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1801, 03-06, t. 4, n. 19-24 (22 mars, 6, 21 avril, 6, 21 mai, 5 juin)
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Texte
MERCURE
DE
FRANCE ,
LITTÉRAIRE ET POLITIQUE.
TOME QUATRIEM E.
RES ACQUIRIT
EUNDO
A PARIS
,
DE L'IMPRIMERIE DE DIDOT JEUNE.
AN 1 X.
Bayerische
Staatsbibliothek
München
( N.° XIX. ) 1.er Germinal An 9.
MERCUR
DE FRANCE
LITTÉRATURE.
FRAGMENT d'une Epitre à l'Obscurité , par
unejeune personne de dix- sept ans,
COMPAGNE de la Paix , amante du Silence ;
O toi ! qui présidas à mon humble naissance ,
Qui de mes premiers ans as su charmer le cours ,
Aimable Obscurité , protège encore mes jours !
Ton voile bienfaisant est cher à l'innocence ;
Ce voile est sa parure , ainsi que sa défense.
Dans ton paisible sein j'aime à verser des pleurs :
Je viens te confier mes timides douleurs.
Pour pleurer , sans contrainte , on cherche les ténèbres.
Que je vous plains ! O vous , dont les noms trop célèbres ,
En s'immortalisant par d'illustres revers ,
Ont , au prix du bonheur , étonné l'Univers !
Le mépris inhumain , prêt à compter vos larmes ,
De la plainte à vos coeurs a défendu les charmes ;
Condamnés à l'éclat , il faut avec grandeur
Porter seuls , et debout , le fardeau du malheur.
La haine vous assiége ; et la pitié , captive ,
A peine à vos douleurs mêle une voix plaintive.
4.
4
MERCURE DE FRANCE ,
Oh ! que n'êtes - vous nés sous un toit écarté ,
A l'ombre des forêts et de la pauvreté !
Hélas ! l'homme en pleurant , dès que le jour l'éclaire ,
Accepte du malheur le fardeau nécessaire ;
Chacun boit à son tour la coupe des douleurs.
L'Amitié , je le sais , y versant quelques pleurs ,
Mêle au breuvage amer une douceur secrette :
Mais , redoutant la gloire et sa pompe indiscrette ,
Loin du palais des Grands , loin du temple des Arts ,
Cette fille des cieux se cache à nos regards.
Elle se plaît aux lieux où se plaît la nature ;
Elle craint le souris de l'adroite imposture ,
Et les dons corrupteurs qu'offre l'ambition ,
Et l'oeil souvent trompé de l'admiration .
Ah , de l'orgueil séduit , redoutez le délire ,
Vous qui voulez aimer , tremblez qu'on vous admire !
Sans doute le grand homme en mourant est vengé ,
Son tombeau par la gloire est enfin protégé.
Mais ce stérile éclat , cette gloire tardive ,
Luit en vain sur le marbre où sa cendre est captive ,
Comme en nos temples saints , ces lugubres flambeaux ,
Dont les vaines clartés honorent les tombeaux.
Ah ! surtout d'un grand nom , redoute les orages ;
Ne va pas affronter cette mer sans rivages.
Sexe aimable et touchant ! que ta timidité
Consacre au doux repos , fils de l'obscurité.
Ah ! ne dédaigne pas ton humble destinée !
A l'immortalité d'un jour ou d'une année ,
Ne va pas immoler tes paisibles loisirs ,
Et tes plus saints devoirs et tes plus doux plaisirs.
Un sexe impérieux qui te défend la gloire ,
Te ferme , diras-tu , le temple de Mémoire .
GERMINAL AN IX. 5
- Garde toi d'accuser son heureuse rigueur ; ..
La gloire fut toujours étrangère au bonheur .
Le bonheur ignoré se plaît dans le silence ;
La foule lui fait peur , et le grand jour l'offense.
Quelquefois , je le sais , il est d'heureux moments
Où notre coeur ému de tendres sentiments ,
D'une aimable douleur savourant tous les charmes.
Laisse couler des vers aussi doux que nos larmes.
Confidents de la peine , ainsi que du bonheur ,
Les vers furent toujours le langage du coeur ,
Et j'ai moi- même aussi partagé cette ivresse .
M'égarant , malgré moi , sur ces bords du Permesse ,
J'ai cueilli quelquefois , dans ces nobles sentiers ,
D'humbles fleurs qui croissaient à l'ombre des lauriers.
Mais des lauriers divins , ma main faible et tremblante ,
N'a jamais envié la dépouille brillante ,
Ma muse encor enfant , de cet âge naïf
<
A les goûts innocents et le regard craintif
Un bois est sa demeure ; une fleur , sa parure ,
La simple violette orne sa chevelure.
Je chéris en secret cet art consolateur ,
Qui charme les ennuis et trompe le malheur ,
Anime les déserts , peuple la solitude ,
Et de nos propres coeurs nous aplanit l'étude.
Eprise de cet art , docile à ses leçons ,
J'appris à répéter de naïves chansons ;
Mais je les répétaí sans songer à la gloire ,
Sans prétendre jamais transmettre à la mémoire
Le souvenir léger de ces fleurs que ma main,
Offrit à l'amitié pour mourir dans son sein.
6 MERCURE DE FRANCE ,
ELÉGIE dans le goût ancien ; par feu André
CHENIER.
( Cette pièce est inédite ).
PLEUREZ , doux Alcyons , ô vous , oiseaux sacrés
Oiseaux chers à Thétis , doux Alcyons , pleurez.
Elle a vécu Myrto , la jeune Tarentine ;
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine .
Là l'Hymen , les chansons , les flûtes , lentement
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Une clef vigilante a pour cette journée ,
Sous le cèdre , enfermé sa robe d'hyménée ;
Et l'or dont au festin ses bras seront parés ,
Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés.
Mais seule sur la proue , invoquant les étoiles ,
Le vent impétueux qui soufflait dans ses voiles
L'enveloppe étonnée , et loin des matelots ,
Elle tombe , elle crie , elle est au sein des flots.
Elle est au sein des flots , la jeune Tarentine !
Son beau corps a roulé sous la vague marine !
Thétis , les yeux en pleurs , dans le creux d'un rocher
Aux monstres dévorants eut soin de le cacher.
Par son ordre bientôt les belles Néréides
S'élèvent au dessus des demeures humides ,
Le poussent au rivage , et , dans ce monument ,
L'ont , au cap du Zéphyr , déposé mollement ;
Et de loin , à grands cris , appelant leurs compagnes ,
Et les Nymphes des bois , des sources ,
des montagnes ,
1
Toutes , frappant leur sein , et traînant un long deuil ,
Répétèrent hélas ! autour de son cercueil.
Hélas ! chez ton amant tu n'es point ramenée :
Tu n'as point revêtu tá robe d'hyménée.
GERMINAL AN IX. 7
L'or autour de tes bras n'a point serré dé noeuds ,
Et le bandeau d'hymen n'orna point tes cheveux.
-
Le jeune homine , auteur de ces vers , donnait aux
lettres les plus grandes espérances , quand il fut assassiné
par le tribunal révolutionnaire. Quelques morceaux de
prose qu'il fit insérer dans le journal de Paris en 1792 ,
ont prouvé son courage et son talent politique.
aimait et cultivait aussi la poésie. Les vers manuscrits
qu'il a laissés , et qu'il n'eut pas le temps de revoir ,
manquent trop souvent de correction et de pureté ;
mais on y trouve plus d'une fois le goût antique et le
talent du poète.
ENIGM E S.
Sur les pas d'un géant , par ses courses fameux ,
Je mesure ma diligence ,
Mais avec cette différence ,
Que quand il fait un tour , il m'en fait faire deux.
LOGO GRIPHE.
Tu connais , cher lecteur , la fable de Pandore ,
Le sens moral qu'elle présente aux yeux ;
Et plus instruit tu sais encoré
Ce qu'au fond de sa boîte avaient caehé les Dieux.
Eh bien , de cette allégorie ,
En moi vois la réalité ;
De mon sein sont sortis tous les maux de la vie.
Mais pour te consoler , un seul bien t'est resté ,
L'espoir , qui dans un homme a choisi son asile.
Tu m'entends ..... dissèque mon être ,
Consulte mes membres épars ,
Et d'abord tu verras paraître
Le métal qui souvent attire tes regards ,
8 MERCURE DE FRANCE ,
1
Un fleuve fameux , dont mon crime
Souilla les innocentes eaux ,
Qui moins cruel , par fois rejeta la victime ,
Et la sauva dans ses roseaux ;
Bientôt tu vas trouver sans peine ,
En me jetant la tête à bas ,
Ce qu'un seul chef commande à vingt mille soldats :
Le mot synonyme de chaîne ;
L'ornement dont se sert la timide pudeur.
Te manque- t- il encor un trait pour me connaître ?
Je recèle en mon sein un crime et son auteur :
Tu frémis.... que serait -ce en me voyant renaître ?
Mots de l'Enigme et des Logogriphes insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'énigme est Eve.
Celui du logogriphe est Paix , où l'on trouve aix ,
api , aï.
N. B. C'est un vieillard et non une femme , qu'on fait
parler dans l'Imitation de Marot , imprimée au dernier
numéro du Mercure , ainsi il faut substituer : Me voilà
vieux , à Me voilà vieille. Nous croyons devoir cette
note à la juste réclamation de l'auteur , qui n'a jamais ,
d'ailleurs , communiqué les vers qui lui échappent ,
et qu'on a quelquefois mal retenus , comme le prouve
cet indécent changement.
e
GERMINAL AN IX. 9
HISTOIRE de la Révolution de France pendant
les dernières années du règne de Louis XVI,
par M. BERTRAND DE MOLLEVILLE , première
partie , 5 vol . in-8.º Chez Giguet et compagnie ,
libraires , rue Grenelle -Saint - Honoré.
EXIS
«<
XISTE- T-IL , de nos jours , un seul écrivain qui
puisse dire à l'Europe et à la postérité : « La Révolution
française m'est parfaitement connue
<«< et m'est également étrangère ; les biens qu'elle
<< a promis ne m'ont jamais séduit ; les maux
qu'elle a causés ne m'ont jamais atteint je
<< la juge sans défendre mes opinions ni mes préjugés
, sans consulter mes ressentiments ni mes
espérances de tous les partis , de tous les in-
< dividus qui se sont disputé les fruits sanglants
<<
«
de cette révolution , je puis dire comme l'His-
«< torien romain : Mihi Galba , Otho , Vitellius ,
« nec injuria , nec beneficio cogniti? » - Si cet
homme existe , et s'il est doué tout à la fois d'une
sensibilité vive et d'une sagesse profonde ; si
l'horreur des crimes commis accable son ame
sans étouffer' sa raison ; s'il lui a été donné de
surprendre le secret dangereux des passions humaines
, et de calculer leur influence sur les événements
qui bouleversent les empires ; s'il a le
talent de graver, dans l'esprit de ses lecteurs , les
souvenirs instructifs et les leçons redoutables
qu'il doit puiser dans ces grandes catastrophes de
l'ambition ; et si telle est la force de son pinceau
qu'il lui suffise de peindre le vice et la
vertu , pour que la vertu soit récompensée et le
"
10
MERCURE
DE FRANCE
,
--
vice puni ; qu'il écrive l'Histoire de la Révolution
; son génie et la vérité lui imposent ce triste
devoir.
Mais , en attendant que ce nouveau Tacite paraisse
, on publie , sous un titre qui ne conviendrait
qu'à son ouvrage , celui d'un homme bien
différent ; d'un homme qui , froissé par tous les
partis , trompé par tous les événements , aigri par
toutes les infortunes , écrit chez l'étranger l'histoire
de sa patrie qui le bannit ; d'un homme qui ,
chargé , sur la foi de ses serments , de défendre
et de faire exécuter une constitution libre , fut
accusé d'avoir employé pour la détruire toutes les
ressources de sa puissance , et qui justifie aujourd'hui
cette accusation par l'apologie du despotisme
; d'un homme enfin qui , d'après ses propres
récits , devenu comptable d'une faiblesse envers
chaque faction , s'arroge le droit de les flétrir
sans avoir eu le courage de les combattre , et qui
croit échapper au reproche d'avoir partagé les
erreurs de son temps , en affectant le langage et
les opinions du quinzième siécle ; en un mot , de
M. Bertrand de Molleville.
Son nom seul nous dispenserait d'analyser son
livre ; car , aux yeux de tous ceux qui connaissent
la révolution , il est évident qu'il n'a pu sortir
de ses mains qu'un ouvrage de parti. En effet ,
sans une mal - adresse dont nous parlerons bientôt ,
et qui fait naître les plus bizarres soupçons , cette
prétendue Histoire de la Révolution ne serait
qu'une compilation méthodique des feuilles de
Royou et de Durosoy , faite dans l'esprit et avec
l'esprit de ces écrivains.
Il fut une époque où l'auteur professa des principes
opposés , alors la franchise apparente de son
GERMINAL AN IX.I 11
caractère , et je ne sais quelle rudesse dans les
manières , qu'on prend souvent pour de l'austérité
dans les moeurs , firent illusion aux hommes de
bonne-foi , Ils ne pensèrent pas que M. Bertrand
fut un partisan fanatique de la démocratie ; mais
ils le crurent incapable de violer l'engagement solennel
qu'il venait de contracter avec la nation.
Ceux qui leur font un crime de cette confiance
trompée , oublient sans doute , qu'au commencement
de 1792 , la constitution , qui n'exista plus
quelques mois après , était encore l'unique garant
de la révolution , et la loi première des amis de
la liberté. Placés entre deux factions qui travaillaient
sans cesse à l'anéantir , en jurant de la défendre
, et trop faibles pour triompher de toutes les
deux , ils étaient condamnés au malheur d'un
choix presque également funeste , et à périr par le
crime des autres , ou par leurs propres erreurs .
C'est ce qui jeta si souvent de l'incertitude dans
leurs démarches et les rapprocha quelquefois d'un
ministère ennemi . De - là les calomnies infâmes
dont leur conduite fut le prétexte , et qui firent
dresser les échafauds révolutionnaires pour les
premiers enfants de la révolution . Mais malgré le
prestige du succès , il est encore douteux si ceux
qui renversèrent la constitution , à la fin de 1792 ,
auraient eu le courage de l'élever en 1789. Nous
ne vivrons plus , quand les deux partis seront jugés
sans retour ; recueillons du moins aujourd'hui
Jeurs titres respectifs pour les transmettre à l'histoire
, et reconnaissons que si , d'un côté , les
victimes échappées à la proscription par la fuite ,
n'ont obtenu qu'une justice partielle ; de l'autre ,
les accusateurs sont bien éloignés d'avoir légitimé
leur triomphe par l'usage et par la durée du pouyoir
qu'ils avaient acquis.
12 MERCURE DE FRANCE ,
Un historien de la révolution , qui n'aurait pas
confondu ses devoirs avec ceux d'un gazetier mercenaire
, aurait porté quelques lumières dans cette
discussion si intéressante pour ses contemporains ,
et si curieuse pour la postérité , non pas seulement
parce que la fidélité de l'histoire est souvent
la seule vengeance du malheur et de la vertu ,
mais parce qu'on ne peut sonder les profondeurs
ténébreuses de la révolution , et fixer le caractère
de ses principaux agents , à ses différentes époques ,
sans offrir une leçon salutaire à tous les peuples ,
et servir à la fois la morale et l'humanité. - Mais
M. Bertrand ne voulait pas donner à son ouvrage
un mérite de tous les temps et de tous les lieux ;
il lui suffisait de défendre une cause désespérée ,
et de ranimer des ressentiments qui s'éteignent
tous les jours. Il semble que son livre n'a été
composé que pour rappeler des souvenirs douloureux
, altérer des faits authentiques , et surtout
injurier sans mesure , comme sans distinction .
Ceux que M. Bertrand attaque presque toujours
avec le plus d'injustice et de fureur , sont précisément
les hommes du parti qui crut devoir le
défendre pendant son ministère constitutionnel.
La haine qu'il leur a conservée est-elle un hommage
à leurs principes longtemps méconnus ?
Veut-il les punir de n'avoir jamais considéré , dans
les ministres , que les dépositaires des lois qu'ils
avaient juré de maintenir ? Ou ne peut - il leur
-pardonner d'avoir enfin retiré leur estime à celui
dont les insinuations ministérielles envoyèrent ,
dit -on , les officiers de la marine française de
Paris à Coblentz , et qu'on accuse de les avoir envoyés
depuis de Londres à Quiberon , par ses con
seils particuliers ?
GERMINAL AN IX. 13
Quoi qu'il en soit des sentiments de l'auteur , il
faut encore se demander quel est le but de son
ouvrage ?-On est d'abord tenté de croire qu'il a
été conçu dans l'intention de justifier la mémoire
de Louis XVI , et de confondre ceux qui reprochent
à ce prince infortuné d'avoir provoqué , par des
perfidies imprudentes , le renversement de son
trône et de la monarchie . Dans ce cas , jamais auteur
ne fut entraîné plus loin de son objet. La
vérité généralement connue ne permettait pas ici
de frapper l'imagination par des tableaux épiques ,
et d'exciter cet intérêt puissant qui s'attache aux
héros malheureux : on ne pouvait pas représenter
Louis XVI opposant l'orgueil de la naissance et
la force du caractère aux entreprises de ceux qui
furent ses sujets ; défendant , à la tête de la noblesse
et du clergé de son royaume , l'héritage.
d'Henri IV et les autels de saint Louis . Mais M. Bertrand
devait le montrer tel que ses défenseurs
l'ont dépeint , modeste , équitable , instruit et religieux
; riche de toutes les vertus d'un homme.
privé , et n'ayant retenu , des qualités brillantes de,
ses aïeux , que la franchise loyale et l'incorruptible
bonne-foi de François Ier . Le moyen le plus
simple et le plus noble d'intéresser à son sort
d'armer l'indignation de la postérité contre les
auteurs de sa ruine , c'était de démentir l'impudence
de leurs mensonges , et de prouver ( s'il était,
possible) que , fidelle à ses promesses cent fois.
répétées, irrévocablement soumis à la loi de ses
serments, Louis XVI n'avait tenté , voulu , desiré
que
l'affermissement de la constitution ; que la
pensée d'une trahison n'avait jamais souillé son ,
ame ; et que , placé sur le bord d'un abîme dont
il connaissait toute la profondeur , il avait préféré
14 MERCURE DE FRANCE ,
le malheur d'y tomber , avec le trône d'argile sur
lequel il était assis , à la honte de faire un pas
infidelle , hors de l'enceinte où sa parole le retenait
. Le courage et la prudence pouvaient , pens
dant sa vie , lui donner un autre conseil ; mais il
est absurde aujourd'hui que ses défenseurs lui
prêtent une autre conduite ; et , sous ce rapport ,
l'ouvrage de M. Bertrand est inexplicable : on
dirait qu'il a pris à tâche de prouver tout ce que
les ennemis de Louis XVI ont prétendu , et de
justifier la destruction du trône , par l'aveu des
perfidies de la cour. On ne peut douter , après
avoir lu son livre , que l'adhésion royale à l'acte
constitutionnel ne fût un jeu honteux et forcé ;
que toutes les démarches , toutes les intrigues ,
toutes les négociations , tous les voeux du ministère
, ne tendissent à la contre-révolution ; et que
le projet d'anéantir la monarchie limitée n'ait été
d'abord inspiré , ensuite légitimé par la connaissance
des efforts continuels et des trames obscures
qu'on employait pour rétablir le pouvoir
absolu ; en sorte que si le caractère donné de
M. Bertrand permettait de lui supposer une intention
piquante et maligne , il y aurait prétexte pour
croire que son ouvrage n'est qu'une mystification
pour les royalistes de bonne - foi. L'auteur aimera
mieux sans doute avouer la mal-adresse de sa
franchise , et prouvera sans peine que c'est du
moins innocemment , qu'il fait quelquefois le
contraire de ce qu'il s'est proposé. Il n'aura qu'à
citer en témoignage le plaidoyer qu'il publia pour
la défense du roi , peu de jours avant son jugement
; plaidoyer par lequel il eut l'esprit de placer
Danton et quelques hommes non moins hardis
dans la nécessité rigoureuse de perdre Louis XVI
GERMINAL AN IX. 15
ou d'être perdus . Son livre rend le même service
à la mémoire de ce prince , dont la terrible destinée
s'accomplit également par ses ennemis et par ses amis.
C'est presque malgré nous , et pour ainsi dire
entraînés par l'exemple des réfutations qui ont
exagéré l'importance de cet ouvrage , que nous
nous sommes livrés à des considérations générales
sur la partie politique . Il serait inutile d'y
chercher quelque mérite littéraire. Le style , qui
est ordinairement la première ou la dernière qualité
d'un historien , ne distingue pas celui - ci de la
plupart des journalistes , pour lesquels il affiche
un mépris si familier. Pour que la ressemblance
fût exacte , l'auteur a semé dans son livre , des
plans de campagne et d'administration , tels
qu'on en trouve dans les journaux du bon temps ;
il répond gravement du succès qu'ils auraient eu ,
s'ils avaient été suivis. Ceux qui ont entendu M.
Bertrand dans l'assemblée législative , pendant la
courte durée de son ministère , ne le soupçonnaient
pas d'être un orateur très- puissant. Eh bien !
il est peu de circonstances critiques , peu d'épo
ques mémorables de la révolution , pour lesquelles
il n'improvise aujourd'hui , à Londres , les
discours que le roi , les ministres , les députés
auraient dû tenir alors à Paris. Il a eu soin d'enrichir
son histoire de ces utiles harangues ; et s'il
était permis de sourire dans un sujet aussi grave ,
on pourrait comparer son recueil au porte-feuille
de cet archevêque , où parmi des discours préparés
pour toutes les occasions , on en trouva un intitulé
: Ce que j'aurais dit au fils du grand
turc , si la tempête l'avait jeté sur nos côtes ,
Ridicule à part , ce qui résulte le plus claire-
-

16 MERCURE DE FRANCE ,
ment de la lecture de cet ouvrage , c'est qu'il est
excessivement difficile ( et peut - être à M. Bertrand
plus qu'à personne ) , d'écrire aujourd'hui
l'histoire de la révolution . L'épigraphe qu'il a
choisie , et qui convient à un si grand nombre
de français , quæque ipse miserrima vidi , et
quorum pars, suffit pour exciter la méfiance du
lecteur le plus inattentif. Tout ce que la génération
présente peut et doit faire , c'est de léguer
des matériaux plus ou moins purs , aux recherches
désintéressées des écrivains qui viendront après
nous. C'est à leurs yeux seuls que le temps montrera
la vérité dépouillée de ces voiles menteurs que
jettent à l'envi sur elle , nos passions et notre
crédulité.
Cette opinion , qui nous paraît protégée par
l'assentiment de tous les hommes impartiaux , a
été combattue par l'éditeur du livre de M. Bertrand
, avec des arguments plus ingénieux que
solides . Cet écrivain , connu par un talent facile
et par un caractère indépendant , n'a pas craint
de mettre son nom à la tête de l'ouvrage , et
d'avouer tous les sentiments du parti vaincu. Si
cette franchise courageuse ne laisse aucun doute
sur ses principes , elle doit aussi . dissiper tous
ceux qu'on aurait élevés sur ses intentions. Nous
ignorons absolument les motifs de la disgrace
qu'il éprouve , dit - on , dans ce moment : mais
précisément parce qu'il est malheureux , et parce
que nous ne partageons pas ses opinions , nous
lui devons un témoignage public de l'estime qu'il
a méritée , en ne dissimulant jamais son éloignement
pour les institutions qui lui paraissaient vicieuses
, et soumettant toujours sa conduite à des
lois qu'il n'approuvait pas . Ajoutons que sous un
GERMINAL AN IX.
DEPT
DES
gouvernement qui , seul , a véritablement fondé
la république sur des victoires et des bienfaits ,
quand tous les coeurs jouissent du présent par des
comparaisons , et de l'avenir pas des espérances ,
s'il est des hommes dont l'imagination flétrie
goûte encore le triste plaisir de vivre dans le
passé , il est plus naturel et plus juste de les
plaindre que de les punir .
E.
NOUVEAUX Contes moraux, par MARMONTEL ,
chez J. B. Garnery , rue de Seine , hôtel de
Mirabeau , et chez Maradan , rue Pavée-
Saint- André- des- Arcs , n.º 16 , etc.
La plus grande partie de ces nouveaux contes avait
déja paru dans le Mercure de France , à l'époque où
la partie littéraire était confiée à Laharpe , à Champfort
et à Marmontel lui-même . On doit lire ce recueil
avec le même plaisir que celui dont le succès est assuré
depuis quarante ans. L'âge avancé de l'auteur
ne le rendait pas moins propre à ce genre de composition.
Les vieillards aiment à raconter , et ceux qui
ont longtemps vécu dans le monde avec un esprit
observateur , n'ont besoin que de se souvenir pour
instruire et pour amuser. Marmontel rappelle plus
d'une fois les événements dont il fut témoin , le nom
des femmes aimables et des hommes célèbres , ses
contemporains , leurs pensées , leurs discours , et les
anecdotes de leur vie. L'intérêt et la vérité de ses
narrations s'en augmentent , et tout ce qu'il a
n'intéresse pas moins que tout ce qu'il imagine . Aussi
la peinture des moeurs est peut - être plus fidelle dans
ces derniers essais que dans les premiers.
vu
5
4.
18 MERCURE DE FRANCE ;
Peu d'ouvrages de ce siécle ont fait plus de bruit
en naissant que les Contes moraux : du milieu des
cercles de Paris qui les ont vu naître , ils se sont
répandus jusqu'aux extrémités de la France , et de - là
dans l'Europe entière . Ils ont été lus par toutes les
classes de la société , à la ville et dans les campagnes
. Il sont entrés à la fois dans la bibliothéque des
gens du monde et dans celle du solitaire . Ils ont
fourni des sujets heureux au théâtre. On les a traduits
enfin chez toutes les nations. Plus d'un voyageur
français s'étonna de les trouver dans la cabane
des paysans de la Suisse , à côté de la Bible et des
Euvres de Gessner * . La foule des mauvais imitateurs
prouve encore mieux qu'un si grand succès , le mérite
de cette production . Mais aux plus justes éloges la critique
a mêlé des reproches qu'il ne faut pas dissimuler.
1
On a dit que les graces de quelques - uns de ces
contes vieillissaient avec nos anciens usages et que
Marmontel n'avait point assez peint cette nature de
tous les lieux et de tous les temps , qui seule ne change
point. L'esprit , l'intérêt , et l'art ne manquent jamais
aux scènes qu'il retrace ; mais on pouvait y répandre ,
si on en croit les censeurs , plus de passion et de
mouvement. On ajoute que le style a moins de naturel
que d'élégance , et qu'en variant ses sujets ,
l'auteur a trop peu varié sa manière . En un mot , les
grands maîtres , jusque dans leurs plus petits tableaux
, jettent des traits qui font reconnaître une
main supérieure . On sent , par exemple , que l'auteur
de l'Ingénu , de Memmon et de Zadig , est au dessus
d'un semblable genre , quand il s'abaisse à le traiter ,
* J'ai vu des exemplaires des Contes moraux chez les laboureurs
du duché d'Holstein , près de la mer Baltique.
GERMINAL AN IX. 19
-
et le génie se décèle dans ses jeux mêmes. Il n'en
est pas tout à fait ainsi de Marmontel. Un conte
paraît l'occuper comme un travail sérieux , et non
le distraire comme un caprice de l'imagination . Au
reste on peut avoir un talent très élevé et ne
point égaler Voltaire. Le peintre de la Bergère des
Alpes , de Laurette , de l'Amitié à l'épreuve , a du
moins sur celui de Candide un avantage incontestable
; c'est d'offrir presque toujours à ses lecteurs les
modèles de la vertu la plus pure et la plus aimable.
Il amuse sans danger , et connaît l'art d'instruire sans
ennui. Ce double mérite a dû recommander son livre ;
aussi le met- on dans les mains des jeunes étrangers
qui étudient notre langue et nos moeurs . Depuis
qu'il a paru , les travers et les ridicules ont changé
sans être moins nombreux. Qu'on ne cherche donc
plus aujourd'hui les petits maîtres que Marmontel
rencontra vraisemblablement , et peignit dans quelques
sociétés de sa jeunesse. Ils ont disparu dès longtemps
avec le Mulhzaim du Sopha de Crébillon , le
Colonel du Cercle de Poinsinet , et tant d'autres ori- ´
ginaux dont le jargon paraît incompréhensible quand
on le retrouve par hasard dans les romanciers et les
poètes de ce temps- là .
L'auteur des Contes moraux ne se contenta point de
finir avec tant de correction ces esquisses légères de
la vie humaine. Il tenta de plus grands tableaux , il
fit Bélisaire.
Les censures de la Sorbonne , les apologies de Voltaire
et les lettres flatteuses de la Czarine , ont augmenté
, sans doute , la renommée de cet ouvrage.
Mais il aura toujours un prix indépendant de toutes
les circonstances. Les premiers chapitres sont , à mon
gré , de tous les morceaux de Marmontel , ceux où
son talent s'est le plus élevé . Tout est là , simple ,
20
MERCURE DE FRANCE ,
touchant et majestueux , comme l'ame et la situation.
de Bélisaire. Combien on regrette , après ce début
qui a tant d'intérêt et de grandeur , de ne plus voir
qu'un traité de politique où l'on attendait le charme
et l'action de l'épopée . Il y a sans doute de l'éloquence
et de belles pensées dans les conversations de
Bélisaire et de Justinien . Mais pourquoi Marmontel
n'a-t- il pas fait entrer ses idées morales et législatives
dans le tissu d'une action intéressante et variée ,
l'exemple de l'immortel auteur du Télémaque ?
à
La découverte du nouveau monde pouvait fournir
encore un tableau plus riche et plus heureux que les
disgraces de Bélisaire. C'est là que s'offraient à l'épopée
les événements et les personnages les plus dignes
d'elle. C'est là qu'elle devait être en quelque sorte
vaste comme les mers qui lui servaient de théâtre , et
fière comme le génie des navigateurs dont elle retraçait
les travaux . Mais quand Marmontel fit les Incus ,
son imagination sembla plus intimidée qu'enhardie
par la grandeur et l'abondance du sujet . Il n'en a
point embrassé l'ensemble avec assez de force et
d'audace. Il en a seulement exécuté quelques parties
avec un rare talent . Si l'ordonnance n'est pas aussi
bien conçue qu'elle pourrait l'être , le mérite d'un
style- noble , élégant , nombreux et soigné , des tableaux
pleins d'éclat et de douceur , partout d'heureux
détails attachent le goût et l'imagination . Des épisodes
tels que celui de Cora et d'Alonzo , demandent
grace pour les défauts du plan . Un peuple qui n'aurait
point Télémaque , citerait avec orgueil Bélisaire
et les Incas. Si ces deux dernières productions étaient
allemandes ou anglaises , on ne manquerait pas de
soutenir à Londres , à Hambourg et même dans
quelques cercles de Paris , qu'elles sont fort supérieures
au chef d'oeuvre de Fénélon . C'est parce que
GERMINAL AN IX. 21
Marmontel s'est essayé dans un genre où nous possédions
le premier des modèles , qu'on le juge dans sa
patrie avec tant de sévérité. Il faut pourtant avouer
qu'il ne montra point , dans les grands sujets , la
même invention que dans les petits , et qu'il conduisait
l'intrigue d'un conte mieux que l'action d'un
poème.
2.
Les articles de littérature qu'il composa pour l'Encyclopédie
, seront peut -être un jour le premier titre
de sa renommée . A quelques jugements près , ce livre
est digne d'être classique , et la partie élémentaire en
est excellente . On y trouve plus d'une fois , sur l'art
des vues fines ou élevées ; des morceaux entiers portent
l'empreinte d'un esprit supérieur. A la vérité ,
Marmontel n'y a point tout- à -fait dépouillé quelques
erreurs littéraires de sa jeunesse ; mais celles qui restent
sont peu nombreuses : il en a corrigé plusieurs ,
et son goût s'était perfectionné de plus en plus par
ses propres réflexions et par les conseils de ses amis .
Ce goût n'avait pas d'abord été bien sûr ; l'expérience
et la société le rectifièrent , et l'auteur apprit
à juger ' très- bien par l'esprit et par la raison , ce
qu'il n'avait pas toujours deviné par l'instinct et le
sentiment. Ainsi les étrangers qui avaient vu le Lycée
de Platon et les Soupers d'Aspasie , devenaient presque
des Athéniens dans le centre de la politesse et des arts .
Marmontel cultiva la poésie avec moins d'éclat que
les autres genres dont nous venons de parler . Cependant
ses premières tragédies eurent un grand succès ,
On
y trouve les combinaisons d'un homme qui a beaucoup
d'esprit et de pensées , plutôt que les mouvements
d'une ame tragique et l'éloquence des passions.
Dailleurs , son oreille ne semble pas toujours familiarisée
avec les formes du langage poétique et surtout
du vers alexa drin . Il a mieux réussi dans le vers de
22 MERCURE DE FRANCE ,
dix pieds , dont le tour libre et facile craint moins
de ressembler à la prose , et fait pardonner les négligences.
On a retenu plusieurs vers de l'épître aux
poètes ; et les fragments imprimés de son poème sur
la Musicomanie , donnent un grand desir de le connaître
tout entier.
Marmontel s'était déclaré , comme on sait , en
faveur de la mélodie italienne contre ces accords
bruyants et bizarres , dont la mode et la fureur s'accroissent
de jour en jour . Ce mauvais goût s'est perpétué
malgré ses efforts , et j'en crois entrevoir la
cause. Pour jouer les opéra de Piccini , pour bien
chanter les beaux airs de Roland , d'Atys , de Didon
et d'Iphigénie en Tauride * , il faudrait que le théâtre
eût des voix riches , sonores , douces et flexibles , qui
retentissent à l'oreille et dans le coeur avec ces accents
de la nature , si bien exprimés par le musicien . Quand
on n'a plus que des voix discordantes , il faut bien
les couvrir par le fracas des instruments ; et comme
on ne sait plus remuer l'ame , on étourdit l'oreille
pour ranimer les spectateurs. C'est ce qu'a très -bien
dit Marmontel dans ces vers heureux :
Du coin du roi , les antiques dormeurs
Furent émus à ces longues clameurs ,
Et le parterre , éveillé d'un long somme ,
Dans un grand bruit crut voir l'art d'un grand homme.
* Je parle de l'Iphigénie en Tauride de Piccini. Jamais
je n'ai senti plus fortement les effets de la musique qu'à la
première représentation de ce bel opéra qu'on ne joue plus ,
quand j'entendis l'air admirable qui commence par ces
paroles : Oreste , au nom de la patrie .
Pour mieux apprécier le mérite de Piccini , on peut consulter
une notice historique sur ce célèbre compositeur ,
par le C. Ginguené. Elle montre à la fois le talent d'un
homme de lettres , et le goût d'un amateur très - distingué
en musique.
GERMINAL AN IX. 23
Les idées sur la musique de Marmontel ne sont pas
celles qui ont eu le plus de faveur. Mais si elles ont
le plus de justesse et de vérité , on y reviendra tôt
ou tard , en dépit de quelques musiciens et de quelques
chanteurs ligués , pour de bonnes raisons sans doute ,
contre la supériorité des maîtres qui nous ont apporté,
comme Piccini , la véritable mélodie.
-
Ceux qui sont entrés dans le monde , vers l'époque où
Grétry réunissait son talent à celui de Marmontel
n'ont point oublié l'effet des actes charmants , dont
l'un et l'autre ont embelli le théâtre Italien .. . Il est
un grand nombre de nos contemporains pour qui les
souvenirs de la jeunesse et des premières amours se
confondent avec les noms de Grétry et de Marmontel .
Leurs chants et leurs vers ont été redits par tous les
amants , au village comme à Paris. Marmontel , en ce
genre , connut très -bien le rhythme poétique , propre
au rhythme musical . Le duo de Sylvain en est une
preuve frappante . Ces petites pièces meurent trop sou¬
vent avec l'année qui les vit naître . Mais je crois que
les amateurs retiendront toujours avec plaisir quelques
passages , tels que ceux- ci :
Ne crois pas qu'un bou ménage
Soit comme un jour sans nuage ;
Le meilleur , même au village ,
A ses peines , ses soucis :
Mais les graces de ton âge
Les ont bientôt éclaircis .
L'homme est fier , il est sauvage ;
Mais dans un doux esclavage ,
Quand c'est l'amour qui l'engage ,
Il perd toute sa fierté ;
Il renonce à son empire .
C'est en vain qu'il en soupire ;
Un regard sait le séduire ,
Il ne faut pour le réduire
24 MER CURE DE FRANCE ,
Qu'un souris de la beauté.
Une femme , jeune et sage ,
A toujours tant d'avantage.
Elle a pour elle , eu partage ,
L'agrément et la raison .
Douce humeur et doux langage
Font la paix de la maison .
Ce morceau , si souvent cité , perdra - t - il sa grace et
son élegance ? Au tour facile et naturel de ces vers , à
la coupe gracieuse des périodes , ne croirait-on pas lire
Quinault ?
Si Bélisaire établit la réputation de Marmontel
parmi les hommes graves , ses contes et ses opéra
firent sa fortune auprès des femmes. On dit que pour
plaire à celles de son temps , il avait reçu de la nature
encore mieux qu'un esprit aimable. Voltaire lui écrivait :
« Ami , faites de jolis riens ,
« Vous que les amours et leur mère
<< Tiennent toujours dans leurs lieus !
: Il suivit les conseils de Voltaire il fut longtemps
volage. Il voulut se fixer après cinquante ans . Il
épousa une femme jeune et aimable , dont il fut
aimé , qu'il rendit heureuse et qui le regrette toujours.
Ce fait , mieux que tous les éloges , atteste ses
vertus domestiques. Il aurait pu prendre dans son coeur
les modèles des bons maris et des bons pères , qu'il peint
dans ses contes moraux .
Il faut compter Marmontel parmi les gens de lettres
qui , en aimant une sage liberté , ne partagèrent jamais
les erreurs et les excès de la révolution . Lorsque
tous les talents étaient menacés de mort , et qu'il eût
perdu dans la ruine universelle une fortune médiocre ,
acquise par de longs travaux , il se réfugia dans un
hameau de Normandie , non loin des lieux où vécut Corneille
et naquit le Poussin * . Il porta dans le calme des
* Abloville , commune de Saint- Aubin , canton de Gaillon ,
GERMINAL AN IX. 25
1
champs la même activité qu'au milieu de Paris. La
vieillesse n'interrompit point ses travaux . Il a composé ,
dit on , dans cette retraite , des mémoires très -curieux
sur sa vie et son siécle , et plusieurs ouvrages utiles >
tels qu'une rhétorique , une poétique et une logique à
l'usage des jeunes gens. Sa bonté , encore plus que sa
gloire ,le rendit cher à tous les habitants de son voisipage
.
Les électeurs du département d'Évreux le nommérent
, d'une voix unanime , membre du conseil des
anciens , l'an 5 de la république . Mais Marmontel ne .
vonlut point déshonorer son grand âge et sa renommée.
Sa probité courageuse déplut. On n'osa point
déporter un vieillard aussi célèbre et aussi paisible ;
mais on le fit rayer de la liste des représentants du
peuple. Il gémit sur la patrie , et retourna dans sa
solitude. C'est-là qu'il est mort , le 28 décembre
1799. Il était né le 17 juillet 1723 , à Bost , petite
ville sur les confins de l'Auvergne et du Limousin.
Il eut plus d'un obstacle à vaincre pour s'élever ; ses
premières études furent très - pénibles : il y porta plus
de constance que de facilité . Mais , après avoir dompté
la nature , il fut repoussé par l'indigence. Le besoin
l'obligea d'être répétiteur dans quelques colléges de
jésuites ; il fut même prêt d'entrer dans cet ordre ,
où se développa plus d'un talent fameux ; il se fit
abbé un moment , et professa la philosophie à Toulouse.
Couronné aux jeux floraux , il envoya sa pièce
à Voltaire, Celui - ci reconnut , dans les essais du
jeune Marmontel , les germes du talent , et le fit venir
à Paris. La liaison qui s'établit alors entre le maître
et le disciple , ne s'est jamais interrompue ; et Marmontel
sera toujours eité avec honnenr parmi les
hommes les plus célèbres qui ont été les contemporains
et les amis de Voltaire.
L'auteur des Contes moraux , de Bélisaire et des
26 MERCURE
DE FRANCE
,
Incas n'a perdu la vie qu'après le 18 brumaire . Ses
yeux , en mourant , ont vu luire des jours plus sereins.
Si sa vie s'était prolongée , on aurait pu réparer
, à son égard , les injustices de la fortune et de
la tyrannie . On lui aurait donné , sans doute , une
place dans ce sénat conservateur qui s'honorera de
plus en plus en n'adoptant que les actions ou les talents
illustres .
La liste nationale se forme . Aujourd'hui Marmontel
et ses compagnons de gloire n'y seraient pas oubliés. Les
vertus et les talents seront comptés pour quelque chose
dans le choix de ces notables qui doivent remplir les
dignités de la nouvelle constitution . Voltaire disait un
jour , à propos d'une académie : On trouve là tous les
noms possibles , hormis ceux qu'il faudrait y voir. Que ,
dans aucun genre , on ne puisse faire le même reproche
aux nouveaux corps institués par la république.
P. S. Le rédacteur de cet article a mieux aimé
donner une notice de la vie et des écrits de Marmontel
, que l'analyse de ces nouveaux contes dont le plus
grand nombre est apprécié depuis longtemps . On doit
dire seulement que cette édition est complète et corrigée
par l'auteur lui - même . Elle est faite , avec soin ,
sous les yeux de madame Marmontel ; et c'est la
seule qu'elle avoue .
LES Aveux de l'amitié , par ÉLISABETH
DE B .... I vol. in- 12. A Paris , chez Maradan
, libraire, rue Pavée -Saint- André, n.º 16.
Les romans se multiplient , et surtout les romans
composés par les femmes. On dirait qu'elles aspirent
à s'emparer de ce genre exclusivement . Romans nouveaux
et nouveaux noms de femmes auteurs >
viennent à l'envi exciter la curiosité et lui donner un
GERMINAL AN IX. 27
degré d'intérêt plus piquant. On ne leur contestera
pas leurs titres à ce genre de composition , qui appartient
plus au coeur qu'à l'esprit . Celui -ci ne laisse pas
toutefois d'y revendiquer sa part : mais la sorte d'esprit
nécessaire pour y réussir , est celle aussi qui est la
plus naturelle aux femmes ; celle qui prend sa source
dans l'exercice de la sensibilité. C'est quelquefois au
milieu des orages de la passion , comme le peintre ,
au fort de la tempête , qu'elles retracent ce qu'elles
éprouvent , et rendent compte , sous les traits de la
fiction , des impressions réelles qui font leur bonheur ,
ou qui causent leurs tourments . Plus souvent c'est à
l'époque fatale des illusions dissipées , des dernières
espérances évanouies , que leur imagination s'échauffant
par leurs souvenirs , elles reviennent sur tout
ce qu'elles ont senti ; et sous le titre et la forme .
de romans , racontent l'histoire véritable du coeur.
Bien mieux que les hommes , elles doivent être initiées
à ses plus intimes secrets. Toutes les circonstances des
passions heureuses ou funestes qu'elles ont éprouvées ,
ont laissé dans leurs ames des traces profondes
comme ayant été , pendant leur durée , l'affaire sérieuse
, l'unique occupation de leur existence ; aussi
quelques femmes ont excellé dans le genre particulier
du roman d'amour : à leur tête il faut citer M.me de
Lafayette , et comme la plus ancienne , et comme la
plus parfaite. Après elle , ont mérité la plus honorable
distinction , et M.me de Tencin , et M.me Riccoboni ,
et parmi nos contemporaines , les auteurs d'Adelle
de Sénanges , de Caroline de Lichtfield , de Marie
de Saint - Clair , et sans doute plusieurs autres dont
les noms et les titres échappent à ma mémoire .
2
On se permettra toutefois de les prémunir contre
des exemples d'autant plus dangereux , qu'ils se produisent
sous la double recommandation du talent et
du succès.
28 MERCURE DE FRANCE ,
Le genre du roman , comme les autres , a ses principes
et ses écueils . Il semble aussi se dénaturer avec
beaucoup d'esprit et même de talent pour écrire . Des
femmes sont complices de cet abus ; mais il faut reconnaître
que c'est un homme d'une grande célébrité
qui l'a introduit . Rousseau , parmi tant d'autres erreurs
plus importantes , s'est écarté de toutes les règles de
la composition dans son roman de la nouvelle Héloïse .
Si on examine le plan , on est choqué de la foule de
matériaux hétérogènes qu'il y fait entrer. Tout y trouve
place , dissertations de morale , traités de politique ,
controverses de religion , questions de littérature . En
admirant l'éloquence passionnée qui anime quelques
détails de ce singulier ouvrage on ne peut en approuver
l'ensemble.
Mais les défauts brillants séduisent l'esprit ,
on les suit et on s'égare . Beaucoup de romans ont
été faits sur ce modèle ; on a vu et on voit se succéder
, sous une plume féconde et avec un talent
' d'ailleurs très distingué , des ouvrages de ce genre ,
' où l'on fait tout entrer , et surtout sa propre apologie.
Le roman n'est que le prétexte ; le but est de
parler de soi . C'est une arêne où l'on attaque et où
on se défend . Les allusions à sa conduite et à ses
opinions , reviennent sans cesse . On y venge sa politique
, sa morale , sa littérature , sa réputation , son
talent , son sexe ; et on se doute bien qu'on y terrasse "
qu'on y confond tous ses ennemis . Mais quand les lecteurs
ont reconnu cet artifice , ils restent glacés pour la
pauvre histoire dont tous les ressorts sont tendus et
forcés ; ils ne voient plus que l'égoïsme , le paradoxe et
l'orgueil où ils cherchaient l'intérêt et la vérité.
Il fallait peut - être , lorsque tant de femmes entrent
dans cette carrière , indiquer un abus trop imité .
Nous sortons d'une époque où tant de personnes , et
GERMINAL AN IX. 29
même parmi les femmes , ont joué , ou croient avoir
joué un rôle , que la tentation de parler de soi , comme
d'un objet de grande importance , devient une manie
générale. Si , au lieu d'une peinture vraie et touchante
des passions , une femme ne donne que ses mémoires
politiques et littéraires déguisés , et son apologie dé
tournée , la lecture de son livre n'intéressera bientôt
que sa coterie et ses ennemis. Mais c'est assez
parler des romans de femmes en général , il est temps
d'en venir à celui qui a donné lieu à ces réflexions.
L'ouvrage de M.me Elisabeth de B .... , considéré
comme la première production d'un talent qui s'essaie
avec modestie et sans prétention , inspire de l'intérêt
et fait concevoir beaucoup d'espérances . On peut dire
qu'il est de la bonne école . Un sentiment saisi à sa
naissance , suivi dans ses progrès , conduit à une fin
par une marche rapide et naturelle , suffit à l'auteur.
C'est ainsi que l'ont pratiqué les modèles sur les
traces desquels elle est digne de marcher . C'est un
mérite rare que cette simplicité. Il n'en est point qui
donne une idée plus avantageuse du talent sûr , de
sa force et de ses ressources , C'est la faiblesse qui a
besoin d'appuis étrangers ; on croit montrer quelquefois
plus de vigueur et de fécondité dans la complication
d'une intrigue , et l'accumulation des incidents.
De là , tant de productions monstrueuses ; de là
encore , la sensibilité émoussée , le goût blasé des
lecteurs , pour lesquels ce qui est naturel et simple ,
n'est que vide et insipide. Il faut du courage pour
braver cette disposition , pour n'aspirer qu'à un succès
d'estime , et ne l'attendre que de la sagesse du plan ,
de la pureté , de la clarté , du naturel du style épistolaire
telles sont les qualités qui distinguent cette
aimable production .
Deux rivales , d'une ame très- sensible , d'une générosité
très-élevée , ayant des rapports et des contrastes ,
30* MERCURE DE FRANCE ,
et opposées l'une à l'autre sans se nuire , sont les deux
figures remarquables de cet ouvrage , et elles sont
dessinées et finies avec une correction à laquelle on
trouverait difficilement à reprendre . Mais l'auteur a
réservé toute sa prédilection pour elles , et on peut
se plaindre que l'homme qu'elle a placé entre l'une
et l'autre , le seul qui ait un rôle dans le roman ,
soit si cruellement sacrifié . Sa position est toujours
équivoque , et son caractère toujours indécis . On ne
sait s'il est , ou s'il n'est pas inconstant ; malheureusement
il a besoin de l'être pour qu'on puisse l'estimer
, puisqu'il se résout au sacrifice de la première
femme qu'il a aimée , et consent à recevoir de la
seconde , avec sa main , une fortune considérable qui
lui est devenue nécessaire. C'est bien ainsi que les
choses se passent quelquefois dans le monde ; mais
lorsque dans un roman du genre élevé , comme celuici
, on avoisine l'héroïque et qu'on touche à l'idéal ,
il faut que tous les caractères participent de cette
teinte . C'est le charme le plus puissant de ce genre
de composition. Affligés , rabaissés peut-être sous l'habitude
des actions vulgaires et des caractères communs
, nous aimons à nous réfugier dans ces fictions ,
qui , sans être outrées , relèvent un peu et ennoblissent
notre espèce et puisque l'auteur a laissé quelque
indécision sur ce personnage , je lui demande la permission
de le tenir plutôt pour convaincu du tort
d'inconstance , tout monstrueux qu'il est , que du
manque de délicatesse , qui , je l'avoue , me blesse
davantage. Son dénouement alors deviendra une moralité.
L'inconstant sera puni. Il n'épousera pas celle
qu'il aime actuellement , mais la première qu'il a
aimée. Peu importe qu'il soit moins bien traité dans
cette supposition . Sa peine est juste ; point de pitié
pour les infidelles.
J'ai déja donné des éloges au style , il les mérite
GERMINAL AN IX. 3晚
pour le naturel et la pureté. La critique n'y peut
relever qu'un petit nombre d'expressions , telles que
maussaderie , sauvagerie , que l'auteur semble affectionner
, et qui ne sont au plus précises que dans la
conversation. Le mot baser s'y est aussi glissé, et choque
davantage. Je ne dissimule pas l'antipathie que j'ai
pour lui. Lourd , dépourvu d'harmonie , et partout
où il se montre parasite , diseur et inutile , il est la
plus malheureuse création du néologisme moderne.
Fonder , établir , qui en avaient tenu lieu jusqu'ici ,
me paraissent devoir être maintenus dans tous
leurs droits . Ce mot surtout ne doit point se trouver
sous la plume légère d'une femme . Qu'il reste , s'il le
faut , aux gens de tribune qui l'ont introduit , comme
on laissait aux procureurs leurs termes de pratique et
de chicane.
Je deviens pointilleux , et j'en demande pardon à
l'auteur. Mais la critique ne pouvant perdre entièrement
son privilége dans un journal , je pourrais peutêtre
rejeter ce tort sur elle , comme ne m'ayant laissé
à relever que des riens sans conséquence. M.
Nota . Le rédacteur de cet article l'est aussi de l'extrait
du Journal de la société des Pharmaciens , inséré
dans notre N. ° précédent , sans la lettre initiale de
son nom .
LE MÉRITE DES FEMMES , poème , par
GABRIEL LÉGOUVÉ , de l'institut national.
Quatrième édition , revue et augmentée ,
édition de Didot l'aîné ; se vend , chez
Louis , libraire , rue Saint - Severin , n.º 110 .
Voici un sujet de poésie aussi ancien que le
monde mais toujours neuf pour ceux à qui le
monde l'est encore. Boileau devenait vieux quand il
2
32 MERCURE DE FRANCE ,
écrivit sa satire contre les femmes , et ce furent sans
doute les vieillards qui la goûtèrent davantage . Mais
ce même Boileau , quand il était jeune , fut si touché
des charmes d'une de ses parentes , que longtemps
après i la célébra dans des vers charmants que nous
avons entendu répéter plusieurs fois , avec délice , par
le sévère Louis Racine . Voilà done Boileau jeune , et
Louis Racine vieux et janséniste , qui sont de l'avis.
du C. Légouvé sur le mérite des femmes , et qui
aiment à réciter des vers à la louange de la beauté
et de la tendresse . Y a- t -il done réellement deux avis
sur ce chapitre ?
Un philosophe , un marbre , une statue
seraient émus pour elles , dit le bon La Fontaine , qui
ajoute ailleurs :
Il n'est point sous le ciel de plus bel animal.
Ce vers gai du bon homme , dit au fond la même
chose que le C. Légouvé exprime en style noble ,
quand il feint que Dieu se reposa de l'ouvrage des
six jours , en créant la femme.
« Pour son dernier ouvrage il créa la beauté ;
« On sent qu'à ce chef- d'oeuvre il doit s'être arrêté.
« Eh ! qu'aurait fait de mieux sa suprême puissance ?
« Ce front pur et céleste où rougit l'innocence ;
« Cette bouche , cet oeil qui troublent tous les coeurs ,
« L'une par un sourire , et l'autre par des pleurs.
« Ce tissu transparent , dout un sang vif et pur
<< Court nuaucer l'albâtre en longs filets d'azur .
Cette preuve du mérite des femmes , tirée de la
beauté de leurs formes attrayantes , touche tous les
esprits ; et c'est un argument auquel personne ne voudrait
répondre , si ce n'est peut - être une femme qui,
lisant , dans M. de Buffon , la belle description de
la majesté de l'homme , serait au moins aussi frappée
GERMINAL ANI X..
DES
DEPT
de ce tableau si noble et si ferme , que nous
sommes des vers gracieux du C. Légouvé.
sexe ,
Quand on parle du mérite de l'un ou de l'autre
la beauté virile ou féminine est une source d'éld
quence toujours abondante , et ce que les anciens
appelaient , en termes techniques , locus communis. Cela
fournit des exordes , dit Cicéron . Aussi le C. Légouvé
y prend le sien ; mais il passe vîte , comme de raison ;
et après la beauté , il chante les talents.
« Les peindraí -je ! Aux accents d'une harpe docile ,
« Chloris a marié sa voix pure et facile ,
C
<< L'oeil tantôt sur Chloris , tantôt sur l'instrument ,
« Chacun goûte à longs traits ce double enchantement.
« Ses accords ont céssé , son maître la remplace.
« Il a plus de science : a - t - il autant de grace ?
<< Il enfante des sons plus pressés , plus hardis ;
« Mais offre- t-il ces bras , par l'amour arrondis ,
Qui , s'étendant autour de la harpe savante ,
«
« L'enlacent mollement de leur chaîne vivante ?
• Offre -t -il la rougeur , le touchant embarras
« Qui d'un front virginal augmentent les appas ? etc. »>
Je demande pardon à l'aimable poète , de l'arrêter
ici . Je trouve son argument captieux c'est sans
doute une suite de mes vieilles études en forme dialectique.
Mais enfin , cet argument rentre dans le
premier. C'est la beauté des dames que je vois encore ici ,
et je n'aperçois le talent qu'en second ordre : de beaux
bras qui s'agitent , et la harpe qui n'est pas pour eux
şi docile , etc. , etc.
Sans doute , les graces ornent beaucoup le talent ,
mais , 1. elles ont eu déja leur hommage ; et de plus
le talent , chez les hommes , n'est- il pas recommandé
quelquefois par la beauté ? Que d'acteurs et de musiciens
; que d'orateurs même lui ont dû leurs succès ?
Et s'il est permis , dans le sujet presque frivole que
85
Ent
4.
3
34 MERCURE DE FRANCE ,
nous traitons , de citer un homine très- grave , je dirai
que M. Turgot faisait une grande impression par sa
belle figure. Un jour qu'en ma présence , il raisonnait
sur des matières de bien public , une femme
l'interrompit, en s'écriant : Ah ! qu'il est beau ! Voyez
comme il est beau ! Puis elle rit , comme une folle ,
de l'avoir interrompu. Une femme qui aurait su faire
des vers , aurait - elle donc loué la beauté de M.
Turgot , pour peindre les vertus et les talents de
l'homme d'état ? Mais ces observations ne conviennent
qu'à des logiciens rigoureux . Le C. Légouvé ne présente
pas son poème à des raisonneurs , mais à des
hommes sensibles . C'est assez pour lui d'avoir de la
douceur , du nombre , de l'élégance ; et si j'approuvais
pleinement ce vers :
Il nage dans un air tout chargé de bonheur.
Je l'appliquerais à lui - même.
En quoi censurez-vous mon vers ? dira-t - il . Qu'il
me pardonne de lui répondre qu'il me semble un peu
précieux. Quoiqu'il y ait , dans la langue , des locutions
assez voisines , et qu'on dise : respirer l'air de
la liberté , l'air de la volupté ; on n'a pas osé dire :
un air chargé de liberté , chargé de volupté. Ducis ,
seul , avait dit , faisant des voeux pour Thomas :
De paix et de bonheur chargez l'air qu'il respire ………… ” …
སྙ་
Ce vers aurait paru , il y a quarante ans , d'une
impropriété absurde ; mais il faut remarquer qu'il ' ne
Fest plus , depuis la découverte qu'a fait la chimie
des airs de composition , que l'on charge à volonté
de tel ou tel autre principe. Ducis donc a peut - être
trouvé un vers neuf, dont celui de Légouvé est la
réminiscence. Est - ce un bonheur , est-ce un malheur
pour celui ci de conserver si facilement , dans son
GERMINAL AN IX. 35
cerveau , l'empreinte du talent d'un autre poète ? Déja
nous avons vu chez lui un passage qui rappelle ce beau
vers de Voltaire , sur la circulation du sang :
Par des routes certaines ,
En longs ruisseaux de pourpre , il court enfler mes veines.
Ces longs ruisseaux de pourpre ont évidemment inspiré
les longs filets d'azur qui annoncent l'albâtre d'une
belle peau. Je ne sais si Bernis ne réclamerait pas
aussi quelques expressions dans la comparaison des
femmes avec les fleurs ; mais la condition ordinaire
des bons vers est , qu'étant retenus par beaucoup de
lecteurs , cela ne dégoûte pas quelques écrivains de
les répéter car , après tout , si ce n'est pas de la
poésie neuve , c'est encore de la poésie ; et , comme
disent les Italiens , on a toujours du plaisir à entendre
questo bel sonare. Le langage poétique ne se renouvelle
et ne s'enrichit que par intervalles. Pendant ces
intervalles , quelquefois longs , il ne faut pas que le
Pinde reste muet. Si Calliope n'invente pas des chants
nouveaux , Mnemosine , qui a retenu les chants anciens ,
'veut bien les répéter ; et il faut avouer qu'elle est fort
secourable , qu'elle répète beaucoup , et que beaucoup
de vers , même au théâtre de la République comme
à celui de la Gaieté , sont inspirés par la mémoire .
·
Hâtons-nous de sortir de ces vieilles métaphores du
Parnasse , pour dire que si le nouveau chantre des
femmes a une mémoire très riche , il a aussi un coeur
sensible à la vertu , et le talent de la célébrer. Tous
les lecteurs , comme par instinct , ont répété ces vers
sur M.lle de Sombreuil
Sombreuil vient éperdue.... Arrêtez inhumains !
Elle tombe à leurs pieds , elle baise leurs mains ,
« Leurs mains teintes de sang ! .....
36 MERCURE DE FRANCE ,
"
<< Jouis de ton triomphe , ô moderne Antigone !
*
Quel que soit le débat et du peuple et du trône ,
« Tes saints efforts vivront d'âge en âge bénis.
Surtout le vers qui termine la tirade ,
« Des brigands l'ont absous , des juges l'ont frappé !
est très- beau, très-simple , et absolument propre à l'événement
particulier qu'il peint.
Après ce morceau , s'en trouve un non moins digne
d'éloges , sur les vertus domestiques des femmes ; je
le citerais avec empressement , si je n'en devais préférer
un que l'auteur a placé plus haut ; c'est celui
des soeurs de la Charité.
« Ouvre toi , triste enceinte , où le soldat blessé ,
« Le malade indigent et qui n'a point d'asile ,
«
«
Reçoivent un secours trop souvent inutile .
Là , des femmes , portant le nom chéri de soeurs
« D'un zèle affectueux prodiguent les douceurs.
«
Plus d'une apprit longtemps , dans un saint monastère ,
<< En invoquant le ciel à protéger la terre ,
« Et vers l'infortuné , s'élançant des autels ,
« Fut l'épouse d'un Dieu , pour servir les mortels.
« O ! courage touchant ! Ces tendres bienfaitrices
« Dans un séjour infect où sont tous les supplices ,
« De mille êtres souffrants prévenant les besoins ,
<< Surmontent les dégoûts des plus pénibles soins ;
« Du chanvre salutaire entourent leurs blessures
« Et réparent , ce lit témoin de leurs torturés ;
« Ce déplorable lit dont l'avare pitié
« Ne prête à la douleur qu'une étroite moitié , etc.
Ces vers sont dignes des vertus auxquelles il rendent
hommage . Mais si quelqu'un chante , à son tour , le
mérite des hommes , il faudra que , pour pendant à ce
tableau , il peigne Vincent de Paul , le fondateur ,
l'ame , le modèle de la belle institution des soeurs de la
Charité. Honneur au ministre sage , à Chaptal , qui vient
de les rétablir. Déja le premier consul , du haut du
1
GERMINAL AN IX. 37
mont Saint-Bernard , avait donné le signal de conserver
et de renouveler ces établissements admirables . Son
exemple a été fécond : Chaptal le suit . Sa voix rassemble
ces respectables filles ; la poésie les chante ;
et déja se remuent de toutes parts des ruines qui vont
redevenir des asiles du malheur , et des temples de
l'humanité. B. V.
BACON tel qu'il est , ou Dénonciation d'une
traduction française des OEuvres de ce philosophe
, publiée à Dijon , par M. Ant.
de la Salle ; par J. A. DE LUC , in - 8.º 126pages.
A Berlin ; et se trouve à Paris , chez Pougens,
quai Voltaire , n.º 10.
Ce n'est point sans une véritable peine que nous
annonçons une accusatiou aussi grave que celle - ci . Nous
aimerions mieux rendre compte d'une discussion paisible
, d'un examen réfléchi , que d'une dénonciation ,
dont le résultat est qu'un philosophe a commis une
fraude pleine d'audace et de perfidie ; que le traducteur
de Bacon est un fabricateur d'artifices , qui a dénaturé
un auteur religieux , au point d'en faire un matérialiste
déguisé , et un adroit machinateur de tous les genres
de subversion . Mais M. de Luc a voulu que , dès le
titre de son livre , sa pensée fût connue et son indignation
exprimée . Il dénonce , parce qu'il estime que
c'est son devoir et son droit ; et que , disciple reconnaissant
de Bacon , et l'un de ceux qui , dans de grandes
questions de philosophie naturelle , ont le mieux employé
le nouvel instrument des sciences * , il veut Bacon
* Novum organum scientiarum
chancelier Bacon.
, ouvrage célèbre du
38 MERCURE DE FRANCE ,
tel qu'il est , et non tel que le traducteur le présente.
Si ce procédé est sans ménagement , il est du moins
plein de franchise , et les amis de la vérité blâmeront
moins l'excès d'une sainte véhémence , que les détours
d'une adroite malice. D'ailleurs le C. de la Salle , connu
depuis longtemps par une grande force de méditation
et par le talent d'écrire , a , dans son propre génie ,
des ressources pour effacer un tort dont nous voudrions
pouvoir le disculper , mais que certainement il faut
imputer à son imagination plus qu'à sa volonté. Il est
des passions pour les savants , qui ne sont point celles
du coeur , mais qui produisent des effets semblables ;
et leur esprit , préoccupé , force tous les moyens pour
ajouter des autorités à leurs pensées . On a intitulé un
livre Aristotelès Christianus , quoique Aristote soit fort
loin de nos dogmes ; et le C. la Salle a fait de Bacon
un philosophe de la fin du dix - huitième siècle , aussi
hardi que Diderot , et aussi enveloppé que Kant.
Certes , il faut l'avouer , ce n'est point là ce chancelier
d'Angleterre , si zélé pour la monarchie ;
cet écrivain religieux qui commençait , chaque jour,
ses études par une prière , et si plein du langage de
la bible , que l'archevêque Tillotson ne l'est pas davantage
. Le traducteur se vante trop vainement de
s'être identifié avec lui ; et lorsqu'il place à la tête de
ses dix volumes un monologue où Bacon est dit parler
lui - même , on reconnaît trop que c'est une fiction , un
abus de quelques mots pris çà et là , et détournés de
leur vrai sens ; et le sévère dénonciateur s'écrie que
cette copie ne ressemble pas plus à l'original que
Polyphème à Apollon . »
" ""
Il s'arrête un moment sur le début du monologue
fabriqué par l'interprète. Voici ce début . « Que de maux
je vois sur la terre ! .... Ces maux sont- ils sans re-
" mède ? Non. L'homme est malheureux , parce qu'il est
et
GERMINAL AN IX.
« faible , parce qu'il ignore les moyens d'augmenter ses
" forces , parce qu'il est ignorant. »
Il y a ici , dit M. de Luc , plusieurs des mots
employés par Bacon , mais ce n'est point là son ton .
Son ton est calme , et ce début est sinistre , menaçant ,
plein d'humeur , ( comme celui de l'abbé Raynal à la
tête de son histoire , et comme son visage dans le portrait
qu'on y voit au premier volume. )
Ensuite , examinant d'où vient ce ton d'enthousiaste
irrité , il reconnaît que l'auteur du monologue était
échauffé par de certaines pensées , qui ne troublèrent
jamais Bacon , qui ne se présentèrent jamais à lui . Ik
s'occupait du pacifique accroissement des sciences ;
« et ici , après avoir jeté à peine un coup -d'oeil sur
« la nature , quoique ce fût vers elle surtout que se tour-
« naient ses regards , il se met à politiquer sur l'ordre social
, et à dénoncer les autels et les gouvernements exis-
« tants , comme les vraies sources des plus grands maux
du genre humain ; et il forme le projet de les miner ་
་ ་ afin que , dans la suite (au dix-huitième siècle , peut-
« être ) il n'y ait plus qu'à les secouer pour les ren-
" verser de fond en comble. C'est uniquement pour autoriser
ce tableau trompeur que l'interprète a com-
" posé son soliloque. Voyez pages 11 et 12.
".
Après avoir insisté encore sur d'autres artifices généraux
employés dans la traduction française , M. de Lue
compare les idées de l'interprète avec celles de Bacon
sur la philosophie , sur la théologie et la morale , sur
les objets réunis du sacerdoce et du gouvernement .
C'est une accusation suivie plus grave qu'éloquente
mais toujours terrible , d'infidélités réelles , d'omissions
volontaires , d'erreurs qu'on ne peut attribuer à l'ignorance
, etc. Encore une fois, il nous serait doux de disculper
l'auteur en quelques endroits ; il faut avouer que son .
travail a été pénible.On se fatigue quelquefois beaucoup.
40 MERCURE
DE FRANCE
,
à se tromper soi - même , et on paraît avoir voulu tromper
les autres . Sa faute , causée par son zèle , pour des
opinions en faveur , est la plus grave qu'on ait commise
envers Bacon. Ce n'est pas la première fois , sans doute ,
qu'en célébrant la philosophie de ce grand homme ,
on a paru importuné de son christianisme. De Leyre
prit le parti de s'en taire , et l'analysa avec assez d'adresse
pour qu'on n'y pensât pas alors. Un autre plus
franc a plaint Bacon de ce travers en disant qu'il
perd la tête dès qu'il est question de la bible ; mais
l'idée n'était venue à personne d'en faire un rusé précurseur
des abatteurs philosophiques qui dogmatisèrent
si puissamment au commencement de la nouvelle ère.
2
Je laisse M. de Luc s'égayer ( sans déposer son sérieux
) , à faire du C. de la Salle un instituteur de la
théophilanthropie . Cela importe peu , même au C. de la
Salle ; mais il est de quelque intérêt d'examiner comment
quelqu'un a pu dénaturer les opinions d'un aussi
grand homme que Bacon.
Sa gloire même en est la cause. Sa destinée fut celle
de quelques hommes , de conserver beaucoup de renommée
, et peu de lecteurs. On répète leurs noms et
ce qu'on a dit d'eux , bien plus qu'on ne va chercher
dans leurs ouvrages ce qu'ils ont dit eux- mêmes ; et
leurs adages finissent par ressembler à ces vers sybillins
d'où Rome tirait , au besoin , quelques oracles fort
révérés , et dont le recueil restait déposé chez les pontifes
. On a bien osé faire sybilliser Virgile , dont les
vers étaient et seront éternellement dans la mémoire
de tous les lecteurs ; que ne peut- on pas entreprendre .
sur des volumes que la vénération déposé dans les bibliothéques
, mais que l'étude n'y vient point visiter ?
Ils deviennent des monuments inutiles et déserts , des
fours antiques et isolées , de vieux temples , des palais
abandonnés où les oiseaux de proie s'établissent , et où
les brigands se retirent. B. V.
GERMINAL AN IX. 41
VOYAGE chez les Peuples sauvages , ou
l'Homme de la Nature . Histoire morale des
Peuples sauvages des deux continents , et
des naturels des les de la mer du Sud.
Par le C. BABIE , 3 vol. avec gravures .
Paris , chez Laurens , aîné , imprimeur , rue
d'Argenteuil , nº 212 .
An 9.
LESEs divers traits qui caractérisent l'homme sauvage ,
étaient épars dans nos livres de voyages ; l'auteur a
voulu les rassembler. Il visite les peuplades connues
jusqu'à présent ; observe les moeurs , et trouve partout
des hommes neufs , et pourtant dégénérés , une
simplicité qui ressemble à l'abrutissement , une bonté
qui se dément par des institutions cruelles ; et assurément
il n'a pas trouvé l'Homme de la nature . C'est qu'il
ne fallait parle chercher dans les bois. On sait ce qu'on
doit penser aujourd'hui des éloges prodigués à cet
homme de la nature ; tous n'ont été que des satyres
de la société , quelquefois aussi ces éloges étaient des
apologues. Mais lorsque l'on voulut raisonner sérieusement
sur cet étre de raison , alors les théoriès anti - sociales
furent bien plus funestes que toutes les ignorances
de l'âge de la mauvaise physique. La nature invoquée
dans tous les écrits philosophiques , dans tous les traités
d'éducation , la nature appelée sans cesse en témoignage
, et jamais définie une seule fois , ressemblait
à ces dieux menteurs de l'antiquité , toujours prêts à
consacrer les vices et les fantaisies des hommes.
Au reste , des faits curieux , une érudition assez étendue,
peuvent faire pardonner quelquefois les défauts
du plan et du style de cet ouvrage. Il est susceptible
d'un grand intérêt . L'histoire de l'homme soumis à
l'influence immédiate des climats , des passions , des
humeurs , doit éclairer l'histoire de l'homme de la
société.
Tacite , peignant , au sein de la corruption de Rome ,
les Germains encore sauvages , est le modèle de ceux
qui traiteront un semblable sujet..
G.
42 MERCURE DE FRANCE ,
SPECTACLE S.
THEATRE DES ART S.
me
LE 28 du mois dernier , au lieu de la représentation
accoutumée d'un opéra français , on a donné sur ce
théâtre un concert extraordinaire dans lequel M. "
Grassini , l'une des plus célèbres cantatrices de l'Italie
, a justifié sa grande réputation . Il est peut - être
impossible de réunir une voix plus brillante et plus
douce , avec une méthode plus parfaite et un goût plus
pur; mais il eût été facile de composer le concert de
morceaux plus agréables et plus généralement estimés .
Les symphonies de Hayden et de Mozart n'ont produit
qu'un effet médiocre ; et tout le talent de M.me
Grassini n'a pu donner à l'air de Hayden , qui malheureusement
a terminé le concert , le charme et l'expression
que le nom d'Armide promettait. C'est une
scène de Nazolini et surtout un rondo de Zingarelli ,
qui ont excité les transports les plus vifs . Les deux
maîtres les plus illustres de l'école allemande n'ont pu
disputer à deux compositeurs italiens , du second ordre ,
le prix du concert ; mais Rode et Sallentin ont soutenu
parfaitement l'honneur dangereux d'unir leurs talents
à ceux de M.me Grassini , et tous les deux ont mérité
de partager son succès .
E.
THEATRE DU VAUDEVILLE .
La tragédie au Vaudeville , en attendant le Vaudeville
à la tragédie , folie en un acte et en vers , représentée
sur ce théâtre , le 27 ventose , a obtenu le succès.
le plus général et le mieux mérité . L'affiche du théâtre
GERMINAL AN IX. 43
de la République , qui annonçait une allégorie en
vaudevilles , sur la scène de Corneille et de Molière ,
a donné lieu à cette plaisanterie innocente ; et ceux
qui en sont l'objet en ont ri les premiers . N
Les principaux acteurs du Vaudeville sont allés
chanter la paix dans les départements. En leur absence ,
Cassandre , Gilles et les garçons du théâtre , veulent
jouer la tragédie. La répétition qu'ils en font , est une
scène voisine de la bouffonnerie , sans être cependant
de mauvais goût , ni de mauvais ton . Le caissier s'oppose
à cette entreprise ridicule. Les mutins l'arrêtent
et le chargent des chaînes que Warwick a portées . Mais
dans le moment , le reste de la troupe arrive , le caissier
est délivré , Gilles et ses camarades abjurent leur
folie , et tout est remis à sa place Telle est la morale
et le refrain de ce joli vaudeville .
-
On a fait répéter plusieurs couplets remarquables
par une finesse piquante ou par une gaieté vraiment
contagieuse ; car on a ri , presque sans interruption ,
d'un bout de la pièce à l'autre. —Le vaudeville qui la
termine est un hommage toujours juste et souvent
très- adroit rendu aux auteurs et aux artistes qui soutiennent
aujourd'hui la gloire du Théâtre Français . Le
public a prouvé , par les plus vifs applaudissements ,
qu'il partage à leur égard l'opinion des auteurs des
Dîners du Vaudeville , qui le sont aussi de cette bagatelle
ingénieuse.
- Le ministre de
Au reste , il est probable que le projet qui en a
donné l'idée , ne sera point réalisé.
l'intérieur , convaincu que la liberté illimitée , accordée
aux théâtres depuis quelques années , a produit
des effets directement contraires au but qu'on s'était
proposé , et que si elle n'est pas reprimée par des réglements
sages et sévères , elle précipitera la décadence
de l'art dramatique , a écrit la lettre suivante
aux artistes sociétaires du Théâtre de la République :
44 MERCURE
DE FRANCE
,
Le ministre de l'intérieur au commissaire du
gouvernement près le théâtre Français de la
République.
ne
L'INTÉRÊT et la bienveillance attentive que le
gouvernement accorde au théâtre de la République ,
citoyen , lui font desirer vivement que la gloire dramatique
de la nation dont le dépôt lui est confié ,
souffre désormais aucune atteinte . Ce motif , qui doit
être cher à tous ceux qui respectent la dignité des lettres
et des beaux - arts , m'a déterminé à circonscrire dans les
limites qui leur conviennent , les nombreux théâtres
établis à Paris. Je vous préviens donc que je vais inviter,
de la manière la plus pressante , tous les directeurs et
entrepreneurs de spectacles , à ne jouer aucune des
pièces qui appartiennent au répertoire du théâtre français
, et notamment la tragédie et la haute comédie .
D'un autre côté , citoyen , la justice , la raison , les
convenances , le sentiment même de leur propre supériorité
, exigent des artistes du théâtre de la République
, que toutes les pièces étrangères aux genres
qu'on y cultive , soient bannies de la scène française ;
et je n'ai pas vu sans surprise , que la même affiche
annonçât Mérope , et une Allégorie en vaudevilles. Je les
invite en conséquence , à ne céder à aucune considération
particulière , et à rejeter , sans examen , toute
espèce d'opéra - comique ou de vaudeville , qu'on pourrait
leur présenter. On alléguerait en vain que les comédies
de Dancourt et de Dufrény sont souvent terminées
par un vaudeville : ces ouvrages appartiennent à
la bonne et ancienne comédie , peut- être trop oubliée
de nos jours , et méritent , à ce titre , de rester sur le
répertoire . Si quelques exemples plus récents , et d'ailleurs
très -rares , prouvent qu'on a pu quelquefois placer
une chanson , une romance , ou tout autre mor
GERMINAL AN IX. 45
ceau de musique dans une pièce , sans altérer le caractère
de la véritable comédie , cette heureuse témérité
n'a jamais été portée au point de dénaturer les genres ,
et de faire du théâtre Français un théâtre lyrique .
Je vous répète donc , citoyen , que l'intention du
gouvernement est de conserver exclusivement sur le
théâtre de la République la plus grande et la plus
belle partie de nos richesses dramatiques , et de ne pas
souffrir un mélange qui en altérerait la noblesse et la
pureté.
Je vous prie de communiquer cette résolution aux
artistes , et de les inviter à s'y conformer.
Je vous salue. Signé, CHAPT AL.
ANNONCES.
-
DISCOURS sur l'origine et les progrès de la langue
française , sur la nécessité de l'étudier pour reussir
dans les sciences ; prononcé le premier brumaire
au 9 , à la rentrée de l'école centrale de l'Oise ; par
le C. J. J. GERUZEZ , professeur de grammaire
générale , et membre de plusieurs sociétés savantes
et littéraires . Paris , chez Hocquart , rue de la Harpe ,
n . 39 .
0
'
Ce discours écrit avec élégance et pureté , offre des
vues utiles , et rappelle les principes des grands maîtres
L'auteur insiste sur la nécessité , pour chacun ,
d'étudier sa langue maternelle. Il prétend , avec raison
que les richesses mêmes des langues anciennes
n'ont aucune valeur pour nous , avant que nous ayons
pu connaître celles de notre propre langue. Cette vérité
qu'il développe par des exemples et des comparaisons
ingénieuses , ne saurait être trop répétée à une époque
de notre littérature , où tout dépose si hautement contre
la manie des langues étrangères vivantes.
ESSAI sur la critique , poème en trois chants , suivi
de deux discours philosophiques , traduction en vers
libres de l'anglais , de Pope ; par E. AIGNAN, A
46
MERCURE
DE
FRANCE
;
Paris , chez Egron , imprimeur , rue des Noyers ,
n . 24. 180 :.
Cet ouvrage , très digne d'estime , sera analysé.
DE l'architecture des forteresses , ou de l'art de fortifier
les places , et de disposer les établissements
de tous genres , qui ont rapport à la guerre. .Première
partie. Essai sur la fortification , où l'on expose
les progrès de cet art , depuis son origine jusqu'à nos
jours ; les principes de l'ordonnance générale et particulière
des forteresses , et le parallèle des projets
des plus habiles ingénieurs. On y a joint la notice
des ouvrages écrits sur l'art défensif. - Par C. F..
MANDAR , ingénieur des Ponts - et - Chaussées , chargé
des travaux maritimes , et professeur d'architecture
à l'école des Ponts-et- Chaussées. Paris , chez Mugimel,
libraire pour l'art militaire , quai des Augustins ,
n .° 73. An 9.- 1801 .
-
L'auteur promet une seconde partie , qui aura pour
objet d'exposer les principes de la disposition générale
et particulière des édifices relatifs à la guerre de terre
et de mer ; tels que les ports , les arsenaux , les hôpitaux
, etc.
VOYAGE pittoresque en Suisse et en Italie , par le
C. Cambry , préfet du département de l'Oise , de
l'académie de Cortone , et membre de la société
d'agriculture du département de la Seine . 2 vol . in-8.°
A Paris , chez H. J. Jansen , imprimeur - libraire ,
rue des Maçons - Sorbonne , n.º 406. An 9 .
On rendra compte de cet ouvrage.
DE la Contribution en nature , par J. B. E. Poussielgue ,
(de Paris ). An IX - 1800 . A Paris , chez Didot jeune ,
quai des Augustins , n.º 22 ; et chez les Marchands
de Nouveautés. Prix , I franc 50 centimes.
SATYRES de Juvénal et de Perse ; traduites en vers
français , avec des notes ; par F. DUBOIS LAMOLI ,
GNIERES. Paris , chez Charles Pougens , quai Voltaire
, n.º 10 ; et chez COLAS , place Sorbonne ,
n.º 112. An IX - 1801 .
·
>
La vente de la bibliothéque de feu l'abbé Barthé
lemy ; l'auteur du Voyage d'Anacharsis , est fixée
jrrévocablement au 29 ventose ( 20 mars ) , chez Sylvestre
, rue des Bons -Enfants , n.º 12. La notice se
1
GERMINAL AN IX. 47
distribue chez le C. Bernard , libraire , quai des Augustins
, n.º 31. Cette collection , la plus belle qui ait
été vendue depuis dix ans , renferme les livres les plus
choisis et les mieux conditionnés. Elle contient cent
vingt auteurs grecs et latins , en grand papier , et un
magnifique exemplaire des peintures antiques , par
Bartoly , avec l'explication de la Mozaïque de Calesfrine
, par Barthélemy , in-folio , mar . 5. fig . color.
1.re édition , si rare et si recherchée que cet ouvrage
fit vendu 1800 fr. à la vente de M. L'empereur , rue
Vivienne. Les amateurs y trouveront les ouvrages de
Montfaucon , de Pyranèse , et la collection de Grævius ,
de Gronovins et Sallengre. L'ordre des vacations sera
distribué le 21 ventose , chez le C. Bernard. Il y en
aura vingt- deux .
TRAITE des arbres et arbustes que l'on cultive en
France , en pleine terre , par DUHAMEL ; nouvelle
édition , augmentée de plus de moitié par le nombredes
espèces ; distribuée d'après un ordre plus méthodique
, suivant l'état actuel de la botanique et
de l'agriculture. A Paris , chez Etienne-Michel, éditeur
, rue des Francs-Bourgeois , au Marais , n.º 699 ,
et chez Didot l'aîné , au Louvre ; chez Lumy , quai
des Augustins , et Vilmorin Andrieux , quai de la
Ferraille.
Le savant Duhamel , en publiant son traité des
arbres et arbustes , en 1755 , avait senti qu'il laissait
encore beaucoup à faire pour compléter les décou
vertes en ce genre. Depuis cette époque , un grand
nombre d'arbres et de plantes ont été naturalisés dans
nos jardins. La France plus que tout autre pays , peut
rassembler , un jour , toutes les productions des diver: es
parties
du globe , et les palmiers de l'orient , et l'arbre
à suif de la Chine , les lauriers et les magnoliers de
la Caroline ...... L'ouvrage dont la souscription est
proposée , a pour but de faire connaitre nos richesses
actuelles et les moyens de les accroître. On commence
les variétés par indiquer la classe et l'ordre auxquels
ce genre se rapporte dans le système de Linné et la
méthode naturelle de Jussieu. Ensuite on voit l'exposition
des caractères , du genre et de l'espèce ; les
variétés , les synonymes , la description , le temps de
48
MERCURE
DE
FRANCE
,
la floraison et de la maturité des fruits , le lieu , natal ,.
les usages économiques et médicinaux , les procédés
pour la culture et la naturalisation , l'époque où les,
diverses plantes ont été apportées en Europe , et des
remarques historiques sur leurs noms anciens et
modernes.
Cet ouvrage comprendra deux mille espèces on se
propose de donner les figures de la moitié de ce
nombre. Il y aura toujours la figure d'une espèce de
chaque genre , fut- elle unique. Les dessins sont faits
par Redouté , artiste célèbre , peintre du Muséum d'histoire
naturelle et membre de l'Institut.
L'ouvrage paraît par livraison de six planches avec
le texte , de format in -folio ; il sera ordinairement
de quatre feuilles , quelquefois plus .
Les souscripteurs ne payeront rien d'avance , mais
seulement en recevant chaque livraison . Les personnes
des départements recevront l'ouvrage , franc de
port , en faisant passer le prix de quatre livraisons à
la fois.
"
Cet ouvrage est tiré sur trois papiers différents : le
premier sur beau carré , avec les planches en noir ;
prix , 9 fr. par livraison . Le second sur carré vélin
avec les planches imprimées en couleur , et terminées
au pinceau ; prix , 18 fr. par livraison ; et enfin , le
troisieme sur grand papier , nom de jésus vélin , avec
les planches imprimées en couleur et terminées au
pinceau ; prix , 30 fr. par livraison . Pour la partie
typographique , il suffit de dire qu'elle sort des presses
de Didot l'aîné. La première livraison a paru , et
justifie toutes les promesses de l'éditeur.
COURS de physique expérimentale et de chimie ,
l'usage des écoles centrales , et spécialement de l'école
centrale de la Côte - d'Or ; par PIERRE JACOTOT
professeur de physique et d'astronomie , à Dijon , et
membre de la société d'agriculture, 2 vol . in- 8. et
un vol. in - 4.º contenant 61 planches. Prix , 12 fr.
et 15 fr. franc de port. A Paris , chez Richard
Caille et Ravier , libraires , rue Hautefeuille , n. ° 11.
et à Dijon , chez Coquet , libraire , rue Bossuet ,
An 9.
J
GERMINAL AN IX. 5
49
DEPT
POLITIQUE
EXTÉRIEUR.
COUP-D'OEIL * sur la situation de l'Europe.
DE LA BASSE - SAX E.
28 février 1801 .
LA guerre continentale est terminée ; le ministre ,2
"
dont le génie entretenait la guerre maritime , vient de
quitter le gouvernail ; et cependant les inquiétudes
les alarmes nous laissent à peine quelques moments de
trève ; et depuis le Sund jusqu'aux Dardanelles , on
aperçoit , on croit du moins apercevoir partout les tristes
augures de nouvelles agitations.
Battus depuis longtemps par la tempête , nous ne
pouvons facilement la croire appaisée. Ne ressemblerions
-nous pas un peu à ces voyageurs qui , entrés
dans le port après une longue tourmente , rêvent , dans
leur repos , ouragans et naufrages .
Il serait doux de se convaincre que nos alarmes ressemblent
à une pareille illusion ; mais trop de nuages
obscurcissent encore l'horizon politique , pour que nous
puissions nous promettre une prompte sérénité.
Le traité qui vient d'être signé à Lunéville , rappelle
, soit par son importance , soit par la longue et
cruelle guerre qu'il finit , tous ces traités fameux , qui
dans les deux siécles derniers , terminèrent de longus
et sanglantes querelles . Mais il reste encore à faire une
nouvelle division de l'Allemagne , à achever un nouveau
partage de l'Italie aux souverains du Piémont et
de Naples ; à l'imposer au Portugal , et , ce qui est fort
au dessus de toutes ces difficultés , de tous ces travaux
* Extrait en partie du Spectateur du Nord.
E
cent
4
4
50 MERCURE DE FRANCE ,
1
réunis , à concilier les intérêts également nombreux et
compliqués dont se compose aujourd'hui l'objet effrayant
de la guerre maritime.
La France s'étendra désormais jusqu'à ce fleuve qui ,
en devenant moitié allemand , moitié français , semble
unir plutôt que séparer deux nations , dont les armes
ensanglanterent si souvent ses rives ; qui , donnant ses
premiers bienfaits à la Suisse , et les derniers à la Hollande
, sans autre intermédiaire que la France , étreint
indissolublement les liens de ces trois pays , et qui
forme ainsi le cóte le plus imposant de l'encadrement
le plus magnifique qu'aient jamais donné à un état la
nature et la politique.
L'Autriche perd les Pays - Bas , la Lombardie et la
Toscane elle se retire derrière l'Adige en Italie , et
cède le Brisgau en Allemagne ; mais elle acquiert la
grande et la plus belle partie de l'état de Venise ;
la Toscane doit lui être rendue en Allemagne ; et par
F'ordre de succession établi , il y a trente ans , le Brisgau
remplaçant Modene, revient à une branche de sa maison.
Si l'Autriche était encore guidée par les vues ambitieuses
qui se manifestèrent si longtemps dans ' sa politique
, elle pourrait regretter des possessions qui ,
prolongeant son empire du centre de l'Allemagne jusqu'à
la Méditerranée et à l'Océan , mêlaient ses
térêts à ceux de toutes les puissances de l'Europe ,
l'engageaient dans tous leurs différends , et lui offraient
ainsi de fréquentes occasions d'agrandir , soit par la
force de ses armes , soit par ses négociations , son territoire
ou son influence .
Mais si l'Autriche , jugeant bien sa position et l'état
actuel de l'Europe , met dans son système les changements
que cet état lui preserit , et renonce avec
saà
toute idée d'agrandissement , pour ne songer
qu'à sa prospérité , elle se félicitera d'avoir concentré
toutes ses forces et tous ses moyens , de s'être ouvert
de nouvelles sources de richesses , et d'avoir fermé toutes
celles de guerres , de dépenses et de malheurs auxquels
fournissaient la Belgique et le Milanais. La Toscane ,
remplacée pour elle , en Allemagne , par des possessions
équivalentes et adhérentes , ajoutera encore à cette
force centrale dont l'histoire nous montrait le prix ,
GERMINAL AN IX. 51
mais dont la dernière guerre a fait mieux sentir l'importauce.
Venise et la domination de l'Adriatique lui
donnent des espérances de navigation , de commerce ,
de force maritime , que ne lui présentait aucun des
états qu'elle a perdus , et qui reçoivent une nouvelle
valeur des vues de la France sur l'Egypte et le Levant.
Ainsi , sans établir une balance rigoureuse entre les
revenus et la population qu'elle a perdus , et ceux qu'elle
a acquis , il est facile de juger que , dans la masse des
forces particulières dont se compose une puissance
comme l'Autriche , ce qu'elle peut perdre numériquement
, mérite à peine quelque attention , et se trouve
abondamment compensé par les avantages qui résultent
pour elle de la réunion , et , si l'on peut le dire ,
de la condensation de ses forces.
Sans doute avant , ou même immédiatement après
la bataille de Marengo , l'Autriche eût fait une meilleure
paix ; mais après les revers qui l'avaient menacée
jusque dans sa capitale , peut - elle se plaindre de la
paix de Lunéville ? Et pourquoi calculerions - nous ce
que lui a ravi une campagne désastreuse ? Pourquoi
s'occuperait-elle d'inutiles regrets , lorsqu'un prince ,
digne objet de son amour , de sa reconnaissauce et de
ses voeux , va, dans l'administration , lui rendre tout le
bien que de funestes obstacles l'empêchèrent de lui
faire dans les armées ?
Quoique l'Autriche , retirée derrière l'Adige , " ne
puisse désormais exercer une grande influence sur les
affaires d'Italie , elle ne saurait être indifférente au sort
de cette contrée , surtout à la forme du gouvernement
qui sera donnée à ses voisins. Tout , à cet égard , paraît
encore indécis ; mais il est cependant des certitudes
consolantes qui présentent , pour un avenir très - prochain
, un aspect très-rassurant .
Naples , condamnée longtemps par sa faiblesse où
ses affections à hésiter entre l'impulsion de l'Autriche
et celle de la Russie , a dû son salut à l'obstination que
Paul I.er a mis dans sa bienveillance . La France la
proclamée hautement par l'organe de ses généraux .
Rome commence à se protéger elle - même . Le gouvernement
pontifical a repris toute la force qui lui
appartenait. Il a rétabli ses relations avec toutes les
52 MERCURE
DE FRANCE
,
cours de l'Europe , Vienne , Madrid , Naples , Lisbonne,
montrent la même fidélité qu'autrefois ...
………….. L'Allemagne offre plus de difficultés que l'Italie ,
au premier regard de l'observateur qui , au milieu
de tant de ruines , cherche dans sa pensée à satisfaire
tant d'intérêts , tant de prétentions qui se contrarient
; mais tout est encore vague et incertain , et
l'on ne peut ici prévenir les faits par les conjectures.
...... Nous touchons , en attendant , au moment où
doivent se développer les projets qui se lient avec les
mesures relatives au maintien de la neutralité maritime.
L'Angleterre ne peut en prévenir l'exécution , qu'en
se rendant aux demandes de la Prusse. Cette puissance
s'est expliquée de manière à ne laisser ni équivoque
sur ses intentions , ni doute sur son énergie . Après avoir
fait connaitre son langage , que pourrais - je encore dire
à mes lecteurs sur les torts dont les neutres ont à se
plaindre , et sur l'union des puissances du Nord pour
défendre leurs intérêts et leurs droits ? En reprochant
officiellement à l'Angleterre la jurisdiction qu'elle a
usurpée , sa conduite arbitraire , la suprématie qu'elle
s'est arrogée sur les mers , les abus qu'elle a faits de
sa force , ses vexations multipliées et réitérées , M. de
Haugwitz a ratifié solennellement , au nom des états
septentrionaux , j'ai presque dit au nom de tout le
continent , les accusations depuis longtemps dirigées
contre l'Angleterre , et que ses amis appelaient des déclamations
La justice réclamée par la Prusse ne saurait être
attendue des nouveaux ministres , plus qu'elle ne l'eût
été de ceux qu'ils ont remplacés. La nouvelle administration
est fille de la précédente , et elle ne sera
pas ingrate ; il n'y a de changé que les personnages ,
* Rien n'est plus curieux que la manière dont les feuilles
de Londres , appelées Ministérielles , s'expriment sur cet
objet et sur tous ceux qui forment matière à division entre
'Angleterre et les autres états . Aujourd'hui que presque
toutes les puissances continentales sont liguées contre elle ,
ces feuilles représentent le continent à peu près comme un
grand hôpital de fous je n'exagère pas ; on n'a qu'à voir
Les feuilles du Times de la fin de janvier , et cependant le
Times est la moins mauvaise des feuilles ministérielles .
:
GERMINAL AN IX. 53
et l'esprit de M. Pitt régnera encore dans le cabinet.
C'est aux Anglais d'apprécier les motifs de sa retraite ;
l'Europe n'a point d'intérêt immédiat dans cette querelle
intérieure ; et vouloir y prendre parti sans connaissances
locales , serait encourir le ieproche qu'on
a souvent fait aux Anglais " et que peut - être ils ont
souvent mérité , de juger le continent sans le connaître
.
Ce qui nous importe , c'est la réponse qui sera faite
à la Prusse ; l'Angleterre voudra - t - elle lever ou maintenir
l'embargo mis sur les vaisseaux de la Suède et
du Danemarck ? On a vu le ton impérieux de ses
ministres envers ces deux puissances ; on connaît le
ton noble et fier qu'a pris la Prusse envers elle ;
peut-on y trouver des présages de conciliation ?.....
On n'a pas oublié tout ce qu'ont dit les ministres au
parlement sur la neutralité maritime ; on conuaît l'esprit
du gouvernement par les discours de ses agents ,
par les gazettes , par ses pamphlets , par ses préparatifs
; tout annonce qu'en refusant de lever l'embargo
mis sur les neutres , l'Angleterre va s'isoler par sa
politique , comme elle l'est déja par la nature ; bientôt
on pourra plus que jamais dire de cette nation :
Et penitus toto divisos orbe Britannos.
Du jour , en effet , où la résolution négative de
l'Angleterre sera connue ,
on verra se développer
graduellement les mesures déja prévues , il y a deux
mois.
L'Ems , le Weser et l'Elbe , fermés aux vaisseaux
anglais į
Les côtes de la Basse - Saxe protégées par les Prussiens
et les Danois ;
L'électorat de Hanovre occupé , peut être enlevé
pour toujours à la maison qui règne en Angleterre ;
car ce qu'eût autrefois déconseillé une politique sage
et modérée , sera peut- être forcé par les circonstances ,
par la situation de l'Europe :
Les Beltes et le Sund , gardés par les forces combinées
du Danemarck et de la Suède ; ·
Les îles du Danemarck , les côtes de la Scanie et
de la Norwège , mises en état de défense ;
54
MERCURE DE FRANCE ,
f
Voilà pour le nord.
Au midi , le Portugal forcé de fermer le Tage et
tous ses ports aux Anglais ;
Naples se soumettant aux mêmes conditions ;
Tous les ports , toutes les côtes d'Italie rendus inabordables
pour la marine et le commerce britannique.
Dans le Levant,
Constantinople , soumise par l'influence ou par la
force , aux vues de Ta France et de la Russie , et les
armes des deux puissances s'unissant pour se frayer la
route de l'Inde ou du moins celle de Bassora.
2 S'il était vrai que tout se préparât en ce moment
pour une grande révolution politique , dont la révolution
française n'aurait été que le prélude , les Anglais
et leurs alliés n'auraient-ils aucun reproche à faire
aux ministres qui n'ont pas employé toute leur habilete
à prévenir de pareils dangers ? .... Mais gardonsnous
d'établir une si grave accusation sur une si vague
perspective .
Quoi qu'il en soit des projets de la Russie et de la
France pour atteindre et abaisser la puissance britannique
, on ne doit pas s'attendre à la voir faiblir , ou
se rendre sans de grands efforts . Elle espérera d'abord
diviser ses ennemis , et il serait peu étonnant qu'en
montrant un front altier et menaçant aux puissances
du nord , elle cherchât à entamer des négociations
avec la France. Mais la France , quoique la moins
intéressée de toutes les puissances continentales aux
principes adoptés pour la neutralité maritime , la
France , loin de les abandonner , les maintiendra avec
son énergie ordinaire,
Si l'Angleterre ne peut désunir ses ennemis par son
adresse , elle déploiera contre eux toutes ses forces 2
et peut- être à l'heure même où j'écris , l'entreprenant
, l'heureux Nelson s'avance dans la mer du nord
avec une flotte redoutable. M. Pitt l'a dit au parlement
, il y a trois mois , l'Angleterre tendra tous les
ressorts de sa puissance ; et certes , si l'on considère
l'énormité du dernier emprunt , la somme des fonds
qui vient d'être accordée pour la marine , et l'activité
des préparatifs qui se font dans ses ports , on peut
GERMINALAN
IX . 55
croire qu'avant de quitter sa place , M. Pitt a eu à
coeur de remplir sa promesse,
Il suffit de connaître le caractère du peuple anglais
pour prévoir que l'esprit national s'exaltera en proportion
des dangers publics , et qu'il offrira d'immenses
ressources au gouvernement. La France ne
doit pas , à cet égard , tomber , au sujet des Anglais ,
dans l'erreur où les Anglais et les autres puissances
sont restées si longtemps sur ses propres forces. Ce
sont des ennemis habiles et puissants , des ennemis
vraiment dignes d'elle , qu'elle a à combattre ; et
sans doute , cette justice que je leur rends , ne paraîtra
pas suspecte sous ma plume , à ceux- là qui savent
que , du moment où j'écrivis sur l'histoire du temps ,
j'appelai l'attention publique sur cette suprématie
dangereuse qu'attaque aujourd'hui le continent . Mais
que de sang , que de ruines attestent les funestes
conséquences de l'erreur des gouvernements sur les
forces de leurs ennemis ; erreur d'autant plus séduisante
, qu'une espèce d'orgueil national se mêle à ce
mépris des autres nations tandis que le véritable
orgueil consisterait à les vanter et à les battre.
'
Le gouvernement anglais doit être depuis longtemps
revenu de pareilles méprises . Il voit même , par de
nombreux exemples et par la facilité avec laquelle
Gantheaume vient de conduire son escadre , du port
de Brest dans la Méditerranée , il voit , dis -je , que
malgré la supériorité de sa marine et le nombre de
ses vaisseaux , les marines ennemies ont encore quelques
dangers pour lui , surtout pour ses côtes. Il sait
combien les Français seraient à craindre , s'ils réussissaient
dans une descente. Autant il est facile de
prévoir tout ce que lui coûteront les seules menaces
de semblables expéditions , autant il serait difficile de
calculer les conséquences qu'aurait leur succès pour
l'Angleterre.
BERLIN .
24 février.
Depuis longtemps cette capitale n'avait été aussi
brillante , aussi riante surtout , qu'elle l'a été depuis
l'arrivée de M. la princesse héréditaire de Mecklen56
MERCURE DE FRANCE ,
bourg-Scheverin ; les fêtes qu'on s'empressait de donner
à cette jeune et aimable princesse , ont été tout-à-coup
suspendues par la mort d'une soeur de Frédéric * , et
de grands souvenirs sont venus se mêler à de grandes
espérances. Ces fêtes , qui n'offrent au premier regard
que des jeux et des plaisirs , ne sont pas sans importance
pour l'observateur , lorsque dans l'empressement
témoigné par nos maîtres à la fille de Paul I.er , il
aperçoit le gage d'une harmonie parfaite entre la
Prusse et la Russie , de cette union dont les conséquences
commencent à se développer.
La plus sensible sans doute est le ton que notre
cabinet vient de prendre envers le cabinet de Saint-
James . L'Europe sait aujourd'hui à quelles conditions la
Prusse veut s'interposer comme médiatrice . La première
de toutes est la levée de l'embargo mis par
l'Angleterre sur les bâtiments des puissances neutres .
La réponse de M. le comte de Haugwitz à milord
Carysford est connue et la manière dont notre ministre
appuie celui du Danemarck
"
annonce l'unité
de principes et de vues la plus desirable. Lord Carysford
paraît persuadé que son gouvernement ne se
rendra pas aux demandes de notre cabinet , qu'il se
refusera à la levée de l'embargo , et regardera même
la réponse énergique et fière faite par ordre du roi
comme une déclaration de guerre. S'il en est ainsi
il ne faudra que quelques jours pour occuper le pays
de Hanovre , et fermer le continent aux Anglais . Toutes
les dispositions sont déja faites , et les destinations de
divers corps de troupes sont indiquées , de manière
qu'il n'y a plus que des ordres à donner pour isoler entièrement
la Grande -Bretagne.
La réserve que notre cabinet s'est imposée sur l'affaire
de Malte , caractérise sa sagesse. L'empereur de
Russie n'a pas besoin qu'une autre puissance se mêle
d'une injure qui lui est personnelle . J'ignore si de
cette réserve il faut conclure que nous resterons entiè
rement étrangers à des projets sur le levant . Comment
se permettre des conjectures sur des plans encore très-
* Madame la duchesse douairière de Brunswick.
GERMINAL AN IX. 57
vagues au moins dans l'opinion publique , et qui n'existent
peut-être que pour elle ?
La même réflexion s'applique à des bruits moins
généralement répandus sur le projet de rendre quelque
existence à une nation qui a entièrement disparu
de la carte politique de l'Europe .
VIENN E.
18 février.
Nous avons passé en bien peu de temps d'un étàt
de crainte et d'anxiété à un état de sécurité et d'espérance.
La paix vient d'achever ce qu'avait commencé ,
à cet égard , le changement décidé de l'administration.
Ces deux grands biens ont déja singulièrement
affaibli le sentiment de nos maux , et chaque jour , ils
en adouciront de plus en plus le souvenir. M. de
Trautmansdorff , en se décidant sur les invitations
réitérées de l'empereur à accepter la direction des
affaires étrangères , a confirmé les espérances que nous
avait données la confiance sans bornes accordée par
le souverain à son illustre frère . Les choix faits récemment
par M. de Trautmansdorff pour plusieurs
places diplomatiques , sont tels qu'on pouvait les
attendre de lui. Nous aurons enfin un ministre dans
une cour où certes il importe à l'Autriche d'être représentée
, et un ministre digne de cette mission : les
talents de M. de Stadion sont connus ainsi que ceux
de M. Ludolff , appelé au département des affaires
étrangères. M. de Trautmansdorff veut s'y entourer
de travailleurs d'élite , et cela même donne l'espoir
de le voir se fixer dans un poste qu'il semble n'avoir
voulu occuper que provisoirement. Plusieurs motifs
faisant croire M. de Cobentzel destiné à l'ambassade
de Paris , on ne voit plus quel obstacle pourrait empêcher
que M. de Trautmansdorff ne fût élevé à la
première dignité de l'état. On n'en apercevrait que
dans sa volonté , et l'on doit lui supposer l'ambition
de servir son pays , surtout tant qu'il sera appelé à
seconder les vues et les efforts d'un prince aussi chéri
que renommé. Les personnes qui pourraient encore
58 MERCURE DE FRANCE ,
1
·
prendre ombrage du séjour qu'un ministre naguères,
tout puissant , prolongeait à Vienne , doivent être
rassurées aujourd'hui , puisqu'il paraît certain qu'il
renonce même aux restes de son pouvoir , et qu'abandonnant
la direction des affaires d'Italie , il se retire
en Pologne.
Ainsi disparaissent peu à peu les difficultés qui pouvaient
contrarier un rapprochement entre notre cour
et celle de Russie. On assure que l'archiduc Charles
y travaille. Nous possédons d'ailleurs un gage précieux
de paix et d'union , et la naissance d'un enfant
qui appartient aux deux maisons impériales , peut
devenir l'époque où les anciennes relations se rétabliront
entre elles .
Il ne manque au repos de nos souverains que de
voir la reine de Naples tranquille sur le sort de ses
états. Le départ du marquis de Gallo fait conjecturer
que les négociations vont s'ouvrir , et elles ne seront
ni inutiles , ni même longues , puisque Naples réunit
l'amitié de la Russie et celle de l'Autriche.
Je ne vous parle pas de notre paix , elle nous replace
à peu près dans la positition où nous avait mis le
traité de Campo - Formio. Bornés par l'Adige , nous
devons nous féliciter de n'avoir plus la Toscane a
protéger , puisque le grand -duc doit obtenir plus près
de nous un entier dédommagement. -Quelle longue
paix ne pouvons -nous pas nous promettre , lorsque
l'Italie et les Pays - Bas ne doivent plus être pour nous
des sujets de guerre !
LONDRES,
20 février.
On a souvent parlé , dans le cours de cette guerre
du bonheur de M. Pitt , et en effet nous avons été
témoins plus d'une fois que dans des situations fâcheuses
pour le cabinet britannique ou pour ses
alliés , il recevait subitement la nouvelle de quelque
grand avantage , de quelque grand succès qui
relevait les espérances publiques , ranimait l'esprit
national et renforçait le ministère . Depuis longGERMINAL
AN IX. 59
temps il n'était plus question ni d'avantages , ni de
succès ; mais par une suite de son bonheur , M. Pitt
a trouvé la plus belle occasion pour quitter glorieusement
un poste autour duquel on ne peut nier que
les circonstances n'aient accumulé les embarras et les
difficultés,
Soit que l'opinion de M. Pitt sur l'émancipation
des catholiques d'Irlande ait été la vraie cause de sa
retraite , soit qu'elle en ait été seulement le prétexte ,
il n'est pas douteux que cette opinion bien prononcée
et qui sera , sans doute , vigoureusement soutenue
ne soit propre à lui faire beaucoup de partisans parmi
ses adversaires mêmes ; elle doit lui rendre un peu
de cette popularité qui , parmi nous , a encore du
prix et qui serait fort loin de lui , si elle s'éloignait
des ministres à mesure qu'ils étendent la prérogative
royale.
La composition du nouveau ministère et le mécontentement
de l'opposition , semblent ne pas permettre
de regarder comme un prétexte le motif avoué , articulé
par M. Pitt et ses amis ; il ne paraît pas possible
de chercher la raison de sa retraite dans un
changement de système politique , dans le desir d'employer
de nouveaux ministres à des négociations devehues
nécessaires .
M. Pitt se retire , ayant pour lui une immense majorité
dans le parlement ; et l'on ne voit pas ce qui aurait
pu l'empêcher de négocier avec le pouvoir qui
régit aujourd'hui la France , lorsqu'il a deux fois négocié
avec le directoire. Il faut donc ou chercher les
motifs de sa retraite dans les dangers qui résultent
pour nous de la ligue du nord , ou reconnaître que la
véritable raison qui l'engage à quitter le ministère
est l'impossibilité de faire adopter un plau , dont l'exécution
lui paraissait nécessaire au salut de l'Irlande
et de réaliser les espérances avec lesquelles il avait
vaincu l'opposition de ce royaume à l'acte d'union.
Quant aux dangers qui résultent pour nous de la ligue
du nord , les derniers discours de M. Pitt aux communes
prouvent qu'il ne les redoutait pas ; et il n'est pas téméraire
de prédire que son système , à l'égard de la
60 MERCURE DE FRANCE ,
>
neutralité maritime , sera maintenu par la nouvelle administration.
Ainsi , quoique dans des événements pareils à celuici
, on répugne à croire aux causes les plus simples ,
et surtout à celles qu'indiquent les personnages intéressés
, il est difficile , dans cette occasion , de ne pas
donner croyance aux motifs allégués par M. Pitt. Ils
vous paraîtront très - probables à vous-même , si vous
considérez l'importance de la question sur laquelle il
n'a pu faire triompher son avis celle qu'il mettait
à le faire adopter , et le genre d'opposition qu'il a
éprouvé.
Il ne s'agissait pas seulement d'accorder aux catholiques
irlandais une parfaite égalité de droits politiques
avec les anglicans du même royaume ; mais M.
Pitt avait bien senti que tous les dissidents devaient
être , à cet égard , mis sur la même ligne que les catholiques
; et d'ailleurs , ce qu'il trouvait juste pour
l'Irlande , lui paraissait également juste pour l'Angleterre
et l'Ecosse . Aussi son projet tendait à effacer toute
espèce de distinction de religion pour l'exercice des
droits politiques , des fonctions publiques , etc. Il
s'agissait , en un mot , d'abolir le serment du test.
M. Pitt n'eût osé rien tenter de semblable pour l'Irlande
, tant qu'elle avait un parlement séparé. Mais ce
qui lui semblait impraticable avant l'union , lui paraissait
sans danger pour les trois royaumes , lorsqu'ils n'avaient
plus qu'un parlement où le nombre des catholiques
ne pouvait jamais inspirer de justes alarmes . Si , en
travaillant à l'union , M. Pitt nourrissait cette arrièrepensée
, combien d'hommes , qui maudirent ses efforts
et ses succès , doivent rougir aujourd'ui de leur injustice
!
Mais ce qui paraissait juste , facile et sans danger
à M. Pitt , a paru impossible ou dangereux à d'autres
membres du conseil , au souverain lui -même ; car il
est positif que le roi croit sa conscience intéressée à
rejeter le plan de M. Pitt . Il se croit lié par le serment
qu'il a prêté , comme ses prédécesseurs , lors de
son couronnement * . Il est entretenu dans cette idée ,
* Guillaume III est le premier qui ait pris l'engagement
dont il s'agit ici . En voici le texte :
GERMINAL AN IX. 61
non-seulement par les évêques , dont plusieurs sans
doute méritent que leur opinion soit comptée pour
beaucoup , mais par des hommes d'état dont il écoute
et apprécie les avis. Je me bornerai à vous citer le
comte Clare , chancelier d'Irlande , dont les lumières ,
l'expérience et les connaissances locales peuvent balancer
les opinions les plus imposantes , et le comte
de Liverpool , dont l'influence sur l'esprit du roi est
assez connue. Dans le parlement même , les sentiments
sont tellement divisés , qu'il me paraît fort douteux
que M. Pitt , malgré l'ascendant de son éloquence et
l'habitude des succès , parvienne à faire adopter son
projet.
2
Ce sera sans doute un spectacle intéressant que de
voir M. Pitt uni , pour cette cause à un parti qu'il
combat depuis si longtemps , et de considérer la lutte
qui s'établira à ce sujet entre lui et les amis qu'il
vient de placer dans le ministère ; il est peu aisé de
croire , qu'unis de principes comme d'amitié , M. Pitt
et M. Addington aient eu deux avis différents sur la
question dont il s'agit cependant , si leur avis est le
même , à quoi ressemble le changement qui vient de
s'opérer ? N'a-t- il pas tout- à-fait l'air d'un jeu ? Le
temps seul peut résoudre ce problème.
Vous connaissez l'intimité qui a regné presque dès
l'enfance entre M. Pitt et M. Addington . Le père de
celui- ci était médecin de milord Chatam : les enfants
du ministre et du médecin furent élevés , pour ainsi
dire, ensemble ; la plus étroite union s'établit entre eux ,
et elle n'a jamais été altérée . M. Addington dut à son
ami la place d'orateur , comme il lui doit aujourd'hui,
les deux places les plus importantes de l'administration ;
mais de grands talents justifient assez le choix de l'amitié.
2
Voulez-vous maintenir de tout votre pouvoir les lois de
Dieu , la véritable profession du Saint-Esprit , et la religion
protestante , telle qu'elle est établie par la loi?
Réponse.
Je le veux.
62 MERCURE DE FRANCE ,
-
et
Les autres membres du nouveau ministère sont auss?
connus avantageusement. Le comte de Saint- Vincent
arrive à l'amirauté sur des trophées . Lord Hawkesbury ,
qui remplace lord Grenville , a fait ses preuves au parlement.
On n'a pas oublié ce beau discours où , pour
son début , il déploya , en 1792 , les talents d'un orateur
et les vues d'un homme d'état . Son père vivant encore ,
il reste aux communes , et sans doute ce sera le nouveau
chancelier , lord Eldon , qui sera dans la chambre
haute l'organe du parti ministériel . Lord Hobart ,
qui a le département de la guerre , se fit des titres , par
sa conduite , dans le gouvernement de Madras
M. T. Pelhom qui a le département de l'Inde s'en est
fait , soit par le succès avec lequel il s'est souvent occupé
des affaires qui y sont relatives , soit par le talent
qu'il a montré dernièrement en Irlande dans l'administration
. Son collégue , lord Castereagh , qui développa
des moyens si rares à son âge , dans la manière dont
il combattit le fameux Gratham , va grossir le nombre
des orateurs des communes . On sait qu'il partage l'opinion
de M. Pitt , et qu'il est disposé à seconder ses
efforts pour l'admission des catholiques et des dissidents
à l'exercice de toutes les fonctions publiques.
Il paraît une nouvelle brochure intitulée : LETTERS OF
SULPICIUS , ON THE NORTHEN CONFEDERACY , etcí
Lettres de Sulpice , sur la Confédération du Nord. C'est
un recueil de lettres déja publiées dans la feuille auglaise
, intitulée : The Porcupine.
POSSESSIONS du Danemarck hors de
l'Europe.

