toujours à l'avantage des derniers.
« Videant ( disoit le célèbre Baglivi , à la fin du dix-
» septième siècle , ) quantum differat historia et mas-
>> cula Græcorum medecina , a speculativâ et pensili
» novorum hominum . »
S'il faut juger de toute la suite de la Bibliothèque médicale
par les premier et deuxième numéros qui ont déjà
paru , on peut assurer que les rédacteurs rempliront
parfaitement leurs promesses et nos espérances ; l'heureux
choix des ouvrages , qui sont les premiers objets de
leurs analyses , et comme leur point de départ ; la
clarté avec laquelle ils en ont résumé la doctrine et fait
ressortir les principales conséquences , l'élégante précision
du style , leur ont généralement obtenu les suffrages
des hommes éclairés mais la continuation d'un
semblable travail ne leur donne pas moins de droit à la
reconnaissance des jeunes gens qui se destinent à la
profession de la médecine ; car, si l'unique ressource de
celui qui veut avoir des connaissances saines et positives
de son art consiste à oublier ce qu'il a mal appris ou ce
qu'il a appris d'inutile , c'est une heureuse préparation
pour bien savoir , de connaître ce qu'il faut apprendre ,
et comment il faut l'étudier .
Cependant ce Journal n'est pas exclusivement réservé
aux médecins , il peut encore intéresser plusieurs classes
de lecteurs , et les mettre à portée de mieux apprécier
une science dont tout le monde veut avoir une certaine
connaissance , en se méprenant trop souvent sur la nature
' des faits et des détails dont elle doit se composer . Il intéressera
particulièrement les philosophes qui méditent
sur les opérations de l'intelligence , car les opérations de
364 MERCURE DE FRANCE ,
l'intelligence et les phénomènes de l'économie animale se
rencontrent inévitablement ; mais il n'est utile d'observer
leurs analogies que lorsque l'on respecte les limites
qui les séparent .
Sous ce rapport , les rédacteurs de la Bibliothèque
médicale ne rendront pas un moindre service à la science .
On trouve déjà dans les premiers numéros plusieurs dissertations
métaphysiques qui complètent et même réforment
, à certains égards , la doctrine physiologique de
quelques hommes célèbres : on a loué le talent et la politesse
de ces critiques , j'aime mieux en faire remarquer
le bon esprit que l'on recherche en vain dans la plupart
des critiques littéraires , où le ton et la couleur d'un
livre décident d'avance le jugement que l'on en portera ,
où l'on prononce bien plutôt sur les principes , les intentions
, et , si l'on veut , le parti de l'auteur , que sur le
mérite et l'utilité de son ouvrage . Les rédacteurs de la
Bibliothèque médicale ont montré dans ces divers extraits
comment l'on pouvait concilier l'uniformité des
principes et l'admiration pour les talens , avec des diffé▾
rences d'opinion , et de franches et libres remontrances.
Si cette critique généreuse est honorable pour celui qui
la fait , elle l'est bien plus pour celui qui en est l'objet ;
car elle lui suppose une vertu recommandable , mais
qui est héroïque dans un auteur , je veux dire un certain
désintéressement d'amour propre bien plus rare que
l'amour de la vérité.
Procès - verbal de la Séance publique de l'Athenée du
département du Gers , tenue le premier messidor an 11
de la république.
On a sans doute beaucoup abusé de la facilité d'élever
des Académies et des Athenées ; mais ces établissemens
littéraires ont néanmoins leurs avantages , et lorsqu'ils
sont bien dirigés , ils sont propres à entretenir une heuTHERMIDOR
AN XI. 365
mens,
reuse émulation , et à faciliter les progrès des lumières.
Nous pourrions citer ici plusieurs Athenées des départeaussi
recommandables par le choix des membres,
qui les composent , que par les travaux auxquels ils se
sont livrés ; tels sont les Athenées de Lyon , de Nismes ,
de Bourg , d'Auxerre , de Toulouse , de Dijon ; celui
du département du Gers marche avec succès sur les traces
de ses rivaux. Présidé par le C. Balguerie , préfet du département
, il a tenu une séance publique le premier
messidor ; on y a lu les ouvrages suivans :
1º. Réflexions générales sur quelques sources d'indications
curatives dans les maladies chroniques ; par le
citoyen Forgues , médecin.
2º. Mémoire relatif à l'unité des poids et mesures ; par
le citoyen Vidaloque.
5. Voyage de Sorèze , en prose et en vers ; par le
citoyen Chaudruc , secrétaire de l'Athenée .
´´´ 4º . Mémoire sur le vice dartreux ; par lę cit. Lantrac ,
médecin.
1
5. Morceau de poésie descriptive , intitulé le soir
d'automne , précédé de quelques réflexions sur ce genre
de littérature ; par le citoyen Toulouset , secrétaire de
l'Athenée .
6. Mémoire sur une amputation de la jambe ; par le
citoyen Pardiac , chirurgien ..
Ces différens mémoires que nous avons sous les yeux
renferment des observations aussi utiles que judicieuses.
Les morceaux de littérature qui ont été lus dans la même
séance ne sont pas sans intérêt . Nous citerons seulement
les vers qui terminent le voyage à Sorèze..
Grave lecteur , de la critique épris ,
pour mon récit je te demande grâce ;
De ses défauts , censeur ne t'embarrasse ;
Mais souviens toi de ce petit avis ,
·
Lorsqu'au public on offre ses écrits ,
L'esprit seul brille et le coeur est de glace ;
Mais lorsqu'on parle à ses amis ,
L'esprit se tait et le coeur prend sa place .
366 MERCURE DE FRANCE ;
M. Wassily de Pouchkin , littérateur russe très- distingué
, vient de nous adresser quelques chansons qu'it
a traduites de la langue de son pays ; elles nous ont
paru renfermer des idées originales , et elles peuvent
servir à faire connaître l'esprit de la nation où elles
ont été composées. Nous croyons devoir en mettre
quelques fragmens sous les yeux de nos lecteurs.
I. Douce alouette , toi qui nous annonces le printemps
par tes chants mélodieux , répète ce que je vais
te dire !
心
Un jeune homme , beau comme l'amour , était enfermé
dans une tour obscure ; il écrivit à ses parens :
Mon père respectable , ma tendre mère , je suis dans
les fers , rachetez votre fils unique ! Le père et la
mère répondirent que leur fils n'était point un méchant
forçat ; ils ont renié leur enfant.
Douce alouette , toi qui nous annonces le printemps
par tes chants mélodieux , répète ce que je vais te dire !
Le jeune homme écrivit à sa bien-aimée : fille aimable ,
maîtresse chérie , rends-moi ma liberté , je suis dans les
fers , rachète-moi ! Lajeune fille reçoit la lettre et l'inonde
de ses larmes ; apportez , s'écrie-t- elle , apportez mes clefs
d'or, ouvrez mes coffres d'argent , envoyez mes pierreries
à mon bien-aimé ; qu'il soit heureux , qu'il soit libre
l'ami que mon coeur a choisi !
II. Beau jardin , toi qui fais mes délices , d'où vient
que tu fleuris si vite , et que tu te fanes sitôt ? d'où
vient que tu couvres la terre de tes feuilles ?
Je n'entends plus que la voix du rossignol , dont les
tendres chansons navrent mon coeur de tristesse ! Hélas !
ce
coeur sensible brûle sans feu , et se consume sans
flamme !
Mon bien- aimé est toujours présent à mes pensées . Je
l'ai connu et je l'ai aimé. Qui n'aurait pas fait comme
moi ? On aime sans peine , mais on oublie difficilement ,
on se sépare avec douleur ! un instant m'a donné un amant
THERMIDOR AN XI. 367
chéri ; des siècles ne suffiraient pas pour l'effacer de má
mémoire !
III . Camarades ! qui , jusqu'à présent , pouvait pénétrer
dans nos sombres forêts ? pas même le vautour vorace , pas
même l'aigle au plumage d'ébène .
Eh bien , camarades ! on voit une grande route au milieu
de la forêt . Un jeune homme a voulu la traverser ;
c'était au lever du soleil , au coucher de la lune pâle et
tremblante.
Il est mort , le téméraire ! Il est là , tué dans la plaine .
Sa tête est fracassée , son coeur est percé d'une flèche ; les
roseaux lui servent de lit , les bruyères d'oreiller ; sa couverture
est une nuit d'automne , une nuit froide et orageuse
!
Trois hirondelles ont volé vers le jeune homme. La
première s'est placée sur sa tête , la seconde sur son sein
d'albâtre , la troisième sur ses pieds agiles .
La première hirondelle , c'était sa tendre mère ; la seconde
, une soeur chérie ; la troisième , sa jeune épouse .
Elles ont enlevé son corps inanimé ; elles l'ont emporté dans
leur château aux tours majestueuses.
Les larmes de la mère ressemblent au débordement
d'un fleuve ; celles de la soeur , au cours d'un ruisseau rapide
; celles de la jeune épouse , à la rosée .
La rosée se séchera à l'approche du soleil , la jeune
épouse se remariera et oubliera son bien-aimé ( 1 ) .
IV. Un jeune homme se promenait sur les bords de
la Moscva Réca . C'était au lever du soleil . Il regardait les
murs qui renfermaient sa bien-aimée , et se disait tristement
: Tous les oiseaux se sont réveillés ; ils se sont couverts
de leurs ailes , et ma bien-aimée dort encore d'un
profond sommeil ; sans doute que je ne suis point présent
( 1 ) Cette romance a été faite sous le règne du czar Iwan Wassilieurtche
Grosnoy, que les étrangers appellent communément Bazilide.
Et elle se chante encore . ,
368 MERCURE DE FRANCE,
1
à ses pensées , sans doute que dans ses rêves elle ne voit
point son ami ; et moi , hélas ! je n'existe point sans ma
bien-aimée , je gémis et je souffre quand je ne la vois
point .
La jeune fille sort du château ; son visage est inondé de
larmes, ses beaux yeux sont éteints , ses bras d'albâtre n'ont
plus de force. Mon ami , dit- elle à son bien-aimé , je viens
te dire adieu ..... adieu pour toujours ! je sais que mes
paroles navreront ton coeur de tristesse , mais le sort nous
sépare , et je dois obéir. Hier , mes parens m'ont fiancée ,
aujourd'hui l'on me marie ; je t'aimerai toujours , ô mon
ami , mais je serai fidelle à mon époux (1 ).
ANNONCES.
Recherches historiques sur les principales nations établies
en Sibirie et dans les pays adjacens , lors de la conquête
des Russes ; ouvrage traduit du russe , par M. Stollenwerck
, ancien officier de carabiniers au service de
Russie. Un vol . in-8° . Prix : 2 fr . 25 c. , et 3 fr . par la
poste. A Paris , au magasin de librairie , rue des Bons-
Enfans , n° . 19 et 36 , en face de la cour des Fontaines.
"
Le Nouvel Anténor , ou Voyages et Aventures de Trasybulle
en Grèce , ouvrage pouvant faire suite aux Voyages
d'Anténor , par Lantier , orné de 4 figures , gravées par
Bovinet , et de notes historiques , critiques et littéraires.
Prix : 5 fr . , et 6 fr , 50 c . par la poste . Papier vélin , 10 fr.
et 11 fr.50 c. par la poste. A Paris , chez M. yeur, librairecommissionnaire
, rue de la loi , n° . 268 , et Capelle , libraire
, rue J. J. Rousseau.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n° . 42.
Erratum de l'annonce du Dictionnaire universel , de
Boiste , au numéro CX.
Prix , in-8° . , 15 fr . , au lieu de 13 , et 19 fr . par la poste.
Le même, in-4 , papier fin , 21 fr . , et 25 fr. par la poste.
Pag. 310 , 3. alinéa , au lieu de mologiome et mologie ,
lisez néologisme et néologie.
(1 ) On attribue cette romance au czar Pierre-le-Grand ; le fait est
qu'il aimait beaucoup à la chanter .
POLITIQUE .
THERMIDOR AN XI.
769
REP
.
FRA
POLITIQ U E.
En traitant , dans notre dernier numéro , de la situation
actuelle de l'Angleterre , nous n'avions à parler que dé
l'income tax ,
et de la levée en masse . Nous avons aujourd'hui
à y ajouter l'insurrection qui a eu lieu en Irlande ,
et dont on verra tous les détails à l'article Nouvelles
diverses. Cette rebellion paraît assoupie plutôt qu'apaisée.
On compte si peu sur les soldats du pays , que le
lord Limmérich a proposé d'en faire transporter en Angleterre
la milice , et d'envoyer en Irlande celle d'Angleterre.
Il ne manquait que cette circonstance pour compléter
les embarras de la Grande-Bretagne. Elle n'a plus
rien actuellement à envier à la France de 1793. Elle en a
les assignats , les réquisitions en nature , la levée en
masse , la patrie en danger , et la révolte prête à éclater
par-tout.:/
(
Voici ce qu'elle n'en a pas ce sont les passions violentes
qui enflammaient la France à cette époque .
M. Wyndham se plaint de l'apathie générale. Il a un bon
moyen de la faire cesser. Il n'a qu'à annoncer , comme
chez nous , l'égalité des conditions , la distribution de
toutes les places , le partage de toutes les propriétés ,
confiscation de toutes les grandes fortunes , la proscription
de tout ce qui était honoré et considéré , il aura avec
les autres avantages de 1793 , que nous avons détaillés ,
celui de l'enthousiasme qui lui manque. On a pu voir
que , dans son embarras , il cherche de toutes ses forces à
effrayer sa patrie , afin de lui donner au moins , faute
d'autres , la passion de la peur.
Toujours remuante , toujours comprimée , jamais soumise
, l'Irlande peut être présentée comme un grand
exemple aux souverains et aux peuples. Les états ne sont
point , comme des individus , des êtres immortels ; ils
n'ont point à attendre , comme eux , une vie à venir. Lą
A a
370 MERCURE DE FRANCE ,
Providence n'a point à les gouverner par les craintes d'un
Tartare , ou par les délices d'un Elysée . Sa justice sait
pourtant les atteindre , et venger , quand il le faut , la
morale publique.
Cette grande pensée animait sans doute l'orateur romain
, quand il disait : « Il m'est impossible de traiter
>> aucun sujet politique , si on ne convient pas d'abord
>> avec moi non-seulement qu'il est faux de dire qu'un état
» ne puisse se gouverner sans injustice , mais encore si on
» n'admet pas comme une chose certaine qu'un état ne
» peut se gouverner sans une souveraine équité ( 1 ) . »
Une fois pénétré de ces vues , si nous portons nos regards
sur l'Irlande , qu'y verrons-nous ? un pays où les spoliations
ont été converties en titre le vol en propriété ;
où la justice ne fait pas la loi , mais où la loi fait la justice
; où la force n'est pas soumise au droit , mais le droit
à la force ; où le gouvernement place d'autorité le peuple
dans une attitude qui le gêne ; où tout , enfin , est dressé
pour le bonheur , la sécurité , la commodité des gouvernans
, rien pour la sécurité , la paix et la commodité des
gouvernés .
9
Dans quelque pays que ce soit , quand une situation
semblable est composée , les siècles ont beau succéder aux
siècles , la force à la force ; les réactions succèdent de
même aux réactions ; la tranquillité n'est qu'apparente ,
la soumission se produit des calculs de la prudence , au
lieu de la conscience ou du sentiment du devoir. Les
maux publics comprimés, profitent alors d'instinct de toutes
les circonstances qui se présentent , jusqu'à ce qu'ils
en aient trouvé une favorable où ils puissent en liberté se
dissiper et s'exhaler .
Avec l'appui de la France , il est facile de présumer que
( 1 ) Nihil est quod de republicá putem dictum , et quo possim
longius progredi , nisi sit co firmatum , non modo falsum esse
istud , sine injurid non posse , sed hoc verissimum , sine summá
justilid rempublicam régi non posse. Cic. frag . ex . lib . rep.
THERMIDOR AN XI 371
P'Irlande va être bientôt arrachée à la longue tyrannie de
la Grande-Bretagne. Mais si celle - ci ne perd que cette partie
de son territoire , qu'elle ne se plaigne pas, Elle sera
traitée aussi favorablement que ces peuples auxquels les
Romains se contentaient d'ôter le tiers de leurs terres :
Tertia parte agri damnati.
On écrit de Pétersbourg qu'on y a beaucoup d'espérance
de l'intervention des deux puissances médiatrices , et qu'on
compte prochainement sur la paix . Tout ce que nous pou
vons dire , c'est que si les puissances du Nord prétendent
à la gloire de pacificatrices , il faut qu'elles se hâtent ; car ,
avant peu de temps , il se pourrait que la paix fût signée
à Londres sans elles. Toute la côte présente en ce
moment , avec l'appareil le plus menaçant , une activité
sans exemple. Cent quatre -vingt mille hommes et huit
mille chaloupes canonnières se préparent à remplir inces
samment les voeux de M. Pitt . Cet ex - ministre disait ,
dans aan de ses derniers discours , qu'aussi-tôt que la levée
en masse serait organisée , l'Angleterre n'aurait plus , à
l'égard de la descente , qu'une seule crainte , c'est qu'elle
ne s'effectuat pas. Nous sommes persuadés que le gouvernement
français composerait volontiers avec lui sur ce
point , et qu'il lui donnerait même le temps de former ,
dans les cinq ports , la brigade redoutable de dix-huit
cents hommes qu'il doit commander.
1
Quoi qu'il en soit , si les puissances médiatrices parviennent
à devancer la lutte terrible qui se prépare , nous
aurons au moins acquis un grand avantage , c'est d'apprendre
au peuple anglais que tout n'est pas jouissance
désormais dans les prémices de la guerre . Ce n'est pas tout
désormais de prendre quelques-uns de nos vaisseaux sur
les mers , il faut ensuite subir la taxe sur le revenu , et la
levée en masse. L'Angleterre semble dire : Frappe et ne
menace pas. Elle semble invoquer la présence même du
danger , pour se délivrer plutôt du tourment de la crainte.
Mais nous menacerons tant que nous voudrons , et nous
frapperons quand il nous plaira . Si votre attitude est
A a 2
372 MERCURE DE FRANCE ;
violente , la France n'a qu'à vous laisser dix ans dans cette
situation. Il ne lui faut que quelques misérables planches
pour vous tenir sans cesse en haleine , vous fatiguer et
vous lasser . Son seul regard de l'autre côté de l'eau aura
suffi pour Vous faire mettre bas les armes et vous contraindre
à demander la paix . Si , au contraire , vos efforts
ne sont pas ce qu'ils doivent être , ou qu'ils viennent à s'affaiblir
; si , à quelques accès de fièvre , succède une atonie ,
symptôme de votre prochaine dissolution , elle verra
combien de temps elle doit vous laisser à vos propres
divisions , pour entreprendre ensuite la formalité de vous
envahir.
En attendant , nous pouvons nous flatter d'avoir fait
débarquer , en Angleterre , une avant- garde très- imposante.
L'income tax , la levée en masse et la peur , sont de
très-bons auxiliaires .
On ne sait comment une nation , qui se croit aussi puissante
, a pu se condamner à de si fâcheuses précautions.
Les autres nations , quand elles sont en guerre , ne se
croient pas perdues , parce qu'on pourra toucher leur territoire.
Elles ne se croient pas obligées de donner aussitôt
jusqu'à leur dernier écu et d'armer jusqu'à leurs vieillards.
Mais l'Angleterre se croit déshonorée , si elle se bat sur
son territoire . Elle se croit finie , si les Français s'établissent
jamais en Egypte , quoiqu'ils fussent encore dans ce cas à
mille lieues de l'Inde.
Ces fameux hommes d'état croient , sans doute , que
c'est une chose sans conséquence que d'armer tout un
peuple. Ils verront , s'ils parviennent à effectuer cette
mesure , ce qui en résultera sur tout leur régime intérieur.
Ils verront ce que produiront , sur leur régime moral
l'habitude des armes , le langage et les moeurs des camps ;
sur leur régime commercial , l'interruption du travail , le
dégoût des habitudes casanières , l'amour de la dépense
et de la dissipation , le goût des fêtes et des rassemblemens.
Relativement à leur régime politique , ils verront ce que
c'est que de donner , dans une nation , l'influence aux
THERMIDOR AN XI. 373
armes , de changer ainsi le système antique de la vieille
Angleterre , qui fut de n'avoir jamais de grandes armées ;
de préparer ainsi leur pays pour que tout tombe , selon
les chances , ou vers le peuple , ou vers la couronne , de
manière à ne plus laisser à l'état d'autre alternative que
la démocratie ou le pouvoir absolu ..
Le secret de cette mesure désespérée , c'est que l'Angleterre
se sent abandonnée de tout le continent. Nous
voulons croire qu'en Europe on n'aime point la France ,
mais on aime encore moins l'ambition des Anglais ; ambition
beaucoup plus redoutable , beaucoup plus systématique
, et rendue sur -tout hideuse par un orgueil grossier.
Et en effet que possède aujourd'hui la France qu'elle
n'ait pas possédé presque dans tous les temps ! Clovis
n'avait-il pas réuni à sa domination les Ripuairs , c'est-àdire
les Francs des rives du Rhin ? N'avait-il pas défait le
roi de Bourgogne ? N'avait-il pas réuni à son empire , par
la défaite d'Alaric , les Aquitaines et la Gaule méridionale
? Charlemagne n'avait- il pas étendu plus loin encore
sa domination ? Dans ces derniers temps , l'Europe ignoret-
elle que la famille de nos princes régnait sur la France
les Espagnes , et les principales contrées de l'Italie ! Où
est donc l'influence nouvelle dont on nous accuse ? Où est
cette prépondérance qui doit causer tant d'alarmes à toute
l'Europe ?
Qu'on suive de la même manière les fastes de l'Angleterre
; qu'on examine ce qu'elle était autrefois ; qu'on
regarde ce qu'elle est devenue . Hélas ! l'ambition , quand
elle tient à un homme , est fragile comme sa vie . Sa durée
peut se rechercher facilement dans les tables connues des.
probabilités de la vie humaine. Il n'en est pas de même
quand elle tient à tout l'esprit d'un peuple. Ainsi à Clovis
succèdent des rois fainéans. Après Charlemagne , l'état
tombe dans les mains d'un Charles- le- Chauve ou d'un.
Louis-le-Débonnaire. Le grand Louis lui-même ne peut,
vivre autant que son génie . L'état tombe avec lui dans les
mains d'une femme et d'un prêtre. En Angleterre au
Aaj
374 MERCURE DE FRANCE ,
contraire , un même esprit reste supérieur à tous les événemens
et à tous les gouvernemens. Il est le même sous
les Tudor et sous les Stuart , sous l'usurpation de
Cromwell , ou sous la faiblesse de Georges III , sous les
Whigs , ou sous les Torys , sous le ministère de M. Pitt ,
cu sous celui de M. Addington . Nous voulons croire
que la France a acquis quelque prépondérance. La
maison d'Autriche , la Prusse , la Suède , chaque état
a eu aussi la sienne selon qu'il a été secondé par les circonstances
, ou par l'action d'un génie extraordinaire .
Mais ni dans aucun pays , ni dans aucun état , la prétention
de cette prépondérance n'a été ni aussi consistante ,
ni d'un tel caractère. Aucune n'a été au point de vouloir
posséder l'Océan et la Méditerranée , toutes les colonies
et tout le commerce troubler à son gré toute l'Europe
sans cesser de tyranniser toute l'Asie .
9
Que l'Angleterre cesse de se plaindre . Elle ne doit qu'à
l'excès de ses prétentions l'abandon où elle se trouve ; elle
ne doit qu'à sa folie la guerre terrible où elle s'est engagée
; elle ne doit qu'à ses injustices et à sa longue tyrannie
la révolte de l'Irlande ; elle ne doit qu'à l'excès de
son orgueil les procédés avec lesquels elle a aliéné les
puissances mêmes médiatrices : en un mot c'est ellemême
qui a aiguisé et forgé à plaisir le poignard avec
lequel elle veut se détruire .
Voilà que M. Pitt s'est fait général et chef de brigade.
Nous verrons s'il sera aussi habile à l'épée qu'à la parole.
On dit aussi que le duc d'Yorck est venu lui demander à
diner à Walmercastle . Il fallait sans doute une crise aussi
importante pour opérer le rapprochement de ces deux
personnages. Personne n'ignore que ce prince fut au moment
un jour de jeter le ministre par les fenêtres , qu'il
se porta sur lui l'épée à la main dans l'appartement même
du roi , et qu'on vit le moment où le fils da roi allait
être envoyé à la Tour. Aujourd'hui ils dînent ensemble ',
ils se voient , ils se pardonnent. Rien n'est plus édifiant
qu'une réconciliation semblable : on sait qu'elle est prescrite
aux chrétiens à leur dernière heure.
THERMIDOR AN XI. 375
Analyse des dernières séances du parlement.
CHAMBRE DES COMMUNES.
Séance du 26 juillet.
L'avocat-général se lève conformément à la notice qu'il
á précédemment donnée , à l'effet de faire rappeler l'andien
bill contre les étrangers et lui en substituer un nouveau.
L'objet du nouveau bill est de mettre les étrangers
entièrement à la discrétion du pouvoir exécutif. Le trèshonorable
membre espère que par ce moyen l'Angleterre
pourra se dispenser de renouveler la suspension de l'acte
d'Habeas corpus .
M. Barham se plaint de l'impôt qui a été mis sur le
sucre , et de l'affectation avec laquelle on fait porter les
impôts sur les propriétaires coloniaux. Sir William
Pultney , un des hommes les plus considérés d'Angleterre ,
appuie M. Barham. Enfin , à la sollicitation de plusieurs
membres , M. Barham consent à retirer sa motion.
28 juillet.
CHAMBRE DES LORD S.
Lord Hobart présente un message de sa majesté relativement
aux nouveaux troubles de l'Irlande , à l'effet
d'engager la chambre à prendre les mesures les plus efficaces
pour les faire cesser . Lord Hobart fait la motion
de deux bills , l'un pour la proclamation de la loi martiale
, l'autre pour la suspension de l'acte d'Habeas corpus.
Il pense que la révolte ne s'étend pas beaucoup au delà
de Dublin , que cependant le gouvernement est préparé
à tout.
Lord Limerick désirerait qu'on transportât la milice
d'Irlande en Angleterre et celle d'Angleterre en Irlande.
Il prétend que les prêtres et en général ceux même des
catholiques du pays , qui ne partagent pas l'esprit de révolte
, lui portent pourtant beaucoup d'indulgence et quelquefois
de l'appui.
28 juillet.
CHAMBRE DES COMMUNE S.
Le chancelier de l'échiquier présente le même message
que ci-dessus.
M. Windham se lève. Il ne pense pas que la chambre ,
dans cette circonstance , doive se départir de l'usage out
elle est de renvoyer l'examen d'un message au jour suivant.
A a 4
376 MERCURE DE FRANCE ,
« Le très-honorable membre nous assure qu'il n'y a qu'une
petite partie de l'Irlande en état de rebellion . » J'espère en
Dieu que cela est ; mais comme le dit un honorable officier,
le colonel Crawfurd , il n'est pas dans la nature de
P'homme que des esprits aussi violemment agités s'apaisent
sur- le-champ . Je n'ai cessé , ajoute-t-il , de me méfier
de ce pays ; et quand je vois qu'il ne s'en est fallu que d'un
pouce que la capitale ait été au pouvoir des insurgens .....
( On rit. ) Vous riez ! Ah ! Je ne crains pas que , dans une
circonstance semblable , les rieurs soient contre celui qui
avertit la patrie de son danger ; le rire et le mépris doivent
être contre ceux dont la négligence et l'imprévoyance ont
mis ce pays à deux doigts de sa perte .
M. Sheridan. Il attaque vigoureusement M, Windham ;
il le blâme d'attaquer les ministres sans sujet , et de
montrer ainsi , dans une crise aussi importante , une division
scandaleuse . Il s'étonne que celui qui s'est plaint de
la lenteur des ministres dans la conduite de la guerre ,
depuis la rupture du traité d'Amiens , vienne les accuser
ensuite de précipitation .
Lord Hawkesbury se joint à M. Sheridan. Le docteur
Lawrence défend son ami M. Wyndham , M. Archdall
fait l'éloge de M. Shéridan . Il dit de lui qu'on ne l'a jamais
vu changer de parti , comme tant d'autres ; qu'on l'a
vu sans cesse du côté de son pays. L'adresse passe.
Le chancelier de l'échiquier se lève ; et après avoir
prouvé la nécessité d'avoir recours à la loi martiale en
Irlande , ainsi qu'à la suspension de l'acte d'Habeas corpus
, il rappelle toutes les grandes occasions où l'Angleterre
a eu à se louer des talens et de l'éloquence de
M. Sheridan . Il cite la révolte de la flotte , la dernière
confédération du Nord , son dernier discours au sujet de
la menace d'invasion . Je ne connais point , ajoute-t- il , cet
honorable membre autrement que par nos rapports parlementaires
; mais je vénère sa conduite dans toutes les
grandes occasions , ainsi que tout anglais doit le faire . Il
sera richement récompensé par l'honorable place qu'il
obtiendra dans l'histoire . ( Applaudissement général . )
M. Windham s'est levé de nouveau a lancé de violentes
épigrammes à M. Sheridan et au chancelier de l'échiquier.
M. Sheridan lui a répliqué avec la même aigreur
et le même sarcasme. Il a présenté toutes les lignes différentes
qu'avait tenu M. Windham depuis le commencement
de sa carrière parlementaire .
M. Hutchinson a demandé qu'au moins les ministres
THERMIDOR AN XI. 377
1
fissent bien attention à ce qu'il ne fût pas fait , dans cette
révolte , un usage aussi atroce de la loi martiale que
dans la précédente . Il expose à la chambre que souvent un
village a été brûlé , sous le prétexte de l'absence d'un
seul habitant , qu'on a ensuite fusillé dans les champs , sur
le fondement que sa maison avait été brûlée .
Le colonel Craufurd s'est fait remarquer dans cette
séance par son insistance à ce qu'on se résolût à revêtir
les ministres du pouvoir le plus étendu et le plus absolu .
Les deux bills ont passé.
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres , 29 juillet.
au traité
Le gouvernement anglais était parvenu à apaiser les
troubles d'Irlande , en promettant aux catholiques le libre
exercice de leur religion et l'abolition de la loi du test ,
par laquelle il était établi qu'aucune fonction publique ne
serait conférée à un Irlandais que sous le serment qu'il
n'appartient point à la religion catholique romaine , loi
barbare et digne du 4° . siècle. Aussi-tôt que le roi d'Angleterre
a cru le calme rétabli et son autorité assurée en
Irlande , il a été fidèle à sa parole comme
d'Amiens ; il a refusé de tenir sa promesse et faussé sa
signature. D'un autre côté , il a couvert l'Irlande de
troupes et d'échafauds , et multiplié les exécutions militaires
avec une barbarie au-delà de tout ce qu'on peut
imaginer. Il n'est point de vexations que l'on n'ait mises
en usage pour faire de nouveau ployer sous le joug les
infortunés Irlandais. A l'abri du titre de royaume-uni et
d'une union qui n'existait que dans le protocole , on
leur a enlevé le reste de leurs priviléges.
L'Europe ne sait pas assez jusqu'à quel point le joug de
l'Angleterre s'est appesanti sur l'Irlande ; elle ignore le
nombre des victimes , et celui des exactions qui ont pesé
sur ceux des Irlandais échappés au fer des boureaux . On
n'exagère pas lorsqu'on assure que depuis dix ans plus de
50,000 ont succombé ou sur des échafauds ou sous des
exécutions militaires.
`Extrait d'une lettre de Liverpool , en date du mardi 26
juillet , quatre heures après midi.
Je n'ai que le temps de vous dire qu'un ami de M. Bold ,
premier niagistrat de notre ville , vient d'arriver à l'ins378
MERCURE DE FRANCE,
tant à bord d'un paquebot venant d'Irlande ; il nous apprend
que , samedi dernier au soir , 4000 rebelles avaient
tenté d'enlever d'assaut la ville de Dublin. L'armée de
ligne était sur ses gardes ; mais le combat qui devint
bientôt général dans toute la ville , dura jusqu'à une heure
dix minutes du matin. La personne qui nous donne cette
nouvelle a entendu un feu de peloton jusqu'à dix heures
le même jour.
Le cri général était , à bas les Anglais , tuez- les tous !
Les rebelles jetaient des grenades dans les rangs , et avaient
étendu dans les rues des planches hérissées de clous , afin
de rendre la cavalerie inutile.
On a découvert un dépôt de 30,000 piques et de 10,000
uniformes. La même personne a vu MM. Payne , capitaine
, et Brown , colonel du 21 °. ou 22 ° . régiment , avec
environ 40 autres , morts étendus dans les rues. 3o rebelles
devaient être exécutés hier matin ; ce qui semblerait
indiquer que la rebellion serait à-peu-prés apaisée à
Dublin.
Dublin , 24 juillet .
invi-
Hier au soir , différentes proclamations incendiaires
furent distribuées dans toutes les parties de la ville ,
tant le peuple à s'unir comme autrefois pour secouer le
joug des Anglais. A huit heures , un parti considérable
força la maison du maire , et enleva les armes et les piques
qui s'y trouvaient. Sur les dix heures , un combat général
s'engagea dans le voisinage de Thomas Street , et ensuite
dans toute la ville . Lord Kilwarden , premier magistrat
du banc du roi , qui rentrait en ville , sur les neuf heures ,
fut tiré de son carrosse avec son neveu , et l'un et l'autre
furent tués à coups de piques. M. Brown , colonel du 21 .
régiment , et quelques autres officiers , plusieurs soldats
et volontaires ont malheureusement perdu la vie , ainsi
qu'un grand nombre de rebelles qui paraissaient tous de
la plus basse classe .
Il a été teuu un conseil de guerre au château pendant
deux heures , et on s'attendait que la loi martiale serait
proclamée sur - le- champ . Le seul chef apparent est un
homme appelé Maccable , cabarretier , dans la maison
duquel on a saisi 1000 piques et 600 cartouches. Nous
'avons point entendu parler de troubles dans l'intérieur.
Londres , 1. août.
On a reçu des nouvelles de Dublin hier et ce matin , les
premières en date de vendredi , et les dernières de jeudi.
THERMIDOR AN XI. 379
Il y a eu mardi soir une nouvelle alarme à Dublin ,
en conséquence des nombreux rassemblemens qui se sont
formés dans le quartier dit de la Liberté pour assister aux
funérailles de l'un des amis de l'indépendance.
Jeudi les choses paraissaient aussi tranquilles que s'il
n'y avait pas eu d'insurrection . Tous les régimens de
ligne et de milice se disputent entr'eux à qui montrera
plus de surveillance , d'ordre , d'activité et de courage
dans ces circonstances difficiles.
On fait à chaque instant de nouvelles découvertes , et
on a heureusement saisi plusieurs des chefs qui ont organisé
le plan de la révolte . On compte parmi eux Holms ,
Hynley , Hope et Russell , mais non pas le Russel qui a
eu l'audace de publier , depuis l'insurrection du 23˚ , la
proclamation suivante :
« Thomas Russel , membre du gouvernement provisoire
, général en chef du district du Nord .
» Peuple d'Irlande ! aujourd'hui que vous avez repris
les armes pour la garantie des prérogatives qui appartiennent
à l'homme , et pour la délivrance de votre pays ,
vous voyez par le secret qui a été gardé dans la conduite
de cette affaire , et par le nombre immense des individus
qui , dans toutes les parties de l'Irlande , se sont engagés
à exécuter ce grand objet , vous voyez que votre gouvernement
provisoire a pris les mesures les plus sages. Vous
verrez que dans Dublin , à l'ouest , au nord et au midi ,
le coup a été frappé au même instant. Vos ennemis ne
peuvent pas plus s'opposer à cette puissante révolution
qu'ils ne pouvaient la prévoir. Les proclamations et les
règlemens prouveront qu'on n'a considéré que votre honneur
et vos intérêts. Votre général , qui a été nommé par
le gouvernement pour commander dans ce district , Vous
exhorte fortement à obéir à ces règlemens . Votre valeur
est bien connue , soyez aussi justes et humains que vous
êtes braves , et que les Anglais sont cruels , et mettez votre
confiance dans le Dieu qui est la source de toute victoire ;
il couronnera vos succès.
» Le général ordonne qu'on s'assure des otages dans
tous les quartiers : tous les attentats qui se commettaient
contre les lois de la guerre et de l'humanité , seront sévè
rement vengés. »>
( Au quartier-général , le 24 juillet 1803. )
-
( Extrait du Star. )
Il y a beaucoup de fermentation dans la flotte .
380 MERCURE DE FRANCE ,
-Les effets publics ont éprouvé une dépréciation considérable
; les 3 pour cent sont tombés à 50 et demi , et
l'omnium à 11 et demi de perte.
Dublin , 28 juillet.
Des émissaires ont voulu exciter le peuple du Nord à la
révolte , mais il s'y est refusé ; et cette bonne conduite
fait bien présumer de celle des autres parties du royaume ;
parce que celle du Nord étant la plus peuplée , la plus
remplie de manufactures et d'ouvriers , est d'un exemple
imposant. -
Avant-hier , 26 , Dublin fut témoin d'une scène de confusion
, mais qui a encore montré l'impuissance des rebelles ,
et la disposition des volontaires à les repousser. Un de ces
volontaires qui avait été mis à mort le premier jour de la
révolte , à coups de pique , était accompagné au cimetière
par ses camarades. Quelques groupes de la populace parurent
menacer le cortége ; ce qui accrédita le bruit que les
rebelles arrivaient en force à Dublin. L'alarme fut répandue
, et dans moins d'une demi-heure , plus de 5,000 hommes
se trouvèrent sous les armes. Tout ce calma , et le
faux bruit fut dissipé.
1
On a arrêté quelques personnes au- dessus du commun ,
entr'autres M. Holmes , conseiller et parent du conseiller
Emmet ; M. Russel , madame Debois , Edward Hay , du
comté de Wexford , mais demeurant depuis quelque temps
à Dublin ; un M. Hart , M. Hope , teinturier , et plusieurs
autres . On assure que le gouvernement a reçu des informations
importantes de la part de M. le duc de Leinster ,
auquel les rebelles des environs de Maynvoth ent été proposer
de livrer leurs armes et de dénoncer leurs chefs ,
condition qu'on leur accorderait pardon et protection.
Le conseil a eu une séance très-longue.
Belfast , 26 juillet.
à
Quelques légers symptômes d'insurrection s'étant manifestés
dans notre voisinage , on a pris les précautions
nécessaires pour la défense de cette ville. Cependant tout
est parfaitement tranquille ; et quelles que puissent être
les intentions des mécontens , la vigilance et la force des
honnêtes gens sont telles qu'il est impossible que les premiers
osent se montrer.
Londres , 2 août.
Trois pour 100 consolidés 52. Omnium 9 2. de perte.
Nous n'avons pas eu de nouvelles d'Irlande , ce matin.
THERMIDOR AN XI. 381
Cependant nous avons tout lieu d'espérer qu'elles seront
de plus en plus favorables.
On répandit hier le bruit qu'on devait proposer ,
dans la séance du soir , à la chambre des communes , une
mesure vigoureuse ; cependant les ministres n'ont rien dit
qui annonçât cette disposition . On suppose que cette mesure
a pour objet la suspension de l'acte de l'habeas corpus.
Il n'est pas douteux qu'il y ait à Londres plusieurs Irlandais-
Unis , et nous croyons que plusieurs de ceux qui ont pris
part à l'insurrection qui vient d'éclater en Irlande , se sont
réfugiés à Londres pour échapper à la juste punition qui
les attend.
-
M. Pitt est occupé à lever dans les cinq ports un
corps qui formera une brigade de trois régimens de 600
hommes chacun , et qu'il commandera en personne.
S. A. R. le duc d'Yorck était attendu hier àDouvres ,
où il doit inspecter les ouvrages et passer en révue les fencibles
de mer . Il avait dîné dimanche chez M. Pitt , à
Walmercarstle , avec le duc de Cambridge .
Constantinople , 19 juin .
a
Nous recevons des nouvelles du Caire. Taher , le
chef de Arnautes qui a chassé le pacha du Caire ,
été assassiné par le peuple. Les beys qui étaient dans
la Haute-Egypte sont rentrés au Caire.
Les Russes viennent d'occuper une partie de la
Géorgie entre Téflis et Sarapam. Les Anglais , mûs
toujours par cet esprit d'intrigue qui les distingue ,
usent de tous les moyens pour persuader à la Porte
que la France veut s'emparer de la Morée. Ils ont
été jusqu'à faire passer dans ce pays de la poudre et
des armes sous pavillon français.
Gothembourg , 23 juillet .
Vingt pièces de canon de 24 sont mises en batterie
à Stralsund.
Hambourg, 30 juillet.
Sur la proposition du ministre de France près le cercle
de Basse-Saxe , le sénat de notre ville a formellement consenti
à ce que , pendant toute la durée de la guerre actuelle ,
le gouvernement français entretînt une garnison à Cuxhaven
, port situé près de l'embouchure de l'Elbe . On croit
aussi qu'il y aura bientôt une garnison française dans le
port de Travemunde sur la Baltique , du consentement du
sénat de la ville impériale de Lubec , à laquelle ce petit
port appartient. L'envoyé anglais près les villes auséatiques
382 MERCURE DE FRANCE ,
a fait de fortes représentations à ce sujet ; mais elles n'au
ront aucun résultat.
Des bords du Mein , 9 août.
Il vient d'être formé une espèce de coalition ou d'union
entre la Russie , la Suède et le Danemarck ; elle a pour
but de s'opposer à toute tentative qui serait faite pour
entraver le commerce et la navigation de la Baltique , et
de mettre leurs sujets à l'abri des vexations auxquelles ils
seraient exposés , si l'on ne prenait pas les mesures les
plus importantes. Cette coalition est dirigée , comme l'on
voit , au moins implicitement contre l'Angleterre , puisque
c'est celle des puissances belligérantes qui porte atteinte
à la neutralité en gênant la liberté de la navigation .
On assure qu'en conséquence de ce nouveau concert qui
vient de s'établir entre les trois puissances du Nord , la
Suède et le Danemarck vont faire sortir de leurs ports un
nombre de vaisseaux de guerre proportionné à celui que
l'empereur Alexandre enverra dans la Baltique. Comme
cette réunion de forces maritimes ne laissera plus aucun
doute sur les dispositions du cabinet russe , on espère que
la cour de Londres aura égard enfin aux propositions
qui lui ont été faites , tant de la part de la Russie que de
celle de la Prusse. Quelques personnes prétendent même
que ces propositions ont été déjà acceptées , et que le
courrier qui est porteur de l'adhésion de sa majesté britannique
doit être arrivé , en ce moment , à Pétersbourg .
En conséquence il sera tenu un congrès , où les principales
puissances de l'Europe enverront des ministres . La
ville de Hambourg a été proposée comme le lieu le plus
favorable pour la tenue de ce congrès , étant situé entre
Londres et Pétersbourg .
Outre l'arrangement des objets qui ont amené la rupture
entre la France et l'Angleterre , l'on s'occupera encore
dans ce congrès de divers autres points tendant à
régler d'une manière plus précise et asseoir sur une base
plus solide la balance de l'Europe , sur-tout dans ce qui
concerne la partie maritime et les relations commerciales.
Il serait possible aussi qu'il y fût question de la situation
actuelle de l'empire ottoman et des mesures éventuelles
que l'on pourrait adopter au cas que ce vaste état éprouvât
quelques catastrophes , malgré tous les efforts que ses
amis et alliés tenteraient de faire pour réunir dans un
ensemble parfait toutes les parties de ce vaste empire , et
pour empêcher sa dissolation . Tels sont les bruits politiques
qui circulent maintenant en Allemagne.
THERMIDOR AN XI. 383
PARIS.
Le premier consul est arrivé hier au matin à Saint-
Cloud.
-
Les évêques de France ont cru devoir consacrer ,
d'une manière particulière , le 16 août , jour remarquable
par la naissance du premier consul , par sa nomination an
consulat à vie , et par la signature du concordat , et qui en
outre est distingué dans l'Eglise comme jour de l'Assomption
de la Vierge . Parmi tous les mandemens publiés à ce
sujet , on cite principalement celui de M. l'évêque de
Quimper. En voici quelques traits :
«< Dieu dit à la révolution , comme autrefois à la mer :
n Usque luce venies híc confringes tumentes fluctus tuos .
» Il parle , et aussi-tôt nous voyons cesser et le blaspheme
» qui accusait sa puissance , et le scandale qui faisait dou-
» ter de sa justice ..... Des extrémités du monde arrive
» un homme assez fort pour vaincre seul une révolution
» qui avait vaincu toute la terre. Elle avait abattu les
» puissances du siècle , les grands des nations , et , à la
» présence de ce héros , elle est abattue elle- même .....
» A Domino factum est istud et est mirabile in oculis
» nostris. »
-On parle de la publication prochaine d'un arrêté du
gouvernement , relatif aux pensions des chevaliers français
de l'ordre de Malte. Suivant les dispositions de cet arrêté,
les chevaliers compris dans la convention du mois de
prairial an 6 , seront admis à la liquidation de leurs pensions
, pour en être payés intégralement. Les membres du
même ordre , restés en France , et non encore liquidés
définitivement , seront liquidés et payés suivant les lois
concernant les ecclésiastiques , à l'exception de celles relatives
aux sermens dont ils sont dispensés. Ils feront régler
préalablement , par le préfet des départemens où étaient
situés leurs bénéfices , la quotité du revenu dont ils jouissaient.
-Le comte d'Apraxim , major des armées de sa majesté
l'empereur de toutes les Russies , et attaché à la légation
russe à Paris , est passé , le 17 thermidor , à Montauban ;
il allait en courrier porter à M. de Marcoff , qui est aux
eaux de Barèges , des dépêches que l'on suppose être
d'une bien grande importance , puisqu'elles n'ont point
été confiées à des courriers ordinaires. Il était venu de
Paris en trois jours .
384 MERCURE DE FRANCE ,
Le 21 thermidor on a fait l'épreuve d'une invention
nouvelle , dont le succès complet et brillant aura les suites
les plus utiles pour le commerce et la navigation intérieure
de la France. Depuis deux ou trois mois , on voyait au pied
du quai de la pompe à feu de Chaillot un bateau d'une apparence
bizarre , puisqu'il était armé de deux grandes roues
posées sur un essieu comme pour un charriot , et que derrière
ces roues était une espèce de grand poële avec un
tuyau , que l'on disait être une petite pompe à feu destinée
à mouvoir les roues et le bateau . Des malveillans
avaient , il y a quelques semaines , fait couler bas cette
construction . L'auteur ayant réparé le dommage , obtint
avant-hier la plus flatteuse récompense de ses soins et de
son talent . A six heures du soir , aidé seulement de trois 4
personnes , il mit en mouvement son bateau et deux autres.
attachés derrière , et pendant une heure et demie ,
procura aux cúrieux le spectacle étrange d'un bateau mû
par des roues , comme un charriot , ces roues armées de
volans ou ranes plates , mûes elles-mêmes par une pompe
à feu .
il
En le suivant le long du quai , sa vitesse , contre le courant
de la Seine , nous parut égale à celle d'un piéton
pressé , c'est-à-dire , de 2400 toises par heure : en descendant
, elle fut bien plus considérable ; il monta et descendit
quatre fois depuis les Bons- Hommes jusques, vers la
pompe de Chaillot ; il manoeuvra en tournant à droite , a
gauche , avec facilité ; s'établit à l'ancre , repartit et
devant l'école de natation ."
-
passa
Les pièces d'or de 24 et 48 livres sont réputées monnaie
ayant cours forcé. Les pièces de 24 liv . sont admissibles
pour cette valeur , lorsqu'elles pèsent 143 grains et
demi ; celles de 48 liv . doivent peser le double. Lorsque
ces pièces sont d'un poids inférieur à celui qui vien d'etre
désigné , la personne qui les offre en paiement a le droit
de les faire admettre , en bonifiant pour chaque grain de
déficit , 16 centimes et demi . Chaque pièce doit être
du poids prescrit , et l'on n'a point la faculté de les peser
en masse , en faisant passer le fort pour le faible . Les
pièces de 24 liv. qui pèsent au-delà de 144 grains , ne valent
pas plus de 24 liv . dans la circulation , comme monnaie.
-
On écrit de Brest , 13 thermidor : « Un convoi de
quinze à vingt bâtimens marchands vient d'entrer dans
notre port , sous l'escorte d'un bâtiment de guerre et à la
barbe des vaisseaux anglais qui nous bloquent. »
( No. CXI . ) 2 FRUCTIDOR an II .
( Samedi 10 août 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
TRADUCTION
DE LA SECONDE ÉLÉGIE DE TIBULLE.
Adde merum , etc.
cen
BUVONS
UVONS encor , buyons ! que Morphée et Bacchus
S'emparent de mes sens par la douleur vaincus !
Gardez de m'éveiller ! leur baume dans mes veines
Circule , et de l'amour a suspendu les peines :
Buvons , puisque Délie , esclave d'un jaloux ,
Gémit dans sa prison , sous d'odieux verroux .
, que
Porte sourde a ma voix , que les vents la foudre ,
Que les Dieux irrités te réduisent en poudre !
Mais plutôt , pour moi seul , ne te ferme jamais !
Epargne - moi les cris de tes gonds indiscrets :
Si j'ai pu te maudire en mon délire extrême ,
Que l'imprécation retombe sur moi - même !
Rappelle - toi mes voeux , mes prières , mes pleurs ,
Quand je parais ton seuil de couronnes de fleurs.
De tes geoliers , Délie , ose braver la rage ; f
Il faut oser : Vénus protège le courage ;
Bb
386 . MERCURE DE FRANCE ,
Vénus du jeune amant seconde les projets ;
Elle ouvre en sa faveur les asiles secrets ;
Vénus instruit l'amante , à l'ombre du mystère ,
A se rendre , pieds nus , au réduit solitaire ;
A déserter , sans bruit , la couche d'un époux ;'
A donner , sous ses yeux , l'heure du rendez-vous ;
Des signes empruntant la muette éloquence ,
Vénus plus d'une fois fit parler le silence.
Mais il est peu d'amans dignes de ses leçons.
Pour lui plaire affrontant les rigueurs des saisons ,
Son heureux favori ne connaît point la crainte.
Du fer impunément il peut braver l'atteinte :
La déesse a sur lui les yeux toujours ouverts.
Eh ! que me font , à moi , les glaces des hivers ,
Les autans déchaînés et les torrens de pluie ,
Les courses , les travaux ! pourvu que ma Délie
Daigne agréer enfin mon hommage assidu ,
Et me donner , du doigt , le signal attendų ! ...
Passant , ferme les yeux , respecte mon audace !
Vénus de ses larcins aime à cacher la trace.
Ne va pas m'effrayer par un bruit indiscret ,
T'informer de mon nom , divulguer mon secret ,
Approcher de mes yeux l'importune lumière !
Si tu m'as reconnu , que ce soit un mystère ,
Ou Vénus t'apprendra , trop tard pour ton malheur ,
Qu'elle naquit du sang ( 1 ) et des flots en fureur !
( 1 ) Suivant Macrobe , Saturne , ou le Temps , ôta au Ciel , son père ,
la faculté de se reproduire. On prétend que les parties sanglantes ayant
été jetées à la mer , eurent encore la vertu de donner le jour à Vénus ,
qui fut appelée Aphrodite , dunom de l'écume dont elle était sortie.
( Note de l'auteur )
C 387 FRUCTIDOR AN ΧΙ. 7
Mais loin de nous , Délie , un effroi ridicule !
Rien ne pourra convaincre un mari trop crédule s
Il n'écoutera rien : celle qui l'a prédit ,
Est savante en son art , et jamais ne mentit.
Je l'ai que arrêtant les astres dans leur course ;
Elle fait remonter les fleuves vers leur source ;
Elle évoque les morts du fond des monumens ;
Sait ranimer leur cendre et leurs froids 'ossemens.
Le magique pouvoir de sa voix sépulcrale
Dissipe ou réunit la cohorte infernale.
D'un mot , elle ôte au ciel ou lui rend sa clarté
Elle répand la neige au milieu de l'été :
Médée , entre ses mains , a remis sa puissance.
Je tiens d'elle un moyen de cacher ta présence t
Ton époux me verrait enchaîné dans tes bras ,
Que , toujours plus aveugle , il ne le croirait pas.
Mais prends garde ', ô Délie ! à tout autre contraire
Ce n'est que pour moi seul que le prestige opère.
Le dirai - je ? elle osa , par ses enchantemens
Se vanter d'apaiser l'excès de mes tourmens.
En vain elle alluma la flamme expiatoire ;
En vain elle immola sa brebis la plus noire :
Mon coeur , loin d'abjurer un malheureux amour ,
Ne demandait , hélas ! qu'un trop juste retour ,
Et j'eusse , avec horreur , repoussé comme impie ,
Le voeu de pouvoir vivre un seul jour sans Délie !
Par M. KÉRIVALANT.
ENIGM E.
COMBIEN de gens qui font mine de se cacher ,
Et qui brûlent qu'on les devine !
Bb a
388 MERCURE DE FRANCE ,
Moi qui , de bonne foi , veux me faire chercher ,
Lecteur , je vais voiler jusqu'à mon origine..
Je sors alternativement
D'un cerf , d'un boeuf, d'une racine.
Ou je me trompe bien , ou l'huître est ma voisine.
Je tiens enfin de près à l'éléphant .
Si l'on ne m'a pas mis au rang des sept merveilles
Je n'en suis pas moins étonnant.
Bien que je sois petit , il n'est pas moins constant
Qu'à plus d'un grenadier j'ai frotté les oreilles.
Sans être fin , je démêle aisément
Les choses les plus embrouillées.
Je suis adroit , accommodant ;
Je rafraîchis , je calme en un instant
Les têtes les plus échauffées .
La toilette eut pour moi des attraits en tout temps.
La beauté qui sait faire éclore mes talens ,
Ajoute tous les jours quelque chose à ses charmes.
Je fais peur aux petits enfans ;
Je leur fais verser bien des larmes.
Il est certains petits tyrans
Beaucoup trop communs sur la terre ,
A qui , pour le repos d'un grand nombre de gens ,
Je fais une éternelle guerre .
Quant à ceux que je tiens une fois dans mes dents
C'en est bientôt fait de leur vie ....
Ne me crois pas pour cela , je t'en prie ,
Lecteur , plus dur que je ne suis ;
De grâce ne prend pas le change.
En poursuivant tes ennemis ,
Je te gratte où ça te démange .
Par madame veuve GAUTIER ,
de Villeneuve-sur-Yonne.
FRUCTIDOR AN X L 38g
LOGOGRYPHE.
Je fais du bruit et du fracas ;
A mes efforts il faut qu'on cède :
Il est vrai que j'ai besoin d'aide ,
Qui peut s'en passer ici bas ?
De maints corps que je tyrannise ,
J'exige , et non sans dureté ,
Qu'ils se conforment à ma guise.
Je suis fort souvent agité ,
Non pour mon bien , puisque ma tête
Et s'use et souffre horriblement ,
Lorsque je suis en mouvement .
Dès que je le peux , je m'arrête .
En moi l'on trouvera d'abord
Ce qui rend parfait un ouvrage ;
Ce qui porte atteinte au plumage ;
Ce qu'on n'a plus quand on est mort ;
Une substance très-mobile ;
Le nom d'un grand musicien ;
Ce que d'avoir il est utile
Lorsque l'on rencontre un vaurien ;
Plus d'une note de musique ;
Un , adjectif dont la valeur
Est le contraire d'identique ;
Des forêts l'ornement , l'honneur ;
Un fruit qui se sert d'épithète
A lui- même , quand il est bon ;
Ce qui supporte sur la tête
Le poids d'une habitation ;
Ce qu'autre fois dans un navire
On était sûr de rencontrer ;
D'une divinité l'empire
Bb 3
390 MERCURE DE FRANCE;
Qu'on doit plus craindre qu'admirer ;
Un instrument fort en usage
Et qui ne sert qu'avec les dents.
Mais j'en aurai trop dit , je gage , "
Même pour les moins clairvoyants.
Par M. D***,, d'Amiens.
CHARADE.
Mon premier , dans les bois , du meurtre est le signal
De son bruit effrayés les cerfs , aux pieds agiles ,
Abandonnent soudain leurs demeures tranquilles.
Mon second appartient au règne végétal ,
La cuisine en fait cas : le sexe le déteste ,
Aux minois rajeunis il est , dit - on , funeste.
Pour mon entier , lecteur , tu le verras toujours
Sur des livres qu'entr'eux assiégent les amours.
Par mademoiselle Eugénie Roblastre
née Bruyant , âgée de 10 ans.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le niot de l'Enigme est le Présent , dont les frères sont
le Passé et l'Avenir.
Celui du Logogryphe est Orient , où l'on trouve nitre ,
er , ortie , oie, trône , roi , rein , noir, net , rient
rien .
い
Le mot de la Charade est Angle- terre.
FRUCTIDOR AN X I. 391
Vies et OEuvres des peintres les plus célèbres de
toutes les écoles, Recueil classique , contenant
I OEuvre complète des peintres dupremier rang,
et leurs portraits ; les principales productions
des artistes de 2º . et 3. classe ; un abrégé de
la Vie despeintres grecs , et un choix des plus
belles peintures antiques , réduit et gravé au
trait , d'après les estampes de la Bibliothèque
Nationale , et des plus riches collections particulières.
Publié par C. P. Landon . Tome Ier.;
un vol. in-fol. , cartonné. Prix 25 fr. A Paris ,
chez l'auteur , quai Bonaparte , nº. 23 ; et chez
le Normant , rue des Prêtres-S. - G. -l'Aux. , nº. 42.
LE volume que nous annonçons contient la vie
et l'oeuvre complète de Dominique Zampieri ,
dit le Dominiquin . Soixante - douze planches offrent
le trait de presque toutes les productions de ce
peintre célèbre ; celles dont l'éditeur n'a pu se
procurer assez-tôt la gravure , seront insérées dans
le volume suivant . Cette collection nous a paru
faite avec le plus grand soin ; les gravures conservent
la pureté et la correction des formes , et rendent
en même temps la finesse des détails , avantage
rare dans presque tous les ouvrages de ce
genre , où l'une de ces parties importantes de
limitation est trop souvent sacrifiée à l'autre .
Le Dominiquin , comme tous les hommes qui
dominent dans un art , eut des détracteurs injustes
, et ne fut véritablement apprécié qu'après
sa mort. Un caractère réservé et modeste l'empêcha
de lutter avec avantage contre ses ennemis ;
ne répondant à leurs outrages que par de nouveaux
chefs-d'oeuvres , il accroissait leur fureur
sans leur imposer silence : les persécutions horribles
qu'il éprouva , montrent à quel excès peuvent se
Bb 4
392 MERCURE DE FRANCE ,
porter la haine et la jalousie des artistes. On lui
reprochait de donner trop d'uniformité à l'expression
de ses figures , de leur imprimer à toutes un
caractère de timidité qui nuisait à l'effet des passions
, et d'offrir dans ses conceptions , plutôt
l'idée d'un travail pénible , que les élans d'un
génie hardi et créateur. 3
On a tant abusé dans les arts , de ce que l'on appelle
les élans du génie, qu'il n'est peut- être pas hors de
propos de rappeler ici les principes dont les grands
peintres, et principalement ceux d'Italie , ont fait de
si heureuses applications. Dans les situations les plus
terribles , au milieu des tourmens les plus cruels ,
leurs personnages conservent une attitude noble ;
leurs visages ne portent point l'empreinte d'une
douleur poussée au dernier degré ; des contorsions
horribles à voir ne défigurent point leurs
traits et leurs gestes ; enfin ils conservent toujours
le caractère du beau idéal , attribut que la peinture
ne doit jamais abandonner . Telle étoit l'idée
que
les anciens s'étaient faite de cet art . « Le
» caractère général et distinctif des chefs- d'oeuvres
» grecs en peinture et en sculpture , dit M. Win-
» ckelman , consiste dans une noble simplicité ,
» dans une grandeur tranquille , tant de l'attitude
» que de l'expression . De même que la ner de-
» meure calme dans ses profondeurs , quelque
agitée que puisse être sa surface ; ainsi , dans
» les figures grecques , au milieu même des passions
, l'expression nous annonce encore une
» âme grande et rassise . » La poésie différe en
cela de la peinture. Quoiqu'il lui soit également
prescrit de conserver le beau idéal, qui lui est
propre , elle peut porter le pathétique et l'effet
des douleurs de l'homme , beaucoup plus loin .
D'abord elle prépare la situation qu'elle veut
peindre ; elle vous y conduit par une multitude
>>
»
"
FRUCTIDOR AN XI. 393
de gradations qui servent à vous disposer aux effets
terribles qu'elle cherche à produire sur vous. Ensuite
, le tableau qu'elle vous présente ne se grave
pas dans votre imagination avec les mêmes traits.
que s'il était offert à vos regards. Les beautés du
style , l'harmonie des vers vous détournent , sans
que vous vous en aperceviez , de la sensation
pénible que vous éprouveriez , si vos yeux s'arrêtaient
long-temps sur ce tableau . La peinture ,
au contraire , ne peut se servir d'aucune préparation
; elle ne vous offre que l'action d'un instant ;
rien ne peut diminuer l'effet de la situation qu'elle
exprime ; vous reportez souvent les yeux sur un
tableau , et si les objets qu'il a imités vous inspirent
quelque dégoût , ce dégoût ne peut que s'accroître.
La peinture doit donc , quelque sujet
qu'elle traite , donner aux figures et aux positions ,
de la noblesse , de l'élégance et un certain calme
sur lequel les yeux aiment à se fixer souvent . «< Si
» l'artiste , dit M. Lessing , ne peut jamais saisir
» qu'un instant du mobile tableau de la nature ;
» si le peintre en particulier ne peut présenter cet
unique instant que sous un seul point de vue ;
» si pourtant les ouvrages de l'art ne sont pas faits
» pour être simplement aperçus , mais considé-
>> rés , contemples long- temps et à diverses reprises ,
>> il est certain qu'on ne doit rien négliger pour
» choisir ce seul instant , et le seul point de vue
» de ce seul instant le plus fécond qu'il soit pos-
» sible. Nous ne pouvons entendre ici par le plus
» fécond , que ce qui laisse à l'imagination le
» champ le plus libre . Plus nous regardons , plus
il faut que nous puissions ajouter par la pensée
» à ce qui est offert à nos yeux ; plus notre pen-
» sée y ajoute , plus il faut que son illusion puisse
» se réaliser. Mais de toutes les gradations d'unė
» affection quelconque , la dernière , la plus ex-
>>
>>
»
394 MERCURE DE FRANCE ;
>>>
» trême , est la plus dénuée de cet avantage ; il
n'y a plus rien au-delà . Montrer aux yeux ce
» dernier terme , c'est lier les ailes à l'imagination .
Ne pouvant aller au-delà de l'impression reque
» par les sens , elle est forcée de s'occuper d'images
>> moins vives , hors desquelles elle craint de re-
» trouver ses limites dans cette plénitude d'expres-
» sion qu'on lui a offerte mal- à -propos . Si Lao-
>> coon et Philoctète gémissent , l'imagination peut
>> les entendre crier s'ils crient , elle ne peut se
représenter ce qu'ils souffrent d'un degré plus
» faible ou plus fort , sans les voir dans un état
plus passif et par-là moins intéressans. Elle ne
» les entendra plus que soupirer , ou bien elle les
n
verra morts . »>
M. Lessing nous paraît avoir très-bien saisi les nuances
qui doivent distinguer la peinture de la poésie .
En effet , Sophocle peint Philoctète livré aux douleurs
les plus horribles ; ses cris font retentir les antres
de Lemnos , et l'abandon auquel il va être livré ,
met le comble à son désespoir. Virgile nous représente
Laocoon poussant vers le ciel des hurlemens
effroyables :
Quales mugitus , fugit cum saucius aram
Taurus , et incertam excussit cervice securim.
Cependant le peintre et le sculpteur ayant à retracer
la situation de ces deux personnages , ne
porteraient pas leur désespoir à son dernier excès ,
et ils auraient soin de conserver , dans leur attitude
et dans leurs traits , l'empremte plus calme du beau
idéal. Le groupe célèbre de Laocoon sert à prouver
la vérité de ce principe .
Puisque nous avons trouvé l'occasion de parler
des limites qui séparent la poésie de la peinture , on
nous permettra de nous arrêter un moment sur un
objet qui n'a qu'un rapport éloigné avec l'ouvrage
FRUCTIDOR AN XI. 395
que nous annonçons. La confusion des genres ,
ce signe certain de la décadence des arts , que l'on
remarque aujourd'hui dans une grande partie de
leurs productions , nous fera pardonner cette
courte digression dont le sujet est purement litté
raire .
-
Les poètes trompés par le précepte d'Horace :
ut pictura poesis erit, ont , sur tout dans les
temps modernes , trop multiplié les descriptions ;
ils ont pensé qu'en retraçant avec détail les beautés
isolées d'un objet , ils pouvaient produire le même
effet que le peintre dans un tableau où ces détails
sont travaillés avec soin . Nous pensons que les
poètes se sont trompés dans cette combinaison . En
donnant une idée de la sensation différente que
font naître un tableau et une description poétique ,
nous parviendrons à fournir des preuves de la
vérité de cette opinion . Dans la peinture ou dans
la sculpture , tous les détails qui forment un bel
ensemble , frappent en même temps les yeux.
Dans la poésie , au contraire , ces détails ne peuvent
être connus que successivement , et par conséquent
ne sauraient produire cet effet rapide et
certain. Dans celle-ci , l'on commence par l'analyse ,
ce qui anéantit la sensation ; dans l'autre , on juge
l'ensemble d'un coup-d'oeil , et l'on ne le décompose
que lorsque la première émotion s'est déjà
fait sentir.
L'Arioste décrit avec soin les beautés d'Alcine ,
et son tableau analytique est dépourvu d'intérêt.
Di persona era tanto ben formata
Quanto me' finger san pittori industri :
Con bionda chioma , lunga ed annodata ,
Oro non è che più risplenda e lustri.
Spargeasi per la guancia delicata
Misto color di rose e di ligustri.
Di terso avorio era la fronte lieta
Che lo spazio finia con giusta meta .
396 MERCURE DE FRANCE ,
Sotto due negri et sottilissimi archi
Son due negri occhi , anzi due chiari soli ,
Pietosi a riguardar , a mover parchi ,
Intorno a cui par ch'amor scherzi , e voli ,
E ch'indi tutta la faretra scarchi
E che visibilmente i cori involi ,
Quindi il naso per mezzo il viso scende
Che non trova l'invidia ove l'emende.
Sotto quel sta , quasi due vallette ,
* La bocca , sparsa di natio cinabro :
Quivi due filze son di perle elette ,
Che chiude ed apre une bello e dolce labro ;
Quindi escon le cortesi parolette ,
Da render molle ogni cor rozzo e scabro ;
Quivi si forma quel soave riso ,
Ch'apre a sua posta in terra il paradiso.
Malgré l'élégance et l'harmonie de ces vers , on
a dù facilement s'apercevoir que cette peinture
est froide et sans effet. J'ai supprimé deux strophes
où le poète entre dans de grands détails , sur le
cou, sur les bras , sur les mains , sur les muscles
et sur les pieds d'Alcine .
>>
Que l'on compare cette description avec le passage
dans lequel Homère parle de la beauté d'Hélène.
« Au - dessus des portes de Scées , dit le poète
» grec , étaient assis des vieillards vénérables et
» d'une prudence consommée . Accablés de vieil-
» lesse , ils se tenaient éloignés des combats ; mais
ils discouraient avec sagesse , semblables aux
cigales qui , dans les bois , se reposant sur la cime
» des arbres , ne cessent point de faire entendre
» leurs faibles et douces voix ; tels , au haut de cette
» tour , étaient ces vieillards troyens . Lorsqu'ils
» virent Hélène s'avancer vers la tour : On ne
>> doit pas s'étonner , dirent- ils , entr'eux à voix
>> basse , que les Troyens et les Grecs souffrent depuis
un si grand nombre d'années , tant de
» maux pour une telle femme. Elle a les traits
» et le port d'une déesse. » Toutes les descrip-
>>>
FRUCTIDOR AN XI. 397
tions ne sauraient approcher de ce jugement des
vieillards troyens : dans un âge où les passions sont
éteintes , ils ne peuvent refuser leur admiration et
leur hommage à celle qui a causé les malheurs de
leur pays. Quelle idée ne donnent - ils pas de la
beauté d'Hélène ! C'est ainsi que la poésie , par
d'autres moyens que la peinture , offre d'un seul
trait l'ensemble dont celle- ci doit présenter avec
soin tous les détails .
Le Dominiquin a sur-tout excellé dans cette
partie de son art. Quoiqu'il fût loin de lui sacrifier
la hardiesse d'une vaste composition , il n'est
aucune de ses productions où l'on ne remarque des
figures accessoires qui sont de la plus grande
beauté. Ses tètes d'enfans et de vieillards sont des
modeles que l'on ne se lasse point d'admirer.
Nous avons dit que ce peintre célèbre n'a jamais
donné à la souffrance de l'homme ce caractère
effrayant que les connaisseurs blâment avec raison
dans la peinture. Saint Sébastien mourant , a la
sérénité et l'attitude calme d'un confesseur de la
foi chrétienne. Son visage n'est point altéré par
les tourmens qu'on lui prépare ; et ses yeux levés
vers le ciel , semblent attendre avec joie la palme
du martyre. La mort de Sainte Cécile offre l'image
de la beauté expirante dans une douce agonie. La
douleur de tous ceux qui entourent cette sainte ,
fait le contraste le plus touchant avec la tranquillité
qui règne sur son front , et la piété qui brille
dans ses regards. Enfin la communion de Saint
Jérôme , que l'on regarde comme le chef- d'oeuvre
du Dominiquin , réunit dans la composition et dans
l'exécution , toutes les beautés que nous avons
considérées comme faisant partie des ressources de
la peinture.
C'est après avoir examiné avec soin les chefsd'oeuvres
des peintres d'Italie et de ceux qui ont
"
398 MERCURE DE FRANCE ,
honoré l'école française , que l'on apprécie à leur
juste valeur ces productions monstrueuses qui sont
quelquefois offertes à nos regards dans les expositions
publiques, et qui trouvent des admirateurs .
On se rappellera long- temps d'avoir vu un tableau
d'Oreste , où tout ce que le crime a de plus
hideux , la fureur de plus atroce , était représenté
de manière à n'inspirer qu'un sentiment de dégoût
et d'horreur. Ce tableau , que l'on ne pouvait considérer
sans frémir , était cependant estimé de
quelques artistes , partisans exagérés de l'école
dont il était sorti .
L'entreprise de M. Landon paraît destinée à
combattre ce goût vicieux , et sous ce rapport elle
mérite les suffrages de tous les vrais connaisseurs.
L'exemple du jeune artiste qui , par deux chefd'oeuvres
, a mérité une place parmi les peintres
célèbres , sans sortir des bornes de son art , contribuera
aussi à faire abandonner ces conceptions
outrées qui n'obtiennent quelque succès qu'à la
faveur d'une nouveauté monstrueuse.
L'éditeur de l'OEuvre du Dominiquin y a joint
une longue notice sur la vie de ce peintre . Cemorceau
est en général écrit avec élégance , et inspiré
beaucoup d'intérêt . On voit l'artiste modeste lutter
contre des ennemis orgueilleux , obtenir avec
peine qu'on le place au rang de ceux qui lui sont
inférieurs , et à chaque succès éprouver un nouveau
malheur. L'éditeur a recueilli quelques-unes de
ses réparties qui donnent une idée de son caractère.
Ses amis voulaient lui persuader de finir
moins ses ouvrages , et de suivre en cela l'exemple
de ses contemporains ; il répondit : « C'est pour moi
» seul que je travaille , et pour la perfection de
» l'art. Quand on lui faisait connaître , ajoute
» l'éditeur, lescritiques amères de ses ennemis , il
» en concluait que probablement il avait réussi à
FRUCTIDOR AN XI. 399
produire un bon ouvrage ; et par la même rai-
» son , lorsqu'on lui racontait que les mêmes per-
» sonnes avaient loué quelques parties de ses
» tableaux : J'ai bien peur, disait- il , qu'il ne me
» soit échappé quelque faute considérable. »
par
La jalousie que les succès du Dominiquin excitèrent
parmi ses rivaux , les emporta à des excès
qui seraient incroyables s'ils n'étaient attestés
les contemporains. Appelé à Naples pour y décorer
une chapelle , il fut en proie à la haine de tous
les artistes de ce royaume. « On eut recours , dit
» l'éditeur , aux plus perfides moyens pour le
»
perdre on gagna le maçon qui préparait
» les enduits sur lesquels il devait peindre , et
» l'on fit mêler des cendres avec la chaux qu'il
employait , de manière que , lorsque le Domi-
> niquin venait à retoucher ses figures , l'enduit
» du mur se gerçait de tous côtés , et ne lui per-
» mettait pas de continuer son travail . » Tant de
dégoûts , tant de persécutions abrégèrent les jours
du Dominiquin ; quelques personnes crurent qu'il
avait été empoisonné. Les jugemens qui terminent
cette notice , paraissent être le fruit des méditations
d'un artiste distingué.
Ce premier volume donne les plus heureuses
espérances. Si M. Landon tient les promesses
qu'il a faites dans son Prospectus et dans son avis
préliminaire , nous pensons que son ouvrage obtiendra
une estime méritée , et fera partie des collections
de tous les amateurs éclairés.
P.
400 MERCURE DE FRANCE ,
3
:
Aj
Euvres de Bernard , seule édition complète , et la première
faite sur les manuscrits autographes de l'auteur ,
la plupart inédits . Deux vol. in-8° . Prix : 8 fr . , et 10 fr.
50 c . par la poste . A Paris , chez Buisson , libraire , rue
Hautefeuille , n° . 22 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois
n°. 42 , vis- à-vis l'église.
J'ai connu un petit- fils de madame de Sévigné , qui a
passé sa vie à rechercher les lettres inédites de son aïeule ,
non pour les publier , mais pour les brûler impitoyablement
, quelles qu'elles fussent . Il pensait que de nouvelles
lettres ne pouvaient rien ajouter à la gloire de madame de
Sévigné , et que leur trop grand nombre nuirait peut- être
à leur succès . Quelle leçon pour les éditeurs des ouvrages
posthumes , et pour ceux qui se font un scrupule de ne
laisser rien échapper dans une collection ! Combien d'écrivains
très - estimables ont été parmi nous victimes des
spéculations d'un libraire ; combien de poètes et d'académiciens
ont succombé sous le poids de leurs oeuvres
réunies ?
Cette observation ne doit pas cependant s'appliquer
dans toute sa rigueur à cette édition nouvelle des Euvres
'de Bernard. En nous donnant quelques vers agréables que
nous ne connaissions pas , on nous en a donné quelques-
' uns de médiocres , mais le volume n'en est pas tellement
augmenté qu'il ne puisse surnager encore sur le fleuve
d'oubli . Les vers inédits qu'on publie aujourd'hui étaient
renfermés dans un porte-feuille de la maison de Coigny';
et si c'est un bonheur pour les lettres qu'ils en soient
sortis , nous le devons à la révolution , à qui , du reste ,
nous devons si peu de services dans ce genre . C'est une
tempête qui a tout bouleversé , qui a causé cent mille naufrages
, et qui a jeté sur la rive quelques- uns des diamans
qui appartenaient aux naufragés ; au reste , si elle à
épargné
FRUCTIDOR AN XI.
RÉP
FRA
,
épargné quelques vers de Bernard , elle a englout sa
prose ; j'ai vu autrefois des mémoires qu'il avait faits
sur les campagnes d'Italie , et ces mémoires , qui n'étaient
point sans intérêt , ont été la proie des flammes.
Les poésies qu'on est parvenu à sauver consistent principalement
dans le Poëme des campagnes d'Italie , dans
les Dialogues orientaux et Aminte et Médor , qui réunis
forment ce que les gens de lettres appelaient le poëme
d'Asor ; un opéra en cinq actes ; trois entrées de ballet ;
une comédie en cinq actes ; un fraginent d'un poëme sur
l'amitié ; plusieurs épîtres , odes et pièces fugitives.
La comédie intitulée Elmire a été jouée à Paris ,
sous le voile de l'anonyme , en 1801. Cette pièce , en
trois actes , est plutôt une exquisse qu'un tableau. Une
femme aimable, spirituelle ( je cite ici l'examen qui en a
été fait par le comité du Théâtre Français ) , désespérant
de fixer la constance dans le mariage , préfère un amour
platonique , indépendant des sens , à l'hymen , que Dorante
, qu'elle aime , et dont elle est aimée , lui propose ,
dans la persuasion où il est que cet amour ne suffit pas ,
pour être heureux . Elle se refuse enfin à cet hymen
vainement sollicité , et offre de vivre , on ne sait trop
comment , avec Dorante
-
"
1
« Assuré de son coeur , maître dans sa maison . »
Dorante aime cette Elmire , mais , aime encore plus la
possession de sa femme . Heureusement il lui a fait adopter
une jeune personne , qui n'a que seize ans , et s'appelle
Lucette , infortunée , qui n'a qu'une tante , madame Dor
bac , peu riche elle-même , et qui trouve un mari pour sa
nièce qu'elle veut établir. Les refus d'Elmire ouvrent les
yeux de Dorante sur ceux de Lucette , jeune innocente ,
qui ne demande pas mieux que de se marier. Il n'en faut pas
davantage pour donner de la jalousie contre Dorante , à sa
rivale , qui offre tout son bien à la jeune Lucette pour
épouser le parti que sa tante lui propose ; mais il n'est
plus temps : Lucette aime Dorante autant qu'elle en est
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
aimée , Elle veut l'épouser , puisque Dorante lui propose
un hymen qu'Elmire a refusé.
Elmire , alors aussi généreuse qu'elle pouvait en être
jalouse , lui dit :
Vous qu'il faut que j'estime.....
Vous refusiez mes biens pour prendre un autre époux ,
Je vous fais maintenant , d'une dme différente,
Offre des mêmes biens pour épouser Dorante.
Dorante , aussi magnanime , s'écrie :
Cet hymen ne peut être , et je romps tous ses noeuds ,
S'il fait votre malheur.
Elmire répond :
Dorante , je le veux. , ..
Elle termine enfin , pour le dénouement , par dire :
Oui , j'avoue en ce jour ,
Que , dupe de l'esprit , j'ai mal connu l'amour.
Tel est le plan de cette comédie , où il ne manque qu'un
peu plus de connaissance du caractère des femmes pour
faire passer tout ce que ce dénouement peut avoir en soi
d'invraisemblable et de peu naturel.
Voltaire a dit :
« L'homme est jaloux dès qu'il peut s'enflammer ;
» La femme l'est même avant que d'aimer. »
Mais lorsqu'elle aime une fois , elle ne cesse point d'être
jalouse aussi facilement , et le sacrifice est peut-être audessus
de ses forces , ou du moins il ne s'opère pas sans de
grands combats , quelle que soit sa générosité, D'ailleurs ,
il y a peut-être un peu d'ingratitude à jouer en pareil cas
un amour aussi désintéressé , quoique Dorante se refuse à
profiter de la générosité d'une amante au-dessus de tout
intérêt personnel. C'est un beau rôle , au surplus , pour
honorer un sexe qui mérite encare plus de sacrifices qu'il
ne doit en faire pour nous.
L'ouvrage a un autre défaut , sur-tout dans l'exposition ;
c'est qu'il n'est pas exempt d'une sorte d'indécence dans
Fexpression , lorsque Dorante insiste tant sur le besoin de
FRUCTIDOR AN XI. 403
satisfaire les sens , et la passion de l'amour qu'il ne conçoit
pas sans eux .
De pareilles scènes demandent plus d'art et de délica
tesse que l'auteur n'en a mis , et nous ne sommes plus au
temps où Molière traîtait un peu crûment la niatière dans
ses Femmes Savantes . Au surplus , les rôles des deux rivales
en opposition sont aussi ingénieux qu'agréables. Celui de
Lucette est naïf et intéressant . Mais la comédie française
ne peut admettre cet ouvrage , même à la lecture , parce
que , si le fond en est ingénieux , l'ensemble et la manière
dont il est traité ne sont pas assez réfléchis , assez soignés ,
assez bien combinés avec la décence théâtrale , dont la
scène française ne peut plus sécarter , sans que le public
n'en appelle à une critique sévère que les maîtres de l'art
lui ont appris à exercer par leurs défauts mêmes. »
de
Nous nousdispenserons de parler de l'opéra de Tessalus,
des surprises de l'Amour , de l'enlèvement d'Adonis ,
Sélimus ou du fleuve de l'indifférence , et des Hrspérides.
On a dit depuis long-temps que ce geuré était celui de la
médiocrité , et nous ne croyons pas que ceux qui s'y sont
livrés , aient jamais eu la prétention de se faire lire. Les
écrivains du siècle dernier ont beaucoup vanté les opéras ,
de Quinaut , sans doute moins par intérêt pour l'auteur
d'Armide , que par l'envie de reprocher une erreur à
Boileau ; ils ont fait beaucoup de partisans et d'admirateurs
à Quinaut , mais ils lui ont donné peu de lecteurs ;
et à l'exception de quelques morceaux qui se trouvent,
dans la mémoire de tout le monde , les chefs-d'oeuvres de
notre théâtre lyrique ne sont guère connus que des
gens de lettres. Les opéras de Bernard , où l'on trouve
plusieurs morceaux agréables , auront sans doute le même
sort , et nous ne pouvons que les recommander aux musiciens
et aux artistes de l'opéra.
.
Une des pièces les plus remarquables de cette nouvelle
collection est un poëme sur les guerres d'Italie , dont
deux ou trois fragmens avaient déjà paru dans quelques
Сса
404 MERCURE DE FRANCE ,
recueils. Ce poème est adressé à la duchesse de Gontaut. I
est composé en rimes libres .
Du retour éternel des rimes compassées
Quand l'auguste épopée appesantit ses airs ,
Rompons les mesures glacées ,
Parcourons les modes divers ;
J'abandonne au hasard ces rimes dispersées
par chute cadencées ,
Et donne l'essor à mes vers
Aussi libres que mes pensées.
Mesures glacées est une expression impropre ; on vcit
que Bernard a voulu faire un dithyrambe ; mais notře
langue est trop raisonnable pour se prêtér à ce genre de
poésie , qui prit naissance aux fêtes de Bacchus , et qui a
dû conserver quelque chose du délire qui présidait aux
Bacchanales. Le délire du dithyrambe ne se trouve point
dans des mesures plus ou moins glacées , mais dans la liberté
des inversions , dans le désordre des idées , et dans
l'extrême hardiesse des images , choses qui sont interdites
aux poètes français , et que nous n'envions peut-être pas
beaucoup aux anciens. Le poëme dithyrambique de Bernard
renferme cependant des morceaux très - remarquables
et faits pour être cités. On lira avec plaisir les vers où le
poète parle de la mort du général de Mercy .
Mercy tint ce discours féroce et valeureux.
Le ciel n'écouta point sa promesse barbare ;
Un nouveau combat se prépare ; ^ !
Mercy paraît , monté sur un barbe fougueux ;
Il apporte la mort , et son heure est venue ;
Il demande le sang , et son sang va couler ;
Un trait vengeur , parti d'une main inconnue ,
Immole ce guerrier , qui veut tout immoler… .....
Nous pourrions faire encore d'autres citations aussi heureuses
; il s'en faut de beaucoup , cependant , que tout
l'ouvrage soit de la même beauté ; on y trouve un assez
grand nombre de vers faibles , et de détails fastidieux . On
voit que le talent de Bernard n'est point fait pour décrire
des batailles ; ce poëme des guerres d'Italie ne détruira pas-
1
FRUCTIDOR AN XI. 405
1
sa réputation , mais il n'est pas fait pour l'augmenter .
Nous allons passer à l'examen des poésies diverses . Nous
citerons d'abord quelque chose de la charmante épître que
le poète adresse à ses vers en les envoyant à madame de
Pompadour.
"
Quittez mes vers , les ombres du mystère
Allez paraître au plus brillant séjour ;
Abandonnez les vallons de Cythère ;
Mais évitez l'éclat d'un trop grand jour.
Enfans , voués au culte de l'amour ,
Ne vous montrez qu'aux regards de sa mère.
Craignez aussi , dans vos jeux indiscrets ,
De vous livrer aux traits de la licence :
De la beauté voilez quelques attraits ,
Et ramenez au ton de la décence
Le coloris de vos tendres portraits .
Qu'avec plus d'art vos gazes retenues
Par un obstacle irritent le zéphir ;
Peignons toujours les Grâces demi -nues :
L'oeil qui voit tout perd bientôt tout désir.
En imitant les maîtres de la lyre ,
Craignez , mes vers , d'en suivre trop l'ardeur :
J'aime Catulle et son tendre délire ;
Mais trop souvent sa muse sans pudeur
Donne à l'amour un masque de Satyre.
Suivez Ovide ; osez dicter ses lois ;
Mais de son art épurez le système :
Il parle aux sens , et nous redit cent fois
Comme on jouit et non pas comme on aime.
Tibulle encor ce dieu du sentiment ,
"
Des voluptés voila trop peu l'image .
De ces Latins la langue était peu sage :
Galante , obscène et libre impunément ,
Elle dit tout la nôtre , un peu sauvage ,
Rougit d'un mot ; un rien lui fait ombrage :
C'est une prude , on la blesse aisément .
Ce serait sans doute un problême intéressant à résoudre
, que de chercher à savoir pourquoi la langue française
est en effet plus chaste que celle des Latins ; nous
ne sommes sans doute ni plus ni moins corrompus que les
Romains du temps d'Ovide et de Catulle ; mais la galante-
Gc 3 ·
406 MERCURE DE FRANCE ,
terie a pris , chez les modernes , des formes plus aimables ;
nous vivons plus avec les femmes que les anciens ; nous
avons pour elles plus d'égards , plus de respects ; et notre
langage en est devenu plus décent : au reste , il ne faut
pas croire que la morale ait beaucoup gagné à la décence
de notre langue : plus nos moeurs se sont corrompues ,
plus notre langage s'est épuré. Il est néanmoins un avantage
attaché à cette gêne à laquelle notre langue est asservie ;
elle a contracté un caractère de finesse , qu'elle n'aurait
point sans cela : l'esprit consiste souvent à laisser deviner
sa pensée ; il est plus difficile d'avoir de l'esprit , dans une
langue où l'on peut tout dire.
Bernard , qui se plaint ainsi de la pruderie de notre
langue , fait des tableaux plus voluptueux , plus dangereux
, peut - être , que ceux de Catulle et d'Ovide , quoiqu'il
n'emploie point ; comme ses modèles , des expressions
obscènes. Dans ses dialogues orientaux , il alarme -
quelquefois la pudeur des Grâces et de Vénus elle-même.
Son Art d'aimer est cependant plus décent que celui
d'Ovide ; il a de plus l'avantage d'avoir un plan beaucoup
mieux conçu et mieux suivi que celui du poète
latin . Ce poëme paraît ici avec plusieurs corrections ,
variantes et additions trouvées sur les manuscrits de l'auteur.
Nous citerons un nouvel épisode qui se trouve dans
le second chant..
1
Máis n'allez pas , Castillan ténébreux ,
D'une Isabelle esclave langoureux ,
Sur un balcon , fatiguant des cruelles ,
Chanter , gémir , et vous battre pour elles ;
D'autres climats , d'autres scènes d'amour.
Par cent beautés caressé tour-à -tour ,
L'Asiatique , en proie à la mollesse ,
Dans les excès consume sa jeunesse.
L'enfant du Nord , loin de ces voluptés ,
Suit par instinct des plaisirs peu goûtés ;
Il boit , il chasse , et , l'âme appesantie ,
Comme Aquilon , brusque són Orithie.
L'Ausonien , enflammé de désir ,
Dévot , profane, amant de tout plaisir ,.
FRUCTIDOR AN XI. 407
Enfle un sonnet de tendres hyperboles ,
Mais le tyran enchaîne ses idoles.
Ce peuple fier , né pour la liberté ,
L'Anglais gémit , captif de la beauté ;
Immole tout à son ardeur extrême ,
Sent comme il pense , et plein de ce qu'il aime,
Sombre , inquiet , trop sensible aux rigueurs ,
Donne à l'amour ses tragiques langueurs.
L'amant français , d'une main plus heureuse
Sème de fleurs sa carrière amoureuse ;
Léger , brillant , plein de grâce et de feu ,
On le verra , dans son rapide jeu ,
Changer d'objets , prodiguer ses tendresses ,
Mourir d'amour aux pieds de dix maîtresses ;
On le verra , souple , enjoué , badin ,
L'oeil enflammé , le champagne à la main ,
Par un couplet agaçant une belle ,
Chanter gaiement son martyre pour ellé .
Le Champagne à la main , est une expression impropre ;
ces autres vers sont faciles et ingénieux ; on trouve en
général dans ce poëme plus de grâce que d'imagination ,
plus d'esprit que de sensibilité : le style n'est pas toujours
exempt d'incorrections , les expressions et les tournures
n'y sont pas toujours poétiques ; mais l'Art d'aimer est
un de ces ouvrages auxquels chaque lecteur ajoute son
esprit , que chacun refait , pour ainsi dire , au gré de son
imagination : la jeunesse , sur-tout , y va chercher des
sensations qu'il n'est pas difficile de réveiller , et elle
apporte à ces sortes de lectures des dispositions toujours
favorables.
Je sais qu'on a reproché à l'auteur de l'Art d'aimer
d'avoir trop parlé aux sens , et d'avoir eu le tort qu'il reproche
lui-même à Ovide , dans ces vers que nous venons
de citer .
Il parle aux sens , et nous redit cent fois
Comme on jouit et non pas comme on aime.
Ce reproche est sans doute très-fondé ; mais il est probable
que Bernard n'aurait pas été lu , s'il s'en fût tenu aux
idées de Platon. Céladon est mort depuis long-temps , et
Cc 4
408 MERCURE DE FRANCE ,
l'Astrée n'est guères connue de nos jeunes gens . Il y a près
de cinquante ans , que Destouches a fait un tableau trop
fidèle de notre manière d'aimer . « On entre dans une as-
» semblée , dit cet écrivain , ou dans une compagnie , on
>> regarde , on choisit entre toutes les dames celle qui plaît
>> davantage , on lui jette de tendres oeillades , on lui fait
>> des mines , on cherche à lui parler , on lui parle ; la dé-
>> claration se fait dès le premier abord : si la belle s'en
» scandalise , ce qui n'arrive guères , on s'en moque , on
» n'y revient pas : si elle prend la chose de bonne grâce ,
» on lui fait des protestations , elle y répond , voilà qui
>> est fait ensuite on court ensemble au bal , aux spec-
» tacles , on médit du prochain , on prend du tabac , on
>> boit du vin mousseux , on avale des liqueurs , on passe
» les nuits au cours , on ne songe qu'au plaisir , on le
>> cherche ensemble tant qu'on a du goût l'un pour l'autre :
» dès que l'ennui se met de la partie , le Monsieur tire ·
» d'un côté , la Dame tire de l'autre , et l'on va s'accrocher
>> ailleurs :voilà de quelle manière naissent , s'entretiennent
» et finissent les passions d'aujourd'hui. »
Ce tableau n'est que trop vrai ; il n'à rien perdu de sa
vérité depuis 40 ans , et j'en suis fâché pour notre siècle ;
il faut convenir que nous n'avons pas le droit de reprocher
aux peintres des moeurs , aux poètes , de peindre ce
qu'ils ont sous leurs yeux , et avant de corriger leurs tableaux
, je pense que nous devons nous corriger nousmêmes
, si nous le pouvons encore.
:
Les madrigaux de Voltaire ont beaucoup contribué à
la réputation de Bernard ; mais il est probable que le philosophe
de Ferney adressait son encens au protégé de ma-
´dame de Pompadour , encore plus qu'à l'auteur de l'Art
d'aimer Bernard savait d'ailleurs très-bien apprécier les
illusions de la gloire ; il préféra toujours le repos à la célébrité
, les faveurs des grâces à celles des muses ; recherché
pour son esprit , chantant tour- à-tour l'amour et l'amitié
, il vécut heureux au milieu de ses amis et de ses
- maîtresses ; il se contentait de lire ses vers à Corinne , à
FRUCTIDOR AN XI. 409
Cinthie , qui les trouvait toujours charmans ; son Art
d'aimer , qui n'était connu que par des lectures particulières
, avait fait , pendant près de vingt ans , les délices de
quelques sociétés ; et lorsqu'enfin l'ouvrage parut au grand
jour , lorsque la critique vint flétrir les lauriers qu'il avait
cueillis dans l'ombre , l'auteur était tombé dans une
espèce de démence , il avait perdu jusqu'à son amour
propre ; il avait oublié jusqu'à ses vers. Combien de gens
de lettres ont dû lui envier cette destinée ?
Nous devons cette édition des Euvres de Bernard à
. M. Fayolle.
MICHAUD.
VARIÉTÉS.
Correspondance d'un Auteur de province avec feu
M. DE LA HARPE , dans le cours de l'an 9
( 1800 ) .
Première lettre à M. de la Harpe.
MONSIEUR,
Une grande réputation expose à de grandes importunités
. C'est à la vôtre que vous devrez imputer la liberté
que je prends de vous écrire , sans avoir l'honneur d'être
connu de vous , pour attirer un moment votre attention
- sur des choses qui probablement ne la méritent guères.
Le C. Deroy , commissionnaire en librairie , est chargé de
vous remettre , de ma part , deux petites brochures ; l'une ,
en prose , intitulée : Essai sur le vrai sens du mot LIBERTÉ ,
etc .; l'autre , contenant un recueil de vers , sous le titre
d'Essais en divers genres de poésie. Si je me bornais à cet
hommage , que beaucoup d'auteurs , bons ou mauvais , se
font sans doute un devoir de vous rendre , tout serait assez
dans l'ordre . Mais j'ai osé pousser mes prétentions plus
loin je me suis permis d'espérer que , si je vous en priais ,
vous auriez la complaisance de me lire ; et comme l'ima4ro
MERCURE DE FRANCE ,
gination va grand train quand elle est une fois lancée , j'ai
porté la folie de mes espérances jusqu'à me flatter que
vous ne refuseriez pas de m'éclairer de vos lumières. Je
disais un jour à M. l'abbé Delille , qui m'honorait de
quelques bontés , par un effet de sa grande facilité de
moeurs , que j'aimerais mieux être critiqué par vous , que
loué par beaucoup d'autres journalistes. Il trouva que
j'exagérais ; mais je crois que je n'avais pas tout-à-fait
tort , car vos critiques auraient pu m'instruire , même en
mortifiant mon amour propre ; au lieu que les éloges de
certains autres n'auraient flatté que très faiblement ma
vanité , et n'auraient pas plus servi à mon instruction qu'à
ma gloire.
1
En vous soumettant , Monsieur , ma petite brochure en
prose , je vous donne une grande preuve de ma confiance
dans l'équité de vos dispositions ; car j'ai pris la liberté
d'y combattre une de vos opinions . Ce n'est pourtant pas
que je me croie sûr d'avoir raison contre vous ; je suis
très-porté , au contraire , à me défier de mes idées , lorsqu'elles
sont en opposition avec les vôtres , et je vous
prie de ne voir en moi qu'un disciple docile , quoiqu'un
peu raisonneur , qui exerce , par ses objections , la patience
et la sagacité de son maître .
Je n'ai pas besoin d'une semblable apologie pour mes
vers , qui ne peuvent choquer tout au plus que votre goût
et votre oreille. Parmi toutes les raisons que j'ai de craindre
, pour ces faibles enfans de ma veine , la sévérité de
votre jugement , je ne sais quel sentiment confus me fait
espérer qu'ils pourront se recommander à vous par le
naturel , et que vous me saurez gré d'avoir suivi de mon
mieux vos leçons , en évitant l'affectation et le ton maniéré.
Heureux si , à cette simplicité , j'avais pu joindre l'élé.
gance poétique que j'ai cherchée peut- être en vain , cár
c'est un don qu'il faut sans doute avoir reçu de la nature.
Au reste , Monsieur , vous en jugerez , et je me jugerai
moi-même d'après votre décision . Je ne serais pas trèsmécontent
de moi , ni de vous , si par hasard vous portiez
FRUCTIDOR AN XI. 411
de mon recueil le même jugement que Martial a porté du
sien. Dans ce cas , je mettrais mon amour propre à ne
conserver que ce qui vous paraîtrait en mériter la peine ,
et à brûler tout le reste pour n'y plus penser. Le public
est rassasié de bons vers en tout genre , tant du siècle passé
que du nôtre , et son goût dédaigneux ne peut plus supporter
que l'excellent , qui devient toujours plus rare à
mesure que la mine s'épuise . C'est une consolation.pour
ceux qui n'ont que peu de titres à faire valoir , et même
pour ceux qui n'en ont point du tout.
Je suis bien honteux , Monsieur , d'avoir à vous dire ,
en finissant , que le débutant qui sollicite aujourd'hui vos
avis et vos bontés , est un homme de quarante et quelques
années. Vous trouverez qu'il est bien tard pour se mettre
sur les rangs , et qu'il est passablement ridicule d'avoir
attendu , pour faire une pareille folie , l'âge où l'on doit
avoir le plus de raison. Je conviens de tous mes torts , et
j'implore votre indulgence en me recommandant à votre
discrétion .
8
Agréez , Monsieur , l'hommage de ma considération
respectueuse..
Réponse de M. de la Harpe.
D.
(Paris , 25 avril . )
Il est bien vrai , Monsieur , que votre lettre m'a fait
assez de plaisir pour me répondre de celui que me feraient
vos vers. J'y ai reconnu un élève et un ami de l'abbé
Delille. Peut-être si vous ne l'aviez pas perdu de vue
depuis si long-temps , vous aurait-il engagé à travailler un
peu plus difficilement vos vers , comme disait notre maître
Boileau. Mais vous sentez aussi qu'on ne donne ces conseilslà
qu'à ceux qui sont de force à en profiter. J'ai été pare
ticulièrement satisfait de vos contes , quoiqu'un peu libres.
Mais j'avoue que ce qu'il y a de délicatesse et de sentiment
corrige du moins ce qu'il y a d'un peu libertin . Vous savez
raconter en vers , ce qui est assez rare. Quelque chose de
plus rare , c'est de faire comme Sénecé , qui se piquait
412 MERCURE DE FRANCE,
d'être un conteur à-la-fois agréable et moral , et qui en est
venu à bout. Il vous convient d'ambitionner la même.
gloire , et d'excuser un vieux barbon qui moralise sur le
tard , et tâche de donner des leçons meilleures qué ses
exemples.
Il y a loin de vos gaietés poétiques à vos raisonnemens
sur la liberté . Mais aussi vous êtes de ceux qui peuvent
dire :
Omisso quæramus seria ludo.
Vous n'êtes pas plus déplacé dans l'un que dans l'autre.
Ce n'est pas que vous m'ayez converti sur l'indépendance.
Mais ce n'est pas la matière d'une lettre , et il n'est pas
juste , quand vos contes m'ont amusé , que je vous ennuie
de mes argumens. Je me borne à vous remercier , en vous
priant d'agréer l'hommage de ma reconnaissance et de
mon estime. LA HARPE.
Deuxième lettre à M. de la Harpe.
C'est à moi à vous remercier , monsieur , d'avoir eu la
complaisance de me lire et de me répondre. Je me suis
trouvé très-honoré de votre attention , et je n'ai pas été
moins flatté de votre indulgence. Mon amour propre a
d'abord joué son rôle , car je me suis appliqué , dans ma
joie , le vers d'Horace ,
Principibus placuisse viris non ultima laus est.
La raison , qui est toujours la dernière à parler , m'a fait
entendre ensuite que je devais mettre sur le compte de
votre honnêteté , ce que vous me dites d'obligeant , et
croire principalement à la sagesse et à l'utilité de vos conseils
. Celui de faire des vers difficilement , n'est pas le plus
facile à suivre . Je vous assure que je ne l'ai jamais négligé
, quoique je sente très- bien combien je suis loin de
l'avoir observé dans toute son étendue . Mais que voulezvous
, Monsieur ? on fait des vers après avoir lu Virgile et
Racine , comine on chante au sortir d'un concert. On
satisfait son goût , sans oser s'y livrer sérieusement , et
FRUCTIDOR AN XI 413
de
comme on s'accoutume par modestie à mettre peu
prix à ce qu'on fait , on s'arrange par paresse de manière
que ce qu'on fait ne coûte à- peu-près que ce qu'il vaut . Si
jamais je refais des vers , les encouragemens que vous
voulez bien me donner , Monsieur , m'inspireront plus d'émulation
, et me feront faire des efforts plus soutenus
pour réussir dans cet art charmant que vous possédez si
bien. Je ferai ensorte aussi de ne plus mériter le reproche
de licence . Je suis plus honteux qu'un autre de m'y être
exposé , car rien n'est plus éloigné de mes moeurs et de mes
inclinations. Mais j'étais de bonne foi à cet égard , et je ne
croyais pas avoir passé , dans mes gaietés , les bornes que là
décence prescrit aux jeux de l'imagination , sur-tout dans
la poésie qui , comme vous le savez , a des priviléges bien
plus étendus que la prose. J'aurais volontiers pris pour
épigraphe , quæ legat ipsa Lycoris , en supposant que
Lycoris ne fût pas une jeune pensionnaire de couvent ,
mais une femme mariée de vingt- cinq à trente ans , familiarisée
avec les libertés ordinaires de la conversation .
J'allais même plus loin dans ma simplicité , et j'osais me
féliciter que mes plaisanteries n'offrissent aucun résultat
vraiment immoral , comme on peut le reprocher à la plu
part de nos meilleurs contes . Qu'une jeune fille , trahie par
sa sensibilité , éprouve un moment de faiblesse pour un
amant tendre et délicat , qu'elle a long-temps fait languir ,
si ce n'est pas un exemple à proposer aux demoiselles , ce
n'est pas non plus une chose bien épouvantable , et même ,
poétiquement parlant , il y a quelque chose de moral dans
ce dénouement qui , précédé d'une longue résistance , et
préparé par le sentiment , n'offre plus que la récompense
de l'amour fidèle et respectueux . Mais , sans parler des
polissonneries de Grécourt , et des saillies un peu fortes
de la Pucelle , qu'on nous intéresse à une jeune égrillarde
qui , sous prétexte d'entendre chanter le rossignol , va
coucher avec son galant ; cu à des commères qui s'applaudissent
des bons tours qu'elles ont joués à leurs maris ,
c'est là ce que Boileau appelle avec raison rendre le vice
44 MERCURE DE FRANCE ,
aimable, et c'est ce que je n'ai point fait , me croyant
d'ailleurs autorisé à quelques libertés modérées , par cette
autre décision du maître , qui a dit aussi :
1
Un auteur vertueux , dans ses vers innocens ,
Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens .
Mais en voilà bien long pour bien peu de chose ( c'est de
mes vers que je parle ) . Vous conclurez peut-être de cette
apologie que je ressemble à beaucoup d'autres qui ne veulent
jamais avoir tort. Veuillez croire aussi , Monsieur ,
que , si j'étais moins jaloux de votre estime , je mettrais,
moins d'intérêt à me justifier auprès de vous. Au reste ,
cela n'empêche pas que l'exemple de Sénecé ne soit trèsdigne
d'être imité , et je le prendrais bien volontiers pour
modèle , si je faisais encore des contes pour rire. Mais je
m'occupe à présent de contes d'une autre espèce , et je
me suis jeté tout-à-fait dans le sérieux. Vous avez la
bonté , Monsieur , de ne pas m'y trouver déplacé. Cela me
donne meilleure opinion de moi-même. Cependant , je suis
un peu humilié de ne vous avoir pas converti sur l'indépendance.
Il faut que je sois bien peu persuasif ! Je me
sauve , comme je peux , de cette petite mortification , en
me réfugiant dans mon système de tolérance , et puis , sur
la plupart des questions métaphysiques , en exceplant
celles dont la solution influe immédiatement sur nos actions ;
quand j'ai bien raisonné ou déraisonné , j'en reviens volontiers
à dire comme cet autre , à propos des Allobroges ,
que diable cela fait-il ?
Je vous demande bien pardon , Monsieur , de la longueur
de ma lettre. Mais voilà ce que c'est que d'encourager les
jeunes gens ; ils deviennent importuns par reconnaissance.
Ce n'est peut -être pas un bon moyen d'obtenir ma grâce ,
que de prendre avec vous de nouvelles libertés. Mais it
faut que je vérifie la prédiction d'Horace : Non missura
cutem , etc.
Au reste , Monsieur , ne vous donnez pas la peine de
FRUCTIDOR AN XL 415.
mẹ répondre , si vous ne voulez pas que je vous importune
davantage ; car je sens qu'il me serait difficile de ne pas
abuser de vos bontés.
Agréez , etc.
D.
Réponse de M. de la Harpe.
(Paris , 14 juin. )
C'est précisément , Monsieur , parce que vous écrivez
avec esprit , comme le prouve encore votre lettre et votre
apologie , et avec délicatesse , comme le prouvent vos
contes ; c'est parce que , s'il vous en souvient , j'y ai reconnu
expressément ce mérité , que j'ai pris la liberté de
les trouver d'autant plus dangereux. Pardonnez à un
vieux Mentor , devenu d'autant plus sévère qu'il a été plus
long-temps mauvais , et qui sait mieux que personne que
le poison préparé avec art , n'en est pas moins un
poison. Vraiment ce n'est pas avec des peintures grossières
que l'on séduit l'imagination , sur-tout celle des jeunes
personnes , c'est avec des tableaux tels que ceux que vous
tracez encore dans votre lettre. Les priviléges de la poésie
vont assez loin pour le monde , mais ne vont pas jusquelà
pour la religion , et c'est en son nom que je parlais ,
parce que la morale véritable n'est que dans la religion.
C'était l'avis de Rousseau qui n'était pas dévot , et qui a
été fort inconséquent, en faisant , dans un roman , ce qu'il
condamnait dans sa philosophie. Mais l'inconséquence
des actions ne détruit pas la vérité des principes.
?
Vous parlez des femmes mariées de vingt- cinq à trente
ans ; et qui vous dit que la jeunesse ne vous lira pas
Soyons de bonne foi : voudriez vous que l'on donnât de
pareilles leçons de résistance à votre fille , à votre femme,
à votre soeur ? Non , sans doute. Eh bien ! cet argument
est sans réplique en morale , et dès-lors le reproche est sans
excuse.
Songez que c'est un païen qui a dit , en louant la
sévérité des moeurs des Germains : Non hic corrumpere et
416 MERCURE DE FRANCE,
corrumpi sæculum vocatur. C'est la réponse à votre apo
logie , et c'est Tacite qui l'a faite , il y a long-teinps.
Je laisse là Grécourt qui mérite à peine d'être nommé.
Vous savez jusqu'où Lafontaine a porté le repentir de ses
contes qui ne lui avoient paru d'abord que des badinages
innocens. Mais pour ce qui est de la Pucelle , vous saurez
quelque jour tout le mal qu'à fait ce malheureux ouvrage ,
si saillant d'esprit , de poésie , d'impiété et de libertinage .
Je finis cette lettre qui devient trop grave , et vous invite à
des réflexions qui sont plus sûres que les discussions métaphysiques
. Je n'ai pu lire encore les morceaux que vous
me faites l'honneur de m'envoyer . Je suis accablé d'occu²
pations et d'embarras , et ma lettre ne vous prouve que
l'intérêt et l'estime que vous inspirez , et dont je vous prie
d'agréer les témoignages.
LAA HARPEE.
Troisième lettre à M. de la Harpe .
Quoique toujours un peu porté , Monsieur , à trouver
votre sévérité excessive , je ne puis cependant qu'en respecter
le principe . Je me permettrai seulement d'ajouter
à mon apologie que le conte qui vous a scandalisé n'est
point de mon invention ; le sujet en est pris de je ne sais
quel auteur allemand . Im .... se l'était déjà approprié , et
son imitation , qui figure encore très-innocemment dans le
recueil de ses poésies , fut annoncée dans le temps avec
éloge par l'Année Littéraire. Le hasard ayant fait tomber
cet extrait entre mes mains , je fis une attention assez légère
aux vers d'Im .... pour en perdre totalement le souvenir ,
mais le sujet resta gravé dans ma mémoire. Il était fait
pour séduire une imagination de dix - sept à dix-huit ans ,
et je n'eus point de repos que je ne l'eusse aussi versifié à
ma manière , ce que je fis avec la facilité ordinaire à cet
âge . Voilà comment M. Im.... et M. Fréron , son panégyriste
, m'ont induit en erreur . Pouvais - je m'imaginer
qu'un journal imprimé avec approbation et privilége , sous
la garantie de la censure , et la protection spéciale du
chargé
FRUCTIDOR AN XI.
417
BF
clergé de France , se permit de préconiser des choses contraires
aux bonnes moeurs et à la décence publique ? Je ne
dis point cela , Monsieur , pour attaquer votre jugement ,
mais seulement pour vous rendre compte des motifs de
ma sécurité ; et cela n'empêche pas que je ne sois disposé
à vous donner satisfaction sur cet article , malgré la révolte
secrète de ma vanité poétique exaltée par vos complimens.
Dans le doute , abstiens toi . Cette maxime du sage doit
suffire pour me décider. Je vous avouerai pourtant , à ma
honte , que ce motif a encore besoin d'être fortifié dans
mon esprit par le désir de complaire à un homme que
j'honore infiniment , et de lui payer , par ma docilité , le
prix de son indulgence . Je ferai donc , Monsieur , le sacrifice
de ce misérable conte , et je me soumets d'avance
à tous ceux que vous me prescrirez , soit au nom de la
sagesse , soit au nom du bon goût . Hélas ! je prévois qu'il
me restera bien peu de chose , rien peut-être ! Mais il faut
subir son sort de bonne grâce , et puisqu'il était de ma destinée
de ne faire que des sottises ou des bêtises , il vaut
encore mieux que ce secret reste entre vous et moi . Veuillez
donc , Monsieur , faire en ma faveur un dernier acte de
complaisance et de bonté , en me marquant ce que je dois
encore retrancher de mon mince recueil , pour le rendre
irréprochable à vos yeux , ou s'il faut le supprimer entièrement.
Je n'en ai fait , par bonheur , imprimer que cent
exemplaires , et , à une demi-douzaine près que j'ai distribués
, et qui probablement n'iront pas bien loin , le reste
est encore chez le libraire , où personne ne s'avise d'en
venir chercher . Ainsi , vous voyez , Monsieur , que je suis
dans une position très-favorable pour revenir sur l'impru
dence d'une première démarche . Racine ne fut pas si heureux
, lorsqu'il se repentit d'avoir fait ses tragédies . Ni
vous non plus , Monsieur , vous n'aurez pas le même avantage
, si jamais vous vous repentez d'avoir fait Warwick
Mélanie , et autres péchés de votre jeunesse , qui ont fort
scandalisé les bonnes âmes de ce temps-là.
J'ai vu avec peine , Monsieur , dans le premier numéro
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
du Mercure , que vous renonciez à l'enrichir de vos extraits
. Le public y perdra beaucoup , et moi particulièrement,
car je me promettais un grand plaisir de la lecture
de ce journal , lorsque la voix publique m'autorisait à vous
en regarder comme le principal auteur . Peut - être se
mêlait- il , à mes espérances , quelques vues personnelles.
Peut- être la bonté avec laquelle vous m'avez traité , m'aurait-
elle donné la hardiesse de mettre sous votre protection
quelques vers innocens propres à tenir la place des
anciens logogryphes.... Mais voilà mes châteaux en Espagne
détruits , et ma fortune littéraire renversée par votre
fatale abdication ! Cependant le dépit que j'en ai ressenti
ne n'a point rendu injuste , et j'ai lu et relu le touchant
épisode d'Olinde et Sophronie , avec le plaisir que me fout
toujours les beaux vers. Comme je ne suis point assez sot
pour croire que vous ayez besoin de mes éloges , je me
bornerai à vous soumettre , avec toute l'humilité convenable
, une observation critique qui s'est présentée à mon
esprit dans le cours de cette lecture intéressante. Yous
faites tutoyer Aladin par Clorinde , qui commence par
l'appeler Seigneur. Il me semble que ces deux choses là ne
yont pas bien ensemble. Je sais bien que le Tasse les allic ;
mais peut- être le mot signor , en italien , est- il moins cérémonieux
que le mot seigneur en français ? Peut- être le
tutoiement est-il d'un usage plus commun et plus étendu
dans une langue que dans l'autre , et suppose-t-il là moins
qu'ici , l'absence de toute cérémonie. Quoiqu'il en soit
je vous avoue que ce seigneur à qui on dit tu et toi , ne
m'entre point dans l'oreille , et je me suis permis d'y subs
tituer, in petto , & roi ! ou sultan , comme dans Zaïre ,
-
Sultan, tieus ta parole , etc.
:
>
i Pardon , Monsieur , mille fois pardon de mon impertinence
mais je vais vous dire mon secret. Il me semble
qu'on peut se mettre plus à son aise avec des esprits supéfieurs
comme M. l'abbé de Lille et vous , qu'avec des esprits
ordinaires , que le sentiment de leur médiocrité tient
toujours sur le qui vive.
FRUCTIDOR AN X I.
}
et ne
J'ai lu quelque part , que les soldats du grand Frédéric
le traitaient assez fantilièrement un jour de victoire ,
l'appelaient pas autrement que leur vieux Fritz.Prenez-moi ,
je vous prie , pour un soldat de votre armée , et passez - moi
des libertés qui n'offensent point un grand général . Ce
que je me reproche le plus , c'est d'ennuyer le héros que
j'aime , par de longues lettres dont il n'a que faire . Mais
j'espère que mon héros excusera cette nouvelle importu
nité en faveur de mes bonnes intentions . Il verra que je
ne suis pas tout-à-fait incorrigible , et il saura compâtir à
Ja faiblesse humaine.
Agréez , etc.
Réponse de M. de la Harpe..
D.
( Paris , 5 septembre . )
J'arrive de la campagne , Monsieur , où les chaleurs
m'ont à-peu-près tué ; et la quantité de lettres qui m'attendaient
à Paris, ne m'a pas ressuscité . Car rien ne me coûte
plus que d'écrire des lettres quí , la plupart , ne sont que
des inutilités. La vie est si courte , et le temps si précieux !
Votre lettre a été distinguée de la foule une des premières ,
comme de raison. Je ne saurais vous dire combien votre
inodestie et votre bon esprit m'ont charmé. Avec cet esprit
là vous devez comprendre que les principes que j'ai
le bonheur de suivre aujourd'hui , sont un peu plus sévères
; et heureusement aussi un peu plus sûrs que ceux
de l'Année Littéraire ; cela est aussi clair qu'il l'est que
vous n'avez pas eu beaucoup de peine à faire mieux
qu'Im....
Vraiment oui je me reproche Mélanie , c'est -à-dire que
j'y vois des choses reprochables qui , par bonheur , peuvent
être corrigées. Mon intention première n'était pas
mauvaise , car j'attaque dans cet ouvrage un abus détestable.
Mais il ne faut pas confondre les hommes qui ont
tort , avec Dieu quí a toujours raison , et quelques endroits
tendent à inculper l'état religieux en lui-même , quoiqu'en
lui-même il soit bon ; c'est un genre de calomnie de ne
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ,
montrer une chose louable que par l'abus qu'on en a
fait : cette faute sera réparée autant du moins qu'il est
en moi , et assurément l'ouvrage , bien loin d'y perdre , y
gagnera. La vérité sans alliage , en a plus de force et d'effet.
Quant à mes autres pièces de théâtre , je n'y vois rien ,
je l'avoue , de moralement repréhensible , rien de ce qui
amollit le coeur ou fait aimer ses faiblesses . Racine et Voltaire
ont épuisé cet art dangereux , grand en poésie , mais
toujours un peu contagieux , même suivant les maximes
de la sagesse humaine . Voyez ce qu'en pensait Rousseau ,
et il avait raison en ce point. Racine n'avait donc. pas tort
de songer au compte qu'il rendrait à Dieu de ses tragédies ;
mais je crois qu'il n'était pas inquiet sur Phède , Britannicus
, Mithridate et Iphigénie , et j'espère qu'Athalie
seule aura suffi pour faire pardonner Andromaque , Bérénice
et Bajazet. Pour Voltaire , il serait trop heureux de
n'avoir à se reprocher que ses péchés du théâtre . Quant à
moi , leur faible disciple , je n'ai que deux ouvrages ap¬
puyés sur l'intérêt de l'amour , Mélanie et Jeanne de
Naples , et dans l'une et l'autre , il n'y a rien de contraire à
la plus pure vertu . Il n'y en a point dans Virginie , ni dans
Philoctète , ni dans Coriolan . Dans Warwick il n'est que
comme moyen , et non comme passion ; ainsi que dans
les Barmécides , et dans Menzicoff, c'est le triomphe de
l'amour conjugal . Voilà ma confession , en fait de théâtre .
Je voudrais n'avoir pas à dire plus de meá culpâ dans la
´partie dramatique , que dans la partie morale . Mais ,
quoiqu'il en soit , j'y ai renoncé , parce qu'il y a mieux à
faire , sur-tout aujourd'hui.
Je n'ai point abdiqué pour le Mercure. On a , dès le
premier numéro , annoncé que je ne prenais aucune part
à la rédaction. J'ai seulement promis à mon ami Fontanes
quelques morceaux de poésie , et n'en ai encore envoyé
qu'un.
Vous pourriez bien avoir raison sur le tutoiement avec
neur : il se peut que le signor m'ait entraîné. Je crois
tant que j'en trouverais des exemples dans notre poésie
ise.
FRUCTIDOR AN XI. 421
Il m'a été impossible , au milieu des embarras d'un
emménagement , de retrouver votre recueil dans la foule
des brochures que je reçois. Mais tenez-vous beaucoup à
cês essais de jeunesse ? In sylvam ne ligna feras . On fait
trop de vers , parce qu'il est devenu trop facile d'en faire
avec tous ceux qu'on a faits . Songez qu'il n'y a plus de
place que pour l'excellent , tout au plus pour le bon , et le
bon même est rare. Permis de s'amuser comine on veut
chez soi ; mais pour mettre le public dans sa confidence ...`
Ah ! c'est une grande entreprise , et il y a toujours plus d'esprit
à ne pas plaider , qu'à risquer de perdre sa cause. Pardonnez
ces avis à l'intérêt et à l'estime que vous m'avez
inspirés. LA HARPE.
ANNONCE.
Barême sinoptique des poids ; tableau présentant dans
le même cadre la transformation réciproque des livres ,
des onces , des gros , des deniers et des grains de l'ancien
et du nouveau style , ensemble de leurs prix respectifs : le
tout distribué en deux parties ; la première consacrée au
calcul décimal pour ceux qui le préfèrent à l'ancien ; la
deuxième à l'ancien calcul , pour ceux qui ne sont point
encore familiarisés avec le nouveau ; par Aubry, géomètre .
Prix : 50 c . , et 60 c . par la poste . A Paris , chez l'auteur ,
rue de l'Hirondelle , n° . 3o , où il fait un cours public de
calcul décimal et de transformation , et où l'on trouve en
détail les Barêmes sinoptiques qui suivent , savoir , celui de
Faune de Paris , de la toise carrée , de la toise cube , de la
pinte , des titres d'or et d'argent et des monnaies , lesquels
ouvrages se trouvent également chez Bailly, libraire , rue
Saint-Honoré , Barrière des Sergens , et chez Dubroca ,
libraire , rue de Thionville. Ces nouveaux Barêmes ont
l'avantage précieux de convenir à toutes sortes de per--
sonnes , en ce que dans le même cadre is réunissent tout
ce que l'on peut désirer pour la transformation des nouveaux
poids et mesures , et qu'à la plus grande exactitude ,
se joint l'élégance de la forme et la commodité des moyens.
On voit avec plaisir que le public n'aura plus de prétexte
pour se plaindre des difficultés de la transformation .
Cet ouvrage se trouve aussi chez le Normant , rue des
Prêtres Saint-Germain - l'Auxerrois , nº . 42.
Dd 3
422 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Enfin , on est sûr que l'empereur de Russie et le roi de
Prusse sont formellement investis de la qualité de médiateurs.
Dans l'état actuel de la guerre , et d'après la direction
qu'elle a prise , l'intervention de ces puissances était
inévitable. On dira ce qu'on voudra de la présence d'une
armée française sur le revers de l'Allemagne du Nord ;
elle ne peut être qu'incommode . Ce qui est plus incommode
encore , c'est la fermeture de l'Elbe et du Weser ,
et , en géneral , toutes les prétentions de l'Angleterre . It
' est curieux de lire la nouvelle signification qui a été faite
par le lord Hawkesbury , à toutes les nations neutres..
S. M. a reçu , depuis peu , la nouvelle qu'une partie des
rives du Weser ayant été occupée par les troupes françaises
, la navigation des bâtimens de §. M. et de ses
sujets n'est plus libre , et que par là la neutralité de re
fleuve a été violée . En conséquence , S. M. a jugé à prox
pos d'ordonner que l'embouchure de ce fleuve serait étroitement
bloquée. Il est dit plus bás , que S. M. est prêté à
lever le blocus aussi -tôt que ses bâtimens pourront , avec
sûreté , remouter ce fleuve concurremment avec ceux des
autres nations.
Telle est la prétention de l'Angleterre sur les blocus :
elle fait partie du code particulier maritime de cette
nation . On n'a le droit de marcher que quand elle marche ,
et de faire que ce qu'elle fait . Si son ennemi possède une
partie quelconque des rives d'un fleuve , comme elle est
gênée alors dans sa navigation , il faut que toutes les puissances
des territoires inférieurs ou supérieurs en soient
exclucs. Personne n'a le droit , en Europe , d'aller chez
soi , si l'Angleterre n'a en même temps celui de l'y accompagner.
On parle de restrictions faites par le gouvernement
britannique à l'acceptation de la médiation de la
Russie ; nous ignorons si cette doctrine et ces prétentions
en font partie.
FRUCTIDOR AN XI. 423
Quand un peuple se sépare ainsi de toutes maximes de
droit reconnu parmi les nations , il ne reste plus qu'à s'en
séparer aussi . Il y a déjà quatre régencés barbaresquėš .
On peut , quand on voudrá , en compter une cinquiëmé ;
on fera bien même de lui payer un tribut , pour qu'elle
venille bien permettre aux nations dé l'Europe de naviguer
sur les fleuves et sur les mers. Ce ne sont point icf
des prétentions qui tiennent seulement à une fumée d'orgueil
; on pourrait alors n'y faire point d'attention , ét
passer outre sans les accorder , où les contester. Les puissances
médiatrices ont déjà éludé toutes ces questions
dans leur dernière pacification avec l'Angleterre . Elles
peuvent l'éluder encore. Malheureusement voici ce qu'elles
n'éluderont jamais , c'est de ne pouvoir être en paix du
moment que l'Angleterre sera en guerre. L'Angleterre ,
en éffet , ne peut avoir de contestation , qu'aussi - tôt elle
në renouvelle et sa prétention des blocus et celle de
fouiller tous les bâtimens neutres , t celle de les amener
dans ses ports , et celle , en un mot , de détruire , par le
seul fait qu'elle est en guerre avec une nation , la navigation
de toutes.
Le commerce de l'Europe est tellement fait aujourd'huï
à cet ordre de choses , que le premier coup de canon tirẻ
par l'Angleterre y devient constamment le signal de l'interruption
de toute entreprise maritime. Quel est , en
effet , le négociant un peu sense qui oserait , dans ce cas ,
risquer sur les mers des navires et des capitaux , dont le
prémier corsaire anglais est autorisé à disposer ; qui sont
amenés dans les ports anglais , avec la certitude d'y périr
moins pour leurs maîtres , si , après des délais et des
vexations sans nombre , on ne juge pas à propos de les
adjuger au preneur . Les cours d'amirauté anglaise savent
très-bien qu'en autorisant ces imiquités , le résultat scra
qu'aucun commerce ne se fera sur les mers qu'avec des
navires anglais. La guerre , qui est un fléau pour les autres
peuples , se trouve ainsi , pour l'Angleterre seule , un
moyen de richesse et de prospérité.
au
Dd 4
424 MERCURE DE FRANCE ,
L'Europe ne peut demeurer plus long-temps dans une
situation semblable. Puisqu'elle est investie comme média,
trice de ce démêlé , il faut qu'il soit jugé ; il faut que
toutes les puissances se réunissent pour mettre un terme a
ce scandale ; il faut que l'Angleterre rentre dans le pacte
commun des nations civilisées ; il faut qu'elle renonce à
imposer au monde entier ses lois particulières , et les pré-.
tentions qu'elle s'est créées ; il faut enfin que l'époque
présente voie sanctionner pour tous , les droits communs à
tous. Sans cela l'Angleterre doit être à jamais reléguée
dans son île , exclue de tous les marchés de l'Europe , de
toutes les relations sociales , et alors on n'entendra plus
parler d'elle que par les malles de l'Inde ou celles de
l'Amérique.
Quelques politiques sont loin de partager ces vues. A
les en croire ce n'est pas l'Angleterre qui est dangereuse :
c'est la France ; ce n'est pas l'Angleterre qui a de l'ambition :
c'est le premier consul. Les Anglais font circuler dans
toute l'Europe les plus beaux manifestes. On y trouve que
le chef de la France est loin de se trouver satisfait de la
domination de trente millions de Français ; qu'il lui faut
encore celle du monde . On cite à ce sujet les Romains , et
on conclud que c'est contre la France que l'Europe doit
se réunir .
Nous doutons que ces considérations et tout le monve
ment dont on les appuie aient aujourd'hui une très-grande
fortune. Nous ignorons les obligations que les puissances ..
du continent peuvent avoir à l'Angleterre. Nous connaissons
celles qu'elles ont au chef de la France. Qu'elles
jettent les yeux sur leur situation passée ; qu'elles cons:-
dèrent leur situation présente. A- t- on déjà oublié le temps
où aucune dignité , aucun rang , aucune richesse , aucune
considération n'étaient en sûreté en Europe ? Aujourd'hui
si tous les droits s'y trouvent raffermis , si les sentimens
qui sont les plus chers aux hommes y jouissent de quelque
sécurité , est- ce aux défaites de M. de Cobourg ou à celles
de Melas que l'Europe en a obligation ? Est- ce à la défaite
FRUCTIDOR AN XI. 425
de M. le duc d'Yorc à Dunkerque ou à sa capitulation
en Hollande ? Qui a triomphé de cette révolution qui ,
triomphait de tout ? A qui l'Europe doit-elle la conservation
de ses intérêts les plus sacrés ? A cet homme, même
qu'on lui propose d'attaquer , et qui a été sans doute son
ennemi , mais qui a été encore plus son sauveur et son
libérateur.
L'Angleterre se vante de son union et de son esprit :
public. Ignore- t-elle qu'il suffirait de relever en France la
caverne de la rue Saint- Honoré pour tout mettre en Angleterre
en confusion ! Les deux cent mille hommes qui couvraient
les plaines de Copenahgenhouze n'existent- ils plus?
Ignore-t- elle qu'il ne faut pour les rassembler de nouveau
que les droits de l'homme et un bonnet rouge ? Avec ses
mesures forcenées elle peut mettre en péril de nouveau
ses lois , ses finances , ses milices , sa flotte . L'Europe ,
très-probablement ne suivra point son exemple. Elle ne
l'imitera ni dans son papier- monnaie , ni dans ses impôts
exorbitans , ni dans sa levée en masse ni dans aucune
de ses folies.
C'est peut- être sur l'état de la France que ses ennemis
fondent leur espoir. Nous ne saurions trop exhorter les
hommes d'état à se méfier à cet égard et des petites suggestions
de la haine , et des faux calculs de quelques
prétendus observateurs , et des fausses conséquences de
quelques mauvais rapports . Dans tous les temps il y a eu
en France et beaucoup de mécontens et beaucoup de
frondeurs. Dans sa situation actuelle , il est impossible
qu'il n'y en ait aussi beaucoup . Mais de quelque manière
qu'on se peigne ces mécontentemens et ces murmures ,
qu'on se garde d'y attacher beaucoup d'importance ,
et-sur-tout d'y espérer un appui . Veut-on savoir comment
se conduisent en général les petites haines. Le premier
jour on est secrètement satisfait de voir un ennemi éloigné
s'armer contre un ennemi présent le second jour on se'
demande ce qui en résultera . Le troisième jour on conmence
à comprendre que ce qui arrive est encore pire que
426 MERCURE DE FRANCĚ ,
ce qu'on avait ; et on se réfugie par raison dans une ligne
qu'on avait abandonné par humeur . C'est ainsi qu'à
Clichy une haine commune réunit momentanément contre
le directoire un parti qui se divisa bientôt par ses voeux
divers. Il ne fallut , pour le dissoudre , que l'aspect prochain
de conséquences qui n'avaient pas été prévues.
Que ceux qui prétendent à quelque sagesse dans leur ·
recherche sur l'état de la France , fassent bien attention
à ce caractère. Sans cela , ils risquent de tomber dans des
erreurs graves. L'accusation d'ambition a plus d'appa- ·
rence mais n'a pas plus de vérité . On peut se plaindre'
de notre influence sur la Suisse et sur la Hollande. Cette
influence a été calculée sur des intérêts de sûreté plus que
sur une cupidité de domination . Quand on n'est pas encore
bien assis au dedans , il est naturel qu'on craigne lemoindre
ébranlement au dehors. Et on peut dire alors :
.. Regni novitas me talia cogunt
Moliri , et late fines custode tueri.
La France a une ambition plus réelle : c'est de soutenir
à la paix la gloire qu'elle a acquise à la guerre ; c'est de
chercher à rétablir son commerce , lier tout son territoire
par des canaux , à se rendre célèbre par des entreprises
utiles et hardies , à vivifier tout son sol , à faire
renaître , ou à remplacer ses colonies . Tous ces m'ouvcmens
d'une ambition inrocente , sont plus de nature à
exciter l'émulation que la jalousie. Ils n'ont rien d'offensif.
La France veut faire ce qui lui convient , et le
laisser faire aux autres. Hélas ! ce n'est pas par le bonheur
et la prospérité que les nations sont redoutables au dehors,
c'est bien plus souvent par leur inquiétude , et leur manque
de paix et de félicité intérieure .
NOUVELLES DIVERSE S.
PARLEMENT IMPÉRIAL.
1
Ĉ HAMBRE DES COMMUNE S..
Séance du 2 août.
On n'a recueilli dans les gazettes que des extraits de
cette séance, qui a été prolongée fort avant dans la nuit .
FRUCTIDOR AN XI. 427
Le colonel Crawford avait à peine dit quelques mots sur
l'objet de la discussion qui allait avoir lieu ( la défense de
lá nation) , que , sur la motion de M. Frankland , on fit
évacuer toutes les galeries .
Le colonel Crawford a parlé fort longuement sur la nécessité
de faire des retranchemens pour la défensé du
royaume , et pour la protection de la capitale . Il est entré
dans tous les détails historiques de la tactique militaire
pour appuyer son opinion. Il a ensuite témoigné sa surprise
que le gouvernement eût refusé les offres de service
de l'héritier présomptif de la couronne. Il à parlé en fa- '
veur de l'établissement d'un conseil de guerre.
Le secrétaire de la guerre combattu plusieurs des opi
nions du colonel ; il était cependant d'avis que l'établissement
d'un conseil de guerre était généralement une mesure
sage; mais que , dans la circonstance actuelle , c'était une
altaque directe contre l'administration de l'armée confiée '
aux soins du duc d'York .
M. Barham a parlé dans le même sens que le colonel
Crawford ; il a censuré amèrement la conduite des ministres
relativement au prince de Galles , dont les services
pouvaient être d'une si grande utilité dans les circonstances
actuelles .
M. Tyrwihtt a parlé en ces termes : « M. le prési
» dent , ayant l'honneur d'occuper une place dans la mai-
» son de l'illustre personnage dont il est question dans la
» discussion actuelle , je ne crois pas devoir plus long-
» temps garder le silence. Le prince , depuis le commen
» cement de la guerre , a inanifesté le désir de servir son
pays , et ses intentions à ce sujet ont été connues des
» ministres de S. M. Il est en outre de mon devoir dé
» déclarer que si les services de l'illustre personnage dont
» il s'agit ont été rejetés , j'ai la preuve qu'il ne faut pas
» en accuser le commandant en chef. »
M. Hawkins Browne a fait une vive peinture de tous
les maux que le peuple avait à attendre de la liberté
française.
M. Fox a parlé fortement en faveur de l'établissement
d'un conseil de guerre. Il a sur-tout déployé tous les mouvemens
de son éloquence en parlant du prince de Galles
et des troubles de l'Irlande . « Quels peuvent être vos motifs
( a-t- il dit ) pour refuser les services de l'héritier
présomptif? Est- il trop vieux ? est-il trop jeune ? En
» avez-vous fait un colonel , il y a vingt-deux ans , par
428 MERCURE DE FRANCE ,
» forme de gratification , et seulement pour lui fournir
>> une petite ressource pécuniaire ? Ne sait- on pas qu'il
» est à la fleur de l'âge , à cette époque de la vie où
>> l'homme est capable de la plus grande énergie ? J'at
» tends , et la nation attend comme moi , que les minis-
» tres déclarent pourquoi il est ainsi traité ? »
M. Fox a ensuite proposé , «< que la chambre présentât
» une humble adresse à sa majesté , pour la prier de nom-
>> mer un conseil militaire , composé d'officiers-généraux
» et de tous autres individus qu'il lui plairait de choisir
» pour donner leur avis lorsqu'ils en seraient requis par
» sa majesté , par le commandant en chef et par les mi-
» nistres , sur les moyens de défense qu'il conviendrait
» d'adopter. »
Le chancelier de l'échiquer a répondu à plusieurs des
argumens du colonel Crawfort. Quant aux interpellations
qui lui ont été faites relativement au prince de Galles , il
n'y a personne plus disposé que je ne le suis à rendre toute
la justice qui est due à des sentimens si dignes du rang et
du caractère connu de l'illustre personnage dont il est
question. Mais ici je m'arrête , et je déclare qu'il ne faudra
rien moins que l'ordre exprès de S. M. et l'autorité de
cette chambre , pour me forcer à l'avenir d'ajouter un seul
mot à ce que j'ai dit sur ce sujet ..
Le général Maitland a parlé contre la motion , alléguant
qu'il existait déjà un conseil de guerre.
M. Calcraft a répondu à une objection du chancelier
de l'échiquer , que la mesure proposée était sans exemple .
Il a observé que les circonstances où l'on se trouvait étant
sans exemples , il fallait avoir recours à des moyens extraordinaires
de salut public ; il a témoigné sa surprise que
les ministres s'expliquassent avec autant de réserve en parlant
d'un prince dont la conduite est si digne d'éloges. Le
prince de Galles , a -t- il dit , n'a pas eu d'autre grade que
celui de colonel depuis 1782. Son frère est feld -maréchal ,
commandant en chef; trois autres de ses jeunes frères sont
lieutenans- généraux , et l'héritier de la couronne , celui
qui est le plus intéressé à la défendre , n'a d'autre grade
que celui de colonel.
M. Sheridan , et les colonels Hutchinson et Wood ont
parlé en faveur de la motion .
On est allé aux vois : MM. Crawford et Sheridan , ayant
été désignés pour compter les votes , le résultat a donné
38 voix en faveur de la motion , et 65 contre.
FRUCTIDOR AN XI. 429
1
Londres , 4 août.
Trois pour 100 consolidés , 53 1 /4.- Omnium , 7 3/4.
Les prises suivantes sont annoncées :
Un corsaire français de 22 canons ;
-
Un vaisseau de la compagnie des Indes anglaise , le
Culland's- Grove , a été pris par le corsaire français la
Blonde. Ce bâtiment est assuré à Lloyd pour 100,000 l . st.
Du 5. -Trois pour cent consolidés 55. -Omnium 8 1/2.
Nous avons reçu ce matin des nouvelles de Dublin.
La ville était tranquille .. On a fat plusieurs arrestations.
Les nouvelles du Sud ne sont pas aussi favorables . Plusieurs
de ceux qui avaient été bannis , ont reparu en
Irlande. La ville de Cork est dans un état de fermentation.
Cependant la légion de Loyal-Cork et le corps des
Yeomanrie y prennent une attitude formidable.
On croit qu'il y aura bientôt un échange de prisonniers
entre la France et l'Angleterre , et qu'on est
sur le point de nommer des commissaires pour cet effet.
Du 6.-Trois pour 100 consolidés , 52 3/4.- Omnium,
8 514.
On a reçu , ce matin , des nouvelles importantes de
Jersey, par un vaisseau qui avait quitté cette ile vendredi
dernier. Les Français embarquaient un corps considérable
de troupes à Saint-Malo et à Granville. Quelques avis ,
que l'on croit exagérés , en portaient le nombre à 50,000 .
On s'attendait à une attaque sur Jersey et Guernesey ; mais
nous ne croyons pas que ce soit là le but de ces grands
préparatifs. Nous croyons très-sérieusement qu'on tentera
une invasion . Peut-être des événemens récens pourraientils
l'accélérer ; et Bonaparte qui se proposait de rester
plus long-temps dans les Pays-Bas , a tout-à-coup changé
de résolution , et il doit retourner à Paris sous peu de
jours ; il n'y restera que peu de temps , et il se rendra
incessamment sur les côtes de la Bretagne .
-
Les nouvelles de Dublin , et celles du nord et de
l'ouest de l'Irlande sont très-favorables. Celles du midi ne
sont pas aussi satisfaisantes . On a arrêté 14 personnes à Cork,
au nombre desquelles est un lieutenant de Yeomanrie .
et
-Les deux bills qui ont été adoptés dans le parlement
en conséquence de la révolte , ont été reçus lundi à
Dublin ; et l'on publia , mardi , deux proclamations ,
l'une pour annoncer l'existence de la loi martiale
l'autre offrant une récompense de 50 liv . sterl . en faveur
de ceux qui parviendront à découvrir et à arrêter les premiers
cent individus impliqués dans l'insurrection du 23.
430 MERCURE DE FRANCE ,
On a reçu ce matin des dépêches du lord Nelson
que l'on dit être d'une grande importance. Leur contenu
n'a pas transpiré , mais on suppose qu'elles sont relatives
aux mesures que sa seigneurie a cru devoir adopter en
conséquence de l'entrée des troupes françaises dans les états
napolitains.
On a établi des signaux entre les forces sur le rivage
et les vaisseaux de guerre , au moyen desquels on peut être
informé sur-le- champ de l'approche d'un ennemi.
Nous avons reçu dernièrement de France des avis
d'une source très-authentique , qui parlent en termes trèspositifs
des différens endroits où les armées ennemies
doivent faire une invasion.
Vingt mille hommes seront dirigés du Havre vers la
côte de Sussex , ils feront en sorte de débarquer près de
Brighton .
Les flotilles de Boulogne , Calais , Dunkerque , Ostende ,
et de la Hollande se dirigeront vers la côte opposée , sans
faire aucune jonction entre elles , même dans le cas d'une
attaque par les flottes anglaises . On indique les principaux
points où la descente s'effectuera , dans les comtés de
Sussex de Kent et d'Essex. Les troupes qui auront le
bonheur d'arriver , feront sur-le-champ leur jonction pour
marcher sur Londres.
Toutes ces divisions mettront à la voile lorsque les
soirées seront longues et les nuits obscures.
Du 8. -Les 5 pour cent consolidés , 52 1 / 2. — Omnium , 9.
Nous avons reçu ce matin deux malles de Dublin et
une de Waterford . La capitale continuait àêtre tranquille :
mais on a fait de nouvelles arrestations , et plusieurs dans
la classe aisée. On a arrêté quelques personnes à Holyhead
et à Liverpool , et l'on soupçonne que ce sont les chefs .
Les nouvelles du Midi sont beaucoup moins favorables
que celles de Dublin. Tout prouve que la révolte avait
des ramifications dans les principales parties de l'Irlande .
+
-Il est arrivé hier soir une malle de Hambourg. La
violation de l'indépendance de l'Hanovre par la France ,
et le blocus de l'Elbe et du Weser , qui n'est qu'une suite
de cette violation , ont plongé le commerce de Hambourg
et des autres villes dans une grande détresse. Cependant la
Russie , toujours aveugle sur ses vrais intérêts , continue à
de favoriser les vues de la France , et se propose , dit-on ,
mettre une flotte considérable en mer , si nous faisons la
moindre tentative de bloquer le Sund.
La chambre des communes s'est ajournée à mercredi ,
FRUCTIDOR AN XI. 431
!
pour laisser à celle des lords le temps d'émettre son vote
sur les bills qui ont été soumis , et le parlement sera prorogé
jeudi on vendredi au plus tard. Il est certain qu'il
reprendra ses séances dans le courant de novembre.
-
On a reçu , samedi , des dépêches du lord Nelson ,
écrites à bord de l'Amphion , le 8 juillet , à la hauteur de
Toulon. Sa seigneurie avait joint la flotte ce jour- là , et
avait trouvé la flotte française , à Toulon , égale en force
à la sienne ; mais on ne s'attendait pas qu'elle se hasardât
à sortir avant d'avoir une supériorité décidée.
Le brick français , l'Epervier , de 16 canons , capturé
par la frégate l'Egyptienne , est arrivé à Spithead. On dit
qu'il était commandé par Jérôme Bonaparte , frère du
premier consul . Il est certain que son bagage était à bord
du brick , et l'on assure qu'il est actuellement lui-même à
bord de l'Egyptienne, ( Extrait du Courrier. )
-
Du 13. Les 3 pour 109 consol . , 522.- Omnium , 8 .
Le roi a fermé hier la session du parlement qui se
trouve prorogé au 6 octobre prochain. S. M. n'a fait dans
son discours aucune allusion à l'invasion de l'Hanovre , ni
aux dispositions des puissances du Continent. Cependant
si les ministres de S. M. avaient eu des avis favorables à
communiquer , relativement aux puissances du Nord , ils
n'auraient pas manqué de le faire dans un moment où l'on
est dans une si vive inquiétude à ce sujet .
-
Il est arrivé , ce matin , une malle de Dublin . La ville
doit être divisée en cinquante sections , dans chacune desquelles
il y aura un comité de dix ou plus , des principaux
habitans , qui sera spécialement chargé de maintenir la
paix et le bon ordre , etc.
-
On va s'occuper sur-le-champ de faire des retran
chemens depuis la commune de Galleywood en Essex jus
qu'à Windsor , qui offre un site élevé propre à protéger
la grande route de Londres. On y établira plusieurs redoutes.
Ce travail commencera lundi prochain.
Défense des côtes.
La côte d'Angleterre est divisée en districts de croisières
, dans chacun desquels un officier distingué dans la
marine a sous ses ordres une flotte convenable de gros et
petits vaisseaux . Sir Sidney Smith occupe la station entre
Harwich et l'embouchure de la Tamise . Lord Keith , qui
est commandant en chef dans les Dunes et la merdu Nord ,
a pris des mesures pour renforcer celles des stations qui
en auraient besoin , sans dégarnir les autres points. Nous
espérons ainsi être en mesure contre les ruses corses.
432 MERCURE DE FRANCÉ ,
1
Mercredi , en conséquence d'un ord e des lords de l'a
mirauté , le capitaine Jervis se rendit à bord de la corvette
l'Epervier , à Spithead , pour faire des recherches si
Jérôme Bonaparte qui la commandait ne se trouvait pas à
bord. Il examina et interrogea chaque homme en particu
lier , et ne put se procurer aucune information relative
ment à lui . Le capitaine Jervis était accompagné par un
lieutenant du Magnificent , qui connaît la personne de Jérôme
Bonaparte . L'Enervier avait une partie de son bagage
à bord , et beaucoup d'animaux et d'objets d'histoire naturelle
qui lui appartiennent. ( Extrait du Courrier. )
PARIS.
Lundi dernier , jour de l'anniversaire de sa naissance
le premier consul reçut les autorités constituées en corps.
Il donna audience ensuite au corps diplomatique. Dans
cette audience , M. le bailly de Ferrette remit ses lettres
de créance en qualité de ministre plénipotentaire de l'ordre
de Malte. Le soir le Te Deum fut chanté dans l'église métropolitaine
, en commémoration et en action de grâces
de la naissance du premier consul en 1769 , de sa nomination
au consulat à vie et de la signature du concordat.
-Il a été question dans les papiers publics d'un navire
qu'on a vu remonter la Seine sans vent et sans voile . Un
M. Maguin de Rouen réclame la priorité de cette décou
verte , et s'engage à démontrer que sans construire un seul
nouveau navire , nous en avons assez pour faire arriver dans
tous les temps deux cent mille hommes en Angleterre. ⠀
On écrit d'Espagne que l'approche d'une armée française
a fait beaucoup de sensation . On porte à 30 mille
hommes l'armée qu'on dit prête à entrer dans ce pays.
On y arme 30 vaisseaux.
-Dix vaisseaux de ligne sont , en ce moment , en état de
service à Toulon . Trois autres , qui sont en construction ,
vont être prêts incessamment. Le 14 , on a lancé un vaisseau
de 8o canons.
La Turquie , avec toutes les puissances maritimes du
midi , sont prêtes à se joindre à la Russie unie à toutes les
puissances maritimes du nord , à l'effet de faire respecter
leur neutralité et leur commerce.
Lesvilles de la Mecque et de Médine viennent d'être
prises par les nouveaux sectateurs arabes .
-Des gazettes publient que des troupes prussiennes
pourront occuper incessamment l'embouchure de l'Eibe
et quelques ports du nord de l'Allemagne.
( No. CXIII. ) 9 FRUCTIDOR an
( Samedi 27 août 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POESIE.
MES ADIEUX AU PRYTÀNÉE ( 1 ) .
ADIEU , séjour paisible ! où , fuyant la paresse ,
J'ai , dans des jours sereins , vu fleurir ma jeunesse ;
Où mon luth , jeune encor sous mes timides doigts ,
Apprit à résonner pour la première fois ;
Retraite , où la gaieté , compagne de l'étude ,
Si long-temps de mon coeur chassa l'inquiétude ,
Adieu ! Dix mois ont fui , depuis que , dans mes vers
J'ai chanté l'Espérance et ses charmes divers : 1
Moins heureux aujourd'hui , que , loin de cet asile ,
Une loi rigoureuse , hélas ! trop tôt m'exile , ^ -
Muse chère à ces lieux , vois d'un ceil maternel ,
Mon dernier grain d'encens fumer sur ton autel !
Il faut donc fuir tes murs ô retraite chérie !
De quels touchans regrets mon âme est attendrie !
"Y
( 1 ) Ces vers ont été récités à la distribution solennelle des prix du
Prytanée de Paris , en présence du citoyen Chaptal , ministre de l'intérieur
, et du citoyen Fourcroy , conseiller d'état , chargé de la direction
et surveillance de l'instruction publique .
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
moeurs
"
Eh ! quel est le mortel qui , sans verser des pleurs ,
Pourrait quitter les lieux où l'on forma ses
Les lieux témoins des jeux où se plut son enfance ,
Témoins des premiers pas qu'il fit dans la science ?
Soit que le jour renaisse , ou qu'il cède à la nuit ,
Ce douloureux penser m'assiége et me poursuit
Et si parfois encor ma gaieté se déploie ,
Cette idée aussitôt vient attrister ma joie :
Malgré moi , je répète : Adieu , tendres amis !
Vous ne me verrez plus , aux inêmes lois soumis ,
Revenir chaque année , après deux mois d'absence ,
De vos jeunes succès partager l'espérance .
Cet heureux temps n'est plus ! Dans des jours de repos ,
Vanvres ( 1 ), jadis si cher aux plaisirs d'un héros ,
Ne me reverra plus sous son antique ombrage ,
Tantôt dans une lutte exercer mon courage ,
Et tantôt , las de jeux , seul , avec un ami ,
D'une lecture aimable égayer mon ennui .
Semblable au malheureux qui , sur une autre plage ,
De son pays absent ne voit plus que l'image .
9
Mais que dis - je ? pourquoi chercher à me tromper ?
Du monde vers ces lieux je pourrai m'échapper.
Ah ! quel plaisir alors de revoir cet asile ,
Dont la paix protégea mon enfance tranquille
De me dire : en ce lieu des maîtres indulgens
Ont avec intérêt cultivé mon printemps ;*
Et si de quelques fruits s'est paré mon automne
Je dois à leurs talens en offrir la couronne.
De mes premiers travaux , de mes premiers plaisirs,,.
Tout m'y-rappellera les touchans souvenirs :
Maison de campagne du Prytanée , qui appartenait autrefois à
la maison de Condé.
FRUCTIDOR AN XI. 435.
Là , d'une adroite main une balle lancée
Allait et revenait , poussée et repoussée ;
Cent fois sur cette pierre , une corde , en sifflant ,
Passait et repassait sous mon pied bondissant ;
Ici , j'ai vu deux camps : deux bruyantes armées
Paraissaient d'un beau feu pour combattre animées ;
Combat d'un nouveau genre , où l'agile assaillant
Provoque le danger , et triomphe en fuyant.
Flatteuse illusion ! image enchanteresse !
frères !
Qui viens pour un moment consoler ma tristesse ,
Tu fuis ! et tout , hélas ! me redit , en ce jour ,
Qu'il faut , loin de ces murs , m'exiler sans retour.
Mais , avant ce départ , vous , mes amis , mes
Pupilles de l'État qu'ont défendu vos pères ,
Permettez qu'à l'État j'offre dans ce moment ,
De concert avec vous , ce modeste présent ( 1 ) .
Que du moins les enfans qu'adopta la patrie ,
Trop jeunes pour donner et leur sang et leur vie ,
Dans ces jours d'héroïsme , où l'on voit les Français
Se disputer l'honneur de châtier l'Anglais ,
De ce léger tribut concourent , pour abattre
L'ennemi que leurs bras eût mieux aimé combattre.
Par le C. REGLEY , élève du cours de rhétorique.
PLAINTES DE LA MÈRE D'EURYALE ,
SUR LA MORT DE SON FILS.
Traduction de Virgile , Enéide , liv. 9.
DEs rayons pâlissans d'une faible lumière
L'amante de Tithon embellissait la terre ;
( 1 ) L'élève était chargé de présenter au ministre l'offrande du Prytanée
pour la descente en Angleterre.
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Appelant ses guerriers , Turnus s'arme : soudain
S'étendent devant lui ses bataillons d'airain ,
Et les chefs distingués , en marchant à leur tête ,
Aiguisent leur courage au combat qui s'apprête .
De Nisus , d'Euryale , on suit , à cris pressés ,
Les fronts pâles , sanglans , sur deux lances dressés.
La droite des remparts d'un fleuve est protégée ;
La troupe des Troyens à la gauche est rangée :
Debout au haut des tours , ces tristes combattans
Voyaient ces fronts connus , d'un sang noir dégouttans ,
Pour divulguer leur mort , la prompte renommée ,
A dirigé son vol vers la ville alarmée .
La mère d'Euryale , à ce récit cruel ,
Sent ses membres saisis d'un tremblement mortel .
La toile , de sa main , tombe au loin déroulée ;
Et , dans son désespoir , la tête échevelée ,
Se déchirant le sein , poussant des hurlemens ,
Eperdue , elle court vers les retranchemens ,
S'élance aux premiers rangs ; dans ses vives alarmes
Oubliant les périls , les guerriers et les armes 2
De ses accens plaintifs elle remplit les cieux :
« Euryale , est-ce toi que l'on offre à mes yeux ?
» Toi , le dernier soutien de ma longue vieillesse !
» As-tu pu me quitter , et tromper ma tendresse ,
» Cruel ? et t'engageant dans ces périls affreux ,
» Tu n'as pas de ta mère attendu les adieux !
>> Hélas ! aux champs latins , les corbeaux , avec joie ,
>> De tes membres sanglans se disputent la proie !
>> O malheureuse mère ! en vêtement de deuil ,
» Je n'ai pu de mes pleurs arroser ton cercueil ,
» Ni te fermer les yeux , ni laver ta blessure
» La soigner , la couvrir de la riche ceinture
» Dont pour toi , jour et nuit , je hâtais le tissu ,
>> Et charmais mes vieux ans d'un travail superflu !
FRUCTIDOR AN XI. 437
>> Où te suivre ? où trouver la dépouille si chère ,
» Et ton corps en lambeaux perdu dans la poussière ?
» Voilà donc , ô mon fils ! tout ce que tu me rends !
>> Tout ce que j'ai suivi sur les deux élémens !
» Rutules , par pitié , tournez sur moi vos armes !
>> Que le feu me dévore et tarisse mes larmes !
» Exaucé ma prière , ô souverain des Dieux :
» Sur ce front détesté lance tes triples feux :
>> Ote - moi le fardeau d'une odieuse vie ,
» Et plonge au noir Tartare une tête ennemie ! »
Par M. LACHÉZE.
ENIGM E.
Je suis le père des merveilles ;
Le caprice est ma seule loi.
Tel manant quand il dort , tel savant dans ses veilles ,
Ne font souvent qu'extravaguer par moi.
Je figure fort bien dans les tragiques scènes ;
De mille oeuvres je suis la définition ;
J'occupe enfin bien des têtes humaines ;
Qui veut me deviner me mette en action .
Par le C. MACQUÉ , neveu .
LOGO GRYPH E.
Dans les cercles brillans de la société
On me voit arriver avec l'Oisiveté :
Ma soeur me suit de près , et souvent son langage
Plus méchant que le mien remporte l'avantage.
En me décomposant , on trouve , cher lecteur ,
Une ville où naquit un prophète imposteur ;
J
Ee 5
438 MERCURE DE FRANCE ,
Celui dont le talent nous conserve la vie ;
La déesse propice aux voeux d'Iphigénie ;
Des sens le moteur immortel ;
Le pain qu'à nos aïeux distribuait le ciel ;
Ce qu'on trouve au sein de la terre ;
Un peuple d'Orient , amateur de la guerre ;
Le mois où tous les coeurs se livrent à l'amour ;
Dans l'ancien almanach , la veille d'un saint jour ;
L'exercice léger qu'inventèrent les Grâces.
Mais j'en dis trop , lecteur , je te vois sur mes traces .
Par un Abonné.
.
CHARADE.
Célui qui portait mon dernier
Souvent n'avait pas mon premier
Quand il était de la Garonne .
Pour l'emploi de mon tout , il faut jeune personne
Qui joigne à la vivacité
Minois fripon , et beaucoup de gaieté .
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Peigne.
Celui du Logogryphe est Marteau , où l'on trouve art ,
mue , âme , eau , Rameau , arme , ut , re , autre , rameau,
mure , mur, rame , mer , rateau .
Le mot de la Charade est Cor-ail.
FRUCTIDOR AN XI
439
Le Mérite des Femmes , poëme , par G. Legouvé,
membre de l'Institut national. Un vol . in - 12 ;
edition augmentée . Prix , 1 fr. 80 c. , et 2 fr. 25 c.
franc de port. A Paris , chez Ant. August.
Renouard, libraire , rue Saint- André-des-Arcs ;
et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n° . 42 .
Le mérite des femmes est très - grand ; mais s'il
était possible de les flatter moins , et de les rendre
plus heureuses , cela vaudrait peut - être mieux que
ce déluge de vers qu'on fait à leur louange , et
qui n'en sont pas meilleurs . Ne faisons pas tant
de madrigaux , et ayons moins de divorces ; tout
le monde y gagnerà , les femmes auront de meilleurs
maris , et nous aurons moins de mauvais
poètes .
Je ne sais ce qui déplait dans tous les auteurs
qui ont célébré le beau sexe en vers comme en
prose ; mais un sujet si heureux n'a presque jamais
été traité heureusement. C'est peut-être que comme
un homme ne peut guères être sans intérêt dans
une pareille cause , cela donne à ses éloges un air
d'adulation et de fausseté qui répugne. On lui suppose
l'intention de flatter et de séduire , parce
que les hommes ont naturellement cette intention
, et on n'aime pas que celui qui lone
quelqu'un , puisse avoir en vue d'en être payé ; ce
motif fait perdre à la louange toute sa délicatesse
et tout son prix . Ainsi , pour louer les femmes
noblement , il faudrait n'avoir rien à espérer
d'elles. Vous remarquerez qu'Homère fait louer
Hélène par des vieillards qui admirent sa beauté ,
mais qui en déplorent les effets ; c'est un tour
très-fin et très-délicat. Mais Théocrite est encore
Ee 4
440 MERCURE DE FRANCE ,
plus heureux , car il met les louanges de cette
même Hélène dans la bouche de ses rivales et de
ses compagnes : c'est un des plus beaux morceaux
de l'antiquité.
Tout cela n'empêche point que M. Legouvé
ne se soit proposé un but très -moral , comme il
l'imagine, en célébrant le mérite des femmes ; il
a voulu faire revivre la politesse française parmi
cette jeunesse élevée comme celle de Phalante , et
parmi cette foule de parvenus dont l'esprit , à ce
qu'il dit , n'est pas fort cultivé. Je m'en rapporte
à son jugement : il estime que les miracles ne coûtent
rien aux femmes , et que celui de rendre tous
ces gens-là polis et spirituels ne peut être que leur
ouvrage ; car il établit qu'il n'appartient qu'à elles
de recréer une nation qui a perdu son caractère .
Il soupçonne que notre barbarie n'est venue que
de ce qu'on n'aimait pas assez les femmes . M.
Jourdain nous dirait que cela venait uniquement
de ce qu'on n'aimait pas assez la danse ; et il se
pourrait qu'il eût raison aussi . Celui qui aime les
femmes , dit M. Legouvé , est rarement un barbare
; ce rarement , si l'auteur y prend garde ,
renverse au moins la moitié de sa doctrine , et je
crains que l'autre moitié ne paraisse pas trop solide
car enfin il y a bien des manières d'aimer
-les femmes ; Gengis- Kan , Hérode , Mahomet , Sylla ,
Tibère , Tamerlan , Henri VIII , ne les haïssaient
pas ; cependant ce n'étaient sûrement pas des gens
bien doux , ni bien civils. Je crois même qu'en
parcourant toute l'histoire , on trouvera que les
hommes les plus abandonnés aux voluptés , ont
été généralement les plus cruels ; on voit que ceux
qui ont épuisé les sensations douces , ne peuvent
plus être remués que par des spectacles barbares.
Il ne suffit donc pas d'aimer les femmes pour
prendre dans leur société cette fleur de politesse
V
FRUCTIDOR AN XI. 441
et d'aménité qui distinguait notre nation ; il faut
encore savoir les respecter ; et ce qui est plus
difficile , se respecter soi - même . C'est ainsi
que l'empire de la beauté tient à celui des
moeurs .
Mais avant que les femmes puissent policer et
adoucir cette race dure dont parle l'auteur , qui
est , comme l'Hippolyte de Racine , fier, et même
un peu farouche, il faudrait apprendre à ces visigots
à être sensibles au mérite des femmes ; et c'est
pour eux précisément que M. Legouvé a composé
son poëme , attendu que ces gens- là aiment
beaucoup les vers , et s'y connaissent fort , comme
chacun sait ; mais je crains qu'il ne perde de vue
un objet si important . N'est- ce pas tomber de
toute la hauteur de son sujet que de dire , comme
il fait , qu'il a voulu démontrer que les femmes
sont le charme de la société , comme nous en
sommes l'appui ? Je ne sais si un poète démontre
quelque chose , mais je crois que cela
n'a pas besoin de démonstration . Il semble que les
poètes ne soient pas obligés d'être conséquens :
l'auteur nous prévient qu'il n'accorde pas aux
femmes une supériorité que la nature semble leur
avoir refusée ; et vous verrez tout-à-l'heure qu'il
les regarde comme l'ouvrage le plus parfait de la
création. Il paraît que c'est se contredire ; mais
nous jugerons mieux des idées comme du style ,
en suivant la marche du poëme. En voici le
début :
Le bouillant Juvénal , aveugle en sa colère ,
Despréaux moins fougueux , et non pas moins sévère ,
Contre un sexe paré de vertus et d'attraits ,
Du carquois satirique ont épuisé les traits.
2.
Le premier vers est faible ; les termes de bouil
442 MERCURE DE FRANCE ,
1
lant et de colère forment une redondance vicieuse.
Racine a dit dans Athalie :
Il ne poursuivra point , aveugle en sa colère ,
Sur le fils qui le craint , l'impiété du père .
C'est le même hémistiche , mais qu'il est employé
bien différemment ! Le style fort est celui
où les mots sont mis pour le sens ; dans le style
faible , ils ne font que remplir la mesure . Le second
vers n'est pas d'un tour heureux , non plus
que ceux-ci :
De ces grands écrivains je marche loin encore ,
Mais j'ose , défenseur d'un sexe que j'honore ,
Opposant son pouvoir à leur inimitié .....
Ce n'est pas son pouvoir qu'il fallait opposer , ce
sont ses vertus ; c'était ici le mot propre , le mot
nécessaire , et c'était montrer le beau côté du
poëme . Qui est -ce qui ne sent pas combien il y a
de noblesse à n'opposer que son mérite à ses ennemis
?
Lorsqu'un Dieu , du chaos où dormaient tous les mondes,
Eut appelé les cieux et la terre et les ondes ....
Il est singulier que les poètes d'aujourd'hui commencent
presque toujours leurs poëmes comme
I'Intimé commence son discours , dans les Plaideurs
, par le récit de la création ; on serait bien
tenté , comme Dandin , de les prier de passer au
déluge ; mais on est trop poli pour prendre cette
liberté. Lorsqu'un Dieu est une faute , il fallait :
Lorsque Dieu
Eut élevé les monts , étendu les guerêts ,
De leurs panaches verts ombragé les forêts.
Ces panaches font une image bien petite et bien
FRUCTIDOR AN X I. 443
fausse dans un tableau comme celui de la création.
Quiconque a vu des forêts se balancer sur les montagnes
, et les ondes de leur verdure agitées par
les
vents , n'a sûrement pas imaginé qu'il voyait des panaches
flotter en l'air. Il faut avouer que l'Eivoriquaaur
d'Homère est d'un autre style. Comparez donc
cela aux grands traits de la Genèse , où Dicu ne
donne pas des panaches aux forêts , mais crée la
lumière et les cieux d'une parole . Voyez comme
toute poésie tombe en langueur auprès de cellelà
! comme on méprise tout ce qui n'est que joli
et spirituel ! comme la vanité du bel esprit fait
pitié !
Et de l'homme , enfanté par un plus grand miracle ,
Eût fait le spectateur de ce nouveau spectacle.
Premièrement , le spectateur d'un spectacle
manque d'élégance , cette répétition n'a aucune
grâce ensuite , ce nouveau spectacle ferait présumer
qu'il y en eut un autre précédemment ; et quel
spectacle y avait - il avant la création ? Enfin , Dieu
n'a pas fait l'homme pour être simple spectateur.
Ovide avoit des idées plus justes , lorsqu'il nous a
dit en très -beaux vers :
Sanctius his animal , mentis que capacius alte
" Deerat adhuc et quod dominari in cætera posset ,
Natus homo est.
Il est vrai qu'il peint aussi l'homme comme spectateur
, mais avec quelle noblesse !
Os homini sublime dedit , cælumque tueri
Jussil et erectos ad sydera tollere vultus.
"
Et Racine le fils a très-bien dit après lui :
L'homme élève un front noble et regarde les cieux .
Lorsqu'on ne se sent pas réduit au silence de l'adh
20
444 MERCURE DE FRANCE ,
miration par les grands modèles , et qu'on veut
encore peindre la nature après eux , il faut au
moins en savoir choisir les plus beaux traits ......
Pour son dernier ouvrage il créa la beauté ;
On sent qu'à ce chef-d'oeuvre il doit s'être arrêté .
Pour s'exprimer purement il fallait dire , il deva't,
ou il a dû s'arrêter. L'aoriste conviendroit également
. Il doit s'être arrêté marque une action suspendue
par une nécessité ou une obligation actuelle
. Ainsi l'on dit d'un voyageur qui est en
route il doit s'être arrêté en tel endroit. Mais
l'action du Créateur étant terminée ( par rapport
à la formation de la femme ) et le prétendu devoir
dont parle le poète étant accompli , il faut
nécessairement employer l'un des trois temps du
passé. On ne dira jamais , Dieu doit avoir créé la
femme , mais Dieu a dû créer la femme pour le
bonheur de l'homme .
Eh ! qu'aurait fait de mieux sa suprême puissance ?
Cela est bien galant . Certainement si Dieu a dû
s'arrêter , après avoir créé la femme , parce qu'il
était impossible de rien faire de mieux , il s'en
suit que c'est son ouvrage le plus parfait ; autrement
il se serait arrêté , par la même raison , après
avoir créé l'homme . N'est-ce pas accorder ouvertement
aux femmes cette supériorité que l'auteur
leur avait refusée dans sa préface ? Apparemment
qu'il est plus libéral en vers qu'en prose . Il est
bon de remarquer qu'une opinion si galante est
née dans ces temps que nous appelons barbares ;
elle fut soutenue par un certain Corneille Agrippa ,
qui a fait un traité de la philosophie occulte , et
un autre , de l'excellence de la femme au- dessus
de l'homme , où il y a d'énormes bêtises , s'il faut
en croire le philosophe Bayle : cela n'a pas emFRUCTIDOR
AN XI. 445
pêché qu'on ne l'ait accusé d'être sorcier. L'historien
Paul Jove a même écrit qu'il avait toujours
un diable à son service , et ce diable était un
gros chien noir , qui suivait par-tout son maître ,
et qui avait peut- être mordu ce Paul Jove.
Quoi qu'il en soit , il parait que ce prétendu
sorcier raisonnait comme font aujourd'hui bien
des gens qui certainement ne le sont pas : il soutenait
que Dieu avait sans cesse voulu se surpasser
dans l'oeuvre de la création , et que c'était dans
cette vue qu'il avait d'abord créé les choses inanimées
, puis les animaux , puis l'homme , puis
enfin la femme ; et qu'après elle il n'avait rien fait ,
parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire ; d'où
il concluait que ia femme est autant au-dessus de
l'homme l'homme est au- dessus de la carpe ,
quoique la carpe vive plus long- temps que lui , ce
qui est très-ridicule , comme le remarque maître
Arouet dans sa Philosophie. Mais revenons au
poëme de M. Legouvé.
que
Après avoir accordé aux femmes cet insigne
avantage , il passe en revue leurs perfections , d'abord
la beauté , qui est l'écueil de tous les poètes
et de tous les romanciers ; le tour qu'il emploie
n'est pas vif : ce front .... cette bouche
ail .... ces cheveux se jouant en boucles ondoyantes.
ce sein ..
.... ces formes attrayantes
ce tissu transparent . ... tout cela , dit
l'auteur ,
Nous commande l'amour , même l'idolâtrie .
cet
Voilà un même qui est bien froid ; en voici un
autre qui est bien déplacé . Le poète représente
un cercle de femmes , et dit :
A
Tous les coeurs attentifs ressentent leur pouvoir ,
Même , sans les entendre , on jouit de les voir.
446 MERCURE DE FRANCE ,
•
Qu'y a-t- il d'étonnant qu'on jouisse du plaisir de
voir quelqu'un sans l'entendre? Le même est de
trop , et fait contre sens. C'est une faute qui ressemble
à celle que la Baumelle releva dans le troisième
vers de la Henriade ,
Qui par le malheur méme apprit à gouverner .
Voltaire profita de la critique , tout en disant
d'horribles injures à la Baumelle. Mais j'ai l'avantage
de parler à un homme plus poli , qui sait qu'il
n'y a point de déshonneur à faire des fautes dans
un art, où Racine lui - même en a fait . De la peinture
de la beauté , le poète passe à celle des talens
. Nous voici au concert.
Aux sons harmonieux d'une harpe docile
Chloris a marié sa voix pure et facile .
L'oeil tantôt sur Chloris , tantôt sur l'instrument ,
On savoure à longs traits ce double enchantemeut .
Ses accords ont cessé , son maître la remplace :
Il a plus de science , a- t-il autant de grâce ?
Il enfante des sons plus pressés , plus hardis ,
Mais offre-t- il ces bras par l'amour arrondis ,
Qui , s'étendant autour de la harpe savante ,
L'enlacent mollement de leur chaîne vivante ?
Offre -t-il la rougeur , le touchant embarras ,
Qui d'un front virginal relèvent les appas ?-
Plaît- il enfin à l'oeil , comme il séduit l'oreille ?
Voilà des questions un peu ridicules . Il paraît
bien singulier de demander si un maitre de musique
offre des bras arrondis par l'amour, s'il a de
la pudeur, comme une vierge , et autres choses
semblables ; mais on voit par cette description.
quel est le goût et le style poétique de l'auteur.
Il est inutile d'observer qu'on ne savoure pas un
enchantement , que l'amour n'arrondit pas les bras ,
et que des bras arrondis ne sont pas une chaîne
. 447 FRUCTIDOR AN XI.
vivante . Toutes ces expressions sont faibles , parce
qu'elles sont forcées .
On ne dit pas la harpe savante , à moins qu'on
ne parle de l'instrument de quelqu'homme
célèbre , comme dans ce vers :
De David la harpe savante .
Un bal suit le concert : c'est une autre merveille .
Je ne suis pas émerveillé de cette transition , non
plus que de voir des femmes qui en dansant agitent
l'élégance de leur taille . Je ne le suis pas davantage
de voir une mère qui , pendant que son fils
dort , écoute le silence de l'ombre , et défend au
réveil d'approcher. Toutes ces expressions recherchées
et extraordinaires sont dépourvues de tendresse
; elles n'ont jamais touché personne . On dirait
volontiers en un vers ,
Pour peindre la nature , il faut parler comme elle.
L'auteur manque de naturel , et n'a pas su être
touchant en parlant des soins d'une mère , ce devait
être le plus beau morceau de son poëme , Mais
ce qui prouve combien il est resté au- dessous de
son sujet , combien même il a peu senti ce que lui
prescrivait le titre de son ouvrage , c'est qu'ayant
à peindre le bonheur et les consolations que l'homme
trouve dans l'amour , il vous dit crûment dès le
premier vers :
Une femme en secret lui rendant ses soupirs ,
Rêveuse , s'abandonne à ses vagues désirs .....
Et tout le reste est une scène où la passion triomphe
avec plus d'emportement que de délicatesse.
Quelle faute de jugement , si je ne me trompe !
Comment cet auteur n'a - t - il pas senti que c'était
des plaisirs chastes , et le bonheur conjugal qu'il
fallait représenter ? Comment un poète qui a l'ima
448 MERCURE DE FRANCE ,
gination belle , et qui veut corriger les hommes ,
n'a -t- il pas compris que le tableau d'une jeune
vierge , qui est conduite à l'autel par ses parens , et
qui tremble en recevant la main de celui qu'elle
aime , est un modèle bien plus touchant , bien plus
beau , et bien plus utile que celui d'une amante
emportée qui s'abandonne , comme il le dit , bien
plus qu'elle ne cède aux désirs vagues d'une passion
illegitime ? Quoi , dans un poëme sur le mérite
des femmes , peindre une femme sans retenue !
Mais les poètes et les peintres croyent ne pouvoir
plus intéresser par la décence . Bientôt le dernier
voile de la pudeur tombera sans que personne jette
un cri . Les nudités les plus révoltantes ne pourront
plus émouvoir un peuple à qui elles sont étalées en
spectacle , dans ses monumens et dans ses jardins
publics , comme s'il n'y avait plus personne qui sût
rougir..
Mais disons que M. Legouvé a été plus heureux
lorsqu'il a peint le dévouement et la générosité que
les femmes ont montré dans nos malheurs. Il y a
un beau vers sur l'infortuné M. de Sombreuil , qui
après avoir été sauvé par sa fille , périt au tribunal,
Faut-il qu'au meurtre en vain son père ait échappé ?
Des brigands l'ont absous , des juges l'ont frappé !
On peut dire aussi que les derniers vers du poëme
offrent un sentiment bien touchant et bien digne
du sujet ; la critique est désarmée , lorsque l'auteur
s'écrie :
Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.
Ch. D.
FRUCTIDOR AN XI. 449
:
Institutions du droit de la Nature et des Gens par le
C. Gerard de Rayneval. Un volume in-8 ° . Pri17 .
et 8 fr. franc de port. A Paris , chez Leblanc meri
meur-libraire , cour Abbatiale ; et chez le Nim dot
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint - Germain
l'Auxerrois , n° . 42 , en face du petit portail .
S'il existe une science dont l'étude doive plus particulièrement
fixer les regards du gouvernement et l'attention.
de la jeunesse , c'est celle qui a pour objet de faire copnaître
les principes sur lesquels reposent les institutions
sociales , les droits des individus , des nations , les limites
de leurs puissances , les devoirs des chefs de l'état envers
leurs sujets et vice versâ ceux des sujets envers les chefs
de l'état ; mais comme toutes les sciences ont leur chimère ,
la politique a aussi la sienne . Par elle on a prétendu tout
expliquer , tout définir , et l'on est parvenu trop souvent
à poser , à côté de quelques vérités incontestables , des
erreurs qui , conservées d'âge en âge avec un respect superstitieux
, ont formé ce code informe et toujours incomplet
du Drost naturel el des gens , dont notre mémoire
peut bien embrasser les détails , mais dont notre intelligence
saisit ou applique mal les résultats .
Aussi , lorsqu'à la suite d'une révolution qui a confondu
tous les élémens , sappé les principes de la propriété et
de l'ordre , on rencontre par hasard un de ces hommes
disposés à remplir le pénible emploi d'instituteur de ses
semblables , on doit le féliciter de n'avoir pas entièrement
désespéré de la chose publique et de ses concitoyens. En
effet , que d'obstacles n'a-t-il pas à vaincre pour garantir
la jeunesse des prestiges de l'ignorance présomptueuse
des politiques du jour , de la prévention qui résulte de
l'exemple de quelques hommes imposans , de la généralité
de l'usage , de l'autorité des opinions dominantes et des
décisions de l'erreur !
Il faut avoir long- temps réfléchi , pour apprécier tout
Ff
cen
450 MERCURE DE FRANCE ,
•
le mérite de celui qui entreprend une pareille tâche , qui
la poursuit avec ardeur au milieu de l'insouciance générale
; qui embrasse dans sa pensée non- seulement la génération
présente , mais encore celle qui lui succedera , et
trace ainsi pour toutes deux les premiers rudimens de
cette doctrine dont on a tant abusé , parce qu'elle n'était
pas encore bien définie , mais qui , plus clairement développée
, plus régulièrement suivie , a une influence immédiate
sur la durée des empires et la prospérité nationale.
M. Gerard de Rayneval a pensé , avec raison , que le
moment était venu où l'on pouvait de nouveau faire entendre
le langage de la raison , de la morale , de la religion
, de l'humanité ; où ces mots n'étaient plus de vains
sons pour l'oreille , ou un signal de mort pour l'innocent.
Il a osé dire et écrire ; et , après lui , forts des intentions
du gouvernement , appuyés sur l'expérience que le peuple
en a faite lui-même , nous oserons répéter que la liberté
ne consiste pas plus dans l'état imaginaire de pure nature
et dans l'anarchie ; que dans le pouvoir arbitraire ; qu'elle
ne peut se trouver que dans l'état social bien constitué ,
dans la soumission à une loi commune , à une autorité
tutélaire ; que si cette autorité a des devoirs sacrés à remplir
, il ne lui importe pas moins de maintenir la dignité
et les prérogatives , sans lesquelles il n'existe pas de so-
* ciété.
En suivant , dans cet ouvrage , qu'on peut appeler élémentaire
et classique , l'ancienne division de Wolf, adoptée
depuis par Watel , M. de Rayneval a senti que le
moyen de faire goûter son livre , était de mettre dans cette
exposition , ce développement des principes opposés en
apparence , cette clarté , cette précision , cette brièveté
qu'on ne rencontre pas toujours chez les écrivains qui
ont traité ces grandes questions.
Son ouvrage est divisé en trois livres , et chacun d'eux
est lui-même subdivisé en chapitres. Dans le premier',
l'auteur remonte à l'origine des sociétés ; il trace avec
précision les formes présumées des gouvernemens primiFRUCTIDOR
AN XI. 45t
tifs , définit les différens pouvoirs , législatif , exécutif et
judiciaire. En parcourant , avec cette rapidité que don
nent seuls l'expérience et le jugement , tous les modes de
gouvernement connus ; en recherchant les causes de leurs
révolutions , de leurs différens degrés de prospérité , de
leur décadence , M. de Rayneval trouve , à l'exemple de
Montesquieu , que leur bon ou mauvais état dépend tou
jours de l'état de vigueur ou de relâchement de certains
principes , qu'il considère , avec raison , comme les principes
conservateurs de chaque forme de gouvernement .
Cet aperçu de l'organisation intérieure des états conduit
l'auteur à l'examen approfondi de leurs relations
réciproques , de leurs lois , dans le rapport qu'elles ont
ou qu'elles peuvent avoir avec les forces offensives et défensives
des différens gouvernemens.
L'usage de la force défensive ou offensive doit être réglé
par le droit de la défense naturelle ; c'est- à-dire , par le
droit qu'ont tous les êtres de pourvoir à leur propre conservation
. De ce droit fondamental dérive celui de la
guerre , et , dans beaucoup de cas , celui de conquête
en sorte que , toutes les fois que la conservation d'un état
n'est ni menacée ni compromise , les manifestes où l'on
entreprend , à l'exemple des Anglais , de motiver une
déclaration de guerre , ne peuvent jamais être qu'un tissu
de sophismes dictés par l'ambition , l'imposture ou l'igno
rance. Toutes les nations anciennes , sans en excepter les
Grecs et les Romains , se persuadaient faussement que la
servitude perpétuelle était une conséquence du droit de
conquête ; et il est remarquable que , dans toute l'antiquité
, il ne s'est pas trouvé un seul philosophe qui ait
songé à réclamer les droits de l'humanité. Les publicistes
modernes , qui n'ont connu d'autre droit des gens que
celui fondé sur des faits , ont entrevu cette vérité lumineuse
que M. de Rayneval expose lui-même dans la première
partie de son ouvrage ; savoir , que la servitude n'est ni ne
doit être l'objet immédiat de la conquête , mais qu'elle
n'estlégitime et qu'elle ne doit subsister qu'autant qu'elle in-
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE,
porte à la conservation de l'état conquérant. Cette vérité
est un des bienfaits du Christianisme .
Le second livre est consacré à l'examen des rapports de
nation à nation , des principes de leur indépendance , de
leurs pouvoirs , de leurs bornes , de leurs . alliances , des
obligations qui en résultent , des garanties réciproques
dont elles sont l'objet , des droits de rétorsion , de répres
sion , etc. , etc.
Dans le troisième , M. de Rayneval traite les grandes
questions sur l'état de paix et de guerre avec cette logique ,
cette supériorité que donne seule une expérience de trente
ans dans la carrière diplomatique , fortifiée par la lecture
approfondie des meilleurs ouvrages.
On aperçoit , dès les premiers chapitres de ce troisième
livre , que l'auteur est entièrement maître de son
sujet , par l'ordre qui préside à ses questions , par la jus
tesse , la clarté de ses définitions , la force et la simplicité
de ses raisonnemens .
Nous avons dit , .au commencement de cet extrait , que
toutes les sciences avaient leur chimère . Celle de nos législateurs
modernes , qui étaient de bonne foi , avait aussi
pour objet la recherche de l'Optimisme absolu. Mais
lorsqu'on lit sérieusement l'ouvrage de M. de Rayneval ,
on est bien guéri de la vaine prétention de procurer à une
nation civilisée , mais corrompue , cette panacée universelle
des alchimistes de 93. La triste et douloureuse expérience
que nous venons de subir devrait pour jamais
nous préserver de la manie des systèmes , et nous inspirer
plus de confiance pour ces institutions qui ont lentement
traversé les siècles , en assurant le bonheur des peuples
qui les ont religieusement observées.
Quand il s'agit d'innover , un législateur ne devrait jamais
perdre de vue l'état , ou plutôt l'esprit général de la
nation qu'il veut former. Cet esprit , quoiqu'on dise , est
le résultat des manières, des coutumes , des opinions , de la
religion , des exemples et de beaucoup d'autres élémens :
et de là nous oserons tirer une maxime fondamentale , c'est
qu'une législation prudente ne doit jamais heurter les déFRUCTIDOR
AN XI. 453
fauts dominans et qui tiennent au caractère national. Il
faut toujours se souvenir que les lois ont moins de force
que le penchant. Celles-là constituent le citoyen . Celui- ci
tient à la constitution de l'homme ; et loin de vouloir le
détruire , il faut tâcher de le plier adroitement et de tourner
son effort vers le bien public . Qu'une nation , par
exemple , soit orgueilleuse , elle aura peu d'industrie et
tombera facilement dans l'ignorance . Un législateur sage
devra se proposer , sans doute , de la tirer de cette pernicieuse
léthargie ; mais au lieu d'attaquer ses vices directement
et à force ouverte , de vouloir les détruire par une
sévérité déplacée , et , si nous osons le dire , par la violence
des lois , il sentíra la nécessité de tirer parti de l'orgueil
même. Entreprendre de changer le caractère , l'esprit
d'une nation , c'est un ouvrage difficile et peut-être interminable.
On ne reprochera point àM. de Rayneval d'avoir
eu cetté ridicule prétention . Tout son ouvrage , au contraire
, ne paraît avoir pour but que de rasseoir la société
sur ses premières bases. Quelle confiance ne doit pas inspirer
d'ailleurs l'homme éclairé qui , en offrant à la jeunesse
le tribut de ses veilles , vous dit : «‹ Je ne considère la
» politique que sous le rapport qu'elle a avec le véritable
•» intérêt de l'état. Je ne l'indique que comme un moyen
» de procurer aux nations paix et sûreté , non comme
» un moyen de se dépouiller alternativement. Je ne trace
» pas non plus des règles pour abuser au dedans de l'au-
» torité , de la puissance , pour anéantir les droits du
» peuple , pour assurer sa servitude . Je ne m'attache qu'à
» celles qui peuvent servir à maintenir une autorité légi-
» time. En un mot , toute ma politique intérieure est
- » fondée sur la justice des lois et sur une autorité efficace
» pour leur observation . »
Presque tous les journaux ont donné de justes éloges à
cet ouvrage vraiment classique , et aux notes instructives
que l'auteur y a semées ; mais je ne sache pas qu'aucun
d'eux ait relevé ce trait de franchise , de bonne foi si rare
parmi les écrivains du jour. MERSAN , ex-législateur.
Ff 3
454 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉS.
L'Education , poëme en 4 chants ; par J.-A-F. M...
2 vol. in- 18 , fig. papier vélin . Prix : 1 fr. 50 cent . , et
1 fr. 80 cent. par la poste. A Paris , chez Pigoreau ,
libraire , place Saint-Germain-l'Auxerrois ; et chez le
Normant , libraire , imprimeur du Journal des Débats ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
Nous avons parlé , il y a quelques mois , d'un poëme
qui avait pour sujet et pour titre : l'Education. Nous
avons aujourd'hui sous les yeux un autre poëme qui porte
le même titre , où l'on traite le même sujet , et qui est
divisé comme le premier en quatre chants. Nous n'avions
point d'éloges à donner au premier , le second n'est pas
indigne de quelques suffrages ; mais nous croyons que ce
beau sujet est encore à traiter. La division du poëme que
nous annonçons , est claire et facile ; l'auteur , dans le
premier chant , traite de l'éducation depuis la naissance
jusqu'à six ans. Dans le second chant , il suit son élève
depuis six ans jusqu'à douze ; dans le troisième , depuis
12 jusqu'à 18 ; et dans le quatrième , depuis 18 jusqu'à 24.
On ne peut pas être plus fidèle aux règles de l'arithmétique
, et l'on ne peut s'empêcher de dire que les proportions
des nombres ne soient ici très-bien observées . Nous
n'entrerons pas dans de plus grands détails ; nous citerons
seulement quelques vers. Voici le début :
Vous qui vous destinez , effroi de l'ignorance ,
Dès le seuil de la vie à diriger l'enfance ,
A soutenir ses pas faibles et chancelans ,
A faire éclore un jour le germe des talens :
Long-temps réfléchissez ; oui , votre art est sublime ;
Mais l'homme quelquefois en devient la victime.
La nature peut seule ébaucher un Caton :
Tremblez , instituteurs ! Senèque fit Néron.
Mais de vos soins constans l'influence propice
Peut vaincre la nature et détruire le vice.
FRUCTIDOR AN XI. 455
L
Dans Rome , on vit jadis son plus ferme soutien ,
Du fils d'un fier tyran former un citoyen.
Cette exposition n'est point claire : on croit d'abord
qu'il est question de l'éducation des princes. L'auteur
parle cependant de l'éducation des simples citoyens , comme
on le voit dans les vers suivans :
Avec de grands moyens , de vastes connaissances ,
Possédez -vous la clef de toutes les sciences ?
Cela ne suffit pás : vos tendres nourrissons
Perdront en un instant le fruit de vos leçons ,
Si de vices honteux l'exemple disparate
Leur laisse voir Cléon sous l'habit de Socrate.
En vain vous affichez des postiches vertus ;
Vous n'assoupirez point les yeux de votre argus
II vous devinera malgré votre artifice ,
Et vous éprouverez le sort de l'écrevisse.
On ne s'attendait pas à trouver Néron dans le début
d'un poëme sur l'éducation ; on s'attendait encore moins
à y trouver l'écrevisse ; mais on trouve de tout dans les
poëmes modernes. On trouve même des vers agréables
dans celui-ci , témoins ceux qui suivent :
Pour former un enfant et lui servir d'appui ,
Ah ! songez qu'il faut être innocent comme lui .
De même que les vents , sur leurs ailes légères ,
Apportent dans nos champs des graines étrangères ,
Et font croître , au printemps , la ronce , les chardons
Où la blonde Cérès nous promettait ses dons :
De même un seul propos , une démarche , un geste ,
Au coeur de vos enfans glisse un poison funeste ,
Et peut des passions allumer le volcan.
De ses déréglemens devenu l'artisan ,
Et lâche corrupteur de son àme novice ,
Loin d'être son Mentor , vous êtes son complice .
Ces vers sont faciles et coulans ; ce poëme en renferme
beaucoup de semblables , mais il s'en faut de beaucoup
que l'auteur se soit élevé à la hauteur de son sujet et
qu'il l'ait traité d'une manière satisfaisante. Au reste , on
n'a jamais vu tant d'ouvrages sur l'éducation. Tout le
Ff 4
456 MERCURE DE FRANCE,
monde s'en mêle , et si cela dure , je pense que ce sera
tout-à-fait de notre faute , si nous sommes encore mal
élevés.
ANNONCE.
Code Pharmaceutique , à l'usage des hospices civils ,
des secours à domicile et des prisons , publié par ordre
du ministre de l'intérieur ; par A. A. Parmentier ,
de
l'Institut national de France ; nouvelle édition , révue ,
corrigée et augmentée . Un vol. in-8°. Prix , br.: 4 fr.
50 c . , et 5 fr. 75 c . par la poste.
A Paris , chez Méquignon , l'aîné , libraire , rue de
l'Ecole de Médecine , n° .5 , vis-à-vis la rue Hautefeuille .
Le conseil général d'administration des hospices civile ,
persuadé que la multiplicité des médicamens qui existent
dans les établissemens de bienfaisance , tend toujours à
compliquer la médecine pratique , et à rendre incomplètes
, douteuses et incertaines , les opérations de la pharmacie
, il a chargé sa section de santé de la réduction
d'une pharmacopée qui , ne contenant qu'un petit nombre
de recettes en faveur desquelles une longue suite d'expériences
et d'observations a prononcé , pût devenir plus
conforme aux vrais principes de l'art de guérir , plus utile
aux malades , et moins onéreuse à la classe des pauvres,
C'est cette pharmacopée que nous annonçons ; soumise au
jugement de l'Ecole de Médecine de Paris , elle a obtenu
et mérité son approbation . Elle est divisée en trois parties,
et chaque partie est subdivisée à son tour en plusieurs sections
; l'auteur a cru devoir adopter cette manière de
procéder , parce qu'elle lui a donné la faculté de classer
les médicamens . La première offre les substances qui doivent
former toute la matière médicale des pharmacies dés
hospices ; la seconde comprend les médicamens officinaux ;
la troisième les médicamens magistraux . Le tout est terminé
par des vues nouvelles sur les cantharides et les vésicatoires
; sur la gelatine , considérée relativement à sa propriété
fébrifuge ; enfin , sur les moyens de maintenir et de
rétablir la salubrité de l'air dans les hôpitaux . Cet ouvrage
ne peut qu'être infiniment utile à tous ceux qui se destinent
à l'exercice de l'une des trois branches de l'art de guérir,
Cet ouvrage se trouve aussi chez le Normant impri
meur-libraire rue des prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois ,
n . 42 , vis-à-vis l'église.
FRUCTIDOR AN XI. 457
POLITIQUE.
Le plus grand secret continue à régner dans les négociations
du Nord , relativement à la guerre entre la
France et l'Angleterre . Mais quelque effort qu'on fasse
pour dérober au public l'objet de sa curiosité , le départ
des courriers , la fluctuation des fonds publics , des mots
échappés ; tout concourt à soulever quelques coins du
voile. Les notions acquises de cette manière sont , sans
doute , imparfaites et erronées ; mais on peut avoir pourtant
, au milieu des errears , quelques faits positifs . Cherchons
à les démêler.
:
Suivant les lettres de Londres , du 11 août , on y augurait
fort mal des dispositions de la Russie. « Du moment ,
» disait-on , que la Russie a permis qu'un grenadier français
mit le pied dans l'électorat d'Hanovre , il était
» naturel de croire que sa politique n'était pas favorable
» à l'Angleterre. Nous avons été informés que , depuis
» deux jours , le gouvernement a reçu des dépêches qui
» annoncent que l'ambassadeur de Russie sera rappelé
» immédiatement , si nous ne consentons pas à lever le
blocus de l'Elbe et du Weser . »
C'est sans doute cette connaissance des dispositions de
la Russie , ainsi que de tout le continent , qui a fait dire
au chancelier de l'échiquier , et répéter ensuite à tous les
ministres , d'un côté , que le continent est aux pieds de la
France. ; que l'Angleterre est armée pour délivrer
le continent dujoug de la France ; d'un autre côté , que
l'Angleterre est armée pour combattre contre toute l'Europe
; qu'elle doit prendre des mesures pour résister au
monde entier.
....
Tandis que ces sentimens , d'une couleur incertaine , se
balauçaient entre l'affection et l'hostilité , cette Russie ,
qu'on provoquait en parlant de la combattre , et qu'on
provoquait encore de nouveau en parlant de la protéger ,
renvoyait à Londres des paroles de pais , que l'inquiétude
458 MERCURE DE FRANCE,
"
générale s'empressait de saisir. Les dépêches du courrier
Fisher , expédié par la Russie , portaient tout - à- coup
l'omnium de g et demi de perte à et demi. Il faut croire
que la hausse des fonds publics a été l'effet de ces dépêches
car il n'est guères possible de l'attribuer à la nouvelle
de la conquête glorieuse et importante de Tabago ,
gardé par cent hommes , qui avaient l'ordre de se rendre .
Voilà tout ce qui a transpiré à Londres sur la négociation
. Veut-on s'en rapporter aux lettres d'Allemagne ? on
en aura une idée plus précise . Voici d'abord ce qu'on
écrivait de Berlin , en date du 10 août :
t
Il arrive fréquemment ici des courriers de Londres et de Pétersbourg.
Notre cour , conjointement avec celle de Russie ne néglige
aucun moyen pour faire cesser la guerre entre la France et l'Angleterre
. Les dernières propositions qui ont été faites au cabinet de
Londres sont d'une telle nature , qu'il ne pourra refuser d'y accéder,
sans mettre dans la plus grande évidence son éloignement pour la paix.
On assure que si les cours de Prusse et de Russie ne peuvent parvenir
à réconcilier les deux puissances belligérantes , il sera formé entre les
principaux souverains de l'Allemagne une confédération qui sera àpeu-
près semblable à celle qui a existé sous la dénomination de ligue
germanique. Cette confédération aura pour but de mettre l'Allemagne
à l'abri de toute espèce d'atteinte , de protéger son territoire ,
ses habitans , leurs droits et propriétés , et sur-tout d'assurer le commerce
et la navigation . On s'attend , au reste , à un prompt changement
dans la situation actuelle des choses ; l'Elbe et le Weser ne peuvent
rester long-temps bloqués , les inconvéniens qui résultent de ce
blocus , la stagnation et les dommages qu'éprouvent le commerce ,
sont trop grands pour que notre cour et celle de Pétersbourg ne
prennent les plus sérieuses mesures pour les faire cesser .
La Prusse étant devenue un des principaux centres de
la négociation , l'Allemagne s'est bientôt remplie de tous
les bruits que les lettres de Berlin ont voulu répandre.
La lettre suivante de Francfort a occupé extrêmement
tous les politiques.
Francfort , 14 aoút.
Nous recevons à l'instant des nouvelles très - intéressantes de Berlin
, qui jettent un grand jour sur les bruits de paix répandus depuis
quelque temps en Allemagne. Elles portent , en substance , ce qui
suit Les env yés russe et prussien à Paris , MM. de Marcoff et
Luchésini , ont présenté , il y a six à huit semaines , au nom de leurs
gouvernemens , à celui de France , par le canal de M. Talleyrand , une
note pour inviter les deux principales puissances belligerantes ( la
France et l'Angleterre ) d'accepter leur médiation pour l'applanissement
des différends qui subsistent entr'elles.
Ils lui ont remis en même temps le projet d'un nouveau traité de
FRUCTIDOR AN XI. 459
paix , assez conforme à celui d'Amiens , à l'exception.qu'il en differe
relativement à l'article qui concerne Malte , et quelques objets d'une
moindre importance . On assure qu'il a été proposé à l'égard de
Malte , de rétablir cette fle dans le statu quo avant 1798 , avec les
modifications cependant qu'aucun Français ni Anglais ne puisse devenir
membre de l'ordre ; qu'il fût entretenu , pour toujours , une garnison
napolitaine dans l'île , qui ne sera pas moindre de 4000 hommes ,
et pas plus forte que de Gooo , et que la France et l'Angleterre contribuassent
, par portion égale , à son entretien.
Ces propositions n'ont pas été rejetées de la part de la France , mais
on aurait déclaré à cette occasion qu'on demanderait à l'Angleterre une
indemnité complète pour toutes les pertes éprouvées depuis la déclaration
de guerre , et qu'on garderait l'électorat d'Hanovre en dépôt
jusqu'à ce que ces pertes fussent restituées ou compensées .
que
En même temps que MM. de Marcow et Luchesini firent ces
démarches , elles eurent également lieu à Londres de la part du comte
de Woronzow, ministre russe , et de M. de Jacobi , ministre prussien
en Angleterre. Le résultat de cette négociation a été jusqu'à présent
la cour de Londres n'a pas rejeté la médiation de la Prusse et de la
Russie , mais qu'elle a déclaré ne pouvoir entrer en des négociations
regulières que lorsqu'on aura établi comme base certaine , que
l'Angleterre aura une ile dans la Méditerranée , où elle pourra
toujours entretenir une flotte et obtenir par-là une garantie contre
toutes les entreprises futures de la France contre la Porte ottomane
, et nommément contre l'Egypte.
Elle demandait que la France rendit toutes les sommes , par elle
perçues dans l'électorat d'Hanovre , jusqu'au jour de la signature de
la paix ; qu'enfin elle rendit ce pays au roi d'Angleterre et reconnut
sa neutralité dans toutes les guerres futures , dans lesquelles l'Empire
germanique ne sera pas impliqué . On attend maintenant les mesures
ultérieures que les cabinets de Pétersbourg et de Berlin jugeront à
propos de prendre à cet égard.
-
Enfin , il n'y a pas jusqu'aux lettres de Rome , qui
n'ayent prétendu nous instruire des destinées futures de
l'ordre de Malte. On a fait circuler , dans toute l'Italie , la
convention suivante qu'on a dit proposée par l'empereur
de Russie , comme devant être incorporée à l'art . 10 du
- traité d'Amiens..
1. Il n'y aura point de nouvelle langue maltaise ; mais l'ordre sera
rétabli dans le même état qu'avant la guerre , et sera chargé lui-même
de son organisation intérieure .
2º. Les droits du roi des Deux- Siciles , comme suzerain de l'île de
Malte , lui demeurent assurés par le traité d'Amiens , tels qu'auparavant.
30%. Toutes les puissances contractantes reconnaissent et assurent
- pour l'avenir la neutralité de l'île de Malte dans toutes les guerres
qui pourraient avoir lieu , et la protègeront contre toute attaque.
4°. Les troupes du roi de Naples occuperont l'île de Malte , jus466
MERCURE DE FRANCE ,
qu'à ce qué l'ordre ait mis sur pied une garnison suffisante. Les puis
Bances contractantes , la France et l'Angleterre , contribueront à son
entretien mais le grand- maître entrera sur-le-champ daus les fonc
tions du gouvernement .
:
5º . Les présens articles seront insérés comme supplément à l'original
du traité d'Amiens , et auront le même effet .
6. L'empereur de Russie , l'empereur d'Allemagne , les rois d'Es
pagne , de Naples et de Prusse sont particulièrement invités å garantir
ce supplément.
A toutes ces nouvelles qu'on débite si exactement et
qu'on croit si fermement en pays étranger , nous voudrions
ajouter quelque chose des bruits de Paris ; mais on
ne sait guère à Paris à ce sujet , que ce qu'on débite dans
les pays étrangers. Il paraissait certain que les demandes
que les députés du pays d'Hanovre avaient été chargés de
faire au premier consul , avaient été en partie accordées.
On disait , en conséquence , que plusieurs corps de troupes
de l'armée d'Hanovre avaient quitté ce pays pour se rendre
dans la Belgique , où ils seraient réunis à l'armée d'Angleterre.
On assurait même que l'armée française d'Hanovre
allait être réduite à 12 mille hommes. Enfin on parlait
én même temps d'un corps de troupes prussiennes qui
s'avançaient vers l'embouchure de l'Elbe. Aujourd'hui
on ne croit rien de tout cela. On débite au contraire que
l'attitude plus hostile de l'Angleterre , a obligé la France
à rehausser la sienne.
à
Nous n'avons pas le projet d'ériger en faits positifs tous
les bruits qui circulent. Cependant , appuyé par quelques
autres données , nous ne pouvons nous empêcher de trouver
quelque probabilité à la demande que l'Angleterre est
supposée avoir faite d'une ile dans la Méditerranée ,
l'effet d'y faire parader ses flottes , et de mettre l'Egypte ,
ainsi que l'Empire ottoman , sous sa précieuse futelle.
Veut-on une expression synonyme de cette demande , et
qui soit en même temps et beaucoup plus simple et beaucoup
plus éclairée ? il faudra dire , à l'effet d'empêcher ,
dans le Levant , la renaissance da commerce considérable
que la France a perda par la révolution , et dont l'Angleterre
a trouvé le moyen de s'emparer. Ajoutez encore à
FRUCTIDOR AN XI. 461
l'effet de s'assurer , en cas de décadence de l'empire ottoman
, de la domination de l'Egypte , et fermer , par ce
moyen , toute espèce d'accès aux domaines britanniques
de l'Inde .
.
Et quoi ! l'Angleterre veut s'établir en force dans la
Méditerranée , à l'effet de garder et de protéger l'empire
ottoman ! Elle ne sera point embarrassée de fournir des
titres à cette protection. Si le grand-seigneur a quelque
inquiétude à cet égard , n'a - t - il pas son frère le grand
mogol , qui peut lui dire avec quelle libéralité l'Angleterre
garde et protège les empires ! Comment tous les
pachas de l'empire ottoman ne s'empresseraient-ils pas de
se mettre sous la garde des Anglais ! Ignorent-ils avec
quelle bonté l'Angleterre a traité dans l'Inde et le sultan
du Mysore et celui du Carnate , et en général tous les
nababs et tous les rajahs leurs confrères ? C'est la doctrine.
de l'Angleterre , de se gouverner toujours par des précédens.
Combien d'heureux précédens n'a- t-elle pas à invoquer
aujourd'hui pour convaincre l'Europe de lui laisser
faire dans la Méditerranée toutes les belles choses qu'elle
a faites dans la mer des Indes et dans la mer Rooge ?
Si telle est la pensée de l'Angleterre , ceux qui ont conçu
quelques espérances de la paix , peuvent y renoncer . Nous
ne présumons pas que la volonté d'aucune nation de l'Europe
soit de voir l'Angleterre s'établir avec un nouveau
Gibraltar dans l'intérieur de la Méditerranée . Et qui sait
s'il ne lui faudrait pas bientôt un nouvel établissement
semblable dans la Baltique ? Il lui fallait aussi autrefois
la ville de Dunkerque. Ensuite , elle ne pouvait se
passer de la Belgique . L'alliance de la Hollandè lui était
de même absolument nécessaire ; et alors , comme aujourd'hui
, sa constitution , sa prospérité , son bonheur ,
son existence étaient attachés à toutes ces possessions .
Nous l'avons accoutumée à s'en passer : nous l'accoutùmerons
à se passer de même de la Méditerranée . Ce
n'est pas assez que , par sa constitution maritime , cette
puissance soit frontière de tous les états du monde;
462 4
MERCURE DE FRANCE,
car on peut dire qu'avec ses vaisseaux elle touche le monde
entier. Ce n'est pas assez qu'à sa puissance maritime elle
ajoute , aux yeux de toutes les nations , une des plus gi
gantesques puissances militaires , et qu'elle établisse son
système défensif de manière à avoir toujours cent mille
hommes disponibles au dehors ; ce n'est pas assez que ,
dans sa nouvelle constitution , elle se soit mise à même de
menacer à volonté tous les états du monde , quelques éloignés
qu'ils soient d'elles , il faut encore que toute l'Europe
s'assemble en congrès pour lui choisir un point de repos
dans tous les lieux et sur toutes les mers ! Il faut que tous
les potentats de l'Europe , à l'exemple des rajahs de l'Inde ,
ne soient plus que les satellites de ses prétentions et les
instrumens de sa puissance : il faut , en un mot , qu'ils
concourent avec elle au soin de la mettre en état d'attaquer
tous les peuples du monde , tandis qu'elle restera
seule invulnérable et inaccessible sur tous les points.
Encore une fois , nous ne pouvons présumer que toute
l'Europe souffre en silence l'accomplissement d'un semblable
dessein. Nous ne pouvons présumer qu'elle puisse
demeurer indifférente dans une contestation où l'Angleterre
ne lui permet pas même de demeurer neutre. Ce
n'est point ici un mauvais accommodement que nous pouvons
solliciter ; c'est une paix solide qu'il nous faut . Il n'y
en a point à espérer , à moins que l'Angleterre ne commence
à renoncer à sa doctrine maritime , scandale des
nations et principe perpétuel de guerre.
Dans cette juste et invincible obstination , nous serons
bien trompés si la paix est prochaine. Il ne faut pas
craindre d'annoncer à tout le peuple français que la guerre
sera aussi longue qu'il le faudra , pour qu'elle produise
une paix glorieuse et solide. Il ne faut pas craindre d'appeler
d'avance tout ce qui sera nécessaire en privations et
en sacrifice . Les maux de la guerre sont déjà grands ; ils
peuvent le devenir cent fois plus encore avant d'égaler
ceux de la honte qui serait notre partage , si le traité
d'Amiens ne recevait son absolue et complète exécution.
FRUCTIDOR AN XI. 463
Ces paroles ne seront dures que pour les âmes faibles.
Elles ne le seront point pour tous ceux qui désirent quelque
honneur à la France. Elles ne le seront point pour
ceux qui , dans leur proscription , au milieu de beaucoup
de douleurs et de beaucoup de souffrances , ont eu pour
toute consolation le courage de leur pays. Après tant de
pertes , et comme individus et comme caste , qui voudrait
se dessaisir de cette dernière et illustre possession ?
Analyse des dernières séances du Parlement
Britannique.
COMITÉ SUR L'ACTE DE DÉFENSE GÉNÉRALE .
Séance du 4 août.
L'orateur ayant quitté le fauteuil , et la chambre
s'étant résolue en comité , M. Bragge observe que les
frères Moraves étant aussi opposés par leurs opinions
religieuses que les Quakers à toute espèce de service militaire
, il conviendrait que le comité adoptât l'une et l'autre
exemption.
Le secrétaire de la guerre observe que l'objet du nouveau
bill étant de donner à S. M. le pouvoir de suspendre les clauses
compulsoires de l'acte de défense générale, dans le cas où
le nombre des offres volontaires monterait aux trois quarts
des individus de la première classe , il serait juste de lui
laisser la faculté de choisir d'abord le nombre de ceux qui
devaient être exercés , et ensuite celui de ceux qui devaient
être incorporés.
M. Windham désire que chaque homme d'un âge
militaire soit exercé et discipliné. Le plus grand avantage
du bill , suivant lui , est d'obliger à l'usage des armes
une multitude de personnes que la modestie en tient éloignées
, par la honte de faire une triste figure au lieu de
l'exercice . Il n'aime point l'extension qu'on donne au système
de service volontaire. Il déplore la séparation qui
s'est établie entre les maîtres et les valets : ce qui va pro464
MERCURE DE FRANCE,
duire une sorte d'aristocratie inférieure , et , avec cette
aristocratie , toutes sortes de mécontentemens et de fâcheuses
conséquences. Enfin , il cite les papiers publics ,
qui viennent de prendre un peu d'activité après avoir
demeuré long-temps dans la même inertie que les mi-
.nistres.
M.Sheridan attaque fortement M. Wyndham. Il l'accuse
de porter dans ses idées , vacillations , inconsistance , doutes,
hésitations , considérations , reconsidérations , altérations ,
révisions , changement d'opinions sur de nouvelles instructions
, et rechangement sur d'autres réinstructions . Il
cite les demandes du gouvernement français , relativement
à la liberté de la presse , comme le premier des motifs de
la guerre. Je pense pourtant , ajoute-t-il , que le trèshonorable
membre n'entend pas comprendre , dans ses
censures , toutes sortes de publications périodiques. Les
pauvres feuilles de chaque jour sont d'un rang qu'il peut
mépriser. L'aristocratique dignité du Week ly register ( 1 )
trouvera auprès de lui plus de grâce. Il est vrai qu'on y
trouve des exhortations à la révolte , dans les chantiers et
dans la marine . Mais quoique je n'approuve pas ce papier ,
j'aurai pourtant la candeur d'avouer qu'il s'y trouve souvent
des choses intéressantes . ( Ici M. Wyndham fait la
révérence, ) Le très-honorable membre me salue ; je n'en
dirai pas davantage , de peur d'embarrasser la modestie
d'un auteur présent.
M. Wyndhamn, L'honorable membre vient de montrer
une très-grande faculté de sophisme ; ce qui n'est pas , au
surplus , la moindre des merveilleuses facultés qu'il pos
sede. Ila , comme dans d'autres récentes occasions , déployé
ce zèle de nouveau converti , qu'une trop grande ardeur
empêche souvent d'être utile. Il vient de déclamer contre
moi , comme si j'attaquais les ministres , sans se donner
la peine d'observer , qu'au moins pour cette fois , je n'ai
pas songé à les attaquer. L'honorable membre , avec une
(1 ) Papier établi par M. Wyndham , et où il insère des articles.
bravoure
FRUCTIDOR AN X I.
bravoure toute semblable à son zèle , lâche son coup
fusil à la première alarme comme un recru , sans se
donner le temps de distinguer son ennemi , encore moins
de le viser. ( On rit. ) L'honorable membre m'excusera ,
si je rends son feu , non à lui seulement , mais à ses
amis qui paraissent le choyer avec tant d'empressement.
Je pense que chaque partie de la mesure qui nous occupe
, devait être portée à la chambre dans son temps.
On pourrait la diviser comme Shakespeare divise les âges
de la vie. Elle est encore dans son enfance , et on a com-'
mencé par nous la présenter dans son âge mûr. Il en résulte
que tout le pays est aujourd'hui en confusion comme
au temps des assises , ou des courses de chevaux. ( On
crie , écoutez , écoutez , du banc des ministres ) ; si
Bonaparte venait en ce moment , et personne ne peut être
assuré qu'il ne viendra pas , je demande quelle opposition,
ou quel échec il pourrait recevoir d'une machine aussi
délabrée. Le dixenier va chez le maître d'école pour se
faire expliquer l'acte , le maître d'école embarrassé s'adresse
au juge de paix , celui-ci au lord lieutenant , le
lord lieutenant au secrétaire de la guerre , ce dernier au
parlement voilà le spectacle que présente la mesure
dont nous nous occupons. Elle n'a pas encore produit
un seul homme capable d'aller chercher la gloire à la
bouche du canon . J'applaudis aux papiers publics . Mais
ils ont imité justement la conduite de l'honorable membre .
Après avoir mis le feu aux quatre coins du monde , ils
viennent comme lui avec un petit baquet pour l'éteindre.
Quant au papier de la semaine dont il a été mention , je
respecte son auteur que je n'ai jamais vu ( 1 ) ; je pense
que sa conduite en Amérique lui a mérité une statue
d'or. ( On rit. ) Il ne cessa de s'opposer aux succès de tous
les mauvais principes que l'honorable membre lui-même
n'a cessé de prôner dans cette chambre. M. Wyndham
finit par censurer le système par lequel on cherche à
encourager la formation des volontaires , en les exemptant
d'entrer dans les troupes de ligne.
( 1 ) M. Cobbet , auteur du Porcupine,
I
Gg
466 MERCURE DE FRANCE,
1
M. Sheridan se défend d'être un recru ou un converti ,
quand il s'agit de défendre son pays. Il ne croit pas que
les ministres aient beaucoup souffert du feu du très- honorable
membre. Il y a dans son discours de l'esprit et
de la colère , mais point de raison. L'honorable membre
ne s'est pas conformé à la pratique militaire qu'il recommande.
Il a oublié de mettre un boulet dans sa pièce.
Il y a eu du feu et du bruit , et point d'effet. Ce qu'il a
entendu relativement à la situation du pays , lui paraît
digne d'un bateleur plutôt que d'un membre patriote du
parlement. Il ne sait quel est son objet , si ce n'est une
invitation directe à Bonaparte de se hâter d'envahir le pays.
M. Sheridan ne peut dire si le premier consul acceptera
cette invitation. Dans tous les cas , il pourrait se trouver
trompé par le tableau du très-honorable membre. Car , au
lieu de trouver le pays sans un soldat , il en verrait cent
mille qui viennent d'être ajoutés à sa défense .
-
Le chancelier de l'échiquier observe que si l'autorité
du très-honorable membre M. Wyndham était égale
à l'opinion qu'on a généralement de son zèle , ses sentimens
, énoncés dans la chambre , auraient fait la plus
funeste impression . M. Wyndham faisant alors quelques
gestes , il n'y a rien , reprend le chancelier de l'échiquier ,
que je remarque avec plus de peine , que le profond mépris
avec lequel le très-honorable membre traite tout ce qui
vient de ce côté de la chambre . Car , si c'est son objet
de former une nouvelle administration , je doute qu'il lui
soit possible d'en former une qui obtienne de quelque
manière la confiance du peuple. Veut-il remplacer l'administration
actuelle par les membres qu'on voit généralement
du côté opposé , ou par ceux qui précédemment
ont été ses collègues ? Je ne pense pas qu'il règne jamais
entr'eux une plus grande unanimité que celle qui a existé
déjà. Le pays , en général , en rendant justice à ses motifs,
crain tses principes et ses opinions. M. Addington finit
par dire que toute la force armée de l'Angleterre s'élèvera
au-dessus de 400 mille hommes.
FRUCTIDOR AN XI. 467
Séance du 11 août.
ÉTAT DE L'IRLANDE.
Nomination du prince de Galles.
M. Hutchinson. Il reconnaît l'amélioration actuelle de
l'état de l'Irlande ; mais en rendant justice aux bienfaits
qu'elle a reçu , depuis quelque temps , il déclare qu'on ne
peut compter sur le pays , tant que l'état actuel des
choses s'y maintiendra . Il désire qu'une députation du
parlement y soit envoyée , à l'effet de connaître l'état
du pays , pour en faire ensuite le rapport. Il demande
que les grands propriétaires soient tenus d'y demeurer
, ou au moins quelqu'un de leur famille. Des
hommes tirent de ce pays-là , tous les ans , d'immenses
sommes , qui n'y ont jamais mis les pieds . Quand l'union
fut accomplie , un ministre ( M. Pitt ) nous avait assuré
que de grandes mesures seraient prises pour sa tranquillité
annonce heureuse , puisqu'elle avait contribué
à l'union ; annonce funeste , puisqu'on n'y a pas été
fidèle. Il ne désire pas prendre les ministres de S. M. par
surprise ; il doit cependant déclarer que , s'il était possible
d'envoyer en Irlande le prince qui , dans la crise présente
, a fait une offre si loyale et si patriotique de ses
services , dont la libéralité est sans borne et les talens
universellement reconnus , les heureux effets qui résulteraient
de la présence de l'héritier apparent de la couronnne
seraieut incalculables. Chaque habitant serait convaincu
alors (même les anciens rebelles ) de l'amour de
sa majesté pour son peuple , de son désir de les secourir
dans leurs besoins , et de redresser leurs griefs. Chez les
plus mécontens même l'affection et la fidélité renaîtraient ,
quand ils verraient le prince de Galles laisser la splendeur
et les plaisirs de la cour , pour aller visiter la nudité de
eette terre et les misères de ses habitans , en rendre ensuite
compte à son royal père , et implorer sa bienveillance.
Cet événement rétablirait la fidélité irlandaise de manière
qu'elle ne pourrait jamais plus être ébranlée .
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
Je cherche , au moment où nous nous occupons de nouvelles
mesures de défense , comment il se fait qu'on éloigne
précisément la personne qui doity prendre la plus brillante
part. La tenir de côté dans de telles circonstances , semble
affaiblir le haut respect que les peuples portent à la cou
ronne . Si de nouveaux troubles s'élèvent en Irlande , ce
que j'espère qui ne sera pas , au moins dois- je prier les
ministres de S. M. , en employant les mesures nécessaires
de vigueur , de faire ensorte que ces mesures demeurent
dans de justes bornes . L'injustice , qui détruit un indi̟-
vidu , fait naître des milliers de rebelles. L'Irlande , en ce
moment , est tellement frappée de terreur , que , dans la
crainte que les scènes anciennes ne se renouvellent , des
personnes de la plus grande fortune dans le pays , sont sur
le point de l'abandonner pour passer en Amérique . Pour
montrer à quel excès ont dû se pórter les tortures et les
cruautés qu'on s'est. permis dans la dernière rebellion ,
M. Hutchinson.rappelle un acte du parlement irlandais ,,
à l'effet d'exempter les magistrats de toute action et poursuite
pénale pour les excès commis dans la vue de suppri
mer la rebellion . Il conclut dans le sens de son discours .
Lord Hawkesbury et lord Castelreagh s'opposent à la
motion.
M. Wyndham censure la conduite du gouvernement en
Irlande. I rapporte qu'un officier général , M. Morissson ,
a été dernièrement renvoyé de son commandement , par
la seule raison qu'il avait recommandé de prendre , des
précautions. Voulez-vous savoir quelle est la conduite du
gouvernement en Irlande ? La même qu'en Angleterre .
Cela ne l'empêche pas de se glorifier et de s'applaudir
sans cesse ; semblable à la montagne dont parle le poète ,
autour de son flanc sont répandus les brouillards et l'obs-
» curité , et cependant un éternel rayon du soleil siége sur
>> sa tête . »
Though round his bosom , fogs and Darkness spread
Eternal sunshine settles on his head.
FRUCTIDOR AN XL 46g
↑ Lės ministres ne cessent de se plaindre de lui et de ses
amis , et ne cessent pourtant d'adopter les mesures qu'ils
leur suggèrent , comme si elles étaient de leur propre
génie. Avec quelle grâce peuvent- ils appeler le pays auxarmes
pour sa défense , s'ils ne commencent à abjurer leur
vieux chant de coucou , qu'il n'y a rien à craindre .
Le chancelier de l'échiquier prétend que toutes les
dépêches que le gouvernement reçoit d'Irlande sont plei
nes d'expression de plainte sur le mauvais effet des discours
de M. Wyndham au parlement. Toute l'occupation
de cet honorable membre est de chercher à réparer le lend
demain ses imprudences de la veille.
Le docteur Lawrence défend son ami M. Wyndham ,
ainsi que sa conduite politique depuis le traité d'Amiens.
Il accuse principalement la lenteur des ministres. Une
lettre , dit-il , a été envoyée de l'amirauté aux différens
officiers de vaisseau commandans sur la côte , pour leur
ordonner de faire des plans , de sonder les côtes , et d'informer
l'amirauté des points sur lesquels l'ennemi pourrait
effectuer un débarquement.
T
L'avocat général trouve que l'orateur de la chambre a
eu bien de la condescendance de laisser ainsi le docteur
Lawrence s'égarer dans des extravagances . La motion de
lord Hutchinson est rejetée sans division .
Séance du 11 aolit.
REMERCIMENT DE LA CHAMBRE AUX CORPS VOLONTAIRES.
M. Sheridan. Je sais combien il est difficile d'obtenir
l'unanimité , quand le très -honorable membre ( M. Wynd.
ham ) est dans la chambre. ( On rit . ) Mais j'espère qu'un
jour au moins se passera sans altercation , sur-tout lorsque
ce jour est celui où les membres doivent se séparer au
moins pour quelque temps. Peut - être que la motion
que je fais eût été plus convenable de la part des ministres
On pourra trouver aussi qu'elle convient de la part d'un
volontaire. On a élevé quelque doute sur le point de
savoir si ceux qui s'engagent comme volontaires , sont
Gg 3
470 MERCURE DE FRANCE ,
encore soumis à l'appel général porté par l'acte . Il suffit
de déclarer qu'ils sont exempts , pour lever toute obscurité
à ce sujet. Une autre chose à laquelle nous devons porter
notre attention , c'est à la multitude d'individus qui sont
retenus de s'offrir comme volontaires , à raison du luxe et
de la richesse que plusieurs ont mis dans leurs habits.
(Un cri écoutez , écoutez. ) Des milliers sont tenus à l'écart ,
qui se présenteraient avec joie , si les habits étaient moins
chers et dégagés de ces dispendieuses décorations auxquelles
le plus grand nombre ne peut fournir sans ruiner
leur famille. Je pense que , dans cette circonstance , le
riche et le pauvre devaient se faire également honneur
d'être vêtus avec modestie. C'est d'hommes dont nous
avons besoin pour défendre nos libertés , et non de cès
frivolités . Je désirerais que ou l'uniforme , ou quelque
chose d'uniforme , distinguât , jusques dans leur travail ,
ceux qui se sont voués à la défense du pays. Je désirerais
aussi que les exercices militaires se fissent en particulier.
Une multitude d'oisifs viennent , quand l'exercice est public
, se moquer de ceux qui s'exercent , et plusieurs préféreraient
d'être fusillés que d'être un objet de raillerie.
M. Shéridan rappelle ici l'obligeance de M. le duc de
Portland qui a donné la cour de sa maison dans Piccadily.
Il censure en même temps les propriétaires du terrain de
lord Cricket , qui ont donné des places à six sous à tous
ceux qui ont voulu venir se moquer de nos jeunes volontaires.
Je ne puis pas donner d'opinion , comme militaire ;
mais si quelqu'un regrette que notre mélange présent de
force militaire ne soit pas fondu en troupe de ligne , je
ne suis pas de son avis. Celui-là raisonnera peut-être mieux
comme militaire , moi comme membre indépendant du
parlement ; car nous avons aussi nous une petite forteresse
à défendre la constitution. Je suis satisfait que nos mi
nistres aient déclaré qu'ils n'accepteront aucune paix qui
ne s'accorde avec l'honneur et la sécurité du pays. J'espère
qu'on n'en acceptera d'aucune espèce , tant qu'un ennemi
sera sur notre sol. Si je croyois 1 que cette idée pût un mos
FRUCTIDOR AN XI. 471
ment être balancée , je ferais la motion à l'instant même
que tout ministre qui fera la paix , tant qu'un Français
sera en Angleterre , soit déclaré traître . Je désire qu'en
ce jour toute différence de parti s'évanouisse , qu'elle soit
suspendue au moins jusqu'à la session prochaine , et surtout
qu'elle ne soit pas portée dans l'intérieur du pays , où
elle ne peut produire que de fâcheux effets . Il conclut par
la motion des remercîmens de la chambre aux corps volontaires.
Le général Gascoigne éprouve une satisfaction particulière
à appuyer cette motion. Il voit seulement un
inconvénient dans la formation actuelle des corps volontaires
: c'est que des hommes de rang , de fortune et de
talent s'enrôlent comme soldats dans un grand nombre de
corps. Quand il apprend que dans la chambre des pairs ,
et même dans celle-ci ( désignant le maître des rôles ) ,
plusieurs grands personnages se sont enrôlés comme simples
soldats dans le corps des avocats , j'en ai beaucoup de
regret. Un tel mélange est essentiellement contraire au
bon ordre , ainsi qu'à la discipline militaire ; car il est
dans la profession de soldat une multitude de devoirs
qu'on ne peut raisonnablement exiger de tels hommes.
Je passe à un autre sujet. L'honorable membre veut
bannir de la chambre toute discussion , c'est-à-dire , la
dépouiller de son plus beau privilége . Dans un conseil
composé de militaires , des discussions militaires sont indispensables.
Je ne suis point militaire ; mais au moins ,
comme membre du parlement , je ne veux point en abandonner
les fonctions , encore moins priver la chambre des
observations que des hommes plus instruits que moi peuvent
nous donner sur le danger du pays , et les moyens de
pourvoir à son salut. Je ne puis me résoudre , sur-tout , à
passer sous silence la composition actuelle des corps volontaires.
Ils ne peuvent faire aucun bien dans cette forme.
Et ne croyez pas que le nombre fasse toujours la force .
On ne peut pas même dire d'eux que s'ils ne font pas
bien , il ne feront pas de mal ; car ils encombreront les
de
Gg 4
472 MERCURE DE FRANCE,
". mouvemens , obstrueront les routes , consommeront les
provisions ; ( On rit ) et ce qui doit être encore d'une plus
grande considération , je crains qu'ils ne forment un vaste
dépôt de terreur panique , qui , de leur sein , se répandra
par-tout. Pourquoi ne pas mettre toute cette cohue à l'écart
? Une fois exercée à l'instar d'infanterie légère , elle
se porterait par- tout où on aurait connaissance, des mouyemens
de l'ennemi ; et l'harcélerait et le fatiguerait ,
bourdonnant sans cesse à ses oreilles comme une fourmillière
d'insectes. De cette manière , et avec des forteresses
' telles que les a conseillées un honorable membre ( M. Craw
ford ) , joint à de grandes armées , nous n'aurions plus à
dépendre du sort de deux batailles ; chaque pouce de terrain
serait disputé et défendu . Il y a des mesures qui ont leurs
progrès naturels , au moyen desquels elles se perfectionnent.
Ici , au contraire , rien de semblable ; c'est de la bierre de
juillet qui , avec le délai nécessaire pour fermenter , tirer
et mettre en bouteilles , pourra à peine être bue à Noël.
L'honorable membre ( M. Sheridan ) ne veut point . d'opposition.
Tout le monde est unanime pour la défense du
pays. L'opposition , dont il fit partie dans la dernière
guerre , n'eut point un tel caractère. Si la même unanimité
n'existe pas dans le mode , j'en suis fâché. Je suis
fâché d'avoir à censurer les ministres. Mais cette censure
est un droit , et son expression un devoir. Il est très-malheureux
d'avoir un gouvernement dans lequel le pays ne
puisse avoir, confiance . Si notre gouvernement est tel il
faut le declarer .
1
>
M. Windham Je voudrais qu'il fut en mon pouvoir
de condescendre aux désirs qu'a manifesté l'honorable,
membre ( M. Sheridan ) , relativement à l'unanimité ;
mais il a montré plus de zèle à énoncer son vou , que de
fidélité à le suivre ; car tandis qu'il a déployé la discussion ,
il s'est mis à dire tant de choses pour la provoquer , qu'il
m'est impossible de lui accorder ce qu'il demande . Fidèle
à l'habitude de ses méprises , si l'honorable membre
pense que je vais m'opposer à sa motion , il se trompe
FRUCTIDOR AN XI. 473
Je crois avoir parlé sans aucun manque de considération
des volontaires et de la milice. Les volontaires seront au
jour du danger ce qui convient à des anglais. Pour ce qui
est de la milice , je pense qu'avec tout le zèle et le courage
dont elle est animée , elle ne peut encore posséder les
qualités militaires qui sont spécialement propres aux soldats
qui ont été en action . Il n'y a pas , je pense , en cela
de quoi lui déplaire . Cependant je dois convenir que je ne
regarde pas comme une bonne règle de conduite de ne
dire ou de ne faire jamais que ce qui peut plaire ; l'administration
actuelle considère toujours , non pas si ce
qu'elle fait est bien , mais seulement si cela sera agréable.
Tantôt ce sont les gentilshommes de la campagne qu'elle
veut flatter , tantôt ce sont les officiers de milice : un jour ce
sont les souscripteurs de Lloyde , un autre jour ce sont les
possesseurs de l'Omnium. Voulez -vous savoir ce qu'a produit
cet esprit ? La fameuse paix d'Amiens , et toutes les
bénédictions qui en sont aujourd'hui la suite . Je n'ai point
à m'opposer aux remercimens qu'on propose , mais pour
taut si j'étais volontaire , il me semble que je voudrais les
avoir mérités avant de les recevoir . Tout ce que la chambre
a de mieux à accorder pour les services les plus distingués
, tant sur terre que sur mer , ce sont ses remercimens.
Ne craignez-vous pas que de les accorder aussi indiscrètement
n'en abaisse le prix ?
Connait-on rien de plus dangereux qu'un gouvernement
foible , sur lequel on se reposerait avec confiance , et qui
tout -à-coup croulerait et ferait crouler la chose publique.
Quand un gouvernement se règle par l'opinion ,
c'est par devant l'opinion qu'il faut le citer . Suffitil
qu'un gouvernement soit dans l'embarras pour lui
accorder sa confiance ? L'honorable membre veut interdir
la discussion , il veut même étendre cette interdiction
au dehors pendant la vacance. Avant qu'il réussisse
à m'enfermer , moi et mes amis , pour mettre ensuite
la clef dans sa poche , ( On rit. ) je veux au moins
sauyer mes droits par une bonne protestation . L'honorable
474 MERCURE DE FRANCE,
membre peut après cela , si cela lui convient , allercomme
un maître de cérémonies , faire sa révérence à chaque
corps de volontaires , et leur porter des remercimens
qui probablement ne sont point du tout attendus.
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 20 août.
Les dernières nouvelles reçues d'Espagne sont beaucoup
moins pacifiques que toutes celles qui nous avaient été
transmises précédemment . On assure positivement que les
Espagnols mettent leur armée sur un pied de guerre , et
que les négocians qui doivent des sommes considérables
à l'Angleterre , ont reçu ordre de suspendre les paiemens
qu'ils allaient faire .
-
Voici l'extrait d'une lettre que nous venons de recevoir
de l'Inde , par le Wellesley , et qui nous est écrite
par un officier de marque dans l'armée anglo -indienne ,
au cap de Hurry-Hur :
« L'armée indienne est sur le point de commencer une
» guerre avec les Marattes. Notre armée s'est mise en
» marche sous les généraux Stuart et Wellesley. L'en-
»› nemi a une cavalerie formidable , et elle fera certaine-
» ment une invasion dans le Mysore et dans le Carnate "
» pays occupés par les troupes de la compagnie. Cette
» guerre peut devenir ruineuse et destructive pour nous. »
Du 11. Une maison de commerce respectable de la
cité , a reçu des lettres d'Italie , qui annoncent que
Français lèvent dans ce pays une armée de 80,000 hommes,
et l'on assure qu'elle est destinée à reconquérir l'Egypte.
Du 15. Trois pour 100 consolidés , 52 7/8 . Omnium
, 9 1/2.
-
-
-- -
les
- La gazette officielle de samedi annonce que lord
Hawkesbury a notifié aux ministres des puissances neutres
résidans à Londres , que S. M. B. avait donné des ordres
pour faire le blocus des ports de Gênes et de la Spezzia .
Le capitaine Hallowell est arrivé ce matin à l'amirauté
, apportant la nouvelle de la reddition de Tabago
aux troupes anglaises , le 30 juin. Les canons du Parc et
de la Tour ont annoncé cet événement ( 1 ) .
--
(1) Il y avait à Tabago cent hommes qui avaient ordre de rendre
l'ile à la première réquisition et de capituler . Oh ! la glorieuse conquête
pour tirer le canon de la Tour !
FRUCTIDOR AN XI. 475
La gazette officielle publie deux proclamations . La
première porte que toutes les personnes venant des pays
occupés par l'ennemi , ne pourront débarquer que dans
les ports d'Yarmouth , Harwich , Douvres , Southampton
et Graves. La seconde ordonne que tous les étrangers résidans
en Angleterre , se rendront à Londres dans l'espace
de dix jours , ou de seize jours s'ils habitent l'Ecosse
que désormais ils ne pourront résider que dans la capitale
ou dans une distance de cinquante milles au plus , et à dix
milles au moins des ports de mer et des chantiers .
-
et
M. Pitt est nommé colonel des volontaires des
cinq ports.
Du 18.-Trois pour cent consolidés, 55 3/8.—Omnium
71/2.
On écrit de Torbay : Le cutter la Vénus nous rapporte
qu'étant le 4 à seize lieues environ sud-ouest des Lizards
il fut rencontré par un bâtiment danois qui lui apprit qu'il
avait été la veille chassé et visité par un sloop français de
16 canons et chargé de troupes , lequel , après avoir vérifié
qu'il était danois et non destiné pour l'Angleterre , l'avait
laissé aller et s'était lui-même rapproché de deux frégates ,
dont il s'était séparé pour lui donner la chasse.
D'après la marche qu'il avait vu suivre à ces trois bâtimens
, le capitaine danois ne doutait point qu'ils ne fissent
route pour l'Irlande ; il reconnut très-distinctement à l'uniforme
des troupes à bord du sloop , que c'était bien un
bâtiment français et non un sloop anglais sous pavillon
français.
Sur le compte qui fut rendu de tout ceci au commandant
de Plymouth , cet officier s'empressa de dépêcher au
lord Cornwallis en croisière devant Brest , et un autre au
lord Gardner , en station à Cork. Comme , au rapport de
l'officier danois , ces deux frégates sont fort grandes , et
peut-être armées en flûte , on peut supposer que cette petite
escadre porte 14 à 1500 hommes. ( Extrait de l'Argus . )
"
De l'Allemagne septentrionale.
L'annonce de la retraite de la plus grande partie de
l'armée française , celle de la marche prochaine d'un
corps de troupes prussiennes vers l'embouchure de l'Elbe ;
la contre-annonce subséquente non-seulement que toute
l'armée française demeurera dans l'électorat , mais encore
qu'elle y sera renforcée ; la retraite qui vient de s'effectuer
476 MERCURE DE FRANCE ,
du comte de Haugwitz et du comte de Schulenbourg ,
les deux principaux ministres du cabinet prussien , en
voilà assez pour attirer toute l'attention des politiques.
Dublin , 10 août.
J'ai la douleur de vous annoncer qu'on n'a fait que
quelques blessures au serpent de la révolte , mais qu'il
n'est pas encore mort . On commence à faire des arresta
tions importantes . On répand le bruit , et je crains que
ce ne soit avec trop de fondement , que des troubles se
sont manifestés dans la ville et dans les environs de Carrickmacross
. >
La malle de Limerick a été attaquée ce matin à une
heure , près de la ville de Kildare . L'homme de garde a
été blessé à mort.
-
Quelques personnes craignent un soulèvement des
paysans mécontens aussi -tôt qu'ils auront fait leur récolte .
-On fait des dispositions pour mettre la ville de
Dublin en état de défense. On doit placer de grandes
portes de fer sur plusieurs points , et l'on travaille aussi
à fortifier le château.
-
On a arrêté un négociant de la cité , soupçonné
d'être un agent des rebelles. Il a subi samedi un interrogatoire
devant lord Pelham . Ona trouvé chez lui un sceau
portant une harpe , avec la devise , Erin-go-bra , et une
inscription latine qui signifie « soyez braves , et vous serez
libres. »
-
Une personne qui vient d'arriver de Cork annonce
que le major Chatterton avait déclaré sous serment qu'il
avait rencontré Arthur O'Connor dans cette ville.
Des troubles commencent à se manifester dans le
comté de Clare. On a arrêté à Ennis quelques Français qui
parcouraient le pays sous le costume de prêtres , demandant
des aumônes pour bâtir un monastère sur les Alpes .
Des bords du Mein , 20 août.
"
Des lettres , particulières du Hanovre , d'une très-bonne
source annoncent que le nombre des troupes françaises
dans les possessions continentales du roi d'Angleterre ,
bien loin d'être diminué , sera augmenté incessamment de
dix- huit bataillons d'infanterie et de neufrégimens de cava
lerie. Quelque porté que soit le gouvernement français à
alléger le fardeau qui pèse sur le peuple hanovrien , des .
considérations majeures lui prescrivent de tenir entre le
Weser et l'Elbe un corps respectable de troupes , afin de
FRUCTIDOR AN XI. 477
déconcerter , par une attitude imposante , les projets que
son ennemi acharné pourrait former. I paraît certain ,
d'après les mêmes lettres , que le général Mortier quittera
le commas dement de l'armée d'Hanovre pour être employe
d'une manière plus active .
Une lettre de Berlin assure que l'espoir d'une paix pro
chaine n'est point entièrement évanoui . Les cours de Pétersbourg
et de Prasse continuent leurs démarches amicales
près des deux puissances belligérantes pour opérer un rap
prochement. Il paraît mênie que les dernières propositions
qui ont éte faites a la cour de Londres , out produit sur elle
une certaine impression , et qu'elle a répondu d'une manière
qui annonce le désir d'entamer des négociations directes
avec la France. Ce qui est certain , c'est que dans l'état actuel
des choses , il ne serait pas étonnant que l'on apprît toutà-
coup qu'il a été arrêté une suspension d'ariues .
Francfort , 19 août.
Notre commerce se ressent déjà beaucoup des mesures
prises par les Anglais pour bloquer l'Elbe et le Weser . liest
dans ce moment très -insignifiant , sur-tout à l'égard des
denrées coloniales ; mais il est difficile de décrire le découragement
qui règne dans ce moment à Hambourg et à Brême.
Cette dernière ville ne , s'était pas attendue à la mesure rigoureuse
qui la concerne , et qui lui a été communiquée
officiellement par M. Rumboldt , chargé d'affaires du cabinet
de Londres près les villes anɛéatiques . On s'étonnait
d'autant plus de la fermeture du Weser , que les Français
n'avaient inquiété en aucune manière la libre navigation de
ce fleuve. Le territoire de la ville impériale de Brême était
resté intact , et les Français n'avaient porté la moindre
atteinte à la neutra'ité de cette petite république . Dans l'électorat
d'Hanovre même , les troupes françaises s'étaient
éloignées des bords du Weser , de manière que , sur les
bords de la rive droite de ce fleuve , il n'y avait aucune force
arniée ; elles n'avaient occusé que la ville de Bremnerlehe, distante
d'une demi- lieue du Weser. Nulle part on n'avait établi
des batteries . Les troupes , dans le duché de Brême , n'avaient
pas même de la grosse artillerie , mais seulement de
petites pièces légères .
Berlin , 15 aout.
M. le comte de Haugwitz , ministre du cabinet , partira
demain pour ses terres en Silésie ; il projetait ce voyage
depuis long-temps , et a obtenu à cet effet un congé de sa
478 MERCURE DE FRANCE ,
majesté . M. le comte de Schulenbourg-Kehnert , ministre
d'état , est également parti pour sa terre de Kehnert.
Sa majesté , désirant donner au conseiller de Lombard
une preuve de sa satisfaction particulière , lui a accordé
une prébende qui rapporte annuellement 1000 rixd. Elle
a aussi donné au frère de M. Lombard , qui est maintenant
à Paris , le titre de conseiller de légation.
Copenhague , 9 août.
Il est arrivé ici , le , un courrier de Londres. Depuis
ce moment , le bruit court qu'une flotte anglaise passera
incessamment le Sund , et entrera dans la mer Baltique.
1
Nous avons lieu de croire que ce bruit n'a aucun fondement.
La prétention du Danemark a toujours été que la
Baltique est une mer fermée. Accorder passage sur sou
territoire maritime à une armée navale anglaise , serait
une démarche qui exigerait , par réciprocité , une
compensation de faveur , qui pourrait embarrasser la
cour de Copenhague.
Constantinople , 15 juillet.
M. Drummond , ministre d'Angleterre , a reçu de sa
hautesse l'ordre du croissant avec une plaque enrichie de
brillans ; son exc. ne le portera qu'après en avoir obtenu la
permission de son souverain.
Les sollicitations et les instances réitérées des ministres
français et anglais , ont engagé la Porte à leur faire notifier
de nouveau , par le reiss - effendi , que rien ne pourrait
l'engager à se désister du système de neutralité qu'elle
adopté.
Il est arrivé hier ici un courrier extraordinaire du roi
de Perse ; les dépêches qu'il a apportées , sont , à ce que
l'on assure , de la plus grande importance.
PARIS.
-Le premier consul a visité , un de ces jours derniers , les
chantiers de construction de la Rapée. Il est monté sur la clialoupe
canonnière la Parisienne , la première qui ait été lancée
à l'eau à Paris , et construite d'après les ordres du conseillerd'état
, préfet de police. Le premier consul l'a visitée jusqu'à
fond de cale .
-
Le conseiller- d'état préfet de police , vient de publier
FRUCTIDOR AN XI.
479%
}
ane ordonnance et une instruction concernant les bestiaux
malades. Il est enjoint par l'ordonnance aux propriétaires ou
dépositaires de moutons , de bêtes à cornes et chevaux at
teints de maladies dans les communes rurales , du ressort de
la préfecture de police , d'en faire sur-le- champ la déclaration
aux maires de leurs communes respectives , et d'en indiquer
exactement le nombre , à peine de 100 fr. d'amende. Les
animaux malades seront visités en présence du maire , par
des experts , etc.
-
Le corsaire de Bordeaux la Représaille , armé de 14
canons de trois livres de balle , monté de quatre - vingts
hommes , et commandé par le capitaine Quoniam , a pris à
l'abordage le paquebot du roi d'Angleterre, le King Georges,
portant huit caronades de douze livres de balle , et ayant
quarante hommes d'équipage. Il y a eu à bord du paquebot
cinq hommes hors de combat , dont deux blessés mortellement;
le capitaine est du nombre de ces derniers . Le capitaine
Quoniam se loue infiniment de son équipage , qui a
franchi les filets dont l'ennemi s'était enveloppé , avec une
ardeur étonnante. La prise est entrée au port . Eile est
chargée de 31,000 piastres fortes , et avait à bord une boîte
d'objets précieux . Elle est évaluée 50,000 liv . sterling.
On est informé d'une manière authentique que les
Anglais continuent les préparatifs d'une expédition dans
les ports de Margate , Yarmouth , Harwick , ainsi que
dans la rade des Dunes , en conséquence l'embargo des
troupes de toutes armes , tant françaises que bataves , pour
les îles de Walcheren , de Sud-Reveland , ainsi que pour
d'autres parties de la Zélande , se continuait encore
Berg-op-Zoom le 2 de ce mois . Les garnisons des places
de Flessingue et de Weere ont été augmentées chacune
d'un bataillon d'infanterie de ligne hollandaise.
-L'éclipse de soleil qui est arrivée le 17 août au matin ,
a été observée à Paris par un très-beau temps , et par tous
les astronomes , MM. Delambre , Messier , Bouvard ,
Lalande neveu , Burckhardt et moi. J'ai vu le commencement
à 5 heures 59 minutes 18 secondes au collége de
France , et M. Messier a marqué la fin à 7 heures 46 minutes
8 secondes . Fidèle à la loi que je me suis faite de
calculer le même jour ces sortes d'observations , j'ai trouvé
la conjonction à 8 heures 30 minutes 24 secondes , temps
vrai , réduit au méridien de l'observatoire . Cela servira de
terme de comparaison pour trouver les longitudes de tous
les pays où elle aura pu être observée . Elle a été annulaire
en Egypte.
DELALANDE.
480 MERCURE DE FRANCE,
-
— Un défenseur plaidant pour un Anglais , à l'audience
de la troisième séction du tribunal civil , le 28 thermidor
dernier , dit : Celui que je défend est un honnête homme,
quoiqu'Anglais. Le C. Bexon , président , interrompant
lorateur : « Défenseur officieux , retranchez de votre plai
doirie les mots quoiqu'Anglais . Les nations ne doivent jamais
s'insultér , et ce n'est plus en France , encore moins
dans le sanctuaire de la justice , que cela peut être permis.
-On mande de Berne qu'un menuisier de cette ville ,
Muller , est occupé en ce moment à faire le modèle d'une
maison complète de paysan suisse bernois , destinée pour
Madame Bonaparte , et d'après lequel il en sera bâti une
en grand aux environs de Malmaison ou de Saint-Cloud.
Un petit corsaire d'Ancône , commandé par le capitaine
Muzzolini , et monté de 25 à 50 hommes qui n'avaient
point encore été sur mer , a pris , dans les parages de
Trieste , trois bâtimens anglais , chargés de chanvre , de
soufre et de soies crues du Levant. En les apercevant , le
corsaire avait arboré le pavillon turc. Lorsqu'il fut à leur
portée , il les somma de venir lui présenter leurs papiers.
Ils mirent aussi-tôt une chaloupe à la mer , et se rendirent
à bord. Le capitaine fit alors hisser son pavillon ; et après
l'avoir assuré par un coup de canon , il alla s'emparer des
trois bâtimens anglais qui ne firent aucune résistance ,
quoique leurs forces en hommes fussent à-peu-près égales
à celles du corsaire , et que leur artillerie fùt plus nombreuse
et d'un plus gros calibre.
La valeur de ces prises est estimée de 30 à 40 mille liv.
sterling.
Le parti anglais à Trieste a été d'autant plus humilié
que les capitaines de ces trois navires , s'y trouvant lors de
la déclaration de guerre , les avaient pavoisés , avaient fait
venir de la musique à bord , et avaient enfin témoigné leur
joie de la manière la moins décente.
-Des plâtriers de Montmartre , en fouillant un terrain ,
ont découvert un cercueil de plomb , renfermant les restes
d'un évêque ; les marques de la dignité étaient très-bien
conservées. Ces ouvriers , plus occupés de la valeur du
plomb que du respect dû aux morts , ont enlevé le cercueil
et jeté les ossemens à la voirie . Le maire , instruit de cette
irrévérence , en a dénoncé les auteurs à la police.
-Le général Dumouriez a quitté , à l'approché des
Français , le Mecklenbourg où il s'était retiré; on croit
qu'il s'est rendu en Angleterre,
( N°. CXIV. ) 16 FRUCTIDOR an 11 .
( Samedi 3 septembre 1803. )
MERCURE
DE FRANCE
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
ODE
SUR LA GUERRE PRESENT E.
O diva ·
Serves iturum Cæsarem in ultimos
Qbis Britannos.
Horat . od . 36 , lib . Ier.
ETT quoi !. tandis que tout l'empire :
D'un héros chante les bienfaits ,
Et qu'enfin le monde respire
A l'abri d'une heureuse paix
Du crime odieux privilége !
Un peuple impie et sacrilége
Osera troubler ce concert !
Nous le verrons , dans son audace,
Eclater , ou ne faire grâce
Qu'au faible ennemi qui le sert ! ... ( 1 )
( 1) Le défaut d'espace nous ayant empêché d'insérer cette pièce
toute entière , nous avons conservé celles des strophes qui nous ont paru
devoir faire le plus de plaisir à nos lecteurs , et en
le plus de liaison entr'elles ."
même temps avoir
REP.
FRA
5 .
cen
H h
482 MERCURE DE FRANCE ,
Dis , Albion , quelle insolence
Te fait ainsi nous outrager ?
Veux-tu , du bonheur de la France
Et nous punir et te venger ?
Faut-il que de ton industrie
L'audace flattée et nourrie
Se vienne enrichir sur nos bords ,
Et que la France tributaire ,
Se dépouille , pour te complaire ,
De sa gloire et de ses trésors ? ...
Tu les verras , fier insulaire ,
Ces triomphantes légions
Porter le flambeau de la guerre
Dans le sein de tes régions.
Oui , sur ton rivage perfide
Tu verras ce nouvel Alcide
Guider le Français irrité .
A ses coups , mais trop tard peut- être ,
Ton orgueil aura su connaître
Bonaparte et la liberté ......
Quelle pompe ! sur son passage
Les chemins sont semés de fleurs ;
Le nuit , pour un si noble usage ,
Du jour emprunte les splendeurs.
Oracle de paix et de guerre ,
La foudre l'annonce à la terre ;
L'airain s'ébranle dans les airs ;
A nos chants , par de saints exemples ,
La religion , dans ses temples ,
Mêle ses augustes concerts.
Noble élan , peuple magnanime ,
Gages précieux de ta foi !
FRUCTIDÓR AN XI. 483
Que ne peut un héros sublime
Qui s'arme et qui combat pour toi ?
Ah ! sous ce glorieux auspice ,
S'il est vrai que de la justice
Le nom et les droits soient sacrés ,
Suivons son auguste interprête ;
Que tardons- nous ? qui nous arrête ?
Nos triomphes sont assurés .
guerre
C'en est fait ; le cri de la
A retenti de toutes parts ;
J'entends préluder le tonnerre
De nos maritimes remparts.
De carnage encore fumantes
Déjà nos barques foudroyantes ( 1 )
S'arment et volent loin du port ,
Et lancent par de coups terribles ,
Sur ces rives inaccessibles ,
Et l'embrasement et la mort. ·
Hâte-toi , vengeur de la France ,
Fais briller l'éclair de tes yeux ;
Lève-toi , punis l'insolence
De ces tyrans audacieux ;
Par assez de cris et d'outrages
Ils ont menacé nos rivages
A l'abri de leurs pavillons :
Marche , un dieu te sera propice ;
Frappe , tu dois ce sacrifice
A la gloire des nations.
Par VICTOR P ..., officier au
premier régiment de dragon.
(1) Barques canonnières.
4
Ee 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Je suis nécessaire à la vie ;
De l'homme on m'appela pour composer le coeur.
Je suis fort utile au génie ,
Et je tiens sous mes lois poète et maint lecteur.
Je termine toute haine ;
Je me plais dans la vérité ;
Je suis un des anneaux qui forment une chaîne ,
Et toujours cependant je suis en liberté .
Pour une femme aimable
Je puis avoir quelques appas ;
Toujours j'assiste à ses repas ,
Mais pour être au bout de sa table.
Enfin , sans moi plus de trépas .
Voulez-vous que je vous découvre
Encor quelque secret ; 1
Pour Cérès tour-à-tour , je me ferme , je m'ouvre ,
Et toujours pour le vice on me verra muet .
Tu n'as besoin de plus longue harangue ,
Lecteur , pour me trouver ,
Et bientôt tu vas me nommer ,
Puisque déjà je suis sur le bout de ta langue
Par M. QUENTIN , dit TATASSE .
LOGOGRY PHE.
Jadis , avec éclat , je régnai dans la Grèce ;
Guerriers et citoyens , législateurs et rois ,
Grands et petits , tout reconnut mes lois.
De mille amans , complaisante maîtresse ,
Au lieu de les blâmer , je flattais leurs penchans .
Grâce à mon adroite souplesse ,2
1
Prenant mille tons différens ,
FRUCTIDOR AN XI 485
•
Je me prêtais à l'humeur , aux caprices ,
Et , quand il le fallait , aux vices
D'une foule de soupirans.
Je savais , tour-à-tour indulgente ou sévère ,
Pleurer , rire , parler et quelquefois me taire ;
Vivre dans l'opulence ou dans la pauvreté.
Tantôt censeur atrabilaire ,
Aux plaisirs déclarant la guerre ,
Je prêchai la sévérité ;
Tantôt , semant de fleurs les bords du précipice ,
Aux humains j'enseignai le vice ,
Le néant et la volupté.
Sous les haillons de la misère ,
Sous la pourpre des courtisans ,
On me vit gourmander les maîtres de la terre ,
Ou ramper , en esclave , à la cour de tyrans.
Pa: -' à , sur mes amans , j'étendis mon empire ;
Facile à leurs désirs , je les contentais tous ;
Et quelques- uns , lecteur , avaient des goûts
Que j'aurais honte de vous dire ......
Dans mes beaux jours , j'éclairai les mortels ;
J'étais utile et vraie ; et leur reconnaissance
Par-tout me dressa des autels .
Aujourd'hui quelle différence !
Fausse et frivole , on déserte ma cour :
J'ai beau prêcher , dans mes discours sublimes
De la raison les plus douces maximes ,
En prose , en vers , enseigner le bonheur ,
Ma lourde prose et mes petites rimes ,
Et mon pathos endorment le lecteur .
Quelquefois , j'en conviens , le bon sens m'abandonne
A force de raison , souvent je déraisonne ;
Enfin , pour vous parler franchement , mes amis
Je ne sais plus ce que je dis.
Hh 5
486 MERCURE DE FRANCE ,
Mais admirez la calomnie !
Si l'on en croit mes nombreux ennemis ,
C'est moi qui , dans la France , allumai l'anarchie ,
Proscrivis les vertus , éteignis le génie ;
Qui , du sáng des Français faisant couler les flots ,
Tison de la discorde..·· ---
Arrêtez , je vous prie ;
Point de phébus , point de grands mots ;
Et mettant fin à tout ce bavardage ,
Allons au fait , sans tarder davantage .
-J'y suis . Vous saurez donc , impatient lecteur ,
Qu'on trouve en moi , si l'on me décompose >
Plus d'un mot et plus d'une chose :
D'abord un nom de femme , et celui d'un auteur ;
Le titre d'un roi de l'Asie ;
Puis une ville ; un fleuve d'Italie ;
Un animal connu par sa stupidité ;
Un poisson ; un oiseau dont le caquet ennuie ;
Et pour finir ma litanie ,
Ce qui fait le bonheur de la société.
Par une abonnée.
CHARA`D E.
DESCENDEZ lentement mon dangereux premier ;
Montez bien doucement mon pénible dernier ;
Célébrez dignement le jour de mon entier .
Par M. VERLAC , de Brive.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le niot de l'Enigme est Rêve,
Celui du Logogryphe est Médisance, où l'on trouve Mé
dine , médecin , Diane , âme , mâne , mine , Mèdes ,
mai, samedi , danse.
Le mot de la Charade est Sou -brette,
FRUCTIDOR AN XI. 487
Répertoire du Théâtre Français , ou Recueil de
toutes les Tragédies et Comédies restées au
Théâtre depuis Rotrou , pour faire suite aux
éditions de Corneille , Molière , Racine , Regnard
, Crébillon , et au théâtre de Voltaire ;
avec des notices sur chaque auteur , et l'examen
de chaque pièce ; par M. Petitot ; édition de
Didot l'aîné , avec gravures. Première livraison
( 1 ) .
C'EST
' EST avec plaisir que nous annonçons une des
plus belles et des plus utiles entreprises de librairie
qui ait été faite depuis long-temps . En vain
on combat le goût qui semble entraîner exclusivement
les esprits vers les sciences exactes , l'analyse
et la métaphysique ; pour réveiller l'amour
des lettres , il est moins sûr de s'appuyer de bonnes
raisons que de bons ouvrages. On n'oubliera jamais
dans quelles circonstances M. de la Harpe a
publié son Cours de littérature , et quel bien il a
produit . Nous lui devons l'ouvrage qui parait aujourd'hui
, et dont voici la première idée.
On sait que le Cours de littérature de M. de la
Harpe a eu un succès aussi grand chez l'étranger
qu'en France même ; les étrangers connaissent
(1 ) Trois volumes in- 8 °. de 400 à 480 pages. Prix ,
6 fr. le volume pour ceux qui souscrivent . On ne paie
rien d'avance. La souscription sera fermée à la seconde
livraison qui paraîtra le premier brumaire , et alors
le prix sera de 7 francs par volume ; il faut ajouter
Ifr . 50 cent . par chaque volume , franc de port par
la poste . A Paris , chez Perlet , libraire , rue de Tournon
, n° . 1135 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêires Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n°. 42. On a tiré des exemplaires en vélin , gravures
avant la lettre ; prix double.
Hh 4
488 MERCURE DE FRANCE ,
parfaitement nos grands auteurs , mais les écrivains
du second ordre , qui par des succès ont
mérité de passer à la postérité , leur sont beaucoup
moins connus. Un Anglais pria M. Fiévée , pendant
le séjour qu'il fit à Londres , de lui envoyer
toutes les tragédies et comédies dont M. de la
Harpe parle dans son Cours de littérature . A son
retour , M. Fiévée voulut vainement s'acquitter
de cette commission ; en effet , beaucoup de ces
pièces manquent , la plupart sont remplies de
fautes , et imprimées avec une économie dégoûtante.
Il restait la ressource de prendre les oeuvres
complètes de chaque auteur , mais le pombre des
volumes serait monté à plus de trois cents , en
supposant même qu'on eût pu les réunir , ce qui
est impossible , quelques auteurs n'ayant jamais eu
d'édition complète de leurs oeuvres , d'autres n'étant
plus imprimés depuis long-temps. Ces difficultés
amenèrent M. Fiévée à réfléchir que même
en France où l'on a fait une si belle édition du
Théatre Anglais , où les farces du Théatre Italien
ont été recueillies , ainsi que celles de la
Foire , il n'existe pas une bibliothèque qui ait
une collection uniforme et digne des chefs- d'oeu
vres de la scène française ; et il fit le projet de ,
former un recueil de toutes les pièces des auteurs
du second ordre , que le public a depuis longtemps
l'habitude d'applaudir ; recueil qui fit suite
aux éditions in- 8 ° . des grands maîtres de la scène ,
afin que les amateurs des lettres possédassent enfin
tout ce qui a contribué à l'éclat du théâtre français
.
Plusieurs entreprises de ce genre ont déjà été
tentées , et il n'est pas sans intérêt d'examiner
pourquoi le succès n'a pas toujours répondu au
zèle des éditeurs . Marmontel eut le premier l'idée
de rassembler toutes les pièces du théâtre français ;
FRUCTIDOR AN XI 489
mais il crut apparemment que les amateurs même
devaient étudier l'art dramatique jusque dans son
enfance , et il partit de si loin qu'il se perdit dès
le premier tome : l'ouvrage , tel qu'il l'avait conçu ,
aurait eu au moins cent volumes , et le prix de chaque
était de 24 fr .; c'était une véritable exagération
poétique ; il avait oublié qu'où il y a abondance ,
il est raisonnable de choisir , et que l'unique moyen
de rendre le goût des lettres général , est de ne
point en faire une étude laborieuse à ceux pour
qui il ne peut et ne doit être qu'un plaisir.
Depuis on a essayé un nouveau recueil dramatique
qui , au huitième volume , n'était pas encore
arrivé au Venceslas de Rotrou , la plus ancienne
tragédie des auteurs du second ordre restée au
theatre , et la première en effet de l'édition que
nous annonçons ; c'était recommencer à se perdre
sur les traces de Marmontel. La petite Bibliothèque
des Théâtres est le meilleur de tous les recueils
de ce genre : on peut lui reprocher d'avoir
donné ce que tout le monde avait , de n'avoir
point donné tout ce que chacun désirait ; d'avoir
mis des grands opéra , des opéra - comiques , des
farces de la foire avec les chefs - d'oeuvres de la
scène française , et d'avoir adopté un format qui
l'exclut des bonnes bibliothèques mais ces défauts
ne sont pas comparables au ridicule projet
de faire lire aux hommes du monde de vieux ouvrages
qui ne sont curieux que pour quelques littérateurs
.
Nous ne parlerons pas d'un recueil fait au commencement
du dix - huitième siècle , dans lequel
tous les genres sont confondus , mais qui a eu longtemps
un succès qu'on ne peut attribuer qu'au
goût de notre nation pour les ouvrages dramatiques
: ce recueil , assez rare aujourd'hui , est toutà
- fait tombé dans la classe des bouquins .
1
490 MERCURE DE FRANCE,
que nous
Le choix des pièces n'était pas difficile à faire
cependant , ainsi que le prouve l'édition
annonçons ; il suffisait de prendre le Répertoire
du théâtre français , où sont enregistrées toutes
les tragédies et comédies que le public a consacrées
par de longs suffrages , et de consulter le
Cours de Littérature de M. de la Harpe , pour
sauver de l'oubli quelques bons ouvrages qu'on n'a
pas remis depuis long-temps , mais qui méritent
de l'être , et qui sans doute reparaîtront bientôt.
Cette édition est confiée à M. Didot , si connu
>>
» au
la beauté de ses caractères. Les trois volumes
par
que nous annonçons sont vraiment un modèle de
perfection typographique. Dans sa correspondance ,
M. de la Harpe , en parlant au grand duc de
Russie des éditions faites pour l'éducation du
Dauphin , dit : « Autrefois le mérite de ces édi-
» tions ad usum Delphini , consistait sur- tout
» dans le choix et l'utilité des commentaires , ce
qui les fait encore rechercher des gens instruits ;
au lieu que dans les nouvelles collections de
» Didot , il n'y a rien pour l'instruction , et
qu'on n'a travaillé que pour le luxe : cette dis-
» férence peut servir à caractériser le siècle passé
» et le nôtre . » C'était à la fin du dix-huitième
siècle que M. de la Harpe faisait cette réflexion
vraie ; mais ce siècle est fini , et M. Didot , dans
la collection que nous annonçons , réunit le mérite
de l'instruction à la beauté et à la correction
qui distingue tout ce qui sort de ses presses.
»
Chaque pièce est précédée d'une Notice , et
suivie d'un Examen . Ce travail est confié à M.
Petitot , à qui on doit la traduction du théâtre
d'Alfiéri , et l'utile édition de la Grammaire générale
et raisonnée de Port-Royal , dont nous avons
rendu compte dans le Mercure du 27 messidor
dernier . Les notices sont purement littéraires ; on
FRUCTIDOR AN XI. 49c
en a écarté ces petites anecdotes si ennuyeuses , si
incertaines , et si souvent répétées ce n'est pas
l'homme qu'il est intéressant de connaître , ce sont
les productions de l'auteur . Le vrai travail de l'éditeur
consiste à sauver de l'oubli les beaux morceaux
que l'on trouve souvent dans des ouvrages
qui n'ont eu qu'un succès momentané. C'est ainsi
que M. Petitot , dans la notice sur De Caux , à qui
l'on doit la tragédie de Marius , parle avec détail
de Lysimachus , ouvrage du même auteur , au-
'jourd'hui entièrement oublié , mais qui présente
de beaux vers. Les capitaines d'Alexandre se disputent
sa succession ; l'un d'eux , plein d'ambition
, dit , en parlant de ce grand homme :
Bientôt de sa grandeur , oubliant le principe ,
Il ne voulut plus voir son père dans Philippe.
Par quelles cruautés ce prince furieux
Vengea- t-il le refus d'un encens odieux ?
7 Son courroux si funeste à ses chefs les plus braves ,
Distingua- t-il jamais ses amis des esclaves ?
Que devint Philotas , Clitus , Parménion ?
Exposé par son ordre aux fureurs d'un lion ,
Vous-même alliez périr , si ce monstre terrible
N'eût servi de victime à ce bras invincible .
Et vous voulez qu'un fils de ce superbe roi ,
Suive un jour son exemple et nous donne la loi ?
Non , non , c'est trop souffrir Alexandre pour maître ;
Régnons , et qu'il soit Dieu , puisqu'il a voulu l'être ;
Cédons lui cet honneur qui le rendit si vain ;
Que sa postérité , partageant son destin ,
Et le suivant de près au séjour du tonnerre ,
Laisse aux hommes le soin de gouverner la terre.
Les détails sur la mort d'Alexandre , donnés par
un de ses capitaines qui reste fidèle à la mémoire
de ce héros , sont d'une égale beauté , et rappellent
avec quels soins De Caux s'efforçait d'imiter Cor492
MERCURE DE FRANCE ,
neille . Toutes les notices offrent un pareil choix
de citations qu'on ne trouve dans aucun autre recueil
, parce que trop souvent les éditeurs travaillent
sur des compilations , et que M. Petitot au
contraire , qui de bonne heure a obtenu des succès
au théâtre , consulte toujours les auteurs originaux .
Nous ne pouvons donner une prévention plus favorable
de ces notices littéraires , qu'en annonçant que
plusieurs seront insérées dans ce journal . Nous commencerons
par celles sur MM. Le Franc de Pompignan
, de Belloy et de la Harpe ; quoique ces
ces deux derniers auteurs n'entrent que dans la
seconde livraison , M. Petitot a bien voulu nous
promettre de nous communiquer d'avance , son
travail.
Les trois volumes de la première livraison contiennent
douze tragédies de douze auteurs différens
; Venceslas , de Rotrou ; Pénélope , de l'abbé
Genest ; Andronic , de Campistron ; Médée , de
Longepierre ; Manlius , de Lafosse ; Amasis , de
Lagrange ; Absalon , de Duché ; Marius , de De
Caux ; Inès de Castro , de la Mothe ; Gustave , de
Piron; Didon, de Le Franc de Pompignan ; Mahomet
II, de Lanoue . La seconde livraison , également
de trois volumes , contiendra de même douze
tragédies , et terminera tout ce qui a rapport à cette
partie de l'art dramatique. Warwick , de M. de la
Harpe , sera imprimé avec les changemens faits par
l'auteur. Cette collection aura en tout vingt volumes ;
nous renvoyons , pour de plus grands détails , auprospectus
qui se trouve chez Perlet et le Normant ; en
général , il faut dire de cette entreprise qu'elle est
entièrement calculée pour l'honneur de la littérature
française , et c'est ce qui nous a engagés à
nommer la personne à qui l'on en doit la première
idée .
Quoique les gravures ne soient qu'accessoires
FRUCTIDOR AN XI.
493
dans un ouvrage de littérature , elles deviennent
partie principale quand elles rappellent avec exactitude
le costume et l'architecture du temps où
l'action s'est passée : cette fidélité est poussée jusqu'au
scrupule dans les trois volumes que nous
annonçons . M. Gault de Saint -Germain , à qui on
doit la nouvelle édition du Traité de peinture , de
Léonard de Vinci , dont le sénateur Lucien Bonaparte
a accepté la dédicace , s'est chargé de pré➡
sider à tous les détails de gravure , et aux choix
des sujets dont les dessins sont confiés à M. Périn .
On doit des éloges à cet artiste pour l'expression
des figures , la correction du dessin , et sur- tout
pour la composition générale des sujets . La mort
d'Absalon , celle de Didon , la reconnaissance
d'Ulysse par Pénélope , sont admirables ; le dessin
de Médée est d'un bel effet ; la figure de Ladislas ,
dans Venceslas , frapperait même dans un grand
tableau ; en général , ces gravures font honneur à
l'école française , et l'ensemble de cet ouvrage ,
comparé à la modicité du prix , doit étonner les
étrangers pour qui il sera une preuve nouvelle des
progrès que les arts font en France , puisque ces
progrès se trouvent marqués dans des éditions qui
ne sont pas de luxe , mais d'un usage général , et
d'une utilité incontestable pour tous les amateurs
de la bonne littérature française.
T. L. C.
Notice sur LE FRANC DB POMPIGNAN.
( Ce morceau est extrait du Répertoire du Théátre Français. )
Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan , naquit
à Montauban le 10 août 1709. Destiné aux premières places
de la magistrature , l'amour des lettres ne lui fit pas
négliger des études plus sérieuses . Doué d'un esprit sage
494 MERCURE DE FRANCE ,
et d'une grande aptitude au travail , il sut concilier avec
les occupations de son état celles qui devaient le conduire
à une connaissance approfondie de la littérature ancienne .
Loin d'imiter la plus grande partie des poètes de son
temps , qui méprisaient les ressources de l'érudition , et
qui , dans leurs productions prématurées , n'annonçaient
trop souvent que la plus ridicule ignorance , M. Le Franc
sentit , comme les grands poètes du siècle de Louis XIV ,
qu'il est nécessaire , avant d'exercer son talent , d'avoir
acquis un fonds riche et bien choisi de connaissances
variées.
Eu 1734 il vint à Paris , pour faire représenter sa tragédie
de Didon . Cette pièce eut un grand succès : l'auteur ,
qui n'avait alors que vingt-cinq ans , donnait les plus belles
espérances ; une versification douce et élégante , quelques
idées très-dramatiques , annonçaient un poète tragique
qui pourrait balancer dans la suite les triomphes qu'obtenait
M. de Voltaire. Personne ne parut s'élever contre le
jugement du public. L'auteur , que les suffrages de la ca◄
pitale auraient pu enivrer , ne se laissa point éblouir par
les louanges qui lui furent prodiguées ; il revint dans sa
patrie pour remplir les devoirs de sa place . Il paraît que
les philosophes , qui à cette époque cherchaient à entraîner
dans leur parti tous les hommes qui avaient un talent
distingué , firent des efforts pour associer à leur secte le
jeune magistrat ; c'est du moins à ce motif que l'on peut
/ attribuer les témoignages d'amitié que lui donna M. de
Voltaire : « Avec quel homme de lettres , lui écrivait- il en
>> 1738 , aurais-je donc voulu être uni , sinon avec vous ,
>> monsieur , qui joignez un goût si pur à un talent si
» marqué ? Je sais que vous êtes non - seulement homme
» de lettres , mais un excellent citoyen , un ami tendre :
>> il manque à mon bonheur d'être aimé d'un homme
» comme vous. ))
Pouvait-on présumer qu'après une telle lettre , M. de
Voltaire se livrerait contre l'auteur de Didon à toute la
rage de la haine et du dénigrement ? Il paraît que la preFRUCTIDOR
AN XI.
495
mière cause de leur refroidissement fut un sujet de tragédie
que l'un et l'autre avait traité . M. de Voltaire n'eut
pas de peine à l'emporter au tribunal des comédiens sur
un rival moins actif que lui : M. Le Franc retira sa pièce ,
` et renonça pour toujours au théâtre.
Les divisions qui régnaient entre les cours souveraines
et le ministère inspirèrent à M. Le Franc du dégoût pour
son état. Il venoit d'épouser une femme très- riche ; le désir
de l'indépendance , celui de cultiver la société des gens de
lettres , le portèrent à se fixer à Paris , où il pouvait vivre
avec un certain éclat. Il était loin de prévoir les orages qui
l'attendaient , et qui devaient lui être suscités par ces
mêmes hommes dont il voulait se rapprocher. M. Le
Franc n'éprouva d'abord aucun désagrément : comme il
avait abandonné la carrière dramatique pour ne se livrer
qu'à des traductions et à des recherches littéraires , il
excita peu d'envie ; les philosophes cependant ne lui pardonnèrent
pas de les avoir dédaignés. A cette époque la
philosophie moderne exerçait plus que jamais sa dange
reuse influence ; l'autorité , qu'elle devait bientôt détruire ,
semblait la protéger ; et le crédit des novateurs , tant à la
cour que dans les grandes sociétés de Paris , était devenu
tout-puissant. Après avoir prêché la tolérance tant que le
ministère les avait réprimés , ils devinrent persécuteurs
aussi-tôt qu'ils eurent le pouvoir , ils disposaient de tous
les moyens de dénigrer , de déshonorer , et de perdre leurs
ennemis. L'affiliation à leur secte de plusieurs hommes en
place les rendait maîtres d'un grand nombre d'emplois ,
et quelquefois même des dignités : ils pouvaient aussi
se servir contre leurs adversaires des coups d'autorité ,
contre lesquels cependant ils ne cessaient de s'élever dans
leurs ouvrages.
Diderot avait publié ses violentes diatribes contre toutes
les idées reçues , soit en politique , soit en philosophie ,
soit en littérature.
Quoique ses ouvrages fussent obscurs , incohérens , et
n'offrissent que quelques étincelles d'imagination , ils
496 MERCURE DE FRANCE ,
avaient trouvé beaucoup
de lecteurs , par le goût que le
public témoigne
ordinairement
pour des sophismes
nouveaux.
La doctrine
de Rousseau
sur la souveraineté
du
peuple , ses idées républicaines
, ses erreurs politiques
et
morales
étaient généralement
reçues
M. de Voltaire
multipliait
à l'infini les pamphlets
satiriques
dans lesquels
il couvrait
de ridicule
ce que les hommes
ont de plus
sacré . Helvétius
venait de faire paraître
le livre de l'Esprit
, monument
des idées morales
de ce temps , où l'égoïsme
, l'insensibilité
et le matérialisme
sont érigés en
système. Les adversaires
de ces nouvelles
doctrines
paraissaient
accablés
sous le poids de l'opinion
publique
entièrement
corrompue
par les sophistes
: des exemples
récens
prouvaient
combien
il était dangereux
de heurter
une
secte aussi puissante
. Ce fut alors que M. Le Franc fut
reçu membre
de l'académie
française
pour remplacer
Maupertuis
.
•
;
Il conçut le projet aussi hardi que périlleux d'attaquer
la philosophie moderne dans le lieu même où était le
centre de sa puissance . Son discours de réception se fit
attendre six mois : il voulait mettre tout le soin possible
à un ouvrage qui devait , ou produire un grand bien , où
perdre infailliblement son auteur. Enfin M. Le Franc
parut à l'académie française : il soutint avec autant de
force que de modération son opinion sur la philosophie
moderne i prouva que la corruption des moeurs , la
faiblesse de l'administration , l'inquiétude vague qui commençait
à se faire remarquer parmi les peuples , avaient
pour causes les doctrines nouvelles et les attaques portées
au christianisme . Il semblait prévoir les grands bouleversemens
qui devaient être bientôt produits par ces théories
dangereuses . Dans cet ouvrage dirigé contre des hommes
qui ne gardaient aucune mesure , il eut la sagesse de
n'employer que le langage de la raison ; il ne se livra à
aucun emportement contre ses adversaires ; il poussa même
la réserve jusqu'à ne désigner aucun des hommes dont il
voulait réfuter les principes."
Ce
FRUCT
cen
FRUCTIDORAN
5.
Ce discours , qui produisit un grand effet
fureur de tout le parti opposé ; il n'y eut pas
sécutions que l'on ne préparât à celui qui avait osé attaquer
la philosophie moderne en pleine académie. M. de
Voltaire fit paraitre sur- le-champ un écrit anonyme ,
les outrages les plus sanglans , les injures les plus grossières
furent prodigués au nouvel académicien : on pourra juger
de ce libelle par le passage suivant , qui prouve que M. Le
Franc n'avait que trop bien jugé l'influence des nouveaux
systèmes.
où
:. « Quand on prononce devant une académie un de ces
>> discours dont on parle un jour ou deux , et que même
» quelquefois on porte aux pieds, du trône , c'est être
>> coupable envers ses concitoyens que d'oser dire dans ce
» discours que la philosophic de nos jours sappe les fon
» demens du trône et de l'autel : c'est jouer le rôle d'un
» délateur d'oser avancer que la haine de l'autorité est
» le caractère dominant de nos productions ; et c'est être
» délateur avec une imposture bien odieuse , puisque
» non-seulement les gens de lettres sont les sujets les plus
» soumis , mais qu'ils n'ont même aucun privilége , au
» cune prérogative qui puissent leur donner le moindre
» prétexte de n'être pas soumis. Rien n'est plus criminel
» que de vouloir donner aux princes et aux ministres des
» idées si injustes sur des sujets fidèles , dont les études
» font honneur à la nation ; mais heureusement les princes
» et les ministres ne lisent point ces discours , et ceux
» qui les ont lus une fois , ne les lisent plus » . Les évés
nemens qui se sont passés sous nos yeux , ont suffisam
ment prouvé si la philosophie moderne était ou n'était
pas ennemie de l'autorité. Au reste , on voit que M. dé
Voltaire ne ménageait pas ses adversaires : il reproche à
M. Le Franc d'avoir fait le personnage d'un vil délateur ,
et il dit sérieusement qu'on est criminel , quand on parle
aux princes el'aux ministres le langage de la vérité . J'aí
choisi un des passages les plus modérés de ce libelle ; on
peut juger du reste . Le prétexte le plus spécieux de la
Ii
498 MERCURE DE FRANCE,
secte philosophique pour attaquer M. Le Franc portait
sur ce qu'à l'académie on ne doit point parler de religion.
L'auteur de Didon répondit d'une manière aussi mesurée
que satisfaisante à tous ces griefs. « C'est mon discours à
» l'académie française , dit M. Le Franc , qui m'a valu ce
>> tissu de calomnies et ce débordement d'injures . On me
» fait un crime d'avoir élevé ma voix pour la religion
» dans une compagnie littéraire ; où l'anonyme a- t - il appris
» qu'il soit défendu de parler de religion dans l'académie
» française ? Il n'est pas permis sans doute et il ne serait
» pas convenable d'y discuter des matières théologiques ;
» les matières d'Etat n'y doivent pas être traitées non plus :
» s'ensuit-il de là que , dans l'éloge d'un ministre , ou d'un
» négociateur , ce fût manquer au gouvernement que de
» louer et de circonstancier des opérations déjà finies ,
» des traités exécutés et publiés ? Enfin où l'anonyme a-t-
» il trouvé que venger la religion contre les esprits forts
>> ce fût traiter des matières de religion ? Cette dernière
» expression signifie les discussions dogmatiques , les dis-
» putes de l'école , les controverses entre les théologiens
» de même communion ou de communion différente ;
» et j'avoue que rien de tout cela ne peut être , dans
» quelque occasion que ce soit , du ressort d'un discours
» académique : aussi ne suis -je pas tombé dans cet incon-
» vénient. Du reste , je n'ai point déféré au trône ni à
» l'académie les incrédules et les esprits forts : je ne suis
» l'ennemi de personne ; je ferais du bien à ceux même
» qui m'ont fait du mal , et je hais autant la persécution
>> et le trouble que j'aime la soumission et la paix » . On
voit avec quelle noblesse M. Le Franc sait se défendre ; il
ne se permet aucune injure contre ceux qui le calomnient
et qui l'outragent.
M. Le Franc , dégoûté de Paris , dont ses ennemis lui
avaient rendu le séjour insupportable , se retira dans le
château de Pompignan : l'étude approfondie des auteurs ,
grecs et latins , la composition de plusieurs ouvrages
utiles et agréables , la traduction des plus beaux morceaux
FRUCTIDOR AN XI- 499
7
des prophètes , toutes ces occupations qui avaient fait les
délices de sa jeunesse , le dédommagèrent des disgraces
qu'il avait éprouvées , et confirmèrent l'idée que l'on
s'était formée de ses talens poétiques et de sa vaste littérature
. Le talent le moins contesté à M. Le Franc fut
celui de la poésie lyrique ; ses plus grands ennemis ne
purent révoquer en doute que ce poète ne dût être placé
immédiatement après J. B. Rousseau . Tout le monde
connaît sa fameuse strophe sur la mort de ce grand poète ,
et le moyen qu'employa M. de la Harpe pour la faire
juger impartialement par M. de Voltaire , qui , ne sachant
pas que M. Le Franc en étoit l'auteur , s'écria : Ah ! mon
Diéu , que cela est beau ! On n'a pas cité aussi souvent
la première strophe de cette ode , qui est de la plus grande
beauté :
Quand le premier chantre du monde ,
Expira sur les bords glacés
Où l'Ebre effrayé dans son onde ,
Reçut ses membres dispersés ,
Le Thrace errant sur les montagnes ,
Remplit les bois et les campagues
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l'air en retentirent ,
Et , dans les antres qui gémirent ,
Le lion répandit des pleurs.
Cette strophe réunit tous les charmes de l'harmonie à
la variété et à la beauté des images.
Les poésies sacrées de M. Le Franc sont de ses ouvrages ,
celui que M. Voltaire a le plus couvert de ridicule .
Pour donner une idée de ce jugement , presque confirmé
par un public habitué à croire M. de Voltaire sur parole ,
et qui n'eut pas même la curiosisé de vérifier , en lisant
l'ouvrage , si la critique était fondée , je citerai deux frag-.
mens du pseaume de la création , l'un dans le genre
lyrique , l'autre dans le genre descriptif. Le poète parle
de Dieu :
Fait-il entendre sa parole ?
Les cieux croulent , la mer gémit ,
li 2
500 MERCURE DE FRANCE ,
La foudre part , l'aquilon vole ,
La terre en silence frémit.
Du seuil des portes éternelles "
Des légions d'esprits fidèles
A sa voix , s'élancent dans l'air ;
Un zèle dévorant les guide ,
Et leur essor est plus rapide
Que le feu brùlafit de l'éclair.
Le morceau descriptif est
que
presque
aussi beau que celui
l'on vient de lire : on y remarquera sur-tout le mérite
de la difficulté vaincue :
Le souverain de la nature
A prévenu tous nos besoins ,
Et sa plus faible créature
Est l'objet de ses tendres soins :
Il verse également la sève ,
Et dans le chêne qui s'élève ,
Et dans les humbles arbrisseaux ;
Du cèdre voisin de la nue ,
La cime orgueilleuse et touffue
Sert de base au nid des oiseaux ;
Le daim léger , le cerf , et le chevreuil agile
S'ouvrent sur les rochers une route facile ;
Pour eux seuls , de ces bois Dieu forma l'épaisseur ,
Et les trous tortueux de ce gravier aride
Pour l'animal timide
/ Qui nourrit le chasseur .
On doit à M. Le Franc une traduction des tragédies
d'Eschyle : les tableaux énergiques de ce père de la tragédie
grecque y sont rendus avec force le seul reproche
que l'on puisse faire au traducteur est d'avoir quelquefois
altéré son original en voulant adoucir quelques peintures
un peu prononcées. La version de M. Dutheil , qui a
paru depuis , est plus fidelle et moins élégante . On doit
remarquer le discours qui précède la traduction de M. Le
Franc ; c'est une dissertation lumineuse sur les moeurs
dramatiques des anciens .
Le voyage du Languedoc ', par M. Le Franc , est dans
le goût du voyage de Chapelle et Bachaumont on y
FRUCTIDOR AN XI 501
trouve moins de négligence , mais il n'offre point autant
de grâce et d'abandon. Les connaisseurs ont remarqué
dans cet ouvrage un tableau des spectacles des anciens
où les combats des gladiateurs sont peints avec beaucoup
d'énergie ; ce morceau est sur le ton de la haute poésie :
Là , nos yeux étonnés promènent leurs regards
Sur les restes pompeux du fastes des Césars :
Nous contemplons l'enceinte où l'arène souillée
Par tant de sang humain dont elle fut mouillée ,
Vit tant de fois le peuple ordonner le trépas
Du combattant vaincu qui lui tendait les bras,
Quoi ! dis - je , c'est ici , sur cette même pierre
Qu'ont épargné les ans , la vengeance , et la
guerre ,
Que ce sexe si cher au reste des mortels ,
Ornement adoré de ces jeux criminels ,
Venaient d'un front serein et de meurtres avide ,
Savourer à loisir un spectacle homicide ;
C'est dans ce triste lieu qu'une jeune beauté ,
Ne respirant ailleurs qu'amour et volupté ,
Par le geste fatal de sa main renversée
Déclarait , sans pitié , sa barbare pensée ,
Et conduisait de l'oeil le poignard suspendu
Dans le flanc d'un captif à ses pieds étendu.
Tous ces travaux d'un genre différent , où l'on remarque
un talent distingué , obtinrent à peine à M. Le Franç une estime
qui lui étoit disputée par des ennemis implacables .
Cependant les connaisseurs l'admiraient en silence , et attendaient
, pour déclarer hautement leurs sentimens , l'instant
fatal où la mort de cet homme célèbre aurait désarmé
l'envie, M. l'abbé Maury , depuis cardinal , s'exprima
ainsi sur M. Le Franc dans cette même académie dont
un zèle trop ardent lui avait attiré la haine : « M. Le
» Franc , dont le principal mérite était pendant sa vic
» une espèce de secret pour une partie de la nation , a
» fondé sa réputation sur des titres aussi variés que dura-
» bles. En effet , avoir possédé une littérature vaste et fé-
» conde , et réuni à une connaissance approfondie de
l'hébreu , du grec , du latin , de l'espagnol , de l'ita-
Ii 3
502 MERCURE DE FRANCE,
» lien , de l'anglais , le talent d'écrire en vers et en prose
dans sa propre langue , la plus difficile de toutes ; avoir
» allié une érudition immense aux dons de l'imagination ,
» et mérité des succès au théâtre , dans les tribunaux
» dans les académies ; avoir su passer des plus hautes
» conceptions de la poésie aux recherches de l'histoire
» aux méditations de la morale , aux calculs de la géo-
» métrie , aux défrichemens même de la science numis-
>> matique ; avoir parcouru tous les domaines de la litté-
» rature , et s'être mesuré tour- à-tour , par des tentatives
» plus d'une fois heureuses , avec Virgile et Racine ,
» Pindare et Rousseau , Boileau et Horace , Anacréon et
» les commentateurs de la langue des Grecs ; avoir ajouté
» à cette variété de connaissances et de talens les lumières
» d'un jurisconsulte , souvent même les vues d'un homme
» d'État ; enfin avoir couronné par de bonnes actions une
>> carrière si honorable , et consacré les travaux d'un
>> homme de lettres et les vertus d'un citoyen par les
» principes et les motifs de la religion : tel est le tableau
» que présente la vie de cet écrivain justement célèbre. >>
M. Le Franc , retiré dans une campagne charmante ,
partageait ses soins entre l'étude et la bienfaisance : loin
du bruit et des intrigues de la capitale , il oubliait qu'il
avait des ennemis ; une piété sincère , une libéralité
éclairée firent la consolation de ses derniers jours. Il
appela dans sa terre des religieuses de la charité , et il
leur donna la direction d'un hospice qu'il avoit fondé et
doté richement . Il visitait souvent les pauvres auxquels il
avait offert si généreusement un asile , et son plus doux
plaisir , en quittant ses travaux , était de les consoler et de
les secourir.
Tant que M. Le Franc fut magistrat , il mérita l'estime
de sa province par son aptitude au travail et par son intégrité
: dans la retraite il se concilia par des vertus plus
rares quoique moins brillantes , l'affection de tous ceux
qui l'approchaicnt. Malgré les efforts de la haine et de la
mauvaise foi , sa réputation littéraire a conservé jusqu'à
FRUCTIDOR AN XI. 503
nos jours un grand éclat , et la tragédie de Didon , restée
au théâtre , lui a donné le rang d'un des premiers poètes
tragiques du second ordre . Il mourut dans sa terre de
Pompignan le 1. novembre 1784.
VARIÉTÉ S.
Recherches historiques sur les principales nations établies
en Sibérie et dans les pays adjacens , lors de la conquête
desRusses.Ouvrage traduit du russe , parM. Stollenwerck;
un vol . ¿:1-8° . Prix : 2 fr . 50 c. et 3 fr . 75 c . , franc de
port. A Paris chez Laran , imprimeur , place du Panthéon
; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
Nous avons en français plusieurs voyages en Sibérie ;
mais aucun voyageur n'a entrepris de nous faire connaître
l'histoire des peuples qu'il a visités dans cette immense
région. Cette tâche appartenait à un Russe , et elle vient
d'être remplie. L'ouvrage que nous annonçons est une
dissertation savante sur différens points historiques , relatifs
à ce pays. Nous allons d'abord citer ce que dit
l'auteur sur l'origine du nom de Sibirie et non de Sibérie ,
comme on le voit dans nos géographies et nos voyageurs.
« Le nom de Sibirie , pris dans le sens le plus absolu
» ne fut appliqué d'abord qu'aux régions ( 1 ) du Bas-Ob,
» conquises par les Russes sous le règne du Tsar loan-
» Vassilievitch : le vrai nom est Sibir . Les Tatars ( 2 )
de l'Irtich , à qui ces pays furent enlevés par les Russes,
$
T
"
(1) L'Ob est un fleuve qui sort du lac Telesnoé ( Teleskoé-Ozero ) ,
appelé en tatar Altin- Koul ; il entre dans la baie , à laquelle il donne
son nom (Obskaia-Ghouba) , sous les 86° . d. de long . , et 67. de lat . La
baie d'Ob est placée sous les 90º . d. de long . , et 73° . d. 50 m . de lut .
dans la mer Glaciale . 9
19 (2) L'Irtich vient du pays des Kalmaks-Dzonghars , et tombe dans
Ob au 86. d. de long . , et 61 * . de lat .
Ti
504 MERCURE DE FRANCE ,
» ne le connaissaient pas ; et pendant que la nation con.
» quérante désignait par ce nom la capitale du Kout-
» choum-Kham , leur maitre , ils lui donnaient le nom
» de d'Isker.
» Mais la dénomination dont se servaient les Russes pré-
» valut ; elle s'étendit à tous les États de Koutchoum-
» Kham , situés sur l'Irtich ( i ) , le Tobol ( 2 ) , la Toura ;
» et l'on finit par l'appliquer à l'universalité des conquêtes
» faites par les Russes dans cette vaste partie de l'Asie .
14
» Il est à croire que les souverains de la Russie prirent
le titre de Tsars de Sibirie ( 3 ) , l'an du monde 7071 , ou
» 1563 de l'ère chrétienne .
b.
•
Beaucoup de savans , tant russes qu'étrangers , ont
inutilement tâché de découvrir l'étimologie du mot
» Sibir et sa signification . Un auteur , dont on a des notes
>> manuscrites sur l'ouvrage de Stralhenberg , intitulé :
» des Parties Septentrionale et Orientale de l'Europe et
» de l'Asie , voit dans ce mot le nom de nombre tatar
» bir , un , qui , précédé de la syllabe si , exprime quelque
» chose de distingué , comme le premier , le principal .
» C'est aux personnes qui savent le talar à juger du
» mérite de cette interprétation ; mais nous avons observé
» déjà que le mot Sibir n'était pas connu des Tatars de
» l'Irtich , quand les Russes firent irruption chez eux ; et
» que ces Tatars appelaient alors , du nom d'Isker , la
résidence de leur Kham.
G)
» D'autres écrivains font de Sibir une corruption du
>> mot Séver , qui , en langue russe , signifie le Nord .
"
» En supposant qu'on pût admettre une pareille idée
» comment concevrait- on que la nation qui parle cette
(1 )Cette rivière prend sa source près du laik , dans la step du Kirghizes-
Kaïssaks , gouvernement d'Orenbourg , vers le 527. d . de lat.
elle tombe dans l'Irtich , vis- à-vis la ville de Tobolsk , au 58º. d.
(2) Elle sort des montagnes de Verkhotourié , au 59 , d. de lut. , et!
va se rendre dans le Tohol , sous le 57 ° . d . 30 m. de lat. 31001
(3) L'Eglise russo-grecque compte 5508 ans depuis la création du
monde jusqu'à Jésus- Christ.
y
01
•
FRUCTIDOR AN X I. 505
» langue , eût renoncé à une expression régulière pour
>> en adopter une vicieuse ? En effet , Séver diffère beau-
» coup de Sibir , soit qu'on l'articule , soit qu'on l'écrive.
» D'ailleurs , pour que ce mot eût avec le premier un
» rapport d'identité , il faudrait que le peuple qu'on dit
» l'avoir imaginé pour son usage , se trouvât placé au
» midi de la contrée à laquelle on l'applique : or , cette
» position est propre aux Kirghizes , aux Kalmaks , et
n non pas aux Russes , à l'égard desquels la Sibirie est
» située au Levant.
» Si les Russes avaient voulu attacher à cette région
» une dénomination indicative , par rapport à eux , d'une
» relation de cette nature , ils ne l'auraient pas appelée
septentrionale , mais bien plutôt orientale.
})
Ce qu'on peut dire de plus vraisemblable sur le mot
Sibir , c'est qu'il vient des Permiens et des Zirianes
ou que du moins on leur en doit la connaissance.
» Les Permiens et les Zirianes avaient coutume , long-
» temps avant la conquête de la Sibirie par les Russes ,
de faire , pour des raisons de commerce , des voyages
chez les peuplades sauvages , établies dans les parties
» inférieures de l'Ob . Ce furent eux qui transmirent en'
» Russie le nom de Sibír , pris d'abord , comme on l'a
» vu , dans une acception très -limitée ; ce furent eux aussi
» qui donnèrent à ce grand fleuve la dénomination d'Ob ,
» au lieu de celle d'Oumar qu'il portait ; ce furent eux ,
» enfin , qui influerent également sur d'autres ( 1 ) déno- 2
-- ( 1) Tellé est celle d'Obdor ( Obdorie ) , contrée du Bas-Ob. Ob sigaifie
, dit-on , grand mère chez les Zirianes . Si l'on admet cette interprétation,
Ob sera moins le nom propre du fleuve appelé d'abord
Qumar , qu'une qualification résultant d'une impression de reconnaissance
ou d'amour , reçue à son sujet . C'est à -peu-près ainsi que l'on`
voit les Kosaks du Don 'appliquer avec complaisance à ce fleuve la dénomination
de Matouchka , mère. 1 1
Ob , en langue personne , signifie eau , et dor, porte , ou bien eme
bouchure.
T
Nous demandons à présent comment des expressions persannes sont
entrées dans le vocabu'aire des Zirianes ?
.506 MERCURE DE FRANCE ,
>> minations connues dans le voisinage de ce fleuve et de
» la Sosva , lesquelles ont évidemment une origine zi-
>> riane . >>
L'auteur des Recherches historiques , après avoir parlé
des limites , des fleuves , des productions de la Sibirie ,
jette un coup d'oeil rapide sur les peuples originaires de la
Sibirie. Les peuples indigènes , dans les vastes provinces
de la Sibirie , sont la plupart idolâtres. Ils different entr'eux
par les moeurs , mais ils ont cela de commun , qu'ils
ne s'adonnent point à l'agriculture , si l'on en excepte les
familles devenues chrétiennes : les nations Sibiriennes ,
qui n'ont pas été obligées de se déplacer , sont principalement
les Bouriates , les Télébutes , les Tounghousses ,
les Samoïades , les Ostiaks et les Tatars. Deux peuples
bordent les frontières de la Sibirie du midi ; savoir , les
Mounghols et les Kalmaks. L'auteur des Recherches historiques
parle successivement de ces différens peuples , de
leur origine , de leurs usages , et sur-tout de leur religion .
En parlant de la religion des anciens Mounghols et Kalmaks
, l'auteur parle des différens systèmes religieux qui
ont long-temps partagé l'Orient , et par suite les peuples
de la Sibirie. Le chamanisme a fourni aux Kalmaks leur
premier culte , qu'ils abandonnèrent ensuite pour s'attacher
au culte pratiqué par les peuples du Thibet , c'està-
dire , au Dalai , lamisme .
Les deux systèmes auxquels ces cultes appartiennent
étant peu connus en Europe , l'auteur a crp
devoir en
parler avec quelques détails .
Le paganisme reconnaît trois branches en Orient. Il
» faut les bien distinguer. Ce sont le chamanisme , le braminisme
, le lamisme . On ne peut , ce semble , refuser au
» chamanisme l'honneur d'avoir été la plus ancienne
» croyance quise soit établie dans l'Inde. Strabon , Clément
» d'Alexandrie , Porphyre en font mention , et donnent à
» ceux qui la professaient de leur temps , le premier , le
» nom de Ghermans ( Hermans ) ; le second , celui de
Sarmans; le troisième , le nom de Samanéens.
FRUCTIDOR AN XI 507
» Les Chamans , ou les prêtres chamans , se livraient à
» la philosophie , et les bramines conviennent qu'ils
>> leur sont redevables de toutes leurs sciences . Ils lisent
» même aujourd'hui le peu de livres qu'ils tiennent des
» Chamans, avec les dispositions dans lesquelles nous lisons
» les écrits des Grecs et des Latins . Mais les anciens
» brames , taxant les prêtres chamans d'idolâtrie , leur
>> furent toujours contraires , et ne cessèrent de les pour-
>> suivre qu'après les avoir éloignés. Ils n'y parvinrent
» pas tout-à-coup : ce ne fut , au contraire , qu'insensible-
>>> ment ; mais enfin ils obtinrent un tel succès , que depuis
» six cents ans il n'y a plus de prêtres chamans en-deçà du
» Gange , ni d'observateurs de leurs dogmes.
» Les écrivains les mieux instruits des religions pro-
» fessées au-delà de ce fleuve célèbre , pensent qu'elles
» dérivent toutes du chamanisme , dont le lamisme tire
» en partie son origine .
Les anciens Chamans n'établissaient ni temps , ni
» lieu , ni mode , ni distinction d'individu , ni succession
» d'ordre dans la génération de leurs dieux . La théogonie
» des Lamistes apprend , au contraire , que par une mys-
» térieuse opération faite dans la personne du grand Lama ,
» une même divinité subsiste éternellement en ce pontife
» suprême , mais sous différentes formes humaines qu'il
>> revêt successivement.
» Le chamanisme a produit aussi les opinions et les
» pratiques superstitieuses qui constituent la religion des
» anciens Mounghals ; mais comme ces barbares ne fai-
» saient point usage de l'écriture , ils n'eurent que la voie
» de la tradition pour transmettre à leur postérité les
>> points de leur croyance.
» C'est encore à cette croyance que se rapporte aujour-
» d'hui celle des peuples idolâtres de la Sibirie , tels que
» les Bouriates , les Iakoutes et les Tatars , qui ne sont ni
» mahométans , ni chrétiens. Cependant , ces cultes n'out
» entr'eux aucune analogie , et l'on y trouverait même
508 MERCURE DE FRANCE,
» difficilement des indices qui pussent faire soupçonner
» la doctrine renfermée dans l'ancien chamanisme.
>> On voit également de nos jours le nom donné à cette
religion , retracé par celui de Sommona-Kodom , célèbre
» idole des Siamois et des Pégouans ( Péguens ) , que
» révèrent d'autres peuples sous des dénominations peu
» différentes. Les Mounghals appellent cette idole Chichi-
» mouni , et les Kalmaks , auxquels Stralhenberg joint à
» cet égard , on ne sait pourquoi , les adorateurs de Brama ,
» la nomment Chakamouna , ou Chak-Chimouna.
>> Cette dernière désignation paraît fort significative :
» elle nous aide à trouver la véritable idée qu'on doit
» se former de ce fameux Chaka , ou Chékia ( Xaka ) ,
» nommé Fo , depuis son apothéose.
» Le P. Gaubil déclare , dans son histoire des Mogols ,
» qu'il ignore l'étymologie du mot Fo ; nous ne la savons
>> pas non plus avec certitude ; mais nous allons hasarder
quelques conjectures à ce sujet.
1
» Fo , nous semble être le Bed on le Boudda ( Budda ) ·
» dont parle Saint Jérôme. Bod , dit Danville , paraît
» exprimer en général la divinité , et Bod - man ou
» Boouman , nom annexé au royaume de Thibet , signifie
» région divine. Selon nous , c'est par les Chinois que
» le B a été changé en F ; car les Thibetans , ni les
>> Mounghals n'ont cette dernière lettre dans leurs alpha-
» bets. Le mot Bod se montre aussi de diverses manières
» dans l'Inde et dans le Mogholistan . Paouti-Ziat , que
>> rendent les mots de seigneur Paouti , passe encore pour
>> une dénomination de l'idole Sommouk-Kodom . Be est
» le nom que donnent les Bouriates à leurs devins ou
» sacrificateurs ; Boudda sert à exprimer , sur les bords
» du Gange , le jour correspondant au troisième de notre
» semaine. Boud-da-Faran s'emploie également à cet usage
» dans le Samskret , on Samscret ; c'est-à-dire , dans la
» langue sacrée des Bramines , et les expressions de Boud-
» dalédina , de Fan- Paout , de Bouda-Kirouméi signifient
FRUCTIDOR AN XI.
50g
» la même chose chez les peuples de l'île de Ceilan , du
» royaume de Siam et du Malabar .
>> Tout ce qui précède tend à faire voir que Sommona-
» Kodom , Chighimouni , ou Chichimouni , Chakchi-
» mona , Chaka , Fo et Boudda , sont une même divinité ,
» sous des désignations diverses.
>> On est d'autant mieux fondé à le penser , que les ha-
» bitans de Lao , royaume dont l'école fameuse est une
» espèce d'université , où les prêtres Siamois vont puiser
» leur instruction , sont dans l'usage d'appeler indifférem-
>> ment la principale idole de ce pays , soit Boudda , soit
>> Sommona-Kodom , soit Chaka .
Il y a peut-être des peuples chez lesquels cette idole
» est connue sous d'autres noms. Le P. Gaubil dit qu'elle
» reçoit celui de La , dans le Thibet. S'il en est ainsi , on
» a , selon toutes les apparences , l'origine des dénomi
>> nations de Lama et de Lao.
» Quant à la signification du mot Chaman , nous trou
>> vons à ce sujet trois systèmes reçus parmi les savans.
» Thomas Hyde présente ce mot comme exprimant le
» sens de respirant et d'expirant , dans une langue qui
»> nous est inconnue ; et cet ancien membre de l'académie
» de Saint - Pétersbourg s'applaudit beaucoup de cette
>> explication.
» Mais la Loubère , écrivain judicieux et savant très-
» éclairé , prétend que le mot Chaman est tiré de la lan-
» gue balisse ou de l'idiôme dans lequel les livres sacrés
» des Siamois sont écrits , et qu'il signifie un solitaire .
» Cette seconde interprétation nous paraît meilleure .
» Elle s'accorde très-bien avec Clément d'Alexandrie sur
>> les Sarmans : Ce sont , dit-il , des solitaires ; ils n'ha-
>> bitent ni dans les villes , ni même dans les maisons ; ils
se revêtent d'écorces d'arbres , se nourrissent des pro-,
» ductions spontanées de la terre , et ne boivent que de
» l'eau puisée dans le creux de leurs mains.
"}
» Le même la Loubère donne une explication ingé-
» nieuse du mot Chaka. Il le fait venir de l'expression
510 MERCURE DE FRANCE ,
» Tchaouka , mon seigneur , qui s'adresse ordinairement
» dans le royaume de Siam aux Talapoins , ou prêtres du
» pays.
·
» La troisième opinion , dont nous avons à parler ,
» est celle du D. Kempfer , qui prétend que Chaman
signifie un homme exempt de passions.
>>
» Au reste , les dénominations de Chaman et de Tala-
>> poin renferment un même sens : la première appartient
» à la langue balisse ; la seconde est prise de celle qui se
» parle vulgairement dans les Etats de Siam , »
Les historiens et less.voyageurs n'ont que des notions
confuses sur la religion du Thibet , et l'auteur Russe passe
plus rapidement sur ce point. Il finit par donner l'origine
des différentes peuplades Sibiriennes. Son ouvrage est
rempli de recherches très - savantes ; mais nous devons
craindre d'abuser de la patience de nos lecteurs , en multipliant
les citations et les preuves de son érudition.
ANNONCES.
Le Renard, ou le Procès des Animaux , ouvrage allégorique
et moral dans le genre des fables d'Esope , pour
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scum , n . 9.
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l'Auxerrois nº. 42 , vis- à-vis l'église .
FRUCTIDOR AN XI. 511
POLITIQUE .
Analyse des dernières séances du Parlement.
CHAMBRE DES COMMUNES.
Suite et fin de la séance du 10 août.
M. Archdall fait quelques observations sur le caractère
de M. Wyndham et sur sa conduite parlementaire.
M. Francis se lève , et s'adressant à l'orateur : Monsieur,
l'honorable membre qui vient de s'asseoir , a terminé son
discours par une comparaison qui me paraît peu juste . Il
dit que si un père de famille rapportait à ses enfans que
le feu est à la maison , ces enfans seraient absurdes de demander
vingt-quatre heures pour examiner s'ils doivent
ou s'ils ne doivent pas éteindre le feu. Certes , monsieur ,
si on regarde comme certain qu'une adresse à S. M. soit
comme une pompe , et un acte du parlement comme un
grand bassin d'eau , je conviens que toute la famille doit
s'empresser de travailler à la pompe , et que se tenir un
moment à l'écart est une grande faute. Cependant , jusqu'à
ce que
l'honorable membre ait établi la parité , il me
sera permis de croire que son argument a peu de force.
Dans l'occurence présente , je puis assurer mon honorable
ami près de moi ( M. Sheridan ) , que je n'ai point la
pensée d'abuser du droit et du privilége qui m'appartient
comme membre du parlement , pour discuter, autant que
je le crois nécessaire , les questions qui se présentent ; et,
cependant je ne me sens point disposé à céder à l'admonition
que j'ai reçu de lui , pour nous abstenir de discussions
militaires. Dans un sens parlementaire , le droit et
le devoir sont des idées relatives . Le devoir donne le droit "
et le droit indique le devoir. Quand l'occasion s'en présentera
, j'exercerai mon droit du mieux que je pourrai ,
même sur des questions militaires si elles devien
nent , en parlement , la matière de débats. Et je suis parfaitement
sûr que mon honorable ami en fera autant ,
quand cela sera nécessaire , nonobstant la remontrance
qu'il vient de nous faire . Mon projet n'est point de m'opposer
à la motion , quoiqu'elle me paraisse , à quelques
égards , susceptible de grandes considérations. Ce qui m'a
engagé à prendre la parole , c'est pour exprimer à mon
"
512 MERCURE DE FRANCE ,
>>
honorable ami le plaisir que m'a fait la conclusion de son
discours ; je ne dirai pas pour le mérite , la sagesse ou la
nécessité de l'avis qu'elle renferme ; je suis loin d'affirmer
que cet avis ne soit pas sage , important , nécessaire , ou
que , venant de lui , il n'ait pas l'avantage de la nouveauté ;
j'ai une autre raison . Il dit : « Dans ce jour au moins
» soyons unis. Dans cette occasion , que la cordialité règne
parmi nous. En quittant la chambre , consentons à lais-
» ser derrière nous tout esprit d'animosité , toute oppo-
>> sition factieuse au gouvernement ; faisons comme quand
» nous laissons nos chapeaux pour garder nos places sur
» nos bancs ; nous sommes sûrs , à notre retour , de trou-'
n ver tout comme nous l'avons laissé , etc. » Je rends
justice à toutes ces belles choses ; je dois dire à mon honorable
ami cependant que , pour ce qui me concerne , ses
bons avis sont superflus . Je n'ai point d'animosité contre
les ministres de sa majesté , ni individuellement , ni collectivement
; relativement à quelques-uns d'eux , c'est tout
le contraire. D'après cela , je n'ai point de sentiment de
cette espèce à déposer ici . Je sortirai de cette chambre
avec mon chapeau sur la tête , et sans animosité dans le
coeur. Quand j'ai entendu mon honorable ami , dans la
conclusion de son discours , s'engager lui-même et exhorter
les autres , avec tant de chaleur , à soutenir le ministère
, la conséquence qui s'est naturellement présentée à
mon esprit , et qui m'a causé un grand plaisir , c'est que
mon honorable ami doit avoir reçu des ministres de S. M.
quelque satisfaction sur deux points de très-grande importance
à ses yeux comme aux miens ; car , autrement , il
me serait impossible de penser que les ministres auraient
obtenu de lui cet appui cordial et cette approbation qu'il
leur a donné ce soir , et qu'il leur a promis dorénavant.
Le premier des objets dont je veux parler , est l'établissement
d'un conseil militaire , pour lequel il parla avec une
grande force : ce qui ne fait croire qu'il regardait , ainsi
que moi , cette mesure comme étant d'une grande importance.
Le second objet est relatif à un illustre personnage
et à ses offres pour le service public . Il est vrai qu'il n'assista
pas aux débats ce jour-là ; mais je n'ai point de doute
de ces sentimens. Il est impossible que nous différions
à cet égard. Si , sur ces deux points , j'avais obtenu la
même satisfaction que je présume qu'a eue mon honorable
ami , il ne trouverait disposé à donner aux ministres ,
non pas peut- être aussi chaudement que lui , mais autant
que
FRUCTIDOR AN XI. 513
que je le pourrais en conscience et en honneur , tout l'appui
qui est en mon pouvoir , sans aucun mélange d'opposition
.
Colonel Crawford. Je ne puis m'empêche
que s'armer
à la chambre qu'elle va accorder aux volo de mêmás
vote de remercîmens que s'ils avaient souve atat is se
sont présentés sans doute avec zèle et empressement 5
mais ils n'ont fait que remplir leurs dévoirs envers lear
famille et envers la patrie. Ne craignez-vous pas que ce
ne soit offenser les volontaires qui ont délivré Dublin des
féroces bandits qui le menaçaient , que d'accorder les
mêmes honneurs à des hommes qui n'ont fait
pour leur propre défense et contre la plus grande calamité
qui puisse écheoir à un peuple ; je veux dire d'être
subjugué par les Français. Un honorable ami a fait allusion
précédemment à la tactique allemande : puisque j'ai
la parole , je me permettrai quelques remarques à cet
égard. Je n'ai jamais dit que les soldats allemands fussent
supérieurs aux soldats anglais. J'ai pu , sans doute , après
avoir passé toute ma jeunesse chez eux , et instruit comme
je le suis de leur tactique , leur avoir porté quelque prédilection
; mais après un peu plus d'expérience , je me
suis facilement aperçu que mes préventions n'étaient pas
fondées. J'aimerais mieux l'infanterie de l'armée anglaise ,
dans l'état où elle était après la guerre d'Amérique , que si
elle était exercée d'après le système allemand , qui me
paraît avoir été porté beaucoup trop loin. Le grand roi
de Prusse , qui avait inventé ce système , l'avait adapté
aux plaines étendues de la Silésie et de la Saxe ; et cela
seul montre qu'il ne peut avoir d'application à ce pays.
Après cette explication , j'espère que je ne m'entendrai
plus appeler le partisan de la tactique allemande. J'ai dit ,
ya quelque temps , qu'une grande force de troupes de
ligne me paraissait nécessaire ; tout ce que j'ai entendu
depuis , à ce sujet , ne m'a point détourné de cette opinion:
mais je ne puis passer sous silence l'observation d'un honorable
membre , qui a ouvert le débat , et qui a prétendu
qu'une armée régulière était plus facile à corrompre
qu'une autre. Je supplie la chambre de se ressouvenir de
ce qu'elle doit à l'armée . Quand la marine a été en état de
révolte ; quand les Jacobins ont employé tous leurs efforts
pour séduire l'armée ; quand ils ont , dans un même jour ,
env oyé des lettres circulaires à tous les régimens , pour
les informer que les autres régimens s'étaient insurgés
il
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
contré le gouvernement ; enfin , quand ces lettres ont été
remises par les gardes mêmes à leurs officiers , l'armée a
montré qu'elle était incorruptible : le salut du pays est dû
à sa fidélité. Je n'en suis pas moins convaincu qu'une
grande force irrégulière peut rendre de très-grands services.
Mais il faut alors lui donner un commandant en chef
particulier , avec son état-major. Il est impossible au duc
d'Yorck , même avec l'aide d'un adjudant et d'un quartiermaître
général , de s'occuper convenablement de cet objet
, qui est d'une toute autre nature que l'armée de ligne
que son altesse royale a gouvernée jusqu'à présent avec
tant de succès. Je n'ai point l'honneur d'être connu de
l'illustre personnage dont le zèle et les offres de service
ont occupé dernièrement la chambre ; cependant si les
ministres de S. M. cherchent à employer , de quelque
manière , l'héritier apparent du trône , je ne vois point
de circonstance dans laquelle il puisse rendre de plus grands
services. Personne n'est plus capable de gagner les affections
et le coeur du peuple. On ne peut dire à quel point
un tel prince , entouré de bons officiers , accroîtrait partout
l'enthousiasme. Qu'on ne pense pas que je veuille
parler défavorablement du commandant en chef , qui , au
milieu de ses autres devoirs , ne peut suivre assez complétement
une organisation sans laquelle la levée actuelle
ne peut être que de peu d'usage. Quant à ce qui a
été dit relativement à un transport de Sipaye , dans les
Indes occidentales , rien ne peut être plus pernicieux à
notre service dans cette partie du monde. Ces troupes
préfèrent notre service à celui des princes du pays , parce
qu'elles sont mieux traitées. Mais elles se trouveraient
très-malheureuses dans la traversée , encore plus malheureuses
à leur arrivée ; et , après tout , ce ne sont pas des
troupes convenables contre des forces européennes. La
conquête de quelques ilès à affaibli , sinon tout-à-fait brisé
le courage de nos troupes dans la dernière guerre. Quelles
que puissent être les considérations commerciales , j'espère
qu'on ne fera plus un tel usage de nos forces. Je suis
convaincu que nos colonies ont reçu toute l'extension què
comporte notre population ; et , sur ce point , j'avoue que
j'ai été très-satisfait que le traité d'Amiens les eût rendues
à la France. C'est à cela peut-être que nous sommes redevables
de l'énergie qui nous anime. Je ne sais si la levée
doit être restreinte à six fois le nombre de la milice originaire
, et si les volontaires sont compris dans ce nombre.
FRUCTIDOR AN XI. 5.5
J'en serais très-fâché , car les volontaires sont compos
de personnes de toutes classes , plus ou moins accoutumées
au bien-être , et qui , par conséquent , ne sont pas
aussi propres à entrer en campagne que les personnes de
la première classe , telles que le bill les avait d'abord désignées.
Le danger d'invasion me paraît beaucoup plus
imminent qu'il n'a jamais été dans la dernière guerre .
Depuis le commencement de cette guerre , jusqu'au traité
de Campo-Formio en 1797 , toute la force disponible de
la France était engagée sur le continent ; et depuis ce
traité , jusqu'au renouvellement des hostilités , en 1799 , la
crainte de l'Autriche avait obligé le gouvernement français
à conserver une grande force pour veiller ses mouvemens ;
aujourd'hui , au contraire , la France peut réunir toutes
ses forces , pour les porter contre ce pays.
Lord Hawkesbury. Je n'aurais pas pris la parole sans
quelques observations de l'honorable officier qui vient de
parler. Il trouve le pays dans un plus grand danger d'invasion
, que pendant la dernière guerre. Il me paraît peu
important de considérer l'état du pays comparativement
à aucune période passée ; car du moment qu'on admet le
danger , il faut faire des efforts pour le repousser , sans
s'informer si les mêmes mesures ont été employées dans
d'autres temps. J'ai toujours cru le danger d'invasion
aussi grand ou peut-être même plus grand en 1797 qu'à
présent , quoique je pense avec l'honorable officier , que
les armées françaises étant occupées alors sur le continent,
le projet en question ne pouvait être développé sur une
aussi grande échelle. L'honorable membre a allégué qu'après
le traité de Campo- Formio qui ne fut qu'une sorte de
trêve armée , les forces françaises ne purent s'éloigner dans
l'expectative du renouvellement de la guerre que tout faisait
présager. Cette observation peut s'appliquer au cas présent.
Les Français ont en ce moment une plus grande éten
due de pays à occuper avec leurs armées ; et quoiqu'ils
puissent avoir pensé au commencement de la guerre de
l'état de dissolution et de dégradation du continent , une
guerre ne peut être poursuivie avec une puissance comme
la Grande-Bretagne , sans pourvoir en même temps aux
moyens de poursuivre une guerre continentale , suite
presque inévitable d'une semblable contestation . Le traité
de Campo - Formio fut conclu en 1797 , après quoi les
Français conservèrent une force considérable dans le nord
de l'Italie. En 1798 , ils envahirent la Suisse avec une ar
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
mée assez considérable pour tenir l'Autriche en échec ;
en 1799 les hostilités recommencèrent. Pendant toute la
période entre le traité et le renouvellement de la guerre "
les Français occupèrent spécialement la gauche du Rhin ,
la Suisse et le nord de l'Italie . Actuellement ils ont une
armée non-seulement dans le nord de l'Italie et en Suisse
mais encore une forte armée dans le sud de l'Italie , et
une autre armée qui se renforce chaque jour dans le nord
de l'Allemagne . Je suis donc fondé à soutenir , que pour
ce qui est de la diversion occasionnée par l'occupation des
autres pays , notre danger d'aujourd'hui n'est pas aussi
grand que dans les précédentes périodes. Il est cependant
une autre circonstance à laquelle l'honorable membre n'a
pas jugé à propos de faire attention , et qui pourtant me
paraît avoir une considérable influence sur la question ;
c'est l'état comparatif de la marine française. En 1797 il
y avait une flotte formidable à Toulon , celle que nous
trouvâmes ensuite à Alexandrie . Il y en avait encore une
autre à Brest. Qu'on examine toutes les circonstances du
temps présent , qui peuvent nous être défavorables , et
qu'on me dise si elles n'ont pas existé également dans les
périodes précédentes. J'ai cru devoir me permettre ces
remarques sur les observations de l'honorable membre ,
afin d'effacer les fausses impressions qu'elles auraient pu
faire sur la chambre. C'est le devoir des ministres de
prendre toutes les mesures nécessaires pour la sûreté du
pays , sans s'arrêter à ce qui a pu être fait dans d'autres
temps. Pour ce qui est du sujet de la motion , je suis prêt
à admettre qu'il ne faut pas donner légèrement les remercimens
de la chambre ; mais parce qu'ils n'ont encore
été donnés que pour de brillans services , il ne s'ensuit
pas qu'on doive rejeter la motion qui est présentée.
pays n'a jamais été dans la position où il se trouve : ce
ne sont plus des moyens ordinaires auxquels il faut s'arrêter
, lorsque et notre armée et notre milice ne suffisent
pas même à notre défense.
Le
M. Séridan . C'est un effet des bontés de la chambre
que les membres qui présentent une motion sont admis à
répondre aux argumens qu on leur a opposés. Je n'eusse
point usé de ce droit dans cette occasion , sans les réflexions .
directes et personnelles , dont j'ai été l'obje dans le cours
de ce débat. J'avoue que j'éprouve une grande surprise
que l'appel que j'ai cru devoir faire pour un vote de remercîmens
en faveur des braves qui se sont présentés pour
I
?
FRUCTIDOR AN XI. 517
9 la défense de tout ce qui nous est cher ait provoqué un
seul dissentiment , et produit un débat d'une telle longueur
, car nous sommes ici depuis cinq ou six heures. Si
une semblable hésitation me paraît étonnante , elle ne me
paraît pas moins impolitique. Pour la conduite de l'honorable
membre ( M. Wyndham ) , elle ne me surprend
en aucune manière. Celui qui a demandé vingt - quatre
heures pour examiner s'il était convenable de réprimer la
révolte d'Irlande , ne pouvait manquer d'employer cinq
à six heures à examiner s'il est convenable de déclarer
notre reconnaissance et notre admiration à ceux dont la
loyauté s'est dévouée à la protection du pays. Rien n'est
plus conséquent. Tout ce qui m'étonne , c'est qu'il ait pu
être appuyé par le brave officier qui est en ce moment
derrière lui . Mais , avant de procéder à des remarques
sur les observations de ces deux membres , je dois faire
mention de l'appel qui m'a été fait par un de mes honorables
amis , pour savoir si , avant de consentir à donner
mon appui aux ministres , j'ai obtenu d'eux satisfaction
sur deux points , et si cette satisfaction a été la condition
de ma conduite . Pour ce qui est d'abord de l'établissement
d'un conseil de guerre , que j'approuvai l'autre jour sur
la motion d'un de mes honorables amis , j'avoue qu'après
avoir adopté fortement cette mesure , j'ai depuis reçu ,
à cet égard , d'une très-haute autorité des informations
qui ont si non changé , du moins très-ébranlé mes opinions
sur ce point. Les raisons qui m'ont été présentées pour
prouver que cet établissement serait non- seulement désavantageux
, mais pernicieux , m'ont paru tellement satisfaisantes
, que je ne ferai aucune difficulté d'avouer que
je me suis trompé à cet égard. L'autre point , auquel mon
honorable ami a fait allusion , avec une manière un peu
moins amicale que celle dont j'avais eu jusqu'à présent
l'habitude , c'est relativement aux offres de service de son
altesse royale le prince de Galles. C'est un sujet dans la
discussion duquel je crois ne devoir point entrer en ce
moment. J'espère que tous ceux qui me connaissent , ne
douteront pas un instant de mon respect , 'de mon attachement
et de ma vénération pour les vertus et le patriotisme
de cet illustre personnage ; mais je ne veux être ni remontré
, ni réprimandé relativement à la manière dont je
croirai devoir manifester mes sentimens , ou remplir mes
devoirs. On n'a pas le droit de me dire qu'à moins que
l'offre de ses services n'ait été acceptée par le gouverne
Kk 5
518 MERGURE DE FRANCE ;
ou pour
ment , je dois lui refuser tout appui dans cet état de crise.
Quelque puisse avoir été le résultat de cet offre , je suis
convaincu que son altesse royale n'aimerait point des observations
calculées pour exciter le mécontentement public ,
troubler l'unanimité . Je suis persuadé , au contraire
, que , conformément aux sentimens de son digne
ani , lord Moira , son altesse royale entrerait comme
simple soldat dans les rangs de ses compatriotes armés
plutôt que de favoriser aucune discussion qui tendrait à
diviser les sentimens du peuple. Relativement aux remarques
de l'honorable officier , sur la manière dont les dissertations
militaires sont traitées dans cette chambre , si
c'est à moi qu'il a voulu faire allusion , je dois lui dire
qu'il est dans l'erreur. Je n'ai jamais dit que cette chambre
De fût pas un lieu convenable pour des discusions militaires
; j'ai dit seulement que , comme membre du parlement
, je n'abandonnerais pas mon opinion par déférence
à une autorité militaire . Je dirai même , si l'on veut , que
je ne fais pas profession d'avoir un très - grand respect à
cet égard , au moins pour ce que j'en ai vu dans la chambre.
Je n'en ai jamais pu tirer aucune lumière posi
tive. Un officier se lève , et nous donne un plan ;
un autre se lève , et nous en donne un tout contraire ;
ni l'un , ni l'autre , ne suivent même leurs idées : il
de confusion y a une sorte dans leurs vues ; au
lieu de cette précision et de cette méthode qui seraient
si nécessaires , ils divaguent de manière à ne pas se
rendre intelligibles , ou du moins à ne laisser aucune lumière
qui puisse nous guider. L'honorable officier auquel
je réponds , nous raconte il est vrai quelques anecdotes militaires
très-connues ; un autre honorable officier nous gratifie
de la même manière ; mais s'ils ne savent nous dire
ce que tout le monde a vu dans les Vies de Plutarque ,
dans les Commentaires de César , ou dans les oeuvres
de Vauban ; s'ils n'ont à nous apprendre que les manoeuvres
de Bleneim ou celles de Malplaquet , je ne crois
pas qu'ils puissent en cela être très- utiles à leur pays ,
et pour leur propre crédit , je les inviterai à s'abstenir
de telles discussions. Quant à la motion présente , l'honorable
colonel demande quel remercîment on doit à
des hommes qui ont fait leurs devoirs ? Sa nouvelle
connaissance et son très-honorable ami au-dessous de lui
( M. Wyndham , ) devrait être le dernier à s'opposer à
une motion de remerciment envers ceux qui font leur
que
FRUCTIDOR AN XI. 519
devoir , lui qui n'a cessé de déplorer le peu d'énergie
qui existait dans le pays en raison du traité d'Amiens
et du caractère des ministres. Si le très-honorable
membre a désiré réellement changer cet esprit
d'inertie , son langage ce soir a été certainement étrange ;
peut-être aussi est- il conséquent à lui de résister à une
expression de gratitude envers des hommes qui ont proclamé
son erreur , en s'élançant au- dessus de cette apparence
d'apathie et de cette ombre de découragement
qu'il a si fréquemment dépeint à la chambre , mais qui
n'a jamais eu de réalité. Je regrette que l'honorable
colonel ait voulu , dans le cours de ce débat établir
quelque contraste entre les volontaires et d'autres parties
de la force publique de ce pays. De telles comparaisons
sont dangereuses en tout temps ; elles sont particulièrement
imprudentes au temps présent. Je ne vois pas
qu'elles puissent avoir aucun bon objet , quoique " la
sagesse de son honorable ami ait donné à cette pratique
la sanction de son autorité. Je ne puis m'empêcher de
dire que l'honorable colonel n'a pas même pris les
moyens de rehausser sa force favorite . Les volontaires ,
suivant lui , n'ont fait que leur devoir ; il rappelle à ce
sujet les services de l'armée régulière , et le refus qu'elle
a fait de céder aux invitations des Jacobins au temps de
l'insurrection de la flotte . Mais ne peut-on pas dire qu'en
cela aussi elle n'a fait que remplir son devoir ? Voilà à
quoi se réduit le raisonnement de ce régulier colonel.
-On a parlé de la conduite de l'ancienne opposition . Si
le très-honorable membre ( M. Wyndhanı ) veut l'imi
ter , voici ce qu'il fera : il aura soin de ne pas prendre la
couleur d'une faction ; il ne s'opposera point à de bonnes
mesures , seulement parce qu'elles sont proposées par
un certain parti ; en un mot , il écartera de lui tout motif
de jalousie : c'est alors qu'il rendra ses opinions et son
opposition respectables ; c'est alors qu'il pourra prétendre
à une comparaison avec, l'ancienne opposition.
Jusqu'à présent , tout ce que la comparaison des deux
oppositions me rappelle , c'est la dispute d'un proprié
taire de Honslow , qui avait pour enseigne les deux Pies ,
avec un autre propriétaire qui jugea à propos de prendre
la même enseigne. «Nous sommes les véritables anciennes
» pies , et ce n'est que par dépit que vous avez levé
» votre nouvelle enseigne . » ( On rit. )
La résolution de remerciment passe à l'unanimité.
Kk 4
520 MERCURE DE FRANCE,
·
Nous apprenons , par le Moniteur , qu'une armée
danoise de trente mille hommes est dans le Holstein. Les
gazettes allemandes nous annoncent un corps de Suédois
qui s'avance vers la Poméranie ; on peut y ajouter , sur
la même autorité , une armée prussienne , qui doit occuper
l'embouchure de l'Elbe . Si on veut en croire lord
Hawkesbury , on ne peut être en guerre avec son cabinet
sans avoir à redouter la colère de tout le continent. Les
Russes marchent d'après cela , dans les papiers anglais
pour venir défendre l'Angleterre ; mais l'Angleterre s'occupe
elle-même d'une grande expédition : on parle aussi-tôt
de la maison de Bourbon , et d'une descente sur les côtes de
France. Veut-on savoir des nouvelles de la négociation ? le
roi d'Angleterre ne veut consentir à aucun pourparler ,
qu'au préalable l'électorat d'Hanovre n'ait été évacué.
Cependant deux grands souverains ont eu pendant longtemps
une correspondance intime ; cette correspondance
va faire éclore les plus grands événemens. Enfin une nouvelle
qui est au moins incontestable , c'est que les fonds
publics anglais ont éprouvé , pendant quelque temps ,
une hausse considérable. Telle est la somme des bruits
vrais , faux , douteux , qui nous ont occupés cette semaine
: masse de fumée dans laquelle nous avons à chercher
un peu de lumières.
A commencer par le mouvement de l'armée Danoise "
justifié par la nécessité de lui faire prendre l'air ; son
déplacement n'est pas une démarche aussi indifférente
qu'elle pourrait le paraître. Un souverain a sans doute le
droit de faire parader comme il lui plaît ses armées ; il
peut de même , dans le voisinage d'une des puissances
belligérantes , ou renforcer ses frontières , ou se fier au
respect qu'inspirera son nom . Mais lorsqu'on en est aux
procédés sévères , tout doit au moins être égal entre les
deux partis . Tandis qu'une des puissances belligérantes
recevra par-tout des faveurs , les rigueurs qui devien
dront le partage de l'autre , établiront mal les dispositions
d'une sincère et impartiale neutralité. La cour de
Copenhague étale contre la France toutes ses forces de
terre ; qui sait qu'elle n'étale pas de même contre l'Angleterre
toutes ses forces maritimes ? est-ce du bombardement
du lord Nelson qu'elle a appris à se confier à
l'Angleterre ? ou est-ce à raison de leur dévouement , à
la cause et aux droits des neutres qu'elle croit devoir se
méfier des Français ? On dit qu'elle a laissé passer le
· 52 FRUCTIDOR AN XI .
aurait- elle
Sund à plusieurs vaisseaux de guerre anglais ;
consenti , en faveur de cette puissance seule , à cesser de
regarder ce détroit comme son territoire , et la mer Baltique
comme une mer fermée ? Qui n'admirera ce système
de neutralité désarmée envers l'Angleterre , et armé
seulement contre la France ? Qui n'admirera la politique
de joindre , dans les mêmes circonstances , l'ostentation
de la force à celle de la faiblesse ?
Ce n'est pas , sous ce rapport seul , que la démarche
de la cour de Copenhague mérite d'être considérée.
Personne n'ignore que le Jupiter britannique , non moins
habitué à l'intrigue que celui de l'Olympe , se plaît à
se changer comme lui en pluie d'or . Dans un instant où
les amis soudoyés de l'Angleterre , et les ennemis obstinés
de la France , réunissent leurs efforts pour entraîner
les puissances du continent à une attitude hostile , on dirait
que Copenhague s'est présenté à leurs calculs de la même
manière que Naples , lorsque l'Autriche agitée par deux
partis opposés , balançait dans ses mains le sort du
traité de Campo- Formio . Il importait peu aux agitateurs
de ce temps que le mouvement de Naples fût heureux ;
ils ne demandaient qu'une étincelle pour en faire aussi-tôt
une incendie. Telle est la destinée des puissances secondaires
, lorsqu'elles ont l'imprudence de condescendre
à des démarches dont elles n'ont pas le talent de démêler
la perfidie . Nous doutons que cette fausse mesure ait ,
sous aucun rapport , les résultats qu'on en a espérés. Ses
instigateurs peuvent avoir eu pour objet de faire renforcer
notre armée Hanovrienne , et d'affaiblir par - là
celle de Hollande. Mais il y a grande apparence que
nous saurons déjouer les vues d'une semblable diversion.
Les grands préparatifs de l'expédition anglaise ne sont
pas , à nos yeux , beaucoup plus formidables. Ce qu'on
annonce d'un parti royaliste et d'une descente sur les
côtes de France , est à- la- fois une injure et une absurdité.
Il y a injure à vouloir associer à une perfidie une cause
et des noms respectés. Quelle opinion a-t-on en Angleterre
de ceux qu'on croit attachés à l'ancien état de la France ,
si on pense qu'au premier aspect des ravisseurs de Malte ,
ils vont se réunir à eux pour les aider à s'assurer du commerce
de toutes les nations , et de la domination de toutes les
mers ? Quelle opinion a-t-on de ce parti , si on pense qu'à
chaque insulte qu'il plaira aux nations de nous offrir
il se présentera aussi-tôt pour les accepter ? Aujourd'hui
522 MERCURE DE FRANCE ,
c'est Malte qu'on lui demande ; un autre jour ce sera
peut-être la Belgique ou les départemens du Rhin ; bientôt
ce serait l'Alsace et la Flandre Française. Qui sait s'il ne
faudrait pas ensuite avoir un commissaire Anglais dans
nos ports ! On cite un ancien parti de royalistes. Que
ne cite-t-on aussi beaucoup d'autres partis ! Quelle heureuse
émulation entre tous ces partis , si , pour se relever
ils imaginent de ressusciter la glorieuse ressource de servir
des étrangers ! Ah ! quelque puisse être notre avenir , il
est à nous et entre nous. Le temps est passé où un peuple ,
essentiellement ennemi , pouvait entrer dans le champ de
nos infortunes , recruter nos ressentimens et nos douleurs 2
et leur faire faire feu contre notre pays et contre nousmêmes.
Mais ce n'est point d'un parti ou d'une cause dont l'Angleterre
s'occupe ; c'est d'une ile dans le voisinage de la
Hollande. Il n'y a pas encore long-temps que Dunkerque
était en quelque sorte une propriété anglaise ; après l'avoir
perdue , l'Angleterre avait conservé au moins la Belgique
et la Hollande . Son système est aujourd'hui d'avoir des îles
par-tout : il lui faut Ceylan dans les mers de l'Inde , Malte
dans la Méditerranée , la Zélande dans la mer du Nord ;
qui sait , avec les huit cents hommes qu'on a affecté de
faisser à Copenhague , si les Anglais ne parviendront
pas un de ces jours à s'en emparer , et à faire du Sund , le
pendant de Gibraltar !
La déclaration de lord Hawkesbury relativement à la
probabilité d'une guerre continentale , n'est pas un fait
qui soit sans importance : ce ministre n'a point mis le
parlement dans la confidence des instructions particulières
qu'il peut avoir. Nous avons à douter à cet égard
et point à contester. Il est dans son discours un point qui
offre plus de prise ; c'est relativement à la diminution
des dangers actuels de l'Angleterre , comparativement à
ceux de la guerre précédente . Le noble lord suppute trèsbien
; mais il compte plutôt qu'il ne pèse. Il dit avec
raison , que la France occupe aujourd'hui autant de terrain
avec ses armées ; mais ce qu'il ne dit pas , c'est
qu'il n'y a plus aujourd'hui parmi nous qu'un objet et
qu'une attention ; ce qu'il ne dit pas , c'est la différence
du dévoûment de toute la France et de son énergie. A fran
chement parler , la guerre précédente contre l'Angleterre
n'avait point d'objet précis et déterminé ; on ne savait
des deux côtés pourquoi on se battait. Le temps du
FRUCTIDOR AN XI. 523
rait à tous les Français de voir terminer une latte entreprise
par la révolution et pour la révolution. Aujourd'hui
l'objet est bien connu. Il n'y a point de sophisme
ou d'éloquence qui puisse le déguiser. Tout le monde a lu
le traité d'Amiens , et tout le monde sait où est Malte.
Dans cette situation on ne s'étonna point si , personne ne
compte en France sur la paix , que Malte n'ait été restitué
et le traité d'Amiens exécuté. Ni les forfanteries du lord
Hawkesbury , ni le redoutable appareil de l'armée danoise
, ni même ( ce que nous ne devons pas prévoir , et
ce que nous verrions avec douleur ) la partialité de quelques
souverains abusés ne feront revenir les Français de
cette détermination. Nous ne pouvons savoir si tous les
détails d'une certaine conversation publiée entre le premier
consul et le lord Witworth sont exactement vrais,
nous devons croire qu'il s'y trouve beaucoup de faussetés
; nous y voyons au moins un trait d'une grande vérité
: c'est que le chef de la France n'a pas le pouvoir de
faire une guerre injuste : il aurait encore moins le pouvoir
de faire une paix qui ne serait pas glorieuse.
•
Après cela , s'il le faut, que les charges de la guerre s'aecumulent
, que son fardeau devienne de plus en plus pesant ;:
nous sommes prêts à tout supporter. Nous pouvons parler
à cet égard avec assurance. Que ceux qui veulent donner
Malte à l'Angleterre , voir Marseille détruite , notre
commerce enchaîné , toutes les mers dominées , des commissaires
anglais à Dunkerque et dans tous nos ports
que ceux , en un mot , dont l'ambition est de rendre à leur
patrie la paix de Bretigny ou celle de 1763 , se montrent
et nous désavouent.
1.
2
Avertissement sur le dernier numéro.
Les lecteurs sont priés de rectifier une méprise typographique
qui a eu lieu à la page 471 , et qui a établi de
la confusion entre le discours de M. Wyndham et celui
du général Gascoigne. Le discours du général Gascoigne
est fini à l'alinéa de la ligne 22. Là commence le discours
de M. Wyndham , indiqué à la page 472. A l'alinéa de la
524 MERCURE DE FRANCE ;
page 473 , qui finit par ces mots : Ne craignez - vous pas
que de les accorder aussi indistinctement n'en abaisse le
prix , suit l'alinéa de la page 471 , qui commence par ces
mots : Je passe à un autre sujet....
NOUVELLES DIVERSES.
Constantinople , le 27 juillet .
Abdul- Achal est en pleine possession de la Mecque. Il
assiége Médine dont on croit qu'il ne tardera pas à se
rendre maître. Le pacha de Bagdad a reçu ordre de la
Porte de marcher contre lui . Mais la nécessité de défendre
ses frontières l'a empêché d'obéir à cet ordre .
*
Le pacha de Damas se met en défense ; car il n'y a pas
de doute qu'après la prise de Médine , Abdul ne marche
sur la Syrie.
Copenhague , 20 août.
La nouvelle machine de natation , inventée par le professeur
Pelt , et dont on a fait l'expérience , la semaine
dernière , dans le Sund , a rempli l'attente du public. Le
nageur , à l'aide de cette machine , a traversé ce détroit
depuis Elseneur jusqu'à Helsingborg. Chemin faisant , il a
chargé plusieurs fois un pistolet , et l'a fait partir ; il a
fumé une pipe de tabac , et a mangé , pour prouver qu'il
avait la liberté des bras. La machine est faite de manière
que si celui qui en est revêtu tombe dans l'eau , la tête en
sort sur-le-champ , et conserve toujours une position .
perpendiculaire . Cette machine est en outre solide et durable
, ne pèse que 8 livres , et ne coûte que 3 rixdalers.
}
·
Milan , 26 août.
La république italienne vient d'ordonner la construcFRUCTIDOR
AN XI. 525
tion de deux frégates et de douze chaloupes canonnières ,
qui seront mises , pendant la guerre , à la disposition du
premier consul , ainsi que les troupes de débarquement.
D'Hanovre , le 16 août.
Tout ce qui prend du service dans la légion hanovrienne ,
nouvellement créée , doit prêter serment de fidélité à la
république française , et produire un certificat qui atteste
qu'ils n'ont jamais été repris de justice pour fautes graves.
Déjà plus de trois cents anciens soldats des troupes hanovriennes
s'y sont engagés.
Des lettres de Munster annoncent que les troupes prussiennes
de l'inspection de Magdebourg , qui ont reçu l'ordre
de se tenir prêtes à marcher , consistent en dix bataillons
d'infanterie , douze escadrons de cavalerie et quelques
corps d'artillerie.
Londres , 22 août.
D'après tous les avis que l'on reçoit de l'Ecosse , l'exécution
du bill relatif à la défense générale , a rencontré
beaucoup de difficultés dans quelques provinces de ceroyaume.
Dans l'Augushire, la populace s'est portée à des
actes de violence pour en entraver l'effet , et l'intervention
de la force militaire a été requise par les magistrats pour :
appaiser ces émeutes.
M. Pitt met une grande activité à organiser les volon--
taires sur les côtes de Margate à Douvres ; il n'y a pas de
jour qu'il ne visite l'une de ces villes .
526 MERCURE DE FRANCE,
PARIS.
On reçoit chaque jour des lettres inquiétantes d'Irkande.
-On avait répandu méchamment le bruitSque Jérôme
Bonaparte était caché dans une maison près du château
de Lulworth , dans le comté de Dorset , qui est habitée
par quelques moines émigrés , de l'ordre de la Trappe ,
avec des armes et des munitions. L'affaire devint si sẻ-
rieuse , que deux des principaux magistrats du comté s'y
transportèrent avec une force armée , et ayant examiné
toutes les parties de la maison , ils n'ont rien trouvé qui
pút justifier les vives inquiétudes que l'on avoit conçues.
( Extrait du Morning- Chronicle. )
Le bruit se répand , d'une manière confidentielle ,
que les généraux Pichegru et Dumourier doivent commander
des armées de royalistes en France , qui seront
protégées par dés troupes anglaises dans leurs descentes
sur les côtes de Bretagne , où des mailliers les attendent
pour se joindre à elle. Une armée anglaise fera en mêmetemps
une attaque sur un autre point.
Lady Jerningham , de Cossey , dans le comté de
Norfolk, a proposé de lever et de commander un corps
de 600 femmes pour éloigner les bestiaux de la côte dans
le cas d'une invasion .
― Le vice-amiral Bruix est nommé au commandement
de la flottile nationale , avec le titre d'amiral.
―
Aucun bâtiment anglais parlementaire , paquebot ou
autre , ne pourra être reçu dans les ports de France , comFRUCTIDOR
AN XI. 527
pris entre Brest et l'embouchure de l'Escaut. Les bâtimens
parlementaires seront seuls reçus dans la baie d'Audierne
près Brest.
-
- Il ne sera reçu dans les ports de France aucun bâtiment
expédié des ports d'Angleterre , ou qui y ait touché.
- Il est mis embargo sur tous bâteaux pêcheurs audessus
de sept tonneaux .
Tous les marins qui se livraient à la pêche recevront
une feuille de route pour se rendre dans les ports de
guerre de la république , où ils seront employés et payés
d'après leur grade au service.
wwwwdo
Huit mille courbes et vingt mille pieds d'arbres
propres au service de la marine , seront coupés dans les
bois nationaux de la vingt-cinquième conservation fores
tière.
Les 5000 courbes reconnues exister dans la vingt- quatrième
conservation forestière seront martelées et
coupées pour être mises à la disposition de la marine.
7.
Seront également martelés et coupés , pour être remis
à la disposition de la marine , les 36,000 pieds d'arbres.
reconnus propres au service de la marine dans la vingtquatrième
conservation forestière .
- On vient de faire , sur la Seine , l'essai d'un nouveau
bateau construit sur les dessins donnés par M. Marguerie.
Ce mécanicien a substitué des roues aux rames , et les a
armées d'ailes mobiles qui se déploient dans l'eau , se replient
et sortent avec une vitesse étonnante. On a estimé
la vitesse de ce bateau à cent toises par minute. L'expérience
s'en est faite devant un des préfets du palais , M. Magin
, inspecteur-général de la navigation , et M. Montgolfier.
Ce sayant n'a pu s'empêcher de manifester , par de
528 MERCURE DE FRANCE ,
*
vives exclamations , la satisfaction qu'il a éprouvée pen
dant le temps qu'a duré cet essai important.
34
Un camp pour cent mille hommes va être établi
près Saint Omer. Une autre armée de quatre- vingt mille
hommes sera assemblée le long de la côte .
-Le ministre des finances vient d'adresser aux préfets
un arrêté du gouvernement , en date du 18 thermidor
portant que les chevaliers français de l'ordre de Málte ,
compris dans l'article III de la convention du 24 prairial
an 6 , seront admis à la liquidation de leurs pensions , pour
en être payés intégralement , en conformité de l'art . IV
de ladite convention .
L'intention du gouvernement est qu'il soit pourvu
aux frais de l'État , à la subsistance de ceux des Anglais
détenus sur le territoire de la république , qui seraient
reconnus n'avoir pas les facultés nécessaires pour se la
procurer. Le directeur de l'administration de la guerre
vient de transmettre aux préféts des départemens les vues
du gouvernement à cet égard.
Nous prévenons nos souscripteurs qu'à
commencer du mois prochain , Madame de
Genlis donnera , dans ce journal , des Nouvelles
, des Contes moraux , et la suite des
Souvenirs qu'elle avait l'habitude d'insérer
dans la Bibliothèque des Romans . L'accueil
fait par le public aux ouvrages de Madame de
Genlis , nous dispense de tout autre détail.
REP.FRA
( Nº. CXVI ) 23. FRUCTIDOR an 11 .
( Samedi 10 septembre 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POÉSI É.
Avis aux jeunes gens bien nés , dont le coeur
cherche un coeur qui lui ressemble.
CHANSON.
AIR : Femmes , voulez - vous éprouver , etc.
Vous qui , dès la fleur de vos ans ,
Echauffés d'une pure flamme ,
Cherchez , sans consulter vos sens ,
Une âme digne de votre âine ,
Evitez les chemins battus
Par le vice et par la folie :
Ce n'est qu'au sentier des vertus
Qu'' Émile peut trouver Sophies
La beauté qui charme les yeux ,
N'a souvent qu'un éclat perfide ;
Et tel qui se croit dans les cieux ,
N'est que dans les jardins d'Armide.
Un son de voix plein de douceur ,
Des yeux baissés , un front modeste ,
Quelquefois pour un noble coeur,
Sont le piége le plus funeste.
LI
530 MERCURE DE FRANCE
De l'aimable pudicité ,
Connaissez mieux le caractère :
Belle de sa simplicité ,
Elle plaît sans songer à plaire ;
L'amour s'éveille à son aspect ,
Mais il reste au fond de notre âme ;
Et се n'est que par son respect か
Qu'on ose lui montrer sa flamme.
Mais , pour l'enflammer à son tour ,
Et la subjuguer sans réserve ,
Il faut
que
les traits de l'Amour
Soient lancés des mains de Minerve.
Souvent atteint , jamais vaincu ,
Son coeur s'attend pourtant à l'être ;
Mais l'esclave de la vertu
Pourra seul devenir son maître .
Si l'honneur veut qu'aux champs de Mars
Vous alliez servir la patrie ,
Sous de si nobles étendards ,
Ne ménagez point votre vie.
La fière beauté ne se rend
Qu'au favori de la Victoire ,
Et , pour l'adorer , elle attend
Qu'il soit au temple de Mémoire.
Des Muses aimez la beauté ,
Servez -les d'une ardeur constante :
C'est la seule rivalité
Qui ne blesse point une amante.
Souvent aux amoureux concerts
D'une lyre tendre et plaintive ,
Celle qui nous tient dans ses fers
Se change en une humble captive .
Les talens aux vertus unis ,
La sagesse jointe au courage ,.
FRUCTIDOR AN XI. 531
Mieux que les charmes d'Adonis
Embelliront votre visage.
Aux
yeux ,
Craignez peu vos brillans rivaux :
dont l'éclat vous enflamme ,
Vous aurez les traits les plus beaux ,
Si vous avez la plus belle âme.
A l'auteur de la chanson précédente ; par une Demoi
O
vous ,
"
selle inconnue .
MÊME A Ì R.
dont la sage raison
Par le sentiment embellie ,
>
Aux jeunes gens donne leçon
Pour bien connaître une Sophie ;
Daignez aussi guider mon coeur
Dans le choix le plus difficile
Et , pour assurer mon bonheur ,
Faites-moi connaître un Emile .
"
Je le cherche depuis long-temps ;
Mon coeur le désire sans cesse.
Je vois s'écouler mon printemps ,
Sans pouvoir fixer ma tendresse.
De nos aimables jeunes gens
Les beaux feux n'ont rien qui m'enflamme.
Leurs discours me semblent charmans ,
Mais ne vont pas jusqu'à mon âme.
Cependant du besoin d'aimer
Je sens la vive impatience ;
Mais il faudrait , pour me charmer,
Vertu , raison , amour , constance.
De cet objet de tous mes voeux
Dépend le bonheur de ma vie.
Voulez-vous faire deux heureux ?
Donnez un Emile à Sophie.
LI 2
53 MERCURE DE FRANCE ,
1
Réponse à la Demoiselle inconnue.
ENTRE l'hiver et le printemps
Montrez-moi quelque sympathie
·
Si vous voulez qu'en cheveux blancs
J'ose adorer une Sophie ;
Mais plutôt cessez d'enflammer
Un coeur déjà trop misérable.
J'ai tout encor pour bien aimer ;
Je n'ai plus rien pour être aimable.
Si j'avais encor mes vingt ans ,
Dieux avec quelle ardeur brûlante ,
J'irais offrir un pur encens
A cette vertu qui m'enchante.
-Quoi , pour un objet inconnu.....
( Elle peut n'être pas jolie ... )
-Ah ! la beauté c'est la vertu.
Il n'est point de laide Sophie.
}
7
Si , par un goût trop peu commun
Vous préférez , charmante fille ,
De la rose le doux parfum ,
Au vain éclat dont elle brille ;
Nos deux coeurs pourront se lier
Des noeuds d'une amitié constante.
Je vous offre un vieux jardinier
Pour soigner une jeune plante.
Réplique de l'inconnue.
Mon choix est fait et je m'y tien.
Fussiez -vous un octogénaire .
Pour un coeur fait comme le mien
Savoir aimer , c'est savoir plaire.
Qu'importe que la main du temps
Sur vous se soit appesantie ?
Sénèque , à soixante-dix ans ,
Eut dans Pauline une Sophie.
FRUCTIDOR AN XI. 533
Elle sembla n'avoir des sens
Que pour mieux goûter la sagesse ,
Et des roses de son printemps
Voulut couronner la vieillesse .
Son exemple me sert de loi ;
Au même sort je me destine.
Vous êtes Sénèque pour moi ;
Pour vous je veux être Pauline .
ENIGM E.
Sous le règne des rois , on me vit sur les lys :
Chassé du temple de Thémis ,
Je servis la patrie , et pour la république
Je répandis par-tout l'épouvante et la mart ;
Malgré ce changement , par un bizarre sort ,
J'ai toujours habité mainte et mainte boutique :
Sans que tu sois marchand , je suis en ta maison ;
Pour la rendre solide , il faut que je sois bon.
Si cela , cher lecteur , n'éclaircit pas mon être ,
Je ne dis plus qu'un mot , et tu vas me connaître :
Chez les Hanovriens le Français avec moi
A paru ; sur- le-champ il a donné la loi.
Par M. GRAND - MOULIN.
LOGO GRYPHE
Je suis un animal existant sur la terre ,
Et qui semble créé pour ton utilité ;
Tantôt doux et craintif , tantôt méchant , colère ,
De toi je suis chéri , très-souvent redouté ;
Entreprends-tu , lecteur , un pénible voyage ,
Tout mon être est à toi ; par -tout je suis tes pas ;
A travers les périls mon corps t'ouvre un passage ,
par fois ma valeur te dérobe au trépas. Et
Mais , chut, chut ! je me tais ; car trop parler , peut-être,
LI 3
534 MERCURE DE FRANCE ,
Facilement par toi me ferait deviner .
Pour finir , cependant , que suis-je ? Tout mon être -
Repose sur cinq pieds... Veux-tu me démembrer ?
A tes yeux s'offrira la place où , jour et nuit ,
Le corps las des travaux que très - souvent j'endure ,
Je viens me reposer ; et pour moi , ce réduit ,
Quoique simple , de l'air me fait braver l'injure .
Je pourrais bien , lecteur , t'en dire davantage ;
Mais n'en voilà que trop ; tu me connais , je gage.
Par le C. DES.
CHARA D È,
QUAND le soleil quitte notre hémisphère ,
Mon premier , de ses feux , vient éclairer la terre ,
Aimes-tu le silence , un réduit solitaire ,
Ce n'est point dans mon dernier ,
Lecteur , qu'il faut l'aller chercher.
Pour mon entier , de glorieuse mémoire ,
Il est gravé dans le coeur des Français ;
Il est inscrit au temple de la Paix ,
Au bas du nom du fils de la Victoire .
CASIMIR de F... âgé de treize ans.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le not de l'Enigme est la lettre E.
Celui du Logogryphe est Philosophie, où l'on trouve
Sophie , Pope , Sophi , Po , oie , pie , loi , sole , Pise,
Le mot de la Charade est Pentecôte,
FRUCTIDOR AN XI. 535
Idylles , ou Contes champêtres ; par madame
Petigny; deuxième édition . Deux vol. in - 18 .
Prix , 2 fr . 50 cent. , et 3 fr . franc de port. A
Paris , chez Gide , libraire , quai Malaquais ;
et chez le Normant , imprimeur -libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , vis-à-vis
le petit portail , nº . 42 .
Es CES idylles sont l'ouvrage d'un enfant . Madame
Petigny n'était encore que Mlle . Rose , lorsqu'elles
furent publiées en 1786. On les fit voir au célèbre
Gessner , qui y retrouva quelque chose de sa manière
et de son âme ; et il en fut si touché , qu'il
crut ne pouvoir mieux témoigner son estime et
sa tendresse pour cet ingénieux enfant , qu'en l'appelant
sa petite-fille . Elle était bien digne de ce
nom , et il lui restera . Ceux qui ont publié cette
seconde édition des ouvrages , ou plutôt des amusemens
de son enfance , sollicitent pour elle l'indulgence
du public. Le public n'aura que de l'admiration
pour son naturel et pour la beauté de ses
sentimens . On ne cherchera pas dans ces petites
productions l'art ni la force poétique ; ce sont des
chants pleins de douceur et de naïveté ; ce sont des
peintures de la campagne , telle qu'on la voit dans
les premiers jours de la vie , qui en sont assurément
les plus beaux .
· •
Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
Prima fugit.
On peut dire que les talens précoces qu'on
voit briller dès l'enfance ont quelque chose qui
paraît inspiré Non sine dis animosus infans.
Mlle. Rose ne pouvait manquer de l'être dans un
sujet qui convient si bien à son sexe et à son âge ;
c'est l'âge où l'on aime la campagne et où on la
L14
-
536 MERCURE
DE FRANCE
,
loue de bonne foi . Dans ce genre , comme dans
tous les autres , il n'y a de louanges agréables que
celles qui partent du coeur. Celles de notre jeune
auteur plairont par cette effusion même ; et j'ose
assurer que ses Idylles charmeront les connaisseurs
délicats , moins par les traits de poésie dont elles
sont ornées , que parce qu'elle y a répandu toute
la candeur , toute l'innocence et toutes les grâces
de cet heureux âge , qui n'est que vérité et sentiment.
Il serait malheureux que notre nation perdit le
goût de ce genre de poésie qui porte l'âme aux
inclinations douces et paisibles. Les Eglogues de
Virgile ouvrirent le beau siècle d'Auguste ; elles
adoucirent cet homme qui avait signé tant de pros
criptions ; elles firent triompher un pauvre cultivaleur
de la tyrannie des soldats qui avaient élevé
leur maître à l'empire du monde : c'était une
conquête bien surprenante que les lettres faisaient
sur la barbarie . Vous me direz que les flatteries
élégantes dont Virgile sema ses Bucoliques contribuèrent
à ce prodige , bien plus que les descriptions
champêtres où il parle des excellens fromages
qu'il envoyait à Rome , et qui étaient très- mal
payés , comme il le dit lui-même dans la plus belle
poésie du monde :
་
Quamvis multa meis exiret victima septis ,
Pinguis et ingrate premeretur caseus urbi ,
Non unquam gravis are domum mihi dextra redibat.
Ce sera toujours une chose bien singulière que
cet Octave qui , après les horreurs du Triumvirat ,
ne pouvait guère être soupçonné d'avoir un coeur
un peu sensible ; que ce maître absolu d'un Empire
huit fois plus grand que les premiers Etats de
Europe , ait daigné écouter un jeune laboureur
qui venait à la cour redemander le champ de son
père à ceux même qui l'en avaient dépouillé . Vous
FRUCTIDOR AN X I. 537
savez que depuis la vigne de Naboth jusqu'au
royaume de Tippoo-Saïb , il a toujours été bien
difficile de rentrer dans ses propriétés ; vous n'ignorez
pas avec quelle complaisance stérile les gens
puissans reçoivent les éloges des gens de lettres,
Comment donc Virgile , tout Virgile qu'il était ,
se fit-il écouter de l'empereur? comment vingt
courtisans ne lui barrèrent - ils pas le chemin ? comment
les gens de guerre souffrirent- ils l'insolence
d'un poète , qui prétendait se faire restituer un bien
confisqué à leur profit ? comment ne se trouva- t-il
pas un huissier du palais pour rebuter ce campagnard
mal-appris ? Un villageois demander justice
à la cour , et l'obtenir ! c'est assurément là une
des circonstances les plus étranges de l'histoire . Je
ne connais rien qui fasse plus d'honneur aux lettres ,
et même à Auguste , quoiqu'on en puisse dire ; ou
si l'on veut que ce trait d'équité appartienne à ses
ministres et à ses favoris , à Pollion , à Mécène , la
chose n'en sera que plus admirable ; car la bonté
et l'affabilité sont encore moins rares dans le premier
rang que dans le second ; et pour parler d'une
manière géométrique des grandeurs de ce monde ,
on peut dire que la hauteur et l'insolence sont en
raison inverse de la dignité .
Si madame Peligny avait plaidé la cause de
la justice et de l'infortune dans ses Idylles , elle eût
mérité le même triomphe que Virgile. Je ne dis
pas pour cela qu'elle l'eût obtenu : elle a plaide la
cause des moeurs par la délicatesse et la pureté de
ses sentimens son exemple doit faire impression .
Une jeune femme qui chante la vertu a droit de
la faire aimer ; c'est au moins une leçon bien noble
qu'elle donne à ces écrivains malheureux qui spé,
culent dans leurs ouvrages sur la dépravation pu
blique , et obtiennent par le scandale un succès
qui les déshonore.
538 MERCURE DE FRANCE,
Ces Idylles ne sont pas toujours , je l'avoue , dans
le goût et dans le style de l'antiquité ; mais une
peinture peut plaire , quoiqu'elle ne soit ni dans
Théocrite , ni dans Virgile . Par exemple , il est
bien rare que Théocrite ne peigne pas , dans ses
Pastorales , le lieu de la scène où il place ses bergers
: mais d'un seul trait , et comme un homme
qui craint de donner carrière à son imagination
il dit , dans la première : Le pin qui borde ces
fontaines agite son feuillage avec un doux frémissement.....
Viens sur le penchant de cette colline
, à l'ombre de ces bruyères , tu joueras de la
flute...... Et dans la cinquième : Viens t'asseoir
à l'entrée de ce bois ; une onde fraiche y serpente,
le gazon nous offre un lit de verdure , et le chant
des cigales nous excite au combat.…….. ( 1 ) . On
voit combien cette simplicité est grande ; et Virgile
dit de même :
Tantum inter densas , umbrosa cacumina , fagos ,
Assidue veniebat. •
Forte sub argutá considerat ilice Daphnis ...
Compulerantque greges.
Et tout de suite il passe au sujet . Cette brièveté
est judicieuse ; car forsqu'un poète me met sous
les
yeux deux interlocuteurs , je suis plus curieux
d'apprendre ce qu'ils ont à se dire , que de savoir
dans quel endroit et sous quel arbre ils s'entretiennent.
Il m'importe peu que ce soit sous un chêne ou
un tilleul , dans un pré ou au bord d'une rivière.
Cependant , madame Petigny , qui a suivi la
manière de Gessner , s'est étendue bien davantage
sur ces ornemens accessoires . Elle commence
presque toujours par dessiner un paysage qu'elle
anime par toutes les circonstances de la saison ,
(1 ) Traduction de M. Geoffroy.
FRUCTIDOR AN XI. 539
du temps , de l'heure du jour , et qu'elle peint ,
tantôt avec les couleurs du matin , tantôt avec.
celles d'une belle soirée . Elle y mêle quelque détail
des usages et des occupations de la campagne;
ces petits tableaux sont pleins d'agrément , et je
ne vois pas en quoi ils manqueraient de goût ;,
car , dans ces descriptions , c'est toujours le poète '
qui parle et qui rend compte des impressions
qu'il éprouve , avec une imagination qui doit être
ornée . Le morceau suivant donnera quelqu'idée
de sa manière :
»
»
« On commençait à respirer un air plus frais ,
après la chaleur accablante du midi : un léger
zéphir , qui venait de s'élever du couchant ,
balançait doucement , et la cime des arbres , et
» les oiseaux qui chantaient dans le feuillage . Le
» soleil , à demi- caché derrière les collines , éclai-
» rait la campagne d'une lumière douce , mêlée
» d'une légère teinte de pourpre. D'un côté , une
» troupe de laboureurs rentrait dans le village , en
» s'entretenant de leurs travaux et de leurs espé-
» rances ici , des faneurs et des faneuses , le rateau
» sur l'épaule , quittaient le pré où la meule s'éle-
>> vait en triomphe , couronnée d'un bouquet
» de fleurs des champs. Ils se poursuivaient à la
» course ; ils riaient et poussaient des cris de joie.
» Les pasteurs et les bergères s'assemblaient auprès
» du hameau . Leurs nombreux troupeaux cou-
>> vraient toute la campagne.... etc. »>
Si les anciens poètes bucoliques n'offrent pas
de ces descriptions , ce n'est pas assurément que la
richesse de l'imagination leur ait manqué. Quand
ils veulent être peintres , personne ne l'est plus
qu'eux . Théocrite n'est même quelquefois que
trop riche et trop fécond , comme on le voit dans
le morceau de la coupe ; et si Virgile paraît l'être
moins , on sent que c'est économie et non pas di-
3
540 MERCURE DE FRANCE ,
sette, Je crois que les modernes seraient mal venus
à leur disputer le prix des beautés poétiques ; mais
pour les beautés morales , et les choses de sentiment
, ils l'emportent sans difficulté . C'est un avantage
que les idées et les moeurs actuelles de la société
ont dû naturellement leur donner. Les bergers
de Théocrite sont quelquefois plus grossiers
que les animaux qu'ils conduisent. Les héros d'Homère,
qui se traitent de chien et d'ivrogne , sont
polis en comparaison ; et ces injures héroïques ne
sont que des douceurs auprès des galanteries qu'ils ,
se disent et qu'ils se font . En un mot , il y a des
endroits qu'il est impossible de traduire en français
, et qu'on ne saurait même voiler avec tout
l'art imaginable . Cependant Virgile en a conservé
précisément les traits les plus choquans , et il n'a
fait que les embellir et les égayer .....
Et quo , sed faciles nymphæ risere , sacello.
Il faut avouer que c'est une facilité un peu
étrange que celle de ces nymphes qui sourient au
spectacle de la luxure la plus effroyable . Les détracteurs
des anciens triomphent de ces passages ;
ils les accusent d'avoir manqué d'art autant que de
pudeur , parce que l'imitation poétique doit rejeter
toute image ignoble et obscène. Ceux qui répondent
à cela qu'ils ont peint la nature , et que leur
simplicité vaut peut-être mieux que nos dégoûts ,
me paraissent n'entendre ni la question , ni l'intérêt
de ceux qu'ils défendent ; car il ne s'agit pas de
savoir s'ils ont péché contre la morale , dans les
passages qui nous scandalisent , et s'ils ont eu en
cela moins de délicatesse que nous cela ne peut
pas faire la matière d'un doute . Mais s'imaginetron
que Virgile ait blessé le goût et la décence
aux yeux de sa nation ? Croit- on que si les Ro--
mains. avaient eu les idées que nous avons , ce
FRUCTIDOR AN XI. 541
poète qui avait tant de jugement , se fût exposé à
passer pour un cynique effronté ? C'est ce qui ne
paraît pas vraisemblable. Il faut se persuader que
les traits qui nous révoltent chez lui comme chez
Théocrite , étaient faits pour plaire à la cour de
Syracuse et à Rome. Le Formosum pastor ne faisait
que représenter un vice très -commun. Nous
voyons assez , par ce que nous rapporte Suétone ,
qu'il n'y avait rien la qui pût étonner Auguste.
Non-seulement les moeurs privées , mais les moeurs
publiques étaient extrêmement débordées , et les
infamies qui se commettaient en plein théatre ,
montrent à quel point la nation savait peu se respecter
elle-même. Il se peut que , parmi nous , les
moeurs de quelques particuliers ne vaillent pas
mieux que celles des Romains ; mais outre que les
moeurs générales de l'Europe sont plus pures , la
règle de ces moeurs est tellement fondamentale ,
elle conserve un tel empire sur les coeurs les plus
emportés , que quand bien même tout le monde
pratiquerait le vice en particulier , il n'y a personne
qui en souffrit l'image en public. C'est cette règle
de décence et de perfection si austère qui a été la
source de ce beau moral , de cette nature nouvelle,
de ce sublime de pensée et de sentiment , de ces
rafinemens singuliers dans le devoir et dans la
vertu , enfin , de cette élévation d'âme et de ces dé
licatesses du coeur que les anciens n'ont pas connus.
" On n'en trouve aucune trace dans leur théâtre , ni
dans leurs autres poésies , et je crois que c'est en
cela que les modernes ont une supériorité incontestable.
C'est par-là que Gessner a fait de l'Idylle un
poëme si moral et si touchant : ses bergers sont les
vrais enfans de l'âge d'or , et ceux de mademoiselle
Rose sont de la même famille . Ce sont des modèles
de piété filiale , d'amitié , de tendresse , et même
542 MERCURE DE FRANCE,
"
1
de cette politesse de coeur qui n'est pas incompa
tible avec la simplicité pastorale. Serait - ce donc
une raison d'estimer moins ces charmantes productions
, parce qu'elles n'offrent que des images
gracieuses et des sentimens honnêtes ? Elles peignent
la nature en beau ; mais cette beauté
touche les coeurs les plus corrompus. On envie
cette félicité de la vertu on sent qu'on serait
heureux d'avoir de tels sentimens . Peut- être ne
manquerait-il rien au naturel de ces compositions
, s'il y paraissait quelquefois une plus grande
connaissance des choses de la campagne ; c'est
une réflexion que fait Pope , et qui est trèsjuste
: Nothing more conduces to make these composures
natural , than when some knowledge in
rural affairs is discovered ( Discourse on pastoral
poetry ) . Dans cette vue , j'oserai conseiller à ceux
qui cultivent ce genre de poésie d'y joindre l'étude
de la botanique selon le système de Linnée , et
de prendre quelques leçons d'agriculture , non pas
dans le journal économique de Boudet , comme
l'homme aux quarante écus , mais à la campagne .
:
3
4
Je ne sais si je dois louer madame Petigny d'avoir
donné à quelques-unes de ses idylles autant
d'intérêt , de vivacité et d'agrément qu'un conte
peut en avoir si c'est un défaut , c'est un défaut
bien séduisant ; madame Petigny n'aura jamais le
malheur de s'en corriger ; il n'est pas donné à tout
le monde de pécher aussi agréablement contre les
règles . Un critique un peu dur trouverait sans
doute qu'il y a trop d'expression et de pathétique
dans quelques endroits de ces contes champêtres ;
eh bien ! je vais tàcher de m'endurcir , et je critiquerai
ces morceaux comme J.-J. Rousseau critiquait
la musique française en allant pleurer à .
Orphée.
CH . D.
FRUCTIDOR AN XI. 543
VARIÉTÉ s.
Notice sur DE BELLOY ( 1 ) .
Pierre-Laurent Buirette de Belloy naquit à Saint- Flour
en Auvergne , le 17 novembre 1727 , d'une famille ancienne
et distinguée par une longue probité. Ayant perdu
son père à l'âge de six ans , il fut élevé par un oncle
paternel , avocat au parlement de Paris , homme d'une
bonté parfaite à l'égard des siens , et cependant d'une
sévérité excessive lorsqu'il croyait rencontrer l'ingratitude
où il avait droit d'attendre de la reconnaissance.
M. de Belloy fit ses études au collége Mazarin , avec
le plus grand succès : un jugement droit , une mémoire
extraordinaire , beaucoup d'aptitude au travail , unie à un
caractère réservé , laissaient espérer à son oncle qu'il se
distinguerait un jour au bareau ; ce fut à cette profession
qu'il le destina . Cet avocat célèbre qui lui-même avait
des enfans , et qui sans doute ne faisait
que peu d'estime
des lettres considérées comme moyen d'existence , s'opposa
constamment aux dispositions que son neveu annonçait
pour la poésie. Le jeune de Belloy se cachait pour
faire et déclamer des vers ; mais comme il est impossible
de dissimuler un goût qui , dans la jeunesse , a souvent
toute la force d'une passion , il suffisait de l'écouter parler
pour être convaincu que ses plus douces comme ses plus
profondes réflexions l'entraînaient au théâtre. Incapable
( 1 ) Cette Notice , qui nous a été communiquée par l'auteur , fait
partie du 5º . volume du Répertoire du Théâtre Français , dont la
première livraison , en 3 volumes in-8 ° . , et du prix de 18 fr . 50 c . ,
et 23 fr. par la poste , se trouve chez Periet , libraire , rue de Tournon ,
n. 1133 , et chez le Normant, rue des Prêtres Saint-Germain -l'Auxerrois
, n. 42 , vis-à-vis l'église .
( Nous renvoyons pour de plus grands détails au numéro de samedi
dernier. )
544 MERCURE DE FRANCE ,
de supporter une contrainte dont il ne voyait pas le terme ,
il abandonna la maison de son bienfaiteur , et sous le nom
de Dormont de Belloy qui lui est resté , il s'expatria , joua
la comédie dans plusieurs cours du Nord , et ne se fixa
long-temps qu'en Russie.
M. de Belloy a prouvé qu'avec des vertus on peut manquer
à ses devoirs , et qu'avec un caractère élevé il ´est
possible de se résoudre à embrasser un état qui de tous
paraît le plus incompatible avec la fierté . Il était jeune .
Il se fit chérir par son esprit et respecter par la pureté
de ses moeurs ; toute sa vie , il porta le regret d'avoir
manqué à la reconnaissance qu'il devait à un oncle qui
dès ce moment , devint son ennemi.
Un désir insurmontable de gloire tourmenta M. de
Belloy dès sa plus tendre jeunesse ; on doit regretter queles
circonstances l'aient forcé de prendre une route si pės
nible et si détournée pour arriver au but qu'il s'était proposé
il lui en coûtă la santé et le bonheur. Ce fut pour
éviter un désagrément à sa famille qu'il changea de nom ,
car il ne se dissimulait pas les conséquences de la résolu
tion qu'il prenait. Il abandonna à sa mère la faible portion
qui lui revenait dans l'héritage de son père , et cette femme
respectable , qui vécut assez pour voir les succès de son fils ,
prouva en mourant qu'elle ne lui avait pas vendu le pars
don accordé dès le premier jour de sa fuite ; elle eut soin
de placer chaque année le modique revenu de la part que
son fils lui avait légué en partant , et lorsque M. de Belloy
eut le malheur de la perdre , il s'aperçut avec attendrissement
qu'elle n'avait accepté ses dons que pour les lui
Conserver.
Il passa plusieurs années à la cour de Pétersbourg , sous
le règne de l'impératrice Elisabeth à laquelle il adressa
souvent des vers que l'éditeur de ses oeuvres nous a conservés
, et qui font plus d'honneur à M. de Belloy comme
Français que comme poète . En effet , presque toujours ces
vers célèbrent un événement qui intéresse également la
France et la Russie , et jamais l'auteur ne dissimule la préférence
FRUCTIDOR AN XI. 545
férence qu'il accorde à sa patrie. Loin de ressembler à ces
faiseurs de systèmes qui , jouissant à Paris de tous
charmes de la société , qui , comblés des grâces de la gour
et mille fois mieux accueillis des grands qu'ils ne netaient
de l'être , ne parlaient de la France qu'avec mépris ,
et des nations étrangères qu'avec admiration ; loin de res
sembler à ces riches étourdis qui ne parcouraient l'Eu
rope que pour y mettre leur frivolité en spectacle , et pour
en rapporter de nouveaux ridicules qui trouvaient bientôt
de nombreux imitateurs , M. de Belloy , pauvre et
comédien , sut toujours faire respecter le nom français ;
transfuge lui-même , il avertissait cependant les étrangers
de ne point nous juger par cette foule d'intrigans qui
vont chercher au loin la fortune , ou cacher la honte qu'ils
ont mérité dans leur pays : « La France , leur disait-il , ne
» vous envoie que les sujets qu'elle n'a pas intérêt de conserver
, ou si le mécontentement la prive malgré elle
» de citoyens utiles , si quelque erreur politique l'engage
» à s'en priver elle-même , vous en serez instruits par la
» renommée : profitez alors de nos fautes , tandis que j'en
» gémirai ; mais ne jugez pas de la France par des sujets
» obscurs ou coupables qu'elle désavoue , et qui , après
» avoir surpris un moment votre estime , vous forceront
» au mépris ou même à la sévérité . » Ces vers du Siége
de Calais sont sortis du coeur de M. de Belloy :
Ah ! de ses fils absens la France est plus chérie ;
Plus je vis l'étranger , plus j'aimai ma patrie .
Combien de fois n'ont -ils pas été prononcés depuis avec
amertume !
En 1758 , il quitta la Russie pour venir à Paris faire
jouer sa tragédie de Titus , imitée de Métastase , qui luimême
avait composé sa pièce d'imitations de scènes françaises.
Jamais peut-être aucun auteur ne mit de plus chers
intérêts sur les chances d'une représentation . Un succès ,
en ranimant toutes les espérances de M. de Belloy , lui
aurait permis de rester dans sa patrie , de l'aveu même de
M m
546 MERCURE DE FRANCE,
son oncle qui , en possession d'une lettre de cachet , était
obligé de n'en point faire usage tant que son neveu ne
monterait point sur la scène comme acteur : une chute , au
contraire , le privait de toutes ressources , et le renvoyait
comédien dans un climat contraire à sa santé . Si on n'oublie
pas combien M. de Belloy chérissait sa patrie et la
gloire , on se fera une idée de tout ce qu'il dut souffrir en
voyant le public repousser son premier essai . On suppose
que son oncle contribua à accélérer la chute de cette tragédie
; et l'auteur , qui restait inconnu même à ses anciens
amis , qui par conséquent n'avait ni protecteurs ni partisans
, ne put rien opposer à la cabale , en admettant qu'il
y en eût une. Lá fierté de son âme fut sa seule ressource ;
malgré les instances des comédiens , il ne voulut pas tenter
le sort d'une seconde représentation , et il rétourna en
Russie remplir les engagemens qu'il avait contractés.
1
M. de Belloy défendit sa pièce , dans une lettre qu'il
adressa à M. de Voltaire ; mais toutes les raisons qu'un
auteur trouve avec abondance pour justifier ses conceptions
, ne peuvent faire illusion sur le défaut principal de
cette tragédie . Titus est plus que clément , il est faible ;
et M. de Belloy aurait dû savoir que si tous les coeurs
applaudissent , dans Cinna , à la clémence d'Auguste ,
c'est que tous les esprits se rappellent qu'Auguste savait se
venger , et d'une manière terrible . Si Emilie pousse Cinna
au meurtre d'Auguste , sa main doit être la récompense
du meurtrier triomphant ; dans la supposition contraire ,
elle mettra sa gloire et son bonheur à périr avec lui .
Vitellie , au contraire , aime Titus qui n'en sait rien
c'est par jalousie qu'elle médite de le faire assassiner , et
elle confie le soin de ce meurtre à un homme qui est
amoureux d'elle , mais qu'il lui est impossible de payer
de retour ; combinaison fausse , qui empêche de s'intéresser
à aucun personnage , parce qu'il n'en est aucun qui ,
même en accomplissant tout ce qu'il médite , puisse arriver
à un résultat qui satisfasse le spectateur. Ajoutons
qu'entre Titus et Cinna il y a cette grande différence théâ-
;
FRUCTIDOR AN XI. 547
trale , que dans Titus on ne sait où aboutirait
le succès
de la conspiration
, et que dans Cinna
il n'est question
de
rien moins
que de rétablir
cette immense
et vieille
république
romaine
, dont les souvenirs
sont encore
récens.
Au reste , la tragédie
de Titus est écrite avec pureté
, sovent
même
avec élégance
, et fait regretter
que M. de
Belloy
ait été assez infortuné
pour ne pouvoir
suivre , dès
ce moment
, une carrière
dans laquelle
il devait s'illustrer
.
La scène entre Titus et son favori
qui a conspiré
contre
lui , est fort belle , et les amateurs
des lettres
en ont retenu
ces vers imités de Métastase
, mais que le traducteur
a embellis
.
Siam'soli , il tuo sovrano
Non è presente ; apri il tuo core a Tito ,
Confida all' amico ; io ti prometto
Qu'Augusto nol' sapra.
Nous sommes seuls ici ; César n'y veut point être ;
Ne vois qu'un tendre ami , ose oublier ton maître ;
Dans le fond de mon coeur viens épancher le tien ;
Sois sûr qu'à l'empereur Titus n'en dira rien .
La mort de son oncle permit à M. de Belloy de revenir
à Paris plutôt qu'il ne s'y attendait ; le souvenir des bienfaits
qu'il en avait reçus , lui eût fait désirer de n'y rentrer
jamais à ce prix ; car il ne fut point ingrat . Il était persuadé
d'ailleurs que son oncle n'avait jamais cessé de
l'aimer , et que dans les persécutions qu'il lui suscita , le
chagrin de l'espérance trompée l'animait plus que tout
autre sentiment.
Dans son premier voyage à Paris , M. de Belloy avait
eu plus d'une occasion de remarquer que le goût du public
s'éloignait de cette noble simplicité qu'on admirera éternellement
dans Corneille et dans Racine ; le développement
des passions ne suffisait plus à des spectateurs blasés ,
et les auteurs trouvaient plus facile d'accumuler des coups
de théâtre que des beaux vers . On oubliait que les coups
de théâtre n'ayant de mérite que celui de la nouveauté ,
puisque leur effet dépend de la surprise , il arriverait que
.
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
1
les faiseurs de pantomimes et de mélodrames useraient
promptement ce ressort , et parviendraient , ainsi qu'on
peut s'en convaincre aujourd'hui , à mettre toutes les
grandes situations de toutes les tragédies modernes dans
une pièce des boulevards ; au lieu que les beaux vers et
le développement des passions ne vieillissent jamais .
Dans sa tragédie de Zelmire , M. de Belloy se conforma
au goût du public de son temps ; aussi obtint- il le succès
le plus décidé ; l'impression fut si forte à la première
représentation , qu'un spectateur avertit un des personnages
en scène qu'il se trompait en prenant son assassin
pour son libérateur , et son épouse pour son assassin . Nous
le répétons , ces surprises , ces effets qui dépendent entièrement
d'un jeu de théâtre , sont usés aujourd'hui , même
pour le peuple , et c'est ce qui rous a engagés à ne point
admettre dans ce recueil , Zelmire , qui ne roule que sur
un fracas d'événemens bizarres appuyés sur des suppositions
incroyables. Toutes ces pièces , qui finiraient à chaque
scène si un seul des personnages s'avisait de dire ce qu'il
doit raisonnablement penser dans la situation où il se
trouve , ne passeront jamais à la postérité , quoique souvent
les contemporains leur prodiguent des applaudissemens
d'abord refusés à Athalie.
Le succès de la tragédie de Zelmire fut trop brillant
pour que l'auteur pût rester caché sous le nom qu'il avait
pris on connut sa famille , ses torts , ses malheurs , ses
qualités dignes d'un meilleur sort , et plusieurs seigneurs
voulurent se l'attacher . M. de Belloy oublia qu'être homme
de lettres c'est avoir une qualité et non un état , et que la
prétendue indépendance d'un poète sans fortune est peutêtre
le plus dur de tous les esclavages ; il refusa cette aisance
qu'il aurait trouvée dans la maison d'un protecteur qui , en
lui donnant un titre , ne cherchait suivant l'usage qu'une
occasion de lui être utile. Les événemens lui prouvèrent
qu'il avait fait un faux calcul. L'inquiétude continuelle
du lendemain lui fut mille fois plus pénible que n'aurait
pu l'être pour lui le travail léger attaché au secrétariat
FRUCTIDOR AN XI. 549
d'un grand seigneur , puisque ces secrétariats n'étaient et
ne pouvaient guères être que des bénéfices sans charge . Il
est toujours malheureux d'être réduit à fonder son existence
sur les productions de son esprit ; mais quand on se
livre à un pareil sort par choix , il faut du moins savoir le
supporter sans murmure : M. de Belloy ne se plaignit
jamais .
T
Le maréchal de Duras , désirant le servir selon ses
goûts , lui donna l'idée de traiter le Siége de Calais , sujet
digne d'être proposé par un ancien Français à un auteur
qui ne mettait que la gloire de sa patrie au- dessus du
besoin d'une grande gloire personnelle . Les représentations
de cette tragédie font époque dans la politique plus encore
dans la littérature .
que
Depuis long-temps une secte qui gouvernait l'opinion
publique , s'occupait sans relâche de tourner l'admiration
nationale vers les étrangers , et de jeter du ridicule sur
toutes nos institutions ; les hommes qui , par leur naissance
et leurs places , étaient intéressés à s'opposer à cette
fausse direction de l'esprit public , la secondaient avec un
zèle vraiment inconcevable ; un faux enthousiasme pour
l'humanité entière brisait les liens qui attachent l'homme
à sa famille et le citoyen à son pays ; l'héroïsme militaire
n'était pas même à l'abri de la raison de ce temps- là , et
c'était une chose à-peu-près convenue , qu'à moins d'être
Grec , Romain ou Anglais , c'était une folie que de se
piquer de sentimens généreux . La tragédie du Siége de
Calais alla chercher au fond des coeurs tout ce qu'il y
avait encore d'amour de la patrie ; les Français paraissaient
à-la-fois enchantés et surpris de retrouver en eux une
admiration pure pour l'héroïsme de leurs ancêtres , et cette
vive admiration leur faisait sentir qu'ils n'étaient pas aussi
dégradés qu'on avait essayé de leur faire croire . Les militaires
sur-tout se firent un point d'honneur de protéger
cette tragédie ; on la joua dans tous les corps ; les soldats
en déclamaient les plus beaux vers ; elle fut représentée
au Cap-Français , où M. le comte d'Estaing la fit imprimer
Mm 3
550 MERCURE DE FRANCE,
et distribuer gratis ; en un mot , l'enthousiasnie fụt tel ,
qu'on ne permettait aucune discussion sur le mérite littéraire
de l'ouvrage , et , politiquement , les enthousiastes
raisonnaient mieux que les critiques. Mais les apôtres de
la philosophie moderne ne perdirent pas courage ; ils savaient
, par expérience , que des écrits peuvent changer le
caractère d'une nation , en détruisant peu-à-peu les anciennes
bases de la morale , en donnant à chacun le courage
de se livrer à ses passions et de les justifier , tandis que
les
plus belles tragédies du monde ne rétablissent rien quand
une fois les moeurs sont perdues. Ils travaillèrent avec
tant d'activité , qu'en peu de temps il fut ridicule d'admirer
le Siége de Calais ; et du moment que les prétendus oracles
du goût eurent décidé que les vers étaient durs , on
devine bien que personne n'osa plus les citer les senpour
timens patriotiques qu'ils exprimaient si bien. M. de la
Harpe , dans son cours de littérature , dit , en parlant du
succès extraordinaire du Siége de Calais : « Je me souviens
» que c'était un des reproches qui venait le plus souvent
» à la bouche de Voltaire , et l'un des souvenirs qui lui
» donnaient le plus d'humeur. » L'humeur du vieillard
de Ferney fut partagée par tant de personnes , que M. de
Belloy crut nécessaire , pour sa tranquillité , de désavouer
publiquement toute application des vers suivans :
Je hais ces coeurs glacés et morts pour leur pays ,
Qui , voyant ses malheurs dans une paix profonde ,
S'honorent du grand nom de citoyens du monde ;
Feignent dans tout climat d'aimer l'humanité
Pour ne la point servir dans leur propre cité :
Fils ingrats , vils fardeaux du sein qui les fit naître ,
Et dignes du néant par l'oubli de leur être.
\
Nous ne voulons point accuser ; nous sommes historiens
, nous devons rapporter les faits en ayant soin de les
appuyer sur des preuves irrécusables . Pour bien connaitre
le parti qui ne put voir qu'avec humeur le succès
du Siége de Calais , il ne suffit pas de la phrase que nous
venons d'extraire du Cours de littérature. Diderot en
FRUCTIDOR AN XI. 551
rendant compte du salon de l'année 1767 , parle ainsi
de l'apothéose de M. de Belloy , gravure de M. Lempereur.
« Quant à l'apothéose de M. de Belloy , tant que
» Voltaire n'aura pas vingt statues en bronze et autant en
» marbre , il faut que j'ignore cette impertinence. C'est
» un médaillon présenté au génie de la poésie pour être
» attaché à la pyramide de l'immortalité . Attache , attache
>> tant que tu voudras , pauvre génie si vilement employé ;
» je te réponds que le clou manquera , et que le médaillon
» tombera dans la boue. Une apothéose ! et pourquoi ?
» pour une mauvaise tragédie ( le Siége de Calais) sur un
» des plus beaux sujets et des plus féconds , d'un style'
» boursoufflé et barbare , morte à n'en jamais revenir .
» Cela fait hausser les épaules . Pour le portrait de de
» Belloy , mauvais de tout point . J'en suis bien aise. »
Conçoit-on une si grande colère pour une gravure ?
Comment Diderot pouvait-il pousser la haine contre un
homme qui n'avait jamais offensé personne , jusqu'à se
réjouir de ce que son portrait était manqué ? L'amour
des lettres ne produit ni tant d'animosité , ni tant de petitesse
; nous laissons à la sagacité du lecteur le soin de découvrir
le sentiment qui guidait le critique philosophe.
ラ
Louis XV qui , en 1758 , avait fondé une médaille
pour les auteurs qui obtiendraient trois succès au théâtre ,
voulut que le Siége de Calais fût, compté pour deux à
M. de Belloy; il est le seul qui ait obtenu cette distinction ,
et le seul aussi à qui la médaille ait été accordée . On sait
que la ville de Calais l'adopta pour citoyen , et lui en fit
parvenir le titre dans une boîte d'or aux armes de la ville ,
avec cette inscription :
Lauream tulit, civicam recipit.
Malgré ces distinctions si douces quand elles sont méritées
, M. de Belloy éprouvait tous les désagrémens attachés
à la pauvreté ; aussi cette grosse partie du public
qui ne conçoit jamais qu'un écrivain serve sa patrie sans
calcul , fut toute surprise de voir l'auteur du Siége da
M m 4
552 MERCURE DE FRANCE ;
Calais réduit , pour vivre , à faire imprimer Gaston et
Bayard et Gabrielle de Vergy avant la représentation . La
même nécessité l'avait contraint à livrer à l'impression
plusieurs mémoires historiques , faits avec beaucoup de
soin , sur la maison de Coucy , sur la dame de Fayel , et
sur Eustache de Saint-Pierre , cet étonnant bourgeois dont
on niait l'existence depuis qu'on ne se sentait plus la
force de l'admirer. C'est ainsi que M. de Belloy , pour
se procurer des ressources présentes , ôtait à ses tragédies
le charme si puissant de la nouveauté , et se privait d'une
partie des avantages qu'elles lui promettaient à la représentation
. On demandera comment la cour , si prodigue
envers des écrivains qu'elle redoutait , négligeait un auteur
qu'elle avait si bien accueilli ? C'est qu'il vivait solitaire
qu'il forçait à l'estime , et que de toute éternité les grâces
appartiennent à ceux qui amusent ou qui flattent. Louis XV,
seul véritable protecteur de M. de Belloy , ne connaissait
pas la position malheureuse de cet écrivain ; des détails
de ce genre ne peuvent arriver jusqu'à ceux qui gouvernent
que par un intermédiaire ; et en pareille circonstance
, les amis les plus zélés se taisent lorsqu'ils sont
puissans en fortune et en crédit , car que pourraient- ils
dire qui ne les accusât eux-mêmes d'égoïsme , ou tout au
moins d'indifférence ? On avait créé pour le gentil Bernard
la charge de secrétaire des dragons aux appointemens de
vingt mille livres ; il était dans l'ordre que les ministres
ne trouvassent rien pour l'austère et patriote de Belloy.
Le succès de Gaston et Bayard lui ouvrit les portes de
l'académie , et le rappela au souvenir du roi qui lui
accorda de nouvelles grâces ; mais toutes ces faveurs
réunies ne lui procurèrent jamais cette aisance dont il
avait plus besoin que personne , le séjour qu'il avait fait
en Russie ayant altéré sa santé . Il travailla toujours au
milieu des privations et des souffrances , et toujours ses
écrits eurent pour but d'apprendre à ses concitoyens à
aimer leur patrie , à s'estimer assez pour mériter l'estime
de l'Europe. Toutes les fois qu'on veut juger M. de Belloy
FRUCTIDOR AN XI. 553
comme auteur , on ne peut s'empêcher de l'estimer comme
particulier , de l'admirer comme Français ; sa réputation
eût été égale à ses vertus , si , par sa conduite et ses principes
, il n'eût pas fait un si grand contraste avec le parti
dominant des hommes de lettres de son siècle .
La tragédie de Gabrielle de Vergy arrivait à son tour
et devait procurer un nouveau triomphe à l'auteur ; malheu
reusement pour lui mademoiselle Clairon ayant quitté le
théâtre , il n'osa confier le rôle de Gabrielle à des actrices
dont la réputation n'était pas encore assurée ; il préféra
faire jouer Pierre le Cruel . Une représentation tumultueuse
, des plaisanteries aussi ignobles que déplacées , et
qui , pour ceux mêmes qui les faisaient , ne pouvaient
avoir de mérite que s'ils supposaient entièrement dépourvu
de bons sens un auteur qui avait donné des preuves
de talent et de combinaison ; en un mot , tout ce que l'envie
humiliée de longs succès peut inventer, se réunit pour accélérer
la chute de cette tragédie qui a été accueillie depuis
la mort de l'auteur , quoiqu'elle ne mérite point de passer
à la postérité. On y trouve souvent de beaux vers , des
tirades pleines de mouvement , et toujours cette expression
d'amour de la patrie qui distingue M. de Belloy.
Lorsque Blanche de Bourbon , mariée à Pierre le Cruel ,
raconte ses malheurs à Edouard , elle s'écrie :
Ah ! prince qu'à ma soeur je dois porter envie !
Elle mourra Française au sein de sa patrie :
Et moi , dans d'autres cours destinée à régner ,
L'hymen m'offrait par- tout mon malheur à signer.
son roi :
Cet hymen dont Paris chantait les noeuds prospères ,
Offrit le morne aspect des pompes funéraires ;
La cour , le peuple entier , saisi d'un sombre effroi ,
Cherche , en tremblant , mon sort dans les yeux de
Il me jette un regard , mais un regard farouche ,
Sourit du froid serment qui tombe de sa bouche ;
Sort du temple , et soudain , par des détours secrets ,
Sé dérobe à la cour et me fuit pour jamais.
De prisons en prisons cachée à sa famille ,
554 MERCURE DE FRANCE,
pu
Je n'eus , pour soutenir mes misérables jours ,
Que l'aliment du pauvre . . . et ne l'eus pas toujours .
Il y a peu de scènes d'exposition qui offrent plus d'intérêt ;
cet intérêt ne se soutient pas , et c'est la faute de l'auteur
qui , ayant voulu réunir trop de grands personnages , n'a
les subordonner assez les uns aux autres pour qu'ils ne
se nuisissent pas. L'admiration , comme la sensibilité ,
s'affaiblit en se partageant ; cette réflexion n'avait point
échappé à Corneille. Pierre- le- Cruel , abandonné de tout
le monde , trouve un serviteur qui lui est resté fidèle , il
s'écrie :
Il est un coeur que j'ai pu conserver ! ...
J'en avais tant , hélas ! dont j'ai su me priver.
Ils volaient au-devant de ma débile enfance ;
Vingt ans je m'en suis vu l'amour et l'espérance :
J'aurais pu , répondant à leurs tendres souhaits ,
Compter autant d'amis que j'avais de sujets .
Ce regret d'un tyran , forcé de faire un retour sur luimême
, est plein de vérité et d'une simplicité d'expression
qui ajoute à son effet . Lorsque Pierre-le-Cruel se voit libre
de tout danger, il se croit dégagé de toute reconnaissance ,
et demande à Edouard son bienfaiteur de quel droit il ose
le rappeler à son devoir ; celui- ci lui répond :
L'étonnement , l'horreur suspendent ma furie .
Il est donc des mortels fiers de leur infamie !
Tu m'oses demander quel droit m'amène ici ?
Je suis fils d'un monarque , et je vins comme ami
Pour t'offrir un secours dont je te croyais digne ;
Tu nous fais à tous deux l'affront le plus insigne :
La vengeance est son droit , le mien , et je m'en sers ;
Je puis combattre un roi , j'en ai mis dans mes fers .
Mais aux droits de mon père , à ceux de ma naissance ,
J'unis cent titres saints sur ta reconnaissance :
Tu ne règnes , ne vis , n'existes que par moi :
Songe au temps où tu vins , plein de honte et d'effroi ,
Chargé de l'or d'Espagne et du mépris du monde ,
N'ayant dans l'univers d'autre asile que l'onde ,
Mendiant sur nos bords l'humble toit d'un pêcheur
Et par-tout repoussé par la haine et l'horreur :
Tu pleuras à mes pieds . Ton malheur sans courage
D'un bonheur insolent devait m'être le gage.
2
FRUCTIDOR AN XI. 555
La fin de cette tirade est fort belle , et fait regretter qu'il
d'embarras dans le commencement .
y ait un peu
M. de Belloy ne se fit aucune illusion sur les motifs qui
avaient décidé la chute de sa tragédie ; aussi ne voulut- il
point permettre une seconde représentation ; mais il n'eut
pas la force de cacher le découragement qu'il éprouvait.
Il languit deux années encore , incapable d'aucun travail
suivi , comptant les amis qui le négligeaient , et leur
pardonnant avec cette facilité qui prouve combien peu
on tient à la vie. Il mourut le 5 mai 1775 , sans avoir vu
représenter à Paris Gabrielle de Fergy qui avait eu le
plus grand succès sur le théâtre de Rouen. Il dut à
Louis XVI de ne manquer d'aucun secours dans sa dernière
maladie.
La place de censeur de la police lui avait été offerte une
année avant sa mort ; malgré ses besoins , il la demanda
pour le fils de Crébillon qui l'avait occupée long-temps , et
il réussit à la lui faire obtenir. On ne peut que louer l'extrême
délicatesse de M. de Belloy ; mais il est étonnant
qu'on regardât un place pareille comme une partie de
succession , et plus étonnant encore qu'on érigeât en
censeur l'auteur des Egaremens du coeur et de l'esprit ,
du Sopha et de Ah ! quel conte !
On a reproché à M. de Belloy beaucoup d'amour propre
, reproche que les hommes vains pour de petites
choses ' adressent volontiers aux écrivains qui discutent
contre eux avec tout l'avantage que donnent des études
profondes dirigées sur un seul objet . M. de Belloy a fait
un traité sur la langue et la poésie françaises , et un essai
sur l'art dramatique qui ne laissent aucun doute sur ses
connaissances en littérature' ; le théâtre des Grecs lui était
aussi familier que le théâtre de Corneille et de Racine ;
l'estime qu'il avait pour ces deux grands tragiques fait
croire qu'il les aurait pris constamment pour modèles, s'il
fût né dans un temps où il était permis de les préférer à
tout; mais la scène avait déjà perdu de sa simplicité à
l'époque à laquelle il travailla , et il n'était pas assez in556
MERCURE DE FRANCE,
dépendant par sa fortune , pour risquer de lutter contre
le goût dominant. Il le suivit au contraire avec toute la
force de son génie ; ses combinaisons, se dirigèrent vers
ce qu'on appelle les coups de théâtre ; ce fut un malheur
il pouvait mieux .
•
Il évita de prendre parti dans les querelles littéraires
qui devaient avoir une si grande influence sur la politique
et la religion ; tous ses voeux se bornaient à voir les
apôtres de la tolérance mettre à leur usage les maximes
qu'ils débitaient ; il désirait encore que les philosophes ne
fussent ni persécutés , ni persécuteurs ; c'était beaucoup
vouloir. Mais il croyait par-dessus tout qu'il faut aimer
sa patrie. Avec un sentiment si vif et si constant sur cet
objet , si aucune secte ne put l'attirer à elle , ne faudraitil
pas en conclure que parmi toutes les sectes qui divisaient
alors la France , M. de Belloy n'en avait reconnu
aucune qui fût véritablement française ; alors on peut
dire de lui qu'il devina comme l'histoire prononcera un
jour.
ANNONCE.
Annales du Muséum d'Histoire naturelle , 10 ° . cahier.
Ce numéro , composé de six mémoires sur les diverses
parties de l'Histoire naturelle , est terminé par une lettre
écrite du Pérou , le 25 nov. der. , par M. A. de Humbolt.
Pa mi les mémoires , on distinguera celui de M. Cuvier,
sur le laplysie , vulgairement appelé lièvre-marin . L'histoire
de ce singulier mollusque , traitée à fonds , est accompagnée
d'une critique très-curieuse ; et son anatomie
examinée dans tous les détails , peut servir de type et d'objet
de comparaison pour les autres animaux de la même
famille. Les figures sont gravées avec soin par M. Cloquet ,
et d'après les dessins queM. Cuvier a faits lui- même en étudiant
des laplysies vivantes , et en disséquant leurs organes.
Il paraît régulièrement tous les mois un cahier de cet
ouvrage contenant 10 à 12 feuilles d'impression et 5 à 6
planches , pour lequel on souscrit pour six mois , à raison
de 27 fr. et de 48 fr. pour l'année . A Paris , chez les frères
Levrault , libraires , quai Malaquai ; et chez le Normant ,
imprimeur libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n° . 42 .
FRUCTIDOR AN XI. 557
&
POLITIQUE.
Nous n'avons rien de très - important à apprendre à nos
lecteurs , mais nous sommes dans l'attente des plus grandes
nouvelles. Il faut rendre cette justice au gouvernement
français ; il a soin de nous instruire de tous les faits dont
la publicité peut se concilier avec le secret nécessaire à
de vastes opérations. Dans une grande crise , l'énergie
publique a besoin de cet aliment. On a besoin de suivre
de sa pensée , de ses voeux , et en quelque sorte de ses
regards , un cours d'objets auxquels on a attaché ses affections.
De là se produit cet enthousiasme qu'on appelle
esprit public ; et de l'esprit public le courage dans les
dangers , la patience dans les revers , l'obstination dans
les difficultés . De là se produit encore la véritable gloire.
Elle appartient particulièrement aux braves qui , en combattant
en présence de leurs chefs , savent qu'ils combattent
encore en présence de la patrie .
Réglée par une juste prudence , cette publicité donnée
à tous les faits importans , n'a pas seulement l'effet de
nourrir le patriotisme , elle nous prévient encore contre
toutes les fausses rumeurs que se plaisent à répandre une
certaine pétulance de curiosité , ou l'absurdité d'une
certaine malveillance. Nous ne savons à laquelle de ces
deux sources il faut faire remonter les bruits qui ont
circulé cette semaine . Selon ces bruits , les Anglais qui
tremblent chez eux pour leur propre sûreté , allaient
débarquer cent mille hommes sur nos côtes la Russie
fesait embarquer cinquante mille hommes pour s'y joindre ;
le roi de Prusse , de son côté , renforçait ou mettait én
mouvement toutes ses armées. Encore une fois , nous ne
pouvons dire quelle espèce de sentiment préside à de pareilles
inventions. Ce que nous savons au moins , c'est
que, dans tous les temps, l'esprit humain a montré le même
travers. Rapporte-t-on à Rome que les villes de Trèveset
d'Autun viennent de prendre les armes ? ce sont aussi58
MERCURE DE FRANCE,
>
tôt soixante-quatre villes des Gaules ; ensuite c'est la Germanie
entière qui ne peut s'empêcher de suivre leur exem
ple ; bientôt les Espagnes elles-mêmes chancellent . Tacite ,
qui rapporte ce trait , observe que tandis que l'homme
de bien ( optimus quisque ) s'affligeait du sort qui menaçait
l'Empire , un grand nombre , en haine des choses présentes
et dans le délire d'un changement , avaient l'absurdité de
se féliciter de leurs propres périls . Multi , odio præsentium
et cupidine mutationis , suis quoque periculis lætabantur .
Laissons à des insensés le voeu de leur honte et de leur
propre destruction. Il n'y a nulle apparence que cent
mille Anglais veuillent venir se faire pêcher sur nos côtes .
Pour ce qui est des puissances médiatrices , tout nous
paraît encore dans le même état d'obscurité . Ce n'est
pas que les partisans de l'Angleterre ne continuent à
s'agiter. Un ancien disait qu'un âne chargé d'or , trouverait
le moyen d'entrer dans une place assiégée . Hélas
! il s'en trouve aussi quelques uns qui trouvent le
moyen d'entrer jusques dans les cabinets. Dernièrement
c'était le Danemarck que l'Angleterre.exerçait aux hostilités
; aujourd'hui c'est le Portugal qu'elle met en scène.
Quelqu'un pourrait-il nous dire la cause de l'animosité
portugaise ? Il est admis de nous faire beaucoup de reproches.
On ne dira pas au moins que c'est la France qui
a mis le Portugal sous le joug de son commerce , qui lui
a ôté sa domination de l'Inde , et qui menace ses possessions
du Brésil. Eh quoi ! n'est-ce pas assez pour les Portugais
, d'avoir cédé à la Grande-Bretagne le sceptre des
mers , de lui avoir abandonné la possession de l'Inde
et d'être parvenus progressivement jusqu'à lui être soumis
à Lisbonne même ? Prétendent- ils mettre à défendre leur
servitude le même courage qu'ils ont mis autrefois à
défendre leur domination ? Admirable dévouement de ces
vignerons de l'Angleterre qui , dans leur fidélité domestique
, ont jugé à propos de lui consacrer leurs services
et leurs vins , pour ne recevoir en retour que ses marchandises
et ses ordres !
"
FRUCTIDOR AN XI. 559
: Non bene ripe creditur. On se demande en Europe
quel moyen le Portugal peut avoir pour entreprendre une
guerre contre la France. On se demande comment l'Angleterre
défendrait aujourd'hui le Portugal , qu'elle n'a pu
défendre précédemment. Questions frivoles. Il importe
à l'Angleterre de causer du bouleversement , et non pas
de faire des victimes . Le soin d'occuper une armée ennemie
tient dans sa politique bien plus de place , que celui
de conserver un allié. Et puis compte-t-on pour rien le
prétexte de dénoncer de nouveau à l'Europe l'ambition de
la France ! 1
Il nous paraît décidé auprès de certaines personnes
que la France doit être coupable de toutes les insultes
qu'on lui fait et de toutes les guerres qu'on lui déclare .
Nous sommes loin de vouloir contrarier ces personnes
dans leur résolution . Il nous paraît au moins ridicule de
prendre pour termes de comparaison les Romains et
Alexandre. Il y a assez long - temps que la France subsiste
pour avoir déjà envahi le monde , si sa propension ou son
pouvoir étaient de l'envahir . Les Romains n'attendirent
pas quatorze siècles pour mettre dans leurs mains la
domination de l'Univers . Pour ce qui est d'Alexandre
l'histoire ne nous dit pas que le chef des Macédoniens ait
attendu que les peuples accumulassent envers lui outrage
sur outrage . Il n'attendait pas que les Grecs et les Perses
rétirassent de chez lui leurs ambassadeurs ; que les Indiens
eussent pris ses vaisseaux sur les mers , et mis les marchands
de Macédoine en captivité . Enfin , nous n'avons
trouvé nulle part qu'il eût allégué l'infraction des traités ,
quand il allait porter la guerre jusques dans les forêts de
la Scythie , chez des peuples qui n'avaient pas même entendu
parler de lui .
On excite toute l'Europe contre la France . Dans quel
temps sommes-nous ! Lorsque la France , armée contre
l'ordre social , lui envoyait ses maximes conquérantes et
ses principes dévastateurs ; que l'Europe cût cherché à
repousser par
les armes ses armes et sa doctrine ; qu'une
560 MERCURE DE FRANCE ,
même crainte eût fait naître par-tout une même énergie ;
tout était juste alors , tout était sensé . Mais aujourd'hui ,
qu'on mette à l'adresse de la révolution finie la déclaration
de guerre qui fut envoyée à la révolution naissante ;
qu'on tente contre des soldats aguerris , des efforts qui
furent impuissans contre des soldats de nouvelle levée ;
qu'on veuille obtenir , pour les passions de l'Angleterre ,
ce qui ne put être obtenu pour les intérêts de tout l'ordre
social '; enfin , que la France , armée pour la défense de
l'Europe , éprouve la même irritation que lorsqu'elle était
armée pour sa ruine : voilà franchement ce qu'il nous est
impossible de prévoir ou de concevoir.
Les Anglais disent que l'Europe est dans un grand
danger. Nous sommes loin de le contester . Si , dans cette
noble lutte qu'elle a entreprise , la France vient à succom
ber ; s'il s'établit que l'Angleterre , inattaquable à Gibraltar
, à Malte , dans l'Inde , et sur les mers , est encore inaccessible
sur son propre sol , toutes les nations peuvent
commencer à lui préparer leurs tributs. Il n'y a plus dans
l'Europe qu'une seule puissance et une seule domination .
Mais ce n'est pas le seul danger qui menace l'Europe.
Quand des fourmis attaquent une habitation , elles parviennent
quelquefois à l'envahir . Dans un temps où les
petites passions se mettent si facilement à la place des
véritables intérêts , dans un temps renommé par des milliers
de contre-sens et de bévues , il est impossible de bien
déterminer le succès qui peut être accordé à une fourmillière
de petites intrigues et de petites haines. La guerre
contre l'Angleterre absorbe déjà nos moyens ; elle est égale
à nos forces. D'autres guerres qui s'y ajouteraient , auraient
nécessairement pour effet d'exciter tous nos moyens
de défense , de nous jeter dans des mesures extrêmes ,
et dans des routes inaccoutumées ; de nous forcer ainsi à
une sorte d'assaut contre les puissances qui nous auraient
provoqués , et de les exposer à toutes ses suites : voilà le
véritable danger de l'Europe . Ses ennemis , c'est cette
tourbe d'agitateurs qui vont semant par-tout la division et
"3
le
REPFR
5 .
сед
FRUCTIDOR AN X
le trouble. On dit que la France a tranié l'envang
de l'Europe : si cela est , elle a de grandes obligation
hommes; il est impossible de conduire mieux qu'ils ne
font une trame de désolation générale et de bouleversement.
On a parlé , dans les papiers publics , du bombardement
d'Alger par lord Nelson. Nous ne savons exactement
ni la réalité du fait , ni la réalité des causes . Nous
croyons cependant nous souvenir que ies Algériens avaient
voulu , non pas comme on l'a dit , s'emparer de la fréz
gate anglaise , mais seulement la visiter . Dans ce cas ,
ils n'ont fait qu'exercer à l'égard des Anglais le droit que
ceux- ci exercent tous les jours. La violence qu'on se serait
permis contr'eux , serait donc une violation de tout droit
des gens ; ce serait une violation même du traité les
Anglais ont avec cette puissance , et dans lequel le droit ,
non pas de fouille , mais au moins de visite , est positivement
énoncé .
que
-Nous n'avons rien à dire de l'Espagne , mais comine
depuis quelques semaines elle est l'objet de beaucoup
de conversations , on sera peut- être bien aise de connaître
la nature de nos rapports avec elle . Voici un extrait et
du pacte de famille , et de son dernier traité avec nous.
Le traite du pacte de famille contient 28 articles. Par
Particle premier , les deux rois stipulent qu'ils regarderont
à l'avenir , comme leur ennemie , toute puissance
qui le deviendra de l'un ou de l'autre des souverains
contractans.
L'article 4 porte que , quoique cette garantie inviolable
et mutuelle doive être soutenue de toute la puissance
des deux rois , leurs majestés ont jugé à propos de
fixer les premiers secours à fournir de part et d'autre .
Les articles 5 , 6 et 7 déterminent la qualité et la quantité
de ces premiers secours. Ils consistent en vaisseaux
et frégates de guerre , et en troupes de terre , tant d'infanterie
que de cavalerie .
Par l'article 9 , il est convenu que la puissance requérante
pourra envoyer un ou plusieurs commissaires pour
s'assurer que la puissance requise a rassemblé , dans le
temps fixe , les secours qui ont été stipulés.
Les articles to et 11 portent que la puissance requise
be pourra faire qu'une seule et unique représentation sur
Nu
562 MERCURE DE FRANCE ,
P'usage des secours qu'elle fournira à la puissance requé
rante
Par les articles 12 et 13 , il est stipulé que la demande
du secours suffira pour constater d'une part le besoin de
le recevoir , et de l'autre l'obligation de le donner . Ainsi
on ne pourra , sous aucun prétexte , en éluder la prestation
; et sans entrer dans aucune discussion , le nombre stipulé
des vaisseaux et de troupes à fournir sera regardé
trois mois après la réquisition , comme appartenant en
propriété à la puissance requérante .
"
L'article 16 porte qu'indépendamment de ces secours ,
l'intention de LL.MM.est que laguerre , se déclarant pour ou
contre l'une des deux , doit devenir personnelle à l'autre, etc.
Et l'article 17 , qu'elles n'écouteront ni ne feront de proposition
de paix que conjointement , et que les deux monarchies
se promettent d'agir comme ne formant qu'une
seule et même puissance.
Voilà une première base de nos rapports avec l'Espagne.
On peut y ajouter la suivante :
Traité d'alliance offensive et défensive entre la Républiquefrançaise
et le roi d'Espagne , conclu à Saint-
Ildéphonse , le 19 août 1796.
Par l'article 2 , les puissances s'engagent à se secourir
mutuellement sur leur réquisition.
Par l'article 5 , la puissance requise mettra à la disposition
de la puissance requérante , 15 vaisseaux de ligne ,
6 frégates , 4 corvettes , qui seront rassemblées par la puissance
requise dans celui de ses ports qui aura été désigné
par la puissance requérante.
L'article 5 ajoute 18,000 hommes d'infanterie et six de'
cavalerie.
L'article 7 porte que ces forces pourront être employées
par la puissance requérante aux expéditions qu'elle jugerait
à propos d'entreprendre , sans être tenue de rendre
compte des motifs qui l'auraient déterminée.
Par l'article 9 , les troupes et navires demandés resteront
à la disposition de la puissance requérante , pendant
toute la durée de la guerre , sans que , dans aucun cas , ils
puissent être à sa charge.
1
L'article 10 stipule que la puissance requise remplacera
sur-le-champ les navires de son contingent , qui se perdraient
des accidens de terre ou de mer , etc. ,
par
etc.
Signé PÉRIGNON , et Principe de la Paz.
FRUCTIDOR AN XI. 563
r
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 22 août.
Au dernier levé du roi , M. Monroe , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis d'Amérique , a présenté ses lettres
de créance. S. M. reçut plusieurs adresses patriotiques.
Après le lever , M. Charles Yorke , qui remplace
Ford Pelham comme secrétaire d'état , a prêté le serment
usité , ainsi que M. Bragge , nommé secrétaire du dépar
tement de la guerre , à la place de M. Yorke. On dit qu'il
y aura d'autres changemens dans le ministère.
Le général Tarleton est parti pour l'Irlande , où les
craintes ne sont pas entièrement dissipées. Pour rétablir
entièrement le calme , on fait passer des renforts dans les
principales villes des comtés dans lesquelles s'est manifesté
des dispositions à l'insurrection. Le gouvernement vient
d'envoyer une escadre à Cork , pour empêcher toute communication
de cette partie occidentale de l'Irlande avec
l'ennemi.
On continue de prendre des mesures pour mettre cette
ile à l'abri d'une invasion . Trois escadres de chaloupes
canonnières sont stationnées près des côtes du comté de
Sussex. Près de six mille hommes travaillent tous les jours
aux fortifications de Chatam . On vient de lancer dans ce
dernier port un vaisseau de ligne de 74 canons ; on en
construit un autre de la même force.
Un journal annonce , d'après une lettre du rédacteur
du Courier de Madras , sous la date du 17 février , que
le gouverneur anglais de l'ile de Ceylan a déclaré la guerre
au roi de Candi , et a sollicité près de notre régence de
Madras des secours en hommes et en argent ,
mais qu'il
n'en a reçu aucune réponse favorable .
er
La Haye , 1. septembre.
On a lancé le 30 , des chantiers de Roterdam , quatre bateaux
plats ; dans peu de jours il en sera lancé vingt-quatre
à trente autres , auxquels on net la dernière main. On
porte à cent vingt le nombre de ceux qui sont en construction
sur les divers chantiers de la république.
ils
Les Hollandais qui ont des fonds dans la banque d'Angleterre
ont été prévenus que , pendant la guerre ,
n'en recevront plus les intérêts.
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
L'amirauté anglaise vient de prononcer la confiscation
des bâtimens hollandais capturés par les vaisseaux anglais ;
elle a même ordonné la confiscation d'un de ces navires 1
qui était entré en relâche à Ramsgate, pour cause d'avarie ,
avant la déclaration de guerre.
Nos négocians ne se servent plus que du pavillon américain
pour leur commerce avec le pays étranger ; c'est le
seul qui n'éprouve pas de vexation de la part des Anglais ;
aussi arrive-t-il journellement des vaisseaux des Etats-
Unis , qui retirent de grands bénéfices des circonstances
actuelles.
Le plus fameux de nos poètes bataves modernes , le
citoyen Noomsz , à qui nous devons de bonnes traductions
des pièces françaises et anglaises , appropriées au
théâtre hollandais , et qui lui-même en a composé un
grand nombre qu'on joue tous les jours , vient de
mourir à l'hôpital d'Amsterdam , réduit à la plus grande
misère.
Des bords du Mein , 1. septembre.
Il est passé ici hier un courrier suédois qui se rend
dit-on , à Paris. Le roi de Suède est toujours attendu ici
pour le 6 de ce mois. Le voyage de S. M. est de pur
agrément .
La gazette de Hambourg parle de nouveau d'un courrier
parti de Berlin avec une lettre de S. M. le roi de Prüsse
pour l'empereur Alexandre. Cette correspondance directe
entre les deux jeunes monarques annonce assez l'harmonie
qui règne entr'eux , et leur accord sur les principes
politiques qui dirigent en ce moment les principales cours
du Nord. On s'attend à voir paraître dans peu le résultat
des décisions que ces deux souverains ont prises de concert
pour prévenir les malheurs dont l'Europe est menacée si
la guerre continue.
L'article suivant a été affiché à la bourse de Stockholm
, par ordre du gouvernement.
« Lors de son départ pour l'Egypte , Bonaparte ayant
rencontré dans la Méditerranée six bâtimens marchands
suédois , destinés pour Naples , fit venir à son bord les six
capitaines , et ayant trouvé leurs papiers en règle , leur
représenta que , pour ôter aux Anglais la connaissance de
sa marche , il devrait les obliger à suivre sa flotte ; mais
que ,
ne voulant pas leur causer un dommage et un retard
aussi considérables , il leur demandait seulement leur
parole d'honneur qu'ils entreraient dans lé hórt de Cagliari
FRUCTIDOR AN XI. 565
1
en Sardaigne , et qu'ils y resteraient quelques jours , afin
de lui donner le temps de faire route : les capitaines en
donnèrent leur parole , et observèrent exactement leur
engagement. »
Vienne , 25 août.
Le chargé d'affaires d'Angleterre a notifié à notre gou
vernement , que comme l'Elbe et le Weser étaient fermés ,
les négocians anglais se proposaient d'envoyer par la Méditerranée
à Trieste , un convoi de bâtimens marchands ,
avec les productions des Indes orientales , telles que café ,
sucre , indigo , etc. , pour l'approvisionnement des états
autrichiens. Il a été répondu au chargé d'affaires , que
comme Trieste était un port franc et que la plus stricte
neutralité avait été adoptée , on ne ferait aucune difficulté
de recevoir le convoi annoncé ; mais que l'assurance de
ses marchandises et denrées ne pouvait avoir lieu , quoiqu'elles
fussent destinées pour les états de S. M.
4 On voit passer journellement des régimens d'infanterie.
et de cavalerie , qui se rendent au camp de Minkendorff.
La composition de ce camp a été arrêtée par S. M. l'empereur
, sur la proposition de l'archiduc Charles , ministre
de la guerre. Il consistera en quatre corps d'armée ; celui
du prince de Schwarzenberg , composé des régimens d'infanterie
d'Archiduc-Ferdinand et de Grand- Maître Teutonique
, et du régiment de Ferdinand , hussards ; celui
du prince de Lichtenstein , qui comprend les cuirassiers
de Nassau et les régimens d'infanterie de Kerpen , Electeur
de Salzbourg , Anersberg et Archiduc Charles ; celui
du général comte de Meerfeldt , composé des régimens
d'infanterie de Jordis , Klebeck , Stein et du régiment
Palatin , de hussards ; celui de l'archiduc Ferdinand,
composé des régimens d'infanterie de Mariasy , Kaselinsky
, Reick , et des régimens de cavalerie de Mack et
duc d'Albert .
Les régimens qui sont en garnison dans cette résidence
partent demain pour se rendre au camp d'exercice ; ils
seront remplacés par les bataillons de garnisons respectives.
On écrit de Naples que le général Saint- Cyr rassemble
ses troupes sur les bords de la mer Adriatique , et qu'il
va les embarquer pour une expédition dont on iguore
T'objet.
Malgré la sévérité qu'on exerce , tant sur l'introduction
des livres venant de l'étranger, que sur leur impression dana
Na 3
566 MERCURE DE FRANCE ,
les pays d'Autriche , on a reconnu qu'un grand nombre
d'ouvrages dont les principes politiques et religieux sont en
opposition avec ceux que le gouvernement autrichien s'applique
à maialenir , se trouvent encore en circulation : la
plupart de ces ouvrages ont été imprimés dans les états autrichiens
, même sous le règne de Joseph II , ou y ont été
introduits de l'Allemagne septentrionale pendant son règne,
Il vient d'être formé une commission pour établir une cenşure
sévère sur tous ces écrits ; la plus grande partie est , à
ce que l'on croit , mise hors de circulation.
Lisbonne 2 acût.
Il était entré à Faro , dans l'Algarve , un corsaire anglais
avec une prise française . Cette prise était une polacre' de
Marseille , capitaine Pourquier , venant de l'ile de Saint-
Barthélemi , et chargée de sucre , café , cacao et bois de
gayac . L'équipage a été débarqué et dirigé sur l'Espagne.
C'est ainsi que les Anglais respectent la neutralité du Portugal
, et les édits du prince qui ont vainement interdit
l'entrée de ses ports aux bâtimens armés des puissances
belligérantes.
Le 2 thermidor , une frégate anglaise , venant de Portsmouth
, est entrée dans le port de Lisbonne ; elle avait pris
en chemin un corsaire français de 16 canons , dont l'équipage
restait à bord prisonnier de guerre .
Le 1er, messidor , le capitaine français du brick 'Hiron-.
delle ayant fait flotter son pavillon dans la rade du port de
Lisbonne , a été attaqué par un canot portugais monté de
quatre hommes , qui lui ont ordonné de mettre bas son
pavillon , et qui , sur son refus , l'ont attaqué et ont voulu
faire baisser le pavillon français à force ouverte . Cet outrage
a été dénoncé , et est resté impuni.
Dans les premiers jours de juillet , le corsaire anglais
le Narcisse est entré dans le port de Lisbonne ; il avait à
son bord 70 prisonniers français. Le commandant du fort
a laissé tranquillement séjourner ce corsaire pendant neuf
jours.
Dans cet intervalle , les prisonniers ayant obtenu du
capitaine de prise de sortir de bord , sont descendus à terre,
Le gouverneur de la tour de Belem les a fait saisir et mettre
en prison.
Ce n'est que 48 heures après leur détention que le ministre
plénipotentiaire de la république a su que des Français
étaient prisonniers du gouverneur de la tour de Belem ,
dans cette prison ils manquaient du nécessaire ,
etque
FRUCTIDOR AN XI. 567
Le ministre français a réclamé ses concitoyens . On a
refusé de les rendre , à moins que le ministre français n'en
donnât un reçu en forme. Ce reçu devant servir dans le
cartel général d'échange entre la France et l'Angleterre ,
le ministre français a dû s'étonner qu'un gouverneur
portugais se constituât procureur fondé d'un corsaire
étranger et de l'amirauté anglaise . Il a dédaigné de se
prêter à une telle manoeuvre , et le gouverneur de Belem a
gardé ses prisonniers .
Peu de jours après , le même corsaire , le Narcisse , a
pris en sortant du port , et à une portée de fusil des forts
portugais , qui l'ont laissé faire , un bâtiment impérial
venant de Gênes .
Les gouvernemens qui n'ont point de volonté , et qui ,
dans le choix de leurs ministres , ne savent pas se garantir
des intrigues étrangères , se mettent hors d'état de
faire respecter leurs droits. On peut soupçonner le gouvernement
portugais de ne pas vouloir être neutre. Mais
ce qu'on doit dire avec certitude , c'est qu'en supposant
qu'il le veuille , la position dans laquelle il s'est mise est
telle , qu'il est impossible qu'on ait aucune confiance à ses
protestations de neutralité.
Milan , 27 août.
La nouvelle du bombardement d'Alger par l'amiral
Nelson , qui s'est répandue à Livourne par des vaisseaux
arrivés dans ce port , ne s'est pas encore confirmée par des
avis directs ; mais des lettres de Civita-Vecchia parlent
aussi de cet événement , et assurent qu'on en a été instruit
de différens côtés .
Francfort , 3 septembre.
Leurs majestés le roi et la reine de Suède sont attendus
aujourd'hui à onze heures dans cette ville .
Il se confirme que les troupes françaises dans le Hanovre
vont être augmentées , bien loin d'éprouver une réduc
tion . Il est aussi question d'une petite expédition qui aurait
pour but de bloquer de chaque côté les bas-fonds de l'embouchure
de l'Elbe où les Anglais ont placé depuis peu
de petits bâtimens . Du reste , on annonce que le corps
troupes danoises rassemblées dans le Holstein , va se dissoudre
; les régimens retourneront à leurs garnisons respectives.
de
Depuis quelque temps , les gazettes de l'Allemagne pu-
NB 4
568 MERCURE DE FRANCE ,
blient des articles mystérieux , qui , sans offrir un sens
prononcé , donnent lieu à une foule de conjectures , et
font présumer que l'incertitude où l'on est sur les véri
tables dispositions de quelques cours relativement au Hanovre
, cessera tout-à -coup , et qu'une démarche éclatante
de la part de l'une ou l'autre de ces cours fera pancher la
balance enfaveur d'une des deux parties belligérantes . Sans
vouloir rechercher la source de ces articles , nous croyons
que les voies amicales et de conciliation continueront à
être employées , puisque c'est seulement par une médiation
conforme aux principes de la neutralité que peut être
opéré un rapprochement dont le résultat doit amener des
concessions mutuelles. Ce mode s'accorde trop d'ailleurs
avec le système et les dispositions pacifiques des deux hauts
médiateurs , pour qu'ils en adoptent un autre qui ne re
poserait pas sur la même base. On doit donc s'attendre
non à la rupture d'un équilibre nécessaire au maintien de
la tranquillité de l'Europe , mais à la continuation des.
bens offices de la Russie et de la Prusse , et l'on peut en
espérer d'heureux effets pour peu que l'Angleterre se
prête à un arrangement .
Les nouvelles de Berlin , dernièrement reçues en cette
ville , démentent formellement le bruit qui s'était répandu
de la démission du premier ministre d'état , comte de
Haugwitz. Ce ministe a obtenu du roi un congé pour se
rendre pour six semaines à Breslaw et dans quelques autres
parties de la Silésie , où il a des affaires particulières à
régler. A son retour , il reprendra la gestion du départe,
ment des affaires étrangères , qui est provisoirement con
fiée au baron de Hardenberg , membre du ministère .
Gênes " 27 août.
Des lettres de Gibraltar annoncent que l'Espagne continue
ses préparatifs de guerre.
Trois bâtimens anglais , pris par un corsaire français de
14 canons , sont entrés , le 6 août , dans le port espagnol
de Vigo . Parmi ces trois prises , se trouve une corvette de
20 canons de fort calibre , avec une cargaison très- riche.
Elle sort ait du port de Lisbonne et faisait voile pour
Londres. Le combat fut vif entr'elle et le corsaire , qui
n'avait que du canon de petit calibre ; il dura une heure
et demie. Les Français , incommodés par le feu supérieur
de leur adversaire , eurent bientôt pris leur parti et résoe
Jurent l'abordage. Les grappins furent jetés , et la corvettFRUCTIDOR
AN XI 569
enlevée dans un moment. On porte à deux millions la
valeur de cette prise.
Des lettres récentes arrivées du Caire annoncent que
cette capitale de l'Egypte est de nouveau occupée , en ce
moment , par les Arnautes , qui , après s'être réunis aux
beys de la Haute Egypte , y sont rentrés victorieux , et
qu'à la faveur de ce secours ils y paraissent établis plus
solidement que jamais. Ainsi en peu de temps cette province
a changé quatre fois de gouvernement.
Constantinople , 25 juillet.
C'est le 13 de ce mois que Hallet-Effendi , notre nouvel
ambassadeur près la république française , s'est mis en
route pour Paris. On fait l'éloge de ce ministre , et on
le croit très-propre à resserrer les nouveaux liens qui
unissent la Porte à la France. Quoiqu'en disent les partisans
de l'Angleterre , quelques bruits qu'ils répandent , il est
certain que le grand-seigneur désire sincèrement le maintien
de la bonne harmonie et des relations amicales entre
les deux états.
4
La peste continue de faire des ravages dans les faubourgs
de cette capitale .
Le célèbre Eusèbe Valli , professeur en médecine à
Mantoue , est depuis long- temps dans nos murs. Son
projet , en se rendant à Constantinople , a été d'y étudier
la nature et les caractères du virus de la peste , et de
chercher les moyens de le neutraliser. Il a commencé des
expériences à ce sujet , le 8 juillet dernier , et s'est inoculé ,
à lui-même , le virus pestilentiel , en même temps que
celui de la petite vérole. Cette première expérience a été
couronnée du succès le plus heureux . Il n'a éprouvé ,
pendant les premiers jours , que quelques légères af
fections ; il jouit maintenant de la plus parfaite santé ,
malgré ses communications continuelles avec les individus
atteints de la peste. M. Eusèbe Valli ne croit pas encore
que sa découverte puisse préserver pour toujours de la
peste ; mais il est persuadé qu'elle doit l'en garantir pendant
quelque temps , et qu'elle peut sauver ceux qui
en feront usage pendant une épidémie de peste . Il présume
que le virus vaccin produirait les mêmes effets ,
et se propose de faire , à ce sujet , des expériences décisives.
Ce qu'il a remarqué jusqu'à présent , c'est que
los vaccinés n'ont point été atteints de la peste ,
570 MERCURE DE FRANCE ,
1
Baltimore , 18 juillet.
Il continue d'arriver par flots , dans nos ports , sur-tout
à Boston , à New- Yorck et à Willmington , des émigrans
européens qui se répandent de suite dans les états de l'Ouest.
La manière dont ils se caetonnent , semble indiquer qu'ils
sont attirés dans ce pays par leurs compatriotes respectifs ;
les Allemands s'acheminent vers les cantons habités par les
Allemands ; les Hollandais cherchent les Hollandais ; les Suisses ,
les Ecossais , les Irlandais se portent égalemens vers les endroits
où ils savent leurs compatriotes établis en plus grand
nombre. Quoiqu'il en soit , il n'arrive guères que des agriculteurs
et des artisans pauvres.
Les désastres de Saint - Domingue ont ramené sur notre
continent une partie ( foible à la vérité ) des réfugiés français
que les premiers malheurs des colonies avaient forcés
de chercher un asile dans les Etats-Unis. Les nouveaux
orages dont les Antilles sont menacées , multiplieront , saus
doute encore , le nombre de ces émigrans.
Hanovre , 27 août.
Les états composés du clergé , de la noblesse et des députés
des villes , ont ordre de se rassembler à Hanovre le
2 septembre. Le gouvernement hanovrien vient de faire à
Cassel un emprunt d'un demi-million d'écus . Le général
Mortier a placé une sauvegarde dans le comté de Spiegelberg
, appartenant à la maison d'Orange et enclavé dans
l'électorat d'Hanovre.
Un conseil de guerre vient de juger quinze marodeurs
français , dont quatre ont été condamnés à mort , trois
aux galères , et les autres à différentes peines ; les quatre
condamnés ont subi l'exécution de leur jugement . On enballe
à force les fusils et armes qui sont dans l'arsenal de
cette ville. Plusieurs chariots chargés de caisses partent
aujourd'hui pour la France. Deux cent cinquante caisses
sont commandées pour le transport des armies .
Francfort , 5 septembre.
Leurs majestés le roi et la reine de Suède sont arrivés
aujourd'hui à deux heures après midi dans cette ville , et
sont descendus à l'hôtel de l'Empereur. S. A. l'électeur de
Bade est aussi arrivé de Manheim et est descendu au
Cygne.
"
Une nouvelle ordonnance de la cour de Vienne , sur les
douanes et les contrebandiers , qui vient de paraître , porte
FRUCTIDOR AN XI. 571
que les employés et gardes des douanes , répartis le long
des frontières , seront formés en compagnies et porteront
toujours leurs armes ; ils sont autorisés à faire feu sur les
contrebandiers , s'ils leur opposent résistance . Plusieurs
événemens récens ont donné lieu à cette ordonnance : des
postes de gardes , établis sur les frontières , ont été forcés
par de forts attroupemens de fraudeurs , qui ont importé
de cette manière leurs marchandises prohibées , et c'est
ainsi qu'il s'en est dernièrement introduit des quantités
si considérables dans les états autrichiens. Quant aux lois
prohibitives nouvellement rendues , elles sont beaucoup
plus sévères que les anciennes ; on a même lieu de croire
que les marchandises anglaises y seront comprises d'après
la preuve acquise que les produits des fabriques de ce
pays portent à ceux des pays autrichiens , qui ne peuvent
en soutenir la concurrence , un tort irréparable .
Hambourg , 31 août.
Les Français se sont fait donner , depuis peu , un élat
de tous les bâtimens actuellement existans dans le port de
Cuxhaven. Ils ont , s'il faut en croire les bruits publics , le
projet de chasser des bâtimens légers ennemis , stationnés ,
depuis quelques jours , en petit nombre , sur les bas-fonds
qui se trouvent des deux côtés de l'embouchure de l'Elbe .
Les lettres reçues ici de Londres rapportent que la
flotte anglaise de 380 voiles , partie du Sund , il y a quelque
temps , est arrivée heureusement à Yarmouth . Les presseurs
s'étaient rassemblés là en assez grand nombre , à l'affût
d'une si riche proie. Les marins les plus adroits leur ont
échappé , mais le plus grand nombre a été saisi .
Un officier anglais à bord d'un vaisseau de guerre qui
croise dans les parages de Cadix , mande qu'un vaisseau
espaguol , venant de l'Amérique méridionale et portant
1 mille onces d'or , outre une riche cargaison , avait été
arrêté et amené à Gibraltar par les Anglais.
Les vaisseaux de guerre et corsaires anglais ont reçu
l'ordre de ne molester ni arrêter les vaisseaux qui , faisant
voile pour des pays amis de S. M. britannique , sont chargés
de soie d'Italie , consignée à des négocians anglais.
On mande de Pleskof, en date du 28 juillet , que le
général- major de Book , ancien entrepreneur-général des
vivres , a été assassiné dans ses terres , situées dans le
gouvernement de Pleskof, par ses propres paysans.
573 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS.
On sait aujourd'hui à quoi s'en tenir , et sur les démonstrations
militaires du Danemarck , et sur les dispositions
des autres puissances du Nord. Après s'être assuré des
intentions précises et des projets éventuels des gouvernemens
français et anglais , les puissances ont arrété de
s'en tenir à une neutralité continentale , établie sur les
mêmes bases que la neutralité maritime. Les Anglais
n'enverront point de flotte dans la Baltique ; les Français
de leur côté resteront dans la position qu'ils occupent
actuellement , sans s'étendre au-delà. Les cours de Prusse
et de Berlin s'entendent aujourd'hui sur ce nouvel arrangement.
Celles de Copenhague et de Stockholm y ont
accédé. En conséquence , le corps de troupes danoises
´rassemblé dans le Holstein , sous les ordres du prince
Royal , va se dissoudre ; tout le soin des cours que nous
venons de mentionner , se bornera désormais à tâcher de
ménager entre les puissances belligérantes un rapprochement
et une conciliation .
Des troupes de toutes armes , avec leurs attirails de
campagne , traversent en ce moment la France dans tous
les sens pour se rendre sur les côtes.
-L'organisation de la garde municipale de Paris touche
à sa fin.
-
On annonce que le nom de régiment va être substitué
à celui de demi-brigade , et que les chefs de ces corps
porteront le titre de colonel .
On annonce que le général Duroc est nommé lieu
tenant-général du premier consul dans l'expédition contre
l'Angleterre. On dit aussi que le général César Berthier ,
chef de l'état - major de l'armée de Hanovre , est nommé
commissaire ordonnateur genéral de l'armée expédition
naire. On assure de plus que le premier consul , qui doit'
partir incessamment pour Brest , se rendra de là immé
diatement sur les côtes de Flandre , où il passera en revue
l'armée destinée pour l'Angleterre , et qui sera alors
complétement rassemblée,
-Le commissaire principal de la marine , à Bordeaux ,
vient d'adresser à la chambre du commerce une lettre , où
il annonce que les armemens en course ne pourront plus
avoir lieu.
-
Tous nos vaisseaux de ligne , hors un seul , sont rew
trés dans nos ports ou dans ceux de nos alliés.
FRUCTIDOR AN XI. 543.
On écrit de Dunkerque , que , le 8 de ce mois , un
enfant de quatre ans tomba d'un pont très- élevé dans le
canal , et était au moment de périr , lorsque Benjamin
Fockenberghe , autre enfant de dix ans , sans consulter le
danger , se déshabille et se précipite de plus de quinze pieds
dans le canal , plonge à plusieurs reprises , et saisit enfin
le petit infortuné qui déjà avait perdu connaissance , le
charge sur son dos , et nage vers le bord ; mais comme ce
canal est bordé de murs à pic , il est obligé de repasser
sous le pont , d'où il parvient à un endroit où il peut abor
der là , une foule de citoyens s'empresse de donner des
secours au petit noyé , qui est rappelé à la vie après avoir
évacué l'eau qui le suffoquait. La mairie a gratifié le jeune
Benjamin d'une somme en argent , a offert aux parens de le
placer dans une école primaire , et a rendu compte de cette
action touchante au préfet du département .
-La cavalerie de la légion allemande que les Français
lèvent dans le Hanovre , sera de 1600 hommes. Les officiers
hanovriens qui y prendront du service conserveront leur
rang et leur ancienneté ; mais les officiers supérieurs seront
tous Français. Le colonel de hussards Eweis est nommé au
commandement d'un de ces régimens. L'enrôlement des
bas-officiers et soldats est déjà très-considérable . L'uniforme
restera le même que celui des anciennes gardes
hanovriennes.
-
On écrit d'Ostende que le nombre des bâtimens de
guerre auglais qui se sont montrés devant ce port et y ont
fait des démonstrations de forces dont il n'est rien résulté ,
a considérablement diminué . Une partie de cette flotte
nombreuse parait s'être portée sur les côtes de l'île de
Walcheren. On croit aujourd'hui que l'ennemi n'avait
d'autre intention que de chercher à connaître les préparatifs
et les armemens qui ont lieu sur la côte de Flandre. Au
surplus , les dispositions pour l'arrivée des troupes de
toutes armes que l'on attend encore , se continuent avec un
redoublement d'activité . Le parc d'artillerie destiné au
corps d'armée qui doit s'établir entre Gand et Bruges ,
sera incessamment formé. En attendant , quelques demibrigades
d'infanterie ont pris des cantonnemens sur les
bords du canal de Bruges. D'autre part on annonce que
des détachemens de la garde consulaire arriveront à Ostende
, Bruges et Gand , dans le courant du mois de
vendémiaire , et que le premier consul , à la tête d'un
nombreux état-major , viendra passer l'armée en revue
1
574 MERCURE DE FRANCE ,
vers la fin du même mois . Ce voyage est regardé ici
comme positif , mais on croit qu'il n'aura lieu qu'après
celui que le premier consul se propose de faire à Brest et
sur cette partie des côtes de la république. On s'occupe en
ce moment à réunir , dans nos départemens , tous les
chevaux d'artillerie placés chez les cultivateurs pour les
remettre aux détachemens du corps des charrois militaires
nouvellement arrivés , pour les prendre et les conduire
aux divers corps d'armée qui se forment depuis
Gand jusqu'à Saint-Omer.
-Le général Lecourbe a été , pendant près d'un mois ,
gravement malade d'une fièvre bilieuse ; il est en ce moment
convalescent.
---
Le 24 août est mort à Milan , universellement regretté
, le célèbre physicien Grégoire Fontana , à la suite
d'une maladie nerveuse , accompagnée d'un délire qui a
duré quinze jours. Il était âgé de 68 ans.
-La chaloupe canonnière le Faubourg Saint- Antoine ,
construite au chantier de la Rapée , par les ordres du conseiller
-d'état , préfet de police , et sous la direction des ingénieurs
de la marine , sera lancée à l'eau dimanche prochain
24 fructidor, à trois heures précises de l'après-midi.
On remarque à l'extrémité du chantier des Invalides
deux chaloupes canonnieres presque terminées . Il parait
que le plus grand travail à y faire est de les enduire de
goudron . Tout annonce que le 1. vendémiaire prochain
pourra être marqué par la mise à flot de ces deux bâtimens .
On assure qu'une légation impériale est attendue incessamment
en Suisse .
-
M.le major de Verger vient d'être accrédité auprès de
la diète , en qualité de ministre résident de son altesse sérénissime
l'électeur de Bavière.
La capitulation militaire avec la France est , dit- on , enfin
conclue. Nous aurons seize mille hommes au service de
France ; un bataillon fera partie de la garde consulaire. La
solde sera la même que celle des troupes françaises.
La diete vient de recevoir la lettre suivante du premier
consul , en réponse à celle qu'elle lui avait écrite :
Bonaparte , premier consul de la république française ,
aux citoyens landamman et membres de la diète générale
de la Suisse.
« Citoyens landamman et membres de la diète générale
de la Suisse , vous me rappelez un des plus heureux momens
de ma vie , lorsque vous n'écrivez que Pacte de médiation
vous a épargné la guerre civile . C'est dans cette vue
FRUCTIDOR AN XI.
575
que j'avais déféré au voeu de la Suisse entière , et que j'étais
intervenu dans ses dissentions.
» L'expérience a servi de guide pour la base de vos institutions
actuelles ; elle peut en servir pour la continuation
des rapports qui subsisteront constamnient entre la France
et votre pays. Ces rapports sont fondés sur des sentimens
d'affection et d'estime , dont j'aimerai toujours à donner des
témoignages à votre nation. Signé BONAPARTE. »
Brest, 13 fructidor.
Instruit par le journal d'économie rurale et domestique
( thermidor an 11 ) , qu'un procédé fort simple et depuis
long-temps connu , pour ramener à leur premier état de
fraîcheur et de bonté des substances animales parvenues à
ce degré de corruption qui ne nous permet plus d'en faire
notre aliment , venait de reparaître avec avantage entre
les mains de M. Cadet-de-Veaux , le conseil de santé de la
marine a jugé utile de constater , ' par de nouvelles expériences
, l'efficacité de ce procédé , et de publier le résultat
satisfaisant qu'il en a obtenu.
Six livres de belle viande de boeuf ont été soumises
pendant trois jours , par ordre du conseil , à toutes les
causes , à tous les agens qui pouvaient en déterminer et en
favoriser la décomposition ; c'est-à-dire , qu'abreuvée de
ses sucs , elle a été tout ce temps mise en contact avec l'air
atmosphérique , la température étant de 20 à 21 degrés.
Après ces trois jours , la viande était d'une couleur bleue
et verdâtre ; elle renfermait une grande quantité de vers
et exhalait une odeur fétide , nauséabonde ; en un mot ,
une puanteur si insupportable , qu'on fut obligé de parfumer
l'appartement où elle était déposée. Telle le conseil
la désirait pour se bien convaincre de la toute-puissance
du moyen de désinfection qu'il se proposait d'éprouver ,
et que voici :
On commença par laver cette viande dans de l'eau
bouillante , pour détacher les vers et la moisissure qui la
couvraient . Deux livres de charbon de bois ordinaire
avaient été préparées d'avance ; c'est-à-dire , concassées ,
passées au crible et lavées . La viande en fut enveloppée ,
mise dans un sac de toile , puis dans un pot de terre vernissé
, qu'on remplit d'eau , en y ajoutant quelques poignées
de charbon . Le vase était de la contenance de dix
pintes. Après avoir bouilli pendant deux heures ( 1 ) "
la
( 1 ) La durée de l'ébullition et la quantité de charbon ont été ici ,
comme elles doivent l'être toujours , en raison de l'altération de la
viande moins gâtée , sa désinfection serait plus prompte , et on l'obtiendrait
avec une moindre dose de charbon .
576 MERCURE DE FRANCE,
I
viande en fut retirée et lavée pour la décharbonner. On
acheva de la faire cuire dans de nouvelle eau , avec les
assaisonnemens convenables. Alors elle était ferme , d'une
belle couleur, et avait cette odeur suave particulière au
bon boeuf. Elle fut goûtée , ainsi que le bouillon dans lequel
on avait mis quelques tranches de pain , par tous les
membres du conseil et par plusieurs personnes présentes
à l'expérience ; et d'une voix unanime , la soupe et le
bouilli furent reconnus excellens .
Quoique l'on ne connaisse que quelques- unes des propriétés
du charbon , elles sont suffisantes pour démontrer
qu'il joue un très-grand rôle dans la nature.
Expliquer comment il agit dans la désinfection de la
viande , rendre raison des phénomènes qui ont lien dans
cette opération , ce serait-là , sans doute , un probléme
à résoudre. Dire que l'oxide de carbonne ou le charbon
paraît avoir , comme son acide , la propriété d'arrêter la
fermentation putride , ou la décomposition des matières
animales ; que la présence du charbon dans l'eau où est
la viande , ou son contact avec elle , suspendant la putréfaction
, il ne reste plus qu'à lui enlever la matière putréfiée
et l'odeur puante et délétère ; que les élémens de cette
matière étant l'hydrogène et l'azote , et la combinaison
du calorique avec ces corps , les gazeifiant , il en résulte
que , dans l'opération décrite , la viande revient à son
premier état de pureté : voilà ce que l'état actuel de la
science permet de hasarder , et ce que l'observation vient
appuyer. Mais aller plus loin , vouloir assigner le quomode
, ce serait courir le risque de se perdre dans des
systèmes plus brillans que solides ; et comme ils n'ajouteraient
d'ailleurs rien à la certitude du fait , contentonsnous
de profiter des avantages qu'il nous offre.
Jaloux de multiplier , pour la navigation , les avantages
de la découverte précitée , le conseil de santé vient da
prier le conseiller- d'état préfet maritime , de lui faire
obtenir un quartier de boeuf ou de cochon salé et altéré
afin de le soumettre à l'action du charbon ; et le général
Caffarelli a ordonné qué ce nouveau sujet d'expériences
ful mis à la disposition du conseil. Si , comme on a lietr
de l'espérer , ce dernier objet de recherches vient encore
ajouter à toutes les preuves qu'on a déjà acquises de la
bonté du procédé , ne pourra-t- on point alors en proclamer
l'infaillibilité 3
( No. CXVI. ) 30 FRUCTIDOR an
Q
( Samedi 17 septembre 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
&
POESIE.
IMITATION
DE LA PREMIÈRE ÉLÉGIE DE TIBULLE.
U E Crassus , possesseur d'un immense domaine ,
Dore de ses moissons une fertile plaine ;
Que ses prés soient couverts d'innombrables troupeaux ,
Et ses coffres remplis des plus riches métaux !
En est-il plus heureux ? Une crainte importune
Empoisonne les dons que lui fit la fortune ;
Quant à moi , de mon sort la médiocrité
Remplit tous mes désirs et fait ma sûreté ;
Content , lorsque la nuit succède à la lumière ,
De voir un petit feu réchauffer ma chaumière ,
De pouvoir , à ma table , offrir à mes amis
Les fruits de mon verger , le lait de mes brebis.
Non , non , je ne rougis d'aucun détail rustique ;
Oo
578 MERCURE DE FRANCE ,
Je me plais aux travaux que demandent les champs :
Ma main sait marier la vigne à l'orme antique ,
Émonder ses rameaux , greffer ses jeunes plants ;
Je ramène l'agneau délaissé par sa mère ,
Que dans le pâturage oublia la bergère ;
Et souvent on me voit , armé d'un aiguillon ,
Presser mes boeufs tardifs de tracer leur sillon.
Reconnaissant des dons que prodigue Pomone ,
Je célèbre sa fête en des jours solennels :
Des fleurs du doux printemps et des fruits de l'automne ,
Mon serviteur et moi nous parons ses autels .
D'épis et de pavols je tresse une guirlande ,
Que mes mains vont suspendre au temple de Cérès ;
Et les jours consacrés à Bacchus , à Palès ,
Je vais leur présenter mes voeux et mon offrande.
Et vous , Lares , gardiens d'un médiocre champ ,
Qui protégiez jadis mon immense fortune ,
De cent brebis alors je vous offris le sang ;
Maintenant je ne puis en sacrifier qu'une ;
Mais les dons d'un coeur pur , du
7
pauvre vertueux ,
Fussent- ils présentés dans des vases d'argile ,
Qu'arrondit le premier un laboureur habile ,
N'en sont pas moins toujours agréés par les Dieux .
Je ne regrette point cette grande richesse ,
Ces biens que possédaient autrefois mes aïeux .
Que sous mon humble toit je trouve ma maîtresse
Un modeste repas , quelques fruits savoureux
Un bon lit , le repos ! ce sont là tous mes voeux .
Ceux de l'ambition ont- ils tant de sagesse 2
Qu'il est doux , quand l'hiver a déchaîné les vents ,
En pressant sur son sein le sein de son amante ,
De braver , de son lit, la fureur des autans ,
Ou de sentir , au bruit d'une pluie abondante ,
Un tranquille sommeil se glisser dans nos sens !
FRUCTIDOR AN XI. 579
Que l'avare , en dépit des hasards de Neptune ,
Coure dans l'Orient pour grossir son trésor ,
Tu lui dois ses faveurs , inconstante fortune !
Mais , au lieu de bonheur , il n'aura que de l'or.
Pour moi qui ne peux vivre absent de ma Délie ,
Irai - je de la mer affronter les dangers ?
J'aime mieux auprès d'elle errer dans la prairie ,
Sur le bord des ruisseaux ombragés d'orangers :
Oui , périssent plutôt les trésors de l'Asie ,
Avant que mon départ alarme mon amie !
Il n'appartient qu'à toi , jeune Napoléon ,
De diriger toujours le char de la victoire
De donner des états , de remplir de ton nom
Mille pays divers étonnés de ta gloire ;
Mais à moi , que Délie enchaîne pour jamais ,
Qui veille jour et nuit autour de sa demeure ,
Du plaisir de la voir sans cesse épiant l'heure ,
Que me font des héros la gloire et les succès ?
Que dans l'osbcurité coule toute ma vie ,
Avec moi que mon nom s'éteigne sans honneur ,
Pourvu que ta tendresse , ô ma chère Délie !
Sur mes trop courts instans répande le bonheur.
Ne me quitte jamais , sois ma seule compagne ,
Lorsque j'ouvre un sillon , ou garde mes troupeaux ;
Seule encore avec moi , lorsque dans la
Je trouve sur la dure , un paisible repos ,
Enlacé dans les bras de celle qu'on adore ,
Le sommeil est si doux , le réveil plus encore !
Au bruit assoupissant de l'onde qui s'enfuit ,
Sur le mol édredon , sur la pourpre éclatante
Si le sort vous retient éloigné d'une amante
Seul avec la douleur , vous veillerez la nuit .
Insensé le mortel possesseur de tes charmes ,
campagne ,
"
7
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
Que la guerre pourrait arracher de tes bras ;
Son coeur serait plus dur que le fer de ses armes ;
Les Dieux l'auraient formé pour l'horreur des combats .
Que mon dernier soupir soit pour toi , mon amante ;
Que mes derniers regards soient fixés sur tes yeux ,
Et que ta main , pressant ma main faible et mourante ,
Mêle encor quelque charme à nos derniers adieux !
Quand je ne serai plus , tu pleureras , Délie.
Tes compagnes , voyant leur malheureuse amie
Couvrir mon front g`acé de baisers et de fleurs ,
Peut-être mêleront leurs larmes à tes pleurs.
Oh ! oui , tu pleureras ; ton coeur fut toujours tendre ;
Ce n'est point un caillou qu'enferme ton beau sein ;
Mais par ton désespoir ne trouble point ma cendre ;
Sauve tes beaux cheveux des fureurs de ta main .
Cependant jouissons , tandis que la jeunesse
Nous permet de goûter les amoureux plaisirs ;
Il ne sera plus temps quand là froide vieillesse
Éteindra dans nos coeurs la flamme des désirs ;
L'âge nous fait subir bien des métamorphoses ;
Le tendre amour permet , lors de notre printemps ,
D'orner nos jeunes fronts de couronnes de roses ;
Mais quand l'âge et l'hiver ont glacé tous nos sens ,
On ne peut plus de fleurs parer nos cheveux blancs .
Aujourd'hui ma vigueur me permet les querelles
Que souvent ont entr'eux les amans et les belles ;
Ce sont là les combats dont je suis le héros :
Que les ambitieux , que la fortune tente ,
Reçoivent dans les champs que Bellone ensanglante ,
Des blessures , de l'or , pour prix de leurs travaux ;
Pour moi , content de peu , dans mon humble chaumière ,
Méprisant la fortune et bravant la misère ,
Que je trouve toujours Délie et le repos.
FRUCTIDOR AN X I. 581
TRADUCTION LIBRE
DE L'ODE D'HORACE A SON JEUNE ESCLAVE .
Persicos odi , puer , apparatus , etc.
Tu sais bien que dans ma maison ,
Jamais le faste n'en impose ;
Je fais peu de cas de la rose
Qui croît dans l'arrière - saison.
Je hais ce luxe asiatique
Des guirlandes et des festons ;
Que le myrte moins magnifique
Serve à couronner nos deux fronts ,
1
Quand , sous cette vigne champêtre
Tu me sers les dons de Bacchus ,
Le rameau chéri de Vénus
Peut orner l'esclave et le maître.
*
Par M. VERL HAC , de Brive.
VERLHAC ,
ENIGM E.
POUR t'aider , cher lecteur , à deviner mon nom
Je ne demande ici nulle combinaison .
En latin , en français , trois pieds forment mon être ;
Sans les décomposer tu peux me reconnaître :
Mon latin , tous les ans , fait naître les jasmins ,
Décore tes bosquets , embellit tes jardins ;
Mon français moins brillant ne t'offre qu'un reptile.
Adieu , mon cher lecteur , je demeure tranquille .
Par le mê ne.
T
Oo 5
582 MERCURE DE FRANCE,
!
LOG O G R_Y РНЕ.
MON corps , en son entier instrument de musique ,
Enchante les forêts , et soutient les concerts ;
Renverse-le , lecteur , aux flots il fait la nique :
Il est , sa tête à bas , le Dieu de l'Univers .
Par le même.
CHARA DE.
LA chose extraordinaire !
Je suis plante potagère ;
Et mon premier , mon dernier
Le sont comme mon entier .
Par un abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
7
Le mot de l'Enigme est Mortier ( bonnet de velours noir
porté par les présidens des parlemens ) . Mortier ( vase
pour piler) . Mortier ( mélange de terre , de sable ou
de ciment , etc. ) . Mortier ( général de l'armée de
Hanovre ).
Celui du Logogryphe est Chien , où l'on trouve nicke.
Le mot de la Charade est Lune-ville.
FRUCTIDOR AN XI. 583
Poésies galantes etgracieuses d'Anacréon , Bion ,
Moschus , Catulle et Horace , imitées en vers
français, et soumises, pour la plupart , au rythme
musical : par M. la Chabeaussière . Un volume
in-8° . Prix : 3 fr. 60 cent. , et 4 fr. 75 c. par
la poste. A Paris , chez Goujon , libraire , rue
Taranne ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres S.- Germain - l'Auxerrois ,
no. 42.
ILLy a peu d'auteurs aussi difficiles à traduire
qu'Anacreon et Horace , et pourtant il n'y en a
pas que l'on traduise plus souvent , et en vers et
en prose. Il est vrai d'ajouter qu'aucune de ces
traductions n'a pu jusqu'ici pleinement réussir ;
plusieurs cependant sont l'ouvrage de littérateurs
très-estimables , et il est vraisemblable que le succès
ne leur a manqué que parce qu'ils ont voulu
un succès impossible . Pour ne pas parler des traductions
anciennes , ni de celles en prose , qui se
souvient aujourd'hui des vers de Poinsinet , d'Anson
, de Mérard de Saint - Just , de madame de
France , et de ces mille imitations ensevelies dans
tous les recueils , dans tous les journaux , dans
tous les almanachs ? Après tant d'exemples si peu
propres à encourager , il n'est pas trop aisé de
concevoir comment il se trouve encore chaque
jour de nouveaux traducteurs qui , se faisant illusion
sur leur faiblesse , ont le courage d'entrer
dans cette carrière où tant d'autres sent tombés
avant eux , et où ils doivent tomber eux -mêmes .
M. la Chabeaussière a fait tout ce qu'il a pu
pour soustraire son livre à cette inévitable destinée.
Sa Traduction d'Anacréon , qui , de tous les opuscules
contenus dans ce volume , est incontestable-
004
584 MERCURE DE FRANCE ,
ment le moins heureux , lui a coûté beaucoup de
soins et de travail . On voit , dans une préface écrite
avec autant d'esprit que de goût , qu'il a observé
les défauts de ses prédécesseurs , recherché les
causes de leur peu de succès : il s'est même donné ,
pour ne pas s'égarer avec eux , la peine de s'ouvrir
un chemin nouveau ; peine assez inutile , car ce
chemin nouveau ne l'a pas même mené aussi loin
que quelques autres.- Mais écoutons M. la Chabeaussière
développer lui-même ses idées sur la
meilleure manière de traduire Anacréon , c'est- àdire
, selon l'usage des discours préliminaires , sur
celle qu'il a préférée :
En me rappelant que toutes les Odes d'Anacréon se
>> chantaient , je me suis persuadé que les traduire libre-
» ment , sans les assujettir à des rythmes déterminés ,
» devait nécessairement diminuer pour nous le charme
» et l'intérêt qu'elles avaient pour les Grecs , et je me
» suis étonné que la nation la plus essentiellement chan-
» tante de l'Univers connu , n'eût pas essayé le moyen
» de chanter les Odes d'Anacréon , à-peu-près comme il
» les eût fait chanter lui-même s'il cût été Français. J'ai
» en conséquence travaillé à les soumettre toutes à la
» forme actuelle de nos chansons ; elles peuvent ainsi
s'adapter à des airs connus , ou même exercer le talent
» de nos compositeurs pour en faire de nouveaux . »
M. la Chabeaussière ne s'est pas dissimulé « qu'il serait
» possible que des poésies destinées par leur nature à
» être chantées , perdissent quelque chose à la simple
» lecture ; et il prie ses lecteurs « d'ajouter en idée
» s'ils le peuvent , l'effet présumé de la musique .
>>
"
Mais il me semble que l'effet présumé de l'air
du haut en bas, on compterait les diamans , de
la pipe de tabac , du serin qui te fait envie , et
de beaucoup d'autres de ce goût et de cette force ,
ne peut que nuire beaucoup aux vers de M. la
Chabeaussière , à moins qu'on n'oublie qu'ils sont
traduits d'Anacréon , c'est - à - dire du poète à-la-fois
le plus gracieux et le plus noble. Par exemple , cor
air , du haut en bas , qui est bien ce qu'il y a de
FRUCTIDOR AN XI. 585
plus trivial au monde , est appliqué à l'ode treizième
qui , dans le grec, est écrite avec une extrême
noblesse et une sorte d'enthousiasme , et un luxe
d'expressions presque dithyrambiques. Au reste , le
plus grand défaut de la traduction de M. la Chabeaussière
n'est pas d'être soumise au rythme musical
de quelques airs de Pont- neuf , mais d'être
remplie de vers faibles et durs , d'expression impropres
, et sur-tout d'être extrêmement prosaïque,
ce qui n'est bon dans aucune espèce de chansons ,
soit qu'on les chante ou qu'on les lise.
M. la Chabeaussière se trouvait forcé de traduire
l'ode de l'Amour mouillé , que Lafoutaine
a imitée d'une manière si admirable. Il est fàcheux
pour un auteur d'avoir à soutenir une aussi dangereuse
comparaison . La chanson de M. la Chabeaussière
semblerait peut-être très-jolie sans le
conte de Lafontaine . Je doute cependant que ces
vers qui la terminent pussent jamais paraître excellens
:
L'air
« Le trait vainqueur
>> Brûle mon coeur.
>> Bon , dit - il , camarade !