Nous avons ébauché dans nos premiers numéros un
tableau de la monarchie danoise ; il serait incomplet ,
si nous ne tâchions de donner au moins une légère
idée de ses diverses possessions hors de l'Europe. Les
plus célèbres , mais non pas peut-être les plus importantes
, sont celles d'Asie ; autrefois le domaine de la
compagnie des Indes , elles appartiennent maintenant
au gouvernement qui en a octroyé le commerce à la
GERMINAL AN X I. 63
compagnie , de manière que les vaisseaux des négo→
ciants particuliers ne peuvent y faire le trafic , sans
payer une certaine contribution . Elles fournissent au
Danemarck les marchandises des Indes , nécessaires à
sa consommation ; l'excédent se vend à l'étranger. Les
profits du gouvernement sont bien peu considérables ,
si toutefois ils ne sont pas nuls . Tranquebar , avec ses
dépendances , ne rend que 60,000 écus ; son entretien
en coûte plus de 90,000. Les revenus de Friedericsnagor
, n'excèdent pas 8,000 roupies ; les frais d'entretien
vont au -delà de 25,000 . Le ministère couvre
ce surplus de dépenses par la vente des passe- ports et
par la rétribution des vaisseaux autorisés à faire le
commerce. Les missionnaires , chargés par le gouvernement
d'entreprendre la conversion des Indiens , ont
répandu chez eux des germes d'instruction qui ne
peuvent manquer de produire des effets salutaires.
On y établit , en 1789 , une société ayant pour objet
l'industrie et l'instruction du pays , dont on a droit
de se promettre des résultats avantageux .
Les établissements du Danemarck en Afrique , fournissent
au commerce de l'or , de l'ivoire et des esclaves .
Quant à ce dernier article nous nous ferons un devoir
de remarquer que c'est le Danemarck qui , le premier,
a donné l'exemple de l'abolition de la traite des nègres.
Par une ordonnance , émanée en 1791 , c'est en
1803 que doit cesser totalement cet odieux commerce
contre lequel réclament , depuis si longtemps , la raison
et l'humanité. Les possessions d'Afrique coûtent 30,000
écus , par an , d'entretien ; les revenus méritent à peine
d'être mis en ligne de compte.
Nota. Nous donnerons ensuite quelques détails sur
les colonies danoises d'Amérique.
INTERIEUR.
PARIS.
Le traité de paix avec l'empereur et l'Empire , solennellement
ratifié par la diete de Ratisbonne et par
le Corps législatif , à été déclaré loi de la République
64 MERCURE DE FRANCE ,
La paix a été publiée dans Paris , hier 3o ventôse , avec les
cérémonies ordinaires* .Elle le sera dans les départements
le decadi qui suivra l'arrivée de la proclamation que les
Consuls viennent d'adresser aux Français. Ainsi d'un
bout de la France à l'autre, et dans toute l'Europe , vont
retentir ces cris consolateurs : La paix ! la paix !
"
>
à ses
La paix générale , après la guerre universelle ! Naguères
encore , ce bienfait semblait un rêve pour
l'Europe. Aujourd'hui , les états fatigués demandent
le repos ; et l'allure principale comme dit Montesquieu
, entraîne tous les événements particuliers. L'Angleterre
seule réristera - t- elle au voeu de tous
propres intérêts ? L'espèce de crise qui la tourmente
au dedans , qu'attestent hautement les debats du parlement
impérial , les mesures généreuses autant que
sages des peuples qui s'affranchissent de son influence ,
tant d'or et tant de sang inutilement prodigués , doivent
bientôt , en humiliant son orgueil , désarmer son
zèle pour les droits d'autrui , qui n'était peut - être que
l'ambition de les envahir tous.
"
2
Elle perd , en Italie , un nouvel allié , trop longtemps
docile. Le général Murat commandant en
chef l'armée d'observation , et le chevalier de Micheroux
, muni des pouvoirs de sa majesté sicilienne
ont conclu , le 29 nivose , une armistice de trente
jours. Elle sera sans doute suivie de la paix . Les places
remises ou conservées , les ports fermés aux Anglais
et aux Turcs , jusqu'à la paix avec ces deux puîssances
, assurent nos avantages . Mais nous avons encore
de meilleurs garants d'une pacification définitive
dans les motifs qui ont dicté cette armistice ; dans
plusieurs articles où respirent l'humanité et le respect
pour le malheur et les talents. Honneur aux
braves guerriers qui , sortant du champ de bataille , les
ans , couronnés par la victoire ; les autres , supérieurs
à leurs revers , et forts encore de leur courage , retrouvent
au fond de leurs ames ces précieux sentiments.
Que de larmes essuyées par ces deux articles
du traité d'armistice !
* La fête de la Paix sera célébrée d'une manière solen
nelle , le 14 juillet prochain .
REP.5
cent
1
GERMINAL AN IX. 65
Art. VIII. Le C. Dolomieu , le général Dumas et le
général Menserow , tous les Français faits prisonniers
à leur retour d'Egypte , seront rendus sur le champ.
Immédiatement après , tous les prisonniers napolitains
seront rendus.
Art. IX . Tout tribunal de rigueur étant aboli dans'
le royaume des deux Siciles , S. M. s'engage de faire
droit aux
recommandations du gouvernement français ,
dans ses ' négociations pour la paix définitive , pour
stipuler les intérêts des prisonniers détenus ou émigres
pour cause d'opinion .
L'article XI , annonce que la cour de Naples a
déja expédié le chevalier Micheroux , avec de pleins
pouvoirs pour traiter de la paix.
Lyon respire enfin après tant de malheurs. Le gouvernement
, qui s'empresse de porter la main partout
pour prévenir ou relever les ruines , devait une bienveillance
particulière à une ville qui fut trop florissante
pour ne pas mériter de grands revers , et trop malheureuse
pour ne pas obtenir anjourd'hui de puissants
secours. Le C. Najac , conseiller- d'état , déja connu par
sa conduite à Toulon , dont il était premier adminis
trateur à l'époque de l'expédition d'Egypte , a été l'or-,
gane des bienfaits du gouvernement . Nous recevons une
lettre du C. Guilliaud , négociant de Lyon , qui respire
les sentiments de la plus vive
reconnaissance . Depuis
même le 18 brumaire , y est - il dit , notre cité était
demeurée sous une espèce de suspicion flétrissante . Son
état de siége prolongé avait changé sa place de commerce
en vraie place d'armes ; et rien ne semblait ramener
la confiance mutuelle qui devait exister entre les
gouvernés et les gouvernants. Bonaparte nous vit en
revenant de Marengo ; il voulut nous consoler de nos .
ruines , et devenir le réédificateur de nos maisons démolies
: les hommes de bien furent replacés ; un muste
réunit les débris des beaux arts ; un athénée rassembļa
les amis des sciences et de la morale ; le commerce.
sembla renaître ; et c'est pour l'aviver , au moment de,
la paix , que le premier consul a voulu être instruit de
sa véritable situation , par un administrateur habile et
probé à la fois , dont les meurs douces et liantes fissent-
4 . 5
66 MERCURE DE FRANCE ,
"
aimer le gouvernement qui l'envoyait le C. Najac
dut être choisi ...
Que le C. Najac emporte avec lui la douce satisfaction
d'avoir rendu l'espérance à cette grande commune
; elle n'oubliera jamais ses paroles de paix , son
éloquence sans fard , et les lumières qu'il a répandues
sur tous les objets de l'administration. Par lui les fabriques
, garanties par des règlements nécessaires , reprendront
leur ancienne splendeur. Les jeux , ces cavernes
où se perd la jeunesse , seront abolis ; l'éducation
sera remise en honneur , et ses bienfaits mieux
assurés ; l'esprit public secondera le mouvement qu'il
nous imprime vers la paix , les moeurs et la prospérité..
Le défaut d'espace nous a empêché d'indiquer successivement
les mutations qui ont eu lieu dans les
differentes parties du gouvernement et de l'administration
, pendant le cours du dernier trimestre. Le
tableau suivant réparera ces omissions forcées . En géral
, on peut remarquer que les hommes sont de jour
en jour mieux appréciés et mieux mis à leur place .
On aime à voir les longs services et les anciennes
réputations trouver, dans le sein du sénat conservateur,
une retraite aussi douce qu'honorable ; des administrateurs
éclairés , amis des moeurs et des arts , à la
tête des préfectures , les talents recherchés et montrés
à la France , que tant de pertes n'ont pas épuisée ; on
applaudit surtout au bon esprit qui donne et accepte
les places , sans que les préférences soient des priviléges
, et les exclusions des outrages ; l'homme riche ,
l'homme peu fortuné , l'ancien noble , l'ex - constituant ,
et l'ex-conventionnel peuvent être inscrits sur les listes
d'élégibilité ; et des noms ne sont plus des signaux.
de haine ou de discorde. On conviendra que la liberté
et l'égalité se reconnaissent mieux dans ce système
que dans celui où l'on n'élevait pas les hommes aux
places , mais où on rabaissait les places au niveau des
hommes sans talents et sans vertus.
Le SENAT CONSERVATEUR a proclamé au nombre
de ses membres :
Le C. RAMPON , général de division à l'armée d'Orient
, et déja distingué en Italie par ses talents militaires
;
GERMINAL AN Ï X. 67
Le C. CRASSous , membre du tribunat ;
Le C. COLLAUD , général de division à l'armée du
Rhin ;
Le C. TRONCHET , premier jurisconsulte de France ,
président du tribunal de cassation ;
Et le C. HARVILLE ( de Seine et Marne ) , général
de division .
Le sénat conservateur a proclamé membres du CORPS
LÉGISLATIF , les CC. LATOUR - MAUBOURG , ex- constituant
( de la Seine ) , VANCUTSEM , Guillaume ( des
deux Nethes ) , juge d'appel à Bruxelles ; BOREAULAJANADIE
( de la Charente ) , juge au tribunal civil
de Confolens ; LECOURBE ( du Jura ) , juge au tribunal
criminel de la Seine ; et SEGUR ainé ( de la
Seine ) , ex- ambassadeur.
Ils ont remplacé les CC. GILBERT et LUCAS , dé
cédés ; DEDELAY D'AGIER , élu membre du sénat
conservateur ; GOSSUIN , démissionnaire ; et PERRIER ,
décédé.
En remplacement du C. CRASSOus , de l'Hérault , le
sénat conservateur a proclamé le C. CARION-NIZAS ,
du même département , membre du tribunat.
BONAPARTE , premier consul de la république , sur
le rapport du ministre de l'intérieur , a pris les arrêtés
qui suivent :
Le C. COLLIN , préfet du département de la Drôme
est nommé à la préfecture du département de Seine
et Marne , en remplacement du C. La Rochefoucault ,
appelé à d'autres fonctions.
(La suite aux numéros prochains. )
Vingt - deux individus ont été mis en état d'accusation
pour l'attentat du 3 nivose. Ils sont désignés ainsi
qu'il suit:
Pierre Robinault Saint- Régent , dit Pierrot et dit
Soyer , ancien officier de marine , et ex- chef de chouans,
amnistié , âgé de 32 ans , logé chez le citoyen Leguilloux .
François Jean , dit Carbon , dit le Petit François
et dit Constant , ex-chouan amnistié , âgé de 45 ans ,
et domestique de Limoélan .
2
Joseph-Pierre Picot Limoelan , dit Beaumont , na“ ,
68 MERCURE DE FRANCE ,
tif de Nantes , ex - chef de chouans , comme majorgénéral
de Georges , comniandant en chef l'armée catholique
et royale de Vannes , âgé de 32 ans , contumax .
Edouard Lahaye , dit Saint-Hilaire , natif de Saint-
Hilaire , âgé d'environ 24 ans , ex-chouan , contumax.
Jean -Baptiste Leguilloux , dit Guilloux , courrier de
la malle , demeurant rue des Prouvaires , n . 574 .
Louise Mainquet , femme Guilloux.
Basile - Jacques - Louis Collin , âgé de 33 ans , médecin
, natif de Basouge - Lapeyrouse , departement
d'Ille - et-Vilaine , demeurant rue de Seve , n . 1087 ,
chez la veuve Musillac .
Mathurin-Jules Micault Lavieuville , ci- devant militaire
, porte - manteau de la maison de Madame , tenant
une agence de bienfaisance , rue de la Sou diere ‚ n.º 45.
Louise-Catherine -Cudet- Villeneuve , femmeMicault-
Lavieuville , ci - devant veuve Picot , officier - général
et parent de Limoélan .
Jean Baudet , culotier , né à Dolon , département
de la Sarthe , âgé de 38 ans , ayant une boutique sous
les galeries de bois , au palais du tribunat ..
Marie -Anne. Duquesne , âgée de 47 ans , supérieure
du ci - devant couvent de Saint- Michel , à Paris , rue
N. D. des Champs , ayant donné asile à François Carbon.
Aubine - Louise Gouyon , veuve Gouyon de Beaufort ,
native de Saint - Brieux , âgée de 52 ans , propriétaire
dans le département des Cotes- du- Nord .
Angélique -Marie - Françoise- Gouyon , âgée de 30 ans .
Marie-Aubine Gouyon , toutes deux nées à Rennes ,
et filles de la veuve Gouyon de Beaufort , toutes
trois déportées rentrées , et ayant conduit François.
Carbon dans le ci-devant couvent de Saint- Michel ,
où elles demeuraient.
1
ཛྫཱ ;
de
Catherine Jean , dite Carbon , femme , d'Alexandre
âgée de 56 ans , soeur Vallon , blanchisseuse
François Jean , dit Carbon , demeurant rue Saint-
Martin , près celle Grenata , numeros 310 et 311 .
Josephine Vallon , âgée de 19 as , blanchisseuse .
Madeleine Vallon , agée de 17 ans , couturière en
robes , toutes deux filles de la précédente..
ہ ی
Adélaïde- Marie Champion de Cicé , âgée de 51 ans ,
native de Rennes , proprietaire , seur du ci - devant
archevêque de Bordeaux , demeurant rue Cassette ,
n . 11 et 875.
GERMINAL AN IX. 69
Jean Baptiste Coster , dit Saint-Victor , âgé de 30
ans , ex - chef de chouans , contumax.
Ambroise-Marie Songé , âgé de 30 ans , propriétaire
et ex-chef de chouans , demeurant ordinairement
à Laval.
Le nommé Bourgeois , natif de Rennes , tabletier ,
âgé d'environ 30 ans , contumax .
Le nommé Joyaux , dit d'Assas , ex- chouan , natif de
Redon , département d'Ille - et - Vilaine , contumax.
M. de Kalitschew est arrivé à Paris , le 15 , ventose .
Il a été présenté , le 17 , à l'audience du premier
consul , par le ministre des relations extérieures. On
voit , sans crainte , les intérêts des peuples confiés à
de pareilles mains..
L'aide de camp du général Magallon , commandant
à l'ile de France , a été présenté au premier consul.
La colonie vient de perdre le général Malartic , qui y
commandait avec l'estime de tous les habitants. Le
bon ordre y règne ; les noirs ont du travail , et l'on y
jouit d'une parfaite tranquillité.
--
Le général Murat a été reçu à Rome avec les plus
grands honneurs . Le pape a ordonné , pour la paix ,
de superbes illuminations . On attend le plus heureux
résultat des conférences qui ont eu lieu à Verceil
et à Paris , entre les envoyés du pape et ceux de la
république française .
Le C. Devisme , membre du Corps législatif , a lu
dans une séance du Lycée républicain , une notice historique
et critique sur Bodin . Tout y était digne d'intérêt .
Dans cette notice , que nous regrettons de ne pouvoir
transcrire en entier , le C. Devisme a donné une idée
précise des ouvrages de cet écrivain qui a fourni plusieurs
traits à Montesquieu , et a vengé sa mémoire des
calomnies des divers partis. Il est à remarquer que , pendant
notre révolution , où les vertus et les héros de
Rome , de la Grèce , ont été rappelés avec une sorte
de culte , on n'ait pas accordé un seul souvenir à un
Français qui , le premier , au milieu des ténèbres
de la superstition , des terreurs d'un règne soupçonneux,
entrevit la république , et proclama les principes d'une
véritable liberté.
70 MERCURE
DE FRANCE ,
A
VUES générales sur la Statistique .
LLAa première de toutes les connaissances pour un
administrateur , est celle du pays confié à ses soins ;
il est extrêmement facile de concevoir de brillants projets
, de former des plans admirables en théorie : mais
jusqu'ici on a beaucoup trop dédaigné l'étude des faits .
Aussi , peu de pavs sont moins connus que la France ,
de ceux qui l'administrent et de ceux qui l'habitent ;
et tandis que des hommes infatigables et vraiment
potriotes faisaient connaitre la Suède ( Alstroemer
Je Danemarck ( Bersntorff) , la Prusse ( Hertzberg )
Ecosse ( John Sinclair ) , l'Angleterre et l'Irlande
( Young et bien d'autres ) , nous n'avons , nous , que
d'informes et indigestes compilations , et l'on cite à
peine quelques fragments d'ouvrages qui puissent servir
de modele , comme la description du district de
Châtellerault , par Creuzé -la -Touche.
Il était temps que la France eût le bilan de ses richesses
; elle peut se montrer à ses amis et à ses ennemis
; et les premiers résultats des recherches déja faites
sur la population , tels qu'ils ont été publiés dans le
journal officiel , prouvent qu'on gagne toujours à s'instruire
; car il est bien constant aujourd'hui que , si
la population n'est point augmentée depuis 1789 , du
moins elle n'est pas diminuée ; et ce fait est assurément
un des plus curieux pour un observateur , comme
un des plus consolants pour un patriote.
Le même esprit de recherches dirige les travaux
prescrits par le gouvernement sur toutes les branches
de cette science que les Allemands ont nommée statistique.
Un bureau du ministère de l'intérieur est uniquement
occupé du soin de recueillir tous les renseignements
dont quelques - uns ont déja paru dans ce
journal.
On sait que l'idée de cette utile entreprise est due
au C. Lucien Bonaparte , et l'on n'a pas oublié sans
doute sa belle circulaire du 1.er prairial, Il donnait
une attention particulière à ce travail , dont il attendait
les plus utiles résultats ; son successeur le poursuit
avec le même intérêt et la même constance ; et
GERMINAL AN IX. 71
4
nous pourrons enfin avoir la connaissance exacte de
toutes nos richesses , le tableau de nos ressources , à
côté du tableau de nos besoins . Chaque jour nous
confirmera dans cette pensée qui déja fait le désespoir
de nos ennemis , que la France est à la fois
la plus riche , la plus forte et la plus glorieuse puissance
de l'Europe.
Le zèle , la constance , le patriotisme avec lesquels
les préfets secondent les vues du gouvernement , prouvent
ce qu'on doit attendre de cette institution .
-
On a vu , dans le journal officiel , quelques fragments
de la partie de leur correspondance qui concerne la
population .
Ils donnent le même soin aux autres
objets ; et déja 36 d'entre eux ont envoyé , sur l'état
de leurs départements , des notices supérieures aux
écrits jusque - là publiés ; nous citerons , entre autres
, celles de la Drôme , du Bas- Rhin , de la Seine-
Inférieure , des Hautes- Alpes , d'Ille et Vilaine , de
l'Arriége , de l'Aude , de la Moselle , etc.
'
On classe maintenant tous ces matériaux par ordre
du ministre ; il s'occupe de la réduction des tableaux
qui devront embrasser toute la statistique , et son travail
est tellement ordonné , qu'il pourra , à l'avenir
dans chaque trimestre , présenter au gouvernement la
situation de la France , dans le trimestre précédent.
Si cette entreprise continue , si on y met de la suite
si on ne varie pas sur le plan , dans moins de deux
ans , lá France sera bien connue.
2
A mesure que les choses reprennent leur place , les
observations deviennent plus sûres et plus faciles : les
rapports sont mieux saisis , les convenances mieux appréciées
. L'ordre succède au désordre , et la vérité aux
conjectures. C'est lorsqu'on verra clairement tout ce qui
est , qu'on jugera mieux de ce qui doit être.
Si l'on a tant obtenu depuis l'établissement des
préfets , pendant qu'ils formaient leurs mairies ,
quand tout était nouveau , et les hommes et les choses ,
que ne doit - on pas espérer , quand la marche sera
régulière , les premières , données acquises , et la paix
assurée au dedans et au dehors ?
*
A. D.
Les statistiques de la Seine - Inférieure et du Bas - Rhin
ont déja paru , Les autres seront publiées successivement.
1
72 MERCURE
DE FRANCE
,
id
:
STATISTIQUE du département de la
Drôme,
Le département de la Drôme , un des trois qui composent
l'ancienne province du Dauphiné , est situé
entre le 44. et le 46. degré de latitude , et entre le
2. et le 4. de longitude , à l'est de Paris . e
Il s'étend , du nord au midi , le long et sur la rive
gauche du Rhône , sur une longueur de 15 myriametres.
Sa plus grande largeur est de 7 myriamètres.
Il ne présente de plaines que sur la partie où se
termine la dégradation des Alpes , dans lesquelles il
s'enfonce du couchant au levant.
Sa superficie est de 653,000 hectares , ou de 430,
licues carrées , de 2,000 toises chacune.
Il a pour limites , au nord , le département de l'Isère
; à l'ouest , celui de l'Ardèche ; au midi , celui de
Vaucluse ; à l'est , celui des Hautes - Alpes.
Il est divisé en 4 sous-préfectures ; Valence , Die ,
Nyons , Montelimart.
Valence est le chef-lieu ; le corps administratif du
département , le tribunal criminel y résident. Chacune
de ces quatre communes possède d'ailleurs un tribunal
civil de première instance. Le tribunal d'appel est à
Grenoble ; celui de commerce , à Romans , jolie ville
et très- commerçante , sur l'Isère .
Nature du sol.
Il est montagneux dans la presque totalité et ne se
prête pas aux moyens de grande culture qui économisent
les bras . Son peu de fertilité tient à la séche
resse du terrain , et cette sécheresse a deux causes :
1.º Le sol , maigre , sablonneux , ne retient pas l'humidité
.
2. La nature avait revêtu de bois nos montagnes ;
* Le C. Collin , préfet de ce département , et auquel on
doit ce travail , est remplacé par le C. Descorchies ex-.
ambassadeur à Constantinople.
GERMINAL AN IX. 73
des défrichements imprudents ont déterminé l'éboulement
des terrains en pente ; les montagnes , dépouillées ,
ont bientôt vu tarir les sources qui jaillissaient de leur
sein ; les eaux de pluie , qu'elles devaient rendre avec
économie , dans les temps de sécheresse , s'écoulent
aussitôt et se précipitent en torrents ; les terrains les
plus précieux sont exposés à de continuels ravages .
Au dessus de la région des bois , la sommité des
montagues ne peut donner que des pâturages .
Ainsi une grande partie du département n'est pas
susceptible de culture.
Produits du sol , et Commerce.
GRAINS . On ne récolte pas , année commune , assez
de blé pour la nourriture des habitants. Quelques
cantons produisent au delà de ce qu'ils consomment ;
mais le superflu ne peut compenser la médiocrité du
produit des autres cantons. Ceux qui manquent de
grains sont les environs de Nyons et de Saint- Paul-
Trois-Châteaux , à l'extrémité méridionale du département.
Ils sont cependant très -peuplés , graces aux
oliviers dont la culture exige beaucoup de bras.
Les grains sont presque toujours à un prix élevé.
Le déficit , pour l'année commune , est d'environ 750
mille myriagrammes ; et la dernière récolte est d'un
tiers au dessous de la récolte commune. La sécheresse
extraordinaire de l'an 8 a privé ce département , plus
que tout autre , des ressources que pouvaient promettre
les pommes de terre et les grains de deuxième récolte .
La quantité nécessaire pour combler le déficit , se
tire , par le Rhône , de la ci - devant Bourgogne ; les
Hautes-Alpes en fournissent aussi pour l'arrondissement
de Nyons .
Lorsque la France entière éprouve une disette de
grains , la Drôme est obligée de s'approvisionner par
Marseille ; mais la navigation ascendante du Rhône
est difficile et coûteuse. Elle le devient tous les jours
davantage , par la grande quantité d'îles qui obstruent
son lit , et forment quelquefois des écueils dangereux .
VINS. Les bords du Rhône sont riches en vins "
ainsi que les montagnes des arrondissements de Die
74 MERCURE
DE FRANCE ,
et de Nyons ; et leur quantité est fort au dessus des
besoins du département.
Les vins d'une qualité ordinaire s'exportent dans les
montagnes des départements de l'Isère et des Hautes-
Alpes , qui fournissent en échange des blés , du beurre ,
des fromages ; et dans celles de l'Ardèche , qui en
payent le prix tant en beurre qu'en espèces.
Les vins de première qualité , connus sous le nom
de l'Hermitage , sont à très - haut prix. La plus grande
partie s'exporte en Angleterre et dans le nord de l'Europe.
Les vins de Douzère , qui sont moins précieux , se
consomment à Grenoble et à Lyon .
HUILES . Toutes les parties du département fournissent
à leur consommation en huiles de noix : cette
denrée n'occasionne donc pas de grands déplacements
et n'est point un objet sensible de commerce.
Les cantons de Buys et de Nyons sont très- abondants
en huiles d'olives à raison du peu de terrains
qui peuvent y recevoir des, oliviers .
9
Ces huiles , généralement grasses et de médiocre
qualité , sont plutôt employées pour la lampe et pour
les fabriques de laine , que pour la table. Cependant
les environs de Saint- Maurice produisent des huiles
fines , quoique inférieures à celles d'Aix : dans le commerce
, cette infériorité est souvent couverte par le
même nom .
MURIERS. Cet arbre nourricier des vers-à soie
est l'une des productions les plus précieuses du département
de la Drôme. Tous les propriétaires le cultivent
avec soin , et l'on peut évaluer à trois millions
le produit annuel de la vente des cocons.
Le mûrier se plaît dans les terres graveleuses et dans
les sables de grais qui se rencontrent très-fréquemment
sur nos montagnes. Toutefois , pour retirer de la culture
de cet arbre tout le profit possible , il faut en
général s'arrêter à ce point d'élévation au-delà duquel
la vigne cesse de prospérer.t
On pourrait peut-être compter , parmi les ressources
agricoles de la Drôme , les amandiers qui végètent dans
des terrains secs et médiocres . Mais , soit que cette
récolte , très-éventuelle , ait pu être remplacée avec
avantage , soit que l'agriculteur ait été dégoûté par les
GERMINAL AN IX. 75
8
pertes qu'ont entraîné les hivers excessifs , cet objet
de culture diminue tous les jours.
PRAIRIES Nous ne connaissons les prairies artificielles
que depuis quelques années . - Cette nouvelle
richesse est dueau C. Dedelay- Dagier , membre du corps
législatif ( aujourd'hui sénateur ) , dont les heureux
essais ont puissamment contribué à l'amélioration de
la culture.
Bestiaux et Laitage.
Le département est très-pauvre sous ces deux rapports
; les pâturages gras y manquent absolument.
On n'y voit point de haras , très- peu de vaches , aucun
élève d'aucune espèce ; si l'on en excepte les habitants
de quelques montagnes , qui achètent dans
l'Ardèche et la Haute- Loire , des chevaux et des poulains
, pour achever leur éducation.
Peu de fourrages , peu de boeufs , au moins dans
plusieurs parties de la Drôme . Les labourages s'y font
avec de petits mulets , et quelquefois des ânes.
Il résulte de cet état de choses que le département
paye à ses voisins un tribut considérable pour tout le
gros bétail.
A l'égard du menu bétail , il n'éprouve pas les mêmes
besoins. Les moutons y sont en grand nombre.
Chaque exploitation a un petit troupeau , moins pour
le bénéfice direct qu'il promet , qu'à cause de l'engrais
dont les terres ne peuvent se passer.
Les laines sont en général sales et grossières : on les
emploie , sur les lieux mêmes , à la fabrication d'étoffes
communes .
Lorsque la chaleur et la sécheresse deviennent excessives
dans les plaines de la Craux , près d'Arles ,
des troupeaux de plusieurs milliers de moutons et brebis
arrivent sur les hautes montagnes du Dyois , y
vivent , tout l'été , abondamment et fraîchement , et
regagnent la Provence , au retour des frimats.
Les habitants retirent , de ces migrations , quelques
avantages , le faible prix de la location de leurs montagnes
, des fumiers dont profitent les villages voisins ,
et qui , se dissolvant dans les eaux de pluie , fécon
dent les coteaux…… .
76 MERCURE DE FRANCE ,
Bois.
Peu de départements seraient aussi riches , en bois ,
que celui de la Drôme , s'ils n'eussent point été ravagés
; quoiqu'il ne faiile point comparer la pousse assez
lente du bois , dans ces contrées méridionales , avec
son accroissement rapide et vigoureux , dans l'intérieur
ou dans le nord , foù il trouve un sol plus frais , une
atmosphère plus humide .
Plusieurs raisons particulières rendent cette production
importante à ce département ;
1.° L'étendue immense de terrain que la nature et
la disposition du sol commandent de laisser ou de remettre
en bois ; les terrains en pente , et qui ne peuvent
se soutenir que par le secours de ces plantations ,
doivent être évalués à un tiers de la surface du département.
Toutes sortes d'avantages résulteront d'ailleurs
d'une administration forestière bien entendue ,
et pour la fertilité des plaines , et pour la salubrité
de l'air , devenu sec et brûlant .
2. Notre position à l'égard des départements du
midi. La ci-devant Provence et le Bas - Vivarais manquent
de bois. Le Rhône et la rivière flottable de la
Drôme qui s'y jette , assurent un débouché aux bois
de charpente. Ceux de charronnage deviennent tous
les jours plus précieux pour les habitants et leurs voisins
; enfin les constructions maritimes de Marseille et
de Toulon sont un motif encore plus puissant pour
la conservation et l'aménagement des forêts.
3. L'emploi facile que pourraient offrir différentes
manufactures. On trouve dissémines , sur plusieurs
points , des sables quartzieux de la plus belle qualité ;
des terres d'excellente argile , qui sont transportées.
en nature à de très- grandes distances et jusqu'à Genève.
Rien n'empêcherait d'établir des fabriques de
verrerie et de tous les genres de poterie , même dé
celle connue sous le nom de terre anglaise et de porcelaine
.
On n'a point encore découvert ou du moins exploité
de riches mines de fer dans ce département.
Mais celle de la Voûte , située dans l'Ardèche , sur
les bords du Rhône , vis-à -vis l'embouchure de la
GERMINAL AN IX. 77
Dôme , pourrait alimenter toutes les usines qu'on pla
cerait sur cette rivière ou sur les ruisseaux qui s'y
jettent , à la proximité des forêts.
La lisière du Rhône et les côteaux exposés au midi
produisent du chêne blanc ; on rencontre aussi du
chêne vert , dans la partie méridionale qui confine
au département de Vaucluse .
Le hêtre et plusieurs espèces de pins , dont la plus
petite est connue sous le nom de pin rabougri , et
l'autre , sous celui de pin sylvestris , naissent sur les
hauteurs moyennes.
Dans les parties basses des collines , le hêtre acquiert
une très- grande élévation : il est le plus gros des arbres
forestiers du département.
Le pin sylvestris , dont on fait plus souvent des
planches d'une très - bonne qualité , ne donne que des
poutres d'environ 20 pieds et de moyenne grosseur.
Dans l'enfoncemement des montagnes , du côté de
Dye , on voyait de belles et vastes forêts de sapin.
Les autres espèces de bois sont rares et semblent
être des accidents de la végétation .
Toutes les forêts ont été dévastées ; ce qui reste
n'est dû qu'à la lassitude des bûcherons , ou au défaut
de bras pour détruire .
Les terres labourables étaient bordées de chênes
que les fermiers , par une clause ordinaire des baux
étaient expressément chargés d'entretenir.
Les domaines nationaux étaient garnis des plus beaux
arbres , que la loi défendait même aux propriétaires de
couper , parce qu'elle les réservait pour la marine.
ont
Les acquéreurs séduits par l'appât d'un gain présent ,
ou presses de jouir sans inquiétude ultérieure ,
abattu la plus grande partie de ces arbres .
Enfin , on ne trouve presque plus que des landes , des
broussailles , des roches nues , des ravines profondes .
Un seul exemple fera juger des pertes que le département
a éprouvées.
2
Une forêt , ou suite de bois contigus , d'environ 20
mille arpents , connue sous le nom de forêt de Mar-
I
78 MERCURE DE FRANCE ,
C
sanne , occupait le mamelon d'une montagne qui s'é
tend , dans la direction du Rhône , à un myriamètre
de ce fleuve. Des hommes encore vivants y ont chassé
la bête fauve. Les calculs les plus modérés portent le
revenu ancien à 200,000 francs , en bois taillis aménagés
, et peut-être la même somme était - elle répartie
dans les villages environnants en frais d'exploitation
et de transport.
Le produit actuel se réduit à l'entretien de quelques
centaines de chèvres qui achèvent de détruire
le bourgeon et le rejet.
Des mesures sévères et déja trop tardives peuvent
seules assurer au département les ressources qui lui
restent encore *.
Fabriques.
La fabrique principale de la Drôme consiste en draperies
grossières , connues sous le nom de ratines
demi-ratines , sergettes et draps.
Les ouvriers ne se rasemblent plus sous la direction
d'un ou de plusieurs négociants. La main - d'oeuvre est
disséminée dans différentes communes , et particuliè
rement dans celles des montagnes , où la longueur des
hivers suspend longtemps les travaux de l'agriculture .
Cette fabrique est précieuse , en ce qu'elle procure
du travail à un grand nombre d'hommes et de femmes
occupés à carder , à filer et à tidre , et des bénéfices
aux négociants capitalistes , qui tirent des laines de la
ci- devant Provence et même de Barbarie .
et Une partie des étoffes se vend dans le pays ,
l'excédent est porté à Genève et à Lyon. Beaucoup .
reçoivent même la teinture dans ces deux villes ; les,
autres sont teintes à Romans et à Crest ,
les communes
les plus commerçantes du département.
* Un arrêté du 6 pluviose , en vertu de l'article II de
la loi du 16 nivose , dont nous avons parlé dans le dernier
Mercure , a fixé le nombre , le traitement , la résidence et
les arrondissements des agents forestiers. On compte 28
conservations , en y comprenant les quatre départements,
réunis de la rive gauche du Rhin , qui n'en forment qu'un
seul. Le département de la Drôme fait partie de la 17.
couservation le conservateur est le C. Collet ; il réside à
Grenoble .
GERMINAL AN IX .
79
La guerre et le papier - monnaie ont porté à cette
fabrique des coups dont la paix seule réparera les
funestes effets. Ce commerce est aujourd'hui abandonné
par la plupart des maisons qui y consacraient de gros
capitaux ; celles , en petit nombre , qui s'en occupent
encore , le font avec peu de succès .
Lorsque les circonstances permettront au gouvernement
de faire des améliorations , il sera nécessaire
d'ouvrir une première communication depuis Valence
jusqu'au département des Hautes - Alpes , en passant par
Crest , Dye , Luc , Labeaume- des-Arnauds , Veine , etc.
et une seconde , par Nyons , Lebuis , etc. Les princi--
pales communes qui se trouvent sur ces deux routes ,
formeraient des dépôts pour les vallées latérales , et
la majeure partie des habitants de la Drôme pourraient
alors exporter leur superflu et importer leur nécessaire
avec moins de dépense .
Cette entreprise ne serait ni difficile ni très- dispendieuse
: il suffirait d'établir un chemin de 15 ou 18
pieds de largeur , et partout les matériaux seraient
placés près de l'ouvrage.
Pour seconder les progrès du commerce , on devra
ne pas entraver sa marche par des règlements . Cette
mesure fiscale , usitée avant la révolution , fut toujours
funeste. Les fabricants qui font bien , sont récompensés
par un débit prompt et avantageux. Ceux qui font
mal , sont punis par le discrédit. Liberté et protection
: voilà les seuls moyens de ranimer et de perfectionner
nos manufactures.
Enfin , il faudra surtout encourager l'imitation et,
l'usage des machines qui , en Angleterre , simplifient
le travail et diminuent les frais de là main- d'oeuvre .
On emploie , depuis quelques années , avec le plus
grand succès , dans ce département , des cardes et des
mécaniques pour le coton : si , en les perfectionnant ,
on parvenait , à l'instar des Anglais , à les appliquer
au cardage et à la filature de la laine , il en résulterait
un avantage inappréciable pour les fabriques de draperie
et nos rivaux , chez qui la subsistance des ouvriers
est beaucoup plus chère que parmi nous , ne
pourraient longtemps soutenir la concurrence .
;
80 MERCURE DE FRANCE ,
Il existe , à Romans , une fabrique de bonnets et de
bas de laine , qui était florissante avant la guerre , qui
maintenant languit et renaîtra à la paix , parce qu'il
ya , dans cette commune , beaucoup d'activité et d'industrie
.
Le département de la Drôme renferme aussi quelques
papeteries qui , sans donner un produit considérable
, ne sont cependant pas à négliger. Mais cette
branche d'industrie ne peut recevoir beaucoup d'accroissement
; le chiffon , qui en est la base principale ,
étant d'une qualité médiocre. Les papiers et cartons
qu'on y fabrique , sont portés à Marseille , et en partie
destinés pour le Levant .
Les tanneries formaient autrefois un grand objet de
commerce ; mais Romans est presque la seule ville où
il ait encore quelque prospérité .
La soie , cette production locale dans la moitié du.
département n'a donné naissance à aucune fabrique
intéressante ; Lyon , Avignon et Nîmes en tirent toutes
les soies grèges ou ouvrées. Seulement quelques mou→
lins pour l'ouvraison occupent un grand nombre de
bras , et principalement des femmes.
( La suite au N. ° prochain. ).
P. S. Le roi d'Espagne vient de déclarer la guerre
au Portugal.
Dans le n.° XVII. Parmi les annonces de livres nouveaux
, aauu lliieeuu ddee 9 fr. pour le prix de la Polygraphie,
du C. Hourwitz , lis . 6 fr.
Nota . Le C. Hourwitz invite les personnes qui auront
payé 9 fr. , en son absence , à venir reprendre les
3 fr. surpayés.
Pour l'Histoire naturelle des Perroquets , du C. Levaillant,
on souscrit à Paris et à Strasbourg chez les
frères Levrault.
( N. ° XX. ) 16 Germinal An 9 .
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
FRAGMENT d'une traduction inédite de
L'ÉNÉIDE.
Commencement du 4.'
me livre.
La reine , dont l'Amour a blessé la raison ,
Brûle d'un feu secret et nourrit son poison .
Du peuple phrygien la mémorable histoire ,
Les discours du héros , et ses traits , et sa gloire
Vivent profondément dans son coeur plein de lui ,
Et de ses yeux éteints le doux sommeil a fui..
A peine dévoilant sa lumière timide
L'Aurore de la Nuit écartait l'ombre humide ,
Que Didon vers sa soeur court porter son effroi :
?
« Anne ! quels noirs soucis me troublent malgré moi !
Quel est cet étranger descendu dans Carthage ?
K
"


"
Quelle noble démarche et quel brillant courage !
Je ne m'abuse point , il est le fils des Dieux ;
" La crainte trahirait un sang moins glorieux ;
. Mais , hélas ! quels revers et quelle destinée !
" Par un voeu solennel dès longtemps enchaînée ,
a
Si je n'avais promis de fuir de nouveaux noeuds ,
Quand la mort d'un époux trompa mes premiers feux ;
5
4 . 6
82 MERCURE DE FRANCE ,
E
"
"
་་
Si l'hymen à mon coeur pouvait encor sourire ,
J'écouterais peut-être un coupable délire .
Je ne le cèle point : depuis le jour cruel
Où Sichée expira sous le fer fraternel ,
Seul , dans mon ame éteinte , il a su trouver place ;
« De ma première ardeur je reconnais la trace......
Que la terre entr'ouverte , ou la foudre des Dieux
M'engloutisse plutôt sur ces bords odieux ,

"
« Pâles marais du Styx , ténébreuses enceintes ,
Avant que je viole , 6 pudeur , tes lois saintes !
« Et toi qui , le premier , emportas mes amours ,
. Dans la tombe avec toi gardes-les pour toujours .
"
"
- Elle dit , et des pleurs inondent sa paupière. "
" O soeur que j'aime plus que là douce lumière ,
« Voulez-vous , dans le deuil , consumer vos beaux ans ,
Sans connaître Vénus et ses plus doux présents ! "
"
« Une cendre insensible est- elle si jalouse ?
Si , dans votre douleur , fuyant le nom d'épouse
" Vous pûtes dédaigner Yarbe et tous ces rois
K
"
«
"
Que l'Afrique nourrit , fière de leurs exploits ,
Combattrez-vous aussi votre coeur qui soupire ?
Songez dans quels climats vous fondez votre empire.
Là , le Gétule est joint au Numide insolent ;
• Ici , des Barcéens c'est le climat brûlant ; a
. D'un frère armé dans Tyr oubliez- vous la haine
Oui , des Dieux immortels l'auguste souveraine ,
"
"
"
Des Troyens sur ces bords a guidé les vaisseaux.
Quel éclat va jaillir sur ces remparts nouveaux !
Quel hymen triomphant , et quelle destinée
» Attend Carthage , unie à la gloire d'Enée !
Cependant de nos Dieux implorez les pardons ;
"
« De l'hospitalité prodiguez tous les dons .
Peignez-lui ses vaisseaux brisés par les naufrages ,
" L'inclémence des Mers et les Cieux pleins d'orages . ■
GERMINAL AN IX. 83
Ce discours de Didon alimente l'ardeur ,
Et lui rendant l'espoir fait taire la pudeur.
Elle court dans le temple ; et , pleine de sa flamme ,
Cherche aux Autels la paix qui n'est plus dans son ame.
Le sang des brebis coule . Elle invoque à la foist
Apollon et Bacchus , et Cérès dont les lois
Ont fixé des humains l'errante destinée ,
Et Junon qui préside aux noeuds de l'Hyménée.
La reine , prodiguant ses dons religieux ,
Tourne autour des Autels et des bustès des Dieux ;
Ou , sur le jeune front d'une blanche génisse ,
Epanche , avec respect , le vin du sacrifice ;
Ou , d'un oeil attaché sur des membres sanglants ,
De la victime ouverte interroge les flancs .
O , des augures saints précautions stériles !
Qu'importent et les voeux et les sacrés asiles !
Aux fureurs de Didon que servent tant de soins ?
Tous les feux de l'Amour ne l'embrasent pas moins ,
Et son coeur entretient une plaie immortelle :
Eperdue , elle court dans sa cité nouvelle.
Ainsi la jeune biche , habitante des bois ,
Où la poursuit le dard du laboureur Crétois ,
Se sentant tout-à-coup d'un fer agile atteinte ,
Fuit , et du mont Dictys franchit la vaste enceinte ;
Son flanc traîne partout le roseau meurtrier.
La reine , dans ses murs , conduisant le guerrier ,
Lui montre ses trésors et son nouvel empire :
Elle veut lui parler, et la parole expire .
Bientôt la fin du jour ramène un doux repas ;
Didon , de Troie encore écoutant les combats ,
Aux lèvres du guerrier semble encor suspendue.
Mais quand sous l'horizon la lune est descendue ,
Quand la pâleur des cieux nous invite au repos ,
Seule sur les tapis quittés par le Héros ,
84
MERCURE
DE
FRANCE
,
Elle laisse échapper une voix gémissante.
Absent , elle le voit ; elle l'entend absente ,
Où dans les traits d'un fils , le rencontrant toujours ,
Cherche , en pressant Ascagné , à tromper ses amours.
Des remparts commencés la formidable masse ,
Ces murs qui vers le ciel vont porter leur menace ,
Pendent interrompus : on déserte les ports ,
Et la jeunesse fuit les armes et les forts.
LATRESNE.
(La suite dans les prochains numéros. )
LE RETOUR DU PRINTEMPS .
STANCES.
Le bélier , au front étoilé ,
Lève sa tête radieuse ;
Et le soleil renouvelé
Perce la vapeur pluvieuse.
Que j'aime à voir en ces beaux jours
La terre ,
de fleurs couronnée "
Reprendre ses premiers atours ,
Et rajeunir avec l'année !
A l'éclat de son vêtement ,
Les yeux éblouis peuvent croire
Qu'avec l'éclat du firmament
Elle veut disputer de gloire.
Autant qu'on voit d'astres la nuit
Semer le ciel de pierreries :
Autant de fleurs elle produit ,
Astres brillants de nos prairies,
Ici de suaves odeurs
La violette embaume l'herbe :
Là , de ses précoces couleurs
Se peint l'asphodèle superbe .
1
GERMINAL AN IX. 85
A la vie on voit revenir
L'arbre engourdi par la froidure :
On voit son vieux tronc rajeunir ,
Et pousser des jets de verdure.
Sa tige , au souffle du zéphir ,
Semble tressaillir d'alégresse ,
Et lui témoigner le plaisir
D'avoir recouvré sa jeunesse.
Hélas ! à de plus dures lois ,
L'homme est soumis par la nature :
L'arbre , tous les ans " une fois
Reprend sa force et sa parure.
Mais l'homme , une fois que du temps
A soufflé sur lui la tempête ,
Une fois que de ses vieux ans
L'hiver a neigé sur sa tête ;
Courbé sous leur pesant fardeau ,
Son corps jamais ne se redresse ,
Et jamais un printemps , nouveau
Ne vient reverdir sa vieillesse.
Eh! quoi ! dans l'oubli de la mort
Le destin plonge- t - il son être ?
Tandis que , tous les ans , le sort
A la fleur permet de renaître.
Quoi ! de ses ouvrages divers ,
Quand l'homme est le chef-d'oeuvre auguste ,
Pour l'homme seul , dans l'univers ,
La Nature serait injuste !
Si , quand j'ai vécu , le destin
A l'horreur du néant me livre ?
C'est pour me tromper , qu'en mon sein
Elle a mis l'espoir de revivre.
86 MERCURE DE FRANCE ,
Non , de l'innocence ici bas ,
De ses espérances déçue ,
Des vertus et de leurs combats ,
Ce n'est point la dernière issue.
Un printemps immortel viendra
Après une ombre fugitive :
Et l'homme à son tour reprendra
Toute sa beauté primitive.
DESAIN TANGE,
ENIGM E.
Je suis grand ou petit , et ma taille varie ,
Et je n'ai cependant ni plus ni moins d'un pié ,
Qui m'a , ne fait pas grande envie ,
Qui ne m'a pas fait grand pitié.
LOGOGRIP HE.
Sur mes sept pieds marchant avec audace ,
J'ai l'ame d'un despote et les traits d'un géant ;
Toujours j'aspire à la première place ,
Et , malgré tout cela', je ne suis que du vent.
Retranchez- moi deux pieds , ma bruyante existence
N'est encor que du vent ; mais par un art heureux ,
Je resonne en l'honneur des Héros et des Dieux.
A deux pieds raccourci , mon pouvoir est immense.
Je décide à mon choix où la guerre où la paix.
L'Angleterre à mon influence
Doit son crédit , et la puissance
De semer en tous lieux le trouble et les forfaits.
Mots de l'Enigme et du Logogriphe insérés
dans le dernier Numéro.
Le mot de l'énigme est l'aiguille de montre.
Le mot du logogriphe est révolution , où l'on trouve
or , Loire , évolution , lien , voile , vol et voleur.
GERMINAL AN IX. 87
*
ATALA, ou les Amours de deux Sauvages
dans le désert, par F. Auguste CHATEAUBRIAND.
A Paris , chez Migneret , imprimeur,
rue Jacob , n. ° 1186 ; et à l'ancienne librairie
de Dupont , rue de la Loi , n.º 288.
On se plaint quelquefois de l'uniformité répandue
sur le plus grand nombre des productions modernes
. Ce reproche ne sera point fait à l'ouvrage
qu'on annonce. Tout en est neuf , le site , Tes
personnages , et les couleurs. La scène est dans
un désert du Nouveau - Monde , au pied des Apalaches
, entre les rives de l'Ohio et du Meschacebé
. Les acteurs sont un jeune homme et
une jeune fille sauvages avec un missionnaire chrétien.
Deux amants et un prêtre soutiennent seuls
l'intérêt , sans autre événement que l'amour , sans
autres spectacles que ceux de la religion et de
la solitude, L'auteur a tiré tous ses effets de l'énergie
des sentiments et de la richesse des tableaux.
Un sauvage de la tribu des Natchez , nommé
Chactas , est le héros du roman . Tel est le portrait
qu'en trace l'auteur.
" Son âge , sa sagesse , sa douceur et sa science dans les
choses de la vie , l'avaient rendu l'amour et le patriarche
des déserts . Il avait , comme tous les hommes , acheté la
vertu par l'infortune . Non - seulement les forêts furent
remplies de ses malheurs , mais il les porta jusque sur
les rivages de la France. Retenu aux galères à Marseille
par une cruelle injustice , rendu à la liberté ,
* Véritable nom du fleuve que les Français appellent
Mississipi.
88 MERCURE DE FRANCE;
et présenté à la cour de Louis XIV , il avait converse
avec tous les grands hommes de ce siécle fameux
avait assisté aux fêtes de Versailles , aux tragédies de
Racine , aux oraisons funèbres de Bossuet ; en un mot ,
c'était-là que le Sauvage avait contemplé la société ,
à son plus haut point de splendeur.
"
Depuis plusieurs années , rentré dans le sein de
sa patrie , Chactas y jouissait du repos. Toutefois le
ciel lui vendait encore cher cette faveur : le vieillard était
devenu aveugle . Une jeune fille l'accompagnait dans
la solitude , comme Antigone guidait les pas d'Edipe sur
le Cithéron , ou comme Malvina conduisait Ossian à
la tombe de ses pères.
"
Malgré les nombreuses injustices que Chactas avait
éprouvées de la part des Français , if les aimait . Il se
souvenait toujours de Fénélon , dont il avait été l'hôte ,
et desirait pouvoir rendre quelque service aux compagnons
de cet homme vertueux .
Ce même Chactas trouve un jeune Français
qu'il adopte pour fils , et lui raconte , au clair de
la lune et dans le silence de la nuit , la principale
aventure de sa vie. C'est là qu'après une
magnifique description du lieu de la scène , commence
l'action . Il faut se rappeler que si l'auteur
retrace des passions qui sont de tous les temps et
de tous les lieux , il décrit des moeurs , une nature
et des nations tout- à-fait inconnues . Ses peintures
et son style doivent avoir quelque chose
d'extraordinaire comme les montagnes , les forêts
et les torrents près de qui ses personnages
sont placés .
Chacias , dans sa jeunesse , est fait prisonnier
par les Muscogulges avec qui les Nactchez sont en
guerre. Il est condamné , selon l'usage de ces peuplades
, à mourir sur un bûcher. Il rend compte ,
avec la naïveté de l'homme de la nature , de tout
ce qu'il voit et de tout ce qu'il sent. On citera
GERMINAL ANI X. 89
(
beaucoup ; c'est le plus sûr moyen de plaire au lecteur
et de ne point interrompre l'intérêt de ce
récit.
"<
"
N
J'étais enchaîné , dit-il , mais les femmes qui accompagnaient
la troupe , témoignaient , surtout pour ma jeunesse
une pitié tendre et une curiosité aimable. Elles me
questionnaient sur ma mère , sur les premiers jours de ma
vie; elles voulaient savoir si on suspendait mon berceau
de mousse aux branches fleuries des érables, et si les brises
m'y balançaient , auprès du nid des petits oiseaux . C'était
ensuite mille autres questions sur l'état de mon coeur :
elles me demandaient si j'avais vu une biche blanche
dans mes songes , et si les arbres de la vallée secrète
m'avaient conseillé d'aimer. Je répondais avec naïveté
aux mères , aux filles et aux épouses des hommes. Je
leur disais : Vous êtes les graces du jour , et la nuit
vous aime comme la rosée . L'homme sort de votre
« sein pour se suspendre à votre mamelle et à votre
bouche ; vous savez des paroles magiques qui endorment
toutes les douleurs, Voilà ce que m'a dit celle
qui m'a nmis au monde , et qui ne me reverra plus !
Elle m'a dit encore que les vierges étaient des fleurs
mystérieuses qu'on trouve dans les lieux solitaires . "
Ces louanges faisaient beaucoup de plaisir aux femmes :
elles me comblaient de toute sorte de dons ; elles m'apportaient
de la crême de noix , du sucre d'érable , de
la sagamité , des jambons d'ours , des peaux de castors
, des coquillages pour me parer , et des mousses
pour ma couche . Elles chantaient , elles riaient avec
moi et puis elles versaient des larmes en songeant
que je serais brûlé.
"
"
"
10
>-
Une nuit , j'étais assis auprès du bûcher de la
forêt , causant avec le guerrier commis à ma garde.
Tout-à - coup j'entendis le murmure d'un vêtement sur
l'herbe et une femme à demi-voilée vint s'asseoir
en silence à mes côtés . Des pleurs roulaient sous sa
paupière , et un petit crucifix d'or brillait à la lueur
du feu , sur son sein . Elle n'était pas régulièrement
* Sorte de pâte.
90 MERCURE DE FRANCE ,
belle ; mais on remarquait sur son visage je ne sais
quoi de vertueux et de passionné dont l'attrait était
irrésistible. Elle joignait à cela des graces plus tendres
: une extrême sensibilité , unie à une mélancolie
profonde , respirait dans ses régards ; son sourire était
céleste.
N
"
Je crus que c'était la vierge des dernières amours;
cette vierge qu'on envoie au prisonnier de guerre pour
enchanter sa tombe. Dans cette persuasion , je lui dis
en balbutiant , et avec un trouble qui pourtant ne venait
pas de la crainte du bûcher : « Vierge ! vous êtes
digne des premières amours , et vous n'êtes pas
faite pour les dernières. Les battements d'un coeur
qui va bientôt s'arrêter , répondraient mal aux bat-
« tements du vôtre. Comment mêler la mort et la vie?
Vous me feriez trop regretter le jour. Qu'un autre
soit plus heureux que moi , et que de longs embrassements
unissent la liane et le chêne !
"
11
" "
"
»
La jeune fille me dit alors : Je ne suis point
la vierge des dernières amours. Es - tu chrétien ?
Je répondis que je n'avais point quitté les Génies de
ma cabane. A ces mots la vierge fit un mouvement
involontaire . Elle me dit : Je te plains de n'être
qu'un méchant idolâtre ! Ma mère m'a fait chrétienne
, je me nomme Atala.
"
OE
"}
On devine déja que , malgré la différence des
religions , la jeune fille sauve le jeune prisonnier.
Tous deux s'éloignent des lieux habités , et s'enfoncent
dans le désert. Leur amour s'y développe
avec toute la violence que lui donnent la jeunesse ,
le malheur et la solitude . Mais la religion est plus
puissante que toutes les séductions réunies . Elle
combat dans le coeur d'Atala , des desirs toujours
prêts à l'entraîner. Atala , jusqu'au dénouement ,
semble accablée du poids d'un secret qu'elle veut
et qu'elle n'ose dire . Rien n'est plus vif et plus
doux , plus passionné et plus chaste à la fois que
les détails de cet amour singulier entre deux êtres
GERMINAL AN IX. 91.
5
1
que tout attire l'un vers l'autre , et qui pourtant
sont éloignés par un obstacle inconnu .
Cependant Atala devient plus faible d'heure en
heure contre le charme qui l'entraîne.
Un orage terrible , tel qu'on en voit dans ces
régions sauvages du Nouveau - Monde , écarte
les deux amants de leur route , et menace leur
vie. Ils se croient loin de tous les secours , quand
un pauvre missionnaire , nommé le père Aubry
les aborde et vient les sauver. Voici comme
Chactas peint l'apparition de ce nouveau personnage
.
GR
te
"
O surprise ! dans le silence qui succède au bruit
du tonnerre , nous entendons le son d'une cloche !...
Tous deux interdits nous prêtons l'oreille à ce bruit
si étrange dans un désert . A l'instant , un chien
aboie dans le lointain ; il approche , il redouble ses
cris , il arrive , il pousse des hurlements de joie à
nos pieds un vieux solitaire , portant une petite
lanterne , le suit à travers les ombres de la forêt.
• La Providence soit bénie ! s'écria- t- il aussitôt qu'il
nous aperçut ; il y a bien longtemps que je vous
cherche; nous sonnons ordinairement la cloche de
la mission pendant la nuit , et dans les tempêtes ,
pour appeler les voyageurs ; et à l'exemple de nos
frères des Alpes et du Liban , nous avons appris à
- notre chien à découvrir les pauvres étrangers égarés
dans ces solitudes . Il vous a senti dès le commen
" cement de l'orage , il m'a conduit ici . Bon Dieu !
comme ils sont jeunes ! Pauvres enfants ! comme
ils ont dû souffrir dans ce désert ! Allons ! j'ai apporté
une peau d'ours , ce sera pour cette jeune
femme voici un peu de vin dans notre calebasse .
Que Dien soit loué dans toutes ses oeuvres ! sa miséricorde
est bien grande et sa bonté est infinie.
" Atala était déja aux pieds du religieux : Chef
de la prière , lui disait- elle , je suis chrétienne ;
c'est le ciel qui t'envoie ici pour me sauver. »
18
R
"
"(
K
"
"
"
"
92 MERCURE DE FRANCE ,
u
"
"

Pour moi je comprenais à peine l'hermite ; cette cha
rité me semblait si fort au dessus de l'homme , que je
croyais faire un songe. A la lueur de la petite lanterne
que tenait le religieux , j'entrevoyais sa barbe et
ses cheveux tout trempés d'eau , et à moitié brûlés par
la foudre ; ses pieds nus , ses mains et son visage étaient
ensanglantés par les ronces. Vieillard , m'écriai - je
enfin , quel coeur as- tu donc ? Toi qui n'as pas craint
d'être frappé de la foudre ! -Craindre ! répartit le père
" avec une sorte de chaleur , craindre , lorsqu'il y a des
hommes en péril , et que je leur puis être utile ! je serais
donc un bien indigne serviteur de Jésus - Christ ! -Mais
sais-tu , lui dis - je , que je ne suis pas chrétien !
" Jeune homme , répondit l'hermite , vous ai - je de-
" mandé votre religion ? Jésus - Christ a - t-il dit : mon
sang lavera celui - ci , et non celui-là ? Il est mort
" pour le juif et le gentil , et il n'a vu , dans tous les
" hommes , que des frères et des infortunés. Ce
"
"

"
"
(1
"
que je
fais
ici pour
vous
est fort
peu
de chose
, et vous
trouveriez
ailleurs
bien
d'autres
secours
; mais
la
gloire
n'en
doit
point
retomber
sur les prêtres
. Que
« sommes
-nous
, faibles
solitaires
, sinon
de grossiers
instruments
d'une
oeuvre
céleste
! et cependant
quel
serait
le soldat
assez
lâche
pour
reculer
, lorsque
son
chef
, la croix
à la main
et le front couronné
d'épines
,
marche
devant
lui au secours
des hommes
? »
"
"
"
се
"
"
Ces paroles saisirent tout mon coeur ; des larmes
d'admiration et de tendresse tombèrent de mes yeux.
« Mes chers néophytes , dit le missionnaire , je gou-
« verne , dans ces forêts , un petit troupeau de vos
frères Sauvages . Ma grotte est assez près d'ici dans
la montagne ; venez vous réchauffer chez moi , vous
n'y trouverez pas les commodités de la vie , mais
vous y aurez un abri ; et il faut encore en remercier la
bonté divine , car il y a bien des hommes qui en
• manquent.
се
"
"
On reconnaît , à ce tableau , les moeurs bienfaisantes
de ces pieux anachorètes qui , naguères
encore , sur le mont Saint-Bernard , ont mérité la
reconnaissance et l'amitié des soldats de Bonaparte .
GERMINAL AN * IX. 93
Le sujet amenait naturellement l'éloge des anciens
missionnaires dont l'héroïsme , les travaux et les
leçons vivent encore au milieu de quelques-unes de
ces tribus sauvages . Le grave Montesquieu , dans
l'Esprit des lois , Reynal lui-même , au milieu
de toutes ses déclamations anti- religieuses , vantent
l'un et l'autre ces prêtres législateurs qui gouvernèrent
avec tant de sagesse les habitants du
Paraguay. Le père Aubry est du même ordre
qu'eux , il a suivi les mêmes principes dans la
fondation de sa petite colonie.
Chactas , qui admire déja le pouvoir de la religion
sur le plus fougueux des desirs , l'aime bien
plus , en la voyant répandre tous ses bienfaits autour
des huttes d'un peuple sauvage qu'elle éclaire
et qu'elle adoucit.
Tandis qu'Atala repose de ses fatigues , Chactas
suit un moment le bon prêtre dans le hameau
soumis à ses lois , et contemple de plus près tous
les prodiges du christianisme .
"
En sortant de ce bois , nous découvrîmes le petit
village de la Mission , situé au bord d'un lac charmant
, au milieu d'une savane semée de fleurs . On y
arrivait par une avenue de magnolias et de chênes
verts qui bordaient une de ces anciennes routes
que l'on trouve dans la solitude. Aussitôt que les Indiens
aperçurent leur vieux pasteur dans la plaine ,
ils abandonnèrent leurs travaux , et accour¤rept au
devant de lui. Les uns baisaient respectueusement sa
robe; les autres aidaient ses pas chancelants ; les mères
élevaient leurs petits enfants dans leurs bras , pour
leur faire voir l'homme de Jésus - Christ , qui répandait
des larmes paternelles. Il s'informait , en marchant
, de ce qui se passait au village : il donnait un
conseil à celui-ci , réprimandait doucement celui - là ;
il parlait des moissons à recueillir des enfants à ins- ï
94
MERCURE DE FRANCE ,
"
"
"
truire , des peines à consoler , et il mélait Dieu à tous
ses discours .
"
"
V
en-
Ainsi escortés , nous arrivâmes jusqu'au pied d'une
grande croix qui se trouvait sur le chemin. C'était-
Já que le serviteur de Dieu avait accoutumé de célébrer
les mystères de sa religion : Mes chers néophytes
, dit-il , en se tournant vers la foule , il vous
« est arrivé un frère et une soeur ; et pour surcroît de
bonheur , je vois que la divine Providence a épargné
hier vos moissons : voilà deux grandes raisons de la re-
" mercier. Offrons- lui donc le divin sacrifice , et que
chacun y apporte un recueillement profond , une foi
vive, une reconnaissance infinie , et un coeur humilié. »
" Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche
d'écorce de mûrier , qu'il avait apportée avec lui ;
les vases sacrés sont tirés d'un petit tabernacle au
pied de la croix , l'autel se prépare sur un quartier
de roche , l'eau se puise , dans le torrent voisin , et une
grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacrifice.
Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes
herbes , et le mystère commence au milieu du désert .
L'aurore paraissant derrière les montagnes
flammait le vaste orient. Tout était d'or ou de rose.
dans la solitude. L'astre annoncé par tant de splendeur
, sortit enfin d'un abîme de lumière , et son premier
rayon rencontra l'hostie consacrée , que le prêtre,
en ce moment même , élevait dans les airs . O charme
de la religion ! ô magnificence du culte chrétien ! Pour
sacrificateur un vieil hermite , pour autel un rocher
pour église le désert , pour assistance d'innocents
Bauvages ! Non , je ne doute point qu'au moment où
nous tombâmes la face contre terre , le grand mystère
ne s'accomplît ; et que Dieu ne descendít sur toutes
les forêts , car je le sentis descendre dans mon coeur.
Après le sacrifice , où il ne manqua pour moi que
mon amante nous nous rendîmes
? au village , où
j'admirai de nouveau les miracles de la religion. Là ,
regnait le mélange le plus touchant de la vie sociale
et de la vie de la nature : au coin d'une cyprière de
l'antique désert , on découvrait une culture naissa@te ;
les épis roulaient à flots d'or sur le tronc du chêne
abattu , et la gerbe d'un printemps remplaçait l'arbre
«
1

GERMINAL AN IX.
و د
de dix siécles . Partout on voyait les forêts livrées
aux flammes , pousser de grosses fumées dans les airs ,
et la charrue se promener lentement entre les débris
de leurs racines. Des arpenteurs , avec de longues
chaînes , allaient mesurant le désert , et des arbitres
établissaient les premières propriétés. L'oiseau cédait
son nid ; le repaire de la bête féroce se changeait en
une cabane. On entendait gronder des forges , et les
coups de la coignée faisaient , pour la dernière fois ,
mugir des échos , qui allaient eux-mêmes expirer avec
les arbres qui leur servaient d'asile.
« J'errais avec ravissement au milieu de ces tableaux,
rendus plus doux par le souvenir d'Atala , que j'y mê,
lais sans cesse , et par les rêves de félicité dont je
berçais tout mon coeur. J'admirais le triomphe du
christianisme sur la vie sauvage , je voyais l'homme se
civilisant à la voix de la religion ; j'assistais comme
aux noces primitives de l'homme et de la terre; l'homme,
par ce grand contrat , abandonnant à la terre , l'héri
tage de ses sueurs , et la terre s'engageant , en retour ,
à porter fidellement les moissons , les enfants et les cendres
de l'homme.
"
Cependant on apporta un enfant au missionnaire
qui le baptisa parmi des jasmins en fleurs , au bord
d'une source , tandis qu'un cercueil , au milieu des jeux
et des travaux , se rendait aux bocages de la mort.
Deux époux recurent la bénédiction nuptiale sous un
chêne , et nous allâmes ensuite les établir dans un coin
nouveau de la solitude. Le pasteur marchait devant
nous , bénissant çà et là , et le rocher , et l'arbre , et
la fontaine , comme autrefois , selon le livre des chrétiens
, Dieu bénit la terre inculte , en la donnant en
héritage à Adam. Cette petite procession , qui , pêlemêle
avec ses troupeaux , suivait de rocher en rocher
son chef vénérable , représentait à mon coeur attendri ,
ces antiques migrations des premières familles des
hommes, alors que Sem , avec ses enfants , s'avançait
à travers le monde désert , en suivant le soleil qui
marchait devant lui.
« Je voulus savoir du saint hermite , comment il
gouvernait ses enfants,; il me répondit avec une grande
complaisance : Je ne leur ai donné aucune loi ; je leur
96 MERCURE
DE
FRANCE
,
« ai seulement enseigné à s'aimer , à prier Dieu , et à
espérer dans une meilleure vie toutes les lois du
" monde sont là- dedans , etc. , etc………. »
"
Le lecteur aura sans doute remarqué la description
si touchante de cette messe célébrée au
milieu des déserts , et le baptême de l'enfant au
milieu des fleurs , et les souvenirs des antiques
migrations et des prémières familles du genre
humain.
Mais Chactas retourne à la grotte du solitaire ,
et trouve Atala mourante , dont le secret échappe
enfin , et qui parle ainsi :
« Ma triste destinée a commencé presque avant
« que j'eusse vu la lumière. Ma mère m'avait conçue
" dans le malheur ; je fatiguais son sein , et elle me
mit au monde avec de grands déchirements d'entrailles
: on désespéra de ma vie . Pour sauver mes
jours , ma mère fit un vou : elle promit à la reiné
des anges que je lui consacrerais ma virginité , si
j'échappais à la mort... Vou fatal qui me précipite
« dans la tombe ! »
"
"

"
Ci
64 J'entrais dans ma seizième année , lorsque je
perdis ma mère . Quelques heures avant de mou-
" rir , elle m'appela au bord de sa couche . Ma fille ,
me dit-elle en présence d'un missionnaire qui consolait
ses derniers instants ; ma fille , tu sais le voeu
« que j'ai fait pour toi . Voudrais - tu démentir ta
mère ? O mon Atala , je te laisse dans un monde
qui n'est pas digne de posséder une chrétienne ,
au milieu d'idolâtres qui persécutent le Dieu de
ton père et le mien , le Dieu qui , après l'avoir
donné le jour , te l'a conservé par un second miracle
. Eh ma chère enfant , en acceptant le voile
des vierges tu ne fais que renoncer aux soucis
de la cabane et aux funestes passions qui ont
troublé le sein de ta mère ! Viens donc , ma bienaimée
; viens , jure sur cette image de la mère du
Sauveur , entre les mains de ce saint prêtre et de
« ta mère expirante , que tu ne me trahiras point
a
"
"
·
GERMINAL AN IX
97
1
« à la face du ciel. Songe que je me suis ga
toi , afin de te sauver la vie ; et que s "
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inst
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« ma promesse , ce sera moins toi qui sera
« que ta mère , dont tu plongeras
tourments éternels. » (1
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"
"
O ma mère pourquoi parlâtes- on
religion qui fait à la fois mes maux e
?
qui me perd et qui me console ! Et cher E
triste objet d'une passion qui me consume jusque
dans les bras de la mort , tu vois maintenant
Chactas , ce qui a fait la rigueur de notre destinée
... Fondant en pleurs , et me précipitant
dans le sein maternel , je promis tout ce qu'on
me voulut faire promettre. Le missionnaire prononça
sur moi les paroles redoutables , et me donna
le scapulaire qui me lie pour jamais. Ma mère me
menaça de sa malédiction , si jamais je rompais
mes voeux , et après m'avoir recommandé un secret
inviolable envers les payens , persécuteurs de ma
religion , elle expira en me tenant embrassée .
"
>>
*
Je ne connus pas d'abord le danger de mes serments.
Pleine d'ardeur , et véritable chrétienne
fière du sang espagnol qui coule dans mon sein
je n'aperçus autour de moi que des hommes indignes
de ma main et de mon coeur ; je m'applau-,
dis de n'avoir d'autre époux que le Dieu de ma
« mère .... Je te vis , jeune et beau prisonnier, je
m'attendris sur ton sort ; j'osai te parler au bûcher
« de la forêt ..... alors je sentis tout le poids de
"
"
" m
« mes voeux . »
"
"
Comme Atala achevait de prononcer ces paroles ,
serrant les poings , et regardant le missionnaire.
d'un air menaçant , je m'écriai : La voilà donc
« cette religion que vous m'avez tant vantée ! Pé-
« risse le serment qui m'enlève Atala ! périsse le
Dieu qui contrarie la nature ! Homme prêtre !
qu'es - tu venu faire dans ces forêts ? ....
"
"
' Te sauver , dit le vieillard en se levant avec
« une voix terrible ; dompter tes passions , et t'em-
* Atala était fille naturelle d'un espagnol nommé Lopez.
7 4.
Bayerische
Bimatebiblicaliuk
München
98
MERCURE
DE
FRANCE
,
"
«
"
pêcher , blasphémateur , d'attirer sur toi la colère
céleste ! I te sied bien , jeune homme , à peine en-
- tré dans la vie , de te plaindre de tes douleurs ! Où
" sont les marques de tes souffrances ? où sont les
injustices que tu as supportées ? où sont tes vertus ,
qui seules pourraient te donner quelques droits à
la plainte ? quel service as - tu rendu ? quel bien
as- tu fait ? Eh ! malheureux ! tu ne m'offres que
des passions , et tu oses accuser le ciel !
"
"
"
«
"
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2
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"
" Les éclairs qui sortaient des yeux du vieillard ,
sa barbe qui frappait sa poitrine , ses paroles foudroyantes
le rendaient semblable à un Dieu. Accablé
de sa majesté , je tombai à ses genoux , et lui
demandai pardon de mes emportements. « Mon fils ,
« me répondit - il , avec un accent si doux que le remords
entra dans mon ame ; mon fils , ce n'est pas
pour moi - même que je vous ai réprimandé. Hélas !
" Vous avez raison mon cher enfant ; je suis venu
" faire bien peu de choses dans ces forêts , et Dieu
n'a pas de serviteur plus indigne que moi. Mais
« mon fils , le ciel le ciel ! voilà ce qu'il ne faut
jamais accuser . Pardonnez - moi donc si je vous ai
⚫ offensé ; mais écoutons votre soeur. Il y a peut-
« être du remède à tout ceci ; ne nous lassons point
d'espérer. Chactas , c'est une religion bien divine
" que celle-là , qui a fait une vertu de l'espérance. »
Mon jeune ami , reprit Atala , tu as été témoin
de mes combats et cependant tu n'en as vu que
" la moindre partie ; je te cachais le reste. Non
l'esclave noir qui arrose de ses sueurs les sables
ardents de la Floride est moins misérable que
" n'a été Atala ! Te sollicitant à la fuite , et pour-
" tant certaine de mourir si tu t'éloignais de moi ;
craignant de fuir avec toi dans les déserts , et cependant
haletant après l'ombrage des bois et appelant
à grands cris la solitude.... Ah ! s'il n'avait
fallu qu'abandonner parents , amis , patrie ; si même
( chose affreuse ) il n'y eût eu que la perte de mon
« ame ! ... Mais ton ombre , ô ma mère ! ton ombre
était toujours là , me reprochant ses tourments.
J'entendais tes plaintes , je voyais les flammes de
"
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"
06
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GERMINAL AN IX. 99
« l'enfer te consumer Mes nuits étaient arides et
"
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"
"
"
"
2
pleines de fantômes ; mes jours étaient désolés :
« la rosée du soir séchait en tombant sur ma peau
« brûlante ; j'entr'ouvrais mes lèvres aux brises
« les brises , loin de m'apporter la fraîcheur , s'embrasaient
du feu de mon souffle. Quel tourment de
" te voir sans cesse auprès de moi , loin de tous les
hommes , dans de profondes solitudes , et de sentir
" entre toi et moi une barrière invincible ! Passer
ma vie à tes pieds , tę servir comme ton esclave ,
apprêter ton repas et ta couche , dans quelque coin
ignoré de l'univers , eût été pour moi le bonheur
suprême ce bonheur , j'y touchais , et je ne pouvais
en jouir ! Quel dessein n'ai -je point rêvé ! quel
songe n'est point sorti de ce coeur si triste ! Quelquefois
en attachant mes yeux sur toi au milieu
« du désert , j'allais jusqu'à former des desirs aussi
insensés que coupables. Tantôt j'aurais voulu être
« avec toi la seule créature vivante sur la terre ;
tantôt , sentant une divinité qui m'arrêtait , dans
mes horribles transports , je desirais que cette
.. divinité se fût anéantie , pourvu que , serré dans
" tes bras , j'eusse roulé d'abîme en abîme avec les
debris de Dieu et du monde ! A présent même...
le dirai -je ? à présent que l'éternité va m'englou-
« tir , que je vais paraître devant le juge inexorable
; au moment où , pour obéir à ma mère , je vois
avec joie ma virginité dévorer ma vie ; eh bien !
par une affreuse contradiction , j'emporte le regret
de n'avoir pas été à toi ! ....
-"
་་
«
"
"
"
"
9
" Ma fille , interrompit le missionnaire , votre dou-
« leur vous égare , etc. La religion n'exige point de sacrifice
plus qu'humain . Ses sentiments vrais , ses vertus
tempérées sont bien au dessus des sentiments exaltés
« et des vertus forcées d'un prétendu héroïsme . Si
" vous aviez succombé à vos passions , eh bien !
pauvre brebis égarée ! le bon pasteur vous aurait
cherchée pour Vous ramener au troupeau . Les
« trésors du repentir vous étaient ouverts : il faut des
torrents de sang pour effacer les fautes aux yeux des
hommes ; une seule larme suffit à Dieu . Rassurez-vous
་ ་
"
"
100 MERCURE DE FRANCE ,
«
« donc , ma chère fille , votre situation exige du calme ;
adressons -nous à Dieu , qui guérit toutes les plaies de
ses serviteurs. Si c'est sa volonté , comme je l'espère ,
" que vous échappiez à cette maladie , j'écrirai à l'évêque
de Québec , qui a les pouvoirs nécessaires pour
« vous relever de vos voeux , qui ne sont que des voeux
simples , et vous acheverez vos jours près de moi ,
avec Chactas , votre époux .." *
«
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"
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46
"
" A ces paroles du vieillard , Atala fut saisie d'une
longue convulsion , dont elle ne sortit que pour donner
des marques d'une douleur effrayante. « Quoi ! ditelle
en joignant les deux mains avec passion , il y
avait du remède ! Je pouvais être relevée de mes
" voeux ! -- Oui , ma fille , répondit le père ; et vous
le pouvez encore . Il est trop tard , il est trop
tard , s'ecria- t - elle ! Faut- il mourir au moment que
j'apprends que j'aurais pu être heureuse ! Que n'ai- je
connu plus tôt ce saint vieillard ! Aujourd'hui de quel
bonheur je jouirais avec toi , avec Chactas chrétien
!... consolée , rassurée par ce prêtre auguste...
dans ce désert pour toujours ! .... c'eût été trop de
félicité ! — Calme-toi , lui dis -je en saisissant une
des mains de l'infortunée ; calme - toi , ce bonheur ,
" nous allons le goûter. Jamais ! jamais ! dit Atala .
Comment ! répartis -je. Tu ne sais pas tout ! s'écria
la vierge : c'est hier... pendant l'orage ... vous me
pressiez .... c'est votre faute .... J'allais violer mes
voeux ;... j'allais plonger ma mère dans les flammes
« de l'abîme ; ... Déja sa malédiction était sur moi ; ...
déja je mentais au Dieu qui m'a sauvé la vie ....
Quand tu baisais mes lèvres tremblantes , tu ne
savais pas tu ne savais pas que tu n'embrassais que
la mort! O ciel ! s'écria le missionnaire , chère
enfant , qu'avez vous fait ? Un crime ! mon père ,
dit Atala les yeux égarés , mais je ne perdais que
« moi et je sauvais ma mère . Achève donc , m'é-
« criai - je plein d'épouvante , achève. Eh bien ! ditelle
, j'avais prévu ma faiblesse ; en quittant les
cabanes , j'ai emporté avec moi .... Quoi ? redit
le père.
K
"
«
"
"C
"
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"
--
pris - je avec horreur. Un poison
-
---
Il est dans mon sein ! s'écria Atala.
GERMINAL AN IX. ΙΟΙ
Le flambeau échappe à la main du solitaire ; je
tombe mourant près de la fille infortunée : le vieillard
nous saisit l'un et l'autre dans ses bras paternels , et
tous trois , dans l'ombre nous mêlons un moment
nos sanglots sur cette couche funèbre.
"
"
" "
Réveillons - nous ! réveillons - nous , dit bientôt le
" courageux hermite en allumant une lampe. Nous
perdons des moments précieux ; intrépides chrétiens ,
bravons les assauts de l'adversité ; la corde au cou ,
« la cendre sur la tête , jetons - nous aux pieds du
Très- Haut , pour implorer sa clémence , ou pour
« nous soumettre à ses décrets. Peut-être est-il temps
encore .... Ma fille , vous eussiez dû m'avertir hier
" au soir.
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"
«
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Hélas ! mon père , dit Atala , je vous ai cherché
« la nuit dernière ; mais le ciel , en punition de mes
fautes , vous a éloigné de moi. Tout secours eût été
d'ailleurs inutile ; car les Indiens mêmes , si habiles
dans l'art des poisons , ne connaissent point de remède
à celui que j'ai pris . O Chactas ! juge de mon
« étonnement quand j'ai vu que le coup n'était pas
aussi subit que je m'y attendais . Mon amour a redoublé
mes forces ; mon ame n'a pu si vîte se séparer
« de toi.
"
"
"
"
« Ce ne fut plus ici par des sanglots que je troublai
le récit d'Atala ; ce fut par ces emportements qui ne
sont connus que des sauvages. Je me roulai furieux sur
la terre , en me tordant les bras , et en me dévorant les
mains. Le vieux prêtre courait du frère à la soeur , et
nous prodigait mille secours. Dans tout le calme de son
coeur et sous le fardeau des ans il savait se faire entendre
à notre jeunesse , et sa religion sublime lui fournissait
des accents plus tendres et plus brûlants que nos passions
mêmes. Ce prêtre , qui , depuis quarante années ,
s'immolait chaque jour au service de Dieu et des
hommes dans ces montagnes , me représentait un grand
holocauste , fumant perpétuellement sur les hauts lieux ,
devant le Seigneur.
"
Hélas ! ce fut envain qu'il essaya d'apporter quelque
remède aux maux d'Atala. La fatigue , le chagrin , le
poison et une passion plus mortelle que tous les poisons
102 MERCURE DE FRANCE ,
" »
ensemble , se réunissaient pour ravir cette fleur à la
solitude . Vers le soir , des symptômes effrayants se
manifestèrent ; un engourdissement général saisit les
membres d'Atala , et les extrémités de son corps commencèrent
à se refroidir : « Touche mes doigts , me disait
- elle , ne les trouves - tu pas bien glacés ? Je
ne savais que répondre , et mes cheveux se hérissaient
d'horreur ; ensuite elle ajoutait : «< Hier encore , mon
" bien aimé , ton seul toucher me faisait tressaillir ,
« et voilà que je ne sens plus ta main ... je n'entends
« presque plus ta voix ; les objets de la grotte disparaissent
tour-à-tour . N'est- ce pas les oiseaux qui chan-
" tent ? Le soleil doit se coucher à présent . Chactas !
ses rayons seront bien beaux au désert sur ma
tombe.
"
"
"C
a
-
"
« Atala s'apercevant que ces paroles nous faisaient
fondre en pleurs , nous dit : « Pardonnez - moi mes
bons amis , je suis bien faible ; mais peut- être que
je vais devenir plus forte ! .... Cependant mourir si
jeune ! tout à la fois ! quand mon coeur était si plein
de vie ! .... Chef de la prière , aie pitié de moi ;
• soutiens-moi . Crois-tu que ma mère soit contente , et
que Dieu me pardonnera ce que j'ai fait ? »
"
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RR
"
"
"
"
"
ma
Ma fille , répondit le bon religieux en versant des
larmes , et les essuyant avec ses doigts tremblants
et mutilés ; ma fille , tous vos malheurs viennent
de votre ignorance ; c'est votre éducation sauvage
« et le manque d'instruction nécessaire qui vous ont
perdue ; vous ne saviez pas qu'une chrétienne ne
peut disposer de sa vie. Consolez - vous donc ,
" chère brebis ; Dieu vous pardonnera à cause de la
simplicité de votre coeur. Votre mère et l'imprudent
missionnaire qui la dirigeaient , ont été plus coupables
que vous ; ils ont passé leurs pouvoirs , en
« vous arrachant un vou indiscret ; mais que la paix
du Seigneur soit avec eux. Vous offrez tous trois un
" terrible exemple des dangers de l'enthousiasme et
du défaut de lumières , en matière de religion.
Rassurez-vous , mon enfant ; celui qui sonde les
reins et les coeurs , vous jugera sur vos intentions ,
" qui étaient pures , et non sur votre action qui est
condamnable.
«
"
"
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"
"
GERMINAL AN IX. 103
"
"
"
"
"
"
Quant à la vie , si le moment est arrivé de vous
endormir au Seigneur ; ah ! ma chère enfant , que vous
perdez peu de chose , en perdant ce monde ! Malgré
la solitude où vous avez vécu vous avez connu les .
chagrins ; que penseriez - vous donc si vous eussiez
« été témoin des maux de la société ; si , en abordant
" sur les rivages de l'Europe , votre oreille eût été
frappée de ce long cri de douleur , qui s'élève de cette
vieille terre , qui n'est que la cendre des morts , pé-
" trie des larmes des vivants ! L'habitant de la cabane
« et celui des palais , tout souffre , tout gémit ici bas :
les reines ont été vues pleurant , comme de simples
femmes , et l'on s'est étonné de la quantité de larmes
que contiennent les yeux des rois !
"
"
"
"
of
"
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"
"
"
"
Est -ce votre amour que vous regrettez ? Ma fille ,
il faudrait autant pleurer un songe. Connaissez - vous
« le coeur de l'homme et pourriez - vous compter les
« inconstances de son desir ? Vous calculeriez plutôt le
nombre des vagues que la mer roule dans une tem-
" pête. Atala ! les sacrifices , les bienfaits ne sont pas des
liens éternels : un jour , peut- être , le dégoût fût venu
" avec la satiété. Le passé eût été compté pour rien , et
" l'on n'eût plus aperçu que les inconvénients d'une
union pauvre et méprisée. Sans doute , ma fille , les
plus belles amours furent celles de cet homme et de
" cette femme , sortis de la main du Créateur . Un paradis
avait été formé pour eux ; ils étaient innocents
« et immortels . Parfaits de l'ame et du corps , ils se
convenaient en tout ; Eve avait été créée pour Adam,
et Adam pour Eve. S'ils n'ont pu toutefois se main-
" tenir dans cet état de bonheur , quels couples le
pourront après eux ? Je ne vous parlerai point des mariages
des premiers nés des homines , de ces unions
ineffables , alors que la soeur était l'épouse du frère;
que l'amour et l'amitié fraternelle se confondaient
dans le même coeur , et que pureté de l'une augmentait
les délices de l'autre . Toutes ces unions ont
« été troublées ; la jalousie s'est glissée à l'autel de
gazon où l'on immolait le chevreau ; elle a régné sous
la tente d'Abraham et dans ces couches mêmes où
« les patriarches goûtaient tant de joie , qu'ils ou-
"
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"
"
"
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la
104 MERCURE DE FRANCE
«
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« bliaient la mort de leurs mères . Vous seriez -vous done
" flattée , mon enfant , d'être plus innocente et plus heu-
« reuse dans vos liens , que ces saintes familles dont
« Jésus- Christ a voulu descendre ? Je vous épargne les
détails des soucis du ménage , les disputes , les repro-
" ches mutuels , les inquiétudes et toutes ces peines se-
" crètes qui veillent sur l'oreiller du lit conjugal. La
femme renouvelle ses douleurs chaque fois qu'elle
« est mère , et elle se marie en pleurant . Que de maux
dans la seule perte d'un nouveau né , à qui l'on donnait
le lait , et qui meurt sur votre sein ! La mon-
" tagne a été pleine de gémissements ; rien ne pouvait
consoler Rachel , parce que ses fils n'étaient plus.
Ces amertumes attachées aux tendresses humaines
sont si fortes , qu'on vient de voir de grandes dames
" aimées par des rois , quitter la cour , pour s'ensevelir
dans des cloîtres , et mutiler cette chair révoltée , dont
" les plaisirs ne sont que des douleurs .
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"
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B
"
К
"
« Mais peut-être direz-vous que ces derniers exemples
ne vous regardent pas ; que toute votre ambi-
⚫tion se réduirait à vivre dans une obscure cabane avec
l'homme de votre choix ; que vous cherchiez moins
les douceurs de l'hymen , que les charmes de cette
folie que la jeunesse appelle amour ; illusion , chimère
, vanité , rêve d'une imagination blessée ! Et moi
« aussi , ma fille , j'ai connu les orages du coeur ; cette
tête n'a pas toujours été chauve , ni ce sein aussi tranquille
qu'il vous le paraît aujourd'hui . Croyez - en mon
expérience si l'homme , constant dans ses affections
, pouvait sans cesse fournir à un sentiment renouvelé
sans cesse , la solitude et l'amour l'égaleraient
à Dieu même ; car ce sont- là les deux éternels
plaisirs du grand Etre. Mais l'ame de l'homme se
fatigue , et jamais elle n'aime longtemps le même
objet avec plénitude . Il y a toujours quelques points
par où deux coeurs ne se touchent pas , et ces
points suffisent à la longue , pour rendre la vie in-
" supportable. »
"
"
"
"
"
"
H
"
" Enfin , ma chère fille , le grand tort des hommes
dans leur songe de bonheur , est d'oublier cette infirmité
de la mort attachée à leur nature ; il faut
GERMINAL AN IX. 105
"
finir , il faut se dissoudre . Tôt ou tard , quelle qu'eût
« été votre félicité , ce beau visage se fût changé en
cette figure uniforme que le sépulcre donne à la fa-
« mille d'Adam ; l'oeil même de Chactas n'aurait pu
" vous reconnaître entre vos soeurs de la tombe . L'a-
« mour n'étend point son empire sur les vers du cercueil.
Que dis - je ? ( ô vanité des vanités ! ) que parlé-
je de la puissance des amitiés de la terre ! Voulezvous
, ma chère fille , en connaître l'étendue ? Si un
« homme revenait à la lumière , quelques années après
sa mort , je doute qu'il fût revu avec joie , par ceux-
« là mêmes qui ont versé le plus de larmes à sa mémoire
, tant on forme vîte d'autres liaisons ! tant on
prend facilement d'autres habitudes ! tant l'inconstance
est naturelle à l'homme ! tant notre vie est peu
« de chose , même dans le coeur de nos amis !
"
"
"
"
20
« Remerciez donc la bonté divine , ma chère fille ,
qui vous retire si vîte de cette vallée de misère et de
« cette terre de visions . Déja le vêtement blanc et la
" couronne éclatante des vierges se préparent pour
" vous dans les nuées ; déja j'entends la reine des
anges qui vous crie : Venez , ma digne servante , ve-
" nez , ma colombe , venez vous asseoir sur un trône
de candeur , parmi toutes ces filles qui ont sacrifié
« leur beauté et leur jeunesse au service de l'humanité
, à l'éducation des enfants , et aux chef- d'oeuvres
de la pénitence. Venez , rose mystique , vous réunir à
Jésus-Christ. Ce cercueil , lit nuptial que vous vous
« êtes choisi , ne sera point trompé par votre céleste
époux , et ses embrassements ne finiront jamais . »
"
"
"
Comme le dernier rayon du jour abat les vents , et
répand le calme dans le ciel embelli , ainsi la parole
paisible du vieillard appaisa les passions soulevées
dans le sein de la fille mourante . Elle ne parut plus
occupée que de ma douleur , et des moyens de me
consoler.....
« Navré de douleur , et poussant des sanglots , comme
si ma poitrine s'allait briser , je promis à Atala d'embrasser
quelque jour la religion chrétienne. A ce spectacle,
le solitaire se levant d'un air inspiré , et élen106
MERCURE DE FRANCE ;
dant les bras vers la voûte de la grotte , s'écria : « Il
" est temps , il est temps d'appeler Dieu ici ! »
"
:
A peine l'hermite a - t- il prononcé ces mots , qu'une
force surnaturelle me contraint de tomber à genoux ,
et m'incline la tête aux pieds d'Atala . Le prêtre
ouvre un lieu secret où était renfermée une urne d'or ,
couverte d'un voile de soie il se prosterne et adore
profondément. La grotte parut soudain illuminée ; on
entendit dans les airs les paroles des anges et les frémissements
des harpes célestes , et lorsque le solitaire
tira le vase de son tabernacle , je crus voir Dieu luimême
sortir du flanc de la montagne .
"
Le prêtre ouvrit le calice ; il prit entre ses deux
doigts une hostie blanche comme la neige , et s'approcha
d'Atala , en prononçant des mots mystérieux .
Cette sainte avait les yeux levés au ciel , en extase.
Toutes ses douleurs parurent suspendues , toute sa vie
se rassembla sur ses lèvres ; sa bouche mourante s'entrouvrit
, et sa langue vint avec un respect profond
chercher le Dieu que lui présentait la main du prêtre.
Ensuite le divin vieillard trempe un peu de coton dans
une huile consacrée ; il en frotte les tempes , la bouche
et le sein d'Atala ; il regarde un moment la fille mourante
, et tout-à-coup ces fortes paroles échappent à
sa bouche. Partez , ame chrétienne , et allez vous
rejoindre à votre Créateur ! » Relevant alors ma tête
abattue , je m'écriai , en regardant le vase où était
l'huile sainte : « Mon père ! ce remède rendra - t - il la
vie à Atala ? - Oui , mon fils , dit le vieillard en
tombant dans mes bras , " la vie éternelle ! » — Atala
" venait d'expirer.
"
"
- "
On n'a rien voulu dérober à l'effet de ce tableau ;
on l'a montré dans tout son ensemble ; et ceux
qui ont de l'ame et de l'imagination , ne peuvent
se plaindre de la longueur des morceaux qu'on a
cités. Au milieu de tant de traits pathétiques , on
aura surtout remarqué les discours du vénérable
hermite. Ils sont sublimes et tendres comme la
GERMINAL AN I X. 107
1
religion qui l'inspire. On y trouve des phrases jetées
à la manière de Bossuet . Celle- ci , par
exemple Les reines ont été vues pleurant
comme de simplesfemmes , et l'on s'est étonné
de la quantité de larmes que contiennent les
yeux des rois . Cette réflexion est d'autant mieux
placée, que l'hermite est le contemporain de Charles
I.er , de sa veuve et de ses enfants.
L'ouvrage se termine par un épilogue qui est
lui-même une sorte de petit poème. L'auteur s'y
met en scène , et trouve une indienne qui lui apprend
que Chactas et le missionnaire sont morts
non loin du tombeau d'Atala . L'épilogue achève
et complète l'effet du roman .
L'auteur est le même dont on a déja pärlé plus
d'une fois * , en annonçant son grand travail
sur les beautés morales et poétiques du christianisme.
Celui qui écrit , l'aime depuis douze ans , et il
l'a retrouvé , d'une manière inattendue , après une
longue séparation , dans des jours d'exil et de
malheur. Mais il ne croit pas que les illusions de
l'amitié se mêlent à ses jugements.
Tous les lecteurs , si je ne me trompe , trouveront
, dans ce roman , l'empreinte du talent le
plus original. Il est possible de reprocher quelquefois
trop d'éclat et de luxe à cette imagination si
brillante et si féconde ; mais ce défaut , dans un
jeune écrivain , est si excusable , et peut si facilement
se corriger ! Heureux celui qui , dans
tous les genres , n'a besoin que d'être plus économe
de ses richesses ! Au reste , quelles que soient
*
Voyez les N.os I.er , XI et XIII du Mercure.
108 MERCURE DE FRANCE ,
les observations des juges les plus sévères , la profondeur
et le charme des sentiments , la naïveté
des moeurs , la magnificence et la nouveauté des
images , l'élévation des pensées et la beauté de
la morale , défendront assez contre la critique
cette production d'un genre tout nouveau .
L'intérêt que mérite le talent de l'auteur , redouble
encore par celui qu'inspirent ses malheurs.
C'est ainsi qu'il en parle lui-même dans sa préface .
En 1789 , je fis part à M. de Malsherbes du dessein
que j'avais de passer en Amérique . Mais desirant en
même temps que mon voyage eût un but utile , je
formai le dessein de découvrir par terre le passage
tant cherché , et sur lequel Cook même avait laissé
des doutes. Je partis , je vis les solitudes américaines ,
et je revins avec des plans pour un second voyage , qui
devait durer neuf ans . Je me proposais de traverser
tout le continent de l'Amérique septentrionale , de remonter
ensuite le long des côtes , au nord de la Californie
, et de revenir par la baie d'Hudson , en tournant
sous le pôle . Si je n'eusse pas péri dans ce second
voyage , j'aurais pu faire des découvertes importantes
pour les sciences , et utiles àmon pays . M. de Malsherbes.
se chargea de présenter mes plans au gouvernement ;
et ce fut alors qu'il entendit les premiers fragments du
petit ouvrage que je donne aujourd'hui au public. On
sait ce qu'est devenu la France , jusqu'au moment où
la Providence a fait paraître un de ces hommes qu'elle
envoie en signe de réconciliation , lorsqu'elle est lassée
de punir. Couvert du sang de mon frere unique , de ma
belle-soeur , de celui de l'illustre vieillard , leur père ;
ayant vu ma mère et une autre soeur pleine de talents ,
mourir des suites du traitement qu'elles avaient éprouvé
dans les cachots , j'ai erré sur les terres étrangères
où le seul ami qui me fût resté , s'est poignardé dans
mes bras.
Les talents qui nous restent aujourd'hui sont
trop rares pour les éloigner plus longtemps . Ils
GERMINAL AN IX. 109
n'ont jamais été les ennemis de la France qui peut
seule leur donner des suffrages dignes d'éux , et
dont ils augmentent la gloire. Il ne faut pas que
les Muses francaises soient errantes chez les barbares.
Puissent-elles se rassembler enfin de tous
côtés , autour du pouvoir réparateur qui essuiera
toutes leurs larmes en leur préparant un nouveau
siécle de gloire !
ESSAI sur la critique , poème en trois chants ,
suivi de deux discours philosophiques , traduction
en vers libres de l'anglais de Pope ;
par E. AIGNAN. A Paris , chez Egron , imprimeur
, rue des Noyers , n.º 24.
POPE
OPE est celui des poètes anglais qui a mis le
plus de goût et de jugement dans ses ouvrages ;
aussi sa réputation s'est fort répandue en France ,
et décroît peu à peu dans sa patrie. C'est , en
quelque sorte , le Boileau de l'Angleterre . Il a
l'esprit moins solide et moins juste , mais plus
flexible et plus étendu . Si , par exemple , la Boucle
de cheveux enlevée , est un ouvrage très- inférieur
au Lutrin pour l'invention , le mouvement et les
richesses poétiques , l'Essai sur l'homme , d'un
autre côté ,, suppose un certain genre d'idées supérieur
à celui dont se composait le fonds ordinaire des
ouvrages de Boileau . Ces idées ne sont pas , sans
doute , aussi claires , aussi exactes , aussi bien
ordonnées que celles de l'auteur judicieux qui ,
dans ses admirables épîtres à Racine et à Seignelay
, vengeait si bien le génie et la vérité ; mais
si Boileau est plus sage et plus vrai , Pope est
110 MERCURE DE FRANCE ,
plus hardi et plus brillant . C'est dans l'Essai sur
la critique et dans l'Art poétique , qu'on peut le
mieux rapprocher ces deux écrivains. C'est -là que
le poète anglais a presque autant de raison que le
poète français. On ne trouve pas , à la vérité , dans
le poème de Pope le même ordre que dans celui de
Boileau , ni cette foule de vers heureux qui contiennent
l'art tout entier , et qui seront à jamais le
code du bon sens et du bon goût . Cependant
l'Essai sur la critique a mérité plus d'une fois
d'être mis en parallèle avec l'Art poétique , et
pour la solidité des principes , et pour l'élégante
précision du style .
Le poème anglais était déja connu par la version
de l'abbé du Resnel. On estime plus sa traduction
de l'Essai sur la critique , que celle de
P'Essai sur l'homme. On cite des morceaux de
Ja première et peu de la seconde. Des vers tels
que ceux-ci :
Tel est devenu fat à force de lecture ,
Qui n'eût êté que sot en suivant la nature ;
sont des vers d'un tour très-heureux . Remarquons
pourtant que Molière exprime la même idée avec
une verve et une brièveté qui passent de bien loin
Pope et son traducteur .
* Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
Les vers sur l'harmonie imitative ont aussi mérité
de justes éloges .
Qu'Ajax soulève et lance un énorme rocher
Le vers appesanti tombe avec cette masse ;
Voyez-vous des épis effleurant la surface ,
* Voyez les femmes savantes.
GERMINAL AN IX. III
Camille , dans un champ , qui court , vole , et fend l'air ,
La Muse suit Camille , et part comme l'éclair.
L'abbé Delille qui connaît si bien le rhythme
poétique a presque répété l'abbé du Resnel , en
voulant produire un effet semblable dans le quatrième
livre de son Homme des champs .
Mais si le daim léger bondit , vole et fend l'air ,
Le vers vole , et le suit aussi prompt que l'éclair.
Le défaut de l'abbé du Resnel est en général ,
d'être faible , prosaïque et diffus . Quoiqu'il ait fait
par intervalle des efforts plus heureux dans l'Essai
sur la critique , il est très-infidelle à l'original.
C'est pour ces raisons développées dans une préface
très - bien écrite , que le C. E. Aignan offre
une nouvelle traduction de ce même Essai. Il suit
avec plus d'exactitude la marche des idées de son
auteur. Il veut lutter de précision avec lui . Quelques
vers donneront une idée de sa manière.
N'allez pas , prodiguant la louange indiscrète ,
Trahir le jeune auteur qui vous a consulté ;
Alliez la justice à la civilité .
Sans craindre d'offenser , critiquez le mérite ;
Ce sont toujours les sots que la censure irrite.
Osez reprendre Argant , je le vois , l'oeil hagard ,
Tressaillir et lancer un farouche regard :
Semblable , en sa fureur , à ces tyrans antiques ,
Qui font peur aux enfants sur des tapis gothiques.
Jamais d'un sot titré ne dites un seul mot ;
Sans craindre la censure , il a droit d'être sot.
Il sera , s'il lui plaît , et selon l'occurence ,
Poète sans esprit , et docteur sans science .
Laissez au satirique un métier périlleux ,
Fuyez du bas flatteur le ton fade et mielleux.
112 MERCURE DE FRANCE ,
Un rimeur pense - t - il que son encens m'abuse ?
J'aimerais autant croire aux adieux à sa muse.
Plus bas se lit le portrait du vrai critique .
Où trouver un censeur dont le savoir modeste ,
Au plaisir d'être utile , ose immoler le reste ;
Qui , jamais partial et jamais envieux ,
Ne se prévienne pas , veuille voir par ses yeux ;
Quoique savant , poli ; quoique poli , sincère ;
Hardi , sans être vain ; sans être dur , sévère ,
Même dans un ami blâmant ce qu'il croit mal ;
Louant ce qu'il croit bien , même dans un rival ,
Qui , vivant à la fois dans Paris et dans Rome ,
Connaisse également et les livres et l'homme ;
Enfin qui réunisse , en tous lieux estimé ,
Le coeur le plus honnête au goût le plus formé.
On trouve souvent dans ces vers , si je ne me
trompe , le ton du vers didactique , qui doit être
simple avec élégance , et concis sans effort et sans
dureté ; on pourrait citer plusieurs morceaux du
même mérite ; mais l'auteur est trop estimable
pour qu'on lui dissimule ses défauts . Il peut et doit
perfectionner son travail . Il emploie quelquefois des
inversions forcées et contraires au génie de notre
langue , comme dans ces deux vers :
C'est ainsi que charmé de leur aspect sublime ,
Des Alpes l'étranger veut gravir sur la cime.
Quand Pope s'élève , les vers du traducteur
pourraient avoir un peu plus de couleur et d'harmonie
; mais plus d'une fois ils sont du style
convenable au genre. Ceux qui terminent l'ouvrage
français , et qui sont adressés à Pope luimême
, ne sont pas les moins remarquables.
Au joug s'accoutumant sous un monarque altier
Le Français à la règle apprit à se plier ,
0
DE
SEINE
5
cent !
GERMINAL AN IX. 本3
Tandis que nos voisins , farouches insulaires ,
Libres et résistant à des lois étrangères ,
Repoussèrent le joug , et dans leurs fiers dédams ,
Comme au temps de César , bravèrent les Romains.
Quelques Anglais , pourtant plus modestes , plus sages
Ont de l'antiquité relevé les images :
Tels furent Buckingham , Dryden et Roscommon
Et toi , dont j'ose à peine invoquer le grand nom ,
Pope , rival d'Homère et successeur d'Horace ,
Dont ma Muse , en tremblant , de si loin suit la trace ,
Et dont le vers concis , nombreux , plein de vigueur
En le désespérant , charme ton traducteur.
1
C
Oh ! si sous notre ciel , en cette nuit obscure ,
Pouvait étinceler ta clarté vive et pure ! ...
Pope , si quelque Dieu t'envoyait parmi nous ,
Que de nains admirés tomberaient sous les coups !
A ta voix , on verrait Thalie et Melpomène
Expulser les bâtards de l'une et l'autre scène ,
Profanes introduits en ces augustes lieux
Où naguère on parlait le langage des Dieux.
Tu rendrais à Clio les burins de l'histoire ,
A Phébus ses autels , au Pinde entier sa gloire ;
De Mnemosyne enfin le temple abandonné
Serait de fleurs encor par tes soins couronné.
Mais tu dors dans la tombe , et ma triste patrie
Craint des siécles grossiers l'antique barbarie ;
Des neuf Filles du Ciel le commerce sacré
A des profanateurs sur nos bords est livré ;
Plutus a tout conquis , et le Parnasse , et Gnide.
Ce morceau prouve que le C. E. Aignan joint
les connaissances et l'esprit juste d'un bon critique
au talent de la versification. Chacun de ces mérites
est assez rare , et celui qui les réunit doit
obtenir beaucoup d'estime et d'encouragement.
"
4. 8.
114 MERCURE DE FRANCE ,
RELATIONS des campagnes du général
Bonaparte en Egypte et en Syrie , par le
général de division BERTHIER , chef de
l'état - major général de l'armée d'Orient .
Paris , de l'imprimerie de P. Didot l'aîné ,
au Palais national des sciences et arts. An 9.
DURANT plusieurs siècles , l'Egypte ne réveillait chez
les nations de l'Europe que d'illustrès souvenirs . Des
savants la pareouraient ; mais une certaine politique ,
ou plutôt la coutume , semblait respecter des barbares
assis sur de grandes ruines . Ce ne fut que vers la fin
du siécle dernier que l'on sentit l'importance de cette
colonie , le grenier de l'ancienne Rome , la clef de la
terre et de la mer , suivant l'expression de Tacite *
et dont l'approche était défendue à tout patricien
capable de porter ombrage aux Césars .
"
Les Anglais du Bengale connaissaient tous les avantages
de cette position , lorsqu'en 1774 , ils expédièrent
un bâtiment de commerce qui devait aborder à Suez ,
au lieu de débarquer à Gedda. Cette entreprise , qui
avait pour objet d'établir une communication directe
entre l'Inde et l'Europe , alarma le schérif de la
Mecque. La Porte était intéressée à opposer une
vive résistance. La France l'était bien davantage. Déja
même l'Egypte s'offrait à elle comme un point favorable
pour attaquer les possesseurs de l'Inde , au
centre de leur puissance.
On prétend qu'alors plusieurs projets d'expédition
* Nam Augustus inter alia dominationis arcana , vetitis
, nisi permissu , ingredi senatoribus , aut equitibus
romanis illustribus , seposuit Egyptum : ne fame urgeret
Italiam , quisquis eam provinciam , claustraque terræ
ac maris , quamvis levi præsidio adversus ingentes exercitus
insedisset. TACITE , an. liv. 11 .
GERMINAL AN IX. 115
furent présentés au conseil de la marine * . Mais l'exécution
d'un semblable dessein , qui d'ailleurs exigeait
tous les efforts de l'enthousiasme et de la valeur ,
toutes les ressources du génie , fut retardée par les
embarras de la monarchie , ou plutót celui qui devait
l'exécuter n'était pas encore venu .
Si l'on a dit , avec raison , que l'histoire en général
ne doit pas être écrite par un contemporain , qui nécessairement
garde dans son style l'empreinte des passions
et des intérêts présents ; on peut avancer au contraire
que la mémoire des exploits guerriers devrait toujours
être confiée à ceux qui les ont partagés. Eux seuls
peut- être , savent parler dignement et simplement de
ce qu'ils ont fait . Cette assertion est vraie depuis
César jusqu'à Turenne. On croit reconnaître dans
leurs narrations le génie calme et supérieur qui fait
gagner les batailles ; tout y est simple comme les moeurs
du guerrier sous la tente , tout y est vif et animé comme
les événements de la guerre. Ce mérite distingue particulièrement
la Relation de l'Expédition d'Egypte. Le
style est aussi rapide que la marche du vainqueur. Il
fallait montrer , presqu'en même temps , Malte emportée
, l'armée française à trois lieues des côtes
d'Egypte , la mer en un instant couverte de canots ,
Bonaparte , à la tête , qui préside au débarquement ,
Alexandrie n'offrant qu'une vaine résistance , les Mamelucks
dispersés une première fois , à Chebreisse ; et
enfin cette bataille des Pyramides , qui porta le coup
mortel à leur puissance . Les circonstances de cette
journée sont mémorables ; et comme elles exaltèrent
alors le courage des Français , elles parlent encore
puissamment à l'imagination des lecteurs :
"
A
- L'armée n'était plus qu'à trois quarts de lieue
d'Embabé , lorsqu'elle aperçut de loin le corps des
* Sous le ministère de Choiseul,
116 MERCURE DE FRANCE ,
"
"
"
Mamelucks , qui se trouvait dans ce village. La cha
leur était brûlante , le soldat était extrêmement
fatigué. Bonaparte fait faire halte. Mais les Mame-
« lucks n'ont pas plutôt aperçu l'armée qu'ils se for-
• ment en avant de sa droite dans la plaine . Un
spectacle aussi imposant n'avait pas encore frappé
les regards des Français . La cavalerie des Mame-
« lucks était couverte d'armes étincelantes . On voyait
derrière sa gauche , les fameuses pyramides , au
pied desquelles tant de générations passèrent . Derrière
sa droite était le Nil , le Caire et les champs
de l'antique Memphis .
«
"
"
" Mille souvenirs se réveillent à la vue de ces
plaines , où le sort changea tant de fois la destinée
des empires : .. L'armée , impatiente d'en venir aux
mains , est aussitôt rangée en ordre de bataille. Les
dispositions sont les mêmes qu'à Chebreisse , etc. "
Tout est à la fois simple et étonnant , précis et
majestueux , dans cette description ; on- sent qu'elle a
été inspirée par la présence des lieux mêmes .
"
Après cette bataille , les deux beys qui commandaient
l'Egypte sont séparés sans retour , et il ne faut plus
qu'achever leur destruction . Parmi les nombreux exploits
où la valeur et la discipline française triomphèrent si
souvent du nombre et d'une intrépidité féroce , le jeune
Desaix se faisait distinguer . A la tête d'une division de
l'armée , il poursuivait Mourad- Bey qui fuyait vers la
haute Egypte. Il s'avançait en combattant , pressant
l'ennemi dans des lieux inaccessibles , et repoussant
des flots d'Arabes qui semblaient se renouveler dans
le désert. Desaix était alors dans le voisinage de
Thèbes antique , près de ces débris que visitèrent
le jeune Scipion , et Germanicus ...... D'un autre
côté , le général en chef poursuivait Ibrahim-Bey , à
travers les sables de la Syrie. On aime à suivre les
1
GERMINAL ANI X. 117
e
de
la
int
int
ans
de
ent
atre
le
héros français près des rives du Jourdain , sur la cime.
du Thabor , du Mont - Liban dans ces lieux consacrés
, dont le nom est répété avec amour et respect
par tous les enfants des écoles Européennes. Cependant
Bonaparte est accouru du fond de la Syrie ; les
Turcs, débarqués à Abouqyr, appellent toutes les forces
de , l'armée , et le nom français est vengé.
Nous en avons l'assurance , tant de travaux ne seront
pas seulement glorieux. Un navire échappé à tous les
dangers de la mer , nous apprend l'état florissant de
l'Egypte. Cette colonie naissante a, traversé rapidement
les temps difficiles , et doit bientôt
"
payer à la mère -patrie le prix de ses sacrifices. Les triom- phes militaires
ont été expiés par les bienfaits de la civilisation
. Ce canal qui attestait l'ancienne
puissance
des califes , doit être exécuté
de nouveau
avec la
perfection
des arts modernes. Des chemins publics vont traverser des plaines nouvellement
rendues à l'a-
C
8
Le C. Costaz , membre de l'Institut d'Egypte , parti
d'Alexandrie de 15 pluviose dernier , à bord de l'aviso le
San-Philippo , est arrivé le 25 ventose au port de Fréjus .
Les dépêches qu'il adresse, an premier consul sont trèssatisfaisantes.
Les différents ordres du jour de l'armée , les
inéinoires de l'Institut , le rapport de l'ingénieur en chef
Lepère , attestent la prospérité aussi rapide qu'étonnante de
cette Colonie. Le commerce , protégé par la sage adminis
tration du général Menquest venu ajouter aux ressources que
le C.Contéet plusieurs autres savants ont trouvées sur les lieux
meines. Sept navires , chargés de café et de marchandises des
Indes , sont entrés dans le port de Suez. Depuis le 14 nivose
le port d'Alexandrie a reçu six bâtiments, français ; ils
avaient été précédés de neuf autres , chargés de boulets ,
fusils , et portant chacun 5 à 600 hommes. Un vaisseau de
Marseille , le Desaix , est arrivé en neuf jours de France .
Il gagnera 300 pour 100 sur sa cargaison , et en pourra regagner
au moins autant sur sa cargaison de retour , s'il
arrive à bon port. ( Article officiel. )
1
118 MERCURE DE FRANCE ,
*
griculture. Les moindres productions de l'Egypte sont
aujourd'hui connues comme les productions d'une terre
natale. L'Institut poursuit honorablement ses recherches
dans l'ancien royaume des Pharaons. Les chef-d'oeuvres de
la poésie française ont été entendus au milieu des Arabes ,
et le nom de Bonaparte est porté avec admiration et reconnaissance
au-delà des déserts . Nous avons appris ces
heureuses nouvelles au milieu des fêtes de la paix , et la
joie publique s'en est augmentée, Sans doute les Français
de l'Egypte connaissent à présent cette paix que nous célébrons
, et leurs cris répondent à nos cris de joie.
Puissent nos ennemis les entendre , et ** respectant
des bords défendus par des Français et le chef qui
les commande , nous épargner de nouvelles victoires !
Un jour la postérité dira comment les travaux et la constance
de l'armée d'Orient contribuèrent aux destinées
de l'Europe . Déja ces grandes destinées se développent.
Le dix- neuvième siècle , en commençant , voit la France
au plus haut période de sa gloire militaire , rassurer par
sa modération les états qui l'environnent , partager avec
ses alliés les droits de la victoire , mais retenir d'une
main paissante la colonie d'Egypte , tandis que le coup
terrible qui ébranla la république dans son berceau , se
prolonge aujourd'hui loin d'elle , et va peut -être retentir
jusqu'au vieux trône de Constantin. 614 G. >
↑ Les caravanes qui traversent l'Asie et l'Afrique , les
peuples qui vont à la Mecque visiter le Caba , prononcent
avec respect le nom de Bonaparte . Le divan du Kaire vient
de lui adresser une lettre , qui a été publiée dans le journal -
officiel avec la traduction française. Cette pièce est remar
quable par l'originalité du style oriental , et par la tendre
vénération qu'elle exprime pour le premier consul.
** Le général Menou annoncé que les Anglais ont repris
leur croisière sur les côtes d'Egypte. Les lettres de Constantinople
parlent d'une attaque prochaine que médite sir
Ralph Abercrombie , et de la terrible réception que lui
prépare l'armée française .
GERMINAL ANI X. 119
AUX Auteurs du Mercure.
IL vient de paraître , en Angleterre , une vie du célèbre
Garrick , en 2 vol . in -8. ° par M. Arthur Murphy ,
homme de lettres d'un mérite distingué . La traduction
en a été annoncée , et je m'étais chargé de ce travail.
Mais après avoir pris une connaissance attentive de l'ouvrage
, je me suis convaincu que l'auteur l'a tellement
approprié aux lecteurs anglais , qu'on ne peut le faire
passer dans notre langue, Tel qu'il est , l'analyse qu'on
y donne de toutes les pièces qui ont paru sur le théâtre
anglais , pendant que Garrick y a fourni la double carrière
d'acteur et de directeur , serait sans intérêt pour
nous, et même le plus souvent inintelligible, faute d'être
familiarisés avec elles. Cependant l'ouvrage contient , et
sur la personne de Garrick , et sur l'art dramatique, et sur
celui de la représentation , et sur les usages du théâtre
en Angleterre , des anecdotes curieuses , des opinions ,
des jugements , des faits , d'un intérêt très- piquant pour
tous ceux , parmi nous , qui en prennent aux compositions
dramatiques ; et le nombre en est grand. Mais
il faut choisir , élaguer et refondre. En outre , il m'a
paru qu'à la suite de ce travail , il y en avait un particulier
qui
ui venait se placer naturellement ; savoir , un
rapprochement entre notre théâtre et celui dés Ánglais
sur plusieurs points importants . A cet égard ,
comme presque sur tout le reste , tout est opposition
et contraste d'un peuple à l'autre . Nous différons , autant
sur le fond de l'art que sur tous les accessoires.
Les rapports des acteurs entre eux , avec le public ,
avec les auteurs , n'y sont pas les mêmes. C'est assez
annoncer que l'ouvrage anglais de M. Murphy , tel
qu'il est exécuté , n'est réellement que le sujet , et ne
fournit que la matière d'un ouvrage français tout
nouveau. En conséquence , j'ai renoncé à mon premier
projet de traduire , pour celui dont je viens de
donner l'idée. Je l'annonce pour ne pas tromper
ceux que l'avis d'une traduction , qui a été publié ,
pourrait induire en erreur " ainsi que pour rendre
raison du retard qu'éprouvera la publication de l'ou120
MERCURE DE FRANCE ,
vrage. Assurément il serait plus court de tout traduire
indistinctement , en trompant le public et son
libraire , que de faire un choix , donner une nouvelle
forme , et ajouter une partie originale qui aura quel
que étendue. C'est un travail , à peu près semblable à
celui que j'ai exécuté sur l'ouvrage d'où j'ai tiré et
traduit les Mémoires de Gibbon , et quelques autres
morceaux du même auteur. Il m'a paru qu'il a été accueili
, et il m'est doux et flatteur de me prévaloir
du suffrage honorable qu'il a obtenu dans ce journal .
( N.° XVI . )
Du reste , la publication n'éprouvera que le retard
indispensable pour donner à l'ouvrage les soins qu'exige
le plan qu'on s'est tracé et qu'on vient d'indiquer.
MARIGNÉ.
Paris , le 8 germinal an 9.
SPECTACLE S.