>> Grâce à ton accueil délicat,
» Va santé reprend son éclat ;
>> Mes armes sont en bon état.
>> Toi seul es bien malade ! >>>
Tandis que tout sommeille , appliqué à de
telles paroles , ne les rendra pas beaucoup meilleures.
Lafontaine avait dit :
« Amour fit une gambade ,
» Et le petit scélérat
>> Me dit : Pauvre camarade ,
>> Mon arc est en bon état ;
» Mais ton coeur est bien malade . >>>
Voilà des vers charmans ; pourquoi les avoir
voulu refaire ? parce qu'ils ne se chantaient pas ;
et M. la Chabeaussière nous dit « qu'il s'est vu
GANT
586 MERCURE DE FRANCE,
» forcé , dans son plan , de lutter malgré tout le
» désavantage des armes. »
Voici la fin de l'ode seizième :
« L'Amour n'a pour vaincre en ces lieux ,
» Ni flotte , ni cavalerie ;
» Mais un bataillon de beaux yeux. . . .
» Oh! la terrible artillerie ! »>
M. la Chabeaussière a parfaitement senti le ridicule
anachronisme de son artillerie de beauxyeux ;
mais il lui a paru que l'image du grec était exactement
rendue. Or voici quelle est l'image du grec
traduit fidellement : « Ce sont des soldats d'une
» espèce nouvelle , dont les yeux me lancent des
>> traits . >>> Qu'est-ce que M. la Chabeaussière
trouve donc de si exact à faire parler Anacréon
d'artillerie ?
L'ode vingtième offre une faute du même genre :
" Je voudrais être cette glace
>>
Qui souvent ramène tes yeux. »
Le mot glace est impropre . M. la Chabeaussière
sait aussi bien que moi que les glaces sont une invention
moderne , et que les anciens ne se servaient
que de plaques de métal poli . Le mot
miroir était ici le seul que l'on pût employer.
Dans cette même ode , Anacréon désire être le
soulier de sa maitresse , son sandalum . Cette idée
n'est pas aisée à rendre en français avec élégance ,
et je ne citerai point les vers de M. la Chabeaus- ·
sière , qui ne me paraissent pas heureux ; j'aime
mieux rapporter le badinage de Voltaire ( 1 ) , à
qui ce souhait d'Anacréon paraissait un peu ridicule
:
« Anacréon , de qui le style
» Est souvent un peu familier ,
(1) Lettre à madame de Choiseul , 26 juillet 1769.
FRUCTIDOR AN XI. 587
» Dit , dans un certain vaudeville ,
» Soit à Daphné , soit à Bathylle ,
» Qu'il voudrait étre son soulier.
» Je révère la Grèce antique ;
>> Mais ce compliment poétique
>> Paraît celui d'un cordonnier . ››
Cette critique n'est pas sérieuse ; si elle l'était ,
elle serait fort injuste ; car le mot grec sandalon
est très- noble , et c'est le parodier que le traduire
par soulier , qui en français est tout-à-fait trivial .
L'ode 32 offre un autre anachronisme d'expression
:
« Ami ! compte , si tu l'oses ,
» Les flots , les sables des mers ,
>> Ou les corolles des roses ,
» Ou les atomes des airs . . . . >>
Les atomes appartiennent à la physique d'Epicure
, et il ne peut en être question dans une ode
d'Anacréon , attendu qu'il y a deux siècles d'intervalle
entre le poète et le philosophe.
Quant aux vers prosaïques , durs , mal rimés , je
'n'en citerai que quelques- uns pour n'en pas citer
trop , si je voulais les citer tous.
« Sur un luth tout nouveau je crois chanter Alcide ;
» Rebelle , il ne répond qu'Amour.
>> Adieu , grands de la terre ! adieu , je me décide ;
» Mon lath ne veut chanter qu'Amour.
Amouret amour riment un peu trop richement.
" Prends ton miroir , vois ton beau teint ;
>> Vois les guirlandes que tu poses....
» Apprends moi , tout au contraire. , . .
» La fatigue , la contrainte
» Me met au seuil du trépas.
» Voyez sur l'onde plus légère
» Se jouer les cygnes plongeurs ;
» Voyez les oiseaux voyageurs
» Saluer la rive étrangère . »
L'épithète de plongeurs rime avec voyageurs ;
588 MERCURE DE FRANCE ,
: mais elle n'a pas d'autre mérite et comment les oiseaux
saluent- ils ? Si c'est de leur chant , il fallait
l'exprimer , et alors le mot voyez ne convient plus.
« Je ne forme qu'un désir ,
» Jouir , jouir ,
» C'est le refrein du plaisir. »
Ne croirait- on pas lire une chanson des rues ?
Peut-on travestir ainsi les vers gracieux d'Ana .
créon ?
« Je danse encore en cheveux blancs ;
» C'est mon front que l'hiver assiége ;
>> Mais mon coeur est dans son printemps.
>> Le volcan brûle sous la neige . »
Tous ceux qui connaissent la manière simple et
naturelle des anciens , verront tout de suite que cette
puérile antithèse du volcan et de la neige , est de
l'esprit très -moderne : M. la Chabeaussière , au lieu
de se pénétrer de l'esprit d'Anacréon , lui a trop
souvent prêté le sien. « Que personne , a dit
» AElien ( 1 ) , ne calomnie le chantre de Teos. >>
Mais n'est - ce pas le calomnier étrangement que
d'en donner une traduction sans exactitude , une
imitation sans ressemblance , et de remplacer ses
vers charmans , élégans et précis par des vers diffus
, faibles et sans couleur ? -- Je ne doute pas
que M. la Chabeaussière ne trouve quelques juges
beaucoup plus indulgens que moi , qui citeront un
petit nombre de couplets tournés avec facilité , et ne
diront rien de tous les mauvais vers qu'ils auront
lus à toutes les pages . Pour moi , qui aime beaucoup
mieux Anacréon que M. la Chabeaussière ,
et la vérité que les complimens , j'ai dit sans restriction
ce que je pensais et ce que j'ai cru juste .
M. la Chabeaussière n'a traduit de Catulle que
(1) Hist. Var. IX. 4.
FRUCTIDOR AN XI. 589
lés deux jolies pièces sur le Moineau de Lesbie ,
et les deux Epithalames ; il y a joint la Veillée
de Vénus , poëme qui , dans quelques éditions , se
trouve imprimé sous le nom de ce poète , mais
appartient évidemment à une époque beaucoup
moins ancienne..
Il y a, dans l'épithalame
héroïque
, une strophe
que tous les gens de goût savent
par coeur , et qui
a été imitée
dans toutes
les langues
. Je citerai
avec
plaisir
la traduction
qu'en a faite M. la Chabeaussière
; elle n'est pas sans défaut
, mais je trouve
cependant
qu'elle
n'est pas sans mérite
.
« Ut flos in septis secretus nascitur hortis ,
» Ignotus pecori , nullo contusus aratro ,
» Quem mulcent auræ , firmat sol , educat imber ,
» Multi illum pueri , multæ optavére puellæ ;
» Idem cum tenui carptus defloruit ungue ,
» Nulli illum pueri , nullæ optavérepuellæ .
» Sic virgo , dum intacta manei , dum cara suis est :
» Cum castum amisit polluto corpore florem ,
» Nec pueris jucunda manet , nec cara puellis .
«‹ La rose , à son matin , du zéphyr caressée ,
>>
Que nourrissent du ciel les salutaires eaux ,
» Que le soleil anime , et que n'a point blessée
>> Le soc du laboureur , ou la dent des troupeaux ,
>> Charme tous les bergers , plaît à toutes les belles ;
>>
>> Mais qu'un doigt indiscret insulte à sa fraîcheur ,
›› Elle perd tout son charme , et pour eux et pour elles ;
>> Et du chaste bocage elle n'est plus l'honneur.
» Ainsi par la décence une vierge embellie
» Commande le respect en charmant les regards ;
» Mais si d'un souffle impur sa pudeur est flétrie ,
» Des belles , des bergers , elie perd les égards ;
>> Elle n'a plus d'amant , elle n'a plus d'amie . »>
M. Noël qui , dans sa traduction de Catulle , a
soigneusement recueilli une foule d'imitations de
ce passage , presque toutes assez médiocres , ne
s'est pas souvenu de celle de Racine , dans son
590 MERCURE DE FRANCE ,
Athalie ( 1). La voici . Il est toujours à propos de
citer les bons vers :
>>
« Tel , en un secret vallon ,
>> Sur le bord d'une onde pure ,
Croft , à l'abri de l'aquilon ,
» Un jeune lis , l'amour de la nature.
>>> Loin du monde élevé , de tous les dons des cieux
>> Il est orné dès sa naissance ;
» Et du méchant l'abord contagieux
» N'altère point son innocence. »>
Il ne faut point chercher l'exactitude dans l'imitation
de la Veillée des fêtes de Vénus ; mais si
l'on y cherche des vers agréables , on en trouvera
beaucoup ; ce morceau est peut - être le meilleur
du recueil : j'en transcrirai quelques strophes.
1 « Elevons tous un temple à Dionée
>>
Hyla , de fleurs émaille ce séjour
>> Hâte l'essor des produits de l'année !
» C'est pour Cypris , pour les soeurs de l'Amour.
» Rassemblez-vous , Nymphes de nos bocages !
>>
Nymphes des eaux , des prés et des forêts ,
» Apportez-lui vos tributs , vos hommages :
>> Par notre encens méritons ses bienfaits !
>> Tout la chérit , tout cède à sa puissance ;
>> Les champs sur-tout , faits pour la volupté :
>> C'est dans les champs que l'Amour prit naissance ;
» Là , fut reçu le fils de la Beauté :
» Brillant d'attraits comme une belle aurore ,
>> Vous l'auriez vu dans un berceau de fleurs ,
» Levant des yeux à peine ouverts encore ,
» Gaiement sourire au baiser de ses soeurs .
>> Tout , de l'amour déjà reçoit une âme ;
>> Le fier taureau l'exhale en mugissant ;
-
(1) Athal. act . 2 , sc . 9. M. Noël a oublié aussi l'imitation trèsélégante
qui se trouve dans le Pastor Fido , Act. 1 , sc . 4 :
« Come in vago giardin rosa gentile , etc. »
Les vers de Racine et du Guarini eussent un peu mieux valu que
qu'il a exhumés des Etrennes du Parnasse.
сейх
FRUCTIDOR AN XI. 59t
» Il fait rugir le tigre qu'il enflamme ,
Et roucouler le ramier caressant .
» Sur son rameau , la douce Philomèle
» Ne se plaint point , mais soupire d'amour , etc. »
On doit bien penser que la traduction des Odes
galantes d'Horace offre de nombreuses imperfections
; on ne conçoit pas que l'on puisse volontairement
s'imposer une tâche aussi pénible . Il y
a dans Horace des grâces , une mollesse , une précision
inimitables. Il faudrait , pour le bien traduire
, non - seulement avoir son talent , ce qui ne
serait pas aisé , mais encore avoir une langue aussi
poétique et aussi hardie que la sienne .
L'ode où Horace ( 1 ) se plaint de la préférence
que Lydie accorde à Thelephe , contient une peinture
sublime des tourmens de la jalousie :
« Tunc nec mens mihi nec color
» Certa sede manet ; humor et in genas
» Furtim labitur, arguens
Quam lentis penitus macerer ignibus.
>>
Ces vers admirables sont imités de Sapho ; mais
imiter ainsi , c'est créer. Que M. la Chabeaussière
va nous paraitre faible !
« Vois de mon front la subite pâleur !
» Vois de mes pleurs la brilante amertume !
» Oui, je perds la raison , la voix et la couleur .
» C'est l'effet dévorant du feu qui me consume , »
que
Que presque toutes ces idées sont mal exprimées !
que ce style est sans poésie , sans couleur !
ces vers sont faibles ! mais que ceux d'Horace sont
beaux !
Dans une autre ode ( 2 ) à cette même Lydie ,
devenue vieille , Horace lui dit que sa porte n'est
( 1 ) Od. 13 , liv. I.
(2) Od. 25 , liv. I.
592 MERCURE DE FRANCE ,
e
plus ébranlée la nuit par les assauts des jeunes
gens , amatque janua limen ; ce que M. la Chabeaussière
traduit par cet hémistiche plein de
douceur :
1
« Ta porte aime son seuil
Horace ajoute :
" ... Audis minus et minus jam :
» Me tuo longas pereunte noctes ,
» Lydia , dormis . »
et M. la Chabeaussière remarque savamment que
ces deux vers élégiaques étaient sûrement le refrein
commun de toutes les complaintes que les jeunes
Romains chantaient devant la porte de leurs maitresses
. Rien n'est moins sûr que cette observation
; mais ce qui est absolument faux , c'est que
ces deux vers soient élégiaques ; ce nom ne se
donne point indifféremment , comme M. la Chabeaussière
paraît le penser , à tous les vers qui
contiennent des idées tristes , et du caractère de
l'élégie , mais seulement à ceux qui appartiennent
au mètre adopté pour l'élégie , c'est - à - dire à l'hexamètre
héroïque joint au pentamètre . Si M. la
Chabeaussière croit que la complainte de Bion sur
la mort d'Adonis , que les plaintes de Didon dans
l'Enéide , sont écrites/ en vers élégiaques , il se
trompe beaucoup.
Il est incontestable qu'il y a du mérite dans
cette traduction d'Horace , mais il y a aussi trop
de mauvais vers pour qu'on puisse la regarder
comme un bon ouvrage .
Au risque de me faire juger trop sévère , et de
donner des armes contre moi , je citerai l'imitation
de l'ode Donec gratus eram tibi ; elle me
parait une des plus jolies qui aient été faites de
ce morceau , imité tant de fois :
HORACE,
FRUCTIDOR AN XI.
HÓNACE.
Quand je plaisais seul à Lýdie,
» Quand ses bras amoureux ne s'ouvraient que pour mor,
» Mes jours coulaient dignés d'envié ;
» Je préférais ton sort au sort du plus grand rei.
LYDIE.
» Quand Lydie était sans rivale ,
» Quand Chloé , plus que moi , n'embrásait pas ton coeur,
» Vénus n'était que mon égale,
Ilie eût envié ma gloire et mon bonheur.
HORACE.
» Chloé tient mon âme asservie ;
Sa douce voix , son luth enchaînent les amours:
» O Dieux ! prencz toute ma vie ,
» Si je dois à ce prix sauver un de ses jours !
LYDIR.
» Le beau Calaïs m'a ravie ;
» Le ciel même envirait nos mutuels aniours :
» O Dieux ! prenez deux fois ma vie ,
Si je dois à ce prix sauver un de ses jours .
HORACE
» Mais si je te reviens fidèle ,
Et si rien désormais ne peut briser nos noeuds;
» Pour moi si Chloé n'est plus belle ,
» Si je la sacrifie , et te rends tous nies feux .....
LYDIB.
» Calais est la beauté même ;
» Le flot est moins grondeur , moins inconstant que
Triomphe , ingrat ! c'est toi que j'aime ;
» Ton amante veut vivre et mourir sous ta loi . »
>>
toi :
Le volume est terminé par une traduction en
vers de l'épisode de la Ceinture de Vénus , dans
le quatorzième livre de l'Iliade.
Que résulte-t- il de la publication de cet ouvrage
? bien peu de chose pour le plaisir des leoteurs
; rien pour les progrès de la littérature ; rien
Pp
5.
594 MERCURE DE FRANCE ,
pour la gloire des auteurs imités , presque rien
pour celle de M. la Chabeaussière. Je viens de
lire dans la préface du poëme de l'Espérance ,
poëme qui en fait concevoir une si grande des
talens de son auteur , une phrase que je citerai ,
parce que je la trouve d'une justesse infinie : « La
» médiocrité même en ce genre ( la prose ) est
» loin d'être méprisable , et l'on peut lui pardon-
» ner de n'avoir pas l'élégance et la force , lors-
>>
qu'elle offre la justesse et la clarté . Il n'en est pas
>> ainsi de la poésie , les vers médiocres sont juste-
>> ment confondus avec les mauvrais vers .
Comme trois ou quatre bons morceaux dispersés
dans un gros volume de poésie , ne l'empêchent
pas d'être un livre médiocre , je conseille à M.
la Chabeaussière de se pourvoir contre cet arrêt
d'Horace que je transcris bien malgré moi :
" ... Mediocribus esse poetis
» Non homines , non Dí, non concessere columnæ. »
Ω.
VARIÉTÉ S.
Euvres de Colardeau , de l'Académie Française . Quatre
volumes in- 12 . Prix : 6 fr. et 7 fr . 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Pillot , libraire , sur le Pont-Neuf , nº 5 ;
Pillot jeune , libraire , place des Trois- Maries , n° . 2 ;
et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des
Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 , en face du
petit portail.
Le premier ouvrage de ce poète fut une tragédie dans
laquelle l'horreur est poussée au dernier degré , quoiqu'on
n'y découvre rien de tragique . Colardeau était d'un caractère
doux , mélancolique et sentimental ; il pleurait de
joie en écoutant chanter le rossignol , et tremblait de peur
FRUCTIDOR AN XI. 595
cent
des
au moindre bruit de la critique . Ces dispositions n'annonpas
la force d'âme nécessaire pour s'élever aux granconceptions
de l'art dramatique. L'erreur ordinaire
des jeunes gens qui veulent faire des tragédies , est de penser
qu'une narration intéressante à la lecture peut être
mise sur la scène avec succès. Le bel épisode d'Astarbé ,
dans Télémaque , est une des conceptions les plus fortes
de cet admirable ouvrage ; il offre avec la plus grande
vérité le tableau de l'intérieur d'une cour corrompue ; il
peint les suites funestes des passions criminelles , et les
remords , les craintes continuelles qui poursuivent tou
jours le coupable , même lorsqu'un pouvoir absolu semble
le mettre à l'abri des rigueurs de la justice humaine. Cependant
les beautés que l'on admire dans cet épisode ne
sont pas dramatiques. En effet , quels personnages à présenter
aux yeux des spectateurs qu'un tyran aussi lâche que
cruel , qui n'a pas même dans le crime l'énergie des grandes
passions ; qu'une courtisane qui , par une prostitution
publique , est parvenue à partager le pouvoir de ce monstre
? Colardeau , en traitant ce sujet , a fait ses efforts pour
adoucir l'horreur que doit inspirer Astarbé. Il suppose
que cette femme , prête à être unie à un amant dont elle
était éprise , a été enlevée par Pygmalion , et qu'il l'a forcée
à l'épouser ; contrainte à partager le sort du tyran ,
elle est devenue aussi barbare que lui . Cette idée est exprimée
par de fort beaux vers :
Quel hymen ! le cruel , dans sa rage jalouse ,
Venait d'empoisonner sa malheureuse épouse ;
Et dans ce jour encor son frère infortuné
Si cher à nos autels , mourut assassiné .
Orcan , il m'inspira la fureur qui m'anime ,
Et dans ses bras sanglans je respirai le crime ;
Assise à ses côtés sur le trône des rois ,
Je devins politique et barbare à-la-fois :
Enfin , que te dirai- je ? à ses destins unie ,
Le cruel m'infecta de son fatal génie.
Je voulus l'en punir ; mais , pour mieux le frapper ,
Il était soupçonneux , il falut le tromper.
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE ,
On m'aimait ; et bientôt au vain talent de plaire
J'ajoutai l'artifice ; il était nécessaire :
Et , sans te rappeler ces intrigues de cour
Fruits de l'ambition plutôt que de l'amour ,
Je pris sur le tyran cet ascendant suprême
Que donne la beauté sur les souverains même :
J'obtins tout ; je régnai sur son peuple et sur lui.
La peinture de ce caractère est d'une belle couleur ;
mais les développemens peuvent- ils plaire au spectateur ?
La profonde corruption d'Astarbé , l'absence des remords ,
n'offrent aucun résultat moral ou pathétique. Les rôles
faibles de Narbal et de Bacazar , l'amour épisodique de ce
dernier pour une princesse de la cour de Pygmalion , sont
loin de racheter les défauts des deux principaux caractères.
Un grand attentat commis sur la personne de Louis XV
retarda la représentation d'Astarbé ; on craignit quelques
applications : des changemens furent demandés, au poète
qui aima mieux attendre une époque plus favorable que
de s'exposer à mutiler sa pièce.
Pendant ce délai , qui fut de plus de trois années , Colardeau
, impatient de se produire , eut le bonheur de trouver
un sujet d'ouvrage parfaitement conforme à son caractère
et à son genre de talent . Nous avons dit qu'il était tendre
et mélancolique : réservé et timide avec les femmes pour
lesquelles il avait le penchant le plus vif , et dont il fut
souvent trompé , il excella à peindre l'amour malheureux.
Héloïse et Abeilard , ces amans célèbres qui ,
dans un
siècle barbare , ornèrent leur esprit de toutes les connaissances
que l'on pouvait acquérir à cette époque , et dont
les malheurs , le repentir firent excuser les premières
erreurs , enflammèrent l'imagination de Colardeau , et lui
fournirent le sujet de la plus belle héroïde qui ait été
faite dans notre langue doué d'un talent très- distingué
pour peindre les détails d'un tableau , le poète , peu inventif
, ´n'aurait pu que très -difficilement en composer
l'ensemble ; il imita Pope , et quelquefois il surpassa son
modèle. Cet ouvrage est presque aussi connu que nos
FRUCTIDOR AN X I. 597
chefs-d'oeuvres de poésie ; il est peu de jeunes gens qui n'en
aient dévoré la lecture , et qui n'en aient gravé dans leur
mémoire plusieurs passages . Lorsqu'on est parvenu à un
âge où l'on juge avec moins de partialité ces sortes d'ouvrages
, lorsque les passions ont perdu une partie de leur
influence sur les décisions de notre goût , on remarque
quelques défauts dans cette fameuse épître : les transitions
n'y sont pas heureuses ; il y règne un certain désordre
qui paraît moins l'effet de l'amour violent d'Héloïse que
de la négligence du poète ; un petit nombre de pensées
et d'expressions se ressentent des défauts de l'école de
Dorat avec lequel Colardeau était lié : c'est avec peine
que l'on voit dans ce morceau , où règne le sentiment le
plus naturel et le plus tendre , des idées peu conformes au
caractère et à la situation d'Héloïse . Nous n'en citerons
qu'un exemple :
Quels mortels plus heureux que deux jeunes amans
Réunis par leur goût et par leurs sentimens ,
Que les ris et les jeux , que le penchant rassemble ,
Qui pensent a-la-foís , qui s'expriment ensemble ,
Qui confondent la joie au sein de leurs plaisirs ,
Qui jouissent toujours , ont toujours des désirs !
Leurs coeurs toujours remplis n'éprouvent point de vide ;
La douce illusion à leur bonheur préside ;
Dans une coupe d'or ils boivent à longs traits
L'oubli de tous les maux et des biens imparfaits.
Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que les ris
et les jeux ne devaient pas se trouver dans ce passage , et
qu'Héloïse fait de l'amour heureux un tableau qui n'a
jamais pu être tracé par une femme,
La douce élégance qui règne dans la lettre d'Héloïse à
Abeilard , la peinture vraie d'une passion pleine d'intérêt ,
quoique sans espoir , une teinte mélancolique répandue
sur tout l'ouvrage , suppléent à ce qui peut lui manquer
en régularité et en coloris local . Remarquons à cette occasion
que Colardeau n'a point fait abus de la mélancolie
que l'on reproche avec raison à plusieurs écrivains mọ-
Pp. 3
598 MERCURE DE FRANCE ;
:
dernes i l'a représentée d'après l'idée que M. de La
Harpe en a donnée dans ces deux vers :
Sa peine et ses plaisirs ne sont connus que d'elle ;
A ses chagrins qu'elle aime , elle est toujours fidelle.
La lettre d'Armide à Renaud , qui suivit immédiatement
celle d'Héloïse , fut loin d'avoir le même succès.
Colardeau avait rendu ses lecteurs difficiles, et le sujet était
beaucoup moins heureux . Quelle différence en effet entre
Héloïse cherchant à vaincre au pied des autels une passion
qui dans son coeur lutte contre Dieu même , et
l'enchanteresse Armide dont rien ne peut faire excuser
l'amour plus violent que tendre !
La tragédie d'Astarbé fut enfin représentée . Elle obtint
quelque succès ; mais on ne put excuser en faveur du
style pur et élégant , les défauts de combinaison que nous
avons déjà fait remarquer. Colardeau cependant ne se
découragea point : plus propre à imiter qu'à produire ,
il puisa dans le théâtre anglais une pièce dont le sujet
avait de l'intérêt et du mouvement. Les haines héréditaires
des premières familles dans les républiques d'Italie ,
pouvaient donner lieu à des tableaux qui n'avaient point
encore été présentés sur notre théâtre : cette combinaison
nouvelle , que l'on a souvent imitée depuis , se trouve
très -bien développée dans la tragédie de Caliste , qui eut
peu de succès dans la nouveauté , mais que l'on a souvent
remise.
Les imitations , le genre descriptif convenaient plus au
talent de Colardeau que l'art dramatique qui exige dans le
poète de grandes ressources d'invention. Son caractère lui
avait inspiré beaucoup de goût pour les Nuits d'Young
que Le Tourneur venait de traduire. Ces poëmes , qui
n'ont aucun plan , qui sont remplis de vaines déclamations
, et dans lesquels les mêmes idées reviennent sans
cesse , avaient obtenu un grand succès à cette époque où
le genre sentimental était en faveur . Colardeau sacrifia à
la mode , et traduisit en vers les deux premières nuits.
FRUCTIDOR AN XI. 599
"
Quoiqu'elles présentassent de très-beaux détails , la monotonie
, qui se fait plus sentir dans la poésie que dans la
prose , empêcha de les lire , et détermina le traducteur à
abandonner son entreprise . Son penchant pour l'imitation
le porta à mettre en vers le Temple de Gnide. Ce roman
échappé à Montesquieu présente des détails très-favorables
à la poésie : Colardeau , en les amplifiant , leur a donné un
charme dont la prose ne peut approcher ; mais l'original
offre aussi quelques-unes de ces idées profondes dont on ne
peut altérer la précision sans les dénaturer : c'est l'écueil
que le poète n'a pu surmonter. On peut se convaincre de
la vérité de cette observation , si l'on compare le tableau
des moeurs des Sybarites tracés en prose par Montesquieu ,
et les vers de son imitateur. Les hommes de Prométhée ,
^petit poëme imité d'un morceau de prose de M. de Querlon
, fournit à Colardeau les moyens d'exercer son talent
pour le genre descriptif. Ce poëme , très-agréable dans
quelques détails , n'est pas conduit avec assez d'art ; les sentimens
, très- inférieurs aux descriptions , offrent des idées
trop peu suivies , et des vers où la justesse est sacrifiée à
des cliquetis de mots ; défaut essentiel de l'école de Dorat ,
que Colardeau , qui lui était si supérieur , n'aurait jamais
dû imiter ni consulter. L'ouvrage où ce poète déploya
avec le plus d'avantage le talent qui lui était propre est
l'Épître à Duhamel : on y voit cet amour vrai de la campagne
que Colardeau conserva toujours . Quelques détails
didactiques peuvent être comparés à tout ce que nous
avons de meilleur dans ce genre ; on en jugera par le
morceau suivant :
Si jadis tes aïeux parèrent ta maison
Des bizares beautés d'un gothique écusson ,
Dans tes jardins par-tout je vois que ton génie
L'orna plus sagement des travaux d'Uranie :
Ici , sur un pivot , vers le nord entraîné ,
L'aiman cherche à mes yeux son point déterminé ;
Là , de l'antique Hermès le minéral fluide
S'élève au gré de l'air plus sec ou plus humide ;
Ici , par la liqueur un tube coloré ,
Pp 4
600 MERCURE DE FRANCE,
De la température indique le degré
Là , du haut de tes toits , incliné vers la terre ,
Un long fil électrique écarte le tonnerre ;
Plus loin , la cucurbite , à l'aide du fourneau ,
De légères vapeurs mouillent son chapiteau ;
Le règne végétal analysé par elle ,
Offre à l'oeil curieux tous les sucs qu'il recèle ;
Et plus haut je vois l'ombre , errante sur un mur ,
Faire marcher le temps d'un pas égal et sûr .
L'auteur donne une idée du goût qui régnait de son
temps. La tirade suivante est dirigée contre la secte prétendue
philosophique qui réduisait tout à une froide ana
lyse , et qui s'était réservée exclusivement la distribution
des palmes littéraires :
Des remparts de Paris fuyons le vain tumulte.
Quel besoin m'y rappelle , et qui voir aujourd'hui ?
Le mérite oublié , le talent sans appui ;
L'aimable poésie à jamais exilée ,
Aux traits du bel esprit sans pudeur immolée ;
Une froide analyse à la place du goût ;
La raison qui dessèche et décompose tout ;
Des écrivains du jour le style énigmatique ;
Du contraste des mots le choc anthitétique ;
Un faste sans éclat , un vernis sans couleur ,
Des surfaces sans fond , des éclairs sans chaleur ;
La gloire des beaux arts ou souillée ou perdue ,
Et leur palme flétrie à l'intrigue vendue .
nulle
Colardeau laissa en mourant une comédie qu'il avait eu
la sagesse de ne point livrer aux hasards de la représențation.
Cette pièce est entièrement dans le genre des comédies
de Dorat nul caractère tracé fortement , :
situation dramatique ; tout se réduit à un persiflage qui
pourrait être agréable dans une épître , mais qui n'a rien
de théâtral : quelques vers sont tournés avec grâce ; telle
est cette image de la joie d'un financier :
Ce petit financier , dans sa courte épaisseur ,
Etouffait de plaisir. . . . Sa figure était bonne i
Le rire s'exprimait dans toute sa personne.
FRUCTIDOR AN XI. 601 ნი
Quelques poésies fugitivescomplètent les quatre volumes
que nous annonçons ; plusieurs sont agréables , toutes sont
vérsifiées avec facilité. Ce poète , dont l'imagination n'était
pas vigoureuse , et dont la santé fut toujours faible , mérite
d'être compté parmi les écrivains dont la conduite a
honoré la république des lettres à une époque où l'ambition
, l'intrigue et l'esprit de faction faisaient et défaisaient
les réputations. Comme il a toujours imité , on ne peut
raisonnablement lui accorder que le talent de bien faire
des vers , et c'en est un plus rare qu'on ne le croit géné¬
ralement,
Il avait commencé une tradution de la Jérusalem déli- .
vrée ; il renonça à ce travail en apprenant que Walelet
s'en occupail ; craignant qu'on n'abusât de son manuscrit ,
quelques jours avant sa mort il brûla lui-même les chants
qu'il avait déjà mis en vers : cette générosité , si rare entreles
hommes de lettres , recommande la mémoire de Colar
deau à la postérité , autant que l'Héroïde d'Héloïse et
l'Etre à Duhamel , les deux meilleurs morceaux de
ses ceuvres.
P.
La nouvelle Ruth , étrenne aux vieillards , pour le premier
vendémiaire , an XII.
La vertu n'a point d'âge :
En tous temps , en tous lieux , elle embellit le
Et , şur le front blanchi de la caducité ,
Montre encor de ses traits l'immortelle beauté.
sage ,
A mesure que le monde vieillit , cet adage déjà ancien ,
qu'il n'y a plus rien de nouveau sur la terre , acquiert
chaque jour un nouveau degré de certitude. Les hommes ,
depuis longtemps , ont parcouru le cercle des rapports
qui peuvent exister entr'eux ; l'imagination des poètes ou
des romanciers a épuisé toutes les combinaisons possibles
de descriptions et d'aventures , et nos actions , comme nos
écrits , ne sont plus que des répétitions souvent assez insi602
MERCURE DE FRANCE ,
pides de ce qu'ont fait ou écrit nos prédécesseurs. Il n'y a
pas de roman moderne , d'historiette du jour , dont on ne
puisse retrouver le fond dans quelque ancienne chronique ,
qui n'a pas davantage elle-même le mérite de l'invention
et a été puisée dans une source plus ancienne encore.
C'est ainsi qu'en remontant toujours à la première origine
des choses , on arriverait enfin à un très-petit nombre de
faits aussi vieux que le monde , qui semblent se perdre
dans la nuit des temps , et qui , défigurés de toutes les
manières , sont les fondemens incontestables de tout ce
qu'on nous débite de vrai ou de faux sur la terre depuis
plusieurs milliers d'années. Il en résulte qu'aujourd'hui
l'on n'invente plus rien ; la mémoire fait seule tous les
frais , et l'art de produire n'est que l'art de varier les formes
et de déguiser ses larcins.
C'est sans doute à cette stérilité d'invention qu'il faut
attribuer le discrédit où tombe de plus en plus la lecture.
On n'a jamais tant imprimé , et pourtant il est vrai de
dire qu'on n'a jamais si peu lu . On parcourt , on feuillette
les livres ; une ligne fait deviner une page ; quelques
pages donnent la clef de tout un volume. Il suffit d'avoir ,
dans sa première jeunesse , puisé aux grandes , aux véritables
sources , pour contracter le reste de sa vie une sorte
de paresse qui approche du dégoût , dès qu'il s'agit d'ouvrir
un livre , et pour ne pouvoir s'arrêter une heure de
suite sur un ouvrage quelconque . Tout ce qui sort de la
presse ne fait que rappeler des souvenirs à un homme qui
a un peu d'érudition ; il compare ce qu'il lit avec ce qu'il
sait , et malheur à l'auteur si , comme il arrive le plus
souvent , la comparaison n'est pas à son avantage.
Si cependant , au milieu de ce dégoût presque insurmontable
qui vient bientôt s'emparer du lecteur le plus
intrépide , on vient lui offrir un de ces ouvrages qu'il a
Jus et relus vingt fois , qu'il sait par coeur , une de ces
vieilles histoires avec lesquelles il a été bercé , mais qui ,
malgré leur simplicité , ou plutôt à cause d'elle , conservent
toujours un air de fraîcheur et de jeunesse ; tout-à(
FRUCTIDOR AN XI . 603
coup il s'épanouit , son front se déride , ses sens assoupis
se réveillent , ses facultés presqu'éteintes se raniment , il
n'a d'yeux que pour ce qu'il lit , ou d'oreilles que pour ce
qu'il entend.
Le plus ancien de tous les livres , la Bible est aussi
celui où l'on retrouve le plus de ces traits qui , par leur
beauté sublime ou par leur naïveté touchante , font les
délices de ceux dot l'esprit et le coeur ne sont pas corrompus
, et qui ont conservé le sentiment du beau ; mais en
même temps ces traits font le désespoir de quiconque
cherche à les imiter.
C'est ainsi que l'histoire de Ruth a , dans les livres
saints , un charme inexprimable que n'a pu reproduire
aucun de ses imitateurs. Simplicité de récit , vérité de
dialogue , réunion de toutes les circonstances qui peuvent
intéresser en faveur de Ruth et de Noémi ; tout s'y trouve
à un degré éminent , et est tellement lié aux moeurs du
pays , qu'il est impossible de révoquer en doute l'authenticité
du fait , et de ne pas croire à la véracité du narrateur.
Nous invitons ceux qui liront la Nouvelle Ruth à la
comparer avec l'ancienne , et ils devront du moins à l'imitateur
le plaisir de leur avoir fait relire le modèle. Ce
n'est pas que nous voulions borner là son mérite ; et quel
ques citations que nous allons faire prouveront qu'il peut
intéresser par lui-même . Il a choisi la forme de l'Ilylle.
Télamon est , comme Booz , un riche vieillard qui vit à la
campagne.
Détrompé des faux biens que le vulgaire adore ,
Sur un côteau riant que regarde l'aurore ,
TÉLAMON habitait un séjour enchanteur.
De champs et de troupeaux opulent possesseur ,
Ce n'était pas pour lui qu'il avait ces richesses .
Sa main abondamment en faisait des largesses ,
Et chacun se croit riche autour de TELAMON ,
Quand l'été lui promet une riche moisson.
Ami cher aux beaux arts , amant de la nature ,
Des Muses et des champs animant la culture ,
Il semblait tout avoir dans ce charmant séjour.
604 MERCURE DE 1 FRANCE ,
Hélas ! tout lui manquait ..... ; il vivait sans amour.
Il est vrai que du temps la fatale vitesse
Déjà l'avait conduit au seuil de la vieillesse ;
Que déjà TÉLAMON , dans ses riches guérêts ,
Avait soixante fois vu rajeunir Cérès.
Aimer à soixante ans , c'est s'y prendre un peu tard ;
mais on ne compose pas avec son étoile , et le malheureux
Télamon était par la sienne irrésistiblement entraîné
vers l'amour;
Il aimait sans objet ; et cette ardeur brûlante
Qui dévore un amant du besoin d'une amante,
Après avoir en vain exhale sa fureur ,
Inspirait à son âme une douce langueur.
Ah ! disait -il alors aux oiseaux du bocage ,
Pourquoi frapper mon coeur d'un si tendre ramage ?
Pourquoi vouloir troubler mes innocens loisirs ,
7
Et de mes sens éteints rallumer les désirs ?
Mais c'est en vain qu'il invoque le silence des oiseaux
qu'il en appelle même à sa raison.
Souvent , au fond des bois , solitaire et rêveur ,
Son anstère raison interrogeait son coeur :
((
Pourquoi ces vains soupirs ? cette vague tristesse ?
» Ces désirs inquiets ? cette obscure mollesse?
» Sors de ce vil repos. Déjà , dans ces vallons ,
» Des flots d'épis dorés inondent tes sillons
» Leur tige se dessèche , et leur tête superhe
» Se courbe , en invoquant le repos de la gerbe .
>> .
>> La vigne , avec raison , de ta lenteur surprise ,
>> Veut , pour la soulager du fardeau de ses fruits ,
>> Qu'à ses débiles bras tu prêtes des appuis.
2)
C'est ainsi que la voix de la raison sévère
De TÉLAMON encore aigrissait la misère ;
1
Car ses conseils , hélas ! n'étaient plus de saison.
Le coeur , quand l'amour parle , entend-il la raison ?
Un jour , près d'une grotte , au bord d'une fontaine ,
Lieu désert , où souvent il déplorait sa peine ,
Il demandait au ciel , que , terminant son soft ,
FRUCTIDOR AN XI. 605 .
1
Il ouvrit à ses voeux l'asile de la mort :
Tout-à-coup sort du fond de l'antre solitaire ,
Et s'avance en tremblant une jeune bergère ,
Au front doux et modeste , au regard caressant.
Cette jeune bergère vient lui déclarer que , sur le bruit
de ses vertus , elle est devenue amoureuse de lui ; qu'ellemême
, tourmentée du besoin d'aimer , ne trouvait personne
digne de fixer son coeur :
« Inutiles souhaits ! tout trompe mon attente.
>> De nos riches salons la jeunesse brillante
>> Ne présente à mes yeux que frivoles galans
>>
D'insipides beautés insipides amans.
» Dans ce vain tourbillon d'atomes méprisables ,
>>
Quelques-uns , j'en conviens , me parurent aimables ;
>> Mais mon illusion ne dura pas long-temps ,
» Et mon coeur repoussait ceux qu'attiraient mes sens . >>
Télamon en croit à peine ses yeux ; il s'imagine voir
une divinité ; il se prosterne devant elle ; enfin il demande
et obtient des détails sur la passion subite de sa nouvelle
amante. Pauline , c'est son nom , n'aspire qu'à imiter la
Pauline de Sénèque , en s'unissant à un vieillard. « Vois ,
dit-elle ,
>> Vois cette autre PAULINE , au printemps de sa vie .
>> S'unir au sort d'un sage à la tête blanchie ;
» De Sénèque , orgueilleux d'obtenir son amour ,
» S'énorgueillir aussi par un tendre retour ;
» L'aimer comme un amant, l'honorer comme un père ,
» Et parsemer de fleurs la fin de sa carrière.
>>
Que dis-je ? Vois PAULINE affrontant un bourreau ,
>> Par un chemin sanglant s'avancer au tombeau,
» Plutôt que de survivre au vieillard qu'elle adores ››
La moderne Pauline se trouve être la fille de Damon ,
célèbre avocat , à l'éloquence duquel Télamon doit la conservation
de sa fortune , et dont la tête est tombée sous la
faulx révolutionnaire ; la reconnaissance vient encore.fortifier
l'amour , et le nouveau Sénèque s'écrie :
« O PAULINE !... O ma fille !... O fille de Damon !
» Ton père n'est point mort.... Vois-le.dans TéLAMax.
[
606 MERCURE DE FRANCE ;
» Mais que dis-je , ton père ? Ah ! puisque ta jeunesse
>> Des fleurs de son printemps veut parer ma vieillesse
» J'adopte avec transport un titre encor plus doux.
» Viens , PAULINE , suis-moi ; suis ton heureux époux . »
Nous ne savons pas si les amours de Télamon feront
fortune ; mais nous sommes sûrs qu'on lira ses vers avec
plaisir , comme l'épanchement d'une âme pure et honnête ,
qui cherche à faire partager aux autres les sensations
agréables qu'elle a sans doute éprouvées ; comme le fruit
des loisirs d'un homme aimable qui a fait passer dans son
style la facilité de ses moeurs.
ANNONCES.
Elémens de Statique , par Louis Poinsot. Volume in-8°.
figures. Prix : 4 fr . 20 cent , et 5 fr. franc de port par la
poste ;
A Paris, chez Calixte Vollant, libraire , quai des Augus
tins , nº. 25 .
Le même libraire vient d'acquérir les Euvres complètes
de Voltaire , 45 vol. in- 4° . , ornés de 54 figures , qu'il
donnera à 110 fr . jusqu'au 30 pluviose ; passé ce temps ,
il les mettra à son ancien prix , qui est de 300 francs..
On sépare les tomes XXXI à XLV , à 54 fr.; et au 30
pluviose , 120 fr.
Fastes du Peuple Français , par Thernisian- d'Haudricourt
, n°. IV de la première livraison , contenant trois
gravures représentant , 1 ° . l'intrépidité de vingt-deux marins
, qui s'échappent des prisons de Gibraltar et qui s'emparent
d'un vaisseau , nommé le Temple , qu'ils ont vendu
à l'Orient 419,000 liv . ; 2° . Stamphly , sergent à la division
Régnier , abandonnant pour toujours sa paie de
sergent à son ami Lhuillier , sergent des grenadiers du
premier bataillon de la neuvième demi-brigade , qui avait
perdu la vue à la suite d'une longue ophtalmie ; 5 ° . et
Catherine Robaine , de Voimont , près Nancy , âgée de
vingt ans , traversant les flammes pour sauver les bestiaux
et le jeune fils de Nicolas Harmant , dont la maison était
embrasée .
On souscrit , pour cet ouvrage , à Paris , chez Potier ,
rue de Seine , faubourg Saint- Germain , n° . 1434 , en face
l'Hôtel de la Rochefoucault , et au bureau de l'auteur ,
même maison .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant,
imp.lib. , rue des Prêtres St.-Germain -l'Auxerrois , nº. 42.
"
FRUCTIDOR AN XI. 607
POLITIQUE.
On à enfin reçu à Paris des papiers anglais ; leur série
va jusqu'au 26 août . S'ils nous apprennent rien de positif
sur la médiation du nord , le rappel du lord Nelson ,
les conférences qu'il a avec les ministres , le secret dont
on enveloppe toutes les opérations , l'interruption de
toute communication entre les deux pays , l'arrivée en
Angleterre de deux généraux français , les proclamations
qu'on prépare et qui sont peut- être déjà jetées sur nos
côtes ; si toutes ces circonstances ne prouvent pas démonstrativement
que l'Angleterre ait l'intention de prévenir
la France dans la visite que celle- ci lui prépare ,
au moins donne- t- elles à présumer qu'elle veut avoir la
politesse de la lui rendre immédiatement . Nous avons
lieu de croire qu'on s'occupe d'avance en Angleterre du
désastre de notre expédition , de l'impression qui en résultera
parmi nous , et des moyens d'en tirer parti pour
un plan contre-révolutionnaire . Quoique cette malice
ait un peu plus d'esprit que tout ce que les têtes anglaises
ont produit jusqu'à présent en ce genre , elle n'en
est pas selon nous plus sensée. La manie de certaines
personnes est de croire que l'édifice actuel de la France
est tel que le premier souffle va l'ébranler , la première
impulsion le renverser . Les plus habiles se réduisent à
trouver la force du chef de l'Etat dans quelques baïonnettes
qui entourent sa demeure . A peine vont- ils jusqu'à soupçonner
tout ce qu'il a de puissance dans les millions de
nouveaux intérêts dont l'action seconde son action , et dont
l'existence est liée à la sienne . Nous ne contestons pas que
le désastre d'une expédition en Angleterre ne fût vivement
senti . Cependant , si l'effet en était d'amener sur notre sol
une armée anglaise avec l'intention de changer la forme
de l'Etat , nous pouvons croire désastre n'aurait pas
que ce
le résultat qu'on en attend .
608 MERCURE DE FRANCE,
Il n'est pas inutile de remarquer que ce même général
Dumourier , qu'on appelle aujourd'hui en Angleterre ,
n'avait pas été aussi bien traité sous le ministère précédent.
Le lord Grenville se contenta de répondre quand on
lė lui proposa : « Qu'il nous envoie ses plans ; nous n'a-
» vons que faire de sa personne. » En effet , une partie
de l'Europe s'obstinait à voir en lui l'homme de 1791 ,
c'est-à - dire le ministre jacobin . Il avait eu beau recouvrir
son ancien bonnet rouge d'une toge de monarchie constitutionnelle
; ce changement même avait ou peu de succés.
Le ministre qui dirigeait pendant un temps le cabinet de
Vienne put tolérer dans une certaine proclamation des expressions
de liberté qu'il regardait comme un leurre ; mais
ellesne lni furent pas plutôt rapportées comme les sentimens
réels du transfuge , que toute faveur lui fut retirée , sa
pension supprimée. Le feu et l'eau allaient lui être interdits
dans toute l'Europe , sans la ville de Hambourg ,
dernier refuge de ceux qui n'en ont pas d'autres. A la fio,
Dumourier a fait de sa monarchie constitutionnelle, ce
qu'il avait fait de son bonnet rouge ; il a trouvé que le
pouvoir absolu est le seul qui puisse convenir aux hommes
en général et sur-tout aux Français. Des-lors on a commencé
à mieux le juger , ses pensions lui ont été rendues ,
il a été un objet d'attention de la part de personnages
considérables. Après, une pénitence exemplaire et une
expiation qui a été jugée convenable , le voici en alliance
offensive et défensive avec l'Angleterre.
Il est des hommes auxquels semble attachée je ne
sais quelle fatalité qui les met toute leur vie en contradiction
avec eux-mêmes. M. Addington disait dernièrement
de M. Wyndham que toute sa vie était occupée à réparer le
lendemain ses imprudences de la veille ; nous ne savons
si cette censure est bien juste . Quelques politiques ont
jugé avec la même rigueur M. de Calonne. Recherchant
avec sévérité ce qui s'est passé d'abord aux notables , cet
qui s'est pratiqué ensuite à Coblentz , ils ont dit de lui :
qu'il avait fait la révolution qu'il voulait empêcher , et
empêché
REP.PRA
C
-1
FRUCTIDOR AN X I.
sod
empêché la contre-révolution qu'il voulait faire. Ceri
est singulier dans le général Dumourier n'est pas seul
ment de le voir successivement moteur de la révolution et
armé contre elle ; il faut savoir que pendant tout le temps
qu'il a été commandant à Cherbourg , il n'a cessé de rêver
des projets de descente en Angleterre , et dont les plans sont
aujourd'hui dant nos bureaux . Aujourd'hui , repentant sur
cet objet comme sur beaucoup d'autres , le voilà qui
cherche à annuller ses propres conceptions. Employer
une partie de sa vie à faire des blessures , une autre à
les réparer il n'est pas de poète qui ne se rappelle la
lance d'Achille.
Beaucoup plus circonspect dans ses mouvemens , ainsi
que dans ses opinions , le général Pichegru a obtenu toujours
plus de considération . Un des princes français faisant
allusion à un mot très-connu , l'annonça un jour de la
manière suivante : « Messieurs , le général Pichegru , bon
à présenter à ses amis et à ses ennemis . » Sa campagne de
Hollande a été très-brillante . Nous ne savons si comme
militaire il ne faudrait pas lui préférer sa campagne du
Hundsruck. Dans la première il avait une grande supé
riorité de forces ; dans la seconde une infériorité decidée.
Quoiqu'ilen soit , l'événement a montré que de grands
talens militaires ne sont pas toujours accompagnés de
grandes conceptions politiques. Le vainqueur duprince
de Cobourg , enfermé dans une cage pour être transporté
à la Guyane , n'est pas un exemple moins frappant
de la différence des deux carrières . des revers en gé-
7 que
néral et des vicissitudes humaines...
On peut penser ce qu'on voudra de ces deux personnages .
Ils nous paraissent seulement bien mystifiés , s'ils se croient
propres à opérer quelques mouvemens en France. On peut
s'émerveiller également , et de l'usage qu'on n'en a pasfait ,
et de l'usage qu'on en veut faire . Sous le comité de salut public
et immédiatement après sa retraite de l'armée française,
nous ne dirons pas que Dumourier n'eût pu être un trèsbon
instrument. A une époque plus récente , lorsque nos
Q q
5.
cer
610 MERCURE DE FRANCE ,
armées , dirigées par le directoire , étaient battues de
toutes parts , nous ne dirons pas que le général Pichegru ,
à la tête d'une armée bien composée , n'eût pu faire une
grande impression. Mais l'Angleterre soudoyait alors l'Autriche
et la Russie . Elle appelait, des Palus-Méotides et des
bords de la mer Caspienne , des précepteurs pour faire la
police et rétablir l'ordre en France . Toute l'Europe admirait
comment il se faisait que sur ce grand théâtre le personnage
le plus important fût le seul qui n'y parût jamais .
On admirait comment il se faisait qu'on soudoyât tant de
puissances qui n'avaient pas besoin d'être soudoyées , et
qu'on ne soudoyât pas celui pour qui tout était dirigé ,
et qui seul avait besoin de l'être . C'était sans doute une
chose absurde que d'imaginer de faire entrer des armées
étrangères en France , et d'y présenter ensuite un roi qui
se serait découvert tout - à- coup dans les bagages ; mais ily
avait au moins quelque bon sens à dire aux nations de
tâcher de pacifier la France , parce qu'elle était troublée ;
de quel front ose -t-on leur dire aujourd'hui de venir la
troubler , parce qu'elle est pacifiée ? Nous ne contesterons
point le talent des deux genéraux dont nous venons de
parler ; mais en les croyant de très-grands acteurs , en
supposant même, qu'avant d'arriver en Angleterre , ils ont
bien appris leur rôle , tout ce que nous pouvons leur dire
avec toute la France , c'est que la pièce est finie .
Nous sommes fâchés de voir associés à des projets chimériques
, le nom de personnages entourés de toute l'illustration
du rang et du malheur . On parle d'une assemblée
des princes français tenue à Londres. Il faut se souvenir
que les princes anglais se sont eux - mêmes enrôles comme
soldats dans les corps de volontaires . D'après cet exemple ,
si les princes français , comme nous aimons à le croire ,
ont voulu offrir leurs services personnels au toit hospitalier
qui les a reçus , ils auront fait autant ou plus qué la
délicatesse de leur position le demande . Mais , si se plaçant
hors des termes de cette hospitalité , leur esprit s'est laissé
prévenir pour des entreprises désespérées ; si sur-tout , ce
FRUCTIDOR AN XI. 611
qui ne nous paraît pas vraisemblable , leurs voeux pouvaient
s'attacher sériensement à l'humiliation de leur pays ,
ils
démontreraient mal les sentimens qu'on doit attendre de
leur part. Il n'est pas d'Anglais qui ne s'empresse de rappeler
que le dernier des Stuards se tenait orgueilleux jusques
dans ses revers , du courage que lui avaient opposé
ses compatriotes. Les descendans de Saint- Louis ne peuvent
oublier que ce prince , dont ils aiment à rappeler les sentimens,
battait les Anglais à Taillebourg , et qu'il fut occupé
une partie de sa vie à leur faire respecter le traité d'Abbéville
, comme on s'occupe en ce moment à leur faire respecter
le traité d'Amiens.
,, “ ,
i 11
Notice sur la Prusse , sur la nature de son gouvernement
, de son administration et de ses institutions.
Nos lecteurs ont pu voir , dans les détails d'une fête
annoncée pár divers journaux , le toast porté par son excellence
M. le marquis de Luchesini au grand homme qu
gouverne la France et qui s'est toujours montré le meilleur
ami du roi mon maître. Les sentimens que s'accordent les
deux chefs nous ont inspiré la pensée de tâcher de cimenter
encore l'affection que se portent les deux peuples par une
connaissance plus exacte de leurs gouvernemens et de
leurs lois. Resserré dans l'espace très- circonscrit de cette
feuille , si nous ne pouvons remplir cette tâche dans toute
son étendue , nous offrirons au moins quelques traits qui
pourront faire apprécier la constitution actuelle de la
Prusse , ainsi que son régime intérieur .
La Prusse est une monarchie qu'on peut regarder comme
absolue , relativement à son gouvernement politique ;
mais quant aux rapports ordinaires des citoyens avec le
gouvernement et l'administration , rien ne présente plus
l'image de la liberté. Il n'y a , dans aucun gouvernement ,
un respect plus inviolable pour les propriétés privées ,
ainsi que pour les droits territoriaux des seigneuries ter-
Qq a
612 MERCURE DE FRANCE ,
ritoriales. Les droits féodaux ont , quant à la puissance
civile et adininistrative , subi des restrictions sages. Les
provinces ont des états , mais ils ne peuvent se mêler
que de ce qui regarde la répartition des charges. Comme
l'impôt foncier ne varie pas , étant considéré plutôt comme
un cens royal , que comme une taille , le pouvoir du gouvernement
est par cela même très -limité. Ce sont les impôts
indirects qui forment le principal revenu de la
Prusse. Les Etats n'ont à cet égard que le droit de représentation.
Leurs priviléges sur ce point ont même reçu
récemment un grand échec.
Il résulte de ce premier point de vue que , s'il n'y a pas
égalité entre les ordres quant aux propriétés , puisque le
roturier ne peut posséder de terres nobles ou seigneuriales ,
il y a au moins égalité à beaucoup d'autres égards , et
notamment relativement aux charges nationales .
L'ordre hiérarchique , judiciaire et administratif , est
gradué en Prusse d'une manière précise . Les rapports qui
arrivent au souverain , étant forcés de passer par cette
filière , les surprises qui peuvent lui être faites , sont rares.
Tout sujet peut écrire directement au souverain. Les
lettres sont ouvertes en sa présence , répondues sur-lechamp
; la réponse est envoyée directement , si la nature
de l'affaire l'exige ; ou seulement aux ministres , ou aux
tribunaux , si elle les concerne . Cette communication
directe a l'avantage d'être un rempart contre les vexations
intermédiaires ; elle a aussi l'inconvénient d'occasionuer
envers ceux - ci des reprimandes peu méritées. Mais ,
comme ils ont à leur tour la même ressource les méprises
ne peuvent être que passagères et deviennent souvent
un creuset d'épuration utile . Ce petit cabinet privé
du roi , composé de trois conseillers-secrétaires , faisant de
jour à autre le travail avec lui , est en quelque sorte un
contrôle général de toutes les parties , et un principe de
mouvement pour le tout.
C
་ ་ །
2
A la tête de la hiérarchie administrative se trouve le
grand directoire composé des ministres , de quelques conFRUCTIDOR
AN XI. 613
seillers d'Etat , ayant voix comme les ministres , et de
quelques conseillers référendaires , c'est- à-dire , seulement
rapporteurs. C'est-là que toutes les lois , même de justice ,
sont envoyées d'abord. Le directoire peut faire des remontrances
, mais le persisté du roi les annulle.
Les règlemens , privés dans chaque partie , sont quelquefois
envoyés seulement aux ministres dirigeans ou cette
partie d'affaires , ou cette partie du royaume ; car tout le
royaume est partagé à cet égard entre quatre ou cinq
ministres .
Cette grande division administrative varie. On confie un
plus ou moins grand nombre d'arrondissemens à un ministre
; mais la formation de ces arrondissemens est invariable.
Chacun d'eux à à sa tête une chambre de justice royale ,
à laquelle ressortissent les justices subalternes , tant royales
que seigneuriales ; mais cette chambre elle-même ressort
à un tribunal suprême , séant à Berlin , pour toute la
monarchie.
Chaque arrondissement a une chambre des domaines
qui régit toute la partie domaniale et fiscale . La chambre
des domaines peut être comparée en quelque chose aux
préfectures françaises : le président y a , comme le préfet ,
des attributions particulières ; mais en général tout doit
être traité , particulièrement le contentieux des impositions
, voyeries , redevance , police , de concert avec les
conseillers , qui sont au nombre de six , huit , ou dix ,
suivant la force de l'arrondissement . Nobles et roturiers
sont également susceptibles d'être conseillers de ces chambres
l'homme de haute naissance y débute comme les
autres , par être secrétaire , puis référendaire , puis conseiller
délibérant ; seulement il arrive en général qu'il va
plus vite , parce qu'il n'y a pas d'ordre d'ancienneté fixe .
Chaque arrondissement est divisé en cercles composés
d'un certain nombre de paroisses. Chaque cercle est sous
la direction d'un conseiller , qui doit être propriétaire
d'un village dans le cercle , et par conséquent noble ; car
les nobles seuls peuvent acheter les terres seigneuriales.
Qq 3
614 MERCURE DE FRANCE ,
-
Ce noble , dans ce cas , est ce que sont les sous préfets ,
c'est-à - dire , un peu plus que n'étaient nos subdélégués .
Il y a un greffier payé par l'État , et un médecin soignant le
cercle. Il a sous ses ordres tous les maires pour la police et
l'ordre public ; il surveille les, percepteurs d'impôt foncier ,
les baillifs , et constate les vexations des percepteurs d'impôts
indirects. Il gouverne ainsi le canton , en recevant
toutefois les ordres de la chambre ; mais , si elle abusait
de ses pouvoirs , il peut écrire au ministre dont il dépend
, même au roi.
Ce noble chef de cercle est nommé par le roi , quelquefois
sur la recommandation de l'assemblée des étatsprovinciaux
; souvent d'office.
Tout paysan est aux ordres du chef de cercle. Ces ordres
sont transmis par le maire . Y a - t- il un incendie
dans le canton ? tout maire est tenu d'y arriver avec la
pompe de son village : car tout village a une pompe. Il
lui conduit , en outre , autant d'hommes qu'il y a de feux .
Il en est de même dans les émeutes ; tout paysan dọit lui
prêter main- forte . Enfin , c'est lui qui fait le rôle de conscription
militaire.
Les villages payent leurs redevances foncières , les uns
au bailli du roi , les autres au seigneur territorial , qui
compte à la chambre des domaines la redevance générale.
Ils sont divisés territorialement en lots égaux . Un lot
entier , s'appelle paysan ; un demi-lot , demi-paysan ; un
quart de lot , un quart de paysan : les ouvriers à journée
sont à part ; ils ne doivent que quelques menus cens , pour
leur maison et le jardin , en même-temps que la corvée a
bras. Les autres la doivent avec chevaux , à quatre , deux ,
ou un cheval , suivant la concession du lot. Le curé a ordinairement
un lot de paysan ; et il y a un terrain attaché à la
mairie. Les lots fixés par la concession primitive ne peuvent
pas se diviser ; l'aîné mâle hérite de tout. Si le père
avait à s'en plaindre , il peut , d'accord avec le seigneur , ou
le bailli royal , et de l'agrément du conseiller provincial ,
choisir un autre de ses enfans ; l'élu est seul exempt de cons
FRUCTIDOR AN XI. 615
cription. Les autres enfans n'ont , ainsi que les filles , qu'une
légitime en argent. Si on leur donne quelque terrain en
jouissance , c'est réputé en sous-ferme . Le chef de la maison
est le seul qui soit censé connu du roi et du seigneur..
Les cadets sont de droit en requisition militaire . Tous le
ans , le major du régiment vient passer la revue avec le
conseiller et le médecin. Le conseiller déclare les exemptions
civiles ; le médecin , celles de santé ; le major choisit
qui il veut dans le reste . Les plus petits ne laissent pas que
de demeurer aussi en requisition , mais c'est pour goujat ,
ou domestique d'officier ; car le canton doit leur en fournir
en temps de guerre.
Les garnisons sont permanentes pour chaque régiment,
elles so t établies au milieu des cantons qui lui sont affectés .
Mais cette désignation précise n'a lieu que pour le soldat.
L'officier est pris par-tout.
Chaque compagnie est de cent quatre-vingt soldats , dont
cent dix cantonistes . Le reste est enrôlé volontairement "
mais presque tous déserteurs étrangers , ou sans domicile.
Le cantoniste se croit spécialement responsable de
l'honneur de son corps . Il est ordinairement sage , parce
que , de retour au canton , il serait mal vu , obligé de déserter
et aller ailleurs comme simple enrôlé . Tous les excès
qui surviennent parmi les soldats prussiens , peuvent
s'attribuer aux déserteurs. Cinquante cantonistes par
compagnie ont droit de demeurer toute l'année chez eux ,
excepté six semaines de revue ou de manoeuvres : c'est le
capitaine qui choisit ces cantonistes. Dans le cas d'une
égale bonne conduite du cantoniste et du déserteur , leur
avancement est le même. Il faut une grande action d'éclat
pour devenir officier.
Les officiers sont pris dans la noblesse . On débute par
le grade d'apprentif caporal . On devient ensuite franc
caporal. On n'est jamais simple soldat . A moins de talens
extraordinaires , et , en temps de guerre , d'action d'éclat ,
on suit imperturbablement le rang d'ancienneté entre les
officiers . Un franc caporal est sûr de mourir général , s'il
Qq4
616 MERCURE DE FRANCE ,
vit et s'il ne fait pas de faute . Ainsi , dans le militaire même ,
il n'y a point d'arbitraire.
Dans l'ordre judiciaire , les lois sont - transmises du roi
ou du grand directoire , par le grand chancelier aux tribunaux
.
Une réunion de quelques ministres et conseillers d'état
présidée par le grand chancelier , forme le tribunal de
cassation. Un ordre privé du roi peut aussi casser et renvoyer
l'affaire en révision au tribunal supérieur d'appel.
Le tribunal supérieur d'appel présidé par un ministre
de justice , assisté de plusieurs conseillers et référendaires ,
juge de l'appel de tous les tribunaux , de même que le
directoire juge de l'appel de toutes les chambres de domaine
; il faut ajouter en matière grave ; car , dans plusieurs
cas , le ministre peut prononcer seul sur le rapport
de quelques conseillers de son département.
1
Ce tribunal d'appel dont nnous venons de parler , est
purement civil ; un autre tribunal , présidé par un ministre
avec quelques conseillers et référendaires , forme le
tribunal supérieur de tout le criminel . Tous les tribunaux ·
particuliers criminels y ressortissent ; ils sont séparés du
civil.
La colonie française des réfugiés , lors de la révocation
de l'édit de Nantes , forme une sorte d'état dans l'état ; c'està-
dire , qu'elle a un ministre dirigeant particulier , son
tribunal supérieur d'appel , son tribunal criminel , ses tribunaux
de première instance : en un mot , elle a en propre
, hôpitaux , colléges , curés , consistoire , maison d'orphelin
, et caisse de secours.
Nous terminerons là , pour aujourd'hui , cette notice.
Le numéro prochain , nous ajouterons quelque détail sur
le ministère , ainsi que sur le caractère général du peuple ;
`nous ajouterons même , si nous en avons le temps , quelque
réflexion sur la nature et l'esprit de quelques-unes des
institutions .
FRUCTIDOR AN XI. 617
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 27 août.
Sept princes français , et les généraux Dumourier et
Pichegru , ont tenu aujourd'hui une assemblée , qui a eu
pour objet le projet d'une descente en France. On dit
que le général Dumourier a prêté serment de fidélité à
Louis XVIII .
1
Jérôme Bonaparte s'est rendu sur un vaisseau américain
à Hispaniola , et de-là en Virginie .
Les dépêches que le ministre espagnol reçut dernièrement
par un courrier , étaient relatives à la demande faite
par notre gouvernement à la cour de Madrid , pour savoir
quel système cette cour suivrait dans la guerre actuelle .
Nous attendions une réponse décisive ; mais celle qui vient
d'être reçue est équivoque ; on se borne à y donner l'assurance
que sa majesté catholique désire demeurer en bonne
intelligence avec l'Angleterre. Notre cabinet presse pour
obtenir une réponse plus claire , et un ultimatum.
Les préparatifs d'attaque et de défense sont poursuivis
en Angleterré avec beaucoup d'activité ; les lignes , dont
on munit la partie orientale de Londres , seront défendues
par une nombreuse artillerie , qu'on porte à 180 pièces de
24 et 136 de 12. Cent pilotes ont l'ordre de se tenir prêts
a Douvres.
Les arrestations se multiplient à Dublin , et nos correspondans
nous apprennent que plusieurs personnes ont été
envoyées pour des propos séditieux , à bord des vaisseaux
qui servent de prison . C'est avec peine que nous annonçons
qu'on a tout lieu de croire que dans les divers comtés de
l'Irlande il se fait des rassemblemens nocturnes où l'on
s'exerce au maniement de la pique.
Il circule un pamphlet , qui fait ici beaucoup de sensation
; on peut le considérer comme un manifeste du parti
Addington , contre celui de lord Grenville et de M. Pitt .
(Nous en rendrons compte le courrier prochain . )
Hambourg, 5 septembre.
Les Français paraissent préparer à Cuxhaven une expédition
pour débloquer les bas-fonds de l'embouchure de
l'Elbe , où , depuis peu , quelques petits bâtimens anglais
ont pris station ; ils ont fait dresser la liste de tous les Lâtimens
qui mouillent à Cuxhaven.
L'Espagne continue ses armemens. Ceux qui veulent
618 MERCURE DE FRANCE ,
1
pénétrer dans les secrets de son cabinet , prétendent que
ses préparatifs ont pour objet l'Angleterre, qui traite hostilement
la marine espagnole , marchande et militaire .
D'autres assurent qu'elle n'a en vue que de mettre ses
côtes à l'abri des insultes de quelques corsaires étrangers ;
que son but est de garder une ferme et exacte neutralité .
Tout est décidément arrangé entre les puissances , rela
tivement à l'occupation de l'électorat d'Hanovre. Il est
vrai qu'il y a eu à cet égard des négociations très- animées.
Mais le gouvernement français a satisfait les puissances ,
et toutes les difficultés sont applanies.
Nous venons de recevoir des nouvelles de l'Amérique
septentrionale. Le congrès doit s'assembler le 17 octobre
prochain. Les états ont payé à la France , pour la cession
de la Louisiane , 15 millions deux cent mille écus . Onze
millions seront versés dans la nouvelle caisse de l'état , à
six pour cent d'intérêts : le reste sera employé à indemniser
les négocians américains qui ont des réclamations à
faire au gouvernement français .
Hanovre , 3 septembre.
C'est hier que les états se sont assemblés dans cette ville .
Leur séance a été fort courte. On s'attendait à de grands
événemens ; mais aucune des conjectures qu'on avait formées
sur cette convocation extraordinaire , ne s'est réalisée.
Nos politiques répandaient le bruit que cette journée
allait décider du sort de l'électorat. Suivant les uns , il
devait être remis en dépôt à une certaine puissance ; suivant
d'autres , il s'agissait de le séparer entièrement de
l'Angleterre. Le résultat de l'assemblée a bientôt dissipé
ces bruits. Les propositions du général Mortier ont eu
pour objet uniquement de demander de nouvelles sommes
et le prompt acquittement de l'arriéré. On calcule
que l'entretien de l'armée française coûte au pays 10 à
11,000 rixd. par jour. Elle s'élève en ce moment à 37,200
hommes. On a payé en tout jusqu'ici aux Français 3 millions
et demi.
Copenhague , 3 septembre.
Il vient d'être conclu , entre la Suède et l'Angleterre ,
un traité additionnel , relatif à l'accession de la Suède à la
convention de Saint-Pétersbourg. Suivant ce qu'on apprend
, l'Angleterre paie les deux convois suédois qui
furent pris en 1798 , et le major de Gilleberg a été envoyé à
cet effet comme courrier à Londres. On dit qu'il y porte
la ratification du roi son maître au traité additionnel.
FRUCTIDOR AN XI. 619
Berlin , 5 septembre.
On préténd savoir ici que les négociations entamées
relativement à la levée du blocus de l'Elbe et du Weser
se poursuivent à Londres avec beaucoup d'activité , et
qu'on a de plus en plus l'espoir d'arriver à un résultat
heureux.
Naples , 18 août.
?
en
Jusqu'à ce moment , les troupes françaises qui se trouvent
dans les provinces de l'Abruzze et de la Pouille
avaient été entretenues , et même en partie équipées aux
frais de l'état. Cette disposition vient d'être changée ,
suite de l'intervention officicuse et amicale des cours de
Vienne et Pétersbourg , et le gouvernement français s'est
chargé de l'entretien de ses troupes. Le pays éprouve par
la un grand soulagement. Du reste , les choses sont dans
le même Etat ; les Anglais croisent toujours à la hauteur
de notre port ; ils arrêtent les bâtiments des Français et
de leurs alliés , et les envoient à Malte ; ceux des puis
sances neutres sont respectés .
Vienne , 30 août.
On répète aujourd'hui la nouvelle donnée , il y a quelques
temps , que notre cour va faire garnir de troupes les
frontières de la Croatie , de l'Esclavonie et de la Dalmatie.
L'empereur a donné une audience particulière aux députés
de la noblesse immédiate de la Franconie et de la
Souabe. Ces députés ont exposé à S. M. impériale les
griefs qu'ils sont dans le cas de former contre plusieurs
princes puissans de l'Empire , qui continuent à agrandir
leur territoire aux dépens de l'ordre équestre . Ils ont sollicité
ensuite l'assistance de l'empereur , qui , d'après la
constitution de l'Empire , est leur protecteur. Ils n'ont
pas reçu encore une réponse définitive .
Il se présente chaque jour de nouvelles difficultés relativement
à la confection du concordat pour l'Allemagne.
catholique. Les diocèses de Trèves , Cologne , Fuld , Spire
et Strasbourg , sur la rive droite du Rhin , se trouveront ,
à la mort des évêques actuels sécularisés , dans un état
d'incertitude , n'ayant été rien statué sur le remplacement de
leurs prélats. Les pays ont été donnés en indemnité aux
princes laïques avec les revenus dont les évêques jouissaient
autrefois. Il s'agit d'abord de savoir quels seront
les successeurs de ces évêques , et comment leurs diocèses
seront régis à leur mort.
Un insensé s'avisa , ces jours derniers , de parler dans
1
620 MERCURE DE FRANCE ,
un café de la manière la plus indécente sur le compte du
premier consul . Un homme attaché à la légation française
Je dénonça sur-le-champ à la police ; il fut arrêté. On fit
demander ensuite à M. Champagny quelle satisfaction il
désirait. Le ministre français s'est borné à demander que
l'homme arrêté lui fit des excuses , et qu'on lui donnât ensuite
des idées plus justes sur les rapports de l'empereur
avec le premier consul.
PARIS.
-Le premier consul est attendu dans la Flandre du 10
au 5 vendémiaire. On croit qu'il fixera à Gand le quartier-
général de l'armée d'Angleterre , qui s'étend depuis
Brest jusqu'au Texel ; on dit encore qu'il prendra le titre
de généralissime , et que le général qui commandera sous
lui une grande division , aura celui de lieutenant -général .
Au surplus , les troupes de toutes armes qui sont en pleine
marche pour se porter en Flandre , y seront réunies dans
les premiers jours de vendémiaire. Quant aux forces anglaises
dans ces mers elles se sont augmentées ; l'ennemi
y a réuni plusieurs de ses meilleurs officiers de marine ,
tels que les amiraux Keith , Montagne , Tornboroug ,
les comodores Sydney Smith , Home Popham et le capitaine
Hotham . Il paraît redouter que les coups qu'on lui
prépare , ne lui soient sur-tout portés sur ces mers.
"
Le lieutenant-général Soult , commande le camp de
Saint Omer , composé de trois divisions , sous les ordres
des généraux Saint- Hilaire , Dufour et Loison . Le général
Andreossy est nommé chef de l'état -major de cette armée .
-Levaisseau le Dagay Trouin et la frégate la Guerriere ,
sont arrivés de Saint- Domingue. La maladie avait cessé
ses ravages.
-Les travaux de Cherbourg intéressent tous les Français ;
je les ai vus avec un si grand plaisir , que j'en ai à raconter
mon voyage. M Cachin , directeur des travaux ,
m'a enchanté
par son intelligence et par son zèle.
Je me suis promené sur la digue , objet de mon voyage ,
qui nous procurera le moyen d'abriter cinquante vaisseaux
de ligne , et d'opposer aux Anglais un port qui nous
manquait dans la Manche , et qui sera supérieur à tous
ceux que la nature avait donnés à l'Angleterre.
Cette digue a 1900 toises de long , entre le fort de
Querqueville et l'ile Pelée . Elle est composée de blocs de
FRUCTIDOR AN XI. 621
pierres dont quelques-uns ont 60 pieds cubes et pèsent
12 milliers.
La commission de 1792 renonça aux 17 cônes qu'on
y avait placés , et qui , des 1787 avaient été trouvés insuffisans
pour résister à la mer. On voit les restes de l'avantdernier
du côté de l'est.
La digue est déjà à 56 pieds du fond de la rade , 7 pieds
au-dessous de la basse mer , qui est à 43 pieds du fond.
Mais au milieu , l'on fait une partie de 300 pieds , qui
s'élèvera à 75 pieds du fond et 9 pieds au-dessus des
grandes marées , où il y aura 3o canons et 12 mortiers .
Cette partie est déjà à 57 pieds , et elle sera terminée au
printemps prochain. J'ai vu 40 batteaux employés tous
les jours à mener des pierres , et qui portent de 3 à 5 toises
cubes. Les deux forts qui flanquent la rade , joints à cette
batterie , garantiront Cherbourg de toute attaque .
On voit les frégates anglaises se promener en vain sur
la Manche , et il y en a une qui a échoué sur la digue , le
2 juillet dernier , et que j'ai vue en rade .
Pour achever la digue entière , il faut encore 270,000
toises cubes de pierres , qu'on évalue à 14 millions de
dépenses ; mais tout peut être fini dans trois ans.
Indépendamment de cette belle rade , il y au a un port
creusé dans la montagne , qui pourra contenir vingt-cinq
vaisseaux , et où j'ai vu trois mille ouvriers..
Les articles de M. Cachin , qui ont paru dans le Moniteur
, en apprendront davantage à ceux qui , partageant
l'enthousiasme que cette entreprise m'a causé , voudront
en savoir l'histoire et les détails .
-
DELALANDE .
Le citoyen Magnin , qui a déjà réclamé la concur.
rence pour l'invention du bateau à roues , publie une
nouvelle lettre où , après avoir exprimé ses regrets de
la publicité donnée à l'exécution de ce nouveau moyen de
transport , avant d'en avoir fait l'essai contre l'ennemi ,
ajoute Mais puisque la chose est connue , je ne vois
nul inconvénient à faire connaître mes vues. La petite
nacelle que j'ai exécutée , porte deux essieux terminés
par des roues garnies d'une quantité suffisante de larges
rames. Par le moyen d'une machine très-simple
homme seul peut imprimer à ces essieux un mouvement
très-rapide , et j'estime que ce procédé , appliqué à un
navire de cent tonneaux , pourrait lui faire parcourir
deux lieues par heure. A l'aide d'un moyen qui fait voguer
un
622 MERCURE DE FRANCE ,
rapidement nos vaisseaux sans le secours de la voile , nous
pouvons passer à deux portées de canon de l'ennemi , sans
qu'il lui soit possible de nous inquiéter dans notre marche.
De la propriété qu'a le cristal d'Islande , de donner
une double réfraction et deux images , M. Rochon a tiré un
moyen ingénieux de mesurer les distances. Il adapté un
prisme de ce cristal à une lunette. On y met à volonté les
images en contact ; et une échelle graduée à l'extérieur dè
la lunette , indique à l'observateur combien de fois sa dis- ·
tance à l'objet observé contient le diamètre de ce même
objet. On peut , par ce moyen , savoir si on s'éloigne on si
l'on s'approche d'un vaisseau aperçu en mer , ou à combien
de distance l'on se trouve d'une troupe ennemie. On
est ainsi parvenu à mesurer les diamètres de Mars , de
Jupiter et de Saturne , et ce procédé peut s'appliquer à
presque toutes les planètes. Le premier consul , témoin des
expériences, faites à cet égard , a ordonné que l'on cons-
1ruisit plusieurs lunettes de ce genre . On se propose d'adap
ter un de ces prismes à la meilleure lunette de l'Observatoire.
On trouve dans les Annales des Arts et Manufactures ,
n°. 41 , la description du bateau de secours , inventé en Anterre
, par M. Great Head , pour sauver les naufragés . Sa
construction et une forte garniture de liége le rendent insubmergible
, même lorsqu'il est rempli d'eau . Il a déjà
sauvé la vie à un grand nombre de personnes , sans avoir
jusqu'ici manqué son but. Le parlement d'Angleterre à
gratifié son auteur d'une somme de 1,200 liv . sterling
( plus de 28,000 fr. ) . On a formé l'utile projet d'une sous
cription pour la construction et l'établissement de pareils
bateaux dans les ports de France.
-Lemêmenuméro , offre la description du belier hydrau
lique de M. de Montgolfier. Cet habile artiste , au moyen
d'une chute d'eau , est parvenu à élever , par la compression
de l'air , cette même eau à une hauteur indéfinie. La fécondité
du principe d'où il est parti , lui a procuré l'avantage
d'en faire un grand nombre d'applications. Il a pu donner
à l'air une compression égale à celle de 40 , atmosphères ,
et par conséquent élever l'eau à la hauteur de 40 fois 52
pieds , ou 1230 pieds. Celte invention est entièrement
française , et appartient à M. de Montgolfier exclusivement.
Le général Soult , commandant le de Saint
camp
Omer , est arrivé à Boulogne , le 22 de ce mois. Une fré
gate anglaise s'étant approchée à 1900 toises , il a fait tire
des bombes avec des mortiers que le génénal Marmont avai
1 -
FRUCTIDOR AN XI. 623
fait fondre exprès ; une des bombes a éclaté sur le beaupré
de la frégate , la mâture a été considérablement endommagée
, et plusieurs hommes ont été tués .
Pluie de petits pois.
Voici bien un autre prodige que celui des pierres tombées
du ciel. Nous sommes loin d'en garantir la réalité :
tout ce que nous pouvons dire , c'est qu'il est annoncé
sérieusement par plusieurs personnes.
Il est tombé au mois de mai dernier , à la suite d'un
grand orage , près de Léon , en Espagne , une très-grande
quantité de graines dont on en a ramassé plus de neuf
quintaux. Ces graines ont été analysées par le célèbre Cavanille.
Elles sont presque rondes , très -blanches , dures ,
plus petites qu'un petit pois. Elles portent dans un de
leurs côtés la cicatrice hilum avec une petite protubérance
. Leur ségument ( testa ) est dur , mais coupé transversalement
; on l'a trouvé rempli d'une substance jaune ,
formée par les cotylédons qui sont de forme hémisphérique
; ridicule double contre la suture des cotylédons ;
point d'albumen . ( Voici bien tous les termes de l'art . )
Cette graine appartient évidemment à une papilionacée
ou légumineuse. Mais d'où vient- elle ? C'est ce qu'il est
impossible de décider. Aucun naturaliste d'Espagne , et
M. Cavanille lui -même , n'ont pu la reconnaître . Peutêtre
n'appartient- elle pas à notre globe. Voici une belle
matière à dissertation pour ceux qui font venir les pierres
de la lune. Il est probable que le temps de la moisson n'est
pas le même dans cet astre que sur la terre . Vous verrez
que des moissonneurs de la lune auront laissé tombér
quelques gerbes , que ces gerbes , emportées hors de l'atmosphère
lunaire , sont entrées dans la sphère d'activité
de la terre ; qu'en vertu des lois de la gravitation , elles
sont arrivées vers sa surface , et que leur force de projection
les a dirigées juste dans le royaume de Léon .
Peut-être est-ce aussi quelque magasin de marchand grainier
ou grainețier , qui a été emporté par la violence d'un
volcan voisin ou d'un tremblement de lune , et qui a
versé , sur notre globe , les neuf quintaux de graines qu'il
renfermait. Si ces conjectures se vérifient , il en résultera
un point d'histoire astronomique très-curieux , c'est que
les habitans de la lune ressemblent beaucoup à ceux de la
terre , qu'ils mangent comme nous des petits pois au mois
de mai. Qu'ils ont , par conséquent , des jardiniers , des
624 MERCURE DE FRANCE,
:
cuisiniers et des estomachs friands. On ne sait pas pourquoi
on n'a pas encore essayé de les servir en entremets sur
les tables d'Espagne. On aurait peut-être pu en tirer
une fort bonne purée , et l'on saurait à quoi s'en tenir sur
leur qualité ; mais il parait qu'on a micux aimé les manger
en verd. On en a semé une grande partie dans le jardin
botanique de Madrid , et si elles réussissent , nous saurons
ce que valent les légumes de l'autre monde.
Cette pluie extraordinaire est annoncée comme un fait
positif , et l'on assure que le célèbre botaniste Cavanille a
envoyé , à ce sujet , un mémoire à M. Vente nat avec
des échantillons de cette graine.
"
Il est possible au surplus qu'elle ait encore une origine
terrestre , et qu'elle ait été apportée par une trombe , qui
l'aura fait voyager à de grandes distances.
Bruxelles , 26 fructidor.
Le général Dumas , conseiller d'état , accompagné de
quelques officiers et aides-de-camp , est arrivé dans la cidevant
Flandre , où il a inspecté les positions que les
troupes , qui sont attendues de toutes parts , occuperont
sur le canal de Bruges. Le 22 , ce général a passé en revue
la garnison de Bruges. Il examinera les positions qu'un
corps d'armée doit occuper entre Gand , Deynse et Bruges .
Le général Dumas doit se trouver en ce moment à Gand ,
ainsi que le général d'Avoust , commandant 'de la garde
consulaire , et beaucoup d'autres officiers supérieurs ou
d'état-major. Il paraît certain que le premier consul arrivera
à Gand' du 10 au 15 vendémiaire ; qu'il y sera pré-
… cédé d'un corps nombrenx de la garde consulaire , ainsi
que d'un état-major considérable. On ajoute à ces détails
que le quartier-général de toutes les forces destinées à agir
contre l'Angleterre sera placé à Gand . Quoiqu'il en soit ,
les troupes qui sont en mouvement de divers points pour
se rendre à l'armée de la Flandre , ont reçu l'ordre de faire
la plus grande diligence pour arriver , le plutôt possible ,
à leur destination .
Tous les mariniers , bateliers , pêcheurs et autres individus
qui exercent la profession de navigateurs , sont
inscrits en ce moment dans nos départemens jusqu'à l'âge
de cinquante ans . On désignera ensuite ceux qui seront
mis en activité de service pour la grande expédition qui se
prépare avec une activité sans exemple.
t
TABLE
Du premier trimestre de la quatrième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME TREIZIÈM E.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
HYMNE des Normands.
Imitation de Catulle .
page
5
Fable imitée de Desbillons. 6
Le Coin du feu du Docteur Cotton. 49
Stances sur la guerre actuelle. 97
Fragment de l'Arioste ( traduit ) . 145
Imitation d'Horace ( liv . 2 , ode 3 ) .
193 Imitation de l'épître d'Héloïse à Abailard de Pope
( fragment ) . 241
Les Forges ( fragment d'un poëme) . 289
Le Vou indiscret .
291
Imitation de Virgile ( Enéide , liv. 6 ) . 337
Sur le voyage du premier consul en 'Belgique.
338,
L'Elégant d'il y a 1700 ans. 339.
Imitation de la seconde élégie de Tibulle. 385
Mes adieux au Prytanée. 433
Plaintes de la mère d'Euryale ( Enéide , liv . 9 ) . 435
Ode sur la guerre présente.
481
Avis aux jeunes gens.
529
46 TABLE DES MATIÈRES.
Imitation de la première élégie de Tibulle.
Traduction d'Horace , ( liv. 1 , ode 38 ) .
Extraits et comptes rendus d'ouvrages.
Histoire de la Vie de J. C. , par le P. de Ligny.
OEuvres de Bernis,
Mémoires sur les plus célèbres personnages d'Angleterre
.
Histoire de la décadence de la monarchie française
, etc.
Réflexions sur la politique de l'Angleterre.
Nouvel Essai sur la Mégalanthropogénésie.
Le Philosophe de Charenton.
Ephémérides.
577
581
9
21
28
29
32
62
80
83
103 Les Leçons de l'histoire.
Correspondance de J. J. Rousseau avec madame
Latour de Franqueville , etc.
Choix des plus beaux morceaux de Milton , traduits
en vers par L. Racine et Nivernois.
Essais sur les Isles Fortunées de l'antique Atlantide .
Grammaire générale de Port- Royal .
Voyage en Auvergne.
Nouvelle édition du Génie du Christianisme.
III
121
151
159
171
198
Esope en trois langues.
245
Premier livre des Métamorphoses d'Ovide (traduit
en vers ) . 253
Traduction d'Hérodote , par Larcher.
261
Politique d'Aristote ( traduction ) . 295
Lettres d'un Mameluck. 302
Dictionnaire français de Boiste. 3c9
Dictionnaire historique , traduit de l'anglais .
312
Rapport du comité de vaccine. 316
Histoire de la Vie du czar Pierre III. 343
TABLE DES MATIÈRES. 47
Abrégé de l'Histoire d'Espagne d'Yriarte , traduit
de l'espagnol .
352
Bibliothèque médicale . 362
Vies et oeuvres des Peintres célèbres. 391
Euvres de Bernard. 400
Le Mérite des Femmes , par Legouvé . 439
Institutions du droit de la nature et des gens. 449
L'Éducation , poëme. 454
Répertoire du Théâtre Français. 487
Recherches sur la Sibérie . 503
Idylles ou Contes champêtres de Mde. Petigny.
535
Poésies galantes d'Anacréon , etc.
Euvres de Colardeau.
583
594
La Nouvelle Ruth , Etrennes aux vieillards.
601-
VARIÉTÉ S.
Des Communications humaines . ( Examen d'un
principe de Lavater. 55
Fragment des Institutions morales , ouvrage inédit . 79
Anecdote sur Molé . 223
Fragment de Valerie , roman. 225
Des pierres tombées dans les environs de l'Aigle. 358
Chansons traduites du russe .
La Harpe.
Séance de l'Athénée du département du Gers.
Correspondance d'un auteur de province avec M. de
Notice sur le Franc de Pompignan .
364
366
Notice sur Du Belloy.
680598
409
493
543
POLITIQUE.
Aperçus généraux , 37 , 86 , 127 , 184 , 230 , 236 , 274 ,
321 , 369 , 422 , 457 , 557 , 607 .
48
TABLE
DES MATIERES
.
Nouvelles extérieures. 47, 95 , 155 , 255 , 285 , 330 ,
377 , 429 , 474 , 563 , 617.
Parlement d'Anglerre. 42 , 90 , 326 , 575 , 426 , 463 ,
511 , 524.
Paris. 48 , 96 , 140 , 190 , 240 , 288 , 336 , 383 , 432 ,
Notice sur la Prusse.
DE
48 , 526,572 , 620.
611
OCIETE
POS
COMM
ERGE
) 10
T LI
NOTA. L'abondance des matières n'ayant pas permis de
donner la table dans le N°. dernier , on l'a imprimée à
part , afin que les abonnes pussent la faire relier avec le
volume précédent.
Nous donnerons aussi dans le même N° . le titre du 14" .
volume .
DE
FRANCE ,
LITTERAIRE ET
POLITIQUE.
TOME TREIZIÈME.
DE
ETE
VIRES ACQUIRIT
EUNDO
IDOS
COMM
E
A PARI S ,
DE L'IMPRIMERIE DU MERCURE DE FRANCE.
AN XI.
BIBL
. UNIV
,
GRET
1
( No. CIV . ) 6 MESSIDOR an 11.
( Samedi 25 Juin 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
HYMNE DES NORM AND S.
QUEL UEL bruit , quel cri sinistre a frappé nos rivages ?
Fatigués du repos dans leurs antres sauvages ,
J'entends vers l'occident les tigres murmurer :
Leurs regards enflammés roulent à l'aventure ;
Et cherchant leur pâture ,
Convoitent l'univers qu'ils voudroient dévorer.
1
Peuples , qui de la paix savouriez les prémices ,
Pleurez , mais à Bellone offrez des sacrifices ;
Sur l'autel de Janus reprenez vos drapeaux .
Employons , il est temps , la ressource des braves-
Pour donner des entraves
Au farouche ennemi du monde et du repos.
Et vous , hôtes fougueux de la rive étrangère ,
Quel démon a soufflé votre ardeur meurtrière ?
Quels biens
par vous perdus allument ce courroux ?
A 2
4 MERCURE DE FRANCE ,
Faut- il que par vos lois se gouverne le monde ?
Et souverains de l'onde ,
Le sceptre de la terre est - il forgé pour vous ?
Non , vos iniquités ont comblé la mesure :
Ennemi de la fraude et vengeur du parjure ,
Le ciel que vous bravez , saura tonner pour nous.
Des cachots de Dublin aux débris de Mysore ,
Du couchant à l'aurore ,
La voix de l'opprimé l'implore contre vous.
En vain vous maîtrisez l'onde qui nous sépare ;
Ses retours sont communs , et sa constance est rare :
Boulogne a vu pâlir l'étoile de Nelson ;
Le trident en vos mains a chancelé moins ferme.
Les succès ont un terme ;
Et Carthage est pour vous une affreuse leçon.
De Dunkerque au Helder vos tertres funéraires ,
Attestent chaque jour , en sanglans caractères ,
Qu'il n'est point d'Annibal pour sauver Alhion :
L'univers détrompé maudit la foi punique ;
Et notre république
Pour venger l'univers possède un Scipion .
Plus d'une fois déjà nos cohortes guerrières
De votre empire antique ont franchi les barrières ;
Les campagnes d'Hastings devraient vous l'annoncer.
Pour porter la terreur au sein de trois royaumes ,
La race des Guillaumes ,
De sa cendre brûlante est prête à s'élancer.
Ce Windsor imposant où les Chatam conspirent ,
Cette orgueilleuse tour , où tous vos droits expirent ,
Portent encor le sceau du Normand , votre roi ;
MESSIDOR AN XI. 5
L
Et la cloche du soir , par ses accens funèbres ,
Redit dans les ténèbres ,
Que jadis l'étranger vous a donné la loi ( 1 ).
Rien ne vous sauvera de nos armes fatales :
C'est un faible rempart que vos cités navales ,
Contre l'heureux guerrier , chef de nos bataillons ;
Songez que , malgré vous , deux fois déjà Neptune
Protégea sa fortune ,
Et sut , pour le servir , tromper vos pavillons.
(1 ) Windsor et la Tour de Londres ont été bâtis par Guillaume-de-
Conquérant. Le couvre-feu , que l'on sonne tous les soirs à Londres ,
est une de ses institutions .
SUR LA MORT DU MOINEAU DE LES BIE.
( Imitation de Catulle .' )
Lugete , Veneres , etc.
PLEUREZ , Grâces ! pleurez , Amours !
Il n'est plus le moineau de ma chère Lesbie !
Ce moineau qui faisait le charme de ses jours ,
Et qu'elle aimait plus que sa vie !
Doux , privé , familier , tendre , vif , caressant ,
Il savait distinguer sa maîtresse entre mille ;
Il reposait sur son sein mollement ,
Et jamais ne quittait un si charmant asile ;
Šes
Mais près d'elle sautánt , voltigeant , gazouillant ,
coups de bec et ses battemens d'aile
N'étaient dirigés que vers elle .
Maintenant il s'envole au ténébreux séjour :
Voyage affreux ! voyage sans retour !
A 3
6 MERCURE DE FRANCE
1
Dur Achéron ! Cocyte inexorable !
C'est vous , qui , sans pitié pour tout objet aimable ,
Nous enlevez l'oiseau qui cause nos douleurs ,
Et forcez deux beaux yeux à répandre des pleurs !
Par M. KERIVALANT.›
LES ARBRES DE LA FORÊT ,
Fable imitée de Desbillons .
D'UNE antique forêt géans audacieux
Des chênes , des sapins , vieux enfans de la terre ,
Semblaient vouloir porter jusques aux cieux ,
De leur front la menace altière.
Des charmes , des tilleuls , des frênes , des ormeaux ,
Vil peuple , dédaigné de ces Titans nouveaux
Végétaient à l'abri des vents et des orages ,
2
Et formaient les plus doux ombrages ,
Par l'union de leurs rameaux .
Un jour , le garde passe ; en faisant sa tournée ,
Des colosses des bois il marque les plus beaux :
Nul de ces rois n'échappe au fer de la coignée ,
Tandis que des humbles vassaux
La troupe entière est épargnée.
Heureuse médiocrité ,
C'est dans ton sein qu'on trouve et paix et sûreté !
Par le même.
ENIGM E.
L'HISTOIRE apprend à qui veut lire ,
Que , quoique chef d'un vaste empire ,
Témoin d'un combat d'animaux ,
J'osai m'élancer dans l'arêne ,
MESSIDOR AN XI.
7
Et braver la fureur d'un lion des plus gros
Que je tuai sans peine :
Ma victoire étonna public et courtisans ;
Ils ne revenaient pas des dangers immi ens
Qu'avaient su m'éviter ma force et mon adresse.
Faut-il , dans l'embarras , lecteur, que je te laisse ?
Je ne le peux. J'étais , par la taille petit
Comme mon surnom te le dit.
Vu sous une autre face ,
Je te présente encore une moindre surface.
Je t'avourai , sans nul déguisement ,
Qu'on me met dans un trou qui n'est rien moins que grand.
Je romps mon enveloppe , et fais sortir de terre ,
Au bout de quelque temps ,
( J'abuse , ami , de tes instans )
Certain objet ne me ressemblant guère ;
Dans ce qu'il portera , chacun doit me trouver :
Sous peu , j'espère le prouver.
LOGOGRYPHE.
SANS avoir pieds , ni mains , je cours avec vitesse ;
Je reste au même endroit , quoique j'aille sans cesse ;
Afin de me mouvoir , l'onde , l'air , ou le feu ,
Suivant l'occasion , pour moi sont mis en jeu ;
Et cependant , lecteur , il suffit qu'on me touche ,
C'est assez quelquefois d'un souffle de ta bouche ,
Pour déranger ma course , et par-là m'arrêter ;
J'habite égalemeut la ville et la campagne :
Mais sache qu'on me voit rarement sans compagne.
Sous un nouvel aspect faut- il me présenter ?
Eh bien ! des élémens qui composent mon être ,
Retranche le second ; soudain tu vois paraître
L'endroit où très-souvent je passe avec grand bruit ,
En hiver , en été , le jour comme la nuit.
A 4
MERCURE DE FRANCE,
1..
་་་
Cherche encor : dans mon sein je porte une rivière.
As-tu besoin d'argent ? je puis te satisfaire.
Laissons là deux cités remarque ce canal ,
Où coule en murmurant un limpide crystal.
で
Si je ne craignais pas un trop long verbiage
Je pourrais te parler d'un animal sauvage ,
D'une plante qui pousse en forme d'arbrisseau' ,
otcHt PtO
Et d'un pays français , tout environné d'eau .
P
Mais comme en général on aime l'harmonie
951 SU
Apprends que , si ma tête à ma queue est unie
5 BAB 30
Sans offrir à la vue un être curieuxS H
Je forme avec mes soeurs des sons mélodieux.
Comi ParM. ROQUE ( de Brive ).
9752) JubiumsSFEST 9m 94 de se ne ha')
ا د
10 GHAI RAD E.
30
CONTRE la pauvreté quel est le seul remède ,
Que trouve insuffisant celui qui le possède ?
Que doit connaître un juge avant de prononcer ?
Sans preuves que faut-il ne jamais avancer ?
Enfin , par quoi peut- on plaire à la multitude ,
Ou mériter des siens l'amour , la gratitude ?
¿ujus cha jaos jou moą 10.26906
tu peux venir à bout De répondre à ces points tu à ces points tu peu,
1979 I
En cherchant mon premier , mon second et mon tout.
webu el-u
19. pissp aduotos
Par le méme,
C
Mots de l'Enigme, du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
1
Les mots de l'Enigme sont Tu et Vous.
Celui du bo
рои.
19-
Logogryphe´est Poulet , où l'on trouve poule et
Le mot de la Charade est Cerf- volant.
MESSIDOR AN XI. 9
Histoire de la vie de Jésus- Christ , par le P. de
Ligny , de la compagnie de Jésus . Deux volumes.
in-4° . , ornés de soixante gravures , d'après les
tableaux des plus grands maîtres des écoles
'Italienne Flamande et Française qui se
trouvent au Muséum , ou dans les cabinets parficuliers
; divisés en vingt livraisons , qui paraissent
de mois en mois . Dixième livraison . Papier
ordinaire , 4 fr., et 4 fr. 50 cent . , franc de port ;
papier vélin , 8 fr . , et 8 fr. 50 cent. A' Paris ,
a la librairie de la Société Thypographique
quai des Augustins , no. 70 , près le Pont -Neuf ;
et chez le Normant, imprimeur libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , vis-à-vis
le petit portail , nº 42.
.
€
L'HISTOIRE de la vie de Jésus- Christ est un des
derniers ouvrages que nous devons à cette Société
célèbre , dont presque tous les membres étaient
des hommes de lettres distingués ; le P. de Ligny ,
né à Amiens en 1710 , survécut à la destruction
de son ordre , et prolongea jusqu'en 1788 une
carrière commencée au temps des malheurs de
Louis XIV , et finie à l'époque des désastres de
Louis XVI. Si vous rencontriez dans le monde un
ecclésiastique âgé , plein de savoir , d'esprit , d'aménité
, ayant le ton de la bonne compagnie et
les manières d'un homme bien élevé , vous étiez
disposé à croire que cet ancien prêtre était un
Jésuite. L'abbé Lenfant avait aussi appartenu à
cet ordre , qui a tant donné de martyrs à l'Eglise .
Il avait été l'ami du P. de Ligny, et c'est lui qui le
détermina à publier son Histoire de la vie de
Jésus- Christ.
י ל כ
2
ご
а
Cette histoire n'est qu'un commentaire de l'E10
MERCURE DE FRANCE ,
vangile , et c'est ce qui fait son mérite à nos yeux ,
Le P. de Ligny cite le texte du nouveau Testament
, et paraphrase chaque verset de deux manières
; l'une , en expliquant moralement et historiquement
ce qu'on vient de lire ; l'autre , en répondant
aux objections que l'on a pu faire contre
le passage cité . Le premier commentaire court
dans la page avec le texte , comme dans la Bible
du P. de Carrières ; le second est rejeté en note
au bas de la page. Ainsi l'auteur offrant , de suite
et par ordre , les divers chapitres des évangiles ;
faisant observer leurs rapports , ou conciliant leurs
apparentes contradictions , développe la vie entière
du Rédempteur du monde.
L'ouvrage du P. de Ligny étoit devenu rare , et
la Société Typographique a rendu un véritable
service à la religion en réimprimant ce livre utile .
On connaît dans les lettres françaises plusieurs vies
de Jésus-Christ ; mais aucune ne réunit , comme
celle du P. de Ligny , les deux avantages d'être
à-la-fois une explication de l'Ecriture et une réfutation
des sophismes du jour. La Vie de Jésus-
Christ , par Saint-Réal , manque d'onction et de
simplicité : il est plus aisé d'imiter Salluste et le
cardinal de Retz ( 1 ) , que d'atteindre au fon de
l'évangile. Le P. de Montreuil , dans sa Vie de
Jésus- Christ , retouchée par le P. Brignon , a
conservé au contraire bien du charme du nouveau
(1 ) La conjuration du comté de Fiesque , par le cardinal
de Retz , semble avoir servi de modèle à la conjuration
de Venise , par Saint- Réal : il y a entre ces deux ouvrages
la différence qui existe toujours entre l'orignal et
la copie ; entre celui qui écrit de verve et de génie, et celui
qui, à force de travail , parvient à imiter cette verve et
ce génie , avec plus ou moins de ressemblance et de
bonheur.
MESSIDOR AN XI. II
"
testament. Son style , un peu vieilli , contribue
peut-être à ce charme : l'ancienne langue française
, et sur-tout celle qu'on parlait sous Louis
XIII , était très- propre à rendre l'énergie et la
naïveté de l'Ecriture. Il serait bien à désirer qu'on
en eût fait une bonne traduction à cette époque :
Sacy est venu trop tard . Les deux plus belles versions
modernes de la Bible sont les versions espagnole
et anglaise . La dernière , qui a souvent la
force de l'hébreu , est du règne de Jacques Ier. ;
la langue dans laquelle elle est écrite , est devenue
pour les trois royaumes une espèce de langue sacrée
, comme le texte samaritain pour les Juifs :
la vénération que les Anglais ont pour l'Ecriture
en paraît augmentée , et l'ancienneté de l'idiôme
semble encore ajouter à l'antiquité du livre .
Au reste , il ne faut pas se dissimuler que toutes
les histoires de J. C. qui ne sont pas , comme celle
du P. de Ligny , un simple commentaire du nouveau
testament , sont , en général , de mauvais et
même de dangereux ouvrages . Cette manière de
défigurer l'évangile nous est venue des protestans ,
et nous n'avons pas observé qu'elle en a conduit
un grand nombre au Socinianisme . Jésus-Christ
n'est point un homme ; on ne doit point écrire sa
vie comme celle d'un simple législateur. Vous
aurez beau raconter ses oeuvres de la manière la
plus touchante , vous ne peindrez jamais que son
humanité ; sa divinité vous échappera. Les vertus
de l'homme ont quelque chose de corporel , si nous
osons parler ainsi , que l'écrivain peut saisir ; mais
il y a dans les vertus du Christ un intellectuel , une
spiritualité qui se dérobe à la matérialité de nos
expressions. C'est cette vérité dont parle Pascal ,
si fine et si déliée , que nos instrumens grossiers ne
peuvent la toucher sans en écacher la pointe ( 1 ) .
( 1 ) Pensées de Pascal .
12 MERCURE DE FRANCE ,
3
La divinité du Christ n'est donc et ne peut être
que dans l'évangile où elle brille parmi les sacremens
ineffables institués par le Sauveur , et au
milieu des miracles qu'il a faits . Les apôtres seuls
ont pu la rendre , parce qu'ils écrivaient sous l'inspiration
de l'Esprit-Saint. Ils avaient été témoins
des merveilles opérées par le fils de l'homme ; ils
avaient vécu avec lui : quelque chose de sa divinité
est demeuré empreint dans leur parole sacrée ,
comme les traits de ce céleste Messie restèrent ,
dit- on , imprimés dans le voile mystérieux qui
servit à essuyer ses sueurs .
1
Sous le simple rapport du goût et des lettres ,
il y a d'ailleurs quelque danger à transformer ainsi
F'évangile en une histoire de J. C. En donnant aux
faits je ne sais quoi d'humain et de rigoureusement
historique ; en en appelant sans cesse à une prétendue
raison , qui n'est souvent qu'une déplorable folie ;
en ne voulant prêcher que la morale entièrement
dépouillée du dogme , les protestans ont vu périr
chez eux la haute éloquence . Ce ne sont , en effet ,
ni les Lillotson , ni les Wilkins , ni les Goldsmith ,
ni les Blair , malgré leur mérite , que l'on peut
regarder comme de grands orateurs , et sur-tout si
on les compare aux Bazile , aux Chrisostôme , aux
Ambroise , aux Bourdaloue et aux Massillon .
Toute religion qui se fait un devoir d'éloigner le
dogme , et de bannir la pompe du culte , se condamne
à la sécheresse . Il ne faut pas croire que le
coeur de l'homme , privé du secours de l'imagination
, soit assez abondant de lui -même pour
nourrir les flots de l'éloquence. Le sentiment meurt
en naissant , s'il ne trouve autour de lui rien qui
puisse le soutenir , ni images qui prolongent sa
durée , ni spectacles qui le fortifient , ni dogmes
qui , l'emportant dans la région des mystères , préviennent
ainsi son désenchantement. Le protestanMESSIDOR
AN XI. 13
tisme se vante d'avoir banni la tristesse de la religion
chrétienne mais dans le culte catholique
Job et ses saintes mélancolies , l'ombre des cloîtres ,
les pleurs du pénitent sur le rocher , la voix d'un
Bossuet autour d'un cercueil feront plus d'hommes
de génie , que toutes les maximes d'une morale sans
éloquence , et aussi nue que le temple où elle est
prêchée.
Le P. de Liguy avait donc sagement considéré
son sujet , lorsqu'il s'est borné dans sa vie de J. C.
à une simple concordance des évangiles . Et qui
pourrait se flatter , d'ailleurs , d'égaler la beauté du
nouveau testament ? Un auteur qui aurait une
pareille prétention , ne serait- il pas déjà jugé ?
Chaque évangéliste a un caractère particulier ,
excepté Saint Marc , dont l'évangile ne semble être
que l'abrégé de celui de Saint Mathieu . Saint
Marc toutefois était disciple de Saint Pierre , et
plusieurs ont pensé qu'il a écrit sous la dictée de
ce prince des apôtres. Il est digne de remarque
´qu'il a raconté aussi la faute de son maître . Cela
nous semble un mystère sublime et touchant , que
J. C. ait choisi , pour chef de son Eglise , précisément
le seul de ses disciples qui l'eût renié . Tout
l'esprit du Christianisme est là : Saint Pierre est
l'Adam de la nouvelle loi ; il est le père coupable
et repentant des nouveaux Israëlites ; sa chute nous
enseigne , en outre , que la religion chrétienne est
une religion de miséricorde , et que J. C. a établi
sa loi parmi les hommes sujets à l'erreur , moins
encore pour l'innocence que pour le repentir .
L'évangile de Saint Mathieu est sur tout précieux
pour la morale . C'est cet apôtre qui nous a transmis
le plus grand nombre de ces préceptes en
sentimens , qui sortaient , avec tant d'abondance ,
des entrailles de J. C.
Saint Jean a quelque chose de plus doux et
14 MERCURE DE FRANCE ,
tendre.
de plus tendre. On reconnaît en lui le disciple que
Jésus aimait, le disciple qu'il voulut avoir auprès de
lui au jardin des Oliviers , pendant son agonie. Sublime
distinction sans doute ! car il n'y a que l'ami
de notre âme qui soit digne d'entrer dans le mystère
de nos douleurs . Jean fut encore le seul des
apôtres qui accompagna le fils de l'homme jusqu'à
la croix . Ce fut là que le sauveur lui légua sa mère.
Mater , ecce filius tuus ; discipulus , ecce mater tua.
Mot céleste parole ineffable ! Le disciple bien
aimé , qui avait dormi sur le sein de son maître ,
avait gardé de lui une image ineffaçable ; aussi le
reconnut- il le premier après sa résurrection . Le
coeur de Jean ne put se méprendre aux traits de
son divin ami , et la foi lui vint de la charité .
Au reste , l'esprit de tout l'évangile de St. Jean
est renfermé dans cette maxime qu'il allait répétant
dans sa vieillesse : cet apôtre , rempli de jours
et de bonnes oeuvres , ne pouvant plus faire de
longs discours au nouveau peuple qu'il avait enfánté
à J. C. , se contentait de lui dire mes petits
enfans , aimez-vous les uns les autres.
Saint Jérôme prétend que Saint Luc était médecin
, profession si noble et si belle dans l'antiquité
, et que son évangile est la médecine de
l'âme. Le langage de cet apôtre est pur et élevé :
on voit que c'étoit un homme versé dans les lettres ,
et qui connaissait les affaires et les hommes de son
temps . Il entre dans son récit à la manière des
anciens historiens ; vous croyez entendre Hérodote:
« 1 ° . Comme plusieurs ont entrepris d'écrire
» l'histoire des choses qui se sont accomplies parmi
>> nous.
2º. Suivant le rapport que nous en ont fait
>> ceux qui dès le commencement les ont vues de
leur propres yeux , et qui ont été les ministres
» de la parole.
>>
ע
MESSIDOR AN X I. 15
»
» 3°. J'ai cru que je devais aussi , très - excellent
Théophile , après avoir été exactement informé
» de toutes ces choses , depuis leur commence-
» ment , vous en écrire par ordre toute l'histoire. »
Notre ignorance est telle aujourd'hui , qu'il y a
peut-être des gens de lettres qui seront étonnés
d'apprendre que Saint Luc est un très-grand écrivain
dont l'évangile respire le génie de l'antiquité
grecque et hébraïque. Qu'y-a- t-il de plus beau
que tout le morceau qui précède la naissance de
Jésus-Christ ?
y Au temps d'Hérode , roi de Judée , il
» avait un prêtre nommé Zacharie , du rang
» d'Abia : sa femme était aussi de la race d'Aaron ,
» et s'appelait Elisabeth .
» Ils étaient tous deux justes devant Dieu ....
>> Ils n'avaient point d'enfans , parce qu'Elisabeth
» était stérile , et qu'ils étaient tous deux avancés
» en âge.
»
Zacharie offre un sacrifice ; un ange lui apparatt
de bout à côté de l'autel des parfums. Il lui prédit
qu'il aura un fils , que ce fils s'appellera Jean , qu'il
sera le précurseur du Messie , et qu'il réunira le
coeur des pères et des enfans . Le même ange va
trouver ensuite une vierge qui demeurait en Israël,
` et il lui dit : « Je vous salue , ô pleine de grâce , le
»
Seigneur est avec vous. » Marie s'en va dans les
montagnes de Judée ; elle rencontre Elisabeth , et
l'enfant que celle - ci portait dans son sein , tressaille
à la voix de la vierge , qui devait mettre au jour ·
le sauveur du monde. Elisabeth , remplie tout- àcoup
de l'esprit - saint , élève la voix et s'écrie :
« Vous êtes bénie entre toutes les femmes ; et le
fruit de votre sein sera béni.
» D'où me vient le bonheur que la mère de
» mon sauveur vienne vers moi ?
» Car lorsque vous m'avez saluée , votre voix
16 MERCURE DE FRANCE ,
» n'a pas plutôt frappé mon oreille , que mon
>> enfant a tressailli de joie dans mon sein . »>
Marie entonne alors le magnifique cantique :
O mon âme , glorifie le Seigneur ! »
L'histoire de la crèche et des bergers vient ensuite.
Une troupe nombreuse de l'armée céleste
chante pendant la nuit , gloire à Dieu dans le ciel,
et paix aux hommes sur la terre ! mot digne des
anges , et qui est comme l'abrégé de la religion
chrétienne.
Nous croyons connaître un peu l'antiquité , et
nous osons assurer qu'on chercherait long- temps
chez les plus beaux génies de Home et de la Grèce
avant d'y trouver rien qui soit à - la - fois aussi simple
et aussi merveilleux.
Quiconque lira l'évangile avec un peu d'attention
, y découvrira à tous momens des choses
admirables , qui échappent d'abord à cause de leur
extrême simplicité. Saint Luc , par exemple , en
donnant la généalogie du Christ , remonte jusqu'à
la naissance du monde. Arrivé aux premières
générations , et continuant à nommer les races ,
il dit : Cainan quifuit Hénos , qui fuit Seth , qui
fuit Adam , qui fuit DEL ; le simple mot , qui
fuit Dei, jeté là sans commentaire et sans réflexion
, pour raconter la création , l'origine , la
nature , les fins et le mystère de l'homme , nous
semble de la plus grande sublimité.
Il faut louer le P. de Ligny , qui a senti qu'on
ne devait rien changer à ces choses , et qu'il n'y
avait qu'un goût égaré et un christianisme mal
entendu qui pouvaient ne pas se contenter de pareils
traits . Son Histoire de Jésus-Christ offre une
nouvelle preuve de cette vérité que nous avons
avancé ailleurs ; savoir , que les beaux arts chez
les modernes doivent au culte catholique la majeure
partie de leurs succès. Soixante gravures ,
d'après
1
MESSIDOR AN XI
17
d'après les maîtres des écoles italienne , française
et flamande , enrichissent le bel ouvrage que nous
annonçons : chose bien remarquable ! qu'en vou
lant ajouter quelques tableaux à une vie de Jésus-
Christ , on s'est trouvé avoir renfermé dans lee
cadre tous les chefs-d'oeuvres de la peinture mo-
'derne (1).
On ne saurait trop donner d'éloges à la Société
Typographique , qui , dans si peu de temps, nous
a donné , avec un goût et un discernement parfait
, des ouvrages si généralement utiles ; les
Sermons choisis de Bossuet et de Fénélon
Lettres de Saint François de Sales , et plusieurs
autres excellens livres , sont tous sortis des mêmes
presses , et ne laissent rien à désirer pour l'exécution.
les
L'ouvrage du P. de Ligny , embelli par la peinture
, doit recevoir encore un autre ornement non
moins précieux ; M. de Bonald s'est chargé d'en
écrire la préface : ce nom seul promet le talent et
les lumières , et commande le respect et l'estime .
Eh ! qui pourroit mieux parler des lois et des
préceptes de Jésus- Christ que l'auteur du Divorce ,
de la Législation primitive et de la Théorie du
pouvoir politique et religieux ?
}
1
N'en doutons point , ce culte insensé , cette
folie de la croix , dont une superbe sagesse nous
annonçait la chute prochaine , va renaître avec
une nouvelle force ; la palme de la religion croît
toujours à l'égal des pleurs que répandent les chrétiens
, comme l'herbe des champs reverdit dans
une terre nouvellement arrosée . C'étoit une insigne
:
(1) Raphaël , Michel-Ange, le Dominicain , les Carache ,
Paul Véronèse , le Titien , Léonard-de-Vinci , le Guerchin,
Lanfranc , le Poussin , le Sueur , le Brun , Rubens , etc.
B
९
BIBL
. UNIV
,
GAMT
18 MERCURE DE FRANCE ,
»
erreur de croire que l'évangile était détruit , parce
qu'il n'était plus défendu par les heureux du -
monde. La puissance du christianisme est dans
la cabane du pauvre , et sa base est aussi durable
que la misère de l'homme , sur laquelle elle
est appuyée . « L'église , dit Bossuet ( dans un
passage qu'on croirait échappé à la tendresse de
Fénelon , s'il n'avait un tour plus original et plus
élevé ) « l'Eglise est fille du Tout- Puissant : mais
» son père , qui la soutient au-dedans , l'aban-
» donne souvent aux persécuteurs ; et à l'exem- ´
ple de Jésus- Christ , elle est obligée de crier ,
» dans son agonie : Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi
m'avez-vous délaissée ? ( 1 ) . Son époux est
>> le plus puissant , comme le plus beau et le plus
parfait de tous les enfans des hommes (2 ) ; mais
» elle n'a entendu sa voix agréable , elle n'a joui
» de sa douce et désirable présence qu'un mo-
» ment (3). Tout d'un coup il a pris la fuite avec
» une course rapide ; et plus vite qu'un faon de
» biche , il s'est élevé au-dessus des plus hautes
» montagnes (4) . Semblable à une épouse déso
» lée , l'Eglise ne fait que gémir ; et le chant de
» la tourterelle délaissée ( 5) est dans sa bouche.
» Enfin elle est étrangère et comme errante sur
» la terre , où elle vient recueillir les enfans de
» Dieu sous ses ailes ; et le monde , qui s'efforce
»
( 1 ) Deus meus , Deus meuss , ut quid dereliquisti me ?
(2) Speciosusforma præfiliis hominum. Psal. XLIV, 3 .
(3) Amicus sponsi stat et audit eum , gaudio gaudet
propter vocem sponsi. JOANN. iij . 29.
(4) Fuge dilecte mi , et assimilare capreæ, hinnuloque
cervorum super montes aromatum. Cant. viij , 14.
(5) Fox turturis audita est in terrá nostrá. Cant. ij , 12.
"
MESSIDOR AN XI. 19
» de les lui ravir , ne cesse de traverser son péle-
» rinage (1).
»
Il peut le traverser ce pélerinage , mais non pas
l'empêcher de s'accomplir. Si l'auteur de cet
article n'en eût pas été persuadé d'avance , il en
seroit maintenant convaincu par la scène qui se
passe sous ses yeux (2) . Quelle est cette puissance
extraordinaire qui promène ces cent mille chrétiens
sur ces ruines ? Par quel prodige la Croix reparait-
elle en triomphe dans cette même cité où
naguères une dérision horrible la traînait dans la
fange ou le sang ? D'où renaît cette solennité proscrite
? Quel chant de miséricorde a remplacé si
soudainement le bruit du canon et les cris des chrétiens
foudroyés ? Sont-ce les pères , les mères , les
frères , les soeurs , les enfans de ces victimes qui
prient pour les ennemis de la foi , et que vous
voyez à genoux de toutes parts , aux fenêtres de
ces maisons délâbrées , et sur les monceaux de
pierres où le sang des martyrs fume encore ? Les
collines chargées de monastères , non moins religieux
, parce qu'ils sont déserts ; ces deux fleuves
où la cendre des confesseurs de Jésus-Christ a si
souvent été jetée ; tous les lieux consacrés par les
premiers pas du christianisme dans les Gaules ;
cette grotte de Saint Pothin , les catacombes d'Irénée,
n'ont point vu de plus grands miracles que
celui qui s'opère aujourd'hui. Si en 1793 , au
moment des mitraillades de Lyon , lorsque l'on démolissait
les temples et que l'on massacrait les
prêtres ; lorsqu'on promenait dans les rues un
âne chargé des ornemens sacrés , et que le bourreau
, armé de sa hache , accompagnait cette digne
(1 ) Orais. fun. de M. le Tel.
(2) L'auteur écrivait ceci à Lyon le jour de la Fête-
Dieu.
Ba
20 MERCURE
DE FRANCE
,
>>
I
>>
»
la
pompe de la raison ; si un homme eût dit alors":
« Avant que dix ans se soient écoulés , un princè
» de l'Eglise , un archevêque de Lyon , sorti du
» sang d'un nouveau Cyrus , portera publiquement
» le saint- sacrement dans les mêmes lieux ; il será
accompagné d'un nombreux clergé , de jeunes
» filles vêtues de blanc ; des hommes de tout âge
» et de toutes professions , suivront , précéderont
» la pompe , avec des fleurs et des flambeaux ; ces
» soldats trompés. , que l'on a armés contre la
religion , paraîtront dans cette fête pour protéger.
» Si un homme , disons- nous , eût tenu
un pareil langage, il eût passé pour un visionnaire ; et
pourtant cet homme n'eût pas dit encore toute la
vérité . La veille même de cette pompe , plus de
'dix mille chrétiens ont voulu recevoir le sceau de
la foi le digne prélat de cette grande commune
' paru , comme Saint Paul , au milieu d'une foule
immense , qui lui demandait un sacrement si précieux
dans les temps d'épreuve , puisqu'il donne
la force de confesser l'évangile . Et ce n'est pas
tout encore , des diacres ont été ordonnés , des
prêtres ont été sacrés. Dira-t-on que les nouveaux
pasteurs cherchent la gloire et la fortune ? Où
sont les bénéfices qui les attendent , les honneurs
qui peuvent les dédommager des travaux qu'exige
leur ministère ? Une chétive pension alimentaire
, quelque presbytère à moitié ruiné , ou un
réduit obscur , fruit de la charité des fidèles : voilà
tout ce qui leur est promis. Il faut encore qu'ils
comptent sur les calomnies , sur les dénonciations ,
sur les dégoûts de toute espèce disons plus , si
un homme tout puissant retirait sa main aujourd'hui
, demain le philosophisme ferait tomber les
prêtres sous le glaive de la tolérance , ou rouvrirait
pour eux les philantropiques déserts de la
Guyanne. Ah ! lorsque ces enfans d'Aaron sont
MESSIDOR AN XI 21.
tombés la face contre terre ; lorsque l'archevêque ,
debout devant l'autel , étendant les mains sur les
lévites prosternés , a prononcé ces paroles , accipe
jugum Domini , la force de ces mots a pénétré tous
les coeurs et rempli tous les yeux de larmes ; ils
l'ont accepté le joug du Seigneur , ils le trouveront
d'autant plus léger , onus ejus leve , que les
hommes cherchent à l'appesantir. Ainsi , malgré
les prédictions des oracles du siècle , malgré les
progrès de l'esprit humain , l'Eglise croît et se perpétue
, selon l'oracle bien plus certain de celui qui
l'a fondée ; et quelques soient les orages qui peuvent
encore l'assiéger , elle triomphera des lumières des
sophistes , comme elle a triomphé des ténèbres des
barbares.
CHATEAUBRIAND .
EUVRES DE M. DE BERNIS , deux volumes in- 18, Prix,
2fr. 25 cent. et 3 fr. francs de port. A Paris , chez
Antoine-Augustin Renouard , libraire , rue St. -Andrédes-
Arcs ; et chez le Normant , imprimeur - libraire ,
rue des Prêtres St.- Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
On accuse les Français d'être légers et frivoles : si c'est
dans leurs modes , ils ont quelque raison de l'être ; car
ce n'est point une affaire qui veuille étre traitée sérieusement.
Si c'est dans leur goût pour les arts , où est le mal
d'une légèreté qui les sauve de l'ennui ? Si c'est dans les
conversations et dans les cercles , n'est-il pas heureux qu'on
y glisse sur tout avec gaieté , et qu'on ne fasse qu'effleurer
le prochain des traits d'une médisance folâtre , qu'un
caractère plus sérieux enfoncerait jusqu'au coeur ? Mais
dans les choses qui demandent du poids et du jugement ,
il me semble que c'est la nation .... j'allais dire la plus
sensée de l'univers , mais il ne faut mortifier personne.
Il suffit d'observer que ce peuple qu'on peint si frivole
B3
22 MERCURE DE FRANCE,
n'admire et n'estime guère que des choses qui ne le sont
point. Les grandes réputations littéraires de notre pays
en sont un exemple assez remarquable. Tout ce qui n'a
que de l'esprit en France , ne s'élève jamais au premier
rang , et ne jouit pas même d'une gloire bien solide. Il
n'y a point de nation chez qui la littérature légère et la
fleur du bel esprit soient plus cultivées , et cependant les
ouvrages qui n'ont précisément que ce genre de mérite ,
atteignent rarement le degré de réputation auquel ils
pourraient prétendre . C'est le sort qu'ont éprouvé les
jolies poésies de M. de Bernis . Il est vrai que nous sommes
si accablés de ces frivolités brillantes , qu'il nous est permis
de dédaigner une partie de nos richesses . Ce sont les
cinq mille manteaux de pourpre qu'on trouva dans les
greniers de Lucullus.
Je regarde M. de Bernis comme un esprit plus distingué
qu'il ne paraît dans ses ouvrages . Quelques-unes de
ses premières pièces , et en particulier son épître sur les
Meurs , à M. de Montmorenci , respirent au moins une
certaine noblesse de coeur. On y remarque un tour d'esprit
sérieux , qui contraste avec ce style mignard et fardé
qu'il a pris pour célébrer les Grâces , les Amours , les
Iris de son temps , et toute cette petite ritournelle de
galanterie qu'un homme d'un vrai talent doit laisser aux
agréables de société . Mais en sa qualité d'homme du
monde et d'homme de cour , M. de Bernis s'est accommodé
au goût et aux moeurs de son siècle. Il est bien rare
qu'un écrivain qui est fort répandu , quoique dans la
meilleure compagnie , ne perde pas , en originalité et en
naturel , tout ce qu'il peut gagner du côté du goût et de
l'esprit . Le génie se fortifie dans l'étude et dans la retraite
du cabinet. M. de Bernis , qui n'aimait ni la solitude ni le
travail , n'a guère fait que de ces jolies bagatelles qui ont
tant de prix pour l'amour propre , et qui en ont si peu
pour la postérité. Il appartient au siècle du bel esprit ,
qui fit succéder les poésies fugitives aux poëmes immortels
de l'âge précédent.
MESSI D'OR AN XI. 23
Là finit cet essor prodigieux que notre nation avait pris
vers le grand et le sublime. Les esprits devinrent légers ,
subtils et railleurs. Il n'y a rien de plus frappant que ce
passage d'un siècle à l'autre . Si l'on étudie le caractère de
notre littérature , lorsqu'elle jeta dans l'Europe un si
grand éclat , on verra que la nation prenait son génie dans
sa religion , dans ses lois et dans ses moeurs ; c'est-à-dire ,
que tout l'ordre des idées religieuses , politiques et morales
, sur lequel reposait la société , était devenu l'objet
d'une étude si attentive et d'un respect si sincère , que les
écrivains en faisaient le fondement de tous leurs livres .
C'est ce qui fait que ces grands hommes ont éminemment,
dans leurs ouvrages , le caractère et le coeur français . Ceux
qui voudraient voir revivre la poésie de Racine , l'éloquence
de Bossuet , de Fénélon , de Pascal , et qui proscrivent
leur croyance , ne sentent pas à quel point ils sont
inconséquens. Ils veulent l'effet , et ne veulent point la
cause. Ils demandent au fleuve de couler , quand ils en
ont tari la source. Mais ce n'est pas ici le lieu d'exposer
ce qui fit la grandeur de notre nation , dans ce siècle à jamais
mémorable ; et sans rechercher d'où lui venaient des
élans si généreux , il est certain que tout tendait à la gloire.
On la voulait noble ; on la voulait éternelle mais on
savait y mettre le prix. On ne craignait pas de l'acheter
par de longs et pénibles travaux . C'est alors qu'on pouvait
parler de ses veilles . C'était le temps des études sérieuses
et des ouvrages mûrs. S'ils allaient à la postérité ,
ces hommes laborieux , par des chemins moins doux et
moins commodes que ceux qu'on a prétendu trouver depuis
, mais qui du moins ne coûtaient rien à la probité ,
ces grands génies s'épuisaient à enfanter des chefs-d'oeuvres
, et n'avaient pas assez d'esprit pour intriguer. Mais
dans l'âge suivant , vous remarquez un caractère tout opposé.
Ce n'est plus l'honneur de bien faire , c'est la vanité
de réussir qui conduit tout. On veut une gloire prompte ,
facile , et un travail aussi doux que le plaisir . Les auteurs
ne prodiguent plus leur santé . Ils sont philosophes ; ils
B 4
24 MERCURE DE FRANCE ,
songent à vivre, plutôt qu'à se rendre immortels. Ils ont
perdu la mauvaise habitude de veiller laborieusement pour
la postérité : ils ne se lèvent plus qu'à midi , comme ces
amans de Pope , qui se plaignent toujours de n'avoir pas
dormi,
And sleepless lovers , just al twelve , awake.
Ce n'est plus pour les âges à venir que l'on compose.
On est trop modeste pour porter ses prétentions si loin.
Ce n'est plus même pour son siècle , ni pour sa nation .
Chacun travaille pour sa petite société qui l'admire ; et
parce que le goût des cercles est toujours superficiel et frivole
, on ne fait plus que de petits ouvrages sans force et
sans haleine. L'esprit le plus vigoureux s'effémine à traiter
des sujets sans dignité et sans substance. Tel qui pouvait
être un écrivain solide , un professeur judicieux , peutêtre
même un grand poète , se contente d'être un bel
esprit : il fait des épîtres à Églé.
1
Voilà l'exemple qu'a donné M. de Bernis , qui , en polissant
des bagatelles , avec tant d'art et de soin , n'a réussi
qu'à prouver qu'il n'y était pas propre. Il y a quelque
chose qui demande grâce pour un auteur qui force son
naturel , en voulant s'élever ; mais se rapetisser pour plaire ,
est une espèce de vanité humiliante , qui ressemble à la
coquetterie de ces femmes de la Chine , qui se font mettre
à la torture et se réduisent à ne pouvoir marcher , pour
avoir le pied plus petit . M. de Bernis , qui n'a presque fait
que de petites pièces galantes , n'avait pas l'esprit qui convient
à ce genre d'ouvrage . Il y mettait trop de recherche
et d'apprêt. Il manquait de facilité , d'abandon et de
cette heureuse négligence qui produit les saillies. On sent
sur-tout combien il était éloigné de savoir donner à des
poésies légères ce tour fin et enjoué qui en fait toute la
grâce , lorsqu'on le compare à M. de Voltaire , qui possédait
ce talent à un degré si supérieur. Voiture donna le
premier modèle de ce badinage élégant et de cette gaieté
piquante qui relèvent l'encens un peu fade qu'on a couMESSIDOR
"AN XI. 25
tume de prodiguer à la grandeur et à la beauté dans les
poésies fugitives ; et M. de Voltaire perfèctionna cet esprit
avec le goût et les grâces d'un siècle plus poli .
M. de Bernis manquait tout-à-la- fois et de naturel et de
gaieté. Quoiqu'il parle souvent du luth badin des amours ,
il n'y a rien de moins badin que ses productions , et quoiqu'il
soutienne que ses vers coulent de source , quoiqu'il
leur dise , dans son épître sur le Goût :
Coulez, mes vers , enfans de la nature ,
ce sont des enfans qui ne ressemblent point à leur mère .
C'est avec un style très-affecté qu'il s'élève , dans cette
épître , contre l'affectation ; et il vante la simplicité , sans
pouvoir jamais être simple. On peut lui appliquer ce qu'il
dit lui-même à M. le duc de Nivernois :
En aiguisant , en limant de trop près ,
L'art affaiblit la pointe de ses traits .
Trop de recherche avilit la peinture
Et d'un tableaufait une miniature .
En effet , le défaut principal de M. de Bernis est d'être
trop brillant , et de vouloir l'être toujours. Rien ne ressort
dans ses peintures. Tous les objets se confondent sous ce
vernis précieux qui les couvre. Mais il a un mérite d'élégance
et de correction , et une richesse de rime assez rares
de son temps. On voit qu'il s'étudiait à prendre la manière
forte et soutenue de J. B. Rousseau , qu'il préférait avec
raison à la versification négligée et un peu prosaïque de
M. de Voltaire. Il a loué le premier très-noblement dans
des vers qui méritent d'être cités , parce qu'ils font encore
plus d'honneur à son caractère qu'à son esprit.
Que la renommée et l'histoire
Gravent à jamais sur l'airain
Cet hymne digne de mémoire
Où Rousseau , la flamme à la main ,
Chasse du temple de la Gloire
Les destructeurs du genre humain ,
Et sous les yeux de la Victoire
Ébranie leur trône incertain !
26 MERCURE DE FRANCE ,
Envain , de sa gloire ennemic ,
La haine répand en tout lieu
Que sa muse enfin avilie
N'est plus cette muse chérie
De d'Ussé , la Fare , et Chaulieu :
Malgré les arrêts de l'envie ,
S'il revenait dans sa patrie ,
Il en serait encor le dieu .
Il y avait du courage à prendre si hautement le parti
d'un grand homme persécuté , calomnié , et injurié par un
philosophe. On pourrait citer un assez grand nombre de
vers bien faits qui prouvent que M. de Bernis aurait pu se
distinguer dans la poésie noble. On ne rapportera que la
strophe suivante , qui est vraiment lyrique pour le ton et
l'harmonie .
Ce grand astre dont la lumière
Enflamme la voûte des Cieux ,
Semble , au milieu de sa carrière ,
Suspendre son cours glorieux.
Fier d'être le flambeau du monde ,
Il contemple du haut des airs
L'Olympe , la terre et les mers ,
Remplis de sa clarté féconde ;
Et jusques au fond des Enfers ,
Il fait rentrer la nuit profonde
Qui lui disputait l'univers..
M. de Bernis s'est avisé un peu tard d'entreprendre un
grand ouvrage qui demandait toute la force d'un talent
supérieur. C'est son poëme de la Religion vengée . Le plan
en est extrêmement vaste . L'auteur a très-bien conçu qu'il
devait embrasser tous les temps , dans son sujet , puisque
la religion est née avec l'univers , et qu'elle est mêlée dans
tout le cours de son histoire. Il prend même son vol de
plus haut , et s'empare des événemens qui ont précédé la
création. Pour peindre d'une manière plus poétique l'origine
de l'impiété , il remonte jusqu'à la querelle du prince
des Enfers , ensorte que le poëme de Milton se trouve
MESSIDOR AN XI. 27
compris dans le sien ; et depuis la première scène du Paradis
perdu , jusqu'au moment où la philosophie du dixhuitième
siècle vint ébranler les autels et bouleverser le
plus florissant empire de l'univers , il suit , dans leurs progrès
, toutes les vues de cet ancien ennemi , de cet esprit
de ténèbres , qui travaille à corrompre le genre humain ,
tantôt par l'orgueil de l'esprit , tantôt par la volupté des
sens . Il y a de la grandeur et de la hardiesse dans ce dessein
; mais l'exécution est fort loin de répondre à l'idée . On
sent que l'auteur ploie à chaque pas et succombe sous le
poids d'une telle entreprise . Il ne soutient pas le ton épique
qu'il a pris au commencement de son poëme. Il affaiblit
les grands traits de Milton. Il narre , il disserte , il s'épuise
en discours , et ne sait rien mettre en action . Tout le
monde connaît , dans le Paradis perdu , la peinture de
Satan , lorsqu'étendu sur une mer de feu , cet archange
élève la tête au-dessus des vagues , et lorsqu'apercevant
ces légions couchées sur cette mer ardente , il les appelle
d'une voix qui fait tressaillir les Enfers :
• Co vering the flood
Under amazement of their hideous change ,
He call'd so loud , that all the hollow deep
Of hell resounded , etc.
M. de Bernis rend ainsi ce morceau :
Tel l'orgueil , appuyé sur son sceptre fatal ,
Comptait les noirs détours de l'empire infernal ,
Et découvrait au loin les célestes puissances
Errantes sur les flots d'une mer de souffrances .
Content de son ouvrage , il élève la voix.
Tous les antres du Styx répondent à-la-fois ;
Les milices du Ciel , dans les ondes noyées ,
Lèvent en frémissant leurs têtes foudroyées ,
Et se traînant , sans ordre , autour d'un large écueil ,
Reprennent leur audace , en revoyant l'Orgueil .
C'est ainsi qu'il éteint tout ce que la vive imagination
de Milton a mis en feu . Il n'a pas été plus heureux dans la
partie didactique. Il pouvait exposer plus rapidement la
suite des erreurs d'où s'est répandue , par degrés , l'idolâ28
MERCURE DE FRANCE ,
trie , l'athéisme , et enfin la philosophie moderne , qui a
mené avec elle le débordement de tous les vices . Cette
partie pouvait recevoir de plus grands embellissemens
de l'histoire : car , c'est sur-tout dans les événemens qui
ont changé la face du monde , que la poésie doit puiser
les grandes leçons qui peuvent la rendre instructive ,
lui rien ôter de sa force et de son éloquence. Mais on sent
assez , sans que je m'étudie à en fournir la preuve , ce que
peut être une longue réfutation envers des systèmes d'Epicure
, de Spinose , de Bayle , et des autres philosophes.
Dans un sujet de cette nature , le poète est toujours placé
entre deux écueils inévitables : car il manque nécessaire- '
ment d'imagination ou de vérité . Mais si cet ouvrage a
fait tort à la réputation poétique de M. de Bernis , il peut
lui faire honneur sous un point de vue plus important.
Il prouve au moins que les enfans légers de sa jeunesse ne
l'avaient pas détourné d'une étude plus grave et plus
profonde. CH. D.
VARIÉTÉS.
Nous avons parlé , dans notre précédent article Variétés
, de quelques ouvrages qui ont paru le mois dernier ;
nous en avons passé quelques-uns sous silence ; nous allons
tâcher de compléter la revue littéraire que nous avons
commencée .
く
On vient de traduire de l'anglais des Mémoires historiques
et critiques sur les plus célèbres personnages de
l'Angleterre ; ces mémoires , publiés en deux volumes
in-8°. , contiennent une notice sur la vie politique de
MM. Dundas , Sydney Smith , Fox , Pitt , Sheridan ,
Erskine , etc. Ils ont été traduits sur la troisième édition ,
ce qui prouve que les noms propres réussissent en Angleterre
comme en France . L'auteur de ces Mémoires paraît
être un homme de l'opposition ; il juge cependant avec
2
MESSIDOR AN XI.
29
assez de modération les hommes du parti ministériel . Cet
ouvrage n'est pas sans intérêt dans les circonstances présentes
; il est utile de connaître les personnages qui figurent
sur la scène en Angleterre ces Mémoires doivent
être , pour les nouvellistes , ce que sont les petites affiches
pour les amateurs de spectacles . On y trouvera la liste de
tous les acteurs qui doivent jouer.
Па >
paru en même temps un ouvrage plus important ( 1 )
par le sujet qu'il traite , et qui a pour titre : Histoire de la
décadence de la Monarchie Française , et des progrès de
l'autorité royale à Copenhague , Madrid , Vienne , Stockholm
, Berlin , Pétersbourg , Londres , depuis l'époque où
Louis XIV fut surnommé le Grand , jusqu'à la mort de
Louis XVI. Il est difficile d'embrasser un sujet plus
vaste, et d'appeler l'attention des lecteurs sur de plus
grands, intérêts. Cette Histoire commence et finit avec le
dix-huitième siècle , qu'on appela le siècle des lumières ,
et qui fut pourtant celui des plus funestes erreurs ;
ce siècle si fécond en grands événemens , qui vit périr
une antique monarchie , et s'élever plusieurs empires
nouveaux. A la fin du dix-septième siècle , Louis XIV
avait reçu de la France et de ses voisins le surnom de
Grand. La France s'élevait , dans le calme , au rang qu'elle
a long-temps occupé en Europe ; et lorsque les puissances
recevaient , à la paix de Nimègue , la loi de Louis XIV ,
elles étaient agitées de mille troubles intérieurs. Telle est
la première perspective de ce grand tableau ; mais bientôt
la scène change , des empires s'élèvent , la fortune assigne
de nouveau les rangs ; et tandis que la France est désolée
par une révolution , l'Europe entière , spectatrice de nos
discordes , jouit à son tour du plus profond repos . Ainsi ,
(1 ) Cet ouvrage , en trois vol . in- 8° . , se trouve , ainsi que le précédent
, chez Letellier , Duprat et le Normant .
30 MERCURE DE FRANCE,
il n'a fallu qu'un siècle pour faire passer les Français du
respect à la désobéissance , de la docilité à la révolte , et
des lois d'une monarchie tempérée à toutes les fureurs
de la démagogie. Pendant le même espace de temps , des
monarchies puissantes sont sorties du néant ; d'autres états ,
qui existaient péniblement dans le sein des troubles , sè
sont relevés vainqueurs des obstacles et des factions intérieures.
Ce sont ces révolutions opposées et contemporaines
, dont l'historien essaie de développer les progrès
et d'indiquer les résultats .
Il suit tour-à-tour la Russie , l'Autriche , le Danemarck ,
la Suède , la Prusse , l'Angleterre , dans l'accroissement de
l'autorité royale , et la France , dans la décadence de sa
monarchie , jusqu'au terme fatal de cette période sécu
laire. En France , la manière de succéder au trône était
assurée , et la loi Salique avait plusieurs fois garanti le repos
et la prospérité de la nation . Dans la plupart des empires
de l'Europe , au contraire , la succession n'était réglée
par aucune loi fixe et positive , et le sort des armes décidoit
trop souvent des destinées des peuples. Peu-à-peu la lassitude
et l'esprit de résignation qui suit les révolutions et les
guerres civiles , affermit l'autorité des souverains en Europe
, tandis que la France , trompée par les douceurs
d'une longue paix , préparait dans son sein les germes
d'une révolution dont elle ne pouvait calculer les désastres.
La maison d'Autriche jette les bases profondes d'une
monarchie héréditaire , la Russie voit à-la-fois reculer sous
Pierre I. et Catherine les limites de la royauté et de l'empire
; un simple électeur de Brandebourg s'assied tout-à-coup
au rang des puissans monarques ; les roisde Danemarck et de
Suède , qui n'avaient d'abord que le titre de rois , deviennent
les souverains les plus absolus de l'Europe ; par-tout l'opposition
garde un profond silence : en Angleterre même , qui
fut long-temps appelée la terre classique de la liberté , le
MESSIDOR AN XI. 31
pouvoir populaire finit par n'être plus qu'un vain fantôme,
que le pouvoir royal fait mouvoir à son gré et à son
profit. D'un autre côté , la France jette un dernier éclat ,
et le trône est à-la-fois en butte à l'opposition formée par
les parlemens , aux attaques des autorités intermédiaires ,
à l'opinion égarée par une secte nouvelle ; à mesure que
cette conjuration devient plus menaçante , la monarchie
perd les appuis que lui avaient si long-temps donné la religion
, les moeurs antiques ; les fautes multipliées de l'administration
achèvent enfin de perdre l'autorité royale , et
bientôt un nouveau prophête pourra s'écrier dans la chaire
évangélique : L'heure est sonnée , l'heure du jugement approche;
encore quarante jours et Ninive sera détruite.
Les craintes des Français fidèles ne tardèrent pas en effet
à se réaliser , et la révolution , si long-temps annoncée ,
éclate au milieu de la France , sans que l'autorité soit préparée
ni déterminée à la repousser ; elle arrive comme un
voleur au milien des ténèbres , et elle surprend la nation ›
et son monarque endormis. La monarchie française avait
commencé quand Saint-Remi prononça sur la tête de
Clovis ces paroles remarquables : adora quod incendisti ,
incende quod adorasti . Elle finit , quand Louis XVI , livré
aux mains du bourreau , pardonnant à ses juges , et fixant
les instrumens de son supplice , entend l'abbé Edgewort
proférer ces paroles consolantes fils de Saint Louis ,
montez au ciel.
реч
Telle est la marche des événemens qui ont changé en si
peu de temps la face de l'Europe ; on peut conclure de tous
leurs résultats que les révolutions affermissent souvent l'autorité
au lieu de l'ébranler , et si nous devons recueillir
quelqu'avantage de nos derniers malheurs , cet avantage
est sur-tout dans la nécessité d'avoir un gouvernement
ferme et vigoureux , qui puisse nous pacifier au-dedans
et nous venger au-dehors des puissances ambitieuses qui
32
MERCURE DE FRANCE ,
1
ont imprudemment traité la France comme un ennemi
et la révolution comme un auxiliaire. La révolution a
détruit la monarchie , mais la France est encore debout ;
elle est forte des leçons de l'expérience , elle est forte de
ses victoires , de ceux qui la gouvernent , et l'heure est
enfin venue pour elle de profiter à son tour des fautes
d'une puissance rivale .
L'Histoire de la décadence de la Monarchie , est remplic
de faits curieux et d'observations instructives. Le style de
l'historien n'est pas toujours pur et correct ; l'ouvrage
manque de méthode ; les événemens n'y sont pas toujours
placés dans l'ordre convenable , mais ils n'en présentent
pas moins une suite de leçons profondément utiles ; et si\
M. Soulavie n'a pas tout le talent nécessaire pour traiter
un aussi beau sujet , il a du moins le mérite d'avoir rassemblé
des matériaux pour celui qui aura un génie plus
vaste , et dont la voix doit être entendue de la postérité .
7
MIICHAUD.
Réflexions sur la politique de l'Angleterre , à l'égard du
continent , ou lettre d'un Hanovrien exproprié , à S.
A. R. le duc de Cambridge , traduite de l'allemand sur
la troisième édition , avec cette épigraphe : Et nous
aussi , nous faisons partie du continent . A Paris , chez..
Perlet , rue de Tournon , n° . 1133. Prix , 75 centimes
pour Paris et les départemens ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, vis- à-vis le petit portail , n° . 42.
C
Un ancien professeur de droit public , d'une des universités
de Hanovre , âgé de 47 ans , propriétaire , et
vivant honorablement dans cet électorat , se trouve toutà-
coup compris dans la levée en masse ordonnée par le
roi d'Angleterre . La proclamation l'oblige à tout quitter ,
MESSIDOR AN X I.
REP
à prendre les armes , à se transporter par-tout où le ser
vice de S. M. B. l'exigera , sous peine d'être privé de ses
propriétés présentes et futures. Le professeur , un peu
étourdi d'abord de cette brusque réquisition , mais con
vaincu bientôt par les connaissances qu'il a acquises
politique , qu'une mesure de ce genre n'est praticable
dans aucun pays , ni dans aucune circonstance , se retire
prudemment à Hambourg , d'où il écrit au duc de Cambridge.
N'oubliant pas ses anciennes fonctions de professeur
de droit public il ne se borne point à parler de
l'électorat de Hanovre ; il jette un coup-d'oeil vaste et
rapide sur la politique actuelle , et il donne plusieurs
détails sur la conduite de l'Angleterre avec ses alliés et
ses ennemis. La seule chose qui étonne dans la lettre de
cet Hanovrien , c'est qu'elle n'a aucun des défauts qu'on
reproche aux écrivains , et sur-tout aux professeurs allemands
on y trouve de la légèreté , de la finesse ,
des
rapprochemens curieux , des aperçus piquans , qui font
un contraste très-heureux avec la véhémence et l'indignation
profondément senties qui dominent dans cet écrit.
Peut-être doit-on faire honneur de ces qualités au traducteur
français qui a corrigé le docteur hanovrien .
Comme nous ne connaissons ni ce traducteur , ni l'original
allemand , nous ne pouvons rien décider à cet égard .
Le professeur hanovrien trace à grands traits la conduite
des Anglais dans l'Inde , depuis 1756.Il les montre excitant
à chaque instant des révolutions pour affermir leur puissance
, augmenter leurs richesses , et diminuer le nombre
des habitans de ces malheureuses contrées . On les voit
' faire un traité d'alliance avec le Soubah Serajio - el- dawla,
et souffrir immédiatement après qu'on l'assassine à leurs
yeux ; concourir à l'élévation du meurtrier de ce prince ,
moyennant d'immenses possessions données à la compagnie
; favoriser bientôt un des concurrens de l'usurpateur
, le mettre momentanément à sa place , et le
chasser ensuite pour rétablir le meurtrier de l'ancien
Soubah. Mais le tableau le plus frappant que présente
C
34 MERCURE DE FRANCE ,
1
cette récapitulation d'horreurs , est celui de la famine
de 1769. « Une grande sécheresse , dit le professeur
diminua de moitié la récolte du riz ; les Anglais aca-
» paraient l'autre moitié ; et il est impossible d'affirmer
1
qui l'emporta , dans ce moment , de la soif de l'or ,
» ou de la soif du sang. La famine fut complette ; les
» villes , les villages étaient remplis de morts , les grandes
» routes en étaient couvertes , les champs s'engraissaient
» des hommes qu'ils ne nourrissaient plus ; l'argent à la
» main des , spectres approchaient de la capitale de vos
» possessions ; on prenait leur argent , on les envoyait
» mourir plus loin . Tant de cadavres sans sépulture pro-
» duisirent la peste , et la moitié de cette population qui
» effrayait les Anglais fut détruite .... Depuis cette époque ,
» les Anglais ont réglé la culture dans le Bengale , et il
» est d'usage établi qu'ils fussent arracher les champs
» semés de riz sans leur permission , pour y faire cultiver
» des productions qui entrent mieux dans les calculs de
» leur compagnie ; calculs de commerce et de dépopu-
» lation , calculs auxquels le cabinet de Saint-Jaines pré-
>> tend enfin soumettre l'Europe. » Cette dernière réflexion
du professeur nous mène à indiquer les rapprochemens
qu'il fait , avec beaucoup de sagacité , de la conduite des
Anglais envers les peuples de l'Inde , avec celle qu'ils ont
voulu tenir à l'égard des puissances du continent européen .
Il retrace leurs procédés avec la Russie , dont ils abandonnèrent
les prisonniers faits par la France ; la situation du
roi de Sardaigne , l'abandon de tous les Français qui
s'étaient déclarés pour eux lorsque Toulon leur fut livré ;
la guerre civile des départemens de l'Ouest , dont tour-àtour
ils temperaient et rallumaient le feu , et la perfidie
avec laquelle ils dévouèrent à une mort certaine l'élite
des officiers de la marine française : « O Quiberon , s'écrie
» le professeur hanovrien , malheureux Français ! en
» montrant trop cette ardeur guerrière qui vous faisait
» appeler le danger , en laissant fièrement éclater vos
» plaíntes sur la nullité à laquelle le cabinet de Saint-
1.
?
MESSIDOR AN XI. 35
» James prétendait vous réduire , vous le fites trembler
» pour l'avenir , et votre mort fut résolue. » Ces rappro
chemens jettent un grand jour sur la politique constante
de l'Angleterre . On a , par bonheur , quelques motifs
de douter que l'application de ces grands principes soit
aussi facile en Europe que dans le Bengale .
Le professeur allemand paraît avoir très-bien étudié
le caractère général des Anglais. Il n'est la dupe ni de
leur sensibilité , ni de leur générosité , ni de leur libéralité
. Il raconte à ce sujet une anecdote qui donne la
juste mesure de ces grandes qualités qu'on avait autrefois
la manié de leur attribuer en France . M. Hastings , agent
civil du gouvernement anglais dans l'Inde , s'était livré
à tous les excès de la barbarie et de la cupididé ; mais
il avait fait passer beaucoup d'or en Angleterre. « Aussi ,
» dit le professeur , lorsqu'il fut accusé dans le parlement,
» lorsqué les Anglaises perdirent connaissance au récit des
» dévastations sanguinaires de l'Inde , lorsque l'assemblée
» entière paraissait émue , un seul mot d'un ami de M.
» Hastings fit taire la compassion : Il tort, dit cet orateur
» laconique , et j'espère qu'en le condamnant nous ren
dions aux Indiens tout ce qu'il leur a enlevé. Ce n'était
» point là ce que voulaient les sensibles orateurs de votre
» parlement ; ils trouvèrent plus avantageux de faire durer
>> huit ans ce scandaleux procès , et de proclamer ensuite
» l'innocence de M. Hastings. » Ce trait caractéristique
rappelle une des meilleures scènes de Molière. Harpagon
amoureux est ému lorsque Frosine lui parle de sa folle
passion ; mais il devient aussitôt froid et sévère quand
cette femme lui dit : j'aurais , monsieur, une petite prière
à vous faire... J'ai un procès que je suis sur le point de
perdre , faute d'un peu d argent... Je vous prie, monsieur ,
de me donner le petit secours que je vous demande. Le
procès des Indiens était aux yeux du parlement d'Angleterre
, ce qu'était aux yeux d'Harpagón celui de Frosine.
Aussi fut-il perda pour eux. On doit encore remarquer ,
1
C 2
36 MERCURE DE FRANCE ,
à l'avantage de l'avare , qu'Harpagon est prié de donner ;
tandis que l'Angleterre était invitée à restituer .
Nous ne dirons rien de la partie des négociations que
le professeur allemand a considérées sous des rapports
presque toujours neufs . En général , cette brochure est une
de celles que les curieux conservent , parce qu'elles méritent
de survivre aux événemens pour lesquels elles ont
été faites.
P.....
Il vient de paraître une nouvelle livraison de l'Atlas
Géographique et Politique que nous avons déjà annoncé
dans ce journal . Cette livraison est composée de quatre
cartes. Les deux premières renferment la géographie historique
de l'empire Romain et de l'empire d'Allemagne
jusqu'à nos jours. On trouvera dans les deux autres ,
l'histoire et la géographie de l'Espagne et du Portugal.
Cette première livraison est faite avec autant de soin et de
méthode que les premières , et nous ne craignons pas de
répéter que l'ouvrage de M. Lesage est un de ceux qui
doivent le plus heureusement contribuer à l'éducation de
la jeunesse.
ANNONCES .
Traité complet sur les Pépinières , tant pour les arbres fruitiers
et forestiers , que pour les arbrisseaux et les arbustes d'ornement ;
avec des instructions pour faire les semis de toutes les espèces , les
marcottes , les boutures , pour préparer le terrain , mettre le plan en
pépinière , le conduire , le greffer , élever les arbres , les diriger , les
déplanter et les transplanter , de la manière la plus utile et la plus
économique ; par Etienne Calvel , ci - devant membre de plusieurs académies
, sociétés littéraires et d'agriculture .
Per varios usus, artem experientia fecit,
Exemplo monstrante viam.
( MANIL , lib. 1 , 61. )
Gros volume in 12 , avec plusieurs figures . Prix : 3 fr. , et 4 fr .
par la poste.
A Paris , chez l'auteur , rue Mâcon , près celle Saint-André- des-
Arcs , nº. 11 ;
MESSI DOR AN XI. 37
POLITIQUE.
Rien ne nous paraît plus curieux à observer en ce moment
que
l'attitude comparative de la France et de l'Angleterre.
La France , armée pour la conservation d'un ancien
état indépendant , et d'un ordre nobiliaire , l'Angleterre
pour son anéantissement et sa destruction ; la France ,
réclamant à la face de l'Europe la foi des traités et les
droits des nations ; l'Angleterre se jouant des uns et
des autres , et ne craignant pas d'emprunter à l'esprit
révolutionnaire ses procédés , ses fureurs , jusqu'à son langage
et à ses farces... Qu'on nous permette de nous arrêter
un moment sur ce rapprochement ; il mérite , selon nous ,
une grande attention .
Il n'est personne qui n'ait entendu parler des griefs de
l'Angleterre relativement aux changemens intervenus depuis
le traité d'Amiens dans la situation de l'ordre de
Malte et dans ses possessions. Il est sûr que plusieurs puissances
, mécontentes de la nouvelle constitution de l'ordre
et sur-tout de l'érection d'une nouvelle langue composée
des habitans de l'île , admis en parité avec les autres
langues réunies , d'influence , de pouvoir et de prérogative
, ont annoncé le projet de s'en séparer tout- à -fait , et
d'en incorporer les possessions . Mais est - ce la France
qui a stipulé une clause semblable ? C'est l'Angleterie qui
l'a expressément voulue . Le lord Cornwalis n'a jamais
caché qu'elle faisait partie impérative des instructions qui
lui avaient été données ; et ce fait d'ailleurs est démontré
par le protocole des conférences du traité d'Amiens , imprimé
et distribué en Angleterre avec les autres pièces
relatives à la négociation .
40
Certes , les puissances qui ont montré de la répugnance
sur ce point, ont , selon nous , manifesté un grand sens. Qui
pourrait les blâmer d'avoir cherché à échapper aux effets
d'une stipulation semblable ? M. Neker avait imaginé, il est
vrai , dans sa sagesse , de mettre en présence , des ordres
que la raison de tous les temps avait tenu distincts . Il .
avait jugé à propos d'envoyer des épées à des vanités irritées
contre des vanités irritables , et d'attendre ensuite à
l'écart , le pouvoir à la main , l'issue de leurs débats . Mais
on ne pensait pas que les résultats connus d'une semblable
C 3
38 MERCURE DE FRANCE,
expérience eussent été de nature à inspirer assez de confiance
pour qu'on voulût sitôt la répéter.
L'Angleterre n'a pas dédaigné de marcher sur ses traces ,
et de semer sur le même terrain. Quel dommage qu'à sa
voix les princes , les nobles , les seigneurs , les chevaliers ,
les barons ne soient pas accourus de toutes les parties de
l'Europe , à l'effet de partager , par indivis , avec les respectables
marchands de fromage , les poissonniers , les
courtiers des halles , les jardiniers et les laboureurs de
file de Malte , la croix de l'ordre et les fonctions de la souveraineté.
Il est facile de prévoir , sous l'influence des flottes
et des guinées anglaises , l'issue qu'aurait eu bientôt un semblable
rapprochement. Encore une fois , nous ne pouvons
que louer les puissances qui ont cherché à prévenir les calculs
combinés de cette perfidie. Il y a peu d'inconvéniens,
selon nous , à ce que l'Angleterre , préparée à intervenir
dans des discussions déjà fomentées , ait été investie quelques
mois plus tôt d'un prétexte qui ne pouvait lui
échapper quelques mois plus tard.
Après cela, que le gouvernement anglais excite dans
toute l'ile des adresses contre l'ordre ; qu'à ces mesures
révolutionnaires , il ajoute celle des farces les plus avilissantes
contre le grand-maître , contre les chevaliers , c'està
- dire contre le souverain légitime du pays , cette conduite
ne nous paraît pas plus étonnante sur ce point que sur
les autres. Dégrader d'abord le souverain d'un pays
et s'emparer ensuite de ses possessions , ne forme qu'une
partie du rôle que le gouvernement britannique n'a pas
craint d'emprunter à nos temps révolutionnaires . Ce n'est
plus aujourd'hui que par les papiers d'Angleterre. qu'on
entend parler d'insurrections et de levées en masse. Le
langage est devenu comme la conduite . Le duc de Cambridge
fait proclamer dans tout le Hanovre la liberté ou
la mort. « Qu'on nous déteste , qu'on nous maudisse , di-
» sait Chabot , sauvons la patrie. Prenons de grandes me.
» sures, s'écriait Danton, qu'importe la dépense . Votons
» d'abord les grandes mesures , s'écrie M. Pitt ; attirons
» sur nous , s'il le faut , une haine temporaire. »
7
-
Nous pourrons apprécier dans peu de temps ce qu'il
y a de réalité ou de bouffissure dans toute cette énergie de
parade ; nous pourrons apprécier l'impression qu'aura
fait sur le roi Georges l'occupation de son électorat ,
F'acquiescement qu'il est devenu indispensable de lui demander,
et qu'il est aussi embarrassant pour lui d'aceorder
MESSID OR AN XI. 3g
que de refuser ; nous pourrons apprécier enfin les démarches
nouvelles faites par la Russie , et dont il est impossible
de méconnaître l'objet. Nous nous en tiendrons
pour le moment à l'analyse des débats du parlement.
Le lecteur fera sûremet attention à ces mots de M. Addington
: « Le désir des ministres n'est point d'en venir à
» des extrémités , de plonger la nation dans une guerre
» d'extermination , mais de ne point la laisser humi-
» lier. » M. Addington est fort savant , s'il peut prévoir au
juste le point où on doit s'avancer et s'arrêter dans la
guerre. Il pourraît être commode à l'Angleterre de voufoir
seulement une guerre d'amusement. Elle a , avec la
supériorité de sa marine , tous les moyens de parader
avantageusement sur les mers. La France , au contraire , n'a
point à parader ; elle a à établir la guerre en Angleterre
même : les ministres sont très-ineptes ou très - imprudens ,
s'ils n'ont pas connu le caractère d'une position qui rend des
deux côtés les chances de la guerre si différentes.
Quoi qu'aient pu dire quelques membres sur la néces
sité de faire précéder par dé plus grandes mesures les
mesures ordinaires d'argent , M. Addington n'en a pas
moins cru devoir suivre à cet égard la marche accoutumée
, 1. le renouvellement de l'income tax ; 2º. une
augmentation considérable de droits sur la drêche , et en
-général sur tous les objets de consommation intérieure
qui constituent ce qu'on appelle excise ; 3° . une augmentation
sur les objets d'importation et d'exportation compris
dans ce qu'on appelle généralement les douanes :
c'est de ces trois points réunis que M. Addington se propose
de faire sortir les nouvelles ressources de l'état ; elles
' sont évaluées à la somme de 12 millions sept cent mille
livres sterlings . Le ministre ne se flatte point , il est vrai
de percevoir cette somme entière dans le courant de l'année
. Il ne compte que sur celle de quatre millions et demi ,
et c'est même ce qui l'a déterminé à l'emprunt de dix
millions , dont l'objet est de donner le temps aux différentes
taxes de s'organiser et de s'effectuer.
1
Il paraît , d'après les papiers anglais , qu'on est généralement
effrayé à Londres de la prodigieuse somme de sept
millions cinq cent mille livres sterlings sur l'excise seule
et sur les douanes. Dans plusieurs circonstances , qui
sont à notre connoissance , M. Pitt est parvenu à augmenter
les recettes en diminuant les droits. On craint
que son successeur , en augmentant les droits ne par ..
C4
40 MERCURE
DE
FRANCE
,
vienne qu'à diminuer les recettes . Cette singularité s'ex
plique facilement par l'augmentation de contrebande qui
en est la suite , ainsi que par la diminution soudaine
des consommations. C'est ce qui a fait dire à Smith
que dans l'arithmétique financière deux et deux ne font
pas toujours quatre , mais souvent un. Il est vrai que
M. Addington annonce positivement que la guerre va procurer
à son pays l'approvisionnement de toute l'Europe.
C'est à l'avenir à nous apprendre jusqu'à quel point les
événemens seconderont ou dérangeront ce calcul . Pour ce
qui concerne les nouveaux droits sur la drêche , c'est-àdire
sur cette partie des grains qui est fermentée et préparée
pour les brasseries , nous sommes sûrs que leur
poids sera vivement senti. Jamais on avait osé directement
imposer cette partie de la consommation du bas
peuple. Les brasseurs , dans différentes circonstances
s'étaient vus contraints de détériorer le porter plutôt que
d'en hausser le prix.
.
,
L'income tax , renouvelé de M. Pitt , n'élèvera pas
moins de murmure . D'un côté , cette taxe viole le secret
des propriétés , et cet inconvénient est douloureusement
senti dans un pays de commerce ; de l'autre , elle va frapper
jusque sur les dernières classes du peuple . M. Pitt
avait eu l'attention de les ménager. Sous son adminis tration
, tout propriétaire de soixante livres sterlings et audessous
était épargné . Sous M. Addington , tout est atteint.
A l'exception des étrangers , les détenteurs de fonds_pupublics
ne sont pas même exempts . On nommera dans
divers lieux des commissaires auxquels ils pourront révéler
la quotité de ce qu'ils se trouvent posséder. Mais tout
fonds qui ne sera pas déclaré sera saisi à la banque , et une
retenue de cinq pour cent sera faite sur les dividendes.
En étalant au parlement toutes ces sources de richesses
fiscales , M. Addington n'a pas caché le désir que toute
l'Europe en eût connaissance. Cette fois on n'avait pris
aucune précaution pour écarter les étrangers des galeries
; mais il se trompe beaucoup , selon nous , s'il pense
avoir donné , soit à la France , soit aux autres nations de
l'Europe , une grande opinion de la puissance et de la
prospérité anglaise. Pour ce qui est de la France , le gouvernement
britannique ne pouvait rien faire qui lui fût
plus convenable . Le peuple anglais est en ce moment
comme un terrain dans lequel on enfonce profondément
la charrue , pour y semer les douleurs , les privations ,
MESSIDOR 41
•
AN XI.
toutes les espèces de dégoûts. Encore quelques mois , et la
moisson en ce genre sera abondante . Les débats du 14 développent
d'avance ces tristes effets . Ici c'est le lord
Folkstone , fils du comte de Radnor , qui blâme le genre
de taxes adopté , comme pesant particulièrement sur le
peuple , ne pouvant manquer par conséquent de l'indisposer
et de dépopulariser la guerre .
M. Bastard se récrie sur la taxe qu'auront à payer les
terres du Devonshire .
MM. W. Dundas et Mac- Pherson sont persuadés que
le droit sur l'orge en empêchera la culture dans l'Ecosse .
Sir Robert Buxton témoigne la même inquiétude concernant
le nord de l'Angleterre .
Sir W. Elford pense que la distinction entre l'intérêt
foncier et l'intérêt commercial , comme objet de droits ,
mérite l'attention la plus sérieuse.
Sir Hugh Inglis ne croit pas que les taxes produisent
autant que les ministres l'espèrent . Il est certain que quelques-
unes d'elles encourageront la contrebande.
Le général Gascoyne proteste contre la taxe sur le sucre.
Lord Gower manifeste sa surprise sur la taxe sur la
drêche.
M. Smith craint les effets d'une taxe sur les hommes de
métier.
Enfin , M. Johnstone ne veut point dissimuler qu'on a
eu tort dans la manière dont on a retenu Malte . Il déclare
qu'on sera obligé de faire la paix sans obtenir de meilleurs
termes que ceux qui ont été offerts par la France .
M. Peter Moore est le seul à qui la situation actuelle ne
présente point d'inconvénient. L'Angleterre , dit-il , a fait
d'abord , sous lord Grenville , une guerre d'expérience ;
elle a fait ensuite à Amiens , sous lord Hawkesbury , une
paix d'expérience. Il trouve très- bien ajourd'hui , qu'on
ait des impôts et une taxe d'expérience.
Si les murmures ne peuvent se contenir dans la chambre
des communes au dehors ils commencent à éclater .
Le Morning-Chronicle rapporte que plusieurs marchands
de vin ont fait afficher , dans les papiers publics , leur
fonds de boutique , et que l'annonce du nouvel inéomme
taxe ( taxe sur le revenu ) est tel . qu'on compte déjà une
multitude d'assemblées , où l'on doit signer des pétitions à
l'effet de le faire retirer.
Cette disposition de l'esprit public n'a pas tardé à se
montrer dans les fonds. L'omnium est tombé tout42
MERCURE
DE FRANCE
,
G
à-coup à 3 pour cent de perte. Il s'est un peu relevé à la
nouvelle de quelques démarches de la part de la Russie
pour une médiation. Mais le ton des papiers annonce d'avance
le peu de fonds qu'on fait à Londres sur cette intervention,
Les injures contre le premier consul avaient
fait place un moment aux outrages et aux libelles contre
le roi de Prusse. Actuellement c'est le tour de l'em
pereur de Russie ; les journalistes anglais l'ont placé sur
leur sellette . Cette circonstance donne assez à entendre
que le gouvernement britannique n'est pas content de ses
propositions.
"
17
Les Anglais senses sont loin de partager ce ton d'ivresse
et
d'extravagance
.
LeSun ne se dissimule ni les dangers où se trouve l'Angleterre
, ni l'insuffisance de l'administration actuelle. Mais
tandis qu'il célèbre la grande áme , l'esprit de prévoyance
et le génie de M. Pitt, M. Pitt et son génie jugent à propos
de s'éloigner plus que jamais et des affaires et de Londres .
Nous avons vu que , dansles précédens débats , cetex-ministre
s'était permis sur les ministres actuels des marques
d'improbation qui leur avaient serré le coeur ( 1 ) . L'amertume
de M. Addington a semblé se dilater dans les derniersdébats.
Au sujet de l'impôtsurle revenu ( in come tax) =
« Toute classe , a-t-il dit , doit être imposée proportionnel-
» lement. Ce sont de MAUVAIS POLITIQUES que ceux qui
» chargent l'une et épargnent l'autre, » Comme c'est précisément
ce qu'avait fait M. Pitt sous la précédente admit
nistration , il est à croire qu'il aura eu aussi , en entendant
ces paroles , son serrement de coeur. Ce de sûr
qu'il y a
c'est qu'il va quitter Londres pour aller à Bath boire les
eaux.
ANGLETERRE.
CHAMBRE DES COMMUNES.
J.
Séance du 13 juin.
BUDJET.
La chambre se forme en comité .
Le chancelier de l'échiquier : Je me dispenserai d'entrer
dans des observations préliminaires : il me suffira de dire
qu'une grande majorité a décidé que la guerre était né-
(
-
41 ) Discours de dord Hawkesbury.
MESSIDOR AN X L 43
cessaire pour réprimer l'insatiable ambition de la France .
Dans de telles conjonctures , nous sommes obligés de faire
de grands efforts. La chambre a assuré S. M. qu'elle était
prête à en appeler à toutes les ressources de ce pays. Cette
assurance n'a pas été donnée légèrement ; elle a été une déclaration
solennelle portée aux pieds du trône , et doit
avoirfait une grande impression sur tous les esprits. Certés,
dans une occasion semblable à celle -ci , nous devons rassembler
tout notre courage , employ er toutes nos forces,
nous soumettre absolument à de grandes privations et à
des inconvéniens inaccoutumés ; nous devons faire des sacrifices
très-étendus. Nous avons à combattre un ennemi
quia calculé nos moyens , et qui s'est flatté de les épuiser
en prolongeant la contestation . Il est donc nécessaire que
nous nous préparions , non-seulement à une guerre vigoureuse
, mais encore à une guerre prolongée . Ce système
convient également aux calculs de la plus froide prudence ,
et à la valeur et à la sagesse d'une grande et puissante nation.
C'est d'après de telles opinions , et en conséquence
d'un pareil système , que je crois de mon devoir de soumettre
au comitéle plan qui va suivre . Je rappellerai d'abord
les subsides qui ont été votés , et ceux qui restent à
voter : j'annoncerai ensuite les voies et moyens par lesquels
( autant que j'ai été capable d'en bien juger après les
plus sérieuses réflexions ) il convient d'obtenir ces subsides
.
Marine .
Armée .
·
Subsides principaux.
Armée extraordinaire à voter.
Extraordinaire de l'année précédente
.
Artillerie .
Vote de crédit .
Primes sur les grains. •
Services divers.
Total . •
1002 1000 st.
8721849
2000000
1032151
1280000
2000000
524000
1300000
26879000 26879000
Ces charges concernent également la
Grande-Bretagne et l'Irlande .
Charges particulières à la Grande-Bretagne. 6821679
Total. ·
53750679
44 MERCURE DE FRANCE ,
"
A déduire pour ce qui concerne l'Irlande et
la liste cicile .
"
L'Angleterre reste chargée de. ·
3332459
30398220
Pour subvenir à cette dépense , je propose les voies et
moyens ci-après :
Droit sur les brasseries , taxes sur les pensions
, les restes de la land taxe.
Billets de l'échiquier....
·
Surplus du fonds consolidé 1804 .
Billets de l'échiquier pour avances de la
banque.
Primes restantes à l'échiquier.
Loterie.
Emprunt.
•
·
·
Produit des nouvelles taxes dans la présente
année. ·
Total.
Montant des subsides ci-dessus .
Excédent des voies et moyens.
9
· •
•
2570000
5000000
6500000
1500000
37782
400000
10000000
1
4500000
1
30687782
30398220
289562
Le comité remarquera que le grand objet que j'ai en
vue est de lever dans le cours de l'année la plus grande
partie des subsides. J'espère que la dette publique ne sera
nullement augmentée pendant la guerre. Je me flatte que
nous pourrons faire guerre vive et longue , sans ajouter à
la dette publique une somme plus forte que celle qui sera
annuellement liquidée par la caisse d'amortissement . La
dépense annuelle de la guerre n'excédera probablement
point 26 millions sterling , à moins que nous ne soyons
forcés d'aider de notre argent quelques puissances étrangères
qui pourraient souhaiter faire cause commune
avec nous. Je ne nie pas que cette somme soit forte ,
énorme : aussi l'objet pour lequel nous avons à combattre,
est - il de la plus haute importance. Je repète que nous
n'augmenterons pas notre dette publique. Il est bien essentiel
de tenir obstinément aux principes que nous avons
adoptés à cet égard , et dont le résultat a été si heureux./
Ils ont inspiré la confiance au dedans , et le respect au
dehors.
Notre ennemi sera convaincu qu'il a tort de lutter contre
nos finances , qu'il n'est pas en son pouvoir de nous
nuire sur ce point. Nous convaincrons aussi les autres
puissances de l'Europe , qu'elles peuvent en toute sûreté
MESSIDOR AN XI. 45
se joindre à nous pour résister à l'ennemi commun ', puisque
les ressources de ce pays donnent l'assurance complette
que nos engagemens seront remplis ; j'aurai même
à cet égard quelques propositions à faire .
"
Je prie le comité de faire attention au mode adopté
pour la levée des subsides dans le cours de cette année : il
trouvera qu'un droit considérable est imposé sur les terres
aussi bien que sur les propriétés personnelles . Ceci n'est
pas nouveau ; à d'autres époques on a taxé les propriétés
de toute description , et même les gages des domestiques.
Les temps que je désigne étaient difficiles , sans doute
et cependant il ne s'agissait pas , comme aujourd'hui , de
l'existence et de l'indépendance de notre pays. J'aurais
désiré pouvoir épargner la classe la moins aisée ; mais en
ce moment tout le monde doit être convaincu de la nécessité
d'un effort universel . Je suis persuadé que le plus
pauvre paysan sur toute la surface de la Grande-Bretague
se sent profondément intéressé dans la contestation actuelle ;
et plutôt que son pays soit foulé aux pieds , il offrira de bon
coeur une part de sa pitance
En effet , et le dernier paysan aussi bien que l'homme
du rang plus élevé doit en être convaincu , la question
présente est de savoir si la Grande - Bretagne contínuera à
jouir de sa puissance , et gardera un rang distingué parmi
les nations , ou si elle formera un item dans le catalogue
des conquêtes de la France . Je n'ai donc pas seulement
l'espoir , mais j'ai la certitude que toutes les classes sentiront
la nécessité de nous préparer à une guerre vigoureuse
et prolongée. On demandait à un grand personnage
quel intérêt avait un homme du peuple à la balance de
l'Europé , et en quoi il importait à cet homme de lire les
gazettes à la lueur d'une chandelle taxée très-chèrement :
ce grand personnage répondit , et je réponds comme lui ,
que le peuple sait aussi aimer son pays , qu'il en épouse
les querelles , qu'il en apprécie les avantages . C'est le
peuple qui contribue principalement à former l'armée et
la marine ; c'est lui qui , sous le commandement d'un
Nelson et d'un Abercrombie , remporte des victoires. On
ne doit jamais oublier que tous les succès sont dus et continueront
à être dus à son ardeur et à son enthousiasme .
C'est d'après la haute opinion que j'ai de son patriotisme ,
que je n'ai ps hésité à lui faire supporter une portion
considérable de l'impôt. Toute classe doit être imposée proportionnellement.
Ce sont de mauvais politiques que ceux
46 MERCURE DE FRANCE ,
qui chargent l'une et épargnent l'autre. Je ne me suis pas
adressé uniquement aux riches ; un tel système aurait été
impraticable . Je compte sur la libéralité du parlement.
Je ne détaillerai point ce que les ministres se proposent
de faire ; je dirai , en général , que c'est leur désir de ne
point en venir à des extrémités , mais d'éviter tout ce qui
peut blesser notre honneur ; que c'est leur désir de ne
point plonger la nation dans une guerre d'exterminatión ,
mais de ne point la laissér humilier . Oui , nous avons
commencé la guerre avec regret , et nous n'avons point
peur des conséquences. Les ministres demandent des secours
, non parce qu'ils souhaitaient commencer la
guerre , mais parce que la guerre est commencée ; nous
sommes en guerre , parce que nous ne pouvons pas être
en paix : notre but , c'est la paix , mais une paix honorable
; et nous n'avons aucun moyen de l'obtenir qu'ên
soutenant énergiquement la guerre. Jetermine en déclarant
que le parlement impérial va se montrer digné du souverain
qu'il sert , digne du peuplé qu'il réprésenté , et digne
des bénédictions de la grande contrée dans laquelle il å le
bonheur de vivre .
Le chancelier de l'échiquier fait ensuite ses diverses
propositions pro forma , lesquelles pässent sans débats ,
la discussion étant réservée .
Fonds publies , 3 pour cent fermés.
( Extrait du True-Briton. )
Séance du 17 juin.
S. M. envoie un message , dont l'objet est de faire croire
qu'il n'a pu obtenir de la France la neutralité de la Hollande
, et qu'en conséquence elle a éxpédié des lettres de
marque contre les Hollandais .
Séance du 18.
Autre message du roi . Il est ainsi conçu :
GEORGE , roi ;
a S. M. juge à propos d'informer la chambre des comrunes
que pour la défense immédiate et la sûreté plus efficace
des royaumes-unis , contre les desseins avoués de
l'ennemi , et à l'effet de préparer les moyens les plus pròpres
pour une continuation vigoureuse de la guerre ,
S. M. juge convenable qu'une grande force additionnelle
soit levée et rassemblée ; elle recommande ce sujet à ses
MESSIDOR AN XI 47
fidelles cómmunes , et se repose sur leur zèle et leur esprit
public , pour l'adoption des mesures qui seront jugées les
plus efficaces , afin de conduire le tout à exécution dans le
plus court délai possible. »
Le chancelier de l'échiquier fait la motion que lundi,
prochain , la communication de sa très-gracieuse majesté
soit prise en considération par un comité de toute la
chambre. Adopté. - le
co-
Voici les résolutions votées précédemment par
mité des voies et moyens , dans son rapport à la chambre.
L'opinion du comité à l'égard de la subvention accordée
à S. M. est que la somme de 12,000,000 livres
(288,000,000 fr . ) soit levée en anraités ; que 110,000,000l.
(240,000,000 fr. ) soient payés par la Grande - Bretagne ;
et 2,000,000 1. ( 48,000,000 fr. ) par l'Irlande .
2
NOUVELLES EXTÉRIEURES.
Constantinople , 26 mai ( 6 prairial) .
La faction anglaise s'est donnée toute sorte de mouvement
pour engager le divan dans la guerre contre la
France. Elle lui a dit que la France voulait s'emparer de
l'Égypte. On assure que le grand-visir á répondu : La méilleure
preuve que la France n'a point cette intention , c'est
l'importance qu'elle a mise à ce qué vous évacuiez Alexandrie
; la mission du colonel Sébastiani n'a pas eu d'autre
objét.
Malte , 28 mal ( 8 prairial ).
M. Bafl , commandant anglais , emploie ici tous les
moyens pour exciter le peuple contre l'ordre de Malte ;
les sottises les plus grossières sont prodiguées sans ménagement:
chaque jour amène de nouvelles scenes. Hier le
géant de la marine parut habillé en grand-maître , avec
barreton , la grand'croix de Pordre et toutes les marqués
du chef de l'ordre. Il tenait à la main une corne de boeuf.
De ses poches et de dessous ses bras , sortaient des inscriptions
les plus révoltantes . Des sentinelles anglaises , rangées
autour , empêchaient le peuple de rien déranger à
ce grotesque spectacle . Cependant M. de Busi , lieutenant
du grand-maître , est ici réduit à être témoin de ces scènes
grossières.
On sait de bonne part que la cour de Berlini a fait auprès
du gouvernement français des démarches officielles én faveur
des trois villes anséatiques , principalement pour
.48 MERCURE DE FRANCE.
empêcher que les villes de Brême et de Hambourg ne fussent
point occupées par les troupes françaises , et pour
assurer à leur commerce la même liberté dont il a joui
précédemment . On assure que ces représentations , en tant
qu'elles concernent la non-occupation de Hambourg et
de Brême , n'eussent pas trouvé de difficultés. Il importe
cependant , par une foule de considérations , que ces
villes , dont la France commande aujourd'hui la communication
avec la mer
ne reçoivent point pendant la guerre
de navires anglais . Au surplus , cette grande affaire est en
ce moment en négociation .
PARIS.
La guerre , comme on a dû s'y attendre , est le premier
objet de toutes les pensées et de tous les efforts.
Des différentes parties de la France , des offres de tout
genre se pressent et parviennent au gouvernement . Il
restait à en régulariser le mouvement. Tel a été l'objet
de la lettre suivante du ministre de l'intérieur , adressée
à tous les départemens .
2
et
avec
« Dans la position où se trouve la France
l'espèce d'ennemis que nous avons à combattre , la bravoure
française resterait stérile sur le rivage de l'Océan ,
si de nombreux vaisseaux ne lui fournissaient le moyen
d'atteindre son ennemi . C'est donc vers la construction
des vaisseaux que tous vos efforts doivent être dirigés :
le commerce , l'agriculture , l'industrie , souffriront d'autant
moins , que l'exécution sera plus prompte.
» Un bateau plát de première espèce coûtera 30,000 fr. ,
celui de seconde de 18 à 20,000 fr.; et celui de troisième
de 4 à 6,000 fr. Deux pieds d'eau suffisent pour porter un
bateau plat non armé ; ainsi , il est peu de villes qui ne
puissent pas exécuter une entreprise de cette nature. Ces
bâtimens porteront les noms des villes et des départemens
qui les auront construits ..... Le gouvernement acceptera
avec satisfaction depuis le vaisseau de ligne , jusqu'au plus
léger bâtiment de transport.
» Si , par un mouvement aussi rapide que général ,
chaque département , chaque grande ville couvre ses
chantiers de bâtimens en construction , bientôt l'armée
française ira dicter des lois au gouvernement britannique ,
et établir le repos de l'Europe , la liberté et la prospérité
du commerce sur les seules bases qui puissent en
Signé CHAPTAL
assurer la durée. »>
"
( No. CV. ) 13 MESSIDOR an 11 .
( Samedi 2 Juillet 1803. ) '
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
REP.FRA
POÉSIE.
LE COIN DU FE U.
DU DOCTEUR COTTON.
Ꭲ .
( Imitation de l'anglais . )
AND IS qu'une troupe étourdie
Dans le temple de la Folie
Se précipite avec fracas ,
( Dût on crier à la bizarrerie ) -
Pour fuir la danse et les bruyans éclats ,
A l'écart , ma Chloé , nous porterons nos pas .
Loin du vain tourbillon du monde ,
Loin de ses frivoles plaisirs ,
Au sein de nos foyers , dans une paix profonde ,
L'amour et l'amitié rempliront nos loisirs,
On n'y voit point entrer , avec l'indifférence ,
Le voisin curieux , l'étranger indiscret ,
Ni tous les importuns , dont la triste présence
Troublerait le bonheur qu'on y goûte en secret.
D
cen
!
50 MERCURE DE FRANCE ;
Ce trésor inappréciable ,
Le vrai bonheur , est au fond de nos coeurs :
L'ambition insatiable
Le cherche vainement ailleurs ;
Le monde n'offre rien qui lui soit comparable :
Chère Cloé , c'est au-dedans de nous ,
C'est dans une chaumière , au palais préférable ,
Que réside ce bien , le plus rare de tous.
Du vieux Noé la colombe imprudente
Perdit la paix et le repos ,
Lorsque , d'une aile impatiente ,
Elle osa traverser les flots.
Bientôt , dans sa course égarée ,
-Elle reconnut son erreur "
Et , jouet d'un espoir trompeur ,
Elle rentra dans la barque sacrée .
Que les fous sur l'hymen répandent le mépris !
Nous , que de ses bienfaits l'expérience éclaire ,
Nous aimons sa chaîne légère :
Pour deux coeurs vertueux , des noeuds bien assortis
Sont le Paradis sur la terre.
Nous trouverons dans nos enfans ,
Notre gloire , notre richesse ;
Tendres consolateurs , de nos soucis cuisans
Ils adouciront la tristesse.
Des plaisirs purs et de nous seuls connus ,
Seront le prix des soins que nous prendrons sans cesse
Pour élever au ciel leur coeur par les vertus ,
Et leur esprit par la sagesse.
C'est ainsi que de leurs parens
Occupant les plus doux momens
Ils réjouissent la jeunesse ,
2
MESSIDOR AN XI 5t
Soutiennent l'âge mûr , ornent les cheveux blancs ;
Et croissant chaque jour , en vertus , en talens ,
Ils récompensent la tendresse.
Ces biens-là sont à nous ! ils n'ont rien d'empruntés
Dans notre obscurité profonde ,
Loin d'envier l'éclat de la prospérité ,
Inconnus , oubliés du monde ,
Nous bénissons la médiocrité .
La fortune envers nous fut avare sans doutee ;
Mais que nous reste - t - il à désirer de plus ?
Les vrais besoins sont les moins étendus .
Du bonheur cherche - t - on la route ?
Qu'on élague d'abord les superfluités :
Qui borne ses désirs , accroît ses facultés .
Avec joie et reconnaissance ,
Acceptons les bienfaits que sur nous a versés
Une économe Providence ,
Nous ne formerons point de projets insensés ;
Si le ciel , de ses dons resserra la mesure
Nous saurons sans murmure ,
Jouir au moins de ceux qu'il nous a dispensés.
Être contens des biens qui sont notre partage ;
Patiens et soumis , quand la bonté des Dieux
Refuse d'exaucer nos voeux :
Tel est l'hymne du coeur , tel est l'encens du sage ,
Dont le parfum s'élève jusqu'aux cieux .
Nous ne demandons point que la mort nous oublie s
( Il est peu de beaux jours dans l'hiver de nos ans )
Mais le moment venu , du banquet de la vie
Nous sortirons rassasiés , contens ,
Sans jeter un regard d'envie
Sur la part que le ciel réserve à nos enfans.
D 2
52 MERCURE DE FRANCE,
C'est ainsi qu'à travers les ombres , la lumière ,
Les peines , les plaisirs , semés sur le chemin ,
On nous verra tous deux , nous tenant par la main ,
D'un pas ferme et prudent mesurer la carrière :
De ce monde trompeur , sans regret , sans remords ,
Bientôt quittant la scène passagère ,
Nous rejoindrons nos pères chez les morts .
La conscience alors , notre fidelle amie ,
Dans la sombre vallée accompagnant nos pas ,
Embellira notre trépas ,
Et le rendra digne d'envie.
Quand tout nous échappe à jamais ,
Cette consolatrice , aussi tendre que sûre ,
A notre oreille avec douceur murmure
Les mots de clémence et de paix ;
La couché de douleur est par elle amollie ,
Et des traits de la mort la pointe est amortie.
Par M. KERIVALANT.
ENIGM E.
Il ne faut mépriser personne ,
On ne peut trop le répéter :
Tel qui n'a pas une couronne
Pourrait au moins la mériter ,
Et faire trembler sur son trône ,
Maint roi qui se laisse entêter
Du faux éclat qui l'environne .
Tel est l'exemple que je donne ,
Lorsque , dans un jour de combat
On me voit du rang de soldat
A celui des grands de l'état
M'élever , sans que rien m'étonne.
De toute la société
2.
MESSIDOR AN XI.
53
Je suis le dernier , je l'avoue ;
Mais , si de moi chacun se joue ;
Je peux en tirer vanité ;
Car plus d'un savant personnage ,
Plus d'un guerrier et plus d'un sage
S'est de moi souvent occupé ,
Sur-tout lorsque je suis coiffé
Pour aller en pélerinage ,
Et que
le sort de mes amis
Se trouve entièrement soumis
Au bon succès de mon voyage.
Je ne vais jamais de côté ,
Que pour tuer un adversaire ,
Qu'une course un peu
téméraire
Aurait trop près de moi porté.
Ma marche lente est bien plus sûre
Que celle de maint et maint fou ,
Que bien souvent , à l'aventure ,
On voit courir sans savoir où .
Suivant avec persévérance ,
Le sentier qui me fut tracé ,
Pas à pas toujours je m'avance
Vers le but que l'on m'a fixé ;
Et lentemeut , avec prudence ,
Conduit par une habile inain ,
Je fais à la fin mon chemin ;
Mais , quand j'ai fourni ma carrière ,
Changeant et de sexe et de nom ,
On me voit changer de manière ,
Et d'allure comme de ton ;
Je frappe et d'estoc et de taille
Tous ceux qui s'opposent à moi ,
Et je décide la bataille ,
En faisant prisonnier le roi.
Par un Abonné.
D 3 .
54 MERCURE DE FRANCE ,
LOGO GRYPH E.
J'AI juste quatre pieds ,
si vous coupez
"
;
ma tête
Je puis en avoir cent si vous me la laissez .
Vous trouverez chez moi , si vous laissez ma tête ,
Ce que j'offre souvent
, si vous me la coupez. Vous me verrez chez Vous si vous coupez ma tête ;
Des animaux chez moi , si vous me la laissez .
Je tiendrai lieu de feu , si vous laissez ma tête ;
Je puis brûler au feu , si vous me la coupez.
L'on peut me transporter
, si vous coupez ma tête ;
L'on ne peut me mouvoir , si vous me la laissez .
Je suis sale en tout temps , si vous laissez ma tête ;
J'aime la propreté , si vous me la coupez .
Pour terminér
enfin : si vous coupez ma tête ,
" A la ville au village , on pourra me trouver ;
Mais aussi , par bonté , si vous laissez ma tête ,
Au village plutôt il faudra me chercher.
' CHARADE.
MON second du premier facilite la marche ;
Jamais , sans mon entier , Noé n'eût construit l'arche.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Pépin , roi de France , et pépin ,
graine de fruits .
Celui du Logogryphe est Roue , où l'on trouve rue ,
Eo ,
(rivière d'Espagne ) , or , Rue et Eu (villes de France) ,
ru , ure , rue ( plante ) , Ré ( île ) , ré (note de musique )、
Le mot de la Charade est Bien-fait,
MESSIDOR AN XI. 55
Des communications humaines. Examen d'un
principe de Lavater .
LES minéraux se communiquent dans les entrailles
de la terre . Une masse de rocher , en apparence
brute et inerte , renferme une multitude de
mixtes entre lesquels règne une correspondance
très -active. La physique a regardé comme un miracle
les communications du fer et de l'aimant :
c'est la loi de toute la nature.
Les communications des animaux sont presque
aussi simples. Les abeilles et les éléphans , les castors
et les fourmis , les oiseaux qui voyagent en
troupe dans les airs , ceux qui paissent tranquillement
sur la surface de la terre , savent combiner
leurs mouvemens , concerter de grandes opérations
sans le secours de nos gestes ni de nos sons articulés
.
Les hommes sont hors de cette règle. Lorsque
toute la nature s'entend et se correspond en silence ,
ils ne savent rien faire entre eux sans le secours de
la parole. Qui fait que l'homme seul a besoin de
donner un son à ce qu'il pense , une couleur à ce
qu'il demande ? Si nous étions calmes et purs , ah!
sans doute , nous nous entendrions , par cela seul
que nous nous observerions intérieurement . Mais
dans le bruit que font au- dedans de nous les mouvemens
discordans qui nous agitent , il faut bien
qu'on nous répète à voix haute des impressions que
nous n'aurions pas sans cela la faculté de discerner.
Les signes sont venus ainsi au secours de la pensée :
le langage s'est formé ; l'esprit , avec son aide , s'est
rendu le médiateur de toutes les transactions humaines
, et il est devenu comme l'argent une valeur ,
D 4 ·
56 MERCURE DE FRANCE ,
•
en devenant le moyen d'échange de toutes les
valeurs.
D'autres signes ont concouru avec le langage :
ces signes ont exprimé le respect ou l'arrogance ,
l'ennui ou la satisfaction , la joie ou la douleur : on
leur attache en général une grande importance par
la corrélation qu'on leur suppose avec l'état réel
de l'âme .
Ici la première pensée qui doit frapper l'esprit ,
c'est que ces signes extérieurs ne font que nous
transmettre des mouvemens . Ils n'en ont pas qui
leur soit propre la parole n'est pas la pensée ; le
rire n'est pas la joie ; le bâillement n'est pas l'ennui ;
les larmes mêmes ne sont pas la douleur, Tous
ces signes ne sont en eux-mêmes que des apparences
: ils ne deviennent des réalités , que lorsque
l'âme se produit avec eux . Par l'intermède des
signes , l'âme elle-même se donne ou se refuse ,
se produit ou se retire , atteint ou est atteinte .
Voyez comme le langage a eu à cet égard un mouvement
juste ! On appelle réservé celui qui se communique
peu ; dissipé celui qui se prodigue ; et on
dit qu'il se prostitue , lorsqu'il se communique sans
choix et saus distinction . Remarquez aussi comme
une parole , un simple trait de bonté font quelquefois
une impression extrême : c'est qu'une simple attention
a quelquefois plus d'épanchement d'âme qu'un
immense bienfait.
On ne peut contester que la première et la plus
importante des qualités pour nos communications
ne soit leur vérité. L'âme sans doute a le droit de
se produire plus ou moins , de se donner aveć
plus ou moins d'abandon , plus ou moins de réserve
; mais lorsqu'elle ne fait que se montrer sans
se donner , lorsqu'elle offre les apparences de quelques
formes en échange des réalités qu'elle reçoit ,
ce manège qui , suivant ses différens modes , prend
MESSIDOR AN XI 57
les noms de ruse , de finesse , de duplicité , compose
le domaine du mensonge. Ce n'est pas assez
que nos communications soient sincères , leurs
formes doivent être modestes , leur intention bienfaisante
. Si vous voulez jeter un instant les yeux
sur la scène du monde , vous verrez que c'est par
T'humilité qu'on aborde les hommes , par l'esprit
qu'on les pénètre , par la bonté qu'on les gagne
et qu'on les conserve. Quand nos communications
avec les hommes ont acquis ce caractère , il
faut encore , pour le bonheur , qu'elles soient réciproques.
!
On demandoit un jour à M. Lavater quelle
étoit l'opinion qu'il se formait du bonheur ? Je
crois , répondit - il , que c'est le flux et reflux dụ
donner et du recevoir. Au premier abord , cette
définition ne semble présenter qu'un aperçu bizarre
; en la méditant , on lui trouve bientôt de
la vérité et de la profondeur. Pendant quelque
temps , donner sans recevoir , peut convenir à la
générosité ; recevoir sans donner , peut plaire à
l'égoïsme mais à la fin , donner sans recevoir ,
épuise et lasse ; recevoir sans donner , charge et
importune. Dans l'amour heureux où l'âme donne
et reçoit , s'exhale et se renouvelle sans cesse , tant
que dure cette communication rapide de sentimens
vifs accordés et rendus , c'est l'état le plus
parfait
arfait de volupté sur la terre. Dans l'amour malheureux
, où l'âme poursuit une chimère qui lui
échappe , ou un objet réel qui la repousse , elle
a beau s'exhaler , tantôt par les prières , tantôt
par les plaintes , elle ne reçoit rien , elle s'épuise ;
si le délire se prolonge , elle se consume .
La réciprocité des communications fait le bonheur
de l'amour ; elle fait également celui de
l'amitié. Plus sage que l'amour , l'amitié a moins
de vivacité , elle a plus de durée . Elle donne avec
58 MERCURE DE FRANCE ,
moins d'abondance ; elle ne tarit jamais. L'amitié
peut attendre , elle est généreuse ; l'amour est impatient.
L'amitié n'a presque point d'orgueil ; l'amour
en est hérissé .
On a cru , je ne sais pourquoi , que la différence
des sexes ne convenait point à l'amitié ; mais ce
commerce délicieux où s'échangent les grâces
contre la raison , les traits mâles et nobles contre
les nuances fines et délicates , cette variété , cet
assortiment , où les trouve-t- on , si ce n'est dans les
rapports différens des sexes ? L'amour peut aimer
les combats ; il faut qu'il soit violent pour devenir
vainqueur un sentiment plus calme doit succéder
à la victoire. Lorsque l'amour heureux consent à
se changer en amitié , des accès moins vifs laissent
leurs intervalles moins déserts ; une chaleur douce ,
mais plus égale , anime tous les instans de la vie.
Ce bonheur , s'il se trouve quelque part , est
l'apanage de l'état de famille. Comnie mère ,
comme soeur , comme épouse , comme fille , les
soins d'une femme nous suivent de l'enfance à l'adolescence
, de l'adolescence à l'âge mûr , de l'âge
mûr à la caducité ; et ils ont presque toujours le
caractère de l'amitié.
Il est quelques points où les communications
humaines semblent n'admettre pas de réciprocité .
On peut citer la tendresse paternelle . Les parens
aiment mieux leurs enfans que les enfans n'aiment
leurs parens. Qu'on se rassure sur cette espèce d'ingratitude
; elle est nécessaire à l'ordre de la nature
. L'enfant ne doit pas donner ; il ne doit que
recevoir. La sagesse pour un homme fait, peut avoir
tel ou tel caractère pour l'enfant , elle consiste à
n'offrir aucune résistance aux soins qu'on lui accorde
. Un enfant est sage , par cela seul qu'il est
soumis. C'est la seule reconnaissance qu'on lui demande
.
MESSIDOR AN XI. 59
La maladie et la vieillesse sur ce point ressemblent
à l'enfance . Je ne sais si les véritables règles
d'éducation ne sont pas fondées sur ce principe. Le
plus grand homme de l'antiquité ( Pythagore )
avait assujetti ses disciples à un silence de cinq ans.
De cette manière , il les forçait de recevoir longtemps
sans donner . C'est en effet une règle trèssage
que de contenir dans les enfans et dans les
jeunes gens les communications faciles de leur àme
ardente. La nature , pour la perfection de notre
organisation physique , n'a pas suivi une autre
règle . Elle n'a pas voulu que nous pussions nous
reproduire avant l'âge de puberté. Elle a voulu
que notre vie fût complète , avant que nous
pussions la transmettre .
Bientôt cette loi n'a plus d'objet . Un jour arrive
où l'âme , long- temps contenue , a besoin de se répandre
par tous les points. Platon dit que dans
le principe les espèces furent partagées , et que
l'Univers est plein de fragmens qui se recherchent.
Cette loi n'est pas seulement propre aux sexes. Le
même attrait qui agite par-tout les élémens pour
organiser les corps , rassemble les dissonances pour
composer l'harmonie , et les nombres pour en
former l'union . Nos sentimens et nos affections participent
à la même loi.
Heureux ceux qui peuvent se contenter de communications
douces et obscures ! Heureux ceux
qui , renfermés dans le cercle de leurs familles ,
vivent paisiblement du fruit de leurs travaux ! Des
âmes plus fortes demandent un plus grand théâtre .
Il leur faut de l'espace et du bruit . Le peintre , le
musicien , le poète appellent de tous côtés l'admiration
et les suffrages. Le guerrier qui vend sa vie
pour un peu de renommée , le penseur qui confie
à de vaines feuilles le fruit de ses méditations et de
ses veilles , le vent qui transporte les semences de
60
MERCURE DE FRANCE,
l'automne , ou les poussières fécondantes des éta
mines des fleurs au printemps , obéissent tous au
même mouvement. L'esprit recherche l'esprit ,
toutes les affections de notre âme appellent dans les
autres les affections semblables . Les hommes d'une
sensibilité expansive n'ont de vie que par le regard
public . La gloire est un besoin pour les âmes
hautes , comme l'amour pour les âmes tendres.
Ce mobile dangereux a quelquefois troublé la paix
du monde ; et cependant il élève les hommes , il
fait les héros , et quoiqu'on en dise , il est noble
et beau , quand il n'est pas terni par l'orgueil , ou
flétri par la cupidité.
Nos communications peuvent varier ainsi suivant
le caractère et suivant les âges ; elles peuvent
varier aussi suivant les moeurs et suivant les climats.
Dans les professions laborieuses , l'homme se met
naturellement en société avec les objets de son travail.
Il vit avec ces objets qui deviennent une partie
de sa maison et de sa famille ; il les associe de cette
manière à ses soins , à son activité , à ses espérances :
cela peut ssuuffffiirree pour épuiser le besoin de communication
que la nature lui a imposé.
Il en sera de même des contrées froides et brumeuses
: la polygamie s'y trouve généralement interdite.
Mais dans les professions désoeuvrées , dans
les pays où le soleil enflamme de sa chaleur l'imagination
, et la force à s'épuiser et à se renouveller
sans cesse ; dans les premiers temps de la civilisation,
où la stérilité est toujours un malheur , souvent une
tache , et où en outre de ses avantages naturels , la
multiplication de sa race a quelquefois une importance
politique , la pluralité des femmes y sera protégée
par les lois ; elle le sera encore par la religion
et par les moeurs.
Pour ce qui est des nations adonnées aux plaisirs
et aux arts , s'il arrivait que le mariage se
MESSIDOR AN XI. 61
fát écarté de sa tendance primitive , et qu'il y fut
devenu une affaire comme les autres affaires , réglée
seulement par des spéculations ou par le calcul
, la religion et les lois auraient beau s'efforcer à
en consacrer les engagemens , l'attrait communicatif
que la nature a imprimé au coeur de l'homme ,
ramènerait bientôt les deux sexes à des liens d'un
autre genre. De nouvelles unions formées par le
sentiment , s'enteraient comme elles pourraient sur
des unions formées par l'intérêt ; les formes sacrées
de l'hymen deviendraient des formules , l'infidélité
un usage ; les moeurs elles-mêmes n'oseraient
combattre avec trop de force les attachemens
du coeur , elles se retrancheraient à proscrire
les désordres de l'imagination ; et peu à peu une
nation se trouverait amenée au point qu'il n'y
aurait plus de honte , même pour les femmes
que dans les fantaisies et dans les excès.
Telles sont les nuances délicates de tout ce qui
est connu dans les communications humaines . Il
en est d'un ordre supérieur que je ne prétends
point examiner ici : ce qu'il importe sur-tout de.
savoir , c'est que , dans toutes les situations , les
communications sont un épanchement de la substance
même de l'âme : l'homme s'épuise à méditer
comme à travailler la terre ; l'éloquence entraîne
aussi sûrement que la force.
MONTLOSIER .
62 MERCURE DE FRANCE .
1
"
Nouvel essai sur la MEGALANTROPOGÉNÉSIE ,
ou l'art defaire des Enfans d'esprit , qui deviennent de
grands hommes ; suivi des traits physiognomoniques
propres à les faire reconnaître , décrits par Aristote ,
Porta et Lavater , avec des notes additionnelles de l'auteur.
Dédié aux membres de l'Institut national de
France ; par Robert le jeune , docteur en médecine ,
membre de plusieurs sociétés savantes. Seconde édition
considérablement augmentée , et qui ne ressemble à la
première quepar le titre . Deux volumes in-8 ° . Prix : 9fr .
et 12 fr. par la poste. A Paris chez le Normant , impri ♫
meur-libraire , rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxer
rois , n". 42 , vis- à- vis le petit portail.
"
Lorsque cet ouvrage parut pour la première fois , il
fut accueilli par un rire universel , et les plaisans ne
manquèrent pas de dire que le père de M. Robert jeune
n'avait certainement pas connu le secret que son fils mettoit
en lumière. Malgré toutes les plaisanteries , la première
édition s'est écoulée , et l'auteur se présente de
nouveau dans l'arène , armé de nouvelles preuves , de
nouveaux argumens ; il n'a pas l'air de craindre ses adversaires
, et il les enchaîne , pour ainsi dire , à son char de
triomphe , en faisant imprimer leurs critiques à la tête de
l'ouvrage qu'ils ont combattu.
Nous allons suivre M. Robert dans le développement
de son système mégalantropogénésique ; nous mettrons
dans cet extrait toute l'impartialité dont nous sommes
capables , mais nous ne répondons pas d'y mettre toute la
gravité que comporte le sujet. L'auteur commence par
établir que l'homme , par son organisation physique et
morale , tend à la perfectibilité. Sa stature droite , la finesse
de ses organes , l'état de perfection de ses sens et sur-tout
2
MESSIDOR AN XI. 63
la conformation de ses mains , semblent assigner à l'homme
un empire dont il peut chaque jour reculer les limites.
M. Robert , comme la plupart des savans modernes ,
donne beaucoup à la nature physique ; et lorsqu'il en
vient à la nature morale de l'homme , il ne s'élève pas
même jusqu'à la formation de la pensée et du jugement.
Il a cru devoir en rester aux sensations. On ne peut s'empêcher
de convenir que le système de la perfectibilité
n'ait quelque chose de raisonnable et de vrai ; mais l'idée
en a tellement été exagérée , il a été présenté d'une manière
si étrange , qu'on ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on
le retrouve dans un livre. Quoi qu'il en soit , ce système
est en quelque sorte le préambule de l'ouvrage de
M. Robert ; il est comme le frontispice du monument
qu'il élève à l'amélioration de l'epèce humaine. « C'est
en vain , dit-il , que la perfectibilité serait naturelle à
l'homine , si , avant de finir sa carrière et la recherche
de ses travaux , il ne pouvait se flatter de se voir reproduire
à son gré. Les enfans qu'il se donne sont de son
choix , et pour peu qu'il soit raisonnable , il peut les rendre
encore plus perfectibles . >>
:
2
Avant de développer et de présenter cette opinion dans
tout son jour , l'auteur explique les mystères de la génération
dans l'homme et dans les animaux ; il rappelle les
différens systèmes professés par les naturalistes et il
arrive enfin à son sujet dans le chapitre VIII , qui a pour
titre Les enfans héritent des qualités morales et physiques
de leurs parens. L'auteur s'appuie ici de plusieurs
faits tirés de l'histoire ancienne et de l'histoire moderne .
Les Romains étaient parvenus à améliorer la race humaine
dans l'étendue de leur empire ; les lois du grand
Frédéric avaient produit le même effet dans les états prussiens.
Après avoir cité mille exemples publics et particuliers
, M. Robert ne craint pas d'affirmer que l'hérédité
64 MERCURE DE FRANCE ,
J
du trône et l'institution de la noblesse , sont autant de
témoignages que les nations ont rendu à la vérité de son
système. « Il serait trop long , dit notre écrivain , de
» compulser les registres des siècles' ; chaque état pourrait
» nous montrer avec orgueil ses tables généalogiques. Il
» suffit de nous reporter en France , pour donner encore
» quelques exemples d'anciennes familles , dont le nom
» seul est synonyme de valeur , de talens , de vertu . Le
» champ de Mars retentit encore du nom des Biron , des
» Ségur , des Boufflers , des Rochambeau , des Montmo-
>> renci ; Uranie compte ses Bernouilli , ses Cassini , ses
» Lalande ; Thémis , ses d'Aguesseau ; Flore , ses Jussieu ;
» et la France , victorieuse , une famille entière que l'Eu-
» rope peut-être lui envie , mais que l'Univers pacifié
» contemple avec admiration . »>
Ces exemples sont concluans jusqu'à un certain point ,
et l'auteur aurait pu s'en contenter ; mais il va beaucoup
plus loin : non-seulement les enfans héritent des qualités
ou des défauts de leurs pères , mais ils héritent aussi de
leurs opinions politiques . Voici une note que nous lisons
dans le même chapitre . « Pierre Camus , né à Paris , d'une
» famille noble , ami intime de Saint François de Sales ,
» et évêque de Belley , a laissé plusieurs ouvrages dans
» lesquels il s'est déclaré l'ennemi des religieux men-
» dians. Il est mort en 1652 , Un de ses descendans , l'a-
» vocat Camus , membre distingué de l'assemblée consti
» tuante , a fait supprimer , en 1790 , tous les couvens. »
Cet exemple , comme l'observe M. Robert , est sans doute
fort curieux ; mais il aurait dû nous expliquer comment
M. Camus , avocat du clergé et membre de l'assemblée
constituante , descendait d'un évêque de Belley. Après
avoir ainsi cherché ses preuves dans l'histoire des peuples
et des familles , l'auteur de la Mégalantropogénésie
les trouve dans l'économie rurale et végétale. Les poulains
MESSIDOR AN XI. 65
lains héritent des qualités de l'étalon et de la jument do
ils ont reçu le jour ; l'amélioration des troupeaux de men
tons dépend du choix du bélier et des brebis. Vigile
avait dit , dans ses Georgiques, que la plus petite tach cu
père se communiquait aux enfans .
Qu'on vante du bélier la blancheur éclatante
Et même eût-il l'éclat de la neige brillante ,
Si sa langue à tes yeux offre quelque noirceur ,
A l'époux du troupeau choisis un successeur .
Au lieu de rappeler la blancheur de sa mère ,
L'enfant hériterait des taches de son père .
( Traduction de DELILLE. )
Les différentes races de chiens héritent ainsi des formes
et des couleurs ; on peut faire la même observation sur
la plupart des animaux , et même des végétaux , dont les
familles peuvent s'améliorer par les moyens de l'indus
trie. Le jardinier obtient tous les jours des fleurs nouvelles
par des fécondations artificielles et variées. Flore recon,
naît à peine dans nos jardins les fleurs dont elle a confié les
germes au printemps. « Pourquoi done , s'écrie M. Robert ,
>> l'homme n'a-t-il pas cherché à se perpétuer de la même
» manière ? C'est sans doute parce que lui , qui conçoit
tous les êtres de la nature , est encore l'être le moins
» connu , quoiqu'un ancien philosophe de la Grèce lui
» crie depuis près de trois mille ans : Nosce te ipsum. »
Mais , enfin , la maxime de ce philosophe ne sera point
perdue pour nous , grâce à M. Robert , qui entreprend
de nous la répéter et de nous la rendre praticable .
L'auteur de la Mégalantropogénésie n'est point comme
la plupart des philosophes , qui veulent sur-tout briller par
la nouveauté de leurs systèmes ; il fait remonter le sien à
la plus haute antiquité ; il cherche à en démontrer la
vérité par le consentement unanime des nations. En effet ,
sans l'idée de la Mégalantropogénésie , il n'y aurait jamais
E
ا ت و
REP.FRA
66 MERCURE DE FRANCE ,
eu, comme on l'a dit, de couronne héréditaire , nidë fils ennobli
parses aïeux. Chez tous les peuples anciens , tels que
les Babyloniens , les Assiriens , les Egyptiens , les Indiens ,
les Chinois , les Arabes, les Atlantes , les Grecs etles Gaulois ,
les fils montèrent toujours sur le trône de leurs ancêtres ; et
où trouver la raison de cette raison universelle , si ce n'est
dans laMégalantropogénésie ? Chez la plupart des peuples
d'Asie , les fils exercent la profession et conservent toujours
les moeurs de leurs pères ; il est évident que ces peuples
sont Mégalantropogénistes ; M. Robert cite plusieurs
passages d'Homère qui prouvent que ce poète était un ardent
apôtre de la Mégalantropogénésie. La fable , l'histoire
, les relations des voyageurs , tout vient à l'appui de
cet heureux système , répandu universellement , mais
négligé par l'intérêt et l'ambition , qui nous font préférer
la race de Plutus à celle d'Homère et de Virgile . On pourrait
ici faire une objection à M. Robert , et lui rappeler
ces vers du poète Destouches :
Messieurs les beaux esprits, d'ailleurs fort estimables ,
Ont fort peu de talent pour créer leurs semblables.
Il est rare , dit encore d'Alembert , que les hommes
célèbres aient des enfans qui leur ressemblent. L'auteur
répond à ces objections , que les grands hommes , absorbés
par la continuité de leurs méditations , ont peu de goût
pour le mariage , ou sont indifférens sur le choix de leurs
épouses . Le moment que l'amour semble avoir choisi , est
toujours celui où leur esprit , fortement tendu vers un
objet étranger , cherche à résoudre quelque intéressant
problême, ou à lire dans le ciel ou sur la terre , l'histoire
de quelque nouvel habitant. « Loin que la couche nuptiale
» des grands hommes , ajoute M. Robert , s'apprête sous
» les lambris dorés de Plutus , l'Hymen n'allume le plus
» souvent ses flambeaux qu'au foyer des chaumières. Plus
» d'une servante s'énorgueillit de presser dans ses bras
1
MESSIDOR AN XI. 67
» des héros , des législateurs , des philosophes. » L'auteur
conclut de tous ces raisonnemens , que le choix d'une
femme ne peut être indifférent pour l'homme qui veut
avoir des enfans d'esprit ; il invite les grands hommes à
ne point s'allier à des femmes d'un esprit médiocre , car
Buffon a dit que la dégénérence des races , au physique
comme au moral , se fait toujours par les femelles . Le
système de la Mégalantropogénésie une fois établi , il n'y
a plus de raison pour ne pas le mettre en pratique , et ne
pas faire pour l'espèce humaine ce qu'on fait tous les
jours pour relever la beauté des coursiers , améliorer les
bêtes à laine et perpétuer la race des bons limiers. Le plan
de l'auteur n'est point dispendieux ; il propose au gouvernement
d'honorer les mariages bien assortis , et de
promettre une éducation gratuite aux enfans des grands
hommes convenablement mariés. Il n'est besoin que de
deux Athénées , pour que la Mégalantropogénésie soit en
vigueur.
L'époque qui paraît la plus favorable à M. Robert ,
pour la célébration des mariages mégalantropogénésiques,
est l'anniversaire de la fondation de la république . Bientôt
la fête du premier vendémiaire deviendrait aussi célèbre
que celle des jeux olympiques ; le monde savant accourráit
à cette auguste céremonie , et contemplerait avec
admiration les couples fortunés , destinés à devenir le
foyer des lumières qui doivent un jour éclairer l'univers.
M. Robert suit l'exécution de son système dans les plust
petits détails , et il descend jusqu'à indiquer l'heure favorable
pour la procréation des grands hommes ; il prescrit
aux mères leurs occupations morales et leur régime
nutritif , pendant qu'elles portent un héros , un législalateur
, ou un poète dans leur sein . Un héros , autant que
faire se pourra , doit être conçu au sortir d'une bataille ;
un poète , après une tragédie ; un musicien , après une
E 2
68
MERCURE
DE FRANCE
,
symphonie ; un peintre , au sortir d'une belle galerie de
tableaux.
Le moral dépend beaucoup du physique ; et la nourriture
des époux peut influer sur le sexe et sur l'esprit de
leurs enfans. Le pain qu'ils mangeront doit être blanc ,
fait de fleurs de farine , pétri avec du sel et de l'anis ,
parce que le pain bis étant froid et humide , est fort préjudiciable
à l'esprit . Les alimens tirés des viandes chaudes .
et sèches , doivent être pris en médiocre quantité . Mais
rien n'est efficace , selon M. Robert , pour engendrer
des garçons , et des garçons d'esprit , comme de.
manger du miel et de boire du vin blanc Aristophane
dit
que le vin est le lait de Vénus ; et si les anciens l'ont,
emporté sur les modernes pour les productions du génie ,,
la raison en est sans doute que les anciens mangeaient du
miel , et que les modernes mangent du sucre. Le régime
végétal est souverain , comme on le voit par l'histoire des
Juifs , qui multiplièrent prodigieusement en Egypte , en,
mangeant des oignons et des ciboules. Le lait peut être
employé avec succès. « Ceux qui auront véritablement .
» envie , dit M. Robert , d'avoir des enfans sages , ver- ,
» tueux et éclairés , doivent faire usage du lait de chèvre ,
» sept à huit jours avant la procréation ; Galien conseille ,
» d'y mêler un peu de miel : on peut être assuré qu'en
» suivant ce régime , on aura des enfans très- intelligens et
» pourvus de mémoire et d'imagination , » L'auteur de .
la Mégalantropogénésie conseille aussi le beurre ; les enfans
des Grecs s'en nourrissaient ; Homère le dit formellement.
M. Robert conseille aussi les moyens tirés de la nature
morale. Un père veut-il faire parcourir à son fils la car- ,
rière des armes ? qu'il alimente sans cesse l'imagination
de la mère de récits belliqueux ; veut-il qu'il chante la
valeur , le courage , la beauté , la vertu , le bonheur ?
MESSIDOR AN XI.
69
MM
qu'il fasse lire à sa femme , Homère , Virgile , le
Tasse , Voltaire , Fénélon ; veut-il en faire un astronome?
c'est alors qu'il doit remettre entre les mains de sa compagne
la lunette d'Erschel , et lui apprendre à compter
les cinquante mille étoiles de Lalande. Il en est de
même pour toutes les autres sciences , pour tous les autres
arts ; il faut que leurs plus grands modèles soient
étudiés , que leurs chefs-d'oeuvres soient médités : l'éducation
de l'enfant commencera ainsi dans le sein maternel ,
dont il doit en quelque sorte sortir tout armé comme
Pallas , ou formé à tous les arts , comme Minerve.
>
Telle est l'analyse abrégée du système de la Mégalantropogénésie.
Ce système ne paraîtra point trop déraisonnable
, quand on ne le considérera que sous ses rapports gé
néraux ; mais les systèmes les mieux conçus deviennent invraisemblables
, quand on sort du cercle des probabilités
et qu'on tire d'un principe général des conséquences trop
particulières. C'est là l'écueil de tous ceux qui ont em
brassé un système favori ; et c'est le reproche qu'on
peut faire avec raison à M. Robert. Nous sommes loin de
dire
que son ouvrage soit dénué d'intérêt ; il est rempli
de faits curieux , d'observations heureuses ; quelques passages
même sont écrits avec élégance et pureté , ce qui
sans doute ne fera point adopter le plan qu'il propose.
Dans la seconde partie de son ouvrage , M. Robert
traite de la physiognomonie et des signes qui constituent
cette science conjecturale. La physiognomonie , dit l'auteur
, est la connaissance des passions qui affectent naturellement
et accidentellement notre âme , elle se tire de la
taille , de la couleur , de l'air du visage , de la voix , de la
peau , enfin de toutes les parties organiques du corps.
Ainsi , par exemple , ceux qui ont la tête grosse outre
mesure , ont l'esprit hébété et le naturel indocile. Ceux qui
ont la tête petite , sont dépourvus de sens. La tête médio-
E 3
70 MERCURE DE FRANCE ,
cre est le signe d'un bon esprit . On peut aussi tirer quelques
inductions de la couleur , de la forme des cheveux ,
de la forme du nez , du son de la voix , des yeux. On ne
peut nier que cette science n'ait quelque chose de positif
il serait ridicule pourtant de la pousser jusqu'aux plus
minutieux détails , et de juger rigoureusement le caractère
d'un homme d'après son portrait ou le signalement décrit
dans un passe- port , ou sur une carte de sûreté . Aristote ,
Jean-Baptiste Porta et le fameux Lavater , nous ont laissé.
des traités de physiognomonie , qui renferment des principes
généraux , dont la vérité n'est pas contestée ; mais ils
s'égarent à mesure qu'ils s'avancent dans les détails . Il
nous manquait une analyse raisonnée de leurs systèmes ,
et M. Robert nous l'a donnée . Cette partie de son ouvrage
est très-curieuse ; et parmi les conjectures qu'elle renferme
, il en est beaucoup qu'on trouvera très- piquantes ,
et quelques-unes qu'on jugera raisonnables , en en faisant
une application générale.
M.
VARIÉTÉ S.
Fragment d'un ouvrage inédit , ayant pour titre : D £ 8
INSTITUTIONS MORALES .
(Extrait d'un chapitre sur la Religion. )
-
Biens de la religion chrétienne. Je porte mes regards
sur les biens qui doivent leur origine aux dogmes primi→
tifs de la foi chrétienne . J'observerai d'abord cette chaîne
mystérieuse dont elle entoure et associe toutes les âmes :
puissance humble , mais forte , dont le lien délié resserre
invisiblement la société jusqu'à la rendre une et solidaire ;
puissance douce , qui soulage la loi publique par la loi
tacite , qui substitue les sentimens aux devoirs , et fait de la
"
MESSIDOR AN XI. · 72
―
"
domination l'amour , et de l'obéissance le respect ; puissance
irrésistible , qui , dirigeant les volontés comme les
lois dirigent l'action , identifie l'inclination à la force , et
persuade à l'homme qui lui cède qu'il s'obéit à lui-même.
Mystères. La religion chrétienne ressemble à une
pyramide , dont la base repose sur des nuages : ses fondemens
se cachent dans les mystères ; mais ces mystères
ne sont pas de ceux admis dans les croyances anciennes
et qui étaient tantôt de simples fêtes ou des cérémonies
religieuses ( 1 ) , tantôt des assemblées de bohémiens ( 2 ) ,
tantôt de lubriques bacchanales ( 3 ) ; mais toujours plus
adhérans aux rites des religions qu'à leurs dogmes , toujours
connus des prêtres , enseignés aux initiés , et dont
la révélation avilissait les Dieux , en ne leur laissant rien
qui échappât aux regards des hommes.
Les mystères du christianisme ont ceux de Dieu ; ceux
du paganisme étaient ceux des hommes . Ce n'était , à vrai
dire , que des espèces de franc-maçonneries , dont le secret
, plus ou moins vertueux ou vicieux , était , dans les
unes , l'apprentissage des plus honteuses voluptés ; dans
les autres , la révélation d'une seule divinité ( 4 ) . Ceux-ci ,
( 1 ) Les Panathénées , les mystères d'Eleusine.
(2 ) Les mystères d'Isis .
(3 ) Les Dyonisiaques , les mystères de Pan et d'Adonis .
( 4 ) Du temps de Cicéron , l'Hierophante révélait , dans les mystères
d'Eleusine , que les dieux du paganisme n'étaient que des hommes
déifiés . Il paraissait dans la cérémonie sous les traits du Demiurge ,
dieu créateur , ce qui est conforme à l'opinion de Warburton . On était
amené à cette croyance simple par un noviciat d'au moins une année ".
et quelquefois de plusieurs : des épreuves y préparaient les eandidats ,
qui , pendant leur durée , se tenaient à la porte du tenrple : elles étaient
sévères , et on exigeait une grande pureté. La nuit de l'initiation , on
leur faisait voir et l'Hierophante leur expliquait un tableau animé des
récompenses et des peines futures , représentation qui a une grande
E 4
72 MERCURE DE FRANCE ,
base invisible de la religion , impénétrables aux fidèles et
non moins aux ministres , reposent secrets dans l'intime
conscience de la divinité : l'orgueil humain n'a pu s'en
approcher ; il a donc fallu croire d'une foi implicite , et
se soumettre d'une soumission aveugle ; il a fallu suivre
l'Eternel enveloppé dans cette colonne de nuages , qui
rend son trône inviolable , car il est le Dieu caché : Deus
absconditus. On ne l'a point vu combattre à la tête des
Hébreux , comme les Dieux païens au siége de Troyes.
C'est en se dissimulant qu'il se montre ; et s'il faut croire
qu'il s'est communiqué aux premiers hommes , c'est dans
une antiquité si sainte et si reculée , que ces hommes
presque divins nous semblent plutôt élevés jusqu'à Dieu ,
que Dieu descendu jusqu'à eux.
― Providence. Les anciens avaient une destinée aveu→
gle et impassible , le christianisme en a une clairvoyante
analogie avec nos mystères dramatiques . Ensuite les candidats , introduits
devant la statue de Cérès , recevaient la communion des mystères
. Cette doctrine étant favorisée du gouvernement , dont tous les
membres étaient initiés , explique pourquoi , en punissant de mort
l'athéisme , ils laissaient avilir leurs dieux sur le théâtre. Mais toutpurs
qu'étaient ces mystères , ils étaient humains , puisqu'ils étaient
révélés. D'abord rares et sacrés , ils se prostituèrent enfin , comme tout
ce qui passe par la main des hommes : on ne vit plus que des initiés ,
des courtisanes même le furent , et les initiations se vendirent au profit
du fisc. Au surplus , si quelque chose doit étonner , c'est que des secrets
si prodigués soient restés entourés d'une si profonde obscurité ;
que nul des anciens n'en parle que par conjecture , et que les plus savans
commentateurs n'ont rien pu en savoir de certain.
Il ne faut pas confondre l'allégorie avec les mystères. Ainsi la sagesse
sortant , en Egypte , du corps d'un lion , et , en Grèce , du cerveau
de Jupiter ; les animaux , les plantes , le triangle , le cône révérés
conime une représentation des dieux ; les attributs de la divinité adorés
sous divers noms et formes , et tout le culte symbolique , n'étaient
point des mystères , mais une religion expliquée par des signes, au
lieu de l'être par des mots .
MESSIDOR AN XI. 73
et active ; c'est la Providence qui , sans cesse animée de
bonté , ne s'offre à l'homme qu'escortée de la consolation
et du courage , qui ne lui promet ou ne lui rappelle que
des bienfaits , et occupe incessamment son coeur d'espoir
et de reconnaissance , sentimens paisibles , en éternelle
harmonie avec le bonheur des individus et des sociétés,
Cette Providence , assez vaste pour s'occuper de toute la
création , est assez étroite pour veiller sur chaque créature
; assez ferme pour diriger la chaîne des choses et des
temps , elle est assez facile pour qu'un seul l'implore et
la fléchisse . Et quelle différence pour la morale des peuples
, entre ce dogme consolant et le dogme de la fatalité !
Celui-ci , despote bizarre , qui pousse d'une main de fer
l'immuable destinée , semble dire aux humains : Vous
n'êtes rien ; j'existe seul dans le monde ; fermez vos coeurs ,
endormez vos consciences ; contentez -vous d'être , et , les
yeux fermés , attendez de moi le crime et la peine ,
vertu et la récompense ; enfin , mobile unique d'une création
inerte , il fait de l'univers une immense mécanique ,
où le vice et la vertu ne résident que dans le suprême
artisan. L'autre découvre aux hommes , dans un ordre
éternel , des milliers de modifications possibles , fondemens
de leur libre arbitré , garans de leur liberté , sources
de leur espoir ; elle ouvre un champ sans limites à la
puissance de leur âme , et permet qu'on espère , qu'on se
repente et qu'on espère encore. Elle justifie l'usage des
prières , usage vain dans le fatalisme et d'une si grande
efficace dans la religion chrétienne , la seule , a dit Pascal , 2.
qui demande à Dieu de l'aimer ( 5 ) et de le suivre.
( 5 ) Les païens connaissaient le respect des dieux , mais non leur
amour. Aristote dit qu'il serait absurde de dire qu'on aime Jupiter.
C'est une des choses admirables de la religion chrétienne , que l'alliance
qu'elle sait faire de l'amour et du respect . Je crois en découvrir l'ori
gine dans un Dieu fait homme : en effet , on craint Dieu et on aime
Jesus-Christ.
74 MERCURE DE FRANCE.
-
Consolations. Mais , et c'est ici un des plus grands
bienfaits du christianisme , il garde en dépôt l'immense
trésor des consolations ; et tandis que , dans les autres religions
, l'homme abandonné de la fortune ou de la vertu ,
reste seul avec son malheur ou son crime , celle-ci vient
à lui ; elle écoute ses plaintes , elle seule bien souvent ! et
après lui avoir souffert le bien de les épancher , qui est
aux malheureux la moitié de leur consolation , elle l'entoure
, le supporte , lui ouvre les richesses de sa grâce , et
l'invite à y puiser le repentir , l'espérance ou la résignation.
Résignation .
-
C'est ainsi qu'elle nous pénètre de
l'idée profonde que tout ce qui nous vient de Dieu est le
mieux possible pour nous et pour les autres ; que nos
biens sont à Dieu ; qu'il ne donne pont , mais qu'il prête ;
qu'il n'ôte point , mais qu'il redemande ; et qu'également
bon , quoique au-delà de notre intelligence , quand il accorde
et quand il retire , notre joie d'obtenir doit être
reconnaissante , et notre douleur de perdre , encore reconnaissante
, si nous en avons la force , mais tout au moins
tranquille et résignée.
Si nous invoquons la religion dans nos peines , elle fait
plus que d'offrir l'espoir du bonheur ; elle le remplace
bientôt par le bonheur même , qui naît plus sûrement de
la disposition de l'âme que de celle des circonstances. Et
qu'importe , en effet , à l'homme , que la perte du bien le
plus cher a jeté dans le sein de la religion ; que lui importe
de ne l'avoir pas recouvré , s'il a obtenu en échange
le bonheur de savoir s'en passer , bonheur qui ne peut
plus lui être ravi comme l'autre ! Ou si ce bien est de la
nature de ceux qui sont plutôt à l'humanité besoin que
richesse , qui se tient à la plus intime partie de notre
être , et qu'on ne peut diviser de notre coeur sans que le
MESSIDOR AN XI.
1
coeur lui-même le divise ; si celui qui l'a perdu n'a plus
de bonheur à retrouver dans le monde .... la religion
place encore la résignation entre ses souvenirs et son espérance
; elle lui fait de sa vie un chemin vers le bien qu'il´
veut rejoindre , et de sa mort la réunion à laquelle il
aspire .
Pénitence.
-xm Si nous l'implorons dans nos fautes , elle
fait plus que d'exciter le repentir ; elle lave la faute même ,
et revêt le coupable de la robe d'innocence , grand but
moral du dogme de la confession , qui n'est pas tant admirable
par l'esprit d'humilité qu'il entretient parmi les
hommes , que par le pouvoir qu'il a de purger les vices et
de repeupler la société d'innocens , réhabilitant l'âme humiliée
sous le poids de ses erreurs , et permettant aux
yeux inclinés vers la terre de se redresser vers le ciel ;
rendant une conscience à qui n'en avait plus , et la pudeur
d'une faute légère à qui conservait à peine celle du
crime ( 6 ) : enfin , opérant ainsi dans l'ordre religieux ce
chef-d'oeuvre dont les lois humaines ne sont pas capables ,
mais qu'elles devraient peut-être tenter en partie , d'infli
ger au crime des châtimens qui ne lui ferment pas la porte
(6 ) Je sais qu'on m'objectera ici que la confession a le défaut de
présenter le remède toujours prêt à ceux qui veulent pécher à leur
aise ; qu'elle peut porter le trouble dans le sein des familles , etc. Je
répondrai qu'on m'oppose les abus nécessaires d'un grand bien , et je
répéterai que le bien appartient à la religion , et les abus aux hommes
dégénérés depuis son institution ; que d'ailleurs ceux qui veulent pécher
à leur aise , ne croient guères à la confession , et n'en pécheraient ni
plus ni moins sans elle. Quant aux autres abus , c'est à l'état à les surveiller
, et je suis loin , comme on pourra le voir par la suite , de restreindre
sa surveillance sur la religion . C'est parce que ses biens sont
intérieurs , que ses maux sont cachés , et cela rend cette surveillance
délicate et nécessaire .
76 MERCURE DE FRANCE,
de la vertu , et d'admettre dans l'ordre pénal le retour ,
l'oubli , le pardon et la compensation ( 7) .
- Purgatoire. Elle a étendu ce bienfait à une seconde
vie et le dogme du Purgatoire est devenu pour l'éternité
le passage du crime à l'innocence , comme la confession
l'est pour la vie ; dogme consolateur , qui promet encore
de la miséricorde à celui qui semble l'avoir épuisée , et
qui , par une austère douceur dont notre religion offre
seule l'exemple , a déguisé cette miséricorde sous les traits
de la justice ( 8 ) .
Seconde vie. C'est dans cette seconde existence qu'elle
asu achever l'ordre moral toujours incomplet dans le cercle
étroit de la vie . En le développant dans l'éternité' , elle
ne s'est pas bornée , comme les autres religions , à ces
idées vagues de rémunération et de peine , qui attachaient
la récompense à la gloire et le châtiment au malheur ;
mais dans une balance équitable , elle a égalisé les biens
et les maux d'une vie par les maux et les biens d'une
autre ; chargé de bonheur celui qui en fut dénué sur la
terre , appelé les déshérités du monde à l'héritage du ciel ,
et présenté aux grands comme une leçon , aux petits comme
une consolation , l'image du Lazare protégeant le riche
dans les Cieux .
Philosophie. Elle seule , dit encore Pascal , a su ana- -
(7 ) Ceci recevra de plus grands développemens dans le chapitre qu
je parlerai des lois pénales : mais pour donner un exemple à l'appui de
mon idée , je ne voudrais pas qu'une marque ineffaçable condamnât un
homme une fois coupable à l'être toute sa vie .
(8 ) « Les supplices qui attendent les méchans , sont terribles , mais
» de divers genres ; car les uns ont pour but de les purifier , et les au-
>> tres ne font que les tourmenter sans fruit. »>
Ce passage de Boëce prouve que le dogme du purgatoire remonte
aux premiers siècles de l'Église , et que les protestans le regardent à
tort comme une invention nouvelle.
MESSIDOR AN XI.
77
lyser l'homme dans sa grandeur et sa bassesse ; est descendue
dans le coeur humain , et s'en est servie pour ses vués.
Disons plus , c'est d'elle que l'homme tient sa dignité ;
aucune religion ne l'a fait aussi participant de la nature
divine , et aucune n'a fait la nature divine aussi parfaite ;
car on peut différer d'opinion sur l'excellence de la foi
chrétienne mais non sur celle du Dieu des chrétiens : et
quelle comparaison oserait-on faire entre le Christ et les
dieux du Paganisme ! Qui ne voit , d'une part , une allégorie
érigée en croyance , ou une simple chronique dont
la foi est convenue , et de l'autre l'alliance la plus auguste
entre la religion , la morale et la philosophie ! Ou , pour
parler plus justement , la religion mère de la philosophie ,
non pas de celle de Diogène ou d'Aristippe , mais de celle
de Socrate ou de Marc-Aurèle. Aucune religion n'a tracé
des routes plus sûres et plus droites à la perfection ; aucune
ne nous a plus impérieusement enjoint de les suivre ,
ne nous a plus et mieux dit : Soyez parfaits. Aucune autre
, enfin , n'a guidé l'homme dans les détours de son
âme , pour s'y reconnaître et s'apprécier lui-même , appré→
ciation dont résulte la dignité proprement dite , qui n'est
que la juste estime de soi-même. Elle seule lui a imprimé
les sentimens de modération nécessaires pour entreprendre
cette recherche , et pour y réussir ; elle seule a donc conféré
à l'homme savéritable dignité : les philosophes anciens
n'en ont même approché qu'en s'approchant des maximes
du christianisme ..... Et que la philosophie eût continué
de s'étayer de la religion , comme la religion se reposait
autrefois sur la philosophie ! et que ce siècle fût assez for→
tuné pour voir revivre ce louable accord de deux grands
biens , qui , désunis , n'enfantent que des maux , et qui ne
s'unissent que par une grande modération réciproque.
Il nous faut donc compter , parmi les bienfaits de la
religion chrétienne , d'avoir été la première étincelle et le
78 MERCURE DE FRANCE,
foyer de la philosophie : j'entends de cette vraie philosophie
qui veut dire amour de la sagesse , et qui ne peut
dégénérer en passion , sans manquer à son essence ; de
cette philosophie réservée , d'où naît la soumission aux
puissances , la reconnaissance du droit des forts , la protection
de celui des faibles , le respect des principes sociaux ,
des propriétés et des limites ; qui , par une disposition
méditative , s'est élevée vers son auteur , a scruté sa loi , et
lui a imprimé ce caractère sérieux et auguste , qui est le
sceau d'une croyance divine , et que celle des anciens n'avait
pas ( 9 ) ; de cette philosophie moins farouche que la
stoïcienne , plus pure que l'épicurienne , qui ne nie pas
la souffrance , mais qui l'accepte avec résignation ; qui
ne tend pas par la vertu au plaisir , mais à la vertu mêmee ;
qui s'oublie , et souffre qu'on l'oublie , car elle place son
bonheur dans celui des autres ; qui , humble , ignore sa supériorité
ou la reçoit comme un dépôt de Dieu pour le
bien de la terre. Tels étaient l'Hôpital, Montansier , Catinat ,
hommes d'une grande et modeste vertu , qui opéraient
sans éclat le bien de l'humanité , car ils ne produisaient
point d'utiles résultats par des moyens brillans et dangemais
par une charité ( io ) persévérante , un amour
reux ,
\
(9 ) Ce caractère de sévérité empreint sur la religion chrétienne ,
peut aussi s'attribuer en partie au sort du Sauveur , à la foule de martyrs
qui attristent son histoire , à la férocité du peuple chez qui elle a
pris naissance , et à l'austérité de quelques- uns de ses dogmes . Ce sont
ces raisons qui la rendent aussi étrangère à nos poésies et à nos conversations
que celle des payens leur était familière et de ce silence
que l'on garde sur elle , s'accroît sa profondeur et sa majesté . Paw
pense que l'extrême passion des Chinois pour les spectacles , tient à la
tristesse de leurs rites religieux. Il eût pu appliquer cette remarque
aux Européens , avec cette différence cependant , que , chez les catholiques
, l'élégance des rites adcucit la sévérité des dogmes .
( 10 ) Je demande justice pour ce mot de charité , dont on n'apprécie
pas toujours assez l'onction et la profondeur . Les Grâces se nommaient
MESSIDOR AN XI.
79
religieux du prochain et la direction uniforme et sage de
la philosophie chrétienne .
-
Plusieurs autres biens. Enfin , si je ne craignais pas
de me laisser entraîner au-delà des bornes de cet ouvrage
, je porterais plus loin mes regards , et j'apercevrais
peut-être dans un lointain immense la religion , à la source
de beaucoup d'autres grands biens : je la verrais , assisté de
la philosophie , introduire la moralité dans les lois civiles ,
l'humanité dans les lois criminelles , fonder la balance.
politique , le droit des gens et celui des nations ( 11 ) , choses
pour la plupart inconnues aux peuples anciens , ou du
moins qu'ils ne pratiquaient pas par le sentiment de leur
utilité , mais par l'effet de la raison de quelques-uns , et
l'ascendant de cette raison sur tous : je la verrais ouvrir
aux lumières et aux sciences ( 12 ) , une carrière aussi incommensurable
que l'esprit humain , et placer devant les
hommes un avenir de perfection fini en morale et infini
en savoir.
Caritès ; et les anciens , même en les entrelaçant de roses , trouvaient
dans leurs charmes et dans leur union , un symbole admirable qui a
fait conserver leur nom , pour désigner l'assemblage de la miséricorde
et de l'amour.
( 11 )Le droit des nations n'est , à proprement parler , que celui du
plus fort , et il n'én existerait point d'autre entr'elles sans l'idée d'un
plus fort encore , que toutes doivent craindre.
(12 ) Le monde chrétien est la seule terre où germent les sciences .
Elles sont stériles , étrangères ou stationnaires dans le reste du monde ,
et même dans la partie de l'Europe qui n'est pas chrétienne.
80 MERCURE DEFRANCE,
LE PHILOSOPH & DE CHARENTON
•
par
·
l'auteur de LA
GASTRONOMIE ; I volume in- 18 . Prix : 1 fr. 50 cent.
et 2 fr . franc deport. A Paris , chez Giguet et Michaud ,
imprimeurs-libraires , rue des Bons Enfans ; et chez
le Normant, imprimeur libraire , rue des Prêtres Saini-
Germain- l'Auxerrois , nnº°.. 42.
Une des manies les plus dangereuses de notre siècle ,
c'est de vouloir tout expliquer , et de chercher l'origine des
choses morales dans l'action des causes physiques. Notre
imagination , notre raison même y ont beaucoup perdu
et le monde moral semble se rétrécir pour nous , à mesure
qu'on recule les limites du monde matériel . La plupart
des conquêtes faites sur la matière , se font souvent aux dépens
des facultés les plus précieuses de l'âme ; plus nous
connaissons à fond les élémens de la nature , moins nous
connaissons ce qui compose la vertu ; nous distinguons
avec une précision extrême une substance d'une autre
substance , nous distinguons à peine le juste de l'injuste ;
et les affinités chimiques semblent nous avoir fait perdre
´de vue les affinités du eceur , l'amitié , l'amour , la pitié ,
la reconnaissance , toutes les affections qui nous rendent
meilleurs et plus heureux . Nous avons perdu la juste
mesure des sentimens ; nous avons une idée moins exactè
des convenances , il est mille choses qui embellissaient la
vie et qui ont perdu leurs charmes. Et tous les esprits
semblent être endormis dans une malheureuse indifférence
, ou portés vers une exagération ridicule.
Tel est le caractère dominant du siècle où nous vivons,
et c'est celui dont l'auteur du Philosophe de Charenton a
voulu retracer les dangereux effets et les malheureux travers.
Fremer ( c'est le nom du philosophe de Charenton)
était , à quarante ans , tourmenté de l'ennui de vivre. Un
jour qu'il voulait se jeter dans la Marne , son cousin le
détourna de ce projet , et lui fit les exhortations les plus
pathétiques.
MESSIDOR AN XI. 813
pathétiques. « Je croyais , lui dit-il , qu'étant as ins
» truit , plus savant que vos pères , et ayant cultivé toutes
n- les sciences , elles vous auraient appris à aimerla société
» des hommes et à remplir votre destination.
.}).
--Ah ! mon
» ami , lui répondit le philosophe , c'est précisément parve
» que je sais tout , que rien ne me platt.... C'est parce que
je suis métaphysicien , que je sais que mon âme n'est
» qu'une matière délayée , propre au mouvement , la-
» quelle matière est si peu de chose , qu'elle ne vaut pas
» la peine d'être conservée , organisée comme elle est.
» C'est parce que je suis géomètre , que j'ai découvert
» que le monde n'était qu'une machine , une espèce d'hor-
» loge , dans laquelle je ne me soucie point de figurer
» ' comme un rouage inutile . C'est parce que je suis ana-
» tomiste , naturaliste , physiologiste , chimiste , botaniste ,
» minéralogiste.... » Fremer daigna cependant consentir
à ne pas se noyer ; mais il promit de ne rester que
trois ans sur la terre. L'honnête cousin vit bien qu'il y
avait un peu de folie dans les raisonnemens du bon Fremer ,
et il l'engagea à voyager. Fremer se laissa entraîner hors
de Charenton ; et comme ils cheminaient ensemble sur la
route de l'Angleterre , le cousin voulat faire remarquer
aa philosophe les beaux sites de la Normandie. « Ah !
» malheureux , lui répondit Fremer , ne vas-tu pas imiter
n les poètes , qui trouvent tout cela délicieux , et qui se
» battent les flancs pour nous faire admirer des choses
» toutes simples , qui sont l'effet d'un principe de mouve-
» ment et de chaleur ? » Aussitôt il se met en devoir d'ex
pliquer comment la semence des végétaux est composée
da rudiment de la plante qui doit naître , et d'une autre
partie qu'on appelle lobe ; et tout en dissertant sur l'orga-
Bisation des vegétaux , nos deux voyageurs arrivèrent sur
les côtes d'Angleterre. Le séjour de Fremer en Angleterre
ne fut pas très-gai , comme on peut le penser , il assista
plusieurs fois à la société des utrabilaires , qui se réunissaient
deux ou trois jours de la semaine , pour pleurer
depuis six heures du soir jusqu'à dix inclusivement. Il
F
82 MERCURE DE FRANCE ,
-
ގ
partit ensuite pour le Portugal , où il arriva , regrettant
beaucoup d'avoir eu le plus beau temps pour sa traversée ,:
et de n'avoir pas eu le spectacle d'une petite tempête.
Nous ne suivrons pas le philosophe de Charenton dans le
cours de ses voyages ; nous dirons seulement qu'en Espagneil
fit connaissance avec le bourreau de Séville , dont il
épousa la fille Dorine. Rien n'est si plaisant que la pre- :
mière entrevue du bourreau de Séville et du philosophe :
de Charenton. « Hélas ! seigneur étranger , lui dit le
» bourreau , si vous saviez qui je suis , vous ne daigneriez :
>> pas seulement m'adresser la parole , et vous détourneriez
» de moi vos regards avec une espèce d'horreur .....
» Vous m'inspireriez de l'horreur ! ah si cela était , je
» vous estimerais pardessus tous les hommes. Puisque
» vous le voulez , je ne craindrai pas de vous dire
n. suis bourreau , de ma profession .... Ah ! bourreau ,
» s'écria vivement Fremer , je suis ravi de faire connais-
» sance avec un homme de votre état . » Dès ce moment ,
la liaison devint intime entre le bourreau de Séville et le
philosophe de Charenton . Fremer alla souper chez son ,
nouvel ami ; à la fin du dessert , la conversation s'anima
, et les convives se mirent à disserter sur les supplices
usités chez les anciens et chez les modernes. Nous invi- :
tons les lecteurs à lire cette conversation dans l'ouvrage
même , ils y trouveront quelque chose de l'esprit de
Voltaire , et sur-tout la gaieté du Compère Mathieu.
--
que je
On jugera peut - être qu'un pareil caractère n'est pas
vraisemblable ; on y verra sans doute quelque chose d'exagéré
; mais le fond des couleurs est vrai . Le caractère
philosophique de notre siècle est , comme nous l'avons
dit , une profonde indifférence sur toutes les choses qui
doivent le plus intéresser les hommes. Il n'est pas rare de
rencontrer des hommes qui sont blasés sur tout , et qui
ont besoin d'émotions fortes pour être rappelés au sentiment
de leur existence . Quoique cette manière d'être ne .
soit pas vraisemblable , elle n'en est pas moins vraie ; et ,
si on ne la trouve pas naturelle , il faut croire que , dans
3
MESSIDOR AN XI. 83
le temps où nous vivons , la vérité n'est pas toujours la
même chose que la nature mais revenons au philosophe
de Charenton.
::
Après avoir visité une partie de l'Espagne , il se rendit
en Sicile , aliéché par l'idée d'y trouver des brigands et
d'y voir un bon tremblement de terre . Il passa de là en
Afrique , et séjourna quelque temps dans le pays des
Jagas, nation antropophage . Il revint ensuite en Europe ,
et il aborda en France en 93. C'est là qu'il put oublier
les moeurs des Jagas , et satisfaire à loisir son goût pour
les horreurs . Après avoir assisté à quelques séances de la
société-mère , il se ressouvint qu'il avoit promis de ne
vivre que trois ans ; et ces trois ans étant expirés , il retourna
à Charenton , où il se pendit au plancher de la
maison de ses pères . Il recommanda à son cousin , par
son testament , de faire organiser son corps en squelette ,
et d'employer ensuite ses os à faire du bouillon et de la
soupe pour les philosophes peu fortunés.
Nous n'avons pu donner qu'un extrait rapide du Philo
sophe de Charenton . Il est écrit avec esprit et avec une
franche gaieté. L'auteur a déjà mérité les suffrages du
public par des productions ingénieuses , et celle-ci n'est
point indigne de son talent .
M.
ÉPHÉ MÉRIDES ( 1 ) .
L'an 1566 , le 2 juillet , mort de Nostradamus.
Michel Nostradamus , né à Saint-Remi , en Provence ,
en 1503 , d'une famille autrefois juive , fut d'abord méde-
-
(1 ) Douze volumes in-8° . - Il paraît un volume par mois. On peut
se procurer chaque volume à mesure qu'il paraît , en payant d'avance
36 fr . pour les douze volumes. Il faut ajouter à ce prix , 50 c. par volume
,,
pour le recevoir franc de port. A Paris , chez le Normant ,
rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , n. 42 ; et chez Henri
Nicole , quai Malaquais , Petit Hôtel . Bouillon .
F 2
84 MERCURE DE FRANCE ,,
cin , et acquit quelque fortune en voyageant et en exerçant
son art avec succès . Revenu en Provence , il se fixa dans
la petite ville de Salon , où il se livra à l'étude de l'astronomie
, et bientôt se mêla de faire des prédictions qu'il
renferma dans des quatrains rimés , divisés en centuries.
La première édition dè cet ouvrage , imprimée à Lyon en
1555 , n'en contenait que sept ; leur obscurité impénétrable
, le ton prophétique que le rêveur y prend , l'assurance
avec laquelle il parle , firent rechercher ces quatrains
avec beaucoup d'empressement. Enhardi par ce
succès , il en publia de nouveaux ; il mit au jour , en 1558 ,
les huitième , neuvième et dixième centuries , qu'il dédia
au roi Henri II. C'était alors le règne de l'astrologie et
des prédictions . Ce prince , et la reine Catherine de Médicis ,
entêtés tous les deux de cette folie , voulurent voir l'auteur
, et le récompensèrent comme un grand homme. On
l'envoya à Blois , pour tirer l'horoscope des jeunes princes
. Nostradamus se tira le mieux qu'il put de cette commission
difficile ; mais on ne sait point ce qu'il dit.
Henri II étant mort l'année d'après , d'une blessure reçue
à l'oeil dans un tournois , on appliqua à ce triste événement
le trente-cinquième quatrain de la première centurie de
Nostradamus .
Le lion jeune , le vieux surmontera
En champ bellique , par singulier duel ,
Dans cage d'or les yeux lui crevera.
Deux plaies une , puis mourir : mort cruelle !
Cette rencontre fortuite augmenta beaucoup la réputation
du prophete , qui s'était retiré à Salon , comblé d'honneurs
et de biens. Ce fut dans cette ville qu'il reçut la visite
d'Emmanuel , duc de Savoie ; de la princesse Marguerite ,
sa femme , et quelque temps après , de Charles IX.
Ce monarque lui fit donner deux cents écus d'or , avec
un brevet de médecin ordinaire du roi ; et des appointetemens.
Nostradamus mourut seize mois après , en 1566,
à Salon , regardé par le peuple comme un homme qui
MESSIDOR AN XI 85
connaissait autant l'avenir que le passé , quoiqu'aux yeux
des philosophes il ne connût ni l'un ni l'autre. Naudé
comparait ses prophéties , dont la plupart peuvent être
appliquées à différens événemens, au soulier de Théramène,
qui allait bien à tous les pieds.
P. S. J.-J. Rousseau est mort aussi le 2 juillet , dans
l'année 1778 , à Ermenonville .
ANNONCES.
Correspondance politique et confidentielle inédite de
Louis XVI , avec ses frères et plusieurs personnes célèbres ,
pendant les dernières années de son règne , et jusqu'à sa
mort , avec des observations ; par Hélène Williams.
Deux volumes in- 8° . Prix : 7 fr . 50 cent . et 9 fr . 50 cent .
par la poste. A Paris , chez Debray , libraire , place du
Muséum , près le Louvre , n° . 9 ; et chez le Normant ,
imprimeur libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n°. 42 , vis-à-vis le petit portail.
L'anti-Célibataire , ou les Mariages , comédie en trois
acles et en vers , par J.-B. Pujoulx . Prix : 1 fr . 20 cent. et
1 fr. 50 cent. par la poste. A Paris , chez Huet , libraire ,
rue Vivienne , nº . 8 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain -l'Auxerrois , n. 42.
7
Troité de la Poésie italienne , rapportée à la Poésie
française , dans lequel on fait voir la parfaite analogie .
entre ces deux largues , et leur versification très-ressemblante
: on y découvre la source de l'harmonie des vers
français , qui est l'accent prosodique ; et la langue française
y est garantie de toutes les imputations injustes
faites par J.-J. Rousseau , dans sa Lettre sur la Musique.
Par l'italien Antonio Scoppa. Un vol . in-8° . Pris : 5 fr .
et 6 fr. par la poste. A Paris , chez la veuve Devaux ,
libraire , rue de Malte , n°. 582 ; et chez le Normant ,
primeur-libraire , rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxer
rois , n . 42 , vis-à-vis le petit portail.
im86
MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Si on veut voir une grande nation tourmentée dụ
spleen , courant aveuglément à sa perte , au milieu d'une
àgitation qui ressemble au courage , comme les convulsions
galvaniques ressemblent à la vie , il faut lire les papiers
anglais , et sur-tout les débats du parlement britannique.
Quiconque a connaissance de l'Angleterre , sait
que , dans ce pays marchand , tout est réglé, casé , et en
quelque sorte enrégimenté comme le serait un atelier .
Ce n'est pas la terre seule qui appelle les bras ; ce sont
tous les objets de manufacture ; ce sont ensuite tous les
moyens d'apport et de transport. Une activité incessante
a tout organisé , soit pour apporter le plus sûrement et
le plus commodément possible les matières premières du
continent , soit pour les lui rapporter ensuite , quand elles
ont été préparées et façonnées dans le pays . Il y a beaucoup
de loisir en France ; il n'y en a point en Angleterre.
Cet ordre une fois établi , il a été toujours commode au
peuple anglais de faire combattre son argent , et non pas
ses hommes . On sait ce qui s'y était pratiqué jusqu'à présent.
Au premier coup de canon , plusieurs régimens de
guinées partaient et allaient faire leur service ou clandestinement
auprès des cabinets , ou ostensiblement auprès
des armées. De cette manière , l'Angleterre donnait , il est
vrai , le fruit , mais elle conservait l'arbre . En ce moment ,
il faut qu'elle donne l'arbre et le fruit ; il faut qu'elle mette
sous les armes sa propre population ; il faut qu'elle bouleverse
tous ses ateliers de reproduction et de fécondité ;
il faut qu'elle demande aux mêmes hommes leur industrie
et leur vie. Voilà , n'en doutons pas , le secret de tous les
débats et de tous les embarras ils roulent sur un dilème
dont les Anglais ne parviendront pas à sortir . Adopte-t-on
le plan du secrétaire de la guerre ? oonn aura trois corps
d'armée , qui , par leur composition , se désorganiseront
:
MESSIDOR AN XI. 81
réciproquement . M. Wyndham , sur ce point , a toute
raison ; la milice dissoudra l'armée de réserve ; l'une et
l'autre , l'armée de ligne. Veut- on adopter , au contraire ,
le plan de M. Wyndham ? on aura une belle levée en
masse , qui désorganisera la nation entière .
Dans une situation aussi singulière , nous ne pouvons
qu'admirer la confiance du chancelier de l'échiquier. Les
taxes ont pu répondre à leurs combinaisons , dans la
dernière guerre ; la nature des circonstances était telle ,
que les Anglais avaient accaparé le commerce du monde
entier. Si , par hasard , la guerre actuelle venait à ne pas
offrir les mêmes avantages , le produit de ces prétendues
taxes pourrait se trouver très-aventuré . L'attitude à la
quelle se décident beaucoup de puissances maritimes ( 1 ) ,
et la soustraction subite de toute la côte du nord , pourraient
déranger à cet égard beaucoup de calculs. Les circonstances
nous paraissent en tout point différentes .
D'abord , à cette époque , la guerre avait pris en Europe
on ne sait quel manteau au moins hypocrite de guerre sociale
, qui donnait à toutes les neutralités une attitude timide.
Le Danemarck , la Suède , la Prusse , et les puissances
d'un ordre inférieur , avaient beau être insultées , vexécs et
pillées sur les mers, à peine osaient- elles proférer quelques
plaintes . Elle s'estimaient trop heureuses de se sauver , au
prix de quelques bâtimens , des hasards d'une guerre où
elles ne voyaient aucun avantage . Si une semblable situation
devait se renouveler , rien ne serait plus profitable
pour l'Angleterre elle commencerait , comme elle le
fait déjà , à s'emparer des bâtimens marchands des autres
puissances ; elle s'emparerait bientôt de tout leur commerce.
On
peut d'avance indiquer sa marche.
( 1 ) There was a report yesterday also , which we hope is wholly
unfounded , that the Danes begins to complain of the manner in which
their ships are detained or visited. We do not chuse at present to
say all that might be said on this subject .
(Morning Chronicle. )
F 4
88 MERCURE DE FRANCE ,
Nous ne voulons point être injustes envers nos ennemis :
nous conviendrons que , sur les milliers de bâtimens neutres
que les Anglais ont saisis dans la dernière guerre , il y
en aeu à-peu-près une vingtaine qui ont été restitués.Nous
voulons croire que , plus prudens dans la guerre actuelle ,
les restitutions seront plus nombreuses . Dans ce cas même ,
qui est le plus favorable , on ne se fait point d'idée des
vexations dont les cours de l'amirauté anglaise ont l'hā¬
bitude , et reçoivent l'instruction.
"
On ne peut ignorer combien il importe à tout bâtiment
commerçant , quel qu'il soit , d'arriver promptement à sa
destination , tant à cause de la nature des marchandises >
qu'à cause des saisons , des temps , des marchés , et sur-tout
des salaires et de la solde d'équipage. Une fois visité et
amené dans les ports d'Angleterre , ce bâtiment est jugé
sur-le-champ , si on le croit coupable ; mais si on croit
qu'il n'a contrevenu en rien aux traités de commerce on
l'oublie. Il demeure ainsi en panne une année entière ,
sans que le patron puisse obtenir une audience. Pendant
ce temps , voici ce qui arrive : le bâtiment se détériore ,
la cargaison s'avarie , les matelots , circonvenus par les
recruteurs anglais , désertent et passent au service de
la Grande - Bretagne . A la fin , cependant , l'amirauté
consent à le renvoyer. Mais alors son propriétaire ,
ruiné , est forcé de le vendre sur place et à bas prix , ne
fût-ce que pour payer sa dépense , ainsi que les frais de
justice dont aucune imagination ne peut se figurer l'excès (1 ).
Le lecteur aperçoit facilement les résultats de cette
savante méthode. La guerre n'est pas plutôt déclarée par
l'Angleterre , que l'effroi gagne tout le monde commer
cial . L'idée seule d'être visité , amené en Angleterre , et
( 1 ) Ceux qui ne connaissent que les traités écrits , s'imagineront
que , dans ce cas , le preneur doit être tenu aux dédommagemens .
Nous le savons parfaitement . Mais des dédommagemens obtenus son
une chose sans exemple dans les cours d'amirauté anglaise , et nous
'avons pas connaissance d'un seul cas de cette espèce.
MESSIDOR AN XI.
89
1
de subir un jugement de l'amirauté anglaise , paralyse
toutes les spéculations , arrête toute activité. Tous les
ports des puissances en paix , se changent , par ce moyen ,
en comptoirs de l'Angleterre . Mille considérations de profit
et de sûreté font penser qu'il vaut mieux confier à des
vaisseaux anglais , qu'à ses propres vaisseau , les objets de
commerce dont on peut disposer . Les Anglais consentent
à aller prendre avec leurs propres vaisseaux les matières
premières de toutes les puissances du Continent , ils consentent
même à les leur rapporter ensuite , quand ils les
ont ouvrées et manufacturées ( 1 ) .
Si c'est cet ordre de choses sur lequel M. Addington a
compté , quand il a établi ses droits sur les consommations
intérieures et sur les douanes , et quand il s'est vanté de
faire d'autorité l'approvisionnement de tout le continent
( 2 ) , nons croyons et nous espérons qu'il a pu se ·
tromper. La France respectera la neutralité de toutes
les puissances . Mais elle a lieu de croire que l'Angleterre
la respectera elle - même , ou que ces puissances la feront
respecter. Elle a lieu de croire que par des considérations
d'aucun genre , aucun état de l'Europe ne s'abaissera
jusqu'à envoyer, dans cette guerre, des tributs à la Grande-
Bretagne, Nous appelons ici franchement tributs, non - seulement
des stipulations pour des envois d'espèces , mais encore
cette honteuse condescendance avec laquelle une puissance
enverrait à l'Angleterre ses vaisseaux , afin qu'elle
les saisît et qu'elle en soudoyât ses matelots. On ne nous
contestera point que c'est être tributaire de l'Angleterre ,
que de se laisser terrifier par elle au point de lui aban-.
donner l'empire exclusif des mers , et le commerce de
tous les pays. On ne nous contestera point que c'est être
tributaire et esclave d'un état , que de le laisser , sous pré-
(1 ) C'est ce qui fait que , pendant la dernière guerre , la somme des
importations et des exportations a été și immense en Angleterre . La
paix n'est pas plutôt survenue , que tout a changé . Inde iræ .
( 2 ) Command of the supply of the wotld .
i
90
+2
MERCURE
DE FRANCE ,
texte de la guerre , en possession de toutes les transactions
commerciales et maritimes , au point qu'il n'y ait plus
d'autres vaisseaux que les siens qui osent voiturer sur
les mers les denrées de l'Europe , celles de l'Amérique
et de l'Asie .
Il nous para très-probable que M. Addington se trompera
sous le rapport du monopole qu'il ose proclamer , et
alors il se trompera manifestement sur le produit des
douanes. Nous croyons qu'il se trompera encore sous le
rapport de l'esprit public et des armées . Ces deux points ,
que nous n'avons fait qu'effleurer , demandent une attention
et des réflexions particulières . La longueur des débats
du parlement et leur importance , nous forcent à les renvoyer
à un prochain numéro.
ANGLETERRE.
CHAMBRE DES PAIRS.
Séance du 20 juin.
Le secrétaire de la guerre : Je vais maintenant appeler toute l'attention
du comité , sur le très- gracieux message de S. M. , qui vient d'être
lu , et qui soumet à votre examen trois objets principaux : 1 ° . il s'agit
de pourvoir à la manière la plus efficace d'assurer la défense et la
sûreté des royaumes-unis ; 2°. de lever une grande force disponible
pour des opérations offensives : à cet égard , je n'ai pas besoin d'employer
beaucoup d'argumens pour prouver que dans la présente conjoncture
, c'est le devoir sacré du parlement d'user de tous les moyens
qui sont en son pouvoir , pour arriver à ce but le plus important et le
plus nécessaire ; 3° . enfin , il s'agit d'adopter toutes ces mesures dans le
plus bref délai possib'e.
En considérant le premier de ces objets , savoir la protection et la
sûreté des royaumes-unis , et eu égard à l'état présent de nos forces
navales et militaires , eu égard encore à l'état présent des forces de
l'ennemi , aux positions qui sont respectivement occupées , je ne
puis m'empêcher d'exprimer ma conviction , qu'il nous convient de
nous renforcer considérablement. Lorsque je parle aiusi , on doit entendre
que je prends en considération les circonstances extraordinaires
dans lesquelles nous avons le malheur de nous trouver , circonstances
qui naissent du temps très - extraordinaire dans lequel nous
vivons , et qui proviennent aussi de la conduite très - extraordinaire de
T'homme très-extraordinaire qui , aujourd'hui , est à la tête de la nation
française. Dans d'autres temps , et si nous étions seulement menacés
des dangers ordinaires de la guerre , tels que nous les avons ci devant
connus et éprouvés , je n'aurais pas hésité à soutenir que les forces que
Nous avons maintenant sur pied , ou que nous aurons incessamment ,
jointes à la supériorité décidée de notre marine , nous auraient autoMESSIDOR
AN XI.
gr
risé à regarder avec mépris les moyens qu'emploirait l'ennemi contre
Lous ; parlant tonjours des temps ordinaires , et calculant sur les dangers
ordinaires de la guerre , sur ceux auxquels ce pays a été exposé
jusqu'à ces dernières dix années , lorsque nous avions 140,000 hommés
à notre disposition , lorsque nous pouvions à ce nombre ajouter un
nombre supplémentaire , lorsque nous étions les maîtres d'une puissante
marine , je répète que nous pouvions regarder avec dédain les
préparatifs de l'ennemi . Nous aurions été excusables en les dédaignant
, et nous aurions eu raison de dire que s'il passait jusqu'à l'exécution
de ses menaces , il tomberait bientôt victime de sa présomption .
Oui , c'est ainsi que je parlerais , dans des temps ordinaires , dans une
guerre ordinaire entre ce pays et la France ; mais les circonstances
présentes sont différentes , et en conséquence , un langage différent
doit être employé. Il ne faut point nous dissimuler le péril auquel
nous pouvons être exposés , et il faut nous préparer à y faire face. La
probabilité est qu'un certain nombre seulement d'hommes peut
être jetés sur les côtes de la Grande- Bretagne et de l'Irlande ; mon
sentiment est que tout projet d'invasion se réduira à cela ; cependant
il est de notre devoir de nous préparer . comme si nous devions craindre
un danger beaucoup plus imminent. Je n'ai pas tort en disant que tel
sera en définitif le résultat de toute entreprise de la part de l'ennemi ,
de tout projet d'invasion hasardé par lui ; et lorsque je l'entends nous
menacer si hautement , lorsque j'observe les offres de secours de la
part des différentes provinces de France à leur grand consul , pour
arriver à l'exécution de ses menaces , et lorsqu'en même temps je
' considère les moyens qu'ils ont d'accomplir leur objet , je ne puis
m'empêcher de sourire de cette vaine audace . Je ne puis m'empêcher
de sourire lorsque je vois ces généraux , ces sénateurs qui sollicitent
la faveur d'accompagner leur tout - puissant consul dans le vaisseau
chargé d'apporter dans ce pays toutes les vengeances françaises . Si
l'on réfléchit bien au chemin qu'aura à faire ce vaisseau , les plus
hardis , sans doute , sont forcés de trembler . Le plus grand danger
n'est pas pour nous , mais il est pour les envahisseurs ; pour eux , le
passage du détroit doit être aussi redoutable que celui du Styx .
... Quàm vellent athere in alto ,
Nunc et pauperiem et duros perferre labores !
Fata obstant , tristique palus inamabilis undá
Alligat , et novies Styx interfusa coercel.
On nous a donc pompeusement appris qu'un vaisseau alioit être
chargé des vengeances et des destinées de la France ; quant aux
destinées de la grande république , je ne prétends pas les deviner ;
une telle faculté n'appartient pas à l'homme , ses destinées sont dans
la main du Tout- Puissant , qui fait sortir le bien du mal , et qui , à
l'époque marquée par sa sagesse , rétablit toutes choses pour le mieux.
Les destinées de la France , comme tous les autres événemens , sont
dans les entrailles du temps ; le bien sera le dernier résultat , et je prie
le Ciel que ce bien arrive ; je le prie d'envoyer le bonheur sur cette
race aujourd'hui la plus malheureuse de toutes ; je souhaite à l'univers
qu'elletourmente , je lui souhaite la tranquillité et la paix. En voilà bien
assez de dit sur les destinées de la France. L'autre partie de la cargaison
du vaisseau redoutable sera composée des vengeances de la France ,
ou , pour parler plus correctement , du desir du premier consul de
France , qui , certainement , ne respire que vengeance . Les desseins
92 MERCURE DE FRANCE ,
de cet homme singulier sont hostiles , non - seulement contre l'indépendance
, mais même contre l'existence de ce pays . Ceci a été déjà
trop clairement développé pour avoir besoin d'une nouvelle explication .
C'est évidemment son désir de détruire ce pays comme nation , et
il n'y a aucun doute que rien ne peut le satisfaire , que la dégradation
du nom anglais et l'anéantissement du pouvoir britannique . Tel est son
objet , tous ses plans y tendent,; je n'entreprendrai point d'examiner
où est la probabilité du succès dans son esprit . Quant à moi je ne
comprends pas comment un être raisonnable peut nourrir des espé
rances aussi insensées ; je compare les moyens avec la fin , et tout ce
plan me paroît être l'effet d'un orgneil blessé ; c'est l'ouvrage d'un
esprit entièrement absorbé par la contemplation d'une vanité exaltée
et d'une fausse gloire ; mais bien que les passions du premier consul
soient si emportées et si déraisonnables , bien qu'un succès en définitif
soit imposible , bien que l'entreprise doive être funeste à nos enneinis
plutôt qu'à nous , il n'en est moins pas nécessaire de nous préparer
parfaitement contre les explosions irrégulières , violentes , et momenlanément
décisives du plus ambitieux des hommes , contre les pa
roxismes de cette furie militaire qui commande aujourd'hui une immense
force armée .
Lorsqu'on nous dit que des flottes suivront des flottes , et que des
armées suivront des armées pour effec uer l'invasion , nous devons
nous tenir prêts . Nous devons nous tenir prêts , puisqu'on dit encore
que cette invasion peut être effectuée ; en effet , il est certain que
quelques milliers d'hommes peuvent être jetés sur notre rivage , et,
nous apporter toutes les horreurs dont depuis long- temps notre pays a
eu le bonheur d'être exempt. C'est le devoir de l'état de ne rien
laisser au hasard , quoique tous les hasards soient en notre faveur,
Nous devons nous prémunir contre tous les événemens possibles , et
adopler toute espèce de précautions. C'est sur ce principe que je
erois convenable de lever de grands renforts : sur ce principe , et sur
Jui seulement , que je propose d'ajouter à notre armée déjà formée et
qui se forme, une armée de réserve de 50,000 hommes . Cette armée
sera levée à l'instant , et entrera à l'instant en campagne. Après avoir
bien étudié ce sujet , et consulté les hommes de l'art les plus habiles
je meflatte que j'obtiendrai l'approbation du comité , en lui proposant
de lever pour cette arinée de réserve , 40,000 hommes dans la Grande-
Bretagne , et 10,000 en Irlande. Ces forces seront réunies , et elles
seront commandées par des officiers militaires nommés par S. M.
comme il sera dit ci- après. Elles formeront un corps de réserve , et
seront prétes à agir suivant l'occasion dans toute partie des royaumes
unis ; elles établiront le plus sûrement notre salut , elles mettront S. M.
en état d'employer son armée régulière à des opérations offensives,
Ceci me conduit à la seconde partie du très- gracieux message de S. M.
Tout le monde conviendra que la plus grande force disponible que
nous avons eue au commencement des guerres précédentes , serait
dans notre présent systême militaire , sujet à beaucoup d'inconvéniens.
Il fallait certainement s'affliger , au commencement de chaque guerre ,
de ce que la force militaire disponible n'était pas égale à nos ressources.
et à nos efforts . Notre armée de terre n'a jamais été proportionnée avec
notre marine , supérieure à toutes les puissances maritimes du globe.
Ici on doit me permettre de dire que notre systême militaire doit subir
une révision ; car assurément il n'est pas aujourd'hui , et il n'a jamais
été dans les temps modernes , en proportion du pouvoir réel de ce pays.
1
MESSIDOR AN XI. XI. 93
J'estime que nous n'avons pas une armée telle qu'on doit la souhaiter ,
et que notre système en entier doit être revu et examiné à fonds. Par
lant toujours d'après mes propres souhaits , j'ose dire que le parlement
ne doit pas se séparer sans adopter des réglemens nouveaux sur ce sujet .
D'un autre côté , et en y réfléchissant mûrement , je conviens que cette
matiere est grande et importante , qu'elle exige un serieux examen , ne
doit point être traitée à la hâte , et en un mot que c'est un ouvrage qui
ne peut être entrepris que dans le temps d'une profonde paix . Je ne
fais donc qu'indiquer mes souhaits pour le moment, et j'espere qu'à
la premiere heure de loisir , un objet aussi majeur ne sera point négligé
par la législature.
Je reviens à l'armée de réserve . J'ai annoncé que la chambre devait
considérer trois points principaux. Je les rappelle en commençant par
le dernier.
1º. Nous devons lever tel nombre d'hommes qui sera nécessaire
et ce , dans le plus bref délai possible : 2° . le service de cette armée
s'étendra sur toutes les parties des royaumes- unis , même sur les isles
de Guernesey et de Jersey ; 3 ° . I levée sera faite de manière à ménager
la nation , et pour cela on aura recours autant que possible au
mode accoutumé . On levera l'armée de réserve sur tous les hommes
âgés de 18 à 45 ans , sauf toutefois les exemptions que je pourrai
mentionner. Je propose de mettre cette armée sur pied sans perdre de
temps , et de la faire commander par des officiers à la demi- paie .
Quant à l'éten ue de son service , j'ai déjà annoncé qu'il auroit lieu
sur toute la surface des royaumes - unis et dans les iles de la Manche ;
quant à la durée du service , je pense que quatre années suffiront pour
ceux qui tireront au sort , et pour ceux qui serviront comme remplaçans ,
ils n'obtiendront leur congé qu'au bout de quatre ans , ou un mois
après la signature du traité définitif de paix . En ce qui concerne le
mode de levée de cette armée , je pense que le meilleur est de faire
tirer au sort conformément aux principes du système de la milice.
M. Windham. Je dois délivrer mes sentimens sur la mesure qui
vient d'être proposée : on l'a proposée avec toute la solennité de l'im
portance que l'occasion mérite . Je suis faché que la mesure elle -même
soit insuffisante. Je suis parfaitement d'accord avec le très- honorable
membre , que nous sommes dans des temps nouveaux , et que de
grands dangers nous menacent . Je pense comme lui qu'il ne nous conviendrait
pas aujourd'hui de suivre la vieille routine . Je le pense si
fortement , que je regarde notre ruine et notre destruction comme
inévitables , à moins que nous n'adoptions des mesures comformes
au temps .
Ma grande objection contre la mesure proposée , consiste en ce
qu'elle me pa oit précisément établie d'après notre vieille manière
d'agir ; au lieu d'améliorer notre système militaire , nous allons exactement
desorganiser l'armée. Je soutiens que notre armée n'est pas en
raison de notre situation , n'est pas proportionnée aux ressources du
pays . Mais pourquoi est- elle ainsi disproportionnée ? Pourquoi ?
parce qu'elle a été désorganisée . Comment ce pays ne peut-il , ainsi
que les autres pays , lever une armée en conséquence de sa population ?
C'est parce que nous avons une immense milice , où les hommes
tirent nominalement au sort , mais , dans le fait , composée de remplaçans
. On donne à ces remplaçans de telles primes pour s'engager , que
vous êtes dans l'impossibilité de vous procurer des recrnes pour votre
armée régulière. La levée proposée , que sera - t- elle ? une pure et
imple milice.
94 MERCURE
DE FRANCE
,
Il a été dit par un certain auteur , que le premier mérite d'un livre
était de se faire lire : ainsi le premier mérite d'une armée est d'avoir des
lois qui fassent des soldats . Les grandes primes accordées aux soldats
produisent de grands abus , et le souvenir de ces primes aurait longtemps
une tendance pernicieuse , si l'on adoptait le systême que j'indique
. Jamais la milice ne peut égaler les forces régulières . Les hommes
ne peuvent être proprement soldats que lorsqu'ils ont rompu tous leurs
autres liens , et qu'ils ont , pour meservir de l'expression des matelots ,
plongé dans l'eau profonde. Ensuite , n'est - ce rien de faire connaître
à l'ennemi qu'une si grande partie de nos forces ne peut être déplacée ,
et qu'elles sont destinées à être immobiles comme une carcasse de navire
? Je n'empêche pas que l'on emploie une force de cette nature ;
mais non dans ce moment , lorsque nous avons besoin d'une meilleure .
Les différens genres de nos forces peuvent être comparés aux différens
genres des mots . Le masculin est regardé comme étant plus noble
que le féminin ; le féminin comme étant plus noble que
le
neutre de même je regarde l'armée régulière comme meilleure (que
la milice , et la milice , comme meilleure que les volontaires . Par quelle
raison ne nous occupons-nous pas essentiellement de la première ? Je
blane l'emploi des officiers-recruteurs . Ce qui distingue particulièrement
nos officiers de ceux des autres nations , c'est qu'ils possèdent au
plus haut degré des sentimens de gentlemen. Comment de pareils sentimens
peuvent-ils s'allier avec les ruses d'un officier- recruteur ?
Le grand point que nous ne devons pas perdre de vue , c'est celui
de disposer la force entière du pays , de manière qu'elle puisse repousser
avec succès l'attaque, d'une armée envahissante . L'ennemi peut débarquer
sur un seul point plus de troupes qu'on ne peut lui en
opposer immédiatement . Que si la masse du peuple étoit préparée
convenablement , chaque district contiendroit en lui - même des
moyens suffisans de résistance . Si cent mille hommes , par exemple ,
venoient à débarquer sur un point de la côte voisine de la capitale ,
la population de la ville de Londres , si elle étoit bien dirigée , devroit
fournir des moyens suffisans pour résister. C'est un fait que l'on ne doit
jamais oublier , que la force physique , en ne faisant attention qu'au
simple calcul des nombres , n'emporte point avec elle l'assurance da
succès. Toutes les invasions ont manifesté cette vérité : une forteresse
est prise , et un pays est perdu. Il y avoit en Hanovre une population
capable de détruire trois fois l'armée de Mortier ; cependant ce pays
s'est rendu ; il a fait abandon de tout , des propriétés publiques des
propriétés particulières , de ses lois , de sa constitution .
Mais quand on aura établi cette espèce de conscription , pourrat
- on se flatter qu'on en aura fait assez ? Des mesures parlementaires ,
des armées sur le papier peuvent avoir une belle apparence aux yeux
de la multitude ; elles n'ont aucune solidité. Aucun officier distingué
n'oserait leur donner son approbation elles ressemblent à ces marchandises
de montre qui brillent derrière les vitres d'une boutique ,
mais qui ne peuvent soutenir l'inspection d'un ouvrier , et qui
trompent cruellement l'espérance de l'acheteur. Les 120 , les 140 mille
hommes de milice que nous prodigue le ministère , ne signifient rien
du tout ; ils s'évanouiront à l'aspect d'une armée régulière .
Certes , je suis partisan d'une armée de volontaires ; mais la mienne
ne ressemblerait nullement à celles qui existent. Je voudrois que
MESSIDOR AN XI.
95
1
l'on n'hésitât pas un moment à lever tout le peuple en masse ( 1 ) . Je
voudrois que tout le peuple fat exercé à ce qui compose la partie la
plus essentielle du service milita re , à l'exercice à balles . Ainsi , l'ennemi
aurait à combattre , non seulement nos troupes régulières , mais
tous nos paysans armés. Pour de tels volontaires , je n'exigerai point
l'élégant appareil d'un uniforme ; je n'exigerai point qu'on leur apprît
des marches et des contre-marches , ni à coucher en joue , tantôt avec
l'oeil droit , tantôt avec l'oeil gauche . On ne s'est que trop occupé de
ces détails minutieux dans notre armée.
On prétend qu'il y a des hommes qui regardent avec un mépris
calme les menaces de l'ennemi . Distinguons différentes espèces de calme :
il y a le calme de la joie , le calme de la doulenr , du désespoir . Il y
a des personnes qui ont tellement le calme de la dignité , que lorsque
leur maison est forcée par des brigands , au lieu de songer à se défendre
ils se cachent sous le lit. Il se peut que les ministres de S. M.
aient fait beaucoup pour la défense du pays ; mais certainement ils
ont pris grand soin pour qu'il n'en parut rien. Bonaparte aussi a été
très-secret dans ses procdéés , et ils ont peut-être voulu l'imiter .
Cependant la situation étoit bien différente : le secret convient parfaitement
à celui qui attaque ; il ne convient nullement à celui qui est
attaqué . Si un officier commandant un poste est instruit que l'ennemi
doit essayer de le surprendre à une certaine heure , que pensera - t-on
de sa sagesse , si cet officier dit à son aide-de camp : Je suis instruit ,
qu'on doit nous attaquer cette nuit ; mais chut , ne dites pas un mot
de ceci à la garde : gardons un profond secret . N'est- ce pas ainsi
que le gouvernement de S. M. s'est conduit ? Il devait agir biea
autrement . Si l'on vouloit nous sauver , on ne pourroit y parvenir que
par les efforts de la masse du peuple. On pouvait garder un calme .
très- digne et très - magnanime ; mais il ne fallait pas adopter une manière
clandestine d'assurer notre salut . Je puis contempler sans effroi
toutes les menaces de l'ennemi , si le peuple fait son devoir . Pour
que le peuple fasse son devoir , il faut que le gouvernement fasse le '
sien .
Le chancelier de l'échiquier se lève alors pour répondre à M. Windham
M. Pitt pour déclarer qu'il partage les sentimens de son trèshonorable
ami le chancelier de l'échiquier , et la motion du secrétaire '
de la guerre est adoptée.
NOUVELLES DIVERSE S.
Ancóne , 11 juin.
On croit que les troupes françaises que nous avons ici
depuis huit jours , partiront ce soir , et dirigeront leur
marche vers l'Abruzze et la Pouille .
Milan , 20 juin.
On croit généralement ici que l'armée d'observation ,
des français , s'est mise en marche pour occuper les ports
du royaume de Naples. Son quartier-général sera à Tarente
, d'où il partira tous les samedis un courrier militaire .
( 1 ) Prenez garde aussi que tous ceux qui ont placé leurs fonds dans
votre banque, ne les retirent en masse.
a
96 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS. Les lettresdes départemens du Nord sont pleines
de détails relatifs au voyage du premier Consul. La ville
d'Amiens s'est distinguée par la grandeur et la grâce
qu'elle a mise à tous les honneurs qu'elle a rendus au
chef de la France. Les devises et les inscriptions étaient
par-tout répandues. On a distingué celle des Cours : on
lisait en lettres de feu sur la façade de la porte qui
conduit à Calais : CHEMIN D'ANGLETERRE . Une jolie barque
portée et prête à mettre à la voile avait un pavillon sur
lequel était écrit un bon vent et trente-six heures. Le
premier consul a reçu du maire et du corps municipal
l'offrande de plusieurs cygnes : hommage que la ville
d'Amiens présentait autrefois aux chefs du gouvernement .
Mais ce qui a sur-tout signalé le séjour du premier
Consul , c'est le soin qu'il a mis a recevoir tous les
fonctionnaires publics , les autorités constituées , à conférer
avec les principaux et les plus instruits d'entre les
propriétaires , les fabricans et les commerçans ; à visiter
les manufactures ; à prendre des renseignemens sur tout
ce qui lui paraissait relatif à la prospérité générale de la
France et aux intérêts particuliers de ce département.
Des adresses de toutes les parties de la France conti→
nuent à apporter , au sujet de la guerre déclarée par
l'Angleterre , l'expression des sentimens de dévouement
de tous les individus , de toutes les corporations , et de
toutes les classes. Quelques hommes opprimés par les
injustices révolutionnaires ont pu quitter une fois leur
pays , aigris de vengeance et de colère. Si la France avait
été capable daccepter les outrages que l'Angleterre
a bien voulu lui offrir , c'est alors qu'il aurait fallu la
quitter , le coeur flétri d'indignation et de honte.
-
Cette , unanimité de tous les coeurs et de toutes les
opinions dans une guerre d'honneur national , est un
doux spectacle pour ceux qui dans quelque parti qu'ils
aient pu figurer , n'ont cessé de placer au-dessus de tout ,
la gloire et le bien de leur pays . La France s'est relevée
de la révolution par la victoire . Faut-il s'étonner que
ceux-là veuillent lui arracher les victoires , qui voudraient
la replonger dans la révolution ? Ici se présente un rap- ·
prochement très- extraordinaire. La France s'égara un
jour dans une grande folie ; celle des croisades : elle en
fut sauvée par un homme simple , tiré de l'obscurité
d'un cloître. La religion répara les maux de la religion
Quand laFrance a été égarée par les folies révolutionnai
res , le génie seul pouvait réparer les désordres du génie.
( No. CVI . ) 20 MESSIDOR an II .
( Samedi 9 Juillet 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
REP.FRA
5 .
cen
POÉS I E.
STANCES
SUR LA GUERRE ACTUELLE.
Ανux désirs de l'humanité
La victoire a'daigné sourire ;
Et désarmé par l'équité ,
De ses longues fureurs le continent respire :
Mais , au sein de ses régions ,
La mort a promené sa dévorante haleine ;
Et des siècles de paix effaceront à peine
Les vestiges sanglans de nos divisions .
Que de champs transformés en vastes cimetières ,
De cités en mornes déserts !
Tout pleure autour de nous : des nations entières
Ont rougi de leur sang les terres et les
mers
;
Leurs corps ont engraissé les moissons jaunissantes ,
Et ces fruits que l'été promet à nos désirs :
C
98
MERCURE DE FRANCE
J'entends , je vois errer leurs ombres gémissantes ,
Et l'air est encor plein de leurs derniers soupirs.
D'un horrible et long incendie
Le globe offre à nos yeux le tableau déchirant ;
Faut-il que votre perfidie
En rallume le feu mourant ?
Rivaux cruels ! Até , par vos bouches parjures ,
Provoque ma patrie à de nouveaux combats ;
Et , prête à r'ouvrir nos blessures
Du fer de l'injustice elle arme vos soldats.
C'est peu qu'engraissés de rapine ,
Les maux du genre humain cimentent votre orgueil ,
Qu'à votre ambition le glaive , la famine
Ait asservi l'Asie en deuil ;
C'est peu que nos regards ne trouvent sur les ondes ,
Que vos pavillons oppresseurs ;
Et que des boulevards , des trésors des deux mondes
Mille traités honteux vous laissent possesseurs.
Il faut , à votre voix , que l'Europe se taise ,
Et mette à vos pieds ses états ;
Que votre seul trident calme , soulève , appaise
Les peuples et les potentats ;
Que de la foi juréé observateurs rigides ,
D'Albion jouets éternels ,
Nous laissions déchirer , par ses fraudes avides ,
Les pactes les plus solennels.
Nos bras , sans votre aveu , n'oseraient - ils construire
Un môle , un rempart de gazon ,
Tisser ni déployer la voile d'un navire ,
Ni tendre un modeste hameçon ? ,
0
1
Non , non; le temps n'est plus où , sur ses propres rives ,
Vous veniez abreuver la France de mépris ;
MESSIDOR AN XI 99
Où de ses ports comblés , de ses flottes captives ,
Vos Argus insolens surveillaient les débris.
Déjà , de nos aïeux les ombres satisfaites
Ont oublié les jours de Créci , de Poitiers
Les fils de leurs vainqueurs , vieillis dans les défaites ,
Ont cent fois devant nous baissé leurs fronts alliers ;
Mars a sur leurs drapeaux versé des flots de honte :
Au seul nom du Français , éperdus de frayeur ,
La barrière des mers , la fuite la plus prompte
Les dérobent à peine aux coups de sa valeur.
Mais bientôt sonnera l'heure , l'heure fatale ,
Où leurs mille et mille vaisseaux
En vain de l'Océan couvriront l'intervalle ;
Où > par
les
vents
guidés
, et maîtrisant
les eaux
,
Jaillira
tout
-à-coup
l'élite
de nos
braves
,
Et par nombreux torrens roulera sur leurs bords :
Réponds , peuple arrogant , qui nous fuis et nous braves ,
Pourras-tu briser leurs efforts ?
Allons ; que l'honneur , la patrie
Unissent nos sermens nos voeux nos intérêts
"
Dieux , justice , valeur , élémens , industrie ,
Tout secondera nos projets.
Atteindre ces voisins perfides ,
Ce sera les avoir vaincus.
Dans leurs antres , nouveaux Alcides ,
Accourons étouffer les modernes Cacus .
Leur mort va de nos maux tarir la source antique ,
Consoler les humains à jamais réunis ,
Et sur leurs autels rajeunis ,
Asseoira les vertus , les moeurs , la foi publique.
L'or , désormais acquis par d'innocens travaux ,
G 2
100 MERCURE DE FRANCE ,
N'alimentera plus les discordes civiles ,
Et Thétis ne verra , dans ses plaines tranquilles ,
Que des frères et des égaux .
Tombe Albion ! péris avilie , abhorrée !
Que nos derniers neveux , bénissant nos exploits ,
Redisent à leurs fils : « Il fut une contrée
» Que réprouvaient les Dieux , les mortels et les lois ;
>> Elle n'est plus ! son orgueil , sa puissance ,
» Sur l'Europe asservie avaient long-temps pesé :
>> Elle n'est plus ! Elle outragea la France ;
» Et le trône du crime en un jour fut brisé. »
Par J. P. RAVIGNÉ , Professeur de Belles- Lettres
à l'école centrale de Perpignan.
ENIGM E.
Sous trois aspects divers je m'offre en mille endroits :
Je suis en même temps douce , agile et brillante ;
Je ne quitte jamais les rochers et les bois ;
Et cependant , bravant la tempête effrayante ,
Je suis presque toujours sur l'abyme des mers .
Si , forçant brusquement ma prison transparente ,
Je brille en un repas , par mille cris divers ,
Des convives soudain la troupe pétulante
Me témoigne sa joie et sa gaieté bruyante.
Je n'ai ni pieds ni mains ; l'air seul est mon soutien ;
De mes mains , de mes pieds je me sers à merveille ;
Je n'ai point de gosier , je bois et mange bien ;
Je dors de bien bon coeur , jamais je ne sommeille .
J'ai l'oeil et le nez fins , je ne vois , ni ne sens ;
Un souffle me détruit ; du vent le plus terrible
MESSIDOR AN XI. ΙΟΙ
La fureur , contre moi , les coups sont impuissans ;
Je suis muette , aveugle , en tout point insensible ;
L'aspect d'un bon dîner réjouis mes esprits ;
Et , quand je suis frappé , je pousse de grands cris.
Par M. G. DE P.
LOGO GRY PH E.
LOIN du tumulte de la ville ,
Dans mon paisible sein j'offre au sage un asile :
Il y goûte un repos qu'on ne trouve qu'aux champs.
Si de neuf pieds unis tu brises la structure ,
Tu trouveras en moi ce droit de la nature ,
Qu'un père laisse à ses enfans ;
Du saint pontife un des beaux ornemens ;
cache avec soin une vieille coquette ;
Ce que
Un arbre cher à la musette ;
Ce qui de tous nos vers forme l'extrémité ;
Ce qu'on craint en hiver , ce qu'on cherche en été ;
Un petit lieu qui rend le froid plus supportable ;
Une ville du Nord ; un fleuve ; un mal affreux ;
Un mot qui peut sembler synonyme d'heureux ;
Ce que la jeune fille , au sortir de l'enfance ,
Préfère à son indépendance ;
Je t'offre encor , pour me connaître mieux ,
Une science ridicule
Autrefois en honneur chez le peuple crédule ;
Deux notes de musique ; un saint ; un animal ;
Un don divin , qui te rend presqu'égal
Au créateur de la nature ;
Un des effets de la peinture ;
L'embryon de tout végétal ;
G 5
103 MERCURE DE FRANCE
1
Ce qui s'élève en lui quand il prend la croissance ;
Enfin le nom doux et sacré
Que reçoit , d'un fils adoré ,
Celle qui d'un époux a doublé l'existence.
Par un Membre de la Société d'Agen.
CHARAD E.
SANS être saint , au ciel est mon entier ;
Il est aussi dans le calendrier a
-Le jour , le mois ?
En vérité , je n'ai pas
-
le
C'est le vingt de janvier.
courage ,
Pour être peint , d'en dire davantage :
Quoiqu'après tout , un si grand : avantage
A moi tout seul n'est pas particulier :
Dans l'Almanach on voit que chaque page
D'un tel cadeau peut se glorifier. "
De mon premier on admire l'ouvrage :
Il est encor plus utile que beau ;
Et mon second , qui ne prend que de l'eau ,
N'est guère seul , autant que je puis croire ;
Et si par fois il quitte son jumeau ;
Ce n'est jamais que s'il faut aller boire.
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Pion ( du jeu d'échecs. )
Celui du Logogryphe est Etable où l'on trouve Table.
Le mot de la Charáde est Char-pente.
MESSIDOR AN XI. 103
Les Leçons de l'Histoire , ou Lettres d'un père à
son fils , sur les faits intéressans de l'Histoire
universelle ; par l'auteur du Comte de Valmont.
Six vol . in - 12. Prix , 18 tr. , et 24 fr. , francs
de port. A Paris , chez Leclere , libraire , quai
des Augustins , au coin de la rue Pavée ; et
chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint - Germain-l'Auxerrois , en face du
petit portail , nº . 42.
E Le titre de cet excellent ouvrage est trop modeste
; ce n'est pas , comme il semblerait l'annoncer
, un simple choix des faits les plus curieux et
les plus intéressans , mais une histoire générale ,
où toute la suite des empires et des événemens est
représentée dans l'ordre et selon le plan ingénieux
dont je crois que le P. Pétau a offert le premier
modèle dans son Rationarium temporum. Cet ordre
est admirable en ce qu'il montre le rapport de
toutes les histoires , et que , prenant le genre humain
au berceau , il en suit le progrès et l'établis
sement dans les divers lieux où il s'est répandu ,
ensorte qu'il vous fait envisager toutes les nations
à-la-fois comme des ruisseaux qui s'échappent
d'une même source , ou comme une seule famille
dont les diverses branches se partagent le domaine
de la terre . On sentira les grandes beautés de ce
tableau en lisant les Leçons de l'Histoire , et particulièrement
la septième lettre , où l'auteur a
traité cette matière avec une érudition souvent
solide , et toujours intéressante.
Cet ordre historique a encore l'avantage d'accoutumer
l'esprit à voir l'antiquité dans un grand
ensemble ; et c'est ainsi seulement qu'il convient
G4
104 MERCURE DE FRANCE ,
:
de l'étudier aujourd'hui. Les anecdotes et les faits
particuliers peuvent orner la mémoire d'un enfant
, mais un homme doit s'instruire par une
vue générale de tout le cours des choses humaines.
C'est aussi de cette manière que Bossuet voulut
enseigner l'histoire à un prince ; ce fut un trait
de génie qui n'a point assez frappé ceux qui n'admirent
que le style . On a insinué malignement que
le Rationarium avait bien pu lui fournir cette
idée mais pour peu qu'on connaisse le tour d'esprit
de ce grand homme , on sent que toute idée
haute lui était familière et entièrement accommodée
à sa manière de voir ; son caractère propre
est d'avoir été le plus naturellement et le plus
facilement sublime de tous les écrivains . Ensuite
le Rationarium n'a pas les mêmes vues que l'Histoire
universelle . Le P. Pétau ne se soutient point ,
il a trop resserré l'histoire profane dans les premiers
chapitres , où il ne dit qu'un mot de l'empire,
d'Assyrie , et il l'a trop étendue dans les suivans ,
où il expose les commencemens de la Grèce ; la
littérature et les arts de cette contrée nous ont
séduits au point de nous faire attacher à son histoire
plus d'importance qu'elle n'en mérite ; c'est
une illusion dont le P. Pétau n'a pas été exempt.
Il est curieux de voir avec quelle sagacité et
quels efforts il a su démêler l'histoire de tant de
petits rois dont nous connoissons à peine les noms ,
et dont les domaines n'étoient pas aussi étendus
que ceux d'un riche particulier de nos jours.
Voyez le chapitre de Vetustis Græcorum originibus
, etc. ) Il est singulier d'entendre ce savant
jésuite nous raconter , dans le plus grand détail
toute la filiation de leur race , leurs mariages , leurs
alliances et jusqu'aux moindres aventures de leur
postérité , comme si tout cela se fût passé de son
temps . Il y a bien des gens qui ne connaissent pas
MESSIDOR AN XI. 105
y
leur famille aussi bien que le P. Pétau connaissait
la parenté d'un petit prince grec , qui a vécu il
a trois mille huit cents ans . Mais ce père devoit
comprendre que ces détails , tout curieux qu'ils
peuvent être pour certaines personnes , étoient
étrangers au plan de son ouvrage ; quelques - uns
d'ailleurs ont été puisés originairement dans les
poètes , quoique Pétau les ait pris dans Diodore ,
Strabon , Pausanias , qu'il appelle idonei antiquitatis
testes. On peut avec raison en suspecter l'exactitude
; mais j'ose assurer qu'on trouvera dans les
Leçons de l'Histoire des lumières et plus sûres et
plus agréables sur les commencemens et l'origine
des nations .
Quoique cet ouvrage ne soit pas destiné aux
savans, il n'y a qu'un homme véritablement savant
qui l'ait pu faire ; l'auteur a voulu donner une
juste connaissance de tous les points de l'histoire ,
sans embarrasser le lecteur de subtiles recherches
et de discussions obscures et difficiles . Il fallait
autant d'habileté que de modestie pour procurer
une instruction si pleine et si solide , sans aucun
appareil d'érudition superflue , et pour savoir renfermer
toute l'étendue de connaissances que cet
ouvrage suppose , dans la mesure qui convenait à
son dessein. C'est un père qui instruit son fils ; il
ne saurait entrer aucune vanité dans des instructions
que le coeur a dictées ; il peut être permis
à un maître de ne pas s'oublier lui - même dans ses
leçons ; mais un père ! On sentira que l'auteur a
soutenu bien fidèlement ce caractère dans un ouvrage
qui ne respire que la vertu , et qui semble
inspiré par elle il n'y en a point qui soit plus
propre à garantir les jeunes gens de cette présomption
philosophique qui les accoutume à trancher
sur tout , sans rien savoir à fond .
On ne peut se dissimuler que la philosophie
106 MERCURE DE FRANCE ,
moderne , qui ressemble à la vraie philosophie
comme l'hypocrisie ressemble à la vertu , et qui so
rencontre presque toujours dans un homme qui a
quelque esprit , beaucoup d'orgueil et fort peu d'étude;
cette manie d'incrédulité, qui fait pitié aux gens
instruits , a étrangement accrédité l'ignorance. Il est,
en effet , si commode de décider avec hauteur , on
de mépriser avec légèreté ce qu'on n'a pas pris la
peine d'approfondir , et il est en même temps si
agréable de passer pour philosophe avec une telle
méthode , qu'il n'est pas étonnant qu'on se dispense
de s'instruire , et qu'on se dise incrédule ,
lorsqu'on peut à peine élever des doutes , qu'uni
peu de science ou de sincérité ferait évanouir.
Mais c'est sur-tout dans l'histoire que les philosophes
se sont montrés bien ignorans ou bien
hardis . Il n'y a point de système absurde qu'ils
n'aient fabriqué , point de chronique fausse qu'ils
n'aient accueillie pour en obscurcir les véritables
sources ; et ils l'ont fait avec une sorte de succès
parce qu'il n'en est pas d'une erreur historique
comme d'un vice de raisonnement . Celui - ci se rétorque
par un raisonnement plus juste ; mais l'autre
ne peut quelquefois être réfutée que par des discussions
profondes que tout le monde ne saurait
entendre.
L'auteur des Leçons de l'Histoire n'a rien négligé
pour mettre dans le plus grand jour tous
les points contestés . Il n'a laissé aucune difficulté
sans réponse , aucune obscurité sans éclaircissement
. Non-seulement il a puisé dans les sources ,
mais il a montré pourquoi il fallait y puiser. Indépendamment
des réflexions judicieuses qui sont
mêlées dans le cours de la narration , et des notes
instructives qui l'accompagnent , il a consacré spécialement
à cet objet deux lettres qui sont ce qu'il
MESSIDOR AN XI. 107
y a de plus savant et de plus important dans son
Quvrage.
C'est là que sont les fondemens de l'histoire , et
en même temps de toutes les vérités historiques
qui sont des témoignages sensibles des vérités rationelles
ou intellectuelles ; c'est - à - dire , par
exemple , qu'en même temps que la raison me
convaine de cette vérité , qu'il n'y a point d'eflet
sans cause , l'histoire m'apprend que l'univers a
été créé par un être tout puissant. Cela est en harmonie
. Et de même si , de ce premier principe ,
la raison déduit ce corollaire que Dieu doit à
l'homme de lui enseigner la vérité , et que l'homme
doit à Dieu de la recevoir , parce qu'il ne peut
trouver qu'en lui seul le principe et la raison de
ses devoirs , l'autorité fondamentale des lois et de
la société , et un frein toujours présent à ses passions
même les plus secrètes ; si , dis- je , tout cela
se découvre à la raison , il faut que l'histoire vienne
à l'appui , et nous montre toute cette suite de vérités
établies pardes preuves sensibles , dans le cours
de tous les âges , afin que tout soit à l'homme voie
d'instruction , la raison comme les sens , et qu'il
demeure inexcusable au milieu de tant de témoi
gnages qui le confondent. Invisibilia enim ipsius ,
( Dei ) à creatura mundi , per ea quæ facta sunt,
intellecta , conspiciuntur : sempiterna quoque ejus
virtus et divinitas , ita ut sint inexcusabiles. Ad .
Rom . I. 20.
Il faut sentir le rapport qui lie ces deux ordres
de vérités ; la raison et l'histoire . La raison doit
s'appuyer des faits , et les faits s'expliquer par la
raison.
1 C'est en peu de mots , tout le plan de notre
auteur également docte et judicieux . La première
des deux lettres dont on vient de parler est un
commentaire fort savant du dixième chapitre de la
108 MERCURE DE FRANCE ,
Genèse , qui sert à montrer comment les nations
ont tiré leur origine et même leur nom de la postérité
des enfans de Noë , en conciliant la manièrè
dont Moïse le rapporte avec les traditions des meilleurs
historiens et des géographes les plus instruits .
Je conviens qu'il y a quelques étymologies qui paroissent
un peu forcées. Il y en a de bien ingénieuses
et de bien subtiles , comme celle qui fait descendre
la nation russe d'un certain Ross dont parle Ezéchiel
, et le peuple moscovite de Mosoch , petitfils
de Noë. Les personnes peu instruites sont sujettes
à se moquer de ces recherches , parce
qu'elles ignorent ce qui y conduit . C'est le triomphe
des petits esprits de trouver par- tout un sujet de
raillerie . Mais il est bon de les prévenir qu'il n'y
a qu'une connaissance profonde des caractères et
du génie des langues qui puisse faire juger de ces
choses , puisqu'il arrive très-souvent que l'addition
ou le retranchement de plusieurs lettres ne suffit
pas pour changer le fonds de certains noms , comme
on peut s'en faire quelque idée par la comparaison
du mot Franc à celui de Français. Ainsi , tout ce
que l'auteur rapporte , avec le consentement presqu'unanime
des savans , sur la postérité de Gomer ,
fils ainé de Japhet , d'où l'on fait sortir les nations
celtiques qui ont peuplé notre occident , ne paraî
tra pas extraordinaire à ceux qui savent que tout
cela a son fondement dans la langue celtique , où
le nom primitif de Gomer s'est tellement conservé ,
que cette langue , dans les pays où il en reste des
traces , s'appelle Gomeraeg , c'est -à-dire , langue de
Gomer: et il paraît que les auteurs de l'histoire universelle
des Anglais ont été à portée de faire sur
cela des recherches satisfaisantes , puisqu'ils nous
apprennent que cette langue se parle encore dans
les montagnes et les îles d'Ecosse , aussi bien
dans quelques parties de l'Irlande.
que
MESSID OR AN XI 109
pas Il faut remarquer ensuite qu'on ne se fonde
uniquement sur un simple rapprochement de
noms , mais sur des circonstances historiques qui
conduisent à ce rapprochement , et qui l'autorisent.
Ainsi , lorsque l'on considère la position de
l'empire d'Assyrie , si célèbre dans toutes les his- •
toires , et qu'on se trouve embarrassé entre Hérodote
et Clésias , qui ne s'accordent point sur sa
durée , il faut se fermer les yeux comme à plaisir ,
pour ne pas voir que la Genèse concilie tout , en
marquant l'origine de la ville et le nom de l'empire
qui certainement n'a dû se former que plus tard.
De terrá illá egressus est Assur , et ædificavit Ni
niven. « De cette terre est sorti Assur , et il a bâti
» Ninive. » C'est en effet de cette terre d'orient
qu'on voit le genre humain sortir et se répandre
de proche en proche . L'établissement des Mèdes ,
peuple voisin , se rapporte tout aussi naturellement
à Madaï , troisième fils de Japhet ; car on convient
généralement que le nom d'Elam , frère d'Assur
désigne la terre de Perse où il s'était établi ; et
Elam se trouve souvent joint à Madaï , pour marquer
deux peuples voisins et unis , comme l'étoient
les Perses et les Mèdes.
Lorsqu'on trouve des rapports aussi exacts et
aussi sensibles que ceux-là dans une si haute antiquité
, on comprend quelle source d'intérêt et de
vérité pourrait offrir l'histoire de Moïse à ceux qui
seraient plus disposés à l'étudier avec candeur ,
qu'à la décrier avec ignorance.
Après avoir éclairci l'origine des peuples anciens ,
l'auteur discute les absurdités incroyables de leur
chronologie. C'est là qu'on trouve des empires de
quatre cent mille ans , et même de plusieurs millions
d'années , empires si éloignés de toute proportion
, et des mesures ordinaires où se renferme
la durée des choses humaines. Chaque peuple a
110 MERCURE DE FRANCE ,
"
enflé ses annales d'une multitude de siècles vides
de faits et dépourvus de monumens . Les dynasties
des Babyloniens , des Chinois , des Egyptiens , se
ressemblent toutes. Ils ont bien pu entasser des
années , mais non pas les remplir . Ils se sont élevés
les uns sur les autres par des prétentions toujours
croissantes et jamais satisfaites . L'homme qui a de
vives idées d'une grandeur sans bornes , ne peut
supporter la nouveauté de son origine . Il recule sa
race dans le passé , il porte son nom dans l'avenir ,
il s'étend partout où il peut. Cette vérité a sa racine
dans le coeur humain ; et l'histoire nous montre
à quel point les nations memes s'en sont laissé follement
enteter. Justin nous rapporte la contestá -
tion de quelques peuples qui disputaient entre eux
de leur ancienneté. Ce n'était pas sûrement une
fort bonne disposition à dire la vérité.
8
Ce sont pourtant ces chimères que les philosophes
ont embrassées par haine pour Moïse l'un
a cru aux Egyptiens , l'autre aux Chinois ; l'autre
aux Indiens , celui - ci aux Atlantes ; et je demande
un peu sur quelle autorité ? sur quoi porte la foi
philosophique ? en quoi les antiquités égyptiennes
sont - elles si croyables , lorsqu'il faut d'abord digérer
dans leur histoire le règne d'un Vulcain , qui
-dura neuf mille ans , et celui du Soleil qui en dura
trente mille ? Avec dle pareilles inventions il n'est
pas mal aisé de donner à un empire une antiquité
considérable ; mais il faut être prodigieusement
philosophe pour y croire. Et comment Bérose
sera-t-il plus vraisemblable dans ses Antiquités Chaldéennes
, qui , pour la durée des dix premiers
rois , composent seulement une petite période de
quatre cent trente-deux mille ans ? espace chimérique
qu'il a été forcé de laisser vide d'événemens
, en s'excusant , comme les Chinois ,
ce qu'un de leurs rois avoit détruit tous leurs moMESSIDOR
AN XI.
numens. Voilà certes un bel article de foi ! Je
voudrois bien savoir comment un philosophe qui
n'a jamais été à la Chine ni aux Indes , qui n'en
connait pas la langue , et qui n'en a jamais lu un
seul livre , peut adopter si facilement tout ce qu'il
plait à ces peuples de débiter sur leur histoire ?
Sil y croit sincèrement , quel préjugé , et quelle
crédulité ! et s'il feint d'y croire , pour contredire
des vérités établies , quelle petitesse et quelle mauvaise
foi ! Ceux qui liront les éclaircissemens du
savant et respectable M. de Sainte-Croix , sur l'antiquité
des Indiens , et ceux de M. de Guigne sur
celle des Chinois , sentiront peut- être la force de
cette objection.
On ne saurait trop engager les personnes qui
cherchent la lumière de bonne foi , à prendre pour
guide dans leurs recherches l'auteur des Leçons
de l'Histoire. L'idée qu'on a essayé de donner de
sa doctrine et de sa méthode générale , fait assez
voir quel excellent esprit a présidé à cet ouvrage ,
et ce qu'on doit attendre d'instruction pour les
moeurs , d'un livre où il paraît tant de jugement
et de véritable critique.
CH. D.
Correspondance originale et inédite de Jean- Jacques
Rousseau , avec Madame Latour de Franqueville et
M. Dupeyron . Trois volumes in- 18. Prix : 6 fr. et 8 fr.
francs de port. En deux volumes in-8 ° . Prix : 8 fr. 50 c.
et 11 fr. francs de port . A Paris , chez Giguet et comp. ,
rue des Bons-Enfans ; et chez le Normant, imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois,
n°. 42, vis-à-vis le petit portail.
Nous avons déjà parlé de cet ouvrage , qui nous avait
été communiqué en manuscrit ; aujourd'hui qu'il est public,
et que nous l'avons de nouveau sous les yeux ,
nous pen112
MERCURE DE FRANCE ;
T
sons qu'il ne sera pas déplacé d'ajouter quelques dévelop
pemens à ce que nous en avons dit . Ce recueil est divisé
en deux parties ; la première renferme des lettres de madame
de Franqueville , de madame de S.... et les réponses
de J.-J. Rousseau ; la seconde contient un grand nombre
de lettres adressées par Rousseau à son ami , M. Dupeyron.
La première lettre de ce recueil est datée du 26 septembre
11761 , et la dernière , du 2 juillet 1771. C'est une correspondance
qui remplit un espace de dix années , et ces dix
années sont l'époque la plus orageuse et la plus remarquable
de la vie de J.-J. Rousseau.
34
les
Madame de Franqueville brûlait du désir d'avoir une
correspondance avec l'auteur de la Nouvelle Héloïse ; elle
ne le connaissait point ; et sans le connaître , elle forma
le projet , de concert avec madame de S.... , de lui
écrire à Montmorenci , où il venait de se retirer. Les deux
amies écrivirent une lettre anonyme , où elles eurent soin
de dire
que Claire et Julie revivaient pour aimer celui
qui les avait représentées sous des couleurs si brillantes .
" Ma belle cousine , disait madame de S.... dans cette pre-
>> mière lettre , est le véritable original du portrait que vous
» avez tracé ; même sublimité dans l'âme , même délica-
» tesse , même piété envers ses parens , même ton avec
» ses gens , dont elle est adorée ; même sensibilité pour
» malheureux , autant d'esprit , autant de grâce , autant
» de talent , autant de sagacité , autant de facilité à s'é-
» noncer , et , plus que tout cela , les procédés les plus
» généreux pour un mari bien différent de M. de Wolmar.
» Croyez-en une femme qui en loue une autre , dont elle
» sent si bien la supériorité depuis dix ans qu'elles sont
» liées intimement. Cette Julie , qui a une antipathie dé-
» cidée pour les nouvelles connaissances , donnerait tout
>> au monde pour faire la vôtre ; elle n'ose s'en flatter ,
» mais elle ose espérer que je lui montrerai une lettre de
>> vous. » L'amour propre et la curiosité de J.-J. Rousseau
ne peuvent résister à cette double agacerie ; et dès le len-
J
demain
MESSIDOR AN KE 5c:en
rez ,
REP
demain 29 septembre , il écrit à la nouvelle Claire et à
la nouvelle Julie : « A l'éditeur d'une Julie ce sont les
» termes de sa réponse ). Vous en annoncez une autre
» une réellement existante , dont vous êtes la Claire ; Jen
» suis charmé pour votre sexe , et même pour le mien ....
» Vous parlez de faire connaissance avec vous ; vous ignosans
doute , que l'homme à qui vous écrivez ,
» affligé d'une maladie incurable et cruelle , lutte , tous
» les jours de sa vie , entre la douleur et la mort , et que
» la lettre même qu'il vous écrit est souvent interrompue
» par des distractions d'un genre bien différent . Toute
» fois , je ne puis vous cacher que votre lettre me donne
» un désir secret de vous connaître toutes deux .... Si ma
» curiosité était satisfaite , ce serait peut-être bien pis
» encore. Malgré les ans , les maux , la raison , l'expé-
» rience, un solitaire ne doit point s'exposer à voir des
» Julie et des Claire , quand il veut garder sa tran
» quillité . »>
On a lieu de s'étonner ici de la complaisance avec laquelle
Rousseau écrit à deux femmes qu'il ne connaît
point ; et cet étonnement doit augmenter encore , quand
on saura que , lors de sa retraite à Montmorenci , il avait
rompu tout commerce avec ses amis , même les plus intimes
. Quoi qu'il en soit , la réponse qu'il adressa aux
deux jeunes amies , leur donna une mesure de sa faiblesse
; et quand les femmes ont une fois rencontré le côté
faible du coeur , il est bien difficile de leur résister . Rousseau
ne tarda pas à être de nouveau attaqué avec ces mêmes
armes qui avaient déjà triomphé de lui. On flatta tour-àtour
les prétentions de l'auteur et la vanité du philosophe .
Rousseau , toujours morose et défiant , essaya de se défendre
, mais il se défendit mal ; il voulut battre en retraite ,
mais il fut de nouveau attaqué ; et si , à la fin , il parvint
à secouer l'ascendant de la nouvelle Julie , s'il put prendre
sur lui de rompre toute correspondance avec elle , ce
ne fut peut-être qu'à sa paresse et à des circonstances particulières
qu'il dut ce petit triomphe , qui , au reste , lui
H
114 MERCURE DE FRANCE,
fera peu d'honneur dans l'esprit de ceux qui liront ce
recueil.
Les deux amies répliquèrent à Rousseau par deux autres
lettres . Rousseau ne répondait point , mais il s'était plaint
de son état de souffrance ; c'était là encore un côté faible
qu'on ne devait pas négliger ; tous ceux qui souffrent ont
besoin d'être consolés , et les consolations d'une femme
ont quelque chose de si doux , de si touchant ! Les deux
amies reviennent donc à la charge , et elles parlent à
Rousseau de sa santé ; elles mêlent aux expressions de
leur tendre intérêt des plaintes amères sur le silence qu'il
s'obstine à garder ; tantôt elles le conjurent , tantôt elles
lui ordonnent de répondre , et le philosophe cède à leurs
ordres autant qu'à leurs prières. Mais il se plaint à son
tour , il se plaint d'avoir été trompé ; il s'est figuré que
cette Julie est un homme , et qu'on veut se moquer de
sa crédulité . « Pour dieu , madame , vous qui devez faire
» des miracles , écrit-il à la Claire supposée , je vous
» demande à genoux de rechanger ce monsieur en femme ;
» abusez -moi , mentez- moi , mais de grâce , refaites-en ,
» comme vous pourrez , une autre Julie , et je vous
>> donnerai à toutes deux les coeurs de mille Saint - Preux
en un seul. » Rousseau ajoutait , dans sa réponse , que la
lettre qu'il avait reçue de Julie ne pouvait être que d'un
homme ou d'un ange . La nouvelle Claire le persiffle trèsgaiement
sur cette méprise : « J'admire , dit- elle , la petite
» vanité de ces messieurs , qui font un synonyme d'un
» homme et d'un ange . Je le pardonnerais au vulgaire ,
» mais j'ai de la peine à le passer à Rousseau , qui sait si
» bien dire que les âmes n'ont point de sexe . Julie joint à
» toutes les grâces du sien , toute la solidité du vôtre . Je
» ne puis pas vous la montrer , puisqu'elle ne veut pas
» être vue ; mais si vous voulez venir à Paris , je vous
» montrerai seulement son pied à travers une chatière ,
» et vous conviendrez que ce joli petit pied n'appartient
» pas à un homme . J'avoue que moi , qui vois depuis
long- temps presque tous les jours ce rare assemblage , n :
MESSIDOR AN XI. 115
j'en suis encore si étonnée , que je ne saurais pas plus que
» vous à quoi m'en tenir , si monsieur Julie n'avait pensé
» mourir en couche . Vous voilà convaincu , j'espère ; à
» moins que , par opiniâtreté , vous n'alliez vous mettre
la hache de Vulcain s'en est mêlée. Il est
>> encore force Vulcains dans le monde , mais il n'est plus
» de Jupiter . »
2
» en cervelle que
Julie ajoute de nouveaux argumens à ceux de Claire ,
pour se disculper d'appartenir au sexe masculin. « Les
» femmes , dit - elle , ne peuvent- elles connaître le mérite ,
» le chérir , le chercher ? Les eutraves qu'on leur a mises,
» doivent-elles resserrer leurs lumières et leurs sentimens ,
» ou, en leur permettant d'apercevoir le bien , leur a -t- on
» défendu de l'aimer ? La tyrannie des préjugés s'étend-
» elle , en un mot , sur les facultés les plus précieuses de
» l'âme ? Vous m'apprenez que mon goût pour les grands
» talens peut être malheureux , mais rien ne me persua-
» dera qu'il soit condamnable ; je suis femme , monsieur ,
» malgré cela je sacrifie mon amour propre à celui de
>> tous les hommes qui l'a le plus maltraité. »
Cette réponse de Claire et de Julie , fait de nouveau
tourner la tête au philosophe. « Oui , madame , s'écrie-
» t-il , vous êtes femme ; j'en suis persuadé ..... Vous me
» reprochez l'abus de l'esprit qu'en vous supposant
» homme j'avais cru voir dans vos lettres. J'ignore si cette
» imputation est fondée , mais je n'ai jamais cru avoir
» assez d'esprit pour pouvoir en abuser , et je n'en fais pas
>> assez de cas pour le vouloir . Mais il est vrai que dans
» l'espèce de correspondance qu'il vous a plu d'établir
» avec moi , l'embarras de savoir que dire a pu me faire
>> recourir à de mauvaises plaisanteries qui ne me vont
» point , et dont je me tire toujours gauchement. Il ne
» tiendra qu'à vous , madame , et à votre aimable amie ,
» de connaître que mon coeur et ma plume ont un autre
» langage , et que celui de l'estime et de la confiance ne
>> m'est pas absolument étranger. Mais vous qui parlez , il
» s'en faut beaucoup que vous soyez disculpée auprès de
H 2
116 MERCURE DE FRANCE ,
» moi sur ce chapitre ; et je vous avertis que ce grief n'est
» pas si léger à mon opinion , qu'il ne vaille la peine
» d'être d'abord discuté , et puis tout-à-fait ôté d'une cor-
» respondance continuée. »>
Peu-à-peu la correspondance s'engage et devient plus
suivie. Mais Rousseau ne tarde pas à se repentir de son
exactitude ; il ne sait par quel prodige il a été plus exact
avec une femme qu'il ne connaît point , qu'il ne l'est avec
ses amis intimes. Il veut conserver sa liberté jusque dans
ses attachemens ; il veut qu'une correspondance lui soit un
plaisir , et non pas un devoir. « Il se peut , ajoute- t-il , que
» je mette mon commerce à trop haut prix , mais je n'en
» veux rien rabattre , sur-tout. avec vous , quoique je ne
» vous connaisse pas ; car je présume qu'il m'est plus aisé
» de vous aimer sans vous connaître , que de vous connaî-
» tre sans vous aimer ,
etc. >>
Nous ne pousserons pas plus loin l'extrait de ces lettres
dont nous avons déjà parlé , et qui ont le mérite assez
rare , pour ces sortes de recueils , d'offrir un intérêt continu
et toujours croissant, sans rouler sur aucun objet important
et sérieux. L'origine et le caractère de cette correspondance
nous ont paru très-piquans , et contrastent étrangement
avec le ton et l'humeur philosophique de Rousseau ;
elle a commencé par des louanges , elle s'est soutenue par
l'expression des sentimens les plus tendres de la part de
madame de Franqueville , et elle a fini au moment où la
nouvelle Julie a voulu faire quelques observations à Rousseau
sur sa conduite envers ses amis et ses ennemis . C'est
en quelque sorte un roman que le hasard a commencé
que l'amitié a soutenu , et dont la défiance et l'amour
propre blessé out préparé la fin et le dénouement.
"
La seconde partie de ce recueil , comme nous l'avons
dit , contient plusieurs lettres de Rousseau pendant son
séjour en Angleterre et à son retour en France. La plupart
des lettres de Rousseau ont été écrites pendant sa querelle
avec David Hume , et le pauvre citoyen de Genève y paraît
le plus malheureux des hommes ; il dépose ses chaMESSIDOR
AN XI. 117
grins dans le sein de l'amité , et l'aveu des peines qu'il
éprouve , des malheurs qui le poursuivent , nous a paru
singulièrement contraster avec les sentimens qu'il exprimait
presque en même temps dans ses lettres à M. dé
Malheserbes : « Je ne saurais vous dire , monsieur , lui
écrivait-il , combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez
le plus malheureux des hommes. Le public , sans
doute , en jugera comme vous , et c'est encore ce qui
m'afflige. Oh ! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de
tout l'univers , chacun voudrait s'en faire un semblable ! »
Nous ne savons comment expliquer ces contradictions :
au reste , on croira plutôt Rousseau déplorant ses maux
au sein de l'amitié , que Rousseau nous étalant son bonheur
dans une lettre d'appareil. Le sophiste Possidonius disait
devant Pompée que la goutte n'était pas un mal ; la vainė
gloire de passer pour un sage pouvait un moment faire
taire la nature ; il bravait la douleur en public ; mais nous
aimons à croire qu'il s'en plaignait en secret au médecin .
Puisque nous en sommes sur les lettres de Rousseau à
M. de Malherbes , nous ne pouvons résister au plaisir d'en
citer quelque chose , sans sortir cependant de notre sujet.
La troisième lettre m'a toujours paru un des morceaux les
plus éloquens qu'on ait écrits dans notre langue : « Quel ·
temps croiriez-vous , écrivait- il à M. de Malherbes , qué
je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans
mes rêves ? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse ,
ils furent trop rares , trop mêlés d'amertume , et sont déjà
trop loin de moi ce sont ceux de ma retraite , ce sont
mes promenades solitaires , ce sont ces jours rapides et délicieux
que j'ai passés tout entiers avec moi seul , avec ma
bonne et simple gouvernante , avec mon chien bien-aimé ,
avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt ,
avec la nature entière et son inconcevable auteur ..... J'allais
d'un pas tranquille chercher quelque lieu sauvage ,
quelque asile où je pusse croire avoir pénétre le premier ,
et où nul tiers importun ne vînt s'interposer entre la na
ture et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes
H 3
118 MERCURE DE FRANCE ,
yeux une magnificence toute nouvelle . L'or des genets et
la pourpre des bruyères frappoient mes yeux d'un luxe
qui touchait mon coeur. La majesté des arbres qui me
couvraient de leur ombre , la délicatesse des arbustes qui
m'environnaient , l'étonnante variété des herbes et des
fleurs que je foulais sous mes pieds , tenaient mon esprit
dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration.
Le concours de tant d'objets intéressans qui se disputaient
mon attention , m'attirant sans cesse de l'un à
l'autre , favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse , et
me faisait redire en moi-même : Non , Salomon dans
toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux.
Bientôt , de la surface de la terre j'élevais mes idées à
tous les êtres de la nature , au système universel des choses ,
à l'être incompréhensible qui embrasse tout : alors , l'esprit
perdu dans cette immensité , je ne pensais pas , je ne
raisonnais pas , je ne philosophais pas ; je me sentais avec
une sorte de volupté , accablé du poids de cet univers ; je
me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes
idées ; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace ;
mon coeur , resserré dans les bornes des êtres , s'y trouvait
trop à l'étroit ; j'étouffais dans l'univers ; j'aurais voulu
m'élancer jusque dans l'infini ..... Ainsi s'écoulaient
dans un délire continuel les journées les plus charmantes
que jamais créature humaine ait passées ..... » On ne
peut nier que ces lignes ne soient très-éloquentes ; mais
ce sont là des sentimens , des préceptes de bonheur , qu'il
est plus facile de mettre dans un livre que de les conserver
toujours dans son coeur. Le bonheur est une chose plus
simple , un état plus naturel ; la Providence ne l'a point
placé dans l'enivrement de l'extase et dans les élans de
l'enthousiasme. On peut ici opposer Rousseau lui même
à sa propre doctrine . En effet , si le bonheur était dans la
situation qu'il a si bien décrite , pourquoi donc se plaintil
si souvent à M. Dupeyron de l'avoir perdu ? Ne lui
restait-il pas toujours la ressource de vivre avec les oiseaux
et les biches de la forêt ? Ne pouvait-il pas toujours fouler
MESSIDOR
119
ANAN XI.
sous ses pieds les herbes et les fleurs de la montagne ? Le
printemps ne revenait-il pas chaque année ? Ne pouvait- il
pas chaque jour assister au lever du soleil , et contempler
avec volupté ses derniers rayons ? Non , le bonheur ne
fait pas tant de bruit , n'a point tant d'ostentation ; il peut
s'accroître du spectacle de la nature , mais il n'a point
pour principe l'exhaltation d'un poète ou d'un inspiré.
L'homme heureux sur la terre n'a pas besoin de reculer
dans sa pensée les bornes des êtres ; il ne trouve point
trop étroit l'espace dans lequel roulent les étoiles ; il n'étouffe
point dans l'immense univers.
La nature ne change pas ; si l'homme est malheureux ,
il ne doit s'en prendre qu'à son propre coeur , qui change
sans cesse . Rousseau fut malheureux par son propre génie ,
et c'est à l'esprit d'incertitude et d'indécision qui faisait
le fond de son caractère , qu'il a dû les tourmens qui ont
empoisonné sa vie. Né protestant , il se fit catholique , et
il revint ensuite à la religion de Calvin. Aux jours de sa
jeunesse , il entra dans la carrière de l'ambition , et bientôt
il s'en éloigna avec dégoût : il fut toute sa vie tourmenté
par le désir de la célébrité et par le besoin du repos : dans
ses écrits , on le voit tour-à-tour parler pour et contre le
suicide avec la même éloquence ; il admire la majesté des
évangiles , et il les trouve remplis d'absurdités ; il exhalte
le gouvernement de sa patrie , et bientôt il déchire ces
mêmes magistrats dont il avait fait des dieux . Il offre son
Emile comme un modèle d'éducation , et dans le même
livre cet Emile devient le dernier et le plus malheureux
des hommes. Il est évident que Rousseau n'avait rien de
positif, rien de fixe dans ses opinions : dans un autre
homme , cette indécision aurait fini par une indifférence
profonde ; mais Rousseau avait des passions vives , sa tête
était susceptible d'enthousiasme , et le choc des sentimens
opposés , des opinions contradictoires le rendit malheureux
: l'incertitude est l'état le plus difficile à supporter
pour le coeur humain ; l'homme a sans cesse besoin d'un
point d'appui , sur lequel reposent ses affections et ses
H4
120 MERCURE DE FRANCE.
idées ; c'est ce point d'appui qu'il recherche souvent pendant
toute sa vie , et si la vérité est le but de ses travaux ,
l'objet de ses sollicitudes , il la recherche peut-être moins
pour elle-même que par le repos qu'elle procure à son
esprit et à son coeur , en fixant d'une manière irrévocable
ses sentimens et ses opinions. Combien de fois , dans les
choses ordinaires de la vie , le doute ne nous a-t-il pas
fait souffrir de tourmens ! Souvent nous faisons des voeux
pour retrancher le présent de notre vie passagère , et
pour voler au-devant de l'incertain avenir ; plus d'une
fois , dans nos derniers troubles , nous avons préféré le
malheur même à l'incertitude de nos destinées , et dans la
nuit où nous étions plongés , nous nous sommes quelquefois
écrié comme Ajax :
Dieu , rends-nous la lumière , et combats contre nous .
Tel fut le malheureux état de Rousseau ; le doute , l'indécision
( 1 ) , semblait le suivre par- tout , présider à toutes
ses opinions . A la fin de sa vie , cet esprit d'incertitude s'étendit
jusqu'aux relations de l'amitié ; l'indécision se changea
en sombre défiance ; assis au faîte de la gloire , comme
un tyran soupçonneux sur son trône , il ne vit plus que des
hommes conjurés contre lui , et il mourut dans les accès
de la plus sauvage misanthropie . Ce caractère m'a toujours
paru un caractère très-remarquable ; il est digne de fixer
l'attention des observateurs , et la correspondance que
nous annonçons est très- propre à le mettre dans tout
son jour.
P. S. L'original de cette correspondance a été déposé
à la bibliothèque de Neuchâtel.
MICHAUD.
( 1 ) On pourrait juger du caractère de Rousseau , par celui de ses
plus chauds partisans ; ce sont presque toujours des femmes ou des
jeunes gens qui n'ont pas acquis beaucoup d'idées , positives , ou qui
ont de l'exhaltation dans la tête . Mais dans un âge mûr , quand on a
embrassé un parti quelconque , quand on est resté religieux , ou qu'on
est devenu tout-à-fait philosophe , on admire encore l'éloquent écrivain
; mais on n'est plus de la scute de Rousseau.
MESSID OR AN XI. 121
VARIETÉS.
Choix des plus beaux morceaux du Paradis perdu de
Milton , traduits en vers par Louis Racine et Nivernois ;
par G. M. Bontemps. Un volume petit in- 12 . Prix :
1 fr . 50 cent. et 2 fr . franc de port. A Paris , chez
Debray , libraire , place du Muséum , nº . 9 ; et chez
le Normant , imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , n°. 42.
Ce petit volume renferme une notice sur la vie de
Milton , et un extrait des observations d'Adisson sur le
Paradis perdu . On y a joint une notice sur Gay et ses
ouvrages , avec plusieurs de ses fables traduites en vers.
Tout le monde connaît les fables de Gay ; celles qu'on
rapporte dans ce recueil , nous ont paru conserver tout
l'esprit et toute la raison de l'original anglais. Les morceaux
que Racine le fils a traduits de Milton , sont également
connus ; nous nous contenterons de parler de ceux
qu'a traduits M. de Nivernois. Nous allons citer quelques
vers du quatrième livre , qui est un des plus beaux de
Milton , et qui offre le plus beau tableau que la poésie ait
jamais tracé . Le poète décrit la demeure du premier
homme.
Tels sont de ce beau lieu les champêtres attraits .
Il y croit à l'envi mille diverses plantes :
Ici coule le baume en larmes odorantes ;
La pendent ces fruits d'or , ces fruits délicieux
Qui, des yeux et du goût égale jouissance ,
Dans ce Paradis seul réalisent d'avance
Des trois filles d'Hesper le verger fabuleux.
Parmi ces troncs divers circule une prairie
Où d'innocens troupeaux paissent l'herbe fieurie.
Un tertre y sert de trône à l'auguste palmier ;
Le sein d'un vallon frais , qu'une onde pure arrose,
Offre en toutes saisons un aspect printanier ,
L'oeillet y croit sans soins , sans épines la rose ;
122 MERCURE DE FRANCE ,
Des grottes sont plus loin , réduits sombres et frais ;
Une treille féconde en couvre les entrées,
Prodiguant à l'entour ses grappes empourprées ;
Et jusque sur le sol abaissant ses bienfaits.
Cependant le ruisseau qui descend des collines
Disperse en murmurant ses ondes argentines ,
Ou les rassemble en lac dont les bords contournés
De myrtes odorans sont par-tout couronnés.
Leur image se peint dans le cristal liquide ,
Miroir qu'offre du lac la surface limpide.
C'est-là que les oiseaux unissent leurs chansons.
Le souffle printanier des zéphyrs du bocage
Fait mouvoir les rameaux , fait parler le feuillage
Qui semble s'agiter pour répondre à leurs sons.
Tout s'anime auprès d'eux : on croirait voir les Heures ,
Et les Grâces et Pan , se tenant par la main ,
Célébrer, en dansant à l'entour du jardin ,
Le printemps éternel de ces belles demeures.
Ce morceau est traduit avec beaucoup d'exactitude et
de fidélité ; mais l'auteur français n'a point rendu la grâce
et l'harmonie de l'original . Les vers de M. de Nivernois
sont presque toujours prosaïques et quelquefois incorrects.
Qui des yeux et du goût égale jouissance , ce vers est faible
, et le mot de jouissance n'a rien de poétique. Une
prairie qui circule parmi des troncs divers , n'offre point
une image exacte et intelligible ; une treille qui abaisse
ses bienfaits sur le sol , présente une idée bizarre ; le mot
contournés , en parlant des bords d'un lac , a quelque
chose de pénible.
Le lecteur se rappelle , sans doute , la fameuse imprécation
de Satan contre le soleil. Ce morceau est admirable
dans Milton . M. de Nivernois l'a très-faiblement rendu
Voici sa traduction :
O toi qui , couronné de la plus haute gloire ,
Paraît l'âme et le dieu de ce monde nouveau ;
Toi , dont le seul aspect t'assurant la victoire ,
Des astres pàlissans efface le flambeau !
Ce n'est pas en ami , soleil , que je t'appelle ,
C'est pour te dévouer à la haine éternelle ,
Qu'en mon coeur ulcéré fait naître ton éclat,
MESSIDOR AN XI. 123
Éclat impérieux , dont l'honneur me rappelle
Les honneurs trop flétris de mon premier état .
Tu me voyais briller au- dessus de ta sphère ,
J'y brillerais toujours sans mon orgueil fatal , etc.
Tous ces vers sont sans aucune poésie , et le lecteur n'y
retrouve rien de Milton. Voltaire a imité , en vers , cette
fameuse apostrophe ; on ne sera pas fâché , sans doute , de
comparer son imitation avec celle de Racine et celle de
M. de Nivernois.
Toi , sur qui mon tyran prodigue ses bienfaits ,
Soleil , astre de feu , jour heureux que je hais ,
Jour qui fais mon supplice et dont mes yeux s'étonnent ;
Toi , qui semble le dieu des cieux qui t'environnent ,
Devant qui tout éclat disparaît et s'enfuit ,
Qui fais pàlir le front des astres de la nuit,
Image du Très-Haut qui régla ta carrière ,
Hélas , j'eusse autrefois éclipsé ta lumière ;
Sur la voûte des cieux , élevé plus que toi ,
Le trône où tu t'assieds s'abaisssait devant moi ,
Je suis tombé , l'orgueil m'a plongé dans l'abyme……..
Le premier de ces vers renferme une faute contre la
langue ; on ne dit pas prodiguer ses bienfaits sur quelqu'un ,
mais prodiguer ses bienfaits à quelqu'un. Le second vers
ne renferme que des idées vagues ; Soleil , astre de feu ,
cet hémistiche est de remplissage ; Jour heureux que je
hais , est une expression maniérée. On ne trouve rien de
tout cela dans Milton , qui fait dire à Satan :
O thou, that with surpassing glory crown'd,
Look'st from thy sole dominion like the god
Of this new world , etc.
Voltaire a omis , dans sa traduction , une circonstance
essentielle , le soleil qui semble le dieu de ce monde nouveau.
M. de Nivernois est plus exact , en traduisant ainsi :
O toi qui , couronné de la plus haute gloire ,
Paraît l'âme et le dieu de ce monde nouveau. 1
Le troisième vers de Voltaire a le même défaut que le
second ; le quatrième , toi qui semble le dieu des cieux qui
l'environnent , est très-beau ; mais il n'est pas dans l'esprit
124 MERCURE DE FRANCE ,
du poète anglais , qui a pour objet de peindre les premiers
momens de la création , et qui représente Satan s'indignant
à la vue de ce monde qui vient de sortir des mains du
créateur. Le cinquième vers , Devant qui tout éclat disparaît
et s'enfuit , est dénué de poésie ; tout éclat est
vague ; disparaît et s'enfuit , ces deux verbes qui expriment
la même idée , n'ont point la pompe convenable .
A côté de cette imitation , nous allons citer le même morceau
traduit par M. Delille :
Tantôt de l'empirée il ( Satan ) contemple la voûte ,
Tantôt ce beau soleil au plus haut de sa route
Épanchant de son trône un torrent de clartés
Blesse de son éclat ses regards irrités :
Il gémit , et cédant à sa douleur profonde ,
Il adresse ces mots au grand astre du monde :
Globe resplendissant , majestueux flambeau ,
Toi qui semble le dieu de ce monde nouveau ,
Toi dont le seul aspect fait pâlir les étoiles ,
Et commande à la nuit de replier ses voiles ,
Bienfait de mon tyran , chef- d'oeuvre de ton roi ,
Toi qui charmes le monde , et n'afflige que moi ,
Soleil , que je te hais ! et combien ta lumière
Réveille les regrets de ma splendeur première !
Hélas ! sans ma révolte , assis au haut des cieux ,
Un rayon de ma gloire eût éclipsé tes feux ,
Et sur mon trône d'or , presque égal à Dieu même ,
J'aurais vu sous mes pieds ton brillant diadême.
Je suis tombé ; l'orgueil m'a plongé dans les fers ,
Il m'a fermé les cieux et creusé les enfers.
Sujet , enfant ingrat , devais-je méconnaître
Ce Dieu mon bienfaiteur encor plus que mon maître ?
Près de son trône assis , ce Dieu m'a- t-il jamais
Épargné ses faveurs , reproché ses bienfaits ? ....
Ces vers , qui n'ont jamais été publiés , donnent à leur
auteur une très - grande supériorité sur ses riyaux , et
même sur ses modèles. C'est là qu'on retrouve toutes les
beautés de Milton , rendues avec une scrupuleuse exactitude.
M. Delille s'est permis d'ajouter une idée au poète
anglais :
Toi qui charmes le monde et n'affliges que moi.
MESSIDOR AN XI. 125
elle sem-
Cette idée est sublime ; elle est dans la nature ,
ble être puisée dans l'esprit de Milton . Cet hémistiche ,
Soleil, queje te hais ! est beaucoup plus fort , beaucoup
plus énergique que celui de Voltaire : Jour heureux que
je hais ! Nous n'entrerons pas dans de plus grands détails
sur les beautés de ce morceau. Il nous donne l'espoir
de voir enfin notre littérature s'enrichir d'un chef- d'oeuvre
qui n'est connu en France que de ceux qui savent la langue
anglaise. La traduction du Paradis perdu , paraîtra
immédiatement après celle de l'Enéide , que les éditeurs
viennent de mettre sous presse , et qui est l'ouvrage de
quarante années de travaux. Tandis que de vils pamphlétaires
écrivent d'infâmes libelles contre M. Delille , il ne
répond à leurs calomnies que par la publication de ses
ouvrages ; et celui qu'on accuse d'avoir conspiré contre sa
patrie , ne cesse d'élever , dans la paix de sa retraite , de
nouveaux monumens à la gloire nationale .
Nous avons examiné tous les libelles qu'on a publiés
contre M. Delille , et nous n'y avons jamais remarqué
aucune intention , aucun but littéraire ; toutes les diatribes
de ses ennemis sont marquées au coin de la plus basse
envie ou de la méchanceté la plus perverse ; elles ont
quelque chose de cet esprit qui animait Satan contre le
Soleil , et elles sont presque la paraphrase de cet hémistiche
, Soleil , que je te hais ! La plupart de ces diatribes
sont anonymes ; pour confondre leurs auteurs , il suffirait
peut-être de les nommer. Qu'on nous permette de finir
cet article , en citant quelques vers qui leur sont adressés,
Lorsque Delille , en ses tableaux sublimes ,
Des factions nous dénonce les crimes ,
Vous dites plaisamment qu'il vous a fait pitié ,
Et chaque jour par vous il est calomnié ;
Non , la pitié n'a point tant de furie :
Soyez plus vrais , lisez au fond de votre coeur,
De votre accusateur respectant le génie ,
Convenez qu'il vous a fait peur,
Oe tout au moins qu'il vous a fait envie,
126 MERCURE DE FRANCE ,
ANNONCES.
Journal du Galvanisme , de Vaccine , etc. , par une
société de physiciens , de chimistes et de médecins ; rédigé
par J. Nauche , médecin , président de la société galvanique
, membre des sociétés académique des sciences
médicales de Paris , de plusieurs comités de vaccine , etc.
II . et III . cahiers de 96 pages in - 8° . Ils contiennent
ent'rautres articles un Résumé succinct sur le Galvanisme ,
par Cés. le Gallois , médecin ; de l'Application du Galvanisme
à la Rétention par paralysie de la vessie ; Origine
du Galvanisme ; Contre- épreuve variolique sur des vaccinés
à Milan ; Réflexions sur uue expérience Galvanique , par
le C. Graperon , médecin , membre de la société galvanique
, etc.; Observations de M. Schaub , professeur à
Cassel , sur l'efficacité du Galvanisme employé dans les
surdités complètes , dans les affections des organes de
l'ouie , pour guérir les sourd-muets , etc. etc. Le prix de
la souscription est de 12 fr . pour recevoir , franc de port ,
12 cahiers de 48 pages chacun , dont un chaque mois. La
lettre et l'argent doivent être affranchis . On peut envoyer
le prix de la souscription en un mandat sur Paris.
On souscrit à Paris , chez F. Buisson , libraire , rue
Hautefeuille , nº. 20 .
Les Pandectesfrançaises , ou Recueil complet de toutes les
lois en vigueur, contenant les codes civil , criminel , de commerce
, militaire , de marine , judiciaire , et les dispositions
des autres lois , soit romaines , soit cotumières , soit édits
ordonnances ou déclarations , soit décrets , que ces codes
laissent subsister , avec des observations formant un traité
substantiel et succinct de chaque matière , par J. B. D. et
P. N. R. C. , anciens avocats , jurisconsultes des universités
deParis et d'Orléans.
Code civil , tome premier , formant 480 pages in - 8°.
Prix : 5 fr. et 6 fr. 50 c . par la poste. Les autres volumes
paroîtront successivement.
A Paris , chez les auteurs , à l'adresse de M. Riffé Caubray
, ancien avocat aux conseils , défenseur-avoué au tribunal
de cassation , place de Thionville , n°. 13 ; chez
Perlet , libraire , rue de Tournon.
Ces trois ouvrages se trouvent aussi chez le Normant
rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº. 42.
MESSIDOR AN XI. 137
POLITIQUE.
Quand une nation n'agit pas d'une manière juste , il est
trop commun de croire qu'elle agit d'une manière habile.
Une bonne et savante perfidie est beaucoup plus rare , à
notre avis , qu'une complète impéritie. Selon le christia- .
nisme , c'est le propre de l'iniquité de se mentir à elicmême.
Le paganisme professait la même doctrine ; il pen
sait que Jupiter frappe de démence ceux qu'il veut perdre.
Que l'Angleterre soit grossièrement aveuglée ; qu'elle
ait donné à toute l'Europe l'exemple d'un peuple en état
de démence , c'est ce que la plus simple réflexion établit
avec évidence.
Quand l'Angleterre a déclaré la guerre , il n'est personne
en France qui n'ait cru qu'elle avait des engagemens
secrets avec quelque grande puissance continentale . Cette
attente s'est trouvée sans fondement. On s'est demandé
alors quel pouvait être son dessein ? Garder Malte : elle
l'avait. Comment se fait-il qu'elle ait voulu faire toutes les
avances d'une guerre dont l'objet était dans ses mains ?
Puisque l'Angleterre a voulu faire ainsi la guerre sans
intérêt réel , il faut croire au moins qu'elle a été bien sûre
de ses forces ; il faut croire que depuis long- temps son
plan d'attaque et de défense était bien mûri , son système
militaire bien formé et bien conçu : point du tout. Nous
apprenons de la bouche même du secrétaire de la guerre
« que le mode actuel de l'armée est entièrement fautif,
>> mais qu'il ne sait comment y remédier ; que le pays est
» dans un état de crise , et qu'on ne peut avoir recours
» qu'à une mesure temporaire ( 1 ) . »
(1) He did not affect to deny he had formerly states , that the present
army system was errone ous . But whut was now to be done ?
Nothing but a measuve capable of instant effect could be , at this
moment adopted. ( Débats du parlement , du 23 juin. )
128 MERCURE DE FRANCE ,
M. Pitt n'est moins curieux à
pas
entendre le secré
que
taire de la guerre . Cet ex-ministre déclarait autrefois qu'il
n'y avait aucune espèce de paix à faire avec la France , à
moins qu'elle n'offrit indemnité pour le passé , sécurité
pour l'avenir. Son ton est aujourd'hui un peu plus mo
deste ; il borne ses prétentions au salut de l'Angleterre.
Ce ne sera pas peu de chose pour notre pays , dit-il , que
de s'être conservé contre un ennemi qui a soumis la moitié
de l'Europe (2) . Nous demandons si faire la guerre aveď
la seule espérance de n'être pas anéanti par la guerre , est
une conduite très- sensée ?
L'absurdité de la guerre se manifeste de plus en plus ,
à mesure qu'on examine l'intérieur de l'Angleterre , la
composition de l'armée , l'état des partis et les dispositions
de l'esprit public .
Sous ce dernier rapport , nous voyons bien une grande
amertume , et si l'on veut , une parfaite unanimité dans
les papiers publics . Dire du mal de la France , est toujours
une chose populaire en Angleterre . Il n'y a qu'une seule
époque où la France ait reçu sérieusement des hommages
de la part d'une partie de la population anglaise ; c'est
lors du règne de Robespierre et de Marat . Si on veut lire
le Morning-Post , le Morning- Chronicle , et le papier
anglais The Courrier , de ce temps là , on verra que la
haine, qu'il est si facile de remuer dans tous les pays contre
les nobles et contre les riches , était assez exaltée en Angleterre
, pour balancer ce qu'il y a de haine nationale contre
la France . En ce moment , comme la France n'offre plus'
d'intérêt sous ce rapport , il ne reste aux papiers publics
à exploiter que l'ancienne animosité réunie à quelques
intérêts privés.
(2) He should considerit as no mean thing to be save against an
enemy that had subdued half Europe ; and if we were not enrolled
among the victims of the opressive spirit of that enemy, he regardet
it as no inconsidérable proof of our spirit and energy.
Rien
MESSIDOR AN XI 129
Rien n'est plus agréable pour les Anglais que les commencemens
de la guerre. D'un côté , ils prennent beaucoup
de vaisseaux à toutes les nations ; ( on dit en ce moment que
la rade de Plimouth en est encombrée ) : de l'autre , les
marchands , les capitalistes , les fournisseurs , toute la cité ;
de Londres , se livrent aux espérances de fortune les plus
illimitées. En voilà assez pour expliquer l'unanimité des
papiers de Londres .
"
Il n'en est pas de même de la masse du pays. Au milieu
de cette bouffissure de déclamation et d'arrogance , les
fonds baissent , une inquiétude sombre agite tous les
esprits , le découragement s'étend . On peut s'en rapporter
sur ce point à M. Wyndham. « On me parle beaucoup ,'
» dit - il dans les derniers débats , de l'unanimité avec
» laquelle cette guerre est entreprise , et de l'esprit qui
› anime tout le peuple pour la soutenir . J'ai beaucoup
» entendu parler d'esprits qui rodent sur la terre : je n'en
» ai jamais vu. Je n'entends parler d'aucune adresse au
> roi dans cette occasion . Je ne vois nulle part une im
» pression convenable du danger dont nous sommes me
nacés. Je ne trouve par-tout qu'une sorte d'apathie ,
» d'indifférence et de désespoir qui ne peut m'offrir , quel
» qu'en soit le principe , aucun signe de cette vigueur et
» de cette énergie qu'on m'annonce ( 1 ) . »>
Cette disposition de l'esprit public n'est point sans rapport
avec l'état des partis. Si on veut y faire bien attention
, on trouvera que personne en Angleterre n'est dans
sa véritable attitude. Tous les personnages sont dans une
ligne fausse.
4)
M. Addington , obligé de faire , contre son gré , la guerre
qu'ont voulu les Grenville , n'a pas même la confiance du
parti dont il s'est fait l'instrument.
M. Fox ne désire pas plus la guerre que M. Addington ;
mais il ne peut bouger. On a jeté au-devant de lui toute
la masse de la haine de la cour et de l'orgueil national .
( 1 ) Débats du 27 juin.
130 MERCURE DE FRANCE ,
M. Dundas ( lord Melville ) et M. Canning ne sont occupés
qu'à épier M. Addington ; ils le censureront bientôt
pour la guerre , comme ils l'ont censuré pour la paix.
M. Wyndham , avec des vues plus élevées , voit le danger
, et se tourmente pour trouver le moyen . Dic ubi
consistam coelum terrumque movebo .
L'armée est dans la même situation . Dans son système ,
reconnu défectueux par le secrétaire même de la guerre ,
suffira-t-elle , comme il le prétend , à la défense du pays ,
ou est- elle insuffisante , comme le prétend M. Wyndham ?
C'est ce qu'il ne nous appartient pas de décider . Ce qui
nous paraît positif , c'est qu'aucun de ces grands personnages
n'ont une juste idée des élémens qu'ils veulent manier.
Ils en appelaient dernièment au témoignage du lord
Cornwallis , en faveur du courage des milices améri
caines contre des troupes réglées . Ils pourraient le consulter
aussi sur l'avantage des troupes réglées contre des
régimens formés à la hâte . Ce noble lord peut leur dire
ce qui lui est arrivé en Irlande , où dix mille hommes
de son armée ont été battus par quinze cents Français ,
où lui - même s'est vu réduit à éviter tout engagement
particulier , et obligé de rassembler une armée de trente
mille hommes pour faire mettre bas les armes à quinze
cents.
Le général Mack n'est point un homme sans talent et
sans génie ; il pourra leur dire ce qui arrive quelquefois
à des armées nombreuses et redoutables sur le papier.
Les champs de Børne pourront de même leur apprendre
ce qu'il faut attendre d'une multitude , quand elle est mal
formée et mal disciplinée. Mais pourquoi aller chercher
les exemples si loin ? La France , dont les soldats ont assez
acquis le renom de bravoure , pourra leur apprendre ,
par les premières journées de Mons et de Tournay ,
de quelle manière il faut compter sur une multitude ,
quelque guerrière quelle puisse être , lorsqu'elle est commandée
par des chefs qui n'ont pas sa confiance , ou dout
elle n'a pas
l'habitude.
7
MESSIDOR AN X 1. 131
Nous ne pouvons que plaindre la malheureuse Angle
terre , si ces vues sont étrangères à ceux qui la gouvernent ,
La France est placée dans cette situation , de pouvoir
choisir , ou une mesure hâtive , au moyen de laquelle tous
les nouveaux corps anglais n'auraient encore ni ensemble
ni consistence , ou d'attendre tranquillement , toujours
prête à agir , l'effet intérieur qui ne peut manquer de e
produire des mesures actuelles, Le parlement britannique
ne décrète pas un impôt , il ne lève pas une armée ,
il në
prend pas un parti , que le gouvernement français ne
puisse y trouver un ami et un auxiliaire. Les plaisirs de
la guerre sont déjà finis en Angleterre ; en fait de succès ,
tout est joui. Rien n'est encore commencé en France ;
on ne fait que se préparer . L'Angleterre peut se préparer
de même. Nous n'avons aucune répugnance à voir , s'il le
faut , toute sa population sous les armes. Mais lorsque.
obligé d'envoyer des forces en Irlande , aux Indes , aux
Antilles , à Malte , a Gibraltar , dans toute la Méditerra
née , les marchands de Londres se trouveront réduits à
n'avoir pas chez eux même de la sécurité ; lorsque les
spéculations de leurs propres dangers viendront se mêler
aux spéculations de la fortune ; lorsque tout le peuple sera
gêné , pressé , harassé , il n'est pas sûr que les ministres
paraissent long - temps les amis du pays , et la guerre
l'objet de toutes les affections et de tous les voeux : Dieu
sait alors ce qui arrivera.
Dans le désordre des empires , c'étaient autrefois les
barbarés qui accouraient pour les ravager. Les barbares
ne sont plus aujourd'hui dans les forêts du nord. Ches
tous les peuples policés , ils entourent les propriétés et les
propriétaires ; à un moment donné , ils sortent par nuées
des caves , des galetas et des tavernes. Ce ne sont pas les
soldats français qui ont toujours été les plus redoutés chez
les nations qu'ils ont soumises . Ceux qui les avaient combattus
en ennemis , les ont souvent reçus en libérateurs . Il
serait bien singulier que ces dangers ne fussent rien dans
1 2
132 MERCURE DE FRANCE ,
un pays où , sans compter les brigades de Copenhagen-
House , on trouve de si nombreux corps ( infanterie et
cavaleric ) de voleurs .
Si les bruits qui se sont répandus , et qui paraissent
s'accréditer , continuent à prendre de la consistance ,
J'Angleterre ne serait pas dans le cas de voir effectuer
toutes ces mesures , ni d'éprouver toutes ces craintes. On
répand que le cabinet de Berlin s'est réuni à la Russie ,
pour empêcher les suites de la rupture qui a éclaté entre
la France et l'Angleterre , et qu'en conséquence elle a fait
offrir sa médiation à la cour de Londres , par son minis -
tre près sa majesté britannique. On ajoute que le gouver
nement anglais , ainsi que le gouvernement français ,
ont accepté cette médiation. Ce parti , qui devrait être un
sujet de joie pour tous les amis de la paix , et sur-tout pour
les amis de l'Angleterre , a le malheur de déplaire à un
membre de son parlement : « J'espère , dit M. Mac
» Naughton , que , malgré cette médiation , il n'y aura
» point de paix jusqu'à ce que notre présomptueux ennemi
» ait fait l'essai d'une invasion sur ce pays , et qu'il ait pu
» se convaincre , par le résultat , de l'impossibilité de faire
» aucune impression sur ces royaumes- unis , au moyen
» d'une tentative d'invasion . Si la paix était faite avant ce
temps , ajoute-t-il , l'ennemi tiendrait toujours sur nos
» têtes , pour nous effrayer , la menace d'une invasion , et
» continuerait peut - être à tenir envers nous un langage de
>> domination . »
Ce mouvement paraît avoir fait une grande impression
dans la chambre des communes. On a crié sur-tout ( hear
him , hear him ) , lorsque l'honorable membre a ajouté que
les Anglais salueraient alors les Français comme les giadiateurs
saluaient le peuple romain morituri te salutant.
Nous ne contestons point l'éloquence de ce mouvement ,
mais il ne fait que confirmer ce que nous avons dit en
commençant , que c'est une guerre inscasée . C'est bien la
peine de déclarer la guerre à la France , pour n'en tirer
d'autre avantage que celui d'une fin glorieuse. M. Mac
MESSID OR AN XI. 133
Naughton conviendra qu'il valait beaucoup mieux rester
tranquilles.
Il n'y a pas d'apparence que ce défi d'un simple membre
du parlement entre pour quelque chose dans les négociations.
Si quarante mille Français seulement mettaient
les pieds dans la Grande- Bretagne , M. Mac Naugthon
et ses amis pourraient leur dire d'aussi bonne grâce qu'ils
voudraient morituri te salutant. Pour ce qui nous concerne
nous n'avons faire de détruire l'Angleterre , que
pas même de nous en emparer . Nous avons assez de territoire
et assez de puissance. Que ce pays continue à subsister
tel qu'il est , peu nous importe . Cependant en nous
référant à la sagesse connue du chef de l'état , il faut
pourtant que tout le monde sache , si nous devons avoir
la paix , que notre intention est que cette paix soit stable ;
que nous voulons nous livrer avec sécurité , pendant cette
nouvelle paix , à tout l'essor de notre activité et de notre
industrie ; que nous ne voulons avoir rien à redouter cette
fois d'une attaque inopinée et d'une trahison subite.
Nous avons pris la liberté de faire quelques remarques
sur la condescendance des négociateurs français à Amiens ,
relativement à la stipulation d'une langue maltaise ; qu'il
nous soit permis de nous plaindre de nouveau de la confiance
entière qu'ils ont cru devoir accorder à la parole
du lord Cornwallis et du peuple anglais , relativement à
l'évacuation du Cap de Bonne-Espérance , de l'Egypte et
de Malte . Cette bonne foi les honore ; mais ils auraient dû
s'apercevoir qu'elle n'a jamais été accordée dans des
traités qu'aux grandes puissances continentales , connues
par leur fidélité à leurs engagemens et par leur loyauté.
L'Angleterre , sur ce point , toujours fait exception .
Lors du traité d'Aix-la-Chapelle , il fut convenu , comme
à Amiens , qu'elle ferait diverses restitutions en Amérique
et en Asie; mais nos pères , mieux instruits de la probité
anglaise , ne se contentèrent pas de la signature de l'ambassadeur
britannique ; ils exigèrent formellement que i
I 5
134 MERCURE DE FRANCE ,
cour de Londres ferait passer à celle de Versailles deux
personnes de rang quíy demeureraient en qualité d'otages ,
jusqu'à ce qu'on y eût appris , d'une façon certaine et
authentiquel restitution de l'Isle Royale , du Cap-Breton et
de toutes les conquêtes que les Anglais pourraient avoir
faites avant ou après la signature des préliminaires dans
Les Indes orientales et occidentales. Cette stipulation aura
beau être regardée comme peu honorable , elle n'en forme
pas moins l'article IX du traité d'Aix-la-Chapelle . Si , d'a
près cet exemple , les négociateurs français à Amiens
eussent demandé que M. le duc de Clarence et M. le duc
de Cambridge vinssent à Paris comme ôtages , répondre de
la signature de lord Cornwallis , l'histoire aurait peut- être
à regretter les gestes héroïques de l'un en Allemagne , et
les traits d'éloquence de l'autre à la chambre des pairs ;
mais enfin , Malte aurait été certainement évacuée , et l'Eu¬
rope n'eût pas été menacée de nouveau de tous les fléaux
de la guerre.
Encore une fois , nous désirons sincèrement que l'inter ,
vention puissante des cours de Berlin et de Pétersbourg
nous procure de nouveau les benédictions de la paix . Le
chancelier de l'échiquier a cru devoir défier dans la chambre
des communes , non- seulement ces puissances , mais
toute l'Europe réunie . Nous n'imiterons point ce fon de
bravade et de provocation ; nous ne dirons point avec ce
ministre , que nous sommes à même de faire tourner à
a destruction et à sa honte les efforts du monde entier
( 1 ). Reconnoissans envers des voisins qui ont la bontė
d'intervenir dans cette querelle , nous laissons à l'Angle-
(1 ) Let us sheu that we are not to hold our security by the for
bearance of any power , that our indépendance is not to be shaken by
the chief consul of France , nor by the united efforts of all Europe ,
Let us take such measures as will prove to the country , that it can
be safe, if it will , and to the whole world beside , that if they should
attiek us , their efforts will redound to our glory and their confusion
wad disconfiture , ( Dbats du 25juin,į
MESSIDOR AN XI 135
terre à insulter d'avance leur puissance , en méfiance do
leur équité. Nous leur remontrerons seulement que c'est
une paix réelle qu'il nous faut , et non pas une paix nominale
; que nos manufactures et l'industrie de nos villes
maritimes et commerciales demeureraient à jamais anéan
ties , si elles restaient à la merci du premier vertige du
gouvernement anglais ; si l'Angleterre conservait la liberté
de recommencer tous les ans une guerre de trois
mois , où elle a tout l'avantage , sauf à se réfugier au
moment du châtiment , derrière l'appui d'une intervention
continentale . Nous désirons que les puissances médiatrices
réconnaissent bien sur ce point nos intérêts et notre posi
tion après cela les Français , de concert avec leur chef,
s'en reposent entièrement sur leur justice.
NOUVELLES DIVERSES.
MM. Radzinski et Montclaire , commandeurs de l'ordre
de Malte , sont passés par Vienne , venant de Pétersbourg,
et se rendant en Sicile. S. M. l'empereur de Russie
les a chargés de remettre au nouveau grand-maître M. de
Thomasi , les décorations de l'ordre .
Hambourg, 25 juin.
Le ministre français près du cercle de Basse -Saxe a déclaré
d'une manière formelle que , comme la marche des
troupes françaises avait uniquement pour but d'occuper
les états de S. M. britannique en Allemagne , tous les pays
limitrophes , quelque rapprochés qu'ils soientde ces états ,
et quelles que soient leurs relations politiques , commerciales
on rapports de consanguinité avec eux , ne devaient
pas craindre qu'il fût porté la moindre atteinte à leur
neutralité.
Du 29. Suivant les dernières lettres de Hanovre , les
Français font des préparatifs qui semblent indiquer qu'ils
se proposent de passer l'Elbe ; ils ont pour cet effet mis en
réquisition tous les bateaux qui se trouvaient sur la rive
gauche du fleuve . On rassemble un gros corps de troupes
dans les environs de Lauenbourg ; déjà 4000 hommes sont
arrivés le 27 dans cette ville , et on en attendait encore
I 4
136 MERCURE DE FRANCE ,
6000 pour le lendemain : le général Mortier était aussi aftendu
pour le 28. On a ramené à Hanovre la plus grande
partiedes canons et des bagages hanovriens, qui avaient été
transportés dans le pays de Lauenbourg. On dit que le
roi d'Angleterre ayant refusé de ratifier la convention de
Suhlingen , les troupes hanovriennes seront désarmées et
conduites en France.
Gênes , 25 juin.
-
Nous apprenons que le général Murat arrivera sous
très-peu de jours dans notre ville . Il a réuni à son commandement
les troupes françaises répandues sur notre territoire
. Nous recevons aussi la nouvelle que les troupes
françaises sont entrées dans l'Abbruzze , au nombre d'en
viron 12,000 hommes.
Venise , 18 juin.
Suivant une lettre de l'état pontifical , les troupes françaises
étaient déjà arrivées le 13 , à Fermo ( ville et port de
Ja Marche méridionale , située a treize lieues d'Ancône ) ;
elles doivent continuer , le 19 , leur marche vers le royaume
de Naples.
Rome , 17 juin .
On écrit de Naples , qu'une escadre anglaise se trouve
actuellement dans la rade située devant cette ville . On craint
qu'elle ne s'empare des iles de Capri , Procida et Ischia.
On a , d'après cela , jugé à propos de renforcer la garnison
du fort Saint-Elme.
Toutes les côtes de l'Italie , et particulièrement celles
des îles Ioniqués , sont toujours infestées de pirates. Leur
nombre , déjà très-considérable , s'accroît tous les jours ;
aussi montrent - ils une audace dont on n'avait pas cu
d'exemple depuis deux siècles . Depuis que les marines de
Malte , de Venise et de Naples sont détruites , il n'y a pas
un recoin de la Méditerranée qui soit à l'abri de leurs
brigandages. Ils n'avaient jamais osé se montrer dans la
mer Adriatique : ils y naviguent aujourd'hui sans aucune
crainte. L'avenir , à cet égard , est encore plus triste que
le présent , car le gouverneur de Trapani en Sicile , a
donné avis à son gouvernement que les barbaresques préparent
de nombreuses expéditions , et même qu'ils chargent
des échelles sur leurs vaisseaux.
Des bords du Mein , 2 juillet.
On prétend savoir qu'une des premières puissances du
MESSIDOR AN XI. 137
au
Nord aurait présenté un projet de médiation entre la
France et l'Angleterre , dont les principaux points seraient :
L'occupation de Malte par des troupes russes pendant dix
ans , à la charge , par l'Angleterre et la France , de payer
par moitié leur entretien ; la cession de l'île de Lampedouze
aux Anglais ; la restitution de Malte à l'ordre ,
bout de dix ans , à laquelle époque elle aurait une garnison
napolitaine. On va jusqu'à dire que l'admission de ce
plan n'éprouve pas de très-grandes difficultés , et qu'il va
être envoyé à Pétersbourg pour être présenté à l'empereur
de Russie , dont l'assentiment est nécessaire. On ignore
à quel point ces bruits peuvent être fondés ; peut - être
n'est-ce qu'une manière d'expliquer ce qu'on nous assure
ici , depuis quelque temps , qu'à Paris et à Londres on ne
cesse de dire que malgré que la guerre ait été inévitable
la paix peut se faire tout-à-coup.
Boulogne , 12 messidor.
er er
. prai
Un état général des armemens en course , faits au port
de Boulogne , depuis le 1. ventose an 4 , jusqu'au 1 ".
rial an 9 , donne les résultats suivans :
A
Cent cinquante- quatre corsaires sont sortis ; le terme
moyen de la force de leurs équipages était de 20 à 25
hommes.
"
Ils ont fait à l'ennemi 201 prises , chargées de vins , eauxde-
vie , rhum , tabac , genièvre , bois , dentelles , café
sucre , fer , bois , draps , etc. , etc. La valeur totale des prises
a été de 12,939,745 liv.
Parmi les prises , on compte plusieurs cutters et canonnières
armées le nombre des hommes pris à l'ennemi , a
été de 1967.
Nous avons perdu 16 corsaires et 755 hommes d'équi
page. La balance , tant au matériel qu'au personnel , dans
le laps de temps ci-dessus désigné , a donc été considérable
en faveur de la république .
L'opinion du docteur Francklin ( elle a été rappelée
dans le Journal officiel ) est , sans contredit , marquée au
coin de la saine philosophie ; il eût été à désirer que cette
opinion fût adoptée en Europe , et que la classe industrieusé
des commerçans eût pu se livrer à ses utiles spéculations ,
au millieu de la guerre qui nous agite depuis tant d'années.
On se rappelle que la convention nationale proposa à l'Angleterre
de faire respecter les bâtimens marchands , par
les vaisseaux de guerre des deux nations ; si cette propo138
MERCURE DE FRANCE ,
sition eût été accueillie , les négocians auraient préféré
sans doute , de modiques bénéfices , résultats d'un trafie
tranquille et peu dangereux , aux bénéfices plus considé→
rables que prodait la course , parce que des spéculations
sont toujours accompagnées d'inquiétudes et environnées
de dangers. Mais on n'a point oublié que la fière Angleterre
à repoussé avec dédain cette idée vraiment philan
tropique , pour suivre avec succès son plan de dévastation
et de famine générale ; il lui importait non seulement
d'intercepter notre commerce , mais encore d'empêcher
que les puissances étrangères n'abordassent dans nos ports:
et l'expérience nous a suffisamment démontré que , pendant
long -temps , elle n'a que trop bien réussi dans son
odieuse entreprise.
Quelle ressource restait-il donc à la France ? Fallait-ik
qu'elle continuât à faire une guerre inégale ? à respecter la
navigation ennemie ? à voir son pavillon flotter avec sécurité
sur toutes les mers , tandis que nos bâtimens restaient
inutilisés dans nos ports? Un pareil système portait avec lui
F'empreinte de la destruction ; on ne tarda pas à s'en apercevoir
: bientôt les armemens furent permis , et si quelque
chose m'a étonné , c'est qu'ils aient été suspendus si
long- temps.
La ville de Boulogne ; jadis si florissante par ses relations
avec l'Angleterre , sa navigation et ses importantes pêcheries
, s'est vue tout-d'un-coup privée de ses ressources par
l'effet de la guerre maritime . Les Anglais qui depuis lon &
femps ont appris à ne rien respecter , se sont à plus d'une eprise
emparés impitoyablement de tous les pêcheurs , ont
anéanti nos pêcheries , seule branche d'industrie qui nous
restait pour alimenter une population nombreuse . Les négocians
de cette ville n'eurent donc d'autre parti à prendreque
de suivre l'impulsion donnée par le Gouvernement ;
ils se livrèrent à de petits armemens en course : ceux-ci
ayant obtenu quelques succès , on les multiplia , on
perfectionna la construction des bâtimens , et on acquit
im tek degré de supériorité dans leur marche , que malgré
la multiplicité des croiseurs anglais , et leur constante vigilance
, on parvint à inquiéter journellement leurs côtes ,
enlever des bâtimens jusques dans leurs rades , à l'entrée
de leurs ports , et on les força d'entretenir des divisions enfières
, uniquement employées à repousser les attaques de
nos corsaires .
L'intérêt des puissances belligérantes est de nuire à leur
MESSIDOR AN XI.
139
15
ennemi par tous les moyens qui sont conciliables avec le
droit des gens. Inquiéter et intercepter son commerce ,
c'est souvent lui porter des coups plus funestes que de
gagner des batailles , et on ne peut se dissimuler que , sous
ce seul point de vue ,
nous avons rendu des services signalés
à la République
. Que l'on considère en effet que
nous avons fait pour 13,000,000 de prises. Cette somme
énorme enlevée à l'Angleterre par quelques frêles bâtimeus
, a été répartie entre toutes les classes de citoyens.
Les 154 arniemens et réarmemens que nous avons faits
ont pu coûter environ 3,500,000 . Mais nous n'avons été
tributaires d'aucune puissance pour la construction de
nos bâtimens. Les bois ont été tirés de nos forêts , les
toiles de nos manufactures de la ci-devant Flandre ; nous
avons pris les fers et les chanvres sur les Anglais ; et sans
contredit une opération qui , sans déplacement de capitaux
à l'étranger , verse 3 à 4,000,000 parmi la classe
des artisans de toute espèce , alimente l'industrie natio
nale , et prive l'ennemi de 15,000,000 , ne peut être considérée
que comme favorable à l'Etat.
Ce ne sont point les seuls avantages que la République
it retirés des armemens de Boulogne ; placés à très-peu
de distance des côtes de l'Angleterre , ils ont été à même
d'épier continuellement le départ et l'arrivée des flottes ,
et leur présence à forcé les Anglais à entretenir des divisións
entières pour les surveiller , en même temps qu'ils
étaient obligés d'augmenter le nombre et la force des
escortes.
Il n'est presque point de corsaire qui n'ait fait échouer ,
qui n'ait coulé ou brûlé quelque bâtiment ennemi ; et l'on
peut dire que les 15,000,000 enlevés à l'Angleterre , lui
ont causé un préjudice de plus de 18,000,000 car , la
próhibition qui pèse sur une grande partie des objets cap .
turés , et qu'on est tenu de réexporter , occasionne une
dépréciation considérable sur ces mêmes objets , qui pour
la plupart ne produisent qu'un tiers , ou au plus la moitié
de ce qu'ils ont originairement coûté.
―
Il en est de même des liquides achetés par eux en Porfugal
, qui se vendent chez nous à bas prix . - Et en considérant
la perte qu'éprouvent les négocians dont les vaisseaux
ont été coulés , brulés ou échoués , les droits de`recousse
qu'ils sont tenus à payer , et le nombrede nos prises
qui ont été reprises , l'on se convaincra aisément que
mon calent n'est point exagéré..
140 MERCURE DE FRANCE.
D'un autre côté , on a prélevé sur nos prises des droits,
de douane , d'enregistrement et de timbre sur les ventes
droits de timbre et d'enregistrement sur les procès - verbaux
, sur les liquidations et les pièces qui servent à l'appui
des comptes ; l'on peut estimer ces droits , ceux de la
caisse des invalides compris , à 33 pour cent.
Get aperçu rapide doit suffire pour démontrer que tant
que la course a été autorisée , et qu'elle a joui de la protection
nécessaire , ses avantages ont été de nature à
mériter toute l'attention du commerce et du gouvernement.
!
PARIS.
Il existe dans ce moment à Paris un individu né à Tolède
âgé de 23 ans ,
affecté d'une insensibilité physique dont il
n'y a sans doute aucun exemple. Ce jeune espagnol a été
gounis hier dans l'amphithéâtre de l'école de médecine , en
présence d'un très grand nombre de spectateurs , à des
épreuves que rous regarderions comme fabuleuses , si leur
realité ne nous était attestée par différens témoins oculaires
et les plus dignes de foi. Nous citerors le témoignage du
docteur Burard , qui nous fournit les détails qu'on va lire :
1 °, Il a plongé ses pieds et ses mains dans l'huile bouillante,
chauffée jusqu'à 85 degrés de chaleur ; il a lavé son visage
avec la même huile ; I
;
2º. Il a lentement et à différentes reprises promené ses
pids et ses mains sur un fer très-large et très -épais , rouge
et même blanchi par le feu ;
3°. Une spatule large et épaisse rougie jusqu'au blanc , a
été appliquée et promenée sur sa langue pendant quelques
minutes ;
4. Il a successivenient pris et fait circuler dans sa bouche
de l'acide muriatique , nitrique et sulphurique ;
5º. Une chandelle allumée a été pendant près d'un quart
d'heure promenée sur ses jambes et sur ses pieds ;
6º . Il a plongé ses maius et ses pieds dans de l'eau chargée
d'une grande quantité de sel et chauffée jusqu'à 70 degrés .
Ce jeune homme a subi ces diverses épreuves sans donner
aucun signe de douleur , et sans qu'il parût aucune trace de
brûlure sur ces différentes parties de son corps .
On a remarqué cependant que l'acide nitrique qui n'avait
fait aucune impression sur sa langue , a laissé une espèce de
1
MESSIDOR AN XI.
141
tache jaune sur la paume de sa main , mais sans cautérisetion
ni sans douleur.
Les médecins et les gens de l'art qui ont assisté à ces ,
expériences , ne manqueront pas sans doute de faire un rapport
sur ce phénomène inoui qui est d'autant plus merveilleux
, que l'individu paraît jouir d'une bonne sinté. Ce
qui n'est pas moins étonnant , sa peau , non-seulement n'est ,
pas altérée par les épreuves , mais elle est douce et souple
comme celle d'une jeune personne . L'interprète a assuré
que cet espagnol avait été mis à To'ède , dans un four exaçtement
fermé et chauffé jusqu'à 70 degrés ; il y est resté
pendant 10 minutes , s'y trouvant bien et ne voulant pas ,
en sortir. Nous le réptons , nous n'avons vu aucun de c s
prodiges ; ils nous paraissent tous hors de toute croyance ,
el nous ne faisons que transmettre le récit d'un médecin
connu et estimé qui a été un des témoins oculaires.
MINISTÈRE DE LA MARINE.
Extrait d'une lettre du citoyen Bouchet , capitaine de vaisseau
, chef des mouvemens militaires à Cherbourg ,
écrite au ministre de la marine , le 14 messidor.
J'ai l'honneur de vous rendre compte que la frégate
anglaise la Minerve , cominandée par le capitaine Brinton ,
armée de 48 canons , dont 28 du calibre de 18 , 14 de 32.
( caronnades ) et 6 deg avec un équipage de 230 hommes ,
en poursuivant hier au soir , par un temps brumeux , des
bateaux à pierres , qui , après avoir fait leur chargement
au Becquet , faisaient route pour venir passer la nuit sous
le fort de la Liberté , situé dans l'intérieur de la rade , a
échoué sur la digue vers les neuf heures et demie.
A dix heures , les chaloupes canonnières , la Chiffonne'
et la Terrible , stationnées sur cette rade , la première ,
commandée par le lieutenant de vaisseau Lécolier , et la
seconde , par . , ont commencé à la canonner à
demi - portée. Le fort a pareillement fait feu des canons
dont il était armé .
A minuit , j'ai expédié aux canonnières de la poudre et
des boulets , pour remplacer les munitions qu'elles avaient
consommées.
Vers deux heures , j'ai été en rade avec le citoyen
Cachin , directeur des travaux maritimes , deux ingénieurs.
du même corps , et le peude marins que j'ai pu rassembler.
Nous nous sommes rendus à bord de la canonnière la
Chiffonne , où j'ai pris le commandement de la rade ;
142 MERCURE DE FRANCE ,
-
j'ai fait continuer jusqu'à cinq heures et demie le feu des
chaloupes , qui a toujours été secondé , mais de loin , par
celui du fort de la Liberté.
A cinq heures et demie , la frégate anglaise a amené sơn
pavillon.
J'ai aussitôt ordonné au lieutenant de vaisseau Lécolier,
qui avait tant contribué à sa reddition , d'aller l'amariner .
Les prisonniers ont été transportés à bord de la Chif
fonne , et conduits à Cherbourg. Douze hommes de la
frégate avaient été tués ; et elle en a eu douze à quinze
grièvement blessés : les chaloupes de la République n'ont
éprouvé aucune perte.
La Minerve étant échouée en-dedans de la digue , j'ai fait
porter une amarre dans le sud , pour tâcher de la déséchouer
, mais inutilement : j'ai donné ordre alors de jeter
à la mer
pour l'alléger , deux canóns de 18 et quatre caronnades
, qu'il sera très- facile de retirer.
Après quelques efforts et quelques manoeuvres , on est
parvenu à remettre la frégate à flot ; et à six heures , elle
était mouillée dans la rade , hors de tout danger.
Pour extrait conforme..
Le ministre de la marine et des colonies , par interim ,
CLARET-FLEURIEU.
Une lettre du citoyen Roustagneuq , commissaire principal
de la marine , donne des détails a-peu-près semblables
sur cet événement , qui a procuré dit- il à la république un
bâtiment de guerre de force , complètement armé , et qui
a mis les commandans des canonnières stationnées en ce
port , et généralement tous ceux qui ont concouru à la prise
et au sauvetage de ce bâtiment , dans le cas de se distinguer
par leur courage , leur activité et leur dévouement.
Une lettre particulière du capitaine de vaisseau Labretonnière
, fait mention d'une circonstance qui ne se trouve
pas dans les autres lettres . Il dit que le projet de la frégate
anglaise était de prendre des bateaux chargés de verser
des pierres sur la digue , et peut-être de les couler dans
la rade , avec le secours d'une demi-douzaines de péniches
armées d'un obusier , et montées de vingt hommes , lesquelles
l'accompagnaient ; qu'un bateau avait déjà été pris ,
mais que le courant avait porté la péniche et le bateau sous
le Fort-National de l'ile de Pelée.
Il ajoute que l'événement de la prise de la Minerve est
d'autant plus heureux , que denx autres frégates anglaises
ont pu la voir , le 14 au matin , flotter dans la rade de
Cherbourg , sous le pavillon de la République .
MESSIDOR AN XI. 143
ой
M. le cardinal Caprara est parti pour Bruxelles , où
restera pendant le séjour du premier Consul.
→→ Le sénat s'est ajourné au 7 thermidor , pour procéder
aux élections au corps législatif.
-
M. le comte de Morkolf , général des armées de
Russie , a passé à Nancy le 10 messidor , se rendant à Paris .
-
La frégate la Consolante est arrivée le 1. messidor,
après vingt- cinq jours de traversée , venant de la Guadeloupe
, et ayant à bord le contre-amiral Lacrosse ; aux alté➡
rages , uncorsaire anglais , de 20 canons , l'ayant prise pour
un bâtiment chargé de sucre , s'en est un peu approché , la
frégate l'a amariné et expédié pour Rochefort , ayant pris
à son bord quatre-vingt-trois anglais.
-Tous les journaux annoncent , d'après une lettre de
Dunkerque ( que nous avions aussi reçue ) , qu'il est question
de former un camp de cent niille hommes dans les
environs de Saint-Omer ; un de soixante mille hommes à
Cherbourg , et un troisième de quarante mille en Hollande.
Comme le Journal officiel n'a point encore parlé de dispositions
semblables , nous croyons qu'il est prudent d'attendre
qu'il les confirme.
-La lettre suivante peut donner une idée de la manière
dont le premier Consul et son épouse sont reçus dans tous
les lieux qui ont le bonheur de les posséder.
Dunkerque , lundi 15 messidor.
« Madame Bonaparte est arrivée ici jeudi soir. Nous
ne nous attendions pas à jouir aussi-tôt de sa présence ,
mais nous n'avons point été pris au dépourvu. En un mos
ment tous nos concitoyens se sont portés au- devant d'elle ;
des guirlandes de fleurs se sont trouvées tendues d'une
maison à l'autre dans toutes les rues de son passage ; de
sorte qu'elle est parvenue , sous un long berceau de roses
à l'hôtel qui lui avait été préparé : une illumination géné
rale et brillante a terminé cette journée. Le lendemain ,
madame Bonaparte a parcouru notre ville , et a fait une
promenade en canot dans la rade. Toutes les personnes qui
ont eu le bonheur de l'approcher ont été comblées des témoignages
de cette bonté remplie de grâces qui lui gagne
tous les cours.
» Samedi , à cinq heures du soir , les décharges répétées
de l'artillerie de la place et des forts ont annoncé le pre144
MERCURE DE FRANCE , -
mier Consul. Il ne pouvait pas encore lire dans nos regards
la publique allégresse , que déjà il entendait les acclamations
d'un peuple immense , et les cris mille fois répétés
: Vive Bonaparte ! retentir sur nos rivages.
>> Une garde d'honneur , composée de toute la jeunesse de
notre ville , bien équipée , bien vetue , s'était portée au
devant de lui.
>> Le citoyen Emmery , maire , à la tête de toutes les
autorités constituées , réunies sous une tente élégamment
ornée , l'attendait à la première barrière extérieure . Ce
magistrat , en lui présentant les clefs de la ville , s'est exprimé
en ces termes : « Quel bonheur , citoyen premier
» Consul , que celui de vous posséder dans ces contrées !
» L'allégresse publique est à son comble. Je viens vous
» offrir , citoyen premier Consul , les clefs de la ville , je
» les offre avec orgueil ; car , ces clefs , je les ai refusées ,
» étant mairc de Dunkerque en 1795 , au duc d'York ,
» quand , avec quarante mille hommes , il vint nous as-
» siéger , et compromettre devant nos faibles remparts 'sa
>> carière militaire. >>
Pendant que le premier consul distribuait des armes
d'honneur à Boulogne sur le rivage , les braves Anglais , en
vertu de leur droit des gens , n'ont pas manqué de tirer
quelques innocens boulets.
-
On écrit aussi de Boulogne que , malgré la fatigue
de la journée , le premier consul était encore à travailler
dans son cabinet à une heure du matin. Deux heures après ,
c'est-à-dire à trois heures , il était sur pied ; et un coup
tiré par son ordre , a annoncé qu'il allait achever
sa visite. Ayant voulu visiter un fort , il fallut que deux
matelots l'y portassent ; l'un d'eux , en mettant le pied dans
l'eau , ct craignant de glisser , lui dit : N'aie pas peur ,
notre bon consul , n'aie pas peur.
de canon ,
On écrit de Dunkerque que le premier consul a
visité et parcouru la rade le 14 et le 15. Le 12 , madame
Bonaparte s'y était promenée aussi . Elle vit sortir un petit
corsaire ; elle lui envoya vingt- quatre bouteilles de rhum
et un pavillon .
-
Des lettres particulières d'Angleterre annoncent
que , selon toutes les apparences , il sera aussi délivré des
lettres de marque contre les bâtimens prussiens , au cas que
la navigation de l'Elbe et du Weser fût entravée par les
Français.
7
( No, CVII. ) 27 MESSIDOR an I
( Samedi 16 Juillet 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
REP.FRA
5.
cen
PO E SI E.
FRAGMEN T.
DU XII . CHANT D'UNE TRADUCTION DE L'ORLANDO FURIOSO .
Le comte Roland se trouve près des murs de Paris assiégé,
lejour qu ' Agramant doit passer les Maures en revue.
UNN jour d'automne , à l'heure où , chez Thétis ,
Phébus bridait ses coursiers endormis ;
"
Où l'aube ayant ses portes demi-clauses ,
Jetait aux cieux des soucis et des roses ;
Où , las d'errer au céleste pourpris ,
L'astre des nuits et ses pâles étoiles
Pour s'en aller avaient repris leurs voiles ,
Il ( 1 ) se trouva près des murs de Paris.
Deux escadrons s'offrirent à sa vue :
L'un a pour chef le sage Manilard ,
Doyen des rois , dont la tête chenue ,
(1 ) Roland.
K
146 MERCURE
DE
FRANCE
,
Mieux que son bras , sert aux siens de rempart ;
L'autre obéit au roi de Trémizène 2
Alzirde , cher à la gent africaine :
Prudent et vieux , l'un en fut le Nestor ;
Brave et poli , l'autre en était l'Hector.
Depuis trois mois , l'hiver , dans sa mollesse
Engourdissait et vainqueurs et vaincus.
Alzirde seul qui veut prendre Lutèce ,
Aimait l'assaut ; l'autre aimait le blocus :
Enfin l'assaut obtint la préférence ;
Et d'Agramant les bataillons épars
Devaient ce jour , en superbe ordonnance ,
Faire à ses yeux flotter leurs étendards.
Ja se voyait de rivage en rivage ,
Fondre au soleil la glace des ruisseaux ,
Les prés verdir , et d'un nouveau feuillage
Se rhabiller les jeunes arbrisseaux ,
Quand Agramant , que la paix importune ,
Voulut revoir et compter tous ces bras
Qu'il avait su guider dans les combats ,
Et de plus belle attaquer la fortune .
Or , ce matin , Alzirde et Manilard
Allaient grossir cette insigne revue ,
Lorsque de loin apparut à leur vue ,
Le paladin qui ceignait Durandart ( 1 ) ;
Et le premier , à ce front magnanime ,
Que Mars lui-même aurait craint de braver ,
Jugeant Roland un preux de haute estime ,
Ne put , hélas ! le voir sans l'éprouver !
Il était jeune , et partant téméraire ;
Il bouillonnait de courage et d'ardeur :
La lance au poing il joint cet adversaire....
Moins malheureux , s'il eût eu moins de coeur !
(1) On sait que l'épée de Roland portait le nom de Durandart.
MESSIDOR AN XI. 147
Dieux ! de quel prix son audace est payée !
Roland d'un choc lui transperce le sein ;
Il tombe , il meurt. Sa monture effrayée
S'échappe et fuit sans guide et sans dessein.
Un cri soudain , terrible , lamentable ,
Que mille voix poussent au même intant ,
Remplit les airs , quand ce coup déplorable
Fit voir Alzirde inondé de son sang.
Deux escadrons se ruant pêle-mêle ,
Heurtent le comte , ardens , désordonnés.
Le comte est seul , et reçoit comme grêle ,
Leurs javelots et leurs dards empennés.
Des sangliers la cohorte joyeuse
Exhale ainsi sa rumeur belliqueuse ,
Quand , descendu des sommets apennins ,
L'ours vagabond a saisi pour sa proie
Un jeune porc encore exempt de soie
Qui remplit l'air de ses cris enfantins :
Tel l'ennemi , hurlant à pleine tête
"
"
"
Fond sur Roland et crie arrrête ! arrête !
On voit voler autour de son haubert
:
Les pieux , les dards , les traits , les cimetères :
Les plus hardis frappent à découvert ,
D'autres en flanc , d'autres sur les derrières.
Roland , chez qui la peur n'ose loger ,
Compte les coups de la horde en furie ,
Comme un vieux loup fait dans la bergerie
Les vils moutons qu'il est prêt d'égorger.
Sa main brandit sa fulminante épée ,
Du sang païen dans cent combats trempée ;
Acier cruel , que le peuple africain
Hors du fourreau ne vit jamais en vain.
Tout est brisé , turban , casque , cuirasse.
Un mont sanglant sur la plaine s'entasse ,
Et l'air troublé se remplit sur ses pas ,
De cris , de pleurs , de têtes et de bras..
K a
148 MERCURE DE FRANCE ,
1
La mort , riant d'un sourire effroyable ,
Voyait , du Styx , son ministre Roland
Expédiér tous ces païens au Diable.
La pâle peur volait de rang en rang :
Tel , pour frapper le héros misanthrope ,
Levait le bras , qui tourne les talons ;
L'un à pied court , l'autre à cheval galope ;
Nul ne s'enquiert si les chemins sont bons ;
Tout fuit. Un seul montre encor son visage
Antique preux , mâle et ferme vieillard ,
A qui les ans , par un cruel retard ,
Glacént le sang sans glacer le courage ;
C'est Manilard : il a connu la mort ;
Mais de ses jours il n'a connu la fuite .
« L'honneur se perd où le danger s'évite ,
>> Dit-il ; mourons , mais non pas sans effort . »
Il marche , il frappe ; et sa lance impuissante
Effleure à peine , et se brise en éclats.
Roland frappa.... mais il ne tua pas ;
Soit que le sort eût frustré son attente ;
Soit qu'à l'aspect de ses longs cheveux blancs ,
Il respectât , même dans sa colère ,
Ce front royal qu'ont respecté les ans.
Il l'a laissé gissant dans la poussière .
Il passe ; il heurte , il assomme , il pourfend :
Tout ennemi de l'empire des Gaules .
Tout est en fuite , aucun ne se défend ,
Et tout fuyard le croit sur ses épaules!
Tel dans les airs le peuple roitelet ,
Si l'autour passe ,
3
est soudain en déroute.
Tout seul enfin Roland reprend sa route ,
Sans trop savoir quelle route il tenait , etc. , ete.
MESSIDOR AN XI. 149
ENIGM E.
On ne le connaît pas ;
Il ne peut concevoir ;
Il était avant l'homme ,
Et Dieu ne peut le voir.
LOGOGRYPHE.
EN me nommant , on qualifie
Plus d'un bélître parvenu ,
Plus d'un auteur dont la manie
Est de vouloir être connu .
J'ai le ton haut , la tête altière ,
Je me crois un être important .
On dit que je suis sot ; mais je ne sais qu'y faire ,
Et je l'oublie en m'admirant.
Messieurs , si vous cherchez fortune ,
En moi l'on découvre un métal ,
Dont l'envie à tous est commune :
Et ce n'est pas débuter mal ;
Ensuite j'offre un mot cher à tout impudique ;
Puis un instrument de musique ,
Dont le ton doux , harmonieux ,
Charme aux temples les gens pieux ;
Ensuite est l'arme épouvantable
Du plus intrépide gourmand :
Elle s'entr'ouvre , et votre table
Se trouve nette en un moment.
Avec un de nos sens j'offre aussi son organe ;
Puis le dépôt que fait le vin ;
Et le prophète hébreux , qui du séjour profane
genre humain , Habité par le genre.
Sans ailes , s'éleva jusqu'au séjour divin ;
L'espace où l'habitant des villes "
Circule en sortant de chez lui ;
Ce que les citoyens tranquilles
N'aperçoivent pas sans ennui ;
K 3
150 MERCURE DE FRANCE ;
L'oiseau qui , dans le Capitole ,
Jouait autrefois si grand rôle ;
"
Ce dont se pénètre un acteur
Pour moins occuper le souffleur ;
Un grain ; l'organe de la vue ;
Une cheville ; une chose reçue ;
Ce qu'ignore certain Crésus
Qui sait compter , et rien de plus ;
La peine qu'infligeait souvent l'aréopage ;
Ce dont les grands font étalage ;
Enfin ce que Saint- Preux fit un soir à Paris ,
Dont l'imbécile eut la manie
De rendre compte à sa Julie ,
D'un ton si bête et si soumis.
M. T. , de Vienne ( Isère ) .
CHARA D E.
Si les Américains avaient eu mon premier ,
Aux Espagnols , sans doute , ils auraient fait la nique .
Aidé par mon second , Colomb vit l'Amérique ;
Quand Las-Cazas priait , il était mon entier.
Par M. G. . ( du Puy. ) ...
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Mousse.
Celui du Logogryphe est Hermitage où l'on trouve héritage
, mitre , age hétre , reine , air , âtre , Riga , tage ,
;
rage , gai , mari , mariage , magie , mi , re , remi , rat ,
áme , image , germe et tige.
Le mot de la Charade est Ver- seau.
MESSIDOR AN XI. 151
Essais sur les Isles Fortunées et l'antique Atlantide
, ou Précis de l'Histoire générale de l'Archipel
des Canaries ; par J. B. G. M. Bory de
Saint-Vincent , officier français. Un vol . in-4°.
avec figures et cartes. Prix , 15 fr. et 19 fr.
franc de port. A Paris , chez Baudouin , imprimeur
de l'Institut national , rue de Grenelle ,
faubourg Saint- Germain , nº . 1131 ; et chez,
le Normant, imprimeur-libr. , rue des Prêtres
Saint -Germain-l'Auxerrois , vis - à- vis le petit
portail , nº . 42 .
ES
Les pays les plus fréquentés ne sont pas toujours
les mieux connus ; la plupart des voyageurs ne
sont guères entraînés que par la passion d'augmenter
leur fortune ; et lorsqu'ils arrivent dans un pays ,
ils s'informent plutôt de l'état du commerce , du
prix des denrées , de la valeur du change , que des
productions naturelles , des traditions historiques ,
de la langue des peuples : et quoique nous ayons
un grand nombre de relations sur la Sicile , qui
est au milieu de l'Europe , cette île , si intéressante
, n'est pas encore bien connue : et l'on attend
avec impatience une Flore sicilienne. Il en était
de même des Canaries , qui sont les îles fortunées
des anciens ; beaucoup d'écrivains en avaient parlé ,
peu les avaient observées. Elles ont fixé l'attention
de M. Bory de Saint -Vincent , qui , dans un âge
où l'on ne songe ordinairement qu'aux amusemens
frivoles , se consacre avec ardeur à l'étude
de l'histoire naturelle , dans laquelle il a déjà fait
des découvertes précieuses . Cet ouvrage , par lequel
il débute dans le monde savant , le place au rang
des observateurs les plus zélés de la nature ;
annonce dans l'auteur de grandes connaissances ,
il mérite les encouragemens les plus distingués ; et
il
K 4
152 MERCURE DE FRANCE ,
la teinte de philosophie qui règne dans ses conjectures
sur les anciens habitans de ces îles , promet
à la France plus qu'un naturaliste . Le titre modeste
d'Essais donné à cet ouvrage , déguise un traité
complet , et la réunion de tout ce qu'on sait de
plus intéressant sur les Canaries . Elles sont au
nombre de sept : Ténériffe , Canarie , Gomère au
milieu , Fortaventure et Lancerote à l'Est , Palme
et Fer à l'Ouest.
D'abord l'auteur donne une idée exacte de la
situation géographique de l'Archipel , des îles
Atlantiques , dont il a lui-même dessiné les cartes
avec beaucoup de soin ; il entre à cet égard dans
des détails précieux , et dont le mérite sera senti
par les personnes de l'art ; il rectifie des erreurs ,
détermine la vraie position de ces îles et la hauteur
du fameux pic de Ténérif. Le chapitre second
est consacré à décrire le climat des Canaries , et les
moeurs de l'ancien peuple que les Européens y
trouvèrent lorsqu'ils firent la découverte de ces
îles . <«< Situées sous le même parallèle que les
"
plus heureuses parties de la Chine , du Mogol ,
de la Perse , et des fertiles campagnes renfer-
» mées dans le Delta , elles ont sur ces beaux pays
» l'avantage d'être entourées par la mer , asile des
» vents , dont le souffle rafraichit une température
» trop ardente. » M. Bory , pour nous donner
une idée du climat enchanteur des Isles Fortunées ,
emprunte le pinceau du prince des poètes de
l'Italie ; et la description que le Tasse fait des
Champs Elyséens ( 1 ) , toute imaginaire qu'elle est ;
(1) Gérusal. lib . c . XV. st . 25 et 25. Le Tasse n'a ,
fait , pour ainsi dire , que traduire Horace Epode XI , et
Horace connaissait sans doute les relations que les Cartha
ginois et les voyageurs de son temps avaient faites de ces
iles , où il exhorte les honnêtes citoyens de Rome à s'aller
retirer . Ainsi la description du Tasse est moins imaginaire
qu'on ne le pense. B. D. B.
MESSIDOR AN XI. 153
a cependant un fonds de vérité. Les Canaries méritaient
bien de devenir le théâtre des amours
d'Armide . Mais écoutons l'auteur lui -même , et
nous verrons que son style a de la fraîcheur et de
la grâce .
Dès «<
que le soleil , quittant le capricorne ,
» arrive à l'équateur ; que la nature , morte dans
» nos climats par l'éloignement de cet astre , re-
»> nait aux premières caresses du printemps , les
» pays voisins de notre tropique , qui n'ont pas
» éprouvé comme nous tout ce que l'hiver a de
» triste , reprennent une nouvelle fraîcheur . Cette
» époque est pour eux celle du rajeunissement de
» la nature vieillie , sans avoir paru cesser de vivre.
» Alors les Canaries se couvrent d'une végétation
» plus vigoureuse ; le sommet des montagnes
» se débarrasse d'une partie de leurs brumes ; les
neiges fondues par une douce chaleur repa-
>> raissent en fontaines dans les vallons ; le sol
>>
léger s'ouvre de toutes parts , et laisse germer
» les graines nourricières qui lui sont confiées ; les
» campagnes , parées de fleurs nouvelles , exhalent
» au loin une odeur délicieuse , portée çà et là
>> par les vents ; le serin doré , particulier à cet
>> heureux climat , se réunit en troupes pour chan
» ter de nouvelles amours sous un feuillage nou-
» veau .
>>
ע » L'été , lorsque la Barbarie et le nord de
l'Afrique sont embrasés par les rayons les plus
» ardens du soleil , les Canaries , quoique situées
« sous la même latitude , en ressentent bien moins
» l'influence brûlante ; des vents , devenus plus
forts , des bises propres au climat . affaiblissent
» l'activité de la chaleur : alors les vapeurs se trou-
» vant arrêtées par les pics et les montagnes , se
» réunissent en nuages , et contribuent ainsi à
>> rendre la température plus modérée.
>>
་
154 MERCURE DE FRANCE ,
» L'automne vient ensuite prodiguer tous ses
» trésors à cette terre aimée du ciel ; on y voit
» réunis les fruits des deux mondes ; la bananne ,
» la
la goyave , la datte et l'orange y croissent à
» côté de la pomme , de la poire , de la figue ; la
vigne courbe sous le poids des grappes , et le
» raisin de ce pays est le plus délicieux qui soit
» au monde. »
>>
Mais comme rien n'est parfait dans la nature ,
les Canaries sont exposées à différentes calamités ;
la moindre est la surabondance des pluies ; qui ,
dans la saison de l'hiver , tombent par torrens , détachent
du sommet des montagnes des roches
énormes qui , roulant dans la plaine , y causent
souvent de grands dommages . Les vents d'est et
de sud- est sont , par leur violence et leur chaleur
brûlante , les plus terribles fléaux de ces îles ; ces
vents causent des ouragans et des maladies contagieuses
, apportent ordinairement des nuées de sauterelles
dévastatrices , qui dévorent les moissons ,
les raisins , les fruits et jusqu'aux fenilles.
Le volcan de Ténériffe vomit quelquefois un
fleuve de lave ardente , qui dévaste tout ce qu'il
rencontre . Ce sont les parties méridionales et occidentales
des Canaries qui sont le plus sujettes à
ces accidens ; les parties du nord et de l'est , protégées
par leur situation , sont le séjour enchanté
que l'on a peint sous le nom de demeures fortunées.
Les anciens habitans des Isles Atlantiques se
nommaient Guanches. Ce peuple , tel que M. Bory
de Saint-Vincent le peint , d'après les recherches
qu'il
a faites , était doux , humain , plein de vertus :
il a entièrement disparu . La langue des Guanches
devait être assez douce , autant que l'on en peut
juger par une liste de mots , produite par l'auteur.
On y remarque que chaque île avait un
MESSIDOR AN XI. 155
dialecte différent , lequel avait sa source dans
une seule langue primitive : et ce qu'il y a de singulier
, c'est qu'on y rencontre un assez grand
nombre de mots qui ont des racines communes
avec la langue grecque . On y voit aussi figurer
l'article oriental al , comme dans Alcorac , qui
signifie Dieu; de xúptos , et al , le Seigneur. Cuna ,
chien , vient évidemment du primitif grec Kov, xuvos.
Dans ganigo , vase d'argile , on reconnaît yv , accusatif
dorien , par conséquent primitif de 2 ,
terre ; et x ou xw , tenir , contenir. Alio , le
soleil, est bien le dorien os. Céla , mois , cel,
lune , est le même que ɛɛλn . Zonfa , le nombril ,
se retrouve dans panes. Guan signifie homme ,
habitant , et fils , il a les mêmes radicales que
TeiNo , engendrer. Qui ne reconnaîtrait ai , chèvre,
dans le mot axa , qui a la même signification . On
pourrait aisément pousser plus loin cette compa
raison , qui peut donner lieu à de grandes réflexions..
,
Ce
que l'on
observe
de
plus
frappant
dans
les
moeurs
et les
usages
des
Guanches
, c'est
l'art
d'enbaumer
les
morts
, et de
faire
des
momies
aussi
parfaites
que
celles
des
Egyptiens
. Cette
idée
de
chercher
à
conserver
les
restes
précieux
d'une
personne
qui
nous
fut
chère
, n'est
point
d'un
peuple
sauvage
et grossier
; elle
a d'ailleurs
sa source
dans
des
principes
religieux
; et il paraît
, au
soin
que
les Guanches
prenaient
de
conserver
les
morts
,
qu'ils
avaient
quelques
idées
d'une
autre
vie
, et
l'espoir
si flatteur
de
la
résurrection
. En
comparant
les
procédés
que
les
Guanches
employaient
pour
l'embaumement
, et
ceux
dont
les
Egyptiens
faisaient
usage
, on
trouve
beaucoup
d'affinité
entre
ces
deux
peuples
. Des
cavernes
immenses
sont
le
lieu
où
les
Guanches
déposaient
leurs
momies
, rangées
sur
des
tables
.
156 MERCURE DE FRANCE ,
Ces peuples paraissent avoir eu peu de lois ;
mais ellesannoncent, par leur douceur , des hommes
bons et vertueux . Leur gouvernement était une
royauté mitigée par la prudence d'un conseil de
vieillards . L'adultère était le crime le plus rare ;
on le punissait avec rigueur. L'agriculture et le
soin d'élever les troupeaux , sur-tout des chèvres ,
étaient les principales occupations des Guanches.
La terre n'était point partagée en propriétés particulières
, on la cultivait en commun , et tous les
fruits appartenaient à l'Etat , qui en faisait ensuite
une juste répartition , suivant les besoins de chaque
famille..
Leurs troupeaux leur appartenaient ; ils étaient
ordinairement confiés à la garde et à la vigilance
des jeunes filles .
Avec une vie aussi paisible , avec des moeurs
aussi douces , il n'est pas difficile de croire que
les Guanches cultivaient la musique et la poésie ,
aimables compagnes du bonheur. De plusieurs
chansons guanches que M. Bory de Saint - Vincent
a publiées , on remarque surtout la pre
mière et la troisième , qui respirent la tendresse et
la mélancolie. Nous regrettons que les bornes de
cet extrait ne nous permettent pas de les rapporter.
"
Les Guanches reconnaissaient un seul Dieu
éternel , créateur et conservateur de l'univers . Ils
adoraient aussi le soleil , la lune et les étoiles ;
mais l'auteur pense que ce culte n'était qu'un
hommage rendu à ces corps lumineux , comme à
des images de la divinité. Il donne ensuite les détails
de leurs cérémonies religieuses , qui variaient
suivant les îles. Il est à remarquer que les Guanches
pratiquaient une espèce de baptême , et que des
vierges nommées Magades étaient chargées de répandre
de l'eau sur la tête des enfans nouveau - nés.
Après nous avoir entretenus des moeurs des anMESSIDOR
AN XI 157
ciens habitans des Canaries , l'auteur trace l'histoire
des dernières révolutions arrivées dans ces
îles , peu de temps avant la conquête des Espagnols ;
et il fait connaitre leur situation actuelle , et leurs
productions commerciales .
1
Le chapitre 1. comprend l'Histoire naturelle
des Canaries , et particulièrement de Ténéritle : il
fait connaître la nature des terres , donne sur le
volcan de Ténériffe , appelé anciennement Teyde ,
des détails extrêmement curieux. La botanique
tient aussi une place honorable dans cet ouvrage ;
c'est une des branches de l'Histoire naturelle que
l'auteur a cultivées avec le plus de soin et de succès ,
il y a même fait des découvertes très-importantes ( 1 ) .
Cependant il n'a pas prétendu faire une Flore
complète de ce pays ; c'est une tâche dont s'est
chargé un célèbre naturaliste qui réside sur les
lieux , M. Broussonet , commissaire des relations
extérieures , auquel l'Histoire naturelle , principa
lement l'ichtyologie , a déjà de grandes obligations .
La dernière partie de l'ouvrage contient les con
jectures de l'auteur sur l'état ancien des Canaries.
Il examine si ces îles sont les Fortunées des anciens ,
si elles offrent les Champs-Elysées , les Hespérides,
le vrai Mont-Atlas de l'antiquité. Toutes ces questions
sont traitées d'une manière ingénieuse , et
l'auteur a fort bien expliqué la fable des pommes
d'or qui sont les oranges , et le dragon qui les gardoit
, lequel n'est autre que la dracena draco ,
arbre dont les feuilles aigues et faites comme des
lances , est très- commun aux Canaries...
Ces iles paraissent à notre jeune observateur
n'être que les restes d'un ancien continent trèsà
(1) M. de Saint-Vincent s'occupe , en ce moment ,
rédiger la relation de son voyage aux îles de France et de
Bourbon , d'où il a rapporté plus de cent espèces de plantes
absolument nouvelles , et non-décrites dans les auteurs.
158 MERCURE DE FRANCE ,
considérable , et ce continent était le pays des
Atlantes . C'est cette fameuse Atlantide célébrée
par Platon et par tous les anciens , cherchée par
Olans Rudbeck , et par l'illustre et infortuné Bailly
dans ses lettres sur l'Atlantide . Ce paysfut submergé,
soit par l'affaisement des terres , soit par la rupture
du détroit de Gibraltar , et l'antique Atlantide
disparut ; il n'en resta que les points les plus
élevés qui sont , au nord les Açores ; à l'ouest les
Canaries ; au sud les îles du Cap - Verd , autrefois
les Gorgades , et le vrai pays des Gorgones. L'auteur
a expliqué d'une manière très -plausible les
principaux traits de leur Histoire mythologique.
Enfin , dans la dernière partie , l'auteur recherche
l'origine des Guanches et la trouve dans les anciens
Atlantes . Il établit leurs rapports avec les premiers
peuples connus , et fait voir comment les
Egyptiens , les Grecs , et la meilleure partie des peuples
de l'Asie , ont reçu des Atlantes les premiers
dogmes de religion , les principes des sciences ,
et les arts de première nécessité .
Nous n'examinerons pas jusqu'à quel degré
M. Bory a porté l'évidence de ses conjectures :
on sait qu'en pareille matière on ne doit point
exiger de démonstration rigoureuse : il suffit qu'un
système de cette nature soit appuyé sur de grandes
probabilités , et celui -ci n'en est point dépourvu .
Quoiqu'il en soit , cet ouvrage , par les recherches
et par les observations neuves qu'il contient
par la manière dont il est écrit , doit faire connaître
avantageusement son jeune auteur.
BELIN- DE- BALLU ,
Ancien membre de l'académie des
Inscriptions et Belles- Lettres.
MESSIDOR AN X I. 159
"
Grammaire générale et raisonnée de Port-Royal ; par
Arnaud et Lancelot ; précédée d'un Essai sur l'origine
et les progrès de la Langue Française , par M. Petilot ,
et suivie du commentaire de M. Duclos , auquel on a
ajouté des notes. Un volume in- 8 ° . Prix : 5 fr . et 6 fr.
50 cent. franc de port. A Paris , chez Perlet , rue de
Tournon , no. 1153 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois ,
n°. 42 , vis-à-vis le petit portail .
Le besóin créa les langues , et le génie les enrichit avant
qu'on songeât à chercher les principes et les règles du langage.
On n'enseigna l'art de parler qu'après avoir éprouvé,
tous les effets de la parole. La science de la grammaire n'a
donc pu naître que dans les derniers âges des sociétés. Il
fallait une longue suite d'observations , pour saisir quelques-
unes des principales vues qui ont dirigé l'esprit dans
la formation des mots , dans leur arrangement et dans leurs
rapports. Il ne faut pas même croire que toutes ces observations
soient également utiles et certaines ; un bon esprit
a bientôt choisi dans le nombre celles qui sont à son usage.
It abandonne tout le reste aux disputes des grammairiens.
Leurs divers traités ne lui sont pas inconnus : mais qu'il
y trouve quelquefois de vaines subtilités et de recherches
bizarres ! Il se défie principalement de tous ceux qu'égara
l'orgueil des systèmes et la manie des innovations . Certaines
sciences , éclairées tout-à -coup par de nouvelles
découvertes , ont eu le droit de changer leurs méthodes et
leurs principes. Mais je doute que ce privilége convienne
à la grammaire. Elle ne peut avoir d'autorité qu'autant
qu'elle fonde ses règles et ses arrêts sur des exemples et
des traditions respectables. En fait de langue , c'est le génie
qui fait les lois , c'est l'usage qui les adopte , les modifie ,
ou les rejette ; et , si j'ase le dire , la vraie fonction du
grammairien est de les enregistrer. Vaugelas , qui a rendu
tant de services à la langue française , et qui fut le premier
160 MERCURE DE FRANCE ,
chargé du Dictionnaire de l'Académie , n'avait pas du
inoins une autre idée de ses travaux. « Mon dessein , dit-il
» très-sagement , n'est pas de réformer notre langue , ni
» d'abolir les mots ni d'enfaire , mais seulement de montrer
le bon usage de ceux qui sont faits ; et s'il est dou-
» teux ou inconnu , de l'éclaircir et de le faire connaître...
Il ajoute plus bas : « Je ne prétends passer que pour un
» simple témoin qui dépose ce qu'il a vu et oui , pour un
» homme qui aurait fait un recueil d'arrêts qu'il donnerait
au public . » Tel était le ton de Vaugelas , qu'on
regardait comme l'arbitre suprême du langage , et qui ,
pour donner plus d'un exemple utile à ses successeurs
fut , dit-on , en dépit de l'usage , un homme très- aimable
et de fort bonne compagnie.
9
Les prétentions de la grammaire n'ont pas toujours été
si modestes. On rit quand on extend la Philaminte de
Molière
Vanter le fondement de toutes les sciences ,
La grammaire , qui sait régenter jusqu'aux rois ,
Et les fait , la main haute , obéir à ses lois .
Mais on n'a pas osé rire quand des hommes , en appa- .
rence très-graves , ont à-peu-près tenu le langage de Philaminte.
On les a même applaudis quand ils ont ajouté ,
comme dans la même comédie :
Pour la langue on verra dans peu nos règlemens ,
Et nous y prétendons faire des remuemens.
Ces ridicules commencent à passer. On s'aperçoit que
le vrai moyen de conserver à chaque étude le degré d'estime
qu'elle mérite , c'est de ne point lui donner une tróp
haute importance. Pourquoi le bon sens et le bon goût
reviennent-ils sans cesse au siècle de Louis XIV ? c'est
qu'on rencontre par-tout à cette époque , et dans les écrits
et dans les moeurs , la juste observation des convenances.
Rien n'était alors ni au-dessus ni au-dessous de sa place.
Chaque genre d'ouvrage avait ses lois différentes et son
rang distinct , comme chaque état de la société . On vou
lait
MESSID OR AN XI.
lait d'abord qu'un livre élémentaire fût utile ;
Pol
atteindre ce but , on cherchait avant tout la simila
justesse et la précision .
C'est ainsi que les illustres solitaires de Port ayabout
écrit sur la grammaire . Ils ne se sont point vante dans
une longue préface , de reculer les bornes de l'esprit
humain ; mais ils en ont déployé réellement toute la force
et toute la pénétration , dans quelques pages de leur traité.
On voit qu'ils ont médité long-temps , car ils ne disent
rien de superflu . C'est en abrégeant qu'ils approfondissent.
La clarté de leurs idées passe dans celle de leur style , et
l'on sait que la lumière est toujours dans l'expression ,
quand la vérité se trouve dans la pensée .
ans ,
REP.FR
On rend donc un véritable service à la littérature , en
publiant une nouvelle édition de la Grammaire Générale
de Port-Royal. Les circonstances ne pouvaient être mieux
choisies le corps littéraire qui , depuis cent cinquante
était chargé de maintenir la pureté de la langue française
, vient de reprendre ses anciens travaux . C'est le moment
de lire avec fruit une grammaire composée par les
maîtres de Racine , et dont les principes ont dirigé nos
plus grands écrivains. Les excellens ouvrages ne trouvent
pas toujours des éditeurs dignes d'eux ; mais cette fois on
ne se plaindra point de cet inconvénient trop ordinaire.
M. Petitot a réuni de boune heure au goût des arts d'imagination
celui des études solides . Il a mérité de l'estime
dans plus d'un genre ; et comme son talent est fondé sur
un bon esprit , il doit s'accroître et se perfectionner sans
çesse. Il nous a donné n'aguère une traduction élégante et
complète du Théâtre d'A¹fieri ( 1 ) . Le discours qui précède
cette traduction , et les notes qui l'acccompagnent , ont
obtenu de justes éloges . On n'y dissimule pas trop les défauts
de l'auteur original qui , en voulant imiter la simpli-
(1 ) On trouve cette traduction chez Giguet et Michaud , libraires ,
rue des Bons - Enfans ; et chez le Normant , imprimeur- libraire , rue,
des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , n . 42.
1
5 .
cen
I
RIBL.
162 MERCURE DE FRANCE .
éité des Grees , ne te paraît pas imiter assez leur éloquetiče
et leur génie. La nouvelle entreprise de M. Petitot était
plus difficile , et doit l'honorer davantage. En donnant le
texte des auteurs de Port-Royal , il y a joint aussi des observations
qui semblent écrites sous leurs yeux , et daris lėš
jours les plus florissans de leur école . Il combát quelquéföls
l'opinión de Duclos sur cette même Grammaire ; ét ,
si je ne me trompe , la raison du jeune éditeur est souvenl
plus sûre que celle du grave académicien.
Ge n'est pas que Duclos ne rende hommage à la Grammaire
Générale. Eh ! comment n'y pas admirer la profon
deur des vués et l'exactitude des définitions ? Ouvrez le
premier chapitre de la seconde partie , et vous y trouvés
rez quelques- unes de ces iddes primitives qui fécondént
toute une science. Elles étonnent d'autant plus , que la
bonhomie de Lancelot les exprime dans le style le plus
simple , à mesure qu'elles semblent tomber de la tête vaste
et puissante du grand Ariaud. Voyez , par exemple ,
comme ils expliquent tous deux la diversité des mots quí
omposent le discours. Je vais rapporter leurs paroles i
« La plus grande distinction de ce qui se passe dans
ʼn notre esprit , est de dire qu'on y peut considérer l'objet
» de notre pensée et la formé ou la manière de notre
pensée , dont la principale est le jugement..
8
» Il s'éhsuit de-là que les hommes ayant eu besoin de si-
» gnés pour marqner tout ce qui se passe dans leur esprit ,
ǹ il faut aussi que la plus générale distinction des mots
A seit que les uns signifient les objets de nos pensées , et
» les autres la fortné et la manière de nos pensées. »
n
Ne sent-on pas tout ce qu'un tel aperçu renferme de
lumineux et de fécond ? Quel grammairien , avant ceus
de Port-Royal , chercha si avant les causes du langage , et
démêla si bien la double influence qu'ont sur les mots les
donk plus secrètes opérations de notre esprit ?
Il est vrai que ees grands hommes n'osaient pas tout
changer et tout abattre ; et quoiqu'on les accusat , non
MESSIDOR AN XI. 163
sans vraisemblance , de porter impatiemment le joug de
l'autorité , ils respectaient toujours celui du bon sens .
Quand ils proposent quelques réformes , c'est avec la plus
grande circonspection. Ils indiquent dans l'ortographe de
légers changemens , depuis adoptés par Voltaire ; mais ils
veillent avec fidélité sur les principes conservateurs de la
langue française , et les mettent à l'abri de toutes les innovations
dangereuses. C'est pour cela que Duclos s'écrie :
Est -ilpossible de trouver à-la-fois tant de raison et lant
đe préjugés ? Il me semble que M. Petitot répond victo
rieusement à Duclos , dans le passage suivant
»
>>
•
་
Ce chapitre est le seul dans lequel MM. de Port-Royal
» aient indiqué des changemens pour l'ortographe , encore
>> ne les ont ils proposés qu'avec une réserve blâmée à tort
par M. Duclos. MM. de Port- Royal ont marqué , ainsi
» que le plan de leur ouvrage le leur prescrivoit , les prin
cipes généraux que l'on aurait dû adopter pour une lan-
» gue écrite , si les combinaisons du raisonnement avaient
pu entrer plus facilement dans l'écriture que dans le lar
» gage. Mais ils ont reconnu en même temps les difficultés
» insurmontables que l'on éprouverait pour changer les
» usages reçus , et les inconvéniens qui résulteroient d'un
» changement , à supposer qu'il put jamais s'effectuer.
» M. Duclos leur reproche d'avoir fait sentir l'utilité des
>> mots qui s'écrivent d'une manière particulière , à raison
» de leur étymologie. Ainsi l'académicien voudrait que l'on
» écrivit champ ,, campus , comme chant , cantus , parce
» que ces deux mots se prononcent de la même manière. Il
» donne , pour raison de cette opinion , que le sens de la
» phrase doit expliquer celui du mot dans la langue écrite ,
» comme il l'explique dans la langue parlée. Je pense que
» M. Duclos se trompe en confondant ainsi les deux facul-
:
tés que l'homme possède pour exprimer ses idées . En
» lisant un livre , nous nous bornons absolument à ce qui
» est écrit , nous ne voyons pas l'auteur de ce livre ; nous
» n'entendons point les divers accens de sa voix , nous ne
L2
164 MERCURE DE FRANCE ,
» pouvons lui demander l'explication des mots que nou.
>> ne comprenons pas Nous avons donc besoin que l'or-
>> thographe nous épargne les homonymes , et nous facilite-
» l'étymologie , l'intelligence des mots douteux . Lorsque
>> nous conversons avec quelqu'un , notre position est bien
» différente. Ses gestes , sa prononciation , le jeu de ses
>> traits , nous expliquent ce qu'il dit ; et si ses pensées ne
» sont pas rendues assez clairement , nous avons la ressource
» de lui faire des questions sur ce que nous n'entendons
» pas . M. Duclos est dans l'erreur lorsqu'il veut assimiler
» la langue écrite à la langue parlée . Il est étonnant qu'un
» esprit aussi juste que le sien ait pu recourir à de sembla-
>> bles sophismes , pour un changement d'orthographe qui
» ne serait , sous d'autres rapports , d'aucune utilité .
>>
>> M. Duclos, après avoir confondu les effets de la langue
» écrite et de la langue parlée , relativement aux mots dans
lesquels l'étymologie influe sur l'orthographe , fait une
» distinction entre ces deux langues , relativement à l'as-
» cendant que l'usage peut avoir sur l'une et sur l'autre . La
» pensée de Varron pouvait avoir quelque justesse avant
» l'invention de l'imprimerie , quoique l'autorité d'un em-
>> pereur n'ait point été assez forte pour introduire une
>> consonne dans la langue romaine . Mais depuis que toutes
>> les classes de la société savent lire et écrire , depuis que
» la langue écrite est presque aussi répandue que la langue
» parlée , il serait impossible de forcer tous ceux qui écri
» vent à changer leur orthographe , et tous ceux qui lisent
» à faire une nouvelle étude de la lecture .
>>>La grande raison que les grammairiens novateurs font
» valoir en faveur de leurs systèmes, porte sur la difficulté
» d'enseigner la lecture d'une langue dont l'orthographe
» est irrégulière . L'expérience journalière suffit pour ré-
» pondre à cette objection . Plusieurs personnes ont eu
» tant de facilité à apprendre à lire , qu'elles ne se sou-
>> viennent pas même de s'être livrées à cette étude dans
>> leur enfance .
MESSIDOR AN XI. 165
:
» M. Duclos a prévu l'observation que l'on pourrait lui
» faire sur les livres qui remplissent aujourd'hui nos bi-
» bliothèques , et qu'il faudrait abandonner si les lettres
» de la langue et l'orthographe étaient changées . Il répond
» légèrement que tous les livres d'usage se réimpriment
>> continuellement , et que les hommes que leur profes-
» sion oblige à lire les anciens livres y sera ent bientôt
styles . On ne style point aussi facilement les hommes .
» à redevenir écoliers que le pense M. Duclos. Je le
» répète , il ne résulterait des innovations grammaticales,
» qu'une horrible confusion et un grand dégoût pour
» des études arides qui se trouveraient alors doublées .
>> M. Duclos , à l'exemple des philosophes qui ne rai-
» sonnent que d'après des hypothèses , a fait un petit roman
» sur l'origine de l'écriture. Il est malheureux que les
>> faits qu'il suppose ne s'accordent point avec les traditions
» grecques , qui disent expressément que les lettres ont été
» apportées dans la Grèce par les Phéniciens , et que les
» différens dialectes de cette langue , qui remontent à la
» plus haute antiquité , soient en contradiction avec l'opi-
» nion que l'art de l'écriture , une fois conçu , dut être
» formé presque en même temps.
» Au reste , l'académicien ne donne pas une bien favo-
» rable idée des nouveaux systèmes grammaticaux , en
n disant que la réformation de notre orthographe n'a été
» proposée que par des philosophes. Les fautes que la
philosophie moderne a faites dans tout ce qu'elle a voulu
» réformer , sont la mesure du désordre qu'elle auraft
» introduit dans la grammaire française , si elle avait pu
>> réussir à bouleverser l'orthographe de Pascal et de Ra-
>> cine .
>>
>> Cependant M. Duclos avait pensé qu'il était impossible
» de faire sur-le-champ une réforme complète dans l'orthographe
française. Dans la nouvelle orthographe qu'it
» avait adoptée , il n'avait point rectifié toutes les irrégu
» larités ; il s'était borné à un petit nombre de changemens
L 3
166 MERCURE DE FRANCE,
» qui ne laissent pas néanmoins de dénaturer entièrement
» l'orthographe française. Pour mettre le lecteur à portée
» d'en juger , j'ai fait conserver l'orthographe de M. Du-
» clos , dans la partie de sa note où il en fait l'apologie.
» J'ai voulu qu'on pût juger de la force de ses raisons, par
» l'exemple que l'on aurait en même temps sous les yeux.
» M. Bauzée qui s'était aussi exagéré les difficultés de
» l'enseignement de la lecture , voulait que l'on changeât
» entièrement l'alphabet . Il proposait de former lesvoyelles
» de traits arrondis , et les consonnes de traits droits. Ce
» changement , qui passe un peu une simple réforme , est
» encore plus hardi que les idées de M. Duclos. Heureuse
» ment ce système ne fut regardé que comme le fruit des
» méditations oisives d'un homme qui consacra toute sa
» vie au travail minutieux de peser des mots et des syllabes,
» Mais il est une autre espèce d'innovation qui jamais n'a
» pu être désirée par un homme de lettres , et qui cepen-
» dant a été proposée sérieusement par M. Duclos , l'un
» des quarante de l'Académie française . C'est de ne plus
» suivre aucune règle fixe en écrivant. L'orthographe des
» femmes lui paraît préférable à celle des savans ; et il vou-
» drait que ceux-ci adoptassent l'orthographe des femmes ,
» en écarlant encore ce qu'une demi-éducation y a mis de
» défectueux , c'est- à dire de savant. Je suis dispensé de
» faire aucune réflexion sur ce singulier passage de M. Du-
» clos ; je ne l'aurais pas même relevé , si je n'avais voulu
» faire voir jusqu'à quel point l'esprit prétendu philosophique
peut égarer les hommes les plus sensés.
» Il résulte de tout ceci , que l'on s'est beaucoup abusé
n sur les progrès que l'on a cru que la grammaire avait
» faits depuis le siècle de Louis XIV, »
Au reste , des esprits bizarres ont reproduit dans tous
les temps ce système si bien réfuté par M. Petitot. On
peut voir , dans la Grammaire. Française de Regnier
Desmarais , la longue liste de tous ceux qui ont proposé
Jeur ortographe particulière,
MESSIDOR AN XL 167
-Louis Maigret , de Lyon , el Jacques Pelletier , du Mans ,
prétendirent tous deux à-la-fois bouleverser l'usage reçu,
De sorte, dit très-bieg Regnier. Desmarais, qu'unLyonnais
et unManceau, qui se reprochaient l'un à l'autre dans leurs
ouvrages la prononciation vicieuse de leur pays , se dannèrent
d'eux-mêmes la mission de réformer l'orthographe
française , en la conformant à la prononciation . L'histoire
du Lyonnais et du Manceau pourrait avoir des applications
récentes.
La Grammaire générale est un livre court et plein de
substance. On a justement loué les auteurs de tout ce qu'ils
ont dit ; on devrait encore plus les louer de tout ce qu'ils
ont passé sous silence . Ne cherchez point ici toutes ces
questions cent fois agitées et jamais résolues sur l'origine
du langage, sur la langue primitive , sur les principes
physiques et universels de l'étymologie , etc. On ne peut
douter cependant que les solitaires de ort Royal, voyés
dans leur retraite aux plus sublimes contemplations , n'eussent
réfléchi plus d'une fois sur ces grands mystères de
l'intelligence, Nul génie ne pouvait mieux que le leur expliquer
cette merveille de la pensée , rendue visible par la
parole : mais ils ont sagement préféré , pour leurs lecteurs
, le bienfait d'une modeste instruction aux vains plaisirs
d'une curiosité périlleuse . Puisse cette circonspection,
si long-temps oubliée , retrouver enfin des imitateurs !
Trop souvent l'esprit humain , en s'élançant vers les plus
hautes régions pour y mieux voir la lumière , n'y rencontra
que des nuages et des tempêtes.
Le seul défaut de la Grammaire générale , dit Fleury,
c'est d'être trop générale. Il en approuve tous les principes ;
mais il y voudrait plus de détails et d'applications. Une
telle critique , au fonds , ost un éloge : c'est ne reprocher à
un bon livre que trop de briéveté . Je pense comme Fleury
M. Petitot a voulu , en quelque sorte , suppléer aux om- s
sions de Port-Royal ; il a tracé , dans un discours prélimi
maire aussi bien écrit que bien pensé , l'histoire et les ré-
L 4
168 MERCURE DE FRANCE ,
volutions de la langue française , depuis la première chanson
du Troubadour jusqu'au chef-d'oeuvre d'Athalie ; et
depuis la Chronique , de Froissard , jusqu'aux Discours sør
les Empires , de Bossuet.
Il peint, dans le style le plus noble et le plus élégant , les®
causes de la grandeur littéraire du siècle de Louis XIV.
Toujours éclairé par un esprit sage , il relève quelques
erreurs des solitaires dont il admire le génie. C'est ainsi
qu'il s'exprime , après avoir retracé les funestes querelles
du jansénisme :
>>
(( Des raisons si sages auraient probablement ramené
» Arnaud , si la persécution ne l'eût fait chef de parti . Ce
>> docteur , aussi savant que religieux et régulier dans sa
>> conduite , se laissa entraîner à la vaine gloire de former,
» dans l'Eglise et dans l'Etat , une espèce d'opposition . Ar-
» naud , fatigué des tracasseries qu'il éprouvait à Paris ,
» se retira avec quelques-uns de ses amis , dans une petite
» maison qui dépendait du couvent des religieuses de
» Port-Royal-des - Champs , dont sa soeur , la fameuse mère
Angélique , était supérieure. Ces solitaires , parmi lesquels
se trouvèrent depuis l'éloquent avocat Lemaître ,
» le célèbre de Saci son frère ; Nicole , fameux par ses
» Essais de Morale ; Lancelot et le duc de Chevreuse , ne
» se bornèrent point à défendre le parti qu'ils avaient
» adopté ; ils s'occupèrent de la composition de plusieurs
» livres utiles à la jeunesse. On vit sortir de Port- Royal
» les Méthodes latine et grecqué ; la Logique , ouvrage
» fait pour le duc de Chevreuse , et la Grammaire gé-
» nérale. Ce dernier ouvrage fut le fruit des conversa-
>> tions d'Arnaud et de Lancelòt. De l'aveu de tous
>> ceux qui travaillent à l'instruction de la jeunesse ,
» ces livres élémentaires sont les meilleurs qui aient été
» faits ...... Plusieurs doutes proposés par Vaugelas
» sont résolus dans la Grammaire générale , à laquelle on
» n'a pu ajouter depuis que des développemens qui em-
» barrassent le lecteur sans augmenter ses lumières. Ee
MESSIDOR AN XI. 169
caractère principal des écrits de Port-Royal fut une
» logique serrée , et une élégance d'expression qu'on re-
» gardait alors comme incompatibles . C'est ce qui explique
» pourquoi Boileau et Racine , ces esprits si justes , pen-
>> chaient pour le janşénisme . D'ailleurs il y avait quelque
gloire à défendre des opprimés ; et sous un règne comme
» celui de Louis XIV , où jamais l'autorité n'avait été
» contrariée , on trouvait de la satisfaction à être en
» quelque sorte opposé aux idées dominantes. Dangereuse
>> erreur dont l'expérience des plus grands malheurs n'a
» jamais guéri les hommes ! L'obstination d'Arnaud et de
» ses partisans entraína par la suite la ruine de Port-Royal,
» et la dispersion des religieuses , qui n'avaient jamais rien
>> entendu à ces disputes théologiques . >>
M. Petitot s'est peu étendu sur l'établissement des petites
écoles de Port - Royal. Leur succès donna de l'ombrage
aux Jésuites , mais il leur inspira peut -être une
salutaire émulation . Les rivalités de deux grands corps
enseignans deviennent fort utiles , quand elles sont sagement
contenues et dirigées par l'autorité publique. La
méthode des Jésuites était plus facile et plus aimable ;
celle de Port- Royal était grave et réprimante : ici , on
permettait quelques jeux à l'imagination ; là toutes ses
fantaisies étaient condamnées. Qui croirait cependant
que le plus sensible des poètes eût dû naître dans la plus
sévère des écoles ! Les Muses de la Grèce vinrent , pour
ainsi dire , environner le jeune Racine de leurs plus
riantes illusions au milieu de tous les spectacles de la
pénitence. Il était contraint de cacher ses goûts les plus
chers à l'austérité du vénérable Hamon , du docte Lemaître
et du pieux Lancelot. Ses yeux ne se détournaient
qu'en tremblant sur une tragédie d'Euripide , ou.
sur le roman d'Héliodore . On voit dans la correspondance
de son jeune âge , combien il était déjà passionné
pour un art qui devait faire sa gloire . Il confie à l'oreille
de l'amitié , à la solitude , à tout ce qu'il rencontre ,
170 MERCURE DE FRANCE,
les premières plaintes de son génie naissant qu'on veut
enchaîner ; il s'enfonce dans les bois voisins de Port-
Royal-des- Champs , il s'assied au bord de l'étang solitaire
( 1 ) , il s'égare autour des tombes du cloître ; et là ,
caché à tous les yeux , et craignant d'être entendu , il
essaie en secret les sons de cette lyre qui devait charmer
son siècle et l'avenir,
Il semble d'abord qu'une éducation trop sévère doive
ôter aux facultés de l'enfance une partie de leur déve
loppement ; mais ne craignez point ce danger : le talent
gêné dans son premier essor , n'en aura pas un jour
moins d'audace et de vigueur , il se fortifiera sous les
réprimandes , il s'élancera sous le frein ; tout ce qu'il
sacrifie alors de son abondance hâtera sa maturité , c'est
le jeune arbuste décrit par Virgile ; il est bon de réprimer
le luxe précoce du feuillage , pour que la sève au
dedans soit plus pure et plus féconde :
Tum denique dura
Exerce imperia , et ramos compesce fluentes.
Quelque soit la vérité de ces observations , les Jésuites
et leurs rivaux ont formé une foule d'hommes illustres .
Puisse le Gouvernement , éclairé par cet exemple , accor
der une même faveur à des écoles rivales qui renouvellent
encore , par des méthodes différentes , les prodiges
de l'ancienne éducation ! n'en doutons pas : ils pourront
renaître , si les jeunes écrivains ont tous le même zèle que
M. Petitot pour embrasser les bonnes doctrines , et développent
le même talent pour les défendre.
( 1) Les premiers vers de Racine ont été faits sur les étangs et
les bois de Port-Royal.
MESSIDOR AN XI. 171
"
1
VARIETÉ S..
Voyage agronomique en Auvergne , précédé d'observations
générales sur la culture de quelques départemens du
centre de la France ; par M. l'abbé de Pradt. Un volume
in-8°. Prix : 2 fr . 50 cent. et 3 fr. 50 cent . franc de
port. A Paris , chez Gigurt et Michaud, imprimeurslibraires
, rue des Bons-Enfans , n°. 6 ; et chez le
Normant , imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint-
Germain-l'Auxerrois , nº . 42 , vis -à - vis le petit portail.
QU'IL me soit permis de parler d'abord de l'Auvergne.
Je passerai ensuite à l'ouvrage de M. l'abbé de Pradt.
Il n'est personne qui n'ait entendu parler de cette ancienne
province : peu savent que ses habitans ont régné
autrefois sur les Gaules ; qu'ils ont étendu leur domination
jusqu'au Rhin ; que Rome les a comptés souvent
parmi ses vainqueurs , toujours parmi ses plus redoutables
ennemis. De pauvres ouvriers répandus dans toutes
les parties de la France , portant par-tout leur sobriété ,
leur patience et leurs bras robustes : voilà ceux dont les
pères se vantaient , parmi les nations , d'être issus du sang
des Troyens ( 1 ) . Ils ne sortent plus de leur pays que pour
aller ramasser , à force de peines , quelques pièces de
monnaie : ils en sortaient autrefois pour aller donner des
lois aux Espagnes , à la Grèce , à l'Italie.
La gloire des beaux arts n'a pas été plus étrangère à
l'Auvergne que la gloire des armes. La sagacité de ses
habitans , leur aptitude à imiter les machines de guerre
les plus compliquées des Romains , fut remarquée par
César. On peut voir , dans Pline le naturaliste , la description
d'une statue de Mercure , exécutée par Zénodore.
·Ce colosse , supérieur à celui de Rhodes , avait coûté dix
ans de travail , et avait plus de soixante-dix coudées de
(1 ) Arverni latios ausi se dicere fratres
Sanguine ab iliaco populi, . (LUCAIN.)
172
MERCURE DE FRANCE ,
hauteur ( 2 ) . Grégoire de Tours , de son côté , nous a
laissé la description d'un temple , dont on voyait les ruines
de son temps , et qui était demeuré célèbre par son architecture
, ses mosaïques et ses marbres ( 3 ) .
De tous ces anciens titres à la gloire , il ne reste plus
à l'Auvergne que ses moeurs et les phénomènes de la nature.
On n'ignore pas que les Auvergnats émigrent régulièrement.
Qu'on les observe ; on s'apercevra qu'ils n'abandonnent
, dans ces émigrations , ni leur langage , mi
leurs moeurs , ni l'amour de leur pays. Suétone se moque
des Gaulois qui , venant s'établir à Rome , laissaient leurs
grandes culottes pour prendre le laticlave ( 4 ) . Les habitans
de la basse Auvergne ont conservé cet ancien costume.
Leurs femmes sont encore habillées aujourd'hui comme
au temps de César. Leurs chans , leur danse , tous leurs
usages leur sont propres , et paraissent aussi anciens que
leurs montagnes .
Les phénomènes de la nature n'y présentent pas moins
d'intérêt. Les anciens disaient de la Judée , que c'était
un pays de merveilles : ils auraient pu en dire autant de
l'Auvergne. Ses mines , ses volcans , ses sources d'asphalte
et de bithume , ses fontaines pétrifiantes , se distinguent
entre ces phénomènes.
Les peuples policés se donnent beaucoup de peine pour
construire des ponts sur leurs rivières : plusieurs fontaines ,
en Auvergne , sont douées de cette singulière propriété .
Qu'on suppose , au bas de Montmartre , une de ces sour-
(2 ) Omnem amplitudinem statuarum vicit ætate nostrá Zenodorus
mercurio facto in civitate Galliæ Arvernis per annos decem.
( Pline , 1. 34 , cap. 7. )
(3) Crocus cunctas ædes quæ antiquitùs fabricatæ fuerant à
fundamentis subvertit . Veniens vero Arvemos delubrum illud
quod gallica lingua vasso galatæ vocant incendit , diruit atque
sub ertit.
(4) Galli magnas brachas deposuerunt latum clavum sumpserunt.
( SUÉTONE . )
MESSIDOR AN XI. 173
ces; les Parisiens auront bientôt sur la Seine autant de
ponts d'une seule arche qu'il leur plaira . Un pont a été
construit de cette manière sur le ruisseau qui baigne le sol,
de Clermont. Plusieurs autres ponts , de la même nature ,
sont commencés. Il ne manque , pour les achever , que le,
consentement des propriétaires. Dans la crainte de l'approche
de ces eaux , ceux-ci ont soin de les tourmenter
dans leur travail , et de briser par intervalle leur architecture
ébauchée . Des plaines immenses ont été , en effet ;
encroûtées et pétrifiées de cette manière .
Les fontaines d'asphalte ne sont pas moins remarquables
. Une partie considérable de la basse Auvergne est
remplie de roches de la consistence la plus dure en apparence
, mais qui ne sont pas plutôt ouvertes , qu'on en voit
sortir des sources d'une huile noire bitumineuse . Ces accidens
sont plus remarquables dans certaines parties de la
Limagne ; dans toutes cependant la pierre décèle , en la
frottant , une odeur insupportable de bitume.
commun ,
Ce phénomène parait en avoir déterminé d'autres. Il est
dans les autres contrées , de trouver la pierre
calcaire , imprégnée de coquillages et de débris d'animaux
marins. L'Auvergne ne présente rien en ce genre . Les
animaux paraissent n'avoir pu habiter dans une mer de
bitume . Sa vase , qui forme aujourd'hui la plupart des
roches , n'en offre aucune empreinte .
Il me reste à parler des volcans et des mines. Celles- ci
sont très-abondantes. On en trouve de plomb , d'argent ,
d'antimoine . Celles de charbon sont un objet précieux de
commerce. Pour les volcans , ils occupent la moitié du
pays. On peut trouver dans les autres contrées , comme en
Auvergne , des volcans éteints. Ce fait , quoique singulier
en soi , a des analogues auxquels il se raccorde. Le phénomène
suivant n'en a point.
Une proéminence isolée , d'environ vingt lieues de
tour , tel
que le Mont- d'Or élevé de plus de mille toises
au-dessus du niveau de la mer , et placée comme une es174
MERCURE DE FRANCE ,
pèce d'Oasis au milieu d'un vaste continent ; d'un autre
côté , une muraille longue et étroite , telle que le Cantal
et de la même hauteur que le Mont- d'Or ; l'une et l'autre
recouvertes de lave à leur sommet , sans qu'on puisse
soupçonner où ont existé les foyers supérieurs d'où ces
laves ont coulé : de tels phénomènes n'ont point encore été
expliqués et demeureront probablement à jamais inexplicables.
Ici commence à se présenter le sujet de l'ouvrage de
M. l'abbé de Pradt : car , si les détails des faits particu
liers d'un peuple n'ont pas toujours beaucoup de rapport
à son agriculture , il n'en est pas de même de ses phénomènes
naturels . Le voyageur agronomique ne se proposait
nullement cet objet ; il n'a pu s'empêcher de le toucher par
intervalle. Je serai bientôt dans le cas de faire remarquer
les rapports qui les lient.
La première chose à observer à l'égard de l'Auvergne
, c'est qu'elle offre tous les extrêmes. C'est un des
pays les plus chauds et les plus froids , les plus élevés
et les plus bas , les plus secs et les plus humides , les plus
féconds et les plus stériles , les plus couverts et les plus
nus , les plus affreux et les plus beaux. Les mêmes extrêmes
semblent se remarquer jusques dans sa constitution atmosphérique.
Je me souviens d'y avoir traversé un canton oừ
tout le monde était dans la tristesse ; on ne pouvait y semer,
à cause de la continuité des pluies. A peu de distance de là ,
je trouvai également les habitans dans la douleur : ils ne
pouvaient semer , à cause de la continuité de la sécheresse.
Une particularité encore plus remarquable , c'est que
l'Auvergne , dont on doit admirer à quelques égards la
fécondité , est frappée , dans toutes ses productions , d'une
tache uniforme de médiocrité. Elle a beaucoup de vins ;
ce vin est mauvais . Elle a beaucoup de grains ; ses farines
sont d'une qualité inférieure, Elle a des mulets et des chovaux
; ses mulets ne valent pas ceux du Poitou , ses chevaux
ne valent pas ceux du Limosin. Elle a une grande
abondance de fromages ; ce sont les plus mauvais de toute
MESSIDOR AN XI. 175
la France. Il en est de même de ses moutons et de ses
laínes. Ses fruits seuls sont au-dessus de tous les fruits.
Il faut observer ici que ce caractère étrange est tellement
particulier à l'Auvergne , que sur quelque point que
vous dépassiez ses limites , les productions changent touta-
coup comme par miracle. C'est à peu de distance des
lieux où se fabrique le fromage d'Auvergne qu'on trouve
le fromage de Rocfort , c'est-à-dire le meilleur fromage
de France. Les pâturages où paissent les beaux chevaux
limosins , touchent ses frontières . Au nord , vous trouvez
des vins d'une excellente qualité ( 1 ) ; au sud-ouest , les vins
du Quercy et du bas Limosin ; au midi , les vins du Vivarais
et de la côte du Rhône. Les moutons du Berry , ceux
du Quercy et des Cevennes sont de la plus belle stature et
d'une belle laine . Enfin les farines de Bordeaux , que fournissent
l'Agenois et le Quercy , sont les meilleures et les
plus belles farines du monde.
1
J'insiste ici sur cette particularité , parce qu'elle a été sans
·cesse envers les Auvergnats un sujet de censure sans être
jamais , comme elle devait l'être , un sujet de méditation et
d'observation générale . Deux grandes causes contribuent ,
selon moi , à dégrader et à frapper de médiocrité toutes
les productions de l'Auvergne , les volcans qui occupent
presque toutes les montagnés , ét lé bitume qui a imprẻ-
gne presque toute la plaîne.
7
On ne peut estimer plus que je ne fais , l'ouvrage et les
vues de M. l'abbé de Pradt . Je marquerai dans un instant
les points de cet ouvrage sur lesquels porte plus particulièrement
mon estime. En ce moment je dois me commander
d'user lui contester , sur les volcans , une théorie
que tous les savans ont adoptée comme lui , et dont je
puis affirmer la fausseté .
« L'éxcellence du sol de là Limagne , dit M. l'abbé de
» Pradt , vient de l'engrais laissé sur les terres par les laves
(1 ) Les vins de Ris et de Châteldon.
176 MERCURE DE FRANCE ,
>> de ses anciens volcans . La plus simple imputation suf-
» fit pour faire apercevoir par-tout les traces certaines
» de l'antique existence de ces vastes réservoirs de destruc-
» tion passée et de fécondité présente . » .
On va voir que cette doctrine est fondée sur une méprise.
On peut distinguer dans la nature quatre espèces originaires
de terre labourable : la terre qui a pour base le
granit , celle qui a pour base la roche de corne , celle qui
se trouve dans le domaine de la pierre calcaire , et enfin
celle qui appartient au sol volcanique. La terre des vallées
et de quelques grandes plaines n'est en général qu'une
terre sécondaire , mélangée de ces diverses classes , telles
que les eaux pluviatiles et fluviales les ont entraînées et
déposées par alluvion.
Je n'ai point à m'occuper des autres terres. Mais ce que
je puis assurer de la terre volcanique , c'est que bien loin
de se faire remarquer par sa fécondité , elle est toujours
d'une qualité inférieure , et d'une mauvaise nature. Les
dernières laves d'Auvergne auxquelles on ne peut donner
moins de trois mille ans d'antiquité , n'ont pu acquérir ,
depuis ce laps de temps , que quelques pouces d'un terreau
stérile . Des laves d'une bien plus grande ancienneté , et
qui composent aujourd'hui les sommités des grandes collines
de la Limagne , ont acquis une couche de terre plus
épaisse ; mais cette terre même est visiblement infertile ,
elle ne peut nourrir que de mauvais seigles .
Il est très-vrai qu'une fécondité prodigieuse se fait remarquer
dans le voisinage des laves : cette fécondité pro
vient de deux causes ; 1º. les laves antiques ayant recouvert
le sol sur lequel elles ont coulé , et ayant formé sur .
tout ce sol un pavé de plusieurs toises de profondeur , il
en est résulté que lorsque le sol adjacent a été peu- à-peu
miné , corrodé et entraîné jusqu'au roc , par l'effet des
eaux pluviales et fluviatiles , le sol des lieux occupés par
les anciennes laves s'est trouvé conservé en entier et
protégé
MESSIDOR AN XI. 177
7
protégé par leur´entablement. La basse Auvergne est
remplie de proéminences de ce genre . Mais remar
quons bien que ce n'est jamais sur leur sommet , c'est -àdire
, sur la lave même , que se trouve la grande fécon
dité ; c'est sur les penchans , c'est sur la terre primitive
et non volcanique , conservée sur les croupes latérales
Une seconde cause , non moins active , est la nature de
certaines sources qui sont particulières aux pays de vol
cans . Les laves s'étant répandues dans les vallées , y ont
enveloppé toutes les eaux qui s'y trouvaient. Or , voici un
fait remarquable et constant : c'est que ces eaux filtrant
ensuite dans les fissures de la lave , ou coulant dans les
aqueducs qu'elles ont pu s'y former , acquièrent de cette
manière , à leur issue , une fécondité prodigieuse qu'elles
répandent par-tout.
Ces faits une fois constatés , l'infériorité des productions
de l'Auvergne devient moins difficile à expliquer. Si le vin
d'Auvergne est généralement médiocre , ce n'est ni faute
de travail , ni de bonnes expositions. Il suffit de remarquer
que la vigne s'implante toujours sur le penchant des
collines , dans je ne sais quelle vase fétide calcaire d'une
profondeur incommensurable. On comprendra comment
un tel sol peut donner de mauvais vin.
La même cause peut rendre compte de l'infériorité des
grains. Dans presque toute la Limagne , l'herbe est tellement
affectée de la substance bitumineuse dont le sol
est imprégné , que dans plusieurs endroits , le lait des vaches
qui y paissent est d'une couleur bleuâtre et d'une saveur
repoussante.
Pour ce qui est des pays volcaniques , j'ai déjà allégué
des faits. En voici d'autres : l'herbe des montagnes du
Puy-de-Dôme , qui sont toutes volcaniques , est tellement
funeste aux gros animaux , que souvent ils ne peuvent s'en
nourrir , et qu'en général ils y perdent une année de croissance.
Cette singularité n'est pas seulement propre à
l'herbe , e'le affecte jusqu'à la bruyère même. Il est cons-
M
78 MERCURE DE FRANCE ,
taté que celle des pays volcaniques est beaucoup moins
substantielle pour les moutons , que celle des pays non
volcaniques. Enfin voici sur ce point une observation qui
paraîtra sans doute décisive.
Je me suis convaincu d'une manière absolue que , dans
la partie des montagnes qui se trouve sans volcans , la
cire , ainsi que le miel , sont d'une qualité supérieure à
celle des pays volcaniques : il n'y a pas de marchand qui
ne reconnaisse l'une et l'autre à la première inspection .
J'espère que cette circonstance justifiera les habitans de
l'Auvergne. On peut les accuser après cela , tant qu'on
voudra , de manquer d'industrie dans la fabrication de
leurs fromages , ou dans la préparation de leurs vius :
qu'on accuse aussi les abeilles.
}
On me pardonnera de m'être arrêté , avec quelques
détails , sur ce point. Il m'a paru essentiel de combattre ,
d'une manière décisive , une erreur qui a pour elle de trèsgrandes
autorités. En écartant ici des Auvergnats une partie
des accusations dont ils sont l'objet , j'ai rempli un '
devoir de justice. Mon intention n'est pourtant pas de les
trouver entièrement sans reproche. On peut pardonner
aux autres contrées de la France l'esprit de négligence et
de routine ; il est inexcusable chez un peuple que la naturea
fait spécialement actif , entreprenant , industrieux .
M. l'abbé de Pradt se plaint , avec raison , que le meilleur
sol de France , tel que celui des montagnes , ne soit d'aucun
rapport. Il n'y a rien d'exagéré dans tout ce qu'il dit ›
de la détresse où sont généralement , en Auvergne , les
propriétaires . Il est très-vrai qu'il n'y a point de richesse
dans ce pays ; il est très-vrai que, dans de très-grandes villes
la plus haute fortune ne s'élève pas au-delà de 8,000 fr. de .
revenu , et que presque tous les propriétaires , avec des
biens fort étendus et d'une excellente nature , n'ont rien à
leur disposition.
Le principe de cette calamité est facile à assigner. D'un
côté , faute d'industrie , la térre produit peu ; d'un autre
..
MESSIDOR AN XI. 179
côté , faute de sens , on emploie pour la faire produire
une quantité de manoeuvres qui absorbent le produit. Un
particulier a-t- il des propriétés peu étendues , il aura
peine à subsister ? avec une propriété immense , il ne sera
guère plus avancé : les ouvriers et les consommations augmentant
en proportion de l'étendue du terrain , il ne lui
restera rien à vendre , ou au moins si peu , qu'il aura peine
à fournir aux salaires des ouvriers et à la solde des impôts .
Cet état général d'indigence et de malaise qu'on remarque
chez tous les propriétaires et dans toutes les propriétés,
a développé une tendance générale que M. l'abbé
de Pradt a très-bien aperçue , et dont il développe très-ingénieusement
les fâcheux effets. L'économie , en Auvergne
, n'est pas comme dans d'autres pays , de dépenser avec
sens et avec règle , à l'effet d'obtenir de grands produits.
Un tel calcul ne se présente pas même à la pensée . La méthode
est de ne pas dépenser du tout . Cette économie négative
, comme l'appelle très-bien le voyageur , porte
l'Auvergnat , non à acquérir pour avoir de quoi jouir ,
et par conséquent de quoi améliorer sa position , mais seulement
à éviter toute dépense , à se metttre dans le cas de
se passer du marché , sans s'occuper de se mettre en état
d'y porter.
Si , après avoir suivi ce tableau , on demande à l'auteur
les moyens d'y remédier , sa réponse est simple ; elle se
réduit à ces deux points : Faites que votre terre rapporte
plus ; faites qu'elle rapporte mieux ; ayez des produits en
plus grande quantité ; ayez des produits en meilleure
qualité ; proscrivez le régime des jachères qui vous ruine ;
ouvrez vos vieilles prairies qui ne vous rapportent rien ;
ayez des bois , au lieu de mauvaises et de vaines pâtures ;
ayez par-tout de beaux produits et de beaux élèves. '
Ce ne sont point ici , comme dans d'autres ouvrages , ou
de vaines déclamations , ou les conceptions hasardées
d'une brillante théorie. M. l'abbé de Pradt ne s'avance
que le flambeau de l'expérience à la main. Tous les ob-
M 2
180 MERCURE DE FRANCE ,
"
en
jets d'utilité ont reçu leur degré de perfection et d'accroissement
: il faut que l'agriculture la reçoive de même ;
il faut que la manufacture première du grain , celle du
chanvre , du bois et du lin , celle qui contribue à multiplier
les chevaux et les animaux de toute espèce , marchent
du même pas que les autres manufactures. Où e
serions-nous , si , à force de beaux raisonnemens , on
voulait réduire nos manufactures à n'employer que les pro-
` duits de l'ancien art de filer ? Où en serons- nous si l'agriculture
persiste à croire que les terres ont besoin de
repos , que le sol des prairies a horreur de la charrue ,
et qu'il faut toujours conserver les mêmes espèces chétives
qu'on nourrit aujourd'hui , sous prétexte qu'on les
a nourries ainsi autrefois ? Enfin , n'est- ce pas une pitié que
des pays entiers couverts de neige pendant huit mois de
l'année , n'aient pas un seul arbre pour leur abri , pour
leur chauffage et pour la construction des bâtimens ? On
ne peut se former d'idée de la facilité et de la célérité avec
laquelle on peut se procurer en Auvergne des forêts , et
quelles richesses et quel prix acquerraient aussitôt des terrains
immenses , qui sont aujourd'hui sans valeur.
peu
On s'étonne que de vastes corps.de domaine offrent
de produit. Ce phénomène s'explique facilement : le système
des jachères fait qu'on travaille toute l'année une
terre qui ne donnera ses produits que l'année d'après. Si
cette même terre avait été ensemencée en prairie artificielle
, elle offrirait le double profit de produire et de
n'être point cultivée . On aurait ainsi un produit sans travail
, tandis qu'on a un travail sans produit.
Ce n'est pas assez qu'avec le système des jachères , on
ait une multitude de laboureurs sans produit ; avec le
système des animaux de petite espèce , on a , sans produit ,
l'inconvénient d'une grande consommation et de nombreux
gardiens. En accordant qu'il se trouve quelque différence
de soins pour l'éducation d'un bel animal , on
conviendra au moins que cette différence est sans proporMESSIDOR
AN XI. 181
tion avec celle de la valeur ; on conviendra qu'il ne faut
pas plus de gardiens pour une quantité de chevaux , de
génisses , de taureaux ou de moutons d'une qualité supérieure
, que pour la même quantitë d'animaux à vil prix.
L'amélioration des espèces , voilà ce que le voyageur agronomique
recommande avec raison pour l'amélioration des
produits. Cette amélioration sera obtenue aussi-tôt qu'on
fera usage des belles races.
Quel que difficile qu'il soit communément de faire renoncer
un peuple à ses anciennes pratiques , ou plutôt à
ses anciennes routines , je ne pense pas qu'il y ait à l'égard
de l'Auvergne toutes les difficultés que M. l'abbé de Pradt
semble redouter . L'amour propre des cultivateurs est
porté à un tel point en Auvergne , que le possesseur de
beaux animaux y jouit toujours d'une certaine considération
. On cite à plusieurs lieues à la ronde le proprié
taire qui se distingue en ce genre ; lorsque ses animaux
paraissent dans les marchés , ils sont toujours un objet de
curiosité : celui qui , dans une foire , peut emporter la
couronne , c'est-à-dire mériter à ses animaux la distinction
d'un ruban , acquiert dans le pays une sorte d'illustration
. Une place marquée à l'église , ou dans les assemblées
publiques , serait encore une distinction qu'on pourrait
accorder au cultivateur.
M. l'abbé de Pradt propose de joindre à ces moyens
d'émulation des fermes particulières , qui serviraien
comme de modèles , et d'où le gouvernement semblerait
dire Inspice et fac. Ce système a été déjà pratiqué en
Angleterre avec succès . Il était même , grâce aux soins de
M. le chevalier Sinclair , au moment d'y prendre de la
consistance et une sorte d'organisation en grand , lorsque
la jalousie du ministère et celle de la société d'agriculture
sont venues en arrêter le développement. Je suis très-porté
sur ce point , comme sur tous , à entrer dans les vues de
M. l'abbé de Pradt ; je crois seulement que cette partie
d'ordre public mérite d'être considérée plus en grand .
Voici ma pensée .
M 3
182 MERCURE DE FRANCE ,
En réfléchissant sur le genre d'action qui anime en
général toutes les administrations , il m'a paru qu'elles
n'avaient presque jamais que la moitié de l'esprit qu'il
leur importait d'avoir . Je me souviens d'avoir eu un jour
la curiosité de connaître la correspondance d'une grande
province : il ne me fut pas difficile de me convaincre que
l'intendant , homme d'esprit d'ailleurs et homme de bien ,
n'était occupé que d'une seule idée , celle de fixer avec
justice et régularité les subsides , ainsi que les autres services
du pays qui étaient sous ses ordres . Il serait possible
que beaucoup de préfets eussent hérité aujourd'hui de
l'esprit qui animait autrefois beaucoup d'intendans : il est
si commode d'administrer pour les gouvernans , et de ne
point s'embarrasser ensuite des gouvernés ; il est si commun
d'obtenir de cette manière grâce , faveur et confiance ,
qu'on doit une grande reconnaissance à un préposé qui a
la bonté d'aller au- delà .
On doit cette justice au gouvernement actuel. En pressant
toutes les mesures de service et d'obéissance , il n'a pas
voulu négliger les mesures de fécondité et de reproduc→
tion. On en a la preuve dans les statistiques des divers départemens.
Je ne sais pourtant si cette mesure , qui ne se
présente jusqu'à présent que comme un point de spéculation
, est conçue de manière à obtenir tout le résultat
qu'on pourrait s'en promettre. Je ne sais si , dans la même
administration , la partie qui s'occupe de cueillir est bien
celle qui est la plus propre à semer ; et s'il ne conviendrait
pas plutôt qu'il y eût dans chaque département un corps
stable et à part , dont la fonction expresse fût de féconder
et de vivifier.