THEATRE DES ART S.
LEE ministre de l'intérieur vient d'affermir , sur des
bases , solides l'existence et l'administration de ce
théâtre , où la réunion de tous les beaux- arts ,
De cent plaisirs fait un plaisir unique.
VOLT .
!! ` T´s'efforce en même temps , par des réformes sages
et des améliorations progressives , de concilier la magnificence
de l'établissement avec l'économie réparatrice
qui s'introduit dans toutes les parties de la dépense
publique. Nous ne citerons que le préambule
de ce nouveau règlement , pour en faire connaître l'esprit
et pour en indiquer les divers objets.
-
LE MINISTRE DE L'INTÉRIEUR , vu son arrêté
« en date du 7 nivose an 9 , dont l'article 3 porte
« ce qui suit :
<< Il sera mis incessamment en activité un nouveau
règlement pour le théâtre de la République et des Arts ,
« qui déterminera les fonctions de tous les employés , les
«
GERMINAL AN IX. 121
"
"
« droits et les devoirs des artistes , et les pensions de re-
<<< traite qui doivent servir de récompense à leurs talents
« et à leurs travaux . >>
" Considérant que le théâtre de la République et des
« Arts est un monument de la magnificence nationale ;
Que ce spectacle , unique en Europe par la réunion
« des arts et des talents , donne une impulsion souvent
utile au commerce des modes et aux manufactures de
luxe , appelle et retient à Paris une foule d'étrangers
, ajoute à l'éclat de cette grande ville , et con-
« vient au caractère , au génie et au goût de la nation
;
"
་་
"
и
་་
Se
"
"
་་
Que le gouvernement , frappé de ces divers avantages
, a toujours accordé au théâtre des Arts une
protection particulière ;
Qu'avant et pendant la révolution , un assez grand
nombre de règlements différents ont été successivement
adoptés et mis en usage pour son administra-
'tion ;
"
Qu'il importe à la stabilité du théâtre , aux progrès
de l'art et à l'intérêt des artistes , de réunir et
" de fixer , avec plus de précision et de cohérence ,
les dispositions quelquefois précaires et souvent contradictoires
qui ont servi de base aux différents règlements
, et d'en composer un nouveau , qui soit
le résultat de l'observation et de l'expérience , et qui
remplisse les intentions d'un gouvernement républi
" cain ;
10
་་
" ARRETE , etc. , etc. , etc. , pour servir de règlement
au théâtre de la République et des Arts.
་་་ ་་་ ་་་ ་་་
De son côté , l'administration de l'Opéra ne neglige
rien pour y ramener la foule des spectateurs , et
pour y réunir tous les talents qui peuvent la fixer.
Elle vient de faire débuter M.lle Armand , qui n'avait
pas , à l'Opéra- Comique , des occasions assez fréquentes
de développer sa belle voix et ses rares moyens . Cette
actrice a paru , pour la première fois , sur le théâtre
des Arts , le 8 germinal , dans Edipe à Colonne et
la manière dont elle a rendu le rôle d'Antigone donne
de justes espérances aux amateurs de la tragédie lyrique.
L'embarras et l'agitation , inséparables de tous
les débuts , ne l'ont pas empêchée de surpasser , à cer-
13
122 MERCURE DE FRANCE ,
}
2
tains égards , l'attente publique ; et l'on est généralement
convenu que , si cette actrice , jeune encore
parvient à mettre plus de méthode dans son chant
plus d'abandon et de mouvement dans son jeu plusieurs
ouvrages charmants , qui semblent aujourd'hui
bannis de ce théâtre , pourront y reparaître avec avantage
, protégés par l'éclat , la fraîcheur et la flexibilité
de sa voix. Peut-être qu'alors le chant et les ballets de
l'opéra feront un partage un peu moins inégal de la
gloire et des applaudissements..
E.
THEATRE FRANÇAIS DE LA RÉPUBLIQUE.
Le journal officiel, a très bien observé que ceux qui
ont réfléchi sur la nature de l'art dramatique , et sur
l'influence qu'il exerce parmi nous sur les moeurs et les
opinions , ne seront pas surpris qu'un ministre , ami de
l'ordre et des beaux arts , porte un regard attentif sur
les premiers théâtres de Paris . Un double motif a dû
le déterminer à s'occuper surtout du théâtre de la République
; le soin de prévenir la décadence de la scène
française qui , parmi quelques talents dignes de la plus
grande admiration , présente aujourd'hui tant de sujets
de craintes et de regrets ; et la nécessité de ramener les
artistes aux véritables principes d'une institution , dont
ils paraissent avoir entièrement méconnu la nature et
l'objet . Le ministre en a trouvé la preuve dans deux
arrétés où ces artistes se constituent seuls juges du
genre et du mérite des pièces qui leur conviennent , ainsi
que de l'ordre et du lieu des débuts qu'on doit permettre
sur le théâtre Français.
L
n
Ces prétentions irréfléchies ont été repoussées par l'autorité
supérieure , et le ministre a pris la peine de motiver
ses ordres dans une lettre fort énergique , dont nous
ne citerons que le passage suivant. །།།
"
C'est une erreur très grave de regarder les théâtres ,
et surtout celui de la République , comme des propriétés
particulières . Leur exploitation ne doit jamais
être une entreprise indépendante. Dans tous
les pays polices , le gouvernement exerce
veillance directe sur les spectacles ; en France
une surcù
GERMINAL AN IX. 123
0.
us
$,
10-
jaous
surcù
[
les premiers théâtres sont à la fois des monuments
de gloire nationale et des moyens d'influence politique
, l'autorité joint aux bienfaits d'une protection
plus éclatante , les soins d'une direction plus immé
diate. Le théâtre de la République doit être , plus
qu'aucun autre , soumis à cette direction , parce que
la cupidité d'une administration libre , qui ne verrait
dans les représentations dramatiques que l'objet d'une
spéculation mercantille , aurait le double inconvé
nient d'avilir bientôt la dignité de la scène française ,
et de corrompre une des sources les plus fécondes
de l'instruction. L'art dramatique est , parmi nous ,
une véritable institution politique , destinée à épu̟-
rer la morale , à conserver le goût , à former l'opin
nion , et pour ainsi dire , à suppléer aux lois qui ne
peuvent atteindre la pensée , ni diriger l'esprit et
l'imagination ; ses effets sont aussi puissants , que variés
, et le gouvernement méconnaîtrait ses devoirs ,
encore plus que ses droits , s'il abandonnait cet art
caprices des passions et aux calculs de l'intérêt.
1
C'est d'après ces principes qu'il faut apprécier
les deux arrêtés des artistes sociétaires du théâtre
de la République. Le but avoué de ces délibérations
est de ravir à l'autorité supérieure le droit de
fixer le genre , et d'influer sur le choix des pièces des
tinées au théâtre qui lui appartient et le droit non
moins utile d'empêcher qu'on éloigne de la scène les
débutants à qui la justice et l'intérêt de l'avenir
ordonnent qu'on prodigue tous les encouragements.
Or , ce sont ces droits mêmes que le gouvernement
veut et doit expressément conserver ; il le veut, parce
qu'une autorité bienfaisante et protectrice ne renonce
point à son influence sur un théâtre utile à ses desseins
, et pour lequel ses sacrifices sont aussi connus que
multipliés. Il le doit parce que la perfection de l'art
dramatique en France exige que le théâtre national
soit exclusivement consacré aux deux genres qui
l'ont enrichi de leurs chef d'oeuvres , et parce qu'un
gouvernement environné de tous les
geures
gloire , sait apprécier celui dans lequel nos rivaux
mêmes ne contestent pas notre supériorité min
de
124 MERCURE DE FRANCE ,
- Il est vraisemblable qu'après les ordres formels qui
terminent cette lettre ministérielle , les artistes du
théâtre de la République renonceront à leurs projets
d'invasion sur les domaines de l'Opéra - Comique et du
Vaudeville.Je ne sais pas s'ils se trouveront fort a plaindre
de voir ainsi leurs espérances trompées et leur empire
resserré. Mais un vieil amateur qui , depuis 50 ans , s'est
associé , par ses sentiments et par ses goûts , aux triomphes
comme aux revers de la Comédie française , nous
engage à publier la lettre suivante pour les consoler . E.
Aux Rédacteurs du Mercure de France,
C
Vous me demandez ce que je pense
de l'état actuel du théâtre français , et ce qu'un ministre
ami des arts pourrait tenter pour lui rendre son
ancienne splendeur. Je commence par vous déclarer
qu'il est temps de venir à son secours
" et que ce théâtre
qui a été si longtemps la gloire de la France , me paraît
menacé d'ane chute prochaine et inévitable , si le
gouvernement continue de l'abandonner au caprice et
à l'insouciance des comédiens . Et cependant ce même
théâtre serait d'une ressource immense pour les lettres
et même pour le gouvernement , si , à l'exemple des
anciens gouvernements de Rome et d'Athènes , il vou→
lait s'en réserver , ou du moins en surveiller l'adminis +
tration car les artistes , soit parce qu'ils ignorent le
trésor qu'ils possèdent , soit par un sentiment de pa
resse qui leur persuade qu'avec le moins de travail
possible , ils sobtiendront toujours des recettes suffi
santes , négligent de mettre en valeur la plus grande
partie d'un fonds véritablement inépuisable , et qu'ils
ne cessent d'appauvrir , faute de savoir ou de vouloir
en tirer parti . Je m'explique.
7
}
Leur répertoire , qui pourrait être infiniment plus
varié, se borne à une trentaine de pièces d'élite ,
qu'ils aviliront bientôt par l'abus qu'ils en font en
les prodiguant. La satiété , le dégoût même ne tardent
pas à naître pour les meilleurs ouvrages , quand on les
reproduit sans cesse aux yeux du public. Si les comédiens
étaient jaloux , comme ils devraient l'être ,
de diversifier ses plaisirs , au lieu de 30 ou 40 pièces
qu'ils épuisent à force de les représenter , ils pourraient
GERMINAL AN IX. 125
en établir plus de 150 sur leur répertoire ; et les chefd'oeuvres
de Corneille , de Racine , de Voltaire , de
Crébillon , de Molière , de Regnard , se rajeuniraient
en les laissant reposer.
Il est même , parmi les ouvrages de ces grands
hommes , des pièces du second ordre , que les comédiens
dédaignent d'apprendre , quoiqu'elles soient
très-supérieures à la plupart de leurs insipides nouveautés
, et que le public reverrait avec délices , si
elles étaient remises au courant de leurs études. J
J'ai vu jouer le Sertorius de Corneille , où mademoiselle
Clairon fit courir tout Paris , par la manière
sublime dont elle joua le rôle de Viriate. J'ai vu
jouer , du même poète , Nicomède , Héraclius , Don
Sanche d'Arragon ; et ces pièces , moins usées au
théâtre que le Cid , les Horaces , Cinna , seraient revues
avec une espèce d'attrait de nouveauté ,
si nos
premiers acteurs ne croyaient pas s'abaisser , en prêtant
l'appui de leur talent à des ouvrages , que le nom
du grand Corneille ferait toujours accueillir avec
respect.
Pourquoi l'Esther de Racine , pourquoi même son
Alexandre ne reparaîtraient- ils plus sur la scène française
? Est-il beaucoup de jeunes auteurs qui se crussent
en droit de lutter contre les plus faibles productions
d'un si grand maitre ? Quelle poésie pourrait entrer en
comparaison avec la mélodie enchanteresse du style
d'Esther? Et oserait- on regarder comme un plaisir peu
digne du public , que de lui faire entendre d'aussi
beaux vers ?
On vient de remettre Rhadamiste et Zénobie , et
l'affluence des spectateurs en a suivi toutes les représentations.
Si je ne me trompe , Electre serait revue
avec le même intérêt , surtout si , par un rapprochement
très -propre à former le goût , on jouait l'Oreste,
de Voltaire , à peu de jours d'intervalle . Je ne sais
pas pourquoi l'on ne risquerait pas même Atrée et
Thieste , pour faire apprécier le génie du terrible Crébillon
. Croit-on que la d'Atrée révoltât ceux
qui vont applaudir , Gabrielle de Vergy ?
coupe
Edipe , Brutus , Zaïre , Alzire , Mérope , Mahomet,
Sémiramis , si continuellement reproduits sur la scène ,
126 MERCURE DE FRANCE ,
ne pourraient - ils pas être remplacés quelquefois par
d'autres tragédies du même poète , telles que Mariamne,
Olympie, Sophonisbe , les Scythes , qui , sans avoir le
mérite des premières , ont cependant des beautés qu'on
égale rarement aujourd'hui.- Que dis je ! il y a même
des pièces de Voltaire qui n'ont pas été essayées au
théâtre ; Dom Pedre , par exemple , les Lois de Minos ,
et quelques autres dont il serait curieux d'étudier
l'effet , et qui serviraient du moins à laisser reposer les
chef-d'oeuvres de leur auteur.
L'Absalon de Duché , la Pénélope de l'abbé Genest
, mériteraient d'être rendus au public. Il y a ,
dans la première de ces deux pièces , des imitations
très-heureuses du style de Racine , et l'on voit que
Duché était un de ses meilleurs élèves .
Le Romulus , les Machabées de Lamotte , ont été
joués avec succès , et n'ont jamais été repris . Le
Manlius de Lafosse commence à être écarté , aussi
bien que le Gustave de Piron , auquel on pourrait peutêtre
ajouter sa tragédie de Callisthène , qui n'est pas abso
lument sans mérite . J'ai vu jouer , dans ma jeunesse ,
sa comédie des Fils ingrats , qui rappelait au moins
le nom de l'auteur de la Métromanie , si elle ne rappelait
pas sa verve et son talent.
Le Maximien de La Chaussée , le Marius de Decaux ,
le Mahomet II de La Noue , sont encore au nombre des
pièces qui , ayant été bien accueillies dans leur nouveauté
, ne devaient pas être bannies du répertoire sans
retour.
L'Andronic de Campistron fut un des rôles de début
du célèbre Lekain . Cette pièce qui , sous des noms
supposés , rappelle l'histoire de Don Carlos , obtint
autrefois un très-grand succès ; Tiridate et Arminius ,
tragédies du même auteur , eurent autant de bonheur ;
on ne les revoit jamais. On a même abandonné son
Jaloux désabusé , comédie un peu froide , mais trèspurement
écrite , et qui prouve que Campistron avait
un talent flexible et varié. D'où vient cette rigueur
envers un poète qui n'est , à la vérité , que du second
ou du troisième ordre , mais qui a mis de la sagesse
et de l'intérêt dans la conception et l'ordonnance de
tous ses drames , tandis qu'on traite avec une partia-
1
GERMINAL AN IX . 127
lité ridicule , des écrivains qui sont à peine à Dorat ,
ce que Campistron est à Racine ?
la
Les comédiens ne sont pas moins injustes pour un
assez grand nombre d'auteurs comiques . On sait que
le mérite d'une comédie s'efface avec le temps , si le
public s'accoutume à la perdre de yue. Quantité d'allusions
fines , dont la tradition subsiste tant que
pièce n'est pas écartée du théâtre , commencent à devenir
obscures , et le sel ne tarde pas à s'en évaporer
si on ne la représente qu'à de longs intervalles . C'est
un des plus grands torts des comédiens que de négliger
ainsi un fonds tres - riche , à qui quelques années
d'abandon peuvent porter un préjudice irréparable.
Qui croirait qu'à l'égard de Molière même , ils ne sont
pas tout-à- fait exempts de reproche ? Tandis qu'ils ont
usé la plupart de ses chef- d'oeuvres ; ils laissent à
l'écart quelques - unes de ses pieces , telles que les
Fácheux et l'Amour peintre , comme si la moindre
esquisse de Molière ne rappelait pas souvent le génie
du plus grand maître. 1
On ne connaît plus ni la Réconciliation normande
de Dufresny, jouée autrefois d'une manière si brillante,
ni son Jaloux honteux , si heureusement corrigé par
Collé , ni son Faux sincère , qui n'a point été repris ,
quoiqu'il eût réussi dans sa nouveauté , et qui , avec
de legères corrections , enrichirait le théâtre d'un caractère
de plus.
Il est plusieurs pièces de Dancourt , de Marivaux ,
de Boissy , que le public reverrait avec grand plaisir ;
il en est de La Chaussée , telles que l'École des amis,
l'École des mères , qu'on est fort étonné de ne plus,
revoir , ainsi que plusieurs comédies de Destouches.
On ne joue de Gresset que le Méchant; et Sidney ,
cette pièce si bien écrite , si supérieure par le style
aux ouvrages les plus soignés du même genre , n'a
pas reparu .
Palissot a donné au théâtre des ouvrages qui ont
réussi , et parmi lesquels il en est qui ont obtenu les
succès les plus remarquables ; ils n'en sont pas moins,
abandonnés , quoique l'intérêt de l'auteur , de l'art et
des comédiens en sollicite la représentation.
On voit par cet aperçu , tracé à la hâte et tel que
ma mémoire a pu me le fournir , combien les comédiens
128 MERCURE
DE FRANCE
,
ignorent où négligent leurs propres richesses . Uniquement
occupés de leurs caprices d'un jour , que leur
importe que l'art périsse ! On serait tenté de croire , à
leurs jalousies et à leurs éternelles dissentions , qu'ils
desirent même lui survivre . Les retraites de leur vieillesse
ne sont cependant fondées que sur l'état plus ou
moins brillant où ils laisseront le théâtre . Mais on
dirait qu'ils ont pris pour règle de leur conduite ces
vers d'Andromaque.
Tant de prudence entraîne trop de soin ,
Je ne sais pas prévoir le malheur de si loin.
Au reste, ce malheur volontaire ne pésera que sur eux ;
c'en est un beaucoup plus funeste pour les lettres , et
l'art dramatique en particulier , que d'avilir par l'abus
des représentations , les véritables chef- d'oeuvres de la
scène . On ne devrait peut- être les jouer que deux fois
l'année , encore à une assez longue distance ; alors
le public y courrait en foule certain que , s'il
Jaissait échapper l'occasion de les voir , il ne la retrouverait
de longtemps mais il faudrait que ces
ouvrages immortels ne fussent représentés qu'avec le
plus pompeux appareil et la réunion des premiers talents
. Dans l'intervalle , les pièces du second ou du
troisième ordre , que j'ai citées , attireraient aussi la
foule , parce qu'étant à peine connues , elles deviendraient
en quelque sorte , pour les spectateurs d'aujourd'hui
, de véritables nouveautés .
Mais ce plan serait une inspiration de la sagesse
même , qu'il ne sera jamais suivi , tant que le gouvernement
n'aura pas trouvé le moyen d'avoir des comédiens
qui lui obéissent.
Je me résume , et j'avoue que ce n'est qu'en les faisant
rentrer sous le joug , et en se chargeant , ou par luimême
, ou par des préposés dignes de sa confiance
de l'administration du théâtre français , que le gouvernement
pourra prévenir la ruine du plus beau
monument littéraire de la nation . Le ministre qui
oserait entreprendre cette grande réforme , et qui se
sentirait le courage de la soutenir , serait bien sûr
d'acquérir de nouveaux droits à la reconnaissance pablique
; car c'est , surtout en France , que les beaux '
arts et le bon goût semblent inséparables d'un bon
gouvernement et des bonnes lois . Adieu, D. ***
DEPT
t
nu
ui
se
= ûr
aaux
Don
*
GERMINAL AN IX.
ANNONCES.
LEESs amis des lettres n'apprendront pas sans intérêt
que la traduction des Recherches asiatiques ou Mémoires
de la Société de Calcuta , se continue avec la
plus grande suite , et que , même en ce moment
partie est livrée à l'impression .
une
On a toujours droit de s'étonner que ces mémoires
où l'on trouve à la fois la source et le complément de
toutes les relations de l'Inde , les origines des nations
les plus célèbres , etc. n'aient pas encore été publiés
en français. Peut - être un jour , les Anglais ne mériteront
pas le même reproche à l'égard des mémoires de
l'Institut d'Egypte. Quoi qu'il en soit , cette collection
se recommande assez par son importance , et le nom
de l'éditeur , le C. Duquesnoy , ne peut qu'inspirer la
confiance pour le goût et la méthode qui doivent présider
à la rédaction .
"
Le C. Duquesnoy , maire du dixième arrondissement
de Paris , fût membre de l'assemblée constituante et
l'ami constant de Mirabeau . En 1791 , il rédigea
avec un saccès brillant , le journal intitulé l'Ami des
patriotes ; où l'on distingua toujours le ton et les principes
d'une sage liberté. Parmi les ouvrages utiles à
l'instruction publique que l'on doit à ses lumières , il
ne faut pas oublier le journal des établissements de
bienfaisance. Plusieurs rapports des départements attestent
les heureux effets que cet ouvrage a déja produits
, et combien l'industrie , dirigée par l'humanité ,
a réparé ou adouci de malheurs. Nous ne parlons
point des services nombreux que le C. Duquesnoy rend
aux établissements de bienfaisance dont il est luimême
administrateur ; nous ajouterons seulement qu'il
réunit tous les goûts littéraires qui peuvent s'allier
avec les connaissances d'administration , et le noblet
desir de faire servir les uns et les autres aux progrès
de la science sociale.
Les mémoires de la société de Calcuta contiennent
5 volumes in-4.°
Les matières qui y sont traitées peuvent , comme
5
cent
4
9
130 MERCURE DE FRANCE ,
celles de toutes les collections académiques , se partager
en trois classes principales.
1.° Histoire.
2.º Histoire naturelle.
3. Sciences et arts.
Chacune de ces parties se sous - divise nécessairement ;
ainsi la géographie fait partie de l'histoire , etc. , etc.
On se propose de publier les cinq volumes , en suivant
l'ordre de ces divisions .
Chaque mois , à commencer de prairial , il paraîtra
un cahier à l'ancienne librairie de Dupont , rue de la
Loi. Le prix sera indiqué d'avance ; mais comme il n'y
aura pas de souscription , en payant le premier cahier
on s'engagera à prendre la suite de la division . Cette
condition est indispensable pour régler le nombre des
exemplaires à tirer.
Les cahiers seront cotés et divisés de manière à
former des volumes , et la collection portera le titre
de Recherches asiatiques ou Mémoires de la Société
établie au Bengale pour faire des recherches sur l'histoire
, les antiquités , les arts , les sciences et la littérature
de l'Asie ( Nous donnerons les détails).
TABLEAU prosodique ou Fragment du nouveau système
de lecture applicable à toutes les langues. Par
J. B. Maudru , professeur à l'école normale du dé- ,
partement de la Seine. -Ouvrage classique adopté
par le gouvernement . Paris , chez l'auteur , rue du
Bacq , n . ° 554. An 8.
Une prosodie fixe et invariable est le dernier caractère
de perfection d'une langue parlée par un peuple
poli . On sait jusqu'où les Grecs et les Romains portaient
la délicatesse de la prononciation , il fut un
temps où nous étions presqu'aussi difficiles en France .
Les accents de province déplaisaient autant à Paris
que celui des Béotiens à Athènes. Le tableau prosodique
du C. Maudru s'adresse donc à un très - grand
nombre de lecteurs , et c'est avec raison qu'il le sépare
d'un ouvrage plus élémentaire intitulé : Nouveau système
de lecture applicable à toutes les langues .
Il est impossible de rien ajouter aux éloges que les
divers journaux littéraires ont donné à ce dernier
ouvrage . Tous en ont vanté la méthode , la clarté ,
la
GERMINAL AN IX. 131
a
2
très-grande utilité. Et le gouvernement , d'après le
rapport de l'Institut national a confirmé tous ces
éloges en adoptant l'ouvrage pour les écoles primaires .
De tels suffrages suffisent , sans doute , à la gloire du
livre et de l'auteur.
er
e
EUVRES philosophiques de Saint- Lambert ; chez
Agasse , imprimeur - libraire , rue des Poitevins
n.º 18. Le 1. volume contient d'abord l'Analyse de
l'homme et de la femme ; le 2. le Catéchisme universel
et son commentaire ; le 3. et le 4. sont consacrés
à l'Analyse historique de la société ; le 5. ,
enfin , renferme des Essais sur la vie de Bolingbroke,
d'Helvétius , etc. Les 1.ers volumes sont déja connus.
Les derniers sont presque tout nouveaux. On donnera
, dans le numéro prochain , un extrait de ces
différents ouvrages , que le grand nom de l'auteur
recommande à tous les amis des lettres et de la
philosophie.
:
VOYAGE dans la Haute-Pensylvanie et dans l'Etat de
New-Yorck , par un membre adoptif de la nation
Onéida ; traduit et publié par l'auteur des Lettres
d'un Cultivateur américain , ancien commissaire des
relations commerciales à New-Yorck , 3 vol . in - 8. ° .
avec des notes et des tableaux ; de l'imprimerie de
Crapelet orné de cartes , portraits et vues , gravés par
Tardieu. Prix , 18 fr . broché , et 22 fr. , franc de port
par la poste. Il a été tiré un petit nombre d'exemplaires
sur grand- raisin- vélin . 3 vol . avec les figures
imprimées in-folio , formant atlas , les cartes enluminées
. Prix , 60 fr . broché en carton , par Bradel.
A Paris , chez Maradan , libraire , rue Pavée Saint-
André- des - Arcs , n.º 16.
(La multitude des matières nous oblige de renvoyer
l'extrait de ce livre au numéro prochain. )
"
ABRÉGÉ de l'Histoire romaine depuis la fondation de
Rome jusqu'à la chute de l'Empire romain en occident
, par le docteur Goldsmith , traduit de l'Anglais
sur la douzième édition à l'usage de toutes
les classes et pensions d'Angleterre , destiné à celles
de France , divisé en deux parties , dont la première
contient l'histoire de la République romaine ; et la
seconde celle de l'Empire romain , 2 parties en 1 yol.
132 MERCURE DE FRANCE ,
in- 8.º de 500 pages , imprimé par Crapelet , sur carré
fin d'Auvergne en caractère cicéro gros oil interligné ,
avec 4 fig. et 3 cartes enluminées. Prix br. 5 ir, pour
Paris. On en a tiré 25 exemplaires seulement sur
papier vélin superfin d'Annonay avec les cartes lavées
et les montagnes piquées. Prix courant 10 fr . figures
avant la lettre , dont il n'y a que six exemplaires . Prix
15 fr. Il faut ajouter 1 fr. 75 cent. pour le franc de
port et affranchir les lettres et l'argent. A Paris , chez
Hyacinthe Langlois , quai des Augustins , n.º 45 .
HISTOIRE des progrès et de la chute de l'empire de
Mysore , sous les regnes d'Hyder- Aly et de Tippo-
Saib ; contenant l'historique des guerres des souverains
de Mysore avec les Anglais et les différentes
puissances de l'Inde ; une esquisse de la conquête de
l'Egypte , considérée par rapport à l'Inde ; les lettres
de Bonaparte au chérif de la Mecque et à Tippo-
Saïb ; les négociations de Tippo avec le gouverneur
de l'Ile- de - France , et sa correspondance avec le
directoire ; la relation du siége et de la prise de Seringapatam
; le recueil des papiers trouvés dans le
palais de Tippo- Saïb ; des détails curieux sur la vie
et la mort du sultan de Mysore ; un examen des résultats
de cette dernière guerre , la situation ac
tuelle des principales puissances de l'Inde ; le tableau
de la religion , des moeurs , de la législation des Indous
, et des relations commerciales et politiques de
l'Europe avec l'Indostan , et de l'Indostan avec l'Europe.
Deux vol. in- 8.º de près de 900 pages , enrichis
du portrait de Tippo - Saïb , de cartes enluminées ,
plans , etc. Il a été tiré vingt- cinq exemplaires revus
et corrigés , sur papier grand- raisin vélin satiné et superfin
, de Lagarde.
Prix , papier carré fin de Limoges , broché , 9 et 12 fr .
franc de port. Papier grand - raisin ordinaire , 12 et
15 fr. Papier grand-raisin vélin ( belle impression )
cartonné 24 fr. et 27 fr. A Paris , chez Giguet et compagnie
, imprimeurs- libraires , rue de Grenelle Saint-
Honoré , n. 42 , hôtel des Fermes.
O
"
GERMINAL AN IX. 133
POLITIQUE
EXTÉRIEUR.
MONARCHIE AUTRICHIENNE.
EXTRAIT d'une lettre de Vienne.
Les états qui composent actuellement la monarchie
autrichienne , contiennent 12,000 milles carrés
22 à 23 millions d'habitants.
et
L'état de son armée , en temps de paix , est de
300,000 .
On compte 1,200 villes , 2,000 bourgs et plus de
60,000 villages.
Une partie considérable des états autrichiens n'est
point suffisamment cultivée , et est susceptible de grandes
améliorations.
Les mines de la Hongrie produisent 160,000 marcs
d'argent par an.
Toute la monarchie fournit annuellement 60,000
quintaux de cuivre. L'Idrie donne 5,000 quintaux de
mercure .
Les salines de toutes les provinces rapportent 3,600,000
quintaux de sel .
L'on estime la valeur de tous les produits minéraux
et métalliques de la monarchie autrichienne à 47 millions
de florins par an.
On compte dans le golfe Adriatique plus de 2,400
vaisseaux , bâtiments et bateaux autrichiens.
Depuis 1787 que l'Autriche est en guerre , elle n'a
pas cessé un instant de payer ses nombreuses armées en
numéraire. On peut juger par là de ses immenses ressources
; et l'on doit s'attendre à la voir bientôt se relever
de ses pertes , moyennant une sage administration
et l'économie sévère qu'on va introduire.
134 MERCURE DE FRANCE ,
POPULATION de l'Allemagne.
d'Autriche...
Bavière ....
CERCLES
Franconie ..
Souabe....
Haut-Rhin .
... Bas - Rhin .
Westphalie
Basse-Saxe .
...
Haute et Basse Lusace .
Moravie ....
Silésie ....
Bohême..
Bourgogne..
TOTAL ...

4,247,000
1,488,500
1,176,000
1,874,000
1,088,000
1,157,000
2,153,000
2,757,000
400,000
1,137,000
2,240,000
2,266,000
1,882,000
27,167,500
STOCKHOL M.
"
1.er mars.
Une des branches d'économie qui paraît fixer le plus
l'attention du roi actuel est le rétablissement des
finances ; aussi , malgré la hausse du cours du change >
est-on toujours en état d'acquitter quelque chose de la
dette nationale envers l'étranger ; et il est question , diton
, de la convertir toute entière en annuités. Les affaires
sont , en général , expédiées promptement , et doivent
l'être d'après les mesures prises à cet égard. Tout le
monde a l'accès libre auprès du roi , et on peut en tout
temps lui adresser des placets . Le gouvernement s'occupe
de rétablir la marine ; mais cette opération est trop coûteuse
pour ne pas aller lentement. Les pertes les plus
considérables que supporte à présent la Suède sont celles
des vaisseaux que lui enlèvent les corsaires et les pirates
, et la hausse énorme du cours du change , perte
qui résulte en partie de la première , mais surtout d'un
luxe trop peu proportionné aux moyens , et que , jusGERMINAL
AN IX. 135
qu'ici , les mesures les plus extraordinaires n'ont pas eté
capables de réprimer.
En vertu d'une ordonnance de l'année dernière ,
nulle feuille publique ne peut paraître sans un privilége
particulier , ni sans que la notice des matières ait
été envoyée à la chancellerie ; le privilége est également
requis pour la représentation de toute pièce de
théâtre ; pour les autres ouvrages , à l'exception de ce
qui regarde la théologie , ils ne sont plus soumis à aucune
censure ; seulement depuis l'ordonnance de 1792 ,
chaque auteur ( et en tout cas l'imprimeur ) est responsable
de tout ce qui , dans son ouvrage, pourrait causer du
scandale , corrompre les moeurs , attaquer la constitution
de l'état ou ses représentants , blesser d'autres gouvernements
ou porter atteinte aux droits des particuliers.
2
S'il y a en Suède un grand nombre de sociétés , dont
quelques - unes sont secrètes , ce qui semblerait devoir
faire craindre une nouvelle fermentation de l'esprit de
faction qui a souvent agité ce pays , il est juste , en
revanche , d'observer que la plupart de ces sociétés
n'ont pour but que le plaisir , et que leur secret ne
regarde absolument que les cérémonies de l'adoption
et autres formalités aussi peu importantes .
HAMBOURG.
1.er mars.
2
Depuis peu d'années la cour de Copenhague avait
abrogé en Danemarck l'usage soutenu par des ordonnances
, qui attachait les paysans à leur sol natal ,
c'est - à - dire , à la seigneurie même où ils étaient
nés ( ils étaient ce qu'en terme de droit on appelle
gleba adscripti ) . S'étant bien trouvée de cette mesure
elle a insinué ce plan au corps de la noblesse du Holstein
et du Slewick , où il a été arrêté , à la presqu'unanimité
, que le droit respectif des seigneurs pour cet objet
serait aboli ; de sorte qu'on verra en peu d'années s'é-,
teindre un reste de servitude, qui interdisait aux paysans
la faculté même de se marier ou de quitter l'agriculture
pour se livrer à quelque métier sans l'aveu du seigneur
, et qui permettait au seigneur de punir , sans
136 MERCURE DE FRANCE ,
aucune forme de procès , les jeunes gens des deux sexes
qui lui devaient un service personnel . Puisse cet exemple
sage et humain trouver des imitateurs dans d'autres
pays qui ne sont pas encore au niveau de leur siècle !
Le traité le plus intéressant , qui ait paru sur cette
matière , est l'ouvrage allemand de M. le professeur
Schrader , en l'université de Kiel .
BASSE- SA X E.
Maison de Holstein.
1.er mars.
On sait assez que cette maison occupe les trois trônes
du nord ; mais bien des gens ignorent l'existence de
quelques - unes de ses branches qui , dans une position
moins brillante , méritent l'attention de l'observateur.
D'abord , tout à côté du trône de Danemarck , réside
la branche apanagée d'Holstein Augustenbourg : des
trois princes de ce nom , l'aîné a épousé l'aimable princesse
, fille de l'infortunée Caroline Mathilde , et connue
sous le nom de la princesse royale. Son frère , le prince
royal , a beaucoup d'amitié pour elle , et même de déférence
pour ses avis . On réunit difficilement , au même
degré que cette princesse , les agréments de l'esprit ,
aux agréments extérieurs et aux qualités du coeur.
Son mari siége dans le conseil du roi , et n'y est pas
sans influence. La terre , d'où sa branche prend son
nom est sur la côte orientale du Sleswick , vis-à-vis
la petite île d'Alsen qui lui appartient ; il y a un château
où il passe une partie de l'année.
Il a deux frères , comme lui , simples et modestes ,
assez instruits pour des princes : l'un d'eux était dernièrement
en France.
Il y avait une autre branche , apanagée du nom de
Glueksbourg. Ce fief est revenu à la couronne lors de
la mort du dernier prince de ce nom : mais le roi en
a laissé la jouissance à sa veuve qui s'est remariée à
un prince Ferdinand de Brunswick Bevern , le même
qui , pendant la guerre de sept ans , ayant éprouvé un
échec s'entendit dire fort durement par le grand
Frédéric qu'il pouvait aller au diable. Le prince Ferdinand
ne put supporter cet affront. Il n'alla pas pré-

GERMINAL AN IX. 137
:
cisément au diable ; mais il quitta le service de
Prusse , passa à celui de Danemarck où il a toujours
été depuis . Il réside paisiblement avec sa femme , une
grande partie de l'année à Glueskbourg , près du port
de Schensbourg. Dans l'intérieur de Holstein , il y a
deux autres établissements de branches de la même
maison à Eutin , situé entre Altona et Kiel , réside
un prince digne à tous égards de régner sur un plus
grand théâtre ; c'est l'évêque de Lubeck. Il a autour
de lui quatre ou cinq hommes recommandables , qui
honoreraient les plus grandes cours ; un premier ministre
, le comte de Holmer ; un savant du premier ordre ,
Jacobi , le plus lumineux peut être des philosophes
allemands , et l'un des plus aimables ; un des poètes les
plus distingués de l'Allemagne moderne , Woss , à
qui l'on doit la traduction de tout Homère , de toutes
les métamorphoses d'Ovide , et quelques poésies fugitives
, pleines d'esprit et de délicatesse . C'est , pour
l'élégance de la versification , le Delille de l'Allemagne
: enfin un comte Frédéric de Stolberg , que le
prince évêque avait attiré auprès de lui , et à qui il
avait confié la place la plus importante dont il pouvait
disposer. C'était aussi un des hommes les plus
éclairés , un des premiers poètes de l'Allemagne.
Tout-à- coup , au grand étonnement de tous ses amis ,
sa femme et lui viennent d'embrasser la religion catholique
et le prince , à son grand regret , va être
obligé de s'en séparer.

Mais revenons au prince lui-même , il n'en est peutêtre
pas un dont le gouvernement soit plus paternel.
Il jouit de 3 à 400 mille florins de rente , dont il fait
le plus louable usage. Le principal article de son revenu
est le duché d'Oldenbourg , dont il n'a encore que
l'administration ( nous parlerons plus bas du véritable
duc d'Oldenbourg ) . Il partage son temps entre Eutin ,
résidence des évêques du Lubeck , et Oldenbourg. Dans
l'un et l'autre endroit , il a une petite cour dont la
présence vivifie les environs , mais dont le faste ne
scandalise personne .
On sait que , par le traité de Westphalie , il s'est
établi que l'évêché de Lubeck resterait protestant , et
serait donné , six fois de suite , à des princes de la
138 MERCURE DE FRANCE ,
maison de Holstein . L'évêque actuel était le sixième.
Après lui le chapitre serait rentré en possession de
ses droits d'élire qui il aurait voulu , si le prélat adroit
et insinuant n'eût profité des alarmes que le congrès
de Rastadt avait données à toute l'Allemagne ecclésiastique
pour obtenir de MM . les chanoines de Lubeck
, qu'après lui ils s'astreindraient à choisir encore
trois princes de sa maison .
furent
Le véritable duc d'Oldenbourg qui aurait dû être
évêque de Lubeck , est le cousin germain du prince
dont nous parlons ; mais s'étant fait ou ayant voulu
se faire catholique , et ayant donné des preuves
frappantes d'aliénation d'esprit , l'évêché , l'administration
et la jouissance du duché d'Oldenbourg
? par l'influence des trois grandes cours de
la famille , données à celui qui en jouit actuellement.
Le vrai duc fut comme rélégué dans le château
de Sloen , où on l'a entouré de trois gentilshommes
qui sont plutôt ses tuteurs que ses courtisans , et où
la cour de Danemarck lui fait 20 mille rixdalers de
pension . Ce prince offre un phénomène tout - à - fait
digne des observations d'un philosophe . Le dérangement
de son cerveau ne va point jusqu'à le rendre
incapable d'une sorte d'application , ni même de
quelques talents. Il lit beaucoup , il écrit , il dessine
il fait des vers en allemand et même en français ; il
ébauche des pièces de théâtres ; il lui échappe souvent
des plaisanteries assez piquantes sur son état et sur
celui de son heureux cousin , dont la résidence n'est
qu'à trois petites lieues de la sienne. Mais il ne met
de suite à rien ; et c'est plutôt par des disparates ,
par des inconséquences choquantes , que par de véritables
extravagances que se manifeste son dérangement
de cerveau. Il persiste à se croire catholique.
On lui permet quelquefois de faire venir un prêtre de
sa religion . Il se confesse ; mais il ne peut , dit-on
jamais obtenir l'absolution , parce qu'il ne se corrige
pas de certaines habitudes auxquelles on attribue son
état.
?
Enfin il existe en Jutland les princes d'une autre
branche de la maison de Holstein ; touchant exemple,
des caprices du sort et de la méchanceté des hommes.
GERMINAL AN IX. 139.
A son avénement au trône , Catherine II retira de
Sibérie une famille qu'Elisabeth y avait reléguée en
1740. C'était deux princes et deux princesses de la
maison de Holstein , frères et soeurs du malheureux
Ivan . Après vingt- deux ans de détention dans une
étroite prison , à peine avaient -ils conservé les formes
humaines. Leurs facultés intellectuelles étaient restées
sans développement. C'étaient des hommes faits , qui
avaient conservé la crédulité , la naïveté , l'ignorance
absolue de l'enfance. L'une des princesses , Elisabeth ,
avec un peu de culture eût été fort intéressante . Elle
était gaie , bonne et sensible ; elle s'attendrissait
quand on venait la voir , et surtout quand on lui parlait
du prince Ivan : elle montrait son portrait qu'elle
avait dans sa chambre , et disait en souriant et sanglottant
à la fois : C'est bien lui : il était bien comme
cela , ce pauvre frère ; puis , elle parlait d'autre chose ,
précisément comme un enfant qui pleure et rit dans
la même minute . Les deux princes et l'autre princesse
, nommée Catherine , n'étaient remarquables que
par leur infortune et l'avortement de leurs facultés.
Après avoir été promenés de châteaux en châteaux ,
ils avaient été confinés dans la petite ville de Horsens
en Jutland , où on leur avait composé une sorte
de cour , et où ils vivaient ignorés du reste de la
terre. C'est là que sont morts les deux princes et la
princesse Elisabeth . Il ne reste plus pour tenir la
très- petite cour de Horsens , que la princesse Catherine.
Une de ses dames d'honneur cultive la littérature
danoise et celle de France , dans ce coin de
l'Europe . Il y a quelques mois qu'elle envoya , à un
des fameux acteurs de Paris , la traduction d'une des
meilleures tragédies danoises , qui a pour titre : Dyveke
, en le priant de la présenter à la scène française.
Il eût été impossible à une étrangère d'écrire
mieux le français ; mais la pièce n'eût pas réussi à
Paris , et voilà ce qu'il est difficile de juger de Horsens.
LETTRE aux Rédacteurs du Mercure sur la
Norwège.
J'AI
AI lu avec intérêt les détails que donne le n .° XII
du Mercure , sur la Norwège.
140 MERCURE DE FRANCE ,
J'ai pensé que vous imprimeriez aussi avec plaisir
quelques notions puisées à une bonne source et sur ce
même pays , qui confirment , en grande partie , et rectifient
seulement quelquefois l'article de votre n.º XII .
La ville de Bergen contient environ 20,000 ames .
La pêche est la principale application des habitants .
On exporte aussi beaucoup de pelleteries et de bois .
Une raffinerie de sucre qu'on y avait établie , n'a pu
s'y maintenir. En 1782 , on exporta pour 750,000 écus
de poisson , à 5 livres de France. L'importation du blé
s'éleva à la somme de 550,000 écus.
On n'apprendra pas , sans étonnement , que la po
pulation de Christiania , capitale de la Norwège
n'excède pas 10,000 ames , et n'offre qu'une seule imprimerie
. Le rédacteur observe qu'il ne paraîtra pas
moins extraordinaire que ce vaste et antique royaume ,
jadis si fameux et rempli encore de sujets doués des
plus heureuses dispositions , n'ait point d'université .
La nation , cependant , qui a senti parfaitement la
nécessité d'un pareil établissement , a , depuis , mis tout
en oeuvre pour l'obtenir ; mais le gouvernement ne s'est
pas montré favorable à sa demande.
En 1793 , le commerce de Christiania comptait 19
grands vaisseaux , dont 14 appartenaient à M. de
Chambellan - Auker ; plusieurs de ces bâtiments naviguent
aux Indes occidentales . Il était , en 1792 ,
entré dans le port 521 bâtiments , et il en était sorti 508.
Dans la baronnie de Rosendahl , appartenante au
comte de Rosen krone , ci - devant ministre des relations
extérieures à Copenhague , on a trouvé plusieurs carrières
de pierres , qui ne le cèdent , ni par le grain ni
par l'éclat , aux plus beaux marbres de l'Italie , même
au serpentin.
La population de Finmark est presque nulle ; elle ne
passe pas cinq mille ames perdues sur une étendue de
près de 500 lieues de France et une largeur assez
considérable. Cette pénurie d'hommes est attribuée
moins à l'intempérie du climat qu'au vice de l'administration
, qui cependant , a éprouvé depuis peu d'heureux
changements . Il ne faudrait que des bras pour
tirer du sein de la mer des richesses inépuisables , par
la pêche des poissons qui foisonnent et fourmillent
dans ces parages.
GERMINAL AN IX.
141
·
En 1787 , Hammerfest situé au 70° 39 ′ 40 ″ , et trèspropre
au commerce de la Russie , a eu des priviléges
de ville ; en 1791 , il en sortit 18 vaisseaux chargés
de poisson , huile de baleine , édredon et pelleteries .
En Islande , le gouvernement a tâché de naturaliser
les rennes , ces animaux si utiles transportés du Finmarck
; il s'adressa pour cela à un paysan , lequel dès
qu'il eût appris ce qu'on voulait faire de ces rennes , les
donna au dessous du prix ordinaire , et en outre supplia
le roi d'en accepter un bon nombre. Interrogé sur
la cause de sa générosité , il répondit qu'il n'ignorait
pas que l'Islande avait essuyé de grandes calamités ,
et qu'il se faisait un plaisir de contribuer à secourir
les habitants qui trouveraient , dans la naturalisation
des rennes , un grand moyen de réparer leurs pertes . Le
gouvernement crut devoir reconnaître ce désintéressement
par le don d'un gobelet d'argent , qui lui fut
présenté de la façon la plus flatteuse.
La population des îles de Féro était , en 1796 , de
4773 individus.
INTERIEUR.
PARIS.
LE
corps législatif a terminé , le 30 ventose , sa seconde
session . Elle avait commencé au milieu des espérances
; elle a fini au milieu des cris de paix et de
joie. On se rappelle le tableau de la situation de la
Fance , que le conseiller d'état , Regnier , présenta
dans la séance du 1.er frimaire. Le gouvernement
pouvait dire alors , et à l'égard de presque toutes
les parties de l'administration : Bien des pas ont été
faits vers l'ordre et l'économie. Mais il ajoutait , avec
cette noble franchise que donne la volonté de connaître
et de remplir des devoirs aussi multipliés que pénibles :
Combien il en reste à faire !
De ces pas difficiles qui doivent chaque jour nous ramener
à ce qui est bien , et nous rapprocher de ce qui
est mieux , plusieurs encore ont été faits pendant ces
quatre derniers mois. Nous empruntons ici les expres142
MERCURE DE FRANCE ,
"
"
"
"
"
sions du C. Lacuée , conseiller d'état , dans le discours
qu'il a prononcé à la dernière séance du corps législatif;
donner à l'Europe une paix ferme et durable ;
« à la constitution de la France , des développements ;
« à son commerce , de l'activité ; à ces finances , de
" l'ordre ; à ses créanciers , de la confiance ; à la police ,
« de la force ; aux tribunaux criminels , de l'énergie ;
« et à la justice civile , de la simplicité ; tels étaient
« les besoins du peuple français. Si tous n'ont pas été
" entièrement satisfaits .. si , malgré l'heureuse harmonie
qui s'est constamment soutenue entre les grandes au-
" torités de l'état , nous n'avons pu frapper le but que
« nous nous étions proposé , nous nous en sommes cependant
assez sensiblement approchés pour convaincre
la nation française , que chaque année sa liberté deviendra
plus solide , ses propriétés plus sacrées , sa
gloire plus grande , ses jouissances plus nombreuses ;
pour prouver à l'Europe que nul peuple n'est plus que
« nous terrible dans les combats , modéré après la victoire
, et digne d'avoir des alliés et des amis . "
«
"
"
K
"
"
L'orateur a fait ensuite un exposé rapide des différentes
lois qui ont été , dans cette session , le fruit des
travaux préparatoires du gouvernement et des délibérations
du corps législatif. Nous jeterons successivement
un coup- d'oeil sur ces lois .
Avant tout , il n'est pas inutile de remarquer le ton
actuel de ces assemblées législatrices
, qui furent si longtemps
le théâtre de toutes les passions , et le foyer toujours
brûlant d'où sortirent les étincelles qui embrasèrent
la France et menacèrent
l'Europe.
Une première cause , qui a dû avoir une grande influence
sur le caractère des délibérations , c'est le changement
que la constitution de l'an 8 a introduit dans
la confection des lois.
Lorsque chaque membre des assemblées nationales ,
de la convention ou du conseil des cinq- cents , pouvait
, à son gré , émettre un projet quelconque , professer
hardiment les opinions les plus nouvelles et
même les plus bizarres , et solliciter une discussion
qu'il avait seul provoquées , trop souvent sans réflexions
comme sans motifs , plus souvent encore par le motif
d'un intérêt personnel , sur des objets qu'il n'avait
GERMINAL AN IX. 143
9 jamais envisagés sérieusement on voit bien qu'il
devait résulter d'un pareil système , non pas des
lois , mais des essais de législation ; non pas des réformes
ou des institutions utiles , mais de nouveaux
abus , des ruines , des désordres toujours renaissants .
Le lendemain devait détruire ce que la veille avait
élevé , et chacun , se croyant chargé de sauver l'état ,
l'état devait s'abîmer sous les efforts mêmes de ces zélateurs.
Aujourd'hui le gouvernement propose les lois (art.44
de la constitution ) ; et ce gouvernement , simple dans
sa composition , fort dans ses moyens , droit et ferme
dans ses intentions a toutes les ressources nécessaires
pour
découvrir les vrais besoins du corps social.
Aussi , moins de projets , et plus d'exécution ; telle a été
jusqu'à présent une de ses maximes fondamentales.
'
Il est heureusement dans la nature des choses que
la plupart de ces projets , mûris d'abord dans les
assemblées particulières du conseil d'état , et conçus ,
pour ainsi dire , au sein de l'expérience , soient plutôt
développés que combattus par la discussion. Là correspondance
avec les préfets et les conseils généraux
des départements , la connaissance des faits , des localités
et des moeurs , mettent le gouvernement à même
de proposer les meilleures lois possibles. Toutefois il
peut arriver qu'il se trompe ou qu'il soit trompé ; et
dans ce cas-là même , nous avons une garantie contre
ses erreurs ou ses méprises , l'entière liberté des opinions.
Tout le monde a dû remarquer dans les discussions
qui ont eu lieu au tribunat et au corps législatif , avec
quelle indépendance les orateurs , toujours d'accord
sur les intentions du gouvernement , approuvaient ou
critiquaient ses projets de lois . Cette liberté a quelquefois
été portée jusqu'à l'excès , par exemple dans
l'affaire des tribunaux criminels spéciaux ; mais enfin
l'harmonie a toujours survécu aux débats , et des opinions
ne sont plus des crimes .
Les principaux objets des travaux de cette seconde
session ont été l'ordre judiciaire , les hospices , les travaux
publics , les finances , le commerce etc.
Les prochains numéros contiendront un résumé suc- {
cinct des lois qui concernent chacun des objets et
144 MERCURE DE FRANCE ,
des arrêtés qui ont éclairé l'application de ces lois
et concouru à rétablir , dans l'intérieur de la France ,
les principes d'économie , de modération et de justice.
A. R.
Une Société , autorisée par le ministre de l'intérieur
, se forme à Paris sous le titre d'Administration
des Sépultures publiques et particulières . Dans
l'instruction qu'elle vient de publier , cette administration
exprime le desir de rendre aux cérémonies
funèbres la décence et la gravité qui leur conviennent
, de fournir aux parents , aux amis , les
moyens de satisfaire leur piété dans des Sépultures
particulières ; et enfin de concilier avec des cérémonies
nationales , les besoins et les moeurs de la nation
. Un article du règlement sur les Sépultures publiques
, porte :
Lorsque les parents ou amis du décédé voudront
présenter son corps à un temple quelconque , avant
que de l'inhumer ils payeront pour ce transport ,
quart de la valeur du convoi . le

,
Le prix de chaque convoi sera de 50 francs. Un
char , altele de deux chevaux escorté de quatre
hommes vêtus de noir , iront prendre le corps du défunt
, à l'heure prescrite. Une voiture de deuil sera
fournie auxparents ou amis , qui doiventfaire partie du
convoi. L'Administration est établie rue du Doyenné ,
sous l'Arcade n . 293.
و
Tout est dit , depuis longtemps , sur les Sépultures.
Les lois qui prescrivent les honneurs et le respect
que l'on doit aux morts , sont aussi anciennes
que les sociétés ; et toujours une religion , d'accord
sur ce point avec l'autorité civile , crée des usages
qui sont des lois souveraines . Pendant la révolution
même , de nombreuses réclamations attestent
que si cette religion des tombeaux a été violée ,
du moins la tradition s'en conservait encore . Ce
fut alors , que l'Institut national au nom
gouvernement , ouvrit un concours sur cette question
Quelles sont les cérémonies à faire pour les
funérailles , et le règlement à adopter pour le lieu
des sépultures? etc. Mais les cérémonies funéraires
n'étant considérées que relativement à un acte civil ,
9
du
GERMINAL AN IX. 145
il ne devait y être introduit
aucune forme
qui appor
tienne à aucun culte.
Parmi le grand nombre de mémoires présentés ,
deux ont partagé le prix , celui du citoyen Amaury
Duval , et celui du citoyen Mulot , ex-législateurs.
Ces deux écrivains , chacun avec les talents qui leur
sont propres
et autant qu'il était possible , ont répondu
à la question proposée par l'Institut . On sent
qu'elle offrait des difficultés toutes nouvelles. Ces
deux ouvrages seront examinés sous leurs rapports politiques
et littéraires.
9

Depuis longtemps on se plaignait de la quantité prodigieuse
de pièces de monnaie altérées ou même fausses ,
que la cupidité et la mauvaise foi ont émises en circulation.
Cet abus coupable de la confiance publique
devient aujourd'hui d'autant plus funeste , qu'il est impossible
d'y méconnaître les monuments de l'étranger.
C'est pour arrêter les progrès de te fléau , destructeur
de l'industrie nationale , que le C. Léon Basterreche
régent de la banque de France , vient d'éveiller l'attention
du gouvernement sur cette partie intéressante
de l'administration , et qu'il propose dans un mémoire
fort bien fait , les moyens de remédier à ce mal , dont
il ne dissimule pas l'étendue. Après avoir indiqué les
causes de l'avilissement des monnaies et de leur discordance
entre elles , l'auteur , dans une série de huit
questions qui divisent son mémoire , en discute les avantages
et les inconvénients ; et le résultat de cet examen
le ramène à son principe , que la démonétisation de l'or
et la fabrication d'espèces nouvelles rendront infailliblement
au commerce comme au crédit public , la
confiance et l'activité dont ils ont besoin ; en conséquence
, il insiste sur une refonte des monnaies . Ce
moyen peut paraître extrême , et les personnes instruites
dans l'histoire se rappelleront que les temps les plus
malheureux de la France ont été constamment marqués
par cette même opération , qui ne servait qu'à donner
au trésor royal des ressources momentanées , en appauvrissant
réellement l'état . Mais il est facile de répondre
à cette objection qu'on pourrait faire , sans considérer
la différence du temps et des moyens , en prenant pour
"
4 . 10
446 MERCURE DE FRANCE ,
exemple l'époque même la plus désastreuse pour le
crédit des espèces nationales . En 1512 , Philippe IV ,
dit le Bel, fut le premier qui osa toucher aux monnaies ;
mais il les altéra si prodigieusement , que le sol et le
denier n'eurent plus que les deux tiers de la valeur intrinsèque
qu'ils avaient sous Louis IX en 1260 , quoiqu'on
les donnât pour la même valeur. L'autre tiers fut
remplacé par de l'alliage , dont le bénéfice entra dans
les coffres du roi . En vain on colora cette opération ruineuse
du prétexte de la rareté des espèces et des besoins
de l'état , appauvri par les croisades . Le peuple , pour
qui e'était un véritable impôt , se plaignit hautement,
et Philippe IV eut le surnom de faux-monnayeur , que
l'histoire lui a conservé. Depuis cette époque , les changements
dans les monnaies ont toujours fait redouter
les mêmes abus. L'opération proposée par le C. Basterreche
en est au contraire le remède , puisqu'en demandant
que les espèces fabriquées au titre le plus juste
aient encore réellement leur valeur représentative , il
offre une garantie certaine aux payements et au change
commercial. De l'utilité de cette opération , il passe
aux moyens de l'exécuter facilement , et sans frais pour
les particuliers ; d'où l'on peut se convaincre que le
bien de l'état , en général , et des vues patriotiques
d'amélioration lui ont fait concevoir le projet qu'il
soumet à la sagesse du gouvernement ; il appartenait
d'émettre cette idée à un homme qui , par ses connaissances
dans cette partie , sa pénétration et son habitude
dans les affaires de finances , avait su prévoir et préparer
de loin les avantages qui devaient résulter de l'établissement
de la banque de France , dont il seconda la création
de tous ses moyens , malgré les obstacles qui semblaient
alors s'y opposer.
Il serait injuste d'exiger dans un mémoire , sur un
sujet aussi aride , l'élégance et la pureté du style que
demande un discours oratoire. Nous n'avons présenté
que l'exposé succinct du projet , sans examiner ses détails
, sans citer l'auteur , qu'il faut lire et suivre dans
le développement de ses idées ; elles sont énoncées d'une
manière lumineuse et précise. Le style est ce qu'il doit
être , clair , simple , et convenable au sujet . On reconnaît
même , dans le mémoire du C. Basterreche , uо
GERMINAL AN IX. 147
publiciste , nourri des ouvrages des Montesquieu , Locke,
Newton et Smith , qu'il a sentis et médités pour les
fondre avec ses connaissances propres , fruits de la réflexion
et de l'expérience. C'est au gouvernement à
peser , avec attention , un projet dont le but est de remédier
à un vice qui appelle toute sa sollicitude. Soit
que les vues de l'auteur soient remplies , soit qu'on les
modifie en les adoptant en partie , il aura toujours des
droits à la reconnaissance universelle pour avoir consacré
ses travaux à la tâche glorieuse , mais difficile,
de ramener parmi nous la confiance et la prospérité
publique ( Article communiqué).
Suite de la liste de nominations.
Le C. FRANÇOIS NOEL , commissaire général de
police à Lyon , est nommé préfet du département
du Haut-Rhin , en remplacement du C. Armand.
Le C. JEAN- BAPTISTE LAGOSTE , ex- législateur ,
est nommé préfet du département de Forêts , en remplacement
du C. Birnbaum .
Le C. DIEUDONNÉ , membre du tribunat , est
nommé préfet du département du Nord.
Le C. LEFAUCHEUX , ci- devant préfet du département
de la Vendée , est nommé préfet du département
des Vosges , en remplacement du C. Desgoutes , appelé
à d'autres fonctions.
Le C. DIDELOT , préfet du département du Finis
tère , est nommé préfet du département de l'Allier ,
en remplacement du C. Huguet , appelé à d'autres
fonctions.
Le C. RUDLER , ci - devant commissaire du gouver
nement dans les quatre départements réunis en deçà
du Rhin , est nommé préfet du département du Finistère
, en remplacement du C. Didelot.
Le C. MENARD , ex-législateur et adjudant comman
dant , est nommé préfet du département de la Manche
, en remplacement du C. Magnitot , appelé à
d'autres fonctions .
en
Le C. MARTIN , général de brigade , est nommé
préfet du département des Pyrénées orientales
remplacement du C. Cheuvet , appelé à d'autres fonetions.
148 MERCURE DE FRANCE ,
Le C. SERVIEZ , général de division , est nommé préfet
du département des Basses - Pyrénées , en remplacement
du C. Guinebaud , appelé à d'autres fonctions."
Le C. DESCORCHES , ex-ambassadeur à Constantinople
, est nommé préfet du département de la Drôme ,
en remplacement du C. Collin .
Dans la séance du 4 germinal , le sénat conservateur
anommé membres du tribunat les citoyens Boissyd'Anglas
( de l'Ardèche ) , ex - législateur , et Saint- Aubin
( de la Seine ) employé au conseil d'état , section des -
finances. Ils remplacent les citoyens Chenard et Dieudonné.
Le citoyen Magnitot , préfet du département de la
Manche , est nommé membre du conseil des prises .
, Les troupes des armées du Rhin Gallo- Batave ,.
des grisons et d'Italie , sont en pleine marche pour
revenir en France. Les mesures sont prises pour que la
solde de l'armée du Rhin , arriérée de sept mois , soit
payée avec le courant. Les états - majors des armées
conserveront la totalité de leur appointement pendant ,
l'an 9 ( Journal officiel ).
On répand àCadix la nouvelle que le général Abercrombie
a éprouvé, en Egypte , une défaite complète , et a perdu
dix mille hommes , tués ou prisonniers ( Journ. offic. ).
La mesure ordonnée , par le premier consul , pour
la sureté des diligences , vient d'être adoptée en Irlande.
Les voitures de poste ont une escorte de six
soldats , commandés par un caporal . Cette mesure a
déja eu en France les meilleurs résultats . Un grand
nombre de brigands ont été tués ou pris.
Un courrier extraordinaire a apporté , de Vienne ,
la nouvelle que l'archi - duchesse palatine , fille de l'empereur
de russie , était morte en couche. Elle est enlevée
à la fleur de son âge , adorée de sa famille et de ses
sujets. La consternation est universelle.
M. de Musqniz , ambassadeur d'Espagne , a eu , le a
GERMINAL AN IX . 149
germinal , son audience de congé. M. le chevalier
d'Azzara , qui l'a précédé dans cette place , et qui est
aujourd'hui son successeur , a été présenté par le ministre
des relations extérieures , et a remis au premier
consul ses lettres de créance.
Les vingt- deux prévenus , relativement à l'affaire du
3 nivose , ont comparu au tribunal criminel. On conçoit
tout l'intérêt que ces débats doivent exciter . Nous
en rendrons compte dans le premier numéro .
SUITE de la Statistique du département de
la Drôme .
+
Rivièrés.
LE Rhône qui prend sa source dans la montagne de
la Fourche , à l'extrémité orientale du Valais , passe
par le lac de Genève , traverse le département auquel
il donne son nom , et vient borner entièrement celui
de la Drôme à l'ouest , en, baignant les murs de Saint-
Vallier , Tain et Valence.
Ces villes n'ont pas encore su profiter de cette heureuse
position .
Nous avons dit l'usage de ce fleuve pour le département
, et les inconvénients de cet usage , les difficultés
qu'il présente . Un canal latéral remédierait à tout : il
serait praticable sur la plus grande partie de la rive
gauche. Des obstacles naturels , que l'on ne pourrait
aplanir qu'à grands frais , obligeraient sur quelques
points à rentrer dans le lit ordinaire du fleuve ; mais ces
passages seraient très - courts , et il est possible de les
rendre faciles.
Les différentes parties du canal parallèle au Rhône
auraient sur la rive gauche une largeur d'environ neuf
myriamètres , et sur la rive droite , département de
l'Ardêche , environ deux myriamètres un quart ; celles
où la navigation se ferait dans le lit même du fleuve
n'auraient que deux tiers de myriamètre.
Le canal devrait traverser les rivières d'Isère , del
Drôme et du Roubion .
à deux
L'Isère , qui prend sa source dans les Al
150 MERCURE DE FRANCE ,
myriamètres du Grand Mont- Cénis , traverse le département
du Mont- Blanc , celui qu'elle nomme ; entre dans
le nôtre à Eymen , passe à Saint - Paul- les - Romans ,
jette dans le Rhône entre Tain et Valence .
Les mêmes observations faites sur ce fleuve sont applicables
à l'Isère , dont la navigation pourrait être
portée jusque dans le département du Mont- Blanc ;
mais les difficultés et les dépenses qu'entraînerait l'établissement
d'un canal parallèle ne permettent pas
encore de s'en occuper.
La Drôme , dont la source est dans le département
même près de Val -Drôme , passe à Luc , Dye , Pontaix
Saillans , Crest , et se jette dans le Rhône au dessous de
Livron et Loirol , entre Valence et Montelimart.
Cette rivière , dont la pente est plus rapide que celle
du Rhône et de l'Isère , le cours plus irrégulier et plus
désastreux , et qu'il est conséquemment nécessaire de
maîtriser , ne doit être placée qu'en troisième ligne :
cependant comme son cours dans le département est
d'environ onze myriamètres , comme elle traverse les
vallées les plus considérables et les plus productives ,
elle intéresse la majeure partie des habitants , et il serait
utile d'assurer et d'étendre sa navigation jusqu'à
Crest et Dye , et même jusqu'à Luc , sur une longueur
de huit myriamètres.
Les ouvrages nécessaires pour remplir ce premier
objet présenteraient encore d'autres avantages , tels
que le flottage , l'irrigation , la défense des terrains que
cette rivière menace continuellement ; les allusions
qu'ils procureraient et les dépôts des crues qui , recouvrant
les graviers , se convertissent en excellents prés ;
enfin une grande route que sollicitent depuis longtemps
la vallée de la Drôme et celles adjacentes.
Les propriétaires limitrophes ont toujours fait élever
à leurs frais les digues pour la conservation de leurs
possessions ; ils ont même contribué à la dépense des
ouvrages que l'ancien gouvernement a entrepris à différentes
époques , et ils contribueront encore à de nouvelles
constructions , lorsqu'elles pourront être ordonnées.
Beaucoup d'autres rivières arrosent ce département.
dangalaure , le Roubion , l'Aigues , l'Ouvèze se jettent
Rhone ; l'Herbasse , la Bourne ont leur emGERMINAL
AN IX. 151
f
bouchure dans l'Isère ; l'Yonne se jette dans la Bourne ;
le torrent du Bez dans la Drôme ; le Sabron dans le
Roubion.
Les rivières ou torrents qui ont leur source dans le
département sortent des montagnes de sa partie orien
tale , qui sont couvertes d'immenses forêts . On pourrait
en tirer un parti avantageux pour la flottaison des bois
propres à la marine , à la construction , au chauffage ,
et pour les irrigations ; à toute hauteur de leurs crus
il est facile d'établir des prises d'eau qui alimenteraient
des canaux d'arrosements.
Ponts et chaussées,
La grande route de Lyon à Marseille , l'une des plus
utiles de la République pour les communications commerciales
et militaires , traverse le département de la
Drôme dans toute sa longueur , qui est d'environ quatorze
myriamètres. Elle est dans un état de dégradation
qui exige des réparations considérables ; il serait
à desirer que le produit du droit de passe , qui a été
adjugé au prix annuel de 91,685 fr. , y fût entièrement
employé.
Toute la partie orientale du département n'a qu'une
seule route , celle qui conduit de Valence à Grenoble ,
en passant à Romans. Depuis longtemps on éprouve le
besoin de communication dans l'intérieur , principalement
de l'est à l'ouest.
voya-
Le pont de l'Isère , sur la route de Lyon à Marseille
, a été emporté en 1778 et n'est point rétabli. On
passe cette rivière sur un bac ; mais l'affluence des
geurs et des voitures de commerce entraîne , pour les
uns et les autres , beaucoup de retards et d'embarras .
Un nouveau pont est indispensable .
" Le pont de Roubion , près de Montélimart sur la
même route , n'est pas fini ; et si le défaut de fonds ne
permet pas de continuer dans ce moment la construction
en pierre , on doit du moins y suppléer par un pont
en bois provisoire , qu'il est facile de jeter sur les
culées .
Le pont de la Drôme , construit depuis vingt - cinq
à trente ans entre Valence et Montelimart , est remarquable
par la grandeur de ses arches ; ( celle du
milieu a 27 mètres 38 centimètres d'ouverture ; et celles
152 MERCURE DE FRANCE ,
des extrémités ont 25 mètres 43 centimètres ) par sa
hauteur , sa décoration , et principalement par ses
abords et les levées qui l'accompagnent , et forment
un vaste et profond bassin autour de la Drôme , dont
le lit est très - large dans cette partie.
HISTOIRE NATUREL L E.
Zoologie.
Outre les animaux communs aux autres départements
de la République , on trouve sur les bords du Rhône ,
des fosses et des étangs , des castors semblables à ceux
du Canada , des loutres , des tortues ; on rencontre des
ours dans les montagnes du Dyois.
Botanique.
Le département renferme une grande variété d'arbres,
d'arbustes et de plantes , dont les bois , l'écorce , les
fleurs , ou les huiles que l'art en extrait , servent à la
menuiserie , à la charpenterie , à la teinture , à la médecine.
Plusieurs espèces d'arbres et de plantes exotiques sont
cultivées avec succès dans le jardin de l'Ecole centrale,
ou dans ceux de quelques particuliers. On peut distinguer
l'arbre de vie , ou thicya orientalis ; le sicomore
le platane , devenu indigène partout où il a été cultivé ;
et parmi les plantes , le sculla , espèce de fourrage
dont l'essai a parfaitement réussi ; l'anil , indigo du
commerce ; le balifier des Indes ; la grande mauve du
Pérou , etc. etc.
-
Minéralogie.
Elle se compose des minéraux suivants : pyrites vitrioliques.-
Mine de vitriol de Mars . Charbon fossile.
-Quartz ou sable propre à la verrerie.- Argiles
de toutes couleurs propres à la briqueterie , poterie
faïencerie . Blanc de Troye inflammable. Pierre
calcaire , chargée de coquillage , avec laquelle on fait
la meilleure chaux de France.-Pierre triffeuse , souffrant
le feu et la gelée , et durcissant beaucoup à l'air .
-Poudingues variées , dont une espèce est propre
faire de grandes meules - granit - agates - gypse ou
plâtre-marne-tourbe-pouzzolane , etc.
GERMINAL ANI X. 153
1
Ou trouve près de Camborin , à un myriamètre de
Valence , une carrière considérable de pierre d'une blancheur
éclatante , qui reçoit le poli du marbre.- Le préfet
se propose de l'employer à la construction de la colonne
départementale.
Contributions.
Les contributions directes et indirectes du département
de la Drôme s'élèvent à 2,698,369 fr . 52 centimes.
SAVOIR :
Contribution foncière , principal . 1,320,000 fr.
Contribution personnelle , mobiliaire
et somptuaire ...
Centimes additionnels , tant pour
les non-valeurs , que pour les dépenses
départementales et communales
, à raison de 20 cent . par fr . du
total ci-dessus .
Taxations des percepteurs, à raison
de 3 cent. par fr. du principal '
des deux contributions ...
Contributions des portes et fenêtres.......
140,750
C.
292,150
51,126
25
76,514
20
Droits de patente... 60,000
Produit de la taxte d'entretien
des routes , d'après les adjudications
91,685
Produit des droits du timbre , en-
Jegistrement et garantie ..
666,144 7. 1
TOTAL .. 2,698,369 fr. 52 c
La population du département de la Drôme étant ,
comme nous le dirons tout à l'heure , de 236,353 individus
; si l'on divise par ce nombre le produit total des
contributions , il en résulte que chaque individu supporterait
la quotité contributive de 11 fr. et quelques
centimes.
154 MERCURE DE FRANCE,
OBSERVATIONS *.
L'impôt foncier en France est évidemment dans une
proportion trop forte avec le produit des terres . Dans
un état qui doit être puissant à la fois , et par l'étendue
de son territoire , et par l'universalité de son commerce ,
les impositions directes et indirectes doivent être combinées
d'après des bases , trop souvent sacrifiées au système
des économistes .
En consultant la situation des états , dont la prospérité
intérieure peut être , pour la France , un objet
d'envie ; en consultant l'expérience plus sûre que de
vains raisonnements , on sera convaincu que les terres
doivent toujours supporter le plus léger fardeau .
La première mesure à prendre pour ranimer l'industrie
agricole , cette fabrique première d'où se tireut
les matériaux des autres manufactures , serait la réduc
tion de l'impôt foncier , en principal et accessoires , au
taux invariable du huitième du produit net , et le remplacement
de cette branche de revenu par des impôts
indirects. Ces derniers ne portant que sur les consommations
, présentent le double avantage d'être en proportion
des moyens des contribuables , et d'offrir une
ressource abondante et certaine au trésor public .
La contribution sur les terres pèse d'autant plus sur
le département de la Drôme , qu'il est surchargé d'un
tiers dans la répartition générale des impositions foncières
de la République **.
?
* Les divers mémoires d'où nous tirons les statistiques ,
étant dressés sur les lieux mêmes et envoyés de tous les
départements de la France , contiennent souvent des réflexions
évidemment justes et utiles ; d'autres qui peuvent
paraître hasardées , et qui ne sont que neuves , ou ce qui
est presque la même chose aujourd'hui , très - anciennes ;
d'autres enfin qui semblent contradictoires , et qui sont seulement
différentes , parceque les temps , les lieux , les hommes
et les choses ne sont pas les mêmes. Nous les transcrivons ,
sans lesadopter toujours . C'est de la concordance , ou même
de la diversité de tous les faits et de toutes les théories que
naîtront sans doute les véritables idées qui doivent éclairer
toutes les parties de l'administration . Note des rédacteurs .
** Une loi du 21 ventose , fixe la contribution foncière
pour l'an 10 , à 210 millions. Le département de la Drôme
est imposé à 1,332,000 francs.
GERMINAL AN IX. 155
Population .
Les nouveaux états remis au préfet par les maires
auxquels il a recommandé la plus scrupuleuse exactitude
, présentent une population de 235,353 individus.
Les calculs faits en 1789 la portaient à 246,687.
Plusieurs états fournis au ministre de l'intérieur
tels que ceux des Bouches - du - Rhône , du Haut et
du Bas-Rhin * offrent au contraire un accroissement
de population . Si les recensements sont exacts
il est
difficile de concevoir un tel effet au milieu de tant de
causes de destruction.
"
La réquisition et la conscription ont enlevé à chaque
département un grand nombre de jeunes gens dans
l'âge où ils se marient. Or , il est évident qu'indépendamment
de ceux qui ont péri à la défense de la
patrie , la population a dû éprouver une diminution
proportionnelle à celle des mariages.
Le nombre des volontaires , des réquisitionnaires et
des conscrits que le département de la Drôme a
fourni , s'élève à 20,000 hommes.

On peut raisonnablement admettre que dans le cours
de huit années , 7 à 8000 de ces jeunes gens se seraient
mariés. Ces mariages n'ont point eu lieu : la population
a donc diminué , et ce déficit est mal compensé
par les mariages précoces qu'a fait contracter la
crainte du service militaire , ou par ceux qui ont pu
résulter de la suppression des communautés religieuses
.
Il se peut que dans quelques départements , assez
heureux pour avoir conservé leurs anciennes manufactures
en activité , et en avoir vu de nouvelles s'établir
, la population ait augmenté. Mais ce n'a pu être
qu'aux dépens de la population des autres départements
, où les fabriques ont perdu leurs travaux et
leurs ouvriers.
On est donc très-fondé à croire que la population
de la France n'a pu s'accroître depuis 1789 , et que
si quelques nouveaux états comparés à ceux qui furent
* Voyez aussi la statistique du département de la Seine-
Inférieure , insérée dans le N. XII du Mercure . Nous avons
donue celle du Bas-Rhin , dans le N. XVIII .
156 MERCURE DE FRANCE ,
dressés à cette époque , présentent un résultat contraire
, il faut supposer de l'inexactitude dans les uns
ou dans les autres.
L'émigration n'a point influé sur la population de
la Drôme , puisque le nombre des individus inscrits
sur la liste n'est que de 235.
Le nombre des naissances pendant les mois de prairial
, messidor et thermidor excède d'environ un
quart celui des morts ; mais comme cette saison est
celle où les maladies sont plus rares on ne pourra
asseoir un calcul certain que lorsqu'une année entière
sera écoulée .
Hospices.
Les principaux hospices sont ceux de Valence ,
Romans , Crest , Montélimart et Dye ; ils renferment
environ 450 individus malades , infirmes , enfants
abandonnés. Les besoins qu'ils éprouvent réclament
les secours du gouvernement.
Les défenseurs de la patrie y sont accueillis et
traités avec soin . Mais les directrices se plaignent ,
avec raison , de ce que les dépenses relatives à ces,
militaires ne sont pas remboursées .
Le zèle , l'humanité, l'esprit d'ordre et d'économie ,
qui animent les administrateurs et les directrices de
ces établissements méritent les plus grands éloges. Les
officiers de santé remplissent leurs fonctions avec la
plus grande exactitude , et sont dignes de la confiance
publique ,
Le nombre des enfants abandonnés augmente tous
les jours d'une manière effrayante pour la morale et
pour la société , qui doit un jour recevoir dans son
sein ces êtres malheureux , victimes de l'indigence ,
et plus souvent encore , fruits du libertinage. La corruption
des moeurs à inondé les villes , et s'est répandue
dans les campagnes *.
* On se rappelle que le ministre de l'intérieur , Lucien
Bonaparte , écrivit à cet égard une lettre aux préfets , pour
les engager à rechercher les causes de ce débordement des
moeurs , et de cette multiplicité d'enfants qui remplissent
les hospices , sous l'indécente dénomination d'Enfants de la
Patrie. Ces causes , tout le monde les sayait ; tout le monde
GERMINAL AN IX. 157
La mendicité s'est beaucoup accrue : la principale
cause est la chute des petites fabriques de draperie
, qui nourrissent ceux que la faiblesse de leur
constitution rend incapables des travaux de la campagne.
Il n'existe point de maison de réclusion dans la
Drôme , et cet établissement est d'une nécessité absolue
pour la répression du vagabondage et des filles de
mauvaise vie.
Les détenus y pourraient être employés à des ouvrages
qui payeraient une partie de leurs dépenses *.
ORDRE JUDICIAIRE.
Civil.
2
La suppression de la féodalité , et la sage institution
des juges-de - paix devaient diminuer les procès ;
mais ces heureux résultats n'existent pas encore , parce
que , dans le cours de la révolution , on a commis
beaucoup d'injustices , souffert beaucoup d'abus
contre lesquels les parties lézées n'ont osé réclamer.
Aujourd'hui qu'un gouvernement juste et ferme protege
tous les citoyens , les tribunaux retentissent de
toutes ces réclamations. Le nombre des procès effraie
et attriste ; mais la cause en rassure et console ; et
c'est ici une preuve nouvelle de plusieurs vérités qu'il
est bon de se rappeler au sortir d'une révolution
que les effets survivent aux causes qu'une législation
peut être bonne , et ses bienfaits le prix du
les a dites ; elles sont évidemment : le mépris de la religion ,
et par une conséquence nécessaire , celni de la morale
parce qu'en effet la religion est la morale du peuple ; enfin ,
le peu de respect pour le mariage devenu un contrat purement
conditionnel , un bail à terme , etc. etc. Le gouvernement
vient de prendre une mesure qui , du moins , préservera
cette classe nombreuse d'infortunés enfants , de
l'oisiveté , la mère des vices , ' le pire des fléaux. - Les
préfets doivent les distribuer dans divers ateliers et manufactures
, où ils seront employés d'après leurs disposi
tions et leurs talents.
* Nous rendrons compte des divers arrêtés que le ministre
de l'intérieur vient de prendre à cet égard .
158 MERCURE DE FRANCE ,
temps ; et qu'enfin pour juger de l'état d'une nation ,
il faut mettre dans la balance , avec les impressions
du présent et les souvenirs du passé , les espérances
pour l'avenir.
Lorsque les Français jouiront d'un code civil , clair
et précis , que la nouvelle circonscription des jugesde-
paix serà fixée , et que des fonctions aussi importantes
seront confiées à des hommes éclairés et conciliateurs
, la source des procès se tarira de plus en
plus. Peut - être même serait - il utile de diminuer le
nombre des tribunaux ; car l'expérience a prouvé que
les plaideurs devenaient plus rares , en raison des distances
qu'ils avaient à parcourir * .
La division des propriétés pourrait , dans quelques
départements , multiplier les affaires contentieuses ;
mais cet effet ne peut être insensible dans celui de la
Drôme ; il n'existait pas de grands propriétaires , et
d'ailleurs les biens nationaux ont été peu divisés .
Criminel.
Les vols , les assassinats les crimes de toute
espece , sont beaucoup plus nombreux qu'avant 1789.
Des forfaits qui ne se commettaient qu'après de longs
intervalles sont devenus communs . Le tribunal de
Valence instruit en ce moment le procès de trois
femmes qui ont fait assassiner leurs maris , et cependant
le divorce est permis !
Les secousses et les excès de la révolution ont enlevé
les hommes à leurs travaux ordinaires , les ont
tirés de la classe dans laquelle ils auraient vécu , pour
les faire servir d'instruments aux factions qui , tour - àtour
, ont déchiré la France avant le 18 brumaire.
Ces déplacements violents et subits ont contribués ,
sans doute , à la dépravation des moeurs. Mais cette
dépravation tient surtout à l'absence de tous les principes
religieux , et on se convaincra facilement de
cette vérité , examinée sous les rapports de la politique
ou de la morale.
Une religion est nécessaire ; elle importe au repos
Une loi du 28 pluviose , règle les jurisdictions des justices
de paix , et réduit beaucoup leur nombre,
GERMINAL AN IX. 159
des états comme à la sureté individuelle des citoyens ,
parce qu'elle est un frein salutaire pour la classe la
plus nombreuse de la société. Pour ces hommes destinés
à un travail pénible et continuel , le bonheur
qui du moins leur apparaissait dans l'avenir , a disparu
avec les idées religieuses . En leur ôtant l'avenir ,
que leur a - t - on laissé ? les besoins , les privations ,
les infirmités , le désespoir ; et du désespoir naissent
tous les crimes.
Les prêtres , qui n'ont pas prêté le serment , ont
toujours beaucoup d'influence sur ceux qui sont restés
fidelles à leur religion ; et l'on ne doit pas se dissimuler
qu'ils doivent , la plupart , à une conduite
régulière , la confiance et l'estime dont ils jouissent ,
et qu'en général ils ont , sous ce rapport , un trèsgrand
avantage sur les prêtres assermentés .
Un grand nombre de ces derniers se sont mariés ;
les uns avec des religieuses , les autres avec leurs servantes
. Beaucoup font le scandale des communes qu'ils
habitent. Il est donc impossible qu'ils fassent le bien ,
parce que l'immoralité est toujours en opposition avec
les sentiments religieux.
Le gouvernement à qui rien n'échappe de ce qui
peut ramener l'union et la tranquillité dans l'intérieur
, s'entendra sans doute avec le pape sur cet objet ,
plus important qu'on n'affecte de le croire . On pourra
diriger tres -utilement l'influence des ecclésiastiques :
mais il serait nécessaire de leur donner un traitement
fixe. Chaque commune supporterait volontiers cette
dépense .
Instruction publique.
L'instruction publique à laquelle tiennent de si près
la restauration des moeurs , la gloire et le bonheur de
la patrie , laisse beaucoup à desirer.
Dans les campagnes , le choix des instituteurs , soit
qu'il ait été fait trop légèrement , soit qu'on ait
manqué d'hommes capables de ces fonctions , a besoin
d'être rectifié.
Dans les villes , il a été plus facile de trouver des
hommes instruits ; mais ils sont sans moyens pour
former des pensionnats , et les revenus communaux ,
160 MERCURE DE FRANCE ,
déja insuffisants pour les dépenses locales , ne permettent
pas de leur faire des avances .
Les colléges , les universités , ont été remplacés par
les écoles centrales , et sans doute le systeme actuel
d'éducation est préférable à celui où , après avoir
passé dix années de sa jeunesse , on ignorait tout ce
qu'il fallait pour devenir magistrat , homme d'état ,
artiste , etc. * . Mais avant 1789 , chaque ville avait
son collége , et il n'existe aujourd'hui dans chaque
département qu'une école centrale. Un grand nombre
de pères de famille ne peuvent ou ne veulent point y
envoyer leurs enfants . On remédierait à une partie des
inconvénients , en établissant des écoles secondaires
dont la dépense serait supportée par les communes
respectives où elles seraient placées , soit au moyen
d'un supplément aux centimes additionnels , soit en
imputant les frais sur les produits des octrois.
Il paraîtrait convenable que l'école centrale , établie
à Montélimart , fût transférée à Valence , dans une
commune qui est plus au centre de la population , où
résident les premières autorités , et où la surveillance
directe du préfet ne pourrait qu'accélérer les progrès
de l'éducation .
- -
au
Errata. Dans le n. ° XIX . Pag. 22 , lig. première ,
les vers de dix pieds , lis . cinq pieds . - Pag. 23 , lig. 1 ,
les idées sur la musique de Marmontel , lis. les idées
de Marmontel sur la musique . - Pag. 25 , lig. 18 ,
lieu de Bost , petite ville sur les confins de l'Auvergne ,
lis. Bort . - Pag. 31 , au lieu de précises , lis . admises ;
même pag . , lig. 8 , au lieu de diseur , lis. oiseux . - Pag.
47 , lig. 34 , les Magnoliers , lis. les Magnolias: ; idem ,
lig. 38 , supprimez ces deux mots : les variétés. - Pag.
69. lig. 27 , La notice du C. Devisme , sur Bodin , a
été lue dans une séance du Lycée de Paris , et non
pas au Lycée républicain . — Pag. 78 , lig. 39 et 40 ,
qui n'en forment qu'un seul , lis. qui n'en forment
qu'une seule.
* On a déja répondu à ces reproches que l'on adresse assez
gratuitement à tout le système de l'ancienne éducation ;
mais ils peuvent être fondés à l'égard de certains pays et de
certaines méthodes ,
( N.° XXI. ) 1.er Floréal An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
VERS adressés aux habitants de Montreux *
village dupays de Vaud en Suisse , au dessus
de Vevay, près de l'endroit où commence le
lac de Genève , au sujet d'un projet d'émigration
d'un grand nombre d'entre eux aux
Etats-Unis , qui a été annoncé dans les papiers
publics ( Voyez le Publiciste du 21
pluviose ).
INSI , vous arrachant aux plus tendres liens ,
Habitants de Montreux , sages Helvétiens ,
Vous partez ; vous allez , sur des plages lointaines
Tenter aveuglément des routes incertaines
Et chercher au hasard , dans des climats nouveaux
Le bonheur , si longtemps fidelle à vos hameaux.
Vous partez ! vous quittez la colline fleurie ,
Où , suivant les détours de sa pente adoucie ,
"
* La prononciation du pays est Montru . Rousseau l'a
conservée en l'écrivant ainsi dans quelques endroits de la
nouvelle Héloïse , où il parle de ce village , comme voisin
des lieux où il a placé la scène de ce roman.
A
i I
162 MERCURE DE FRANCE ,
S'étend sur un terrain de pampres ombragé ,
Votre asile enchanteur par le mont protégé.
Vous fuyez ces aspects qu'étale à votre vue
La rive du Léman devant vous étendue ;
Et ce mur de rochers , arides et déserts ,
Qui semble être la borne où finit l'univers ;
Et le Rhône versant , de son urne féconde ,
Dans le lac agrandi , le tribut de son onde ;
Et des glaciers voisins , le front majestueux ,
Meillery , confident des transports de Saint - Preux ; {
Et , près de vous enfin , Clarens , un peu rustique ,
Qu'embellit de Rousseau la baguette magique ;
Mais dont les frais bosquets , dans leur simple abandon ,
Peut-être ne sont pas indignes de renom .
VILLAGE hospitalier ! beaux aspects ! doux rivage !
Toujours mes souvenirs garderont votre image.
Eh ! pourrai -je oublier en quels temps malheureux
Je trouvai près de vous un accueil généreux ?
Je fuyais , indigné , la hideuse anarchie
Qui pesait sur la France , aux bourreaux asservie ;
Bien plus que le péril , je fuyais le tableau
D'un grand peuple courbé sous un sanglant niveau ,
Des plus vils scélérats instrument et victime ,
Aveuglément jeté dans les sentiers du crime .
J'avais franchi le sol où planait la terreur ;
Je ne redoutais plus l'infâme délateur :
Mais toujours poursuivi par ces scènes affreuses ,
Evitant du Léman les cités populeuses ,
Seul , j'errais sur ses bords. Au coteau suspendu ,
Montreux semble m'offrir le refuge attendu .
Un charme agit sur moi ; ma marche est moins timide ;
Je gravis , en suivant le sentier qui me guide ;
Je m'élève : et , sur nous , tel est l'effet puissant
D'un air léger et pur , d'un site ravissant ,
FLOREAL AN IX. 163
" Du calme après l'orage , et des lieux solitaires ,
Que déja mes douleurs me semblent moins amères .
J'arrive. A ce séjour de paix et de bonheur ,
Je demande , en tremblant , un abri protecteur.
Il ne repoussa pas ma craintive prière ;
L'humanité m'ouvrit la porte hospitalière ;
Et le calme en mon coeur s'y serait rétabli ,
Si le ciel dans ses dons eût fait entrer l'oubli :
Du moins en ce séjour tout m'en offrait l'image.
ET vous-même , aujourd'hui , battus du même orage ,
Vous mettez entre vous et ces beaux lieux déserts ,
L'intervalle d'un monde et l'espace des mers!
Vous fayez la Patrie et la douce chaumière ,
Où naquit votre fils , où mourut votre mère !
JE le sais : la Patrie à vos yeux a changé.
Soit caprice ou raison , devoir ou préjugé,
Vous ne sauriez porter le joug des lois nouvelles ;
En vous y soumettant vous vous croiriez rebelles .
Que dis- je ? votre coeur par degrés s'est aigri.
De longs ressentiments et de regrets nourri ,
Il ne pardonne point à l'aveugle victoire
De couvrir les forfaits de l'éclat de la gloire.
Tout rappelle en ces lieux , à vos tristes regards ,
Ces jours où, déployant ses affreux étendards ,
Un coupable parti , sur votre heureuse terrè,
Déchaîna dans la paix le démon de la guerre ;
De ses horribles cris éveilla vos échos ;
De vos torrents domptés ensanglanta les eaux ,
Confondit dans ses coups vos enfants , vos compagnes ,
Et , se précipitant des cimes des montagnes ,
Dans Shwitz , dans Underwald , comme une nouveauté,
Aux descendants de Tell porta la liberté.
APRÈS tant de fureurs , la haine est légitime ,
Et toujours la constance eut des droits à l'estime.
164
MERCURE DE FRANCE ,
Quand la force a brisé tous les antiques noeuds ,
Les antiques devoirs sont tous détruits comme eux .
Oui , vous pouvez quitter vos foyers sans offense ;
Mais les quitterez - vous aussi sans imprudence ?
On éprouve , et l'exemple a trop su le montrer ,
Le besoin d'en sortir , le besoin d'y rentrer.
Si , d'un oeil étonné , l'Univers nous contemple ,
Qu'il ne soit pas perdu , ce mémorable exemple ;
Qu'il instruise à dompter , à soumettre son coeur ;
Et , s'il faut aux mortels la leçon du malheur ,
Voyez , voyez , errants sur sa vaste frontière ,'
Ces Français , de la France embrassant la barrière ,
Et qui , d'un jour plus doux saisissant la lueur ,
D'y respirer encore implorent la faveur .
Et ne les vit-on pas , au fort de la tempête ,
Y rentrer par essaims au péril de leur tête ?
Tant ils étaient enfin , et honteux et lassés ,
Ici , d'être soufferts ; là , d'être repoussés ;
Tant , les mortels frappés d'une grande infortune ,
Bientôt n'offrent partout qu'une image importune !
Tant le premier séjour , même ingrat et cruel ,
Imprime en notre coeur un amour immortel !
O ! bons Helvétiens ! restez , daignez m'en croire ;
Restez , ou ce tableau deviendra votre histoire.
Assez avec honneur vous avez résisté ;
Et l'on cède sans honte à la nécessité.
Des mortels , des états cette reine inflexible
Nous tient tous suspendus à sa chaîne invisible.
En vain on s'y débat ; on y rugit en vain ;
Tout se courbe et fléchit sous son sceptre d'airain.
Elle change , en un jour , Milan en république ;
Et , près de lui , Venise en état monarchique.
Votre pays lui- même eut ses temps orageux,;
Vous voyez aujourd'hui ce qu'ont vu vos aïeux.
FLOREAL AN IX.
165
Avant le fier Bernois , des ducs furent vos maîtres * ;
Et vous eûtes de Rome et le culte et les prêtres :
L'état fixe du monde est dans le changement.
CEPENDANT vous courez sur l'humidé élément .
Un vent propice , enflant votre voile légère ,
Vous porte aux bords lointains d'une terre étrangère ;
Et vous dites peut-être en vos préventions ;
Là , plus de trouble enfin , plus de dissensions.
Ainsi , vous oubliez que , formés dans l'orage ,
Des révolutions ces états sont l'ouvrage ;
Qu'ils ne sont point encor sur leur base affermis ;
Qu'on y voit des partis l'un de l'autre ennemis ;
Que l'Europe ébranlée , ébranle l'Amérique ;
Et que , vous devançant à travers l'Atlantique ,
La discorde vous crie aux rives de Boston :
Êtes -vous pour Adams , ou bien pour Jefferson ?"
ENFIN vous obtenez la faveur d'un asile ,
Sur un terrain inculte un droit de domicile .
Vos souhaits sont remplis : eh bien ! voilà l'instant
Où , caché dans vos coeurs ,
le regret vous attend.
O ! quand la passion est enfin satisfaite,
Combien ce qu'on a fui souvent on le regrette !
O ! combien couleront , dans vos ingrats labeurs ,
De pleurs de désespoir mêlés à vos sueurs ;
Quand', parmi vos forêts , errants ou sédentaires ,
Sur vous retomberont vos pensers solitaires ;
Quand vous comparerez ces sites et ces lieux
Aux lieux que vous quittez , à leurs sites heureux !
Sur ces immenses lacs , sous cette ombre sauvage ,
Vous direz : Ce n'est pas mon lac et mon ombrage !
* L'état de Berne , souveraiu du pays de Vaud , l'avait
conquis sur les ducs de Savoye , et le gouvernait avec une
sagesse et une modération parfaites.
166 MERCURE DE FRANCE ,
Près du fidelle ami qui suivit votre sort , ..
Vous pleurerez l'ingrat resté sur l'autre bord.
Et si l'écho lointain vient frapper ces campagnes ,
De l'air accoutumé , si cher à vos montagnes * !
De langueur , de fureur , abattus , animés ,
Soudain vous revoyez tous les objets aimés .
Ces sons rendent présents le père à sa famille ,
L'épouse à son époux , et la mère à la fille.
Vous volez , en pleurant , vers ces objets si chers ;
Vous volez , vous trouvez la barrièrè des mers ;
Et si des vents jaloux la longue résistance ,
Trompe de vos desirs la vive impatience ,
Sur la rive étrangère où vous vous embrassez ,
En nommant l'Helvétie , hélas ! vous périssez ;
Vous périssez ! ces bords garderont votre cendre.
MA 18 si ma voix émue à vous se fait entendre ,
Habitants de Montreux , mes hôtes , mes amis !
Peut- être , en vos projets encor mal affermis , '
Vous les abjurerez ; et , forts pendant l'orage ,
Vous aurez jusqu'au bout la constance du sage :
Et moi , si j'obtenais ce prix tant souhaité ,
J'aurais payé la dette à l'hospitalité.
Le célèbre Rans- des - Vaches , cet air si chéri des
« Suisses , qu'il fut défendu , sous peine de mort , de le
<< jouer dans leurs troupes , parce qu'il faisait fondre en lar-
«<< mes , déserter ou mourir ceux qui l'entendaient , tant il
<< excitait en eux l'ardent desir de revoir leur pays. » Dictionnaire
de Musique de Rousseau , au mot Masique.
MARIGNIÉ.
FLORÉAL AN IX. 167
FRAGMENT d'une épitre sur la Solitude
et l'Amour; par le C. Ducis , lue à l'institut
national.
IL est deux biens charmants aussi purs que le jour,
Qui se prêtent tous deux une douceur secrette ,
Qu'on goûte avec transport , que sans cesse on regrette ,
C'est la Solitude et l'Amour,
Que je suppose un sage au fond de sa retraite ,
Jeune et libre , aux neuf soeurs consacrant ses travaux ,
Idolâtrant les bois , les prés et les ruisseaux ;
Le voilà bien heureux . Cependant il soupire :
Que lui manque - t- il donc en un si beau séjour ?
J'ai vu ses voeux remplis . Hélas ! faut- il le dire ?
Il lui manque un tourment , ce tourment c'est l'Amour.
Imagination que j'aime et que j'implore ,
?
Mère de nos plaisirs , de nos plus doux romans
Viens charmer mes derniers moments ;
Pourrais-tu me quitter quand je te chante encore !
Ah ! si dans le passé nous pouvions revenir ,
Et du moins , par le souvenir ,
Glaner dans ce pays plein de douces images !
Ah ! que n'es- tu de tous les âges !
Songe trop enchanteur , devais - tu donc finir ? etc.
ENIGM E.
Astre des grands et des petits ,
D'ordinaire je ne me lève
Que quand l'astre commun se couche chez Thétis :
Mon règne commence et s'achève
Au gré de ceux pour qui je luis .
Si quelquefois je souffre quelqu'éclipse ,
J'en sors soudain plus éclairci.
Vous me cherchez bien loin , peut - être suis - je ici ;
Je puis éclairer tout jusqu'à l'Apocalypse ,
Je puis bien m'éclairer aussi .
168 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIPHE ,
Tu me cherches bien loin , et je suis près de toi :
Je te le dis en vain , tu me cherches encore.
Certes , pour m'attraper , ami lecteur , crois moi
Il ne faut pas courir du couchant à l'aurore .
Cependant aujourd'hui , le cas n'est pas nouveau ,
Quand je suis sous ta main , tu m'échappes peut-être,
A quoi bon , pour un mot , fatiguer ton cerveau ?
Combine mes dix pieds ; je te ferai connaître
L'instrument d'Apollon , un métal précieux ,
Ce que remplit si bien Larive sur la scène ,
L'extrémité du globe , un trésor qu'à nos yeux
De cacher autrefois on était plus soigneux ,
Un être fabuleux , friand de chair humaine ,
Un oiseau révéré chez le peuple romain ,
Ce qui du laboureur sert à faire le pain ;
Enfin ce qu'un buveur que le plaisir réveille ,
Se plaît à célébrer pour le Dieu de la treille .
CHARADE.
Mon tout est mon premier ,
Devenu mon dernier .
Mots de l'Enigme et du Logogriphe insérés
dans le dernier Numéro .
Le mot de l'énigme est soulier.
Le mot du logogriphe est orgueil , où l'on trouve
gorge et or.
FLOREAL AN IX. 169
EUVRES philosophiques de Saint- Lambert ,
contenant l'Analyse de l'homme et de la
femme , le Catéchisme universel , l'Analyse
de la société , l'Essai sur la Vie de Bolingbroke
, et surcelle d'Helvétius , etc. 5 volumes.
Chez Agasse , rue des Poitevins , n.º 18. ·
L'AUTEUR de cet ouvrage a rempli sa vie des
plus doux sentiments et des plus utiles pensées .
Celui qui , dans l'âge de l'imagination , peignit
en beaux vers la nature et les plaisirs champêtres ,
voulut approfondir , dans sa vieillesse , l'étude de
la morale. Il ressemble , en quelque sorte , à ces
sages de la Grèce , qui , après avoir cultivé la
poésie , devenaient législateurs , comme Solon ,
ou créaient du moins , comme Platon , des répu
bliques imaginaires. Mais la méthode du philosophe
moderne ne ressemble point à celle des
philosophes anciens. Ceux-ci parlaient plus au
sentiment qu'à la pensée , à l'imagination qu'au
raisonnement . C'est avec des fictions ingénieuses ,
c'est par de beaux chants , répétés d'âge en âge
qu'ils fondaient et gouvernaient les sociétés.
On enflamme , disait Solon , le jeune homme
par les nombres et la musique. On lui apprend
à respecter les Dieux , son père , presque aussi
saint que les Dieux, et les héros qui leur ressemblent.
Quand le peuple honore les autels et les
tombeaux de ses ancêtres , quand il estfidelle
aux maximes de ses grands poètes , la tâche du
législateur est achevée * .
Voyez Platon , Plutarque , Lucien , etc.
1
ijo MERCURE DE FRANCE ,
Un tel système paraîtrait maintenant fort étrange
et presque ridicule aux philosophes et aux hommes
d'état. Aussi ne ressemble- t - il point à ce Catéchisme
universel , qu'un illustre vieillard légue à
Ja postérité , comme le fruit de quatre-vingts ans
d'expérience. Quand l'auteur écrivait en vers , il
gardait fidellement les traditions des grands modèles
, et ses vers n'en sont que mieux restés dans
les oreilles et les ames sensibles ; mais en composant
ses OEuvres philosophiques , il n'a pas cru
devoir le même respect aux anciennes doctrines .
Sa poésie est du bon siècle , et c'est au nôtre qu'appartient
sa philosophie toute entière . S'il apprit
l'art d'écrire dans Boileau et dans Voltaire , il
apprit l'art de raisonner aux mêmes écoles qu'Helvétius
dont il fut le panegyriste et l'ami .
En effet , les deux premiers volumes de cette
collection, qui contiennent l'Analyse de l'homme
et le Catechisme universel , paraissent fondés sur
des principes semblables à ceux du livre de l'Esprit.
On connaît cette philosophie qui cherche ,
dans les seuls développements de notre organisation
physique , la cause de tous les phénomènes
de l'intelligence ; et , dans l'intérêt personnel , un
mobile suffisant pour les actions les plus géné
reuses. Cette doctrine ne paraît pas sans doute trèspropre
à nourrir l'imagination et la sensibilité .
Un homme qui possède toutes les qualités sociales
, un poète qui a reproduit , dans ses vers ,
toute la magnificence des saisons , semblait destiné
à soutenir des dogmes plus favorables à cet
enthousiasme qui fait naître les prodiges du génie.
et de la vertu . Il semble que les souvenirs de sa
vie devaient lui laisser plus d'enchantements et
d'illusions. Tous les systèmes qui relèvent le mieux
1
1
1
FLORÉAL AN IX. 171
la dignité de la nature humaine , convenaient à
cet écrivain , dont les talents et la conduite ont
mérité tant de respect et tant de gloire .
Mais si les théories de l'auteur ne satisfont pas
entièrement les ames passionnées , l'ordre et la
clarté qu'il a su mettre dans ses raisonnements ,
doivent plaire à tous les bons esprits. Quand le
poème des saisons parut , on aima généralement
la philosophie du poète . On ne doit pas moins
louer aujourd'hui le goût du philosophe . Ici se
présente une observation remarquable . Les plus
éloquents prosateurs de notre siècle ont confondu
quelquefois les limites qui séparent la prose et la
poésie. Au contraire , les bons poètes se sont défendus
, dans leurs ouvrages en prose , de l'abus
des figures et de tous les défauts qui naissent d'une
imagination déréglée . Voltaire en est une preuve
frappante. On peut assurer , d'après son exemple ,
qu'un grand poète est , de tous les écrivains , celui
qui connaît le mieux les convenances du style ,
et qui a le plus réfléchi sur les vrais rapports des
expressions et des idées. Saint-Lambert confirme
encore cette opinion. Il a réservé pour ses vers,
la pompe et l'élévation des images. Son style phi-
Josophique ne s'embellit que de sa clarté , de sa
justesse et de sa précision .
Cependant il a su jeter de l'agrément et de la
variété dans un ouvrage aussi sévère et qui demandait
tant de méthode. Il mêle à ses préceptes
des récits amusants , des dialogues instructifs , ou
des fables intéressantes . Après avoir successivement
analysé toutes les facultés de l'homme , il donne ,
par exemple , une forme dramatique à l'Analyse
de la femme. Il réunit , pour traiter ce sujet ,
172 MERCURE DE FRANCE ,
le philosophe Bernier et la célèbre Ninon de
l'Enclos.
« J'avais besoin , dit -il , d'une femme d'esprit qui
" n'eût pas conservé cette retenue , et cette dissimulation
que les moeurs imposent à son sexe . Il me fallait
une femme qui eût beaucoup pensé , beaucoup vu ,
« et qui osât tout dire . J'avais besoin d'un philosophe
raisonnable , et qui connût le globe et l'histoire.
Bernier était un des disciples de Gassendi , et peut-
« être le plus éclairé. Il connaissait l'antiquité ; il avait
beaucoup voyagé , et il avait pu se former des idées
justes sur les femmes de tous les temps et de tous
• les climats.
*
"
"
33
Ces deux personnages s'entretiennent au pied
d'une statue de Vénus , et Ninon parle de philosophie
en attendant le jeune Candale qui a reçu
d'elle un rendez - vous pour le soir même . La circonstance
et le lieu de la scène donnent , sans
doute , au dialogue un effet très- piquant. On ne
peut mettre plus de grace et de finesse dans les
observations et dans le style . Mais je ne sais si le
spectacle de cette Vénus , et le rendez-vous de
Candale , ne troublent pas un peu trop la tête des
deux interlocuteurs pour qu'ils mettent dans l'Analyse
de lafemme , toute la justesse et la mesure
nécessaires. Ninon peint mieux ses émotions que
ses sentiments. Je vois en elle ce qu'il y a de plus
vif, et non ce qu'il y a de plus doux dans les charmes
de son sexe . Oserai -je le dire enfin ? l'ame d'une
femme délicate et sensible a des mystères que ne
peut voir tout l'esprit de Ninon. Les aveux de
La Valière , qui vivait dans le même siécle
auraient été , je crois , très-différents , et les coeurs
2
&
FLORÉAL AN IX. 173
tendres s'y seraient mieux reconnus. L'humble
vestale qui réprimait ses passions aux pieds de
l'autel , eût quelquefois mieux développé leurs
secrets qu'une femme philosophe , toujours prête
à satisfaire l'inconstance de ses goûts. Ninon , en
voulant tout dire , instruit moins peut-être que
La Valière , dont l'amour n'eût parlé qu'à demi .
La sensibilité d'une femme est plus faite , ce me
semble , pour être entrevue qu'analysée.
Quoi qu'il en soit , l'auteur qui , dans son premier
volume , explique le ressort de nos actions
veut , dans le second , tracer le code de nos devoirs.
C'est l'objet de son Catéchisme universel. Il y
montre tour-à-tour l'abus et l'utilité de chaque
passion ; il y cherche la base de toutes les vertus
dans l'intérêt personnel ; il ne se contente pas
d'offrir ce Catéchisme à l'instruction de tous les
individus , il l'applique aux besoins de tous les
gouvernements et de tous les peuples . C'est là que .
commence l'Analyse de la société. Cette partie,
est toute nouvelle ; les autres avaient déja paru . ,
Les résultats de l'histoire ne s'accordent pas toujours
avec les théories philosophiques , et les observations
de l'Analyse de la société semblent contredire
quelquefois celles de l'Analyse de l'homme
et du Catéchisme universel . En effet, tous les principes
de nos devoirs dans le Catéchisme sont fondés
sur le calcul et le raisonnement , et l'auteur loue
pourtant avec transport des institutions et des
moeurs qui ne furent établies que par le sentiment
et l'enthousiasme
"
Une institution dont on trouve , dit- il , l'origine
chez les anciens Germains , mais dont on voit plus
2
174 MERCURE DE FRANCE ,
"
"
" surement les premières idées dans les temps héroiques
de la Grèce , une des plus belles institutions
que la nature humaine ait inventée , c'est la chevalerie
. »
Si les opinions chevaleresques ont fait tant d'honneur
à la nature humaine , que faut - il penser d'une
doctrine qui leur est diamétralement opposée ?
Voltaire a très-bien défini le caractère de la che
valerie dans ces vers de Zaïre :
Sans doute , et tout chrétien , tout digne chevalier
A la religion , se doit sacrifier ;
Et la félicité des coeurs tels que les nôtres
Consiste à tout quitter pour le bonheur des autres,
Ce désintéressement héroïque est admirable
j'en conviens ; mais il faut avouer qu'il forme un
parfait contraste avec l'amour raisonné de soi
qu'on enseigne dans le livre de l'Esprit et dans
quelques autres. Les idées dont se nourrissait le
coeur d'un vieux paladin , sont nécessairement
détruites par celles que répandent les disciples
d'Helvétius.
Au reste , il faut admirer la bonne-foi de l'auteur
, qui ne s'efforce point d'accommoder les faits
à son système , comme on l'a vu trop de fois
dans les ouvrages philosophiques de ces derniers
temps. Il jette un coup d'oeil étendu sur tous les
siécles , et les juge sans partialité . Il ne dissimule
point que les peuples ont souvent atteint le plus
haut période de gloire et de bonheur sous l'empire
de ces mêmes opinions , qu'il appelle des
préjugés ; voici , par exemple , un aveu bien remarquable
dans la bouche d'un philosophe du
5
FLORÉAL AN IX. 175
dix -huitième siècle. Il termine un précis trèsbrillant
des règnes de Louis XII et de François
I.er
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La France , sous ces règnes , a été le pays où la
' justice a été le mieux administrée , et dans lequel
les magistrats ont eu le plus l'esprit , le caractère ,
les moeurs qu'ils devaient avoir. Leur pouvoir n'offensait
personne ; il ajoutait à la sécurité de tous ;
il donnait la force de situation ; les grands jouissaient
" en paix comme propriétaires , protégés par les lois :
« leurs droits , et non leur puissance , assuraient leur
tranquillité. La nation prenait toutes ces habitudes
qui , dans une monarchie , deviennent des vertus ou
l'appui des vertus. Dans ces moments , les moeurs des
Français ont été , peut-être , comparables aux plus
« belles moeurs des nations les plus illustres de l'antiquité....
Tous les arts utiles étaient cultivés , le
travail , ce fondement solide de la probité populaire
, était encouragé ; l'industrie , le commerce ,,
l'agriculture , toutes les fonctions , toutes les connaissances
, tous les métiers , avaient aequis quelque
perfection. Les arts agréables avaient fait des progrès
et en promettaient de plus grands ....... La
religion , telle qu'elle était à peu près en France ,
après les règnes dont je viens de parler , était en
général soumise aux rois , soumise aux magistrats , et
favorable à l'ordre et aux moeurs. Les troubles religieux
qui s'élevèrent forcèrent le gouvernement à suspendre
l'exécution de ses desseins utiles , et à s'opposer
aux opinions nouvelles . Ces opinions prirent
" naissance dans un siécle où plusieurs papes eurent
« des vertus ; on ne souffrait pas beaucoup alors des
excès de la papauté , mais on en craignait le retour...
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176 MERCURE DE FRANCE ,
"
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« Les maux étaient diminués , et l'impatience était
augmentée. Luther n'était pas un homme de génie ,
et il changea le monde... Le livre de Calvin parut..
Le chrétien de Calvin est nécessairement démo-
« crate ..... Cet ouvrage inquiéta les souverains ...
Tous les sectaires , plus ou moins , tendaient à
P'indépendance. Lorsqu'ils ont été vaincus et
" presque détruits , il est resté quelque chose de
leur esprit dans les provinces où leurs sectes avaient
« dominé . "
Je ne connais rien de plus formel contre la
doctrine de la Perfectibilité philosophique. Il
en résulte évidemment que l'ordre social , appuyé
sur l'esprit de la religion et de la chevalerie , a
reçu ses premières atteintes , en Europe , du fanatisme
de quelques novateurs , et que l'anarchie
s'est montrée à la suite de Luther et de Calvin .
Au reste , Grotius , qui n'est pas suspect , fait les
mêmes aveux que le C. Saint-Lambert. Il convient
que l'esprit du calvinisme est turbulent et séditieux
.
On connaît les plaisanteries de Voltaire sur la
sagesse des Egyptiens , tant louée cependant par
les historiens les plus graves de l'antiquité * . Il
reproche à Bossuet d'avoir trop vanté , dans son
admirable discours sur l'Histoire universelle , ce
* Ce même Voltaire , par une étrange contradiction ,
s'était fait enthousiaste des Chinois dont il aurait certaine→
ment détesté l'esprit méthodique et les moeurs toujours uniformes
de génération en génération. Mais il trouvait dans
la chronologic et les traditions des Chinois , un moyen de
combattre celles des Hébreux. Il est pourtant certain que
l'histoire des premières dynasties de la Chine , est pour le
moins aussi douteuse que celle des dynasties de l'Egypte . "
FLORÉAL AN IX. 177
peuple dont tant d'autres ont reçu les colonies ,
les lois , les sciences et les erreurs . Mais en dépit
de Voltaire , l'auteur de l'Analyse de la société
est du même avis que Bossuet , et je vais rapporter
ses paroles :
« La religion d'Égypte , tant qu'elle a subsisté dans
sa force , a- t- elle fait le bonheur des peuples ? les
Egyptiens ont - ils été heureux sous cette monarchie
paternelle , conduite par l'esprit de théocratie ? Il
a est difficile d'en douter , lorsqu'on leur voit l'habi
a
tude de s'occuper des choses dont ils devaient être
« occupés ; lorsqu'on se rappelle l'activité de leur industrie
au sein de l'opulence , la magnificence de
leurs vilies , leurs palais , leurs monuments et leur
belle agriculture. »»
Tous les témoignages divers des nations savantes
ont confirmé ce jugement sur l'Egypte ; mais les
Romains seuls ont écrit l'histoire de Carthage
et je doute qu'on puisse bien juger l'esprit de cette
république sur les taccusations de ses destructeurs..
.
Je vois , dans l'ouvrage dont je rends compte ,
que le caractère des Carthaginois unissait la
perfidie à la férocité , et que leur mauvaise
foi a toujours été célèbre. Mais si le génie
d'Annibal eût vaincu celui de Rome , on peut
croire que les historiens puniques auraient bien
vengé leur réputation sur celle du peuple-roi.
D'ailleurs les Romains détruisirent Carthage
comme des barbares? Un peuple navigateur et »
commerçant devait avoir porté les arts à un cer- >
tain degré de perfection. Il ne nous reste pourtant
nul monument des artistes ou des écrivains .
puniques. La victoire jalouse , n'a rien laissé aux
"
4.
12
178 MERCURE DE FRANCE ,
vaincus. La calomnie a pu les poursuivre impunément
; le nom seul de Carthage survit à ses
ruines , tandis que les usages , les livres et les
opinious des Romains sont dans le monde entier.
Un esprit supérieur comme celui du C, Saint-
Lambert , en jetant un coup- d'oeil plus élevé et
plus profond sur des sujets déja connus , les voit
et les fait voir sous des faces toutes nouvelles . On
a souvent parlé de Louis XIV , et l'admiration ,
comme l'envie , semble avoir tout dit sur ce siècle.
llustré où le monarque ne fut point inférieur à la
première place , et mérita l'honneur de régner sur
tant de grands hommes. Le C. Saint-Lambert
trace encore une esquisse de ce règne mémorable
, et tous les traits dont il le peint , sont
choisis , fidelles et frappants. On nous saura gré
d'en faire connaître quelques- uns .
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2
3
J'arrive enfin , dit l'auteur , au règne de ce prince
qui conduisit presqu'à son terme le grand ouvrage
« de ses prédécesseurs , et qui , pendant soixante - an-
« nées , a travaillé au bonheur et à la gloire de sa
patrie. Il a conservé au clergé , à la noblesse , à la
magistrature , la considération qui les rend utiles ;
« il leur a ôté leurs prétentions exagérées . Parmi les
rois qu'on accuse d'avoir voulu porter trop loin leur
autorité , il y en a peu que la philosophie excuse
" autant que Louis XIV. Témoin , dans sa jeunesse , de,
l'inquiétude , des caprices séditieux , de la folie de
ceux des membres de la nation qui devaient avoir
le plus de sagesse , il dut se croire à la tête d'un
"-college composé d'enfants indociles , auxquels il fal-
-lait un précepteur sévère. Il aimait , l'ordre , il.
voyait celui qui convenait à son royaume ; il le suivit
, il le fit suivre , il le fit aimer......
"
"
"
.
FLORÉAL AN IX. 179
«
. Louis qui avait sur le gouvernement monarchiquë
les idées les plus justes , voulut apprendre à la nation
à les connaître et à s'y conformer. Le tableau
rapide de son règne montre que dans l'état où était
☐ son royaume , dans sa situation politique en Europe ',
ce prince a dû faire à peu près ce qu'il a fait . "
"
Ici l'auteur suit rapidement l'administration de
Louis dans les armées , dans la magistrature
dans les finances , dans la religion , I justifie
presque sur tous le points ce monarque , et montre
qu'il fut dirigé par une politique aussi sage qu'éleyée
. Il ajoute plus bas :
Louis XIV perfectionna la police ; il établit dans
la capitale et dans les provinces , un ordre qui a
« été trop censuré de nos jours ; il forma une maréchaussée
dont on a toujours eu à se louer , jamais à
se plaindre. Elle purgea les campagnes de brigands ,
et fortiffa la police des villes ; elle pouvait arrêter
d'abord les mouvements séditieux ... Si l'éloquence
a la poésie , la peinture , l'architecture , si la connaissance
des êtres physiques , si la connaissance de l'état
actuel du globe , tous les arts mécaniques , la
& navigation , l'art de construire et de diriger les
vaisseaux , ont fait tant de progrès sous ce règne , le
◄ commerce n'en à pas fait moins : aucune puissance ,
soit république , soit monarchie , ne l'a créé et fait
* fleurir en si pea de temps . Le canal du Languedoc ,
« l'établissement de la compagnie des Indes , de nouvelles
colonies , l'affranchissement et la réparation
« de plusieurs ports , la noblesse , les pensions accor-
" dées aux chefs habiles de nouvelles manufactures ,
« ont rendu le commerce de France le rival du commerce
des nations où il fleurissait depuis longtemps....
Je ne passerai point sous silence qu'on doit à ce
180 MERCURE DE FRANCE ,
$4
prince l'Observatoire et les Invalides , et je prie
" l'homme qui s'intéresse à son espèce et à sa patrie ,
de considérer combien de secours , de plaisirs , de
jouissances , de travaux , les progrès des arts et des
« lumières ont alors répandus en France.
«
"
"
"
« On n'a pas dit , et on a eu tort , on n'a pas dit
« que Louis XIV ait eu des vues politiques , en donnant
à sa cour des fêtes de la plus grande magnifi-
" cence et du meilleur goût . Ce faste était un des ali-
« ments du commerce et de l'industrie ; il était né-
« cessaire à la cour d'un monarque dont la nation
" s'enrichissait et jouissait de ses richesses. Il avait
" d'autres effets ; la magnificence de la cour , celle
" des palais où on la transportait , ajoutaient au res-
" pect pour le monarque. Je dirai plus : les grands ,
« les courtisans sentaient , sans le dire , que leurs
« maisons construites , meublées , embellies par le bon
goût , leurs livrées , leurs tables , la perfection de
l'orfévrerie dans les métaux qu'ils employaient , leur
- attiraient la considération d'un peuple qu'ils occu-
" paient et ne vexaient plus . Ces spectacles d'un si
« bon goût , ces fêtes élégantes , ces productions des
beaux-arts , si ingénieuses ou si sublimes , les char-
« mes de la société qui faisaient tous les jours des
" progrès à la cour , dans la capitale et dans les pro-
"
"
"
"
"
vinces , faisaient accourir dans toutes les parties du
• royaume une foule de riches étrangers , dont la dépense
était utile à tous nos genres de commerce et
d'industrie. Ce nouvel état de la société ne contri-
« buait-il pas à mettre dans les ames des citoyens
" aisés , une sérénité , une douceur , un calme qui ne
« s'allie guère avec de folles prétentions , le desir de
l'agitation et de grands mouvements ? «
*
• · ...
" On vit les préjugés des différents états perdre ce
FLOREAL AN IX. 181
"
qu'ils avaient d'exagéré , et conserver ce qu'ils
avaient d'utile. Un ridicule mépris que ces états
« avaient les uns pour les autres , les avait séparés ;
ils se rapprochèrent pour augmenter leurs plaisirs....
"
"
U
Si les Français de ce temps étaient vains , ils l'é-
« taient surtout d'être Français , et même sujets de
Louis XIV .... Que dis - je ? l'Europe entière imita
les Français. C'est à eux qu'elle a dû de connaître
« parfaitement les charmes de la société , jusqu'alors
médiocrement connus. Il n'y a pas eu de siécle où
les hommes rassemblés aient été plus heureux les
" uns par les autres.
88
་་
«
«
"
Louis , ce père d'une famille immense , en hîtant
chez elle le progrès des lumières et des moeurs , a été
le bienfaicteur de tous les peuples ..... On accuse Voltaire
d'avoir trop flatté ce monarque ; mais cette
accusation n'est pas fondée . La France , après avoir
« loué longtemps Louis XIV avec l'enthousiasme de
l'admiration et de la reconnaissance , l'a censuré
plus qu'il ne méritait de l'être . Elle l'a trop oublié.
»
"
"
18
R
Il était juste qu'un philosophe éloquent prît
enfin la peine de venger un si grand roi , trop
souvent outragé par les déclamations des sophistes
modernes. C'est en quelque sorte une expiation
de tant de blasphèmes littéraires et politiques.
que le dix -huitième siècle , en finissant , devait à
Ja majesté du siécle qui le précéda , et dont la
gloire est à jamais fondée sur celle de Corneille
et de Racine , de Pascal et de Descartes ,
Molière et de La Fontaine , de Bossuet et de
Fénélon , de Turenne et de Condé.
ཆུ་ de
Mais si l'auteur n'est que juste envers Louis XIV,
il me paraît trop indulgent pour Louis XV. Il a
182 MERCURE DE FRANCE ,
P
sans doute oublié les vices de cette dernière époque
auprès des amis vertueux dont il mérita l'attachement
C'est d'après leur coeur qu'il a jugé son
siécle ; et trop occupé des liaisons douces et honorables
qui ont charmé sa vie , il n'a point regardé
autour de lui . Convenons qu'en exceptant quelques
années paisibles , où gouverna le cardinal de
Fleury , ce règne n'eut que peu de considération au
dedans comme au dehors.
Le ciel nous envoya , dans ces temps corrompus ,
Le sage et doux pasteur des brebis de Fréjus ,
Econome sensé , renfermé dans lui-même ,
Et qui n'affecta rien que le pouvoir suprême .
La France était blessée ; il laissa ce grand corps
Reprendre un nouveau sang, raffermir ses ressorts ,
Se rétablir lui-même en vivant de régime * .
Qu'on me permette , en passant , une remarque
assez singulière , et qui ne surprendra point cependant
ceux qui connaissent notre histoire : c'est
que les prêtres appelés au ministère , ont , en général
, assez bien gouverné la France . Le moine Suger
n'a-t-il pas mérité les éloges de son siècle et du
nôtre ? d'Amboise ne fut- il point le digne ministre
d'un de nos meilleurs rois ? Quels noms plus impo .
sants dans la politique que Richelieu et que Mazarin
! Après eux , notre siécle vit enfin le cardinal
de Fleury , né avec un caractère sage , mais avec
des talents ordinaires , toujours faible , quelquefois
pusillanime , réparer les maux qu'avaient
laissé croître la grande ame de Louis XIV et le
génie audacieux du régent. Le patriote Turgot,
le brillant Choiseul , le vénérable Malsherbes et
Voltaire , Epitre à Boileau.
5
FLORÉAL AN IX. 183
M. Necker , élevés au milieu des lumières philosophiques
, ont- ils eu les mêmes succès ?
Je reviens à Louis XV. Si son règne eût été
heureux , comme on le dit dans l'Analyse de
la société , s'il avait avancé les progrès du bonheur
social , il n'eût pas préparé une catastrophe si
terrible à Louis XVI et à la monarchie . Toutes
les fois que les empires s'écroulent sans l'invasion
d'un peuple étranger , c'est qu'un vice intérieur lés
a minés dans leurs fondements. Un trône qui n'aurait
point perdu sa gloire , sa force et sa majesté ,
pourrait il craindre des états-généraux convoqués
par lui. Tous les flots des passions populaires
viendraient mourir à ses pieds. Mais quand le respect
des sujets ne défend plus le monarque , alors
le cri d'un tribun peut changer en un jour le gouvernement
de quatorze siécles. Il faut le dire , une
grande maladie travaillait depuis longtemps tout
le corps de l'état . Les doctrines nouvelles avaient
détruit dans tous les coeurs les anciennes opinions.
L'expérience était sans honneur , et les
siécles sans autorité .
-
La secte d'Epicure , dit Montesquieu , en
s'introduisant à Rome , sur la fin de la république
, contribua beaucoup à gâter le coeur et
l'esprit des Romains * . Des principes fort semblables
à ceux d'Epicure s'étaient propagés parmi
nous depuis la régence ; et si , comme l'ajoute le
même Montesquieu , la religion est le meilleur
garant que l'on puisse avoir des hommes et
de la stabilité des états , on ne doit pas être surpris
des secousses extraordinaires qui ont tout
changé autour de nous. Prévenons désormais un
* Grandeur et décadence des Romains , chap. 10.
184 MERCURE DE FRANCE ,
"6
semblable danger , en fixant de nouveau l'esprit
humain dans des bornes qu'il a trop franchies.
Quand les Athéniens eurent aboli la royauté , ils
déclarèrent que Jupiter était leur souverain .
Quand Rome fut gouvernée par ses premiers consuls
, le Dieu de Romulus et de Numa fit toujours
entendre du haut du capitole les oracles qui promettaient
le monde aux Romains. Pourquoi ces
exemples ne seraient - ils pas imités ?
L'auteur du Catéchisme universel et de
l'Analyse de la société , reconnaît lui-même
plus d'une fois l'utilité des croyances religieuses."
Mais il n'a fondé son livre que sur les rapports
de l'homme avec ses semblables . Nulle part il n'indique
les rapports de l'homme avec ce législa
teur éternel que tous les peuples ont mis à leur
tête et dont tous les sages ont inscrit le nom sur
les tables de leurs lois. L'opinion qu'il rejette eût
donné à sa morale un appui nécessaire , et peut
être à son livre un charme de plus . Je dois rappeler
ici une anecdote qui n'est pas sans intérêt.
Quand les premiers volumes de cet ouvrage pa
rurent , j'habitais un pays dont les voyageurs ont
admiré le système social . Là , tout ce qui est utile
est vrai ; là , c'est l'intérêt et non la sensibilité qui
défend la religion . Elle obtient plus de respect
que d'amour. On lut devant des hommes d'état ,
Très- éloignés de tout fanatisme , les premières
lignes de cette analyse de l'homme , qui commence
ainsi
L'homme, en entrant dans le monde , n'est qu'une
masse organisée et sensible ; il reçoit de tout ce qui
l'environne et de ses besoins cet esprit qui sera peutêtre
celui d'un Locke ou d'un Montesquieu , ce génie
qui maîtrisera les éléments et mesurera les cieux. "
4
FLORÉAL AN IX. 185
Ce début étonna d'abord . On chercha si l'idée
d'un Dieu se mêlait quelque part au plan d'éducation
que promettait l'auteur ; on vit qu'elle en
était totalement bannie. Ceux qui écoutaient
s'écrièrent , à peu près comme Fabricius devant le
philosophe Cynéas : Puissent nos ennemis adopter
de pareilles doctrines !
Revenons , il est temps , à des dogmes plus salutaires.
Partout on fit descendre du ciel des lois
qui doivent gouverner le monde. Quand les antiques
bases de la société sont renversées , qui peut
les reconstruire ? La main toute- puissante qui les
fonda. Quand des passions terribles sont sorties
du coeur de l'homme , qui peut les soumettre au
frein et les apprivoiser ? Celui qui fit l'homme et
les passions. Quand des attentats inouis se multiplient
de toute part ; quand des machines infernales
se dirigent contre un homme chargé des
destinées de la France et du monde ; quand un
monarque expire tout-à-coup , au moment où ses
ennemis ont besoin de sa mort , comment peuton
effrayer les disciples de Machiavel ? En leur
montrant un oeil vengeur toujours ouvert sur les
crimes secrets .
La religion chrétienne , seule , dit encore Montesquieu
, qu'on ne peut trop citer , introduisit
dans les gouvernements un certain droit politique
, et dans la guerre un droit des gens que
la nature humaine ne saurait assez reconnaître.
» La philosophie qui ne voit dans le berceau
de l'homme qu'une masse organisée , ne
voit aussi dans le tombeau qu'une matière qui
se décompose . J'aime mieux le poète Persan *
• Saady.
186 MERCURE DE FRANCE ,
quand il me dit que la tombe est un pont qui communique
du monde visible au monde invisible.
Alors Je n'ai plus besoin d'ordonnances et d'exhortations
pour respecter la cendre des morts ; car
un sentiment religieux rend inutile un long recueil
de lois. Je m'arrête , malgré moi , devant la
tombe qui renferme un germe immortel ; et je répète
, au pied de ce monument mystérieux , le mot
sublime d'un ancien : La mort est le milieu
de la vie.
*
Le philosophe Aristipe , ennemi de Platon
vivait , en même temps que ce dernier , à la cour
du jeune Denis . Il écrivit , dit-on , un livre intitulé
la Morale sensitive , et dont les résultats
étaient absolument pareils à l'Esprit d'Helvétius.
La cour de Denis goûta plus la morale d'Aristipe
que celle de Platon . Qu'arriva -t - il ? La corruption
devint universelle , et la guerre civile succéda au
désordre des moeurs et des esprits. On sait que
Denis fut détrôné et maître d'école à Corinthe ;
il se vit même réprimandé par les magistrats pour
avoir communiqué les idées d'Aristipe à quelques
jeunes gens de la ville ; on ne lui permit de les
enseigner qu'aux courtisanes. Le sévère Dion
voulut rendre à sa patrie la gloire et des vertus .
Il prit d'une main le glaive , et de l'autre le
traité de son maître et de son ami sur l'immortalité
de l'ame . On vante encore ce projet de Dion ,
il triompha , et les moeurs de Syracuse eussent
été régénérées , s'il n'eût péri trop tôt sous le poignard
d'un assassin .
C'est avec les doctrines de Platon , et non avec
celles d'Aristipe qu'on peut renouveler et main-
* Vita mors media est.
FLORÉAL AN IX. 187
tenir les sociétés . Le C. Saint-Lambert le sait
mieux que moi , et ses réflexions , sans doute ,
ont devancé toutes les miennes.
Ah! qu'il était digne d'un vieillard aussi respectable
, du célèbre auteur des Saisons, du plus ancien
ami de Voltaire , d'avouer les fautes et les erreurs
dequelques écrivains de ces derniers temps ! C'était
à lui de faire un traité de paix entre la religion
et la philosophie . Elles seront toutes deux amies
du genre humain , humain , si elles s'entendent et s'unissent.
La religion ne peut plus être fanatique . La philosophie
doit devenir religieuse .
L'auteur dit , dans sa préface , si cet ouvrage
était excellent , il ne serait pas le mien , il
serait celui de mon siécle ; s'il n'est que médiocre
, il est mon ouvrage . L'auteur est trop
modeste . Son talent est fort supérieur à celui des
hommes dont il daigne quelquefois adopter les
idées ; et la philosophie qu'il trouve dans son coeur
vaut mieux que celle dont le dix -huitième siècle
s'est trop vanté .
HISTOIRE des progrès et de la chute de l'empire
du Mysore , sous les règnes d'Hyder-Aly et
de Tippoo- Saïb , etc. Par J. MICHAUD . 2 vol .
in-8. 9 francs. Chez Giguet et compagnie ,
rue de Grenelle - Honoré.
་་
«
་་
DEPUIS trente ans , dit le C. Michaud , l'histoire
de l'Inde se mêle à l'histoire de l'Europe : Les
derniers événements de l'Indostan aux yeux de la
politique , sont liés à ceux dont nous avons été
témoins ; ils tiennent à toutes les idées qui dirigent
la plupart des puissances européennes , et aux calculs
188 MERCURE DE FRANCE ,
"
a
«
qui se font aujourd'hui dans le conseil des princes ,
" comme dans le comptoir des marchands. Ce ne sont
plus les mêmes intérêts qui font mouvoir , de nos
jours , les gouvernements. Il y a 200 ans que l'honneur
était en possession de faire la paix et la guerre ;
les peuples anciens avaient de l'ambition , les mo-
« dernes n'ont que de l'avarice . Un clou de girofle est
. devenu quelque chose dans la balance politique ,
depuis qu'on fait tout avec de l'or , et que les moyens
« d'en obtenir font la sagesse des états . La plupart
des guerres qui se sont faites dans notre siécle ,
« ont eu pour objet les avantages du commerce qui
donne de l'or ; et bientôt peut-être , il suffira de
placer quelques chiffres pour écrire l'histoire des
"
"
.
Co nations. »
L'auteur de l'histoire du Mysore indique ainsi le
bút de son ouvrage , qui est de réveiller l'attention
des Français sur les résultats de la dernière guerre des
Anglais contre Tippoo - Saïb , et sur la nécessité de reconquérir
sur nos rivaux les moyens de prospérité publique
que nous avons perdus , dans les Indes orientales .
Au milieu du siécle qui vient de s'écouler , un grand
homme s'était élevé dans la presqu'île en deçà du >
Gange il porta plusieurs fois les coups les plus
terribles à la puissance britannique dans cette partie
du globe. Hyder-Aly qui s'était créé un empire par sa
valeur , et qui sut gouverner ses conquêtes en homme
d'état, l'ami sincère des Français dont il avait emprunté
la tactique , avait conçu le projet de faire revivre
l'empire Mogol , et de rendre l'Inde indépendante :
formidable à ses ennemis par ses nombreux triomphes,
terrible jusque dans ses revers , il aurait renversé
l'empire singulier que les Anglais ont élevé dans l'Indostan
, s'il eût été toujours secondé par ses alliés ,
et si une mort prématurée ne fût pas venue l'arracher
FLORÉAL AN IX. 189