Je soumets , au surplus , cette vue à M. l'abbé de Pradt;
personne n'est plus que lui à même de l'apprécier. Je remets
à d'autres temps plusieurs vues accessoires , qui s'y
rapportent. En ce moment il faut que je finisse un extrait
sur lequel je me suis peut-être trop arrêté . Grégoire
de Tours rapporte , d'un roi de la première race , qu'il
MESSIDOR AN XI. 183
fat si charmé , en traversant l'Auvergne , de la beauté et
de la fécondité extraordinaire du pays , qu'il y demeura
trop long-temps , et négligea ainsi des affaires plus im-
' portantes . Aurai-je commis la même faute ? Je demande
bonté et indulgence.
MONTLOSIER.
ANNONCES.
Mémoires de la Société médicale d'émulation ; cinquième
année ; Un volume in-8° . de près de 500 pages ,
orné de figures en taille -douce. Prix , 6 fr. et 7 fr. 50 c.
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A Paris , chez Crapart , Caille et Ravier.
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volumes , qui vendent séparément le même prix que
celui-ci.
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synonymes dans la langue anglaise , ouvrage utile à
ceux qui veulent écrire et parler avec justesse et élégance
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et des temps modernes , à l'usage de la jeunesse ; par
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pastoraux anciens et modernes , depuis Moïse jusqu'à nos
jours ; recueil instructif et amusant essentiellement utile
aux personnes qui veulent jouir de la campagne , et dans
lequel on compare la marche de l'art avec celle des progrès
de la civilisation et des connaissances humaines ;
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Ces quatre ouvrages se trouvent aussi chez Lenormant,
libraire , rue des Prêtres Saint- Germain -l'Auxurrois , n. 42 .
M 4
184 MERCURE DE FRANCE ;
POLITIQUE.
On a eu la bonté de s'étonner , dans cette guerre , des
actes d'hostilité commis de la part de l'Angleterre préala- ›
blement à toute déclaration . Les Anglais n'y ont jamais
manqué. En 1755 , notamment , on les vit attaquer , sans
aucune déclaration préalable , à la hauteur du cap raz de
l'ile de Terre-Neuve , dix vaisseaux de guerre français , et
s'en rendre les maîtres. Après quoi les corsaires anglais
tombèrent sur les vaisseaux marchands français , en enlevèrent
successivement jusqu'au nombre de trois cents et
prirent huit mille matelots.
, par
Ce serait sûrement bien assez de l'usage consacré parmi
les nations , pour réprouver des actes aussi sauvages et
aussi contraires aux lois communes de l'équité ; mais il
faut remarquer , dans l'espèce présente , que ce cas même
avait été prévu. Il avait été convenu
les traités
d'Utrecht et d'Aix -la-Chapelle , que les deux nations s'accorderaient
respectivement , en cas de guerre , une sauvegarde
pour leurs sujets qui se trouveraient avoir des vaisseaux
dans les ports l'un de l'autre , parce que , ne pouvant ›
avoir eu connaissance de la rupture survenue',
ils ont
navigué duns la confiance de la paix et sur la foi des
traités .
Ici on peut juger d'un seul trait la différence des deux
nations : en même temps que l'Angleterre prenait par- .
tout les vaisseaux français , la France faisait rendre religieusement
tous ceux des vaisseaux anglais qui s'étaient
trouvés dans ses ports lors de la rupture , ou qui avaient
été pris à la mer avant la connaissance de la déclaration de
guerre . Le cabinet de Saint-James accepta la restitution
qu'on lui faisait , mais pour son compte il n'en fit point ;
il se contenta de se moquer de la bonne foi du cabinet de
Versailles .
Quand une nation s'est une fois produité avec ce caractère
elle rend légitimes toutes les précautions et toutes
les suspicions. Franchement nous n'avons jamais cru que
l'intention de l'Angleterre füt d'exécuter le traité d'Amiens ;
et du moment que nous l'avons vu attermoyer l'évacuation
de Malte , du cap de Bonne-Espérance et d'Alexandrie
, il nous a été évident qu'elle balançait cette démarche
au poids de ses intérêts , et non pas d'après la teneur
de ses engagemens.
MESSID OR AN XI. 185
L'espérance d'engager la Hollande dans la neutralité ,
de sauver par- là l'électorat d'Hanovre , et d'ôter à la
France l'appui maritime d'un pays rempli de vaisseaux
propres à un débarquement , est ce qui a déterminé la
restititution du Cap.
La crainte de s'attirer la guerre de la part de l'empire
Ottoman , et d'autoriser une coalition entre la France et
cet ancien allié , est ce qui a déterminé la restitution de
l'Egypte.
Toutes les vues se sont alors concentrées sur Malte . S'il
ne fallait examiner que les droits positifs et les droits politiques
, rien n'est plus illusoire à cet égard que les prétentions
de l'Angleterre . On ne sait en vertu de quel titre elle
pourrait vouloir se placer à Malte. Elle n'a aucun rapport
avec l'ordre de Malte. La France a , au contraire , les trois
langues de France , d'Auvergne et de Provence , dont les
droits sont incontestables. La révolution , dit-on , a détruit
ces langues. Mais , d'abord , elle ne les a pas détruites au
profit de l'Angleterre , et d'un autre côté nous avons vu
relever , et nous voyons relever tous les jours , beaucoup
d'institutions que la révolution a détruites.
Les droits politiques de la France sont aussi clairs que
ses droits positifs . Une partie de ses possessions est baignée
par la Méditerranée . Une partie de ses provinces tire ses
subsistances du sol africain . Les régences barbaresques ayant
pour principe d'être en guerre perpétuelle avecles puissances
chrétiennes , il convient à la sûreté de la France , qu'il y
ait , au milieu de la Méditerranée , une puissance . ayant
pour principale institution , de contenir et combattre ces
régences. Au lieu d'une puissance amie et de sa nature
inoffensive , telle que Malte , supposez une puissance naturellement
ennemie et rivale , telle que l'Angleterre , tous
ces intérêts sont perdus , tous les rapports anéantis.
1
Après avoir esquissé les droits qui naissent des titres
politiques et positifs de la France , il n'est pas sans intérêt.
d'examiner ce qui peut avoir conduit l'Angleterre à violer
tout-à-la-fois le traité d'Amiens , les intérêts les plus
sacrés de nos provinces méridionales , les droits des trois
langues de France , de Provence et d'Auvergne ; en un mot,
d'oser annoncer à toute l'Europe l'expropriation et la spoliation
définitive d'un des ordres les plus anciens et les plus
illustres de l'Europe , et dont l'existence a eu toujous son
aveu , sa protection , sa garantie. Plusieurs grands inté
rêts ont déterminé cette mesure .
186 MERCURE DE FRANCE ,
Le premier , c'est la prépondérance dans la Méditerranée
. Cette prépondérance a trois objets ; le premier de
rester maître de l'ancien commerce des échelles du Levant ;
le second de prendre , au moyen de son argent et de sa
marine , une influence prépondérante sur la nouvelle république
des Sept-Isles ; de pratiquer , dans cet état non
encore consolidé et plein de troubles , un parti et des appuis
, au moyen duquel elle puisse en usurper quand elle
voudra la domination , et commander de là dans la Grèce
et dans toute l'Adriatique. Le troisième objet est de pouvoir
se lier aux quatre régences barbaresques , de manière
à faire avec elles la guerre , non-seulement pendant la
guerre , mais même quand elle le voudra pendant la paix ;
d'animer à son gré ou de contenir leur brigandage ; de
détruire par la terreur de ce brigandage , chez les diverses
puissances commerçantes , toute spéculation de commerce
dans le Levant , ainsi que sur toutes les côtes de la Méditerranée
et de l'Adriatique ; enfin , d'affamer au besoin
celles de nos provinces qui tirent leur subsistance de la
côte d'Afrique , en même temps qu'on ruinera et qu'on envahira
leur commerce.
Tel est le premier intérêt de l'Angleterre . A celui-ci
s'en joint un second qui n'est pas moins puissant. L'invasion
des Français en Egypte ayant alarmé la sécurité de
l'Inde , et pouvant l'alarmer encore à l'avenir , l'Angleterre
regarde comme important d'occuper Malte , à l'effet
de veiller de plus près sur Alexandrie et Suez , seules avenues
par lesquelles on puisse atteindre commodément ses
possessions d'Asie.
Enfin , un troisième intérêt est de compléter son système
de défense , ou plutôt de fortification politique et
commerciale. L'Angleterre a , à six mille lieues , des possessions
qu'elle regarde comme hors de toute atteinte : elle a
son sol défendu de tout côté par la mer , et par une marine
supérieure ; elle a son Gilbraltar qui est imprenable : il
ne lui manque plus que d'avoir au-devant de l'Egypte ,
Malte qui soit imprenable de même , et alors elle aura
completté ce qu'elle appelle sa situation . Elle consiste en
deux points : 1 ° . avoir à discrétion par sa marine le
commerce de toutes les autres nations sans que les
autres nations aient prise sur le sien . 2°. Pouvoir attaquer
militairement , quand elle voudra , toutes les nations
de l'Europe , sans pouvoir jamais être attaquée par elles.
Cette politique une fois connue , elle suffit pour éclairer.
MESSIDOR AANN XI. 187
l'Europe sur le danger d'une puissance qui proclame
par-tout son isolement de toutes les autres puissances ,
son indépendance des maximes d'équité généralement établies
, qui peut , par ce moyen , commettre toute espèce
d'injustice avec impunité , qui peut prendre de cette manière
la Chine après l'Inde , le Japon après la Chine ;
s'emparer sur les mers de toute , espèce de commerce
permettre ou empêcher toutes les navigations , et qui
cherche à se composer de manière à ce que le monde
entier n'ait , à son égard , aucun moyen de réparation
et de justice.
Nous ne chercherons pas à le dissimuler , la France ,
comme puissance militaire , est redoutable ; elle a été un
objet de terreur dans la révolution , elle peut être encore
un objet de crainte . Mais quelqu'opinion qu'on se fasse à
cet égard , à quelque point qu'on porte l'exagération ,
quand on voudrait supposer qu'aucun des grands états de
de l'Europe ( ce qui ne sera pas admis par tout le monde )
n'est pas en état de lutter avec elle , les plus exagérés ne
contesteront pas au moins que la Russie et la Prusse , ou
l'Autriche et la Russie ne puissent lui tenir tête . Hélas !
au milieu de ses succès , des revers terribles ont mis plusieurs
fois sa puissance à deux doigts de sa perte ; même
sous le premier consul , la bataille de Marengo a demeuré
long-temps indécise .
L'Europe ne peut nourrir , relativement à l'Angleterre ,
aucune espérance de ce genre. Toutes ses flottes réunies
ne sauraient combattre ses flottes ; toutes ses forces réunies
ne sauraient prendre Gibraltar , où attaquer Malte.
Cela suffit pour expliquer la sagesse qui , dans ce nouveau
conflit , a présidé aux déterminations des Etats du continent.
La puissance militaire de la France ( qui est leur seul
objet d'inquiétude ) ne s'agrandira pas par des succès
contre l'Angleterre , au lieu que la puissance maritime de
toute l'Europe s'élève nécessairement au premier revers
que subira l'Angleterre.
Il est facile de présumer de la situation actuelle des
choses , que l'Angleterre n'est pas seulement mécontente
de la France , qu'elle l'est encore de toute l'Europe. En
même temps qu'elle fait tirer sur le premier consul à
Boulogne , et que , sous des prétextes puériles , elle ordonne
la prise de tous les bâtimens pêcheurs qui se trouveront
sur la côte , elle fait bloquer l'Elbe , et parce que
los Français se sont rendus maîtres de ses ríves , il se trouve
188 MERCURE DE FRANCE ,
qu'il n'est permis à aucune des puissances de l'Europe d'y
aborder. Ici le lecteur ne sait pas qu'elle est la prétention
des Anglais relativement aux blocus ; il faut le leur apprendre.
:
-
Il a toujours été convenu entre les nations que quand
une place ou un port sont bloqués , du moment que ce
blocus est signifié aux puissances neutres , il ne leur est
plus permis d'y aborder les Anglais qui repoussent sans
façon toutes celles des maximes du droit des gens qui ne
leur conviennent pas , ont admis celle- là . Ils lui ont donné
même la plus singulière extension . Ce n'est pas assez pour
eux de bloquer une place ou un port , ils prétendent bloquer
le cours des rivières ; ils prétendent bloquer toute
une côte ; bien plus , ils prétendent bloquer un pays tout
entier. Ils ont été , dans la dernière guerre , au moment
de mettre la France entière en état de blocus.
Ce n'est pas assez pour eux de bloquer réellement avec
une force présente et prépondérante , ils prétendent que
si les vents , ou d'autres causes , font retirer la flotte composant
le blocus , le blocus subsiste tout de même , que
l'entrée des bâtimens des puissances neutres , qui se porteroient
dans ce cas vers les points déclarés en état de
blocus , peuvent être saisis et légitimement confisqués ;
ils prétendent , non pas comme il a toujours été pratiqué
entre les nations , que le blocus doit être composé avec
une force suffisante , mais que la présence de la plus
petite corvette , le plus petit bâtiment de guerre suffit
pour conserver l'état de blocus.
Les voilà actuellement qui recommencent à mettre ces
maximes , en pratique : le cours entier de l'Elbe se trouve
prohibé à toutes les puissances dans toute l'étendục de
son cours , sous prétexte que les Français en occupent un
point. Si par hasard les Français étaient les maîtres du
Sund , ils feraient une déclaration par laquelle ils interdiraient
à toutes les puissances l'entrée de la Baltique . Cette
mesure est fondée sur ce principe : c'est que là où les Anglais
ne vont pas , les autres Nations n'ont pas le droit
d'aller.
...
on
"
D'après une telle conduite et de telles maximes ,
peut être moins étonné de l'humeur qu'éprouvèrent
pendant la dernière guerre , les puissances neutres , et
qu'elles commencent de nouveau à manifester. Nous
avons vu précédemment que le Danemark a déjà porté
des plaintes ; on apprend de Pétersbourg que la flotte a
MESSIDOR AN X I. 189
été mise sur un pied respectable , et qu'on l'augmente
journellement par des vaisseaux de toute espèce . Cette
cour est décidée à observer la plus parfaite neutralité ;
elle veut aussi que son pavillon et ses droits soient respectés.
La Suède ne s'est pas encore expliquée , mais elle
a été si violemment outragée , qu'il est permis de lui
soupçonner peu d'intérêt pour l'Angleterre. D'un autre
côté , des lettres récentes nous apprennent que la Prusse
vient d'accorder formellement le passage sur son territoire
à l'armée française de réserve , qui doit se rendre
dans le Hanovre .
C'est ainsi que s'évanouissent ces bruits répandus avec
tant d'affectation , du prétendu mécontement des puissances
du Nord , au sujet de l'occupation des états allemands
de sa majesté britannique .
D'après tout ce que nous avons dit , rien ne doit paraître
plus simple que la conduite des puissances du Nord.
Rien n'est plus extraordinaire que celle du roi d'Angleterre
.
On peut voir , par la lettre du lord Hawkesbury , « que
» sa majesté a toujours considéré le caractère d'électeur
» d'Hanovre comme distinct de son caractère de roi des
royaumes-unis de la Grande-Bretagne et de l'Irlande . >>
Cette prétention n'est soutenable qu'autant qu'on veut bien
s'y prêter. On pourrait se prêter tout de même à distinguer
le roi de l'Irlande du roi d'Angleterre et l'un et
l'autre du roi d'Ecosse . Si au traité de Bâle , en 1795 , et
plus récemment , au traité de Lunéville , la France a voulu
condescendre , pour des intérêts communs , à cette distinction
, est- elle tenue à s'y prêter toujours?
2
Ce n'est pas assez que cette prétention soit insoutenable ,
elle est accompagnée de tous les actes de contradiction et
d'inconséquence. Voilà , d'un côté , le roi d'Angleterre qui
prétend garder la neutralité dans le Hanovre. De l'autre ,
voilà son fils qui va , de sa part , mettre tout le pays en
insurrection , et chercher à armer cinquante mille hommes.
Ce n'est pas tout : d'un côté , les ministres de ce même
roi , qui prétend à la neutralité , préparent une expédition ,
soit pour aller porter des forces au pays , soit pour en
ramener l'armée , à l'effet de servir en Angleterre. Le parlement
, d'un autre côté , agite des projets pour attaquer
de ce point , sur ses derrières , l'armée française destinée à
l'invasion . On peut se souvenir du discours de lord Moira.
Au défaut de ses états d'Hanovre et des puissances du
190 MERCURE DE FRANCE,
Nord , l'Angleterre trouvera facilement des alliés. De
puis qu'elle occupe Malte , le même mouvement semble
avoir électrisé les puissances barbaresques. Voilà
le roi de Maroc qui a déclaré la guerre à l'empereur d'Al
lemagne ; les Algériens et les Tunisiens sont entrés dans
l'Adriatique , où ils n'étaient point entrés depuis des siècles.
Grâce à la possession de Malte par les Anglais , if
n'y aura bientôt plus un seul bâtiment qui ose sortir des
ports de la Méditerranée .
PARIS .
? Lettre du général Mortier au PREMIER CONSUL
Au quartier-général à Lunebourg, le 17 messidor -
an 11.
CITOYEN PREMIER CONSUL ,
J'écrivis le 11 au maréchal de Walmoden la lettre
dont je joins ici copie. M. le baron de Bock , colonel au
régiment ddeess ggaarrddeess ,, vint me trouver le lendemain de
sa part ; il ine dit
que la proposition de faire mettre
bas les armes à son armée pour être conduite prisonnière
de guerre en France , était d'une nature tellement humiliante
, qu'ils préféraient périr tous les armes à la main;;
qu'ils avaient assez fait de sacrifices pour leur pays par
la capitulation de Suhlingen , qu'il était temps enfin de
faire quelque chose pour leur propre honneur : que leurs
officiers , leur armée étaient réduits au désespoir . M. de
Bock me représenta alors l'extrême loyauté avec laquelle
les Hanovriens avaient rempli serupuleusement tous les
articles de la convention de Suhlingen qui les concernaient
; que leur conduite à notre égard était exempte de
fout reproche , et qu'elle ne devait point leur attirer les
malheurs dont je les menaçais. Je me récriai de mon côté
sur la perfidie du roi d'Angleterre , qui avait refusé lá
ratification de la convention du 14 prairial ; que c'était
le machiavélisme seul de l'Angleterre qu'ils devaient
accuser et qu'il était constant que ce gouvernement les
sacrifiait comme il avait toujours sacrifié ses amis du
Continent.
M. de Bock est un homme plein d'honneur et de
joyauté. Il me dit que si je pouvais faire des
proposi
MESSIDOR AN XI. igr
tions acceptables , telles que de renvoyer une partie de
l'armée en semestre , de garder un noyau de 3 à 6 mille
hommes dans le Lauenburg , etc. , il croyait que M. le'
maréchal entrerait en arrangement. Ma réponse fut né-'
gative , et nous nous quittâmes. J'avais déjà pris toutes
mes dispositions pour le passage du fleuve. Une quantité
de barques ramassées tant sur l'Elbe que dans l'Elmenau ,
m'avait procuré de grands moyens. L'ennemi occupait
une position entre le Steknitz et la Bille.
C'est dans la nuit du 15 au 16 que l'attaque générale
devait avoir lieu. L'ennemi s'était procuré du gros calibre.
à Ratzeburg ; il en avait garni toutes ses batteries sur l'Elbe.
J'avais fait établir de mon côté des contre- batteries , mes
troupes étaient bien disposées , et tout annonçait une heureuse
issue , lorsque M. de Wallmoden me fit faire de nouvelles
propositions.
Citoyen premier Consul , l'armée hanovrienne était
réduite au désespoir ; elle implorait votre clémence.
J'ai pensé , qu'abandonnée par son roi , vous voudriez la
1 traiter avec bonté. J'ai fait au milieu de l'Elbe , avec le
maréchal de Walmoden , la capitulation que je joins ici.
Il l'a signée le coeur navré. Vous y verrez que son armée
met bas les armes ; que sa cavalerie met pied à terre , et
nous remet près de 4000 excellens chevaux . Les soldats
rentrant chez eux , vont se livrer à l'agriculture , et ne
doivent faire éprouver aucune espèce d'inquiétude. Ils ne
seront plus aux ordres de l'Angleterre .
Salut et profond respect.
•
Signé , ED. MORTIER.
P. S. Il serait difficile de vous peindre la situation du
beau régiment des gardes du roi d'Angleterre au moment
où il met pied à terre .
Le roi d'Angleterre , s'étant refusé de ratifier la convention
de Suhlingen , le premier Consul s'est trouvé
obligé de regarder cette convention comme non avenue .
En conséquence , le lieutenant- général Mortier , comman
dant en chef de l'armée française , et son excellence M. le
comte de Walmoden , commandant en chef l'armée hanovrienne
, sont convenus de la capitulation suivante , qui
devra immédiatement avoir son exécution sans être de
nature à être soumise à la ratification des deux gouvernemens.
Art. Ier. L'armée hanovrienne déposera les armes ; elles
seront remises , avec toute son artillerie , à l'armée fran
çaise , etc. etc.
192 MERCURE DE FRANCE,
Une lettre de Dunkerque annonce qu'on doit former
à Saint-Omer un camp de 100,000 hommes , iden de
60,000 hommes à Cherbourg , et un de 40,000 hommes
en Hollande. Nous ne doutons pas que ces camps ne soient
immédiatement formés.... sur le papier.
- En conséquence des nouvelles reçues de Bordeaux ,
l'embargo a été mis sur les navires anglais à Saint-Domingue
le 24 avril , et à la Martinique le 27 avril .
Il est arrivé ce matin des malles de Lisbonne et de
la Jamaïque. La dernière a apporté la nouvelle que sept
vaisseaux de ligne français étaient partis de Saint-Domingue
pour l'Amérique septentrionale .
C'est un messager arrivé mercredi soir qui a apporté
la nouvelle importante que la communication entre
ce pays et Hambourg serait bientôt rouverte. Nous avouerons
que nous attendons avec beaucoup d'impatience , et
enmême temps avec espoir et confiance , que l'on réprime :
l'esprit d'agression et d'agrandissement qui paraît augmenter
dans le gouvernement français , et qui menace d'écraser
tout ce qui reste encore en Europe qui n'ait pas été
en proie au pillage et à la tyrannie des Français . Nous
pensons que l'empereur de Russie ne verra pas avec indifférence
l'envahissement de l'Hanovre ( I ) , et une violation
aussi manifeste de l'empire germanique ( 2 ) . Nous
sommes d'avis que la mesure vigoureuse du blocus de
l'Elbe ne servira qu'à leur inspirer les sentimens de ce
qu'ils se doivent à eux-mêmes .
que
On annonce dans les lettres du nord de l'Allemagne ,
le général Mortier (3) a consenti à rétablir la communication
pour le passage des lettres d'Angleterre par
Brême et Hambourg ; cependant il est à présumer que
le général Mortier , s'il a consenti à cet arrangement
n'avait pas alors connaissance du blocus de l'Elbe.
( Extrait du Morning-Chronicle. )
"
(1 ) Le Hanovre sera restitué au roi d'Angleterre , lorsque le roi
d'Angleterre restituera Malte à l'Ordre , et pas une heure avant .
(2) L'Empire germanique a jugé que ceux qui ont violé sa neutralité
sont les Anglais . Respectez l'ordre de Malte qui fait partie de
l'Empire germanique , et vous aurez le droit de demander qu'on respecte
l'électorat d'Hanovre .
?
(3) Le général Mortier n'a été en Hanovre que pour intercepter
votre commerce,
( No. CVIII . ) 4 THERMIDOR an
( Samedi 23 Juillet 1803 )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉS I E.
IMITATION D'HORACE,
LIVRE 2º. ODE 3º. "
P
Equam memento rebus in arduis , etc.
QUE
UE le sort t'élève ou t'abaisse ,
Sans troubler la paix de ton coeur :
Supporte un revers sans faiblesse ;
Mais loin de toi la folle ivresse
Et l'insolence du bonheur .
:
Dellius , une loi commune
Borne ta vie à quelques jours
Soit que la jalouse fortune ,
Par une tristesse importune ,
Flétrisse des momens si courts ;
Soit
que , dans ce bois solitaire
Tapissé d'un gazon nouveau ,
N
194 MERCURE DE FRANCE
1
Coule en ta coupe héréditaire
Le vin , qu'ancien dépositaire ,
Sous trois clefs cèle, ton caveau.
Là , parmi des arbres sans nombre ,
T'offrant son dôme hospitalier ,
Du vieux pin le feuillage sombre
Se plaît à marier son ombre
A la pâleur du peuplier.
A tes pieds l'onde fugitive ,
Qui suit à regret les détours
Du lit qui la retient captive ,
Semble s'échapper de sa rive
་ ་
Et vouloir abréger son cours.
Dans ces beaux lieux , dès chaque aurore
Fais porter du vin , des odeurs ,
Et la rose qu'un jour dévore ;
Jouis , tandis qu'il reste encore :
A filer aux avares Soeurs ,
Peut-être ce riche domaine ,
Ce bois planté de citronniers ,
Ces épis qui dorent la plaine ,
Seront , avant l'aube prochaine ,
Envahis par tes héritiers .
Qu'importe à l'inflexible Parque
Qu'on soit du sang d'Agamemnon !
Assis à côté du monarque ,
Le pâtre , dans la même barque ,
Va visiter le noir Pluton .
Tôt ou tard , de l'urne fatale
Ton nom doit sortir à son tour.
THERMIDOR AN XI 1951
Reçus dans la nuit sépulcrale ,
Nous passons tous l'onde infernale ,
Et notre exil est sans retour .
Par M. DE WAILLY.
ENIGM E.
Je fais avec l'échine un contraste frappant ;
Si quelques noeuds , formés de distance en distance ,
Veulent qu'à cet égard je lui sois ressemblant ;
Lorsque je la mesure ' , on sent la différence .
Je hâte d'un baudet le pas tardif et lent ;
Je modère l'ardeur d'un coursier qui s'élance ;
Dans les mains de l'aveugle utile suppléant ,
S'il me trouve à ses pieds , gare la révérence .
Des plus nobles guerriers j'étais la récompense ;
Je suis celle aujourd'hui du faquin impudent.
B. de Reims.
LOGO GRYPH E.
AVEC mes six pieds différens ,
Je fais naître vingt-quatre enfans ;
Mais cette nombreuse séquelle ,
En naissant quitte le palais
"
Où l'on me fixa pour jamais .
Au fait , je suis une femelle ;
Et voilà sans doute pourquoi
Nos malins faiseurs d'épigrammes
Prétendent qu'entr'elles les femmes
Ne sauraient se passer de moi.
Mais sur mon compte on a beau dire ,
Na
196 MERCURE DE FRANCE ,
Je ne m'en effarouche pas ,
Et je suis bonne en tous les cas
Pour riposter à la satire.
Afin d'exercer mes talens ,
Je vais nommer tous mes enfans ;
D'aucuns je ne te ferai grâce :
Mais j'ai terminé ma préface ;
J'entre en matière ; attention !
A deux pieds , je donne le ton ;
D'un lustre aussi je fais partie ;
Je suis ville de Normandie ,
Et ce qu'en ménage , dit-on ,
Deux époux doivent toujours faire.
A trois pieds , jadis je fus d'or ;
Deux fois je mouille ; je sais braire ;
Je suis zéro ; je suis encor
Ce qu'un candidat voudrait être ;
Et certain appât assez traître ,
Que doivent craindre les moineaux .
A quatre pieds , une autre ville ,
Et puis un de nos minéraux ;
Un récipient bien utile ;
Du ciel un page ; un mal qui cuit ;
Ce qui donne de la souplesse ;
La blanche reine de la nuit ;
Ce qu'un homme à l'autre est sans cesse ,
Devant l'interprête des loix .
A cinq pieds , j'étais en mesure ;
J'ai ma pointe ; je chasse aux noix ;
Je suis enfin la couverture
Qui garantit l'enfant de l'air ;
Et je pousse au bord de la mer.
C'est assez ; voilà ma portée.
THERMIDOR AN XI.
197
Mais apprends , pour te mettre au fait ,
Qu'en débitant mon chapelet ,
Je puis , lecteur , être arrêtée ,
Par le moindre petit filet.
CHARADE.
Mon premier et mon dernier ,
Au sexe près , sont tout- à-fait semblables :
Ils sont , par un doux noeud , unis dans mon entier ;
Le petit bruit qu'il fait les rend inséparables.
D'une telle union ne vous étonnez pas :
Trouveriez-vous un seul ménage
Qui subsistât long-temps sans bruit et sans tapage ?
Ma nature est pourtant qu'il se fasse tout bas .
Mon premier , aux voleurs cause bien de la peine :
Communément on le fait tout exprès ;
Et mon second , du bonhomme Silène
Grotesquement jadis enluminait les traits.
Par un Abonné.
1
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Rien.
Celui du Logogryphe est Orgueilleux , où l'on trouve or,
orgue, gueule , ouïe , lic , Elie , rue , rixe , oie , rôle ,
orge, oeil , grille , règle , lire , exil , luxe , orgie .
Le mot de la Charade est Fer-vent.
N 3
198 MERCURE DE FRAN C'E ,
par
Nouvelle édition du Génie du Christianisme ;
ou Beautés de la Religion Chrétienne ; par
François- Auguste Châteaubriand : 4 vol . in-4° . ,
cartonnés, et imprimés sur papier vélin , avec
neuf gravures avant la lettre , dessiné et gravé
les meilleurs artistes . Prix : 108 fr. , avec la
Défense. Le même ouvrage , in- 8 ° . , cartonné et
imprimé aussi sur vélin , avec neuf gravures avant
la lettre , 4 vol . , avec la Défense ; prix : 75 fr.
Les frais de port , tant pour l'étranger que pour
les départemens , seront payés séparément . Se
trouve à Paris , chez Migneret , imprimeur , rue
du Sépulcre , nº . 28 , faubourg Saint -Germain ;
à Lyon , chez Ballanche ; et chez le Normant,
imprimeur-libraire , rue des Prètres Saint - Germain-
l'Auxerrois , nº . 42 , vis- à-vis le petit portail .
UN
>>
N homme célèbre a dit du Génie du Christianisme
« que le plus mince littérateur en corrigerait
aisément les défauts , et que les plus grands
» écrivains en atteindraient difficilement les beautés.
» Ce jugement explique assez bien la fortune
de cet ouvrage depuis qu'il a paru ; l'admiration et
l'enthousiasme qu'il a excités , les critiques de détail
et les plaisanteries qu'il a essuyées , et le zèle
également actif des admirateurs et des détracteurs .
Au milieu de cette controverse , qui continue
toujours pendant que les éditions se multiplient
, s'il y a quelque chose de parfaitement
prouvé et hors de toute discussion , c'est le succès
de l'ouvrage ; et il semble , au premier abord ,
qu'il devait dispenser l'auteur d'en écrire la défense.
Il avait suffisamment répondu aux critiques de
THERMIDOR AN XI. 199
détail par les heureux changemens qui rendent
cette édition si supérieure aux précédentes ; il ne
devait point répondre aux plaisanteries , car les
plaisanteries et les grandes pensées sont dans deux
mondes différens , et ne se rencontrent jamais.
Mais l'auteur du Génie du Christianisme ambitionnait
une autre gloire que celle du talent ; et
lorsqu'il l'a obtenue , lorsqu'à l'aide de tableaux
pleins de charme et de grandeur , il a ménagé une
heureuse réconciliation entre l'opinion publique et
les vérités utiles ; lorsque ces vérités , qui étaient
hardies au moment où elles furent rappelées , sont
aujourd'hui reconnues et respectées de tous les
bons esprits alors si des hommes également ennemis
des lettres et de la société , veulent ternir cette
gloire innocente ; s'ils emploient contre l'auteur les
mêmes moyens qu'ils ont de tout temps employés
contre le christianisme ; s'ils affectent de se méprendre
sur ses véritables intentions , et que la critique
dégénère en calomnie , son devoir l'oblige
de la repousser ; sa réputation devient inséparable
de la cause qu'il défend .
Telle doit être l'unique défense , tel est aussi
l'unique objet de celle qui accompagne les nouvelles
éditions du Génie du Christianisme ; on n'y
trouve point le ton de la plupart des critiques littéraires
où l'envie est aux prises avec l'amour propre;
et sans doute on saura gré à M. de Châteaubriand
d'avoir renouvelé l'exemple de ces discussions
franches et polies , qui font assez d'honneur
aux juges que l'on s'est choisis , pour supposer
qu'ils s'intéressent à la vérité .
C'est avec le ridicule et la malveillance qu'on
l'attaque ; c'est avec la simplicité et la modération
qu'il se défend , mais aussi avec les armes d'une
logique sévère et pressante , une sagesse de style et
N4
200 MERCURE DE FRANCE ,
même une sobriété d'imagination , qui , de la part
de l'auteur du Génie du Christianisme , est une
grande preuve de désintéressement .
On voit donc qu'il adresse cette défense aux
Tecteurs de bonne foi , et c'est dire assez qu'elle ne
persuadera point le plus grand nombre des détracteurs
de son ouvrage. Après tout , ce n'est pas un
si grand malheur , puisque l'on doit plutôt se prévaloir
de leurs critiques que les réfuter . Si l'on
entre dans le fonds de ces critiques , on ne peut
s'empêcher de voir qu'elles sont plutôt dirigées
contre le succès que contre l'ouvrage lui -même ;
il aurait fallu , pour contenter ces amis sevères de
la vérité , que l'auteur eût écrit précisément de
manière à n'être point lu ; qu'il se fût resserré dans
les formes de la scholastique et de la théologie ;
mais sur-tout qu'il eût beaucoup déclamé contre
l'hérésic et l'incrédulité : on avait à lui opposer des
épigrammes , des bons mots , de fades bouffonneries
qui se trouvent par- tout ; et c'étoit une grande
avance pour des hommes qui , depuis près d'un
demi-siècle , se font une loi de les répéter avec tout
autant de plaisir et de gaieté.
Peut-être même quelques lecteurs trouveront que
M.de Châteaubriand atrop faitpour éviter ces anathèmes
philosophiques : telle est l'extrême difficulté de
ces temps où le ridicule et la mauvaise foi ont établi des
convenances plus rigoureuses que celles de la raison ,
que l'on risque trop souvent d'y sacrifier une partie
de la vérité , en ménagemens pour la vérité .
Une critique pieuse , mais impartiale , apu lui reprocher
des inexactitudes , des faits hasardés , et même
quelques tableaux où les sentimens légitimes sont
trop voisins des passions dangereuses . Mais en relevant
des imperfections inévitables dans le premier jet
d'une si vaste composition , cette même critique ,
Lorsqu'elle a été sincère , s'est empressée de rendre
THERMIDOR AN X I. 201
justice aux intentions de l'auteur ; et à l'époque
de dégoût et de sécheresse où nous sommes parvenus
; lorsque toutes les opinions sont comme
arrêtées au terme de l'indifférence ; lorsqu'on ne
pouvoit les agiter de nouveau sans troubler la paix ,
elle l'a félicité d'avoir intéressé l'indifférence , sans
réveiller les haines ; de n'avoir défendu la religion
que par sa beauté , et de n'avoir triomphé , pour
ainsi dire , que par des enchantemens .
Ceux donc qui ont blàmé le genre de cette
apologie , n'ont tenu compte ni des hommes , ni
des circonstances ( et c'est ce que M. de Châteaubriand
a victorieusement démontré ) ; mais il me
semble qu'ils n'ont pas connu davantage toute
l'étendue et toutes les ressources d'un sujet qui embrasse
l'Univers entier , où même l'Univers n'entre
que pour une partie. Il est impossible en effet de
considérer le Christianisme dans tous les rapports
qu'il établit , sans reconnaitre que l'on ne peut séparersa
force de sa beauté , ses preuves de ses bienfaits ,
sa morale de son culte ; en un mot , ce qu'il a de
sensible , de ce qu'il a d'intellectuel.
Si je lui demande des preuves sur l'existence d'un
Dieu , premier fondement de toute morale et
de toute croyance , il me renvoie aux merveilles de
la nature et à la magnificence de l'ouvrage qui.
atteste la sagesse et la toute-puissance de l'Ouvrier
Si j'examine ses dogmes et ses mystères qui fixent
la légèreté de l'esprit en accablant la raison , il me
montre les sacremens qui en appliquent les bienfaits
, les solennités et les cérémonies touchantes
de son culte , qui en expliquent les intentions . Si
je recherche ce qu'il a fait pour le bonheur des
hommes et pour la consolation de leurs maux ,
toute la terre publie ses bienfaits ; l'imagination ne
peut comprendre tous les dévouemens qu'il a inspirés
, toutes les institutions qu'il a fondées , tous
202 MERCURE DE FRANCE ;
les maux qu'il a prévus , et les inventions de la
charité aussi multipliées que nos besoins et nos
misères. Si je veux connaître son influence sur les
progrès des arts et de la société , je vois le Christianisme
ouvrant les sources de l'antiquité , sans
laquelle nous serions si peu de chose , conservant
la tradition des lettres au milieu des sombres révolutions
de l'Europe moderne , établissant insensiblement
le droit public qui la gouverne aujourd'hui
; en un mot , la civilisation avec les arts , la
politesse et l'humanité , parcourant l'Univers , précédée
du flambeau de la religion.
Veut-on enfin étudier le Christianisme dans ses
antiquités , dans ses souvenirs , dans toute la suite de
son histoire , qui se sert à elle-même de preuve ; il offre
tout ce qui peut charmer l'esprit et agrandir la pensée.
Son origine , aussi ancienne que le monde , nous
appelle aux berceaux d'Eden, où se déclarent les destinées
du genre humain. L'imagination se plait dans
ces lointains , où l'on découvre les tentes des patriarches
et leurs troupeaux errans. Un puits , une
vallée fertile en pâturage , mérite d'occuper l'histoire
de ces heureux temps de simplicité. Ces vénérables
pasteurs qui saluaient de loin le Messie par
leurs désirs , fixent la patrie de leur postérité dans
la terre promise , en y laissant leurs tombeaux. Les
enfans des Hébreux repassent ce fleuve chéri que
leurs pères avaient traversé , un bâton de voyageur
à la main : ils retrouvent la caverne de Mambré et le
chêne des pleurs , à l'ombre duquel fut ensevelie la
nourrice de la tendre Rebecca . Bientôt ils de- .
viennent une société qui passe par toutes les formes
de gouvernement et par tous les développemens
de la civilisation ; et l'histoire d'un peuple qui reçut
à-la-fois , et pour toujours , des lois , des moeurs
et des usages , offre autant de maximes applicaTHERMIDOR
AN XI. 203
›
1
bles au gouvernement de la société , que de
préceptes utiles à la conduite de l'homme. Ce
peuple immuable et pur dans ses traditions ,
au milieu des empires qui se succédaient autour
de lui , et dont il conservait les dates , au
milieu de ses propres malheurs , au milieu de
ses prevarications mêmes , marquait l'espèce de
grandeur qui lui avait été promise , et l'intégrité
de la doctrine qu'il conservait pour une
postérité qu'il devait méconnaître . Mais les vérités
vont succéder aux figures : il se fait une alliance
entre les deux testamens ; les prophéties deviennent
T'histoire. L'antique Troye ne subsiste plus que dans
de beaux chants ; Sion , l'antique Sion subsiste
toujours ; c'est une cité mystique placée entre le
temps et l'éternité , qui unit les choses de la terre
aux choses du ciel , et l'histoire des hommes aux
merveilles de la foi . Il se découvre un nouvel ordre
de choses , plus rapproché des besoins de notre coeur,
et plus élevé au- dessus des facultés de notre intelligence
, plus évident et plus incompréhensible ;
c'est cette alliance et cet enchaînement qui frappaient
Bossuet d'une admiration à laquelle la force
et la magnificence de son génie ne pouvaient suffire.
En nous élevant avec lui jusqu'à ces hauteurs
où il est si grand , la suite de lareligion paraît comme
une route mystérieuse que les prophéties éclairent
successivement , et dont le reste est encore couvert
de nuages prophétiques .
En un mot , le Christianisme , considéré dans
sa doctrine , dans sa morale , dans ses institutions ,
dans ses bienfaits , dans ses preuves , dans son histoire
, etc , offre par-tout , et avec une richesse
inépuisable , de saines maximes pour la conduite
de la vie , des sentimens pour le coeur , des tableaux
pour l'imagination , de simples raisonnemens pour
204 MERCURE DE FRANCE,
les intelligences ordinaires , de hautes considérations
pour les esprits supérieurs .
Ces réflexions ont été faites mille fois avant
nous , et sans doute dans ces temps de contradiction
qui sollicitent si puissamment l'essor de la
vérité , le sujet du Génie du Christianisme s'est
offert à plus d'un esprit . Mais si le germe des
mêmes pensées se rencontre à-peu- près dans tous
les esprits , toutes n'y deviennent pas également sublimes
et fécondes ; et après avoir montré le Christianisme
comme le fondement de la seule morale
utile aux hommes , comme le lien et le conservateur
des sociétés , il n'appartenait pas à tous de le
montrer encore comme la source de ce qu'il y a
de plus élevé et de plus délicat dans les arts de l'intelligence
.
La Religion chrétienne a fait connaître aux
hommes de nouvelles vertus , elle a frappé de ses
anathêmes des vices qui étaient des vertus ancien→
nes ; en un mot , elle a changé les moeurs , et par
une conséquence naturelle , elle devait changer la
littérature qui est l'image et comme l'expression
des moeurs. En opposant plus de résistance aux
passions , elle a donné plus d'énergie aux accens
qui la rappellent , et aussi plus de vérité aux scènes
qui la représentent ; car en apprenant à les combattre
, elle apprend à les connaître ; il n'y a même
que ceux qui les combattent qui en connaissent
toute la puissance.
Cette idée si simple a fourni à l'auteur une
sorte de poétique chrétienne. On l'a déjà suivi dans
cette immense revue de tous les chefs- d'oeuvres de
l'esprit humain , où il compare successivement
entre elles les productions du même genre , rapproche
les détails de la composition , oppose les
caractères des personnages , et par-tout fait resTHERMIDOR
AN XI. 205
sortir les différences ou même les simples nuances
qui séparent les anciens des modernes ; quelquefois
même , dans les conceptions modernes , soulève
avec un art ingénieux le voile de mythologie
dont elles sont enveloppées , nous montre les inspirations
du Christianisme dans la conduite de
Mentor , ou démêle les soupirs de la Mère chrétienne
au milieu des gémissemens d'Andromaque .
Parmi la foule d'aperçus que présente cette poétique
sinouvelle et si pleine de tous les germes d'invention ,
on a reproché à l'auteur plusieurs conséquences
forcées des principes qu'il avait si heureusement
établis . Ses opinions sur la poésie descriptive en
particulier , lui ont attiré plusieurs critiques également
recommandables par la politesse et les talens
de leurs auteurs . Mais il n'est plus permis aujourd'hui
de revenir sur toutes ces difficultés qui ont
été résumées et suffisamment éclaircies dans ces
dissertations ( 1 ) , où les talens , les lumières et la
politesse se trouvent réunis à toute l'autorité d'un
juge , et que l'on relit toujours comme des pages
choisies qui honorent les lettres françaises.
Cependant , pour nous en tenir à la poésie descriptive
, nous semble que l'auteur avait assez
indiqué , par ses propres exemples , ce que peutêtre
il n'avait pas assez développé dans la théorie .
On ne peut en effet parcourir cette suite de tableaux
où il prodigue avec tant d'abondance les couleurs
et les richesses de la poésie , sans être frappé de ce
caractère d'immensité et de magnificence qu'ils
doivent à l'influence du Christianisme ; il est impossible
de le méconnaitre dans cette description
de l'Antique Abbaye de Saint- Denis , que les der-
(1 ) Voyez dans les précédens numéros les extraits du
Génie du Christianisme , par M. de Fontanes.
206 MERCURE DE FRANCE,
niers changemens de l'auteur rendent presqu'entièrement
nouvelle.
« L'abbaye gothique où se rassemblaient les grands
vassaux de la Mort , ne manquait pas de gloire : les tré-
>> sors de la France étaient à ses portes ; la Seine passait à
» l'extrémité de sa plaine ; cent endroits célèbres rem-
» plissaient , à quelque distance , tous les sites de beaux
» noms, tous les champs de beaux souvenirs ; la ville
» d'Henri IV et de Louis- le-Grand était assise dans le
» voisinage ; et l'antre royal de Saint-Denis se trouvait
» au centre de notre puissance et de notre luxe comme un
» vaste reliquaire où l'on jetait les restes du temps , et la
» surabondance de l'empire français.
» C'est là que venaient tour-à-tour s'engloutir les rois
» de la France . Un d'entr'eux ( et toujours le dernier des-
» cendu dans ces abymes ) restait sur les degrés du souterrain
comme pour inviter sa postérité à descendre . Cepen-
» dant Louis XIV a vainement attendu ses deux derniers
» fils : l'un s'est précipité au fond de la voûte en laissant
» son ancêtre sur le seuil ; l'autre , ainsi qu' @dipe , a
» disparu dans une tempête. Chose digne d'une éternelle
» méditation ! Le premier monarque que les envoyés
de la justice divine rencontrèrent , fut ce Louis si fameux
, par l'obéissance que les peuples lui portaient !
Il était encore tout entier dans son cercueil . En vain
il semble se lever avec la majesté de son siècle , et
» une arrière-garde de huit siècles de rois ; en vain , son
» geste menaçant épouvante les ennemis des morts
» lorsque précipité dans une fosse commune , il tomba
» sur le sein de Marie de Médicis ; tout fut détruit. Dieu ,
» dans sa colère , avait juré par lui -même de châtier là
» France ne cherchons pas sur la terre les causes de
» pareils événemens ; elles sont plus haut.
Dès le temps de Bossuet ; dans le souterrain de ces
princes anéantis , on pouvait à peine déposer 'madame
Henriette Tant les rangs y sont pressés , s'écrie le
» plus éloquent des orateurs , tant la mort est prompte à
remplir les places . » En présence des âges , dont les flots
» écoulés grondent encore dans ces profondeurs , les es-
» prits sont abattus par le poids des pensées qui les op--
ע
pressent. L'âme entière frémit en contemplant tant de
» néant et tant de grandeur. Lorsqu'on cherche une
THERMIDOR AN XI. 207
» expression assez magnifique pour peindre ce qu'il y á
» de plus élevé , l'autre moitié de l'objet sollicite le terme
» le plus bas , pour exprimer ce qu'il y a de plus vit.
>>Tout annonce qu'on est descendu à l'empire des ruines ,
» et à je ne sais quelle odeur de poussière , répandue
» sous ces arches funèbres ; on croirait respirer les temps
» passés . Ici les ombres des vieilles voûtes s'abaissent
» pour se confondre avec les ombres des vieux tombeaux ;
» là des grilles de fer entourent inutilement ces bierres ,
» et ne peuvent défendre la mort des empressemens des
» hommes. Ecoutez le sourd travail du ver du sépulcre ,
» qui semble filer , dans tous ces cercueils , les indestruc-
» tibles réseaux de la mort.
"
» Lecteurs chrétiens , pardonnez aux larmes qui coulent
» de mes yeux , en errant au milieu de cette famille
» de Saint Louis et de Clovis. Si tout - à- coup jetant à
» l'écart le drap mortuaire qui les couvre ces monar-
» ques allaient se dresser dans leurs cercueils , et fixer sur
» nous leurs regards étincelans , à la lueur de cette lampe
» sépulcrale ! .... Qui , nous les voyons tous se lever à
» demi , ces spectres de rois ; nous distinguons leur race ,
» nous les reconnaissons , nous osons interroger les ma-
» jestés du tombeau . Eh bien ! peuple royal de fantômes
>> voudriez -vous revivre maintenant au prix d'une cou-
» ronne ? .... Mais d'où vient ce profond silence ? d'où
a vient que vous êtes tous muets sous ces voûtes ? Vous
» secouez vos têtes royales , d'où tombe un nuage de pous
» sière ; vos yeux se referment , et vous vous recouchez
» lentement dans vos cercueils !
>> Ah ! si nous avions interrogé les morts champêtres
» dont naguères nous visitions les cendres , ils auraient
» percé doucement le gazon de leurs tombeaux , et , sortant
» du sein de la terre comme des vapeurs brillantes , ils
»> nous auraient répondu : « Si Dieu l'ordonne ainsi ,
» pourquoi refuserions - nous de revivre ? pourquoi ne
» passerions- nous pas encore des jours résignés dans nos
» chaumières ? Notre hoyau n'était pas si pesant que vous
» le pensez ; nos sueurs même avaient leurs charmes lors-
» qu'elles étaient essuyées par une tendre épouse et bénies
par les larmes de la religion . }}
Mais où nous ont entraînés de futiles descriptions de
» ces tombeaux déjà effacés de la terre ? Elles ne sont plus
ces fameuses sépultures. Les petits enfans se sont joués
208 MERCURE DE FRANCE ,
» avec les os des puissans monarques : Saint-Denis est dé-
>> sert ! L'oiseau l'a pris pour son passage , l'herbe croît sur
» les autels brisés , et au lieu de l'éternel cantique de la
>> mort qui retentissait sous ces dômes , on n'entend plus que
» les gouttes de pluie qui tombent par son toit découvert ,
» la chute de quelques pierres qui se détachent de ses
>> murs en ruines , ou le son de son horloge qui va rou-
>> lant dans les tombeaux vides et les souterrains dé-
>> vastés. >>
On aurait pu , sans doute , choisir un autre
exemple de description que ce passage , où l'auteur
anime les scènes de la Mort de tout ce que
l'éloquence a de plus dramatique. Les ruines des
monumens chrétiens , et les ruines des temples de
la Grèce , nous auraient fourni des tableaux pleins
de vie et de grandeur , comparés à des tableaux
pleins d'êtres allégoriques , de grâces et de variété .
Mais l'embarras aujourd'hui serait d'en rappeler
un qui ne fût pas dans la mémoire des connaisseurs.
C'est sur-tout dans la solitude des temples
et des tombeaux chrétiens , que le talent de l'auteur
s'élève à ce caractère de tristesse et d'immensité
, qui est la véritable poésie des ruines. Peutêtre
aussi ces descriptions n'ont- elles pour nous un
intérêt si profond , que parce qu'elles réveillent
des souvenirs plus récens , et que des impressions
de douleurs encore toutes vives se mêlent naturellement
aux magnifiques peintures et aux idées
imposantes de l'antiquité.
Et qui ne déplore ce jour où toute une nation
s'arma du marteau de la destruction contre les
monumens de ses pères ? Qui ne croit entendre
encore s'écrouler de toutes parts , ces temples noircis
par les siècles , ces vieilles basiliques qui avaient
reçu Charlemagne , Philippe - Auguste , Henri IV ;
et tous ces restes de magnificences gothiques en
harmonie avec le ciel de la Gaule , ses sombres
forêts
THERMIDOR AN XL og
forêts de chêne , et la politesse inculte de ses
guerriers ?
Le voyageur n'aperçut plus de loin ces tours
consacrées qui s'élevaient dans les cieux , comme
autant de témoignages pour la postérité ; et nos
villes , dépouillées de leurs souvenirs , ressemblaient
à des villes nouvellement bâties au milieu d'un
nouveau monde . Les étrangers , encore tremblans
qui abordaient sur la terre de France , voyant ces
pierres sculptées , ces marbres mutilés , et tous ces
débris des arts dispersés sans honneur ; la pierre
chargée d'épitaphes , devenue le seuil de l'hôtelerie
; le char de la moisson entrant sous les voûtes
du sanctuaire , ne pouvaient croire qu'une destruction
si grande et qui nous laissait si tranquilles ,
fût l'ouvrage de nos propres mains : et , dans le
trouble de leurs pensées , s'imaginaient que le
monde avait été de nouveau traversé par ces antiques
légions accourues des forêts de la Pannonie ,
qui , après avoir rompu l'effort de l'empire d'Occident
, se montraient aux provinces désolées encore
toutes couvertes de peaux de bêtes sauvages , et des
lambeaux de la pourpre romaine . Mais bientôt le
temps , dans sa marche inévitable , aura détruit
jusqu'aux traces de nos fureurs. Les ruines mêmes
vont périr : Etiam periere ruina. Le sol qui portait
les monumens de nos ancêtres est converti en
places publiques , décorées d'édifices modernes.
De nouveaux habitans y passent en sifflant , comme
sur les villes maudites par les prophètes . Les petits
enfans s'y réunissent sur le soir , et , dans leurs
jeux , poussent des cris de joie sur la cendre des
générations ensevelies. D'autres , plus indifférens ,
leur succéderont encore. Un moment de violence
a fait l'intervalle de plusieurs siècles , et le jeune
homme qui a été témoin de ces grandes catastro-
0
210 MERCURE DE FRANCE ,
7
·
phes , est déjà comme un antiquaire et un homme
précieux pour la tradition.
Mais nous devous montrer l'auteur du Génie du
Christianisme sous un autre point de vue .
Des hommes accoutumés à voir l'intelligence
humaine rangée par compartimens , et divisée par
chapitres , ont séparé comme sans retour l'imagination
de la pensée , et , de leur pleine autorité ,
ont distribué les dons de penser et d'imaginer
d'après leurs nomenclatures , ou plutôt d'après leurs
prétentions secrètes : comme si toutes les opérations
de l'intelligence, indifféremment , ne supposaient pas
le concours et l'ensemble de ces facultés que nous
avons si vainement distinguées , et qu'il ne fut pas
aussi impossible , par exemple , de séparer l'imagination
de la pensée , qu'une action d'un mouvement
quelconque ! Et pourquoi cette messagere
!
de l'esprit , qui devance et prépare le travail de
la réflexion , perdrait- elle son nom lorsqu'elle quitte
les scènes de la nature et les jeux des passions Humaines
, pour s'exercer sur des êtres abstraits ?
Pourquoi celui qui , dans un tableau , aurait trouvé
ce trait principal qui en décide tout l'effet , serait-il
condamné à ne jamais connaitre la justesse dans
les rapports des choses , et la vérité dans les convenances
morales ? Cependant c'est d'après cette
prévention vulgaire contre un homme à imagination
, que l'on a jugé quelques 'opinions de l'auteur
du Génie du Christianisme sur les sciences exactes .
Nous y arrêterons un moment le lecteur.
Depuis quelque temps on dispute volontiers de
la prééminence des lettres sur les sciences , et du
degré d'estime qu'elles doivent obtenir dans l'opinion
publique. Ces sortes de discussions ne doivent
point affliger ; car elles supposent une rivalité , toujours
heureuse , lorsqu'elle n'exclut personne . On
THERMIDOR AN XI. 211
*peut
donc prouver , tant qu'il plaira , que si l'on
excepte les hommes de génie parmi Yes savans
( et cette exception doit avoir lieu aujourd'hui
comme autrefois ) , il y a moins de création dans
leur travail , moins de participation de leur esprit ,
si l'on peut parler ainsi , qu'une sorte d'attention
et d'assiduité toutes mécaniques. Les sciences et
les mathématiques , dit - on communément , dessèchent
l'imagination , c'est- à- dire qu'elles la rendent
paresseuse , et qu'elles l'occupent sans l'exercer.
De là vient que la plupart , séduits
l'attrait assez
naturel de ce repos occupé , s'engagent volontiers
dans l'étude des formules et des nomenclatures ,
et se procurent ainsi , par leur mémoire , une satisfaction
que leur refuseroit peut -être un travail
plus actif de la pensée.
par
On peut démontrer encore que les lettres et les
arts d'imagination n'exigent un naturel plus exquis
dans ceux qui les cultivent , que parce qu'elles sont
elles-mêmes d'une nature plus excellente ; que les
méthodes des sciences sont changeantes et sujettes.
à ces réformes que l'on appelle progrès , parce
qu'elles ont pour objet un monde créé et fini ,
tandis que
les principes des arts d'imagination sont
immuables , parce qu'ils sont pris dans le coeur de
Thomme qui est infini .
Cependant toutes ces discussions ne seraient que
de vaines disputes toujours suspectes de partialité
et de vengeance , si le rang que les sciences occupent
dans l'opinion ne déterminaient celui qu'elles
doivent tenir dans l'éducation publique et c'estlà
le seul point de la question vraiment important,
et le seul aussi que l'auteur ait eu principalement
en vue.
A
« Si , exclusivement à toute autre science
» dit-il en parlant des mathématiques , vous en-
O 3
212 MERCURE DE FRANCE ,
:
doctrinez un enfant dans cette science , qui in-
» dubitablement donne peu d'idées , vous courez
» les risques de tarir la source des idées mêmes
» de cet enfant , de gâter le plus beau naturel ,
» d'éteindre l'imagination la plus féconde , de re-
» trécir l'entendement le plus vaste. Vous remplissez
cette jeune tête d'un fracas de nombres.
» et de vaines figures , qui ne lui représentent rien
» du tout . Vous l'accoutumez à ne marcher qu'à
» l'aide d'une formule , à ne faire jamais usage de
་
ses propres forces , à soulager sa mémoire et sa
» pensée par des opérations artificielles , à ne con-
» naître , et finalement à n'aimer que les principes
>> rigoureux et les vérités absolues qui ne trouvent
» jamais d'application dans la société . •
>> On a dit que les mathématiques servent à
>> rectifier dans la jeunesse les erreurs du raison-
>> nement ; mais on a répondu très-solidement que
» pour classer des idées , il fallait premièrement
» en avoir ; que prétendre arranger l'entendement
» d'un enfant , c'était vouloir arranger une chambre
» vide . Donnez - lui d'abord des leçons claires de
» ses devoirs moraux et religieux ; enseignez - lui
» les lettres humaines et divines ; ensuite quand
>> vous aurez donné tous les soins nécessaires à
» l'éducation du coeur de votre élève , quand son
» cerveau sera suffisamment rempli d'objets de
>> comparaison et de principes certains , mettez- y
» de l'ordre , si vous le voulez , avec de la géo-
>> métrie . >>
Ainsi , c'est donc sur- tout de l'époque où l'on
enseignera les mathématiques et les sciences au
jeune homme , qu'en résulteront pour lui les inconvéniens
ou les avantages ; du reste , tout ce que
peut dire sur cette question , se réduit à cette vieille
maxime de l'expérience : qu'il faut former le caur
l'on
THERMIDOR AN XI. 213
avant l'esprit. Les vérités utiles au coeur de l'homme
ont un degré de certitude morale nécessaire au
mérite de la vertu et à l'économie de la société .
Les vérités mathématiques ont un degré de certitude
absolue , parce qu'elles sont fondées sur des
rapports d'identité , et qu'elles ne sont toutes que
les traductions diverses d'un principe convenu. Si
donc dans la manière de chercher ou d'enseigner
les vérités morales , on emploie des procédés mathématiques
, l'esprit deviendra faux et stérile a- lafois
; on se servira d'instrumens qui ne peuvent
servir , de moyens qui n'ont aucun rapport avec
l'effet .
»
« D'ailleurs , continue M. de Châteaubriand ,
» rien ne dérange le compas du géomètre , et tout
dérange le coeur du philosophc . Quand l'instru
» ment du second sera aussi sûr que celui du pre-
» mier , nous pourrons espérer de connaitre le
» fonds des choses ; jusque-là il faut compter sur
» des erreurs . Celui qui voudrait porter la rigidité
géométrique dans les rapports sociaux , deviendrait
le plus stupide ou le plus méchant des
>>
>> hommes . >>
Ces vérités trouveront moins d'opposition aujourd'hui.
Le principeréparateur qui anime les différentes
parties de la législation , s'est fait sentir dans l'éducation
publique , dont les règlemens sont les premiè
res lois de l'état ; et les études littéraires , combinées
avec les études mathématiques , tendent de
plus en plus à reprendre et leur place et leur influence.
Il faut espérer que la réforme s'étendra
aussi à l'étude de l'idéologie , si improprement
appelée science morale , dont on dédie chaque
jour de nouveaux traités aux écoles centrales . Cette
réforme sera , je crois , la moins difficile de toutes ;
carle dégoût est venu au secours du sens commun .
0 5
214 MERCURE DE FRANCE ,
L'idéologie s'est décréditée en devenant plus
claire , et pour ainsi dire par ses propres aveux . ,
Sa doctrine et son langage matériels , ont fait
de tels progrès , que rien ne ressemble mieux à un
traité de mécanique que l'analyse de la pensée ( 1 ) .
Ce ne sont qu'actions et réactions , forces motrices ,
forces d'inertie , etc.; et tout ce qu'il en reste ,
lorsqu'il en reste quelque chose , c'est d'avoir appris,
ces étranges définitions des facultés de l'âme .
Mais en examinant la métaphysique moderne,
dans des sources plus pures , doit - on lui accorder
une si grande importance dans le cours des études
élémentaires ? On a regardé comme un progrès ,
l'idée de séparer la métaphysique de la morale
c'est- à- dire , la connaissance de notre être de la
connaissance de nos devoirs et de notre fin ; et
dès-lors , a-t-on dit , la métaphysique est comme
une méthode générale , applicable à tous les objets
de nos connaissances. Mais , quoi ! Locke et
Condillac reprochent aux Cartésiens d'avoir fait
précéder leur philosophie de quelques axiomes
généraux , dont ils font dériver toutes les connaissances
humaines , comme autant d'applications
particulières , et voilà une méthode générale qui
précède des connaissances et des études particulières
..... Et ne retombe- t- on pas encore ici dans
l'inconvénient d'arranger une chambre vide ? si ce
n'est toutefois qu'il s'agit ici d'une géométrie tout
autrement vaine et stérile , puisqu'elle n'a pas
même des figures pour appuyer ses inventions.
Certes , si la métaphysique est l'esprit de mé-
( 1 ) On n'entend nullement parler ici de plusieurs ouvrages
de métaphysique recommandables , qui ont paru
dans ces derniers temps ; et dont les auteurs sont les premiers
à déplorer ces abus.
L
THERMIDOR AN XI. 215
64
་
thode , il y en avait plus autrefois qu'aujourd'hui .
Jadis on élevait le jeune homme dans l'admiration
des modèles anciens . L'étude de l'antiquité remplissait
presqu'entièrement les longues années du
premier âge ; et cet emploi d'un temps si précieux
était fondé sur des raisons qui subsistent toujours.
Car l'amour du beau et le goût du naturel s'insinuent
dans l'intelligence plutôt par une suite d'impressions
, que par un effort d'attention et de
mémoire , et le succès de ces impressions demande
une fraîcheur dans l'imagination et des intervalles
de repos , qui supposent nécessairement un long
espace de temps. Quoiqu'il en soit , les hommes
que préparait cette éducation heureuse , savaient
unir l'enthousiasme , la beauté des sentimens , et
toutes les richesses de l'imagination , à cette sévérité
de raisonnement et à cette force d'ensemble
qui assurent une vie durable à leurs ouvrages.
De
nos jours on a cru pouvoir se passer de tout ,
avec la science de Condillac , et l'analyse a détruit
jusqu'à la méthode.
PATEN
-
N'aurions nous pas confondu l'esprit de méthode
avec l'esprit d'arrangement et de symétrie
que donnent nécessairement une attention ordinaire
, et la considération assidue des mêmes objets
tandis que la véritable méthode de l'esprit ,
ce coup d'oeil analytique qui ordonne et dispose
un sujet , tient à une puissance d'inspiration
que l'étude de la métaphysique ne donne pas .
qu'elle tend même à détruire ; à - peu- près comme
un régime scrupuleux et une surveillance inquiète
des diverses fonctions de l'économie animale , finit
par les troubler et par énerver la santé la plus heureuse
? Or , cet esprit de méthode qui s'acquiert
par la réflexion , préside essentiellement aux sciences.
C'est lui qui dirige et soutient le mathémati-
*
3
04
216 MERCURE DE FRANCE ,
cien vulgaire ; c'est lui qui invente les nomenclatures
et les méthodes . C'est à lui encore que l'on
doit rapporter , en grande partie , nos progrès dans
les sciences car , les méthodes des sciences sont
comme des instrumens perfectionnés qui en facilitent
des applications journalières ; et il est vrai de
dire , en un sens , que c'est en assurer les progrès
que les répandre davantage . Mais si l'on applique
le même esprit aux arts d'imagination et aux scien-
'ces morales , il produira des livres didactiques ,
des grammaires , des poétiques , de la métaphysique
, des histoires de nos idées , histoires du passé
qui ne servent de rien pour l'avenir . Il finira même
par être funeste à tous les talens , puisqu'il les éloignera
de plus en plus de leur véritable source , qui
est le sentiment .
Aussi remarque- t - on que la méthode dans les
sciences , la métaphysique dans les choses de sentiment
, et le septicisme dans la morale , se rencontrent
aux mêmes époques . Mais si de semblables
résultats se rencontrent , il ne faut pas en conclure
qu'ils soient dépendans et nécessaires , et si l'on pouvait
ici séparer les travers de l'esprit des vices du
il serait bien facile d'indiquer le terme de
l'erreur et les limites qu'on a franchies .
.
On montrerait que cet enchaînement des connaissances
humaines dont on a fait tant de bruit
dans le siècle dernier , que ce coup - d'oeil encyclopédique
sur les sciences a pu répandre de l'ordre
et de la clarté dans quelques-unes , mais qu'il a
singulièrement contribué à introduire la confusion
entr'elles . Les sciences , en se touchant de trop
près , se sont mêlées . La manie de généraliser est
venue de l'impuissance de distinguer , et ceux qui
se vantaient de hâter les progrès de l'esprit humain ,
sont tombés dans une erreur ou plutôt dans une
THERMIDOR AN XI. 217
disposition à mal raisonner , toute semblable à
celle qu'ils reprochent aux scholastiques .
Car , enfin , ceux- ci regardant la vérité comme
ancienne ( ce qui est vrai pour la vérité morale ) ,
ils en concluaient que les nouvelles découvertes
dans la physique étaient autant d'erreurs , et s'opposaient
ainsi par principe aux progrès naturels
des sciences. Pour nous, nous disons , avec raison ,
que le temps amène des découvertes nouvelles
dans la physique et les autres sciences ; mais nous
en concluons faussement que les vérités morales
sont de la même date que la chimie moderne .
En un mot , les anciens jugeaient des lois de la
nature d'après les convenances ; ils raisonnaient
moralement en physique nous , au contraire ,
nous raisonnons physiquement en morale . On sent
assez quelle influence doit résulter d'une semblable
disposition dans les esprits.
>>
L'auteur du Génie du Christianisme la caractérise
d'une manière bien sensible , lorsqu'il dit :
Les écrivains de la nouvelle école flétrissent
l'imagination avec je ne sais quelle vérité qui
» n'est point la véritable vérité ; le style de ces
» hommes est sec , l'expression sans franchise ,
l'imagination sans amour et sans flamme ; ils
» n'ont nulle diction , nulle abondance , nulle simplicité
; on ne sent point quelque chose de plein
» et de nourri dans leurs ouvrages , l'immensité n'y
» est point , parce que la divinité y manque..... >>
>>
>>
Mais encore , ils desséchèrent les sources sacrées
du beau et du vrai qu'ils avaient abandonnées ; et
par un procédé qu'autorisent les temps de faiblesse
et de désordre , ils voulurent justifier leur conduite
en détruisant les lois , et faire triompher leurs raisonnemens
en attaquant les principes de toute
raison . Ils leur substituèrent je ne sais quelle mo218
MERCURE
DE
FRANCE
,
}
rale ou moralité qui change au gré des circons
tances et des caprices ; des maximes philantropiques
, sans autorité et sans force de persuasion ,
qui ne sont que des maximes altérées du Christianisme
; des idées libérales qui ôtent bien plutôt
le nom aux vices qu'elles ne persuadent des certus ,
et augmentent la liberté de l'homme de tout ce
qu'elles retranchent à ses remords et à sa conscience.
Ces doctrines furent saisies avidement
dans leur nouveauté ; mais comme elles n'étaient
point bonnes pour l'homme , elles furent comme
ces alimens ingrats que l'on dévore sans se nourrir.
Le faux enthousiasme qu'elles avaient excitées
tomba de lui-même ; le coeur perdit à -la-fois ses
consolations , son appui , ses espérances , ses terreurs
, ses combats ..... et dans cette abjection ,
semblable à ces tempéramens appauvris , qui n'ont
plus assez de ressources pour éprouver de grandes
maladies , il perdit jusqu'à ses passions. Aussi l'on
prétendit à la passion avec le même effort qu'on
en mettoit autrefois à la déguiser , et par une conséquence
naturelle , on ne crut plus à celle que
l'on pouvoit réprimer. Mais enfin , ces doctrines
stériles dégénèrent elles-mêmes avec les esprits , et
à mesure qu'elles tendent de plus en plus à se convertir
en systèmes de matérialisme ; on voit les
calculs prendre la place des vertus , le libertinage
la place des passions , et le genre des romans touche
de près au genre de certains ouvrages de médecine
En suivant ainsi les traces de la nouvelle école
dans les différentes branches de la littérature : dans
Féloquence , où les convenances philosophiques
épuisent tout le talent de l'orateur , et plus souvent
encore le dispensent de talent ; dans l'histoire ,
où l'érudition sans conscience ne consiste plus
THERMIDOR AN XI. 219
qu'à infecter les sources de l'instruction , où de
froides admirations et de tristes railleries , en rapetissent
les grandes leçons et en obscurcissent les
certitudes ; dans l'art dramatique destiné à reproduire
les scènes de la société, mais qui manque également
de sujet d'éloges , de satire et de plaisanterie
; tant les bienséances sont affaiblies ! on serait
conduit au terme où s'unissent la littérature
philosophique et la littérature révolutionnaire
les doctrines matérielles , et les doctrines de l'anarchie
. Mais de pareilles considérations sortiraient
de notre sujet . Lorsqu'on mesure de l'oeil une perspective
, les abymes et les précipices disparaissent
et n'occupent point de place .
T
Peut- être expliquera- t - on simplement cette décadence
des lettres par la nécessité des temps , qui
fait succéder les sciences aux arts d'imagination ,
comme l'âge mûr à la jeunesse . Cette opinion est
commode pour la paresse des esprits. Cependant
s'il fallait Radmettre sans restriction , elle ne serait
qu'une autre déclamation contre les sciences . Sans
doute on ne peut nier la supériorité de l'érudition
sur la science pour féconder le talent et l'imagination
; je veux dire , des vérités de temps et de
moeurs sur les vérités de fait et de démonstration .
Cependant le champ des sciences n'est point stérile
pour les lettres . Si les talens médiocres y dégénèrent
, si la mémoire embarrassée dans les nor
menclatures et les méthodes arrête la marche de
l'esprit ; les imaginations vigoureuses , semblables
à ces eaux qui deviennent plus vives et plus pures
à mesure qu'elles ont traversé plus d'obstacles ,
peuvent retirer de l'étude et des sciences , des rapports
intéressans , des couleurs nouvelles et des barmonies
heureuses .
Encore une fois , ce n'est point parce que l'his
220 MERCURE DE FRANCE,
toire naturelle s'est enrichie de faits et de découvertes
nouvelles , que l'on voit tant de poëmes didactiques
et descriptifs , dont les tableaux le disputent
aux définitions de Linné ; poésies dépouillées
de tout intérêt humain , théâtres déserts , représentations
sans drame ; mais c'est qu'on a perdu
de vue les véritables rapports de l'homme dans
l'Univers , et qu'on s'est accoutumé à ne plus le considérer
que comme un objet d'histoire naturelle .
Ce n'est point parce que les mathématiques sont
parvenues à un tel degré de considération , qu'il
n'est plus permis de les ignorer ; que l'éloquence
a perdu son onction et son pouvoir ; mais c'est
parce qu'on a méconnu des vérités , qui pour n'être
point mathématiques, n'en sont pas moins certaines
; c'est parce que l'on a voulu combattre la
vérité avec l'image de la vérité .
<<
Mais , dit M. de Châteaubriand , il ne faut
» pas croire que notre sol soit épuisé ce beau
» pays de France , pour prodiguer de nouvelles
» moissons , n'a besoin que d'être cultivé à la ma-
» nière de nos pères ; c'est une de ces terres heu-
» reuses où règnent les génies protecteurs des
>> hommes et ce souffle divin qui , selon Platon ,
» décèlent les climats favorables à la vertu . » Celui
qui donne des espérances si consolantes les a justifiées
, et montre le premier tout ce que peut le
le talent , en s'appuyant sur des principes plus
heureux . 3
Il ne nous appartient pas de marquer la place
du Génie du Christianisme ; ce soin regarde la
postérité , qui se venge presque toujours lorsqu'on
devance ses arrêts. Si l'on recueille cependant les
suffrages éclairés que cet ouvrage a mérités depuis
sa publication , on peut assurer que cette place ne
sera pas sans honneur ; par-tout on y retrouve ce
THERMIDOR AN XI. 221
caractère de magnificence et de sensibilité , de
tendresse et de grandeur , qui est le caractère distinctif
du talent de son auteur. Mais il se montre
avec plus d'avantage encore dans ces descriptions
si éloquentes , dont l'intérêt est varié à chaque instant
par d'agréables rêveries , par des rapports inattendus
, et par ces expressions sorties du coeur , qui
donnent presque du mépris pour les saillies de
l'esprit . Toutefois ce plaisir n'est point sterile pour
l'esprit , comme l'ont prétendu des hommes qui
comptent les idées , et qui prennent pour telles
les tournures sèches et ambitieuses des penseurs
modernes. Les belles images , les sentimens profonds
sont inséparables des fortes pensées ; mais
elles sont perdues pour ceux qui n'aiment ni les
sentimens profonds , ni les belles images , et disparaissent
alors au milieu des richesses d'une élocution
abondante , comme les hardiesses d'expression
se dissimulent dans les artifices d'un style
savant.
On a reproché avec plus de raison à l'auteur du
Genie du Christianisme des incorrections , des
négligences , et quelques expressions qui sont
triviales lorsqu'elles ne sont pas sublimes . En
général , il s'abandonne plutôt aux inspirations
de son talent et à la beauté de son sujet , qu'il
ne se précautionne contre la critique ; et il nous
semble qu'il remplit avec moins de succès ces intervalles
de la composition , dont l'unique intérêt
consiste dans un certain degré d'élégance et
de précision qui s'acquiert par le travail . Ön sent ,
d'ailleurs , qu'un essor aussi élevé entraine des
chutes et des inégalités nécessaires , et qu'il n'est
pas possible de parcourir du même pas une carrière
aussi étendue . Sans doute , pour oser la
mesurer toute entière , il fallait une imagination
222 MERCURE DE FRANCE ,
"
agrandie par le spectacle des catastrophes de la
société , et des scènes magnifiques de la nature .
Semblable à ces vents féconds et puissans qui apportent
de nouveaux germes et de nouvelles semences
; elle a fourni des couleurs et des images à
la poésie , des aperçus nouveaux aux talens qui se
nourrissent d'imitations ou d'emprunts , des pensées
favorites à ceux qui aiment à vivre avec eux- mêmes :
en un mot , elle a favorisé , par les influences les
plus heureuses , ce retour salutaire de l'opinion
publique , qui se lassait depuis si long- temps dans
des voies égarées.
L'auteur du Génie du Christianisme , quoiqu'encore
jeune , a déjà acquitté les promesses d'un grand
talent ; il nous donne encore de plus grandes espérances
. Il est à Rome , et son imagination va
s'enrichir des tableaux de cette terre poétique où la
religion étale toutes ses pompes , et les arts tous les
souvenirs .
Ces nouvelles éditions , sorties des presses de
M. Migneret , ornées de gravures et de tout ce que
l'élégance et le choix des caractères peuvent ajouter
à l'exactitude typographique , sont dignes de la
réputation de cet ouvrage.
D. M.
VARIÉTÉS.
J'ai remarqué qu'un bon ouvrage en littérature en produisait
toujours une foule de mauvais ; tous les gens médiocres ,
incapables d'avoir une idée neuve , s'exercent à rendre celles
des autres ; tantôt ils pensent que l'auteur d'un bon livre
n'a pas tout dit , et ils font des supplémens , des continuations
; tantôt ils se contentent de prendre le cadre ou le
plan de l'ouvrage , et ils traitent le même sujet sous d'autres
THERMIDOR AN XI. 223
noms. Tout cela est arrivé pour le Voyage d' Anacharsis ;
ila paru en 1789 , et déjà il a plus de dix imitateurs et
continuateurs. Le public a été assez indulgent pour en
courager les premiers , et nous ne savons pas encore oir
cette aveugle indulgence nous conduira . Nous avons va
paraître tour-à-tour le Voyage d'Anthénor , le Voyage de
Pythagore , les Courtisannes de là Grèce , etc. Aujourd'hui
ce sont des Lettrés écrites sous le règne d'Auguste , prés
cédées d'un précis historiqué sur les Romains et les Gaus
lois. Agamède , né dans la Gaule , voyage à Roine sous le
fegde d'Auguste ; il rend compte de ce qu'il a vu à ses
amis , et sur-tout à la belle Quercilie , sa maîtresse. Il y a
quelque chose de bon dans ce plan , mais l'époque du
réegnée d'Auguste n'est pas heureusement choisié ; l'histo
rich , en se plaçant dans cette perspective , né peut pas
voir Rome touté entière , et la montrer à ses lecteurs. Lẽ
personnage de Quercilie n'est pas propre d'ailleurs à
donner au sujet la gravité dont il paraît susceptible . Les
gentillesses qu'Agamède lui débite dans ses lettres , tantôt en
prose , tantôt en vers , font dégénérer l'histoire en roman ,
et hous ne pouvons qué reprocher ici à l'auteur d'avoir
éxécuté trop à la lettre le projet de Mascarille , qui se
proposait de mettre l'histoire romaine en madrigaux .
On vient de publier une vie de Molé . Le style én est
pen soigné , mais elle renferine des anecdotes piquantes.
Nous allons en citer uné .
Lorsque M. Colin- d'Harleville eut terminé son
» Inconstant , il fut dans l'embarras qu'éprouvent tous
les jeunes auteurs qui débutent dans la carrière , il ne
n savait comment pénétrer jusqu'à l'aréopage comique ,
ail cherchait avec ardeur quelqu'un qui pût lui en ouvrir
le sanctuaire. - Par un hasard fort heureux , un hommé
de lettres de ses amis se trouva avoir des liaisons avec
» Molé ; M. Colin prie son Mecêne de le conduire chez
l'acteur , et de lui recommander son ouvrage. En effet ,
» le jour est choisi , on se mét en route , on arrive. —
224 MERCURE DE FRANCE,
» Molé était alors très-amoureux d'une actrice célèbre de
» la Comédie Française , et , tout entier à sa passion , il
» négligeait ses affaires , ses amis , et tout ce qui était
» étranger à sa flamme. - Au moment où M. Colin et
» son ami arrivèrent , Molé était sur le point de monter
» en voiture ; il apprend qu'il est question d'une pièce ;
» or , on sait que pour un homme bien épris , la lecture
>> d'un chef- d'oeuvre ne vaut pas une minute de rendez-
» vous. Aussi Molé prit-il lestement congé de ces mes-
» sieurs , en les remettant à la huitaine. Le jeune -
prc-
>> auteur fut exact mais Molé avait oublié sa ·
» messe ; il n'était point chez lui ; on lui demande une
>> entrevue par dix lettres auxquelles il ne répond pas ;
» enfin , après plus de six mois , la personne qui avait
>> recommandé M. Colin , a le bonheur de rencontrer
» Molé ; celui-ci balbutie quelques excuses , et , voulant
>> réparer ses torts , il invite les deux amis à passer le len-
>> demain chez lui , et promet d'entendre la lecture de la
» pièce. Cette fois , il se trouva au rendez -vous ; mais à
» peine M. Colin avait il son manuscrit à la main , qu'on
>> annonce à Molé un ami qu'il n'avait pas vu depuis long-
» temps . L'ordre de le faire entrer est aussi-tôt donné , et
>> le nouveau venu prend séance comme un homme qui
» n'annonce pas l'intention de sortir de sitôt ; qu'on se
» figure l'impatience du pauvre auteur ; mais ce fut bien
» pis , lorsque Molé dit à son ami : « As-tu déjeûné ?
>> Non , je viens dans l'intention de déjeûner avec toi .
» Holà , sur-le -champ , qu'on nous donne du vin blanc et
» des huîtres , cela vaudra bien la pièce de Colin . » On se
met à table , on jase , on déraisonne ; l'heure de la répétition
arrive , et la pièce n'est point encore écoutée .
» Laissez-la-moi , dit Molé , je la lirai moi - même. Six
>> semaines après il y jeta un coup-d'oeil , et dès la pre-
» mière scène , il se reprocha amèrement d'en avoir dif-
» féré la lecture . Aussi , épargna-t-il à M. Colin toutes les
» démarches ; il fit recevoir la pièce lui-même , la fit mettre
» sur-le-champ
1
―
THERMIDOR AN XI. 225
» sur-le-champ à l'étude , et en établit le personnage prin
» cipal avec le plus grand talent . »
Nous avons cité , l'année dernière , dans le Mercure ,
quelques Pensées d'une dame étrangère ; elles furent res
pectées dans d'autres journaux , et obtinrent un succes
général. Nous donnerons aujourd'hui un passage extrait
d'un roman intitulé Valérie , écrit par la même personne.
Le style de cet ouvrage nous a paru très-pur , toujours
correct et souvent élevé . On en jugera par le morceau
qu'on va lire . Nous regrettons de ne pouvoir en citer davantage.
C'est un Suédois qui écrit d'Italie , et qui rend
compte à son ami des impressions qu'il éprouve à la vue
de ce beau
pays.
Lettre de Gustave à Ernest.
« Je ne sais par où commencer , Gustave ; au milieu
» de tant de beautés , mon âme s'arrête indécise ; elle vou-
» drait vous conduire par-tout , vous faire partager ses
>> plaisirs , et offrir du moins à votre imagination quel-
» ques esquisses de ces tableaux que vous n'avez pas voulu
» voir avec moi .
>> Mais comment vous rendre ce que j'admire ? com-
» ment parler de cette terre aimée de la nature , de cette
n terre toujours jeune , toujours parée au milieu des anti-
» ques débris qui la couvrent ? Vous le savez , deux fois
» mère des arts , la superbe Italie ne reçut pas seulement
» toutes les magnifiques dépouilles du monde ; magni▾
» fique à son tour , elle donna aussi de nouvelles merveilles
>> et de nouveaux chefs-d'oeuvres à l'Univers. Ses monu-
» mens ont vu passer les siècles , disparaître les nations ,
» s'éteindre les races , et leur éloquente grandeur parlera
» encore long-temps aux races futures .
REP
» Le temps a dévoré ces générations qui nous éton-
> nèrent les fortes pensées , les mâles vertus de l'antique
P
226 MERCURE DE FRANCE ,
» Rome et sa barbare grandeur , tout a disparu . La iné-
» moire seule plane silencieusement sur ces campagnes ,
» appelle tantôt de grands noms , tantôt cite des cendres
» coupables ; dessine ces scènes gigantesques , où se
» mêlent le triomphe et la mort , les fêtes et les douleurs ,
» le pouvoir et l'esclavage ; ces scènes où Rome donna
» ses lois , régna sur l'Univers , et périt par ses victoires
» mêmes .
Jans
» Le voyageur alors aime à rêver sur les ruines du
» monde ; mais , fatigué d'interroger la poussière des
» conquérans , sur laquelle il croit voir peser encore tant
» de calamités , il cherche , dans des bosquets tranquilles ,
la relipar
» ou près d'un monument consolateur élevé
» gion , il cherche les restes de ces hommes qui ,
» le siècle des Médicis , donnèrent à l'Italie une nouvelle
» splendeur , qui parlèrent à leurs frères un langage sim-
» ple et céleste . Nous croyons les voir consacrer les arts
» à élever l'âme , à la rapprocher d'un bonheur plus pur ,
» et essayer en tremblant de rendre les saintes beautés
» qui les transportent .
1
» La peinture , la poésie et la musique , se tenant par
>> la main comme les grâces , vinrent une seconde fois
» charmer les mortels ; mais ce ne fut plus , comme dans
» la fable , en s'associant à de folles absurdités : ces pu-
» diques et charmantes soeurs avaient apporté des traits
» célestes , et , en souriant à la terre , elles regardaient
» le ciel ; et les arts alors se vouèrent à une religion épu-
» rée , austère , mais consolante , et qui donna aux hom-
» mes les vertus qui font leur bonheur.
» Ici aussi s'élevèrent le Dante et Michel-Ange , comme
» des prophêtes , qui annoncèrent toute la splendeur de
» la religion catholique. Le premier chanta ces vers
» pompeux et mystiques ; l'autre , avec une grâce sau-
» vage qui ne reconnaît d'autre loi que celle qu'elle
» créa elle-même , conçut des formes plus grandes , plus
hardies , les revêtit d'une beauté sévère et terrible. Il
.
THERMIDOR AN XI. 227
» s'abyme dans les secrets de la religion , il épuise l'effroi ,
» il fait fuir le temps , et laisse enfin à l'art étonné son
» miracle du jugement dernier.
» Mais que j'aime son génie quand il se dépose dans
» cette grande conception , dans ce temple dont la vaste
» immensité appelle pensée sur pensée , et qu'un siècle
>> entier construisit lentement ! Des rochers ont été arra-
» chés à la nature ; de froides carrières ont été dévastées ;
» d'innombrables mains ont travaillé à assembler ces
» pierrés , et se sont engourdies elles-mêmes. Mais où est-
» il celui qui donna une pensée à tout cela ? Qui dit à ces
» magnifiques colonnes de s'élever sur leur base ? Qui
> commanda à cette énorme coupole , et la fit obéir à sa
» téméraire conception ? Qui ainsi réalisa cet incroyable
» rêve par un art pieux et les secours de ces pontifes qui
» portèrent la triple couronne ? Hélas ! il a passé aussi ,
>> l'auteur de ces merveilles ; et comme lui se sont levées
» lentement de leurs siéges sacrés les pontifes , ont déposé
» leur thiare , et ont passé sous tes voûtes , sublime monument
, majestueux Saint- Pierre ; toi qui , créé par
» des hommes , as vu s'effacer la race de tes créateurs
» et qui verra encore , pendant des siècles , les généra-
» tions plier religieusement sous tes dômes.
» Vous voyez , Gustave , combien je me suis laissé
» entraîner ; et pourtant de combien de choses encore je
» voudrais vous parler !
>> Suivez -moi : voyez près de là où dorment d'ambi-
» tieux Césars , veiller d'humbles filles qui ont rénoncé
» àtout , voyez sous l'arc du triomphateur , l'araignée filer
» silencieusement sa toile . C'est aux pieds du Capitole , où
» vinrent expirer tant d'empires , que j'ai lu Tite- Live ;
» comme aussi du rivage d'où je considérais Caprée , j'ai-
» mais à lire Tacite , et à voir l'horrible Tibere , par
» une juste réaction de la Providence , forger son propre
» malheur en forgeant celui des autres , et écrire au
» sénat qu'il était le plus a plaindre des hommes .
Pa
228 MERCURE DE FRANCE ,
» Mais laissons les crimes des Romains ; voyons de ces
» rivages ces verdoyantes îles parées d'une éternelle jeu-
» nesse , auprès de ces dévorantes laves , et le Vésuve
» tonnant sur ce même golfe où nous nous laissons tran-
» quillement aller vers Pausilippe. Plus loin , que j'aime
» sur cette terre mythologique , près de l'antre où pro-
» phétisait la sibylle , le couvent d'où sort un pauvre
» religieux qui s'en va prêchant la vertu , et prophétisant
» sa récompense !
E
» Que j'aime à m'arrêter dans ces vallons que le ciel
» semble regarder avec joie , et où mon pied heurte sou-
» vent contre une pierre funèbre ! Bocages de Tibur ,
>> aimable Tivoli , jardins où méditait Cicéron , sentiers que
» suivait Pline en observant la nature , qu'avec volupté
» je me suis vu au milieu de vous ! Ah ! du moins vous
» resterez toujours à l'Italie ! et le voyageur cherchera
» vos traces et les retrouvera.
» Mais vous , chefs-d'oeuvres que mes sens enchantés
» contemplent souvent , où vivent encore des hommes que
» nous n'admirons pas assez , vous pouvez quitter ce
» ciel comme des captifs emmenés loin de leur pays
» natal. Un nouvel Alexandre peut étonner l'univers et
>> enrichir son triomphe de vos superbes dépouilles ; heuʼn
reux alors celui qui vous aura vus ici , ici où vous fûtes
inspirés par la religion , et où la religion vous entoura de
» ses pompes ; heureux qui vous aura vus dans ces tein-
» ples où se prosterna devant vous la dévotion humble
» et errante et la puissance orgueilleuse et superbe !
» En ôtant d'ici la Transfiguration , la Sainte-Cécile ,
¸» la Sainte-Cène , du Dominicain , où les placera-t-on ?
>> Quel que soit le palais magnifique , ou l'édifice qui
» leur est destiné , leur effet sera détruit ( 1 ) : c'est au fond
» d'une Chartreuse , c'est , rempli de terreur et d'effroi ,
» qu'il faut voir un Saint-Bruno , et non auprès d'un front
(1 ) Ce n'est ici qu'une opiniou purement poétique.
THERMIDOR AN XI. 229
» couronné de roses. Et ces vierges si pures , qui ont ap-
» porté des traits divins et des âmes qui ne connaissent
le ciel , les verra-t-on sans tristesse à côté de pro-
» fanes et d'impudiques amours ?
» que
<
» Et vous aussi , enfans de la Grèce , race de demi-dieux ,
>> modèles enchanteurs de l'art , vous qui , en quittant la
» Grèce , n'avez changé que de terre sans changer de
» ciel , ne quittez jamais cette seconde patrie , où les
>> souvenirs de la première sont si vivement empreints .
» Ici , sous de légers portiques , ou bien sous la voûte
» plus belle d'un ciel pur , vos regards se tournent encore
vers l'Attique ou la fabuleuse Sicile ; irez-vous cacher
>> vos fronts sous d'épaisses murailles et au milieu d'une
» terre étrangère ? Vous , Nymphes , dispersées dans ces
bocages , vivrez-vous auprès des ruisseaux enchaînés ?
» Et vous aussi , Grâces , qui n'êtes point vêtues , qui
» ne pouvez point l'être , que feriez-vous dans des climats
› rigoureux ? etc. »
ANNONCES.
Recherches physiologiques , et expériences sur la vitalité
et le galvanisme ; troisième édition : suivies d'une
quatrième édition de son Opinion sur le supplice de la
guillotine , ou sur la douleur qui survit à la décolation ;
ornées de quatre planches en taille-douce ; par Jean-
Joseph Sue , docteur en médecine des ci-devant college et
académie de chirurgie , ancien professeur d'anatomie dudit
collége , médecin en chef de l'hôpital militaire de la garde
des Consuls , professeur d'anatomie et de phisiologie à
l'athénée de Paris , membre des sociétés d'histoire naturelle ,
sciences et arts de Paris , etc. Un vol. in-8° . Prix : fr . 50 c.
et 2 fr. franc de port. A Paris , chez Gabon et comp. , libraires
, place de l'Ecole de Médecine , n°. 6.
Histoire du Clergé de France , depuis la convocation
des Etats- Généraux par Louis XVI , jusqu'au rétablisse- ´
ment du Culte par le premier Consul Bonaparte. Trois vol.
in- 12. Prix : 6f. et 8 f. franc de port. A Paris, chez J.Garnier,
imprim.-libr. rue Jean-Robert , près celle Saint-Martin.
Ces deux ouvrages se trouvent aussi chez le Normant,
impr.-lib. , rue des Prêtres Saint-Germ.-l'Auxerrois , n. 42.
P 3
230 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Nous annonçions , dans notre dernier numéro , que Ies
puissances du continent ne tarderaient pas à manifester
leur mécontentement contre les entreprises de l'Angleterre
; nous n'imaginions pas que l'événement suivit de
si près nos prédictions . Des lettres récentes d'Allemagne
ont apporté les détails suivans :
« Il est question de nouvelles liaisons très-importantes ,
» qui sont sur le point de se former entre plusieurs puis-
» sances du Nord , relativement à la liberté de la naviga-
» tion. Plusieurs événemens qui ont eu lieu depuis que la
» guerre a éclaté entre la France et l'Angleterre , et surtout
la capture des bâtimens neutres par les Anglais , ont
» fait entrevoir aux cours de Pétersbourg , de Berlin , de
» Stockholm et de Copenhague , que leur intérêt exige de
» prendre des mesures combinées pour faire respecter
» leurs pavillons par les dominateurs des mers. On parle
» d'une ligue qui a été proposée à cet effet par le cabinet
» de Pétersbourg , et qui tend à - peu-près au même but
» que la neutralité armée adoptée à la fin de la dernière
» guerre , et qui avait tant indisposé la cour de Londres .
Les cabinets de Berlin et de Copenhague sont , à ce
» qu'on assure , très- disposés à faire cause commune avec
» celui de Pétersbourg . La cour de Stockholm a , dit- on ,
» formé quelques objections contre le plan proposé ,
» mais on a lieu de croire qu'elles seront écartées . Il se
» confirme d'ailleurs qu'il y a des négociations entre le
» général Mortier et le prince royal de Danemarck , rela-
» tivement à plusieurs objets très-importans. »
La saisie systématique et continuelle de tous les bâtimens
neutres , l'impossibilité d'avoir raison des corsaires
anglais , et de leur amirauté , encore plus corsaire qu'eux ,
a pu sans doute déterminer des délibérations sur les moyens
THERMIDOR AN X I.. 231
de s'en préserver. Mais la fermeture de l'Elbe , la rigueur
qu'exercent les trois frégates stationnées à son embouchure
, au point qu'elles renvoient les vaisseaux mêmes
qui se présentent , soit au Weser , soit à l'Eyder ; une telle
conduite n'a perinis ni la dissimulation , ni la patience.
On peut dire en atténuation de ces griefs , que l'Angleterre
a promis à la cour de Prusse de respecter le pavillon
prussien . « Elle a bien voulu consentir que les vaisseaux
» de cette nation fréquentassent les ports de France , en se
» conformant toutefois au règlement établi en Angleterre,
>> relativement aux puissances neutres. » Mais plus nous
réfléchissons sur la teneur de cette déclaration , plus nous
sommes étonnés que les autorités prussiennes de la ville
d'Embden se soient permis de la publier officiellement .
Comment n'ont- ils pas vu , en pareil cas , que la faveur est
aussi insolente que la prohibition ? comment n'ont- ils pas
vu que le droit de l'une pourra être allégué un jour ,
comme constatant le droit de l'autre ? Quelle est donc
cette manière de disposer de la mer , de l'accorder aux
uns et de la refuser aux autres , comme si elle était le
domaine d'une seule nation .
}
Tandis que cette comédie se joue dans la mer du Nord ,
la même comédie est en action dans la Méditerranée.
L
Des lettres de l'Italie méridionale , annoncent que l'amiral
Nelson a répandu , dans toute cette partie de l'Italie ,
un manifeste où il déclare qu'il s'emparera de tous les
bâtimens qui se rendront dans les ports quelconques d'Italie
occupés par les troupes françaises , ou qui en sortiront,
n'importe à quelle nation ils appartiennent .
En vérité , lord Nelson a eu bien de la bonté de réduire
sa prohibition aux ports de l'Italie. Il n'en coûtait pas
davantage de l'étendre à tous les ports de France , ainsi
qu'à ceux de la Hollande.
Il paraît que les puissances du midi ne sont pas moins
révoltées de cette conduite que les puissances du Nord .
L'Espagne , qui au moment de la guerre avec la France ,
P 4
232 MERCURE DE FRANCE ,
avait désarmé ses vaisseaux , et qui croyait pouvoir compter
sur une paisible et entière neutralité , est tellement
harcelée aujourd'hui par les violences des vaisseaux anglais
, et par les menaces des écrivains politiques aux
gages de leur gouvernement , qu'elle se voit contrainte de
prendre enfin l'attitude qui lui convient .
On écrit d'Espagne , que l'on y a ordonné une levée de
40 mille hommes , pour renforcer les garnisons d'Alicante
, de Cartagène , Cadix , le Ferrol et la Corogne. Les
embouchures des ports de ces villes seront défendues par
une nombreuse artillerie , de nouvelles redoutes et des
fortifications extraordinaires ; enfin , que les forces mari-,
times de l'Espagne seront augmentées de 9 vaisseaux de
ligne et de 12 frégates.
4
L'Angleterre ne trouve pas dans ses pretentions politiques
, moins de résistance que dans ses prétentions maritimes.
Elle cherche envain à abolir l'ordre de Malte ; elle
veut en vain changer en comptoir ce monument antique
d'honneur et de courage , ce gardien de toute l'Europe
contre les pirates de la Méditerranée , cet honneur de nos
familles , cette espérance de notre postérité ; elle est abandonnée
sur ce point comme sur les autres. Ce n'est pas¸
au moins l'empereur de Russie et celui d'Allemagne qui`
seconderont ses vues. D'un côté , nous apprenons que des
officiers russes ont été spécialement chargés , par l'empereur
Alexandre , de porter au grand-maître la croix et
la couronne qui avoient été faites pour le feu empereur
Paul [ . D'un autre côté , nous savons qu'ils ont été présentés
à Vienne à leurs majestés impériales , qui les ont
parfaitement accueillis .
Si cet événement , dans lequel on ne peut méconnaître
l'influence de la France , n'a pas une très-grande importancé
en lui-même , il montre au moins à quelle distance
elle se trouve aujourd'hui de cet esprit révolutionnaire
qui l'a autrefois tourmentée , et dont le premier principe.
était de détruire sur la terre toutes les institutions tendantes
THERMIDOR AN XI. 233-
à consacrer l'honneur des races et l'existence des familles.
La lettre adressée , par le premier consul , à la noblesse
immédiate de l'Empire , la satisfaction qui s'y trouve exprimée
d'avoir contribué à maintenir et à assurer son
existence politique , est un nouveau garant de l'esprit de
paix , de bon ordre , et de conservation sociale qui anime
la France et son chef.
Lorsque l'Angleterre est aussi visiblement abandonnée
de toutes les puissances du continent , éclairées enfin
sur ses vues , et sur sa politique , il est assez curieux de la
voir insister pour réclamer leur appui. On peut se demander
à quel titre . Est-ce comme roi d'Angleterre ? est-ce
en sa qualité de souverain de l'Océan ? est-ce en reconnaissance
du blocus de l'Elbe et de tous les ports de la
Méditerranée , que Georges III espère que les puissances
se hâteront de lui porter protection et appui ? Non , dit- on :
c'est comme électeur d'Hanovre , comme partie intégrante
du corps . germanique. Sous ce titre même , il n'a pas
meilleure grâce. Le Moniteur fait , sur ce point , deux
observations fort justes ; la première , que puisque l'élec
teur d'Hanovre a fait la paix de Bâle sans l'empereur , il'
peut faire de même la guerre ; la seconde , que l'ordre de
Malte , dépouillé par l'électeur d'Hanovre , est , aussi bien
que lui , prince de l'empire , et a autant de droit à sa protection.
Georges III n'étant plus par le fait électeur d'Hanovre ,
un anonyme a trouvé plaisant de nous écrire , pour nous
demander s'il est bien sûr qu'il soit , par le droit , roi
d'Angleterre ? L'anonyme établit sa question sur le fondement
que Georges III n'a d'autre droit à la couronne
d'Angleterre , que la clause spéciale énoncée à cet égard
au traité de Rysvich , et renouvelée ensuite au traité
d'Utrecht. « On ne peut réclamer un droit , dit-il , quand
>> on en viole le titre . Georges III , violant envers la
France les traités par lesquels celle - ci l'a reconnu rqi
» d'Angleterre , cesse de l'être par rapport à elle . »´
3
23 MERCURE DE FRANCE ,
>
1
Nous n'avons aucun intérêt à nous occuper d'une question
qui ne peut être bonne que pour les écoles de droit.
Il nous paraîtrait singulier qu'à la suite de toutes ses entreprises
, le roi de la Grande-Bretagne finit par n'être que
grand-maître de Malte.
On parle toujours , en Europe , d'une grande médiation ;
( Le lecteur trouvera des détails à cet égard à l'art . Nouvell s
diverses ) mais l'Angleterre ne paraît pas du tout disposée
à s'y prêter elle s'occupe toujours de grands préparatifs.
hostiles. Nous apprenons, par les débats parlementaires du
12 juillet , que le maire de Londres s'est fortement élevé
contre l'esprit d'indifférence et d'apathie qu'on reprochait
à sa cité. Il prétend que la cité de Londres est extrêmement
empressée de porter sa part des fardeaux de la guerre.
S'il faut en croire certaines lettres , il n'est genre de violence
qui n'y soit exercée de tous côtés , on s'empare ,
sous prétexte de vagabondage , des hommes qu'on trouve
en état de porter les armes. Les réclamations contre ces
violences , ainsi que contre les nouveaux impôts , se multiplient.
On parle d'un grand nombre de rassemblemens ,
d'émeutes et de caricatures . Dans le fait , tout le monde
s'attend à une invasion prochaine. Le duc d'Yorck vient
de publier à ce sujet une instruction militaire pour l'armée
de reserve cette instruction porte sur la manière dont
eette armée doit se composer , et dont elle doit agir. Le
principal danger , y est- il dit , d'une force irrégulière ,
c'est le manque de confiance et de bonne intelligence . Le
prince recommande , en conséquence , que chaque compagnie
soit composée d'hommes qui se connaissent . Relativement
à son service , c'est sur-tout , dit-il , de fatiguer
et de harasser l'ennemi , de ne jamais engager d'action
régulière , mais d'attaquer en détail les avant-postes et ses
postes détachés , d'être sans cesse sur ses derrières et sur
ses flancs , et de lui couper toutes ses communications.
L'événement montrera si cette instruction aura plus de
succès que celles du duc de Cambridge.
THERMIDOR AN XI. 235
NOUVELLES DIVERSES.
Copenhague , 9 juillet.
On attend incessamment dans ce port , ou dans le Sund ,
la flotte russe .
On écrit de Rostock , en date du 11 juillet , que onze
vaisseaux de guerre russes sont arrivés à Warnemunde
avec des troupes : on en attend encore un plus grand
nombre.
Ratisbonne , le 8 juillet.
Le premier consul a adressé à la noblesse immédiate
de l'Empire une lettre , dont voici la traduction :
« Messieurs les membres du directoire général de lanoblesse
immédiate , j'ai reçu la lettre que vous m'avez
écrite , en date du 12 avril 1803 , et j'y ai lu l'expression.
de votre reconnaissance pour ce que j'ai pu faire à l'avantage
de la noblesse immédiate. Je suis très - satisfait
d'avoir contribué à maintenir et à assurer votre existence
politique . Je vous prie de ne pas douter de mes sentimens
de bienveillance , et du désir que j'ai de vous être utile. »
Saint-Cloud , 2 juin 1803. Signé BONAPARTE .
―
Du 4 juillet. Nos côtes , ainsi que celles de Toscane ,
de Naples et de Sicile , sont couvertes de corsaires anglais ..
Une escadre de onze vaisseaux de ligne de cette nation a
été vue à la hauteur du port Maurice. Une autre , de dixsept
vaisseaux , se trouve au cap Corse , et une troisième
dans les eaux de Porto-Ferrajo . Une autre escadre anglaise
est à la vue de Naples ; enfin , une dernière , forte de dix
vaisseaux de lignes et sept frégates , a passé le détroit de
Messine .
D'après les mêmes nouvelles , le roi de Naples , informé
des projets des Anglais sur la Sicile , a résolu de re
point se rendre à Palerme , comme il se l'était , dit- on
proposé , et de rester dans sa résidence ordinaire.
Lunebourg ( pays de Hanovre ) , 22 messidor.
Avant- hier M. de Krusemark , major et adjudant du.
feld-maréchal de Mollendorf , est arrivé dans cette ville
et s'est rendu auprès du général Montrichard , qui a encore.
son quartier-général à Liéne , dans un château situé à un
236 MERCURE DE FRANCE ;
7
quart-d'heure de cette ville. Après cette visite , M. de
Krusemark partit pour Harbourg. On assure que cet
officier est chargé d'une mission importante de la part de
S. M. prussienne , mission qui n'est point , dit-on , étrangère
à la neutralité de l'Elbe .
-
De Londres , 11 juillet.
Le secrétaire de l'ambassade russe à Paris , arriva
hier à une heure chez le comte de Voronzow , avec des .
dépêches. Il était aussi porteur de dépêches pour lord
Hawkesbury , et elles ont été expédiées sur-le-champ à sa
seigneurie , à sa maison de campagne , à Coombe. On a
expédié en même temps des messagers à M. Addington et
aux autres ministres.
La correspondance entre la Russie et l'Angleterre , et
entre la France et la Russie , est extrêmement active , et
n'a rapport qu'à la guerre actuelle . Le bruit dont nous
avions parlé il y a quelques jours , que le gouvernement
de Russie avait proposé un congrès général pour arranger
les différends entre les deux puissances , et pour établir
quelque balance politique , circule de nouveau aved plus
de confiance. Mais les ministres de sa majesté n'attendent
aucun résultat favorable de la médiation de la Russie.
Bruxelles , 30 messidor.
Parmi les personnes de distinction que la prochaine
arrivée du premier consul fait affluer ici , on remarque
M. Lombard , conseiller intime du roi de Prusse , venu de
Berlin pour trouver ici le premier consul. Rien ne transpire
sur l'objet de la mission dont il peut être chargé.
PARIS.
Une guerre terrible nous a été déclarée par les Anglais
; et cependant chez ces Anglais même , un grand
nombre d'entre nous se trouve avoir reçu , dans les temps
révolutionnaires , secours , hospitalité , asile. Le rapprochement
de ces circonstances offre des traits que la malveillance
a voulu saisir , et qu'il importé d'examiner. Les
droits et les devoirs qui peuvent être prescrits en pareil
cas , présentent une grande question de morale publique ,
c'est-à-dire de droit des gens . Je vais tâcher de traiter cette
question aussi succinctement qu'il me sera possible.
THERMIDOR AN X I. 237
*
On a
a trop cru qu'il n'y avait de morale dans l'Univers
que pour les individus ; on a trop dit que l'équité des
nations consistait dans leur intérêt. Un grand et antique
précepte dément cette doctrine. « Sachez , est-il dit dans
» le Deuteronome , que le Seigneur votre Dieu , est le
>> Dieu des dieux , le maître des maîtres ; qu'il aime l'é-
>> tranger ; qu'il lui donne la nourriture et le vêtement :
>> et vous aussi , vous aimerez les étrangers , car vous avez
» été étrangers dans la terre d'Egypte . » Telle est la loi
que Dieu même dicta à une nation envers les autres
nations.
Les Gentils n'ont pas eu à cet égard d'autre doctrine
que les Hébreux. Leurs lois sur l'hospitalité sont connues ;
ils ont particulièrement distingué dans ces lois les étrangers
malheureux . Ceux qui se sont trouvé avoir , avec
les nations dont ils réclamaient les secours , des rapports
de lois , de religion , d'une cause commune , ont dû être
un objet de préférence.
Les exemples ne manquent pas à cet égard. Les Ioniens,
menacés par le roi de Perse , reçurent des Lacédémoniens
l'offre de les transporter en Grèce , par la seule
considération qu'ils étaient Grecs d'origine.
Dans des temps postérieurs , les habitans de la Neustrie ,
ceux des Armoriques , un grand nombre d'Espagnols
échappés à la tyrannie des Sarrasins , reçurent , dans l'intérieur
de la France , protection et faveur.
Ce fut le lien d'une croyance commune et d'un ennemi
commun qui arma toute l'Europe en faveur des chrétiens
d'Orient , et qui forma les croisades.
Ce fut encore ce lien qui attacha Louis XIV au sort
du roi Jacques. Lorsque ce prince , la reine , le prince
de Galles , vinrent implorer sa protection , le monarque
français ne se contenta pas de les combler personnellement
de bienfaits , il prit à sa charge vingt mille Anglais ,
tant soldats que fugitifs , qui s'étaient associés à leur
fortune.
Dans les mêmes circonstances , les Français ont éprouvé
les mêmes bienfaits. Lors de la proscription des Protestans
en France , tous les états protestans de l'Europe ont
Legardé comme un devoir de les accueillir .
Enfin , dans ces derniers temps , une grande révolution
ayant éclaté en France tout son sol s'est vu couvert.de
ruines , toute l'Europe de fugitifs et de proscrits.
238 MERCURE DE FRANCE .
"
Il faut le dire franchement : le peuple anglais est celui
qui , dans cette grande cause commune à toute la civilisation
, a été le plus fidèle à la loi des nations ; il a reçu avec
bonté les proscrits ; il leur a donné du pain , un couvert ,
'un asile. Il ne s'agit pas ici d'accuser sa manière où ses
vues : une nation n'est pas tenue d'emprunter d'autres
manières que les siennes ; elle n'est pas tenue non plus de
renoncer à tout espoir d'avantage et d'intérêt dans sa conduite
.
Je n'ai point dissimulé le bienfait ; je ne veux pas dissimuler
non plus l'obligation que personne ne prétende
s'en dispenser. Le devoir peut même être considéré ici
comme imposé à la France entière. La France en reprenaut
ses enfans a dû adopter en effet leurs engagemens et
leur reconnaissance. Il ne s'agit plus que de rechercher en
point de morale publique , quelle doit être , en pareil cas ,
la nature de la reconnaissance , et son étendue.
D'abord on ne peut douter que des étrangers admis dans
un pays , ne doivent à ce pays , tant qu'ils y sont , protection
et appui , même contre leur propre patrie. Cela
ëté pratiqué ainsi dans tous les temps. Sous l'empire romain
, les Goths ont quelquefois servi contre les Goths ,
les Francs contre les Francs. Sous la féodalité , les Fran
çais , soumis au roi d'Angleterre , ont servi contre le roi
de France. Après la révocation de l'édit de Nantes , les
réfugiés français ont composé en Hollande et en Prusse
dés corps dont la fidélité ne s'est jamais démentie , mème
contre les Français.
La même règle a été observée dans les temps révolutionraires.
Je puis me dispenseride citer les divers
corps étrangers
au service de l'Angleterre : l'éloquence de M. Pitt et
celle de M. Windham les ont assez célébrés.
Le résultat que présentent ces faits , c'est que les nations
ont droit de compter sur le dévouement des étrangers ,
tant que ceux-ci leur appartiennent , et qu'ils sont dans
leur sein . Mais cette prétention ne s'est jamais étendue
jusqu'autemps où les étrangers ont été rendus à leur patrie.
Je défie qu'on cite à cet égard une seule autorité et ua
scul exemple.
Il était réservé au Morning-Post d'oser proclamer une
maxime contraire ; il étoit réservé à des écrivains anglais ,
d'oser invoquer la trahison en faveur de la reconnaissance .
Qui croirait que ces écrivains se sont élevés en imTHERMIDOR
AN XI. 239
précations contre ceux des évêques et des individus français
, qui après avoir été accueillis en Angleterre pendant
les bourasques révolutionnaires , ont l'ingratitude ( c'est
l'expression dont ils se servent ) d'épouser aujourd'hui la
cause de la France. Et quoi ! les bienfaits que vous avez
accordés à ces hommes avaient donc pour objet de leur
faire abjurer tout sentiment français ! De quelle nature
était donc le pain que vous avez approché de leurs lèvres,
pour que vous l'ayez cru capable de corrompre en eux
tout intérêt de patrie , tout honneur national ! Singulier
signalement que ces écrivains donnent à toute la terre
de l'espèce de générosité qui caractérise la nation britannique
!
Ah ! sans doute , avant que la guerre fût élevée , j'espère
qu'il n'est aucun des Français qui ont été reçus en Angleterre
, qui n'ait désiré ardemment le maintien de la paix
entre les deux pays. Pour ce qui me concerne , je puis dire
que j'ai formé à cet égard les voeux les plus ardens . J'espère
les avoir assez manifestés , et pourtant je déclare que
si j'eusse eu l'honneur d'être ministre des relations extérieures
, au moment où lord Withworth est venu porter
son ultimatum de trente- six heures , son excellence ne fût
pas demeurée trente- six secondes dans mon cabinet , et
trente-six minutes dans la capitale. Il ne s'agit pas de
contester ce que nous devons à une terre qui nous a reçù
au passage ; nous devons encore plus à la terre qui a été
notre berceau , qui a reçu la cendre de nos pères , et qui
recevra bientôt la nôtre . Nous devons à la Grande-Eretagne
, mais nous ne lui devons pas au moins de supporter
ses affronts , et de conspirer avec elle son élévation et
notre perte.
Les voeux les plus ardens pour que la Providence écartât
des deux pays le fléan de la guerre : voilà quel a été notre
devoir : mais actuellement qu'elle est déclarée , un autre
sentiment doit nous animer. Le choix d'Albe et de Rome
est fait ; il ne s'agit plus de gémir sur ce malheur , il faut
l'affronter. Singulière prétention de ces hommes qui nous
envoient tous les foudres de la guerre , et qui prétendent
ne recevoir de nous en retour que des complimens et des
actions de grâce !
Je n'ignore pas ce que peuvent suggérer de vieux res
sentimens. L'ancienne France a été effacée..... nous serat-
elle rapportée par les boulets de l'Angleterie ? Ah ! si
" 240 MERCURE
DE FRANCE
,
9
notre patrie était en effet détruite , il est une vérité qui ne
devrait être ignorée d'aucun Français : c'est qu'il est plus
facile de la faire renaître de la poussière de nos tombeaux
, que des secours d'un peuple qui se glorifie de
nous abhorer comme nation, au moment même où il
nous tend , comme individus , une main hospitalière .
MONTLOSIER.
-M. Biot a rendu compte à l'Institut du voyage qu'il
vient de faire , par ordre du gouvernement , dans le département
de l'Orne , relativement au météore observé aux
environs de Laigle , le 16 floréal dernier. De cette relation ,
qui n'est que l'exposé fidèle des faits et la comparaison
critique des témoignages , il résulte que le phénomène
dont il s'agit est réellement arrivé , et qu'il est tombé ce
jour-là aux environs de Laigle une épouvantable pluie de
pierres , qui s'est étendue sur un espace de plus de deux
lieues carrées. Le nombre de ces pierres est au moins de
deux ou trois mille . Leur poids varie depuis deux gros
jusqu'à dix-sept livres et demie. Cet événement a été amené
par l'explosion d'un globe enflammé qui a paru dans l'atmosphère
quelques instans auparavant .
など
La classe des sciences physiques et mathématiques de
l'Institut national a ordonné l'impression extraordinaire
de ce mémoire. Il paraîtra , dans quelques jours , chez
Baudouin , imprimeur de l'Institut national. On y joindra ,
d'après les cartes de Cassini , le relevé exact des lieux sur
lesquels s'est étendue l'explosion . Il est remarquable que
sa direction , déterminée par M. Biot , s'est trouvée coincider
parfaitement avec celle du méridien magnétique.
Les adresses , les fêtes et le mouvement que cause
le premier consul dans tous les lieux honorés de sa présence
, sont au-dessus de tout ce qui s'est vu en ce genre.
Les adresses des départemens et les dons relativement à la
guerre contre l'Angleterre , se multiplient chaque jour .
Rien n'est , sans doute , plus irrégulier en soi que cette
manière d'impositions et de contributions communes ;
mais cette irrégularité , effet de l'enthousiasme général ,
et l'absence de toute réclamation sur ce point , deviennent
un témoignage de plus que la guerre a toute l'affection
nationale.
( Nº . CIX . ) 11 THERMIDOR an 11 .
( Samedi 30 Juillet 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉS I E.
ΙΜΙΤΑΤΙΟΝ
DE L'ÉPITRE D'HELOISE A ABAILARD , DE POPE
(Fin. Voyez le numéro du 15 prairial dernier. )
HELAS! ÉLAS ! il m'en souvient encore avec effroi
Le silence et la nuit régnaient autour de moi
Tout dormait ; de ces murs la vaste solitude
Nourrissait de mon coeur la sombre inquiétude ;
Tremblante , je priais à côté d'un tombeau ;
Pâle et près de s'éteindre un lugubre flambeau
Jetait un jour livide et des clartés funèbres ,
Qui de ces lieux d'horreur révélaient les ténèbres ;
Du cercueil , tout à coup , des sanglots échappés ,
Portèrent jusqu'à moi ces mots entrecoupés :
« Viens , ma soeur , cède enfin au chagrin qui t'accable
>> Comme toi , de l'amour victime déplorable ,
» Je gémissais en proie à des tourmens affreux ..
» D'un bonheur éternel je jouis dans les cieux ..
» Viens , contre le malheur la mort t'offre un asile ;
» Dans la nuit du tombeau , ma soeur , tout est tranquille ;
>> Notre dernier sommeil assoupit nos douleurs ,
» Et l'amour malheureux n'y verse point de pleurs.
Q
242 MERCURE DE FRANCE,
» La paix habite ici , la gloire m'environne ;
» L'homme n'y juge plus , un Dieu clément pardonne,
J'obéis , ô ma soeur ! Héloïse te suit
Pour chercher près de toi le repos qui la fuit.
Abailard ! c'est à toi de fermer ma paupière ;
Je meurs ! Ah ! pourrais-tu rejeter ma prière ?
Viens ( ce service encor je l'exige de toi )
M'enseigner à mourir et l'apprendre de moi ;
Vois au lit de la mort Héloïse étendue !
Sans crime alors , sur moi tu peux fixer la vue ;
Quel autre qu'un époux a droit de recueillir
Et mon dernier baiser et mon dernier soupir ?
Dans ce fatal moment , qu'Héloïse expirante
Presse encore ta main de sa main défaillante ,
Je mourrai dans tes bras avec moins de terreur .
Déjà je sens la mort pénétrer dans mon coeur :
Dissipe les frayeurs d'une amante craintive ,
Et reçois dans ton sein mon âme fugitive .
Mais pour toi , que tes jours , par la mort respectés ,
Quand je ne serai plus , coulent moins agités.
Du Dieu que j'ai trahi désarme la colère ,
Et trouve au moins la paix au bout de ta carrière ;
Qu'alors , cher Abailard , les habitans des cieux
Veillent à tes côtés et te ferment les yeux .
Que pour dernier bienfait le tombeau réunisse
Deux époux que du sort sépara l'injustice !
Quand le froid de la mort aura glacé nos coeurs ,
Et qu'en la nuit des temps se perdront nos malheurs ,
Si deux amans , épris d'un feu semblable au nôtre ,
Visitent notre tombe , appuyés l'un sur l'autre ,
Plaignant notre infortune et l'excès de nos feux ,
Puissions-nous , diront-ils , n'aimer jamais comme eux !
DE WOLFF.
THERMIDOR AN XI. 243
A BONAPART E.
JEUNE héros , dont le courage
De la France a fait le bonheur ;
O toi ! qui , dans la fleur de l'âge ,
A fourni des siècles d'honneur !
Mille exploits éclatans ont couronné ta gloire ,
Et fait voler au loin celle du nom français.
Mais ta main , qui dix ans enchaîna la victoire ,
Fit plus en un seul jour ; elle signa la paix .
Nos coeurs la bénissaient , lorsqu'à tes voeux contraire ,
Un peuple astucieux nous appelle aux combats ,
Et cherche à relever l'étendard de la guerre.
Il a donc oublié ce que sont nos soldats ?
Nous ne le fuirons point : que le léopard tremble !
Qu'il aille se cacher au fond de ses forêts !
Un seul et même esprit aujourd'hui nous rassemble :
Combattons ! ... puisqu'il faut renoncer à la paix .
Mais ce farouche orgueil dont Albion s'honore ,
Nos guerriers sauront bien le lui rendre fatal :
Ne sont-ils pas Français , et n'ont-ils pas encore
Leur courage pour guide , et toi pour général ?
Par M. GENTIL , Lieutenant de la Cavalerie
d'honneur amiénoise .
ENIGM E.
Je suis un mot très-usité ,
Et qui plus est , hermaphrodite ;
Pour excuser cette espèce maudite ,
Écoute mon utilité :
De la coquette Célimène
Je peins le benêt de mari ;
Dans un espace qui te gêne
Te sens-tu resserré , meurtri ?
Q
244
MERCURE DE FRANCE ,
Avec moi , ton séjour va devenir commode .
Quoiqu'antique , lecteur , je suis fort à la mode.
Si tu ne me tiens pas , entre en ta chambre , ou bien
Déroule les fastes de Rome ;
Tu me découvriras sous les dehors d'un homme
Qui fut du crime un infame soutien ,
L'horreur de son pays , de toute la nature ,
Et l'éternel effroi de la race future .
LOGO GRY PH E.
JE voltige dans l'air , me meus à contre sens ,
Me plie en cent façons , mesure mes élans ,
Franchis l'espace ; et , domptant la nature ,
Par mes hardis efforts j'étonne les humains.
Si très-souvent , par ma légère allure ,
Je brave des périls , pour un autre certains
D'Icare quelquefois j'éprouve la disgrace .
Ote ma tête ; alors prenant une autre face ,
Aidé des seuls regards de la postérité ,
Sans craindre ou prévoir ma ruine ,
Je monte avec orgueil à l'immortalité ,
Et deviens Cicéron , Démosthène ou Racine.
CHARADE
.
MON premier dans les airs lève sa noble tige ;
Mon second va s'y perdre , et mon tout y voltige.
Par M. Lноmandie .
Mots de l'Enigme, du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Bâton .
Celui du Logogryphe est Langue , où l'on trouve la, en ,
Eu , un , age , eau , une , âne , nul , élu glu , Agen , alun ,
auge , ange , gale , élan , lune , égal , aulne , angle, gaule, lange , algue ( herbe qui croit au bord de la mer ).
Le mot de la Charade est Mur-mure.
THERMIDOR AN XI. 245
Esope en trois langues , ou Concordance de ses
Fables avec celles de Phèdre , Lafontaine ,
et autres fabulistes. Un vol. in - 12, Prix , 2 fr.
50 cent. , et 3 fr. 25 c. franc de port. A Paris ,
chez Leprieur , libraire , rue Saint - Jacques ,
près Saint-Yves ; et chez le Normant, imprim.-
libraire , rue des Prêtres St.-Germain- l'Auxerrois
, nº. 42.
C'ÉTAIT un homme d'une imagination charmante
et d'un esprit très-délicat que celui qui a
créé ces Fables , où la science du monde est mise
en action d'une manière également enjouée et
instructive. Ce sont des peintures de la vie humaine
qui plaisent à tous les âges ; elles nous amusent
presqu'au berceau , et nous amusent toujours utilement
: car en accordant même , selon l'opinion
de J. J. Rousseau , que l'esprit des enfans ne soit
pas capable de saisir la vérité sous des voiles si
légers , c'est toujours beaucoup d'offrir à la jeunesse
des images riantes comme elle et des leçons
qui inspirent la bonne humeur. Je suis loin
de penser , comme certains philosophes , que l'on
doive faire de l'instruction un divertissement ; ce
serait donner aux enfans des idées fausses ; et c'est
s'en faire à soi - même une bien chimérique
d'imaginer qu'ils puissent confondre deux choses
si essentiellement différentes. Il n'y a point d'instruction
sans étude , et point d'étude sans application
or l'application , dont l'effet est de captiver
l'esprit , ne peut ni ne doit jamais ressembler
au divertissement qui est institué pour le dissiper.
Quelques illusions qu'on puisse donner à un enfant
, on ne changera pas la nature des choses .
Grand précepteur d'Emile , appelez l'étude récréation,
si vous le voulez , il en faudra toujours
Q 5
246 MERCURE DE FRANCE ,
1
venir à fixer l'attention de votre élève , et à le
forcer de réfléchir ; et vous aurez d'autant plus
d'efforts à y employer , que vous aurez mis plus
d'art à le divertir. C'est par un ordre supérieur .
que la peine est jointe au travail , et cet ordre
est plus puissant que tous les secrets de la philosophie.
Le seul adoucissement que la nature permet
, et que la raison conseille , est de tourner les
études du premier âge vers des objets agréables
qui portent à la gaieté et aux inclinations douces ;
et c'est un avantage qu'on rencontre presqu'uniquement
dans les fables , qui offrent un assaisonnement
si parfait de plaisir et d'instruction que ,
bien qu'elles soient proportionnées au besoin de
l'enfance ,, par la simplicité et le naturel de leurs
tableaux , cependant plus on a d'expérience et de
connaissance du monde , et plus on y
découvre
de finesse et de raison .
ด
Ces leçons naïves de l'apologue ont´un mérite
d'invention plus rare qu'on ne l'imagine . L'art de
faire dire la vérité aux hommes par des animaux ,
lorsqu'ils ne pouvaient la souffrir dans la bouche
de leurs semblables , suppose une grande intelligence
du coeur humain : lorsqu'on songe qu'un
esclave a été , dans cet art , le premier modèle
et le modèle de tous les temps , on apprend à respecter
les plus humbles conditions de la vie. La
nature se plait quelquefois à les orner des plus
beaux talens , pour montrer que ce sont des dons
de sa main plutôt que des fruits de nos études .
Le nom d'Esope est plus célèbre que celui des
personnages puissans de son siècle , qui se sont
tourmentés , et qui ont tourmenté tout le monde
pour acquérir de la réputation . La manière dont
on raconte que ce philosophe fut reçu chez Crésus
, roi de Lydie , fait honneur aux lettres et à la
politesse de cette cour. Nous nous croyons auTHERMIDOR
AN XI. 247
jourd'hui bien plus polis et bien plus lettrés , sans
comparaison cependant un homme qui parcourerait
l'Europe , comme Esope parcourait la
Grèce et l'Asie , avec quelques fables , y recevrait-il
les mêmes honneurs ? Cela est bien douteux . Lat
morale des Fables paraîtrait peut- être encore bien
sévère et bien importune à ceux qui ont secoué
celle de l'évangile . On dit que les Delphiens firent
un mauvais parti à Esope , à cause de sa fable des
Batons flottans ( 1 ) , qu'ils eurent la sottise de
s'appliquer , quoiqu'il y dépeigne en général tous
ceux qui ont plus de hauteur que de mérite ; gens
dont Lafontaine dit à sa manière :
De loin c'est quelque chose , et de près ce n'est rien .
Certainement Esope ne serait pas mieux reçu aujourd'hui
avec sa fable ; on le trouverait bien hardi
d'oser donner des leçons à des gens qui n'en
veulent pas recevoir . Ce philosophe , qui avait si
bien réussi à la cour , périt pour avoir dit la vérité
dans une république ; il fut traité comme
Socrate , à qui il ressemble pour le caractère et
pour l'esprit. Tous deux instruisaient les hommes
en riant , et tous deux firent une fin tragique , pour
avoir voulu les rendre meilleurs . Il y a une règle
sûre pour juger des progrès de la philosophie ,
c'est d'exaniner de quelle manière on traite ceux
qui entreprennent de redresser les moeurs et les
esprits .
L'Esope en trois langues est une espèce de monument
élevé à la gloire de ce père de l'apologue ;
c'est une idée assez heureuse que d'avoir mis ses
fables en parallèle , avec celles de ses successeurs.
On verra plus aisément ce que son génie leur, a
fourni de matériaux , et comment ses inventions
( 1 ) Elle est intitulée , dans Esope , donópos , les
Voyageurs .
Q 4
248 MERCURE DE FRANCE ,
チ
ont d'abord été polies par l'élégance de Phèdre ,
et ensuite rajeunies et ornées par les grâces de
notre Lafontaine . Etudier ces trois hommes , c'est
suivre tous les progrès de leur art , depuis sa naissance
jusqu'à sa perfection. Esope a travaillé en
philosophe , qui ne cherche que le sens et l'instruction
; son style est privé d'images et de mouvemens
; il ne peint pas , il raconte , il est historien.
Phèdre est plus dramatique , il a mis en scène
ce qu'Esope n'avait mis qu'en récit : mais il faut
avouer que Lafontaine a donné la vie aux fables ,
et qu'il en a créé le style. Il n'y a peut- être point
de supériorité mieux reconnue que la sienne ; tous
ceux qui viennent après lui se sentent forcés de
Fimiter , tout en désespérant de l'égaler jamais
Convient- il donc de dire que Lafontaine n'a
jamais rien inventé, et qu'il n'a d'autre charme
que le pouvoir naturel des vers naturels (1) ?
J'en demande bien pardon aux admirateurs de
M. de Voltaire ; mais en vérité il n'y a pas moyen
de lui passer cette injustice ; et si , à chaque pas , il
s'en rencontre de semblables , doit - on nous reprocher
ou nous plaindre d'en supporter le dégoût ?
Et quel serait donc dans les lettres le ministère de
la critique , si elle ne s'employait à relever les faux
jugemens des écrivains célèbres , que leur réputation
a , pour ainsi dire , consacrés ? Nous y mettons
de la passion , dites -vous. J'entends ; c'est-àdíre
,, que votre enthousiasme blessé vous y fait
voir une animosité qui n'y est point ; cela est dans
la nature : vous ressemblez au malade dont on
sonde la plaie , et qui taxe de cruauté le chirurgien
qui le guérit . Mais vous ne guérissez personne.
Je crois que si l'on ne guérissait personne
, vous ne vous plaindriez pas si amèrement.
-
( 1) Voyez le Siècle de Louis XIV.
THERMIDOR AN XI. 249
W
Et de bonne foi , au lieu de s'emporter contre ceux
qui tâchent de réparer des injustices , n'y auraitil
pas plus d'équité et plus de philosophie à s'indigner
contre celui qui les a commises ? Qu'un
écrivain vicieux arrache à un homme d'honneur
des expressions de mépris , qu'y a- t- il en cela de
révoltant ? Au lieu de répéter niaisement qu'on
cherche à détruire des réputations , il aurait plus
d'esprit à prouver que les coups qu'on leur porte
n'ont rien de solide. Mais que peut - on attendre
de gens qui trouvent plus commode de dire des
injures que de donner des raisons ?
V
Je reviens à Lafontaine , et je soutiens , avec
tous ceux qui le connaissent et qui le jugent sans
envie , que non-seulement il a créé une manière
qui n'appartient qu'à lui , mais même des beautés
de style et d'expression absolument originales ; et
n'est- ce pas là ce qui constitue une partie de l'invention
poétique ? Je laisse done à penser dans
quel esprit M. de Voltaire a pu se permettre le
jugement que je viens de rapporter.
Pour bien saisir le génie de nos trois fabulistes .
il faut les comparer dans la manière dont ils traitent
le même sujet . Il me semble qu'Esope dessine
mieux ses personnages , et les fait agir plus
conséquemment : par exemple , dans la fable du
loup et de l'agneau , il s'est bien gardé d'introduire
nn loup furieux et affamé , il voulait peindre la
férocité politique et dissimulée d'un fourbe qui
songe toujours à mettre les apparences de la justice
de son côté. Il commence donc par donner au
loup un caractère qui convenait à son dessein ; if
vous prévient qu'il était grand formaliste de son
naturel , et qu'il ne voulait manger l'agneau qu'avec
des raisons spécieuses et plausibles .
Cela est plaisant , et cela fait concevoir les subtilités
et les chicanes dans lesquelles il tàche d'em250
MERCURE DE FRANCE,
barrasser l'innocence . Mais Phèdre et Lafontaine
n'ont pas motivé son action avec le même
jugement ; tous deux le représentent avec le naturel
du loup , et d'un loup pressé par la faim :
Tunc fauce improbá
Latro incitatus jurgii causam intulit.
Un loup survient à jeun , qui cherchait aventure ,
Et que le faim en ces lieux attirait.
Avec ce caractère , et dans cette situation , un
loup ne s'amuse point à chercher querelle ; il ne
s'épuise pas à forger des prétextes pour satisfaire
un besoin qui le presse ; ainsi on n'entre pas
dans
les raisons de cette grande controverse où il s'engage
bien inutilement ; on n'en sent pas la finesse
comme dans Esope : et lorsqu'au bout de la plaidoirie
il emporte sa proie et la mange , sans autre
forme de procès , comme dit Lafontaine , on
trouve que c'est y mettre encore bien des formes
pour un loup. Cela vient , ce me semble , de ce
que le poète n'a pas préparé l'esprit du lecteur ,
en donnant au loup un caractère conforme à son
action , ensorte que sa conduite est en contradiction
avec ses moeurs.
C'est précisément parce que l'apologue n'admet
que des moeurs de convention , qu'il faut que tout
s'accorde , et que rien n'y blesse la convenance .
On ne fait pas assez d'attention dans les fables au
fonds de l'invention et au dessein du poète . M.
de Voltaire relève , par une réflexion bien juste ,
le mérite presque oublié des anciens asiatiques
qui ont créé ces ingenieuses fictions , et qui y ont
mis tant de vérité et de justesse .
Pour ce qui est du style , il n'y a pas plus de
comparaison à faire entre Esope et Phèdre qu'entre
Phèdre et Lafontaine ; le style d'Esope est froid
et pesant comme une analyse , chaque phrase
commence par un participe : Le loup ayant vu ,
L'agneau ayant répondu.
F
THERMIDOR AN XI. 251
On croit lire une gazette . Phèdre , quoique tout
voisin de la simplicité de son modèle , a donné
bien plus de grâce et de mouvement à son style ;
il a coupé la narration par un dialogue moins vif
à la vérité qu'élégant :
Cur, inquit , turbulentam fecisti mihi aquam bibenti? etc.
Il n'y a qu'à comparer ce ton à celui de Lafontaine
:
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Son breuvage ! l'onde qui court dans la plaine !
quel style ! mais il serait superflu de s'appesantir
sur des beautés qui sont connues de tout le monde.
Dans une autre fable , Phèdre et Lafontaine se
sont écartés entièrement du dessein d'Esope : mais
j'avoue que le Grec me paraît bien plus fertile en
traits comiques , et bien plus profond dans la peinture
du coeur humain : en effet , dans la fable du
Romain , comme dans celle du Français , le lion ,
qui est en société avec la brebis , la chèvre et la
génisse , lorsqu'il s'agit de partager le butin , fait
lui-même les parts , et se les adjuge , l'une après
l'autre , par le raisonnement d'un stupide , et avec
une ironie grossière qui ne peut aboutir qu'à
rompre tout-à-coup la société . C'est un tour de
carnaval plutôt qu'une conduite politique . On ne
voit pas trop ce que cette leçon veut prouver , si
ce n'est que les fripons envahissent tout , et que les
honnêtes gens les regardent faire. Mais la fiction
d'Esope est bien plus finement appropriée à la manière
dont les puissans de ce monde se gouvernent .
Le lion de sa fable est un vrai Tibère , qui , d'un
air de désintéressement , dit à l'àne de partager
les fruits de leur chasse . L'àne , très- mauvais courtisan
,
fait les parts absolument égales , et invite
chacun à prendre la sienne. Mais le lion , qui ne
s'accommode pas de cette égalité , accuse l'àne de
s'y être mal pris , et le met en pièces pour lui ap252
MERCURE DE FRANCE ,
prendre à vivre . Ensuite il prie le renard de faire
le partage avec plus de réflexion . Celui - ci met àpeu-
près tout d'un côté , et presque rien de l'autre .
Le lion trouve ce partage admirable . Il ne manque
pas de faire de grands complimens au renard sur
son équité , et sur le talent qu'il a de contenter
tout le monde. Je crois qu'il serait difficile de
mieux rendre ce composé d'insolence et d'hypocrisie
qui forme le caractère de cette espèce de gens
qu'Esope voulait peindre . Il est vraisemblable
Phèdre , qui écrivait sous Tibère , craignit d'exposer
un tableau où ce monstre aurait pu se reconnaître
. Mais sa prudence ne le mit pas à l'abri
des persécutions de Séjan . Car les méchans ne manquent
jamais de s'appliquer tous les traits qu'un
écrivain lance en général contre les vices de son
temps. Ils ne sentent pas qu'ils se blessent de leurs
propres mains , ou plutôt qu'ils s'accusent euxmêmes
par l'application qu'ils s'en font.
que
Pour revenir à nos fabulistes , l'idée qu'on s'en
forme , en les étudiant avec soin , c'est qu'Esope établit
mieux l'idée principale de son sujet; et cela peut
venir de ce queses fables sé rapportaient d'ordinaire à
quelqu'événement marquant , ou à quelque scandale
public , comme on le voit dans celles qui ont trait
à l'usurpation de Pisistrate , et aux noces d'un illustre
voleur de son temps : cela nous donne une
idée bien singulière de la liberté qu'avaient alors
les écrivains. Mais il faut penser que Lafontaine ,
qui s'est permis des libertés pour le moins aussi
grandes , a fini sa carrière bien plus tranquillement :
rará temporum felicitate. On croit sentir la douceur
de cet heureux siècle dans ses fables qui étincellent
de gaieté . Quand on songe que Lafontaine
osait dire sous Louis XIV .
Notre ennemi , c'est notre maître ,
Je vous le dis en bon français ,
THERMIDOR AN XI. 253
que d'esprit on trouve à Louis XIV ! …….. Mais si
l'on compare le génie de Lafontaine à celui de ses
rivaux , on ne peut nier qu'il ne développe avec
bien plus d'intérêt l'action et les caractères de ses
fables ; qu'il ne soit infiniment plus riche en idées
et en ornemens accessoires , et sur- tout bien plus
grand peintre. Iln'a laissé à Phèdre qu'un seul avantage
, celui de la pureté d'expression . Unum hoc
maceror et doleo tibi deesse.....
Ce recueil des meilleurs fabulistes ne peut être
qu'utile et agréable à ceux qui n'ont pas tout- à-fait
perdu de vue les langues anciennes. Le texte grec,
et celui des fables latines paraissent établis avec
soin . Le style d'Esope est si clair, qu'il suffit d'avoir
quelque teinture de sa langue pour l'entendre
aisément ; et l'on sait que Phèdre est un de ces
modèles de la bonne latinité qu'on ne peut lire
trop souvent . On est fàché de trouver à côté des
chefs - d'oeuvres des grands maîtres , des imitations
insipides qui déparent cette collection . On
peut encore souffrir les vers de Desbillons après
ceux de Phèdre. Mais après les fables de Lafontaine
, trouver celles de Groseiller , de Richer , de
Gancou , c'est servir le vin de Surène après la
liqueur.
: I
CH. D.
Premier livre des Métamorphoses d'Qvide , traduit en
vers français ; par M. Richerolle . Un volume in- 12 .
Prix 1 fr. 50 c . et 2 fr. , franc de port . A Paris , chez
Barrois , aîné , libraire , rue de Savoie ; Lami , libraire ,
quai des Augustins , nº . 26 ; et chez le Normant , imprimeur-
libraire , rue des Prêtres Saint- Germain l'Auxerrois
, nº. 42 , vis-à- vis le petit portail .
Les Métamorphoses d'Ovide sont un des ouvrages de
254 MERCURE DE FRANCE ,
a,
l'antiquité qui ont été traduits le plas souvent dans les
langues modernes , et la raison en est simple. Outre la
grâce qu'Ovide met toujours dans ses descriptions , il
dans son sujet , un intérêt que le temps n'a point détruit ;
il a mis en vers tout ce que la mythologie des anciens a de
plus ingénieux , de plus gracieux ; et ses allégories sont
souvent si naturelles , qu'elles s'expliquent encore par la
marche de la nature , beaucoup mieux sans doute qu'elles
ne s'expliquaient de son temps par la croyance des Dieux .
C'est ce qui a fait dire à M. Delille , en parlant du poète
latin :
Chez lui les fictions ne $3 sont pas des chimères.
Thomas Corneille est le premier qui ait mis en vers
français les Métamorphoses d'Ovide. Sa traduction est
oubliée et méritait de l'être . Plusieurs autres traductions
soit en vers , soit en prose , ont paru après celle de Goneille
. Celle de M. de Carp Ange est celle qui a réum
plus de suffrages. M. de la fiarpe avait encouragé
les pr.-
miers essais du traducteur
français ; mais lorsque la traduction
a paru , il s'en fallait de beaucoup que l'auteur
du Cours de Littérature
en portât un jugement aussi favorable
que celui qu'il avait porté sur quelques fragmens.
Nous lui avons souvent entendu dire qu'il ferait un jour
justice de la traduction
de Saint-Ange ; nous n'avons pas
le droit d'être aussi sévères que M. de la Harpe , et nous
ne craignons pas même de dire qu'on trouve souvent de
grandes beautés dans la traduction
des Métamorphoses
.
Quoi qu'il en soit , le succès qu'a obtenu M. de Saint-
Ange , n'a point découragé ses concurrens
; et parmi ceux
qui se sont jetés dans la carrière après lui , on doit distinguer
M. de Richerolle
, qui vient de publier une traduction
du premier livre des Métamorphoses
.
Nous allons faire connaître quelques fragmens de cette
nouvelle traduction .
THERMIDOR AN XI. 255
Le Chaos et la Création du Monde ( 1 ).
Tout n'était rien : le ciel , l'air , la terre et les eaux
N'offrant qu'un seul aspect ; on appela Chaos
Ce monde inanimé , masse informe et grossière ,
Mélange monstrueux , impuissante matière ,
Vain et stérile amas d'élémens divisés ,
Dans leur confusion , l'un à l'autre opposés.
Titan , au haut des cieux , de sa flamme féconde ,
Phébé , de son croissant , n'éclairaient point le monde.
Balancé par son poids , le globe , au sein des airs ,
Ne suivait point son cours , et de ses vastes mers ,
Thétis n'embrassait point son immense étendue .
L'eau restait dans la terre , avec l'air confondue ,
La terre délayée , et sans solidité ,
L'air sans feu , sans ressort , l'eau sans fluidité .
La nuit seule régnait sur toute la Nature ,
Les élémens rivaux , dans cette masse obscure ,
Par un choc éternel restaient anéantis ;
Les contraires par- tout combattaient réunis ,
Le froid avec le chaud , le sec avec l'humide ,
Le liquide élément s'opposait au solide ,
Sur eux la pesanteur n'exerçait point ses lois .
M. de Richerolle observe que le début du passage latin
que nous avons eu soin de mettre en note , est admirable ;
(1 ) Ante mare et terras , et , quod tegit omnia , coelum ,
Unus eral toto naturæ vulus in orbe ,
Quem dixére Chaos : rudis , indigestaque moles
Nec quicquam , nisi pondus iners , congestaque eòdem
Non benè , junctarum discordia semina rerum.
Nullus adhuc mundo præbebat lumina Titan ,
Nec nova crescendo reparabat cornua Phoebe ,
Nec circumfuso pendebat in aëre tellus
Ponderibus librata suis : nec brachia longo
Margine terrarum porrexerat Amphitrite .
Quáque erat et tellus , illic et pontus , et aër.
Sic erat instabilis tellus , innabilis unda ,
Lucis egens aër : nulli sua forma manebat :
Obstabatque aliis aliud : quia corpore in uno
Frigida pugnabant calidis , humentia siccis ,
Mollia cum duris , sine pondere habentia pondus.
256 MERCURE DE FRANCE ,
il ajoute que l'élégante préposition ante , est en français
dénuée de grâce et d'harmonie. C'est ce qui l'a déterminé
à emprunter du grand Rousseau , ces trois expressions :
tout n'était rien. Nous ne prononcerons point sur le choix
de ces expressions ; nous ne répéterons point non plus ici
les argumens philosophiques de Bayle sur le Chaos expliqué
par Ovide , encore moins ceux de Voltaire , qui répond
à Bayle , et qui semble ne soutenir l'opinion d'Ovide , que
par la seule raison qu'elle appuie le système de ceux qui
soutiennent l'éternité de la matière. Notre tâche n'est
point d'examiner ce qu'il y a de vrai , mais ce qu'il y a de
beau dans les poètes. Les vers de M. de Richerolle nous
ont paru très-bien tournés , et plusieurs vers d'Ovide sont
heureusement et fidèlement rendus dans sa traduction .
On pourrait cependant reprocher au nouveau traducteur
de n'avoir pas rendu assez exactement ce beau vers
latin , nec circumfuso pendebat in aëre tellus ; le globe au
sein des airs , est une image un peu vague , et ne rend
point le circumfuso . M. de Richerolle n'a pas non plus
rendu assez littéralement , nec non crescendo reparabat
cornua Phæbe. Au reste , nous ne faisons ces remarques
que pour faire voir combien il est difficile de traduire les
poètes et cette critique minutieuse doit faire sentir encore
davantage le mérite du nouveau traducteur , qui a réussi à
vaincre les plus grandes difficultés .
C'est sur-tout par comparaison qu'on peut juger une
traduction ; et pour mettre le lecteur à portée de juger
M. de Richerolle , nous allons citer ici le même passage
traduit par M. de Saint-Ange .
Avant la terre et l'onde et l'océan des airs ,
Et le ciel étoilé , voûte de l'Univers ,
La nature sans vie , indigeste , uniforme ,
N'était qu'un tout confus , où rien n'avait sa forine .
On l'appela chaos , mêlange ténébreux .
D'élémens discordans et mal unis entr'eux.
Le Dieu dont la clarté donne la vie au monde ,
N'épanchait point les feux de sa chaleur féconde ;
THERMIDOR AN XI. 257
Et le cours de Phébé ne réglait point les mois .
La terre , dans le vide où la soutient son poids ,
N'était point suspendue ; et pressée autour d'elle ,
Thétis n'embrassait point les longs flancs de Cybelle
L'air et la terre et l'onde et les cieux confondus ,
Dans un amas informe au hasard répandus ,
Rassemblaient en désordre et le plein et le vide ,
Le froid avec le chaud , le sec avec l'humide ;
Les atômes pesans , les atômes légers ,
L'un de l'autre ennemis , l'un à l'autre étrangers .
;
On ne peut s'empêcher de convenir que ces vers ne soient
très- bien faits ; ils ne sont pas cependant sans défauts ,
comme traduction, Le premier vers n'est pas heureux
l'océan des airs est une expression déplacée et amenée là
pour compléter le nombre des syllabes . Le second vers
et ceux qui suivent sont beaucoup mieux. L'envie de faire
trouver Newton dans Ovide a fait manquer au traducteur
le sens de ces mots latins :
Nec circumfuso pendebat in aëre tellus ,
Ponderibus librata suis ...
Il n'est point question ici du vide , mais tout simplement
de l'atmosphère , de l'air qui enveloppe le globe. Les vers
qui suivent , sont élégans ; mais ils ne rendent point :
Sic erat instabilis tellus , innabilis undą ,
Lucis egens aër,
La tèrre délayée , et sans solidité ,
L'air , sans feu, sans ressort , l'eau , sans fluidité.
Le morceau de la création est en général bien rendu
par M. de Richerolle et par M. de Saint-Ange ; le premier
a fait parler Ovide avec plus d'énergie , le second peutêtre
avec plus de grâce . Au reste ce passage , quoique
assez fidèlement rendu par les deux traducteurs , est loin
de justifier ce qu'avance M. de Saint - Ange d'après Voltaire
, qui ne craint pas de mettre le récit de la création
par Ovide au-dessus de celui de Moïse. Nous nous dispenserons
de répondre à cette assertion . Tout le monde connaît
les traits sublimes du récit de Moïse , et nous ne pensons
R
258 MERCURE DE FRANCE,
pas qu'on puisse rien leur comparer , à moins qu'on ne
les lise dans la parodie de Voltaire intitulée : La Bible
enfin expliquée par les aumôniers du roi de Prusse ; c'est
une chose reçue qu'un traducteur croit en conscience avoir
le droit de mettre son original au-dessus de tout ce qui a été
fait ; mais M. de Saint-Ange a porté ici le privilége un peu
loin. Non-seulement le morceau de la Genèse est au- dessus
de celui d'Ovide , mais les poètes qui ont parlé de la création
d'après la Genèse , sont supérieurs à tout ce qu'on a
écrit sur le même sujet chez les anciens ; il serait trop
long de faire des citations , et nous nous contenterons de
renvoyer M. de Saint-Ange au septième livre du Paradis
perdu.
Revenons à la traduction de M. de Richerolle. Il a trèsbien
rendu , à quelques nuances près , le morceau dù
déluge .
Il enferme , il retient captifs dans leur prison
Tous les vents dont le souffle épure l'horizon .
L'autan seul déchaîné , couvert d'ombres livides ,
S'élève en frappant l'air de ses ailes humides ;
Sa voix gronde et mugit des nuages épais
S'étendent sur son front et voilent tous ses traits ;
D'obscurs et noirs brouillards pressent sa barbe immonde ;
La terreur suit ses pas dans une nuit profonde.
En mille endroits déjà l'eau sortait de ses flancs ;
Mille ruisseaux coulaient de ses longs cheveux blancs ;
De ses mains tout-à -coup dans les airs étendues
Il presse avec effort les orages , les nues ;
Et ces montagnes d'eau avec un bruit affreux
Tombent de tous côtés à flots impétueux.
Ces vers sont beaux ; il est fâcheux qu'ils soient déparés
par l'hiatus qui se trouve dans l'avant-dernier.
On vit dans un instant les fleuves débordés
Fondre de toutes parts dans les champs inondés ,
Renverser les rochers , entraîner les montagnes ,
Ravager les forêts , les villes , les campagnes ;
Roulant avec fracas dans leurs cours furieux
Et les palais des rois et les temples des dieux.
THERMIDOR AN XI. 259
Les eaux ont englouti les forêts et les villes ;
L'homme , les animaux ne trouvent plus d'asiles .
Ils s'efforcent en vain de défendre leurs jours ;
Ils gravissent des rocs , ils montent sur des tours ;
Les flots amoncelés en assiègent la cime ,
Et les tours , à grand bruit , s'écroulent dans l'abyme.
Jusqu'au sommet des monts qui menacent les cieux ,
Neptune ose porter son front audacieux ;
La terre a disparu , la mer est sans rivage.
Confondus , réunis dans ce commun naufrage
Tous les êtres vivans luttent contre les eaux .
Le loup nage au milieu des timides agneaux , etc.
M. de Richerolle n'a point suivi Ovide dans les détails de
sa description , et nous devons l'en féliciter . Le poète
latin représente les Néréides étonnées de se trouver dans
des palais , le dauphin , bondissant sur le sommet des
forêts , et les poissons perchés sur des ormeaux . Ici Ovide
se parodie lui-même , et il fait une véritable caricature
du déluge , après en avoir fait le tableau le plus pompeux
; la terre est submergée , pourrait lui dire le lecteur
; elle a perdu ses nombreux habitans ; et toi ,
malheureux , tu t'amuses à faire des jeux d'esprit ; M.
de Saint - Ange a plus de tolérance que les lecteurs vulgaires
, et il s'amuse à traduire les jeux d'esprit du poète
latin. Nous allons citer quelques vers de sa traduction.
A flots impétueux les fleuves débordés ,
Précipitent leur cours sur les champs inondés ;
Ils entraînent troupeaux , bergers , arbres , cabanes ,
Et les temples des Dieux comme les toits profanes .
Si quelque tour résiste et reste encor debout ,
L'onde en presse le faîte et la couvre par-tout :
D'un bout du monde à l'autre elle étend ses ravages ,
Tout était mer , la mer n'avait point de rivages :
L'un saisit une barque , un autre gagne un roc ,
La rame se promène où se traîna le soc .
Celui-ci sur ses toits gouvernant sa nacelle ,
Voit nager ses moissons sur l'onde universelle ;
Celui-là sur un orme , asile des oiseaux ,
Est surpris de trouver un habitant des eaux ;
Où le pampre a verdi , le pin creusé fend l'onde ,
R 2
260 MERCURE DE FRANCE ,
Et l'autre trouve un pré sous la vague profonde ;
Le phoque monstrueux se roule sur les monts ,
Où la chèvre légère ébranchait les buissons;
La Néréïde , au fond des campagnes humides ,
Admire des palais , des tours , des pyramides :
Les citoyens de l'onde habitent les forêts ,
Et le dauphin joyeux bondit sur leurs sommets , etc.
On voit qu'Ovide pousse ici la multiplicité de ses images
jusqu'au dégoût ; c'est un homme qui veut être absolument
ridicule , et qui veut l'être de cent manières ; après nous
avoir effrayés par des images terribles , il veut nous rassurer
, il cherche presque à nous faire rire , et il semble
vouloir prouver que ce qu'il a dit précédemment pourrait
bien n'être pas vrai : de tout le morceau du déluge
ce passage est précisément celui que M. de Saint-Ange a le
mieux rendu , et nous en sommes fâchés pour lui. Au
reste , nous aimons à rendre justice à M. de Saint-Ange ,
et quoiqu'Ovide soit beaucoup plus facile à traduire que
Virgile ,Horace , Lucrèce et la plupart des poètes latins , sa
traduction n'est pas moins un ouvrage très – estimable.
Nous invitons M. de Richerolle à continuer son travail ;
nous ne savons point si M. de Saint.-Ange aura quelque
chose à redouter de cette rivalité ; mais nous aimons à
croire que le public ne pourra qu'y gagner.
-
THERMIDOR AN X I. 261
VARIÉTÉ S.
Histoire d'Hérodote , traduite du grec , avec des
remarques
historiques et critiques ; un Essai sur la chronologie
d'Hérodote et une Table géographique. Nouvelle
édition , revue , corrigée et considérablement augmentée ,
à laquelle on a joint la Vie d'Homère , attribuée à
Hérodote ; les extraits de l'Histoire de Perse et de l'Inde ,
de Ctésias , et le Traité de la malignité d'Hérodote : le
tout accompagné de notes. De l'imprimerie de Crapelet.
Neufvol . in-8 °. Prix : 60 fr. A Paris , chez Guillaume
Debure l'aîné , libraire de la Bibliothèque nationale ,
rue Serpente , n°.6 ; Théophile Barrois , libraire , rue
Hautefeuille ; et chez le Normant , imprimeur-libraire ,
rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois , nº . 42 .
La traduction d'Hérodote , par M. Larcher , et le
commentaire lumineux dont elle est accompagnée , sont
un de ces ouvrages que l'on estime davantage à mesure
qu'on les connaît mieux , et qui , après avoir été lus et
consultés plusieurs fois , sont encore une mine féconde
pour les recherches des littérateurs et des savans . La concordance
des différens textes , l'éclaircissement des passages
obscurs , portent la lumière sur l'un des plus beaux monumens
de la littérature grecque ; les remarques historiques
pleines de justesse et de sagacité , servent à faire admettre
ou rejeter les traditions de l'antiquité , non d'après ces
vraisemblances apparentes tirées du rapprochement de
nos moeurs avec celles des anciens , mais d'après des recherches
immenses et toujours guidées par une saine critique .
L'Essai sur la chronologie d'Hérodote , éclaircit des points
historiques douteux , doit guider ceux qui désirent étu
dier à fonds l'ordre des événemens qui se sont passés dans
ces temps reculés , et ouvre de nouvelles routes à ceux
qui veulent en écrire l'histoire ; enfin , la Table géogra-
R 5
262 MERCURE DE FRANCE ,
phique , ouvrage immense , où les peuplades les moins
considérables , les plus petites villes , sont mises à leur
place , d'après des renseignemens certains , est non -seulement
nécessaire pour lire Hérodote avec fruit , et pour
suivre la marche des expéditions lointaines qu'il raconte ,
mais elle devient un livre classique pour les géographes ,
qui ne peuvent, suivre un meilleur guide dans les sentiers
ténébreux de la géographie ancienne. On voit que plusieurs
classes de lecteurs peuvent considérer l'ouvrage de
M. Larcher comme un livre aussi intéressant qu'utile pour
l'objet de leurs études. Ceux qui ne cherchent dans la lecture
qu'un délassement agréable et une instruction moins
profonde , y trouveront une traduction élégante d'un des
historiens qui a su le mieux disposer les événemens
ménager des momens de repos dans lesquels il attache
par des détails de moeurs , et émouvoir l'imagination
par des tableaux touchans , des contrastes amenés avec
art , et de grandes réflexions morales,
C
Quelques écrivains modernes , et principalement M. de
Voltaire , ont cherché à dénigrer l'Histoire d'Herodote.
Ils n'ont vu , dans cet auteur , qu'un homme crédule qui
admet , sans examen , tous les bruits populaires , et dont
les contes ridicules ne méritent aucune attention sérieuse.
Le grand moyen qu'ils emploient contre lui , est de com
parer les usages extraordinaires qu'il attribue à différens
peuples , aux moeurs des temps modernes. Leur philoso-
'phie septique n'a pas de peine à les faire paraître incroya
bles aux yeux des lecteurs qui n'ont aucune idée de l'antiquité
. Une philosophie plus élevée eût peut- être cherché ,
par de profondes études , à trouver dans les ouvrages des
anciens l'explication des faits avancés par Hérodote. Mais
'il eût fallu de longs travaux pour remplir cebut. Qu'avaiton
besoin de se livrer à des études arides , pour recueillir
de nouvelles preuves sur ce qui avait été cru, et admiré
depuis un grand nombre de siècles ? Il était beaucoup
moins pénible , et sur-tout plus gai , de rejeter sans examen
toutes les traditions anciennes , et de les tourner en
9
THERMIDOR AN XI. 263
ridicule. On a aussi reproché à Hérodote le désordre apparent
qui règne dans son histoire. D'autres critiques ont
trouvé qu'il n'avait pas cette rigueur et cette stabilité de
principes qui dirigent les narrations historiques vers un
but uniforme et moral .
En examinant sommairement jusqu'à quel point ces
reproches peuvent être fondés , nous parviendrons peutêtre
en même temps à donner une idée du style, des combinaisons
et de l'ensemble de ce précieux monument de
l'antiquité que l'orgueil moderne daigne à peine examiner
et consulter. Le but moral qu'Hérodote se propose
est de prouver , par une multitude d'exemples , que les
jouissances de l'orgueil sont passagères ; que l'on ne doit
pas se laisser éblouir par l'éclat des dignités et des ri
chesses ; que l'homme , parvenu au plus haut degré de
prospérité , est souvent prêt à tomber dans les plus affreux
malheurs ; que rien n'est stable sur la terre , et que les
grandes calamités sont voisines d'un grand bonheur
comme les grandes consolations d'une grande souffrance .
Ce système , auquel les réflexions d'Hérodote ramènent
sans cesse le lecteur , lui fait sentir les avantages de la vie
privée , le portent à souffrir , sans murmure , l'élévation
de ceux qu'il a cru,ses égaux , et inspire à l'homme puissant
la modération et la justice , qui sont les plus dignes
attributs du pouvoir.
La situation des différens états de la Grèce , à l'époque
où Hérodote écrivait , était très - propre à faire adopter
cette doctrine. Les Grecs devaient chercher à se fortifier
contre les vicissitudes de la vie humaine . Le résultat des
guerres terribles qu'ils avaient à soutenir , soit entr'eux ,
soit contre les barbares , était souvent le ravage entier de
deur pays et l'esclavage des habitans. La fortune , les honneurs
ne pouvaient garantir de ces revers funestes . Plus on
avait été puissant dans sa patrie , plus on avait à redouter
la fureur d'un vainqueur implacable. Des hommes habitués
aux jouissances que donnent les dignités et les richesses
, entourés d'une nombreuse famille , vivant au sein des
R 4
164 MERCURE DE FRANCE ,
1
arts et épuisant toutes les recherches du luxe , ne pouvaient
pas répondre qu'un jour ils ne seraient pas dépouillés de
leurs biens , qu'ils ne verraient pas égorger leurs femmes
et leurs enfans , et qu'ils ne seraient pas obligés d'obéir ,
comme esclaves , à tous les caprices d'un maître orgueilleux
. Aussi les anciens avaient-ils pour maxime de ne pas
considérer un homme comme heureux , avant que la
mort n'eût mis un obstacle invincible aux revers dont il
pouvait être accablé . « Apprenez , dit Sophocle , à fixer
» vos regards vers les derniers jours de la vie , et à ne
» donner à aucun mortel le titre d'heureux , avant qu'il
» ait achevé sa carrière sans avoir éprouvé d'infortunes. »
Les tragédies grecques , et principalement celles de
Sophocle , portent l'empreinte de cette doctrine . On ne
doit attribuer le respect des anciens pour les supplians ,
qu'à l'idée terrible , mais souvent trop vraie , que l'homme
dont on implorait la pitié tomberait peut-être bientôt dans
une infortune semblable à celle qu'on le conjurait de sou
lager. Dans la tragédie d'Edipe à Colonne , Thésée offre
des secours à ce malheureux prince ; ses motifs semblent
puisés dans la doctrine touchante qu'Hérodote a deve
loppée : « Apprenez -moi quels secours vous attendez de
» moi , dit Thésée à Edipe , pour vous et pour l'infor-
» tunée qui vous conduit. Il faudrait que ce que vous
» demandez fût bien difficile , pour que je ne pusse pas
» vous l'accorder . Je me rappelle trop bien que je fus
autrefois , comme vous , étranger et malheureux . J'ai
» vu rassemblés sur ma tête tous les maux qui peuvent
assiéger un homme dans une terre éloignée de sa patrie.
Comment donc pourrais-je me refuser à secourir un
étranger aussi infortuné que vous l'êtes ? Ne sais-je pas
» que je suis mortel , et que je n'ai pas plus de droits que
vous au jour qui suivra celui- ci ? » Ce dernier trait
prouve combien les anciens étaient convaincus de l'insta
bilité des choses humaines.
Hérodote he se borne pas à faire l'application de son
système sur les hommes qui sont exposés si fréquemment
THERMIDOR AN XI. 265
aux revers de la fortune ; il la fait aussi sur les empires ,
dont la prospérité s'éclipse et s'anéantit comme celle de
l'homme , à des époques plus éloignées , mais à proportion
aussi fréquentes. Voilà pourquoi l'historien ne parle pas
seulement des grands peuples , et pourquoi il s'étend quel
quefois sur les petites villes , sur les colonies peu impor
tantes , et sur des peuplades qui n'ont acquis aucune célébrité
. « Je poursuivrai , dit-il , mon récit , qui embrassera
» les petits états comme les grands ; car , ceux qui fleuris-
» saient autrefois sont , la plupart , réduits à rien , et ceux
qui fleurissent de nos jours étaient jadis peu de chose.
Persuadé de l'instabilité du bonheur des hommes , je
» me suis déterminé à parler également des uns et des
» autres.
On remarque le dessein principal de l'historien , dans la
manière dont il présente tous les grands événemens
Crésus , roi de Lydie , avait négligé les sages avertissemens
de Solon, qui l'avait exhorté à ne pas se fier à son bonheur.
Cyrus détruit sa ville capitale , le fait prisonnier ; et ce
prince , auparavant si riche , si puissant et si orgueilleux ,
est condamné à être brûlé vif. Alors , il s'écrie , dans sa
douleur : Solon ! Solon ! Cyrus lui fait demander quel est
cet homme : Cest un sage , répond ce malheureux prince ,
dont je préférerais l'entretien aux richesses de tous les rois.
Alors , ajoute Hérodote , Cyrus se repent ; il songe qu'il
est homme , et que cependant il fait brûler un homme
» qui n'avait pas été moins heureux que lui . » Ce même
Crésus , dépouillé de son diadême , suit son vainqueur
dans toutes ses expéditions. Il offre ainsi le spectacle cons
tinuel de la fragilité des grandeurs , et l'auteur a soin de
le faire paraître dans toutes les circonstances où son
exemple peut donner lieu à de grandes leçons. Après la
mort de Cyrus , le roi détrôné s'attache à Cambyse son fils ;
il l'accompague dans ses folles entreprises , et il cherche
vainement à le diriger par ses conseils. Quel tableau mo
ral que celui qui représente un prince devenu sage par
T'expérience et les malheurs , s'efforçant de contenir les
266 MERCURE DE FRANCE ,
passions violentes d'un jeune homme enivré de sa
puissance !
La mort de Policrate , tyran de Samos , si heureux pendant
une grande partie de sa vie , est encore un des événemens
sur lesquels Hérodote appuie , pour faire ressortir
ses principes. Mais le traitement affreux que Cambyse fit
souffrir à Psamménite , roi d'Egypte , qu'il avait vaincu
est un de ces tableaux frappans qui méritent d'être gravés
dans l'imagination des hommes. Nous citerons ce récit
intéressant d'Hérodote , parce qu'il donne en même temps
une idée de sa manière de narrer. « Cambyse fit habiller
» la fille de Psamménite en esclave , et l'envoya , une
>> cruche à la main , chercher de l'eau ; elle était accom-
>> pagnée de plusieurs autres filles qu'il avait choisies
>> parmi celles de la première qualité , et qui étaient ha-
» billées de la même façon que la fille du roi. Ces jeunes
>> filles , passant auprès de leurs pères , fondirent en larmes
» et jetèrent des cris lamentables. Ces seigneurs voyant
>> leurs enfans dans un état si humiliant , ne leur répon-
» dirent que par leurs larmes , leurs cris et leurs gémisse-
» mens ; mais Psamménite , quoiqu'il les vít et qu'il les
>> reconnût , se contenta de baisser les yeux. Ces jeunes
» filles sorties , Cambyse fit passer devant lui son fils ,
>> accompagné de deux mille Egyptiens de même âge que
» lui , la corde au cou , et un frein à la bouche . On les
>> menait à la mort. Psamménite les vit défiler et reconnut
» son fils ; mais tandis que les autres
Egyptiens
qui » étaient
autour
de lui , pleuraient
et se lamentaient
, il
» garda la même constance
qu'à la vue de sa fille. Lors-
» que ces jeunes gens furent passés , il aperçut
un vieillard » qui mangeait
ordinairement
à sa table. Cet homme
,
» dépouillé
de tous ses biens , et ne subsistant
que des
» aumônes
qu'on lui faisait , allait de rang en rang par
» toute l'armée
, implorant
la compassion
de chacun
, et
-->> celle de Psamménite
et des seigneurs
égyptiens
qui
» étaient
dans le faubourg
. Ce prince , à cette vue , ne put
» retenir ses larmes , et se frappa la tête , en l'appelant
par
THERMIDOR AN XI. 267
» son nom . Des gardes placés auprès de lui , avec ordre de
» l'observer , rapportaient à Cambyse tout ce qu'il faisait
» à chaque objet qui passait devant lui . Etonné de sa con-
» duite , ce prince lui en fit demander les motifs . Cambyse
>> votre maître , lui dit l'envoyé , vous demande pourquoi
» vous avez paru insensible , en voyant votre fille traitée
» en esclave , et votre fils marchant au supplice , et que
» vous prenez tant d'intérêt au sort de ce mendiant , qui
» ne vous est , à ce qu'il a appris , ni parent , ni allié .
» Fils de Cyrus , répondit Psamménite , les malheurs de
>> ma maison sont trop grands pour qu'on puisse les
» pleurer : mais le triste sort d'un ami qui , au commen-
» cement de sa vieillesse , est tombé dans l'indigence ,
» après avoir possédé de grands biens , m'a paru mériter
» des larmes. » En peignant de grandes infortunes , l'auteur
n'emploie aucune tournure ambitieuse ; l'expression
la plus simple est toujours celle qu'il préfère , et le tableau
du malheur de Psamménite produit d'autant plus d'effet ,
qu'on s'aperçoit moins du travail et des efforts de celui
qui l'a tracé. Non-seulement , dans ce récit , Hérodote s'est
propose d'offrir un exemple de l'instabilité du bonheur
des hommes ; mais la man: ère dont il gradue la douleur
de Psamménite , annonce une connaissance profonde du
coeur humain. Les grandes douleurs sont muettes : Curc
leves loquuntur, ingentes stupent , dit Sénèque . L'allégorie
de Niobé , changée en pierre après avoir perdu tous ses
enfans , représente très- bien cette immobilité glacée que
produit le malheur parvenu à son comble. Qu'au milieu
d'une telle souffrance , observe très-bien Hérodote , un
chagrin plus léger vienne s'emparer de nous , a ors nous
pouvons avoir le soulagement des larmes , et notre coeur
attendri retrouve les ressorts de la sensibilité . « De vrai ,
» dit Montagne , l'effort d'un desplaisir , pour être ex-
» tresme , doit estonner l'âme , et lui empescher la liberté
» de ses actions : comme il nous advient à la chaude alarme
» d'une bien mauvaise nouvelle , de nous sentir saisis ,
» transis , et comme perclus de tous mouvemens de
268 MERCURE DE FRANCE ,
» façon que l'âme se relaschant après aux larmes et aux
» plaintes semble se despendre , se démesler et se mettre
» plus au large et à son aise . »
L'événement qui termine l'histoire d'Hérodote , sert
plus que tous les autres à prouver la fragilité des gran→
deurs humaines. L'orgueilleux Xercès avait transporté
dans la Grèce toutes les forces de l'Asie . Se fiant au nombre
de ses soldats , il avait regardé sa victoire comme certaine .
Plusieurs fois il avait donné des preuves d'une vanité ridicule
, en voulant commander aux élémens , et en reje
tant tous les sages conseils qu'on lui avait donnés. Quelle
fut la suite de tant d'apprêts , de tant de menaces , et d'unë
confiance si funeste ? La bataille de Salamine décide du
sort de la Grèce et de la Perse. Xercès revient honteusement
dans ses Etats ; ses passions déréglées portent le
désordre dans sa famille ; il est accablé de chagrins ; et
le sang qu'il fait répandre , ne sert qu'à les aigrir et à les
augmenter. L'abattement d'une si grande puissance avait
singulièrement frappé les Grecs : Eschyle qui s'était trouvé
à la bataille de Salamine , offrit sur la scène le désespoir
des Perses après leur défaite . L'ombre de Darius leur prédit
leurs désastres : « Le sang des Perses ', dit- il , engrais
» sera les champs béotiens. Ce sera le digne prix dé
» l'audace impie du chef et de l'insolence des soldats. Les
>> Dieux vengeront le pillage et l'incendie de leurs tem→
>> ples , leurs autels abattus , leurs statues traînées dans
» la fange et foulées aux pieds. Le châtiment égalera le
> crime. Ces maux ne sont pas encore à leur comble ; ils
» ne font que commencer. » Hérodote , comme l'observe
très-bien l'abbé Guénoz , en prolongeant son histoire
après la bataille de Mycale , a voulu offrir dans tout son
jour l'abaissement de Xerces.
Cette morale qui domine dans l'histoire d'Hérodote •
était , ainsi que nous l'avons déjà observé , très - utile à
l'époque où il écrivait . Elle inspirait aux grands une
prévoyance salutaire , et les entretenant toujours dans l'idéé
que leur puissance était périssable , elle leur suggérait les
THERMIDOR AN XI. 269
moyens de prévenir les révolutions funestes , dont ils pou
vaient être victimes.
On a reproché à Hérodote une crédulité facile , qui lui
faisait admettre sans examen tous les bruits populaires . La
simple lecture de son histoire peut suffire pour faire tomber
cette critique injuste . On voit qu'il avait su se procurer
des relations avec les savans de tous les pays dont
il parle . En Egypte , il s'était lié avec les prêtres qui ,
comme on le sait , renfermaient dans les temples une doctrine
qu'ils ne communiquaient jamais au vulgaire. A
quel témoignage plus certain Hérodote pouvait- il se rapporter
qu'à celui des hommes qui se transmettaient , de
génération en génération , les annales historiques de leur
pays ? Cependant sa confiance n'était pas aveugle. On voit
qu'après un entretien avec les prêtres de Memphis , Hérodote
eut quelques doutes sur l'authenticité des faits qui luf
furent racontés. Il se transporta à Héliopolis , et ensuite à
Thèbes , pour les vérifier auprès des prêtres de ces deux
villes. Certainement il est impossible qu'un historien soit
plus scrupuleux. Ce qui prouve encore qu'Hérodote n'est
pas aussi crédule qu'on a voulu le faire croire , c'est que
souvent il rejette les témoignages qu'il a recueillis sur les
lieux mêmes. Après avoir parlé d'une coutume singulière
des Egyptiens , il s'exprime ainsi : « Si ces propos des
» Egyptiens paraissent croyables à quelqu'un , il peut y
» ajouter foi ; pour moi je n'ai d'autre but , dans toute
» cette histoire , que d'écrire ce que j'entends diré à
» chacun. >>
Hérodote visita lui-même tous les pays dont il fait mention
dans son Histoire. Il parcourut la Grèce entière , et
il pénétra jusques chez les Scythes . Il vit l'Egypte , cette
contrée célèbre qui précéda la Grèce dans l'invention des
arts , mais qui fut loin de les porter , comme elle , à leur
plus haut degré de perfection . On croit qu'il passa de là
en Asie , où il vit les principales villes de Perse , et où il
étudia les moeurs de ce peuple , qu'il a si bien peint. On
.
270 MERCURE DE FRANCE,
ne peut se faire une idée des obstacles qu'il éprouva dans
ces voyages lointains , et du courage qu'il déploya pour
les surmonter , qu'en se reportant à cette époque reculée.
Les communications étaient alors très- difficiles ; l'extrême
différence des moeurs et du langage rendait les liaisons
presque impossibles , et les haines nationales , beaucoup
plus violentes que dans les temps modernes , faisaient naî❤
tre continuellement des dangers pour le voyageur. Le
désir de transmettre à la postérité les annales des empires ,
la persévérance , qui est toujours la compagne du génie ,
donnèrent à Hérodote la force de vaincre tout ce qui
pouvait s'opposer à son projet. Il se fit ouvrir les archives
des peuples , il consulta les monumens et les anciennes
inscriptions , il étudia les généalogies des rois et des personnages
illustres ; il se lia , enfin , avec les hommes les
plus instruits , et il puisa , dans leurs doctes entretiens ,
les vastes connaissances dont il se servit dans son ouvrage.
Quel'on compáre la manière dont les historiens modernes
recueillent leurs matériaux , avec les travaux , les fatigues
et les dangers qu'Hérodote osa braver. Ce n'était point
dans des bibliothèques tranquilles que l'historien d'Halicarnasse
cherchait des renseignemens sur les rois et sur
les peuples ; c'était en se transportant dans les différens
pays , en s'exposant aux intempéries des climats , aux per,
sécutions des hommes , qu'il observait , sur les lieux
mêmes , les moeurs , les usages , les gouvernemens. Aussi,
quelle différence entre le coloris de ses tableaux et celui
des historiens qui sont venus après lui ! Hérodote avait
quarante ans quand il termina son ouvrage. On y remarque
l'impression vive que des objets nouveaux produisent
sur la jeunesse. Ses peintures ont toute la fraîcheur que
l'imagination donne à cet âge heureux. Jamais on n'y
trouve cette sécheresse que produisent , dans plusieurs
historiens , le dégoût des hommes et la perte des illusions.
Bien différent de Tacite , Hérodote ne cherche pas à pénétrer
dans les plus profonds repiis du coeur humain
pour y découvrir d'horribles mystères ; il se borne à
THERMIDOR AN XI. . 271
juger les hommes par leurs actions , moyen presque toujours
sûr d'être juste envers eux.
On a reproché à Hérodote le désordre qui paraît régner
dans son ouvrage . Sans doute il n'a pas la méthode scrupuleuse
d'un chronologiste ; son histoire n'est point hérissée
de dates , et plusieurs digressions intéressantes suspendent
quelquefois la suite des faits . Mais on ne peut se
lasser d'admirer la combinaison pleine de génie de ce bel
ensemble d'événemens et de descriptions. La manière de
l'historien grec , lorsqu'il raconte les expéditions lointaines
des rois de Perse , est de peindre les moeurs , les lois
et même les productions du pays qui sont le théâtre de la
guerre. Vous suivez , pour ainsi dire , ces conquérans
dans leurs entreprises audacieuses ; vous examinez , avec
eux les nations qu'ils vont soumettre , et votre esprit
s'enrichit de toutes les connaissances morales et physiques
que peuvent fournir les contrées dans lesquelles l'auteur
semble vous conduire . Outre que cette manière d'écrire
l'histoire est beaucoup plus instructive que celle des
auteurs de chroniques , elle réunit encore l'avantage d'être
plus agréable , et de couvrir , par des descriptions pitto
resques , les détails un peu arides d'une histoire générale .
L'enchaînement des grands événemens dont parle Héro
dote mérite d'être examiné ; et un court exposé de cette
combinaison suffira pour répondre aux critiques superficiels
, qui lui ont reproché de n'avoir pas un plan régu
lier. Cyrus fait la conquête de la Lydie , l'auteur s'étend
sur les moeurs des Lydiens. Cambyse , fils de Cyrus , subjugue
l'Egypte ; c'est à l'occasion de cette fameuse expédition
, qu'Herodote nous donne , sur les Egyptiens , ces
connaissances précieuses qui ne se trouvent que dans son
ouvrage. Il peint ensuite les révolutions qui suivirent la
mort de Cambyse ; et lorsqu'il a tracé les causes extraor
dinaires de l'élévation de Darius , il fait connaître à son
lecteur les moeurs des Perses . Darius , après avoir soumis
Babylone , marche contre les Scytes ; description de la
Scythie , dans laquelle ce peuple singulier est examiné
E
372 MERCURE DE FRANCE ,
1
sous tous les rapports qui peuvent inspirer quelque intérêt.
Hérodote parle des premiers motifs de la guerre des
Grecs et des Perses . Il raconte , avec détail , les batailles
sanglantes où la discipline des Grecs eut toujours l'avan
tage sur le désordre des barbares ; et il termine son immense
tableau par l'abaissement de Xercès , qui revient
cacher sa honte dans son royaume . On voit qu'Hérodote
passe d'un un autre , à mesure que les événemens
l'y conduisent ; ses récits s'enchaînent avec art , et présentent
le double avantage de la variété et d'un ensemble
dont on ne peut contester la régularité ,
pays
à
Les historiens modernes sont loin de pouvoir soutenir
le parallèle avec l'historien ancien . Ils n'ont sur-tout point
ce naturel enchanteur qui fait le charme des narrations
d'Hérodote . Chez ce dernier , l'art est caché avec tant de
soin , qu'à peine se fait-il apercevoir ; vous ne le remarquez,
qu'après avoir étudié cette histoire ; il vous échappe aux
premières lectures , où vous êtes entraîné comme malgré
vous par l'intérêt qui anime tous les récits. Il y aurait un
rapprochement curieux à faire entre le ton tranchant de
quelques historiens modernes , qui n'ont consulté que
des livres , et le ton toujours modeste et réservé d'Hérodote
, qui avait visité avec soin et observé par lui- même
les peuples dont il parle . On pourrait aussi comparer la
méthode des historiens du siècle dernier , qui ont divisé
leurs ouvrages par chapitres , moyen qui dispense des
transitions , mais qui dépouille l'histoire de l'avantage
d'enchaîner et de fondre tous les faits ; on pourrait , disje
, comparer cette méthode avec la marche majestueuse
d'Hérodote , qui parcourt un si grand nombre de pays ,
qui peint tant de peuples différens , sans interrompre sa
narration , et en conduisant insensiblement le lecteur d'un
objet à un autre. Les bornes de cet article ne nous permettent
pas de faire ces rapprochemens.
La traduction de M. Larcher est un monument littéraire
qui honore le dix-huitième siècle. Son style , toujours
clair et élégant , rend très-bien le coloris d'Hérodote
;
THERMIDOR AN XL
273
1
dote ;
ses notes
sur le texte
sur les moeurs
des
peuples
complètent
cet ouvrage
, et sont
d'une
aussi
grande
lité pour
les érudits
que pour
ceux
qui se bornent
à
-
dier l'histoire
. Nous
avons
dit , dans
le commencemene
cet article
, que l'édition
nouvelle
dont
nous
parlons
sentait
tout
ce que le public
pouvait
désirer
sous
les ra
ports
de la géographie
et de la chronologie
. Nous
pensons
donc
que
cette
édition
, dans
laquelle
M. Larcher
a rectifié
&quelques erreurs qui lui étaient précédemment échappées ,
servira à couronner la réputation d'un homme , dont la
longue carrière fut entièrement consacrée à des travaux
aussi épineux qu'utiles , qui fut honoré pendant longtemps
par les persécutions des philosophes modernes , et
qui survivant à leur triomphe passager , rappelle encore
parmi nous le souvenir de cette vaste érudition que possédaient
presque tous les grands écrivains du siécle de
Louis XIV.
P.
RÉP
15
cel
f
ANNONCES.
La Gymnastique de la jeunesse , ou traité élémentaire
des jeux d'exercice considérés sous le rapport de leur
utilité physique et morale ; par M. A. Amar Durivier,
et L. F. Jauffret. Ouvrage orné de 30 gravures , avec
cette épigraphe :
Veux-tu que ton corps soit sain et
vigoureux ? accoutume- le à obéir à ta
pensée , et exerce-le par de fréqueus
Xénophon. travaux .
Prix : 3 fr. , 4 fr . papier fin , 2 fr. sans figure ; ajouter
1 fr. 25 cent. pour le port. A Paris , chez A. G. Debray,
libraire , près le Louvre , place du Muséum , nº . 9.
Les Provinciales , ou Lettres de Louis de Montalte;
par B. Pascal. Deux vol. in- 18 , papier ordinaire , 2 fr.
o cent.; les mêmes , 2 vol. in- 18 , papier vélin , portrait ,
6 fr. 40 cent.; deux vol. in- 12 , papier fin , portrait ,
6 fr . 40 cent. ; - deux vol. in- 12 , papier vélin , portrait ,
9 fr. 40 cent. A Paris , chez le même. น
Ces deux ouvrages se trouvent aussi chez le Normant ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42.
S
274 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Tous les jours les moyens hostiles de l'Angleterre prennent
plus de développement et d'apparat ; tous les jours
l'intervention de la Russie et de la Prusse prend plus d'activité
et de solennité. C'est vers ces deux points que nous
avons à attirer l'attention du lecteur .
Si l'intervention de la Russie et de la Prusse est bien
comprise , elle doit porter sur trois objets : premièrement
l'appel que la France leur a fait en garantie de la conservation
de l'ordre de Malte , et de l'exécution du traité d'Amiens ;
secondement leur conduite pendant la guerre , par rapport
à la Grande-Bretagne , et aux conditions que celle-ci prétend
imposer à leur neutralité ; troisièmement leur conduite
par rapport à la France , relativement à l'occupation
de l'électorat d'Hanovre , et à la présence d'une grande
armée française dans l'intérieur de l'Allemagne du Nord.
Examinons attentivement ces trois objets.
;
Les puissances veulent- elles que l'ordre de Malte , ses
droits , sa souveraineté , ses possessions demeurent à jamais
anéantis ? Veulent- elles que l'Angleterre , puissance ambitieuse
et tracassière , se place d'une manière immuable et
inattaquable au centre de la Méditerranée ? L'Empire
veut-il qu'une puissance étrangère anéantisse pour jamais
ou opprime un de ses co- états ? Ces questions en ellesmêmes
sont peu difficiles à décider. Mais l'exécution de
ces décisions offre des démêlés et des dangers.
Ici l'Angleterre vient heureusement à notre secours :
elle se conduit envers les puissances , de manière à leur
offrir autant de dangers comme neutres que comme juges.
Son premier soin , dans toutes les guerres , est de rendre
pour toutes les puissances la neutralité impossible . Il faut
tous leurs vaisseaux qui naviguent que sur les mers soient
visités , non-seulement dans l'objet de s'assurer que ces
THERMIDOR AN XL 275
1
bâtimens et leurs marchandises n'appartiennent pas à ses
ennemis , mais encore que tous les ballots soient ouverts ,
et qu'ils soient amenés dans ses ports pour y être confis
qués sous le plus léger prétexte , ou pour y dépérir s'ils
ne sont pas confisqués ; car les tribunaux anglais ont un
très grand soin , dans ce cas , de ne donner de jugement
que lorsqu'à force de séjour , les marchandises sont avariées
, les matelots ont déserté , le temps des ventes et des
marchés sont passés , en un mot , les propriétaires ruinés .
Dans les premiers temps de la guerre , la bonhomie
des puissances se prête quelquefois à ce manège .
Rien n'est plus curieux que de voir successivement la
Prusse , le Danemarck , la Russie , la Suède , amenés
comme des moutons sous le ciseau des amirautés anglaises ,
qui les tondent à leur plaisir . Lorsque les gouvernemens
veulent conserver de la dignité , ils ont soin de ne pas
mêler de ces procès ; il faudrait ou se fâcher contre ces
injustices , ce qui amènerait des démêlés , ou les supporter
sciemment , ce qui deviendrait le comble de l'avilissement .
On laisse les affaires sous la protection de quelques délégués
obscurs , qui font ce qu'ils peuvent et qui ne font rien .
se
C'est aujourd'hui à la Russie , à la Prusse , à toutes les
puissances du nord , puisqu'elles ont bien voulu intervenir
dans les différends de la France et de l'Angleterre , à examiner
leur position sur ce point , et à savoir si elles
veulent consacrer ou repousser les conditions que continue
à leur imposer l'Angleterre .
Le troisième objet , c'est- à-dire l'occupation de l'électorat
d'Hanovre , ne sera pas un objet moins sérieux de leur
attention. On a beaucoup parlé dans le public de l'occupation
de cet électorat. Les ennemis de la France ont rassemblé
tous les raisonnemens pour donner à cette mesure
les couleurs de la violence ou de l'injustice : rien au monde
n'est plus pitoyable. Si jamais , dans des circonstances semblables
, un chef de la France étoit capable de se conduire
autrement que le premier consul n'a fait , il faudroit que
les Français se levasseut tous à-la-fois pour l'accuser. Il
Sa
276 MERCURE DE FRANCE ,
n'est personne en Europe aujourd'hui qui le conteste.
L'occupation de l'électorat d'Hanovre étoit une mesure
indispensable.
F
Cependant , si sans faire attention aux intérêts et aux
droits de la France , nous examinons cet événement sous
le seul rapport de la sûreté et de l'intérêt particulier de
l'Allemagne , nous ne ferons aucune difficulté d'avouer
qu'il mérite pour l'avenir toute son attention. C'est déjà
beaucoup pour elle que les circonstances de la dernière
guerre ayent fait tomber la Hollande sous l'influence immédiate
de la France. C'est peut-être trop qu'à chaque
querelle de l'Angleterre la France pénètre encore au
delà , dans l'électorat d'Hanovre , et prenne ainsi à re
yers tout le nord de l'Allemagne. Cette position , que
les événemens d'une guerre opiniâtre peuvent prolonger
pendant plusieurs années , est de nature à donner des inquiétudes
. Nous ne connaissons qu'un seul moyen de les
faire cesser : c'est le changement de domination . Que
l'Hanovre passe en d'autres mains. L'Angleterre perdra
ainsi toute influence en Allemagne , toute participation
directe aux affaires du continent ; mais on ne peut prévoir
combien de troubles et de guerres odieuses on s'épargnera .
L'Europe devra peut- être à cet événement les fondemens
d'une paix et d'une prospérité stables .
Ce grand objet politique paraît n'avoir pas échappé aux
divers cabinets . S'il faut en croire des lettres des bords du
Mein , l'espèce de stagnation qui règne à la diète générale
de l'Empire n'est pas sans rapport avec la destination
éventuelle de l'électorat d'Hanovre. Quelques états même
ont jugé convenable de différer le règlement définitif des
objets qui doivent compléter l'organisation intérieure du
corps germanique.
Quelles que puissent être a cet égard les dispositions de
l'empire et celles des puissances médiatrices, elles ne trouveront
pour l'avenir aucune difficulté de la part de la France :
Je papier officiel l'a déjà proclamé. Le Hanovre n'est point
une conquête : c'est un gage qui a été pris sur le roi d'AnTHERMIDOR
AN XI. 277
gleterre , et qui lui sera restitué aussi- tôt que celui- ci aura
restitué Malte.
La France ne s'opposera pas davantage à tout ce qu'elles
voudront statuer relativement à leur neutralité : elles ne
peuvent avoir à cet égard que leur intérêt et leur dignité
pour régle. La France n'a point la domination de l'Océan ,
elle n'y aspirera jamais. Cependant lorsque les navires de
ses marchands couvriront les mers , il faut qu'ils soient
respectés. Si l'électorat d'Hanovre est mis pour l'avenir
hors de son atteinte , il lui faut d'autres gages de sûreté. Il
lui faut des précautions de défense contre un ennemi invétéré
qui se joue des droits et des traités , ét qui attáquant
toutes les nations comme il lui plaît et quand il lui
plaît , a la prétention de se regarder comme inattaquable.
Considérons franchement sur ce point la situation des
deux pays.
En supposant que , grâce à la médiation du Nord ,
la paix fût faite demain sur les erremens accoutuinés ,
pense-t-on que nos villes commerçantes, telles que Nantes,
Marseille et Bordeaux , eussent beaucoup de confiance
en une telle paix ? Pense -t -on qu'on vît toute la France
très-empressée à remettre sur les mers ses richesses et
ses capitaux ? Pense-t- on que les dangers d'une guerre
qu'on á la prudence de ne déclarer jamais qu'à la bouche
du canon ne se présenteraient pas sans cesse à toutes
les spéculations et à toutes les pensées ?
"
Voilà par rapport à notre commerce et à nos villes
maritimes. Examinons actuellement la situation du gouvernement.
Au moment de la guerre il avait peu de vaisseaux ,
peu de matelots , et ce qu'il en avait ne pouvait guères
être regardé comme ayant assez de cette habitude et de
cette expérience de la mer qui , toutes choses compensées
d'ailleurs , peuvent rendre entre les deux pays la lutte
égale. Il fallait une occasion unique dans, son genre ,
pour réveiller tout-à-coup l'éssor national , et lui faire
opérer des prodiges. On n'a pas plutôt présenté à la
$ 3
278 MERCURE DE FRANCE ,
France les outrages de l'Angleterre , que trente millions
d'hommes ont promis leur soutien . Des efforts extraordinaires
ont été la suite de ce mouvement d'indignation
. Tout l'enthousiasme de la nation française s'est
développé , toutes ses ressources se sont déployées. Un
an après la paix faite , supposons la guerre rallumée ;
le gouvernement français rallumera-t-il de même l'enthousiasme
qu'il aura laissé éteindre ? Refera-t- il l'énergie
qu'il aura laissé dissiper? Retrouvera-t-il tous les élémens ,
tous les moyens , tous les sacrifices qu'il aura laissé échapper
? Ah ! les nations ne se manient pas de cette manière
, on ne se joue pas ainsi de tout un esprit public .
En exposant ces considérations aux politiques , à Dieu
ne plaise qu'il soit dans notre intention de présenter
la guerre comme interminable ! Mais puisque l'Angleterre
a une marine formidable , qu'elle a non -seulement aujourd'hui
ses propres vaisseaux , mais encore ceux-mêmes
des autres puissances , que les événemens de la guerre ont
fait tomber dans ses mains , elle ne peut trouver mauvais
que la France se compose des moyens suffisans de défense,
Il faut s'entendre sur ces moyens.
La France a eu , quand elle l'a voulu , une marine
( nous entendons par- là une multitude de vaisseaux de
ligne ) , elle en aura encore une quand elle voudra . Mais lui
convient-il d'en avoir ? C'est une question à examiner. Ce
parti qui convient à l'Angleterre , à raison de son grand
commerce , de ses immenses possessions lointaines , et de
la situation de son sol entouré d'une multitude de ports ,
de baies , de havres et de criques , pourrait ne pas offrir
les mêmes avantages à la France . Ce qui est un moyen de
prospérité ou peut-être de nécessité pour un pays , peut
être pour l'autre un moyen de ruine. Au taux de supériorité
où se trouve l'Angleterre , elle ne regarderait pas
sans doute comme une démarche hostile , que la France
fit construire dans ses ports , en temps de paix , un nombre
de vaisseaux de haut bord égal au sien . Mais elle ne
peut pourtant pas exiger que la France ne fasse à cet égard
THERMIDOR AN XI. 279
que ce qu'elle fait . Parce que l'Angleterre a envers nous
un système d'attaque commode , et conforme à sa situation
, elle ne peut exiger que la France adopte un système
justement parallèle .
Il faut le dire franchement ; puisque l'essor est pris , il
faut que nous ayons une marine , non comme il convient
à l'Angleterre , mais comme il nous convient. Il faut que
nous ayons une marine , non pour faire la guerre à quelques
vaisseaux égarés sur l'immensité des mers , mais pour
faire la guerre au foyer même d'où elle sera sortie . L'Angleterre
a une marine , au moyen de laquelle elle peut, au
moment où il lui convient , saisir sur les mers nos bâtimens
marchands. Il faut que nous ayons une marine , avec
laquelle nous puissions aller prendre Douvres comme elle
va prendre nos flottes . Des navires en nombre suffisant ,
et toujours prêts pour transporter en Angleterre soixante
mille hommes , et de trente à quarante vaisseaux de ligne
pour les convoyer : voilà toute la marine qui nous convient.
Quand cette situation aura été bien composée , alors le
gouvernement français pourra considérer avec plus de sécurité
les brouillards qui viendront à passer par la tête des
ministres britanniques. Nos marchands , instruits de cette
situation et de nos moyens de défense , craindront moins
de s'aventurer avec leurs capitaux et leurs spéculations
lointaines. C'est ainsi que sans le fracas d'une marine de
haut bord égale à celle de l'Angleterre , marine ruineuse
et de pure parade pour la France nous aurons formé ,
comme il nous convient , un système de défense maritime
et des garans pour notre sûreté.
"
Il nous paraît impossible que l'intervention des puissances
, quelle qu'elle puisse être , arrête sur ce point l'essor
qui a été pris. Il nous paraît impossible que la continuité
des mesures nouvelles , sauve - garde nécessaire de
notre commerce soit interprétée d'une manière hostile.
Avec cette restriction convenable , nous nous réunissons
avec zèle aux voeux de tous les amis de la paix . En attendant
que ce voeu se réalise , la manière dont l'Angleterre C
S 4
280 MERCURE DE FRANCE,
cherche à mettre en mouvement ses moyens de défense,
militaires ou pécuniaires , ne laisse pas que de mériter
l'attention . La milice , les volontaires , l'armée de réserve
, l'armée de ligne étaient déjà de grands moyens de
défense ; on vient d'y ajouter la levée en masse de tout le
peuple anglais. L'income tax , ou impôt sur le revenu ,
figure d'un autre côté comme la levée en masse de toutes.
les richesses. Observous sur ces deux points la marche de
l'Angleterre.
M. le chevalier Sinclair disait , il y a quelques années ,
que
M. Pitt et tous les ministres mériteraient de porter
leur tête sur l'échafaud , par la seule raison de l'invention
odieuse de l'income tax. Toute l'Angleterre a regardé
dans le temps cet impôt comme une calamité ; et sa suppression
effectuée par M. Addington , lui a yalu une
partie de sa popularité.
Quand cet impôt a été proposé de nouveau dans les
derniers temps , il n'a pas manqué de faire la même impression
; mais si on veut avoir une idée du danger où se
croit l'Angleterre , on n'a qu'à remarquer le peu d'opposition
qu'il a éprouvé. L'ancienne opposition particulière,
ment s'est tue. Quelques membres cependant n'ont pu se
contenir. M. Vexton a dénoncé cet impôt comme cone
traire aux principes fondamentaux de la constitution , en
même temps qu'il était odieux , vexatoire , inquisitorial
dans son mode de perception ( 1 ) . M. Smith a allégué
contre tout impôt de ce genre l'autorité de M. Hume ,
ainsi que celle de son parent Adam Smith. « Cette taxe ,
» a-t-il dit , prépare aux Anglais une inquisition plus ter
» rible qu'aucune qui ait jamais été imaginée . Un système
» d'inquisition , tel que je le vois autorisé par ce bill , ne
» peut qu'irriter les passions du peuple anglais et af
( 1 ) M. WESTON in very energetic terms reprobated the Income
Tax , as infringing on the fundamental principles of our free
Constitution , as being odious , vexatious and inquisitorial , in the
mode of its collection .
THERMIDOR AN XI. 281
1 » faiblir par-tout l'esprit patriotique. Il fut un temps où
» la simple annonce de cette taxe n'eût pas été endurée.
» Dans l'année 1794 , un de nos papiers publics disait que
» si les Français mettaient le pied en Angleterre , leur
» première démarche serait de nous imposer de sem-
» blables taxes . Cet écrivain pensait , de cette manière ,
>> exciter au plus haut point l'indignation publique . Un
>> saint office de taxation va donc être établi dans ce pays.
» Je ferai ensorte au moins de n'être pas un de ses fami-
>> liers. Sur vingt personnes , à peine en est-il une qui
» soit en état de lire ce bill et de l'entendre . »
Les imprécations contre ce bill n'ont pas été moins
fortes à la cité qu'au parlement. Les partisans du ministère
ont dit alors : « Vous craignez de découvrir vos propriétés
» à des préposés anglais . Aimez -vous mieux les découvrir
» à Bonaparte ! » Cette ccnsidération a fait pencher la
balance en leur faveur.
ces
Ce serait bien là le cas de rendre compte ici à nos lecteurs
des causes de la vive impression que cet impôt a
occasionnée. Il ne faut pas s'étonner si nos pères ,
hommes ignorans dans les lettres , mais savans et profonds
dans toutes les choses de la liberté et de l'honneur
se refusèrent continuellement et de toutes leurs forces à
toute espèce d'impôts directs. Ils laissèrent leurs rois , tant
qu'ils voulurent, rogner les monnaies et établir les gabelles,
mais tout impôt personnel fut constamment rejeté comme
la tache de la servilité et de l'ignominie. On s'étonne de cette
répugnance invincible contre l'impôt direct; c'est qu'il est,
par sa nature, essentiellement tyrannique et immoral ; c'est
qu'en même temps qu'il donne lieu à une foule de collusions
et d'inventions hypocrites , il fournit des occasions
cruelles d'exercer des ressentimens et des faveurs. Le collecteur
des impôts indirects reçoit à votre heure et non
pas à la sienne ; celui des impôts directs reçoit à son heure
et non pas à la vôtre. Il est en quelque sorte votre supérieur
et votre maître . Vous êtes son tributaire et son esclave.
Mécontent de vous , il augmente ou fait augmenter
1
282 MERCURE DE FRANCE ,
vos impositions. Il a tout un code de délits et de peines à
vous infliger.
4. Le payement des impôts indirects n'offre rien de semblable
. Vous n'avez point d'humeur de payer 24 francs un
chapeau de la valeur intrinsèque de 12. Ces 12 francs d'impôt
, vous les payez à qui il vous plaît et quand il vous
plaît : c'est au jour de votre opulence et de votre fantaisie
, c'est en satisfaisant à vos passions , que vous satisfaites
au besoin de l'état , et vous avez un plaisir en acquittant
une dette .
On peut citer comme un des bienfaits de la révolution
et de la philosophie économiste d'avoir fait tous les Français
roturiers et de nous avoir tous mis à la taille. Un des
bienfaits du génie financier de M. Pitt , est d'avoir flétri
l'Angleterre d'un income tax , dont elle ne se relevera
jamais.
M. Pitt nous paraît avoir tiré un parti assez perfide des
mécontentemens que cet impôt a occasionné . Il nous
semble avoir joué , avec M. Addington , un jeu qui n'est ni
très-loyal , ni très-amical. Du moment que l'ex-ministre
a vu qu'on introduisait quelques exemptions en faveur des
pauvres propriétaires de terre , il n'a pas manqué de réclamer
la même faveur pour les propriétaires de fonds
publics ( stocks holders ) . « Je suis sûr , a-t- il dit , que les
>> ministres de S. M. n'ont pas l'intention d'imposer une
>> loi dure aux propriétaires de fonds publics ; mais je ne
» vois pas pourquoi ils seraient exclus des exemptions
>> stipulées en faveur des autres propriétaires . Il ne s'agit
» pas d'examiner si cette différence est aujourd'hui de
» peu d'importance , il suffit qu'elle soit une fois admise
» pour voir tomber en ruine tout le système de notre
» finance. On n'ignore pas qu'à chaque emprunt les bills
» engageaient le crédit du pays , à ce que l'intérêt fût
» payé sans déduction . Si nous ne pouvons faire mieux ,
» la bonne foi nous oblige du moins à proclamer que
>> ceux qui ont aventuré ( 1 ) leurs propriétés dans les
(1 ) Embarked .
THERMIDOR AN XI 283
>> fonds ne paieront rien de plus que s'ils avaient porté
>> leurs capitaux dans une autre partie. Sur ces motifs ,
» et à l'effet de marquer plus fortement le principe , je .
» demande qu'il soit donné au comité une instruction
» spéciale à cet effet . >>>
Aussi-tôt M. Dent , l'avocat général , lord Hawkesbury,
se sont élevés et contre l'accusation outrageante de violation
de foi publique prononcée par M. Pitt , et contre
l'inutilité de donner au comité un pouvoir qu'il avait
déjà , d'autant mieux que chaque membre pouvait , comme
il lui plaisait , faire întroduire dans le comité même cette
clause , ou telle autre si la chambre l'agréait . M. Pitt n'en
a pas moins insisté , et il a fallu que la chambre rejette
positivement sa proposition.
à M. Pitt s'attendait , sans doute , ce revers ; mais il n'ignorait
pas que son appel à la foi publique trouverait au
dehors de nombreux échos. La cité , en effet , a pris
l'alarme. Le murmure et le mécontentement se sont tellement
prononcés , que , dès le lendemain même , le pauvre
M. Addingtion est venu prononcer le discours suivant :
« J'ai considéré , avec autant d'attention qu'il m'a été
» possible , les motifs qui ont été présentés hier , au sujet
» des exemptions. Je dois dire que je demeure aujour
» d'hui précisément dans la même opinion que j'ai mani-
» festée hier : savoir , que le bill ne contient aucune infraction
à la foi publique. Je pense 'encore qu'on ne
» peut augmenter les exemptions sans augmenter les
» moyens de donner de la publicité aux propriétés.
» Cela a été démontré , hier au soir , par le très-honorable
» membre près de moi , le procureur-général . Je pense
» encore que l'exécution de l'exemption nouvelle qu'on
» sollicite ; deviendra extrêmement difficile pour
les
» commissaires , et qu'elle augmentera prodigieusement
» leur travail. Enfin , je suis convaincu que l'exemption
» nouvelle portera la défalcation dix fois au - dessous de
» ce qu'on l'a estimée dans le dernier débat . J'avoue que
j'envisage avec effroi le déficit qui en résultera . Cepen284
MERCURE DE FRANCE,
» dant , d'après les circonstances qui sont venues à ma
» connaissance , et d'après ce qui m'a été représenté par
» diverses personnes , je consens à adopter cette réso-
>> lution. »
Rien n'est assurément plus soumis. C'est ainsi que
s'est terminé ce débat , au grand triomphe de M. Pitt ,
au grand scandale des partisans de M. Addington , et
à la grande satisfaction des courtiers de la cité , qui
ont cru avoir remporté , sous les bannières de l'ancien
ministère , un avantage sur le ministère actuel. Après
que nous aurons dit que l'emprunt de l'Irlande n'a pu
être rempli , et que les fonds publics anglais , qui ne
cessent de baisser , sont déjà au-dessous des fonds fran
çais , on aura une idée de toute la nouvelle situation financière
de la Grande-Bretagne.
Passons à sa situation militaire .
L'espace nous manqué pour rendre compte , comme
nous le voudrions , du discours du secrétaire de la guerre ,
relativement à la levée en masse et à son organisation
militaire. Ce discours est remarquable , 1º . par la confeɛsion
qu'on y fait de l'embarras du gouvernement, par rapport
à l'armement de l'Irlande ; 2°. par l'admission de la
possibilité d'un débarquement de cinquante mille Français
; 3 ° . par l'abandon où l'Angleterre se trouve de
toute l'Europe.
M. Wyndham a dit que cette opération était trop tardive.
En blåmant les ministres de ne l'avoir pas fait plutôt ,
il les a blâmes aussi de ne point oser instruire le peuple
franchement du danger dans lequel le pays se trouvait.
C'est lorsque le danger n'est pas grand , a t- il dit , qu'il
n'y a aucun risque à l'exagérer . Enfin , il a blâmé les
ministres d'avoir recours à une mesure forcée . Ce qui est
forcé n'a rien qui flatte la vanité ou le zèle.
Le lord Hawkesbury a répondu à M. Wyndham. Celuici
a été défendu par M. Pitt . Lord Castlereagh a défendu
lord Hawkesbury. Son discours est très - remarquable .
M. Fox a pris la parole à son tour. Il persiste à désapTHERMIDOR
AN XII. 285
prouver la guerre ; mais il approuve les mesures qui peuvent
préserver le pays d'une invasion . La mesure , comme
on peut le croire , a passé . Nous ne pouvons aujourd'hui
en examiner le mode. Nous y reviendrons dans un prochain
numéro .
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres , 18 juillet.
Des dépêches sont arrivées aujourd'hui de Saint-Pétersbourg
à lord Hawkesbury , et au comte de Woronzow.
On a expédié un messager à S. M. à Windsor , et il se
tiendra un conseil du cabinet chez lord Hobart. On assure
que ces dépêches sont d'une grande importance , puisque
le ministre anglais à Saint-Pétersbourg et le gouvernement
russe ont expédié en même temps chacun un courrier.
Vendredi dernier , au cirque , lorsque Nader chantait la
chanson loyale et patriotique : « Le bout d'une corde pour
l'affreux BONAPARTE , » un individu s'avisa de siffler.
Sur-le-champ l'assemblée se leva en désordre , et tous prrement
animés du désir de corriger cet apostat qui osait
insulter si publiquement à l'honneur de la nation .
Des lettres de Berlin , du 28 du mois dernier, annoncent
que le comte Haugwitz a été disgracié , ou qu'il s'est démis
du ministère. Ce ministre est bien connu pour ses principes
anti -anglicans. On dit que sa disgrace a été occasionnée
par quelques dépêches d'Angleterre qu'il a cachées
au roi , et où l'on priait sa majesté de s'emparer de l'électorat
d'Hanovre avant l'arrivée des Français , en s'indemnisant
sur les revenus de ce pays , qui seraient à sa disposition
( 1 ) .
(1 ) Cette dépêche est sans doute la réponse à la proposition libérale
de S. M. le roi de Prusse , acceptée par le premier consul , et faite en
conséquence au cabinet de Londres par le ministre de Berlin.
S. M. prussienne offrait au roi d'Angleterre de garantir l'Hanovre ,
et lui faisait connaître que la France exigeait pour unique condition
de cette garantie , que S. M. B. s'engageât à respecter le pavillon prussien
, et à ne visiter les bâtimens de cette nation que pour reconnaître
si le pavillon n'était pas simulé .
Le roi d'Angleterre , par une suite de cet esprit de vertige qui s'est
emparé du cabinet de Londres , a répondu à S. M. le roi de Prusse ,
qu'il ne consentirait point à s'écarter en faveur du pavillen prussien ,
des principes de neutralité admis par la législation du gouvernement
286 MERCURE DE FRANCE ,
er
Vienne , 1.juillet.✨
Sa majesté l'empereur , ayant appris par le rapport des
théologiens de Vienne , que M. de Sabran , ancien évêqué
de Laon , avait fait des mandemens sur les affaires de l'E
glise , qui , d'après examen , avaient été reconnus contraires
à l'esprit de la religion et à la tranquillité de l'Eglise ,
lui a fait connaître qu'il eût à ne se permettre désormais
aucun écrit semblable , sous peine d'être chassé de ses états ,
et l'a fait envoyer en Transylvanie , pour y rester en surveillance.
Du 14 juillet.
La santé de l'empereur étant devenue très-faible , les
médecins ont jugé qu'il était convenable que S. M. se tînt
pendant un certain temps éloignée des affaires. En conséquence
, S. A. R. l'archiduc Charles sera chargé de l'administration
générale de la monarchie autrichienne pendant
l'absence du monarque , qui va se rendre , ainsi qu'il
a été dit , aux eaux de Bade. Les arrangemens nécessaires
à cet effet ont été pris dans le dernier conseil d'état qui a
été tenu en présence de S. M.
Voici la liste des vaisseaux danois que les Anglais ont
conduits dans les ports de la Grande - Bretagne , depuis le
7 juillet : L'Heureuse- Arrivée , allant de Naples à Amsterdam
; l'Aurore , allant de Toulon à Amsterdam ; 10-
anglais. En conséquence de cette réponse , S. M. le roi de Prusse a
senti qu'il ne pouvait ni ne devait s'immiscer dans les affaires du
Hanovre.
Telle est sans doute la lettre que l'on dit que M. d'Haugwitz n'a
pas communiquée au roi de Prusse . Les journalistes anglais croient
que le petit-neveu de Frédéric-le- Grand est semblable à Georges III ,
qui , après avoir signé l'évacuation de Malte , a cédé à la volonté d'un
ministère olygarchique , indécis et changeant au gré des misérables
intrigues et des petites menées intérieures.
Les membres de ce gouvernement avaient signé le traité d'Amiens
pour être ministres ; ils ont déclaré la guerre pour conserver le ministère
; ils se servent de la signature de leur roi , comme d'une griffe :
c'est tout ce que peut être pour eux un prince infortuné , sujet à des
infirmités cruelles . Il faut le plaindre ; mais il faut aus i s'affliger de
l'influence d'un tel ordre de choses sur le sort de l'Europe .
Georges III , tel qu'il était il y a vingt ans , n'eût jamais faussé sa
signature . Nous présumons assez de l'élévation et des sentimens de
l'héritier du trône d'Angleterre , pour penser que sa politique pourrait
être plus ou moins exigeante , le porter à continuer plus ou moins
long- temps la guerre avant de signer un traité de paix ; mais que jamais
il ne violerait ses engagemens , et ne manquerait à sa dignité , au
point de devenir le mannequin de quelques intrigues subalternes .
THERMIDOR AN XI. 287
éan , allant de Cette à Amsterdam ; l'Espérance , allant
de Bandol à Amsterdam ; Marguerite- Elisabeth , allant
de Livourne à Ostende ; Frau Catherine , allant d'Italie
au Havre ; l'Industrie , allant de Civita-Vecchia en France ;
Emmanuel, allant de Cette à Elseneur et Lubeck ; l'Aigle ,
allant de Hambourg à Malaga. Les vaisseaux suivant ont
été relâchés , mais leurs cargaisons doivent être déchargées ;
la Spéculation , Frau Brigitta et l'Heureuse- Arrivée. Le
vaisseau Emmanuel a obtenu la permission de continuer
son voyage avec sa cargaison . Les vaisseaux danois ont été
exceptés à Dublin de l'embargo général.
Madrid , le 4 juillet.
Sa majesté catholique ayant eu connaissance des mandemens
de MM. de Couci , de Thémines et Montagnac ,
anciens évêques de la Rochelle , de Blois et d'Arles , les
a fait examiner par une commission de théologiens , qui
ont déclaré ces mandemens séditieux , contraires aux principes
de l'Eglise et du saint- siége. Sa majesté catholique a
donné ordre que leurs auteurs fussent renfermés dans des
couvens , et qu'on veillât strictement à ce qu'il ne fût permis
aucune démarche contraire au saint-siége et à la tranquillité
de la France.
Fermo ( marche d'Ancône ).
Suivant une lettre de cette ville , les Français équipent
dans ce port et dans celui d'Otrante une flotille nombreuse
dont la destination est , à ce qu'on prétend , de fermer la
mer Adriatique aux Anglais. Les équipages de cette flotille
seront en grande partie composés d'habitans des côtes , qui'
sont tous de bons marins et d'habiles tireurs ; il leur a été
promis des primes d'encouragement. C'est à Otrante que
doivent se rassembler ces marins ; leur nombre est déjà de
deux mille. Il y a parmi eux beaucoup de Dalmates."
Amsterdan.
Notre gouvernement vient de donner les ordres néces
saires pour faire commencer la construction et l'armement
de 100 canonnières , dont chacune doit porter 3 pièces de
canon de 18 1. de balles . Il a également ordonné de mettre
en armement 250 bateaux plats . D'un autre côté , il
enjoint aux commissaires de la marine de presser l'achèvement
de tous les bâtimens qui sont en chantier .
a été
L'argent est toujours assez abondant et à un intérêt raisonnable.
288 MERCURE DE FRANCE ,
Copenhague , 16juillet.
On apprend qu'il vient d'être notifié à notre gouverne
ment , de la part de S. M. britannique , que dans le cas où
le commerce de la Grande-Bretagne serait inquiété dans la
merBaltique par des corsaires français , quelquesvaisseaux
de ligne seraient stationnés à l'entrée du Sund , pour assurer
le commerce de l'Angleterre .
PARIS.
Le premier consul partira de Bruxelles vendredi ro
thermidor pour aller coucher å Maëstricht.
Il y restera samedi 11 .
Il en partira pour Liége le dimanche 12 .
Restera à Liège le lundi 13 .
En partira pour Namur le mardi 14.
Restera à Namur le mercredi 15.
En partira pour Mons le jeudi 16.
Restera à Mons le vendredi 17.
En partira pour Givet le samedi 18.
2
Partira de Givet pour Sedan le dimanche 19.
Restera à Sedan le lundi 20.
Partira pour Reims le mardi 21 .
Restera à Reims le mercredi 22.
Partira pour Laon le jeudi 25.
Partira de Laon pour Soissons vendredi 24 .
Partira de Soissons pour être rendu à Paris le 25.
On assure que le premier consul estera peu à Paris et
qu'il ira visiter incessamment les côtes de la Bretagne.
On désigne l'amiral Bruix , conseiller d'état , pour
commander l'expédition préparée à Boulogne.
-
Plusieurs journaux ont annoncé que le général Vial ,
ambassadeur de la république française à Malte , s'était
embarqué , le 15 juin , pour retourner en France. Nons
recevons à l'instant une lettre de M. David , secrétaire de
la légation française , qui nous apprend qu'aussi-tôt leur
arrivée à Naples , ils ont reçu ordre de se rendre à Messine ,
près du Grand-Maître , où ils conserveront leur caractère .
M. Lombard, conseiller-privé de S. M. le roi de
Prusse , chargé d'une mission particulière auprès du premier
consul , arrivé à Bruxelles , ainsi que les barons de
Rangohr et Hinuber , députés des états d'Hánovre , doit
déjà avoir eu une audience du chef du gouvernement
français. On parle beaucoup dans le public , de l'arrivée
prochaine des ministres de diverses puissances de l'Europe,
pour former un congrès à Bruxelles .
--
( No. CX. ) 18 THERMIDOR an II.
5.1
( Samedi 6 août 1803. )
MERCURE
DE FRANCE
LITTÉRATURE.
POES I E.
LES FOR GE S.
POEME SUR LES QUATRE
ÉLÉMEN
S.
Fragment.
De l'élément du feu quel prodige nouveau ! E
L'homme marche éclairé des lueurs d'un flambeau ;
Il descend dans un antre , et des flancs de Cybėle
Arrache la poussière où le fer étincelle .
•
"
Et lorsque du métal les grains sont rassemblés
Il va dans la forêt : sous ses coups redoublés ,
Tremble , chêne superbe , honneur du paysage ;
La hache , en gémissant , fait frémir ton feuillage ;
L'arbre frappé chancelle , et criant dans les airs ,
De sa chute éclatante ébranle les déserts .
Sur ses bras mutilés le feu court , se déploie ;
Là parure
des monts à Vulcain est en proie ,
Et Philomèle en vain , par ses touchans regrets ,
Redemande un asile aux toits de ces forêts :
Noirs débris de la flamme , aliment d'incendie ,
Que le Dieu de Lemnos présente à l'industrie
Pour fondre et cimenter la poudre des métaux .
Voyez-les se confondre en de vastes fourneaux .
T
200 MERCURE
DE FRANCE
,
Quels gouffres embrasés ! de leurs bouches bruyantes
Sortent en mille éclats les flammes ondoyantes ;
Par le jeu des soufflets les airs impétueux
Se glissant dans leurs flancs , y grondent , et des feux
Redoublent la fureur , l'irritent , la rallument ;
De cet enfer nouveau les entrailles écument ;
Et le métal brûlant en tous sens refoulé ,
Bouillonne , et de la tour bat le mur ébranlé .
Entends la vague en feu te demander l'issue ;
Qu'elle coure , en canaux , sur le sable reçue ;
Elle s'y précipite , en pétillant s'enfuit ,
Plus lentement s'écoule et repose sans bruit.
:
,
Aussi-tôt de ce bloc , masse informe et grossière ,
Vulcain , dans ses creusets , épure la matière.
Approchez : quel tableau ! la roue en frémissant
Rejette dans les airs le fleuve blanchissant ,
Qui sur elle retombe en poussière liquide
Prompte comme l'éclair , sur son axe rapide ,
Elle tourne entendez retentir les marteaux ;
Eole emprisonné mugit dans les fourneaux .
Le feu brille ; et déjà la tenaille mordante
Arrache le métal de la fournaise ardente ,
Le roule sur l'arêne , et l'enfant de Vulcain ,
Dont la lourde massue a surchargé la main ,
A travers des torrens de cendre et de fumée ,
Frappe avec pesanteur la matière enflammée .
Effrayante harmonie ! un bruit tumultueux
Se mêle aux sifflemens des soufflets et des feux ;
Dans les flots irrités le fer frémit et fume ;
Ici , l'éclair pétille ; et là , gémit l'enclume .
Un Cyclope , couvert d'une noire vapeur ,
Presque nu , le front pâle , et fier de sa vigueur ,
Saisit , d'un bras nerveux , la masse étincelante ,
Sous le marteau tonnant la traîne , la tourmente ,
L'allonge , l'amincit , la façonne , et du fer
Tandis que les éclats se dispersent dans l'air ,
Il avance , recule ; il se courbe , chancelle ;
THERMIDOR AN XI.
291
La
sueur,
de tout son corps ruisselle ;
en torrent ,
Et les muscles tendus , l'oeil en feu , haletant ,
Il épure et polit le métal éclatant.
Tel Vulcain s'agitait dans ses grottes profondes ,
Et du vieil Océan faisait trembler les ondes ,
Lorsqu'exilé des cieux , à la reine des eaux
Chaque jour il offrait des ornemens nouveaux ;
Ou tel encor ce dieu , du bruit de sa massue
De l'Olympe ébranlé remplissant l'étendue ,
Arrondissait l'airain , et d'un jeune guerrier
Forgeait avec orgueil l'immortel bouclier.
Tel ce Cyclope , etc.....
Par EMMANUEL JO BEZ.
91.
LE VOU INDISCRET ,
RÉVOQUÉ PAR SURVENANCE D'ENFANT.
CONTRE les perfides Anglais ,
Voulant , comme tout bon Français ,
Signaler ma juste colère ,
Dans un patriotique accès ,
J'ai promis , j'ai fait voeu d'équiper à mes frais
Une fulminante galère ;
Mais.... j'ai promis plus que je ne puis faire :
Et d'un treizième enfant , que je n'attendais pas ,
La perspective inquiétante
Je
Me déconcerte et me tourmente.
me rétracte et reviens sur mes pas.
?
Avoir , grands Dieux ! treize enfans sur les bras ! ...
D'un paternel effroi , je me sens l'âme atteinte.
L'État peut seul me tirer d'embarras
Bannir et dissiper ma crainte .
"
De très- grand coeur j'offre donc à l'État ,
Au lieu d'une galère , au lieu d'un bateau plat ,
L'enfant dont ma femme est enceinte .
3.
( Par un citoyen de Meudon . ) |
T &
292 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E. ·
On ne me voit jamais sans feuille ,
Quelquefois je donne des fleurs
Attrayantes par leurs couleurs ;
Mais il est peu commun que la main qui les cueille ,
Y passât- elle et les jours et les nuits ,
Ait le bonheur d'y rencontrer des fruits .
Si le hasard vous en présente ,
Prenez garde d'être séduits ;
Leur forme d'abord vous enchante ,
Leur suc vous plaît par sa saveur ,
Mais ce n'est qu'un appât trompeur :
Car leur écorce qui vous tente ,
Souvent renferme une liqueur ,
Douce à la bouche , amère au coeur.
Ne jugeż pas de mon mérite
Par mon volume et ma grandeur.
Que ma feuille soit grande , ou moyenne , ou petite ,
Cela fait peu pour ma valeur ;
Car j'en porte de trois espèces.
Les petites , par fois , sont bien les plus traîtresses ,
Les grandes ne font qu'endormir .
Quant à mes fruits , pour un qui fera vivre ,
Il en est cent qui font mourir.
A leur goût dangereux l'insensé qui se livre ,
S'abreuve d'un subtil poison
Dont l'effet doit , au moins , altérer sa raison.
Lorsque je suis à grande feuille ,
Il est bien rare qu'on m'accueille ,
Le vulgaire de moi fait alors peu de cas .
Mais quand mes feuilles sont petites ou moyennes ,
Souvent de vers elles sont pleines ,
Et c'est même par là qu'elles ont plus d'appas.
Parmi ces vers , les uns se jouant avec grâce ,
Vrais papillons , sont vifs et sémillans ;
T
THERMIDOR AN XI.
293
Les autres lourds , pesamment se traînans ,
Du triste ennui semblent suivre la trace.
La feuille sur laquelle on trouve ces derniers ,
Est un puissant soporifique
Qui par degrés amène un sommeil léthargique ;
A forte dose , elle a de grands dangers.
Puisque j'ai dit de moi tout le mal que j'en pense ,
Pour l'acquit de ma conscience ,
Je dois pourtant en dire un peu de bien .
Les grands talens , la vertu , la vaillance
Par moi trouvent leur récompense ;
Et du héros que flatte une telle espérance ,
Dans les périls , je deviens le soutien.
Mes feuilles forment la couronne,
Qu'un lâche , un intrigant réclameraient en vain
Et, qui , lorsqu'une habile main ,
t Pour nous illustrer , nous la donne ,
Est plus durable que l'airain.
Mais terminons ; car si l'on voulait suivre
Tout le bien et le mal qu'on peut dire de moi ,
Tu dormirais , lecteur , je suis de bonne foi ,
Car il faudrait faire un grand livre.
LOGO GRYPH E.
Nous sommes quatre soeurs , ne marchant guère ensemble ;
Bénis l'heureux destin qui pour toi nous rassemble !
Privé de nos secours , dans la société ,
Tu serais taciturne , inquiet , emprunté
Insensible aux altraits de la douce harmonie ,
Qui charme quelquefois les peines de la vie .
Vas-tu sans nous , lecteur , t'égarer dans les bois ?
Philomèle est muette , Echo n'a plus de voix ;
Zéphire vainement agite le feuillage ;
La mer en vain pour toi mugit sur le rivage ;
Il est vrai que sans nous dans ton triste repos ,
Tu te vois à l'abri des diseurs de bons mots
"
?
T 3
294 MERCURE DE FRANCE ,
Dont la froide gaieté , dont la fade éloquence ,
Font regretter souvent le modeste silence .
Divise - nous , lecteur : tu vois ce mot charmant ,
Qu'une vierge aux autels balbutie en tremblant
Un adverbe ; un oiseau ; cette nymphe adorable ,
Que Jupiter aima , si l'on en croit la fable.
CHARADE.
DANS l'enfance du monde aux humains inconnu
Fruit d'un art précieux jusqu'à nous parvenu ,
Mon premier , doux présent d'une déesse même ,
De l'heureuse abondance est devenu l'emblême ;
Il est de tous les biens le germe créateur ,
Et toujours de l'État il fonda la grandeur.
Mon second , de l'amour dissipe les alarmes ,
A la beauté flétrie il rend ses premiers charmes ,
De ses yeux presqu'éteints ranime la clarté ,
Rappelle dans ses sens la douce volupté ;
La ravit à la tombe , à peine à son aurore ,
Et du bonheur d'aimer la fait jouir encore.
Des cagots de nos jours sans cesse décrié ,
Mon tout fut dans la Grèce aussi calomnié ;
Mais , bravant les clameurs , le sublime génie
Ouvrit un champ plus vaste à la philosophie ,
Des erreurs de son temps déchira le bandeau ;
La morale , sous lui , prit un essor nouveau ;
Philosophe indulgent , vertueux sans rudesse ,
A côté du plaisir il plaça la sagesse .
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Commode.
Celui du Logogryphe est Sauteur , où l'on trouve auteur.
Le mot de la Charade est Pin-son.
THERMIDOR AN XI. 295
Politique d'Aristole , traduite du grec , etc .; par
Ch. Millon , professeur , etc. On a joint à cet
Ouvrage plusieurs extraits de Platon , et les
deux traités de Xénophon sur les Républiques
de Sparte et d'Athènes , etc. , etc. Trois volumes.
in - 8° . Prix : 12 fr . 50 cent . , et 17 fr. francs de
port. A Paris , chez Artaud , libraire , quai des
Augustins ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres S. Germain-l'Auxerrois
, no. 42 .
QUUEEL homme , a dit Voltaire , que cet Aris-
» tote qui trace les règles de la tragédie de la même.
» main dont il a donné celles de la dialectique ,
» de la morale , de la politique , et dont il a levé ,
» autant qu'il a pu , le grand voile de la nature ! »
L'antiquité n'a point eu de génie plus étendu
et plus profond , d'esprit plus juste, ni si éminemment
philosophique. Cicéron ne voyait personne
que l'on pût lui préférer pour le génie et l'exactitude
: « Pourtant , ajoute -t-il , j'excepte toujours'
» Platon. » Mais ici , peut- être Cicéron n'est pas
juste ; Aristote eut sûrement au moins autant de
génie que Platon , et à coup-sûr plus d'exactitude ;
mais Platon est infiniment plus grand écrivain .
>>
Admiré par les anciens , Aristote fut long-temps
pour les modernes un objet d'enthousiasme et de
culte. « Il n'y a , dit Jules Scaliger , qui ne s'exprimoit
pas comme tout le monde , il n'y a que
» deux aigles dans la nature des choses : l'aigle
» de la gloire militaire et celui de la gloire litté-
» raire ; l'aigle de la puissance et celui de la sa-
" gesse , César, ct Aristote . En poésie , je ne connais
» qu'un Sirenophanix , c'est Virgile . » Scaliger
et ses métaphores sont un peu ridicules ; mais ce
TA
296 MERCURE DE FRANCE ,
qui l'est cent fois davantage , c'est le sérieux avec
Icquel les rabbins espagnols ont prétendu qu'Aristole
s'était , vers la fin de sa vie , converti à leur
religion , et qu'il était mort juif , et qui pis est ,
juif très - fervent . L'admiration des chrétiens ne
s'est pas signalée par un moindre zèle . Henri de
Assia , qui fut une des lumières de l'école , écrivit
qu'Aristote était pour le moins aussi grand théologien
que Saint Paul . Georges de Trébizonde fit
un livre pour prouver que la doctrine d'Aristote
était conforme à celle de la Bible ; et ce fut longtemps
l'opinion commune que , plus heureux que
Socrate et Platon , condamnés selon leurs mérites
à des feux éternels , il avait été sauvé et admis en
paradis. Son portrait était placé en regard avec
celui de Jésus - Christ ; et il y eut une époque où
il valait un peu mieux être hérétique que de n'être
pas péripatéticien. On sait que Ramus , l'un des
plus savans hommes du seizième siècle , fut cruellement
persécuté pour avoir écrit contre les principes
de cette école ; et il existe un arrêt de François
Ier. , qui fait les plus expresses défenses d'user
de médisance et d'invectives contre Aristote.
»
Le dieu de la science scholastique , écrivait
vers ce temps , le sceptique Montaigne , c'est
» Aristote c'est religion de desabattre de ses or-
» donnances , comme de celle de Licurgus à
» Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale ,
» qui est à l'adventure aultant faulse qu'une
>> aultre . >>
>>
Mais il est arrivé à Aristote ce qui arrive à tous
ceux dont un enthousiasme exagéré élève trop haut
la réputation ; on a passé avec lui d'un extrême
à l'autre on l'avait trop admiré , on en est venu
presqu'à le mépriser ; et ses ouvrages , après avoir
cu plus de douze mille commentateurs , ont fini
par n'avoir presque plus de lecteurs . Il faut exTHERMIDOR
AN XI. 297 .
cépter cependant son Histoire des animaux , qui ,
par l'exactitude et l'intérêt des observations , méritera
toujours de fixer l'attention des naturalistes
et ses deux traités sur la Rhétorique et la Poétique ,
que leur utilité et l'excellence de leurs principes
ont sauvés de la proscription , et doivent faire entrer
dans les études de tous les littérateurs :
Pour son livre de Politique , il était , comme
tous ses autres ouvrages philosophiques , complé
tement oublié ; et depuis plus d'un siècle , il n'avait
pas eu d'éditeur , lorsqu'il y a environ trente
ans , M. Reiz en fit réimprimer une partie , avec
des notes excellentes. Mais cette édition , peu
connue hors de l'université de Leipsig , faite d'ailleurs
exclusivement.pour des lecteurs hellénistes ,
ne parait pas avoir procuré en Allemagne beaucoup
de partisans à la Politique d'Aristote ; et je
crois qu'en France , où l'on ne lit point de grec
elle fût restée tout aussi négligée qu'elle l'était
depuis long-temps , sans la révolution , qui , en
tournant presque tous les esprits vers les études
économiques , lui a donné un très-grand intérêt .
Sans doute il ne fallait pas moins que de telles
circonstances pour qu'un livre aussi sérieux , aussi
obscur , et , j'oserai le dire , aussi ennuyeux , pût
avoir quelque succès parmi nous qui sommes devenus
si frivoles .
Voilà depuis six ans deux traductions l'on
que
nous en donne . La première , publiée par M. Champagne
, ne paraît pas avoir complétement satisfait
les savans ; mais telle était alors la manie politiqué
, que cet ouvrage , malgré les défauts qu'on
lui a reprochés , a suffi pour faire la fortune littéraire
de l'auteur. M. Millon , le nouveau traducleur
, ne vient pas dans des circonstances tout-àfait
aussi favorables ; les étudians en gouvernement
sont , Dieu merci , moins nombreux , et les livres
298 MERCURE DE FRANCE ,
politiques n'ont plus tant de lecteurs . Au reste ,
M. Millon , sachant que s'il devait avoir moins de
juges, il en aurait de plus éclairés et de plus sévères ,
semble avoir été excité par cette considération à
travailler avec encore plus de soin , et à mériter ,
par de plus grands efforts , un succès devenu plus
difficile .
Je ne ferai point ici l'analyse de l'ouvrage d'Aristote
, elle excéderait beaucoup les bornes de cette
feuille et celle de mes talens . Le soixante- deuxième
chapitre du Voyage d'Anacharsis en contient une
excellente , à laquelle je ne peux mieux faire que
de renvoyer le lecteur . Je suis même faché que
M. Millon , qui a inséré dans sa notice sur Aristote
, les extraits de ses ouvrages donnés par l'Encyclopédie,
n'ait pas fait usage de cet excellent
morceau de M. Barthélemy ; il est impossible de
lire un meilleur abrégé de la doctrine d'Aristote ;
c'est le résumé le plus clair , le plus méthodique et
le mieux présenté de ses principes , souvent trèsdifficiles
à suivre au milieu de ses longues digressions
et de l'obscurité d'un texte plein de lacunes ,
de transpositions , et altérées de toutes les manières.
Ces défauts du texte , joints à l'extrême difficulté
du sujet et à l'embarrassante concision affectée
par Aristote , rendent ce traité prodigieusement
difficile à traduire ; et je ne crois même pas
que , parmi les ouvrages qui nous restent de l'antiquité
, il y en ait qui le soient davantage. « Il faut ,
>> a dit Cicéron , une grande application d'esprit
» pour expliquer Aristote. »> Ce mot , que M.
Millon a très-heureusement choisi pour épigraphe,
est applicable à tous les ouvrages d'Aristote , mais
sur-tout à sa Politique. Il n'y a pas de page qui
n'offre plusieurs grandes difficultés dans les mots
ou dans les pensées ; et il y a tel endroit du texte.
THERMIDOR AN XI 299
actuel sur lequel je doute qu'Aristote lui- même
pût aujourd'hui donner une explication satisfaisante.
de
Il était impossible que M. Millon , ayant à lutter
contre de tels obstacles , ne s'égarât pas quelquefois.
Mais dans la comparaison que j'ai faite de
sa traduction avec le commencement du premier
livre , les derniers chapitres du septième , et le
huitième tout entier , j'ai trouvé que les fautes
étaient peu nombreuses , que la plupart même
étaient légères , et j'ai en même temps admiré la
rare habileté avec laquelle il s'était tiré d'une foule
passages d'une difficulté vraiment désespérante .
En faisant cette comparaison , j'ai regretté plus
d'une fois que M. Millon n'eût pas consulté l'excellente
édition de M. Reiz , dont je me servais ;
elle lui aurait donné d'utiles secours. Il ne paraît
pas avoir connu non plus les notes de MM. Reiske,
Gurlitt ; en général , c'est un peu le défaut des
littérateurs français d'ignorer les travaux de ceux
qui les ont précédés , de ne point s'environner
d'assez de secours , de ne point faire assez de recherches
. Il en résulte que nos livres sont un peu
superficiels , un peu vides d'instruction , et que
souvent les étrangers se moquent de nous. Mais
s'ils nous appellent ignorans , nous nous en consolons
en les appelant lourds et pédans.
1
Obligé de borner cet extrait , je ne citerai point
les passages où j'aurais des éloges à donner au traducteur
; il ne me resterait plus de place pour
critiquer quelques - uns de ceux où je crois qu'il
s'est trompé , et j'aurais fait un article sans utilité.
Les lecteurs n'ont pas besoin qu'on leur indique.
les endroits bien traduits , mais ceux qui le sont
mal .
Tom . 3 , pag. 160 , M. Millon fait dire à Aristote
: « La musique est , je le répète , le principe
300 MERCURE DE FRANCE ,
» de tous les charmes de la vie. » Cela n'est point
vrai du tout , et Aristote le savait bien ; il était
trop sage pour donner une telle importance au
plus frivole de tous les arts. Le texte est ici un
peu obscur , et M. Millon a pu assez facilement
se tromper il devait cependant voir qu'il prétait
à Aristote une opinion déraisonnable , et chercher
un autre sens . Le nominatif de la phrase est
un pronom , que M. Millon a rapporté à la musique
dont il était parlé précédemment , et qu'il
fallait , je crois , rapporter au repos dont il était
aussi question dans la phrase précédente . C'est le
sentiment de M. Reiz. Ces mots , je le répète ,
eussent pu éclairer M. Millon ; car Aristote n'a
écrit nulle part ailleurs cet étrange paradoxe sur
la musique ; au lieu qu'il a plusieurs fois parlé des
avantages du repos et du bonheur de vivre dans
le loisir.
Tom. 3 , pag. 82 : « Dans toutes les espèces
» animales , les fruits prématurés de sujets trop
» jeunes , sur-tout si c'est la femelle , sont imparfaits
, débiles et de petite stature. » Une légère
faute dans l'accent du mot thêlytoca , qu'il faut
accentuer sur l'ante -pénultième , a produit ici une
erreur. Aristote dit que les fruits prématurés de
sujets trop jeunes , sont imparfaits , DU SEXE
FEMININ, et de petite stature. Cette influence particulière
de la trop grande jeunesse de la mère sur
le fruit , n'est pas exprimée dans Aristote. Thélytora
se rapporte au fruit , et a le sens passif.
Ibid. pag. 167 : « Les Achéens et les Hénioques
» du Pont-Euxin , et d'autres nations plus enfon-
» cées dans les terres de cette contrée . » . Il est
difficile de concevoir comment le Pont-Euxin ,
étant une mer ( aujourd'hui la mer Noire ) , il y
a des nations plus ou moins enfoncées dans les
terres de cette contrée. Il fallait , les Hénioques
THERMIDOR AN XI. Зог
· •
du Pont. Le Pont était une grande province voisine
du Pont- Euxin . Le texte dit littéralement :
Les Achéens et les Hénioques qui sont autour du
Pont , et d'autres nations continentales.
Cette faute ressemble à celle de Dupin , qui , dans
sa Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques , parlait
d'un Evagre du Pont- Euxin . Un de ses amis
lui dit à ce sujet , qu'il fallait nécessairement que
cet Evagre fût un poisson ou un homme marin
puisqu'il était du Pont-Euxin .
>>
Ibid. pag. 183. Il est question d'un Thrasippe ,
qui avait fait les frais des jeux de la tribu
Ecphantide. » Le texte de ce passage est corrompu
. Mais M. Millon , en essayant de le traduire
, ne devait pas faire dire à Aristote ce qu'il
n'a pas pu dire ; il n'y avait point de tribu
Ecphantide.
•
Je ne multiplierai pas davantage ces exemples .
Au reste , quand je le voudrais , il ne me serait
pas facile de les multiplier beaucoup . Il est , à la
vérité , une foule de passages que je n'expliquerais
pas comme M. Millon ; mais ce sont des passages
si difficiles , qu'il est fort embarrassant d'en bien
déterminer le sens , et sur lesquels je suis d'ailleurs
très-disposé à m'en rapporter à M. Millon , qui
ayant fait , pendant plusieurs années , une étude
particulière d'Aristote , est beaucoup plus que
moi en état d'en comprendre les difficultés.
fautes réelles , ou plutôt celles qui me paraissent
telles , sont , comme je l'ai déjà dit , fort rares
dans tous les endroits que j'ai comparés .
M. Millon , voulant donner à-la- fois un recueil
des meilleurs ouvrages politiques des anciens , a
joint à l'ouvrage d'Aristote les Traités de Xénophon,
sur les républiques de Sparte et d'Athènes ,
et de longs fragmens des dialogues politiques de
Platon. Je n'ai point examiné cette partie de son
BIDL. U
302 MERCURE DE FRANCE ,
travail ; mais il est plus que probable que si M.
Millon a réussi dans la traduction d'Aristote , il
n'aura pas été au - dessous de lui- même en travaillant
sur des auteurs infiniment plus faciles.
Ω
VARIÉTÉ S.
Lettres d'un Mameluck , ou Tableau moral et critique
d'une partie des moeurs de Paris ; par J. Lavallée.
Un volume in- 8°. Prix : 5 fr . et 6 fr. 50 c . franc de port.
A Paris , chez Capelle , libraire , rue J.-J. Rousseau ;
et chez le Normant , imprimenr - libraire , rue des
Prêtres Saint Germain - l'Auxerrois , n°. 42 .
Si nous étions très-sévères , nous commencerions par
censurer le titre même de l'ouvrage , et nous demanderions
à l'auteur ce que c'est que le tableau moral de quelques
parties des meurs de Paris . Le tableau des moeurs
peut-il être autre chose qu'un tableau moral , et qu'est- ce
que des moeurs qui ont une ou plusieurs parties ? Nous
ne pousserons cependant pas plus loin notre critique sur
ce point. Nous savons que de grands littérateurs modernes
se sont beaucoup récriés sur le titre d'un poëme , qu'ilș
ont jugé l'ouvrage détestable d'après le titre ; nous ne
prendrons point cette manière expéditive de juger un
ouvrage , et nous pensons même qu'un livré peut être
excellent , bien que son titre ne soit pas un chef- d'oeuvre .
On connaît le succès prodigieux qu'obtinrent les Lettres
Persannes à leur publication , succès fondé sur le style de
l'ouvrage et sur l'originalité du cadre qu'a employé
Montesquieu . En effet , ce cadre était très - heureux ; il
donnait à l'auteur la facilité d'exprimer des idées neuves
et de rajeunir des idées déjà connues . Un Français ne peut
point voir les moeurs de Paris du même oeil qu'un Asiatique
, et les observations d'un voyageur persan durent
piquer la curiosité . Le contraste des moeurs asiatiques
THERMIDOR AN XI. 363
avec les moeurs françaises , devait faire naître la variété ;
et ce contraste , toujours présenté avec autant de vérité
que de sagacité et d'élégance , donne aux Lettres Persannes
ce charme qu'elles ont conservé et qu'elles conserveroat
toujours . Montesquicu a eu beaucoup d'imitateurs ; mais
aucun n'a rempli le cadre qu'il avait adopté , si on en
excepte l'aimable auteur des Lettres Péruviennes , qui a
su conserver la vérité des caractères , et qui a toujours
prêté à ses personnages le langage qui leur convient . Les
Lettres Juives , les Lettres Portugaises , et tant d'autres ,
ne sont qu'une froide correspondance , où l'auteur se
montre toujours lui-même , et où il met sans cesse la gravité
et l'appareil des sentences philosophiques à la place
de la vérité . On ne peut pas précisément faire les mêmes
reproches à l'auteur des Lettres d'un Mameluck ; il n'a
point la morgue d'un philosophe qui prêche ; il n'a cependant
point rempli son cadre , et il n'est pas assez fidèlė
à ce qu'on pourrait appeler la vraisemblance des caractères
. Dès la première page , on voit un Mameluck qui
écrit sous la dictée d'un Parisien ', et le cadre adopté par
l'auteur devient inutile . Le Mameluck n'écrit que ce qu'on
voit tous les jours dans les livres , dans les journaux ; il
l'exprime de la même manière , et nous ne voyons pas
pourquoi l'auteur fait intervenir un étranger , pour nous
dire ce qu'il aurait fort bien pu nous dire lui-même , sans
rien changer à la forme de son récit .
Nous allons appuyer notre opinion de quelques citations.
Dans la première lettre , le Mameluck , après quel
ques considérations générales sur les moeurs de Paris , parle
des spectacles . Il parle du Vaudeville , qui représente
tantôt les grands liommes qu'il veut honorer , tantôt ceux
qu'il veut tourner en ridicule. « Ils font , ajoute-t - il , chan- '
ter Voltaire , Malesherbes , Patru ; que sais-je ! quelque
jour ils feront chanter Massillon , Pascal et Montesquieu.
Ainsi que Racine et les Eléphans , j'ai reçu un petit hommage
du Vaudeville ; moi , pauvre Mameluck , qui sais à
peine prononcer deux mots de leur langue , ils m'ont fait
1
304 MERCURE DE FRANCE ,
parler français tant bien que mal ; par conséquent , ils
m'ont fait dire ce que je n'ai jamais dit . » Il est difficile
de n'être pas choqué de l'extrême invraisemblance de
cette lettre ; il semble que l'auteur soit venu lui-même audevant
de la critique , et qu'il ait pris plaisir à se priver
de tout moyen de justification . Son Mameluck raisonne
comme le plus tranchant de nos Aristarques ; il prononce .
sur les spectacles , sur nos grands écrivains , et , presque
dans la même phrase , il convient qu'il ne sait pas deux
mots de notre langue. Cet étranger qu'on fait parler aiøsi ,
n'a-t-il pas le droit de dire à M. Lavallée ce qu'il dit des
auteurs du Vaudeville : Moi , pauvre Mameluck , qui sais
à peine prononcer deux mots , vous me faites parler français
tant bien que mal ; par conséquent , vous me faites
dire ce que je n'ai jamais dit.
Mais l'auteur ne s'en tient pas là : le Mameluck , après
avoir parlé du Vaudeville , de Voltaire , de Massillon ,
s'occupe sérieusement de résoudre des problèmes historiques
, et de nous apprendre l'origine et le caractère des
Français d'aujourd'hui. « Dans ces contrées , dit- il , les
9:
peuples indigènes se nominaient les Gaulois : leur ori
» gine est de la plus haute antiquité . Qui la connaît ? per-
» sonne . Il y a quinze siècles qu'un peuple conquérant
>> vint s'incorporer avec eux : il se nommait les Francs.
» Même bravoure , mais non pas mêmes moeurs. Ils
>> croient qu'ils se sont mêlés , que toutes les nuances ont
» disparu . Cela n'est pas ce sont deux fleuves ; ils ont
» coulé dans le même lit , à travers les âges , sans se con-
» fondre. Pendant douze années qu'ils viennent d'employer
à leur moderne révolution , mille événemens
» leur paraissent une énigme. Ils sont aveugles : qu'ils
» regardent ; le mot est là : les Francs , toujours âpres ,
» toujours indomptés , toujours licencieux ; les Gaulois ,
>> toujours frivoles , toujours inconstans , toujours supers-
» titieux ; et les uns et les autres , toujours terribles à la
» guerre . Voilà tout le mystère. »
Cette idée est assez ingénieuse , et elle ne serait point
déplacés
THERMIDOR AN X I. 30
1
déplacée dans une lettre , si l'auteur n'avait pas l'air dey
prendre au sérieux et d'en faire la base des explicatio
qu'il nous donne sur l'origine de la révolution. No
avons souvent été surpris d'entendre , dans les sallons da
la capitale , de profonds rêveurs , qui faisaient remonter
la révolution jusqu'à Saint Louis , et même jusqu'à Philippe-
le-Bel ; mais nous ne nous étonnons plus de rien ,
depuis qu'un Mameluck est venu nous apprendre que les
droits de l'homme ont commencé avec les Francs. Au
reste , c'est la manie des écrivains français d'expliquer les
causes de la révolution , et probablement c'est aussi celle
des Mamelucks.Les explications ridicules qu'on nous donne
tous les jours sur l'origine de nos troubles politiques
ressemblent aux explications qu'on nous a données sur les
pierres tombées du ciel . On n'a pu savoir comment, ces
pierres avaient été formées dans l'atmosphère , et , pour la
résoudre , on a porté la difficulté dans la lune. Au reste ,
le système sur le mélange des Francs et des Gaulois n'est
pas la chose la plus ridicule que nous débite le Mameluck ;
dans une autre lettre , il attribue la révolution aux prêtres
, et voici comment il explique ce système tout nou
veau. Le sacerdoce s'était appuyé du trône , mais bientôt
il résolut de le renverser. Comment s'y prit-il ? « Ennemi
» profondément humilié , mais plus profondément savant ,
» il ne souffrit pas à ses ressentimens de lui conseiller de
» séparer sa cause de celle des trônes. Il lui fallait renon-
» cer à l'orgueil de placer les rois entre lui et les peu-
>> ples ; il écouta l'adresse : elle lui conseilla de se placer
» entre les peuples et les rois . Par-tout il s'empara des
» générations naissantes , par-tout , propriétaire exclusif
» de l'éducation , il la fonda sur deux bases uniques , l'in-
» tolérance religieuse , l'étude des langues mortes . Pour-
» quoi l'intolérance ? pour éterniser ses défenseurs . Pour-
» quoi les langues mortes ? pour voiler aux yeux de la
» jeunesse la connaissance , trop dangereuse pour lui , de ,
>> l'histoire moderne , et , maître du choix des antiques
» auteurs, n'ouvrir aux élèves que ceux dont , les écrits
t
V
306 MERCURE DE FRANCE ,
» pourraient verser dans leur coeur un levain de haine
>> contre les rois . Par un calcul non moins terrible , Quint-
>> Curce et les Commentaires de César furent seuls admis
» à l'honneur de partager , avec les historiens des répu-
» bliques , l'attention des disciples. Pourquoi ? pour
» vicier dans leur berceau même , en inspirant à de jeu-
>> nes têtes le délire des conquêtes ; pour vicier , dis-je ,
» les principes des républiques , dont il ne voulait pas que
» les hommes pratiquassent les vertus , mais si fait bien
» la licence . Et pourquoi encore ? pour faire , sans se
>> compromettre lui-même , cette confidence indirecte à
» ses disciples , qu'il n'est point de potentat si superbe
» que l'on ne puisse abattre quand on le veut. Ainsi , par
>> ce plan vraiment étonnant dans sa sombre et profonde
» politique , aperçu , mais à peine ébauché par les uni-
» versités , qui n'eurent pas l'art de le pousser au-delà de
» l'indiscipline de leurs écoliers , mais saisi depuis dans
>> tout son ensemble , balancé dans toutes ses parties ,
>> considéré dans tous ses résultats , exécuté dans toute son
» étendue par un corps religieux que les Européens ap-
» pelaient Jésuites , le sacerdoce était parvenu à se créer
» lui-même une garantie contre les rois , et , en semant
» ces germes de républicanisme qu'il se flattait de déve
» lopper ou d'étouffer au gré de son intérêt , à se ména-
» ger des moyens de comprimer les monarques , ou de se
>> venger d'eux au besoin , s'ils tentaient de séparer leur
>> cause de la sienne.
» Il fut un moment où elle emporta les hommes plus
>> loin l'intérêt du sacerdoce ne l'exigeait , et qu'il
que
» ne le prévoyait sans doute , puisqu'il parut un instant
» lui-même enveloppé sous la chute du trône : mais enfin
» le trône est abattu , et le sacerdoce s'est relevé
» triomphant de ses propres ruines. »>
presque
Cette explication me rappelle que Marmontel a dit
quelque part , qu'on trouve de tout dans les livres . Il serait
difficile d'y trouver rien de plus ridicule et de plus extravagant
que cette opinion du Mameluck ; et il est évident
THERMIDOR AN XI. 307
que le grand prophête avait savouré un peu trop de schiras
, quand il lui inspira l'idée de cette correspondance ;
le lecteur nous dispensera sans doute de répondre sérieusement
à de pareilles absurdités ; cela ressemble trop à
ces déclamations dans lesquelles on ne craignait pas de
dire , à la tribune des jacobins , que les émeutes populaires
étaient dirigées par des cordons bleus , que les amis de
Louis XVI avaient présidé au 2 septembre , que les Colons
avaient incendié les Colonies , les gentilshommes leurs
châteaux , et les marchands , pillé les comptoirs.
L'indignation que doit causer une opinion aussi insensée
, ne nous empêchera pas cependant d'être justes envers
M. Lavallée , et de dire que son livre n'est pas sans intérêt.
Les Lettres d'un Mameluck sont bien loin des Lettres
Persannes ; le ton en est souvent monotone ; on y trouve
souvent des dissertations froides et ennuyeuses ,
des expressions
communes ; le style n'en est pas toujours correct ,
mais plusieurs morceaux sont écrits avec beaucoup d'es
prit. On y trouve des traits et des anecdotes piquantes.
Nous allons faire quelques citations .
« En France , quatre mots suffirent souvent à leurs
» généraux pour embraser tous les esprits , pour imposer
» silence au murmure , pour commander la victoire.
» Dans la dernière guerre , un soldat mécontent montre à
» Bonaparte son habit entièrement usé , dont les lambeaux
» le couvraient à peine , et lui en demande un neuf avec
>> assez d'humeur . Un habit neuf ! répond le général ,
» tu n'y songes pas ; on ne verrait pas tes blessures. L'an-
>> tiquité n'offre rien de comparable à ce mot.
» Avant la révolution toute leur infanterie était habillée
» de blanc ; un corps seul de grenadiers avait l'uniforme
» bleu . Dans une bataille un régiment blanc allait char-
>> ger':: l'officier qui le commande ne lui dit que ces mots :
» Blancs , les bleus vous regardent , et la victoire fut dé-
» cidée .
» Pendant la guerre de la révolution , le général Péri-
» gnon commandait l'armée française contre les Espa
V 2
308 MERCURE DE FRANCE ,
T
» gnols. Au moment de livrer bataille , il dit : Solda's ,
» voilà les Gardes Wallonnes devant vous ; elles passent
» pour les meilleures troupes de l Europe : que dira t-on
» de vous qui allez les battre ! et il les battit .
» Un représentant du peuple portant , dans une tête
» exaltée , un esprit sujet aux préventions , ou peut-être
» entraîné loin de sa raison par les opinions irréfléchies
» et dominatrices dans un moment de tourmente , or-
» donne par écrit à ce même général de faire arrêter tel
» officier , parce que , dit l'ordre , cet officier est aristo-
» crate. Le général Pérignon lui répond à l'instant : « Je
» vous préviens , citoyen représentant , que cet officier ,
» que vous m'ordonnez de faire arrêter comme aristo-
» crate , a été tué hier en combattant pour la liberté . »
Que de sens dans cette réponse ! tout est là .
M. Lavallée a un style rapide et quelquefois brillant
dans ses descriptions . Nous aurions plusieurs citations à
faire dans ce genre , nous nous bornerons à celle- ci :
« Plus je vois ces Français , plus ils m'étonnent : quand
>> on vit avec eux , on est forcé de les aimer ; mais par fois
» on se demande par quelle raison on les aime . Ils sont
» gracieux , affables , prévenans : abordez-les , ils vous
» caressent ; quittez-les , ils vous oublient. Tant mieux ,
» peut-être ; car , pour être l'ami de prédilection d'un
» Français , il faudrait tous les jours faire connaissance
» avec lui . Sont-ils bons , sont-i's mechans ? C'est un proe
» blême : ni l'un ni l'autre , peut-être . Leur amitié est
» un phosphore ; leur haine une épigramme. Gais , folâ-
» tres , volages à l'excès , ils font toujours le contraire de
» ce qu'ils disent. Il s'accommodent de tout , et ne sont
jamais contens de rien rire et plainte sont pour eux
» synonymes. Comme leur chagrin est sans gravité , leurs
>> consolations sont sans éloquence : ils dépensent leurs
>> douleurs comme leurs richesses , sans songer au lende-
» main . Dans l'homme français il y a toujours deux
» hommes ; l'homme parlant et l'homme agissant , et ces
deux hommes ne se consultent jamais. L'homme . par
::
1
THERMIDOR AN XI. 309
» leur s'attendrit souvent ; l'homme acteur très-rarement :
» le parleur passera six mois à faire un traité sur la bien-
» faisance ; et l'acteur froissera chaque jour l'infortuné
» sans lever les yeux sur lui. » '
que
On trouve dans les Lettres d'un Mameluck , beaucoup
de tableaux aussi vivement tracés , mais ils ne produisent
pas leur effet , parce qu'ils sont liés à des choses invraisemblables
, et que le lecteur ne reste jamais un moment
dans l'illusion doit faire naître ce genre d'ouvrage.
On ne croit jamais entendre un Mameluck , mais toujours
un Français, et un Français qui brûle de montrer son esprit.
Il le prodigue trop , et on pourrait lui appliquer ces mots
d'un écrivain moderne : C'est avoir beaucoup d'esprit ,
que d'en a ortrop , mais à mon avis ce n'est pas én avoir
assez. Au reste , on voit tant d'excellentes choses , même
dans les arts , se faire sans esprit , qu'on pourrait croire
qu'il n'est presque bon à rien , et nous pensons qu'on
devrait bien enfin revenir au simple bon sens , ne fût-ce
que par esprit de nouveauté , et par envie de paraître
extraordinaire.
Dictionnaire universel de la langue Française , avec le
latin , et Manuel d'Ortographe et de Néologie , extrait
comparatif des Dictionnaires publiés jusqu'à ce jour ;
par P. C. V. Boiste , homme de lettres , imprimeur.
Deuxième édition ; deux volumes in - 8° . oblongs , de
près de 1300 pages . Prix : 13 fr. et 19 fr. par la poste.
A Paris , chez Desray, libraire , rue Hautefeuille , n° . 36 ;
et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des
Prêtres Saint - Germain- l'Auxerrois , n°. 42.
Ce dictionnaire est justement qualifié d'Universel ; il
-contient tout ce qu'on peut désirer sur la connaissance et
l'usage de la langue française . En le parcourant , on est
étonné de trouver , dans deux volumes , tout ce qu'il
promet ; on est étonné en même temps du courage qu'un
homme de lettres a eu de se livrer à un travail aussi péni-
V 3
310 MERCURE DE FRANCE ,
ble
que peu apprécié . Cependant , lorsqu'on connaît quel
était l'objet de M. Boiste , quels en sont les détails , quels
en sont les avantages , on ne peut que lui savoir un gré
infini de la publication d'un ouvrage qui est également
utile à ceux qui apprennent la langue française , et à ceux
qui écrivent dans cette langue . Le but que l'auteur s'est
proposé , a été , 1º . de donner succinctement la signification
des mots , leurs acceptions différentes et leurs équivalens
ou synonymes , en indiquant les différences , souvent
très-grandes , dans la signification , et quelquefois même
les sens très-opposés que leur donnent les autres dictionnaires
;
2º. De présenter avec clarté le rapprochement et la
comparaison des systèmes d'ortographe , c'est-à-dire , les
différentes manières d'écrire les mots lorsqu'ils sont susceptibles
de variantes , ce qui est très-fréquent ;
3º. De séparer le mologisme de la mologie , c'est-à-dire ,
de désigner , par des indications précises , les mots nouveaux
adoptés depuis l'Académie , et qui font aujourd'hui
partie de la langue ; ceux qui ne peuvent être employés
qu'avec circonspection , même dans le style familier , et
ceux qui doivent être rejetés .
Le Dictionnaire de l'Académie , édition de 1778 , a
servi de base à ces recherches , mais en y ajoutant tous
les mots des autres dictionnaires anciens et modernes ,
avec l'indication de leurs auteurs et les termes particuliers
aux sciences , arts , manufactures et métiers , etc.
Le nouveau lexicographe a compulsé pour ce dictionnaire,
l'un après l'autre et mot pour mot , tous les autres dictionnaires
; il a fait le relevé des mots qui ne s'y trouvaient
pas , et rétabli ceux qu'il avait omis , noté toutes les différences
dans l'ortographe et les définitions ; comparant
ensuite ces dictionnaires entr'eux , il a rapproché les autorités
, soit pour l'adoption d'un mot , soit pour la manière
de l'écrire , et pour sa définition : les nouveaux dictionnaires
de 1799 et de 1803 , ainsi que ceux de Trévoux et
de Gattel , ont servi à perfectionner cette nomenclature.
THERMIDOR AN XI. 317
M. B. ne s'est pas borné à ces rapprochemens ; Restaut
, Wailly , Richelet , les dictionnaires particuliers , tels
que ceux du vieux langage , le Manuel Lexique , le Glossaire
Français , les Dictionnaires néologiques ont été consultés
, tous les systèmes d'ortographe ont été comparés ,
analysés et resserrés comme le format l'exigeait.
Les termes de sciences ont été fournis par les deux Encyclopédies
et par les traités particuliers ; ceux des arts ,
manufactures et métiers , par les livres classiques et par
les descriptions que l'Académie des Sciences en a publié.
Le laborieux lexicographe voulant former un corps
complet de langue , a cru devoir ajouter à son dictionnaire
divers traités particuliers , qui réunissent tout ce qu'on
peut désirer de trouver dans une collection entreprise
pour l'utilité et l'instruction . On trouve donc ici un dictionnaire
des synonymes ou acceptions de la langue , des
dictionnaires de rimes , de mythologie , des personnages
célèbres , de géographie universelle , des traités particuliers
de versification , de ponctuation , de conjugaison
des verbes , des principales difficultés de la langue française
; enfin , d'un tableau de grammaire , parfaitement
bien conçu , et exécuté avec clarté . On a réuni , dans un
espace aussi circonscrit , les diverses connaissances nécessaires
pour se perfectionner dans l'étude de notre langue';
c'est une encyclopédie portative sur une matière qui
ne peut être étrangère aux Français , et qui est de la première
utilité pour ceux qui apprennent cette langue ;
c'est le dictionnaire des dictionnaires . Le principal but de
ce travail a été de présenter la langue française non- seulement
avec tous les mots , toutes les expressions et les locutions
dont elle se sert pour rendre toutes les pensées ,
exprimer tous les sentimens , peindre toutes les images ,
mais encore avec tous les termes qu'elle emploie pour
désigner les êtres physiques et métaphysiques , etc. On
peut assurer que l'auteur a rempli une tâche qui demandait
autant de sagacité que de persévérance , autant de
recherches que d'intelligence .
V 4
312 MERCURE DE FRANCE ,
Les hommes de lettres reconnaîtront aisément les diverses
périodes par lesquelles la langue française a passé , pour
parvenir à être la langue de l'Europe . M. Boiste les divise
en quatre âges. Le premier , est celui où Jean de Meun ,
Montaigne , Marot , Cholet , Rabelais écrivaient. Le
deuxième âge est celui de Louis XIV , sous le règne duquel
des hommes de génie la fixèrent . Le troisième , est celui
de Buffon , de Voltaire , de J.-J. Rousseau , et autres
écrivains qui se rapprochèrent le plus des grands modèles .
Le quatrième , est celui où le néologisme est venu la
corrompre par ses innovations , l'affaiblir par ses préten
dues richesses.
Nouveau Dictionnaire universel , historique , biographique
, bibliographique et portatif, contenant l'histoire ,
les vies , actions et caractères des hommes qui , dans
tous les temps et chez toutes les nations , se sont rendus
célèbres par des talens , des vertus et des crimes , etc .;
ainsi que des révolutions des états , la succession des
princes et souverains anciens et modernes ; précédé
d'une table chronologique des événemens , découvertes
et inventions qui correspondent à ce dictionnaire , et
forment une suite des principaux faits de l'histoire
générale , depuis les premiers temps jusqu'à nos jours,
Traduit de l'Anglais , de John Watkins , et considérablement
augmenté par M. l'Ecuy , ancien docteur de
Sorbonne , abbé de Prémontré . Deux volumes in- 8° .
Prix : 12 fr. et 16 fr . par la poste. A Paris , chez Desray,
libraire , rue Hautefeuille , n° . 36 ; et chez le Normant ,
imprimeur-libraire , rue des Prêtres Saint - Germain
l'Auxerrois , n° . 42.
Parmi les productions nombreuses , insignifiantes et
même condamnables qui paraissent chaque jour , il est
agréable pour les journalistes d'avoir à annoncer de temps
en temps des ouvrages recommandables par leur utilité et
par le mérite de leurs auteurs . L'idée d'un dictionnaire
THERMIDOR AN XI. 313
historique , qui , en faisant, connaître les hommes célèbres
de tous les temps , fut à la portée des facultés de tous les
lecteurs , est due à l'abbé l'Avocat : il l'exécuta avec succès ,
quoique son premier essai fut incomplet . On s'est emparé
de son plan et on a multiplié les volumes , en s'éloignant
des vues qui l'avaient fait entreprendre. Les dictionnaires
historiques sont devenus des livres de bibliothèque.
M. l'Ecuy a voulu rappeler , celui qu'il vient de publier à
sa première destination . En traduisant Watkins il n'aurait
pas rempli son but, qui était de donner , dans le moins de
volumes possible , un ouvrage portatif qui renfermât le
plus d'articles intéressans ; aussi n'a-t -il emprunté de l'auteur
anglais que les articles qui faisaient connaître les
hommes célèbres de l'Angleterre ; tout ce qui intéressait
la France était incomplet : il a donc fallu abréger , corriger
, quelquefois augmenter et souvent compléter ce qui
avait été ou négligé ou oublié . On peut dire que ce n'est
point ici une traduction de Vatkins , mais un ouvrage qui'
appartient , presque en totalité , à M. l'Ecuy ; il ne lui'
doit que le fond et l'identité du plan . L'auteur anglais
avance que sa collection contient un ou deux mille arti
cles de plus que celles qui l'ont précédée ; on peut dire
que celle-ci en contient à-peu-près autant , qui ne sont
point dans la sienne. L'auteur français , en formant sa
collection d'après ses propres recherches , se serait épargné
un travail pénible ; il n'aurait pas été obligé de refaire ce
qui était inexact , de suppléer ce qui avait été oublié , deréformer
ce qui s'éloignait de l'impartialité , principal
caractère de l'historien . C'est cette impartialité qui distingue
le nouveau dictionnaire ; c'est dans cet esprit qu'il
a été fait. « On s'est abstenu de jugemens , dit l'au-
» teur , à l'exception de ceux que le public et la postérité
» ont consacrés. On s'est dépouillé de ses propres opinions
» pour se borner à exposer simplement les faits. On a
» gardé , à l'égard des personnes , tous les ménagemens
>> compatibles avec la vérité. On a parlé de toutes les
>> sectes religieuses avec les égards qui paraissent dùs à coe
314 MERCURE DE FRANCE,
» qui est l'objet du respect d'autrui , parce qu'on n'a pas
» cru qu'un dictionnaire dût ressembler à un traité dog-
» matique. On a cité les ouvrages , en s'interdisant la
» critique. On a évité , avec plus de soin encore , tout ce
>> qui peut tenir à l'esprit de parti ; autant qu'on l'a pu ,
» on a mis le lecteur en état de juger ; on a préféré lui en
» laisser le plaisir et le soin. »
"0
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M. l'Ecuy a été fidèle à la règle qu'il s'était prescrite ;
on en jugera par l'article que nous citons. «< Jean- François
» de la Harpe , membre de l'Académie Française , et l'un
» des littérateurs les plus distingués de la fin du dix-hui-
» tième siècle , était né à Paris , en novembre 1759 , d'une
>> famille noble et ancienne du pays de Vaud ; elle était
» protestante , et perdit sa fortune pour avoir embrassé la
>> religion catholique. La Harpe fit ses études dans l'Uni-
» versité de Paris , d'une manière brillante ; il débuta très-
» jeune , dans la carrière de la littérature , par des héroï-
>> des ; bientôt il prit plus d'essor , et s'essaya dans le genre
» dramatique. Il donna , en 1764 , le Comte de Warwick ,
» tragédie qui eut le plus grand succès ; elle fut suivie ,
» dans la même année , de Timoléon , autre tragédie ,:
» accueillie moins favorablement . Ses autres pièces dra-
>> matiques sont : Mélanie , Coriolan , Virginie , Ment-
» sicoff, Jeanne de Naples , les Barmécides , Philoctète ,
» Gustave , les Muses rivales , etc. Il est auteur de plu-
» sieurs éloges qui ont remporté le prix de l'Académie
>> Française : tels sont ceux de Charles V, de Fénélon , de
» Racine , de Catinat. La même couronne fut adjugée à
» quelques pièces de poésies , notamment à une Ode sur
» la Navigation et à des vers sur les Talens dans leur
» rapport avec la société et le bonheur. On lui doit d'uti-
» les et bonnes traductions , celle des douze Césars de
» Suétone , de la Louisiade du Camoens , de la Jérusalem
» du Tasse , en vers français , de laquelle il n'a encore été
publié que des fragmens . On a de lui un Abrégé de
» l'Histoire des Voyages , un Cours de Littérature plein
de goût , et qui lui a mérité le titre de Quintilien franTHERMIDOR
AN XI. 315
çais. La Harpe avait été emprisonné sous Robespierre ;
» c'est pendant sa détention qu'il reprit des sentimens re-
» ligieux ; le reste de sa vie fut occupé à les manifester ,
» quoiqu'il paraisse que ce changement n'ait pas été vu
» de bon oeil par un parti qui devait regretter lå perte
» d'un homme de son mérite . Au 18 fructidor , il fut de
» la nombreuse liste des condamnés à la déportation. Il
>> eut le bonheur de s'y dérober , en se cachant. Il repa-
>> rut quand le danger fut passé , et continua d'écrire en
» faveur des principes religieux et de ceux du goût . II
» mourut le 11 février 1803. Un testament simple ex-
» prime ses derniers sentimens ; ce sont ceux d'un phi-
» losophe chrétien . Les oeuvres de la Harpe avaient été
>> réunies en six volumes in-8° . , sans son théâtre , qui
» devait former deux volumes. Cette collection est loin.
» d'être complète. Depuis cette édition , il a paru son
» Cours de Littérature , une Correspondance littéraire , en
» quatre volumes in-8° . Il se proposait de donner des
» Commentaires sur Crébillon . Parmi ses papiers , il s'est
» trouvé des manuscrits précieux , qui seront incessam-
» ment publiés dans une nouvelle édition de ses oeuvres ,
» laquelle doit être faite sous la direction de son ami ,
>> M. de Fontanes. >>
L'ouvrage de Watkins a une table chronologique destinée
à lier les événemens épars ; M. l'Ecuy a jugé qu'étant
plus étendue , elle remplirait mieux cet objet ; et elle est
devenue douze fois plus considérable que la première. Les
siècles s'y présentent comme dans un tableau en miniature
, et l'esprit embrasse , dans leur ensemble , l'espace
immense des âges . C'est une espèce de table de chapitres
des annales du genre humain . On y a sur- tout inscrit avec
soin tous les événemens relatifs à la révolution . On aime
par fois à retourner sur ses souvenirs , parce qu'il y a
quelque plaisir à souger aux dangers auxquels on a échappé.
Ce répertoire biographique est fait avec une exactitude ,
une précision , une modération qu'on trouve rarement
dans des ouvrages de ce genre . L'auteur a rempli son objet ;
316 MERCURE DE FRANCE,
il a rendu son dictionnaire aussi complet qu'il était possible
; il l'a mis à portée de tous les lecteurs et de toutes
les fortunes . Il peut même être de quelque utilité aux
littérateurs .
Rapport du Comité central de Vaccine , établi à Paris par
la société des souscripteurs pour l'examen de cette découverte.
Un volume in-8 ° . Prix : 7 fr. et 7 fr . 50 cent.
franc de port. A Paris , chez madame veuve Richard ,
libraire , rue Hautefeuille , n° . 11 ; et chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint-Germainl'Auxerrois
, n°. 42.
Cet ouvrage n'est , pour ainsi dire , que le recueil des
expériences qui doivent fixer l'opinion publique sur
la plus belle découverte de la médecine moderne . L'histoire
même de cette science , dans ses différentes époques ,
n'offre aucune autre découverte plus importante ; par la
grandeur et l'universalité du mal qu'elle a pour objet , par
la simplicité du remède qu'elle lui oppose , par son influence
sur l'avenir ; et l'on peut ajouter , par les circonstances
au milieu desquelles elle s'est propagée . En effet ,
c'était pendant les bruits de guerre et les troubles de
l'Europe , qu'un médecin anglais vérifiait et démontrait
les avantages de la vaccine ; tandis que la fleur dés générations
était moissonnée dans les champs de bataille , et
que la discorde multipliait les formes d'une mort violente ,
la science travaillait , dans la solitude , à détruire une des
chances inévitables de la vie humaine ; et , sans doute , la
vaccine ( si toutefois ce nom lui reste ) paraîtra comme
une sorte de compensation donnée à la société par cette
main paternelle qui pèse les biens et les maux , et maintient
l'équilibre et l'harmonie de l'univers .
L'ordre de ce rapport est le même que le comité de
vaccine a suivi dans ses recherches , et l'on y reconnaîtra
d'une manière bien sensible , le bon esprit et la supériorité
de méthode qui préside aujourd'hui aux sciences . It
THERMIDOR AN XI. 317
1
n'y a pas long-temps encore que l'on disputait sur l'inoculation
. Les gens de lettres écrivaient des mémoires , une
question de fait était devenue un objet de raisonnement ,
et l'on oubliait presque toujours la seule autorité qui pût
fixer tous les doutes , l'autorité de l'expérience . Le comité
de vaccine donne un exemple bien différent.
Au premier bruit de cette découverte , on voit se former
une réunion de savans , qui d'abord remontent à la
source , constatent le fait , établissent des correspondances ,
recueillent toutes les lumières , intéressent le gouvernement
à leurs travaux ( 1 ) , et s'appuient de tous les secours
réunis de l'esprit méthodique et d'une administration
intelligente ; fondent des hospices , où les expériences se
succèdent sous les yeux de leurs juges naturels , sans passer
par les altérations de l'ignorance et de la mauvaise foi ;
mais , toujours dans l'examen et le rapprochement de ces
expériences diverses , procèdent avec un esprit de réserve ,
plus conforme à leur crainte qu'à leurs désirs , et qui les
rendait , en quelque sorte , les interprètes de la défiance
qui accompagne toujours une découverte récente.
Aussi la rapidité de ses progrès fut proportionnée à la
prudence et à la circonspection de ses premiers essais ; et
dans moins de trois années , la vaccine , répandue dans
tout le nord de l'Europe , dans la Turquie , d'où l'ínaculation
nous était venue , dans l'Inde même , a déjà reçu ,
d'une multitude d'expériences favorables , une autorité et
une sanction à laquelle le temps ne peut rien ajouter.
Mais le comité de vaccine n'avait pas seulement à résoudre
les doutes des savans et des médecins , il devait
encore répondre à toutes les difficultés des gens du monde ;
( 1 ) Le comité associe à sa reconnaissance et à la gloire de ses travaux ,
MM. la Rochefoucault Liancourt , qui le premier donna l'idée
d'une souscription pour les recherches sur la vaccine , Frochot préfet
du département de la Seine , Duquesnoi , maire du dixième arrondissement
, etc. Les membres de l'Institut , auteurs du rapport sur la
vaccine , et parmi eux le docteur Hallé , qui a donné des renseignes
mens décisifs sur cette belle découverte.
318 MERCURE DE FRANCE ,
1
il devait persuader les mères , et cette considération justi
fiera plusieurs détails de ce rapport , que l'on serait tenté
de croire superflus . On y voit qu'il ne dédaigne aucune
objection , aucun renseignement , aucun bruit populaire ;
et ce n'est qu'après un nombre infini d'expériences renou
velées , de faits constatés ou démentis , d'épreuves et de
contre-épreuves , qu'il prononce enfin le grand résultat
de ces travaux .
« Le comité a reconnu , dans cette affection singulière ,
» une éruption nouvelle , entièrement distincte de toutes
>> celles qui sont connues , qui , paraissant particulière à
» l'une des espèces les plus utiles et les plus nombreuses
» de nos animaux domestiques , peut cependant se trans-
» mettre à l'homme ; qui , lorsqu'elle lui a été inoculée et
» qu'elle se développe , offre la marche la plus bénigne ,
» n'est accompagnée d'aucune autre apparition de pus
>> tules que celles qui surviennent à chacune des piqûres ;
>> ne se communique ni par l'air , ni par le contact ; n'est
» sujette à aucune récidive , et se termine , sans trouble ,
>> en un petit nombre de jours.
» Dans cette action si calme et si douce , il n'a pas
>>> moins reconnu un grand pouvoir , celui de modifier
» l'économie animale , et d'anéantir en nous cette dispo-
>> sition si universelle , si constante , qui nous rend suscep-
» tibles d'être atteints par la contagion de la petite vérole .
» Cette puissance secrète de la vaccine , éprouvée pendant
>> une longue suite d'essais tentés , pendant plus de trois
» ans , sur des milliers d'individus de tout sexe et de tout
» âge , ne s'est démentie en aucune occasion . Le comité a
» reconnu la plénitude de son effet , même dans les cir-
>> constances où la contagion , développée par tous les
>> moyens possibles , était mise aux prises avec son pou-
» voir , armée de toute sa force et portée au plus haut
- » degré d'énergie auquel ellé puisse parvenir. »
Ainsi les conjectures de plusieurs hommes d'un génie
supérieur , tels que Boerhaave , Stoll , Huxhan , qui
avaient pressenti la possibilité d'énerver le virus varioTHERMIDOR
1 AN XI. 319
lique , recevront un accomplissement qu'ils n'auraient pas
même osé espérer . Les dangers de la petite vérole sont
prévenus non-seulement pour chaque homme en particulier
, mais pour la société entière , ét désormais ce fléau
sera compté avec la lèpre ct plusieurs autres maladies
contagieuses , que les progrès de la civilisation ont fait
disparaître , et qui n'occupent plus de place que dans la
liste des infirmités humaines.
Quelques savans ont prétendu que la vaccine avait été
connue en France avant la publication des travaux du
docteur Jenner. On se rappelle avoir entendu dire au reșpectable
d'Aubenton que , dans la Bourgogne , il avait
souvent observé sur les mains des gens de la campagne ,
une sorte de boutons , qu'ils disaient leur avoir été communiqués
par leurs troupeaux , et auxquels ils attribuaient
une vertu 'préservative contre la petite vérole.
Mais une découverte appartient à celui qui en tire les
conséquences et qui en applique les résultats , comme
une pensée appartient à celui qui l'exprime ; et combien
d'observations indifférentes aujourd'hui , sont peut-être
encore le germe de grandes découvertes pour l'avenir !
Aussi le comité termine l'exposé de ses travaux , en payant,
<< au nom des souscripteurs , un juste tribut de reconnais-
» sance à l'illustre auteur de la découverte , le docteur
» Jenner , qui désormais sera compté au nombre des
>> hommes qui ont le plus honoré la science et le mieux
>> servi l'humanité .
>> Et il associe à cet hommage le docteur Woodville ,
qui , par son voyage en France , lui a été si utile et a si
>> puissamment concouru au succès de ses expériences . »
Il se présente ici une réflexion à laquelle les savans français
ont plus d'une fois donné lieu , et qui est trop honorable
à la France en général , pour la passer sous silence ;
c'est qu'elle est peut-être la seule nation qui sache louer
dignement le mérite étranger. Attribuera-t-on cette disposition
à l'indifférence pour la gloire nationale , ou à une
sorte de générosité qui , dans un individu , est la marque
320 MERCURE DE FRANCE ,
{
d'un caractère élevé et d'un esprit supérieur ? Quoi qu'il
en soit , on peut dire , sans amertume , que si la découverte
de la vaccine appartenait aux médecins français ,
leur éloge eût été moins pur , ou leur gloire plus contestée.
Cette observation, au reste , a déjà été faite par Voltaire
, qui avait des vues si saines et des préventions si
injustes , et dans cet Essai sur les Moeurs , où il fait si
bien les honneurs de sa nation , et qui est souvent un essai
sur les ridicules et les travers de la société ; après avoir
vengé la mémoire de Colomb des nations rivales qui lui
disputaient la gloire de la découverte du Nouveau -Monde ,
il ajoute :
« Je remarque exprès cé défaut d'équité , de politesse
-» et de bon sens dont il n'y a que trop d'exemples ; et je
» dois dire que les bons écrivains français sont , en géné-
>> ral , ceux qui sont le moins tombés dans ce défaut into-
» lérable . Une des raisons qui les font lire dans toute
>> l'Europe , c'est qu'ils rendent justice à toutes les nations. »
t ANNONCES.
Le Mérite des Femmes , poëme ; par Gabriel Legouvé,
membre de l'Institut national . Troisième édition , revue
et augmentée. Un volume in- 12 , papier vélin . Prix : 1 fr .
So cent. , et 2 fr . 25 cent. par la poste. A Paris , chez
Antoine- Augustin Renouard , libraire , rue Saint-Andrédes-
Arcs.
>
Rapport fait à la société des inventions et découvertes ,
le 28 brumaire an X sur une balance inventée et construite
par le citoyen Fortin , ingénieur en instrumens de
physique et mathématiques , à l'école centrale du Panthéon
Français. Avec figure. Prix : 75 cent . , et 1 fr. par la poste.
A Paris , chez Delaplace , libraire , rue des Grands-Augustins
, nº . 31 .
Art Poétique d'Horace , traduction nouvelle en vers
français , par R. A. Dardaoust. Prix : 1. fr . 50 c,, et 2 fr .
par la poste . A Paris , chez la veuve Nyon , libraire,
pavillon des Quatre- Nations.
Ces trois ouvrages se trouvent aussi chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n°. 42.
POLITIQUE.
REP
FRA
THERMIDOR AN XI. 321
3 .
cen
POLITIQUE.
"
Nous avons assez parlé , dans notre dernier numéro ,
des mesures financières de la Grande - Bretagne . C'est une
sorte de levée en masse de toutes les fortunes. En lisant le
Moniteur de dinianche dernier nous avons été étonnés
d'y trouver l'income tax apprécié à la valeur du vingtième
des propriétés ou de deux années du revenu . Nous doutons
que cette évaluation soit exacte. M. Addington n'a
proposé le nouvel income tax que comme un impôt sur
le revenu , ainsi que le porte la dénomination même de
cet impôt. De plus , ce ministre ne l'a proposé que sur les
erremens de celui de M. Pitt , avec cette différence que ce
dernier l'avait porté au dixième du revenu , sans y comprendre
les fonds publics et les petites fortunes , et que.
M. Addington , en le réduisant au vingtième du revenu ,
lui a fait embrasser les fonds publics ainsi que les fortunes.
inférieures . Il est vrai que , dans le cours des discussions ,
il a été question de rechercher le capital là où on ne pourrait
trouver assez clairement le revenu ; mais nous n'avions
pas cru que le nouvel impôt dût être regardé , en général ,
comme un impôt sur la propriété .
Cela n'empêche pas qu'il ne soit de tout point excessif.
Toutes les fois qu'une nation paie un impôt direct considérable
, le plus petit impôt indirect devient une charge
accablante ; et réciproquement , lorsque ce sont les impôts
directs qui ont le plus de poids . Nous n'en citerons qu'un
exemple . On s'est plaint , en France , de quelques misérables
centimes qui ont été imposés sur les feuilles publiques.
En Angleterre , chaque feuille publique paie sept
sols , seulement pour le timbre , sans compter les autres
droits , qui portent sur les ouvriers , l'encre , les presses ,
les caractères , le papier. C'est en cela , et par les raisons
que nous avons alléguées dans notre précédent numéro
, que le nouvel income tax survenant au milieu
X
322 MERCURE DE FRANCE ,
des autres impôts , est regardé généralement comme une
calamité.
Les mesures militaires de l'Angleterre ne sont pas moins
dignes d'attention que ses mesures financières. Les Anglais
avaient déjà la milice , les volontaires , les troupes de ligne
et l'armée de réserve : voilà qu'ils vont avoir encore leur
population armée. Tous les individus mâles , depuis dixsept
ans jusqu'à cinquante- cinq , vont être tenus de prendre
les armes , et de s'exercer régulièrement un jourde,
la semaine. Cette masse formera trois classes différentes ;
la première , depuis dix -sept ans jusqu'à trente ; la seconde ,
depuis trente jusqu'à quarante-cinq ; et la troisième , des.
puis quarante-cinq ans jusqu'à cinquante-cinq . Les lieutenans
des comtés pourront requérir une de ces classes ,
ou toutes trois , à leur volonté ; et leur service sera nonseulement
contre les ennemis du dehors , mais encore,
contre les révoltés du dedans..
Cette mesure prise pour toute l'Angleterre , on ne voit
pas très-clairement l'usage qui en sera fait pour l'Irlande .
D'un côté , le secrétaire de la guerre dit qu'il y a des parti
cularités dans la condition de ce pays qui engagent à
confier sa défense aux moyens déjà préparés à cet effet ;
d'un autre côté , il reconnaît « que la crise actuelle est
» telle qu'il vaut mieux mettre au peuple de ce pays
» les armes à la main , à l'effet de se défendre contre
>> l'attaque d'un ennemi étranger , que de l'exposer , par
» la crainte de quelque hasard domestique , à tomber ,
» désarmé et sans défense , au pouvoir d'un conquérant. »
Quoi qu'il en soit , les ministres comptent que , pour
l'Angleterre seule et l'Ecosse , cette mesure leur donnera
de quatre à cinq cent mille hommes disponibles. Cette
circonstance est digne de toute l'attention des politiques.
Qui que ce soit , qui a vu des écoles anglaises , aura
pu apprécier à son juste mérite ces horribles rassemblemens
d'écoliers qu'on fouette grands comme père et mère ,
et qu'un institeur mène ensuite toute la journée le
baton à la main , en tâchant de leur inculquer , à force
THERMIDOR AN X Í. 323
de coups de canne , un peu de science et de bon sens . Si
cette grossière et stupide progéniture apprend peu de
choses de ce qu'on veut lui enseigner , elle retient au moins
cet adage très- répandu en Angleterre « c'est qu'un Anglais
doit toujours battre trois Français. » Et quoi ! tout ce que
vous pouvez admettre , dans l'hypothèse d'un débarquement
, c'est que 50,000 hommes atteignent vos rivages',
et il vous en faut 600,000 pour vous défendre ! Vous n'e
pouvez plus vous croire en sûreté , si vous n'êtes parvenu
à armer douze Anglais contre un Français ! L'histoire
pourra consigner ce singulier rapprochement ; mais cette
mesure présente d'autres caractères qu'il est plus impor
tant encore d'examiner.
Si on ne voulait savoir sur ce point que notre pensée
nous ne balancerions point à affirmer que dans le cas où
cinquante mille Français débarquassent en Angleterre , et
les volontaires et les milices , et les troupes de ligne et
l'armée de réserve , et la levée en masse , tout cela ne
serait pas trois mois sans être subjugué. L'univers serait
étonné de la facilité avec laquelle tout ce vain échafaudage ,
embarrassé dans lui-même , serait ébranlé et renversé. It
serait étonné de la célérité avec laquelle tout le peuple ,
passant de la fureur à la reconnaissance , trouverait des
libérateurs dans ceux qu'il aurait regardé d'abord comme
ses ennemis , et demanderait à contracter avec eux une
alliance fondée sur les bases éternelles de la liberté de tous
et des droits de tous.
Mais quoique ce soit ici entièrement et franchement
notre opinion , il en est de notre affirmation comme de
toutes les affirmations politiques ; elle n'est fondée que sur
des chances de probabilité qu'une multitude de circons
tances peuvent ou détourner ou déjouer. C'est à la raison
à déterminer dans tous les événemens leur issue probable ;
c'est en même temps à la sagacité à rechercher tous les
résultats possibles. Les ministres sont déterminés à armer
en Angleterre toute la population du pays. Il nous paraît
probable que c'est un vain nuage qui se dissipera sans
X 2
324 MERCURE DE FRANCE,
effet. Mais si pourtant ce nuage s'établit , s'il se remplit ,
comme ils le veulent , de grêles , de foudres et d'éclairs ,
qu'en résultera-t-il ? c'est ce qu'il convient d'examiner.
C'était une chose curieuse au temps du directoire et du
comité de salut public de voir tous les efforts qu'on se
donnait en France pour mettre l'Angleterre en révolution.
Les insensés ne s'apercevaient pas que les rochers
qu'ils voulaient lancer dans les airs seraient infailliblement
tombés sur leurs têtes ; ils ne voyaient pas que si le peuple
anglais avait renoncé tout-à-la-fois à ses habitudes , à ses
arts , à ses moeurs , à toutes ses institutions , il eût été entraîné
à faire la conquête de la France et celle de l'Europe.
L'imagination s'effraie du spectacle d'un peuple de onze
millions d'hommes arrachés tout-à- coup de toutes les cases
que lui ont faites le temps , l'industrie , les rapports du
commerce , tous les ingénieux artifices d'une longue civilisation
, n'ayant plus de bras que pour les armes , de fer
que pour le sang , de vaisseaux que pour porter avec plus
de rapidité , sur tous les points du globe , ses cohortes
armées : voilà ce que tramait dans sa fureur le comité de
salut public , dans sa bêtise le directoire ; tant les hommes
savent peu en général et ce qu'ils font , et où ils vont , et
ce qu'ils veulent.
En soulevant aujourd'hui tout le peuple anglais , les
ministres se disent peut- être : « Nous allons créer la foudre
et ensuite nous en disposerons . >> Cette foudre commencera
sans doute par les écraser eux-mêmes . Mais quand M. Pitt
aura été mis en pièce , lord Hawkesbury en morceaux ,
l'Europe en sera- t - elle plus avancée ? Elle doit , selon nous ,
attacher ses regards à un ordre de choses que des imprudens
, s'ils avaient du succès , élèveraient pour leur
perte et pour sa ruine . Nous prions les hommes d'état de
peser mûrement les considérations suivantes .
Ou nous nous trompons beaucoup , ou voici ce qui
a rendu la révolution française un objet d'effroi sur la
terre. En même temps qu'on l'a vue affreuse dans son
objet , on la vue extrême dans ses moyens. Tous ses
THERMIDOR AN XI. 325
hommes sont devenus à-la- fois des soldats , -toutes ses propriétés
de la monnaie . Tous les moyens que la nature avait
créés pour les arts de la paix sont devenus des instrumens
de guerre
, et la guerre s'est annoncée comme la destruction
et le renouvellement du monde . A peine échappée
de.ce danger terrible , ce doit être un singulier spectacle
pour l'Europe que de voir l'Angleterre rechercher les
mêmes erremens , et se placer dans la même situation.
Depuis long-temps , au lieu de monnaie , elle n'a plus.
qu'un papier basé comme les assignats sur les propriétés ,
et l'émission de ce papier est sans mesure comme sans
terme. Avec ces moyens , que l'Angleterre parvienne
erre comme la France révolutionnaire à mettre toute
sa population sous les armes ; au lieu de bombardemens
inutiles , on de quelques ravages infructueux , qu'elle
puisse disposer à volonté , comme la révolution , de quatorze
armées , les faire promener à son gré sur les mers
pour envahir le Danemark , ou le Portugal , l'Espagne , ou
la Suède ; qu'elle puisse présenter dans toutes les divisions
de l'Europe , comme elle a fait dans celles de l'Inde , l'intervention.
continuelle d'une grande puissance militaire ;
sapper sans cesse tous les états , à force secrète ou à force ouverte
, et qu'on nous disc si à l'asservissement des mers ne
s'ajouterait pas bientôt celui du continent . Si le gouverne
ment britannique ne fait que jouer , voilà ce qu'il veut
faire craindre ; s'il est sérieux , voila ce qu'il trame . Et
qu'on ne s'y trompe pas ; il n'a pas sans doute , comme la
révolution , le vent d'une multitude de passions effrénées
ponr enfler ses voiles et faire un chemin immense : mais
il a l'avantage de plus de sagesse ; il met plus d'ordre dans
ses opérations , ses mouvemens sont plus sagement com.
posés ; ses assignats , qu'il appelle billets de banque , sont
émis avec plus de sobriété ; sa levée en masse est assujettie
à plus de règle . D'un autre côté , si la domination des
mers et l'asservissement de l'Europe qu'il a en vue est
d'une nature moins attrayante pour la multitude , cet objet
est plus mûri , mieux combiné ; il a pour lui l'appui d
X 5
3-6 MERCURE DE FRANCE,
toutes les habitudes , et en quelque sorte l'assentiment
national.
Tels sont , relativement aux nouvelles opérations de
l'Angleterre , les résultats qu'elle paraît vouloir se ménager
, et que plusieurs circonstances inopinées peuvent lui´
faire produire. L'analyse de cette situation présente
comme on voit , de l'importance . Ce n'est pas seulement
pour son avantage que la France combat en ce moment ,
c'est encore peut-être pour le salut et pour la liberté de
l'Europe.
Analyse des dernières séances du parlement.
C'est dans la séance du 18 juillet , que le secrétaire de
la guerre a proposé les nouvelles mesures. Il a cité d'abord
la loi des Anglo Saxons , pour prouver que la construction
des forteresses , la réparation des ponts et l'expédition
contre les ennemis , étaient trois devoirs publics , et qu'il
était de la prérogative royale d'appeler tout le peuple
lorsque le pays était menacé d'une invasion . Il a déclaré
qu'il n'était pas impossible que 50,000 hommes débarquassent
en Angleterre ; que le Français était un peuple
remarquable pour sa curiosité ; qu'il était curieux de
savoir s'il y avait en Angleterre des hommes capables de
porter les armes , et il a cité à ce sujet un grand nombre
de traits de courage de la nation anglaise .
.
M. Windham s'est levé , non pour combattre la me
sure , mais pour se plaindre qu'on n'y eût pas pensé plu
tôt. « Si nous ne nous hâtons pas , dit- il , nous entendrons
» parler , un de ces jours , de quelque général français
» qui aura débarqué en Angleterre. Un autre jour il sera
» rapporté qu'il a fait des progrès . Il est vrai que , d'après
» de grandes autorités , l'invasion est impossible . C'est
» l'avis de plusieurs magistrats instruits , d'un grand nom
» bre de profonds théologiens , de plusieurs négocians
consommés , d'une multitude d'agriculteurs habiles , et
enfin de la plupart de nos jolies femmes . Mais une telle
a opinion , nous ne l'avons pas entendue prononcer par
THERMIDOR AN XI. 327
» la seule autorité à laquelle , en pareil cas , nous puis-
>> sions donner quelque confiance . Nous entendons parler
» des militaires et des marins expérimentés. Cette anto-
» rité me paraît préférable à celle d'hommes qui n'ont vu
» la mer qu'à Margate , qui ne connaissent ses effets que
» dans une baignoire , et qui , avec nos murailles de bois
» et nos têtes de bois , persistent à nous croire invulné
» rables. Jetez , messieurs , vos regards sur les temps
» présens , et dites-moi si nous n'avons pas vu s'effectuer
>> une multitude d'événemens que la raison même aurait
» jugé impossible ? La mesure est bonne ; elle est néces-
» saire ; elle est seulement trop tardive. Ce qui eût été
>> préparé , il y a quatre mois , avec maturité et sagesse , ne
» pourra plus s'opérer qu'avec désordre et précipitation .
» Il me semble entendre , au sujet de cette nouvelle levée ,
» les paroles du major Sturgeon. Les tambours battaient
» en front , les chiens hurlaient sur les derrières , et bien-
» tốt nos propres taureaux furieux vinrent jeter toute
» cette multitude en confusion . On nous a versé la vérité
>> goutte-à-goutte ; on a craint de nous précipiter dans une
» terreur panique . La conduite de la France , lors de
>> l'invasion des étrangers , fut bien différente ; rien ne
» fut dissimulé. Et en effet , c'est lorsqu'il y a peu de
» danger , qu'il n'y a aucun risque à l'exagérer. Eût-on ,
» comme on le devait , effrayé le peuple ? on cût eu au
» même moment l'offre de tous les services et de tous les
>> efforts. On est réduit aujourd'hui à obtenir forcé ce
» qu'on pouvait obtenir de plein gré. Les hommes répu-
» gnent naturellement à ce qui leur est imposé . En effet ,
» ce qui est imposé n'a rien qui flatte la vanité ou le
» zèle . »
M. Windham insinue ensuite que les Anglais sont naturellement
gauches ; que beaucoup auront de la répugnance
à se montrer en spectacle sous le costume militaire,
et à être ainsi un objet de ridicule et de risée ; il craint
que tous ces grands préparatifs ne finissent comme les
grands canons , qui font beaucoup de bruit et peu d'effet.
X 4
328 MERCURE DE FRANCE ,
Enfin , il trouve que le peuple n'est pas assez pénétré de
sa situation , qu'il ne règne point assez de patriotisme ,
que tous les moyens de défense sont faibles , et que la
Tamise , dont l'activité et l'industrie anglaise ont fait un
grand fleuve , finira peut-être par devenir un petit ruisseau .
Lord Hawkesbury répond à M. Windham , qu'on ne
peut concevoir aucune crainte sur les résultats ultérieurs
d'un débarquement , qu'il s'en faut reposer sur le courage
et sur l'orgueil du pays . Tant qu'il demeurera un arpent
de terrain anglais , il n'est point du caractère britannique
de l'abandonner ; même si vingt Londres étaient prises
, il ne faudrait point encore désespérer du salut du
'pays.
Le chevalier Burdett prétend que le meilleur plan de
défense est de rappeler tous les actes passés contre la liberté
du pays , sous le règne du présent roi .
M. Pitt dit qu'il est impossible qu'un peuple fasse les
efforts convenables pour sa défense , lorsqu'on le tient
soigneusement dans l'ignorance de ses dangers. Il est , à
cet égard , de l'avis de M. Windham . Il félicite les ministres
d'avoir mis enfin un terme à leur apathie et à leur
lenteur.
La discussion du 20 juillet a été principalement remar 、
quable par des détails sur la différence du service volontaire
au service forcé , et par un beau discours de M. Pitt .
Les uns ont paru ne vouloir avoir recours qu'aux offres
volontaires ; les autres ont paru se méfier des offres volontaires
, et ont préféré qu'on employât les moyens légaux .
M. Pitt a voulu qu'on fit marcher ces deux mesures sur
une ligne parallèle , et qu'on n'eût recours à l'une qu'au
défaut de l'autre. 1 i.
En réfléchissant à ce débat , il nous a paru que tout le
monde se déviait un peu de la vérité . Faites-vous usage des
offres volontaires ? vous avilissez tout ce qui sera de service
forcé . Comment n'a-t-on pas vu que là où est le devoir ,
tout doit être censé volontaire ? Ubi amatur non laboratur,
eu si labo atur labor amatur . Le mouvementqui cherche
•
THERMIDOR AN4 XI. 329
à s'annoblir , en se rendant indépendant du devoir , a le
double inconvénient de donner une couleur servile à tout
ce qui n'a pas pris sa forme , et de n'offrir aucune garantie
pour un service qui ne se croit jamais engagé . Les Grenadiers
Royaux en France , dont le service était forcé ,
furent d'aussi bons soldats que les autres troupes de
ligne ; et nos conscrits , dont un grand nombre marchent à
regret , ne sont pas ceux qui se défendent le moins bien
sur le champ de bataille.
Quand l'avis de M. Pitt a eu passé , le débat s'est engagé
sur l'intervalle de temps qu'on pourrait accorder pour les
exercices . M. Pitt a été d'avis de le prolonger jusqu'au
mois de décembre , temps auquel on suppose que les
Français tenteront préférablement leur invasion . C'est
alors qu'il a tenu un discours de bravade , où il a provoqué
toute la France , où il a répété plusieurs fois que
l'Angleterre victorieuse , rendrait à l'Europe l'esprit d'indépendance
que celle- ci avait perdu , et il a avoué que les
préparatifs actuels tendaient à changer les destinées futures
de la Grande-Bretagne , ainsi que celles de l'Europe
en général.
Les débats du 22 juillet ont été plus remarquables encore
; il y a été question de fortifier Londres , les approches
de Londres , et au moins une partie des côtes ;
d'armer tout le peuple de piques de la même manière qu'ont
fait les Français au temps de la révolution . Cet avis , ouvert
par le colonel Crawfurd , a été appuyé par M. Pitt et par
plusieurs autres membres . On a cité les fortifications faites
autour de Paris lors de l'entrée du duc de Brunswick. Le
capitaine Harvey a prétendu qu'il ne pouvait y avoir de
descente en Angleterre avec de simples bateaux plats. Le
ministre de la guerre a eu beau observer que tous ces
détails ne pouvaient être la matière de débats parlementaires
, la chambre n'en a tenu compte.
350 MERCURE DE FRANCE ,
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 21 juillet.
Lord Hawkesbury a fait lecture au parlement du mes→
sage suivant de sa majesté.
« GEORGES roi
» Sa majesté ayant pris en considération la situation de
Fillustre maison d'Orange , les liens du sang et d'amitié
qui existent entre S. M. et cette maison , les services
importans qu'elle a rendus à ce pays en tant d'occasions
et les pertes qu'elle a souffertes dans le cours de la dernière
guerre , recommande ces circonstances à l'attention sérieuse
de la chambre des communes , et l'invite à lui procurer
les moyens d'accorder à cette illustre famille un subside
pécuniaire proportionné à la situation dans laquelle elle
se trouve , à ses prétentions et à la générosité nationale. »
Ce message a été renvoyé au comité des subsides.
Ce message , en vérité est de nature à exciter une
grande curiosité ! et nous ne pouvons nous empêcher de
Je recommander à la méditation de tous les souverains du
Continent. Après la paix d'Amiens , lorsque le prince
d'Orange se trouvait dans une situation en effet pénible , le
ministère angiais lui refusa tout ce que ce prince était en
droit de demander . Pendant les deux années de paix qui
suivirent , ou lui répondit sans cesse qu'on ne pouvait ni
ne devait rien lui donner. La guerre se déclare , et un
message sollicite en sa faveur la générosité nationale . Espérons
que
bientôt un autre message invitera la chambre à
payer les dettes de la nation à l'égard du roi de l'île de
Sardaigne , en s'acquittant avec ce prince des subsides qui
lai sont encore dus .
( Moniteur. )
Les gazettes anglaises publient un office du prince
régent de Portugal , en date du 3 juin 1803 , portant en
substance , que voulant observer la plus stricte neutralité
vis-à-vis des puissances belligérantes , l'entrée des ports de
ce royaume sera interdite aux corsaires , aux prises qu'ils
anraient faites , aux frégates , vaisseaux de ligne et à tous
autres bâtimens de guerre desdites puissances , excepté
dans des circonstances où les lois de l'hospitalité rendraient
cette mesure inévitable.
-Nous apprenons avec regret que plusieurs vaisseaux
THERMIDOR AN XI. 331
marchands français , chargés pour les ports de France ,
sont arrivés sains et saufs à Cadix , et dans d'autres ports
d'Espagne .
Du 27 juillet.
Les fonds viennent encore d'éprouver une baisse considérable
les trois pour cent consolidés sont à 52 1/4 . –
L'Omnium , à 8 1/4 de perte .
La malle de Dublin , qui est arrivée aujourd'hui , nous
à apporté des nouvelles alarmantes. Cependant nous avons
la satisfaction d'annoncer que les premiers bruits qu'on a
répandus à ce sujet ont été exagérés . Dans la soirée du 25,
il y eut une espèce d'émeute sur les quais , événement qui
n'est pas extraordinaire dans ces sortes d'endroits ; mais
comme cela arriva dans un moment où les esprits étoient
dans un état d'agitation , à l'occasion des bruits qui se répandent
sur les préparatifs d'une invasion , on interpréta
cette circonstance comme un soulèvement des mécontens.
Malheureusement un magistrat a été tué dans le tumulte .
L'alarme s'était répandue à un tel point , qu'on dit qu'on
avait battu la générale. Nous espérons cependant que les
nouvelles qui nous seront apportées par le premier courrier
, dissiperont les craintes que nous avons éprouvées en
apprenant cet événement.
La chambre des communes a voté une somme de cinquante
mille livres sterling et une annuité de seize mille
livres sterling , comme une compensation en faveur du
prince d'Orange. On a aussi adopté un vote de crédit de
de deux millions cinq cent mille livres sterling pour les
besoins du gouvernement .
Le - court exposé qu'on va lire de la conduite des soldats
français en Hanovre , est si horrible et si révoltant , que
nous nous fussions abstenus d'offrir un pareil tableau à
nos lecteurs , si nous n'avions pas jugé que cette tâche
était pour nous un devoir dans les circonstances actuelles,
pour montrer aux Anglais de quoi sont capables, ces
bandits qui nous menacent d'une invasion , et combien
leur caractère est différent de ce qu'ils en disent euxmêmes
dans leurs journaux . Cet extrait est copié d'une
dé nos gazettes du matin : « Depuis le moment où
» l'électorat a été conquis , ce n'a été qu'une scène de pillage
et de carnage , qui ne le cède , dit- on , qu'à la si-
» tuation de la Suisse au printemps de 1798. Les soldats
» français n'ont mis aucun frein à leurs passions domi-
» nantes ; la ropacité , la cruauté et la débauche . Dans la
332 MERCURE DE FRANCE ,
» ville de Hanovre , et jusque dans les rues , les femmes
de la première qualité ont été violées par les derniers
» des soldats , sous les yeux de leurs maris et de leurs
» pères , et ont été exposées à tous les outrages que
» la licence la plus effrénée pouvait imaginer , et qu'on
ne saurait décrire . Nous connaissons les noms de quel-
¿ ques-unes de ces malheureuses dames ; mais l'honneur
» de leur famille , et leur sûreté personnelle pour l'a
» venir , nous empêchent de les publier. Le baron de K... ,
>> partisan bien connu de la philosophie et de la politique
» des Français , se rendit auprès du commandant de
» Hanovre , et réclama sa protection comme admirateur
» de la révolution française : mais il fut très-mal accueilli
» par l'aga des janisaires du sultan Bonaparte , qui lui
» dit : Le jacobinisme n'est plus aujourd hut de mode :
vous , etc. Les paysans n'ont pas été mieux
» traités ; plusieurs villages ont été brûlés , et deux dis-
» tricts ont été livrés à toutes les horreurs d'une exécu-
» tion militaire. Au milieu de ces scènes atroces , telle
» est la misérable dégradation du Continent , que depuis
» Naples jusqu'à Berlin , il n'est aucune gazette qui ose
» publier un seul mot de vérité sur ce qui se passe en Ha-
» novre ( 1 ) . »
» retirez ·
On a reçu samedi la première malle expédiée de Gothembourg.
Les lettres sont datées du 15 du courant , et
elles annoncent que la médiation de la Russie n'avait
rapport qu'à cette partie de nos démélés avec la France ,
qui concerne l'ordre de Malte . On dit que l'empereur a
proposé six articles à ce sujet , etc.
Le sénat de Hambourg a expédié des courriers à Saint-
Pétersbourg et à Berlin , pour représenter à ces deux
cours la malheureuse situation où leur ville est réduite
par le blocus de l'Elbe , et pour les prier de solliciter
auprès du premier consul l'éloignement des troupes fran-
( 1 ) Les Anglais répandent avec affectation , et sous toutes sortes de
conleurs , que l'armée française a tout massacré en Hanovre , qu'elle y
a fait des choses horribles. C'est ainsi qu'on avait persuadé aux Allemands
et aux Italiens que nous mangions les enfans , que nous violions
les filles et brûlions les temples . Quand , à leur grand étonnement , ils
ont vu une armée composée de citoyens , humaine , disciplinée autant
que brave , ne méprisant aucune classe de citoyens , et sur- tout les
laboureurs , les artisans , et la partie nombreuse et respectable du
penple qui offrait à chaque soldat l'image de sa famille , la révolution
a été complete ; et ils nous ont d'anapt plus aidés , qu'ils avaient été
plus impuden.mext trompés.
THERMIDOR AN XI. 333
•
caises de Stadt et des autres places qui ont occasionné le
blocus.
Une division de la flotte russe a fait voile de Cronstadt
pour croiser dans la Baltique , et était attendue à Copenhague
, pour assurer , dit-on , la protection du Sund .
Un vaisseau de ligne russe et plusieurs frégates étaient
arrivés le 15 juin à Travemunde près de Lubeck.
Nous sommes heureux de pouvoir annoncer d'autres
nouvelles d'une nature plus satisfaisante . On dit d'abord
qu'une des premières maisons de commerce dans la cité
a reçu des avis de Hollande portant que les troupes bataves
commencent à porter impatiemment le joug des
commandans français , et que deux régimens s'étaient
déjà révoltés ( 1). ( Extrait du Star. )
Le bill pour la défense générale a passé hier dans la
chambre des lords , et il recevra la sanction royale aujourd'hui.
On y a fait plusieurs amendemens , dont le plus
important porte qu'aucun membre d'une association volontaire
effective , ne sera sujet à être requis pour servir
dans l'armée de ligne ou dans les corps de milices .
INDES ORIENTALE S.
Mahé , côte de Malabar , le 22 novembre 1802 ,
( 1. frimaire , an 11 ) .
er
Hulkar a gagné une grande bataille à neuf lieues de
Koulack , sur les Anglais réunis au Pascheva. Les Anglais
négocient dans ce moment avec le chef des Marattes pour
une portion du territoire de cette nation , qui parait être
à leur convenance .
On écrit de Canton que trois vaisseaux de guerre anglais
s'étant présentés devant Macao , le 19 mars 1802
28 ventose an 10 ) , le commandant de cette escadre requit
le gouverneur de le laisser entrer dans le port , pour
secourir les Portugais contre les Français qui , disait
il , venaient s'emparer de cet établissement . Le gor
( 1 ) Rien ne prouve avec plus d'évidence le besoin où se tronve
aujourd'hui l'Angleterre de susciter le trouble , et d'avoir recours à la
fabrication de quelques nouvelles extraordinaires , que ce tas de mensonges
et de faux bruits qu'elle fait courir. Aujourd'hui , c'est l'armée
batave qui se révolte contre les Français ; demain , c'est l'Italie en
masse ; après-demain , c'est une nouvelle plus absurde encore . Vous
avez là de tristres ressources pour animer votre peuple. Les fardeaux
que vous lui faites supporter sont trop lourds , vos agens de troubles
trop discrédités , et l'Europe et la Frauce trop unis dans des sentinens
d'indignation contre vous , pour que vous puissiez voir se réaliser
la moindre partie de vos espérances.
334 MERCURE DE FRANCE .
1
verneur en référa au sénat qui refusa l'entrée aux Anglais ,
en observant qu'il serait temps de prendre un parti à cet
égard si les Français venaient à paraître , et que d'ailleurs
la Chine n'avait rien à craindre des Français. Toutes
les impostures que prodigua le commandant de l'escadre
furent inutiles. Il fut obligé de mettre à la voile le 8
juillet suivant ( 19 messidor ) , et il partit sans saluer
les forts.
Vienne , 2 juillet .
Les nouvelles qu'on reçoit des frontières de la Turquie ,
sont toujours d'une nature tres-fâcheuse ; quoique l'on n'ait
pas des notions exactes sur le véritable état des choses ; il résulte
des différens rapports , que le trouble et l'anarchic aug.
mentent de plus en plus dans cet empire ; que la plupart des
pachas ou gouverneurs , bien loin de chercher à éteindre le
feu de la révolte , l'attisent et favorisent secrètement les in
surgés ; qu'enfin la jalousie , l'envie , la haine , la cupidité
sont autant d'élémens dont les moteurs cachés se servent
pour mettre tout en combustion , armer les habitans les
uns contre les autres , et opérer par ces froissemens la dissolution
absolue de l'empire ottoman .
Outre le principal foyer , quiest à Widdin ( résidence de
Passwan-Oglou ) , il y a en Bosnie un rassemblement de
mécontens ; un autre sur les frontières de la Valachie ;
enfin , le corps nombreux de brigauds qui menace Andri
nople , s'étend en plusieurs divisions depuis les frontières
de la Macédoine , jusques dans la Balgarie. D'un autre
côté , l'Albanie , et tous les pays qui formaient l'ancienne
Grèce , ne sont rien moins que tranquilles ; les pachas ,
désunis entr'eux , gouvernent arbitrairement leurs provinces
, et font peu de cas des firmans de la Porte. Quelques-
uns sont en guerre ouverte . Dans cet état des choses ,
une puissance du Nord a fait de sérieuses représentations
à la Porte , et a offert d'intervenir elle même activement
pour rétablir l'ordre dans la Turquie européenne , et
anéantir les brigands . Mais la Porte n'a pas cru devoir
accepter cette offre ; elle a répondu que les mesures les
plus énergiques allaient être prises par sa hautesse pour
atteindre ce but.
Des bords du Mein , 30 juillet.
"
Suivant les derniers avis de l'Italie , les Anglais bloquent
maintenant les principaux ports du royaume de Naples , et
ils se disposent même à occuper militairement ceux de la ,,
Sicile. L'amiral Nelson a fait venir de Malte quelques
mille hommes de troupes qui doivent être débarquées à
THERMIDOR AN XI. 325
Messine , Syracuse etc. Les troupes françaises sous les
ordres du général Saint-Cyr occupent maintenant les deux
Abbruzzes , la Pouille et une partie de la Calabre ; le quartier-
général était le 15 de ce mois à Foggia. Cette occupation
a eu lieu dans le moindre désordre , et par - tout les
habitans n'ont qu'à se louer de la conduite des Français. Le
camp qui devait avoir lieu dans la ci-devant Toscane ,
entre Pise et Livourne , a été transféré dans les environs
de Lucques , à la demande du ministre d'Etrurie.
Hambourg , 22 juillet.
On vient d'imprimer et de publier l'acte d'accession du
roi de Suède à la convention de Pétersbourg , du 17 juin
1801 , entre la Russie et l'Angleterre . On y a joint le
texte même de cette convention , avec les articles séparés
on additionnels . L'acte d'accession est composé de quatre
articles. Le premier exprime l'accession de la Suède à la
convention de Pétersbourg. Par le second , le roi de Suède
est reconnu par le roi d'Angleterre , partie contractante
dans ladite convention . Le troisième article établit que les
procès relatifs aux prises maritimes , pourront être jugés
en dernière instance par le tribunal suprême de Suède.
Enfin , pour éviter toute discussion à l'avenir , le quatrième
article rapporte la convention de Pétersbourg dans son
entier. L'acte d'accession de la Suède a été signé à Pétersbourg
le 30 mars de cette année , et ratifié le 16 avril
à Stockholm , et le 5 mai à Saint-James.
Cadix , le 5 juillet.
Les Anglais viennent encore de donner un nouvel exemple
de leur mépris pour les droits des neutres. Les misérables
prétextes dont ils couvrent leurs vexations , ne servent
qu'à les rendre plus insultantes.
Plusieurs bâtimens danois ont été arrêtés et conduits à
Gibraltar , et parce que les chargemens avaient été faits
pour compte neutre , sans désignation de propriétaires ,
on les a confisqués.
Ces agressions , dont les exemples se multiplient tous
les jours , et sur toutes les mers , montrent assez à l'Europe
que c'est contre les droits maritimes de toutes les
nations que la guerre de l'Angleterre est dirigée ; mais la
patience provoquée sans relâche , a enfin un terme : il
doit sortir de ce silence des peuples offensés un cri général
d'indignation contre un système de piraterie dirigé sans
honte et sans choix contre tous les territoires et tous les
pavillons.
336 MERCURE DE FRANCE ,
Rome , 17 juillet.'
Le roi régnant de Sardaigne a fait complimenter ces
jours-ci , par son majordome , le cardinal Fesch , qui s'est
présenté le lendemain chez ce souverain accompagné du
C. Cacault , pour faire ces remerciemens à sa majesté , avec
laquelle il s'est entretenu plus d'une heure ,
PARIS.
-Le premier consul , parti le 12 de Bruxelles , s'est
arrêté à Louvain , et s'est rendu de là à Maëstreiht ; il doit
arriver à Reims , le 21 thermidor . La ville est occupée à
lui préparer une réception digne de lui .
- L'amiral Bruix est parti pour se rendre à sa destination
.
- Les communications sont suspendues entre Douvres
et Calais . Cette mesure et les préparatifs qui se font de
part et d'autre pour l'attaque et la défense , annoncent que
non-seulement la guerre continuera , mais qu'elle sera
bientôt poussée avec plus de vigueur que jamais. Cependant
des bruits sourds répandus dans le public , et la circulation
rapide des courriers , font croire qu'il est encore
question de négociations secrètes , et réveillent de nouvelles
espérances de paix. ( Argus . )
-
Le ministre des relations extérieures vient d'arriver
des départemens de la Belgique , il part aujourd'hui pour
les eaux de Bourbon - l'Archambault.
- Le consul Lebrun est de retour de son voyage
Bruxelles.
-La partie de l'escadre de Saint-Domingue , qui était
attendue et qui consistait en cinq vaisseaux de ligne , commandée
par le contre- amiral Bedout , est heureusement
arrivée le 27 messidor. La frégate la Diton , expédiée de
la Guadeloupe , est arrivée en même temps.
-
Les boulangers de Hanovre ont eu une grande commande
de biscuits de mer , et depuis quelques jours ils y
travaillent sans relâche.
-On remarque , depuis quelque temps , que la correspondance
entre l'empereur et le roi de Prusse est trèsactive
, et quelle a lieu directement entre les deux monarle
ques , sans concours de leurs ministres.
Suivant ce qu'on apprend , la cour de Copenhague
a fait prostester à Londres contre la prise des vaisseaux
danois.
HEP.
FRA
.2.
( No. CXI. ) 25 THERMID
( Samedi 13 août röʊ3.9
MERCURE
t
DE FRANCE.
LITTERATURE.
5 .
cen
P& OESIE
SYSTÈME DE LA NATURE.
ÉNÉIDE , CHANT VI , VERS 724 ET SUI VAN SI
C'est Anchise qui parle.
APPRENDS
PPRENDS d'abord qu'une âïne et puissante et féconde ,
Alimente à-la-fois le feu , les airs et l'onde ,
Et la terre , et la lune au disque radieux , 136
Et tous ces globes d'or qui roulent dans les cieux .
Dans les veines du monde elle entre toute entière ;
Et de ce vaste corps agitant la matière ,
Produit l'hôte des bois et des champs et des airs ,
L'homme , et ces lourds troupeaux que nourrissent les mers .
Dans l'essence d'un Dieu puisant leur origine ,
Ils furent tous doués d'une vigueur divine ,
Autant qu'un corps terrestre et sujet au trépas ,
Par son fardeau grossier né la ralentit pas.
C'est par-là qu'en leur sein tour-a-tour se déploie
La crainte ou le désir , la douleur ou la joie ;
Mais ces esprits cachés dans leur sombre prison ,
Ne peuvent d'un ciel pur entrevoir Phorizon ;
Y
338 MERCURE DE FRANCE,
Bien plus , en déposant sa dépouille mortelle ,
L'âme conserve encor sa tache criminelle ;
Et le vice hideux que le corps a produit ,
Jamais dans les enfers ne peut être détruit ,
Si de longs repentirs n'effacent les souillures.
Les mânes sont ici contraints par des tortures ,
D'expier les forfaits qu'ils commirent vivans .
L'un , suspendu dans l'air , flotte jouet des vents ;
Les autres sont plongés dans les vagues d'un fleuve ,
Ou d'une flamme active ils subissent l'épreuve :
Tous ont un Dieu vengeur de leurs crimes divers .
De l'Élysée enfin les champs leur sont ouverts .
Mais peu sont introduits dans ces rians bocages ,
Avant le temps marqué par le cercle des âges ,
Où les âmes , du corps dépouillant la laideur ,
Du ciel , qui les créa , reprennent la splendeur.
Toutes , après un cours de dix fois cent années ,
Sur les bords du Léthé par un Dieu sont menées ,
Afin que de leurs maux perdant le souvenir ,
A d'autres corps sur terre elles veuillent s'unir.
Par M. LATRESNE .
VERS
SUR LE VOYAGE DU PREMIER CONSUL DANS LA BELGIQUE.
C
BELGES , ne craignez plus que vos plaines fertiles .,
Vos superbes remparts , et vos pompeuses villes
Suscitent désormais l'ambition des rois :
Il leur est défendu d'attenter à vos droits.
Le Rhin , l'Escaut , la Meuse embrassant vos frontières ,
Aux fureurs de Bellone opposent leurs barrières :
Au plus grand des mortels vous devez ces bienfaits .
Il sut vaincre l'Europe et lui donner la paix.
THERMIDOR AN X I. 339
C'est lui , c'est ce héros , dont la terre étonnée
Contemple avec respect la haute destinée ,
Qui , de notre bonheur uniquement jaloux ,
Des end du Louvre auguste , et s'approche de nous ;
Interroge , répare , anime , vivifie ,
Imprime à tout l'éclat de son puissant génie.
·
Que de droits n'a-t-il pas à nos voeux , à nos coeurs !
Que de maux réparés ! Qu'il a séché de pleurs !
Les autels relevés par ses mains triomphantes ,
Les tribunaux instruits par ses lois bienfaisantes ,
Les sciences , les arts , long-temps épouvantés ,
Rappelés de l'exil , éclairant nos cités ;
Le commerce à sa voix ramenant l'abondance.
Mais la haine en rugit et menace la France ;
Notre bonheur naissant rallume son courroux ;
Croit- elle dans son île échapper à nos coups ?
Du héros des Français l'invincible fortune
Peut briser dans ses mains le trident de Neptune.
Serait-il moins heureux ou moins grand que César ?
L'Océan contre lui n'est qu'un faible rempart.
A peine Scipion eut- il soumis le Tage ,
Qu'il traversa les mers et détruisit Carthage :
Tel on verra du Tibre et du Nil le vainqueur ,
Sur le rivage anglais porter le fer vengeur.
·
AMÉDÉE BAJARD , Lieutenant dans la Cavalerie
d'honneur lilloise.
L'ÉLÉGANT
D'IL Y A DIX - SEPT CENTS ANS.
COTYLE, en tous lieux l'on vous nomme
Un merveilleux , un élégant ;
Mais quelle est donc l'espèce d'homme
Que par ces deux mots on entend ? ....
Y 2
340 MERCURE DE FRANCE ,
1
Belle demande ! ... Il est d'usage
D'ainsi nommer un personnage
Qui sans cesse de ses cheveux...
Range et dérange l'ordonnance ;
Qui de parfums délicieux
Tout à la ronde vous encense.
Il s'en va toujours fredonnant
Quelque ariette d'Italie ;
Et , dans la bonne compagnie ,
S'il cesse d'être en mouvement ,
Dans une bergère il s'étend ,
Prenant soin que le voisinage
De quelque épais , provincial
Ne dérange point l'étalage
Qu'il doit le soir montrer au
;
bal .
Là , comme une rare merveille ,
Il vous chuchote dans l'oreille
Des mots qui ne sont que du vent
Qu , de quelque poulet bien tendre ,
( Que lui-même s'écrit souvent ,
Et dont on l'accable , à l'entendre ,)
Mon homme vous entretiendra.
Si vous voulez , il vous dira
Du jour l'anecdote galante ,
Et , des merveilleux qu'il fréquente ,
Celui chez qui l'on soupera .
Enfin , de spectacle idolâtre ,
Il va vous décliner par coeur.
Les noms , surnoms de chaque acteur
Qui figure à chaque théâtre.....
- Hé mais , que me dites-vous là ?
La chose est vraiment admirable ;
Gar , dans le portrait que voilà ,
L'on reconnaît un incroyable.
THERMIDOR AN XI 341
Vous croiriez qu'au Palais-Royal "
J'ai crayonné cette figure ?
Point du tout la caricature :
Toute entière est dans Martial.
MAAT. , Kiv. 3 , 65.
DELASTRE , professeur d'histoire à l'école
centrale de la Vendée , à Laçon.
ENIGM E.
EXISTAIS - JE en effet , ou n'existai -je paś ?
La réponse n'est pas facile.
Si j'existe un instant , je m'en vais à grands pas :
Vouloir me retenir , c'est bien peine inutile .
J'ai deux frères : l'un est l'aîné ;
Dès que je termine ma vie ,
Je deviens lui . Vous êtes étonné !
Mais ce n'est pas une folie .
Mon cadet , qui n'est pas encor ,
Est moi , si tôt qu'il reçoit l'être .
Hélas ! plaignez son triste sort !
A peine vous aurez le temps de le connaître !
Cesse-t-il d'être moi ? devient-il mon aîné ?
C'est comme s'il n'était pas né .
Par M. GAULTRY DE BRASSINS , Elève au Pensionnat
de Vendôme.
LOGOGRYPHE.
Sous trois noms différens , dont le sens est le même ,
J'occupe dans la sphère un des points cardinaux :
Tous les matins , mon front , d'un brillant diademe ,
Offre aux humains l'éclat , les rappelle aux travaux.
Y 3
342 MERCURE DE FRANCE ,
1
En me décomposant , de mes membres l'on tire
Une espèce de sel âpre et médicinal ;
Un minéral qui fait souvent notre martyre ;
Un végétal piquant ; un stupide animal ;
De la grandeur suprême on y trouve le faîte ;
Le souverain qui porte une couronne en tête ;
L'organe qui secrète une de nos humeurs ;
Et la privation de toutes les couleurs ;
Enfin , ce que devient un objet qu'on nettoie :
Ote mon premier pied , les hommes dans la joie ,
Font le restant . Lecteur , si tu me comprends bien ,
Retranche le dernier , je suis réduit à rien ,
Par un Abonné.
CHARADE.
QUAND , sur le même plan , deux lignes inclinées
Se rencontrent par fois , vous voyez mon premier.
Quand pourront des Français les forces combinées ,
Abordant enfin mon dernier ,
Briser l'orgueil de mon entier ?
Par M. VERLHAC , de Brive .
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'Enigme est Livre.
Celui du Logogryphe est Quie , où l'on trouve oui , ou ,
oie , Io.
Le mot de la Charade est Epi- cure.
THERMIDOR AN XI. 343
-
Histoire de la vie de Pierre III , empereur de
toutes les Russies , présentant , sous un aspect
impartial , les causes de la révolution arrivée
en 1762 ; par M. de Saldern , ambassadeur de
Russie dans plusieurs cours de l'Europe . Un
vol. in-8°. Prix , 4 fr. , et 5 fr. par la poste.
A Paris , chez Treutell et Wurtz , libraires
quai Voltaire ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint -Germain - l'Auxerrois
, no. 42.
VOICI
OICI une de ces pages qu'il faudrait arracher
de l'histoire pour l'honneur du genre humain ,
s'il n'était nécessaire de la conserver pour son
instruction . Puisque les hommes sont condamnés
à acheter si chèrement un peu d'expérience et de
raison , il importe que les fautes des uns et les
malheurs des autres leur soient fidèlement retracés
pour qu'ils connaissent l'ouvrage de leurs passions.
Combien faut- il qu'il se renverse de trônes pour
enseigner à ceux qui gouvernent la droite politique
, qui est la science de l'ordre ? et par combien
de révolutions les peuples se convaincront- ils
que la licence est le chemin de la servitude ?
S'il entre dans les devoirs de l'écrivain d'approfondir
ces sources de scandale , ce n'est pas pour
le plaisir d'émouvoir les lecteurs par des scènes
tragiques , ni d'amuser la malignité de l'esprit.
humain par les traits d'une censure trop libre ,
mais pour tirer des grands crimes de grandes leçons
, et pour faire ressouvenir ceux qui sont exposés
à l'ivresse de la fortune que tôt ou tard ils
arriveront dépouillés de leur pompe,, et sans autre
cortége que celui de leurs actions ,, à ce tribunal
où on les jugera d'autant plus sévèrement qu'ils
Y 4
344 MERCURE DE FRANCE, 4
auront été flattés avec plus d'empressement pendant
leur vie .
Lorsqu'on songe à tout ce que fit Catherine II
pour échapper à ce jugement , et pour imposer
silence à la postérité , non-seulement par toutes
les ressources du génie , mais par tous les moyens
de la terreur et de la corruption , on sent quelle
crainte profonde la vérité peut inspirer aux plus
puissans et même aux plus hardis. Le coeur humain
est plein de mystères et de contradictions
inexplicables ; qui croirait que l'audace du crime
qui renverse les barrières les plus sacrées , n'est pas
incompatible avec le soin délicat de la répulation
? On veut jouir du vice avec les honneurs de
la vertu ; c'est ce qui fait qu'on persécute la vérité ,
et qu'on prend soin de l'étouffer dans le sein des
gens de bien ; mais par ce soin même on se trahit,
car une conscience irréprochable n'est pas si ombrageuse
, et la réputation des méchans périt presque
toujours par les précautions mêmes qu'ils
prennent pour la défendre : c'est en effet un étrange
moyen de faire dire du bien de soi que de persécuter
ceux qui en peuvent dire du mal.
T
Quand l'ouvrage de M. de Saldern ne servirait
qu'à montrer quels sont les fruits de cette politique
ce serait une connaissance bien utile qui
pourrait épargner quelques injustices dans ce
monde . M. de Saldern était un de ces témoins
importuns qu'une autorité inquiète ne pouvait
souffrir. Le rôle qu'il avait joué dans les affaires
lui avait donné plus de pénétration qu'il n'en fallait
pour son repos , et il avait trop de probité
pour ménager ses intérêts dans une révolution qui
l'obligeait à choisir entre son devoir et sa fortune .
Il perdit sa place , s'exila de sa patrie , et s'ensevelit
dans une retraite au fond de l'Allemagne , où
il écrivit l'histoire de cette révolution de 1762 , dont
THERMIDOR AN XI. 345
1
il n'avait pu supporter le spectacle . En mourant ,
il confia ses papiers à un ami , avec ordre de ne
les publier qu'après le décès de l'impératrice . Ainsi ,
c'est en quelque sorte du fond de son tombeau
que cet historien a élevé la voix pour déposer
dans cette grande affaire.
Sa qualité de contemporain ne permet pas de
regarder son ouvrage autrement que comme un
mémoire. Un homme ne peut pas écrire l'histoire
d'une révolution dont il a été le témoin , et qui ,
en remuant les fondemens de l'Etat , a nécessairement
agité toutes les passions ; car si cet homme
est demeuré étranger aux affaires , il ne peut pas
être bien informé ; et s'il y a pris part , on doit le
considérer comme témoin dans sa propre cause . On
ne peut dissimuler que le livre de M. de Saldern ,
dans quelques endroits , a moins le ton de l'histoire
que celui d'une apologie . Il défend et il accuse
tour-à-tour d'une manière qui peut paraître
trop véhémente son indignation et son mépris
éclatent dans des termes assez peu ménagés. Mais
ce qui en fait un monument d'honneur et de droiture
véritablement précieux pour l'histoire , c'est
que l'auteur s'est enveloppé lui -même dans la
ruine de son prince , pour avoir le droit de dé
fendre sa mémoire. Il aurait pu profiter , comme
tant d'autres , d'une révolution qui n'était pas son
ouvrage , pour s'élever dans son pays ; on ne lui
demandait qu'un peu de complaisance pour le
parti victorieux , qu'il pouvait justifier par la grande
raison de la nécessité . Mais après la fin tragique
de Pierre III , n'ayant plus rien à espérer de lui ,
et pouyant tout craindre de ses ennemis , il demeura
plus que jamais attaché à la gloire de cet
empereur détruit ; et par quel lien ! ... Que ceux
qui ne voient que l'intérêt pour unique ressort
dans les actions humaines , expliquent eet atta346
MERCURE DE FRANCE ,
chement ; mais malheur à celui qui ne sent pas le
motif et le prix de cette fidélité ! Il n'y a pas de
plaisir plus délicieux que de partager les sentimens
d'une grande ame ; certes , une telle conduite justifie
bien noblement la vivacité du zèle et l'ardeur
de quelques expressions peu mesurées. Quand on
s'est élevé au-dessus de tous les intérêts pour plaider
la cause du malheur et de l'innocence , il est
permis aux entrailles de s'émouvoir et au coeur de
parler. Dans de telles circonstances , bien loin. que
la chaleur de la passion soit une marque d'injustice
, c'en est une de vérité .
Il y a des gens qui ont le malheureux don de
n'être sensibles à rien ; ils écrivent sur les ruines de
leur patrie avec une plume de fer , qui ne décèle
aucune émotion , et ils se glorifient de leur sangfroid.
Mais comment un historien de ce caractère
peut-il peindre les malheurs qui instruisent les
hommes? On a mis cette insensibilité de l'égoïsme
à la mode , et on l'a décorée de plusieurs beaux
noms , qui ne changent rien à la chose . C'était une
opinion répandue dans un certain parti , que pour
être bon historien il fallait n'avoir aucun attachement
, être sans patrie , sans religion , être , en un
mot , un homme sans préjugés. Cette idée est si
insoutenable qu'on ne daigne pas l'examiner . Il
est assez sensible que s'il y a un moyen d'être abso
lument incapable d'écrire l'histoire de la société ,
c'est de se rendre étranger à toutes les affections
qui forment les liens de cette société. Mais il suffit
de voir quels historiens sont sortis de cette école ,
et comment l'homme s'est trouvé peint sous leur
plume quel vain et indécent persillage ! quel
malheureux talent de tourner tout en ridicule ! et
qui pourrait envier à ces petites âmes la triste et
cruelle jouissance de rapetisser tout ce qui est
grand , d'avilir tout ce qui est noble , de flétrir
THERMIDOR AN XI. 347
tout ce qui est pur , et de s'imaginer que mépriser
tout , c'est être au-dessus de tout ?
J'ose le dire , c'est une honte pour notre nation
qu'il se soit trouvé un Français capable de se faire
un sujet de plaisanterie de la sanglante catastrophe
qui termina le règne et la vie de l'infortuné
Pierre III ; je veux parler de la relation de M.
de Rulhière , où toutes les bienséances sont violées
indignement . Il est inconcevable que l'autorité
ait souffert un outrage si barbare fait à la dignité
impériale , et sur- tout au malheur , chose si
sacrée ! cela répugne si ouvertement au caractère
français , qu'on ne peut s'élever avec trop de force
contre des traits qui le déshonorent . Pierre III n'était
pas notre ennemi ; et quand il l'eût été . ....
on ne saurait porter une nation à des sentimens
trop généreux ; lorsque la nôtre en manque , c'est
toujours la faute de ceux qui la conduisent . On
s'est persuadé que le ministère avait eu , dans cette
occasion , quelque chose de plus que de la faiblesse
à se reprocher ; on a supposé que la France ,
qui s'entendait avec la Russie et l'Autriche pour
caccabler la Prusse qui commençait à donner de
la jalousie , avait vu avec chagrin le grand duc
Pierre III succéder à Elisabeth , parce que son
plan se trouvait entièrement déconcerté par les
liaisons de ce prince avec Frédéric . La suite naturelle
de cette idée fut de se réjouir de son renversement
, et d'entrer dans les intérêts de Catherine
pour l'engager à son tour dans les vues
qu'on vient de dire. Par un effet de cette même
bizarrerie qu'on a re: narqué plus haut , en même
temps qu'on avait assez peu de délicatesse pour
rechercher cette alliance , on avait celle d'en vouloir
pallier le scandale. On crut sauver les apparences
en représentant cette révolution de Russie
comme une petite intrigue de cour , et , pour ainsi
348 MERCURE DE FRANCE ,
dire , comme une affaire de galanterie , avec des
couleurs si ridicules , qu'il était impossible de
sentir tout ce qu'il y avait de singulier et de déplorable
dans cet événement. On ne vit pas que
c'était accoutumer la nation à de tels spectacles ;
et que si le malheur voulait qu'un roi de France
fùt traité comme cet empereur de Russie , les esprits
y seraient comme préparés ; mais le malheur
qui entre souvent dans la destinée des princes ,
n'entre jamais dans leur pensée . Ils ne sont pas
exempts de le souffrir , mais ils le sont de le prévoir.
Eh ! qui voudrait des grandeurs de ce monde
sans la confiance qui en cache les précipices ?
Quoi qu'il en soit des vues que le ministère pût
avoir , l'ouvrage de Rulhière est plein d'une mali
gnité profonde et d'un badinage cruel qui caractérisent
cette époque de nos moeurs. Si ce bel esprit
a suivi son naturel en écrivant , et s'il n'a pas eu
d'autre dessein que celui d'amuser les cercles de
la capitale , il faut avouer qu'il a choisi là un
étrange sujet pour faire le plaisant , On dit que son
histoire était recherchée par les femmes avec autant
d'avidité qu'un roman , et que l'auteur n'était
pas insensible à ce genre de succès. Si c'est pour
leur en rendre la lecture supportable qu'il a fallu
faire une espèce de comédie des plus extrêmes.
infortunes auxquelles un empereur puisse être exposé
, comme prince et comme homme , cela
prouve une grande sensibilité de nerfs et une prodigieuse
dureté de coeur ..
Cet écrivain n'a pas mis plus d'exactitude dans
les faits que de dignité dans son style ; on le verra
en comparant son récit à celui de M. de Saldern.
Il donne à Pierre III des traits burlesques qu'il
n'avait pas , et une conduite extravagante qui
n'était pas la sienne. La petite envie de faire rire
qui le possédait , lui a fait rapporter des circons
T
THERMIDOR AN XI. 3'9
tances ridicules et indécentes , que la nuit et le
mystère devaient couvrir également . Il ose avancer
que le prince passait les premières nuits de son
mariage à montrer l'exercice à la prussienne à la
grande duchesse , et à lui faire faire des factions
à la porte de sa chambre , un fusil sur l'épaule ; et
il ajoute que la grande duchesse disait quelquefuis
: Il me semblait que j'étais bonne à autre
chose. Cette manière d'écrire l'histoire n'est certainement
bonne qu'à amuser la mauvaise compagnie
; elle devrait suffire pour décréditer un historien.
Mais ceux qui connaissent l'empire du
ridicule dans le monde , ne s'étonneront pas que
M. de Saldern se soit cru obligé de réhabiliter la
mémoire de son souverain , et qu'il ait pris quelquefois
le ton d'un apologiste , et d'un apologiste
indigné ! On peut juger de la haute idée qu'il
avait de ce devoir , et du. sentiment qui l'a porté
à le remplir par le morceau suivant , qui fait la
conclusion de son livre.
«
Lorsque l'heure importante où je devrai quitter
le séjour de cette terre pour jouer un autre
» rôle , selon les plans de la divine Providence ,
» sera arrivée , rien ne m'affecterait aussi vive-
» ment , rien ne pourrait me causer un repen-
» tir aussi amer que d'avoir négligé de trans-
» mettre à la postérité ce qui peut honorer la
» mémoire d'un monarque qui a été victime de
l'envie , de la calomnie , de la haine la plus injuste
et de la fureur la plus aveugle . Je me
>>> sentirais méprisable , même aux portes de l'éter-
» nité , si je n'avais pas employé tous les moyens
qui sont en mon pouvoir pour effacer les impressions
désavantageuses que la plus grande
partie de l'Europe avait reçues sur le compte
» d'un prince qui méritait d'avoir des sujets re-
» connaissans et un sort plus favorable.
>>.
»
>>:
350 MERCURE DE FRANCE ,
> Prince bon , noble et loyal ! lorsque tu es
» monté dans ces régions où la vertu trouve sa
» récompense dans l'approbation de l'Etre infini ,
» tu as emporté avec toi la conviction que tes in-
» tentions pures et généreuses avaient pour but le
» bonheur du peuple que tu gouvernais . Des de-
» meures élevées , tu aperçois les larmes que
>> ton souvenir arrache encore à quelques -uns de
» tes sujets fidèles , à ceux qui prononcent avec
» horreur les noms de tous ceux qui t'ont perse-
» cuté. »>
Il faudrait plaindre celui qui aurait assez de
préjugés pour regarder un dévouement si rare
avec mépris . De tels sentimens , quelqu'en soit
l'objet , font honneur à la nature humaine, et plairont
dans tous les siècles à ceux qui ont l'âme
belle . Il est fàcheux seulement que l'historien
n'étende pas toujours ses réflexions à des considérations
d'un intérêt plus général et d'une plus
grande instruction pour les moeurs. On doit regretter
aussi qu'il n'ait pas jeté plus de force et
d'éloquence dans son style , de cette éloquence
qui est propre à l'histoire , et que le fond des choses
demandait . Il n'y a mis que la force de son âme
et de son affection ; il était trop plein de son sujet
pour le méditer à loisir , et y mettre la solidité et
la profondeur qu'on y désirerait.
pou
Il faudrait la main d'un Tacite pour achever
ce tableau . L'histoire offre peu de scènes plus
terribles et plus instructives. Ceux qui déclament
tant contre les progrès de la civilisation et qui leur
attribuent la dissolution des moeurs , doivent avoir
bien de la peine à comprendre comment de telles
horreurs peuvent se rencontrer dans l'histoire d'un
peuple nouvellement sorti de la barbarie : on peut
dire que le malheur de Pierre III lui vint de sa
philosophie. Il voulut réformer la religion à l'exemTHERMIDOR
AN XI 351
ple de Gustave , et prendre , comme lui , les biens
des églises . On sait que le czar , en sa qualité de
patriarche , a tout pouvoir dans la religion comme
dans l'état ; mais une puissance sans bornes a plus
à craindre que tout autre , elle a plus besoin de
leçons et elle les reçoit plus fortes . On se convainc
que les affaires de ce monde sont conduites
par un bras supérieur , lorsqu'on voit un
empereur absolu dans son autorité tomber du trône
en un moment, et se laisser détruire sans résistance ,
sans même avoir la pensée d'employer pour sa
défense les forces qui sont dans sa main ; c'est ce
qui glace d'épouvante dans la chute de Pierre III.
Ce prince était sobre , actif , courageux , et il
avait le
Senie militaire . On le voit à travers toutes
les folies que lui prête l'historien français . S'il faut
l'en croire , il saluait souvent le portrait de son
ami Frédéric , le verre à la main , et il s'écriait :
Mon frère , nous conquerrons l'univers ensemble.
Il exerçait lui-même ses troupes , qui étaient bien
tenues , bien disciplinées , et il avait à son service
un excellent homme de guerre , le vieux maréchal
Munick , qu'il avait tiré de la Sibérie , et qui lui
était tout dévoué.
Cependant à peine fut-il attaqué qu'il sembla
que toutes ses ressources l'abandonnaient ; il se
trouva le plus faible des hommes ; il ne sut ni rien
entreprendre par lui-même , ni se livrer aux conseils
du maréchal , qui l'assurait que rien n'était
perdu , et qui ne lui demandait , pour le sauver ,
qu'un ordre, qu'il n'eut pas le courage de donner .
Il pouvait se réfugier à Cronstadt ; s'il n'eût pas
perdu de temps ... Il y trouvait sa flotte toute
équipée ; il pouvait fuir en Prusse , son armée
était ; il pouvait rentrer dans ses Etats à la tête de
quatre-vingt mille hommes ; il y avait mille chemins
pour se sauver , un seul pour se perdre , et
.....
352 MERCURE DE FRANCE ,
il paraissait même impossible de le prendre. C'é
tait de livrer lui-même sa tête à ses ennemis,; et
c'est ce qu'il fit . Il n'y a pas d'exemple plus terrible
de cet esprit de vertige dont les gouvernemens
les plus forts se trouvent frappés dans un
jour de malheur : grande leçon pour les hommes
trop pleins de confiance en eux-mêmes , mais dont
ils ne profiteront point .
CH. D.
Abrégéde l'Histoire d'Espagne, de don Thomas d'Yriate ;
traduit de l'Espagnol par Charles Brunet , pour servir
à l'éducation de la jeunesse ; suivi d'une courte descrip
tion géographique de l'Espagne et du Portugal , par le
même auteur. Un volume in- 12 . Prix : 3 fr. et 4 fr. par
la poste. A Paris , chez Gérard , libraire , rue Saint-
André- des-Arcs ; et chez le Normant , imprimeur-lib. ,
rue des Prêtres Saint-Germain l'Auxerrois , nº. 42.
On voit avec plaisir se multiplier les ouvrages destinés
à l'instruction de la jeunesse. Peu-à-peu ils se dépouillent
de cet esprit sophistique et novateur que l'on remarque
dans la plus grande partie des livres qui ont paru à la fin
du dix -huitième siècle. On revient à des principes sages et
modérés ; et , grâce aux soins du gouvernement , l'enfance
n'est plus infectée par la doctrine de cette multitude d'ou
vrages révolutionnaires et irréligieux , que la Convention
et le Directoire faisaient répandre avec profusion dans
toutes les écoles . L'étude de l'histoire n'est pas une des
parties les moins importantes d'une bonne instruction ;
mais elle doit être restreinte à des élémens généraux. Si les
élèves négligent les bases fondamentales de l'ancien enseignement
, pour, entrer dans tous les détails de l'histoire , ils
ne recueilleront que des aperçus imparfaits ; leur jugement
peu formé s'égarera lorsqu'ils voudront rechercher les
causes des grands événemens ; ils seront hors d'état de les
apprécier et de les comparer ; ils en prendront presque
toujours
THERMIDOR AN XI. 53
+4
toujours une idée fausse , et les préjugés de leur enfance
les suivront à l'époque où ils auraient pu s'en garantir
C'est donc lorsque l'éducation est terminée , que l'on doit
étudier l'histoire à fonds. Si , de bonne heure , on a appris
la chronologie et la géographie , qui sont les parties de
cette science les plus difficiles à retenir ; par la première ,
on s'est procuré de grands points de ralliement , tels que
les'époques célèbres , les hommes extraordinaires ; par la
seconde , on a pris connaissance de toutes les contrées où
se sont passés les événemens importans , et ces événemens
se sont liés dans la mémoire avec les pays qui en furent le
théâtre. Lorsque la raison est formée , déjà riche de cette
immense nomenclature , le jeune homme remplit facilement
les vides qui se trouvent dans les élémens ; il est à
portée de méditer avec fruit sur les révolutions des empires
; il ne craint plus de rien confondre ; enfin , sa mémoire
et son jugement sont d'accord , si d'ailleurs il a l'esprit
juste , pour lui donner des idées saines et lumineuses
sur la politique et sur la morale. Bossuet fait d'abord
connaître à son illustre élève la suite des temps ; il jette un
regard rapide sur les peuples anciens , dont il concilie les
diverses chronologies ; ensuite , dans son admirable discours
sur les Empires , il indique les causes particulières
des grandes révolutions , en développant , avec son éloquence
entraînante , les vices des gouvernemens et les
erreurs des peuples. Le premier de ces discours paraît
destiné à l'enfance du prince ; le second , à sa jeunesse :
l'un sert à meubler sa mémoire , l'autre à former son jugement.
Don Thomas Yriarte s'est , à peu de choses près , conformé
à ces principes dans ses Elémens de l'Histoire
d'Espagne. Il partage cette histoire en sept grandes époques
, depuis la conquête des Carthaginois jusqu'au règne
de Charles III. La narration ést claire et méthodique ; les
événemens importans sont , en général , placés dans un
jour propre à les graver dans la mémoire ; les réflexions
sont rares et presque toujours justes . Quelques jugemens
ZZ
354 MERCURE DE FRANCE ,
trop favorables , soit à la nation espagnole , soit à quelques-
uns de ses rois , peuvent seuls donner lieu à une critique
fondée ; mais on peut les excuser jusqu'à un certain
point, quand on se rappelle l'excès contraire où sont tombés
tant d'écrivains français du dix-huitième siècle . On prépare
la ruine des institutions de son pays , en dénigrant les puissances
qu'elles ont créées ; en les louant , même outre
mesure , on est loin de s'exposer au même danger.
L'auteur espagnol parle avec quelque détail du règne
fameux de Ferdinand et d'Isabelle. C'est une des époques
les plus brillantes de l'histoire d'Espagne. La conquête de
Grenade , l'expulsion des Maures , la découverte du Nou→
veau-Monde , préparèrent le règne éclatant de Charles-
Quint , où la monarchie espagnole parvint à son plus haut
degré de splendeur. L'historien , en prodiguant des éloges
à la reine Isabelle , rappelle quelques particularités inté→
ressantes qui font le plus heureux contraste avec le courage
et les qualités vraiment royales de cette princesse.
«< Elle cultiva , dit-il , son esprit par la lecture , et étudia
» avec fruit la langue latine , sans que cette étude ni ses
» autres grandes occupations lui fissent négliger les tra-
» vaux de son sexe . Elle se glorifiait de ce que le roi son
» époux n'avait pas porté une chemise qu'elle n'eût filée
» et tissue de ses mains. Glorieux exemple , en effet ,
» d'application industrieuse que cette mère respectable
>> donnait à sa famille et à ses vassaux ! » Pour faire connaître
le caractère de Ferdinand , l'auteur cite un portrait
qui en a été fait par don Diego Saavedra , auteur célèbre
dans sa patrie . Ce morceau , surchargé d'antithèses , est
écrit avec affectation et recherche . Cependant , comme il
offre de grands traits , comme il peut donner une idée du
goût littéraire des Espagnols , j'en rapporterai un fragment.
« Pendant le règne de Ferdinand , dit Saavedra , on cultiva
>> tous les arts de la paix et de la guerre ; il offrit les événe-
>> mens contraires de la bonne et de la mauvaise fortune ,
>> L'enfance de ce grand roi fut adulte et mâle. Ce que
» purent perfectionner en lui l'art et l'étude , fut achevé
ne
THERMIDOR AN XI. 355
·
par l'expérience. Son repos était travail , ses divertisse
» mens étaient attention . Maître de ses affections , il
» se gouverna par les règles de la politique plus que par
» ses inclinations naturelles. Le trône lui parut une
>> charge plutôt qu'une succession . Il fut roi dans son
» palais comme dans ses royaumes , économe dans l'un
» comme dans les autres. Il imposa au grand nom-
» bre , par le châtiment d'un petit ; et par la récom--
» pense de quelques uns , il entretint l'espérance de
» tous. Il exposa l'état plutôt que sa dignité. La pros-
» périté ne l'énorgueillit point ; il ne fut point humi-
» lié par l'adversité . Il fut d'un abord facile ; il écou-
» tait pour savoir , et demandait pour être informé ; son
>>> amitié était convenance ; sa parenté raison d'état ; sa
>> confiance , vigilante ; sa méfiance , éclairée ; sa finesse ,
» discernement ; sa crainte , circonspection ; sa malignité ,
» défense ; et sa dissimulation , remède . Ce qu'il put faire
» par lui-même , il ne le confia pas à autrui . L'effet de ses
» résolutions se découvrait avant leurs causes . Il cachait
» ses desseins à ses ambassadeurs , quand il voulait que ,
» trompés eux-mêmes , ils persuadassent mieux le con-
» traire. » Dans ce morceau , que j'ai considérablement
abrégé , on trouve des traits qui caractérisent très- bien
Ferdinand le Catholique. Un prince qui avait tant d'empire
sur lui-même , qui joignait au courage une si profonde
dissimulation , devait réussir dans toutes ses entreprises.
Malgré son extrême réserve , Yriarte ne dissimule point
que l'on doit attribuer à Philippe II la décadence de l'Espagne
. Les vains efforts que fit ce prince pour soumettre
des sujets révoltés , ses tentatives contre l'Angleterre , les
intrigues qu'il lia en France pour y entretenir des troubles
, épuisèrent son royaume , et forcèrent ses successeurs
à l'accabler d'impôts. « Ses sujets , dit un auteur espagnol
» cité par Yriarte , s'en étonnaient quand ils considéraient
» la multitude des trésors qui étaient venus de l'Inde pen-
>> dant son règne ; ils remarquaient qu'en 1595 , dans l'es-
Z 2
356 MERCURE DE FRANCE,
» pace de huit mois , il était entré dans le port de Sari
>> Lucas trente-cinq millions d'or et d'argent , suffisans
» pour enrichir les princes de l'Europe , et qu'en 1596,
» il ne restait pas un seul réal en Castille . »>
L'auteur s'étend sur le règne de Philippe V. Il reconnaît
dans ce prince les grandes qualités de son aïeul , et il pense
que l'Espagne lui doit d'avoir yu renaître dans son sein le
commerce et les arts . Ce règne a été tracé par plusieurs
écrivains français. Presque tous ont cherché à rabaisser le
-petit-fils de Louis XIV. Ils sont allés chercher , jusque dans
les détails les plus secrets de sa vie privée , des faiblesses
que l'on respecte même dans la conduite d'un simple particulier.
D'après les mémoires du duc de Saint - Simon ,
on a représenté Philippe V et Marie-Louise , sa première
épouse , obéissant à la princesse des Ursins , comme des
enfans à leur gouvernante ; et l'on ne s'est pas arrêté sur
le courage et la constance qu'ils déployèrent dans le
commencement orageux de leur règne . On a paru oublier
que Philippe disputa long-temps son royaume contre les
prétentions d'un compétiteur puissant ; que deux fois il
fut obligé de quitter sa capitale ; que dans les revers les
plus affreux , il donna des preuves d'un courage invincible
, et que lorsque Louis XIV accablé d'années , dėcouragé
par des défaites multipliées , lui conseilla de
céder , il csa s'y refuser , et fút sur le point de passer en
Amérique pour conserver sa couronne . On n'a pas assez
remarqué les qualités extraordinaires d'une reine dequatorze
ans , acceptant la régence, pendant l'absence de
Philippe , présidant aux conseils , recouvrant une partie
de son royaume , et excitant l'enthousiasme des peuples
par une force de caractère inébranlable .
Duclos est celui de tous les écrivains français qui a recherché
le plus curieusement des petites anecdotes sur
Philippe V. Il pénètre dans l'intérieur de son palais ; il le
suit dans ses actions les plus indifférentes , et il note avec
soin tout ce qui peut faire perdre à ce prince l'estime
qu'il s'était acquise par ses grandes qualités . Dans un long
THERMIDOR AN XI. 357
f
passage de ses mémoires sur les règnes de Louis XIV et
de Louis XV , Duclos fait le tableau , d'une maladie de
Philippe V ; il peint le délire où cette maladie le fit
tomber , et il tire de cet état passager des conclusions sur
son caractère. Il n'épargne sur - tout point Isabelle Farnèse
, seconde femme de Philippe ; il donne à cette princesse
tous les défauts d'une bourgeoise sans éducation ,
et il pousse le cynisme philosophique jusqu'à rapporter
une anecdote dont il est difficile qu'il ait été instruit positivement.
Il prétend que la reine , voulant obtenir une
grâce que son époux lui refusait , employa une préparation
chimique pour réveiller des désirs auxquels elle ne
devait céder que si le roi lui accordait ce qu'elle avait
demandé . Voilà cependant ce que l'éditeur des mémoires
de Duclos appelle un tableau superbe. Est-ce là écrire
l'histoire ? Je n'ai pas besoin d'observer quYriarte ne
tombe jamais dans des défauts pareils. Son histoire
n'offre que des événemens dignes de fixer l'attention ; et
jamais il n'ajoute foi à ces petites anecdotes , la plupart
supposées , dans lesquelles les observateurs superficiels .
croient trouver le caractère des princes et des hommes
qui ont marqué par de grandes actions .
Le traducteur mérite des éloges pour avoir fait connaître
aux Français un ouvrage aussi estimable . Il a
ajouté à cette histoire le règne de Charles III qu'Yriarte.
n'avait fait que commencer. Quelques défauts de style
qui paraissent tenir à une trop grande fidélité littérale
n'empêchent pas qu'on ne lise cette histoire avec intérêt.
La netteté des idées , la pureté des principes suppléent à
ce qui peut lui manquer du côté de l'élégance et de la
correction.
P.
Z 3
358 MERCURE DE FRANCE,
VARIÉTÉS.
Des pierres tombées dans les environs de Laigle , département
de l'Orne.
Le citoyen Biot , nommé commissaire par l'institut national
, s'est transporté dans le département de l'Orne ,
pour s'assurer de la vérité des faits , et pour examiner et
recueillir les différentes circonstances d'un phénomène
qui fixe depuis quelque temps l'attention de l'Europe savante.
Son mémoire a été imprimé et distribué aux membres
de l'institut ; nous croyons devoir en donner un léger
extrait . Il résulte des témoignages qu'a recuillis le C. Biot,
qu'il y a eu aux environs de Laigle , le mardi 6 floréal an
11 , vers une heure après midi , une explosion violente ,
qui a duré pendant cinq ou six minutes , avec un roulement
continuel. Cette explosion a été entendue à
près de trente lieues à la rònde. Le même jour , quelques
instans avant l'explosion de Laigle , il avait paru dans
l'air un globe lumineux animé d'un mouvement trèsrapide
ce globe n'avait pas été observé à Laigle ; mais il
l'avait été de plusieurs autres villes environnantes , et trèsdistantes
les unes des autres . On doit en conclure que l'explosion
qui a eu lieu le 6 floréal aux environs de Laigle ,
était la suite de l'apparition du globe enflammé qui avait
éclaté dans l'air . Cette opinion fondée sur des faits positifs
, suffit pour faire abandonner le système de ceux qui
font tomber les pierres de la lune , et pour faire croire ,
avec M. Isard , que les pierres ont été formées dans les
régions de l'atmosphère.
"
Suivons le C. Biot dans son récit la première pierre
qui lui a été montrée , était tombée de l'atmosphère , à
Vassolerie , village situé à une lieue au nord de Laigle :
elle était du poids de dix-sept livres , et elle avait formé
dans la terre , par sa chute , un trou de dix -huit à vingt
pouces. Le C. Biot a recueilli à ce sujet le témoignage
d'un grand nombre de personnes de tout âge , parmi lesTHERMIDOR
AN XI. 359
رز
quelles se trouvent des hommes éclairés. Parmi ces témoignages
, nous citerons celui d'un habitant de Vassolerie
, qui se trouvait dans un champ voisin , lors de l'explosion
: « Il dînait avec ses frères et soeurs sous un noyer
qu'il me montra ( c'est le C. Biot qui parle ) . Tout-àcoup
ils entendirent au-dessus de leur tête un bruit ' de
» tonnerre effroyable , accompagné d'un roulement si
continuel qu'ils se crurent prêts à périr. Le jeune
» homme dit à ses frères de se coucher par terre , de peur
» d'être emportés . Alors ils entendirent dans le pré voisin
» un terrible coup , qu'ils comparent à celui d'un tonneau
» plein qui tomberait de haut. Ils coururent à cet endroit ,
» dont ils étaient séparés par une haie , et virent cette
» pierre , qui était enfoncée si profondément qu'elle avait
fait sourdre l'eau . »
De Vassolerie , le C. Biot se rendit au château de
Fontenil , où tous les témoignages plaçaient le commencement
de l'explosion . On y avait entendu , le 6 floréal ,
plusieurs coups violens , semblables à des coups de canon
, suivis d'un bourdonnement semblable à celui du
feu dans une cheminée. On avait entendu en même temps
sur la terre de l'enclos qui environne le château , un
grand bruit sourd , comme d'un grand arbre qui tomberait
après avoir été ébranché . On a trouvé dans le même lieu
une pierre du poids de trois livres . Le même bruit s'était
fait entendre à quelque distance de là , au château de la
Métonnerie , et dans le hameau de la Marcelière , ainsi
qu'à Saint-Nicolas-de -Sommaire , aux villages de Bas-
Vernet , et de Mesle. Après avoir parcouru tous ces
lieux différens , le C. Biot s'est transporté au bourg de
Gloss , à la Barne , au hameau de Bois-la-Ville , au château
de Corboyer. Il a parcouru ainsi une étendue de
trois lieues de long sur deux lieues de large ; par-tout il a
recueilli des témoignages uniformes , par - tout il a
vu des pierres ou des fragmens de pierres tombées de
l'atmosphère. Nous croyons devoir rappeler ici quelques
passages de son récit , qui feront juger de son impartialité
Z4
360 MERCURE DE FRANCE,
et de l'exactitude scrupuleuse avec laquelle il a rempli sa
mission.
« De la Métonnerie j'allai au village de Saint- Nicolas-
» de-Sommaire : je me présentai chez une dame à laquelle
» on avait porté beaucoup de pierres météoriques ; elle
>> avait autrefois la seigneurie de ce canton . Elle me reçut
» avec beaucoup d'honnêteté" , et me donna par elle-même
» et par ses gens tous les détails qui étaient parvenus à sa
>> connaissance. Je trouvai chez elle deux curés , celui du
» lieu et celui d'un hameau voisin nommé Saint-Michel-
» de-Sommaire ; il y avait de plus le garde forestier et une
» femme de confiance anciennement attachée à la maison.
Toutes ces personnes , excepté le garde , sont témoins
» oculaires de la chute des pierres. Celui- ci revenait alors
» de Laigle ; il a seulement vu le météore et entendu le
» bruit.
i
» Le curé de Saint-Nicolas regardait directement le
» nuage d'où l'explosion est partie . C'était un carré long ,
» dont le plus grand côté était dirigé est et ouest ; il sem-
» blait immobile , et il en sortait un bruit continuel sem-
» blable au roulement d'un grand nombre de tambours
» puis on entendait les pierres siffler dans l'air comme
» une balle qui passe , et tomber sur la terre en rendant
» un coup sourd. On remarquait très-bien que le nuage
» décrépitait successivement de différens côtés , et chacune
» de ces explosions ressemblait au bruit d'un pétard . Le
» curé de Saint-Nicolas a entendu tomber ces pierres , sans
>> les voir dans leur chute ; mais le curé de Saint-Michel
» m'assura en avoir aperçu une qui tomba en sifflant dans
» la cour de son presbytère , aux pieds de sa nièce , et
» qui rebondit de plus d'un pied de hauteur sur le pavé .
» Il dit aussi- tôt à sa nièce de la lui apporter ; mais elle
» n'osa pas ,
et une autre femme qui se trouvait présente
» la ramassa. Je ne l'ai point vue ; mais ce curé m'a
» assuré qu'elle était en tout semblable aux autres , et ces
pierres , dont nous avions sous les yeux un grand nombre
n de morceaux sont trop connues maintenant dans ce
» pays, pour que l'on puisse s'y méprendre.
THERMIDOR AN XI. 361
» La maîtresse de la maison me donna plusieurs de ces
>> masses que l'on avait vues tomber . J'en rapporte d'au-
>> tres dont on m'a montré les trous encore récens , et
» qui portent les empreintes des terrains où elles sont tom-
» bées . Elles sont toutes de la même nature que celles que
» nous avons déjà , et à cet égard il y a autant de témoins
que d'habitans. Il paraît , par les renseignemens que j'ai
» recueillis , qu'il est tombé dans cet endroit et dans les en-
4
virons unequantité effrayante de pierres ; mais quoi-
» qu'elles soient encore fort grosses , puisqu'elles pèsent
» jusqu'à ok 97 ( 2 livres ) , aucune d'elles n'égale celles de
» la Vassolerie et des environs du Fontenil : circonstance
n qu'il importe de remarquer.
» Tout le monde s'accorde à dire que ces pierres fu-
» maient sur la place où elles venaient de tomber . Por-
» tées dans les maisons , elles exhalaient une odeur de
» soufre si désagréable , qu'on fut obligé de les mettre
» dehors. Un gros morceau que je brisai , m'offrit encore
>> très-fortement cette odeur , mais dans son intérieur seu-
>> lement. Dans les premiers jours , ces pierres se cassaient
>> très-facilement ; toutes ont depuis acquis la dureté que
>> nous leurs connaissons. Ces changemens d'état sont au-
» tant de preuves physiques qui s'accordent pour faire
» voir que ces pierres sont étrangères aux lieux où elles
>> se trouvaient alors , ou qu'elles y avaient été récemment
» transportées . »
. " Le C. Biot se borne à rendre compte des faits et il ne
donne point son opinion sur la formation des pierres ,
dont il a rapporté des échantillons. Leur nombre peut
être évalué à deux ou trois mille ; la plus grosse est de
dix-sept livres , et la plus petite d'environ deux gros ; les
échantillons ont été déposés au Muséum d'histoire naturelle
; le C. Thenard en a analysé quelques-uns , et il y
trouvé du silice , 46 ; du fer oxidé , 45 ; magnésie 10 ;
nickel , 2; soufre environ 5. Les divers morceaux qu'on
a essayés comparativement , n'ont point offerts de différences
appréciables .
.
a
362 MERCURE DE FRANCE ,
Bibliothèque médicale , ou Recueil périodique d'extraits
des meilleurs ouvrages de médecine et de chirurgie ;
par une société de médecins . On s'abonne chez Gabon
et compagnie , libraires , place de l'Ecole de Médecine ;
et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue des
Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n° . 42.
Lorsque l'on considère le nombre infini de livres qui
traitent de chaque science , et que multiplie tous les
jours l'esprit de système si commode pour l'ignorance ,
on ne peut s'empêcher de convenir que parmi les difficultés
qui se rencontrent dans l'étude de la science , les
secours avec lesquels on a la prétention de les applanir ,
ne sont ni les moins longues , ni les moins décourageantes.
C'est principalement dans les livres qui traitent de la
médecine que se fait sentir cet inconvénient de l'abondance
, ou plutôt le désordre de la multitude ; les connaissances
précieuses qu'ils renferment sont perdues pour
le médecin le plus désireux d'appr fondir n art , mais
dont presque tous les momens sont réclamés par ses
devoirs. Et comment se déterminerait- il à acheter la connaissance
de quelques faits dus à l'observation , par une
lecture plus pénible que l'observation même ? à peine
a-t-il le temps de parcourir les excellens ouvrages de ces
derniers temps , où la médecine , éclairée par les progrès
des autres sciences naturelles , et dirigée par une
analyse plus sûre , a mieux connu les lois particulières
de l'économie animale , trop long-temps confondues avec
celles de la mécanique et de la chimie , et mieux caractérisé
les diverses altérations dont cette économie est
susceptible .
On ne saurait donc trop encourager le projet de réunir
dans un petit espace le sommaire de la doctrine des médecins
modernes , et particulièrement de ceux dont les
noms rappelleront un jour les plus belles époques de la
science. Tel a été celui des rédacteurs de la Bibliothèque
THERMID OR AN XI. 363
médicale. In hoc seduli ( annoncent- ils avec Bacon dans
leur épigraphe ) , ut proba et bona sint , et ut in repositione
spatium minimum occupent. Persuadés aussi que
la science s'éclaire par les rapprochemens , ils se sont
proposés d'offrir à leurs lecteurs des extraits d'ouvrages
anciens , dont la comparaison avec des écrits plus récens
ne sera peut-être pas toujours à l'avantage des derniers.
« Videant ( disoit le célèbre Baglivi , à la fin du dix-
» septième siècle , ) quantum differat historia et mas-
>> cula Græcorum medecina , a speculativâ et pensili
» novorum hominum . »
S'il faut juger de toute la suite de la Bibliothèque médicale
par les premier et deuxième numéros qui ont déjà
paru , on peut assurer que les rédacteurs rempliront
parfaitement leurs promesses et nos espérances ; l'heureux
choix des ouvrages , qui sont les premiers objets de
leurs analyses , et comme leur point de départ ; la
clarté avec laquelle ils en ont résumé la doctrine et fait
ressortir les principales conséquences , l'élégante précision
du style , leur ont généralement obtenu les suffrages
des hommes éclairés mais la continuation d'un
semblable travail ne leur donne pas moins de droit à la
reconnaissance des jeunes gens qui se destinent à la
profession de la médecine ; car, si l'unique ressource de
celui qui veut avoir des connaissances saines et positives
de son art consiste à oublier ce qu'il a mal appris ou ce
qu'il a appris d'inutile , c'est une heureuse préparation
pour bien savoir , de connaître ce qu'il faut apprendre ,
et comment il faut l'étudier .
Cependant ce Journal n'est pas exclusivement réservé
aux médecins , il peut encore intéresser plusieurs classes
de lecteurs , et les mettre à portée de mieux apprécier
une science dont tout le monde veut avoir une certaine
connaissance , en se méprenant trop souvent sur la nature
' des faits et des détails dont elle doit se composer . Il intéressera
particulièrement les philosophes qui méditent
sur les opérations de l'intelligence , car les opérations de
364 MERCURE DE FRANCE ,
l'intelligence et les phénomènes de l'économie animale se
rencontrent inévitablement ; mais il n'est utile d'observer
leurs analogies que lorsque l'on respecte les limites
qui les séparent .
Sous ce rapport , les rédacteurs de la Bibliothèque
médicale ne rendront pas un moindre service à la science .
On trouve déjà dans les premiers numéros plusieurs dissertations
métaphysiques qui complètent et même réforment
, à certains égards , la doctrine physiologique de
quelques hommes célèbres : on a loué le talent et la politesse
de ces critiques , j'aime mieux en faire remarquer
le bon esprit que l'on recherche en vain dans la plupart
des critiques littéraires , où le ton et la couleur d'un
livre décident d'avance le jugement que l'on en portera ,
où l'on prononce bien plutôt sur les principes , les intentions
, et , si l'on veut , le parti de l'auteur , que sur le
mérite et l'utilité de son ouvrage . Les rédacteurs de la
Bibliothèque médicale ont montré dans ces divers extraits
comment l'on pouvait concilier l'uniformité des
principes et l'admiration pour les talens , avec des diffé▾
rences d'opinion , et de franches et libres remontrances.
Si cette critique généreuse est honorable pour celui qui
la fait , elle l'est bien plus pour celui qui en est l'objet ;
car elle lui suppose une vertu recommandable , mais
qui est héroïque dans un auteur , je veux dire un certain
désintéressement d'amour propre bien plus rare que
l'amour de la vérité.
Procès - verbal de la Séance publique de l'Athenée du
département du Gers , tenue le premier messidor an 11
de la république.
On a sans doute beaucoup abusé de la facilité d'élever
des Académies et des Athenées ; mais ces établissemens
littéraires ont néanmoins leurs avantages , et lorsqu'ils
sont bien dirigés , ils sont propres à entretenir une heuTHERMIDOR
AN XI. 365
mens,
reuse émulation , et à faciliter les progrès des lumières.
Nous pourrions citer ici plusieurs Athenées des départeaussi
recommandables par le choix des membres,
qui les composent , que par les travaux auxquels ils se
sont livrés ; tels sont les Athenées de Lyon , de Nismes ,
de Bourg , d'Auxerre , de Toulouse , de Dijon ; celui
du département du Gers marche avec succès sur les traces
de ses rivaux. Présidé par le C. Balguerie , préfet du département
, il a tenu une séance publique le premier
messidor ; on y a lu les ouvrages suivans :
1º. Réflexions générales sur quelques sources d'indications
curatives dans les maladies chroniques ; par le
citoyen Forgues , médecin.
2º. Mémoire relatif à l'unité des poids et mesures ; par
le citoyen Vidaloque.
5. Voyage de Sorèze , en prose et en vers ; par le
citoyen Chaudruc , secrétaire de l'Athenée .
´´´ 4º . Mémoire sur le vice dartreux ; par lę cit. Lantrac ,
médecin.
1
5. Morceau de poésie descriptive , intitulé le soir
d'automne , précédé de quelques réflexions sur ce genre
de littérature ; par le citoyen Toulouset , secrétaire de
l'Athenée .
6. Mémoire sur une amputation de la jambe ; par le
citoyen Pardiac , chirurgien ..
Ces différens mémoires que nous avons sous les yeux
renferment des observations aussi utiles que judicieuses.
Les morceaux de littérature qui ont été lus dans la même
séance ne sont pas sans intérêt . Nous citerons seulement
les vers qui terminent le voyage à Sorèze..
Grave lecteur , de la critique épris ,
pour mon récit je te demande grâce ;
De ses défauts , censeur ne t'embarrasse ;
Mais souviens toi de ce petit avis ,
·
Lorsqu'au public on offre ses écrits ,
L'esprit seul brille et le coeur est de glace ;
Mais lorsqu'on parle à ses amis ,
L'esprit se tait et le coeur prend sa place .
366 MERCURE DE FRANCE ;
M. Wassily de Pouchkin , littérateur russe très- distingué
, vient de nous adresser quelques chansons qu'it
a traduites de la langue de son pays ; elles nous ont
paru renfermer des idées originales , et elles peuvent
servir à faire connaître l'esprit de la nation où elles
ont été composées. Nous croyons devoir en mettre
quelques fragmens sous les yeux de nos lecteurs.
I. Douce alouette , toi qui nous annonces le printemps
par tes chants mélodieux , répète ce que je vais
te dire !
心
Un jeune homme , beau comme l'amour , était enfermé
dans une tour obscure ; il écrivit à ses parens :
Mon père respectable , ma tendre mère , je suis dans
les fers , rachetez votre fils unique ! Le père et la
mère répondirent que leur fils n'était point un méchant
forçat ; ils ont renié leur enfant.
Douce alouette , toi qui nous annonces le printemps
par tes chants mélodieux , répète ce que je vais te dire !
Le jeune homme écrivit à sa bien-aimée : fille aimable ,
maîtresse chérie , rends-moi ma liberté , je suis dans les
fers , rachète-moi ! Lajeune fille reçoit la lettre et l'inonde
de ses larmes ; apportez , s'écrie-t- elle , apportez mes clefs
d'or, ouvrez mes coffres d'argent , envoyez mes pierreries
à mon bien-aimé ; qu'il soit heureux , qu'il soit libre
l'ami que mon coeur a choisi !
II. Beau jardin , toi qui fais mes délices , d'où vient
que tu fleuris si vite , et que tu te fanes sitôt ? d'où
vient que tu couvres la terre de tes feuilles ?
Je n'entends plus que la voix du rossignol , dont les
tendres chansons navrent mon coeur de tristesse ! Hélas !
ce
coeur sensible brûle sans feu , et se consume sans
flamme !
Mon bien- aimé est toujours présent à mes pensées . Je
l'ai connu et je l'ai aimé. Qui n'aurait pas fait comme
moi ? On aime sans peine , mais on oublie difficilement ,
on se sépare avec douleur ! un instant m'a donné un amant
THERMIDOR AN XI. 367
chéri ; des siècles ne suffiraient pas pour l'effacer de má
mémoire !
III . Camarades ! qui , jusqu'à présent , pouvait pénétrer
dans nos sombres forêts ? pas même le vautour vorace , pas
même l'aigle au plumage d'ébène .
Eh bien , camarades ! on voit une grande route au milieu
de la forêt . Un jeune homme a voulu la traverser ;
c'était au lever du soleil , au coucher de la lune pâle et
tremblante.
Il est mort , le téméraire ! Il est là , tué dans la plaine .
Sa tête est fracassée , son coeur est percé d'une flèche ; les
roseaux lui servent de lit , les bruyères d'oreiller ; sa couverture
est une nuit d'automne , une nuit froide et orageuse
!
Trois hirondelles ont volé vers le jeune homme. La
première s'est placée sur sa tête , la seconde sur son sein
d'albâtre , la troisième sur ses pieds agiles .
La première hirondelle , c'était sa tendre mère ; la seconde
, une soeur chérie ; la troisième , sa jeune épouse .
Elles ont enlevé son corps inanimé ; elles l'ont emporté dans
leur château aux tours majestueuses.
Les larmes de la mère ressemblent au débordement
d'un fleuve ; celles de la soeur , au cours d'un ruisseau rapide
; celles de la jeune épouse , à la rosée .
La rosée se séchera à l'approche du soleil , la jeune
épouse se remariera et oubliera son bien-aimé ( 1 ) .
IV. Un jeune homme se promenait sur les bords de
la Moscva Réca . C'était au lever du soleil . Il regardait les
murs qui renfermaient sa bien-aimée , et se disait tristement
: Tous les oiseaux se sont réveillés ; ils se sont couverts
de leurs ailes , et ma bien-aimée dort encore d'un
profond sommeil ; sans doute que je ne suis point présent
( 1 ) Cette romance a été faite sous le règne du czar Iwan Wassilieurtche
Grosnoy, que les étrangers appellent communément Bazilide.
Et elle se chante encore . ,
368 MERCURE DE FRANCE,
1
à ses pensées , sans doute que dans ses rêves elle ne voit
point son ami ; et moi , hélas ! je n'existe point sans ma
bien-aimée , je gémis et je souffre quand je ne la vois
point .
La jeune fille sort du château ; son visage est inondé de
larmes, ses beaux yeux sont éteints , ses bras d'albâtre n'ont
plus de force. Mon ami , dit- elle à son bien-aimé , je viens
te dire adieu ..... adieu pour toujours ! je sais que mes
paroles navreront ton coeur de tristesse , mais le sort nous
sépare , et je dois obéir. Hier , mes parens m'ont fiancée ,
aujourd'hui l'on me marie ; je t'aimerai toujours , ô mon
ami , mais je serai fidelle à mon époux (1 ).
ANNONCES.
Recherches historiques sur les principales nations établies
en Sibirie et dans les pays adjacens , lors de la conquête
des Russes ; ouvrage traduit du russe , par M. Stollenwerck
, ancien officier de carabiniers au service de
Russie. Un vol . in-8° . Prix : 2 fr . 25 c. , et 3 fr . par la
poste. A Paris , au magasin de librairie , rue des Bons-
Enfans , n° . 19 et 36 , en face de la cour des Fontaines.
"
Le Nouvel Anténor , ou Voyages et Aventures de Trasybulle
en Grèce , ouvrage pouvant faire suite aux Voyages
d'Anténor , par Lantier , orné de 4 figures , gravées par
Bovinet , et de notes historiques , critiques et littéraires.
Prix : 5 fr . , et 6 fr , 50 c . par la poste . Papier vélin , 10 fr.
et 11 fr.50 c. par la poste. A Paris , chez M. yeur, librairecommissionnaire
, rue de la loi , n° . 268 , et Capelle , libraire
, rue J. J. Rousseau.
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant ,
imprimeur - libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n° . 42.
Erratum de l'annonce du Dictionnaire universel , de
Boiste , au numéro CX.
Prix , in-8° . , 15 fr . , au lieu de 13 , et 19 fr . par la poste.
Le même, in-4 , papier fin , 21 fr . , et 25 fr. par la poste.
Pag. 310 , 3. alinéa , au lieu de mologiome et mologie ,
lisez néologisme et néologie.
(1 ) On attribue cette romance au czar Pierre-le-Grand ; le fait est
qu'il aimait beaucoup à la chanter .
POLITIQUE .
THERMIDOR AN XI.
769
REP
.
FRA
POLITIQ U E.
En traitant , dans notre dernier numéro , de la situation
actuelle de l'Angleterre , nous n'avions à parler que dé
l'income tax ,
et de la levée en masse . Nous avons aujourd'hui
à y ajouter l'insurrection qui a eu lieu en Irlande ,
et dont on verra tous les détails à l'article Nouvelles
diverses. Cette rebellion paraît assoupie plutôt qu'apaisée.
On compte si peu sur les soldats du pays , que le
lord Limmérich a proposé d'en faire transporter en Angleterre
la milice , et d'envoyer en Irlande celle d'Angleterre.
Il ne manquait que cette circonstance pour compléter
les embarras de la Grande-Bretagne. Elle n'a plus
rien actuellement à envier à la France de 1793. Elle en a
les assignats , les réquisitions en nature , la levée en
masse , la patrie en danger , et la révolte prête à éclater
par-tout.:/
(
Voici ce qu'elle n'en a pas ce sont les passions violentes
qui enflammaient la France à cette époque .
M. Wyndham se plaint de l'apathie générale. Il a un bon
moyen de la faire cesser. Il n'a qu'à annoncer , comme
chez nous , l'égalité des conditions , la distribution de
toutes les places , le partage de toutes les propriétés ,
confiscation de toutes les grandes fortunes , la proscription
de tout ce qui était honoré et considéré , il aura avec
les autres avantages de 1793 , que nous avons détaillés ,
celui de l'enthousiasme qui lui manque. On a pu voir
que , dans son embarras , il cherche de toutes ses forces à
effrayer sa patrie , afin de lui donner au moins , faute
d'autres , la passion de la peur.
Toujours remuante , toujours comprimée , jamais soumise
, l'Irlande peut être présentée comme un grand
exemple aux souverains et aux peuples. Les états ne sont
point , comme des individus , des êtres immortels ; ils
n'ont point à attendre , comme eux , une vie à venir. Lą
A a
370 MERCURE DE FRANCE ,
Providence n'a point à les gouverner par les craintes d'un
Tartare , ou par les délices d'un Elysée . Sa justice sait
pourtant les atteindre , et venger , quand il le faut , la
morale publique.
Cette grande pensée animait sans doute l'orateur romain
, quand il disait : « Il m'est impossible de traiter
>> aucun sujet politique , si on ne convient pas d'abord
>> avec moi non-seulement qu'il est faux de dire qu'un état
» ne puisse se gouverner sans injustice , mais encore si on
» n'admet pas comme une chose certaine qu'un état ne
» peut se gouverner sans une souveraine équité ( 1 ) . »
Une fois pénétré de ces vues , si nous portons nos regards
sur l'Irlande , qu'y verrons-nous ? un pays où les spoliations
ont été converties en titre le vol en propriété ;
où la justice ne fait pas la loi , mais où la loi fait la justice
; où la force n'est pas soumise au droit , mais le droit
à la force ; où le gouvernement place d'autorité le peuple
dans une attitude qui le gêne ; où tout , enfin , est dressé
pour le bonheur , la sécurité , la commodité des gouvernans
, rien pour la sécurité , la paix et la commodité des
gouvernés .
9
Dans quelque pays que ce soit , quand une situation
semblable est composée , les siècles ont beau succéder aux
siècles , la force à la force ; les réactions succèdent de
même aux réactions ; la tranquillité n'est qu'apparente ,
la soumission se produit des calculs de la prudence , au
lieu de la conscience ou du sentiment du devoir. Les
maux publics comprimés, profitent alors d'instinct de toutes
les circonstances qui se présentent , jusqu'à ce qu'ils
en aient trouvé une favorable où ils puissent en liberté se
dissiper et s'exhaler .
Avec l'appui de la France , il est facile de présumer que
( 1 ) Nihil est quod de republicá putem dictum , et quo possim
longius progredi , nisi sit co firmatum , non modo falsum esse
istud , sine injurid non posse , sed hoc verissimum , sine summá
justilid rempublicam régi non posse. Cic. frag . ex . lib . rep.
THERMIDOR AN XI 371
P'Irlande va être bientôt arrachée à la longue tyrannie de
la Grande-Bretagne. Mais si celle - ci ne perd que cette partie
de son territoire , qu'elle ne se plaigne pas, Elle sera
traitée aussi favorablement que ces peuples auxquels les
Romains se contentaient d'ôter le tiers de leurs terres :
Tertia parte agri damnati.
On écrit de Pétersbourg qu'on y a beaucoup d'espérance
de l'intervention des deux puissances médiatrices , et qu'on
compte prochainement sur la paix . Tout ce que nous pou
vons dire , c'est que si les puissances du Nord prétendent
à la gloire de pacificatrices , il faut qu'elles se hâtent ; car ,
avant peu de temps , il se pourrait que la paix fût signée
à Londres sans elles. Toute la côte présente en ce
moment , avec l'appareil le plus menaçant , une activité
sans exemple. Cent quatre -vingt mille hommes et huit
mille chaloupes canonnières se préparent à remplir inces
samment les voeux de M. Pitt . Cet ex - ministre disait ,
dans aan de ses derniers discours , qu'aussi-tôt que la levée
en masse serait organisée , l'Angleterre n'aurait plus , à
l'égard de la descente , qu'une seule crainte , c'est qu'elle
ne s'effectuat pas. Nous sommes persuadés que le gouvernement
français composerait volontiers avec lui sur ce
point , et qu'il lui donnerait même le temps de former ,
dans les cinq ports , la brigade redoutable de dix-huit
cents hommes qu'il doit commander.
1
Quoi qu'il en soit , si les puissances médiatrices parviennent
à devancer la lutte terrible qui se prépare , nous
aurons au moins acquis un grand avantage , c'est d'apprendre
au peuple anglais que tout n'est pas jouissance
désormais dans les prémices de la guerre . Ce n'est pas tout
désormais de prendre quelques-uns de nos vaisseaux sur
les mers , il faut ensuite subir la taxe sur le revenu , et la
levée en masse. L'Angleterre semble dire : Frappe et ne
menace pas. Elle semble invoquer la présence même du
danger , pour se délivrer plutôt du tourment de la crainte.
Mais nous menacerons tant que nous voudrons , et nous
frapperons quand il nous plaira . Si votre attitude est
A a 2
372 MERCURE DE FRANCE ;
violente , la France n'a qu'à vous laisser dix ans dans cette
situation. Il ne lui faut que quelques misérables planches
pour vous tenir sans cesse en haleine , vous fatiguer et
vous lasser . Son seul regard de l'autre côté de l'eau aura
suffi pour Vous faire mettre bas les armes et vous contraindre
à demander la paix . Si , au contraire , vos efforts
ne sont pas ce qu'ils doivent être , ou qu'ils viennent à s'affaiblir
; si , à quelques accès de fièvre , succède une atonie ,
symptôme de votre prochaine dissolution , elle verra
combien de temps elle doit vous laisser à vos propres
divisions , pour entreprendre ensuite la formalité de vous
envahir.
En attendant , nous pouvons nous flatter d'avoir fait
débarquer , en Angleterre , une avant- garde très- imposante.
L'income tax , la levée en masse et la peur , sont de
très-bons auxiliaires .
On ne sait comment une nation , qui se croit aussi puissante
, a pu se condamner à de si fâcheuses précautions.
Les autres nations , quand elles sont en guerre , ne se
croient pas perdues , parce qu'on pourra toucher leur territoire.
Elles ne se croient pas obligées de donner aussitôt
jusqu'à leur dernier écu et d'armer jusqu'à leurs vieillards.
Mais l'Angleterre se croit déshonorée , si elle se bat sur
son territoire . Elle se croit finie , si les Français s'établissent
jamais en Egypte , quoiqu'ils fussent encore dans ce cas à
mille lieues de l'Inde.
Ces fameux hommes d'état croient , sans doute , que
c'est une chose sans conséquence que d'armer tout un
peuple. Ils verront , s'ils parviennent à effectuer cette
mesure , ce qui en résultera sur tout leur régime intérieur.
Ils verront ce que produiront , sur leur régime moral
l'habitude des armes , le langage et les moeurs des camps ;
sur leur régime commercial , l'interruption du travail , le
dégoût des habitudes casanières , l'amour de la dépense
et de la dissipation , le goût des fêtes et des rassemblemens.
Relativement à leur régime politique , ils verront ce que
c'est que de donner , dans une nation , l'influence aux
THERMIDOR AN XI. 373
armes , de changer ainsi le système antique de la vieille
Angleterre , qui fut de n'avoir jamais de grandes armées ;
de préparer ainsi leur pays pour que tout tombe , selon
les chances , ou vers le peuple , ou vers la couronne , de
manière à ne plus laisser à l'état d'autre alternative que
la démocratie ou le pouvoir absolu ..
Le secret de cette mesure désespérée , c'est que l'Angleterre
se sent abandonnée de tout le continent. Nous
voulons croire qu'en Europe on n'aime point la France ,
mais on aime encore moins l'ambition des Anglais ; ambition
beaucoup plus redoutable , beaucoup plus systématique
, et rendue sur -tout hideuse par un orgueil grossier.
Et en effet que possède aujourd'hui la France qu'elle
n'ait pas possédé presque dans tous les temps ! Clovis
n'avait-il pas réuni à sa domination les Ripuairs , c'est-àdire
les Francs des rives du Rhin ? N'avait-il pas défait le
roi de Bourgogne ? N'avait-il pas réuni à son empire , par
la défaite d'Alaric , les Aquitaines et la Gaule méridionale
? Charlemagne n'avait- il pas étendu plus loin encore
sa domination ? Dans ces derniers temps , l'Europe ignoret-
elle que la famille de nos princes régnait sur la France
les Espagnes , et les principales contrées de l'Italie ! Où
est donc l'influence nouvelle dont on nous accuse ? Où est
cette prépondérance qui doit causer tant d'alarmes à toute
l'Europe ?
Qu'on suive de la même manière les fastes de l'Angleterre
; qu'on examine ce qu'elle était autrefois ; qu'on
regarde ce qu'elle est devenue . Hélas ! l'ambition , quand
elle tient à un homme , est fragile comme sa vie . Sa durée
peut se rechercher facilement dans les tables connues des.
probabilités de la vie humaine. Il n'en est pas de même
quand elle tient à tout l'esprit d'un peuple. Ainsi à Clovis
succèdent des rois fainéans. Après Charlemagne , l'état
tombe dans les mains d'un Charles- le- Chauve ou d'un.
Louis-le-Débonnaire. Le grand Louis lui-même ne peut,
vivre autant que son génie . L'état tombe avec lui dans les
mains d'une femme et d'un prêtre. En Angleterre au
Aaj
374 MERCURE DE FRANCE ,
contraire , un même esprit reste supérieur à tous les événemens
et à tous les gouvernemens. Il est le même sous
les Tudor et sous les Stuart , sous l'usurpation de
Cromwell , ou sous la faiblesse de Georges III , sous les
Whigs , ou sous les Torys , sous le ministère de M. Pitt ,
cu sous celui de M. Addington . Nous voulons croire
que la France a acquis quelque prépondérance. La
maison d'Autriche , la Prusse , la Suède , chaque état
a eu aussi la sienne selon qu'il a été secondé par les circonstances
, ou par l'action d'un génie extraordinaire .
Mais ni dans aucun pays , ni dans aucun état , la prétention
de cette prépondérance n'a été ni aussi consistante ,
ni d'un tel caractère. Aucune n'a été au point de vouloir
posséder l'Océan et la Méditerranée , toutes les colonies
et tout le commerce troubler à son gré toute l'Europe
sans cesser de tyranniser toute l'Asie .
9
Que l'Angleterre cesse de se plaindre . Elle ne doit qu'à
l'excès de ses prétentions l'abandon où elle se trouve ; elle
ne doit qu'à sa folie la guerre terrible où elle s'est engagée
; elle ne doit qu'à ses injustices et à sa longue tyrannie
la révolte de l'Irlande ; elle ne doit qu'à l'excès de
son orgueil les procédés avec lesquels elle a aliéné les
puissances mêmes médiatrices : en un mot c'est ellemême
qui a aiguisé et forgé à plaisir le poignard avec
lequel elle veut se détruire .
Voilà que M. Pitt s'est fait général et chef de brigade.
Nous verrons s'il sera aussi habile à l'épée qu'à la parole.
On dit aussi que le duc d'Yorck est venu lui demander à
diner à Walmercastle . Il fallait sans doute une crise aussi
importante pour opérer le rapprochement de ces deux
personnages. Personne n'ignore que ce prince fut au moment
un jour de jeter le ministre par les fenêtres , qu'il
se porta sur lui l'épée à la main dans l'appartement même
du roi , et qu'on vit le moment où le fils da roi allait
être envoyé à la Tour. Aujourd'hui ils dînent ensemble ',
ils se voient , ils se pardonnent. Rien n'est plus édifiant
qu'une réconciliation semblable : on sait qu'elle est prescrite
aux chrétiens à leur dernière heure.
THERMIDOR AN XI. 375
Analyse des dernières séances du parlement.
CHAMBRE DES COMMUNES.
Séance du 26 juillet.
L'avocat-général se lève conformément à la notice qu'il
á précédemment donnée , à l'effet de faire rappeler l'andien
bill contre les étrangers et lui en substituer un nouveau.
L'objet du nouveau bill est de mettre les étrangers
entièrement à la discrétion du pouvoir exécutif. Le trèshonorable
membre espère que par ce moyen l'Angleterre
pourra se dispenser de renouveler la suspension de l'acte
d'Habeas corpus .
M. Barham se plaint de l'impôt qui a été mis sur le
sucre , et de l'affectation avec laquelle on fait porter les
impôts sur les propriétaires coloniaux. Sir William
Pultney , un des hommes les plus considérés d'Angleterre ,
appuie M. Barham. Enfin , à la sollicitation de plusieurs
membres , M. Barham consent à retirer sa motion.
28 juillet.
CHAMBRE DES LORD S.
Lord Hobart présente un message de sa majesté relativement
aux nouveaux troubles de l'Irlande , à l'effet
d'engager la chambre à prendre les mesures les plus efficaces
pour les faire cesser . Lord Hobart fait la motion
de deux bills , l'un pour la proclamation de la loi martiale
, l'autre pour la suspension de l'acte d'Habeas corpus.
Il pense que la révolte ne s'étend pas beaucoup au delà
de Dublin , que cependant le gouvernement est préparé
à tout.
Lord Limerick désirerait qu'on transportât la milice
d'Irlande en Angleterre et celle d'Angleterre en Irlande.
Il prétend que les prêtres et en général ceux même des
catholiques du pays , qui ne partagent pas l'esprit de révolte
, lui portent pourtant beaucoup d'indulgence et quelquefois
de l'appui.
28 juillet.
CHAMBRE DES COMMUNE S.
Le chancelier de l'échiquier présente le même message
que ci-dessus.
M. Windham se lève. Il ne pense pas que la chambre ,
dans cette circonstance , doive se départir de l'usage out
elle est de renvoyer l'examen d'un message au jour suivant.
A a 4
376 MERCURE DE FRANCE ,
« Le très-honorable membre nous assure qu'il n'y a qu'une
petite partie de l'Irlande en état de rebellion . » J'espère en
Dieu que cela est ; mais comme le dit un honorable officier,
le colonel Crawfurd , il n'est pas dans la nature de
P'homme que des esprits aussi violemment agités s'apaisent
sur- le-champ . Je n'ai cessé , ajoute-t-il , de me méfier
de ce pays ; et quand je vois qu'il ne s'en est fallu que d'un
pouce que la capitale ait été au pouvoir des insurgens .....
( On rit. ) Vous riez ! Ah ! Je ne crains pas que , dans une
circonstance semblable , les rieurs soient contre celui qui
avertit la patrie de son danger ; le rire et le mépris doivent
être contre ceux dont la négligence et l'imprévoyance ont
mis ce pays à deux doigts de sa perte .
M. Sheridan. Il attaque vigoureusement M, Windham ;
il le blâme d'attaquer les ministres sans sujet , et de
montrer ainsi , dans une crise aussi importante , une division
scandaleuse . Il s'étonne que celui qui s'est plaint de
la lenteur des ministres dans la conduite de la guerre ,
depuis la rupture du traité d'Amiens , vienne les accuser
ensuite de précipitation .
Lord Hawkesbury se joint à M. Sheridan. Le docteur
Lawrence défend son ami M. Wyndham , M. Archdall
fait l'éloge de M. Shéridan . Il dit de lui qu'on ne l'a jamais
vu changer de parti , comme tant d'autres ; qu'on l'a
vu sans cesse du côté de son pays. L'adresse passe.
Le chancelier de l'échiquier se lève ; et après avoir
prouvé la nécessité d'avoir recours à la loi martiale en
Irlande , ainsi qu'à la suspension de l'acte d'Habeas corpus
, il rappelle toutes les grandes occasions où l'Angleterre
a eu à se louer des talens et de l'éloquence de
M. Sheridan . Il cite la révolte de la flotte , la dernière
confédération du Nord , son dernier discours au sujet de
la menace d'invasion . Je ne connais point , ajoute-t- il , cet
honorable membre autrement que par nos rapports parlementaires
; mais je vénère sa conduite dans toutes les
grandes occasions , ainsi que tout anglais doit le faire . Il
sera richement récompensé par l'honorable place qu'il
obtiendra dans l'histoire . ( Applaudissement général . )
M. Windham s'est levé de nouveau a lancé de violentes
épigrammes à M. Sheridan et au chancelier de l'échiquier.
M. Sheridan lui a répliqué avec la même aigreur
et le même sarcasme. Il a présenté toutes les lignes différentes
qu'avait tenu M. Windham depuis le commencement
de sa carrière parlementaire .
M. Hutchinson a demandé qu'au moins les ministres
THERMIDOR AN XI. 377
1
fissent bien attention à ce qu'il ne fût pas fait , dans cette
révolte , un usage aussi atroce de la loi martiale que
dans la précédente . Il expose à la chambre que souvent un
village a été brûlé , sous le prétexte de l'absence d'un
seul habitant , qu'on a ensuite fusillé dans les champs , sur
le fondement que sa maison avait été brûlée .
Le colonel Craufurd s'est fait remarquer dans cette
séance par son insistance à ce qu'on se résolût à revêtir
les ministres du pouvoir le plus étendu et le plus absolu .
Les deux bills ont passé.
NOUVELLES DIVERSE S.
Londres , 29 juillet.
au traité
Le gouvernement anglais était parvenu à apaiser les
troubles d'Irlande , en promettant aux catholiques le libre
exercice de leur religion et l'abolition de la loi du test ,
par laquelle il était établi qu'aucune fonction publique ne
serait conférée à un Irlandais que sous le serment qu'il
n'appartient point à la religion catholique romaine , loi
barbare et digne du 4° . siècle. Aussi-tôt que le roi d'Angleterre
a cru le calme rétabli et son autorité assurée en
Irlande , il a été fidèle à sa parole comme
d'Amiens ; il a refusé de tenir sa promesse et faussé sa
signature. D'un autre côté , il a couvert l'Irlande de
troupes et d'échafauds , et multiplié les exécutions militaires
avec une barbarie au-delà de tout ce qu'on peut
imaginer. Il n'est point de vexations que l'on n'ait mises
en usage pour faire de nouveau ployer sous le joug les
infortunés Irlandais. A l'abri du titre de royaume-uni et
d'une union qui n'existait que dans le protocole , on
leur a enlevé le reste de leurs priviléges.
L'Europe ne sait pas assez jusqu'à quel point le joug de
l'Angleterre s'est appesanti sur l'Irlande ; elle ignore le
nombre des victimes , et celui des exactions qui ont pesé
sur ceux des Irlandais échappés au fer des boureaux . On
n'exagère pas lorsqu'on assure que depuis dix ans plus de
50,000 ont succombé ou sur des échafauds ou sous des
exécutions militaires.
`Extrait d'une lettre de Liverpool , en date du mardi 26
juillet , quatre heures après midi.
Je n'ai que le temps de vous dire qu'un ami de M. Bold ,
premier niagistrat de notre ville , vient d'arriver à l'ins378
MERCURE DE FRANCE,
tant à bord d'un paquebot venant d'Irlande ; il nous apprend
que , samedi dernier au soir , 4000 rebelles avaient
tenté d'enlever d'assaut la ville de Dublin. L'armée de
ligne était sur ses gardes ; mais le combat qui devint
bientôt général dans toute la ville , dura jusqu'à une heure
dix minutes du matin. La personne qui nous donne cette
nouvelle a entendu un feu de peloton jusqu'à dix heures
le même jour.
Le cri général était , à bas les Anglais , tuez- les tous !
Les rebelles jetaient des grenades dans les rangs , et avaient
étendu dans les rues des planches hérissées de clous , afin
de rendre la cavalerie inutile.
On a découvert un dépôt de 30,000 piques et de 10,000
uniformes. La même personne a vu MM. Payne , capitaine
, et Brown , colonel du 21 °. ou 22 ° . régiment , avec
environ 40 autres , morts étendus dans les rues. 3o rebelles
devaient être exécutés hier matin ; ce qui semblerait
indiquer que la rebellion serait à-peu-prés apaisée à
Dublin.
Dublin , 24 juillet .
invi-
Hier au soir , différentes proclamations incendiaires
furent distribuées dans toutes les parties de la ville ,
tant le peuple à s'unir comme autrefois pour secouer le
joug des Anglais. A huit heures , un parti considérable
força la maison du maire , et enleva les armes et les piques
qui s'y trouvaient. Sur les dix heures , un combat général
s'engagea dans le voisinage de Thomas Street , et ensuite
dans toute la ville . Lord Kilwarden , premier magistrat
du banc du roi , qui rentrait en ville , sur les neuf heures ,
fut tiré de son carrosse avec son neveu , et l'un et l'autre
furent tués à coups de piques. M. Brown , colonel du 21 .
régiment , et quelques autres officiers , plusieurs soldats
et volontaires ont malheureusement perdu la vie , ainsi
qu'un grand nombre de rebelles qui paraissaient tous de
la plus basse classe .
Il a été teuu un conseil de guerre au château pendant
deux heures , et on s'attendait que la loi martiale serait
proclamée sur - le- champ . Le seul chef apparent est un
homme appelé Maccable , cabarretier , dans la maison
duquel on a saisi 1000 piques et 600 cartouches. Nous
'avons point entendu parler de troubles dans l'intérieur.
Londres , 1. août.
On a reçu des nouvelles de Dublin hier et ce matin , les
premières en date de vendredi , et les dernières de jeudi.
THERMIDOR AN XI. 379
Il y a eu mardi soir une nouvelle alarme à Dublin ,
en conséquence des nombreux rassemblemens qui se sont
formés dans le quartier dit de la Liberté pour assister aux
funérailles de l'un des amis de l'indépendance.
Jeudi les choses paraissaient aussi tranquilles que s'il
n'y avait pas eu d'insurrection . Tous les régimens de
ligne et de milice se disputent entr'eux à qui montrera
plus de surveillance , d'ordre , d'activité et de courage
dans ces circonstances difficiles.
On fait à chaque instant de nouvelles découvertes , et
on a heureusement saisi plusieurs des chefs qui ont organisé
le plan de la révolte . On compte parmi eux Holms ,
Hynley , Hope et Russell , mais non pas le Russel qui a
eu l'audace de publier , depuis l'insurrection du 23˚ , la
proclamation suivante :
« Thomas Russel , membre du gouvernement provisoire
, général en chef du district du Nord .
» Peuple d'Irlande ! aujourd'hui que vous avez repris
les armes pour la garantie des prérogatives qui appartiennent
à l'homme , et pour la délivrance de votre pays ,
vous voyez par le secret qui a été gardé dans la conduite
de cette affaire , et par le nombre immense des individus
qui , dans toutes les parties de l'Irlande , se sont engagés
à exécuter ce grand objet , vous voyez que votre gouvernement
provisoire a pris les mesures les plus sages. Vous
verrez que dans Dublin , à l'ouest , au nord et au midi ,
le coup a été frappé au même instant. Vos ennemis ne
peuvent pas plus s'opposer à cette puissante révolution
qu'ils ne pouvaient la prévoir. Les proclamations et les
règlemens prouveront qu'on n'a considéré que votre honneur
et vos intérêts. Votre général , qui a été nommé par
le gouvernement pour commander dans ce district , Vous
exhorte fortement à obéir à ces règlemens . Votre valeur
est bien connue , soyez aussi justes et humains que vous
êtes braves , et que les Anglais sont cruels , et mettez votre
confiance dans le Dieu qui est la source de toute victoire ;
il couronnera vos succès.
» Le général ordonne qu'on s'assure des otages dans
tous les quartiers : tous les attentats qui se commettaient
contre les lois de la guerre et de l'humanité , seront sévè
rement vengés. »>
( Au quartier-général , le 24 juillet 1803. )
-
( Extrait du Star. )
Il y a beaucoup de fermentation dans la flotte .
380 MERCURE DE FRANCE ,
-Les effets publics ont éprouvé une dépréciation considérable
; les 3 pour cent sont tombés à 50 et demi , et
l'omnium à 11 et demi de perte.
Dublin , 28 juillet.
Des émissaires ont voulu exciter le peuple du Nord à la
révolte , mais il s'y est refusé ; et cette bonne conduite
fait bien présumer de celle des autres parties du royaume ;
parce que celle du Nord étant la plus peuplée , la plus
remplie de manufactures et d'ouvriers , est d'un exemple
imposant. -
Avant-hier , 26 , Dublin fut témoin d'une scène de confusion
, mais qui a encore montré l'impuissance des rebelles ,
et la disposition des volontaires à les repousser. Un de ces
volontaires qui avait été mis à mort le premier jour de la
révolte , à coups de pique , était accompagné au cimetière
par ses camarades. Quelques groupes de la populace parurent
menacer le cortége ; ce qui accrédita le bruit que les
rebelles arrivaient en force à Dublin. L'alarme fut répandue
, et dans moins d'une demi-heure , plus de 5,000 hommes
se trouvèrent sous les armes. Tout ce calma , et le
faux bruit fut dissipé.
1
On a arrêté quelques personnes au- dessus du commun ,
entr'autres M. Holmes , conseiller et parent du conseiller
Emmet ; M. Russel , madame Debois , Edward Hay , du
comté de Wexford , mais demeurant depuis quelque temps
à Dublin ; un M. Hart , M. Hope , teinturier , et plusieurs
autres . On assure que le gouvernement a reçu des informations
importantes de la part de M. le duc de Leinster ,
auquel les rebelles des environs de Maynvoth ent été proposer
de livrer leurs armes et de dénoncer leurs chefs ,
condition qu'on leur accorderait pardon et protection.
Le conseil a eu une séance très-longue.
Belfast , 26 juillet.
à
Quelques légers symptômes d'insurrection s'étant manifestés
dans notre voisinage , on a pris les précautions
nécessaires pour la défense de cette ville. Cependant tout
est parfaitement tranquille ; et quelles que puissent être
les intentions des mécontens , la vigilance et la force des
honnêtes gens sont telles qu'il est impossible que les premiers
osent se montrer.
Londres , 2 août.
Trois pour 100 consolidés 52. Omnium 9 2. de perte.
Nous n'avons pas eu de nouvelles d'Irlande , ce matin.
THERMIDOR AN XI. 381
Cependant nous avons tout lieu d'espérer qu'elles seront
de plus en plus favorables.
On répandit hier le bruit qu'on devait proposer ,
dans la séance du soir , à la chambre des communes , une
mesure vigoureuse ; cependant les ministres n'ont rien dit
qui annonçât cette disposition . On suppose que cette mesure
a pour objet la suspension de l'acte de l'habeas corpus.
Il n'est pas douteux qu'il y ait à Londres plusieurs Irlandais-
Unis , et nous croyons que plusieurs de ceux qui ont pris
part à l'insurrection qui vient d'éclater en Irlande , se sont
réfugiés à Londres pour échapper à la juste punition qui
les attend.
-
M. Pitt est occupé à lever dans les cinq ports un
corps qui formera une brigade de trois régimens de 600
hommes chacun , et qu'il commandera en personne.
S. A. R. le duc d'Yorck était attendu hier àDouvres ,
où il doit inspecter les ouvrages et passer en révue les fencibles
de mer . Il avait dîné dimanche chez M. Pitt , à
Walmercarstle , avec le duc de Cambridge .
Constantinople , 19 juin .
a
Nous recevons des nouvelles du Caire. Taher , le
chef de Arnautes qui a chassé le pacha du Caire ,
été assassiné par le peuple. Les beys qui étaient dans
la Haute-Egypte sont rentrés au Caire.
Les Russes viennent d'occuper une partie de la
Géorgie entre Téflis et Sarapam. Les Anglais , mûs
toujours par cet esprit d'intrigue qui les distingue ,
usent de tous les moyens pour persuader à la Porte
que la France veut s'emparer de la Morée. Ils ont
été jusqu'à faire passer dans ce pays de la poudre et
des armes sous pavillon français.
Gothembourg , 23 juillet .
Vingt pièces de canon de 24 sont mises en batterie
à Stralsund.
Hambourg, 30 juillet.
Sur la proposition du ministre de France près le cercle
de Basse-Saxe , le sénat de notre ville a formellement consenti
à ce que , pendant toute la durée de la guerre actuelle ,
le gouvernement français entretînt une garnison à Cuxhaven
, port situé près de l'embouchure de l'Elbe . On croit
aussi qu'il y aura bientôt une garnison française dans le
port de Travemunde sur la Baltique , du consentement du
sénat de la ville impériale de Lubec , à laquelle ce petit
port appartient. L'envoyé anglais près les villes auséatiques
382 MERCURE DE FRANCE ,
a fait de fortes représentations à ce sujet ; mais elles n'au
ront aucun résultat.
Des bords du Mein , 9 août.
Il vient d'être formé une espèce de coalition ou d'union
entre la Russie , la Suède et le Danemarck ; elle a pour
but de s'opposer à toute tentative qui serait faite pour
entraver le commerce et la navigation de la Baltique , et
de mettre leurs sujets à l'abri des vexations auxquelles ils
seraient exposés , si l'on ne prenait pas les mesures les
plus importantes. Cette coalition est dirigée , comme l'on
voit , au moins implicitement contre l'Angleterre , puisque
c'est celle des puissances belligérantes qui porte atteinte
à la neutralité en gênant la liberté de la navigation .
On assure qu'en conséquence de ce nouveau concert qui
vient de s'établir entre les trois puissances du Nord , la
Suède et le Danemarck vont faire sortir de leurs ports un
nombre de vaisseaux de guerre proportionné à celui que
l'empereur Alexandre enverra dans la Baltique. Comme
cette réunion de forces maritimes ne laissera plus aucun
doute sur les dispositions du cabinet russe , on espère que
la cour de Londres aura égard enfin aux propositions
qui lui ont été faites , tant de la part de la Russie que de
celle de la Prusse. Quelques personnes prétendent même
que ces propositions ont été déjà acceptées , et que le
courrier qui est porteur de l'adhésion de sa majesté britannique
doit être arrivé , en ce moment , à Pétersbourg .
En conséquence il sera tenu un congrès , où les principales
puissances de l'Europe enverront des ministres . La
ville de Hambourg a été proposée comme le lieu le plus
favorable pour la tenue de ce congrès , étant situé entre
Londres et Pétersbourg .
Outre l'arrangement des objets qui ont amené la rupture
entre la France et l'Angleterre , l'on s'occupera encore
dans ce congrès de divers autres points tendant à
régler d'une manière plus précise et asseoir sur une base
plus solide la balance de l'Europe , sur-tout dans ce qui
concerne la partie maritime et les relations commerciales.
Il serait possible aussi qu'il y fût question de la situation
actuelle de l'empire ottoman et des mesures éventuelles
que l'on pourrait adopter au cas que ce vaste état éprouvât
quelques catastrophes , malgré tous les efforts que ses
amis et alliés tenteraient de faire pour réunir dans un
ensemble parfait toutes les parties de ce vaste empire , et
pour empêcher sa dissolation . Tels sont les bruits politiques
qui circulent maintenant en Allemagne.
THERMIDOR AN XI. 383
PARIS.
Le premier consul est arrivé hier au matin à Saint-
Cloud.
-
Les évêques de France ont cru devoir consacrer ,
d'une manière particulière , le 16 août , jour remarquable
par la naissance du premier consul , par sa nomination an
consulat à vie , et par la signature du concordat , et qui en
outre est distingué dans l'Eglise comme jour de l'Assomption
de la Vierge . Parmi tous les mandemens publiés à ce
sujet , on cite principalement celui de M. l'évêque de
Quimper. En voici quelques traits :
«< Dieu dit à la révolution , comme autrefois à la mer :
n Usque luce venies híc confringes tumentes fluctus tuos .
» Il parle , et aussi-tôt nous voyons cesser et le blaspheme
» qui accusait sa puissance , et le scandale qui faisait dou-
» ter de sa justice ..... Des extrémités du monde arrive
» un homme assez fort pour vaincre seul une révolution
» qui avait vaincu toute la terre. Elle avait abattu les
» puissances du siècle , les grands des nations , et , à la
» présence de ce héros , elle est abattue elle- même .....
» A Domino factum est istud et est mirabile in oculis
» nostris. »
-On parle de la publication prochaine d'un arrêté du
gouvernement , relatif aux pensions des chevaliers français
de l'ordre de Malte. Suivant les dispositions de cet arrêté,
les chevaliers compris dans la convention du mois de
prairial an 6 , seront admis à la liquidation de leurs pensions
, pour en être payés intégralement. Les membres du
même ordre , restés en France , et non encore liquidés
définitivement , seront liquidés et payés suivant les lois
concernant les ecclésiastiques , à l'exception de celles relatives
aux sermens dont ils sont dispensés. Ils feront régler
préalablement , par le préfet des départemens où étaient
situés leurs bénéfices , la quotité du revenu dont ils jouissaient.
-Le comte d'Apraxim , major des armées de sa majesté
l'empereur de toutes les Russies , et attaché à la légation
russe à Paris , est passé , le 17 thermidor , à Montauban ;
il allait en courrier porter à M. de Marcoff , qui est aux
eaux de Barèges , des dépêches que l'on suppose être
d'une bien grande importance , puisqu'elles n'ont point
été confiées à des courriers ordinaires. Il était venu de
Paris en trois jours .
384 MERCURE DE FRANCE ,
Le 21 thermidor on a fait l'épreuve d'une invention
nouvelle , dont le succès complet et brillant aura les suites
les plus utiles pour le commerce et la navigation intérieure
de la France. Depuis deux ou trois mois , on voyait au pied
du quai de la pompe à feu de Chaillot un bateau d'une apparence
bizarre , puisqu'il était armé de deux grandes roues
posées sur un essieu comme pour un charriot , et que derrière
ces roues était une espèce de grand poële avec un
tuyau , que l'on disait être une petite pompe à feu destinée
à mouvoir les roues et le bateau . Des malveillans
avaient , il y a quelques semaines , fait couler bas cette
construction . L'auteur ayant réparé le dommage , obtint
avant-hier la plus flatteuse récompense de ses soins et de
son talent . A six heures du soir , aidé seulement de trois 4
personnes , il mit en mouvement son bateau et deux autres.
attachés derrière , et pendant une heure et demie ,
procura aux cúrieux le spectacle étrange d'un bateau mû
par des roues , comme un charriot , ces roues armées de
volans ou ranes plates , mûes elles-mêmes par une pompe
à feu .
il
En le suivant le long du quai , sa vitesse , contre le courant
de la Seine , nous parut égale à celle d'un piéton
pressé , c'est-à-dire , de 2400 toises par heure : en descendant
, elle fut bien plus considérable ; il monta et descendit
quatre fois depuis les Bons- Hommes jusques, vers la
pompe de Chaillot ; il manoeuvra en tournant à droite , a
gauche , avec facilité ; s'établit à l'ancre , repartit et
devant l'école de natation ."
-
passa
Les pièces d'or de 24 et 48 livres sont réputées monnaie
ayant cours forcé. Les pièces de 24 liv . sont admissibles
pour cette valeur , lorsqu'elles pèsent 143 grains et
demi ; celles de 48 liv . doivent peser le double. Lorsque
ces pièces sont d'un poids inférieur à celui qui vien d'etre
désigné , la personne qui les offre en paiement a le droit
de les faire admettre , en bonifiant pour chaque grain de
déficit , 16 centimes et demi . Chaque pièce doit être
du poids prescrit , et l'on n'a point la faculté de les peser
en masse , en faisant passer le fort pour le faible . Les
pièces de 24 liv. qui pèsent au-delà de 144 grains , ne valent
pas plus de 24 liv . dans la circulation , comme monnaie.
-
On écrit de Brest , 13 thermidor : « Un convoi de
quinze à vingt bâtimens marchands vient d'entrer dans
notre port , sous l'escorte d'un bâtiment de guerre et à la
barbe des vaisseaux anglais qui nous bloquent. »
( No. CXI . ) 2 FRUCTIDOR an II .
( Samedi 10 août 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
TRADUCTION
DE LA SECONDE ÉLÉGIE DE TIBULLE.
Adde merum , etc.
cen
BUVONS
UVONS encor , buyons ! que Morphée et Bacchus
S'emparent de mes sens par la douleur vaincus !
Gardez de m'éveiller ! leur baume dans mes veines
Circule , et de l'amour a suspendu les peines :
Buvons , puisque Délie , esclave d'un jaloux ,
Gémit dans sa prison , sous d'odieux verroux .
, que
Porte sourde a ma voix , que les vents la foudre ,
Que les Dieux irrités te réduisent en poudre !
Mais plutôt , pour moi seul , ne te ferme jamais !
Epargne - moi les cris de tes gonds indiscrets :
Si j'ai pu te maudire en mon délire extrême ,
Que l'imprécation retombe sur moi - même !
Rappelle - toi mes voeux , mes prières , mes pleurs ,
Quand je parais ton seuil de couronnes de fleurs.
De tes geoliers , Délie , ose braver la rage ; f
Il faut oser : Vénus protège le courage ;
Bb
386 . MERCURE DE FRANCE ,
Vénus du jeune amant seconde les projets ;
Elle ouvre en sa faveur les asiles secrets ;
Vénus instruit l'amante , à l'ombre du mystère ,
A se rendre , pieds nus , au réduit solitaire ;
A déserter , sans bruit , la couche d'un époux ;'
A donner , sous ses yeux , l'heure du rendez-vous ;
Des signes empruntant la muette éloquence ,
Vénus plus d'une fois fit parler le silence.
Mais il est peu d'amans dignes de ses leçons.
Pour lui plaire affrontant les rigueurs des saisons ,
Son heureux favori ne connaît point la crainte.
Du fer impunément il peut braver l'atteinte :
La déesse a sur lui les yeux toujours ouverts.
Eh ! que me font , à moi , les glaces des hivers ,
Les autans déchaînés et les torrens de pluie ,
Les courses , les travaux ! pourvu que ma Délie
Daigne agréer enfin mon hommage assidu ,
Et me donner , du doigt , le signal attendų ! ...
Passant , ferme les yeux , respecte mon audace !
Vénus de ses larcins aime à cacher la trace.
Ne va pas m'effrayer par un bruit indiscret ,
T'informer de mon nom , divulguer mon secret ,
Approcher de mes yeux l'importune lumière !
Si tu m'as reconnu , que ce soit un mystère ,
Ou Vénus t'apprendra , trop tard pour ton malheur ,
Qu'elle naquit du sang ( 1 ) et des flots en fureur !
( 1 ) Suivant Macrobe , Saturne , ou le Temps , ôta au Ciel , son père ,
la faculté de se reproduire. On prétend que les parties sanglantes ayant
été jetées à la mer , eurent encore la vertu de donner le jour à Vénus ,
qui fut appelée Aphrodite , dunom de l'écume dont elle était sortie.
( Note de l'auteur )
C 387 FRUCTIDOR AN ΧΙ. 7
Mais loin de nous , Délie , un effroi ridicule !
Rien ne pourra convaincre un mari trop crédule s
Il n'écoutera rien : celle qui l'a prédit ,
Est savante en son art , et jamais ne mentit.
Je l'ai que arrêtant les astres dans leur course ;
Elle fait remonter les fleuves vers leur source ;
Elle évoque les morts du fond des monumens ;
Sait ranimer leur cendre et leurs froids 'ossemens.
Le magique pouvoir de sa voix sépulcrale
Dissipe ou réunit la cohorte infernale.
D'un mot , elle ôte au ciel ou lui rend sa clarté
Elle répand la neige au milieu de l'été :
Médée , entre ses mains , a remis sa puissance.
Je tiens d'elle un moyen de cacher ta présence t
Ton époux me verrait enchaîné dans tes bras ,
Que , toujours plus aveugle , il ne le croirait pas.
Mais prends garde ', ô Délie ! à tout autre contraire
Ce n'est que pour moi seul que le prestige opère.
Le dirai - je ? elle osa , par ses enchantemens
Se vanter d'apaiser l'excès de mes tourmens.
En vain elle alluma la flamme expiatoire ;
En vain elle immola sa brebis la plus noire :
Mon coeur , loin d'abjurer un malheureux amour ,
Ne demandait , hélas ! qu'un trop juste retour ,
Et j'eusse , avec horreur , repoussé comme impie ,
Le voeu de pouvoir vivre un seul jour sans Délie !
Par M. KÉRIVALANT.
ENIGM E.
COMBIEN de gens qui font mine de se cacher ,
Et qui brûlent qu'on les devine !
Bb a
388 MERCURE DE FRANCE ,
Moi qui , de bonne foi , veux me faire chercher ,
Lecteur , je vais voiler jusqu'à mon origine..
Je sors alternativement
D'un cerf , d'un boeuf, d'une racine.
Ou je me trompe bien , ou l'huître est ma voisine.
Je tiens enfin de près à l'éléphant .
Si l'on ne m'a pas mis au rang des sept merveilles
Je n'en suis pas moins étonnant.
Bien que je sois petit , il n'est pas moins constant
Qu'à plus d'un grenadier j'ai frotté les oreilles.
Sans être fin , je démêle aisément
Les choses les plus embrouillées.
Je suis adroit , accommodant ;
Je rafraîchis , je calme en un instant
Les têtes les plus échauffées .
La toilette eut pour moi des attraits en tout temps.
La beauté qui sait faire éclore mes talens ,
Ajoute tous les jours quelque chose à ses charmes.
Je fais peur aux petits enfans ;
Je leur fais verser bien des larmes.
Il est certains petits tyrans
Beaucoup trop communs sur la terre ,
A qui , pour le repos d'un grand nombre de gens ,
Je fais une éternelle guerre .
Quant à ceux que je tiens une fois dans mes dents
C'en est bientôt fait de leur vie ....
Ne me crois pas pour cela , je t'en prie ,
Lecteur , plus dur que je ne suis ;
De grâce ne prend pas le change.
En poursuivant tes ennemis ,
Je te gratte où ça te démange .
Par madame veuve GAUTIER ,
de Villeneuve-sur-Yonne.
FRUCTIDOR AN X L 38g
LOGOGRYPHE.
Je fais du bruit et du fracas ;
A mes efforts il faut qu'on cède :
Il est vrai que j'ai besoin d'aide ,
Qui peut s'en passer ici bas ?
De maints corps que je tyrannise ,
J'exige , et non sans dureté ,
Qu'ils se conforment à ma guise.
Je suis fort souvent agité ,
Non pour mon bien , puisque ma tête
Et s'use et souffre horriblement ,
Lorsque je suis en mouvement .
Dès que je le peux , je m'arrête .
En moi l'on trouvera d'abord
Ce qui rend parfait un ouvrage ;
Ce qui porte atteinte au plumage ;
Ce qu'on n'a plus quand on est mort ;
Une substance très-mobile ;
Le nom d'un grand musicien ;
Ce que d'avoir il est utile
Lorsque l'on rencontre un vaurien ;
Plus d'une note de musique ;
Un , adjectif dont la valeur
Est le contraire d'identique ;
Des forêts l'ornement , l'honneur ;
Un fruit qui se sert d'épithète
A lui- même , quand il est bon ;
Ce qui supporte sur la tête
Le poids d'une habitation ;
Ce qu'autre fois dans un navire
On était sûr de rencontrer ;
D'une divinité l'empire
Bb 3
390 MERCURE DE FRANCE;
Qu'on doit plus craindre qu'admirer ;
Un instrument fort en usage
Et qui ne sert qu'avec les dents.
Mais j'en aurai trop dit , je gage , "
Même pour les moins clairvoyants.
Par M. D***,, d'Amiens.
CHARADE.
Mon premier , dans les bois , du meurtre est le signal
De son bruit effrayés les cerfs , aux pieds agiles ,
Abandonnent soudain leurs demeures tranquilles.
Mon second appartient au règne végétal ,
La cuisine en fait cas : le sexe le déteste ,
Aux minois rajeunis il est , dit - on , funeste.
Pour mon entier , lecteur , tu le verras toujours
Sur des livres qu'entr'eux assiégent les amours.
Par mademoiselle Eugénie Roblastre
née Bruyant , âgée de 10 ans.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le niot de l'Enigme est le Présent , dont les frères sont
le Passé et l'Avenir.
Celui du Logogryphe est Orient , où l'on trouve nitre ,
er , ortie , oie, trône , roi , rein , noir, net , rient
rien .
い
Le mot de la Charade est Angle- terre.
FRUCTIDOR AN X I. 391
Vies et OEuvres des peintres les plus célèbres de
toutes les écoles, Recueil classique , contenant
I OEuvre complète des peintres dupremier rang,
et leurs portraits ; les principales productions
des artistes de 2º . et 3. classe ; un abrégé de
la Vie despeintres grecs , et un choix des plus
belles peintures antiques , réduit et gravé au
trait , d'après les estampes de la Bibliothèque
Nationale , et des plus riches collections particulières.
Publié par C. P. Landon . Tome Ier.;
un vol. in-fol. , cartonné. Prix 25 fr. A Paris ,
chez l'auteur , quai Bonaparte , nº. 23 ; et chez
le Normant , rue des Prêtres-S. - G. -l'Aux. , nº. 42.
LE volume que nous annonçons contient la vie
et l'oeuvre complète de Dominique Zampieri ,
dit le Dominiquin . Soixante - douze planches offrent
le trait de presque toutes les productions de ce
peintre célèbre ; celles dont l'éditeur n'a pu se
procurer assez-tôt la gravure , seront insérées dans
le volume suivant . Cette collection nous a paru
faite avec le plus grand soin ; les gravures conservent
la pureté et la correction des formes , et rendent
en même temps la finesse des détails , avantage
rare dans presque tous les ouvrages de ce
genre , où l'une de ces parties importantes de
limitation est trop souvent sacrifiée à l'autre .
Le Dominiquin , comme tous les hommes qui
dominent dans un art , eut des détracteurs injustes
, et ne fut véritablement apprécié qu'après
sa mort. Un caractère réservé et modeste l'empêcha
de lutter avec avantage contre ses ennemis ;
ne répondant à leurs outrages que par de nouveaux
chefs-d'oeuvres , il accroissait leur fureur
sans leur imposer silence : les persécutions horribles
qu'il éprouva , montrent à quel excès peuvent se
Bb 4
392 MERCURE DE FRANCE ,
porter la haine et la jalousie des artistes. On lui
reprochait de donner trop d'uniformité à l'expression
de ses figures , de leur imprimer à toutes un
caractère de timidité qui nuisait à l'effet des passions
, et d'offrir dans ses conceptions , plutôt
l'idée d'un travail pénible , que les élans d'un
génie hardi et créateur. 3
On a tant abusé dans les arts , de ce que l'on appelle
les élans du génie, qu'il n'est peut- être pas hors de
propos de rappeler ici les principes dont les grands
peintres, et principalement ceux d'Italie , ont fait de
si heureuses applications. Dans les situations les plus
terribles , au milieu des tourmens les plus cruels ,
leurs personnages conservent une attitude noble ;
leurs visages ne portent point l'empreinte d'une
douleur poussée au dernier degré ; des contorsions
horribles à voir ne défigurent point leurs
traits et leurs gestes ; enfin ils conservent toujours
le caractère du beau idéal , attribut que la peinture
ne doit jamais abandonner . Telle étoit l'idée
que
les anciens s'étaient faite de cet art . « Le
» caractère général et distinctif des chefs- d'oeuvres
» grecs en peinture et en sculpture , dit M. Win-
» ckelman , consiste dans une noble simplicité ,
» dans une grandeur tranquille , tant de l'attitude
» que de l'expression . De même que la ner de-
» meure calme dans ses profondeurs , quelque
agitée que puisse être sa surface ; ainsi , dans
» les figures grecques , au milieu même des passions
, l'expression nous annonce encore une
» âme grande et rassise . » La poésie différe en
cela de la peinture. Quoiqu'il lui soit également
prescrit de conserver le beau idéal, qui lui est
propre , elle peut porter le pathétique et l'effet
des douleurs de l'homme , beaucoup plus loin .
D'abord elle prépare la situation qu'elle veut
peindre ; elle vous y conduit par une multitude
>>
»
"
FRUCTIDOR AN XI. 393
de gradations qui servent à vous disposer aux effets
terribles qu'elle cherche à produire sur vous. Ensuite
, le tableau qu'elle vous présente ne se grave
pas dans votre imagination avec les mêmes traits.
que s'il était offert à vos regards. Les beautés du
style , l'harmonie des vers vous détournent , sans
que vous vous en aperceviez , de la sensation
pénible que vous éprouveriez , si vos yeux s'arrêtaient
long-temps sur ce tableau . La peinture ,
au contraire , ne peut se servir d'aucune préparation
; elle ne vous offre que l'action d'un instant ;
rien ne peut diminuer l'effet de la situation qu'elle
exprime ; vous reportez souvent les yeux sur un
tableau , et si les objets qu'il a imités vous inspirent
quelque dégoût , ce dégoût ne peut que s'accroître.
La peinture doit donc , quelque sujet
qu'elle traite , donner aux figures et aux positions ,
de la noblesse , de l'élégance et un certain calme
sur lequel les yeux aiment à se fixer souvent . «< Si
» l'artiste , dit M. Lessing , ne peut jamais saisir
» qu'un instant du mobile tableau de la nature ;
» si le peintre en particulier ne peut présenter cet
unique instant que sous un seul point de vue ;
» si pourtant les ouvrages de l'art ne sont pas faits
» pour être simplement aperçus , mais considé-
>> rés , contemples long- temps et à diverses reprises ,
>> il est certain qu'on ne doit rien négliger pour
» choisir ce seul instant , et le seul point de vue
» de ce seul instant le plus fécond qu'il soit pos-
» sible. Nous ne pouvons entendre ici par le plus
» fécond , que ce qui laisse à l'imagination le
» champ le plus libre . Plus nous regardons , plus
il faut que nous puissions ajouter par la pensée
» à ce qui est offert à nos yeux ; plus notre pen-
» sée y ajoute , plus il faut que son illusion puisse
» se réaliser. Mais de toutes les gradations d'unė
» affection quelconque , la dernière , la plus ex-
>>
>>
»
394 MERCURE DE FRANCE ;
>>>
» trême , est la plus dénuée de cet avantage ; il
n'y a plus rien au-delà . Montrer aux yeux ce
» dernier terme , c'est lier les ailes à l'imagination .
Ne pouvant aller au-delà de l'impression reque
» par les sens , elle est forcée de s'occuper d'images
>> moins vives , hors desquelles elle craint de re-
» trouver ses limites dans cette plénitude d'expres-
» sion qu'on lui a offerte mal- à -propos . Si Lao-
>> coon et Philoctète gémissent , l'imagination peut
>> les entendre crier s'ils crient , elle ne peut se
représenter ce qu'ils souffrent d'un degré plus
» faible ou plus fort , sans les voir dans un état
plus passif et par-là moins intéressans. Elle ne
» les entendra plus que soupirer , ou bien elle les
n
verra morts . »>
M. Lessing nous paraît avoir très-bien saisi les nuances
qui doivent distinguer la peinture de la poésie .
En effet , Sophocle peint Philoctète livré aux douleurs
les plus horribles ; ses cris font retentir les antres
de Lemnos , et l'abandon auquel il va être livré ,
met le comble à son désespoir. Virgile nous représente
Laocoon poussant vers le ciel des hurlemens
effroyables :
Quales mugitus , fugit cum saucius aram
Taurus , et incertam excussit cervice securim.
Cependant le peintre et le sculpteur ayant à retracer
la situation de ces deux personnages , ne
porteraient pas leur désespoir à son dernier excès ,
et ils auraient soin de conserver , dans leur attitude
et dans leurs traits , l'empremte plus calme du beau
idéal. Le groupe célèbre de Laocoon sert à prouver
la vérité de ce principe .
Puisque nous avons trouvé l'occasion de parler
des limites qui séparent la poésie de la peinture , on
nous permettra de nous arrêter un moment sur un
objet qui n'a qu'un rapport éloigné avec l'ouvrage
FRUCTIDOR AN XI. 395
que nous annonçons. La confusion des genres ,
ce signe certain de la décadence des arts , que l'on
remarque aujourd'hui dans une grande partie de
leurs productions , nous fera pardonner cette
courte digression dont le sujet est purement litté
raire .
-
Les poètes trompés par le précepte d'Horace :
ut pictura poesis erit, ont , sur tout dans les
temps modernes , trop multiplié les descriptions ;
ils ont pensé qu'en retraçant avec détail les beautés
isolées d'un objet , ils pouvaient produire le même
effet que le peintre dans un tableau où ces détails
sont travaillés avec soin . Nous pensons que les
poètes se sont trompés dans cette combinaison . En
donnant une idée de la sensation différente que
font naître un tableau et une description poétique ,
nous parviendrons à fournir des preuves de la
vérité de cette opinion . Dans la peinture ou dans
la sculpture , tous les détails qui forment un bel
ensemble , frappent en même temps les yeux.
Dans la poésie , au contraire , ces détails ne peuvent
être connus que successivement , et par conséquent
ne sauraient produire cet effet rapide et
certain. Dans celle-ci , l'on commence par l'analyse ,
ce qui anéantit la sensation ; dans l'autre , on juge
l'ensemble d'un coup-d'oeil , et l'on ne le décompose
que lorsque la première émotion s'est déjà
fait sentir.
L'Arioste décrit avec soin les beautés d'Alcine ,
et son tableau analytique est dépourvu d'intérêt.
Di persona era tanto ben formata
Quanto me' finger san pittori industri :
Con bionda chioma , lunga ed annodata ,
Oro non è che più risplenda e lustri.
Spargeasi per la guancia delicata
Misto color di rose e di ligustri.
Di terso avorio era la fronte lieta
Che lo spazio finia con giusta meta .
396 MERCURE DE FRANCE ,
Sotto due negri et sottilissimi archi
Son due negri occhi , anzi due chiari soli ,
Pietosi a riguardar , a mover parchi ,
Intorno a cui par ch'amor scherzi , e voli ,
E ch'indi tutta la faretra scarchi
E che visibilmente i cori involi ,
Quindi il naso per mezzo il viso scende
Che non trova l'invidia ove l'emende.
Sotto quel sta , quasi due vallette ,
* La bocca , sparsa di natio cinabro :
Quivi due filze son di perle elette ,
Che chiude ed apre une bello e dolce labro ;
Quindi escon le cortesi parolette ,
Da render molle ogni cor rozzo e scabro ;
Quivi si forma quel soave riso ,
Ch'apre a sua posta in terra il paradiso.
Malgré l'élégance et l'harmonie de ces vers , on
a dù facilement s'apercevoir que cette peinture
est froide et sans effet. J'ai supprimé deux strophes
où le poète entre dans de grands détails , sur le
cou, sur les bras , sur les mains , sur les muscles
et sur les pieds d'Alcine .
>>
Que l'on compare cette description avec le passage
dans lequel Homère parle de la beauté d'Hélène.
« Au - dessus des portes de Scées , dit le poète
» grec , étaient assis des vieillards vénérables et
» d'une prudence consommée . Accablés de vieil-
» lesse , ils se tenaient éloignés des combats ; mais
ils discouraient avec sagesse , semblables aux
cigales qui , dans les bois , se reposant sur la cime
» des arbres , ne cessent point de faire entendre
» leurs faibles et douces voix ; tels , au haut de cette
» tour , étaient ces vieillards troyens . Lorsqu'ils
» virent Hélène s'avancer vers la tour : On ne
>> doit pas s'étonner , dirent- ils , entr'eux à voix
>> basse , que les Troyens et les Grecs souffrent depuis
un si grand nombre d'années , tant de
» maux pour une telle femme. Elle a les traits
» et le port d'une déesse. » Toutes les descrip-
>>>
FRUCTIDOR AN XI. 397
tions ne sauraient approcher de ce jugement des
vieillards troyens : dans un âge où les passions sont
éteintes , ils ne peuvent refuser leur admiration et
leur hommage à celle qui a causé les malheurs de
leur pays. Quelle idée ne donnent - ils pas de la
beauté d'Hélène ! C'est ainsi que la poésie , par
d'autres moyens que la peinture , offre d'un seul
trait l'ensemble dont celle- ci doit présenter avec
soin tous les détails .
Le Dominiquin a sur-tout excellé dans cette
partie de son art. Quoiqu'il fût loin de lui sacrifier
la hardiesse d'une vaste composition , il n'est
aucune de ses productions où l'on ne remarque des
figures accessoires qui sont de la plus grande
beauté. Ses tètes d'enfans et de vieillards sont des
modeles que l'on ne se lasse point d'admirer.
Nous avons dit que ce peintre célèbre n'a jamais
donné à la souffrance de l'homme ce caractère
effrayant que les connaisseurs blâment avec raison
dans la peinture. Saint Sébastien mourant , a la
sérénité et l'attitude calme d'un confesseur de la
foi chrétienne. Son visage n'est point altéré par
les tourmens qu'on lui prépare ; et ses yeux levés
vers le ciel , semblent attendre avec joie la palme
du martyre. La mort de Sainte Cécile offre l'image
de la beauté expirante dans une douce agonie. La
douleur de tous ceux qui entourent cette sainte ,
fait le contraste le plus touchant avec la tranquillité
qui règne sur son front , et la piété qui brille
dans ses regards. Enfin la communion de Saint
Jérôme , que l'on regarde comme le chef- d'oeuvre
du Dominiquin , réunit dans la composition et dans
l'exécution , toutes les beautés que nous avons
considérées comme faisant partie des ressources de
la peinture.
C'est après avoir examiné avec soin les chefsd'oeuvres
des peintres d'Italie et de ceux qui ont
"
398 MERCURE DE FRANCE ,
honoré l'école française , que l'on apprécie à leur
juste valeur ces productions monstrueuses qui sont
quelquefois offertes à nos regards dans les expositions
publiques, et qui trouvent des admirateurs .
On se rappellera long- temps d'avoir vu un tableau
d'Oreste , où tout ce que le crime a de plus
hideux , la fureur de plus atroce , était représenté
de manière à n'inspirer qu'un sentiment de dégoût
et d'horreur. Ce tableau , que l'on ne pouvait considérer
sans frémir , était cependant estimé de
quelques artistes , partisans exagérés de l'école
dont il était sorti .
L'entreprise de M. Landon paraît destinée à
combattre ce goût vicieux , et sous ce rapport elle
mérite les suffrages de tous les vrais connaisseurs.
L'exemple du jeune artiste qui , par deux chefd'oeuvres
, a mérité une place parmi les peintres
célèbres , sans sortir des bornes de son art , contribuera
aussi à faire abandonner ces conceptions
outrées qui n'obtiennent quelque succès qu'à la
faveur d'une nouveauté monstrueuse.
L'éditeur de l'OEuvre du Dominiquin y a joint
une longue notice sur la vie de ce peintre . Cemorceau
est en général écrit avec élégance , et inspiré
beaucoup d'intérêt . On voit l'artiste modeste lutter
contre des ennemis orgueilleux , obtenir avec
peine qu'on le place au rang de ceux qui lui sont
inférieurs , et à chaque succès éprouver un nouveau
malheur. L'éditeur a recueilli quelques-unes de
ses réparties qui donnent une idée de son caractère.
Ses amis voulaient lui persuader de finir
moins ses ouvrages , et de suivre en cela l'exemple
de ses contemporains ; il répondit : « C'est pour moi
» seul que je travaille , et pour la perfection de
» l'art. Quand on lui faisait connaître , ajoute
» l'éditeur, lescritiques amères de ses ennemis , il
» en concluait que probablement il avait réussi à
FRUCTIDOR AN XI. 399
produire un bon ouvrage ; et par la même rai-
» son , lorsqu'on lui racontait que les mêmes per-
» sonnes avaient loué quelques parties de ses
» tableaux : J'ai bien peur, disait- il , qu'il ne me
» soit échappé quelque faute considérable. »
par
La jalousie que les succès du Dominiquin excitèrent
parmi ses rivaux , les emporta à des excès
qui seraient incroyables s'ils n'étaient attestés
les contemporains. Appelé à Naples pour y décorer
une chapelle , il fut en proie à la haine de tous
les artistes de ce royaume. « On eut recours , dit
» l'éditeur , aux plus perfides moyens pour le
»
perdre on gagna le maçon qui préparait
» les enduits sur lesquels il devait peindre , et
» l'on fit mêler des cendres avec la chaux qu'il
employait , de manière que , lorsque le Domi-
> niquin venait à retoucher ses figures , l'enduit
» du mur se gerçait de tous côtés , et ne lui per-
» mettait pas de continuer son travail . » Tant de
dégoûts , tant de persécutions abrégèrent les jours
du Dominiquin ; quelques personnes crurent qu'il
avait été empoisonné. Les jugemens qui terminent
cette notice , paraissent être le fruit des méditations
d'un artiste distingué.
Ce premier volume donne les plus heureuses
espérances. Si M. Landon tient les promesses
qu'il a faites dans son Prospectus et dans son avis
préliminaire , nous pensons que son ouvrage obtiendra
une estime méritée , et fera partie des collections
de tous les amateurs éclairés.
P.
400 MERCURE DE FRANCE ,
3
:
Aj
Euvres de Bernard , seule édition complète , et la première
faite sur les manuscrits autographes de l'auteur ,
la plupart inédits . Deux vol. in-8° . Prix : 8 fr . , et 10 fr.
50 c . par la poste . A Paris , chez Buisson , libraire , rue
Hautefeuille , n° . 22 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres Saint-Germain- l'Auxerrois
n°. 42 , vis- à-vis l'église.
J'ai connu un petit- fils de madame de Sévigné , qui a
passé sa vie à rechercher les lettres inédites de son aïeule ,
non pour les publier , mais pour les brûler impitoyablement
, quelles qu'elles fussent . Il pensait que de nouvelles
lettres ne pouvaient rien ajouter à la gloire de madame de
Sévigné , et que leur trop grand nombre nuirait peut- être
à leur succès . Quelle leçon pour les éditeurs des ouvrages
posthumes , et pour ceux qui se font un scrupule de ne
laisser rien échapper dans une collection ! Combien d'écrivains
très - estimables ont été parmi nous victimes des
spéculations d'un libraire ; combien de poètes et d'académiciens
ont succombé sous le poids de leurs oeuvres
réunies ?
Cette observation ne doit pas cependant s'appliquer
dans toute sa rigueur à cette édition nouvelle des Euvres
'de Bernard. En nous donnant quelques vers agréables que
nous ne connaissions pas , on nous en a donné quelques-
' uns de médiocres , mais le volume n'en est pas tellement
augmenté qu'il ne puisse surnager encore sur le fleuve
d'oubli . Les vers inédits qu'on publie aujourd'hui étaient
renfermés dans un porte-feuille de la maison de Coigny';
et si c'est un bonheur pour les lettres qu'ils en soient
sortis , nous le devons à la révolution , à qui , du reste ,
nous devons si peu de services dans ce genre . C'est une
tempête qui a tout bouleversé , qui a causé cent mille naufrages
, et qui a jeté sur la rive quelques- uns des diamans
qui appartenaient aux naufragés ; au reste , si elle à
épargné
FRUCTIDOR AN XI.
RÉP
FRA
,
épargné quelques vers de Bernard , elle a englout sa
prose ; j'ai vu autrefois des mémoires qu'il avait faits
sur les campagnes d'Italie , et ces mémoires , qui n'étaient
point sans intérêt , ont été la proie des flammes.
Les poésies qu'on est parvenu à sauver consistent principalement
dans le Poëme des campagnes d'Italie , dans
les Dialogues orientaux et Aminte et Médor , qui réunis
forment ce que les gens de lettres appelaient le poëme
d'Asor ; un opéra en cinq actes ; trois entrées de ballet ;
une comédie en cinq actes ; un fraginent d'un poëme sur
l'amitié ; plusieurs épîtres , odes et pièces fugitives.
La comédie intitulée Elmire a été jouée à Paris ,
sous le voile de l'anonyme , en 1801. Cette pièce , en
trois actes , est plutôt une exquisse qu'un tableau. Une
femme aimable, spirituelle ( je cite ici l'examen qui en a
été fait par le comité du Théâtre Français ) , désespérant
de fixer la constance dans le mariage , préfère un amour
platonique , indépendant des sens , à l'hymen , que Dorante
, qu'elle aime , et dont elle est aimée , lui propose ,
dans la persuasion où il est que cet amour ne suffit pas ,
pour être heureux . Elle se refuse enfin à cet hymen
vainement sollicité , et offre de vivre , on ne sait trop
comment , avec Dorante
-
"
1
« Assuré de son coeur , maître dans sa maison . »
Dorante aime cette Elmire , mais , aime encore plus la
possession de sa femme . Heureusement il lui a fait adopter
une jeune personne , qui n'a que seize ans , et s'appelle
Lucette , infortunée , qui n'a qu'une tante , madame Dor
bac , peu riche elle-même , et qui trouve un mari pour sa
nièce qu'elle veut établir. Les refus d'Elmire ouvrent les
yeux de Dorante sur ceux de Lucette , jeune innocente ,
qui ne demande pas mieux que de se marier. Il n'en faut pas
davantage pour donner de la jalousie contre Dorante , à sa
rivale , qui offre tout son bien à la jeune Lucette pour
épouser le parti que sa tante lui propose ; mais il n'est
plus temps : Lucette aime Dorante autant qu'elle en est
Cc
402 MERCURE DE FRANCE ,
aimée , Elle veut l'épouser , puisque Dorante lui propose
un hymen qu'Elmire a refusé.
Elmire , alors aussi généreuse qu'elle pouvait en être
jalouse , lui dit :
Vous qu'il faut que j'estime.....
Vous refusiez mes biens pour prendre un autre époux ,
Je vous fais maintenant , d'une dme différente,
Offre des mêmes biens pour épouser Dorante.
Dorante , aussi magnanime , s'écrie :
Cet hymen ne peut être , et je romps tous ses noeuds ,
S'il fait votre malheur.
Elmire répond :
Dorante , je le veux. , ..
Elle termine enfin , pour le dénouement , par dire :
Oui , j'avoue en ce jour ,
Que , dupe de l'esprit , j'ai mal connu l'amour.
Tel est le plan de cette comédie , où il ne manque qu'un
peu plus de connaissance du caractère des femmes pour
faire passer tout ce que ce dénouement peut avoir en soi
d'invraisemblable et de peu naturel.
Voltaire a dit :
« L'homme est jaloux dès qu'il peut s'enflammer ;
» La femme l'est même avant que d'aimer. »
Mais lorsqu'elle aime une fois , elle ne cesse point d'être
jalouse aussi facilement , et le sacrifice est peut-être audessus
de ses forces , ou du moins il ne s'opère pas sans de
grands combats , quelle que soit sa générosité, D'ailleurs ,
il y a peut-être un peu d'ingratitude à jouer en pareil cas
un amour aussi désintéressé , quoique Dorante se refuse à
profiter de la générosité d'une amante au-dessus de tout
intérêt personnel. C'est un beau rôle , au surplus , pour
honorer un sexe qui mérite encare plus de sacrifices qu'il
ne doit en faire pour nous.
L'ouvrage a un autre défaut , sur-tout dans l'exposition ;
c'est qu'il n'est pas exempt d'une sorte d'indécence dans
Fexpression , lorsque Dorante insiste tant sur le besoin de
FRUCTIDOR AN XI. 403
satisfaire les sens , et la passion de l'amour qu'il ne conçoit
pas sans eux .
De pareilles scènes demandent plus d'art et de délica
tesse que l'auteur n'en a mis , et nous ne sommes plus au
temps où Molière traîtait un peu crûment la niatière dans
ses Femmes Savantes . Au surplus , les rôles des deux rivales
en opposition sont aussi ingénieux qu'agréables. Celui de
Lucette est naïf et intéressant . Mais la comédie française
ne peut admettre cet ouvrage , même à la lecture , parce
que , si le fond en est ingénieux , l'ensemble et la manière
dont il est traité ne sont pas assez réfléchis , assez soignés ,
assez bien combinés avec la décence théâtrale , dont la
scène française ne peut plus sécarter , sans que le public
n'en appelle à une critique sévère que les maîtres de l'art
lui ont appris à exercer par leurs défauts mêmes. »
de
Nous nousdispenserons de parler de l'opéra de Tessalus,
des surprises de l'Amour , de l'enlèvement d'Adonis ,
Sélimus ou du fleuve de l'indifférence , et des Hrspérides.
On a dit depuis long-temps que ce geuré était celui de la
médiocrité , et nous ne croyons pas que ceux qui s'y sont
livrés , aient jamais eu la prétention de se faire lire. Les
écrivains du siècle dernier ont beaucoup vanté les opéras ,
de Quinaut , sans doute moins par intérêt pour l'auteur
d'Armide , que par l'envie de reprocher une erreur à
Boileau ; ils ont fait beaucoup de partisans et d'admirateurs
à Quinaut , mais ils lui ont donné peu de lecteurs ;
et à l'exception de quelques morceaux qui se trouvent,
dans la mémoire de tout le monde , les chefs-d'oeuvres de
notre théâtre lyrique ne sont guère connus que des
gens de lettres. Les opéras de Bernard , où l'on trouve
plusieurs morceaux agréables , auront sans doute le même
sort , et nous ne pouvons que les recommander aux musiciens
et aux artistes de l'opéra.
.
Une des pièces les plus remarquables de cette nouvelle
collection est un poëme sur les guerres d'Italie , dont
deux ou trois fragmens avaient déjà paru dans quelques
Сса
404 MERCURE DE FRANCE ,
recueils. Ce poème est adressé à la duchesse de Gontaut. I
est composé en rimes libres .
Du retour éternel des rimes compassées
Quand l'auguste épopée appesantit ses airs ,
Rompons les mesures glacées ,
Parcourons les modes divers ;
J'abandonne au hasard ces rimes dispersées
par chute cadencées ,
Et donne l'essor à mes vers
Aussi libres que mes pensées.
Mesures glacées est une expression impropre ; on vcit
que Bernard a voulu faire un dithyrambe ; mais notře
langue est trop raisonnable pour se prêtér à ce genre de
poésie , qui prit naissance aux fêtes de Bacchus , et qui a
dû conserver quelque chose du délire qui présidait aux
Bacchanales. Le délire du dithyrambe ne se trouve point
dans des mesures plus ou moins glacées , mais dans la liberté
des inversions , dans le désordre des idées , et dans
l'extrême hardiesse des images , choses qui sont interdites
aux poètes français , et que nous n'envions peut-être pas
beaucoup aux anciens. Le poëme dithyrambique de Bernard
renferme cependant des morceaux très - remarquables
et faits pour être cités. On lira avec plaisir les vers où le
poète parle de la mort du général de Mercy .
Mercy tint ce discours féroce et valeureux.
Le ciel n'écouta point sa promesse barbare ;
Un nouveau combat se prépare ; ^ !
Mercy paraît , monté sur un barbe fougueux ;
Il apporte la mort , et son heure est venue ;
Il demande le sang , et son sang va couler ;
Un trait vengeur , parti d'une main inconnue ,
Immole ce guerrier , qui veut tout immoler… .....
Nous pourrions faire encore d'autres citations aussi heureuses
; il s'en faut de beaucoup , cependant , que tout
l'ouvrage soit de la même beauté ; on y trouve un assez
grand nombre de vers faibles , et de détails fastidieux . On
voit que le talent de Bernard n'est point fait pour décrire
des batailles ; ce poëme des guerres d'Italie ne détruira pas-
1
FRUCTIDOR AN XI. 405
1
sa réputation , mais il n'est pas fait pour l'augmenter .
Nous allons passer à l'examen des poésies diverses . Nous
citerons d'abord quelque chose de la charmante épître que
le poète adresse à ses vers en les envoyant à madame de
Pompadour.
"
Quittez mes vers , les ombres du mystère
Allez paraître au plus brillant séjour ;
Abandonnez les vallons de Cythère ;
Mais évitez l'éclat d'un trop grand jour.
Enfans , voués au culte de l'amour ,
Ne vous montrez qu'aux regards de sa mère.
Craignez aussi , dans vos jeux indiscrets ,
De vous livrer aux traits de la licence :
De la beauté voilez quelques attraits ,
Et ramenez au ton de la décence
Le coloris de vos tendres portraits .
Qu'avec plus d'art vos gazes retenues
Par un obstacle irritent le zéphir ;
Peignons toujours les Grâces demi -nues :
L'oeil qui voit tout perd bientôt tout désir.
En imitant les maîtres de la lyre ,
Craignez , mes vers , d'en suivre trop l'ardeur :
J'aime Catulle et son tendre délire ;
Mais trop souvent sa muse sans pudeur
Donne à l'amour un masque de Satyre.
Suivez Ovide ; osez dicter ses lois ;
Mais de son art épurez le système :
Il parle aux sens , et nous redit cent fois
Comme on jouit et non pas comme on aime.
Tibulle encor ce dieu du sentiment ,
"
Des voluptés voila trop peu l'image .
De ces Latins la langue était peu sage :
Galante , obscène et libre impunément ,
Elle dit tout la nôtre , un peu sauvage ,
Rougit d'un mot ; un rien lui fait ombrage :
C'est une prude , on la blesse aisément .
Ce serait sans doute un problême intéressant à résoudre
, que de chercher à savoir pourquoi la langue française
est en effet plus chaste que celle des Latins ; nous
ne sommes sans doute ni plus ni moins corrompus que les
Romains du temps d'Ovide et de Catulle ; mais la galante-
Gc 3 ·
406 MERCURE DE FRANCE ,
terie a pris , chez les modernes , des formes plus aimables ;
nous vivons plus avec les femmes que les anciens ; nous
avons pour elles plus d'égards , plus de respects ; et notre
langage en est devenu plus décent : au reste , il ne faut
pas croire que la morale ait beaucoup gagné à la décence
de notre langue : plus nos moeurs se sont corrompues ,
plus notre langage s'est épuré. Il est néanmoins un avantage
attaché à cette gêne à laquelle notre langue est asservie ;
elle a contracté un caractère de finesse , qu'elle n'aurait
point sans cela : l'esprit consiste souvent à laisser deviner
sa pensée ; il est plus difficile d'avoir de l'esprit , dans une
langue où l'on peut tout dire.
Bernard , qui se plaint ainsi de la pruderie de notre
langue , fait des tableaux plus voluptueux , plus dangereux
, peut - être , que ceux de Catulle et d'Ovide , quoiqu'il
n'emploie point ; comme ses modèles , des expressions
obscènes. Dans ses dialogues orientaux , il alarme -
quelquefois la pudeur des Grâces et de Vénus elle-même.
Son Art d'aimer est cependant plus décent que celui
d'Ovide ; il a de plus l'avantage d'avoir un plan beaucoup
mieux conçu et mieux suivi que celui du poète
latin . Ce poëme paraît ici avec plusieurs corrections ,
variantes et additions trouvées sur les manuscrits de l'auteur.
Nous citerons un nouvel épisode qui se trouve dans
le second chant..
1
Máis n'allez pas , Castillan ténébreux ,
D'une Isabelle esclave langoureux ,
Sur un balcon , fatiguant des cruelles ,
Chanter , gémir , et vous battre pour elles ;
D'autres climats , d'autres scènes d'amour.
Par cent beautés caressé tour-à -tour ,
L'Asiatique , en proie à la mollesse ,
Dans les excès consume sa jeunesse.
L'enfant du Nord , loin de ces voluptés ,
Suit par instinct des plaisirs peu goûtés ;
Il boit , il chasse , et , l'âme appesantie ,
Comme Aquilon , brusque són Orithie.
L'Ausonien , enflammé de désir ,
Dévot , profane, amant de tout plaisir ,.
FRUCTIDOR AN XI. 407
Enfle un sonnet de tendres hyperboles ,
Mais le tyran enchaîne ses idoles.
Ce peuple fier , né pour la liberté ,
L'Anglais gémit , captif de la beauté ;
Immole tout à son ardeur extrême ,
Sent comme il pense , et plein de ce qu'il aime,
Sombre , inquiet , trop sensible aux rigueurs ,
Donne à l'amour ses tragiques langueurs.
L'amant français , d'une main plus heureuse
Sème de fleurs sa carrière amoureuse ;
Léger , brillant , plein de grâce et de feu ,
On le verra , dans son rapide jeu ,
Changer d'objets , prodiguer ses tendresses ,
Mourir d'amour aux pieds de dix maîtresses ;
On le verra , souple , enjoué , badin ,
L'oeil enflammé , le champagne à la main ,
Par un couplet agaçant une belle ,
Chanter gaiement son martyre pour ellé .
Le Champagne à la main , est une expression impropre ;
ces autres vers sont faciles et ingénieux ; on trouve en
général dans ce poëme plus de grâce que d'imagination ,
plus d'esprit que de sensibilité : le style n'est pas toujours
exempt d'incorrections , les expressions et les tournures
n'y sont pas toujours poétiques ; mais l'Art d'aimer est
un de ces ouvrages auxquels chaque lecteur ajoute son
esprit , que chacun refait , pour ainsi dire , au gré de son
imagination : la jeunesse , sur-tout , y va chercher des
sensations qu'il n'est pas difficile de réveiller , et elle
apporte à ces sortes de lectures des dispositions toujours
favorables.
Je sais qu'on a reproché à l'auteur de l'Art d'aimer
d'avoir trop parlé aux sens , et d'avoir eu le tort qu'il reproche
lui-même à Ovide , dans ces vers que nous venons
de citer .
Il parle aux sens , et nous redit cent fois
Comme on jouit et non pas comme on aime.