au théâtre de sa gloire . Son fils Tippoo - Saïb avait hérité
de sa haine contre les Anglais ; mais il n'eut
ni ses talents ni sa fermeté. Enivré de son pouvoir
séduit par son ambition , égaré par les astrologues qui
présidaient à ses conseils , et par une foule d'aventu-.
riers qui osèrent proclamer jusque dans son palais le
stupide projet de républicaniser l'Asie , il se laissa entraîner
à une entreprise imprudente , et succomba dans
une lutte inégale.
"
Le C. Michaud , après avoir fait un tableau rapide
du règne d'Hyder- Aly et de Tippoo - Saïb , après avoir
présenté à ses lecteurs les événements qui ont amené
et suivi la chute de l'empire du Mysore , examine les
avantages que les Anglais ont tirés de leurs dernières
conquêtes , avantages considérés dans l'agrandissement -
de leur territoire et dans l'extension de leur commerce.
Nous ne suivrons pas l'auteur dans ce développement
où il montre à la fois les victoires de nos rivaux , et
l'injustice de leurs procédés politiques ; où il ne cache
ni les causes , ni les progrès , ni les écueils de leur
prospérité. Il jette un coup-d'oeil rapide sur la situation
actuelle de la compagnie anglaise , et sur les
forces que peut encore leur opposer la population
dégénérée de l'Indostan. Au milieu des débris de l'empire
Mogol , il reste encore debout quatre nations puis,
santes , les peuples du Decan , les Seyks , les Marattes et
les sujets du roi de Candahar. Le décan est peu redou
table pour les Anglais , qui ont rendu le soubad leat
vassal et presque leur prisonnier ; mais si les divisions
cessaient d'agiter l'empire des marattes , si surtout une
politique plus habile dirigeait les efforts de ce peuple bel
liqueux , la compagnie anglaise se trouverait aux prises
avec un ennemi formidable. Les Seyks qui se sont établis
dans les provinces de Dely et de Lahor , et le
190 MERCURE DE FRANCE ,
roi de Candahar , qui règne sur la rive gauche de
l'Indus , paraissent avoir juré une haine mortelle aux
établissements anglais dont ils convoitent les dépouilles,
et la riche colonie du Bengale peut devenir quelque
jour le théâtre de leurs dévastations.
L'auteur a pensé que la connaissance des moeurs ,
de la législation et des religions de l'Inde , n'était
pas inutile pour fixer la marche de la politique , et
pour diriger les Européens dans leurs relations com→
merciales avec ces peuples , qui n'ont presque rien de
commun avec les nations d'Europe. Pour compléter
son ouvrage , il le termine par le tableau des usages
et des moeurs de ces nations éloignées . C'est ici que
l'histoire prend l'intérêt et l'agrément d'un voyage ,
qui est d'autant plus curieux , que l'auteur paraît avoir
eu des renseignements neufs , et qu'il se montre aussi
véridique qu'impartial dans le choix de ses matériaux .
Ses deux chapitres sur la religion sont un traité presque
complet de la mythologie des Indous. Dans son chapitre
de la législation , le C. Michaud développe clairement
l'origine du despotisme qui paraît s'être fixé pour
jamais dans les climats d'Orient. « L'empire mogol ,
« dit- il , a disparu ; mais ses institutions se sont con-
« servéés : le gouverneur ne s'est révolté contre
« l'autorité absolue , que pour avoir droit de l'exercer
« lui- même ; et le despotisme , en se concentrant dans
chaque province , n'a perdu aucune des formes qu'il
avait apportées du pays des Afgans . Il n'a pas trouvé
d'obstacles parmi les Indous , qui s'accommodent
aisément de tous les gouvernements , pourvu qu'on
leur laisse leurs usages et leurs moeurs. De tous les
temps , l'habitant de l'Inde fut entraîné par goût
vers l'état de servitude. Enfant du climat , le despotisme
est comme une plante que la nature a destinée
aux terres orientales ; ses rameaux y sont tou-
/ 6
"
"
"
"
"
FLOREAL AN IX. 19r
#f
"
"
jours verts comme les productions du sol , et l'indien
aime à reposer son indolence sous leur ombrage paisible
. Dans l'Indostan , le despotisme est lié aux
- idées religieuses ; un chef se présente toujours à
« l'esprit des Indous comme un envoyé du ciel , et l'au-
« torité arbitraire dicte en quelque sorte ses arrêts du
- sein des mosquées et des pagodes. Si quelqu'un prêchait
parmi ce peuple indolent et superstitieux , la
" doctrine de l'insurrection , on le haïrait comme
l'ennemi de la paix , et il serait chassé comme l'en-
« nemi des dieux . Un Indien fait ce qu'il a vu faire à
« son père , ce qu'on a toujours fait dans sa tribu , et
l'esprit de soumission est en lui un sentiment hérédi
taire. Accoutumé à la vie contemplative , il a perdu
« cette activité qui est l'ame des états libres : il aime
mieux croire que raisonner , et la peine d'obéir luj
" paraît moins dure que celle de résister. Fixé par les
préjugés religieux sur les bords du Gange , il méprise
les autres nations , et il est peu disposé à suivre le ur
• exemple. L'Indien se croit meilleur , plus heureux
« que les autres habitants du globe ; il ne veut pas
changer, ses destinées contre les leurs et peut- être
ne serait-il pas impossible de prouver qu'il a raison. »
Le dernier chapitre de cet ouvrage est un tableau histo
rique des relations établies par le commerce entre l'Inde
et plusieurs peuples de l'Asie , de l'Afrique et de l'Eu →
rope, dans les différents âges . L'auteur fait voir que le
commerce de l'Inde a toujours contribué à l'agrandissement
et à la prospérité des peuples qui ont eu des relations
avec cette riche partie de l'Asie , et que les états
que ces relations avaient rendu florissants , sont retom.
bés dans leur première obscurité , lorsque le commerce
d'Orient a vu passer ses trésors en d'autres mains . « La
fortune , dit le C. Michaud , promena longtemps ses
faveurs sur plusieurs peuples industrieux ; mais elle
"
192 MERCURE DE FRANCE ,
" ne se fiixa nulle part. Le commerce de l'Inde s'est
montré inconstant et fugitifparmi les modernes , comme
parmi les anciens : On l'a justement comparé à un
« météore brillant et passager , qui jette sa vive lu-
" mière sur les peuples dont il parcourt l'horizon , et
"
་་
qui finit par embraser , par consumer tout ce qui a
« brillé un moment de son éclat ...... Le commerce
« d'Asie peut encore subir de nouvelles révolutions
« les routes changeront , et le trident de Neptune pas-
« sera dans d'autres mains . L'Angleterre , dont la puis
« sance est aujourd'hui appuyée sur la terre de l'Inde
« et sur l'empire de toutes les mers , peut avoir un jour
le sort de Venise . Quel est le peuple que la fortune
destine à recueillir son riche héritage ? Il est probable
que ce sera celui qui aura fait le plus de progrès
dans la navigation , qui sera le plus favorable-
« ment placé pour les communications maritimes
*
«
K
celui dont le caractère sera le plus porté vers les
" relations commerciales , et dont le gouvernement
sera le plus attentif à maintenir la sécurité du com-
« merce , à prévenir les troubles intérieurs , à encou →
rager les progrès de l'industrie et des arts , à calmer.
les regrets du passé et les inquiétudes de l'avenir ,
« à rassurer les peuples par sa fermeté , et les états
» par sa modération . C'est à ce peuple qu'il appar-
"
tiendra de fixer la fortune incertaine : les trésors
« de l'Inde furent longtemps au plus heureux ; ils:
" doivent un jour rester au plus sage.
On peut juger , par ces fragments , du style , des
principes et des connaissances variées de l'auteur. Son
ouvrage n'est pas exempt de reproches ; on pourrait
y relever des incorrections assez nombreuses : la rapi
dité avec laquelle il paraît avoir été fait , n'a pas
permis , sans doute , de mettre assez d'ordre dans la
distribution des matières ; mais l'objet d'utilité qu'on
DEPT
DE
FLORÉAL AN IX.
s'est proposé , et le grand intérêt des détails rachèteht
bien ces légers défauts . Dans un moment où l'expe
dition d'Egypte a porté l'attention de la France ser
les grands intérêts de l'inde , cet ouvrage n'est pas
moins recommandable aux yeux des simples citoyens ,
qu'à ceux d'un gouvernement à qui les prodiges du
passé imposent , pour l'avenir , des triomphes plus
doux et des travaux non moins glorieux , E.
VOYAGE dans la Haute- Pensylvanie et dans
l'état de New-Yorck , par un membre adoptif
de la nation Oneida , traduit etpubliéparl'anteur
des lettres d'un Cultivateur américain
( S. J. DE CREVECOEUR) 3 vol . in-8 . de 600 pages,
ornés d'un beau portrait de G. Washington ,
de plusieurs gravures et cartes. A Paris , chez
Maradan , rue Pavée Saint - André-des Arcs ,
n.º 16. An IX 1801 .
( PREMIER EXTRAIT ) .
Nous regrettons beaucoup de n'avoir pu parler encore
de cet ouvrage. Il est digne de plusieurs extraits ;
il fournit à la méditation des hommes d'état , à celle
des amis de la nature primitive et de la société naissante
, à celle surtout des vrais philosophes et moralistes
; car ils y verront combien l'homme peut par le
travail , obtenir de la nature et de lui - même .
L'auteur peut s'appliquer ce vers où le Dante a cru
se peindre :
Pien' di filosofia la lingua e'l petto .
Il n'y a pas une de ses pages où il n'ait imprimé la
marque d'une ame généreuse , forte et bienveillante,
5
4
13
194 MERCURE DE FRANCE
Peut- être un raisonneur , qui veut que tout se résolve
en précision et en résultats , trouverait encore les traces
du défaut qui abondait dans son premier ouvrage intitulé
: Lettres d'un Cultivateur américain ; je veux dire,
trop de descriptions et des émotions trop prolongées.
Le but de la philosophie est d'instruire avec justesse,
et la justesse échappe à mesure que l'émotion s'exagère ;
mais que ne pardonne - t -on pas à une ame passionnée ,
surtout quand elle l'est pour la vertu ? Les Lettres du
Cultivateur américain , en méritant quelques censures ,
eurent beaucoup de lecteurs , et tous ces lecteurs se
sentirent amis de l'écrivain . Ils ne l'aimeront pas moins
dans son voyage en Pensylvanie , et ils y trouveront une
instruction plus abondante et plus réelle.
Une terre nouvelle , créée par l'industrie européenne ,
doit offrir des descriptions d'un genre original ; et c'est
ce que le lecteur cherchera d'abord dans l'analyse . Mais
les objets sont si grands et si divers , les étonnements
si multipliés , que si nous nous livrions uniquement au
plaisir d'extraire , nous ne pourrions , dans le court
espace qui nous est donné , citer qu'une faible partie
de ce qui mérite de l'être ; car il y a la matière de plusieurs
extraits fort brillants pour des journaux trèsdivers.
La physique , l'histoire naturelle , la statistique ,
la morale , peuvent s'enrichir d'un grand nombre de
pages ; nous devons les choisir avec réserve . Un journal
tel que celui - ci , destiné principalement au raisonnement
et au goût , diffère , par son objet , des journaux
consacrés à telle ou à telle autre science . On lui demande
d'observer dans quel esprit les livres sont écrits ,
et d'indiquer celui dans lequel il faut les écrire . Il est
agréable de citer , et important de juger. M. de Crevecoeur
nous fournit l'heureuse occasion de remplir ces
deux devoirs.
L'esprit général de son voyage est de recommander
FLOREAL AN IX.
195
l'estime de la vie laborieuse et économe , exempte des
besoins factices , et de toute dépendance qui n'est pas
celle des lois et de la morale . Ce but est très - désirable
une instruction de ce genre convient en Europe comme
en Amérique .
2
Notre agriculture , comparée à tout ce qu'un Pensylvain
est obligé de faire avant de rien semer , ressemble
pre que aux douces occupations du jardinage. Quand ,
après avoir parcouru le Cultivateur anglais d'Young *
on lit le C. Crevecoeur , on a le tableau entier des prodiges
de l'art de cultiver d'un côté , l'emploi des
moyens que le travail trouve en Europe ; de l'autre ,
l'exemple de ceux qu'il invente dans des contrées où la
nature est riche , mais rebelle , et veut être subjuguée .
Par malheur , la facilité même des travaux dans nos
climats favorise la paresse : de plus , les distractions ,
nous assiégent , et on s'y laisse entraîner. La vie pensylvaine
est entièrement recueillie , et n'admet que des
distractions utiles . On y est dominé par la nécessité
d'échapper à la misère et à l'ennui . Les Pensylvains ,
écartent parfaitement la misère : quant à l'ennui , ils
composent avec lui ; il les poursuit quelquefois sous le
beau nom de mélancolie , et ils sont en général d'un
esprit assez triste . De plus , le besoin du profit leur en
rend l'habitude si nécessaire et si douce , que l'avarice
s'insinue au milieu de toutes ces belles qualités patriarchales
qui distinguent les colons. Un champ n'est plus
seulement pour eux un objet de culture , mais une affaire
de finance ; et , quand cette finance est acquise , on spécule
pour d'autres gains , et c'est une soif que rien n'étanche
; des observateurs modernes et sûrs l'ont publié
*
* Il en paraît quatre nouveaux volumes à la suite des six',
dont nous avons donné l'extrait dans un de nos numéros
précédents. On les trouve chez Maradan , rue Pavée Saiut
André-des- Ares , n.º 16.
196 MERCURE DE FRANCE ,
dans divers écrits sur l'Amérique . On dira qu'ils avaient
besoin de rencontrer surtout la générosité , et qu'on ne
trouve jamais assez de ce qu'on desire beaucoup . Mais
il ne faut point perdre le souvenir de leur remarque ,
même en lisant les récits de M. de Crevecoeur , non
moins vrais et bien plus doux pour les belles ames . Cet
amour passionné du gain vient- il précisément du genre
de vie que nécessitent ces climats ? et ne peut - on pas
croire qu'il y a été apporté par les premiers colons ,
presque tous hommes de sectes , travaillés de pensées
moroses , et surtout profondément imbus de l'esprit
mercantille ? J'avoue que le peuple appelé aujourd'hui
Canadiens , qui était d'origine française et catholique ,
montre un caractère plus heureux . C'est un témoignage
que leur rend un voyageur tout récent . Il est vrai que
le Canada ne présente point ces merveilles d'une industrie
laborieuse , ces travaux d'utilité particulière et
publique , cette rapidité violente de progrès politiques
que nous fait admirer la Pensylvanie. Mais quand on
a lu les deux voyages , et qu'on voit en outre que les
sauvages s'accommodaient bien mieux de nos colons
français , on rêve plus doucement du Canada , et on
est plus excité au travail par l'histoire des Pensylvains .
Méditons-la donc , et regardons quelques- uns des tableaux
qu'a fait notre auteur de la félicité un peu sérieuse ,
si l'on veut , et bien achetée , mais légitime et réelle ,
dont jouit un courageux colon après avoir vaincu la
nature , et fail obéir , comme dit Virgile , un champ qui
n'avait jamais connu de maître , et qui ne nourrissait
que le chevreuil et l'orignal , de ses productions spontanées.
"
Nous étions chez M. Wilson , et nous entendîmes
dans l'appartement voisin un concert de plusieurs
instruments . Quoi ! lui dis-je , de la musique sous
-un toit encore si rustique , et dans un pays qui a si
-
FLORÉAL AN IX. 197
peu d'années de culture ! D'où ces talents sont - ils
venus ? Nous les avons apportés de New- Haven , répondit-
il ; ils nous égayent et nous délassent de nos pénibles
travaux ; nous consacrons une partie de nos
soirées à ce charmant exercice : il épanouit nos coeurs
y entretient l'amitié et l'affection ; c'est une des bases
de notre union. Il y a quelques années qu'un de nos
vaisseaux revenant de Brémen , apporta un saxon bon
musicien , et même bon compositeur ; c'est lui qui
nous a instruits : nos colons ne connaissent pas assez
le besoin , l'utilité , les charmes de la musique . "
« Mais sortons ; j'ai le plus grand désir de vous faire
voir ce que j'appelle nos conquêtes ; car vous savez
qu'il entre toujours un peu de vanité dans ce que nous
faisons. "
--
}
Nous le suivimes . Tout ce que vous voyez
reprit-il , est l'ouvrage de cinq années de courage , de
travail et de persévérance la plus opiniâtre ; car avant
de faire rapporter des récoltes à ce sol , tout fertile
qu'il est , que d'obstacles à surmonter ! que de difficultés
à vaincre ! que de dégoûts à dévorer ! Oai , j'en
suis sûr , si le premier jour de son arrivée , le colon
pouvait en voir le tableau fidelle , il desirerait n'avoir
jamais quitté ses anciens foyers . Mais l'espérance qui
l'a conduit en souriant sur cette terre étrangère , lui
en cache soigneusement l'âpreté , pour ne lui laisser
voir dans le lointain , que des champs fertiles , des
prairies émaillées , des vergers fleuris , l'aisance et
l'indépendance . »
རྞྞ *
■ Voyez - vous , sur la droite , ce grand herbage à
travers lequel coule et serpente ce beau ruisseau ? Eh
bien ! il y a cinq ans , ce n'était qu'un marais fangeux
"et impénétrable. Les digues que les castors y avaient
élevées avec tant d'art , et qui nous ont coúté tant
de peines à arracher , faisaient refluer les eaux jusqu'au
198 MERCURE DE FRANCE ,
"
niveau des terres hautes : aujourd'hui , comme vous
le remarquez , mes bestiaux paissent du trèfle sur le
même terrain où ce premier des animaux ne trouvait
que du bouleau , du saule et de l'aulue . Voici , sur la
gauche , 65 acres de terres labourables , que le fer et
le feu ont enfin soumis à la charrue , dont une partie
est en froment et l'autre en trèfle . Il ne reste plus que
des souches , leur destruction est l'ouvrage du temps. , "
Pourquoi , lui demandai - je , avez - vous laissé subsister
plusieurs de ces arbres dans le milieu de vos
champs ? Leurs ombres ne sont- elles pas préjudiciables
au blé que vous y avez semé ? Je le sais ; mais , je
l'avoue , leur grandeur , leur beauté ont paralysé mes
mains au moment d'y mettre la hache ; je les admire
trop pour oser les renverser. - Il faut en convenir ,
lui dis -je , ces têtes , gigantesques et superbes ont une
majesté imposante qui , involontairement , inspire le
respect par la suite , elles contribueront beaucoup à
l'embellissement du pays . "
:
-
----
" Plus loin était un tulipier d'une hauteur prodigieuse
, dont la forme pyramidale semblait avoir été
disposée par une volonté particuliere qui la lui avait
fait conserver. En traçant , à 100 pas de la maison , le
premier sentier destiné un jour à devenir la grande
route du canton , on avait laissé subsister , pour en
faire une avenue , tout ce que la nature y avait planté
de grand et de beau . »
"
Après avoir parcouru presque toute l'étendue de
la plantation , notre hôte nous conduisit à un vallon
couvert d'érables , à sucre qu'il venait d'enclorre . —J'en
tire annuellement 470 livres sans les fatiguer. Quel
beau présent la nature a fait à ce continent ! …….. Sur
le coteau voisin , j'ai planté un triple verger ; le premier
de pommiers , le second de cerisiers , et le troisième
de pêchers. L'un nous donnera du cidre , le
"
FLORÉAL AN IX.
-
199
second du vin que ma femme sait faire en perfection ,
le dernier de l'eau- de - vie. De - là il nous conduisit à la
chute de l'une de ses petites rivières . — Voici , ditil
, un autre bienfait de la nature ; et jamais , sous ce
rapport ainsi que sous plusieurs autres , elle n'a été
plus libérale dans aucun pays . J'espère , avant dix- huit
mois , voir ce volume d'eau , qui , depuis des siécles ,
tombe inutilement , faire mouvoir des usines que je vais
faire construire . "
Nous avons voulu présenter ce morceau entier au
lecteur , persuadés qu'il lui 'en sera plus agréable. Il y
en a plusieurs de pareils , il y en a même de plus forts .
Mais nous avons préféré celui - ci qui offre une peinture
riante. Il y règne une sorte de poésie donce . Ce
concert fait l'effet d'un prélude , cette promenade sert
de cadre pour placer de sages discours : c'est la promenade
de Mentor dans les murs de Salente . Ces descriptions
des premiers succès d'un long travail , plaisent
à l'esprit , comme plaît aux yeux la couleur des paysages.
du matin .
On verra dans d'autres endroits de l'auteur , par quels
efforts incroyables sont obtenus ces succés . Il ne fait
ici que les rappeler ailleurs , il les dépeint avec énergie .
Il montre combien la force de l'homme est grande
entre les forces de la nature , et comme il peut les
dominer presque toutes par le travail et la constance .
Le Pensylvain , isolé d'abord , puis se multipliant et
accroissant sa population * jusqu'au quintuple, a changé ,
dans quelques années , son pays qui va changer encore .
Partout où l'agriculture s'établit , elle ne tarde pas à
commander. Les colons ont commencé par demander
à cette nature exubérante et volontaire des autres
1
* La population a quintuplé en 50 ans , et elle s'accroît ,
suivant les calculs du célèbre Washington, de trois et demi
pour cent par aúnée .
200 MERCURE DE FRANCE ,
و
productions que celles où elle se plaisait à abonder .
Ils l'ont débarrassée de ce superflu d'eaux vagabondes
et de ce luxe de forêts , qui ne tournait pour eux qu'en
affliction et en pauvreté. On voit de grasses prairies ,
des vergers , des moissons , des troupeaux , des habitations
d'abord rustiques , et ensuite spacieuses et élégantes
, des édifices , des cités , des canaux de commerce
, des manufactures , et des ports sur des terrains
que l'eau noyait , ou à qui des ombrages impénétrables
interceptaient le soleil . Les arbres ont éprouvé une
véritable proscription ; on les a incendiés en masse
on a scié leurs troncs , extirpé ou brûlé leurs racines.
Certains colons sont affligés même de la vue riante
d'une belle tige qui étend au loin son feuillage . C'est
un rival des moissons ; on veut la voir abattue et employée
en planches ou en charpente. On raconte , dans
ce voyage , que l'un d'entre eux ayant débarqué sur
une plage absolument découverte , s'écria : Oh ! le beau
pays ; il n'y a pas un arbre ! Voilà comme l'homme se
crée des habitudes , des goûts et des horreurs . Celle - là ,
heureusement ( nous l'avons vu plus haut ) , n'est pas
générale , mais elle a été assez répandue pour qu'on
en puisse appréhender les effets . La diminution déja
remarquable des eaux , et l'abandon forcé de plusieurs
moulins ou machines qu'elles faisaient mouvoir , donne
à craindre qu'elles ne finissent par manquer à plusieurs
besoins. Ceux qui écriront alors , croiront peut - être
égaler l'éloquence de Pline , en disant que la nature
se venge. Ces lieux communs ne manqueront jamais
aux rhéteurs ; mais heureusement les ressources ne manqueront
jamais au travail qui saura les chercher.
*
. Voilà un des résultats généraux que fournit la lecture
de M. Crevecoeur. Il en présente d'autres encore non
moins intéressants : ce sont ceux sur la société. Il l'a
vraiment observée dans son origine et dans ses progrès,
FLORÉAL AN IX. 201
et dans les villes et dans ces petites hordes qu'on peut
également appeler innocentes et cruelles ,
chez ces
sauvages tour- à-tour si tranquilles et si furieux , si
indolents et si infatigables : il peint tour-à-tour l'homme
solitaire , luttant par son travail contre les obstacles
de la nature , et les hommes réunis , multipliant les
communications du commerce et les jouissances sociales
. L'analyse de ses réflexions et l'abondance des
faits qui les appuient , nécessitent un second extrait
où nous aurons encore le plaisir de le louer , et ce
qui est plus agréable pour lui , de le citer.
Nous terminerons celui-ci , en disant un mot de la
forme qu'il a jugé à propos de donner à son voyage :
cette forme n'est pas ordinaire ; nous ne la blâmerons
pas , puisqu'elle l'a soustrait à la nécessité de répéter
ce qui a déja été dit par les autres ou par lui - même.
I suppose qu'un vaisseau américain ayant échoué à
l'embouchure de l'Elbe , les flots rejetèrent quelques
effets sur le rivage et entre autres une caisse , renfermant
avec des gazettes et des pamflets , quelques
manuscrits. Ces manuscrits , comme on peut croire ,
c'étaient les chapitres du Voyage dans la Haute-Pensylvanie.
Plusieurs étaient mouillés , avariés , illisibles ;
ce sont ceux que l'éditeur ne donne pas. On se doute
qui est l'éditeur. Il commence par où il veut , il s'interrompt
quand il lui plaît , il laisse des lacunes volon
taires et de temps et de lieux . Ce petit artifice ne déplaît
point , parce que l'auteur s'affranchit du risque
d'ennuyer. De plus , il abrège à son gré chaque chapitre
, on l'alonge par des notes . Il en a mis un grand
nombre , et de parfaitement instructives ; mais il a mêlé
à ses prétendues trouvailles une fiction dont peut - être
les flots auraient pu s'emparer sans injustice . C'est
l'histoire d'un Jean de Braganza , fort bonne peut être en
elle -même , mais qui fait une disparate dans un livre
202 MERCURE DE FRANCE ,
de voyage ; car ce livre doit être un recueil de faits ,
et l'histoire dont nous parlons est une invention et un
roman . C'est une variété de plus , mais dont il n'a pas
besoin ; car il est très -heureux à imaginer des cadres
pour les diverses matières. Tantôt il est chez les sauvages
, et les fait discourir d'une manière piquante ;
tantôt on le voit parmi de sages européens , bien mûris
en Amérique ; tantôt il visite des champs et des
usines , tantôt il contemple l'immense nature , et s'épouvante
avec délices devant les abîmes où se précipite
le Niagara ; ou bien il jouit d'un petit concert domestique
comme chez M. Wilson , ou dans une promenade
sur l'eau , il observe l'effet d'une musique lointaine
, un bruit pénétrant et suave comme l'harmonica ,
des accords répétés par les échos , le long du rivage , en
sons adoucis et tremblants. Ailleurs il rencontre un
vieillard plein de vertus et d'années , abîmé dans la douleur
d'avoir perdu son antique compagne ; ailleurs un
de ces funestes raisonneurs qui , par amour pour la
liberté , tueraient la liberté elle -même , etc. Arrêtonsnous
et le lecteur ouvre le livre avec confiance. que ›
B. V.
2
1
SPECTACLES.
THEATRE DES ART S.
ASTIANAX , tragédie lyrique , en 3 actes ,
paroles de feu DEJAUR , musique de
KREUTZER .
LE succès éclatant de cet ouvrage , à la première représentation
, n'a pas désarmé la sévérité de la critique
. Il était difficile , en effet , qu'elle méconnût les
vices du plan et les fautes de détail dont le poème est
rempli ; mais il a des beautés de situation que le public
a vivement senties , et la musique a réuni les suffrages
les plus distingués.
FLORÉAL AN IX. 203
Les traditions poétiques offrent à la tragédie peu de
sujets plus intéressants , que le sort d'Astianax , du fils
d'Hector et d'Andromaque , après la ruine de Troie.
Soit que la fureur impie des Grecs demande le sang de
ce prince -enfant sur la cendre de son palais et sur le
tombeau de ses pères , comme dans les pièces d'Euripide
et de Sénéque ; soit que leur politique barbare le poursuive
dans l'Epire , jusque dans les bras de Pyrrhus
comme dans la tragédie de Racine , le rôle de sa mère
excite toujours les plus touchantes émotions . Aussi
l'opéra nouveau que nous annonçons a - t - il été soutenu
puissamment par le charme inaltérable de ce rôle , qui
parle avec tant d'intérêt à la mémoire et au sentiment .
Mais il s'en faut de beaucoup que l'auteur , aidé par
les plus grands modèles , se soit approché du plus faible
d'entre eux : il a même si peu connu les ressources naturelles
de son sujet , que son premier acte est presque
étranger au fils d'Hector. A peine y parle- t - on des dangers
de cet enfant auguste , qui remplissent les cinq
actes du premier chef- d'oeuvre de Racine . Ici , leschoeurs
douloureux des captives troyennes , leurs adieux à une
patrie qui n'est plus , la séparation cruelle d'Andromaque
et de Cassandre , et les vaines prédictions de
l'esclave d'Agamemnon , composent tout le premier
acte. C'est , assurément , le moins dramatique ; et c'est
pourtant celui dans lequel l'art du musicien a produit
les plus beaux effets ; singularité remarquable , d'après
laquelle un censeur toujours sévère , en condamnant le
sujet d'Astianax pour la scène lyrique , à élevé cette
question délicate : Jusqu'à quel point l'Opéra doit - il
admettre la tragédie ?
Nous reviendrons un jour sur cette question , et peut-
'être qu'en déterminant la limite où , sur le théâtre des
Arts , ces deux genres si différents peuvent se réunir
sans se confondre ; en prouvant le ridicule de l'admiration
fanatique et des systèmes exclusifs , nous étoufferons
une vieille querelle qu'on s'efforce de ranimer , et
nous persuaderons aux partisans rivaux de deux hommes
célèbres , qu'il est temps de ne plus chercher les jouis -
sances de la haine dans la demeure des plaisirs . En
attendant , nous observerons que la musique d'Astianax,
quoique appartenant à l'école de Gluck, a quelquefois
204 MERCURE DE FRANCE ,
étonné les admirateurs de Piccini par des morceaux pleins
de grace , de naturel et de facilité.
Les deux derniers actes de cet opéra , les seuls dans
lesquels le sujet soit véritablement traité , présentent ,
avec des situations attachantes , un spectacle souvent
magnifique. C'est ici qu'il faut en croire ses yeux et ne
point écouter les murmures de sa raison . L'incendie du
camp , que les captives troyennes allument aux yeux de
leurs vainqueurs , est d'un effet admirable , mais à peu
près aussi conforme aux traditions , que le dénouement
d'Hécube : le départ de la flotte est plus naturel et n'est
pas moins imposant ; au reste , dans la liste de nos auteurs
d'opéra , et surtout dans l'histoire de leurs succès
depuis vingt ans , la première place appartient presque
toujours au machiniste et au décorateur ; un petit
nombre de musiciens , un seul poète , ont , je crois , le
droit de la leur disputer ; et ce poète n'est pas l'auteur
d'Astianax.
Nous ne relèverons pas les inconvenances multipliées
de cet ouvrage , où le héros de l'Odyssée est représenté
comme le capitaine d'une compagnie d'alguazils , les
défauts du style , les locutions prosaïques et souvent
triviales , et les hémistiches volés au plus grand de nos
poètes tragiques. Pour un critique économe du temps ,
il vaudrait mieux compter les beaux vers qui appartiennent
à l'auteur ; ceux qu'Andromaque prononce , en
montrant son fils à son feroce persécuteur :
Ulysse ! voilà donc l'effroi de vos héros !
Voilà donc la terreur de vos mille vaisseaux !
Un faible enfant qui se connaît à peine !
ont été couverts par des applaudissements unanimes .
Le premier vers est beau , de situation et de simplicité
. Le second n'ajoute rien , et , par cela seul , affaiblit
l'idée et l'effet .
Cette rapide analyse indique assez notre opinion sur
le service signalé que la musique a rendu au poete . Nous
aimons à répéter qu'elle donne l'idée la plus avantageuse
des talents du C. Kreutzer , et qu'elle promet au
théâtre des Arts un compositeur célèbre , dans celui
qu'on admirait déja comme un artiste du premier rang.
E.
FLORÉAL AN IX. 205
THEATRE DE L'OPÉRA-COMIQUE , RUE FAVART.
DÉBUT de M.me SCIO.
1
M.me Scio , en passant du théâtre de la rue Feydeau à
celui des Italiens , a fixé la destinée de tous les deux .
L'un est fermé ; l'autre attire la foule et retentit d'applaudissements.
Exposer ce fait , c'est rendre compte
des débuts de M.me Scio ; elle a été reçue avec d'autant
plus d'empressement , que le public a cru voir,
dans son entrée aux Italiens , le présage d'une réunion
complete , qui porterait l'Opéra- comique national au
plus haut degré de perfection .
Madame Scio a débuté dans Pierre- le -Grand et dans
Zoraïme et Zulnar. Ces deux ouvrages appartiennent au
répertoire des tragédies ; ou , si l'on veut , des drames
de l'Opéra- Bouffon. Il ne s'agit pas de discuter si ce
genre est en contradiction perpétuelle avec la nature ,
la vraisemblance et la raison ; et si le mélange grotesque
de l'héroïsme et des puérilités , de l'enflure et
du janotisme , ne dégrade pas ce théâtre aimable ,
dont Favart , Voisenon , Marmontel , d'Héle et quelques
autres avaient fait l'asile des graces , de l'esprit et de
la gaîté. Depuis que Sedaine et ceux de son école ont
formé le parterre , un coup de théâtre à chaque acte ,
une situation à chaque scène , une sentence ( riviale à
chaque ligne , condamnent la critique au silence , et
font un Opéra Comique , point du tout comique , mais
incontestablement parfait . Seulement , et pour prouver
la liberté des opinions , on permet à quelques vieux
amateurs , d'un goût très -bizarre , de préférer , sans
conséquence , la Belle Arsenne , le Jugement de Midas ,
la Chercheuse d'esprit et l'Ami de la Maison.
Me voilà bien loin des pièces dont j'avais à parler.
J'y reviens , ou plutôt je reviens à madame Scio . Le
lecteur n'y perdra rien . Tout ce qu'on peut mettre de
justesse , de naturel et de vérité dans des romans , où
les personnages ne font presque jamais ce qu'ils doivent
faire , et disent presque toujours le contraire de ce
qu'ils doivent dire ; expression , decence , finesse et dignité
; voix brillante et pure , chant facile et mélodieux
, voilà les charmes qu'elle prête à tous les rôles
206 MERCURE DE FRANCE ,
qu'on lui confie. Il n'est pas étonnant qu'elle décide
ou qu'elle augmente beaucoup leur succès.
Cette actrice est une acquisition bien précieuse pour
le théâtre Italien . Elle y remplace madame Armand ,
qui manquant d'un certain usage de la scène , et ne
pouvant développer ici la riche étendue de ses moyens ,
se trouve plus favorablement placée sur le théâtre des
Arts. Si celui des Italiens réunissait encore aux talens
distingués qu'il possède , ceux de Juliet , acteur d'un
excellent comique et d'une gaîté vraiment contagieuse ;
s'il recueillait les hommes utiles du théâtre de Feydeau ,
qui , seuls , ne peuvent en relever les ruines , Paris verrait
enfin renaître les beaux jours de l'Opéra - Comique .
Tout le monde y gagnerait , et surtout ces entrepreneurs
imprudents , qui cherchant partout des objets
de spéculation , incapables de consulter le génie des
arts , et d'en inspirer le goût , multiplient imprudemment
les théâtres , précipitent leur décadence par une
administration versatile et cupide , et finissent presque
toujours par associer la ruine de leur fortune et de
leur crédit à celle des artistes qu'ils ont séduits , et de
l'art qu'ils ont dégradé .
E.
ANNONCE S.
ATALA ; 2. édition ; la 3. est sous presse. Chez Migneret
, rue Jacob , n.º 118 , et à l'ancienne librairie
de Dupont , rue de la Loi .
EUVRES de P. Corneille , avec le commentaire de
Voltaire , sur les pieces de théâtre , et des observations
critiques sur ce commentaire , par le citoyen
PALISSOT.
"
On a dit , depuis longtemps que les commentaires
de Voltaire sur le théâtre de Corneille quoique
remplis d'observations fines et judicieuses , fourniraient
eux - mêmes la matiere d'un commentaire trespiquant
le citoyen Palissot va le prouver. Si nous
en jugeons par les fragments de son ouvrage , qu'il a
bien voulu nous communiquer , son dessein est de
rendre un hommage également solennel à l'homme
célèbre qui crea parmi nous l'art dramatique , et à
FLOREAL AN IX. 207
-
celui qui , même après Racine , lui fit faire de nouveaux
progrès . Cette édition magnifique est dédiée
au premier consul de la république . C'est une manière
ingénieuse de rapprocher deux noms immortels , d'associer
le génie au génie , et la gloire à la gloire.
Le prix de cet ouvrage , pap. gr. raisin ordinaire , sera
de 5 fr . par vol. , celui du papier fin , de 8 fr.; et celui
du papier velin , de 15 fr .
Il n'y aura que 150 exemplaires seulement tirés sur
ce dernier papier , et environ le double en papier fin .
En conséquence , les personnes qui voudront s'assurer
un ou plusieurs exemplaires , particulièrement de l'un
de ces deux papiers, sont invitees à souscrire une simple
obligation de retirer en payant successivement les trois
livraisons de cet ouvrage , à mesure qu'elles seront publiees
. Elles seront chacune de 4 vol.
La totalité de l'édition , devant former 12 vol . , sera
achevée dans les premiers mois de l'an dix ; et les noms
des souscripteurs seront imprimés exactement à la fin
de l'ouvrage.
Nota. Les volumes seront fournis brochés en carton
avec étiquettes.
----
On souscrit à Paris , chez P. Didot l'aîné , imprimeur
du sénat , galerie du Louvre , n.º 3 , le citoyen
Tricard , notaire , rue du Bouloy ; le citoyen Palissot ,
éditeur , et l'un des conservateurs de la bibliothéque
publique des Quatre- Nations.
POLITIQUE de tous les cabinets de l'Europe , pendant
les règnes de Louis XV et de Louis XVI ; contenant
des pièces authentiques sur la correspondance
secrète du comte de Broglie. Un ouvrage sur la
situation de toutes les puissances de l'Europe , dirigé
par lui et exécuté par M. Favier ; - Les Doutes sur
le traité de 1756 , par le même ; - plusieurs Mémoires
du comte de Vergennes , de M. Turgot , etc.
Manuscrits trouvés dans le cabinet de Louis XVI.
Seconde édition , considérablement augmentée de
notes et commentaires et d'un mémoire sur le
Pacte de famille , par L. P. Ségur l'aîné
"
ex - ambassadeur.
3 vol . in - 8. ° de 1250 pages , imprimés
sur caractères neufs ; prix , 12 fr. brochés , et 15 fr.
par la poste franc de port. A Paris , chez F. Buisson
, imprimeur-libraire , rue Hautefeuille , n . 20 .
208 MERCURE DE FRANCE ,
METHODE de préparer et conserver les animaux de
toutes les classes , pour les cabinets d'histoire naturelle
;; par P. F. Nicolas , membre non résident de
P'Institut national , ancien professeur de chimie et
d'histoire naturelle. 1 vol. in - 8. ° sur caractères neufs ,
avec 10 planches gravées en taille-douce . 3 fr. 60 c.
et 4 fr. 20 c. franc de port par la poste. A Paris ,
chez F. Buisson , imprimeur - libraire , rue Hautefeuille
, n.º 20.
CONTES en prose et en vers , suivis de pièces fugitives
et du poème d'Erminie ; par E. F. Lantier , auteur
des Voyages d'Antenor. 3 vol. in - 18 , imprimés sur
caractères neufs ; édition soignée , avec trois jolies
gravures . Prix , 4 fr. broch. , et 5 fr . par la poste franc
de port . A Paris , chez F. Buisson , imprim. - libr . ,
rue Hautefeuille , n.º 20.
PORTRAIT de Bonaparte , premier consul ( faisant
pendant à celui de Washington ) ; dessiné par
Isabey et gravé par Alexandre Tardieu . Prix , 3 fr.
les deux. Se vend , à Paris , chez Tardieu , rue de
l'Université , n.º 296 , et chez Jauffret , marchand
d'estampes , palais Egalité , n.º 61 .
TABLEAU historique et politique de l'Europe , depuis
1786 jusqu'en 1796 , ου l'an 4; où se trouvent l'Histoire
des principaux événements du règne de F. Guillaume
II , roi de Prusse , et un précis des Révolutions
de Brabant , de Hollande , de Pologne et de
France ; par L. P. Ségur l'aîné , ex- ambassadeur ,
membre du corps législatif. Seconde édition , revue
et corrigée , avec cette épigraphe :
Quid verum , atque decens curo et rogo ,
Et omnis in hoc sum . HORAT .... Epist .....
3 vol. in-8. de 1200 pages , imprimés sur carré fin
et caractères de cicero neuf ; avec le portrait de
F. Guillaume II, gravé par A. Tardieu . Prix , 12 fr.
brochés , et 15 fr. par la poste , franc de port.
HISTOIRE du directoire exécutif de la république
française , depuis son installation jusqu'au 18 brumaire
inclusivement ; suivie de pièces justificatives.
2 vol . in- 8.º de 980 pages , imprimés sur carré fin
et caractères de cicero neuf. Prix , 9 fr . broché , et
12 fr. par la poste , franc de port. Ces deux derniers
ouvrages se trouvent , à Paris , chez F. Buisson , imprimeur
libraire , rue Hautefeuille , n.º 20 .
FLOREAL AN IX.. 209
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
Aux Rédacteurs du Mercure.
En lisant , dans le Mercure , les articles de statistique
sur l'empire de Russie , j'ai recherché les notions
qu'un voyage entrepris , il y a peu d'années , dans ce
vaste pays , m'avait mis à portée de recueillir.
J'ai pensé que vous pourriez trouver quelque intérêt
dans quelques lettres qui serviront comme de supplément
à vos premiers articles sur l'étendue , la population
, les forces de terre et de mer de cet empire.
LA Russie ne tenait autrefois qu'un rang secondaire
parmi les nations du Nord ; le Danemarck , la Suède
la Pologne , l'avaient toujours surpassée en puissance
comme elles l'avaient précédée en civilisation . Les états
meridionaux de l'Europe ignoraient en quelque sorte
son existence ; et comme il n'y avait entre elle et eux
aucun rapport , ils étaient loin de s'en former une
juste idée. Ce fut un bien grand et bien nouveau spectacle
que de voir s'élever tout -à-coup au milieu d'une
societé policée , un peuple à demi-sauvage qui , des
glaces de la Laponie , s'étend jusqu'aux mers qui baignent
la Chine , et qui , voisin de la Perse et de la
Turquie , couvie une grande portion de l'Europe et
tout le nord de l'Asie . Si l'empire russe n'existait pas ,
Pimagination placerait- elle seulement au fond du golfe
de Finlande , dans les marais de la Neva , le roi du
Samojede et du Cosaque , du Lapon et de l'habitant
de la Tauride ? On dut , au moment où l'étendue de
la Russie fut connue , et où l'on jugea sans doute de
ses forces par son étendue , craindre que le Nord qui
éprouvait une révolution , ne vint à s'ébranler toutà-
coup , et à envahir de nouveau le Midi . Mais le

4. 14
210 MERCURE DE FRANCE ,
Nord n'était plus assez peuplé pour que ses habitants
eussent besoin de conquérir de nouvelles terres ; et , au
lieu de porter partout le ravage et la destruction , de
renverser les monuments et les royaumes , on les vit
appeler dans son sein toutes les lumières , honorer
tous les arts , et venir chercher des modèles de toute
espèce dans les pays dès longtemps civilisés.
Ce n'est que depuis cette époque , c'est- à -dire du
commencement du siècle qui vient de finir que la
Russie tient dans l'Europe politique un rang proportionné
à la place qu'elle occupe dans le monde physique.
Avant Pierre I. , cet empire gémissait sous
l'ignorance et la barbarie. Il fallut le génie de ce
prince pour surmonter le caractère de sa nation ; encore
ne finit-il pas son ouvrage et , malgré tous les soins
ils n'ont que ses successeurs se sont donnés , effacer
toutes les traces de l'ancienne barbarie.
Moeurs .
pu
Le servage existe toujours en Russie. Le serf ne peut
pas s'éloigner de la portion de terre qui lui est confiée ;
ses enfants y sont enchaînés comme lui ; il est obligé
de fournir à son seigneur une certaine quantité de
grains ou d'autres productions , et même une somme
quelconque d'argent . Docile , il doit obéir respectueusement
aux caprices de son maître , se soumettre gratuitement
aux travaux qu'il lui impose , et acquitter tous
les impôts .
***
Quelquefois les maîtres donnent ou rendent la liberté
aux paysans , qui , ainsi affranchis , prennent le nom
de bourgeois. Des-lors ils ne payent point de capitation
, mais ils sont obligés de fournir aux recrues.
Cet empire que le noble a sur son serf , est avec
plus de raison exercé par les pères sur les enfants .
L'âge , le rang , ni les dignités , ne peuvent soustraire
un fils à l'autorité paternelle. Si la faveur du prince
élève aux premieres places un homme du peuple , et
que son pere se croie offensé , il a le droit de l'arrêter
et de lui infliger le châtiment qui lui plaît , sans
en répondre à qui que ce soit.
FLORÉAL AN IX. 211
Le pouvoir d'un mari sur son épouse est aussi illimité..
On a dit que les femmes russes aimaient à être battues ;
sans savoir jusqu'à quel point elles ont ce goût bizarre ,
on peut assurer qu'elles sont rangées par leurs maris
dans la classe dune simple propriété. L'usage était
même autrefois qu'un père remît à son gendre , le jour
du mariage , un fouet , symbole de l'autorité qu'il lui
déléguait . Cet usage se pratique , dit-on , encore dans
certaines contrées , et parmi le bas peuple. Une femme
n'étant qu'une propriété , elle doit , comme tous les
autres biens , être aliénable : le divorce est permis par
la religion grecque , mais on en voit peu d'exemples
en Russie. Dans les classes élevées et dans la bonne
compagnie , où , sous un voile de décence , les moeurs
sont plus corrompues que chez le peuple , il est de
fréquentes séparations , et les époux y vivent généralement
, comme dans d'autres pays , chacun de lear
côté.
Le mariage est très-honoré , et recommandé comme
un état saint ; la polygamie est punie de mort.
Aucun peuple ne dissimule ses sentiments aussi bien
que
le russe.
Population.
Quoique l'empire russe soit aujourd'hui presque aussi
étendu que tout le reste de l'Europe , il ne renferme
qu'une population d'environ trente millions d'ames
que l'on peut diviser en quatre classes , savoir :
1. Les nobles et les gens vivant noblement.
2. Les jurisconsultes et le clergé.
3. Les marchands et les bourgeois.
14. Les paysans , les ouvriers , les soldats et les
marins .
On peut subdiviser les nobles en deux classes . La
premiere comprend les anciennes familles de l'empire
et celles qui ont été anoblies par le grand duc Waldimir
1. dans le 11. siécle . Les nobles étrangers
tiennent le second rang , quoiqu'ils prétendent presque
tous descendre de quelque maison royale .
La noblesse se voue généralement au métier des
212 MERCURE DE FRANCE ,
armes , excepté cependant les seigneurs polonais qui
vivent presque tous dans leurs terres.
?
Moscow , ancienne capitale de l'empire , renferme
250 ou 300 mille habitants. Pétersbourg , sa rivale
en contient plus de 150 mille , et tout tend à son
augmentation. Il y a , dans Pétersbourg , quatre
théâtres ; un russe, un français , un allemand et un italien .
A Moscow les moeurs sont différentes ; le luxe asiatique
y domine , et les manières européennes sont seules en
usage à Pétersbourg..
C
Outre ces deux capitales , on trouve en Russie ,
surtout dans la partie d'Europe , un grand nombre
de villes considérables . Les principales sont : Riga
Revel , Vibourg , Archangel , Pleskow , Nowogorod
, etc.; Casan et Astracan , qui est un abrégé de
l'Asie , où tous les peuples de cette contrée abondent
et vivent selon leurs moeurs , leur religion et leurs
usages.
Religion.
Les trois quarts , à peu près , des Russes suivent la
religion grecque , l'autre quart est composé de luthériens
, de catholiques et de quelques idolâtres.
L'église russe était autrefois soumise au patriarche
de Constantinople. Ce fut en 1589 ; que le czar Théodore
, sur l'esprit duquel le primat nommé Job avait
beaucoup d'ascendant , consentit à ériger la primatie
en patriarchat. Le patriarche de Russie eut le cinquième
rang dans l'église grecque , et occupa , après
le czar , la première place au sénat. Pierre I. , qui
s'aperçut que l'autorité du patriarche balançait la
sienne et pourrait lui devenir nuisible , abolit cette
dignité , se déclara chef de l'église , et établit un tribunal
appelé le Saint -Synode , qui est présidé par un
archevêque.
*
རཱ མ *
On compte trente archevêques ou évêques dans
l'empire Russe ; mais la dignité archiepiscopale n'y
est point attachée , comme ailleurs , à certaines villes :
empereur l'accorde à son choix à un pays ou à l'autre .
Il existe en Russie environ sept ou huit mille moines
}
FLOREAL AN IX. 213
distribués en 479 couvents , et cinq ou six mille religieuses
qui forment 74 couvents .
Il n'est pas permis aux personnes employées dans le
gouvernement , non plus qu'aux soldats et aux paysans ,
de se faire moines.
Un homme ne peut prononcer de voeux , lors même
qu'un divorce le sépare de sa femme , à moins que
celle ci n'entre de bon gré dans un cloître , et qu'ils
n'ayent point d'enfants.
}
Les religieuses ne sortent jamais , mais elles ne font
Jeurs voeux qu'à cinquante ans , et alors on leur rase
la tête. Jusqu'à cette époque , elles peuvent renoncer à
la vie monastique et se marier ; on les y engage même
toujours..
Le célibat n'est point permis aux prêtres séculiers .
Ils sont obligés de se marier ; mais il leur est défendu
d'épouser une veuve . Si sa femme meurt , le prêtre
ne peut plus , sans permission , se remarier ou continuer
ses fonctions ecclésiastiques ; il doit entrer dans
un couvent et devenir prêtre régulier.
A
Les revenus du clergé ne sont pas considérables.
Suivant un état dressé , en 1746 , par ordre du gouvernement
, les archevêques , évêques et couvents ont
sous eux près d'un million de paysans dont ils perçoivent
le revenu .
Sciences et éducation .
Le clergé est généralement ignorant , en Russie ;
et , à part quelques individus distingués par leur savoir,
comme le savant Eugénius , il ressemble assez aux anciens
chantres , et ravale l'habit ecclésiastique , jusqu'à
le traîner dans les cabarets.
Les sciences doivent nécessairement être encore au
er
berceau dans un pays qui naît à la civilisation .
Pierre I. fonda , en 1724 , l'académie des sciences ,
et lui assigna , pour traitement , une somme de 25,000
roubles . Cette académie est divisée en deux classes ;
l'académie , proprement dite , et l'université. L'uni-
C
* Le rouble vaut environ 4 liv. 10 sols de notre monnaie.
214 MERCURE DE FRANCE ,
versité a des professeurs particuliers qui ne sont point
soumis à vivre dans telle ou telle religion , mais à
qui l'on défend de rien enseigner de contraire aux
dogmes de la religion grecque. Ils enseignent le grec ,
le latin , la poésie , l'arithmétique , le dessin , l'histoire
et lá philosophie.
On trouve , dans le même local , une bibliothéque ,
un observatoire , des cabinets d'histoire naturelle et
de physique , une imprimerie , et une collection de
médailles et d'antiquités.
Ily a encore , à Pétersbourg , le collége des cadets',
qui a 60,000 roubles de revenu et qui renferme
240 jeunes russes et 120 allemands , tous nobles. {
Il y a aussi une université à Moscow et à Kiow.
Le peuple était très -ignorant , mais en général les
enfants apprennent aujourd'hui à lire , à écrire et à
compter.
1
Les éducations particulières sont presque toutes entre
les mains d'aventuriers français , allemands òu italiens
qui s'introduisent chez les seigneurs russes ; ce qui
est quelquefois pour eux l'origine d'une grande fortune.
'II 2
Le célèbre Ferguson , que Pierre I. ramena d'Angleterre
, futle premier qui fit connaître l'arithmétique ,
en Russie , et qui l'introduisit dans le collége des
finances. Avant lui , on se servait , pour compter , de
petites boules traversées par des fils d'archal . Cette
manière de calculer a dû être celle de toute l'Asie
elle est aujourd'hui celle des Chinois et des Tartates ,
et est encore usitée parmi le peuple russe.
;
La Russie est le seul pays qui ait conservé le calendrier
Julien. Dans toutes les affaires ecclésiastiques ,
on suit le comput grec , et l'on cite de cette manière
toutes les ukâsès des siécles antérieurs.
***12
Gouvernement.
1 .
E
La constitution russe à revêtu le prince , de la
* Le grand amiral Ribas , chassé de Naples , a débuté à
Pétersbourg par être ocshitel. C'est ainsi qu'on appelle les
précepteurs
ནོར ད་ འརོན ཊྛོ,,, 。
**
FLOREAL AN IX, 215
même autorité sur la nation , que le père a sur ses
enfants . Toute la puissance réside dans la personne
du czar. Il élève , il abaisse , à son gré , ses sujets.
Un seul de ses regards fait sortir de la multitude let
citoyen le plus obscur ; les dignités , la faveur , les richesses
sont prodiguées à cet heureux favori. La même
volonté peut le faire redescendre dans l'état d'où on
l'a tiré.
Le sénat tient le premier rang après le monarque.
Composé d'environ 60 membres , dont les places sont
à vie et point héréditaires , il est juge suprême de toutes
les affaires civiles . Dépositaire des lois et des ukases
ou ordonnances impériales , il sanctionne et fait promulguer
, dans l'empire , les ordres expédiés au conseil
d'état ou ministère du cabinet.
Immédiatement au dessous du sénat et sous sa dépendance
, sont les différents départements ou colléges
et chancelleries , présidés chacun par un ministre. Les
principaux sont au nombre de quatre , savoir :
-
1. Le collége des affaires étrangères , séant à Pétersbourg.
Le chancelier , premier, ministre de l'empire
, est à la tête de ce département. Il a , sous lui ,
un vice chancelier , et dans les cas importants , on
lui adjoint des conseillers de confiance. L'expédition
des passe-ports , tout ce qui concerne l'entretien des
ministres dans les cours étrangères , etc. sont essentiellement
de son ressort.
f
C
2.° Le collége de la guerre est chargé de tout ce,
qui concerne l'armée , de la perception des impôts
pour l'entretien des forces militaires , et de la nomination
des officiers , jusqu'au grade de lieutenant- colonel
inclusivement.
3. Le college de l'amirauté , spécialement chargé
de la marine et de l'inspection des forêts voisines des
fleuves navigables.
4. Le collége de la justice , qui se trouve à Mos-,
cow. Dans tous les procès , on peut appeler à celle
cour , de toutes les chancelleries de l'empire.
Il y a aussi , à Pétersbourg , un collége de justice
pour les affaires de Livonie , d'Estonie et de Finlande.
Le sénat seul peut donner des ordres à ce tribunal ,
et connaître de ses jugements , en cas d'appel .
216 MERCURE DE FRANCE,
On compte encore quelques ministères inférieurs à
ceux que nous venous de nommer , tels que le collége
des mines , du commerce , des manufactures , etc.
Les appointements d'un ministre sont de 20 à 30
mille roubles.
Les provinces sont administrées par des gouverneurs.
L'autorité civile y est toujours subordonnée à l'autorité
militaire.
Les lois furent réformées , comme les moeurs , par
Pierre - le - Grand. Le code barbare qui existait avant
lui , éprouva des changements considérables , dès le
règne d'Alexis , père de Pierre. Avant ce prince , l'épreuve
du duel était encore consacrée par les tribunaux
; et l'on s'était tellement eloigné de toute idée
de justice , que le témoignage d'un noble l'emportait
sur celui de six roturiers. Alexis abrogea ces fois absurdes
, et son fils acheva de corriger les abus criants
de la procédure criminelle.
Au dessous du coliége de justice , qui est le tribunal
suprême , sont les tribunaux de première instance ,
dont les juges sont nommés par le souverain.
La justice est gratuite en Russie ; mais les avocats ,
les jurisconsultes et les juges y aiment l'argent , et sont
très-disposés à se laisser corrompre. On doit s'en étonner
d'autant moins que leur profession n'est qu'une
sorte de pis -aller , au dessous d'un gentil -homme , et
que les gens de peu de talents et d'une basse extraction
ne choisissent que lorsqu'ils ne savent que faire.
La police est exacte et sévère en Russie . Elle y est
faite , presque partout , à coups de canne et de knout.
Les coupables sont exilés en Sibérie , où leur existence
devient utile par les travaux auxquels ils sont
assujettis. Les voleurs travaillent , toute leur vie , aux
fortifications ou à d'autres ouvrages pénibles .
Paul I. a rendu un bel hommage à la vertu de son
épouse , en lui donnant la direction suprême de tous
les établissements de bienfaisance. L'impératrice répond
parfaitement aux vues du czar , et trouve ses
plus doux plaisirs dans les devoirs qui lui sont imposés.
FLORÉAL AN IX. 217
ORIGINE DE LA NEUTRALITÉ MARITIME
ARMÉE .
Ce qu'on va lire sur la neutralité maritime est extrait
d'un mémoire rédigé il y a quelques années ,
tres peu connu.
QuUELLE a été l'origine de la neutralité armée ?
quelles sont les circonstances qui ont donné naissance
un système si contraire aux vues et aux intérêts de la
cour de Londres ? à qui enfin doit - on en attribuer le
plan et la première idee ? Voilà ce qu'il est d'autant
plus intéressant de connaître et d'approfondir , qu'il
parait que , jusqu'à présent , le public , et même la plupart
des cabinets de l'Europe , n'ont eu et n'ont encore
à cet égard que des notions vagues et des renseignements
peu fidelles .
L'opinion la plus répandue dans ce temps , fut que
Frédéric -le - Grand avait le premier conçu l'idée de la
neutralité armée , en avait rédigé le plan , et l'avait
fait adopter à la Russie. On fondait cette opinion :
1.° sur la persuasion bien gratuite où l'on était que le
comte Panin , alors à la tête du ministère à Pétersbourg ,
était entièrement dévoué aux intérêts de la Prusse :
2. Sur l'empressement que l'on supposait à sa M.
Prussienne de saisir une occasion de se venger de la
cour de Londres , à laquelle on imaginait qu'elle ne
pouvait pardonner de l'avoir abandonnée en 1762 , en
faisant sa paix particulière avec la France . On ne se
donnait seulement pas la peine de réfléchir qu'un pareil
motif n'était pas moins au dessous de la politique
de ce grand roi , qu'éloigné de la noblesse et de l'élévation
d'ame qui l'ont toujours caractérisé . Mais
Frederic , à cette époque , avait porté au plus haut
* Par ces mots : Origine de la neutralité armée , il ne
faut entendre que l'origine de la confédération formée par
plusieurs puissances pour en maintenir les principes ; car
ces principes ont d'ailleurs une origine beaucoup plus ancienne
que ne le prétendent les partisans de l'Angleterre.
218 MERCURE DE FRANCE ,
degré sa gloire. Son génie paraissait être à l'Europe
étonnée , le premier mobile de tous les événements ; et
l'admiration universelle qu'il avait si bien méritée ,
contribua peut-être plus que tout à propager l'opinion
dont on va démontrer l'erreur .
On a tout lieu de croire qu'elle fut répandue et accréditée
, même à la cour de Londres , par M. le chevalier
Harris ( aujourd'hui lord Malmesbury ) , qui était
alors ministre d'Angleterre à Pétersbourg , soit que luimême
partageât de bonne- foi cette opinion , soit plutôt
que , cherchant alors à détacher la Russie de la Prusse
et à la porter à une alliance avec la cour de Vienne
à laquelle l'Angleterre espérait pouvoir se joindre ,
crût utile au succès de ses vues de fomenter une opinion
propre à indisposer l'impératrice contre la cour
de Berlin Catherine devait tenir à la gloire d'avoir
conçu le projet d'un système aussi conforme à la dignité
des puissances neutres , qu'avantageux à la
liberté et aux intérêts du commerce de leurs sujets respectifs
. Quoi qu'il en soit , cette opinion s'établit tellement
alors en Angleterre , qu'elle y existait encore
dans toute sa force , il n'y a pas très-longtemps , puisqu'au
mois d'avril 1791 , dans des débats parlementaires,
à l'occasion des armements de l'Angleterre , pour obtenir
de la Russie une paix avec les Turcs , sur le pied
du statu quo strict , M. Fox nomma Frédéric II , comme
celui qui avait suggéré à la Russie la première idée
de la neutralité armée *
f
L'auteur de ce mémoire peut se flatter de mériter
quelque confiance , puisqu'il a eu souvent l'occasion de
s'entretenir avec un homme aussi , véridique que, digne

* Le rédacteur de ce mémoire a omis le motif le plus propre
peut-être à faire regarder Frédéric comme l'auteur du
Système de la neutralité armée . Pendant la guerre de la
succession d'Autriche , lorsque l'Angleterre y cut pris part
ce monarque eut souvent à se plaindre des injustices coumises
par les Anglais contre sa marine marchande. C'est ce
qui le determina dans la suite à séquestrer les sommes dont
il leur était redevable sur la Silésie , en conséquence des
engagements qu'il avait pris lors de la cession de ce pays par
l'Autriche. Les Anglais s'en étant plaints hautement , Fré
déric fit publier une défense , dans laquelle les droits du
pavillon neutre furent pleinement établis.
FLOREAL AN IX.
219
en
de foi , qui se trouvait à Pétersbourg à cette époque ,
et qui , autant par sa position que par son caractère ,
était peut-être plus que personne à portée de connaître
les ressorts secrets de cette opération politique , et la
véritable marche de la négociation à laquelle elle a
donné lieu . Cette négociation, porte un caractère par
ticuller de singularité qui ne peut en rendre le développement
que plus intéressant : il pourra prouver à tont
négociateur , que s'il est souvent dangereux de se trop
fier à la force de son génie , au sentiment de sa propre
supériorité , et de croire maîtriser les événements ,
s'abandonnant à l'intrigue et à des moyens violents pout
parvenir à son but , il ne l'est pas moins de se laisser
aller trop facilement aux apparences , et de vouloit
heurter de front , ou même secouer les formes établies
dans une cour. Enfin le simple récit des faits suffira
pour démontrer combien il est difficile , même au négociateur
le plus habile et le plus actif, tel que s'est
montré alors à Pétersbourg , et depuis en Hollande ,
M. le chevalier Harris ; combien , dis- je , il lui est difficile
de lutter avec succès contre le ministère d'ane
cour , lors même que celui qui en dirige les opérations ,
et qui , pour ainsi dire , en est l'ame , paraît déja être,
ou même est déja en effet au déclin de son crédit. Telle
était précisément la situation où se trouvait le comte
Panin , quand le chevalier Harris arriva à Pétersbourg ;
mais la diminution de faveur du ministre russe , n'empecha
pas , comme nous allons voir , qu'il n'eût assez
de prépondérance dans les affaires pour rompre tous les
projets , toutes les mesures du chevalier Harris , et
pour lui porter le coup le plus sensible , en le faisant
échouer au moment même où il se croyait le plus assuré
de leurs succès ; mais avant d'entrer dans ces détails
, il faut dire en peu de mots quelle était alors la
situation de l'Angleterre , et le but de la négociation
dont le chevalier Harris était chargé.
4
La cour de Londres , ayant , après la paix de Versailles
, en 1762 , renoncé à toutes liaisons avec les
puissances du continent, se trouvait sans aucun allié ,
au moment de la guerre qu'elle avait à soutenir à là
fois contre ses colonies , et contre la France et l'Espagne
, qui avaient reconnu leur indépendance. Le
220 MERCURE DE FRANCE ,
et
danger d'une pareille position fit bientôt sentir à l'Angleterre
la nécessité de renoncer à un système , qui la
faissait absolument isolée et abandonnée à ses propres
forces elle jeta donc les yeux sur les cours de Vienne
et de Pétersbourg , comme sur celles dont l'alliance
pouvait lui étre la plus utile ; mais pour parvenir à
conclure cette alliance , il fallait , avant tout , rompre
celles qui existaient entre l'Autriche et la France
entre la Russie et la Prusse. Ce fut sur les soins et les
talents politiques du chevalier Harris , que l'Angleterre
s'en reposa pour ce dernier objet. Rompre des liens qui
existaient depuis dix - sept ans entre les cours de Berlin
et de Pétersbourg , rapprocher cette dernière de la cour
de Vienne , la lier même avec elle , conclure enfin une
alliance entre la Russie et la Grande- Bretagne , au
moment même où cette dernière se trouvait engagée
dans une guerre contre ses colonies et la maison
de Bourbon , c'était sans doute une tâche aussi importante
que difficile à remplir elle exigeait toute
l'activité , toute l'adresse d'un négociateur tel que
M. Harris ; peut - être même fallait - il quelqu'un qui ne
se bornât pas à des moyens ordinaires , et qui se décidât
à employer tous ceux qui pouvaient être utiles à
ses vues.
A peine arrivé à Pétersbourg , et probablement même
dès
ses premiers entretiens avec le comte Panin , le chevalier
Harris dut s'apercevoir aisément combien les principes
et les sentiments personnels de ce premier ministre
étaient opposés aux vues de l'Angleterre . Le comte
Panin , comme on l'a déja dit , tenait à l'alliance de la
Russie avec la Prusse , autant par la conviction intime
des avantages que cette alliance assurait à la Russie
que par sa prédilection bien naturelle pour un système
qu'il regardait comme son ouvrage. L'habitude l'avait
fait vieillir pendant dix - sept ans dans cette opinion ;
d'ailleurs , doué d'un esprit calme , conciliant , et d'une
douceur de caractère qui , avec l'âge , avait même dégénéré
en une sorte de lenteur et d'indolence , que ses
rivaux et ses ennemis ont exagérées , son amour pour
la paix , le mettait nécessairement en garde contre tout
changement , toute innovation politique qui pouvaient
y porter atteinte. Le comte Panin était d'ailleurs trop
FLORÉAL AN IX. 221-
*
éclairé sur les véritables intérêts de sa patrie , pour
ne pas sentir le danger auquel s'exposerait la Russie ,
si , au moment où encore épuisée par la guerre qu'elle
avait eu à soutenir contre la Porte , elle contractait avec
PAngleterre une alliance dont l'effet inévitable serait
de l'entraîner dans une nouvelle guerre , d'autant plus
onéreuse pour la Russie , que la cause même de cette
guerre lui était absolument étrangère , et que le théâtre
en était plus éloigné . Tous les motifs de convenance ,
d'intérêt et de politique , se trouvaient donc réunis pour
détourner la Russie d'écouter les propositions de l'Angleterre
, du moins pour l'engager à en renvoyer la discussion
à l'époque où cette puissance aurait terminé la
guerre dans laquelle elle se trouvait engagée . Le chevalier
Harris sentit aisément que des réflexions si simples
et si justes , n'avaient pu échapper à un homme aussi
sage , aussi consommé dans les affaires que le comte
Panin . Il vit combien elles acquerraient de force,
présentées par un ministre intéressé , sous tous les rapports
, à en démontrer l'évidence . Mais ce qui aurait
peut-être suffi pour décourager tout autre négociateur,
ne fit qu'animer le zèle du chevalier Harris : il prévit
tous les obstacles qu'il avait à combattre ; il ne désespéra
pas de les vaincre , et , comme on va le voir , il
put se flatter un moment d'en avoir trouvé les moyens .
1
Nous avons déja dit que , quoique le comte Panin
conservât toujours le titre de premier ministre , et parût
être à la tête de toutes les affaires , il n'avait plus , à
beaucoup près , la même influence qu'autrefois : la faveur,
la confiance entière dont l'impératrice lui avait donné
tant de preuves , étaient sensiblement diminuées : c'était,
si l'on peut se servir de cette comparaison , an astre
qui penchoit visiblement vers son déclin ; mais il était
encore sur l'horizon , et ceux même qui desiraient le
plus de l'en voir disparaître , croyaient avoir encore
besoin de sa lumière. Ce dernier calcul fut peut- être le
seul qui échappa au chevalier Harris : il ne se trompa
pas dans tous les autres , et sa sagacité lui fit bientôt
découvrir les bases sur lesquelles il pouvait fonder ses
espérances. Il lui avait été facile de pénétrer que l'impératrice
ne tenait plus , par les liens de l'amitié personnelle
, ni au roi de Prusse , ni à son alliance avec
222 MERCURE DE FRANCE ,
Jui , et qu'uniquement occupée du grand projet de réta¬
blir l'empire grec , en plaçant le grand duc Constantin'
sur le trône de Constantinople , cette vaste idée abзorbait
à un tel point toute son attention , toutes ses vues
politiques , que tout y était subordonné. Plus ce projet
de Catherine II paraissait gigantesque et même chimérique
, plus le chevalier Harris crut qu'en faisant entendre
à l'impératrice , que l'Angleterre n'en regardait pas
beaucoup près l'exécution comme impossible , qu'elle
pourrait même se prêter à y concourir , il la décideroit
à conclure avec sa cour , l'alliance qu'il était charge
de négocier. Il était assuré d'ailleurs que toutes les
insinuations , toutes les démarches qu'il pourrait faire
à cet égard , seraient vivement et fortement appuyées
par le prince Potemkin , qui jouissait alors , près de
l'impératrice , de tout le crédit que peut donner la
faveur la plus illimitée. Soit qu'il fût l'auteur du projet
sur la Turquie , soit qu'il entrexit , dans son succès
permanence de son pouvoir , ou la perspective d'une
indépendance future , qui le mettrait à l'abri de tous
les événements , il ne cessait de diriger toutes les vues
de l'impératrice sur un objet si propre à flatter Pambition
de cette souveraine , et surtout son amour pour
la gloire.
la
?:
Aussi certain des sentiments personnels et des dispositions
de Catherine II , que de l'appui qu'il trouverait
dans le prince Potemkin , le chevalier Harris
qui s'était également convaincu , et du peu d'influence
qui restait encore au comte Panin , et de l'opposition
bien décidée que ce ministre mettrait au succès de sa
négociation , devait- il , pouvait il même hésiter sur le
parti qu'il avait à prendre en de telles conjonctures ?
Il avait tout à espérer en traitant directement avec
l'impératrice et un favori qui paraissait tout- puissant
il n'avait rien à attendre d'un ministère dont le chef.
eût-il été aussi favorable à ses yues qu'il y'étoit contraire
, n'aurait probablement pas eu le crédit de les
faire adopter ainsi , tous les calculs de la prudence
humaine et de la politique , semblaient ne pas permettre
au ministre anglais d'hésiter un seul instant sur le choix
de la route qu'il devait suivre , et des moyens qu'il devait
employer,
FLORÉAL AN IX. +223
Ce fut cependant en adoptant la marche que la nature
même des choses et des circonstances paraissait si impérieusement
lui prescrire ; ce fut en la suivant avec toute
l'activité de son caractère , toutes les ressources de son
esprit , que le chevalier Harris se vit trompé dans toutes
ses espérances , vit échouer sa négociation , manqua
deux fois son but , au moment où il se croyait le plus
sûr de l'atteindre , et ne recueillit , pour prix de ses
démarches , que la triste certitude qu'elles avaient donné
lieu à ce système de neutralité armée , aussi flatteur
pour l'amour-propre de l'impératrice , que funeste aux
intérêts de l'Angleterre. .0 ;
1
- Peu satisfait , comme on l'imagine bien , du succès
de ses premières conférences ministérielles avec le comte
Panin le chevalier Harris ( du moins cela passa alors
pour constant ) se ménagea et obtint , dans l'été de 1779 *
deux audiences secrètes de l'impératrice , l'une à
Pétershoff, l'autre à la maison de campagne et dans
le jardin de madame de Narischkin . On crut savoir
positivement que , dans cette dernière entrevue , Cathe
rine II , après avoir témoigné au ministre britannique
combien elle était disposée à former une alliance avec
l'Angleterre , avait fini par lui proposer d'écrire à sa
cours que si cette puissance ne se refusait point , comme
elle avait fait jusqu'à présent , à étendre le Casus fideris
avec la Russie , sur les affaires d'Orient , alors elle
écouterait la proposition formelle de l'alliance , et même
d'une médiation armée . Une ouverture aussi directe ,
une déclaration aussi positive , était trop favorable aux
vues de la cour de Londres , pour que le chevalier
Harris ne s'empressât pas de l'en instruire ; et , peu de
temps après, il reçut l'ordre et les pleins pouvoirs , nécessaires
pour entamer cette négociation. 9 .
Les pleins pouvoirs reçus , l'impératrice et le prince
Potemkin prévenus , l'importance et la nature , d'une
telle négociation ne permettaient pas d'en dérober la
connaissance au ministère. Il fallut done en parler, au
comte Panin , et ce fut alors que M. Harris put s'apercevoir
, malgré la confiance que lui avaient inspiré
les dispositions de l'impératrice et celle du prince Potemkin
, que tant que le comte Panin resterait en
place , l'habitude de le consulter , le souvenir même
224 MERCURE DE FRANCE ,
de ses services , lui laisseraient toujours assez d'influence
dans le conseil et sur les affaires , pour déjouer
les mesures et les entreprises du plus adroit négocia
teur. On ne peut en donner une preuve plus évidente,
qu'en mettant ici sous les yeux du lecteur la réponse
ministérielle , que le comte Panin sut se faire autori→
ser par l'impératrice même à faire au mémoire que le
chevalier Harris avait remis à ce ministre. On peut
assurer que si cette pièce n'est pas exactement copiée
mot à mot , au moins le sens et les principales expressions
en sont fidellement rapportées ; la voici :
"
"

"
86
16
"
" La sincérité des sentiments de l'amitié de l'impératrice
pour le roi et la nation de la Grande-Bretagne
, porte S. M. I. à recevoir , toujours avec
reconnaissance , toutes les ouvertures confidentielles
qu'il plaît à S. M. le roi de lui faire sur la situation
de la guerre ; mais en même temps elle se sent fort
peinée de ne pas pouvoir concilier sa façon de penser
« et ses desirs sur l'accélération de la paix , avec les
ouvertures et les propositions que lui fait la cour de
" Londres. L'impératrice aime la paix , elle desire
ardemment que la Grande - Bretagne en jouisse au
plutôt ; cependant S. M. I. se tient convaincue que
les démarches que la cour de Londres lui propose
pour l'accélérer , doivent à coup sûr produire un
effet entièrement contraire , vu qu'une proposition
de paix , ou une médiation offerte sans aucune condition
conciliante ; mais au contraire , appuyée de
« démonstrations , produira nécessairement un effet
opposé aux sentiments de l'impératrice pour le roi
et sa nation , et ne saurait manquer de provoquer
les ennemis de la Grande- Bretagne à une extension
indéterminée de la guerre , en y enveloppant tout
le continent de l'Europe. Quant au traité d'alliance
proposé , l'impératrice se persuade qu'on ne pourra
pas cacher à la justice et à l'équité du roi , que le
temps de la conclusion d'une alliance défensive n'est
pas de la nature de l'état d'une guerre effective , et
surtout de la guerre présente , dont la cause a été ,
a de tout temps , exclue de l'alliance entre l'Angleterre
et la Russie , comme n'appartenant point à
« leurs possessions respectives en Europe. Au restę

"
*
14
16
" 5
FLORÉAL AN IX
DE
"
"
"
"
pres
S. M. L. assure le roi , de la manière la plus forte
qu'elle persistera toujours dans les mêmes senti
" ments pour le roi et la nation britannique ; et si la
cour de Londres peut trouver quelques termes próà
établir les bases d'une conciliation entre les
puissances belligérantes , afin de prévenir une plus
grande effusion de sang , et qu'elle juge la participation
de l'impératrice utile aux intérêts de la
Grande-Bretagne , S. M. I. se prêtera avec le plus
grand empressement à s'y employer , et elle .y
" mettra tout le zèle et toute l'intégrité d'une amie
et alliée naturelle de la cour et de la nation britannique.
»
"
་་
"
Si l'on veut bien se rappeler les espérances que l'impératrice
avait données au chevalier Harris , si l'on
pense que c'était elle-même qui lui avait fixé les bases
sur lesquelles elle consentait à entamer la négociation
d'un traité d'alliance avec l'Angleterre , et qui enfin
l'avait engagé à les proposer à sa cour ,. on concevia
facilement combien une réponse aussi vague , aussi
dilatoire , aussi contraire , en un mot , à celle qu'il se
croyait en droit d'attendre , devait attérer le négociateur
anglais ; c'est sans doute l'effet qu'elle eût
produit sur un ministre moins zélé , moins actif que
lui ; mais un contre-temps aussi cruel ne put décourager
le chevalier Harris , et il ne renonça pas même
à ses espérances. On peut présumer que le prince
Potemkin , et peut-être l'impératrice elle- même , cherchèrent
à les ranimer , en lui faisant entrevoir que
dans le nombre des événements qu'occasionne fréquemment
une guerre , il pourrait s'en présenter qui
seraient de nature à faire naître des circonstances plus
favorables au succès de sa négociation . Le ministre
anglais se livra ou du moins parut se livrer à cet espoir
; mais on juge si un désagrément, aussi sensible
que celui qu'il venait d'essuyer , lui inspira le plus vif
ressentiment , soit contre le comte Panin , soit contre
tous ceux qu'il regardait comme étant du parti de ce
ministre , et par conséquent attachés au système politique
que l'Angleterre avait tant d'intérêt à détruire .
Un événement peu important en lui - même , et du
nombre de ceux qui n'arrivent que trop souvent dans
cent
4. 15
226 MERCURE DE FRANCE ,
une guerre maritime , amena l'occasion que l'impératrice
semblait avoir presagée au chevalier Harris , èt
qu'il attendait avec tant d'impatience.
Deux bâtiments marchands , russes , l'un d'Archangel
, la Concordia , l'autre de Pétersbourg , le Saint-
Nicolas , furent arrêtés dans leur route par les Espagnols
dans la Méditerranée , et conduits à Cadix , ой
leurs cargaisons furent vendues.
L'impératrice fut d'autant plus vivement irritée d'une
infraction aussi manifeste à la liberté du commerce et
de la navigation , que se regardant elle - même comme
la créatrice du commerce de son vaste empire , elte
attachait la plus grande importance à son extension ,
le plus grand prix aux avantages qui devaient en ré-`
sulter , et que la liberté de la navigation pouvait seule
les assurer. Le chevalier Harris parfaitement instruit
des sentiments de Catherine II , à cet égard , était
trop adroit et trop éclairé pour ne pas saisir une circonstance
aussi favorable , qui lui offrait à la fois l'occasion
, et de renouer avec succès la négociation qui
avait été rompue , et de se venger , en même temps ,
de tous ceux qui l'avaient fait échouer.
La première démarche de l'impératrice fut de faire
remettre à M. Normandès ( alors chargé des affaires
de la cour d'Espagne à celle de Pétersbourg ) , deux
notes ministerielles , que l'on peut regarder comme les
premiers actes relatifs à la neutralité armée. Le comte
Panin fut chargé de remettre lui - même ces deux notes
à M. de Normandès , et ne s'y refusa 'pas ; persuadé
qu'il ne s'agissait que d'obtenir de l'Espagne , par la
voie d'une négociation amicale , la satisfaction et la
réparation quelconque que la cour de Russie était
fondée à demander à celle de Madrid , pour l'arrestation
illégale des deux bâtiments. Mais le chevalier Harris
ne bornait pas là ses vues et joignant ses instances à
celle du prince Potemkin ; il décida l'impératrice à envoyer
à l'insçu du ministère ) l'ordre à l'amirauté de
Cronstadt , d'y armer , avec la plus grande célérité ,
une flotte de quinze vaisseaux de ligne et de six frégates
, qui pû être en état de mettre en mer au premier
moment de l'ouverture de la navigation . Le
ministre anglais parvint même à obtenir de Catherine II
'
FLORÉAL AN IX. 227
J
#
3
la promesse positive que , dans le cas où la cour d'Espagne
ne répondrait pas de la manière la plus précise
et la plus satisfaisante aux deux notes ministérielles que
l'on venait de lui transmettre , l'impératrice prendrait
les moyens de forcer l'Espagne à lui accorder la satisfaction
qu'elle avait demandée , et que l'escadre dont
on préparait l'armement , mettrait pour cet effet à la
voile dès le printemps.
Quelques précautions qu'on eût prises pour que cette
résolution restât dans le plus profond secret , et surtout
pour en dérober la connaissance au comte Panin
les mesures qu'exigeait l'équipement de l'escadre à
Cronstadt , ne purent être longtemps ignorées , et ce
ministre pénétra bientôt , et le but et le principal
moteur de ces préparatifs hostiles . L'homme digne de
foi , d'après les notions duquel le mémoire a été rédigé
, arriva précisément chez le comte Panin au moment
où ce ministre , encore ému de la découverte
qu'il venait de faire d'un plan si contraire à ses vues
et sentant tous les dangers auxquels son exécution
pouvait exposer la Russie , était profondément occupé
à chercher des moyens de conjurer ce nouvel orage.
Il y était même personnellement intéressé , puisque
le mystère qu'on lui avait fait , et de l'armement de
la flotte , et de sa destination , ne lui permettait pas
de douter que toute cette intrigue ne fût l'ouvrage
de ses ennemis , et qu'ils ne fussent enfin parvenus à
lui enlever la confiance de l'impératrice.
"
Vivement agité par toutes ces réflexions , le comte
Panin , au premier mot que lui dit le personnage en
question , des bruits qui commençaient déja à se répandre
, des ordres donnés à Cronstadt , lui répondit
avec une vivacité qui ne lui était pas , à beaucoup
près , ordinaire : Monsieur , la chose est vraie , mais
il s'agit de parer le coup , et j'espère encore y parvenir.
Après un instant de silence , il ajouta , en portant
la main au front , comme un homme fortement
occupé Mes idées ne sont pas encore bien claires ; il faut
queje me donne le temps de les arranger ; dans quelques
jours je pourrai vous en dire davantage ; mais je me
flatte que je parviendrai à faire tomber cet orage sur
ceux-mêmes qui l'ont excité , et sur ceux qui , 1201
228 MERCURE DE FRANCE ,
contents de s'être perdus eux- mêmes , ( il entendait
par- là le ministre anglais d'alors ) espèrent pouvoir se
sauver en mettant toute l'Europe en feu par leurs intrigues
.
Le comte Panin avait trop d'expérience , et connaissait
trop bien et sa position et le caractere de l'impératrice
, pour ne pas sentir qu'il ne pouvait pas heurter
directement l'opinion et la volonté de sa souveraine .
Il ne lui restait donc qu'un seul parti à prendre , celui
d'avoir l'air de partager tout son ressentiment contre
l'Espagne ; mais de lui proposer de le faire éclater '
en adoptant des mesures plus étendues , et en même
temps plus propres à flatter la passion de Catherine II
pour la gloire , et à lui faire jouer un plus grand rôle
en Europe. Tels furent le motif et l'occasion qui inspirèrent
, au comte Panin , la première idée de la neutralité
armée , et lui en firent rédiger le plan . Il le
présenta peu de jours après à l'impératrice , comme
un système auquel elle aurait la gloire de donner
l'existence , et qui , fondé sur les principes les plus
sacrés du droit des gens , ayant d'ailleurs pour but le
bien , l'intérêt général des puissances neutres , les rallierait
toutes à la Russie , rendrait Catherine II la
législatrice des mers , comme elle l'était de son empire
, assurerait à jamais au commerce de Russie tous
les avantages qu'elle desirait de lui procurer , donnerait
enfin à l'impératrice un moyen aussi puissant
qu'infaillible de tirer une vengeance éclatante de
l'Espagne , et mettrait pour jamais le pavillon russe à
l'abri de toute insulte .
Un plan aussi vaste , et présenté sous un point de
vue aussi séduisant , réunissait trop tout ce qui pouvait
flatter les sentiments de l'impératrice pour qu'elle pút
hésiter à l'adopter. Qui sait même si ce n'était pas une
jouissance secrète pour elle de voir le comte Panin
paraître entrer aussi vivement dans une opinion si
contraire à celles qu'il avait jusqu'alors manifestées ?
Quoi qu'il en soit , le ministre , en développant à Catherine
II le système qu'il venait de lui mettre sous
les yeux , lui demanda de n'en parler à qui que ce soit
au monde , pas même au chevalier Harris , et ne manqua
pas de raisons pour convaincre l'imperatrice de la
FLORÉAL AN IX. 229

nécessité et de toute l'importance du secret absolu qu'il
osait exiger. Il lui fit aisément sentir que le nouveau
système auquel elle venait de donner son approbation ,
humiliait trop une des cours de la maison de Bourbon
pour ne pas satisfaire l'Angleterre ; que cette puissance
l'envisagerait comme d'autant plus favorable à ses intérêts
, que toutes les puissances belligérantes seraient
bien obligées d'y souscrire , et qu'enfin la démarche
éclatante qu'allait faire l'impératrice , portant , de sa
part , l'empreinte de la neutralité et de l'impartialité la
moins suspecte , le résultat devait en être immanquablement
d'assurer à la Russie l'honneur de la médiation
pour la pacification future ; honneur dont Catherine
II avait déja joui à la paix de Teschen , et dont
il n'ignorait pas qu'elle desirait encore de jouir à la
fin de la guerre. Mais , du consentement de l'impératrice
, et assuré du secret qu'elle lui avait promis , le
comte Panin lui fit agréer sur le champ le projet d'une
première déclaration de la part de la Russie , adressée
aux puissances belligérantes , déclaration qui , en établissant
les principes des neutres * , tant sur la liberté
du commerce que sur celle de la navigation , fut envoyée
aussitôt , par des courriers , aux ministres de
Russie à Londres , à Paris et à Madrid , avec ordre
à chacun de ces ministres , de la remettre au ministère
des cours où ils résidaient , et de notifier en même
temps que l'impératrice adoptait et soutiendrait invariablement
les principes énoncés dans cette déclaration .
>
?
Le même jour où ces trois courriers furent expédiés ,
le comte Panin sortant , en cette circonstance , de sa
lenteur et de son indolence habituelles en dépêcha
deux autres à Stockholm et à Copenhague , pour donner
ordre aux ministres de Russie , dans ces deux cours
de leur communiquer la déclaration que venait de faire
faire l'impératrice , et de les inviter en même temps ,
de sa part , à en faire de leurs côtés une absolument
semblable aux puissances belligérantes ; mais pour
donner encore plus de poids aux principes qui servaient
Les principes établis dans cette déclaration étaient ab.
solument les mêmes que ceux qui ont été de nouveau con .
sacrés par la convention du 15 décembre 1800.
230 MERCURE DE FRANCE ,
de base à cette déclaration , les ministres russes avaient
en outre ordre de proposer à la Suède et au Danemarck
, de se lier mutuellement avec la Russie par une
convention réciproque , dans laquelle seraient établis ,
de la manière la plus précise et en même temps la
plus solennelle , les principes relatifs à la liberté de
la navigation et du commerce des puissances neutres.
Le secret que le comte Panin avait demandé à l'impératrice
fut scrupuleusement gardé , et tous les courriers
étaient déja partis que le chevalier Harris ignorait
absolument les ordres dont ils étaient porteurs . Mais
il ne tarda pas à être éclairé sur la nature de la déclaration
remise aux différentes cours et particulièrement
à la sienne. L'effet qu'elle avait produit près de
celle - ci fut bientôt connu par les dépêches de M. de
Simolin , ministre de Russie à Londres. Le ministre
en rendant à l'impératrice le compte le plus exact et
Je plus détaillé du mécontentement extrême avec lequel
on avait reçu à Londres la communication qu'il avait
faite de la déclaration , ajoutait que le ministère anglais
, et particulièrement les lords Stormond et Hillsborough
, s'étaient expliqués à cet égard , tant vis -à-vis
de lui que vis - à- vis des autres ministres étrangers ,
avec la plus grande chaleur , la plus grande vivacité ,
et même dans des termes qui ne pouvaient que blesser
sensiblement l'amour-propre et la dignité de l'impératrice.
On conçoit aisément l'effet que produisit un
pareil rapport sur l'esprit de Catherine.
D'un autre côté , si la déclaration de la Russie avait
été mal accueillie en Angleterre , les cours de Bourbon
la reçurent de la manière la plus agréable pour l'impératrice.
Les comtes de Vergennes et de Florida-
Blanca aperçurent au premier coup- d'oeil , les avantages
que cette déclaration procurérait , au moins momentanément
à leurs cours respectives ; et le comte de
Vergennes , pour ne laisser même aucun prétexte au
ressentiment que la Russie avait témoigné contre
l'Espagne , s'empressa d'employer ses bons offices près
de la cour de Madrid , pour l'engager à donner toute
satisfaction à l'impératrice , relativement à l'arrestation
des deux bâtiments russes , la Concordia et le
Saint- Nicolas , qui avaient été conduits dans le port
FLORÉAL AN IX. 231

de Cadix. De ce moment le système et le plan du
comte Panin furent plus affermis que jamais : l'impératrice
s'y attacha comme à son propre ouvrage , ne
s'occupa plus que des moyens . d'y donner la plus entiere
exécution , et la comparaison qu'elle fit des procédés
des cours de Bourbon et de ceux de l'Angleterre
, la rendit plus qu'indifférente à toute l'humeur
que le ministère britannique pourrait témoigner. Il ne
fut plus donc question que d'engager toutes les puissances
neutres à adhérer aux principes établis par la
déclaration de l'impératrice , et à manifester leur
adhésion par des conventions solennelles avec la Russie ;
conventions qui auraient pour unique objet , le maintien
de ces mêmes principes qui assureraient à jamais
la liberté de la navigation et du commerce.
On a déja vu ci-dessus , que les premières ouvertures
à ce sujet , avaient déja été faites aux cours de Suède
et de Danemarck. En vain celle de Londres employat-
elle le crédit qu'elle avait sur le ministère danois ,
et principalement sur le comte de Bernstorff , pour
engager la cour de Copenhague à rejeter la proposition
de la Russie ; les liens qui subsistaient entre les
deux cours , surtout depuis la cession du Holstein
étaient trop étroits , trop indissolubles pour que celle
de Danemarck osât risquer de se compromettre par
un refus vis- à- vis de la Russie. Aussi , ni les efforts
de l'Angleterre , ni ceux du comte de Bernstorff ne
purent empêcher cette convention , qui fut notifiée le
9 juillet 1780 , et qui servit de base à toutes celles
que firent successivement les autres puissances
Quant à la Suède , elle mit d'autant plus d'empressement
à y accéder et à entrer dans les vues de l'im¬
pératrice , que plus d'un an auparavant Gustave III
avait proposé , pour assurer la navigation et le commerce
de la Baltique , des mesures à peu près semblables
à celles que la Russie venait d'adopter en
général pour la liberté des mers. Ce prince fit même
plus ; car avant de signer sa convention avec la Russie ,
il fit remettre aux puissances beliigérantes une décla-
*
·
* Cette convention était basée sur les principes , dont il
a été parlé ci-dessus , les mêmes que ceux d'aujourd'hui .
232 MERCURE DE FRANCE ,
1
ration aussi formelle qu'expressive , et absolument
analogue à celle que leur avait déja fait transmettre
la cour de Pétersbourg.
Ce ne fut qu'à l'époque de la signature de la convention
entre la Suede et la Russie , que le comte
Panin fit faire personnellement quelques insinuations
au roi de Prusse pour l'engager à augmenter , par
son accession , la force prépondérante que paraissait
acquérir le nouveau système. Mais Frédéric -le-Grand
craignit alors que cette accession ne l'entraînât dans
des engagements et des démarches qui pourraient
troubler sa tranquillité , ou l'exposer à des frais de subsides
; et il paraît certain que ce monarque donna ordre
à M. le comte de Goertz , alors son ministre à la cour
de Pétersbourg , d'éluder avec soin toutes les proposi
tions que l'on pourrait être dans le cas de lui faire ,
relativement à cet objet. D'un autre côté , Catherine
II qui venait de connaître personnellement Joseph II ,
et qui , depuis longtemps , avait commencé à prendre
les sentiments les plus favorables aux intérêts de la
maison d'Autriche , témoigna au comte Panin quelque
éloignement pour admettre le roi de Prusse à son nouveau
système. Ainsi , de part et d'autre , on ne donna
alors aucune suite aux premières insinuations que ce
ministre avait fait faire à Berlin .
Le coup le plus sensible que l'on pouvait porter à
l'Angleterre , était d'engager la Hollande à entrer dans
Ja Neutralité armée , et à augmenter le nombre des
puissances qui s'unissaient pour le maintien des principes
et des droits des neutres. L'impératrice en fit
faire la proposition à cette république , et le parti
français , qui y dominait alors , mit tout en oeuvre
pour décider et accélérer l'accession des états-généraux
à la neutralité. Bientôt ils nommèrent deux ambassadeurs
extraordinaires , chargés de suivre et de terminer
à Pétersbourg cette importante négociation ; et malgré
les obstacles suscités par la cour de Londres , malgré
la lenteur et les délais qui résultent nécessairement des
formes républicaines , les deux ambassadeurs signèrent,
le 24 décembre ( v . s . ) 1780 , la convention avec la
Russie , à laquelle accédèrent les cours de Stockholm
et de Copenhague. Tout ce que put faire le chevalier
FLORÉAL AN IX. 233
Harris , fut de prévenir l'Angleterre de l'impossibilité
où il était de parer le coup ; et il paraît hors de doute
que ce fut ce qui décida cette puissance à déclarer la
guerre à la Hollande , sinon avant qu'elle fût admise
dans la confédération des neutres , du moins avant
l'époque où l'on pouvait en recevoir officiellement la
nouvelle à Londres.
En se portant à une mesure aussi violente , le ministère
britannique avait bien calculé que si l'on
apprenait à Pétersbourg la déclaration de guerre avant
que l'accession de la Hollande fût consommée , cette
accession ne pourrait plus avoir lieu , ou que si la
convention était signée avant qu'on eût pu être instruit
de la rupture entre la Hollande et l'Angleterre , cette
circonstance inattendue et que l'on n'avait pas pu
prévoir , fournirait du moins un prétexte , une raison
même très plausible , aux puissances neutres , pour ne
pas se croire dans l'obligation de reconnaîte le Casus-
Foederis , en faveur de la Hollande , qui , par-là même ,
se trouverait frustrée de tous les avantages qu'elle
espérait recueillir de son accession à la Neutralité
armée.
2
L'événement prouva que l'Angleterre ne s'était pas
trompée en employant ce coup de politique comme
une dernière ressource , car quoiqu'il fút bien évident
que l'Angleterre ne déclarait la guerre à la Hollande
qu'en haine de son accession ; quoique les cours de
Russie , de Suède et de Danemarck ne pussent se dissimuler
cette . vérité , la crainte d'embraser l'Europe
entière en prenant part à la guerre , empêcha les trois
cours du Nord de regarder la Hollande comme étant
dans le Casus -Foederis qu'elle avait sur le champ réclamé
comme expressément énoncé dans la convention .
Ce fut la cour de Copenhague qui proposa , comme
un moyen de donner plus de poids au nouveau système
, qui proposa , dis - je , à la Russie d'employer
ses bons offices pour faire agréer à l'empereur et au
roi de Prusse les points de la déclaration .
On ne peut assurer si ce fut ce voeu énoncé par la
cour de Danemarck , également liée avec la Prusse et
la Russie , qui , d'une part , engagea l'impératrice à
vaincre la répugnance qu'elle avait témoignée à pro234
MERCURE DE FRANCE ,
poser au roi de Prusse d'accéder à la neutralité , et
qui , de l'autre , décida ce monarque à écouter favorablement
les propositions que la Russie pourrait faire ,
à cet égard. Mais un fait certain , c'est qu'à la fin du
mois de mars 1781 , Frédéric- le- Grand ayant reclamé
pour les bâtiments marchands prussiens , la protection
des trois cours du Nord , et celles de Suède et de Danemarck,
s'étant empressées de l'accorder , l'impératrice
, en réponse à cette réclamation , fit transmettre
à ce prince un office ministériel par lequel elle
l'invitait de la manière la plus formelle à accéder luimême
à la Neutralité armée , et à assurer par cette.
accession les avantages qu'il pouvait desirer pour la
liberté du commerce et de la navigation de ses sujets .
"
S. M. prussienne ne croyant pas pouvoir se refuser
à une invitation aussi amicale , donna , en conséquence ,
des ordres à son ministre en Russie ; et l'acte d'accession
de la cour de Berlin , à la neutralité , fut signée.
à Pétersbourg le 8 mai 1781. On peut supposer que,
quelque intérêt que Frédéric - le - Grand prît à la prospérité
du commerce de ses sujets , cet intérêt ne fut
ni le seul ni même le principal motif qui le décida
à devenir une des parties contractantes de la nouvelle
association ; mais plus il sentait que la Russie cherchait
à se détacher de son alliance , plus il voulait
prouver à l'impératrice le prix qu'il y attachait ; il
voulait mettre , dans le cas d'une rupture , tous les
torts du côté de la Russie ; enfin , plus les liens qui
l'attachaient à cette puissance commençaient à se relâcher
, plus il entrait dans les calculs d'une saine
politique d'empêcher l'Europe de s'en apercevoir.
L'échange des actes d'accession et d'acceptation
entre le Danemarck , la Suède et la Prusse , n'eut lieu
que l'année 1782.
A peine la Prusse eût - elle consommé son accession
à la neutralité , que l'empereur , pour ne pas paraître
moins empressé que Frédéric - le - Grand à entrer dans
les vues , dans les projets de l'impératrice , accéda
également à cette neutralité , et donna ordre au comte
de Cobentzel , son ministre à Pétersbourg , de faire
avec le ministère russe l'échange réciproque des actes
d'accession de sa part , et d'acceptation de celle de
FLOREAL AN IX. 235
Russie. Il est essentiel d'observer qu'à cette époque , il
existait déja une alliance secrète entre Joseph II et
Gatherine II , alliance qui n'avait point été signée
publiquement , pour éviter les difficultés qu'auraient
pu faire naître les formules de l'étiquette , mais dont
les deux souverains étaient convenus entre eux par des
lettres autographes .
Les cours de Naples et de Lisbonne ne tardèrent
pas à suivre l'exemple de celles de Vienne et de
Berlin , et à constater leur union à la confédération
des puissances neutres , par des conventions formelles
qu'elles contractèrent avec la Russie. Une circonstance
particulière , qui mérite même d'être remarquée
, c'est que la cour de Lisbonne ne signa et ne
ratifia son accession , qu'après la conclusion de la paix
entre l'Angleterre et la maison de Bourbon .
UN
INTERIEUR.
PARIS.
N courrier , arrivé le 22 germinal à Paris , a apporté
à M. de Kalitschew la nouvelle suivante : Le
25 mars , Paul I.er a été trouvé mort dans son lit , à
quatre heures du matin .
er
Il était âgé de 46 ans et 6 mois , étant né le 1.º octobre
1754. Il n'a régné que quatre ans et quatre mois , étant
monté sur le trône le 17 novembre 1796.
C'est Alexandre Paulowitz , premier fils du czar , qui
succède à son père. Le 25 mars , le soir même de la
mort de Paul , on lui a prêté serment de fidélité .
avec les formes accoutumées. Le nouvel empereur avait
fait publier la proclamation suivante :
1
" Alexandre I. , par la grace de Dieu , empereur et
autocrate de toutes les Russies , à tous mes fidelles
sujets : « Il a plu au Tout - Puissant d'abréger les jours
de notre père chéri , l'empereur Pétrowitz , mort subitement
d'une attaque d'apoplexie , dans la nuit du
ii au 12 de ce mois . En montant sur le trône impérial
de toutes les Russies , par le droit de succession ,
236 MERCURE DE FRANCE ,
"
nous prenons l'engagement de gouverner le peuple qui
nous est confié , suivant les lois et l'esprit de notre
glorieuse aïeule , l'impératrice Catherine - la - Grande ,
dont la mémoire sera toujours chère à nous et à toute
la patrie , espérant qu'en suivant la sagesse de ses
vues nous porterons la Russie au plus haut degré
de gloire , et procurerons à nos très-chers sujets le
bonheur le plus durable. En conséquence , nous les
requérons de s'affermir dans leur fidélité envers nous ,
par un serment devant le Dieu qui voit tout , et de
le supplier de nous accorder la force de porter le fardeau
dont nous sommes chargé.
On ignore les détails d'une mort si subite et si extraordinaire.
Voici ce qu'on lit dans le journal officiel du 25 germinal
: Paul I.er est mort dans la nuit du 24 au 25 .
mars !!! L'escadre anglaise a passé le Sund le 31 !!!
L'histoire nous apprendra les rapports qui peuvent
exister entre ces deux événements !!!
Tous les yeux sont fixés dans ce moment sur le nord .
de l'Europe. Les Prussiens ont occupé l'électorat d'Hanovre
. Les Danois sont entrés dans Hambourg et dans
Lubeck. On veut partout fermer le continent aux
usurpateurs des mers. Cependant les Anglais ont paru
devant Copenhague . Une affaire très - vive a eu lieu le
2 avril ( 12 germinal ) . L'amiral Nelson a été contraint
d'admirer l'intrépidité danoise , qui lui résiste encore .
Une armistice de quelques jours a été conclue . Quel
que soit l'événement , le peuple et le prince royal du
Danemarck ont déployé une énergie qui les honore et
qui doit être imitée par tous les états jaloux de leur
indépendance et de leur gloire.
Le brick l'Osiris , parti d'Alexandrie le 25 ventose
, a apporté les nouvelles suivantes : le général
Abercrombie a effectué son débarquement à Aboukir ,
le 17 ventose , avec 13 à 14,000 hommes , vers les sept
heures du matin . On s'est battu avec acharnement.-
Nous avons perdu environ 300 hommes , tués et blessés .
-Les Anglais ont eu 2000 hommes hors de combat.—
Ils ont employé les jours suivants à s'établir sur la presqu'ile.
- La garnison d'Alexandrie est de 4 à 5000 hommes.
FLORÉAL AN IX. 237
On attendait incessamment le général Menou . ~ Dans
peu de jours , disait le journal officiel , nous saurons
qui a été le plus fort dans ces intéressantes et si longtemps
malheureuses contrées , du génie du bien ,
du génie du mal .
ου
Des lettres de Malte assurent que le général Abercrombie
a été mis en déroute dans une action du 29
ventose . Une gazette de cette ville confirme cette
nouvelle .
La paix entre la république française et le roi des
Deux-Siciles , a été signée à Florence , le 7 germinal.
Nous donnerons le texte du traité.
Un déporté , échappé à tous les maux qui ont
affligé les malheureuses victimes de fructidor , a publié
des notes sur la Guyane , qui prouvent que l'insalubrité
du climat n'était point la plus grande cause
de mortalité. Il atteste même que de vastes cantons de
la Guyane française offrent un séjour agréable et sain ,
et de grandes ressources à l'industrie et au commerce.
L'échange des prisonniers turcs en Egypte avec les prisonniers
français en Turquie , est définitivement convenu,
et déja la Porte a donné la liberté à tous les prisonniers
français. Ils seront tous rembarqués pour retourner en
France.
SUITE du résumé sur la dernière session du
Corps législatif.
LAA La France , augmentée de territoire , de population
et d'industrie , après une guerre qui l'a forcée au développement
de tous ses moyens , doit reprendre bientôt ,
parmi les nations commerçantes , le rang que la nature
lui assigne. Elle possède un fonds immense : il lui reste
à le faire valoir tout ce qu'il vaut en effet .
Navigation intérieure.
La navigation intérieure a fixé l'attention du tribunat.
Dès le commencement de la session , sur une
motion d'ordre du C. Arnoud , une commission spéciale
proposa de consacrer , à compter de l'an 10 , tout
238 MERCURE DE FRANCE ,
1
l'excédent du produit net des douanes au- delà de
8 millions , à réparer , perfectionner et étendre la
navigation intérieure. Une longue discussion s'est élevée
sur ce projet on lui a surtout reproché d'être prématuré
, et le tribunat a voté l'ajournement . Mais
beaucoup de vérités utiles ont été dites , et ne seront
pas perdues.
Il est certain que la France, offre , du côté de la
navigation , les plus précieuses ressources ; que la difficulté
des communications opère une grande inégalité
dans la répartition des produits agricoles et manufacturiers
; que le Midi , par exemple , éprouve souvent
le besoin de blé.
La multiplication des canaux est évidemment le
meilleur moyen de distribuer les richesses nationales
entre tous les membres de la grande famille . Aussi
nous avons vu le premier consul visiter lui - même le
canal de Saint - Quentin , qui doit ouvrir , avec le Nord ,
une communication si rapide et si sûre.
On mande de Strasbourg que le canal de Breuschrompu
en plusieurs endroits , va être rendu à son utilité
première .
Le gouvernement vient d'ordonner la confection d'un
petit canal , d'environ 3 kilomètres , qui , partant des
établissements mêmes du Creuzot et de Mont- Cénis ,
ira joindre le canal du centre , par la rigole navigable
de Torcy . Ainsi ces belles manufactures communiqueront
aux ports de la Manche , de l'Océan et de
la Méditerranée .
Le canal de Beaucaire à Aigue -mortes , était suspendu
depuis la révolution , et les habitants du Gard
desiraient vivement qu'on pût l'achever * . Plusieurs
se sont réunis et ont offert au gouvernement les fonds
< nécessaires pour terminer ce canal , et dessécher les
vastes marais qui couvrent cette contrée . Cette seconde
opération doit rendre à l'agriculture plus de 12,000 hectares
de terrain , et détruire , en même temps , une
cause féconde de maladies.
Ce premier effort de l'industrie privée vers un objet
d'utilité publique , est une preuve de la confiance
qu'inspire le gouvernement , et le corps législatif s'est
Voyez la Statistique de ce département dans le N. IV
du Mercure .
FLORÉAL AN IX. 239
}
empressé de l'accueillir. Nous offrirons ici le texte de
la loi qu'il a rendue à ce sujet , et qui encouragera sans
doute de nouvelles entreprises : 4
I. Le canal d'Aigue-mortes à Beaucaire , sera incessamment
terminé , ainsi que celui de la Radelle , entre
Aigue - mortes et l'étang de Mauguio .
II. Le gouvernement est autorisé à traiter avec les particuliers
qui offriront les fonds nécessaires pour l'achèvement
desdits canaux , aux charges ci - apres énoncées :
*
1. Les travaux s'exécuteront sous la conduite et
d'après les plans et devis des ingénieurs des ponts - etchaussées
, approuvés par le ministre de l'intérieur.
2. Ils seront terminés et livrés à la navigation avant
la fin de l'an 12 .
3. Ces canaux seront conservés dans le meilleur état
d'entretien , pendant la jouissance des concessionnaires.
III. Il sera perçu par les concessionnaires et à leur
profit , une taxe de navigation conforme à celle qui
se perçoit sur le canal du Midi.
IV . Les concessionnaires pourront être subrogés aux
droits de la nation , pour tout ou partie des marais
qui lui appartiennent , depuis Aigue- mortes jusqu'à
Beaucaire , selon l'état qui en sera fait , pour les posséder
à perpétuité et à titre de propriété incommutable
, le tout à la charge de dessécher ces marais et
de les mettre en état de culture avant la fin de l'an 15 .
V. La propriété des marais et la jouissance de la
taxe de navigation , tiendront lieu aux concessionnaires
du remboursement de leurs avances de construction
des canaux et desséchement des marais , ainsi
que de toute répétition et indemnité quelconque.
VI. Les concessionnaires jouiront de la taxe de navigation
pendant le nombre d'années qui sera réglé
par le gouvernement , et qui ne pourra excéder quatrevingts
ans.
VII. Les concessionnaires sont autorisés à acquérir
les terrains appartenants à des particuliers , qui seront
- nécessaires pour l'emplacement des canaux et de leurs
dépendances , et pour le desséchement des marais , à
la charge du payement préalable et des autres conditions
réglées par les lois.
VIII. Les concessionnaires jouiront , relativement
auxdits canaux et marais , des affranchissements ou
240 MERCURE DE FRANCE ,
modérations de contributions directes , pendant le
temps et aux conditions portées par les lois concernant
les marais desséchés .
IX. Le gouvernement fera les conventions à faire
avec les concessionnaires.
Enfin le ministre de l'intérieur , dans une instruction
du 16 ventose an 9 , pour la convocation des conseils
généraux , dans laquelle il leur trace le plan des
observations qu'ils doivent envoyer , chaque année , au
ministre sur l'état et les besoins de leurs départements
respectifs , leur recommande tout ce qui est relatif
aux travaux publics , les grandes routes , les ponts , les
digues , les canaux , les écluses. Ils doivent indiquer
les causes accidentelles ou périodiques dés dégradations
, et présenter des vues sur les moyens de restauration
et de conservation qui peuvent concilier au plus
haut degré la solidité et l'économie.
On ne peut douter que les résultats de ces opérations ,
exécutées sur des bases uniformes , dans toute l'étendue
de la France , ne procurent , au commerce , à l'agriculture
, d'immenses avantages.
( La suite au numéro prochain . )
TRIBUNAL CRIMINE L.
Le jugement de l'affaire du 3 nivose a été rendu le 16
germinal dernier.
Les accusés , Adélaïde de Cicé , les deux filles Goyon,
les deux filles Vallon , Boudet , Lavieuville et sa femme
ont été acquittés .
Les accusés , Vallon , femme Leguilloux et son mari ,
Goyon Beaufort , Marie Duquesne et Bazille Collin
ont été condamnés à trois mois d'emprisonnement pour
avoir logé , sans en avoir fait de déclaration , des étrangers
à la ville de Paris.
L'accusé Collin , prévenu d'avoir donné ses soins
comme officier de santé à Saint -Régent , sans en avoir
pareillement fait sa déclaration , a été condamné en
outre à une amende de 300 francs.
Enfin le commissaire du gouvernement a requis l'application
de la peine de mort pour Carbon et Saint- Régent
, et a requis qu'ils fussent conduits au lieu du
supplice , revêtus d'une robe rouge .- Ils ont appelé de
ce jugement..Le tribunal de cassation l'a confirmé le
29 germinal.
DEPT
( N.° XXII. ) 16 Floréal An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
FRAGMENT d'un poème sur les femmes *.
EXORDE DU PREMIER CHANT.
"
Vous , par qui des mortels s'embellit l'existence
Vous, chef- d'oeuvre d'un Dieu , présent de sa clémencs,
Quand il voulut , aux yeux du premier des humains ,
Enchanter l'Univers qui sortait de ses mains
O femmes ! .... ce nom seul si touchant et si tendre,
Que sans émotion le coeur ne peut entendre ,
Comprend tous les appas , réunit tous les droits .
Ah ! si jusqu'à ce jour j'ai vécu sous vos lois
Prêtez à mes accents ce charme inexprimable
Qui fonde votre empire et qui le rend aimable.
Donnez au chantre heureux , par vous assujetti ,
Le talent d'exprimer tout ce qu'il a senti.
J'ai passé les moments de la première ivresse.
La raison qui succède à l'ardente jeunesse ,
N'affranchit pas mon coeur d'un joug qu'il veut porter ;
Je sais aimer encor , et j'ose vous chanter.
"
*Ce poème fut commencé il y a plus de quinze ans. L'auteur
l'a totalement abandonné ; il n'en reste qu'un très- petit `
nombre de morceaux . Nous citons les plus considérables .
( Note des rédacteurs. )
SEINE
4. 16
242
MERCURE DE FRANCE ,
Ma muse à vos attraits destinant cet hommage
Préluda dès longtemps à son plus cher ouvrage ,
Et promit , à vos pieds , de célébrer un jour
La beauté , les talents , les vertus et l'amour.
ÉPISODE DU SECOND CHANT *.
ADONIS autrefois brúla pour Cythérée ,
Du plus beau des humains Vénus idolâtrée ,
Brûla pour Adonis , et sans peine à ses yeux ,
Le mortel qu'elle aimait effaça tous les Dieux .
Que leurs jours étaient doux ! Cependant la Déesse
Se plaignait en secret ( amour se plaint sans cesse )
Que souvent pour la chasse un goût trop séducteur
Arrachât de ses bras son jeune adorateur.
Quoi ! Diane et ses jeux ont- ils tant de puissance ,
Qu'ils condamnent Vénus aux ennuis de l'absence ?
Tel est l'homme , il s'agite en ses voeux inconstants ,
Et du même bonheur n'est pas heureux longtemps ;
Il porte en ses plaisirs sa vague inquiétude .
Les femmes dont l'amour est la plus douce étude ,
Satisfaites de plaire , heureuses de charmer ,
Pour remplir leurs moments n'ont besoin que d'aimer.
Vénus , surtout , Vénus n'en connaissait point d'autre.
Coeurs tendres , coeurs aimants , sa plainte était la vôtre.
Où va-t-il ? loin de moi peut - il se plaire hélas !
Il est donc des plaisirs qu'il ne me devra pas ,
D'autres plaisirs pour lui que ceux de la tendresse !
Il va dans les forêts oublier sa maîtresse ,
Me laisse pour seul bien l'attente du retour ,
Et les jours à son gré sont trop longs pour l'amour !
C'EST ainsi qu'à son fils s'expliquait sa tristesse
Non pas à son amant ; non , sa délicatesse
.
* L'auteur peint dans ce chant , et dans cet épisode , le
pouvoir des talents et le charme qu'ils ajoutent à la beauté.
FLOREAL AN IX.
243
Craignait de lui déplaire en gênant ses desirs.
Ah ! qu'au plus tendre amant on cache de soupirs !
Que ces éhagrins secrets ; cès mystères de l'ame
Souvent ne sont connus que du coeur d'une femme !
Consultez , dit l'Amour , votre frère Apollon .
• Souvent on vous fêta dans le sacré vallon ;
« Pour vous j'ai des neuf Soeurs souvent monté la lyre
« Et leur voix s'embellit en chantant votre empire ;
« Elle pourra calmer votre esprit agité.
" Allez , le Dieu des arts doit servir la beauté.
IL dit , et sur un char Cypris s'est élancée .
Déja près de son sein Péristère * est placée .
Et ses cygnes divins au joug accoutumés
L'enlèvent mollement dans les airs parfumés.
Le char baisse et descend' ; la déité s'avance.
L'Hélicon , de Vénus ressentit la présence ;
Il retentit alors de concerts plus touchants ,
Euterpe modula de plus aimables chants.
Du clavier des neuf Soeurs les Graces
s'approchèrent ,
Et sur les harpes d'or les Amours se placèrent.
Apollon de sa cour étala les trésors.
Ses sujets empressés , variant leurs efforts ,
Offraient à la beauté les fêtes du génie .
Therpsicore dansa les airs de Polymnie ;
Et Cypris eût gouté de si riants loisirs
Si l'Amour qui se plaint goûtait quelques plaisirs.
Phoebus de ses chagrins reçut la confidence .
«
Vous voyez , lui dit- il , le chant , les vers , la danse ,
« La douce illusion qui naît sous les pinceaux ,
« La flûte qu'on entend sous l'ombre des berceaux
« Tous les arts égayant ces rives fortunées ,
« Défendent à l'ennui d'obscurcir nos journées .
«
"
Agréez nos leçons et sachez en user.
Quand l'Amour est heureux , il le faut amuser.
* La colombe favorite de Vénus .
?
1 244 MERCURE DE FRANCE ,
Il faut que votre sexe ait tous les dons de plaire .
« L'Amour eu est la source , il en est le salaire ;
« Il fit naître les arts , et c'est pour le servir .
"
"
་་
་་

Il n'est point de talent qui ne donne un plaisir.
Faites - les à ce titre entrer dans votre empire ;
Et laissant Adonis au penchant qui l'attire ,
« Vous , cependant venez apprendre en nos vallon's "
L'art d'embellir les jours , de les rendre moins longs.
L'étude auprès de nous vous semblera facile ;
Votre coeur nous promet un élève docile ;
་་
"
«
"
Et si de vos travaux vous pouviez vous lasser ,
Songez que votre amant doit les récompenser.
VENUS crut ses avis , et les prit pour son guide.
Apprendre , c'est jouir : le progrès fut rapide ;
Chaque instant fut rempli , chaque instant le formait ,
C'était une Déesse , et la Déesse aimait .
Un jour qu'au bruit du cor , qui dans les bois l'appelle ,
L'impétueux chasseur est prêt à fuir loin d'elle ,
Elle l'arrête , et l'oeil fixé sur son amant :
"
"
"
"
Avant de me quitter , écoutez un moment ;.
Permettez qu'aujourd'hui des mains encor novices ,
De leurs talents nouveaux vous offrent les prémices.
Venez dans ce salon les Muses orné.
par
"
>>
ELLE entre et sur ses pas Adonis entraîné
Voit entre ses genoux une harpe placée ;
Sous ses pieds délicats la pédale est pressée .
Sa main sur l'instrument qu'Apollon lui remit ,
Interroge en courant la corde qui frémit .
Combien d'effets divers le talent nuance !
Du chantre ailé des bois la brillante cadence ,
La joie et ses éclats , le desir et ses feux ,
La plainte prolongée en accents douloureux ,
Le reproche grondant sur la corde serrée ,
Et le courroux qui meurt sur la corde effleurée ,
que
· FLORÉAL
A NULX.
245
:
l'ame .
Et la mélancolie en son tendre chagrim sinc
Se reposant toujours sur le même refrain. 1
Pas un son n'est perdu pour l'oreille et pour
L'effet qu'elle produit elle -même l'enflamme ;
Són ame tout entière a passé sous ses doigts ;
Elle charme , attendrit , ou surprend à son choix ;
Elle peint dans ses yeux ce que les sons expriment
Sa tête est élevée , et ses regards s'animent ;
Et l'heureux Adonis éperdu , transporté ,
Crut voir en ce moment une autre Déité.

C'EST alors qu'aux accents de sa harpe sonore
Accordant de sa voix les sons plus beaux encore ,
Elle chanta ces, vers qu'Euterpe avait notés ;
L'Amour qui les retint me les a répétés :
་་
PLAIRE à celui que j'aime est ma seule victoire ,
« Et mes talents pour lui sont de nouveaux tributs .
Je les ai cultivés sans prétendre à la gloire ;
« J'ai cherché pour l'Amour un langage de plus.
"
« Vous aimez mes accents , le charme s'en augmente ;
Mais l'Art n'enseigne pas le plus tendre de tous .
- Cet accent si chéri sort du coeur d'une amante ;
Vous le reconnaissez quand je chante pour vous .
Ан !
27
AH! que la voix qu'on aime est douce , enchanteresse !
Adonis ! .... Il s'élance aux pieds de sa maîtresse .
« Eh ! quoi ! vous me cachiez des dons si précieux !
Ces accords réservés pour l'oreille des Dieux
Dont le secret n'est su que des neuf immortelles.....
J'ai voulu pour vous seul m'en instruire auprès d'elles ;
Vous voyez leur élève et celle de l'Amour.pore 4) a
Dans les bois , loin de moi , quand vous passiez le jour ,
Cette étude occupait mon, loisir solitaire .
Vous alliez m'oublier : je songeais à vous plaire.
246 MERCURE DE FRANCE ,
·
Mais connaissez encor des travaux plus chéris ,
Qui de vos seuls regards attendent tout leur prix...
IL marche sur ses pas vers un secret asile
Qu'éclaire un demi -jour plus pur et plus tranquille.
Ses traits autour de lui cent fois sont répétés ;
Quelques légers essais au hasard sont jetés ;
Des dessins , des pastels , esquisses imparfaites ,
Des crayons , des couleurs , qu'attendaient les palettes .
L'art partout se présente à ses regards surpris ;
Il se revoit partout les pinceaux de Cypris
Racontaient à ses yeux leur amoureuse histoire .
Là , Vénus lui cédait la première victoire ;
Là , goûtant le repos qui succède au desir ,
Il dormait dans ses bras , accablé de plaisir.
Plus loin , le badinage et la tendre folie ,
Et la beauté qui fuit pour être poursuivie ,
Le caprice attirant , les refus , le retour ,
Et ces jeux et ces riens qui sont tout pour l'Amour.
Adonis , l'oeil en feu , dévorait ces images .
"
"
"
-
De votre main , dit - il , ce sont- là les ouvrages ?
Dites ceux de mon coeur : lui seul dans ces portraits
Quand vous étiez absent , a rassemblé vos traits.
" Pour les rendre , ma main n'eut pas besoin d'adresse ;
« Je peignais mon amant des yeux de ma tendresse ;
Et quand je dessinais l'objet de tant d'ardeur ,
K
23
Mon coeur sous mes crayons retrouvait son bonheur.
Et vous m'avez privé de ce plaisir extrême ,
De suivre vos travaux , de voir la main que j'aime ,
« Revenir sur mes traits sans cesse retouchés ,

་ ་
Enfin de voir vos yeux sur les miens attachés.
Quevous avais - je fait ? pourquoi ? par quelle injure ? ..-
« Vons chassiez. -C'en est fait , et désormais j'abjure
Des plaisirs qu'Adonis a trop longtemps cherchés ,
" Et que si tendrement l'Amour m'a reprochés.
FLORÉAL AN IX. 247
« En est - il où sans vous je goûte encor des charmes ?
" Les Dieux me puniraient si je causais vos larmes. »
O présage trop vrai ! fatal pressentiment !
Adonis une fois , oublia son serment ,
...
Hélas ! et terrassé par un monstre sauvage ..
Mais loin , loin de mes vers cette sanglante image.
Le tableau du bonheur et de la volupté
Ne doit point se noircir da deuil de la beauté.
Ah ! plutôt revoyez auprès de Cythérée ,
Heureux par les talents d'une amante adorée ,
Adonis éprouver un nouvéau sentiment ,
Retrouver dans l'Amour un autre enchantement.
Tel est donc des beaux-arts cet empire suprême
Qu'ils embellissent tous , Vénus et l'Amour même.
Pur J. F. LAHARPE.
MADRIGAL.
A rendre heureux l'objet de mes amours
Dieux ! employez votre pouvoir suprême .
Pour son bonheur faites qu'il aime ;
Pour le mien , qu'il aime toujours !
ENIGM E.
Lecteur , je suis l'enfant et le roi de la terre
Autrefois j'ai servi le maître du tonnerre ;
Mais , de mille attributs que j'ai ,
Celui- ci peut suffire à me faire connaître ;
Tant que chez mon patron je demeure engagé ,
Je lui suis inutile , et dangereux peut-être .;
Je ne rends service à mon maître
Que quand j'en reçois mon congé.
"
248 MERCURE DE FRANCE ,
LOGO GRIPH E.
J'ai nourri sur huit pieds le souverain des Dieux,
Veux-tu me deviner ? décompose mon être ,
Je vais présenter à tes yeux
Un arbuste vanté que la Chine fait naître ,
La saison chère aux moissonneurs
Ce qui brunit leur teint , un rocher infertile
Que l'Anglais jaloux croit utile
A ses projets usurpateurs.
་་་
Une reine en démence , et dont parle Virgile ,
Le travail que par fois un écolier distrait
Sous les yeux d'un pédant exécute à regret.
D'un navire flottant la plus haute partie ,
Et de ton être enfin cette noble moitié ,
Qui ne peut être anéantie .
2 .
Veux- tu me trouver mieux ? fuis tout chemin frayé.
Un lieu désert me plaît : je recherche les cimes
De quelque roc pendant au milieu des abymes ;
J'ai pourtant quelquefois séjourné dans un pré ,
Mais tu me trouveras à coup sûr dans Chompré *.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro .
19
Le mot de l'énigme est chandelle .
Le mot de la charade est vinaigre.
Le mot du logogriphe est logogriphe , où l'on trouve
lire , or , rôle , pôle , gorge , ogre , oie , orge , orgie.
C
* Auteur du Dictionnaire portatif de la fable.
FLORÉALAN I X. 249
CORRESPONDANCE littéraire , adressée à.
son altesse impériale monseigneur le grand
duc , aujourd'hui empereur de Russie , et à
M. le comte ANDRE SCHOWALOW , chambellan
de l'impératrice CATHErine II
depuis 1774 jusqu'à 1789 ; par Jean- François
LAHARPE , 4 volumes. Chez Migneret , impri-,
meur, rue Jacob , n.º 1186 ; et à l'ancienne
librairie de Dupont , rue de la Loi , n.º 288.,
Prix , 15 fr. pour Paris , et 20 fr . pour les dép .
' ; , ??
CET ouvrage doît inspirer une grande curiosité . Il
sera beaucoup lu par les gens de lettres et par les
gens du monde . Les premiers y trouveront de la
critique ; les seconds des anecdotes , et tous de la
variété .
4:
Paris est le salon de l'Europe , disait M.me
de Tencin. L'éducation d'un étranger de bonne
compagnie n'était pas achevée quand il n'avait
pas vu cette ville , et quand il ignorait notre
langue , devenue celle de toutes les cours ou
regnaient la politesse et le bon goût . La prodigieuse
influence de l'esprit français sur celui des
autres peuples n'a jamais été mieux marquée ,
ce me semble , que dans ces lettres écrites àl'héritier
d'un grand empire , si éloigné de la France.
On voit quel intérêt singulier excitaient , à l'extrémité
de l'Europe , la chute ou le succès de nos
drames , nos productions littéraires , le bruit de
nos folies en tout genre , et jusqu'aux nouvelles
fugitives des cercles de Paris. Tous les rois voulaient
jadis être loués par les Athéniens ; tous
ceux de l'Europe moderne ont voulu être loués
9
250 MERCURE DE FRANCE ,
par des Français. Catherine , Frédéric , le feu roi
de Suède , ont recherché tous nos écrivains illustres;
et , par conséquent , les monarques qui aimaient'
la renommée , ne devaient point négliger le panégyriste
éloquent de Catinat et de Fénélon. Aussi
fut-il chargé pendant quinze ans d'une correspondance
particulière avec le grand duc Paul
Petrowits , dernier empereur de Russie . Il envoyait
au jeune prince toutes les nouveautés littéraires
et politiques. Il lui faisait part des moindres
événements , et jugeait les hommes et les
livres avec toute la liberté qu'admet une confidence
épistolaire.
L'auteur avertit dans un dialogue , placé en
forme de préface , à la tête de son livre , qu'il n'a
cru devoir s'y permettre aucun changement.
"
f
"
Ainsi , lui dit son interlocuteur , nous pouvons nous
☐ assurer de lire , en 1801 , votre correspondance telle
qu'elle était depuis 1774 jusqu'en 1789 .
"
-Vous devez comprendre , répond l'auteur , que
« s'il en était autrement , cela ne vaudrait plus rien
ni pour le public , ni pour moi . Ces lettres n'auraient
plus leur caractère originel : tout y serait factice.
Ce que je ne puis souffrir ni dans les autres , et
encore moins dans moi. Je me suis même défendu
d'effacer quelques opinions que je regarde actuelle-
« ment comme des erreurs ; et , pour obvier à tout in-
« convénient , je les réfute dans des notes. "
"
"
Cette franchise de l'auteur donne un grand prix
au recueil qu'il publie . Il ne déguise et n'adoucit
aucune vérité; mais beaucoup d'auteurs s'écrieront :
Hélas ! la vérité trop souvent est cruelle.
Cette extrême justice paraîtra quelquefois une
extrême injure , et la colère des poètes , des oraFLOREAL
AN IX. 251
teurs , des philosophes critiqués se déchaînera de
toutes parts. Quand les querelles de la révolution
s'appaisent , celles de la littérature vont recommencer.
Heureusement il y a moins de danger ,
s'il y a plus de ridicule , et les cris même qu'excitera
la sévérité de quelques jugements de
la correspondance , ne lui donneront que plus de
vogue et plus de lecteurs.
Un choix est difficile dans la foule des lettres
curieuses que renferment ces quatre volumes.
On y voit paraître et disparaître successivement
tous les personnages qui faisaient quelque bruit .
On croit se promener au milieu des sociétés
de sa première jeunesse ; on en retrouve le
mouvement , l'esprit , et les scènes variées.
On reconnaît les écrivains , les ministres , les
femmes célèbres ; et l'ancienne France est tout
entière sous nos yeux avec ses graces et ses folies.
Tous les lecteurs ont entendu parler de M.me Dudeffant
, tant célébrée par Voltaire ; mais toutes
les anecdotes de la vie de cette dame ne leur sont
pas connues. En voici quelques-unes , tirées de la
lettre 135 de ce recueil .
de ce

« La mort de M.me Dudeffant n'a pas été indiffé-
« rénte aux gens de lettres qui vivent dans cette capi
« tale , ni aux étrangers qui viennent la visiter . Elle
rassemblait les uns et les autres dans sa maison , ou-
« verte au mérite en tout genre. Elle avait de l'esprit
naturel , un goût ennemi de toute affectation , un
• tact assez sûr , quand le caprice ou la prévention
n'égaraient pas ses jugements. Mais souvent l'humeur
dictait ses opinions ; et ses liaisons ou ses inimitiés
décidaient trop souvent de sa manière de penser. Elle
avait beaucoup vécu avec Voltaire , dans le temps
"
"

"
*
252 MERCURE DE FRANCE ,
"
"

"
"
me
qu'il était à Paris , dans la société de M.me du Chatelet
, de M. de Luxembourg , alors duchesse de
" Boufflers , et de M. de la Valière ; mais dans
les derniers temps de sa vie , il s'en fallait de beaucoup
qu'elle lui rendît justice . Elle prétendait que ,
depuis trente ans , il ne faisait plus rien de bon ,
et il était diminué à ses yeux , à mesure qu'il crois-
« sait dans l'opinion publique. Petitesse assez naturelle
à bien des gens qui n'aiment pas que leurs
" amis aient trop de gloire ou trop de bonheur. Du
* reste , on savait qu'elle n'aimait , dans les siens , que
« le plaisir que pouvait lui procurer leur société ; car
d'ailleurs il était difficile d'avoir moins de sensi-
« bilité et d'égoïsme ; mais du moins elle ne préten-
« dait pas à l'une , comme tant de gens qui n'en ont
pas plus qu'elle , et avouait l'autre avec beaucoup
་ de naïveté. Elle disait à Pont- de-Veyle , homme à
peu près aussi indifférent qu'elle , et avec qui elle.
vivait depuis quarante ans : Pont - de- Veyle , depuis
y que nous sommes amis , il n'y a jamais eu un
❤nuage dans notre liaison ?—Non madame .- N'est-ce
" pas parce que nous ne nous aimions guères plus l'un
"
«

3
* C'est elle qui fit alors le couplet suivant sur Voltaire ,
qui venait de faire jouer Jules- César ; sur Pont- de - Veyle ,
qui avait donné au théâtre le Fat puni ; sur le maréchal
de Luxembourg , dont elle devint depuis la femme ; et
sur le comte de B.... que l'on donnait à M.me de la Valière :
Le votre a fait le Fat ,
,
J
Et le vôtre a fait Jule ;
Le vôtre est un peu plat,
Le vôtre est ridicule ;
Le mien est un bon drille
Qui leurs talents n'a pas ;
Mais il a la béquille ,
Du père Barnabas . (Note de l'auteur).
FLORÉALAN IX. 253
"
"
"
"
3
que l'autre ?
·Cela peut bien êtrẻ , madame ; et cela
était vrai . Le jour de la mort de ce même Pontde
-Veyle , elle vint souper , en grande compagnie
,
" chez M.me de Marchais
, où j'étais , et on lui parla
" d'abord de la perte qu'elle venait de faire. Hélas ! il est mort ce soir à six heures : sans cela vous
• ne me verriez pas ici. Ce furent ses propres paroles ,
et elle soupa comme à son ordinaire , c'est -à-dire
fort bien ; car elle était très-gourmande
. Quelques.
jours avant de mourir , elle parlait à M. de
" Genlis d'une petite anglaise que cette dame éleve
auprès d'elle , et qu'elle aime passionnément
. Vous
« aimez donc beaucoup cet enfant ? Cela est bien
heureux ; je n'ai jamais pu rien aimer. C'est appa
« remment pour aimer quelque chose qu'elle avait
voulu plus d'une fois être dévote ; mais jamais elle
n'avait pu en venir à bout . La première fois qu'elle
se jetá dans la réforme , elle écrivait à propos de diffé ,
« rentes choses auxquelles elle allait renoncer. Pour ce
tc
"
u
་་
4
qui est du rouge et du président , je ne leurferai point
a l'honneur de les quitter. C'était le président Hainaut ,
« son amant depuis longtemps, mais aussi froid qu'elle,
« et déja vieux ; c'est lui qui disait qu'il n'y avait
rien de si heureux que de ne pas trouver sa maî-
" tresse au rendez - vous , parce qu'on était sûr de
n'avoir pas de tort
"
:
Les différentes tentatives que fit M.me Dudeffant
pour embrasser la dévotion , ne lui réussirent pas .
« Elle se faisait lire les épîtres de saint Paul par sa
femme de chambre ; car elle avait déja perdu la
« " vue ; et s'impatientant de ne pas entendre le style
« de l'apôtre , comme elle aurait entendu un roman ,
*
M.le Pamela , depuis Lady Fidgerald , aujourd'hui
Yeuve.
254 MERCURE DE FRANCE ,
48
"
"
elle s'écriait de temps en temps : Mais , mademoiselle
, est - ce que vous comprenez quelque chose à
" tout cela ? Il paraît qu'il était de sa destinée de
« n'aimer rien , ni dans ce monde , ni dans l'autre.
" Elle avait pris en dernier lieu l'abbé l'Enfant pour
directeur : c'est un ex-jésuite et un prédicateur qui
« a du mérite et de la réputation * . Elle s'en dégoûta
au bout de six mois , et si bien que lorsque , dans
sa dernière maladie , le curé de Saint- Sulpice vint la
voir , elle lui dit ces propres mots : M. le curé , vous
• serez fort content de moi ; mais faites-moi grace de
" trois choses ; ni questions , ni raisons , ni sermons .
Elle était aveugle depuis 30 ans ; elle en avait 84
quand elle est morte. »
R
"
a
pas
On n'aimera moins , dans un autre genre ,
le jugement que porte l'auteur sur un ministrę
dont on estime plus les talents que les systèmes , et
les vertus que les opérations administratives .
*
K
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0
K
"
-
Parmi les pertes que la nation et les lettres ont
faites depuis quelque temps , il faut compter celle
- de M. Turgot , qui vient de mourir de la goutte , à
l'âge de 49 ans . Son père et sa mère étaient morts
à ce même âge , de la même maladie. Ainsi l'on peut
dire que la goutte était héréditaire dans cette famille
, comme la pauvreté ; car il semble que l'idée
d'honnêteté ait toujours été jointe au nom des
Turgot , et c'était une raison de plus pour que
celui de Beauvilliers , dont on peut faire le même
éloge , lui fût joint par des alliances. La soeur de
M. Turgot a épousé le duc de Saint- Agnan : elle
* C'est lui qui fut massacré à la prison de l'Abbaye , et qui
bénit , au nom dù Dieu de l'Evangile , les victimes de la
philosophie , un moment avant qu'elle les égorgeât au nom
del'humanité ( Note de l'auteur ).
*
"
FLOREAL AN IX. 255
"
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H
"
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14
K
"
"
K
.
.
• est dévote , mais d'une dévotion douce et éclairée.
" Au moment où elle vit son frère en danger , on lui
proposa de parler de sacrements à M. Turgot , qui
n'en avait pas paru jusque - là fort occupé. Elle
répondit : S'il n'avait pas toute sa tête , je prendrais
" sur moi d'agir avec lui selon mes principes ; mais
puisqu'il a conservé sa raison , je n'ai pas de conseils
« à lui donner. C'était un homme d'une ame forte ,
que rien ne pouvait écarter de la justice , même à
la cour et dans les premières places ; d'une égalité
d'ame et d'humeur que rien n'altérait , même au
milieu des contrariétés et des dégoûts du ministère ;
d'une activité laborieuse que la maladie même ne
pouvait ralentir. Quelques heures avant sa mort , il
s'entretenait avec un physicien , d'une expérience
« nouvelle d'électricité qu'il méditait. Il n'avait que
deux passions , celle des sciences et celle du bien
public. Dans le peu d'années qu'il occupa le ministère
des finances , il tourna toutes ses vues vers le
soulagement du peuple. Attaché à la doctrine des
économistes , il la développa dans des édits qui tendaient
à l'encouragement et à la perfection de l'agri-
" culture . Il est le premier , parmi nous , qui ait changé
les actes de l'autorité souveraine en ouvrages de raisonnement
et de persuasion ; et c'est peut- être une
question de savoir jusqu'où cette manière peut être .
utile ou dangereuse. 11 entreprit l'abolition des
" corvées , l'un des grands fleaux des campagnes , et
quoiqu'il n'ait pas eu le temps d'achever cet important
ouvrage , il a détruit du moins beaucoup d'abus
dans cette partie , et montré le bien
" rait faire . Les suppressions et les réformes qu'il fit
dans la finance , lui suscitèrent beaucoup d'ennemis.
Mais parmi les plaintes et les reproches qu'ils se
permirent contre lui , pas un n'attaqua sa probité ..

"

"

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K
41
l'on
que pour-
1
256 MERCURE DE FRANCE ,
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*
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"C
"
en
« On ne lui contestait pas la pureté de ses intentions ;
mais on disputait sur les moyens ; et peut- êt.è ,
effet , avait- il dans le caractère une sorte de roideur
qui . nuisait au bien qu'il voulait effectuer. Il eût
voulu mener les affaires et les hommes par l'évidence
et la conviction * ; mais il lui arrivait dé
manquer les affaires et de révolter les hommes ,
« tandis qu'en cédant sur de petites choses , et ménageant
de petites vanités , il eût pu parvenir à son
but. C'est un talent qu'a singulièrement M. Necker ,
« l'un de ses successeurs , qui , en opérant de plus
grandes révolutions , a excité moins de murmures .
Il a eu d'ailleurs la politique de n'embrasser aucun
parti , et M. Turgot' , qui avait arboré l'enseigne des
économistes , avait d'abord soulevé contre. lai tous
« les adversaires de cette secte d'enthousiastes , qui ,
« au lieu de chercher le bien avec simplicité , et de
l'examiner avec un esprit de discussion , prenaient
l'évidence pour un mot de ralliement , et avaient la
folie de parler en prophètes , même quand ils pouvaient
avoir le mérite de penser en bons citoyens ."
De plus les gens de la cour ne pouvaient pardonner
« à un ministre de ne s'entourer que de gens de lettres
et de philosophes . Il trouva des obstacles de tout
côté , et quoique le roi eût dit un jour , en sortant'
du conseil Il n'y a que M. Turgot et moi , qui
« aimions le peuple ; peu de temps après il le renvoya . »
Jamais homme n'eut plus de moyens d'échapper à
l'ennui , qui est , dit -on , la maladie des ministres dis- "
graciés. Il avait des connaissances dans tous les genres
, était versé dans la littérature ancienne et moderne
, dans la physique , dans la géométrie , et avait
"
a
"
68
K
"
"
"
"
་་
* On pourra voir ailleurs à quel point cette prétention des
philosophes économistes était éloignée de la connaissauce.
des homines et des choses ( Note de l'auteur).
FLORÉAL ANIX
257
DE
LA
«
T
"
DEPT
essayé des vers métriques dans notre langue. Le tra
vail et ses amis remplissaient tous ses moments
seul regret qu'il eût pu avoir, eût été celui de la chose
publique , et le ministère de M. Necker a duen
dispenser ; car on doit croire qu'il était assez juste
* pour ne pas méconnaître le mérite , même dans un
homme qui avait annoncé , sur plus d'un objet , des
principes différents des siens ; inais qui , dans plus
d'une occasion , a marché sur les mêmes traces.
<f
On a su , depuis la mort de M. Turgot , qu'il est
« l'auteur de plusieurs morceaux satiriques qui avaient
fait du bruit , et dont personne ne l'avait soupçonné,
tant il y avait de réserve dans son caractère
et de discrétion dans ses amis. Lorsque la Sorbonne
publia la censure contre trente- sept propositions du
« Bélizaire de Marmontel , il parut une brochure qui
avait pour titre Les Trente - sept Vérités , opposées
a aux Trente-sept Impiétés censurées par la Sorbonne.
« Cette brochure fut attribuée à l'abbé Morellet : On
" assure qu'elle était de M. Turgot.
"
ཙ།
« Les curieux d'anecdotes politiques savent que le
traité d'alliance conclu par l'abbé de Bernis entre
l'Autriche et la France , et la funeste guerre qui en
" fut la suite , ont eu , pour première cause , les mépris
déclares du roi de Prusse pour madame de Pom-
" padour qui gouvernait Louis XV , et pour l'abbé de
Bernis qui gouvernait madame de Pompadour . Tout
■ le monde connait le vers du roi de Prusse , ou plutôt
« de Voltaire :
Co
« Evitez de Bernis la stérile abondance.
Le poète , devenu ministre , et la maîtresse méprisée ,
réunirent leurs ressentiments , et la France fut la
victime de cet imprudent traité , ouvrage de la vanité
- blessée. Il courut alors des vers adressés à l'abbé de
4. 17
.
258 MERCURE DE FRANCE ,
Bernis , vers dont l'auteur demeura tou²ours inconnu.
#
Des noeuds par la prudence et l'intérêt tissus ,
Un système garant du repos de la terre ,
Vingt traftés achetés par deux siécles de guerre ,
Sans pudeur , sans motif , en un instant rompus' ;
Aux injustes complots d'une race ennemié ‚†
Nos plus chers intérêts , nos alliés vendus ,
Les droits des nations , incertains , confondus ,
L'empire déplorant sa liberté trahie ;
Sans but , sans succès , sans honneur ,
Contre le Brandebourg l'Europe réunie ;
De l'Elbe jusqu'au Rhin les Français en horreur ;
Nos rivaux triomphants , notre gloire flétrie ,
Notre marie anéantie ,
Nos îles sans défense , et nos ports saccagés ,
Voilà les dignes fruits de vos conseils sublimes !
Trois cent mille hommes égorgés ,
Bernis , est- ce assez de victimes ?
2 Et les mépris d'un roi pour vos petites rimes
Vous semblent - ils assez vengés ?
96
Ces vers étaient de M. Turgot , ainsi qu'une
autre pièce du même genre , répandue dans le
temps que le ministère français eut la lâcheté de
faire arrêter le prince Edouard , au mépris du
droit des nations et du droit de l'hospitalité ; pièce
mégale et faible , mais dans laquelle on remar
que quelques vers , entre autres ceux-ci :
J'ai vu tomber le sceptre aux pieds de Pompadour ;
Mais fut-il relevé par la main de l'Amour ?
Belle Agnès ! tu n'es plus ; le fier Anglais nous dompte ,
Et Louis dort en paix dans le sein de la honte , etc.
A l'intérêt des anecdotes se mêle celui d'une
critique judicieuse , mais sévère , sur un grand
nombre d'écrivains , dont plusieurs vivent encore .
On a cité le portrait d'une femme aimable et d'un
FLOREAL AN IX. 259
ministre fameux . Il faut voir celui d'un philosophe.
Je le tire de la lettre trente-deuxième de
cette Correspondance .
"
"
C'est à l'infatigable activité de Diderot , que nous
« devons la continuation de l'Encyclopédie. Dans la
disette des nouveautés littéraires , V. A. I. me permettra
quelques détails sur cet écrivain qui n'a guères
« été apprécié , parce que ceux qui en ont parlé étaient
ou ses ennemis ou ses confrères , et ceux -ci croyaient
devoir justifier en tout un homme qu'ils regardaient
comme utile à la cause de la philosophie .
K
« Il vint à Paris , fort jeune , malgré ses parents ,
dénué de secours et de fortune , mais dominé par
" cet attrait irrésistible qui entraîne vers la capitale
• tous ceux qui se sentent faits pour y jouer un rôle .
Pour comble d'imprudence , il se maria ; car l'infortune
, bien loin de diminuer l'activité de l'ame ,
ne sert qu'à l'augmenter , et ouvre aux impressions
" tendres un coeur qui a besoin d'être consolé. On
« raconte de lui , dans ce temps , une anecdote assez
singulière. Il avait fait , sur je ne sais quel sujet ,
une brochure qui n'a jamais été publiée , et qu'il
porta à un libraire. Celui - ci ne crut pas pouvoir
en faire usage , mais y . démêlant un talent distingué
, il la prit , lui en donna cent écus , et
l'exhorta à travailler. Le jeune auteur porta cet
argent à sa femme qui lui demanda d'où il prove- .
nait : il le lui dit ; mais cette femme simple et peu
instruite ne put jamais concevoir que quelques morceaux
de papier pussent valoir une pareille somme ,
« et dit à son mari qu'il avait fait une mauvaise
action , en trompant le libraire , et qu'il devait
s'en repentir. Diderot , pressé de composer , traduisit
de l'anglais , l'Histoire de. Grèce , par Stanian ,

"
260 MERCURE DE FRANCE ,
"
་་
"
"

" ouvrage perdu daus la foule des histoires médiocres.
« Il donna un roman fort licencieux , les Bijoux indiscrets
, ouvrage fort inférieur en ce genre au Sopha
de Créhillon fils . Des Bijoux indiscrets aux Pensées
philosophiques il y avait loin . Cet ouvrage était
hardi et d'une tournure piquante . Il fit assez
« de bruit pour que l'auteur se crût obligé de le
désavouer , et ce désaveu augmenta la réputation
du livre et de l'auteur , rien ne donnant plus d'éclat
" à ces sortes de choses , que la nécessité de les cacher .
" L'Interprétation de la nature ne valait pas les Pen-
" sées . Il avait été serré ; il fut obscur. La Lettre sur
« les aveugles , celle sur les sourds et muets étaient
des essais informes , mais où l'on remarquait quel-
« ques vues fines et justes , parmi une foule d'erreurs
" ou de folies . L'Essai sur le mérite et la vertu n'é-
« tait en général qu'une traduction de Schafstesbury ;
" mais le traducteur y avait mis du sien , et l'ouvrage
n'y perdait pas .
#
«
R
"
« Ce fut vers ce temps que ses connaissances litté-
" raires et mathématiques le lièrent avec d'Alembert
« et Rousseau de Genève , et qu'ils formèrent ensemble
« le projet de l'Encyclopédie , qui a peu servi à ces
derniers , mais qui a fait la fortune et la réputation
de Diderot. Cet édifice immense et irrégulier fut
" originairement fondé sur l'amour des sciences , des
lettres et de la philosophie . Le dessin avait de la
majesté , les parties étaient sans proportions , le
« vestibule était noble et de bon goût. On voyait
« dans l'intérieur quelques pièces de beau marbre ,
quelques jolies sculptures , quelques morceaux de
marqueterie ; de bons architectes y travaillaient avec
des maçons , médiocres. L'ennemi vint , on prit la
fuite , et l'on mit sur le frontispice : Pendent opera
interrupta , minæque murorum ingentes. Un archi-
"
"
་ ་
«
"
FLORÉAL AN IX. 261
"
"
"
wtecte , plus opiniâtre que les autres , resta seul . II
invita les aveugles et les boiteux à mettre la main
" à l'oeuvre ; l'ouvrage fut achevé et défiguré. Mais
" enfin l'édifice subsiste. Il en tombe de temps en
temps quelques pierres sur ceux qui l'avaient élevé ,
" mais dans des temps plus favorables , on se servira
« de ses décombres , pour bâtir un beau monument .
Il est certain que , sans Diderot , jamais l'Encyclopédie
n'aurait été achevée. D'Alembert s'était re-
" tiré de bonne heure , prenant pour sa devise : Deus
« nobis hæc otia fecit. Diderot ne s'est pas rebuté. Il
a fait lui - même grand nombre d'articles dans tous
les genres ; et s'il y en a beaucoup qui ne seront
adoptés ni par le bon goût ni par la raison , il en est
plusieurs où l'on trouve de la philosophie et du style .
" Au milieu de ce grand travail , il revoyait celui des
« autres . Enfin il a fait la fortune des libraires , et
" commencé la sienne , que les bienfaits de l'impératrice
ont achevée . Les correspondances que cet ouvrage
lui procurait avec tous les savants de l'Europe
, ont étendu sa réputation chez les étrangers ,
et les services qu'il rendait aux sciences ont ajouté
" à sa considération personnelle .
"
"
"
"
"
"
Il est vrai que sa poétique théatrale et ses essais
dramatiques ont contribué à la décadence du théâtre
« et du goût. Il s'est étrangement trompé , en voulant
que l'on préférât à la nature imitable , à la na-
" ture embellie , qui est l'objet et l'ouvrage des beaux-
« arts , la nature brute et sauvage , destructive de ces
« mêmes arts . Il a donné des leçons et des exemples
également funestes , en fournissant à la médiocrité
" confiante les moyens de multiplier sans peine des
productions monstrueuses qu'on appelle drames , saņs
choix ni dignité dans les sujets , sans convenance
"
".
"
« sans moeurs , sans vraisemblance , et surtout sang
262 MERCURE DE FRANCE ,
"
"
"
style . C'est d'après ces principes qu'ils ont cru qu'une
" prose ampoulée valait mieux qu'une versification na-
« turelle. Tout le monde s'est cru en état de faire un
« drame , comme le Père de fumille ; et , comme il
arrive toujours , les imitateurs sont restés encore au
dessous du modèle ; car , au moins dans les deux
premiers actes du Père de famille , il y a des traits
de pathétique . Mais si le succès de cet ouvrage produisait
beaucoup de drames dans le même goût ,
• qui fussent accueillis sur la scène française , l'art
dramatique serait totalement perdu . »
"
a

a
Ce jugement impartial sur Diderot peut faire
apprécier à leur juste valeur les éloges sans
mesure qu'on prodigue à ce philosophe , qui a
laissé des pages très- brillantes , mais qui a composé
des volumes pleins d'emphase , de lieux communs
, d'idées fausses et dangereuses . Voltaire
et d'Alembert lui - même ne parlaient pas autrement
de Diderot dans leurs confidences secrètes ;
et tous les bons esprits ont adopté depuis longtemps
l'opinion de Voltaire , de d'Alembert et
de Laharpe.
1
Le genre de cette correspondance admet
comme on voit , tous les tons et tous les styles ;
et jusqu'aux négligences d'un entretien familier.
L'auteur converse plutôt qu'il n'écrit. Ceux qui
veulent qu'un grand écrivain fasse tout ce qu'il
peut faire dans les plus petits sujets , desireront
quelque chose. Ceux qui cherchent une instruction
agréable et de la diversité dans leurs lectures
, ne desireront rien de plus . On parle ici ,
tour-à-tour , de choses importantes et de bagatelles
, de l'histoire de l'abbé Raynal , et d'une
chanson de Collé , de la cour et des parlements ,
FLOREAL AN IX. 1263
de la Sorbonne et de l'académie , de la chute d'un
ministre et du début d'un auteur ; d'une oeuvre en
littérature ou en finances de M. Necker , et de la
vogue de quelques charlatans ; en un mot , de ce
qu'il y avait de plus sensé et de plus fou , de plus
respectable et de plus ridicule dans la monarchie
française ; et tout est jugé par un esprit supérieur.
On y lira plusieurs morceaux du poème de
Marmontel sur la musique , imprimés pour la première
fois. Marmontel n'a jamais fait de vers
plus heureux . Facit indignatio versum . La
bonne musique et Piccini seront bien vengés . Il
en est temps. Quelques vers peu connus des esprits
les plus aimables de ce temps - là se retrouvent dans
ces lettres * . Tels sont ces couplets du comte de
Ségur , adressés à la maréchale de Luxembourg ,
en lui envoyant un jeu de loto , qu'elle aimait
beaucoup. Ils sont sur l'air : Réveillez - vous , belle
endormie.
Le loto , quoi que l'on en dise ,
Sera fort longtemps en crédit :
C'est l'excuse de la bêtise ,
Et le repos des gens d'esprit .
Ce jeu vraiment philosophique
Met tout le monde de niveau ,
L'Amour-propre , si despotique,
Dépose son sceptre au loto.
Esprit , bon goût , grâce , saillie
Serout nuls tant qu'on y jouera ,
Luxembourg , quelle modestie !
Quoi ! vous jouez à ce jeu là.
Peu de personnes , ajoute l'auteur de la Correspondance
, ont mis dans ces sortes de bagatelles
* C'est là qu'on a pris l'épisode charmant de Vénus et
d'Adonis , imprimé à la tête de ce numéro du Mercure.
1
264 MERCURE DE FRANCE ,
une tournure plus piquante que la marquise de
Boufflers. On peut en citer pour exemple l'impromptu
suivant :
Voyez quel malheur est le mien ,
Disait une certaine dame !
J'ai tâché d'amasser du bien ,
D'être toujours bounêre femme ;
Je n'ai pu réussir à rien .
A la variété des morceaux qu'on a cités , on
voit que cet ouvrage est fait pour plaire également
aux hommes graves et aux hommes fri
voles ; à ceux qui veulent apprendre et à ceux
qui ne veulent que s'amuser.
*
Cet ouvrage est composé en grande partie de
morceaux de littérature et de critique. La, supériorité
de l'auteur en ce genre est connue , et
ses plus grands ennemis ne la contestent pas.
Quelques personnes voudraient seulement qu'il
adoucît un peu les formes ordinaires de sa critique.
Il garde encore moins de mesure dans
ces lettres , qui n'étaient destinées qu'à un petit
nombre de lecteurs étrangers. Il ne cherche qu'à
corriger les défauts et s'inquiète peu de ménager les
amours-propres. Il met plus de goût que d'aménité
dans son style. Il y montre toujours le besoin
d'instruire , et rarement l'envie de plaire . Ses
jugements , énoncés sans indulgence , mais sans
colère , n'en ressemblent que plus à ceux de la
postérité. Au reste , ce ton , dans J. F. Laharpe ,
est justifié par quarante ans de renommée. Mais il
blesserait trop de convenances sous la plume d'un
écrivain qui n'aurait pas les mêmes titres pour
excuser la rigueur de ses censures,
FLORÉAL AN IX . 265
VOYAGE dans la Haute - Pensylvanie , par
S. J. DE CREVECOEUR , 3 vol . in - 8.º
f
QUE
( SECOND EXTRAIT ) .
UEL vaste champ , en effet , les anciens et nouveaux
habitants de l'Amérique septentrionale n'offrent
ils pas à la méditation ! continue le colonel Crawghan . "
C'est le début du premier volume du Cit. C ... Jamais
livre ne commença ainsi ; mais on est tout de suite
au milieu du sujet , et l'auteur se met à peindre les
sauvages , non pas au premier trait et en courant , mais
avec amour et eu soignant chaque partie du tableau . Il
y revient à vingt reprises et dit tout . J'avoue que cette
maniere a son danger et qu'il discourt trop , surtout
dans ses chapitres ( car dans les notes il dit davantage
et plus vîte ) ; mais il instruit , et avec quelle candeur !
Il y a un fonds d'affection et de morale qui sort de cha-.
cune de ses lignes , et on lui pardonne quelque superfluité
et même quelques erreurs * , sur des matières qu'il
amène , on ne sait comment , dans le torrent de ses ef
fusions .
'
1
Il faut donc lire ce qu'il dit sur les moeurs des
sauvages américains sur leurs petits arts sur un
peu de culture que quelques uns connaissent , sur
la profonde aversion des autres pour les travaux
-
" * Sur la course des comètes et sur leur effet sur quelques
personnages de l'histoire , sur d'autres sujets encore.
Le C. Billecoq a noté quelques- uns de ces écarts d'imagination
, et l'auteur a fait placer au bas de ses pages les remarques
du C. Billecoq . Çela est d'un bon exemple , de part
et d'autre , et la philosophie est rarement aussi patiente*
envers la critique.
266 MERCURE DE FRANCE ,
champêtres , sur leurs danses sur leurs danses , leur agilité , leurs
pantomimes guerrières , sur leurs chasses , leurs pêches ,`
leur douceur en famille , leur politique en conseil , leurs
fureurs en guerre , leurs repos, d'une longue immobilité,
assis , les yeux fichés en terre , révant profondément à
rien , ayant à côté d'eux leur tomehawk et leur pipe ,
réunis en un seul instrument pour leurs deux grandes affaires
, qui sont d'assommer et de fumer ; et le calumet,
et les amours , et la fille qui , acceptant de devenir mère , '
souffle sur le tison du jeune guerrier ; et le manitou ,"
et les fables bizarres , et les éclairs de sagesse et d'éloquence
qui sortent quelquefois de ces ames apathiques
, etc. etc. Quel lecteur instruit ne connaît cela ?
Il y a 256 ans que Montagne commença à nous en
entretenir avec son charme ordinaire , et qu'il nous apprit
la chanson du Sauvage à la couleuvre , sa mie ; et
de nos jours , certes on a fait un assez beau bruit d'éloquence
sur la bienheureuse vie sauvage. Notre auteur
la peint de nouveau , sous tous ses aspects ; on ne lui
refusera pas de la bien connaître , et de raconter avec
intérêt l'histoire de son adoption chez la nation Oneida,
ainsi que les discours des Sachems . Mais ce ne sont
point là les endroits que nous extrairons de son livre,
quoiqu'on y trouve , comme dirait Montagne , des pensées
phrasées d'une tournure assez abhorrente de nos
façons coutumières . Ce n'est point sur le parler des sauvages
qu'il faut s'extasier ; il faut méditer snr le résultat
de cet état de nature .
L'état de nature ! Ne dirait -on pas que la nature ne
favorise qu'eux , et que nous sommes , comme l'a dit
l'immortel sophiste Génevois , un animal dépravé ?
Jouissent-ils de la nature ? en obtiennent-ils les dons
qu'elle prodigue à l'industrie , au travail , aux communications
secourables et aux échanges ? que font - ils ?
que pensent- ils ? en quoi se perfectionnent - ils ? et , pour
FLORÉAL AN IX. 267
"
se réduire à la plus simple des questions , se perpétuent-
ils ? Si la bénédiction du grand être sur l'homme
est exprimée par ces paroles , croissez et multipliez , il
paraît qu'il y a un arrêt terrible prononcé contre ces
malheureuses peuplades qu'on voit dépérir , se dessécher,
s'anéantir ; et nous dirons , sans craindre l'accusation
d'enthousiasme , ce que les plus graves anciens ,
ce que Tacite lui - même n'eût pas hésité de dire , qu'il
y a là une cause céleste qui agit . Plusieurs endroits du
livre qui nous occupe , suggèrent et même expriment
plus ou moins cette pensée . Nous ne lui prêterons rien.
Voyons d'abord ce qu'il dit du caractère des sauvages ,
ou plutôt ce qu'il paraît approuver dans la bouche ;
tantôt d'un interlocuteur , tantôt de leurs vieillards.
« Nous sommes inconstants comme le vent , me disait .
« Pandiarck , et inexorables comme la tombe . " Ils sont
de plus imprévoyants à l'excès , dit l'auteur , toujours
heureux et contents , pourvu qu'ils aient de quoi man-
" ger.Si tu consommes tes provisions aujourd'hui ,
« que feras- tu demain ? Où est - il ce demain ? répon-
´dent- ils , peut - être ne le verrons - nous jamais . Les
querelles , les combats , qui souvent s'élèvent parmi
eux à la suite de l'ivresse , sont l'image du dernier
excès de la dégradation où puisse tomber l'espèce
humaine. Armés de leurs couteaux ou de leurs tomehawks
, ils se lèvent , entonnent leur chanson de
guerre , tournent en cadence autour des feux qui
constituent toujours le centre de leurs habitations ?
hurlent le warhoop en frappant la terre du pied.-
C'est le cri le plus perçant qu'il soit peut -être pos-
• sible à l'homme de produire . Nul autre ne retentit
aussi loin dans les bois ni sur les eaux. Ils ont l'art
« d'en redoubler l'effroi par le battement plus ou moins
rapide des quatre doigts de la main pendant les efforts
« de l'aspiration . C'est le rugissement du lion , etc.
«
"
"
་་
«
"
-
268 MERCURE DE FRANCE ,
((
"
"
"
Quand ces scènes d'horreur et de massacre sont
passées , ils en sont quittes pour dire , j'étais fou ; et si
le lendemain il revenait une nouvelle provision d'eaude
vie , ils recommenceraient le lendemain . Tel est
« le fléau quien diminue journellement le nombre , etc. »
Ils aiment à raconter leurs exploits. Mais si , aux ré-,
cits des premiers conteurs , un autre en fait succéder
de plus brillants , les démentis surviennent , on se bat ;
il n'y a plus de père , il n'y a plus de vieillards pour
interposer l'autorité ; les femmes seules se mêlent à
l'épouvantable bagarre , désarment et souvent parviennent
à renverser les plus furieux , et à les contenir
jusqu'à ce qu'ils soient endormis .
"
"
"(
" -
"
-
Les jeux de hasard , ou bien un mauvais rêve , amè→
nent de fâcheuses aventures ; aussi en souhaiter d'heureux
, est-il toujours un compliment ; quelquefois c'est
une manière de demander. Un jour , me disait sir
William Johnson , le vieux Nisoo Assou vient chez
" moi et me dit : Mon père , j'ai rêvé la nuit dernière
que tu m'avais donné un bel habit d'écarlate ,
galonné d'or , et un chapeau qui l'était aussi. -
Cela est- il bien vraj , lui dis - je ? — Oui , foi de sachem,
répondit - il. Eh bien , tu n'auras pas rêvé en vain ;
je te donne l'un et l'autre de bon coeur.-Le lende
main , continua sir William , l'ayant invité à déjeuner,
je lui dis à mon tour : - Henrique , j'ai rêvé aussi la
nuit dernière. -Qu'as - tu rêvé , mon père ? J'ai rêvé
que tu m'avais donné , au nom de ta nation , un petit
morceau de terre sur la Tieradenhah , connu sous
« le nom d'Acerouni. Combien embrasse - t - il de tes
ce petit morceau de terre ?-Dix mille .- Après
quelques minutes de réflexion , il me dit : -Eh bien,
« comme moi , tu n'auras pas rêvé en vain . Je te donne
ce petit morceau de terre ;
и
"
Cr
"
"
" acres ,
"
-
" rêver davantage , mon père.
u
-
mais ne t'avise pas de
-Eh ! pourquoi non ,
1
FLORÉAL AN.IX. 269
"
"
66
- Henrique ? Les rêves sont involontaires. Tu rêves
trop fort pour moi (Thou dreameth toohard for me ),.
et bientôt tu ne laisserais plus de terre à nos gens . "
Je n'approuve point cet Anglais et son astucieuse
avidité ; mais je plains une nation qui a pour sachem ,
c'est-à- dire , pour magistrat et pour conservateur , un
bon homme tel que Nisoo Assou . Il faut croire qu'il,
aimait beaucoup la parure . Dans un autre endroit du
livre , il est question de la toilette qu'il fit pour p
raître dans une assemblée . La duchesse douairière de
Gordon , qui avait jugé à propos de visiter les villages
des bords de Mohawk, devait s'y trouver. Sans doute elle ,
dut admirer la bonne mine de Nisoo Assou . Sa tête était
rase , à l'exception d'une petite touffe de cheveux sur
l'arrière , à laquelle pendait un bloquet d'argent .
Le cartilage de ses oreilles , qui , suivant l'usage
avait été découpé et considérablement alongé dans
" sa jeunesse , était revêtu d'un fil d'archal plié en
spirales très- serrées. La girandole était suspendue
« au craquelin de son nez. Un large hausse- col cou- ,
" vrait sa poitrine ; par - dessus sa veste d'écarlate qui
n'était pas boutonnée afin d'éviter la géne , il avait
mis un habit bleu galonné d'or ( fruit de quelque
« autre rêve ) , dont la taille et l'ampleur n'était pas
calculée sur la sienne . Cette toilette , à l'avis du
sachem , était d'un goût vraiment européen ; mais
voici qui l'est moins : la culotte était adroitement
suppléée par des haut- de - chausses de drap , frangés
« de verroterie , etc. Milady , comme on peut croire ,
« lui parla beaucoup , elle visita bien des huttes avec
une fatigue et un courage infinis ; et la nation
"
"
*
"
་ ་
"
"
X
" « charmée à son tour , lui donna cinq à six mille
" acres de terres choisies , afin qu'elle eût un lieu à
elle , sur lequel elle pourrait élever sa wigwham ,
allumer son feu , et suspendre sa chaudière toutes
«
་་
270 MERCURE DE FRANCE ,
"
les fois qu'elle viendrait voir les Mohawks . Les
cantons qu'elle visita n'étaient alors que des forêts
illimitées , aujourd'hui ils sont couverts d'habitations
. La nation mohawk comptait encore alors en-
« viron deux mille guerriers . Elle n'est plus . » De
concessions en concessions , à force de petits présents
et de visites désintéressées , et moyennant quelques
decupations violentes , au besoin , les Anglais se multiplant
toujours , et s'adjoignant de nouveaux venus
d'Europe , se sont avancés sans cesse dans le pays ;
les sauvages se sont retirés et affaiblis à mesure ; ils
ont fui , vers les solitudes ignorées , emportant d'abord
les os de leurs pères , puis ils se sont lassés de les
rémner sans cesse , et cet usage antique et pieux qui
charme les imaginations sensibles , a disparu chez ces
peuples , pour qui la malédiction la plus terrible était
de voir les os des ancêtres foulés aux pieds , et blanchis
par les pluies et par les neiges.
"
"
" mons ,
C'est ce que déplorait , dans une assemblée , le vieux
sachem Keskétomah : « Les charrues des blancs laabourent
les os des nations Pécod , Nattik , Naraganset
, et de tant d'autres ; et nos os seront ainsi
profanés ; frères et amis , notre sang diminue , et
celui des blancs prospère. Et cependant nous dornous
fumons , aujourd'hui que nous sommes
si affaiblis , comme lorsque nous étions puissants et
redoutables , et que nous faisions trembler Hotchelaga
, Montréal et Corlear ( New-Yorck ). D'où sont-
« ils venus ces blancs ? Qui les a conduits à travers
"le grand lac salé ? Pourquoi nos pères ne fermèrent-
« ils pas les oreilles aux belles paroles de ces renards ,
qui toutes ont été funestes et trompeuses , comme
les ombres du soleil couchant ? Depuis cette époque
ils ont multiplié comme les fourmis au retour du
printemps , et comme ces insectes , il ne leur faut
"(
"
"
"
FLORÉAL AN IX.' 271
વર
1
qu'un petit espace pour vivre. Pourquoi cela ? c'est
qu'ils savent cultiver la terre ..... Ah ! le vieux
Koreyhoosta avait raison de verser des larmes , toutes
les fois qu'il revenait d'Hotchelaga . Ne voyez- vous
pas , disait-il , que les blancs vivent de graines et
hous de chair ? Cette chair est plus de trente lunes
à venir , et souvent est rare ; tandis que chacune de
aces petites graines merveilleuses qu'ils mettent dans
la terre , leur en rend plus de cent . La chair dont
nous vivons a quatrë jambes , et nous n'en avons que
deux pour l'attraper , mais là où les blancs déposent
ces graines , elles y restent et y croissent . L'hiver
est , pour nous , le temps des chasses pénibles ; pour
eux , c'est celui du repos. Voilà pourquoi ils ont
tant d'enfants et vivent plus longtemps. Je le dis
" donc à qui veut m'entendre ; avant que les cèdres
du village tombent de vieillesse , et que les érables
de la vallée aient cessé de donner du sucre , la race
« des semeurs de petites graines aura éteint celle des
chasseurs de chair , à moins que les chasseurs net
s'avisent de semer aussi . Frères et amis , je vous
ai répété les paroles de Koreyhoosta ..... Ah ! que
n'ai-je les ailes de l'aigle ! je m'élèverais aussi haut
que nos montagnes ; alors ces mêmes paroles , portées
par les vents retentiraient , pármi nos nations ....
Frères et amis , une carabine est bonne , une
charrue vaut mieux ; un tomehawk est bon , une
bonne hache bien emmanchée vaut mieux ; une
wigwham est bonne , une maison et une grange
pleine valent mieux .... Les blancs approchent de
• nos limites et nous menacent comme les vagues
lointaines du lac viennent se précipiter sur nos
« rivages. Déja les abeilles sont arrivées. Vous savez
que les abeilles sont les précurseurs des blancs.
Elles viennent aussi de l'autre côté du grand lac
"
""f
"
"
272 MERCURE DE FRANCE ,
"
$
sale ; elles travaillent et envoient des essaims comme
eux . Voulez - vous résister aux blancs ? Aux produits
de la chasse ajoutons ceux de la terre . Réglons
notre commerce avec ces renards ; n'acceptons point
leurs eaux qu'ils appellent de vie , et qui sont des
eaux de fureur et de mort ; mais semons leurs pegotites
graines. Ils ont du fer ; et n'en avons- nous
pas ? Nous dormons dessus. Il ne s'agit que de le
prendre et de le forger comme eux . Ainsi à peu
près parla le sachem Keskétomah , qui avait vu
bien des neiges . Alors Koohassen , de la tribu des
loups , laissa tomber son manteau , et promenant
des yeux animés sur toute l'assemblée , la poitrine
nue , la tête et les oreilles ornées de plumes guer-
« rières , et les bras , d'osselets luisants , il parla contre
les gratteurs de terre. En vivant comme les blancs ,
dit-il , les Nishynorbays cesseraient d'être les enfants
du grand esprit qui les a faits chasseurs et guerriers.
La mort n'est rien ; la liberté de chasser
fumer , dormir où l'on veut , sans avoir besoin de
lit , est tout.... Voyez les nations qui ont cessé de
classer. pour se courber vers la terre . Elles ont des
" vaches et des chevaux ainsi que les blancs , et s'adressent
au Dieu des biancs. Mais qu'y ont- elles
. gagné ? Les blancs et leur Dieu les méprisent et
ne leur donnent pas la main de secours et d'appui.
Leur nombre diminue tous les jours , etc. "
་་.
Le lecteur en souriant peut -être à ces débats de
rhétorique sauvage , fera surement une remarque.
C'est que les orateurs sont d'accord sur le fait essentiel
, qui est la diminution de l'ancien peuple et l'accroissement
prodigieux du nouveau . C'est un fait désormais
prouvé , dont la conséquence est toute entière
en faveur de la société contre les déclamateurs qui
ont tant péroré sur l'état de nature. Que l'on compare
FLOREAL AN IX 273
22
R
les lamentations de ces pauvres chefs de tribus errantes
avec le discours du grand sachem des blancs , je veux
dire de M. Jefferson , le nouveau président des Etas
Unis. On vient de l'imprimer dans tous nos papiers
et on croit , en le lisant , entendre un hymne de be
nédictions pour le ciel , et de félicitations pour la
terre. Il voit la nouvelle race américaine s'étendant à
l'aise dans un pays favorisé du ciel , où ses descen◄.
dants pourront s'établir jusqu'à la millième génération .
Ses espérances ne paraîtront point chimériques à
ceux qui liront, ce nouveau , voyage de M. de Cr ....
et ceux de Bartram , de Weld et de Jeankong , avec
lesquels il est parfaitement d'accord .
"
Comme l'état des choses humaines est toujours pas-,
sager , et que les faits actuels préparent d'autres faits
qui occuperont la postérité , notre observateur après
avoir tracé le tableau du présent , s'élance en idée
dans l'avenir , et considère ces régions débarrassées
des hordes de chasseurs oisifs et turbulents , et occupées
, jusqu'à plénitude entière , par des générations
d'hommes agriculteurs , commerçants , artistes , contemplateurs
, guerriers , etc. Jusqu'où l'Amérique nouvelle
portera- t-elle sa félicité ? Comment en jouirat-
elle ? Comment la conservera- t- elle ? Sa constitution
et le caractère de ses colons ne renferment - ils pas
quelques principes d'une destruction rapide , ou seulement
lente , mais également assurée ? Car c'est la
destinée de toutes les associations humaines , de mêler
l'imprudence à la sagesse , et des causes de décadence
à celles de la grandeur .
1
Sur ces grandes questions , l'auteur s'arrête plus ou
moins en différents endroits , et ses pensées nous ont
paru en général , et vastes , et raisonnables. Mais ce
qui lui méritera plus d'éloges , c'est d'avoir recueilli
avec attention les faits présents et les souvenirs du
DEPT
4
18
274 MERCURE DE FRANCE,
passé. On verra , dans son livre , ce qu'était l'Amérique
anglaise à la fin du dix - huitième siècle , et ce
qu'était précédemment cette même Amérique sous
l'empire du calumet et du casse -tête sauvages. Personne
( en exceptant toujours le jésuite Charlevoix )
n'a si bien fait connaître toutes ces nations . Je n'ai
vú que chez lui des recherches sur d'anciennes fortifications
d'un genre très - différent de celui des naturels
du pays . Elles sont l'objet d'un chapitre , et il les a
fait graver. Il me semble qu'on en trouve de pareilles
ou à peu près , dans les recueils que les Anglais ont
donnés d'antiquités galloises , bretonnes et danoises ,
qui remontent au - delà des temps de l'Heptarchie.
C'était apparemment la manière d'enceindre , usitée
chez cet ancien peuple , des Welchs , Gals , ou Celtes ,
dont on trouve tant de vestiges dans toute l'Europe
et jusqu'en Asie. Quelque colonie aura été entraînée
àu delà l'Océan jusques sur ces terres où elle se
sera établie , fortifiée , défendue , jusqu'à ce qu'elle
ait été détruite ou forcée de se transporter ailleurs .'
C'est peut-être le même peuple , d'origine galloise ,
que M. Isaac Stuart dit avoir trouvé vers l'embouchure
de la rivière Rouge , des hommes à peau blanche
, à cheveux roux , et parlant si bien gallois , que
John Davey , gallois , quittà M. Stuart pour rester
avec eux. On n'a , sur cet objet , que de faibles renseignements
qu'on vérifiera quelque jour.
Il faut quitter notre abondant et disert voyageur ,
et laisser au lecteur le plaisir de trouver une foule
d'autres bonnes choses . Nous n'en remarquerons plus
que deux ; l'une est le soin pieux avec lequel il a
rassemblé tout ce qui honore la mémoire de Washington
; c'est un éloge complet. La postérité qui le répétera
n'aura pas besoin d'y ajouter. Son nom lui
suffira chez les Américains. Un orateur proposa aux
FLOREAL AN IX.
275
Spartiates d'entendre le panégyrique d'Hercule : Qu'est-il
besoin , dirent-ils , de louer Hercule ? Il y a en lui plusieurs
héros. Il y a de même dans le seul Washington ,
au moins trois des plus grands hommes de Plutarque ,
Epaminondas , Aratus , Philopæmène , et de plus notre
sage Catinat.
L'autre observation que je ne puis omettre , c'est
la manière non- seulement sage et réservée , mais souvent
positive et même éloquente , avec laquelle l'auteur
s'exprime sur l'utilité et la nécessité des sentiments
religieux pour hâter et consolider le système
social. Tantôt il propose ses propres réflexions ; plus
souvent il expose l'exemple et rapporte les discours
des sages Américains . L'exercice public et paisible de
la religion , est le voeu de l'état , en même temps que
l'inclination des particuliers. Les plas fortes têtes se
montrent souvent les plus convaincues de ce devoir ;
le grand Washington fréquentait le lieu de la prière
pour adorer en public , et tous les matins , il ne manquait
jamais de se recueillir en présence de celui à
qui seul nous pouvons demander la vie et la sagesse .
B. V.
me
LE PETIT LA BRUYERE , par M. DE
GENLIS , suivi d'un Recueil de pensées
diverses , parla même , vol . in-8.0 , 300 pages.
Chez Maradan , rue Pavée Saint- André-des
Arcs , n.º 16.
CeE sont deux ouvrages réunis en un seul volume ,
CE
tous deux de morale. Le premier contenant surtout
des caractères , l'autre des pensées morales , des jugements
littéraires et quelques discussions. Nous en parlerons
séparément , mais brièvement. Le talent de
l'auteur est connu ; ses ouvrages se succèdent avec
276
MERCURE DE FRANCE ;
rapidité , et bientôt on ne pourra
non plus les nombrer
que les flots de la fontaine de Vaucluse .
La Bruyère s'annonça chez nos pères pour un suivant
de Théophraste , ainsi que la Fontaine , pour un disciple
d'Esope . Tous deux se placèrent modestement
au dessous de leur modèle , et l'on s'aperçut qu'ils
s'élevaient fort au dessus. La Fontaine , à la tête de
ses fables , plaça la vie d'Esope ; c'est que La Fontaine
était bonhomme. S'il eût eu un peu de vanité et de
malice , il eût mis les Fables de l'ancien en regard
avec les siennes . La Bruyère donna les caractères
-du philosophe grec ; et combien il le surpassa par la
variété piquante et l'énergie des siens . Tout le monde
se trouva peint ; et , comme aux comédies de Molière ,
chacun reconnut son voisin . On lui écrivait des provinces
, vous avez peint au vrai le président de notre
bailliage , et notre receveur des tailles . Il en est un peu
de même de M.me de Genlis . Parmi les enfants
qu'elle a peints , j'en reconnais qui bien surement ne
sont pas les mêmes qu'elle a vus . En cela , pour le moins ,
elle a justifié son titre : Le Petit La Bruyère . On m'a dit
que , ces jours derniers , une dame philosophe trouvait
ce titre ambitieux , et qu'elle jugeait que l'auteur
se croyait égale à La Bruyère. Je ne me place point'si
philosophiquement dans l'ame de ceux qui écrivent , et
ne prétends point décider la question. M.me de Genlis
a soin de la prévenir . « C'est un grand peintre qu'il est
impossible de copier en miniature , et dont je n'ai
" voulu prendre que le style et le coloris. Je n'ai jamais
la prétention de l'égaler , je ne desire que lui ressem-
« blerun peu.
"
"
Quand elle aurait aspiré à une ressemblance entière
combien d'autres l'ont tenté ? Le genre est bon en luimême
, et favorable à la morale . Le sévère , le grave
Bourdaloue ne l'a point dédaigné , et le petit volume
qu'on a intitulé son Esprit , est plein de caractères et
profonds et piquants . Il contribua presque autant que
La Bruyère à rendre ce goût général. On en abusa dans
les sermons , on le prodigua dans les livres de morale
. Tous les imitateurs n'avaient pas l'inimitable verve
du Théophraste moderne ; et seulement , comme l'observe
Boileau , ils profitaient de la facilité de se passer
FLOREAL AN CIX. 277
de transitions , ce qui leur était très -commode pour
écrire , mais insuffisant pour aller à la postérité. Leur
foule est aujourd'hui presque ignorée . Le seul Duclos
a peut-être ajouté un chapitre à ceux de La Bruyère, c'estcelui
sur l'accord de l'esprit et du caractère , que
M. Gaillard appelle fort bien une découverte en morale.
La Bruyère , s'il revenait , ferait un fort bon chapitre
sur ses imitateurs . Combien seraient raillés , depuis
l'abbé de Bellegarde , dont la lecture fit mourir
de froid unpauvre gentilhomme sortant du bain , jusqu'à
Desmahis , dans son article femme , dans l'Encyclo
pédie , et jusqu'à Dumoustiers qu'on vient de comparer
à Fontenelle , et qui ressemblait seulement un
peu à Benserade , dans sa vieillesse * ; mais il louerait
P'esprit juste , le style clair , élégant ; naturel , la raison
aimable de l'auteur d'Adèle , du théâtre d'Education
et du petit La Bruyère.
Dans le second ouvrage qu'elle donne aujourd'hui :
( Recueil de Pensées diverses ) , elle procède aussi par
chapitre , et imite encore quelquefois la manière de son
auteurbien-aimé. Parexemple , lisez au chapitres; p . 174
le portrait de Cléon . Il me semble que le burin yi est
enfoncé avec beaucoup de vigueur. La clarté de l'es
prit et la facilité des formes n'empêchent point du tout
qu'on ne soit énergique . Voyez comme l'élégant Racine
peint le faible Ibrahim :
4
#
Traînant dans le palais une éternelle enfance ;
Indigne également de vivre et de mourir ;

On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
C
Fénelon , le mortel qui posséda le plus la grace et
la douceur , devait être austère comme Tacite , quand
il fallait prononcer en historien sur les hommes. On le
voit par sa lettre , sur Louis XIV , dont personne ne
conteste plus l'authenticité. J'en ai vu , en original
* On vient , dans un lycée , non pas de décerner , mais
d'exécuter , sans décret du sénat ni du peuple , une espèco
d'apothéose en l'honneur de Dumoustier. Je crois qu'il ne
peut trop être loué comme homme , parce qu'il fut trèshonnête
; mais , comme écrivain , il faut en parler peu , par
égard pour ses vertus . Du reste , les cultes sont libres , et il
faut , suivant l'évangile , laisser les morts ensevelir leurs
morts."
278 MERCURE DE FRANCE ,

une autre au pape Clément XI , où il peint quelques
personnages alors importants en France. Il s'y montre sé
vère envers d'Aguesseau , qui , de son côté , l'a peint avec
assez de malveillance , mais longuement et sans force .
Qu'on me pardonne cette petite digression à propos
des portraits , il ne faut se les permettre qu'avec beaucoup
de réserve . Chaque page , qu'on écrit n'est pas le
livre de l'histoire. Il faut avoir toujours le coup-d'oeil
de l'observateur , et n'affecter jamais l'autorité de
juge. M.me de Genlis s'en garde bien . La justesse
du ton et la sérénité de l'esprit caractérisent ce nouvel
ouvrage. Je sais que ces qualités ne sont pas tout ; et
je ne m'aviserai pas de dire que cet ouvrage soit , le
meilleur des siens . Communément elle marche accompagnée
de la fiction , et répandant à profusion de l'esprit,
Ici , elle n'est que calme , et se borne à converser
en liberté. Il est fâcheux qu'elle veuille toujours assigner
la place des écrivains morts et vivants. S'il y a du
goût dans son style , il y a trop de passion dans ses
jugements...
1
+
Son; premier chapitre est : Sur la Gaîté , dans les
ouvrages de littérature . Ce n'est point de la gaîté qu'elle
yemet ; elle a raison , parce que cela eût peut être été
déplacée mais elle la définit , la montre dans de bons
exemples , et la fait aimer. Ce chapitre paraît aisé à
faire mais qu'on le propose au concours , et vingt discoureurs
que je sais y échoueront. Le chapitre sur la
Mort , où
;
coureurs
auraient
versé
des flots
de mélancolie
sauvage , respire un sentiment de paix religieuse ,
et représente l'homme de bien , terminant sa vie avec
dignité , sans faiblesse , sans orgueil. Ceux sur la Critique
et l'Envie paraîtront peut-être en quelques endroits
le soulagement d'une ame qu'elles ont offensée . A propos
de critique , il faut bien dire que le chapitre sur
le Suicide en est une , et vive et polie ( et d'autant
plus polie, qu'elle veut être plus vive) , de M.me de Staël ;
on n'en cite qu'un passage , impossible à défendre.
Mais à propos de ce passage unique , on laisse entrevoir
que la manière générale de cette dame est infectée d'obscurité
que ses pensées , traduites en langage clair , ne
sont pas neuves , ou sont visiblement dangereuses, ..
Une autre dame , l'auteur de Malvina , est semoncée
FLORÉAL AN IX. 279
plus vertement encore , dans une note qui lui paraîtra
aussi longue qu'un chapitre qui le serait beaucoup .
M.me de Genlis a cru sans doute pouvoir sortir de
sa règle ordinaire , qui est de montrer beaucoup de
bienveillance pour son sexe . Combien jusqu'ici a - t- elle
loué les talents des dames , et répété sérieusement l'exclamation
peut-être badine de l'Arioste :
Le Donne son venute in eccellenza
In ogni arte dov' hanno posta cura !
B. V.
ESSAI de Statistique , par J. A. Mourgue ;
chez Maradan..
CET ouvrage peu volumineux est plein de choses ;
il doit fixer l'attention du physicien qui observe , et du
médecin qui agit et il fournit des lumières à ceux
qui se livrent aux spéculations d'économie politique ,
comme curieux , ou à son application , comme adminis
trateurs. Ce jugement est confirmé par celui qu'en ont
porté les CC. Hallé et Laplace , chargés d'en rendre
compte à l'Institut ; et on est autorisé à dire qu'il mérite
d'être présenté comme modèle à ceux qui s'occupent
du même genre de recherches . Le C, Mourgue y rend
compte d'une suite d'observations faites à Montpellier
sur les naissances , les mariages et les morts , pendant
vingt-une années consécutives , de 1772 à 1792 , inclusivement
, et il établit les calculs qui en résultent touchant
les probabilités de la vie humaine . ,
Ce sujet est sans doute d'une grande importance.
Cependant je me permettrai de demander si le titre
de statistique , sous lequel il est annoncé , n'est pas
trop généralisé pour l'objet particulier dont il y est
question ? Ce mot assez nouveau , et qui nous vient
des Allemands , dans l'acception qu'il a prise , me
semble s'appliquer à un autre ordre de connaissances .
On le donne à cette partie de l'économie politique
qui considère un état , une contrée sous ses rapports
agricoles , industriels , commerciaux ; qui en fait connaître
enfin dans tous ses détails et au plus juste la
280 MERCURE DE FRANCE ,
2
situation , status. Des notions sur les mariages , les
naissances , les morts , n'en font partie qu'autant
qu'elles fournissent des moyens de déterminer la population
, et non pas dans le point de vue sous lequel
on les considère ici , pour en obtenir des résultats qui
s'appliquent bien plus à l'économie animale qu'à l'économie
politique . C'est une branche de la physique
médicale qui ne se rattache que par des rapports assez
éloignés à la science dite statistique ; et , puisque l'occasion
s'en présente , peut - être n'est - il pas inutile
d'éclairer l'erreur ou de combattre le charlatanisme
de quelques personnes qui , de la nouveauté du mot
et de la langue qui l'a fourni , tirent ou voudraient
faire tirer la conséquence qu'elle est une science
nouvelle et d'origine étrangère. On doit leur dire que
dès le temps de Sully , même avant lui et après lui ,
tous les administrateurs , sans lui donner, à la vérité
ce nom scientifique , ont connu la statistique ; que la
plupart des anciens intendants ont fait avec une grande
distinction la statistique de leur généralité ; que l'ou
vrage de M. Necker sur l'administration des finances
s'il n'en est pas un cours complet pour la France , en
'est au moins une belle table générale des matières ;
enfin qu'elle est presque le seul titre qui recommande
Jaujourd'hui l'ouvrage fameux de l'abbé Raynal . Le
résultat de ses déclamations philosophiques les a bien .
discréditées ; mais il lui reste pour mérite réel d'avoir
donné , en quelque sorte , le bilan de toutes les puissances
européennes et asiatiques . Il peut être utile de
considérer séparément quelques parties d'un vaste
objet , tel que celui de l'administration , et il faut
bien alors les classer sous des dénominations particu-
Hieres. Mais des noms nouveaux ne sont pas des sciences
ou elles et quelques termes empruntés aux étrangers
ne nous rendent pas redevables envers eux d'impor-
Tantes acquisitions , Trop souvent même il arrive que
'ces vermes faute d'analogie , épouvantent l'oreille
mettent à la torture l'organe de la parole , enfin
'gatent la langue à ce propos , on me permettra de
citer comme exemple , l'adoption qui s'accrédite du
mot infiniment désagréable de budjet*.

* L'histoire de ce mot , sa généalogie , m'ont paru assez curieuses
pour les mettre sous les yeux du lecteur.- Parmi ceux
FLOREAL AN IX. 281
Après avoir ôté toute équivoque sur le sujet traité
dans cet ouvrage , on n'en peut trop louer l'exécution.
La scrupuleuse sagacité du C. Mourgue s'y fait surfout
remarquer. Aucune des faces de son sujet ne s'est
dérobée à ses recherches ; il a pu les considérer toutes:
puisque ses observations embrassent un espace de
qui l'ont introduit et qui le répètent , il en est peu , je crois
qui se doutent qu'il est d'origine française , et que nous
avons la bonté de le recevoir de seconde inain des Anglais ,
qui nous le renvoient défiguré et méconnaissable . Qui pourrait
croire , en effet , qu'il vient du mot français poche , et
que c'est là précisément ce qu'il signifie ? On dira qu'il a bien
changé sur la route ; mais il n'est besoin que de la tracer
pour se retrouver. Le mot poche a fait le diminutif pochette
; et par la facilité qu'a le p de se changer en b et réciproquement
, ainsi que le ch de s'adoucir en g,pochette
a insensiblement coulé en bogète , bougette , vieux mots
français qui se retrouvent dans les vieux auteurs , conservés
même , du moins le dernier , dans le dictionnaire de l'Aca-,
démie, et dont il est resté bouge, qui tient à la même famille ,
et désigne dans un appartement un petit endroit propre à
resserrer divers objets , ainsi que la poche en fait l'office dans
l'habillement. Le mot latin bulga , qui se traduit par enveloppe
, bourse , valise , est la racine de tous ces mots.- A
présent on doit trouver assez facile le passage de bogète en
budget , surtout de la part des Anglais qui donnent à l'u le
son de l'o , et il est remarquable que ce mot se retrouve tout
semblable dans le patois languedocien , où il est aussi le nom
d'un petit endroit à resserrer , lou budget. Ainsi , lorsque
dans le parlement d'Angleterre , et actuellement parmi nous,
ou procède à l'opération financière de la fixation de la dépense
de l'année , par celle de la quotité de la contribution , de
son assiette, ce qu'on appelle l'ouverture du budget , il faut
entendre qu'on ouvre une poche ; on ne s'en doutait guère.
Mais je demande si le fisc ue pourrait pas remplir sa poche
et vider la nôtre , sans nous imposer encore cette expression
rebutante , ignoble , moitié patoise , moitié anglaise , et qui
n'ayant plus d'analogue dans la langue , y fait rentrer un
son qui lui répugne , et qu'elle avait rejeté en s'épurant ?
Quand on avait à choisir entre quotité , assiette , contribution
même , qui étaient ou préparés par l'usage , ou qui
sont le mot dela chose , et qui tous enfin ont la physionomic
française , qu'on reconnaît et qu'on avoue , par quelle inconcevable
bizarrerie a - t-on pu donner la préférence à ce
vilain mot de budget ? Serait-ce un reste de l'influence de
l'esprit fiscal , ami de la barbarie , parce qu'il l'est des ténèbres
, et qui , tel qu'un pauvre honteux , senveloppe quand
il demande et déguise ce qu'il exige ?
282 MERCURE DE FRANCE
vingt-une années . Il fallait cette étendue pour obtenir
des résultats dignes de confiance ; il suit avec exactitude
tous les efforts des saisons et même des mois
des températures , de l'âge , du sexe , etc. sur la vie
et sur la mort . Ces résultats sont ici variés de toutes
les manières , présentés sous toutes les formes , groupés
suivant toutes les circonstances . Il faut reconnaître
que les observateurs qui se sont livrés aux mêmes
recherches , tels qu'Amontons , Buffon , Deparcieux ,
Dupré- de-Saint Maur , Lacroix , parmi nous ; et chez
les étrangers , Price , Halley , Sultsmitch , Wargastin
, Muret , n'y ont pas apporté le même soin.
Il doit suffire de donner une idée générale d'un
semblable travail , pour attirer sur lui Pattention et
l'estime. Il se dérobe , en quelque sorte , à l'analyse ,
comme étant un tissu de calculs et de résultats. L'étendue
des travaux , leur préparation et leurs détails ,
dont trop d'auteurs croient devoir la confidence au
public , ont ici disparu. La substance seule est conservée
, et l'ouvrage que publie le C. Mourgue est en
effet ce que devrait être aujourd'hui la plupart des
ouvrages , un extrait de celui que les auteurs ont dû
faire pour eux seuls . C'est le conseil que donne , en le
pratiquant , l'auteur profond de l'ouvrage trop peu
connu de la Théorie du pouvoir politique et religieux
dans la société civile. On lit dans l'avertissement qui
précède l'écrit tout substantiel qu'il a récemment publié
sur le traité de Westphalie et celui de Campo-
Formio , ces paroles qu'il est bon de faire entendre :
"
f
A mesure que l'Europe avance en âge et acquiert
" des connaissances , l'analyse devient plus nécessaire.
L'analyse est aux connaissances humaines ce que l'or
est à l'abondance des autres métaux , un signe plus
portatif; et jamais un peuple n'a plus besoin de
petits livres , que lorsqu'il possède d'immenses bibliothéques.
»
et .
@
K
M.
PROMENADESinstructivespour lesjeunes gens .
LEC
་ e་
E C. Louis - François JAUFFRET , très-connu et trèsaimé
des savants et des hommes vertueux , a imaginé ,
en faveur de la jeunesse , un nouveau procédé d'ins
FLORÉAL AN IX. 283
truction , qui a quelque ressemblance avec ceux des
anciens sages. Il propose des promenades à la campagne.
La première aura lieu vers la fin de floréal , et sera
suivie , par intervalles , de quelques autres , jusqu'à six.
Les jeunes gens qui desireront le suivre , les parents , les
instituteurs qui voudront partager l'utilité de ces promenades
, doivent s'inscrire d'avance en sa demeure.
rue de Seine , faubourg Saint -Germain , hótel de la
Rochefoucault.
Cette idée , exécutée par un homme tel que le C. Jauffret
, peut être très utile . Pluche , dit- il , aurait donné
à de telles promenades tout l'intérêt , tout l'agrément
dont elles sont susceptibles. Pluche avait des talents
et les consacrait à la jeunesse . C'est à ce double titre
que le C. Jauffret peut entreprendre la même chose.
Le savant Linné l'exécutait à Upsal , suivi de plus de
deux cents disciples . C'était une fête touchante ; et les
objets observés avec Linné et démontrés par lui , restaient
à jamais gravés dans la mémoire de ceux qui
l'avaient suivi,
Un homme de bien , seul , est digne de proposer
tels projets au public ; et nous applaudissons vivement
au C. JAUFFRET .
MELANGES législatifs , historiques et politiques
, pendant la durée de la constitution
de l'an 3 ; par FÉLIX FAULCON , membre du
Corps legislatif. Paris , à l'ancienne librairie de
Dupont , rue de la Loi , n.º 1231 .
Le titre indique assez l'objet de l'ouvrage . C'est un recueil
des discours que l'auteur a prononcés au Conseil
des Cinq - Cents dont il était membre. Il y a mêlé les
réflexions , les vues politiques et cette portion de l'histoire
du temps qui se rattache nécessairement à celle
d'un homme public..
Ces mémoires , en présentant la forme la plus instructive
, doivent ajouter à l'estime que le nom de l'auteur
inspire. On y voit l'ennemi de tous les excès , le défenseur
des opprimés , le législateur qui donna toujours
284
MERCURE DE
FRANCE ,
l'exemple du respect aux lois , et qui , au milieu des
factions et des orages de la liberté , demeura fidelle au
parti du bien public .
On y trouve surtout le modèle de cette politique
à la fois conciliante et forte , qui consiste à dire la vérité
sans déplaire , et à combattre les opinions sans blesser
les personnes. Le C. F. Faulcon nous montre qu'un
tel caractère a quelque chose d'inviolable et qui se fait
respecter de la persécution même. L'histoire en offre
peu d'exemples : toutefois elle en rencontre , èt alors elle
s'arrête , et loue avec complaisance l'homme privilégié
qui sut concilier le devoir et sa sureté * .
Plusieurs pages où l'auteur a consigné les affections et
les sentiments qui lui sont particuliers , prouvent aussi
que les vertus privées sont le garant des vertus civiques.
Nous ne dirons rien du style ; il est d'une simplicité qui
convient au sujet . Seulement nous regrettons que l'auteur
, également connu par ses talents politiques et ses
goûts littéraires , n'ait pas cru pouvoir ajouter à ces
Mélanges quelques autres feuilles échappées à ses loisirs.
Du reste , il s'est imposé l'obligation de ne rien changer
à ce recueil , et de publier ses opinions telles qu'il
les écrivit dans le temps ; c'est un mandataire du
peuple qui repasse sa vie , en présence du public et de
sa conscience . Heureux celui qui ne craint pas d'associer
de pareils juges ! G.
i
-31
SPECTACLES.
2
THEATRE FRANÇAIS DE LA RÉPUBLIQUE
PHEDOR et Waldamir sont deux frères jumeaux , fils
( sans le savoir ) d'un général russe , exilé en Sibérie.
Tous deux s'aiment tendrement , et se le jurent sous un
* Quòdsigubernatorpræcipua laude fertur , qui navem
ex hieme marique scopuloso servat , cur non singularis
ejusexistimeturprudentia , qui ex tot tamque gravibusprocellis
civilibus , ad incolumitatem pervenit ?
CI.
CORNELIUS NEPOS , in vitâ Attici.
FLORÉAL AN IX. 285
grand arbre qu'ils appellent l'arbre de l'amitié ; mais tous
deux sont amoureux d'Arzeline , fille ( aussi sans le savoir
) d'un autre exilé. Phædor est impétueux et farouche;
Waldamir fade et doucereux . Phædor sauve la vie à sa
maîtresse ;
<< Mais la reconnaissance , hélas ! n'est pas l'amour.
Waldamir est préféré : Arzeline lui épargne même les
frais d'une déclaration , ce qui est beaucoup plus neuf
au théâtre. Waldamir est pénétré de cet excès d'amour ,
mais il ne veut point perdre l'amitié de son frère :
« C'estpour lui l'air des cieux , c'est pour moi la lumière.
Il prend un parti courageux ; c'est d'aller se faire
moine dans un couvent voisin . Il arrive et se jette dans
les bras d'un caloyer , qui a transporté dans les déserts
de la Sibérie , l'institution , les moeurs , la pieuse humanité
des religieux du Mont- Saint -Bernard . Mais l'amoureuse
Arzeline , qui a vu fuir son amant , arrive
presqu'aussitôt que lui chez les vénérables pères de
Saint Basile . Waldamir contrarié de cette persécution ,
lui déclare qu'elle ne l'épousera point , quelque envie
qu'elle paraisse en avoir. Le supérieur avait pourtant
pris soin de les laisser seuls ,
«
Afin de protéger le voeu de la nature.
+
Mais Waldamir n'est occupé que de son cher Phædor.
Il veut retourner auprès de lui . Alors arrive Phædor luimême
, guidé par un instinct qui est l'oeil de son ame.
Il s'emporte contre son rival inconnu ; il le menace avec
une fureur effrayante . Arzeline , éperdue , se jette au milieu
des deux frères , et leur déclare que pour ne point
faire de jaloux , elle n'épousera ni l'un ni l'autre ; elle
part aussitôt pour aller on ne sait où. Quelques minutes
après , les moines qui battent la campagne avec
leurs chiens , pour y secourir les voyageurs égarés ( en
Sibérie ) , la rapportent gelée et la déposent au milieu
du théâtre , sur un lit de paille! Phador , par
ses eris douloureux , s'efforce de rappeler Arzeline à
la vie, Waldamir pleure , et le supérieur du couvent
fait une oraison funèbre magnifique . Tout cela opère
médiocrement. Enfin Arzeline , évanouie , s'avise de
"

286 MERCURE DE FRANCE ,
!
rêver qu'elle est en paradis : qu'elle y retrouve son
époux , son amant Waldamir. A ce nom qui dévoile
tout le secret et brise tous les ressorts de la pièce
Phædor , transporté de rage , veut poignarder son frère.
Mais un sermon du père abbé , le fait changer d'avis ,
et il se tue lui -même.
L'auteur d'Hamlet , de Roméo , de Macbeth , et surtout
des scènes admirables d'Edipe chez Admète , n'ayant
pas désavoué cet ouvrage , nous sommes forcés de reconnaître
qu'il est du citoyen Ducis . Par respect pour
cinquante ans de travaux littéraires et de vertus privées
, nous nous abstenons de répéter ici le jugement
prononcé par le public et par tous les hommes de bonne
foi. Nous aurions même supprimé l'analyse de la pièce ,
si l'incroyable obstination avec laquelle on l'a soutenue
et les scènes presque indécentes dont elle a été le prétexte
ou l'occasion , en lui donnant une célébrité malheureuse
, ne nous imposaient la loi de consigner dans
ce journal l'époque d'une des chutes les plus éclatantes
et les mieux méritées , dont le théâtre français doive
conserver l'exemple et le souvenir.
ANNONCE S.
DE l'Education des filles , par M. de Fénélon , archevêque
de Cambrai ; nouvelle édition augmentée d'une
lettre du même auteur à une dame , sur l'éducation
de sa fille unique , et d'un discours sur quelquesuns
des changements introduits dans l'éducation ; par
S. J. Bourlet de Vauxelles. Paris , chez M.me Lamy ,
Libraire , rue des Cannettes , près St- Sulpice , n.º 527.
Cet ouvrage a été annoncé dans le XII . n. ° du Mercure.
L'empressement que l'on a témoigné pour la première
édition , est d'un heureux présage pour le second.
6

On a dit , il y a longtemps que la célébrité de
Fénélon , était l'éloge de sa 'nation.
ANNALES du Musée et de l'école moderne des beauxarts
, recueil périodique de gravures au trait , d'après
les principaux ouvrages de peinture , sculpture , ou
projets d'agriculture , qui , chaque année , ont remporté
le prix les productions des artistes en tous
1
FLOREAL AN IX. 287
genres , qui , aux différentes expositions , ont été
citées avec éloge ; les morceaux les plus estimés ou
inédits de la galerie de peinture , la suite complète
de celle des antiques édifices anciens et modernes
, etc. Rédigé par le C. Landon peintre , pensionnaire
de la république , à l'école française des
beaux-arts à Rome , membre du lycée des arts , etc.
A compter du 1.er germinal an 9 , les Annales du
Musée , paraissent les 10 , 20 et 30 de chaque mois .
Chaque livraison est composée de deux gravures et de
quatre pages in- 8. ° de texte pour l'explication des
sujets. Ces Annales réunissent la variété des objets et
la pureté du dessin , et formeront une collection également
précieuse pour les amateurs et les artistes.
Le prix de l'abonnement est de 3 fr. pour trois mois ,
6 fr. pour six mois , 12 fr . pour un an , franc de port
pour Paris et les départements. -On souscrit à Paris ,
chez le C. Landon , peintre , au palais national des
sciences et arts .-Les lettres doivent être affranchies.
LE C. Fontenay ( connu ci - devant sous le nom d'abbé
de Fontenay ) , rédacteur depuis 1776 jusqu'en 1789 ,
du Journal général de France , va le continuer sous
le titre de Journal général de littérature , des sciences
et des arts . Ce journal était estimé. Celui qui le
remplace paraîtra deux fois par décade , à commencer
du 30 floréal prochain . Prix de la souscription , frais
de timbre et de port compris , 18 fr. par an , 9 fr.
pour six mois , et 5 fr . pour trois mois. On s'abonne ,
rue Thionville , chez Eymenier , ancien hôtel d'Anjou .
HISTOIRE naturelle des minéraux ; contenant la description
des minéraux , celle de leur gîte , la théorie
de leur formation , leurs rapports avec la Géologie
ou Histoire de la terre , le détail de leurs propriétés
et de leurs usages , leur analyse chimique , etc. ,
rédigée par E. M. L. Patrin , membre associé de
l'Institut national de France et de plusieurs autres
sociétés savantes . Edition ornée de 40 planches
représentant un plus grand nombre de sujets , dessinées
d'après nature , par J. E. Desève , et gravées
sous sa direction , avec beaucoup de soin ; 5 vol.
grand in- 18 , d'environ 350 pages chacun , bien imprimes
par Crapelet , et sur beau papier. Les 5 vol.
"
288 MERCURE DE FRANCE ,
"
sur carré fin d'Angoulême , cartonnés et étiquetés ;
12 fr. 50 c.; sur le même papier , avec les figures
coloriées avec soin cartonnés , 18 fr. 56 c .; sur
papier vélin , avec les premières figures en noir ,
cartonnés , 13 fr.; sur le même papier , avec les
figures très -bien coloriées , 24 fr. Chez Deterville ,
libraire , rue du Battoir , n.º 16 , quartier St. -André.
L'auteur considère les minéraux sous le point de
vue le plus étendu , et principalement sous leurs rapports
avec la Géologie ou l'Histoire physique de la terre;
il examine l'importance des divers minéraux dans la
structure du globe terrestre ; la place qu'ils y occupent
, l'ordre de leur ancienneté , les éléments qui les
composent et les matières qui les accompagnent . Il
entre dans l'examen particulier de chaque substance ,
il en décrit la forme , le tissu et les autres caractères
propres à la faire reconnaître. Il rapporte les analyses
qui en ont été faites par les plus habiles chimistes
et il en indique les usages , soit dans les arts ,
soit en
médecine , etc.
Dans la distribution de son ouvrage , l'auteur a
tâché de suivre l'ordre le plus simple , et autant qu'il
a été possible , celui que la nature elle -même paraît
avoir observé dans la formation et l'ordonnance des
diverses matières minérales. Il a fait de longs voyages
qui l'ont mis à même d'observer la nature avec soin.
Son style est clair et concis , enfin c'est le premier
ouvrage élémentaire que nous ayons dans cette partie .
Il jouit déja de la meilleure réputation parmi les savants.
Cet ouvrage , orné de planches , et à un prix
modique , fait suite au Buffon de Castel , qui se trouve
chez le même libraire .
ESSAI sur l'histoire de l'espèce humaine , avec cette
épigraphe :
Quid sit prius actum respicere ætas.
Nostra nequit , nisi quâ ratio vestigia monstrat.
LUCRET , lib . 5 .
par C. A. Walckenaer. A Paris , chez Dupont , imprim.-
lib. , rue de la Loi , n.º 1231 .
Prix pour Paris , 3 fr. , et 4 fr. 50
départements .
1798 (an 6).
cent . pour les
FLORÉAL AN IX. 289
"
POLITIQUE,
EXTÉRIEUR.
RUSSIE.
Industrie et Commerce .
REPFRA
.
La guerre qui occupa , avant tout , l'activité de
Pierre L. , et qui est ordinairement le plus grand
fléau de l'industrie , fournit à ce prince les moyens même
de la développer. La Sibérie fut tout-à-coup peuplée
de prisonniers Suédois qui furent obligés , pour exister,
d'exercer tous les arts nécessaires .
Catherine II , en fondant Jannbourg, fit tous ses efforts
pour attirer en Russie les ouvriers étrangers . Elle établit
la bourgeoisie et en fixa les classes , ce qui attira
dans les villes une grande quantité de paysans à qui
on facilita l'acquisition de ce droit . L'activité et l'industrie
s'étendirent jusqu'aux confins les plus reculés
de l'empire ; mais le luxe s'accrut avec elles ; et l'on
tire encore de l'étranger autant de marchandises qu'on
en tirait il y a quarante ans , quoique l'on en fabrique
beaucoup plus dans l'intérieur .
L'empereur Paul I. a fait beaucoup pour l'industrie.
Il a rétabli les départements particuliers des manufactures
, des mines et du commerce .
1
Il a assuré des exemptions et des priviléges aux
ouvriers étrangers qui s'établiraient dans la Tauride .
Il a élevé , à ses frais , plusieurs manufactures , et
avancé , sans intérêts , des fonds pour d'autres .
Il a institué un bureau d'économie chargé de la
direction des artistes , artisans et agriculteurs étrangers
établis dans ses états .
Enfin , il a donné un nouveau tarif des douanes .
On trouve en Russie , et particulièrement sur les
bords de la Wolga , beaucoup de villages où chaque
individu exerce un métier ; plusieurs contrées de l'em-
5
cent
4. 19
290 MERCURE DE FRANCE ,
pire sont si stériles que ceux qui les habitent ne peuvent
se nourrir des seuls fruits de la terre , et sont obligés
de mettre eux-mêmes en oeuvre les productions de leur
sol , telles que llee bbooiiss ,, llee ffeerr ,, l'argile , etc. Quelques
cantons tartares font du fil et dé la toile d'orties .
L'huile est un des principaux revenus des campagnes
malgré la grande consommation qui s'en fait
dans l'empire , à cause du nombre des jours de jeûne ,
on en a exporté dans une seule année pour 697,000
roubles , outre les graines de lin , etc. , dont l'exportation
, pendant la même année , s'éleva à 1,112,000
roubles.
En 1793 , la Russie exporta des bois de toute espèce ,
pour la valeur de 1,744,000 roubles , et de simples
nattes pour 249,000 roubles.
En général les métaux se travaillent dans des forges
et en gros. Il y a cependant une exception à faire à
l'égard du fer. Dans les gouvernements d'Archangel ,
d'Olonez , de Wologda , de Wiatka et de Kostroma ,
le long de la Wolga et en plusieurs endroits de la
Sibérie , une infinite de paysans sont forgerons . Leur
manière de fondre le fer est si simple et si aisée , qu'elle
peut être imitée partout avec succès. Des exemples
sans nombre prouvent combien le génie de la nation
est naturellement porté vers cette branche d'industrie.
Il y a de grands villages dont tous les habitants ne
s'occupent qu'à tel ou tel ouvrage en fer , et qui fournissent
dans ce genre des marchandises aussi bien travaillées
que le peuvent faire les plus grandes manufactures.
Dans le village Rabotniska , sur la Wolga , presque
tous les paysans sont forgerons ; dans Pawlowok , sur
-P'Oga , presque tous sont serruriers , etc.
Le village de Pawlowok a près de 3000 habitants ,
qui forment une fabrique complète , quoique chacun
travaille pour son compte ; ils font des cadenas , des
ciseaux , des couteaux , des sabres , des fusils à vent ,
des platines , des limes , etc. , qu'on exporte de tous.
côtés , même jusqu'en Perse ; ces paysans mettent quelquefois
de la recherche dans leurs ouvrages ; ils font ,
par exemple , des serrures aussi petites que des pois ,
* Le rouble vaut environ 4 liv: 10 sols .
FLOREAL AN IX. 201
ét qui se vendent maintenant un rouble la pièce. La
plus grande partie des clous , qui s'emploient dans le
pays , sont forgés par les paysans des environs de la
Wolga.
Presque tout paysan russe est charpentier. Ils apprennent
ce métier par l'usage , en s'y appliquant dès
l'enfance. La plupart sont capables d'aider à la construction
des charpentes des maisons et à celle des
bateaux. Avec leur seule hache , qu'ils portent toujours
avec eux , ils font des ouvrages auxquels un charpentier
d'une autre nation emploierait vingt outils différents.
Le paysan russe fait lui-même sa maison , ses meubles ,
ses voitures ; beaucoup ne vivent que de la construction
des bateaux qui sont en grand nombre à cause
de l'étendue des fleuves navigables . Ces bateaux sont
tout de bois . Il n'y entre pas un clou , quoiqu'ils aient
souvent de fortes cargaisons , et qu'ils doivent toujours
supporter une longue et pénible navigation . La plupart
vont à Pétersbourg ou à Astracan , où ils sont vendus
comme bois de charpente et de chauffage. Ils ne font
qu'un voyage , ce qui oblige à en construire toutes les
années plus de 5000 ; consommation énorme de bois ;
mais aliment constant de l'industrie.
Malgré ces travaux continuels , les métiers sont encore
loin de la perfection . Les Russes connaissent rarement
à fond les arts qu'ils exercent ; ils imitent assez bien ,
mais ils n'ont aucune imagination pour inventer ou
perfectionner.
On compte à Pétersbourg 183 maîtres orfévres et
metteurs en oeuvre , outre les jouaillers. Moscow en
renferme un nombre presque égal.
Dès l'année 1787 , on comptait ', dans le gouverne→
ment de Moscow , jusqu'à 761 manufactures , dont
379 à Moscow même . Il y en a 120 à Pétersbourg , 175 à
Astracan , 21 à Jaroslawl , 75 à Wologda , et 59 à Tula ,
non compris la grande manufacture d'armes qui occupe
seule plusieurs milliers d'ouvriers et 600 forgerons .
En 1768 , la Russie exporta pour 750,000 roubles de
suif , et pour 64,000 roubles de chandelles ; en 1793 ,
l'exportation de suif s'éleva à 4,279,000 roubles , et
celle de chandelles à 170,000 . On peut juger par ce
résultat du perfectionnement de l'éducation des bes292
MERCURE DE FRANCE ,
tiaux et de l'augmentation de leur nombre . Les pelleteries
exportées , en 1793 , des ports de Russie produisirent
une somme de 2,656,000 roubles.
L'exportation du chanvre valut , en 1758 , 2,795,000
roubles , et en 1793 , 6,067,000 roubles.
Celle de la toile à voiles rapporta , en 1768 , 2,020,000
roubles , et en 1793 , 2,668,000 roubles.
Il s'exporta , en 1793 , pour 2,108,000 roubles de
toiles ordinaires . En 1794 , l'importation des toiles de
Hollande et de Silésie fut , pour Pétersbourg seulement
, de 101,787 roubles. Dans la même année , il
entra dans la même ville pour 368,000 roubles de
bière d'Angleterre. Le dernier règlement des douanes
a arrêté cette dépense , en déclarant la bière anglaise
marchandise de contrebande.
Pétersbourg offrait , en 1793 , 28 filatures et 75 manufactures
d'étoffes de soie aussi l'importation des
étoffes de soie en Russie est - elle fort peu de chose .
Celle des draps est plus considérable , et s'est tellement
accrue , qu'elle a attiré l'attention particulière du
gouvernement. Elle ne fut , en 1793 , que de 2,546,000
roubles ; en 1794 , de 2,678,000 ; en 1795 , de 3,291,000 ;
et enfin , en 1796 , elle monta à 6,483,888 roubles .
Cette progression effrayante frappa Paul I.er qui
encouragea de toutes les manières les manufactures
de draps et avança sans intérêts , aux entrepreneurs
, des fonds qu'ils ne sont tenus à rembourser
que dans dix ans . Il établit , a Irkutsk . Pour le
compte de la couronne , une fabrique qui doit fournir
de draps toutes les troupes de la Sibérie. Tous les
bannis capables d'y travailler y furent appelés , et les
peuples nomades des frontières de la Chine , qui n'avaient
pas l'usage de tondre leurs troupeaux , s'empressèrent
de fournir une immense quantité de laine ,
dès qu'ils virent que ce commerce leur deviendrait
lucratif. Ils en ont rempli les magasins pour plus de
deux ans.
Le droit de brûler et de vendre l'eau - de - vie est
réservé à la couronne ; les nobles mêmes ne peuvent
en brûler que la quantité nécessaire à leur propre consommation
; mais ils reçoivent du prince une certaine
rétribution pour en fournir à ses fermiers. Tout partiFLORÉAL
AN IX. 293
culier peut la brûler de nouveau pour la rendre plus
forte ; on nomme celle- ci wotka. On peut évaluer à
500,000,000 de livres pesant le blé qui s'emploie à la
distillation de l'eau-de -vie.
L'importation de sucre raffiné , à Pétersbourg , a
monté dans les dernières années à plus de 3,000,000
de roubles , et celle du sucre brut , à plus de 1,000,000 .
L'art de faire du verre paraît être celui qui s'est le
plus perfectionné , et l'on peut croire qu'à cet égard la
Russie se passera bientôt de l'étranger.
L'exportation du fer en barre monta , en 1793 , à
environ 5,000,000 de roubles. Celle des armes à feu
était autrefois prohibée , mais le dernier règlement des
douanes en a levé la défense.
On peut diviser en deux classes les particuliers qui
font le commerce en Russie ; l'une , composée de marchands
russes , qui seuls ont le droit de vendre et
d'acheter dans l'intérieur de l'empire ; l'autre , composée
de marchands de toutes les nations , lesquels ne
sont proprement que les commissionnaires des premiers
à qui ils vendent , et de qui ils achetent , tantôt pour
leur compte , tantôt pour celui de leurs correspondants.
Quelques maisons anglaises et hollandaises , établies
dans les ports de Russie , ont cherché à se passer.
tout- à- fait des Russes . Elles ont , pour cela , établi des
comptoirs dans l'intérieur des terres , et se sont mises
à couvert des poursuites de la loi , qui défend de pareils
établissements , soit en mettant les gouverneurs
des provinces dans leurs intérêts , soit en faisant recevoir
bourgeois russes leurs différents facteurs .
Toutes les marchandises importées en Russie se
vendent en général aux Russes pour des lettres de
change payables dans douze ou quinze mois . Celles ,
au contraire , qu'on y achète se payent une partie
d'avance , et l'autre à la livraison.
Il est peu de négociants en Russie qui , par leurs
propres fonds , puissent faire ces deux commerces ;
c'est ordinairement le crédit qu'ils ont sur Hambourg ,
la Hollande ou l'Angleterre , qui y supplée.
Le commerce de la Russie est intérieur et extérieur ,
de terre et de mer.
Les canaux et les fleuves navigables qui coupent en
294 MERCURE DE FRANCE ,
tout sens la Russie , facilitent extrêmement le commerce
intérieur , en établissant des communications faciles entre
les provinces qu'un long chemin sépare.
Le commerce de Sibérie est rangé dans la première
classe . Les habitants de cette contrée apportent , chaque
année , à Moscow , non - seulement les marchandises
que la Sibérie produit ; mais encore toutes celles
que les caravanes tirent de la Chine.
Le commerce extérieur de la Russie est assez considérable
, et lui serait encore d'un plus grand produit ,
s'il n'était pas fait presqu'en entier par des courtiers
étrangers .
Commerce français en Russie , par la mer Baltique.
"
2
Les marchandises françaises exportées en Russie ,
telles que les vins , eaux -de - vie , huiles , sel , sucre
café , fruits de toute espèce , porcelaine , bijouterie
glaces , bronze , meubles , toiles fines , batiste , linons ,
draps , étoffes de soie , rubans , modes , dentelles , etc.
se vendent , ainsi que nous l'avons déja dit , aux Russes
et sont payables de douze à quinze mois après leur livraison.
2
Les Français payent comptant , ou font , pendant
l'hiver , aux marchands russes , des avances sur les
objets que ceux - ci doivent livrer l'été. C'est ainsi que
s'achètent les chanvres , lins , cordages , mâtures
toiles à voiles , planches , huile et colle de poisson ,
fourrures , soies de porc , cire jaune , suif , tabacs ,
cuirs , caviars , crins , cuivre , fer , etc.
'
Les Anglais , Hollandais , Danois , Suédois , Lubeckais
, Hambourgeois , font les transports de toutes les
marchandises destinées au service français , dont l'ensemble
fait plus de la moitié de celui qui , en général ,
fait en Russie. Ils gagnent , sur les Français et les Russes ,
les bénéfices du frét , de l'agiot sur les traites , les droits
de commission , assurance et courtage , que
l'on peut
évaluer à seize millions .
La balance du commerce entre la Russie et la France
a toujours été , en temps de paix , à l'avantage de
cette dernière puissance.
La Russie se trouve à peu près en déficit d'une somme
FLOREAL AN IX. 295
'
de vingt millions , dans la balance de son commerce .
C'est à cette différence que l'on attribue , en grande
partie , l'absence de son numéraire , et le discrédit de
son papier - monnaie , qui perd aujourd'hui 63 pour
cent .
Le gouvernement russe a prohibé , dans ces derniers
temps , l'introduction des marchandises françaises ,
dans l'empire. Paul I.er vient de renouveler les ordres
existants à cet égard . Cette mesure , qui a effrayé
les négociants français , lui a été dictée par la nécessité.
Il a pensé que , dans un temps où la vente de
tous les produits russes se trouvait suspendue par l'effet
des voies hostiles qu'il était forcé de prendre contre
l'Angleterre , il devait défendre tout achat au dehors ,
parce que leur payement absorbant une partie du numéraire
qui lui reste , amènerait peut- être la chute de
son papier-monnaie.
Commerce en Russie , par la mer Noire .
Quel que pût être le succès du commerce exercé
directement par les Français sur la Baltique , il n'égalerait
pas les avantages que promet celui qu'ils peuvent
ouvrir par la mer Noire , avec la partie méridionale
de l'empire russe . C'est par lui que nous pourrions
transporter et acheter , plus économiquement
qu'aucune autre nation , les produits de cette contrée ,
qui vont à grands frais se rendre à Pétersbourg.
Ce commerce doit être très - avantageux à la Russie
parce qu'il animera son agriculture et ses manufactures ;
il ne doit pas l'être moins à la France , parce qu'il
favorisera l'établissement d'une marine marchande en
Egypte , et nous donnera les moyens de porter en Perse ,
par la mer Caspienne , les marchandises européennes
que les Anglais lui fournissent par l'Inde.
En 1778 , un négociant français présenta au ministère
le plan de ce commerce ; mais il ne fut point écouté.
Il s'adressa au prince Potemkin , qui favorisa l'établissement
de la compagnie proposée.
Cette compagnie fit manufacturer des tabacs à la manière
des Virginiens , et fit saler des viandes qui ne
revinrent qu'à trois sols la livre. Le gouvernement
296 MERCURE DE FRANCE ,
J
? russe qui ne négligeait aucun moyen de la favoriser ,
ordonna de débarrasser le cours du Don et de la Wolga
pour rendre les transports plus faciles , et l'impératrice
diminua les droits d'entrée et de sortie , dans ses
états , pour les marchandises importées par cette voie.
Quatre frégates russes , chargées de munitions de
guerre se rendirent à Cadix , sur le refus que l'on fit
de les recevoir en France. Leur cargaison fut livrée à
cent pour cent de bénéfice.
Dans ces entrefaites , les Anglais , à force d'intrigues
et de calomnies , parvinrent à réfroidir le prince
Potemkin sur cette entreprise . La compagnie fut dissoute
, et cette branche de commerce , abandonnée .
*
Commerce anglais en Russie .
Ce sont les Anglais qui font le plus grand commerce
en Russie. Ils ont des maisons dans tous les ports de la
Baltique et de la mer Blanche ; des manufactures dans
l'intérieur de l'empire , et le quartier qu'ils habitent
à Pétersbourg est en partie leur propriété.
Parmi les priviléges nombreux dont ils jouissaient ,
ils avaient celui de payer en monnaie du pays les droits
d'entrée et de sortie des marchandises , tandis que les
autres nations devaient les payer en rixdallers , qui leur
coûtaient 270 copeks , et qui n'étaient reçus aux douanes
que pour 170 , ce qui donnait aux Anglais un bénéfice
particulier de 25 pour cent sur le payement de
tous les droits.
L'Angleterre reçoit de la Russie , dù fer , du chanvre
, du lin , des toiles à voiles , du cuir , du salpêtre
et du suif; elle lui fournit du sucre , de l'indigo , des
castors , de l'étain , du plomb , etc.
La consommation immense que fait la marine anglaise
des productions de la Russie , a donné à cette
dernière puissance un avantage dans la balance de
son commerce avec l'Angleterre . C'est ce solde qui
semble être payé par les Anglais , qui leur a valu les
priviléges qui ont placé dans leurs mains le transport ,
la vente et les achats de la plus grande partie des
produits russes et français.
Mais ce solde n'est réellement qu'apparent , et il disFLOREAL
AN IX. 297
paraîtra , si l'on met en ligne de compte le payement
du frêt , les droits de commission , les assurances et les
bénéfices sur les traites payées par les Russes , pour
les marchandises de tous les pays , que les Anglais leur
livrent .
L'Angleterre a retiré au contraire un avantage immense
de son commerce avec la Russie. Plusieurs milliers
de matelots ont trouvé leur entretien dans le
mouvement qu'il occasionne ; et , accoutumés à naviguer
sur la mer la plus orageuse , ils sont devenus les meilleurs
marins et les plus intrépides . Elle a construit ou
réparé , aux dépens des Russes , une quantité prodigieuse
de vaisseaux dont la valeur lui a été payée par
le frêt des marchandises qu'ils ont transportées .
La plupart des denrées coloniales étaient apportées
en Russie par les Hollandais , qui en rapportaient des
grains , de grosses toiles , du fer , du chanvre et du
bois.
Le commerce des états ottomans , de la Perse et de
l'Inde , offre quelques avantages à la Russie. Elle tire
de Perse une grande quantité de soie , et ses fourrures de
Sibérie s'y vendent fort cher ; elles sont aussi trèsrecherchées
dans les parties septentrionales de la Turquie
, et même à la Chine.
On a vu quels avantages la Russie pourrait tirer de
son heureuse situation sur trois mers ; mais les Russes
ne sont point assez instruits dans l'art de la navigation
. Les successeurs de Pierre- le -Grand ont trop
négligé cette partie , et les Anglais ont su mettre à
profit les fautes des Russes. Le commerce de la mer
Noire , qui n'a lieu qu'avec les Turcs , est loin d'être
ce qu'il peut devenir , et la mer Caspienne est abandonnée
aux Arméniens et aux Persans , de même que
la Baltique semble l'être aux vaisseaux danois , anglais
et hollandais .
Revenus et finances .
Lorsque Pierre-le -Grand monta sur le trône , les
revenus de l'empire ne s'élevaient pas à six millions de
roubles ; ils ont depuis été portés à 28 millions de
roubles , qui équivalent à 140 millions de notre mon298
MERCURE DE FRANCE ,
naie ; et dans ce moment on peut les évaluer à près
de 200 millions .
2
Il circule en Russie pour cent millions de roubles
de papier-monnaie ; savoir , pour 30,000,000. en billets
bleus de cinq roubles et en billets rouges de
dix , et pour 70,000,000 en billets blancs ; ces billets
ont cours dans tout l'empire ; mais il est sévèrement
défendu de les en faire sortir. Il y a vingt- un bureaux
pour l'échange de ces billets , lequel ne se fait qu'avec
de la monnaie de cuivre ; encore faut -il que les porteurs
payent le change , à raison du cours la banque
fait publier .
Etat militaire.
que
Avant Pierre I.er , les troupes russes n'étaient soumises
à aucune discipline. Le czar Alexis , père de
Pierre , fit de vains efforts pour les y assujettir . Toujours
aussi puissants que le souverain , les strélitz , comme
les janissaires , ne pouvaient connaître aucune subordination
. La destruction de cette milice indocile et
turbulente fut le premier pas vers la discipline militaire.
Des régiments furent formés et soumis à des
règlements sévères. Les troupes irrégulières qui font
encore aujourd'hui une portion de l'armée russe , sont
composées de cavaliers cosaques et tartares , qui , après
la guerre , rentrent dans leurs foyers , et qui , pendant
sa durée " ne reçoivent aucune paye et ne subsistent
que par , le pillage.
L'armée russe peut s'élever à trois cent trente mille
hommes. Le soldat russe comme le soldat romain porte
avec lui tout ce qui lui est nécessaire. Endurci à la
fatigue , il supporte les marches les plus pénibles et les
rigueurs de la saison , et pousse la sobriété au point
de ne se nourrir que d'un peu de farine qu'il délaye
' dans de l'eau et qu'il fait cuire sous la cendre .
Un soldat ne coûte à l'état que six roubles par an.
Un enseigne en reçoit .
Un lieutenant.
Un capitaine .
Un colonel.
Un général en chef.
Un feld maréchal .
r
· 116
• 116
· 224
696 •
· 4560.
• 9400
FLOREAL AN IX. 299
Les guerres continuelles que la Russie a soutenues ,
n'ont que trop porté cette nation vers le génie militaire.
Un écrivain judicieux et profond vient de prouver
que cet empire ne sera vraiment puissant , et ne
parviendra à une entière et parfaite civilisation , que
forsqu'il cherchera sa force dans son sein.
INTÉRIEUR.
LE 9 avril , une armistice de 14 semaines a été conclue
entre les Anglais et les Danois . Ceux - ci l'ont regardée
comme une espèce de triomphe , après une résistance
de quatre heures et demie contre des forces infiniment
supérieures. Les Anglais , au milieu de leurs cris de
victoire , ont témoigné quelque étonnement . On craint ,
disent les papiers de Londres , que Bonaparte n'entende
beaucoup mieux la politique des armistices. La glorieuse
défense des Danois annonce à l'Angleterre jusqu'à
quel point elle doit espérer de dissoudre une coalition
que tant de braves ont déja scellée de leur sang ,
que soutient le successeur de Paul I. , et que toute
l'Europe a intérêt de maintenir.
― -
On ne reçoit point de nouvelles directes de l'Egypte.
Ce qui est certain , c'est que la mer est libre pour celles
qui seraient désavantageuses aux Français.-On lit dans
le Courrier de Londres : Nous n'osons pas compter sur
de grands succès en Egypte : tout confirme ce que l'on
savait déja de la mauvaise volonté des Turcs , et de
l'influence de la Russie sur le divan .
Le célèbre Dolomieu s'est rendu le 7 à Malmaison ;
il a été reçu par le premier consul avec le double intérêt
qu'inspirent les talents et le malheur.
M. de Kalitscheff a fait demander , par le ministre
des relations extérieures , une audience au premier, consul
, et lui a remis , le 5 , une lettre particulière du nouvel
empereur de Russie.
Le comte de Rivarol est mort à Berlin . Un des coo300
MERCURE DE FRANCE ,
pérateurs du Mercure donnera dans le prochain N.º une
notice sur cet écrivain brillant et ingénieux .
Le conseiller Miot écrit de Bastia que la tranquillité
est rétablie dans les départements duGolo et de Liamone.
Le traité de Lunéville s'exécute . On mande d'Aranjuez
que le prince de Parme a été reconnu et salué
comme souverain de la Toscane . Il y a eu , pendant
trois jours , illumination et gala à la cour. Il a dû
partir , le 21 avril , de Madrid pour Paris , et se rendra
le plus promptement possible à Florence . Il voyage
avec la princesse sa femme , sous le nom de comte
et comtesse de Livourne.
Blog
La maladie épidémique qui a ravagé l'Andalousie ,
est entièrement cessée *. Les trois médecins de l'école
de Montpellier , que le gouvernement français avait
envoyés pour observer et traiter cette maladie , ont
reçu partout l'accueil le plus honorable. Ils ont été présentés
au prince de la Paix , par M. de Masdewal ,
premier médecin du roi , et digne élève de cette même
école de Montpellier. Réunis ensuite dans un banquet
avec les plus célèbres médecins de Madrid , ils ont cé
lébré , au milieu des toasts et des airs patriotiques ,
la fédération médicale des deux nations alliées.
TRAITÉ de paix entre la Républiquefrançaise
et le roi des Deux-Siciles.
Le premier consul de la république française , au nom
du peuple français , et S. M. le roi des Deux -Siciles
également animés du desir de faire cesser définitivement
la guerre qui existe entre les deux états ; ont nommé
pour leurs plénipotentiaires ; savoir , le premier consul
de la république française , au nom du peuple français ,
le C. Charles-Jean -Marie Alquier ;
Et S. M. Sicilienne , le sieur Antoine de Micheroux ,
chevalier de l'ordre royal , Constantinien de St - Georges,
* On le doit , en grande partie , aux fumigations d'acide
muriatique , procédé indiqué par le C. Guyton.
FLORÉAL AN IX . Зог
et de l'ordre impérial russe de Sainte-Anne, de la première
classe , et colonel au service de S. M.
Lesquels , après avoir échangé leurs pleins pouvoirs ,
ont arrêté les articles suivants :
cr
Art. I. Il y aura paix , amitié et bonne intelligence entre
la république française et S. M. le roi des Deux - Siciles.
Toutes hostilités par terre et par mer cesseront définivement
entre les deux puissances , à compter du jour
de l'échange des ratifications du présent traité ; et , au
préalable , l'armistice conclue à Foligno , le 29 pluviose
dernier, entre les généraux respectifs , aura sa pleine et
entière exécution .
II. Tout acte , engagement , ou conventions antérieurs
de la part de l'une ou de l'autre des deux parties
contractantes , qui seraient contraires au présent traité ,
sont révoqués , et seront regardés comme nuls et nonavenus.
III. Tous les ports des royaumes de Naples et de
Sicile seront fermés à tous bâtiments de guerre et de
commerce turcs et anglais , jusqu'à la conclusion , tant
de la paix définitive entre la république française et
ces deux puissances , que des différends survenus entre
l'Angleterre et les puissances du nord de l'Europe , et
spécialement entre la Russie et l'Angleterre.
Lesdits ports demeureront , au contraire , ouverts
à tous les bâtiments de guerre ou de commerce
tant de sa majesté impériale de Russie et des états
compris dans la neutralité maritime du Nord , que de
la république française et de ses alliés. Et si , par suite
de cette détermination , S. M. le roi des Deux -Siciles
se trouvait exposée aux attaques des Turcs ou des Anglais
, la république française s'engage à mettre à la disposition
de S. M. , et d'après sa demande , pour être
employé dans ses états , un nombre de troupes égal à
celui qui lui serait auxiliairement envoyé par S. M. I.
de Russie.
IV . S. M. le roi des Deux - Siciles renonce à perpétuité
, pour elle et ses successeurs , premièrement à
" Porto - Longone dans l'île d'Elbe , et à tout ce qui
pouvait lui appartenir dans cette île ; secondement
aux états de Presides de la Toscane , et elle les cède ,
ainsi que la principauté de Piombino , au gouvernement
français qui pourra en disposer à son gré.
'
302 MERCURE DE FRANCE ,
V. La république française et S. M. le roi des Deux-
Siciles s'engagent à donner réciproquement main - levée
du sequestre de tous effets , revenus , biens , saisis , confisqués
ou retenus sur les citoyens et sujets de l'une
et de l'autre puissance , par suite de la guerre actuelle ,
et à les admettre respectivement à l'exercice légal des
actions et droits qui pourraient leur appartenir.
VI. Afin de faire disparaître toute trace des malheurs
particuliers qui ont signalé la guerre actuelle , et pour
donner à la paix rétablie la stabilité qu'on ne peut attendre
que d'un oubli général du passé , la république
française renonce à toute poursuite par rapport aux
faits dont elle peut avoir eu à se plaindre ; et le roi
voulant , de son côté , contribuer , autant qu'il est en lui ;
à réparer les malheurs occasionnés par les troubles qui
ont eu lieu dans ses états , s'engage à faire payer , dans
trois mois , à compter du jour de l'échange des ratifications
du présent traité , une somme de 500 mille fr. ,
qui sera partagée entre les agents et les citoyens français
qui ont été particulièrement victimes des désordres
arrivés à Naples , à Viterbe , et dans d'autres points de
P'Italie méridionale , par le fait des Napolitains.
VII. S. M.. Sicilienne s'engage aussi à permettre que
tous ceux de ses sujets qui n'auraient été poursuivis ,
bannis , ou forcés de s'expatrier volontairement que
pour des faits relatifs au séjour des Français dans le
royaume de Naples retournent librement dans leur
pays , et soient réintégrés dans leurs biens . Sa majesté
promet également que toutes les personnes actuellement
détenues à raison des opinions politiques qu'elles
ont manifestées , seront incessamment remises en liberté.
VIII . S. M. le roi des Deux - Siciles s'engage à faire
restituer à la république française les statues , tableaux
et autres objets d'arts qui ont été enlevés à Rome par
les troupes papolitaines .
IX. Le présent traité est déclaré commun aux républiques
batave , cisalpine et ligurienne.
3. X. Le présent traité sera ratifié , et les ratifications
échangées dans l'espace de trente jours pour tout délai.
Fait et signé à Florence , le 7 germinal an 9 de la république
française ( 28 mars 1801 ).