Ce reproche est sans doute très-fondé ; mais il est probable
que Bernard n'aurait pas été lu , s'il s'en fût tenu aux
idées de Platon. Céladon est mort depuis long-temps , et
Cc 4
408 MERCURE DE FRANCE ,
l'Astrée n'est guères connue de nos jeunes gens . Il y a près
de cinquante ans , que Destouches a fait un tableau trop
fidèle de notre manière d'aimer . « On entre dans une as-
» semblée , dit cet écrivain , ou dans une compagnie , on
>> regarde , on choisit entre toutes les dames celle qui plaît
>> davantage , on lui jette de tendres oeillades , on lui fait
>> des mines , on cherche à lui parler , on lui parle ; la dé-
>> claration se fait dès le premier abord : si la belle s'en
» scandalise , ce qui n'arrive guères , on s'en moque , on
» n'y revient pas : si elle prend la chose de bonne grâce ,
» on lui fait des protestations , elle y répond , voilà qui
>> est fait ensuite on court ensemble au bal , aux spec-
» tacles , on médit du prochain , on prend du tabac , on
>> boit du vin mousseux , on avale des liqueurs , on passe
» les nuits au cours , on ne songe qu'au plaisir , on le
>> cherche ensemble tant qu'on a du goût l'un pour l'autre :
» dès que l'ennui se met de la partie , le Monsieur tire ·
» d'un côté , la Dame tire de l'autre , et l'on va s'accrocher
>> ailleurs :voilà de quelle manière naissent , s'entretiennent
» et finissent les passions d'aujourd'hui. »
Ce tableau n'est que trop vrai ; il n'à rien perdu de sa
vérité depuis 40 ans , et j'en suis fâché pour notre siècle ;
il faut convenir que nous n'avons pas le droit de reprocher
aux peintres des moeurs , aux poètes , de peindre ce
qu'ils ont sous leurs yeux , et avant de corriger leurs tableaux
, je pense que nous devons nous corriger nousmêmes
, si nous le pouvons encore.
:
Les madrigaux de Voltaire ont beaucoup contribué à
la réputation de Bernard ; mais il est probable que le philosophe
de Ferney adressait son encens au protégé de ma-
´dame de Pompadour , encore plus qu'à l'auteur de l'Art
d'aimer Bernard savait d'ailleurs très-bien apprécier les
illusions de la gloire ; il préféra toujours le repos à la célébrité
, les faveurs des grâces à celles des muses ; recherché
pour son esprit , chantant tour- à-tour l'amour et l'amitié
, il vécut heureux au milieu de ses amis et de ses
- maîtresses ; il se contentait de lire ses vers à Corinne , à
FRUCTIDOR AN XI. 409
Cinthie , qui les trouvait toujours charmans ; son Art
d'aimer , qui n'était connu que par des lectures particulières
, avait fait , pendant près de vingt ans , les délices de
quelques sociétés ; et lorsqu'enfin l'ouvrage parut au grand
jour , lorsque la critique vint flétrir les lauriers qu'il avait
cueillis dans l'ombre , l'auteur était tombé dans une
espèce de démence , il avait perdu jusqu'à son amour
propre ; il avait oublié jusqu'à ses vers. Combien de gens
de lettres ont dû lui envier cette destinée ?
Nous devons cette édition des Euvres de Bernard à
. M. Fayolle.
MICHAUD.
VARIÉTÉS.
Correspondance d'un Auteur de province avec feu
M. DE LA HARPE , dans le cours de l'an 9
( 1800 ) .
Première lettre à M. de la Harpe.
MONSIEUR,
Une grande réputation expose à de grandes importunités
. C'est à la vôtre que vous devrez imputer la liberté
que je prends de vous écrire , sans avoir l'honneur d'être
connu de vous , pour attirer un moment votre attention
- sur des choses qui probablement ne la méritent guères.
Le C. Deroy , commissionnaire en librairie , est chargé de
vous remettre , de ma part , deux petites brochures ; l'une ,
en prose , intitulée : Essai sur le vrai sens du mot LIBERTÉ ,
etc .; l'autre , contenant un recueil de vers , sous le titre
d'Essais en divers genres de poésie. Si je me bornais à cet
hommage , que beaucoup d'auteurs , bons ou mauvais , se
font sans doute un devoir de vous rendre , tout serait assez
dans l'ordre . Mais j'ai osé pousser mes prétentions plus
loin je me suis permis d'espérer que , si je vous en priais ,
vous auriez la complaisance de me lire ; et comme l'ima4ro
MERCURE DE FRANCE ,
gination va grand train quand elle est une fois lancée , j'ai
porté la folie de mes espérances jusqu'à me flatter que
vous ne refuseriez pas de m'éclairer de vos lumières. Je
disais un jour à M. l'abbé Delille , qui m'honorait de
quelques bontés , par un effet de sa grande facilité de
moeurs , que j'aimerais mieux être critiqué par vous , que
loué par beaucoup d'autres journalistes. Il trouva que
j'exagérais ; mais je crois que je n'avais pas tout-à-fait
tort , car vos critiques auraient pu m'instruire , même en
mortifiant mon amour propre ; au lieu que les éloges de
certains autres n'auraient flatté que très faiblement ma
vanité , et n'auraient pas plus servi à mon instruction qu'à
ma gloire.
1
En vous soumettant , Monsieur , ma petite brochure en
prose , je vous donne une grande preuve de ma confiance
dans l'équité de vos dispositions ; car j'ai pris la liberté
d'y combattre une de vos opinions . Ce n'est pourtant pas
que je me croie sûr d'avoir raison contre vous ; je suis
très-porté , au contraire , à me défier de mes idées , lorsqu'elles
sont en opposition avec les vôtres , et je vous
prie de ne voir en moi qu'un disciple docile , quoiqu'un
peu raisonneur , qui exerce , par ses objections , la patience
et la sagacité de son maître .
Je n'ai pas besoin d'une semblable apologie pour mes
vers , qui ne peuvent choquer tout au plus que votre goût
et votre oreille. Parmi toutes les raisons que j'ai de craindre
, pour ces faibles enfans de ma veine , la sévérité de
votre jugement , je ne sais quel sentiment confus me fait
espérer qu'ils pourront se recommander à vous par le
naturel , et que vous me saurez gré d'avoir suivi de mon
mieux vos leçons , en évitant l'affectation et le ton maniéré.
Heureux si , à cette simplicité , j'avais pu joindre l'élé.
gance poétique que j'ai cherchée peut- être en vain , cár
c'est un don qu'il faut sans doute avoir reçu de la nature.
Au reste , Monsieur , vous en jugerez , et je me jugerai
moi-même d'après votre décision . Je ne serais pas trèsmécontent
de moi , ni de vous , si par hasard vous portiez
FRUCTIDOR AN XI. 411
de mon recueil le même jugement que Martial a porté du
sien. Dans ce cas , je mettrais mon amour propre à ne
conserver que ce qui vous paraîtrait en mériter la peine ,
et à brûler tout le reste pour n'y plus penser. Le public
est rassasié de bons vers en tout genre , tant du siècle passé
que du nôtre , et son goût dédaigneux ne peut plus supporter
que l'excellent , qui devient toujours plus rare à
mesure que la mine s'épuise . C'est une consolation.pour
ceux qui n'ont que peu de titres à faire valoir , et même
pour ceux qui n'en ont point du tout.
Je suis bien honteux , Monsieur , d'avoir à vous dire ,
en finissant , que le débutant qui sollicite aujourd'hui vos
avis et vos bontés , est un homme de quarante et quelques
années. Vous trouverez qu'il est bien tard pour se mettre
sur les rangs , et qu'il est passablement ridicule d'avoir
attendu , pour faire une pareille folie , l'âge où l'on doit
avoir le plus de raison. Je conviens de tous mes torts , et
j'implore votre indulgence en me recommandant à votre
discrétion .
8
Agréez , Monsieur , l'hommage de ma considération
respectueuse..
Réponse de M. de la Harpe.
D.
(Paris , 25 avril . )
Il est bien vrai , Monsieur , que votre lettre m'a fait
assez de plaisir pour me répondre de celui que me feraient
vos vers. J'y ai reconnu un élève et un ami de l'abbé
Delille. Peut-être si vous ne l'aviez pas perdu de vue
depuis si long-temps , vous aurait-il engagé à travailler un
peu plus difficilement vos vers , comme disait notre maître
Boileau. Mais vous sentez aussi qu'on ne donne ces conseilslà
qu'à ceux qui sont de force à en profiter. J'ai été pare
ticulièrement satisfait de vos contes , quoiqu'un peu libres.
Mais j'avoue que ce qu'il y a de délicatesse et de sentiment
corrige du moins ce qu'il y a d'un peu libertin . Vous savez
raconter en vers , ce qui est assez rare. Quelque chose de
plus rare , c'est de faire comme Sénecé , qui se piquait
412 MERCURE DE FRANCE,
d'être un conteur à-la-fois agréable et moral , et qui en est
venu à bout. Il vous convient d'ambitionner la même.
gloire , et d'excuser un vieux barbon qui moralise sur le
tard , et tâche de donner des leçons meilleures qué ses
exemples.
Il y a loin de vos gaietés poétiques à vos raisonnemens
sur la liberté . Mais aussi vous êtes de ceux qui peuvent
dire :
Omisso quæramus seria ludo.
Vous n'êtes pas plus déplacé dans l'un que dans l'autre.
Ce n'est pas que vous m'ayez converti sur l'indépendance.
Mais ce n'est pas la matière d'une lettre , et il n'est pas
juste , quand vos contes m'ont amusé , que je vous ennuie
de mes argumens. Je me borne à vous remercier , en vous
priant d'agréer l'hommage de ma reconnaissance et de
mon estime. LA HARPE.
Deuxième lettre à M. de la Harpe.
C'est à moi à vous remercier , monsieur , d'avoir eu la
complaisance de me lire et de me répondre. Je me suis
trouvé très-honoré de votre attention , et je n'ai pas été
moins flatté de votre indulgence. Mon amour propre a
d'abord joué son rôle , car je me suis appliqué , dans ma
joie , le vers d'Horace ,
Principibus placuisse viris non ultima laus est.
La raison , qui est toujours la dernière à parler , m'a fait
entendre ensuite que je devais mettre sur le compte de
votre honnêteté , ce que vous me dites d'obligeant , et
croire principalement à la sagesse et à l'utilité de vos conseils
. Celui de faire des vers difficilement , n'est pas le plus
facile à suivre . Je vous assure que je ne l'ai jamais négligé
, quoique je sente très- bien combien je suis loin de
l'avoir observé dans toute son étendue . Mais que voulezvous
, Monsieur ? on fait des vers après avoir lu Virgile et
Racine , comine on chante au sortir d'un concert. On
satisfait son goût , sans oser s'y livrer sérieusement , et
FRUCTIDOR AN XI 413
de
comme on s'accoutume par modestie à mettre peu
prix à ce qu'on fait , on s'arrange par paresse de manière
que ce qu'on fait ne coûte à- peu-près que ce qu'il vaut . Si
jamais je refais des vers , les encouragemens que vous
voulez bien me donner , Monsieur , m'inspireront plus d'émulation
, et me feront faire des efforts plus soutenus
pour réussir dans cet art charmant que vous possédez si
bien. Je ferai ensorte aussi de ne plus mériter le reproche
de licence . Je suis plus honteux qu'un autre de m'y être
exposé , car rien n'est plus éloigné de mes moeurs et de mes
inclinations. Mais j'étais de bonne foi à cet égard , et je ne
croyais pas avoir passé , dans mes gaietés , les bornes que là
décence prescrit aux jeux de l'imagination , sur-tout dans
la poésie qui , comme vous le savez , a des priviléges bien
plus étendus que la prose. J'aurais volontiers pris pour
épigraphe , quæ legat ipsa Lycoris , en supposant que
Lycoris ne fût pas une jeune pensionnaire de couvent ,
mais une femme mariée de vingt- cinq à trente ans , familiarisée
avec les libertés ordinaires de la conversation .
J'allais même plus loin dans ma simplicité , et j'osais me
féliciter que mes plaisanteries n'offrissent aucun résultat
vraiment immoral , comme on peut le reprocher à la plu
part de nos meilleurs contes . Qu'une jeune fille , trahie par
sa sensibilité , éprouve un moment de faiblesse pour un
amant tendre et délicat , qu'elle a long-temps fait languir ,
si ce n'est pas un exemple à proposer aux demoiselles , ce
n'est pas non plus une chose bien épouvantable , et même ,
poétiquement parlant , il y a quelque chose de moral dans
ce dénouement qui , précédé d'une longue résistance , et
préparé par le sentiment , n'offre plus que la récompense
de l'amour fidèle et respectueux . Mais , sans parler des
polissonneries de Grécourt , et des saillies un peu fortes
de la Pucelle , qu'on nous intéresse à une jeune égrillarde
qui , sous prétexte d'entendre chanter le rossignol , va
coucher avec son galant ; cu à des commères qui s'applaudissent
des bons tours qu'elles ont joués à leurs maris ,
c'est là ce que Boileau appelle avec raison rendre le vice
44 MERCURE DE FRANCE ,
aimable, et c'est ce que je n'ai point fait , me croyant
d'ailleurs autorisé à quelques libertés modérées , par cette
autre décision du maître , qui a dit aussi :
1
Un auteur vertueux , dans ses vers innocens ,
Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens .
Mais en voilà bien long pour bien peu de chose ( c'est de
mes vers que je parle ) . Vous conclurez peut-être de cette
apologie que je ressemble à beaucoup d'autres qui ne veulent
jamais avoir tort. Veuillez croire aussi , Monsieur ,
que , si j'étais moins jaloux de votre estime , je mettrais,
moins d'intérêt à me justifier auprès de vous. Au reste ,
cela n'empêche pas que l'exemple de Sénecé ne soit trèsdigne
d'être imité , et je le prendrais bien volontiers pour
modèle , si je faisais encore des contes pour rire. Mais je
m'occupe à présent de contes d'une autre espèce , et je
me suis jeté tout-à-fait dans le sérieux. Vous avez la
bonté , Monsieur , de ne pas m'y trouver déplacé. Cela me
donne meilleure opinion de moi-même. Cependant , je suis
un peu humilié de ne vous avoir pas converti sur l'indépendance.
Il faut que je sois bien peu persuasif ! Je me
sauve , comme je peux , de cette petite mortification , en
me réfugiant dans mon système de tolérance , et puis , sur
la plupart des questions métaphysiques , en exceplant
celles dont la solution influe immédiatement sur nos actions ;
quand j'ai bien raisonné ou déraisonné , j'en reviens volontiers
à dire comme cet autre , à propos des Allobroges ,
que diable cela fait-il ?
Je vous demande bien pardon , Monsieur , de la longueur
de ma lettre. Mais voilà ce que c'est que d'encourager les
jeunes gens ; ils deviennent importuns par reconnaissance.
Ce n'est peut -être pas un bon moyen d'obtenir ma grâce ,
que de prendre avec vous de nouvelles libertés. Mais it
faut que je vérifie la prédiction d'Horace : Non missura
cutem , etc.
Au reste , Monsieur , ne vous donnez pas la peine de
FRUCTIDOR AN XL 415.
mẹ répondre , si vous ne voulez pas que je vous importune
davantage ; car je sens qu'il me serait difficile de ne pas
abuser de vos bontés.
Agréez , etc.
D.
Réponse de M. de la Harpe.
(Paris , 14 juin. )
C'est précisément , Monsieur , parce que vous écrivez
avec esprit , comme le prouve encore votre lettre et votre
apologie , et avec délicatesse , comme le prouvent vos
contes ; c'est parce que , s'il vous en souvient , j'y ai reconnu
expressément ce mérité , que j'ai pris la liberté de
les trouver d'autant plus dangereux. Pardonnez à un
vieux Mentor , devenu d'autant plus sévère qu'il a été plus
long-temps mauvais , et qui sait mieux que personne que
le poison préparé avec art , n'en est pas moins un
poison. Vraiment ce n'est pas avec des peintures grossières
que l'on séduit l'imagination , sur-tout celle des jeunes
personnes , c'est avec des tableaux tels que ceux que vous
tracez encore dans votre lettre. Les priviléges de la poésie
vont assez loin pour le monde , mais ne vont pas jusquelà
pour la religion , et c'est en son nom que je parlais ,
parce que la morale véritable n'est que dans la religion.
C'était l'avis de Rousseau qui n'était pas dévot , et qui a
été fort inconséquent, en faisant , dans un roman , ce qu'il
condamnait dans sa philosophie. Mais l'inconséquence
des actions ne détruit pas la vérité des principes.
?
Vous parlez des femmes mariées de vingt- cinq à trente
ans ; et qui vous dit que la jeunesse ne vous lira pas
Soyons de bonne foi : voudriez vous que l'on donnât de
pareilles leçons de résistance à votre fille , à votre femme,
à votre soeur ? Non , sans doute. Eh bien ! cet argument
est sans réplique en morale , et dès-lors le reproche est sans
excuse.
Songez que c'est un païen qui a dit , en louant la
sévérité des moeurs des Germains : Non hic corrumpere et
416 MERCURE DE FRANCE,
corrumpi sæculum vocatur. C'est la réponse à votre apo
logie , et c'est Tacite qui l'a faite , il y a long-teinps.
Je laisse là Grécourt qui mérite à peine d'être nommé.
Vous savez jusqu'où Lafontaine a porté le repentir de ses
contes qui ne lui avoient paru d'abord que des badinages
innocens. Mais pour ce qui est de la Pucelle , vous saurez
quelque jour tout le mal qu'à fait ce malheureux ouvrage ,
si saillant d'esprit , de poésie , d'impiété et de libertinage .
Je finis cette lettre qui devient trop grave , et vous invite à
des réflexions qui sont plus sûres que les discussions métaphysiques
. Je n'ai pu lire encore les morceaux que vous
me faites l'honneur de m'envoyer . Je suis accablé d'occu²
pations et d'embarras , et ma lettre ne vous prouve que
l'intérêt et l'estime que vous inspirez , et dont je vous prie
d'agréer les témoignages.
LAA HARPEE.
Troisième lettre à M. de la Harpe .
Quoique toujours un peu porté , Monsieur , à trouver
votre sévérité excessive , je ne puis cependant qu'en respecter
le principe . Je me permettrai seulement d'ajouter
à mon apologie que le conte qui vous a scandalisé n'est
point de mon invention ; le sujet en est pris de je ne sais
quel auteur allemand . Im .... se l'était déjà approprié , et
son imitation , qui figure encore très-innocemment dans le
recueil de ses poésies , fut annoncée dans le temps avec
éloge par l'Année Littéraire. Le hasard ayant fait tomber
cet extrait entre mes mains , je fis une attention assez légère
aux vers d'Im .... pour en perdre totalement le souvenir ,
mais le sujet resta gravé dans ma mémoire. Il était fait
pour séduire une imagination de dix - sept à dix-huit ans ,
et je n'eus point de repos que je ne l'eusse aussi versifié à
ma manière , ce que je fis avec la facilité ordinaire à cet
âge . Voilà comment M. Im.... et M. Fréron , son panégyriste
, m'ont induit en erreur . Pouvais - je m'imaginer
qu'un journal imprimé avec approbation et privilége , sous
la garantie de la censure , et la protection spéciale du
chargé
FRUCTIDOR AN XI.
417
BF
clergé de France , se permit de préconiser des choses contraires
aux bonnes moeurs et à la décence publique ? Je ne
dis point cela , Monsieur , pour attaquer votre jugement ,
mais seulement pour vous rendre compte des motifs de
ma sécurité ; et cela n'empêche pas que je ne sois disposé
à vous donner satisfaction sur cet article , malgré la révolte
secrète de ma vanité poétique exaltée par vos complimens.
Dans le doute , abstiens toi . Cette maxime du sage doit
suffire pour me décider. Je vous avouerai pourtant , à ma
honte , que ce motif a encore besoin d'être fortifié dans
mon esprit par le désir de complaire à un homme que
j'honore infiniment , et de lui payer , par ma docilité , le
prix de son indulgence . Je ferai donc , Monsieur , le sacrifice
de ce misérable conte , et je me soumets d'avance
à tous ceux que vous me prescrirez , soit au nom de la
sagesse , soit au nom du bon goût . Hélas ! je prévois qu'il
me restera bien peu de chose , rien peut-être ! Mais il faut
subir son sort de bonne grâce , et puisqu'il était de ma destinée
de ne faire que des sottises ou des bêtises , il vaut
encore mieux que ce secret reste entre vous et moi . Veuillez
donc , Monsieur , faire en ma faveur un dernier acte de
complaisance et de bonté , en me marquant ce que je dois
encore retrancher de mon mince recueil , pour le rendre
irréprochable à vos yeux , ou s'il faut le supprimer entièrement.
Je n'en ai fait , par bonheur , imprimer que cent
exemplaires , et , à une demi-douzaine près que j'ai distribués
, et qui probablement n'iront pas bien loin , le reste
est encore chez le libraire , où personne ne s'avise d'en
venir chercher . Ainsi , vous voyez , Monsieur , que je suis
dans une position très-favorable pour revenir sur l'impru
dence d'une première démarche . Racine ne fut pas si heureux
, lorsqu'il se repentit d'avoir fait ses tragédies . Ni
vous non plus , Monsieur , vous n'aurez pas le même avantage
, si jamais vous vous repentez d'avoir fait Warwick
Mélanie , et autres péchés de votre jeunesse , qui ont fort
scandalisé les bonnes âmes de ce temps-là.
J'ai vu avec peine , Monsieur , dans le premier numéro
Dd
418 MERCURE DE FRANCE ,
du Mercure , que vous renonciez à l'enrichir de vos extraits
. Le public y perdra beaucoup , et moi particulièrement,
car je me promettais un grand plaisir de la lecture
de ce journal , lorsque la voix publique m'autorisait à vous
en regarder comme le principal auteur . Peut - être se
mêlait- il , à mes espérances , quelques vues personnelles.
Peut- être la bonté avec laquelle vous m'avez traité , m'aurait-
elle donné la hardiesse de mettre sous votre protection
quelques vers innocens propres à tenir la place des
anciens logogryphes.... Mais voilà mes châteaux en Espagne
détruits , et ma fortune littéraire renversée par votre
fatale abdication ! Cependant le dépit que j'en ai ressenti
ne n'a point rendu injuste , et j'ai lu et relu le touchant
épisode d'Olinde et Sophronie , avec le plaisir que me fout
toujours les beaux vers. Comme je ne suis point assez sot
pour croire que vous ayez besoin de mes éloges , je me
bornerai à vous soumettre , avec toute l'humilité convenable
, une observation critique qui s'est présentée à mon
esprit dans le cours de cette lecture intéressante. Yous
faites tutoyer Aladin par Clorinde , qui commence par
l'appeler Seigneur. Il me semble que ces deux choses là ne
yont pas bien ensemble. Je sais bien que le Tasse les allic ;
mais peut- être le mot signor , en italien , est- il moins cérémonieux
que le mot seigneur en français ? Peut- être le
tutoiement est-il d'un usage plus commun et plus étendu
dans une langue que dans l'autre , et suppose-t-il là moins
qu'ici , l'absence de toute cérémonie. Quoiqu'il en soit
je vous avoue que ce seigneur à qui on dit tu et toi , ne
m'entre point dans l'oreille , et je me suis permis d'y subs
tituer, in petto , & roi ! ou sultan , comme dans Zaïre ,
-
Sultan, tieus ta parole , etc.
:
>
i Pardon , Monsieur , mille fois pardon de mon impertinence
mais je vais vous dire mon secret. Il me semble
qu'on peut se mettre plus à son aise avec des esprits supéfieurs
comme M. l'abbé de Lille et vous , qu'avec des esprits
ordinaires , que le sentiment de leur médiocrité tient
toujours sur le qui vive.
FRUCTIDOR AN X I.
}
et ne
J'ai lu quelque part , que les soldats du grand Frédéric
le traitaient assez fantilièrement un jour de victoire ,
l'appelaient pas autrement que leur vieux Fritz.Prenez-moi ,
je vous prie , pour un soldat de votre armée , et passez - moi
des libertés qui n'offensent point un grand général . Ce
que je me reproche le plus , c'est d'ennuyer le héros que
j'aime , par de longues lettres dont il n'a que faire . Mais
j'espère que mon héros excusera cette nouvelle importu
nité en faveur de mes bonnes intentions . Il verra que je
ne suis pas tout-à-fait incorrigible , et il saura compâtir à
Ja faiblesse humaine.
Agréez , etc.
Réponse de M. de la Harpe..
D.
( Paris , 5 septembre . )
J'arrive de la campagne , Monsieur , où les chaleurs
m'ont à-peu-près tué ; et la quantité de lettres qui m'attendaient
à Paris, ne m'a pas ressuscité . Car rien ne me coûte
plus que d'écrire des lettres quí , la plupart , ne sont que
des inutilités. La vie est si courte , et le temps si précieux !
Votre lettre a été distinguée de la foule une des premières ,
comme de raison. Je ne saurais vous dire combien votre
inodestie et votre bon esprit m'ont charmé. Avec cet esprit
là vous devez comprendre que les principes que j'ai
le bonheur de suivre aujourd'hui , sont un peu plus sévères
; et heureusement aussi un peu plus sûrs que ceux
de l'Année Littéraire ; cela est aussi clair qu'il l'est que
vous n'avez pas eu beaucoup de peine à faire mieux
qu'Im....
Vraiment oui je me reproche Mélanie , c'est -à-dire que
j'y vois des choses reprochables qui , par bonheur , peuvent
être corrigées. Mon intention première n'était pas
mauvaise , car j'attaque dans cet ouvrage un abus détestable.
Mais il ne faut pas confondre les hommes qui ont
tort , avec Dieu quí a toujours raison , et quelques endroits
tendent à inculper l'état religieux en lui-même , quoiqu'en
lui-même il soit bon ; c'est un genre de calomnie de ne
Dd 2
420 MERCURE DE FRANCE ,
montrer une chose louable que par l'abus qu'on en a
fait : cette faute sera réparée autant du moins qu'il est
en moi , et assurément l'ouvrage , bien loin d'y perdre , y
gagnera. La vérité sans alliage , en a plus de force et d'effet.
Quant à mes autres pièces de théâtre , je n'y vois rien ,
je l'avoue , de moralement repréhensible , rien de ce qui
amollit le coeur ou fait aimer ses faiblesses . Racine et Voltaire
ont épuisé cet art dangereux , grand en poésie , mais
toujours un peu contagieux , même suivant les maximes
de la sagesse humaine . Voyez ce qu'en pensait Rousseau ,
et il avait raison en ce point. Racine n'avait donc. pas tort
de songer au compte qu'il rendrait à Dieu de ses tragédies ;
mais je crois qu'il n'était pas inquiet sur Phède , Britannicus
, Mithridate et Iphigénie , et j'espère qu'Athalie
seule aura suffi pour faire pardonner Andromaque , Bérénice
et Bajazet. Pour Voltaire , il serait trop heureux de
n'avoir à se reprocher que ses péchés du théâtre . Quant à
moi , leur faible disciple , je n'ai que deux ouvrages ap¬
puyés sur l'intérêt de l'amour , Mélanie et Jeanne de
Naples , et dans l'une et l'autre , il n'y a rien de contraire à
la plus pure vertu . Il n'y en a point dans Virginie , ni dans
Philoctète , ni dans Coriolan . Dans Warwick il n'est que
comme moyen , et non comme passion ; ainsi que dans
les Barmécides , et dans Menzicoff, c'est le triomphe de
l'amour conjugal . Voilà ma confession , en fait de théâtre .
Je voudrais n'avoir pas à dire plus de meá culpâ dans la
´partie dramatique , que dans la partie morale . Mais ,
quoiqu'il en soit , j'y ai renoncé , parce qu'il y a mieux à
faire , sur-tout aujourd'hui.
Je n'ai point abdiqué pour le Mercure. On a , dès le
premier numéro , annoncé que je ne prenais aucune part
à la rédaction. J'ai seulement promis à mon ami Fontanes
quelques morceaux de poésie , et n'en ai encore envoyé
qu'un.
Vous pourriez bien avoir raison sur le tutoiement avec
neur : il se peut que le signor m'ait entraîné. Je crois
tant que j'en trouverais des exemples dans notre poésie
ise.
FRUCTIDOR AN XI. 421
Il m'a été impossible , au milieu des embarras d'un
emménagement , de retrouver votre recueil dans la foule
des brochures que je reçois. Mais tenez-vous beaucoup à
cês essais de jeunesse ? In sylvam ne ligna feras . On fait
trop de vers , parce qu'il est devenu trop facile d'en faire
avec tous ceux qu'on a faits . Songez qu'il n'y a plus de
place que pour l'excellent , tout au plus pour le bon , et le
bon même est rare. Permis de s'amuser comine on veut
chez soi ; mais pour mettre le public dans sa confidence ...`
Ah ! c'est une grande entreprise , et il y a toujours plus d'esprit
à ne pas plaider , qu'à risquer de perdre sa cause. Pardonnez
ces avis à l'intérêt et à l'estime que vous m'avez
inspirés. LA HARPE.
ANNONCE.
Barême sinoptique des poids ; tableau présentant dans
le même cadre la transformation réciproque des livres ,
des onces , des gros , des deniers et des grains de l'ancien
et du nouveau style , ensemble de leurs prix respectifs : le
tout distribué en deux parties ; la première consacrée au
calcul décimal pour ceux qui le préfèrent à l'ancien ; la
deuxième à l'ancien calcul , pour ceux qui ne sont point
encore familiarisés avec le nouveau ; par Aubry, géomètre .
Prix : 50 c . , et 60 c . par la poste . A Paris , chez l'auteur ,
rue de l'Hirondelle , n° . 3o , où il fait un cours public de
calcul décimal et de transformation , et où l'on trouve en
détail les Barêmes sinoptiques qui suivent , savoir , celui de
Faune de Paris , de la toise carrée , de la toise cube , de la
pinte , des titres d'or et d'argent et des monnaies , lesquels
ouvrages se trouvent également chez Bailly, libraire , rue
Saint-Honoré , Barrière des Sergens , et chez Dubroca ,
libraire , rue de Thionville. Ces nouveaux Barêmes ont
l'avantage précieux de convenir à toutes sortes de per--
sonnes , en ce que dans le même cadre is réunissent tout
ce que l'on peut désirer pour la transformation des nouveaux
poids et mesures , et qu'à la plus grande exactitude ,
se joint l'élégance de la forme et la commodité des moyens.
On voit avec plaisir que le public n'aura plus de prétexte
pour se plaindre des difficultés de la transformation .
Cet ouvrage se trouve aussi chez le Normant , rue des
Prêtres Saint-Germain - l'Auxerrois , nº . 42.
Dd 3
422 MERCURE DE FRANCE ,
POLITIQUE.
Enfin , on est sûr que l'empereur de Russie et le roi de
Prusse sont formellement investis de la qualité de médiateurs.
Dans l'état actuel de la guerre , et d'après la direction
qu'elle a prise , l'intervention de ces puissances était
inévitable. On dira ce qu'on voudra de la présence d'une
armée française sur le revers de l'Allemagne du Nord ;
elle ne peut être qu'incommode . Ce qui est plus incommode
encore , c'est la fermeture de l'Elbe et du Weser ,
et , en géneral , toutes les prétentions de l'Angleterre . It
' est curieux de lire la nouvelle signification qui a été faite
par le lord Hawkesbury , à toutes les nations neutres..
S. M. a reçu , depuis peu , la nouvelle qu'une partie des
rives du Weser ayant été occupée par les troupes françaises
, la navigation des bâtimens de §. M. et de ses
sujets n'est plus libre , et que par là la neutralité de re
fleuve a été violée . En conséquence , S. M. a jugé à prox
pos d'ordonner que l'embouchure de ce fleuve serait étroitement
bloquée. Il est dit plus bás , que S. M. est prêté à
lever le blocus aussi -tôt que ses bâtimens pourront , avec
sûreté , remouter ce fleuve concurremment avec ceux des
autres nations.
Telle est la prétention de l'Angleterre sur les blocus :
elle fait partie du code particulier maritime de cette
nation . On n'a le droit de marcher que quand elle marche ,
et de faire que ce qu'elle fait . Si son ennemi possède une
partie quelconque des rives d'un fleuve , comme elle est
gênée alors dans sa navigation , il faut que toutes les puissances
des territoires inférieurs ou supérieurs en soient
exclucs. Personne n'a le droit , en Europe , d'aller chez
soi , si l'Angleterre n'a en même temps celui de l'y accompagner.
On parle de restrictions faites par le gouvernement
britannique à l'acceptation de la médiation de la
Russie ; nous ignorons si cette doctrine et ces prétentions
en font partie.
FRUCTIDOR AN XI. 423
Quand un peuple se sépare ainsi de toutes maximes de
droit reconnu parmi les nations , il ne reste plus qu'à s'en
séparer aussi . Il y a déjà quatre régencés barbaresquėš .
On peut , quand on voudrá , en compter une cinquiëmé ;
on fera bien même de lui payer un tribut , pour qu'elle
venille bien permettre aux nations dé l'Europe de naviguer
sur les fleuves et sur les mers. Ce ne sont point icf
des prétentions qui tiennent seulement à une fumée d'orgueil
; on pourrait alors n'y faire point d'attention , ét
passer outre sans les accorder , où les contester. Les puissances
médiatrices ont déjà éludé toutes ces questions
dans leur dernière pacification avec l'Angleterre . Elles
peuvent l'éluder encore. Malheureusement voici ce qu'elles
n'éluderont jamais , c'est de ne pouvoir être en paix du
moment que l'Angleterre sera en guerre. L'Angleterre ,
en éffet , ne peut avoir de contestation , qu'aussi - tôt elle
në renouvelle et sa prétention des blocus et celle de
fouiller tous les bâtimens neutres , t celle de les amener
dans ses ports , et celle , en un mot , de détruire , par le
seul fait qu'elle est en guerre avec une nation , la navigation
de toutes.
Le commerce de l'Europe est tellement fait aujourd'huï
à cet ordre de choses , que le premier coup de canon tirẻ
par l'Angleterre y devient constamment le signal de l'interruption
de toute entreprise maritime. Quel est , en
effet , le négociant un peu sense qui oserait , dans ce cas ,
risquer sur les mers des navires et des capitaux , dont le
prémier corsaire anglais est autorisé à disposer ; qui sont
amenés dans les ports anglais , avec la certitude d'y périr
moins pour leurs maîtres , si , après des délais et des
vexations sans nombre , on ne juge pas à propos de les
adjuger au preneur . Les cours d'amirauté anglaise savent
très-bien qu'en autorisant ces imiquités , le résultat scra
qu'aucun commerce ne se fera sur les mers qu'avec des
navires anglais. La guerre , qui est un fléau pour les autres
peuples , se trouve ainsi , pour l'Angleterre seule , un
moyen de richesse et de prospérité.
au
Dd 4
424 MERCURE DE FRANCE ,
L'Europe ne peut demeurer plus long-temps dans une
situation semblable. Puisqu'elle est investie comme média,
trice de ce démêlé , il faut qu'il soit jugé ; il faut que
toutes les puissances se réunissent pour mettre un terme a
ce scandale ; il faut que l'Angleterre rentre dans le pacte
commun des nations civilisées ; il faut qu'elle renonce à
imposer au monde entier ses lois particulières , et les pré-.
tentions qu'elle s'est créées ; il faut enfin que l'époque
présente voie sanctionner pour tous , les droits communs à
tous. Sans cela l'Angleterre doit être à jamais reléguée
dans son île , exclue de tous les marchés de l'Europe , de
toutes les relations sociales , et alors on n'entendra plus
parler d'elle que par les malles de l'Inde ou celles de
l'Amérique.
Quelques politiques sont loin de partager ces vues. A
les en croire ce n'est pas l'Angleterre qui est dangereuse :
c'est la France ; ce n'est pas l'Angleterre qui a de l'ambition :
c'est le premier consul. Les Anglais font circuler dans
toute l'Europe les plus beaux manifestes. On y trouve que
le chef de la France est loin de se trouver satisfait de la
domination de trente millions de Français ; qu'il lui faut
encore celle du monde . On cite à ce sujet les Romains , et
on conclud que c'est contre la France que l'Europe doit
se réunir .
Nous doutons que ces considérations et tout le monve
ment dont on les appuie aient aujourd'hui une très-grande
fortune. Nous ignorons les obligations que les puissances ..
du continent peuvent avoir à l'Angleterre. Nous connaissons
celles qu'elles ont au chef de la France. Qu'elles
jettent les yeux sur leur situation passée ; qu'elles cons:-
dèrent leur situation présente. A- t- on déjà oublié le temps
où aucune dignité , aucun rang , aucune richesse , aucune
considération n'étaient en sûreté en Europe ? Aujourd'hui
si tous les droits s'y trouvent raffermis , si les sentimens
qui sont les plus chers aux hommes y jouissent de quelque
sécurité , est- ce aux défaites de M. de Cobourg ou à celles
de Melas que l'Europe en a obligation ? Est- ce à la défaite
FRUCTIDOR AN XI. 425
de M. le duc d'Yorc à Dunkerque ou à sa capitulation
en Hollande ? Qui a triomphé de cette révolution qui ,
triomphait de tout ? A qui l'Europe doit-elle la conservation
de ses intérêts les plus sacrés ? A cet homme, même
qu'on lui propose d'attaquer , et qui a été sans doute son
ennemi , mais qui a été encore plus son sauveur et son
libérateur.
L'Angleterre se vante de son union et de son esprit :
public. Ignore- t-elle qu'il suffirait de relever en France la
caverne de la rue Saint- Honoré pour tout mettre en Angleterre
en confusion ! Les deux cent mille hommes qui couvraient
les plaines de Copenahgenhouze n'existent- ils plus?
Ignore-t- elle qu'il ne faut pour les rassembler de nouveau
que les droits de l'homme et un bonnet rouge ? Avec ses
mesures forcenées elle peut mettre en péril de nouveau
ses lois , ses finances , ses milices , sa flotte . L'Europe ,
très-probablement ne suivra point son exemple. Elle ne
l'imitera ni dans son papier- monnaie , ni dans ses impôts
exorbitans , ni dans sa levée en masse ni dans aucune
de ses folies.
C'est peut- être sur l'état de la France que ses ennemis
fondent leur espoir. Nous ne saurions trop exhorter les
hommes d'état à se méfier à cet égard et des petites suggestions
de la haine , et des faux calculs de quelques
prétendus observateurs , et des fausses conséquences de
quelques mauvais rapports . Dans tous les temps il y a eu
en France et beaucoup de mécontens et beaucoup de
frondeurs. Dans sa situation actuelle , il est impossible
qu'il n'y en ait aussi beaucoup . Mais de quelque manière
qu'on se peigne ces mécontentemens et ces murmures ,
qu'on se garde d'y attacher beaucoup d'importance ,
et-sur-tout d'y espérer un appui . Veut-on savoir comment
se conduisent en général les petites haines. Le premier
jour on est secrètement satisfait de voir un ennemi éloigné
s'armer contre un ennemi présent le second jour on se'
demande ce qui en résultera . Le troisième jour on conmence
à comprendre que ce qui arrive est encore pire que
426 MERCURE DE FRANCĚ ,
ce qu'on avait ; et on se réfugie par raison dans une ligne
qu'on avait abandonné par humeur . C'est ainsi qu'à
Clichy une haine commune réunit momentanément contre
le directoire un parti qui se divisa bientôt par ses voeux
divers. Il ne fallut , pour le dissoudre , que l'aspect prochain
de conséquences qui n'avaient pas été prévues.
Que ceux qui prétendent à quelque sagesse dans leur ·
recherche sur l'état de la France , fassent bien attention
à ce caractère. Sans cela , ils risquent de tomber dans des
erreurs graves. L'accusation d'ambition a plus d'appa- ·
rence mais n'a pas plus de vérité . On peut se plaindre'
de notre influence sur la Suisse et sur la Hollande. Cette
influence a été calculée sur des intérêts de sûreté plus que
sur une cupidité de domination . Quand on n'est pas encore
bien assis au dedans , il est naturel qu'on craigne lemoindre
ébranlement au dehors. Et on peut dire alors :
.. Regni novitas me talia cogunt
Moliri , et late fines custode tueri.
La France a une ambition plus réelle : c'est de soutenir
à la paix la gloire qu'elle a acquise à la guerre ; c'est de
chercher à rétablir son commerce , lier tout son territoire
par des canaux , à se rendre célèbre par des entreprises
utiles et hardies , à vivifier tout son sol , à faire
renaître , ou à remplacer ses colonies . Tous ces m'ouvcmens
d'une ambition inrocente , sont plus de nature à
exciter l'émulation que la jalousie. Ils n'ont rien d'offensif.
La France veut faire ce qui lui convient , et le
laisser faire aux autres. Hélas ! ce n'est pas par le bonheur
et la prospérité que les nations sont redoutables au dehors,
c'est bien plus souvent par leur inquiétude , et leur manque
de paix et de félicité intérieure .
NOUVELLES DIVERSE S.
PARLEMENT IMPÉRIAL.
1
Ĉ HAMBRE DES COMMUNE S..
Séance du 2 août.
On n'a recueilli dans les gazettes que des extraits de
cette séance, qui a été prolongée fort avant dans la nuit .
FRUCTIDOR AN XI. 427
Le colonel Crawford avait à peine dit quelques mots sur
l'objet de la discussion qui allait avoir lieu ( la défense de
lá nation) , que , sur la motion de M. Frankland , on fit
évacuer toutes les galeries .
Le colonel Crawford a parlé fort longuement sur la nécessité
de faire des retranchemens pour la défensé du
royaume , et pour la protection de la capitale . Il est entré
dans tous les détails historiques de la tactique militaire
pour appuyer son opinion. Il a ensuite témoigné sa surprise
que le gouvernement eût refusé les offres de service
de l'héritier présomptif de la couronne. Il à parlé en fa- '
veur de l'établissement d'un conseil de guerre.
Le secrétaire de la guerre combattu plusieurs des opi
nions du colonel ; il était cependant d'avis que l'établissement
d'un conseil de guerre était généralement une mesure
sage; mais que , dans la circonstance actuelle , c'était une
altaque directe contre l'administration de l'armée confiée '
aux soins du duc d'York .
M. Barham a parlé dans le même sens que le colonel
Crawford ; il a censuré amèrement la conduite des ministres
relativement au prince de Galles , dont les services
pouvaient être d'une si grande utilité dans les circonstances
actuelles .
M. Tyrwihtt a parlé en ces termes : « M. le prési
» dent , ayant l'honneur d'occuper une place dans la mai-
» son de l'illustre personnage dont il est question dans la
» discussion actuelle , je ne crois pas devoir plus long-
» temps garder le silence. Le prince , depuis le commen
» cement de la guerre , a inanifesté le désir de servir son
pays , et ses intentions à ce sujet ont été connues des
» ministres de S. M. Il est en outre de mon devoir dé
» déclarer que si les services de l'illustre personnage dont
» il s'agit ont été rejetés , j'ai la preuve qu'il ne faut pas
» en accuser le commandant en chef. »
M. Hawkins Browne a fait une vive peinture de tous
les maux que le peuple avait à attendre de la liberté
française.
M. Fox a parlé fortement en faveur de l'établissement
d'un conseil de guerre. Il a sur-tout déployé tous les mouvemens
de son éloquence en parlant du prince de Galles
et des troubles de l'Irlande . « Quels peuvent être vos motifs
( a-t- il dit ) pour refuser les services de l'héritier
présomptif? Est- il trop vieux ? est-il trop jeune ? En
» avez-vous fait un colonel , il y a vingt-deux ans , par
428 MERCURE DE FRANCE ,
» forme de gratification , et seulement pour lui fournir
>> une petite ressource pécuniaire ? Ne sait- on pas qu'il
» est à la fleur de l'âge , à cette époque de la vie où
>> l'homme est capable de la plus grande énergie ? J'at
» tends , et la nation attend comme moi , que les minis-
» tres déclarent pourquoi il est ainsi traité ? »
M. Fox a ensuite proposé , «< que la chambre présentât
» une humble adresse à sa majesté , pour la prier de nom-
>> mer un conseil militaire , composé d'officiers-généraux
» et de tous autres individus qu'il lui plairait de choisir
» pour donner leur avis lorsqu'ils en seraient requis par
» sa majesté , par le commandant en chef et par les mi-
» nistres , sur les moyens de défense qu'il conviendrait
» d'adopter. »
Le chancelier de l'échiquer a répondu à plusieurs des
argumens du colonel Crawfort. Quant aux interpellations
qui lui ont été faites relativement au prince de Galles , il
n'y a personne plus disposé que je ne le suis à rendre toute
la justice qui est due à des sentimens si dignes du rang et
du caractère connu de l'illustre personnage dont il est
question. Mais ici je m'arrête , et je déclare qu'il ne faudra
rien moins que l'ordre exprès de S. M. et l'autorité de
cette chambre , pour me forcer à l'avenir d'ajouter un seul
mot à ce que j'ai dit sur ce sujet ..
Le général Maitland a parlé contre la motion , alléguant
qu'il existait déjà un conseil de guerre.
M. Calcraft a répondu à une objection du chancelier
de l'échiquer , que la mesure proposée était sans exemple .
Il a observé que les circonstances où l'on se trouvait étant
sans exemples , il fallait avoir recours à des moyens extraordinaires
de salut public ; il a témoigné sa surprise que
les ministres s'expliquassent avec autant de réserve en parlant
d'un prince dont la conduite est si digne d'éloges. Le
prince de Galles , a -t- il dit , n'a pas eu d'autre grade que
celui de colonel depuis 1782. Son frère est feld -maréchal ,
commandant en chef; trois autres de ses jeunes frères sont
lieutenans- généraux , et l'héritier de la couronne , celui
qui est le plus intéressé à la défendre , n'a d'autre grade
que celui de colonel.
M. Sheridan , et les colonels Hutchinson et Wood ont
parlé en faveur de la motion .
On est allé aux vois : MM. Crawford et Sheridan , ayant
été désignés pour compter les votes , le résultat a donné
38 voix en faveur de la motion , et 65 contre.
FRUCTIDOR AN XI. 429
1
Londres , 4 août.
Trois pour 100 consolidés , 53 1 /4.- Omnium , 7 3/4.
Les prises suivantes sont annoncées :
Un corsaire français de 22 canons ;
-
Un vaisseau de la compagnie des Indes anglaise , le
Culland's- Grove , a été pris par le corsaire français la
Blonde. Ce bâtiment est assuré à Lloyd pour 100,000 l . st.
Du 5. -Trois pour cent consolidés 55. -Omnium 8 1/2.
Nous avons reçu ce matin des nouvelles de Dublin.
La ville était tranquille .. On a fat plusieurs arrestations.
Les nouvelles du Sud ne sont pas aussi favorables . Plusieurs
de ceux qui avaient été bannis , ont reparu en
Irlande. La ville de Cork est dans un état de fermentation.
Cependant la légion de Loyal-Cork et le corps des
Yeomanrie y prennent une attitude formidable.
On croit qu'il y aura bientôt un échange de prisonniers
entre la France et l'Angleterre , et qu'on est
sur le point de nommer des commissaires pour cet effet.
Du 6.-Trois pour 100 consolidés , 52 3/4.- Omnium,
8 514.
On a reçu , ce matin , des nouvelles importantes de
Jersey, par un vaisseau qui avait quitté cette ile vendredi
dernier. Les Français embarquaient un corps considérable
de troupes à Saint-Malo et à Granville. Quelques avis ,
que l'on croit exagérés , en portaient le nombre à 50,000 .
On s'attendait à une attaque sur Jersey et Guernesey ; mais
nous ne croyons pas que ce soit là le but de ces grands
préparatifs. Nous croyons très-sérieusement qu'on tentera
une invasion . Peut-être des événemens récens pourraientils
l'accélérer ; et Bonaparte qui se proposait de rester
plus long-temps dans les Pays-Bas , a tout-à-coup changé
de résolution , et il doit retourner à Paris sous peu de
jours ; il n'y restera que peu de temps , et il se rendra
incessamment sur les côtes de la Bretagne .
-
Les nouvelles de Dublin , et celles du nord et de
l'ouest de l'Irlande sont très-favorables. Celles du midi ne
sont pas aussi satisfaisantes . On a arrêté 14 personnes à Cork,
au nombre desquelles est un lieutenant de Yeomanrie .
et
-Les deux bills qui ont été adoptés dans le parlement
en conséquence de la révolte , ont été reçus lundi à
Dublin ; et l'on publia , mardi , deux proclamations ,
l'une pour annoncer l'existence de la loi martiale
l'autre offrant une récompense de 50 liv . sterl . en faveur
de ceux qui parviendront à découvrir et à arrêter les premiers
cent individus impliqués dans l'insurrection du 23.
430 MERCURE DE FRANCE ,
On a reçu ce matin des dépêches du lord Nelson
que l'on dit être d'une grande importance. Leur contenu
n'a pas transpiré , mais on suppose qu'elles sont relatives
aux mesures que sa seigneurie a cru devoir adopter en
conséquence de l'entrée des troupes françaises dans les états
napolitains.
On a établi des signaux entre les forces sur le rivage
et les vaisseaux de guerre , au moyen desquels on peut être
informé sur-le- champ de l'approche d'un ennemi.
Nous avons reçu dernièrement de France des avis
d'une source très-authentique , qui parlent en termes trèspositifs
des différens endroits où les armées ennemies
doivent faire une invasion.
Vingt mille hommes seront dirigés du Havre vers la
côte de Sussex , ils feront en sorte de débarquer près de
Brighton .
Les flotilles de Boulogne , Calais , Dunkerque , Ostende ,
et de la Hollande se dirigeront vers la côte opposée , sans
faire aucune jonction entre elles , même dans le cas d'une
attaque par les flottes anglaises . On indique les principaux
points où la descente s'effectuera , dans les comtés de
Sussex de Kent et d'Essex. Les troupes qui auront le
bonheur d'arriver , feront sur-le-champ leur jonction pour
marcher sur Londres.
Toutes ces divisions mettront à la voile lorsque les
soirées seront longues et les nuits obscures.
Du 8. -Les 5 pour cent consolidés , 52 1 / 2. — Omnium , 9.
Nous avons reçu ce matin deux malles de Dublin et
une de Waterford . La capitale continuait àêtre tranquille :
mais on a fait de nouvelles arrestations , et plusieurs dans
la classe aisée. On a arrêté quelques personnes à Holyhead
et à Liverpool , et l'on soupçonne que ce sont les chefs .
Les nouvelles du Midi sont beaucoup moins favorables
que celles de Dublin. Tout prouve que la révolte avait
des ramifications dans les principales parties de l'Irlande .
+
-Il est arrivé hier soir une malle de Hambourg. La
violation de l'indépendance de l'Hanovre par la France ,
et le blocus de l'Elbe et du Weser , qui n'est qu'une suite
de cette violation , ont plongé le commerce de Hambourg
et des autres villes dans une grande détresse. Cependant la
Russie , toujours aveugle sur ses vrais intérêts , continue à
de favoriser les vues de la France , et se propose , dit-on ,
mettre une flotte considérable en mer , si nous faisons la
moindre tentative de bloquer le Sund.
La chambre des communes s'est ajournée à mercredi ,
FRUCTIDOR AN XI. 431
!
pour laisser à celle des lords le temps d'émettre son vote
sur les bills qui ont été soumis , et le parlement sera prorogé
jeudi on vendredi au plus tard. Il est certain qu'il
reprendra ses séances dans le courant de novembre.
-
On a reçu , samedi , des dépêches du lord Nelson ,
écrites à bord de l'Amphion , le 8 juillet , à la hauteur de
Toulon. Sa seigneurie avait joint la flotte ce jour- là , et
avait trouvé la flotte française , à Toulon , égale en force
à la sienne ; mais on ne s'attendait pas qu'elle se hasardât
à sortir avant d'avoir une supériorité décidée.
Le brick français , l'Epervier , de 16 canons , capturé
par la frégate l'Egyptienne , est arrivé à Spithead. On dit
qu'il était commandé par Jérôme Bonaparte , frère du
premier consul . Il est certain que son bagage était à bord
du brick , et l'on assure qu'il est actuellement lui-même à
bord de l'Egyptienne, ( Extrait du Courrier. )
-
Du 13. Les 3 pour 109 consol . , 522.- Omnium , 8 .
Le roi a fermé hier la session du parlement qui se
trouve prorogé au 6 octobre prochain. S. M. n'a fait dans
son discours aucune allusion à l'invasion de l'Hanovre , ni
aux dispositions des puissances du Continent. Cependant
si les ministres de S. M. avaient eu des avis favorables à
communiquer , relativement aux puissances du Nord , ils
n'auraient pas manqué de le faire dans un moment où l'on
est dans une si vive inquiétude à ce sujet .
-
Il est arrivé , ce matin , une malle de Dublin . La ville
doit être divisée en cinquante sections , dans chacune desquelles
il y aura un comité de dix ou plus , des principaux
habitans , qui sera spécialement chargé de maintenir la
paix et le bon ordre , etc.
-
On va s'occuper sur-le-champ de faire des retran
chemens depuis la commune de Galleywood en Essex jus
qu'à Windsor , qui offre un site élevé propre à protéger
la grande route de Londres. On y établira plusieurs redoutes.
Ce travail commencera lundi prochain.
Défense des côtes.
La côte d'Angleterre est divisée en districts de croisières
, dans chacun desquels un officier distingué dans la
marine a sous ses ordres une flotte convenable de gros et
petits vaisseaux . Sir Sidney Smith occupe la station entre
Harwich et l'embouchure de la Tamise . Lord Keith , qui
est commandant en chef dans les Dunes et la merdu Nord ,
a pris des mesures pour renforcer celles des stations qui
en auraient besoin , sans dégarnir les autres points. Nous
espérons ainsi être en mesure contre les ruses corses.
432 MERCURE DE FRANCÉ ,
1
Mercredi , en conséquence d'un ord e des lords de l'a
mirauté , le capitaine Jervis se rendit à bord de la corvette
l'Epervier , à Spithead , pour faire des recherches si
Jérôme Bonaparte qui la commandait ne se trouvait pas à
bord. Il examina et interrogea chaque homme en particu
lier , et ne put se procurer aucune information relative
ment à lui . Le capitaine Jervis était accompagné par un
lieutenant du Magnificent , qui connaît la personne de Jérôme
Bonaparte . L'Enervier avait une partie de son bagage
à bord , et beaucoup d'animaux et d'objets d'histoire naturelle
qui lui appartiennent. ( Extrait du Courrier. )
PARIS.
Lundi dernier , jour de l'anniversaire de sa naissance
le premier consul reçut les autorités constituées en corps.
Il donna audience ensuite au corps diplomatique. Dans
cette audience , M. le bailly de Ferrette remit ses lettres
de créance en qualité de ministre plénipotentaire de l'ordre
de Malte. Le soir le Te Deum fut chanté dans l'église métropolitaine
, en commémoration et en action de grâces
de la naissance du premier consul en 1769 , de sa nomination
au consulat à vie et de la signature du concordat.
-Il a été question dans les papiers publics d'un navire
qu'on a vu remonter la Seine sans vent et sans voile . Un
M. Maguin de Rouen réclame la priorité de cette décou
verte , et s'engage à démontrer que sans construire un seul
nouveau navire , nous en avons assez pour faire arriver dans
tous les temps deux cent mille hommes en Angleterre. ⠀
On écrit d'Espagne que l'approche d'une armée française
a fait beaucoup de sensation . On porte à 30 mille
hommes l'armée qu'on dit prête à entrer dans ce pays.
On y arme 30 vaisseaux.
-Dix vaisseaux de ligne sont , en ce moment , en état de
service à Toulon . Trois autres , qui sont en construction ,
vont être prêts incessamment. Le 14 , on a lancé un vaisseau
de 8o canons.
La Turquie , avec toutes les puissances maritimes du
midi , sont prêtes à se joindre à la Russie unie à toutes les
puissances maritimes du nord , à l'effet de faire respecter
leur neutralité et leur commerce.
Lesvilles de la Mecque et de Médine viennent d'être
prises par les nouveaux sectateurs arabes .
-Des gazettes publient que des troupes prussiennes
pourront occuper incessamment l'embouchure de l'Eibe
et quelques ports du nord de l'Allemagne.
( No. CXIII. ) 9 FRUCTIDOR an
( Samedi 27 août 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
POESIE.
MES ADIEUX AU PRYTÀNÉE ( 1 ) .
ADIEU , séjour paisible ! où , fuyant la paresse ,
J'ai , dans des jours sereins , vu fleurir ma jeunesse ;
Où mon luth , jeune encor sous mes timides doigts ,
Apprit à résonner pour la première fois ;
Retraite , où la gaieté , compagne de l'étude ,
Si long-temps de mon coeur chassa l'inquiétude ,
Adieu ! Dix mois ont fui , depuis que , dans mes vers
J'ai chanté l'Espérance et ses charmes divers : 1
Moins heureux aujourd'hui , que , loin de cet asile ,
Une loi rigoureuse , hélas ! trop tôt m'exile , ^ -
Muse chère à ces lieux , vois d'un ceil maternel ,
Mon dernier grain d'encens fumer sur ton autel !
Il faut donc fuir tes murs ô retraite chérie !
De quels touchans regrets mon âme est attendrie !
"Y
( 1 ) Ces vers ont été récités à la distribution solennelle des prix du
Prytanée de Paris , en présence du citoyen Chaptal , ministre de l'intérieur
, et du citoyen Fourcroy , conseiller d'état , chargé de la direction
et surveillance de l'instruction publique .
Ee
434 MERCURE DE FRANCE ,
moeurs
"
Eh ! quel est le mortel qui , sans verser des pleurs ,
Pourrait quitter les lieux où l'on forma ses
Les lieux témoins des jeux où se plut son enfance ,
Témoins des premiers pas qu'il fit dans la science ?
Soit que le jour renaisse , ou qu'il cède à la nuit ,
Ce douloureux penser m'assiége et me poursuit
Et si parfois encor ma gaieté se déploie ,
Cette idée aussitôt vient attrister ma joie :
Malgré moi , je répète : Adieu , tendres amis !
Vous ne me verrez plus , aux inêmes lois soumis ,
Revenir chaque année , après deux mois d'absence ,
De vos jeunes succès partager l'espérance .
Cet heureux temps n'est plus ! Dans des jours de repos ,
Vanvres ( 1 ), jadis si cher aux plaisirs d'un héros ,
Ne me reverra plus sous son antique ombrage ,
Tantôt dans une lutte exercer mon courage ,
Et tantôt , las de jeux , seul , avec un ami ,
D'une lecture aimable égayer mon ennui .
Semblable au malheureux qui , sur une autre plage ,
De son pays absent ne voit plus que l'image .
9
Mais que dis - je ? pourquoi chercher à me tromper ?
Du monde vers ces lieux je pourrai m'échapper.
Ah ! quel plaisir alors de revoir cet asile ,
Dont la paix protégea mon enfance tranquille
De me dire : en ce lieu des maîtres indulgens
Ont avec intérêt cultivé mon printemps ;*
Et si de quelques fruits s'est paré mon automne
Je dois à leurs talens en offrir la couronne.
De mes premiers travaux , de mes premiers plaisirs,,.
Tout m'y-rappellera les touchans souvenirs :
Maison de campagne du Prytanée , qui appartenait autrefois à
la maison de Condé.
FRUCTIDOR AN XI. 435.
Là , d'une adroite main une balle lancée
Allait et revenait , poussée et repoussée ;
Cent fois sur cette pierre , une corde , en sifflant ,
Passait et repassait sous mon pied bondissant ;
Ici , j'ai vu deux camps : deux bruyantes armées
Paraissaient d'un beau feu pour combattre animées ;
Combat d'un nouveau genre , où l'agile assaillant
Provoque le danger , et triomphe en fuyant.
Flatteuse illusion ! image enchanteresse !
frères !
Qui viens pour un moment consoler ma tristesse ,
Tu fuis ! et tout , hélas ! me redit , en ce jour ,
Qu'il faut , loin de ces murs , m'exiler sans retour.
Mais , avant ce départ , vous , mes amis , mes
Pupilles de l'État qu'ont défendu vos pères ,
Permettez qu'à l'État j'offre dans ce moment ,
De concert avec vous , ce modeste présent ( 1 ) .
Que du moins les enfans qu'adopta la patrie ,
Trop jeunes pour donner et leur sang et leur vie ,
Dans ces jours d'héroïsme , où l'on voit les Français
Se disputer l'honneur de châtier l'Anglais ,
De ce léger tribut concourent , pour abattre
L'ennemi que leurs bras eût mieux aimé combattre.
Par le C. REGLEY , élève du cours de rhétorique.
PLAINTES DE LA MÈRE D'EURYALE ,
SUR LA MORT DE SON FILS.
Traduction de Virgile , Enéide , liv. 9.
DEs rayons pâlissans d'une faible lumière
L'amante de Tithon embellissait la terre ;
( 1 ) L'élève était chargé de présenter au ministre l'offrande du Prytanée
pour la descente en Angleterre.
E e 2
436 MERCURE DE FRANCE ,
Appelant ses guerriers , Turnus s'arme : soudain
S'étendent devant lui ses bataillons d'airain ,
Et les chefs distingués , en marchant à leur tête ,
Aiguisent leur courage au combat qui s'apprête .
De Nisus , d'Euryale , on suit , à cris pressés ,
Les fronts pâles , sanglans , sur deux lances dressés.
La droite des remparts d'un fleuve est protégée ;
La troupe des Troyens à la gauche est rangée :
Debout au haut des tours , ces tristes combattans
Voyaient ces fronts connus , d'un sang noir dégouttans ,
Pour divulguer leur mort , la prompte renommée ,
A dirigé son vol vers la ville alarmée .
La mère d'Euryale , à ce récit cruel ,
Sent ses membres saisis d'un tremblement mortel .
La toile , de sa main , tombe au loin déroulée ;
Et , dans son désespoir , la tête échevelée ,
Se déchirant le sein , poussant des hurlemens ,
Eperdue , elle court vers les retranchemens ,
S'élance aux premiers rangs ; dans ses vives alarmes
Oubliant les périls , les guerriers et les armes 2
De ses accens plaintifs elle remplit les cieux :
« Euryale , est-ce toi que l'on offre à mes yeux ?
» Toi , le dernier soutien de ma longue vieillesse !
» As-tu pu me quitter , et tromper ma tendresse ,
» Cruel ? et t'engageant dans ces périls affreux ,
» Tu n'as pas de ta mère attendu les adieux !
>> Hélas ! aux champs latins , les corbeaux , avec joie ,
>> De tes membres sanglans se disputent la proie !
>> O malheureuse mère ! en vêtement de deuil ,
» Je n'ai pu de mes pleurs arroser ton cercueil ,
» Ni te fermer les yeux , ni laver ta blessure
» La soigner , la couvrir de la riche ceinture
» Dont pour toi , jour et nuit , je hâtais le tissu ,
>> Et charmais mes vieux ans d'un travail superflu !
FRUCTIDOR AN XI. 437
>> Où te suivre ? où trouver la dépouille si chère ,
» Et ton corps en lambeaux perdu dans la poussière ?
» Voilà donc , ô mon fils ! tout ce que tu me rends !
>> Tout ce que j'ai suivi sur les deux élémens !
» Rutules , par pitié , tournez sur moi vos armes !
>> Que le feu me dévore et tarisse mes larmes !
» Exaucé ma prière , ô souverain des Dieux :
» Sur ce front détesté lance tes triples feux :
>> Ote - moi le fardeau d'une odieuse vie ,
» Et plonge au noir Tartare une tête ennemie ! »
Par M. LACHÉZE.
ENIGM E.
Je suis le père des merveilles ;
Le caprice est ma seule loi.
Tel manant quand il dort , tel savant dans ses veilles ,
Ne font souvent qu'extravaguer par moi.
Je figure fort bien dans les tragiques scènes ;
De mille oeuvres je suis la définition ;
J'occupe enfin bien des têtes humaines ;
Qui veut me deviner me mette en action .
Par le C. MACQUÉ , neveu .
LOGO GRYPH E.
Dans les cercles brillans de la société
On me voit arriver avec l'Oisiveté :
Ma soeur me suit de près , et souvent son langage
Plus méchant que le mien remporte l'avantage.
En me décomposant , on trouve , cher lecteur ,
Une ville où naquit un prophète imposteur ;
J
Ee 5
438 MERCURE DE FRANCE ,
Celui dont le talent nous conserve la vie ;
La déesse propice aux voeux d'Iphigénie ;
Des sens le moteur immortel ;
Le pain qu'à nos aïeux distribuait le ciel ;
Ce qu'on trouve au sein de la terre ;
Un peuple d'Orient , amateur de la guerre ;
Le mois où tous les coeurs se livrent à l'amour ;
Dans l'ancien almanach , la veille d'un saint jour ;
L'exercice léger qu'inventèrent les Grâces.
Mais j'en dis trop , lecteur , je te vois sur mes traces .
Par un Abonné.
.
CHARADE.
Célui qui portait mon dernier
Souvent n'avait pas mon premier
Quand il était de la Garonne .
Pour l'emploi de mon tout , il faut jeune personne
Qui joigne à la vivacité
Minois fripon , et beaucoup de gaieté .
Par un Abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
Le mot de l'Enigme est Peigne.
Celui du Logogryphe est Marteau , où l'on trouve art ,
mue , âme , eau , Rameau , arme , ut , re , autre , rameau,
mure , mur, rame , mer , rateau .
Le mot de la Charade est Cor-ail.
FRUCTIDOR AN XI
439
Le Mérite des Femmes , poëme , par G. Legouvé,
membre de l'Institut national. Un vol . in - 12 ;
edition augmentée . Prix , 1 fr. 80 c. , et 2 fr. 25 c.
franc de port. A Paris , chez Ant. August.
Renouard, libraire , rue Saint- André-des-Arcs ;
et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , n° . 42 .
Le mérite des femmes est très - grand ; mais s'il
était possible de les flatter moins , et de les rendre
plus heureuses , cela vaudrait peut - être mieux que
ce déluge de vers qu'on fait à leur louange , et
qui n'en sont pas meilleurs . Ne faisons pas tant
de madrigaux , et ayons moins de divorces ; tout
le monde y gagnerà , les femmes auront de meilleurs
maris , et nous aurons moins de mauvais
poètes .
Je ne sais ce qui déplait dans tous les auteurs
qui ont célébré le beau sexe en vers comme en
prose ; mais un sujet si heureux n'a presque jamais
été traité heureusement. C'est peut-être que comme
un homme ne peut guères être sans intérêt dans
une pareille cause , cela donne à ses éloges un air
d'adulation et de fausseté qui répugne. On lui suppose
l'intention de flatter et de séduire , parce
que les hommes ont naturellement cette intention
, et on n'aime pas que celui qui lone
quelqu'un , puisse avoir en vue d'en être payé ; ce
motif fait perdre à la louange toute sa délicatesse
et tout son prix . Ainsi , pour louer les femmes
noblement , il faudrait n'avoir rien à espérer
d'elles. Vous remarquerez qu'Homère fait louer
Hélène par des vieillards qui admirent sa beauté ,
mais qui en déplorent les effets ; c'est un tour
très-fin et très-délicat. Mais Théocrite est encore
Ee 4
440 MERCURE DE FRANCE ,
plus heureux , car il met les louanges de cette
même Hélène dans la bouche de ses rivales et de
ses compagnes : c'est un des plus beaux morceaux
de l'antiquité.
Tout cela n'empêche point que M. Legouvé
ne se soit proposé un but très -moral , comme il
l'imagine, en célébrant le mérite des femmes ; il
a voulu faire revivre la politesse française parmi
cette jeunesse élevée comme celle de Phalante , et
parmi cette foule de parvenus dont l'esprit , à ce
qu'il dit , n'est pas fort cultivé. Je m'en rapporte
à son jugement : il estime que les miracles ne coûtent
rien aux femmes , et que celui de rendre tous
ces gens-là polis et spirituels ne peut être que leur
ouvrage ; car il établit qu'il n'appartient qu'à elles
de recréer une nation qui a perdu son caractère .
Il soupçonne que notre barbarie n'est venue que
de ce qu'on n'aimait pas assez les femmes . M.
Jourdain nous dirait que cela venait uniquement
de ce qu'on n'aimait pas assez la danse ; et il se
pourrait qu'il eût raison aussi . Celui qui aime les
femmes , dit M. Legouvé , est rarement un barbare
; ce rarement , si l'auteur y prend garde ,
renverse au moins la moitié de sa doctrine , et je
crains que l'autre moitié ne paraisse pas trop solide
car enfin il y a bien des manières d'aimer
-les femmes ; Gengis- Kan , Hérode , Mahomet , Sylla ,
Tibère , Tamerlan , Henri VIII , ne les haïssaient
pas ; cependant ce n'étaient sûrement pas des gens
bien doux , ni bien civils. Je crois même qu'en
parcourant toute l'histoire , on trouvera que les
hommes les plus abandonnés aux voluptés , ont
été généralement les plus cruels ; on voit que ceux
qui ont épuisé les sensations douces , ne peuvent
plus être remués que par des spectacles barbares.
Il ne suffit donc pas d'aimer les femmes pour
prendre dans leur société cette fleur de politesse
V
FRUCTIDOR AN XI. 441
et d'aménité qui distinguait notre nation ; il faut
encore savoir les respecter ; et ce qui est plus
difficile , se respecter soi - même . C'est ainsi
que l'empire de la beauté tient à celui des
moeurs .
Mais avant que les femmes puissent policer et
adoucir cette race dure dont parle l'auteur , qui
est , comme l'Hippolyte de Racine , fier, et même
un peu farouche, il faudrait apprendre à ces visigots
à être sensibles au mérite des femmes ; et c'est
pour eux précisément que M. Legouvé a composé
son poëme , attendu que ces gens- là aiment
beaucoup les vers , et s'y connaissent fort , comme
chacun sait ; mais je crains qu'il ne perde de vue
un objet si important . N'est- ce pas tomber de
toute la hauteur de son sujet que de dire , comme
il fait , qu'il a voulu démontrer que les femmes
sont le charme de la société , comme nous en
sommes l'appui ? Je ne sais si un poète démontre
quelque chose , mais je crois que cela
n'a pas besoin de démonstration . Il semble que les
poètes ne soient pas obligés d'être conséquens :
l'auteur nous prévient qu'il n'accorde pas aux
femmes une supériorité que la nature semble leur
avoir refusée ; et vous verrez tout-à-l'heure qu'il
les regarde comme l'ouvrage le plus parfait de la
création. Il paraît que c'est se contredire ; mais
nous jugerons mieux des idées comme du style ,
en suivant la marche du poëme. En voici le
début :
Le bouillant Juvénal , aveugle en sa colère ,
Despréaux moins fougueux , et non pas moins sévère ,
Contre un sexe paré de vertus et d'attraits ,
Du carquois satirique ont épuisé les traits.
2.
Le premier vers est faible ; les termes de bouil
442 MERCURE DE FRANCE ,
1
lant et de colère forment une redondance vicieuse.
Racine a dit dans Athalie :
Il ne poursuivra point , aveugle en sa colère ,
Sur le fils qui le craint , l'impiété du père .
C'est le même hémistiche , mais qu'il est employé
bien différemment ! Le style fort est celui
où les mots sont mis pour le sens ; dans le style
faible , ils ne font que remplir la mesure . Le second
vers n'est pas d'un tour heureux , non plus
que ceux-ci :
De ces grands écrivains je marche loin encore ,
Mais j'ose , défenseur d'un sexe que j'honore ,
Opposant son pouvoir à leur inimitié .....
Ce n'est pas son pouvoir qu'il fallait opposer , ce
sont ses vertus ; c'était ici le mot propre , le mot
nécessaire , et c'était montrer le beau côté du
poëme . Qui est -ce qui ne sent pas combien il y a
de noblesse à n'opposer que son mérite à ses ennemis
?
Lorsqu'un Dieu , du chaos où dormaient tous les mondes,
Eut appelé les cieux et la terre et les ondes ....
Il est singulier que les poètes d'aujourd'hui commencent
presque toujours leurs poëmes comme
I'Intimé commence son discours , dans les Plaideurs
, par le récit de la création ; on serait bien
tenté , comme Dandin , de les prier de passer au
déluge ; mais on est trop poli pour prendre cette
liberté. Lorsqu'un Dieu est une faute , il fallait :
Lorsque Dieu
Eut élevé les monts , étendu les guerêts ,
De leurs panaches verts ombragé les forêts.
Ces panaches font une image bien petite et bien
FRUCTIDOR AN X I. 443
fausse dans un tableau comme celui de la création.
Quiconque a vu des forêts se balancer sur les montagnes
, et les ondes de leur verdure agitées par
les
vents , n'a sûrement pas imaginé qu'il voyait des panaches
flotter en l'air. Il faut avouer que l'Eivoriquaaur
d'Homère est d'un autre style. Comparez donc
cela aux grands traits de la Genèse , où Dicu ne
donne pas des panaches aux forêts , mais crée la
lumière et les cieux d'une parole . Voyez comme
toute poésie tombe en langueur auprès de cellelà
! comme on méprise tout ce qui n'est que joli
et spirituel ! comme la vanité du bel esprit fait
pitié !
Et de l'homme , enfanté par un plus grand miracle ,
Eût fait le spectateur de ce nouveau spectacle.
Premièrement , le spectateur d'un spectacle
manque d'élégance , cette répétition n'a aucune
grâce ensuite , ce nouveau spectacle ferait présumer
qu'il y en eut un autre précédemment ; et quel
spectacle y avait - il avant la création ? Enfin , Dieu
n'a pas fait l'homme pour être simple spectateur.
Ovide avoit des idées plus justes , lorsqu'il nous a
dit en très -beaux vers :
Sanctius his animal , mentis que capacius alte
" Deerat adhuc et quod dominari in cætera posset ,
Natus homo est.
Il est vrai qu'il peint aussi l'homme comme spectateur
, mais avec quelle noblesse !
Os homini sublime dedit , cælumque tueri
Jussil et erectos ad sydera tollere vultus.
"
Et Racine le fils a très-bien dit après lui :
L'homme élève un front noble et regarde les cieux .
Lorsqu'on ne se sent pas réduit au silence de l'adh
20
444 MERCURE DE FRANCE ,
miration par les grands modèles , et qu'on veut
encore peindre la nature après eux , il faut au
moins en savoir choisir les plus beaux traits ......
Pour son dernier ouvrage il créa la beauté ;
On sent qu'à ce chef-d'oeuvre il doit s'être arrêté .
Pour s'exprimer purement il fallait dire , il deva't,
ou il a dû s'arrêter. L'aoriste conviendroit également
. Il doit s'être arrêté marque une action suspendue
par une nécessité ou une obligation actuelle
. Ainsi l'on dit d'un voyageur qui est en
route il doit s'être arrêté en tel endroit. Mais
l'action du Créateur étant terminée ( par rapport
à la formation de la femme ) et le prétendu devoir
dont parle le poète étant accompli , il faut
nécessairement employer l'un des trois temps du
passé. On ne dira jamais , Dieu doit avoir créé la
femme , mais Dieu a dû créer la femme pour le
bonheur de l'homme .
Eh ! qu'aurait fait de mieux sa suprême puissance ?
Cela est bien galant . Certainement si Dieu a dû
s'arrêter , après avoir créé la femme , parce qu'il
était impossible de rien faire de mieux , il s'en
suit que c'est son ouvrage le plus parfait ; autrement
il se serait arrêté , par la même raison , après
avoir créé l'homme . N'est-ce pas accorder ouvertement
aux femmes cette supériorité que l'auteur
leur avait refusée dans sa préface ? Apparemment
qu'il est plus libéral en vers qu'en prose . Il est
bon de remarquer qu'une opinion si galante est
née dans ces temps que nous appelons barbares ;
elle fut soutenue par un certain Corneille Agrippa ,
qui a fait un traité de la philosophie occulte , et
un autre , de l'excellence de la femme au- dessus
de l'homme , où il y a d'énormes bêtises , s'il faut
en croire le philosophe Bayle : cela n'a pas emFRUCTIDOR
AN XI. 445
pêché qu'on ne l'ait accusé d'être sorcier. L'historien
Paul Jove a même écrit qu'il avait toujours
un diable à son service , et ce diable était un
gros chien noir , qui suivait par-tout son maître ,
et qui avait peut- être mordu ce Paul Jove.
Quoi qu'il en soit , il parait que ce prétendu
sorcier raisonnait comme font aujourd'hui bien
des gens qui certainement ne le sont pas : il soutenait
que Dieu avait sans cesse voulu se surpasser
dans l'oeuvre de la création , et que c'était dans
cette vue qu'il avait d'abord créé les choses inanimées
, puis les animaux , puis l'homme , puis
enfin la femme ; et qu'après elle il n'avait rien fait ,
parce qu'il n'y avait rien de mieux à faire ; d'où
il concluait que ia femme est autant au-dessus de
l'homme l'homme est au- dessus de la carpe ,
quoique la carpe vive plus long- temps que lui , ce
qui est très-ridicule , comme le remarque maître
Arouet dans sa Philosophie. Mais revenons au
poëme de M. Legouvé.
que
Après avoir accordé aux femmes cet insigne
avantage , il passe en revue leurs perfections , d'abord
la beauté , qui est l'écueil de tous les poètes
et de tous les romanciers ; le tour qu'il emploie
n'est pas vif : ce front .... cette bouche
ail .... ces cheveux se jouant en boucles ondoyantes.
ce sein ..
.... ces formes attrayantes
ce tissu transparent . ... tout cela , dit
l'auteur ,
Nous commande l'amour , même l'idolâtrie .
cet
Voilà un même qui est bien froid ; en voici un
autre qui est bien déplacé . Le poète représente
un cercle de femmes , et dit :
A
Tous les coeurs attentifs ressentent leur pouvoir ,
Même , sans les entendre , on jouit de les voir.
446 MERCURE DE FRANCE ,
•
Qu'y a-t- il d'étonnant qu'on jouisse du plaisir de
voir quelqu'un sans l'entendre? Le même est de
trop , et fait contre sens. C'est une faute qui ressemble
à celle que la Baumelle releva dans le troisième
vers de la Henriade ,
Qui par le malheur méme apprit à gouverner .
Voltaire profita de la critique , tout en disant
d'horribles injures à la Baumelle. Mais j'ai l'avantage
de parler à un homme plus poli , qui sait qu'il
n'y a point de déshonneur à faire des fautes dans
un art, où Racine lui - même en a fait . De la peinture
de la beauté , le poète passe à celle des talens
. Nous voici au concert.
Aux sons harmonieux d'une harpe docile
Chloris a marié sa voix pure et facile .
L'oeil tantôt sur Chloris , tantôt sur l'instrument ,
On savoure à longs traits ce double enchantemeut .
Ses accords ont cessé , son maître la remplace :
Il a plus de science , a- t-il autant de grâce ?
Il enfante des sons plus pressés , plus hardis ,
Mais offre-t- il ces bras par l'amour arrondis ,
Qui , s'étendant autour de la harpe savante ,
L'enlacent mollement de leur chaîne vivante ?
Offre -t-il la rougeur , le touchant embarras ,
Qui d'un front virginal relèvent les appas ?-
Plaît- il enfin à l'oeil , comme il séduit l'oreille ?
Voilà des questions un peu ridicules . Il paraît
bien singulier de demander si un maitre de musique
offre des bras arrondis par l'amour, s'il a de
la pudeur, comme une vierge , et autres choses
semblables ; mais on voit par cette description.
quel est le goût et le style poétique de l'auteur.
Il est inutile d'observer qu'on ne savoure pas un
enchantement , que l'amour n'arrondit pas les bras ,
et que des bras arrondis ne sont pas une chaîne
. 447 FRUCTIDOR AN XI.
vivante . Toutes ces expressions sont faibles , parce
qu'elles sont forcées .
On ne dit pas la harpe savante , à moins qu'on
ne parle de l'instrument de quelqu'homme
célèbre , comme dans ce vers :
De David la harpe savante .
Un bal suit le concert : c'est une autre merveille .
Je ne suis pas émerveillé de cette transition , non
plus que de voir des femmes qui en dansant agitent
l'élégance de leur taille . Je ne le suis pas davantage
de voir une mère qui , pendant que son fils
dort , écoute le silence de l'ombre , et défend au
réveil d'approcher. Toutes ces expressions recherchées
et extraordinaires sont dépourvues de tendresse
; elles n'ont jamais touché personne . On dirait
volontiers en un vers ,
Pour peindre la nature , il faut parler comme elle.
L'auteur manque de naturel , et n'a pas su être
touchant en parlant des soins d'une mère , ce devait
être le plus beau morceau de son poëme , Mais
ce qui prouve combien il est resté au- dessous de
son sujet , combien même il a peu senti ce que lui
prescrivait le titre de son ouvrage , c'est qu'ayant
à peindre le bonheur et les consolations que l'homme
trouve dans l'amour , il vous dit crûment dès le
premier vers :
Une femme en secret lui rendant ses soupirs ,
Rêveuse , s'abandonne à ses vagues désirs .....
Et tout le reste est une scène où la passion triomphe
avec plus d'emportement que de délicatesse.
Quelle faute de jugement , si je ne me trompe !
Comment cet auteur n'a - t - il pas senti que c'était
des plaisirs chastes , et le bonheur conjugal qu'il
fallait représenter ? Comment un poète qui a l'ima
448 MERCURE DE FRANCE ,
gination belle , et qui veut corriger les hommes ,
n'a -t- il pas compris que le tableau d'une jeune
vierge , qui est conduite à l'autel par ses parens , et
qui tremble en recevant la main de celui qu'elle
aime , est un modèle bien plus touchant , bien plus
beau , et bien plus utile que celui d'une amante
emportée qui s'abandonne , comme il le dit , bien
plus qu'elle ne cède aux désirs vagues d'une passion
illegitime ? Quoi , dans un poëme sur le mérite
des femmes , peindre une femme sans retenue !
Mais les poètes et les peintres croyent ne pouvoir
plus intéresser par la décence . Bientôt le dernier
voile de la pudeur tombera sans que personne jette
un cri . Les nudités les plus révoltantes ne pourront
plus émouvoir un peuple à qui elles sont étalées en
spectacle , dans ses monumens et dans ses jardins
publics , comme s'il n'y avait plus personne qui sût
rougir..
Mais disons que M. Legouvé a été plus heureux
lorsqu'il a peint le dévouement et la générosité que
les femmes ont montré dans nos malheurs. Il y a
un beau vers sur l'infortuné M. de Sombreuil , qui
après avoir été sauvé par sa fille , périt au tribunal,
Faut-il qu'au meurtre en vain son père ait échappé ?
Des brigands l'ont absous , des juges l'ont frappé !
On peut dire aussi que les derniers vers du poëme
offrent un sentiment bien touchant et bien digne
du sujet ; la critique est désarmée , lorsque l'auteur
s'écrie :
Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.
Ch. D.
FRUCTIDOR AN XI. 449
:
Institutions du droit de la Nature et des Gens par le
C. Gerard de Rayneval. Un volume in-8 ° . Pri17 .
et 8 fr. franc de port. A Paris , chez Leblanc meri
meur-libraire , cour Abbatiale ; et chez le Nim dot
imprimeur- libraire , rue des Prêtres Saint - Germain
l'Auxerrois , n° . 42 , en face du petit portail .
S'il existe une science dont l'étude doive plus particulièrement
fixer les regards du gouvernement et l'attention.
de la jeunesse , c'est celle qui a pour objet de faire copnaître
les principes sur lesquels reposent les institutions
sociales , les droits des individus , des nations , les limites
de leurs puissances , les devoirs des chefs de l'état envers
leurs sujets et vice versâ ceux des sujets envers les chefs
de l'état ; mais comme toutes les sciences ont leur chimère ,
la politique a aussi la sienne . Par elle on a prétendu tout
expliquer , tout définir , et l'on est parvenu trop souvent
à poser , à côté de quelques vérités incontestables , des
erreurs qui , conservées d'âge en âge avec un respect superstitieux
, ont formé ce code informe et toujours incomplet
du Drost naturel el des gens , dont notre mémoire
peut bien embrasser les détails , mais dont notre intelligence
saisit ou applique mal les résultats .
Aussi , lorsqu'à la suite d'une révolution qui a confondu
tous les élémens , sappé les principes de la propriété et
de l'ordre , on rencontre par hasard un de ces hommes
disposés à remplir le pénible emploi d'instituteur de ses
semblables , on doit le féliciter de n'avoir pas entièrement
désespéré de la chose publique et de ses concitoyens. En
effet , que d'obstacles n'a-t-il pas à vaincre pour garantir
la jeunesse des prestiges de l'ignorance présomptueuse
des politiques du jour , de la prévention qui résulte de
l'exemple de quelques hommes imposans , de la généralité
de l'usage , de l'autorité des opinions dominantes et des
décisions de l'erreur !
Il faut avoir long- temps réfléchi , pour apprécier tout
Ff
cen
450 MERCURE DE FRANCE ,
•
le mérite de celui qui entreprend une pareille tâche , qui
la poursuit avec ardeur au milieu de l'insouciance générale
; qui embrasse dans sa pensée non- seulement la génération
présente , mais encore celle qui lui succedera , et
trace ainsi pour toutes deux les premiers rudimens de
cette doctrine dont on a tant abusé , parce qu'elle n'était
pas encore bien définie , mais qui , plus clairement développée
, plus régulièrement suivie , a une influence immédiate
sur la durée des empires et la prospérité nationale.
M. Gerard de Rayneval a pensé , avec raison , que le
moment était venu où l'on pouvait de nouveau faire entendre
le langage de la raison , de la morale , de la religion
, de l'humanité ; où ces mots n'étaient plus de vains
sons pour l'oreille , ou un signal de mort pour l'innocent.
Il a osé dire et écrire ; et , après lui , forts des intentions
du gouvernement , appuyés sur l'expérience que le peuple
en a faite lui-même , nous oserons répéter que la liberté
ne consiste pas plus dans l'état imaginaire de pure nature
et dans l'anarchie ; que dans le pouvoir arbitraire ; qu'elle
ne peut se trouver que dans l'état social bien constitué ,
dans la soumission à une loi commune , à une autorité
tutélaire ; que si cette autorité a des devoirs sacrés à remplir
, il ne lui importe pas moins de maintenir la dignité
et les prérogatives , sans lesquelles il n'existe pas de so-
* ciété.
En suivant , dans cet ouvrage , qu'on peut appeler élémentaire
et classique , l'ancienne division de Wolf, adoptée
depuis par Watel , M. de Rayneval a senti que le
moyen de faire goûter son livre , était de mettre dans cette
exposition , ce développement des principes opposés en
apparence , cette clarté , cette précision , cette brièveté
qu'on ne rencontre pas toujours chez les écrivains qui
ont traité ces grandes questions.
Son ouvrage est divisé en trois livres , et chacun d'eux
est lui-même subdivisé en chapitres. Dans le premier',
l'auteur remonte à l'origine des sociétés ; il trace avec
précision les formes présumées des gouvernemens primiFRUCTIDOR
AN XI. 45t
tifs , définit les différens pouvoirs , législatif , exécutif et
judiciaire. En parcourant , avec cette rapidité que don
nent seuls l'expérience et le jugement , tous les modes de
gouvernement connus ; en recherchant les causes de leurs
révolutions , de leurs différens degrés de prospérité , de
leur décadence , M. de Rayneval trouve , à l'exemple de
Montesquieu , que leur bon ou mauvais état dépend tou
jours de l'état de vigueur ou de relâchement de certains
principes , qu'il considère , avec raison , comme les principes
conservateurs de chaque forme de gouvernement .
Cet aperçu de l'organisation intérieure des états conduit
l'auteur à l'examen approfondi de leurs relations
réciproques , de leurs lois , dans le rapport qu'elles ont
ou qu'elles peuvent avoir avec les forces offensives et défensives
des différens gouvernemens.
L'usage de la force défensive ou offensive doit être réglé
par le droit de la défense naturelle ; c'est- à-dire , par le
droit qu'ont tous les êtres de pourvoir à leur propre conservation
. De ce droit fondamental dérive celui de la
guerre , et , dans beaucoup de cas , celui de conquête
en sorte que , toutes les fois que la conservation d'un état
n'est ni menacée ni compromise , les manifestes où l'on
entreprend , à l'exemple des Anglais , de motiver une
déclaration de guerre , ne peuvent jamais être qu'un tissu
de sophismes dictés par l'ambition , l'imposture ou l'igno
rance. Toutes les nations anciennes , sans en excepter les
Grecs et les Romains , se persuadaient faussement que la
servitude perpétuelle était une conséquence du droit de
conquête ; et il est remarquable que , dans toute l'antiquité
, il ne s'est pas trouvé un seul philosophe qui ait
songé à réclamer les droits de l'humanité. Les publicistes
modernes , qui n'ont connu d'autre droit des gens que
celui fondé sur des faits , ont entrevu cette vérité lumineuse
que M. de Rayneval expose lui-même dans la première
partie de son ouvrage ; savoir , que la servitude n'est ni ne
doit être l'objet immédiat de la conquête , mais qu'elle
n'estlégitime et qu'elle ne doit subsister qu'autant qu'elle in-
Ff2
452 MERCURE DE FRANCE,
porte à la conservation de l'état conquérant. Cette vérité
est un des bienfaits du Christianisme .
Le second livre est consacré à l'examen des rapports de
nation à nation , des principes de leur indépendance , de
leurs pouvoirs , de leurs bornes , de leurs . alliances , des
obligations qui en résultent , des garanties réciproques
dont elles sont l'objet , des droits de rétorsion , de répres
sion , etc. , etc.
Dans le troisième , M. de Rayneval traite les grandes
questions sur l'état de paix et de guerre avec cette logique ,
cette supériorité que donne seule une expérience de trente
ans dans la carrière diplomatique , fortifiée par la lecture
approfondie des meilleurs ouvrages.
On aperçoit , dès les premiers chapitres de ce troisième
livre , que l'auteur est entièrement maître de son
sujet , par l'ordre qui préside à ses questions , par la jus
tesse , la clarté de ses définitions , la force et la simplicité
de ses raisonnemens .
Nous avons dit , .au commencement de cet extrait , que
toutes les sciences avaient leur chimère . Celle de nos législateurs
modernes , qui étaient de bonne foi , avait aussi
pour objet la recherche de l'Optimisme absolu. Mais
lorsqu'on lit sérieusement l'ouvrage de M. de Rayneval ,
on est bien guéri de la vaine prétention de procurer à une
nation civilisée , mais corrompue , cette panacée universelle
des alchimistes de 93. La triste et douloureuse expérience
que nous venons de subir devrait pour jamais
nous préserver de la manie des systèmes , et nous inspirer
plus de confiance pour ces institutions qui ont lentement
traversé les siècles , en assurant le bonheur des peuples
qui les ont religieusement observées.
Quand il s'agit d'innover , un législateur ne devrait jamais
perdre de vue l'état , ou plutôt l'esprit général de la
nation qu'il veut former. Cet esprit , quoiqu'on dise , est
le résultat des manières, des coutumes , des opinions , de la
religion , des exemples et de beaucoup d'autres élémens :
et de là nous oserons tirer une maxime fondamentale , c'est
qu'une législation prudente ne doit jamais heurter les déFRUCTIDOR
AN XI. 453
fauts dominans et qui tiennent au caractère national. Il
faut toujours se souvenir que les lois ont moins de force
que le penchant. Celles-là constituent le citoyen . Celui- ci
tient à la constitution de l'homme ; et loin de vouloir le
détruire , il faut tâcher de le plier adroitement et de tourner
son effort vers le bien public . Qu'une nation , par
exemple , soit orgueilleuse , elle aura peu d'industrie et
tombera facilement dans l'ignorance . Un législateur sage
devra se proposer , sans doute , de la tirer de cette pernicieuse
léthargie ; mais au lieu d'attaquer ses vices directement
et à force ouverte , de vouloir les détruire par une
sévérité déplacée , et , si nous osons le dire , par la violence
des lois , il sentíra la nécessité de tirer parti de l'orgueil
même. Entreprendre de changer le caractère , l'esprit
d'une nation , c'est un ouvrage difficile et peut-être interminable.
On ne reprochera point àM. de Rayneval d'avoir
eu cetté ridicule prétention . Tout son ouvrage , au contraire
, ne paraît avoir pour but que de rasseoir la société
sur ses premières bases. Quelle confiance ne doit pas inspirer
d'ailleurs l'homme éclairé qui , en offrant à la jeunesse
le tribut de ses veilles , vous dit : «‹ Je ne considère la
» politique que sous le rapport qu'elle a avec le véritable
•» intérêt de l'état. Je ne l'indique que comme un moyen
» de procurer aux nations paix et sûreté , non comme
» un moyen de se dépouiller alternativement. Je ne trace
» pas non plus des règles pour abuser au dedans de l'au-
» torité , de la puissance , pour anéantir les droits du
» peuple , pour assurer sa servitude . Je ne m'attache qu'à
» celles qui peuvent servir à maintenir une autorité légi-
» time. En un mot , toute ma politique intérieure est
- » fondée sur la justice des lois et sur une autorité efficace
» pour leur observation . »
Presque tous les journaux ont donné de justes éloges à
cet ouvrage vraiment classique , et aux notes instructives
que l'auteur y a semées ; mais je ne sache pas qu'aucun
d'eux ait relevé ce trait de franchise , de bonne foi si rare
parmi les écrivains du jour. MERSAN , ex-législateur.
Ff 3
454 MERCURE DE FRANCE ;
VARIÉTÉS.
L'Education , poëme en 4 chants ; par J.-A-F. M...
2 vol. in- 18 , fig. papier vélin . Prix : 1 fr. 50 cent . , et
1 fr. 80 cent. par la poste. A Paris , chez Pigoreau ,
libraire , place Saint-Germain-l'Auxerrois ; et chez le
Normant , libraire , imprimeur du Journal des Débats ,
rue des Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
Nous avons parlé , il y a quelques mois , d'un poëme
qui avait pour sujet et pour titre : l'Education. Nous
avons aujourd'hui sous les yeux un autre poëme qui porte
le même titre , où l'on traite le même sujet , et qui est
divisé comme le premier en quatre chants. Nous n'avions
point d'éloges à donner au premier , le second n'est pas
indigne de quelques suffrages ; mais nous croyons que ce
beau sujet est encore à traiter. La division du poëme que
nous annonçons , est claire et facile ; l'auteur , dans le
premier chant , traite de l'éducation depuis la naissance
jusqu'à six ans. Dans le second chant , il suit son élève
depuis six ans jusqu'à douze ; dans le troisième , depuis
12 jusqu'à 18 ; et dans le quatrième , depuis 18 jusqu'à 24.
On ne peut pas être plus fidèle aux règles de l'arithmétique
, et l'on ne peut s'empêcher de dire que les proportions
des nombres ne soient ici très-bien observées . Nous
n'entrerons pas dans de plus grands détails ; nous citerons
seulement quelques vers. Voici le début :
Vous qui vous destinez , effroi de l'ignorance ,
Dès le seuil de la vie à diriger l'enfance ,
A soutenir ses pas faibles et chancelans ,
A faire éclore un jour le germe des talens :
Long-temps réfléchissez ; oui , votre art est sublime ;
Mais l'homme quelquefois en devient la victime.
La nature peut seule ébaucher un Caton :
Tremblez , instituteurs ! Senèque fit Néron.
Mais de vos soins constans l'influence propice
Peut vaincre la nature et détruire le vice.
FRUCTIDOR AN XI. 455
L
Dans Rome , on vit jadis son plus ferme soutien ,
Du fils d'un fier tyran former un citoyen.
Cette exposition n'est point claire : on croit d'abord
qu'il est question de l'éducation des princes. L'auteur
parle cependant de l'éducation des simples citoyens , comme
on le voit dans les vers suivans :
Avec de grands moyens , de vastes connaissances ,
Possédez -vous la clef de toutes les sciences ?
Cela ne suffit pás : vos tendres nourrissons
Perdront en un instant le fruit de vos leçons ,
Si de vices honteux l'exemple disparate
Leur laisse voir Cléon sous l'habit de Socrate.
En vain vous affichez des postiches vertus ;
Vous n'assoupirez point les yeux de votre argus
II vous devinera malgré votre artifice ,
Et vous éprouverez le sort de l'écrevisse.
On ne s'attendait pas à trouver Néron dans le début
d'un poëme sur l'éducation ; on s'attendait encore moins
à y trouver l'écrevisse ; mais on trouve de tout dans les
poëmes modernes. On trouve même des vers agréables
dans celui-ci , témoins ceux qui suivent :
Pour former un enfant et lui servir d'appui ,
Ah ! songez qu'il faut être innocent comme lui .
De même que les vents , sur leurs ailes légères ,
Apportent dans nos champs des graines étrangères ,
Et font croître , au printemps , la ronce , les chardons
Où la blonde Cérès nous promettait ses dons :
De même un seul propos , une démarche , un geste ,
Au coeur de vos enfans glisse un poison funeste ,
Et peut des passions allumer le volcan.
De ses déréglemens devenu l'artisan ,
Et lâche corrupteur de son àme novice ,
Loin d'être son Mentor , vous êtes son complice .
Ces vers sont faciles et coulans ; ce poëme en renferme
beaucoup de semblables , mais il s'en faut de beaucoup
que l'auteur se soit élevé à la hauteur de son sujet et
qu'il l'ait traité d'une manière satisfaisante. Au reste , on
n'a jamais vu tant d'ouvrages sur l'éducation. Tout le
Ff 4
456 MERCURE DE FRANCE,
monde s'en mêle , et si cela dure , je pense que ce sera
tout-à-fait de notre faute , si nous sommes encore mal
élevés.
ANNONCE.
Code Pharmaceutique , à l'usage des hospices civils ,
des secours à domicile et des prisons , publié par ordre
du ministre de l'intérieur ; par A. A. Parmentier ,
de
l'Institut national de France ; nouvelle édition , révue ,
corrigée et augmentée . Un vol. in-8°. Prix , br.: 4 fr.
50 c . , et 5 fr. 75 c . par la poste.
A Paris , chez Méquignon , l'aîné , libraire , rue de
l'Ecole de Médecine , n° .5 , vis-à-vis la rue Hautefeuille .
Le conseil général d'administration des hospices civile ,
persuadé que la multiplicité des médicamens qui existent
dans les établissemens de bienfaisance , tend toujours à
compliquer la médecine pratique , et à rendre incomplètes
, douteuses et incertaines , les opérations de la pharmacie
, il a chargé sa section de santé de la réduction
d'une pharmacopée qui , ne contenant qu'un petit nombre
de recettes en faveur desquelles une longue suite d'expériences
et d'observations a prononcé , pût devenir plus
conforme aux vrais principes de l'art de guérir , plus utile
aux malades , et moins onéreuse à la classe des pauvres,
C'est cette pharmacopée que nous annonçons ; soumise au
jugement de l'Ecole de Médecine de Paris , elle a obtenu
et mérité son approbation . Elle est divisée en trois parties,
et chaque partie est subdivisée à son tour en plusieurs sections
; l'auteur a cru devoir adopter cette manière de
procéder , parce qu'elle lui a donné la faculté de classer
les médicamens . La première offre les substances qui doivent
former toute la matière médicale des pharmacies dés
hospices ; la seconde comprend les médicamens officinaux ;
la troisième les médicamens magistraux . Le tout est terminé
par des vues nouvelles sur les cantharides et les vésicatoires
; sur la gelatine , considérée relativement à sa propriété
fébrifuge ; enfin , sur les moyens de maintenir et de
rétablir la salubrité de l'air dans les hôpitaux . Cet ouvrage
ne peut qu'être infiniment utile à tous ceux qui se destinent
à l'exercice de l'une des trois branches de l'art de guérir,
Cet ouvrage se trouve aussi chez le Normant impri
meur-libraire rue des prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois ,
n . 42 , vis-à-vis l'église.
FRUCTIDOR AN XI. 457
POLITIQUE.
Le plus grand secret continue à régner dans les négociations
du Nord , relativement à la guerre entre la
France et l'Angleterre . Mais quelque effort qu'on fasse
pour dérober au public l'objet de sa curiosité , le départ
des courriers , la fluctuation des fonds publics , des mots
échappés ; tout concourt à soulever quelques coins du
voile. Les notions acquises de cette manière sont , sans
doute , imparfaites et erronées ; mais on peut avoir pourtant
, au milieu des errears , quelques faits positifs . Cherchons
à les démêler.
:
Suivant les lettres de Londres , du 11 août , on y augurait
fort mal des dispositions de la Russie. « Du moment ,
» disait-on , que la Russie a permis qu'un grenadier français
mit le pied dans l'électorat d'Hanovre , il était
» naturel de croire que sa politique n'était pas favorable
» à l'Angleterre. Nous avons été informés que , depuis
» deux jours , le gouvernement a reçu des dépêches qui
» annoncent que l'ambassadeur de Russie sera rappelé
» immédiatement , si nous ne consentons pas à lever le
blocus de l'Elbe et du Weser . »
C'est sans doute cette connaissance des dispositions de
la Russie , ainsi que de tout le continent , qui a fait dire
au chancelier de l'échiquier , et répéter ensuite à tous les
ministres , d'un côté , que le continent est aux pieds de la
France. ; que l'Angleterre est armée pour délivrer
le continent dujoug de la France ; d'un autre côté , que
l'Angleterre est armée pour combattre contre toute l'Europe
; qu'elle doit prendre des mesures pour résister au
monde entier.
....
Tandis que ces sentimens , d'une couleur incertaine , se
balauçaient entre l'affection et l'hostilité , cette Russie ,
qu'on provoquait en parlant de la combattre , et qu'on
provoquait encore de nouveau en parlant de la protéger ,
renvoyait à Londres des paroles de pais , que l'inquiétude
458 MERCURE DE FRANCE,
"
générale s'empressait de saisir. Les dépêches du courrier
Fisher , expédié par la Russie , portaient tout - à- coup
l'omnium de g et demi de perte à et demi. Il faut croire
que la hausse des fonds publics a été l'effet de ces dépêches
car il n'est guères possible de l'attribuer à la nouvelle
de la conquête glorieuse et importante de Tabago ,
gardé par cent hommes , qui avaient l'ordre de se rendre .
Voilà tout ce qui a transpiré à Londres sur la négociation
. Veut-on s'en rapporter aux lettres d'Allemagne ? on
en aura une idée plus précise . Voici d'abord ce qu'on
écrivait de Berlin , en date du 10 août :
t
Il arrive fréquemment ici des courriers de Londres et de Pétersbourg.
Notre cour , conjointement avec celle de Russie ne néglige
aucun moyen pour faire cesser la guerre entre la France et l'Angleterre
. Les dernières propositions qui ont été faites au cabinet de
Londres sont d'une telle nature , qu'il ne pourra refuser d'y accéder,
sans mettre dans la plus grande évidence son éloignement pour la paix.
On assure que si les cours de Prusse et de Russie ne peuvent parvenir
à réconcilier les deux puissances belligérantes , il sera formé entre les
principaux souverains de l'Allemagne une confédération qui sera àpeu-
près semblable à celle qui a existé sous la dénomination de ligue
germanique. Cette confédération aura pour but de mettre l'Allemagne
à l'abri de toute espèce d'atteinte , de protéger son territoire ,
ses habitans , leurs droits et propriétés , et sur-tout d'assurer le commerce
et la navigation . On s'attend , au reste , à un prompt changement
dans la situation actuelle des choses ; l'Elbe et le Weser ne peuvent
rester long-temps bloqués , les inconvéniens qui résultent de ce
blocus , la stagnation et les dommages qu'éprouvent le commerce ,
sont trop grands pour que notre cour et celle de Pétersbourg ne
prennent les plus sérieuses mesures pour les faire cesser .
La Prusse étant devenue un des principaux centres de
la négociation , l'Allemagne s'est bientôt remplie de tous
les bruits que les lettres de Berlin ont voulu répandre.
La lettre suivante de Francfort a occupé extrêmement
tous les politiques.
Francfort , 14 aoút.
Nous recevons à l'instant des nouvelles très - intéressantes de Berlin
, qui jettent un grand jour sur les bruits de paix répandus depuis
quelque temps en Allemagne. Elles portent , en substance , ce qui
suit Les env yés russe et prussien à Paris , MM. de Marcoff et
Luchésini , ont présenté , il y a six à huit semaines , au nom de leurs
gouvernemens , à celui de France , par le canal de M. Talleyrand , une
note pour inviter les deux principales puissances belligerantes ( la
France et l'Angleterre ) d'accepter leur médiation pour l'applanissement
des différends qui subsistent entr'elles.
Ils lui ont remis en même temps le projet d'un nouveau traité de
FRUCTIDOR AN XI. 459
paix , assez conforme à celui d'Amiens , à l'exception.qu'il en differe
relativement à l'article qui concerne Malte , et quelques objets d'une
moindre importance . On assure qu'il a été proposé à l'égard de
Malte , de rétablir cette fle dans le statu quo avant 1798 , avec les
modifications cependant qu'aucun Français ni Anglais ne puisse devenir
membre de l'ordre ; qu'il fût entretenu , pour toujours , une garnison
napolitaine dans l'île , qui ne sera pas moindre de 4000 hommes ,
et pas plus forte que de Gooo , et que la France et l'Angleterre contribuassent
, par portion égale , à son entretien.
Ces propositions n'ont pas été rejetées de la part de la France , mais
on aurait déclaré à cette occasion qu'on demanderait à l'Angleterre une
indemnité complète pour toutes les pertes éprouvées depuis la déclaration
de guerre , et qu'on garderait l'électorat d'Hanovre en dépôt
jusqu'à ce que ces pertes fussent restituées ou compensées .
que
En même temps que MM. de Marcow et Luchesini firent ces
démarches , elles eurent également lieu à Londres de la part du comte
de Woronzow, ministre russe , et de M. de Jacobi , ministre prussien
en Angleterre. Le résultat de cette négociation a été jusqu'à présent
la cour de Londres n'a pas rejeté la médiation de la Prusse et de la
Russie , mais qu'elle a déclaré ne pouvoir entrer en des négociations
regulières que lorsqu'on aura établi comme base certaine , que
l'Angleterre aura une ile dans la Méditerranée , où elle pourra
toujours entretenir une flotte et obtenir par-là une garantie contre
toutes les entreprises futures de la France contre la Porte ottomane
, et nommément contre l'Egypte.
Elle demandait que la France rendit toutes les sommes , par elle
perçues dans l'électorat d'Hanovre , jusqu'au jour de la signature de
la paix ; qu'enfin elle rendit ce pays au roi d'Angleterre et reconnut
sa neutralité dans toutes les guerres futures , dans lesquelles l'Empire
germanique ne sera pas impliqué . On attend maintenant les mesures
ultérieures que les cabinets de Pétersbourg et de Berlin jugeront à
propos de prendre à cet égard.
-
Enfin , il n'y a pas jusqu'aux lettres de Rome , qui
n'ayent prétendu nous instruire des destinées futures de
l'ordre de Malte. On a fait circuler , dans toute l'Italie , la
convention suivante qu'on a dit proposée par l'empereur
de Russie , comme devant être incorporée à l'art . 10 du
- traité d'Amiens..
1. Il n'y aura point de nouvelle langue maltaise ; mais l'ordre sera
rétabli dans le même état qu'avant la guerre , et sera chargé lui-même
de son organisation intérieure .
2º. Les droits du roi des Deux- Siciles , comme suzerain de l'île de
Malte , lui demeurent assurés par le traité d'Amiens , tels qu'auparavant.
30%. Toutes les puissances contractantes reconnaissent et assurent
- pour l'avenir la neutralité de l'île de Malte dans toutes les guerres
qui pourraient avoir lieu , et la protègeront contre toute attaque.
4°. Les troupes du roi de Naples occuperont l'île de Malte , jus466
MERCURE DE FRANCE ,
qu'à ce qué l'ordre ait mis sur pied une garnison suffisante. Les puis
Bances contractantes , la France et l'Angleterre , contribueront à son
entretien mais le grand- maître entrera sur-le-champ daus les fonc
tions du gouvernement .
:
5º . Les présens articles seront insérés comme supplément à l'original
du traité d'Amiens , et auront le même effet .
6. L'empereur de Russie , l'empereur d'Allemagne , les rois d'Es
pagne , de Naples et de Prusse sont particulièrement invités å garantir
ce supplément.
A toutes ces nouvelles qu'on débite si exactement et
qu'on croit si fermement en pays étranger , nous voudrions
ajouter quelque chose des bruits de Paris ; mais on
ne sait guère à Paris à ce sujet , que ce qu'on débite dans
les pays étrangers. Il paraissait certain que les demandes
que les députés du pays d'Hanovre avaient été chargés de
faire au premier consul , avaient été en partie accordées.
On disait , en conséquence , que plusieurs corps de troupes
de l'armée d'Hanovre avaient quitté ce pays pour se rendre
dans la Belgique , où ils seraient réunis à l'armée d'Angleterre.
On assurait même que l'armée française d'Hanovre
allait être réduite à 12 mille hommes. Enfin on parlait
én même temps d'un corps de troupes prussiennes qui
s'avançaient vers l'embouchure de l'Elbe. Aujourd'hui
on ne croit rien de tout cela. On débite au contraire que
l'attitude plus hostile de l'Angleterre , a obligé la France
à rehausser la sienne.
à
Nous n'avons pas le projet d'ériger en faits positifs tous
les bruits qui circulent. Cependant , appuyé par quelques
autres données , nous ne pouvons nous empêcher de trouver
quelque probabilité à la demande que l'Angleterre est
supposée avoir faite d'une ile dans la Méditerranée ,
l'effet d'y faire parader ses flottes , et de mettre l'Egypte ,
ainsi que l'Empire ottoman , sous sa précieuse futelle.
Veut-on une expression synonyme de cette demande , et
qui soit en même temps et beaucoup plus simple et beaucoup
plus éclairée ? il faudra dire , à l'effet d'empêcher ,
dans le Levant , la renaissance da commerce considérable
que la France a perda par la révolution , et dont l'Angleterre
a trouvé le moyen de s'emparer. Ajoutez encore à
FRUCTIDOR AN XI. 461
l'effet de s'assurer , en cas de décadence de l'empire ottoman
, de la domination de l'Egypte , et fermer , par ce
moyen , toute espèce d'accès aux domaines britanniques
de l'Inde .
.
Et quoi ! l'Angleterre veut s'établir en force dans la
Méditerranée , à l'effet de garder et de protéger l'empire
ottoman ! Elle ne sera point embarrassée de fournir des
titres à cette protection. Si le grand-seigneur a quelque
inquiétude à cet égard , n'a - t - il pas son frère le grand
mogol , qui peut lui dire avec quelle libéralité l'Angleterre
garde et protège les empires ! Comment tous les
pachas de l'empire ottoman ne s'empresseraient-ils pas de
se mettre sous la garde des Anglais ! Ignorent-ils avec
quelle bonté l'Angleterre a traité dans l'Inde et le sultan
du Mysore et celui du Carnate , et en général tous les
nababs et tous les rajahs leurs confrères ? C'est la doctrine.
de l'Angleterre , de se gouverner toujours par des précédens.
Combien d'heureux précédens n'a- t-elle pas à invoquer
aujourd'hui pour convaincre l'Europe de lui laisser
faire dans la Méditerranée toutes les belles choses qu'elle
a faites dans la mer des Indes et dans la mer Rooge ?
Si telle est la pensée de l'Angleterre , ceux qui ont conçu
quelques espérances de la paix , peuvent y renoncer . Nous
ne présumons pas que la volonté d'aucune nation de l'Europe
soit de voir l'Angleterre s'établir avec un nouveau
Gibraltar dans l'intérieur de la Méditerranée . Et qui sait
s'il ne lui faudrait pas bientôt un nouvel établissement
semblable dans la Baltique ? Il lui fallait aussi autrefois
la ville de Dunkerque. Ensuite , elle ne pouvait se
passer de la Belgique . L'alliance de la Hollandè lui était
de même absolument nécessaire ; et alors , comme aujourd'hui
, sa constitution , sa prospérité , son bonheur ,
son existence étaient attachés à toutes ces possessions .
Nous l'avons accoutumée à s'en passer : nous l'accoutùmerons
à se passer de même de la Méditerranée . Ce
n'est pas assez que , par sa constitution maritime , cette
puissance soit frontière de tous les états du monde;
462 4
MERCURE DE FRANCE,
car on peut dire qu'avec ses vaisseaux elle touche le monde
entier. Ce n'est pas assez qu'à sa puissance maritime elle
ajoute , aux yeux de toutes les nations , une des plus gi
gantesques puissances militaires , et qu'elle établisse son
système défensif de manière à avoir toujours cent mille
hommes disponibles au dehors ; ce n'est pas assez que ,
dans sa nouvelle constitution , elle se soit mise à même de
menacer à volonté tous les états du monde , quelques éloignés
qu'ils soient d'elles , il faut encore que toute l'Europe
s'assemble en congrès pour lui choisir un point de repos
dans tous les lieux et sur toutes les mers ! Il faut que tous
les potentats de l'Europe , à l'exemple des rajahs de l'Inde ,
ne soient plus que les satellites de ses prétentions et les
instrumens de sa puissance : il faut , en un mot , qu'ils
concourent avec elle au soin de la mettre en état d'attaquer
tous les peuples du monde , tandis qu'elle restera
seule invulnérable et inaccessible sur tous les points.
Encore une fois , nous ne pouvons présumer que toute
l'Europe souffre en silence l'accomplissement d'un semblable
dessein. Nous ne pouvons présumer qu'elle puisse
demeurer indifférente dans une contestation où l'Angleterre
ne lui permet pas même de demeurer neutre. Ce
n'est point ici un mauvais accommodement que nous pouvons
solliciter ; c'est une paix solide qu'il nous faut . Il n'y
en a point à espérer , à moins que l'Angleterre ne commence
à renoncer à sa doctrine maritime , scandale des
nations et principe perpétuel de guerre.
Dans cette juste et invincible obstination , nous serons
bien trompés si la paix est prochaine. Il ne faut pas
craindre d'annoncer à tout le peuple français que la guerre
sera aussi longue qu'il le faudra , pour qu'elle produise
une paix glorieuse et solide. Il ne faut pas craindre d'appeler
d'avance tout ce qui sera nécessaire en privations et
en sacrifice . Les maux de la guerre sont déjà grands ; ils
peuvent le devenir cent fois plus encore avant d'égaler
ceux de la honte qui serait notre partage , si le traité
d'Amiens ne recevait son absolue et complète exécution.
FRUCTIDOR AN XI. 463
Ces paroles ne seront dures que pour les âmes faibles.
Elles ne le seront point pour tous ceux qui désirent quelque
honneur à la France. Elles ne le seront point pour
ceux qui , dans leur proscription , au milieu de beaucoup
de douleurs et de beaucoup de souffrances , ont eu pour
toute consolation le courage de leur pays. Après tant de
pertes , et comme individus et comme caste , qui voudrait
se dessaisir de cette dernière et illustre possession ?
Analyse des dernières séances du Parlement
Britannique.
COMITÉ SUR L'ACTE DE DÉFENSE GÉNÉRALE .
Séance du 4 août.
L'orateur ayant quitté le fauteuil , et la chambre
s'étant résolue en comité , M. Bragge observe que les
frères Moraves étant aussi opposés par leurs opinions
religieuses que les Quakers à toute espèce de service militaire
, il conviendrait que le comité adoptât l'une et l'autre
exemption.
Le secrétaire de la guerre observe que l'objet du nouveau
bill étant de donner à S. M. le pouvoir de suspendre les clauses
compulsoires de l'acte de défense générale, dans le cas où
le nombre des offres volontaires monterait aux trois quarts
des individus de la première classe , il serait juste de lui
laisser la faculté de choisir d'abord le nombre de ceux qui
devaient être exercés , et ensuite celui de ceux qui devaient
être incorporés.
M. Windham désire que chaque homme d'un âge
militaire soit exercé et discipliné. Le plus grand avantage
du bill , suivant lui , est d'obliger à l'usage des armes
une multitude de personnes que la modestie en tient éloignées
, par la honte de faire une triste figure au lieu de
l'exercice . Il n'aime point l'extension qu'on donne au système
de service volontaire. Il déplore la séparation qui
s'est établie entre les maîtres et les valets : ce qui va pro464
MERCURE DE FRANCE,
duire une sorte d'aristocratie inférieure , et , avec cette
aristocratie , toutes sortes de mécontentemens et de fâcheuses
conséquences. Enfin , il cite les papiers publics ,
qui viennent de prendre un peu d'activité après avoir
demeuré long-temps dans la même inertie que les mi-
.nistres.
M.Sheridan attaque fortement M. Wyndham. Il l'accuse
de porter dans ses idées , vacillations , inconsistance , doutes,
hésitations , considérations , reconsidérations , altérations ,
révisions , changement d'opinions sur de nouvelles instructions
, et rechangement sur d'autres réinstructions . Il
cite les demandes du gouvernement français , relativement
à la liberté de la presse , comme le premier des motifs de
la guerre. Je pense pourtant , ajoute-t-il , que le trèshonorable
membre n'entend pas comprendre , dans ses
censures , toutes sortes de publications périodiques. Les
pauvres feuilles de chaque jour sont d'un rang qu'il peut
mépriser. L'aristocratique dignité du Week ly register ( 1 )
trouvera auprès de lui plus de grâce. Il est vrai qu'on y
trouve des exhortations à la révolte , dans les chantiers et
dans la marine . Mais quoique je n'approuve pas ce papier ,
j'aurai pourtant la candeur d'avouer qu'il s'y trouve souvent
des choses intéressantes . ( Ici M. Wyndham fait la
révérence, ) Le très-honorable membre me salue ; je n'en
dirai pas davantage , de peur d'embarrasser la modestie
d'un auteur présent.
M. Wyndhamn, L'honorable membre vient de montrer
une très-grande faculté de sophisme ; ce qui n'est pas , au
surplus , la moindre des merveilleuses facultés qu'il pos
sede. Ila , comme dans d'autres récentes occasions , déployé
ce zèle de nouveau converti , qu'une trop grande ardeur
empêche souvent d'être utile. Il vient de déclamer contre
moi , comme si j'attaquais les ministres , sans se donner
la peine d'observer , qu'au moins pour cette fois , je n'ai
pas songé à les attaquer. L'honorable membre , avec une
(1 ) Papier établi par M. Wyndham , et où il insère des articles.
bravoure
FRUCTIDOR AN X I.
bravoure toute semblable à son zèle , lâche son coup
fusil à la première alarme comme un recru , sans se
donner le temps de distinguer son ennemi , encore moins
de le viser. ( On rit. ) L'honorable membre m'excusera ,
si je rends son feu , non à lui seulement , mais à ses
amis qui paraissent le choyer avec tant d'empressement.
Je pense que chaque partie de la mesure qui nous occupe
, devait être portée à la chambre dans son temps.
On pourrait la diviser comme Shakespeare divise les âges
de la vie. Elle est encore dans son enfance , et on a com-'
mencé par nous la présenter dans son âge mûr. Il en résulte
que tout le pays est aujourd'hui en confusion comme
au temps des assises , ou des courses de chevaux. ( On
crie , écoutez , écoutez , du banc des ministres ) ; si
Bonaparte venait en ce moment , et personne ne peut être
assuré qu'il ne viendra pas , je demande quelle opposition,
ou quel échec il pourrait recevoir d'une machine aussi
délabrée. Le dixenier va chez le maître d'école pour se
faire expliquer l'acte , le maître d'école embarrassé s'adresse
au juge de paix , celui-ci au lord lieutenant , le
lord lieutenant au secrétaire de la guerre , ce dernier au
parlement voilà le spectacle que présente la mesure
dont nous nous occupons. Elle n'a pas encore produit
un seul homme capable d'aller chercher la gloire à la
bouche du canon . J'applaudis aux papiers publics . Mais
ils ont imité justement la conduite de l'honorable membre .
Après avoir mis le feu aux quatre coins du monde , ils
viennent comme lui avec un petit baquet pour l'éteindre.
Quant au papier de la semaine dont il a été mention , je
respecte son auteur que je n'ai jamais vu ( 1 ) ; je pense
que sa conduite en Amérique lui a mérité une statue
d'or. ( On rit. ) Il ne cessa de s'opposer aux succès de tous
les mauvais principes que l'honorable membre lui-même
n'a cessé de prôner dans cette chambre. M. Wyndham
finit par censurer le système par lequel on cherche à
encourager la formation des volontaires , en les exemptant
d'entrer dans les troupes de ligne.
( 1 ) M. Cobbet , auteur du Porcupine,
I
Gg
466 MERCURE DE FRANCE,
1
M. Sheridan se défend d'être un recru ou un converti ,
quand il s'agit de défendre son pays. Il ne croit pas que
les ministres aient beaucoup souffert du feu du très- honorable
membre. Il y a dans son discours de l'esprit et
de la colère , mais point de raison. L'honorable membre
ne s'est pas conformé à la pratique militaire qu'il recommande.
Il a oublié de mettre un boulet dans sa pièce.
Il y a eu du feu et du bruit , et point d'effet. Ce qu'il a
entendu relativement à la situation du pays , lui paraît
digne d'un bateleur plutôt que d'un membre patriote du
parlement. Il ne sait quel est son objet , si ce n'est une
invitation directe à Bonaparte de se hâter d'envahir le pays.
M. Sheridan ne peut dire si le premier consul acceptera
cette invitation. Dans tous les cas , il pourrait se trouver
trompé par le tableau du très-honorable membre. Car , au
lieu de trouver le pays sans un soldat , il en verrait cent
mille qui viennent d'être ajoutés à sa défense .
-
Le chancelier de l'échiquier observe que si l'autorité
du très-honorable membre M. Wyndham était égale
à l'opinion qu'on a généralement de son zèle , ses sentimens
, énoncés dans la chambre , auraient fait la plus
funeste impression . M. Wyndham faisant alors quelques
gestes , il n'y a rien , reprend le chancelier de l'échiquier ,
que je remarque avec plus de peine , que le profond mépris
avec lequel le très-honorable membre traite tout ce qui
vient de ce côté de la chambre . Car , si c'est son objet
de former une nouvelle administration , je doute qu'il lui
soit possible d'en former une qui obtienne de quelque
manière la confiance du peuple. Veut-il remplacer l'administration
actuelle par les membres qu'on voit généralement
du côté opposé , ou par ceux qui précédemment
ont été ses collègues ? Je ne pense pas qu'il règne jamais
entr'eux une plus grande unanimité que celle qui a existé
déjà. Le pays , en général , en rendant justice à ses motifs,
crain tses principes et ses opinions. M. Addington finit
par dire que toute la force armée de l'Angleterre s'élèvera
au-dessus de 400 mille hommes.
FRUCTIDOR AN XI. 467
Séance du 11 août.
ÉTAT DE L'IRLANDE.
Nomination du prince de Galles.
M. Hutchinson. Il reconnaît l'amélioration actuelle de
l'état de l'Irlande ; mais en rendant justice aux bienfaits
qu'elle a reçu , depuis quelque temps , il déclare qu'on ne
peut compter sur le pays , tant que l'état actuel des
choses s'y maintiendra . Il désire qu'une députation du
parlement y soit envoyée , à l'effet de connaître l'état
du pays , pour en faire ensuite le rapport. Il demande
que les grands propriétaires soient tenus d'y demeurer
, ou au moins quelqu'un de leur famille. Des
hommes tirent de ce pays-là , tous les ans , d'immenses
sommes , qui n'y ont jamais mis les pieds . Quand l'union
fut accomplie , un ministre ( M. Pitt ) nous avait assuré
que de grandes mesures seraient prises pour sa tranquillité
annonce heureuse , puisqu'elle avait contribué
à l'union ; annonce funeste , puisqu'on n'y a pas été
fidèle. Il ne désire pas prendre les ministres de S. M. par
surprise ; il doit cependant déclarer que , s'il était possible
d'envoyer en Irlande le prince qui , dans la crise présente
, a fait une offre si loyale et si patriotique de ses
services , dont la libéralité est sans borne et les talens
universellement reconnus , les heureux effets qui résulteraient
de la présence de l'héritier apparent de la couronnne
seraieut incalculables. Chaque habitant serait convaincu
alors (même les anciens rebelles ) de l'amour de
sa majesté pour son peuple , de son désir de les secourir
dans leurs besoins , et de redresser leurs griefs. Chez les
plus mécontens même l'affection et la fidélité renaîtraient ,
quand ils verraient le prince de Galles laisser la splendeur
et les plaisirs de la cour , pour aller visiter la nudité de
eette terre et les misères de ses habitans , en rendre ensuite
compte à son royal père , et implorer sa bienveillance.
Cet événement rétablirait la fidélité irlandaise de manière
qu'elle ne pourrait jamais plus être ébranlée .
Gg 2
468 MERCURE DE FRANCE ,
:
1
Je cherche , au moment où nous nous occupons de nouvelles
mesures de défense , comment il se fait qu'on éloigne
précisément la personne qui doity prendre la plus brillante
part. La tenir de côté dans de telles circonstances , semble
affaiblir le haut respect que les peuples portent à la cou
ronne . Si de nouveaux troubles s'élèvent en Irlande , ce
que j'espère qui ne sera pas , au moins dois- je prier les
ministres de S. M. , en employant les mesures nécessaires
de vigueur , de faire ensorte que ces mesures demeurent
dans de justes bornes . L'injustice , qui détruit un indi̟-
vidu , fait naître des milliers de rebelles. L'Irlande , en ce
moment , est tellement frappée de terreur , que , dans la
crainte que les scènes anciennes ne se renouvellent , des
personnes de la plus grande fortune dans le pays , sont sur
le point de l'abandonner pour passer en Amérique . Pour
montrer à quel excès ont dû se pórter les tortures et les
cruautés qu'on s'est. permis dans la dernière rebellion ,
M. Hutchinson.rappelle un acte du parlement irlandais ,,
à l'effet d'exempter les magistrats de toute action et poursuite
pénale pour les excès commis dans la vue de suppri
mer la rebellion . Il conclut dans le sens de son discours .
Lord Hawkesbury et lord Castelreagh s'opposent à la
motion.
M. Wyndham censure la conduite du gouvernement en
Irlande. I rapporte qu'un officier général , M. Morissson ,
a été dernièrement renvoyé de son commandement , par
la seule raison qu'il avait recommandé de prendre , des
précautions. Voulez-vous savoir quelle est la conduite du
gouvernement en Irlande ? La même qu'en Angleterre .
Cela ne l'empêche pas de se glorifier et de s'applaudir
sans cesse ; semblable à la montagne dont parle le poète ,
autour de son flanc sont répandus les brouillards et l'obs-
» curité , et cependant un éternel rayon du soleil siége sur
>> sa tête . »
Though round his bosom , fogs and Darkness spread
Eternal sunshine settles on his head.
FRUCTIDOR AN XL 46g
↑ Lės ministres ne cessent de se plaindre de lui et de ses
amis , et ne cessent pourtant d'adopter les mesures qu'ils
leur suggèrent , comme si elles étaient de leur propre
génie. Avec quelle grâce peuvent- ils appeler le pays auxarmes
pour sa défense , s'ils ne commencent à abjurer leur
vieux chant de coucou , qu'il n'y a rien à craindre .
Le chancelier de l'échiquier prétend que toutes les
dépêches que le gouvernement reçoit d'Irlande sont plei
nes d'expression de plainte sur le mauvais effet des discours
de M. Wyndham au parlement. Toute l'occupation
de cet honorable membre est de chercher à réparer le lend
demain ses imprudences de la veille.
Le docteur Lawrence défend son ami M. Wyndham ,
ainsi que sa conduite politique depuis le traité d'Amiens.
Il accuse principalement la lenteur des ministres. Une
lettre , dit-il , a été envoyée de l'amirauté aux différens
officiers de vaisseau commandans sur la côte , pour leur
ordonner de faire des plans , de sonder les côtes , et d'informer
l'amirauté des points sur lesquels l'ennemi pourrait
effectuer un débarquement.
T
L'avocat général trouve que l'orateur de la chambre a
eu bien de la condescendance de laisser ainsi le docteur
Lawrence s'égarer dans des extravagances . La motion de
lord Hutchinson est rejetée sans division .
Séance du 11 aolit.
REMERCIMENT DE LA CHAMBRE AUX CORPS VOLONTAIRES.
M. Sheridan. Je sais combien il est difficile d'obtenir
l'unanimité , quand le très -honorable membre ( M. Wynd.
ham ) est dans la chambre. ( On rit . ) Mais j'espère qu'un
jour au moins se passera sans altercation , sur-tout lorsque
ce jour est celui où les membres doivent se séparer au
moins pour quelque temps. Peut - être que la motion
que je fais eût été plus convenable de la part des ministres
On pourra trouver aussi qu'elle convient de la part d'un
volontaire. On a élevé quelque doute sur le point de
savoir si ceux qui s'engagent comme volontaires , sont
Gg 3
470 MERCURE DE FRANCE ,
encore soumis à l'appel général porté par l'acte . Il suffit
de déclarer qu'ils sont exempts , pour lever toute obscurité
à ce sujet. Une autre chose à laquelle nous devons porter
notre attention , c'est à la multitude d'individus qui sont
retenus de s'offrir comme volontaires , à raison du luxe et
de la richesse que plusieurs ont mis dans leurs habits.
(Un cri écoutez , écoutez. ) Des milliers sont tenus à l'écart ,
qui se présenteraient avec joie , si les habits étaient moins
chers et dégagés de ces dispendieuses décorations auxquelles
le plus grand nombre ne peut fournir sans ruiner
leur famille. Je pense que , dans cette circonstance , le
riche et le pauvre devaient se faire également honneur
d'être vêtus avec modestie. C'est d'hommes dont nous
avons besoin pour défendre nos libertés , et non de cès
frivolités . Je désirerais que ou l'uniforme , ou quelque
chose d'uniforme , distinguât , jusques dans leur travail ,
ceux qui se sont voués à la défense du pays. Je désirerais
aussi que les exercices militaires se fissent en particulier.
Une multitude d'oisifs viennent , quand l'exercice est public
, se moquer de ceux qui s'exercent , et plusieurs préféreraient
d'être fusillés que d'être un objet de raillerie.
M. Shéridan rappelle ici l'obligeance de M. le duc de
Portland qui a donné la cour de sa maison dans Piccadily.
Il censure en même temps les propriétaires du terrain de
lord Cricket , qui ont donné des places à six sous à tous
ceux qui ont voulu venir se moquer de nos jeunes volontaires.
Je ne puis pas donner d'opinion , comme militaire ;
mais si quelqu'un regrette que notre mélange présent de
force militaire ne soit pas fondu en troupe de ligne , je
ne suis pas de son avis. Celui-là raisonnera peut-être mieux
comme militaire , moi comme membre indépendant du
parlement ; car nous avons aussi nous une petite forteresse
à défendre la constitution. Je suis satisfait que nos mi
nistres aient déclaré qu'ils n'accepteront aucune paix qui
ne s'accorde avec l'honneur et la sécurité du pays. J'espère
qu'on n'en acceptera d'aucune espèce , tant qu'un ennemi
sera sur notre sol. Si je croyois 1 que cette idée pût un mos
FRUCTIDOR AN XI. 471
ment être balancée , je ferais la motion à l'instant même
que tout ministre qui fera la paix , tant qu'un Français
sera en Angleterre , soit déclaré traître . Je désire qu'en
ce jour toute différence de parti s'évanouisse , qu'elle soit
suspendue au moins jusqu'à la session prochaine , et surtout
qu'elle ne soit pas portée dans l'intérieur du pays , où
elle ne peut produire que de fâcheux effets . Il conclut par
la motion des remercîmens de la chambre aux corps volontaires.
Le général Gascoigne éprouve une satisfaction particulière
à appuyer cette motion. Il voit seulement un
inconvénient dans la formation actuelle des corps volontaires
: c'est que des hommes de rang , de fortune et de
talent s'enrôlent comme soldats dans un grand nombre de
corps. Quand il apprend que dans la chambre des pairs ,
et même dans celle-ci ( désignant le maître des rôles ) ,
plusieurs grands personnages se sont enrôlés comme simples
soldats dans le corps des avocats , j'en ai beaucoup de
regret. Un tel mélange est essentiellement contraire au
bon ordre , ainsi qu'à la discipline militaire ; car il est
dans la profession de soldat une multitude de devoirs
qu'on ne peut raisonnablement exiger de tels hommes.
Je passe à un autre sujet. L'honorable membre veut
bannir de la chambre toute discussion , c'est-à-dire , la
dépouiller de son plus beau privilége . Dans un conseil
composé de militaires , des discussions militaires sont indispensables.
Je ne suis point militaire ; mais au moins ,
comme membre du parlement , je ne veux point en abandonner
les fonctions , encore moins priver la chambre des
observations que des hommes plus instruits que moi peuvent
nous donner sur le danger du pays , et les moyens de
pourvoir à son salut. Je ne puis me résoudre , sur-tout , à
passer sous silence la composition actuelle des corps volontaires.
Ils ne peuvent faire aucun bien dans cette forme.
Et ne croyez pas que le nombre fasse toujours la force .
On ne peut pas même dire d'eux que s'ils ne font pas
bien , il ne feront pas de mal ; car ils encombreront les
de
Gg 4
472 MERCURE DE FRANCE,
". mouvemens , obstrueront les routes , consommeront les
provisions ; ( On rit ) et ce qui doit être encore d'une plus
grande considération , je crains qu'ils ne forment un vaste
dépôt de terreur panique , qui , de leur sein , se répandra
par-tout. Pourquoi ne pas mettre toute cette cohue à l'écart
? Une fois exercée à l'instar d'infanterie légère , elle
se porterait par- tout où on aurait connaissance, des mouyemens
de l'ennemi ; et l'harcélerait et le fatiguerait ,
bourdonnant sans cesse à ses oreilles comme une fourmillière
d'insectes. De cette manière , et avec des forteresses
' telles que les a conseillées un honorable membre ( M. Craw
ford ) , joint à de grandes armées , nous n'aurions plus à
dépendre du sort de deux batailles ; chaque pouce de terrain
serait disputé et défendu . Il y a des mesures qui ont leurs
progrès naturels , au moyen desquels elles se perfectionnent.
Ici , au contraire , rien de semblable ; c'est de la bierre de
juillet qui , avec le délai nécessaire pour fermenter , tirer
et mettre en bouteilles , pourra à peine être bue à Noël.
L'honorable membre ( M. Sheridan ) ne veut point . d'opposition.
Tout le monde est unanime pour la défense du
pays. L'opposition , dont il fit partie dans la dernière
guerre , n'eut point un tel caractère. Si la même unanimité
n'existe pas dans le mode , j'en suis fâché. Je suis
fâché d'avoir à censurer les ministres. Mais cette censure
est un droit , et son expression un devoir. Il est très-malheureux
d'avoir un gouvernement dans lequel le pays ne
puisse avoir, confiance . Si notre gouvernement est tel il
faut le declarer .
1
>
M. Windham Je voudrais qu'il fut en mon pouvoir
de condescendre aux désirs qu'a manifesté l'honorable,
membre ( M. Sheridan ) , relativement à l'unanimité ;
mais il a montré plus de zèle à énoncer son vou , que de
fidélité à le suivre ; car tandis qu'il a déployé la discussion ,
il s'est mis à dire tant de choses pour la provoquer , qu'il
m'est impossible de lui accorder ce qu'il demande . Fidèle
à l'habitude de ses méprises , si l'honorable membre
pense que je vais m'opposer à sa motion , il se trompe
FRUCTIDOR AN XI. 473
Je crois avoir parlé sans aucun manque de considération
des volontaires et de la milice. Les volontaires seront au
jour du danger ce qui convient à des anglais. Pour ce qui
est de la milice , je pense qu'avec tout le zèle et le courage
dont elle est animée , elle ne peut encore posséder les
qualités militaires qui sont spécialement propres aux soldats
qui ont été en action . Il n'y a pas , je pense , en cela
de quoi lui déplaire . Cependant je dois convenir que je ne
regarde pas comme une bonne règle de conduite de ne
dire ou de ne faire jamais que ce qui peut plaire ; l'administration
actuelle considère toujours , non pas si ce
qu'elle fait est bien , mais seulement si cela sera agréable.
Tantôt ce sont les gentilshommes de la campagne qu'elle
veut flatter , tantôt ce sont les officiers de milice : un jour ce
sont les souscripteurs de Lloyde , un autre jour ce sont les
possesseurs de l'Omnium. Voulez -vous savoir ce qu'a produit
cet esprit ? La fameuse paix d'Amiens , et toutes les
bénédictions qui en sont aujourd'hui la suite . Je n'ai point
à m'opposer aux remercimens qu'on propose , mais pour
taut si j'étais volontaire , il me semble que je voudrais les
avoir mérités avant de les recevoir . Tout ce que la chambre
a de mieux à accorder pour les services les plus distingués
, tant sur terre que sur mer , ce sont ses remercimens.
Ne craignez-vous pas que de les accorder aussi indiscrètement
n'en abaisse le prix ?
Connait-on rien de plus dangereux qu'un gouvernement
foible , sur lequel on se reposerait avec confiance , et qui
tout -à-coup croulerait et ferait crouler la chose publique.
Quand un gouvernement se règle par l'opinion ,
c'est par devant l'opinion qu'il faut le citer . Suffitil
qu'un gouvernement soit dans l'embarras pour lui
accorder sa confiance ? L'honorable membre veut interdir
la discussion , il veut même étendre cette interdiction
au dehors pendant la vacance. Avant qu'il réussisse
à m'enfermer , moi et mes amis , pour mettre ensuite
la clef dans sa poche , ( On rit. ) je veux au moins
sauyer mes droits par une bonne protestation . L'honorable
474 MERCURE DE FRANCE,
membre peut après cela , si cela lui convient , allercomme
un maître de cérémonies , faire sa révérence à chaque
corps de volontaires , et leur porter des remercimens
qui probablement ne sont point du tout attendus.
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 20 août.
Les dernières nouvelles reçues d'Espagne sont beaucoup
moins pacifiques que toutes celles qui nous avaient été
transmises précédemment . On assure positivement que les
Espagnols mettent leur armée sur un pied de guerre , et
que les négocians qui doivent des sommes considérables
à l'Angleterre , ont reçu ordre de suspendre les paiemens
qu'ils allaient faire .
-
Voici l'extrait d'une lettre que nous venons de recevoir
de l'Inde , par le Wellesley , et qui nous est écrite
par un officier de marque dans l'armée anglo -indienne ,
au cap de Hurry-Hur :
« L'armée indienne est sur le point de commencer une
» guerre avec les Marattes. Notre armée s'est mise en
» marche sous les généraux Stuart et Wellesley. L'en-
»› nemi a une cavalerie formidable , et elle fera certaine-
» ment une invasion dans le Mysore et dans le Carnate "
» pays occupés par les troupes de la compagnie. Cette
» guerre peut devenir ruineuse et destructive pour nous. »
Du 11. Une maison de commerce respectable de la
cité , a reçu des lettres d'Italie , qui annoncent que
Français lèvent dans ce pays une armée de 80,000 hommes,
et l'on assure qu'elle est destinée à reconquérir l'Egypte.
Du 15. Trois pour 100 consolidés , 52 7/8 . Omnium
, 9 1/2.
-
-
-- -
les
- La gazette officielle de samedi annonce que lord
Hawkesbury a notifié aux ministres des puissances neutres
résidans à Londres , que S. M. B. avait donné des ordres
pour faire le blocus des ports de Gênes et de la Spezzia .
Le capitaine Hallowell est arrivé ce matin à l'amirauté
, apportant la nouvelle de la reddition de Tabago
aux troupes anglaises , le 30 juin. Les canons du Parc et
de la Tour ont annoncé cet événement ( 1 ) .
--
(1) Il y avait à Tabago cent hommes qui avaient ordre de rendre
l'ile à la première réquisition et de capituler . Oh ! la glorieuse conquête
pour tirer le canon de la Tour !
FRUCTIDOR AN XI. 475
La gazette officielle publie deux proclamations . La
première porte que toutes les personnes venant des pays
occupés par l'ennemi , ne pourront débarquer que dans
les ports d'Yarmouth , Harwich , Douvres , Southampton
et Graves. La seconde ordonne que tous les étrangers résidans
en Angleterre , se rendront à Londres dans l'espace
de dix jours , ou de seize jours s'ils habitent l'Ecosse
que désormais ils ne pourront résider que dans la capitale
ou dans une distance de cinquante milles au plus , et à dix
milles au moins des ports de mer et des chantiers .
-
et
M. Pitt est nommé colonel des volontaires des
cinq ports.
Du 18.-Trois pour cent consolidés, 55 3/8.—Omnium
71/2.
On écrit de Torbay : Le cutter la Vénus nous rapporte
qu'étant le 4 à seize lieues environ sud-ouest des Lizards
il fut rencontré par un bâtiment danois qui lui apprit qu'il
avait été la veille chassé et visité par un sloop français de
16 canons et chargé de troupes , lequel , après avoir vérifié
qu'il était danois et non destiné pour l'Angleterre , l'avait
laissé aller et s'était lui-même rapproché de deux frégates ,
dont il s'était séparé pour lui donner la chasse.
D'après la marche qu'il avait vu suivre à ces trois bâtimens
, le capitaine danois ne doutait point qu'ils ne fissent
route pour l'Irlande ; il reconnut très-distinctement à l'uniforme
des troupes à bord du sloop , que c'était bien un
bâtiment français et non un sloop anglais sous pavillon
français.
Sur le compte qui fut rendu de tout ceci au commandant
de Plymouth , cet officier s'empressa de dépêcher au
lord Cornwallis en croisière devant Brest , et un autre au
lord Gardner , en station à Cork. Comme , au rapport de
l'officier danois , ces deux frégates sont fort grandes , et
peut-être armées en flûte , on peut supposer que cette petite
escadre porte 14 à 1500 hommes. ( Extrait de l'Argus . )
"
De l'Allemagne septentrionale.
L'annonce de la retraite de la plus grande partie de
l'armée française , celle de la marche prochaine d'un
corps de troupes prussiennes vers l'embouchure de l'Elbe ;
la contre-annonce subséquente non-seulement que toute
l'armée française demeurera dans l'électorat , mais encore
qu'elle y sera renforcée ; la retraite qui vient de s'effectuer
476 MERCURE DE FRANCE ,
du comte de Haugwitz et du comte de Schulenbourg ,
les deux principaux ministres du cabinet prussien , en
voilà assez pour attirer toute l'attention des politiques.
Dublin , 10 août.
J'ai la douleur de vous annoncer qu'on n'a fait que
quelques blessures au serpent de la révolte , mais qu'il
n'est pas encore mort . On commence à faire des arresta
tions importantes . On répand le bruit , et je crains que
ce ne soit avec trop de fondement , que des troubles se
sont manifestés dans la ville et dans les environs de Carrickmacross
. >
La malle de Limerick a été attaquée ce matin à une
heure , près de la ville de Kildare . L'homme de garde a
été blessé à mort.
-
Quelques personnes craignent un soulèvement des
paysans mécontens aussi -tôt qu'ils auront fait leur récolte .
-On fait des dispositions pour mettre la ville de
Dublin en état de défense. On doit placer de grandes
portes de fer sur plusieurs points , et l'on travaille aussi
à fortifier le château.
-
On a arrêté un négociant de la cité , soupçonné
d'être un agent des rebelles. Il a subi samedi un interrogatoire
devant lord Pelham . Ona trouvé chez lui un sceau
portant une harpe , avec la devise , Erin-go-bra , et une
inscription latine qui signifie « soyez braves , et vous serez
libres. »
-
Une personne qui vient d'arriver de Cork annonce
que le major Chatterton avait déclaré sous serment qu'il
avait rencontré Arthur O'Connor dans cette ville.
Des troubles commencent à se manifester dans le
comté de Clare. On a arrêté à Ennis quelques Français qui
parcouraient le pays sous le costume de prêtres , demandant
des aumônes pour bâtir un monastère sur les Alpes .
Des bords du Mein , 20 août.
"
Des lettres , particulières du Hanovre , d'une très-bonne
source annoncent que le nombre des troupes françaises
dans les possessions continentales du roi d'Angleterre ,
bien loin d'être diminué , sera augmenté incessamment de
dix- huit bataillons d'infanterie et de neufrégimens de cava
lerie. Quelque porté que soit le gouvernement français à
alléger le fardeau qui pèse sur le peuple hanovrien , des .
considérations majeures lui prescrivent de tenir entre le
Weser et l'Elbe un corps respectable de troupes , afin de
FRUCTIDOR AN XI. 477
déconcerter , par une attitude imposante , les projets que
son ennemi acharné pourrait former. I paraît certain ,
d'après les mêmes lettres , que le général Mortier quittera
le commas dement de l'armée d'Hanovre pour être employe
d'une manière plus active .
Une lettre de Berlin assure que l'espoir d'une paix pro
chaine n'est point entièrement évanoui . Les cours de Pétersbourg
et de Prasse continuent leurs démarches amicales
près des deux puissances belligérantes pour opérer un rap
prochement. Il paraît mênie que les dernières propositions
qui ont éte faites a la cour de Londres , out produit sur elle
une certaine impression , et qu'elle a répondu d'une manière
qui annonce le désir d'entamer des négociations directes
avec la France. Ce qui est certain , c'est que dans l'état actuel
des choses , il ne serait pas étonnant que l'on apprît toutà-
coup qu'il a été arrêté une suspension d'ariues .
Francfort , 19 août.
Notre commerce se ressent déjà beaucoup des mesures
prises par les Anglais pour bloquer l'Elbe et le Weser . liest
dans ce moment très -insignifiant , sur-tout à l'égard des
denrées coloniales ; mais il est difficile de décrire le découragement
qui règne dans ce moment à Hambourg et à Brême.
Cette dernière ville ne , s'était pas attendue à la mesure rigoureuse
qui la concerne , et qui lui a été communiquée
officiellement par M. Rumboldt , chargé d'affaires du cabinet
de Londres près les villes anɛéatiques . On s'étonnait
d'autant plus de la fermeture du Weser , que les Français
n'avaient inquiété en aucune manière la libre navigation de
ce fleuve. Le territoire de la ville impériale de Brême était
resté intact , et les Français n'avaient porté la moindre
atteinte à la neutra'ité de cette petite république . Dans l'électorat
d'Hanovre même , les troupes françaises s'étaient
éloignées des bords du Weser , de manière que , sur les
bords de la rive droite de ce fleuve , il n'y avait aucune force
arniée ; elles n'avaient occusé que la ville de Bremnerlehe, distante
d'une demi- lieue du Weser. Nulle part on n'avait établi
des batteries . Les troupes , dans le duché de Brême , n'avaient
pas même de la grosse artillerie , mais seulement de
petites pièces légères .
Berlin , 15 aout.
M. le comte de Haugwitz , ministre du cabinet , partira
demain pour ses terres en Silésie ; il projetait ce voyage
depuis long-temps , et a obtenu à cet effet un congé de sa
478 MERCURE DE FRANCE ,
majesté . M. le comte de Schulenbourg-Kehnert , ministre
d'état , est également parti pour sa terre de Kehnert.
Sa majesté , désirant donner au conseiller de Lombard
une preuve de sa satisfaction particulière , lui a accordé
une prébende qui rapporte annuellement 1000 rixd. Elle
a aussi donné au frère de M. Lombard , qui est maintenant
à Paris , le titre de conseiller de légation.
Copenhague , 9 août.
Il est arrivé ici , le , un courrier de Londres. Depuis
ce moment , le bruit court qu'une flotte anglaise passera
incessamment le Sund , et entrera dans la mer Baltique.
1
Nous avons lieu de croire que ce bruit n'a aucun fondement.
La prétention du Danemark a toujours été que la
Baltique est une mer fermée. Accorder passage sur sou
territoire maritime à une armée navale anglaise , serait
une démarche qui exigerait , par réciprocité , une
compensation de faveur , qui pourrait embarrasser la
cour de Copenhague.
Constantinople , 15 juillet.
M. Drummond , ministre d'Angleterre , a reçu de sa
hautesse l'ordre du croissant avec une plaque enrichie de
brillans ; son exc. ne le portera qu'après en avoir obtenu la
permission de son souverain.
Les sollicitations et les instances réitérées des ministres
français et anglais , ont engagé la Porte à leur faire notifier
de nouveau , par le reiss - effendi , que rien ne pourrait
l'engager à se désister du système de neutralité qu'elle
adopté.
Il est arrivé hier ici un courrier extraordinaire du roi
de Perse ; les dépêches qu'il a apportées , sont , à ce que
l'on assure , de la plus grande importance.
PARIS.
-Le premier consul a visité , un de ces jours derniers , les
chantiers de construction de la Rapée. Il est monté sur la clialoupe
canonnière la Parisienne , la première qui ait été lancée
à l'eau à Paris , et construite d'après les ordres du conseillerd'état
, préfet de police. Le premier consul l'a visitée jusqu'à
fond de cale .
-
Le conseiller- d'état préfet de police , vient de publier
FRUCTIDOR AN XI.
479%
}
ane ordonnance et une instruction concernant les bestiaux
malades. Il est enjoint par l'ordonnance aux propriétaires ou
dépositaires de moutons , de bêtes à cornes et chevaux at
teints de maladies dans les communes rurales , du ressort de
la préfecture de police , d'en faire sur-le- champ la déclaration
aux maires de leurs communes respectives , et d'en indiquer
exactement le nombre , à peine de 100 fr. d'amende. Les
animaux malades seront visités en présence du maire , par
des experts , etc.
-
Le corsaire de Bordeaux la Représaille , armé de 14
canons de trois livres de balle , monté de quatre - vingts
hommes , et commandé par le capitaine Quoniam , a pris à
l'abordage le paquebot du roi d'Angleterre, le King Georges,
portant huit caronades de douze livres de balle , et ayant
quarante hommes d'équipage. Il y a eu à bord du paquebot
cinq hommes hors de combat , dont deux blessés mortellement;
le capitaine est du nombre de ces derniers . Le capitaine
Quoniam se loue infiniment de son équipage , qui a
franchi les filets dont l'ennemi s'était enveloppé , avec une
ardeur étonnante. La prise est entrée au port . Eile est
chargée de 31,000 piastres fortes , et avait à bord une boîte
d'objets précieux . Elle est évaluée 50,000 liv . sterling.
On est informé d'une manière authentique que les
Anglais continuent les préparatifs d'une expédition dans
les ports de Margate , Yarmouth , Harwick , ainsi que
dans la rade des Dunes , en conséquence l'embargo des
troupes de toutes armes , tant françaises que bataves , pour
les îles de Walcheren , de Sud-Reveland , ainsi que pour
d'autres parties de la Zélande , se continuait encore
Berg-op-Zoom le 2 de ce mois . Les garnisons des places
de Flessingue et de Weere ont été augmentées chacune
d'un bataillon d'infanterie de ligne hollandaise.
-L'éclipse de soleil qui est arrivée le 17 août au matin ,
a été observée à Paris par un très-beau temps , et par tous
les astronomes , MM. Delambre , Messier , Bouvard ,
Lalande neveu , Burckhardt et moi. J'ai vu le commencement
à 5 heures 59 minutes 18 secondes au collége de
France , et M. Messier a marqué la fin à 7 heures 46 minutes
8 secondes . Fidèle à la loi que je me suis faite de
calculer le même jour ces sortes d'observations , j'ai trouvé
la conjonction à 8 heures 30 minutes 24 secondes , temps
vrai , réduit au méridien de l'observatoire . Cela servira de
terme de comparaison pour trouver les longitudes de tous
les pays où elle aura pu être observée . Elle a été annulaire
en Egypte.
DELALANDE.
480 MERCURE DE FRANCE,
-
— Un défenseur plaidant pour un Anglais , à l'audience
de la troisième séction du tribunal civil , le 28 thermidor
dernier , dit : Celui que je défend est un honnête homme,
quoiqu'Anglais. Le C. Bexon , président , interrompant
lorateur : « Défenseur officieux , retranchez de votre plai
doirie les mots quoiqu'Anglais . Les nations ne doivent jamais
s'insultér , et ce n'est plus en France , encore moins
dans le sanctuaire de la justice , que cela peut être permis.
-On mande de Berne qu'un menuisier de cette ville ,
Muller , est occupé en ce moment à faire le modèle d'une
maison complète de paysan suisse bernois , destinée pour
Madame Bonaparte , et d'après lequel il en sera bâti une
en grand aux environs de Malmaison ou de Saint-Cloud.
Un petit corsaire d'Ancône , commandé par le capitaine
Muzzolini , et monté de 25 à 50 hommes qui n'avaient
point encore été sur mer , a pris , dans les parages de
Trieste , trois bâtimens anglais , chargés de chanvre , de
soufre et de soies crues du Levant. En les apercevant , le
corsaire avait arboré le pavillon turc. Lorsqu'il fut à leur
portée , il les somma de venir lui présenter leurs papiers.
Ils mirent aussi-tôt une chaloupe à la mer , et se rendirent
à bord. Le capitaine fit alors hisser son pavillon ; et après
l'avoir assuré par un coup de canon , il alla s'emparer des
trois bâtimens anglais qui ne firent aucune résistance ,
quoique leurs forces en hommes fussent à-peu-près égales
à celles du corsaire , et que leur artillerie fùt plus nombreuse
et d'un plus gros calibre.
La valeur de ces prises est estimée de 30 à 40 mille liv.
sterling.
Le parti anglais à Trieste a été d'autant plus humilié
que les capitaines de ces trois navires , s'y trouvant lors de
la déclaration de guerre , les avaient pavoisés , avaient fait
venir de la musique à bord , et avaient enfin témoigné leur
joie de la manière la moins décente.
-Des plâtriers de Montmartre , en fouillant un terrain ,
ont découvert un cercueil de plomb , renfermant les restes
d'un évêque ; les marques de la dignité étaient très-bien
conservées. Ces ouvriers , plus occupés de la valeur du
plomb que du respect dû aux morts , ont enlevé le cercueil
et jeté les ossemens à la voirie . Le maire , instruit de cette
irrévérence , en a dénoncé les auteurs à la police.
-Le général Dumouriez a quitté , à l'approché des
Français , le Mecklenbourg où il s'était retiré; on croit
qu'il s'est rendu en Angleterre,
( N°. CXIV. ) 16 FRUCTIDOR an 11 .
( Samedi 3 septembre 1803. )
MERCURE
DE FRANCE
LITTÉRATURE.
POÉSI E.
ODE
SUR LA GUERRE PRESENT E.
O diva ·
Serves iturum Cæsarem in ultimos
Qbis Britannos.
Horat . od . 36 , lib . Ier.
ETT quoi !. tandis que tout l'empire :
D'un héros chante les bienfaits ,
Et qu'enfin le monde respire
A l'abri d'une heureuse paix
Du crime odieux privilége !
Un peuple impie et sacrilége
Osera troubler ce concert !
Nous le verrons , dans son audace,
Eclater , ou ne faire grâce
Qu'au faible ennemi qui le sert ! ... ( 1 )
( 1) Le défaut d'espace nous ayant empêché d'insérer cette pièce
toute entière , nous avons conservé celles des strophes qui nous ont paru
devoir faire le plus de plaisir à nos lecteurs , et en
le plus de liaison entr'elles ."
même temps avoir
REP.
FRA
5 .
cen
H h
482 MERCURE DE FRANCE ,
Dis , Albion , quelle insolence
Te fait ainsi nous outrager ?
Veux-tu , du bonheur de la France
Et nous punir et te venger ?
Faut-il que de ton industrie
L'audace flattée et nourrie
Se vienne enrichir sur nos bords ,
Et que la France tributaire ,
Se dépouille , pour te complaire ,
De sa gloire et de ses trésors ? ...
Tu les verras , fier insulaire ,
Ces triomphantes légions
Porter le flambeau de la guerre
Dans le sein de tes régions.
Oui , sur ton rivage perfide
Tu verras ce nouvel Alcide
Guider le Français irrité .
A ses coups , mais trop tard peut- être ,
Ton orgueil aura su connaître
Bonaparte et la liberté ......
Quelle pompe ! sur son passage
Les chemins sont semés de fleurs ;
Le nuit , pour un si noble usage ,
Du jour emprunte les splendeurs.
Oracle de paix et de guerre ,
La foudre l'annonce à la terre ;
L'airain s'ébranle dans les airs ;
A nos chants , par de saints exemples ,
La religion , dans ses temples ,
Mêle ses augustes concerts.
Noble élan , peuple magnanime ,
Gages précieux de ta foi !
FRUCTIDÓR AN XI. 483
Que ne peut un héros sublime
Qui s'arme et qui combat pour toi ?
Ah ! sous ce glorieux auspice ,
S'il est vrai que de la justice
Le nom et les droits soient sacrés ,
Suivons son auguste interprête ;
Que tardons- nous ? qui nous arrête ?
Nos triomphes sont assurés .
guerre
C'en est fait ; le cri de la
A retenti de toutes parts ;
J'entends préluder le tonnerre
De nos maritimes remparts.
De carnage encore fumantes
Déjà nos barques foudroyantes ( 1 )
S'arment et volent loin du port ,
Et lancent par de coups terribles ,
Sur ces rives inaccessibles ,
Et l'embrasement et la mort. ·
Hâte-toi , vengeur de la France ,
Fais briller l'éclair de tes yeux ;
Lève-toi , punis l'insolence
De ces tyrans audacieux ;
Par assez de cris et d'outrages
Ils ont menacé nos rivages
A l'abri de leurs pavillons :
Marche , un dieu te sera propice ;
Frappe , tu dois ce sacrifice
A la gloire des nations.
Par VICTOR P ..., officier au
premier régiment de dragon.
(1) Barques canonnières.
4
Ee 2
484 MERCURE DE FRANCE ,
ENIGM E.
Je suis nécessaire à la vie ;
De l'homme on m'appela pour composer le coeur.
Je suis fort utile au génie ,
Et je tiens sous mes lois poète et maint lecteur.
Je termine toute haine ;
Je me plais dans la vérité ;
Je suis un des anneaux qui forment une chaîne ,
Et toujours cependant je suis en liberté .
Pour une femme aimable
Je puis avoir quelques appas ;
Toujours j'assiste à ses repas ,
Mais pour être au bout de sa table.
Enfin , sans moi plus de trépas .
Voulez-vous que je vous découvre
Encor quelque secret ; 1
Pour Cérès tour-à-tour , je me ferme , je m'ouvre ,
Et toujours pour le vice on me verra muet .
Tu n'as besoin de plus longue harangue ,
Lecteur , pour me trouver ,
Et bientôt tu vas me nommer ,
Puisque déjà je suis sur le bout de ta langue
Par M. QUENTIN , dit TATASSE .
LOGOGRY PHE.
Jadis , avec éclat , je régnai dans la Grèce ;
Guerriers et citoyens , législateurs et rois ,
Grands et petits , tout reconnut mes lois.
De mille amans , complaisante maîtresse ,
Au lieu de les blâmer , je flattais leurs penchans .
Grâce à mon adroite souplesse ,2
1
Prenant mille tons différens ,
FRUCTIDOR AN XI 485
•
Je me prêtais à l'humeur , aux caprices ,
Et , quand il le fallait , aux vices
D'une foule de soupirans.
Je savais , tour-à-tour indulgente ou sévère ,
Pleurer , rire , parler et quelquefois me taire ;
Vivre dans l'opulence ou dans la pauvreté.
Tantôt censeur atrabilaire ,
Aux plaisirs déclarant la guerre ,
Je prêchai la sévérité ;
Tantôt , semant de fleurs les bords du précipice ,
Aux humains j'enseignai le vice ,
Le néant et la volupté.
Sous les haillons de la misère ,
Sous la pourpre des courtisans ,
On me vit gourmander les maîtres de la terre ,
Ou ramper , en esclave , à la cour de tyrans.
Pa: -' à , sur mes amans , j'étendis mon empire ;
Facile à leurs désirs , je les contentais tous ;
Et quelques- uns , lecteur , avaient des goûts
Que j'aurais honte de vous dire ......
Dans mes beaux jours , j'éclairai les mortels ;
J'étais utile et vraie ; et leur reconnaissance
Par-tout me dressa des autels .
Aujourd'hui quelle différence !
Fausse et frivole , on déserte ma cour :
J'ai beau prêcher , dans mes discours sublimes
De la raison les plus douces maximes ,
En prose , en vers , enseigner le bonheur ,
Ma lourde prose et mes petites rimes ,
Et mon pathos endorment le lecteur .
Quelquefois , j'en conviens , le bon sens m'abandonne
A force de raison , souvent je déraisonne ;
Enfin , pour vous parler franchement , mes amis
Je ne sais plus ce que je dis.
Hh 5
486 MERCURE DE FRANCE ,
Mais admirez la calomnie !
Si l'on en croit mes nombreux ennemis ,
C'est moi qui , dans la France , allumai l'anarchie ,
Proscrivis les vertus , éteignis le génie ;
Qui , du sáng des Français faisant couler les flots ,
Tison de la discorde..·· ---
Arrêtez , je vous prie ;
Point de phébus , point de grands mots ;
Et mettant fin à tout ce bavardage ,
Allons au fait , sans tarder davantage .
-J'y suis . Vous saurez donc , impatient lecteur ,
Qu'on trouve en moi , si l'on me décompose >
Plus d'un mot et plus d'une chose :
D'abord un nom de femme , et celui d'un auteur ;
Le titre d'un roi de l'Asie ;
Puis une ville ; un fleuve d'Italie ;
Un animal connu par sa stupidité ;
Un poisson ; un oiseau dont le caquet ennuie ;
Et pour finir ma litanie ,
Ce qui fait le bonheur de la société.
Par une abonnée.
CHARA`D E.
DESCENDEZ lentement mon dangereux premier ;
Montez bien doucement mon pénible dernier ;
Célébrez dignement le jour de mon entier .
Par M. VERLAC , de Brive.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le niot de l'Enigme est Rêve,
Celui du Logogryphe est Médisance, où l'on trouve Mé
dine , médecin , Diane , âme , mâne , mine , Mèdes ,
mai, samedi , danse.
Le mot de la Charade est Sou -brette,
FRUCTIDOR AN XI. 487
Répertoire du Théâtre Français , ou Recueil de
toutes les Tragédies et Comédies restées au
Théâtre depuis Rotrou , pour faire suite aux
éditions de Corneille , Molière , Racine , Regnard
, Crébillon , et au théâtre de Voltaire ;
avec des notices sur chaque auteur , et l'examen
de chaque pièce ; par M. Petitot ; édition de
Didot l'aîné , avec gravures. Première livraison
( 1 ) .
C'EST
' EST avec plaisir que nous annonçons une des
plus belles et des plus utiles entreprises de librairie
qui ait été faite depuis long-temps . En vain
on combat le goût qui semble entraîner exclusivement
les esprits vers les sciences exactes , l'analyse
et la métaphysique ; pour réveiller l'amour
des lettres , il est moins sûr de s'appuyer de bonnes
raisons que de bons ouvrages. On n'oubliera jamais
dans quelles circonstances M. de la Harpe a
publié son Cours de littérature , et quel bien il a
produit . Nous lui devons l'ouvrage qui parait aujourd'hui
, et dont voici la première idée.
On sait que le Cours de littérature de M. de la
Harpe a eu un succès aussi grand chez l'étranger
qu'en France même ; les étrangers connaissent
(1 ) Trois volumes in- 8 °. de 400 à 480 pages. Prix ,
6 fr. le volume pour ceux qui souscrivent . On ne paie
rien d'avance. La souscription sera fermée à la seconde
livraison qui paraîtra le premier brumaire , et alors
le prix sera de 7 francs par volume ; il faut ajouter
Ifr . 50 cent . par chaque volume , franc de port par
la poste . A Paris , chez Perlet , libraire , rue de Tournon
, n° . 1135 ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêires Saint-Germain- l'Auxerrois ,
n°. 42. On a tiré des exemplaires en vélin , gravures
avant la lettre ; prix double.
Hh 4
488 MERCURE DE FRANCE ,
parfaitement nos grands auteurs , mais les écrivains
du second ordre , qui par des succès ont
mérité de passer à la postérité , leur sont beaucoup
moins connus. Un Anglais pria M. Fiévée , pendant
le séjour qu'il fit à Londres , de lui envoyer
toutes les tragédies et comédies dont M. de la
Harpe parle dans son Cours de littérature . A son
retour , M. Fiévée voulut vainement s'acquitter
de cette commission ; en effet , beaucoup de ces
pièces manquent , la plupart sont remplies de
fautes , et imprimées avec une économie dégoûtante.
Il restait la ressource de prendre les oeuvres
complètes de chaque auteur , mais le pombre des
volumes serait monté à plus de trois cents , en
supposant même qu'on eût pu les réunir , ce qui
est impossible , quelques auteurs n'ayant jamais eu
d'édition complète de leurs oeuvres , d'autres n'étant
plus imprimés depuis long-temps. Ces difficultés
amenèrent M. Fiévée à réfléchir que même
en France où l'on a fait une si belle édition du
Théatre Anglais , où les farces du Théatre Italien
ont été recueillies , ainsi que celles de la
Foire , il n'existe pas une bibliothèque qui ait
une collection uniforme et digne des chefs- d'oeu
vres de la scène française ; et il fit le projet de ,
former un recueil de toutes les pièces des auteurs
du second ordre , que le public a depuis longtemps
l'habitude d'applaudir ; recueil qui fit suite
aux éditions in- 8 ° . des grands maîtres de la scène ,
afin que les amateurs des lettres possédassent enfin
tout ce qui a contribué à l'éclat du théâtre français
.
Plusieurs entreprises de ce genre ont déjà été
tentées , et il n'est pas sans intérêt d'examiner
pourquoi le succès n'a pas toujours répondu au
zèle des éditeurs . Marmontel eut le premier l'idée
de rassembler toutes les pièces du théâtre français ;
FRUCTIDOR AN XI 489
mais il crut apparemment que les amateurs même
devaient étudier l'art dramatique jusque dans son
enfance , et il partit de si loin qu'il se perdit dès
le premier tome : l'ouvrage , tel qu'il l'avait conçu ,
aurait eu au moins cent volumes , et le prix de chaque
était de 24 fr .; c'était une véritable exagération
poétique ; il avait oublié qu'où il y a abondance ,
il est raisonnable de choisir , et que l'unique moyen
de rendre le goût des lettres général , est de ne
point en faire une étude laborieuse à ceux pour
qui il ne peut et ne doit être qu'un plaisir.
Depuis on a essayé un nouveau recueil dramatique
qui , au huitième volume , n'était pas encore
arrivé au Venceslas de Rotrou , la plus ancienne
tragédie des auteurs du second ordre restée au
theatre , et la première en effet de l'édition que
nous annonçons ; c'était recommencer à se perdre
sur les traces de Marmontel. La petite Bibliothèque
des Théâtres est le meilleur de tous les recueils
de ce genre : on peut lui reprocher d'avoir
donné ce que tout le monde avait , de n'avoir
point donné tout ce que chacun désirait ; d'avoir
mis des grands opéra , des opéra - comiques , des
farces de la foire avec les chefs - d'oeuvres de la
scène française , et d'avoir adopté un format qui
l'exclut des bonnes bibliothèques mais ces défauts
ne sont pas comparables au ridicule projet
de faire lire aux hommes du monde de vieux ouvrages
qui ne sont curieux que pour quelques littérateurs
.
Nous ne parlerons pas d'un recueil fait au commencement
du dix - huitième siècle , dans lequel
tous les genres sont confondus , mais qui a eu longtemps
un succès qu'on ne peut attribuer qu'au
goût de notre nation pour les ouvrages dramatiques
: ce recueil , assez rare aujourd'hui , est toutà
- fait tombé dans la classe des bouquins .
1
490 MERCURE DE FRANCE,
que nous
Le choix des pièces n'était pas difficile à faire
cependant , ainsi que le prouve l'édition
annonçons ; il suffisait de prendre le Répertoire
du théâtre français , où sont enregistrées toutes
les tragédies et comédies que le public a consacrées
par de longs suffrages , et de consulter le
Cours de Littérature de M. de la Harpe , pour
sauver de l'oubli quelques bons ouvrages qu'on n'a
pas remis depuis long-temps , mais qui méritent
de l'être , et qui sans doute reparaîtront bientôt.
Cette édition est confiée à M. Didot , si connu
>>
» au
la beauté de ses caractères. Les trois volumes
par
que nous annonçons sont vraiment un modèle de
perfection typographique. Dans sa correspondance ,
M. de la Harpe , en parlant au grand duc de
Russie des éditions faites pour l'éducation du
Dauphin , dit : « Autrefois le mérite de ces édi-
» tions ad usum Delphini , consistait sur- tout
» dans le choix et l'utilité des commentaires , ce
qui les fait encore rechercher des gens instruits ;
au lieu que dans les nouvelles collections de
» Didot , il n'y a rien pour l'instruction , et
qu'on n'a travaillé que pour le luxe : cette dis-
» férence peut servir à caractériser le siècle passé
» et le nôtre . » C'était à la fin du dix-huitième
siècle que M. de la Harpe faisait cette réflexion
vraie ; mais ce siècle est fini , et M. Didot , dans
la collection que nous annonçons , réunit le mérite
de l'instruction à la beauté et à la correction
qui distingue tout ce qui sort de ses presses.
»
Chaque pièce est précédée d'une Notice , et
suivie d'un Examen . Ce travail est confié à M.
Petitot , à qui on doit la traduction du théâtre
d'Alfiéri , et l'utile édition de la Grammaire générale
et raisonnée de Port-Royal , dont nous avons
rendu compte dans le Mercure du 27 messidor
dernier . Les notices sont purement littéraires ; on
FRUCTIDOR AN XI. 49c
en a écarté ces petites anecdotes si ennuyeuses , si
incertaines , et si souvent répétées ce n'est pas
l'homme qu'il est intéressant de connaître , ce sont
les productions de l'auteur . Le vrai travail de l'éditeur
consiste à sauver de l'oubli les beaux morceaux
que l'on trouve souvent dans des ouvrages
qui n'ont eu qu'un succès momentané. C'est ainsi
que M. Petitot , dans la notice sur De Caux , à qui
l'on doit la tragédie de Marius , parle avec détail
de Lysimachus , ouvrage du même auteur , au-
'jourd'hui entièrement oublié , mais qui présente
de beaux vers. Les capitaines d'Alexandre se disputent
sa succession ; l'un d'eux , plein d'ambition
, dit , en parlant de ce grand homme :
Bientôt de sa grandeur , oubliant le principe ,
Il ne voulut plus voir son père dans Philippe.
Par quelles cruautés ce prince furieux
Vengea- t-il le refus d'un encens odieux ?
7 Son courroux si funeste à ses chefs les plus braves ,
Distingua- t-il jamais ses amis des esclaves ?
Que devint Philotas , Clitus , Parménion ?
Exposé par son ordre aux fureurs d'un lion ,
Vous-même alliez périr , si ce monstre terrible
N'eût servi de victime à ce bras invincible .
Et vous voulez qu'un fils de ce superbe roi ,
Suive un jour son exemple et nous donne la loi ?
Non , non , c'est trop souffrir Alexandre pour maître ;
Régnons , et qu'il soit Dieu , puisqu'il a voulu l'être ;
Cédons lui cet honneur qui le rendit si vain ;
Que sa postérité , partageant son destin ,
Et le suivant de près au séjour du tonnerre ,
Laisse aux hommes le soin de gouverner la terre.
Les détails sur la mort d'Alexandre , donnés par
un de ses capitaines qui reste fidèle à la mémoire
de ce héros , sont d'une égale beauté , et rappellent
avec quels soins De Caux s'efforçait d'imiter Cor492
MERCURE DE FRANCE ,
neille . Toutes les notices offrent un pareil choix
de citations qu'on ne trouve dans aucun autre recueil
, parce que trop souvent les éditeurs travaillent
sur des compilations , et que M. Petitot au
contraire , qui de bonne heure a obtenu des succès
au théâtre , consulte toujours les auteurs originaux .
Nous ne pouvons donner une prévention plus favorable
de ces notices littéraires , qu'en annonçant que
plusieurs seront insérées dans ce journal . Nous commencerons
par celles sur MM. Le Franc de Pompignan
, de Belloy et de la Harpe ; quoique ces
ces deux derniers auteurs n'entrent que dans la
seconde livraison , M. Petitot a bien voulu nous
promettre de nous communiquer d'avance , son
travail.
Les trois volumes de la première livraison contiennent
douze tragédies de douze auteurs différens
; Venceslas , de Rotrou ; Pénélope , de l'abbé
Genest ; Andronic , de Campistron ; Médée , de
Longepierre ; Manlius , de Lafosse ; Amasis , de
Lagrange ; Absalon , de Duché ; Marius , de De
Caux ; Inès de Castro , de la Mothe ; Gustave , de
Piron; Didon, de Le Franc de Pompignan ; Mahomet
II, de Lanoue . La seconde livraison , également
de trois volumes , contiendra de même douze
tragédies , et terminera tout ce qui a rapport à cette
partie de l'art dramatique. Warwick , de M. de la
Harpe , sera imprimé avec les changemens faits par
l'auteur. Cette collection aura en tout vingt volumes ;
nous renvoyons , pour de plus grands détails , auprospectus
qui se trouve chez Perlet et le Normant ; en
général , il faut dire de cette entreprise qu'elle est
entièrement calculée pour l'honneur de la littérature
française , et c'est ce qui nous a engagés à
nommer la personne à qui l'on en doit la première
idée .
Quoique les gravures ne soient qu'accessoires
FRUCTIDOR AN XI.
493
dans un ouvrage de littérature , elles deviennent
partie principale quand elles rappellent avec exactitude
le costume et l'architecture du temps où
l'action s'est passée : cette fidélité est poussée jusqu'au
scrupule dans les trois volumes que nous
annonçons . M. Gault de Saint -Germain , à qui on
doit la nouvelle édition du Traité de peinture , de
Léonard de Vinci , dont le sénateur Lucien Bonaparte
a accepté la dédicace , s'est chargé de pré➡
sider à tous les détails de gravure , et aux choix
des sujets dont les dessins sont confiés à M. Périn .
On doit des éloges à cet artiste pour l'expression
des figures , la correction du dessin , et sur- tout
pour la composition générale des sujets . La mort
d'Absalon , celle de Didon , la reconnaissance
d'Ulysse par Pénélope , sont admirables ; le dessin
de Médée est d'un bel effet ; la figure de Ladislas ,
dans Venceslas , frapperait même dans un grand
tableau ; en général , ces gravures font honneur à
l'école française , et l'ensemble de cet ouvrage ,
comparé à la modicité du prix , doit étonner les
étrangers pour qui il sera une preuve nouvelle des
progrès que les arts font en France , puisque ces
progrès se trouvent marqués dans des éditions qui
ne sont pas de luxe , mais d'un usage général , et
d'une utilité incontestable pour tous les amateurs
de la bonne littérature française.
T. L. C.
Notice sur LE FRANC DB POMPIGNAN.
( Ce morceau est extrait du Répertoire du Théátre Français. )
Jean-Jacques Le Franc, marquis de Pompignan , naquit
à Montauban le 10 août 1709. Destiné aux premières places
de la magistrature , l'amour des lettres ne lui fit pas
négliger des études plus sérieuses . Doué d'un esprit sage
494 MERCURE DE FRANCE ,
et d'une grande aptitude au travail , il sut concilier avec
les occupations de son état celles qui devaient le conduire
à une connaissance approfondie de la littérature ancienne .
Loin d'imiter la plus grande partie des poètes de son
temps , qui méprisaient les ressources de l'érudition , et
qui , dans leurs productions prématurées , n'annonçaient
trop souvent que la plus ridicule ignorance , M. Le Franc
sentit , comme les grands poètes du siècle de Louis XIV ,
qu'il est nécessaire , avant d'exercer son talent , d'avoir
acquis un fonds riche et bien choisi de connaissances
variées.
Eu 1734 il vint à Paris , pour faire représenter sa tragédie
de Didon . Cette pièce eut un grand succès : l'auteur ,
qui n'avait alors que vingt-cinq ans , donnait les plus belles
espérances ; une versification douce et élégante , quelques
idées très-dramatiques , annonçaient un poète tragique
qui pourrait balancer dans la suite les triomphes qu'obtenait
M. de Voltaire. Personne ne parut s'élever contre le
jugement du public. L'auteur , que les suffrages de la ca◄
pitale auraient pu enivrer , ne se laissa point éblouir par
les louanges qui lui furent prodiguées ; il revint dans sa
patrie pour remplir les devoirs de sa place . Il paraît que
les philosophes , qui à cette époque cherchaient à entraîner
dans leur parti tous les hommes qui avaient un talent
distingué , firent des efforts pour associer à leur secte le
jeune magistrat ; c'est du moins à ce motif que l'on peut
/ attribuer les témoignages d'amitié que lui donna M. de
Voltaire : « Avec quel homme de lettres , lui écrivait- il en
>> 1738 , aurais-je donc voulu être uni , sinon avec vous ,
>> monsieur , qui joignez un goût si pur à un talent si
» marqué ? Je sais que vous êtes non - seulement homme
» de lettres , mais un excellent citoyen , un ami tendre :
>> il manque à mon bonheur d'être aimé d'un homme
» comme vous. ))
Pouvait-on présumer qu'après une telle lettre , M. de
Voltaire se livrerait contre l'auteur de Didon à toute la
rage de la haine et du dénigrement ? Il paraît que la preFRUCTIDOR
AN XI.
495
mière cause de leur refroidissement fut un sujet de tragédie
que l'un et l'autre avait traité . M. de Voltaire n'eut
pas de peine à l'emporter au tribunal des comédiens sur
un rival moins actif que lui : M. Le Franc retira sa pièce ,
` et renonça pour toujours au théâtre.
Les divisions qui régnaient entre les cours souveraines
et le ministère inspirèrent à M. Le Franc du dégoût pour
son état. Il venoit d'épouser une femme très- riche ; le désir
de l'indépendance , celui de cultiver la société des gens de
lettres , le portèrent à se fixer à Paris , où il pouvait vivre
avec un certain éclat. Il était loin de prévoir les orages qui
l'attendaient , et qui devaient lui être suscités par ces
mêmes hommes dont il voulait se rapprocher. M. Le
Franc n'éprouva d'abord aucun désagrément : comme il
avait abandonné la carrière dramatique pour ne se livrer
qu'à des traductions et à des recherches littéraires , il
excita peu d'envie ; les philosophes cependant ne lui pardonnèrent
pas de les avoir dédaignés. A cette époque la
philosophie moderne exerçait plus que jamais sa dange
reuse influence ; l'autorité , qu'elle devait bientôt détruire ,
semblait la protéger ; et le crédit des novateurs , tant à la
cour que dans les grandes sociétés de Paris , était devenu
tout-puissant. Après avoir prêché la tolérance tant que le
ministère les avait réprimés , ils devinrent persécuteurs
aussi-tôt qu'ils eurent le pouvoir , ils disposaient de tous
les moyens de dénigrer , de déshonorer , et de perdre leurs
ennemis. L'affiliation à leur secte de plusieurs hommes en
place les rendait maîtres d'un grand nombre d'emplois ,
et quelquefois même des dignités : ils pouvaient aussi
se servir contre leurs adversaires des coups d'autorité ,
contre lesquels cependant ils ne cessaient de s'élever dans
leurs ouvrages.
Diderot avait publié ses violentes diatribes contre toutes
les idées reçues , soit en politique , soit en philosophie ,
soit en littérature.
Quoique ses ouvrages fussent obscurs , incohérens , et
n'offrissent que quelques étincelles d'imagination , ils
496 MERCURE DE FRANCE ,
avaient trouvé beaucoup
de lecteurs , par le goût que le
public témoigne
ordinairement
pour des sophismes
nouveaux.
La doctrine
de Rousseau
sur la souveraineté
du
peuple , ses idées républicaines
, ses erreurs politiques
et
morales
étaient généralement
reçues
M. de Voltaire
multipliait
à l'infini les pamphlets
satiriques
dans lesquels
il couvrait
de ridicule
ce que les hommes
ont de plus
sacré . Helvétius
venait de faire paraître
le livre de l'Esprit
, monument
des idées morales
de ce temps , où l'égoïsme
, l'insensibilité
et le matérialisme
sont érigés en
système. Les adversaires
de ces nouvelles
doctrines
paraissaient
accablés
sous le poids de l'opinion
publique
entièrement
corrompue
par les sophistes
: des exemples
récens
prouvaient
combien
il était dangereux
de heurter
une
secte aussi puissante
. Ce fut alors que M. Le Franc fut
reçu membre
de l'académie
française
pour remplacer
Maupertuis
.
•
;
Il conçut le projet aussi hardi que périlleux d'attaquer
la philosophie moderne dans le lieu même où était le
centre de sa puissance . Son discours de réception se fit
attendre six mois : il voulait mettre tout le soin possible
à un ouvrage qui devait , ou produire un grand bien , où
perdre infailliblement son auteur. Enfin M. Le Franc
parut à l'académie française : il soutint avec autant de
force que de modération son opinion sur la philosophie
moderne i prouva que la corruption des moeurs , la
faiblesse de l'administration , l'inquiétude vague qui commençait
à se faire remarquer parmi les peuples , avaient
pour causes les doctrines nouvelles et les attaques portées
au christianisme . Il semblait prévoir les grands bouleversemens
qui devaient être bientôt produits par ces théories
dangereuses . Dans cet ouvrage dirigé contre des hommes
qui ne gardaient aucune mesure , il eut la sagesse de
n'employer que le langage de la raison ; il ne se livra à
aucun emportement contre ses adversaires ; il poussa même
la réserve jusqu'à ne désigner aucun des hommes dont il
voulait réfuter les principes."
Ce
FRUCT
cen
FRUCTIDORAN
5.
Ce discours , qui produisit un grand effet
fureur de tout le parti opposé ; il n'y eut pas
sécutions que l'on ne préparât à celui qui avait osé attaquer
la philosophie moderne en pleine académie. M. de
Voltaire fit paraitre sur- le-champ un écrit anonyme ,
les outrages les plus sanglans , les injures les plus grossières
furent prodigués au nouvel académicien : on pourra juger
de ce libelle par le passage suivant , qui prouve que M. Le
Franc n'avait que trop bien jugé l'influence des nouveaux
systèmes.
où
:. « Quand on prononce devant une académie un de ces
>> discours dont on parle un jour ou deux , et que même
» quelquefois on porte aux pieds, du trône , c'est être
>> coupable envers ses concitoyens que d'oser dire dans ce
» discours que la philosophic de nos jours sappe les fon
» demens du trône et de l'autel : c'est jouer le rôle d'un
» délateur d'oser avancer que la haine de l'autorité est
» le caractère dominant de nos productions ; et c'est être
» délateur avec une imposture bien odieuse , puisque
» non-seulement les gens de lettres sont les sujets les plus
» soumis , mais qu'ils n'ont même aucun privilége , au
» cune prérogative qui puissent leur donner le moindre
» prétexte de n'être pas soumis. Rien n'est plus criminel
» que de vouloir donner aux princes et aux ministres des
» idées si injustes sur des sujets fidèles , dont les études
» font honneur à la nation ; mais heureusement les princes
» et les ministres ne lisent point ces discours , et ceux
» qui les ont lus une fois , ne les lisent plus » . Les évés
nemens qui se sont passés sous nos yeux , ont suffisam
ment prouvé si la philosophie moderne était ou n'était
pas ennemie de l'autorité. Au reste , on voit que M. dé
Voltaire ne ménageait pas ses adversaires : il reproche à
M. Le Franc d'avoir fait le personnage d'un vil délateur ,
et il dit sérieusement qu'on est criminel , quand on parle
aux princes el'aux ministres le langage de la vérité . J'aí
choisi un des passages les plus modérés de ce libelle ; on
peut juger du reste . Le prétexte le plus spécieux de la
Ii
498 MERCURE DE FRANCE,
secte philosophique pour attaquer M. Le Franc portait
sur ce qu'à l'académie on ne doit point parler de religion.
L'auteur de Didon répondit d'une manière aussi mesurée
que satisfaisante à tous ces griefs. « C'est mon discours à
» l'académie française , dit M. Le Franc , qui m'a valu ce
>> tissu de calomnies et ce débordement d'injures . On me
» fait un crime d'avoir élevé ma voix pour la religion
» dans une compagnie littéraire ; où l'anonyme a- t - il appris
» qu'il soit défendu de parler de religion dans l'académie
» française ? Il n'est pas permis sans doute et il ne serait
» pas convenable d'y discuter des matières théologiques ;
» les matières d'Etat n'y doivent pas être traitées non plus :
» s'ensuit-il de là que , dans l'éloge d'un ministre , ou d'un
» négociateur , ce fût manquer au gouvernement que de
» louer et de circonstancier des opérations déjà finies ,
» des traités exécutés et publiés ? Enfin où l'anonyme a-t-
» il trouvé que venger la religion contre les esprits forts
>> ce fût traiter des matières de religion ? Cette dernière
» expression signifie les discussions dogmatiques , les dis-
» putes de l'école , les controverses entre les théologiens
» de même communion ou de communion différente ;
» et j'avoue que rien de tout cela ne peut être , dans
» quelque occasion que ce soit , du ressort d'un discours
» académique : aussi ne suis -je pas tombé dans cet incon-
» vénient. Du reste , je n'ai point déféré au trône ni à
» l'académie les incrédules et les esprits forts : je ne suis
» l'ennemi de personne ; je ferais du bien à ceux même
» qui m'ont fait du mal , et je hais autant la persécution
>> et le trouble que j'aime la soumission et la paix » . On
voit avec quelle noblesse M. Le Franc sait se défendre ; il
ne se permet aucune injure contre ceux qui le calomnient
et qui l'outragent.
M. Le Franc , dégoûté de Paris , dont ses ennemis lui
avaient rendu le séjour insupportable , se retira dans le
château de Pompignan : l'étude approfondie des auteurs ,
grecs et latins , la composition de plusieurs ouvrages
utiles et agréables , la traduction des plus beaux morceaux
FRUCTIDOR AN XI- 499
7
des prophètes , toutes ces occupations qui avaient fait les
délices de sa jeunesse , le dédommagèrent des disgraces
qu'il avait éprouvées , et confirmèrent l'idée que l'on
s'était formée de ses talens poétiques et de sa vaste littérature
. Le talent le moins contesté à M. Le Franc fut
celui de la poésie lyrique ; ses plus grands ennemis ne
purent révoquer en doute que ce poète ne dût être placé
immédiatement après J. B. Rousseau . Tout le monde
connaît sa fameuse strophe sur la mort de ce grand poète ,
et le moyen qu'employa M. de la Harpe pour la faire
juger impartialement par M. de Voltaire , qui , ne sachant
pas que M. Le Franc en étoit l'auteur , s'écria : Ah ! mon
Diéu , que cela est beau ! On n'a pas cité aussi souvent
la première strophe de cette ode , qui est de la plus grande
beauté :
Quand le premier chantre du monde ,
Expira sur les bords glacés
Où l'Ebre effrayé dans son onde ,
Reçut ses membres dispersés ,
Le Thrace errant sur les montagnes ,
Remplit les bois et les campagues
Du cri perçant de ses douleurs :
Les champs de l'air en retentirent ,
Et , dans les antres qui gémirent ,
Le lion répandit des pleurs.
Cette strophe réunit tous les charmes de l'harmonie à
la variété et à la beauté des images.
Les poésies sacrées de M. Le Franc sont de ses ouvrages ,
celui que M. Voltaire a le plus couvert de ridicule .
Pour donner une idée de ce jugement , presque confirmé
par un public habitué à croire M. de Voltaire sur parole ,
et qui n'eut pas même la curiosisé de vérifier , en lisant
l'ouvrage , si la critique était fondée , je citerai deux frag-.
mens du pseaume de la création , l'un dans le genre
lyrique , l'autre dans le genre descriptif. Le poète parle
de Dieu :
Fait-il entendre sa parole ?
Les cieux croulent , la mer gémit ,
li 2
500 MERCURE DE FRANCE ,
La foudre part , l'aquilon vole ,
La terre en silence frémit.
Du seuil des portes éternelles "
Des légions d'esprits fidèles
A sa voix , s'élancent dans l'air ;
Un zèle dévorant les guide ,
Et leur essor est plus rapide
Que le feu brùlafit de l'éclair.
Le morceau descriptif est
que
presque
aussi beau que celui
l'on vient de lire : on y remarquera sur-tout le mérite
de la difficulté vaincue :
Le souverain de la nature
A prévenu tous nos besoins ,
Et sa plus faible créature
Est l'objet de ses tendres soins :
Il verse également la sève ,
Et dans le chêne qui s'élève ,
Et dans les humbles arbrisseaux ;
Du cèdre voisin de la nue ,
La cime orgueilleuse et touffue
Sert de base au nid des oiseaux ;
Le daim léger , le cerf , et le chevreuil agile
S'ouvrent sur les rochers une route facile ;
Pour eux seuls , de ces bois Dieu forma l'épaisseur ,
Et les trous tortueux de ce gravier aride
Pour l'animal timide
/ Qui nourrit le chasseur .
On doit à M. Le Franc une traduction des tragédies
d'Eschyle : les tableaux énergiques de ce père de la tragédie
grecque y sont rendus avec force le seul reproche
que l'on puisse faire au traducteur est d'avoir quelquefois
altéré son original en voulant adoucir quelques peintures
un peu prononcées. La version de M. Dutheil , qui a
paru depuis , est plus fidelle et moins élégante . On doit
remarquer le discours qui précède la traduction de M. Le
Franc ; c'est une dissertation lumineuse sur les moeurs
dramatiques des anciens .
Le voyage du Languedoc ', par M. Le Franc , est dans
le goût du voyage de Chapelle et Bachaumont on y
FRUCTIDOR AN XI 501
trouve moins de négligence , mais il n'offre point autant
de grâce et d'abandon. Les connaisseurs ont remarqué
dans cet ouvrage un tableau des spectacles des anciens
où les combats des gladiateurs sont peints avec beaucoup
d'énergie ; ce morceau est sur le ton de la haute poésie :
Là , nos yeux étonnés promènent leurs regards
Sur les restes pompeux du fastes des Césars :
Nous contemplons l'enceinte où l'arène souillée
Par tant de sang humain dont elle fut mouillée ,
Vit tant de fois le peuple ordonner le trépas
Du combattant vaincu qui lui tendait les bras,
Quoi ! dis - je , c'est ici , sur cette même pierre
Qu'ont épargné les ans , la vengeance , et la
guerre ,
Que ce sexe si cher au reste des mortels ,
Ornement adoré de ces jeux criminels ,
Venaient d'un front serein et de meurtres avide ,
Savourer à loisir un spectacle homicide ;
C'est dans ce triste lieu qu'une jeune beauté ,
Ne respirant ailleurs qu'amour et volupté ,
Par le geste fatal de sa main renversée
Déclarait , sans pitié , sa barbare pensée ,
Et conduisait de l'oeil le poignard suspendu
Dans le flanc d'un captif à ses pieds étendu.
Tous ces travaux d'un genre différent , où l'on remarque
un talent distingué , obtinrent à peine à M. Le Franç une estime
qui lui étoit disputée par des ennemis implacables .
Cependant les connaisseurs l'admiraient en silence , et attendaient
, pour déclarer hautement leurs sentimens , l'instant
fatal où la mort de cet homme célèbre aurait désarmé
l'envie, M. l'abbé Maury , depuis cardinal , s'exprima
ainsi sur M. Le Franc dans cette même académie dont
un zèle trop ardent lui avait attiré la haine : « M. Le
» Franc , dont le principal mérite était pendant sa vic
» une espèce de secret pour une partie de la nation , a
» fondé sa réputation sur des titres aussi variés que dura-
» bles. En effet , avoir possédé une littérature vaste et fé-
» conde , et réuni à une connaissance approfondie de
l'hébreu , du grec , du latin , de l'espagnol , de l'ita-
Ii 3
502 MERCURE DE FRANCE,
» lien , de l'anglais , le talent d'écrire en vers et en prose
dans sa propre langue , la plus difficile de toutes ; avoir
» allié une érudition immense aux dons de l'imagination ,
» et mérité des succès au théâtre , dans les tribunaux
» dans les académies ; avoir su passer des plus hautes
» conceptions de la poésie aux recherches de l'histoire
» aux méditations de la morale , aux calculs de la géo-
» métrie , aux défrichemens même de la science numis-
>> matique ; avoir parcouru tous les domaines de la litté-
» rature , et s'être mesuré tour- à-tour , par des tentatives
» plus d'une fois heureuses , avec Virgile et Racine ,
» Pindare et Rousseau , Boileau et Horace , Anacréon et
» les commentateurs de la langue des Grecs ; avoir ajouté
» à cette variété de connaissances et de talens les lumières
» d'un jurisconsulte , souvent même les vues d'un homme
» d'État ; enfin avoir couronné par de bonnes actions une
>> carrière si honorable , et consacré les travaux d'un
>> homme de lettres et les vertus d'un citoyen par les
» principes et les motifs de la religion : tel est le tableau
» que présente la vie de cet écrivain justement célèbre. >>
M. Le Franc , retiré dans une campagne charmante ,
partageait ses soins entre l'étude et la bienfaisance : loin
du bruit et des intrigues de la capitale , il oubliait qu'il
avait des ennemis ; une piété sincère , une libéralité
éclairée firent la consolation de ses derniers jours. Il
appela dans sa terre des religieuses de la charité , et il
leur donna la direction d'un hospice qu'il avoit fondé et
doté richement . Il visitait souvent les pauvres auxquels il
avait offert si généreusement un asile , et son plus doux
plaisir , en quittant ses travaux , était de les consoler et de
les secourir.
Tant que M. Le Franc fut magistrat , il mérita l'estime
de sa province par son aptitude au travail et par son intégrité
: dans la retraite il se concilia par des vertus plus
rares quoique moins brillantes , l'affection de tous ceux
qui l'approchaicnt. Malgré les efforts de la haine et de la
mauvaise foi , sa réputation littéraire a conservé jusqu'à
FRUCTIDOR AN XI. 503
nos jours un grand éclat , et la tragédie de Didon , restée
au théâtre , lui a donné le rang d'un des premiers poètes
tragiques du second ordre . Il mourut dans sa terre de
Pompignan le 1. novembre 1784.
VARIÉTÉ S.
Recherches historiques sur les principales nations établies
en Sibérie et dans les pays adjacens , lors de la conquête
desRusses.Ouvrage traduit du russe , parM. Stollenwerck;
un vol . ¿:1-8° . Prix : 2 fr . 50 c. et 3 fr . 75 c . , franc de
port. A Paris chez Laran , imprimeur , place du Panthéon
; et chez le Normant , imprimeur-libraire , rue
des Prêtres Saint- Germain-l'Auxerrois , nº. 42.
Nous avons en français plusieurs voyages en Sibérie ;
mais aucun voyageur n'a entrepris de nous faire connaître
l'histoire des peuples qu'il a visités dans cette immense
région. Cette tâche appartenait à un Russe , et elle vient
d'être remplie. L'ouvrage que nous annonçons est une
dissertation savante sur différens points historiques , relatifs
à ce pays. Nous allons d'abord citer ce que dit
l'auteur sur l'origine du nom de Sibirie et non de Sibérie ,
comme on le voit dans nos géographies et nos voyageurs.
« Le nom de Sibirie , pris dans le sens le plus absolu
» ne fut appliqué d'abord qu'aux régions ( 1 ) du Bas-Ob,
» conquises par les Russes sous le règne du Tsar loan-
» Vassilievitch : le vrai nom est Sibir . Les Tatars ( 2 )
de l'Irtich , à qui ces pays furent enlevés par les Russes,
$
T
"
(1) L'Ob est un fleuve qui sort du lac Telesnoé ( Teleskoé-Ozero ) ,
appelé en tatar Altin- Koul ; il entre dans la baie , à laquelle il donne
son nom (Obskaia-Ghouba) , sous les 86° . d. de long . , et 67. de lat . La
baie d'Ob est placée sous les 90º . d. de long . , et 73° . d. 50 m . de lut .
dans la mer Glaciale . 9
19 (2) L'Irtich vient du pays des Kalmaks-Dzonghars , et tombe dans
Ob au 86. d. de long . , et 61 * . de lat .
Ti
504 MERCURE DE FRANCE ,
» ne le connaissaient pas ; et pendant que la nation con.
» quérante désignait par ce nom la capitale du Kout-
» choum-Kham , leur maitre , ils lui donnaient le nom
» de d'Isker.
» Mais la dénomination dont se servaient les Russes pré-
» valut ; elle s'étendit à tous les États de Koutchoum-
» Kham , situés sur l'Irtich ( i ) , le Tobol ( 2 ) , la Toura ;
» et l'on finit par l'appliquer à l'universalité des conquêtes
» faites par les Russes dans cette vaste partie de l'Asie .
14
» Il est à croire que les souverains de la Russie prirent
le titre de Tsars de Sibirie ( 3 ) , l'an du monde 7071 , ou
» 1563 de l'ère chrétienne .
b.
•
Beaucoup de savans , tant russes qu'étrangers , ont
inutilement tâché de découvrir l'étimologie du mot
» Sibir et sa signification . Un auteur , dont on a des notes
>> manuscrites sur l'ouvrage de Stralhenberg , intitulé :
» des Parties Septentrionale et Orientale de l'Europe et
» de l'Asie , voit dans ce mot le nom de nombre tatar
» bir , un , qui , précédé de la syllabe si , exprime quelque
» chose de distingué , comme le premier , le principal .
» C'est aux personnes qui savent le talar à juger du
» mérite de cette interprétation ; mais nous avons observé
» déjà que le mot Sibir n'était pas connu des Tatars de
» l'Irtich , quand les Russes firent irruption chez eux ; et
» que ces Tatars appelaient alors , du nom d'Isker , la
résidence de leur Kham.
G)
» D'autres écrivains font de Sibir une corruption du
>> mot Séver , qui , en langue russe , signifie le Nord .
"
» En supposant qu'on pût admettre une pareille idée
» comment concevrait- on que la nation qui parle cette
(1 )Cette rivière prend sa source près du laik , dans la step du Kirghizes-
Kaïssaks , gouvernement d'Orenbourg , vers le 527. d . de lat.
elle tombe dans l'Irtich , vis- à-vis la ville de Tobolsk , au 58º. d.
(2) Elle sort des montagnes de Verkhotourié , au 59 , d. de lut. , et!
va se rendre dans le Tohol , sous le 57 ° . d . 30 m. de lat. 31001
(3) L'Eglise russo-grecque compte 5508 ans depuis la création du
monde jusqu'à Jésus- Christ.
y
01
•
FRUCTIDOR AN X I. 505
» langue , eût renoncé à une expression régulière pour
>> en adopter une vicieuse ? En effet , Séver diffère beau-
» coup de Sibir , soit qu'on l'articule , soit qu'on l'écrive.
» D'ailleurs , pour que ce mot eût avec le premier un
» rapport d'identité , il faudrait que le peuple qu'on dit
» l'avoir imaginé pour son usage , se trouvât placé au
» midi de la contrée à laquelle on l'applique : or , cette
» position est propre aux Kirghizes , aux Kalmaks , et
n non pas aux Russes , à l'égard desquels la Sibirie est
» située au Levant.
» Si les Russes avaient voulu attacher à cette région
» une dénomination indicative , par rapport à eux , d'une
» relation de cette nature , ils ne l'auraient pas appelée
septentrionale , mais bien plutôt orientale.
})
Ce qu'on peut dire de plus vraisemblable sur le mot
Sibir , c'est qu'il vient des Permiens et des Zirianes
ou que du moins on leur en doit la connaissance.
» Les Permiens et les Zirianes avaient coutume , long-
» temps avant la conquête de la Sibirie par les Russes ,
de faire , pour des raisons de commerce , des voyages
chez les peuplades sauvages , établies dans les parties
» inférieures de l'Ob . Ce furent eux qui transmirent en'
» Russie le nom de Sibír , pris d'abord , comme on l'a
» vu , dans une acception très -limitée ; ce furent eux aussi
» qui donnèrent à ce grand fleuve la dénomination d'Ob ,
» au lieu de celle d'Oumar qu'il portait ; ce furent eux ,
» enfin , qui influerent également sur d'autres ( 1 ) déno- 2
-- ( 1) Tellé est celle d'Obdor ( Obdorie ) , contrée du Bas-Ob. Ob sigaifie
, dit-on , grand mère chez les Zirianes . Si l'on admet cette interprétation,
Ob sera moins le nom propre du fleuve appelé d'abord
Qumar , qu'une qualification résultant d'une impression de reconnaissance
ou d'amour , reçue à son sujet . C'est à -peu-près ainsi que l'on`
voit les Kosaks du Don 'appliquer avec complaisance à ce fleuve la dénomination
de Matouchka , mère. 1 1
Ob , en langue personne , signifie eau , et dor, porte , ou bien eme
bouchure.
T
Nous demandons à présent comment des expressions persannes sont
entrées dans le vocabu'aire des Zirianes ?
.506 MERCURE DE FRANCE ,
>> minations connues dans le voisinage de ce fleuve et de
» la Sosva , lesquelles ont évidemment une origine zi-
>> riane . >>
L'auteur des Recherches historiques , après avoir parlé
des limites , des fleuves , des productions de la Sibirie ,
jette un coup d'oeil rapide sur les peuples originaires de la
Sibirie. Les peuples indigènes , dans les vastes provinces
de la Sibirie , sont la plupart idolâtres. Ils different entr'eux
par les moeurs , mais ils ont cela de commun , qu'ils
ne s'adonnent point à l'agriculture , si l'on en excepte les
familles devenues chrétiennes : les nations Sibiriennes ,
qui n'ont pas été obligées de se déplacer , sont principalement
les Bouriates , les Télébutes , les Tounghousses ,
les Samoïades , les Ostiaks et les Tatars. Deux peuples
bordent les frontières de la Sibirie du midi ; savoir , les
Mounghols et les Kalmaks. L'auteur des Recherches historiques
parle successivement de ces différens peuples , de
leur origine , de leurs usages , et sur-tout de leur religion .
En parlant de la religion des anciens Mounghols et Kalmaks
, l'auteur parle des différens systèmes religieux qui
ont long-temps partagé l'Orient , et par suite les peuples
de la Sibirie. Le chamanisme a fourni aux Kalmaks leur
premier culte , qu'ils abandonnèrent ensuite pour s'attacher
au culte pratiqué par les peuples du Thibet , c'està-
dire , au Dalai , lamisme .
Les deux systèmes auxquels ces cultes appartiennent
étant peu connus en Europe , l'auteur a crp
devoir en
parler avec quelques détails .
Le paganisme reconnaît trois branches en Orient. Il
» faut les bien distinguer. Ce sont le chamanisme , le braminisme
, le lamisme . On ne peut , ce semble , refuser au
» chamanisme l'honneur d'avoir été la plus ancienne
» croyance quise soit établie dans l'Inde. Strabon , Clément
» d'Alexandrie , Porphyre en font mention , et donnent à
» ceux qui la professaient de leur temps , le premier , le
» nom de Ghermans ( Hermans ) ; le second , celui de
Sarmans; le troisième , le nom de Samanéens.
FRUCTIDOR AN XI 507
» Les Chamans , ou les prêtres chamans , se livraient à
» la philosophie , et les bramines conviennent qu'ils
>> leur sont redevables de toutes leurs sciences . Ils lisent
» même aujourd'hui le peu de livres qu'ils tiennent des
» Chamans, avec les dispositions dans lesquelles nous lisons
» les écrits des Grecs et des Latins . Mais les anciens
» brames , taxant les prêtres chamans d'idolâtrie , leur
>> furent toujours contraires , et ne cessèrent de les pour-
>> suivre qu'après les avoir éloignés. Ils n'y parvinrent
» pas tout-à-coup : ce ne fut , au contraire , qu'insensible-
>>> ment ; mais enfin ils obtinrent un tel succès , que depuis
» six cents ans il n'y a plus de prêtres chamans en-deçà du
» Gange , ni d'observateurs de leurs dogmes.
» Les écrivains les mieux instruits des religions pro-
» fessées au-delà de ce fleuve célèbre , pensent qu'elles
» dérivent toutes du chamanisme , dont le lamisme tire
» en partie son origine .
Les anciens Chamans n'établissaient ni temps , ni
» lieu , ni mode , ni distinction d'individu , ni succession
» d'ordre dans la génération de leurs dieux . La théogonie
» des Lamistes apprend , au contraire , que par une mys-
» térieuse opération faite dans la personne du grand Lama ,
» une même divinité subsiste éternellement en ce pontife
» suprême , mais sous différentes formes humaines qu'il
>> revêt successivement.
» Le chamanisme a produit aussi les opinions et les
» pratiques superstitieuses qui constituent la religion des
» anciens Mounghals ; mais comme ces barbares ne fai-
» saient point usage de l'écriture , ils n'eurent que la voie
» de la tradition pour transmettre à leur postérité les
>> points de leur croyance.
» C'est encore à cette croyance que se rapporte aujour-
» d'hui celle des peuples idolâtres de la Sibirie , tels que
» les Bouriates , les Iakoutes et les Tatars , qui ne sont ni
» mahométans , ni chrétiens. Cependant , ces cultes n'out
» entr'eux aucune analogie , et l'on y trouverait même
508 MERCURE DE FRANCE,
» difficilement des indices qui pussent faire soupçonner
» la doctrine renfermée dans l'ancien chamanisme.
>> On voit également de nos jours le nom donné à cette
religion , retracé par celui de Sommona-Kodom , célèbre
» idole des Siamois et des Pégouans ( Péguens ) , que
» révèrent d'autres peuples sous des dénominations peu
» différentes. Les Mounghals appellent cette idole Chichi-
» mouni , et les Kalmaks , auxquels Stralhenberg joint à
» cet égard , on ne sait pourquoi , les adorateurs de Brama ,
» la nomment Chakamouna , ou Chak-Chimouna.
>> Cette dernière désignation paraît fort significative :
» elle nous aide à trouver la véritable idée qu'on doit
» se former de ce fameux Chaka , ou Chékia ( Xaka ) ,
» nommé Fo , depuis son apothéose.
» Le P. Gaubil déclare , dans son histoire des Mogols ,
» qu'il ignore l'étymologie du mot Fo ; nous ne la savons
>> pas non plus avec certitude ; mais nous allons hasarder
quelques conjectures à ce sujet.
1
» Fo , nous semble être le Bed on le Boudda ( Budda ) ·
» dont parle Saint Jérôme. Bod , dit Danville , paraît
» exprimer en général la divinité , et Bod - man ou
» Boouman , nom annexé au royaume de Thibet , signifie
» région divine. Selon nous , c'est par les Chinois que
» le B a été changé en F ; car les Thibetans , ni les
>> Mounghals n'ont cette dernière lettre dans leurs alpha-
» bets. Le mot Bod se montre aussi de diverses manières
» dans l'Inde et dans le Mogholistan . Paouti-Ziat , que
>> rendent les mots de seigneur Paouti , passe encore pour
>> une dénomination de l'idole Sommouk-Kodom . Be est
» le nom que donnent les Bouriates à leurs devins ou
» sacrificateurs ; Boudda sert à exprimer , sur les bords
» du Gange , le jour correspondant au troisième de notre
» semaine. Boud-da-Faran s'emploie également à cet usage
» dans le Samskret , on Samscret ; c'est-à-dire , dans la
» langue sacrée des Bramines , et les expressions de Boud-
» dalédina , de Fan- Paout , de Bouda-Kirouméi signifient
FRUCTIDOR AN XI.
50g
» la même chose chez les peuples de l'île de Ceilan , du
» royaume de Siam et du Malabar .
>> Tout ce qui précède tend à faire voir que Sommona-
» Kodom , Chighimouni , ou Chichimouni , Chakchi-
» mona , Chaka , Fo et Boudda , sont une même divinité ,
» sous des désignations diverses.
>> On est d'autant mieux fondé à le penser , que les ha-
» bitans de Lao , royaume dont l'école fameuse est une
» espèce d'université , où les prêtres Siamois vont puiser
» leur instruction , sont dans l'usage d'appeler indifférem-
>> ment la principale idole de ce pays , soit Boudda , soit
>> Sommona-Kodom , soit Chaka .
Il y a peut-être des peuples chez lesquels cette idole
» est connue sous d'autres noms. Le P. Gaubil dit qu'elle
» reçoit celui de La , dans le Thibet. S'il en est ainsi , on
» a , selon toutes les apparences , l'origine des dénomi
>> nations de Lama et de Lao.
» Quant à la signification du mot Chaman , nous trou
>> vons à ce sujet trois systèmes reçus parmi les savans.
» Thomas Hyde présente ce mot comme exprimant le
» sens de respirant et d'expirant , dans une langue qui
»> nous est inconnue ; et cet ancien membre de l'académie
» de Saint - Pétersbourg s'applaudit beaucoup de cette
>> explication.
» Mais la Loubère , écrivain judicieux et savant très-
» éclairé , prétend que le mot Chaman est tiré de la lan-
» gue balisse ou de l'idiôme dans lequel les livres sacrés
» des Siamois sont écrits , et qu'il signifie un solitaire .
» Cette seconde interprétation nous paraît meilleure .
» Elle s'accorde très-bien avec Clément d'Alexandrie sur
>> les Sarmans : Ce sont , dit-il , des solitaires ; ils n'ha-
>> bitent ni dans les villes , ni même dans les maisons ; ils
se revêtent d'écorces d'arbres , se nourrissent des pro-,
» ductions spontanées de la terre , et ne boivent que de
» l'eau puisée dans le creux de leurs mains.
"}
» Le même la Loubère donne une explication ingé-
» nieuse du mot Chaka. Il le fait venir de l'expression
510 MERCURE DE FRANCE ,
» Tchaouka , mon seigneur , qui s'adresse ordinairement
» dans le royaume de Siam aux Talapoins , ou prêtres du
» pays.
·
» La troisième opinion , dont nous avons à parler ,
» est celle du D. Kempfer , qui prétend que Chaman
signifie un homme exempt de passions.
>>
» Au reste , les dénominations de Chaman et de Tala-
>> poin renferment un même sens : la première appartient
» à la langue balisse ; la seconde est prise de celle qui se
» parle vulgairement dans les Etats de Siam , »
Les historiens et less.voyageurs n'ont que des notions
confuses sur la religion du Thibet , et l'auteur Russe passe
plus rapidement sur ce point. Il finit par donner l'origine
des différentes peuplades Sibiriennes. Son ouvrage est
rempli de recherches très - savantes ; mais nous devons
craindre d'abuser de la patience de nos lecteurs , en multipliant
les citations et les preuves de son érudition.
ANNONCES.
Le Renard, ou le Procès des Animaux , ouvrage allégorique
et moral dans le genre des fables d'Esope , pour
servir à l'instruction et à l'amusement de la jeunesse.
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girard , n°. 959 ; et chez Debray , libraire , place du Mu-,
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l'Auxerrois nº. 42 , vis- à-vis l'église .
FRUCTIDOR AN XI. 511
POLITIQUE .
Analyse des dernières séances du Parlement.
CHAMBRE DES COMMUNES.
Suite et fin de la séance du 10 août.
M. Archdall fait quelques observations sur le caractère
de M. Wyndham et sur sa conduite parlementaire.
M. Francis se lève , et s'adressant à l'orateur : Monsieur,
l'honorable membre qui vient de s'asseoir , a terminé son
discours par une comparaison qui me paraît peu juste . Il
dit que si un père de famille rapportait à ses enfans que
le feu est à la maison , ces enfans seraient absurdes de demander
vingt-quatre heures pour examiner s'ils doivent
ou s'ils ne doivent pas éteindre le feu. Certes , monsieur ,
si on regarde comme certain qu'une adresse à S. M. soit
comme une pompe , et un acte du parlement comme un
grand bassin d'eau , je conviens que toute la famille doit
s'empresser de travailler à la pompe , et que se tenir un
moment à l'écart est une grande faute. Cependant , jusqu'à
ce que
l'honorable membre ait établi la parité , il me
sera permis de croire que son argument a peu de force.
Dans l'occurence présente , je puis assurer mon honorable
ami près de moi ( M. Sheridan ) , que je n'ai point la
pensée d'abuser du droit et du privilége qui m'appartient
comme membre du parlement , pour discuter, autant que
je le crois nécessaire , les questions qui se présentent ; et,
cependant je ne me sens point disposé à céder à l'admonition
que j'ai reçu de lui , pour nous abstenir de discussions
militaires. Dans un sens parlementaire , le droit et
le devoir sont des idées relatives . Le devoir donne le droit "
et le droit indique le devoir. Quand l'occasion s'en présentera
, j'exercerai mon droit du mieux que je pourrai ,
même sur des questions militaires si elles devien
nent , en parlement , la matière de débats. Et je suis parfaitement
sûr que mon honorable ami en fera autant ,
quand cela sera nécessaire , nonobstant la remontrance
qu'il vient de nous faire . Mon projet n'est point de m'opposer
à la motion , quoiqu'elle me paraisse , à quelques
égards , susceptible de grandes considérations. Ce qui m'a
engagé à prendre la parole , c'est pour exprimer à mon
"
512 MERCURE DE FRANCE ,
>>
honorable ami le plaisir que m'a fait la conclusion de son
discours ; je ne dirai pas pour le mérite , la sagesse ou la
nécessité de l'avis qu'elle renferme ; je suis loin d'affirmer
que cet avis ne soit pas sage , important , nécessaire , ou
que , venant de lui , il n'ait pas l'avantage de la nouveauté ;
j'ai une autre raison . Il dit : « Dans ce jour au moins
» soyons unis. Dans cette occasion , que la cordialité règne
parmi nous. En quittant la chambre , consentons à lais-
» ser derrière nous tout esprit d'animosité , toute oppo-
>> sition factieuse au gouvernement ; faisons comme quand
» nous laissons nos chapeaux pour garder nos places sur
» nos bancs ; nous sommes sûrs , à notre retour , de trou-'
n ver tout comme nous l'avons laissé , etc. » Je rends
justice à toutes ces belles choses ; je dois dire à mon honorable
ami cependant que , pour ce qui me concerne , ses
bons avis sont superflus . Je n'ai point d'animosité contre
les ministres de sa majesté , ni individuellement , ni collectivement
; relativement à quelques-uns d'eux , c'est tout
le contraire. D'après cela , je n'ai point de sentiment de
cette espèce à déposer ici . Je sortirai de cette chambre
avec mon chapeau sur la tête , et sans animosité dans le
coeur. Quand j'ai entendu mon honorable ami , dans la
conclusion de son discours , s'engager lui-même et exhorter
les autres , avec tant de chaleur , à soutenir le ministère
, la conséquence qui s'est naturellement présentée à
mon esprit , et qui m'a causé un grand plaisir , c'est que
mon honorable ami doit avoir reçu des ministres de S. M.
quelque satisfaction sur deux points de très-grande importance
à ses yeux comme aux miens ; car , autrement , il
me serait impossible de penser que les ministres auraient
obtenu de lui cet appui cordial et cette approbation qu'il
leur a donné ce soir , et qu'il leur a promis dorénavant.
Le premier des objets dont je veux parler , est l'établissement
d'un conseil militaire , pour lequel il parla avec une
grande force : ce qui ne fait croire qu'il regardait , ainsi
que moi , cette mesure comme étant d'une grande importance.
Le second objet est relatif à un illustre personnage
et à ses offres pour le service public . Il est vrai qu'il n'assista
pas aux débats ce jour-là ; mais je n'ai point de doute
de ces sentimens. Il est impossible que nous différions
à cet égard. Si , sur ces deux points , j'avais obtenu la
même satisfaction que je présume qu'a eue mon honorable
ami , il ne trouverait disposé à donner aux ministres ,
non pas peut- être aussi chaudement que lui , mais autant
que
FRUCTIDOR AN XI. 513
que je le pourrais en conscience et en honneur , tout l'appui
qui est en mon pouvoir , sans aucun mélange d'opposition
.
Colonel Crawford. Je ne puis m'empêche
que s'armer
à la chambre qu'elle va accorder aux volo de mêmás
vote de remercîmens que s'ils avaient souve atat is se
sont présentés sans doute avec zèle et empressement 5
mais ils n'ont fait que remplir leurs dévoirs envers lear
famille et envers la patrie. Ne craignez-vous pas que ce
ne soit offenser les volontaires qui ont délivré Dublin des
féroces bandits qui le menaçaient , que d'accorder les
mêmes honneurs à des hommes qui n'ont fait
pour leur propre défense et contre la plus grande calamité
qui puisse écheoir à un peuple ; je veux dire d'être
subjugué par les Français. Un honorable ami a fait allusion
précédemment à la tactique allemande : puisque j'ai
la parole , je me permettrai quelques remarques à cet
égard. Je n'ai jamais dit que les soldats allemands fussent
supérieurs aux soldats anglais. J'ai pu , sans doute , après
avoir passé toute ma jeunesse chez eux , et instruit comme
je le suis de leur tactique , leur avoir porté quelque prédilection
; mais après un peu plus d'expérience , je me
suis facilement aperçu que mes préventions n'étaient pas
fondées. J'aimerais mieux l'infanterie de l'armée anglaise ,
dans l'état où elle était après la guerre d'Amérique , que si
elle était exercée d'après le système allemand , qui me
paraît avoir été porté beaucoup trop loin. Le grand roi
de Prusse , qui avait inventé ce système , l'avait adapté
aux plaines étendues de la Silésie et de la Saxe ; et cela
seul montre qu'il ne peut avoir d'application à ce pays.
Après cette explication , j'espère que je ne m'entendrai
plus appeler le partisan de la tactique allemande. J'ai dit ,
ya quelque temps , qu'une grande force de troupes de
ligne me paraissait nécessaire ; tout ce que j'ai entendu
depuis , à ce sujet , ne m'a point détourné de cette opinion:
mais je ne puis passer sous silence l'observation d'un honorable
membre , qui a ouvert le débat , et qui a prétendu
qu'une armée régulière était plus facile à corrompre
qu'une autre. Je supplie la chambre de se ressouvenir de
ce qu'elle doit à l'armée . Quand la marine a été en état de
révolte ; quand les Jacobins ont employé tous leurs efforts
pour séduire l'armée ; quand ils ont , dans un même jour ,
env oyé des lettres circulaires à tous les régimens , pour
les informer que les autres régimens s'étaient insurgés
il
Kk
514 MERCURE DE FRANCE ,
contré le gouvernement ; enfin , quand ces lettres ont été
remises par les gardes mêmes à leurs officiers , l'armée a
montré qu'elle était incorruptible : le salut du pays est dû
à sa fidélité. Je n'en suis pas moins convaincu qu'une
grande force irrégulière peut rendre de très-grands services.
Mais il faut alors lui donner un commandant en chef
particulier , avec son état-major. Il est impossible au duc
d'Yorck , même avec l'aide d'un adjudant et d'un quartiermaître
général , de s'occuper convenablement de cet objet
, qui est d'une toute autre nature que l'armée de ligne
que son altesse royale a gouvernée jusqu'à présent avec
tant de succès. Je n'ai point l'honneur d'être connu de
l'illustre personnage dont le zèle et les offres de service
ont occupé dernièrement la chambre ; cependant si les
ministres de S. M. cherchent à employer , de quelque
manière , l'héritier apparent du trône , je ne vois point
de circonstance dans laquelle il puisse rendre de plus grands
services. Personne n'est plus capable de gagner les affections
et le coeur du peuple. On ne peut dire à quel point
un tel prince , entouré de bons officiers , accroîtrait partout
l'enthousiasme. Qu'on ne pense pas que je veuille
parler défavorablement du commandant en chef , qui , au
milieu de ses autres devoirs , ne peut suivre assez complétement
une organisation sans laquelle la levée actuelle
ne peut être que de peu d'usage. Quant à ce qui a
été dit relativement à un transport de Sipaye , dans les
Indes occidentales , rien ne peut être plus pernicieux à
notre service dans cette partie du monde. Ces troupes
préfèrent notre service à celui des princes du pays , parce
qu'elles sont mieux traitées. Mais elles se trouveraient
très-malheureuses dans la traversée , encore plus malheureuses
à leur arrivée ; et , après tout , ce ne sont pas des
troupes convenables contre des forces européennes. La
conquête de quelques ilès à affaibli , sinon tout-à-fait brisé
le courage de nos troupes dans la dernière guerre. Quelles
que puissent être les considérations commerciales , j'espère
qu'on ne fera plus un tel usage de nos forces. Je suis
convaincu que nos colonies ont reçu toute l'extension què
comporte notre population ; et , sur ce point , j'avoue que
j'ai été très-satisfait que le traité d'Amiens les eût rendues
à la France. C'est à cela peut-être que nous sommes redevables
de l'énergie qui nous anime. Je ne sais si la levée
doit être restreinte à six fois le nombre de la milice originaire
, et si les volontaires sont compris dans ce nombre.
FRUCTIDOR AN XI. 5.5
J'en serais très-fâché , car les volontaires sont compos
de personnes de toutes classes , plus ou moins accoutumées
au bien-être , et qui , par conséquent , ne sont pas
aussi propres à entrer en campagne que les personnes de
la première classe , telles que le bill les avait d'abord désignées.
Le danger d'invasion me paraît beaucoup plus
imminent qu'il n'a jamais été dans la dernière guerre .
Depuis le commencement de cette guerre , jusqu'au traité
de Campo-Formio en 1797 , toute la force disponible de
la France était engagée sur le continent ; et depuis ce
traité , jusqu'au renouvellement des hostilités , en 1799 , la
crainte de l'Autriche avait obligé le gouvernement français
à conserver une grande force pour veiller ses mouvemens ;
aujourd'hui , au contraire , la France peut réunir toutes
ses forces , pour les porter contre ce pays.
Lord Hawkesbury. Je n'aurais pas pris la parole sans
quelques observations de l'honorable officier qui vient de
parler. Il trouve le pays dans un plus grand danger d'invasion
, que pendant la dernière guerre. Il me paraît peu
important de considérer l'état du pays comparativement
à aucune période passée ; car du moment qu'on admet le
danger , il faut faire des efforts pour le repousser , sans
s'informer si les mêmes mesures ont été employées dans
d'autres temps. J'ai toujours cru le danger d'invasion
aussi grand ou peut-être même plus grand en 1797 qu'à
présent , quoique je pense avec l'honorable officier , que
les armées françaises étant occupées alors sur le continent,
le projet en question ne pouvait être développé sur une
aussi grande échelle. L'honorable membre a allégué qu'après
le traité de Campo- Formio qui ne fut qu'une sorte de
trêve armée , les forces françaises ne purent s'éloigner dans
l'expectative du renouvellement de la guerre que tout faisait
présager. Cette observation peut s'appliquer au cas présent.
Les Français ont en ce moment une plus grande éten
due de pays à occuper avec leurs armées ; et quoiqu'ils
puissent avoir pensé au commencement de la guerre de
l'état de dissolution et de dégradation du continent , une
guerre ne peut être poursuivie avec une puissance comme
la Grande-Bretagne , sans pourvoir en même temps aux
moyens de poursuivre une guerre continentale , suite
presque inévitable d'une semblable contestation . Le traité
de Campo - Formio fut conclu en 1797 , après quoi les
Français conservèrent une force considérable dans le nord
de l'Italie. En 1798 , ils envahirent la Suisse avec une ar
Kk 2
516 MERCURE DE FRANCE ,
mée assez considérable pour tenir l'Autriche en échec ;
en 1799 les hostilités recommencèrent. Pendant toute la
période entre le traité et le renouvellement de la guerre "
les Français occupèrent spécialement la gauche du Rhin ,
la Suisse et le nord de l'Italie . Actuellement ils ont une
armée non-seulement dans le nord de l'Italie et en Suisse
mais encore une forte armée dans le sud de l'Italie , et
une autre armée qui se renforce chaque jour dans le nord
de l'Allemagne . Je suis donc fondé à soutenir , que pour
ce qui est de la diversion occasionnée par l'occupation des
autres pays , notre danger d'aujourd'hui n'est pas aussi
grand que dans les précédentes périodes. Il est cependant
une autre circonstance à laquelle l'honorable membre n'a
pas jugé à propos de faire attention , et qui pourtant me
paraît avoir une considérable influence sur la question ;
c'est l'état comparatif de la marine française. En 1797 il
y avait une flotte formidable à Toulon , celle que nous
trouvâmes ensuite à Alexandrie . Il y en avait encore une
autre à Brest. Qu'on examine toutes les circonstances du
temps présent , qui peuvent nous être défavorables , et
qu'on me dise si elles n'ont pas existé également dans les
périodes précédentes. J'ai cru devoir me permettre ces
remarques sur les observations de l'honorable membre ,
afin d'effacer les fausses impressions qu'elles auraient pu
faire sur la chambre. C'est le devoir des ministres de
prendre toutes les mesures nécessaires pour la sûreté du
pays , sans s'arrêter à ce qui a pu être fait dans d'autres
temps. Pour ce qui est du sujet de la motion , je suis prêt
à admettre qu'il ne faut pas donner légèrement les remercimens
de la chambre ; mais parce qu'ils n'ont encore
été donnés que pour de brillans services , il ne s'ensuit
pas qu'on doive rejeter la motion qui est présentée.
pays n'a jamais été dans la position où il se trouve : ce
ne sont plus des moyens ordinaires auxquels il faut s'arrêter
, lorsque et notre armée et notre milice ne suffisent
pas même à notre défense.
Le
M. Séridan . C'est un effet des bontés de la chambre
que les membres qui présentent une motion sont admis à
répondre aux argumens qu on leur a opposés. Je n'eusse
point usé de ce droit dans cette occasion , sans les réflexions .
directes et personnelles , dont j'ai été l'obje dans le cours
de ce débat. J'avoue que j'éprouve une grande surprise
que l'appel que j'ai cru devoir faire pour un vote de remercîmens
en faveur des braves qui se sont présentés pour
I
?