Signé, ALQUIER , ANTOINE DE MICHEROUX .
FLORÉAL AN IX. 303
SUITE du résumé sur la dernière session du
Corps législatif.
Ponts.et chaussées .
Pour donner une juste idée de l'intérieur de la
France , sous ce rapport , nous ne pouvons mieux faire
que de transcrire les résultats que le ministre de l'intérieur
a lui - même obtenus par le dépouillement des ·
procès - verbaux tenus dans les sessions des conseils
généraux .
« Quatre-vingt-huit départements s'adressent au gouvernement
pour cet objet. Trente-sept demandent la
suppression du droit de passe , les uns à raison des
vices de son organisation , les autres à raison du défaut
de produit , et de l'excès des frais de perception.
Vingt-huit accusent l'insuffisance de cet impôt . Dans
plusieurs , les communications sont presque interrompues
, ou du moins très-pénibles. Vingt-trois se plaignent
en particulier du délabrement des ponts ; leur réparation
est urgente.
Les chemins vicinaux ne sont pas dans un meilleur
état que les routes : presque tous les départements
portent des plaintes et demandent des secours .
Plusieurs sollicitent , en faveur des maires , le pouvoir
'coërcitif de faire effectuer les réparations.
"
Le seul moyen que les circonstances et la nature
du mal indiquent , est un travail en nature , qualifié
de corvée. Ce genre de contribution n'était odieux
qu'en raison des priviléges qui le faisaient porter tout
entier sur la classe indigente. "
Un arrêté des consuls , du 25 nivose , a ouvert , au
ministre , un crédit de 12 millions * , affectés sur le service
de l'an 9 , et l'a autorisé à prendre des mesures
pour que , dans le cours de cette année , les grandes
routes de première classe , dont l'énumération suit
fussent mises en bon état ; de Paris , par Auxerre et
Rouvray , à Dijon . — De Dijon à Chagny. De Rou
vray à Chagny. -De Chagny au Mont - Cénis , par Lyon
* Une somme totale de 20,857,347 fr. 35 cent. , est accordée
aux départements , sur le produit de la taxe d'eutretien
des routes , et sur le trésor public , pour le service
des ponts et chaussées , pendant l'an 9.
304 MERCURE DE FRANCE ,
-
-
et Chambéry. De Dijon à Genève , par Dôle et
Salins. De Lyon à Nice , par Aix. -D'Aix à Marseille.
De Marseille à Toulon . De Paris à Lyon ,
par Nevers et Moulins .-De Paris à Bâle , par Troyes .
-De Paris à Strasbourg , par Metz. De Paris en
Espagne , par Orléans , Tours , Poitiers , Bordeaux et
Bayonne.De Paris à Toulouse , par Limoges. — De
Paris à Anvers , par Cambray , Valenciennes et Bruxelles.
De Paris à Calais et à Dunkerque , par
Amiens et Abbeville . De Paris au Hâvre , par Pon-
-
sera emtoise
et Rouen. -De Paris à Brest , par Rennes.
De Paris à Nantes , par Chartres , le Mans et Angers.
-De Nantes à Brest , par Vannes , l'Orient . De
Nantes à Bordeaux , par la Rochelle . Le produit de
la taxe d'entretien , perçue sur ces routes ,
ployé au payement des charges des ponts et chaussées
et à la réparation des autres routes de la république.
En même temps les préfets et sous - préfets , les
maires et adjoints sont chargés de surveiller l'entretien
ou le rétablissement des communications de commune
à commune. Dans plusieurs endroits , et notamment
dans les départements de l'Eure , des Landes et
de Seine et Oise , les citoyens ont souscrit volontairement
, et se sont employés eux-mêmes pour la réparation
des chemins vicinaux de leurs territoires respectifs
.
Par les soins du C. Eymar , préfet du Léman , une
route importante s'achève depuis Evian , à 6 lieues de
Genève , jusqu'aux frontières du Valais . Ele établira
dans cette partie , une communication plus directe
entre l'Italie et la France.
Une route qui traversera le Simplon , et sera pra-
`ticable toute l'année , et pour toute sorte de voitures
doit , suivant les expressions du général Tureau
chargé par le gouvernement d'ouvrir cette route à
travers mille obstacles , produire un prodigieux accroissement
des relations commerciales , non - seulement de
la Suisse avec l'Italie , mais même de tout le Nord
avec le Midi de l'Europe.
La débâcle des glaces en 1795 avait emporté un
pont de bateaux , construit à Lyon sur la Saône , et
d'une indispensable nécessité pour les communications
FLOREAL AN IX. 305
des habitans des deux rives . L'établissement d'un nouveau
pont en charpente , fut confié en l'an 5 au C. Niogret,
qui réunit la perfection de l'art à la plus grande solidité.
En moins de huit mois le pont fut ouvert au public . L
C. Niogret fut dès - lors autorisé par le département à
percevoir un droit de péage , pour l'indemniser de ses
sacrifices. Cette perception vient d'être maintenue et
rendue légale par une loi du 25 ventose .
Une loi du 24 ordonne l'établissement de trois ponts sur
la Seine , à Paris ; le premier , entre le Jardin des
Plantes et l'Arsenal , sera construit en bois ; à l'égard
du second , entre les îles de la Cité et de la Fiater
nité , et un troisieme servant de passage à pied , entre
le quai des Quatre Nations et le Poat National , le
gouvernement se propose d'accueillir un moyen déja
employé avec un grand succès par les anglais , et d'encourager
à cet effet les arts de la forge et de la fonte.
-Les trois ponts seront construits et livrés à l'usage du
publie dans dix-huit mois au plus tard. -Une taxe perçue
au passage de ces ponts , indemnisera les concessionnaires
de leurs avances . Ils en jo iront jusqu'au 1.er vendémiaire
de l'an 36 , époque à laquelle les ponts seront remis en
bon état au gouvernement.
Une souserip ion a été ouverte au secrétariat de la
banque de France , Place des Victoires , pour faire
le fonds d'un million qu'exige la construction des trois
ponts. Les actions sont de 1000 francs , payables par
portion , et à raison de l'avancement des travaux . Le
12 germinal , la souscription était remplie parmoitie.
Ainsi de grands ateliers s'ouvrent de toutes parts à
T'emploi des capitaux , et à l'industrie de la classe la
plus nombreuse de la société. lis sont nécessaires , au
Imoment surtout où beaucoup de bras vont , cessant de
vaincre , se livrer aux travaux utiles .
Le modèle en bois de la colonne nationale s'achève .
sur la place de la Concorde ; et bientôt les coloanes
départementales attesteront dans toute la France la
gloire des braves morts au champ d'honneur. A Lyon ,
les ruines de la place Belcourt se relevent. Une ému
lation générale multipliera sans doute les chef- d'oeuvres
des aris et des manufactures , pour l'exposition publique
qui se fera tous les ans à Paris , les cinq jours com-
DEPT
5
4 .
306 MERCURE DE FRANCE ,
plémentaires , des divers produits de l'industrie
française .
"
Un état bien policé , dit Montesquieu , Esprit des
Lois , tire du fond des arts mêmes la subsistance des
vieillards , des malades et des orphelins . Il donne aux
uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les
autres à travailler , ce qui fait déja un travail .
Nous donnerons dans un prochain n. ° les lois et arrêtés
qui ont eu pour objet d'améliorer le sort des .
hospices , si indignement négligés et dépouillés dans la
révolution .
EXTRAIT de la notice des travaux de la classe des sciences
morales et politiques , lue à la séance publique de l'Ins- ·
titut national , du 15 germinal.
Un membre de la classe , qui voyage en Amérique
au nom de l'Institut , qui conserve , malgré son âge , toute
la vivacité de la jeunesse pour la propagation des lumières
et des choses utiles , et passionné surtout pour la
gloire et la prospérité de son pays , le C. Dupont nous a
fait parvenir deux mémoires . Le premier traite des îles
et des îlots qui se trouvent aux embouchures de l'Hudson ,
de la Passaik et du Rariston . Après avoir établi quelle est
la nature du sol de ces îles et îlots , et observé jusqu'à quel
point la force des eaux , des courants et des marees a pu
influer sur leur formation , il en conclut que l'ile de New-
Yorck et les ilots qui l'avoisinent , ainsi que celle de
Staten Island , ayant pour base une roche granitique ,
ont été formés par les eaux qui ont creusé insensiblement ,
sur leurs flancs , les terres et les vallées . Il regarde , au
contraire , l'île de Long - Island , d'après la nature du sol
comme un atterrissement fluviatile . Le C. Dupont ne
s'est pas contenté de ses propres observations ; il a recueilli
des renseignements exacts sur ces objets auprès des
membres de la société de Philadelphie , et surtout de M.
Jefferson , aujourd'hui président des Etats -Unis d'Amérique.
Le second mémoire appelle l'attention sur lejardin que
la république française possède en Amérique , et sur les
peines qu'a prises le C. Saulnier qui le dirige , pour le conserver
en bon état pendaut le cours de la révolution . Il
traite surtout de l'avantage qu'il y aurait à naturaliser
FLOREAL AN IX. 307
en France une foule d'arbres précieux , tant fruitiers
que forestiers, que l'on trouve en Amérique . L'auteur cite
surtout une espece de frêne , dont les fibres sont si fermes
et si flexibles , que les Américains s'en servent pour en
faire des brancards , des essieux , et même des soupentes'
qui egalent presque en délicatesse , mais qui surpassent ,
en légèreté celles de nos plus élégantes voitures . Le C.
Dupont ne s'est pas contenté d'envoyer la stérile nomenclature
de ces arbres précieux . On sait que les Améri¬
cains , qui ne négligent guères ce qui est utile , n'hésitent.
pas d'entreprendre des voyages de plusieurs centaines
de lieues , pour aller chercher au fond des forêts et des
déserts de leur continent , les plantes et les graines qui
peuvent enrichir le domaine de l'agriculture ou des arts ;
que déja on trouve dans les Jerseys , au Connecticut.
dans la Pensylvanie , des plantations considérables qui
réunissent les arbres utiles , si variés sur le sol immense
du nord de l'Amérique. Nous connaissons , à la vérité ,
un grand nombre de ces arbres ; mais si l'on excepte le
Jardin des Plantes et le parc de Malesherbes , on n'en
voit encore que quelques individus dans les jardins des
curieux..
La philanthropie éclairée du C. Dupont l'a engagé à
procurer plus en grand ce genre de richesses à sa patrie.
Il a fait recueillir et passer en France plusieurs tonnes
de graines d'arbres forestiers les plus utiles , et qui conviennent
à notre sol : il les fait disposer en forêts , afin
de naturaliser tout d'un coup chez nous cette variété de
richesses dans ce temps même , ses enfants sont occupés
de ce semis intéressant.
:
Dans la séance publique du 15 germinal dernier
P'Institut national a proposé les sujets suivants au concours
:
· Prix d'éloquence .
Éloge de Nicolas Boileau- Despréaux.
Le prix sera une médaille d'or du poids de cinq hectogrammes
il sera décerné dans la séance publique
du 15 messidor de l'an 10 de la république .
er
>
Les ouvrages ne seront reçus que jusqu'au 1. ger- ,
minal an 10. Ce terme est de rigueur.
Les membres et associés de l'Institut sont seuls
exceptés du concours.
308 MERCURE DE FRANCE ,
* to t
Prix a'analyse des sensations et des idées. 4
La classe des sciences morales et politiques avait
proposé pour sujet de l'un des prix que l'Institut na -1
tional devait décerner dans la séance publique du 15
germinal an 9 , la question suivante :
Déterminer l'influence de l'habitude sur la faculté de
penser, ou , en d'autres termes , faire voir les effets que
produit sur chacune de nos facultés intellectuelles la
fréquente répétition des mêmes opérations.
Parmi les mémoires envoyés au concours , aucun n'a
paru mériter le prix , un seul a été jugé digne d'une
mention distinguée : c'est celui qui porte cette épigraphe
tirée de Bonnet , que sont toutes les opérations
de l'ame , sinon des mouvements et des répétitions de
mouvements ?
11
Il y dans ce mémoire beaucoup d'idées ; mais il y
en a trop d'étrangères à la question , et en général elles
ne sont pas assez ordonnées . Cependant le mérite de"
l'ouvrage est tel , qu'on a tout len d'espérer que l'autenr
, qui semble s'accuser lui- même de précipitation , "
profitera du nouveau délai que l'Institut lui accorde ,
et qu'il ressaisira la couronne qui lui échappe . Lé concours
est ouvert sur la même question.
ا
Le prix sera de cinq hectogrames d'or frappés en
médaille. Il sera, décerné dans la séance publique du
15 messidor de l'an 10 de la république .
བླངས་ སྒོ་ ར་ རྩེ
Les ouvrages ne seront reçus que jusqu'an 15 germinal
de la même année. Ce derme est de rigueur.
Les membres et associés de l'institut sont seuls exceptés
du concours.
THÉORIE DE L'IMPÔT *
La théorie de l'impôt ne peut être fondée que sur la
pratique des hommes et des choses ; et le véritable cours
d'économie politique est l'agriculture et l'administration
.
La famille propriétaire , société domestique , dont le
pouvoir est exercé par le père , et dont la fin est la
* Extrait de la théorie du pouvoir politique et religieux
dans la société civile.
FLOREAL AN IX. 309
production de l'homme et sa subsistance , demande anx
personnes domestiques leur travail , à la terre ses fruits
L'état agricole , société publique , dont, le pouvoir
est exercé par le gouvernement , et dont la fin est la
multiplication des familles et leur conservation des
mande aux personnes publiques leur service , au sol seș
produits.
Cet ordre est parfaitement conforme à la nature des
choses , puisque l'homme contribue de ce qui est , et
la terre de ce qu'elle a.
760
Cette perception de services et de fruits a 14.ontest
encore connue dans tous les états , et particulièrement
en France , même dans la révolution , cù , portée aus
delà de toutes les bornes par le comité de salut public ,
elle a produit , sous le nom de réquisition , des effets si
prodigieux.
ཏ་
017
Pour suivre la comparaison jusqu'au bout , un père
de famille , sage , demande aux membres de la famille.
pliis de travail à mesure qu'ils sont plus âgés et cultive
la terre en bon menager ; et un gouvernement sage,
demande plus de service aux membres de l'état, à mesure
qu'ils sont plus capables , et ne prend qu'avec, modé- ,
ration une part dans la subsistance de la famille .....
Les produits du territoire sont de deux,sortes ; les
uns viennent directement et immédiatement de la terre,
et servent à l'homme sous leur forme native , ou avec
une préparation aisée , et , en quelque sorte , domes
tique , comme le blé, le vin , le chanvre , la laine , l'huile ,
le poisson dans les pêcheries , certains animaux que
l'homme consomme , et , en général , toutes les denrées
naturelles qui servent à l'entretien nécessaire de l'homme.
L'état peut en prendre sa part sans avarie pour la denrée ,
et sans préjudice pour l'homme . C'est là l'impôt direct ,
l'impôt territorial en nature de fruits, dixme, champait,
( campi pars. )
2
2
Les autres viennent indirectement et médiatement de ,
la terre car tout en vient , comme tout y ya ) , Une
voiture est faite de bois de fer , de cuir de couleurs
, etc. La porcelaine est composée d'eau , d'argile ,
de sable , de vernis , etc. Mais l'état conserve la famille
du carrossier et celle de l'ouvrier en porcelaine , comme
celle du laboureur et du vigneron : il a droit au produit
310 MERCURE DE FRANCE ,
de leur industrie ; mais il ne peut prendre les panneaux
d'une voiture , ni une piece d'un service complet. Que
fait- il ? Il se sert du signe convenu entre les hommes
pour la facilité des échanges , et sur le champ il vend
au propriétaire la part qui lui appartient dans ses produits.
C'est là l'impot indirect ou industriel que l'état
* perçoit aux entrées des villes , aux ateliers des fabriques
, ou même quelquefois en tout ou en partie , par
un droit de patente sur l'ouvrier , qui n'est autre chose
qu'un abonnement annuel pour l'impôt que doit payer
: l'ouvrage.
·
Ainsi , perception directe , qui répond à la production
directe ; perception indirecte , qui répond à la production
indirecte ; partout la nature , et par conséquent,
la raison.
Entre ces deux extrêmes peuvent se trouver quelques
productions mixtes, Je ne m'occupe pas des exceptions ;
mais j'ose assurer avec connaissance de cause , et droit,
de parler sur ces matières , que toute production qui
ne peut pas être comprise sous l'une ou sous l'autre de
ces perceptions , ou sous l'une et l'autre à la fois , ne
doit être soumise à aucun impôt ; car il y a des raisons
naturelles de franchise , comme il y a un mode naturel
de contribution ; et la nature ne veut pas plus un impôt
sur toutes les denrées , qu'elle ne veut tous les impôts
sur une seule denrée.
"
Des ' hommes à systèmes ont entraîné des gouverne- ,
ments à passions , hors de cet ordre et de la nature
parce que ,. dans tous les temps , on a voulu gouverner
les hommes et les choses sans les avoir jamais administrés.
Trompés par l'abondance du numéraire circulant
en Europe , ils ont évalué en argent l'homme et son
service , et ont établi la capitation ; ils ont évalué en
argent les productions même directes du sol , et ils ont
établi la taille ; taille et capitation confondues dans
quelques provinces , distinguées dans quelques autres,
Cette révolution , dans nos usages politiques , a été la
premiere source des maux politiques et même moraux
de la France et l'on sait que Louis XIV établit la
capitation contre l'avis du chancelier de Pont - Chartrain ,
et malgré ses propres remords. L'homme fut donc
FLOREAL AN IX. 311
compté et évalué en argent , et le service de l'homme
libre taxé comme le travail de l'animal . La dignité de
l'homme , et par conséquent sa liberté en souffrit
c'est avec raison que J. J. Rousseau a pu dire :
crois les corvées moins contraires à la liberté que les ec
« taxes. " "
"
се
"
tr
་ ་
et
Je
Le problème de l'impôt est celui - ci : Déterminer
un mode de perception qui soit en rapport invariable
avec les variétés infinies dans la qualité du sol , dans
l'industrie , et la force du cultivateur , dans l'état
« des saisons , dans l'abondance du signe . Et la perception
en nature remplit parfaitement ces conditions ,
et elle est en rapport invariable avec les variétés de
la nature et les variations des hommes .
"
"
"
Le problème de la capitation en argent fut celui ci :
« Découvrir ce que tous cachent avec le plus de soin ,
" et ce que personne ne connaît , même dans ses af-
" faires , l'aisance de chaque individu. »
"
Le problème de la taille en argent fut celui - ci :
Déterminer ee qu'il est impossible de connaître , même
sur le sol que l'on cultive , le produit net de chaque
terrain.
"
En effet , l'aisance , qu'on peut appeler le produit net
de la fortune , et qui est la matière imposable de la capitation
, est une chose purement relative et arbitraire ,
plus morale que physique , puisqu'elle est bien plus souvent
le partage de la médiocrité que celui de l'opulence.
Et quant au produit net de la terre , rêve favori
des économistes , et matière imposable de la taille ,
l'agriculture se compose de tant de valeurs en avances,
en travaux , en temps , en matières , et de valeurs si divisées
, si imperceptibles , que bien loin qu'un cultivateur
puisse connaître avec quelque certitude le produit
net d'une exploitation considérable , je soutiens qu'il
est impossible à un jardinier de connaître au juste le
produit net d'une boite d'asperges.
Produit net , mouvement perpétuel , quadrature du
cercle , pierre philosophale , problèmes de même force ,
et de même utilité. Passons .
L'impôt direct en argent est une source de désordres
domestiques et politiques ; 1. dans sa répartition
2.° dans sa perception , 3. ° dans les dégrèvements , 4.º dans
>
312 MERCURE DE FRANCE ,
ses effets . 1. Le voisin , le parent devient le juge de
Paisance et de la fortune de son voisin et de son parent ;
et , comme au fond , ils ne les connaissent ni l'un ni
l'autre , il en résulte , d'un côté , toutes les bévues de
Pignorance , toutes les préférences de l'amitié , toutes
les injustices de la haine ( car l'homme du peuple est
rarement impartial ) ; de l'autre , toutes les défiances de
la faiblesse qui se croit opprimée , tous les ressentiments
de l'avarice qui se croit lésée : de là les plaintes , les querelles
, les divisions entre les hommes , et la haine même
du gouvernement , que le peuple ne connaît jamais que
par l'impôt.
Dans les pays à cadastre , l'injustice était moins sensible
, parce que l'homme ne fixait pas annuellement
la quote part de la taille ; mais les inégalités étaient
plus pesantes , parce qu'elles étaient irrémédiables , et
que , pour rectifier les erreurs que les différences d'industrie
et les accidents de la nature accroissent sans
cesse , on ne pouvait décharger un particulier , sans
refaire le compoids de la commune ; ni refaire ce compoids
de la commune , sans refaire le cadastre de la
province ; et le meilleur cadastre n'etait , quoi qu'on ait
dit , que le tarif des sottises , et souvent des injustices
de ceux qui l'avait fait . *
2.° Le cultivateur a toujours des fruits à la récolte ;
mais le paysan n'a pas toujours des fruits quelque temps
après la récolte , et moins encore de l'argent , ou ,
s'il en a , il ne le donne qu'à l'extrémité. Rigueurs et
contraintes pour lui faire donner ce qu'il a saisie et
prison pour lui faire donner ce qu'il n'a pas : nouvelle
source d'animosités .
3. Dégrèvements. On expose des pertes qu'on n'a
pas éprouvées. On obtient beaucoup sur de mauvaises
raisons ; on n'obtient rien avec les meilleurs titres .
Mensonges , bassesse , corruption , faveur , vengeance
perte de temps , de ce temps si précieux au cultivateur ;
perte d'amitié et de bon voisinage , plus funeste qu'on
* La ville de Saint - Sernin , commune considérable du
Rouergue ( aujourd'hui département de l'Aveyron ) pays
montueux et infertile , soumis au cadastre , demanda , il y
a près d'un siècle , comme une faveur , la permission d'abandonner
tout son territoire . J'en ai vu la délibération .
"
FLORÉAL AN IX. 313
ne croit à l'agriculture , qui demande un échange continuel
de secours et de services.
4. Désordres politiques . L'abondance du signe , quelquefois
sa rareté , délangent sans cesse la proportion
entre l'impôt en argent et les produits qu'il représente.
L'état et la famille sont alors comme un vendeur et
un acheteur qui ne sauraient jamais ni l'un ni l'autre
le cours de la place . Le gouvernement voit augmenter
le prix des denrées , et , par conséquent , diminuer la
valeur de l'impót ; il augmente limpót , il augmente
encore , il augmente sans cesse ; déplorable facilité
qui a perdu la France , et qui perdra d'autres nations !
L'impôt direct en argent a ruiné le midi de la France,
par les défrichements qu'il a favorisés outre mesure :
faute énorme de l'administration , qui accordait une
prime pour les novales , qu'il aurait fallu défendre !
Vent - on des motifs politiques plus généraux ? Le
pays le moips cultivé en blé et en vin est le plus aisé
à defendre , et la culture appelle et nourrit l'invasion
Un peuple pasteur est plus aisé à gouverner¹, parce
qu'il est moins remné par la passion de la cupidité.
Discutons les difficultés ; nous répondrons ensuite
aux objections .
*
1
Comment taxer les maisons , les capitaux , les objets
de luxe avec l'impôt en nature ?
Les maisons sont la matière imposable de l'impôt
communal , parce que les maisons sont l'occasion des
dépenses communales ; pavé , réverbères , secours contre
les incendies , nettoyement des rues , etc. La maison ,'
comme habitation du citoyen , ne doit rien à l'état ;'
mais s'il la loue , elle est produit , revenu , et elle en
doit une part à l'impót public .
Les capitaux ne doivent rien à l'état , tant qu'ils
ne rapportent rien à leur maitre ; mais s'ils sont mis
en circulation productive , ils payent par les droits de
timbre et les droits des contrôles : rien de plus simple.
Le propriétaire doit payer à l'état une taxe pour
les chevaux et domestiques de luxe , parce qu'il doit
un dedommagement à la société pour les hommes et
les choses qu'il détourne , sans nécessité , pour son
usage personnel , da service public auquel la société ,
les emploierait.
314 MERCURE DE FRANCE ,
Tous les pays , dit - on , ne présentent pas les mêmes
facilités à l'impôt en nature ....Sans doute parce que
tous les pays ne présentent pas les mêmes avantages
au cultivateur . L'impôt en nature répare les torts de
Ja nature ; l'impôt en argent les aggrave : car les mauvais
pays sont toujours , et même aujourd'hui , proportionnellement
plus chargés que les bons , comme le
pauvre paye toujours plus que l'homme opulent.
Toutes les denrées , dit - on encore , ne comportent
pas une décimation aussi facile. La réponse est bien
simple. On peut assurer que partout où la décimation
deviendra litigieuse et pénible , il s'établira sans aucun
concours de l'autorité , et par la seule force des
choses , entre l'intérêt éclairé du fermier et l'intérêt
éclairé du propriétaire , un abonnement de gré à gré
dans un rapport tel qu'il n'est pas au pouvoir d'aucune
académie de l'Europe d'en trouver un plus exact .
Et pour donner une preuve du degré de connaissance
en ce genre , où parviennent les cultivateurs guidés
par leur intérêt seul , dans le département du Gard
et dans quelques départements voisins , dont le revenu
consiste presque uniquement en feuilles de mûriers et
en châtaignes , des villageois experts estiment avec
une extrême précision et à la seule vue , combien un
arbre porte de livres pesant de feuilles , ou de boisseaux
de châtaignes * .
Ici naissent les objections .
Objection. L'impót en nature est très- inégal , en ce
qu'il prend une quantité égale dans le produit brut
de fonds inégaux en produit net , à cause de la différence
des frais d'exploitation.
Réponse. Il y a inégalité dans tout mode de per-
* J'adresse particulièrement cette observation au C. Michel,
aux vues duquel , sur l'impôt en nature , j'ai eu occasion de
rendre justice dans un article inséré au Mercure , et au C.
Rabaut le jeune , qui , dans une lettre adressée au C. Michel,
a bien voulu donner à cet article des éloges d'autant plus
flatteurs , qu'ils sont donnés avec une grande connaissance
de l'objet que nous traitons . On m'a dit que le C. Poussielgues
avait traité de l'impôt en nature . Je connais l'esprit excellent
et les connaissances en administration du C. Poussielgues ;
et , sans connaître du tout son ouvrage , je le compte au
nombre des partisaus de ce mode de perception .

FLORÉAL AN IX. 315
ception , parce qu'il y a inégalité réelle dans toute
culture et dans tout produit , ne fût- ce que d'un côté
d'un même champ à l'autre ; mais il n'y a pas d'injustice
dans l'impôt en nature , et en voici la raison :
tout acquéreur défalque les frais d'exploitation , et
n'achète que le produit net présumé , et comme tous
les fonds de terre changent de propriétaire dans moins
d'un siècle , il s'ensuit que les inégalités dans l'impôt
sont tenues en compte pour tous les fonds ; que celui
qui en paye plus a coûté plus , que celui qui en paye
moins a coûté moins ; que s'il n'y a pas égalité absolue ,
ce que la nature ne veut pas , il y a égalité relative ,
la seule à laquelle les hommes puissent atteindre ; et
que s'il y a , en un mot , inégalité de la part de la ,
nature , il n'y a pas d'injustice de la part des hommes.
Qu'on suppose deux particuliers ayant chacun un capital
disponible de cent mille francs , qui en emploient
chacun une partie à acheter , dans le même pays , un
fonds d'un produit brut égal , mais dont l'un coûte à
exploiter un tiers moins que l'autre , l'acquisition étant
faite sur une base commune , et indépendamment des ,
fantaisies et des convenances particulières , qui ne peuvent
entrer en ligne de compte , ces deux particuliers, en ,
payant un impôt inégal , auront au total la même for- ,
tune et le même revenu ; et c'est ainsi que l'état doit
calculer.
Obj. Comment fera l'état ?
Rép. Comme faisait l'église.
Obj. Le clergé administrait mieux.
Rép. Il affermait , sous caution , à la chaleur des enchères.
Obj. Le clergé était plus attentif.
Rép. L'état sera plus coactif.
Obj. Les frais de levée ....
Rép. Les frais de contrainte.
Obj. Le nombre des fermiers ....
Rép. L'armée des collecteurs et des garnisaires .
Obj. Les retards des fermiers . . . .
Rép. L'insolvabilité des contribuables.
Obj. Les fraudes du propriétaire ....
Rép. Les vexations des exacteurs.
Obj. Le fermier y gagnera…….
316
MERCURE DE FRANCE ,

Rép. Quelquefois il y perdra.
Obj. Les besoins de l'état ....
Rép. Les nécessités de la famille.
: Obj. Le produit net....
Rép. La prospérité de l'agriculture et la paix entre
les hommes.
21
Obj. Le célèbre Adam Smith a dit...... Oh ! des )
Anglais partout. Quelque jour , peut - être , je revien-a
drai sur cet écrivain célèbre ou célébré , dont la répufation
nous est venue d'Angleterre , toute faite
comme tant d'autres choses que nous ferions beaucoup
si
mieux chez nous , et qui a doctement enseigné à nos !
académies ce que savaient et pratiquaient tous nos
cultivateurs . Peut- être aussi le temps , ce révélateur
universel de toute vérité , nous apprendra si la richessé
des nations est la force des nations. C'est même la
seule grande expérience qui manque à l'instruction .
des gouvernements et à l'affermissement de la société.
Mais en attendant , je ne peux m'empêcher de remar ,
quer le rare discernement de nos anglicans , qui, vont -
chercher des modèles de constitution politique chez .
le peuple qui a été le plus agité par des révolutions ;
des modèles de jurisprudence criminelle , dans le pays
où il y a le plus de voleurs ; et des modèles d'économie
publique , dans le pays où il y a le plus de
mendiants et de millionnaires , et où la moitié de la
nation est constamment à la charité de l'autre moitié.
STATISTIQUE du département de la
Nièvre.
e
Topographie.
e
Le département de la Nièvre est situé au centre de
la république , entre les 46.º et 48. degrés de latitude ,
et les 20. et 22. de longitude . Il est borné au levant par
les départements de la Côte d'Or et de Saône et Loire ;
au midi , par celui de l'Allier ; au couchant , par celui
du Cher , dont le séparent les rivières de Loire et
d'Allier ; au Nord , par ceux du Loiret et de l'Yonne .
Sa plus grande traversée , du sud- est au nord - ouest , est
de 117 kilomètres à vol d'oiseau. Sa population , en
1
FLORÉAL AN IX. 317
l'an 6 , s'élevait environ à 245,000 individus ; son armée
citoyenne à 40,000 hommes sa contribution fonciere
, en l'an 7 , était de 1,569,700 francs , et sa coutribution
mobiliaire de 149,400 francs , l'une et l'autre
en principal .
:
Il est formé par la majeure partie de l'ancien duché
de Nivernais il s'est arrondi , en abandonnant d'un
côté plusieurs cantons de cette province , et reprenantde
l'autre les extrémités des généralités de Paris , d'Orléans
, de Bourges , de Moulins , et des Etats de
Bourgogne.
Les habitants sont en général robustes , industrieux ,
affables , hospitaliers ; mais ils négligent les sciences ,
et les arts y sont bien loin de la perfection. La partiedu
pays qu'on appelait autrefois , le Morvand , offre
une nature et des moeurs toutes particulières . Entrecoupée
de vallons sauvages , et de montagnes subalpines
que couvrent d'antiques forêts , cette contrée
nourrit aussi d'antiques vertus , et des habitants plus
vifs , plus forts et plus industrieux. Le luxe y consiste
à se distinguer par le nombre , l'embonpoint et la vigueur
de leurs bestiaux . Ils conservent un idiome de'
l'ancien patois bourguignon , que Lamonnoie a consacré
dans ses noels . La sobriété et l'amour du travail , l'air
pur des montagnes , y adoucissent et prolongent
la vie.
Division politique.
Le département de la Nièvre et divisé en quatre
sous-préfectures , dont les chef-lieux sont Nevers , Cosne ,
Clamecy , Château- Chinon . Le conseil de préfecture et
le tribunal criminel résident à Nevers .
Cette ville s'élève en amphithéâtre , bâtie sur un
terrain inégal , au confluent de la Loire et de la Nièvre .
Ses environs sont riants et très - diversifiés. Elle renfermait
, en l'an 6 , 10,000 habitants..
Les autres villes les plus remarquables sont , la
Charité , Clamecy , Moulins- Engilbert , Château- Chinon
, capitale du ci - devant- Morvand ; Decize , au confluent
de la Loire et de l'Arron , Saint- Pierre - le-
Moutier , Cosne , Premery , etc. La plus populeuse
est Clamecy , où l'on compie 5000 ames.
Ce departement est peut- être un de ceux où l'art
peut , à moins de frais , seconder la nature . Une foule
318 MERCURE
DE FRANCE ,
de rivières l'arrosent en tout sens , et multiplient les
communications. Des mines de toute espèce , si les
travaux étaient mieux dirigés et plus persévérants ,
compenseraient , et au - delà , la stérilité de plusieurs
cantons. Des forêts immenses , parmi lesquelles beaucoup
ne furent jamais exploitées , doubleraient leurs
produits déja considérables , si la navigation intérieure
devenait enfin plus rapide et plus sûre.
Rivières.
La Loire a ses sources dans le ci -devant Vivarais
au mont Gerbier - le -Joux. Après avoir traversé plusieurs
départements et reçu dans son cours différentes
rivières , elle entre dans le département de la Nièvre ,
où elle s'augmente encore de l'Arron , à Decize ; de
la Nièvre , à Nevers ; de l'Allier , au Bec d'Allier
et coule er suite dans les départements du Loiret , de
Loir et Cher , etc. , toujours élargissant son lit jusqu'à
son embouchure dans l'Océan , entre Croisic et
Bourgneuf.
Cette belle rivière , qui traverse les deux tiers au
moins de la France , est malheureusement d'une navigation
irrégulière et dangereuse. Tantôt la roideur des
pentes et la rareté des eaux , tantôt leur volume énorme
qui se précipite comme un torrent , ses inondations
terribles , ses décroissements aussi subits et presque '
aussi funestes par les masses de sables , de pierres ou
de marchandises qu'elle dépose alors au fond de son
lit , des îles formées tout à coup , des atterrissements
considérables , des digues renversées , tel est le spectacle
qu'elle présente trop souvent . Tout réclame et
nécessite des constructions mieux entendues que celles
employées jusqu'à présent pour la contenir , du moins '
dans ses crues ordinaires .
"
Depuis longtemps cette rivière est l'objet d'un grand
nombre de spéculations et de projets , pour étendre
assurer et perfectionner sa navigation . Deux nouveaux
systèmes de construction méritent d'être remarqués :
Fun est celui des levées avec passes , imaginé par le
C. Aubry , inspecteur - général des turcies et levées ;
l'autre , inventé par le C. Fabre , ingénieur du département
du Var , est celui des digues perpendiculaires ,
avec éperons parallèles au courant ; mais ces deux
1
FLORÉAL AN IX.
319
projets seraient également coûteux . Il est plus à propos
de s'arrêter au canal latéral, projeté par le C. Gauthey,
inspecteur-général des ponts et chaussées . Son exécution
est aussi facile qu'elle est urgente.
La navigation de l'Allier demande aussi des travaux
et des encouragements . Cette rivière prend ses
sources dans les montagnes du ci-devant Gévaudan ,
département de la Lozère ; elle sépare ce département
de ceux de l'Ardèche et de la Haute - Loire , traverse
ceux du Puy- de - Dôme et de l'Allier , et se jette dans
la Loire à 6 kilomètres au dessous de Nevers . Son commerce
consiste principalement en charbon de terre ,
en chanvres pour la marine , en papiers , vins et
fromages .
L'Arron est une des rivières les plus considérables
de celles qui ont leurs sources dans ce département.
Elle commence aux étangs situés dans les bois de Crux
au nord , et à 9 kilomètres de Saint - Saulge ; passe à
Montapas , Châtillon en Bazois , Anisy ; reçoit les
petites rivieres de Moulins -Engilbert , de Vendenesse ;
celles de la Canne et de l'Halenne , et se perd dans la
Loire à Decize . Sa navigation , qui n'a jamais lieu
qu'en descendant , peut être de quatre mois , lorsqu'elle
est alimentée par les eaux pluviales. La brieveté
de cet espace de temps nuit beaucoup à l'exploitation
des bois qui couvrent ces contrées .
La Nièvre se forme de deux bras ; le principal
descend de Saint - Benin - des -Bois , tombe à Guérigny
après un cours de 29 kilomètres , et là , reçoit l'autre
bras qui , parti de Champlemy , parcourt 28 kilomètres
environ. Le cours de la Nièvre , depuis Guérigny jusqu'à
son embouchure dans la Loire , est de 13 kilomètres
2.
La rivière de Nohain prend ses sources sur les hauteurs
de Cessy - les -Bois , de Clamecy et dans le Vaudoizy
; se grossit de différentes petites rivières , et se
jette dans la Loire , à Cosne , après un cours de 21
kilomètres et demi , depuis sa jonction avec la Talvane ,
qui sort des étangs d'Entrains .
Ces deux rivieres de Nièvre et de Nohain sont les
seules dans ce département , qu'on puisse rendre navigables
; mais aussi tout lui fait desirer qu'un tel projet
s'exécute, Le grand nombre d'usines qu'elles font mou320
MERCURE DE FRANCE ,
voir ; les forges nationales de la marine établies à Guerigny
, la fonderie de Nevers , tous ces établissements
si utiles augmenteraient bientôt d'activité et de produit .
Lesprairies que ces rivieres inondent aux moindres pluies ,
donneraient des récoltes meilleures et plus abondantes.
Un autre objet bien important pour le département"
de la Nièvre en particulier , c'est l'amélioration des
rivières flottables qui s'y croisent de toutes ' parts. '
L'Yonne , la Cure , et tous les ruisseaux du haut Morvand'
; les rivières de Chalaux , de Beuvron , de Sozay , le
Landarge , la Canne , et le ruisseau de Montarron , etc.
tous ces moyens de communication et de transport , si
heureusement multipliés , n'exigent que des travaux faciles
, pour rendre au commerce et à l'industrie toute
leur influence . Jusqu'à présent , et surtout depuis quelques
années , la flottaison a éprouvé mille retards ,
mille obstacles , qui vont toujours s'augmentant. Il sort ,
chaque année , du département , 467,902 stères ( 224000 ·
voies ) de bois flotté , tant pour l'approvisionnement
de Paris , que pour celui des pays qui avoisinent l'Yonne ,
la Cure et la Seine ; c'est un quart de moins qu'il n'en
sortait autrefois. La cause en est sans doute dans la
détérioration des forêts ; mais ce qui y contribue
beaucoup , ce sont les dégradations des rivières et des
ruisseaux , les usurpations des riverains qui détournent
leurs eaux , ou resserrent leurs lits , le sable , '
les racines , les roches que ces eaux charient , la corrosion
des Berges . Sur la Cure , par exemple , les bois
restent trois ou quatre ans en route . Une grande partie
est enlevée ou perdue ; il se dépose une énorme quantité
de canards. (On appelle ainsi les bois qui fatiguent
et coulent à fond. ) En vendémiaire an 7 , on en releva
104,055 stères.
Il serait à desirer que le gouvernement fit lever une
carte hydrographique , sur laquelle on marquerait
toutes les prises d'eau que l'on pourrait faire ; les
étangs , soit exécutés , soit en projet ; les pertuis , barrages
, digues et usines , les redressements , etc. les
dépenses et les difficultés locales . Après ces temps de.
guerre qui ne permettent souvent que des projets d'amforation
et de bonheur , la paix doit diriger des tra- "
vaux plus utiles à l'humanité , et non moins glorieux.
(La suite au numéro prochain ) .
}
1
REP.FRA
.
( N.° XXIII . ) 1.er Prairial An 9.
MERCURE
DE FRANCE.
Le C. FONTAN ES déclare qu'il n'aura plus de
à la rédaction du Mercure de France.
part
LITTÉRATURE.
FRAGMENT
D'UN POÈME SUR LES FEMMES * .
DÉBUT d'une jeune personne qui essaye ,
pour la première fois , dans un concert de
société, ses talents pour la musique .
J'AI joui des talents , j'en ai chéri l'usage . ΑΙ
Quel coeur , s'il n'est ingrat , leur refuse un hommage ?
Quand ils brillent pour nous dans leur maturité ,
Souvenons- nous au moins de ce qu'ils ont coûté.
Tant de perfection est toujours achetée ;
Elle est , par le travail , longtemps sollicitée.
De ces doigts si légers , d'où naissent tant d'accords ,
L'habitude a longtemps assoupli les ressorts.
Le temps seul d'un chant pur peut mûrir la science
Et l'étude des arts est pénible à l'enfance.
Avant de se connaître , il faut les exercer.
Dès ses plus jeunes ans , il faut déja placer ,
Au clavier qu'on ignore , une main chancelante ,
Dans ses premiers essais incertaine et tremblante ,
*
Nous avons donné deux fragments de ce poème dans la
dernier numéro .
DEP
?
4 . 21
322 MERCURE DE FRANCE ,
}
1
1
Et des tristes leçons surmonter les dégoûts .
Courage , enfant ! un jour le prix en sera doux .
Avec quel intérêt je vois enfin paraître
Ce moment attendu des parents et du maître ,
Où ce talent sorti de son obscurité ,
Doit éclore au grand jour de la société !
Je vois la jeune élève , ingénue , innocente ,
Qui commence à sourire à sa beauté naissante ;
Sa mère , dont l'amour veilla sur ses progrès ,
Et que flatte déja l'espoir de ses attraits .
Elle approche , elle tremble ; elle en est plus touchante ;
Son trouble l'embellit on se tait , elle chante.
Quels chants jeunes et doux ! tous les coeurs sont charmés,
Et répètent tout bas les sons qu'elle a formés.
Les applaudissements attestent sa victoire.
O vous tous ! voyez -la confuse de sa gloire ,
Qui , baissant un regard timide et satisfait ,
Jouit , en rougissant , du plaisir qu'elle a fait !
Chacun vante sa voix et facile et légère :
Elie ne répond rien , et regarde sa mère.
La mère , de sa joie étouffant les éclats ,
La renferme en son coeur qui ne la contient pas.
Et moi qu'à tes destins cette fête intéresse ,
Aimable enfant , sais- tu les voeux que je t'adresse ?
Ils sont purs comme toi ; je puis les prononcer,
Si le ciel les entend , s'il les veut exaucer
Les arts dont tu reçois une grace nouvelle
Te rendront plus heureuse en te rendant plus belle .
Que jamais de tes jours altérant la douceur ,
Un infidelle amant , un époux oppresseur ,
N'arrache à cette voix , dans les douleurs éteinte ,
Le cri de l'infortune et l'accent de la plainte .
Que tes félicités croissent avec tes ans ,
Et que ta mère un jour puisse voir tes enfants
De leurs premiers succès t'apportant les couronnes ,
Te rendre le bonheur qu'aujourd'hui tu lui donnes .
Par J. F. LAHARPE.
PRAIRIAL AN IX. 323
TABLEAU DU LAC DE GENÈVE.
FRAGMENT d'un poème inédit sur les
sciences...
CHANT DES MONTAGNES.
Qui peindra les effets et les riches hasards
Dont le lac s'embellit pour charmer nos regards ?
Muse , viens contempler son empire bleuâtre ,
Du bruit et du repos magnifique théâtre ;
Tour-à-tour imposant , tranquille , impétueux ,
Doux , terrible ou riant , sombre ou majestueux ;
Tantót , du haut des monts , à grand bruit élancée ,
La tempête rugit sur l'onde courroucée ,
Et sous l'aile des vents qui tourmentent ses eaux ,
Il écume , et se creuse en mobiles tombeaux .
Que je plains le pêcheur qui , loin de son épouse ,
Egaré dans la nuit sur la vague jalouse ,
Aux poissons imprudents vient tendre ses filets ,
Quand l'orage a troublé leurs humides palais !
Mais de tant de fureurs , quand l'onde est affranchie ,
Les rochers , et les monts , et leur tête blanchie
Se dessinent au loin dans ce miroir plus pur
Que le ciel a paré d'un opulent azur ;
Tantôt l'astre du jour , du haut de sa carrière ,
Disperse sur le lae des îles de lumière ;
Et tantôt sur son sein , plus radieux encor ,
A plis étincelants traîne des vagues d'or .
Quand l'aube , rougissant les portes matinales ,
Fait briller de son teint les couleurs virginales ;
Elle ouvre de ses feux le brouillard passager
Qui va blanchir les monts de son voile léger.
Dépouillé de vapeurs tout le lac étincelle ,
Il embellit l'Aurore , et s'embellit par elle .
324 MERCURE DE FRANCE ,
Mais quand , près de Thétis qu'il brûle de revoir ,
Le Soleil s'avançant vers son palais du soir ,
Semble se partager entre le ciel et l'onde ,
Et , d'un dernier regard , éclaire encor le monde ,
Léman ! d'un autre éclat tes flots vont s'enrichir.
La lune , dans le ciel , qui commence à blanchir ,
Se lève , et fait glisser sur ta superficie ,
De son frère éloigné la splendeur adoucie ;
Et bientôt de la nuit , argentant les rideaux ,
De ses pâles clartés peint tes tranquilles eaux :
Ainsi l'illusion , des doux songes suivie ,
Jette un rayon mourant sur le soir de la vie.
Voyez sur le gazon dormir sans mouvement ,
Ces feux qui , sur les eaux , flottent si mollement ;
Phébé s'y réfléchit , et le zéphir volage
Caresse tour à tour et brise son image.
O! combien j'aime à voir dans un beau soir d'été ,
Sur l'onde reproduit ce croissant argenté ,
Ce lac aux bords riants , ces cimes élancées ,
Qui , dans ce grand miroir , se peignent renversées ,
Et l'étoile au front d'or , et son éclat tremblant ,
Et l'ombrage incertain du saule vacillant !
CHÊNEDOLLÉ.
ROMANCE.
L'un de ces jours mes moutons s'égarèrent
Sur les coteaux avec ceux de Bastien .
Nos deux troupeaux ensemble se mêlèrent ;
Chacun depuis n'a reconnu le sien .
POUR regagner , le soir , notre chaumière ,
Bastien et moi cherchions notre chemin ;
Ce fut envain : las ! nous eûmes beau faire ,
Aucun des deux ne put trouver le sien.
PRAIRIAL AN IXΙΧ. 325 .
Peur de tomber , nos bras nous enlaçâmes ;
Jusqu'au vallon ce fut notre soutien ;
Mais , au moment où nous les séparâmes ,
Chacun eut peine à détacher le sien .
UN beau bouquet que j'avais fait la veille ,
Avait séché sur le coeur de Bastien ;
J'allai cueillir rose fraîche et vermeille ,
Et je troquai mon bouquet pour le sien.
DANS les bosquets , sur deux lits de verdure ,
Loin du hameau chacun se trouva bien ;
Mais au matin , ne sais quelle aventure
Fit que ne pus reconnaître le mien.
EN m'éveillant , il me prit fantaisie
De demander à quoi rêvait Bastien ;
A bien aimer , dit - il , toute ma vie :
Mon rêve était le même que le sien.
QUATRA I N.
AMadame de B..... , en lui donnant une pomme.
Comme Pâris , je suis berger ;
Comme Vénus , vous êtes belle ;
Comme lui , je viens de juger ;
Voudrez -vous me payer comme elle ?
Par le C. LACLOS.
ENIGM E.
Lorsque j'ai servi mon semestre ,
S'il ne m'arrive pis , on me met en séquestre ;
Mes services font des ingrats ,
Qui , le besoin passé , ne s'en souviennent pas.
´Comme un ministre hors de place ,
D'un oubli dédaigneux j'éprouve la disgrace :
326 MERCURE DE FRANCE ,
Mais quand dans mon emploi je suis enfin remis ,
D'un danger redouté comme la canicule
Je garantis mon maître et ses amis.
Grave , plaisant , sérieux , ridicule ,
J'amuse les regards de mille objets divers ,
Et muet , je converse avec ceux que je sers.
LOGO GRIPHE.
Je suis avec sept pieds un animal sans pieds ,
Et sans ma queue , en conservant ma tête ,
Je sers à la cuisine. Ote à présent ma tête ,
A l'église on me voit , si tu laisses mes pieds .
Sans ma queue , en coupant ma tête ,
J'offre une masse énorme , et qui n'a point de pieds .
Retranche mes pieds et ma tête ,
Chez moi tu trouveras un saint avec des pieds.
Cherche à me deviner , lecteur , avec ta tête ,
Et si tu ne le peux , trouve moi par les pieds .
( Par une Abonnée. }
CHARADE.
Si l'on voit dans un bois mon tout sur mon premier ,
On entend mon second sortir de mon gosier.
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'énigme est or.
Le mot du logogriphe est Amalthée , où l'on trouve
thé, été , hâle , Malthe , amate , thême , mát , ame , etc.
PRAIRIAL AN IX. 327
DES Tombeaux , ou de l'Influence des institutionsfunèbres
sur les moeurs ;par J. GIRARD,
auteur de Praxile . Paris , chez Buisson , imprimeur-
libraire , rue Hautefeuille , 1 vol. in- 12 .
Prix , 1 fr. 75 cent, et 2 fr. 15 cent . par la poste ,
franc de port.
I
LE nombre , le mérite et la nécessité des ouvrages
publiés récemment sur le même sujet , accusent ,
d'une manière éclatante , l'immoralité du siècle qui
vient de finir. Indépendamment des idées religieuses
qui les ont consacrés chez toutes les nations
, les honneurs rendus aux morts , et le respect
des tombeaux se lient à toutes les pensées
profondes , à tous les sentiments généreux , et
semblent être à la fois le premier conseil de la
morale , et le premier signe de la civilisation . Il
est triste de rappeler combien les principes de ces
institutions consolantes ont été méconnus parmi
nous. Le désordre et l'indécence ont été portés si
loin , qu'ils ont alarmé la philosophie même ,
cette philosophie imprudente qui , détruisant le
dernier frein du crime et la dernière espérance de
la vertu , avait écrit sur nos places publiques ,
comme dans ses livres , la mort est un sommeil
éternel. Cette maxime anti - sociale ne pouvait être
accueillie que chez un peuple au désespoir , où
la terreur avait dénaturé la mort et la vie. Aujourd'hui
que l'une a retrouvé ses jouissances , l'autre
doit nécessairement se couvrir de deuil et s'environner
de regrets . C'est le moment de l'adouci
en rendant aux tombeaux le culte funèbre et les
328 MERCURE DE FRANCE ,
honneurs attendrissants qu'une indifférence impie
leur a longtemps refusés.
L'Institut national vient de partager , entre les
CC . Mulot et Amaury-Duval , le prix qu'il avait
proposé pour le meilleur mémoire sur les cérémonies
qui doivent accompagner les funérailles , et ·
le règlement qu'il faut adopter pour l'ordre et le
lieu de sépultures . Les véritables philosophes ont
avoué que jamais les honneurs funèbres n'eurent
un caractère plus simple , plus moral et plus touchant
que dans les fêtes de la religion ; et que son
culte , en réunissant la grandeur de la pensée à la
pompe des cérémonies , est préférable à toutes les
institutions politiques , quand on veut environner
les tombeaux de leçons majestueuses et de souvenirs
consolants.
Le C. Girard , dont nous annonçons l'ouvrage ,
semble partager cette opinion ; mais il ne la défend
pas avec l'énergie d'une conviction intime .
Son livre , où respire une mélancolie douce , a ,
comme elle , quelque chose de vague et d'indécis.
Soit que l'auteur craigne de limiter la tolérance.
philosophique , l'une des séductions les plus ordinaires
des bons coeurs et des esprits éclairés , quand
il s'agit des institutions morales et religieuses ;
soit qu'il n'ait pas assez réfléchi sur les habitudes ,
les moeurs et les besoins de la nation pour laquelle
il écrit , il se borne à rappeler partout cette vérité
qui n'est contestée nulle part , que dans tous les
siécles et chez tous les peuples policés , la morale et
la religion veillent sur la tombe des morts. Il ne
détermine point la forme des hommages funèbres
dont il veut qu'elle soit environnée ; il ne choisit
point entre les différents cultes ; il n'ose pas même
les comparer , mais il les rapproche ; il y puise des
PRAIRIAL AN IX. 329
idées consolantes , des tableaux intéressants ; et se
borne à proposer quelques vues particulières qui
seraient très-dignes de l'attention des magistrats ,
dans un pays où l'autorité civile n'aurait à consulter
, sur les cérémonies funéraires , ni la religion
des morts , ni celle des vivants.
«<
<<
«
C'est par une suite de ce système , que l'auteur ,
satisfait de trouver partout les traces du sentiment
qu'il veut inspirer , s'appuie également sur les fables
gracieuses de la mythologie grecque et sur
les vérités austères de la foi des chrétiens . «< Ici ,
<< dit- il , c'est l'enfer , et là , c'est le tartare qui
<< sont désignés pour être la douloureuse habita-
<«< tion du crime ; c'est l'élysée ou le paradis , qui
<< seront l'heureux séjour de la vertu ; c'est l'in-
<«<< flexible Caron ou l'auguste chef des apôtres ,
qui ouvrent aux ames les portes de leur dernier
<«< séjour ; c'est le léger Mercure ou un ange au
corps aérien qui les conduisent ; ce sont les trois
juges des Grecs , ou le triple Dieu des chrétiens
<< qui décident de leur destinée , etc. » — Il n'est
pas facile d'expliquer pourquoi le C. Girard, qui ,
dans son ouvrage , combat partout l'humiliant
et glacé matérialisme , et défend , de toutes ses
forces , les grandes vérités sociales , telles que
l'existence de Dieu , l'immortalité de l'ame et la
vie à venir , se livre à cette même doctrine des
comparaisons et des rapprochements , par laquelle
Fréret et ses successeurs , ont prétendu prouver
que toutes les sectes religieuses avaient rêvé les
mêmes superstitions . Cette marche l'éloigne évidemment
du but qu'il s'est proposé . L'indifférence
pour toutes les croyances et pour toutes
les opinions , me paraît un étrange moyen d'inspirer
au peuple celle qu'on veut lui donner.
330 MERCURE DE FRANCE ;
Il me semble aussi que le C. Girard et que!
ques autres moralistes , en nous citant les cérémonies
funéraires des peuples anciens , en nous
cherchant des modèles jusque dans les îles de
la mer du sud , n'ont pas assez réfléchi sur l'usage
qu'ils faisaient de leur érudition . Ces exem,
ples prouvent que dans tous les pays comme dans
tous les siècles , les honneurs funèbres sont une
partie du culte religieux ; et que l'autorité civile ,
en protégeant les rites , ne fait qu'obéir aux préceptes
et justifier sa foi . Or , s'il est démontré
que , partout et toujours , la religion seule a déterminé
la manière d'honorer les morts , est- ce
un motif suffisant pour nous de violer cette loi
générale des nations , et de vouer au mépris ,
quand nous rendons , les devoirs funèbres à nos
pères , les usages et la foi que suivaient nos
aïeux ?
On me dira sans doute que nous n'avons plus
de culte public , et que toutes les religions sont
indifférentes pour un gouvernement ferme et
victorieux. En ce cas , une soumission parfaite
aux actes de l'autorité civile , garantit à toutes
les sectes l'indépendance de ses actes religieux ;
et s'il en est une que préfèrent les dix-neuf vingtièmes
de la nation , c'est à elle que la sagesse du
magistrat accordera toujours plus d'égards et plus de
respect ; car presque tous ceux qui gouvernent les
hommes ressemblent à ce sénateur vénitien qui ,
voyant un Anglais rester debout à la messe , au
moment où le peuple se prosternait devant son
Dieu , descendu sur l'autel , invita l'étranger à
suivre son exemple et à se mettre à genoux. Mais
je ne crois point à la transubstantiation , dit le
philosophe ;-ni mọi non plus , répondit le maPRAIRIAL
AN IX 331
gistrat ; mais faites comme moi , respectez la
croyance publique , ou sortez . Cette politique
sera partout celle d'un gouvernement éclairé envers
le peuple dont il est le chef et le modérateur ;
et c'est elle qu'il consultera toujours , avant de déterminer
la part que doit prendre l'autorité civile
dans l'exercice d'un acte religieux , tel que les
funèbres et les honneurs rendus aux tompompes
beaux. Quel que soit l'intérêt de la société dans
l'accomplissement
de ces devoirs augustes , le culte
en réclame nécessairement la direction , parce
qu'ils sont la conséquence et la preuve de ces vérités
divines qui , reçues par tous les peuples ,
consacrées par toutes les religions , règlent à la
fois nos actions et nos espérances , et lient les
hommes par une chaîne invisible , dont le premier
anneau touche au ciel et le dernier à la terre.
Ces principes , sans être méconnus , ne sont pas
assez développés par le C. Girard ; et comme ils
sont à mes yeux le fondement de tout système
raisonnable sur les sépultures , je préfère aux arguments
dont il appuie le sien , les descriptions
variées , les sentiments délicats , les idées , tantôt
ingénieuses , tantôt mélancoliques , dont son ouvrage
est rempli.
Au reste , malgré ses imperfections , il justifie le
tribut d'estime et d'attachement que les amis de
l'auteur doivent à son caractère , et l'opinion que .
le public a prise de son talent . Son style est nombreux
, élégant et correct ; il cherché , en général
, les tableaux aimables et les émotions douces ;
mais il prend quelquefois un essor plus hardi , et
s'élève jusqu'au ton de la véritable éloquence .
Un des morceaux les plus brillants de l'ouvrage ,
est celui dans lequel le C. Girard rappelle cette
332 MERCURE DE FRANCE ,
époque où la stupide férocité de nos tyrans poursuivait
, jusque dans le sein des tombeaux , la
gloire ou la vertu que les siècles passés avaient
dérobée à leurs coups ; époque à jamais déplo
rable , où les Français , plus malheureux que les
sauvages du Canada , bannis de leur patrie , ne
pouvaient pas
dire comme eux aux ossements de
leurs pères : levez- vous , et suivez- nous sur une
terre étrangére ! « Hélas ! s'écrie le C. Girard
« la mort n'a plus d'asile ; les rues sont pavées
du marbre qui couvrait les tombeaux ! Le
peuple foule aux pieds les inscriptions où se
<<< conservait le souvenir de l'héroïsme et de la
<< vertu ! .... L'homme insulte à sa dépouille et
<< brise les monuments de sa vaine grandeur !
Que dis-je ? la cendre même des héros n'est pas
épargnée !
«
«<
«<
« Ogrand Turenne ! tandis que l'histoire de
<< ta patrie est pleine de ton nom , et qu'elle le
<< redit avec orgueil ; tandis que ton illustre des-
<< cendant se couvrait d'honneur et de gloire ;
<< ton corps était indignement placé parmi les
<< ossements des plus vils animaux ! Ah ! lorsque
<< le canon , qui te donna la mort , retentit dans
<< toute l'Europe ; lorsque la reconnaissance des
<< rois te plaça dans leur tombe , qui t'eût dit que
<«<< des mains barbares insulteraient un jour au
<< repos de tes cendres , et qu'il faudrait tout l'as-
<< cendant d'un héros pour les rendre au monu-
<< ment que t'éleva la patrie , fière de tes vertus
<< autant que de tes victoires ?
«
<< Et vous aussi , magnanime Henri ! vos mânes.
<< sacrés furent outragés , après deux siècles ',
<< aux pieds de ces mêmes remparts où votre
<< bienfaisance nourrissait un peuple ingrat . Paris
PRAIRIAL AN IX. 333
1
«
« a revu ce visage paternel que la mort semblait
<< avoir respecté : il l'a revu ! et des pleurs n'ont
<< pas coulé de tous les yeux , et des cris d'indi-.
gnation n'ont pas appelé la vengeance sur les
<< sacriléges ! .... Mais dans ces moments af-:
<< freux , la reconnaissance eût été punie comme
<< un forfait ; une larme eût couté la vie ! -A peine.
<< osait - on pleurer en secret celui qu'on n'osait
<< accompagner au tombeau ! >>

Et cette peinture affreuse est au dessous de la
vérité !
L'auteur présente bientôt des images plus
douces , et laisse reposer le coeur sans cesser de
lui parler. Il propose de marquer , par des signes
particuliers , dans les pompes funèbres , l'âge , le
sexe , l'état et les vertus de l'objet qu'on porte au
tombeau. « Que les instruments les plus tendres ,
« dit-il , soupirent dans le convoi de la jeune .
<< fille ; ce sont les amours qui doivent pleurer
<<< celle que la mort enlève à leur empire : je ne.
<< sais , mais ses coups paraissent plus sensibles ,
quand ils frappent une jeune beauté . L'homme,
<< cherche le trépas au milieu des batailles ; il le
<< rencontre dans ses courses , en bravant la fureur
<< des éléments ; mais la jeune vierge qui semble
<< croître dans le sein maternel , à l'abri de tous les
«
dangers , devrait en être garantie par les ten-
<< dres soins dont elle est l'objet , par les voeux
<< mêmes qu'on forme pour elle. » — La religion
chrétienne , dont le C. Girard n'a pas assez consulté
le génie et les institutions , a prévenu les
voeux touchants qu'il forme à cet égard . Jadis ,
dans nos campagnes , ses ministres décernaient
des funérailles particulières à celle qu'une mort
prématurée enlevait aux espérances de l'hymen et
334 MERCURE DE FRANCE ,
de la patrie . On couronnait de fleurs son front et
son cercueil. On préférait celles qui sont l'emblème
de la pudeur , de l'innocence et de la modestie
. Ses jeunes compagnes , vêtues de blanc ,
après avoir arrosé son corps de larmes , l'accompagnaient
jusqu'au dernier asile . Une piété douce ,
une mélancolie tendre , caractérisaient les hymnes
funèbres qu'on chantait sur son tombeau ; et cette
cérémonie , plus touchante que lugubre , gravait
dans toutes les ames un sentiment religieux qui ,
presque toujours , devenait le gardien des moeurs
publiques et le garant des vertus privées.
Le C. Girard veut aussi que la pompe funebre
du guerrier et du magistrat porte un caractère particulier.
Mais il réserve ce qu'il y a de plus simple et
de plus sentimental pour les funérailles du laboureur.
« Le paisible cultivateur , dit-il , qui fournit
<< tous les éléments de la gloire , sans oser y pré-
<< tendre , et ceux du luxe insolent des cités , sans
<< en partager les douceurs ; le cultivateur mo-
« deste mérite bien qu'à défaut de lauriers , les
<<< fleurs du sentiment embellissent sa carrière
ignorée . » Le C. Girard aurait dû placer ici
Te tableau du cimetière de village , l'un des épisodes
les plus touchants du poème des Jardins . Il devait
cethommage au célèbre et malheureux Delille , que
des versificateurs , encore plus ignorants qu'ignorés,
se vantent publiquement d'avoir tué voici ce
morceau , le premier dans lequel , à l'exemple de
Gray , les Muses françaises ont jeté des fleurs sur
la pierre sépulcrale qui couvre la dépouille du
simple agriculteur.
« -
Ah ! si d'aucun ami vous n'honorez la cendre ,
Voyez sous ces vieux ifs la tombe où vont se rendre
PRAIRIAL AN IX. 335
Ceux qui , courbés pour vous sur des sillons ingrats ,
Au sein de la misère espèrent le trépas.
Rougiriez- vous d'orner leurs humbles sépultures ?
Vous n'y pouvez graver d'illustres aventures ,
Sans doute depuis l'aube , où le coq matinal
Des rustiques travaux leur donne le signal ,
Jusques à la veillée , où leur jeune famille
Environne avec eux le sarment qui pétille , '
Dans les mêmes travaux roulent en paix leurs jours .
Des guerres , des traités n'en marquent point le cours.
Naître , souffrir , mourir , c'est toute leur histoire .
Mais leur coeurn'est point sourd au bruit de leur mémoire :
Quel homme vers la vie , au moment du départ ,
Ne se tourne et ne jette un triste et long regard ,
A l'espoir d'un regret ne sent pas quelque charme ,
Et des yeux d'un ami n'attend pas une larme ?
Pour consoler leur vie , honorez donc leur mort.
Celui qui de son rang faisait rougir le sort ,
Servit son Dieu , son roi , son pays , sa famille ,
Qui grava la pudeur sur le front de sa fille ,
D'une pierre moins brute honorez son tombeau :
Tracez-y ses vertus et les pleurs du hameau ;
Qu'on y lise : Ci gît le bon fils , le bon père ,
3 Le bon époux. Souvent un charme involontaire ,
Vers ces enclos sacrés appellera vos yeux.
Et toi qui vins chanter sous ces arbres pieux ,
Avant de les quitter , Muse ! que ta guirlande
Demeure à leurs rameaux suspendue en offrande .
Que d'autres , dans leurs vers , célèbrent la beauté ;
Que leur Muse , toujours ivre de volupté ,
Ne se montre jamais qu'un myrthe sur la tête ,
Qu'avec ses chants de joie et ses habits de fête ;
Toi , tu dis au tombeau des chants consolateurs ,
Et ta main , la première , y jeta quelques fleurs .
Quelle riche et touchante peinture ! quel heu336
MERCURE DE FRANCE ,
reux choix d'images et de couleurs ! et quelle
noble et puissante alliance que celle de la poésie ,
de la religion et de la douleur !
-
L'ouvrage dont nous venons de rendre compte
est dédié au C. Chaptal , ministre de l'intérieur .
Ce choix prouve que le C. Girard honore , avant
tout , l'austérité sans rudesse , la philosophie sans
morgue et le génie sans orgueil. Ce jeune écrivain
est le fils d'un homme également distingué
par ses talents et ses vertus , qui publia , il y a
une vingtaine d'années , une brochure philosophique
, intitulée l'Ami de la nature . On en
prépare une nouvelle édition , dans laquelle doit
entrer un fragment intitulé le Cri de l'humanité
, que l'auteur a pubfié séparément. C'est un
morceau plein de chaleur et d'enthousiasme , qu'on
ne serait pas tenté d'attribuer à un vieillard de
soixante -douze ans. Le secret de son éloquence
passionnée ne peut être expliqué que par la pureté
de son ame et l'énergie de ses sentiments.
E.
Du traité de Westphalie et de celui de Campo-
Formio , et de leur rapport avec le système
politique des puissances européennes , et en
particulier de la France. Paris , chez Lenormant,
rue des Prêtres - Saint-Germain - l'Auxerrois
, n.º 42. An 9.
CEE petit écrit dispense de lire bien des gros livres .
L'auteur prétend avec raison que la politique , comme
les autres sciences , doit être ramenée à l'observation .
L'histoire des siécles précédents fournit assez de faits
)
PRAIRIAL AN IX
DI
généraux pour appuyer le système fixe et naturel des
sociétés . C'est aux âges modernes , favorisés plus particulièrement
du don de l'analyse , à recueillir ces faits ,
à les comparer , et dans ce sens , les grandes vues ne sont
que de grands résultats. On peut remarquer , dans les
empires comme dans les individus , une certaine tendance
à s'accroître sans cesse , jusqu'à ce qu'ils ayent
acquis un degré de force suffisant pour leur conserva→
tion. Une nation parvenue au terme de ses progrès s'y
fixe , surtout lorsqu'il est déterminé par ses limites
naturelles . Elle n'a plus à attaquer , parce qu'elle n'a
plus à acquérir ; elle est au repos , pour ainsi dire ,
à moins que , comme la Pologne , elle ne renferme
dans sa constitution , un principe d'anéantissement.
Aucune société en Europe , n'était douée d'une plus
grande force d'expansion que la France , parce qu'au-
« cune n'avait des principes de vie plus forts , ni des
limites plus fixes .
K
"
"
"
"
« La France , née dans la Belgique et sur les bords du
« Rhin , avait rapidement occupé tout le pays où elle
« devait s'établir ; comme un habile ingénieur embrasse
d'un coup- d'oeil tout le terrain qu'il veut défendre.
. Mais dans cette société naissante et peu accoutumée
« à tant d'étendue , la loi naturelle de la succession
" indivisible ne s'était pas développée. La France fut
« partagée en plusieurs états , et les belles provinces
septentrionales , qui avaient été le berceau de son
enfance , passèrent postérieurement à la maison d'Autriche
par les accidents des fiefs , et firent partie de
l'empire germanique.
«
"
" Il fallut réunir au trône ces rameaux séparés , et
« la France avanca lentement et progressivement du
« midi au nord comme elle avait à l'origine , de l'éta-
« blissement , couru du nord au midi ; en sorte qu'elle
a fini par la Belgique , où elle avait pris naissance , -
4.
22
338 MERCURE DE FRANCE ,
"
" et qu'après une révolution de quatorze siécles , le
« terme de sa course a été le point du départ . »
·
L'auteur expose ensuite par quels progrès successifs
la France , achevée au midi , tendait à se compléter
au nord. Depuis trois siécles , ce ne pouvait être qu'aux
dépens de la maison d'Autriche , avec laquelle , par
conséquent , elle était dans un système naturel d'opposition.
En vain le traité de Westphalie semblait garantir
l'intégrité du corps germanique , ce traité qui opposait
la ligue protestante aux princes catholiques protégés
par l'Autriche , portait avec lui un germe de destruction .
La suite des événements ne servit qu'à les développer.
L'alliance presque non interrompue des rois de
France avec les protestants d'Allemagne ; la direction
que prenait la puissance autrichienne , qui ,
cédant à son principe naturel d'expansion , s'agrandissait
aux dépens des Turcs et de la Pologne ;
la première infraction au traité de Westphalie que
commit l'empereur lui - même , en voulant détacher la
Belgique du cercle de Bourgogne , et l'échanger contre
la Bavière ; la démolition des places fortes des Pays-
Bas , par Joseph II ; le soulèvement des Belges contre
son pouvoir ; le crédit , que chaque jour , les moeurs
françaises obtenaient parmi eux ; les orages d'un gouvernement
dominé par une puissance etrangère ; tout
annonçait que les Pays-Bas autrichiens , cette colonie
territoriale qui avait ruiné l'Espagne , qui devait ruiner
tout possesseur éloigné , ne pouvait point appartenir
' à l'Autriche , et ne devait appartenir qu'à la France.
C
Le traité de Westphalie n'avait donc établi qu'un
ordre de choses provisoires. Apres le traité des Pyrénées
et un traité des Alpes , le seul définitif que la
France pût conclure était donc le traité du Rhin. Il
est conclu et ce traité qui doit renouveler la face de
l'Europe , donne à la France une paix conquise par
PRAIRIAL AN IX. 339
)
1
"
la victoire , dictée par la modération , et garantie par
la nature des choses .
Il est impossible , dans une analyse aussi rapide ,
de donner une idée suffisante ,d'un écrit aussi substantiel.
L'auteur est sobre de paroles , parce qu'il a beau
coup de choses à dire . En suivant la question principale
, il jette la lumière sur tout ce qui l'entoure , et
nous ne pourrions citer une observation nouvelle , une
remarque profonde , sans en omettre beaucoup d'autres
d'une égale importance . Peut-être quelques opinions
particulières ne seront point partagées . Mais assurément
tout lecteur dira de lui : s'il ne persuade pas
toujours , il fait toujours penser. 'G. '
MUSÉE des monuments français , ou Description
historique et chronologique des statues
en marbre et en bronze , bas - reliefs , et tombeaux
des hommes et des femmes célèbres ,
pour servir à l'histoire de l'Art , et à celle
de France , ornée de gravures , et augmentée
d'une dissertation sur les costumes de chaque
siecle ; par ALEXANDRE LENOIR , fondateur
et administrateur du Musée. Paris , de l'imprimerie
de Guilleminet , rue de la Harpe ,
n.º 117. An IX .
CELUI qui , pendant la révolution , mérita le titre
de Conservateur , et recueillit les monuments français ,
que l'on voit encore , en publie la description historique
et chronologique ; ce soin lui appartenait.
En ajoutant ce nouveau service à ceux qu'il a rendus
à la patrie et aux arts , le C. Lenoir les complète tous ,
et son nom doit être uņi à celui de chaque artiste dont
il a sauvé la gloire.- On a dit , avec raison , que les mo340
MERCURE DE FRANCE ,
numents n'avaient plus un grand intérêt , en sortant des
lieux qui leur étaient destinés . C'est dans un temple ou
la religion consacre à la fois les grandeurs et les misères
de l'homme , que ces monarques étendus sur une pierré
sépulcrale , ces guerriers agenouillés dans une attitude
suppliante , ces ministres qui pleurent sur leurs tombeaux
, peuvent nous émouvoir ou nous instruire.
Là , sous des voûtes gothiques , dans le silence et
l'obscurité sainte , où peut- être i's avaient besoin de
trouver un asile , je rappelle les temps , les lieux , les
actions et tous les souvenirs qui étaient leur dernière
existence ; je ne puis les retrouver ici . Les illusions consolantes
, les mystères de la tombe ont disparu avec les
cendres mêmes qu'elle renfermait , et tous ces monuments
dépouillés , demeurent sans intention comme
sans honneur.
Il est vrai que la plupart de nos collections et de nos
musées n'offrent également que des débris . C'est le partage
de la postérité. Cependant ces restes de colonnes
d'épitaphes et tant d'autres si chers à l'érudition , conservent
toujours un certain charme pour l'imagination.
C'est qu'alors ils deviennent les signes de plusieurs idées
grandes et imposantes : du passage des empires auxquels
ils ont survécu , de l'étendue , de l'éloignement ,
des déserts où ils restaient ignorés , des nobles fatigues
du savant qui les déterra sous l'herbe ; enfin ces
débris ont vieilli au milieu des décombres des palais.
et des cités , et la main du temps qui les outrageait
chaque jour , leur a imprimé quelque chose de vénérable
et d'infini . Mais lorsque j'aperçois les marques
récentes du marteau qui hâta l'ouvrage du temps ! Alors
les ruines ont perdu leur charme et leur grandeur ...
Je ne vois plus que la destruction ...
Au reste , si ce Musée inspire moins le poète , peutêtre
dira-t-il plus à l'artiste. Si l'on admire moins , on
étudiera davantage , et si l'étroite enceinte qui rasPRAIRIAL
AN IX. 34
semble ces monuments , laisse trop peu d'espace et
de repos à la rêverie , elle sera plus favorable aux
rapprochements qui éclairent et perfectionnent l'art.
C'est donc vers l'intérêt de l'art , le seul qui subsiste
désormais , que l'on pouvait diriger cet établissement
national. Il suffit de le visiter pour reconnaître avec
quel succès ce but a été rempli.
L'ordre de sa distribution est indiqué par celui de
Pouvrage lui-même. La première partie offre la description
des monuments de l'ancienne Gaule , et de
suite , ceux érigés aux rois de la première race , tels que
ceux de Dagobert , Clovis, Frédégonde, Childebert, etc.,
depuis Charlemagne , il faut avancer jusqu'au treizième
siécle pour trouver quelques monuments grossiers et informes
, quelques copies serviles des costumes dutemps ,
où l'on démêle l'origine de l'architecture arabe en
France. Cet intervalle de près de quatre siécles ' fut
rempli de crimes et de guerres continuelles ; il devait
être marqué par le silence. Les monuments du sage
Charles V , du bon connétable du Guesclin , du brave
Sancerre , annoncent le quatorzième siècle , etc.
"
Cet ordre est continué , et les productions de chaque
siécle , sont distribuées dans une enceinte particulière.
Ainsi , continue le C. Lenoir , l'amateur et l'artiste
verront d'un coup - d'oeil l'enfance de l'art chez
les Goths , ses progrès sous Louis XII , et sa perfection
sous François I.; l'origine de sa décadence
sous Louis XIV * , époque remarquable dans les
er
* Cette opinion du C. Lenoir paraît un peu singulière
et peut être fort contestée . Ce siécle a fait tous ses efforts.
pour outrager la gloire du siécle passé dans tous les genres.
Mais cette gloire reste inébranlable : l'époque où l'on hâtissait
Versailles , les Invalides et la colonnade du Louvre
où le Puget donnait taut de vie au marbre, dans son Milon
de Crotone , où Lesueur et Lebrun peignaient , ne fut pas
une époque si défavorable aux progrès des beaux- arts.
342 MERCURE DE FRANCE ,
"
arts dépendants du dessin , enfin on suivra sur les
monuments de notre âge , le style antique restauré
dans nos contrées par les leçons publiques de Joseph-
Marie Vien. »
On pourra suivre aussi les progrès des autres arts ,
toujours liés entre eux par des rapports et des analogies
. C'est là que désormais il faut venir étudier l'ancienne
Gaule , l'ancienne France , et les âges modernes
également anciens. Toutefois , cette suité de monunients
ne sera à l'histoire des arts en général , que ce
qu'une table chronologique est à l'histoire civile. Car
elle ne saurait rappeler cette foule d'accessoires et de
circonstance's que l'on recueille souvent avec plus d'intérêt
que les faits eux-mêmes. On n'y trouvera point
le ton et la structure de ces temples qui s'écroulent
de toutes parts , les reliefs et les sculptures que l'on'
yoit encore suspendus à leurs murailles prêtes à tomber
, ni tant d'autres témoignages des moeurs et de la
piété de nos ancêtres. Tout français doit les regretter
comme des titres de famille . Le respect de l'antiquité
si souvent recommandé par les sages et les législateurs ,
est presque l'amour de la patrie.
Espérons que le génie réparateur , qui se manifeste
aujourd'hui , consolera bientôt la France de tant de
ruines , et que l'époque la plus brillante de sa gloire
militaire aura d'autres monuments que des collections
de débris et de tombeaux .
vol zah
G.
LETTRE de CHARLES POUGENS , membre
de l'Institut national , sur son Dictionnaire
étymologique et raisonné de la langue française
; brochure de 12 pages.
Voici le plus court des écrits , et qui suppose
cependant , le plus de talents , de connaissances , de
PRAIRIAL ANI X. 343-
recherches et d'efforts , que les hommes les plus
habiles de tous les temps et de toutes les nations
ayent jamais pu réunir dans la composition d'un
dictionnaire. L'art de la parole va être connu
discuté , fixé pour les Français . Leur langue sera
reprise depuis son origine ; chaque mot pris dans
sa racine , dans son acception primitive , dans son
orthographe originelle et subséquente , dans sa composition
, ses dérivations , ses variations , ses emplois
métaphoriques et métonymiques , etc. Ce sera un travail
beaucoup plus étendu que celui qu'on a fait pour
quelque langue que ce soit. L'auteur fait la revue de
quelques dictionnaires , et s'il ne parle pas de tous ,
on voit clairement qu'aucun ne lui est inconnu . Par
exemple , il ne dit mot des trésors d'Etienne , de tant
d'autres in-folio , intitulés Lexycon , Etimologicon ,
Onomasticon , etc .; qui concernent les langues grecque ,
latine , arabe , celtique , islandaise , sino - gothique
scyto scandinave , etc. Tous les Junius et les Rudbeck
lui sont familiers . Il a épuisé la bibliothéque du
Vatican , les British - Museum , et plusieurs dépôts
littéraires du nord ; et la savante brochure qu'il présenta
à l'Institut , en y entrant , est elle-même un
riche dépôt , un vrai nomenclator omnium eruditorum.
-
En projetant un Dictionnaire de la langue française,
pourquoi jette- t - il à peine un regard fugitif sur celui
de l'Académie ? La raison en est simple. Outre que
l'Académie a omis les négatifs * ( auxquels on sait que
M. Pougens prend un intérêt particulier ) , elle n'a
prétendu que fixer le sens , et attester l'usage actuel
des mots. C'est une bagatelle laborieuse pour laquelle
on s'étonne que tant et de si grands écrivains ayent
consumé cent quarante années sans la terminer. Il
Voyez la brochure , page 11.
344 MERCURE DE FRANCE ,
s'agit ici de bien autre chose. L'auteur veut bien
nommer en passant les six volumes in -folio de la
Crusca , les six de l'académie de Madrid , les dix de
quelques laborieux Portugais ; mais il ne s'arrête point
à en donner l'examen critique. Il loue le célèbre Johnson ,
qui , « seul , et sans aucun collaborateur , après neuf
années d'un travail opiniâtre , eut la gloire d'enrichir
sa patrie d'un dictionnaire complet , dans lequel
" on trouve la définition des mots , et de nombreuses
" citations tirées des meilleurs écrivains de l'Angle-
"
u
« terre. "
"
M. Pougens a raison de louer Johnson. Mais il méritera
bien plus de gloire , s'il peut « seul aussi , avec plus
de temps , plus de soins , en consultant un plus
grand nombre de savants , de bibliotheques , de
manuscrits , suivre , étendre , exécuter le plan
qu'à l'exemple de Johnson , il a commencé à méditer
et disposer depuis environ vingt- cinq ans.
68 "
C'est de ce plan qu'il rend compte dans sa lettre.
Nous l'avons envisagé , médité ; et nous disons trèssérieusement
, et en écartant tout esprit de plaisanterie
, que l'exécution en est desirable , absolument
possible en soi; que chacune des vues de l'auteur est
satisfaisante , en même temps que l'ensemble est vaste ,
imposant , prodigieux ; on s'étonne en faveur du courage
de Charles Pougens ; mais on est presque épouvanté
pour sa vie ( et au moins . très-inquiet pour s
modestie ) , quand , après l'énumération de toutes les
parties d'un si grand projet , il termine par cette ligne
qui ôtera toute excuse à toute faute , CE QUE J'AI
DIT , JE L'EXÉCUTERAI. D'autres avaient déja dit ce
mot ; mais aucun ne l'a prononcé avec une si imperturbable
assurance. Pour nous , il nous semble qu'une
aelle entreprise surpasse les forces d'un mortel , et nous
sa
PRAIRIAL AN IX.
345
C
&
nous écrions comme Armide , en parlant de Renaud :
Un seul guerrier ! un seul !
Un géant aux cent bras , ne suffirait pas pour
remuer et entasser toutes ces montagnes. Un seul
savant , un seul ! exposera toute la métaphysique de
la grammaire ! tout l'historique de chaque mot de
son étymologie ! de son orthographe ! de ses acceptions
diverses , et quelquefois détournées au point de présenter
une signification directement contraire ! toutes
les finesses de la synonymie ! et puis , les emprunts
mutuels des langues ! et puis leur mixtion , et la
preuve que toutes les nations et tous les langages sont
mixtes ! et puis le vocabulaire polyglotte des objets de
première nécessité , des notions primitives ! et dans
cette polyglotie , le répertoire des racines philosophiques
de toutes les langues ! environ trois cents monosyllabes
, modeste et simple vocabulaire qui a précédé
la tour de Babel ! Il nous faudrait multiplier les !!!!!
et on se rappellerait Beaumarchais transcrivant d'Arnaud
, et disant : Voyez tous ces points d'admiration
qui courent après mon carrosse.
Je me permettrai une seule observation . C'est qu'il
faut posséder parfaitement une langue dont on compose
le dictionnaire , et se garder d'offrir au lecteur ,
dès les premières lignes d'un prospectus , des termes
impropres et des locutions bizarres. C'est un petit
écueil que n'a pas évité Charles Pougens. Par exemple
, il parle , dans son premier alinéa , de ses circonstances
personnelles , cela n'est conforme ni à l'usage
de la langue , ni à ses principes grammaticaux. On
dit , et on doit dire les circonstances personnelles à
un homme , et non pas d'un homme. On est dominé ,
entraîné , contrarié , secondé , etc. , par les ciconstances ,
elles nous entourent , suivant la propriété du mot , mais
346 MERCURE DE FRANCE ,
elles ne sont ni en nous , ni de nous , et par conséquent
le pronom personnel ne leur convient point : et l'on
ne peut dire , je règlerai mes projets suivant mes circonstances
personnelles ; le pronom n'a lieu que pour
le mot projets.
Charles Pougens , continuant à parler de ses circonstances
personnelles , dit qu'elles semblaient avoir divisé
sa destinée en deux parts , dont la seconde ne
devait plus être que le registre des souvenirs de la pre-'
mière. Qu'est- ce qu'une destinée divisée en deux parts ?
Qu'est-ce qu'une partie d'une destinéë `qui n'est qu'un
registre de souvenirs ? De pareilles locutions conviendraient
mieux dans un recueil d'énigmes , que dans
l'annonce d'un dictionnaire. Je renverrais à ce même
recueil la phrase qui suit : « J'ai eu le courage d'escompter
une portion de ma vie , en consacrant les deux
tiers de ma journée à des occupations étrangères. »
Escompter une portion de sa vie !
"
**
Et de telles inadvertances sont accumulées dans les
douze premières lignes d'un savant , qui promet de
nous enseigner notre langue jusque dans ses origines
et jusque dans celles de tout langage humain , suivant
la ligne ascendante ! Ne serait- il pas prudent qu'il
commençât par apprendre à la parler suivant l'usage
des bons écrivains ? B. V.
DES Signes et de l'art de penser, considérés dans leurs
rapports mutuels , par J. M. DEGERENDO , 4 vol.
in - 8. , chez Goujon fils , Grande rue Taranne , n.
737 , Fuchs , libraire , rue des Mathurins , Henrichs
rue de la Loi , no. 1231 .
2
C'EST à l'observation de ce grand phénomène
L'homme élevé par les signes à la dignité de l'homme
PRAIRIAL AN IX. 347
#
1
des
que la métaphysique moderné doit ses progrès et la sureté
de sa marche dans l'étude de l'intelligence humaine.
Tout le monde sait que ce n'est qu'au moyen
sigues que nous pouvons communiquer avec nos semblables
; mais il lai était réservé de démontrer que ce
n'est que par eux que nous pouvons nous entretenir avec
nous -mêmes. Par eux , nous pouvons tenir registre de
nos pensées , les évoquer à volonté , les vérifier ; et souvent
en effet , il suffit de les énoncer et surtout de les
écrire pour en juger la justesse ou la fausseté. Aussi la
langue d'un peuple doit - elle être considérée avec raison
comme le fidelle bilan de ses connaissances , et
marquer sa place dans l'ordre de la civilisation . Ce ne
serait pas toutefois , par les dictionnaires qu'il faudrait assigner
les rangs . La langue y est dans un état de mort ;
ses membres y sont épars et comme jetés au hasard , elle
ne vit que dans les ouvrages , et elle n'a la plénitude de
Ja vie que dans ceux des grands maîtres .
Mais si les langues sont des titres qui décident la prééminence
entre les nations , le langage est un monument
de l'intelligence humaine , où l'homme peut en retrouver
l'histoire . Les signes qui se mêlent à toutes les opérations
de notre esprit , retiennent en quelque sorte
son empreinte vivante.
C'est donc en approfondissant la nature des signes ,
en suivant l'ordre de leur institution que nous connaîtrons
nos facultés par la méthode la plus sûre , celle
qui remonte des effets aux causes ; et puisque les signes
sont les moyens de nos connaissances , c'est en observant
la nature de l'influence qu'ils exercent , en cherchant
quelle est la perfection dont ils sont susceptibles ,
que nous découvrirons comment il est possible de conduire
l'esprit humain à de nouveaux progrès.
Ces réflexions simples , mais fécondes, contiennent le
germe de cet ouvrage et en indiquent le plan . Il se di348
MERCURE DE FRANCE ,
vise naturellement en deux parties ; l'une toute expér
rimentale , où l'auteur , simple analyste des faits , dé
crit ce que nous avons été avant les signes , ce que nous
sommes par eux . L'autre , toute théorique , où il cherche
à estimer ce que nous pouvons devenir encore , de
quelle perfection les signes sont susceptibles , et quels
effets on peut espérer des signes perfectionnés. L'auteur
expose rapidement le tableau des premières opérations
de notre esprit . Etranger à cette manie de diviser
sans fin , d'analyser et de prouver ce qui est évident
, il admet d'abord des faits primitifs , base de
toutes nos connaissances et qui se dérobent à toute analyse.
Il réduit nos facultés à un petit nombre , et démontre
qu'elles s'exercent indépendamment d'aucun
signe. Après avoir expliqué par elles l'institution du
langage , il décrit son influence sur la formation des
idées , sur l'acquisition des connaissances , sur le déve
loppement des facultés humaines .
Nous ne suivrons pas le citoyen Dégérendo dans des
détails qui feraient connaître l'esprit de méthode avec
lequel il a rempli ces différents titres ; mais nous appellerons
particulièrement l'intérêt sur la seconde partie de
son ouvrage. Les applications , les connaissances de dé
tail qu'elle renferme , plusieurs traits historiques de la
science , semblent la destiner à un plus grand nombre
de lecteurs .
L'auteur a eu pour objet le perfectionnement de nos
connaissances. Après avoir établi entre elles un ordre
déterminé par la nature même , il les parcourt successivement
, rappelle leur histoire abrégée , constate leur
état présent , examine les méthodes employées jusqu'ici
pour les enseigner , indique les réformes dans
ces méthodes et dans la langue de chaque science
partout montre le mieux , mais toujours se restreint,
au bien possible. Le lecteur , en parcourant avec lui ce
PRAIRIAL AN I X. 349
cercle immense , reconnaît la véritable destination de
cette métaphysique que l'on confond aujourd'hui avec
tous les systèmes frivoles ou dangereux . C'est , comme
il le dit lui - même , un art plutôt qu'une science , une
méthode générale qui s'applique à tous les objets de
nos connaissances.
Mais , fidelle à les envisager dans leurs rapports avec
leurs moyens extérieurs , qui sont les signes , l'auteur
aborde ces deux célèbres questions d'une langue universelle
et d'une langue philosophique. Comme c'est à
l'analogie du langage et à la perfection des signes que
l'on attache l'espérance de nos progrès ultérieurs , il
discute ces questions dans le plus grand détail . L'établissement
d'une langue universelle qui devrait triompher
des langues et des rivalités nationales lui présente
d'abord de grandes difficultés. Mais , à toutes les raisons
politiques et morales , se joint un obstacle physique
insurmontable . Il est des sons vocaux primitifs que
l'organe de certains peuples ne saurait produire ; et s'il
est des différences forcées dans les éléments du langage ,
que ne doit-il pas en résulter pour les radicaux , et à
plus forte raison pour les dérivés et les composés . Au
reste l'auteur s'en afflige peu. La diversité des langues
est comme une barrière naturelle contre les invasions
étrangères. La langue d'un peuple est une propriété qui
Pattache à sa terre natále.
Passant ensuite à l'examen de la langue philosophique
pour la communication des sciences , il. en tire les
mêmes conclusions. Ceux qui ont avancé que nos langues
pouvaient atteindre la perfection de celle des mathématiques
, n'ont pas considéré que la langue de cette
science doit moins ses avantages au petit nombre , à
la simplicité et à l'emploi de ses signes , qu'à la nature
même des idées qu'elle représente. Condillac , il faut le
dire , en répétant que l'étude d'une science n'est que
350 MERCURE DE FRANCE ,
8
tude d'une langue , qu'une science bien traitée n'est qu'une
langue bien faite , a donné à cette erreur le crédit de
son nom . Le citoyen Dégérendo , en avouant ce qu'il
lui doit , trouve quelquefois , dans le cours de cet ou→
vrage , l'occasion de restreindre les maximes trop abso-
Jues de son maître , et les conséquences trop générales
qu'il autorisait .
**
"
En renonçant donc au perfectionnement absolu de
notre langage il faut confier nos espérances à
d'autres moyens , tels que les observations , les expériences
et le calcul ; et encore les progrès que nous
pouvons en espérer se limitent par eux-mêmes . La chimie
se plaint déja que bientôt aucune tête humaine
ne pourra contenir l'ensemble de la science. Si nous
ajoutons avec l'auteur que le perfectionnement de laraison
ne s'effectuera pas sans la réforme des moeurs
nous ajournerons bien indéfiniment l'amélioration de
notre espèce . Notre destinée paraît être d'osciller entre
la civilisation et la barbarie , entre la vérité et l'erreur,
L'expérience le témoigne ; et si , comme le veulent quel ,
ques-uns , une éternité a passé sur notre espèce , sa
destination future n'en est que plus irrévocablement
fixée.
Cependant , à supposer même la possibilité des langues
philosophique et universelle , les inconvénients,
qui résulteraient de leur divorce avec les langues littéraires
doivent seuls en éloigner le projet. Jamais tous
les avantages de l'analogie ne sauraient balancer ces
inconvénients ; les lettres et les sciences sont aussi inséparables
que nos propres facultés . D'ailleurs , le
citoyen Dégérendo prouve assez , par son exemple ,
que cette langue française , malgré ses imperfections
, peut concilier la précision didactique avec
une élégante facilité. Le chapitre sur les avantages
et les abus de la métaphysique devrait être transPRAIRIAL
AN 1 X. 351
-
crit en entier. L'auteur y réduit à leur juste valeur
tous les secours que nous pouvons en espérer ;
et jamais on ne fut plus impartial dans sa propre
cause. Nous avons encore plus besoin , dit - il , de
bonne foi , de bon sens que de bonnes méthodes ;
de sagesse dans les conséquences , que de maximes
nouvelles. Il se plaint surtout de l'excessive généralisation
des principes , et prouve à chaque page , que ,
comme on méconnaissait autrefois l'influence des signes ,
on en exagère aujourd'hui l'étendue. On écoute , avec
confiance , le citoyen Dégérendo : on le prend volontiers
pour guide ; on voudrait en faire son ami . Il ne montre ,
il ne laisse deviner que des sentiments qui honorent
-l'humanité. P. M.
LES Quinze ou Histoire de la grande armée ;
par M. le curé de N. Brochure de 98 pages ;
chez Obré , rue Mignon , n. 1 .
ONN se souvient que Mirabeau , peu de temps avant
sa mort , parlant à l'assemblée , et se sentant harcelé
par des contradicteurs , s'écria : Silence aux trente , et
que les trente se turent comme les vents à la voix
d'Eole .
Il y a peu de mois que l'on vit de même le silence
ramené par ce seul mot d'un observateur , ils sont
douze ou quinze qui se croient une faction ; ce mot
retentit au même instant dans toute la France,
Les cabaleurs ne craignent rien tant que d'être
comptés. Le secret de leur nombre cache celui de leur
faibles e ; ils s'agitent jusqu'à ce qu'ils deviennent multitude
, et alors ils se disent le souverain.
352 MERCURE DE FRANCE ,
C'est ce mot ils sont douze ou quinze , qui fait le
fond des vingt- trois chapitres de M. le curé de N.
( si curé y a ) . Nous les avons parcourus , et si on
nous prie d'en parler , nous avouerons qu'il est plus
aisé de tirer une brochure d'un bon mot , qu'un bon
mot de certaines brochures.
L'auteur a hésité pour son titre , et à eu peine ,
dit - il , à se décider entre les nombres douze et quinze.
Il a préféré le dernier , parce qu'en fait de coquins ,
il faut toujours compter plus que moins.
Ces quinze donc sont les scélérats qui ont fait tout
le remue-ménage qu'on a vu en France , qui ont pillé ,
égorgé , rempli les cimetières de cadavres . Ils sont à
leur tour dans la brochure du curé , réduits à la famine
, et obligés de se nourrir des os de leurs victimes
. Ils vont , après ce beau régal , mourir chez des
prostituées , etc. , etc .... Toutes ces facéties ne sont
nullement du genre pastoral ni curial.
Le plaisant a cru être dans le vrai genre en faisant
réciter un miserere grotesque à ses mourants. Les
hommes religieux verront avec peine cette profanation
d'une de leurs prières les plus touchantes . J'aime
mieux l'Histoire de l'abbé Dubois , neveu d'un trop
indécent cardinal . Quand il fallut ériger un mausolée
à un tel oncle , il ordonna que sa statue fût agenouillée
devant le pseaume des pénitents. Mais on dit
que le sculpteur malin , eut soin que son pécheur
détournât la tête , et ne lût point dans le bon livre.
Les quinze n'y liront pas non plus .
Si M. le curé de N. a un marguillier de bon sens ,
celui- ci lui dira qu'il faut inspirer par d'autres moyens
l'amour de la vertu ; le vice a pris soin lui - même de
mériter et d'exciter la haine ; au reste la haine dés
crimes qui ont épouvanté notre patrie , doit être un
sentiment énergique et généreux ; le ridicule ne lui
DEPF
PRAIRIAL AN X 353
suffit pas pour s'exprimer ; de plus , de semblables →→
bouffonneries n'atteignent pas même au faible nete
du plaisant , et quand on se dit curé , il faut conserver
à un état si grave la dignité de la religion du
malheur.
100 % "
ة ر ا ر
B. V.
67560
PETITE Grammaire des Enfants 2 par le
C. CAMINAD E. Prix , 60 centimes l'exemplaire
, ęt 5 francs la douzaine , ou 75 centimes
et 6 francs par la poste . Paris , chez l'Auteur ,
rue Saint - André - des -Arcs , n . ° 78. Chez Agasse ,
rue des Poitevins , n . ° 18 , etc. Pluviose , an g
$
70by
9
LES
Es Grammaires et les Méthodes nouvelles pour
apprendre la langue française , se sont multipliées dans
ces derniers temps : toutes doivent être reçues avec
reconnaissance . Parmi les ouvrages de ce genre , vraiment
utiles' , il faut distinguer ceux du C. Caminade.
Dans la petite Grammaire qu'il publie ¹aujourd'hui ,
l'auteur présente dans un ordre méthodique , avec
précision et clarté , les principes de la langue , consacrés
par l'usage des bons écrivains. La manière d'épeler
qu'il propose sous le nom d'appellation moderne's
mérite l'attention et enfin la déférence des instituteurs.
On ne saurait expliquer comment cette méthode d'appellation
, indiquée depuis plus d'un siécle dans la
grammaire de Port- Royal , a été négligée jusqu'à ce
jour , si ce n'est peut- être parce qu'elle est la plus
simple et la plus naturelle . Ce que l'auteur dit dési
participes passifs , des cas où ils sont et ne sont pas
déclinables , paraîtra surtout satisfaisant . Des développements
, des exemples , achèvent d'éclaircir la règle
4 23
354 MERCURE DE FRANCE ,
générale posée par Duclos , et mettent à la portée de
tous , la question la plus difficile et la plus discutée
de notre langue . Tout contribue donc à recommander
cette petite Grammaire ; et si sa très -grande précision
ne la rend pas toujours le livre des enfants , eile fournira
toujours des textes à l'instituteur.
VOYAGE pittoresque et physico- économique
dans le Jura. Paris , chez Caillot , rue du
Cimetière - Saint - André - des - Arcs , n.º 6. Chez
Desenne , au palais du Tribunat , an IX...
+
LORSQU'ON a lu ce voyage , on doit connaître le
département du Jura . Aucun observateur , peut-être, plus
exact et plus infatigable , ne l'avait parcouru . Il voit
tout les salines et les manufactures dans le voisinage
des villes , les forges dans les forêts ; il gravit sur le
sommet des montagues , visite les bergers et les chalais ,
pénètre sous des cabanes ignorées , observe les moeurs ,
les usages , et rapporte des particularités que l'on croirait
venir de la Laponie.
Ces détails sont précieux sans doute , et prouvent en
faveur de la manière philosophique et indépendante
de voyager à pied . Le lecteur pourra se plaindre que
cependant le C. L. Q. ne lui ait pas assez épargné les
longueurs de la route . Il est associé à toutes les aventures
, à toutes les remarques , à tous les repas de la
journée , et , ce qui est plus fatiguant , avant d'arriver
au moindre village , il est obligé de traverser plusieurs
pages d'invocations et de réflexions ; et , lorsqu'il est
arrivé , de s'extasier et de philosopher encore.- A l'as¬
pect d'une sombre forêt de sapins , d'un rocher menaPRAIRIAL
AN IX. 355
çant , quelquefois même lorsqu'il n'est inspiré que par
l'air pur de la campagne , notre voyageur est saisi
de la fureur du dithyrambe ; alors son style s'écarte
des constructions ordinaires , et ce sont des tirades
entières de vers blancs.
" "
Ceux qui pourront dévorer tout ce sublime seront dédommagés
par des observations judicieuses sur l'administration
le commerce les ressources de ce
département. L'agriculture attire particulièrement l'attention
du C. L. Q. , et il parle toujours en citoyen , ami
de son pays , et en administrateur éclairé. Ce voyage ,
en un mot , très- utile sous le rapport physico-économique,
aurait un intérêt de plus , si l'on en retranchait une
bonne partie du pittoresque.
VARIÉTÉS.
FRAGMENT sur les moeurs et les instincts
des oiseaux , tiré d'un ouvrage manuscrit
sur l'Histoire Naturelle.
LEESs oiseaux marins ont des lieux de rendez -vous où
ils délibèrent en commun des affaires de leur république
; c'est ordinairement un écueil au milieu des flots.
Nous allions souvent nous asseoir , dans l'île Saint- Pierre ,
sur la côte opposée à une petite île que les habitants
ont appelée le Colombier , à cause qu'elle en a la forme ,
et qu'on y vient chercher des oeufs au printemps . Nous
passions les jours et les nuits à étudier les moeurs des
oiseaux qui se rassemblaient sur ce rocher les nuits
sont pleines des secrets de la Providence ..... La mul
titude de ces oiseaux était si grande , que souvent nous
distinguions leurs cris à travers le mugissement des plus
1:
356 MERCURE DE FRANCE ,
*
furieuses tempêtes : c'était alors que nous entendions
des sons qu'aucune autre oreille humaine n'a ouïs . Tous
ces oiseaux ont des voix extraordinaires , comme celles
qui sortent des mers. L'Océan , avec ses forêts de corail ,
où le varec attache ses mousses , et le fucus ses lianes ,
l'Océan qui cache une Flore dans ses déserts et des Zéphirs
dans ses grottes , possède aussi des Philomèles . Au
coucher du soleil , le coulieu siffle sur la pointe d'un
rocher ; les vagues accompagnant , ses chants , expirent
tour - à - tour sur les grèves ; c'est une des harmonies les
plus nouvelles et les plus mélancoliques qu'on puisse
entendre . Jamais l'épouse de Céix n'a rempli de tant
de douleurs les rivages témoins de ses infortunes . Une
parfaite intelligence régnait dans la capitale de nos ofr
seaux marins. Aussitôt qu'un citoyen était né , sa mère
le précipitait dans les vagues , comme les Gaulois plongeaient
lenrs enfans dans les fleuves , pour les endurcir
contre les fatigues de la vie. Des courriers partaient
sans cesse de cette Tyr , pour porter des dépêches au
bout du monde ; c'est de- là que sortaient aussi les gardes
nombreuses qui , par ordre de la Providence , se dispersent
sur toutes les mers´et sur tous les rivages , pour
secourir les hommes et leurs vaisseaux. Les uns se placent
à quarante et cinquante lieues d'une terre inconnue ;
le pilote les découvre de loin comme des liéges flottants
sur l'onde averti par ce signe , il espère le port , ét
se précautionne contre le danger. D'autres , comme le
lumme , se cantonnent sur un ressif , et sentinelles vigilantes
, élèvent , pendant la nuit , une voix lugubre ,
pour écarter les navigateurs. D'autres encore , par la
blancheur de leur plumage , sont de véritables phares
sur la noirceur des rochers. Nous soupçonnons que c'est
pour la mêmeraison que la bonté de Dieu a rendu l'é
come des flots phosphorique , et toujours plus éclatante
en raison de la violence de la tempête. Que de vaisPRAIRIAL
AN I X. 357
·
seaux périraient dans les ténèbres , sans ces fanaux
miraculeux , allumés par la Providence sur les écueils !
Tous les accidents des mers , toutes les chances du calmne
et de l'orage , sont prédits par les oiseaux . La mouette
descend sur une plage déserte , retire son cou dans sa
plume , cache une patte dans son duvet , et , se tenant
immobile sur l'autre , avertit le pêcheur de l'instant où
lés vagues se lèvent . L'alouette marine , en poussant
un cri doux et triste , lui annonce , au contraire , lė
moment du reflux ; enfin , les petites procellaria vont
s'établir au milieu de l'Océan . Fidelles compagnes des
mariniers , elles suivent la course des navires , et prophétisent
les tempêtes. Le matelot leur attribue quelque
chose de sacré , et leur donne religieusement l'hospitalité
, quand le vent les jette à bord . C'est de même
que le laboureur respecte le rouge- gorge , qui lui prédit
les beaux jours , et c'est de même qu'il le reçoit sous
son toit de chaume , pendant les rigueurs de l'hiver.
Ainsi ces hommes malheureux , placés dans les deux
conditions les plus dures de la vie , ont des amis que
leur a préparés la Providence. Ils les rencontrent
au moment même où , exposés à mille fatigues ,
ils
semblent abandonnés de toute la terre , ils trouvent
dans un être faible , le conseil et l'espérance qu'ils
chercheraient en vain chez leurs semblables , Ce commerce
de bienfaits entre de petits oiseaux , et des
hommes infortunés , est un de ces traits touchants qui
abondent dans les oeuvres de Dieu. Entre le rougegorge
et le laboureur , entre la procellaria et le matelot
, il y a une similitude de moeurs et de destinées
tout-à- fait attendrissante, Oh ! que la nature est belle ,
quand c'est un coeur simple qui n'en recherche les
merveilles , que pour glorifier le créateur ! .....
N
Dans les premiers âges du monde , quand l'homme
était ignorant et heureux , c'était sur la floraison des
plantes , sur la chute des feuilles sur le départ et >
358 MERCURE DE FRANCE ;
l'arrivée des oiseaux , que les laboureurs et les bergers
réglaient leurs travaux. De- là , l'art de la divination
chez certains peuples . On supposa que des animaux ,
qui prédisaient les saisons et les tempêtes , ne pouvaient
être que les interprètes de la Divinité. Les anciens
naturalistes et les poètes , a qui nous sommes
redevables du peu de simplicité qui reste encore parmi
nous , nous font voir combien cette manière de compter
' par les fastes de la nature était merveilleuse , et quel
charme elle répandait sur la vie. Dieu est un profond
secret ; l'homme , créé à son image , est pareillement
incompréhensible ; c'était donc une ineffable harmonie
que de voir les périodes de ses jours , réglées par des
horloges aussi mystérieuses que lui -même. Les vents
sonnaient les heures de sa vie , et les nuages portaient
ses destinées . Ainsi l'on ne perdait jamais de vue
la Providence , législatrice et véritable souveraine de
ces peuples qui n'avaient point d'autre maître. Alors
la joie était dans les cabanes. Les vieillards n'étaient
point troublés dans leurs derniers instants , et leurs paroles
paisibles faisaient la consolation des hommes.
Sous les tentes de Jacob ou de Booz , l'arrivée d'un
oiseau mettait tout en mouvement. Le patriarche faisait
le tour de son champ , à la tête de ses serviteurs ,
armés de faucilles . Si le bruit se répandait que les
petits de l'alouette avaient été vus voltigeants , à cette
grande nouvelle , tout un peuple , sur la foi de Dieu
qui ne trompe jamais , commençait avec joie la
moisson . Ces aimables signes , en dirigeant les soins
de la saison présente , avaient l'avantage de prédire
les vicissitudes de la saison prochaine . Les oies et les
sarcelles arrivaient- elles en abondance ? on savait que
l'hiver serait long. La corneille commençait- elle à bâtir
son nid des janvier ? les pasteurs espéraient en avril
les fleurs de mai . Que dis - je ? on avait jusque dans
son jardin d'excellents thermomètres , et l'écorce plus
PRAIRIAL AN IX. 359
'
2
qu moins épaisse d'une liliacée prédisait toutes les
variations de l'atmosphère. Le mariage d'une jeune
fille , au bord d'une fontaine , avait telle relation avec
l'épanouissement d'une fleur , et les vieillards qui meurent
ordinairement en automne tombaient avec les
glands et les fruits mûrs . Tandis que le philosophe ,
tronquant ou alongeant les années , annonçait la pleine
lune pour la nouvelle , et promenait l'hiver sur le gazon
du printemps , le laboureur n'avait point à craindre que
l'astronome , qui lui venait du ciel , se trompât ; il savait
que le rossignol ne prendrait point le mois des frimats
pour celui des roses et ne ferait point entendre
aux solstices d'hiver les chansons de l'été . Aussi tous les
soins , tous les jeux , tous les plaisirs de l'homme champêtre
étaient écrits , non au calendrier menteur d'un
savant , mais à la méridienne infaillible de celui qui est
le centre universel d'attraction , de celui qui a tracé le
zodiaque et l'écliptique , de celui qui a calculé les heures
de l'éternité , et placé , pour le temps , au milieu des
mondes , le cadran d'or du soleil . Ce souverain régulateur
voulut lui - même que les fêtes de son culte fussent
assujetties aux simples époques empruntées du temps
et des oiseaux ; et dans ces jours d'innocence , c'était
la voix des colombes qui appelait l'homme au temple .
du Dieu de la nature.
Nos paysans se servent encore quelquefois de ces
tables charmantes où sont gravés les temps des travaux
rustiques. Les peuples de l'Inde en font le même usage ,
et les nègres et les sauvages américains gardent cette
manière de compter. Un habitant de la Floride vous.
dit : « La fille s'est mariée à l'arrivée du colibri .- L'enfant
est mort , quand la non - pareille a mué. Cette
" mère a autant de petits guerriers , qu'il y a d'oeufs dans
le nid du pélican.
་་
"
-
(On donnera quelques autres fragments de cette histoire
naturelle dans les numéros prochains . )
360 MERCURE DE FRANCE ,
SPECTACLES.
THEATRE FRANÇAIS DE LA RÉPUBLIQUE,
Mlle Volnais , jeune personne annoncée comme élève
du théâtre Français , y a débuté , le 14 floréal , par
le rôle de Junie , dans Britannicus. La pièce a été
jouée avec tout l'ensemble que peut offrir la réunion
de nos premiers artistes dramatiques , et l'on a cru
voir , dans leurs efforts , l'intention la plus marquée
d'obtenir un succès décidé. Ces dispositions honoraient
également la débutante et les anciens acteurs.
Le public a partagé leur bienveillance , réelle ou supposée
, pour M.lle Volnais , et son triomphe a été
complet.
Des censeurs chagrins , non contents de chercher à
l'affaiblir en l'attribuant à des circonstances particu
lières , ont prétendu que le rôle de Junie était un
des plus faciles qu'il y eût au théâtre ; que les applaudissements
du public n'étaient encore que des avances ,
et qu'il fallait attendre un second début pour préjuger
si M.lle Volnais s'élèvera , par un mérite réel , au rang
qu'usurpent assez souvent les succès faciles de la médiocrité.
A ces observations , tout au moins aussi
sévères que judicieuses , elle a répondu par le rôle
d'Andromaque ; et , quoiqu'il soit évidemment au dessus
de son âge et de ses moyens , elle y a soutenu son
premier succès.
-
*
7
Mlle Volnais, a de la grace , de l'intelligence et de
la sensibilité. Son organe est doux , sa figure intéressante.
Elle paraît avoir une connaissance prématurée
de la scène , ce qui prouve l'expérience réfléchie de
ses maîtres , et la docilité de sa mémoire. Elle a même
PRAIRIAL AN IX." 361
des mouvements , et , si j'ose le dire , des sons de
voix imités , qui confirme cette observation . Il serait
ridiculement injuste de lui en faire un reproche : au
contraire , après avoir cherché la manière du modèle
aimable qu'elle a sous les yeux , il est naturel de se
flatter qu'elle prendra progressivement l'usage et lá
force qui lui sont nécessaires pour donner à son talent
un caractère plus original et plus prononcé.
Quelques hommes , d'un goût difficile , ont remarqué
, sans avoir l'intention de blesser la dignité du
théâtre Français , que même dans les représentations
les plus soignées , on ne respecte pas assez le témoignage
de l'histoire , dans le choix des costumes , et
des décorations . Par exemple , dans Britannicus , ils
' ont vu avec peine , que Narcisse , le vil affranchi de
Claude , portait à sa robe une bordure de pourpre ,
comme Burrhus , personnage consulaire , et Britannicus
lui-même , prince du sang des Césars .- Ces remarques
sont peut - être minutieuses. Mais c'est ,
surtout dans cet ouvrage admirable , où Racine a
peint avec les couleurs de Tacite les moeurs de
Rome dégradée et la cour de Néron , que des acteurs
devenus des artistes , doivent apporter l'attention la
plus délicate à tout ce qui peut conserver l'harmonie
et augmenter l'effet du tableau. E.
SOCIÉTAIRES DE L'ODÉON , THEATRE DE LOUVOIS.
ICARD vient enfin de fixer sur ce théâtre ses pénates
trop longtemps errants , et l'intérêt public , qui
l'avait suivi partout , s'accroît chaque jour par les
plaisirs nouveaux que donne son établissement . Il en
a fait l'ouverture par un ouvrage intitulé la Petite
Maison de Thalie , dont les scènes épisodiques pré362
MERCURE DE FRANCE ,
sentent , dans un cadre usé , des détails ingénieux et
piquants. L'auteur ( le C. Armand Charlemagne ) est
connu par une manière spirituelle et facile , et par des
succès mérités.
Une pièce plus importante a suivi de près cette
légère production . C'est la Petite Ville , comédie en
cinq actes , en prose , jouée le 19 floréal , et remise en
quatre actes après la première représentation . C'est un
des ouvrages les plus gais qui soient sortis de la plume
inépuisable de Picard. Le fond du sujet dont La
Bruyère a pu lui donner l'idée , n'est pas d'un grand
intérêt , et l'intrigue même échappe à l'analyse ; mais
les caractères sont contrastés avec un art d'autant plus
délicat qu'il est moins aperçu ; les détails sont charmants
, et le dialogue , plein de cet esprit naturel et
facile , que Picard semble avoir choisi de préférence
dans l'héritage des poètes comiques du siécle passé.
La pièce , d'ailleurs , n'est qu'une galerie de tableaux
frappants de vérité , dans lesquels on retrouve tous les
ridicules et tous les désagréments d'une ville de province.
Le personnage de M. " Guilbert est excellent.
La scène où cette mère prévoyante met du rouge
sa fille et écarte son mouchoir , en lui recommandant
la décence , comme la seule parure qui convienne à
son sexe et à son âge , est d'un comique que Molière
même n'aurait pas désavoué. En général , tout le premier
acte et le troisième sont remplis de traits qui
caractérisent le talent le plus original . Le dénouement
est mauvais ; mais quand on a ri pendant quatre actes ,
la critique la plus sévère est désarmée , et les pièces
de Picard ont le mérite , excessivement rare , de ne
laisser naître les observations sérieuses , que quand on
est sorti de la salle.
me
Quoi qu'en disent les amateurs du bon ton et les
courtisans musqués de Thalie , si ce genre de comédie
PRAIRIAL AN IX. 363
n'est pas le premier , c'est , du moins , celui qui ,
grace à cet écrivain fécond , est aujourd'hui le meilleur.
Ajoutons qu'il y porte un empressement , une
envie de plaire , un zèle actif et docile , qu'il communique
à tous ses acteurs , Son théâtre est digne , sous
tous les rapports , de la bienveillance publique. Il n'a
point d'autre prétention que celle d'amuser un moment
, et il la justifie tous les jours .
E.
ANNONCES.
MÉMOIRES de Henri - Louis Lekain , publiés par son fils
aîné. Un vol. in - 8.º de 440 pages ; orné d'un portrait
gravé , dans le róle d'Orosmane , très-ressemblant.
Chez Colnet, rue du Bac , n ° 618 , au coin de celle
de Lille ; Debray , palais du Tribunat ; 4 fr . 50 cent .
pour Paris ; 6 fr. pour les départements .
LA Conquête de Naples par Charles VIII. Ouvrage
composé sous le règne de Louis XV , par Paul G......
Paris , chez Fuchs , libraire , rue des Mathurins , hôtel
de Cluny . 3 vol. in- 8.°
Nous rendrons compte de ces deux ouvrages , dans
un des prochains numéros du Mercure .
MÉTHODE analytique pour apprendre la langue anglaise
, divisée en trois parties ; par le C. Bourgeois ,
professeur de grammaire générale à l'école centrale
du département de la Somme. Un vol . in - 8 .° Prix ,
3 fr. 60 cent. broch. papier ordinaire , et 6 fr. en papier
fin . Paris , chez Colas , libraire , Place Sorbonne ,
n.° 412.
Cet ouvrage contient des notions claires et exactes
sur la prosodie anglaise , une syntaxe très - étendue , où
l'on développe un grand nombre de règles qui ne se
trouvent dans aucune autre grammaire. On y a aussi
inséré quelques rapprochements entre l'anglais et le
latin , qui peuvent être fort utiles à ceux qui connaissent
les rudiments de cette dernière langue. Le tout est ter-
.miné par des dialogues sur les sujets les plus familiers
364 MERCURE DE FRANCE ,
auxquels on a ajouté des notes , tant pour expliquer le
sens littéral de plusieurs expressions qui s'écartent du
tour français , que pour faire voir la différence qui
existe entre certains mots qui paraissent synonymes.
ELEMENTS de physique , à l'usage des colléges ; par P.
L. R. Lange , professeur émérite de philosophie en
P'université , au collége du Cardinal - le - Moine. Prix ,
3 fr . 25 cent. broché. 1790. Paris , chez Colas , lib.
place Sorbonne , n.º 21 .
TRAITÉ élémentaire de chimie , et opuscules physiques
et chimiques ; par Lavoisier ; troisième édition
, augmentée d'environ un quart. 3 gros vol.
in-8.º , ornés de 16 planches en taille - douce , belle
édition , imprimée par Crapelet . Prix , broché , 15 fr.
et franc de port , 20. fr. Le traité de chimie , 2 vol.
in - 8. fig. , séparément , 12 fr. , et les opuscules
I vol. in- 8. fig. , 4 fr. A Paris , chez Déterville ,
libraire , rue du Battoir , n.º 16 , quartier de l'Odéon .
Le nom de Lavoisier rappelle les grands services qu'il
a rendus à la science qu'il chérissait . Il fut le pere
de la chimie moderne. C'est à lui que l'on est redevable
de la découverte et de l'analyse des substances
aériformes. Nous manquions d'une bonne édition de
ses ouvrages de physique et de chimie ; il se disposait
à en donner une , lorsqu'il périt sur l'échafaud Celle
que nous annonçons contient les augmentations qu'il
y destinait et qui ont été conservées par sa
Cette édition , qui est la seule complète , doit être
favorablement reçue du public.
K
veuve .
TRAITE théorique et pratique sur la culture de la
vigne , avec l'art de faire le vin , les eaux- de- vie ,
esprit de-yin , vinaigres simples et composés ; par
le C. Chaptal , ministre de l'intérieur , conseiller
d'état , membre, de l'Institut national de France ,
des sociétés d'agriculture des départements de la
Seine , de l'Hérault , du Morbihan , etc. M. l'abbé
Rozier , membres de plusieurs académies , auteur
du Cours complet d'agriculture ; les CC. Parmentier
de l'Institut national , et Dussieux , de la société
d'agriculture de Paris, 2 vol, in -8. ° de plus de 1000
pages . Prix , 10 fr. pour Paris , et 13 fr. 50 cent.
PRAIRIAL AN IX. 365
franc de port. A Paris , chez Delalain fils , libraire ,
quai des Augustins , n.º 29.
Ouvrage dans lequel se trouvent les meilleurs méthodes
pour faire , gouverner et perfectionner les vins
et eaux - de vie , avec 21 planches représentant les diverses
espèces de vignes , les machines et instruments
servant à la fabrication des vins et eaux- de - vie.
TABLE analytique et raisonnée des matières contenues
dans les 70 val . in - 8. ° des OEuvres de Voltaire , édition
de Beaumarchais , au moyen de laquelle cette collection
devient une espèce de Dictionnaire encyclopédique
, indiquant dans le plus grand détail , 1.° tout
ce que Voltaire a écrit sur l'histoire , la philosophie ,
les opinions religieuses et politiques des peuples , la
morale , les belles lettres et les arts , etc.; 2. ° l'analyse
de ses poèmes et romans , avec celle de ses diffé
rents commentaires ; 3. ° ses vers à sentence , passés en
proverbe ou pouvant servir d'épigraphies , ainsi que
les notices historiques et les anecdotes relatives aux
Ouvrages ou aux personnes qui ont fixé l'attention de
cet homme célèbre , etc. ; par Chantreau , traducteur
des Tables chronologiques de Blair , et professeur d'his
toire de l'école centrale du Gers ; 2 gros vol. in- 8. ° formant
les tomes 71 et 72 de la collection des OEuvres de
Voltaire , brochés , 12 fr . et franc de port , 15 fr, Et
en grand papier raisin , brochés , 18 fr . et franc de
port , 21 fr. A Paris , chez Déterville , libraire , rue
du Battoir , n.º 16 , quartier de l'Odéon , *
e se-
L'auteur , en faisant ces Tables , a eu pour objet de
mettre le lecteur à portée de saisir tous les objets jusque
dans le plus petit détail et avec l'ensemble dont ils
sont susceptibles ; il n'est rien que Voltaire ait écrit
ou traité qui ne soit vu d'un coup - d'oeil . C'est un riche
dictionnaire de littérature , de poésie , d'histoire , de
critique , de philosophie , de morale , etc. C'est une
conde encyclopédie , faite par le premier , comme par
le plus célèbre littérateur de l'Europe . Il fallait un
homme aussi laborieux que le C. Chantreau , pour faire
un ouvrage aussi long , aussi pénible , aussi méthodique
que l'est celui - ci . Il doit être recherché de toutes les
personnes instruites , par celles mêmes qui n'ont pas
Voltaire , mais qui voudraient en avoir la substance ou
l'abrégé.
K3
366 MERCURE DE FRANCE ,
LES trois Fanatiques , poème philosophi-comique , en
quatre chants , par Louis Lemercier. A Paris , de
l'imprimerie de P. Didot l'aîné , galeries du Louvre.
An 9. Se vend chez Renouard , libraire , rue Saint-
André- des- Arcs.
IDÉES sur les lois criminelles , où l'on propose des lois
nouvelles , en place de celles qui existent aujourd'hui ,
et où l'on traite , entre autres choses : De l'empire
des bonnes moeurs publiques pour prévenir les crimes ,
de la peine de mort , des cas imprévus , et d'une infinité
d'objets importants , etc. etc. Par M. Thorillon,
ancien procureur au Châtelet , ex - député de Paris à
la première législature , et juge - de paix . 2 vol . in -8.•
Prix , 7 fr . 50 cent. , et 9 fr. franc de port A Paris ,
chez Moutardier , imprimeur -libraire , quai des Augustins
, n.º 28.
Cet ouvrage , composé deux ans avant la révolution ,
et dont elle a justifié la plupart des vues , sur la nécessité
, par exemple , de la peine de mort , peut être
très-utile au moment surtout où l'on va s'occuper d'un
nouveau code criminel .
MEMOIRES et voyages d'un émigré , publiés par J. N.
Belin de Balu , membre de l'Institut national , et de
la ci- devant académie des inscriptions et belleslettres.
3 vol . De l'imprimerie de Guilleminet A Paris ,
chez Maradan , libraire , rue Pavée Saint - André- des-
Arcs , n. ° 16.- An IX , 1801 .
MÉMOIRES historiques sur la campagne du général en
chefBrune , en Batavie , du 5 fructidor an VII , aug
frimaire an VIII , rédigés par un officier de son étatmajor.
Brochure in- 8.° Prix , 1 fr . 80 c. pour Paris ,
et 2 fr. 25 cent. pour le dehors . A Paris , chez Favre ,
libraire , palais du Tribunat , galeries de bois , n.º 220 ,
aux neuf Muses .
a
LES SCANDINAVES , poème , traduit du swès - gothique
suivi d'observations sur les moeurs et la religion des
anciens peuples de l'Europe barbare ; par Joseph-
Lhérade Montbron , 2 vol. in-8 . ° avec figure . Prix ,
8 fr. et 10 fr . franc de port. Chez Maradan , rue
Pavée Saint - André- des - Arcs , n.º 16.- AnlX , 1801 .
On donnera l'extrait de cet ouvrage.
"
PRAIRIAL AN IX. 367
A History of England in a series of letters from a noblemanto
his son . To which are added , two letters , on
the study and biography of the ancient and modern
British historians en 2 volumes , format in - 8.º
Prix , 8 francs. Paris , chez Levraultfrères , libraires ,
quai Malaquais .
Cet ouvrage fait suite à la collection des auteurs anglais
, de Bâle , dont les libraires susdits possèdent le
fonds et qu'ils continuent avec zèle. La collection est
aujourd'hui de 150 volumes et se vend francs le
volume .
" 4
2
RAISON , folie , chacun son mot , petits cours de morale
, mis à la portée des vieux enfants ; par P. E. L.
De l'imprimerie de Guilleminet . A Paris chez
Deterville , libraire , rue du Battoir , n.º 16.— Án IX ,
1801 .
L'ANGLETERRE , en 1800 , 2 vol . in- 8. ° A Cologne ; et
sevend à Paris , chez Henrichs , rue de la Loi , n.º 1231 ,
ventose , an IX , 18c1 . Prix , 7 francs pour Paris , et
9 fr . 30 cent. franc de port.
RECUEIL de Mémoires sur les établissements d'humanité
, traduits de l'allemand , de l'anglais , de l'espagnol
, de l'italien , etc. n.º 22. A Paris , chez
Agasse, imprimeur - libraire , rue des Poitevins , n.º 18 ;
et Henrichs , libraire , rue de la Loi , n.º 288. On a
déja parlé des 21 premiers N. ° s dans le N.º XVIII du
Mercure! Celui - ci contient l'analyse des statuts de
l'Hospice royale de Madrid , suivi du plan de l'organisation
et de l'administration des secours publics
dans la ville de Copenhague et ses faubourgs.
PHILIPPE -LE- SAVOYARD , ou l'Origine des Ponts-Neufs ,
divertissement en un acie et en prose , mêlé de vaudevilles
; par Chazet , Armand Gouffé , Georges
Duval , représenté pour la première fois sur le théâtre
du Vaudeville , le 15 nivose . Prix , 1 fr. 20 cent. pour
Paris , et 1 fr. 50 cent. pour le dehors . Chez Favre ,
libraire , palais du tribunat , galeries de bois , n.º 220.
HECTOR MARTIN , par Dek *** D ****, 2 vol. A Paris ,
chez Maracan , libraire , rue Pavée Saint - André- des-
Arcs , n.º 16.-An IX.
TABLEAUX et Ordinaire de la sainte Messe , précédés
des Prières du matin et du soir, suivis des sept Pseaumes C
368 MERCURE DE FRANCE ,
3
de la pénitence , des Vêpres et Complies , et des Oraisons
de sainte Brigite , etc. Paris , à la librairie , rue
des Prêtres Saint-Germain - l'Auxerrois , 1801. Prix
relié , 75 centimes.
DES Funérailles , par le C. Détournelle architecte.
Mémoire qui a concouru pour le prix de l'Institut ,
en vendémiaire an IX , avec 5 gravures. Prix , 1 fr.
20 c. A Paris , à la librairie , rue des Prêtres - Saint-
Germain-l'Auxerrois , n.º 44.- An IX .
COURS élémentaire de morale , ou le Père instituteur
de ses enfants , nouvelle édition , revue et corrigée ,
par Maurice Levesque . Prix , 3 fr. 60 cent . An IX.
A Paris , chez Belin , rue Saint-Jacques , n. ° 22 ;
Fuchs , rue des Mathurins ; Dentu , palais du tribunat ;
Baudelot et Eberhart, imprimeurs- libraires , rue Saint-
Jacques , n. 30 .
"
+
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TABLEAU de l'Ecole de botanique du Jardin des Plantes
de Paris , ou Catalogue général des plantes qui y
sont cultivées , et rangées par classes , ordres , genres
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I fr . 50 c.
- Prix , broché ..
Et port franc par la poste..,
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A Paris , chez Méquignon l'aîné , libraire
rue de
l'Ecole de Médecine , n . ° 3 , vis - à- vis la rue Hautefeuille
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ESSAIS de philosophie morale , par P. C *** A. M.
associé libre de la ci - devant académie de Montauban 7.
tome troisième. A Agen , de l'imprimerie de Raymond-
Noubel.-An 9.
LEÇONS d'Alphonse - Leroy , professeur à l'Ecole de
Medecine de Paris , sur les pertes de sang , sur les
fausses couches , et sur toutes les hémorragies , i yol.
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2. ...
Et port frane par la poste ..
I
૧ ,
A Paris , chez Méquignon l'aîné , libraire , rue de
l'Ecole de Médecine , n.º 3 , vis -à - vis la rue Hautefeuille.
LE premier Homme du monde , ou la Création du spmmeil
, folie-vaudeville , en un acte , représentee , pour
la première fois , sur le théâtre de l'Opéra - Comique
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J
PRAIRIAL AN IX. 369
POLITIQ
EXTÉRIEUR
SUR L'ÉTAT ACTUEL DE LA POLOGNE
1.te LETTRE AU REDACTEUR
"
?
Je vous livre quelques observations sur la Pologne que
je viens de parcourir ; j'essayerai de vous peindre son
état actuel, mais je voudrais en vain ne vous parler que
du présent ; l'image du passé s'y reproduit sans cesse.
Une conquête rapide n'a pu changer les moeurs d'une
nation qui comptait douze siecles d'indépendance ., Ses
institutions politiques sont abolies , mais leurs effets
subsistent ; les citoyens ne sont plus , les hommes res
tent ; on retrouve les malheureux habitants d'Herculanum
et de Pompéia tels qu'ils furent surpris par
l'explosion du Vésuve. Ces morts figurent encore les
scènes de la vie, et leur étrange aspect nous apprend
mieux que leur histoire tout ce qu'ils furent.
J'ai vu l'excés du luxe et celui de la misère , quelques
lumières et une ignorance profonde , un petit
nombre de caractères élevés et une nation avile,
La Pologne offre aujourd'hui ces contrastes , comme
aux jours de son indépendance. Frappé de tant d'inégalités
, on reconnaît l'esprit de l'ancienne consti
tution qui les a produites. On se rappelle cette république
feodale qui , sur un territoire très-vaste , n'avait
fait que deux cent mille citoyens et des millions
d'esclaves ; encore avait elle mieux réussi à ' former
ses esclaves que ses citoyens. Les uns savaient tout
supporter sans se plaindre ; les autres ne savaient pas
être libres . Ils troublerent sans cesse , par leurs divi
sions , l'état qui leur appartenait ; ils l'ont enfin conduit
au dernier des malheurs ; mais ce malheur mémé est
venu les absoudre ; ceux qu'on a trop punis ne semblent
plus coupables.
Une contrée plus étendue que la France , un sol fertile
sous un climat púr , une plaine immense , arrosée par
4 24
370 MERCURE DE FRANCE ,
de grands fleuves qui communiquent aux mers du
nord et du midi , une nation qui fut , il n'y a pas
longtemps , de quatorze millions d'hommes ; tous ces,
magnifiques débris d'une puissance sont encore dignes
de fixer les regards de la politique. En considérant la
Pologne comme irrévocablement acquise aux souverains
qui l'ont partagée , il importe de connaître quel accroissement
de territoire elle leur a donné , combien
d'hommes et quels hommes , elle a faits leurs sujets ;
quelle force publique est mise à leur disposition , quelles
contributions grossissent leurs finances ; enfin l'état du
commerce , des arts et des sciences dans leurs nouvelles
provinces. Je, vous parlerai successivement de ces di- .
vers objets ; mais je regrette de n'avoir pas toujours,
à vous donner des notions assez complètes. Je commence
par esquisser,
Dans la division du territoire polonais , la Prusse
s'est étendue jusqu'au Niemen qui la sépare de la Russie,
et jusqu'à la Vistule qui lui sert de limite avec les
possessions autrichiennes. Celles - ci sont bornées à l'orient
par le Bog. On voit qu'il reste aux Russes la porla
plus considérable ; c'est aussi la moins, riche et
la moins commercante...
tion
५.
Au démembrement de 1773 , la population qui était
de quatorze millions en perdit cinq ; les guerres postérieures
à cette époque , et les émigrations produites par
les derniers troubles,la diminuèrent encore sensiblement;
ainsi l'on peut croire que le dernier partage a porté sur
six millions d'hommes; c'est beaucoup, si on les compte ;
c'est peu , si on les apprécie. Ils se divisent en quatre
classes ; la plus nombreuse est presque entièrement dés
gradée ; elle se compose de paysans esclaves , qui , au
milieu des fertiles campagnes de Pologne , ne présentent
que l'aspect de la misere, Ils mangent avec épargne
un pain de seigle , mêlé de son . A peine vêtus , et mal
defendus , dans leurs abris , des atteintes d'une saison rigoureuse
, il n'est pas rare qu'ils meurent de froid ,
T'hiver de 1799 en fit périr un grand nombre dans le
seul palatinat de Pozen. Leurs villages , épars à de
grandes distances , ressemblent à des amas de huttes ,
telles qu'on en trouve chez les peuplades errantes. Ces
malheureux sont en effet soumis , comme des sauvages ,
et
PRAIRIAL AN IX 371
auxprivations les plus dures. Ils éprouvent encore toutes
les humiliations que peut amener un premier degré de la
vie sociale . Ils ne possèdent rien , pas même leur temps
et leur industrie. On leur laisse seulement deux jours par
semaine pour cultiver un peu de terrain , dont le produit
doit fournir à leur nourriture et à celle de leur famille.
Le reste de leur travail appartient , sans aucune rétribution
, aux nobles , seuls propriétaires de tout le pays.
On les emploie , on les achète , on les vend comme un vil.
bétail . Ils sont serfs dans la rigueur du terme . Ceux dont
ils dépendent peuvent être cruels impunément ; on en
cite des exemples horribles. Dans ces cas d'une oppres
sion sans bornes , point de recours. Il y avait une maxime
sacrée en Pologne ; c'est qu'un serfne doit jamais intenter
de procès à son maître. S'ils fuient , il est probable
qu'ils seront repris et terriblement châtiés . Si on
les tue , c'est peu de chose , et l'on échappe aisément
à la loi qui le défend. Très longtemps même cette loi
n'a point existé. Mais voici en quoi la conquête est
bonne pour eux . Elle a placé au dessus des nobles un
pouvoir suprême , intéressé à réprimer leurs violence.
Déja le gouvernement prussien a fait un règlement
qui leur défend d'excéder cinquante coups de batons.
Un peut juger , par cette faveur , du traitement qu'éprouvent
les serfs. Ce qu'il y a de pis dans cette condition
, c'est qu'elle les a rendus dignes d'elle ; ils sont
abrutis au point de ne rien imaginer au - delà . Rien n'égale
leur stupidité et leur apathie. Ils n'ont jamais entendu
ces paroles d'un bon roi , qui , touché de leur
sort , et désespérant de le changer , leur demandait avec
humeur, s'ils n'avaient donc ni pierres ni bâtons pour
se défendre. C'était Casimir. Il voulut les affranchir
mais il n'en eut pas le pouvoir ; la noblesse de son temps
lui donna par dérision le nom de roi des paysans.
L'histoire , plus juste , lui laissa celui de grand. Elle lui
tint compte d'une intention libérale , autant que de ses
plus belles actions
Loin de se révolter , des serfs refusèrent , il n'y a
pas longtemps , la liberté. Un comte polonais , revenant
de Paris en 1791 , fit assembler ses vassaux , et leur offrit
non-seulement de les affranchir , mais encore de leur
céder la propriété des terres qu'ils cultivaient pour leur
372 MERCURE DE FRANCE ,
"
"
"
08
usage , et la ferme des autres à un prix modéré. Ils prirent
huit jours pour délibérer , et revinrent lui dive
Monseigneur , quand nos cabanes tombent en ruines,
« c'est à vous de les faire rebâtir ; quand nos récoltes
manquent , c'est à vous de fournir à notre subsistance
; quand la maladie emporte nos bestiaux , c'est
" à vous de nous en acheter d'autres ; maintenant qui
• rebâtirait nos cabanes ? qui pourvoirait à nos besoins ?
qui nous achèterait des bestiaux ? Non , non , monseigneur
, nous n'accepterons pas vos propositions , notre
condition est trop préférable ; permettez - nous d'y
vivre et d'y mourir. » D'autres seigneurs furent plus
heureux ; on accepta leurs bienfaits , et ils ne tarderent
pas à éprouver que ces actes d'humanité pouvaient
aussi devenir un calcul d'intérêt . La fertilité de leurs
terres s'accrut , la populationly doubla , et leurs revenus
s'augmentèrent rapidement. Mais ce qui rend la noblesse
entière plus inexcusable de n'avoir pas plus tôt
renoncé à son droit oppressif , c'est l'exemple qu'elle
avait depuis longtemps sous les yeux des heureux effets
d'une culture libre. Des paysans étrangers , connus sous
le: nom général d'Allemands , furent anciennement attirés
par quelques nobles qui n'avaient pas assez d'hommes
pour tirer parti de leurs possessions . On les rendit propriétaires
moyennant une certaine redevance de plusieurs
territoires. Ils y ont bâti de jolis villages . Là ,
on se croit transporté dans les riches fermes de la Suisse
ou de la Hollande . Chaque maison est propre et commode
: on découvre à l'entour des terres en bon état ,
et de vastes prairies où paissent de nombreux troupeaux .
Les hommes rayonnent de santé. Les arbres sont plus
beaux , la végétation plus forte. La nature entière paraît
avoir souri à la liberté , et l'oeil fatigué de parcourir
un pays désolé , se repose avec délices sur ces images
de l'aisance et du bonheur.
En remontant des dernières conditions de la société
à la première , on trouve les bourgeois à la seconde
. Fixes dans les villes , ils peuvent y acheter des
maisons ou des domaines dans la circonférence d'une
lieue. Toute autre propriété leur est interdite . Ils élisent
leurs magistrats , et règlent l'administration inténieure
de leurs communes. Ils ont surtout des magistrats,
PRAIRIAL AN IX. 373
qui les sauvent de la jurisdiction des nobles. Autrefois on
leur avait accordé des priviléges plus étendus. Ceux de
Cracovie et de quelques autres villes alors florissantes envoyèrent
des députés aux diètes ; ils purent remplir des em
plois importants ; mais à mesure que la noblesse devint
plus ombrageuse , elle les fit retomber dans une nullité
absolue , et les renvoya aux professions utiles qu'elle méprise.
Ils exercent la médecine , les arts , et surtout le
commerce. Plusieurs y ont acquis des richesses . Ceux - là
mènent une vie douce , et imitent de loin le luxe et les
manières des grands . Ce sont , pour la plupart , des étrangers
ou des hommes issus de familles étrangères qui
avaient apporté leur industrie dans les villes heureusement
situées pour la faire valoir. L'ignorance des
naturels du pays ne leur faisait redouter aucune concurrence.
Il faut distinguer entre eux une colonie de
Juifs répandus dans toutes les provinces , et particulièrement
en Lithuanie. On les admit en Pologne sous
Casimir- le-Grand . Ils y ont été depuis si bien traités ,
qu'on appelait ce pays le paradis des juifs . On en
compte aujourd'hui plus d'un million. Cette nation
avide et industrieuse s'est emparée de tous les chemins
obscurs qui mènent à la fortune. Dans les grandes maielle
fournit les maîtres d'hôtel et les intendants.
Sur toutes les routes , on la retrouve en possession des
postes et des auberges. Dans les villes , elle tient les
marchés , elle remplit les foires , et fait pre que seule
le commerce de détail . Il est pourtant quelques juifs
qui se livrent à la banque et à des spéculations plus
relevées ; alors ils sont devenus riches , et sont considérés
autant que des bourgeois de Pologne peuvent l'être.
Cette classe doit peut- être se féliciter d'être passée sous
la domination prussienne , parce que la première vue
de ce gouvernement étant de faire prospérer l'industrie
dans ses nouvelles acquisitions , elle en obtiendra sans
peine tous les encouragements qu'elle peut desirer.
"
Le clergé tient à la bourgeoisie et à la noblesse. Tous
ses membres sont hommes libres , mais tous ne sont pas
nobles. De -là résulte une distinction très - marquée. Les
uns , pauvres et peu éclairés , sont les pasteurs du peuple,
et le mépris des seigneurs les . confond avec lui les
autres , distingués par leur naissance , arrivaient seuls
374 MERCURE DE FRANCE ,
aux dignités ecclésiastiques ; elles donnaient en même
temps de grands revenus , et une part considérable aux
affaires de l'état. Les archevêques et les évêques entraient
de droit au sénat . Celui de Gnesne en était président
; il surveillait la conduite constitutionnelle du
roi il était vice - roi lui - même pendant l'interrègne. On
conçoit l'influence que pouvaient avoir de tels hommes
sur les délibérations publiques . Le respect qu'imprime
un caractère sacré , l'habitude de la parole , et , en général
, la supériorité de leurs lumières , tout leur assurait
un grand ascendant. Ceux que l'ancien gouvernement
avait élevés si haut , doivent s'être ressentis plus
douloureusement de sa chute . Il ne leur reste d'autre
importance que celle attachée aux fonctions de leur
ministère , et d'autre soin que celui de leurs diocèses.
Mais de quelle consolation peuvent être ces paisibles détails
pour des prélats politiques qui s'étaient montrés
plus ardents citoyens que zélés ministres de la religion ?
Tout s'est évanoui pour eux avec la patrie , les honneurs
et même les richesses . Ceux du moins qui obéissent
à la Prusse en ont été dépouillés par une espèce de
ruse qui mérite d'être citée. Lorsque le général Mollendorf
prit possession , au nom du roi , des provinces
qui lui étaient échues , il promit un respect inviolable
à tous les genres de propriété. Quelque temps apres ,
il invita le clergé à faire une déclaration de ses biens .
On ne soupçonna rien dans cette demande , que l'intention
d'asseoir de plus fortes contributions ; et , pour
s'y soustraire autant qu'ils le pourraient , les ecclé
siastiques donnèrent les plus basses estimations . Mais
ce calcul fut cruellement trompé ; le roi s'empara des
biens , et assura seulement à chacun un revenu égal à
celui qu'il avait annoncé. Ainsi l'évêque de Pozen se
trouva réduit de 49 mille écus de rente à 16 mille . Les
abbés , 1 s chanoines et les curés , tous furent privés de
la majeure partie de leurs jouissances ; le seul archevêque
de Guzen , plus sincère ou mieux avisé , avait
fait une déclaration conforme à la vérité , et se trouva
n'avoir rien perda.
La religion catholique est dominante en Pologne ;
elle y fut reçue , au dixième siècle , sous Micislas . Ce
prince amoureux , qui avait eu sept femmes , en rencontra
une huitième , chrétienne , et adopta son culte.
PRAIRIAL AN IX. 375
On a remarqué combien l'Europe devait , en ce genre ,
à cinq ou six femmes dévotes et charmantes , qui persuadèrent
à leurs maris tout ce qu'elles croyaient. Les
rois étaient convertis par les reines , et les royaumes
par les rois. Les Polonais le furent donc aussi par le
chef qui les gouvernait. Ils montrèrent d'abord un
penchant extrême pour les austérités. Ils voulurent
jeûner et faire abstinence plus que tous les chrétiens
du monde , la cour de Rome fut obligée de les modérer.
Ils comblèrent le clergé de biens , et lui donnèrent
jusqu'à la majeure partie de leur territoire. Il fallut
encore mettre un terme à ces largesses . On leur doit
néanmoins cette justice , d'avoir longtemps accordé
beaucoup de zèle et beaucoup de tolérance. Ce fut
dans ce siécle même que leur conduite fut moins sage.
Les nobles de diverses croyances qu'on appelait encore
dissidents , furent exclus des diètes et privés de leurs .
droits politiques en 1933. Traités avec rigueur dans le
sein de la patrie , ils compromirent son indépendance
en invoquant la dangereuse protection des étrangers .
Maintenant il m'a paru que , sous le poids d'un commun
malheur , on déplorait ensemble les suites funestes
de la division , et qu'on était plus froid sur
la cause qui l'avait fait naître. On peut dire même
que la noblesse polonaise abandonna , en général ,
l'exercice de la religion au peuple qui ne l'honore pas
mieux , car il en défigure la morale , et n'en chérit
que les observances minutieuses. Dans un pays où les
ténèbres du moyen âge couvrent encore ce peuple
ignorant et superstitieux , on est surpris de rencontrer
un si grand nombre de sceptiques , d'athées et d'hommes
qui , sous le nom de lumières , ont admis les plus hardies
opinions de ce siècle. Les moeurs publiques souffrent
également de ces deux extrêmes ; elles sont dépravées
plus qu'on n'oserait le dire . Le relâchement absolu des
noeuds du mariage n'y a pas peu contribué. Le divorce
est permis par les lois , l'autorité ecclésiastique y
donne son consentement , et l'on en fait un usage immodéré.
L'amour semble se jouer avec le lien conju
gal ; on porte dans une association sérieuse la légèreté
d'un engagement de galanterie ; aussi les cercles sontils
pleins de ces femmes divorcées qui ont essayé de
376 MERCURE DE FRANCE ,
plusieurs maris , et qui , croyant en avoir été les
épouses , n'en ont été que les maîtresses. Le genre
d'agréments que suppose ce dernier titre est particulièrement
celui des polonaises . Avec de grands noms ,
une politesse parfaite et tous les talents d'une éduca
tion brillante , les plus distinguées d'entre elles conservent
cette grace facile et cet air engageant que
donne un besoin continuel de fixer le caprice des
hommes. Leur existence dans le monde étant moins
assurée par un contrat que par un sentiment , la loi
qui les abandonne les a , pour ainsi dire , laissées sous
la protection de leurs charmes ; mais condamnées à
plaire , ce soin forcé doit nuire à leur dignité ; et le
ton qu'on se permet avec elles blesserait ailleurs des
bienséances plus sévères.
Je puis enfin vous entretenir de la vraie nation po-
Jonaise , c'est - à - dire de ses nobles. Je ne vous ai
guère montré jusqu'à présent que ses ilotes ou ses
étrangers. Cette réunion de gentilshommes , comme
noblesse , le dispute à la plus ancienne de l'Europe.
Ses généalogies remontent souvent au - delà du dixième
siécle , et se perdent ensuite dans la nuit des temps..
Comme nation , elle se croyait supérieure à toutes les
autres. Enivrée de sa gloire passée , elle ouvrait avec
orgueil les pages de son histoire , elle redisait ses conquêtes
presque fabuleuses et ses expéditions brillantes ,
où elle marchait environnée de la pompe des tournois.
Elle montrait une poignée de ses paladins arrêtant
autrefois des armées innombrables de barbares , don
nant des lois à Moscow , sauvant l'empire , et régnant
des bords de la Baltique à ceux du Pont- Euxin . Elle
comptait aussi ses Léonidas , ses Fabricius , ses Sci-:
pions. Que si on lui reprochait des dissentions éternelles
, elle répondait avec un de ses nonces : malo
periculosam libertatem quàm tranquillum servitium.
Fière d'avoir une patrie , quand partout ailleurs on
n'avait plus qu'un maître , elle voulait se donner un
chef, mais elle lui disait à peu près , suivant une ancienne
formule moi , qui suis plus que toi , je te
choisis pour me gouverner à de telles conditions ,
sinon , non. Oubliait- il son devoir , elle l'y rappelait
par la voix terrible de ce sénateur qui , tirant son
PRAIRIAL AN IX. 377
épée contre un prince despotique , s'écriait : sumus
protectores regum et destructores tyrannorum . Mais
jusque dans ses fureurs on avait admiré sa modéra
tion. Plus d'une fois elle déposa ses rois , jamais elle
ne se souilla de leur sang. Elle avait ensuite dépouillé
la monarchie de toute autorité , elle entourait encore
le monarque de respects , et d'hommages : ainsi sans
pouvoir justifier les Polonais dans le cours de leurs
aberrations politiques , il faut convenir qu'ils y dér
ployèrent toujours un grand caractère . C'est une race
d'hommes courageux , francs , généreux et hospitaliers ;
mais un orgueil indomptable se mêle à de si nobles
vertus, Affables et bons pour leurs égaux , ils ne sont
que durs et fiers pour leurs inférieurs , et pleins de
mépris pour tous les étrangers. Si nous sommes seuls
exceptés , c'est que la valeur française est une image
de celle dont ils s'honorent. Ils n'ont cessé de s'intéresser
à pos succès et de chérir notre cause . Ces idolâtres
de la liberté croyaient aussi lui rendre un culte
pur : celle qu'ils s'étaient faite au gré de leurs préjugés
et qui prenait pour victimes tout un peuple , n'était
point la vraie liberté. Vous verrez que l'égalité qu'ils
proclament entre eux n'est pas plus réelle . Leur constitution
leur assurait bien à tous les mêmes droits politiques.
Elle n'avait admis ni l'hérédité des charges , ni
la distinction des titres ; mais elle n'avait rien prévu
contre une autre différence plus accablante. De même
qu'elle avait partagé les hommes en nobles et en serfs ,
le luxe vint à son tour partager les nobles en riches
et en pauvres. Ceux- ci sont tombés dans une dépendance
absolue ; ruinés par leurs prodigalités ou par
les ravages de la guerre , ils cherchent un asile dans
la maison des riches ; et quand leur indigence est
extrême , ils s'y dévouent aux plus humbles fonctions.
J'en ai vu plusieurs , palefreniers , laquais et valets -dechambre
; alors ils sont nourris comme le peuple , ils
couchent à terre dans l'anti-chambre de leurs maîtres ,
et ce qu'il y a de plus étrange pour des hommes
qui la naissance avait assuré de si grands priviléges ,
ils sont soumis à la bastonnade , ainsi que les paysans.
La seule distinction qu'ils obtiennent est de la receyoir
à genoux sur un tapis de velours. Je fus témoin
1
378 MERCURE DE FRANCE ,
de l'importance qu'on attache à cette formalité. Un
jeune gentilhomme entrait au service d'un seigneur
chez lequel je me trouvais. Son père vint le lui présenter
et ne lui fit d'autre recommandation que de ne
pas oublier le velours quand son fils aurait mérité
quelque châtiment. Ce tapis est le dernier asile de la
vanité poursuivie par l'infortune Sans lui on ne pourrait
, au reste , discerner les nobles valets parmi leurs
compagnons. Ils ne gardent pas de sentiments plus
élevés , et nos domestiques rougiraient de tous les genres
de bassesses qu'ils se permettent pour capter la bienveillance
de leurs maîtres. Il en est de moins avilis qui
s'emploient en qualité d'économes et de secrétaires ;
d'autres enfin servaient de pages , d'écuyers et de complaisants
aux grands seigneurs. Ils leur composaient
une espèce de cour , et satisfaisaient ainsi leur goût
pour la représentation . Ils formaient en même temps
une clientèle puissante , et comme ils n'avaient rien
perdu de leurs droits de voter dans les assemblées ,
le premier calcul des ambitieux devait être de s'en
attacher un grand nombre. C'était autant de voix assurées
pour leur parti , autant de sabres levés sur la
tête de leurs ennemis , dans une élection orageuse . Aujourd'hui
que cet intérêt n'existe plus , la noblesse
pauvre est fort à plaindre ; elle s'est vue congédiée par
les grands dont le faste serait puni par des taxes
énormes . On a licencié , sans indemnité, celle qui vivait
dans l'état militaire ou dans les emplois subal
ternes de l'ancienne administration . Elle a perdu à la
fois tous ses moyens d'existence . Dans cette extrémité ,
une partie est allé grossir les légions polonaises en
Italie ; elle y a prouvé que son courage était digne
d'un meilleur sort ! Quelques - uns ont pris un parti
plus désespéré. Au moment où je quittais la Pologne
prussienne , des bandes d'incendiaires y répandaient
l'alarme. Plusieurs villes appartenantes au roi avaient
été brulées , toutes étaient menacées. On remarquait
que les propriétés des seigneurs étaient seules respectées
, et l'on pouvait croire que des gentilshommes
ruinés présidaient à ce désordre , dans l'espoir de soulever
le peuple contre la domination prussienne.
.
Les premiers dignitaires de l'ancienne république ,
PRAIRIAL AN I X. 379
eeux que j'appelle des grands , sont plus tranquilles .
Les vainqueurs fixent sur eux un oeil sévère , mais
d'immenses possessions leur restent , et ce sont , peutêtre
les plus riches propriétaires de l'Europe . Ils vivent
retirés dans leurs terres , et si la prudence ne leur
permet pas d'y entretenir ce brillant cortége qui les
suivait partout autrefois , ils conservent encore plus
d'éclat et de magnificence dans leurs disgraces , que
la faveur et le crédit n'en donnent souvent ailleurs
à de simples particuliers. Ils ont une foule de domestiques
, souvent des troupes de musiciens et de superbes
équipages pour la chasse ou la promenade.
Leurs jours se passent à satisfaire toutes les fantaisies
que peut donner l'oisiveté dans l'opulence. Leurs jardins
, qui sont très beaux , changent vingt fois de
genre et de forme. Comme ils ont des milliers de bras
à leurs ordres , tout se réalise en un moment. Ils ont
envie de tout ce qui frappe leurs regards , et ils l'achètent
, ensuite ils le payent mal , et ils sont encore
grands seigneurs en cela. Leurs revenus consistent en
récolte ; ils n'arrivent qu'à des époques fixes : la prodigalité
est de tous les jours ; l'embarras devient
extrême , et tel qui jouit d'un million de rente , n'a
plus un écu disponible. Mais ce luxe qui les épuise
n'a qu'une manière de les faire jouir , c'est de se
montrer ; il faut un admirateur à tant d'ostentation .
Aussi aiment-ils beaucoup à être visités . Ils accueillent
fort bien leurs hetes , et se plaisent à les surprendre
par des fêtes charmantes. Personne n'entend aussi bien
qu'eux l'art de les ordonner. Ils en font les honneurs
avec une grace française , c'est là leur modèle et ils y
atteignent souvent . Ils suivent aussi nos modes et nos
usages. Mais pourquoi une fierté sauvage se trouvet
-elle sous des moeurs si polies ? Insensibles témoins
de la misère de leurs vassaux , dédaigneux pour tout
ce qui les entoure , ils se laissent rendre les plus serviles
hommages. On dirait des satrapes environnés
d'esclaves à genoux ; on ne les approche qu'inclinés
jusqu'à terre ; on ne leur parle qu'avec un respect
oriental : Monseigneur , je vous baise les pieds ; telle
est la plus simple formule que l'usage consacre en les
abordant. Leurs enfants mêmes reçoivent des honneurs
380 MERCURE DE FRANCE ,

ridicules ; on leur persuade qu'ils sont d'une nature
supérieure , leurs gouverneurs leur cèdent le pas en
toute occasion et ne sont servis qu'après eux . Ainsi
leur éducation à laquelle cependant on attache aujour
d'hui beaucoup d'importance , manquera son objet,
Elle sert à développer le premier vice qu'elle devait
étouffer.
Je m'empresse de vous dire qu'il y a dans cette
première classe , de nombreuses exceptions au caractère
général que j'ai voulu vous tracer. L'étranger le
plus sévère y distinguera toujours des hommes éclairés ,
qui furent longtemps le modele des vertu publiques ,
et qui le sont encore des vertus privées . Ils méditaient
toutes les réformes utiles ; ils auraient sauvé la patrie ,
si elle avait pu l'être.
LE GROENLAND.
C'EST aux Islandais qu'on est redevable de la
découverte du Groenland , qui eut lieu vers la fin du
X.me siécle. On y envoya des colonies formées de ces
insulaires et de quelques riverains de la Norwège. La religion
chrétienne s'y établit. La terrible peste , que
ses affreux ravages , en 1350 , firent appeler la mortnoire
, rompit toute communication avec le Groenland,
qu'on oublia , pour ainsi dire , pendant deux siècles ,
au bout desquels les rois Christian I , Frédéric II et
Christian IV , envoyèrent successivement des vaisseaux
pour reprendre les anciennes liaisons ; mais on n'y
retrouva plus de colons. Ce ne fut que sous le règne
de Frédéric IV , que par les soins d'Egéde , curé Norvégien
, dont le zele fervent alla publier l'évangile
aux sauvages habitants du Groenland , qu'il s'établit
à Bergen une société destinée à faire le commerce avec
ce pays situé aux extrémités du nord. Le succès ne
répondit pas d'abord aux espérances qu'on avait conçues
, ce qui détermina le roi à fonder une nouvelle
colonie , et à entreprendre la conversion de ces peuples
barbares ; projet qui a parfaitement réussi , graces
surtout à l'enthousiasme religieux des frères Moraves.
Tout ce qu'on connaît du Groenland s'étend depuis la
pointe méridionale ou le cap Farewell et Statenhouk
, sous le 59.me degré de latitude septentrionale ?
PRAIRI ALAN I X. 381
t
me
e
jusqu'à Spitzbergen , situé au 80.m degré vers l'Amérique.
La partie habitée par les Européens comprend
l'espace contenu jusqu'au 72. degré ; c'est - à - dire
depuis le cap Farewell jusqu'à Oupernawick. On ignore
jusqu'à présent , si cette vaste région forme une île ou
une presqu'ile , liée au continent de l'Amérique . La
première opinion compte un plus grand nombre de
partisans. Le froid est excessif , surtout pendant les
mois de février et de mars , quoique cependant tolé→
rable pour ceux qui y sont accoutumés , attendu que
durant ce période il ne règne aucun yent. L'intérieus
du pays n'offre qu'un amas de glaces éternelles ; les
côtes seules ont pu recevoir des habitants ; elles sont
entrecoupées de nombre de golfes et de quantité
d'iles d'une grandeur médiocre. Le pays est arrosé par
plusieurs petites rivieres et ruisseaux ; on y a décou
vert trois sources d'eau chaude . Le seul canton où
l'on trouve des boeufs et des vaches est celui de Julianeshaab
; c'est aussi le plus florissant de tous . Le
territoire est divisé en deux parties , sous le nom
d'Inspectorats. En 1789 , on y comptait 5 , 122 habitants ,
dont la moitié avait reçu le baptême. Dans ce pays la
petite vérole a fait de grands ravages , à differentes reprises,
Le Groenlandais est un véritable enfant de la
nature , simple et innocent comme elle . Sa frugalité
et son ignorance de plusieurs objets devenus ailleurs
des besoins , lui rendent le bonheur très- facile , et contribuent
sans doute au singulier attachement qu'il a pour
son pays. Le règne animal offre un grand nombre d'espèces
intéressantes , tels que lièvres , rennes , chiens ,
renards , ours , oiseaux de mer et des poissons en
abondances ; mais aux yeux des naturels , l'animal le
plus précieux est le chien de mer . C'est sur les côtes
que les Hollandais font la pêche de la baleine , et
jusqu'à présent ils en ont su tirer plus de profit que
les indigenes. Les colons élèvent quelques moutons, et
ce n'est pas sans peine , le règne végétal deur offrant
si peu de ressources . Toutes ses richesses se réduisent
à l'herbe ordinaire , à quelques plantes odoriférantes
et médicinales , dont quelques unes produisent
des baies , et à l'elymus , arenarius . L'on cultive les
ehoux , les navets . , les raves et quelques autres lé382
MERCURE DE FRANCE ,
;
gumes de ce genre , qui exigent peu de soins . On
trouve par-ci par- là des tilleuls , des bouleaux , des
aulnes mais extrêmement rabougris par l'excès du
froid. Le règne minéral laisse moins à desirer. Il est
abondant en pierres de toutes espèces ; on a même trouvé
des indications de mines . Le libre habitant de ces contrées
n'est assujetti à aucun impót ; il ignore même
l'usage de la monnaie. L'ouvrage de la conversion des
indigènes se poursuit sans relache ; c'est principalement
la tâche des frères Moraves. On sait au reste
qu'il existe en Danemarck une ancienne institution
royale qui a pour objet de répandre dans les contrées
lointaines les semences de la foi chrétienne , et bien
caractérisée par le titre de collegium de cursu evangelii
promovendo. Le commerce s'exerce pour le compte
du gouvernement , et jusqu'à présent avec une perte
considérable. Des raisons politiques n'ont cependant
pas encore permis de le rendre libre ; mais peut- être
pourra- t - on regarder comme un acheminement le parti
qu'à pris le ministère de vendre les bâtiments employés
à la pêche de la baleine. Les marchandises
qu'on exporte sont l'huile de poisson , différentes parties
de baleine , diverses peaux d'animaux , la corne de
licorne , des dents de vaches de mer , l'édredon , dú
poisson salé et un peu de laine.
+
INTÉRIEUR.
SUITE du résumé sur la dernière session du
Corps législatif.
Hospices *.
LEE meilleur gouvernement doit se dire : Il y aura
toujours des pauvres parmi nous. Et ceci sera vrai , tant
Il n'est pas inutile de remarquer un changement qui
s'est introduit dans l'acception de ce mot ; il désignait autrefois
une maison de refuge , ou simplement de passage ,
pour des religieux ou religieuses , qu'un voyage ou la guerre
obligeaient à quitter leur couvent . Par le mot hôpital , on ,
PRAIRITAL AN IX. 383
que
que le monde sera monde , en dépit des plus beaux.systèmes
d'économie politique , et malgré tous les efforts
de la philosophie , des sciences , des arts , et de la religion
même. L'égalité des fortunes , rêve absurde du
sophisme en délire , ou plutôt le prétexte et le moyen
des séditions , n'existera jamais là où des hommes sont
réunis en société ; et cependant l'état de société est bien
l'état naturel de l'homme. C'est qu'en effet le bonheur
de la société ne dépend pas de cette égalité de fortunes.
Mais ce qui importe au bonheur de la société , c'est
la pauvreté ne soit pas sans secours , l'infirmité sans
ressources , la faim sans aliments ; ajoutons , engore , la
force sans travail , et l'industrie sans occupation .
- C'était une maxime générale chez les Grecs ? que les
ventres paresseux étaient de mauvaises béles. Les Ro
mains suivirent le même principe , et l'indigence était
rare parmi ces peuples : cependant, ils pourvoyaient
aux besoins des véritables pauvres , victimes innocentes
de l'âge , du malheur , ou de la maladie. Outre les se
cours qu'ils recevaient du trésor public , et les soins,
particuliers de leurs familles respectives , dans la plu
part des sacrifices , une portion des victimes , un certain
nombre de pains et d'autres provisions , étaient dis
tribuéspar les sacrificateurs . Observons, en passant, que,
de tout temps , et chez tous les peuples , la religion
fut l'économe du pauvre *.
Depuis les premiers âges du monde civilisé , la dis
vision des fortunes est devenue tout autrement iné
gale , et le nombre des pauvres à dû s'accroître avec
les moyens mêmes qui ont augmenté les fortunes . Ceci
semble d'abord un paradoxe , mais il est facile de
l'expliquer. L'accroissement prodigieux des relations
commerciales entre les peuples , la communication des
deux mondes , le changement de système pour la gloire
des nations et la prospérité des individus , les révolu
entendait toute maison destinée aux pauvres et aux malades .
C'est ce qu'on désigne aujourd'hui par hospices , et le mot
hôpital semble affecté particulièrement aux maisons de secours
pour les militaires. Ainsi on distingue hôpitaux militaires
et hospices civils.
* On sait assez quelles ressources les curés de Paris procuraient
aux pauvres . Voyez le rapport de Bailly sur l'Hôtel-
Diew, fait en 1786,39112 £10
1
384 MERCURE DE FRANCE ,
tions de toute espèce qui ont tourmenté ou renouvelé
les hommes et les choses , ont ouvert mille routes ,
auparavant inconnues , de richesse et d'indigence , de
prospérités et de revers. Il serait consolant de penser
que la mauvaise fortune a plus de part encore que la
corruption et la perfidie aux désastres qui multiplient
les besoins , et ravissent les ressources. La mer ne cesse
pas d'être orageuse , ni la fortune d'être inconstante. Le
temps succède au temps , et l'homme à l'homme ; mais
le temps est toujours incertain et rapide ; et l'homme
toujours imprudent et borné. L'imagination ne peut a
être sans projets , ni le coeur sans desirs , et le desir
ses illusions , l'espérance ses chimères , comme la model
ses caprices. Les nations riches ont surtout besoin d'hôpitaux
, dit Montesquieu , parce que la fortune y est sujette
à mille accidents. D'ailleurs , les richessés d'un état,
c'est
encore Montesquieu qui parle , supposent beaucoup d'in
dustrie. Il n'est paspossible que dans un si grand nombre
de branches de commerce , il n'y en ait toujours quelqu'une
qui souffre , et dont , par conséquent , les ouvriers
në soient dans une nécessité momentanée.
D'autres causes réclament les secours publics . Nous
les rappellerons avec une double utilité , en offrant ici
lé tableau des principaux hospices que l'on voyait
dans Paris avant la révolution , "richement pourvus de
tout ce que demandait leur destination à toute sorte
de besoins ; l'Hôtel- Dieu , le premier et le plus considérable
de tous , ouvert à tous les malades de tout
état et de toute condition ; l'hôpital des Incurables ;
les Quinze Vingts , pour les aveugles ; l'hôpital de la
Charité , pour les pauvres malades ; les quatre hôpitaux
des orphelins , les Enfants Rouges, les Enfants-Bleus, les
Enfants du Saint-Esprit, et ceux de la Trinité; les Petites?
Maisons destinées aux fous ; l'Hôpital-Général , ainsi
nommé parce qu'il réunissait tout ce que les autres
maisons de Paris n'avaient pas pu , ou n'avaient pas
dû recevoir. Les filles de la Charité servaient la plu
part de ces hospices.
Ce n'est pas qu'il n'existât , dans plusieurs , des abus
et de grands abus . On peut consulter , à ce sujet , le
rapport de Bailly , auquel nous avons déja renvoyé ;
on y verra que l'Hôtel - Dieu surtout était reconnu
PRAIRIAL
DEY
tAN IX.
'1
insalubre
insuffisant , et pis encore , insalubre. Aussi était
question , le 12 mars 1788 , de réaliser le projet te
quatre grands hôpitaux communs , placés sur quatre
points de la circonférence de Paris , et capables cha
cun de contenir 1200 malades , couches seuls dans un
lit de 3 pieds : ce qui aurait suffi aux besoins de la !
capitale , même dans les cas extraordinaires. On devait
éfendre cette mesure bienfaisante sur toutes les parties
de la France.
DAL
La révolution est venue .
"
·
P ) -964 +
L'assemblee constituante , a dit un orateur du
tribunat , dans la séance du 3 ventose , établit en principe
la société doit à tout indigent travail et
secours que chaque indigent appartient à la société ,
et non a ssoonn hhaammeeaauu; qu'il était affligeant de voir
certains hospices trop richement dotés , tandis que ,
dans d'autres , les malades manquaient du nécessaire
qu'il était juste de prendre , sur les contributions gé--
nérales , de quoi fournir aux besoins de tous les pauvres
affliges. Ils aliénèrent ' donc les biens des' hospices ,
mais sans séparer dans leur idée cette alienation de la
portion de contributions qu'ils voulaient leur affecter...
D'autres hommes et d'autres temps succé [
der nt ..... » 2 of MD 9 2 6.1)
Alors on s'aperçut combien c'était une grande et
difficile entreprise de renverser l'ouvrage des siécles' ;
combien d'anciennes institutions , même avec des abus
demandaient de ménagement et de prudence, pour y
substituer des plans nouveaux , quo que meilleurs ; mais:
la force détruit , et la sagesse réforme ; et lorsque lesi
nations se soulèvent , la Force est terrible , et la sagesse ›
est nolles foggst of ance , shoutunën 56914
-L'humanité dut‹ frémir lorsqu'elle vit la révolution
abattre le palais du riche , détruire en même temps
et par cela même la cabane duojpauvre pousser tous
les Français à la misère , et disputer à la misère même
es derniers asites . Ce n'est pas acidé eo dentrat or le
deso ant tableau de tant d'infortunes, qui n'eurent longtemps
d'autre perspective queda niort ou une longue
agonje.
1
Disons seulement avec un autre orateur du tribunat
, que , jusqu'au 18 brumaire an 8 , les hospices
è pikute penoidon25; volimo ,
4.
5
cent
386 MERCURE DE FRANCE ,
dénués de toutes ressources , en proie à tous les besoins
, encombrés de victimes , ne luttaient contre
leur ruine entière qu'au moyen des efforts les plus généreux
, du zèle le plus infatigable , et souvent du crédit
personnel et des secours particuliers de leurs administrateurs.
Mais enfin le gouvernement a pris en main les
droits sacrés du malheur et de l'indigence ; et la tribune
a souvent retenti des plaintes les plus justes et
des lois les plus propres à les appaiser.
La tâche du législateur est ici très- difficile . Il doit
marcher entre deux écueils dont la rencontre est également
périlleuse et prochaine ; trop ou trop peu de
secours , trop ou trop peu d'indulgence , de compassion
et de facilité , deviendrait un prétexte au murmure
ou à la fainéantise. De plus , il ne faut pas
seulement remédier au présent , mais prévoir , et ,
s'il se peut , corriger l'avenir ; et ceci tient à tout
l'ensemble de l'administration , à tous les principes de
la morale publique . Nous aurons occasion de faire cette
remarque , particulièrement à l'égard de la classe , aujourd'hui
nombreuse , d'enfants abandonnés.
( La suite au numéro prochain. }
A. R.
SEINE ET OISE -- Saint- Cyr , 23floréal. Le premier
consul a visité le collége de Saint-Cyr , le 24 floréal , à
une heure après - midi , sans y être attendu . Il a vu , en
arrivant , les élèves au réfectoire , et a paru content de
le verre la manière dont ils étaient nourris. Il a pris
d'un d'entre eux , et a goûté leur abondance .
Il les a examinés , sous le rapport de l'habillement ;
il en a remarqué un certain nombre , auxquels leur famille
n'avait pu fournir le trousseau ; il a ordonné sur
le champ au directeur de leur faire faire l'uniforme aux
frais du gouvernement . Ce sont , a-t- il dit , les enfants des braves qui sont
" morts pour la république : il faut qu'ils soient élevés
" sevèrement , qu'ils travaillent , mais qu'ils soient bien
traités. "
Il a considéré l'établissement sous le rapport de la
salubrité ; s'est promené au milieu des élèves dans la
cour des récréations ; a remarqué avec intérêt leurs jeux
f
387 PRAIRIAL AN IX .
et leurs occupations agricoles. ( Chaque élève cultive
un petit jardin. ) Il a parcouru ensuite leurs dortoirs
et leurs salles d'études , s'est informé des méthodes d'enseignements
, et a interrogé lui -même plusieurs élèves
sur les mathématiques ; il a été satisfait de leurs réponses,
et surtout de celles du jeune Hinard , né à Clermont-
Oise , éleve de la ci - devant école nationale de Liancourt
, a demandé des renseignements sur sa conduite ,
et ayant été instruit que le jeune homme s'était toujours
comporté d'une manière exemplaire , il a fait prendre
, à l'instant même , une note sur son compte , et a
promis qu'il allait le placer.
"
И
"
Il a dit au fils du général Boyer : « Vous portez , mon
ami , le nom d'un brave homme , rendez -le digne de
lui ; j'aurai soin de tous ceux qui se conduiront bien.
Il a donné au directeur , le C. Crouzet , membre associé
de l'Institut , ci -devant directeur de l'école de
Liancourt et du college de Compiègne , plusieurs ordres
relatifs à l'amélioration de l'établissement .
Il a dit aux élèves en les quittant : « Nous sommes
sous un régime où le travail, les talents et la bonne
conduite mènent à tout. » Ces jeunes gens lui ont
exprimé , de la manière la plus vive , leur reconnaissance
et leur dévouement ( Extrait du journal de Paris) .
K
Dans une dernière séance de l'Institut , on a distribué
des essais de papier fait avec de la paille. Sur ce
papier , un peu grisâtre , mais susceptible d'être blanchi
, on peut écrire , imprimer , même en taille -douce.
On pourra , dit-on , convertir en papier toute espêce
de plantes.
Les bienfaits de la vaccine ne paraissent plus un
problème. A Paris et dans tous les départements , on
a formé , pour les indigents , des comités de vaccination
gratuite .- On espère que le même procédé pourra
être employé avec avantage pour préserver les moutons
et autres animaux de plusieurs maladies .
Les ratifications du traité de Naples ont été échangées
, le 25 avril , à Rome , entre le C. Alquier et le
chevalier de Micheroux . Le C. Alquier a dû partir
peu de jours après pour Naples , où il recevra le caractère
d'ambassadeur de la république française .
1
388 MERCURE DE FRANCE ,
Douze commissaires ont été nommés , par l'Institut ,
pour continuer le travail de l'ancien Dictionnaire de
l'académie française. Ce sont les CC. Lacépède , Delambre
, Hauy , Guyton , Dacier , Naigeon , Daunou ,
Cabanis , Andrieux , Domergue , Villar , Pougens.
Nota . Le C. Ginguené remplace le C. Cabanis , que
des raisons de santé ont empêché d'accepter cette
nomination.
Les CC. Treuttel et Würtz , libraires , quai Voltaire ,
n.º 2 , adressent cette lettre aux souscripteurs du
Précis des événements militaires.
« Nous desirions depuis longtemps donner aux souscripteurs
du Précis des événements militaires , l'assurance
que la partie de cet ouvrage pour laquelle ils
ont souscrit serait complétée ; mais nous n'avions pu
nous- mêmes obtenir cette assurance de l'auteur , que
jusqu'à l'époque certaine de la paix continentale qui a
dégagé le général Mathieu Dumas de la réserve qu'il
avait cru devoir se prescrire pendant qu'il était employé
fui même d'une manière active . Nous nous empressons
de faire connaître la lettre que nous avons
reçue de cet officier général :
"
ARMÉE DES GRISONS.
"
Au quartier général , à Trente , le 5 nivose an 9.
Le général Mathieu DUMAS , chef de l'état - major
général aux éditeurs du Précis des événements
militaires.
Vous m'avez souvent pressé , citoyens , de m'expliquer
sur la continuation de l'Essai historique , publié
Sous le titre de Précis des événements militaires , et
je ne doute pas que vous n'ayez pressenti les motifs de
mon silence...!
J'avais fort à coeur de remplir la tâche que je m'étais
imposée , et de terminer le précis de la campagne de
1799 ; mais rappelé dans ma patrie par le réparateur
de tant d'infortunes publiques et privées , ayant obtenu
si tard l'avantage de partager les travaux et la gloire
de mes anciens compagnons d'armes , et l'honneur ide
rentrer dans leurs rangs , j'ai dû m'abstenir d'écrire ;
j'ai donné tout mon temps , tout mon zèle à mes dePRAIRIAL
AN IX. 389
voirs , et de cours instants de loisirs aux importantes
observations qu'offraient à mon esprit , et le moral des
armées , et de grandes scènes toutes nouvelles , et ,
pour ainsi dire , un seul et nouveau théâtre formé
de tous ceux qu'avaient illustré les campagnés précédentes.
- Avant d'oser entreprendre de fixer pour les regards
de la postérité ce glorieux et prodigieux dénouement ,
il faut mesurer ses forces , rassembler les pièces authentiques
, recueillir les matériaux qui existent , créer ,
pour ainsi dire , ceux qui n'existent point encore , soit
en obtenant des acteurs les plus célèbres , les lumières
nécessaires pour répandre un plus grand jour sur les
plus savantes combinaisons , soit en arrachant aux ta
lents modestes , au dévouement civique , les détails qui ,
mis à leur place , donnent le secret des plus grands
événements , et sont une source pure et féconde d'intérêt
et d'instruction .
"
Ainsi , quoique je me propose de présenter un second
tab'eau des campagnes de l'an 8 et de l'an 9 ( 1800 et
1801 ) , et que je me défende avec peine du desir
d'écrire des commentaires historiques sur toute la suite
des campagnes de la guerre de la révolution , je me
bornerai , pour ce moment , à achever les deux numéros
qui doivent ( en y comprenant une table des matières
raisonnée ) compléter l'Essai historique sur la campagne
de 1799 .
pas
«Je ne tarderai à vous en adresser le manuscrit.
Salut et considération distinguée.
Signé , MATHIEU DUMAS.
32
Le C. Jean Debry , membre du tribunat , est nommé
préfet du département du Doubs , en remplacement
du C. Marson , appelé à d'autres fonctions.
Le C. Victor Moreau , membre du conseil général du
département de la Seine , est nommé maire du cinquième
arrondissement de Paris , en remplacement du C. Delafrenaye
, décédé .
Le C. Montalivet , ex - maire de Valence , est nommé
préfet du département de la Manche , en remplacement
du C. Magnitot.
390
MERCURE DE FRANCE ,
"
Le C. Tessier a rendu compte , à l'Institut , de l'état
du troupeau de Choisi , acheté en Espagne par le C.
Gilbert , et maintenant établi dans une bergerie nationale
à Perpignan . De la comparaison qu'il a faite
avec le troupeau de Rambouillet dont la race a été
transplantée en France dès 1786 , il résulte que des
bêtes de même âge et de même sexe , de ce dernier
troupeau , ont plus de taille , plus de grosseur , et une
laine plus longue et mieux fournie , quoique aussi fine
que celle du troupeau de Perpignan. Le Ĉ. Tessier en
conclut que la race , loin d'avoir dégénéré dans nos
climats , s'y est perfectionnée. Vérité importante ,
puisqu'elle nous assure un moyen de prospérité pour
notre agriculture et nos fabriques.
Le C. Soufflot , neveu de l'architecte de ce nom ,
qui a construit le Panthéon , est mort. Il est remplacé
par le C. Rondelet , dans les fonctions d'architecte
de cet édifice .
Les arts ont perdu Noel Lemire , graveur célèbre
natif de Rouen.
La paix a été conclue , le 8 mars dernier , entre sa
majesté Danoise et la régence de Tunis.
Dans sa séance générale du 5 floréal , l'Institut national
a nommé le C. Sage à la place vacante par la mort du
C. Darcet , dans la section d'histoire naturelle et minéralogie.
Dans cette séance , a reparu , pour la
première fois , au milieu de ses confrères , le C. Do
lomieu .
Le préfet de l'Ourthe a écrit au maire de Spa , que
désormais rien n'empêchait les étrangers de se rendre
aux eaux célèbres , qui font la richesse et la réputation
de cette commune . La magnificence des salles d'assemblées
, la beauté des hôtels , l'élégance des ameublements
, tout y assure les mêmes avantages et les
même plaisirs qu'autrefois .
-
LA famille de Demoustier a confié l'édition des OEOEuvres
de ce poète à ses quatre meilleurs amis , les CC .
Legouvé , Campenon , Collin-d'Harleville et Roger.
/
PRAIRIAL AN. I X. 39r
Le C. A. D. Duquesnoy , vient de publier , en français
? un ouvrage , ayant pour titre : Aperçu statistique
des états de l'Allemagne , sous le rapport de leur
étendue , de leur population , de leurs productions , de
leur industrie , de leur commerce et de leurs finances ;
par Jean Daniel Albert Hoeck , conseiller de justice du
roi de Prusse , et directeur de police à Schwabach .
-An 9. De l'imprimerie de la république.
Cet ouvrage se trouve à Paris , chez Henrichs , libraire
, rue de la Loi , n.º 1231 , à l'ancienne librairie
de Dupont , et chez Treuttel et Würtz , libraires , quai
Voltaire , n.º 2.
2
J'ai pensé , dit l'éditeur , dont la vie semble consacrée
aux actions bienfaisantes , et le talent aux ouvrages
utiles , qu'il était bon de faire connaître ces
tables à ceux qui s'occupent de statistique en France ;
c'est tout à la fois un modèle à leur offrir et un
encouragement à leur donner. - Si de simples citoyens
entreprennent et achèvent de tels travaux , si les Állemands
et les Anglais ont publié de leur patrie des
descriptions si exactes et si détaillées , que ne doit-on.
pas attendre des Français qui étudieront la leur ?...
J'espère que nous aurons un jour , sur la France , un
travail de cette nature , mais plus complet et plus
méthodique . La France est si bonne à étudier , ses
richesses sont si grandes en tout genre , les hommes
et les choses Ꭹ .valent tant , qu'on augmente ses jouissances
et son bonheur , et qu'on sent redoubler soa
patriotisme à mesure qu'on la connaît mieux.
"
Il appartient au C. Duquesnoy d'exciter le vrai patriotisme
par de si nobles moyens , et de rendre l'honneur
à ce mot tant profané. Nous avons vu des patriotes
étudier la France , mais comme le brigand étudie la
maison qu'il ravage , pour pilier et détruire.
On trouvera dans l'ouvrage du conseiller Hoeck ,
tout ce qu'il est possible de savoir en fait de statistique.
Aucun détail n'est épargné ; l'on conçoit que
Icette sorte de travail est tout à fait propre aux Allemands.
Il permet de tout dire : il exige que l'on soit
long et même minutieux. On y cite les 9787 boeufs
les 8452 moutons , etc. etc. , que nourrissait la Bohême
en 1771. On y voit qu'en 1782 , on comptait , dans le
392 MERCURE DE FRANCE


pays au dessus de l'Ens , 36,257 fileurs de lin et de
chanvre , etc. Peut- être il sera difficile aux Français
de s'astreindre à des supputations si rigoureuses ; mais
peut-être aussi la plus grande utilité de la statistique
ne le demande pas , et plutôt en dispense. Trop de
détails amènent confusion d'idées et perte de temps.
Mais on ne saurait trop encourager la science des faits
et des localités , dans un pays dont le plus grand tort
fut toujours de ne pas apprécier dignement ni ses
voisins , ni surtout lui - même .
Lorsque Boileau avait publié une pièce de vers , il
demandait à tous ses amis : en a- t - on parlé ? Il croyait
que ce n'est pas la critique , mais bien le silence qui tue
les ouvrages, Si Boileau avait raison , le succès d'Atala
est complet. Les suffrages de plusieurs littérateurs , les
grossieres plaisanteries de quelques autres , lui ont assuré
une place qui doit assez flatter son jeune auteur.
Parmi les écrits qui contribuent aujourd'hui à entretenir
l'intérêt public pour cette aimable production , il faut
distinguer celui qui vient de paraître sous le titre d'Observations
critiques sur le roman intitulé Atala
"

par A. Morellet. Le nom célèbre de l'auteur , le ton décent
et mesuré de sa critique , la sévérité même de ses observations
, donnent un grand prix aux éloges qu'il
accorde. Après avoir suivi le roman , et relevé plusieurs
expressions qui lui paraissaient impropres , plusieurs
constructions qui lui paraissent vicieuses , le C. Morellet
termine par des conseils et des encouragements à l'auteur
d'Atala, pour la continuation du Génie du christianisme.
Que l'auteur d'Atala , dit- il , traite ce sujet avec
« le talent dont il est doué , et plus de sagesse et de
" simplicité de style qu'il n'en a mis dans son roman ;
qu'il peigne avec éloquence le , mal qu'ont fait à la
nation , et par- là même , au genre humain , ces tyrans
insensés qui ont détruit dans l'esprit du peuple tous
les sentiments religieux , base antique de sa morale ;
qu'il poursuive de son indignation l'insolence , de
quelques misérables qui , magistrats du peuple , ont
osé dire à une nation de trente millions d'hommes :
* Se vend à Paris , chez Denné jeune , libraire , rue Vivienne
, et chez les marchands de nouvautés.
་་ ་
Y
*
A
C
?
"
"
PRAIRIAL AN IX. 393
Vous avez des opinions religieuses et un culte , vous
abandonnerez ce culte et cette religion ; nous profanerons
vos autels , nous renverserons vos temples ,
" nous égorgerons vos prêtres ; et qui ont mis à exécution,
presque sans obstacle , ces horribles projets ; qu'il
" exécute ce plan , et j'applaudirai à ses efforts avec
autant d'intérêt et de chaleur qu'en pourra montrer
aucun admirateur d'Atala ; telle est ma profession
a de foi.
"
"
"
5 "
MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR.
Le ministre de l'intérieur a présenté , dans un rapport
fait aux consuls , les résultats du commerce extérieur
de la république pendant l'an VIII. Voici les.
- Considérations générales qui terminent ce rapport.
La première réflexion qui se présente à l'examen de
notre bilan commercial de l'an VIII , naît du rapprochement
des importations avec les exportations.
Les importations se sont élevées en totalité à une
valeur de 325 millions 116 mille francs , tandis que
nos exportations n'ont monté qu'à 271 millions 575
mille francs , ce qui présente une différence en moins ,
pour l'exportation , de 53 millions 541 mille francs.
Il convient d'analyser particulièrement les causes de
cette différence..
Quant aux importations , on aperçoit que nos achats
en sucres et cafés ont été beaucoup plus considérables
que les années précédentes ; en effet " nous n'avions
tiré de l'étranger , en l'an VII , que 16 millions pesant
environ de sucres , et près de 6 millions pesant de cafés
tandis que les quantités de ces denrées , reçues en l'an VIII,
s'élèvent pour les sucres à plus de 32 millions pesant ,
et pour les cafés à près de 15 millions pesant . Cette
augmentation considérable dans nos achats en denrées
coloniales , est une première cause de l'accroissement
de nos importations en même temps qu'elle est une
suite de l'effet de la loi du 9 floréal an VII , qui a permis
l'introduction des sucres raffinés précédemment prohibés
, et qui a diminué les droits sur les cafés.
"
D'un autre côté , on remarque que les matières premières
de l'étranger , telles que coton , laine , chanvre
et lin , ont été recherchées pour nos manufactures ; ce
.394 MERCURE DE FRANCE ;
*
qui est justifié par les faits , car l'importation de ces
objets qui n'avait été pour l'an VII que d'une valeur
de 96 millions environ , s'est élevée pour l'an VIII à
plus de 133 millions..
Cette seconde cause du surhaussement de nos importations
peut être attribuée à une plus grande activité
de nos manufactures , et fait espérer une exportation
prochaine plus considérable que les années précédentes ,
des produits de l'industrie nationale .
Quant aux exportations , on distingue , en l'an VIII
une diminution sensible , comparativement à l'an VII ,
dans la vente de nos eaux - de-vie et de nos vins , particulièrement
de ceux de Bordeaux .
Ces exportations qui avaient été , en l'an VII , de 60
mille muids d'eaux - de - vie et de 220 mille muids de vins
de Bordeaux , n'ont été , en l'an VIII , que de 46 mille
muids pour les eaux-de -vie , et de 128 mille muids pour
les vins de Bordeaux .
Cette diminution dans le débit de nos vins et eauxde-
vie , est due aux approvisionnements considérables
en ce genre que l'étranger avait faits les années précédentes
, et à l'écoulement desquels la guerre maritime
et continentale a dû nécessairement apporter de grands
obstacles.
Avant de terminer cet examen du commerce national
en l'an VIII , observons que la valeur totale des
prises faites sur l'ennemi , et amenées dans nos ports ,
se monte , pour cette année , à 29 millions 201,000 fr.
Cette valeur totale de 29 millions de prises nous étant
entièrement acquise , la république n'a rien à payer pour
cet objet à l'étranger.
Ajoutons seulement que cette somme est bien inférieure
à celle des années précédentes , et que cette diminution
est due à l'abrogation de la loi du 29 nivose
an VI , dont les dispositions relatives à la course multipliaient
, pour l'avantage des armateurs , et au détriment
du commerce national , la facilité des prises maritimes
faites en grand nombre , et sans aucun danger,
sur nos propres vaisseaux .
En définitif , si des circonstances passagères , et qui
tenaient essentiellement à notre situation politique , ont
influé en l'an VIII sur l'état habituel de notre commerce ,
PRAIRIAL AN IX.
395
le retour de la paix continentale rétablira bientôt l'équilibre
, et des dispositions économiques sagement combinées
et appropriées à notre nouvelle position , achèveront
de rendre au commerce national son ancienne
splendeur , qu'il a momentanément perdue par l'effet
inévitable des crises révolutionnaires.
SUITE de la Statistique du département de
la Nièvre.
Routes.
Le défaut de communications actuelles se fait sentir
aussi sur terre. Le département de la Nièvre pourrait
être un des plus commerçants , graces à son territoire et
à son heureuse position ; mais la difficulté de faire circuler
ses produits est extrême.
"
Une seule grande route , celle de Paris à Lyon , côtoyant
la Loire et l'Allier' traverse l'extrémité occidentale
du département , sur une longueur de 194 kilomètres
et demi , encore cette communication sera - telle
bientôt interrompue , si elle n'est promptement
réparéé. Elle exige aussi la confection du pont en pierres ,
commencé sur la Loire , à l'aspect de Moulins .
De onze routes reconnues nécessaires à ce département
, les unes sont plus ou moins ouvertes , les autres
dégradées et presque impraticables .
Minéralogie.
Le département de la Nièvre est extrêmement riche
en productions minéralogiques . On connait beaucoup
de ses mines de fer ; un plus grand nombre est encore
ignoré, à cause du peu de méthode et de constance qu'on
a mis dans les recherches et dans les fouilles. La qualité
varie elles sont plus ou moins riches plus ou
moins chaudes , plus ou moins réfractaires ; l'art consiste
dans le mélange.
:
T
Les montagnes du Morvand sont généralement granitiques.
A mesure qu'on s'éloigne de Château- Chinon
et qu'on approche de Clamecy , on trouve une pierre
calcaire plus tendre , jusqu'à ce qu'on arrrive au pays
396 MERCURE DE FRANCE ,
de craie , qui s'étend vers Courson , Auxerre et Joigny
et règne dans les départements de l'Aube et de la
Marne.
Les citoyens Droit et Guilleraut ont reconnu dans
ces montagnes des mines d'or , d'argent , de cuivre ,
de pyrites sulfureuses , de l'antimoine , de l'étain , des
pierres transparentes de diverses couleurs.
On trouve encore dans ce département des carrières
de gypse , de sablon blanc quartzeux , des argile's
propres à faire de la porcelaine , et d'autres plus communes
, des carrières de marbre , de grès , et de pierres
meulières ; beaucoup d'autres qui fournissent d'excellents
matériaux pour toutes sortes d'édifices . On y
compte neuf mines de métaux , on fossiles combustibles
, dont plusieurs galeries considérables , telles que
celles de Chitry , Champelemant , Sancy et Crieure ;
les mines de houille de la commune la Machine , etc.

Eaux Minérales .
Aussi rencontre- t- on beaucoup de sources d'eaux
minérales. On distingue celles de Pougues , Saint- Parize
et Saint - Honoré ; mais le naturaliste , le chimiste et
le médecin ont encore de précieuses recherches à faire
dans tout ce département.
Les eaux de Pougues sont les plus fréquentées : la position
de cette commune , qui est des plus riantes , les édifices ,
les promenades que l'art a bientôt ajoutés aux beautés
naturelles , lui ont sans doute valu cette préférence.
Les eaux de Saint - Parize ont les mêmes propriétés ; mais
elles sourdent dans une espèce de mare d'un accès
difficile , éloignée des habitations.
Les eaux thermales de Saint - Honoré , ont le désavantage
d'être situées dans un lieu agreste et solitaire
. Cependant de nombreuses expériences ont démontré
leur utilité. Ce serait un établissement digne
d'un gouvernement ami de l'humanité , celui qui ferait
valoir un trésor jusqu'ici presqu'inconnu , ou négligé.
Dans un site élevé , près de bois immenses , on y jouirait
de l'air le plus pur , d'un riche et vaste horizon .
Agriculture.
La société libre d'Agriculture de notre départe1
PRAIRIAL AN I X.
1
397
ment travaille à dresser le tableau de tout ce qui intéresse
ce premier des arts . Voici seulement un aperçu
général de nos ressources :
"1
La surface totale est de 686,619 , 18 hectares ;,
( 1,345,300 arpenis forestiers ) , Les bois en occupent les
335 millièmes , les deux autres tiers sont terres lar ,
bourables , prairies , vignes , étangs , etc. Ensoustrayant,
les terrains vagues , les rivières et les routes , il reste
environ 450 mille hectares à l'agriculture , dont 300
seulement sont ensemencés chaque année ; l'usage est
encore de laisser les terres en jachères , une année sur ,
trois.
Dans le haut Morvand , où le sol est froid et
aride , une grande partie des terres ne sont cultivées
qu''uunne fois en 8 ,. 10 ou 12 ans. Fécondées par les cendres
de fougeres , de genêts et de genièvres , elles produisent
du seigle ; une seule récolte les épuise. Les
terres meilleures donnent très - peu de froment ; mais
du seigle , du sarrasin , d'excellentes pommes de terre
des navets , de l'orge - riz . La nourriture des habitants
est donc très -chétive ; toutefois l'habitude de ces mets
grossiers , leurs moeurs antiques éloignent d'eux l'inquiétude
et la plainte.
Le reste du département n'est pas aussi ingrat. On
distingue spécialement les terres appelées Chambonnage
, sur les bords de la Loire et de l'Allier , et le pays
connu sous le nom d'Amognes , Ailleurs , on récolte
le froment , dans le rapport de 4 à 1 , des seigles
des orges et des avoines de bonne qualité. Cependant
il faut toujours recourir aux départements du
Cher de Saône et Loire . '
On ne cultive pas le lin ; le chanvre y réussit , et
particulièrement à Cosne .
7 1
L'agriculture est négligée ; plusieurs causes y contribuent.
L'exploitation des forêts , la fabrication des'
fers présentent aux habitants des bénéfices moins variables.
Pour améliorer les terres , il faudrait de grandes
avances , des essais pénibles et coûteux , des bras surtout
; et les bras et l'argent sont aujourd'hui tresrares
.
Les foins et les pâturages sont en assez grande quantité
; ceux de la Nièvre , de l'Arron et de l'Yonne.
398 MERCURE DE FRANCE ,
passent pour les meilleurs ; mais les prairies sont mal.
distribuées ; des récoltes précieuses sont perdues , faute
de moyens de transport. On ne voit presque point
de prairies artificielles.
Les vignes sont plantées de deux manières , en treilles.
et par hattes , que sépare un petit sentier , appelé
biez. Elles sont en petit nombre , et bien travaillées ;
les vins sont sans qualité , et se consomment dans le
pays.
On a vu combien ce département était riche en bois.
Qu'il suffise d'observer que plus de 15 mille hectares
sont dévastés .
Etablissements nationaux et particuliers ; manufactures
et commerce .
L'établissement des forges nationales de la marine à
Guérigny , est unique dans son genre , et l'on sait
combien il est important . Les citoyens Masson et Babaud-
la - Chaussade le créèrent et le firent valoir jusqu'en
1780 , pour leur propre compte . A cette époque ,
le gouvernement en fit l'acquisition . Il est divisé en
six sections , connues sous les noms de Guérigny , Demeurs
, Cosne , Lavache , Frasnay , et des Bordes , qui
ont chacune leurs attributions particulières. Les fabrications
, quelque considérables qu'elles soient ,
peuvent être augmentées , et les dépenses beaucoup
réduites. Le manque d'eau fait chômer les usines pendant
4 à 5 mois ; cet inconvénient est réparable , soit
en multipliant les réservoirs , soit en économisant l'eau
elle - même. Des soufflets cylindriques , dont une partie
suffit pour trois , quatre et cinq feux , ont déja permis
de supprimer des roues à eau , dans la même proportion
. On pourrait rétablir les étangs d'Entrains , desséchés
en exécution des lois révolutionnaires.
La fonderie nationale est aussi susceptible d'amélio
rations. Construite en 1792 , à un kilomètre nord de
Nevers , sur la Nièvre , et à portée de tous les matériaux
nécessaires , elle ne donne que 100 canons par an
et pourrait en , donner au-delà de 350. On établirait
avec peu de dépense , dans l'enceinte de la fonderie ,
un arsenal pour la construction des affûts de canon
de la marine.
1
PRAIRIAL AN IX. 399
On trouve dans le département une foule de manufactures
particulières ; vingt - deux haut - fourneaux pour
convertir les minérais en fonte ; des aciéries où se.
fabriquent toutes sortes de marchandises ; une superbe
manufacture de boutons et d'armes blanches ; quatorze
de faïences ordinaires ; trois verreries , autrefois trèsactives
, etc. Cosne vante encore sa coutellerie ; elle
en faisait un trafic considérable . Le commerce se
soutient par les bois de chauffage , de marine et de
construction , les charbons de bois et de terre , les cuirs
de Cosne , Clamecy , etc. les poissons et les plâtres
les bestiaux de toute espèce .
La manufacture de l'hospice général de Nevers , offre
surtout un contraste frappant avec son ancien état de
crédit et de prospérité. Tout a presque disparu , et son
travail en bure , et sa belle filature de cotons , et sa
tisseranderie , etc.
Deux autres sont totalement tombées ; l'une de ferblanc
, près le pont Saint - Ours , sur la Nièvre ; l'autre .
de draps à Château - Chinon.-
Canaux projetés.
Le tableau raccourci des ressources que présentent
le sol et l'industrie du département de la Nievre , l'exposition
fidelle des besoins qu'il éprouve , amènent
naturellement quelques vues sur un des principaux
moyens de réparer ce qu'il a perdu , d'assurer ce qu'il
possède , de lui donner même ce qu'il n'eut jamais .
"
La France rendue navigable , en multipliant les canaux
et facilitant le cours des rivières qui arrosent
ce beau pays , est un digne objet de l'ambition du
gouvernement. Le département de la Nièvre exige particulièrement
, et facilite à la fois ces importants travaux.
Le détail de ses rivières , l'avantage de sa po-"
sition , ont dû le faire préjuger . Aussi une foule de
projets se sont- ils succédés depuis longtemps . On
a senti , par exemple , de quel avantage il serait d'unir ,
par
le secours des canaux deux fleuves au centre de
la France ; et les étangs d'Arron ont aussitôt donné)
l'idée d'établir une communication entre la Seine et'
la Loire. Le canal de Cosne , imaginé plus heureuse - ´
ment encore , devait joindre la Loire et l'Yonne.

"
400 MERCURE
DE FRANCE
,
)
&
Près de cinq millions ont été dépensés pour un au̟-
tre canal , le plus important au département de la
Nièvre , le plus convenable à l'exploitation de ses
forêts. Ce canal , dit de Nivernais , alimenté principalement
par les étangs de Vaux et de Baye , ouvert
à Châtillon , capitale du ci - devant Baizois , y devait
prendre les bois qui auraient afflué dans l'Arron , les
conduire jusqu'à l'Yonne ; delà ils fussent descendus à
Clamery , lieu où les bois du haut Morvand sont mis
en trains pour Paris . Aucune partie de ce canal si précieux
n'a été achevée ; les constructions premières sont
vicieuses , mais répárables . Les motifs les plus puissants
se réunissent pour qu'une pareille entreprise ne'
reste pas imparfaite , et par - là inutile et même nuisible.
" On ne saurait trop desirer l'exécution du canal de
Nevers , projeté par le citoyen Nazeret , pour unir à
la Seine la Loire et l'Allier , par le Beuvron et l'Yonne.
Conduit depuis le bec d'Allier jusqu'à Clamecy , il
traverserait le département sur une longueur déve
loppée de 70 à 71 kilomètres , dans une partie riche
de forêts et de mines . Il faciliterait le commerce d'une
foule d'objets et par un grand nombre de contrées . On
n'aurait pas à craindre une disette d'eau , qui pût arrêter
la navigation .
Un canal d'embranchement , qui réunirait ces deax !
canaux à moitié de leurs cours , et passerait par les
Etangs d'Arron ; un quatrième qui remplacerait le che
min délabré des mines de houille de la Machine , ne i
laisseraient rien à souhaiter à ce département pour les
communications par eau.
Errata du numero XXII. — Page 247 , ligne 14
qu'ils embellissent tous , lisez tout ; p. 252 , lig. J40 /
moins de sensibilité et d'égoïsme , bis. et plus d'égqismetja
p . 254 , lig.225 , comme la pauvreté , lis . comme lat
probité; p . 263 , lig. 2 , et du début d'un auteur', lis ."
d'un acteur ; p . 264 , lig . dernière , pour excuser ,
faire excuser ; p . 267 , lig . 16 , Pandiark , lis . Pondiak ;
p. 273 , lig. 12 , Jean Kong , lis. Jean Long ; p. 277,1
lig. 31 , devait être austère , lis. devenait austère.
སུ་ ོན lis.
MERCURE
SEINE
( N.° XXIV. ) 16 Prairial An 9
DE FRANCE.
LITTÉRATURE.
IMPRÉCATIONS DE DIDON MOURANTE.
FRAGMENT d'une nouvelle traduction en
vers , par le C. HYACINTE GASTON * .
N. B. Mercure vient d'apparaître en songe à Énée.
LEE
Héros s'épouvante ; il s'arrache au sommeil ,
Et , de ses compagnons , va presser le réveil .
"
Amis ! que dans les airs la voile se déploie.
" Un Dieu parle ; volez , nobles enfants de Troie ,
J'avais interrompu mon travail depuis quelques années,
attendant toujours , mais inutilement , la traduction de J.
Delille. Je lui écrivis , en lui envoyant mes six premiers
livres , que je renonçais à mon entreprise . Il eut la bonté
de m'en dissuader ; mais je n'osais encore lutter contre un
rival aussi supérieur ; car , dans ce cas , l'amour - propre
même nous fait une loi d'être modeste. Mais Delille est
aujourd'hui occupé à composer plusieurs poèmes , et ne
nous laissera de l'Enéïde que quelques chants finis et des
fragments . J'oserai donc tenter de compléter la traduction
de ce beau poème , dont nos versions françaises ne donuent
pas même une idée. (Note du traducteur).
5
ceut
4 :
26
402 MERCURE DE FRANCE ,
*
• Hâtez -vous ; du destin , c'est l'ordre solennel .
Toi , qui , deux fois , pour nous abandonnas le ciel ,
Qui que tu sois , grand Dieu ! sous tes heureux auspices
" Nous marchons ; à nos voeux rends les astres propices ,
Et retiens le trident de Neptune irrité ! »
"
"
Il dit , et , balançant son glaive redouté ,
Rompt le cable noueux qui l'attache au rivage.
Tous brûlent de quitter cette funeste plage ;
Tous se pressent en foule , et , d'un commun effort ,
Ils lancent les vaisseaux , les arrachent au port ,
Le port est déja loin…….. et la rame bruyante
Entr'ouvre , à coups pressés , la vague blanchissante.
L'AURORE cependant , sort des bras de Tithon ,
Et d'un pourpre azuré teint le sombre horizon.
Au faîte du palais , sa lueur incertaine
Montre le port désert aux regards de la reine.
Elle voit s'effacer , dans le vague des airs ,
La voile des vaisseaux emportés sur les mers ;
Elle voit son malheur .... Pâle , désespérée ,
Elle meurtrit son sein , et sa main égarée
Arrache ses cheveux ... « Il fuit , dit - elle , hélas !
C'est donc pour m'insulter qu'il vint dans mes états !
Et le ciel l'a permis ! et mon peuple timide
N'ira point sur les mers attaquer le perfide !
Soldats ! qui vous retient ? Accourez , armez - vous !
La nuit seule avait pu le soustraire à vos coups !
Volez , tendez la voile , et fatiguez la rame ,
Prenez ces feux vengeurs , ils ont détruit Pergame.
—Où suis-je ? —Qu'ai - je dit ? —Frappe , cruel destin !
Il fallait le prévoir , malheureuse ! ... et ta main
N'eût pas offert un sceptre à l'ingrat qui t'outrage.
-Voilà donc ses serments ! voilà ce noble gage
D'une foi qu'il jurait en présence des Dieux !
-Est-ce là ce héros , ce Troyen si pieux ,
PRAIRIAL AN IX. .. 403
P
Qui porta , ( s'il en faut croire la renommée )
Et son père , et ses Dieux loin de Troie enflammée !
Que n'ai - je , de ma main , dispersé sur les flots ,
De son corps déchiré les coupables lambeaux !
J'ai pu dans un festin , justement homicide ,
Livrer le jeune Ascagne à sa faim parricide ;
De vengeance , à mon gré , je pouvais m'assouvir.
Qu'avais-je à redouter ? Condamnée à mourir ,
Je mourais ; mais du moins j'aurais eu quelque joie
A dresser mon bucher sur les débris de Troie ;
J'immolais en un jour , et ces princes sans foi ,
Et le fils , et le père , et tout son peuple , et moi.
SOLEIL , qui dois rougir d'éclairer le parjure ;
Et toi , reine des Dieux , témoin de mon injure !
Pâles Divinités , que les mortels tremblants
Invoquent dans la nuit , par de longs hurlements !
Hécate , Tisiphone ! ó. Parques infernales !
Exaucez de Didon les prières fatales.
Je n'implore que vous à mon dernier soupir ;
Vous êtes mes seuls Dieux ....Pourriez-vous me trahir !
A travers les dangers , si le maître du monde
Guide enfin vers le port sa flotte vagabonde ,
Ah ! du moins , puisse - t - il , de remords agité ,
Sur la terre et sur l'onde errant , persécuté ,
D'un peuple belliqueux éprouver la vengeance !
Puisse-t- il , loin d'un fils , son unique espérance ,
Voir périr ses amis , et mendier la paix
Sans obtenir le trône où tendent ses forfaits !
Et puisse , avant le temps , rebut de la nature ,
Son corps , dans un désert languir sans sépulture !
Dieux vengeurs ! de mon sang je vais sceller mes voeux.
Vous , braves Tyriens , sur ses derniers neveux ,
Epuisez les efforts d'une haine immortelle.
404 MERCURE DE FRANCE ,
Poursuivez , terrassez une race infidelle ;
Appaisez , par leur sang , mes mânes irrités ;
Les détruire ou périr , voilà vos seuls traités .
Parais , sors de ma cendre : ô toi qui , dès l'enfance ,
Sens tressaillir ton coeur au cri de la vengeance !
Va , porte dans leur camp la mort et la terreur :
Héritiers de ma haine , au gré de ma fureur ,
Armez-vous sur les mers , armez-vous sur la terre .
Que la guerre entre vous renaisse de la guerre ;
Que les flots ennemis par nos flots soient pressés ;
Que les traits par les traits en l'air soient repoussés ,
Et qu'enfin mon courroux oppose d'âge en âge
Aux enfants d'Ilion les enfants de Carthage !
LE PRINTEMPS.
DEJA
ROMANCE.
ÉJA tout renaît à la vie ;
L'Hiver au loin fuit en courroux :
Déja , sur la terre embellie ,
Phébus lance un rayon plus doux .
Autrefois ma muse légère
Eût chanté ces heureux instants .
On m'aimait.... j'ai cessé de plaire ,
Et je n'aime plus le Printemps.
FLEURS qui me rappelez Adèle ,
Jeunes roses , myrtes chéris !
Je ne vous cueille plus pour elle .....
Pour moi vous n'avez plus de prix.
Berceaux riants , dont le feuillage
Sert d'asile aux heureux amants ,
Que faire seul sous votre ombrage ? ....
Non , je n'aime plus le Printemps .
PRAIRIAL AN IX. ´ 405
LORSQUE l'alouette légère ,
Du matin chante la fraîcheur ,
Son chant joyeux me désespère ,
Je suis triste de son bonheur .
Du tourtereau , tendre et fidelle ,
J'aimerais encor les accents ;
Mais je n'ai plus de tourterelle. !
Non , je n'aime plus le Printemps.
QUATRA I N.
R.
De plaire un jour sans aimer j'eus envie ;
Je ne cherchais qu'un simple amusement .
L'amusement devint un sentiment ,
Le sentiment , le bonheur de ma vie.

Par feue Mme de BOUFFLERS.
VERS adressés à un portrait.
Absente de Damon , de ma douleur profonde
Quelques moments du moins tu charmeras l'ennui ;
Mon amant me tient lieu de tous les biens du monde ;
Toi seul me tiendras lieu de lui.
ENIGM E.
Par la même.
Le mystère en amour a pour moi mille attraits ;
Ainsi , m'enveloppant dans des voiles épais ,
Je fuis et me dérobe aux mortels que j'enflamme .
Ce manége coquet aiguillonne leur ame.
Tous , bouillants de desirs , s'élancent sur mes pas ;
Mais, pour un qui m'atteint , j'en connais un grand nombre
Qui , croyant me saisir , ne saisit que mon ombre ,
Et me voit où je ne suis pas.
406 MERCURE DE FRANCE ,
LOGOGRIP HE.
Je n'aime point le bruit ; je visite le sage.
On me cherche toujours , on m'atteint rarement.
L'homme qui me poursuit s'abuse à tout moment ,
Et me préfère à mon image.
Des huit pieds qui forment mon nom
Si vous dérangez la structure ,
Il ne faut pas vous mettre à la torture ,
Pour y trouver bientôt une saison.
Un arbre toujours vert ; le mot dont on appelle
Le quartier de Paris qu'on dit le plus ancien .
Un terme de mépris que vous connaissez bien .
Ce tissu delicat , sous les doigts d'une belle ,
Courant avec légèreté.
Un adverbe de lieu ; plús , certaine habitude
Qu'on a prise souvent , sans s'en être douté ;
Puis encor le séjour de la béatitude .
Je peux enfin , sans blesser la pudeur ,
Offrir à votre esprit de l'amoureux mystère ,
Le confident secret , l'heureux dépositaire ,
Qui , des époux , signale le bonheur,
Mots de l'Enigme , du Logogriphe et de la
Charade insérés dans le dernier Numéro.
Le mot de l'énigme est écran.
Le mot du logogriphe est brochet , où l'on trouve
broche , rochet , roche , roch,
Le mot de la charade est pinson ,
$
PRAIRIAL AN IX. 407
TRADUCTIONS et imitations de quelques
poésies d'OsSIAN , par Ch . ARBAUD DE
JOUQUES. Paris , chez Ch. Pougens , imprimeur-
libraire .
C'EST une opinion généralement reçue en
Angleterre , et qui ne serait pas combattue en
France , si les discussions littéraires les plus indifférentes
n'y devenaient souvent des querelles
de parti , que les poésies publiées sous le nom
d'Ossian , sont l'ouvrage du docteur Macpherson .
Il paraît prouvé , par une foule de circonstances
réunies , qu'il avait entendu chanter , dans les
montagnes d'Ecosse , d'anciennes romances qu'une
tradition superstitieuse attribuait aux bardes calédoniens.
Il recueillit ces chansons de l'amour et
de la mélancolie , d'autant plus chères à ses concitoyens
, qu'ils y trouvaient des aïeux poétiques
qui flattaient leur orgueil , et que ces chants
fabuleux se liaient à l'histoire de leur patrie :
Macpherson vivait dans les lieux qui les avaient
inspirés . Il consulta les préjugés , le sentiment
et les souvenirs ; et des traditions confuses qu'il
avait eu l'art d'interpréter et de lier ensemble ,
il composa des pièces entières et des fragments
qu'il publia , comme des poésies galliques , dé-
Couvertes dans un vieux manuscrit. Telle est du.
moins l'opinion la plus vraisemblable et la plus
accréditée .
On peut supposer qu'en mettant son ouvrage
sous la protection d'un nom sans ennemis , Macpherson
n'avait eu d'autre projet que de se dérober
à la critique jalouse des siens. Mais le succès
408 MERCURE DE FRANCE ,
prodigieux de cette fraude innocente , déconcerta
les espérances mêmes de son auteur . Il avait tellement
multiplié les protestations , sa franchise et
sa probité littéraires étaient si fort compromises ,
que son honneur devint , pour ainsi dire , complice
de sa faiblesse , et qu'il fut obligé de soutenir
un mensonge pour n'être pas convaincu de
mauvaise foi . D'ailleurs , il avait compté sur l'esprit
systématique de son siécle et la vanité nationale
de ses compatriotes. L'orgueil écossais ne
l'aveuglait pas au point de lui faire promettre
aux poèmes de Carthon et de Témora , le sort
de l'Iliade et de l'Odyssée . Mais il se flattait avec
raison que , sous le nom d'Ossian , il passerait toujours
pour un génie antique et original' ; tandis
qu'en reprenant celui de Macpherson , il s'exposait
au dépit
dépit et à l'humeur de tous ceux qu'il
avait trompés. Il persista donc dans le parti qu'il
avait pris et quoique démenti par Johnson , mal
défendu par Blair , et décrédité chez tous les littérateurs
anglais , il jouit encore , parmi les étrangers
, d'un succès surpris , mais que le mérite de
ses compositions peut en partie justifier.
On m'a raconté que , dans les environs de Marseille
, le peuple des campagnes conserve encore ,
et répète , sans les comprendre , des chants où les
érudits ont cru reconnaître l'ancienne langue des
Phéniciens . On assure même que cês chants paraissent
liés aux fables historiques , où , si l'on
veut , à l'histoire fabuleuse de ces siècles reculés .
Qui sait si quelque Macpherson provençal , en rassemblant
les lambeaux épars de ce canevas obscur ,
et surtout en les couvrant d'une broderie , antique
à la moderne , n'enrichira pas un jour la littérature
d'un poème où les amateurs trouveront réunis
PRAIRIAL AN IX. 409
Je style de Sanchoniaton et la verve pindarique
de M. de la Visclède et de M. Dulard? Je serais
bien fâché , qu'à cette occasion , Marseille perdît
son origine grecque , dont Voltaire faisait beaucoup
de cas , et que l'Epopée phénicienne dégoûtât
ses habitants de la poésie latine , qui a consacré
leur ancienne illustration . J'aime à répéter ces jolis
vers de Barthe , composés sur nos rivages pittoresques
:
4
Ici , dis -je , à travers les eaux ,
Des Grecs , pour fonder ma patrie ,
Vinrent , du fond de l'Ionie ,
Fixer l'ancre de leurs vaisseaux .
Ici , ce peuple redoutable ,
Ces fiers Romains ont respiré ;
Ici Milon a soupiré ;
César foulait ce même sable.
De ces grands noms , de ces héros ,
J'occupais mon ame attendrie ;
Et cependant le bruit des flots
Interrompait ma rêverie.
}
Mais en attendant les discussions et les systèmes
littéraires , que produiront peut- être les chansons
phéniciennes des environs de Marseille , je reviens
aux poésies de celui que l'enthousiasme de ses admirateurs
a surnommé l'Homère écossais . Les probabilités
que j'ai rassemblées sur l'origine de ces ouvrages
, ne donnent point de certitude , au lieu que
le talent de l'auteur , quel qu'il soit , ne saurait
être contesté .
Ossian est le chantre de la mélancolie et de la
valeur . On a remarqué que ses images , ses expres❤
sions même ont un charme secret pour les hommes
d'un grand caractère , d'une imagination forte et
410 MERCURE DE FRANCE ,
d'un esprit élevé. Il a donné l'idée d'une mytho
logie nouvelle , moins riante et moins variée que
celle des anciens , mais capable des plus grands.
effets , si elle était employée par un poète qui
ré nît le goût au génie . Je ne suis donc ni surpris
ni fàché qu'après les chef- d'oeuvres de la Grèce et
de Rome , après ceux des siècles de Léon X et
de Louis XIV , nos jeunes littérateurs étudient
encore les poèmes d'Ossian , et cherchent de nouvelles
couleurs pour peindre la nature . Un barde
calédonien ne doit pas l'avoir vue , comme le poète
errant sur les bords de la mer Egée , ni comme
celui dont les vers enchantaient le palais d'Auguste.
On ne trouve , dans les montagnes de l'Ecosse
, ni le vallon de Tempé , ni les rivages du
lac de Mantoue . Mais l'inspiration poétique habite
souvent les forêts et le désert ; elle s'enflamme à
l'aspect d'un ciel orageux et d'une mer menaçante
; alors elle produit des émotions d'autant
plus profondes , qu'elle peint des phénomènes plus
terribles , et qui s'offrent plus rarement à nos yeux ;
et c'est peut être une cause particulière de l'intérêt
qu'inspire la lecture d'Ossian dans les doux climats
de la France et de l'Italie .
Cependant il s'en faut de beaucoup que , dans
les deux pays , ses traducteurs aient obtenu le
même succès , quoique animés , sans doute , par
les mêmessentiments .-Letourneur qui aurait enrichi
notre littérature , s'il n'avait pas voulu la
dénaturer et la corrompre ; Letourneur , qui ,
après avoir préféré le fumier de Shakespear à
l'or de Corneille et de Racine , eut pourtant la
modération de ne pas proscrire Homère et Virgile
en faveur d'Ossian , en a donné , le premier ,
une version française sur la prétendue version de
Macpherson. C'est la seule qui soit littérale . Mais
PRAIRIAL AN IX.
1
411
si l'on veut trouver le rival des plus grands poètes ,
ou suivant une exagération plus étrange , le père
de la poésie pour tous les peuples du Nord , il ne
faut le chercher dans une traduction en prose,
pas
quoique celle-ci soit souvent égale au texte de
Macpherson.
Les imitations en vers , en donnent une plus.
haute idée . Quelques écrivains d'un goût trop exercé
pour chercher des modèles dans les poèmes d'Os
sian , en ont choisi les fragments les plus remarquables
par des beautés neuves et hardies , et les
ont embellis en les imitant . Mais aucun poète
français n'avait encore entrepris une traduction
complète et littérale , comme celle que possèdent
les Italiens.
ori- L'abbé Cesarotti , célèbre par des ouvrages
ginaux , tels que son Essai sur la philosophie des
langues , son Cours de littérature grecque , et
son poème intitulé La mort d'Hector , a cru ,
comme l'abbé Delille , que la traduction des grands
écrivains appartenait de droit à leurs rivaux. Après
avoir lutte contre l'orateur le plus éloquent de l'ancienne
Grèce , dans celle des harangues de Démosthène
, il a fait le même honneur au Messie
de Klopstock , et au recueil des poésies galliques
publiées par Macpherson . Il faut en convenir ,
personne n'a contribué plus que lui à la fortune
d'Ossian personne n'a donné un caractère plus
sauvage et plus fier , un style plus audacieux et
plus figuré , j'oserais dire même une physionomie.
plus originale et plus Erse , à l'ancien barde calédonien.
La langue harmonieuse et flexible de
l'Italie moderne a contribué sans doute au succès
de ses efforts . Cette langue si riche et si féconde
qui se plie à toutes les inversions , qui prend si
412 MERCURE DE FRANCE ;
facilement toutes les formes et tous les tons , a
produit en effet les meilleures traductions connues .
Nous n'avons rien à comparer à celle de Lucrèce
par Marchetti , à celle de Tite- Live par Nardi,
peut-être même à celle de Tacite par Avanzati :
mais celle d'Ossian , par l'abbé Cesarotti , jouit
encore d'une plus grande renommée ; elle a servi
de guide et de modèle aux littérateurs français
qui viennent d'exercer leurs talents dans une entreprise
semblable : et je soupçonne même qu'ils
ont consulté plus souvent la version italienne que
le texte anglais , ou , si l'on veut , la traduction
première de Macpherson .
Les essais que publie le C. Arbaud-de-Jouques,
m'ont inspiré cette idée , qui n'est pas démentie
par une lecture attentive des imitations du C.
Baour-Lormian . Les lecteurs vont en juger ; et
par un rapprochement facile , apprécier les deux
traducteurs français . Voici l'un des fragments
qui nous ont paru les plus dignes d'être cités :
CESAROTTI.
Vidi Barcluta anch' io , ma sparza a terra ,
Rovine , e polve : strepitando il foco
Signoregiato avea per l'ampie sale ,
Nè piu città , ma d'abitanti , muto
Era deserto : al rovinoso scrollo
Delle sue mura , avea cangiato il cluta
L'usato corso il solitario cardo .
Fischiava al vento per le vuote case
Ed affacciarsi alle finestre io vidi
La volpe , a cui per le muscose mura
Folta e lungh' erba iva striciando il volto .
Ahi ! di moina è la magion deserta ,
?
PRAIRIAL AN IX. 413
"
Silenzio alberga nei paterni tetti :
Sciogliete il canto del dolore , o vati ,
Su i miseri stranieri ; essi un sul punto
Prima di noi cadèro ; un punto poi
Cadrem noi pur , si cadrem tutti. O figlio
Dei giorni alati , a che le sale inalzi:
Pomposamente ? Oggi tu guardi altero
Dalle tue torri : attendi un poco , il nembo
Piomberà dal deserto ; ei gia nel vuoto
Tuo cortil romoreggia , e fischia intorno
Al mezzo infranto e vacillante scudo .
Ma piombi il nembo : e che sarà ? Famosi
Fieno i dì nostri ; del mio braccio il segno
Starà nel campo , e andrà il mio nome a volo
Su le penne dei versi ; alzate il canto ,
Givi la conca , e la mia sala eccheggi
Di liete grida. …… .
AR BAUD DE JOU QUE S.
Que la guerre est cruelle ! Hélas ! depuis sa chute ,
Mes yeux ont contemplé les restes de Barclute.
Ses murs , dans la poussière abattus et plongés ,
En d'informes débris avaient été changés.
Partout dans la cité , les flammes ondoyantes
Présentaient à nos yeux leurs traces effrayantes .
Le silence habitait dans le palais des rois .
L'herbe y croissait ; des cerfs la broutaient quelquefois ;
Ah ! de nos ennemis déplorons l'infortune.
Hélas ! nous les suivrons , telle est la loi commune ;
Eh quoi ? faible mortel , pour quelques courts instants
On te voit élever ces palais éclatants.
Aujourd'hui , de tes tours tu couronnes le faîte ,
Et dès demain , la mort descendra sur ta tête .
Mais Fingal la méprise , et son nom glorieux
Dans les chants exalté , volera jusqu'aux cieux, A
14
414 MERCURE DE FRANCE ,
BAOUR - LOR MI A N.
Elle n'est plus , cette cité superbe ,
Dont la splendeur remplissait nos déserts ;
Le sommet de ses tours s'élançait dans les airs ,
Et maintenant elle languit sous l'herbe;
Le deuil , le désespoir , les cris ,
Habitent son morne rivage :
J'ai vu moi - même ses débris :
Partout croît la mousse sauvage ;
Partout au souffle des autans
Frémit le chardon solitaire.
Quelques chênes encor vivants
Versent une ombre funéraire
Sur l'écume des noirs torrents.
Bardes , prenez vos harpes douloureuses
Entonnez les chants de la mort :
De ces héros éteints plaignez le triste sort ,
Et consolez leurs ombres malheureuses.
Ils sont tombés ; nous tomberons comme eux ;
Que le fatale erreur t'entraîne ,
Homme faible et présomptueux ?
Pourquoi ces palais fastueux ?
Le temps dans sa course incertaine
Traverse tes soins et tes voeux.
Aujourd'hui , rayonnant de joie ,
Du haut de tes superbes tours
Ton regard au loin se déploie ,
Et de ta plaine immense embrasse les contours :
Du voile des sombres annees
Demain tu dormiras couvert
Et dans ces tours abandonnées
Sifflera le veut du désert.
Braves guerriers , où sont vos pères ?
Dans les combats ces astres ont brillé ;
PRAIRIAL AN IX . 415

Et maintenant , ombres légères ,
De sa splendeur leur front est dépouillé.
Le bruit seul de leur renommée
Nous atteste qu'ils ont vécu .
Leur gloire cependant est partout imprimée ,
Et leur bras a toujours vaincu .
Puisqu'il faut succomber , laissons un nom célèbre,
Brillons après la mort d'un éclat lumineux : etc.
Il est aisé de reconnaître , par la comparaison
de ces trois morceaux , que le C. Arbaud-de-
Jouques , en visant à la force et à la précision ,
a détruit l'harmonie et l'effet . Le C. Baour-
Lormian a paraphrasé les idées originales ; mais
il y a plus de couleur , d'élégance , de mou
vement , et beaucoup plus de fidélité dans son
imitation.- Ces vers :
Du voile des sombres années
Demain tu dormiras couvert ;
Et dans ces tours abandonnées
Sifflera le vent du désert.
ont un caractère qu'on aime à trouver dans les
poésies ossianiques. Mais combien l'ensemble est
inférieur à la traduction de Cesarotti ! et combien
Cesarotti lui -même , à la fin de ce morceau ,
reste au dessous de Racine , qui a précisément
développé les mêmes idées dans ces vers fameux
!
Je puis choisir , dit-on , ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire ;
Mais puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau ,
Voudrais-je , de la terre inutile fardeau ,
Trop avare d'un sang reçu d'une Déesse
416 MERCURE DE FRANCE ,
1
'
Attendre chez mon père une obscure vieillesse ,
Et , toujours de la gloire évitant le sentier
Ne laisser aucun nom et mourir tout entier ?
Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
L'honneur parle , il suffit , ce sont- là nos oracles ; etc.
Je ne cite pas ces vers , que tout le monde
sait par coeur , pour montrer la prodigieuse supériorité
de Racine : elle n'a jamais été contestée ,
si ce n'est au théâtre de Londres et dans quelques
lycées de Paris * . Mais une vérité moins connue ,
et qu'on peut entrevoir en rapprochant les morceaux
cités , c'est que dans les plus heureuses
productions de cette littérature septentrionale ,
qu'on s'efforce de mettre en crédit , s'il est , par
hasard , quelques idées ingénieuses , quelques
mouvements poétiques , quelques pensées frappantes
de justesse et de vérité ; l'on est presque
sûr de les retrouver dans les ouvrages de nos
grands écrivains : et lorsque , outre les chef-d'oeeuvres
de l'antiquité , l'on a dans sa langue , dans
son pays , et même dans son siècle , des modèles
admirables en tout genre , il me semble assez inutile
d'en aller chercher aux îles Hébrides et dans
les marais de la Basse -Allemagne.
Je reviens aux essais du C ..Arbaud-de -Jouques
, et aux différentes imitations d'Ossian .
On a remarqué sans doute que Cesarotti
laisse derrière lui , à une grande distance , tous
* Comme il est juste de conserver au ridicule l'espèce de
renommée qu'il s'est acquise , c'est un devoir de rappeler
qu'un auteur français , très -fameux en Allemagne , entreprit
, il y a quelques années , de prouver que Racine était
un froid bel esprit , et Boileau , un plat écrivain ; il professa
cette doctrine dans le même lycée , où Labarpe dictait
les leçons de la saine critique , du goût et de la raison.
PRAIRIAL
AN 1X
<<
DAR
ces traducteurs plus ou moins fidelles qui semblent
l'avoir choisi pour guide : mais malgre ta
force et l'élevation soutenue de son style , il s'en
faut de beaucoup qu'il ait vaincu la monotonie
de l'original. Aussi , quoique son ouvrage ait marqué
sa place parmi les premiers poètes de son
siécle , les bons littérateurs, ne le regardent que
comme un monument singulier , et comme un
dépôt de toutes les richesses de la poésie italienne ,
dont il a varié à l'infini le rhythme , l'harmonie et
les mouvements. Le succès imparfait obtenu par
un talent si supérieur , avertit ceux qui n'ont pas
les mêmes ressources , qu'Ossian ne doit pas être
traduit en entier ; et nos écrivains les plus capables
de lutter avec Cesarotti , ont fait un meilleur
usage de leurs forces , en ne traduisant que
les fragments où respire un génie original , et
Jaissant à d'autres le stérile honneur de mettre en
rimes françaises toute la prose de Macpherson .
Cesarotti lui-même était bien près de reconnaître
cette vérité , lorsqu'il écrivait ces lignes remarquables
dans la préface de sa traduction . « On ne
-
doit point chercher dans Ossian , l'élégante pré-
« cision et le goût admirable de Virgile , la no-
«< blesse , l'élévation et la variété du Tasse , ni les
<< vues supérieures et d'intérêt général que l'au-
<<< teur de la Henriade unit aux charmes de la
poésie . — Ossian n'a que le génie de la nature
<< sauvage. » Comment donc le traducteur n'at-
il pas senti que si le spectacle inattendu de cette
nature brute frappe quelquefois d'étonnement et
d'admiration , il devient triste , pénible et presque
insupportable , dès qu'il est prolongé trop longtemps
!
J'insiste d'autant plus sur ces observations , que
4 . 27
418 MERCURE DE FRANCE ,
le C. Arbaud - de - Jouques , dont l'âge et le
talent inspirent un véritable intérêt , annonce une
traduction complète d'Ossian , si les premiers
essais qu'il publie sont favorablement accueillis . Je
suis persuadé que cette entreprise ne serait pas heu
reuse, et j'ose inviter ce jeune littérateur à chercher
des succès moins difficiles et des travaux plus féconds
. Mais s'il persiste dans son projet , je l'engage
du moins à soigner son style qui m'a paru trop
souvent incorrect et négligé ; à purger ses vers
des termes impropres , des inversions forcées et
des hémistiches parasites ; à se défaire de l'habitude
de rimer fréquemment par des adverbes , par
des adjectifs inutiles , et quelquefois de ne rimer
qu'a demi ; enfin à se souvenir qu'il n'est aucun
genre de poésie qui permette de ne pas consulter
le génie de sa langue et l'autorité des grands écrivains.
Le C. Arbaud- de- Jouques a trop d'esprit
pour ne pas préférer à de vains éloges , les conseils
sévères de la critique , éclairée par les sentiments
qu'il mérite . J'avoue donc que j'aurais
voulu trouver plus souvent , dans les fragments
qu'il a publiés , des vers semblables à ceux- ci :
Guide mes pas tremblants le long de ce ruisseau ;
Que je repose encor au pied de ce coteau ,
Qu'un antique noyer couvre de son feuillage ;
Jadis de ces forêts cherchant l'aspect sauvage ,
J'aimais des vents du nord les longs mugissements ;
Sur la cime des rocs , sur le bord des torrents ,
J'entendais murmurer le feuillage des chénes ,
Et je dormais au bruit de cent sources prochaines ;
J'y veux dormir encor ; peut- être que dans peu ,
Pour toujours , Ossian dormira dans ce lieu .
Je ne sais pas trop comment , au milieu des
PRAIRIAL AN IX.
419

mugissements des vents du nord , on entend
murmurer le feuillage des chênes , et je trouve
les deux dernières rimes un peu sèches . Mais ces
vers ont en général une couleur sombre , qui
rappelle bien le caractère des poésies d'Ossian ,
dont le charme secret est d'appeler la rêverie et
de livrer l'ame aux impressions mélancoliques.
C'est le premier effet que son traducteur devait
chercher à produire.
Au reste , les fragments que le C. Arbaud-de-
Jouques a fait imprimer , ne sont pas , dit -on ,"
son meilleur ouvrage ; et l'on assure qu'il s'est
exercé dans plusieurs genres de poésie avec des
succès marqués. Il est vraisemblable que l'opinion
de ses amis , dont je connais le mérite et le goût ,
sera bientôt confirmée par les suffrages du public .
E.
ELISE DUMENIL ; par MARIE de COMARIEU
de Montalembert. 6 vol. in- 12 : fig. Prix , 9 fr.
et 12 fr . , franc de port . Chez Giguet et compagnie
, imprimeurs - libraires , rue des Bons-
Enfants , n.º 6 .
СЕТET ouvrage , dit l'éditeur , a le mérite d'offrir
tout l'intérêt du roman , sans avoir rien de romanesque
. L'action , qui est peu compliquée , se passe
dans l'intérieur de deux familles , et dérive de la différence
des opinions et de la conduite des pères de
deux jeunes gens destinés l'un à l'autre dès la plus
tendre enfance . " Elise Duménil ingénue , simple
comme la nature , douée de la sensibilité la plus profonde
; le père d'Elise , d'une probité de l'autre siécle ,
420
MERCURE
DE FRANCE
,
inflexible de caractère et d'une sévérité souvent déplacée
; Alfred , jeune homme impétueux et sensible ,
n'aimant rien à demi , se passionnant comme Werther
, et capable comme lui d'immoler sa vie à son
homme com- amour. M. de Boransac , père d'Alfred ,
plaisant et facile , poussant l'indulgence pour les travers
de la jeunesse jusqu'à l'aveuglement ; n'osant jamais
punir des torts qu'il regrette de ne plus pouvoir partager;
tels sont les principaux personnages qui figurent dans le
roman de M.me de Montalembert . M. Duménil voudrait
faire d'Alfred un homme froid , sage , réglé dans sa
conduite , sans passions et presque sans desirs ; enfin
le modèle de ce qu'il appelle un homme raisonnable .
M. de Boransac , au contraire , conduit son fils dans
le monde ; il n'est pas fâché qu'il en adopte les travers
; il s'occupe peu des qualités essentielles qu'on
peut cultiver dans Alfred ; mais il sourit quand on
lui dit qu'il a un fils charmant, Il est aisé de voir
d'après ces dispositions , qu'ici ce ne sont pas les
jeunes gens qui font les sottises. Au milieu de tous ces
caractères , l'auteur en a dessiné un cinquième , le
plus original peut-être , c'est celui de Ferdinand , ami
d'Alfred . Ferdinand est un jeune homme à la mode ;
il est galant sans être amoureux ; il est joueur sans se
ruiner ; il suit toutes les modes , il partage tous les
goûts du moment ; et la légèreté même avec laquelle
il s'y livre , le garantit contre leurs excès . Ce Ferdimand
finit par être le seul homme raisonnable du roman
; ce qui prouve que la véritable raison ne consiste
pas précisément à fuir tous les travers , mais à éviter
tous les extrêmes. Ne portons pas la complaisance jusqu'à
la faiblesse comme M. de Boransac ; admirons ,
s'il se peut , comme M. Duménil , les siécles passés ,
mais tâchons surtout de vivre avec le nôtre sans en
être ni la vaine idole , ni le jouet malheureux. Cette

421
PRAIRIAL
AN IX.
morale est la meilleure , parce qu'elle n'est pas trop
exigeante , et qu'elle n'est pas au dessus de l'humanité.
Aujourd'hui qu'on ne lit guère que des romans ,
on doit savoir gré à ceux qui se livrent à ce genre de
littérature , de faire tourner leur travail au profit des
moeurs et surtout de la raison . Ce mérite assez essentiel
et assez rare , doit faire distinguer Elise Duménil
d'une foule d'autres productions éphémères. C'est
l'inexpérience des pères plutôt que celle des enfants ,
qui y est présentée . Ce sont des leçons qu'on donne
non pas précisément aux jeunes gens , mais à ceux
que la nature a chargés d'être leurs guides dans le
monde.
Je ne développerai point ici l'action du roman d'Elise,
il suffira de dire qu'elle ne se passe , ni dans un vieux
château , ni dans un souterrain , ni dans les forêts de
Melese. L'action se développe plus par les sentiments
que par les événements , et plus par des tableaux touchants
et vrais que par des scènes extraordinaires.
Alfred voyage en Italie et en Angleterre. Ses lettres
renferment des idées très- exactes et très -piquantes sur
les moeurs des deux nations et sur les monuments des
arts. Le style est en général naturel et correct ; il est
le plus souvent , l'expression d'une ame sensible. Je ne
sais pourquoi ceux qui ont de la sensibilité , se laissent
toujours entraîner à de trop longs détails. Rien n'est
indifférent pour eux . On reprochera peut-être quelques
longueurs à Elise Duménil. Les exclamations surtout ,
y sont trop fréquentes . Je crois avoir lu quelque part ,
que l'homme n'accorde sa pitié qu'à ceux qui savent
se plaindre et qui se plaignent amèrement. Le chagrin
muet nous touche rarement. Ceux , au contraire , qui
nous avertissent de leurs maux , par des cris douloureux
, sont presque sûrs de nous toucher. D'après cela
j'avoue que je n'ai pas le courage de blâmer les plaintes
422 MERCURE DE FRANCE ,
' la'
trop fréquentes , les exclamations tant répétées dans
plupart des romans , et surtout dans Elise Duménil.
Au reste ,
ce roman avait moins besoin qu'un autre ,
d'un pareil moyen d'intéresser. On y trouve un grand
nombre de situations touchantes . Le dénouement surtout
est du plus grand effet ; il a quelque chose de
vraiment dramatique , et peut être cité comme
chef- d'oeuvre en ce genre. A. C.
un
VOYAGE en Orient , parM. A. B. D. vol . in -8.°
de 270 pages. Chez Obré, rue Mignon , n.º 1 .
et Maret ,. Cour Saint- Guillaume , n.º 16 ,
Prix , 3 fr. et 4 fr . , franç de port.
It faut qu'un titre dise au juste ce que contient le
livre ; et j'aime assez l'histoire du libraire qui donna
cent écus de plus à l'abbé l'Avocat pour avoir ajouté
au sien un mot précis . Je proposerais à M. A. B. D. dẹ
substituer au titre de Voyage en Orient , celui d'Aventures
d'un Voyageur dans l'Archipel et le Levant ;
car , 1. il ne voyage pas en Orient , mais dans la Méditerranée
et sur ses bords . De plus , comme voyage ,
il n'ajoute rien à ce qu'ont dit sur ces pays Tournefort ,
Ricaut , Mouradgea , Peyssonnel , et en dernier lieu ,
le C. Chevalier. Il s'en faut même beaucoup qu'il rapporte
une faible partie de ce qu'ils nous en ont appris.
Sur tous les grands objets , il est , comme Labruyère
le disait, du Mercure Galant , immédiatement au dessous
de rien. Le bon M. Danville , qui était toujours content
d'un livre , pourvu qu'il y rencontrât seulement une
bonne position géographique , aurait peine à trouver ici
de quoi se satisfaire,
IPRAIRIAL AN IX. 423
Mais l'auteur apparemment a en l'ambition d'être
voyageur , et de l'être exclusivement à tant d'hommes
dont on a conservé les récits .
"
"
" rare Il est , dit - il ,
qu'ils instruisent. Ce sont toujours le même caractère
, les mêmes usages , les mêmes lois , les
" mêmes moeurs ; en un mot , c'est toujours le même
voyageur , et l'on fait marcher au galop l'histoire des
nations sans qu'elle fasse un pas. Je ne conçois pas
comment l'histoire galope , et je ne vois pas trop
comment M. A. B. D. la fait marcher , et quel pas il
lui fait faire.
"(
"
" Il poursuit sa censure et dit « J'ai lu tout ce que
« nos voyageurs , vrais ou supposés , ont publié sur la
Turquie ; loin d'en être pleinement satisfait en leurs K
GR
écrits , j'ai constamment trouvé le Français et rare-
« ment le Turc. » Cette fin de phrase plaît par une apparence
de précision piquante . Mais , quand on y réfléchit
, on la trouve un peu injuste envers les hommes
que nous avons nommés , et envers d'autres que nous
nommerions encore , la Motraye , Guys de Tot , Savary
même; ils nous présentent quelquefois des Turcs , des
Levantins et des Grecs ; et M. A. B. D. nous offre constamment
un Français fort gai ( pour le moins ) et toujours
fort honnête homme , qui est lui- même . Quant
aux notions exactes sur le caractère , et notamment sur
les moeurs privées , on les aurait plutôt demandées à
son ami Peyssonnel.
Quittons sa préface , elle est plus courte que nos
observations' ; mais nous n'en parlons un peu au long,
que parce que nous avons lu d'abord le livre ; et si le
livre contenait ce qu'annonce le titre , et ce que promet
la préface , nous n'aurions parlé ni de la préface ni du
titre .
" Le livre sur lequel , par la même raison nous ne
nous étendrons pas beaucoup , est une suite d'aven424
MERCURE DE FRANCE ,
tores contenue en une cinquantaine de chapitres courts,
écrits d'un style naturel , sans dissertations , sans déclamations.
Il faut louer aujourd'hui le mérite de ne
pas etaler ce genre de richesse . Nous ne contesterons
à l'auteur la vérité d'aucun de ses récits , mais seulement
la décence de quelques - uns. Il en a de trèsamusants
; par exemple , celui d'un Ture qui court après
un homme , comme un désespéré , pour rattraper son
salamalec , c'est - à -dire , le salut ture qu'il lui avait
donné par méprise. C'était un Chrétien ; un Grec l'en
avertit. Le Turc s'arrête , jure après l'homme qui
« emportait son salut , et s'écrie : Rends -moi mon salam ,
ou je te tue. Infidelle , arrête , arrête , ou je te tue . Le
" Chrétien retourne , et , sans s'émouvoir. Que me
་ ་
་་
་་
"
"
-
--
« veux -tu ?-Rends - moi , chien , le salamalec que j'ai
eu le malheur de te donner .. Je vais te le rendre ,
dit le Chrétien , tout en tenant son pistolet tout prêt ,
si le demandeur ne se trouve pas satisfait ; et il lui
crie à hante voix : Salamalec ; le Turc est content ,
et répond , je te remercie , puis il tourne la bride , et
« nous ayant rejoint , il nous dit : Ha ! ah ! je lui ai
bien fait rendre mon salamalec. J'aurais été bien
embarrassé , s'il l'avait emporté.
"
"
« Les Turcs regardent les insensés comme des saints ,
« des hommes' protégés du ' prophète ; ils sont même
« si fanatiques , que si un fou a quelques vêtements ,
" les Turcs , enthousiastes , cherchent , tous les moyens
« de lui en couper un morceau pour en faire une
relique , qu'ils cousent dans le dedans d'un bonnet
u rouge , au dessus de leur turban .
"
C'est peut - être à force de fournir des reliques que
ees malheureux finissent par courir les rues tout nus ,
à la grande édification des musulmans qui les laissent
prendre ce qu'ils veulent dans leurs boutiques , et des
musulmans qui leur rendent des honneurs très- bizarres .
PRAIRIAL AN IX. 425
"
Un Français a tort s'il s'arrête à ce spectacle et en rit . Il
risque de se faire assommer ; car il n'est qu'un chien
et un cochon , et les enfants du prophète n'entendent
pas raillerie . Ce qu'on permet volontiers à ces chiens
et cochons , dits chrétiens , c'est d'être médecins ; on
suppose même toujours qu'ils le sont un peu , et on les
force quelquefois à l'être , comme Sganarelle . M. A.B. D.
a été obligé de s'y résoudre , et même il a été heureux
et a guéri plusieurs malades . Cela lui a valu des honneurs
et quelque argent. On voulait absolument le
fixer dans le pays par un mariage. Par malheur , il
pratiqua la botanique dans un autre pachalik, et pour
avoir cueilli , sans la permission du bacha , la plante
laiteuse d'où découle la scammoncée , il attrapa le
supplice appelé tomberoute , et y aurait de plus laissé
son argent , s'il n'eût été réclamé avec autorité par le
consul français. Il raconte , avec franchise , différents
petits profits , très -légaux , qu'il a su faire. Il est intelligent
, sans qu'on puisse l'accuser d'être avide . Mais
il faut revenir de ces pays - là par mer , et on rencontre
des forbans ( comme l'ont dit encore les autres yoyageurs)
; il rencontra un Algérien , et s'en tira sans grand
dommage. Mais après l'Algérien vint un Anglais , et ce
fut là le diable. Il fallut retourner aux Echelles pour
réparer ce malheur , puis on en revint et on rencontra
en route un camarade provençal , Tourcant de la
Ciotat ; ce Tourcant s'était oublié en faisant le galant
à Cadix ; il fut pris par un corsaire ; il fut esclave ; il
plut à son maître et gagna. des sequins ; il s'enfuit ;
il fut rencontré , sauvé et volé par des pirates dulcignotes
; i revint finalement en France ,
ainsi que
M. A. B. D. , qui a immortalisé leurs mémorables aventures
dans un livre intitulé : VOYAGE EN ORIENT.
1%
B. V.
426 MERCURE DE FRANCE ,
VOYAGE pittoresque en Suisse et en Italie
par le citoyen CAMBRY , préfet du département
de l'Oise , de l'Acadamie de Cortone ,
et membre de la Société d'Agriculture du département
de la Seine. Chez H. J. Jansen ,
imprimeur - libraire , rue des Maçons - Sorbonne
, n.º 406 , an 9 , deux vol . in-8.º avec
des gravures
.
LA lecture de voyages faits seulement depuis douze
ans dans les contrées les plus voisines , mais qui ,
depuis cette époque , ont été le théâtre de la guerre
ou d'une révolution intérieure , ont déja pour nous
l'intérêt d'anciennes relations de pays éloignés. Une
description de la France de la même date , aurait le
même caractère ; nous croirions lire l'histoire d'un autre
temps et d'un autre pays . On aimera à comparer
les récits qu'on , fera de la situation nouvelle avec
ceux qui auront été faits de l'état ancien ; et l'ouvrage
qui fournira le dernier terme de comparaison ,
sera celui auquel on donnera la préférence .
Quant à la Suisse et à l'Italie , le voyage du citoyen
Cambry se trouve placé plus qu'aucun autre à ce dernier
terme. Entrepris le 14 juillet 1788 , il touche ,
comme on voit , à l'instant du passage . Il est sur la
ligne de séparation de l'ordre ancien et de l'ordre nouveau
: un an plus tard , c'était la révolution . On ne tardera
pas , je crois , à remarquer combien les ouvrages de tout
genre qui seront en deçà ou au - delà de cette ligne , auront
entre eux de différence . Outre le changement qui
s'est fait dans les choses , on s'apercevra qu'il s'en est
opéré un aussi , et qui n'est guère moins considéPRAIRIAL
AN IX. -
427
"
rable , dans les idées et dans la manière de voir et il
serait extraordinaire qu'il en fût autrement. Ceux
qui n'auraient rien rectifié par la révolution , rien appris
, et même rien oublié , me paraîtraient des êtres
' d'une nature bien étrange , et doués d'une presomption
bien opiniâtre. On assure pourtant qu'aux deux
extrêmes des partis opposés , il y a de ces hommes
qui tirent une grande vanité de n'avoir pas , comme
ils le disent , dévié d'une ligne . Aussi s'appellent - ils
avec la même emphase , les seuls purs. Les uns recommenceraient
la révolution , ni plus ni moins que ce
qu'elle a été , aux mêmes risques et périls . Les autres ,
également aveugles , mettraient la même opposition à la
réforme du plus petit comme du plus criant abus. C'est
de part et d'autre l'orgueil en démence.
15
Ces réflexions se sont naturellement présentées à
moi en lisant l'ouvrage dont j'ai à rendre compte . J'avais
encore présent celui du même auteur qui a paru
précédemment , et qui est aussi un voyage , mais exécuté
en 1794 et 95 : son Voyage dans le Finistère * . Il
est remarquable combien six ou sept ans de distance ont
apporté de différences dans ses jugements et ses réflexions.
Il ne faut pas s'en étonner ; la durée est courte ,
mais l'intervalle immense : c'est tout celui de la révo
lution. Je n'ai pas besoin d'ajouter que le mérite des
réflexions et toute la maturité des jugements sont du
côté du voyage le plus récent , quoique le plus ancien
dans l'ordre de la publication , le Voyage dans
le Finistère. L'auteur , en publiant aujourd'hui une
relation écrite , il y a douze ans , a voulu lui laisser
tout son caractère d'originalité ; et elle est une re-
Voyage dans le Finistère , ou Etat de ce département
en 1794 et 1795 , 3 vol. in - 8.º avec des gravures , de l'imprimerie
du Cercle social , rue du Théâtre-Français , n.º 4.
428 MERCURE
DE FRANCE
,
2
présentation fidelle des opinions et qu'on se formait
presque généralement à cette époque , touchant les
usages , les moeurs les lois et les gouvernements .
Alors on méprisait facilement tout ce qui existait .
C'était l'esprit dominant , et on se méprenait d'une
étrange manière en le regardant comme l'esprit éminemment
philosophique . Aujourd'hui on reconnaît et
on avoue qu'il y avait bien peu de philosophie à ne
voir dans les institutions que les abus qui en sont inséparables
. L'esprit le plus borné est très - capable de cette
découverte ; et le villageois , sur lequel pèse immédiatement
tel ou tel vice de l'ordre social , est très - disert
, à sa manière , dans les reproches et la censure
qu'il en fait. Il est vrai que dans le nombre , on trouverait
plus d'un garo qui mettrait , si on le laissait
faire , les citrouilles à la place des glands ; et la philosophie
avait ses garo.
C'est avec cet esprit , que nous avions tous plus ou
moins à l'époque à laquelle se rapporte ce voyage ,
que l'auteur a parcouru la Suisse et l'Italie . C'est dire
assez qu'il faut se défier un peu de ses réflexions et de
ses jugements sur les institutions de tout genre qui y
‹étaient en vigueur. Déja fermentait dans les têtes françaises
le levain qui devait soulever la France un an plus
tard. Un fantôme , que les esprits les plus généreux prenaient
pour celui de la liberté , les poursuivait partout.
que notre
Il avait fasciné leurs regards , au point même de les
empêcher de reconnaître la véritable liberté , quand elle
´venait d'elle- même s'offrir à eux . C'est ainsi
voyageur , au milieu de la Suisse , s'obstine toujours à
la méconnaître. Du moins on aime sa bonne foi qui
permet de sourire à son erreur. Tant d'autres , à sa
place , auraient déguisé les faits qui contrariaient leurs
préventions. Quant à lui , on le trouve toujours rapportant
avec ingénuité des aveux tout différents de
PRAIRIAL AANN IX. 429
ceux qu'on voit bien qu'il sollicite . Ces Suisses dont
il plaint si pathétiquement l'oppression , et sur le sort
desquels il s'afflige de si bon coeur , n'ont tous qu'une
voix pour l'assurer qu'ils sont les hommes du monde
les plus heureux ; et il le consigne avec candeur dans
son livre. En le lisant , on se rappelle ce prophète qui
était venu pour maudire , et qui ne put que bénir. Ce
dialogue du voyageur avec un vieillard , confirme
tout ce que je viens de dire : Croyez-vous aux sorsc
ciers , aux démons , aux esprits ? non .-Croyez - vous
à Dieu ? Tant que nous pouvons. ― -
Que faites-
« vous le jour de noces ?" On boit , on mange , on
"
#
-
danse ; tout le reste vient de soi -même.
-
― Êtes-vous
'
heureux ? Sans doute. Nous avons les montagnes
pour nos troupeaux , les plaines pour nous et nos
maisons contre l'hiver . -Avez -vous des pauvres ?
" Pas un. Et des riches ?
"
46
- - Fort peu.
―― Et vos
seigneurs de Berne ? Nous n'en entendons pas
« parler.
"
Cette scène se répète dans le canton de Zug , où l'on
retrouve le voyageur renouvelant sa question favorite :
Etes-vous heureux ? et obtenant la même réponse :
« Sans doute. » O La Fontaine ! ne peut -on pas faire ici
une application de ta belle fable du Chène et du Roseau
? Le philosophe questionneur ne rappelle - t- il pas
un peu le chêne protecteur , et ne croit-on pas entendre
dans les réponses du Suisse ingénu , le roseau naïf et
content de son sort ?
« Votre compassion , lui répondit l'arbuste ,
<< Part d'uu bon naturel ; mais quittez ce souci . »
Ailleurs on lit : « Tout ce peuple à l'air de l'aisance ,
de la paix , de la santé ; les hommes que je vis à ce
marché sont tous grands , vigoureux et sains ; les animaux
qu'ils vendent sont énormes ; les denrées que je
430 MERCURE DE FRANCE ,
vis exposées sont de première nécessité , etc. etc. " Je
multiplierais beaucoup trop les citations si je rapportais
toutes celles qui fournissent la preuve de la prospérité
générale de ce pays , du bonheur de ses habitants , de
la bonne culture des campagnes , de l'aspect d'aisance
et de propreté des villages et des moindres hameaux
. J'ai aussi parcouru ces lieux , et dans le même
temps j'aurais pu m'y rencontrer avec l'auteur de ce
voyage ; mais sans doute nos journaux comparés auraient
offert assez peu de rapport. Je retrouve sur le
mien ces deux vers que j'y transcrivis , et qui donneront
une idée de l'impression que ce spectacle de bon
heur fit sur moi :
« O ! utinam ex vobis unus , vestrique fuissem
« Aut pecoris custos , aut maturæ vinitor uvæ ! »
Je dois dire aussi que je tirai de toutes ces circon →
stances d'assez favorables inductions touchant la bonté
du régime qui procurait , ou du moins qui permet →
tait de jouir de tant de félicité.
pas
16
Il n'en est de même de l'auteur du voyage . Partout
où il parle du gouvernement , on voit percer cette
disposition à déprécier ; cette inquiète ambition d'un
mieux idéal , que dès-lors nous portions partout , chez
les autres , comme au milieu de nous. Tantôt les magistrats
sont peints en caricature , « empesés , ignobles ,
orgueilleux , traversant les rues , vêtus de noir , et en
grandes perruques , etc. etc. » Et ailleurs , dans une appréciation
plus étendue et plus raisonnée , où à un peu
d'éloge se mêle beaucoup de blâme , se montre à découvert
l'esprit de système , et toutes les préventions
qui se mêlaient à nos jugements sur la grande question
du gouvernement. « On sait , dit l'auteur , qu'en
PRAIRIAL AN IX. 43:
'
"
général la Suisse est gouvernée par une aristocratie fort
sage. Un certain nombre de privilégiés possèdent en
paix une autorité sans limites ; contents des jouissances
de l'orgueil et de la fortune qu'ils peuvent tour - à - tour
se procurer dans les villages ; adroits à cacher leurs
moyens et leurs monopoles ' ; vantant avec excès la
liberté de leurs sujets ; servis par leur simplicité
par l'espionnage et le degré de médiocrité qu'ils savent
entretenir dans les beaux - arts et dans les esprits
ils sont parvenus àpersuader aux bons Suisses qu'ils sont
heureux et libres. Mais il leur est défendu de se procurer
des grains à bon marché chez l'étranger ; mais
on les emprisonne à volonté ; mais les bastilles y sont
communes ; mais les charges sont réservées à quelques
familles , sans que la masse des nationaux puisse les
posséder ; mais il existe une immense ligne de démarcation
entre leurs excellences et le peuple , etc. etc. Si
la liberté subsiste avec ces entraves et cette inégalité ,
je n'en ai qu'une fausse idée. »
Voilà assurément un manifeste dans toutes les formes
contre un gouvernement. Mais il faut dire qu'il n'y en'
a point , qu'il n'y en eut jamais , que jamais il n'y en
aura , contre lequel on ne puisse élever de pareilles
accusations , en prétextant de quelques abus , en exagérant
les dispositions de quelques lois et de quelques
coutumes anciennes , en appliquant à tout l'inflexibilité
de ce qu'on appelle les principes , sans égard aux
circonstances particulières et locales , comme on le fait
ici au sujet de l'achat des grains ; objet d'administration
l'état de Berne conduisait avec une sagesse et
que
une sollicitude vraiment paternelles . Un article de
journal ne suffit pas pour traiter la question qu'amènent
naturellement de si graves reproches.
Aujourd'hui , on hésiterait à écrire une ligne comme
432 MERCURE DE FRANCE ,
celle - ci : « L'hypocrisie de la justice , de l'humanité ,
de la liberté à séduit les Bernois. » Une hypocrisie de
justice et d'humanité de la part d'un gouvernement ,
et qui ne se démasque pas assez aux yeux des gouvernés
pendant une durée de plusieurs siècles , est assurément
au rang des mystères les plus incompréhensibles
qu'on ait jamais offerts à la raison .
Cette manie réformatrice qui alors nous suivait partout ,
nous exposait à nous jeter dans d'étranges contradictions .
C'est ainsi que , dans ce voyage , on trouve l'auteur se
plaignant tour -à - tour de trouver trop ou trop peu de superstition
, suivant qu'il est en Suisse ou en Italie . En
Suisse , demande - t- il à un paysan ce qu'il pense « des
grandes révolutions du globe , qu'on attribue aux génies ;
et si les esprits et les démons sont connus dans ce pays » ?
Sur la réponse négative , il se récrie, avec une humeur
et une impatience vraiment plaisantes : « Je me convainquis
, pour une vingtième fois , que l'imagination n'a
pas établi son empire sur les Alpes et dans la Suisse. »
Mais en Italie , c'est tout autre chose ; et pour ne citer
que ce trait , il lui échappe de dire , dans son indignation
exagérée , contre les pratiques superstitieuses des
pélerins , visitant à Padoue la chapelle de Saint - Antoine
: « Philosophes , venez à Padoue ; et malgré les
travaux de Spinosa , de Bayle , d'Hobbes , de Voltaire
, etc. , vous verrez s'il est temps de laisser vos tra-.
vaux . Redoublez de force et de zèle . » Pour tout remède
à la superstition , l'athéisme ! N'est - ce pas comme
si on invoquait la peste pour la guérison d'une fievre
éphémère ?
Je n'ai plus de reproches à faire à cet ouvrage ; ;
mais je n'ai pu les sacrifier à l'estime et à l'amitié.
D'ailleurs , il ne faut pas oublier , comme je l'ai déja
dit , que la plupart des opinions politiques ou religieuses
, répandues dans cet ouvrage , sont peut- être.
DEPT
PRAIRIAL AN IX.
moins celles de l'auteur , que celles du temps où
vait.
133
eri
A tout autre égard , ce voyage mérite beaucoup d'é
loges. On y trouve de l'agrément ; on y distingue le ta
lent. Le titre de Voyage pittoresque est pleinement jus .
tifié par la brillante exécution d'une foule de morceaux
qui se font remarquer. Je crois qu'on les goûtera d'au
tant plus qu'on sera plus familiarisé avec les lieux et
les sites qui y sont retracés. J'en juge ainsi par l'impression
qu'ils m'ont laissée . J'ai lu beaucoup d'ouvrages
sur la Suisse , que j'aime avec prédilection ; et on sait
combien , en tout genre , on est difficile sur le portrait
de ce qu'on aime . Mais je dois dire que , dans celui-là
seul , j'ai trouvé ce que j'ai vainement cherché dans les
autres , la ressemblance : j'ajouterais , embellie' , si une
nature si magnifique et si étonnante pouvait l'être . Le
passage suivant pourra justifier cet éloge auprès des
Jecteurs ; je le transcris au hasard . C'est la description de
lá source de l'Arveron , dans la vallée de Chamouin ,
où s'élève le Mont- Blanc .
Imaginez une voûte de cent pieds de hau
teur , sur une largeur de cent toises. L'oeil ne peut en
percer la profondeur . Elle se dessine en arcades , qui
diminuent , qui se perdent dans l'obscurité . Un mont
de glace couvre et surmonte cet antre immense . Ces
glaces , par une pente insensible , conduisent l'oeil à des
aiguilles brillantes qui forment l'entrée des glaciers du
Montanvért. L'Arveron sort avec un bruit de tonnerre ,
roulant d'énormes glaces et des rochers de granit. Imaginez
le jeu du soleil et ses couleurs dans les fentes ou
dans les aiguilles transparentes qu'il frappe ou qu'il pénètre
à son couchant ; le bleu délicat ou foncé que ses
rayons dorent ou´verdissent tour-à - tour ; ces arêtes de
diamant sur un fond d'azur , qu'un blanc mat fail ressortir......
Montez sur un rocher énorme pour mieux
.
S
1
E
4.
28
43 MERCURE
DE FRANCE
,
Par
+
contempler
ce spectacle auguste , vous voyez autour de
vous les pins déracinés , les roches entassées , les digues, renversées ; comme à l'entrée de la caverne du lion , tous
les débris de sa fureur . Mais si vous détournez la tête
par un délicieux contraste , votre ceil enchanté se pro- mène , ou sur des bois d'un feuillage léger , ou sur des ,
prairies du plus beau vert , ou sur le spectacle de délices
et de majestéqu'offre , le soir , la magique vallée de Chamouin
, Les détails viennent encore augmenter
vos
jouissances. Vous voyez descendre d'autres voyageurs . la route que vous avez, suivie, Votre oeil ne les distingue
que comme un caillou qui roulerait lentement du
sommet de la montagne. Les guides , appuyés sur leurs longs bâtons , glissent , se jouent sur les collines de
glace, Les attitudes variées des spectateurs
,, leurs cos- tymes bizarres , le désordre , l'enthousiasme
, les cris
d'admiration
qu'on peut à peine entendre ; les enfants. du village , versant du lait , donnant des fraises , des
framboises
et des, cerises à des êtres qui les dévorent ;! au retour , ces mulets , ces chars à banc épans dans une
salle de hauts sapins ; cette procession
de gens heu- reux , délassés , enchantés des jouissances
de la journée ,
ou méditant avec délices , ou racontant avec transport
, qu'un air rafraîchissant
pénètre , qu'un souper de chasseur attend , qu'un lit de voyageur va recevoir.
terminent la course la plus fatigante , la plus pitto- ,
resque , la plus aimable ........
Je pourrais indiquer plusieurs passages d'un égal in- térêt , mais bientôt vont succéder des tableaux d'un
autre genre, .) L'autre revers des Alpes où , dit- on , la nature s'offre
sous des aspects qui ne le cèdent point à ceux qu'elle
prodigue avec tant de magnificence
à la Suisse , ren- ferme , en outre , les merveilles des arts et les richesses
du talent. L'imitation y rivalise avec la nature ; et les
modèles y ont été féconds ; c'est l'Italie. La Suisse ne
PRAIRIALS AN 1X 435-
1

jouit pas de ce doublé avantage , sans être pourtant
aussi sterile pour les produits de l'imagination , qu'elle
est représentée dans tout le cours de cet ouvrage. La
patrie de Gessner , de Haller , de ce Lavater qu'elle
vient de perdre , et dont le nom n'est pas déplacé
côté de celui des poetes ; celle d'Erasme , du peintre
Halbein , du graveur Méchel et d'un si grand nombre
de charpentiers , architectes , véritables artistes de génie
qui suspendirent avec tant de précision et de hardiesse
des voûtes indestructibles , à des hauteurs inabordables ,
et lancèrent des ponts à travers des abimes , le fracas
des torrens et la chute des avalanches ; ce pays ne doit
pas être dénoncé comme déshérité , en quelque sorte
par le génie des arts et la muse de l'imagination . Pourtant
, il n'y a dans ce genre qu'une richesse et une pau.
vreté relatives ; et si elles ne s'apprécient que par
comparaison , les treize Cantons , il en faut convenir
devront être réputés indigents auprès des états d'Italie
auxquels ils confinent . Notre voyageur , éminemment organisé
pour jouir de cette terre classiqueé des arts
ne pouvait trouver en Suisse de quoi satisfaire son avide
curiosité ; et , de - là , sans doute , une partie de l'humeur
qui se trahit dans tous ses jugements sur cette contrée ,
et ses réflexions sur les habitants , pauvres gens qui n'avaient
que le bonheur.
Enfin , il a passé le Saint- Gothard ; et , avec le Te
sin , dont il suit les rives , il s'achemine , sans dessein'
formé d'avance , et comme cédant à une irrésistible attraction
, vers cette Italie qui doit le dédommager de
toutes les privations qu'il a éprouvées en Suisse, Là
il décrit encore , mais sa tâche est doublée. Les productions
des arts réclament leur part , comme celles de
la nature ; mais l'auteur de la vie du Poussin pouvait
décrire des tableaux avec talent , et en juger avec une
* Essai sur la vie et sur les tableaux du Poussiny par le
*
16.
x
436 MERCURE DE FRANCE ,
1
légitime autorité. Le morceau suivant en sera la preuve,
Que pourrait-on comparer au paradis du