FRUCTIDOR AN XI. 517
9 la défense de tout ce qui nous est cher ait provoqué un
seul dissentiment , et produit un débat d'une telle longueur
, car nous sommes ici depuis cinq ou six heures. Si
une semblable hésitation me paraît étonnante , elle ne me
paraît pas moins impolitique. Pour la conduite de l'honorable
membre ( M. Wyndham ) , elle ne me surprend
en aucune manière. Celui qui a demandé vingt - quatre
heures pour examiner s'il était convenable de réprimer la
révolte d'Irlande , ne pouvait manquer d'employer cinq
à six heures à examiner s'il est convenable de déclarer
notre reconnaissance et notre admiration à ceux dont la
loyauté s'est dévouée à la protection du pays. Rien n'est
plus conséquent. Tout ce qui m'étonne , c'est qu'il ait pu
être appuyé par le brave officier qui est en ce moment
derrière lui . Mais , avant de procéder à des remarques
sur les observations de ces deux membres , je dois faire
mention de l'appel qui m'a été fait par un de mes honorables
amis , pour savoir si , avant de consentir à donner
mon appui aux ministres , j'ai obtenu d'eux satisfaction
sur deux points , et si cette satisfaction a été la condition
de ma conduite . Pour ce qui est d'abord de l'établissement
d'un conseil de guerre , que j'approuvai l'autre jour sur
la motion d'un de mes honorables amis , j'avoue qu'après
avoir adopté fortement cette mesure , j'ai depuis reçu ,
à cet égard , d'une très-haute autorité des informations
qui ont si non changé , du moins très-ébranlé mes opinions
sur ce point. Les raisons qui m'ont été présentées pour
prouver que cet établissement serait non- seulement désavantageux
, mais pernicieux , m'ont paru tellement satisfaisantes
, que je ne ferai aucune difficulté d'avouer que
je me suis trompé à cet égard. L'autre point , auquel mon
honorable ami a fait allusion , avec une manière un peu
moins amicale que celle dont j'avais eu jusqu'à présent
l'habitude , c'est relativement aux offres de service de son
altesse royale le prince de Galles. C'est un sujet dans la
discussion duquel je crois ne devoir point entrer en ce
moment. J'espère que tous ceux qui me connaissent , ne
douteront pas un instant de mon respect , 'de mon attachement
et de ma vénération pour les vertus et le patriotisme
de cet illustre personnage ; mais je ne veux être ni remontré
, ni réprimandé relativement à la manière dont je
croirai devoir manifester mes sentimens , ou remplir mes
devoirs. On n'a pas le droit de me dire qu'à moins que
l'offre de ses services n'ait été acceptée par le gouverne
Kk 5
518 MERGURE DE FRANCE ;
ou pour
ment , je dois lui refuser tout appui dans cet état de crise.
Quelque puisse avoir été le résultat de cet offre , je suis
convaincu que son altesse royale n'aimerait point des observations
calculées pour exciter le mécontentement public ,
troubler l'unanimité . Je suis persuadé , au contraire
, que , conformément aux sentimens de son digne
ani , lord Moira , son altesse royale entrerait comme
simple soldat dans les rangs de ses compatriotes armés
plutôt que de favoriser aucune discussion qui tendrait à
diviser les sentimens du peuple. Relativement aux remarques
de l'honorable officier , sur la manière dont les dissertations
militaires sont traitées dans cette chambre , si
c'est à moi qu'il a voulu faire allusion , je dois lui dire
qu'il est dans l'erreur. Je n'ai jamais dit que cette chambre
De fût pas un lieu convenable pour des discusions militaires
; j'ai dit seulement que , comme membre du parlement
, je n'abandonnerais pas mon opinion par déférence
à une autorité militaire . Je dirai même , si l'on veut , que
je ne fais pas profession d'avoir un très - grand respect à
cet égard , au moins pour ce que j'en ai vu dans la chambre.
Je n'en ai jamais pu tirer aucune lumière posi
tive. Un officier se lève , et nous donne un plan ;
un autre se lève , et nous en donne un tout contraire ;
ni l'un , ni l'autre , ne suivent même leurs idées : il
de confusion y a une sorte dans leurs vues ; au
lieu de cette précision et de cette méthode qui seraient
si nécessaires , ils divaguent de manière à ne pas se
rendre intelligibles , ou du moins à ne laisser aucune lumière
qui puisse nous guider. L'honorable officier auquel
je réponds , nous raconte il est vrai quelques anecdotes militaires
très-connues ; un autre honorable officier nous gratifie
de la même manière ; mais s'ils ne savent nous dire
ce que tout le monde a vu dans les Vies de Plutarque ,
dans les Commentaires de César , ou dans les oeuvres
de Vauban ; s'ils n'ont à nous apprendre que les manoeuvres
de Bleneim ou celles de Malplaquet , je ne crois
pas qu'ils puissent en cela être très- utiles à leur pays ,
et pour leur propre crédit , je les inviterai à s'abstenir
de telles discussions. Quant à la motion présente , l'honorable
colonel demande quel remercîment on doit à
des hommes qui ont fait leurs devoirs ? Sa nouvelle
connaissance et son très-honorable ami au-dessous de lui
( M. Wyndham , ) devrait être le dernier à s'opposer à
une motion de remerciment envers ceux qui font leur
que
FRUCTIDOR AN XI. 519
devoir , lui qui n'a cessé de déplorer le peu d'énergie
qui existait dans le pays en raison du traité d'Amiens
et du caractère des ministres. Si le très-honorable
membre a désiré réellement changer cet esprit
d'inertie , son langage ce soir a été certainement étrange ;
peut-être aussi est- il conséquent à lui de résister à une
expression de gratitude envers des hommes qui ont proclamé
son erreur , en s'élançant au- dessus de cette apparence
d'apathie et de cette ombre de découragement
qu'il a si fréquemment dépeint à la chambre , mais qui
n'a jamais eu de réalité. Je regrette que l'honorable
colonel ait voulu , dans le cours de ce débat établir
quelque contraste entre les volontaires et d'autres parties
de la force publique de ce pays. De telles comparaisons
sont dangereuses en tout temps ; elles sont particulièrement
imprudentes au temps présent. Je ne vois pas
qu'elles puissent avoir aucun bon objet , quoique " la
sagesse de son honorable ami ait donné à cette pratique
la sanction de son autorité. Je ne puis m'empêcher de
dire que l'honorable colonel n'a pas même pris les
moyens de rehausser sa force favorite . Les volontaires ,
suivant lui , n'ont fait que leur devoir ; il rappelle à ce
sujet les services de l'armée régulière , et le refus qu'elle
a fait de céder aux invitations des Jacobins au temps de
l'insurrection de la flotte . Mais ne peut-on pas dire qu'en
cela aussi elle n'a fait que remplir son devoir ? Voilà à
quoi se réduit le raisonnement de ce régulier colonel.
-On a parlé de la conduite de l'ancienne opposition . Si
le très-honorable membre ( M. Wyndhanı ) veut l'imi
ter , voici ce qu'il fera : il aura soin de ne pas prendre la
couleur d'une faction ; il ne s'opposera point à de bonnes
mesures , seulement parce qu'elles sont proposées par
un certain parti ; en un mot , il écartera de lui tout motif
de jalousie : c'est alors qu'il rendra ses opinions et son
opposition respectables ; c'est alors qu'il pourra prétendre
à une comparaison avec, l'ancienne opposition.
Jusqu'à présent , tout ce que la comparaison des deux
oppositions me rappelle , c'est la dispute d'un proprié
taire de Honslow , qui avait pour enseigne les deux Pies ,
avec un autre propriétaire qui jugea à propos de prendre
la même enseigne. «Nous sommes les véritables anciennes
» pies , et ce n'est que par dépit que vous avez levé
» votre nouvelle enseigne . » ( On rit. )
La résolution de remerciment passe à l'unanimité.
Kk 4
520 MERCURE DE FRANCE,
·
Nous apprenons , par le Moniteur , qu'une armée
danoise de trente mille hommes est dans le Holstein. Les
gazettes allemandes nous annoncent un corps de Suédois
qui s'avance vers la Poméranie ; on peut y ajouter , sur
la même autorité , une armée prussienne , qui doit occuper
l'embouchure de l'Elbe . Si on veut en croire lord
Hawkesbury , on ne peut être en guerre avec son cabinet
sans avoir à redouter la colère de tout le continent. Les
Russes marchent d'après cela , dans les papiers anglais
pour venir défendre l'Angleterre ; mais l'Angleterre s'occupe
elle-même d'une grande expédition : on parle aussi-tôt
de la maison de Bourbon , et d'une descente sur les côtes de
France. Veut-on savoir des nouvelles de la négociation ? le
roi d'Angleterre ne veut consentir à aucun pourparler ,
qu'au préalable l'électorat d'Hanovre n'ait été évacué.
Cependant deux grands souverains ont eu pendant longtemps
une correspondance intime ; cette correspondance
va faire éclore les plus grands événemens. Enfin une nouvelle
qui est au moins incontestable , c'est que les fonds
publics anglais ont éprouvé , pendant quelque temps ,
une hausse considérable. Telle est la somme des bruits
vrais , faux , douteux , qui nous ont occupés cette semaine
: masse de fumée dans laquelle nous avons à chercher
un peu de lumières.
A commencer par le mouvement de l'armée Danoise "
justifié par la nécessité de lui faire prendre l'air ; son
déplacement n'est pas une démarche aussi indifférente
qu'elle pourrait le paraître. Un souverain a sans doute le
droit de faire parader comme il lui plaît ses armées ; il
peut de même , dans le voisinage d'une des puissances
belligérantes , ou renforcer ses frontières , ou se fier au
respect qu'inspirera son nom . Mais lorsqu'on en est aux
procédés sévères , tout doit au moins être égal entre les
deux partis . Tandis qu'une des puissances belligérantes
recevra par-tout des faveurs , les rigueurs qui devien
dront le partage de l'autre , établiront mal les dispositions
d'une sincère et impartiale neutralité. La cour de
Copenhague étale contre la France toutes ses forces de
terre ; qui sait qu'elle n'étale pas de même contre l'Angleterre
toutes ses forces maritimes ? est-ce du bombardement
du lord Nelson qu'elle a appris à se confier à
l'Angleterre ? ou est-ce à raison de leur dévouement , à
la cause et aux droits des neutres qu'elle croit devoir se
méfier des Français ? On dit qu'elle a laissé passer le
· 52 FRUCTIDOR AN XI .
aurait- elle
Sund à plusieurs vaisseaux de guerre anglais ;
consenti , en faveur de cette puissance seule , à cesser de
regarder ce détroit comme son territoire , et la mer Baltique
comme une mer fermée ? Qui n'admirera ce système
de neutralité désarmée envers l'Angleterre , et armé
seulement contre la France ? Qui n'admirera la politique
de joindre , dans les mêmes circonstances , l'ostentation
de la force à celle de la faiblesse ?
Ce n'est pas , sous ce rapport seul , que la démarche
de la cour de Copenhague mérite d'être considérée.
Personne n'ignore que le Jupiter britannique , non moins
habitué à l'intrigue que celui de l'Olympe , se plaît à
se changer comme lui en pluie d'or . Dans un instant où
les amis soudoyés de l'Angleterre , et les ennemis obstinés
de la France , réunissent leurs efforts pour entraîner
les puissances du continent à une attitude hostile , on dirait
que Copenhague s'est présenté à leurs calculs de la même
manière que Naples , lorsque l'Autriche agitée par deux
partis opposés , balançait dans ses mains le sort du
traité de Campo- Formio . Il importait peu aux agitateurs
de ce temps que le mouvement de Naples fût heureux ;
ils ne demandaient qu'une étincelle pour en faire aussi-tôt
une incendie. Telle est la destinée des puissances secondaires
, lorsqu'elles ont l'imprudence de condescendre
à des démarches dont elles n'ont pas le talent de démêler
la perfidie . Nous doutons que cette fausse mesure ait ,
sous aucun rapport , les résultats qu'on en a espérés. Ses
instigateurs peuvent avoir eu pour objet de faire renforcer
notre armée Hanovrienne , et d'affaiblir par - là
celle de Hollande. Mais il y a grande apparence que
nous saurons déjouer les vues d'une semblable diversion.
Les grands préparatifs de l'expédition anglaise ne sont
pas , à nos yeux , beaucoup plus formidables. Ce qu'on
annonce d'un parti royaliste et d'une descente sur les
côtes de France , est à- la- fois une injure et une absurdité.
Il y a injure à vouloir associer à une perfidie une cause
et des noms respectés. Quelle opinion a-t-on en Angleterre
de ceux qu'on croit attachés à l'ancien état de la France ,
si on pense qu'au premier aspect des ravisseurs de Malte ,
ils vont se réunir à eux pour les aider à s'assurer du commerce
de toutes les nations , et de la domination de toutes les
mers ? Quelle opinion a-t-on de ce parti , si on pense qu'à
chaque insulte qu'il plaira aux nations de nous offrir
il se présentera aussi-tôt pour les accepter ? Aujourd'hui
522 MERCURE DE FRANCE ,
c'est Malte qu'on lui demande ; un autre jour ce sera
peut-être la Belgique ou les départemens du Rhin ; bientôt
ce serait l'Alsace et la Flandre Française. Qui sait s'il ne
faudrait pas ensuite avoir un commissaire Anglais dans
nos ports ! On cite un ancien parti de royalistes. Que
ne cite-t-on aussi beaucoup d'autres partis ! Quelle heureuse
émulation entre tous ces partis , si , pour se relever
ils imaginent de ressusciter la glorieuse ressource de servir
des étrangers ! Ah ! quelque puisse être notre avenir , il
est à nous et entre nous. Le temps est passé où un peuple ,
essentiellement ennemi , pouvait entrer dans le champ de
nos infortunes , recruter nos ressentimens et nos douleurs 2
et leur faire faire feu contre notre pays et contre nousmêmes.
Mais ce n'est point d'un parti ou d'une cause dont l'Angleterre
s'occupe ; c'est d'une ile dans le voisinage de la
Hollande. Il n'y a pas encore long-temps que Dunkerque
était en quelque sorte une propriété anglaise ; après l'avoir
perdue , l'Angleterre avait conservé au moins la Belgique
et la Hollande . Son système est aujourd'hui d'avoir des îles
par-tout : il lui faut Ceylan dans les mers de l'Inde , Malte
dans la Méditerranée , la Zélande dans la mer du Nord ;
qui sait , avec les huit cents hommes qu'on a affecté de
faisser à Copenhague , si les Anglais ne parviendront
pas un de ces jours à s'en emparer , et à faire du Sund , le
pendant de Gibraltar !
La déclaration de lord Hawkesbury relativement à la
probabilité d'une guerre continentale , n'est pas un fait
qui soit sans importance : ce ministre n'a point mis le
parlement dans la confidence des instructions particulières
qu'il peut avoir. Nous avons à douter à cet égard
et point à contester. Il est dans son discours un point qui
offre plus de prise ; c'est relativement à la diminution
des dangers actuels de l'Angleterre , comparativement à
ceux de la guerre précédente . Le noble lord suppute trèsbien
; mais il compte plutôt qu'il ne pèse. Il dit avec
raison , que la France occupe aujourd'hui autant de terrain
avec ses armées ; mais ce qu'il ne dit pas , c'est
qu'il n'y a plus aujourd'hui parmi nous qu'un objet et
qu'une attention ; ce qu'il ne dit pas , c'est la différence
du dévoûment de toute la France et de son énergie. A fran
chement parler , la guerre précédente contre l'Angleterre
n'avait point d'objet précis et déterminé ; on ne savait
des deux côtés pourquoi on se battait. Le temps du
FRUCTIDOR AN XI. 523
rait à tous les Français de voir terminer une latte entreprise
par la révolution et pour la révolution. Aujourd'hui
l'objet est bien connu. Il n'y a point de sophisme
ou d'éloquence qui puisse le déguiser. Tout le monde a lu
le traité d'Amiens , et tout le monde sait où est Malte.
Dans cette situation on ne s'étonna point si , personne ne
compte en France sur la paix , que Malte n'ait été restitué
et le traité d'Amiens exécuté. Ni les forfanteries du lord
Hawkesbury , ni le redoutable appareil de l'armée danoise
, ni même ( ce que nous ne devons pas prévoir , et
ce que nous verrions avec douleur ) la partialité de quelques
souverains abusés ne feront revenir les Français de
cette détermination. Nous ne pouvons savoir si tous les
détails d'une certaine conversation publiée entre le premier
consul et le lord Witworth sont exactement vrais,
nous devons croire qu'il s'y trouve beaucoup de faussetés
; nous y voyons au moins un trait d'une grande vérité
: c'est que le chef de la France n'a pas le pouvoir de
faire une guerre injuste : il aurait encore moins le pouvoir
de faire une paix qui ne serait pas glorieuse.
•
Après cela , s'il le faut, que les charges de la guerre s'aecumulent
, que son fardeau devienne de plus en plus pesant ;:
nous sommes prêts à tout supporter. Nous pouvons parler
à cet égard avec assurance. Que ceux qui veulent donner
Malte à l'Angleterre , voir Marseille détruite , notre
commerce enchaîné , toutes les mers dominées , des commissaires
anglais à Dunkerque et dans tous nos ports
que ceux , en un mot , dont l'ambition est de rendre à leur
patrie la paix de Bretigny ou celle de 1763 , se montrent
et nous désavouent.
1.
2
Avertissement sur le dernier numéro.
Les lecteurs sont priés de rectifier une méprise typographique
qui a eu lieu à la page 471 , et qui a établi de
la confusion entre le discours de M. Wyndham et celui
du général Gascoigne. Le discours du général Gascoigne
est fini à l'alinéa de la ligne 22. Là commence le discours
de M. Wyndham , indiqué à la page 472. A l'alinéa de la
524 MERCURE DE FRANCE ;
page 473 , qui finit par ces mots : Ne craignez - vous pas
que de les accorder aussi indistinctement n'en abaisse le
prix , suit l'alinéa de la page 471 , qui commence par ces
mots : Je passe à un autre sujet....
NOUVELLES DIVERSES.
Constantinople , le 27 juillet .
Abdul- Achal est en pleine possession de la Mecque. Il
assiége Médine dont on croit qu'il ne tardera pas à se
rendre maître. Le pacha de Bagdad a reçu ordre de la
Porte de marcher contre lui . Mais la nécessité de défendre
ses frontières l'a empêché d'obéir à cet ordre .
*
Le pacha de Damas se met en défense ; car il n'y a pas
de doute qu'après la prise de Médine , Abdul ne marche
sur la Syrie.
Copenhague , 20 août.
La nouvelle machine de natation , inventée par le professeur
Pelt , et dont on a fait l'expérience , la semaine
dernière , dans le Sund , a rempli l'attente du public. Le
nageur , à l'aide de cette machine , a traversé ce détroit
depuis Elseneur jusqu'à Helsingborg. Chemin faisant , il a
chargé plusieurs fois un pistolet , et l'a fait partir ; il a
fumé une pipe de tabac , et a mangé , pour prouver qu'il
avait la liberté des bras. La machine est faite de manière
que si celui qui en est revêtu tombe dans l'eau , la tête en
sort sur-le-champ , et conserve toujours une position .
perpendiculaire . Cette machine est en outre solide et durable
, ne pèse que 8 livres , et ne coûte que 3 rixdalers.
}
·
Milan , 26 août.
La république italienne vient d'ordonner la construcFRUCTIDOR
AN XI. 525
tion de deux frégates et de douze chaloupes canonnières ,
qui seront mises , pendant la guerre , à la disposition du
premier consul , ainsi que les troupes de débarquement.
D'Hanovre , le 16 août.
Tout ce qui prend du service dans la légion hanovrienne ,
nouvellement créée , doit prêter serment de fidélité à la
république française , et produire un certificat qui atteste
qu'ils n'ont jamais été repris de justice pour fautes graves.
Déjà plus de trois cents anciens soldats des troupes hanovriennes
s'y sont engagés.
Des lettres de Munster annoncent que les troupes prussiennes
de l'inspection de Magdebourg , qui ont reçu l'ordre
de se tenir prêtes à marcher , consistent en dix bataillons
d'infanterie , douze escadrons de cavalerie et quelques
corps d'artillerie.
Londres , 22 août.
D'après tous les avis que l'on reçoit de l'Ecosse , l'exécution
du bill relatif à la défense générale , a rencontré
beaucoup de difficultés dans quelques provinces de ceroyaume.
Dans l'Augushire, la populace s'est portée à des
actes de violence pour en entraver l'effet , et l'intervention
de la force militaire a été requise par les magistrats pour :
appaiser ces émeutes.
M. Pitt met une grande activité à organiser les volon--
taires sur les côtes de Margate à Douvres ; il n'y a pas de
jour qu'il ne visite l'une de ces villes .
526 MERCURE DE FRANCE,
PARIS.
On reçoit chaque jour des lettres inquiétantes d'Irkande.
-On avait répandu méchamment le bruitSque Jérôme
Bonaparte était caché dans une maison près du château
de Lulworth , dans le comté de Dorset , qui est habitée
par quelques moines émigrés , de l'ordre de la Trappe ,
avec des armes et des munitions. L'affaire devint si sẻ-
rieuse , que deux des principaux magistrats du comté s'y
transportèrent avec une force armée , et ayant examiné
toutes les parties de la maison , ils n'ont rien trouvé qui
pút justifier les vives inquiétudes que l'on avoit conçues.
( Extrait du Morning- Chronicle. )
Le bruit se répand , d'une manière confidentielle ,
que les généraux Pichegru et Dumourier doivent commander
des armées de royalistes en France , qui seront
protégées par dés troupes anglaises dans leurs descentes
sur les côtes de Bretagne , où des mailliers les attendent
pour se joindre à elle. Une armée anglaise fera en mêmetemps
une attaque sur un autre point.
Lady Jerningham , de Cossey , dans le comté de
Norfolk, a proposé de lever et de commander un corps
de 600 femmes pour éloigner les bestiaux de la côte dans
le cas d'une invasion .
― Le vice-amiral Bruix est nommé au commandement
de la flottile nationale , avec le titre d'amiral.
―
Aucun bâtiment anglais parlementaire , paquebot ou
autre , ne pourra être reçu dans les ports de France , comFRUCTIDOR
AN XI. 527
pris entre Brest et l'embouchure de l'Escaut. Les bâtimens
parlementaires seront seuls reçus dans la baie d'Audierne
près Brest.
-
- Il ne sera reçu dans les ports de France aucun bâtiment
expédié des ports d'Angleterre , ou qui y ait touché.
- Il est mis embargo sur tous bâteaux pêcheurs audessus
de sept tonneaux .
Tous les marins qui se livraient à la pêche recevront
une feuille de route pour se rendre dans les ports de
guerre de la république , où ils seront employés et payés
d'après leur grade au service.
wwwwdo
Huit mille courbes et vingt mille pieds d'arbres
propres au service de la marine , seront coupés dans les
bois nationaux de la vingt-cinquième conservation fores
tière.
Les 5000 courbes reconnues exister dans la vingt- quatrième
conservation forestière seront martelées et
coupées pour être mises à la disposition de la marine.
7.
Seront également martelés et coupés , pour être remis
à la disposition de la marine , les 36,000 pieds d'arbres.
reconnus propres au service de la marine dans la vingtquatrième
conservation forestière .
- On vient de faire , sur la Seine , l'essai d'un nouveau
bateau construit sur les dessins donnés par M. Marguerie.
Ce mécanicien a substitué des roues aux rames , et les a
armées d'ailes mobiles qui se déploient dans l'eau , se replient
et sortent avec une vitesse étonnante. On a estimé
la vitesse de ce bateau à cent toises par minute. L'expérience
s'en est faite devant un des préfets du palais , M. Magin
, inspecteur-général de la navigation , et M. Montgolfier.
Ce sayant n'a pu s'empêcher de manifester , par de
528 MERCURE DE FRANCE ,
*
vives exclamations , la satisfaction qu'il a éprouvée pen
dant le temps qu'a duré cet essai important.
34
Un camp pour cent mille hommes va être établi
près Saint Omer. Une autre armée de quatre- vingt mille
hommes sera assemblée le long de la côte .
-Le ministre des finances vient d'adresser aux préfets
un arrêté du gouvernement , en date du 18 thermidor
portant que les chevaliers français de l'ordre de Málte ,
compris dans l'article III de la convention du 24 prairial
an 6 , seront admis à la liquidation de leurs pensions , pour
en être payés intégralement , en conformité de l'art . IV
de ladite convention .
L'intention du gouvernement est qu'il soit pourvu
aux frais de l'État , à la subsistance de ceux des Anglais
détenus sur le territoire de la république , qui seraient
reconnus n'avoir pas les facultés nécessaires pour se la
procurer. Le directeur de l'administration de la guerre
vient de transmettre aux préféts des départemens les vues
du gouvernement à cet égard.
Nous prévenons nos souscripteurs qu'à
commencer du mois prochain , Madame de
Genlis donnera , dans ce journal , des Nouvelles
, des Contes moraux , et la suite des
Souvenirs qu'elle avait l'habitude d'insérer
dans la Bibliothèque des Romans . L'accueil
fait par le public aux ouvrages de Madame de
Genlis , nous dispense de tout autre détail.
REP.FRA
( Nº. CXVI ) 23. FRUCTIDOR an 11 .
( Samedi 10 septembre 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTERATURE.
POÉSI É.
Avis aux jeunes gens bien nés , dont le coeur
cherche un coeur qui lui ressemble.
CHANSON.
AIR : Femmes , voulez - vous éprouver , etc.
Vous qui , dès la fleur de vos ans ,
Echauffés d'une pure flamme ,
Cherchez , sans consulter vos sens ,
Une âme digne de votre âine ,
Evitez les chemins battus
Par le vice et par la folie :
Ce n'est qu'au sentier des vertus
Qu'' Émile peut trouver Sophies
La beauté qui charme les yeux ,
N'a souvent qu'un éclat perfide ;
Et tel qui se croit dans les cieux ,
N'est que dans les jardins d'Armide.
Un son de voix plein de douceur ,
Des yeux baissés , un front modeste ,
Quelquefois pour un noble coeur,
Sont le piége le plus funeste.
LI
530 MERCURE DE FRANCE
De l'aimable pudicité ,
Connaissez mieux le caractère :
Belle de sa simplicité ,
Elle plaît sans songer à plaire ;
L'amour s'éveille à son aspect ,
Mais il reste au fond de notre âme ;
Et се n'est que par son respect か
Qu'on ose lui montrer sa flamme.
Mais , pour l'enflammer à son tour ,
Et la subjuguer sans réserve ,
Il faut
que
les traits de l'Amour
Soient lancés des mains de Minerve.
Souvent atteint , jamais vaincu ,
Son coeur s'attend pourtant à l'être ;
Mais l'esclave de la vertu
Pourra seul devenir son maître .
Si l'honneur veut qu'aux champs de Mars
Vous alliez servir la patrie ,
Sous de si nobles étendards ,
Ne ménagez point votre vie.
La fière beauté ne se rend
Qu'au favori de la Victoire ,
Et , pour l'adorer , elle attend
Qu'il soit au temple de Mémoire.
Des Muses aimez la beauté ,
Servez -les d'une ardeur constante :
C'est la seule rivalité
Qui ne blesse point une amante.
Souvent aux amoureux concerts
D'une lyre tendre et plaintive ,
Celle qui nous tient dans ses fers
Se change en une humble captive .
Les talens aux vertus unis ,
La sagesse jointe au courage ,.
FRUCTIDOR AN XI. 531
Mieux que les charmes d'Adonis
Embelliront votre visage.
Aux
yeux ,
Craignez peu vos brillans rivaux :
dont l'éclat vous enflamme ,
Vous aurez les traits les plus beaux ,
Si vous avez la plus belle âme.
A l'auteur de la chanson précédente ; par une Demoi
O
vous ,
"
selle inconnue .
MÊME A Ì R.
dont la sage raison
Par le sentiment embellie ,
>
Aux jeunes gens donne leçon
Pour bien connaître une Sophie ;
Daignez aussi guider mon coeur
Dans le choix le plus difficile
Et , pour assurer mon bonheur ,
Faites-moi connaître un Emile .
"
Je le cherche depuis long-temps ;
Mon coeur le désire sans cesse.
Je vois s'écouler mon printemps ,
Sans pouvoir fixer ma tendresse.
De nos aimables jeunes gens
Les beaux feux n'ont rien qui m'enflamme.
Leurs discours me semblent charmans ,
Mais ne vont pas jusqu'à mon âme.
Cependant du besoin d'aimer
Je sens la vive impatience ;
Mais il faudrait , pour me charmer,
Vertu , raison , amour , constance.
De cet objet de tous mes voeux
Dépend le bonheur de ma vie.
Voulez-vous faire deux heureux ?
Donnez un Emile à Sophie.
LI 2
53 MERCURE DE FRANCE ,
1
Réponse à la Demoiselle inconnue.
ENTRE l'hiver et le printemps
Montrez-moi quelque sympathie
·
Si vous voulez qu'en cheveux blancs
J'ose adorer une Sophie ;
Mais plutôt cessez d'enflammer
Un coeur déjà trop misérable.
J'ai tout encor pour bien aimer ;
Je n'ai plus rien pour être aimable.
Si j'avais encor mes vingt ans ,
Dieux avec quelle ardeur brûlante ,
J'irais offrir un pur encens
A cette vertu qui m'enchante.
-Quoi , pour un objet inconnu.....
( Elle peut n'être pas jolie ... )
-Ah ! la beauté c'est la vertu.
Il n'est point de laide Sophie.
}
7
Si , par un goût trop peu commun
Vous préférez , charmante fille ,
De la rose le doux parfum ,
Au vain éclat dont elle brille ;
Nos deux coeurs pourront se lier
Des noeuds d'une amitié constante.
Je vous offre un vieux jardinier
Pour soigner une jeune plante.
Réplique de l'inconnue.
Mon choix est fait et je m'y tien.
Fussiez -vous un octogénaire .
Pour un coeur fait comme le mien
Savoir aimer , c'est savoir plaire.
Qu'importe que la main du temps
Sur vous se soit appesantie ?
Sénèque , à soixante-dix ans ,
Eut dans Pauline une Sophie.
FRUCTIDOR AN XI. 533
Elle sembla n'avoir des sens
Que pour mieux goûter la sagesse ,
Et des roses de son printemps
Voulut couronner la vieillesse .
Son exemple me sert de loi ;
Au même sort je me destine.
Vous êtes Sénèque pour moi ;
Pour vous je veux être Pauline .
ENIGM E.
Sous le règne des rois , on me vit sur les lys :
Chassé du temple de Thémis ,
Je servis la patrie , et pour la république
Je répandis par-tout l'épouvante et la mart ;
Malgré ce changement , par un bizarre sort ,
J'ai toujours habité mainte et mainte boutique :
Sans que tu sois marchand , je suis en ta maison ;
Pour la rendre solide , il faut que je sois bon.
Si cela , cher lecteur , n'éclaircit pas mon être ,
Je ne dis plus qu'un mot , et tu vas me connaître :
Chez les Hanovriens le Français avec moi
A paru ; sur- le-champ il a donné la loi.
Par M. GRAND - MOULIN.
LOGO GRYPHE
Je suis un animal existant sur la terre ,
Et qui semble créé pour ton utilité ;
Tantôt doux et craintif , tantôt méchant , colère ,
De toi je suis chéri , très-souvent redouté ;
Entreprends-tu , lecteur , un pénible voyage ,
Tout mon être est à toi ; par -tout je suis tes pas ;
A travers les périls mon corps t'ouvre un passage ,
par fois ma valeur te dérobe au trépas. Et
Mais , chut, chut ! je me tais ; car trop parler , peut-être,
LI 3
534 MERCURE DE FRANCE ,
Facilement par toi me ferait deviner .
Pour finir , cependant , que suis-je ? Tout mon être -
Repose sur cinq pieds... Veux-tu me démembrer ?
A tes yeux s'offrira la place où , jour et nuit ,
Le corps las des travaux que très - souvent j'endure ,
Je viens me reposer ; et pour moi , ce réduit ,
Quoique simple , de l'air me fait braver l'injure .
Je pourrais bien , lecteur , t'en dire davantage ;
Mais n'en voilà que trop ; tu me connais , je gage.
Par le C. DES.
CHARA D È,
QUAND le soleil quitte notre hémisphère ,
Mon premier , de ses feux , vient éclairer la terre ,
Aimes-tu le silence , un réduit solitaire ,
Ce n'est point dans mon dernier ,
Lecteur , qu'il faut l'aller chercher.
Pour mon entier , de glorieuse mémoire ,
Il est gravé dans le coeur des Français ;
Il est inscrit au temple de la Paix ,
Au bas du nom du fils de la Victoire .
CASIMIR de F... âgé de treize ans.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le not de l'Enigme est la lettre E.
Celui du Logogryphe est Philosophie, où l'on trouve
Sophie , Pope , Sophi , Po , oie , pie , loi , sole , Pise,
Le mot de la Charade est Pentecôte,
FRUCTIDOR AN XI. 535
Idylles , ou Contes champêtres ; par madame
Petigny; deuxième édition . Deux vol. in - 18 .
Prix , 2 fr . 50 cent. , et 3 fr . franc de port. A
Paris , chez Gide , libraire , quai Malaquais ;
et chez le Normant , imprimeur -libraire , rue
des Prêtres Saint - Germain - l'Auxerrois , vis-à-vis
le petit portail , nº . 42 .
Es CES idylles sont l'ouvrage d'un enfant . Madame
Petigny n'était encore que Mlle . Rose , lorsqu'elles
furent publiées en 1786. On les fit voir au célèbre
Gessner , qui y retrouva quelque chose de sa manière
et de son âme ; et il en fut si touché , qu'il
crut ne pouvoir mieux témoigner son estime et
sa tendresse pour cet ingénieux enfant , qu'en l'appelant
sa petite-fille . Elle était bien digne de ce
nom , et il lui restera . Ceux qui ont publié cette
seconde édition des ouvrages , ou plutôt des amusemens
de son enfance , sollicitent pour elle l'indulgence
du public. Le public n'aura que de l'admiration
pour son naturel et pour la beauté de ses
sentimens . On ne cherchera pas dans ces petites
productions l'art ni la force poétique ; ce sont des
chants pleins de douceur et de naïveté ; ce sont des
peintures de la campagne , telle qu'on la voit dans
les premiers jours de la vie , qui en sont assurément
les plus beaux .
· •
Optima quæque dies miseris mortalibus ævi
Prima fugit.
On peut dire que les talens précoces qu'on
voit briller dès l'enfance ont quelque chose qui
paraît inspiré Non sine dis animosus infans.
Mlle. Rose ne pouvait manquer de l'être dans un
sujet qui convient si bien à son sexe et à son âge ;
c'est l'âge où l'on aime la campagne et où on la
L14
-
536 MERCURE
DE FRANCE
,
loue de bonne foi . Dans ce genre , comme dans
tous les autres , il n'y a de louanges agréables que
celles qui partent du coeur. Celles de notre jeune
auteur plairont par cette effusion même ; et j'ose
assurer que ses Idylles charmeront les connaisseurs
délicats , moins par les traits de poésie dont elles
sont ornées , que parce qu'elle y a répandu toute
la candeur , toute l'innocence et toutes les grâces
de cet heureux âge , qui n'est que vérité et sentiment.
Il serait malheureux que notre nation perdit le
goût de ce genre de poésie qui porte l'âme aux
inclinations douces et paisibles. Les Eglogues de
Virgile ouvrirent le beau siècle d'Auguste ; elles
adoucirent cet homme qui avait signé tant de pros
criptions ; elles firent triompher un pauvre cultivaleur
de la tyrannie des soldats qui avaient élevé
leur maître à l'empire du monde : c'était une
conquête bien surprenante que les lettres faisaient
sur la barbarie . Vous me direz que les flatteries
élégantes dont Virgile sema ses Bucoliques contribuèrent
à ce prodige , bien plus que les descriptions
champêtres où il parle des excellens fromages
qu'il envoyait à Rome , et qui étaient très- mal
payés , comme il le dit lui-même dans la plus belle
poésie du monde :
་
Quamvis multa meis exiret victima septis ,
Pinguis et ingrate premeretur caseus urbi ,
Non unquam gravis are domum mihi dextra redibat.
Ce sera toujours une chose bien singulière que
cet Octave qui , après les horreurs du Triumvirat ,
ne pouvait guère être soupçonné d'avoir un coeur
un peu sensible ; que ce maître absolu d'un Empire
huit fois plus grand que les premiers Etats de
Europe , ait daigné écouter un jeune laboureur
qui venait à la cour redemander le champ de son
père à ceux même qui l'en avaient dépouillé . Vous
FRUCTIDOR AN X I. 537
savez que depuis la vigne de Naboth jusqu'au
royaume de Tippoo-Saïb , il a toujours été bien
difficile de rentrer dans ses propriétés ; vous n'ignorez
pas avec quelle complaisance stérile les gens
puissans reçoivent les éloges des gens de lettres,
Comment donc Virgile , tout Virgile qu'il était ,
se fit-il écouter de l'empereur? comment vingt
courtisans ne lui barrèrent - ils pas le chemin ? comment
les gens de guerre souffrirent- ils l'insolence
d'un poète , qui prétendait se faire restituer un bien
confisqué à leur profit ? comment ne se trouva- t-il
pas un huissier du palais pour rebuter ce campagnard
mal-appris ? Un villageois demander justice
à la cour , et l'obtenir ! c'est assurément là une
des circonstances les plus étranges de l'histoire . Je
ne connais rien qui fasse plus d'honneur aux lettres ,
et même à Auguste , quoiqu'on en puisse dire ; ou
si l'on veut que ce trait d'équité appartienne à ses
ministres et à ses favoris , à Pollion , à Mécène , la
chose n'en sera que plus admirable ; car la bonté
et l'affabilité sont encore moins rares dans le premier
rang que dans le second ; et pour parler d'une
manière géométrique des grandeurs de ce monde ,
on peut dire que la hauteur et l'insolence sont en
raison inverse de la dignité .
Si madame Peligny avait plaidé la cause de
la justice et de l'infortune dans ses Idylles , elle eût
mérité le même triomphe que Virgile. Je ne dis
pas pour cela qu'elle l'eût obtenu : elle a plaide la
cause des moeurs par la délicatesse et la pureté de
ses sentimens son exemple doit faire impression .
Une jeune femme qui chante la vertu a droit de
la faire aimer ; c'est au moins une leçon bien noble
qu'elle donne à ces écrivains malheureux qui spé,
culent dans leurs ouvrages sur la dépravation pu
blique , et obtiennent par le scandale un succès
qui les déshonore.
538 MERCURE DE FRANCE,
Ces Idylles ne sont pas toujours , je l'avoue , dans
le goût et dans le style de l'antiquité ; mais une
peinture peut plaire , quoiqu'elle ne soit ni dans
Théocrite , ni dans Virgile . Par exemple , il est
bien rare que Théocrite ne peigne pas , dans ses
Pastorales , le lieu de la scène où il place ses bergers
: mais d'un seul trait , et comme un homme
qui craint de donner carrière à son imagination
il dit , dans la première : Le pin qui borde ces
fontaines agite son feuillage avec un doux frémissement.....
Viens sur le penchant de cette colline
, à l'ombre de ces bruyères , tu joueras de la
flute...... Et dans la cinquième : Viens t'asseoir
à l'entrée de ce bois ; une onde fraiche y serpente,
le gazon nous offre un lit de verdure , et le chant
des cigales nous excite au combat.…….. ( 1 ) . On
voit combien cette simplicité est grande ; et Virgile
dit de même :
Tantum inter densas , umbrosa cacumina , fagos ,
Assidue veniebat. •
Forte sub argutá considerat ilice Daphnis ...
Compulerantque greges.
Et tout de suite il passe au sujet . Cette brièveté
est judicieuse ; car forsqu'un poète me met sous
les
yeux deux interlocuteurs , je suis plus curieux
d'apprendre ce qu'ils ont à se dire , que de savoir
dans quel endroit et sous quel arbre ils s'entretiennent.
Il m'importe peu que ce soit sous un chêne ou
un tilleul , dans un pré ou au bord d'une rivière.
Cependant , madame Petigny , qui a suivi la
manière de Gessner , s'est étendue bien davantage
sur ces ornemens accessoires . Elle commence
presque toujours par dessiner un paysage qu'elle
anime par toutes les circonstances de la saison ,
(1 ) Traduction de M. Geoffroy.
FRUCTIDOR AN XI. 539
du temps , de l'heure du jour , et qu'elle peint ,
tantôt avec les couleurs du matin , tantôt avec.
celles d'une belle soirée . Elle y mêle quelque détail
des usages et des occupations de la campagne;
ces petits tableaux sont pleins d'agrément , et je
ne vois pas en quoi ils manqueraient de goût ;,
car , dans ces descriptions , c'est toujours le poète '
qui parle et qui rend compte des impressions
qu'il éprouve , avec une imagination qui doit être
ornée . Le morceau suivant donnera quelqu'idée
de sa manière :
»
»
« On commençait à respirer un air plus frais ,
après la chaleur accablante du midi : un léger
zéphir , qui venait de s'élever du couchant ,
balançait doucement , et la cime des arbres , et
» les oiseaux qui chantaient dans le feuillage . Le
» soleil , à demi- caché derrière les collines , éclai-
» rait la campagne d'une lumière douce , mêlée
» d'une légère teinte de pourpre. D'un côté , une
» troupe de laboureurs rentrait dans le village , en
» s'entretenant de leurs travaux et de leurs espé-
» rances ici , des faneurs et des faneuses , le rateau
» sur l'épaule , quittaient le pré où la meule s'éle-
>> vait en triomphe , couronnée d'un bouquet
» de fleurs des champs. Ils se poursuivaient à la
» course ; ils riaient et poussaient des cris de joie.
» Les pasteurs et les bergères s'assemblaient auprès
» du hameau . Leurs nombreux troupeaux cou-
>> vraient toute la campagne.... etc. »>
Si les anciens poètes bucoliques n'offrent pas
de ces descriptions , ce n'est pas assurément que la
richesse de l'imagination leur ait manqué. Quand
ils veulent être peintres , personne ne l'est plus
qu'eux . Théocrite n'est même quelquefois que
trop riche et trop fécond , comme on le voit dans
le morceau de la coupe ; et si Virgile paraît l'être
moins , on sent que c'est économie et non pas di-
3
540 MERCURE DE FRANCE ,
sette, Je crois que les modernes seraient mal venus
à leur disputer le prix des beautés poétiques ; mais
pour les beautés morales , et les choses de sentiment
, ils l'emportent sans difficulté . C'est un avantage
que les idées et les moeurs actuelles de la société
ont dû naturellement leur donner. Les bergers
de Théocrite sont quelquefois plus grossiers
que les animaux qu'ils conduisent. Les héros d'Homère,
qui se traitent de chien et d'ivrogne , sont
polis en comparaison ; et ces injures héroïques ne
sont que des douceurs auprès des galanteries qu'ils ,
se disent et qu'ils se font . En un mot , il y a des
endroits qu'il est impossible de traduire en français
, et qu'on ne saurait même voiler avec tout
l'art imaginable . Cependant Virgile en a conservé
précisément les traits les plus choquans , et il n'a
fait que les embellir et les égayer .....
Et quo , sed faciles nymphæ risere , sacello.
Il faut avouer que c'est une facilité un peu
étrange que celle de ces nymphes qui sourient au
spectacle de la luxure la plus effroyable . Les détracteurs
des anciens triomphent de ces passages ;
ils les accusent d'avoir manqué d'art autant que de
pudeur , parce que l'imitation poétique doit rejeter
toute image ignoble et obscène. Ceux qui répondent
à cela qu'ils ont peint la nature , et que leur
simplicité vaut peut-être mieux que nos dégoûts ,
me paraissent n'entendre ni la question , ni l'intérêt
de ceux qu'ils défendent ; car il ne s'agit pas de
savoir s'ils ont péché contre la morale , dans les
passages qui nous scandalisent , et s'ils ont eu en
cela moins de délicatesse que nous cela ne peut
pas faire la matière d'un doute . Mais s'imaginetron
que Virgile ait blessé le goût et la décence
aux yeux de sa nation ? Croit- on que si les Ro--
mains. avaient eu les idées que nous avons , ce
FRUCTIDOR AN XI. 541
poète qui avait tant de jugement , se fût exposé à
passer pour un cynique effronté ? C'est ce qui ne
paraît pas vraisemblable. Il faut se persuader que
les traits qui nous révoltent chez lui comme chez
Théocrite , étaient faits pour plaire à la cour de
Syracuse et à Rome. Le Formosum pastor ne faisait
que représenter un vice très -commun. Nous
voyons assez , par ce que nous rapporte Suétone ,
qu'il n'y avait rien la qui pût étonner Auguste.
Non-seulement les moeurs privées , mais les moeurs
publiques étaient extrêmement débordées , et les
infamies qui se commettaient en plein théatre ,
montrent à quel point la nation savait peu se respecter
elle-même. Il se peut que , parmi nous , les
moeurs de quelques particuliers ne vaillent pas
mieux que celles des Romains ; mais outre que les
moeurs générales de l'Europe sont plus pures , la
règle de ces moeurs est tellement fondamentale ,
elle conserve un tel empire sur les coeurs les plus
emportés , que quand bien même tout le monde
pratiquerait le vice en particulier , il n'y a personne
qui en souffrit l'image en public. C'est cette règle
de décence et de perfection si austère qui a été la
source de ce beau moral , de cette nature nouvelle,
de ce sublime de pensée et de sentiment , de ces
rafinemens singuliers dans le devoir et dans la
vertu , enfin , de cette élévation d'âme et de ces dé
licatesses du coeur que les anciens n'ont pas connus.
" On n'en trouve aucune trace dans leur théâtre , ni
dans leurs autres poésies , et je crois que c'est en
cela que les modernes ont une supériorité incontestable.
C'est par-là que Gessner a fait de l'Idylle un
poëme si moral et si touchant : ses bergers sont les
vrais enfans de l'âge d'or , et ceux de mademoiselle
Rose sont de la même famille . Ce sont des modèles
de piété filiale , d'amitié , de tendresse , et même
542 MERCURE DE FRANCE,
"
1
de cette politesse de coeur qui n'est pas incompa
tible avec la simplicité pastorale. Serait - ce donc
une raison d'estimer moins ces charmantes productions
, parce qu'elles n'offrent que des images
gracieuses et des sentimens honnêtes ? Elles peignent
la nature en beau ; mais cette beauté
touche les coeurs les plus corrompus. On envie
cette félicité de la vertu on sent qu'on serait
heureux d'avoir de tels sentimens . Peut- être ne
manquerait-il rien au naturel de ces compositions
, s'il y paraissait quelquefois une plus grande
connaissance des choses de la campagne ; c'est
une réflexion que fait Pope , et qui est trèsjuste
: Nothing more conduces to make these composures
natural , than when some knowledge in
rural affairs is discovered ( Discourse on pastoral
poetry ) . Dans cette vue , j'oserai conseiller à ceux
qui cultivent ce genre de poésie d'y joindre l'étude
de la botanique selon le système de Linnée , et
de prendre quelques leçons d'agriculture , non pas
dans le journal économique de Boudet , comme
l'homme aux quarante écus , mais à la campagne .
:
3
4
Je ne sais si je dois louer madame Petigny d'avoir
donné à quelques-unes de ses idylles autant
d'intérêt , de vivacité et d'agrément qu'un conte
peut en avoir si c'est un défaut , c'est un défaut
bien séduisant ; madame Petigny n'aura jamais le
malheur de s'en corriger ; il n'est pas donné à tout
le monde de pécher aussi agréablement contre les
règles . Un critique un peu dur trouverait sans
doute qu'il y a trop d'expression et de pathétique
dans quelques endroits de ces contes champêtres ;
eh bien ! je vais tàcher de m'endurcir , et je critiquerai
ces morceaux comme J.-J. Rousseau critiquait
la musique française en allant pleurer à .
Orphée.
CH . D.
FRUCTIDOR AN XI. 543
VARIÉTÉ s.
Notice sur DE BELLOY ( 1 ) .
Pierre-Laurent Buirette de Belloy naquit à Saint- Flour
en Auvergne , le 17 novembre 1727 , d'une famille ancienne
et distinguée par une longue probité. Ayant perdu
son père à l'âge de six ans , il fut élevé par un oncle
paternel , avocat au parlement de Paris , homme d'une
bonté parfaite à l'égard des siens , et cependant d'une
sévérité excessive lorsqu'il croyait rencontrer l'ingratitude
où il avait droit d'attendre de la reconnaissance.
M. de Belloy fit ses études au collége Mazarin , avec
le plus grand succès : un jugement droit , une mémoire
extraordinaire , beaucoup d'aptitude au travail , unie à un
caractère réservé , laissaient espérer à son oncle qu'il se
distinguerait un jour au bareau ; ce fut à cette profession
qu'il le destina . Cet avocat célèbre qui lui-même avait
des enfans , et qui sans doute ne faisait
que peu d'estime
des lettres considérées comme moyen d'existence , s'opposa
constamment aux dispositions que son neveu annonçait
pour la poésie. Le jeune de Belloy se cachait pour
faire et déclamer des vers ; mais comme il est impossible
de dissimuler un goût qui , dans la jeunesse , a souvent
toute la force d'une passion , il suffisait de l'écouter parler
pour être convaincu que ses plus douces comme ses plus
profondes réflexions l'entraînaient au théâtre. Incapable
( 1 ) Cette Notice , qui nous a été communiquée par l'auteur , fait
partie du 5º . volume du Répertoire du Théâtre Français , dont la
première livraison , en 3 volumes in-8 ° . , et du prix de 18 fr . 50 c . ,
et 23 fr. par la poste , se trouve chez Periet , libraire , rue de Tournon ,
n. 1133 , et chez le Normant, rue des Prêtres Saint-Germain -l'Auxerrois
, n. 42 , vis-à-vis l'église .
( Nous renvoyons pour de plus grands détails au numéro de samedi
dernier. )
544 MERCURE DE FRANCE ,
de supporter une contrainte dont il ne voyait pas le terme ,
il abandonna la maison de son bienfaiteur , et sous le nom
de Dormont de Belloy qui lui est resté , il s'expatria , joua
la comédie dans plusieurs cours du Nord , et ne se fixa
long-temps qu'en Russie.
M. de Belloy a prouvé qu'avec des vertus on peut manquer
à ses devoirs , et qu'avec un caractère élevé il ´est
possible de se résoudre à embrasser un état qui de tous
paraît le plus incompatible avec la fierté . Il était jeune .
Il se fit chérir par son esprit et respecter par la pureté
de ses moeurs ; toute sa vie , il porta le regret d'avoir
manqué à la reconnaissance qu'il devait à un oncle qui
dès ce moment , devint son ennemi.
Un désir insurmontable de gloire tourmenta M. de
Belloy dès sa plus tendre jeunesse ; on doit regretter queles
circonstances l'aient forcé de prendre une route si pės
nible et si détournée pour arriver au but qu'il s'était proposé
il lui en coûtă la santé et le bonheur. Ce fut pour
éviter un désagrément à sa famille qu'il changea de nom ,
car il ne se dissimulait pas les conséquences de la résolu
tion qu'il prenait. Il abandonna à sa mère la faible portion
qui lui revenait dans l'héritage de son père , et cette femme
respectable , qui vécut assez pour voir les succès de son fils ,
prouva en mourant qu'elle ne lui avait pas vendu le pars
don accordé dès le premier jour de sa fuite ; elle eut soin
de placer chaque année le modique revenu de la part que
son fils lui avait légué en partant , et lorsque M. de Belloy
eut le malheur de la perdre , il s'aperçut avec attendrissement
qu'elle n'avait accepté ses dons que pour les lui
Conserver.
Il passa plusieurs années à la cour de Pétersbourg , sous
le règne de l'impératrice Elisabeth à laquelle il adressa
souvent des vers que l'éditeur de ses oeuvres nous a conservés
, et qui font plus d'honneur à M. de Belloy comme
Français que comme poète . En effet , presque toujours ces
vers célèbrent un événement qui intéresse également la
France et la Russie , et jamais l'auteur ne dissimule la préférence
FRUCTIDOR AN XI. 545
férence qu'il accorde à sa patrie. Loin de ressembler à ces
faiseurs de systèmes qui , jouissant à Paris de tous
charmes de la société , qui , comblés des grâces de la gour
et mille fois mieux accueillis des grands qu'ils ne netaient
de l'être , ne parlaient de la France qu'avec mépris ,
et des nations étrangères qu'avec admiration ; loin de res
sembler à ces riches étourdis qui ne parcouraient l'Eu
rope que pour y mettre leur frivolité en spectacle , et pour
en rapporter de nouveaux ridicules qui trouvaient bientôt
de nombreux imitateurs , M. de Belloy , pauvre et
comédien , sut toujours faire respecter le nom français ;
transfuge lui-même , il avertissait cependant les étrangers
de ne point nous juger par cette foule d'intrigans qui
vont chercher au loin la fortune , ou cacher la honte qu'ils
ont mérité dans leur pays : « La France , leur disait-il , ne
» vous envoie que les sujets qu'elle n'a pas intérêt de conserver
, ou si le mécontentement la prive malgré elle
» de citoyens utiles , si quelque erreur politique l'engage
» à s'en priver elle-même , vous en serez instruits par la
» renommée : profitez alors de nos fautes , tandis que j'en
» gémirai ; mais ne jugez pas de la France par des sujets
» obscurs ou coupables qu'elle désavoue , et qui , après
» avoir surpris un moment votre estime , vous forceront
» au mépris ou même à la sévérité . » Ces vers du Siége
de Calais sont sortis du coeur de M. de Belloy :
Ah ! de ses fils absens la France est plus chérie ;
Plus je vis l'étranger , plus j'aimai ma patrie .
Combien de fois n'ont -ils pas été prononcés depuis avec
amertume !
En 1758 , il quitta la Russie pour venir à Paris faire
jouer sa tragédie de Titus , imitée de Métastase , qui luimême
avait composé sa pièce d'imitations de scènes françaises.
Jamais peut-être aucun auteur ne mit de plus chers
intérêts sur les chances d'une représentation . Un succès ,
en ranimant toutes les espérances de M. de Belloy , lui
aurait permis de rester dans sa patrie , de l'aveu même de
M m
546 MERCURE DE FRANCE,
son oncle qui , en possession d'une lettre de cachet , était
obligé de n'en point faire usage tant que son neveu ne
monterait point sur la scène comme acteur : une chute , au
contraire , le privait de toutes ressources , et le renvoyait
comédien dans un climat contraire à sa santé . Si on n'oublie
pas combien M. de Belloy chérissait sa patrie et la
gloire , on se fera une idée de tout ce qu'il dut souffrir en
voyant le public repousser son premier essai . On suppose
que son oncle contribua à accélérer la chute de cette tragédie
; et l'auteur , qui restait inconnu même à ses anciens
amis , qui par conséquent n'avait ni protecteurs ni partisans
, ne put rien opposer à la cabale , en admettant qu'il
y en eût une. Lá fierté de son âme fut sa seule ressource ;
malgré les instances des comédiens , il ne voulut pas tenter
le sort d'une seconde représentation , et il rétourna en
Russie remplir les engagemens qu'il avait contractés.
1
M. de Belloy défendit sa pièce , dans une lettre qu'il
adressa à M. de Voltaire ; mais toutes les raisons qu'un
auteur trouve avec abondance pour justifier ses conceptions
, ne peuvent faire illusion sur le défaut principal de
cette tragédie . Titus est plus que clément , il est faible ;
et M. de Belloy aurait dû savoir que si tous les coeurs
applaudissent , dans Cinna , à la clémence d'Auguste ,
c'est que tous les esprits se rappellent qu'Auguste savait se
venger , et d'une manière terrible . Si Emilie pousse Cinna
au meurtre d'Auguste , sa main doit être la récompense
du meurtrier triomphant ; dans la supposition contraire ,
elle mettra sa gloire et son bonheur à périr avec lui .
Vitellie , au contraire , aime Titus qui n'en sait rien
c'est par jalousie qu'elle médite de le faire assassiner , et
elle confie le soin de ce meurtre à un homme qui est
amoureux d'elle , mais qu'il lui est impossible de payer
de retour ; combinaison fausse , qui empêche de s'intéresser
à aucun personnage , parce qu'il n'en est aucun qui ,
même en accomplissant tout ce qu'il médite , puisse arriver
à un résultat qui satisfasse le spectateur. Ajoutons
qu'entre Titus et Cinna il y a cette grande différence théâ-
;
FRUCTIDOR AN XI. 547
trale , que dans Titus on ne sait où aboutirait
le succès
de la conspiration
, et que dans Cinna
il n'est question
de
rien moins
que de rétablir
cette immense
et vieille
république
romaine
, dont les souvenirs
sont encore
récens.
Au reste , la tragédie
de Titus est écrite avec pureté
, sovent
même
avec élégance
, et fait regretter
que M. de
Belloy
ait été assez infortuné
pour ne pouvoir
suivre , dès
ce moment
, une carrière
dans laquelle
il devait s'illustrer
.
La scène entre Titus et son favori
qui a conspiré
contre
lui , est fort belle , et les amateurs
des lettres
en ont retenu
ces vers imités de Métastase
, mais que le traducteur
a embellis
.
Siam'soli , il tuo sovrano
Non è presente ; apri il tuo core a Tito ,
Confida all' amico ; io ti prometto
Qu'Augusto nol' sapra.
Nous sommes seuls ici ; César n'y veut point être ;
Ne vois qu'un tendre ami , ose oublier ton maître ;
Dans le fond de mon coeur viens épancher le tien ;
Sois sûr qu'à l'empereur Titus n'en dira rien .
La mort de son oncle permit à M. de Belloy de revenir
à Paris plutôt qu'il ne s'y attendait ; le souvenir des bienfaits
qu'il en avait reçus , lui eût fait désirer de n'y rentrer
jamais à ce prix ; car il ne fut point ingrat . Il était persuadé
d'ailleurs que son oncle n'avait jamais cessé de
l'aimer , et que dans les persécutions qu'il lui suscita , le
chagrin de l'espérance trompée l'animait plus que tout
autre sentiment.
Dans son premier voyage à Paris , M. de Belloy avait
eu plus d'une occasion de remarquer que le goût du public
s'éloignait de cette noble simplicité qu'on admirera éternellement
dans Corneille et dans Racine ; le développement
des passions ne suffisait plus à des spectateurs blasés ,
et les auteurs trouvaient plus facile d'accumuler des coups
de théâtre que des beaux vers . On oubliait que les coups
de théâtre n'ayant de mérite que celui de la nouveauté ,
puisque leur effet dépend de la surprise , il arriverait que
.
Mm 2
548 MERCURE DE FRANCE ,
1
les faiseurs de pantomimes et de mélodrames useraient
promptement ce ressort , et parviendraient , ainsi qu'on
peut s'en convaincre aujourd'hui , à mettre toutes les
grandes situations de toutes les tragédies modernes dans
une pièce des boulevards ; au lieu que les beaux vers et
le développement des passions ne vieillissent jamais .
Dans sa tragédie de Zelmire , M. de Belloy se conforma
au goût du public de son temps ; aussi obtint- il le succès
le plus décidé ; l'impression fut si forte à la première
représentation , qu'un spectateur avertit un des personnages
en scène qu'il se trompait en prenant son assassin
pour son libérateur , et son épouse pour son assassin . Nous
le répétons , ces surprises , ces effets qui dépendent entièrement
d'un jeu de théâtre , sont usés aujourd'hui , même
pour le peuple , et c'est ce qui rous a engagés à ne point
admettre dans ce recueil , Zelmire , qui ne roule que sur
un fracas d'événemens bizarres appuyés sur des suppositions
incroyables. Toutes ces pièces , qui finiraient à chaque
scène si un seul des personnages s'avisait de dire ce qu'il
doit raisonnablement penser dans la situation où il se
trouve , ne passeront jamais à la postérité , quoique souvent
les contemporains leur prodiguent des applaudissemens
d'abord refusés à Athalie.
Le succès de la tragédie de Zelmire fut trop brillant
pour que l'auteur pût rester caché sous le nom qu'il avait
pris on connut sa famille , ses torts , ses malheurs , ses
qualités dignes d'un meilleur sort , et plusieurs seigneurs
voulurent se l'attacher . M. de Belloy oublia qu'être homme
de lettres c'est avoir une qualité et non un état , et que la
prétendue indépendance d'un poète sans fortune est peutêtre
le plus dur de tous les esclavages ; il refusa cette aisance
qu'il aurait trouvée dans la maison d'un protecteur qui , en
lui donnant un titre , ne cherchait suivant l'usage qu'une
occasion de lui être utile. Les événemens lui prouvèrent
qu'il avait fait un faux calcul. L'inquiétude continuelle
du lendemain lui fut mille fois plus pénible que n'aurait
pu l'être pour lui le travail léger attaché au secrétariat
FRUCTIDOR AN XI. 549
d'un grand seigneur , puisque ces secrétariats n'étaient et
ne pouvaient guères être que des bénéfices sans charge . Il
est toujours malheureux d'être réduit à fonder son existence
sur les productions de son esprit ; mais quand on se
livre à un pareil sort par choix , il faut du moins savoir le
supporter sans murmure : M. de Belloy ne se plaignit
jamais .
T
Le maréchal de Duras , désirant le servir selon ses
goûts , lui donna l'idée de traiter le Siége de Calais , sujet
digne d'être proposé par un ancien Français à un auteur
qui ne mettait que la gloire de sa patrie au- dessus du
besoin d'une grande gloire personnelle . Les représentations
de cette tragédie font époque dans la politique plus encore
dans la littérature .
que
Depuis long-temps une secte qui gouvernait l'opinion
publique , s'occupait sans relâche de tourner l'admiration
nationale vers les étrangers , et de jeter du ridicule sur
toutes nos institutions ; les hommes qui , par leur naissance
et leurs places , étaient intéressés à s'opposer à cette
fausse direction de l'esprit public , la secondaient avec un
zèle vraiment inconcevable ; un faux enthousiasme pour
l'humanité entière brisait les liens qui attachent l'homme
à sa famille et le citoyen à son pays ; l'héroïsme militaire
n'était pas même à l'abri de la raison de ce temps- là , et
c'était une chose à-peu-près convenue , qu'à moins d'être
Grec , Romain ou Anglais , c'était une folie que de se
piquer de sentimens généreux . La tragédie du Siége de
Calais alla chercher au fond des coeurs tout ce qu'il y
avait encore d'amour de la patrie ; les Français paraissaient
à-la-fois enchantés et surpris de retrouver en eux une
admiration pure pour l'héroïsme de leurs ancêtres , et cette
vive admiration leur faisait sentir qu'ils n'étaient pas aussi
dégradés qu'on avait essayé de leur faire croire . Les militaires
sur-tout se firent un point d'honneur de protéger
cette tragédie ; on la joua dans tous les corps ; les soldats
en déclamaient les plus beaux vers ; elle fut représentée
au Cap-Français , où M. le comte d'Estaing la fit imprimer
Mm 3
550 MERCURE DE FRANCE,
et distribuer gratis ; en un mot , l'enthousiasnie fụt tel ,
qu'on ne permettait aucune discussion sur le mérite littéraire
de l'ouvrage , et , politiquement , les enthousiastes
raisonnaient mieux que les critiques. Mais les apôtres de
la philosophie moderne ne perdirent pas courage ; ils savaient
, par expérience , que des écrits peuvent changer le
caractère d'une nation , en détruisant peu-à-peu les anciennes
bases de la morale , en donnant à chacun le courage
de se livrer à ses passions et de les justifier , tandis que
les
plus belles tragédies du monde ne rétablissent rien quand
une fois les moeurs sont perdues. Ils travaillèrent avec
tant d'activité , qu'en peu de temps il fut ridicule d'admirer
le Siége de Calais ; et du moment que les prétendus oracles
du goût eurent décidé que les vers étaient durs , on
devine bien que personne n'osa plus les citer les senpour
timens patriotiques qu'ils exprimaient si bien. M. de la
Harpe , dans son cours de littérature , dit , en parlant du
succès extraordinaire du Siége de Calais : « Je me souviens
» que c'était un des reproches qui venait le plus souvent
» à la bouche de Voltaire , et l'un des souvenirs qui lui
» donnaient le plus d'humeur. » L'humeur du vieillard
de Ferney fut partagée par tant de personnes , que M. de
Belloy crut nécessaire , pour sa tranquillité , de désavouer
publiquement toute application des vers suivans :
Je hais ces coeurs glacés et morts pour leur pays ,
Qui , voyant ses malheurs dans une paix profonde ,
S'honorent du grand nom de citoyens du monde ;
Feignent dans tout climat d'aimer l'humanité
Pour ne la point servir dans leur propre cité :
Fils ingrats , vils fardeaux du sein qui les fit naître ,
Et dignes du néant par l'oubli de leur être.
\
Nous ne voulons point accuser ; nous sommes historiens
, nous devons rapporter les faits en ayant soin de les
appuyer sur des preuves irrécusables . Pour bien connaitre
le parti qui ne put voir qu'avec humeur le succès
du Siége de Calais , il ne suffit pas de la phrase que nous
venons d'extraire du Cours de littérature. Diderot en
FRUCTIDOR AN XI. 551
rendant compte du salon de l'année 1767 , parle ainsi
de l'apothéose de M. de Belloy , gravure de M. Lempereur.
« Quant à l'apothéose de M. de Belloy , tant que
» Voltaire n'aura pas vingt statues en bronze et autant en
» marbre , il faut que j'ignore cette impertinence. C'est
» un médaillon présenté au génie de la poésie pour être
» attaché à la pyramide de l'immortalité . Attache , attache
>> tant que tu voudras , pauvre génie si vilement employé ;
» je te réponds que le clou manquera , et que le médaillon
» tombera dans la boue. Une apothéose ! et pourquoi ?
» pour une mauvaise tragédie ( le Siége de Calais) sur un
» des plus beaux sujets et des plus féconds , d'un style'
» boursoufflé et barbare , morte à n'en jamais revenir .
» Cela fait hausser les épaules . Pour le portrait de de
» Belloy , mauvais de tout point . J'en suis bien aise. »
Conçoit-on une si grande colère pour une gravure ?
Comment Diderot pouvait-il pousser la haine contre un
homme qui n'avait jamais offensé personne , jusqu'à se
réjouir de ce que son portrait était manqué ? L'amour
des lettres ne produit ni tant d'animosité , ni tant de petitesse
; nous laissons à la sagacité du lecteur le soin de découvrir
le sentiment qui guidait le critique philosophe.
ラ
Louis XV qui , en 1758 , avait fondé une médaille
pour les auteurs qui obtiendraient trois succès au théâtre ,
voulut que le Siége de Calais fût, compté pour deux à
M. de Belloy; il est le seul qui ait obtenu cette distinction ,
et le seul aussi à qui la médaille ait été accordée . On sait
que la ville de Calais l'adopta pour citoyen , et lui en fit
parvenir le titre dans une boîte d'or aux armes de la ville ,
avec cette inscription :
Lauream tulit, civicam recipit.
Malgré ces distinctions si douces quand elles sont méritées
, M. de Belloy éprouvait tous les désagrémens attachés
à la pauvreté ; aussi cette grosse partie du public
qui ne conçoit jamais qu'un écrivain serve sa patrie sans
calcul , fut toute surprise de voir l'auteur du Siége da
M m 4
552 MERCURE DE FRANCE ;
Calais réduit , pour vivre , à faire imprimer Gaston et
Bayard et Gabrielle de Vergy avant la représentation . La
même nécessité l'avait contraint à livrer à l'impression
plusieurs mémoires historiques , faits avec beaucoup de
soin , sur la maison de Coucy , sur la dame de Fayel , et
sur Eustache de Saint-Pierre , cet étonnant bourgeois dont
on niait l'existence depuis qu'on ne se sentait plus la
force de l'admirer. C'est ainsi que M. de Belloy , pour
se procurer des ressources présentes , ôtait à ses tragédies
le charme si puissant de la nouveauté , et se privait d'une
partie des avantages qu'elles lui promettaient à la représentation
. On demandera comment la cour , si prodigue
envers des écrivains qu'elle redoutait , négligeait un auteur
qu'elle avait si bien accueilli ? C'est qu'il vivait solitaire
qu'il forçait à l'estime , et que de toute éternité les grâces
appartiennent à ceux qui amusent ou qui flattent. Louis XV,
seul véritable protecteur de M. de Belloy , ne connaissait
pas la position malheureuse de cet écrivain ; des détails
de ce genre ne peuvent arriver jusqu'à ceux qui gouvernent
que par un intermédiaire ; et en pareille circonstance
, les amis les plus zélés se taisent lorsqu'ils sont
puissans en fortune et en crédit , car que pourraient- ils
dire qui ne les accusât eux-mêmes d'égoïsme , ou tout au
moins d'indifférence ? On avait créé pour le gentil Bernard
la charge de secrétaire des dragons aux appointemens de
vingt mille livres ; il était dans l'ordre que les ministres
ne trouvassent rien pour l'austère et patriote de Belloy.
Le succès de Gaston et Bayard lui ouvrit les portes de
l'académie , et le rappela au souvenir du roi qui lui
accorda de nouvelles grâces ; mais toutes ces faveurs
réunies ne lui procurèrent jamais cette aisance dont il
avait plus besoin que personne , le séjour qu'il avait fait
en Russie ayant altéré sa santé . Il travailla toujours au
milieu des privations et des souffrances , et toujours ses
écrits eurent pour but d'apprendre à ses concitoyens à
aimer leur patrie , à s'estimer assez pour mériter l'estime
de l'Europe. Toutes les fois qu'on veut juger M. de Belloy
FRUCTIDOR AN XI. 553
comme auteur , on ne peut s'empêcher de l'estimer comme
particulier , de l'admirer comme Français ; sa réputation
eût été égale à ses vertus , si , par sa conduite et ses principes
, il n'eût pas fait un si grand contraste avec le parti
dominant des hommes de lettres de son siècle .
La tragédie de Gabrielle de Vergy arrivait à son tour
et devait procurer un nouveau triomphe à l'auteur ; malheu
reusement pour lui mademoiselle Clairon ayant quitté le
théâtre , il n'osa confier le rôle de Gabrielle à des actrices
dont la réputation n'était pas encore assurée ; il préféra
faire jouer Pierre le Cruel . Une représentation tumultueuse
, des plaisanteries aussi ignobles que déplacées , et
qui , pour ceux mêmes qui les faisaient , ne pouvaient
avoir de mérite que s'ils supposaient entièrement dépourvu
de bons sens un auteur qui avait donné des preuves
de talent et de combinaison ; en un mot , tout ce que l'envie
humiliée de longs succès peut inventer, se réunit pour accélérer
la chute de cette tragédie qui a été accueillie depuis
la mort de l'auteur , quoiqu'elle ne mérite point de passer
à la postérité. On y trouve souvent de beaux vers , des
tirades pleines de mouvement , et toujours cette expression
d'amour de la patrie qui distingue M. de Belloy.
Lorsque Blanche de Bourbon , mariée à Pierre le Cruel ,
raconte ses malheurs à Edouard , elle s'écrie :
Ah ! prince qu'à ma soeur je dois porter envie !
Elle mourra Française au sein de sa patrie :
Et moi , dans d'autres cours destinée à régner ,
L'hymen m'offrait par- tout mon malheur à signer.
son roi :
Cet hymen dont Paris chantait les noeuds prospères ,
Offrit le morne aspect des pompes funéraires ;
La cour , le peuple entier , saisi d'un sombre effroi ,
Cherche , en tremblant , mon sort dans les yeux de
Il me jette un regard , mais un regard farouche ,
Sourit du froid serment qui tombe de sa bouche ;
Sort du temple , et soudain , par des détours secrets ,
Sé dérobe à la cour et me fuit pour jamais.
De prisons en prisons cachée à sa famille ,
554 MERCURE DE FRANCE,
pu
Je n'eus , pour soutenir mes misérables jours ,
Que l'aliment du pauvre . . . et ne l'eus pas toujours .
Il y a peu de scènes d'exposition qui offrent plus d'intérêt ;
cet intérêt ne se soutient pas , et c'est la faute de l'auteur
qui , ayant voulu réunir trop de grands personnages , n'a
les subordonner assez les uns aux autres pour qu'ils ne
se nuisissent pas. L'admiration , comme la sensibilité ,
s'affaiblit en se partageant ; cette réflexion n'avait point
échappé à Corneille. Pierre- le- Cruel , abandonné de tout
le monde , trouve un serviteur qui lui est resté fidèle , il
s'écrie :
Il est un coeur que j'ai pu conserver ! ...
J'en avais tant , hélas ! dont j'ai su me priver.
Ils volaient au-devant de ma débile enfance ;
Vingt ans je m'en suis vu l'amour et l'espérance :
J'aurais pu , répondant à leurs tendres souhaits ,
Compter autant d'amis que j'avais de sujets .
Ce regret d'un tyran , forcé de faire un retour sur luimême
, est plein de vérité et d'une simplicité d'expression
qui ajoute à son effet . Lorsque Pierre-le-Cruel se voit libre
de tout danger, il se croit dégagé de toute reconnaissance ,
et demande à Edouard son bienfaiteur de quel droit il ose
le rappeler à son devoir ; celui- ci lui répond :
L'étonnement , l'horreur suspendent ma furie .
Il est donc des mortels fiers de leur infamie !
Tu m'oses demander quel droit m'amène ici ?
Je suis fils d'un monarque , et je vins comme ami
Pour t'offrir un secours dont je te croyais digne ;
Tu nous fais à tous deux l'affront le plus insigne :
La vengeance est son droit , le mien , et je m'en sers ;
Je puis combattre un roi , j'en ai mis dans mes fers .
Mais aux droits de mon père , à ceux de ma naissance ,
J'unis cent titres saints sur ta reconnaissance :
Tu ne règnes , ne vis , n'existes que par moi :
Songe au temps où tu vins , plein de honte et d'effroi ,
Chargé de l'or d'Espagne et du mépris du monde ,
N'ayant dans l'univers d'autre asile que l'onde ,
Mendiant sur nos bords l'humble toit d'un pêcheur
Et par-tout repoussé par la haine et l'horreur :
Tu pleuras à mes pieds . Ton malheur sans courage
D'un bonheur insolent devait m'être le gage.
2
FRUCTIDOR AN XI. 555
La fin de cette tirade est fort belle , et fait regretter qu'il
d'embarras dans le commencement .
y ait un peu
M. de Belloy ne se fit aucune illusion sur les motifs qui
avaient décidé la chute de sa tragédie ; aussi ne voulut- il
point permettre une seconde représentation ; mais il n'eut
pas la force de cacher le découragement qu'il éprouvait.
Il languit deux années encore , incapable d'aucun travail
suivi , comptant les amis qui le négligeaient , et leur
pardonnant avec cette facilité qui prouve combien peu
on tient à la vie. Il mourut le 5 mai 1775 , sans avoir vu
représenter à Paris Gabrielle de Fergy qui avait eu le
plus grand succès sur le théâtre de Rouen. Il dut à
Louis XVI de ne manquer d'aucun secours dans sa dernière
maladie.
La place de censeur de la police lui avait été offerte une
année avant sa mort ; malgré ses besoins , il la demanda
pour le fils de Crébillon qui l'avait occupée long-temps , et
il réussit à la lui faire obtenir. On ne peut que louer l'extrême
délicatesse de M. de Belloy ; mais il est étonnant
qu'on regardât un place pareille comme une partie de
succession , et plus étonnant encore qu'on érigeât en
censeur l'auteur des Egaremens du coeur et de l'esprit ,
du Sopha et de Ah ! quel conte !
On a reproché à M. de Belloy beaucoup d'amour propre
, reproche que les hommes vains pour de petites
choses ' adressent volontiers aux écrivains qui discutent
contre eux avec tout l'avantage que donnent des études
profondes dirigées sur un seul objet . M. de Belloy a fait
un traité sur la langue et la poésie françaises , et un essai
sur l'art dramatique qui ne laissent aucun doute sur ses
connaissances en littérature' ; le théâtre des Grecs lui était
aussi familier que le théâtre de Corneille et de Racine ;
l'estime qu'il avait pour ces deux grands tragiques fait
croire qu'il les aurait pris constamment pour modèles, s'il
fût né dans un temps où il était permis de les préférer à
tout; mais la scène avait déjà perdu de sa simplicité à
l'époque à laquelle il travailla , et il n'était pas assez in556
MERCURE DE FRANCE,
dépendant par sa fortune , pour risquer de lutter contre
le goût dominant. Il le suivit au contraire avec toute la
force de son génie ; ses combinaisons, se dirigèrent vers
ce qu'on appelle les coups de théâtre ; ce fut un malheur
il pouvait mieux .
•
Il évita de prendre parti dans les querelles littéraires
qui devaient avoir une si grande influence sur la politique
et la religion ; tous ses voeux se bornaient à voir les
apôtres de la tolérance mettre à leur usage les maximes
qu'ils débitaient ; il désirait encore que les philosophes ne
fussent ni persécutés , ni persécuteurs ; c'était beaucoup
vouloir. Mais il croyait par-dessus tout qu'il faut aimer
sa patrie. Avec un sentiment si vif et si constant sur cet
objet , si aucune secte ne put l'attirer à elle , ne faudraitil
pas en conclure que parmi toutes les sectes qui divisaient
alors la France , M. de Belloy n'en avait reconnu
aucune qui fût véritablement française ; alors on peut
dire de lui qu'il devina comme l'histoire prononcera un
jour.
ANNONCE.
Annales du Muséum d'Histoire naturelle , 10 ° . cahier.
Ce numéro , composé de six mémoires sur les diverses
parties de l'Histoire naturelle , est terminé par une lettre
écrite du Pérou , le 25 nov. der. , par M. A. de Humbolt.
Pa mi les mémoires , on distinguera celui de M. Cuvier,
sur le laplysie , vulgairement appelé lièvre-marin . L'histoire
de ce singulier mollusque , traitée à fonds , est accompagnée
d'une critique très-curieuse ; et son anatomie
examinée dans tous les détails , peut servir de type et d'objet
de comparaison pour les autres animaux de la même
famille. Les figures sont gravées avec soin par M. Cloquet ,
et d'après les dessins queM. Cuvier a faits lui- même en étudiant
des laplysies vivantes , et en disséquant leurs organes.
Il paraît régulièrement tous les mois un cahier de cet
ouvrage contenant 10 à 12 feuilles d'impression et 5 à 6
planches , pour lequel on souscrit pour six mois , à raison
de 27 fr. et de 48 fr. pour l'année . A Paris , chez les frères
Levrault , libraires , quai Malaquai ; et chez le Normant ,
imprimeur libraire , rue des Prêtres Saint - Germainl'Auxerrois
, n° . 42 .
FRUCTIDOR AN XI. 557
&
POLITIQUE.
Nous n'avons rien de très - important à apprendre à nos
lecteurs , mais nous sommes dans l'attente des plus grandes
nouvelles. Il faut rendre cette justice au gouvernement
français ; il a soin de nous instruire de tous les faits dont
la publicité peut se concilier avec le secret nécessaire à
de vastes opérations. Dans une grande crise , l'énergie
publique a besoin de cet aliment. On a besoin de suivre
de sa pensée , de ses voeux , et en quelque sorte de ses
regards , un cours d'objets auxquels on a attaché ses affections.
De là se produit cet enthousiasme qu'on appelle
esprit public ; et de l'esprit public le courage dans les
dangers , la patience dans les revers , l'obstination dans
les difficultés . De là se produit encore la véritable gloire.
Elle appartient particulièrement aux braves qui , en combattant
en présence de leurs chefs , savent qu'ils combattent
encore en présence de la patrie .
Réglée par une juste prudence , cette publicité donnée
à tous les faits importans , n'a pas seulement l'effet de
nourrir le patriotisme , elle nous prévient encore contre
toutes les fausses rumeurs que se plaisent à répandre une
certaine pétulance de curiosité , ou l'absurdité d'une
certaine malveillance. Nous ne savons à laquelle de ces
deux sources il faut faire remonter les bruits qui ont
circulé cette semaine . Selon ces bruits , les Anglais qui
tremblent chez eux pour leur propre sûreté , allaient
débarquer cent mille hommes sur nos côtes la Russie
fesait embarquer cinquante mille hommes pour s'y joindre ;
le roi de Prusse , de son côté , renforçait ou mettait én
mouvement toutes ses armées. Encore une fois , nous ne
pouvons dire quelle espèce de sentiment préside à de pareilles
inventions. Ce que nous savons au moins , c'est
que, dans tous les temps, l'esprit humain a montré le même
travers. Rapporte-t-on à Rome que les villes de Trèveset
d'Autun viennent de prendre les armes ? ce sont aussi58
MERCURE DE FRANCE,
>
tôt soixante-quatre villes des Gaules ; ensuite c'est la Germanie
entière qui ne peut s'empêcher de suivre leur exem
ple ; bientôt les Espagnes elles-mêmes chancellent . Tacite ,
qui rapporte ce trait , observe que tandis que l'homme
de bien ( optimus quisque ) s'affligeait du sort qui menaçait
l'Empire , un grand nombre , en haine des choses présentes
et dans le délire d'un changement , avaient l'absurdité de
se féliciter de leurs propres périls . Multi , odio præsentium
et cupidine mutationis , suis quoque periculis lætabantur .
Laissons à des insensés le voeu de leur honte et de leur
propre destruction. Il n'y a nulle apparence que cent
mille Anglais veuillent venir se faire pêcher sur nos côtes .
Pour ce qui est des puissances médiatrices , tout nous
paraît encore dans le même état d'obscurité . Ce n'est
pas que les partisans de l'Angleterre ne continuent à
s'agiter. Un ancien disait qu'un âne chargé d'or , trouverait
le moyen d'entrer dans une place assiégée . Hélas
! il s'en trouve aussi quelques uns qui trouvent le
moyen d'entrer jusques dans les cabinets. Dernièrement
c'était le Danemarck que l'Angleterre.exerçait aux hostilités
; aujourd'hui c'est le Portugal qu'elle met en scène.
Quelqu'un pourrait-il nous dire la cause de l'animosité
portugaise ? Il est admis de nous faire beaucoup de reproches.
On ne dira pas au moins que c'est la France qui
a mis le Portugal sous le joug de son commerce , qui lui
a ôté sa domination de l'Inde , et qui menace ses possessions
du Brésil. Eh quoi ! n'est-ce pas assez pour les Portugais
, d'avoir cédé à la Grande-Bretagne le sceptre des
mers , de lui avoir abandonné la possession de l'Inde
et d'être parvenus progressivement jusqu'à lui être soumis
à Lisbonne même ? Prétendent- ils mettre à défendre leur
servitude le même courage qu'ils ont mis autrefois à
défendre leur domination ? Admirable dévouement de ces
vignerons de l'Angleterre qui , dans leur fidélité domestique
, ont jugé à propos de lui consacrer leurs services
et leurs vins , pour ne recevoir en retour que ses marchandises
et ses ordres !
"
FRUCTIDOR AN XI. 559
: Non bene ripe creditur. On se demande en Europe
quel moyen le Portugal peut avoir pour entreprendre une
guerre contre la France. On se demande comment l'Angleterre
défendrait aujourd'hui le Portugal , qu'elle n'a pu
défendre précédemment. Questions frivoles. Il importe
à l'Angleterre de causer du bouleversement , et non pas
de faire des victimes . Le soin d'occuper une armée ennemie
tient dans sa politique bien plus de place , que celui
de conserver un allié. Et puis compte-t-on pour rien le
prétexte de dénoncer de nouveau à l'Europe l'ambition de
la France ! 1
Il nous paraît décidé auprès de certaines personnes
que la France doit être coupable de toutes les insultes
qu'on lui fait et de toutes les guerres qu'on lui déclare .
Nous sommes loin de vouloir contrarier ces personnes
dans leur résolution . Il nous paraît au moins ridicule de
prendre pour termes de comparaison les Romains et
Alexandre. Il y a assez long - temps que la France subsiste
pour avoir déjà envahi le monde , si sa propension ou son
pouvoir étaient de l'envahir . Les Romains n'attendirent
pas quatorze siècles pour mettre dans leurs mains la
domination de l'Univers . Pour ce qui est d'Alexandre
l'histoire ne nous dit pas que le chef des Macédoniens ait
attendu que les peuples accumulassent envers lui outrage
sur outrage . Il n'attendait pas que les Grecs et les Perses
rétirassent de chez lui leurs ambassadeurs ; que les Indiens
eussent pris ses vaisseaux sur les mers , et mis les marchands
de Macédoine en captivité . Enfin , nous n'avons
trouvé nulle part qu'il eût allégué l'infraction des traités ,
quand il allait porter la guerre jusques dans les forêts de
la Scythie , chez des peuples qui n'avaient pas même entendu
parler de lui .
On excite toute l'Europe contre la France . Dans quel
temps sommes-nous ! Lorsque la France , armée contre
l'ordre social , lui envoyait ses maximes conquérantes et
ses principes dévastateurs ; que l'Europe cût cherché à
repousser par
les armes ses armes et sa doctrine ; qu'une
560 MERCURE DE FRANCE ,
même crainte eût fait naître par-tout une même énergie ;
tout était juste alors , tout était sensé . Mais aujourd'hui ,
qu'on mette à l'adresse de la révolution finie la déclaration
de guerre qui fut envoyée à la révolution naissante ;
qu'on tente contre des soldats aguerris , des efforts qui
furent impuissans contre des soldats de nouvelle levée ;
qu'on veuille obtenir , pour les passions de l'Angleterre ,
ce qui ne put être obtenu pour les intérêts de tout l'ordre
social '; enfin , que la France , armée pour la défense de
l'Europe , éprouve la même irritation que lorsqu'elle était
armée pour sa ruine : voilà franchement ce qu'il nous est
impossible de prévoir ou de concevoir.
Les Anglais disent que l'Europe est dans un grand
danger. Nous sommes loin de le contester . Si , dans cette
noble lutte qu'elle a entreprise , la France vient à succom
ber ; s'il s'établit que l'Angleterre , inattaquable à Gibraltar
, à Malte , dans l'Inde , et sur les mers , est encore inaccessible
sur son propre sol , toutes les nations peuvent
commencer à lui préparer leurs tributs. Il n'y a plus dans
l'Europe qu'une seule puissance et une seule domination .
Mais ce n'est pas le seul danger qui menace l'Europe.
Quand des fourmis attaquent une habitation , elles parviennent
quelquefois à l'envahir . Dans un temps où les
petites passions se mettent si facilement à la place des
véritables intérêts , dans un temps renommé par des milliers
de contre-sens et de bévues , il est impossible de bien
déterminer le succès qui peut être accordé à une fourmillière
de petites intrigues et de petites haines. La guerre
contre l'Angleterre absorbe déjà nos moyens ; elle est égale
à nos forces. D'autres guerres qui s'y ajouteraient , auraient
nécessairement pour effet d'exciter tous nos moyens
de défense , de nous jeter dans des mesures extrêmes ,
et dans des routes inaccoutumées ; de nous forcer ainsi à
une sorte d'assaut contre les puissances qui nous auraient
provoqués , et de les exposer à toutes ses suites : voilà le
véritable danger de l'Europe . Ses ennemis , c'est cette
tourbe d'agitateurs qui vont semant par-tout la division et
"3
le
REPFR
5 .
сед
FRUCTIDOR AN X
le trouble. On dit que la France a tranié l'envang
de l'Europe : si cela est , elle a de grandes obligation
hommes; il est impossible de conduire mieux qu'ils ne
font une trame de désolation générale et de bouleversement.
On a parlé , dans les papiers publics , du bombardement
d'Alger par lord Nelson. Nous ne savons exactement
ni la réalité du fait , ni la réalité des causes . Nous
croyons cependant nous souvenir que ies Algériens avaient
voulu , non pas comme on l'a dit , s'emparer de la fréz
gate anglaise , mais seulement la visiter . Dans ce cas ,
ils n'ont fait qu'exercer à l'égard des Anglais le droit que
ceux- ci exercent tous les jours. La violence qu'on se serait
permis contr'eux , serait donc une violation de tout droit
des gens ; ce serait une violation même du traité les
Anglais ont avec cette puissance , et dans lequel le droit ,
non pas de fouille , mais au moins de visite , est positivement
énoncé .
que
-Nous n'avons rien à dire de l'Espagne , mais comine
depuis quelques semaines elle est l'objet de beaucoup
de conversations , on sera peut- être bien aise de connaître
la nature de nos rapports avec elle . Voici un extrait et
du pacte de famille , et de son dernier traité avec nous.
Le traite du pacte de famille contient 28 articles. Par
Particle premier , les deux rois stipulent qu'ils regarderont
à l'avenir , comme leur ennemie , toute puissance
qui le deviendra de l'un ou de l'autre des souverains
contractans.
L'article 4 porte que , quoique cette garantie inviolable
et mutuelle doive être soutenue de toute la puissance
des deux rois , leurs majestés ont jugé à propos de
fixer les premiers secours à fournir de part et d'autre .
Les articles 5 , 6 et 7 déterminent la qualité et la quantité
de ces premiers secours. Ils consistent en vaisseaux
et frégates de guerre , et en troupes de terre , tant d'infanterie
que de cavalerie .
Par l'article 9 , il est convenu que la puissance requérante
pourra envoyer un ou plusieurs commissaires pour
s'assurer que la puissance requise a rassemblé , dans le
temps fixe , les secours qui ont été stipulés.
Les articles to et 11 portent que la puissance requise
be pourra faire qu'une seule et unique représentation sur
Nu
562 MERCURE DE FRANCE ,
P'usage des secours qu'elle fournira à la puissance requé
rante
Par les articles 12 et 13 , il est stipulé que la demande
du secours suffira pour constater d'une part le besoin de
le recevoir , et de l'autre l'obligation de le donner . Ainsi
on ne pourra , sous aucun prétexte , en éluder la prestation
; et sans entrer dans aucune discussion , le nombre stipulé
des vaisseaux et de troupes à fournir sera regardé
trois mois après la réquisition , comme appartenant en
propriété à la puissance requérante .
"
L'article 16 porte qu'indépendamment de ces secours ,
l'intention de LL.MM.est que laguerre , se déclarant pour ou
contre l'une des deux , doit devenir personnelle à l'autre, etc.
Et l'article 17 , qu'elles n'écouteront ni ne feront de proposition
de paix que conjointement , et que les deux monarchies
se promettent d'agir comme ne formant qu'une
seule et même puissance.
Voilà une première base de nos rapports avec l'Espagne.
On peut y ajouter la suivante :
Traité d'alliance offensive et défensive entre la Républiquefrançaise
et le roi d'Espagne , conclu à Saint-
Ildéphonse , le 19 août 1796.
Par l'article 2 , les puissances s'engagent à se secourir
mutuellement sur leur réquisition.
Par l'article 5 , la puissance requise mettra à la disposition
de la puissance requérante , 15 vaisseaux de ligne ,
6 frégates , 4 corvettes , qui seront rassemblées par la puissance
requise dans celui de ses ports qui aura été désigné
par la puissance requérante.
L'article 5 ajoute 18,000 hommes d'infanterie et six de'
cavalerie.
L'article 7 porte que ces forces pourront être employées
par la puissance requérante aux expéditions qu'elle jugerait
à propos d'entreprendre , sans être tenue de rendre
compte des motifs qui l'auraient déterminée.
Par l'article 9 , les troupes et navires demandés resteront
à la disposition de la puissance requérante , pendant
toute la durée de la guerre , sans que , dans aucun cas , ils
puissent être à sa charge.
1
L'article 10 stipule que la puissance requise remplacera
sur-le-champ les navires de son contingent , qui se perdraient
des accidens de terre ou de mer , etc. ,
par
etc.
Signé PÉRIGNON , et Principe de la Paz.
FRUCTIDOR AN XI. 563
r
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 22 août.
Au dernier levé du roi , M. Monroe , ministre plénipotentiaire
des Etats-Unis d'Amérique , a présenté ses lettres
de créance. S. M. reçut plusieurs adresses patriotiques.
Après le lever , M. Charles Yorke , qui remplace
Ford Pelham comme secrétaire d'état , a prêté le serment
usité , ainsi que M. Bragge , nommé secrétaire du dépar
tement de la guerre , à la place de M. Yorke. On dit qu'il
y aura d'autres changemens dans le ministère.
Le général Tarleton est parti pour l'Irlande , où les
craintes ne sont pas entièrement dissipées. Pour rétablir
entièrement le calme , on fait passer des renforts dans les
principales villes des comtés dans lesquelles s'est manifesté
des dispositions à l'insurrection. Le gouvernement vient
d'envoyer une escadre à Cork , pour empêcher toute communication
de cette partie occidentale de l'Irlande avec
l'ennemi.
On continue de prendre des mesures pour mettre cette
ile à l'abri d'une invasion . Trois escadres de chaloupes
canonnières sont stationnées près des côtes du comté de
Sussex. Près de six mille hommes travaillent tous les jours
aux fortifications de Chatam . On vient de lancer dans ce
dernier port un vaisseau de ligne de 74 canons ; on en
construit un autre de la même force.
Un journal annonce , d'après une lettre du rédacteur
du Courier de Madras , sous la date du 17 février , que
le gouverneur anglais de l'ile de Ceylan a déclaré la guerre
au roi de Candi , et a sollicité près de notre régence de
Madras des secours en hommes et en argent ,
mais qu'il
n'en a reçu aucune réponse favorable .
er
La Haye , 1. septembre.
On a lancé le 30 , des chantiers de Roterdam , quatre bateaux
plats ; dans peu de jours il en sera lancé vingt-quatre
à trente autres , auxquels on net la dernière main. On
porte à cent vingt le nombre de ceux qui sont en construction
sur les divers chantiers de la république.
ils
Les Hollandais qui ont des fonds dans la banque d'Angleterre
ont été prévenus que , pendant la guerre ,
n'en recevront plus les intérêts.
Nn 2
564 MERCURE DE FRANCE ,
L'amirauté anglaise vient de prononcer la confiscation
des bâtimens hollandais capturés par les vaisseaux anglais ;
elle a même ordonné la confiscation d'un de ces navires 1
qui était entré en relâche à Ramsgate, pour cause d'avarie ,
avant la déclaration de guerre.
Nos négocians ne se servent plus que du pavillon américain
pour leur commerce avec le pays étranger ; c'est le
seul qui n'éprouve pas de vexation de la part des Anglais ;
aussi arrive-t-il journellement des vaisseaux des Etats-
Unis , qui retirent de grands bénéfices des circonstances
actuelles.
Le plus fameux de nos poètes bataves modernes , le
citoyen Noomsz , à qui nous devons de bonnes traductions
des pièces françaises et anglaises , appropriées au
théâtre hollandais , et qui lui-même en a composé un
grand nombre qu'on joue tous les jours , vient de
mourir à l'hôpital d'Amsterdam , réduit à la plus grande
misère.
Des bords du Mein , 1. septembre.
Il est passé ici hier un courrier suédois qui se rend
dit-on , à Paris. Le roi de Suède est toujours attendu ici
pour le 6 de ce mois. Le voyage de S. M. est de pur
agrément .
La gazette de Hambourg parle de nouveau d'un courrier
parti de Berlin avec une lettre de S. M. le roi de Prüsse
pour l'empereur Alexandre. Cette correspondance directe
entre les deux jeunes monarques annonce assez l'harmonie
qui règne entr'eux , et leur accord sur les principes
politiques qui dirigent en ce moment les principales cours
du Nord. On s'attend à voir paraître dans peu le résultat
des décisions que ces deux souverains ont prises de concert
pour prévenir les malheurs dont l'Europe est menacée si
la guerre continue.
L'article suivant a été affiché à la bourse de Stockholm
, par ordre du gouvernement.
« Lors de son départ pour l'Egypte , Bonaparte ayant
rencontré dans la Méditerranée six bâtimens marchands
suédois , destinés pour Naples , fit venir à son bord les six
capitaines , et ayant trouvé leurs papiers en règle , leur
représenta que , pour ôter aux Anglais la connaissance de
sa marche , il devrait les obliger à suivre sa flotte ; mais
que ,
ne voulant pas leur causer un dommage et un retard
aussi considérables , il leur demandait seulement leur
parole d'honneur qu'ils entreraient dans lé hórt de Cagliari
FRUCTIDOR AN XI. 565
1
en Sardaigne , et qu'ils y resteraient quelques jours , afin
de lui donner le temps de faire route : les capitaines en
donnèrent leur parole , et observèrent exactement leur
engagement. »
Vienne , 25 août.
Le chargé d'affaires d'Angleterre a notifié à notre gou
vernement , que comme l'Elbe et le Weser étaient fermés ,
les négocians anglais se proposaient d'envoyer par la Méditerranée
à Trieste , un convoi de bâtimens marchands ,
avec les productions des Indes orientales , telles que café ,
sucre , indigo , etc. , pour l'approvisionnement des états
autrichiens. Il a été répondu au chargé d'affaires , que
comme Trieste était un port franc et que la plus stricte
neutralité avait été adoptée , on ne ferait aucune difficulté
de recevoir le convoi annoncé ; mais que l'assurance de
ses marchandises et denrées ne pouvait avoir lieu , quoiqu'elles
fussent destinées pour les états de S. M.
4 On voit passer journellement des régimens d'infanterie.
et de cavalerie , qui se rendent au camp de Minkendorff.
La composition de ce camp a été arrêtée par S. M. l'empereur
, sur la proposition de l'archiduc Charles , ministre
de la guerre. Il consistera en quatre corps d'armée ; celui
du prince de Schwarzenberg , composé des régimens d'infanterie
d'Archiduc-Ferdinand et de Grand- Maître Teutonique
, et du régiment de Ferdinand , hussards ; celui
du prince de Lichtenstein , qui comprend les cuirassiers
de Nassau et les régimens d'infanterie de Kerpen , Electeur
de Salzbourg , Anersberg et Archiduc Charles ; celui
du général comte de Meerfeldt , composé des régimens
d'infanterie de Jordis , Klebeck , Stein et du régiment
Palatin , de hussards ; celui de l'archiduc Ferdinand,
composé des régimens d'infanterie de Mariasy , Kaselinsky
, Reick , et des régimens de cavalerie de Mack et
duc d'Albert .
Les régimens qui sont en garnison dans cette résidence
partent demain pour se rendre au camp d'exercice ; ils
seront remplacés par les bataillons de garnisons respectives.
On écrit de Naples que le général Saint- Cyr rassemble
ses troupes sur les bords de la mer Adriatique , et qu'il
va les embarquer pour une expédition dont on iguore
T'objet.
Malgré la sévérité qu'on exerce , tant sur l'introduction
des livres venant de l'étranger, que sur leur impression dana
Na 3
566 MERCURE DE FRANCE ,
les pays d'Autriche , on a reconnu qu'un grand nombre
d'ouvrages dont les principes politiques et religieux sont en
opposition avec ceux que le gouvernement autrichien s'applique
à maialenir , se trouvent encore en circulation : la
plupart de ces ouvrages ont été imprimés dans les états autrichiens
, même sous le règne de Joseph II , ou y ont été
introduits de l'Allemagne septentrionale pendant son règne,
Il vient d'être formé une commission pour établir une cenşure
sévère sur tous ces écrits ; la plus grande partie est , à
ce que l'on croit , mise hors de circulation.
Lisbonne 2 acût.
Il était entré à Faro , dans l'Algarve , un corsaire anglais
avec une prise française . Cette prise était une polacre' de
Marseille , capitaine Pourquier , venant de l'ile de Saint-
Barthélemi , et chargée de sucre , café , cacao et bois de
gayac . L'équipage a été débarqué et dirigé sur l'Espagne.
C'est ainsi que les Anglais respectent la neutralité du Portugal
, et les édits du prince qui ont vainement interdit
l'entrée de ses ports aux bâtimens armés des puissances
belligérantes.
Le 2 thermidor , une frégate anglaise , venant de Portsmouth
, est entrée dans le port de Lisbonne ; elle avait pris
en chemin un corsaire français de 16 canons , dont l'équipage
restait à bord prisonnier de guerre .
Le 1er, messidor , le capitaine français du brick 'Hiron-.
delle ayant fait flotter son pavillon dans la rade du port de
Lisbonne , a été attaqué par un canot portugais monté de
quatre hommes , qui lui ont ordonné de mettre bas son
pavillon , et qui , sur son refus , l'ont attaqué et ont voulu
faire baisser le pavillon français à force ouverte . Cet outrage
a été dénoncé , et est resté impuni.
Dans les premiers jours de juillet , le corsaire anglais
le Narcisse est entré dans le port de Lisbonne ; il avait à
son bord 70 prisonniers français. Le commandant du fort
a laissé tranquillement séjourner ce corsaire pendant neuf
jours.
Dans cet intervalle , les prisonniers ayant obtenu du
capitaine de prise de sortir de bord , sont descendus à terre,
Le gouverneur de la tour de Belem les a fait saisir et mettre
en prison.
Ce n'est que 48 heures après leur détention que le ministre
plénipotentiaire de la république a su que des Français
étaient prisonniers du gouverneur de la tour de Belem ,
dans cette prison ils manquaient du nécessaire ,
etque
FRUCTIDOR AN XI. 567
Le ministre français a réclamé ses concitoyens . On a
refusé de les rendre , à moins que le ministre français n'en
donnât un reçu en forme. Ce reçu devant servir dans le
cartel général d'échange entre la France et l'Angleterre ,
le ministre français a dû s'étonner qu'un gouverneur
portugais se constituât procureur fondé d'un corsaire
étranger et de l'amirauté anglaise . Il a dédaigné de se
prêter à une telle manoeuvre , et le gouverneur de Belem a
gardé ses prisonniers .
Peu de jours après , le même corsaire , le Narcisse , a
pris en sortant du port , et à une portée de fusil des forts
portugais , qui l'ont laissé faire , un bâtiment impérial
venant de Gênes .
Les gouvernemens qui n'ont point de volonté , et qui ,
dans le choix de leurs ministres , ne savent pas se garantir
des intrigues étrangères , se mettent hors d'état de
faire respecter leurs droits. On peut soupçonner le gouvernement
portugais de ne pas vouloir être neutre. Mais
ce qu'on doit dire avec certitude , c'est qu'en supposant
qu'il le veuille , la position dans laquelle il s'est mise est
telle , qu'il est impossible qu'on ait aucune confiance à ses
protestations de neutralité.
Milan , 27 août.
La nouvelle du bombardement d'Alger par l'amiral
Nelson , qui s'est répandue à Livourne par des vaisseaux
arrivés dans ce port , ne s'est pas encore confirmée par des
avis directs ; mais des lettres de Civita-Vecchia parlent
aussi de cet événement , et assurent qu'on en a été instruit
de différens côtés .
Francfort , 3 septembre.
Leurs majestés le roi et la reine de Suède sont attendus
aujourd'hui à onze heures dans cette ville .
Il se confirme que les troupes françaises dans le Hanovre
vont être augmentées , bien loin d'éprouver une réduc
tion . Il est aussi question d'une petite expédition qui aurait
pour but de bloquer de chaque côté les bas-fonds de l'embouchure
de l'Elbe où les Anglais ont placé depuis peu
de petits bâtimens . Du reste , on annonce que le corps
troupes danoises rassemblées dans le Holstein , va se dissoudre
; les régimens retourneront à leurs garnisons respectives.
de
Depuis quelque temps , les gazettes de l'Allemagne pu-
NB 4
568 MERCURE DE FRANCE ,
blient des articles mystérieux , qui , sans offrir un sens
prononcé , donnent lieu à une foule de conjectures , et
font présumer que l'incertitude où l'on est sur les véri
tables dispositions de quelques cours relativement au Hanovre
, cessera tout-à -coup , et qu'une démarche éclatante
de la part de l'une ou l'autre de ces cours fera pancher la
balance enfaveur d'une des deux parties belligérantes . Sans
vouloir rechercher la source de ces articles , nous croyons
que les voies amicales et de conciliation continueront à
être employées , puisque c'est seulement par une médiation
conforme aux principes de la neutralité que peut être
opéré un rapprochement dont le résultat doit amener des
concessions mutuelles. Ce mode s'accorde trop d'ailleurs
avec le système et les dispositions pacifiques des deux hauts
médiateurs , pour qu'ils en adoptent un autre qui ne re
poserait pas sur la même base. On doit donc s'attendre
non à la rupture d'un équilibre nécessaire au maintien de
la tranquillité de l'Europe , mais à la continuation des.
bens offices de la Russie et de la Prusse , et l'on peut en
espérer d'heureux effets pour peu que l'Angleterre se
prête à un arrangement .
Les nouvelles de Berlin , dernièrement reçues en cette
ville , démentent formellement le bruit qui s'était répandu
de la démission du premier ministre d'état , comte de
Haugwitz. Ce ministe a obtenu du roi un congé pour se
rendre pour six semaines à Breslaw et dans quelques autres
parties de la Silésie , où il a des affaires particulières à
régler. A son retour , il reprendra la gestion du départe,
ment des affaires étrangères , qui est provisoirement con
fiée au baron de Hardenberg , membre du ministère .
Gênes " 27 août.
Des lettres de Gibraltar annoncent que l'Espagne continue
ses préparatifs de guerre.
Trois bâtimens anglais , pris par un corsaire français de
14 canons , sont entrés , le 6 août , dans le port espagnol
de Vigo . Parmi ces trois prises , se trouve une corvette de
20 canons de fort calibre , avec une cargaison très- riche.
Elle sort ait du port de Lisbonne et faisait voile pour
Londres. Le combat fut vif entr'elle et le corsaire , qui
n'avait que du canon de petit calibre ; il dura une heure
et demie. Les Français , incommodés par le feu supérieur
de leur adversaire , eurent bientôt pris leur parti et résoe
Jurent l'abordage. Les grappins furent jetés , et la corvettFRUCTIDOR
AN XI 569
enlevée dans un moment. On porte à deux millions la
valeur de cette prise.
Des lettres récentes arrivées du Caire annoncent que
cette capitale de l'Egypte est de nouveau occupée , en ce
moment , par les Arnautes , qui , après s'être réunis aux
beys de la Haute Egypte , y sont rentrés victorieux , et
qu'à la faveur de ce secours ils y paraissent établis plus
solidement que jamais. Ainsi en peu de temps cette province
a changé quatre fois de gouvernement.
Constantinople , 25 juillet.
C'est le 13 de ce mois que Hallet-Effendi , notre nouvel
ambassadeur près la république française , s'est mis en
route pour Paris. On fait l'éloge de ce ministre , et on
le croit très-propre à resserrer les nouveaux liens qui
unissent la Porte à la France. Quoiqu'en disent les partisans
de l'Angleterre , quelques bruits qu'ils répandent , il est
certain que le grand-seigneur désire sincèrement le maintien
de la bonne harmonie et des relations amicales entre
les deux états.
4
La peste continue de faire des ravages dans les faubourgs
de cette capitale .
Le célèbre Eusèbe Valli , professeur en médecine à
Mantoue , est depuis long- temps dans nos murs. Son
projet , en se rendant à Constantinople , a été d'y étudier
la nature et les caractères du virus de la peste , et de
chercher les moyens de le neutraliser. Il a commencé des
expériences à ce sujet , le 8 juillet dernier , et s'est inoculé ,
à lui-même , le virus pestilentiel , en même temps que
celui de la petite vérole. Cette première expérience a été
couronnée du succès le plus heureux . Il n'a éprouvé ,
pendant les premiers jours , que quelques légères af
fections ; il jouit maintenant de la plus parfaite santé ,
malgré ses communications continuelles avec les individus
atteints de la peste. M. Eusèbe Valli ne croit pas encore
que sa découverte puisse préserver pour toujours de la
peste ; mais il est persuadé qu'elle doit l'en garantir pendant
quelque temps , et qu'elle peut sauver ceux qui
en feront usage pendant une épidémie de peste . Il présume
que le virus vaccin produirait les mêmes effets ,
et se propose de faire , à ce sujet , des expériences décisives.
Ce qu'il a remarqué jusqu'à présent , c'est que
los vaccinés n'ont point été atteints de la peste ,
570 MERCURE DE FRANCE ,
1
Baltimore , 18 juillet.
Il continue d'arriver par flots , dans nos ports , sur-tout
à Boston , à New- Yorck et à Willmington , des émigrans
européens qui se répandent de suite dans les états de l'Ouest.
La manière dont ils se caetonnent , semble indiquer qu'ils
sont attirés dans ce pays par leurs compatriotes respectifs ;
les Allemands s'acheminent vers les cantons habités par les
Allemands ; les Hollandais cherchent les Hollandais ; les Suisses ,
les Ecossais , les Irlandais se portent égalemens vers les endroits
où ils savent leurs compatriotes établis en plus grand
nombre. Quoiqu'il en soit , il n'arrive guères que des agriculteurs
et des artisans pauvres.
Les désastres de Saint - Domingue ont ramené sur notre
continent une partie ( foible à la vérité ) des réfugiés français
que les premiers malheurs des colonies avaient forcés
de chercher un asile dans les Etats-Unis. Les nouveaux
orages dont les Antilles sont menacées , multiplieront , saus
doute encore , le nombre de ces émigrans.
Hanovre , 27 août.
Les états composés du clergé , de la noblesse et des députés
des villes , ont ordre de se rassembler à Hanovre le
2 septembre. Le gouvernement hanovrien vient de faire à
Cassel un emprunt d'un demi-million d'écus . Le général
Mortier a placé une sauvegarde dans le comté de Spiegelberg
, appartenant à la maison d'Orange et enclavé dans
l'électorat d'Hanovre.
Un conseil de guerre vient de juger quinze marodeurs
français , dont quatre ont été condamnés à mort , trois
aux galères , et les autres à différentes peines ; les quatre
condamnés ont subi l'exécution de leur jugement . On enballe
à force les fusils et armes qui sont dans l'arsenal de
cette ville. Plusieurs chariots chargés de caisses partent
aujourd'hui pour la France. Deux cent cinquante caisses
sont commandées pour le transport des armies .
Francfort , 5 septembre.
Leurs majestés le roi et la reine de Suède sont arrivés
aujourd'hui à deux heures après midi dans cette ville , et
sont descendus à l'hôtel de l'Empereur. S. A. l'électeur de
Bade est aussi arrivé de Manheim et est descendu au
Cygne.
"
Une nouvelle ordonnance de la cour de Vienne , sur les
douanes et les contrebandiers , qui vient de paraître , porte
FRUCTIDOR AN XI. 571
que les employés et gardes des douanes , répartis le long
des frontières , seront formés en compagnies et porteront
toujours leurs armes ; ils sont autorisés à faire feu sur les
contrebandiers , s'ils leur opposent résistance . Plusieurs
événemens récens ont donné lieu à cette ordonnance : des
postes de gardes , établis sur les frontières , ont été forcés
par de forts attroupemens de fraudeurs , qui ont importé
de cette manière leurs marchandises prohibées , et c'est
ainsi qu'il s'en est dernièrement introduit des quantités
si considérables dans les états autrichiens. Quant aux lois
prohibitives nouvellement rendues , elles sont beaucoup
plus sévères que les anciennes ; on a même lieu de croire
que les marchandises anglaises y seront comprises d'après
la preuve acquise que les produits des fabriques de ce
pays portent à ceux des pays autrichiens , qui ne peuvent
en soutenir la concurrence , un tort irréparable .
Hambourg , 31 août.
Les Français se sont fait donner , depuis peu , un élat
de tous les bâtimens actuellement existans dans le port de
Cuxhaven. Ils ont , s'il faut en croire les bruits publics , le
projet de chasser des bâtimens légers ennemis , stationnés ,
depuis quelques jours , en petit nombre , sur les bas-fonds
qui se trouvent des deux côtés de l'embouchure de l'Elbe .
Les lettres reçues ici de Londres rapportent que la
flotte anglaise de 380 voiles , partie du Sund , il y a quelque
temps , est arrivée heureusement à Yarmouth . Les presseurs
s'étaient rassemblés là en assez grand nombre , à l'affût
d'une si riche proie. Les marins les plus adroits leur ont
échappé , mais le plus grand nombre a été saisi .
Un officier anglais à bord d'un vaisseau de guerre qui
croise dans les parages de Cadix , mande qu'un vaisseau
espaguol , venant de l'Amérique méridionale et portant
1 mille onces d'or , outre une riche cargaison , avait été
arrêté et amené à Gibraltar par les Anglais.
Les vaisseaux de guerre et corsaires anglais ont reçu
l'ordre de ne molester ni arrêter les vaisseaux qui , faisant
voile pour des pays amis de S. M. britannique , sont chargés
de soie d'Italie , consignée à des négocians anglais.
On mande de Pleskof, en date du 28 juillet , que le
général- major de Book , ancien entrepreneur-général des
vivres , a été assassiné dans ses terres , situées dans le
gouvernement de Pleskof, par ses propres paysans.
573 MERCURE DE FRANCE ,
PARIS.
On sait aujourd'hui à quoi s'en tenir , et sur les démonstrations
militaires du Danemarck , et sur les dispositions
des autres puissances du Nord. Après s'être assuré des
intentions précises et des projets éventuels des gouvernemens
français et anglais , les puissances ont arrété de
s'en tenir à une neutralité continentale , établie sur les
mêmes bases que la neutralité maritime. Les Anglais
n'enverront point de flotte dans la Baltique ; les Français
de leur côté resteront dans la position qu'ils occupent
actuellement , sans s'étendre au-delà. Les cours de Prusse
et de Berlin s'entendent aujourd'hui sur ce nouvel arrangement.
Celles de Copenhague et de Stockholm y ont
accédé. En conséquence , le corps de troupes danoises
´rassemblé dans le Holstein , sous les ordres du prince
Royal , va se dissoudre ; tout le soin des cours que nous
venons de mentionner , se bornera désormais à tâcher de
ménager entre les puissances belligérantes un rapprochement
et une conciliation .
Des troupes de toutes armes , avec leurs attirails de
campagne , traversent en ce moment la France dans tous
les sens pour se rendre sur les côtes.
-L'organisation de la garde municipale de Paris touche
à sa fin.
-
On annonce que le nom de régiment va être substitué
à celui de demi-brigade , et que les chefs de ces corps
porteront le titre de colonel .
On annonce que le général Duroc est nommé lieu
tenant-général du premier consul dans l'expédition contre
l'Angleterre. On dit aussi que le général César Berthier ,
chef de l'état - major de l'armée de Hanovre , est nommé
commissaire ordonnateur genéral de l'armée expédition
naire. On assure de plus que le premier consul , qui doit'
partir incessamment pour Brest , se rendra de là immé
diatement sur les côtes de Flandre , où il passera en revue
l'armée destinée pour l'Angleterre , et qui sera alors
complétement rassemblée,
-Le commissaire principal de la marine , à Bordeaux ,
vient d'adresser à la chambre du commerce une lettre , où
il annonce que les armemens en course ne pourront plus
avoir lieu.
-
Tous nos vaisseaux de ligne , hors un seul , sont rew
trés dans nos ports ou dans ceux de nos alliés.
FRUCTIDOR AN XI. 543.
On écrit de Dunkerque , que , le 8 de ce mois , un
enfant de quatre ans tomba d'un pont très- élevé dans le
canal , et était au moment de périr , lorsque Benjamin
Fockenberghe , autre enfant de dix ans , sans consulter le
danger , se déshabille et se précipite de plus de quinze pieds
dans le canal , plonge à plusieurs reprises , et saisit enfin
le petit infortuné qui déjà avait perdu connaissance , le
charge sur son dos , et nage vers le bord ; mais comme ce
canal est bordé de murs à pic , il est obligé de repasser
sous le pont , d'où il parvient à un endroit où il peut abor
der là , une foule de citoyens s'empresse de donner des
secours au petit noyé , qui est rappelé à la vie après avoir
évacué l'eau qui le suffoquait. La mairie a gratifié le jeune
Benjamin d'une somme en argent , a offert aux parens de le
placer dans une école primaire , et a rendu compte de cette
action touchante au préfet du département .
-La cavalerie de la légion allemande que les Français
lèvent dans le Hanovre , sera de 1600 hommes. Les officiers
hanovriens qui y prendront du service conserveront leur
rang et leur ancienneté ; mais les officiers supérieurs seront
tous Français. Le colonel de hussards Eweis est nommé au
commandement d'un de ces régimens. L'enrôlement des
bas-officiers et soldats est déjà très-considérable . L'uniforme
restera le même que celui des anciennes gardes
hanovriennes.
-
On écrit d'Ostende que le nombre des bâtimens de
guerre auglais qui se sont montrés devant ce port et y ont
fait des démonstrations de forces dont il n'est rien résulté ,
a considérablement diminué . Une partie de cette flotte
nombreuse parait s'être portée sur les côtes de l'île de
Walcheren. On croit aujourd'hui que l'ennemi n'avait
d'autre intention que de chercher à connaître les préparatifs
et les armemens qui ont lieu sur la côte de Flandre. Au
surplus , les dispositions pour l'arrivée des troupes de
toutes armes que l'on attend encore , se continuent avec un
redoublement d'activité . Le parc d'artillerie destiné au
corps d'armée qui doit s'établir entre Gand et Bruges ,
sera incessamment formé. En attendant , quelques demibrigades
d'infanterie ont pris des cantonnemens sur les
bords du canal de Bruges. D'autre part on annonce que
des détachemens de la garde consulaire arriveront à Ostende
, Bruges et Gand , dans le courant du mois de
vendémiaire , et que le premier consul , à la tête d'un
nombreux état-major , viendra passer l'armée en revue
1
574 MERCURE DE FRANCE ,
vers la fin du même mois . Ce voyage est regardé ici
comme positif , mais on croit qu'il n'aura lieu qu'après
celui que le premier consul se propose de faire à Brest et
sur cette partie des côtes de la république. On s'occupe en
ce moment à réunir , dans nos départemens , tous les
chevaux d'artillerie placés chez les cultivateurs pour les
remettre aux détachemens du corps des charrois militaires
nouvellement arrivés , pour les prendre et les conduire
aux divers corps d'armée qui se forment depuis
Gand jusqu'à Saint-Omer.
-Le général Lecourbe a été , pendant près d'un mois ,
gravement malade d'une fièvre bilieuse ; il est en ce moment
convalescent.
---
Le 24 août est mort à Milan , universellement regretté
, le célèbre physicien Grégoire Fontana , à la suite
d'une maladie nerveuse , accompagnée d'un délire qui a
duré quinze jours. Il était âgé de 68 ans.
-La chaloupe canonnière le Faubourg Saint- Antoine ,
construite au chantier de la Rapée , par les ordres du conseiller
-d'état , préfet de police , et sous la direction des ingénieurs
de la marine , sera lancée à l'eau dimanche prochain
24 fructidor, à trois heures précises de l'après-midi.
On remarque à l'extrémité du chantier des Invalides
deux chaloupes canonnieres presque terminées . Il parait
que le plus grand travail à y faire est de les enduire de
goudron . Tout annonce que le 1. vendémiaire prochain
pourra être marqué par la mise à flot de ces deux bâtimens .
On assure qu'une légation impériale est attendue incessamment
en Suisse .
-
M.le major de Verger vient d'être accrédité auprès de
la diète , en qualité de ministre résident de son altesse sérénissime
l'électeur de Bavière.
La capitulation militaire avec la France est , dit- on , enfin
conclue. Nous aurons seize mille hommes au service de
France ; un bataillon fera partie de la garde consulaire. La
solde sera la même que celle des troupes françaises.
La diete vient de recevoir la lettre suivante du premier
consul , en réponse à celle qu'elle lui avait écrite :
Bonaparte , premier consul de la république française ,
aux citoyens landamman et membres de la diète générale
de la Suisse.
« Citoyens landamman et membres de la diète générale
de la Suisse , vous me rappelez un des plus heureux momens
de ma vie , lorsque vous n'écrivez que Pacte de médiation
vous a épargné la guerre civile . C'est dans cette vue
FRUCTIDOR AN XI.
575
que j'avais déféré au voeu de la Suisse entière , et que j'étais
intervenu dans ses dissentions.
» L'expérience a servi de guide pour la base de vos institutions
actuelles ; elle peut en servir pour la continuation
des rapports qui subsisteront constamnient entre la France
et votre pays. Ces rapports sont fondés sur des sentimens
d'affection et d'estime , dont j'aimerai toujours à donner des
témoignages à votre nation. Signé BONAPARTE. »
Brest, 13 fructidor.
Instruit par le journal d'économie rurale et domestique
( thermidor an 11 ) , qu'un procédé fort simple et depuis
long-temps connu , pour ramener à leur premier état de
fraîcheur et de bonté des substances animales parvenues à
ce degré de corruption qui ne nous permet plus d'en faire
notre aliment , venait de reparaître avec avantage entre
les mains de M. Cadet-de-Veaux , le conseil de santé de la
marine a jugé utile de constater , ' par de nouvelles expériences
, l'efficacité de ce procédé , et de publier le résultat
satisfaisant qu'il en a obtenu.
Six livres de belle viande de boeuf ont été soumises
pendant trois jours , par ordre du conseil , à toutes les
causes , à tous les agens qui pouvaient en déterminer et en
favoriser la décomposition ; c'est-à-dire , qu'abreuvée de
ses sucs , elle a été tout ce temps mise en contact avec l'air
atmosphérique , la température étant de 20 à 21 degrés.
Après ces trois jours , la viande était d'une couleur bleue
et verdâtre ; elle renfermait une grande quantité de vers
et exhalait une odeur fétide , nauséabonde ; en un mot ,
une puanteur si insupportable , qu'on fut obligé de parfumer
l'appartement où elle était déposée. Telle le conseil
la désirait pour se bien convaincre de la toute-puissance
du moyen de désinfection qu'il se proposait d'éprouver ,
et que voici :
On commença par laver cette viande dans de l'eau
bouillante , pour détacher les vers et la moisissure qui la
couvraient . Deux livres de charbon de bois ordinaire
avaient été préparées d'avance ; c'est-à-dire , concassées ,
passées au crible et lavées . La viande en fut enveloppée ,
mise dans un sac de toile , puis dans un pot de terre vernissé
, qu'on remplit d'eau , en y ajoutant quelques poignées
de charbon . Le vase était de la contenance de dix
pintes. Après avoir bouilli pendant deux heures ( 1 ) "
la
( 1 ) La durée de l'ébullition et la quantité de charbon ont été ici ,
comme elles doivent l'être toujours , en raison de l'altération de la
viande moins gâtée , sa désinfection serait plus prompte , et on l'obtiendrait
avec une moindre dose de charbon .
576 MERCURE DE FRANCE,
I
viande en fut retirée et lavée pour la décharbonner. On
acheva de la faire cuire dans de nouvelle eau , avec les
assaisonnemens convenables. Alors elle était ferme , d'une
belle couleur, et avait cette odeur suave particulière au
bon boeuf. Elle fut goûtée , ainsi que le bouillon dans lequel
on avait mis quelques tranches de pain , par tous les
membres du conseil et par plusieurs personnes présentes
à l'expérience ; et d'une voix unanime , la soupe et le
bouilli furent reconnus excellens .
Quoique l'on ne connaisse que quelques- unes des propriétés
du charbon , elles sont suffisantes pour démontrer
qu'il joue un très-grand rôle dans la nature.
Expliquer comment il agit dans la désinfection de la
viande , rendre raison des phénomènes qui ont lien dans
cette opération , ce serait-là , sans doute , un probléme
à résoudre. Dire que l'oxide de carbonne ou le charbon
paraît avoir , comme son acide , la propriété d'arrêter la
fermentation putride , ou la décomposition des matières
animales ; que la présence du charbon dans l'eau où est
la viande , ou son contact avec elle , suspendant la putréfaction
, il ne reste plus qu'à lui enlever la matière putréfiée
et l'odeur puante et délétère ; que les élémens de cette
matière étant l'hydrogène et l'azote , et la combinaison
du calorique avec ces corps , les gazeifiant , il en résulte
que , dans l'opération décrite , la viande revient à son
premier état de pureté : voilà ce que l'état actuel de la
science permet de hasarder , et ce que l'observation vient
appuyer. Mais aller plus loin , vouloir assigner le quomode
, ce serait courir le risque de se perdre dans des
systèmes plus brillans que solides ; et comme ils n'ajouteraient
d'ailleurs rien à la certitude du fait , contentonsnous
de profiter des avantages qu'il nous offre.
Jaloux de multiplier , pour la navigation , les avantages
de la découverte précitée , le conseil de santé vient da
prier le conseiller- d'état préfet maritime , de lui faire
obtenir un quartier de boeuf ou de cochon salé et altéré
afin de le soumettre à l'action du charbon ; et le général
Caffarelli a ordonné qué ce nouveau sujet d'expériences
ful mis à la disposition du conseil. Si , comme on a lietr
de l'espérer , ce dernier objet de recherches vient encore
ajouter à toutes les preuves qu'on a déjà acquises de la
bonté du procédé , ne pourra-t- on point alors en proclamer
l'infaillibilité 3
( No. CXVI. ) 30 FRUCTIDOR an
Q
( Samedi 17 septembre 1803. )
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
&
POESIE.
IMITATION
DE LA PREMIÈRE ÉLÉGIE DE TIBULLE.
U E Crassus , possesseur d'un immense domaine ,
Dore de ses moissons une fertile plaine ;
Que ses prés soient couverts d'innombrables troupeaux ,
Et ses coffres remplis des plus riches métaux !
En est-il plus heureux ? Une crainte importune
Empoisonne les dons que lui fit la fortune ;
Quant à moi , de mon sort la médiocrité
Remplit tous mes désirs et fait ma sûreté ;
Content , lorsque la nuit succède à la lumière ,
De voir un petit feu réchauffer ma chaumière ,
De pouvoir , à ma table , offrir à mes amis
Les fruits de mon verger , le lait de mes brebis.
Non , non , je ne rougis d'aucun détail rustique ;
Oo
578 MERCURE DE FRANCE ,
Je me plais aux travaux que demandent les champs :
Ma main sait marier la vigne à l'orme antique ,
Émonder ses rameaux , greffer ses jeunes plants ;
Je ramène l'agneau délaissé par sa mère ,
Que dans le pâturage oublia la bergère ;
Et souvent on me voit , armé d'un aiguillon ,
Presser mes boeufs tardifs de tracer leur sillon.
Reconnaissant des dons que prodigue Pomone ,
Je célèbre sa fête en des jours solennels :
Des fleurs du doux printemps et des fruits de l'automne ,
Mon serviteur et moi nous parons ses autels .
D'épis et de pavols je tresse une guirlande ,
Que mes mains vont suspendre au temple de Cérès ;
Et les jours consacrés à Bacchus , à Palès ,
Je vais leur présenter mes voeux et mon offrande.
Et vous , Lares , gardiens d'un médiocre champ ,
Qui protégiez jadis mon immense fortune ,
De cent brebis alors je vous offris le sang ;
Maintenant je ne puis en sacrifier qu'une ;
Mais les dons d'un coeur pur , du
7
pauvre vertueux ,
Fussent- ils présentés dans des vases d'argile ,
Qu'arrondit le premier un laboureur habile ,
N'en sont pas moins toujours agréés par les Dieux .
Je ne regrette point cette grande richesse ,
Ces biens que possédaient autrefois mes aïeux .
Que sous mon humble toit je trouve ma maîtresse
Un modeste repas , quelques fruits savoureux
Un bon lit , le repos ! ce sont là tous mes voeux .
Ceux de l'ambition ont- ils tant de sagesse 2
Qu'il est doux , quand l'hiver a déchaîné les vents ,
En pressant sur son sein le sein de son amante ,
De braver , de son lit, la fureur des autans ,
Ou de sentir , au bruit d'une pluie abondante ,
Un tranquille sommeil se glisser dans nos sens !
FRUCTIDOR AN XI. 579
Que l'avare , en dépit des hasards de Neptune ,
Coure dans l'Orient pour grossir son trésor ,
Tu lui dois ses faveurs , inconstante fortune !
Mais , au lieu de bonheur , il n'aura que de l'or.
Pour moi qui ne peux vivre absent de ma Délie ,
Irai - je de la mer affronter les dangers ?
J'aime mieux auprès d'elle errer dans la prairie ,
Sur le bord des ruisseaux ombragés d'orangers :
Oui , périssent plutôt les trésors de l'Asie ,
Avant que mon départ alarme mon amie !
Il n'appartient qu'à toi , jeune Napoléon ,
De diriger toujours le char de la victoire
De donner des états , de remplir de ton nom
Mille pays divers étonnés de ta gloire ;
Mais à moi , que Délie enchaîne pour jamais ,
Qui veille jour et nuit autour de sa demeure ,
Du plaisir de la voir sans cesse épiant l'heure ,
Que me font des héros la gloire et les succès ?
Que dans l'osbcurité coule toute ma vie ,
Avec moi que mon nom s'éteigne sans honneur ,
Pourvu que ta tendresse , ô ma chère Délie !
Sur mes trop courts instans répande le bonheur.
Ne me quitte jamais , sois ma seule compagne ,
Lorsque j'ouvre un sillon , ou garde mes troupeaux ;
Seule encore avec moi , lorsque dans la
Je trouve sur la dure , un paisible repos ,
Enlacé dans les bras de celle qu'on adore ,
Le sommeil est si doux , le réveil plus encore !
Au bruit assoupissant de l'onde qui s'enfuit ,
Sur le mol édredon , sur la pourpre éclatante
Si le sort vous retient éloigné d'une amante
Seul avec la douleur , vous veillerez la nuit .
Insensé le mortel possesseur de tes charmes ,
campagne ,
"
7
002
580 MERCURE DE FRANCE ,
Que la guerre pourrait arracher de tes bras ;
Son coeur serait plus dur que le fer de ses armes ;
Les Dieux l'auraient formé pour l'horreur des combats .
Que mon dernier soupir soit pour toi , mon amante ;
Que mes derniers regards soient fixés sur tes yeux ,
Et que ta main , pressant ma main faible et mourante ,
Mêle encor quelque charme à nos derniers adieux !
Quand je ne serai plus , tu pleureras , Délie.
Tes compagnes , voyant leur malheureuse amie
Couvrir mon front g`acé de baisers et de fleurs ,
Peut-être mêleront leurs larmes à tes pleurs.
Oh ! oui , tu pleureras ; ton coeur fut toujours tendre ;
Ce n'est point un caillou qu'enferme ton beau sein ;
Mais par ton désespoir ne trouble point ma cendre ;
Sauve tes beaux cheveux des fureurs de ta main .
Cependant jouissons , tandis que la jeunesse
Nous permet de goûter les amoureux plaisirs ;
Il ne sera plus temps quand là froide vieillesse
Éteindra dans nos coeurs la flamme des désirs ;
L'âge nous fait subir bien des métamorphoses ;
Le tendre amour permet , lors de notre printemps ,
D'orner nos jeunes fronts de couronnes de roses ;
Mais quand l'âge et l'hiver ont glacé tous nos sens ,
On ne peut plus de fleurs parer nos cheveux blancs .
Aujourd'hui ma vigueur me permet les querelles
Que souvent ont entr'eux les amans et les belles ;
Ce sont là les combats dont je suis le héros :
Que les ambitieux , que la fortune tente ,
Reçoivent dans les champs que Bellone ensanglante ,
Des blessures , de l'or , pour prix de leurs travaux ;
Pour moi , content de peu , dans mon humble chaumière ,
Méprisant la fortune et bravant la misère ,
Que je trouve toujours Délie et le repos.
FRUCTIDOR AN X I. 581
TRADUCTION LIBRE
DE L'ODE D'HORACE A SON JEUNE ESCLAVE .
Persicos odi , puer , apparatus , etc.
Tu sais bien que dans ma maison ,
Jamais le faste n'en impose ;
Je fais peu de cas de la rose
Qui croît dans l'arrière - saison.
Je hais ce luxe asiatique
Des guirlandes et des festons ;
Que le myrte moins magnifique
Serve à couronner nos deux fronts ,
1
Quand , sous cette vigne champêtre
Tu me sers les dons de Bacchus ,
Le rameau chéri de Vénus
Peut orner l'esclave et le maître.
*
Par M. VERL HAC , de Brive.
VERLHAC ,
ENIGM E.
POUR t'aider , cher lecteur , à deviner mon nom
Je ne demande ici nulle combinaison .
En latin , en français , trois pieds forment mon être ;
Sans les décomposer tu peux me reconnaître :
Mon latin , tous les ans , fait naître les jasmins ,
Décore tes bosquets , embellit tes jardins ;
Mon français moins brillant ne t'offre qu'un reptile.
Adieu , mon cher lecteur , je demeure tranquille .
Par le mê ne.
T
Oo 5
582 MERCURE DE FRANCE,
!
LOG O G R_Y РНЕ.
MON corps , en son entier instrument de musique ,
Enchante les forêts , et soutient les concerts ;
Renverse-le , lecteur , aux flots il fait la nique :
Il est , sa tête à bas , le Dieu de l'Univers .
Par le même.
CHARA DE.
LA chose extraordinaire !
Je suis plante potagère ;
Et mon premier , mon dernier
Le sont comme mon entier .
Par un abonné.
Mots de l'Enigme , du Logogryphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
7
Le mot de l'Enigme est Mortier ( bonnet de velours noir
porté par les présidens des parlemens ) . Mortier ( vase
pour piler) . Mortier ( mélange de terre , de sable ou
de ciment , etc. ) . Mortier ( général de l'armée de
Hanovre ).
Celui du Logogryphe est Chien , où l'on trouve nicke.
Le mot de la Charade est Lune-ville.
FRUCTIDOR AN XI. 583
Poésies galantes etgracieuses d'Anacréon , Bion ,
Moschus , Catulle et Horace , imitées en vers
français, et soumises, pour la plupart , au rythme
musical : par M. la Chabeaussière . Un volume
in-8° . Prix : 3 fr. 60 cent. , et 4 fr. 75 c. par
la poste. A Paris , chez Goujon , libraire , rue
Taranne ; et chez le Normant , imprimeurlibraire
, rue des Prêtres S.- Germain - l'Auxerrois ,
no. 42.
ILLy a peu d'auteurs aussi difficiles à traduire
qu'Anacreon et Horace , et pourtant il n'y en a
pas que l'on traduise plus souvent , et en vers et
en prose. Il est vrai d'ajouter qu'aucune de ces
traductions n'a pu jusqu'ici pleinement réussir ;
plusieurs cependant sont l'ouvrage de littérateurs
très-estimables , et il est vraisemblable que le succès
ne leur a manqué que parce qu'ils ont voulu
un succès impossible . Pour ne pas parler des traductions
anciennes , ni de celles en prose , qui se
souvient aujourd'hui des vers de Poinsinet , d'Anson
, de Mérard de Saint - Just , de madame de
France , et de ces mille imitations ensevelies dans
tous les recueils , dans tous les journaux , dans
tous les almanachs ? Après tant d'exemples si peu
propres à encourager , il n'est pas trop aisé de
concevoir comment il se trouve encore chaque
jour de nouveaux traducteurs qui , se faisant illusion
sur leur faiblesse , ont le courage d'entrer
dans cette carrière où tant d'autres sent tombés
avant eux , et où ils doivent tomber eux -mêmes .
M. la Chabeaussière a fait tout ce qu'il a pu
pour soustraire son livre à cette inévitable destinée.
Sa Traduction d'Anacréon , qui , de tous les opuscules
contenus dans ce volume , est incontestable-
004
584 MERCURE DE FRANCE ,
ment le moins heureux , lui a coûté beaucoup de
soins et de travail . On voit , dans une préface écrite
avec autant d'esprit que de goût , qu'il a observé
les défauts de ses prédécesseurs , recherché les
causes de leur peu de succès : il s'est même donné ,
pour ne pas s'égarer avec eux , la peine de s'ouvrir
un chemin nouveau ; peine assez inutile , car ce
chemin nouveau ne l'a pas même mené aussi loin
que quelques autres.- Mais écoutons M. la Chabeaussière
développer lui-même ses idées sur la
meilleure manière de traduire Anacréon , c'est- àdire
, selon l'usage des discours préliminaires , sur
celle qu'il a préférée :
En me rappelant que toutes les Odes d'Anacréon se
>> chantaient , je me suis persuadé que les traduire libre-
» ment , sans les assujettir à des rythmes déterminés ,
» devait nécessairement diminuer pour nous le charme
» et l'intérêt qu'elles avaient pour les Grecs , et je me
» suis étonné que la nation la plus essentiellement chan-
» tante de l'Univers connu , n'eût pas essayé le moyen
» de chanter les Odes d'Anacréon , à-peu-près comme il
» les eût fait chanter lui-même s'il cût été Français. J'ai
» en conséquence travaillé à les soumettre toutes à la
» forme actuelle de nos chansons ; elles peuvent ainsi
s'adapter à des airs connus , ou même exercer le talent
» de nos compositeurs pour en faire de nouveaux . »
M. la Chabeaussière ne s'est pas dissimulé « qu'il serait
» possible que des poésies destinées par leur nature à
» être chantées , perdissent quelque chose à la simple
» lecture ; et il prie ses lecteurs « d'ajouter en idée
» s'ils le peuvent , l'effet présumé de la musique .
>>
"
Mais il me semble que l'effet présumé de l'air
du haut en bas, on compterait les diamans , de
la pipe de tabac , du serin qui te fait envie , et
de beaucoup d'autres de ce goût et de cette force ,
ne peut que nuire beaucoup aux vers de M. la
Chabeaussière , à moins qu'on n'oublie qu'ils sont
traduits d'Anacréon , c'est - à - dire du poète à-la-fois
le plus gracieux et le plus noble. Par exemple , cor
air , du haut en bas , qui est bien ce qu'il y a de
FRUCTIDOR AN XI. 585
plus trivial au monde , est appliqué à l'ode treizième
qui , dans le grec, est écrite avec une extrême
noblesse et une sorte d'enthousiasme , et un luxe
d'expressions presque dithyrambiques. Au reste , le
plus grand défaut de la traduction de M. la Chabeaussière
n'est pas d'être soumise au rythme musical
de quelques airs de Pont- neuf , mais d'être
remplie de vers faibles et durs , d'expression impropres
, et sur-tout d'être extrêmement prosaïque,
ce qui n'est bon dans aucune espèce de chansons ,
soit qu'on les chante ou qu'on les lise.
M. la Chabeaussière se trouvait forcé de traduire
l'ode de l'Amour mouillé , que Lafoutaine
a imitée d'une manière si admirable. Il est fàcheux
pour un auteur d'avoir à soutenir une aussi dangereuse
comparaison . La chanson de M. la Chabeaussière
semblerait peut-être très-jolie sans le
conte de Lafontaine . Je doute cependant que ces
vers qui la terminent pussent jamais paraître excellens
:
L'air
« Le trait vainqueur
>> Brûle mon coeur.
>> Bon , dit - il , camarade !
>> Grâce à ton accueil délicat,
» Va santé reprend son éclat ;
>> Mes armes sont en bon état.
>> Toi seul es bien malade ! >>>
Tandis que tout sommeille , appliqué à de
telles paroles , ne les rendra pas beaucoup meilleures.
Lafontaine avait dit :
« Amour fit une gambade ,
» Et le petit scélérat
>> Me dit : Pauvre camarade ,
>> Mon arc est en bon état ;
» Mais ton coeur est bien malade . >>>
Voilà des vers charmans ; pourquoi les avoir
voulu refaire ? parce qu'ils ne se chantaient pas ;
et M. la Chabeaussière nous dit « qu'il s'est vu
GANT
586 MERCURE DE FRANCE,
» forcé , dans son plan , de lutter malgré tout le
» désavantage des armes. »
Voici la fin de l'ode seizième :
« L'Amour n'a pour vaincre en ces lieux ,
» Ni flotte , ni cavalerie ;
» Mais un bataillon de beaux yeux. . . .
» Oh! la terrible artillerie ! »>
M. la Chabeaussière a parfaitement senti le ridicule
anachronisme de son artillerie de beauxyeux ;
mais il lui a paru que l'image du grec était exactement
rendue. Or voici quelle est l'image du grec
traduit fidellement : « Ce sont des soldats d'une
» espèce nouvelle , dont les yeux me lancent des
>> traits . >>> Qu'est-ce que M. la Chabeaussière
trouve donc de si exact à faire parler Anacréon
d'artillerie ?
L'ode vingtième offre une faute du même genre :
" Je voudrais être cette glace
>>
Qui souvent ramène tes yeux. »
Le mot glace est impropre . M. la Chabeaussière
sait aussi bien que moi que les glaces sont une invention
moderne , et que les anciens ne se servaient
que de plaques de métal poli . Le mot
miroir était ici le seul que l'on pût employer.
Dans cette même ode , Anacréon désire être le
soulier de sa maitresse , son sandalum . Cette idée
n'est pas aisée à rendre en français avec élégance ,
et je ne citerai point les vers de M. la Chabeaus- ·
sière , qui ne me paraissent pas heureux ; j'aime
mieux rapporter le badinage de Voltaire ( 1 ) , à
qui ce souhait d'Anacréon paraissait un peu ridicule
:
« Anacréon , de qui le style
» Est souvent un peu familier ,
(1) Lettre à madame de Choiseul , 26 juillet 1769.
FRUCTIDOR AN XI. 587
» Dit , dans un certain vaudeville ,
» Soit à Daphné , soit à Bathylle ,
» Qu'il voudrait étre son soulier.
» Je révère la Grèce antique ;
>> Mais ce compliment poétique
>> Paraît celui d'un cordonnier . ››
Cette critique n'est pas sérieuse ; si elle l'était ,
elle serait fort injuste ; car le mot grec sandalon
est très- noble , et c'est le parodier que le traduire
par soulier , qui en français est tout-à-fait trivial .
L'ode 32 offre un autre anachronisme d'expression
:
« Ami ! compte , si tu l'oses ,
» Les flots , les sables des mers ,
>> Ou les corolles des roses ,
» Ou les atomes des airs . . . . >>
Les atomes appartiennent à la physique d'Epicure
, et il ne peut en être question dans une ode
d'Anacréon , attendu qu'il y a deux siècles d'intervalle
entre le poète et le philosophe.
Quant aux vers prosaïques , durs , mal rimés , je
'n'en citerai que quelques- uns pour n'en pas citer
trop , si je voulais les citer tous.
« Sur un luth tout nouveau je crois chanter Alcide ;
» Rebelle , il ne répond qu'Amour.
>> Adieu , grands de la terre ! adieu , je me décide ;
» Mon lath ne veut chanter qu'Amour.
Amouret amour riment un peu trop richement.
" Prends ton miroir , vois ton beau teint ;
>> Vois les guirlandes que tu poses....
» Apprends moi , tout au contraire. , . .
» La fatigue , la contrainte
» Me met au seuil du trépas.
» Voyez sur l'onde plus légère
» Se jouer les cygnes plongeurs ;
» Voyez les oiseaux voyageurs
» Saluer la rive étrangère . »
L'épithète de plongeurs rime avec voyageurs ;
588 MERCURE DE FRANCE ,
: mais elle n'a pas d'autre mérite et comment les oiseaux
saluent- ils ? Si c'est de leur chant , il fallait
l'exprimer , et alors le mot voyez ne convient plus.
« Je ne forme qu'un désir ,
» Jouir , jouir ,
» C'est le refrein du plaisir. »
Ne croirait- on pas lire une chanson des rues ?
Peut-on travestir ainsi les vers gracieux d'Ana .
créon ?
« Je danse encore en cheveux blancs ;
» C'est mon front que l'hiver assiége ;
>> Mais mon coeur est dans son printemps.
>> Le volcan brûle sous la neige . »
Tous ceux qui connaissent la manière simple et
naturelle des anciens , verront tout de suite que cette
puérile antithèse du volcan et de la neige , est de
l'esprit très -moderne : M. la Chabeaussière , au lieu
de se pénétrer de l'esprit d'Anacréon , lui a trop
souvent prêté le sien. « Que personne , a dit
» AElien ( 1 ) , ne calomnie le chantre de Teos. >>
Mais n'est - ce pas le calomnier étrangement que
d'en donner une traduction sans exactitude , une
imitation sans ressemblance , et de remplacer ses
vers charmans , élégans et précis par des vers diffus
, faibles et sans couleur ? -- Je ne doute pas
que M. la Chabeaussière ne trouve quelques juges
beaucoup plus indulgens que moi , qui citeront un
petit nombre de couplets tournés avec facilité , et ne
diront rien de tous les mauvais vers qu'ils auront
lus à toutes les pages . Pour moi , qui aime beaucoup
mieux Anacréon que M. la Chabeaussière ,
et la vérité que les complimens , j'ai dit sans restriction
ce que je pensais et ce que j'ai cru juste .
M. la Chabeaussière n'a traduit de Catulle que
(1) Hist. Var. IX. 4.
FRUCTIDOR AN XI. 589
lés deux jolies pièces sur le Moineau de Lesbie ,
et les deux Epithalames ; il y a joint la Veillée
de Vénus , poëme qui , dans quelques éditions , se
trouve imprimé sous le nom de ce poète , mais
appartient évidemment à une époque beaucoup
moins ancienne..
Il y a, dans l'épithalame
héroïque
, une strophe
que tous les gens de goût savent
par coeur , et qui
a été imitée
dans toutes
les langues
. Je citerai
avec
plaisir
la traduction
qu'en a faite M. la Chabeaussière
; elle n'est pas sans défaut
, mais je trouve
cependant
qu'elle
n'est pas sans mérite
.
« Ut flos in septis secretus nascitur hortis ,
» Ignotus pecori , nullo contusus aratro ,
» Quem mulcent auræ , firmat sol , educat imber ,
» Multi illum pueri , multæ optavére puellæ ;
» Idem cum tenui carptus defloruit ungue ,
» Nulli illum pueri , nullæ optavérepuellæ .
» Sic virgo , dum intacta manei , dum cara suis est :
» Cum castum amisit polluto corpore florem ,
» Nec pueris jucunda manet , nec cara puellis .
«‹ La rose , à son matin , du zéphyr caressée ,
>>
Que nourrissent du ciel les salutaires eaux ,
» Que le soleil anime , et que n'a point blessée
>> Le soc du laboureur , ou la dent des troupeaux ,
>> Charme tous les bergers , plaît à toutes les belles ;
>>
>> Mais qu'un doigt indiscret insulte à sa fraîcheur ,
›› Elle perd tout son charme , et pour eux et pour elles ;
>> Et du chaste bocage elle n'est plus l'honneur.
» Ainsi par la décence une vierge embellie
» Commande le respect en charmant les regards ;
» Mais si d'un souffle impur sa pudeur est flétrie ,
» Des belles , des bergers , elie perd les égards ;
>> Elle n'a plus d'amant , elle n'a plus d'amie . »>
M. Noël qui , dans sa traduction de Catulle , a
soigneusement recueilli une foule d'imitations de
ce passage , presque toutes assez médiocres , ne
s'est pas souvenu de celle de Racine , dans son
590 MERCURE DE FRANCE ,
Athalie ( 1). La voici . Il est toujours à propos de
citer les bons vers :
>>
« Tel , en un secret vallon ,
>> Sur le bord d'une onde pure ,
Croft , à l'abri de l'aquilon ,
» Un jeune lis , l'amour de la nature.
>>> Loin du monde élevé , de tous les dons des cieux
>> Il est orné dès sa naissance ;
» Et du méchant l'abord contagieux
» N'altère point son innocence. »>
Il ne faut point chercher l'exactitude dans l'imitation
de la Veillée des fêtes de Vénus ; mais si
l'on y cherche des vers agréables , on en trouvera
beaucoup ; ce morceau est peut - être le meilleur
du recueil : j'en transcrirai quelques strophes.
1 « Elevons tous un temple à Dionée
>>
Hyla , de fleurs émaille ce séjour
>> Hâte l'essor des produits de l'année !
» C'est pour Cypris , pour les soeurs de l'Amour.
» Rassemblez-vous , Nymphes de nos bocages !
>>
Nymphes des eaux , des prés et des forêts ,
» Apportez-lui vos tributs , vos hommages :
>> Par notre encens méritons ses bienfaits !
>> Tout la chérit , tout cède à sa puissance ;
>> Les champs sur-tout , faits pour la volupté :
>> C'est dans les champs que l'Amour prit naissance ;
» Là , fut reçu le fils de la Beauté :
» Brillant d'attraits comme une belle aurore ,
>> Vous l'auriez vu dans un berceau de fleurs ,
» Levant des yeux à peine ouverts encore ,
» Gaiement sourire au baiser de ses soeurs .
>> Tout , de l'amour déjà reçoit une âme ;
>> Le fier taureau l'exhale en mugissant ;
-
(1) Athal. act . 2 , sc . 9. M. Noël a oublié aussi l'imitation trèsélégante
qui se trouve dans le Pastor Fido , Act. 1 , sc . 4 :
« Come in vago giardin rosa gentile , etc. »
Les vers de Racine et du Guarini eussent un peu mieux valu que
qu'il a exhumés des Etrennes du Parnasse.
сейх
FRUCTIDOR AN XI. 59t
» Il fait rugir le tigre qu'il enflamme ,
Et roucouler le ramier caressant .
» Sur son rameau , la douce Philomèle
» Ne se plaint point , mais soupire d'amour , etc. »
On doit bien penser que la traduction des Odes
galantes d'Horace offre de nombreuses imperfections
; on ne conçoit pas que l'on puisse volontairement
s'imposer une tâche aussi pénible . Il y
a dans Horace des grâces , une mollesse , une précision
inimitables. Il faudrait , pour le bien traduire
, non - seulement avoir son talent , ce qui ne
serait pas aisé , mais encore avoir une langue aussi
poétique et aussi hardie que la sienne .
L'ode où Horace ( 1 ) se plaint de la préférence
que Lydie accorde à Thelephe , contient une peinture
sublime des tourmens de la jalousie :
« Tunc nec mens mihi nec color
» Certa sede manet ; humor et in genas
» Furtim labitur, arguens
Quam lentis penitus macerer ignibus.
>>
Ces vers admirables sont imités de Sapho ; mais
imiter ainsi , c'est créer. Que M. la Chabeaussière
va nous paraitre faible !
« Vois de mon front la subite pâleur !
» Vois de mes pleurs la brilante amertume !
» Oui, je perds la raison , la voix et la couleur .
» C'est l'effet dévorant du feu qui me consume , »
que
Que presque toutes ces idées sont mal exprimées !
que ce style est sans poésie , sans couleur !
ces vers sont faibles ! mais que ceux d'Horace sont
beaux !
Dans une autre ode ( 2 ) à cette même Lydie ,
devenue vieille , Horace lui dit que sa porte n'est
( 1 ) Od. 13 , liv. I.
(2) Od. 25 , liv. I.
592 MERCURE DE FRANCE ,
e
plus ébranlée la nuit par les assauts des jeunes
gens , amatque janua limen ; ce que M. la Chabeaussière
traduit par cet hémistiche plein de
douceur :
1
« Ta porte aime son seuil
Horace ajoute :
" ... Audis minus et minus jam :
» Me tuo longas pereunte noctes ,
» Lydia , dormis . »
et M. la Chabeaussière remarque savamment que
ces deux vers élégiaques étaient sûrement le refrein
commun de toutes les complaintes que les jeunes
Romains chantaient devant la porte de leurs maitresses
. Rien n'est moins sûr que cette observation
; mais ce qui est absolument faux , c'est que
ces deux vers soient élégiaques ; ce nom ne se
donne point indifféremment , comme M. la Chabeaussière
paraît le penser , à tous les vers qui
contiennent des idées tristes , et du caractère de
l'élégie , mais seulement à ceux qui appartiennent
au mètre adopté pour l'élégie , c'est - à - dire à l'hexamètre
héroïque joint au pentamètre . Si M. la
Chabeaussière croit que la complainte de Bion sur
la mort d'Adonis , que les plaintes de Didon dans
l'Enéide , sont écrites/ en vers élégiaques , il se
trompe beaucoup.
Il est incontestable qu'il y a du mérite dans
cette traduction d'Horace , mais il y a aussi trop
de mauvais vers pour qu'on puisse la regarder
comme un bon ouvrage .
Au risque de me faire juger trop sévère , et de
donner des armes contre moi , je citerai l'imitation
de l'ode Donec gratus eram tibi ; elle me
parait une des plus jolies qui aient été faites de
ce morceau , imité tant de fois :
HORACE,
FRUCTIDOR AN XI.
HÓNACE.
Quand je plaisais seul à Lýdie,
» Quand ses bras amoureux ne s'ouvraient que pour mor,
» Mes jours coulaient dignés d'envié ;
» Je préférais ton sort au sort du plus grand rei.
LYDIE.
» Quand Lydie était sans rivale ,
» Quand Chloé , plus que moi , n'embrásait pas ton coeur,
» Vénus n'était que mon égale,
Ilie eût envié ma gloire et mon bonheur.
HORACE.
» Chloé tient mon âme asservie ;
Sa douce voix , son luth enchaînent les amours:
» O Dieux ! prencz toute ma vie ,
» Si je dois à ce prix sauver un de ses jours !
LYDIR.
» Le beau Calaïs m'a ravie ;
» Le ciel même envirait nos mutuels aniours :
» O Dieux ! prenez deux fois ma vie ,
Si je dois à ce prix sauver un de ses jours .
HORACE
» Mais si je te reviens fidèle ,
Et si rien désormais ne peut briser nos noeuds;
» Pour moi si Chloé n'est plus belle ,
» Si je la sacrifie , et te rends tous nies feux .....
LYDIB.
» Calais est la beauté même ;
» Le flot est moins grondeur , moins inconstant que
Triomphe , ingrat ! c'est toi que j'aime ;
» Ton amante veut vivre et mourir sous ta loi . »
>>
toi :
Le volume est terminé par une traduction en
vers de l'épisode de la Ceinture de Vénus , dans
le quatorzième livre de l'Iliade.
Que résulte-t- il de la publication de cet ouvrage
? bien peu de chose pour le plaisir des leoteurs
; rien pour les progrès de la littérature ; rien
Pp
5.
594 MERCURE DE FRANCE ,
pour la gloire des auteurs imités , presque rien
pour celle de M. la Chabeaussière. Je viens de
lire dans la préface du poëme de l'Espérance ,
poëme qui en fait concevoir une si grande des
talens de son auteur , une phrase que je citerai ,
parce que je la trouve d'une justesse infinie : « La
» médiocrité même en ce genre ( la prose ) est
» loin d'être méprisable , et l'on peut lui pardon-
» ner de n'avoir pas l'élégance et la force , lors-
>>
qu'elle offre la justesse et la clarté . Il n'en est pas
>> ainsi de la poésie , les vers médiocres sont juste-
>> ment confondus avec les mauvrais vers .
Comme trois ou quatre bons morceaux dispersés
dans un gros volume de poésie , ne l'empêchent
pas d'être un livre médiocre , je conseille à M.
la Chabeaussière de se pourvoir contre cet arrêt
d'Horace que je transcris bien malgré moi :
" ... Mediocribus esse poetis
» Non homines , non Dí, non concessere columnæ. »
Ω.
VARIÉTÉ S.
Euvres de Colardeau , de l'Académie Française . Quatre
volumes in- 12 . Prix : 6 fr. et 7 fr . 50 cent. par la poste.
A Paris , chez Pillot , libraire , sur le Pont-Neuf , nº 5 ;
Pillot jeune , libraire , place des Trois- Maries , n° . 2 ;
et chez le Normant , imprimeur - libraire , rue des
Prêtres Saint-Germain-l'Auxerrois , nº . 42 , en face du
petit portail.
Le premier ouvrage de ce poète fut une tragédie dans
laquelle l'horreur est poussée au dernier degré , quoiqu'on
n'y découvre rien de tragique . Colardeau était d'un caractère
doux , mélancolique et sentimental ; il pleurait de
joie en écoutant chanter le rossignol , et tremblait de peur
FRUCTIDOR AN XI. 595
cent
des
au moindre bruit de la critique . Ces dispositions n'annonpas
la force d'âme nécessaire pour s'élever aux granconceptions
de l'art dramatique. L'erreur ordinaire
des jeunes gens qui veulent faire des tragédies , est de penser
qu'une narration intéressante à la lecture peut être
mise sur la scène avec succès. Le bel épisode d'Astarbé ,
dans Télémaque , est une des conceptions les plus fortes
de cet admirable ouvrage ; il offre avec la plus grande
vérité le tableau de l'intérieur d'une cour corrompue ; il
peint les suites funestes des passions criminelles , et les
remords , les craintes continuelles qui poursuivent tou
jours le coupable , même lorsqu'un pouvoir absolu semble
le mettre à l'abri des rigueurs de la justice humaine. Cependant
les beautés que l'on admire dans cet épisode ne
sont pas dramatiques. En effet , quels personnages à présenter
aux yeux des spectateurs qu'un tyran aussi lâche que
cruel , qui n'a pas même dans le crime l'énergie des grandes
passions ; qu'une courtisane qui , par une prostitution
publique , est parvenue à partager le pouvoir de ce monstre
? Colardeau , en traitant ce sujet , a fait ses efforts pour
adoucir l'horreur que doit inspirer Astarbé. Il suppose
que cette femme , prête à être unie à un amant dont elle
était éprise , a été enlevée par Pygmalion , et qu'il l'a forcée
à l'épouser ; contrainte à partager le sort du tyran ,
elle est devenue aussi barbare que lui . Cette idée est exprimée
par de fort beaux vers :
Quel hymen ! le cruel , dans sa rage jalouse ,
Venait d'empoisonner sa malheureuse épouse ;
Et dans ce jour encor son frère infortuné
Si cher à nos autels , mourut assassiné .
Orcan , il m'inspira la fureur qui m'anime ,
Et dans ses bras sanglans je respirai le crime ;
Assise à ses côtés sur le trône des rois ,
Je devins politique et barbare à-la-fois :
Enfin , que te dirai- je ? à ses destins unie ,
Le cruel m'infecta de son fatal génie.
Je voulus l'en punir ; mais , pour mieux le frapper ,
Il était soupçonneux , il falut le tromper.
Pp 2
596 MERCURE DE FRANCE ,
On m'aimait ; et bientôt au vain talent de plaire
J'ajoutai l'artifice ; il était nécessaire :
Et , sans te rappeler ces intrigues de cour
Fruits de l'ambition plutôt que de l'amour ,
Je pris sur le tyran cet ascendant suprême
Que donne la beauté sur les souverains même :
J'obtins tout ; je régnai sur son peuple et sur lui.
La peinture de ce caractère est d'une belle couleur ;
mais les développemens peuvent- ils plaire au spectateur ?
La profonde corruption d'Astarbé , l'absence des remords ,
n'offrent aucun résultat moral ou pathétique. Les rôles
faibles de Narbal et de Bacazar , l'amour épisodique de ce
dernier pour une princesse de la cour de Pygmalion , sont
loin de racheter les défauts des deux principaux caractères.
Un grand attentat commis sur la personne de Louis XV
retarda la représentation d'Astarbé ; on craignit quelques
applications : des changemens furent demandés, au poète
qui aima mieux attendre une époque plus favorable que
de s'exposer à mutiler sa pièce.
Pendant ce délai , qui fut de plus de trois années , Colardeau
, impatient de se produire , eut le bonheur de trouver
un sujet d'ouvrage parfaitement conforme à son caractère
et à son genre de talent . Nous avons dit qu'il était tendre
et mélancolique : réservé et timide avec les femmes pour
lesquelles il avait le penchant le plus vif , et dont il fut
souvent trompé , il excella à peindre l'amour malheureux.
Héloïse et Abeilard , ces amans célèbres qui ,
dans un
siècle barbare , ornèrent leur esprit de toutes les connaissances
que l'on pouvait acquérir à cette époque , et dont
les malheurs , le repentir firent excuser les premières
erreurs , enflammèrent l'imagination de Colardeau , et lui
fournirent le sujet de la plus belle héroïde qui ait été
faite dans notre langue doué d'un talent très- distingué
pour peindre les détails d'un tableau , le poète , peu inventif
, ´n'aurait pu que très -difficilement en composer
l'ensemble ; il imita Pope , et quelquefois il surpassa son
modèle. Cet ouvrage est presque aussi connu que nos
FRUCTIDOR AN X I. 597
chefs-d'oeuvres de poésie ; il est peu de jeunes gens qui n'en
aient dévoré la lecture , et qui n'en aient gravé dans leur
mémoire plusieurs passages . Lorsqu'on est parvenu à un
âge où l'on juge avec moins de partialité ces sortes d'ouvrages
, lorsque les passions ont perdu une partie de leur
influence sur les décisions de notre goût , on remarque
quelques défauts dans cette fameuse épître : les transitions
n'y sont pas heureuses ; il y règne un certain désordre
qui paraît moins l'effet de l'amour violent d'Héloïse que
de la négligence du poète ; un petit nombre de pensées
et d'expressions se ressentent des défauts de l'école de
Dorat avec lequel Colardeau était lié : c'est avec peine
que l'on voit dans ce morceau , où règne le sentiment le
plus naturel et le plus tendre , des idées peu conformes au
caractère et à la situation d'Héloïse . Nous n'en citerons
qu'un exemple :
Quels mortels plus heureux que deux jeunes amans
Réunis par leur goût et par leurs sentimens ,
Que les ris et les jeux , que le penchant rassemble ,
Qui pensent a-la-foís , qui s'expriment ensemble ,
Qui confondent la joie au sein de leurs plaisirs ,
Qui jouissent toujours , ont toujours des désirs !
Leurs coeurs toujours remplis n'éprouvent point de vide ;
La douce illusion à leur bonheur préside ;
Dans une coupe d'or ils boivent à longs traits
L'oubli de tous les maux et des biens imparfaits.
Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que les ris
et les jeux ne devaient pas se trouver dans ce passage , et
qu'Héloïse fait de l'amour heureux un tableau qui n'a
jamais pu être tracé par une femme,
La douce élégance qui règne dans la lettre d'Héloïse à
Abeilard , la peinture vraie d'une passion pleine d'intérêt ,
quoique sans espoir , une teinte mélancolique répandue
sur tout l'ouvrage , suppléent à ce qui peut lui manquer
en régularité et en coloris local . Remarquons à cette occasion
que Colardeau n'a point fait abus de la mélancolie
que l'on reproche avec raison à plusieurs écrivains mọ-
Pp. 3
598 MERCURE DE FRANCE ;
:
dernes i l'a représentée d'après l'idée que M. de La
Harpe en a donnée dans ces deux vers :
Sa peine et ses plaisirs ne sont connus que d'elle ;
A ses chagrins qu'elle aime , elle est toujours fidelle.
La lettre d'Armide à Renaud , qui suivit immédiatement
celle d'Héloïse , fut loin d'avoir le même succès.
Colardeau avait rendu ses lecteurs difficiles, et le sujet était
beaucoup moins heureux . Quelle différence en effet entre
Héloïse cherchant à vaincre au pied des autels une passion
qui dans son coeur lutte contre Dieu même , et
l'enchanteresse Armide dont rien ne peut faire excuser
l'amour plus violent que tendre !
La tragédie d'Astarbé fut enfin représentée . Elle obtint
quelque succès ; mais on ne put excuser en faveur du
style pur et élégant , les défauts de combinaison que nous
avons déjà fait remarquer. Colardeau cependant ne se
découragea point : plus propre à imiter qu'à produire ,
il puisa dans le théâtre anglais une pièce dont le sujet
avait de l'intérêt et du mouvement. Les haines héréditaires
des premières familles dans les républiques d'Italie ,
pouvaient donner lieu à des tableaux qui n'avaient point
encore été présentés sur notre théâtre : cette combinaison
nouvelle , que l'on a souvent imitée depuis , se trouve
très -bien développée dans la tragédie de Caliste , qui eut
peu de succès dans la nouveauté , mais que l'on a souvent
remise.
Les imitations , le genre descriptif convenaient plus au
talent de Colardeau que l'art dramatique qui exige dans le
poète de grandes ressources d'invention. Son caractère lui
avait inspiré beaucoup de goût pour les Nuits d'Young
que Le Tourneur venait de traduire. Ces poëmes , qui
n'ont aucun plan , qui sont remplis de vaines déclamations
, et dans lesquels les mêmes idées reviennent sans
cesse , avaient obtenu un grand succès à cette époque où
le genre sentimental était en faveur . Colardeau sacrifia à
la mode , et traduisit en vers les deux premières nuits.
FRUCTIDOR AN XI. 599
"
Quoiqu'elles présentassent de très-beaux détails , la monotonie
, qui se fait plus sentir dans la poésie que dans la
prose , empêcha de les lire , et détermina le traducteur à
abandonner son entreprise . Son penchant pour l'imitation
le porta à mettre en vers le Temple de Gnide. Ce roman
échappé à Montesquieu présente des détails très-favorables
à la poésie : Colardeau , en les amplifiant , leur a donné un
charme dont la prose ne peut approcher ; mais l'original
offre aussi quelques-unes de ces idées profondes dont on ne
peut altérer la précision sans les dénaturer : c'est l'écueil
que le poète n'a pu surmonter. On peut se convaincre de
la vérité de cette observation , si l'on compare le tableau
des moeurs des Sybarites tracés en prose par Montesquieu ,
et les vers de son imitateur. Les hommes de Prométhée ,
^petit poëme imité d'un morceau de prose de M. de Querlon
, fournit à Colardeau les moyens d'exercer son talent
pour le genre descriptif. Ce poëme , très-agréable dans
quelques détails , n'est pas conduit avec assez d'art ; les sentimens
, très- inférieurs aux descriptions , offrent des idées
trop peu suivies , et des vers où la justesse est sacrifiée à
des cliquetis de mots ; défaut essentiel de l'école de Dorat ,
que Colardeau , qui lui était si supérieur , n'aurait jamais
dû imiter ni consulter. L'ouvrage où ce poète déploya
avec le plus d'avantage le talent qui lui était propre est
l'Épître à Duhamel : on y voit cet amour vrai de la campagne
que Colardeau conserva toujours . Quelques détails
didactiques peuvent être comparés à tout ce que nous
avons de meilleur dans ce genre ; on en jugera par le
morceau suivant :
Si jadis tes aïeux parèrent ta maison
Des bizares beautés d'un gothique écusson ,
Dans tes jardins par-tout je vois que ton génie
L'orna plus sagement des travaux d'Uranie :
Ici , sur un pivot , vers le nord entraîné ,
L'aiman cherche à mes yeux son point déterminé ;
Là , de l'antique Hermès le minéral fluide
S'élève au gré de l'air plus sec ou plus humide ;
Ici , par la liqueur un tube coloré ,
Pp 4
600 MERCURE DE FRANCE,
De la température indique le degré
Là , du haut de tes toits , incliné vers la terre ,
Un long fil électrique écarte le tonnerre ;
Plus loin , la cucurbite , à l'aide du fourneau ,
De légères vapeurs mouillent son chapiteau ;
Le règne végétal analysé par elle ,
Offre à l'oeil curieux tous les sucs qu'il recèle ;
Et plus haut je vois l'ombre , errante sur un mur ,
Faire marcher le temps d'un pas égal et sûr .
L'auteur donne une idée du goût qui régnait de son
temps. La tirade suivante est dirigée contre la secte prétendue
philosophique qui réduisait tout à une froide ana
lyse , et qui s'était réservée exclusivement la distribution
des palmes littéraires :
Des remparts de Paris fuyons le vain tumulte.
Quel besoin m'y rappelle , et qui voir aujourd'hui ?
Le mérite oublié , le talent sans appui ;
L'aimable poésie à jamais exilée ,
Aux traits du bel esprit sans pudeur immolée ;
Une froide analyse à la place du goût ;
La raison qui dessèche et décompose tout ;
Des écrivains du jour le style énigmatique ;
Du contraste des mots le choc anthitétique ;
Un faste sans éclat , un vernis sans couleur ,
Des surfaces sans fond , des éclairs sans chaleur ;
La gloire des beaux arts ou souillée ou perdue ,
Et leur palme flétrie à l'intrigue vendue .
nulle
Colardeau laissa en mourant une comédie qu'il avait eu
la sagesse de ne point livrer aux hasards de la représențation.
Cette pièce est entièrement dans le genre des comédies
de Dorat nul caractère tracé fortement , :
situation dramatique ; tout se réduit à un persiflage qui
pourrait être agréable dans une épître , mais qui n'a rien
de théâtral : quelques vers sont tournés avec grâce ; telle
est cette image de la joie d'un financier :
Ce petit financier , dans sa courte épaisseur ,
Etouffait de plaisir. . . . Sa figure était bonne i
Le rire s'exprimait dans toute sa personne.
FRUCTIDOR AN XI. 601 ნი
Quelques poésies fugitivescomplètent les quatre volumes
que nous annonçons ; plusieurs sont agréables , toutes sont
vérsifiées avec facilité. Ce poète , dont l'imagination n'était
pas vigoureuse , et dont la santé fut toujours faible , mérite
d'être compté parmi les écrivains dont la conduite a
honoré la république des lettres à une époque où l'ambition
, l'intrigue et l'esprit de faction faisaient et défaisaient
les réputations. Comme il a toujours imité , on ne peut
raisonnablement lui accorder que le talent de bien faire
des vers , et c'en est un plus rare qu'on ne le croit géné¬
ralement,
Il avait commencé une tradution de la Jérusalem déli- .
vrée ; il renonça à ce travail en apprenant que Walelet
s'en occupail ; craignant qu'on n'abusât de son manuscrit ,
quelques jours avant sa mort il brûla lui-même les chants
qu'il avait déjà mis en vers : cette générosité , si rare entreles
hommes de lettres , recommande la mémoire de Colar
deau à la postérité , autant que l'Héroïde d'Héloïse et
l'Etre à Duhamel , les deux meilleurs morceaux de
ses ceuvres.
P.
La nouvelle Ruth , étrenne aux vieillards , pour le premier
vendémiaire , an XII.
La vertu n'a point d'âge :
En tous temps , en tous lieux , elle embellit le
Et , şur le front blanchi de la caducité ,
Montre encor de ses traits l'immortelle beauté.
sage ,
A mesure que le monde vieillit , cet adage déjà ancien ,
qu'il n'y a plus rien de nouveau sur la terre , acquiert
chaque jour un nouveau degré de certitude. Les hommes ,
depuis longtemps , ont parcouru le cercle des rapports
qui peuvent exister entr'eux ; l'imagination des poètes ou
des romanciers a épuisé toutes les combinaisons possibles
de descriptions et d'aventures , et nos actions , comme nos
écrits , ne sont plus que des répétitions souvent assez insi602
MERCURE DE FRANCE ,
pides de ce qu'ont fait ou écrit nos prédécesseurs. Il n'y a
pas de roman moderne , d'historiette du jour , dont on ne
puisse retrouver le fond dans quelque ancienne chronique ,
qui n'a pas davantage elle-même le mérite de l'invention
et a été puisée dans une source plus ancienne encore.
C'est ainsi qu'en remontant toujours à la première origine
des choses , on arriverait enfin à un très-petit nombre de
faits aussi vieux que le monde , qui semblent se perdre
dans la nuit des temps , et qui , défigurés de toutes les
manières , sont les fondemens incontestables de tout ce
qu'on nous débite de vrai ou de faux sur la terre depuis
plusieurs milliers d'années. Il en résulte qu'aujourd'hui
l'on n'invente plus rien ; la mémoire fait seule tous les
frais , et l'art de produire n'est que l'art de varier les formes
et de déguiser ses larcins.
C'est sans doute à cette stérilité d'invention qu'il faut
attribuer le discrédit où tombe de plus en plus la lecture.
On n'a jamais tant imprimé , et pourtant il est vrai de
dire qu'on n'a jamais si peu lu . On parcourt , on feuillette
les livres ; une ligne fait deviner une page ; quelques
pages donnent la clef de tout un volume. Il suffit d'avoir ,
dans sa première jeunesse , puisé aux grandes , aux véritables
sources , pour contracter le reste de sa vie une sorte
de paresse qui approche du dégoût , dès qu'il s'agit d'ouvrir
un livre , et pour ne pouvoir s'arrêter une heure de
suite sur un ouvrage quelconque . Tout ce qui sort de la
presse ne fait que rappeler des souvenirs à un homme qui
a un peu d'érudition ; il compare ce qu'il lit avec ce qu'il
sait , et malheur à l'auteur si , comme il arrive le plus
souvent , la comparaison n'est pas à son avantage.
Si cependant , au milieu de ce dégoût presque insurmontable
qui vient bientôt s'emparer du lecteur le plus
intrépide , on vient lui offrir un de ces ouvrages qu'il a
Jus et relus vingt fois , qu'il sait par coeur , une de ces
vieilles histoires avec lesquelles il a été bercé , mais qui ,
malgré leur simplicité , ou plutôt à cause d'elle , conservent
toujours un air de fraîcheur et de jeunesse ; tout-à(
FRUCTIDOR AN XI . 603
coup il s'épanouit , son front se déride , ses sens assoupis
se réveillent , ses facultés presqu'éteintes se raniment , il
n'a d'yeux que pour ce qu'il lit , ou d'oreilles que pour ce
qu'il entend.
Le plus ancien de tous les livres , la Bible est aussi
celui où l'on retrouve le plus de ces traits qui , par leur
beauté sublime ou par leur naïveté touchante , font les
délices de ceux dot l'esprit et le coeur ne sont pas corrompus
, et qui ont conservé le sentiment du beau ; mais en
même temps ces traits font le désespoir de quiconque
cherche à les imiter.
C'est ainsi que l'histoire de Ruth a , dans les livres
saints , un charme inexprimable que n'a pu reproduire
aucun de ses imitateurs. Simplicité de récit , vérité de
dialogue , réunion de toutes les circonstances qui peuvent
intéresser en faveur de Ruth et de Noémi ; tout s'y trouve
à un degré éminent , et est tellement lié aux moeurs du
pays , qu'il est impossible de révoquer en doute l'authenticité
du fait , et de ne pas croire à la véracité du narrateur.
Nous invitons ceux qui liront la Nouvelle Ruth à la
comparer avec l'ancienne , et ils devront du moins à l'imitateur
le plaisir de leur avoir fait relire le modèle. Ce
n'est pas que nous voulions borner là son mérite ; et quel
ques citations que nous allons faire prouveront qu'il peut
intéresser par lui-même . Il a choisi la forme de l'Ilylle.
Télamon est , comme Booz , un riche vieillard qui vit à la
campagne.
Détrompé des faux biens que le vulgaire adore ,
Sur un côteau riant que regarde l'aurore ,
TÉLAMON habitait un séjour enchanteur.
De champs et de troupeaux opulent possesseur ,
Ce n'était pas pour lui qu'il avait ces richesses .
Sa main abondamment en faisait des largesses ,
Et chacun se croit riche autour de TELAMON ,
Quand l'été lui promet une riche moisson.
Ami cher aux beaux arts , amant de la nature ,
Des Muses et des champs animant la culture ,
Il semblait tout avoir dans ce charmant séjour.
604 MERCURE DE 1 FRANCE ,
Hélas ! tout lui manquait ..... ; il vivait sans amour.
Il est vrai que du temps la fatale vitesse
Déjà l'avait conduit au seuil de la vieillesse ;
Que déjà TÉLAMON , dans ses riches guérêts ,
Avait soixante fois vu rajeunir Cérès.
Aimer à soixante ans , c'est s'y prendre un peu tard ;
mais on ne compose pas avec son étoile , et le malheureux
Télamon était par la sienne irrésistiblement entraîné
vers l'amour;
Il aimait sans objet ; et cette ardeur brûlante
Qui dévore un amant du besoin d'une amante,
Après avoir en vain exhale sa fureur ,
Inspirait à son âme une douce langueur.
Ah ! disait -il alors aux oiseaux du bocage ,
Pourquoi frapper mon coeur d'un si tendre ramage ?
Pourquoi vouloir troubler mes innocens loisirs ,
7
Et de mes sens éteints rallumer les désirs ?
Mais c'est en vain qu'il invoque le silence des oiseaux
qu'il en appelle même à sa raison.
Souvent , au fond des bois , solitaire et rêveur ,
Son anstère raison interrogeait son coeur :
((
Pourquoi ces vains soupirs ? cette vague tristesse ?
» Ces désirs inquiets ? cette obscure mollesse?
» Sors de ce vil repos. Déjà , dans ces vallons ,
» Des flots d'épis dorés inondent tes sillons
» Leur tige se dessèche , et leur tête superhe
» Se courbe , en invoquant le repos de la gerbe .
>> .
>> La vigne , avec raison , de ta lenteur surprise ,
>> Veut , pour la soulager du fardeau de ses fruits ,
>> Qu'à ses débiles bras tu prêtes des appuis.
2)
C'est ainsi que la voix de la raison sévère
De TÉLAMON encore aigrissait la misère ;
1
Car ses conseils , hélas ! n'étaient plus de saison.
Le coeur , quand l'amour parle , entend-il la raison ?
Un jour , près d'une grotte , au bord d'une fontaine ,
Lieu désert , où souvent il déplorait sa peine ,
Il demandait au ciel , que , terminant son soft ,
FRUCTIDOR AN XI. 605 .
1
Il ouvrit à ses voeux l'asile de la mort :
Tout-à-coup sort du fond de l'antre solitaire ,
Et s'avance en tremblant une jeune bergère ,
Au front doux et modeste , au regard caressant.
Cette jeune bergère vient lui déclarer que , sur le bruit
de ses vertus , elle est devenue amoureuse de lui ; qu'ellemême
, tourmentée du besoin d'aimer , ne trouvait personne
digne de fixer son coeur :
« Inutiles souhaits ! tout trompe mon attente.
>> De nos riches salons la jeunesse brillante
>> Ne présente à mes yeux que frivoles galans
>>
D'insipides beautés insipides amans.
» Dans ce vain tourbillon d'atomes méprisables ,
>>
Quelques-uns , j'en conviens , me parurent aimables ;
>> Mais mon illusion ne dura pas long-temps ,
» Et mon coeur repoussait ceux qu'attiraient mes sens . >>
Télamon en croit à peine ses yeux ; il s'imagine voir
une divinité ; il se prosterne devant elle ; enfin il demande
et obtient des détails sur la passion subite de sa nouvelle
amante. Pauline , c'est son nom , n'aspire qu'à imiter la
Pauline de Sénèque , en s'unissant à un vieillard. « Vois ,
dit-elle ,
>> Vois cette autre PAULINE , au printemps de sa vie .
>> S'unir au sort d'un sage à la tête blanchie ;
» De Sénèque , orgueilleux d'obtenir son amour ,
» S'énorgueillir aussi par un tendre retour ;
» L'aimer comme un amant, l'honorer comme un père ,
» Et parsemer de fleurs la fin de sa carrière.
>>
Que dis-je ? Vois PAULINE affrontant un bourreau ,
>> Par un chemin sanglant s'avancer au tombeau,
» Plutôt que de survivre au vieillard qu'elle adores ››
La moderne Pauline se trouve être la fille de Damon ,
célèbre avocat , à l'éloquence duquel Télamon doit la conservation
de sa fortune , et dont la tête est tombée sous la
faulx révolutionnaire ; la reconnaissance vient encore.fortifier
l'amour , et le nouveau Sénèque s'écrie :
« O PAULINE !... O ma fille !... O fille de Damon !
» Ton père n'est point mort.... Vois-le.dans TéLAMax.
[
606 MERCURE DE FRANCE ;
» Mais que dis-je , ton père ? Ah ! puisque ta jeunesse
>> Des fleurs de son printemps veut parer ma vieillesse
» J'adopte avec transport un titre encor plus doux.
» Viens , PAULINE , suis-moi ; suis ton heureux époux . »
Nous ne savons pas si les amours de Télamon feront
fortune ; mais nous sommes sûrs qu'on lira ses vers avec
plaisir , comme l'épanchement d'une âme pure et honnête ,
qui cherche à faire partager aux autres les sensations
agréables qu'elle a sans doute éprouvées ; comme le fruit
des loisirs d'un homme aimable qui a fait passer dans son
style la facilité de ses moeurs.
ANNONCES.
Elémens de Statique , par Louis Poinsot. Volume in-8°.
figures. Prix : 4 fr . 20 cent , et 5 fr. franc de port par la
poste ;
A Paris, chez Calixte Vollant, libraire , quai des Augus
tins , nº. 25 .
Le même libraire vient d'acquérir les Euvres complètes
de Voltaire , 45 vol. in- 4° . , ornés de 54 figures , qu'il
donnera à 110 fr . jusqu'au 30 pluviose ; passé ce temps ,
il les mettra à son ancien prix , qui est de 300 francs..
On sépare les tomes XXXI à XLV , à 54 fr.; et au 30
pluviose , 120 fr.
Fastes du Peuple Français , par Thernisian- d'Haudricourt
, n°. IV de la première livraison , contenant trois
gravures représentant , 1 ° . l'intrépidité de vingt-deux marins
, qui s'échappent des prisons de Gibraltar et qui s'emparent
d'un vaisseau , nommé le Temple , qu'ils ont vendu
à l'Orient 419,000 liv . ; 2° . Stamphly , sergent à la division
Régnier , abandonnant pour toujours sa paie de
sergent à son ami Lhuillier , sergent des grenadiers du
premier bataillon de la neuvième demi-brigade , qui avait
perdu la vue à la suite d'une longue ophtalmie ; 5 ° . et
Catherine Robaine , de Voimont , près Nancy , âgée de
vingt ans , traversant les flammes pour sauver les bestiaux
et le jeune fils de Nicolas Harmant , dont la maison était
embrasée .
On souscrit , pour cet ouvrage , à Paris , chez Potier ,
rue de Seine , faubourg Saint- Germain , n° . 1434 , en face
l'Hôtel de la Rochefoucault , et au bureau de l'auteur ,
même maison .
Ces différens ouvrages se trouvent aussi chez le Normant,
imp.lib. , rue des Prêtres St.-Germain -l'Auxerrois , nº. 42.
"
FRUCTIDOR AN XI. 607
POLITIQUE.
On à enfin reçu à Paris des papiers anglais ; leur série
va jusqu'au 26 août . S'ils nous apprennent rien de positif
sur la médiation du nord , le rappel du lord Nelson ,
les conférences qu'il a avec les ministres , le secret dont
on enveloppe toutes les opérations , l'interruption de
toute communication entre les deux pays , l'arrivée en
Angleterre de deux généraux français , les proclamations
qu'on prépare et qui sont peut- être déjà jetées sur nos
côtes ; si toutes ces circonstances ne prouvent pas démonstrativement
que l'Angleterre ait l'intention de prévenir
la France dans la visite que celle- ci lui prépare ,
au moins donne- t- elles à présumer qu'elle veut avoir la
politesse de la lui rendre immédiatement . Nous avons
lieu de croire qu'on s'occupe d'avance en Angleterre du
désastre de notre expédition , de l'impression qui en résultera
parmi nous , et des moyens d'en tirer parti pour
un plan contre-révolutionnaire . Quoique cette malice
ait un peu plus d'esprit que tout ce que les têtes anglaises
ont produit jusqu'à présent en ce genre , elle n'en
est pas selon nous plus sensée. La manie de certaines
personnes est de croire que l'édifice actuel de la France
est tel que le premier souffle va l'ébranler , la première
impulsion le renverser . Les plus habiles se réduisent à
trouver la force du chef de l'Etat dans quelques baïonnettes
qui entourent sa demeure . A peine vont- ils jusqu'à soupçonner
tout ce qu'il a de puissance dans les millions de
nouveaux intérêts dont l'action seconde son action , et dont
l'existence est liée à la sienne . Nous ne contestons pas que
le désastre d'une expédition en Angleterre ne fût vivement
senti . Cependant , si l'effet en était d'amener sur notre sol
une armée anglaise avec l'intention de changer la forme
de l'Etat , nous pouvons croire désastre n'aurait pas
que ce
le résultat qu'on en attend .
608 MERCURE DE FRANCE,
Il n'est pas inutile de remarquer que ce même général
Dumourier , qu'on appelle aujourd'hui en Angleterre ,
n'avait pas été aussi bien traité sous le ministère précédent.
Le lord Grenville se contenta de répondre quand on
lė lui proposa : « Qu'il nous envoie ses plans ; nous n'a-
» vons que faire de sa personne. » En effet , une partie
de l'Europe s'obstinait à voir en lui l'homme de 1791 ,
c'est-à - dire le ministre jacobin . Il avait eu beau recouvrir
son ancien bonnet rouge d'une toge de monarchie constitutionnelle
; ce changement même avait ou peu de succés.
Le ministre qui dirigeait pendant un temps le cabinet de
Vienne put tolérer dans une certaine proclamation des expressions
de liberté qu'il regardait comme un leurre ; mais
ellesne lni furent pas plutôt rapportées comme les sentimens
réels du transfuge , que toute faveur lui fut retirée , sa
pension supprimée. Le feu et l'eau allaient lui être interdits
dans toute l'Europe , sans la ville de Hambourg ,
dernier refuge de ceux qui n'en ont pas d'autres. A la fio,
Dumourier a fait de sa monarchie constitutionnelle, ce
qu'il avait fait de son bonnet rouge ; il a trouvé que le
pouvoir absolu est le seul qui puisse convenir aux hommes
en général et sur-tout aux Français. Des-lors on a commencé
à mieux le juger , ses pensions lui ont été rendues ,
il a été un objet d'attention de la part de personnages
considérables. Après, une pénitence exemplaire et une
expiation qui a été jugée convenable , le voici en alliance
offensive et défensive avec l'Angleterre.
Il est des hommes auxquels semble attachée je ne
sais quelle fatalité qui les met toute leur vie en contradiction
avec eux-mêmes. M. Addington disait dernièrement
de M. Wyndham que toute sa vie était occupée à réparer le
lendemain ses imprudences de la veille ; nous ne savons
si cette censure est bien juste . Quelques politiques ont
jugé avec la même rigueur M. de Calonne. Recherchant
avec sévérité ce qui s'est passé d'abord aux notables , cet
qui s'est pratiqué ensuite à Coblentz , ils ont dit de lui :
qu'il avait fait la révolution qu'il voulait empêcher , et
empêché
REP.PRA
C
-1
FRUCTIDOR AN X I.
sod
empêché la contre-révolution qu'il voulait faire. Ceri
est singulier dans le général Dumourier n'est pas seul
ment de le voir successivement moteur de la révolution et
armé contre elle ; il faut savoir que pendant tout le temps
qu'il a été commandant à Cherbourg , il n'a cessé de rêver
des projets de descente en Angleterre , et dont les plans sont
aujourd'hui dant nos bureaux . Aujourd'hui , repentant sur
cet objet comme sur beaucoup d'autres , le voilà qui
cherche à annuller ses propres conceptions. Employer
une partie de sa vie à faire des blessures , une autre à
les réparer il n'est pas de poète qui ne se rappelle la
lance d'Achille.
Beaucoup plus circonspect dans ses mouvemens , ainsi
que dans ses opinions , le général Pichegru a obtenu toujours
plus de considération . Un des princes français faisant
allusion à un mot très-connu , l'annonça un jour de la
manière suivante : « Messieurs , le général Pichegru , bon
à présenter à ses amis et à ses ennemis . » Sa campagne de
Hollande a été très-brillante . Nous ne savons si comme
militaire il ne faudrait pas lui préférer sa campagne du
Hundsruck. Dans la première il avait une grande supé
riorité de forces ; dans la seconde une infériorité decidée.
Quoiqu'ilen soit , l'événement a montré que de grands
talens militaires ne sont pas toujours accompagnés de
grandes conceptions politiques. Le vainqueur duprince
de Cobourg , enfermé dans une cage pour être transporté
à la Guyane , n'est pas un exemple moins frappant
de la différence des deux carrières . des revers en gé-
7 que
néral et des vicissitudes humaines...
On peut penser ce qu'on voudra de ces deux personnages .
Ils nous paraissent seulement bien mystifiés , s'ils se croient
propres à opérer quelques mouvemens en France. On peut
s'émerveiller également , et de l'usage qu'on n'en a pasfait ,
et de l'usage qu'on en veut faire . Sous le comité de salut public
et immédiatement après sa retraite de l'armée française,
nous ne dirons pas que Dumourier n'eût pu être un trèsbon
instrument. A une époque plus récente , lorsque nos
Q q
5.
cer
610 MERCURE DE FRANCE ,
armées , dirigées par le directoire , étaient battues de
toutes parts , nous ne dirons pas que le général Pichegru ,
à la tête d'une armée bien composée , n'eût pu faire une
grande impression. Mais l'Angleterre soudoyait alors l'Autriche
et la Russie . Elle appelait, des Palus-Méotides et des
bords de la mer Caspienne , des précepteurs pour faire la
police et rétablir l'ordre en France . Toute l'Europe admirait
comment il se faisait que sur ce grand théâtre le personnage
le plus important fût le seul qui n'y parût jamais .
On admirait comment il se faisait qu'on soudoyât tant de
puissances qui n'avaient pas besoin d'être soudoyées , et
qu'on ne soudoyât pas celui pour qui tout était dirigé ,
et qui seul avait besoin de l'être . C'était sans doute une
chose absurde que d'imaginer de faire entrer des armées
étrangères en France , et d'y présenter ensuite un roi qui
se serait découvert tout - à- coup dans les bagages ; mais ily
avait au moins quelque bon sens à dire aux nations de
tâcher de pacifier la France , parce qu'elle était troublée ;
de quel front ose -t-on leur dire aujourd'hui de venir la
troubler , parce qu'elle est pacifiée ? Nous ne contesterons
point le talent des deux genéraux dont nous venons de
parler ; mais en les croyant de très-grands acteurs , en
supposant même, qu'avant d'arriver en Angleterre , ils ont
bien appris leur rôle , tout ce que nous pouvons leur dire
avec toute la France , c'est que la pièce est finie .
Nous sommes fâchés de voir associés à des projets chimériques
, le nom de personnages entourés de toute l'illustration
du rang et du malheur . On parle d'une assemblée
des princes français tenue à Londres. Il faut se souvenir
que les princes anglais se sont eux - mêmes enrôles comme
soldats dans les corps de volontaires . D'après cet exemple ,
si les princes français , comme nous aimons à le croire ,
ont voulu offrir leurs services personnels au toit hospitalier
qui les a reçus , ils auront fait autant ou plus qué la
délicatesse de leur position le demande . Mais , si se plaçant
hors des termes de cette hospitalité , leur esprit s'est laissé
prévenir pour des entreprises désespérées ; si sur-tout , ce
FRUCTIDOR AN XI. 611
qui ne nous paraît pas vraisemblable , leurs voeux pouvaient
s'attacher sériensement à l'humiliation de leur pays ,
ils
démontreraient mal les sentimens qu'on doit attendre de
leur part. Il n'est pas d'Anglais qui ne s'empresse de rappeler
que le dernier des Stuards se tenait orgueilleux jusques
dans ses revers , du courage que lui avaient opposé
ses compatriotes. Les descendans de Saint- Louis ne peuvent
oublier que ce prince , dont ils aiment à rappeler les sentimens,
battait les Anglais à Taillebourg , et qu'il fut occupé
une partie de sa vie à leur faire respecter le traité d'Abbéville
, comme on s'occupe en ce moment à leur faire respecter
le traité d'Amiens.
,, “ ,
i 11
Notice sur la Prusse , sur la nature de son gouvernement
, de son administration et de ses institutions.
Nos lecteurs ont pu voir , dans les détails d'une fête
annoncée pár divers journaux , le toast porté par son excellence
M. le marquis de Luchesini au grand homme qu
gouverne la France et qui s'est toujours montré le meilleur
ami du roi mon maître. Les sentimens que s'accordent les
deux chefs nous ont inspiré la pensée de tâcher de cimenter
encore l'affection que se portent les deux peuples par une
connaissance plus exacte de leurs gouvernemens et de
leurs lois. Resserré dans l'espace très- circonscrit de cette
feuille , si nous ne pouvons remplir cette tâche dans toute
son étendue , nous offrirons au moins quelques traits qui
pourront faire apprécier la constitution actuelle de la
Prusse , ainsi que son régime intérieur .
La Prusse est une monarchie qu'on peut regarder comme
absolue , relativement à son gouvernement politique ;
mais quant aux rapports ordinaires des citoyens avec le
gouvernement et l'administration , rien ne présente plus
l'image de la liberté. Il n'y a , dans aucun gouvernement ,
un respect plus inviolable pour les propriétés privées ,
ainsi que pour les droits territoriaux des seigneuries ter-
Qq a
612 MERCURE DE FRANCE ,
ritoriales. Les droits féodaux ont , quant à la puissance
civile et adininistrative , subi des restrictions sages. Les
provinces ont des états , mais ils ne peuvent se mêler
que de ce qui regarde la répartition des charges. Comme
l'impôt foncier ne varie pas , étant considéré plutôt comme
un cens royal , que comme une taille , le pouvoir du gouvernement
est par cela même très -limité. Ce sont les impôts
indirects qui forment le principal revenu de la
Prusse. Les Etats n'ont à cet égard que le droit de représentation.
Leurs priviléges sur ce point ont même reçu
récemment un grand échec.
Il résulte de ce premier point de vue que , s'il n'y a pas
égalité entre les ordres quant aux propriétés , puisque le
roturier ne peut posséder de terres nobles ou seigneuriales ,
il y a au moins égalité à beaucoup d'autres égards , et
notamment relativement aux charges nationales .
L'ordre hiérarchique , judiciaire et administratif , est
gradué en Prusse d'une manière précise . Les rapports qui
arrivent au souverain , étant forcés de passer par cette
filière , les surprises qui peuvent lui être faites , sont rares.
Tout sujet peut écrire directement au souverain. Les
lettres sont ouvertes en sa présence , répondues sur-lechamp
; la réponse est envoyée directement , si la nature
de l'affaire l'exige ; ou seulement aux ministres , ou aux
tribunaux , si elle les concerne . Cette communication
directe a l'avantage d'être un rempart contre les vexations
intermédiaires ; elle a aussi l'inconvénient d'occasionuer
envers ceux - ci des reprimandes peu méritées. Mais ,
comme ils ont à leur tour la même ressource les méprises
ne peuvent être que passagères et deviennent souvent
un creuset d'épuration utile . Ce petit cabinet privé
du roi , composé de trois conseillers-secrétaires , faisant de
jour à autre le travail avec lui , est en quelque sorte un
contrôle général de toutes les parties , et un principe de
mouvement pour le tout.
C
་ ་ །
2
A la tête de la hiérarchie administrative se trouve le
grand directoire composé des ministres , de quelques conFRUCTIDOR
AN XI. 613
seillers d'Etat , ayant voix comme les ministres , et de
quelques conseillers référendaires , c'est- à-dire , seulement
rapporteurs. C'est-là que toutes les lois , même de justice ,
sont envoyées d'abord. Le directoire peut faire des remontrances
, mais le persisté du roi les annulle.
Les règlemens , privés dans chaque partie , sont quelquefois
envoyés seulement aux ministres dirigeans ou cette
partie d'affaires , ou cette partie du royaume ; car tout le
royaume est partagé à cet égard entre quatre ou cinq
ministres .
Cette grande division administrative varie. On confie un
plus ou moins grand nombre d'arrondissemens à un ministre
; mais la formation de ces arrondissemens est invariable.
Chacun d'eux à à sa tête une chambre de justice royale ,
à laquelle ressortissent les justices subalternes , tant royales
que seigneuriales ; mais cette chambre elle-même ressort
à un tribunal suprême , séant à Berlin , pour toute la
monarchie.
Chaque arrondissement a une chambre des domaines
qui régit toute la partie domaniale et fiscale . La chambre
des domaines peut être comparée en quelque chose aux
préfectures françaises : le président y a , comme le préfet ,
des attributions particulières ; mais en général tout doit
être traité , particulièrement le contentieux des impositions
, voyeries , redevance , police , de concert avec les
conseillers , qui sont au nombre de six , huit , ou dix ,
suivant la force de l'arrondissement . Nobles et roturiers
sont également susceptibles d'être conseillers de ces chambres
l'homme de haute naissance y débute comme les
autres , par être secrétaire , puis référendaire , puis conseiller
délibérant ; seulement il arrive en général qu'il va
plus vite , parce qu'il n'y a pas d'ordre d'ancienneté fixe .
Chaque arrondissement est divisé en cercles composés
d'un certain nombre de paroisses. Chaque cercle est sous
la direction d'un conseiller , qui doit être propriétaire
d'un village dans le cercle , et par conséquent noble ; car
les nobles seuls peuvent acheter les terres seigneuriales.
Qq 3
614 MERCURE DE FRANCE ,
-
Ce noble , dans ce cas , est ce que sont les sous préfets ,
c'est-à - dire , un peu plus que n'étaient nos subdélégués .
Il y a un greffier payé par l'État , et un médecin soignant le
cercle. Il a sous ses ordres tous les maires pour la police et
l'ordre public ; il surveille les, percepteurs d'impôt foncier ,
les baillifs , et constate les vexations des percepteurs d'impôts
indirects. Il gouverne ainsi le canton , en recevant
toutefois les ordres de la chambre ; mais , si elle abusait
de ses pouvoirs , il peut écrire au ministre dont il dépend
, même au roi.
Ce noble chef de cercle est nommé par le roi , quelquefois
sur la recommandation de l'assemblée des étatsprovinciaux
; souvent d'office.
Tout paysan est aux ordres du chef de cercle. Ces ordres
sont transmis par le maire . Y a - t- il un incendie
dans le canton ? tout maire est tenu d'y arriver avec la
pompe de son village : car tout village a une pompe. Il
lui conduit , en outre , autant d'hommes qu'il y a de feux .
Il en est de même dans les émeutes ; tout paysan dọit lui
prêter main- forte . Enfin , c'est lui qui fait le rôle de conscription
militaire.
Les villages payent leurs redevances foncières , les uns
au bailli du roi , les autres au seigneur territorial , qui
compte à la chambre des domaines la redevance générale.
Ils sont divisés territorialement en lots égaux . Un lot
entier , s'appelle paysan ; un demi-lot , demi-paysan ; un
quart de lot , un quart de paysan : les ouvriers à journée
sont à part ; ils ne doivent que quelques menus cens , pour
leur maison et le jardin , en même-temps que la corvée a
bras. Les autres la doivent avec chevaux , à quatre , deux ,
ou un cheval , suivant la concession du lot. Le curé a ordinairement
un lot de paysan ; et il y a un terrain attaché à la
mairie. Les lots fixés par la concession primitive ne peuvent
pas se diviser ; l'aîné mâle hérite de tout. Si le père
avait à s'en plaindre , il peut , d'accord avec le seigneur , ou
le bailli royal , et de l'agrément du conseiller provincial ,
choisir un autre de ses enfans ; l'élu est seul exempt de cons
FRUCTIDOR AN XI. 615
cription. Les autres enfans n'ont , ainsi que les filles , qu'une
légitime en argent. Si on leur donne quelque terrain en
jouissance , c'est réputé en sous-ferme . Le chef de la maison
est le seul qui soit censé connu du roi et du seigneur..
Les cadets sont de droit en requisition militaire . Tous le
ans , le major du régiment vient passer la revue avec le
conseiller et le médecin. Le conseiller déclare les exemptions
civiles ; le médecin , celles de santé ; le major choisit
qui il veut dans le reste . Les plus petits ne laissent pas que
de demeurer aussi en requisition , mais c'est pour goujat ,
ou domestique d'officier ; car le canton doit leur en fournir
en temps de guerre.
Les garnisons sont permanentes pour chaque régiment,
elles so t établies au milieu des cantons qui lui sont affectés .
Mais cette désignation précise n'a lieu que pour le soldat.
L'officier est pris par-tout.
Chaque compagnie est de cent quatre-vingt soldats , dont
cent dix cantonistes . Le reste est enrôlé volontairement "
mais presque tous déserteurs étrangers , ou sans domicile.
Le cantoniste se croit spécialement responsable de
l'honneur de son corps . Il est ordinairement sage , parce
que , de retour au canton , il serait mal vu , obligé de déserter
et aller ailleurs comme simple enrôlé . Tous les excès
qui surviennent parmi les soldats prussiens , peuvent
s'attribuer aux déserteurs. Cinquante cantonistes par
compagnie ont droit de demeurer toute l'année chez eux ,
excepté six semaines de revue ou de manoeuvres : c'est le
capitaine qui choisit ces cantonistes. Dans le cas d'une
égale bonne conduite du cantoniste et du déserteur , leur
avancement est le même. Il faut une grande action d'éclat
pour devenir officier.
Les officiers sont pris dans la noblesse . On débute par
le grade d'apprentif caporal . On devient ensuite franc
caporal. On n'est jamais simple soldat . A moins de talens
extraordinaires , et , en temps de guerre , d'action d'éclat ,
on suit imperturbablement le rang d'ancienneté entre les
officiers . Un franc caporal est sûr de mourir général , s'il
Qq4
616 MERCURE DE FRANCE ,
vit et s'il ne fait pas de faute . Ainsi , dans le militaire même ,
il n'y a point d'arbitraire.
Dans l'ordre judiciaire , les lois sont - transmises du roi
ou du grand directoire , par le grand chancelier aux tribunaux
.
Une réunion de quelques ministres et conseillers d'état
présidée par le grand chancelier , forme le tribunal de
cassation. Un ordre privé du roi peut aussi casser et renvoyer
l'affaire en révision au tribunal supérieur d'appel.
Le tribunal supérieur d'appel présidé par un ministre
de justice , assisté de plusieurs conseillers et référendaires ,
juge de l'appel de tous les tribunaux , de même que le
directoire juge de l'appel de toutes les chambres de domaine
; il faut ajouter en matière grave ; car , dans plusieurs
cas , le ministre peut prononcer seul sur le rapport
de quelques conseillers de son département.
1
Ce tribunal d'appel dont nnous venons de parler , est
purement civil ; un autre tribunal , présidé par un ministre
avec quelques conseillers et référendaires , forme le
tribunal supérieur de tout le criminel . Tous les tribunaux ·
particuliers criminels y ressortissent ; ils sont séparés du
civil.
La colonie française des réfugiés , lors de la révocation
de l'édit de Nantes , forme une sorte d'état dans l'état ; c'està-
dire , qu'elle a un ministre dirigeant particulier , son
tribunal supérieur d'appel , son tribunal criminel , ses tribunaux
de première instance : en un mot , elle a en propre
, hôpitaux , colléges , curés , consistoire , maison d'orphelin
, et caisse de secours.
Nous terminerons là , pour aujourd'hui , cette notice.
Le numéro prochain , nous ajouterons quelque détail sur
le ministère , ainsi que sur le caractère général du peuple ;
`nous ajouterons même , si nous en avons le temps , quelque
réflexion sur la nature et l'esprit de quelques-unes des
institutions .
FRUCTIDOR AN XI. 617
NOUVELLES DIVERSES.
Londres , 27 août.
Sept princes français , et les généraux Dumourier et
Pichegru , ont tenu aujourd'hui une assemblée , qui a eu
pour objet le projet d'une descente en France. On dit
que le général Dumourier a prêté serment de fidélité à
Louis XVIII .
1
Jérôme Bonaparte s'est rendu sur un vaisseau américain
à Hispaniola , et de-là en Virginie .
Les dépêches que le ministre espagnol reçut dernièrement
par un courrier , étaient relatives à la demande faite
par notre gouvernement à la cour de Madrid , pour savoir
quel système cette cour suivrait dans la guerre actuelle .
Nous attendions une réponse décisive ; mais celle qui vient
d'être reçue est équivoque ; on se borne à y donner l'assurance
que sa majesté catholique désire demeurer en bonne
intelligence avec l'Angleterre. Notre cabinet presse pour
obtenir une réponse plus claire , et un ultimatum.
Les préparatifs d'attaque et de défense sont poursuivis
en Angleterré avec beaucoup d'activité ; les lignes , dont
on munit la partie orientale de Londres , seront défendues
par une nombreuse artillerie , qu'on porte à 180 pièces de
24 et 136 de 12. Cent pilotes ont l'ordre de se tenir prêts
a Douvres.
Les arrestations se multiplient à Dublin , et nos correspondans
nous apprennent que plusieurs personnes ont été
envoyées pour des propos séditieux , à bord des vaisseaux
qui servent de prison . C'est avec peine que nous annonçons
qu'on a tout lieu de croire que dans les divers comtés de
l'Irlande il se fait des rassemblemens nocturnes où l'on
s'exerce au maniement de la pique.
Il circule un pamphlet , qui fait ici beaucoup de sensation
; on peut le considérer comme un manifeste du parti
Addington , contre celui de lord Grenville et de M. Pitt .
(Nous en rendrons compte le courrier prochain . )
Hambourg, 5 septembre.
Les Français paraissent préparer à Cuxhaven une expédition
pour débloquer les bas-fonds de l'embouchure de
l'Elbe , où , depuis peu , quelques petits bâtimens anglais
ont pris station ; ils ont fait dresser la liste de tous les Lâtimens
qui mouillent à Cuxhaven.
L'Espagne continue ses armemens. Ceux qui veulent
618 MERCURE DE FRANCE ,
1
pénétrer dans les secrets de son cabinet , prétendent que
ses préparatifs ont pour objet l'Angleterre, qui traite hostilement
la marine espagnole , marchande et militaire .
D'autres assurent qu'elle n'a en vue que de mettre ses
côtes à l'abri des insultes de quelques corsaires étrangers ;
que son but est de garder une ferme et exacte neutralité .
Tout est décidément arrangé entre les puissances , rela
tivement à l'occupation de l'électorat d'Hanovre. Il est
vrai qu'il y a eu à cet égard des négociations très- animées.
Mais le gouvernement français a satisfait les puissances ,
et toutes les difficultés sont applanies.
Nous venons de recevoir des nouvelles de l'Amérique
septentrionale. Le congrès doit s'assembler le 17 octobre
prochain. Les états ont payé à la France , pour la cession
de la Louisiane , 15 millions deux cent mille écus . Onze
millions seront versés dans la nouvelle caisse de l'état , à
six pour cent d'intérêts : le reste sera employé à indemniser
les négocians américains qui ont des réclamations à
faire au gouvernement français .
Hanovre , 3 septembre.
C'est hier que les états se sont assemblés dans cette ville .
Leur séance a été fort courte. On s'attendait à de grands
événemens ; mais aucune des conjectures qu'on avait formées
sur cette convocation extraordinaire , ne s'est réalisée.
Nos politiques répandaient le bruit que cette journée
allait décider du sort de l'électorat. Suivant les uns , il
devait être remis en dépôt à une certaine puissance ; suivant
d'autres , il s'agissait de le séparer entièrement de
l'Angleterre. Le résultat de l'assemblée a bientôt dissipé
ces bruits. Les propositions du général Mortier ont eu
pour objet uniquement de demander de nouvelles sommes
et le prompt acquittement de l'arriéré. On calcule
que l'entretien de l'armée française coûte au pays 10 à
11,000 rixd. par jour. Elle s'élève en ce moment à 37,200
hommes. On a payé en tout jusqu'ici aux Français 3 millions
et demi.
Copenhague , 3 septembre.
Il vient d'être conclu , entre la Suède et l'Angleterre ,
un traité additionnel , relatif à l'accession de la Suède à la
convention de Saint-Pétersbourg. Suivant ce qu'on apprend
, l'Angleterre paie les deux convois suédois qui
furent pris en 1798 , et le major de Gilleberg a été envoyé à
cet effet comme courrier à Londres. On dit qu'il y porte
la ratification du roi son maître au traité additionnel.
FRUCTIDOR AN XI. 619
Berlin , 5 septembre.
On préténd savoir ici que les négociations entamées
relativement à la levée du blocus de l'Elbe et du Weser
se poursuivent à Londres avec beaucoup d'activité , et
qu'on a de plus en plus l'espoir d'arriver à un résultat
heureux.
Naples , 18 août.
?
en
Jusqu'à ce moment , les troupes françaises qui se trouvent
dans les provinces de l'Abruzze et de la Pouille
avaient été entretenues , et même en partie équipées aux
frais de l'état. Cette disposition vient d'être changée ,
suite de l'intervention officicuse et amicale des cours de
Vienne et Pétersbourg , et le gouvernement français s'est
chargé de l'entretien de ses troupes. Le pays éprouve par
la un grand soulagement. Du reste , les choses sont dans
le même Etat ; les Anglais croisent toujours à la hauteur
de notre port ; ils arrêtent les bâtiments des Français et
de leurs alliés , et les envoient à Malte ; ceux des puis
sances neutres sont respectés .
Vienne , 30 août.
On répète aujourd'hui la nouvelle donnée , il y a quelques
temps , que notre cour va faire garnir de troupes les
frontières de la Croatie , de l'Esclavonie et de la Dalmatie.
L'empereur a donné une audience particulière aux députés
de la noblesse immédiate de la Franconie et de la
Souabe. Ces députés ont exposé à S. M. impériale les
griefs qu'ils sont dans le cas de former contre plusieurs
princes puissans de l'Empire , qui continuent à agrandir
leur territoire aux dépens de l'ordre équestre . Ils ont sollicité
ensuite l'assistance de l'empereur , qui , d'après la
constitution de l'Empire , est leur protecteur. Ils n'ont
pas reçu encore une réponse définitive .
Il se présente chaque jour de nouvelles difficultés relativement
à la confection du concordat pour l'Allemagne.
catholique. Les diocèses de Trèves , Cologne , Fuld , Spire
et Strasbourg , sur la rive droite du Rhin , se trouveront ,
à la mort des évêques actuels sécularisés , dans un état
d'incertitude , n'ayant été rien statué sur le remplacement de
leurs prélats. Les pays ont été donnés en indemnité aux
princes laïques avec les revenus dont les évêques jouissaient
autrefois. Il s'agit d'abord de savoir quels seront
les successeurs de ces évêques , et comment leurs diocèses
seront régis à leur mort.
Un insensé s'avisa , ces jours derniers , de parler dans
1
620 MERCURE DE FRANCE ,
un café de la manière la plus indécente sur le compte du
premier consul . Un homme attaché à la légation française
Je dénonça sur-le-champ à la police ; il fut arrêté. On fit
demander ensuite à M. Champagny quelle satisfaction il
désirait. Le ministre français s'est borné à demander que
l'homme arrêté lui fit des excuses , et qu'on lui donnât ensuite
des idées plus justes sur les rapports de l'empereur
avec le premier consul.
PARIS.
-Le premier consul est attendu dans la Flandre du 10
au 5 vendémiaire. On croit qu'il fixera à Gand le quartier-
général de l'armée d'Angleterre , qui s'étend depuis
Brest jusqu'au Texel ; on dit encore qu'il prendra le titre
de généralissime , et que le général qui commandera sous
lui une grande division , aura celui de lieutenant -général .
Au surplus , les troupes de toutes armes qui sont en pleine
marche pour se porter en Flandre , y seront réunies dans
les premiers jours de vendémiaire. Quant aux forces anglaises
dans ces mers elles se sont augmentées ; l'ennemi
y a réuni plusieurs de ses meilleurs officiers de marine ,
tels que les amiraux Keith , Montagne , Tornboroug ,
les comodores Sydney Smith , Home Popham et le capitaine
Hotham . Il paraît redouter que les coups qu'on lui
prépare , ne lui soient sur-tout portés sur ces mers.
"
Le lieutenant-général Soult , commande le camp de
Saint Omer , composé de trois divisions , sous les ordres
des généraux Saint- Hilaire , Dufour et Loison . Le général
Andreossy est nommé chef de l'état -major de cette armée .
-Levaisseau le Dagay Trouin et la frégate la Guerriere ,
sont arrivés de Saint- Domingue. La maladie avait cessé
ses ravages.
-Les travaux de Cherbourg intéressent tous les Français ;
je les ai vus avec un si grand plaisir , que j'en ai à raconter
mon voyage. M Cachin , directeur des travaux ,
m'a enchanté
par son intelligence et par son zèle.
Je me suis promené sur la digue , objet de mon voyage ,
qui nous procurera le moyen d'abriter cinquante vaisseaux
de ligne , et d'opposer aux Anglais un port qui nous
manquait dans la Manche , et qui sera supérieur à tous
ceux que la nature avait donnés à l'Angleterre.
Cette digue a 1900 toises de long , entre le fort de
Querqueville et l'ile Pelée . Elle est composée de blocs de
FRUCTIDOR AN XI. 621
pierres dont quelques-uns ont 60 pieds cubes et pèsent
12 milliers.
La commission de 1792 renonça aux 17 cônes qu'on
y avait placés , et qui , des 1787 avaient été trouvés insuffisans
pour résister à la mer. On voit les restes de l'avantdernier
du côté de l'est.
La digue est déjà à 56 pieds du fond de la rade , 7 pieds
au-dessous de la basse mer , qui est à 43 pieds du fond.
Mais au milieu , l'on fait une partie de 300 pieds , qui
s'élèvera à 75 pieds du fond et 9 pieds au-dessus des
grandes marées , où il y aura 3o canons et 12 mortiers .
Cette partie est déjà à 57 pieds , et elle sera terminée au
printemps prochain. J'ai vu 40 batteaux employés tous
les jours à mener des pierres , et qui portent de 3 à 5 toises
cubes. Les deux forts qui flanquent la rade , joints à cette
batterie , garantiront Cherbourg de toute attaque .
On voit les frégates anglaises se promener en vain sur
la Manche , et il y en a une qui a échoué sur la digue , le
2 juillet dernier , et que j'ai vue en rade .
Pour achever la digue entière , il faut encore 270,000
toises cubes de pierres , qu'on évalue à 14 millions de
dépenses ; mais tout peut être fini dans trois ans.
Indépendamment de cette belle rade , il y au a un port
creusé dans la montagne , qui pourra contenir vingt-cinq
vaisseaux , et où j'ai vu trois mille ouvriers..
Les articles de M. Cachin , qui ont paru dans le Moniteur
, en apprendront davantage à ceux qui , partageant
l'enthousiasme que cette entreprise m'a causé , voudront
en savoir l'histoire et les détails .
-
DELALANDE .
Le citoyen Magnin , qui a déjà réclamé la concur.
rence pour l'invention du bateau à roues , publie une
nouvelle lettre où , après avoir exprimé ses regrets de
la publicité donnée à l'exécution de ce nouveau moyen de
transport , avant d'en avoir fait l'essai contre l'ennemi ,
ajoute Mais puisque la chose est connue , je ne vois
nul inconvénient à faire connaître mes vues. La petite
nacelle que j'ai exécutée , porte deux essieux terminés
par des roues garnies d'une quantité suffisante de larges
rames. Par le moyen d'une machine très-simple
homme seul peut imprimer à ces essieux un mouvement
très-rapide , et j'estime que ce procédé , appliqué à un
navire de cent tonneaux , pourrait lui faire parcourir
deux lieues par heure. A l'aide d'un moyen qui fait voguer
un
622 MERCURE DE FRANCE ,
rapidement nos vaisseaux sans le secours de la voile , nous
pouvons passer à deux portées de canon de l'ennemi , sans
qu'il lui soit possible de nous inquiéter dans notre marche.
De la propriété qu'a le cristal d'Islande , de donner
une double réfraction et deux images , M. Rochon a tiré un
moyen ingénieux de mesurer les distances. Il adapté un
prisme de ce cristal à une lunette. On y met à volonté les
images en contact ; et une échelle graduée à l'extérieur dè
la lunette , indique à l'observateur combien de fois sa dis- ·
tance à l'objet observé contient le diamètre de ce même
objet. On peut , par ce moyen , savoir si on s'éloigne on si
l'on s'approche d'un vaisseau aperçu en mer , ou à combien
de distance l'on se trouve d'une troupe ennemie. On
est ainsi parvenu à mesurer les diamètres de Mars , de
Jupiter et de Saturne , et ce procédé peut s'appliquer à
presque toutes les planètes. Le premier consul , témoin des
expériences, faites à cet égard , a ordonné que l'on cons-
1ruisit plusieurs lunettes de ce genre . On se propose d'adap
ter un de ces prismes à la meilleure lunette de l'Observatoire.
On trouve dans les Annales des Arts et Manufactures ,
n°. 41 , la description du bateau de secours , inventé en Anterre
, par M. Great Head , pour sauver les naufragés . Sa
construction et une forte garniture de liége le rendent insubmergible
, même lorsqu'il est rempli d'eau . Il a déjà
sauvé la vie à un grand nombre de personnes , sans avoir
jusqu'ici manqué son but. Le parlement d'Angleterre à
gratifié son auteur d'une somme de 1,200 liv . sterling
( plus de 28,000 fr. ) . On a formé l'utile projet d'une sous
cription pour la construction et l'établissement de pareils
bateaux dans les ports de France.
-Lemêmenuméro , offre la description du belier hydrau
lique de M. de Montgolfier. Cet habile artiste , au moyen
d'une chute d'eau , est parvenu à élever , par la compression
de l'air , cette même eau à une hauteur indéfinie. La fécondité
du principe d'où il est parti , lui a procuré l'avantage
d'en faire un grand nombre d'applications. Il a pu donner
à l'air une compression égale à celle de 40 , atmosphères ,
et par conséquent élever l'eau à la hauteur de 40 fois 52
pieds , ou 1230 pieds. Celte invention est entièrement
française , et appartient à M. de Montgolfier exclusivement.
Le général Soult , commandant le de Saint
camp
Omer , est arrivé à Boulogne , le 22 de ce mois. Une fré
gate anglaise s'étant approchée à 1900 toises , il a fait tire
des bombes avec des mortiers que le génénal Marmont avai
1 -
FRUCTIDOR AN XI. 623
fait fondre exprès ; une des bombes a éclaté sur le beaupré
de la frégate , la mâture a été considérablement endommagée
, et plusieurs hommes ont été tués .
Pluie de petits pois.
Voici bien un autre prodige que celui des pierres tombées
du ciel. Nous sommes loin d'en garantir la réalité :
tout ce que nous pouvons dire , c'est qu'il est annoncé
sérieusement par plusieurs personnes.
Il est tombé au mois de mai dernier , à la suite d'un
grand orage , près de Léon , en Espagne , une très-grande
quantité de graines dont on en a ramassé plus de neuf
quintaux. Ces graines ont été analysées par le célèbre Cavanille.
Elles sont presque rondes , très -blanches , dures ,
plus petites qu'un petit pois. Elles portent dans un de
leurs côtés la cicatrice hilum avec une petite protubérance
. Leur ségument ( testa ) est dur , mais coupé transversalement
; on l'a trouvé rempli d'une substance jaune ,
formée par les cotylédons qui sont de forme hémisphérique
; ridicule double contre la suture des cotylédons ;
point d'albumen . ( Voici bien tous les termes de l'art . )
Cette graine appartient évidemment à une papilionacée
ou légumineuse. Mais d'où vient- elle ? C'est ce qu'il est
impossible de décider. Aucun naturaliste d'Espagne , et
M. Cavanille lui -même , n'ont pu la reconnaître . Peutêtre
n'appartient- elle pas à notre globe. Voici une belle
matière à dissertation pour ceux qui font venir les pierres
de la lune. Il est probable que le temps de la moisson n'est
pas le même dans cet astre que sur la terre . Vous verrez
que des moissonneurs de la lune auront laissé tombér
quelques gerbes , que ces gerbes , emportées hors de l'atmosphère
lunaire , sont entrées dans la sphère d'activité
de la terre ; qu'en vertu des lois de la gravitation , elles
sont arrivées vers sa surface , et que leur force de projection
les a dirigées juste dans le royaume de Léon .
Peut-être est-ce aussi quelque magasin de marchand grainier
ou grainețier , qui a été emporté par la violence d'un
volcan voisin ou d'un tremblement de lune , et qui a
versé , sur notre globe , les neuf quintaux de graines qu'il
renfermait. Si ces conjectures se vérifient , il en résultera
un point d'histoire astronomique très-curieux , c'est que
les habitans de la lune ressemblent beaucoup à ceux de la
terre , qu'ils mangent comme nous des petits pois au mois
de mai. Qu'ils ont , par conséquent , des jardiniers , des
624 MERCURE DE FRANCE,
:
cuisiniers et des estomachs friands. On ne sait pas pourquoi
on n'a pas encore essayé de les servir en entremets sur
les tables d'Espagne. On aurait peut-être pu en tirer
une fort bonne purée , et l'on saurait à quoi s'en tenir sur
leur qualité ; mais il parait qu'on a micux aimé les manger
en verd. On en a semé une grande partie dans le jardin
botanique de Madrid , et si elles réussissent , nous saurons
ce que valent les légumes de l'autre monde.
Cette pluie extraordinaire est annoncée comme un fait
positif , et l'on assure que le célèbre botaniste Cavanille a
envoyé , à ce sujet , un mémoire à M. Vente nat avec
des échantillons de cette graine.
"
Il est possible au surplus qu'elle ait encore une origine
terrestre , et qu'elle ait été apportée par une trombe , qui
l'aura fait voyager à de grandes distances.
Bruxelles , 26 fructidor.
Le général Dumas , conseiller d'état , accompagné de
quelques officiers et aides-de-camp , est arrivé dans la cidevant
Flandre , où il a inspecté les positions que les
troupes , qui sont attendues de toutes parts , occuperont
sur le canal de Bruges. Le 22 , ce général a passé en revue
la garnison de Bruges. Il examinera les positions qu'un
corps d'armée doit occuper entre Gand , Deynse et Bruges .
Le général Dumas doit se trouver en ce moment à Gand ,
ainsi que le général d'Avoust , commandant 'de la garde
consulaire , et beaucoup d'autres officiers supérieurs ou
d'état-major. Il paraît certain que le premier consul arrivera
à Gand' du 10 au 15 vendémiaire ; qu'il y sera pré-
… cédé d'un corps nombrenx de la garde consulaire , ainsi
que d'un état-major considérable. On ajoute à ces détails
que le quartier-général de toutes les forces destinées à agir
contre l'Angleterre sera placé à Gand . Quoiqu'il en soit ,
les troupes qui sont en mouvement de divers points pour
se rendre à l'armée de la Flandre , ont reçu l'ordre de faire
la plus grande diligence pour arriver , le plutôt possible ,
à leur destination .
Tous les mariniers , bateliers , pêcheurs et autres individus
qui exercent la profession de navigateurs , sont
inscrits en ce moment dans nos départemens jusqu'à l'âge
de cinquante ans . On désignera ensuite ceux qui seront
mis en activité de service pour la grande expédition qui se
prépare avec une activité sans exemple.
t
TABLE
Du premier trimestre de la quatrième année
du MERCURE DE FRANCE.
TOME TREIZIÈM E.
LITTÉRATURE.
POÉSIE.
HYMNE des Normands.
Imitation de Catulle .
page
5
Fable imitée de Desbillons. 6
Le Coin du feu du Docteur Cotton. 49
Stances sur la guerre actuelle. 97
Fragment de l'Arioste ( traduit ) . 145
Imitation d'Horace ( liv . 2 , ode 3 ) .
193 Imitation de l'épître d'Héloïse à Abailard de Pope
( fragment ) . 241
Les Forges ( fragment d'un poëme) . 289
Le Vou indiscret .
291
Imitation de Virgile ( Enéide , liv. 6 ) . 337
Sur le voyage du premier consul en 'Belgique.
338,
L'Elégant d'il y a 1700 ans. 339.
Imitation de la seconde élégie de Tibulle. 385
Mes adieux au Prytanée. 433
Plaintes de la mère d'Euryale ( Enéide , liv . 9 ) . 435
Ode sur la guerre présente.
481
Avis aux jeunes gens.
529
46 TABLE DES MATIÈRES.
Imitation de la première élégie de Tibulle.
Traduction d'Horace , ( liv. 1 , ode 38 ) .
Extraits et comptes rendus d'ouvrages.
Histoire de la Vie de J. C. , par le P. de Ligny.
OEuvres de Bernis,
Mémoires sur les plus célèbres personnages d'Angleterre
.
Histoire de la décadence de la monarchie française
, etc.
Réflexions sur la politique de l'Angleterre.
Nouvel Essai sur la Mégalanthropogénésie.
Le Philosophe de Charenton.
Ephémérides.
577
581
9
21
28
29
32
62
80
83
103 Les Leçons de l'histoire.
Correspondance de J. J. Rousseau avec madame
Latour de Franqueville , etc.
Choix des plus beaux morceaux de Milton , traduits
en vers par L. Racine et Nivernois.
Essais sur les Isles Fortunées de l'antique Atlantide .
Grammaire générale de Port- Royal .
Voyage en Auvergne.
Nouvelle édition du Génie du Christianisme.
III
121
151
159
171
198
Esope en trois langues.
245
Premier livre des Métamorphoses d'Ovide (traduit
en vers ) . 253
Traduction d'Hérodote , par Larcher.
261
Politique d'Aristote ( traduction ) . 295
Lettres d'un Mameluck. 302
Dictionnaire français de Boiste. 3c9
Dictionnaire historique , traduit de l'anglais .
312
Rapport du comité de vaccine. 316
Histoire de la Vie du czar Pierre III. 343
TABLE DES MATIÈRES. 47
Abrégé de l'Histoire d'Espagne d'Yriarte , traduit
de l'espagnol .
352
Bibliothèque médicale . 362
Vies et oeuvres des Peintres célèbres. 391
Euvres de Bernard. 400
Le Mérite des Femmes , par Legouvé . 439
Institutions du droit de la nature et des gens. 449
L'Éducation , poëme. 454
Répertoire du Théâtre Français. 487
Recherches sur la Sibérie . 503
Idylles ou Contes champêtres de Mde. Petigny.
535
Poésies galantes d'Anacréon , etc.
Euvres de Colardeau.
583
594
La Nouvelle Ruth , Etrennes aux vieillards.
601-
VARIÉTÉ S.
Des Communications humaines . ( Examen d'un
principe de Lavater. 55
Fragment des Institutions morales , ouvrage inédit . 79
Anecdote sur Molé . 223
Fragment de Valerie , roman. 225
Des pierres tombées dans les environs de l'Aigle. 358
Chansons traduites du russe .
La Harpe.
Séance de l'Athénée du département du Gers.
Correspondance d'un auteur de province avec M. de
Notice sur le Franc de Pompignan .
364
366
Notice sur Du Belloy.
680598
409
493
543
POLITIQUE.
Aperçus généraux , 37 , 86 , 127 , 184 , 230 , 236 , 274 ,
321 , 369 , 422 , 457 , 557 , 607 .
48
TABLE
DES MATIERES
.
Nouvelles extérieures. 47, 95 , 155 , 255 , 285 , 330 ,
377 , 429 , 474 , 563 , 617.
Parlement d'Anglerre. 42 , 90 , 326 , 575 , 426 , 463 ,
511 , 524.
Paris. 48 , 96 , 140 , 190 , 240 , 288 , 336 , 383 , 432 ,
Notice sur la Prusse.
DE
48 , 526,572 , 620.
611
OCIETE
POS
COMM
ERGE
) 10
T LI
NOTA. L'abondance des matières n'ayant pas permis de
donner la table dans le N°. dernier , on l'a imprimée à
part , afin que les abonnes pussent la faire relier avec le
volume précédent.
Nous donnerons aussi dans le même N° . le titre du 14" .
volume .
Qualité de la reconnaissance optique de caractères