Tintoret ? Quelle immense composition ! Michel - Ange
dans la chapelle Sixtine ; Jules Romain , dans la salle
des géants , à Mantoue ; Pierre de Cortone , dans son
sublime plafond du palais Barberini , n'eurent point de
conceptions aussi vastes , exécutées avec plus de chaleur
et plus d'enthousiasme. La terre , les eléments , le
soleil et la lune ; des nuages épais , productions de vapeurs
condensées ; des nuages légers , supportant l'armée
des Saints ; des nuages subtils , sur lesquels siégent
des guerriers , les évangélistes et les pères ; ce cercle
lumineux où la Vierge , au milieu des apôtres , reçoit
de Jésus- Christ la couronue de virginité , de modestie ,
la couronne céleste ; Dieu le père au centre de la lumière
; ces millions de personnages , tous occupés de l'action
principale ; cette lumière dégradée , unique , qui
du sein de l'Eternel s'étend sur l'univers et sur l'immen
sité ; voilà le chef- d'oeuvre de l'imagination que le fougueux
Tintoret pouvait seul concevoir , et seul osa
exécuter . Cet inconcevable travail fit un instant vaciller
mes principes , comme les écarts de Milton et du Dante
m'avaient fait oublier les regles ; comme on applaudit an
succès de l'imprudence qui triomphe .
"
Peu d'hommes semblent réunir à un plus haut degré
que le C. Cambry , l'ensemble des qualités nécessaires
à l'écrivain -voyageur. Le public lui doit plusieurs
autres ouvrages également instructifs et agréables . Il
attend tous ceux que l'auteur , qui a parcouru les bibliothéques
, comme il a voyagé , lui prépare encore. Mais ,
sans doute , le département à la tête duquel il se trouve
placé , se félicitera que tant de travaux littéraires ne
soient plus aujourd'hui que les délassements du magistrat
qui veille au bonheur de ses concitoyens . 2
M.
C. Cambry , de l'académie des antiquaires de Cortone. De
l'imprimerie de Didot aîné, an VII.
PRAIRIAL AN IX, 437
MEMOIRES de HENRI - LOUIS LEKAIN , publiés
par son fils aîné , suivis d'une correspon
dance inédite avec Voltaire , Garrick , Colardeau
, Lebrun , Laharpe , Lemierre , Saurin,
etc. Paris , 1 vol. in-8 .°
APRÈS les mémoires de M.les Clairon et Duménil ,
il manquait encore à l'histoire du théâtre français"
dans son époque la plus brillante , l'ouvrage que nous
annonçons au public. Il plaira sans doute aux amis
des lettres et de l'art dramatique , en instruisant , à
la fois , par des leçons et par des souvenirs.
"
L'acteur sublime , dont la perte semble encore
récente , après 25 ans de regrets et de deuil , Lekain ,
parut pour la première fois , sur le théâtre de la nation
, au mois de septembre 1750. Voltaire , qui deviuait
son génie , et qui sentait que le sien en aurait be
soin , lui prodigua les conseils et les leçons . Mais ce
qui m'a paru le plus frappant dans les premiers rapports
qu'eurent ensemble ces deux hommes célèbres ,
c'est la bonne-foi , la générosité , la délicatesse que
Voltaire mit dans ses efforts , pour détourner Lekain
d'une carrière , où la gloire console si rarement de l'in .
justice , des dégoûts et de l'ingratitude. Il faut lire
dans les Mémoires que nous annonçons , les détails de
cette premiere entrevue . Lekain venait de déclarer à
son protecteur , qu'il sacrifierait volontiers sa fortune
au bonheur d'être admis , un jour , dans la troupe des
comédiens du roi .
" Ah ! mon'anıi , s'écria M. de Voltaire , ne prenez
jamais ce parti - là. Croyez moi , jouez la comédie
pour votre plaisir ; mais n'en faites jamais votre état.
438 MERCURE , DE FRANCE ,
་ ་
."
C'est le plus beau , le plus rare et le plus difficile des
talents ; mais il est avili par des barbares et proscrit
« par les hypocrites. Un jour , la France estimera votre
art ; mais alors il n'y aura plus de Baron , plus de
Lecouvreur , plus de Dangeville . Si vous voulez renoncer
à votre projet , je vous prêterai dix mille fr.
« pour commencer votre établissement , et vous me les
rendrez 'quand vous pourrez. Alléz , mon ami , re-
« venez me voir sur la fin de la semaine , faites bien
« vos réflexions , et donnez - moi une réponse positive.
"
Etourdi , confus et pénétré jusqu'aux larmes des
bontés et des offres généreuses de ce grand homme ,
que l'on disait avare , dur et sans pitié , je voulus
m'épancher en remercîments . Je commençai quatre
phrases , sans en pouvoir terminer une seule , enfin je pris
le parti de lui faire ma révérence en balbutiant , et j'al
lais me retirer , lorsqu'il me rappela pour me prier de
lui réciter quelques lambeaux des rôles que j'avais déja
joués .
Sans trop examiner la question , je lui proposai assez
mal adroitement de lui déclamer le grand couplet de
Gustave , au second acte : « Point , point de Piron , me
dit - il , avec une voix tonnante et terrible , je n'aime
dites- moi tout ce que vous sa-
68
"
2.
pas les mauvais
vez de Racine . "
vers ;
?
Je me ressouvins heureusement , qu'étant au collége
Mazarin , j'avais appris toute la tragédie d'Athalie
après avoir entendu répéter nombre de fois cette pièce
aux écoliers qui devaient la jouer.
Je commençai donc la première scène en jouant alternativement
le rôle d'Abner et celui de Joad; mais
je n'avais pas encore tout - à- fait rempli ma tâche , que
M. de Voltaire s'écria avec un enthousiasme divin
Ah ! mon Dieu , les beaux vers ! et ce qu'il y a d
bien étonnant , c'est que toute la pièce est écrite
PRAIRIA L´AN IX 439
avec la même chaleur , la même pureté , depuis la première
scène jusqu'à la dernière : c'est que la poésie est
« inimitable...... Adieu , mon enfant , ajouta - t -il en
m'embrassant ; c'est moi qui vous prédis que vous
« aurez la voix déchirante , que vous ferez un jour tous
les plaisirs de Paris ; mais , pour Dieu , ne montez ja-
• mais sur aucun théâtre public .
1
"
L'ascendant irrésistible de la nature l'emporta sur
ces conseils paternels ; Lekain débuta au théâtre Français.
Les premiers personnages qu'il joua , furent Titus
( dans la tragédie de Brutus ) , Zamore , ( dans Alzire')
Euphémon fils ( dans l'Enfant Prodigue ) Andronic ét
Rhadamiste. Le succès le plus brillant couronna ses
efforts. Il faut cependant observer qu'il ne fut reçu que
dix - huit mois après ses débuts ; et qu'en 1756 , il n'avait
pas encore part entière. La jeunesse et le talent
peuvent avoir besoin de ce souvenir.`us 202
Lekáin , parvenu depuis au plus haut degré de la faveur
publique et de la renommée, conserva toujours à Voltaire
l'admiration docile d'un élève et la reconnaissance
respectueuse d'un fils . L'épigraphe de ses mémoires
a L'amitié d'un grand homme est un bienfait des Dieux
CEDIPE.
auto bora ko " .
exprime ces deux sentiments qu'il ne démentit jamais.
Cependant lorsque Voltaire , parvenu aux bornes de son
étonnante carrière , voulut obtenir un dernier triomphe et
-mourir , pour ainsi dire , sur des lauriers , il paraît que
Lekain ne partagea point les illusions du génie , prêt à
s'éteindre. Du moins , on dit alors au poète que son
acteur chéri refuserait de jouer , dans Irène , le rôle de
l'hermite Léonce , qui lui était destiné ; et la politesse
la plus froide succéda tout-à- coup , dans la cor-
-respondance de Voltaire , àla plus tendre familiarité.
Voici la réponse de Lekain : WT sch
1
t
Mon cher maître , il estaisé de remarquer au ton de
440 MERCURE DE FRANCE,
la lettre que vous m'avez, fait l'honneur de m'écrire
que l'on vous a prodigieusement aigri contre moi :
vous le déguisez quelquefois avec une politesse à laquelle
je suis très- sensible. Je connais les auteurs de
cette trahison , et je ne m'en vengerai qu'en cherchant
à vous plaire jusqu'à mon dernier moment . Je jouerai
votre Hermite , quoique ce rôle ne soit pas de mon em
ploi , qu'il appartienne à Brisard , et je vous promets
d'y mettre tout ce que j'ai de savoir, Je n'ai pourtant
ni le ton , ni le caractère , ni la tournure de ces sortes
dę róles ; mais j'ai à coeur que vous n'ayez pas à vous
plaindre de moi ; heureux et mille fois heureux , si j'y
puis réussir Je ne m'en flatte pas , et je donnerai
sans doute , beau jen à tous ceux qui m'ont voulu
perdre aupres de vous. Il n'importe ; mon obéissance
aveugle à faire ce que vous desirez , me tiendra lieu
d'excuse auprès de vous.
«
Il n'y a pas d'apparence que je pousse plus loin ma
carrière ; mais la fin en sera glorieuse si j'ai mérité de
conserver votre estime et votre amitié.
19
Si quelque chose, peut rendre la mémoire de Lekain.
plus chère et plus respectable , c'est la preuve , consignée
dans cette lettre , que ses sentiments et son caráctère
étaient aussi nobles , aussi délicats , aussi modestes
que son talent était prodigieux.
On a souvent l'occasion de s'en convaincre " en lisant
l'ouvrage que son fils vient de publier. Les curieux
d'anecdotes en trouveront plusieurs dans ces Mémoires ;
mais les plus piquantes étaient déja connues . Ce qui sera
plus utile aux goût et aux lettres , c'est l'opinion de
Voltaire , sur la dignité de la scène française , et sur
les nouveautés anglo-germaniques qui commençaient
dés-lors , à la déshonorer, t
Voici comment , à l'occasion des premières représentations
de Tancrède , il exprime son dégoût pour
ces farces sanglantes , qu'on a voulu longtemps oppoPRAIRIAL
AN IX. 441
H
"
ser aux chef- d'oeuvres immortels des maitres français.
« Je me flatte que vous n'êtes pas de l'avis de M.lles
Clairon , qui demande un échafaudr cela n'est bon
qu'à la Grève , ou sur le théâtre anglais ; la potence
- et des valets de bourreau ne doivent pas déshonorer
a la scène à Paris. Puissions- nous imiter les Anglais
dans leur marine , dans leur commerce , dans leur
" philosophie , mais jamais dans leurs atrocités dégoû- ¿
tantes ! M.lle Clairon n'a certainement pas besoin
« de cet indigne secours pour toucher et attendrir lës
« cteurs . ” ( page 196 )
се
"
"
On trouve , dans la lettre qui suit
instructif et plus raisonné.
*
"
"
"
un passage plusi
« Il ne faut jamais , dit Voltaire , sacrifier l'élocu
« tion et le style à l'appareil et aux attitudes . 'L'in-
*» térêt doit être dans les choses qu'on dit , et non pas
- dans de vaines décorations. L'appareil , la pompe , la
" position des acteurs , le jeu muet sont nécessaires ;
« mais c'est quand il en résulte quelque beauté ; c'est
quand toutes ces choses ensemble redoublent le noeud
« et l'intérêt. Un tombeau , une chambre vendue de
noir , une potence , une échelle , des personnages
qui se battent sur la scène , des corps morts qu'on
enlève , tout cela est fort bon à montrer sur le Pont-
Neuf, avec la rureté , la curiosité ; mais quand ces
« sublimes marionnettes ne sont pas essentiellement
« liées au sujet , quand on les fait venir hors de propos
, et uniquement pour divertir les garçons perruquiers
qui sont dans le parterre , on court un peu de
« risque d'avilir la scène française , et de ne ressembler
" aux barbares Anglais que par leur mauvais côté. Ces
farces monstrueuses amuseront pendant quelque temps,
« et ne feront d'autre effet que de dégoûter le public de
* ces nouveaux spectacles et des anciens. Je vous exhorte
« donc , mon cher ami , de ne souffrir d'appareil an
"
ot
"
"
442 MERCURE DE FRANCE ,
« théâtre que celui qui est noble , décent et néces→
« cessaire. »
1
Voltaire cependant n'était pas ennemi de ces inno
vations heureuses qui peuvent varier les effets et les impressions
de la tragédie. Combien n'a- t - il pas donné
d'exemples d'une audace réfléchie et savante ! Mais ,
dans les routes inconnues et périlleuses , il voulait que
le goût conduisît le talent , et que l'enthousiasme
même ne perdit jamais la raison de vue.
all
« Vous venez de faire un miracle "
" *
"
écrivait-il à
« Lekain . Vous avez fait supporter à la nation une
tragédie sans femme : vous avez aussi fait paraître
« un corps mort. Vous parviendrez à faire changer
" l'ancienne monotonie de notre spectacle , qu'on nous
a tant reprochée : il faut avouer que jusqu'ici la
" scène n'a pas été assez agissante. Mais aussi , gare
les actions forcées et mal amenées ! Gare le fracas
puéril du collége ! Tout a ses mouvements , et le
chemin du bon est bien étroit.
Ailleurs, en parlant des Scythes . « Je ne réponds
pas de l'effet d'une pièce où tout est simple et naturel,
dans un temps où le public égaré , semble ne
vouloir que des événements incroyables entassés les
« uns sur les autres , avec des vers aussi barbares que
* « ceux de Garnier et de Hardy . Résistez au torrent du
goût le plus détestable qui ait jamais déshonoré la
a nation . J'aime mieux tomber avec un ouvrage fait
« selon les règles de l'art , que de réussir par un
"" poème barbare. »
"
-
D'après les progrès que nous avons faits depuis l'époque
où Voltaire écrivait ces lignes , il est tout simple qu'il
soit irrévocablement condamné , comme un poète sans
génie et d'un goût tout- à-fait pusillanime.
Nous ne pousserons pas plus . Join l'examen d'un ouvrage
qui , par sa forme et la variété des objets qu'il
PRAIRIAL ANI X. 443
traite , échappe nécessairement à l'analyse . Nous nous
contenterons d'avouer ingénument qu'il nous a paru
plein de leçons utiles et de souvenirs intéressants . Nous
oserons même en conseiller la lecture à tous ceux qui
n'ont pas encore acquis la supériorité nécessaire pour
dédaigner la faiblesse de Voltaire , et la médiocrité de
Lekain, E.
N. B. Le fils de cet acteur célèbre ayant offert un
exemplaire de ses Mémoires , aux comédiens français ,
Ja société a répondu par la lettre suivante , que nous
mettons avec plaisir sous les yeux de nos lecteurs .
.
CITOYEN ,
• Les Comédiens Français , sociétaires du théâtre de
la République , ont reçu , avec la plus vive reconnaissance
, les Mémoires du célèbre Henri-Louis Lekain.
Ils liront , avec un grand intérêt , les principaux événements
de sa vie. Ceux qui ont partagé ses travaux ,
doivent être sensibles à sa gloire. Elle ne pouvait être
plus dignement consignée que dans cet hommage public
d'un bon fils . Ses contemporains ont regardé cet illustre
acteur comme un modèle , et ses successeurs s'enrichissent
encore de son souvenir .
*
Veuillez accepter , citoyen , les remercîments des
Comédiens Français ; ils vous les doivent , à juste titre .
En rendant honneur à la mémoire , au grand talent de
votre père , vous venez d'acquitter leur dette . Si la nature
vous fit porter le nom de cet homme célèbre , la
reconnaissance que lui doit l'art dramatique , l'amitié
que sa personne avait inspirée à tous ses camarades , la
douleur que sa perte leur a causée , les ont rendus de
la famille , et leur donnent , par votre estimable ouvrage ,
quelques droits à votre succès et à la reconnaissance du
public.
"
Salut et considération ,
Signés , LA ROCHELLE , DUVAL , Décadiers.
444
MERCURE DE FRANCE ,
VARIETES.
It y a peu de jours que le Conservatoire de musique
a célébré une fête funebre à l'honneur de Piccini ; on
y exécuta plusieurs morceaux de ce grand maître. Mehul
dirigeait l'orchestre , composé des plus habiles musiciens
de Paris . L'impression fut d'autant plus vive sur une assemblée
d'amateurs , d'artistes et de gens de lettres
qu'elle renouvelait leurs regrets sur la perte récente de
l'auteur de Didon , d'Atys , d'Iphigénie en Tauride , de
Roland , de la Bonne-Fille et de plus de cent opéra,
donnés en Italie avec le plus brillant succès . Lesueur,
l'un des inspecteurs de l'enseignement , prononça , dans
cette occasion , sur les ouvrages de Piccini , et sur la
musique scénique , un discours qui renferme beaucoup
d'idées ingénieuses et neuves . L'auteur a parfaitement
développé quelles sont les routes qui doivent conduire
Ja nouvelle école française à son véritable but , la mélodie
, puis la mélodie , et toujours la mélodie expressive
et théatrale. Il traite 1. de la musique de Piccini
en général ; 2 ° de la différence essentielle qui doit exister
entre les moyens employés dans la déclamation du
tragédien parlant , et ceux employés dans la mélodie
dramatique. Après avoir classé le rhythme musical et le
rhythme poétique , le C. Lesueur observe que le compo
siteur doit sans doute imiter la nature , mais avec la
nature de son art . « Accuser la musique de ne point ressembler
a sez à fa déclamation , qui est elle- même un
art particulier , c'est , dit- il , accuser la musique d'être
de la musique , c'est accuser une langue d'être une
langue. La troisième partie de son discours traite de
la différence qui doit encore exister entre la pantomime
de l'acteur parlant , et celle de l'acteur chantant.
"
A
PRAIRIAL AN IX.
445
Le premier ne doit s'occuper que de ce qu'il dit ; le se
cond doit songer encore à ce qu'il laisse dire à l'orchestre.
Il doit non- seulement jouer ce qu'il chante ,
mais encore gesticuler au moment précis , tous les traits
mimiques , toutes les ritournelles pantomimes que le
compositeur , dans les intervalles du chant , a placés
à dessein dans l'orchestre.
t
Ce discours qui a été fort applaudi au Conservatoire ,
et dont tous les amis de l'art desirent l'impression , ne
dément point la réputation que s'est faite le C. Lesueur
par ses autres productions en ce genre. Il est l'auteur du
Traité de la musique imitative et d'une Dissertation sur
les grandes parties de la musique et de la poésie chantée ,
imprimée à la suite de la traduction d'Anacreon , dit C.
Gail. Ces deux ouvrages ont mérité les suffrages des
plus grands maîtres. En même temps que le C. Lesueur
donnait des préceptes de son art , il en donnait aussi des
modèles. Tout le monde connaît Paul et Virginie , Té-
Témaque , la Caverne , trois opéra regardés généralement
comme des chef- d'oeuvres. Il est malheureux que
les Bardes et la Mort d'Adam , autres ouvrages du même
auteur , attendent , depuis si longtemps , leur premiere
représentation au théâtre des Arts ; car tous ceux qui'en
ont entendu les répétitions , conviennent que le talent du
C. Lesueur , réuni à celui de quelques autres compositeurs
doit faire parvenir l'école française à rivaliser enfin avec
les plus célebres écoles de l'Allemagne et de l'Italie ,
A. C.
SPECTACLE S.
THEATRE DES ARTS.
2
THEATRE DE
1
LA RÉPUBLIQUE. OPERA-BUFFA..
DEPUIS l'arrivée du COMTE et de la COMTESSE de
LIVOURNE , les grands théâtres de la capitale déploient
446 MERCURE DE * FRANCE ,
toutes les richesses de leur répertoire , et les grands
artistes , toutes les ressources de leur talent. Iphigénie
en Aulide , Anacreon , Astyanax et Armide , ont déja
paru sur le THEATRE DES ARTS , avec les ballets de Te
Témaque , du Déserteur et de Psyché. Jamais la pompe
de ce spectacle magique , n'a paru plus noble et plus
imposante ; jamais la danse ; parvenue au plus haut
degré de perfection , n'a produit des effets plus sédaisants
. Il faudrait nommer tous les premiers artistes qui
concourent à l'exécution des ballets , si l'on voulait
acquitter toutes les dettes du public envers le talent
et le zèle. Vestris , légèrement blessé au genou , et
Deshayes , que les suites de sa chute ont forcé d'aller
aux eaux de Bourbonne , manquent encore à ce magnifique
ensemble ; mais le premier va reparaître inces
samment , et l'on peut observer que son absence même
est un moyen de constater son étonnante supériorité. ›
De son côté , la SCENE FRANÇAISE reproduit surecessivement
nos chef- d'oeuvres tragiques , et réunit
tous les artistes dignes de les représenter . "Saint- Prix }
que les voeux des amateurs rappelaient , depuis long
temps , sur un théâtre où son talent devient tous les
jours plus nécessaire , à reparu dans Iphigénie en Aulide
, par le rôle d'Agamemnon . Il y a produit la plus
vive sensation . Le Cid , Mahomet , Edipe , ont soutenu
four à tour l'honneur de la scène où Melpomene ;
dans ce moment , paraît régner sans partage. Mais le
retour de Contat – Thalie rétablira l'équilibre , et le
théâtre Français ne perdra point une occasion brillante
de présenter Molière parmi les hommes célebres qui
ont établi sa prééminence sur tous les théâtres modernes
et sur tous ceux de l'antiquité
11
"
On a choisi hoisi cette époque , si favorable aux beauxarts
, pour offrir un asile à la musique italienne ,
des progrès rapides
le goût
a fait , depuis
dix ans
que italienne
, dont
PRAIRIAL ANTX . 447-
J

parmi nouse: l'OPÉRA - BUFFA , placé dans une salle
décorée par le luxe le plus élégant , a fait son ouverture
le ir prairial ; deux ouvrages nouveaux , dont les
compositeurs n'ont pas encore acquis une réputation
ultramontaine , ont été mal- adroitement choisis pour
cette première représentation. Aussi le succès a- t - il
été très - équivoque. Mais nul doute que les chefd'oeuvres
multipliés de la musique italienne , même
ceux qui sont les plus connus , n'appellent à ce spectacle
tous les hommes sensibles aux charmes de la
plus douce mélodie . Il faut que les administrateurs et
les acteurs de l'Opéra- buffa , se persuadent bien que
l'oreille des Français n'a pas l'inconstance capricieuse
des oreilles italiennes , qu'elle ne demande pas tous
les jours une musique nouvelle sur des ouvrages que
les plus grands maîtres ont immortalisés , et que le
signor Portogallo ou le signor Marcello di Capua ne nous
guériront pas sitôt de nos vieilles admirations pour
Paisiello et pour Cimarosa. - Du reste , il y a dáns
la nouvelle troupe des talents distingués , qui , sans
doute , après quelques épreuves , saisiront le véritable
goût du public , et seront récompensés de leurs efforts
par des succès plus brillants.
L
4
T
}
Un jeune napolitain , passionné pour les arts de sa
patrie , a publié , sur le rétablissement de l'Opérabouffon
à Paris , une brochure d'environ 30. pages ,
où l'on trouve des réflexions ingénieuses sur la langue
et la musique des deux nations . Nous dirons un mot
de cet ouvrage dans notre premier numéro, E.
ANNONCES.
2 11.)
:(
NOUVEAU Dictionnaire de poche français et ' allemand
et allemand français, cinquième édition originale , en
tierement refondue et considérablement augmentée
448 MERCURE
DE FRANCE
,
On y ajoint une instruction sur la prononciation et
les verbes irréguliers des deux langues , et un tableau
des nouvelles mesures , poids et monnaies de
France. Prix , 5 fr. et 7 fr. franc de port . A Strasbourg,
chez Amand Koenig , libraire. A Paris , chez
le même , quai des Augustins , n.º 18. - 181.
OBSERVATIONS littéraires , critiques , politiques , mi--
litaires, géographiques , etc. sur les histoires de Tacite,
avec le texte latin corrigé , ouvrage enrichi de six
cartes géographiques , gravées par P. F. Tardieu , et
d'un tableau de mouvement des légions romaines ,
pour servir à l'intelligence des opérations militaires ,
par Edme Ferlet , ancien professeur de l'Université de
Paris , 2 vol. in 8. A Paris , chez Levrault frères , libraires
, quai Malaquais ; et à Strasbourg , chez les
mêmes, rue des Juifs , n . ° 33. De l'imprimerie de Gillé
fils . An IX. 1801. On rendra compte de cet ouvrage.
VOYAGE du due du Châtelet , en Portugal , où se trouvent
des détails intéressants sur ce royaume , ses habitants
, ses colonies ; sur la cour et M. de Pombal
sur le tremblement de terre de Lisbonne , etc.; revu
corrigé sur le manuscrit , et augmenté de beaucoup
de notes sur la situation actuelle de ce royaume et
de ses colonies , par J. F. Bourgoing , ci- devant ministre
plénipotentiaire de la république française en
Espagne ; membre associé de l'Institut national , etc.
Seconde édition . 2 vol. in-8. ° de 550 pages , avec la
carte du royaume de Portugal et la vue de la baie
de Lisbonne , gravées en taille - douce , par Tardieu
l'ainé. Prix , 5 fr. 50 cent. broché , et 7 fr. par la
poste , franc de port. A Paris , chez F. Buisson , imprimeur-
libraire , rue Hautefeuille , n.º 20.
La seconde édition de cet ouvrage qui suit la première
de si pres , prouve le succès qu'il a obtenu. Il le
mérite sous tous les rapports. Nous n'avons pas de - relation
sur le Portugal qui puisse lui être comparée : et
la circonstance actuelle, où l'attention se porte plus
particulièrement sur cette contrée , doune un nouveau
prix à cet ouvrage , qui n'a pas eu besoin de l'à-propos
pour être distingué de la foule.
PRAIRIAL AN IX. 440
POLITIQUE.
EXTÉRIEUR.
VEN IS Ę.
DANS un temps où l'Europe semblait embrasée par la
révolution qui venait d'éclater en France , le gouvernement
de Venise , impassible et sévère , conserva son indépendance
et sa tranquillité. Presse par l'empereur d'entrer
dans la coalition , il sentit toute la témérité de ce
projet , et opposa aux voeux des coalisés un système de
neutralité absolue. Il se servit de la même égide pour
repousser les maximnes dangereuses que , dans ces temps
de factions , les révolutionnaires se plaisaient à répandre.
Cette marche paraissait ne devoir point démentir
l'antique reputation de sagesse dont jouissait
cette république . Elle sut conserver ce parfait équi- .
libre jusqu'au moment où les armées françaises triomphantes
entrèrent sur son territoire , et y portèrent la
guerre que sa politique avait eu pour but de lui rendre
étrangère . Dès- lors les esprits s'agitèrent ; les partis
qui fermentaient dans l'ombre , levèrent la tête ; les
opinions renfermées jusque - là dans le coeur des citoyens
, s'entre - choquèrent et produisirent de violentes
explosions. Le gouvernement vénitien sembla perdre ,
à cette époque , toute son expérience et tout son pouvoir.
Il ne sut prendre aucune décision positives et
comme cela devait arriver , il devint la proie destinée
à terminer la querelle. Cet exemple prouve combien
il est dangereux dans les grandes crises politiques de
ne pas s'attacher à un parti , quand , par sa position ,
ou par sa propre force , on est dans l'impossibilité deva
résister à aucun des deux. Il est probable que si Venise
eût , dès le commencement , embrassé le parti de l'Autriche
ou celui de la France quand nos troupes en approchèrent
, elle formerait encore une puissance indés
pendante ; car l'empereur n'aurait pu que soutenir les
4
29
450 MERCURE DE FRANCE ,
droits de son alliée , et la république française n'aurait
pas renversé un état qui se serait acquis son appui en
joignant ses forces aux siennes.
:
Avant sa chute , le gouvernement de Venise se trouvait
divisé en deux portions ; savoir le gouvernement
de la ville et celui de Terre -Ferme. Celui- ci n'était que
le délégué , ou , pour mieux dire , le sujet du premier ,
qui avait toute la puissance. Quinze cents familles patriciennes
formaient la république aristocratique de
Venise . Parmi ces familles , environ cinquante étaient
dès longtemps en possession des premières dignités.
Les richesses , les priviléges de toute espèce avaient
fondé leur puissance aux dépens des autres familles nobles
que l'on appelait Barnabottes , du nom du quartier
de Saint-Barnaba , habité par le peuple pauvre et salarié.
Les Barnabottes étaient en effet salariés par le
gouvernement qui résidait en entier dans le conseil
souverain. En terre ferme , des podestats étaient chargés
de le représenter , et lui rendaient compte de toutes leurs
actions .
Cette constitution , qui excluait entièrement des affaires
tous les nobles de Terre-Ferme , et la plus grande
partie de ceux de Venise , entretenait une continuelle
jalousie , une haine que rien ne pouvait éteindre , et
qui n'attendait qu'un moment favorable pour éclater.
+
La destinée semble aussi marquer la fin des gouvernements
par la faiblesse dans laquelle ils tombent , et
par la lassitude que leur longue durée à occasionnée .
Heureux les peuples qui , dans ces moments difficiles ,
évitent les excès qui accompagnent trop souvent ces
changements rapides. Les Vénitiens ont eu cet avantage,
Depuis longtemps cette redoutable inquisition
d'état qui , sous le voile impénétrable du profond
mystère , et semblable à la Providence , voyait tout
sans être aperçue , et frappait sans laisser deviner
la main qui conduisait les coups , avait perdu presque
toute sa puissance . Elle était devenue timide ,
mesure qu'elle avait été moins cachée , et sa force ,
s'était évanouie aussitôt qu'on avait pu la mesurer.
Le seul souvenir de ce qu'elle avait été en imposait
encore. Les autres branches du gouvernement se desséchaient
aussi chaque jour ; le luxe , en croissant ,
PRAIRIAL AN IX. 45t
eux ,
donnait aux gens de finances et aux négociants une influence
très-grande dans le gouvernement , parce que
les gens qui le formaient avaient récours à
et
les affaires particulières étaient devenues des affaires
d'état. La dissolution était complète. La première
secousse détruisit tout , et l'on vit se réaliser en politique
ce que l'on raconte des cadavres d'Hercúlanum ,
qui subsistaient entiers dans les décombres souterrains ,
et qui se perdirent en poussière à la première impréssion
de l'air extérieur.
Le traité de Campo- Formio décida du sort des états
de Venise. Ils furent l'objet d'une compensation , et
devinrent le gage de la paix . Les états de Terre- Ferme,
qui passèrent sous la domination de l'empereur , gagnèrent
à ce changement. Il satisfit les passions individuelles
, n'enleva aux habitants aucun pouvoir , et
leur nouveau maître ne leur imposa pas des charges
plus fortés que l'ancien . Le Bergamasque et le Brescian ,
qu'on incorpora à la république cisalpine , furent rendus
à leur véritable métropole. Ces pays entretenaient avec
Milan des relations plus grandes qu'avec Venise , et
leurs habitants étaient déja nationalisés avec les Milanais
. Cette réunion ne fut donc fatale qu'à la seule
ville de Venise. Outre son antique puissance qu'elle vit
s'écrouler , elle éprouva dans ses moeurs de grands changements
, suites nécessaires de la chute de son gouvernem
ent. Ce gouvernement , qui mettait sa force dans le
mystère , avait accoutumé les Vénitiens à faire de la
nuit le jour. C'était dans les ténèbres qu'il aimait
à déployer son activité , et à exercer cette perpétuelle
vigilance , dont l'oeil d'Argus serait une faible image .
C'était dans les ténèbres aussi qu'il donnait le signal
de la joie , et tandis que tous les citoyens se livraient
à une liberté d'amusements qui tenaient presque de la
licence son génie infatigable , caché sous l'aile du
plaisir , sondait tous les coeurs et suivait toutes les démarches.
La nuit , en éloignant des promenades publiques
, obligeait les citoyens à se rendre dans les cafés.
Ces lieux publics étaient comme les portiques d'Athènes ;
tout le monde s'y réunissait , parce que persouné ne
tenait d'assemblée particulière , soit à cause que nulle,
suprématie ne donnait un titre pour recevoir , soit dans
2
452 MERCURE DE FRANCE ,
la crainte de fixer l'attention de l'inquisition d'état.
Les Casins particuliers n'étaient que des cabinets de
littérature ou des boudoirs. L'usage , ou plutôt la nécessité
où l'on est d'aller en gondole , donnait une espèce
d'existence politique à la classe pauvre et nombreuse
des gondoliers , en les liant en quelque sorte aux
affaires de l'état et aux secrets des intrigues. Ils formaient
un lien entre les nobles et le peuple. Les négociants
et les gens de loi étaient toujours réunis par
les affaires qui avaient un centre commun . gouvernement
se trouvait donc entouré comme par un faisceau
de tous les intérêts individuels . Ils recevaient
de lui leur existence et servaient à soutenir la sienne .
Sa chute a été celle de tous ces avantages particuliers
.
Le
La domination de l'empereur ne peut fournir aucune
compensation . Les formes militaires et une administration
concentrée ne sauraient s'accorder avec cette grande
liberté innée chez les Vénitiens , et qui fait son existence.
Venise , devenue sujette , sentira son isolement
et la solitude des eaux qui l'environnent .
L'empereur a , dans les états de Venise , un ample
dédommagement de la Lombardie . La prépondérance
qu'ils lui assurent dans le golfe adriatique , lui donne
un rang parmi les puissances maritimes . Trieste ne
craindra plus sa rivale , sujette du même prince , et
obtiendra peut- être la préférence sur elle à cause de la
facilité des communications que lui donne sa position
en Terre- Ferme . Située sur la même ligne que la Dalmatie
et l'Istrie , elle peut être un anneau de cette
longue chaîne commerciale ; et si son port n'offre pas
tous les avantages nécessaires , le Cap d'Istrie peut y
remédier et former lui-même un très-beau port. Ces
raisons fixeront vraisemblablement sur cette côte toute
l'attention de l'empereur.
Je crois qu'il ne sera point inutile de terminer cette
légère esquisse par le portrait de quelques-uns des personnages
les plus marquants qui ont joué un rôle dans
·les événements qui ont précédé la chute du gouvernement
ancien.
(
Louis Manin , dernier doge de Venise , vit encore.
C'est un homme nul en politique , comme pour la soPRAIRIAL
AN IX. 453
ciété. Son immense fortune l'avait seule fait élire . Son
caractère devait s'allier très- bien avec l'inertie de sa
place qu'il abondoona , faute de moyens. Sa famille est
composée de quatre neveux aussi sans influence et
dans l'impossibilité d'en acquérir.
?
Thomas Condalmer était le commandant des forces
maritimes , à l'époque de la destruction du gouvernement
; il est d'un caractère ardent et encore assez jeune ;
mais au fait , il ne pouvait soutenir un édifice qui s'écroulait
, et il aurait adopté des termes moyens.
Bernardin Renier , jeune homme de vingt - cinq ans ,
de la famille du doge qui avait précédé Louis Manin ;
il s'était acquis une véritable influence dans les derniers
temps du gouvernement. Il a des connaissances
politiques et philosophiques ; il est d'un esprit adroit
et élevé. Il avait le même système que Condalmer. 11
fut nommé presque dictateur dans une insurrection qui
eut lieu à Venise . A cette époque , sa conduite sauva
la ville du pillage que les esclavons voulaient y commettre.
Il a peu resté à Venise depuis le nouveau gouvernement.
Il voyageait en Italie , et vient à peine d'y
retourner dans sa patrie.
François Pesaro , qui était l'ame de l'ancien gouvernement
, et à peu près le Pitt de Venise par les effets , sans
en avoir les talents , est mort , il y a quelques années ,
après avoir influencé toutes les dernieres démarches du
gouvernement et n'avoir pu en arrêter la ruine. Il alla
å Vienne ; le ministère de l'empereur le gagna , et il
fut ensuite envoyé à Venise comme commissaire impérial
. Il y exerça un arbitraire et un système de rigueur
déplacés ; il mourut de mort subite , et il paraît certain
qu'il fut empoisonné par quelque faction mécontente.
Son souvenir est encore nouveau à Venise . Il a laissé
deux frères , mais dont l'existence est insignifiante.
Jérôme Justiniani , d'une des premières et des plus
illustres familles de Venise . Sous le gouvernement vénitien
, il remplissait les plus importantes places . Il est
très -fin ; il a l'esprit adroit ; il est bon politique et connaît
les hommes .
Jean-Baptiste Corner , jeune homme qui , déja , remplissait
des places importantes dans l'ancien gouvernement
; il était du conseil diplomatique , et , dans les
454 MERCURE
DE FRANCE ,
derniers événements de la chute de la république , il
fut à même de tout savoir et de tout connaitre ; il est
d'une des plus anciennes et des plus illustres familles
de Venise .
François Pitti , aimant beaucoup la littérature , étant
très-instruit et ayant beaucoup d'esprit , il était contraire
aux abus de l'ancien gouvernement ; il occupa
même une place dans le gouvernement provisoire qui
Jui succéda.
Antoine Barattide , banquiers , maison de commerce
des plus solvables , et des plus sures , gens honnêtes et
raisonnables ; ils ont joué un rôle à l'époque de la révolution
, et occupèrent des places sous le gouvernement
français à Venise ; ils se concilièrent l'estime des
divers pariis.
Vincent Bonfiol , négociant , bomme des plus honnêtes
et des plus vertueux , esprit judicieux et sage ; il est
natif de Raguze et y conserve tous ses intérêts ; quoique
établi à Venise , il fut renommé agent commercial
de Raguze aupres de la république cisalpine.
Les frères Revedin , banquiers ; ils sout actifs et hardis
dans leurs spéculations ; ils ont occupé diverses places
dans le gouvernement provisoire qui succéda à l'ancien.
Melchior Cesaroti est , dans ce moment , un des premiers
littérateurs de l'Italie , et peut - être de l'Europe.
Il etait membre de l'université de Padoue . Il existe déja
nombre d'ouvrages de lui , et la collection s'en éleve à
plus de vingt volumes. Un Essai sur la philosophie des
langués , une Traduction de Démosthène , un Cours raisonné
de littérature grecque , une nouvelle Iliade intitulée
la Mort d'Hector , et qui ne ressemble à l'autre
que par le sujet et les grandes beautés ; une Traduction
des poésies d'Ossian , qui est supérieure à toutes les
autres , et qui est la seule qui donne une idée de la
composition sauvage de cet ancien poète ; telles sont
déja les principales productions de l'abbé Césaroti . Elles
Jui assurent un rang distingué dans les lettres. Il habite
presque toujours Padoue ; mais il vient souvent à
Venise . Ses opinions politiques furent toujours sages
et modérées.
PRAIRIAL AN IX. 455
BERLIN.
Ce 14 floréal an IX.
Note des rédacteurs. Rien ne nous a paru aujourd'hui
plus intéressant , dans nos lettres de Prusse , que ce
morceau qui développe ce qu'on a déja indiqué dans
quelques feuilles publiques sur le galvanisme .
Non content d'avoir coopéré aux recherches des physiciens
de cette ville , sur la nature du galvanisme
M. le docteur Grapengiesser s'est encore livré à des méditations
particulières sur ses propriétés. Curieux de
pouvoir déterminer dans quelles maladies on pourrait
les utiliser , il s'est occupé premièrement de l'ingénieuse
expérience du docteur Hunter , de Londres ; mais , en
la répétant , il y a trouvé de telles variations , et plus
souvent une insuffisance telle , qu'il n'en a rien conclu
sur la justesse des évaluations qu'elle pourrait fournir
du degré d'irritabilité du nerf optique dans la goutte
sereine , ni confirmé l'opinion de M. Pfaft à ce sujet.
Quant à la tentative naturelle d'appliquer le galvanisme
simple dans d'autres circonstances , elle a été contrariée
par les obstacles les plus grands . En effet , ce n'est pas
une difficulté médiocre que de résoudre le malade à l'établissement
de plusieurs plaies , et de se résigner soimême
à le faire souffrir , avant d'avoir la certitude au
moins morale de l'avoir fait avec succès.
En songeant néanmoins aux tentatives courageuses
de M. Alexandre de Humboldt , que l'on n'ignore pas
s'être soumis spontanément à l'action du galvanisme ,
en étudiant le résultat de cette expérience , qui fut
d'amener par les vésicatoires dont il fallut faire l'application
préalable , un écoulement prodigieux de matières
séreuses , M. Grapengiesser se crut assez autorisé
à essayer un semblable moyen sur un sujet affecté
d'enrouement dégénéré en aphonie ou extinction totale
de la voix . Il avoit d'ailleurs épuisé toutes les ressources
ordinaires , et appliqué en vain trois vésicatoires
successifs , dont notamment le dernier avait régné
sur toute la partie antérieure du col . Ayant donc résolu
d'appeler le galvanisme à son secours dans cette
circonstance , il mit deux mouches cantharides aux côtés
456 MERCURE DE FRANCE ,
2
du larynx , et quand les plaies furent onvertes , il appliqua
sur l'une une lame d'argent , sur l'autre une lame
de zinc , et effectua la communication soit par l'attouchement
simple des lames , soit par l'intermédiaire
d'une petite chaîne d'or faisant fonction de conducteur.
Le galvanisme opéra si subitement , qu'il survint
au larynx une affection spasmodique , caractérisée.par
un mouvement du gosier alternativement descendant et
montant , et que les plaies donnèrent en grande abondance
, surtout quand les métaux communiquaient entre
eux par la petite chaîne d'or.- Le second jour de cet
essai , le malade avait recouvré sensiblement l'usage de
l'organe ; mais fatigué de l'opération et de la fréquence
du spasme , il obtint de M. de Grapengiesser un repos
d'une quinzaine , et l'on ferma ses plaies . A l'expiration
de ce délai , M. Grapengiesser , encouragé par le demisuccès
primitif , et surtout par la non altération de la
santé du sujet , à son extinction de voix près , renouvela
l'apposition des mouches et l'action des métaux ;
mais cette fois il fit usage d'un collier de son invention ,
susceptible de mieux s'adapter aux plaies , et d'y rester
en permanence. L'action ne tarda pas de s'en faire sentir,
et elle se manifesta , quoique moins violemment que la
première fois , par les mêmes effets ; savoir , le spasme
du gosier , l'écoulement des plaies , et même une forte
expectoration de flegmes . La voix revint cependant
on laissa l'appareil ; le lendemain elle était plus sonore ,
et l'administration d'un vomitif acheva de la purifier.
Depuis que l'appareil est levé , les plaies se sont guéries,
et le malade a recouvré l'usage de la voix , sans qu'il se
soit altéré de nouveau.
Dans cet état de choses , et pour déterminer à laquelle
des propriétés du galvanisme il convient d'attribuer
cette cure , on pense qu'il convient d'établir ainsi
la question.
Le galvanisme a- t -il agi comme excitant , ou bien
comme dérivatifdans le retour de la voix , ou simplement
dans la guérison de l'aphonie ? A - t-il rendu le ressort et
l'activité aux nerfs paralysés de cet organe , ou bien
a-t -il dégagé le larynx , en tirant au dehors l'amas d'humeurs
stagnantes dans les glandes de cette partie ?
Il serait encore prématuré de résoudre un tel problème
-
PRAIRIAL AN I X. 457
d'une seule de ces deux manières ; il est provisoirement
plus raisonnable de croire à la double action du galvanisme
, et comme dérivant et comme excitatif.
Cette première expérience , quoique peu péremptoire,
ne laissa pourtant pas que d'enhardir M. Grapengiesser
à multiplier ses essais , à faire de nouvelles recherches
pour reconnaître exactement les cas auxquels le galva.
nisme est applicable , et constater toutes les formes
sous lesquelles on peut l'administrer. Ce fut précisément
à cette époque que M. de Volta imagina son appareil ,
connu depuis sous la désignation de batteries . Elles ont
l'avantage d'accumuler le galvanisme , et donnent les
moyens de varier les résultats , bien supérieurs du reste
à ceux du premier appareil , pour l'application du galvanisme
simple. En possession d'une de ces batteries ,
M. Grapengiesser , par les nombreuses expériences auxquelles
il soumit ses organes , et par toutes les formes
diverses sous lesquelles il les répéta , acquit bientôt la
conviction que là où l'électricité est utile comme
par exemple , dans les paralysies , là aussi l'on pouvait
employer le galvanisme , et même avec un succes
plus certain , attendu qu'il parcourt et pénètre les nerfs
comme ses meilleurs conducteurs , tandis que l'électricité
effleure et glisse ordinairement sur les surfaces ;
témoin en effet la nécessité où l'on se trouve d'électriser
le nerf optique directement pour l'affecter par les
batteries ordinaires , et témoin l'irritation extrême qu'il
reçoit des batteries galvaniques , lors même que cellesci
ne communiquent avec lui que par des points trèséloignés
, comme le col et la poitrine.
Mais le docteur Grapengiesser donna à cette expérience
une bien plus haute importance , lorsqu'il en
put conclure que , puisque l'étincelle galvanique pénètre
jusqu'au nerf optique par les nerfs de la cinquieme
paire , ou des parties extérieures de la tête ,
( ce qui semble impliquer contradiction avec l'anatomie
dans laquelle on enseigne qu'il n'y a aucune espèce
de corrélation entre ces nerfs ) , il serait bien possible
de propager le galvanisme jusqu'au nerf optique , et de
traiter plus ou moins efficacement la goutte sereine ,
qui n'en est que la paralysie , par une irritation pareille.
458 MERCURE DE FRANCE ,
Cette observation , fortifiée encore par l'origine certaine
de quelques gouttes sereines , que l'on sait par
expérience survenir infailliblement après la cure d'une
plaie sur le nerf frontal , et disparaître tout - à - coup ,
si cette plaie vient à être rouverte , facilita à M. le D.
Grapengiesser , les moyens d'exécution toujours trèsdifficiles
lorsqu'il s'agit de dépouiller de certains perfs. Il
mit une mouche cantharide sur le sourcil d'un malade afligé
de la goutte sereine , et quand la plaie fut établie ,
il mit le nerf frontal en communication avec un des
deux conducteurs , en même temps qu'il faisait agir
l'autre sur une branche de la même paire de nerfs ,
par son introduction dans la bouche jusqu'aux nerfs
de la mâchoire supérieure ; le résultat de cet essai a
justifié complétement l'opinion de M. Grapengiesser ,
et non-seulement il est parvenu par ce moyen à iriter
le nerf optique , mais de quatre sujets dont il a , par
ce procédé , traité la maladie , deux ont été entièrement
guéris ; un autre a recouvré une susceptibilité de
perception qui lui manquait dans l'organe de la vue ,
ainsi qu'une mobilité extrême de pupille. Le galvanisme
n'a pas été absolument de nul effet sur le dernier
, mais il n'a pu raviver tout - à- fait son nerf optique
et lui rendre la vue.
en
Partant toujours de ces principes déja confirmés par
d'heureuses expériences , il était juste de penser que
l'application du galvanisme à l'organe de l'ouïe ,
excitant les nerfs de cet organe , devait influer sur les
maladies dont la cause est dans leur paralysie , dans
leur inactivité , en un mot , sur la surdité ; bien entendu
au préalable que celui - ci ne tienne pas à un
defaut de conformation , à une infirmité locale , non
plus qu'à l'état de pléthore ou à l'excès de tension
analogue lui - même à l'irritation nerveuse , ce que les
médecins doivent bien constater avant de recourir au
galvanisme. Bien persuadé de l'utilité de ce remède
dans certaines paralysies , M. Grapengiesser fit sur la
surdité des essais non moins satisfaisants que sur l'extinction
de la voix ou sur la goutte sereine . C'est même
dans ces derniers résultats qu'il a fait , à Berlin , le
plus de sensation . Et en effet , quelque simple que
la cure des paralysies par l'irritation nerveuse , pour
soit
PRAIRIAL ANI X. 459
?
les personnes qui sont déja instruites et habituées à
approfondir les causes , tien de plus miraculeux cependant
pour le public qui ne considère que les effets.-
La cure de M. Grapengiesser est très - propre , au surplus
, à causer un pareil étonnement . Il a rendu le
double usage de l'ouïe et de la voix à un enfant dans
sa douzième année , sourd et muet de naissance jusqu'à
sept ans , époque à laquelle il eut la petite vérole
et où il commença à distinguer confusément les sous
très -bruyants sans avoir fait depuis d'autres progrès
. Il est susceptible maintenant de percevoir les
articulations les plus difficiles de la voix humaine , et
l'essai qu'il fait chaque jour de les répéter de sa propre
voix , prouve bien qu'ils n'échappent plus à son oreille.
D'autres expériences sont venues avec celle- ci à l'appui
du système du D. Grapengiesser ; il a traité un
sourd de cinquante ans , affligé de cette infirmité
depuis vingt- deux années , et accessible seulement aux
explosions les plus terribles ; cet homme n'a pas encore
recouvré la jouissance entière de l'ouïe , mais il entend
lorsqu'on lui parle haut , il répond à toutes les questions
, et on ne désespère pas de le guérir radicalement.
Par la continuité de ses travaux sur cette classe de
malades , M. Grapengiesser en affermissant son système
a trouvé l'occasion de soulager souvent l'humanité
souffrante. Une fois cependant il a échoué dans une
tentative de la même espèce , et loin de remédier à la
dureté de l'ouïe , il a eu le malheur de l'invétérer
davantage , en fatigant de galvanisme un organe
auquel il ne convenait pas , et dont la cause de l'infirmité
n'était pas suffisamment connue. L'aveu de
cette erreur doit mettre en garde tous ceux qui tenteraient
la cure des paralysies par le galvanisme , et
leur faire sentir à quel point il importe de reconnaître
scrupuleusement la nature de la surdité , et celle des
paralysies d'organes . Reste encore à parler des moyens
d'exécution qu'on a imaginés et modifiés suivant le
degré d'opiniâtreté des maladies , et le degré d'irritation
à donner aux nerfs de l'organe malade.
Quelquefois l'on a dirigé vers l'ouverture extérieure
de l'oreille un des deux conducteurs de la batterie de
Volta , suffisamment prolongé d'un fil de laiton revêtu
460 MERCURE DE FRANCE ,
verre , de et isolé pour ce moyen de la main de l'opérateur
; et l'expérience a indiqué qu'apres avoir terminé
ce conducteur par un bouton , il fallait de plus le
revêtir d'un linge mouillé , sans quoi la commotion
serait trop forte , et pourrait menacer d'enflammer
subitement l'organe de l'ouïe. On peut , dans cette
expérience , diriger chaque conducteur sur une oreille
différente , ou les porter tous les deux sur la même .
Souvent aussi , mais dans des cas désespérés , on a
attaqué l'organe de l'ouïe , en dehors par un des conducteurs
de la colonne galvanique , et en dedans par
le tube d'Eustache , auquel il est possible de faire arriver
le second conducteur , soit par le nez, soit par
la bouche , suivant la conformation du sujet . Il est
sensible que pour soumettre un malade à la gêne d'une
pareille tentative , et à la violence de la commotion
qui en résulte , il faut avoir les présomptions les mieux
fondées de la nécessité et du succès du galvanisme .
Enfin l'on a ajouté aux deux méthodes précédentes ,
celle du galvanisme simple , en mettant un vésicatoire
derrière chaque oreille , et en les excitant par les
mêmes moyens d'exécution que dans la cure de l'aphonie
, aux formes près que l'on peut modifier pour
rendre l'opération plus facile. Il est clair au surplus
que , dans ce procédé , le galvanisme agit comme dérivatoire
en détournant les humeurs de leurs cours pour
les attirer en dehors. Il semble qu'une telle considération
doit faire accorder la préférence à cette dernière
méthode . Chacune cependant a son utilité particulière
, et c'est à la sagacité du médecin d'appliquer
la meilleure , à raison de l'espèce et de la tenacité
du mal qu'il veut guérir. -Il est inutile d'ajouter que
si la surdité est provenue de causes antécédentes , et
peut-être encore existantes , il faut d'abord en faire
une soustraction préliminaire , et procéder ensuite à la
cure de la surdité.
Il ne faut pas laisser ignorer , non plus , que ces
expériences ont , dans leur principe , une influence
caractérisée sur la tête des personnes qui s'y soumettent.
Elles éprouvent , en proportion de la susceptibilité de
leurs nerfs , un bourdonnement , des éblouissements ,
quelquefois même des vertiges. Il ne faut pourtant
PRAIRIAL AN IX.
461

pas s'alarmer de pareils symptómes ; M. Grapengiesser
a éprouvé , bien au contraire , qu'en dénotant la sensibilité
des nerfs , ils seraient plutôt favorables ; que
généralement les sourds auxquels on rend la faculté
d'entendre , éprouvent le bourdonnement le plus terrible
pendant l'opération , et qu'ils entendent trèsdistinctement
tant que les plaies sont en contact avec
les colliers de métal . Mais il a observé que si le
malade éprouve , après l'opération , une fatigue , une
langueur , une pesanteur morales , c'est alors qu'il faut
espérer peu de succès de l'action du galvanisme sur
ses organes.
Et pour résumer en dernière analyse l'opinion du D.
Grapengiesser , fondée sur ses nombreuses tentatives
et sur quelques succès , non- seulement dans les cures
de l'aphonie , de la goutte sereine et de la surdité ,
lorsque ces maladies tiennent essentiellement à des
paralysies de nerf , mais encore dans l'application du
galvanisme aux paralysies des extrémités , y comprises
aussi celles survenues à la suite d'une apoplexie , et
connues sous le nom d'hémiplexies : il faut bien distinguer
celles de ces diverses maladies dont on peut
attribuer la cause au manque d'activité de force vitale ,
à la non- énergie des nerfs , et conclure que le galvanisme
leur peut être applicable à titre d'excitatif trèspuissant.
"
“. Dans les infirmités d'une nature différente , et où il
est essentiel d'attirer l'humeur au dehors avec plus de
vitesse que ne le font les vésicatoires, ordinaires on
est fondé à croire que le galvanisme simple est un
puissant auxiliaire , et qu'on peut en tirer un grand
secours dans les métastases ou dépôts d'humeurs
froides , dans les tumeurs blanches du genou , lės sciatiques
et autres maladies dont il faut diviser et extirper
les humeurs trop stagnantes qui en sont les causes.
Telles sont en substance les tentatives déja faites
sur le secours du galvanisme en cas de quelques maladies
il serait puéril de proclamer que le D. Grapengiesser
a fait voir les aveugles , parler les muets
et entendre les sourds ; mais il est de notoriété qu'il a
guéri plusieurs malades de ce genre , lorsqu'il est arrivé
qu'une paralysie de nerf était la cause de leur infirmité.
:
}
462
MERCURE DE FRANCE ,
C'est sur l'ingénieuse théorie que le galvanisme irrite
les nerfs ( quelque raison que puissent en donner par
la suite les physiciens ) , et que cette propriété peut
être secourable dans des paralysies d'une certaine espèce
, qu'il a imaginé ses moyens d'exécution , et qu'il
est parvenu , par une pratique prudente , à la complète
guérison de maladies désespérées. Il en a été
question , à Berlin , comme de toutes les découvertes
nouvelles ; exaltée par les uns , dépréciée par les ausa
méthode n'en a pas moins agrandi le cercle
trop étroit des connaissances dans ce genre ; et n'eûtelle
que le mérite des services déja rendus , il n'en
faudrait pas plus pour faire honneur à son auteur , en
le recommandant à ses compatriotes , à ses collégues
et à tous les amis zélés de la science.
tres ,
SUR L'ISLANDE.
Vous m'avez demandé quelques détails nouveaux
sur deux contrées bien éloignées du centre de l'Europe
et heureusement oubliées au milieu des agitations qui
déchirent cette partie du globe , l'Islande et le Groenland.
Ces deux pays , qui sont comme perdus dans les
glaces du nord , ne sont nullement indignes des observations
du philosophe , du moraliste , du politique
même .
On peut y retrouver quelques traces primitives de
cette nature humaine , tour- à - tour si dénigrée , si
exaltée , et partout si défigurée , ou du moins si méconnue.
Je vous ai déja entretenu du Groenland ( Voyez ·
le dernier N.° da Mercure ).
Je vous épaigne des détails qui se trouvent partout
sur la situation géographique , sur l'origine , sur l'histoire
fabuleuse de l'Islande . Je me borne à son état
actuel.
Sa population peut s'élever à 45 ou 46 mille ames .
Elle est répandue dans toute l'ile , mais surtout vers
les côtes ; car il n'y a peut-être pas une seule habitation
à vingt milles danois autour du mont Hecla ; ce
pendant ce fameux volcan ne jette plus de feux qu'à
}
PRAIRIAL AN IX. 463
de longs intervalles. Souvent même il ne sort de son
cratère aucune fumée .
Ce n'est pas , à beaucoup près , le seul volcan qu'il
y ait , ou qu'il y ait eu en Islande . La surface de cette
ile en est hérissée ; des naturalistes prétendent même
qu'elle doit son origine au bouleversement produit par
les explosions de quelques volcans. Mais ce même fléau
qui l'a créée menace souvent de la détruire. Ses habitants
frémissent encore du danger qu'ils coururent en
1783 et 1784 , et au souvenir de toutes les calamités
qui les accablèrent ; éruptions de volcans , tremment
de terre , débordements , exhalaisons de soufre
et de substances fétides qui empoisonnaient l'air et qui,
causèrent une peste aussi fatale aux hommes qu'aux
animaux .... Jamais pays ne fut tourmenté par plus de,
maux à la fois . Mais l'Islande n'est pas comme la Ca-
Jabre sous un beau ciel , daus un pays fréquenté par les
voyageurs de toutes les nations. Toute l'Europe a gémi
sur les ruines de la Calabre ; on n'a presque pas parlé
des malheurs de l'Islande .
Les montagnes plus ou moins élevées qui composent
cette ile presqu'en totalité , sont , pour la plupart,
couvertes de neiges éternelles . C'est dans les vallées.
qu'elles forment , que les Islandais ont placé leurs habitations.
Ils ne sont pas aussi privés des douceurs de la vie.
qu'on le croit ordinairement . S'ils ont beaucoup de .
privations , ces privations ne sont pas des besoins , encore
moins des inquiétudes. Ils ne les sentent pas ; ou
les supportent.
Longtemps l'agriculture a été chez eux à peu près
inconnue. Sous le dernier règne , on essaya de leur
faire ce beau présent. Quinze familles , prises dans la
Norwège et le Jutland , leur furent envoyées avec des
instruments de labourage ; mais elles se dégoûtèrent et
revinrent peu après . On en fit , en 1770 , une nouvelle
tentative qui eut plus de succès . Dans ces derniers temps,
un négociant établi en Islande , a envoyé , trois années
de suite, de l'orge mûre à Copenhague.
Les Islandais ont , au reste , tous les légumes qui
peuvent supporter la froidure de leur climat. Ils ont
quelques arbrisseaux à baies , quelques saules , mais
464 MERCURE DE FRANCE ,
"
d'ailleurs pas un seul arbre. Ils se chauffent de différentes
manières , avec de la tourbe , avec un peu de
charbon de terre , avec quelques bouleaux qui leur
sont apportés de la Norwège. La providence s'est aussi
chargée de pourvoir à ce premier de leurs besoins , après
celui de la nourriture. Il arrive périodiquement , sur
leurs côtes , sur celles du nord en particulier , et près
des deux caps , dont l'un s'appelle Cap- de-Nord , et
"l'autre Langenas , une grande quantité de bois , pins ,
sapins , melezes , génevriers , etc. , qu'on présume être
les dépouilles des vastes forêts de la Sibérie septentrionale.
Mais comme les points principaux près desquels
aboutit ce présent du ciel et de l'onde , sont éloignés
de toute habitation , ces bois s'amoncèlent pour la
plupart et pourrissent sans utilité pour personne . Ceux
qui abordent près des côtes habitées sont convertis en
maisons , en canots , en navires . Car il y en a de toutes
les formes et des plus grandes dimensions .
Mais les deux principales ressources des Islandais sont
les pêcheries et les moutons.
Les produits de leur pêche s'exportent au loin , et
jusque dans la Méditerranée : ils consistent principalement
en cabliaux qui abondent sur leurs côtes presque
autant que sur celles de Terre -Neuve.
en
Leurs moutons ne leur rapportent guère moins . Ils
ont eu autrefois jusqu'à 500,000 têtes . Divers fléaux
venant tantôt des hommes , tantôt de la nature ,
ont beaucoup diminué le nombre. Ils salent leur chair
en grande quantité , et l'envoient surtout à Copenhague.
Quelques moutons vivants y passent aussi vers l'automne
, et figurent ensuite dans les festins de l'hiver
suivant. Ils sont remarquables par leur taille et le bon
goût de leur chair ; leur laine est grossière , mais les
Islandais en tirent un grand parti . Ils en font des bas ,
des gants , des draps très- communs pour la consommation
du pays , ils en exportent une partie pour les
paysans de l'ile de Seéland et de la Scanie .
Ils ont une assez grande quantité de bêtes à corne ;
mais , chose remarquable et non pas cependant unique
en Europe , la plupart de leurs vaches sont sans cornes.
Les chevaux d'Islande sont de petite taille , mais
vigoureux et pleins d'ardeur ; dans ces derniers temps ,
DEPT
LA
PRAIRIAL AN IX 465
45
ils se sont multipliés fort au - delà des besoins des paurent
vres insulaires , et par conséquent à leur détriment.
Ils pourraient au moins s'en nourrir ; mais à la répu–
gnance assez inexplicable qu'on a en général pour la
chair de cheval , se joint le scrupule que des minîstres
fanatiques leur inspirent à cet égard .
Le duvet de l'oiseau précieux , connu sous le nom
d'édredon , est une autre richesse des Islandais . Le
gouvernement s'est occupé de l'augmenter pour eux ,
et non pas sans succès , dans ces dernières années . La
récolte de l'édredon a été beaucoup plus abondante
qu'autrefois.
Parlerons-nous d'un autre oiseau moins précieux ',
mais non moins connu , qui appartient presque exclusivement
à l'Islande , de ces gerfauts , qui ne sont autre
chose que des faucons blancs ? Tous ceux que l'on
prend sont pour le roi de
Danemarck 2.ouvenir
qui à en fait
présent aux différentes cours . On doit
Paris avec quel appareil l'envoyé de Danemarck présentait
, chaque année , au roi très - chrétien , les gerfauts
d'Islande , au nom du roi son maître .
Les Islandais ne sont pas , à beaucoup près , sans
culture , ils ont même de rares dispositions pour tous
les métiers , les arts et les sciences ; on se rappelle
qu'ils ont eu leurs littérateurs , leurs philosophes qui
en valaient bien d'autres . Aujourd'hui ils sont encore
industrieux et très - adroits ; on trouve parmi eux de
forts bons artisans qui n'ont jamais sorti de leur île.
Mais ils sont bien mal pourvus des moyens de trafic
intérieur. Rien' de plus pénible , de plus dangereux
même que de communiquer d'un point à l'autre. Il n'y
a peut - être qu'un seul pont dans toute l'ile ; il était
fort délabré. Le gouvernement le fit rétablir , il y a
vingt ans. Il est beau et bon. Vous ne trouverez pas
en Islande , une seule hôtellerie ou quelque ressource
qui en tienne lieu . Le voyageur est oblige de coucher
en plein air , à moins qu'il ne soit assez dans l'aisance
pour avoir un cheval et porter avec lui sa tente ; le
pays manque aussi absolument de chariots et de traî-
' neaux ; depuis peu , le gouvernement a songé à lui procurer
ces deux ressources.
Pendant longtemps , il ne s'est que trop occupé de
4.
30
466 MERCURE DE FRANCE ,
ce pays si peu favorisé par la nature ; mais il s'en
occupait sans plans , sans vues saines , et les malheureux
Islandais souffraient de ce fatal esprit réglémentaire
, qui a régné si longtemps partout . Enfin en 1788 ,
il les soulagea du fardeau d'un monopole aussi ruineux
pour eux que pour lui . Un édit du 1.er juin
permet aux Islandais et à tous les habitants des états
danois , de commercer librement entre eux ; mais il
reste encore défendu aux premiers d'avoir des relations
directes avec l'étranger. C'est du moins un pas vers le
bien , et déja le pays s'en ressent .
Sous l'ancienne administration , l'Islande était vexée ,
et le roi n'en retirait pas un denier. Depuis que son
commerce se fait par des particuliers , les recettes du
gouvernement se montent à 12000 rixdalers environ
54,000 fr .; mais il est vrai que les frais d'administration
s'élèvent beaucoup plus haut.
Le commerce de l'Islande n'est pas tout à fait aussi
insignifiant qu'on pourrait le croire du sol et du climat
de cette ile et de sa médiocre population . On a calculé
qué pendant les dix ans de 1774 à 1784 , on y
avait importé pour près de 1,800,000 rixdalers ( environ
8 millions de francs ) , et que les retours pou
vaient s'évaluer à près de deux millions et demi de
rixdalers ( plus de 11 millions de francs ) . La liberté
du commerce a , depuis 1789 , sensiblement augmenté
ces deux produits .
En général , les colonies du Nord , c'est -à- dire (outre
l'Islande ) , le Groenland , les îles de Ferroé et le
Finmarck , ou partie septentrionale de la Norwège
se trouvent très bien du parti qu'on a pris , il y a quel
ques années , de confier leur administration à un bureau
particulier qui s'occupe exclusivement de leur prospérité
; depuis cette époque , elles sont , sinon plus profitables
, moins onéreuses au fisc. L'Islande en particulier
a reçu une nouvelle organisation dont elle doit s'applaudir
avec le temps . Elle avait , depuis longues années,
deux évéchés dont le siége se bornaît à la maison de
l'évêque et à quelques chaumières , Skalholt et Holum.
Par les derniers arrangements qui datent de 1786 ,
six misérables bourgades ont été érigées en villes. Leurs
noms sont à peine connus , même des géographes da-
Eois. Elles attendent leurs habitants. Aucune d'elles
PRAIRIAL AN IX. 467.
n'est la résidence du magistrat principal , le grand
bailly (stift amıman ) . Il s'est établi , comme il convenait
, près de la côte occidentale à Besestes , bourg
qui contient environ 500 habitants. Besestes sera donc
si l'on veut , la capitale de l'Islande ; mais on conviendra
qu'il y en a quelques - unes qui font plus de
bruit dans le monde.
INTERIEUR.
2
SUITE du résumé sur la dernière session du
Corps législatif.
Les lois rendues pendant le cours de la révolution
concernant les hospices , se peuvent à peine compter ,
et leur ensemble forme un recueil aussi vaste que
curieux et triste à la fois . Chez le peuple le plus humain
de la terre , a dit un membre du tribunát , l'humanité
cessa d'avoir ses temples . Tous les principes
furent proclamés , et tous furent violés. Cette portion
de nos vingt mille lois , qui , tour-à- tour , détruisirent ,
relevèrent , et détruisirent encore , jusq'au jour réparateur
du 18 brumaire , offre l'histoire du pauvre tout
entière : on y voit ses anciennes richesses ses angoisses
, ses réclamations , ses vaines espérances . Jamais
on n'a reconnu plus solennellement les droits inciolables
de la classe malheureuse de la société ; mais
jamais l'ironie ne fut plus amère , ni plus barbare.
"
L'abus , plus encore que l'ignorance , des principes ,
sera un des traits remarquables de notre révolution .
Nous avons entendu un orátear : Périssent nos colonies ,
plutôt qu'un principe , et les colonies ont été ravagées.
On grava sur le frontispice des temples cette profession
de foi d'une nation du 18. siecle : Le peuple
français reconnaît l'Être suprême et l'immortalité de
l'ame , et les temples furent fermés : un grand nombre
détruits. Il en a été de même des asiles de l'indigeuce
* Un citoyen , zélé pour l'honneur de son pays , vient ,
dans une lettre au préfet de police de Paris , de lui dénoncer
cette inscription , comme un outrage à la nation francaise
; elle subsiste encore sur quelques édifices.
468 MERCURE DE FRANCE ,
Mille fois on a répété : le pauvre a droit à une assistance
nationale . S'il est infirme , les hôpitaux sont des
monuments consacrés à son soulagement ; le soulagement
de la pauvreté est le devoir le plus sacré d'une
constitution qui repose sur les droits imprescriptibles
des hommes , et qui veut assurer sa durée sur la tranquillité
et le bonheur des individus ; et , nous l'avons vu ,
l'asile du pauvre a manqué de pain !
La loi du 18 août 1792 , considérant qu'un état vraiment
libre ne doit souffrir dans son sein aucune corporation
, pas même celles qui , vouées à l'enseignement
public , ont bien mérité de la patrie , ni même celles
uniquement vouées au sérvice des hôpitaux et au soulagement
des malades , avait supprimé toutes corporations.-
Les biens affectés à ces établissements furent
administrés et vendus comme les autres domaines nationaux
Des secours provisoires d'année en année
de trois mois en trois mois , remplacèrent , ou durent
remplacer les revenus fonciers dont jouissaient les
hospices , et encore les droits de havage , minage ,
brassage sur les boissons , droits de contrôle , etc. Čes
secours provisoires , ou décrétés , mais non accordés ,
ou mal distribués , furent toujours au dessous des besoins
; les pauvres se plaignirent ; les administrateurs ,
après avoir souvent épuisé leurs ressources personnelles
, firent entendre les plus justes réclamations ;
il fallut céder aux circonstances. On excepta de la
vente ordonnée par les lois du 18 août 1792 et 23
messidor an 2 , les biens des hospices et autres établis
sements de bienfaisance . Une loi destina au
soulagement de l'humanité souffranie les presbytères
situés dans les communes qui auraient renoncé au culte
public . Enfin , et toujours en attendant qu'il eût été
statue sur l'organisation définitive des secours , la convention
nationale ordonna que chaque administration
comme par le
particulière jouirait provisoirement
passé , des revenus qui lui étaient affectés.
expresse
Sous la domination du directoire exécutif , les hospices
conservèrent la jouissance de ce qui leur restait
de biens. De grandes promesses furent faites . Il était
réservé au gouvernement consulaire de substituer en
tout les effets aux promesses . Il a pourvu au besoin des
PRAIRIAL AN IX. 469
hospices , non pas , ainsi qu'il l'a déclaré , autant qu'il
le veut faire , mais autant qu'il l'a pu.
Ici nous n'avons plus qu'à citer. Les lois et les arrêtés
du nouveau gouvernement seront aussi l'histoire du
pauvre , mais du pauvre consolé , vêtu , nourri , et , ce
qui est le plus grand bienfait de la législation à cet
égard , mis en état de se passer des secours publics ,
et de se suffire à lui même.
Un droit d'octroi a été établi dans différentes communes
; mais la situation de plusieurs , leur étendue ,
le défaut de clôture , ont rendu la perception de cet
impôt plus onéreuse que productive .
Un arriéré immense était dû aux hospices . Le 15
brumaire an 9 , les consuls ont renda l'arrêté suivant :
Art. I.er Les sommes qui restent dues aux hospices
civils , par les départements de la guerre , de la marine
et de l'intérieur , pour services des années 5 , 6 , 7 et 8 ,
leur seront payées , sans délai , en capitaux de rentęs
appartenantes à la république.
II. Ces payements seront faits à chaque hospice , en
rentes dues , dans le département où il est situé.
III. Les administrateurs des hospices ne pourront
aliéner lesdites rentes qu'à concurrence de leurs dettes ,
et après en avoir obtenu l'autorisation du gouvernement
, donné sur l'avis du préfet du département constatant
la nécessité et les avantages de l'aliénation .
IV. En cas de remboursement desdites rentes par
les débiteurs , les administrations des hospices seront
tenues d'en faire de suite le remplacement et l'emploi
en acquisition de rentes sur la république , sauf les cas
où l'hospice serait grévé de rentes constituées , le produit
du remboursement des rentes foncières pourra
alors , sous l'autorisation du préfet , être employé à
l'extinction desdites dettes de l'hospice.
C
V. Toutes rentes appartenantes à la république , dont
la reconnaissance et le payement se trouveraient interrompus
, sont spécialement affectées aux hospices.
Les administrations des hospices recevront les avis
que leur en donneront les préfets , maires ,
notaires , et autres fonctionnaires et citoyens , qui auront
connaissance de rentes de cette espèce , et à leur
première requête, les commissaires du gouvernement près
sous470
MERCURE DE FRANCE ,
+
les tribunaux seront tenus d'en poursuivre la restitution
au profit desdits hospices.
VI . Il en sera de même pour les domaines nationaux
qui auraient été usurpés par des particuliers .
VII. Une somme de quatre millions de revenus en
domaines nationaux sera de plus employée au profit
des differents hospices civils , en remplacement des
biens qu'ils possedaient , et qui ont éte aliénés , d'après
l'état qui en sera fourni par le ministre de l'intérieur.
VIII. La somme en capitaux de rentes foncières
pour les dépenses publiques , autres que celles des hospices
, ne pourra exceder 20 millions ; et pour ce qui
reste à disposer sur cette somme , on n'emploiera que
les rentes dues dans les départements , dans lesquels
on n'a pas aliété les biens des hospices , ou qui en ont
reçu le ren placement.
IX. Les ministres des finances et de l'intérieur sont
chargés de l'exécution du présent arrêté .
Sur le rapport du ministre des finances , relativement
à l'arriété des hospices , antérieur à l'an 9 , les consuls
ont mis à la disposition :
2 1 ° Du ministre de l'intérieur une somme de
27,329,680 fr . 44 cent .
2 Du ministre de la guerre , celle de 1,761,281 fr.
89 cent.
3. Et du ministre de la marine , celle de 276,117 fr.
82 cent.
Les trois sommes ci - dessus , continue l'arrêté , formant
celle de 29,368,755 fr. 3 cent . , seront ordonnancées
sur les crédits respectifs de chacun de ces ministres
et acquittées par la trésorerie , en rescriptions admissibles
en rachat de capitaux de rentes dues à la république
, conformément à l'arrêté du 27 prairial an 8 ,
et à celui du 15 brumaire suivant . — ( L'arrêté du 27
prairial , regle le mode suivant lequel les rentes appartenantes
à la république doivent être transférées aux
hospices ).
Plusieurs lois fondées sur la nécessité de réparer les torts
de la révolution à l'égard des pauvres , en améliorant
leur sort avec autant de soin qu'on en mit à les dépouiller,
ont accordé à divers hospices , la faculté de vendre
et d'échanger leur propriétés , toutes les fois qu'il a été
PRAIRIAL AN IX. 471
reconnu que cette aliénation ou cet échange leur était
plus avantageux. L'expérience a été consultée , et l'on
ne doute plus de ce que la cupidité ou l'impéritie avaient
seules mis en problème , que le meilleur moyen , comme
l'a dit le conseiller d'état , Defermont , d'assurer la
bonté et la régularité du service de ces établissements
est de leur donner un revenu certain , et pour cela des
propriétés.
Le gouvernement s'est occupé d'une manière particulière
des hospices établis à Paris. Voici l'arrêté des
consuls à ce sujet :
Art. 1.er L'administration des hospices civils de la.
commune de Paris , sera composée d'un conseil général
d'administration et d'une commission administrative .
II. Le conseil général d'administration sera composé
'de onze personnes.
Les premiers choix seront faits par le ministre de
l'intérieur , sur la présentation du préfet .
III. Lorsqu'il y aura lieu , par la suite , à remplir une
place vacante , le conseil général présentera trois sujets
au ministre de l'intérieur , qui choisira l'un des trois .
IV. La commission administrative sera composée de
cinq membres qui seront toujours nommés par le ministre
de l'intérieur , sur la présentation du préfet.
V. Le conseil général d'administration aura la direction
générale des hospices : il fixera le montant des
dépenses de tout genre , l'état des recettes , réparations
et améliorations : enfin , il délibérera sur tout ce qui
intéresse le service desdits hospices , leur conservation
et la gestion de leur revenus.
VI. La commission administrera conformément aux
arrêtés pris par le conseil général , et sera responsable
de leur inexécution , ainsi que du défaut d'exactitude
des agens et employés.
3
VII. Deux membres de la commission administrative
assisteront aux séances du conseil général : ils pourront
y faire les propositions qu'ils croiront utiles au service
des hospices , et seront entendus sur tous les objets
mis en délibération .
VIII. Les membres de la commission administrative
seront salariés . Leur traitement sera fixé par le minis-
*tre de l'intérieur.
IX. Il sera établi pour le service des hospices , un
472 MERCURE DE FRANCE ;
caissier général , nommé par le ministre de l'intérieur ,
et qui fournira un cautionnement de 300,000 fr.
Le caissier général sera soumis aux lois et règlements
relatifs aux comptables des deniers publics.
X. Le préfet du département prendra les arrêtés
nécessaires pour compléter l'organisation de l'administration
des hospices , et pour activer les travaux . Ces
arrêtés seront exécutés lorsqu'ils auront obtenu l'approbation
du ministre de l'intérieur , qui entendra l'avis
du conseil général d'administration .
On peut juger du bon état où seront désormais les
hospices de Paris , en voyant la liste des membres du
conseil général d'administration .
1. Fieffe , ancien administrateur du département ,
et maire du 8. arrondissement de Paris.
2. Larochefoucault - Liancourt , ex- constituant et
auteur de plusieurs ouvrages sur les établissements
d'humanité.
3. Mathieu-Montmorency , ex - constituant et administrateur
gratuit des établissements de bienfaisance .
4. Mourgues , ex-ministre de l'intérieur.
0
5. Camus , archiviste et ancien membre de l'assemblée
constituante.
6. Parmentier , membre de l'Institut national et
président du bureau central de bienfaisance.
7. Delessert , banquier , président du comité de bienfaisance
de la division du Mail.
8. Bigot de Préameneu , commissaire du gouvernement
, près le tribunal de cassation .
9.º Daguesseau , président du tribunal d'appel.
10. Thouret , directeur de l'école de médecine.
O
11. Duquesnoy , ex-constituant , maire du 10.º arrondissement
, et administrateur de la commission gratuite
des aveugles et des sourds- muets.
Nous avons rapporté , dans le n.° XIV
du Mercure
l'arrêté du ministre de l'intérieur , qui a rendu un si
éclatant hommage à l'institution des Filles de la Charité.
La C.ne Delau , leur ancienne supérieure , a été
autorisée à former des élèves , et sans doute , il se présentera
encore de ces dignes filles de saint Vincent de Paule.
Un gouvernement meilleur a rendu le Français à luimême
, et nous voyons se multiplier les actes de bienfaisance.
PRAIRIAL AN IX. 473
Un citoyen , J. Fr. Mancel , avoué près le tribunal
de première instance , établi à Gannat , département
del'Allier , a donné à l'hospice de cette ville une pièce
de terre située dans son territoire .
L'établissement dénommé Retraite assurée à l'infortune
et à la vieillesse , dont nous avons parlé dans le
n.° XII , est maintenant en pleine activité dans l'édifice
de Sainte-Périne , à Chaillot, et dans une maison en face,
n.º 8. Le premier consul est à la tête des bienfaicteurs.
Plusieurs dames de Paris se sont réunies , et ont rétabli
la Société de charitématernelle. On se rappelle sans doute
que cette société , formée en 1788 , avait pour but
d'empêcher l'exposition des enfants légitimes , en remédiant
aux causes de cet affreux désordre . Elle s'appliquait
à chercher les mères les plus malheureuses
les engageait à nourrir , et leur donnait des secours
pendant les deux premières années de la vie de l'enfant .
Elle fut dissoute à l'époque où toute vertu fut proscrite.
Elle devait renaître aujourd'hui. Les mêmes
causes la rendaient nécessaire ; le ministre de l'intérieur
a frémi des rapports qu'on lui a faits sur l'hospice des
Enfants -Trouvés ; la mortalité était effrayante , et le
nombre des enfants légitimes , qu'on y apportait , plus
alarmant encore. Les règlements sont à peu près les
mêmes , et déja un grand nombre d'enfants doivent
à cette société le lait et les soins maternels , que rien
ne remplace.
Une association des dames les plus aisées de Carcassonne
, département de l'Aude , à de même renouvelé
dans cette ville l'établissement connu sous le nom de
la Miséricorde. Il est servi par deux soeurs de la Charité.
L'histoire consacrera l'arrêté du 2 ventose , vraiment
digne de la France , de son premier consul , et des lieux
qui l'ont inspiré.
Art. I. Il sera établi sur le Simplon et le Mont - Cenís
un hospice pareil à celui qui existe sur le grand Saint-
Bernard ces hospices seront servis par les religieux
du même ordre que ceux du grand Saint- Bernard. Il
ne pourra y avoir moins de quinze personnes dans
chaque hospice , et les religieux seront soumis à la
même discipline , et tenus à observer les mêmes devoirs
envers les voyageurs que ceux du grand Saint- Bernard .
II. Les hospices du grand Saint - Bernard , du Sim474
MERCURE DE FRANCE ,
plon et du Mont Cenis , ne formeront qu'une seule maison
, sous les ordres du même supérieur.
III. Chacun des gouvernements piémontais et cisalpin
doteront l'ordre du grand Saint - Bernard de biens
fonds , rapportant, 20,000 fr. de revenu , cet ordre entrera
en jouissance de ces biens , le 1. germinal
prochain.
er
IV. Le ministre de l'intérieur de la république française
, fera verser dans la caisse de cet ordre 20,000 fr.
dans le courant de germinal , et 20,000 fr . dans le
courant de messidor prochain , époque à laquelle ces
deux hospices devront être en pleine activité. Ces sommes
seront employées à la construction et établissement de
ces deux hospices.
V. Le général Tureau , chargé d'ouvrir une communication
entre le Simplon et la Cisalpine , les préfets
du Léman et du Mont-Blanc , donneront à l'ordre
toutes les facilités nécessaires pour la construction et
l'organisation de ces deux hospices.
(Un dernier article contiendra ce qui regarde les
enfants abandonnés ) .
est
Jacques de Serviez , chevalier de Saint -Lazare et de
Notre- Dame du Mont- Carmel , né à Saint - Gervais ,
petite ville du Languedoc en 1679 , mort en 1727 ,
auteur de plusieurs ouvrages historiques , nommement
des impératrices romaines dont il y a eu quatre éditions.
C'est en vain que M. de Paulmy , dans le volume d'octobre
1775 de la Bibliothéque générale des Romans , a
classé l'ouvrage précité parmi les écrits éphémères . Son
opinion ne prévaudra pas sur celle des savants. Les
journalistes qui en donnèrent l'analyse , à l'époque de
la publication , lui assignèrent le véritable rang qu'il
doit tenir parmi nos bons livres d'histoire , et le cé-
Jebre abbé Lenglet Dufrenoy a confirmé ce jugement
dans ses tablettes chronologiques .
M. de Paulmy attribue encore à M. de Serviez , dans
le même volume d'octobre 1775 , l'Histoire des femmes
galantes de l'antiquité.
des
C'est une erreur . Il est vrai que , dans son ouvrage
Impératrices romaines , M. de Serviez a eu occasion de
peindre plusieurs femmes galantes ; mais il avertit dans
sa préface , que ce n'est que par occasion , et que son
PRAIRIAL AN IX. 475
principal dessein a été de donner une histoire abrégée des
empires les plus florissants et de leurs révolutions , en
faisant voir que l'amour a eu de tout temps beaucoup
de part aux affaires importantes , et qu'il y a eu une
grande liaison entre les femmes galantes de l'antiquité
et celle des hommes illustres des mêmes siècles .
( Extrait d'une lettre du petit-fils de M. de Serviez ) .
Le journal officiel a publié successivement plusieurs
tableaux de la population de la France. Les quatre
premieres colonnes sont formées de résultats fournis
par les préfets , sur les ordres qu'ils ont reçus du ministre
de l'intérieur ; on a lieu de croire que ce travail
approche beaucoup de l'exactitude . Une cinquième
est remplie d'après les recensements faits en 1790 , par
ordre de l'assemblée constituante . On sait , qu'en général
, ils furent exagérés par une suite du desir qu'avaient
chaque ville , chaque canton d'obtenir un établissement
public , comme , dans d'autres temps , la crainte
des impositions , des réquisitions , et de tous les maux
qui ont pesé sur la France , fit que chaque canton mit
tous ses soins à dissimuler le nombre de ses habitants ,
et chaque famille crut arracher à la mort ou aux cachots
le fils ou le frère qu'elle ne déclarait pas. Cette
dissimulation et l'inexactitude qui en résultait , ne sont
plus à craindre ; il est bon d'être Français .
Nous avons mieux aimé réunir ces divers tableaux
de population , qui comprennent déja plus de la moitié
des départements .
"
Nous ne ferons , quant à présent , aucune observation
sur ce travail , dit le Moniteur ; nous n'en tirerons
aucune conséquence ; nous nous bornerons à recueillir
*
On verra cependant que ces résultats diffèrent quelquefois
de ceux qu'on a lus dans les statistiques que
nous avons publiées. Il faudrait qu'un travail sur la
population indiquât le jour , l'heure , le moment , pour
ainsi dire , de sa clôture , puisqu'il est vrai que le
moment qui suit a vu naître et mourir beaucoup d'individus.
Lorsqu'on se coutente d'indiquer l'époque de ce
travail par l'année , ou même le mois de sa confection , plusieurs
résultats peuvent être très- exacts , et néanmoins trèsdifférents.
476 MERCURE
DE FRANCE
,
des faits quand ces tables auront été publiées en entier
, nous présenterons successivement d'autres résultats
non moins importants du grand travail qui se fait
au ministère de l'intérieur sur l'état de la république. »
NOMS
des
DÉPARTEMENTS.
POPULATION NAISSANCES DÉCÈS
d'après les
recensements
dans les
3 derniers
dans les
MARIAGES
dans les
POPULATION
des
PREFETS . l'an VIII. Pan VIII,
mois de
3 derniers
mois de
3 derniers
mois de de 1790.
l'an VII.
Ain... 297,071. 2,588. 2,332 . 347. 293,866.
Ariege . 196,454. 1,267. 673 . 195. 175,360.
Aube . 233,455 . 2,458. 2,040 . 355 . 197,355. Bouches-du - Rhône . 285,012. 2,357. 3,586 . 431 . 322 , 133 .
Lue 402,776. 2,576 . 2,200. 495. 400,000.
Gard . 300.1+4. 2,017. 1,694 . 372. 225,600 .
Ille- et-Villaine . 488,946. 3,995 . 2,280 . 720. 490,666 . Indre .... 205,902. 1,387. 1,613. 175. 270,400 .
Jura......... 288,151 . 1,893 . 1,253 . 247. 249,600 .
Landes... 224,362. 1,788 . 1,509.
229. 246,200.
Lot ....... 377,207. 2,782 . 1,995 .
530. 268,000.
Marne ( Haute-).... 227,207. 1,797. 1,524. 188. 282,666 .
Meurthe...... 328,115. 2,949 . 2,159. 631 . 380,266 .
Meuse....... 270,112 . 1,649 . 1,480 . 203. 252,266 .
Orne 397,568. 1,150 . 884 . 468 . 386,133 .
Rhin ( Bas - ) ....... 448,483. 4,249. 3.453. 726. 362,866.
Saone ( Haut - )... 204,073. 2,073 . 1,265. 472. 250,666 .
Saône- et- Loire .... 452,673. 3,863. 3,855. 472. 402,131 .
Ardennes....... 259,925. 1,874. 1,138 . 482 . 175,360.
Corrèze ...…………………… 233,557. 1,848 . 1,281 . 195. 254,442.
Cantal.......…………… 220,304.
1,311. 910.
555. 277,335 .
Pas-de-Calais .. 505,615. 3,692. 2,571 . 859 . 586,666 .
Pyrénées orientales . 110,732. 1,115. 855 .
204. 162,133.
Seine Inférieure .. 609,743. 4,224 . 3,064.
881. 455,866 .
Deux-Sèvres...... 241,916 . 1,333. 1,399 . 215. 213,333.
Drôme ......... 235,357. 1,765. 1,420 .
621. 224.000 .
Yonne 320,596. 2,346 . 1,775 . 193 . 439,466.
Alpes ( Hautes- ) . 112,500. 997 . 937. 189. 181,133.
Creuse.. 218,041 . 1.633 . 1,098. 85 . 267,093.
Dordogne.... 402,465. 3.350 . 3,457.
505. 405, $33.
Garonne ( Haute-).. 405,574 . 3,703 . 3,594. 676 . 253,653.
Indre-et-Loire ..... 268,934. 1,397 . 1,849. 456. 349,866 .
Isère....... 435,888. 3,609 . 3,294. 744. 303,573.
Marne .. 304,651 . 2,512 . 2,360 . 273. 282.666 .
Pyrénées ( Hautes- ) . 174,751 . 685. 357. 122. 157,866.
Vosges...
308,920. 2,818 . 1,970 . 343. 320,000 .
Aude ..... 225,228 . 2,021 . 2,086 . 411. 251,520 . ..........
Charente ...……………… 312,003. 2.522. 1,761 .
430. 268,160..
Cher ........ 217,785. 2,536. 1,871 , 487. 276,266 .
Eure- et-Loire .. 257,793. 1,802 . 2,149 297 . 230,400.
Gers... 270,609. 2,311 . 1,742. 539 . 268.800 .
Lot-et-Garonne. 323,940. 2,212. 1,748 . 467 . 308,666.
Moselle .. ·348,141. 2,744 . 2,270. 618. 290,133 .
Tarn ......………… 2-0,908. 980. 670. 119. 223,400.
Vienne...... 240,000. 1.553 . 2,273 . 325. 281,000.
Aisne............ 425,981 . 3,534. 3,652. 315. 392,053 .
Aveyron........ 326,340 . 2,293. 1,781 . 402. 296,635.
PRAIRIAL AN IX 477
NOMS
des
DEPARTEMENTS.
POPULATION
d'après les
recensements
dés
NAISSANCES DÉCÈS
dans les dans les
3 derniers 3 derniers
mois de mois de
MARIAGES
dans les
3 derniers
mois de
POPULATION
de 1790.
PRÉFETS. l'an VIII. Pan VIII. Pan VIII.
Lozère......... 126,503. 842 . 482. 110.
Manche......... 535,631 . 3,009 . 2,295. 627.
195,626.
330,665.
Morbihan..... 40,215 . 2,45%. 2,598 . 701 . 400,666 .
Nord..... 765,001 . 5,735. 4,401 . 950 . 568,533 .
Puy-de- Dôme ... 499,663 4,404. 1,102 .
54+ 405,333 .
Var 2~1,703. 1,658. 2,340. 282. 263,466 .
Vendée ......... 243.426. 969. 756. 339. 226,133 .
Allier .....………• 248,864. 2,123 . 2,208 . 715. 246,080
Alpes ( Basses- ) ………… 140 093. 1,257 . 1,157 . 209 . 218,666 .
Doubs.... ……………. 216,226. 1,195. 2,573. 447. 224,000.
Hérault ... ……….. 275,413. 2,347. 1,506. 314. 264,533.
Loir et-Cher...... 209,957. 1,782. 738. 393 . 259,200.
Loire ( Haute-) . 234,726. 2,119. 1,593. 332 . 213,333.
Pyrénées Bas es- ). 355,573. 3,050. 1,780. 644. 296,955.
Seine- et-Oise... 421,535. 2,281 . 1,953. 359. 320,000.
Loire... 290,903. 2,455 . 1,495 . 395. 311,636 .
63 départements... 19,508,230.
145,137. 121,004 b6,635 . 18,678,617 .
1
Le général Moreau est arrivé à Paris le 2 prairial .
à une
Le comte
de Livourne
, arrivé le 6 , s'est rendu ,
heure après-midi , avec M. Azzara
, ambassadeur
d'Espagne
,
à la Malmaison
, où il a été reçu par le premier
consul
. Il a commencé
la visite des beaux
monuments
de la capitale
; dans tous les spectacles
, le prince
et
la princesse
sont accueillis
par de nombreux
applaudissements
.
Le ministre de l'intérieur a établi aux Quinze - Vingts
une manufacture de draps qui occupe 45 ouvriers ,
dont 8 aveugles.
On ne sait rien d'officiel sur les résultats de la bataille
du 30 ventose ( 21 mars ) livrée par les Anglais
à la vue d'Alexandrie . Ils ont perdu leur général :
478 MERCURE DE FRANCE ,
-
Abercombrie et plusieurs autres généraux. De nouvelles
troupes sont , dit-on , parties de Malte pour renforcer
leur armée.
Le C. Landon , éditeur des Annales du Musée , se
propose d'insérer dans ce recueil périodique des chefd'oeuvres
anciens et des productions modernes , le
dessin entier de la colonne nationale , suivant le inodèle
qui , élevé sur la place de la Concorde , à Paris ,
attire tous les regards , les éloges ou les critiques
des artistes et des amateurs. Il recueillera toutes les
opinions , et elles feront la matière du texte qui doit
accompagner chaque planche . Le talent connu du
C. Landon permettra ainsi aux départements de connaître
et de juger ce superbe monument de la gloire
et de la reconnaissance nationales.
Le C. Pinel, médecin de l'hospice de la Salpétrière ,
et si connu par ses divers écrits sur le traitement des
aliénés , a lu à la société des Observateurs de l'homme ,
un second rapport sur le sauvage de l'Aveyron , qu'il
avait été chargé d'examiner avec les CC. Cuvier et
Dégérando. La comparaison qu'il a faite, de cet individu
avec plusieurs enfants imbécilles , lui donne lieu
de soupçonner fortement que le prétendu sauvage n'est
lui même qu'un imbécille.: VILO
Une imprimerie est établie depuis quelque temps à
l'Institution des sourds-muets , rue du faubourg Saint-
Jacques , n.º 115 - Déja plusieurs ouvrages en sont
sortis ; ils sont remarquables par la correction et la
beauté des caractères . On y imprime à meilleur prix
que dans aucune autre imprimerie de Paris ; les com
positeurs et les imprimeurs sont sourds- muets : ils apprennent
ainsi un métier utile qui assure leur existence ,
et une partie des bénéfices appartient à l'établissement,
même. Tous les motifs se réunissent pour déterminer
ceux qui veulent et peuvent faire le bien de la manière
la plus utile et la plus sûre , à donner , par pré- ;
férence , de l'occupation à ' cette imprimerie,, Le mi- ;
T
1
PRAIRIAL AN IX. 479
nistre de l'intérieur , persuadé que le bonheur du pauvre
est dans le travail , a donné l'exemple. Il fait imprimer
aux sourds -muets , plusieurs descriptions des départements
, que les préfets lui envoient. C'est par une suite.
de ce principe qu'il y encourage et facilite de toutes
les manières l'établissement des métiers de tailleur , de
cordonnier , de menuisier ; l'art même de la gravure , etc. ,
Les filles sont formées à tous les ouvrages de leur sexe
par des maîtresses habiles . - Cet exemple doit être imité
dans tous les établissements publics .
९ Il s'est formé à Colmar , département du Haut-Rhin ,
par les soins du C. Noel , préfet du département , une
réunion de savants et d'artistes , sous le titre de Société
libre d'émulation du Haut - Rhin . Le but principal de
ses travaux , est de propager les lumières , de favoriser
les progrès de l'industrie , d'encourager le mérite , et
de faire connaître les richesses et les besoins du dé-'
partement. Elle s'occupe d'en dresser un tableau statis-'
tique , et deja plusieurs mémoires précieux lui ont été
fournis. Elle a nommé pour son président le C. Noel ,
son fondateur , et pour vice- président , le C. Pfeffel ,
l'un des poètes les plus distingués de la littérature
allemande.
Nous avons annoncé, dans un précédent numéro , la
mort du C. Béthune - Charost , membre du dixième arrondissement
de Paris . Il était aussi membre du conseil
général du département du Cher. Les habitants
pénétrés du souvenir de ses vertus , ont souscrit pour
l'érection d'un monument à l'honneur de cet homme
de bien. Que les temps sont changés ! ... Un obélisque ,
formé de la pierre d'une des carrières du département
haute de 36 pieds , sur un piedestal de 8 pieds , sera
élevé à Bourges . - " Heureuses les cités , dit le C.
Chaptal en accordant l'autorisation nécessaire , qui
pourront s'embellir ainsi de monuments élevés en
l'honneur des citoyens vertueux , et qui transmettront
à la postérité ces témoignages de la reconnaissance publique
, objets de la plus utile et de la plus noble
émulation . "
་་
480 MERCURE DE FRANCE ,
·Le jury du concours , pour le monument qui doit
être érigé à la mémoire du général Desaix , aux frais
d'une souscription volontaire , a prononcé sur les différents
projets qui lui ont été présentés. - Le C. Percier ,
architecte , a obtenu le prix , et sera charge de l'exécution.
2
??.
Un courrier extraordinaire de Madrid , arrivé le 13 .
au comte de Livourne , lui a remis une lettre du roi
d'Espagne , qui lui fait connaître que la gauche de
l'armée espagnole est entrée par Badajos en Portugal ,
s'est emparée d'Olivenza , de Monte- Maggiore , et a
cerné la forteresse d'Elvas ; que la cour de Portugal
s'est empressée d'envoyer M. de Pinto pour demander
une trève , montrant ses pleins- pouvoirs pour négocier
et signer un traité définitif ; mais que S. M. C. avait
ordonné à l'armée de continuer sa marche jusqu'à ce
qu'au préalable l'embargo eût êté mis sur les vaisseaux
anglais , et les ports de Portugal fermés à l'Angleterre.
M. de Pinto s'est rapproché de Lisbonne pour attendre
de nouvelles instructions , et l'armée a continué sa
marche.
(Journal officiel).
?
P. S. Le préfet de police a fait conduire à l'hospice
des foux , à Bicêtre , Marie- Nicolas Fournier , ministre
du culte catholique , se disant vicaire général d'Auch
et d'Orléans , et ancien docteur de Sorbonne …………. La
versatilité de sa conduite , l'incohérence de ses idées
son exaltation..... ses sermons , plutôt remplis d'outrages
aux principes du gouvernement et à la tranquillité
intérieure , que de préceptes évangéliques , ..
p'ont pas permis de douter qu'il n'eût l'esprit aliéné
au point de compromettre l'ordre public .
(Extrait d'une lettre de la préfecture de police).
T
TABLE
DE
LASEIN
JE.
Du quatrième trimestre de la première
du MERCURE DE FRANCE.
TOME QUATRIÈME 3
cent
LITTÉRATURE.
FRAGMENT
POÉSIE."
RAGMENT d'une épître à l'obscurité , par une
jeune personne de dix - sept ans.
Elégie dans le goût ancien , par feu André
Chénier.
Page 3
6
Enigmes , charades et logogryphes . 7 , 86 , 167 , 247
Le Mérite des femmes , poème , par Gabriel
Légouvé ( extrait. )
325-405
Essai sur la critique , poème en trois chants ,
suivi de deux discours philosophiques ; traduction
en vers libres de l'anglais , de Pope ,
par E. Aignan ( extrait).
Satires de Juvenal et de Perse , traduction en
vers français , par F. Dubos Lamolignières.
Fragment d'une traduction inédite de l'Enéide .
Commencement du 4.' livre , par Latresne.
Le Retour du Printemps , stances , par De Saint-
Ange.
me
Vers adressés aux habitants de Montreux en
Suisse , par le C. Marignié.
Fragment d'une épître sur la solitude et l'amour,
par le C. Ducis.
Fragments d'un poème inédit sur les femmes ,

45 , 109
46
81
84
161
167
par J. F. Laharpe .
241,321
Madrigal. 247
Fragment d'un poème inédit sur les sciences
par Chêne dollé.
2
323
482
TABLE
pomme , par le C. Laclos.
La Conquête de Naples , par Charles VIII ,
par Paul G....
Romance.
324
Quatrain à M."me de B .... en lui donnant une
325
363
366
401
404
405
407
Les Scandinaves , poème , par Joseph Lhérade
Montbron.
Imprécations de Didon mourante , par le C. H.
Gaston.
Le Printemps , romance.
Deux quatrains , par M.me de Boufflers,
Traductions de quelques poésies d'Ossian , par
Ch. Arbaud de Jouques ( extrait. )
ROMAN S.
Les Aveux de l'Amitié , par Elisabeth de B....
(extrait ).
Atala , ou les Amours de deux Sauvages dans
le désert , par F. Auguste Château- Briand
( extrait ).
***
Dek Ꭰ
***
26
87 , 206 , 392
Contes en prose et en vers , par E. F. Lantier.
Hector Martin , par
Mémoires et Voyages d'un émigré , publiés par
J. N. Belin de Balu.
Elise Duménil , par Marie de Comarieu de Montalembert.
SPECTACLES.
Théâtre des Arts . Concert extraordinaire.
Arrêté du ministre de l'intérieur , contenant un
nouveau réglement pour ce théâtre .
Astyanax , tragédie lyrique , paroles de feu Déjaur,
musique de Kreutzer.
Théâtre du Vaudeville. La tragédie au vaudeville ,
en attendant le vaudeville à la tragédie .
Théâtre Français. Lettre du ministre de l'intérieur
au commissaire du gouvernement près
ce théâtre
Seconde lettre du même ministre.
Lettre du C. D *** aux rédacteurs du Mercure
de France , sur l'état actuel du théâtre Français..
Phoedor et Waldamir , par le C. Ducis.
208
367
366
419
42
120
2C2
42
44
122
124
28+
DES MATIERE
S. 483
Début de Mlle Volnais. 360
Théâtre del'Opéra - Comique , rue Favart.- Début
de M.me Scio.
205
Sociétaires de l'Odéon .- Théâtre de Louvois.- La
petite Ville. 36r
Opéra-buffa,
445
PHILOSOPHI E.
Nouveaux Contes Moraux , par Marmontel
( extrait ) .
Bacon tel qu'il est , ou Dénonciation d'une traduction
française des Euvres de ce philosophe
, par J. A. de Luc ( extrait ) .
OEuvres philosophiques de Saint - Lambert
(extrait ).
Le Petit Labruyère , par Mme de Genlis ( extr. ) ,
Essai sur l'Histoire de l'espèce humaine , par
C. A. Walckenaër.
17
37
131-169
275
286
Des Tombeaux , ou de l'Influence des Institutions
funèbres sur les moeurs , par J. Girard
(extrait) .
327
346
Des Signes et de l'Art de penser , considérés dans
leurs rapports mutuels , par J. M. Dégérando
(extrait ).
VOYAGE S.
Voyage chez les Peuples sauvages , ou l'Homme
de la nature , par le C. Babie ( extrait ) ,
Voyage pittoresque en Suisse et en Italie , par
le C. Cambry.
Mémoires de la Société de Calcuta.
Voyage dans la Haute Pensylvanie et dans l'état
de New-Yorck.
( Premier extrait ).
(Second extrait ) .
Voyage pittoresque et physico - économique dans
le Jura ( extrait ) .
Voyage en Orient , par M. A. B. D. ( extrait. )
Voyage en Suisse et en Italié , par le C. Cambry
(extrait).
Voyage du duc du Châtelet , en Portugal .
HISTO IR E.
Histoire de la Révolution de France , par M.
41
46
129
193
265
355
422
426
448
484
TABLE
Bertrand de Molleville ( extrait ).
Relation des campagnes du général Bonaparte
en Egypte et en Syrie , par Berthier ( extrait).
Abrégé de l'Histoire romaine , par le docteur .
Goldsmith.
9
114
131
Histoire de l'empire du Mysore , sous les règnes
d'Hyder-Aly et de Tippoo-Saib (extrait). 132-187
Politique de tous les cabinets de l'Europe , pendant
les règnes de Louis XV et de Louis XVI,
par L. P. Ségur l'aîné , ex - ambassadeur .
Histoire du Directoire exécutifde la République
française.
Mélanges législatifs , historiques et politiques ,
par Félix Faulcon , membre du Corps législatif
(extrait).
207
208
283
Du Traité de Westphalie et de celui de Campo-
Formio ( extrait). 336
A History of England in a series of letters. 367
Observations sur Tacite.
448
BIOGRAPHIE,
HISTOIRE
Mémoires de Henri-Louis Lekain.
Mort du comte de Rivarol.
des CC . Soufflot et Lemire.
Méthode de préparer et conserver les animaux
de toutes les classes , par P. F. Nicolas .
Fragment sur les moeurs et les instincts des oiseaux
, tiré d'un ouvrage manuscrit sur l'Histoire
Naturelle .
MINERALOGI E.
363,437
*299
$290
NATURELL E.
208
355
Histoire Naturelle des minéraux , par Patrin . 287
CHIMI E.
Traité élémentaire de chimie , par Lavoisier.
PHYSIQUE.
Cours de physique expérimentale et de chimie ,
par P. Jacotot
Eléments de physique à l'usage des colleges ,
par P. L. R. Lange ,
364
48
364
DES MATIÈRES
. 485
Leçons d'Alphonse Leroy.
MÉDECINE.
368
455
45
Sur le galvanisme.
GRAMMAIRE.
Discours sur l'origine et les progrès de la langue
française , par J. B. Geruzez.
Tableau prosodique , par J. B. Maudru.
Lettre de Ch. Pougens , membre de l'Institut
national , sur son dictionnaire étymologique
et raisonné de la langue française (extrait ) .
Petite Grammaire des Enfants , par le C. Caminade
(extrait).
Méthode analytique pour apprendre la langue
- anglaise , par le C. Bourgeois.
Nouveau Dictionnaire de poche français et allemand
, allemand et français .
130
342
353
363
447
BEAUX - ARTS.
Gravure. Portrait de BONAPARTE , premier
consul.
208
Annales du Musée et de l'Ecole moderne des
"
Beaux-Arts. Recueil périodique de gravures au trait.
286
SCULPTURE.
Musée des Monuments français , par Alexandre
Lenoir (extrait).
ART MILITAIRE.
De l'Architecture des forteresses , ou de l'Art
de fortifier les places , par C. F. Mandar.
ECONOMIE POLITIQUE.
"
De la contribution en nature , par J. B. E. Poussielgue.
Essai de statistique , par J. A. Mourgue (extrait ).
Théorie de l'impôt..
Considérations sur le commerce extérieur de la
République .
ÉCONOMIE RURALE.
Traité des arbres et arbustes , par Dukamel.
339
46.
ilem
279
368)
393
47
486 TABLE
Traité théorique et pratique sur la culture de la
vigne , par le C. Chaptal , etc.
VARIÉTÉ S.
Lettre du C. Marignié , aux auteurs du Mercure,
sur Garrick .
Correspondance littéraire , adressée à l'empereur
de Russie Paul I.er , par J. F. La Harpe
(extrait).
Promenades instructives pour les jeunes gens ,
par le C. L. Fr. Jauffret.
"
Les Quinze , ou Histoire de la grande Armée ,
par M. le curé de N. (extrait).
Fête funèbre en l'honneur de Piccini.
POLIITIQUE.
EXTÉRIEUR.
COUP - D'OEIL sur la situation de l'Europe.
364
119.
249
282
351
445
49
Egypte. ∙114 , 236 , 299 , 478
Angleterre. 58
Russie.
209 , 235 , 289 , 299
Islande.
462
Groenland .
380
Suède.
134
Danemarck.
Norwège.
62 , 236 , 299
139
Allemagne. 57, 133 , 135 , 136-
Pologne.
Prusse.
Royaume de Naples.
369
55 , 455
237,387
Venise.
Espagne.
Portugal.
Origine de la neutralité maritime armée.
INTÉRIEUR.
Publication de la paix avec l'empereur et l'empire.-
Armistice entre la république française
et le roi des Deux - Siciles .
80 ,
449
80
480
217
DES MATIERE S.
487
1
Mission du C. Najac , à Lyon .
Nominations qui ont eu lieu pendant le trimestre
de nivose .
-
Attentat du 3 nivose . Liste de vingt - deux
individus mis en état d'accusation .
Ambassade russe à Paris.
65
66, 147
67 , 147 , 240
Résumé sur la dernière session du Corps législatif.
Projet sur les sépultures .
Mémoire sur les monnaies , du C. Basterreche.
Ambassadeur d'Espagne à Paris .
Traité de paix entre la république française ,
et le roi des Deux - Siciles .
Institut national.
69 , 299
141 , 237 , 303 , 382 , 467
144
145
148
300
306 , 288 , 390
286
288
475
478
• 69 , 148 , 236 , 299 , 387 , 474
978
Voyage du premier Consul à Saint - Cyr.
Lettre aux souscripteurs du Précis des événe
ments militaires.
Tableau de population de la France.
Colonne nationale.
Institution des sourds et muets .
Variétés .
STATISTIQUE DE LA FRANCE.
Vues générales sur la statistique.
Aperçu statistique des états d'Allemagne .
Département de la Drôme.
de la Nievre .
70
391
72 , 149
316 , 395
:
ANNONCES.
ERMANZOR et ARIANE , ou Histoire d'Ismail B …………….
Mameluck , officier à la suite de Kleber , général en
chef de l'armée française en Egypte , 2 volumes
in- 12 , figures , 3 francs pour Paris , et 4 fianes ,
rendu franc de port dans tous les départements. A Paris,
chez Favre , libraire , palais du Tribunat , galeries de
bois , n.º 220 , aux neuf Muses.
MÉMOIRE sur les moyens du gouvernement actuel de
la France , de contraindre l'Angleterre à la paix , et
de rendre la liberté des mers à toutes les nations ,
adressé , le 20 brumaire an 9 , au C. Bonaparte , pre"
mier consul de la république française , par J. B. D.
Lesueur , ex- officier d'amirauté , et armateur au port
du Havre. Extrait de ce mémoire.- Prix , I fr, pour
Paris , et 1 f. 30 cent . franc de port. A Paris , au
Bureau du Journal des bâtiments civils , des monuments
et des arts rue de Sèves , Abbaye - au- -au- Bois
St -Germain . Chez Desenne , libraire , au palais du
Tribunat , et chez tous les marchands de nouveautés .
-An IX .- 1800.
FIGURES pour l'édition des OEuvres de J. Racine
stéréotypée d'après le procédé de Firmin Didot.
Prix , 2 fr . après la lettre , et 4 fr. avant la lettre.
Paris , chez Pierre Didot l'aîné , imprimeur , rue des
Orties , galerie du Louvre ; et chez Firmin Didot ,
libraire , rue de Thionville , n.os 116 et 1850.

Ces figures de Racine , au nombre de douze , sont
faites pour entrer dans l'édition stéréotype , publiée peňdant
la société des frères Pierre et Firmin Didot , avec
le C. Herhan . Cet ouvrage est le seul de la collection
stéréotype , qui , par l'effet de la dissolution de cette
société , lui soit resté , et le seul qu'on trouve chez son
commissionnaire . Le C. Herhan vient d'en faire une
réimpression , datée de l'an IX - 1801 , et de son im-.
primerie ; c'est l'unique changement fait dans cette
réimpression , que le chiffre de Pierre Didot l'aîné qui
a donné le texte de l'édition , et les caractères de Firmin
Didot , distingueront facilement des ouvrages que
le C. Herhan se propose de publier d'après son procédé .
Le C. Herhan a annoncé , au revers du faux - titre de
chaque volume , que les pages avaient été imprimées
sur pareil nombre de clichets . Les clichets de cette
édition , réellement stéréotype , ont tous été faits par
le procédé de Firmin Didot.
Les CC . Pierre et Firmin Didot , sont toujours prêts
de livrer aux personnes qui désireraient s'en procurer,
des clichets de leur collection stéréotype , composée
d'auteurs latins , anglais , italiens et français , le Racine
seul excepté.
SUR le rétablissement d'un théâtre Bouffon-Italien à
Paris , par Alexandre d'Azzia . A Paris , chez Huet ,
libraire , rue Vivienne , n.° 8 , et chez Charron , passage
Feydeau. An 9.
Qualité de la reconnaissance optique de caractères
Soumis par lechott le